"29 Questions disputées sur la vérité" - читать интересную книгу автора (Aquinas St. Thomas)
© et traduction par les moines de
l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. (Complet 21 aoыt 2007) LES 29 QUESTIONS DISPUTЙES SUR LA VЙRITЙ EN PRЙSENCE DE MAОTRE THOMAS D'AQUIN Docteur de l'Йglise (Cette sйrie de questions disputйes a йtй dйfendue de 1256 а
1259, donc en dйbut de la carriиre professorale de saint Thomas)
La traduction sera petit а petit
entiиrement effectuйe par les moines de l’abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. Premiиre йdition йdition http://docteurangelique.free.fr, 2005,
2006, 2007. Les њuvres complиtes de saint
Thomas d’Aquin
Il
manque encore les questions 8, 12, 20, 29. Pour le
moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions :
Question 2 : [La science de Dieu] 45 Question 3 : [Les idйes en Dieu] 111 Question 5 : [La providence] 165 Question 6 : [La prйdestination] 208 Question 7 : [Le livre de vie] 234 Question 9 : [La communication
de la science des anges par des illuminations et des paroles.] 253 Question 10 : [L’esprit (mens),
en lequel il y a l’image de la Trinitй]277 Question 11 : [Le maоtre (De
Magistro)]336 Question 13 : : [Le
ravissement]356 Question 15 : [Raison supйrieure et
infйrieure]427 Question 16 : : [La
syndйrиse]454 Question 17 : [La conscience
morale]466 Question 18 : [La
connaissance du premier homme dans l’йtat d’innocence] 485 Question 19 : [La
connaissance de l’вme aprиs la mort]521 Question 22 : [L’appйtit du
bien et la volontй]556 Question 23 : [La volontй de Dieu] 606 Question 24 : [Le choix
libre]638 Question 25 : [La
sensibilitй]701 Question 26 : [Les
passions de l’вme]725 Question 28 : [La justification des
pйcheurs]814
Question 1 : [La vйritй]
Introduction
Article
1 : Qu’est-ce que la vйritй ? Article
2 : La vйritй se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que
dans les rйalitйs ? Article
3 : La vйritй est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et
divise ? Article
4 : Y a-t-il une seule vйritй par laquelle toutes choses sont vraies ? Article
5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй premiиre, une autre vйritй йternelle ? Article
6 : La vйritй crййe est-elle immuable ? Article
7 : La vйritй se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ? Article
8 : Toute vйritй autre vient-elle de la vйritй premiиre ? Article
9 : La vйritй est-elle dans le sens ? Article
10 : Quelque rйalitй est-elle fausse ? Article
11 : La faussetй est-elle dans les sens ? Article
12 : La faussetй est-elle dans l’intelligence ?
Article 1 : Qu’est-ce que la vйritй ?
Objections :
Il
semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose que l’йtant.
1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est
ce qui est. » Or ce qui est, n’est rien d’autre que l’йtant.
« Vrai » signifie donc tout а fait la mкme chose que
« йtant ».
2° Le rйpondant disait qu’ils sont une mкme
chose quant aux suppфts, mais qu’ils diffиrent par la notion. En sens contraire : la notion d’une chose,
quelle qu’elle soit, est ce qui est signifiй par sa dйfinition. Or saint
Augustin assigne « ce qui est » comme une dйfinition du vrai,
aprиs avoir rйprouvй certaines autres dйfinitions. Puis donc que le vrai et
l’йtant se rejoignent en ce qui est, il semble qu’ils soient une mкme chose
quant а la notion.
3° Les choses qui diffиrent par la notion, quelles
qu’elles soient, se comportent de telle faзon que l’une peut кtre pensйe sans
l’autre ; c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines que l’on peut penser que Dieu existe, si par l’intelligence
on йcarte momentanйment sa bontй. Or en aucune faзon on ne peut penser l’йtant
si l’on йcarte le vrai, car ce qui permet de le penser, c’est qu’il est vrai.
Le vrai et l’йtant ne diffиrent donc pas quant а la notion.
4° Si le vrai n’est pas la mкme chose que l’йtant,
il est nйcessaire qu’il soit une disposition de l’йtant. Or il ne peut pas кtre
une disposition de l’йtant. En effet, il n’est pas une disposition qui corrompt
totalement, sinon on dйduirait : « c’est vrai, donc c’est un non-йtant »,
comme on dйduit : « c’est un homme mort, donc ce n’est pas un
homme. » Semblablement, le vrai n’est pas une disposition diminuante,
sinon on ne dйduirait pas ainsi : « Cela est vrai, donc cela
est », de mкme qu’on ne peut pas dйduire ainsi : « Il est blanc
quant а ses dents, donc il est blanc. » De mкme, le vrai n’est pas une
disposition contractante ou spйcifiante, car alors il ne serait pas convertible
avec l’йtant. Le vrai et l’йtant sont donc tout а fait la mкme chose.
5° Les choses dont la disposition est une, sont
les mкmes. Or le vrai et l’йtant ont la mкme disposition. Ils sont donc
identiques. En effet, il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique : « La disposition d’une chose dans l’кtre
est comme sa disposition dans la vйritй. » Le vrai et l’йtant sont donc
tout а fait identiques.
6° Toutes les choses qui ne sont pas identiques
diffиrent en quelque faзon. Or le vrai et l’йtant ne diffиrent aucunement. En
effet, ils ne diffиrent pas par l’essence, puisque tout йtant, par son essence,
est vrai ; ni par des diffйrences, car il serait alors nйcessaire qu’ils
se rejoignent en quelque genre commun. Ils sont donc tout а fait identiques.
7° En outre, s’ils ne sont pas tout а fait la mкme
chose, il est nйcessaire que le vrai ajoute quelque chose а l’йtant. Or le vrai
n’ajoute rien а l’йtant, puisqu’il est mкme en plus de choses que
l’йtant : ce que le Philosophe montre clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique, oщ il
dit que nous disons le vrai en le dйfinissant, quand nous disons que
ce qui est existe, et que ce qui n’est pas n’existe pas ; et ainsi, le
vrai inclut l’йtant et le non-йtant. Le vrai n’ajoute donc rien а
l’йtant ; et ainsi, il semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose
que l’йtant.
En sens contraire :
1° La rйpйtition inutile de la mкme chose est une
futilitй. Si donc le vrai йtait la mкme chose que l’йtant, il y aurait futilitй
quand on dit « vrai йtant » ; ce qui est faux. Ils ne sont donc
pas la mкme chose.
2° L’йtant et le bien sont convertibles. Or le
vrai n’est pas convertible avec le bien, car il est une chose vraie qui n’est
pas un bien : par exemple, que quelqu’un fornique. Le vrai n’est donc pas
non plus convertible avec l’йtant, et ainsi, ils ne sont pas une mкme chose.
3° Selon Boиce au livre des Semaines, dans toutes les crйatures, « l’кtre diffиre de ce
qui est ». Or le vrai dйsigne l’кtre de la rйalitй. Donc, dans les choses
crййes, le vrai est diffйrent de ce qui est. Or ce qui est, est la mкme chose
que l’йtant. Donc le vrai, dans les crйatures, est diffйrent de l’йtant.
4° Il est nйcessaire que toutes les choses qui se
rapportent l’une а l’autre comme antйrieur et postйrieur soient diffйrentes. Or
le vrai et l’йtant se comportent de la faзon susdite car, comme il est dit au
livre des Causes, « la premiиre
des rйalitйs crййes est l’кtre » ; et le commentateur dit au mкme
livre que toutes les autres choses sont dites selon une dйtermination formelle
de l’йtant, et ainsi, elles sont postйrieures а l’йtant. Le vrai et l’кtre sont
donc diffйrents.
5° Les choses qui se disent de faзon commune de la
cause et des effets, sont plus un dans la cause que dans les effets, et sont
surtout plus un en Dieu que dans les crйatures. Or en Dieu, ces quatre
choses : l’йtant, l’un, le vrai et le bien, sont appropriйes de telle faзon
que l’йtant concerne l’essence, l’un la Personne du Pиre, le vrai la Personne
du Fils, le bien la Personne du Saint-Esprit. Et les Personnes divines ne
diffиrent pas seulement par la notion, mais aussi rйellement ; c’est
pourquoi elles ne se prйdiquent pas l’une de l’autre. Donc dans les crйatures,
а bien plus forte raison, les quatre choses susdites doivent diffйrer plus que
par la notion.
Rйponse :
De
mкme que dans l’ordre du dйmontrable il est nйcessaire de se ramener а des
principes que l’intelligence connaоt par elle-mкme, de mкme aussi quand on
dйcouvre ce qu’est chaque chose ; sinon, dans les deux cas, on irait а
l’infini et ainsi la science et la connaissance des choses se perdraient tout а
fait. Or ce que l’intelligence conзoit en premier comme le plus connu et en
quoi il rйsout toutes les conceptions, est l’йtant, comme dit Avicenne au dйbut
de sa Mйtaphysique. Par consйquent,
il est nйcessaire que toutes les autres conceptions de l’intelligence soient
entendues par addition а l’йtant. Or а l’йtant ne peuvent s’ajouter des choses
pour ainsi dire йtrangиres, а la faзon dont la diffйrence s’ajoute au genre, ou
l’accident au sujet, car n’importe quelle nature est essentiellement
йtant ; c’est pourquoi le Philosophe prouve lui aussi au troisiиme livre
de la Mйtaphysique que l’йtant ne
peut pas кtre un genre, mais que, si l’on dit que des choses ajoutent а
l’йtant, c’est en tant qu’elles expriment un mode de l’йtant lui-mкme, mode non
exprimй par le nom d’йtant.
Or
cela se produit de deux faзons. D’abord, en sorte que le mode exprimй soit un
mode spйcial de l’йtant — il y a, en effet, diffйrents degrйs d’entitй,
selon lesquels diffйrents modes d’кtre se conзoivent, et les divers genres de
rйalitйs sont pris selon ces modes — ; car la substance n’ajoute а l’йtant
aucune diffйrence qui dйsignerait une nature ajoutйe а l’йtant, mais on exprime
par le nom de substance un certain mode spйcial d’кtre, а savoir, l’йtant par
soi ; et il en est de mкme dans les autres genres. Ensuite, en sorte
que le mode exprimй soit un mode gйnйral accompagnant tout йtant ; et ce
mode peut кtre entendu de deux faзons : d’abord comme accompagnant chaque
йtant en soi, ensuite comme accompagnant un йtant relativement а un autre.
Si
on l’entend de la premiиre faзon, on distingue selon qu’une chose est exprimйe
dans l’йtant affirmativement ou nйgativement. Or, on ne trouve rien qui, dit
affirmativement et dans l’absolu, puisse кtre conзu en tout йtant, si ce n’est
son essence, par laquelle on dit qu’il existe ; et c’est ainsi que s’applique
le nom de « rйalitй » qui, selon Avicenne au dйbut de sa Mйtaphysique, diffиre de
« йtant » en ce que « йtant » est pris de l’acte d’кtre,
tandis que le nom de « rйalitй » exprime la quidditй ou l’essence de
l’йtant. Quant а la nйgation accompagnant tout кtre dans l’absolu, c’est
l’indivision ; et celle-ci est exprimйe par le nom de
« un » ; en effet, « un » ne signifie rien d’autre
qu’un йtant non divisй.
Si
l’on entend le mode de l’йtant de la seconde faзon, c’est-а-dire suivant une
relation d’une chose а l’autre, alors il peut y avoir deux cas. Ce peut кtre
d’abord suivant une opposition de l’une а l’autre ; et c’est ce qu’exprime
le nom « quelque chose », car il se dit [en latin] aliquid, comme si l’on disait aliud quid [litt. quelque autre chose] ;
donc, de mкme que l’йtant est appelй « un » en tant qu’il est indivis
en soi, de mкme il est appelй « quelque chose » en tant qu’on le
distingue des autres. Ce peut кtre ensuite suivant une convenance d’un йtant а
un autre ; et cela n’est vraiment possible que si l’on prend une chose qui
soit de nature а s’accorder avec tout йtant ; or telle est l’вme, qui
« d’une certaine faзon est toute chose », comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme ; et
dans l’вme, il y a la puissance cognitive et l’appйtitive. La convenance de
l’йtant avec l’appйtit est donc exprimйe par le nom de « bien » —
ainsi est-il dit au dйbut de l’Йthique
que « le bien est ce que toute chose recherche » —, tandis que sa
convenance avec l’intelligence est exprimйe par le nom de « vrai ».
Or
toute connaissance s’accomplit par assimilation du connaissant а la rйalitй
connue, si bien que ladite assimilation est la cause de la connaissance :
ainsi la vue connaоt la couleur parce qu’elle est disposйe selon l’espиce de la
couleur. La premiиre comparaison entre l’йtant et l’intelligence est donc que
l’йtant concorde avec l’intelligence ; cet accord est mкme appelй
« adйquation de l’intelligence et de la rйalitй » ; et c’est en
cela que la notion de vrai s’accomplit formellement. Voilа donc ce que le vrai
ajoute а l’йtant : la conformitй ou l’adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence ; et de cette conformitй s’ensuit, comme nous l’avons dit,
la connaissance de la rйalitй. Ainsi donc, l’entitй de la rйalitй prйcиde la
notion de vйritй, tandis que la connaissance est un certain effet de la vйritй.
Par
consйquent, le vrai ou la vйritй se trouve dйfini de trois faзons :
d’abord, d’aprиs ce qui prйcиde la notion de vйritй, et en quoi le vrai est
fondй ; et c’est ainsi que saint Augustin donne au livre des Soliloques cette dйfinition :
« Le vrai est ce qui est » ; et Avicenne, dans sa Mйtaphysique : « La vйritй de
chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour
elle » ; et un certain auteur s’exprime ainsi : « Le vrai
est l’indivision de l’кtre et de ce qui est. » Ensuite on dйfinit d’aprиs
ce en quoi la notion de vrai s’accomplit formellement ; et en ce sens,
Isaac dit : « La vйritй est adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence » ; et Anselme, au livre sur la Vйritй : « La vйritй est une rectitude que l’esprit seul
peut percevoir » — en effet, cette rectitude a le sens d’une certaine
adйquation —, et le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique que nous disons le vrai en
le dйfinissant, quand nous disons que ce qui est existe, ou que ce qui n’est
pas n’existe pas. Enfin le vrai se dйfinit selon l’effet consйcutif. Et c’est
en ce sens que saint Hilaire dit : « Le vrai fait clairement voir
l’кtre, et le manifeste » ; et saint Augustin, au livre sur la Vraie Religion : « C’est la
vйritй qui montre ce qui est » ; et au mкme livre : « C’est
par la vйritй que nous jugeons des choses infйrieures. »
Rйponse aux objections :
1° Cette dйfinition de saint Augustin concerne la
vйritй en tant qu’elle a un fondement dans la rйalitй, et non en tant que la
notion de vrai s’accomplit dans l’adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence. Ou bien il faut rйpondre que lorsqu’il est dit : le vrai
est ce qui « est », l’expression « est » n’y est pas
employйe en tant qu’elle signifie l’acte d’кtre, mais en tant qu’elle dйnote
l’intelligence qui compose, c’est-а-dire en tant qu’elle signifie l’affirmation
de la proposition ; le sens est alors le suivant : le vrai est
« ce qui est », i. e.
quand l’кtre est affirmй d’une chose qui est ; de sorte que la dйfinition
de saint Augustin se ramиnerait а celle du Philosophe mentionnйe prйcйdemment.
2° La solution au deuxiиme argument ressort
clairement de ce qu’on a dit.
3° Penser une chose sans l’autre, cela peut
s’entendre de deux faзons. D’abord, en ce sens qu’une chose est pensйe sans que
l’autre le soit. Et en ce sens, les choses qui diffиrent par la notion sont
telles que l’une peut кtre pensйe sans l’autre. Ensuite, penser une chose sans
l’autre peut s’entendre en ce sens qu’elle est pensйe sans que l’autre
existe ; et dans ce cas, l’йtant ne peut кtre pensй sans le vrai, car
l’йtant ne peut кtre pensй sans qu’il concorde ou soit en adйquation avec
l’intelligence. Il n’est cependant pas nйcessaire que quiconque pense la notion
d’йtant pense la notion de vrai, de mкme que quiconque pense l’йtant ne pense
pas l’intellect agent ; et pourtant, rien ne peut кtre pensй sans
l’intellect agent.
4° Le vrai est une disposition de l’йtant, non
comme s’il ajoutait quelque nature ou comme s’il exprimait un mode spйcial de
l’йtant, mais en tant qu’il exprime quelque chose qui se trouve gйnйralement en
tout йtant, et qui n’est cependant pas exprimй par le nom d’йtant ; par
consйquent, il n’est pas nйcessaire qu’il soit une disposition qui soit
corrompe, soit diminue, soit contracte а une partie.
5° La disposition n’est pas entendue ici comme
йtant dans le genre qualitй, mais comme impliquant un certain ordre ; en
effet, puisque les choses qui sont causes de l’кtre des autres sont suprкmement
йtants et que celles qui sont causes de vйritй sont suprкmement vraies, le
Philosophe conclut que l’ordre d’une rйalitй est le mкme dans l’кtre et dans la
vйritй, c’est-а-dire que lа oщ l’on trouve ce qui est suprкmement йtant, il y a
le suprкmement vrai. Et donc il en est ainsi non pas parce que l’йtant et le
vrai seraient identiques par la notion, mais parce qu’une chose est d’autant
plus naturellement en adйquation а l’intelligence qu’elle a plus
d’entitй ; et par consйquent, la notion de vrai suit la notion d’кtre.
6° Le vrai et l’йtant diffиrent par la notion,
parce que dans la notion de vrai se trouve quelque chose qui n’est pas dans la
notion d’кtre, et non en sorte que dans la notion d’кtre se trouve quelque
chose qui n’est pas dans la notion de vrai ; ils ne diffиrent donc pas par
l’essence, ni ne se distinguent l’un de l’autre par des diffйrences opposйes.
7° Le vrai n’est pas en plus de choses que
l’йtant, car l’йtant se dit du non-йtant, en un certain sens, dans la mesure oщ
le non-йtant est apprйhendй par l’intelligence ; c’est pourquoi le
Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique
qu’en un sens on appelle « йtant » la nйgation ou la privation de
l’йtant ; c’est aussi la raison pour laquelle Avicenne dit au dйbut de sa Mйtaphysique que l’йnonciation ne peut
кtre formйe qu’au sujet de l’йtant, car il est nйcessaire que ce а propos de
quoi la proposition est formйe soit apprйhendй par l’intelligence. D’oщ il
ressort que tout vrai est en quelque faзon un йtant.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° S’il n’y a pas
futilitй quand on dit « vrai йtant », c’est parce que par le nom de
vrai est exprimй quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom d’йtant, et non
parce qu’ils diffйreraient rйellement.
2° Bien qu’il soit un mal que celui-lа fornique, cependant
une chose se conforme d’autant plus naturellement а l’intelligence qu’elle a
davantage d’entitй, et la notion de vrai s’y trouve en consйquence ; et
ainsi, il est clair que ni le vrai ne dйpasse l’йtant, ni il n’est dйpassй par
lui.
3° Lorsqu’il est dit : « L’кtre diffиre
de ce qui est », l’acte d’кtre est distinguй de ce а quoi cet acte
convient ; or le nom d’йtant est pris de l’acte d’кtre et non de ce а quoi
celui-ci convient, l’argument n’est donc pas concluant.
4° Si le vrai est postйrieur а l’йtant, c’est
parce que la notion de vrai diffиre de la notion d’йtant de la faзon susdite.
5° Cet argument a trois dйfauts. D’abord, bien que
les Personnes divines soient rйellement distinctes, cependant les choses qui
leur sont appropriйes ne diffиrent pas rйellement, mais seulement par la
notion. Ensuite, bien que les Personnes soient rйellement distinctes entre
elles, elles ne sont cependant pas rйellement distinctes de l’essence ;
c’est pourquoi le vrai, qui est appropriй а la Personne du Fils, n’est pas
rйellement distinct de l’йtant, qui se tient du cфtй de l’essence. Enfin, bien
que l’йtant, l’un, le vrai et le bien soient plus unis en Dieu que dans les
rйalitйs crййes, cependant, de ce qu’ils sont distincts en Dieu, il ne dйcoule
pas nйcessairement qu’ils soient aussi rйellement distincts dans les choses
crййes. Cela se produit en effet pour les choses qui ne doivent pas а leur
notion le fait d’кtre un en rйalitй : comme la sagesse et la puissance,
qui, alors qu’elles sont rйellement un en Dieu, sont rйellement distinctes dans
les crйatures ; mais l’йtant, l’un, le vrai et le bien doivent а leur
notion le fait d’кtre un en rйalitй ; donc, partout oщ on peut les
trouver, ils sont rйellement un, quoique l’unitй de la rйalitй qui les unit en
Dieu soit plus parfaite que l’unitй de la rйalitй qui les unit dans les
crйatures. Article 2 : La vйritй se
trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que dans les
rйalitйs ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Comme on l’a dit, le vrai est convertible avec
l’йtant. Or l’йtant se trouve principalement dans les rйalitйs, plutфt que dans
l’вme. Donc le vrai aussi.
2° Les rйalitйs sont dans l’вme non par essence,
mais par leur espиce, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Si donc la vйritй se trouve
principalement dans l’вme, elle ne sera pas l’essence de la rйalitй, mais sa
ressemblance et son espиce, et le vrai sera l’espиce de l’йtant qui existe hors
de l’вme. Or l’espиce de la rйalitй, espиce qui existe dans l’вme, ne se
prйdique pas de la rйalitй qui est hors de l’вme, et de mкme, n’est pas
convertible avec elle : car кtre convertible, c’est кtre prйdiquй de faзon
convertible. Donc le vrai non plus ne sera pas convertible avec l’йtant ;
ce qui est faux.
3° Tout ce qui est en quelque chose, suit ce en
quoi il est. Si donc la vйritй est principalement dans l’вme, alors le jugement
sur la vйritй suivra l’estimation de l’вme ; et ainsi reviendra l’erreur
des anciens philosophes qui disaient que tout ce que l’on opine dans l’intelligence
est vrai, et que deux contradictoires sont vraies ensemble ; ce qui est
absurde.
4° Si la vйritй est principalement dans
l’intelligence, il est nйcessaire de poser dans la dйfinition de la vйritй
quelque chose qui concerne l’intelligence. Or saint Augustin rйprouve une
dйfinition de ce genre au livre des Soliloques,
comme aussi la suivante : « Le vrai est ce qui est tel qu’on le
voit », car alors, ce qui ne serait pas vu ne serait pas vrai, ce qui est
manifestement faux pour les minйraux les plus cachйs, qui sont dans les
entrailles de la terre ; et semblablement, il rйprouve et rejette cette
dйfinition : « Le vrai est ce qui est tel qu’un connaissant le voit,
s’il veut et peut connaоtre », car alors, quelque chose ne serait vrai que
si un connaissant voulait et pouvait connaоtre. Le mкme raisonnement vaudrait
donc aussi pour toute autre dйfinition en laquelle on poserait quelque chose
concernant l’intelligence. La vйritй n’est donc pas principalement dans
l’intelligence.
En sens contraire :
1° Le Philosophe dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le faux et le
vrai ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit. »
2° « La vйritй est adйquation de la rйalitй
et de l’intelligence. » Or cette adйquation ne peut exister que dans
l’intelligence. La vйritй n’est donc, elle aussi, que dans l’intelligence.
Rйponse :
Quand
une chose se dit de plusieurs avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il est
nйcessaire que le prйdicat commun se dise en premier non pas de celle qui est
comme la cause des autres, mais de celle en laquelle la notion de ce prйdicat
commun s’accomplit en premier ; par exemple, « sain » se dit
premiиrement de l’animal, en lequel se trouve en premier la parfaite notion de
santй, bien que la mйdecine soit appelйe saine en tant qu’elle a pour effet la
santй. Voilа pourquoi il est nйcessaire, puisque le vrai se dit de plusieurs
choses avec antйrioritй de l’une sur l’autre, que le vrai se dise en premier de
celle oщ se trouve premiиrement la complиte notion de vйritй.
Or
l’achиvement de n’importe quel mouvement ou opйration est dans son terme ;
et le mouvement de la puissance cognitive a pour terme l’вme : en effet,
il est nйcessaire que l’objet connu soit dans le sujet connaissant а la faзon
du connaissant ; par contre, le mouvement de l’appйtitive a pour terme les
rйalitйs ; de lа vient que le Philosophe pose au troisiиme livre sur l’Вme un certain cercle dans les actes de
l’вme, de la faзon suivante : la rйalitй qui est hors de l’вme meut
l’intelligence, une fois pensйe elle meut l’appйtit, et l’appйtit tend а
atteindre la rйalitй qui йtait au dйpart du mouvement. Or, comme on l’a dit, le
bien implique une relation de l’йtant а l’appйtit, alors que le vrai implique
une relation а l’intelligence ; de lа vient ce que le Philosophe dit au
sixiиme livre de la Mйtaphysique :
que le bien et le mal sont dans les rйalitйs, tandis que le vrai et le faux
sont dans l’esprit. Et la rйalitй n’est appelйe vraie que dans la mesure oщ
elle est adйquate а l’intelligence ; par consйquent le vrai se trouve
postйrieurement dans les rйalitйs, et premiиrement dans l’intelligence.
Mais
il faut savoir qu’une rйalitй se rapporte а l’intelligence pratique autrement
qu’а l’intelligence spйculative. En effet, l’intelligence pratique cause la
rйalitй, c’est pourquoi elle est la mesure des rйalitйs qui adviennent par
elle ; tandis que l’intelligence spйculative, parce qu’elle reзoit en
provenance des rйalitйs, est en quelque sorte mue par les rйalitйs elles-mкmes,
et ainsi, les rйalitйs la mesurent. D’oщ il ressort que les rйalitйs
naturelles, en provenance desquelles notre intelligence reзoit la science,
mesurent notre intelligence, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique, mais elles sont mesurйes
par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses, comme les produits
de l’art sont tous dans l’intelligence de l’artisan. Ainsi donc, l’intelligence
divine mesure et n’est pas mesurйe, la rйalitй naturelle mesure et est mesurйe,
et notre intelligence est mesurйe, et ne mesure pas les rйalitйs naturelles
mais seulement les artificielles.
La
rйalitй naturelle, йtablie entre les deux intelligences, est donc appelйe vraie
suivant une adйquation а l’une ou а l’autre ; en effet, elle est appelйe
vraie selon une adйquation а l’intelligence divine, en tant qu’elle remplit ce
а quoi elle a йtй ordonnйe par l’intelligence divine, comme le montrent
clairement Anselme au livre sur la Vйritй,
saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, et Avicenne dans la dйfinition citйe, а savoir : « La
vйritй de chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour
elle » ; et la rйalitй est appelйe vraie selon une adйquation а
l’intelligence humaine, en tant qu’elle est de nature а produire une estimation
vraie d’elle-mкme ; comme, а l’inverse, on appelle fausses « celles qui
paraissent naturellement ce qu’elles ne sont pas, ou telles qu’elles ne sont
pas », comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Et la premiиre notion de vйritй est dans la rйalitй
avant la seconde, car le rapport а l’intelligence divine prйcиde le rapport а
l’intelligence humaine ; c’est pourquoi, mкme si l’intelligence humaine
n’existait pas, les rйalitйs serait encore appelйes vraies relativement а
l’intelligence divine. Mais si l’on considйrait le cas impossible oщ, les
rйalitйs demeurant, les deux intelligences disparaоtraient, alors la notion de
vйritй ne demeurerait aucunement.
Rйponse aux objections :
1° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, le
vrai se dit en premier de l’intelligence vraie, et en dernier de la rйalitй qui
lui est adйquate ; et de l’une et l’autre faзon le vrai est convertible
avec l’йtant, mais diffйremment. En effet, au sens oщ il se dit des rйalitйs,
le vrai est convertible avec l’йtant par prйdication, car tout йtant est
adйquat а l’intelligence divine et peut se rendre adйquate l’intelligence
humaine, et vice versa. Mais si l’on
entend le vrai au sens oщ il se dit de l’intelligence, alors il est convertible
avec l’йtant qui est hors de l’вme, non par prйdication, mais par consйquence,
йtant donnй qu’а n’importe quelle intelligence vraie doit nйcessairement
correspondre un йtant, et vice versa.
2° On voit dиs lors clairement la solution au
deuxiиme argument.
3° Ce qui est en quelque chose ne suit ce en quoi
il est que lorsqu’il est causй par ses principes ; ainsi la lumiиre, qui
est causйe dans l’air depuis l’extйrieur, c’est-а-dire par le soleil, suit le
mouvement du soleil plutфt que l’air. Semblablement aussi, la vйritй qui est
causйe dans l’вme depuis les rйalitйs ne suit pas l’estimation de l’вme mais l’existence
des rйalitйs, « puisque le discours est appelй vrai ou faux selon que la
chose est ou n’est pas », et de mкme aussi l’intelligence.
4° Saint Augustin parle de la vision de
l’intelligence humaine, de laquelle la vйritй de la rйalitй ne dйpend pas :
en effet, il est de nombreuses choses qui ne sont pas connues de notre
intelligence. Cependant il n’en est aucune que l’intelligence divine ne
connaisse en acte, et que l’intelligence humaine ne connaisse en puissance,
puisqu’il est dit que l’intellect agent est « ce qui produit tous [les
intelligibles] », et que l’intellect possible est « ce qui devient
tous [les intelligibles] ». On peut donc poser dans la dйfinition de la
chose vraie la vision en acte de l’intelligence divine, mais celle de
l’intelligence humaine seulement en puissance, comme il ressort de ce qui
prйcиde. Article 3 : La vйritй est-elle seulement
dans l’intelligence qui compose et divise ?
Objections :
Il
semble que non.
1° On dit que le vrai dйpend du rapport entre
l’йtant et l’intelligence. Or le premier rapport de l’intelligence aux rйalitйs
a lieu lorsqu’elle forme les quidditйs des rйalitйs, en concevant leurs
dйfinitions. Le vrai se trouve donc principalement et premiиrement dans cette
opйration de l’intelligence.
2° « Le vrai est adйquation des rйalitйs et
de l’intelligence. » Or, de mкme que l’intelligence qui compose et divise
peut кtre adйquate aux rйalitйs, de mкme aussi l’intelligence qui conзoit les
quidditйs des rйalitйs. La vйritй n’est donc pas seulement dans l’intelligence
qui compose et divise.
En sens contraire :
1° Il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le vrai et le
faux ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit ; et ils ne sont
pas mкme dans l’esprit pour les [formes] simples et pour la quidditй. »
2° Au troisiиme livre sur l’Вme : « L’intelligence des indivisibles a lieu dans les
choses oщ le vrai et le faux n’ont pas de place. »
Rйponse :
De
mкme que le vrai se trouve premiиrement dans l’intelligence et ensuite dans les
choses, de mкme aussi il se trouve premiиrement dans l’acte de l’intelligence
qui compose et divise et ensuite dans l’acte de l’intelligence qui forme la
quidditй des rйalitйs.
En
effet, la notion de vrai consiste dans l’adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence ; or le mкme n’est pas adйquat а soi-mкme, mais l’йgalitй
porte sur des choses diffйrentes ; c’est pourquoi la notion de vйritй se
trouve dans l’intelligence en premier lа oщ elle commence а avoir en propre une
chose que la rйalitй extйrieure а l’вme n’a pas ; mais cette rйalitй a
quelque chose qui y correspond, et entre les deux l’adйquation peut se
concevoir. Or l’intelligence qui forme la quidditй des rйalitйs n’a qu’une
ressemblance de la rйalitй qui existe hors de l’вme, comme c’est le cas du sens
en tant qu’il reзoit l’espиce du sensible ; mais lorsque l’intelligence
commence а juger de la rйalitй apprйhendйe, alors son jugement mкme est pour
elle un certain propre qui ne se trouve pas а l’extйrieur dans la rйalitй. Et
quand il est adйquat а ce qui est а l’extйrieur dans la rйalitй, le jugement
est appelй vrai. Or l’intelligence juge de la rйalitй apprйhendйe quand elle
dit qu’une chose est ou n’est pas, ce qui est le fait de l’intelligence qui
compose et divise. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixiиme livre de
la Mйtaphysique que « la
composition et la division sont dans l’intelligence et non dans les
rйalitйs ». Et de lа vient que la vйritй se trouve premiиrement dans la
composition et la division de l’intelligence.
De
faзon secondaire, le vrai se dit ensuite pour l’intelligence qui forme les
quidditйs ou les dйfinitions des rйalitйs. La dйfinition est donc appelйe vraie
ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse : comme lorsque la
dйfinition est affirmйe de ce dont elle n’est pas la dйfinition, par exemple si
l’on assignait au triangle la dйfinition du cercle ; ou encore, lorsque
les parties de la dйfinition ne peuvent pas кtre composйes entre elles, par
exemple si l’on donnait de quelque rйalitй la dйfinition « animal insensible »,
car la composition qui est impliquйe, а savoir « quelque animal est
insensible », est fausse. Et ainsi, la dйfinition n’est appelйe vraie ou
fausse que relativement а la composition, comme aussi la rйalitй est appelйe
vraie relativement а l’intelligence.
De
ce qu’on a dit, il ressort donc que le vrai se dit d’abord de la composition ou
de la division de l’intelligence ; il se dit ensuite des dйfinitions des
rйalitйs, dans la mesure oщ une composition vraie ou fausse est impliquйe en
elles ; en troisiиme lieu, des rйalitйs, dans la mesure oщ elles sont
adйquates а l’intelligence divine, ou naturellement aptes а кtre en adйquation
а l’intelligence humaine ; en quatriиme lieu il se dit de l’homme, parce
qu’il peut faire choix du vrai, ou que, par les choses qu’il dit ou qu’il fait,
il donne une opinion vraie ou fausse de lui-mкme ou des autres. Quant aux
formules, elles reзoivent la prйdication de vйritй comme les pensйes qu’elles
signifient.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la formation de la quidditй soit la
premiиre opйration de l’intelligence, cependant elle ne fournit pas а
l’intelligence un propre qui puisse кtre adйquat а la rйalitй ; voilа
pourquoi la vйritй n’y est pas proprement.
2° On voit dиs lors clairement la solution au
second argument. Article 4 : Y a-t-il une seule vйritй par
laquelle toutes choses sont vraies ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme dit au livre sur la Vйritй que la vйritй est aux rйalitйs
vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or le temps se rapporte а
toutes les choses temporelles de telle faзon qu’il y a un seul temps. La vйritй
se rapportera donc а toutes les choses vraies de telle faзon qu’il y aura une
seule vйritй.
2° [Le rйpondant] disait que la vйritй se
dit de deux faзons : d’abord en tant qu’elle est identique а l’entitй de
la rйalitй, comme saint Augustin la dйfinit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est » ; et
ainsi, il est nйcessaire qu’il y ait plusieurs vйritйs, puisqu’il y a plusieurs
essences des rйalitйs. Ensuite en tant qu’elle s’exprime dans l’intelligence,
comme saint Hilaire la dйfinit : « Le vrai fait clairement voir
l’кtre » ; et de cette faзon, puisque rien ne peut manifester quelque
chose а l’intelligence si ce n’est par la vertu de la vйritй premiиre divine,
toutes les vйritйs sont un, d’une certaine faзon, lorsqu’elle meuvent
l’intelligence, de mкme que toutes les couleurs sont йgalement un lorsqu’elles
meuvent la vue, en tant qu’elles la meuvent, c’est-а-dire en raison de l’unique
lumiиre. En sens contraire : le temps de
toutes les choses temporelles est numйriquement un. Si donc la vйritй est aux
rйalitйs vraies ce que le temps est aux choses temporelles, il est nйcessaire
que toutes les choses vraies aient une vйritй numйriquement une ; et il ne
suffit pas que toutes les vйritйs soient un lorsqu’elles meuvent, ou qu’elles
soient une dans le modиle.
3° Anselme argumente ainsi au livre sur la Vйritй : si plusieurs choses vraies
ont plusieurs vйritйs, il est nйcessaire que les vйritйs varient selon la
variйtй des choses vraies. Or la variation des rйalitйs vraies ne fait pas
varier les vйritйs car, une fois dйtruites les rйalitйs vraies ou droites, il
reste encore la vйritй et la rectitude suivant lesquelles elles sont vraies ou
droites. Il y a donc une seule vйritй. Il prouve la mineure par ceci que, une
fois dйtruit le signe, il reste encore la rectitude de la signification, car il
est correct de signifier ce que ce signe signifiait ; et pour la mкme
raison, une fois dйtruit n’importe quoi de vrai ou de droit, sa rectitude ou sa
vйritй demeure.
4° Dans les choses crййes, rien n’est ce dont il
est la vйritй ; par exemple, la vйritй de l’homme n’est pas l’homme, et la
vйritй de la chair n’est pas la chair. Or n’importe quel йtant crйй est vrai.
Donc aucun йtant crйй n’est vйritй ; toute vйritй est donc un incrйй, et
ainsi, il y a une seule vйritй.
5° Rien n’est plus grand que l’esprit humain, si
ce n’est Dieu, comme dit saint Augustin. Or la vйritй, comme il le prouve au
livre des Soliloques, est plus grande
que l’esprit humain, car on ne peut pas dire qu’elle soit plus petite :
dans ce cas, en effet, l’esprit humain aurait а juger de la vйritй, ce qui est
faux, car il juge non pas d’elle, mais selon elle, tout comme le juge ne juge
pas de la loi, mais selon elle, ainsi que le mкme saint Augustin le dit au
livre de la Vraie Religion.
Semblablement, on ne peut pas dire non plus qu’elle lui soit йgale, car l’вme
juge toutes choses selon la vйritй, mais elle ne juge pas toutes choses selon
elle-mкme. Il n’y a donc de vйritй que Dieu ; et ainsi, il y a une seule
vйritй.
6° Voici comment saint Augustin prouve au livre
des 83 Questions que la vйritй
n’est pas perзue par un sens du corps : on ne perзoit par un sens que ce
qui est changeant ; or la vйritй est immuable ; elle n’est donc pas
perзue par un sens. On peut argumenter semblablement : toute chose crййe
est changeante ; or la vйritй n’est pas changeante ; elle n’est donc
pas une crйature ; elle est donc une rйalitй incrййe ; il y a donc
une seule vйritй.
7° Au mкme endroit, saint Augustin argumente dans
le mкme sens de cette faзon : « Il n’est point d’objet sensible qui
n’offre quelque apparence de faussetй, sans qu’on puisse en faire la
discrimination. En effet, pour ne citer que ce fait, tout ce dont nous avons la
sensation physique, mкme quand cela ne tombe pas actuellement sous les sens,
nous en йprouvons pourtant les images tout comme si c’йtait prйsent, soit dans
le sommeil, soit dans l’hallucination. » Or la vйritй n’a aucune apparence
de faussetй. La vйritй n’est donc pas perзue par le sens. On peut argumenter
semblablement : tout crйй a quelque apparence de faussetй, en tant qu’il a
quelque dйfaut ; donc rien de crйй n’est vйritй ; et ainsi, il y a
une seule vйritй.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « De mкme que
la ressemblance est la forme des choses semblables, de mкme la vйritй est la
forme des choses vraies. » Or, plusieurs choses semblables ont plusieurs
ressemblances. Plusieurs choses vraies ont donc plusieurs vйritйs.
2° De mкme que toute vйritй crййe dйrive de la
vйritй incrййe comme d’un modиle et tient d’elle sa vйritй, de mкme toute
lumiиre intelligible dйrive comme d’un modиle de la premiиre lumiиre incrййe et
lui doit sa puissance de manifestation. Cependant nous disons qu’il y a
plusieurs lumiиres intelligibles, comme le montre clairement Denys. Il semble
donc que, d’une faзon semblable, il faille accorder sans rйserve qu’il y a
plusieurs vйritйs.
3° Bien que les couleurs doivent а la puissance de
la lumiиre de mouvoir la vue, on dit tout bonnement que les couleurs sont
nombreuses et diffйrentes, et ce n’est qu’а un certain point de vue qu’elles
peuvent кtre dites un. Donc, bien que toutes les vйritйs crййes s’expriment
aussi а l’intelligence par la vertu de la vйritй premiиre, on ne pourra
cependant pas en dйduire que la vйritй est une, si ce n’est а un certain point
de vue.
4° De mкme que la vйritй crййe ne peut se
manifester а l’intelligence que par la vertu de la vйritй incrййe, de mкme
aucune puissance ne peut agir dans la crйature si ce n’est par la vertu de la
puissance incrййe. Et nous ne disons nullement que toutes les choses qui ont
une puissance ont une puissance unique. Il ne faut donc pas davantage dire que
toutes les choses vraies ont une vйritй unique.
5° Par rapport aux rйalitйs, Dieu est dans une
triple relation de cause, а savoir : efficiente, exemplaire et
finale ; et par une certaine appropriation, l’entitй des rйalitйs se
rapporte а Dieu comme а une cause efficiente, la vйritй comme а une cause
exemplaire, la bontй comme а une cause finale, bien que chacune puisse aussi
кtre rapportйe а chacune en propriйtй de termes. Or aucune faзon de parler ne
nous permet de dire que tous les biens ont une seule bontй, ou tous les кtres
une seule entitй. Nous ne devons donc pas dire non plus que toutes les choses
vraies ont une seule vйritй.
6° Bien qu’il y ait une unique vйritй incrййe,
modиle toutes les vйritйs crййes, cependant celles-ci ne la reproduisent pas de
la mкme faзon ; car, bien qu’elle se rapporte а toutes semblablement,
cependant toutes ne se rapportent pas а elle semblablement, comme il est dit au
livre des Causes ; et c’est
pourquoi la vйritй des choses nйcessaires et celle des choses contingentes la
reproduisent diffйremment. Or une faзon diffйrente d’imiter le modиle divin
produit une diversitй dans les rйalitйs crййes ; il y a donc, au plein
sens du terme, plusieurs vйritйs crййes.
7° « La vйritй est adйquation de la rйalitй
et de l’intelligence. » Or il ne peut y avoir une unique adйquation entre
l’intelligence et des rйalitйs qui diffиrent par l’espиce. Puis donc que les
rйalitйs vraies diffиrent par l’espиce, il ne peut y avoir une unique vйritй de
toutes les choses vraies.
8° Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Il faut croire que
la nature de l’esprit humain est tellement liйe aux rйalitйs intelligibles que
tout ce qu’il connaоt est vu de lui dans une certaine lumiиre de son genre а
lui. » Or la lumiиre par laquelle l’вme connaоt toutes choses est la
vйritй. La vйritй est donc du genre de l’вme elle-mкme, et ainsi, il est
nйcessaire que la vйritй soit une rйalitй crййe ; il y aura donc, en des
crйatures diffйrentes, des vйritйs diffйrentes.
Rйponse :
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, la vйritй se trouve proprement dans
l’intelligence humaine ou divine, comme la santй dans l’animal ; et la
vйritй se trouve dans les autres rйalitйs par une relation а l’intelligence,
tout comme la santй se dit de certaines autres choses en tant qu’elles produisent
ou conservent la santй de l’animal. La vйritй est donc dans l’intelligence
divine premiиrement et proprement, dans l’intelligence humaine proprement mais
secondairement, et dans les rйalitйs, improprement et secondairement, car elle
n’y est que par un rapport а l’une des deux vйritйs.
Il
y a donc une seule vйritй de l’intelligence divine, de laquelle dйrivent dans
l’intelligence humaine plusieurs vйritйs, « de mкme que d’un seul visage
d’homme rejaillissent plusieurs ressemblances dans un miroir », comme dit la
Glose а propos de ce verset :
« Les vйritйs ont йtй altйrйes par les enfants des hommes. » Et les
vйritйs qui sont dans les rйalitйs sont nombreuses, comme aussi les entitйs des
rйalitйs. La vйritй qui se dit des rйalitйs relativement а l’intelligence humaine
est, d’une certaine faзon, accidentelle aux rйalitйs, car, supposй que
l’intelligence humaine n’existe pas ni ne puisse exister, la rйalitй
demeurerait encore dans son essence. Mais la vйritй qui est dite d’elles
relativement а l’intelligence divine leur est insйparablement consйcutive,
puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intelligence divine qui les amиne а
l’existence. De plus, la vйritй est dans la rйalitй relativement а
l’intelligence divine avant d’y кtre relativement а l’intelligence humaine,
puisque la rйalitй se rapporte а l’intelligence divine comme а une cause, mais
а l’humaine, d’une certaine faзon, comme а un effet, en tant que l’intelligence
reзoit la science en provenance des rйalitйs. Ainsi donc, c’est principalement
par rapport а la vйritй de l’intelligence divine qu’une rйalitй est dite vraie,
plutфt que par rapport а la vйritй de l’intelligence humaine.
Si
donc l’on prend cette vйritй proprement dite selon laquelle toutes choses sont
vraies principalement, alors toutes choses sont vraies d’une seule vйritй, а
savoir, de la vйritй de l’intelligence divine : et c’est en ce sens
qu’Anselme parle de la vйritй au livre sur la Vйritй. Mais si l’on prend cette vйritй proprement dite selon
laquelle les rйalitйs sont appelйes vraies secondairement, alors plusieurs
choses vraies ont plusieurs vйritйs, et mкme une seule chose vraie a plusieurs
vйritйs en diffйrentes вmes. Et si l’on prend la vйritй improprement dite selon
laquelle toutes choses sont appelйes vraies, alors plusieurs choses vraies ont
plusieurs vйritйs, mais une seule chose vraie a une seule vйritй.
Et
les rйalitйs sont nommйes vraies d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence
divine ou dans l’intelligence humaine, comme la nourriture est nommйe saine
d’aprиs la santй qui est dans l’animal, et non comme d’aprиs une forme
inhйrente. En revanche, d’aprиs la vйritй qui est dans la rйalitй elle-mкme, et
qui n’est rien d’autre que l’entitй adйquate а l’intelligence ou se la rendant
adйquate, [la rйalitй] est nommйe [vraie] comme d’aprиs une forme inhйrente,
comme la nourriture est nommйe saine d’aprиs sa qualitй, qui la fait appeler
saine.
Rйponse aux objections :
1° Le temps est aux choses temporelles ce que la
mesure est au mesurй ; il est donc clair qu’Anselme parle de cette vйritй
qui est la mesure de toutes les rйalitйs vraies, et celle-ci est numйriquement
unique, de mкme que le temps est un, comme conclut le deuxiиme argument. Mais
la vйritй qui est dans l’intelligence humaine, ou dans les rйalitйs mкmes,
n’est pas aux rйalitйs ce que la mesure extrinsиque et commune est aux choses
mesurйes, mais ou bien elle est ce que le mesurй est а la mesure, comme c’est
le cas de la vйritй de l’intelligence humaine, et ainsi, il est nйcessaire
qu’elle varie selon la variйtй des rйalitйs, ou bien elle est comme une mesure
intrinsиque, comme c’est le cas de la vйritй qui est dans les rйalitйs
mкmes ; et il est nйcessaire que ces mesures aussi se diversifient selon
la pluralitй des choses mesurйes, de mкme que les diffйrents corps ont des
dimensions diffйrentes.
2° Nous l’accordons.
3° La vйritй qui demeure aprиs la destruction des
rйalitйs est la vйritй de l’intelligence divine, et cette vйritй est
numйriquement une, au plein sens du terme, tandis que la vйritй qui est dans
les rйalitйs ou dans l’вme varie avec la variation des rйalitйs.
4° Quand on dit : « aucune rйalitй n’est
sa vйritй », cela se comprend des rйalitйs qui ont un кtre achevй dans la
nature, comme quand on dit « aucune rйalitй n’est son кtre ». Et
cependant, l’кtre de la rйalitй est une certaine rйalitй crййe ; de la
mкme faзon, la vйritй de la rйalitй est quelque chose de crйй.
5° La vйritй selon laquelle l’вme juge de toutes
choses est la vйritй premiиre. En effet, de mкme que de la vйritй de
l’intelligence divine s’йcoulent vers l’intelligence angйlique les espиces
innйes des rйalitйs, par lesquelles les anges connaissent toutes choses, de
mкme de la vйritй de l’intelligence divine, comme d’un modиle, procиde en notre
intelligence la vйritй des premiers principes, selon laquelle nous jugeons de
toutes choses. Et parce que nous ne pourrions pas juger par elle si elle
n’йtait une ressemblance de la vйritй premiиre, on dit que nous jugeons de
toutes choses selon la vйritй premiиre.
6° Cette vйritй immuable est la vйritй
premiиre ; et ni celle-ci n’est perзue par le sens, ni elle n’est quelque
chose de crйй.
7° Mкme la vйritй crййe n’a aucune apparence de
faussetй, bien que n’importe quelle crйature ait quelque apparence de
faussetй ; car la crйature a quelque apparence de faussetй dans la mesure
oщ elle est imparfaite, alors que la vйritй accompagne la rйalitй crййe non pas
du cфtй oщ elle est imparfaite, mais pour autant que, conformйe а la vйritй
premiиre, elle s’йloigne de l’imperfection.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La ressemblance se trouve proprement dans l’un
et l’autre semblable, tandis que la vйritй, йtant une certaine convenance de
l’intelligence et de la rйalitй, se trouve proprement non pas dans l’une et
l’autre, mais dans l’intelligence ; par consйquent, puisqu’il y a une
intelligence unique, la divine, qui par sa conformitй rend toutes choses vraies
et les fait appeler vraies, il est nйcessaire que toutes les choses soient
vraies d’aprиs une vйritй unique, bien qu’en plusieurs choses semblables il y
ait des ressemblances diffйrentes.
2° Bien que la lumiиre intelligible ait pour
modиle la lumiиre divine, cependant « lumiиre » se dit proprement des
lumiиres intelligibles crййes ; mais « vйritй » ne se dit pas
proprement des rйalitйs qui ont pour modиle l’intelligence divine ; voilа
pourquoi nous ne disons pas la lumiиre une, comme nous disons la vйritй une.
3° Et il faut rйpondre semblablement au troisiиme
argument sur les couleurs, car elles aussi sont proprement appelйes visibles,
bien qu’on ne les voie que par la lumiиre.
4° & 5° Et il faut
rйpondre semblablement au quatriиme argument sur la puissance, et au cinquiиme
sur l’entitй.
6° Bien que les rйalitйs reproduisent diversement
la vйritй divine, cela n’exclut cependant pas qu’elles soient vraies par une
vйritй unique et non par plusieurs, а proprement parler : car ce qui est
diversement reзu dans les rйalitйs qui reproduisent le modиle n’est pas
proprement appelй vйritй, comme il est proprement appelй vйritй dans le modиle.
7° Bien que les choses qui diffиrent par l’espиce
ne soient pas, du cфtй des rйalitйs elles-mкmes, adйquates а l’intelligence
divine par une adйquation unique, cependant l’intelligence divine, а laquelle
toutes choses sont adйquates, est une ; et du cфtй de celle-ci, il y a une
unique adйquation а toutes les rйalitйs, quoique toutes ne lui soient pas
adйquates de la mкme faзon ; voilа pourquoi la vйritй de toutes les
rйalitйs est une, de la faзon susdite.
8° Saint Augustin parle de la vйritй qui est une
reproduction de l’esprit divin lui-mкme dans notre esprit, comme la
ressemblance d’un visage rejaillit dans un miroir ; et de telles vйritйs,
qui rejaillissent de la vйritй premiиre dans nos вmes, sont nombreuses, comme
on l’a dit. Ou bien l’on peut rйpondre que, d’une certaine faзon, la vйritй
premiиre est du genre de l’вme, en prenant le genre au sens large, comme on dit
que toutes les choses intelligibles ou incorporelles sont d’un seul genre,
ainsi qu’il est dit en Act. 17, 28 : « Car nous sommes les
enfants et la race [litt. le genre] de Dieu. » Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй
premiиre, une autre vйritй йternelle ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme, parlant de la vйritй des йnoncйs, dit
dans son Monologion :
« Soit que l’on dise que la vйritй a principe et fin, soit que l’on
reconnaisse qu’elle n’en a pas, la vйritй ne peut кtre enclose par aucun
principe ni fin. » Or on reconnaоt que toute vйritй, ou bien a un principe
et une fin, ou bien n’a pas de principe ni de fin. Aucune vйritй n’est donc
enclose par un principe et une fin. Or tout ce qui est tel, est йternel. Toute
vйritй est donc йternelle.
2° Tout ce dont l’кtre est consйcutif а la
destruction de son кtre, est йternel, car, que l’on pose qu’il est ou qu’il
n’est pas, il s’ensuit qu’il est ; et quel que soit le temps oщ l’on se
place, il est nйcessaire de poser pour chaque chose qu’elle est ou n’est pas.
Or il s’ensuit de la destruction de la vйritй que la vйritй est ; car si
la vйritй n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, et rien ne peut кtre
vrai que par la vйritй. La vйritй est donc йternelle.
3° Si la vйritй des йnoncйs n’est pas йternelle,
alors on pourra dйterminer en quel temps la vйritй des йnoncйs n’йtait pas. Or
en ce temps-lа cet йnoncй йtait vrai : « Il n’est aucune vйritй des
йnoncйs. » Donc la vйritй des йnoncйs йtait, ce qui est contraire а ce que
l’on a supposй. On ne peut donc pas dire que la vйritй des йnoncйs n’est pas
йternelle.
4° Au premier livre de la Physique, Le Philosophe
prouve que la matiиre est йternelle — bien que ce soit faux — par la raison
qu’elle demeure aprиs sa corruption et qu’elle est avant sa gйnйration, йtant
donnй que, si elle est corrompue, elle se corrompt en quelque chose, et si elle
est gйnйrйe, elle est gйnйrйe а partir de quelque chose ; or ce а partir
de quoi une chose est gйnйrйe et ce en quoi une chose se corrompt, est matiиre.
Or semblablement, si l’on pose que la vйritй est corrompue ou gйnйrйe, il
s’ensuit qu’elle est avant sa gйnйration et aprиs sa corruption ; car si
elle est gйnйrйe, elle est changйe du non-кtre а l’кtre, et si elle est
corrompue, elle est changйe de l’кtre au non-кtre ; or, quand la vйritй
n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, ce qui, de toute faзon, ne peut
avoir lieu sans que la vйritй soit. La vйritй est donc йternelle.
5° Tout ce dont le non-кtre ne peut pas кtre
pensй, est йternel, car tout ce qui peut ne pas кtre, on peut en penser le
non-кtre. Or on ne peut pas penser que la vйritй des йnoncйs n’est pas, car
l’intelligence ne peut rien penser sans penser que c’est vrai. La vйritй des
йnoncйs est donc elle aussi йternelle.
6° Ce qui est futur a toujours йtй futur, et ce
qui est passй sera toujours passй. Or une proposition au futur est vraie parce
que quelque chose est futur, et une proposition au passй est vraie parce que
quelque chose est passй. La vйritй d’une proposition au futur a donc toujours
йtй, et la vйritй d’une proposition au passй sera toujours ; et ainsi, non
seulement la vйritй premiиre est йternelle, mais de nombreuses autres aussi.
7° Saint Augustin dit au livre sur le Libre Arbitre que « rien n’est plus
йternel que la notion de cercle, et que deux et trois font cinq ». Or la
vйritй de ces choses est une vйritй crййe. Il y a donc une vйritй йternelle en
plus de la vйritй premiиre.
8° Pour la vйritй d’une йnonciation, il n’est pas
nйcessaire que l’on йnonce actuellement quelque chose, mais il suffit qu’il y
ait ce а propos de quoi l’йnonciation peut кtre formйe. Or, avant que le monde
fыt, il y avait, en plus de Dieu, quelque chose а propos de quoi l’on aurait pu
йnoncer. Donc, avant que le monde ne fыt fait, il y avait la vйritй des
йnoncйs. Or ce qui fut avant le monde, est йternel. La vйritй des йnoncйs est
donc йternelle. Preuve de la mineure : le monde a йtй fait de rien,
c’est-а-dire aprиs le nйant. Donc, avant que le monde fыt, il y avait son
non-кtre. Or l’йnonciation vraie ne se forme pas seulement а propos de ce qui
est, mais aussi а propos de ce qui n’est pas : de mкme en effet qu’il nous
arrive d’йnoncer en vйritй que ce qui est, est, de mкme nous arrive-t-il
d’йnoncer en vйritй que ce qui n’est pas, n’est pas, comme on le voit
clairement au premier livre du Pйri
Hermкneias. Donc, avant que le monde fыt, il y eut de quoi pouvoir former
une йnonciation vraie.
9° Tout ce qui est su est vrai pendant qu’il est
su. Or Dieu a su de toute йternitй tous les йnoncйs. Il y a donc de toute
йternitй une vйritй de tous les йnoncйs ; et ainsi, plusieurs vйritйs sont
йternelles.
10° [Le rйpondant] disait qu’il s’ensuit de
lа que ces choses sont vraies non pas en elles-mкmes, mais dans l’intelligence
divine. En sens contraire : dans la mesure
oщ des choses sont sues, il est nйcessaire qu’elles soient vraies. Or de toute
йternitй, toutes choses sont sues de Dieu non seulement en tant qu’elles sont
dans son esprit, mais aussi en tant qu’existantes en leur nature propre ;
Eccli. 23, 29 : « Du Seigneur Dieu, avant qu’elles fussent
crййes, toutes les choses йtaient connues, de mкme qu’aprиs leur achиvement il
les considиre toutes. » Et ainsi, il ne connaоt pas les rйalitйs aprиs
qu’elles ont йtй accomplies autrement qu’il ne les a connues de toute йternitй.
Il y eut donc de toute йternitй plusieurs vйritйs non seulement dans
l’intelligence divine, mais aussi en soi.
11° Une chose est dite кtre, au plein sens du
terme, lorsqu’elle est dans son achиvement. Or la notion de vйritй s’accomplit
dans l’intelligence. Si donc plusieurs choses vraies ont йtй dans
l’intelligence divine de toute йternitй, il faut accorder sans rйserve qu’il y a plusieurs
vйritйs йternelles.
12° Sag. 1, 15 : « La justice est
perpйtuelle et immortelle. » Or la vйritй est une partie de la justice,
comme dit Cicйron dans la Rhйtorique.
Elle est donc perpйtuelle et immortelle.
13° Les choses universelles sont perpйtuelles et
incorruptibles. Or le vrai est suprкmement universel, car il est convertible
avec l’йtant. La vйritй est donc perpйtuelle et incorruptible.
14° [Le rйpondant] disait que l’universel
est corrompu non par soi, mais par accident. En sens
contraire : une chose doit кtre nommйe plutфt d’aprиs ce qui lui
convient par soi que d’aprиs ce qui lui convient par accident. Si donc la
vйritй est de soi perpйtuelle et incorruptible et n’est corrompue ou gйnйrйe
que par accident, il faut accorder que la vйritй dite universellement est
йternelle.
15° De toute йternitй, Dieu fut antйrieur au monde.
La relation d’antйrioritй est donc en Dieu de toute йternitй. Or, lorsque l’un
de deux relatifs est posй, il est nйcessaire que le relatif restant soit posй.
Il y eut donc de toute йternitй postйrioritй du monde par rapport а Dieu. Il y
eut donc de toute йternitй une autre chose en dehors de Dieu, а laquelle la
vйritй convient en quelque faзon ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
16° [Le rйpondant] disait que cette relation
d’antйrioritй et de postйrioritй est quelque chose non dans la nature mais
seulement dans la raison. En sens contraire :
comme dit Boиce а la fin du livre sur la Consolation,
Dieu est par nature antйrieur au monde, mкme si le monde avait toujours existй.
Cette relation d’antйrioritй est donc une relation de nature et pas seulement
de raison.
17° La vйritй de la signification est la rectitude
de la signification. Or de toute йternitй il a йtй correct qu’une chose soit
signifiйe. La vйritй de la signification a donc existй de toute йternitй.
18° Il a йtй vrai de toute йternitй que le Pиre a
engendrй le Fils, et que le Saint-Esprit a procйdй de l’un et l’autre. Or ce
sont plusieurs choses vraies. Plusieurs choses vraies existent donc de toute
йternitй.
19° [Le rйpondant] disait que ces choses
sont vraies par une vйritй unique, et qu’il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait
plusieurs vйritйs de toute йternitй. En sens
contraire : ce par quoi le Pиre est Pиre et engendre le Fils
diffиre de ce par quoi le Fils est Fils et spire le Saint-Esprit. Or ce par
quoi le Pиre est Pиre rend vraie cette proposition : « Le Pиre
engendre le Fils », ou celle-lа : « Le Pиre est
Pиre » ; et ce par quoi le Fils est Fils rend vraie celle-ci :
« Le Fils est engendrй par le Pиre. » De telles propositions ne sont
donc pas vraies par une vйritй unique.
20° Bien que « homme » et « capable
de rire » soient convertibles, cependant la vйritй des deux propositions
suivantes n’est pas toujours la mкme : « l’homme est homme » et
« l’homme est capable de rire », йtant donnй que la propriйtй
prйdiquйe par le nom d’homme n’est pas la mкme que celle prйdiquйe par
l’expression « capable de rire » ; or semblablement, les noms de
Pиre et de Fils n’impliquent pas la mкme propriйtй. Les propositions susdites
n’ont donc pas la mкme vйritй.
21° [Le rйpondant] disait que ces
propositions n’ont pas existй de toute йternitй. En
sens contraire : chaque fois qu’il y a une intelligence qui peut
йnoncer, il peut y avoir йnonciation. Or il y a eu de toute йternitй une
intelligence divine qui pense que le Pиre est Pиre et que le Fils est Fils, et
ainsi, qui йnonce ou dit, puisque, suivant Anselme, dire et penser sont une
mкme chose pour l’esprit suprкme. Les йnonciations susdites ont donc existй de
toute йternitй.
En sens contraire :
1° Rien de crйй n’est йternel. А part la vйritй
premiиre, toute vйritй est crййe. Donc seule la vйritй premiиre est йternelle.
2° L’йtant et le vrai sont convertibles. Or un
seul йtant est йternel. Donc une seule vйritй est йternelle.
Rйponse :
Comme
on l’a dйjа dit, la vйritй implique une certaine adйquation et une
commensuration ; une chose est donc nommйe vraie а la faзon dont elle est
nommйe commensurйe. Or, le corps est mesurй tant par une mesure intrinsиque,
comme la ligne, la surface ou la profondeur, que par une mesure extrinsиque,
comme l’occupant d’un lieu est mesurй par le lieu, le mouvement par le temps,
et l’йtoffe par l’aune. Quelque chose peut donc aussi кtre nommй vrai de deux
faзons : d’abord d’aprиs une vйritй inhйrente ; ensuite d’aprиs une
vйritй extrinsиque, et c’est ainsi que toutes les rйalitйs sont nommйes vraies
d’aprиs la vйritй premiиre. Et parce que la vйritй qui est dans l’intelligence
est mesurйe par les rйalitйs elles-mкmes, il s’ensuit que non seulement la
vйritй de la rйalitй mais aussi la vйritй de l’intelligence, ou de
l’йnonciation, qui signifie la pensйe, est nommйe d’aprиs la vйritй premiиre.
Mais
dans cette adйquation ou commensuration de l’intelligence et de la rйalitй, il
n’est pas nйcessaire que l’un et l’autre des extrкmes soient en acte. Car notre
intelligence peut maintenant кtre adйquate aux choses qui existeront dans le
futur mais n’existent pas maintenant ; autrement cette proposition ne
serait pas vraie : « L’Antйchrist naоtra » ; cela est donc
nommй vrai seulement d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence, mкme quand
la rйalitй elle-mкme n’existe pas. Semblablement aussi, l’intelligence divine a
pu de toute йternitй кtre adйquate aux choses qui n’ont pas existй de toute
йternitй mais ont йtй faites dans le temps ; et ainsi, les choses qui sont
dans le temps peuvent кtre nommйes vraies de toute йternitй d’aprиs la vйritй
йternelle. Si donc nous prenons la vйritй des choses vraies crййes inhйrente а
celles-ci, vйritй que nous trouvons dans les rйalitйs et dans l’intelligence
crййe, alors n’est йternelle ni la vйritй des rйalitйs ni celle des йnoncйs,
puisque les rйalitйs mкmes ou les intelligences auquelles ces vйritйs inhиrent
n’existent pas de toute йternitй. Mais si l’on prend la vйritй des choses
vraies crййes d’aprиs laquelle toutes choses sont nommйes vraies comme par une
mesure extrinsиque, et c’est la vйritй premiиre, alors la vйritй de toutes les
rйalitйs, de tous les йnoncйs et de toutes les intelligences est
йternelle ; et l’йternitй d’une telle vйritй est trouvйe par saint
Augustin au livre des Soliloques,
ainsi que par Anselme dans son Monologion ;
c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vйritй :
« Tu peux comprendre comment j’ai prouvй dans mon Monologion, par la vйritй d’un propos, que la vйritй surйminente
n’a ni principe ni fin. »
Or
cette vйritй premiиre ne peut porter sur toutes choses sans кtre une. Dans
notre intelligence, en effet, la vйritй se diversifie de deux faзons
seulement : d’abord, а cause de la diversitй des choses connues, dont
l’intelligence a diffйrentes connaissances, d’oщ rйsultent diffйrentes vйritйs
dans l’вme ; ensuite, а cause des diffйrentes faзons de concevoir :
en effet, la course de Socrate est une rйalitй unique, mais l’вme qui, en
composant et divisant, pense du mкme coup le temps, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme, pense
diversement la course de Socrate comme prйsente, passйe et future ; et par
consйquent, elle forme diverses conceptions en lesquelles se trouvent
diffйrentes vйritйs. Or les deux modes susdits de diversitй ne peuvent se
trouver dans la connaissance divine. En effet, Dieu n’a pas diffйrentes
connaissances des diffйrentes rйalitйs, mais il connaоt toutes choses par une
connaissance unique, car par une seule chose, c’est-а-dire par son essence, il
connaоt toutes choses, « n’appliquant pas sa connaissance а chacune
d’elles », comme dit Denys au livre des Noms divins. Semblablement aussi, sa connaissance ne regarde pas un
temps, puisqu’elle est mesurйe par l’йternitй qui, contenant tout temps, fait
abstraction de tout temps. Il reste donc qu’il n’y a pas plusieurs vйritйs de
toute йternitй.
Rйponse aux objections :
1° Comme Anselme s’explique lui-mкme au livre sur
la Vйritй, il a dit que la vйritй des
йnonciations n’йtait pas enclose par un principe et une fin, « non que ce
propos » — c’est-а-dire le propos qu’il envisageait et qui signifiait en
vйritй qu’une chose йtait future — « ait йtй sans principe, mais parce
qu’on ne peut pas concevoir en quel temps le propos existerait et la vйritй lui
ferait dйfaut ». Cela fait donc apparaоtre qu’il a voulu йtablir comme
йtant sans principe ni fin non pas la vйritй inhйrente а la rйalitй crййe, ni
le propos, mais la vйritй premiиre, d’aprиs laquelle l’йnonciation est appelйe
vraie comme d’aprиs une mesure extrinsиque.
2° Hors de l’вme, nous trouvons deux choses, а
savoir : la rйalitй elle-mкme, et les nйgations et privations de la
rйalitй ; et assurйment, ces deux choses ne se rapportent pas de la mкme
faзon а l’intelligence. Car la rйalitй elle-mкme, par l’espиce qu’elle possиde,
est adйquate а l’intelligence divine comme le produit de l’art est adйquat а
l’art ; et par la vertu de la mкme espиce, la rйalitй est de nature а se
rendre adйquate notre intelligence, en tant que, par sa ressemblance reзue dans
l’вme, elle produit une connaissance d’elle-mкme. Mais le non-йtant, considйrй
hors de l’вme, n’a ni de quoi кtre coadйquat а l’intelligence divine, ni de
quoi produire une connaissance de soi dans notre intelligence. Si donc le
non-йtant est adйquat а une quelconque intelligence, ce n’est pas en raison de
soi mais en raison de cette intelligence, qui reзoit en elle-mкme la notion de
non-йtant. La rйalitй qui est positivement quelque chose hors de l’вme a donc
en soi de quoi pouvoir кtre appelйe vraie, alors que dans le cas du non-кtre de
la rйalitй, tout ce qu’on lui attribue de vйritй est du cфtй de l’intelligence.
Donc, quand on dit : « Il est vrai que la vйritй n’est pas »,
puisque la vйritй signifiйe ici porte sur un non-йtant, elle n’a rien sinon
dans l’intelligence. Par consйquent, de la destruction de la vйritй qui est
dans la rйalitй, il s’ensuit seulement que la vйritй qui est dans
l’intelligence existe. Et ainsi, il est clair que l’on peut seulement en
conclure que la vйritй qui est dans l’intelligence est йternelle ; et de
toute faзon, il est nйcessaire qu’elle soit dans une intelligence йternelle, et
telle est la vйritй premiиre. Par l’argument susdit, on montre donc seulement
que la vйritй premiиre est йternelle.
3° & 4° On voit dиs
lors clairement la solution aux troisiиme et quatriиme arguments.
5° On ne peut pas penser, dans l’absolu, que la
vйritй n’est pas ; cependant, on peut penser qu’il n’est aucune vйritй
crййe, comme on peut aussi penser qu’il n’est aucune crйature. En effet,
l’intelligence peut penser qu’elle n’est pas et qu’elle ne pense pas, bien
qu’elle ne pense jamais sans qu’elle soit ou qu’elle pense ; car il n’est
pas nйcessaire que tout ce que l’intelligence possиde par la pensйe, elle le
pense lorsqu’elle pense, car elle ne fait pas toujours retour sur
elle-mкme ; voilа pourquoi il n’y a pas d’inconvйnient si elle pense que
la vйritй crййe, sans laquelle elle ne peut penser, n’existe pas.
6° Ce qui est futur, en tant qu’il est futur,
n’est pas, et de mкme pour ce qui est passй, en tant que tel. Par consйquent,
on juge pareillement de la vйritй du passй et du futur, et de la vйritй du
non-йtant : d’oщ l’on ne peut conclure а l’йternitй d’aucune vйritй, si ce
n’est de la vйritй premiиre, comme on l’a dйjа dit.
7° La parole de saint Augustin doit кtre ainsi
comprise : ces choses sont йternelles en tant qu’elles sont dans l’esprit
divin ; ou bien il prend « йternel » au sens de
« perpйtuel ».
8° Bien que l’on fasse une йnonciation vraie а
propos de l’йtant et du non-йtant, cependant, l’йtant et le non-йtant ne se
rapportent pas de la mкme faзon а la vйritй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dйjа dit ; la solution de l’objection est dиs lors йvidente.
9° Dieu a su de toute йternitй de nombreux
йnoncйs, mais cependant, il a su ces nombreux йnoncйs par une seule
connaissance. Par consйquent, il n’y a eu de toute йternitй qu’une seule vйritй
par laquelle fut vraie la connaissance divine des nombreuses rйalitйs devant
avoir lieu dans le temps.
10° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit,
l’intelligence est adйquate non seulement aux choses qui sont en acte mais
aussi а celles qui ne sont pas en acte, surtout l’intelligence divine, pour
laquelle rien n’est passй ni futur. Par consйquent, bien que les rйalitйs
n’aient pas йtй de toute йternitй dans leur nature propre, cependant
l’intelligence divine fut adйquate aux rйalitйs devant avoir lieu dans le temps
en leur nature propre ; voilа pourquoi elle eut de toute йternitй une connaissance
vraie des rйalitйs йgalement dans leur nature propre, quoique les vйritйs des
rйalitйs n’aient pas йtй de toute йternitй.
11° Bien que la notion de vйritй s’accomplisse dans
l’intelligence, cependant la notion de rйalitй ne s’accomplit pas dans l’intelligence.
Donc, bien que l’on accorde sans rйserve que la vйritй de toutes les rйalitйs
йtait de toute йternitй parce qu’elle йtait dans l’intelligence divine, on ne
peut cependant pas accorder sans rйserve que les rйalitйs aient йtй vraies de
toute йternitй pour la raison qu’elles йtaient dans l’intelligence divine.
12° Cet argument se comprend de la justice divine.
Ou bien, si on le comprend de la justice humaine, alors elle est appelйe
perpйtuelle comme les rйalitйs naturelles sont elles aussi appelйes perpйtuelles :
par exemple, nous disons que le feu se meut toujours vers le haut а cause de
son inclination de nature, sauf s’il est empкchй. Et parce que la vertu, comme
dit Cicйron, est « un habitus qui suit la raison а la faзon d’une nature »,
elle a, autant qu’il dйpend de sa nature de vertu, une inclination indйfectible
vers son acte, bien qu’elle soit parfois empкchйe ; voilа pourquoi il est
dit йgalement au dйbut du Digeste que
« la justice est une volontй constante et perpйtuelle qui fait droit а chacun ».
Et cependant, ce n’est pas la vйritй dont nous parlons maintenant qui est une
partie de la justice, mais la vйritй qui existe dans les aveux que l’on doit
faire au tribunal.
13° Ce qui est dit, а savoir que l’universel est
perpйtuel et incorruptible, Avicenne l’expose de deux faзons : d’abord en
sorte qu’il soit appelй perpйtuel et incorruptible en raison des particuliers,
qui n’ont jamais commencй et ne cesseront jamais, selon les tenants de
l’йternitй du monde — selon les philosophes, en effet, la gйnйration a lieu
afin de sauver dans l’espиce l’кtre perpйtuel, qui ne peut кtre sauvй dans
l’individu — ; ensuite, l’universel est appelй perpйtuel, parce qu’а la
corruption de l’individu il n’est pas corrompu par soi mais par accident.
14° Une chose est attribuйe par soi а une autre de
deux faзons : d’abord positivement, comme il est attribuй au feu de se
porter en haut ; et l’on nomme une chose d’aprиs une telle attribution par
soi plutфt que d’aprиs celle qui est par accident ; en effet, nous disons que
le feu se porte en haut et appartient plutфt aux choses qui se portent en haut
qu’а celles qui se portent vers le bas, bien que par accident le feu se porte
quelquefois vers le bas, comme c’est clairement le cas du fer enflammй. Mais
parfois, une chose est attribuйe par soi а une autre par mode de retrait, а
savoir, par le fait que les choses qui sont de nature а induire une disposition
contraire sont йloignйes d’elle. Si donc par accident l’une d’entre elles
survient, cette disposition contraire s’йnoncera de faзon absolue ; par
exemple, l’unitй est attribuйe par soi а la matiиre prime, non par position
d’une forme qui unit, mais par retrait des formes qui diversifient. Lors donc
que des formes distinguant la matiиre surviennent, on dit de faзon absolue
qu’il y a plusieurs matiиres, plutфt qu’une. Et il en est ainsi dans notre
propos : en effet, l’universel n’est pas appelй incorruptible comme s’il
avait quelque forme d’intйgritй, mais parce que les dispositions matйrielles
qui sont cause de corruption dans les individus ne lui conviennent pas par
soi ; aussi dit-on de faзon absolue, de l’universel qui existe dans les
rйalitйs particuliиres, qu’il se corrompt en ceci et en cela.
15° Alors que les autres genres, en tant que tels,
posent quelque chose dans la nature — car la quantitй, par lа mкme qu’elle est
quantitй, implique une chose —, seule la relation n’a pas, en tant que telle,
la propriйtй de poser quelque chose dans la nature, car elle ne prйdique pas
quelque chose, mais relativement а quelque chose ; c’est pourquoi l’on
trouve des relations qui ne posent rien dans la nature mais seulement dans la
raison ; et cela se produit en quatre cas, comme on peut le dйduire des
paroles du Philosophe et d’Avicenne. D’abord, par exemple, quand une chose est
rйfйrйe а elle-mкme, comme quand on dit « le mкme identique au
mкme » ; en effet, si cette relation posait dans la nature quelque
chose qui s’ajoute а ce qui est appelй identique, on pourrait aller а l’infini
dans les relations, car la relation mкme par laquelle une rйalitй est appelйe
identique serait identique а soi par quelque relation, et ainsi а l’infini.
Ensuite, quand la relation est elle-mкme rйfйrйe а quelque chose. En effet, on
ne peut pas dire que la paternitй soit rйfйrйe а son sujet par quelque relation
intermйdiaire, car cette relation intermйdiaire aurait elle aussi besoin d’une
autre relation intermйdiaire, et ainsi а l’infini. La relation qui est
signifiйe dans le rapport de la paternitй au sujet n’est donc pas dans la
nature mais seulement dans la raison. Troisiиmement, quand l’un des relatifs
dйpend de l’autre, et non l’inverse : par exemple, la science dйpend de
l’objet de science, et non l’inverse ; ainsi, la relation de la science а
l’objet est quelque chose dans la nature, mais non celle de l’objet а la
science, qui est seulement dans la raison. Quatriиmement, quand l’йtant est
rapportй au non-йtant, comme lorsque nous disons que nous sommes antйrieurs а
ceux qui doivent venir aprиs nous ; autrement, il s’ensuivrait que les
relations pourraient кtre en nombre infini dans le mкme, si la gйnйration
s’йtendait а l’infini dans le futur. Ainsi donc, les deux derniers cas font
apparaоtre а l’йvidence que la relation d’antйrioritй en question ne pose rien
dans la nature, mais seulement dans l’intelligence, car d’une part Dieu ne
dйpend pas des crйatures, et d’autre part une telle prioritй implique un
rapport de l’йtant au non-йtant. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait une vйritй
йternelle, si ce n’est dans l’intelligence divine, qui seule est йternelle, et
cette vйritй est la vйritй premiиre.
16° Bien que Dieu soit « par nature »
antйrieur aux rйalitйs crййes, il ne s’ensuit cependant pas que cette relation
soit une relation de nature, mais c’est parce qu’on la conзoit en considйrant
la nature de ce qui est appelй antйrieur et de ce qui est appelй
postйrieur ; comme aussi l’objet de science est appelй par nature
antйrieur а la science, bien que la relation de l’objet а la science ne soit
rien dans la nature.
17° Lorsqu’il est dit qu’en l’absence de signification
il est correct qu’une chose soit signifiйe, cela se comprend selon l’ordonnance
des rйalitйs qui existe dans l’intelligence divine, de mкme qu’en l’absence de
coffre il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de
l’art dans l’artisan. Donc de cela non plus, on ne peut pas conclure qu’il y
ait une autre vйritй йternelle que la vйritй premiиre.
18° La notion de vrai est fondйe sur l’йtant. Or,
bien que l’on pose en Dieu plusieurs Personnes et propriйtйs, on n’y pose cependant
qu’un seul кtre, parce que l’кtre, en Dieu, ne se dit qu’essentiellement ;
et tous ces йnoncйs : « le Pиre est » ou « Il
engendre », « le Fils est » ou « Il est engendrй », et
d’autres semblables, en tant qu’ils sont rйfйrйs а la rйalitй, n’ont qu’une
seule vйritй, qui est la vйritй premiиre et йternelle.
19° Bien que ce par quoi le Pиre est Pиre soit
autre que ce par quoi le Fils est Fils, car dans un cas c’est la paternitй et
dans l’autre la filiation, cependant c’est par le mкme que le Pиre est et que
le Fils est, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est
unique. Et la notion de vйritй n’est pas fondйe sur la notion de paternitй ni
de filiation en tant que telles, mais sur la notion d’entitй ; or la
paternitй et la filiation sont une seule essence, et c’est pourquoi les deux
ont une unique vйritй.
20° La propriйtй prйdiquйe par le nom d’homme et
celle prйdiquйe par l’expression « capable de rire » ne sont pas
identiques par essence, et n’ont pas un кtre unique, comme c’est le cas de la
paternitй et de la filiation ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
21° L’intelligence divine ne connaоt les choses, si
diverses soient-elles, que par une connaissance unique, mкme celles qui ont en
elles-mкmes diverses vйritйs. А bien plus forte raison connaоt-elle donc par
une connaissance unique tout ce genre de choses qui sont pensйes а propos des
Personnes. Il n’y a donc йgalement pour toutes ces choses qu’une unique vйritй. Article 6 : La vйritй crййe est-elle
immuable ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Je vois que cet
argument prouve que la vйritй demeure immuable. » Or l’argument prйcйdent
a concernй la vйritй de la signification, comme il apparaоt par ce qui prйcиde.
La vйritй des йnoncйs est donc immuable, ainsi que, pour la mкme raison, la
vйritй de la rйalitй qu’elle signifie.
2° Si la vйritй de l’йnonciation change, elle
change surtout au changement de la rйalitй. Or, la rйalitй ayant changй, la
vйritй de la proposition demeure. La vйritй de l’йnonciation est donc immuable.
Preuve de la mineure : la vйritй, suivant Anselme, est une certaine
rectitude, en ce sens que quelque chose accomplit ce qu’il a reзu dans l’esprit
divin. Or la proposition « Socrate est assis » a reзu dans l’esprit
divin de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie mкme quand
Socrate n’est pas assis. Donc, mкme lorsque Socrate n’est pas assis, la vйritй
demeure en elle ; et ainsi, la vйritй de la proposition susdite ne change
pas, mкme si la rйalitй change.
3° Si la vйritй change, ce ne peut кtre qu’aprиs
le changement des choses en lesquelles se trouve la vйritй, de mкme qu’on ne
dit que des formes changent que lorsque leurs sujets ont changй. Or la vйritй
ne change pas au changement des choses vraies, car une fois les choses vraies
dйtruites, la vйritй demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et
Anselme. La vйritй est donc tout а fait immuable.
4° La vйritй de la rйalitй est cause de la vйritй
de la proposition ; car « le discours est appelй vrai ou faux selon
que la chose est ou n’est pas ». Or la vйritй de la rйalitй est immuable.
Donc la vйritй de la proposition aussi. Preuve de la mineure : Anselme, au
livre sur la Vйritй, prouve que la
vйritй de l’йnonciation, par laquelle l’йnonciation accomplit ce qu’elle a reзu
dans l’esprit divin, reste immuable. Or semblablement, n’importe quelle rйalitй
accomplit ce que, dans l’esprit divin, elle a reзu de possйder. La vйritй de
n’importe quelle rйalitй est donc immuable.
5° Ce qui demeure toujours aprиs l’accomplissement
de tout changement, ne change jamais ; en effet, dans l’altйration des
couleurs, nous ne disons pas que la surface change, car elle demeure aprиs
n’importe quel changement des couleurs. Or la vйritй demeure dans la rйalitй
aprиs n’importe quel changement de la rйalitй, car l’йtant et le vrai sont
convertibles. La vйritй est donc immuable.
6° Lа oщ la cause est la mкme, l’effet est aussi
le mкme. Or la cause de la vйritй des trois propositions suivantes est la
mкme : « Socrate est assis », « Il sera assis »,
« Il a йtй assis », а savoir, la position assise de Socrate ;
leur vйritй est donc la mкme. Or, si l’une des trois propositions susdites est
vraie, il est semblablement nйcessaire que l’une des deux autres soit toujours
vraie ; car si « Socrate est assis » est vrai une fois, alors
« Socrate a йtй assis » ou « Socrate sera assis » a
toujours йtй et sera toujours vrai. L’unique vйritй des trois propositions se
comporte donc toujours d’une faзon unique, et ainsi, elle est immuable ;
donc, pour la mкme raison, n’importe quelle autre vйritй aussi.
En sens contraire :
Si
les causes changent, les effets changent. Or les rйalitйs, qui sont causes de
la vйritй de la proposition, changent. La vйritй des propositions change donc
aussi.
Rйponse :
On
dit de deux faзons que quelque chose change : d’abord, parce qu’il est le
sujet du changement, comme nous disons que le corps est changeant. Et en ce
sens aucune forme n’est changeante ; ainsi est-il dit que « la forme
se maintient en une essence invariable ». Puis donc que la vйritй est
signifiйe а la faзon d’une forme, la prйsente question n’est pas de savoir si
la vйritй est changeante de cette faзon. Ensuite, on dit que quelque chose
change, parce qu’un changement se produit selon lui ; par exemple, nous
disons que la blancheur change, parce que le corps est altйrй selon elle ;
et c’est en ce sens que l’on demande, concernant la vйritй, si elle est
changeante.
Et
pour le voir clairement, il faut savoir que ce selon quoi il y a changement, on
dit parfois qu’il change, mais parfois aussi qu’il ne change pas. En effet,
quand il est inhйrent а la chose qui est mue selon lui, alors on dit que
lui-mкme change aussi : par exemple, blancheur ou quantitй sont dites
changer lorsqu’une chose change selon elles, йtant donnй qu’elles-mкmes, dans
ce changement, se succиdent l’une а l’autre dans le sujet. Mais lorsque ce
selon quoi il y a changement est extrinsиque, alors il n’est pas mы dans ce
changement, mais demeure immobile. Par exemple, on ne dit pas que le lieu se
meut quand on se meut selon le lieu — et c’est pourquoi il est dit au troisiиme
livre de la Physique, que « le
lieu est la limite immobile du contenant » — йtant donnй qu’on ne dit pas
qu’il y a, par le mouvement local, une succession de lieux en un seul occupant,
mais plutфt une succession de nombreux occupants dans un lieu unique. Quant aux
formes inhйrentes, dont on dit qu’elles changent au changement du sujet, elles
ont deux modes de changement, car « changer » se dit pour les formes
gйnйrales autrement que pour les formes spйciales. En effet, la forme spйciale,
aprиs le changement, ne reste la mкme ni quant а l’кtre ni quant а la
notion : par exemple, la blancheur ne demeure nullement aprиs
l’altйration ; mais la forme gйnйrale, aprиs le changement, reste la mкme
quant а la notion, non quant а l’кtre : par exemple, aprиs le changement
du blanc au noir, la couleur reste certes selon la notion commune de couleur,
mais ce n’est pas la mкme espиce de couleur.
Or
on a dit plus haut qu’une chose est nommйe vraie par la vйritй premiиre comme
par une mesure extrinsиque, mais par la vйritй inhйrente comme par une mesure
intrinsиque. Les rйalitйs crййes varient donc, certes, dans leur participation
de la vйritй premiиre ; cependant la vйritй premiиre elle-mкme, d’aprиs
laquelle elles sont appelйes vraies, ne change aucunement ; et c’est ce
que dit saint Augustin au livre sur le Libre
Arbitre : « Nos esprits voient cette vйritй tantфt mieux, tantфt
moins ; tandis que celle-ci, demeurant en elle-mкme, ni ne s’accroоt, ni
ne diminue. » Par contre, si nous prenons la vйritй inhйrente aux
rйalitйs, alors on dit que la vйritй change dans la mesure oщ des choses
changent selon la vйritй. Donc, comme on l’a dйjа dit, la vйritй dans les
crйatures se trouve en deux choses : dans les rйalitйs mкmes, et dans
l’intelligence ; en effet, la vйritй de l’action est comprise dans la
vйritй de la rйalitй, et la vйritй de l’йnonciation dans la vйritй de la pensйe
qu’elle signifie. Or la rйalitй est appelйe vraie et relativement а
l’intelligence divine, et relativement а l’humaine.
Si
donc l’on entend la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence divine,
alors la vйritй de la rйalitй changeante change assurйment, non pas en
faussetй, mais en une autre vйritй, car la vйritй est une forme suprкmement
gйnйrale, puisque le vrai et l’йtant sont convertibles ; par consйquent,
de mкme qu’aprиs n’importe quel changement la rйalitй reste un йtant, quoique
autre, suivant l’autre forme par laquelle elle a l’кtre, de mкme elle demeure
toujours vraie, mais par une autre vйritй, car quelque forme ou privation
qu’elle acquiиre par le changement, la rйalitй est conformйe suivant celle-ci а
l’intelligence divine, qui la connaоt telle qu’elle est, suivant n’importe
quelle disposition.
Mais
si l’on considиre la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence
humaine, ou l’inverse, alors il se fait un changement tantфt de la vйritй en
faussetй, tantфt d’une vйritй en une autre. En effet, puisque « la vйritй
est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence » et que, si de choses
йgales on фte des parts йgales, il reste encore des choses йgales, non
toutefois de la mкme йgalitй, il est donc nйcessaire que lorsque l’intelligence
et la rйalitй changent semblablement, la vйritй demeure, certes, mais
diffйrente : comme si, Socrate йtant assis, l’on considиre que Socrate est
assis, et qu’ensuite, Socrate n’йtant pas assis, on considиre qu’il n’est pas
assis. Par contre, si quelque chose est фtй de l’un des йgaux et rien de
l’autre, ou si des choses inйgales sont фtйes de l’un et de l’autre, il doit
nйcessairement en rйsulter une inйgalitй, qui est а la faussetй ce que
l’йgalitй est а la vйritй ; de lа vient que si, la pensйe йtant vraie, la
rйalitй change sans que l’intelligence change, ou bien l’inverse, ou bien si
les deux changent mais non semblablement, alors la faussetй en rйsultera, et il
y aura ainsi changement de la vйritй en faussetй ; par exemple si, alors
que Socrate est blanc, on pense qu’il est blanc, la pensйe est vraie ; et
si aprиs cela on pense qu’il est noir alors que Socrate reste blanc, ou si, а
l’inverse, Socrate devenu noir est encore pensй comme blanc ; ou si,
devenu pвle, il est pensй comme rouge, alors la faussetй sera dans
l’intelligence.
Et
ainsi apparaоt clairement comment la vйritй change, et comment la vйritй ne
change pas.
Rйponse aux objections :
1° Anselme parle ici de la vйritй premiиre en tant
que toutes choses sont appelйes vraies d’aprиs elle comme d’aprиs une mesure
extrinsиque.
2° Parce que l’intelligence fait retour sur
elle-mкme et se pense tout comme elle pense les autres rйalitйs, ainsi qu’il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme,
on peut considйrer de deux faзons les choses qui relиvent de l’intelligence, en
ce qui concerne la notion de vйritй. D’abord, en tant qu’elles sont des
rйalitйs ; et ainsi, la vйritй se dit d’elles tout comme elle se dit des
autres rйalitйs, c’est-а-dire que, de mкme que la rйalitй est appelйe vraie
parce que, lorsqu’elle conserve sa nature, elle accomplit ce qu’elle a reзu dans
l’esprit divin, de mкme l’йnonciation est appelйe vraie lorsqu’elle conserve sa
nature, qui lui a йtй dispensйe dans l’esprit divin et ne peut lui кtre фtйe
tant que l’йnonciation elle-mкme demeure. Ensuite, on peut les considйrer dans
leur rapport aux rйalitйs pensйes ; et ainsi, l’йnonciation est appelйe
vraie quand elle est adйquate а la rйalitй, et une telle vйritй change, comme
on l’a dit.
3° La vйritй qui demeure aprиs la destruction des
rйalitйs vraies est la vйritй premiиre, qui ne change pas, mкme aprиs un
changement des rйalitйs.
4° Tant que la rйalitй demeure, un changement ne
peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles : par
exemple, il est essentiel а l’йnonciation de signifier ce pour la signification
de quoi elle a йtй йtablie ; il ne s’ensuit donc pas que la vйritй de la
rйalitй n’est nullement changeante, mais qu’elle est immuable quant aux choses
essentielles а la rйalitй, tant que celle-ci demeure ; cependant un
changement survient en elles par la corruption de la rйalitй. Mais quant aux
choses accidentelles, un changement peut survenir mкme si la rйalitй
demeure ; et ainsi, quant aux choses accidentelles, il peut se faire un
changement de la vйritй de la rйalitй.
5° Aprиs tout changement la vйritй demeure, mais
non identique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.
6° L’identitй de la vйritй ne dйpend pas seulement
de l’identitй de la rйalitй, mais aussi de l’identitй de l’intellection, tout
comme l’identitй de l’effet dйpend de l’identitй de l’agent et du patient. Or,
bien que ce soit la mкme rйalitй qui est signifiйe par ces trois propositions,
leur intellection n’est cependant pas identique, car dans la composition de
l’intelligence s’ajoute le temps ; il y a donc diffйrentes intellections
selon que le temps varie. Article 7 : La vйritй se dit-elle en Dieu
essentiellement ou personnellement ?
Objections :
Il
semble qu’elle se dise personnellement.
1° En Dieu, tout ce qui implique une relation de
principe se dit personnellement. Or c’est le cas de la vйritй, comme le montre
saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, oщ il dit que la vйritй divine est « la suprкme ressemblance
du principe sans aucune dissemblance, d’oщ naоt la faussetй » ; donc
la vйritй, en Dieu, se dit personnellement.
2° De mкme que rien n’est semblable а soi, rien
non plus n’est йgal а soi. Or la ressemblance en Dieu implique la distinction
des Personnes, suivant saint Hilaire, parce que rien n’est semblable а
soi ; donc, pour la mкme raison, l’йgalitй aussi l’implique. Or la vйritй
est une certaine йgalitй ; elle implique donc en Dieu une distinction
personnelle.
3° Tout ce qui implique en Dieu une йmanation, se
dit personnellement. Or la vйritй, comme aussi le verbe, implique une certaine
йmanation, car elle signifie la conception de l’intelligence. Donc, de mкme que
le verbe se dit personnellement, de mкme aussi la vйritй.
En sens contraire :
Des
trois Personnes unique est la vйritй, comme dit saint Augustin au huitiиme
livre sur la Trinitй. Elle est donc
quelque chose d’essentiel et non de personnel.
Rйponse :
En
Dieu, la vйritй peut s’entendre de deux faзons : d’abord proprement,
ensuite quasi mйtaphoriquement.
En
effet, si l’on entend la vйritй proprement, alors elle impliquera l’йgalitй de
l’intelligence divine et de la rйalitй. Or l’intelligence divine pense
premiиrement la rйalitй qu’est son essence, par laquelle elle pense toutes les
autres choses ; aussi la vйritй en Dieu implique-t-elle principalement
l’йgalitй de l’intelligence divine et de la rйalitй qu’est son essence, et
consйquemment celle de l’intelligence divine avec les rйalitйs crййes.
Or
l’intelligence de Dieu et son essence ne sont pas adйquates entre elles comme
le mesurant et le mesurй, puisque l’une n’est pas le principe de l’autre mais
qu’elles sont tout а fait identiques ; aussi la vйritй rйsultant d’une
telle йgalitй n’implique-t-elle aucune notion de principe, qu’il soit pris du
cфtй de l’essence ou du cфtй de l’intelligence : elle y est une et la
mкme ; en effet, de mкme que le pensant et la rйalitй pensйe y sont
identiques, de mкme la vйritй de la rйalitй et la vйritй de l’intelligence y
sont identiques, sans aucune connotation de principe.
En
revanche, si l’on prend la vйritй de l’intelligence divine en tant qu’elle est
adйquate aux rйalitйs crййes, alors la vйritй restera encore la mкme, comme
c’est par le mкme que Dieu pense soi-mкme et les autres choses, mais cependant
s’ajoute dans le concept de vйritй la notion de principe relativement aux
crйatures, auxquelles l’intelligence divine se rapporte comme une mesure et une
cause.
Or,
en Dieu, tout nom qui n’implique pas la notion de principe ou de principiй, ou
encore qui implique la notion de principe relativement aux crйatures, se dit
essentiellement. Donc, en Dieu, si l’on prend la vйritй proprement, elle se dit
essentiellement ; elle est cependant appropriйe а la Personne du Fils,
comme l’art et les autres choses qui concernent l’intelligence.
La
vйritй est entendue en Dieu mйtaphoriquement ou par ressemblance quand nous l’y
considйrons suivant la notion avec laquelle on la trouve dans les rйalitйs
crййes, en lesquelles on parle de vйritй lorsque la rйalitй crййe imite son
principe, qui est l’intelligence divine. D’oщ en Dieu, semblablement, la vйritй
est appelйe de cette faзon la suprкme imitation du Principe, imitation qui
convient au Fils ; et selon cette acception de la vйritй, la vйritй
convient proprement au Fils, et se dit personnellement ; et c’est ainsi
que s’exprime saint Augustin au livre sur la Vraie Religion.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs lors clairement la solution au
premier argument.
2° L’йgalitй implique parfois en Dieu une relation
dйsignant une distinction personnelle, comme quand nous disons que le Pиre et
le Fils sont йgaux ; et dans ce cas, on conзoit dans le nom d’йgalitй une
distinction rйelle. Parfois, au contraire, on ne conзoit pas dans le nom
d’йgalitй une distinction rйelle, mais seulement une distinction de raison,
comme lorsque nous disons que la sagesse et la bontй divines sont йgales. Il
n’est donc pas nйcessaire que l’йgalitй implique une distinction
personnelle ; et telle est l’йgalitй impliquйe par le nom de vйritй,
puisque c’est l’йgalitй de l’intelligence et de l’essence.
3° Bien que la vйritй soit conзue par
l’intelligence, cependant la notion de conception n’est pas exprimйe par le nom
de vйritй, comme elle l’est par le nom de verbe ; il n’en va donc pas de
mкme. Article 8 : Toute vйritй autre vient-elle
de la vйritй premiиre ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Il est vrai qu’un tel fornique ; or cela
ne vient pas de la vйritй premiиre ; donc toute vйritй ne vient pas de la
vйritй premiиre.
2° [Le rйpondant] disait que la vйritй de
signe ou d’intellection, selon laquelle cela est appelй vrai, vient de Dieu,
mais non pas en tant que cela est rйfйrй а la rйalitй. En
sens contraire : en plus de la vйritй premiиre, il y a non
seulement la vйritй de signe ou d’intellection, mais aussi la vйritй de la
rйalitй. Si donc ce vrai ne vient pas de Dieu en tant qu’il est rйfйrй а la
rйalitй, alors cette vйritй de la rйalitй ne viendra pas de Dieu ; et
ainsi, le propos est maintenu que toute vйritй autre ne vient pas de Dieu.
3° De « Un tel fornique » on
dйduit : « Il est donc vrai qu’un tel fornique », et ce faisant,
on descend de la vйritй d’une proposition а la vйritй d’un dictum, vйritй qui exprime celle de la rйalitй ; la vйritй
susdite consiste donc en ce que cet acte est composй avec ce sujet. Or la
vйritй du dictum ne viendrait pas de
la composition d’un tel acte avec le sujet, si l’on ne considйrait la composition
de l’acte existant dans sa difformitй ; la vйritй de la rйalitй n’existe
donc pas seulement quant а l’essence mкme de l’acte, mais aussi quant а sa
difformitй. Or l’acte considйrй dans sa difformitй ne vient nullement de Dieu.
Donc toute vйritй de la rйalitй ne vient pas de Dieu.
4° Anselme dit que la rйalitй est appelйe vraie en
tant qu’elle est comme elle doit кtre ; et parmi les faзons dont on peut
dire que la rйalitй doit кtre, il en pose une, selon laquelle on dit qu’une
rйalitй doit кtre parce qu’elle advient avec la permission de Dieu. Or la
permission de Dieu s’йtend aussi а la difformitй de l’acte ; la vйritй de
la rйalitй atteint donc aussi cette difformitй ; or cette difformitй ne
vient nullement de Dieu ; donc toute vйritй ne vient pas de Dieu.
5° [Le rйpondant] disait que, de mкme que
la difformitй ou la privation n’est pas appelйe « йtant » au plein
sens du terme mais а un certain point de vue, de mкme aussi on dit qu’elle a
une vйritй non pas au plein sens du terme mais а un certain point de vue ;
et une telle vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu. En sens contraire : le vrai ajoute а l’йtant une
relation а l’intelligence. Or bien que la difformitй ou la privation en soi ne
soit pas un йtant au plein sens du terme, elle est cependant, au plein sens du
terme, apprйhendйe par l’intelligence ; donc, bien qu’elle n’ait pas une
entitй au plein sens du terme, elle a une vйritй au plein sens du terme.
Tout
[ce qui est] а un certain point de vue se ramиne а [ce qui est] au plein sens
du terme ; par exemple, qu’un Йthiopien soit blanc quant а sa dent, se
ramиne а ceci que la dent de l’Йthiopien est blanche au plein sens du terme. Si
donc quelque vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu, alors tout
ce qui est vrai au plein sens du terme ne viendra pas de Dieu ; ce qui est
absurde.
6° Ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas
cause de l’effet ; par exemple, Dieu n’est pas cause de la difformitй du
pйchй, parce qu’il n’est pas cause du dйfaut dans le libre arbitre, par oщ se
produit la difformitй du pйchй. Or, de mкme que l’кtre est cause de la vйritй
des propositions affirmatives, de mкme le non-кtre pour les nйgatives. Puis
donc que Dieu n’est pas cause de ce qui est non-кtre, comme dit saint Augustin
au livre des 83 Questions, il
reste que Dieu n’est pas cause des propositions nйgatives ; et ainsi,
toute vйritй ne vient pas de Dieu.
7° Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai est ce qui
est tel qu’on le voit ». Or quelque mal est tel qu’on le voit ; donc
quelque mal est vrai. Or aucun mal ne vient de Dieu ; donc toute chose
vraie ne vient pas de Dieu.
8° [Le rйpondant] disait que le mal n’est
pas vu par l’espиce du mal, mais par l’espиce du bien. En
sens contraire : l’espиce du bien ne fait jamais apparaоtre que le
bien ; si donc le mal n’est vu que par l’espиce du bien, le mal
n’apparaоtra jamais que comme bon ; ce qui est faux.
En sens contraire :
1° А propos de 1 Cor. 12, 3 :
« Personne ne peut dire, etc. », saint Ambroise dit :
« Tout chose vraie, dite par n’importe qui, vient du Saint-Esprit. »
2° Toute bontй crййe vient de la bontй premiиre
incrййe, qui est Dieu. Donc, pour la mкme raison, toute vйritй autre vient de
la vйritй premiиre, qui est Dieu.
3° La notion de vйritй s’accomplit dans
l’intelligence. Or toute intelligence vient de Dieu. Toute vйritй vient donc de
Dieu.
4° Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai, c’est ce
qui est ». Or tout кtre vient de Dieu ; donc toute vйritй aussi.
5° De mкme que le vrai est convertible avec
l’йtant, de mкme aussi l’un, et vice
versa. Or toute unitй vient de l’unitй premiиre, comme dit saint Augustin
au livre sur la Vraie Religion. Donc
aussi, toute vйritй vient de la vйritй premiиre.
Rйponse :
Dans
les rйalitйs crййes, la vйritй se trouve dans les rйalitйs et dans
l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit : dans
l’intelligence, en tant qu’elle est adйquate aux rйalitйs dont elle a
connaissance ; et dans les rйalitйs, en tant qu’elles imitent l’intelligence
divine, qui est leur mesure, comme l’art est la mesure de tous les produits de
l’art ; et d’une autre faзon, en tant qu’elles sont de nature а causer une
apprйhension vraie d’elles-mкmes dans l’intelligence humaine, qui est mesurйe
par les rйalitйs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or
la rйalitй qui existe hors de l’вme imite par sa forme l’art de l’intelligence
divine ; par cette mкme forme elle est de nature а causer une apprйhension
vraie dans l’intelligence humaine, et c’est aussi par cette forme que chaque
rйalitй a l’кtre ; la vйritй des rйalitйs existantes inclut donc en sa
notion l’entitй de celles-ci, et ajoute une relation d’adйquation а
l’intelligence humaine ou divine. Mais les nйgations ou les privations qui
existent hors de l’вme n’ont pas de forme soit pour imiter le modиle de l’art
divin, soit pour apporter une connaissance d’elles-mкmes dans l’intelligence
humaine ; et si elles sont adйquates а l’intelligence, cela est dы а
l’intelligence, qui apprйhende leurs notions.
Ainsi
donc, on voit clairement que, lorsque la pierre est appelйe vraie et que la
cйcitй est appelйe vraie, la vйritй ne se rapporte pas а l’une et а l’autre de
la mкme faзon : en effet, la vйritй dite de la pierre inclut en sa notion
l’entitй de la pierre, et ajoute une relation а l’intelligence, relation causйe
aussi du cфtй de la rйalitй mкme, puisqu’elle a quelque chose selon quoi elle
peut кtre rйfйrйe ; mais la vйritй dite de la cйcitй n’inclut pas en soi
la privation mкme qu’est la cйcitй, mais seulement la relation de la cйcitй а
l’intelligence, relation qui n’a, du cфtй de la cйcitй elle-mкme, rien en quoi
elle soit fondйe, puisque la cйcitй n’est pas йgalйe а l’intelligence en vertu
d’une chose qu’elle aurait en soi.
Il
est donc йvident que la vйritй trouvйe dans les rйalitйs crййes ne peut rien
comprendre d’autre que l’entitй de la rйalitй et l’adйquation de la rйalitй а
l’intelligence, ou l’йgalitй de l’intelligence avec les rйalitйs ou les
privations des rйalitйs ; or tout cela vient de Dieu, car et la forme mкme
de la rйalitй, par laquelle celle-ci est adйquate, vient de Dieu, et le vrai
lui-mкme, en tant que bien de l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre
de l’Йthique — car le bien de chaque
rйalitй consiste dans la parfaite opйration de cette rйalitй ; or
l’opйration de l’intelligence n’est parfaite que dans la mesure oщ elle connaоt
le vrai ; c’est donc en cela que consiste son bien en tant que tel
— ; par consйquent, puisque tout bien vient de Dieu, ainsi que toute
forme, il est nйcessaire de dire dans l’absolu que toute vйritй vient de Dieu.
Rйponse aux objections :
1° Lorsqu’on argumente ainsi : « Toute
chose vraie vient de Dieu, or il est vrai qu’un tel fornique, donc,
etc. », intervient un sophisme d’accident. En effet, comme ce qu’on a dйjа
dit peut le faire apparaоtre, lorsque nous disons : « il est vrai
qu’un tel fornique », nous ne disons pas cela comme si le dйfaut mкme qui
est impliquй dans l’acte de fornication йtait inclus dans la notion de
vйritй ; mais le vrai prйdique seulement l’adйquation de ceci а
l’intelligence. On ne doit donc pas conclure qu’il vient de Dieu qu’un tel
fornique, mais que sa vйritй vient de Dieu.
2° Les difformitйs et les autres dйfauts n’ont pas
une vйritй comme les autres rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit ; voilа pourquoi, bien que la vйritй des dйfauts vienne de Dieu, on ne
peut en conclure que la difformitй vient de Dieu.
3° Selon le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, la vйritй ne consiste pas
dans la composition qui est dans les rйalitйs, mais dans la composition que
fait l’вme ; voilа pourquoi la vйritй ne consiste pas en ce que cet acte
avec sa difformitй inhиre au sujet — car cela concerne la notion de bien ou de
mal — mais en ce que l’acte qui inhиre ainsi au sujet est adйquat а
l’apprйhension de l’вme.
4° Le bien, le dы et le droit, et toutes choses
semblables, ne se rapportent pas de la mкme faзon а la permission divine et aux
autres signes de volontй. Car dans les autres, on se rйfиre et а l’objet de
l’acte de volontй, et а l’acte de volontй lui-mкme : par exemple, quand
Dieu commande d’honorer ses parents, а la fois l’honneur des parents est
lui-mкme un certain bien, et le commandement est bon aussi. Mais dans la
permission, on se rйfиre seulement а l’acte de celui qui permet, et non а
l’objet de la permission ; aussi est-il droit que Dieu permette que des
difformitйs surviennent ; cependant il ne s’ensuit pas que la difformitй
elle-mкme ait une rectitude.
5° La vйritй а un certain point de vue, qui
convient aux nйgations et aux dйfauts, se ramиne а la vйritй au plein sens du
terme, qui est dans l’intelligence et vient de Dieu ; voilа pourquoi la
vйritй des dйfauts vient de Dieu, bien que les dйfauts eux-mкmes ne viennent
pas de Dieu.
6° Le non-кtre n’est pas cause de la vйritй des
propositions nйgatives comme s’il les produisait dans l’intelligence, mais
c’est l’вme qui fait cela en se conformant au non-йtant qui est hors de
l’вme ; le non-кtre existant hors de l’вme n’est donc pas cause efficiente
de la vйritй dans l’вme, mais cause quasi exemplaire. L’objection, elle, valait
pour une cause efficiente.
7° Bien que le mal ne vienne pas de Dieu,
cependant, que le mal soit vu tel qu’il est, cela vient assurйment de
Dieu ; donc la vйritй par laquelle il est vrai qu’il est mal, vient de
Dieu.
8° Bien que le mal n’agisse sur l’вme que par
l’espиce du bien, cependant, parce qu’il est un bien dйficient, l’вme dйcouvre
en soi la notion de dйfaut, et en cela conзoit la notion de mal ; et c’est
ainsi que le mal paraоt mal. Article 9 : La vйritй est-elle dans le
sens ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Anselme dit que « la vйritй est une
rectitude que l’esprit seul peut percevoir ». Or le sens n’est pas de la
nature de l’esprit. La vйritй n’est donc pas dans le sens.
2° Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vйritй n’est
pas connue par les sens corporels, et ses arguments ont dйjа йtй donnйs. La
vйritй n’est donc pas dans le sens.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « c’est la
vйritй qui montre ce qui est ». Or ce qui est se montre non seulement а
l’intelligence mais aussi au sens ; la vйritй est donc non seulement dans
l’intelligence mais aussi dans le sens.
Rйponse :
La
vйritй est dans l’intelligence et dans le sens, mais pas de la mкme faзon.
Elle
est dans l’intelligence comme une consйquence de l’acte de l’intelligence et
comme connue par l’intelligence. En effet, elle s’ensuit de l’opйration de
l’intelligence en tant que le jugement de l’intelligence porte sur la rйalitй
telle qu’elle est ; et elle est connue par l’intelligence en tant que
l’intelligence fait retour sur son acte : non seulement en tant qu’elle
connaоt son acte, mais aussi en tant qu’elle connaоt la proportion de celui-ci
а la rйalitй ; or assurйment, cette proportion ne peut кtre connue qu’une
fois connue la nature de l’acte lui-mкme, et celle-ci ne peut кtre connue sans
que soit connue la nature du principe actif, qui est l’intelligence elle-mкme,
dont la nature comporte qu’elle soit conformйe aux rйalitйs ; par
consйquent, l’intelligence connaоt la vйritй dans la mesure oщ elle fait retour
sur elle-mкme.
La
vйritй est dans le sens comme une consйquence de son acte, c’est-а-dire tant
que le jugement du sens porte sur la rйalitй telle qu’elle est ; mais
cependant, elle n’est pas dans le sens comme connue par le sens, car bien que
le sens juge sur les rйalitйs en vйritй, cependant il ne connaоt pas la vйritй
par laquelle il juge en vйritй ; en effet, bien que le sens connaisse qu’il
sent, cependant il ne connaоt pas sa nature, ni par consйquent la nature de son
acte, ni sa proportion а la rйalitй, ni par suite sa vйritй. Et en voici la
raison.
Parmi
les йtants, ceux qui sont les plus parfaits, comme les substances
intellectuelles, reviennent а leur essence par un retour complet : car dиs
lors qu’ils connaissent une chose qui est placйe hors d’eux-mкmes, ils
s’avancent en quelque sorte hors d’eux-mкmes ; mais dans la mesure oщ ils
connaissent qu’ils connaissent, ils commencent dйjа а revenir а soi, parce que
l’acte de connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et le connu. Mais
ce retour est achevй lorsqu’ils connaissent leurs propres essences : c’est
pourquoi il est dit au livre des Causes
que « tout ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour
complet ».
Mais
le sens, qui parmi les autres [puissances] est plus proche de la substance
intellectuelle, commence certes а revenir а son essence, car non seulement il
connaоt le sensible, mais encore il connaоt qu’il sent ; cependant, son
retour n’est pas achevй, car le sens ne connaоt pas son essence ; et
Avicenne en dйtermine ainsi la raison : le sens ne connaоt rien si ce
n’est par un organe corporel ; or il n’est pas possible qu’un organe
corporel vienne en intermйdiaire entre la puissance sensitive et elle-mкme.
Quant
aux puissances insensibles, elles ne font aucunement retour sur elles-mкmes,
car elles ne connaissent pas qu’elles agissent, comme le feu ne connaоt pas
qu’il chauffe.
Rйponse aux objections :
1° & 2° On voit dиs
lors clairement la solution aux objections. Article 10 : Quelque rйalitй est-elle
fausse ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « le vrai, c’est
ce qui est ». Le faux est donc ce qui n’est pas. Or ce qui n’est pas,
n’est pas une rйalitй. Donc aucune rйalitй n’est fausse.
2° [Le rйpondant] disait que le vrai est
une diffйrence de l’йtant ; et ainsi, de mкme que le vrai est ce qui est,
de mкme aussi le faux. En sens contraire :
aucune diffйrence qui divise n’est convertible avec ce dont elle est une
diffйrence. Or le vrai est convertible avec l’йtant, comme on l’a dйjа
dit ; le vrai n’est donc pas une diffйrence qui divise l’йtant, pour qu’on
puisse appeler fausse une rйalitй.
3° « La vйritй est adйquation de la rйalitй
et de l’intelligence. » Or toute rйalitй est adйquate а l’intelligence
divine, parce que rien ne peut кtre en soi autrement que l’intelligence divine
le connaоt. Toute rйalitй est donc vraie ; aucune rйalitй n’est donc
fausse.
4° Toute rйalitй a une vйritй par sa forme ;
en effet, un homme est appelй vrai parce qu’il a la vraie forme d’homme. Or il
n’est aucune rйalitй qui n’ait quelque forme, car tout кtre vient de la forme.
N’importe quelle rйalitй est donc vraie ; donc aucune rйalitй n’est
fausse.
5° Le vrai est au faux ce que le bien est au mal.
Or, parce que le mal se trouve dans les rйalitйs, il n’est substantifiй que
dans le bien, comme disent Denys et saint Augustin. Si donc la faussetй se
trouve dans les rйalitйs, elle ne sera substantifiйe que dans le vrai ; ce
qui ne semble pas possible, car alors, le mкme serait vrai et faux — ce qui est
impossible —, comme le mкme est homme et blanc pour la raison que la blancheur
est substantifiйe dans l’homme.
6° Saint Augustin, au livre des Soliloques, fait cette objection :
si une rйalitй est appelйe fausse, c’est soit а cause de sa ressemblance, soit
а cause de sa dissemblance. « Si c’est а cause de la dissemblance, il n’y
aura plus rien qui ne puisse кtre qualifiй de faux, car il n’est rien qui ne
soit dissemblable а quelque autre chose. Si c’est а cause de la ressemblance,
toutes choses protestent, elles qui sont vraies justement parce qu’elles sont
semblables. » La faussetй ne peut donc aucunement se trouver dans les
rйalitйs.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dйfinit ainsi le faux :
« le faux est ce qui offre de la ressemblance avec une autre chose »
et ne parvient pas а ce dont il porte la ressemblance. Or toute crйature porte
la ressemblance de Dieu. Puis donc qu’aucune crйature n’atteint Dieu lui-mкme
par mode d’identitй, il semble que toute crйature soit fausse.
2° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Tout corps
est un vrai corps et une fausse unitй. » Or il dit cela parce que le corps
imite l’unitй et cependant n’est pas l’unitй. Puis donc que n’importe quelle
crйature, selon n’importe laquelle de ses perfections, imite la perfection
divine et nйanmoins est infiniment distante de Dieu, il semble que toute
crйature soit fausse.
3° De mкme que le vrai est convertible avec
l’йtant, de mкme aussi le bien. Or, que le bien soit convertible avec l’йtant,
n’empкche pas qu’une rйalitй soit trouvйe mauvaise ; donc, que le vrai
soit convertible avec l’йtant, n’empкche pas non plus qu’une rйalitй soit
trouvйe fausse.
4° Anselme dit au livre sur la Vйritй qu’il y a deux vйritйs pour une
proposition : l’une, parce qu’elle signifie ce qu’elle a reзu de
signifier, par exemple la proposition « Socrate est assis » signifie
que Socrate est assis, que Socrate soit ou non assis ; l’autre, quand elle
signifie ce pour quoi elle est faite — car elle est faite pour signifier
l’кtre, quand il est — et dans ce cas, l’йnonciation est appelйe vraie
proprement. Donc, pour la mкme raison, n’importe quelle rйalitй sera appelйe
vraie lorsqu’elle accomplit ce pour quoi elle est, et fausse lorsqu’elle ne
l’accomplit pas. Or toute rйalitй qui manque sa fin n’accomplit pas ce pour
quoi elle est. Puis donc que de nombreuses rйalitйs sont telles, il semble que
beaucoup soient fausses.
Rйponse :
De
mкme que la vйritй consiste en une adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence, de mкme la faussetй rйside dans leur inйgalitй.
Or
la rйalitй est en rapport а l’intelligence divine et а l’humaine, comme on l’a
dйjа dit ; elle se rapporte а l’intelligence divine d’abord comme le
mesurй а la mesure, quant aux choses qui se disent ou se trouvent positivement
dans les rйalitйs, car tout ce genre de choses provient de l’art de
l’intelligence divine ; ensuite comme le connu au connaissant, et ainsi, mкme
les nйgations et les dйfauts sont adйquats а l’intelligence divine, car Dieu
connaоt toutes les choses de ce genre, quoiqu’il ne les cause pas. On voit donc
clairement que la rйalitй, de quelque faзon qu’elle se comporte, et sous
quelque forme, privation ou dйfaut qu’elle existe, est adйquate а
l’intelligence divine. Et ainsi, il est йvident que n’importe quelle rйalitй,
relativement а l’intelligence divine, est vraie, et c’est pourquoi Anselme dit
au livre sur la Vйritй :
« La vйritй est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, car
elles sont ce qu’elles sont dans la vйritй surйminente. » Donc,
relativement а l’intelligence divine, aucune rйalitй ne peut кtre appelйe
fausse.
Mais
quant а son rapport а l’intelligence humaine, on trouve parfois entre la
rйalitй et l’intelligence une inйgalitй qui est causйe d’une certaine faзon par
la rйalitй elle-mкme ; en effet, la rйalitй produit dans l’вme une
connaissance d’elle-mкme par ce qui apparaоt d’elle extйrieurement, car notre
connaissance tire son origine du sens, qui a pour objet par soi les qualitйs
sensibles ; et c’est pourquoi il est dit au premier livre sur l’Вme que « les accidents contribuent
pour une grande part а la connaissance de la quidditй » ; voilа
pourquoi, lorsque dans une rйalitй apparaissent des qualitйs sensibles montrant
une nature qui ne gоt pas sous ces qualitйs, on dit que cette rйalitй est
fausse ; ainsi le philosophe dit-il au cinquiиme livre de la Mйtaphysique qu’on appelle fausses
« les choses qui paraissent naturellement ou bien telles qu’elles ne sont
pas, ou bien ce qu’elles ne sont pas » ; par exemple, on appelle faux
un or sur lequel apparaоt extйrieurement la couleur de l’or et d’autres
accidents de ce genre, alors qu’intйrieurement la nature de l’or ne gоt pas au-dessous.
Et cependant, la rйalitй n’est pas cause de faussetй dans l’вme de telle sorte
qu’elle cause nйcessairement la faussetй ; car la vйritй et la faussetй
existent surtout dans le jugement de l’вme ; or l’вme, en tant qu’elle
juge sur les rйalitйs, ne subit pas les rйalitйs, mais agit plutфt, d’une
certaine faзon. Par consйquent, une rйalitй n’est pas appelйe fausse parce
qu’elle produirait toujours une apprйhension fausse d’elle-mкme, mais parce
qu’elle la produit naturellement par ce qui apparaоt d’elle.
Or,
comme on l’a dit, le rapport de la rйalitй а l’intelligence divine lui est
essentiel, et selon ce rapport elle est appelйe vraie par soi ; alors que
le rapport а l’intelligence humaine lui est accidentel, et selon ce rapport
elle n’est pas appelйe vraie dans l’absolu mais comme а un certain point de vue
et en puissance. Pour cette raison, absolument parlant, toute rйalitй est vraie
et aucune rйalitй n’est fausse ; mais а un certain point de vue,
c’est-а-dire relativement а notre intelligence, des rйalitйs sont appelйes
fausses ; et ainsi, il est nйcessaire de rйpondre aux arguments de part et
d’autre.
Rйponse aux objections :
1° La dйfinition « le vrai, c’est ce qui
est » n’exprime pas parfaitement la notion de vйritй, mais ne l’exprime
que matйriellement, pour ainsi dire, sauf si l’expression « кtre »
signifie l’affirmation de la proposition : de la sorte, on dirait que cela
est vrai, que l’on dit ou pense кtre comme il est dans les rйalitйs, et de mкme
aussi, on appellerait faux ce qui n’est pas, c’est-а-dire ce qui n’est pas
comme il est dit ou pensй ; et cela peut se trouver dans les rйalitйs.
2° Le vrai, а proprement parler, ne peut кtre une
diffйrence de l’йtant, car l’йtant n’a pas de diffйrence, comme cela est prouvй
au troisiиme livre de la Mйtaphysique ;
mais en quelque sorte, le vrai se rapporte а l’йtant а la faзon d’une
diffйrence, comme c’est aussi le cas du bien, а savoir, en tant qu’ils
expriment de l’йtant quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom
d’йtant ; par consйquent le concept d’йtant est indйterminй au regard du
concept de vrai, et ainsi, le concept de vrai se rapporte d’une certaine faзon
au concept d’йtant comme la diffйrence au genre.
3° Cet argument doit кtre accordй, car il vaut
pour la rйalitй relativement а l’intelligence divine.
4° Bien que n’importe quelle rйalitй ait quelque
forme, cependant toute rйalitй n’a pas la forme dont il apparaоt des indices
par les qualitйs sensibles ; et d’aprиs ces indices, la rйalitй est
appelйe fausse en tant qu’elle est naturellement apte а produire une estimation
fausse d’elle-mкme.
5° Quelque chose qui existe hors de l’вme est
appelй faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, parce qu’il est de nature а
produire une estimation fausse de lui-mкme ; or ce qui n’est rien, ne
produit naturellement aucune estimation de lui-mкme, car il ne meut pas la
puissance cognitive ; il est donc nйcessaire que ce qu’on appelle faux
soit un йtant. Puis donc que tout йtant, en tant que tel, est vrai, il est
nйcessaire que la faussetй qui existe dans les rйalitйs soit fondйe sur quelque
vйritй ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Soliloques que l’acteur tragique qui reprйsente au thйвtre des
personnages autres ne serait pas un faux Hector s’il n’йtait un vrai
acteur ; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval s’il
n’йtait une pure peinture. Et cependant, il ne s’ensuit pas que des
contradictoires soient vraies, car l’affirmation et la nйgation par lesquelles
on dit le vrai et le faux ne se rйfиrent pas au mкme.
6° Une rйalitй est appelйe fausse en tant qu’elle
est de nature а tromper, et quand je dis « tromper », je signifie une
certaine action amenant un dйfaut ; or rien n’est de nature а agir, si ce
n’est en tant qu’il est un йtant, tandis que tout dйfaut est un non-йtant. Or
chaque chose, dans la mesure oщ elle est un йtant, a la ressemblance du vrai,
mais dans la mesure oщ elle n’en est pas un, elle s’йloigne de la ressemblance
du vrai. Et c’est pourquoi ce dont je dis qu’il « trompe », quant а
ce qu’il implique d’action, il tire son origine de la ressemblance, mais quant
а ce qu’il implique de dйfaut, en quoi la notion de faussetй consiste
formellement, il naоt de la dissemblance ; et c’est pourquoi saint
Augustin dit au livre sur la Vraie
Religion que la faussetй naоt de la dissemblance.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Ce n’est pas par n’importe quelle ressemblance
que l’вme est de nature а кtre trompйe, mais par une grande ressemblance, en
laquelle on ne peut pas facilement trouver une dissemblance ; aussi l’вme
est-elle trompйe par une plus ou moins grande ressemblance, suivant sa plus ou
moins grande perspicacitй а trouver la dissemblance. Et cependant, une rйalitй
doit кtre йnoncйe fausse au plein sens du terme non pas dиs lors qu’elle induit
n’importe qui en erreur, mais dиs lors qu’elle est de nature а tromper beaucoup
d’hommes, et mкme des sages. Or, bien que les crйatures portent en elles-mкmes
quelque ressemblance de Dieu, cependant une trиs grande dissemblance gоt
dessous, si bien que seule une grande sottise peut amener l’esprit а кtre
trompй par une telle ressemblance. C’est pourquoi les susdites ressemblance et
dissemblance des crйatures par rapport а Dieu n’entraоnent pas que toutes les
crйatures doivent кtre appelйes fausses.
2° Certains ont estimй que Dieu йtait corps ;
et puisque Dieu est l’unitй par laquelle toutes choses sont un, ils estimиrent
en consйquence que le corps йtait l’unitй mкme, а cause de sa ressemblance а
l’unitй. Le corps est donc appelй une fausse unitй, dans la mesure oщ il a induit
ou a pu induire quelques-uns en cette erreur de croire qu’il йtait l’unitй.
3° Il y a deux perfections : la premiиre et
la seconde. La perfection premiиre est la forme de chaque chose, par laquelle
elle a l’кtre ; aucune rйalitй n’en est donc privйe, tant qu’elle demeure.
La perfection seconde est l’opйration, qui est la fin de la rйalitй, ou ce par
quoi l’on parvient а la fin, et de cette perfection une rйalitй est parfois
privйe. Or, de la premiиre perfection dйcoule dans les rйalitйs la notion de vrai,
car par le fait mкme que la rйalitй a une forme, elle imite l’art de
l’intelligence divine et fait naоtre dans l’вme la connaissance d’elle-mкme. Et
de la perfection seconde s’ensuit dans la rйalitй la notion de bontй, qui
provient de la fin. Voilа pourquoi le mal se trouve dans les rйalitйs purement
et simplement, mais non le faux.
4° Selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, le vrai est lui-mкme le bien de
l’intelligence ; car l’opйration de l’intelligence est parfaite dans la
mesure oщ sa conception est vraie ; et parce que l’йnonciation est le
signe de l’intellection, sa vйritй est la fin de celle-ci. Mais ce n’est pas le
cas des autres rйalitйs, et pour cette raison il n’en va pas de mкme. Article 11 : La faussetй est-elle dans les
sens ?
Objections :
Il
semble que non.
1° L’intelligence est toujours droite, comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Or l’intelligence est dans l’homme la partie supйrieure ; les autres
parties suivent donc aussi sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les
choses infйrieures sont disposйes suivant le mouvement des supйrieures. Donc le
sens, qui est la partie infйrieure de l’вme, sera lui aussi toujours
droit : il n’y aura donc pas en lui de faussetй.
2° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Les yeux
mкmes ne nous trompent pas. Ils ne peuvent transmettre а l’вme que leur
impression. Or, si tous les sens corporels transmettent leur impression telle
quelle, je me demande bien ce que nous devrions en attendre de plus. » Il
n’y a donc pas de faussetй dans les sens.
3° Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Il ne me semble pas
que cette vйritй ou cette faussetй soient dans les sens, mais dans
l’opinion. » Et ainsi, le propos est maintenu.
En sens contraire :
1° Anselme dit : « La vйritй est bien
dans nos sens, mais pas toujours. Car ils nous trompent parfois. »
2° Selon saint Augustin au livre des Soliloques, « on appelle “faux” ce
qui est fort loin de ressembler au vrai, mais comporte cependant une certaine
imitation du vrai ». Or le sens ressemble parfois а des choses qui ne sont
pas ainsi dans la nature, comme il arrive parfois qu’une chose en paraisse
deux, par exemple lorsqu’un њil est comprimй. Il y a donc faussetй dans le
sens.
3° [Le rйpondant] disait que le sens ne se
trompe pas dans le cas des sensibles propres, mais dans celui des sensibles
communs. En sens contraire : chaque fois
que l’on apprйhende quelque chose d’une rйalitй autrement qu’elle n’est,
l’apprйhension est fausse. Or, quand on voit un corps blanc а travers une vitre
verte, le sens l’apprйhende autrement qu’il n’est, parce qu’il l’apprйhende
comme vert, et juge ainsi, а moins qu’un jugement supйrieur ne soit lа pour
dйcouvrir la faussetй. Le sens se trompe donc aussi dans le cas des sensibles
propres.
Rйponse :
Notre
connaissance, qui tire son origine des rйalitйs, progresse dans cet
ordre : elle commence premiиrement dans le sens, et s’accomplit en second
lieu dans l’intelligence, si bien que le sens se trouve ainsi en quelque sorte
intermйdiaire entre l’intelligence et les rйalitйs, car relativement aux
rйalitйs il est comme une intelligence, et relativement а l’intelligence il est
comme une certaine rйalitй. Voilа pourquoi l’on dit de deux faзons que la
vйritй et la faussetй sont dans le sens : d’abord par une relation du sens
а l’intelligence, et ainsi, on dit que le sens est vrai ou faux tout comme les
rйalitйs, а savoir, en tant qu’elles produisent dans l’intelligence une
estimation vraie ou fausse ; ensuite par une relation du sens aux
rйalitйs, et ainsi, on dit que la vйritй ou la faussetй sont dans le sens tout
comme dans l’intelligence, c’est-а-dire en tant qu’il juge кtre ce qui est ou
ce qui n’est pas.
Si
donc nous parlons du sens de la premiиre faзon, alors а un certain point de vue
il y a faussetй dans le sens, et а un autre point de vue il n’y a pas
faussetй : car а la fois le sens est une certaine rйalitй en soi, et il
est indicatif d’une autre rйalitй. Si donc on le rapporte а l’intelligence en
tant qu’il est une certaine rйalitй, alors la faussetй n’est aucunement dans le
sens rapportй а l’intelligence : car tel il est disposй, tel il montre sa
disposition а l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin, dans une
citation prйcйdente, dit que les sens « ne peuvent transmettre а l’вme que
leur impression ». Mais si le sens est rapportй а l’intelligence en tant
qu’il est reprйsentatif d’une autre rйalitй, alors, puisqu’il la lui reprйsente
parfois autrement qu’elle n’est, le sens est en consйquence appelй faux, en
tant qu’il produit naturellement une estimation fausse dans l’intelligence,
bien qu’il ne le fasse pas nйcessairement, comme on l’a dit а propos des
rйalitйs, car l’intelligence juge de la mкme faзon sur les rйalitйs et sur ce
que les sens lui prйsentent. Ainsi donc, le sens rapportй а l’intelligence
produit toujours dans l’intelligence une estimation vraie de sa disposition
propre, mais pas toujours de la disposition des rйalitйs.
Si
l’on considиre le sens dans son rapport aux rйalitйs, alors la faussetй et la
vйritй sont dans le sens de la mкme faзon que dans l’intelligence. Or dans
l’intelligence, la vйritй et la faussetй se trouvent premiиrement et
principalement dans le jugement [de l’intelligence] qui compose et
divise ; mais dans la formation des quidditйs, elles ne se trouvent que relativement
au jugement qui s’ensuit de la formation susdite. Voilа pourquoi la vйritй et
la faussetй se disent proprement aussi dans le sens lorsqu’il juge sur les
sensibles ; mais lorsqu’il apprйhende le sensible, la vйritй ou la
faussetй n’y est pas proprement, mais seulement par une relation au jugement, а
savoir, en tant que d’une telle apprйhension s’ensuit naturellement tel ou tel
jugement.
Le
jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est
naturel, mais pour d’autres il a lieu par une certaine comparaison — qui chez
l’homme est produite par la puissance cogitative, puissance de la partie
sensitive remplacйe chez les autres animaux par l’estimative — et c’est ainsi
que la facultй sensitive juge sur les sensibles communs et les sensibles par
accident. Or l’action naturelle d’une rйalitй a toujours lieu d’une faзon
unique, sauf si elle est empкchйe par accident, а cause d’un dйfaut intrinsиque
ou bien d’un empкchement extйrieur ; le jugement du sens sur les sensibles
propres est donc toujours vrai, а moins qu’il n’y ait un empкchement dans
l’organe ou dans le milieu, mais le jugement du sens sur les sensibles communs
ou par accident se trompe quelquefois. Et ainsi apparaоt clairement de quelle
faзon la faussetй peut exister dans le jugement du sens.
Concernant
l’apprйhension du sens, il faut savoir qu’il y a une certaine facultй
apprйhensive qui apprйhende l’espиce sensible en prйsence de la rйalitй
sensible, tel le sens propre ; alors qu’une autre l’apprйhende en
l’absence de la rйalitй, telle l’imagination ; voilа pourquoi le sens
apprйhende toujours la rйalitй comme elle est, а moins qu’il n’y ait un
empкchement dans l’organe ou dans le milieu, tandis que l’imagination
apprйhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle
l’apprйhende comme prйsente alors qu’elle est absente ; et c’est pourquoi
le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique
que ce n’est pas le sens mais l’imagination qui profиre la faussetй.
Rйponse aux objections :
1° Dans le macrocosme, les choses supйrieures ne
reзoivent rien des infйrieures, mais c’est l’inverse ; tandis que dans le
cas de l’homme, l’intelligence, qui est supйrieure, reзoit quelque chose en
provenance du sens ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
2° & 3° La solution aux
autres objections se dйduit facilement de ce qu’on a dit. Article 12 : La faussetй est-elle dans
l’intelligence ?
Objections :
Il
semble que non.
1° L’intelligence a deux opйrations : l’une
par laquelle elle forme les quidditйs, et le faux n’est pas en celle-ci, comme
dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme ;
l’autre par laquelle elle compose et divise, et le faux n’est pas non plus en
celle-lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, en ces termes : « Nul ne comprend
l’illusion. » La faussetй n’est donc pas dans l’intelligence.
2° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 32 :
« Quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. » La
faussetй ne peut donc pas кtre dans l’intelligence.
3° Algazel dit : « Ou bien nous pensons
une chose comme elle est, ou bien nous ne pensons pas. » Or quiconque
pense une chose comme elle est, pense en vйritй ; l’intelligence est donc
toujours vraie ; la faussetй n’est donc pas en elle.
En sens contraire :
1° Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « lа oщ il y a composition
de pensйes, lа est dйjа le vrai et le faux » ; la faussetй se trouve
donc dans l’intelligence.
Rйponse :
Le
nom « intelligence » est pris de ce que celle-ci connaоt les
profondeurs de la rйalitй : car penser (intelligere)
c’est, pour ainsi dire, lire а l’intйrieur (intus
legere) ; en effet, le sens et l’imagination connaissent seulement les
accidents extйrieurs, seule l’intelligence parvient а l’intйrieur et а
l’essence de la rйalitй. Mais l’intelligence, au-delа, part des essences des
rйalitйs, qu’elle a apprйhendйes, pour s’affairer de diverses faзons en
raisonnant et en enquкtant. Le nom d’intelligence peut donc s’entendre de deux
faзons.
D’abord,
en tant qu’elle se rapporte seulement а ce d’aprиs quoi son nom lui a йtй
premiиrement donnй ; et ainsi, l’on dit proprement que nous pensons,
lorsque nous apprйhendons la quidditй des rйalitйs, ou lorsque nous pensons les
choses qui sont immйdiatement connues par l’intelligence, sitфt connues les
quidditйs des rйalitйs : tels sont les premiers principes, que nous
connaissons dиs lors que nous en connaissons les termes ; et c’est
pourquoi l’habitus des principes est appelй intelligence. Or la quidditй de la
rйalitй est l’objet propre de l’intelligence ; donc, de mкme que la
sensation des sensibles propres est toujours vraie, de mкme aussi
l’intellection, lorsqu’elle connaоt la quidditй, comme il est dit au troisiиme
livre sur l’Вme. Mais cependant, la
faussetй peut s’y produire par accident, а savoir, en tant que l’intelligence
compose et divise faussement ; et cela advient de deux faзons : soit
en tant qu’elle attribue la dйfinition d’une chose а une autre, par exemple si
elle concevait « animal rationnel mortel » comme une dйfinition de
l’вne ; soit en tant qu’elle unit entre elles des parties de dйfinition
qui ne peuvent кtre unies, par exemple si elle concevait comme une dйfinition
de l’вne « animal irrationnel immortel », car la proposition
« quelque animal irrationnel est immortel » est fausse. Et ainsi, on
voit clairement qu’une dйfinition ne peut кtre fausse que dans la mesure oщ
elle implique une affirmation fausse. Et ces deux modes de faussetй sont
signalйs au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.
Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intelligence ne se
trompe aucunement. Il est donc йvident que si l’intelligence est entendue selon
l’action d’aprиs laquelle le nom d’intelligence lui est donnй, il n’y a pas de
faussetй dans l’intelligence.
Ensuite,
l’intelligence peut кtre entendue communйment, en tant qu’elle s’йtend а toutes
ses opйrations, et ainsi, elle comprend l’opinion et le raisonnement ; et
ainsi, il y a faussetй dans l’intelligence ; jamais, cependant, si
l’analyse par les principes premiers est faite correctement.
Rйponse aux objections :
On
voit dиs lors clairement les solutions aux objections. Question 2 : [La science de
Dieu]
Introduction
Article 1 : La
science convient-elle а Dieu ? Article 2 : Se
connaоt-il lui-mкme ? Article 3 :
Connaоt-il d’autres choses que lui-mкme ? Article 4 :
A-t-il des rйalitйs une connaissance certaine et dйterminйe ? Article 5 :
Connaоt-il les singuliers ? Article 6 :
L’intelligence humaine connaоt-elle les singuliers ? Article 7 :
Dieu connaоt-il l’existence ou la non-existence actuelle des singuliers ? Article 8 :
Dieu connaоt-il les non-йtants ? Article 9 :
Dieu connaоt-il les infinis ? Article 10 :
Dieu peut-il faire des infinis ? Article 11 : La
science se dit-elle йquivoquement de Dieu et de nous ? Article 12 :
Dieu connaоt-il les futurs contingents ? Article 13 : La
science de Dieu est-elle variable ? Article 14 : La
science de Dieu est-elle cause des rйalitйs ? Article 15 :
Dieu connaоt-il les maux ?
Article 1 : La science convient-elle а
Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui se
rapporte а autre chose comme un ajout ne peut se trouver dans une rйalitй trиs
simple. Or Dieu est trиs simple. Puis donc que la science se rapporte а
l’essence comme un ajout, car le vivre ajoute а l’кtre et le savoir au vivre,
il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.
2° [Le rйpondant] disait qu’en Dieu la
science n’ajoute pas а l’essence, mais que le nom de science montre en lui une
autre perfection que le nom d’essence. En sens
contraire : une perfection est le nom d’une rйalitй. Or science et
essence sont en Dieu une rйalitй absolument une. Une mкme perfection est donc
montrйe par les noms de science et d’essence.
3° Aucun nom ne
peut se dire de Dieu qu’il ne signifie toute sa perfection ; car si ce nom
ne la signifie pas tout entiиre, il n’en signifie rien — puisqu’il ne se trouve
pas de partie en Dieu — et ne peut alors lui кtre attribuй. Or le nom de
science ne reprйsente pas toute la perfection divine, car Dieu « est
au-dessus de tout nom qu’on lui donne », comme il est dit au livre des Causes. La science ne peut donc pas кtre
attribuйe а Dieu.
4° La science est
l’habitus de la conclusion et l’intelligence l’habitus des principes, comme le
Philosophe le montre au sixiиme livre de l’Йthique.
Or Dieu ne connaоt rien par mode de conclusion, car ainsi son intelligence
passerait discursivement des principes aux conclusions, ce que Denys exclut
mкme des anges, au septiиme chapitre des Noms
divins. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
5° Tout ce qui
est su, est su par le moyen d’une chose mieux connue. Or, pour Dieu, rien n’est
plus connu ni moins connu. Il ne peut donc pas y avoir de science en Dieu.
6° Algazel dit
que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intelligence du
connaissant. Or une empreinte est tout а fait exclue s’agissant de Dieu, tant
parce qu’elle implique une rйception, que parce qu’elle implique une
composition. On ne peut donc pas attribuer la science а Dieu.
7° Rien de ce qui
dйnote une imperfection ne peut кtre attribuй а Dieu. Or la science dйnote une
imperfection, car elle est signifiйe comme un habitus ou un acte premier,
l’acte de considйrer йtant signifiй comme un acte second, ainsi qu’il est dit
au deuxiиme livre sur l’Вme. Or
l’acte premier est imparfait par rapport а l’acte second, puisqu’il est en
puissance par rapport а celui-ci. La science ne peut donc pas se trouver en
Dieu.
8° [Le rйpondant] disait qu’en Dieu la
science est seulement en acte. En sens contraire :
la science de Dieu est cause des rйalitйs. Or la science, si on l’attribue а
Dieu, a йtй en lui de toute йternitй. Si donc la science n’a йtй en Dieu qu’en
acte, il a amenй les rйalitйs а l’existence de toute йternitй, ce qui est faux.
9° Si quelque
chose, en un кtre quelconque, se trouve correspondre а ce que nous concevons
dans notre intelligence par le nom de science, alors nous savons de cet кtre
non seulement qu’il est, mais encore ce qu’il est, parce que la science est
quelque chose. Or nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement
qu’il est, comme dit saint Jean Damascиne. Donc rien ne correspond en Dieu а la
conception de l’intelligence exprimйe par le nom de science. La science n’est
donc pas en lui.
10° Saint Augustin
dit que « Dieu, qui йchappe а toute forme, ne peut кtre accessible а
l’intelligence ». Or la science est une certaine forme que l’intelligence
conзoit. Dieu йchappe donc а cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
11° L’intellection
est plus simple que le savoir, et plus digne. Or, comme il est dit au livre des
Causes, quand nous appelons Dieu
intelligent, ou intelligence, nous ne le dйsignons pas d’un nom propre, mais du
nom de son premier effet. Donc а bien plus forte raison le nom de science ne
peut-il convenir а Dieu.
12° La qualitй
implique une composition plus grande que la quantitй, car la qualitй n’inhиre а
la substance qu’au moyen de la quantitй. Or, а cause de la simplicitй de Dieu,
nous ne lui attribuons rien qui soit dans le genre de la quantitй : en
effet, tout quantum a des parties.
Puis donc que la science est dans le genre qualitй, elle ne doit nullement lui
кtre attribuйe.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 11, 33 : « Ф profondeur des trйsors de la sagesse et
de la science de Dieu, etc. »
2° Selon saint
Anselme dans son Monologion,
« il faut attribuer а Dieu tout ce dont l’кtre est, absolument et en tout,
meilleur que le non-кtre ». Or la science est telle ; il faut donc
l’attribuer а Dieu.
3°
Trois
choses seulement sont requises pour la science : la puissance active du
connaissant, par laquelle il juge sur les rйalitйs, la rйalitй connue, et
l’union de l’une et de l’autre. Or il y a en Dieu la plus haute puissance
active, et son essence est suprкmement connaissable, et par consйquent il y a
union des deux. Dieu est donc connaissant au plus haut point. Preuve de la
mineure : comme il est dit au livre De
intelligentiis, « la premiиre substance est lumiиre ». Or la
lumiиre a au plus haut point une vertu active, ce qui ressort de ce qu’elle se
diffuse et se multiplie elle-mкme ; elle est, de plus, suprкmement
connaissable, c’est pourquoi elle manifeste aussi les autres choses. Donc la
premiиre substance, qui est Dieu, а la fois possиde une puissance active pour
connaоtre et est connaissable.
Rйponse :
Tous les
auteurs attribuent а Dieu la science, quoique de diverses faзons.
Certains, en
effet, incapables de transcender par leur intelligence le mode de la science
crййe, ont cru que la science йtait en Dieu comme une disposition ajoutйe а son
essence, tout comme elle est en nous, ce qui est entiиrement erronй et absurde.
Dans cette hypothиse, en effet, Dieu ne serait pas suprкmement simple, car il y
aurait en lui composition de substance et d’accident. En outre, Dieu ne serait
pas lui-mкme son кtre car, comme dit Boиce au livre des Semaines, « ce qui est peut participer а quelque chose, mais
l’кtre mкme ne participe nullement а quelque chose » ; si donc Dieu
participait а la science comme а une disposition qui s’ajoute, il ne serait pas
lui-mкme son кtre, et ainsi, il tiendrait l’кtre d’autre chose qui serait pour
lui cause de l’кtre, de sorte qu’il ne serait pas Dieu.
Voilа pourquoi
d’autres affirmиrent qu’en attribuant а Dieu la science ou quelque autre chose
de ce genre, nous ne posons rien en lui, mais nous signifions qu’il est la
cause de la science dans les rйalitйs crййes ; de sorte que si l’on dit
que Dieu a la science, c’est parce qu’il infuse la science aux crйatures. Mais
bien que la vйritй de la proposition qui consiste а dire que Dieu a la science
trouve quelque explication en ce qu’il cause la science, comme semblent le dire
Origиne et saint Augustin, cependant ce ne peut кtre l’explication totale de
cette vйritй. D’abord, parce que tout ce que Dieu cause dans les rйalitйs
pourrait se prйdiquer de lui pour la mкme raison, et ainsi, on pourrait dire
que Dieu se meut, parce qu’il cause le mouvement dans les rйalitйs ; ce
qui pourtant ne se dit pas. Ensuite parce que les choses qui se disent des
effets et des causes, on ne dit pas qu’elles sont dans les causes pour cette
raison, c’est-а-dire en raison des effets ; mais elles sont plutфt dans
les effets parce qu’elles se trouvent dans les causes ; par exemple, c’est
parce que le feu est chaud qu’il infuse de la chaleur dans l’air, et non
l’inverse. Et semblablement, c’est parce que Dieu a une nature
« scientifique » qu’il infuse en nous la science, et non l’inverse.
Et c’est
pourquoi d’autres prйtendirent qu’on attribue а Dieu la science et les autres
choses de ce genre par une certaine ressemblance de proportion, comme lui sont
attribuйes la colиre ou la misйricorde, ou d’autres passions semblables. En
effet, Dieu est dit irritй, en tant qu’il produit un effet semblable а l’homme
irritй — car il punit, ce qui est chez nous l’effet de la colиre —,
quoique la passion de colиre ne puisse pas кtre en Dieu. Semblablement ils
disent que, si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il produit un
effet semblable а l’effet de celui qui a la science : en effet, de mкme
que les њuvres de celui qui sait partent de principes dйterminйs et vont а des
fins dйterminйes, de mкme en va-t-il pour les њuvres de la nature, qui ont Dieu
pour auteur, comme on le voit clairement au deuxiиme livre de la Physique. Mais selon cette opinion, la
science serait attribuйe а Dieu mйtaphoriquement, tout comme la colиre et les
autres choses semblables, ce qui contredit les paroles de Denys et d’autres
saints.
Aussi doit-on
rйpondre autrement, en disant que la science attribuйe а Dieu signifie quelque
chose qui est en Dieu, et de mкme pour la vie, l’essence, et les autres choses
de ce genre ; et elles ne diffиrent pas quant а la rйalitй signifiйe, mais
seulement du point de vue de notre maniиre de connaоtre. En Dieu, en effet,
l’essence, la vie, la science et toutes les choses de ce genre qui se disent de
lui, sont entiиrement la mкme rйalitй, mais notre intelligence a des
conceptions diffйrentes lorsqu’elle pense en lui la vie, la science, etc.
Et cependant,
ces conceptions ne sont pas fausses, car une conception de notre intelligence
est vraie dans la mesure oщ elle reprйsente par une certaine assimilation la
rйalitй pensйe ; car autrement elle serait fausse, si rien ne gisait
dessous dans la rйalitй. Or notre intelligence ne peut reprйsenter Dieu par
assimilation, а la faзon dont elle reprйsente les crйatures. Car lorsqu’elle
pense une crйature, elle conзoit une certaine forme, qui est une ressemblance
de la rйalitй selon toute la perfection de celle-ci, et ainsi, elle dйfinit les
rйalitйs pensйes ; mais parce que Dieu dйpasse а l’infini notre
intelligence, la forme conзue par notre intelligence ne peut reprйsenter
complиtement l’essence divine, mais elle en contient une faible
imitation ; ainsi voyons-nous йgalement, parmi les rйalitйs qui sont
extйrieures а l’вme, que n’importe quelle rйalitй imite Dieu en quelque faзon,
mais imparfaitement ; et c’est pourquoi des rйalitйs diverses imitent Dieu
diffйremment, et reprйsentent par diverses formes l’unique et simple forme de
Dieu, car dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui, en fait de
perfection, se trouve de faзon distincte et multiple dans les crйatures, de
mкme que toutes les propriйtйs des nombres prйexistent aussi d’une certaine
faзon dans l’unitй, et que tous les pouvoirs des ministres, dans un royaume,
sont unis dans le pouvoir du roi.
Mais s’il йtait
une rйalitй qui reprйsentвt Dieu parfaitement, il y en aurait seulement une,
car elle le reprйsenterait d’une seule faзon, et par une forme unique ;
voilа pourquoi il n’y a qu’un seul Fils, qui est la parfaite image du Pиre.
Semblablement aussi, notre intelligence reprйsente la perfection divine par
diverses conceptions, car chacune d’elles est imparfaite ; en effet, si
l’une d’elles йtait parfaite, il y en aurait seulement une, comme il y a
seulement un verbe de l’intelligence divine.
Il y a donc
dans notre intelligence plusieurs conceptions reprйsentant l’essence
divine ; par consйquent, l’essence divine correspond а chacune d’elles
comme une rйalitй correspond а son image imparfaite ; et ainsi, toutes ces
conceptions de l’intelligence sont vraies, bien qu’il y ait plusieurs
conceptions pour une unique rйalitй. Et parce que les noms ne signifient les
rйalitйs que par l’intermйdiaire du concept, comme il est dit au premier livre
du Pйri Hermкneias, plusieurs noms
sont donnйs а une rйalitй unique, selon diverses faзons de penser, ou selon
diverses raisons formelles, ce qui est la mкme chose ; et cependant, а
tous ceux-ci correspond quelque chose dans la rйalitй.
Rйponse aux objections :
1° La science ne
se rapporte а l’йtant comme un ajout que dans la mesure oщ l’intelligence
considиre distinctement la science d’un йtant et son essence, car l’addition
prйsuppose la distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne sont
distinguйs — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — que du point de vue de
notre maniиre de connaоtre, la science aussi ne se rapporte en lui а son
essence comme un ajout que du point de vue de notre maniиre de connaоtre.
2° On ne peut pas
dire en vйritй que la science en Dieu signifie une autre perfection que
l’essence, mais on peut dire qu’elle est signifiйe а la faзon d’une autre
perfection, dans la mesure oщ notre intelligence donne les noms susdits d’aprиs
les diverses conceptions qu’il a de Dieu.
3° Puisque les
noms sont les signes des concepts, un nom se rapporte а la totalitй d’une rйalitй
а signifier comme l’intelligence s’y rapporte lorsqu’elle pense. Or notre
intelligence peut penser Dieu tout entier, mais pas totalement : tout
entier, parce qu’il est nйcessaire qu’on pense de lui soit le tout, soit rien,
puisqu’il n’y a pas en lui la partie et le tout ; mais je dis non
totalement, parce que l’intelligence ne le connaоt pas parfaitement, autant
qu’il est lui-mкme connaissable dans sa nature. De mкme, celui qui connaоt
cette conclusion : « la diagonale est incommensurable au cфtй »
de faзon probable, c’est-а-dire parce que tout le monde le dit, ne la connaоt
pas totalement, car il n’est pas parvenu au mode de connaissance parfait en
lequel elle peut кtre connue, bien qu’il la connaisse tout entiиre, n’ignorant
aucune de ses parties. Semblablement aussi, les noms qui sont dits de Dieu le
signifient donc tout entier, mais non totalement.
4° Ce qui est en
Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les crйatures avec quelque
dйfaut ; pour cette raison, si nous attribuons а Dieu une chose trouvйe
dans les crйatures, il est nйcessaire que nous retirions tout ce qui relиve de
l’imperfection, afin que seul demeure ce qui relиve de la perfection, car la
crйature n’imite Dieu qu’а ce point de vue. Donc, je dis que la science qui se
trouve en nous a de la perfection et de l’imperfection. Sa certitude relиve de
sa perfection, car ce qui est su est connu de faзon certaine. Mais а son
imperfection se rattache le processus discursif de l’intelligence allant des
principes aux conclusions sur lesquelles porte la science ; en effet, ce
processus discursif se produit uniquement parce que l’intelligence qui connaоt
les principes ne connaоt les conclusions qu’en puissance ; car si elle les
connaissait en acte, il n’y aurait pas lа de processus discursif, puisque le
mouvement n’est qu’un passage de puissance а acte. La science se dit donc en
Dieu quant а la certitude sur les rйalitйs connues, mais non quant au susdit
processus discursif, qui ne se trouve pas non plus parmi les anges, comme dit
Denys.
5° Bien que rien
ne soit pour Dieu plus connu ou moins connu, si l’on considиre le mode du
connaissant, car il voit tout d’un mкme regard, cependant, si l’on considиre le
mode de la rйalitй connue, Dieu sait que certaines choses sont plus
connaissables en elles-mкmes, et d’autres moins ; par exemple, la plus
connaissable entre toutes est son essence, par laquelle il connaоt toutes
choses, et par nul processus discursif, puisqu’en mкme temps qu’il voit son
essence il voit toutes choses. Donc, mкme quant а cet ordre que l’on peut
considйrer dans la connaissance divine du cфtй des objets connus, la notion de
science est conservйe en Dieu, car il connaоt toutes choses principalement par
leur cause.
6° Cette parole
d’Algazel doit s’entendre de notre science, que nous acquйrons parce que les
rйalitйs impriment leurs ressemblances dans nos вmes ; mais dans la
connaissance de Dieu, c’est l’inverse, car les formes dйrivent de son
intelligence vers toutes les crйatures. Donc, de mкme que la science est en
nous une empreinte des rйalitйs dans nos вmes, de mкme, а l’inverse, les formes
des rйalitйs ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les
rйalitйs.
7° La science que
l’on pose en Dieu n’existe pas а la faзon d’un habitus mais plutфt а la faзon
d’un acte, car Dieu connaоt toujours tout en acte.
8°
L’effet
ne procиde de la cause agente que suivant la condition de la cause ; aussi
tout effet qui procиde selon une science suit-il la dйtermination de la
science, qui dйlimite ses circonstances ; voilа pourquoi les rйalitйs dont
la science de Dieu est la cause ne se produisent qu’au moment dйterminй par
Dieu pour qu’elles se produisent ; il n’est pas donc pas nйcessaire que
les rйalitйs existent de toute йternitй, bien que la science de Dieu ait йtй en
acte de toute йternitй.
9° On dit que
l’intelligence sait d’une chose ce qu’elle est, quand elle la dйfinit,
c’est-а-dire lorsqu’elle conзoit au sujet de cette rйalitй une forme qui
correspond en tout а cette rйalitй. Or il ressort de ce qu’on a dйjа dit que
tout ce que notre intelligence conзoit au sujet de Dieu est imparfait а le
reprйsenter ; voilа pourquoi ce qu’est Dieu lui-mкme nous demeure toujours
cachй, et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de lui dans
l’йtat de voie est de savoir que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons
de lui, comme Denys le montre au premier chapitre de la Thйologie mystique.
10° Il est dit que
Dieu « йchappe а toute forme de notre intelligence », non en sorte
qu’aucune forme de notre intelligence ne le reprйsente en quelque faзon, mais
parce qu’aucune ne le reprйsente parfaitement.
11° La notion que
le nom signifie, c’est la dйfinition, comme il est dit au quatriиme livre de la
Mйtaphysique ; voilа pourquoi le
nom qui appartient en propre а la rйalitй, c’est celui dont le signifiй est la
dйfinition [de cette rйalitй] ; et parce que, comme on l’a dit, aucune
notion signifiйe par un nom ne dйfinit Dieu lui-mкme, aucun nom donnй par nous
n’est proprement son nom, mais il est proprement le nom de la crйature qui est
dйfinie par la notion signifiйe par le nom ; et cependant ces noms, qui
sont des noms de crйatures, sont attribuйs а Dieu, parce que sa ressemblance
est reprйsentйe en quelque faзon dans les crйatures.
12° La science qui
est attribuйe а Dieu n’est pas une qualitй ; en outre, la qualitй qui
vient s’ajouter а la quantitй est une qualitй corporelle, non une qualitй
spirituelle comme la science. Article 2 : Dieu se connaоt-il, a-t-il
science de lui-mкme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Celui qui a
une science est, par sa science, en relation а l’objet su. Or, comme dit Boиce
au livre sur la Trinitй, « en
Dieu, l’essence contient l’unitй, la relation diversifie la trinitй », i. e. la trinitй des Personnes. Il
est donc nйcessaire qu’en Dieu l’objet su soit personnellement distinct de
celui qui a la science. Or la distinction des Personnes en Dieu n’autorise pas
la tournure rйflexive : en effet, on ne dit pas que le Pиre s’est engendrй
parce qu’il a engendrй le Fils. On ne doit donc pas accorder qu’il y ait en
Dieu la connaissance de soi-mкme.
2° Il est dit au
livre des Causes : « Tout
ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour complet. »
Or Dieu ne revient pas а son essence, puisqu’il ne sort jamais de son essence,
et qu’il ne peut y avoir de retour lorsque nul dйpart n’a prйcйdй. Dieu ne
connaоt donc pas son essence, et ainsi, il n’a pas science de lui-mкme.
3° La science est
l’assimilation de celui qui a la science а la rйalitй sue. Or rien n’est
semblable а soi-mкme car, comme dit saint Hilaire, « il n’y a pas de
ressemblance а soi-mкme ». Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.
4° La science ne
porte que sur l’universel. Or Dieu n’est pas un universel, car tout universel
est obtenu par abstraction, et rien ne peut кtre abstrait de Dieu, puisqu’il
est trиs simple. Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.
5° Si Dieu avait
science de lui-mкme, il se penserait, puisque penser est plus simple que savoir
et par consйquent doit кtre davantage attribuй а Dieu. Or Dieu ne se pense pas.
Il n’a donc pas non plus science de lui-mкme. Preuve de la mineure : saint
Augustin dit au livre des 83 Questions,
qu. 16 : « Tout ce qui se pense soi-mкme, se comprend. » Or
rien ne peut кtre compris s’il n’est fini, comme saint Augustin le montre au
mкme endroit. Dieu ne se pense donc pas.
6° Au mкme
endroit, saint Augustin argumente ainsi : « Et notre intelligence ne
tient pas а кtre infinie, mкme si elle le pouvait, parce qu’elle entend кtre
connue d’elle-mкme. » D’oщ l’on dйduit que ce qui veut se connaоtre ne veut
pas кtre infini. Or Dieu veut кtre infini, puisqu’il l’est ; en effet,
s’il йtait quelque chose qu’il ne voudrait pas кtre, il ne serait pas
suprкmement heureux. Il ne veut donc pas кtre connu de lui-mкme ; il ne se
connaоt donc pas.
7° [Le rйpondant] disait que, bien que Dieu
soit et veuille кtre infini au plein sens du terme, cependant il n’est pas
infini pour lui-mкme, mais fini, et il ne veut pas non plus кtre infini de la
sorte. En sens contraire : comme il est dit au
troisiиme livre de la Physique, on
dit qu’une chose est infinie en ce sens qu’elle est infranchissable, et finie
dans la mesure oщ elle est franchissable. Or, comme cela est prouvй au sixiиme
livre de la Physique, l’infini ne
peut кtre franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne peut donc, tout en
йtant infini, кtre fini pour lui-mкme.
8° Ce qui est bon
pour Dieu, l’est dans l’absolu. Ce qui est fini pour Dieu, l’est donc aussi
dans l’absolu. Or Dieu n’est pas fini dans l’absolu ; ni, par consйquent,
fini pour lui-mкme.
9° Dieu ne se
connaоt que dans la mesure oщ il se rapporte а lui-mкme. Si donc il est fini
pour lui-mкme, il se connaоtra lui-mкme de faзon finie. Or il n’est pas fini.
Il se connaоtra donc autrement qu’il n’est ; et ainsi, il aura de lui-mкme
une connaissance fausse.
10° Parmi ceux qui
connaissent Dieu, l’un connaоt plus que l’autre pour autant que son mode de
connaissance dйpasse le mode de connaissance de l’autre. Or Dieu se connaоt
infiniment plus qu’il n’est connu d’aucun autre. Le mode par lequel il se
connaоt est donc infini ; il se connaоt donc lui-mкme infiniment, et
ainsi, il n’est pas fini pour lui-mкme.
11° Voici comment
Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions
que nul ne peut penser une rйalitй plus qu’un autre : « Quiconque
entend une chose autrement qu’elle n’est, se trompe ; et quiconque se
trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. Ainsi, quiconque entend une
chose autrement qu’elle n’est, ne la conзoit pas : on ne peut donc
concevoir une chose que telle qu’elle est. » Or, puisque la rйalitй est
d’une faзon unique, elle est pensйe par tous d’une faзon unique ; voilа
pourquoi « aucune rйalitй n’est mieux pensйe par l’un que par
l’autre ». Si donc Dieu se pensait lui-mкme, il ne se penserait pas plus
qu’il n’est pensй par d’autres, et ainsi, la crйature serait а quelque titre
йgale au Crйateur, ce qui est absurde.
En sens contraire :
1° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
« la Sagesse divine, en se connaissant elle-mкme, connaоt toutes les
autres choses ». Dieu se connaоt donc surtout lui-mкme.
Solution :
Dire que
quelque chose se connaоt soi-mкme, c’est dire qu’il est connaissant et connu.
Il est donc nйcessaire, pour considйrer de quelle faзon Dieu peut se connaоtre
lui-mкme, de voir quelle nature peut permettre а quelque chose d’кtre
connaissant et connu.
Il faut donc
savoir qu’une rйalitй se trouve parfaite de deux faзons : d’abord par la
perfection de son кtre, lequel lui convient en raison de son espиce propre. Or,
parce que l’кtre spйcifique d’une rйalitй est distinct de l’кtre spйcifique
d’une autre, en n’importe quelle rйalitй crййe la perfection considйrйe
absolument fait d’autant plus dйfaut а la perfection susdite en chaque rйalitй,
qu’il se trouve davantage de perfection dans les autres espиces ; de sorte
que la perfection de toute rйalitй considйrйe en soi est imparfaite, йtant une
partie de la perfection de l’univers entier, qui rйsulte des perfections
rйunies des rйalitйs singuliиres. Aussi, pour qu’il y ait un remиde а cette
imperfection, il se trouve un autre mode de perfection dans les rйalitйs
crййes, en tant que la perfection qui est propre а une rйalitй se rencontre
dans une autre rйalitй ; et telle est la perfection du connaissant comme
tel, car quelque chose est connu par le connaissant dans la mesure oщ le connu
est lui-mкme en quelque faзon dans le connaissant ; voilа pourquoi il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
« l’вme est en quelque sorte toutes choses », parce qu’elle est de
nature а connaоtre toutes choses. Et selon ce mode, il est possible que la
perfection de tout l’univers existe en une seule rйalitй. Telle est par
consйquent la derniиre perfection а laquelle l’вme puisse parvenir, d’aprиs les
philosophes : qu’en elle soit dйcrite la perfection de tout l’ordre de
l’univers et de ses causes ; et c’est mкme en cela qu’ils posиrent la fin
ultime de l’homme, elle qui sera selon nous dans la vision de Dieu, car suivant
saint Grйgoire, « que ne verraient-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit
tout ? »
Or la
perfection d’une rйalitй ne peut pas кtre en une autre avec l’кtre dйterminй
qu’elle avait dans la premiиre rйalitй ; aussi est-il nйcessaire, pour que
cette perfection soit de nature а кtre dans l’autre rйalitй, qu’elle soit
considйrйe sans les choses qui sont de nature а la dйterminer. Et parce que les
formes et les perfections des rйalitйs sont dйterminйes par la matiиre, de lа
vient qu’une rйalitй est connaissable dans la mesure oщ elle est sйparйe de la
matiиre. Il est donc nйcessaire que ce en quoi une telle perfection de la
rйalitй est reзue soit lui aussi immatйriel ; car s’il йtait matйriel, la
perfection serait reзue en lui avec un кtre dйterminй ; et ainsi, elle ne
serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-а-dire а la
faзon dont la perfection qui existe en l’une est de nature а кtre dans l’autre.
Voilа pourquoi les anciens philosophes se sont trompйs, eux qui ont affirmй que
le semblable йtait connu par le semblable, voulant signifier par lа que l’вme,
qui connaоt toutes choses, йtait matйriellement constituйe de toutes choses, en
sorte qu’elle connыt la terre par la terre, l’eau par l’eau, et ainsi de suite.
En effet, ils estimиrent que la perfection de la rйalitй connue devait exister
dans le connaissant а la faзon dont son кtre est dйterminй dans sa nature
propre. Or ce n’est pas ainsi que la forme de la rйalitй connue est reзue dans
le connaissant ; aussi le Commentateur dit-il au troisiиme livre sur l’Вme que le mode de rйception par lequel
les formes sont reзues dans l’intellect possible et dans la matiиre prime n’est
pas le mкme, car il est nйcessaire qu’une chose soit reзue immatйriellement
dans l’intelligence qui connaоt.
Et ainsi, nous
voyons que, dans les rйalitйs, la nature de la connaissance se trouve suivre
l’ordre de l’immatйrialitй : en effet, les plantes et les autres choses
qui leur sont infйrieures ne peuvent rien recevoir immatйriellement, et c’est
pourquoi elles sont privйes de toute connaissance, comme cela est clair au
deuxiиme livre sur l’Вme. Le sens,
lui, reзoit certes des espиces sans matiиre, mais nйanmoins avec des conditions
matйrielles. L’intelligence reзoit des espиces dйpouillйes mкme des conditions
matйrielles. Semblablement, il y a aussi un ordre dans les choses
connaissables. En effet, les rйalitйs matйrielles, comme dit le Commentateur,
ne sont intelligibles que parce que nous les rendons intelligibles, car elles
sont intelligibles en puissance seulement, mais sont rendues intelligibles en
acte par la lumiиre de l’intellect agent, comme les couleurs sont elles aussi
rendues visibles en acte par la lumiиre du soleil. En revanche, les rйalitйs
immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes ; elles sont donc mieux
connues par nature, bien qu’elles soient moins connues de nous. Ainsi Puis donc
que Dieu, йtant entiиrement exempt de toute potentialitй, est dans une extrкme
sйparation de la matiиre, il reste qu’il est au plus haut point apte а
connaоtre et au plus haut point connaissable ; donc, autant sa nature a
rйellement l’кtre, autant la notion de connaissabilitй lui convient. Et parce
que dans la mesure oщ sa nature lui appartient, Dieu est, il connaоt aussi, lui
qui est au plus haut point apte а connaоtre, dans la mesure oщ sa nature lui
appartient ; c’est pourquoi Avicenne dit au huitiиme livre de sa Mйtaphysique : « Il se pense
et s’apprйhende lui-mкme en ceci que sa quidditй dйpouillйe » — i. e. dйpouillйe de la matiиre —
« appartient а la rйalitй qu’il est lui-mкme. »
Rйponse aux objections :
1° En Dieu, la
trinitй des Personnes est diversifiйe par les relations qui sont rйellement en
lui, а savoir les relations d’origine ; mais la relation qui est connotйe
lorsqu’on dit « Dieu a science de lui-mкme » est une relation non pas
rйelle, mais seulement de raison ; en effet, chaque fois que le mкme est
rйfйrй а soi, une telle relation n’est pas quelque chose dans la rйalitй, mais
seulement dans la raison, йtant donnй que la relation rйelle exige deux
extrйmitйs.
2° La tournure
employйe quand on dit : « Le connaisseur de soi revient а son
essence », est une tournure mйtaphorique ; en effet, il n’y a pas de
mouvement dans le penser, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Physique. Il n’y a donc pas lа non plus,
а proprement parler, de dйpart ou de retour, mais on dit qu’il y a processus ou
mouvement parce qu’on se rend d’une chose connaissable а une autre ; et en
nous, cela se fait assurйment par un certain processus discursif selon lequel
il y a une sortie et un retour dans notre вme au moment oщ elle se connaоt
elle-mкme. En effet, l’acte qui йmane d’elle se termine d’abord а l’objet,
ensuite elle fait retour sur l’acte, et enfin sur la puissance et l’essence,
puisque les actes sont connus au moyen des objets et les puissances au moyen
des actes. Mais dans la connaissance divine, comme on l’a dйjа dit, il n’y a
pas de processus discursif comme si Dieu allait а l’inconnu par le connu.
Nйanmoins, du cфtй des choses connaissables on peut trouver un certain circuit
dans sa connaissance, а savoir, lorsque connaissant son essence il regarde les
autres rйalitйs, en lesquelles il voit une ressemblance de son essence, et
qu’ainsi il revient d’une certaine faзon а son essence, sans pour autant
connaоtre son essence а partir d’autres rйalitйs, comme c’йtait le cas dans
notre вme. Et cependant, il faut savoir qu’au livre des Causes le retour а son essence n’est pas appelй autrement que
« la subsistance de la rйalitй en elle-mкme ». En effet, les formes
qui ne subsistent pas en elles-mкmes sont rйpandues sur autre chose, et
nullement rassemblйes en elles-mкmes ; mais les formes qui subsistent en
elles-mкmes sont rйpandues sur les autres rйalitйs, les perfectionnant ou
influant sur elles, de telle faзon qu’elles demeurent par soi en
elles-mкmes ; et c’est de cette faзon que Dieu revient parfaitement а son
essence car, pourvoyant а tout, et par suite sortant et procйdant pour ainsi
dire vers toutes choses, il demeure fixe en lui-mкme et non mкlй aux autres
choses.
3° La
ressemblance qui est une relation rйelle requiert la distinction des
rйalitйs ; mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison, il suffit
d’une distinction de raison entre les termes semblables.
4° L’universel
est intelligible parce qu’il est sйparй de la matiиre ; par consйquent,
les choses qui ne sont pas sйparйes de la matiиre par un acte de notre
intelligence mais sont par elles-mкmes libres de toute matiиre, sont
connaissables au plus haut point ; et ainsi, Dieu est intelligible au plus
haut point, bien qu’il ne soit pas un universel.
5°
Dieu,
а la fois, a science de lui-mкme, se pense et se comprend, bien que, absolument
parlant, il soit infini. En effet, il n’est pas infini par privation, car la
notion de l’infini par privation se rattache а la quantitй : il comporte
en effet une partie aprиs l’autre, а l’infini. Si donc il doit кtre connu sous
l’aspect de son infinitй, c’est-а-dire de telle faзon qu’il soit connu partie
aprиs partie, il ne pourra nullement кtre compris, car on ne pourra jamais
arriver а la fin, puisqu’il n’a pas de fin. Mais Dieu est appelй infini par
nйgation, c’est-а-dire que son essence n’est pas limitйe par quelque chose. En
effet, toute forme reзue en quelque chose a son terme selon le mode de ce qui
reзoit ; puis donc que l’кtre divin, йtant lui-mкme son кtre, n’est pas
reзu en quelque chose, en ce sens son кtre n’est pas fini, et par consйquent son
essence est appelйe infinie. Et parce qu’en n’importe quelle intelligence crййe
la puissance cognitive, йtant reзue en quelque chose, est finie, notre
intelligence ne peut parvenir а connaоtre Dieu aussi clairement qu’il est
connaissable ; et par consйquent il ne peut le comprendre, car il ne
parvient pas en lui au terme de la connaissance, ce qui est comprendre, comme
on l’a dйjа dit. Par contre, de la mкme faзon que l’essence de Dieu est
infinie, sa puissance cognitive est aussi infinie : sa connaissance est donc
aussi efficace que son essence ; voilа pourquoi il parvient а la parfaite
connaissance de soi. Et si l’on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que par une
telle comprйhension une limite soit fixйe au connu lui-mкme, mais c’est en
raison de la perfection de cette connaissance а laquelle rien ne manque.
6° Puisque par sa
nature notre intelligence est finie, elle ne peut comprendre ou penser
parfaitement un infini ; voilа pourquoi, si l’on suppose que la nature de
l’intelligence est telle, l’argument de saint Augustin est probant ; mais
la nature de l’intelligence divine est autre, et c’est pourquoi la conclusion
ne suit pas.
7° En rigueur de
termes, Dieu n’est а proprement parler fini ni pour les autres ni pour
lui-mкme ; mais si on le dit fini pour lui-mкme, c’est parce qu’il est
connu par lui-mкme tout comme quelque chose de fini est connu par une
intelligence finie. En effet, de mкme que l’intelligence finie peut parvenir au
terme de la connaissance dans le cas d’une rйalitй finie, de mкme l’intelligence
de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-mкme. Mais la notion
d’infini qui a le sens d’infranchissable est celle de l’infini par privation,
qui est йtranger а notre propos.
8°
Pour
tous ces prйdicats qui signifient la quantitй et regardent la perfection, si
une chose est telle par rapport а Dieu, il s’ensuit qu’elle est telle dans
l’absolu ; par exemple, si une chose est grande par rapport а Dieu, alors
elle est grande dans l’absolu. Mais pour ceux qui regardent l’imperfection,
cela ne s’ensuit pas : en effet, si une chose est petite par rapport а
Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite dans l’absolu ; car toutes
choses, comparйes а Dieu, ne sont rien, et pourtant elles ne sont pas rien dans
l’absolu. Donc, ce qui est bon par rapport а Dieu, est bon dans l’absolu ;
mais si une chose est finie pour Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit finie
dans l’absolu, car le fini se rattache а une certaine imperfection, mais le
bien, а une perfection ; dans les deux cas, cependant, est tel dans
l’absolu ce qui au jugement de Dieu est trouvй tel.
9° Quand on
dit : « Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie », cela peut
s’entendre en deux sens : d’abord en sorte que « faзon » se
rйfиre а la rйalitй connue ; le sens est alors qu’il connaоt qu’il est
fini ; et avec ce sens la proposition est fausse, car dans ce cas sa
connaissance serait fausse. Ensuite, en sorte que « faзon » soit
rйfйrй au connaissant, et ainsi, on peut encore distinguer : d’abord de
telle sorte que l’expression « de faзon finie » ne signifie rien
d’autre que « de faзon parfaite » ; on dit alors qu’il connaоt
de faзon finie, parce qu’il parvient au terme de la connaissance ; et
ainsi, Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie. Ensuite de telle sorte que
l’expression « de faзon finie » concerne l’efficace de la
connaissance, et en ce sens il se connaоt de faзon infinie, car sa connaissance
est infiniment efficace. Et qu’il soit fini pour lui-mкme de la faзon
susmentionnйe, ne permet de conclure qu’il se connaоt de faзon finie que dans
le sens oщ l’on a dit que c’йtait vrai.
10° Ce
raisonnement vaut dans la mesure oщ l’expression « de faзon finie »
regarde l’efficace de la connaissance ; et dans ce cas, il est clair qu’il
ne se connaоt pas de faзon finie.
11° Quand nous
disons que l’un pense plus que l’autre, cela peut s’entendre de deux
faзons : d’abord en sorte que le mot « plus » concerne le mode
de la rйalitй connue, et ainsi, aucun parmi les кtres pensants ne pense plus
que l’autre au sujet de la rйalitй pensйe, en tant que telle ; en effet,
quiconque attribue а la rйalitй pensйe plus ou moins que ne comporte la nature
de la rйalitй, se trompe et ne pense pas. Ensuite, on peut rйfйrer cela au mode
du connaissant ; et dans ce cas, l’un pense plus que l’autre dans la
mesure oщ il pense avec plus de pйnйtration que l’autre, comme l’ange comparй а
l’homme, et Dieu а l’ange, et ce а cause d’une plus puissante facultй de
pensйe. Et la tournure employйe dans cette preuve, а savoir :
« penser une rйalitй autrement qu’elle n’est », est а distinguer semblablement ;
en effet, si le mot « autrement » dйsigne le mode de la rйalitй
connue, alors aucun кtre pensant ne pense la rйalitй autrement qu’elle n’est,
car ce serait penser que la rйalitй est autrement qu’elle n’est ; mais si
« autrement » dйsigne le mode du connaissant, alors n’importe quel
кtre qui pense une rйalitй matйrielle la pense autrement qu’elle n’est, car la
rйalitй matйrielle, qui a l’кtre matйriellement, est pensйe seulement de faзon
immatйrielle. Article 3 : Dieu connaоt-il d’autres choses
que lui-mкme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’objet pensй
est une perfection de celui qui pense. Or rien d’autre que Dieu ne peut кtre
une perfection de Dieu, car en ce cas il y aurait quelque chose de plus noble
que lui. Donc rien d’autre que lui ne peut кtre pensй par lui.
2° [Le rйpondant] disait que la rйalitй ou
la crйature, selon qu’elle est connue par Dieu, fait un avec lui. En sens contraire : la crйature ne fait un avec Dieu
que selon qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaоt la crйature que selon
qu’elle fait un avec lui, il ne connaоtra la crйature que selon qu’elle est en
lui ; et ainsi, il ne la connaоtra pas en sa nature propre.
3° Si
l’intelligence divine connaоt la crйature, elle la connaоt soit par son
essence, soit par une autre chose extrinsиque. Si c’йtait par autre chose, un
mйdium extrinsиque, alors, puisque tout mйdium par lequel on connaоt est une
perfection du connaissant — car il est la forme de celui-ci en tant qu’il est
connaissant, comme on le voit clairement pour l’espиce de la pierre dans la
pupille —, il s’ensuivrait qu’une chose extйrieure а Dieu serait sa perfection,
ce qui est absurde. Et si l’intelligence divine connaоt la crйature par son
essence, alors, puisque son essence est autre chose que la crйature, il
s’ensuivra qu’il connaоtra une chose а partir d’une autre. Or toute
intelligence qui connaоt une chose а partir d’une autre est une intelligence
qui procиde discursivement et en raisonnant. Il y a donc dans l’intelligence
divine un processus discursif, et ainsi, elle sera imparfaite, ce qui est
absurde.
4° Le mйdium par
lequel une rйalitй est connue doit кtre proportionnй а ce qui est connu par
lui. Or l’essence divine n’est pas proportionnйe а la crйature elle-mкme,
puisqu’elle la dйpasse а l’infini et qu’il n’y a aucune proportion entre
l’infini et le fini. Dieu ne peut donc pas, en connaissant son essence,
connaоtre la crйature.
5° Le Philosophe
prouve au onziиme livre de la Mйtaphysique
que Dieu se connaоt seulement lui-mкme. Or « seulement » a le mкme
sens que « pas avec autre chose ». Il ne connaоt donc pas les choses
autres que lui.
6° S’il connaоt
d’autres choses que lui, alors, puisqu’il se connaоt lui-mкme, il connaоtra
lui-mкme et les autres choses soit par une mкme raison formelle, soit par des
raisons formelles diffйrentes. Si c’est par la mкme, alors, puisqu’il se
connaоt par son essence, il s’ensuit qu’il connaоtra aussi les autres rйalitйs
par leurs essences, ce qui est impossible. Et si c’est par des raisons
formelles diffйrentes, alors, puisque la connaissance du connaissant dйpend de
la raison formelle par laquelle l’objet est connu, il se produira que de la
multiplicitй et de la diversitй se rencontreront dans la connaissance divine,
ce qui s’oppose а la simplicitй divine. Dieu ne connaоt donc aucunement la
crйature.
7° La crйature
est plus distante de Dieu que la Personne du Pиre n’est distante de la nature
de la dйitй. Or Dieu ne connaоt pas par le mкme [mйdium] qu’il est Dieu et
qu’il est Pиre : car dans la proposition « Il connaоt qu’il est
Pиre », la notion de Pиre est incluse, mais ne l’est pas dans
celle-ci : « Il connaоt qu’il est Dieu. » Donc а bien plus forte
raison, s’il connaоt la crйature, il connaоtra soi-mкme et la crйature par des
raisons formelles diffйrentes, ce qui est absurde, comme on l’a prouvй.
8° Les principes
de l’кtre et du connaоtre sont les mкmes. Or le Pиre n’est pas Pиre et Dieu par
le mкme [principe], comme dit saint Augustin. Le Pиre ne connaоt donc pas par
le mкme [principe] qu’il est Pиre et qu’il est Dieu ; et а bien plus forte
raison, s’il connaоt la crйature, il ne connaоtra pas par le mкme [principe]
lui-mкme et la crйature.
9° La science est
assimilation de celui qui sait а l’objet su. Or, entre Dieu et la crйature,
l’assimilation est minime, puisque la distance y est trиs grande. Dieu a donc
des crйatures une connaissance minime, voire nulle.
10° Tout ce que
Dieu connaоt, il le voit. Or Dieu ne voit rien а l’extйrieur de lui-mкme, comme
dit saint Augustin au livre des 83 Questions.
Il ne connaоt donc rien non plus en dehors de lui.
11° Le rapport
entre la crйature et Dieu est identique а celui entre le point et la
ligne ; c’est pourquoi Trismйgiste a dit : « Dieu est une sphиre
intelligible dont le centre est partout et la circonfйrence nulle part »,
entendant par « centre » la crйature, comme l’explique Alain. Or rien
ne se perd de la quantitй de la ligne, si l’on en retire un point. Rien non
plus, donc, ne se perd de la perfection divine, si la connaissance de la
crйature lui est retirйe. Or tout ce qui est en lui relиve de sa perfection,
puisque rien n’est en lui de faзon accidentelle. Il n’a donc pas connaissance
des crйatures.
12° Tout ce que
Dieu connaоt, il le connaоt de toute йternitй, йtant donnй que sa science ne
varie pas. Or tout ce qu’il connaоt est йtant, car il n’y a de connaissance que
de l’йtant. Tout ce que Dieu connaоt a donc existй de toute йternitй. Or aucune
crйature n’a existй de toute йternitй. Il ne connaоt donc aucune crйature.
13° Tout ce qui
est perfectionnй par une autre chose, a en soi une puissance passive
relativement cette chose, car la perfection est comme la forme du parfait. Or
Dieu n’a pas en lui-mкme de puissance passive ; en effet, celle-ci est
principe de transmutation, laquelle est йtrangиre а Dieu. Il n’est donc pas
perfectionnй par autre chose que lui. Or la perfection du connaissant dйpend de
la chose connaissable, car la perfection du connaissant est dans ce qu’il
connaоt en acte, et qui n’est autre que la chose connaissable. Dieu ne connaоt
donc pas autre chose que lui-mкme.
14° Comme il est
dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
« le moteur est par nature antйrieur а ce qui est mы ». Or, de mкme
que le sensible meut le sens, comme il est dit au mкme endroit, de mкme
l’intelligible meut l’intelligence. Si donc Dieu pensait quelque chose d’autre
que lui, il s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а lui ; ce qui
est absurde.
15°
Tout
ce qui est pensй cause une dйlectation dans le sujet qui pense ; c’est
pourquoi on lit au premier livre de la Mйtaphysique :
« Tous les hommes, par nature, dйsirent savoir ; et la preuve en est
la dйlectation des sens », suivant la leзon de certains livres. Si donc
Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-mкme, cette autre chose serait
la cause d’une dйlectation en lui, ce qui est absurde.
16° Rien n’est
connu que par sa nature d’йtant. Or la crйature tient plus du non-кtre que de
l’кtre, comme on le voit chez saint Ambroise et en de nombreuses paroles de
saints. La crйature est donc pour Dieu plus inconnue que connue.
17° Rien n’est
apprйhendй que dans la mesure oщ il est vrai, de mкme que rien n’est recherchй
que dans la mesure oщ il est bon. Or dans l’Йcriture, les crйatures visibles
sont comparйes а un mensonge, comme on le voit clairement en Eccli. 34,
2 : « Comme celui qui embrasse l’ombre et poursuit la chaleur, tel
est celui qui s’attache а des visions mensongиres. » Les crйatures sont
donc pour Dieu plus inconnues que connues.
18° [Le rйpondant] disait que la crйature
n’est appelйe non-йtant que par rapport а Dieu. En
sens contraire : la crйature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle lui
est rapportйe. Si donc la crйature, en tant qu’elle est rapportйe а Dieu, est
un mensonge et un non-йtant, inconnaissable par consйquent, elle ne pourra
aucunement кtre connue par Dieu.
19° Il n’est rien
dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans le sens. Or on ne peut pas poser
en Dieu la connaissance sensitive, car elle est matйrielle. Il ne pense donc
pas les rйalitйs crййes, puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.
20° Les rйalitйs
sont principalement connues par leurs causes, et surtout par les causes qui
portent sur l’кtre de la rйalitй. Or, parmi les quatre causes, l’efficiente et
la finale sont les causes du devenir, tandis que la forme et la matiиre sont
causes de l’кtre de la rйalitй, car elles entrent dans sa constitution. Or Dieu
est cause seulement efficiente et finale des rйalitйs. Ce qu’il connaоt des
crйatures est donc minime.
En sens contraire :
1° Hйbr. 4,
13 : « Tout est а nu et а dйcouvert а ses yeux. »
2° Si l’un de
deux relatifs est connu, l’autre est connu. Or le principe et le principiй se
disent relativement. Puis donc que Dieu est principe des rйalitйs par son
essence, il connaоt les crйatures en connaissant son essence.
3° Dieu est omnipotent.
Il doit donc, pour la mкme raison, кtre appelй omniscient ; il ne connaоt
donc pas seulement les rйalitйs dont on a la fruition, mais aussi celles dont
on use.
4° Anaxagore a
posй que l’intelligence « est sans mйlange afin de connaоtre toutes choses » ;
et il en est louй par le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’intelligence divine est au
plus haut point sans mйlange et pure. Elle connaоt donc toutes choses au plus
haut point, pas seulement elle-mкme mais aussi les autres choses.
5° Plus une
substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle peut comprendre.
Or Dieu est une substance trиs simple. Il peut donc comprendre les formes de
toutes les rйalitйs ; il connaоt donc toutes les rйalitйs, et pas
seulement lui-mкme.
6° « Ce par
quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage », suivant le
Philosophe. Or Dieu est la cause de la connaissance des crйatures pour tous
ceux qui les connaissent : en effet, il est lui-mкme « la vraie
lumiиre qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il
connaоt donc au plus haut point les crйatures.
7° Comme saint
Augustin le prouve au livre sur la Trinitй,
rien n’est aimй s’il n’est connu. Or Dieu « aime tout ce qui est »
(Sg 11, 25). Il connaоt donc aussi toutes choses.
8° Il est dit au
Psaume 93, 9 : « Celui qui a formй l’њil, ne voit-il
pas ? », comme pour dire qu’il en est ainsi. Donc Dieu lui-mкme, qui
a fait toutes choses, considиre et connaоt toutes choses.
9° Il est dit
ailleurs dans un psaume : « C’est lui qui a formй un а un leurs
cњurs, et qui connaоt toutes leurs њuvres. » Or ici, le faзonneur des
cњurs est Dieu. Il connaоt donc les њuvres des hommes, et ainsi, d’autres
choses que lui-mкme.
10° La mкme chose
se dйduit de ce qui est dit ailleurs dans un psaume : « lui qui a
fait les cieux avec intelligence ». Donc lui-mкme pense les cieux qu’il a
crййs.
11° La cause une
fois connue — surtout la formelle —, l’effet est connu. Or Dieu est la cause
formelle exemplaire des crйatures. Puis donc qu’il se connaоt lui-mкme, il
connaоtra aussi les crйatures.
Rйponse :
Sans doute
aucun, il faut accorder non seulement que Dieu se connaоt lui-mкme, mais encore
qu’il connaоt toutes les autres choses ; et voici d’abord comment cela
peut se prouver. Tout ce qui tend naturellement vers une autre chose, tient
cela nйcessairement de quelque [principe] qui le dirige vers la fin, sinon il y
tendrait par hasard. Or nous trouvons dans les rйalitйs naturelles un appйtit
naturel par lequel chaque rйalitй tend vers sa fin ; il est donc nйcessaire
de poser, au-dessus de toutes les rйalitйs naturelles, une intelligence qui ait
ordonnй les rйalitйs naturelles а leurs fins, et mis en elles une inclination
ou un appйtit naturel. Mais une rйalitй ne peut pas кtre ordonnйe а une fin si
la rйalitй elle-mкme n’est pas connue en mкme temps que la fin а laquelle elle
doit кtre ordonnйe ; il est donc nйcessaire que dans l’intelligence
divine, de laquelle la nature des choses et l’ordre naturel dans les rйalitйs
tirent leur origine, il y ait une connaissance des rйalitйs naturelles ;
et cette preuve est indiquйe par le Psaume 93, 9 en ces termes :
« Celui qui a formй l’њil, ne voit-il pas ? », ce qui, comme dit
Maпmonide, йquivaut а dire : « Celui qui a faзonnй un њil ainsi
proportionnй а sa fin — qui est son acte, а savoir la vision — est-ce qu’il ne
considиre pas la nature de l’њil ? »
Mais nous
devons, au-delа, voir de quelle faзon il connaоt les crйatures. Il faut donc
savoir que, puisque tout agent agit dans la mesure oщ il est en acte, il est
nйcessaire que ce qui est effectuй par l’agent soit en quelque faзon dans
l’agent ; et de lа vient que tout agent opиre une chose semblable а lui.
Or tout ce qui est dans autre chose, y est selon le mode de ce qui
reзoit ; si donc un principe actif est matйriel, son effet est en lui
quasi matйriellement, car il y est comme dans une certaine vertu
matйrielle ; mais si le principe actif est immatйriel, son effet sera
aussi en lui de faзon immatйrielle. Or on a dйjа dit qu’une chose est connue
par autre chose dans la mesure oщ elle y est reзue immatйriellement ; et
de lа vient que les principes actifs matйriels ne connaissent pas leurs effets,
car leurs effets ne sont pas en eux tels qu’ils sont connaissables ; par
contre, dans les principes actifs immatйriels, les effets sont tels qu’ils sont
connaissables, puisqu’ils y sont immatйriellement ; c’est pourquoi tout
principe actif immatйriel connaоt son effet. De lа vient ce qui est dit au
livre des Causes :
« L’intelligence connaоt ce qui est sous elle en tant qu’elle en est la
cause. » Puis donc que Dieu est principe actif immatйriel des rйalitйs, il
s’ensuit qu’il y a en lui la connaissance de celles-ci.
Rйponse aux objections :
1° L’objet pensй
est une perfection de celui qui pense, non а travers la rйalitй qui est connue
— en effet, cette rйalitй est hors de celui qui pense —, mais а travers la
ressemblance de celle-ci, par laquelle elle est connue ; car la perfection
est dans le parfait, alors que ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme mais
une ressemblance de la pierre. Mais la ressemblance de la rйalitй pensйe est
dans l’intelligence de deux faзons : parfois comme autre chose que celui
mкme qui pense, et parfois comme l’essence mкme de celui qui pense. Par
exemple notre intelligence, en se connaissant elle-mкme, connaоt les autres
intelligences dans la mesure oщ elle est elle-mкme une ressemblance des autres
intelligences ; mais la ressemblance de la pierre qui existe en elle n’est
pas l’essence mкme de l’intelligence : au contraire, elle est reзue en
elle comme une forme dans une matiиre, pour ainsi dire. Or cette forme qui est
autre chose que l’intelligence se rapporte parfois а la rйalitй dont elle est
une ressemblance comme la cause de cette rйalitй, comme on le voit bien pour
l’intelligence pratique, dont la forme est cause de la rйalitй opйrйe ;
mais parfois elle est l’effet de la rйalitй, comme on le voit bien pour notre
intelligence spйculative qui reзoit la connaissance depuis les rйalitйs. Donc,
chaque fois que l’intelligence connaоt quelque rйalitй par une ressemblance qui
n’est pas l’essence de celui qui pense, l’intelligence est perfectionnйe par
autre chose qu’elle : mais si cette ressemblance est la cause de la
rйalitй, l’intelligence sera perfectionnйe seulement par la ressemblance, et
nullement par la rйalitй dont c’est la ressemblance, de mкme que ce n’est pas
la maison qui est une perfection de l’art, mais c’est plutфt l’inverse. Par
contre, si la ressemblance est un effet de la rйalitй, alors la rйalitй, elle
aussi, sera d’une certaine faзon une perfection de l’intelligence, а savoir
activement, sa ressemblance l’йtant formellement. Mais lorsque la ressemblance
de la rйalitй connue est l’essence mкme de celui qui pense, l’intelligence
n’est pas perfectionnйe par autre chose qu’elle-mкme, si ce n’est peut-кtre
activement, par exemple si son essence est causйe par autre chose. Or
l’intelligence divine n’a pas une science causйe par les rйalitйs, et la
ressemblance de la rйalitй, par laquelle il connaоt les rйalitйs, n’est autre
que son essence, qui n’est pas non plus causйe par autre chose ; par
consйquent, de ce qu’il connaоt les rйalitйs ne suit nullement que son
intelligence soit perfectionnйe par autre chose.
2° Dieu ne
connaоt pas les rйalitйs seulement selon qu’elles sont en lui, si l’expression
« selon que » se rapporte а la connaissance du cфtй de l’objet connu,
car il connaоt, dans les rйalitйs, non seulement l’кtre qu’elles ont en lui
selon qu’elles font un avec lui, mais aussi l’кtre qu’elles ont hors de lui
selon qu’elles diffиrent de lui. Mais si l’expression « selon que »
dйtermine la connaissance du cфtй du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne
connaоt les rйalitйs que selon qu’elles sont en lui, car il les connaоt par une
ressemblance de la rйalitй, ressemblance qui, existant en lui, lui est
identique.
3° Voici comment
Dieu connaоt les crйatures : selon qu’elles sont en lui. Or l’effet
existant dans une cause efficiente quelconque n’est pas autre chose qu’elle,
s’il s’agit de ce qui est une cause par soi — par exemple la maison, dans
l’art, n’est pas autre chose que l’art lui-mкme —, car l’effet est dans le
principe actif parce que le principe actif se l’assimile, et cela vient de ce
mкme par quoi il agit ; si donc un principe actif agit seulement par sa
forme, son effet est en lui parce qu’il a cette forme, et ne sera pas, en lui,
distinct de sa forme. Semblablement, puisque Dieu agit par son essence, son
effet n’est pas non plus en lui distinct de son essence, mais absolument
un ; voilа pourquoi ce par quoi il connaоt l’effet n’est pas autre chose
que son essence. Et cependant il ne s’ensuit pas que, lorsqu’il connaоt l’effet
en connaissant son essence, il y ait un processus discursif dans son
intelligence. Car on ne dit que l’intelligence procиde discursivement d’une
chose а l’autre que lorsqu’elle apprйhende l’une et l’autre au moyen
d’apprйhensions diffйrentes ; ainsi, l’intelligence humaine apprйhende la
cause et l’effet par des actes diffйrents, et c’est pourquoi l’on dit de celle
qui connaоt l’effet par les causes qu’elle procиde discursivement de la cause
vers l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes diffйrents que la
puissance cognitive se porte vers le mйdium par lequel elle connaоt et vers la
rйalitй connue, alors il n’y a aucun processus discursif dans la connaissance ;
ainsi, on ne dit pas de la vue qui connaоt une pierre au moyen de son espиce
existant en elle, ou qui connaоt par un miroir une rйalitй qui s’y reflиte,
qu’elle procиde discursivement, car c’est la mкme chose pour elle de se porter
vers la ressemblance de la rйalitй et vers la rйalitй qui est connue au moyen
d’une telle ressemblance. Or voici comment Dieu connaоt ses effets par son
essence : comme une rйalitй est connue au moyen de sa ressemblance ;
voilа pourquoi il connaоt d’une connaissance unique lui-mкme et les autres
choses, comme Denys le dit aussi au septiиme chapitre des Noms divins en ces termes : « Donc, Dieu n’a pas d’une
part une connaissance propre de lui-mкme, et d’autre part une connaissance
commune comprenant tous les existants. » Il n’y a donc aucun processus
discursif dans son intelligence.
4° Il y a deux
faзons de dire qu’une chose est proportionnйe а une autre : d’abord parce
qu’une proportion se remarque entre elles, comme nous disons que 4 est
proportionnй а 2 parce que 4 se rapporte а 2 dans la proportion du
double ; ensuite par maniиre de proportionnalitй, comme si nous disions
que 6 et 8 sont proportionnйs parce que, de mкme que 6 est double de 3, de mкme
8 est double de 4 : en effet, la proportionnalitй est la ressemblance des
proportions. Or en toute proportion, on considиre entre les choses dites
proportionnйes une relation mutuelle au sens d’un dйpassement dйterminй de
l’une sur l’autre ; aussi est-il impossible qu’un infini soit proportionnй
au fini par mode de proportion. Mais entre celles qui sont dites proportionnйes
par maniиre de proportionnalitй, on ne considиre pas une relation mutuelle,
mais une relation semblable de deux choses а deux autres ; et dans ce cas,
rien n’empкche qu’un infini soit proportionnй а un fini : car de mкme
qu’un certain fini est йgal а un autre fini, de mкme, un infini est йgal а un
autre infini. Et c’est de cette maniиre que le mйdium doit кtre proportionnй а
ce qui est connu par lui, а savoir : tel le rapport entre le mйdium et la
dйmonstration d’une chose, tel aussi doit кtre le rapport entre ce qui est
connu par ce mйdium et le fait que la chose soit dйmontrйe ; et ainsi,
rien n’empкche que l’essence divine soit le mйdium par lequel la crйature est
connue.
5° Il y a deux
faзons pour une chose d’кtre pensйe : d’abord en elle-mкme, а savoir
lorsque la puissance du regard est formellement dйterminйe par cette rйalitй
pensйe ou connue ; ensuite, une chose est vue dans une autre si, lorsque
cette autre est connu, elle aussi est connue. Dieu se connaоt donc seulement en
lui-mкme, et il connaоt les autres choses non en elles-mкmes mais en
connaissant son essence ; et c’est en ce sens que le Philosophe a dit que
Dieu se connaоt seulement lui-mкme ; et а cela s’accorde aussi la parole
de Denys au septiиme chapitre des Noms
divins : « Dieu, dit-il, connaоt les existants, non par une
science qui viendrait des existants, mais par une science qui vient de
lui-mкme. »
6° Si la raison
formelle de la connaissance est prise du cфtй du connaissant, Dieu connaоt par
la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses ; car а la fois le
connaissant, l’acte de connaissance, et l’intermйdiaire de connaissance sont
identiques. Mais si on la prend du cфtй de la rйalitй connue, alors il ne
connaоt pas par la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses, car il
n’y a pas pour lui-mкme et pour les autres choses une mкme relation au mйdium
par lequel il connaоt ; en effet, c’est par essence qu’il est identique а
ce mйdium, alors que les autres rйalitйs le sont par assimilation ; voilа
pourquoi il se connaоt seulement lui-mкme par essence, tandis qu’il connaоt les
autres choses par ressemblance ; cependant, c’est le mкme [mйdium] qui est
son essence et qui est une ressemblance des autres choses.
7° Du cфtй du
connaissant, c’est par une connaissance absolument identique que Dieu connaоt
qu’il est Dieu et qu’il est le Pиre ; mais du cфtй du connu, ce par quoi
il connaоt n’est pas identique ; en effet, il connaоt qu’il est Dieu par
la dйitй, et qu’il est Pиre par la paternitй, qui, du point de vue de notre
maniиre de connaоtre, n’est pas identique а la dйitй, bien que ce soit
rйellement une seule chose.
8° Ce qui est
principe de l’кtre est aussi principe du connaоtre, du cфtй de la rйalitй
connue, car c’est par ses principes qu’une rйalitй est connaissable ; mais
ce par quoi elle est connue, du cфtй du connaissant, c’est la ressemblance de
la rйalitй, ou de ses principes, ressemblance qui n’est pas principe d’кtre
pour la rйalitй elle-mкme, sauf peut-кtre dans la connaissance pratique.
9° La
ressemblance de deux choses entre elles peut кtre considйrйe de deux
faзons : d’abord au sens d’une convenance en nature, et une telle
ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu ; bien au
contraire, nous voyons parfois que la connaissance est d’autant plus pйnйtrante
qu’une telle ressemblance est moindre ; par exemple, йtant plus йloignйe
de la matiиre, la ressemblance qui est dans l’intelligence ressemble moins а la
pierre que celle qui est dans le sens, et pourtant, l’intelligence connaоt avec
plus de pйnйtration que le sens. Ensuite quant а la reprйsentation, et cette
ressemblance est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la
ressemblance entre la crйature et Dieu soit minime au sens d’une convenance en
nature, il y a cependant une trиs grande ressemblance en ce que l’essence
divine reprйsente la crйature de faзon trиs expressive ; aussi
l’intelligence divine connaоt-elle trиs bien la rйalitй.
10° Quand il est
dit que Dieu ne voit rien hors de lui-mкme, il faut l’entendre de ce en quoi il
voit, non de ce qu’il voit ; car ce en quoi il voit toutes choses est en
lui-mкme.
11° Bien que rien
ne se perde de la quantitй de la ligne si on lui retire un point en acte,
cependant, si on le lui retire en sorte qu’elle ne puisse pas se terminer au
point, la substance de la ligne sera perdue. Et il en est de mкme йgalement
pour Dieu ; en effet, rien n’est perdu pour Dieu si l’on pose que sa
crйature n’est pas ; mais quelque chose est perdu pour la perfection de
Dieu si on lui enlиve le pouvoir de produire la crйature. Or, il ne connaоt pas
les rйalitйs seulement en tant qu’elles sont en acte, mais йgalement en tant
qu’elles sont en sa puissance.
12° Bien qu’il n’y
ait de connaissance que de l’йtant, cependant il n’est pas nйcessaire que ce
qui est connu soit un йtant dans sa nature au moment oщ il est connu ; en
effet, de mкme que nous connaissons des choses distantes quant au lieu, de mкme
nous connaissons des choses distantes quant au temps, comme on le voit
clairement pour les choses passйes ; voilа pourquoi il n’est pas aberrant
de poser une connaissance divine йternelle portant sur des rйalitйs non
йternelles.
13° Si le nom de
perfection est pris strictement, il ne peut кtre posй en Dieu, car rien n’est parfait
que ce qui est fait. Mais en Dieu, le nom de perfection est pris plus
nйgativement que positivement, de sorte que Dieu est appelй parfait parce
qu’absolument rien ne lui fait dйfaut, et non parce qu’il y aurait en lui une
chose en puissance а la perfection et qui serait perfectionnйe par une autre
chose qui serait son acte ; voilа pourquoi il n’y a pas en lui de
puissance passive.
14° L’intelligible
et le sensible ne meuvent le sens ou l’intelligence que dans la mesure oщ la
connaissance sensitive ou intellective est prise des rйalitйs ; or tel
n’est pas le cas de la connaissance divine ; l’argument n’est donc pas
concluant.
15° Selon le
Philosophe aux septiиme et dixiиme livres de l’Йthique, la dйlectation de l’intelligence vient d’une opйration convenante ;
c’est pourquoi il y est dit que Dieu « jouit par une unique et simple
opйration ». Donc, quelque intelligible est pour l’intelligence une cause
de dйlectation dans la mesure oщ il est cause de son opйration. Or cela vient
de ce qu’il produit en elle sa ressemblance, par laquelle l’opйration de
l’intelligence est formellement dйterminйe. Il est donc clair que la rйalitй
qui est pensйe n’est cause de dйlectation dans l’intelligence que lorsque la
connaissance de l’intelligence est prise des rйalitйs, ce qui n’est pas le cas
dans l’intelligence divine.
16° L’кtre, au
plein sens du terme et en soi, s’entend du seul кtre divin, tout comme le bien,
et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17 :
« Personne n’est bon que Dieu seul. » Donc, plus une crйature
s’approche de Dieu, plus elle a d’кtre, mais plus elle s’йloigne de lui, plus
elle a de non-кtre. Or elle ne s’approche de Dieu que dans la mesure oщ elle
participe а un кtre fini, alors que sa distance а Dieu est infinie ; aussi
dit-on qu’elle a plus de non-кtre que d’кtre ; et cependant, cet кtre
qu’elle possиde est connu de Dieu, puisqu’il vient de Dieu.
17° Il faut
rйpondre semblablement que la crйature visible n’a de vйritй que dans la mesure
oщ elle s’approche de la vйritй premiиre ; mais dans la mesure oщ elle
s’en йloigne, elle a de la faussetй, comme Avicenne aussi le dit.
18° Une chose se
rapporte а Dieu de deux faзons : soit par commensuration, et ainsi, la
crйature rapportйe а Dieu se trouve comme nйant ; soit par conversion а Dieu,
de qui elle reзoit l’кtre, et c’est seulement de cette faзon qu’elle possиde un
кtre par lequel elle se rapporte а Dieu ; et de cette faзon aussi, elle
est connaissable par Dieu.
19° Cette parole
doit s’entendre de notre intelligence, qui reзoit la science depuis les
rйalitйs ; en effet, la rйalitй est graduellement amenйe de sa matйrialitй
а l’immatйrialitй de l’intelligence, c’est-а-dire moyennant l’immatйrialitй du
sens ; aussi est-il nйcessaire que ce qui est dans notre intelligence ait
d’abord йtй dans le sens, ce qui n’a pas lieu d’кtre dans le cas de
l’intelligence divine.
20° Bien que
l’agent naturel, comme dit Avicenne, ne soit cause que du devenir — la preuve
en est qu’une fois cet agent dйtruit, l’кtre de la rйalitй ne cesse pas mais
seulement son devenir —, cependant l’agent divin, qui communique l’кtre aux
rйalitйs, est cause de l’кtre pour elles toutes, bien qu’il n’entre pas dans
leur constitution. Il est toutefois une ressemblance des principes essentiels
qui entrent dans la constitution de la rйalitй ; voilа pourquoi il connaоt
non seulement le devenir de la rйalitй, mais encore son кtre et ses principes
essentiels. Article 4 : Dieu a-t-il des rйalitйs une
connaissance propre et dйterminйe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
Boиce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ».
Or en Dieu, la connaissance n’est pas sensitive mais seulement intellective.
Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des rйalitйs.
2° Si Dieu
connaоt les crйatures, il les connaоt soit par plusieurs [principes], soit par
un seul ; si c’est par plusieurs, sa science se diversifie йgalement du
cфtй du connaissant, car ce qui est connu est dans le connaissant. Et si c’est
par un seul, puisqu’on ne peut avoir par un seul [principe] une connaissance
distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas des
rйalitйs une connaissance propre.
3° De mкme que
Dieu est cause des rйalitйs parce qu’il leur communique l’кtre, de mкme le feu
est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le
feu se connaissait lui-mкme, en connaissant sa chaleur il ne connaоtrait les
autres choses que dans la mesure oщ elles sont chaudes. Donc, en connaissant
son essence, Dieu ne connaоt les autres choses que dans la mesure oщ elles sont
des йtants. Or ce n’est pas lа avoir des rйalitйs une connaissance propre, mais
trиs universelle. Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.
4° On ne peut
avoir d’une rйalitй une connaissance propre qu’au moyen d’une espиce qui ne
contienne rien de plus ou de moins qu’il n’y a dans la rйalitй ; en effet,
de mкme que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espиce
qui lui serait infйrieure, comme celle du noir, de mкme elle serait
imparfaitement connue par une espиce qui la dйpasserait, comme celle du blanc,
en lequel la nature de la couleur se trouve trиs parfaitement [rйalisйe] ;
aussi la blancheur est-elle la mesure de toutes les couleurs, comme il est dit
au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or, autant l’essence divine surpasse la crйature, autant la crйature est
infйrieure а Dieu. Puis donc qu’en aucune faзon l’essence divine ne peut кtre
proprement et complиtement connue au moyen de la crйature, la crйature ne peut
pas non plus кtre connue proprement au moyen de l’essence divine. Or Dieu ne
connaоt la crйature que par son essence. Il n’a donc pas des crйatures une
connaissance propre.
5° Tout mйdium
qui donne d’une rйalitй une connaissance propre peut кtre assumй comme moyen
terme de dйmonstration pour conclure а cette rйalitй. Or tel n’est pas le
rapport de l’essence divine а la crйature, sinon les crйatures existeraient en
tout temps oщ l’essence divine a existй. En connaissant les crйatures par son
essence, Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.
6° Si Dieu
connaоt la crйature, il la connaоt soit dans sa nature propre, soit dans une
idйe. Si c’est dans sa nature propre, alors la nature propre de la crйature est
un mйdium par lequel Dieu connaоt la crйature. Or le mйdium de connaissance est
une perfection du connaissant. La nature de la crйature sera donc une
perfection de l’intelligence divine, ce qui est absurde. Si, au contraire, il
connaоt la crйature dans une idйe, alors, puisque l’idйe est plus йloignйe
d’une rйalitй que les [principes] essentiels ou accidentels de celle-ci, il
aura une moindre connaissance de la rйalitй que celle qui s’obtient par ses
[principes] essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une
rйalitй est obtenue soit par ses [principes] essentiels, soit par ses
[principes] accidentels, car mкme « les accidents contribuent pour une
grande part а la connaissance de la quidditй », comme il est dit au
premier livre sur l’Вme. Dieu n’a
donc pas des rйalitйs une connaissance propre.
7° On ne peut pas
avoir d’un particulier une connaissance propre par un mйdium universel, de mкme
qu’on ne peut pas avoir de l’homme une connaissance propre par l’animal. Or
l’essence divine est le mйdium le plus universel, car il se rapporte
communйment а la connaissance de toutes choses. Dieu ne peut donc avoir des
crйatures une connaissance propre par son essence.
8°
La
disposition de la connaissance dйpend du mйdium de connaissance. L’on n’aura
donc une connaissance propre que par un mйdium propre. Or l’essence divine ne peut
кtre un mйdium propre pour connaоtre cette crйature-ci, car si elle l’йtait,
elle ne serait plus pour une autre un mйdium propre de connaissance ; en
effet, ce qui est а celle-ci et а une autre est commun aux deux et non propre а
l’une d’elles. Dieu, qui connaоt les crйatures par son essence, n’a donc pas de
celles-ci une connaissance propre.
9° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
Dieu connaоt « immatйriellement les rйalitйs matйrielles, uniment les
choses nombreuses », ou encore : indistinctement les choses
distinctes. Or la faзon dont se rйalise la connaissance divine, c’est la faзon
dont Dieu connaоt les rйalitйs. Dieu a donc des rйalitйs une connaissance
indistincte, de sorte qu’il ne connaоt pas proprement ceci ou cela.
En sens contraire :
1° Nul ne peut
distinguer entre les choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or Dieu
connaоt les crйatures de telle faзon qu’il distingue entre elles ; en
effet, il sait que celle-ci n’est pas celle-lа ; sinon, il ne donnerait
pas а chacune selon ses capacitйs, ni ne rendrait а chacune selon ses њuvres,
en jugeant justement des actions des hommes. Dieu a donc des rйalitйs une
connaissance propre.
2° Rien
d’imparfait ne doit кtre attribuй а Dieu. Or la connaissance qui fait connaоtre
une chose en gйnйral et non en particulier est imparfaite, puisqu’il lui manque
quelque chose. La connaissance que Dieu a des rйalitйs n’a donc pas lieu
seulement en gйnйral, mais aussi en particulier.
3° Si Dieu ne
connaissait pas des rйalitйs ce que nous-mкmes en connaissons, alors il se
produirait que « Dieu, qui est le plus heureux, serait le moins
sage », ce que le Philosophe tient lui aussi pour aberrant, au premier
livre sur l’Вme et au troisiиme livre
de la Mйtaphysique.
Rйponse :
Par le fait
mкme que Dieu ordonne les rйalitйs а leur fin, on peut prouver que Dieu a une
connaissance propre des rйalitйs ; car une rйalitй ne peut кtre ordonnйe а
sa fin propre par une connaissance, que si sa nature propre, par laquelle elle
a une relation dйterminйe а cette fin, est connue. Et si l’on demande comment
cela est possible, la rйponse doit кtre envisagйe comme suit.
On ne connaоt
l’effet en connaissant la cause, que parce que l’effet est la consйquence de la
cause. Si donc il est une cause universelle dont l’action n’est dйterminйe а
quelque effet que par le moyen d’une cause particuliиre, la connaissance de
cette cause commune ne donnera pas une connaissance propre de l’effet, mais
celui-ci sera seulement connu en gйnйral ; par exemple, l’action du soleil
est dйterminйe а la production de cette plante-ci par le moyen de la puissance
germinative qui est dans la terre ou dans la semence ; si donc le soleil
se connaissait lui-mкme, il n’aurait pas de cette plante une connaissance
propre mais seulement commune, а moins qu’avec cela il n’en connaisse la cause
propre. Donc, pour que soit possйdйe une connaissance propre et parfaite de
quelque effet, il est nйcessaire que toutes les connaissances des causes
communes et propres soient rassemblйes dans le connaissant ; et c’est ce
que dit le Philosophe au dйbut de la Physique :
« L’on dit que nous connaissons chaque chose, lorsque nous connaissons les
causes premiиres et les principes premiers, jusqu’aux йlйments », i. e. jusqu’aux causes propres,
comme l’explique le Commentateur.
Or nous posons
une chose dans la connaissance divine parce que Dieu lui-mкme en est la cause
par son essence ; dans ce cas, en effet, la chose est en lui de telle
faзon qu’elle puisse кtre connue. Puis donc qu’il est lui-mкme la cause de
toutes les causes propres et communes, il connaоt lui-mкme par son essence
toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la rйalitй qui en
dйterminerait la nature commune et dont Dieu ne serait pas la cause ;
voilа pourquoi la mкme raison qui permet d’affirmer que Dieu connaоt la nature
commune des rйalitйs, permettra aussi de poser qu’il connaоt la nature propre
de chacune, ainsi que ses causes propres. Et c’est cette raison que Denys
йnonce au livre des Noms divins
lorsqu’il dit : « Si Dieu a donnй l’кtre а tous les existants par une
cause unique, alors il saura toutes choses par la mкme cause » ; et
plus loin : « car la cause mкme de toutes choses, qui se connaоt
elle-mкme, est inoccupйe quelque part, si elle ignore les choses qui existent
par elle et dont elle est la cause. » Il appelle « кtre
inoccupйe » le fait de manquer de causer une chose qui se trouve dans la
rйalitй ; ce qui s’ensuivrait, si elle ignorait quelqu’une des choses qui
sont dans la rйalitй.
Et ainsi, il
ressort de ce qu’on a dit que tous les exemples que l’on donne pour manifester
que Dieu connaоt par lui-mкme toutes choses, sont imparfaits ; comme ce
que l’on avance а propos du point qui, dit-on, s’il se connaissait, connaоtrait
les lignes ; et а propos de la lumiиre qui, en se connaissant, connaоtrait
les couleurs ; en effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut кtre ramenй
au point comme а une cause, ni tout ce qui est dans la couleur а la
lumiиre ; un point qui se connaоtrait lui-mкme ne connaоtrait donc pas la ligne,
si ce n’est en gйnйral, et de mкme pour la lumiиre et la couleur ; mais il
en va autrement de la connaissance divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de Boиce doit кtre entendue de notre intelligence, non de l’intelligence
divine, qui peut connaоtre les singuliers, comme il sera dit plus loin. Et
cependant, notre intelligence, qui ne connaоt pas les singuliers, a des
rйalitйs une connaissance propre, les connaissant par les notions propres de
leur espиce ; par consйquent, mкme si l’intelligence divine ne connaissait
pas les singuliers, elle pourrait nйanmoins avoir des rйalitйs une connaissance
propre.
2° Dieu connaоt
toutes choses par un seul [principe], qui est la raison formelle de plusieurs
choses, а savoir son essence, qui est une ressemblance de toutes les
rйalitйs ; et parce que son essence est la raison formelle propre de
chaque rйalitй, il a de chacune une connaissance propre. Et si l’on demande
comment un seul [principe] peut кtre la raison formelle propre et commune de
plusieurs choses, la rйponse peut кtre envisagйe comme suit. L’essence divine
est la raison formelle de quelque rйalitй dans la mesure oщ cette rйalitй imite
l’essence divine. Or aucune rйalitй n’imite pleinement l’essence divine, autrement
il ne pourrait y avoir qu’une seule imitation de Dieu, et ainsi, son essence ne
serait la raison propre que d’un seul, comme le Pиre n’a qu’une seule image qui
l’imite parfaitement : le Fils. Mais parce que la rйalitй crййe imite
imparfaitement l’essence divine, il se produit que diverses rйalitйs l’imitent
de diffйrentes faзons ; en aucune d’elles, cependant, il n’est de chose
qui ne provienne de la ressemblance de l’essence divine ; voilа pourquoi
ce qui est propre а chaque rйalitй a dans l’essence divine quelque chose а
imiter ; et par consйquent, l’essence divine est une ressemblance de la
rйalitй quant au propre de la rйalitй elle-mкme, de sorte qu’elle en est la
raison formelle propre ; et pour la mкme raison, elle est la raison
formelle propre d’une autre, et de toutes les autres. Elle est donc la raison
commune de toutes choses, puisqu’elle-mкme est une seule rйalitй que toutes
imitent ; mais elle est la raison formelle propre de celle-ci ou de
celle-lа, dans la mesure oщ les rйalitйs l’imitent diversement ; et ainsi,
l’essence divine donne une connaissance propre de chaque rйalitй, en tant
qu’elle est la raison formelle propre de chacune.
3° Le feu n’est
pas la cause des corps chauds quant а tout ce qui se trouve en eux, comme on
l’a dit de l’essence divine ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
4° La blancheur
surpasse la couleur verte quant а l’une des deux choses qui entrent dans la
nature de la couleur, а savoir la lumiиre, qui est pour ainsi dire le
[principe] formel dans la composition de la couleur ; et sous cet aspect,
elle est la mesure des autres couleurs. Mais dans les couleurs se trouve
quelque chose d’autre qui est pour ainsi dire le [principe] matйriel en elles,
а savoir la limite du diaphane, et sous ce rapport la blancheur n’est pas une
mesure des couleurs ; et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas dans l’espиce
de la blancheur tout ce qui se trouve dans les autres couleurs ; voilа
pourquoi l’espиce de la blancheur ne permet pas d’avoir une connaissance propre
de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en est autrement de
l’essence divine. En outre, les autres rйalitйs sont dans l’essence divine
comme dans une cause, tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la
blancheur comme dans une cause ; il n’en va donc pas de mкme.
5° La
dйmonstration est une espиce d’argumentation qui s’accomplit par un certain
processus discursif de l’intelligence ; par consйquent l’intelligence
divine, qui est sans processus discursif, ne connaоt pas ses effets par son
essence sur le mode de la dйmonstration, bien qu’elle ait par son essence une
connaissance des rйalitйs plus certaine que celui qui dйmontre n’en peut avoir
par la dйmonstration. De plus, quelqu’un comprendrait-il son essence, il
connaоtrait par elle la nature des singuliers plus certainement qu’une
conclusion n’est connue par un mйdium de dйmonstration. Et de ce que son
essence est йternelle ne suit cependant pas que les effets de Dieu existent de
toute йternitй : car les effets ne sont pas dans son essence en sorte
qu’ils existent toujours en eux-mкmes, mais en sorte qu’ils existent en quelque
temps, c’est-а-dire au temps dйterminй par la sagesse divine.
6° Dieu connaоt
les rйalitйs dans leur nature propre, si cette dйtermination se rapporte а la
connaissance du cфtй de l’objet connu ; mais si nous parlons de la
connaissance du cфtй du connaissant, alors il connaоt les rйalitйs dans une
idйe, i. e. par une idйe qui est
une ressemblance de toutes les choses qui sont dans la rйalitй, а la fois des
[principes] accidentels et des [principes] essentiels, bien qu’elle-mкme ne
soit pas un accident de la rйalitй ni son essence ; ainsi йgalement dans
notre intelligence, la ressemblance de la rйalitй n’est pas accidentelle ou
essentielle а la rйalitй elle-mкme, mais c’est la ressemblance soit d’une
essence, soit d’un accident.
7° L’essence
divine est mйdium universel en tant que cause universelle. Or la cause
universelle et la forme universelle ne se comportent pas de la mкme faзon pour
faire connaоtre les rйalitйs. Car dans la forme universelle, l’effet est en
puissance quasi matйrielle, de mкme que les diffйrences sont dans le genre sous
le mкme rapport que les formes sont dans la matiиre, comme dit Porphyre ;
dans la cause, en revanche, les effets sont en puissance active, comme la maison
est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or chaque chose est connue
dans la mesure oщ elle est en acte et non dans la mesure oщ elle est en
puissance ; c’est pourquoi il ne suffit pas que les diffйrences qui
spйcifient le genre soient en puissance en celui-ci pour que l’on ait par la
forme du genre une connaissance propre de l’espиce ; mais que les
[conditions] propres d’une rйalitй soient dans une cause active, cela suffit
pour que l’on ait par cette cause une connaissance de cette rйalitй ; on ne
connaоt donc pas une maison par le bois et par les pierres comme on la connaоt
par sa forme, qui est dans l’artisan. Et parce que les conditions propres de
chaque rйalitй sont en Dieu comme dans une cause active, l’essence divine peut,
bien qu’elle soit un mйdium universel, procurer une connaissance propre de
chaque rйalitй.
8° L’essence
divine est un mйdium а la fois commun et propre, mais non sous le mкme aspect,
comme on l’a dit.
9° Quand il est
dit : « Dieu sait indistinctement les choses distinctes », si
l’expression « indistinctement » dйtermine la connaissance du cфtй du
connaissant, alors la proposition est vraie, et tel est le sens que lui donne
Denys, car Dieu connaоt par une connaissance unique toutes les choses
distinctes. Mais si « indistinctement » dйtermine la connaissance du
cфtй de l’objet connu, alors la proposition est fausse : Dieu, en effet,
connaоt la distinction entre une rйalitй et une autre, il connaоt aussi ce par
quoi l’une se distingue de l’autre ; il a donc de chaque chose une
connaissance propre. Article 5 : Dieu connaоt-il les
singuliers ?
Objections :
Il semble que
non.
1°
Notre
intelligence ne connaоt pas les singuliers, parce qu’elle est sйparйe de la
matiиre. Or l’intelligence divine est bien plus sйparйe de la matiиre que la
nфtre. Elle ne connaоt donc pas les singuliers.
2° [Le rйpondant] disait que ce n’est pas
seulement parce qu’elle est immatйrielle que notre intelligence ne connaоt pas
les singuliers, mais c’est aussi parce qu’elle abstrait des rйalitйs sa connaissance.
En sens contraire : notre intelligence ne
reзoit rien des rйalitйs que par l’intermйdiaire du sens ou de
l’imagination ; le sens et l’imagination reзoivent donc depuis les
rйalitйs avant l’intelligence, et pourtant les singuliers sont connus par le
sens et l’imagination. Que l’intelligence reзoive en provenance des rйalitйs
n’est donc pas une raison pour qu’elle ne connaisse pas les singuliers.
3° [Le rйpondant] disait que l’intelligence
reзoit des rйalitйs une forme entiиrement dйpouillйe, mais il n’en va pas de
mкme du sens ni de l’imagination. En sens contraire :
le processus de dйpouillement de la forme reзue dans l’intelligence n’est pas
une raison pour que l’intelligence ne connaisse pas les singuliers, du point de
vue de son terme de dйpart ; bien au contraire, de ce point de vue elle
devrait les connaоtre davantage, car elle doit toute son assimilation а ce
qu’elle reзoit de la rйalitй. Il reste donc que le processus de dйpouillement
de la forme n’empкche la connaissance du singulier que du point de vue du terme
d’arrivйe, а savoir le dйpouillement que la forme a dans l’intelligence. Or ce
dйpouillement de la forme vient seulement de ce que l’intelligence est exempte
de matiиre. La seule raison pour laquelle notre intelligence ne connaоt pas les
singuliers est donc qu’elle est sйparйe de la matiиre ; et ainsi, le
propos est maintenu, que Dieu ne connaоt pas les singuliers.
4° Si Dieu
connaоt les singuliers, il est nйcessaire qu’il les connaisse tous, car la mкme
raison vaut pour un et pour tous. Or il ne les connaоt pas tous. Il n’en
connaоt donc aucun. Preuve de la mineure : comme dit saint Augustin dans
l’Enchiridion, « Pour beaucoup
de choses, mieux vaut les ignorer que les savoir », i. e. les choses viles. Or, parmi les singuliers, beaucoup
sont vils. Puis donc qu’il faut poser en Dieu tout ce qui est meilleur, il
semble qu’il ne connaisse pas tous les singuliers.
5° Toute
connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or il n’est
aucune assimilation des singuliers а Dieu, car les singuliers sont changeants
et matйriels, et ont beaucoup d’autres propriйtйs de ce genre, dont l’exact
contraire est en Dieu. Dieu ne connaоt donc pas les singuliers.
6° Tout ce que
Dieu connaоt, il le connaоt parfaitement. Or on n’a d’une rйalitй une
connaissance parfaite que lorsqu’on la connaоt а la faзon dont elle est. Or
Dieu ne connaоt pas le singulier а la faзon dont il est, car le singulier
existe matйriellement, tandis que Dieu connaоt immatйriellement. Il semble donc
que Dieu ne puisse pas connaоtre parfaitement le singulier, et qu’ainsi, il ne
le connaisse aucunement.
7° [Le rйpondant] disait qu’une
connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la rйalitй selon
son mode d’кtre, en prenant le mode du cфtй de l’objet connu, mais non s’il est
pris du cфtй du connaissant. En sens contraire :
la connaissance se fait par application du connu au connaissant. Il est donc
nйcessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient le mкme, et
ainsi, la distinction susdite paraоt nulle.
8° Selon le
Philosophe, si quelqu’un veut trouver une rйalitй, il est nйcessaire qu’il en
ait dйjа quelque notion ; et il ne suffit pas qu’il l’ait par une forme
commune, si cette forme n’est pas contractйe par quelque chose. Par exemple, on
ne pourrait pas chercher convenablement un serviteur qu’on a perdu, si l’on
n’avait pas dйjа de lui quelque notion, car, quand bien mкme on le trouverait,
on ne le reconnaоtrait pas ; et savoir qu’il est homme ne suffirait pas,
car ainsi on ne le distinguerait pas des autres, mais il faut avoir de lui
quelque notion au moyen des caractиres qui lui sont propres. Si donc Dieu doit
connaоtre un singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaоt, а
savoir son essence, soit contractйe par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a
rien en lui par quoi elle puisse кtre contractйe, il semble qu’il ne connaisse
pas les singuliers.
9° [Le rйpondant] disait que l’espиce par
laquelle Dieu connaоt est commune, en sorte cependant qu’elle est propre а
chaque chose. En sens contraire : propre et
commun sont opposйs l’un а l’autre. Il est donc impossible qu’une mкme chose
soit une forme commune et propre.
10° Ce n’est pas
par la lumiиre, qui est un mйdium dans la vision, que la connaissance de la vue
est dйterminйe а quelque chose de colorй, mais elle est dйterminйe par l’objet
qu’est la rйalitй colorйe elle-mкme. Or, dans la connaissance que Dieu a des
rйalitйs, son essence se comporte comme un mйdium de connaissance, et comme une
certaine lumiиre par laquelle toutes choses sont connues, comme Denys le dit
aussi au septiиme chapitre des Noms
divins. Sa connaissance n’est donc aucunement dйterminйe а quelque
singulier, et ainsi, il ne connaоt pas les singuliers.
11° Puisqu’elle
est une qualitй, la science est une forme telle que le sujet change lorsqu’elle
varie. Or la science change lorsque les objets sus varient : car si je
sais que tu es assis, dиs que tu te lиves j’ai perdu la science. Le sujet de
science change donc lorsque les objets sus varient. Or Dieu ne peut nullement
changer. Les singuliers, qui sont variables, ne peuvent donc кtre sus de lui.
12° Nul ne peut
avoir la science du singulier sans avoir la science de ce par quoi le singulier
est achevй. Or ce qui achиve le singulier en tant que tel, c’est la matiиre.
Mais Dieu ne connaоt pas la matiиre. Donc les singuliers non plus. Preuve de la
mineure : il est des choses, comme disent Boиce et le Commentateur au
deuxiиme livre de la Mйtaphysique,
qui sont pour nous trиs difficiles а connaоtre а cause de notre imperfection,
par exemple celles qui sont trиs manifestes dans leur nature, comme les
substances immatйrielles ; mais il en est d’autres que l’on ne connaоt pas
а cause de leur imperfection, comme celles qui ont un minimum d’кtre, tels le
mouvement, le temps, le vide, etc. Or, la matiиre prime a un minimum d’кtre.
Dieu ne connaоt donc pas la matiиre, puisqu’en elle-mкme elle est
inconnaissable.
13° [Le rйpondant] disait que, bien qu’elle
soit inconnaissable pour notre intelligence, elle est cependant connaissable
pour l’intelligence divine. En sens contraire :
notre intelligence connaоt la rйalitй par une ressemblance reзue de la rйalitй,
mais l’intelligence divine la connaоt par une ressemblance qui est cause de la
rйalitй. Or, entre une ressemblance qui est cause de la rйalitй et la rйalitй
mкme, une plus grande convenance est requise qu’avec une autre ressemblance.
Or, s’il ne peut y avoir dans notre intelligence une ressemblance suffisante
pour que la matiиre soit connue, c’est а cause de l’imperfection de la matiиre ;
а bien plus forte raison cette imperfection fera-t-elle donc qu’il n’y ait pas
dans l’intelligence divine une ressemblance de la matiиre pour que celle-ci
soit connue.
14° Selon Algazel,
la raison pour laquelle Dieu se connaоt lui-mкme, est que les trois choses qui
sont requises pour penser — а savoir : une substance intelligente qui soit
sйparйe de la matiиre, un intelligible sйparй de la matiиre, et l’union des
deux — se trouvent en Dieu ; d’oщ l’on dйduit que rien n’est pensй que dans
la mesure oщ il est sйparй de la matiиre. Or le singulier, en tant que tel,
n’est pas sйparable de la matiиre. Le singulier ne peut donc pas кtre pensй.
15° La
connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et l’objet ; et plus
la connaissance descend du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque
fois que la connaissance se porte vers une chose qui est hors du connaissant,
elle descend vers autre chose. Puis donc que la connaissance divine est trиs
parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, qui sont hors de
lui.
16° De mкme que
l’acte de connaissance dйpend de faзon essentielle de la puissance cognitive,
de mкme il dйpend de faзon essentielle de l’objet connaissable. Or, il est
aberrant de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est son essence,
dйpende essentiellement d’une chose qui lui est extйrieure. Il est donc
aberrant de dire que Dieu connaоt les singuliers, qui sont hors de lui.
17° Rien n’est
connu si ce n’est avec le mode qu’il a dans le connaissant, comme dit Boиce au
cinquiиme livre sur la Consolation.
Or les rйalitйs sont en Dieu de faзon immatйrielle, de sorte qu’elles ne sont
pas agrйgйes а la matiиre et а ses conditions. Dieu ne connaоt donc pas les
choses qui dйpendent de la matiиre, tels les singuliers.
En sens contraire :
1° Il est dit en
1 Co 13, 12 : « Alors, je connaоtrai aussi bien que je suis
connu. » Or l’Apфtre qui parlait йtait lui-mкme un certain singulier. Les
singuliers sont donc connus de Dieu.
2° Les rйalitйs
sont connues par Dieu en tant qu’il en est lui-mкme la cause, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dйjа dit. Or il est lui-mкme la cause des singuliers. Il
connaоt donc les singuliers.
3° Il est
impossible de connaоtre la nature de l’instrument si l’on ne connaоt pas ce а
quoi l’instrument est ordonnй. Or les sens sont des puissances
instrumentalement ordonnйes а la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne
connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens, et
aussi, par consйquent, la nature de l’intelligence humaine, qui a pour objet
les formes existant dans l’imagination ; ce qui est absurde.
4° La puissance
de Dieu et sa sagesse sont йgales. Tout ce qui est soumis а sa puissance est
donc soumis а sa science. Or sa puissance s’йtend а la production des
singuliers. Sa science s’йtend donc elle aussi а leur connaissance.
5° Comme on l’a
dйjа dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et distincte. Or cela
n’aurait pas lieu s’il n’avait pas la science de ce par quoi les rйalitйs se
distinguent entre elles. Il connaоt donc, pour n’importe quelle rйalitй, les
conditions singuliиres par lesquelles une rйalitй se distingue d’une
autre ; il connaоt donc les singuliers dans leur singularitй.
Rйponse :
On s’est trompй
de plusieurs faзons sur cette question.
Certains, en
effet, comme le Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique, voulant restreindre la nature de l’intelligence
divine а la mesure de notre intelligence, ont tout bonnement niй que Dieu
connыt les singuliers, sauf peut-кtre en gйnйral. Mais cette erreur peut кtre
dйtruite par un argument du Philosophe, par lequel celui-ci prend а partie
Empйdocle, au premier livre sur l’Вme
et au troisiиme livre de la Mйtaphysique :
si, en effet, comme il rйsultait des propos d’Empйdocle, Dieu ignorait la
haine, que les autres connaissent, il s’ensuivrait que Dieu « serait trиs
insensй, alors qu’il est trиs heureux » et par consйquent trиs sage ;
il en irait donc aussi de mкme si l’on posait que Dieu ignore les singuliers,
que nous connaissons tous.
Voilа pourquoi
d’autres, tels Avicenne et ceux qui l’ont suivi, ont prйtendu que Dieu
connaissait chacun des singuliers pour ainsi dire en gйnйral, connaissant
toutes les causes universelles par lesquelles le singulier est produit ;
par exemple, si celui qui йtudie les astres connaissait tous les mouvements du
ciel et les distances des corps cйlestes, il connaоtrait chaque йclipse devant
se produire avant cent ans ; toutefois, il ne la connaоtrait pas en tant
qu’elle est un certain singulier, au point de savoir qu’elle est ou n’est pas
maintenant, comme un paysan la connaоt pendant qu’il la voit ; et c’est de
cette faзon qu’ils posent que Dieu connaоt les singuliers : non comme s’il
regardait leur nature singuliиre, mais par une connaissance des causes
universelles. Mais mкme cette position ne peut pas кtre maintenue, car de
causes universelles ne rйsultent que des formes universelles, s’il n’y a rien
par quoi individuer les formes. Or d’un assemblage de formes universelles, si
nombreuses soient-elles, on ne constitue pas un singulier, car de la collection
de ces formes on peut encore penser qu’elle existe en plusieurs ; voilа
pourquoi, si quelqu’un connaissait une йclipse de la faзon susdite, par les
causes universelles, il ne connaоtrait rien de singulier mais seulement de l’universel.
Car а une cause universelle un effet universel est proportionnй, et а une cause
particuliиre un effet particulier, de sorte que l’inconvйnient prйcйdent
demeure : Dieu ignorerait les singuliers.
Et c’est
pourquoi il faut accorder sans rйserve que Dieu connaоt tous les singuliers non
seulement dans les causes universelles, mais aussi chacun selon sa nature
propre et singuliиre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la science
que Dieu a des rйalitйs est comparable а celle d’un artisan, йtant donnй
qu’elle est la cause de toutes les rйalitйs, comme l’art est la cause des
produits de l’art. Or l’artisan, par la forme d’art qu’il a en lui, connaоt le
produit de l’art dans la mesure oщ il le produit ; or l’artisan ne produit
que la forme, car c’est la nature qui a prйparй la matiиre pour les choses
artificielles ; voilа pourquoi l’artisan, par son art, ne connaоt les
produits de l’art que du point de vue de la forme. Or toute forme est de soi
universelle ; aussi le bвtisseur connaоt-il certes par son art la maison
en gйnйral, mais non celle-ci ou celle-lа, sauf s’il en prend connaissance par
son sens. Mais si une forme d’art pouvait produire la matiиre tout comme elle
peut produire la forme, alors il connaоtrait par elle le produit de l’art et du
point de vue de la forme, et du point de vue de la matiиre. Puis donc que le
principe de l’individuation est la matiиre, il le connaоtrait non seulement
dans sa nature universelle, mais aussi en tant qu’il est un certain singulier.
Et puisque l’art divin peut produire non seulement la forme mais aussi la
matiиre, il existe donc dans son art non seulement une ressemblance de la
forme, mais aussi de la matiиre ; et c’est pourquoi il connaоt les
rйalitйs et quant а la forme, et quant а la matiиre ; ainsi, il ne connaоt
pas seulement les universels mais aussi les singuliers.
Mais un doute
subsiste alors : puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le
mode de ce en quoi il est, et qu’ainsi, la ressemblance de la rйalitй est en
Dieu seulement de faзon immatйrielle, d’oщ vient que notre intelligence, du
fait mкme qu’elle reзoit immatйriellement les formes des rйalitйs, ne connaisse
pas les singuliers, et que Dieu les connaisse ? Mais la raison de ceci
apparaоt manifestement si l’on considиre que la ressemblance de la rйalitй qui
est dans notre intelligence et celle qui est dans l’intelligence divine n’ont
pas la mкme relation а la rйalitй. En effet, celle qui est dans notre
intelligence est reзue depuis la rйalitй en tant que celle-ci agit dans notre intelligence
en agissant d’abord dans le sens ; or la matiиre, а cause de la faiblesse
de son кtre, parce qu’elle est seulement un йtant en puissance, ne peut кtre
principe d’action ; voilа pourquoi la rйalitй qui agit dans notre вme agit
seulement par la forme. La ressemblance de la rйalitй, qui est imprimйe dans
notre sens et qui, dйpouillйe par certains degrйs, arrive jusqu’а
l’intelligence, est donc seulement une ressemblance de la forme. En revanche,
la ressemblance des rйalitйs qui est dans l’intelligence divine, est
productrice de la rйalitй ; or, qu’elle ait part а un кtre fort ou faible,
une rйalitй ne doit cela qu’а Dieu ; et la ressemblance de toute rйalitй
existe en Dieu dans la mesure oщ Dieu lui fait participer l’кtre ; la
ressemblance immatйrielle qui est en Dieu n’est donc pas ressemblance que de la
forme, mais aussi de la matiиre. Or, pour qu’une chose soit connue, il est
nйcessaire que sa ressemblance soit dans le connaissant, mais non qu’elle y
soit а la faзon dont elle existe dans la rйalitй ; de lа vient que notre
intelligence ne connaоt pas les singuliers, dont la connaissance dйpend de la
matiиre, car il n’y a pas en elle de ressemblance de la matiиre, et cela ne
vient pas de ce que cette ressemblance y serait immatйriellement ; mais
l’intelligence divine, qui a, quoique immatйriellement, une ressemblance de la
matiиre, peut connaоtre les singuliers.
Rйponse aux objections :
1° Notre
intelligence, en plus d’кtre sйparйe de la matiиre, a une connaissance reзue
des rйalitйs ; et ainsi, ni elle ne reзoit de faзon matйrielle, ni elle ne
peut кtre une ressemblance de la matiиre ; voilа pourquoi elle ne connaоt
pas les singuliers ; mais il en est autrement de l’intelligence divine,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° Les sens et
l’imagination sont des puissances liйes а des organes corporels ; voilа
pourquoi les ressemblances des rйalitйs sont reзues en eux matйriellement, i. e. avec les conditions
matйrielles — quoique sans la matiиre — et c’est pourquoi ils connaissent les
singuliers. Autre est le cas de l’intelligence divine ; l’argument n’est
donc pas concluant.
3° Il provient du
terme du dйpouillement que la forme soit reзue immatйriellement, ce qui ne
suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu ; en revanche, il
provient du principe de cette action que la ressemblance de la matiиre ne soit
pas reзue dans l’intelligence mais seulement celle de la forme ;
l’argument n’est donc pas concluant.
4° Toute
connaissance est en soi du genre des choses bonnes, mais il se produit par accident
que la connaissance de certaines choses viles soit mauvaise, soit parce qu’elle
est l’occasion de quelque acte honteux, et c’est pourquoi certaines sciences
sont dйfendues, soit parce que certaines sciences dйtournent de choses
meilleures, et dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour
quelqu’un, ce qui ne peut se produire en Dieu.
5° La
connaissance ne requiert pas une ressemblance de conformitй en nature, mais
seulement une ressemblance de reprйsentation, comme une statue dorйe nous amиne
а nous souvenir d’un homme. Or l’objection procиde comme si une ressemblance de
conformitй en nature йtait requise pour la connaissance.
6° La perfection
de la connaissance consiste а connaоtre qu’une rйalitй est а la faзon dont elle
est, non en ce que le mode de la rйalitй connue soit dans le connaissant, comme
on l’a dйjа dit souvent.
7° L’application
du connu au connaissant, application qui fait la connaissance, doit кtre
entendue non comme une identitй mais comme une certaine reprйsentation ;
il n’est donc pas nйcessaire que le connaissant et le connu aient un mкme mode.
8° Cet argument
vaudrait si la ressemblance par laquelle Dieu connaоt йtait commune de telle
faзon qu’elle ne fыt pas propre а chaque chose ; mais le contraire en a
dйjа йtй montrй.
9° Une mкme chose
ne peut кtre commune et propre sous le mкme rapport, mais on a dйjа expliquй
comment l’essence divine, par laquelle Dieu connaоt toutes choses, peut кtre
une ressemblance commune а toutes et cependant propre а chacune.
10° Il y a deux mйdiums
dans la vision corporelle : celui « sous lequel » elle connaоt,
qui est la lumiиre, et par ce mйdium la vue n’est pas dйterminйe а un objet
prйcis ; et il y a un autre mйdium « par lequel » elle connaоt,
а savoir la ressemblance de la rйalitй connue, et par ce mйdium la vue est
dйterminйe а un objet spйcial. Or, dans la connaissance que Dieu a des
rйalitйs, l’essence divine tient lieu des deux ; voilа pourquoi elle peut
faire connaоtre proprement chaque rйalitй.
11° La science de
Dieu ne varie aucunement lorsque les objets connaissables varient ; car
s’il se produit que notre science varie lorsqu’ils varient, c’est parce qu’elle
connaоt les rйalitйs prйsentes, passйes et futures par diffйrentes
conceptions ; et de lа vient que, dиs que Socrate n’est plus assis, la
connaissance que l’on avait de sa position assise devient fausse. Mais Dieu
voit les rйalitйs d’un mкme regard comme prйsentes, passйes et futures ;
par consйquent, la mкme vйritй demeure dans son intelligence, quelle que soit
la faзon dont la rйalitй varie.
12° Les choses qui
ont un кtre imparfait manquent d’intelligibilitй pour notre intelligence parce
qu’elles sont infйrieures sous le rapport de l’action ; mais il n’en est
pas ainsi de l’intelligence divine, qui ne reзoit pas des rйalitйs la science,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
13° Dans
l’intelligence divine, qui est cause de la matiиre, il peut exister une
ressemblance de la matiиre, qui imprime pour ainsi dire en celle-ci ; mais
dans notre intelligence, il ne peut y avoir de ressemblance qui suffise pour la
connaissance de la matiиre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
14° Bien que le
singulier, en tant que tel, ne puisse кtre sйparй de la matiиre, il peut
cependant кtre connu au moyen d’une ressemblance sйparйe de la matiиre, et qui
est une ressemblance de la matiиre ; car ainsi, bien qu’elle soit sйparйe
de la matiиre selon l’кtre, elle n’est cependant pas sйparйe selon la
reprйsentation.
15° L’acte de la
connaissance divine n’est pas quelque chose qui diffиre de son essence,
puisqu’en Dieu la pensйe et l’acte de penser sont une mкme chose, car son
action est son essence ; donc, qu’il connaisse quelque chose hors de
lui-mкme ne permet pas de dire que sa connaissance descend ou tombe. En outre,
on ne peut dire d’aucune action d’une puissance cognitive qu’elle descend,
comme les actes des puissances naturelles qui passent de l’agent dans le
patient ; car la connaissance n’implique pas un йcoulement depuis le
connaissant vers le connu, comme c’est le cas dans les actions naturelles, mais
plutфt l’existence du connu dans le connaissant.
16° L’acte de la
connaissance divine n’est nullement en dйpendance de l’objet connu ; en
effet, la relation impliquйe ne comporte pas une dйpendance de la connaissance
elle-mкme au connu mais plutфt, au contraire, du connu lui-mкme а la
connaissance ; de mкme, а l’inverse, la relation qui est impliquйe dans le
nom de science dйsigne une dйpendance de notre science а l’йgard de l’objet de
science. Et l’acte de connaissance ne se rapporte pas de la mкme faзon а
l’objet et а la puissance cognitive ; en effet, il est substantifiй dans
son кtre par la puissance cognitive, mais non par l’objet ; car l’acte est
dans la puissance mкme, mais non dans l’objet.
17° Une chose est
connue а la faзon dont elle est reprйsentйe dans le connaissant, et non а la
faзon dont elle existe dans le connaissant. En effet, la ressemblance qui
existe dans la facultй cognitive est principe de connaissance de la rйalitй non
pas selon l’кtre qu’elle a dans la puissance cognitive, mais selon la relation
qu’elle a avec la rйalitй connue. Et de lа vient que la rйalitй est connue non
pas а la faзon dont la ressemblance de la rйalitй a l’кtre dans le connaissant,
mais а la faзon dont la ressemblance existant dans l’intelligence est
reprйsentative de la rйalitй ; voilа pourquoi, bien que la ressemblance de
l’intelligence divine ait un кtre immatйriel, cependant, parce qu’elle est une
ressemblance de la matiиre, elle est йgalement principe de connaissance des
choses matйrielles, et ainsi, des singuliers. Article 6 : L’intelligence humaine
connaоt-elle les singuliers ?
Objections :
Il semble que
oui.
1°
L’intelligence
humaine connaоt en abstrayant la forme de la matiиre. Or l’abstraction de la
forme depuis la matiиre ne lui фte pas sa particularitй, car mкme dans les
mathйmatiques, qui sont abstraites de la matiиre, on peut considйrer des lignes
particuliиres. Que notre intelligence soit immatйrielle ne l’empкche donc pas
de connaоtre les singuliers.
2° Les singuliers
ne se distinguent pas lorsqu’ils se rejoignent dans une nature commune, car
plusieurs hommes sont un seul homme quant а leur participation а l’espиce. Si
donc notre intelligence ne connaissait que des choses universelles, alors elle
ne connaоtrait pas la distinction entre un singulier et un autre ; et
ainsi, notre intelligence ne dirigerait pas dans les choses а faire, en
lesquelles nous nous dirigeons par l’йlection, qui prйsuppose la distinction
entre une chose et l’autre.
3° [Le rйpondant] disait que notre
intelligence connaоt les singuliers parce qu’elle applique une forme
universelle а un particulier. En sens contraire :
notre intelligence ne peut appliquer une chose а une autre que si elle connaоt
dйjа l’une et l’autre. La connaissance du singulier prйcиde donc l’application
de l’universel au singulier ; l’application susdite ne peut donc кtre la
cause de ce que notre intelligence connaоt le singulier.
4° Selon Boиce au
cinquiиme livre sur la Consolation de la
philosophie, « tout ce que peut une puissance infйrieure, une
supйrieure le peut aussi ». Or, comme il le dit au mкme endroit,
l’intelligence est au-dessus de l’imagination, et l’imagination au-dessus du
sens. Puis donc que le sens connaоt le singulier, notre intelligence pourra,
elle aussi, connaоtre le singulier.
En sens contraire :
1° Boиce
dit : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on
sent. »
Rйponse :
Toute action
suit la condition de la forme active qui est le principe de l’action ; par
exemple, le chauffage se mesure d’aprиs le degrй de chaleur. Or la ressemblance
de l’objet connu, par laquelle la puissance cognitive est formellement
dйterminйe, est le principe de la connaissance selon l’acte, comme la chaleur
pour le chauffage ; voilа pourquoi il est nйcessaire que toute connaissance
soit selon le mode de la forme qui est dans le connaissant. Par consйquent,
puisque la ressemblance de la rйalitй qui est dans notre intelligence est reзue
comme sйparйe de la matiиre et de toutes les conditions matйrielles, qui sont
principes d’individuation, il reste que notre intelligence, а proprement
parler, ne connaоt pas les singuliers, mais seulement les universels. En effet,
toute forme en tant que telle est universelle, а moins qu’elle ne soit une
forme subsistante, qui, par lа mкme qu’elle subsiste, est incommunicable.
Mais il advient
par accident que notre intelligence connaоt le singulier ; en effet, comme
dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
les phantasmes sont а notre intelligence ce que les sensibles sont au sens,
comme les couleurs, qui sont hors de l’вme, par rapport а la vue ; par
consйquent, de mкme que l’espиce qui est dans le sens est abstraite des
rйalitйs mкmes, et que par elle la connaissance du sens est en prise avec les
rйalitйs sensibles elles-mкmes, de mкme notre intelligence abstrait des
phantasmes une espиce, et par elle sa connaissance est en prise d’une certaine
faзon avec les phantasmes. Seulement, il y a une diffйrence : la
ressemblance qui est dans le sens est abstraite de la rйalitй comme d’un objet
connaissable, et c’est pourquoi cette ressemblance permet de connaоtre la
rйalitй elle-mкme par soi et directement ; par contre, la ressemblance qui
est dans l’intelligence n’est pas abstraite du phantasme comme d’un objet
connaissable, mais comme d’un mйdium de connaissance, а la faзon dont notre
sens reзoit la ressemblance de la rйalitй qui est dans un miroir, lorsqu’il se
porte vers elle non comme vers une certaine rйalitй, mais comme vers une
ressemblance de la rйalitй. L’espиce que notre intelligence recueille ne la
porte donc pas а connaоtre directement le phantasme, mais la rйalitй dont c’est
le phantasme. Mais cependant, elle revient aussi par une sorte de rйflexion а
la connaissance du phantasme lui-mкme, lorsqu’elle considиre la nature de son
acte, de l’espиce а travers laquelle elle regarde, et de ce dont elle abstrait
l’espиce, c’est-а-dire du phantasme ; de mкme, а travers la ressemblance
qui est reзue dans la vue depuis le miroir, celle-ci se porte directement vers
la connaissance de la rйalitй reflйtйe, mais par un certain retour elle se
porte par celle-ci vers la ressemblance mкme qui est dans le miroir. Donc, dans
la mesure oщ, par la ressemblance qu’elle a reзue du phantasme, notre
intelligence fait retour sur le phantasme mкme dont elle a abstrait l’espиce,
et qui est une ressemblance particuliиre, elle a une certaine connaissance du
singulier, au sens d’une certaine prise de l’intelligence sur l’imagination.
Rйponse aux objections :
1° La matiиre
dont on fait abstraction est double : il y a la matiиre intelligible et la
sensible, comme on le voit clairement au septiиme livre de la Mйtaphysique ; et je dis
« intelligible », comme celle que l’on considиre dans la nature du
continu, et « sensible », comme l’est la matiиre naturelle. Or l’une
et l’autre se prend de deux faзons, c’est-а-dire comme dйsignйe et comme non
dйsignйe. Et je dis « dйsignйe », en tant qu’on la considиre avec la
dйtermination de ses dimensions, c’est-а-dire de celles-ci ou de
celles-lа ; et « non dйsignйe », celle que l’on considиre sans
la dйtermination des dimensions. En consйquence, il faut donc savoir que la
matiиre dйsignйe est le principe de l’individuation, de laquelle abstrait toute
intelligence, au sens oщ l’on dit qu’elle abstrait de l’ici et du maintenant.
L’intelligence du physicien, elle, n’abstrait pas de la matiиre sensible non
dйsignйe, car elle considиre l’homme, chair et os, dans la dйfinition duquel
entre la matiиre sensible non dйsignйe. L’intelligence du mathйmaticien, par
contre, abstrait totalement de la matiиre sensible, mais non de la matiиre
intelligible non dйsignйe. On voit donc clairement que l’abstraction, qui est
commune а toute intelligence, fait que la forme est universelle.
2° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
non seulement l’intelligence, chez nous, est motrice mais aussi l’imagination,
par laquelle la conception universelle de l’intelligence est appliquйe au
particulier opйrable ; l’intelligence est donc comme un moteur йloignй,
alors que la raison particuliиre et l’imagination sont un moteur prochain.
3° L’homme
connaоt dйjа les singuliers par l’imagination et le sens, et c’est pourquoi il
peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans
l’intelligence ; а proprement parler, en effet, ce n’est pas le sens ou l’intelligence
qui connaоt, mais l’homme par l’un et par l’autre, comme on le voit clairement
au premier livre sur l’Вme.
4° Ce que peut
une puissance infйrieure, une supйrieure le peut йgalement ; non cependant
de la mкme faзon, mais d’une faзon plus noble ; c’est pourquoi la mкme
rйalitй que le sens connaоt, l’intelligence la connaоt aussi, mais plus
noblement, car plus immatйriellement ; et par consйquent, si le sens
connaоt le singulier, il ne s’ensuit pas que l’intelligence le connaisse. Article 7 : А cause de la position
d’Avicenne dйjа signalйe, on se demande si Dieu connaоt l’existence ou la
non-existence actuelle du singulier, ce qui revient а se demander s’il connaоt
les йnoncйs, et surtout ceux qui concernent les singuliers.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’intelligence
divine se tient toujours dans la mкme disposition. Or le singulier, selon qu’il
existe ou n’existe pas actuellement, a des dispositions diffйrentes.
L’intelligence divine ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle
du singulier.
2° Parmi les
puissances de l’вme, celles qui se rapportent de la mкme faзon а la rйalitй
prйsente et а la rйalitй absente, comme l’imagination, ne connaissent pas
l’existence ou la non-existence actuelle de la rйalitй : cela n’est connu
que des puissances, tel le sens, qui ne portent pas de la mкme faзon sur les
rйalitйs absentes et sur les prйsentes. Or l’intelligence divine se rapporte de
la mкme faзon aux rйalitйs prйsentes ou absentes. Elle ne connaоt donc pas
l’existence ou la non-existence actuelle des rйalitйs, mais elle connaоt
simplement leur nature.
3°
Selon
le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique,
la composition qui est signifiйe lorsqu’on dit qu’une chose existe ou n’existe
pas, n’est pas dans les rйalitйs mais seulement dans notre intelligence. Or il
ne peut y avoir de composition dans l’intelligence divine. Celle-ci ne connaоt
donc pas l’existence ou la non-existence de la rйalitй.
4° Il est dit en
Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie » ; ce
que saint Augustin explique en disant que les rйalitйs crййes sont en Dieu
comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or la ressemblance du coffre que
l’artisan a dans son esprit ne lui permet pas de connaоtre l’existence ou la
non-existence du coffre. Dieu non plus ne connaоt donc pas l’existence ou la
non-existence du singulier.
5° Plus une
connaissance est noble, plus elle est semblable а la connaissance divine. Or la
connaissance de l’intelligence qui comprend les dйfinitions des rйalitйs est
plus noble que la connaissance sensitive, car l’intelligence qui dйfinit
progresse vers l’intйrieur de la rйalitй, tandis que le sens est tournй vers
l’extйrieur. Puis donc que l’intelligence qui dйfinit ne connaоt pas, au
contraire du sens, l’existence ou la non-existence de la rйalitй, mais
simplement sa nature, il semble qu’il faille surtout attribuer а Dieu le mode
de connaissance qui fait connaоtre simplement la nature de la rйalitй sans que
son existence ou sa non-existence soit connue. Dieu ne connaоt donc pas l’existence
ou la non-existence actuelle du singulier.
6° Dieu connaоt
chaque rйalitй par une idйe de la rйalitй, idйe qui est en lui. Or cette idйe
se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй, qu’elle existe ou non, sinon cette
idйe ne lui permettrait pas de connaоtre les futurs. Dieu ne connaоt donc pas
l’existence ou la non-existence de la rйalitй.
En sens contraire :
1° Plus une
connaissance est parfaite, plus elle comprend de nombreux aspects dans la
rйalitй connue. Or la connaissance divine est trиs parfaite. Elle connaоt donc
la rйalitй sous tous ses aspects ; et ainsi, elle connaоt son existence ou
sa non-existence.
2° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et
distincte. Or il ne connaоtrait pas les rйalitйs distinctement s’il ne
distinguait pas la rйalitй qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc
qu’une rйalitй existe ou n’existe pas.
Rйponse :
Ce que
l’essence universelle d’une espиce est а tous les accidents par soi de cette
espиce, l’essence du singulier l’est а tous les accidents propres de ce
singulier, comme sont tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait
qu’ils sont individuйs en lui, ils lui deviennent propres. Or l’intelligence
qui connaоt l’essence d’une espиce comprend par elle tous les accidents par soi
de cette espиce : car, selon le Philosophe, la quidditй est le principe de
toute dйmonstration qui conclut en attribuant des accidents propres au sujet.
Et par consйquent, si l’on connaissait l’essence propre d’un singulier, on
connaоtrait tous les accidents de ce singulier ; ce qui est impossible а
notre intelligence, car la matiиre dйsignйe, dont notre intelligence abstrait,
est de l’essence du singulier, et serait posйe dans la dйfinition du singulier
s’il en avait une. Mais l’intelligence divine, qui apprйhende la matiиre,
comprend non seulement l’essence universelle d’une espиce, mais йgalement
l’essence singuliиre de chaque individu ; voilа pourquoi elle connaоt tous
les accidents, а la fois ceux qui sont communs а l’espиce ou au genre tout
entiers, et ceux qui sont propres а chaque singulier ; or l’un de ces
accidents est le temps, en lequel se trouve tout singulier dans la nature, et
c’est d’aprиs la dйtermination du temps que l’existence ou la non-existence
actuelle du singulier est affirmйe. Aussi l’intelligence divine connaоt-elle
l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier, et elle connaоt
tous les autres йnoncйs que l’on peut former soit а propos des universels, soit
а propos des individus.
Mais cependant,
sur ce point, l’intelligence divine se comporte diffйremment de notre
intelligence. Car notre intelligence forme diverses conceptions pour connaоtre
le sujet et l’accident, ainsi que pour connaоtre les divers accidents ;
voilа pourquoi elle procиde discursivement de la connaissance de la substance
vers celle de l’accident ; en outre, pour connaоtre l’inhйrence de l’un en
l’autre, elle compose une espиce avec l’autre, et les unit d’une certaine
faзon ; et ainsi, elle forme en elle-mкme des йnoncйs. Mais l’intelligence
divine connaоt par un seul, а savoir par son essence, toutes les substances et
tous les accidents, et c’est pourquoi ni elle ne procиde discursivement de la
substance vers l’accident, ni elle ne compose l’un avec l’autre ; mais lа oщ,
dans notre intelligence, il y a composition des espиces, il y a dans
l’intelligence divine une unitй sous tous rapports ; et par consйquent,
elle connaоt les complexes d’une faзon incomplexe, de mкme qu’elle connaоt
« simplement et uniment les choses nombreuses et immatйriellement les
rйalitйs matйrielles ».
Rйponse aux objections :
1° C’est par une
seule et mкme chose que l’intelligence divine connaоt toutes les dispositions
pouvant varier dans la rйalitй ; aussi, demeurant toujours dans une
disposition unique, elle connaоt toutes les dispositions des rйalitйs, quelle
qu’en soit la variation.
2° La
ressemblance qui est dans l’imagination n’est une ressemblance que de la
rйalitй mкme, elle n’est pas une ressemblance pour connaоtre le temps en lequel
se trouve la rйalitй ; mais il en est autrement de l’intelligence divine,
il n’en va donc pas de mкme.
3° Lа oщ, dans
notre intelligence, il y a composition, dans l’intelligence divine il y a
unitй ; mais la composition est une certaine imitation de l’unitй, et c’est
pourquoi on l’appelle union ; et ainsi, on voit clairement que Dieu, sans
composer, connaоt plus vйritablement les йnoncйs que ne fait l’intelligence
mкme qui compose et divise.
4° Le coffre qui
est dans l’esprit de l’artisan n’est pas une ressemblance de tout ce qui peut
convenir au coffre ; il en va donc diffйremment de la connaissance de
l’artisan et de la connaissance divine.
5° Celui qui
connaоt une dйfinition connaоt en puissance les йnoncйs que l’on dйmontre par
la dйfinition ; mais dans l’intelligence divine, il n’y a pas de
diffйrence entre кtre en acte et pouvoir ; donc, dиs lors qu’il connaоt
les essences des rйalitйs, Dieu comprend immйdiatement tous les accidents qui
s’ensuivent.
6° Si l’idйe qui
est dans l’esprit divin se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй quelle qu’en
soit la disposition, c’est parce qu’elle est une ressemblance de la rйalitй
selon toute disposition de celle-ci, et c’est pourquoi elle permet d’avoir une
connaissance de la rйalitй quelle qu’en soit la disposition. Article 8 : Dieu connaоt-il les non-йtants
et les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
Denys au premier chapitre des Noms
divins, les connaissances ne portent que sur des existants. Or ce qui
n’existe pas ni n’existera ni n’a existй, n’est nullement existant. Il ne peut
donc pas y avoir de connaissance de Dieu а son sujet.
2° Toute
connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intelligence
divine ne peut кtre assimilйe а un non-йtant. Elle ne peut donc pas connaоtre
un non-йtant.
3° La
connaissance de Dieu porte sur les rйalitйs au moyen des idйes. Or il n’y a pas
d’idйe du non-йtant. Dieu ne connaоt donc pas le non-йtant.
4° Tout ce que
Dieu connaоt est dans son Verbe. Or, comme dit saint Anselme dans son Monologion, « de ce qui ne fut pas,
n’est pas ni ne sera, il n’est point de verbe ». Dieu ne connaоt donc pas
de telles choses.
5° Dieu ne
connaоt que le vrai. Or le vrai et l’йtant sont convertibles. Dieu ne connaоt
donc pas les choses qui ne sont pas.
En sens contraire :
1° Rom. 4,
17 : « Il appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui
sont. » Or il n’appellerait pas les non-йtants s’il ne les connaissait
pas. Il connaоt donc les non-йtants.
Rйponse :
Dieu a
connaissance des rйalitйs crййes а la faзon dont un artisan connaоt les
produits de l’art : par une connaissance qui est la cause des produits de
l’art. Cette connaissance divine et notre connaissance ont donc, relativement
aux rйalitйs connues, des relations opposйes : notre connaissance, en
effet, йtant reзue des rйalitйs, est naturellement postйrieure aux rйalitйs,
tandis que la connaissance que le Crйateur a des crйatures et celle que
l’artisan a des produits de l’art prйcиdent naturellement les rйalitйs connues.
Or, si l’on фte ce qui est antйrieur, ce qui est postйrieur est фtй, mais
l’inverse n’est pas vrai ; et de lа vient que notre science ne peut porter
sur les rйalitйs naturelles que si les rйalitйs elles-mкmes prйexistent, alors
que dans l’intelligence divine, ou dans celle de l’artisan, la connaissance de
la rйalitй a lieu indiffйremment, que la rйalitй existe ou non.
Mais il faut
savoir que l’artisan a deux connaissances de la chose а faire : la
spйculative et la pratique. Il a une connaissance spйculative ou thйorique
quand il connaоt les raisons formelles de l’њuvre sans les appliquer а
l’opйration par l’intention ; en revanche, quand il йtend les raisons
formelles de l’њuvre а la fin de l’opйration par l’intention, c’est alors qu’il
a une connaissance proprement pratique ; et c’est ainsi que la mйdecine
est divisйe en thйorique et pratique, comme le dit Avicenne. D’oщ il ressort
que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spйculative,
puisque la connaissance pratique est effectuйe par une extension de la
spйculative а l’њuvre. Or, si ce qui est postйrieur est фtй, ce qui est
antйrieur demeure. On voit donc clairement qu’il peut y avoir chez l’artisan la
connaissance d’un produit tantфt qu’il prйvoit de faire, tantфt qu’il prйvoit
de ne jamais faire, comme lorsqu’il confectionne la forme d’un objet qu’il n’a
pas l’intention de rйaliser ; or, cet objet qu’il ne prйvoit pas de
rйaliser, il ne le regarde pas toujours comme existant en sa puissance — car il
lui arrive d’imaginer tel objet que ses forces ne suffisent pas а rйaliser —
mais il le considиre dans sa fin, c’est-а-dire qu’il voit que l’on pourrait
arriver а telle fin au moyen de tel objet ; car, suivant le Philosophe aux
sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les
fins sont dans le domaine des choses opйrables comme les principes dans les
choses spйculatives ; donc, de mкme que les conclusions sont connues dans
les principes, de mкme les produits de l’art sont connus dans les fins.
On voit donc
clairement que Dieu peut avoir connaissance de non-йtants : il a une
connaissance quasi pratique de certains d’entre eux, а savoir, de ces choses
qui ont existй, ou existent, ou existeront, et qui procиdent de sa science
comme il en a disposй ; mais de certains autres, qui n’ont pas existй ni
n’existent ni n’existeront, c’est-а-dire de ceux qu’il a prйvu de ne jamais
rйaliser, il a une connaissance quasi spйculative ; et bien que l’on
puisse dire qu’il les regarde dans sa puissance, car il n’est rien qu’il ne
puisse, cependant l’on dit de faзon plus adйquate qu’il les regarde dans sa
bontй, laquelle est la fin de toutes les choses faites par lui : il voit,
en effet, qu’il y a de nombreuses faзons de communiquer sa propre bontй
autrement qu’elle n’est communiquйe aux rйalitйs existantes, passйes, prйsentes
ou futures ; car les rйalitйs crййes ne peuvent dans leur ensemble йgaler
sa bontй, si grandement semblent-elles y participer.
Rйponse aux objections :
1° Les choses qui
n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, existent en quelque faзon dans
la puissance de Dieu comme dans un principe actif, ou dans sa bontй comme dans
une cause finale.
2° La
connaissance qui est reзue des rйalitйs connues consiste en une assimilation
passive, par laquelle le connaissant est assimilй а des rйalitйs connues dйjа
existantes ; mais la connaissance qui est cause des rйalitйs connues
consiste en une assimilation active, par laquelle le connaissant s’assimile le
connu ; et parce que Dieu peut s’assimiler ce qui ne lui est pas encore
assimilй, il peut aussi avoir connaissance d’un non-йtant.
3° Si l’idйe est
la forme de la connaissance pratique, et c’est sa dйfinition la plus courante,
alors l’idйe ne porte que sur les choses qui ont existй, ou existent, ou
existeront ; mais si elle est aussi la forme de la connaissance
spйculative, alors rien n’empкche que l’idйe porte aussi sur d’autres choses
qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront.
4° Le nom de
Verbe dйsigne « la puissance opйrative du Pиre », а savoir celle par
laquelle il opиre toutes choses ; voilа pourquoi le Verbe ne s’йtend
qu’aux choses auxquelles s’йtend l’opйration divine ; et c’est pourquoi il
est dit dans le Psaume : « Il a parlй, et toutes choses ont йtй
faites » ; car bien que le Verbe connaisse les autres choses, il
n’est cependant pas le verbe des autres choses.
5° Les choses qui
n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, ont une vйritй dans la mesure
oщ elles ont l’кtre, c’est-а-dire telles qu’elles existent dans leur principe
actif ou final ; et c’est ainsi que Dieu les connaоt elles aussi. Article 9 : Dieu connaоt-il les
infinis ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre de la Citй
de Dieu : « Tout ce qui est su est limitй par la comprйhension de
celui qui sait. » Or ce qui est infini ne peut кtre limitй. Ce qui est
infini n’est donc pas su de Dieu.
2° [Le rйpondant] disait que Dieu sait les
infinis par la science de simple connaissance et non par la science de vision. En sens contraire : toute science parfaite comprend
et par consйquent limite ce qu’elle sait. Or en Dieu, de mкme que la science de
vision est parfaite, de mкme aussi la science de simple connaissance. Donc, pas
plus que la science de vision ne peut porter sur les infinis, la science de
simple connaissance ne le peut.
3° Tout ce que
Dieu connaоt, il le connaоt par son intelligence. Or la connaissance de
l’intelligence est appelйe vision. Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le sait
par science de vision ; si donc il ne sait pas les infinis par science de
vision, il ne les connaоt aucunement.
4° Toutes les
choses qui sont connues de Dieu ont en Dieu leurs raisons formelles, qui sont
en lui en acte. Si donc des infinis sont sus de Dieu, alors une infinitй de
raisons formelles seront en lui en acte, ce qui semble impossible.
5° Tout ce que
Dieu sait, il le connaоt parfaitement. Or rien n’est parfaitement connu si la
connaissance du connaissant ne pйnиtre jusqu’aux profondeurs de la rйalitй.
Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le pйnиtre, d’une certaine faзon. Or
l’infini ne peut en aucune faзon кtre franchi, ni par le fini ni par l’infini.
Dieu ne connaоt donc nullement les infinis.
6° Quiconque
regarde une chose, la limite par son regard. Or tout ce que Dieu connaоt, il le
regarde. Ce qui est infini ne peut donc pas кtre connu de lui.
7° Si la science
divine porte sur les infinis, elle-mкme aussi sera infinie. Or cela est
impossible, puisque tout infini est imparfait, comme il est prouvй au troisiиme
livre de la Physique. La science de
Dieu ne porte donc nullement sur les infinis.
8° Ce qui
s’oppose а la dйfinition de l’infini ne peut aucunement кtre attribuй а
l’infini. Or кtre connu s’oppose а la dйfinition de l’infini. En effet,
« est infini ce dont, quelle que soit l’йtendue qu’on en perзoive, quelque
chose reste toujours а percevoir au-delа », comme il est dit au troisiиme
livre de la Physique ; or ce qui
est connu doit nйcessairement кtre perзu par le connaissant, et ce dont quelque
chose est hors du connaissant n’est pas pleinement connu ; et ainsi, on
voit bien qu’кtre pleinement connu par quelqu’un s’oppose а la dйfinition de
l’infini. Puisque Dieu connaоt pleinement tout ce qu’il connaоt, il ne connaоt
donc pas les infinis.
9° La science de
Dieu est la mesure de la rйalitй sue. Or l’infini ne peut avoir de mesure.
L’infini ne se tient donc pas sous la science de Dieu.
10° Mesurer n’est
rien d’autre que se rendre certain de la quantitй du mesurй ; si donc Dieu
connaissait l’infini, et savait par consйquent sa quantitй, il le
mesurerait ; ce qui est impossible car l’infini, en tant que tel, est
immense. Dieu ne connaоt donc pas l’infini.
En sens contraire :
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre de la Citй
de Dieu, « bien que les nombres infinis ne puissent кtre exprimйs par
aucun nombre, [l’infinitй du nombre] ne saurait кtre incomprйhensible а Celui
dont la science surpasse tout nombre ».
2° Puisque Dieu
ne fait rien d’inconnu, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or Dieu peut
faire des infinis. Il peut donc savoir les infinis.
3° Pour penser
quelque chose, il faut l’immatйrialitй du cфtй de celui qui pense et du cфtй de
ce qui est pensй, et l’union des deux. Or l’intelligence divine est infiniment
plus immatйrielle qu’une intelligence crййe. Elle est donc infiniment plus
capable de penser. Or une intelligence crййe peut connaоtre les infinis en
puissance. L’intelligence divine peut donc connaоtre les infinis en acte.
4° Dieu sait
toutes les choses qui existent, existeront et ont existй. Or, si le monde
durait а l’infini, la gйnйration ne serait jamais finie, et ainsi, il y aurait
une infinitй de singuliers. Or cela serait possible а Dieu. Il n’est donc pas
impossible qu’il connaisse les infinis.
5° Comme dit le
Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique,
« toutes les proportions et les formes qui sont en puissance dans la
matiиre prime sont en acte dans le premier moteur » ; et dans le mкme
sens saint Augustin dit que les raisons sйminales des rйalitйs sont dans la
matiиre prime, mais que les raisons causales sont en Dieu. Or il y a dans la
matiиre prime une infinitй de formes en puissance, йtant donnй que sa puissance
passive est infinie. Il y a donc aussi des infinis en acte dans le premier
moteur, qui est Dieu. Or Dieu connaоt tout ce qui, en lui, est en acte. Il
connaоt donc les infinis.
6° Saint
Augustin, disputant au quinziиme livre de la Citй de Dieu contre les acadйmiciens qui niaient que quelque chose
fыt vrai, montre que non seulement il y a une multitude nombreuse de choses
vraies, mais qu’il y en a mкme une multitude infinie par une certaine
rйduplication de l’intelligence sur elle-mкme, ou encore de l’affirmation sur
elle-mкme : par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai
que je dis quelque chose de vrai, et il est vrai que je dis que je dis quelque
chose de vrai, et ainsi а l’infini. Or Dieu connaоt toutes les choses vraies.
Dieu connaоt donc les infinis.
7° Tout ce qui
est en Dieu est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu mкme. Or Dieu est
infini, car il n’est aucunement compris. Sa science est donc, elle aussi,
infinie ; il a donc lui-mкme la science des infinis.
Rйponse :
Comme dit saint
Augustin au douziиme livre de la Citй de
Dieu, certains voulurent juger de l’intelligence divine selon le mode de
notre intelligence et prйtendirent que Dieu, tout comme nous, ne peut connaоtre
les infinis ; or ils affirmaient qu’il connaissait les singuliers, et en
outre ils posaient un monde йternel ; il s’ensuivait donc qu’il y aurait
un retour de choses numйriquement identiques en des siиcles diffйrents, ce qui
est complиtement absurde. Par consйquent, il faut affirmer que Dieu connaоt les
infinis, comme on peut le montrer а partir de ce qui a dйjа йtй dйterminй. En
effet, puisqu’il a lui-mкme la science non seulement des choses qui ont existй,
existent ou existeront, mais encore de toutes celles qui sont de nature а
participer sa bontй, et que de telles choses sont en nombre infini, йtant donnй
que sa bontй est infinie, il reste qu’il connaоt lui-mкme les infinis ;
mais il faut considйrer comment cela se fait.
Il faut donc
savoir que, selon la puissance du mйdium de connaissance, la connaissance
s’йtend а plus ou moins de choses ; par exemple, la ressemblance qui est
reзue dans la vue est dйterminйe par les conditions particuliиres de la
rйalitй, et c’est pourquoi elle ne peut mener а la connaissance que d’une seule
rйalitй ; mais la ressemblance de la rйalitй qui est reзue dans
l’intelligence est dйgagйe des conditions particuliиres, et donc, йtant plus
йlevйe, elle peut mener а plus de choses. Et parce qu’une forme universelle
unique est de nature а кtre participйe par un nombre infini de singuliers, de
lа vient que l’intelligence connaоt d’une certaine faзon les infinis. Mais
parce que cette ressemblance qui est dans l’intelligence ne mиne pas а la
connaissance du singulier quant aux choses par lesquelles les singuliers se
distinguent les uns des autres, mais seulement quant а leur nature commune, il
en rйsulte que notre intelligence, par l’espиce qu’elle a en elle, ne peut
connaоtre les infinis qu’en puissance ; en revanche, le mйdium par lequel
Dieu connaоt, а savoir son essence, est une ressemblance des choses en nombre
infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement quant а ce qui leur est commun,
mais aussi quant а ce par quoi elles se distinguent les unes des autres, ainsi
qu’il ressort de ce qui prйcиde; aussi la science divine a-t-elle une efficace
pour connaоtre les infinis. Mais voici comment considйrer la maniиre dont elle
connaоt les infinis en acte.
Rien n’empкche
qu’une chose soit infinie d’une faзon et finie d’une autre, comme par exemple
si quelque corps йtait infini en longueur mais fini en largeur. Et cela est
possible semblablement dans les formes : par exemple, si nous supposons
blanc quelque corps infini, la quantitй extensive de la blancheur, selon
laquelle celle-ci est appelйe quantum
par accident, sera infinie ; mais sa quantitй par soi, c’est-а-dire
intensive, serait nйanmoins finie. Et il en est de mкme de n’importe quelle
autre forme d’un corps infini, car toute forme reзue dans une matiиre est
limitйe selon le mode de ce qui reзoit, et ainsi, elle n’a pas une intensitй
infinie.
Or, de mкme que
l’infini s’oppose а la connaissance, de mкme aussi il s’oppose au
franchissement : en effet, l’infini ne peut кtre ni connu ni franchi.
Nйanmoins, si quelque chose se meut sur l’infini mais non dans le sens de son
infinitй, l’infini pourra кtre franchi ; par exemple, ce qui est infini en
longueur et fini en largeur peut кtre franchi en largeur, mais non en longueur.
Ainsi йgalement, si quelque infini est connu dans le sens oщ il est infini, en
aucune faзon il ne peut кtre parfaitement connu ; en revanche, s’il est
connu, mais non dans le sens oщ il est infini, alors il pourra кtre
parfaitement connu : en effet, parce que la notion d’infini convient а la
quantitй, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique, et que toute quantitй a de par sa notion un ordre des
parties, il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens oщ il est infini
lorsqu’il est apprйhendй partie aprиs partie. Par consйquent, si notre
intelligence doit connaоtre ainsi un corps blanc infini, elle ne pourra en
aucune faзon le connaоtre parfaitement, ni sa blancheur ; mais si elle
connaоt la nature mкme de la blancheur ou de la corporйitй, qui se trouvent
dans le corps infini, elle connaоtra ainsi l’infini parfaitement quant а toutes
ses parties, mais non toutefois dans le sens oщ il est infini ; et ainsi,
il est possible que notre intelligence en quelque sorte connaisse parfaitement
l’infini continu, mais nullement les infinis en quantitй discrиte, йtant donnй
qu’elle ne peut par une seule espиce connaоtre de nombreuses choses ; et
de lа vient que, si elle doit considйrer de nombreuses choses, il lui est
nйcessaire de les connaоtre l’une aprиs l’autre, et ainsi, elle connaоt la quantitй
discrиte dans le sens oщ elle peut кtre infinie. Si donc elle connaissait une
multitude infinie en acte, il s’ensuivrait qu’elle connaоtrait l’infini dans le
sens oщ il est infini, ce qui est impossible.
Mais
l’intelligence divine connaоt toutes choses par une espиce unique ; aussi
sa connaissance porte-t-elle sur toutes choses en mкme temps et d’un seul
regard ; et ainsi, elle ne connaоt pas la multitude suivant l’ordre de ses
parties, de sorte qu’elle peut connaоtre une multitude infinie, mais non dans
le sens de l’infini ; car si elle devait la connaоtre dans le sens de
l’infini, en prenant une partie de la multitude aprиs l’autre, elle ne
parviendrait jamais а la fin et ne connaоtrait donc pas parfaitement. Par
consйquent, j’accorde sans rйserve que Dieu connaоt en acte les infinis dans
l’absolu, et que ces infinis n’йgalent pas son intelligence comme lui-mкme
йgale son intelligence en se connaissant : car l’essence, dans les infinis
crййs, est finie quasi intensivement, comme la blancheur dans un corps infini,
tandis que l’essence de Dieu est infinie sous tous rapports ; et par
consйquent, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont comprйhensibles par
lui.
Rйponse aux objections :
1° Dans la mesure
oщ l’objet su ne dйpasse pas l’intelligence de celui qui sait au point de
rester en partie hors de celle-ci, on dit que l’objet su est limitй par celui
qui sait ; dans ce cas, en effet, il se rapporte а elle а la faзon d’une
chose limitйe ; et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que cela se produise pour
un infini qui n’est pas su dans le sens oщ il est infini.
2° La science de
simple connaissance et la science de vision ne diffиrent nullement du cфtй de
celui qui sait, mais seulement du cфtй de la rйalitй sue. En effet, la science
de vision se dit en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui
regarde des rйalitйs posйes hors d’elle-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que
Dieu sait par science de vision uniquement les choses qui sont hors de lui, et
qui sont soit prйsentes, soit passйes, soit futures. En revanche, la science de
simple connaissance porte, comme on l’a dйjа prouvй, sur les choses qui
n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй. Et Dieu ne sait pas celles-ci
d’une faзon et celles-lа d’une autre ; si donc Dieu ne voit pas les infinis,
cela ne vient pas du cфtй de la science de vision, mais du cфtй des objets
visibles eux-mкmes qui n’existent pas ; et а supposer l’existence
d’infinis soit en acte soit successivement, il est hors de doute que Dieu les
connaоtrait par science de vision.
3° La vue est
proprement un certain sens corporel ; par consйquent, si l’on transfиre le
nom de vision а la connaissance immatйrielle, ce ne sera que mйtaphoriquement.
Or, en de telles tournures, la notion de vйritй diffиre suivant les diffйrentes
ressemblances qui se trouvent dans les rйalitйs. Rien n’empкche donc d’appeler
« vision » tantфt toute science divine, tantфt celle-lа seule qui
porte sur les choses passйes, prйsentes ou futures.
4° Dieu mкme est
par son essence la ressemblance de toutes choses, et une ressemblance propre de
chacune ; par consйquent, si l’on dit qu’en Dieu les raisons formelles des
rйalitйs sont plusieurs, c’est uniquement а cause de ses rapports aux diverses
crйatures, et ces rapports ne sont, bien entendu, que des relations de raison.
Or il n’est pas aberrant que des relations de raison soient multipliйes а
l’infini, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique.
5° Le
franchissement implique un mouvement d’une chose а une autre ; or, sans
procйder discursivement mais par un seul regard simple, Dieu connaоt toutes les
parties de l’infini, qu’il soit continu ou discret ; aussi connaоt-il
parfaitement l’infini, sans pour autant le franchir en le pensant.
6° Il faut
rйpondre comme au premier argument.
7° Cet argument
vaut pour l’infini dit privativement, qui ne se trouve que dans les
quantitйs ; en effet, tout ce qui est dit privativement est imparfait. Par
contre, il ne vaut pas pour l’infini dit nйgativement, au sens oщ Dieu est dit
infini, car il appartient а la perfection d’une chose de n’кtre terminйe par
rien.
8° Cet argument
prouve que l’infini ne peut кtre connu dans le sens oщ il est infini : car
quelque portion de quantitй que l’on prenne, quelle qu’en soit la mesure, il en
restera toujours а prendre. Mais Dieu ne connaоt pas l’infini de telle faзon
qu’il passe d’une partie а une autre.
9° Ce qui est
infini en quantitй a un кtre fini, comme on l’a dit, et par consйquent la
science divine peut кtre la mesure de l’infini.
10° La notion de
mesure consiste а obtenir une certitude sur la quantitй dйterminйe de quelque
chose ; or Dieu n’a pas telle connaissance de l’infini qu’il en sache une
quantitй dйterminйe, car l’infini n’en a pas ; кtre su par Dieu ne
s’oppose donc pas а la notion d’infini. Article 10 : Dieu peut-il faire des
infinis ? a-t-on demandй incidemment.
Objections :
Il semble que
oui.
1°
Les
raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs,
et l’une n’empкche pas l’action de l’autre. Puis donc que les raisons formelles
sont en nombre infini dans l’esprit divin, il peut en rйsulter un nombre infini
d’effets, exйcutйs par la puissance divine.
2° La puissance
du Crйateur excиde infiniment la puissance de la crйature. Or il appartient а
la puissance de la crйature de produire des infinis successivement. Dieu peut
donc produire des infinis simultanйment.
3° Vaine est la
puissance qui n’est pas amenйe а l’acte, surtout si elle ne peut pas y кtre
amenйe. Or la puissance de Dieu porte sur les infinis. Une telle puissance
serait donc vaine, si elle ne pouvait produire des infinis en acte.
En sens contraire :
1° Sйnиque
dit : « L’idйe est le modиle des rйalitйs qui adviennent
naturellement. » Or les infinis ne peuvent exister naturellement, et
ainsi, il ne peuvent pas non plus кtre produits, semble-t-il, car ce qui ne
peut pas exister ne peut pas кtre produit. Il n’y aura donc pas d’idйe des
infinis en Dieu. Or Dieu ne peut rien opйrer que par une idйe ; Dieu ne
peut donc pas opйrer des infinis.
2° Quand on dit
que Dieu crйй les rйalitйs, on ne pose rien de nouveau du cфtй de celui qui
crйe, mais seulement du cфtй de la crйature ; dire que Dieu crйe les
rйalitйs revient donc, semble-t-il, а dire que les rйalitйs viennent а
l’existence par Dieu. Donc, pour la mкme raison, dire que Dieu peut crйer les
rйalitйs revient а dire que les rйalitйs peuvent venir а l’existence par Dieu.
Or les rйalitйs ne peuvent кtre produites en nombre infini, car il n’y a pas
dans la crйature de puissance а un acte infini. Dieu non plus ne peut donc pas
faire des infinis en acte.
Rйponse :
On rencontre
deux distinctions de l’infini.
D’abord, il se
distingue en puissance et acte ; et l’on appelle infini en puissance celui
qui consiste toujours en une succession, comme dans la gйnйration, le temps et
la division du continu : en toutes ces choses il y a une puissance а
l’infini, car elles sont toujours prises une partie aprиs l’autre ; mais
il y aurait infini en acte si nous posions, par exemple, une ligne dйpourvue
d’extrйmitйs.
Ensuite, on
distingue l’infini par soi et par accident ; et le sens de cette
distinction apparaоt clairement de la faзon suivante : la notion d’infini,
comme on l’a dit, convient а la quantitй ; or la quantitй se dit de la
quantitй discrиte avant de se dire de la quantitй continue ; par consйquent,
pour voir comment l’infini est par soi et comment il est par accident, il faut
considйrer que tantфt la multitude est requise par soi, tantфt elle est
seulement par accident. La multitude est requise par soi, comme on le voit
bien, dans les sйries ordonnйes de causes et d’effets dont l’un est en
dйpendance essentielle de l’autre ; par exemple, l’вme meut la chaleur
naturelle, qui met en branle les nerfs et les muscles, par lesquels sont mues
les mains, qui meuvent un bвton, par lequel est mue une pierre ; dans
cette sйrie, en effet, n’importe lequel des suivants dйpend par soi de
n’importe lequel des prйcйdents. Mais il y a multitude par accident, quand
toutes les choses qui sont contenues dans la multitude tiennent pour ainsi dire
la place d’une seule, et qu’il importe peu qu’il y en ait une ou plusieurs, peu
ou beaucoup ; par exemple, si un bвtisseur fait une maison, et qu’en la
construisant il use successivement plusieurs scies, la multitude des scies
n’est requise que par accident pour construire la maison, parce qu’une seule
scie ne peut durer toujours ; et le nombre de scies, quel qu’il soit, ne
fait aucune diffйrence pour la maison ; il n’y a donc aucune dйpendance
entre l’une et l’autre, comme c’йtait le cas lorsque la multitude йtait requise
par soi.
Donc, d’aprиs
cela, diverses opinions furent йmises concernant l’infini. Certains philosophes
anciens posиrent l’infini en acte non seulement par accident, mais aussi par
soi, voulant que l’infini soit nйcessaire а ce qu’ils posaient comme le principe ;
et c’est pourquoi ils posaient aussi un processus infini de causes. Mais le
Philosophe rйprouve cette opinion au deuxiиme livre de la Mйtaphysique et au troisiиme livre de la Physique.
D’autres, а la
suite d’Aristote, accordиrent que l’infini par soi ne peut se rencontrer ni en
acte ni en puissance, car il n’est pas possible qu’une chose dйpende
essentiellement d’une infinitй [de causes], auquel cas, en effet, son кtre ne
serait jamais accompli. Mais ils posиrent que l’infini par accident existe non
seulement en puissance mais aussi en acte ; c’est pourquoi Algazel, dans
sa Mйtaphysique, affirme que les вmes
humaines sйparйes des corps sont en nombre infini, car cela s’ensuit de ce que
le monde, selon lui, est йternel ; et il n’estime pas cela aberrant, car
il n’y a aucune dйpendance des вmes entre elles, aussi l’infini ne se
trouve-t-il dans la multitude de ces вmes que par accident.
D’autres, par
contre, ont posй que l’infini en acte ne peut exister ni par soi ni par
accident ; mais que seul peut exister l’infini en puissance, qui consiste
en une succession, comme il est enseignй au troisiиme livre de la Physique ; et c’est la position du
Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
Que l’infini ne puisse кtre en acte, cela peut avoir deux raisons : soit
parce qu’кtre en acte s’oppose а l’infini par lа mкme qu’il est infini, soit
pour une autre raison, comme par exemple se mouvoir vers le haut s’oppose au
triangle de plomb, non parce qu’il est triangle, mais parce qu’il est en plomb.
Si donc l’infini
peut par nature exister en acte, d’aprиs la seconde opinion, ou mкme, si autre
chose que la notion mкme d’infini l’empкche d’exister, alors je dis que Dieu
peut faire que l’infini existe en acte. En revanche, si кtre en acte s’oppose а
l’infini dans sa notion, alors Dieu ne peut pas faire cela, comme il ne peut
pas faire que l’homme soit un animal irrationnel, car cela reviendrait а ce que
des contradictoires existent en mкme temps. Mais кtre en acte est-il ou non
compatible avec l’infini dans sa notion ? Comme c’est une question
soulevйe incidemment, qu’elle soit maintenant laissйe de cфtй pour кtre
discutйe ailleurs. Et il faut rйpondre aux deux sйries d’arguments.
Rйponse aux objections :
1° Les raisons
formelles qui sont dans l’esprit divin ne se rйalisent pas dans la crйature
avec le mode qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode que permet la notion de
crйature ; ainsi, bien que ces raisons formelles soient immatйrielles, les
rйalitйs sont cependant produites а partir d’elles en l’кtre matйriel. Si donc
il entre dans la notion d’infini de n’кtre pas en acte simultanйment mais en
une succession, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de la Physique, alors les raisons formelles en
nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se rйaliser toutes
ensemble dans les crйatures, mais elles le peuvent successivement ; et
ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des infinis en acte.
2° On dit de deux
faзons qu’une chose est impossible а la puissance de la crйature : d’abord
en raison d’un dйfaut de puissance, et dans ce cas on affirme а bon droit que
ce que la crйature ne peut pas, Dieu le peut. Ensuite, parce que ce qui est dit
impossible а la crйature contient en soi une certaine incompatibilitй ; et
de mкme que cela est impossible а la crйature, ce n’est pas non plus possible а
Dieu, comme par exemple que deux contradictoires existent simultanйment ;
et tel sera le cas de l’existence en acte de l’infini, si кtre en acte s’oppose
а la notion d’infini.
3° Est vain ce
qui ne parvient pas а la fin pour laquelle il existe, comme il est dit au
deuxiиme livre de la Physique ;
donc, qu’une puissance ne soit pas amenйe а l’acte ne la fait appeler vaine que
dans la mesure oщ son effet, ou son acte mкme, s’il est diffйrent d’elle, est
la fin de la puissance. Or nul effet de la puissance divine n’est la fin de
celle-ci, et son acte ne diffиre pas de Dieu ; l’argument n’est donc pas
concluant.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1°
Bien
que, par nature, les infinis ne puissent exister simultanйment, cependant ils
peuvent devenir ; car l’кtre de l’infini ne consiste pas а exister
simultanйment, mais il est comme les choses qui sont en devenir, comme
« le jour et le combat », ainsi qu’il est dit au troisiиme livre de
la Physique. Et cependant, il ne s’ensuit
pas que Dieu puisse faire seulement les choses qui arrivent naturellement. En
effet, l’idйe, d’aprиs la dйfinition susdite, relиve de la connaissance
pratique, c’est-а-dire une connaissance qui est dйterminйe а l’acte par la
volontй divine ; mais Dieu peut faire par sa volontй beaucoup d’autres
choses que celles qu’il a dйterminйes pour qu’elles existent, ou aient existй,
ou doivent exister.
2° Bien que, dans
la crйation, seul soit nouveau ce qui est du cфtй de la crйature, cependant le
nom de crйation n’implique pas seulement cela, mais encore ce qui est du cфtй
de Dieu ; en effet, il signifie l’action divine, qui est son essence, et
il connote l’effet dans la crйature, qui est de recevoir de Dieu
l’existence ; il ne s’ensuit donc pas que la possibilitй pour Dieu de
crйer quelque chose soit identique а la possibilitй pour une chose d’кtre crййe
par lui ; sinon, avant que la crйature ne fыt, il n’aurait rien pu crйer
sans que la puissance de la crйature prйexistвt, ce qui revient а poser une matiиre
йternelle. Donc, bien que la puissance de la crйature ne permette pas
l’existence d’infinis en acte, cela n’exclut pas que Dieu puisse faire des
infinis en acte. Article 11 : La science se dit-elle de
faзon purement йquivoque de Dieu et de nous ?
Objections :
Il semble que
oui.
1°
Partout
oщ il y a une communautй d’univocitй ou d’analogie, il y a quelque
ressemblance. Or il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la crйature et
Dieu. Rien ne peut donc кtre commun aux deux par univocitй ou par analogie. Si
donc le nom de science se dit de Dieu et de nous, ce sera seulement de faзon
йquivoque. Preuve de la mineure. Il est dit en Is. 40, 18 : « А
qui donc ferez-vous ressembler Dieu ? », comme pour dire qu’il ne
peut ressembler а personne.
2° Partout oщ il
y a quelque ressemblance, il y a un rapport. Or, il ne peut y avoir aucun
rapport entre Dieu et la crйature, puisque la crйature est finie et que Dieu
est infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Partout oщ il
y a un rapport, il doit nйcessairement y avoir une forme que plusieurs
possиdent plus ou moins, ou йgalement. Or cela ne peut se dire de Dieu et de la
crйature, car il y aurait alors quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a
donc pas de rapport entre lui et la crйature ; ni non plus, par
consйquent, de ressemblance ni de communautй, si ce n’est d’йquivocitй
seulement.
4° Les choses
entre lesquelles il n’y a aucune ressemblance sont plus distantes que celles entre
lesquelles il y a une ressemblance. Or il y a entre Dieu et la crйature une
distance infinie, plus grande qu’aucune autre ; il n’y a donc pas de
ressemblance entre eux, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
5° La distance de
la crйature а Dieu est plus grande que la distance de l’йtant crйй au
non-йtant, puisque l’йtant crйй ne dйpasse le non-йtant que de la quantitй de
son entitй, qui n’est pas infinie. Or rien ne peut кtre commun а l’йtant et au
non-йtant, « si ce n’est par йquivocitй » seulement, comme il est dit
au quatriиme livre de la Mйtaphysique :
« comme, par exemple, si ce que nous appelons homme, d’autres l’appelaient
non-homme ». Rien non plus ne peut donc кtre commun а Dieu et а la
crйature, si ce n’est par pure йquivocation.
6° Dans toutes
les analogies, il en est ainsi : ou bien un terme est posйe dans la
dйfinition de l’autre, comme on pose la substance dans la dйfinition de
l’accident et l’acte dans la dйfinition de la puissance, ou bien quelque chose
d’identique est posй dans la dйfinition de l’un et de l’autre, comme la santй
de l’animal est posйe dans la dйfinition du sain, qui se dit de l’urine et de
la nourriture, celle-ci conservant et l’autre signifiant la santй. Or la
crйature et Dieu ne sont pas ainsi entre eux, car ni l’un n’est posй dans la
dйfinition de l’autre, ni quelque chose d’identique n’est posй dans la
dйfinition des deux, mкme en supposant que Dieu ait une dйfinition. Il semble
donc que rien ne puisse se dire de Dieu et des crйatures par analogie ; et
ainsi, il reste que tout ce qui se dit d’eux communйment est dit de faзon
purement йquivoque.
7° La diffйrence
entre la substance et l’accident est plus grande qu’entre deux espиces de
substance. Or, si un mкme nom est donnй pour signifier deux espиces de
substances selon la notion propre de l’une et de l’autre, il est dit de
celles-ci de faзon purement йquivoque, comme le nom de chien donnй а la
constellation, а l’animal qui aboie et а l’animal marin. Donc а bien plus forte
raison si un nom unique est donnй а la substance et а l’accident. Or notre
science est accident, tandis que la science divine est substance. Donc le nom
de science se dit de l’une et de l’autre de faзon purement йquivoque.
8° Notre science
est seulement une certaine image de la science divine. Or le nom de la rйalitй
ne convient а l’image que de faзon йquivoque, et c’est pourquoi
« animal » se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de l’animal
peint, suivant le Philosophe dans les Catйgories.
Donc le nom de science se dit lui aussi de faзon purement йquivoque de la
science de Dieu et de la nфtre.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique
que ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres est parfait au
plein sens du terme ; et c’est Dieu, comme dit le Commentateur au mкme
endroit. Or on n’affirmerait pas que les perfections des autres genres se
trouvent en lui, s’il n’y avait pas de ressemblance entre sa perfection et les
perfections des autres genres. Il y a donc quelque ressemblance entre la
crйature et lui ; donc la science, ou quoi que ce soit d’autre, ne se dit
pas de faзon purement йquivoque de la crйature et de Dieu.
2° Il est dit en
Gen. 1, 26 : « Faisons l’homme а notre image et а notre
ressemblance. » Il y a donc quelque ressemblance entre la crйature et
Dieu, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Il est
impossible de dire qu’une chose est prйdiquйe univoquement de la crйature et de
Dieu. En effet, dans tous les cas d’univocitй, la notion а laquelle renvoie le
nom est commune aux deux termes desquels le nom est prйdiquй
univoquement ; et ainsi, quant а la notion а laquelle renvoie ce nom, les
termes univoques sont йgaux en quelque chose, bien que l’un puisse кtre avant
ou aprиs l’autre du point de vue de l’кtre : par exemple, tous les nombres
sont йgaux quant а la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature
de la rйalitй, l’un soit par nature antйrieur а l’autre. Or la crйature, si
parfaitement qu’elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir а ce qu’une chose
lui convienne pour la mкme raison qu’elle convient а Dieu ; en effet, les
choses qui sont en divers sujets selon la mкme notion sont communes а ceux-ci
du point de vue de la notion de substance ou de quidditй, mais sont distinctes
du point de vue de l’кtre. Or tout ce qui est en Dieu, est son propre
кtre ; car de mкme qu’en lui l’essence est identique а l’кtre, de mкme en
lui la science est la mкme chose qu’кtre connaissant ; puis donc que
l’кtre qui est propre а une rйalitй ne peut кtre communiquй а une autre, il est
impossible que la crйature parvienne а avoir quelque chose sous le mкme rapport
que Dieu, de mкme qu’il est impossible qu’elle parvienne au mкme кtre. Et il en
serait de mкme pour nous : si, en Socrate, l’homme et l’« кtre
homme » ne diffйraient pas, il serait impossible que l’homme se dise
univoquement de lui et de Platon, qui ont un кtre diffйrent.
Et cependant,
on ne peut pas dire que tout ce qui se dit de Dieu et des crйatures soit
prйdiquй de faзon tout а fait йquivoque ; car s’il n’y avait aucune
convenance quant а la rйalitй entre la crйature et Dieu, son essence ne serait
pas une ressemblance des crйatures, et ainsi, il ne connaоtrait pas les
crйatures en connaissant son essence. Semblablement aussi, nous ne pourrions
pas non plus parvenir а la connaissance de Dieu а partir des rйalitйs
crййes ; et parmi les noms qui sont adaptйs aux crйatures, l’un ne devrait
pas se dire de Dieu plutфt que l’autre ; car dans les cas d’йquivocitй,
peu importe le nom que l’on donne, dиs lors qu’il ne se remarque aucune
convenance de rйalitй.
Il faut donc
affirmer que le nom de science ne se prйdique de la science de Dieu et de la
nфtre ni tout а fait univoquement, ni de faзon purement йquivoque, mais par
analogie, ce qui ne signifie rien d’autre que « selon une
proportion ». Or il peut y avoir deux convenances selon une proportion, et
l’on envisage la communautй d’analogie selon ces deux convenances. En effet, il
y a une certaine convenance entre les termes qui ont entre eux une proportion,
du fait qu’ils ont une distance dйterminйe ou une autre relation
mutuelle : par exemple entre deux et un, du fait que deux est le double de
un. Parfois aussi, la convenance est envisagйe non pas entre deux termes entre
lesquels il y aurait une proportion, mais plutфt entre deux proportions :
par exemple, six convient avec quatre par la raison que, de mкme que six est le
double de trois, de mкme quatre est le double de deux. La premiиre convenance
est donc celle de proportion, et la seconde celle de proportionnalitй ; et
par consйquent, nous trouvons selon le mode de la premiиre convenance une chose
dite analogiquement de deux termes dont l’un a une relation avec l’autre, comme
l’йtant se dit de la substance et de l’accident en raison de la relation que
l’accident a avec la substance, et comme « sain » se dit de l’urine
et de l’animal parce que l’urine a quelque relation avec la santй de l’animal.
Mais parfois, une chose se dit analogiquement selon le second mode de
convenance, comme le nom de vision se dit de la vision corporelle et de
l’intelligence parce que l’intelligence est dans l’esprit ce que la vue est
dans l’њil. Pour ce qui se dit analogiquement de la premiиre faзon, il est donc
nйcessaire qu’il y ait une relation dйterminйe entre les termes auxquels une
chose est commune par analogie, et c’est pourquoi il est impossible qu’une
chose se dise de Dieu et de la crйature selon ce mode d’analogie, car aucune
crйature n’a avec Dieu une relation telle que la perfection divine puisse кtre
dйterminйe par elle. Mais dans l’autre mode d’analogie, on n’envisage aucune
relation dйterminйe entre les termes auxquels une chose est commune par
analogie ; voilа pourquoi rien n’empкche qu’un nom se dise analogiquement
de Dieu et de la crйature selon ce mode.
Cela se produit
toutefois de deux faзons : tantфt, en effet, ce nom implique par son
signifiй principal une chose en laquelle on ne peut envisager de convenance
entre Dieu et la crйature, mкme selon le mode susdit, et tel est le cas de tout
ce qui est dit symboliquement de Dieu, comme lorsqu’il est appelй lion, ou
soleil, ou autre chose de ce genre, car dans la dйfinition de ces choses entre
la matiиre, qui ne peut кtre attribuйe а Dieu ; tantфt le nom qui se dit
de Dieu et de la crйature n’implique, par son signifiй principal, rien qui
empкche d’envisager le mode de convenance susdit entre Dieu et la crйature, et
tel est le cas de tous les noms qui n’incluent aucun dйfaut dans leur
dйfinition, ni ne dйpendent de la matiиre quant а l’кtre, comme l’йtant, le
bien, et autres choses semblables.
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
Denys au neuviиme chapitre des Nom
Divins, en aucune faзon Dieu ne doit кtre dit semblable aux crйatures, mais
les crйatures peuvent en quelque faзon кtre dites semblables а Dieu. Car ce qui
est fait а l’imitation de quelque chose, s’il l’imite parfaitement, peut dans
l’absolu кtre dit semblable а lui, mais non l’inverse, car l’homme n’est pas
dit semblable а son image, c’est le contraire qui est vrai ; et s’il
l’imite imparfaitement, alors ce qui imite peut кtre dit а la fois semblable et
dissemblable а ce а l’imitation de quoi il est fait : semblable, parce
qu’il le reprйsente, mais non semblable, dans la mesure oщ il manque а la
parfaite reprйsentation. Voilа pourquoi la Sainte Йcriture nie а tout point de
vue que Dieu soit semblable aux crйatures ; mais que la crйature soit
semblable а Dieu, tantфt elle l’accorde, tantфt elle le nie : elle
l’accorde, lorsqu’elle dit que l’homme a йtй fait а la ressemblance de Dieu ;
mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psaume : « Ф Dieu, qui sera
semblable а vous ? »
2° Au premier
livre des Topiques, le Philosophe
pose deux modes de ressemblance : l’un, que l’on trouve en des genres
diffйrents, et celui-ci se prend de la proportion ou de la proportionnalitй,
comme quand une chose est а une autre ce qu’une troisiиme est а une quatriиme,
comme il le dit au mкme endroit ; l’autre mode, que l’on trouve dans les
choses qui sont du mкme genre, comme lorsque le mкme est en diffйrents sujets.
Or le premier mode de ressemblance ne requiert pas de rapport suivant une
relation dйterminйe, mais seulement le second mode ; il n’est donc pas
nйcessaire d’йcarter de Dieu le premier mode de ressemblance relativement а la
crйature.
3° Cette
objection vaut manifestement pour la ressemblance du second mode, dont nous
avons accordй qu’elle n’existait pas entre la crйature et Dieu.
4° La
ressemblance qui diminue la distance est celle qui se fonde sur ce que deux
termes participent а une seule chose, ou que l’un a avec l’autre une relation
dйterminйe par laquelle l’intelligence peut comprendre l’un а partir de
l’autre, et non celle qui existe par une convenance de proportions. En effet,
une telle ressemblance se trouve semblablement en des termes trиs distants ou peu
distants ; car la ressemblance de proportionnalitй n’est pas plus grande
entre les rapports de deux а un et de six а trois, qu’entre les rapports de
deux а un et de cent а cinquante. Voilа pourquoi la distance infinie de la
crйature а Dieu n’фte pas la ressemblance susdite.
5° Mкme а l’йtant
et au non-йtant quelque chose convient selon l’analogie, car le non-йtant
lui-mкme est analogiquement appelй йtant, comme on le voit clairement au
quatriиme livre de la Mйtaphysique ;
et c’est pourquoi la distance qu’il y a entre la crйature et Dieu ne peut pas
non plus empкcher la communautй d’analogie.
6° Cet argument
vaut pour la communautй d’analogie qui s’entend selon une relation dйterminйe
d’un terme а l’autre : alors, en effet, il est nйcessaire que l’un soit
posй dans la dйfinition de l’autre, comme la substance dans la dйfinition de
l’accident, ou qu’une chose unique soit posйe dans la dйfinition des deux
termes, l’un et l’autre se disant par relation а une seule chose, comme la
substance dans la dйfinition de la quantitй et de la qualitй.
7° Bien qu’entre
deux espиces de substance il y ait une plus grande convenance qu’entre
l’accident et la substance, cependant il est possible qu’un nom ne soit pas
donnй а ces diffйrentes espиces en considйration d’une convenance existant
entre elles ; et dans ce cas, le nom sera purement йquivoque. Mais un nom
qui convient а la substance et а l’accident peut кtre donnй en considйration
d’une convenance existant entre eux, et ainsi, il ne sera pas йquivoque mais
analogue.
8° Le nom
d’animal n’est pas donnй pour signifier la figure extйrieure du point de vue de
laquelle une peinture imite un vйritable animal, mais pour signifier la nature
intйrieure, du point de vue de laquelle la peinture n’imite pas ; voilа
pourquoi le nom d’animal se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de
l’animal peint ; par contre, le nom de science convient а la crйature et
au Crйateur du point de vue de ce en quoi la crйature imite le Crйateur ;
il ne se prйdique donc pas de l’un et de l’autre de faзon tout а fait
йquivoque. Article 12 : Dieu connaоt-il les futurs
contingents singuliers ?
Objections :
Il semble que
non.
1°
Rien
ne peut кtre su que le vrai, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or, dans les
contingents singuliers et futurs, il n’y a pas de vйritй dйterminйe, comme il
est dit au premier livre du Pйri
Hermкneias. Dieu n’a donc pas la science des futurs singuliers et
contingents.
2° Ce qui a une
consйquence impossible est impossible. Or la proposition « Dieu sait un
singulier contingent et futur » a une consйquence impossible, а savoir que
la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible qu’il sache un futur
contingent singulier. Preuve de la mineure : supposons que Dieu sache
quelque futur contingent singulier, par exemple « Socrate est
assis ». Donc, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou
bien ce n’est pas possible. Si cela n’est pas possible, il est donc impossible
que Socrate ne soit pas assis ; il est donc nйcessaire que Socrate soit assis.
Or on avait supposй que cela йtait contingent. Et s’il est possible qu’il ne
soit pas assis, aucun inconvйnient ne doit s’ensuivre si on le pose. Or il
s’ensuit que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que
la science de Dieu se trompe.
3° [Le rйpondant] disait que le contingent,
tel qu’il est en Dieu, est nйcessaire. En sens
contraire : ce qui en soi est contingent, n’est nйcessaire du point
de vue de Dieu que dans la mesure oщ il est en Dieu. Or, dans la mesure oщ il
est en Dieu, il n’est pas distinct de lui. Si donc il n’est su de Dieu que dans
la mesure oщ il est nйcessaire, il ne sera pas su de Dieu tel qu’il existe dans
sa nature propre, en tant qu’il est distinct de lui.
4° Selon le
Philosophe au premier livre des Premiers
Analytiques, d’une majeure apodictique et d’une mineure assertorique
s’ensuit une conclusion apodictique. Or cette proposition est vraie :
« tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement ». En effet, si
ce dont Dieu connaоt l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si
donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nйcessaire qu’elle existe. Or aucun
contingent n’existe nйcessairement. Aucun contingent n’est donc su par Dieu.
5° [Le rйpondant] disait que lorsqu’on
dit : « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », il
n’est pas impliquй de nйcessitй du cфtй de la crйature, mais seulement du cфtй
de Dieu qui sait. En sens contraire : lorsqu’on
dit que « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », la
nйcessitй est attribuйe au sujet du dictum.
Or le sujet du dictum est ce qui est
su par Dieu, non Dieu mкme qui sait. Cela n’implique donc une nйcessitй que du
cфtй de la rйalitй sue.
6° Pour nous,
plus une connaissance est certaine, moins elle peut porter sur les choses
contingentes ; en effet, la science ne porte que sur les choses
nйcessaires, car elle est plus certaine que l’opinion, qui peut porter sur les
contingentes. Or la science de Dieu est trиs certaine. Elle ne peut donc porter
que sur les choses nйcessaires.
7° En toute
conditionnelle vraie, si l’antйcйdent est nйcessaire dans l’absolu, le
consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu. Or cette conditionnelle est
vraie : « si une chose a йtй sue par Dieu, elle existera ». Puis
donc que l’antйcйdent « cela a йtй su par Dieu » est nйcessaire dans
l’absolu, le consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu ; il est
donc absolument nйcessaire que tout ce qui est su par Dieu existe. Or voici
comment [l’objectant] prouvait que « cela a йtй su par Dieu » est
nйcessaire dans l’absolu. C’est un certain dictum
au passй. Or tout dictum au passй,
s’il est vrai, est nйcessaire, car ce qui a йtй ne peut pas ne pas avoir йtй.
C’est donc nйcessaire dans l’absolu. Autre argument : tout ce qui est
йternel est nйcessaire ; or tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute
йternitй ; il est donc absolument nйcessaire qu’il l’ait su.
8° Chaque chose
se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or les futurs contingents
n’ont pas d’кtre. Ils n’ont donc pas non plus de vйritй ; la science ne
peut donc pas porter sur eux.
9° Selon le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
celui qui ne pense pas une chose dйterminйe ne pense rien. Or le futur
contingent, surtout s’il peut кtre indiffйremment l’un ou l’autre, n’est
aucunement dйterminй, ni en lui-mкme ni dans sa cause. La science ne peut donc
aucunement porter sur lui.
10° Hugues de
Saint-Victor dit dans son De sacramentis
que « Dieu ne connaоt rien hors de soi, ayant toutes choses en
lui-mкme ». Or rien n’est contingent qu’en dehors de lui, car il n’y a pas
de potentialitй en lui. Dieu ne connaоt donc aucunement le futur contingent.
11°
Rien
de contingent ne peut кtre connu par un mйdium nйcessaire, car si le mйdium est
nйcessaire, la conclusion l’est aussi. Or Dieu connaоt toutes choses par ce
mйdium qu’est son essence. Puis donc que ce mйdium est nйcessaire, il semble
qu’il ne puisse connaоtre aucun contingent.
En sens contraire :
1° Il est dit
dans le Psaume : « Lui qui a formй un а un leurs cњurs connaоt toutes
leurs њuvres. » Or les њuvres des hommes sont contingentes, puisqu’elles
dйpendent du libre arbitre. Dieu connaоt donc les futurs contingents.
2° Tout ce qui
est nйcessaire est su par Dieu. Or tout contingent est nйcessaire en tant qu’il
est rйfйrй а la connaissance divine, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Tout contingent est donc su
par Dieu.
3° Saint Augustin
dit au sixiиme livre sur la Trinitй
que Dieu sait de faзon immuable les choses changeantes. Or, par lа mкme qu’une
chose est changeante, elle est contingente, puisqu’on appelle contingent ce qui
peut кtre et ne pas кtre. Dieu sait donc de faзon immuable les choses
contingentes.
4° Dieu connaоt
les rйalitйs dans la mesure oщ il est leur cause. Or Dieu est la cause non
seulement des choses nйcessaires, mais aussi des contingentes. Il connaоt donc
tant les nйcessaires que les contingentes.
5° Dieu connaоt
les rйalitйs dans la mesure oщ existe en lui le modиle de toutes les rйalitйs.
Or le modиle divin des choses contingentes et changeantes peut кtre immuable,
comme celui des choses matйrielles est immatйriel, et que celui des composйes
est simple. Donc, semble-t-il, de mкme que Dieu connaоt les choses composйes et
matйrielles tout en йtant lui-mкme immatйriel et simple, de mкme il connaоt les
contingents quoique la contingence n’ait pas de place en lui.
6° Savoir, c’est
connaоtre la cause d’une rйalitй. Or Dieu sait la cause de tous les
contingents, car il se sait lui-mкme, lui qui est la cause de toutes choses. Il
sait donc les contingents.
Rйponse :
On s’est
diversement trompй sur cette question. Certains, en effet, voulant juger de la
science divine sur le mode de la nфtre, prйtendirent que Dieu ne connaissait
pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car alors il n’exercerait
pas sa providence sur les affaires humaines, qui adviennent de faзon
contingente. Aussi d’autres affirmиrent-ils que Dieu a la science de tous les
futurs, mais qu’ils adviennent tous par nйcessitй, autrement la science de Dieu
se tromperait sur eux. Mais cela non plus n’est pas possible, car dans ce cas
le libre arbitre serait perdu et il ne serait pas nйcessaire de demander
conseil ; il serait йgalement injuste que des peines et des rйcompenses
soient accordйes aux mйrites, dиs lors que tout se fait par nйcessitй.
C’est pourquoi
il faut rйpondre que Dieu connaоt tous les futurs, et cependant cela n’empкche
pas que des choses se produisent de faзon contingente. Pour le voir clairement,
il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et habitus cognitifs en
lesquels la faussetй ne peut jamais exister, tels le sens, la science et
l’intelligence des principes, mais il en est d’autres en lesquelles le faux
peut exister, telles l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, dans la
connaissance, la faussetй vient de ce qu’il n’en est pas dans la rйalitй comme
celle-ci est apprйhendйe ; si donc une puissance cognitive est telle que
la faussetй n’est jamais en elle, il est nйcessaire que son objet connaissable
ne se dйtache jamais de ce que le connaissant apprйhende de lui. Or une chose
nйcessaire ne peut кtre empкchйe d’exister, avant qu’elle ne se produise, йtant
donnй que ses causes sont immuablement ordonnйes а sa production. C’est
pourquoi les choses nйcessaires peuvent кtre connues par ces habitus qui sont
toujours vrais, mкme quand elles sont futures, comme nous connaissons une
йclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. En revanche, le
contingent peut кtre empкchй avant d’кtre amenй а l’existence, car il n’est
alors que dans ses causes, auxquelles peut survenir un empкchement en sorte
qu’elles n’atteignent pas leur effet ; mais une fois que le contingent est
amenй а l’existence, il ne peut plus dйsormais кtre empкchй. Voilа pourquoi la
puissance ou l’habitus en lequel ne se trouve jamais de faussetй peut avoir un
jugement sur un contingent dans la mesure oщ il est prйsent, comme le sens juge
que Socrate est assis lorsqu’il est assis. D’oщ il ressort que le contingent,
en tant que futur, ne peut кtre connu par aucune connaissance ne pouvant
receler de faussetй ; puis donc que la science divine ne recиle pas et ne
peut receler de faussetй, il serait impossible que Dieu ait la science des
futurs contingents s’il les connaissait en tant que futurs. Or une chose est
connue comme future lorsqu’il y a une relation de passй а futur entre la
connaissance du connaissant et l’avиnement de la rйalitй. Or cette relation ne
peut se trouver entre la connaissance divine et une quelconque rйalitй
contingente ; mais la relation entre la connaissance divine et une rйalitй
quelconque est comme la relation de prйsent а prйsent. Et l’on peut comprendre
cela de la faзon suivante.
Si quelqu’un
voyait de nombreuses personnes passant successivement par une voie, et cela
pendant quelque temps, alors en chaque partie du temps il verrait actuellement
quelques-uns des passants, si bien que dans le temps total de sa vision, il
verrait actuellement tous les passants ; non cependant tous ensemble
actuellement, car le temps de sa vision n’est pas tout simultanй. Mais si sa
vision pouvait кtre toute simultanйe, il les verrait tous ensemble
actuellement, bien que tous ne passent pas ensemble actuellement ; puis
donc que la vision de la science divine est mesurйe par l’йternitй, qui est
toute simultanйe et inclut cependant le temps tout entier sans manquer а aucune
partie du temps, il s’ensuit que tout ce qui est fait dans le temps, Dieu le
voit non comme futur, mais comme prйsent : car ce qui est vu par Dieu est
certes futur pour une autre rйalitй а laquelle il succиde dans le temps ;
mais pour la vision divine elle-mкme, qui n’est pas dans le temps mais hors du
temps, il n’est pas futur, mais prйsent. Ainsi donc, nous voyons le futur comme
futur, car il est futur pour notre vision, puisqu’elle est mesurйe par le temps ;
mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur ; de
mкme aussi, une file de passants serait vue autrement par celui qui serait dans
la file et ne verrait que les choses qui sont devant lui, et par celui qui
serait hors de la file des passants et les regarderait tous en mкme temps.
Donc, de mкme que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses
contingentes lorsqu’elles sont prйsentes, et cela n’empкche pourtant pas
qu’elles adviennent de faзon contingente, de mкme Dieu voit infailliblement
toutes les choses contingentes, qu’elles soient pour nous prйsentes, passйes ou
futures, car elles ne sont pas futures pour lui, mais il les voit exister au
moment oщ elles sont ; cela n’empкche donc pas qu’elles adviennent de
faзon contingente.
Mais en cela,
une difficultй se prйsente, йtant donnй que nous ne pouvons signifier la
connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, en co-signifiant les
diffйrences des temps : en effet, si on la signifiait en tant que science
de Dieu, on devrait dire : « Dieu sait que cela est », plutфt
que : « Dieu sait que cela sera », car il n’y a jamais pour lui
de choses futures, mais toujours des choses prйsentes ; c’est aussi pour
cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, que sa connaissance des futurs « est plus
proprement appelйe “providence” que “prйvoyance”, car il voit ces choses “porro”, comme de loin, du point de vue
de l’йternitй » ; quoique cette connaissance puisse кtre aussi
appelйe prйvoyance, а cause de la relation entre ce qui est su par lui et les
autres choses pour lesquelles cela est futur.
Rйponse aux objections :
1° Bien que,
aussi longtemps qu’il est futur, le contingent ne soit pas dйterminй,
cependant, dиs lors qu’il est produit dans la rйalitй, il a une vйritй
dйterminйe ; et c’est de cette faзon que le regard de la connaissance
divine se porte sur lui.
2° Comme on l’a
dit, le contingent est rйfйrй а la connaissance divine comme il est posй
exister dans la rйalitй ; or, dиs lors qu’il existe, il ne peut pas ne pas
exister au moment oщ il existe, car « ce qui existe, existe nйcessairement
quand il existe », comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias ; cependant, il ne
s’ensuit pas qu’il soit absolument nйcessaire, ni que la science de Dieu se trompe,
de mкme que ma vue ne se trompe pas non plus lorsque je vois que Socrate est
assis, bien que cela soit contingent.
3° Si l’on dit
que le contingent est nйcessaire, c’est dans la mesure oщ il est su par Dieu,
car il est su par lui en tant qu’il est dйjа prйsent, mais non en tant qu’il
est futur. De lа rйsulte pour lui quelque nйcessitй, si bien que l’on peut dire
qu’il est advenu nйcessairement : en effet, il n’y a avиnement que de ce
qui est futur, car ce qui existe dйjа ne peut pas advenir ultйrieurement, mais
il est vrai que c’est advenu, et cela est nйcessaire.
4° Quand on dit
« tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », cette
proposition a un double sens, car elle peut porter soit sur le dictum, soit sur la rйalitй. Si elle
porte sur le dictum, alors elle est
composйe et vraie, et le sens est que ce dictum :
« tout ce qui est su par Dieu existe » est nйcessaire, car il est
impossible que Dieu sache qu’une chose existe, et que celle-ci n’existe pas. Si
elle porte sur la rйalitй, alors elle est divisйe et fausse, et le sens est que
ce qui est su par Dieu existe nйcessairement : en effet, les rйalitйs qui
sont sues par Dieu n’adviennent pas pour autant de faзon nйcessaire, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction n’a
lieu d’кtre que pour les formes qui peuvent se succйder l’une а l’autre dans un
sujet, comme la blancheur et la noirceur, tandis qu’il est impossible qu’une
chose soit sue par Dieu et ensuite ne le soit pas, et qu’ainsi la distinction
susdite n’a pas lieu d’кtre ici, voici ce qu’il faut rйpondre : bien que
la science de Dieu soit invariable et son mode toujours identique, cependant la
disposition selon laquelle une rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu ne
se rapporte pas toujours de la mкme faзon а la rйalitй elle-mкme ; en
effet, la rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu en tant qu’elle est
dans son actualitй, mais son actualitй ne convient pas toujours а la
rйalitй ; la rйalitй peut donc кtre prise avec une telle disposition ou
sans elle ; et ainsi, par voie de consйquence, elle peut кtre prise а la
faзon dont elle est rйfйrйe а la connaissance de Dieu, ou bien d’une autre
faзon ; et par consйquent, la distinction susdite est valable.
5° Si la
proposition susdite porte sur la rйalitй, il est vrai que la nйcessitй est
affirmйe а propos de cela mкme qui est su par Dieu ; mais si elle porte
sur le dictum, la nйcessitй n’est pas
affirmйe а propos de la rйalitй elle-mкme, mais а propos de la relation de la
science а l’objet su.
6° Pas plus que
notre science, la science de Dieu ne peut porter sur des futurs contingents, et
bien moins encore si Dieu les connaissait comme futurs ; mais il les
connaоt comme prйsents pour soi, et futurs pour les autres ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Sur cette
question, il y a diffйrentes opinions.
Certains, en
effet, ont dit que cet antйcйdent : « ceci a йtй su par Dieu »
est contingent, car bien qu’il soit au passй, il implique cependant une
relation au futur, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire ; comme
lorsqu’on dit : « ceci devait se produire », cette affirmation
au passй n’est pas nйcessaire, car ce qui devait se produire peut ne pas se
produire, de mкme qu’il est dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration et la Corruption : « Tel doit marcher, qui ne
marchera pas. » Mais il n’en est rien, car lorsqu’on dit :
« ceci doit se produire » ou « ceci devait se produire »,
on dйsigne la relation qui existe dans les causes de cette rйalitй par rapport
а sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnйes а quelque effet
puissent кtre empкchйes en sorte que l’effet ne s’ensuive pas, cependant on ne
peut pas empкcher qu’а un moment elles y aient йtй ordonnйes ; donc, bien
que ce qui doit se produire puisse ne pas se produire, cependant il ne peut
jamais ne pas avoir dы se produire.
C’est pourquoi
d’autres disent que cet antйcйdent est contingent, car il est composй de
nйcessaire et de contingent : en effet, la science de Dieu est nйcessaire,
mais l’objet su par lui est contingent, et les deux sont inclus dans
l’antйcйdent susdit ; par exemple, cette affirmation aussi :
« Socrate est un homme blanc » est contingente ; ou bien :
« Socrate est un animal et il court ». Mais de nouveau, il n’en est
rien, car ce n’est pas ce qui est posй matйriellement dans la phrase qui fait
varier la vйritй de la proposition quant а la nйcessitй et la contingence, mais
seulement la composition principale en laquelle est fondйe la vйritй de la
proposition. Il y a donc le mкme degrй de nйcessitй et de contingence dans ces
deux propositions : « je pense que l’homme est un animal », et
« je pense que Socrate court ». Aussi, puisque l’acte principal
signifiй dans cet antйcйdent : « Dieu sait que Socrate court »
est nйcessaire, mкme si ce qui est posй matйriellement est contingent, cela
n’empкche pas que l’antйcйdent susdit soit nйcessaire.
Et c’est
pourquoi d’autres accordent sans rйserve qu’il est nйcessaire, mais ils disent
que d’un antйcйdent absolument nйcessaire ne doit s’ensuivre un consйquent
absolument nйcessaire que lorsque l’antйcйdent est cause prochaine du
consйquent. En effet, s’il est cause йloignйe, la nйcessitй de l’effet peut
кtre empкchйe par la contingence d’une cause prochaine ; par exemple, bien
que le soleil soit une cause nйcessaire, cependant la floraison de l’arbre, qui
est son effet, est contingente, car sa cause prochaine, а savoir la puissance
gйnйrative de la plante, est variable. Mais cela non plus ne semble pas
suffisant, car ce n’est pas en raison de la nature de la cause et de l’effet
que d’un antйcйdent nйcessaire s’ensuit un consйquent nйcessaire, mais c’est
plutфt en raison de la relation du consйquent а l’antйcйdent, parce que le
contraire du consйquent n’est nullement compatible avec l’antйcйdent — ce qui
arriverait si un antйcйdent nйcessaire йtait suivi d’un consйquent contingent
— ; il est donc nйcessaire que ce soit le cas dans n’importe quelle
conditionnelle, si elle est vraie, que l’antйcйdent soit un effet, une cause
prochaine ou une cause йloignйe ; et si cela ne se rencontre pas dans la
conditionnelle, alors elle ne sera aucunement vraie ; aussi cette
conditionnelle est-elle fausse : « si le soleil se meut, l’arbre
fleurira ».
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement, et dire que cet antйcйdent est nйcessaire au plein
sens du terme, et que le consйquent est absolument nйcessaire а la faзon dont
il s’ensuit de l’antйcйdent. En effet, il n’en va pas de mкme pour les choses
qui sont attribuйes а une rйalitй selon elle-mкme, et pour celles qui lui sont
attribuйes en tant qu’elle est connue. Car celles qui lui sont attribuйes selon
elle-mкme lui conviennent selon son mode, mais celles qui lui sont attribuйes
ou s’ensuivent d’elle en tant qu’elle est connue sont selon le mode du
connaissant. Si donc une chose ayant trait а la connaissance est signifiйe dans
l’antйcйdent, il est nйcessaire que le consйquent soit entendu selon le mode du
connaissant, et non selon le mode de la rйalitй connue ; comme lorsque je
dis : « si je pense quelque chose, cela est immatйriel » ;
en effet, il n’est pas nйcessaire que ce qui est pensй soit immatйriel, si ce
n’est en tant qu’il est pensй ; et semblablement, lorsque je dis :
« si Dieu sait une chose, elle existera », le consйquent est а
entendre non pas selon la disposition de la rйalitй en elle-mкme, mais selon le
mode du connaissant. Or, bien que la rйalitй en elle-mкme soit future,
cependant elle est prйsente selon le mode du connaissant ; aussi
vaudrait-il mieux dire : « si Dieu sait une chose, elle existe »
plutфt que : « elle existera » ; le mкme jugement vaut donc
pour cette proposition : « si Dieu sait une chose, elle
existera » et pour celle-ci : « si je vois Socrate courir,
Socrate court », car l’un et l’autre sont nйcessaires au moment oщ ils
sont.
8° Bien que le
contingent n’ait pas d’кtre tant qu’il est futur, cependant, dиs lors qu’il est
prйsent, il a un кtre et une vйritй, et c’est ainsi qu’il se tient sous la
vision divine, bien que Dieu connaisse aussi la relation d’une chose а l’autre
et, par consйquent, sache qu’une chose est future pour une autre ; mais
alors, il n’est pas aberrant de poser que Dieu sait devoir se produire une
chose qui ne sera pas, dans la mesure oщ il sait que des causes sont inclinйes
а quelque effet qui ne sera pas produit ; en effet, nous ne parlons pas
maintenant de la connaissance du futur tel qu’il est vu par Dieu dans ses
causes, mais tel qu’il est connu en lui-mкme : car ainsi, il est connu
comme prйsent.
9° Tel qu’il est
su par Dieu, le futur est prйsent, et ainsi, il est dйterminй а une partie de
l’alternative, mкme si, tant qu’il est futur, il est ouvert aux deux.
10° Dieu ne
connaоt rien hors de lui, si l’expression « hors de » se rйfиre а ce
par quoi il connaоt ; mais si elle se rйfиre а ce qu’il connaоt, alors il
connaоt quelque chose hors de lui ; et il en a dйjа йtй parlй.
11° Il y a deux
mйdiums de connaissance. L’un est le moyen terme de la dйmonstration, et
celui-ci doit кtre nйcessairement proportionnй а la conclusion, afin que, dиs
qu’il est posй, la conclusion soit posйe ; et Dieu n’est pas un tel mйdium
de connaissance relativement aux contingents. Il y a un autre mйdium de
connaissance, qui est la ressemblance de la rйalitй connue, et l’essence divine
est un tel mйdium de connaissance ; il n’est cependant adйquat а aucune
chose, bien qu’il soit propre а chacune, comme on l’a dйjа dit. Article 13 : La science de Dieu est-elle
variable ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La science est
assimilation de celui qui sait а la rйalitй sue. Or la science de Dieu est
parfaite. Elle sera donc parfaitement assimilйe aux rйalitйs sues. Or ce qui
est su par Dieu est variable. Sa science est donc variable.
2° Toute science
qui peut se tromper est variable. Or la science de Dieu peut se tromper ;
en effet, elle porte sur le contingent, qui peut ne pas кtre. Et s’il n’est
pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc variable.
3° Notre science,
qui a lieu par rйception en provenance des rйalitйs, suit le mode de celui qui
sait. Donc la science de Dieu, qui a lieu en confйrant quelque chose aux
rйalitйs, suit le mode de la rйalitй sue. Or les choses sues par Dieu sont
variables. Sa science est donc variable, elle aussi.
4° Si l’un de
deux relatifs est фtй, l’autre aussi est фtй. Si donc l’un varie, l’autre aussi
varie. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science l’est donc aussi.
5° Toute science
qui peut s’accroоtre ou diminuer, peut varier. Or la science de Dieu peut
s’accroоtre ou diminuer. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure :
tout sujet qui sait tantфt plus de choses, tantфt moins, a une science qui
varie. Le sujet qui peut en savoir plus qu’il ne sait, ou moins, a donc une
science variable. Or Dieu peut en savoir plus qu’il ne sait ; en effet, il
sait que des choses existent ou ont existй, ou existeront, celles qu’il fera ;
et il pourrait en faire de plus nombreuses, qu’il ne fera jamais ; et
ainsi, il pourrait savoir plus de choses qu’il ne sait ; et pour la mкme
raison, il peut en savoir moins qu’il ne sait, car il peut retrancher quelque
chose de celles qu’il fera. Sa science peut donc s’accroоtre et diminuer.
6° [Le rйpondant] disait que, bien que des
choses plus ou moins nombreuses puissent кtre soumises а la science divine,
cependant, sa science ne varie pas. En sens contraire
: de mкme que les possibles sont soumis а la puissance divine, de mкme,
les rйalitйs connaissables sont soumis а la science divine. Or, si Dieu pouvait
faire plus de choses qu’il ne l’a pu, sa puissance s’accroоtrait, et elle
diminuerait si elle pouvait faire moins de choses. Donc, pour la mкme raison, s’il
savait plus de choses qu’il n’a su auparavant, sa science s’accroоtrait.
7° А un moment
donnй, Dieu a su que le Christ allait naоtre ; maintenant, il ne sait pas
qu’il va naоtre, mais qu’il est dйjа nй. Dieu sait donc quelque chose qu’il n’a
d’abord pas su, et il a su quelque chose que maintenant il ne sait pas ;
et ainsi, sa science varie.
8° De mкme qu’il
faut а la science une rйalitй connaissable, de mкme il lui faut aussi un mode
de connaissance. Or, si le mode de connaissance selon lequel Dieu sait variait,
sa science serait variable. Donc, pour la mкme raison, puisque les rйalitйs
connaissables par lui varient, sa science sera variable.
9° On dit qu’il y
a en Dieu une science d’approbation selon laquelle il ne connaоt que les bons.
Or Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvйs. Il peut donc savoir ce
qu’il n’a d’abord pas su ; et ainsi, sa science semble variable.
10° De mкme que la
science de Dieu est Dieu mкme, ainsi la puissance de Dieu est йgalement Dieu
mкme. Or, nous disons que les rйalitйs sont amenйes а l’existence par la
puissance de Dieu de faзon changeante. Donc, pour la mкme raison, les rйalitйs
sont connues par la science de Dieu de faзon changeante, sans aucun prйjudice
pour la perfection divine.
11°
Toute
science qui passe d’une chose а une autre est variable. Or telle est la science
de Dieu, car il connaоt les rйalitйs par son essence. Elle est donc variable.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 1, 17 : « En qui il n’y a ni changement, etc. »
2° Le mouvement
est « l’acte de l’imparfait », comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme. Or il n’y a aucune
imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.
3° Toutes les
choses mues se ramиnent а un premier [principe] immobile. Or la cause premiиre
de toutes les choses variables est la science divine, comme la cause de tous
les produits de l’art est l’art. La science de Dieu est donc invariable.
Rйponse :
Puisque la
science est intermйdiaire entre le connaissant et le connu, une variation peut
se produire en elle de deux faзons : d’abord du cфtй du connaissant,
ensuite du cфtй du connu. Du cфtй du connaissant, nous pouvons considйrer trois
choses dans la science : la science elle-mкme, son acte et son mode. Et
selon ces trois choses peut se produire une variation dans la science, du cфtй
de celui qui sait.
Du cфtй de la
science elle-mкme, en effet, une variation se produit en elle lorsqu’on
acquiert nouvellement la science d’une chose qui n’йtait d’abord pas sue, ou
quand on perd la science de ce qui d’abord йtait su. On remarque alors une
gйnйration ou une corruption, ou bien un accroissement ou une diminution de la
science elle-mкme. Or une telle variation ne peut se produire dans la science
divine, car la science divine, comme on l’a dйjа montrй, porte non seulement
sur les йtants mais aussi sur les non-йtants ; or il ne peut rien y avoir
en plus de l’йtant et du non-йtant, car rien n’est intermйdiaire entre
l’affirmation et la nйgation. Or quoique, d’une certaine faзon, c’est-а-dire en
tant que la science est ordonnйe а une њuvre que fait la volontй, la science de
Dieu porte seulement sur les choses existantes dans le prйsent, le passй ou le
futur, cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il
n’a d’abord pas su, aucune variation n’en rйsulterait dans sa science, puisque
sa science, autant qu’il est en elle, porte de faзon йgale sur les йtants et
sur les non-йtants ; mais s’il en rйsultait quelque variation en Dieu, ce
serait du cфtй de la volontй, qui dйtermine la science а une chose а laquelle
elle ne la dйterminait d’abord pas.
Or, dans sa
volontй non plus, aucune variation ne peut en rйsulter ; en effet,
puisqu’il entre dans la notion de la volontй qu’elle produise librement son
acte, elle peut, pour ce qui regarde sa notion mкme, se porter indiffйremment
vers l’un ou l’autre des opposйs, c’est-а-dire vouloir ou ne pas vouloir faire
ou ne pas faire ; cependant, il est impossible qu’en mкme temps elle
veuille et ne veuille pas ; et dans la volontй divine, qui est immuable,
il ne peut pas non plus se produire que Dieu ait d’abord voulu quelque chose,
et ensuite ne veuille pas cette mкme chose selon le mкme temps, car alors sa
volontй serait temporelle et non toute simultanйe. Par consйquent, si nous
parlons de la nйcessitй absolue, il n’est pas nйcessaire qu’il veuille ce qu’il
veut ; donc, absolument parlant, il est possible qu’il ne veuille
pas ; mais si nous parlons de la nйcessitй qui vient d’une supposition,
alors il est nйcessaire qu’il veuille, s’il veut ou a voulu ; et ainsi, en
parlant d’aprиs la supposition susdite, c’est-а-dire s’il veut ou a voulu, il
n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, puisqu’une mutation requiert deux
termes, elle regarde toujours le dernier relativement au premier ; par
consйquent, il ne s’ensuivrait que sa volontй est changeante que s’il lui йtait
possible de ne pas vouloir ce qu’il veut aprиs l’avoir dйjа voulu. Et ainsi,
manifestement, que plus ou moins de choses puissent кtre sues par lui selon ce
mode de science, n’amиne aucune variation dans sa science ou dans sa
volontй ; pour lui, en effet, pouvoir savoir plus de choses, c’est pouvoir
par sa volontй dйterminer sa science а faire plus de choses.
Du cфtй de
l’acte, une variation se produit dans la science de trois faзons. D’abord,
parce que le sujet considиre actuellement ce qu’il ne considйrait pas
auparavant, comme nous disons de celui qui passe de l’habitus а l’acte, qu’il
varie. Or ce mode de variation ne peut exister dans la science de Dieu, car
Dieu n’a pas la science selon un habitus mais seulement en acte, car il n’y a
pas en lui de potentialitй comme il y en a dans l’habitus. Ensuite, dans l’acte
de savoir une variation se produit parce que le sujet considиre tantфt une
chose, tantфt une autre. Mais cela йgalement est impossible dans la
connaissance divine, car Dieu voit toutes choses par une seule espиce, son
essence, et c’est pourquoi il voit en mкme temps toutes choses. Enfin, une
variation se produit parce qu’en considйrant l’on procиde discursivement d’une
chose а l’autre ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu car, bien
que le processus discursif requiиre deux termes pour qu’il puisse avoir lieu
entre eux, on ne peut parler de processus discursif dans la science dиs que le
sujet voit deux choses, s’il voit les deux d’un seul regard ; or c’est le
cas dans la science divine, йtant donnй que Dieu voit toutes choses au moyen
d’une seule espиce.
Du cфtй du mode
de connaissance, une variation se produit dans la science parce qu’une chose
est plus clairement ou plus parfaitement connue maintenant qu’auparavant ;
ce qui peut avoir lieu pour deux raisons. D’abord en raison de la diversitй du
mйdium par lequel se fait la connaissance, comme c’est le cas, par exemple, de
celui qui a d’abord su quelque chose par un mйdium probable, et qui sait
ensuite la mкme chose par un mйdium nйcessaire ; et cela ne peut pas non
plus se produire en Dieu, car son essence, qu’il a pour mйdium de connaissance,
est invariable. Ensuite, en raison de la puissance intellective, parce qu’un
homme mieux disposй intellectuellement connaоt quelque chose avec plus
d’acuitй, mкme si le mйdium est identique ; et cela non plus ne peut se
produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaоt est son essence, qui
est invariable. Il reste donc que la science de Dieu est tout а fait invariable
du cфtй du connaissant.
Du cфtй de la
rйalitй connue, la science varie selon la vйritй et la faussetй, car si,
l’estimation demeurant la mкme, la rйalitй change, alors l’estimation qui a
d’abord йtй vraie sera fausse. Mais en Dieu, cela aussi est impossible, car le
regard de la connaissance divine se porte vers la rйalitй comme elle est dans
son actualitй, telle qu’elle est dйjа dйterminйe а une seule chose, et sous ce
rapport elle ne peut varier ultйrieurement. En effet, si la rйalitй elle-mкme
reзoit une autre disposition, celle-ci sera de nouveau soumise de la mкme faзon
а la vision divine. Et par consйquent, la science de Dieu n’est nullement
variable.
Rйponse aux objections :
1° L’assimilation
de la science а l’objet su n’a pas lieu dans une conformitй de nature, mais par
reprйsentation ; la science des rйalitйs variables n’est donc pas
nйcessairement variable.
2° Bien que,
considйrй en soi, l’objet su par Dieu puisse кtre autrement, cependant il est
soumis а la connaissance divine de telle faзon qu’il ne peut se prйsenter
autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Toute science,
qu’elle ait lieu par rйception en provenance des rйalitйs ou par impression sur
les rйalitйs, suit le mode de celui qui sait ; en effet, ces deux sciences
viennent de ce que la ressemblance de la rйalitй connue est dans le
connaissant, or ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi
il est.
4° Ce а quoi la
science divine se rapporte, en tant qu’il est soumis а la science divine, est
invariable ; par consйquent, la science, elle aussi, est invariable quant
а la vйritй, qui peut varier par un changement de la relation susdite.
5° Quand on
dit : « Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas », mкme si l’on
parle de la science de vision, cela peut кtre entendu de deux faзons :
d’abord en un sens composй, c’est-а-dire en supposant que Dieu n’ait pas su ce
qu’on dit qu’il peut savoir ; et dans ce cas, l’affirmation est fausse,
car ces deux choses ne peuvent кtre vraies ensemble, а savoir, que Dieu n’ait
pas su quelque chose, et qu’ensuite il le sache. Ensuite, en un sens
divisй ; et dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse
dans ce pouvoir ; l’affirmation est donc vraie en ce sens, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit. Mais bien qu’en un certain sens on accorde que Dieu
peut savoir ce qu’il ne savait d’abord pas, on ne peut cependant accorder en
aucun sens l’affirmation « Dieu peut savoir plus de choses qu’il ne
sait » ; car, puisque dire « plus de choses » implique un
rapport а ce qui existe auparavant, l’affirmation est toujours entendue en un
sens composй. Et pour la mкme raison, on ne doit nullement accorder que la
science de Dieu puisse s’accroоtre ou diminuer.
6° Nous
l’accordons.
7° Dieu sait les
йnoncйs sans composer ni diviser, comme on l’a dйjа dit, et c’est pourquoi, de
mкme qu’il connaоt les diverses rйalitйs de la mкme faзon lorsqu’elles sont et
lorsqu’elles ne sont pas, de mкme il connaоt les divers йnoncйs de la mкme
faзon lorsqu’ils sont vrais et lorsqu’ils sont faux, car il sait que chacun est
vrai au temps oщ il est vrai. En effet, il sait que cet йnoncй :
« Socrate court » est vrai quand il est vrai ; et de mкme
celui-ci : « Socrate courra », et ainsi des autres йnoncйs.
Voilа pourquoi, bien qu’il ne soit pas vrai, maintenant, que Socrate court,
mais qu’il a couru, cependant Dieu sait les deux, car il regarde simultanйment
les deux temps auxquels les deux йnoncйs sont vrais. Mais s’il savait l’йnoncй
en le formant en lui-mкme, alors il ne saurait un йnoncй que lorsqu’il est
vrai, comme c’est le cas pour nous, et ainsi, sa science varierait.
8° Le mode de la
science est dans le sujet mкme qui sait, mais la rйalitй sue n’est pas avec sa
nature dans le sujet mкme qui sait ; voilа pourquoi la science serait
rendue variable par une variation du mode de la science, mais non par une
variation des rйalitйs sues.
9° La rйponse
ressort de ce qu’on a dit.
10° L’acte d’une
puissance a son terme hors de l’agent, dans la rйalitй en sa nature propre, en
laquelle la rйalitй a un кtre variable ; voilа pourquoi l’on accorde, du
cфtй de la rйalitй produite, que la rйalitй est amenйe а l’existence de faзon
changeante. La science, par contre, porte sur les rйalitйs en tant qu’elles
sont en quelque faзon dans le connaissant ; puis donc que le connaissant
est invariable, les rйalitйs sont connues par lui de faзon invariable.
11° Bien que Dieu
connaisse les autres choses par son essence, il n’y a pas lа de passage, car
c’est d’un mкme regard qu’il voit son essence et les autres choses. Article 14 : La science de Dieu est-elle
cause des rйalitйs ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Dans son Commentaire sur l’Йpоtre aux Romains,
Origиne dit : « Ce n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit
advenir que cette chose sera ; mais c’est parce qu’elle doit advenir
qu’elle est connue de Dieu avant qu’elle ne se produise. » Il semble donc
que les rйalitйs soient la cause de la science de Dieu, plutфt que l’inverse.
2° Dиs que la
cause est posйe, l’effet est posй. Or la science de Dieu a existй de toute
йternitй. Si donc elle-mкme est la cause des rйalitйs, il semble que les
rйalitйs aient existй de toute йternitй, ce qui est hйrйtique.
3° D’une cause
nйcessaire s’ensuit un effet nйcessaire ; les dйmonstrations qui font
intervenir une cause nйcessaire ont donc aussi des conclusions nйcessaires. Or
la science de Dieu est nйcessaire, puisqu’elle est йternelle. Les rйalitйs qui
sont sues par Dieu seraient donc toutes nйcessaires, elles aussi, ce qui est
absurde.
4° Si la science de
Dieu est cause des rйalitйs, alors elle se rapporte aux rйalitйs de la mкme
faзon que les rйalitйs se rapportent а notre science. Or la rйalitй communique
son mode а notre science, car nous avons une science nйcessaire des rйalitйs
nйcessaires. Si donc la science de Dieu йtait la cause des rйalitйs, elle
imposerait son mode de nйcessitй а toutes les rйalitйs sues, ce qui est faux.
5°
« La
cause premiиre influe sur l’effet plus fortement que la cause seconde. »
Or la science de Dieu, si elle est la cause des rйalitйs, sera cause premiиre.
Puis donc que de causes secondes nйcessaires s’ensuit une nйcessitй dans les
effets, а bien plus forte raison s’ensuivra-t-il de la science de Dieu une
nйcessitй dans les rйalitйs ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
6° Une science a
un rapport plus essentiel avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme
une cause qu’avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme un effet, car
la cause imprime dans l’effet, mais l’inverse n’est pas vrai. Or notre science,
qui se rapporte aux rйalitйs comme leur effet, requiert, pour кtre elle-mкme
nйcessaire, une nйcessitй dans les rйalitйs sues. Si donc la science de Dieu
йtait la cause des rйalitйs, а bien plus forte raison requerrait-elle une
nйcessitй dans les rйalitйs sues ; et ainsi, elle ne connaоtrait pas les
contingents, ce qui s’oppose а ce qu’on a dit prйcйdemment.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй :
« Toutes ses crйatures, spirituelles et corporelles, Dieu ne les connaоt
pas parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaоt. » La
science de Dieu est donc cause des rйalitйs.
2° La science de
Dieu est un certain art de crйer les rйalitйs ; aussi saint Augustin
dit-il au sixiиme livre sur la Trinitй
que le Verbe est « un art plein des raisons des vivants ». Or l’art
est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des
rйalitйs crййes.
3° L’opinion
d’Anaxagore, que loue le Philosophe,
semble aller dans le mкme sens : Anaxagore affirmait que le premier
principe des rйalitйs йtait une intelligence qui meut et distingue toutes
choses.
Rйponse :
L’effet ne peut
кtre plus simple que la cause ; il est donc nйcessaire que partout oщ se
trouve une nature unique, on puisse se ramener а un unique principe de cette
nature ; par exemple, tous les corps chauds se ramиnent а un premier
chaud, le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres chauds, comme il
est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
Or toute ressemblance se caractйrise par la communautй de quelque forme ;
il est donc nйcessaire que toutes les choses qui sont semblables, quelles
qu’elles soient, aient entre elles un rapport tel que ou bien l’une est la
cause de l’autre, ou bien les deux sont causйes par une cause unique. Or il y a
en toute science une assimilation de la science а l’objet su ; il est donc
nйcessaire, ou que la science soit cause de l’objet su, ou que l’objet soit
cause de la science, ou encore que les deux soient causйs par une cause unique.
Or on ne peut pas dire que les rйalitйs sues par Dieu soient causes de science
en lui, car les rйalitйs sont temporelles et la science de Dieu est йternelle,
or le temporel ne peut кtre cause de l’йternel. Semblablement, on ne peut pas
dire que la science de Dieu et les rйalitйs soient causйes par une cause
unique, car rien en Dieu ne peut кtre causй, puisqu’il est lui-mкme tout ce
qu’il a. Il reste donc que sa science est cause des rйalitйs. А l’inverse,
notre science est causйe par les rйalitйs, dans la mesure oщ nous la recevons
des rйalitйs. Quant а la science des anges, elle n’est ni cause des rйalitйs ni causйe par elles,
mais leur science et les rйalitйs proviennent d’une cause unique ; en
effet, de mкme que Dieu infuse les formes naturelles dans les rйalitйs afin
qu’elles subsistent, de mкme il infuse leurs ressemblances dans les esprits des
anges pour qu’ils connaissent les rйalitйs.
Il faut
cependant savoir que la science en tant que telle, tout comme la forme,
n’implique pas une cause active ; en effet, l’action existe lorsqu’une
chose йmane de l’agent, alors que la forme, en tant que telle, a l’existence en
perfectionnant ce en quoi elle est, et en se reposant en lui ; aussi la
forme n’est-elle principe d’action que moyennant une puissance ; et certes,
en certaines choses, la forme est elle-mкme puissance, mais non par sa notion
de forme ; en d’autres, par contre, la puissance est autre chose que la
forme substantielle de la rйalitй, comme nous le voyons dans les corps, dont
les actions n’йmanent que moyennant quelques-unes de leurs qualitйs.
Semblablement aussi, la science se caractйrise par la prйsence d’une chose dans
le sujet qui sait, et non par sa provenance de celui-ci ; voilа pourquoi
un effet n’йmane jamais de la science que moyennant la volontй, qui implique
par dйfinition un certain influx vers les choses voulues ; de mкme, une
action ne sort jamais de la substance que moyennant une puissance, quoique la
volontй et la science soient parfois identiques, comme en Dieu, mais parfois non,
comme chez les autres кtres. Semblablement aussi, Dieu йtant la cause premiиre
de toutes choses, des effets procиdent de lui par l’intermйdiaire de causes
secondes ; donc, entre la science de Dieu, qui est cause de la rйalitй, et
la rйalitй causйe elle-mкme, se rencontrent deux intermйdiaires : l’un du
cфtй de Dieu, а savoir la volontй divine ; l’autre du cфtй des rйalitйs
elles-mкmes quant а certains effets, а savoir les causes secondes, par
l’intermйdiaire desquelles les rйalitйs proviennent de la science de Dieu. Or
tout effet suit non seulement la condition de la cause premiиre, mais йgalement
celle de la cause intermйdiaire ; voilа pourquoi les rйalitйs sues par
Dieu procиdent de sa science selon le mode de sa volontй et selon le mode des
causes secondes, et il n’est pas nйcessaire qu’elles suivent en tout le mode de
sa science.
Rйponse aux objections :
1° L’intention
d’Origиne est de dire que la science de Dieu n’est pas une cause amenant une
nйcessitй dans l’objet su, au point qu’une chose soit contrainte de se produire
parce que Dieu la connaоt. Et ce qu’il dit : « c’est parce qu’elle
doit advenir qu’elle est connue de Dieu », n’implique pas une cause
d’кtre, mais seulement une cause d’infйrence.
2° Parce que les
rйalitйs procиdent de la science moyennant la volontй, il n’est pas nйcessaire
qu’elles viennent а l’кtre toutes les fois qu’il y a science, mais au moment
dйterminй par la volontй.
3° L’effet suit
la nйcessitй de la cause prochaine, qui peut кtre aussi un moyen terme pour
dйmontrer l’effet ; mais il n’est pas nйcessaire qu’il suive la nйcessitй
de la cause premiиre, car il peut кtre empкchй par une cause seconde, si
celle-ci est contingente, comme on le voit clairement dans les effets qui sont
produits, chez les кtres sujets а gйnйration et а corruption, par le mouvement
des corps cйlestes moyennant les puissances infйrieures : en effet, а
cause de la possible dйfaillance des puissances naturelles, ces effets sont
contingents, bien que le mouvement du ciel se comporte toujours de la mкme
faзon.
4° La rйalitй est
cause prochaine de notre science, et c’est pourquoi elle lui communique son
mode ; mais Dieu est cause premiиre, il n’en va donc pas de mкme. Ou bien
il faut dire que, si notre science des rйalitйs nйcessaires est nйcessaire, ce
n’est pas parce que les rйalitйs sues causent la science, mais plutфt а cause
de la vйritй qui est requise dans la science et qui est adйquation aux rйalitйs
sues.
5° Bien que la
cause premiиre influe plus fortement que la cause seconde, cependant l’effet
n’est accompli que lorsque survient l’opйration de la cause seconde ;
voilа pourquoi, s’il y a dans la cause seconde une possibilitй de dйfaillir, la
mкme possibilitй de dйfaillir est aussi dans l’effet, bien que la cause
premiиre ne puisse dйfaillir ; mais si la cause premiиre le pouvait, а
bien plus forte raison l’effet pourrait-il lui aussi dйfaillir. Par consйquent,
les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet, le dйfaut de l’une ou de
l’autre amиne un dйfaut dans l’effet ; si donc l’on pose l’une quelconque
des deux comme contingente, il s’ensuit que l’effet est contingent ; mais
si une seule des deux est posйe comme nйcessaire, l’effet ne sera pas
nйcessaire, les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet. Or, si la
cause premiиre est contingente, la cause seconde ne peut pas кtre
nйcessaire ; c’est pourquoi la nйcessitй de la cause seconde entraоne une
nйcessitй dans l’effet.
6° Il faut
rйpondre comme au quatriиme argument. Article 15 : Dieu connaоt-il les
maux ?
Objections :
Il semble que
non.
1°
Toute
science, ou bien est la cause de l’objet su, ou elle est causйe par lui, ou du
moins elle procиde d’une mкme cause que lui. Or, ni la science de Dieu n’est la
cause du mal, ni le mal ne la cause, ni rien d’autre n’est la cause de l’un et de
l’autre. La science de Dieu ne porte donc pas sur les maux.
2° Comme il est
dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique,
chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or, comme
disent Denys et saint Augustin, le mal n’est pas un йtant ; le mal n’est
donc pas vrai. Or rien n’est su que le vrai. Le mal ne peut donc pas кtre su de
Dieu.
3° Le
Commentateur dit au troisiиme livre sur l’Вme
que « l’intelligence qui est toujours en acte ne connaоt absolument pas la
privation ». Or l’intelligence de Dieu, prйcisйment, est toujours en acte.
Elle ne connaоt donc aucune privation. Or « le mal est une privation de
bien », comme dit saint Augustin. Dieu ne connaоt donc pas le mal.
4° Tout ce qui
est connu est connu soit au moyen du semblable, soit au moyen du contraire. Or
le mal n’est pas semblable а l’essence de Dieu, par laquelle Dieu connaоt
toutes choses, et il ne lui est pas non plus contraire, parce qu’il ne peut lui
nuire, et que l’on appelle « mal » ce qui nuit. Dieu ne connaоt donc
pas les maux.
5° Ce qui ne peut
кtre appris ne peut кtre su. Or, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, le mal ne peut кtre
appris : « par la discipline, en effet, on n’apprend que de bonnes
choses ». Le mal ne peut donc pas кtre su ; il n’est donc pas connu
par Dieu.
6° Celui qui sait
la grammaire est grammairien. Celui qui sait le mal est donc mauvais. Or Dieu
n’est pas mauvais ; il ne sait donc pas les maux.
En sens contraire :
1° Personne ne
peut venger ce qu’il ignore. Or Dieu est le vengeur des maux. Il les connaоt
donc.
2° Aucun bien ne
manque а Dieu. Or la science des maux est bonne, car par elle on les йvite.
Dieu a donc connaissance des maux.
Rйponse :
Selon le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
celui qui ne pense pas quelque chose d’un ne pense rien. Or une chose est une
en йtant indivise en soi et distincte des autres ; donc nйcessairement,
quiconque connaоt une chose connaоt sa distinction d’avec les autres. Or la
premiиre notion de distinction rйside dans l’affirmation et la nйgation ;
il est donc nйcessaire que quiconque sait une affirmation connaisse sa
nйgation ; et parce que la privation n’est rien d’autre qu’une nйgation
ayant un sujet, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, et que « l’un des deux contraires est toujours
une privation », comme il est dit au mкme livre et au premier livre de la Physique, il en rйsulte que, par lа mкme
qu’une chose est connue, sa privation et son contraire sont connus. Aussi
est-il nйcessaire, puisque Dieu a une connaissance propre de tous ses effets,
connaissant chacun comme distinct dans sa nature, qu’il connaisse toutes les
nйgations et privations opposйes, et toutes les contrariйtйs qui se rencontrent
dans les rйalitйs ; Puis donc que le mal est la privation du bien, il est
nйcessaire, du fait mкme que Dieu connaоt tout bien et la mesure de toute
chose, qu’il connaisse tout mal, quel qu’il soit.
Rйponse aux objections :
1° Cette
proposition se vйrifie pour la science que l’on a d’une rйalitй au moyen de sa
ressemblance. Or le mal n’est pas connu de Dieu par sa ressemblance mais par
celle de son opposй ; donc, de ce que Dieu connaоt les maux il ne suit pas
que Dieu soit la cause des maux, mais que Dieu est la cause du bien auquel le
mal est opposй.
2° Le non-йtant,
par lа mкme qu’il s’oppose а l’йtant, est appelй « йtant » en un
certain sens, comme on le voit clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; et c’est pourquoi le
mal, par lа mкme qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.
3° L’opinion du
Commentateur йtait que Dieu, en connaissant son essence, ne connaоtrait pas de
faзon dйterminйe chacun des effets comme distincts dans leur nature propre,
mais seulement la nature de l’кtre, qui se trouve en tous. Or le mal ne
s’oppose pas а l’йtant universel, mais а un йtant particulier ; d’oщ il
rйsulte que Dieu ne connaоtrait pas le mal. Mais cette position est fausse,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; donc sa consйquence aussi, а
savoir qu’il ne connaоtrait pas la privation ni les maux. En effet, dans
l’intention du Commentateur, l’intelligence ne connaоt la privation que par
l’absence en lui d’une forme, absence qui ne peut avoir lieu dans une
intelligence qui est toujours en acte. Mais ce n’est pas nйcessaire, car par le
fait mкme que la rйalitй est connue, la privation de la rйalitй est
connue ; aussi les deux sont-elles connues par la prйsence de la forme
dans l’intelligence.
4° L’opposition
d’une chose а une autre peut кtre entendue de deux faзons : d’abord en
gйnйral, comme nous disons que le mal s’oppose au bien, et c’est de cette faзon
que le mal s’oppose а Dieu ; ensuite spйcialement, comme nous disons que
ce blanc s’oppose а ce noir ; et ainsi, le mal ne s’oppose qu’а ce bien
dont le mal peut priver et auquel il peut nuire ; et en ce sens, le mal
n’est pas opposй а Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre de
la Citй de Dieu que « tandis que
le vice s’oppose а Dieu comme le mal au bien, il s’oppose а la nature qu’il
vicie non seulement comme le mal au bien, mais aussi comme une chose
nuisible ».
5° Le mal, en
tant qu’il est su, est bon, car savoir le mal est un bien ; et ainsi, il
est vrai que tout ce qui peut s’apprendre est bon, non qu’il soit bon en soi,
mais seulement en tant qu’il est su.
6°
La
grammaire est connue lorsqu’on la possиde, mais ce n’est pas le cas du
mal ; il n’en va donc pas de mкme. Question 3 : [Les idйes en
Dieu]
Introduction
Article
1 : Y a-t-il en Dieu des idйes ? Article
2 : Faut-il poser une pluralitй d’idйes ? Article
3 : Se rapportent-elles а la connaissance spйculative ? Article
4 : Le mal a-t-il une idйe [en Dieu] ? Article
5 : La matiиre prime a-t-elle une idйe [en Dieu] ? Article
6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des rйalitйs qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existй ? Article
7 : Les accidents ont-ils une idйe en Dieu ? Article
8 : Les singuliers ont-ils une idйe en Dieu ?
Article 1 : Faut-il poser [en Dieu] des
idйes ?
Objections :
Il
semble que non.
1° La science de Dieu est trиs parfaite. Or la
connaissance que l’on a d’une rйalitй par son essence est plus parfaite que
celle que l’on a par sa ressemblance. Dieu ne connaоt donc pas les rйalitйs par
leurs ressemblances, mais plutфt par leurs essences ; par consйquent, les
ressemblances des rйalitйs, que l’on appelle idйes, ne sont pas en Dieu.
2° [Le rйpondant] disait que Dieu connaоt
plus parfaitement les rйalitйs en les connaissant au moyen de son essence, qui est
une ressemblance des rйalitйs, que s’il les connaissait par leurs essences. En
sens contraire : la connaissance est l’assimilation а l’objet
connu. Donc, plus le mйdium de connaissance est semblable et uni а la rйalitй
connue, plus la rйalitй est parfaitement connue par lui. Or, l’essence des
rйalitйs crййes est plus unie а celles-ci que l’essence divine. Dieu
connaоtrait donc plus parfaitement les rйalitйs s’il les connaissait par leurs
essences, qu’en les connaissant au moyen de son essence.
3° [Le rйpondant] disait que la perfection
de la science consiste dans l’union du mйdium de connaissance non pas avec la
rйalitй connue, mais plutфt avec celui qui connaоt. En
sens contraire : l’espиce de la rйalitй, qui est dans
l’intelligence, en tant qu’elle possиde l’existence en celle-ci, est
particuliиre ; mais dans son rapport а l’objet connu, elle est universelle,
parce qu’elle est la ressemblance de la rйalitй au point de vue de sa nature
commune, et non selon des circonstances particuliиres. Et pourtant, la
connaissance qui s’effectue par cette espиce n’est pas singuliиre mais
universelle. La connaissance dйpend donc de la relation de l’espиce а la
rйalitй connue, plutфt qu’au sujet qui connaоt.
4° Si le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon
sur les idйes, c’est parce que celui-ci a posй que les formes des rйalitйs
matйrielles existent sans matiиre. Or elles sont а bien plus forte raison sans
matiиre si elles sont dans l’intelligence divine que si elles sont hors d’elle,
car l’intelligence divine est au sommet de l’immatйrialitй. Il est donc encore
plus aberrant de poser des idйes dans l’intelligence divine.
5° Le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon sur
les idйes, en arguant que les idйes posйes par Platon ne peuvent gйnйrer, ni
кtre gйnйrйes, et qu’ainsi elles sont inutiles. Or, si on les pose dans
l’esprit divin, les idйes ne sont pas gйnйrйes, parce que tout gйnйrй est
composй ; de mкme, elles ne gйnиrent pas : en effet, comme les
rйalitйs gйnйrйes sont composйes, et que les gйnйrantes sont semblables aux
gйnйrйes, il est nйcessaire que les gйnйrantes soient йgalement composйes. Il
est donc aberrant de poser des idйes dans l’esprit divin.
6° Au septiиme chapitre des Noms Divins, Denys dit que Dieu connaоt les existants а partir des
non-existants, et qu’il ne connaоt
pas les rйalitйs selon une idйe. Or, on ne pose des idйes en Dieu que comme un
moyen de connaоtre les rйalitйs. Il n’y a donc pas d’idйe dans l’esprit de
Dieu.
7° Toute reproduction est proportionnйe а son
modиle. Or, il n’y a aucune proportion de la crйature а Dieu, comme il n’y en a
pas non plus du fini а l’infini. En Dieu, il ne peut donc pas exister de modиle
des crйatures ; les idйes йtant des formes modиles, il semble donc qu’en
Dieu il n’y a pas d’idйe des rйalitйs.
8° L’idйe est une rиgle pour connaоtre et opйrer.
Or ce qui ne peut faillir en connaissant ni en opйrant n’a besoin de rиgle ni
pour l’un ni pour l’autre. Puis donc que Dieu est tel, il ne semble pas
nйcessaire de poser des idйes en lui.
9° De mкme que l’un dans la quantitй rйalise
l’йgalitй, ainsi dans la qualitй l’un rйalise la ressemblance, comme il est dit
au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.
Or, а cause de la diffйrence qu’il y a entre Dieu et la crйature, la crйature
ne peut en aucune faзon кtre йgale а Dieu, ni vice versa ; il n’y a donc pas non plus en Dieu de
ressemblance а la crйature. Puis donc que le nom d’idйe signifie une
ressemblance а la rйalitй, il semble qu’il n’y a pas en Dieu d’idйe des
rйalitйs.
10° S’il y a des idйes en Dieu, ce ne sera que pour
la production des crйatures. Or Anselme dit dans son Monologion : « Il est assez manifeste que dans le Verbe,
par lequel tout a йtй fait, il n’y a pas les ressemblances des rйalitйs, mais
une essence vraie et simple. » Il semble donc que les idйes, que l’on
appelle ressemblances des rйalitйs, n’existent pas en Dieu.
11° Dieu connaоt de la mкme faзon et lui-mкme et
les autres rйalitйs ; sinon sa science serait multiple et
divisible. Or Dieu ne se connaоt pas lui-mкme par une idйe. Donc les
autres rйalitйs non plus.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre de la Citй de Dieu : « Celui qui nie
qu’il y ait des idйes est infidиle, car il nie qu’il y ait un Fils. »
Donc, etc.
2° Tout ce qui agit par son intelligence, a en soi
la notion de son њuvre, а moins qu’il n’ignore ce qu’il fait. Or Dieu agit par
son intelligence, sans ignorer ce qu’il fait. Il y a donc en lui les notions
des rйalitйs, que l’on appelle idйes.
3° Comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique, trois causes se ramиnent а une
seule, ce sont l’efficiente, la
finale et la formelle. Or Dieu est la cause efficiente et finale des rйalitйs.
Il est donc aussi la cause formelle exemplaire — car il ne peut кtre cette
forme qui est une partie de la rйalitй — et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
4° Une cause universelle ne produit un effet
particulier que si elle est propre ou appropriйe. Or, tous les effets
particuliers viennent de Dieu, qui est la cause universelle de tout. Il est
donc nйcessaire qu’ils viennent de lui comme de la cause propre ou appropriйe
de chacun. Or cela n’est possible qu’au moyen des raisons propres des rйalitйs,
qui existent en lui. Il est donc nйcessaire qu’en lui existent les raisons des
rйalitйs, c’est-а-dire les idйes.
5° Saint Augustin dit au livre sur l’Ordre : « Je regrette d’avoir
dit qu’il y a deux mondes, le sensible et l’intelligible, non que cela ne soit
vrai, mais parce que je l’ai dit comme venant de moi alors que cela avait йtй
dit par les philosophes, et parce que cette faзon de parler n’est pas
habituelle dans la Sainte Йcriture. » Or le monde intelligible n’est pas
autre chose que l’idйe du monde. On est donc dans le vrai en posant les idйes.
6° Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation, en s’adressant а
Dieu : « Vous faites venir toutes choses d’un exemple supйrieur, vous
gouvernez par votre esprit un monde beau, йtant vous-mкme le Trиs-beau. »
Le monde, avec tout ce qui est en lui, a donc en Dieu un modиle, et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
7° Il est dit en Jn 1, 3 :
« Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie », et ce, comme dit saint
Augustin, parce que toutes les crйatures sont dans l’esprit divin comme le
coffre dans l’esprit de l’artisan. Or le coffre est dans l’esprit de l’artisan
par sa ressemblance et son idйe. Des idйes de toutes les rйalitйs existent donc
en Dieu.
8° Un miroir ne fait connaоtre des choses que si
leurs ressemblances resplendissent en lui. Or le Verbe incrйй est un miroir
faisant connaоtre toutes les crйatures, car par lui le Pиre se dit lui-mкme
ainsi que toutes les autres rйalitйs. En lui se trouvent donc les ressemblances
de toutes les rйalitйs.
9° Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que le Fils est l’art du Pиre,
plein de toutes les raisons des vivants. Or ces raisons ne sont pas autre chose
que les idйes. Les idйes sont donc en Dieu.
10° Selon saint Augustin, il y a deux faзons de
connaоtre les rйalitйs : par leur essence, et par leur ressemblance. Or
Dieu ne connaоt pas les rйalitйs par leur essence, car seules les rйalitйs qui
sont dans le connaissant par leur essence sont connues de cette faзon. Puis
donc qu’il connaоt les rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il
reste qu’il connaоt les rйalitйs par leurs ressemblances, et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Comme
dit saint Augustin au livre des 83
Questions, nous pouvons en latin, comme par une sorte de traduction, rendre
le nom d’idйes par celui de formes, ou d’espиces. On peut parler en trois sens
de la forme d’une rйalitй. D’abord, il y a celle а partir de laquelle une
rйalitй est formйe : ainsi la formation de l’effet procиde de la forme de
l’agent. Mais il n’est pas nйcessaire а l’action que les effets parviennent а
rйaliser complиtement la forme de l’agent, йtant souvent imparfaits, surtout
s’il s’agit de causes йquivoques. Pour cette raison, la forme dont provient la
formation d’une rйalitй n’est pas appelйe son idйe ni sa forme. En deuxiиme
lieu, on appelle forme d’une rйalitй celle par laquelle cette rйalitй est
formйe : ainsi l’вme est la forme de l’homme, et la figure de la statue
est la forme du cuivre ; et bien que cette forme qui est une partie du
composй soit appelйe en vйritй forme de celui-ci, l’on n’a cependant pas
coutume de l’appeler son idйe ; parce que le nom d’idйe paraоt dйsigner
une forme sйparйe de ce dont elle est la forme. En troisiиme lieu, on appelle
forme d’une rйalitй celle pour laquelle cette rйalitй est formйe ; telle
est la forme exemplaire, pour l’imitation de laquelle une rйalitй est
constituйe ; et tel est le sens usuel du mot idйe, en sorte que l’idйe est
identique а la forme qu’une rйalitй imite.
Mais
il faut savoir qu’une rйalitй peut imiter une forme de deux faзons. D’abord par
l’intention de l’agent : ainsi le tableau est rйalisй par le peintre afin
qu’il imite quelqu’un dont la figure est reprйsentйe. Quelquefois, par contre,
une telle imitation se produit par accident, malgrй l’intention, et par
hasard : ainsi les peintres rйalisent souvent par hasard l’image d’une
chose qui n’est pas dans leur intention. Or ce qui imite une forme par hasard,
on ne dit pas que cela soit formй pour elle, parce que l’expression
« pour » semble impliquer une relation а la fin ; puis donc que
la forme exemplaire, ou l’idйe, est celle pour laquelle une rйalitй est formйe,
il est nйcessaire qu’une chose imite par soi, et non par accident, cette forme
exemplaire ou cette idйe.
En
outre, nous constatons qu’une chose a deux faзons d’кtre opйrйe pour une fin.
D’abord, en sorte que l’agent se dйtermine lui-mкme la fin, comme il en va de
tous ceux qui agissent par leur intelligence. Parfois, au contraire, la fin est
dйterminйe а l’agent par un autre agent, l’agent principal ; cela est
clair dans le cas du mouvement de la flиche, qui se meut vers une fin
dйterminйe, mais cette fin lui est dйterminйe par le lanceur ; et
semblablement, l’opйration de la nature, qui avance vers une fin dйterminйe,
prйsuppose une intelligence qui ait dйjа fixй une fin а la nature, et qui
ordonne la nature а cette fin, et c’est а ce point de vue que l’on appelle
toute њuvre de la nature une њuvre d’intelligence.
Si
donc une chose est produite pour l’imitation d’une autre par un agent qui ne se
dйtermine pas а lui-mкme la fin, alors la forme imitйe ne sera pas forme
exemplaire ou idйe. Car nous ne disons pas de la forme de l’homme qui engendre
qu’elle est l’idйe ou le modиle de l’homme engendrй, mais nous le disons
seulement quand ce qui agit pour une fin se dйtermine а lui-mкme la fin, que
cette forme soit dans l’agent ou hors de lui. En effet, nous disons de la forme
de l’art dans l’artisan qu’elle est le modиle ou l’idйe du produit de
l’art ; et semblablement de la forme qui est hors de l’artisan, pour
l’imitation de laquelle il rйalise quelque chose.
Telle
paraоt donc кtre la notion d’idйe : l’idйe est la forme qu’une chose imite
par l’intention d’un agent qui se prйdйtermine la fin.
En
consйquence, il est clair que ceux qui affirmaient que tout se produit par
hasard ne pouvaient poser l’idйe. Mais cette opinion est rйprouvйe par les
philosophes, car ce qui arrive par hasard, n’est qu’exceptionnellement
rйgulier, tandis que nous voyons le cours de la nature procйder toujours de la
mкme faзon, ou la plupart du temps. De mкme, les idйes ne peuvent pas non plus
кtre posйes par ceux qui affirment que tout procиde de Dieu par une nйcessitй
de nature et non par l’arbitre de la volontй : en effet, ce qui agit par
nйcessitй de nature ne se prйdйtermine pas а soi-mкme la fin. Mais cette
position est impossible, car tout ce qui agit pour une fin, s’il ne se
dйtermine pas а lui-mкme la fin, c’est un autre [principe] supйrieur qui la lui
dйtermine ; et ainsi, il y aura quelque cause supйrieure а lui ; or
cela est impossible, car tous ceux qui parlent de Dieu le considиrent comme la
cause premiиre de tous les йtants. Et voilа pourquoi, йcartant а la fois
l’opinion d’Йpicure qui prйtendait que tout advient par hasard, et celle
d’Empйdocle et des autres qui posaient que tout advient par nйcessitй de
nature, Platon affirma l’existence des idйes. Et cette raison pour poser les
idйes, c’est-а-dire а cause de la prйdйfinition des њuvres а faire, est indiquйe
par Denys au cinquiиme chapitre des Noms
Divins, lorsqu’il dit : « Ce que nous appelons modиles, ce sont
toutes ces raisons, productrices d’essence, qui prйexistent chacune en Dieu, et
que la thйologie nomme prйdйfinitions, ou encore dйcrets bons et divins, parce
qu’ils dйfinissent et produisent toutes rйalitйs, et que c’est en vertu de ces
dйcrets que le Suressentiel a d’avance dйfini et produit tous les кtres. »
Mais
la forme exemplaire ou l’idйe est d’une certaine faзon une fin, et l’artisan reзoit
d’elle la forme par laquelle il agit, si elle est hors de lui. Or il ne
convient pas de poser que Dieu agirait pour une fin autre que lui-mкme et
recevrait d’ailleurs ce qui lui permet d’agir. Pour cette raison, nous ne
pouvons poser que les idйes sont hors de Dieu, mais seulement dans l’esprit
divin.
Rйponse aux objections :
1° La perfection de la connaissance peut кtre
envisagйe soit du cфtй du connaissant, soit du cфtй de l’objet connu.
L’affirmation selon laquelle la connaissance que permet l’essence est plus
parfaite que celle que permet la ressemblance, est donc а considйrer du cфtй de
l’objet. En effet, ce qui par soi-mкme est connaissable, est plus connu par soi
que ce qui est connaissable non de soi-mкme mais seulement en tant qu’il est par
sa ressemblance en celui qui connaоt. Et il n’est pas aberrant de poser que les
rйalitйs crййes sont moins connaissables que l’essence divine, qui est par
soi-mкme connaissable.
2° Deux choses sont nйcessaires а l’espиce qui est
un mйdium de connaissance : reprйsenter la rйalitй connue, ce qui lui
revient par sa proximitй avec l’objet а connaоtre ; et avoir une existence
spirituelle, ou immatйrielle, ce qui lui revient parce qu’elle possиde l’кtre
en celui qui connaоt. Ainsi une chose est mieux connue au moyen de l’espиce qui
est dans l’intelligence, qu’au moyen de l’espиce qui est dans le sens, parce
qu’elle est plus immatйrielle. Et semblablement, une chose est mieux connue par
l’espиce de la rйalitй qui est dans l’esprit divin, qu’elle ne pourrait l’кtre
par son essence elle-mкme — mкme en supposant que l’essence de la rйalitй
puisse кtre un mйdium de connaissance, nonobstant sa matйrialitй.
3° Dans la connaissance, il y a deux choses а
considйrer : la nature mкme de la connaissance — et celle-ci
dйpend de l’espиce, en fonction du rapport qu’elle entretient avec
l’intelligence en laquelle elle rйside —, et la dйtermination de la
connaissance relativement а l’objet connu — et celle-ci dйpend de la
relation de l’espиce а la rйalitй elle-mкme. Ainsi, plus l’espиce est semblable
а la rйalitй connue par mode de reprйsentation, plus la connaissance est
dйterminйe ; et plus elle accиde а l’immatйrialitй, qui est la nature du
connaissant en tant que tel, plus elle fait connaоtre puissamment.
4° Il est contre la notion de formes naturelles
que celles-ci soient par elles-mкmes immatйrielles ; mais il n’est pas
aberrant qu’elles tiennent l’immatйrialitй d’un autre [sujet] en lequel elles
sont ; ainsi dans notre intelligence, les formes des rйalitйs naturelles
sont immatйrielles. Il est donc aberrant de poser que les idйes des rйalitйs
naturelles sont par elles-mкmes subsistantes, mais non de les poser dans
l’esprit divin.
5° Les idйes existant dans l’esprit divin ne sont
ni gйnйrйes, ni gйnйrantes, en rigueur de termes ; mais elles sont
crйatrices et productrices des rйalitйs ; ainsi saint Augustin, au livre
des 83 Questions, dit :
« Bien qu’elles ne voient le jour ni ne pйrissent, cependant tout ce qui
peut se former et pйrir est dit formй par elles. » Et il n’est pas
nйcessaire que l’agent premier, dans une composition, soit semblable au
gйnйrй ; mais cela est nйcessaire pour l’agent prochain. Et prйcisйment
Platon posait que les idйes йtaient le principe de la gйnйration, c’est-а-dire
le principe prochain ; aussi le raisonnement de l’objection le
contredit-il а bon droit.
6° L’intention de Denys est de dire que Dieu ne
connaоt pas par une idйe prise des rйalitйs, ni en connaissant sйparйment les
rйalitйs par l’idйe ; c’est pourquoi une autre traduction de ce passage
dit : « Il ne considиre pas chaque objet dans sa vision. » Par
consйquent, cela n’exclut pas entiиrement l’existence des idйes.
7° Bien qu’il ne puisse y avoir aucune proportion
de la crйature а Dieu, cependant il peut y avoir une proportionnalitй ; et
nous avons exposй frйquemment ce point dans la question prйcйdente.
8° Parce qu’il ne peut pas ne pas кtre, Dieu n’a
pas besoin d’une essence qui soit autre chose que son existence. De mкme, parce
qu’il ne peut faillir en connaissant ou en opйrant, il n’a pas besoin d’une
rиgle autre que lui-mкme. Mais s’il ne peut faillir, c’est parce qu’il est
lui-mкme sa propre rиgle ; de mкme que s’il ne peut pas ne pas кtre, c’est
parce que son essence est son existence.
9° En Dieu, il n’y a pas de quantitй dimensive,
selon laquelle l’йgalitй pourrait se concevoir ; mais la quantitй y est
comme une quantitй intensive : en ce sens la blancheur est dite grande, parce qu’elle atteint parfaitement sa
nature. Or l’intensitй d’une forme se rapporte au mode de possession de cette
forme. Et bien que ce qui appartient а Dieu s’йtende en quelque sorte aux
crйatures, cependant on ne peut nullement accorder que la crйature ait une
chose comme Dieu la possиde ; aussi, quoique nous accordions qu’une
ressemblance existe d’une certaine faзon entre Dieu et nous, nous n’accordons
nullement qu’il y ait une йgalitй.
10° L’intention d’Anselme, comme il ressort d’un
examen attentif de ses paroles, est de dire qu’il n’y a pas dans le Verbe une
ressemblance prise des rйalitйs elles-mкmes, mais que toutes les formes des
rйalitйs sont prises du Verbe ; voilа pourquoi il dit que le Verbe n’est
pas une ressemblance des rйalitйs, mais que les rйalitйs sont des imitations du
Verbe. Ainsi l’idйe n’est pas exclue, puisque l’idйe est la forme qu’une chose
imite.
11° Dieu connaоt de la mкme faзon soi-mкme et les
autres rйalitйs, si la faзon de connaоtre est prise du cфtй de celui qui
connaоt, mais non si elle est prise du cфtй de la rйalitй connue : en
effet, la crйature qui est connue par Dieu n’est pas rйellement identique au mйdium par lequel Dieu connaоt, mais
celui-ci est rйellement identique а Dieu ; c’est pourquoi il n’en rйsulte
aucune multiplicitй dans son essence.
Article 2 : Faut-il poser une pluralitй
d’idйes ?
Objections :
Il
semble que non.
1° En Dieu, les attributs essentiels ne sont pas
moins vйritablement en lui que les attributs personnels. Or la pluralitй des
propriйtйs personnelles induit la pluralitй des Personnes, а cause desquelles
Dieu est appelй trine. Puis donc que les idйes, йtant communes aux trois
Personnes, sont essentielles, si elles sont plusieurs en Dieu suivant la
pluralitй des rйalitйs, il s’ensuit qu’il n’y a pas seulement trois Personnes
en lui, mais une infinitй.
2° [Le rйpondant] disait que les idйes ne
sont pas essentielles, car elles sont l’essence mкme. En
sens contraire : la bontй, la sagesse et la puissance de Dieu sont
son essence, et pourtant elles sont appelйes « attributs
essentiels ». Donc les idйes aussi, bien qu’elles soient l’essence mкme,
peuvent кtre dites essentielles.
3° Tout ce qui est attribuй а Dieu, doit lui кtre
attribuй de la plus noble faзon. Or Dieu est le principe des rйalitйs ;
l’on doit donc poser en lui au plus haut point tout ce qui se rapporte а la
noblesse du principe. Or telle est l’unitй, car toute puissance unie est plutфt
infinie que multipliйe, comme il est dit au livre des Causes. L’unitй souveraine est donc en Dieu. En consйquence, il est
un non seulement rйellement, mais aussi rationnellement, car ce qui est un de
l’une et l’autre faзon, est plus un que ce qui l’est d’une seule faзon ;
et par consйquent, il n’y a pas en lui pluralitй de raisons ou d’idйes.
4° Le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique : « Est tout а
fait un, ce qui ne peut кtre sйparй ni quant а l’intelligence, ni quant au
temps, ni quant au lieu, ni quant а la raison ; et cela vaut
particuliиrement dans le genre substance. » Si donc Dieu, parce qu’il est
l’йtant parfait, est parfaitement un, il ne peut кtre sйparй quant а la raison ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° S’il y a plusieurs idйes, alors elles sont
inйgales, car l’une contiendra seulement l’кtre, une autre l’кtre et le vivre,
une autre aura en plus le penser, suivant que la rйalitй а laquelle appartient
l’idйe est diversement assimilйe а Dieu. Puis donc qu’il est aberrant de poser
une inйgalitй en Dieu, il semble qu’il ne puisse y avoir en lui une pluralitй
d’idйes.
6° Dans les causes matйrielles, on s’arrкte а une
matiиre prime unique, et semblablement dans les causes efficientes et finales.
Dans les formelles, on s’arrкte donc aussi а une forme unique et premiиre. Or
on aboutit ainsi aux idйes, parce que, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les
principales formes ou raisons des rйalitйs. Il n’y a donc en Dieu qu’une seule
idйe.
7° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il y
ait une seule forme premiиre, cependant on dit qu’il y a plusieurs idйes
suivant les diffйrents rapports de celle-ci. En sens
contraire : on ne peut pas dire que les idйes se diversifient а
cause du rapport а Dieu en qui elles sont, puisqu’il est un ; ni а cause
du rapport aux rйalitйs prйconзues en
tant qu’elles sont dans la cause premiиre, puisqu’elles sont un en elle, comme
le dit Denys ; ni а cause du rapport aux rйalitйs prйconзues en tant
qu’elles existent dans leur nature propre, puisque ainsi les rйalitйs
prйconзues sont temporelles alors que les idйes sont йternelles. Donc en aucune
faзon les idйes ne peuvent кtre dites nombreuses par rapport а la forme premiиre.
8° Aucune relation qui est entre Dieu et la
crйature n’est en Dieu, mais elle est seulement dans la crйature. Or l’idйe ou
le modиle implique une relation de Dieu а la crйature. Cette relation n’est
donc pas en Dieu mais dans la crйature. Puis donc que l’idйe est en Dieu, on ne
peut diversifier les idйes par des rapports de ce genre.
9° L’intelligence qui pense au moyen de plusieurs
choses est composйe, et passe de l’une а l’autre. Or cela est йtranger а
l’intelligence divine. Puis donc que les idйes sont les raisons des rйalitйs et
que Dieu pense par elles, il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idйes en Dieu.
En sens contraire : 1° Le mкme, suivant un mкme rapport, est de nature
а ne produire que la mкme chose. Or Dieu fait des rйalitйs nombreuses et
diffйrentes. Il cause donc les rйalitйs non pas suivant la mкme raison, mais
selon plusieurs. Or les raisons au moyen desquelles les rйalitйs sont produites
par Dieu sont les idйes. Il y a donc plusieurs idйes en Dieu.
2° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Il reste que
tout a йtй crйй au moyen d’une raison ; non pas la mкme pour l’homme et le
cheval ; car il est absurde de le penser. » Chaque chose a donc йtй
crййe par une raison propre ; il y a donc plusieurs idйes.
3° Saint Augustin dit dans sa Lettre а Nebridius que, de mкme qu’il est aberrant de dire que
l’angle et le carrй ont une mкme raison, il est aberrant de dire qu’en Dieu,
l’homme et cet homme ont une mкme raison. Il semble donc qu’il y ait plusieurs
raisons idйales en Dieu.
4° « C’est par la foi que nous savons que les
siиcles ont йtй formйs par la parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on
voit ont йtй faites de choses invisibles » (He 11, 3). Or il appelle
invisibles, au pluriel, les espиces idйales. Il y en a donc plusieurs.
5° Ainsi qu’il ressort des autoritйs dйjа citйes,
les saints dйsignent les idйes par les noms d’art et de monde. Or l’art
implique une certaine pluralitй, car c’est l’ensemble des prйceptes qui tendent
а une seule fin ; et le monde aussi, semblablement, puisqu’il implique
l’ensemble de toutes les crйatures. Il est donc nйcessaire de poser plusieurs
idйes en Dieu.
Rйponse :
Certains,
ayant posй que Dieu agit par son intelligence et non par nйcessitй de nature,
ont prйtendu qu’il n’a qu’une seule intention, celle de la crйation en gйnйral,
tandis que la distinction des crйatures aurait йtй rйalisйe par les causes
secondes. Ils disent, en effet, que Dieu a d’abord crйй une intelligence, qui a
produit trois choses : l’вme, le monde
et une autre intelligence ; et qu’ainsi, progressivement, une
pluralitй de rйalitйs procйda d’un principe premier unique. Et suivant cette
opinion, il y aurait certes en Dieu une idйe, mais une seule et commune а toute
la crйation, alors que les idйes propres de chaque rйalitй seraient dans les
causes secondes ; dans le mкme sens, Denys rapporte au cinquiиme chapitre
des Noms Divins qu’un certain
philosophe Clйment posa que les principaux йtants йtaient les modиles des
infйrieurs.
Mais
cela ne peut кtre soutenu, car si l’intention de quelque agent se portait vers
une seule chose, tout ce qui viendrait s’ajouter а ce dont il a eu
principalement l’intention serait malgrй cette intention, et comme
fortuit ; par exemple, si quelqu’un avait l’intention de faire un triangle,
il dйpasserait son intention qu’il soit grand ou petit. Or le particulier vient
s’ajouter au gйnйral qui le contient ; par consйquent, si l’intention de
l’agent va seulement vers quelque chose de gйnйral, ce sera malgrй son
intention qu’il sera dйterminй d’une quelconque faзon par quelque chose de
particulier ; par exemple, si la nature avait l’intention de gйnйrer
seulement un animal, il dйpasserait son intention que l’кtre gйnйrй soit homme
ou cheval. Si donc l’intention de Dieu qui opиre ne regardait que la crйature
en gйnйral, alors toute la distinction de la crйation adviendrait par hasard.
Or il est aberrant de dire qu’elle est par accident par rapport а la cause
premiиre, et par soi par rapport aux causes secondes : car ce qui est par
soi est avant ce qui est par accident ; or le rapport d’une chose а la
cause premiиre est avant son rapport а la cause seconde, comme cela est prouvй
au livre des Causes ; il est
donc impossible qu’elle soit par accident relativement а la cause premiиre et
par soi relativement а la cause seconde. Mais l’inverse peut se produire :
ainsi nous constatons que les rйalitйs qui arrivent par hasard de notre point
de vue, sont dйjа connues de Dieu et ordonnйes par lui. Par consйquent, il est
nйcessaire de dire que toute la distinction des rйalitйs est prйdйfinie par
lui. Et voilа pourquoi il est nйcessaire de poser en Dieu la raison propre de
chaque rйalitй, et par suite, de poser en lui plusieurs idйes.
Or
le mode de cette pluralitй peut кtre envisagй comme suit. Une forme peut кtre
de deux faзons dans l’intelligence. D’abord en sorte qu’elle soit le principe
de l’acte de penser, comme la forme possйdйe par celui qui pense en tant qu’il
pense ; et celle-ci est la ressemblance en lui de l’objet pensй. Ensuite
de telle sorte qu’elle soit le terme de l’acte de penser, comme l’artisan, en
pensant, imagine la forme de la maison ; et puisque cette forme est
imaginйe au moyen de l’acte de penser, et comme effectuйe par cet acte, elle ne
peut кtre le principe de l’acte de penser au point d’кtre le principe premier
par quoi l’on pense ; mais elle joue plutфt le rфle d’objet pensй par
lequel le sujet qui pense opиre quelque chose. Nйanmoins la forme susdite est
le principe second par quoi l’on pense, car par la forme imaginйe l’artisan pense
ce qui est а opйrer ; ainsi йgalement dans l’intelligence spйculative,
nous constatons que l’espиce par laquelle l’intelligence est dйterminйe
formellement pour penser en acte, est le principe premier par quoi l’on
pense ; et, dиs lors qu’elle a йtй mise en acte, l’intelligence peut
opйrer par une telle forme en formant les quidditйs des rйalitйs, et en
composant et divisant ; par consйquent cette quidditй formйe dans
l’intelligence — et aussi la composition et la division — est une certaine
њuvre qu’elle possиde, par laquelle cependant l’intelligence vient а connaоtre
la rйalitй extйrieure ; et ainsi, cette quidditй est pour ainsi dire le
principe second par quoi l’on pense.
Or,
si l’intelligence de l’artisan rйalisait quelque produit de l’art а la ressemblance
d’elle-mкme, alors l’intelligence mкme de l’artisan serait une idйe, non pas,
certes, en tant qu’intelligence, mais en tant qu’objet pensй. Et parmi les
rйalitйs qui sont produites а l’imitation d’une autre chose, tantфt ce qui
imite l’autre chose l’imite parfaitement, et dans ce cas l’intelligence
opйrative prйconcevant la forme de la chose opйrйe a comme idйe la forme mкme
de la rйalitй imitйe telle que cette rйalitй la possиde ; tantфt, au
contraire, ce qui est а l’imitation de l’autre chose ne l’imite pas
parfaitement, et dans ce cas, ce n’est pas absolument que l’intelligence
opйrative prendrait la forme de la rйalitй imitйe comme idйe ou modиle de la
rйalitй а opйrer, mais avec une proportion dйterminйe, suivant laquelle la
reproduction trahirait ou imiterait le modиle principal. Donc, je dis que Dieu,
qui opиre tout par son intelligence, produit tout а la ressemblance de son
essence ; ainsi son essence est l’idйe des rйalitйs, non pas, certes, en
tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensйe. Les rйalitйs crййes,
quant а elles, n’imitent pas parfaitement l’essence divine ; par
consйquent, l’essence est prise par l’intelligence divine comme l’idйe des
rйalitйs non pas absolument, mais avec la proportion de la crйature devant
exister а l’essence divine elle-mкme, suivant qu’elle la trahit ou bien
l’imite.
Or,
les diffйrentes rйalitйs l’imitent diversement, et chacune avec son propre
mode, puisque chacune a un кtre distinct de l’autre ; et voilа pourquoi
l’essence divine elle-mкme, comprise avec les divers rapports des rйalitйs а
elle, est l’idйe de chaque rйalitй. Puis donc que les rapports des rйalitйs
sont diffйrents, il est nйcessaire qu’il y ait une pluralitй d’idйes ; et
certes, il y a une idйe unique de toutes les rйalitйs du cфtй de
l’essence ; mais la pluralitй se rencontre du cфtй des divers rapports des
crйatures а elle.
Rйponse aux objections :
1° Si les propriйtйs personnelles induisent une
distinction des Personnes en Dieu, c’est parce qu’elles s’opposent entre elles
d’une opposition de relation ; ainsi les propriйtйs non opposйes, telles
la spiration commune et la paternitй, ne distinguent pas les Personnes. Or ni
les idйes ni les autres attributs essentiels n’ont d’opposition entre
eux ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
2° Il n’en va pas de mкme pour les idйes et pour
les attributs essentiels. En effet, la signification principale des attributs essentiels ne comporte rien de plus que
l’essence du Crйateur ; aussi ne sont-ils pas diversifiйs, bien que Dieu
se rapporte aux crйatures sous leurs aspects, en tant qu’il fait les bons selon
la bontй, les sages selon la sagesse. Mais la signification principale de
l’idйe comporte quelque chose d’autre, en plus de l’essence, c’est le rapport
mкme de la crйature а l’essence, rapport qui complиte formellement la notion
d’idйe, et en raison duquel on dit qu’il y a plusieurs idйes. Nйanmoins, pour autant qu’elles se
rapportent а l’essence, rien n’empкche les idйes d’кtre appelйes essentielles.
3° La pluralitй de raisons revient parfois а une
diffйrence de rйalitй : ainsi Socrate et Socrate assis diffиrent de raison, et cela revient а la diffйrence entre
substance et accident ; et semblablement, homme et animal diffиrent de
raison, et cette diffйrence revient а la diffйrence entre forme et matiиre, car
le genre se prend de la matiиre tandis que la diffйrence spйcifique se prend de
la forme ; aussi une telle diffйrence selon la raison s’oppose-t-elle tout
а fait а l’unitй et а la simplicitй. Mais parfois, la diffйrence de raison ne
revient pas а une diversitй de rйalitй, mais а la vйritй de la rйalitй, qui est
diversement intelligible ; et c’est en ce sens que nous posons une
pluralitй de raisons en Dieu ; ceci ne s’oppose donc pas а la suprкme
unitй ou simplicitй.
4° Dans ce passage, le Philosophe nomme raison la
dйfinition ; mais en Dieu, on ne doit pas entendre les diverses raisons
comme des dйfinitions, car aucune de ces raisons ne comprend l’essence divine.
Cela est donc йtranger а notre propos.
5° La forme qui est dans l’intelligence a un
double rapport : d’une part а la rйalitй dont elle est la forme, d’autre
part а ce en quoi elle est. Le premier rapport ne lui donne pas une qualitй,
mais une relation : car les choses matйrielles n’ont pas une forme
matйrielle, ni les choses sensibles une forme sensible. Mais l’autre rapport la
qualifie, car elle suit le mode d’кtre de ce en quoi elle est. Par consйquent,
de ce que certaines des rйalitйs prйconзues imitent plus parfaitement que
d’autres l’essence divine, il suit que les idйes sont non pas inйgales, mais de
choses inйgales.
6° La forme premiиre et unique а laquelle tout
revient, est l’essence divine elle-mкme considйrйe en soi ; et c’est en la
considйrant que l’intelligence divine invente, pour ainsi dire, diffйrents
modes d’imitation de l’essence, en lesquels consiste la pluralitй des idйes.
7° Les idйes sont diversifiйes par les divers
rapports aux rйalitйs qui existent dans leur nature propre ; et si ces
rйalitйs sont temporelles, il n’est cependant pas nйcessaire que ces rapports
soient temporels, car l’action de l’intelligence, mкme humaine, porte sur une
chose mкme quand elle n’existe pas, comme lorsque nous considйrons les choses
passйes. Or la relation suit l’action, comme il est dit au cinquiиme livre de
la Mйtaphysique ; aussi les
rapports aux rйalitйs temporelles, dans l’intelligence divine, sont-ils
йternels.
8° La relation qui existe entre Dieu et la
crйature n’est pas en Dieu rйellement ; cependant, elle est en Dieu du
point de vue de notre intelligence. Et semblablement, elle peut кtre en lui du
point de vue de son intelligence, en tant qu’il considиre le rapport des
rйalitйs а son essence ; et ainsi, ces rapports sont en Dieu en tant que
pensйs par lui.
9° L’idйe n’est pas le principe premier par quoi
une chose est pensйe, mais elle est l’objet pensй existant dans l’intelligence.
Or l’uniformitй de l’intelligence dйpend de l’unitй du principe premier par
quoi une chose est pensйe, comme l’unitй de l’action dйpend de l’unitй de la
forme de l’agent, qui est le principe de l’action. Par consйquent, bien que les
rapports pensйs par Dieu soient nombreux — en eux consiste la pluralitй des
idйes —, cependant, parce qu’il les pense tous au moyen de son unique essence,
son intelligence n’est pas multiple, mais une. Article 3 : Les idйes se rapportent-elles
а la connaissance spйculative, ou seulement а la connaissance pratique ?
Objections :
Il
semble que ce soit seulement а la connaissance pratique.
1° Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les formes
principales des rйalitйs, par lesquelles est formй tout ce qui naоt ou pйrit.
Or rien n’est formй par la connaissance spйculative. La connaissance
spйculative n’a donc pas d’idйe.
2° [Le rйpondant] disait que les idйes ne
se rapportent pas seulement а ce qui naоt ou pйrit, mais encore а ce qui peut
naоtre ou pйrir, comme saint Augustin le dit dans le mкme passage ; et par
consйquent, l’idйe se rapporte aux choses qui ni n’existent, ni n’existeront,
ni n’ont existй, mais qui pourtant peuvent exister, et dont Dieu a une
connaissance spйculative. En sens contraire :
on appelle pratique la science par laquelle on sait la faзon d’opйrer, mкme si
l’on n’a jamais l’intention d’opйrer ; et ainsi une partie de la mйdecine
est dite pratique. Or Dieu sait la faзon d’opйrer les choses qu’il peut faire,
quoiqu’il ne se propose pas de les faire ; il en a donc aussi une
connaissance pratique ; et par consйquent, de l’une et l’autre faзon
l’idйe se rapporte а la connaissance pratique.
3° L’idйe n’est autre que la forme modиle. Or on
ne peut parler de forme modиle que dans la connaissance pratique, car le modиle
est ce pour l’imitation de quoi une autre chose est faite. Les idйes regardent
donc seulement la connaissance pratique.
4° Selon le Philosophe, l’intelligence pratique
porte sur les rйalitйs dont les principes sont en nous. Or les idйes qui
existent dans l’intelligence divine sont les principes des rйalitйs prйconзues.
Elles se rapportent donc а l’intelligence pratique.
5° Toutes les formes de l’intelligence ou bien
proviennent des rйalitйs, ou bien leur sont destinйes : celles qui leur
sont destinйes appartiennent а l’intelligence pratique, et celles qui en
proviennent appartiennent а la spйculative. Or, aucune forme de l’intelligence
divine ne provient des rйalitйs, puisque celle-ci n’en reзoit rien. Elles sont
donc destinйes aux rйalitйs ; et par consйquent, elles se rapportent а
l’intelligence pratique.
6° Si en Dieu, l’idйe de l’intelligence pratique
diffиre de celle de l’intelligence spйculative, alors cette diversitй ne peut
dйpendre de quelque chose d’absolu, car tout attribut de ce genre est unique en
Dieu ; ni d’un rapport d’identitй, comme lorsque nous disons le mкme
identique au mкme, parce qu’un tel rapport n’induit aucune pluralitй ; ni
par un rapport de diversitй, car la cause n’est pas diversifiйe, quoique les
effets le soient. On ne peut donc en aucune faзon distinguer l’idйe de la
connaissance spйculative de celle de la connaissance pratique.
7° [Le rйpondant] disait que les deux idйes
se distinguent en ceci, que l’idйe pratique est principe d’кtre, tandis que la
spйculative est principe de connaissance. En sens
contraire : les principes de l’кtre et de la connaissance sont les
mкmes. L’idйe spйculative n’est donc pas distinguйe par lа de l’idйe pratique.
8° La connaissance spйculative ne semble pas кtre
autre chose en Dieu que la simple connaissance de lui-mкme. Or la simple
connaissance ne peut rien comporter d’autre en plus de la connaissance. Puis
donc que l’idйe ajoute un rapport aux rйalitйs, il semble qu’elle ne se
rapporte pas а la connaissance spйculative, mais seulement а la pratique.
9° La fin de l’intelligence pratique est le bien.
Or, le rapport de l’idйe ne peut avoir pour terme que le bien, car les maux se
produisent malgrй l’intention. L’idйe regarde donc la seule intelligence
pratique.
En sens contraire :
1° La connaissance pratique ne s’йtend qu’aux
choses а faire. Or Dieu connaоt au moyen des idйes non seulement les
choses а faire, mais encore les choses prйsentes et faites. Les idйes ne
s’йtendent donc pas seulement а la connaissance pratique.
2° Dieu connaоt plus parfaitement les crйatures
qu’un artisan ne connaоt les produits de l’art. Or l’artisan crйй possиde, au
moyen des formes par lesquelles il opиre, la connaissance spйculative des
њuvres ; donc Dieu aussi, а bien plus forte raison.
3° La connaissance spйculative est celle qui
considиre les principes et les causes des rйalitйs, ainsi que leurs passions.
Or Dieu connaоt au moyen des idйes tout ce qui peut кtre connu parmi les
rйalitйs. Donc en Dieu, les idйes ne se rapportent pas seulement а la
connaissance pratique, mais aussi а la spйculative.
Rйponse :
Comme
il est dit au troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence pratique diffиre de la spйculative par la fin ; or la fin
de la spйculative est la vйritй prise absolument, tandis que celle de
l’intelligence pratique est l’opйration, comme il est dit au deuxiиme livre de
la Mйtaphysique. Donc, une
connaissance est dite pratique relativement а une њuvre, ce qui se produit de
deux faзons. Parfois, elle est actuellement ordonnйe а une њuvre : ainsi
l’artisan, ayant prйconзu une forme, se propose de l’introduire dans une
matiиre ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance
sont actuellement pratiques. Parfois, au contraire, la connaissance est certes
ordonnable а l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnйe ; comme par
exemple lorsque l’artisan imagine la
forme d’un ouvrage, qu’il sait la faзon d’opйrer, et n’a cependant pas
l’intention d’opйrer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou
virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement
ordonnable а l’acte, alors elle est purement spйculative ; et cela se
produit aussi de deux faзons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces
rйalitйs qui ne peuvent par nature кtre produites au moyen de la science de
celui qui connaоt, comme lorsque nous connaissons les rйalitйs naturelles.
Parfois, au contraire, la rйalitй connue est certes opйrable au moyen de la
science, cependant elle n’est pas considйrйe telle qu’elle est opйrable ;
car par l’opйration, la rйalitй est produite а l’existence. Il est en effet des
choses qui peuvent кtre sйparйes par l’intelligence sans кtre sйparables du
point de vue de l’кtre. Quand donc on considиre une rйalitй opйrable par
l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent кtre
distinguйes du point de vue de l’кtre, la connaissance n’est pratique ni
actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spйculative :
ainsi, par exemple, un artisan considиre une maison en en recherchant les
dispositions passives, le genre, les diffйrences et autres choses semblables
que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’кtre dans la rйalitй
mкme. Mais on considиre la rйalitй telle qu’elle est opйrable quand on
considиre en elle tout ce qui est simultanйment requis pour son кtre.
Et
de ces quatre faзons la connaissance de Dieu entretient un rapport avec les
rйalitйs. En effet, sa science est cause des rйalitйs. Il en connaоt donc
certaines en les ordonnant au propos de sa volontй afin qu’elles existent en un
temps, quel qu’il soit, et il en a une connaissance actuellement pratique. Il
en connaоt d’autres, au contraire, qu’il n’a l’intention de faire en aucun
temps, car il connaоt les choses qui ni n’ont existй ni n’existent ni
n’existeront, comme on l’a dit dans la question prйcйdente ; et il en a
certes une connaissance en acte, mais elle n’est pratique que virtuellement, et non
actuellement. Quant aux rйalitйs qu’il fait ou qu’il peut faire, il les
considиre non seulement en tant qu’elles sont dans leur кtre propre, mais
encore suivant tous les concepts que l’intelligence humaine peut analytiquement
apprйhender en elles ; les rйalitйs par lui opйrables sont donc aussi connues
de lui telles qu’elles ne sont pas opйrables. Il connaоt en outre certaines
rйalitйs dont sa science ne peut pas кtre la cause, tels les maux. Par
consйquent, c’est en toute vйritй que nous posons en Dieu et la connaissance
pratique, et la connaissance spйculative.
Maintenant
donc, il nous faut voir de laquelle de ces faзons l’idйe peut кtre posйe dans
la connaissance divine. Comme dit saint Augustin, l’idйe est appelйe forme en
propriйtй de terme ; mais si nous envisageons la rйalitй, l’idйe est la
raison ou la ressemblance de la rйalitй. Or, en certaines formes, nous trouvons
un double rapport : d’abord а ce qui est formй par elles, comme la science
se rapporte а celui qui sait ; ensuite а ce qui est а l’extйrieur, comme
la science se rapporte а l’objet de science ; cependant ce rapport n’est
pas commun а toute forme, comme le premier. Par consйquent, le nom de forme
implique seulement le premier rapport ; et c’est pourquoi la forme connote
toujours un rapport de cause. Car la forme est en quelque sorte la cause de ce
qui est formй par elle, qu’une telle formation se produise par mode
d’inhйrence, comme dans les formes intrinsиques, ou bien par mode d’imitation,
comme dans les formes exemplaires. Mais la ressemblance et la raison possиdent
aussi le second rapport, par lequel ne leur convient pas la relation de cause.
Si donc nous parlons de l’idйe selon la raison formelle signifiйe par son nom,
alors elle ne s’йtend qu’а cette science par laquelle une chose peut кtre
formйe ; et c’est la connaissance qui est actuellement pratique, ou celle
qui ne l’est que virtuellement, et qui, d’une certaine faзon, est aussi
spйculative. Mais si nous donnons а l’idйe le sens commun de ressemblance ou de
raison, alors l’idйe peut se rapporter purement а la connaissance spйculative.
Ou bien, en termes plus propres, disons que l’idйe regarde la connaissance
actuellement ou virtuellement pratique, tandis que la ressemblance et la raison
regardent aussi bien la pratique que la spйculative.
Rйponse aux objections :
1° Saint Augustin rapporte la formation de l’idйe
non seulement aux choses qui ont lieu, mais aussi а celles qui peuvent avoir
lieu, et sur lesquelles, si elles n’ont jamais lieu, porte une connaissance en
quelque sorte spйculative, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° Cet argument est probant pour la connaissance
qui est pratique virtuellement et non actuellement ; et rien n’empкche de
la dire spйculative en quelque sorte, parce qu’elle s’йloigne de l’opйration du
point de vue de l’acte.
3° Le modиle, bien qu’il implique un rapport а ce
qui est а l’extйrieur, a cependant relativement а cet extйrieur un rapport de
cause ; et voilа pourquoi, au sens propre, il se rapporte а la
connaissance qui est habituellement ou virtuellement pratique, et pas seulement
а celle qui l’est actuellement : car une chose peut кtre appelйe modиle
dиs qu’une rйalitй peut кtre faite pour l’imiter, mкme si cela ne se produit
jamais ; et c’est aussi le cas pour les idйes.
4° L’intelligence pratique porte sur les choses
dont les principes sont en nous, non pas n’importe comment, mais en tant
qu’elles sont opйrables par nous. Nous pouvons donc avoir aussi une
connaissance spйculative de rйalitйs dont les causes sont en nous, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
5° On ne distingue pas l’intelligence spйculative
de l’intelligence pratique par la possession de formes provenant des rйalitйs
ou destinйes а elles, car mкme en nous l’intelligence pratique a parfois des
formes prises des rйalitйs : par exemple lorsqu’un artisan, а la vue de
quelque ouvrage, conзoit la forme par laquelle il a l’intention d’opйrer. Par
consйquent, il n’est donc pas non plus nйcessaire que toutes les formes qui
appartiennent а l’intelligence spйculative soient reзues des rйalitйs.
6° On ne distingue pas en Dieu l’idйe pratique de
l’idйe spйculative comme si elles йtaient deux idйes, mais parce que, du point
de vue de notre maniиre de connaоtre, le pratique ajoute au spйculatif une
relation а l’acte ; de mкme, homme ajoute le rationnel а l’animal, et pourtant
l’homme et l’animal ne sont pas deux rйalitйs.
7° Les principes de l’кtre et de la connaissance
sont dits identiques, dans la mesure oщ tous les principes de l’кtre, quels
qu’ils soient, sont йgalement principes de connaissance ; mais non
l’inverse, puisque les effets sont parfois principes de la connaissance des
causes. Rien n’empкche donc que les formes de l’intelligence spйculative soient
seulement principes de connaissance, alors que les formes de l’intelligence
pratique sont en mкme temps principes d’кtre et de connaissance.
8° La connaissance est appelйe simple non pour
exclure le rapport de la science а l’objet de science, rapport qui accompagne
insйparablement toute science, mais pour exclure l’ajout de ce qui est hors du
genre de la connaissance, comme l’existence des rйalitйs, qu’ajoute la science
de vision, ou la relation de la volontй а la production des rйalitйs connues,
qu’ajoute la science d’approbation ; de mкme aussi, on appelle le feu
corps simple, pour exclure non pas ses parties essentielles, mais le mйlange
d’un corps йtranger.
9° Le vrai et le bien sont en mutuelle
circumincession, car а la fois le vrai est un certain bien, et tout bien est
vrai. Aussi le bien peut-il кtre considйrй par la connaissance spйculative, en
tant que l’on considиre seulement sa vйritй, comme lorsque nous dйfinissons le
bien et que nous montrons sa nature. Il peut йgalement кtre considйrй
pratiquement, s’il est considйrй comme bien ; et c’est le
cas si on le considиre en tant qu’il est la fin du mouvement ou de l’opйration.
Et ainsi il est clair que, de ce que le rapport a pour terme le bien, il ne
s’ensuit pas que les idйes, les ressemblances ou les raisons de l’intelligence
divine se rapportent seulement а la connaissance pratique.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° En Dieu, les temps ne s’йcoulent pas ni ne
dйfilent, car lui-mкme, par son йternitй qui est tout entiиre simultanйe,
inclut le temps en son entier ; et par consйquent, il connaоt de la mкme
faзon les choses prйsentes, passйes et futures ; et c’est ce qui est dit
au livre de l’Ecclйsiastique : « Avant d’кtre crййes, toutes choses
sont connues du Seigneur, elles le sont encore toutes aprиs leur
achиvement » (Eccli. 23, 29). Et ainsi, de ce que mкme les rйalitйs
passйes sont connues au moyen de l’idйe, il ne suit pas nйcessairement qu’elle
excиde, en son acception propre, les limites de la connaissance pratique.
2° Si l’artisan crйй connaоt son ouvrage tel qu’il
peut кtre amenй а l’existence, quoiqu’il n’ait pas l’intention d’opйrer, alors
la connaissance qu’il en a au moyen des formes opйratives n’est pas tout а fait
une connaissance spйculative, mais une connaissance habituellement
pratique ; par contre, la connaissance par laquelle un artisan connaоt les
produits de l’art, mais non tels qu’ils peuvent кtre amenйs par lui а
l’existence, cette connaissance qui est purement spйculative n’a pas d’idйe
correspondante, mais peut-кtre des raisons ou des ressemblances.
3° Il est commun а la science pratique et а la
spйculative de procйder par des principes et des causes ; par consйquent,
on ne peut prouver par cet argument ni qu’une science est spйculative, ni
qu’elle est pratique. Article 4 : Le mal a-t-il une idйe [en
Dieu] ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Dieu connaоt les maux d’une science de simple
connaissance. Or l’idйe, prise au sens large de ressemblance ou de raison,
correspond d’une certaine faзon а la science de simple connaissance. Le mal a
donc une idйe en Dieu.
2° Rien n’empкche le mal d’кtre dans un bien qui
ne lui est pas opposй. Or la ressemblance du mal n’est pas opposйe au bien, —
comme la ressemblance du noir n’est pas non plus opposйe au blanc — car les
espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme. Rien n’empкche donc
de poser en Dieu, quoiqu’il soit le souverain bien, l’idйe ou la ressemblance
du mal.
3° Partout oщ il y a communautй, il y a
ressemblance. Or si une chose est une privation d’йtant, par lа mкme elle se
voit attribuer l’йtant ; aussi au quatriиme livre de la Mйtaphysique est-il dit que les nйgations
et les privations sont appelйes йtants. Donc, par le fait mкme que le mal est
une privation de bien, il a une ressemblance en Dieu, qui est le souverain
bien.
4° Tout ce qui est connu par lui-mкme, a une idйe
en Dieu. Or le faux est connu par lui-mкme, comme le vrai ; car de mкme
que les premiers principes sont connus par eux-mкmes dans leur vйritй, ainsi
leurs opposйs sont connus par eux-mкmes dans leur faussetй. Le faux a donc une
idйe en Dieu. Or le faux est un certain mal, de mкme que le vrai est le bien de
l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Le mal a donc une idйe en Dieu.
5° Tout ce qui a une nature, a une idйe en Dieu.
Or le vice, йtant contraire а la vertu, pose une nature dans le genre qualitй.
Il a donc une idйe en Dieu. Or, par le fait mкme qu’il est vice, il est
mauvais. Un mal a donc une idйe en Dieu.
6° Si le mal n’a pas d’idйe, c’est uniquement
parce que le mal n’est pas un йtant. Or les formes cognitives peuvent concerner
les non-йtants, car rien n’empкche d’imaginer des montagnes d’or, ou une
chimиre. Rien non plus n’empкche donc l’idйe du mal d’кtre en Dieu.
7° Parmi des rйalitйs dйsignйes, ne pas avoir de
signe c’est кtre dйsignй, comme cela est clair pour les brebis que l’on marque.
Or l’idйe est un certain signe de la rйalitй prйconзue. Donc, par le fait mкme
que le mal n’a pas d’idйe en Dieu alors que les rйalitйs bonnes en ont une,
l’on doit dire que le mal est lui-mкme prйconзu ou formй.
8° Tout ce qui provient de Dieu, a une idйe en
lui. Or le mal provient par Dieu, entendons le mal de peine. Il a donc une idйe
en Dieu.
En sens contraire :
1° Toute rйalitй prйconзue a un кtre dйterminй par
une idйe. Or le mal n’a pas un кtre dйterminй, puisqu’il n’a pas l’кtre, mais
qu’il est une privation d’йtant. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.
2° Selon Denys, l’idйe, ou modиle, est une
prйdйfinition de la volontй divine. Or la volontй de Dieu n’est relative qu’а
des biens. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.
3° Le mal est la privation d’espиce, de mode et
d’ordre, selon saint Augustin. Or Platon a appelй espиces les idйes
elles-mкmes. Le mal ne peut donc pas avoir d’idйe.
Rйponse :
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’idйe implique suivant sa dйfinition propre
une forme qui est le principe de la formation d’une rйalitй. Puis donc que rien
de ce qui est en Dieu ne peut кtre le principe du mal, le mal ne peut pas avoir
d’idйe en Dieu, si l’on prend l’idйe au sens propre.
Mais
il en est de mкme si on la prend communйment comme une raison ou une ressemblance ;
car, selon saint Augustin, le mal est appelй ainsi par le fait mкme qu’il n’a
pas de forme. Puis donc que la ressemblance se prend de la forme participйe en
quelque faзon, et qu’une chose est dite mauvaise par le fait mкme qu’elle s’йloigne de la participation de la
divinitй, il est impossible que le mal ait une ressemblance en Dieu.
Rйponse aux objections :
1° La science de simple connaissance ne concerne
pas seulement les maux, mais encore certains biens qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existй, et c’est par rapport а eux que l’on pose l’idйe
dans la science de simple connaissance, mais non par rapport aux maux.
2° Si l’on nie que le mal a une idйe en Dieu, ce
n’est pas seulement parce qu’il lui est opposй ; mais parce qu’il n’a pas une
nature lui permettant en quelque sorte de participer а une chose qui serait en
Dieu, de telle sorte que sa ressemblance puisse кtre reзue.
3° La communautй par laquelle une chose est
attribuйe communйment а l’йtant et au non-йtant est seulement de raison, car
les nйgations et les privations ne sont que des йtants de raison ; or une
telle communautй ne suffit pas pour la ressemblance dont il est question ici.
4° Que le principe suivant : « Aucun
tout n’est plus grand que sa partie » soit faux, est quelque chose de
vrai ; donc, connaоtre que c’est faux, c’est connaоtre quelque chose de
vrai. Cependant la faussetй de ce principe n’est connue que par sa privation de
vйritй, comme la cйcitй est connue par la privation de la vue.
5° Les actions mauvaises, pour autant qu’elles ont
de l’кtre, sont bonnes et proviennent de Dieu, et il en va de mкme pour les
habitus qui en sont les principes ou les effets ; ils ne posent donc
aucune nature par la raison qu’ils sont des maux, mais seulement une privation.
6° Une chose a deux faзons d’кtre appelйe un
non-йtant : soit parce que le non-кtre intervient dans sa
dйfinition : ainsi la cйcitй est appelйe non-йtant ; et d’un tel
non-йtant aucune forme ne peut кtre conзue ni dans l’intelligence ni dans l’imagination,
et un non-йtant de cette sorte est un mal. Soit parce qu’il ne se rencontre pas
dans la rйalitй, quoique la privation d’кtre ne soit pas elle-mкme comprise
dans sa dйfinition ; et dans ce cas, rien n’empкche d’imaginer des
non-йtants, ni de concevoir leurs formes.
7° Du fait mкme qu’il n’a pas d’idйe en Dieu, le
mal est connu de Dieu au moyen de l’idйe du bien opposй ; et de cette
faзon, il entretient avec la connaissance le mкme rapport que s’il avait une
idйe ; non pas toutefois que la privation d’idйe lui tienne lieu d’idйe,
car en Dieu, il ne peut y avoir de privation.
8° Le mal de peine vient de Dieu sous l’aspect de
l’ordre de la justice, et ainsi, il est bon, et il a une idйe en Dieu. Article 5 : La matiиre prime a-t-elle une
idйe [en Dieu] ?
Objections :
Il
semble que non.
1° L’idйe, selon saint Augustin, est une forme. Or
la matiиre prime n’a aucune forme. Aucune idйe ne lui correspond donc en Dieu.
2° La matiиre n’est un йtant qu’en puissance. Si
donc l’idйe doit correspondre а la rйalitй prйconзue, alors il est nйcessaire,
si la matiиre prime a une idйe, que son idйe ne soit qu’en puissance. Or en
Dieu, la potentialitй est absente. La
matiиre prime n’a donc pas d’idйe en lui.
3° En Dieu, les idйes portent sur des choses qui
existent, ou peuvent exister. Or, la matiиre prime n’a pas ni ne peut avoir par
elle-mкme une existence sйparйe. Elle n’a donc pas d’idйe en Dieu.
4° L’idйe existe pour qu’une chose soit formйe par
elle. Or la matiиre prime ne peut jamais кtre formйe en sorte que la forme fasse
partie de son essence. Si donc elle avait une idйe, cette idйe serait
inutilement en Dieu, ce qui est absurde.
En sens contraire :
1° Tout ce qui vient а l’existence par Dieu, a une
idйe en lui. Or telle est la matiиre. Elle a donc une idйe en Dieu.
2° Toute essence dйrive de l’essence divine. Tout
ce qui a une essence, a donc une idйe en Dieu. Or telle est la matiиre prime.
Donc, etc.
Rйponse :
Platon,
qui se trouve кtre le premier а avoir parlй des idйes, n’a posй aucune idйe
pour la matiиre prime, car il posait les idйes comme les causes des rйalitйs
prйconзues ; et la matiиre prime n’йtait pas un effet de l’idйe, mais
йtait pour elle une « concause ». Il posait en effet deux principes
du cфtй de la matiиre, le grand et le petit, mais un seul du cфtй de la
forme : l’idйe.
Pour
notre part, nous affirmons que la matiиre est causйe par Dieu ; aussi
est-il nйcessaire de poser que son idйe est d’une certaine faзon en Dieu,
puisque tout ce qui est causй par lui renferme d’une faзon ou d’une autre une ressemblance
de lui.
Mais
cependant, si nous parlons de l’idйe au sens propre, on ne peut poser que la
matiиre prime ait par elle-mкme en Dieu une idйe distincte de l’idйe de la
forme ou du composй : car l’idйe proprement dite regarde la rйalitй telle
qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; or la matiиre ne peut venir а
l’existence sans une forme, et vice versa.
Donc, а proprement parler, l’idйe ne correspond pas а la seule matiиre, ni а la
seule forme ; mais au composй entier correspond une idйe unique, qui est
productrice du tout, et quant а la forme, et quant а la matiиre.
En
revanche, si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison,
alors les choses qui peuvent кtre considйrйes distinctement peuvent avoir par
elles-mкmes une idйe distincte, quoiqu’elles ne puissent exister
sйparйment ; et dans ce cas, rien n’empкche que la matiиre prime ait une
idйe, mкme par soi.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la matiиre prime soit informe,
cependant il y a en elle une imitation de la forme premiиre : car mкme si
son кtre est infirme, il est cependant une imitation du premier йtant ; et
c’est pourquoi il peut avoir une ressemblance en Dieu.
2° Il n’est pas nйcessaire que l’idйe et la
rйalitй prйconзue soient semblables par conformitй de nature, mais seulement
par reprйsentation ; aussi les rйalitйs composйes ont-elles une idйe
simple ; et semblablement, une chose existant en puissance a une
ressemblance idйale en acte.
3° Bien que la matiиre ne puisse pas exister de
soi, elle peut cependant кtre considйrйe en elle-mкme, et peut ainsi avoir une
ressemblance par elle-mкme.
4° Cet argument est probant pour l’idйe
actuellement ou virtuellement pratique, qui porte sur une rйalitй en tant
qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; et une telle idйe ne convient pas
а la matiиre prime.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La matiиre ne vient а l’existence par Dieu que
dans un composй ; et dans ce cas, une idйe au sens propre lui correspond.
2° Il faut rйpondre de mкme : la matiиre, а
proprement parler, n’a pas d’essence, mais elle est une partie de l’essence du
tout. Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des
rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ?
Objections :
Il
semble que non. 1° Seul ce qui a un кtre dйterminй a une idйe. Or
ce qui n’a pas existй, n’existe pas et n’existera pas, n’a aucunement un кtre
dйterminй. Ni donc une idйe.
2° [Le rйpondant] disait que, bien que cela
n’ait pas un кtre dйterminй en soi, cela a cependant un кtre dйterminй en Dieu.
En sens contraire : une chose est dйterminйe
par sa distinction d’une autre. Or toutes choses, telles qu’elles sont en Dieu,
sont un, et indistinctes l’une de l’autre. Donc en Dieu non plus cela n’a pas
un кtre dйterminй.
3° Denys dit que les modиles sont les volontйs
divines et bonnes qui sont prйdйterminatives et effectives des rйalitйs. Or ce
qui ni n’a existй, ni n’existe, ni n’existera, n’a jamais йtй prйdйterminй par
la volontй divine. Cela n’a donc pas d’idйe ou de modиle en Dieu.
4° L’idйe est ordonnйe а la production de la
rйalitй. Si donc il y a une idйe de ce qui n’est jamais amenй а l’existence, il
semble qu’elle soit inutile, ce qui est absurde. Donc, etc.
En sens contraire :
1° Dieu connaоt les rйalitйs au moyen des idйes.
Or lui-mкme connaоt les rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont
existй, comme on l’a dit prйcйdemment, dans la question sur la science de Dieu.
Il y a donc aussi en lui une idйe des choses qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existй.
2° La cause ne dйpend pas de l’effet. Or l’idйe
est la cause de l’existence de la rйalitй. L’idйe ne dйpend donc nullement de
l’existence de la rйalitй ; elle peut donc йgalement concerner les choses
qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй.
Rйponse :
L’idйe
proprement dite regarde la connaissance pratique non seulement en acte, mais
aussi en habitus. Or Dieu a une connaissance virtuellement pratique des choses
qu’il peut faire, bien qu’elles n’aient jamais eu lieu et ne doivent jamais
avoir lieu ; il reste donc que l’idйe peut porter sur les choses qui ni
n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ; non cependant de la mкme
faзon qu’elle porte sur les choses qui existent, existeront ou ont
existй ; car pour produire celles-ci elle est dйterminйe par un propos de
la volontй divine, mais non pour les choses qui ni n’existent, ni n’existeront,
ni n’ont existй ; et ainsi, ce genre de choses a en quelque sorte des
idйes indйterminйes.
Rйponse aux objections :
1° Bien que ce qui ni n’existe, ni n’a existй, ni
n’existera, n’ait pas un кtre dйterminй en soi, il est cependant de faзon
dйterminйe dans la connaissance de Dieu.
2° Кtre en Dieu et кtre dans la connaissance de
Dieu sont deux choses diffйrentes : en effet, le mal n’est pas en Dieu,
mais il est dans la science de Dieu. Car une rйalitй est dite кtre dans la
science de Dieu pour autant qu’elle est connue de Dieu ; et parce que Dieu
connaоt tout distinctement, comme on l’a dit dans la question prйcйdente, les
rйalitйs sont distinctes dans sa science, bien qu’elles soient un en lui.
3° Bien que Dieu n’ait jamais voulu amener а
l’existence de telles rйalitйs, dont il a des idйes, il veut cependant pouvoir
les produire, et avoir la science de leur production ; et c’est pourquoi
Denys ne dit pas que pour la raison formelle de modиle soit exigйe une volontй prйdйfinissante et
efficiente, mais une volontй dйfinitive et effective.
4° La connaissance divine ordonne ces idйes non
pas afin qu’une chose ait lieu par elles, mais afin qu’une chose puisse avoir
lieu par elles. Article 7 : Les accidents ont-ils une idйe
en Dieu ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Il n’y a d’idйe que pour connaоtre et causer
les rйalitйs. Or l’accident est connu au moyen de la substance, et causй par
les principes de celle-ci. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il ait une idйe en
Dieu.
2° [Le rйpondant] disait que l’accident est
connu au moyen de la substance, mais que cette connaissance est celle de
l’existence et non de l’essence. En sens contraire :
l’essence est signifiйe par la dйfinition de la rйalitй, et surtout du point de
vue du genre. Or la substance est posйe dans la dйfinition des accidents, comme
il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique,
de sorte que le sujet est posй а la place du genre, comme dit le
Commentateur dans le mкme passage, comme lorsqu’on dit : « Le camus
est un nez courbe. » Donc, mкme quant а la connaissance de l’essence,
l’accident est connu au moyen de la substance.
3° Tout ce qui a une idйe entre en sa
participation. Or les accidents ne participent а rien, puisque participer n’est
le fait que des substances, qui peuvent recevoir quelque chose ; ils n’ont
donc pas d’idйe.
4° Dans les choses qui se disent avec antйrioritй
de l’une sur l’autre, il n’y a pas
lieu d’admettre une idйe commune : ainsi dans les nombres et les figures,
selon l’opinion de Platon, comme cela est clair au troisiиme livre de la Mйtaphysique et au premier de l’Йthique ; et la raison en est que
le premier est comme l’idйe du second. Or l’йtant se dit de la substance et de
l’accident avec antйrioritй de l’une sur l’autre. L’accident n’a donc pas
d’idйe, mais la substance lui tient lieu d’idйe.
En sens contraire :
1° Tout ce qui est causй par Dieu a une idйe en
lui. Or Dieu est cause non seulement des substances mais aussi des accidents.
Les accidents ont donc une idйe en Dieu.
2° Tout ce qui est dans un genre doit se rattacher
au premier de ce genre, comme tout corps chaud а la chaleur du feu. Or les
idйes sont les formes principales, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Puis donc que les
accidents sont des formes, il semble qu’elles aient des idйes en Dieu.
Rйponse :
Platon,
qui introduisit le premier les idйes, n’en posa point pour les accidents, mais
seulement pour les substances, comme il est clairement montrй par le Philosophe
au premier livre de la Mйtaphysique.
Et en voici la raison : Platon posa que les idйes йtaient les causes
prochaines des rйalitйs ; aussi, lorsqu’il trouvait pour une chose une
cause prochaine en dehors de l’idйe, il ne posait pas que cette chose avait une
idйe ; et c’est pourquoi il disait que, dans les choses qui se disent avec
antйrioritй de l’une sur l’autre, il n’y a pas d’idйe commune, mais que le
premier est l’idйe du second. Et Denys йvoque aussi cette opinion au livre des Noms Divins, chap. 5, en l’attribuant а
un certain philosophe Clйment, qui disait que, parmi les йtants, les supйrieurs
йtaient les modиles des infйrieurs ; et voilа pourquoi, l’accident йtant
causй immйdiatement par la substance, Platon n’a pas posй les idйes des accidents.
Mais
pour notre part, nous posons Dieu comme cause immйdiate de chaque rйalitй,
parce qu’il opиre en toutes les causes secondes, et que tous les effets seconds
proviennent de sa prйdйfinition ; aussi posons-nous en lui des idйes non
seulement des premiers йtants mais aussi des seconds, et par consйquent des
substances et des accidents ; mais de faзon diffйrente pour les divers
accidents.
Certains
sont en effet des accidents propres causйs par les principes du sujet, et qui,
au point de vue de l’existence, ne sont jamais sйparйs de leurs sujets. Et de
tels accidents sont amenйs а l’existence avec leur sujet en une opйration
unique. Puis donc que l’idйe est au sens propre la forme de la rйalitй opйrable
en tant que telle, il n’y aura pas
pour de tels accidents une idйe distincte, mais il y aura une idйe unique du
sujet avec tous ses accidents ; ainsi le bвtisseur possиde-t-il une forme
unique pour la maison comme telle avec toutes les accidents qui s’y ajoutent,
forme par laquelle il amиne simultanйment а l’existence la maison et tous les
accidents en question, comme sa forme carrйe et d’autres de ce genre.
D’autres,
par contre, sont des accidents qui ne suivent pas insйparablement leur sujet,
ni ne dйpendent de ses principes. Et de tels accidents sont amenйs а
l’existence par une autre opйration, en plus de celle par laquelle le sujet est
produit ; par exemple, ce qui fait qu’un homme est homme n’entraоne pas
qu’il soit grammairien, mais cela vient par une autre opйration. Et pour de
tels accidents il y a en Dieu une idйe distincte de l’idйe du sujet : de
mкme aussi l’artisan conзoit la forme de la peinture de la maison en plus de la
forme de la maison.
Mais
si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison, alors l’un
et l’autre accident a une idйe distincte en Dieu, car ils peuvent кtre
considйrйs par eux-mкmes distinctement ; et c’est pourquoi le Philosophe
dit au premier livre de la Mйtaphysique
qu’au point de vue de la connaissance, les
accidents doivent avoir une idйe comme les substances ; mais que du point
de vue des autres raisons pour lesquelles Platon posait les idйes, c’est-а-dire
pour qu’elles soient les causes de la gйnйration et de l’existence, il semble
que les idйes ne portent que sur les substances.
Rйponse aux objections : 1° Comme on l’a dit, il y a en Dieu une idйe non
seulement des premiers effets, mais aussi des seconds ; donc, bien que les
accidents aient l’existence par la substance, il n’est pas exclu qu’ils aient
des idйes.
2° L’accident peut кtre entendu de deux faзons :
d’abord dans l’abstrait, et dans ce cas il est considйrй dans sa raison
formelle propre, car c’est ainsi que nous dйfinissons pour les accidents le
genre et l’espиce ; et de cette faзon, le sujet n’est pas posй comme genre
dans la dйfinition de l’accident, mais comme diffйrence, comme quand on
dit : « La camusitй est la courbure du nez. » Ensuite les
accidents peuvent кtre entendus concrиtement, et dans ce cas ils sont pris
comme faisant un par accident avec le sujet ; c’est pourquoi on ne leur
dйfinit dans ce cas ni genre ni espиce, et ainsi, il est vrai que le sujet est
posй comme un genre dans la dйfinition de l’accident.
3° Bien que l’accident ne soit pas participant ,
il est cependant la participation elle-mкme ; et ainsi, il est clair qu’а
lui aussi correspond une idйe en Dieu, ou une ressemblance.
4° La rйponse ressort de ce qu’on a dit. Article 8 : Les singuliers ont-ils une idйe en
Dieu ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Les singuliers sont infiniment nombreux en
puissance. Or en Dieu, il y a une idйe non seulement de ce qui est, mais aussi
de ce qui peut кtre. Si donc il y avait en Dieu une idйe des singuliers, il y
aurait en lui une infinitй d’idйes, ce qui semble absurde, puisqu’elle ne
peuvent кtre infiniment nombreuses en acte.
2° Si les singuliers ont une idйe en Dieu, alors
ou bien il y a une mкme idйe pour le singulier et pour l’espиce, ou bien il y a
diffйrentes idйes. S’il y a diffйrentes idйes, alors il y a en Dieu plusieurs
idйes d’une seule rйalitй, car l’idйe
de l’espиce est aussi une idйe du singulier. Et s’il y a une seule et mкme
idйe, alors, puisque tous les singuliers qui sont de mкme espиce ont en commun
l’idйe de l’espиce, il n’y aura pour tous les singuliers qu’une seule
idйe ; et ainsi, les singuliers n’auront pas une idйe distincte en Dieu.
3° Beaucoup parmi les singuliers se produisent par
hasard. Or ce qui se produit ainsi n’est pas prйdйfini. Puis donc que l’idйe
requiert une prйdйfinition, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble
que tous les singuliers n’aient pas une idйe en Dieu.
4° Certains singuliers rйsultent de la fusion de
deux espиces, comme le mulet rйsulte de la fusion de l’вne et du cheval. Si
donc de telles choses ont une idйe, il semble qu’а chacune d’elles
correspondent deux idйes ; et cela semble absurde, puisqu’il est aberrant
de poser la pluralitй dans la cause et l’unitй dans l’effet.
En sens contraire : 1° Les idйes sont en Dieu pour connaоtre et
opйrer. Or Dieu connaоt et opиre les singuliers. Leurs idйes sont donc en lui.
2° Les idйes sont ordonnйes а l’existence des
rйalitйs. Or les singuliers existent plus vraiment que les universels, puisque
ceux-ci ne subsistent que dans les singuliers. Les singuliers doivent donc,
plus que les universels, avoir des idйes.
Rйponse :
Platon
n’a pas posй les idйes des singuliers, mais seulement celles des espиces ;
et la raison en est double. D’abord, parce que selon lui, les idйes ne sont pas
productrices de la matiиre mais seulement de la forme, dans notre monde
infйrieur. Or le principe de la singularitй est la matiиre, tandis que par la
forme chaque singulier est placй dans une espиce ; voilа pourquoi l’idйe
ne correspond pas au singulier en tant qu’il est singulier, mais seulement du
point de vue de l’espиce. Une autre raison a pu кtre que l’idйe ne porte que
sur des choses qui sont par elles-mкmes objets d’intention, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit. Or l’intention de la nature va principalement а la
conservation de l’espиce ; donc, bien que la gйnйration ait pour terme cet
homme, cependant l’intention de la nature est d’engendrer un homme. Et pour
cette raison le Philosophe dit aussi au dix-neuviиme livre sur les Animaux qu’il faut dйterminer des causes
finales pour les accidents des espиces et non pour ceux des singuliers, mais
pour ceux-ci des causes efficientes et matйrielles seulement ; et c’est
pourquoi l’idйe ne correspond pas au singulier, mais а l’espиce. Et pour la
mкme raison Platon ne posait pas les idйes des genres, car l’intention de la
nature n’a pas pour terme la production de la forme du genre, mais seulement de
la forme de l’espиce.
Pour
notre part, nous posons que Dieu est la cause du singulier et quant а la forme,
et quant а la matiиre. Nous affirmons aussi que tous les singuliers sont
prйdйfinis par la providence divine ; et c’est pourquoi il est nйcessaire
que nous posions aussi les idйes des singuliers.
Rйponse aux objections :
1° Les idйes ne se diversifient que par les
diffйrents rapports aux rйalitйs ; or il n’est pas aberrant pour des
relations de raison de se diversifier а l’infini, comme dit Avicenne.
2° Si nous parlons de l’idйe au sens propre, en
tant qu’elle porte sur la rйalitй а la faзon dont celle-ci peut кtre amenйe а
l’existence, alors une idйe unique correspond au singulier, а l’espиce et au
genre, individuйs dans le singulier lui-mкme, puisque Socrate, l’homme et
l’animal ne sont pas distincts du point de vue de l’existence. Mais si nous
entendons l’idйe au sens commun de ressemblance ou de raison, alors, puisque
les considйrations de Socrate comme Socrate, comme homme et comme animal sont
diffйrentes, plusieurs idйes leur correspondront en consйquence.
3° Bien que telle chose soit fortuite par rapport
а l’agent prochain, rien cependant n’est fortuit par rapport а l’agent qui
connaоt dйjа tout.
4° Le mulet a une espиce intermйdiaire entre l’вne
et le cheval ; il n’est donc pas en deux espиces mais en une seule, qui
est produite par l’union des semences : dans ce cas, en effet, la vertu
active du mвle n’a pas pu conduire la matiиre de la femelle aux termes de sa
propre espиce parfaite а cause du caractиre йtranger de la matiиre, mais il l’a
amenйe а quelque chose de proche de son espиce ; et c’est pourquoi une
idйe est attribuйe au mulet comme au cheval. Question 4 : [Le Verbe]
Introduction
Article 1 : Le
nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ? Article 2 : Le
nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que
personnellement ? Article 3 : Le
nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ? Article 4 : Le
Pиre dit-il la crйature par le Verbe par lequel il se dit ? Article 5 : Le
nom de Verbe implique-t-il une relation а la crйature ? Article 6 : Les
rйalitйs existent-elles plus vйritablement dans le Verbe ou en
elles-mкmes ? Article 7 : Le
Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont
existй ? Article 8 :
Tout ce qui a йtй fait est-il vie dans le Verbe ?
Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en
Dieu au sens propre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il y a deux
verbes, а savoir : l’intйrieur et l’extйrieur. L’extйrieur ne peut pas se
dire de Dieu au sens propre, puisqu’il est corporel et transitoire ; ni,
de mкme, le verbe intйrieur, que saint Jean Damascиne dйfinit au deuxiиme livre
en disant : « Le discours intйrieur est un mouvement de l’вme
survenant dans sa puissance de rйflexion, sans йlocution. » Or on ne peut
poser en Dieu ni mouvement ni rйflexion, celle-ci s’accomplissant par un
certain processus discursif. Il semble donc qu’en aucune faзon le verbe ne se
dise en Dieu au sens propre.
2° Saint Augustin
prouve au quinziиme livre sur la Trinitй
qu’un certain verbe appartient а l’esprit lui-mкme, puisqu’il est dit qu’il a
une bouche, lui aussi, comme on le voit clairement en Mt 15, 11 :
« c’est ce qui sort de la bouche de l’homme qui le souille », et la
suite montre qu’il faut entendre cela de la bouche du cњur : « Mais
ce qui sort de la bouche part du cњur. » Or la bouche ne se dit que de
faзon mйtaphorique dans les rйalitйs spirituelles. Donc le verbe aussi.
3° Ce qui est dit
en Jn 1, 3 : « Toutes choses ont йtй faites par lui »,
montre que le Verbe est intermйdiaire entre le Crйateur et les crйatures ;
et par lа mкme, saint Augustin prouve que le Verbe n’est pas une crйature. Le
mкme raisonnement permet donc de prouver que le Verbe n’est pas le
Crйateur ; le nom de Verbe ne dйsigne donc rien qui soit en Dieu.
4° Le mйdium est
а йgale distance des extrкmes. Si donc le Verbe est intermйdiaire entre le Pиre
qui dit et la crйature qui est dite, il est nйcessaire que le Verbe se
distingue essentiellement du Pиre, puisqu’il se distingue essentiellement des
crйatures. Or rien en Dieu n’est distinct par essence. On ne parle donc pas de
Verbe en Dieu au sens propre.
5° Ce qui ne
convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, comme кtre homme, ou marcher, ou
autre chose de ce genre, ne se dit jamais en Dieu au sens propre. Or la notion
de verbe ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, car la notion de
verbe vient de ce qu’il manifeste celui qui dit ; or le Fils ne manifeste
le Pиre qu’en tant qu’il est incarnй, de mкme que notre verbe ne manifeste
notre intelligence qu’en tant qu’il est uni а la voix. Ce n’est donc pas au
sens propre que le Verbe se dit en Dieu.
6° S’il y avait
en Dieu un verbe au sens propre, le Verbe qui a йtй de toute йternitй auprиs du
Pиre et celui qui s’est incarnй dans le temps seraient le mкme, comme nous
disons que c’est le mкme Fils. Or, semble-t-il, on ne peut pas dire cela, car
le Verbe incarnй est comparable au verbe de la voix, tandis que le Verbe qui
existe auprиs du Pиre est comparable au verbe de l’esprit, comme saint Augustin
le montre clairement au quinziиme livre sur la Trinitй ; or le verbe profйrй avec la voix et le verbe qui
existe dans le cњur ne sont pas le mкme. Il ne semble donc pas que le Verbe que
l’on dit avoir йtй auprиs du Pиre de toute йternitй concerne proprement la
nature divine.
7° Plus
l’effet est postйrieur, plus il inclut la notion de signe ; ainsi le vin
est la cause finale du tonneau, et au-delа celle de l’anneau qui est accrochй
pour marquer le tonneau ; aussi est-ce surtout l’anneau qui est un signe.
Or le verbe qui est dans la voix est le dernier effet qui procиde de
l’intelligence. La notion de signe convient donc plus а ce verbe qu’au concept
de l’esprit ; et semblablement aussi la notion de « verbe », mot
qui signifie а l’origine une manifestation. Or ce qui est dans les rйalitйs
corporelles avant d’кtre dans les spirituelles ne se dit jamais de Dieu au sens
propre. Le verbe ne se dit donc pas de lui au sens propre.
8° Chaque nom
signifie surtout ce dont il provient. Or le nom de verbe provient soit de verberatio aeris [action de frapper
l’air], soit de boatus [cri], puisque le verbe n’est rien d’autre
qu’un verum boans [criant le vrai].
C’est donc surtout cela qui est signifiй par le nom de verbe. Or cela ne
convient nullement а Dieu, sauf de faзon mйtaphorique. Le verbe ne se dit donc
pas en Dieu au sens propre.
9° Le verbe
de quelqu’un qui dit semble кtre la ressemblance en lui de la rйalitй dite. Or
le Pиre, en se pensant, ne se pense pas par une ressemblance, mais par son
essence. Il semble donc qu’il n’engendre aucun verbe de lui-mкme du fait qu’il
se regarde. Or, comme dit Anselme, « pour l’esprit suprкme, dire n’est
rien d’autre que regarder en pensant ». Le verbe ne se dit donc pas en
Dieu au sens propre.
10° Ce qui se dit
de Dieu par ressemblance avec la crйature ne se dit jamais de lui au sens
propre, mais de faзon mйtaphorique. Or le verbe se dit en Dieu par ressemblance
avec le verbe qui est en nous, comme dit saint Augustin. Il semble donc qu’il
se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, et non au sens propre.
11° Saint Basile
dit que Dieu est appelй Verbe en tant que toutes choses sont profйrйes par
lui ; Sagesse, car par lui toutes choses sont connues ; Lumiиre, car
par lui toutes choses sont manifestйes. Or « profйrer » ne se dit pas
en Dieu au sens propre, car l’action de profйrer regarde la voix. Le verbe ne
se dit donc pas en Dieu au sens propre.
12° Le verbe de
l’esprit est au Verbe йternel ce que le verbe de la voix est au Verbe incarnй,
comme le montre clairement saint Augustin. Or le verbe de la voix ne se dit du
Verbe incarnй que de faзon mйtaphorique. Donc le verbe intйrieur ne se dit
aussi du Verbe йternel que de faзon mйtaphorique.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй :
« Ce verbe, que nous cherchons а expliquer, est la connaissance unie а
l’amour. » Or la connaissance et l’amour se disent en Dieu au sens propre.
Donc le verbe aussi.
2° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй :
« Le verbe qui sonne au-dehors est donc le signe du verbe qui luit
au-dedans, et qui, avant tout autre, mйrite ce nom de verbe. Ce que nous
profйrons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette
expression, nous l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour apparaоtre
au-dehors. » D’oщ il ressort que le nom de verbe se dit plus proprement du
verbe spirituel que du corporel. Or tout ce qui se trouve plus proprement dans
les rйalitйs spirituelles que dans les corporelles convient а Dieu de faзon
trиs propre. C’est donc d’une faзon trиs propre que le verbe se dit en Dieu.
3° Richard de
Saint-Victor dit que le verbe manifeste l’intelligence du sage. Or le Fils
manifeste trиs vйritablement l’intelligence du Pиre. Le nom de verbe se dit
donc en Dieu de faзon trиs propre.
4° Selon saint
Augustin au quinziиme livre sur la Trinitй,
le verbe n’est rien d’autre que la pensйe formйe. Or la pensйe divine n’est
jamais formable mais toujours formйe, car elle est toujours dans son acte. Le
verbe se dit donc en Dieu de faзon trиs propre.
5° Parmi les
modes de l’un, celui qui est le plus simple est appelй un en premier et de
faзon tout а fait propre. Donc semblablement aussi pour le verbe, celui qui est
tout а fait simple est trиs proprement appelй verbe. Or le Verbe qui est en
Dieu est trиs simple. Il est donc trиs proprement appelй verbe.
6° Selon les
grammairiens, si cette partie du discours qui s’appelle verbe s’approprie un
nom commun, c’est parce qu’elle est la perfection de tout le discours, йtant
pour ainsi dire sa partie principale, et que le verbe manifeste les autres
parties du discours, puisque le verbe fait comprendre le nom. Or le Verbe divin
est la plus parfaite de toutes les rйalitйs et, de plus, il les manifeste. Il
est donc trиs proprement appelй verbe.
Rйponse :
Notre faзon de
nommer dйpend de la maniиre dont nous prenons connaissance des rйalitйs. Or
parce que, la plupart du temps, les choses qui sont postйrieures dans la nature
nous sont connues en premier, il suit frйquemment qu’un nom, quant а son
attribution, se trouve d’abord dans une premiиre chose, alors que la rйalitй
signifiйe par le nom existe d’abord dans une seconde, comme on le voit
clairement pour les noms qui se disent de Dieu et des crйatures, tels l’йtant,
le bien, etc., qui ont d’abord йtй donnйs aux crйatures, et de celles-ci ont
йtй transfйrйs а la prйdication de Dieu, bien que l’кtre et le bien se trouvent
d’abord en Dieu.
Or, puisque le
verbe extйrieur est sensible, il nous est plus connu que le verbe intйrieur
quant а l’attribution du nom. Aussi le verbe vocal est-il appelй verbe avant le
verbe intйrieur, bien que le verbe intйrieur soit naturellement avant,
puisqu’il est la cause а la fois efficiente et finale du verbe extйrieur. Cause
finale, car nous exprimons le verbe vocal pour manifester le verbe
intйrieur ; il est donc nйcessaire que le verbe intйrieur soit ce qui est
signifiй par le verbe extйrieur. Or le verbe qui est profйrй extйrieurement
signifie ce qui est pensй, non l’acte mкme de penser, ni cette intelligence qui
est un habitus ou une puissance, si ce n’est en tant qu’ils sont pensйs eux
aussi ; le verbe intйrieur est donc cela mкme qui est pensй
intйrieurement. Cause efficiente car, puisque le verbe profйrй extйrieurement signifie
de faзon arbitraire, son principe est la volontй, tout comme pour les autres
produits de l’art ; voilа pourquoi, de mкme que, pour les autres produits
de l’art, prйexiste dans l’esprit de l’artisan une certaine image du produit
extйrieur, de mкme prйexiste, dans l’esprit de celui qui profиre le verbe
extйrieur, un certain modиle de celui-ci.
Donc, de mкme
que, dans le cas de l’artisan, nous considйrons trois choses, а savoir la fin
du produit, son modиle et le produit lui-mкme dйjа rйalisй, de mкme aussi en
celui qui parle se trouvent trois verbes : ce qui est conзu par
l’intelligence est « le verbe du cњur profйrй sans la voix », et le
verbe extйrieur est profйrй pour le signifier ; puis viennent le modиle du
verbe extйrieur, appelй « le verbe intйrieur qui a l’image de la
voix », et le verbe exprimй extйrieurement, qui est appelй « le verbe
de la voix ». Et de mкme que, chez l’artisan, l’intention de la fin
prйcиde, puis vient l’йlaboration de la forme du produit de l’art, et enfin
celui-ci est amenй а l’existence, de mкme, en celui qui parle, le verbe du cњur
est antйrieur au verbe qui a l’image de la voix, et en dernier vient le verbe
de la voix.
Donc le verbe
de la voix, йtant accompli corporellement, ne peut se dire de Dieu que de faзon
mйtaphorique, c’est-а-dire а la faзon dont les crйatures qui sont produites par
Dieu, ou leurs mouvements, sont elles-mкmes appelйes son verbe, en tant
qu’elles signifient l’intelligence divine comme l’effet signifie la cause.
Donc, pour la mкme raison, le verbe qui a l’image de la voix ne pourra pas non
plus se dire de Dieu au sens propre, mais seulement de faзon
mйtaphorique ; et c’est ainsi que les idйes des rйalitйs а produire sont
appelйes verbe de Dieu. Mais le verbe du cњur, qui n’est rien d’autre que ce qui
est actuellement considйrй par l’intelligence, se dit proprement de Dieu, car
il est entiиrement йloignй de la matйrialitй, de la corporйitй et de tout
dйfaut ; et de telles choses se disent proprement de Dieu, comme la
science et l’objet su, l’acte de penser et l’objet pensй.
Rйponse aux objections :
1° Puisque le
verbe intйrieur est ce qui est pensй, et que cela n’est en nous que lorsque
nous pensons en acte, le verbe intйrieur requiert toujours une intelligence
dans son acte, qui est celui de penser. Or l’acte mкme de l’intelligence est
appelй mouvement, non celui de l’imparfait, tel qu’il est dйcrit au troisiиme
livre de la Physique, mais le
mouvement du parfait, qui est une opйration, comme il est dit au troisiиme
livre sur l’Вme ; voilа pourquoi
saint Jean Damascиne a dit que le verbe intйrieur est un mouvement de l’esprit,
quoiqu’il faille entendre par « mouvement » le terme du mouvement,
c’est-а-dire par « opйration » ce qui est opйrй, comme on entend par
« penser » ce qui est pensй. Et il n’est pas requis, pour la notion
de verbe, que l’acte de l’intelligence qui a pour terme le verbe intйrieur se
fasse avec un processus discursif, que la rйflexion semble impliquer : il
suffit que, d’une faзon quelconque, une chose soit pensйe en acte. Pour nous,
cependant, c’est le plus souvent par un processus discursif que nous disons
quelque chose intйrieurement ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne et
Anselme, en dйfinissant le verbe, emploient le mot « rйflexion » а la
place de « considйration ».
2° L’argument de
saint Augustin ne procиde pas du semblable, mais du moindre ; en effet, il
semble que, dans le cњur, l’on doive moins parler de bouche que de verbe ;
l’argument n’est donc pas concluant.
3°
L’intermйdiaire peut кtre envisagй de deux faзons. D’abord entre les deux
extrйmitйs du mouvement, comme le gris est intermйdiaire entre le blanc et le
noir dans le mouvement de noircissement ou de blanchissement. Ensuite entre
l’agent et le patient, comme l’instrument de l’artisan est intermйdiaire entre
celui-ci et le produit de l’art, et semblablement comme tout ce par quoi
l’artisan agit ; et c’est de cette faзon que le Fils est un intermйdiaire
entre le Pиre qui crйe et la crйature faite par le Verbe ; mais non entre
Dieu qui crйe et la crйature, car le Verbe lui-mкme est aussi le Dieu qui
crйe ; donc, de mкme que le Verbe n’est pas une crйature, de mкme il n’est
pas le Pиre. Et cependant, indйpendamment de cela, la conclusion ne
s’ensuivrait pas non plus. En effet, nous disons que Dieu crйe par sa sagesse
dite essentiellement, si bien que sa sagesse peut ainsi кtre dite intermйdiaire
entre Dieu et la crйature ; et pourtant, la sagesse elle-mкme est Dieu.
Saint Augustin, quant а lui, prouve que le Verbe n’est pas une crйature non pas
parce qu’il est intermйdiaire, mais parce qu’il est cause universelle de la
crйation. En n’importe quel mouvement, en effet, on se ramиne а quelque
[principe] premier qui n’est pas mы selon ce mouvement, comme tout ce qui peut
кtre altйrй se ramиne а un premier altйrant non altйrй ; et de mкme, ce а
quoi se ramиnent toutes les choses crййes est nйcessairement non crйй.
4°
L’intermйdiaire que l’on considиre entre les termes du mouvement est tantфt
pris а йgale distance des termes, tantфt non. Mais l’intermйdiaire qui est
entre l’agent et le patient, s’il est certes intermйdiaire en tant
qu’instrument, il est tantфt plus proche de l’agent premier, tantфt plus proche
du dernier patient ; et parfois, il se tient а йgale distance de l’un et
de l’autre : on le voit clairement dans le cas de l’agent dont l’action
parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l’intermйdiaire qu’est la
forme par laquelle l’agent opиre est toujours plus proche de l’agent, car elle
est en lui vйritablement, tandis qu’elle n’est dans le patient que par sa ressemblance.
Et c’est de cette faзon que l’on dit que le Verbe est intermйdiaire entre le
Pиre et la crйature. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit а йgale distance
du Pиre et de la crйature.
5° Bien que,
parmi nous, la manifestation qui s’adresse а autrui ne se fasse qu’au moyen du
verbe vocal, cependant une manifestation а soi-mкme se fait aussi par le verbe
du cњur, et cette manifestation prйcиde l’autre ; aussi le verbe intйrieur
est-il appelй verbe en premier. Semblablement aussi, le Pиre a йtй manifestй а
tous par le Verbe incarnй, mais le Verbe engendrй de toute йternitй l’a
manifestй а lui-mкme ; voilа pourquoi le nom de Verbe ne lui convient pas
seulement en tant qu’il s’est incarnй.
6° Le Verbe
incarnй a quelque ressemblance et quelque dissemblance avec le verbe de la
voix. Il y a de semblable entre les deux — et cela les rend comparables — que,
de mкme que le verbe intйrieur est manifestй par la voix, de mкme le Verbe
йternel a йtй manifestй par la chair. Mais il y a dissemblance en ceci que la
chair assumйe par le Verbe йternel n’est pas elle-mкme appelйe verbe, alors que
l’expression vocale qui est assumйe pour manifester le verbe intйrieur est
elle-mкme appelйe verbe ; voilа pourquoi le verbe de la voix est autre que
le verbe du cњur ; mais le Verbe incarnй est identique au Verbe йternel,
tout comme le verbe signifiй par la voix est identique au verbe du cњur.
7° La notion de
signe convient а l’effet avant de convenir а la cause lorsque la cause est pour
l’effet une cause de l’кtre et non du signifier, comme c’est le cas dans
l’exemple proposй. Mais lorsque l’effet doit а la cause non seulement d’кtre
mais aussi de signifier, alors, de mкme que la cause est antйrieure а l’effet
quant а l’кtre, de mкme elle l’est quant au signifier ; et si le verbe
intйrieur inclut la notion de signification et de manifestation avant le verbe
extйrieur, c’est parce que le verbe extйrieur n’est йtabli comme signe que par
le verbe intйrieur.
8° Il y a deux
faзons de dire la provenance d’un nom : soit du cфtй de celui qui donne le
nom, soit du cфtй de la rйalitй а laquelle il est donnй. Du cфtй de la rйalitй,
ce dont le nom provient est, dit-on, ce qui complиte la notion de la rйalitй
signifiйe par le nom, autrement dit la diffйrence spйcifique de cette rйalitй ;
et c’est ce qui est principalement signifiй par le nom. Mais parce que les
diffйrences essentielles nous sont inconnues, nous employons parfois а leur
place les accidents ou les effets, comme il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique, et nous nommons la rйalitй
en consйquence ; et dans ce cas, ce qui remplace la diffйrence essentielle
est ce dont provient le nom du cфtй de celui qui le donne, comme [le nom latin
de] la pierre provient de son effet, qui est de blesser le pied. Et ce n’est
pas celui-ci, mais ce qu’il remplace, qui doit кtre principalement signifiй par
le nom. Semblablement, je dis que le nom de verbe provient de verberatio ou de boatus du cфtй de celui qui donne le nom, non du cфtй de la
rйalitй.
9°
En
ce qui concerne la notion de verbe, peu importe qu’une chose soit pensйe par
ressemblance ou par essence. En effet, il est avйrй que le verbe intйrieur
signifie tout ce qui peut кtre pensй, qu’il le soit par essence ou par
ressemblance ; voilа pourquoi toute pensйe, qu’elle soit pensйe par
essence ou par ressemblance, peut кtre appelйe verbe.
10° Parmi les noms
qui se disent de Dieu et des crйatures, certains signifient des rйalitйs qui se
trouvent d’abord en Dieu et ensuite dans les crйatures, quoique les noms aient
d’abord йtй donnйs а des crйatures ; et de tels noms se disent proprement
de Dieu, comme la bontй, la sagesse, etc. D’autres, par contre, signifient des
rйalitйs qui ne conviennent pas а Dieu, mais il lui convient quelque chose de
semblable а ces rйalitйs ; et de tels noms se disent de Dieu de faзon
mйtaphorique, comme nous disons de Dieu qu’il est un lion ou qu’il marche.
Donc, je dis que le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec notre verbe du
point de vue de l’attribution du nom, non а cause d’une relation de la rйalitй ;
il n’est donc pas nйcessaire qu’il se dise de faзon mйtaphorique.
11° L’action de
profйrer relиve de la notion de verbe quant а ce dont provient le nom du cфtй
de celui qui le donne, et non du cфtй de la rйalitй. Voilа pourquoi, bien que
l’action de profйrer se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, il ne s’ensuit pas
que « verbe » se dise de faзon mйtaphorique ; de mкme aussi,
saint Jean Damascиne dit que le nom de Dieu provient de ethin, qui signifie brыler ; et cependant, bien que
« brыler » se dise de Dieu de faзon mйtaphorique, ce n’est pourtant
pas le cas du nom « Dieu ».
12° Le Verbe
incarnй se rapporte au verbe de la voix seulement а cause d’une certaine
ressemblance, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi le
Verbe incarnй ne peut кtre appelй verbe de la voix que de faзon mйtaphorique.
Mais le Verbe йternel se rapporte au verbe du cњur selon la vraie notion de
verbe intйrieur ; voilа pourquoi le verbe se dit pour l’un et pour l’autre
au sens propre. Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il
essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?
Objections :
Il semble qu’on
puisse aussi le dire essentiellement.
1° Le nom de
verbe signifie а l’origine une manifestation, comme on l’a dit. Or l’essence
divine peut se manifester par elle-mкme. Le verbe lui convient donc par soi, et
ainsi, le verbe se dira essentiellement.
2° Ce qui est
signifiй par le nom, c’est la dйfinition elle-mкme, comme il est dit au
quatriиme livre de la Mйtaphysique.
Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, le verbe est « la connaissance unie а
l’amour » ; et selon Anselme dans son Monologion, « pour l’esprit suprкme, dire n’est rien d’autre
que regarder en pensant ». Et dans l’une et l’autre dйfinition, il n’est
rien qui ne soit dit essentiellement. Le verbe se dit donc essentiellement.
3° Tout ce qui
est dit est verbe. Or le Pиre ne dit pas seulement lui-mкme, mais aussi le Fils
et le Saint-Esprit, comme dit Anselme au livre dйjа citй. Le verbe est donc
commun aux trois Personnes ; il se dit donc essentiellement.
4° Celui qui dit,
quel qu’il soit, a un verbe qu’il dit, suivant saint Augustin au septiиme livre
sur la Trinitй. Or, comme dit Anselme
dans son Monologion, de mкme que le
Pиre pense, le Fils pense et le Saint-Esprit pense, et cependant ce ne sont pas
trois qui pensent mais un seul qui pense, de mкme le Pиre dit, le Fils dit et
le Saint-Esprit dit, et cependant ce ne sont pas trois qui disent mais un seul
qui dit. Un verbe correspond donc а l’un quelconque d’entre eux. Or rien n’est
commun aux trois sinon l’essence. Le verbe se dit donc en Dieu essentiellement.
5° Dans notre
intelligence, dire et penser ne diffиrent pas. Or en Dieu, le verbe se prend
par ressemblance avec le verbe qui est dans l’intelligence. Donc en Dieu, dire n’est
rien d’autre que penser ; donc le verbe, lui aussi, n’est rien d’autre que
ce qui est pensй. Or ce qui est pensй, en Dieu, se dit essentiellement. Donc le
verbe aussi.
6° Comme dit
saint Augustin, le verbe divin est la puissance opйrative du Pиre. Or la
puissance opйrative se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi se dit
essentiellement.
7° De mкme que
l’amour implique une йmanation de la volontй, de mкme le verbe implique une
йmanation de l’intelligence. Or l’amour se dit en Dieu essentiellement. Donc le
verbe aussi.
8° Ce qui, en
Dieu, peut кtre pensй sans considйrer la distinction des Personnes, ne se dit
pas personnellement. Or le verbe est tel, car mкme ceux qui nient la
distinction des Personnes affirment que Dieu se dit lui-mкme. Le verbe ne se
dit donc pas personnellement en Dieu.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au sixiиme livre sur la Trinitй
que seul le Fils est appelй verbe, et non le Pиre et le Fils ensemble. Or tout
ce qui se dit essentiellement convient communйment а l’un et а l’autre. Le
verbe ne se dit donc pas essentiellement.
2° Il est dit en
Jn 1, 1 : « Le Verbe йtait auprиs de Dieu. » Or
l’expression « auprиs de », йtant une prйposition transitive,
implique une distinction. Le Verbe est donc distinct de Dieu. Or rien qui soit
dit essentiellement n’est distinct en Dieu. Le Verbe ne se dit donc pas
essentiellement.
3° Tout ce qui,
en Dieu, implique une relation de Personne а Personne, se dit personnellement,
non essentiellement. Or le verbe est tel. Donc, etc.
4° On peut citer
aussi dans le mкme sens Richard de Saint-Victor, qui montre en son livre sur la
Trinitй que seul le Fils est appelй
verbe.
Rйponse :
Le verbe, tel
qu’il se dit en Dieu de faзon mйtaphorique, au sens oщ la crйation est
elle-mкme appelйe « verbe manifestant Dieu », appartient sans aucun
doute а la Trinitй tout entiиre ; mais pour l’heure, nous enquкtons sur le
verbe tel qu’il se dit en Dieu au sens propre. Et cette question paraоt trиs
facile, а premiиre vue, car le verbe implique une certaine origine, par
laquelle on distingue en Dieu les Personnes. Mais si on l’examine plus а fond,
on la trouve assez difficile, йtant donnй que nous rencontrons en Dieu
certaines choses qui impliquent une origine non quant а la rйalitй, mais
seulement quant а la notion ; comme par exemple le nom d’opйration, qui
implique sans aucun doute une chose qui procиde de celui qui opиre, et
cependant ce processus n’existe que du point de vue de la notion seulement, et
c’est pourquoi l’opйration ne se dit pas en Dieu personnellement mais
essentiellement : car en Dieu, l’essence, la puissance et l’opйration ne
diffиrent pas. On ne voit donc pas avec une йvidence immйdiate si le nom de
verbe implique un processus rйel, comme le nom de Fils, ou seulement de raison,
comme le nom d’opйration, et par consйquent, s’il se dit personnellement ou
essentiellement.
Pour connaоtre
cela, il faut donc savoir que le verbe de notre intelligence, dont la
ressemblance nous permet de parler du verbe divin, est le terme de l’opйration
de notre intelligence, cela mкme qui est pensй ; on l’appelle aussi la
conception de l’intelligence, conception signifiable soit par une expression
vocale incomplexe, comme c’est le cas lorsque l’intelligence forme les
quidditйs des rйalitйs, soit par une expression complexe, ce qui se produit
lorsque l’intelligence compose et divise. Or, en nous, tout objet pensй est une
chose qui йmane rйellement d’autre chose : soit comme les conceptions des
conclusions йmanent des principes, soit comme les conceptions des quidditйs des
rйalitйs postйrieures йmanent des quidditйs des antйrieures, soit, du moins,
comme la conception actuelle йmane de la connaissance habituelle. Et cela est
universellement vrai de tout ce qui est pensй par nous, que ce soit par essence
ou par ressemblance. En effet, la conception est elle-mкme l’effet de l’acte de
penser ; donc, mкme lorsque l’esprit se pense lui-mкme, sa conception
n’est pas l’esprit lui-mкme, mais une chose exprimйe par la connaissance de
l’esprit. Ainsi donc, en nous, le verbe de l’intelligence inclut deux
composantes, de par sa nature : кtre pensй, et кtre exprimй par autre
chose.
Si donc le
verbe se dit en Dieu par similitude avec ces deux composantes, alors le nom de
verbe n’impliquera pas seulement un processus de raison, mais aussi un
processus rйel. Mais s’il se dit par similitude avec l’une d’elles seulement, а
savoir, кtre pensй, alors le nom de verbe n’impliquera pas en Dieu un processus
rйel, mais seulement de raison, tout comme le nom de pensйe. Mais ce ne sera pas
selon l’acception propre de « verbe », car si l’on фte а un mot l’un
des composants de sa notion, l’acception ne sera plus propre. Si donc le verbe
est entendu en Dieu au sens propre, il ne se dit que personnellement, mais si
on l’entend au sens commun, il pourra aussi se dire essentiellement. Cependant,
parce qu’il faut, d’aprиs le Philosophe, « user des noms comme la plupart
le font », on doit imiter l’usage surtout dans les significations des
noms ; et parce que tous les saints emploient communйment le nom de verbe
comme attribut d’une Personne, il faut plutфt affirmer qu’il se dit
personnellement.
Rйponse aux objections :
1° Le verbe, de
par sa notion, n’inclut pas seulement une manifestation, mais aussi un
processus rйel d’une chose а partir d’une autre. Et parce que l’essence,
quoiqu’elle se manifeste elle-mкme, n’йmane pas rйellement d’elle-mкme, elle ne
peut pas кtre appelйe verbe qu’en raison de l’identitй entre essence et
Personne, comme l’essence est aussi appelйe Pиre ou Fils.
2° La connaissance
qui entre dans la dйfinition du verbe est а entendre comme la connaissance
exprimйe par autre chose, et qui est en nous la connaissance actuelle. Or, bien
que la sagesse ou la connaissance se dise en Dieu essentiellement, cependant la
sagesse engendrйe ne se dit que personnellement. Semblablement aussi, ce que
dit Anselme — « dire, c’est regarder en pensant » — doit, si l’on
prend « dire » au sens propre, se comprendre du regard de la pensйe,
en ce sens que par ce regard quelque chose йmane, а savoir, cela mкme qui est
pensй.
3° La conception
de l’intelligence est intermйdiaire entre l’intelligence et la rйalitй pensйe,
car c’est par son intermйdiaire que l’opйration de l’intelligence atteint la
rйalitй. Voilа pourquoi la conception de l’intelligence est non seulement ce
qui est pensй, mais aussi ce par quoi la rйalitй est pensйe ; de sorte que
« ce qui est pensй » peut dйsigner а la fois la rйalitй mкme et la
conception de l’intelligence ; et semblablement, « ce qui est dit »
peut dйsigner а la fois la rйalitй qui est dite par le verbe et le verbe
lui-mкme, comme on le voit clairement aussi dans le cas du verbe extйrieur, car
а la fois le nom lui-mкme est dit, et la rйalitй signifiйe par le nom est dite
par ce nom. Donc je dis que le Pиre est dit, non comme verbe, mais comme
rйalitй dite au moyen d’un verbe ; et de mкme pour le Saint-Esprit, car le
Fils manifeste toute la Trinitй ; par consйquent, le Pиre dit toutes les
trois Personnes par son unique Verbe.
4° En cela,
Anselme paraоt se contredire. En effet, il dit que le verbe ne se dit que
personnellement et convient au seul Fils, mais que « dire » convient
aux trois Personnes ; pourtant, dire n’est rien d’autre qu’йmettre un
verbe а partir de soi. De mкme aussi, а la parole d’Anselme s’oppose celle de
saint Augustin affirmant au septiиme livre sur la Trinitй que ce n’est pas un seul qui dit, au sein de la Trinitй,
mais c’est le Pиre par son Verbe ; donc, de mкme que le verbe au sens
propre ne se dit en Dieu que personnellement et convient au seul Fils, de mкme
« dire » convient aussi au seul Pиre. Mais Anselme prend
« dire » au sens commun de penser, et « verbe » au sens
propre ; et il aurait pu faire l’inverse si cela lui avait plu.
5° En nous, dire
signifie non seulement penser, mais penser et en mкme temps exprimer а partir
de soi une conception ; et nous ne pouvons pas penser autrement qu’en
exprimant une telle conception ; voilа pourquoi, en nous, tout acte de
penser est а proprement parler un acte de dire. Mais Dieu peut penser sans que
rien procиde rйellement de lui-mкme car, en lui, celui qui pense est identique
а ce qui est pensй et а l’acte de penser, ce qui n’est pas notre cas ; et
c’est pourquoi, en Dieu, tout acte de penser n’est pas appelй
« dire » а proprement parler.
6° De mкme que le
Verbe n’est appelй « connaissance du Pиre » que comme une
connaissance engendrйe par le Pиre, de mкme aussi il est йgalement appelй
« puissance opйrative du Pиre » parce qu’il est puissance procйdant
d’une puissance, le Pиre. Or une puissance qui procиde se dit personnellement.
Et il en sera de mкme de la puissance opйrative qui procиde du Pиre.
7° Une chose peut
procйder d’une autre de deux faзons : d’abord comme l’action procиde de
l’agent, ou l’opйration de celui qui opиre ; ensuite, comme ce qui est
opйrй procиde de celui qui opиre. Donc, le processus de l’opйration а partir de
celui qui opиre ne pose pas de distinction entre une rйalitй existant par soi
et une autre rйalitй existant par soi, mais il pose une distinction entre la
perfection et ce qui est perfectionnй, car l’opйration est la perfection de
celui qui opиre. Mais le processus de ce qui est opйrй pose une distinction
entre une rйalitй et une autre. Or en Dieu, il ne peut pas y avoir rйellement
de distinction entre perfection et perfectible. Cependant on trouve en Dieu des
rйalitйs distinctes entre elles, а savoir les trois Personnes ; voilа
pourquoi le processus qui est signifiй en Dieu comme celui d’une opйration а
partir de celui qui opиre n’est que de raison, tandis que celui qui est signifiй
comme un processus d’une rйalitй а partir d’un principe peut se rencontrer
rйellement en Dieu. Or voici la diffйrence entre l’intelligence et la
volontй : l’opйration de la volontй a pour terme les rйalitйs, en
lesquelles il y a le bien et le mal, alors que l’opйration de l’intelligence a
son terme dans l’esprit, en lequel se trouvent le vrai et le faux, comme il est
dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique.
Voilа pourquoi la volontй n’a rien qui йmane d’elle-mкme et qui soit en elle,
si ce n’est а la faзon d’une opйration, tandis que l’intelligence a en
elle-mкme quelque chose qui йmane d’elle, non seulement а la faзon d’une
opйration, mais aussi а la faзon d’une rйalitй opйrйe. Aussi le verbe est-il
signifiй comme une rйalitй qui procиde, mais l’amour comme une opйration qui
procиde ; l’amour n’est donc pas tel qu’il se dise personnellement, comme
le verbe.
8° Si l’on ne
considиre pas la distinction des Personnes, Dieu ne se dira pas lui-mкme au
sens propre, et ce n’est pas au sens propre que certains, qui ne posent pas en
Dieu la distinction des Personnes, comprennent cela.
Rйponse aux objections en sens contraire :
On pourrait
facilement rйpondre а ce qui est objectй en sens contraire, si quelqu’un
voulait soutenir la position contraire.
1° А ce que [l’opposant]
objecte а partir des paroles de saint Augustin, on pourrait rйpondre que saint
Augustin prend le verbe au sens oщ il implique une origine rйelle.
2° On pourrait
rйpondre que, bien que la prйposition « auprиs de » implique une
distinction, cependant cette distinction n’est pas impliquйe dans le nom de
verbe ; donc, de ce que le Verbe est dit кtre auprиs du Pиre, on ne peut
pas conclure que le Verbe soit dit personnellement, car on dit aussi
« Dieu de Dieu » et « Dieu auprиs de Dieu ».
3° On pourrait
rйpondre que cette relation est seulement de raison.
4° Comme pour la
premiиre objection. Article 3 : Le nom de verbe convient-il au
Saint-Esprit ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Basile dans son troisiиme sermon
Sur l’Esprit Saint, « L’Esprit se rapporte au Fils de la mкme faзon
que le Fils se rapporte au Pиre ; et c’est pourquoi, tandis que le Fils
est le verbe de Dieu, l’Esprit est le verbe du Fils. » Le Saint-Esprit est
donc appelй verbe.
2° En
Hйbr. 1, 3, il est dit du Fils : « Comme il est la splendeur de
sa gloire et le caractиre de sa substance, et qu’il soutient tout par la
puissance de son verbe… » Le Fils a donc un verbe qui procиde de lui, et
par lequel tout est soutenu. Or en Dieu, seul le Saint-Esprit procиde du Fils.
Le Saint-Esprit est donc appelй verbe.
3° Comme dit
saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй,
le verbe est « la connaissance unie а l’amour ». Or, de mкme que la
connaissance est appropriйe au Fils, de mкme l’amour l’est au Saint-Esprit.
Donc, de mкme que le nom de verbe convient au Fils, de mкme il convient aussi а
l’Esprit Saint.
4° А propos de
Hйbr. 1, 3 : « il soutient tout par la puissance de son
verbe », la Glose dit que
« verbe » dйsigne ici le commandement. Or le commandement est au nombre
des signes de la volontй. Puis donc que le Saint-Esprit procиde par mode de
volontй, il semble qu’on puisse l’appeler verbe.
5° Le verbe, de
par sa notion, implique une manifestation. Or, de mкme que le Fils manifeste le
Pиre, de mкme le Saint-Esprit manifeste le Pиre et le Fils ; c’est
pourquoi il est dit en Jn 16, 13 que le Saint-Esprit « enseigne toute
vйritй ». Le Saint-Esprit doit donc кtre appelй verbe.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au sixiиme livre sur la Trinitй
que « le Fils est appelй Verbe pour la mкme raison qu’il est appelй
Fils ». Or le Fils est appelй Fils parce qu’il est engendrй ; il est donc
aussi appelй Verbe parce qu’il est engendrй. Or le Saint-Esprit n’est pas
engendrй. Il n’est donc pas Verbe.
Rйponse :
L’usage des
noms de verbe et d’image n’est pas le mкme chez nos saints et nous que chez les
anciens docteurs des Grecs. Ceux-ci, en effet, ont employй les noms de verbe et
d’image pour dйsigner tout ce qui procиde en Dieu ; aussi appelaient-ils
verbe et image indiffйremment le Saint-Esprit et le Fils. Mais nos saints et
nous, dans l’usage de ces noms, imitons la coutume de l’Йcriture canonique, qui
n’emploie quasiment jamais le terme de verbe ou d’image si ce n’est pour le
Fils. Il n’appartient pas а la prйsente question de traiter de l’image ;
mais pour ce qui est du verbe, notre usage semble assez raisonnable.
En effet, le
verbe implique une certaine manifestation ; or on ne rencontre de
manifestation par soi que dans l’intelligence. Car, si une chose qui est hors
de l’intelligence est dite manifester, c’est seulement dans la mesure oщ elle
laisse dans l’intelligence quelque chose qui est ensuite principe manifestatif
en celle-ci. Le manifestant prochain est donc dans l’intelligence, mais un
manifestant lointain peut aussi exister hors d’elle. Aussi le nom de verbe se
dit-il au sens propre de ce qui procиde de l’intelligence ; mais ce qui ne
procиde pas de l’intelligence ne peut кtre appelй verbe que de faзon
mйtaphorique, c’est-а-dire en tant qu’il manifeste en quelque faзon.
Donc je dis
qu’en Dieu, seul le Fils procиde par voie d’intelligence, car il procиde d’un
seul : en effet, le Saint-Esprit, qui procиde des deux, procиde par voie
de volontй ; voilа pourquoi le Saint-Esprit ne peut кtre appelй verbe que
de faзon mйtaphorique, au sens oщ l’on appelle « verbe » tout ce qui
manifeste. Et c’est de cette faзon qu’il faut expliquer la citation de saint
Basile.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs
lors clairement la rйponse au premier argument.
2° Le verbe, d’aprиs
saint Basile, dйsigne ici le Saint-Esprit, et par consйquent il faut rйpondre
comme au premier argument. Ou bien l’on peut dire, avec la Glose, qu’il dйsigne le commandement du Fils, qui est appelй verbe
de faзon mйtaphorique car nous avons l’habitude de commander verbalement.
3° La
connaissance entre dans la notion de verbe comme impliquant l’essence du verbe,
tandis que l’amour entre dans la notion de verbe non comme regardant son
essence, mais comme accompagnant le verbe, comme le montre la citation
invoquйe ; voilа pourquoi on peut conclure non pas que le Saint-Esprit
soit le Verbe, mais qu’il procиde du Verbe.
4° Le verbe
manifeste non seulement ce qui est dans l’intelligence mais aussi ce qui est
dans la volontй, dans la mesure oщ la volontй aussi est elle-mкme pensйe ;
voilа pourquoi le commandement, bien qu’il soit un signe de la volontй, peut
cependant кtre appelй verbe, et regarde l’intelligence.
5° La solution au
cinquiиme argument ressort de ce qu’on a dit. Article 4 : Le Pиre dit-il la crйature par le
Verbe par lequel il se dit ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Lа oщ nous
disons : « Le Pиre se dit », se trouvent seulement signifiйs
celui qui dit et ce qui est dit, et des deux cфtйs c’est le Pиre seulement qui
est signifiй. Puis donc que le Pиre ne produit de lui-mкme un verbe que dans la
mesure oщ il se dit, il semble que la crйature ne soit pas dite par le verbe
qui procиde du Pиre.
2° Le verbe par
lequel chaque chose est dite est une ressemblance de celle-ci. Or le Verbe ne
peut кtre appelй « ressemblance de la crйature », comme Anselme le
prouve dans son Monologion, car ou
bien le Verbe s’accorderait parfaitement avec les crйatures, et ainsi, il
serait changeant comme elles, et la suprкme immuabilitй ne se trouverait plus
en lui, ou bien il n’y aurait pas le suprкme accord, et dans ce cas, il n’y
aura pas en lui la vйritй suprкme, car une ressemblance est d’autant plus vraie
qu’elle s’accorde davantage avec ce dont elle est la ressemblance. Le Fils
n’est donc pas le verbe par lequel serait dite la crйature.
3° On parle du
verbe des crйatures en Dieu de la mкme faзon que l’on parle du verbe des
produits de l’art chez l’artisan. Or le verbe des produits de l’art chez
l’artisan n’est qu’une disposition concernant ces produits. Le verbe des
crйatures en Dieu n’est donc qu’une disposition concernant les crйatures. Or la
disposition concernant les crйatures en Dieu se dit essentiellement et non
personnellement. Le verbe par lequel les crйatures sont dites n’est donc pas le
Verbe qui se dit personnellement.
4° Tout verbe a,
touchant ce qui est dit par lui, une relation de modиle ou d’image. De modиle,
lorsque le verbe est la cause de la rйalitй, comme cela se produit dans
l’intelligence pratique ; d’image, lorsqu’il est causй par la rйalitй,
comme cela se produit dans notre intelligence spйculative. Or il ne peut y
avoir en Dieu un verbe de la crйature qui soit une image de la crйature. Il est
donc nйcessaire que le verbe de la crйature en Dieu soit le modиle de la
crйature. Or le modиle de la crйature en Dieu est une idйe. Le verbe de la
crйature en Dieu n’est donc rien d’autre qu’une idйe. Or une idйe ne se dit pas
en Dieu personnellement, mais essentiellement. Le Verbe qui est dit
personnellement en Dieu, et par lequel le Pиre se dit lui-mкme, n’est donc pas
le verbe par lequel sont dites les crйatures.
5° La crйature
est а une plus grande distance de Dieu que d’aucune crйature. Or, pour les
diverses crйatures, il y a plusieurs idйes en Dieu. Ce n’est donc pas non plus
par le mкme verbe que le Pиre se dit lui-mкme et qu’il dit les crйatures.
6° Selon saint
Augustin, on parle de Verbe comme on parle d’Image. Or le Fils n’est pas
l’image de la crйature, mais du seul Pиre ; le Fils n’est donc pas le
verbe de la crйature.
7° Tout verbe
procиde de ce dont il est le verbe. Or le Fils ne procиde pas de la crйature.
Il n’est donc pas un verbe par lequel la crйature serait dite.
En sens contraire :
1° Anselme dit
que le Pиre, en se disant, a dit toute crйature. Or le verbe par lequel il
s’est dit, est le Fils. Par le Verbe, qui est le Fils, il dit donc toute
crйature.
2° Saint Augustin
explique la phrase « Il a dit, et cela fut fait » de la faзon
suivante : il a engendrй le Verbe, en lequel le Fiat йtait contenu. Par le Verbe, qui est le Fils, il a donc dit
toute crйature.
3° L’artisan se
tourne du mкme coup vers l’art et vers le produit de l’art. Or Dieu lui-mкme
est l’art йternel, qui rйalise les crйatures comme des њuvres d’art. Le Pиre se
tourne donc du mкme coup vers lui-mкme et vers toutes les crйatures ; et
ainsi, en se disant, il dit toutes les crйatures.
4° Tout ce qui,
en quelque genre, est postйrieur, se ramиne comme а une cause а ce qui est
premier. Or les crйatures sont dites par Dieu. Elles se ramиnent donc au
premier qui soit dit par Dieu. Or Dieu se dit lui-mкme en premier. Donc, par le
fait mкme qu’il se dit, il dit toutes les crйatures.
Rйponse :
Le Fils procиde
du Pиre а la fois par mode de nature, en tant qu’il procиde comme Fils, et par
mode d’intelligence, en tant qu’il procиde comme Verbe. Et les deux modes de
procession se rencontrent en nous, quoique ce ne soit pas quant а la mкme
chose : en effet, il n’est rien, en nous, qui procиde d’autre chose par
mode d’intelligence et de nature, car penser et кtre ne sont pas en nous la
mкme chose, comme ils le sont en Dieu.
Or les deux
modes de procession ont une semblable diffйrence selon qu’on les trouve en Dieu
ou en nous. En effet, le fils d’un homme, qui procиde d’un homme, son pиre, par
voie de nature, n’a pas en soi toute la substance du pиre, mais il reзoit une
partie de sa substance. En revanche, le Fils de Dieu, en tant qu’il procиde du
Pиre par voie de nature, reзoit en lui toute la nature du Pиre, au point que le
Fils et le Pиre sont numйriquement d’une seule nature. Et une semblable
diffйrence se trouve dans le processus qui a lieu par voie d’intelligence. En
effet, le verbe qui, en nous, est exprimй par une considйration actuelle,
naissant pour ainsi dire de quelque considйration de choses antйrieures ou au
moins d’une connaissance habituelle, ne reзoit pas en lui tout ce qui existe en
ce dont il naоt : car ce n’est pas le tout de ce que nous tenons par une
connaissance habituelle qui est exprimй par l’intelligence dans la conception
d’un seul verbe, mais quelque chose de ce tout. Semblablement, dans la
considйration d’une seule conclusion n’est pas exprimй tout ce qui йtait
virtuellement contenu dans les principes. Mais en Dieu, pour que son Verbe soit
parfait, il est nйcessaire que celui-ci exprime tout ce qui est contenu en
celui dont il naоt, et ce, d’autant plus que Dieu voit tout d’un seul regard,
non sйparйment.
Ainsi donc, il
est nйcessaire que tout ce qui est contenu dans la science du Pиre, tout cela
soit exprimй par un seul Verbe de lui, et а la faзon dont cela est contenu dans
sa science, en sorte que ce soit un vйritable verbe correspondant а son
principe. Or le Pиre se connaоt par sa science, et en se connaissant il connaоt
toutes les autres choses, et c’est pourquoi son verbe exprime principalement le
Pиre lui-mкme, et consйquemment toutes les autres choses que le Pиre connaоt en
se connaissant lui-mкme. Et ainsi, par le fait mкme qu’il est un verbe
exprimant parfaitement le Pиre, le Fils exprime toute crйature. Et cet ordre
est montrй dans les paroles d’Anselme, qui dit que [le Pиre], en se disant, a
dit toute crйature.
Rйponse aux objections :
1° Lorsqu’on
dit : « le Pиre se dit », dans cette diction est aussi incluse
toute crйature, en tant que le Pиre, йtant le modиle de toute la crйation,
contient par sa science toute crйature.
2° Anselme prend
le nom de ressemblance au sens strict, tout comme Denys au neuviиme chapitre
des Noms divins, oщ il dit que
« pour les choses qui ont entre elles une relation d’йgalitй, nous
admettons la rйciprocitй de la ressemblance », de sorte que l’une soit
dite semblable а l’autre et vice versa.
Mais dans celles qui sont entre elles comme la cause et l’effet, on ne trouve
pas, а proprement parler, une rйciprocitй de la ressemblance : en effet,
nous disons que l’image d’Hercule ressemble а Hercule, mais non l’inverse. Or
le Verbe divin n’est pas fait а l’imitation de la crйature comme notre verbe,
mais c’est plutфt l’inverse ; aussi Anselme veut-il que le Verbe ne soit
pas une ressemblance de la crйature, mais que ce soit l’inverse. Si, en
revanche, nous prenons la ressemblance au sens large, alors nous pouvons dire
que le Verbe est une ressemblance de la crйature, non comme son image, mais
comme modиle, comme aussi saint Augustin dit que les idйes sont les
ressemblances des rйalitйs. Et cependant, de ce qu’il est immuable alors que
les crйatures sont changeantes, il ne suit pas qu’il n’y ait pas dans le Verbe
la plus haute vйritй : pour la vйritй d’un verbe, en effet, la
ressemblance qui est exigйe avec la rйalitй qui est dite par le verbe n’est pas
une ressemblance par conformitй de nature mais par reprйsentation, comme on l’a
dit dans la question sur la science de Dieu.
3° La disposition
des crйatures n’est appelйe verbe, а proprement parler, que dans la mesure oщ
elle йmane d’autre chose : c’est une disposition engendrйe, et elle se dit
personnellement, tout comme la sagesse engendrйe, bien que la disposition prise
dans l’absolu se dise essentiellement.
4° Le verbe
diffиre de l’idйe : en effet, le nom d’idйe dйsigne la forme exemplaire
dans l’absolu, tandis que « verbe de la crйature » dйsigne en Dieu
une forme exemplaire йmanйe d’autre chose ; voilа pourquoi l’idйe, en
Dieu, relиve de l’essence, mais le verbe, de la Personne.
5° Bien que Dieu,
si l’on considиre sa nature en ce qu’elle a de propre, soit а trиs grande
distance de la crйature, cependant il est le modиle de la crйature, et ce n’est
pas une crйature qui est le modиle d’une autre ; voilа pourquoi le Verbe
qui exprime Dieu exprime toute crйature, alors que l’idйe qui exprime une
crйature n’exprime pas une autre crйature. D’oщ apparaоt aussi une autre
diffйrence entre le Verbe et l’idйe : l’idйe regarde directement la
crйature, et c’est pourquoi il y a plusieurs idйes pour plusieurs crйatures,
tandis que le Verbe regarde directement Dieu, qu’il exprime en premier, et
regarde les crйatures par voie de consйquence. Et parce que les crйatures, en
tant qu’elles sont en Dieu, sont une seule chose, il y a un unique Verbe pour
toutes les crйatures.
6° Lorsque saint
Augustin dit qu’on parle de Verbe comme on parle d’Image, il entend cela quant
а la propriйtй personnelle du Fils, qui est la mкme rйellement, que l’on parle
selon elle de Fils, de Verbe ou d’Image. Mais quant а la faзon de signifier, il
n’en va pas de mкme pour les trois noms susdits : en effet, la notion de
verbe implique non seulement celle d’origine et celle d’imitation, mais aussi
celle de manifestation ; et ainsi, le Verbe est en quelque faзon celui de
la crйature, en tant que la crйature est manifestйe par lui.
7° Le verbe a
plusieurs faзons d’кtre verbe de quelque chose : d’abord, en tant qu’il
est verbe de celui qui dit, et ainsi, il procиde de celui dont il est le
verbe ; ensuite, en tant qu’il est verbe de ce qu’il manifeste, et en ce
sens, il n’est pas nйcessaire qu’il procиde de ce dont il est le verbe, si ce
n’est lorsque la science dont procиde le verbe est causйe par les rйalitйs, ce
qui n’est pas le cas pour Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant. Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une
relation а la crйature ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Tout nom qui
implique une relation а la crйature se dit de Dieu avec rйfйrence au temps,
comme « Crйateur » et « Seigneur ». Or le nom de Verbe se
dit de Dieu de toute йternitй. Il n’implique donc pas de relation а la
crйature.
2° Tout nom
relatif est relatif soit quant а l’кtre, soit quant а l’appellation. Or le nom
de Verbe ne se rйfиre pas а la crйature quant а l’кtre, car alors le Verbe
dйpendrait de celle-ci ; ni non plus quant а l’appellation, car il serait
nйcessaire qu’il se rйfиre а la crйature au moyen d’un cas [latin], ce qui ne
se trouve pas ; en effet, il semblerait surtout se rйfйrer а la crйature
par un gйnitif, et l’on dirait alors : « il est le Verbe creaturж [litt. de la crйature] »,
ce qu’Anselme nie dans son Monologion.
Le nom de Verbe n’implique donc pas de relation а la crйature.
3° On ne peut
jamais penser un nom impliquant une relation а la crйature sans considйrer
qu’une crйature existe actuellement ou potentiellement ; car il est
nйcessaire que celui qui pense l’un des relatifs pense aussi l’autre. Or, si
l’on ne considиre pas qu’une crйature existe ou existera, on pense encore le
Verbe en Dieu, en tant que le Pиre se dit lui-mкme. Le nom de Verbe n’implique
donc aucune relation а la crйature.
4° La relation de
Dieu а la crйature ne peut кtre que comme celle de la cause а l’effet. Or,
comme on le dйduit des paroles de Denys au deuxiиme chapitre des Noms divins, tout nom connotant un effet
dans la crйature est commun а toute la Trinitй. Or le nom de Verbe n’est pas
tel. Il n’implique donc aucune relation а la crйature.
5° Que Dieu se
rapporte а la crйature n’est concevable que moyennant sa sagesse, sa puissance
et sa bontй. Or toutes ces choses ne se disent du Verbe que par appropriation.
Puis donc que le nom de Verbe n’est pas appropriй mais propre, il semble qu’il
n’implique pas de relation а la crйature.
6° Bien que
l’homme dispose les rйalitйs, cependant il n’est pas impliquй dans le nom
d’homme de relation aux rйalitйs disposйes. Donc, bien que toutes choses soient
disposйes par le Verbe, cependant le nom de Verbe n’impliquera pas de relation
aux crйatures disposйes.
7° Le nom de
Verbe se dit relativement, tout comme celui de Fils. Or toute la relation de
Fils a pour terme le Pиre : en effet, il n’est de Fils que du Pиre. Donc
de mкme pour toute la relation de Verbe ; le nom de Verbe n’implique donc
pas de relation а la crйature.
8° Selon le
Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique,
tout relatif ne se dit en rйfйrence qu’а un seul, sinon le relatif aurait deux
кtres, puisque l’кtre du relatif est de se rapporter а autre chose. Or le Verbe
se dit en rйfйrence au Pиre. Il ne se dit donc pas en rйfйrence aux crйatures.
9° Si un nom
unique est donnй а des choses spйcifiquement diffйrentes, il leur conviendra de
faзon йquivoque, comme le nom de chien convient а l’animal qui aboie et а
l’animal marin. Or l’infйrioritй et la supйrioritй sont diffйrentes espиces de
relation. Si donc un nom unique implique l’une et l’autre relation, il sera
nйcessaire que ce nom soit йquivoque. Or la relation du Verbe а la crйature
n’est que de superioritй, tandis que celle du Verbe au Pиre est quasiment
d’infйrioritй, non а cause d’une inйgalitй de dignitй, mais а cause du prestige
du principe. Le nom de Verbe, qui implique une relation au Pиre, n’implique
donc pas de relation а la crйature, а moins d’кtre pris de faзon йquivoque.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
s’exprime ainsi au livre des 83 Questions :
« “Dans le principe, il y avait le Verbe.” Le mot grec logos signifie а la fois “raison” et
“verbe” en latin. Mais dans ce passage nous traduisons plutфt par “verbe”, pour
marquer non seulement le rapport avec le Pиre, mais aussi le rapport aux choses
qui ont йtй faites au moyen du Verbe par la puissance opйrative. » D’oщ
rйsulte clairement notre propos.
2° А propos de ce
passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois », la Glose dit : « une fois,
c’est-а-dire qu’il a engendrй йternellement le Verbe, en lequel il a disposй toutes
choses ». Or la disposition implique une relation aux choses disposйes. Le
nom de Verbe se dit donc en rйfйrence aux crйatures.
3° Tout verbe
implique une relation а ce qui est dit au moyen de lui. Or, comme dit Anselme,
Dieu, en se disant, a dit toute crйature. Le Verbe implique donc une relation
non seulement au Pиre mais aussi а la crйature.
4° Le Fils, parce
qu’il est Fils, reprйsente parfaitement le Pиre en ce qu’il a d’intйrieur. Or
le Verbe, par son nom, ajoute une manifestation ; et il ne peut y avoir
d’autre manifestation que celle du Pиre par les crйatures, ce qui est comme une
manifestation а l’extйrieur. Le nom de Verbe implique donc une relation а la
crйature.
5° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
« Dieu est appelй raison » ou verbe, « parce qu’il distribue la
raison et la sagesse » ; et ainsi, l’on voit clairement que le verbe
dit de Dieu implique la notion de cause. Or la cause se dit en rйfйrence а
l’effet. Le nom de Verbe implique donc une relation aux crйatures.
6° L’intelligence
pratique se rйfиre aux choses qui sont opйrйes par elle. Or le Verbe divin est
le verbe d’une intelligence pratique, car il est un verbe opйratif, comme dit
saint Jean Damascиne. Le nom de Verbe implique donc une relation а la crйature.
Rйponse :
Chaque fois que
deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une dйpend de l’autre mais non
l’inverse, il y a une relation rйelle en celle qui dйpend de l’autre, mais en
celle dont elle dйpend existe seulement une relation de raison ; sachant,
en effet, qu’on ne peut penser qu’une chose se rapporte а l’autre sans penser
en mкme temps une relation opposйe du cфtй de l’autre, comme on le voit
clairement dans le cas de la science, qui dйpend de l’objet connaissable et non
l’inverse. Puis donc que toutes les crйatures dйpendent de Dieu mais non
l’inverse, il y a dans les crйatures des relations rйelles par lesquelles elles
se rapportent а Dieu, mais les relations opposйes existent en Dieu seulement
quant а la notion. Et parce que les noms sont les signes des concepts, de lа
vient que de Dieu se disent des noms qui impliquent une relation а la crйature,
bien que cette relation soit seulement de raison, comme on l’a dit. En effet,
les relations rйelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les Personnes
se distinguent entre elles.
Or nous
trouvons, parmi les noms relatifs, que certains sont donnйs pour signifier les
relations elles-mкmes, comme le nom de ressemblance, tandis que d’autres sont
donnйs pour signifier ce dont provient la relation, comme le nom de science
l’est pour signifier une certaine qualitй de laquelle s’ensuit une certaine
relation. Et nous trouvons cette diffйrence dans les noms relatifs qui se
disent de Dieu, qu’ils se disent de lui de toute йternitй ou avec rйfйrence au
temps. En effet, le nom de Pиre, qui se dit de Dieu de toute йternitй, et
semblablement le nom de Seigneur, qui se dit de lui avec rйfйrence au temps,
sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. Mais le nom de Crйateur,
qui se dit de Dieu avec rйfйrence au temps, est donnй pour signifier une action
divine de laquelle s’ensuit une certaine relation ; de mкme aussi, le nom
de Verbe est donnй pour signifier quelque chose d’absolu avec ajout d’une
relation ; car, comme dit saint Augustin, « Verbe » йquivaut а
« Sagesse engendrйe ». Et cela n’empкche pas que « Verbe »
se dise personnellement, car, de mкme que « Pиre » se dit
personnellement, de mкme aussi « Dieu qui engendre », ou « Dieu
engendrй ».
Or il arrive
qu’une rйalitй absolue puisse avoir une relation а plusieurs choses. Et de lа
vient que le nom qui est donnй pour signifier quelque chose d’absolu dont
provient quelque relation peut se dire en rйfйrence а plusieurs choses :
par exemple la science, en tant que telle, se dit en rйfйrence а l’objet connaissable,
mais en tant qu’elle est un certain accident ou une certaine forme, elle se
rapporte au sujet qui sait. Ainsi йgalement, le nom de verbe a une relation а
la fois а celui qui dit et а ce qui est dit au moyen du verbe, et а cela il
peut кtre dit relatif de deux faзons. D’abord quant а la convertibilitй du nom,
auquel cas le verbe est dit relatif а ce qui est dit. Ensuite, relatif а la
rйalitй а laquelle convient la notion de ce qui est dit. Or le Pиre se dit
principalement lui-mкme en engendrant son Verbe, et dit les crйatures par voie
de consйquence ; c’est donc principalement et comme par soi que le Verbe
se rapporte au Pиre, mais par voie de consйquence et comme par accident qu’il
se rapporte а la crйature ; il est en effet accidentel au Verbe que la
crйature soit dite au moyen de lui.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour les noms qui impliquent une relation actuelle а la crйature, non pour
ceux qui impliquent une relation habituelle ; et l’on appelle relation
habituelle celle qui ne requiert pas que la crйature existe en acte au mкme
moment ; et telles sont toutes les relations qui proviennent des actes de
l’вme, car la volontй et l’intelligence peuvent aussi porter sur ce qui
n’existe pas actuellement. Or le Verbe implique une procession de
l’intelligence ; l’argument n’est donc pas concluant.
2° Le nom de
Verbe se dit en rйfйrence а la crйature non quant а la rйalitй, comme si la
relation а la crйature existait rйellement en Dieu, mais quant а l’appellation.
Et il n’est pas exclu de dire cela au moyen d’un cas [latin] ; en effet,
je peux dire qu’il est le Verbe creaturж
[litt. de la crйature], i. e.
concernant la crйature, non provenant de la crйature ; et c’est en ce
dernier sens qu’Anselme le nie. En outre, s’il n’йtait pas rйfйrй par un cas,
il suffirait qu’il le soit d’une faзon quelconque, comme par exemple s’il
l’йtait par une prйposition ajoutйe au cas : on dirait alors que le Verbe
est ad creaturam, i. e. pour instituer [la crйature].
3° Cet argument
vaut pour les noms qui impliquent par eux-mкmes une relation а la crйature. Or
ce nom [de Verbe] n’est pas tel, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ;
l’argument n’est donc pas concluant.
4° Du cфtй oщ le
nom de Verbe implique quelque chose d’absolu, il a une relation de causalitй
touchant la crйature ; mais par la relation d’origine rйelle qu’il
implique, il est rendu personnel, et par lа il n’a pas de relation а la
crйature.
5° On voit dиs
lors clairement la rйponse au cinquiиme argument.
6° Le Verbe n’est
pas seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est la disposition
mкme du Pиre concernant la crйation des rйalitйs ; voilа pourquoi il se
rapporte en quelque faзon а la crйature.
7° Le nom de fils
implique seulement la relation de quelqu’un au principe dont il naоt ;
mais celui de verbe implique une relation а la fois au principe par lequel il
est dit, et а ce qui est comme son terme, а savoir ce qui est manifestй au
moyen du verbe ; et cela, c’est principalement le Pиre, mais c’est par
voie de consйquence la crйature, qui ne peut nullement кtre le principe d’une
Personne divine ; voilа pourquoi le nom de Fils n’implique aucunement de
relation а la crйature, au contraire de celui de Verbe.
8° Cet argument
vaut pour les noms qui sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. En
effet, il est impossible qu’une relation unique ait pour terme de nombreuses
choses, sauf dans la mesure oщ ces nombreuses choses sont unies en quelque
faзon.
9° Il faut
rйpondre semblablement.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Les arguments
qui sont en sens opposй concluent que le nom de Verbe se rйfиre en quelque
faзon а la crйature, mais non qu’il implique cette relation par soi et quasi
principalement ; et en ce sens ils doivent кtre accordйs. Article 6 : Les rйalitйs existent-elles plus
vйritablement dans le Verbe ou en elles-mкmes ?
Objections :
Il semble
qu’elles n’existent pas plus vйritablement dans le Verbe.
1° Une chose est
plus vйritablement lа oщ elle est par son essence que lа oщ elle est seulement
par sa ressemblance. Or les rйalitйs ne sont dans le Verbe que par leur
ressemblance, tandis qu’elles sont en elles-mкmes par leur essence. Elles sont
donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.
2° [Le rйpondant] disait que, si elles sont
plus noblement dans le Verbe, c’est parce qu’elles y ont un кtre plus noble. En sens contraire : la rйalitй matйrielle a un
кtre plus noble dans notre вme qu’en elle-mкme, comme saint Augustin aussi le
dit au livre sur la Trinitй, et
cependant elle est plus vйritablement en elle-mкme que dans notre вme. Donc,
pour la mкme raison, elle est en elle-mкme plus vйritablement qu’elle n’est
dans le Verbe.
3° Ce qui est en
acte est plus vйritablement que ce qui est en puissance. Or la rйalitй en
elle-mкme est en acte, tandis que dans le Verbe elle est seulement en
puissance, comme le produit de l’art dans l’artisan. La rйalitй est donc en
elle-mкme plus vйritablement que dans le Verbe.
4° L’ultime
perfection de la rйalitй est son opйration. Or les rйalitйs existant en elles-mкmes
ont des opйrations propres, qu’elles n’ont pas telles qu’elles sont dans le
Verbe. Elles sont donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.
5° Seules sont
comparables les choses qui sont du mкme ordre. Or l’кtre de la rйalitй en elle-mкme
n’est pas du mкme ordre que l’кtre qu’elle a dans le Verbe. Donc, pour le
moins, on ne peut pas dire qu’elle est dans le Verbe plus vйritablement qu’en
elle-mкme.
En sens contraire :
1° « La
crйature, dans le Crйateur, est l’essence crйatrice », comme dit Anselme.
Or l’кtre incrйй est plus vйritablement que l’кtre crйй. La rйalitй a donc
l’кtre dans le Verbe plus vйritablement qu’en elle-mкme.
2° De mкme que
Platon prйtendait que les idйes des rйalitйs existaient hors de l’esprit divin,
de mкme nous les posons, nous, dans l’esprit divin. Or, suivant Platon, l’homme
sйparй йtait plus vйritablement homme que l’homme matйriel, et c’est pourquoi
il appelait l’homme sйparй « homme par soi ». Donc, selon la position
de la foi, les rйalitйs sont aussi dans le Verbe plus vйritablement qu’elles ne
sont en elles-mкmes.
3° En chaque
genre, ce qui est le plus vrai est la mesure de tout le genre. Or les
ressemblances que les rйalitйs ont dans le Verbe sont des mesures de la vйritй
qui est en toutes les rйalitйs, car une rйalitй est appelйe vraie dans la
mesure oщ elle imite son modиle, qui est dans le Verbe. Les rйalitйs sont donc
dans le Verbe plus vйritablement qu’en elles-mкmes.
Rйponse :
Comme dit Denys
au deuxiиme chapitre des Noms divins,
les effets imitent imparfaitement leurs causes, qui les surpassent. Et а cause
de cette distance entre la cause et l’effet, une chose qui ne se prйdique pas
de la cause se prйdique en vйritй de l’effet : il est clair, par exemple,
qu’on ne dit pas au sens propre que les plaisirs jouissent, bien qu’ils soient
pour nous des causes de jouissance ; et cela n’a lieu que parce que le
mode d’кtre des causes est plus йlevй que les choses qui se prйdiquent des
effets. Et nous trouvons cela dans toutes les causes agissant de faзon
йquivoque ; par exemple, le soleil ne peut pas кtre appelй chaud, bien que
les autres choses soient chauffйes par lui, et la raison en est la surйminence
du soleil lui-mкme relativement aux choses qui sont appelйes chaudes.
Donc, lorsqu’on
recherche si les rйalitйs sont en elles-mкmes plus vйritablement que dans le
Verbe, il faut distinguer : car l’expression « plus
vйritablement » peut dйsigner soit la vйritй de la rйalitй, soit la vйritй
de la prйdication. Si elle dйsigne la vйritй de la rйalitй, alors sans aucun
doute la vйritй des rйalitйs est plus grande dans le Verbe qu’en elles-mкmes.
Mais si elle dйsigne la vйritй de la prйdication, c’est l’inverse : en
effet, l’homme est plus vйritablement prйdiquй de la rйalitй qui est dans sa
nature propre que de cette rйalitй en tant qu’elle est dans le Verbe. Et ce
n’est pas а cause d’un dйfaut du Verbe, mais а cause de sa surйminence, comme
on l’a dit.
Rйponse aux objections :
1° Si l’on entend
cela de la vйritй de la prйdication, il est vrai au plein sens du terme qu’une
chose est plus vйritablement lа oщ elle est par essence que lа oщ elle est par
ressemblance. Mais si on l’entend de la vйritй de la rйalitй, alors elle est
plus vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance qui est cause de la
rйalitй, et moins vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance causйe par
la rйalitй.
2° La
ressemblance que la rйalitй a dans notre вme n’est pas cause de la rйalitй,
contrairement а la ressemblance des rйalitйs dans le Verbe ; il n’en va
donc pas de mкme.
3° La puissance
active est plus parfaite que l’acte, qui est son effet ; et c’est de cette
faзon que l’on dit que les crйatures sont en puissance dans le Verbe.
4° Bien que les
crйatures, dans le Verbe, n’aient pas d’opйrations propres, elles ont cependant
de plus nobles opйrations, en tant qu’elles sont productrices des rйalitйs et
des opйrations de celles-ci.
5° Bien que
l’кtre des crйatures dans le Verbe et leur кtre en elles-mкmes ne soient pas du
mкme ordre selon une considйration univoque, cependant ils le sont en quelque
faзon selon une considйration analogique.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Cet argument
vaut pour la vйritй de la rйalitй, mais non pour la vйritй de la prйdication.
2° Platon est
critiquй pour avoir affirmй que les formes naturelles existaient quant а leur
raison formelle propre en dehors de la matiиre, comme si la matiиre se
rapportait accidentellement aux espиces naturelles ; et selon cette
opinion, les rйalitйs naturelles pourraient кtre prйdiquйes en vйritй de ces
formes qui sont sans matiиre. Mais nous ne posons pas cela ; il n’en va
donc pas de mкme.
3° Il faut
rйpondre comme а la premiиre objection. Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux
choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le nom de
Verbe implique une chose йmanant de l’intelligence. Or l’intelligence divine se
rapporte aussi aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй,
comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu. Le Verbe peut donc
aussi se rapporter а ces choses.
2° Selon saint
Augustin au sixiиme livre sur la Trinitй,
« le Fils est l’art du Pиre, plein des raisons des vivants ». Or,
comme dit saint Augustin au livre des 83
Questions, « la raison, mкme non appliquйe а l’action, est а bon droit
appelйe raison ». Le Verbe se rapporte donc aussi aux choses qui ni ne
seront faites ni n’ont йtй faites.
3° Le Verbe ne
serait pas parfait s’il ne contenait en soi toutes les choses qui sont dans la
science de celui qui dit. Or, dans la science du Pиre qui dit, il y a des
choses qui ne seront jamais ni n’ont йtй faites. Ces choses seront donc aussi
dans le Verbe.
En sens contraire :
1° Anselme dit
dans son Monologion : « De
ce qui ne fut pas, n’est ni ne sera, il ne peut y avoir de verbe. »
2° Il appartient
а la puissance de celui qui dit, que tout ce qu’il dit soit fait. Or Dieu est
trиs puissant. Son Verbe ne se rapporte donc а rien qui ne soit fait un jour.
Rйponse :
Il y a deux
faзons pour une chose d’кtre dans le Verbe.
D’abord comme
ce que le Verbe connaоt, ou ce qui peut кtre connu dans le Verbe, et ainsi se
trouve йgalement dans le Verbe ce qui n’est pas ni ne sera ni n’a йtй fait, car
cela est connu du Verbe comme du Pиre, et cela peut aussi кtre connu dans le
Verbe, tout comme dans le Pиre.
On dit d’une
autre faзon qu’une chose est dans le Verbe, comme ce qui est dit par le Verbe.
Or tout ce qui est dit par un verbe est ordonnй d’une certaine faзon а
l’exйcution, car c’est verbalement que nous incitons les autres а agir, et que
nous destinons quelques-uns а l’exйcution de ce que nous avons conзu dans notre
esprit ; et c’est pourquoi dire, pour Dieu, c’est disposer, comme le
montre la Glose а propos de ce
passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois, etc. » Donc, de
mкme que Dieu ne dispose que les choses qui existent, ou existeront, ou ont
existй, de mкme il ne dit qu’elles ; par consйquent, le Verbe se rapporte
seulement а ces choses, en tant que dites par lui. En revanche, la science,
l’art et l’idйe, ou la raison, n’impliquent pas de relation а une exйcution, il
n’en va donc pas de mкme pour eux et pour le Verbe.
Rйponse aux objections :
On voit dиs
lors clairement la rйponse aux objections. Article 8 : Tout ce qui a йtй fait est-il vie
dans le Verbe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le Verbe est
cause des rйalitйs conformйment а ce qu’elles sont en lui. Si donc les rйalitйs
sont vie dans le Verbe, le Verbe cause les rйalitйs par mode de vie. Or, de ce
qu’il cause les rйalitйs par mode de bontй, il s’ensuit que toutes choses sont
bonnes. Donc, de ce qu’il cause les rйalitйs par mode de vie, il s’ensuivra
qu’elles sont toutes vivantes, ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi.
2° Les rйalitйs
sont dans le Verbe comme les produits de l’art dans l’artisan. Or les produits
de l’art dans l’artisan ne sont pas vie : en effet, ils ne sont ni la vie
de l’artisan lui-mкme, qui vivait dйjа avant que les produits de l’art ne
fussent en lui, ni la vie de ces produits, qui n’ont pas de vie. Donc les
crйatures non plus ne sont pas vie dans le Verbe.
3° Dans
l’Йcriture, la production de la vie est appropriйe au Saint-Esprit plutфt qu’au
Verbe, comme cela est clair en Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui
vivifie », et en plusieurs autres endroits. Or « Verbe » ne se
dit pas de l’Esprit Saint, mais seulement du Fils, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Il ne convient donc pas non plus de dire que la rйalitй est vie
dans le Verbe.
4° La lumiиre
intellectuelle est principe de vie. Or les rйalitйs ne sont pas lumiиre dans le
Verbe. Il semble donc qu’elles ne soient pas vie en lui.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait йtait vie en lui. »
2° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Physique,
le mouvement du ciel est appelй « une certaine vie pour tout ce qui existe
dans la nature ». Or le Verbe influe plus sur les crйatures que le
mouvement du ciel n’influe sur la nature. Les rйalitйs, en tant qu’elles sont
dans le Verbe, doivent donc кtre appelйes vie.
Rйponse :
Les rйalitйs,
en tant qu’elles sont dans le Verbe, peuvent кtre considйrйes de deux
faзons : d’abord par rapport au Verbe, ensuite par rapport aux rйalitйs
existant dans leur nature propre ; et de deux faзons la ressemblance de la
crйature dans le Verbe est vie.
En effet, nous
disons que vit, au sens propre, ce qui a en soi le principe du mouvement ou
d’une quelconque opйration. Car « vivre » s’est dit en premier de
quelques кtres parce qu’on les a vus avoir en eux-mкmes quelque chose qui les
meut selon un quelconque mouvement. Et de lа le nom de vie s’est йtendu а
toutes les rйalitйs qui ont en elles-mкmes le principe d’une opйration
propre ; aussi, parce que quelques-unes pensent ou sentent ou veulent, on
dit qu’elles vivent, et pas seulement parce qu’elles se meuvent selon le lieu
ou selon l’accroissement. Cet кtre que la rйalitй possиde en tant qu’elle se
meut elle-mкme vers quelque opйration est donc appelй au sens propre la vie de
la rйalitй, car « vivre est, pour un vivant, son кtre mкme », comme
il est dit au second livre sur l’Вme.
Or en nous,
aucune des opйrations vers lesquelles nous nous mouvons n’est notre кtre ;
c’est pourquoi notre acte de penser n’est pas notre vie, а proprement parler,
sauf si « vivre » est pris pour dйsigner l’њuvre, qui est signe de
vie ; et semblablement, la ressemblance pensйe en nous n’est pas non plus
notre vie. Mais l’acte de penser du Verbe est son кtre, et de mкme pour sa
ressemblance ; la ressemblance de la crйature dans le Verbe est donc sa
vie. Semblablement aussi, la ressemblance de la crйature est d’une certaine
faзon la crйature elle-mкme, comme on dit que « l’вme, d’une certaine
faзon, est toute chose ». Donc, parce que la ressemblance de la crйature
dans le Verbe est productrice et motrice de la crйature existant dans sa nature
propre, il se produit, d’une certaine faзon, que la crйature se meut elle-mкme
et se conduit а l’кtre, а savoir en tant qu’elle est conduite а l’кtre et
qu’elle est mue par sa ressemblance existant dans le Verbe. Et ainsi, la
ressemblance de la crйature dans le Verbe est d’une certaine faзon la vie de la
crйature.
Rйponse aux objections :
1° Que la
crйature existant dans le Verbe soit appelйe vie, ne concerne pas la raison
formelle propre de la crйature, mais la faзon dont elle est dans le Verbe. Puis
donc qu’elle n’est pas en elle-mкme de la mкme faзon, il ne s’ensuit pas
qu’elle vive en elle-mкme, bien qu’elle soit vie dans le Verbe, de mкme qu’elle
n’est pas immatйrielle en elle-mкme, bien qu’elle soit immatйrielle dans le
Verbe. Mais la bontй, l’entitй et les choses de ce genre concernent la raison
formelle propre de la crйature ; voilа pourquoi, de mкme que les crйatures
sont bonnes en tant qu’elles sont dans le Verbe, de mкme elles le sont aussi en
tant qu’elles sont dans leur nature propre.
2° Les
ressemblances des rйalitйs dans l’artisan ne peuvent кtre appelйes vie au sens
propre, car elles ne sont pas l’кtre mкme de l’artisan vivant, ni non plus son
opйration elle-mкme, comme cela se produit en Dieu ; et cependant saint
Augustin dit que le coffre vit dans l’esprit de l’artisan, mais c’est en ce
sens que le coffre a dans l’esprit de l’artisan un кtre intelligible, qui
appartient au genre de la vie.
3° La vie est
attribuйe au Saint-Esprit en ce sens que Dieu est appelй la vie des rйalitйs,
йtant lui-mкme en toutes les rйalitйs comme leur moteur, si bien que toutes les
rйalitйs semblent en quelque sorte mues par un principe intйrieur ; par
contre, la vie est appropriйe au Verbe en tant que les rйalitйs sont en Dieu,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
4° De mкme que
les ressemblances des rйalitйs dans le Verbe sont pour les rйalitйs une cause
d’existence, de mкme elles sont pour les rйalitйs une cause de connaissance, en
tant qu’elles sont imprimйes dans les esprits de telle faзon qu’ils puissent
connaоtre les rйalitйs ; voilа pourquoi, de mкme qu’elles sont appelйes
vie en tant qu’elles sont principes d’existence, de mкme elles sont appelйes
lumiиre en tant qu’elles sont principes de connaissance. Question 5 : [La providence]
Introduction
Article 1 :
Auquel des attributs la providence se ramиne-t-elle ? Article 2 : Le
monde est-il gouvernй par la providence ? Article 3 : La
divine providence s’йtend-elle aux rйalitйs corruptibles ? Article 4 :
Tous les mouvements et les actions des corps infйrieurs de ce monde sont-ils
soumis а la divine providence ? Article 5 : Les
actes humains sont-ils gouvernйs par la providence ? Article 6 : Les
bкtes et leurs actes sont-ils soumis а la divine providence ? Article 7 : Les
pйcheurs sont-ils gouvernйs par la divine providence ? Article 8 : La
crйation corporelle est-elle tout entiиre gouvernйe par la divine providence au
moyen de la crйation angйlique ? Article 9 : La
divine providence dispose-t-elle les corps infйrieurs par les corps
cйlestes ? Article 10 : La
divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps
cйlestes ?
Article 1 : Auquel des attributs la
providence se ramиne-t-elle ?
Objections :
Il semble que
ce soit seulement а la science.
1° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation
de la philosophie, « il est manifeste que la forme immobile et simple
des choses а faire est la providence ». Or en Dieu, la forme des choses а
faire est l’idйe, qui appartient а la science. La providence appartient donc
aussi а la connaissance.
2° [Le rйpondant] disait que la providence
appartient aussi а la volontй, en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. En sens contraire : en nous, la science pratique
est la cause des rйalitйs connues. Or la science pratique est seulement dans la
connaissance. Donc la providence aussi.
3° Boиce dit au
livre dйjа citй : « La faзon de faire les choses, quand elle est
considйrйe dans la puretй mкme de l’intelligence divine, est appelйe
providence. » Or la puretй de l’intelligence semble appartenir а la
connaissance spйculative. La providence appartient donc а la connaissance
spйculative.
4° Boиce dit, au
cinquiиme livre sur la Consolation de la
philosophie, que la providence doit son nom « а ce que, placйe loin
des rйalitйs infйrieures, elle voit toutes choses de loin, depuis le suprкme
sommet des rйalitйs ». Or la vision de loin appartient а la connaissance,
et surtout а la spйculative. La providence semble donc surtout appartenir а la
connaissance spйculative.
5° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation,
le destin est а la providence ce que
le raisonnement est а l’intelligence. Or tant l’intelligence que le
raisonnement appartiennent aux deux connaissances spйculative et pratique. Donc
la providence aussi.
6° Saint Augustin
dit au livre des 83 Questions :
« La loi immuable rиgle toutes choses par un gouvernement
admirable. » Or gouverner et rйgler appartiennent а la providence. La loi
immuable est donc la providence elle-mкme. Or la loi appartient а la
connaissance. Donc la providence aussi.
7° La loi
naturelle est causйe en nous par la divine providence. Or la cause agit pour
produire un effet par voie de ressemblance ; ainsi disons-nous que la
bontй de Dieu est cause de la bontй dans les rйalitйs, l’essence, de l’кtre, et
la vie, du vivre. La providence divine est donc une loi ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
8° Boиce dit au
quatriиme livre sur la Consolation
que « la providence est cette divine raison йtablie au principe suprкme de
tout ». Or la raison de la rйalitй en Dieu est l’idйe, comme dit saint
Augustin au livres des 83 Questions.
La providence est donc l’idйe. Or l’idйe appartient а la connaissance. Donc la
providence aussi.
9° La
science pratique est ordonnйe soit а amener les rйalitйs а l’existence, soit а
ordonner les rйalitйs dйjа produites. Or, produire les rйalitйs n’appartient
pas а la providence, car la providence prйsuppose les rйalitйs pourvues ;
de mкme, ordonner les rйalitйs produites ne lui appartient pas non plus, car
cela se rapporte а la disposition. La providence n’appartient donc pas а la
connaissance pratique, mais seulement а la spйculative.
En sens contraire :
1° Il semble
qu’elle appartienne а la volontй, car, comme dit saint Jean Damascиne au
deuxiиme livre, « la providence est la volontй de Dieu, en raison de
laquelle tout ce qui existe reзoit une conduite convenable. »
2° Ceux qui
savent ce qu’il faut faire et ne veulent cependant pas le faire, nous ne les
appelons pas pourvoyeurs. La providence regarde donc plus la volontй que la
connaissance.
3° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation,
Dieu gouverne le monde par sa bontй. Or la bontй se rapporte а la volontй. Donc
la providence йgalement, а laquelle il appartient de gouverner.
4° Disposer
n’appartient pas а la science, mais а la volontй. Or, selon Boиce au quatriиme
livre sur la Consolation, la
providence est la raison par laquelle Dieu dispose tout. La providence
appartient donc а la volontй, non а la connaissance.
5° Ce qui
est pourvu, comme tel, n’est pas sage ou connu, mais il est bon. Donc le
pourvoyeur non plus, comme tel, n’est pas sage mais bon ; et de la sorte,
la providence n’appartient pas а la sagesse mais а la bontй ou а la volontй.
6° Mais par
ailleurs il semble qu’elle appartienne а la puissance, car Boиce dit au
troisiиme livre sur la Consolation :
« La providence a mis dans les choses qu’elle a crййes une plus ou moins
grande cause de permanence, si bien qu’elles dйsirent naturellement demeurer,
autant que possible. » La providence est donc le principe de la crйation.
Or la crйation est appropriйe а la puissance. La providence appartient donc а
la puissance.
7° Le
gouvernement est l’effet de la providence, comme il est dit au livre de la
Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui gouverne
tout » (Sag. 14, 3). Or, comme dit Hugues de Saint-Victor dans son De sacramentis, la volontй est comme ce
qui commande, la sagesse est comme ce qui dirige, la puissance comme ce qui
exйcute ; aussi la puissance est-elle plus proche du gouvernement que la
science ou la volontй. La providence appartient donc plutфt а la puissance qu’а
la science ou а la volontй.
Rйponse :
Ce qui se
conзoit de Dieu, nous ne pouvons le connaоtre qu’а partir de ce qui est en
nous, а cause de la faiblesse de notre intelligence. Aussi, pour savoir comment
la providence se dit en Dieu, il nous
faut voir comment la providence est en nous.
Il faut donc
savoir que Cicйron pose la providence comme une partie de la prudence, au
deuxiиme livre de l’Ancienne Rhйtorique,
et elle en est comme le complйment. Car les deux autres parties, que sont la
mйmoire et l’intelligence, ne sont que des prйparations а l’acte de prudence.
Or la prudence, suivant le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, est la droite raison de l’agir
humain. Et l’agir humain diffиre des
choses rйalisables en ce que celles-ci passent de l’agent а une matiиre
extйrieure, comme le banc et la maison, et la droite raison en est l’art ;
tandis que l’on appelle agir humain les actions qui ne sortent pas de l’agent,
mais sont des actes qui le perfectionnent, comme vivre chastement, se comporter
avec patience, et autres semblables ; et la droite raison en est la
prudence.
Or, dans cet
agir humain, deux choses se prйsentent а notre considйration : la fin, et
le moyen.La prudence dirige donc surtout dans les moyens ; en effet,
quelqu’un est dit prudent lorsqu’il donne de bons conseils, comme il est dit au
sixiиme livre de l’Йthique. Or le
conseil ne porte pas sur la fin mais sur les moyens, comme il est dit au
troisiиme livre de l’Йthique. Mais la
fin de l’agir humain prйexiste en nous de deux faзons : d’abord par la
connaissance naturelle de la fin de l’homme ; cette connaissance
naturelle, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, appartient а l’intelligence, qui porte sur les principes
des choses а faire comme sur ceux des objets de spйculation ; et les
principes des choses а faire sont les fins, comme il est dit au mкme livre.
D’une autre faзon, quant а la disposition ; et ainsi, les fins de l’agir humain
sont en nous par les vertus morales, par lesquelles l’homme est disposй а vivre
justement, ou courageusement, ou avec tempйrance, ce qui est comme la fin
prochaine de l’agir humain. Et semblablement, nous sommes perfectionnйs а l’йgard des moyens, et quant а la connaissance par le conseil, et quant а l’appйtit
par l’йlection ; et en ces choses nous sommes dirigйs par la prudence.
Il est donc
clair qu’il appartient а la prudence de disposer de faзon ordonnйe certaines
choses relativement а la fin. Or, cette disposition des moyens vers la fin par
la prudence a lieu а la faзon d’un certain raisonnement dont les principes sont
les fins — car c’est d’elles qu’est tirйe toute l’ordonnance susdite dans
toutes les choses а faire, comme cela apparaоt clairement pour les produits de
l’art ; aussi, pour кtre prudent, il est requis d’кtre en bon rapport avec
les fins elles-mкmes. Car il ne peut y avoir de droite raison sans que les
principes de la raison soient conservйs. Et c’est pourquoi la prudence requiert
а la fois l’intelligence des fins et les vertus morales par lesquelles
l’intention est droitement placйe dans la fin ; et pour cette raison, il
est nйcessaire que tout prudent soit vertueux, comme il est dit au sixiиme
livre de l’Йthique. Or, en toutes les
puissances et les actes ordonnйs de l’вme, il y a ceci de commun, que la
puissance du premier est conservйe en tous ceux qui suivent ; voilа
pourquoi dans la prudence sont d’une certaine faзon incluses et la volontй qui
porte sur la fin, et la connaissance de la fin.
Ce qui a йtй
dit fait donc voir comment la providence se rapporte aux autres attributs de
Dieu. La science se rapporte а la connaissance а la fois de la fin et des
moyens : par la science, en effet, Dieu connaоt soi-mкme et les crйatures.
Mais la providence se rapporte seulement а la connaissance des moyens pour
autant qu’ils sont ordonnйs а la fin ; et c’est pourquoi la providence, en
Dieu, inclut а la fois la science et la volontй ; mais cependant, elle
demeure essentiellement dans la connaissance, non certes spйculative, mais
pratique. La puissance, quant а elle, est exйcutrice de la providence ;
par consйquent, l’acte de la puissance prйsuppose l’acte de la providence qui
la dirige ; la puissance n’est donc pas incluse dans la providence comme
l’est la volontй.
Rйponse aux objections :
1° Dans la
rйalitй crййe, on peut considйrer deux choses : son espиce en elle-mкme,
et sa relation а la fin. Et de ces deux choses, une forme a prйcйdй en Dieu. La
forme exemplaire de la rйalitй selon son espиce pure et simple est donc
l’idйe ; mais la forme de la rйalitй pour autant qu’elle est ordonnйe а la
fin, c’est la providence. Or l’ordre que la divine providence a mis dans les
rйalitйs est appelй destin, selon Boиce. La providence est donc au destin ce
que l’idйe est а l’espиce de la rйalitй ; et cependant, bien que l’idйe
puisse appartenir en quelque faзon а la connaissance spйculative, la providence
se rapporte pourtant а la seule connaissance pratique ; elle implique en
effet une relation а la fin, et ainsi а l’њuvre au moyen de laquelle on
parvient а la fin.
2° La providence
relиve plus de la volontй que la science pratique pure et simple : en
effet, la science pratique pure et simple se rapporte communйment а la
connaissance de la fin et des moyens ; elle ne prйsuppose donc pas la
volontй de la fin, sinon la volontй serait en quelque sorte incluse dans la
science, comme on l’a dit de la providence.
3° La puretй de
l’intelligence est mentionnйe pour exclure de la providence non pas la volontй,
mais le changement et la variйtй.
4° Dans ce
passage, Boиce ne pose pas la dйfinition complиte de la providence, mais il
donne la raison de son nom ; par consйquent, bien que la vision puisse se
rapporter а la connaissance spйculative, il ne s’ensuit pas que la providence
s’y rapporte. En outre, Boиce explique que la providence soit une vision de
loin par la raison que Dieu lui-mкme, du plus haut sommet des rйalitйs, veille
sur toutes choses. Or il est au plus haut sommet des rйalitйs parce qu’il cause
et ordonne tout ; et de la sorte, on peut aussi relever dans les paroles
de Boиce quelque chose qui se rapporte а la connaissance pratique.
5° Cette
comparaison de Boиce s’entend de la ressemblance des rapports du simple au
composй et du stable au mobile : en effet, de mкme que l’intelligence est
simple et sans processus discursif tandis
que la raison va за et lа en discourant sur diffйrentes choses, de mкme aussi
la providence est simple et immobile alors que le destin est multiple et
variable ; par consйquent, l’argument n’est pas probant.
6° Le nom de
providence ne dйsigne pas proprement en Dieu la loi йternelle, mais quelque
chose qui s’ensuit de la loi йternelle. En effet, on doit considйrer en Dieu la
loi йternelle comme sont envisagйs en nous les principes naturellement connus
des choses а faire, desquels nous partons pour tenir conseil et pour
choisir ; et cela appartient а la prudence, ou а la providence. La loi de
notre intelligence est donc а la prudence ce que le principe indйmontrable est
а la dйmonstration. Et semblablement aussi, la loi йternelle n’est pas en Dieu
la providence mкme, mais comme le principe de la providence ; et c’est
pourquoi l’acte de providence est attribuй а la loi йternelle de faзon
appropriйe, de mкme que tout l’effet de la dйmonstration est attribuй aux
principes indйmontrables.
7° Dans les
attributs divins, nous trouvons deux raisons formelles de causalitй :
l’une par voie d’exemplaritй, comme nous disons que du premier vivant vient
tout ce qui vit ; et cette raison formelle de causalitй est commune а tous
les attributs. L’autre raison formelle suit la relation а l’objet de
l’attribut, comme nous disons que la puissance est la cause des possibles, et
la science celle des objets de science ; et suivant cette sorte de
causalitй, il n’est pas nйcessaire que l’effet porte la ressemblance de la
cause : en effet, les choses qui sont faites au moyen de la science ne
sont pas nйcessairement science, mais objets de science. Et c’est de cette
faзon que l’on pose la providence de Dieu comme la cause de tout ; par
consйquent, bien que la loi de notre intelligence existe par la providence, il
ne s’ensuit pas que la providence divine soit la loi йternelle.
8° Cette raison
йtablie dans le principe suprкme n’est appelйe providence que si l’on ajoute la
relation а la fin, а laquelle est prйsupposйe la volontй de la fin ; donc,
bien qu’elle appartienne essentiellement а la connaissance, elle inclut
cependant en quelque faзon la volontй.
9°
Deux
relations peuvent кtre considйrйes dans les rйalitйs : l’une en tant
qu’elles йmanent du principe ; l’autre en tant qu’elles sont ordonnйes а
la fin. La disposition concerne donc l’ordre avec lequel les rйalitйs йmanent
du principe ; en effet, on dit que des choses sont disposйes parce
qu’elles sont placйes par Dieu а diffйrents degrйs, comme l’artisan place
diversement les parties de son ouvrage ; la disposition semble donc
appartenir а l’art. Mais la providence implique la relation а la fin. Et ainsi,
la providence diffиre de l’art divin et de la disposition, car l’art divin se
dit par rapport а la production des rйalitйs, et la disposition par rapport а
l’ordre des choses produites, tandis que le nom de providence signifie une
relation а la fin. Or, de la fin du produit de l’art se dйduit tout ce qui est
en lui, et la relation а la fin est plus proche de la fin que l’ordre des
parties entre elles, qu’elle cause en quelque sorte ; voilа pourquoi la
providence est en quelque sorte la cause de la disposition, et pour cette
raison l’acte de disposition est frйquemment attribuй а la providence. Donc,
bien que la providence ne soit ni l’art, qui regarde la production des
rйalitйs, ni la disposition, qui regarde l’ordre des rйalitйs entre elles, il
ne s’ensuit pourtant pas qu’elle n’appartienne pas а la connaissance pratique.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit que la providence est une volontй en ce sens qu’elle inclut et
prйsuppose une volontй, comme nous l’avons dit.
2° Selon le
Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique,
personne ne peut кtre prudent sans avoir les vertus morales, par lesquelles on
est droitement disposй relativement aux fins ; comme nul ne peut bien
dйmontrer sans кtre йclairй sur les principes de la dйmonstration. Et voilа
aussi pourquoi nul n’est appelй pourvoyeur s’il n’a une volontй droite, et ce
n’est pas parce que la providence serait dans la volontй.
3° L’on dit que
Dieu gouverne par la bontй, non pas en ce sens que la bontй serait la
providence mкme, mais parce qu’elle est le principe de la providence,
puisqu’elle est une fin ; et aussi parce que la bontй divine est pour Dieu
ce que la vertu morale est pour nous.
4° Bien que cela
prйsuppose la volontй, disposer n’est pas un acte de la volontй : car
ordonner — et cela est compris dans la disposition — appartient au
sage, comme dit le Philosophe ; voilа pourquoi la disposition et la
providence appartiennent essentiellement а la connaissance.
5° La providence
se rapporte а son objet comme la science а l’objet de science, et non comme la
science а celui qui connaоt ; il n’est donc pas nйcessaire que ce qui est
pourvu, comme tel, soit sage, mais qu’il soit connu.
6° & 7° Nous accordons
ces objections. Article 2 : Le monde est-il gouvernй par la
providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Qui agit par
nйcessitй de nature, n’agit pas par providence. Or c’est par nйcessitй de
nature que Dieu agit sur les rйalitйs crййes, car, comme dit Denys au quatriиme
chapitre des Noms Divins, « la
divine bontй se rйpand sur tous les кtres comme, sans choix ni savoir
prйalables, notre soleil envoie ses rayons sur tous les corps ». Dieu ne
gouverne donc pas le monde par la providence.
2° Le principe
multiforme vient aprиs le principe uniforme. Or la volontй est un principe
multiforme, car elle a des objets opposйs ; donc la providence aussi, qui
prйsuppose la volontй. Mais la nature est un principe uniforme, car elle est
dйterminйe а une seule chose. La nature prйcиde donc la providence. Les
rйalitйs naturelles ne sont donc pas gouvernйes par la providence.
3° [Le rйpondant] disait que le principe
uniforme prйcиde le multiforme dans le mкme, non en plusieurs. En sens contraire : plus un principe a de
puissance causale, plus il est antйrieur. Or plus il est uniforme, plus il a
une grande puissance causale, car, comme il est dit au livre des Causes, toute puissance unie est plutфt
infinie que multipliйe. Donc, qu’ils soient envisagйs dans le mкme ou en plusieurs, le principe uniforme prйcйdera le
multiforme.
4° Selon Boиce
dans son Arithmйtique, toute
inйgalitй se ramиne а l’йgalitй, et toute multitude а l’unitй. Donc toute
action de la volontй, qui a une multiplicitй d’objets, doit se ramener aussi а
l’action de la nature, qui est simple et йgale ; et de la sorte, il est
nйcessaire que l’agent premier agisse par son essence et sa nature, et non par
providence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° Ce qui est de
soi dйterminй а une seule chose, n’a pas besoin de gouvernant, car le
gouvernement est appliquй а un кtre pour qu’il n’aille pas dans un sens contraire.
Or les rйalitйs naturelles sont par leur propre nature dйterminйes а une seule
chose. Elles n’ont donc pas besoin de providence qui les gouverne.
6° [Le rйpondant] disait qu’elles ont
besoin du gouvernement de la providence pour кtre conservйes dans l’existence. En sens contraire : lа oщ il n’y a pas de
puissance а la corruption, il n’est point besoin de conservateur extйrieur. Or,
en certaines rйalitйs, il n’y a pas de puissance а la corruption, car il n’y en
a pas non plus а la gйnйration, comme cela est clair dans le cas des corps
cйlestes et des substances spirituelles, qui sont les parties principales du
monde. Donc de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les conserve
dans l’existence.
7° Il est des
choses, dans la rйalitй, que pas mкme Dieu ne peut changer, comme le principe
que rien ne peut кtre affirmй et niй de la mкme chose, et que ce qui a йtй ne
peut pas ne pas avoir йtй, comme dit saint Augustin au livre Contre Faustus. Donc au moins de telles
choses n’ont pas besoin d’une providence qui les gouverne et les conserve.
8° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur
des rйalitйs n’est pas leur providence. Or les rйalitйs corporelles n’ont pas
йtй faites par Dieu, puisque Dieu est esprit ; car il ne semble pas qu’un
esprit puisse produire un corps, de mкme qu’un corps ne peut pas non plus
produire un esprit. De telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes
par la providence divine.
9° Le
gouvernement des rйalitйs regarde la distinction mкme des rйalitйs. Or celle-ci
ne semble pas provenir de Dieu, car il est dans un rapport uniforme а toutes
choses, comme il est dit au livre des Causes.
Les rйalitйs ne sont donc pas gouvernйes par la providence divine.
10° Les choses qui
sont ordonnйes en elles-mкmes n’ont pas besoin d’кtre ordonnйes par autre
chose. Or les rйalitйs naturelles sont ainsi, car, comme il est dit au deuxiиme
livre sur l’Вme, « en toutes les
choses qui sont selon la nature, il y a, pour la grandeur et l’augmentation, un
terme et une raison dйterminйs ». Les rйalitйs naturelles ne sont donc pas
ordonnйes par la providence divine.
11° Si les
rйalitйs sont gouvernйes par la divine providence, alors nous pourrons examiner
celle-ci а partir de l’ordre des rйalitйs. Or, comme dit saint Jean Damascиne
au deuxiиme livre, « il faut admirer tout, louer tout et admettre sans
plus examiner toutes les њuvres de la providence ». Le monde n’est donc
pas gouvernй par la providence.
En sens contraire :
1° Boиce
dit : « Ф toi qui gouvernes le monde par une raison
perpйtuelle ! »
2° Tout ce qui a
un ordre certain est nйcessairement gouvernй par quelque providence. Or les
rйalitйs naturelles ont un ordre certain dans leurs mouvements. Elles sont donc
gouvernйes par la providence.
3° Les choses qui
sont diffйrentes ne sont maintenues conjointes que par une providence qui les
gouverne ; et c’est pourquoi certains philosophes furent amenйs а poser
que l’вme йtait une harmonie, а cause de la conservation des contraires dans le
corps de l’animal. Or dans le monde nous voyons des choses contraires et
diffйrentes demeurer liйes l’une а l’autre. Le monde est donc gouvernй par une
providence.
4° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation,
« le destin met en mouvement toutes choses, rйparties selon les lieux, les
formes et les temps ; et cette explication de l’ordre temporel, unifiйe
par le regard de l’esprit divin, c’est la providence ». Puis donc que nous
voyons que les rйalitйs sont distinctes selon les formes, les lieux et les temps,
il est nйcessaire de poser le destin, et ainsi la providence.
5° Tout ce qui ne
peut кtre conservй par soi-mкme dans l’existence a besoin de quelque gouvernant
par lequel il soit conservй. Or, les rйalitйs crййes ne peuvent кtre conservйes
par elles-mкmes dans l’existence, car les choses qui ont йtй faites de rien
tendent par elles-mкmes au nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Il est donc
nйcessaire qu’il y ait une providence gouvernant les rйalitйs.
Rйponse :
La providence
regarde la relation а la fin ; voilа pourquoi tous ceux qui nient la cause
finale doivent par une consйquence nйcessaire nier la providence, comme dit le
Commentateur au deuxiиme livre de la Physique.
Or il y eut dans l’Antiquitй deux sortes de nйgateurs de la cause finale. En effet,
certains philosophes trиs anciens posиrent seulement la cause matйrielle ;
aussi, puisqu’ils ne posaient pas la cause agente, ils ne pouvaient pas non
plus poser la fin, qui n’est cause que parce qu’elle meut l’agent. Mais
d’autres vinrent ensuite qui posaient la cause agente, sans rien dire de la
cause finale. Et selon les deux йcoles, tout arrivait par la nйcessitй des
causes prйcйdentes, soit de la matiиre, soit de l’agent.
Mais voici
comment cette position est rйprouvйe par les philosophes. Les causes matйrielle
et agente, comme telles, sont pour l’effet une cause d’existence ; mais
elles ne suffisent pas а causer dans l’effet une bontй qui le rende convenable
а la fois en lui-mкme, pour qu’il puisse demeurer, et а l’йgard des autres,
pour qu’il les aide. Par exemple, la chaleur a par dйfinition, autant qu’il est
en elle, la propriйtй de dissoudre ; mais la dissolution n’est convenable
et bonne que dans une certaine limite et suivant un mode dйterminй ; si
donc nous ne posions dans la nature aucune autre cause en plus de la chaleur et
des agents de cette sorte, nous ne pourrions dйterminer de cause pour laquelle
les rйalitйs se produisent convenablement et bien. Or tout ce qui n’a pas de
cause dйterminйe, arrive par hasard. Voilа pourquoi, selon la position susdite,
il serait nйcessaire que toutes les convenances et utilitйs qui se trouvent
dans les rйalitйs soient fortuites ; et c’est aussi ce qu’Empйdocle a
posй, disant qu’il se produit par hasard que les parties des animaux, par
amitiй, se rassemblent de telle sorte que l’animal puisse кtre conservй, et que
cela se produit souvent. Mais il ne peut en кtre ainsi, car les choses qui se
produisent par hasard sont plutфt rares ; or nous voyons que de telles
convenances et utilitйs se produisent dans les њuvres de la nature soit
toujours, soit la plupart du temps ; il est donc impossible qu’elles
arrivent par hasard ; et ainsi, il est nйcessaire qu’elles viennent de
l’intention d’une fin.
Mais ce qui n’a
pas d’intelligence ou de connaissance ne peut tendre directement а une fin que
si, par quelque connaissance, une fin lui est attribuйe, et qu’il est dirigй
vers elle ; il est donc nйcessaire, puisque les rйalitйs naturelles n’ont
pas de connaissance, que prйexiste une intelligence qui ordonne les rйalitйs
naturelles а une fin, comme l’archer donne а la flиche un mouvement dйfini pour
qu’elle tende а une fin dйterminйe ; par consйquent, de mкme que la
percussion qui se fait au moyen d’une flиche est appelйe њuvre non seulement de
la flиche mais aussi du lanceur, de mкme aussi toute њuvre de la nature est
appelйe par les philosophes њuvre d’intelligence.
Et ainsi, il
est nйcessaire que le monde soit gouvernй par la providence de cette
intelligence qui a mis dans la nature l’ordre susdit. Et cette providence par
laquelle Dieu gouverne le monde ressemble а la providence йconomique par
laquelle on gouverne une famille, ou а la providence politique par laquelle on
gouverne une citй ou un royaume, et par laquelle on ordonne а une fin les actes
des autres ; car il ne peut y avoir en Dieu de providence relativement а
lui-mкme, puisque tout ce qui est en lui est fin et non orientй vers une fin.
Rйponse aux objections :
1° La
ressemblance envisagйe par Denys se comprend ainsi : de mкme que le
soleil, autant qu’il est en lui, n’exclut aucun corps de la communication de sa
lumiиre, de mкme aussi la divine bontй n’exclut aucune crйature de la
participation de soi ; mais il ne s’agit pas qu’elle opиre sans
connaissance ni choix.
2° Un principe
peut кtre appelй multiforme de deux faзons.
D’abord quant а l’essence mкme du principe, c’est-а-dire en tant qu’il est
composй : et ainsi, le principe multiforme est nйcessairement postйrieur а
l’uniforme. Ensuite, par rapport а l’effet, et l’on appelle ainsi multiforme le
principe qui s’йtend а plusieurs objets : le multiforme est alors
antйrieur а l’uniforme, car plus un principe est simple, plus il s’йtend а de
nombreux objets ; et c’est en ce sens que la volontй est dite principe
multiforme tandis que la nature est dite principe uniforme.
3° Cet argument
est probant pour l’uniformitй du principe suivant son essence.
4° Dieu est par
son essence la cause des rйalitйs ; et de la sorte, toute pluralitй des
rйalitйs se ramиne а un principe simple. Mais son essence n’est la cause des
rйalitйs que parce qu’elle est connue, et donc parce que Dieu la veut
communiquer а la crйature par voie d’assimilation ; les rйalitйs procиdent
donc de l’essence divine par une relation de science et de volontй, et ainsi,
par providence.
5° La rйalitй
naturelle ne se donne pas sa propre dйtermination а une seule chose, mais elle
la tient d’un autre [principe] ; voilа pourquoi la dйtermination
appropriйe а l’effet dйmontre la providence, comme on l’a dit.
6° La corruption
et la gйnйration peuvent s’entendre de deux faзons. D’abord en ce sens que la
gйnйration et la corruption vont d’un йtant а un йtant contraire ; et de
la sorte, un sujet possиde une puissance а la gйnйration et а la corruption
parce que sa matiиre est en puissance а des formes contraires ; et ainsi,
les corps cйlestes et les substances spirituelles ne sont en puissance ni а la
gйnйration ni а la corruption. Ensuite, gйnйration et corruption se disent
communйment pour n’importe quelle venue des rйalitйs а l’existence, et pour
n’importe quel passage au non-кtre ; de sorte que mкme la crйation, par
laquelle quelque chose est amenй du non-кtre а l’existence, est appelйe
gйnйration, et l’annihilation d’une rйalitй est elle-mкme appelйe corruption.
En ce sens, une chose est dite en puissance а la gйnйration, parce qu’il y a
dans l’agent une puissance а la production de cette chose ; et
semblablement, une chose est dite en puissance а la corruption, parce qu’il y a
dans l’agent une puissance d’amener cette chose au non-кtre ; et de ce
point de vue, toute crйature est en puissance а la corruption, car tout ce que
Dieu a amenй а l’existence, il peut aussi le ramener au non-кtre. Or, pour que
les crйatures subsistent, il est nйcessaire que Dieu opиre toujours en elles
l’existence, comme dit saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral ; non pas comme la maison est produite
par l’artisan, celle-ci demeurant encore lorsque son action cesse, mais comme
l’illumination de l’air vient du soleil ; ainsi, par le simple fait que
Dieu ne fournirait pas а la crйature l’existence qu’il a dйcidйe dans sa
volontй, la crйature serait rйduite а nйant.
7° La nйcessitй
des principes invoquйs est la consйquence de la providence et de la disposition
de Dieu. Car, par le fait mкme que les rйalitйs ont йtй produites en telle
nature, en laquelle elles ont un кtre dйterminй, elles ont йtй distinguйes de
leurs nйgations ; et de cette distinction, il s’ensuit que l’affirmation
et la nйgation ne sont pas vraies ensemble ; et de lа vient la nйcessitй
dans tous les autres principes, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique.
8° L’effet ne
peut pas кtre plus йminent que la cause, mais il peut se trouver plus imparfait
que la cause ; et parce que le corps est naturellement infйrieur а
l’esprit, le corps ne peut pas produire l’esprit, mais l’inverse est vrai.
9° Dieu est dit
indiffйrent aux rйalitйs, parce qu’il n’y a en lui aucune diversitй ; et
cependant, il est lui-mкme la cause de la diversitй des rйalitйs, parce qu’il
contient en soi par sa science les raisons des diffйrentes rйalitйs.
10° L’ordre qui
est dans la nature, celle-ci ne se le donne pas, mais elle le tient d’un autre
[principe] ; aussi la nature a-t-elle besoin d’une providence pour qu’un
tel ordre soit йtabli en elle.
11° Les crйatures
sont impuissantes а reprйsenter le Crйateur. Voilа pourquoi en aucune faзon
nous ne pouvons arriver par les crйatures а connaоtre parfaitement le
Crйateur ; et c’est aussi а cause de la faiblesse de notre intelligence,
qui ne peut recevoir des crйatures au sujet de Dieu tout ce qu’elles
manifestent de lui. Et s’il nous est dйfendu de sonder les choses qui sont en Dieu, c’est de peur que nous ne voulions
parvenir а la fin de l’investigation, que suggиre le mot « sonder » :
car dans ce cas, nous ne croirions sur Dieu que ce que notre intelligence peut
renfermer. Mais il ne nous est pas
interdit de scruter avec une modestie qui nous fasse nous reconnaоtre
impuissants а comprendre parfaitement ; et c’est
pourquoi saint Hilaire dit que « celui qui poursuit avec piйtй les
rйalitйs infinies, bien qu’il ne parvienne jamais, tirera toujours profit de sa
progression ». Article 3 : La divine providence s’йtend-elle
aux rйalitйs corruptibles ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La cause et
l’effet sont coordonnйs ensemble. Or les crйatures corruptibles sont causes de
faute, comme cela est clair : la beautй de la femme est un aliment et une
cause de la luxure ; et il est dit au livre de la Sagesse :
« Les crйatures de Dieu sont devenues un piиge pour les pas des
insensйs » (Sag. 14, 11). Puis donc que la faute est hors de l’ordre
de la providence divine, il semble que les rйalitйs corruptibles ne soient pas
soumises а l’ordre de la providence.
2° Rien de ce qui
est pourvu par le sage n’est corrupteur de son effet, car dans ce cas, le sage
serait contraire а soi, йdifiant et dйtruisant les mкmes choses. Or parmi les
rйalitйs corruptibles, l’une se trouve contraire а l’autre et la corrompt.
Elles ne sont donc pas pourvues par Dieu.
3° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « il est nйcessaire que tout ce
qui arrive par la providence se produise selon une raison droite, trиs bonne et
trиs digne de Dieu, et comme il ne peut se faire de mieux ». Or les
rйalitйs corruptibles pourraient devenir meilleures parce qu’incorruptibles. La
providence divine ne s’йtend donc pas aux rйalitйs corruptibles.
4° Toutes les
rйalitйs corruptibles ont la propriйtй naturelle de se corrompre ; sinon
il ne serait pas nйcessaire que toutes les rйalitйs corruptibles se corrompent.
Or la corruption, йtant une imperfection, n’est pas pourvue par Dieu, qui ne
peut кtre la cause d’un dйfaut. Les natures corruptibles ne sont donc pas
pourvues par Dieu.
5° Comme dit
Denys au quatriиme chapitre des Noms
Divins, il n’appartient pas а la providence de perdre mais de conserver la
nature. Il appartient donc а la providence du Dieu tout-puissant de conserver
perpйtuellement les rйalitйs. Or les rйalitйs corruptibles ne sont pas
perpйtuellement conservйes. Elles ne sont donc pas soumises а la divine providence.
En sens contraire :
1° Il est dit au
livre de la Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui
gouverne tout » (Sag. 14,
3).
2° En
Sag. 12, 13, il est dit que c’est Dieu « qui prend soin de toutes
choses ». Donc tant les rйalitйs corruptibles que les incorruptibles sont
soumises а sa providence.
3° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur
des rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu est la cause efficiente de
toutes les rйalitйs corruptibles. Il en est donc aussi la providence.
Rйponse :
La divine
providence, par laquelle Dieu gouverne les rйalitйs, est semblable, comme on
l’a dit, а la providence par laquelle un pиre de famille gouverne la maison, ou
un roi la citй ou le royaume : et dans ces gouvernements il y a ceci de
commun, que le bien commun est plus йminent que le bien particulier ;
ainsi le bien de la nation est plus divin que celui de la citй, de la famille
ou de la personne, comme on le lit au dйbut de l’Йthique. Par consйquent toute providence, si elle gouverne
sagement, considиre ce qui satisfait la communautй plutфt que ce qui ne
convient qu’а un seul.
Donc,
nйgligeant cela, certains ont envisagй parmi les rйalitйs corruptibles
quelques-unes qui, considйrйes en elles-mкmes, pourraient кtre meilleures, et,
ne remarquant point l’ordre universel selon lequel chaque chose est placйe au
mieux dans son ordre, ils prйtendirent que les rйalitйs corruptibles de ce
monde ne sont pas gouvernйes par Dieu, mais seulement les incorruptibles ;
et c’est en leur personne que s’exprime l’Йcriture en
Job 22, 14 : « Il » — c’est-а-dire
Dieu — « est environnй d’un nuage ; il ne considиre point
ce qui se passe parmi nous, et il se promиne dans le ciel d’un pфle а
l’autre. » Et ces rйalitйs corruptibles, ils posиrent ou bien qu’elles
йtaient entraоnйes а l’aventure sans aucun gouvernement, ou bien qu’elles
йtaient gouvernйes par un principe contraire.
Mais le
Philosophe rйprouve cette opinion au onziиme livre de la Mйtaphysique par la comparaison de l’armйe, en laquelle nous
rencontrons deux ordres : l’un par lequel les parties de l’armйe sont
ordonnйes entre elles, l’autre par lequel elles sont ordonnйes а un bien
extйrieur, le bien du chef ; et l’ordre par lequel les parties de l’armйe
sont ordonnйes entre elles est en vue de l’ordre par lequel toute l’armйe est
ordonnйe au chef ; par consйquent, sans la relation au chef, il n’y aurait
pas d’ordre des parties de l’armйe entre elles. Donc, quelle que soit la
multitude que nous rencontrons ordonnйe en elle-mкme, il est nйcessaire qu’elle
soit ordonnйe а un principe extйrieur. Or les parties de l’univers,
corruptibles et incorruptibles, sont ordonnйes entre elles non par accident
mais par soi : nous constatons en effet que les corps cйlestes rendent
service aux corps corruptibles soit toujours, soit la plupart du temps, suivant
le mкme mode ; il est donc nйcessaire que toutes choses, corruptibles et
incorruptibles, soient dans un unique ordre de providence d’un principe
extйrieur qui est hors de l’univers. D’oщ le Philosophe conclut qu’il est
nйcessaire de poser dans l’univers une souverainetй unique, et non plusieurs.
Il faut
cependant savoir qu’il y a deux faзons de pourvoir une chose : soit pour
elle-mкme, soit pour autre chose. Ainsi, dans une maison, ce en quoi le bien de
la maison consiste essentiellement, comme les enfants, les possessions et
autres choses semblables, est pourvu pour soi ; mais les autres choses
sont pourvues pour l’utilitй de ces derniers : ainsi les instruments, les
animaux, etc. Et semblablement dans l’univers, les choses en lesquelles la
perfection de l’univers consiste essentiellement sont pourvues pour
elles-mкmes ; et celles-ci sont perpйtuelles, tout comme l’univers. Mais
celles qui ne le sont pas ne sont pourvues que pour autre chose. Voilа pourquoi
les substances spirituelles et les corps cйlestes, qui sont perpйtuels а la
fois quant а l’espиce et quant а l’individu, sont pourvus pour eux-mкmes en
espиce et en individu. Mais les rйalitйs corruptibles ne peuvent avoir de perpйtuitй
qu’en espиce ; aussi ces espиces sont-elles pourvues pour elles-mкmes,
mais leurs individus ne sont pourvus que pour conserver l’existence perpйtuelle
de l’espиce. Et de ce point de vue, l’opinion est sauve de ceux qui affirment
que la providence divine ne s’йtend aux rйalitйs de notre monde corruptible que
dans la mesure de leur participation а la nature de l’espиce : car cela
est vrai si on l’entend de la providence par laquelle des choses sont pourvues
pour elles-mкmes.
Rйponse aux objections :
1° Les crйatures
corruptibles ne sont pas par elles-mкmes causes de faute, mais seulement
occasions, et causes par accident ; or la cause par accident et l’effet ne
sont pas nйcessairement coordonnйs ensemble.
2° Une sage
providence n’envisage pas seulement les besoins de l’un de ceux qui lui sont
soumis, mais plutфt ce qui est utile а tous. Donc, bien que la corruption d’une
rйalitй dans l’univers soit dйfavorable а cette rйalitй, cependant elle est
utile а la perfection de l’univers : car par la continuelle gйnйration et
corruption des individus l’existence perpйtuelle est conservйe dans les
espиces, en lesquelles consiste par elle-mкme la perfection de l’univers.
3° Certes, la
rйalitй corruptible serait meilleure si elle avait l’incorruptibilitй ;
cependant l’univers qui est fait de rйalitйs
corruptibles et incorruptibles est meilleur que celui qui ne contiendrait que
des rйalitйs incorruptibles, car l’une et l’autre nature est bonne, la
corruptible et l’incorruptible ; or il est meilleur que deux biens
existent plutфt qu’un seul. Et la multiplication des individus dans une nature
unique ne pourrait pas йquivaloir а la diversitй des natures, puisque le bien
de la nature, qui est communicable, surpasse le bien de l’individu, qui est
singulier.
4° De mкme que
les tйnиbres proviennent du soleil, non que celui-ci fasse quelque chose, mais
parce qu’il n’envoie pas la lumiиre, de mкme la corruption provient de Dieu,
non comme agissant, mais comme ne donnant pas la permanence.
5° Les choses qui
sont pourvues par Dieu pour elles-mкmes demeurent perpйtuellement. Cela n’est
pas nйcessaire pour celles qui ne sont pas pourvues pour elles-mкmes ;
mais il leur faut demeurer autant qu’il est nйcessaire а celles pour lesquelles
elles sont pourvues ; et c’est pourquoi certaines choses particuliиres,
parce qu’elles ne sont pas pourvues pour elles-mкmes, se corrompent, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Article 4 : Tous les mouvements et les actions
des corps infйrieurs de ce monde sont-ils soumis а la divine providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° En effet, Dieu
n’est pas providence de ce dont il n’est pas l’auteur, car il est aberrant de
dire que la providence des rйalitйs n’est pas leur auteur, comme dit saint Jean
Damascиne au deuxiиme livre. Or Dieu n’est pas l’auteur du mal, puisque toutes
choses, pour autant qu’elles proviennent de lui, sont bonnes. Puis donc que de
nombreux maux se produisent dans les mouvements et les actions des rйalitйs
infйrieures de ce monde, il semble que leurs mouvements ne soient pas tous
soumis а la divine providence.
2° Les mouvements
contraires ne semblent pas appartenir а un mкme ordre. Or dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde, on rencontre des mouvements et des actions contraires.
Il est donc impossible qu’ils ne soient pas tous soumis а l’ordre de la divine providence.
3° Une chose
n’est soumise а la providence que parce qu’elle est ordonnйe а une fin. Or le
mal n’est pas ordonnй а une fin : bien au contraire, le mal est privation
d’ordre. Le mal n’est donc pas soumis а la providence. Or, parmi les rйalitйs
infйrieures de ce monde, de nombreux maux se produisent. Donc, etc.
4° Il n’est pas
prudent, celui qui tolиre qu’un mal arrive parmi ceux dont les actes sont
soumis а sa providence, alors qu’il peut l’empкcher. Or Dieu est trиs prudent
et trиs puissant. Puis donc que de nombreux maux surviennent parmi les rйalitйs
infйrieures de ce monde, il semble que leurs actes particuliers ne soient pas
soumis а la divine providence.
5° [Le rйpondant] disait que si Dieu permet
que des maux surviennent, c’est parce qu’il peut en retirer des biens. En sens contraire : le bien est plus puissant
que le mal. Le bien peut donc mieux кtre retirй d’un bien que d’un mal ;
il n’est donc pas nйcessaire que Dieu permette а des maux de se produire pour
en retirer des biens.
6° De mкme que
Dieu a tout crйй par sa bontй, de mкme aussi il gouverne toutes choses par sa
bontй, comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation. Or la divine bontй ne permet pas qu’une chose mauvaise
provienne de lui. La divine bontй ne permettra donc pas non plus qu’une chose
mauvaise soit soumise а sa providence.
7° Rien de pourvu
n’est fortuit. Si donc tous les mouvements des rйalitйs infйrieures de ce monde
йtaient pourvus, rien ne se produirait par hasard, et dans ce cas, toutes
choses se produiraient par nйcessitй, ce qui est impossible.
8° Si tout se
produisait par une nйcessitй de la matiиre dans les rйalitйs infйrieures de ce
monde, celles-ci ne seraient pas dirigйes par la providence, comme dit le Commentateur
au deuxiиme livre de la Physique. Or,
beaucoup d’entre elles se produisent par une nйcessitй de la matiиre. Donc
celles-lа, du moins, ne sont pas soumises а la providence.
9° Personne de
prudent ne permet le bien pour que vienne un mal. Donc, pour la mкme raison,
personne de prudent ne permet le mal pour que vienne un bien. Or Dieu est
prudent. Il ne permet donc pas que des maux se produisent afin que des biens se
produisent ; et de la sorte, il semble que les maux qui surviennent parmi
les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas non plus soumis а la
providence de concession.
10° Ce qui est
rйprйhensible en l’homme ne doit nullement кtre attribuй а Dieu. Or il est
rйprйhensible en l’homme de faire le mal pour obtenir un bien, comme cela est clair
dans l’йpоtre aux Romains : « Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal
afin qu’il en arrive du bien, comme la calomnie nous en accuse, et comme
quelques-uns prйtendent que nous l’enseignons ? » (Rom. 3, 8).
Il ne convient donc pas а Dieu que des maux soient soumis а sa providence pour
que des biens en soient retirйs.
11° Si les actes
des corps infйrieurs йtaient soumis а la divine providence, ils agiraient d’une
faзon qui s’accorderait а la divine justice. Or les йlйments infйrieurs ne se
trouvent pas agir ainsi, car le feu brыle la maison de l’homme juste comme
celle de l’homme injuste. Les actes des corps infйrieurs ne sont donc pas
soumis а la divine providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
saint Matthieu : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ?
Et il n’en tombe pas un sur la terre sans la permission de votre Pиre »
(Mt 10, 29) ; а quoi la Glose
ajoute : « Grande est la providence de Dieu, pour laquelle mкme les
petites choses ne sont point cachйes. » Donc mкme les plus petits mouvements
des rйalitйs infйrieures de ce monde sont soumis а la providence.
2° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Nous voyons plus haut les rйalitйs cйlestes
кtre ordonnйes selon la divine providence, et plus bas, les luminaires
terrestres et les йtoiles resplendir, le jour et la nuit se succйder ;
nous voyons que la terre fondйe sur les eaux en est baignйe et entourйe, que
l’air rйpandu plus haut dйborde, que les arbustes et les animaux sont conзus et
naissent, qu’ils croissent et vieillissent, qu’ils finissent, et que toutes les
autres rйalitйs sont agitйes d’un mouvement naturel et intйrieur. » Tous
les mouvements des corps infйrieurs sont donc soumis а la divine providence.
Rйponse :
Puisque le mкme
est а la fois premier principe et fin ultime des rйalitйs, c’est de la mкme
faзon que des choses йmanent du premier principe et qu’elles sont ordonnйes а
la fin ultime. Or nous trouvons, dans l’йmanation des rйalitйs depuis le
principe, que les choses qui sont proches du principe ont un кtre sans
dйficience, tandis que celles qui en sont distantes ont un кtre corruptible,
comme il est dit au deuxiиme livre de la Gйnйration ;
par consйquent, dans la relation des rйalitйs а la fin, celles qui sont le plus
proches de la fin ultime maintiennent sans йcart la relation а la fin, alors
que celles qui en sont йloignйes s’йcartent parfois de cette relation. Or les
mкmes choses sont proches ou йloignйes relativement au principe ou а la
fin ; donc, de mкme que les rйalitйs incorruptibles ont un кtre sans
dйficience, de mкme elles ne s’йcartent jamais, dans leurs actes, de la
relation а la fin : tels sont les corps cйlestes, dont les mouvements ne
dйvient jamais de leur cours naturel. Mais dans les corps corruptibles, de
nombreux mouvements se produisent hors de l’ordre droit par une imperfection de
la nature ; c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la Mйtaphysique que dans l’ordre de
l’univers les substances incorruptibles sont semblables aux enfants dans une
maison, qui њuvrent toujours pour le bien de la maison, tandis que les corps
corruptibles sont comparables aux esclaves et aux animaux domestiques, dont les
actions sortent frйquemment de l’ordre de celui qui gouverne la maison. Et pour
cette raison йgalement, Avicenne dit que le mal n’existe pas au-delа du disque
de la lune, mais seulement dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.
Et cependant,
parmi les rйalitйs infйrieures, ces actes qui dйrogent а l’ordre droit ne sont
pas tout а fait en dehors de l’ordre de la providence. Car une chose peut кtre
soumise а la providence de deux faзons : d’abord comme ce а quoi autre
chose est ordonnй ; ensuite, comme ce qui est ordonnй а autre chose. Or
dans l’ordre des moyens, tous les
intermйdiaires sont des fins et des moyens,
comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique et au cinquiиme de la Mйtaphysique ;
et voilа pourquoi tout ce qui est dans l’ordre droit de la providence est
soumis а la providence non seulement comme ordonnй а autre chose, mais aussi
comme ce а quoi autre chose est ordonnй. Mais ce qui sort de l’ordre droit est
soumis а la providence seulement en tant qu’il est ordonnй а autre chose, et
non en tant qu’autre chose lui est ordonnй. Par exemple, l’acte de la puissance
gйnйrative, par laquelle l’homme engendre un homme parfait en nature, a йtй
ordonnй par Dieu а une chose, qui est la forme humaine, et а cet acte est
ordonnй autre chose, а savoir, la puissance gйnйrative ; mais l’acte
imparfait par lequel des monstres sont parfois engendrйs dans la nature, est certes
ordonnй par Dieu а quelque utilitй, mais rien d’autre n’est ordonnй а cet
acte ; car il arrive par l’imperfection de quelque cause. Et dans le
premier cas, il y a providence d’approbation, tandis que dans le second, il y a
providence de concession, deux modes de la providence posйs par saint Jean
Damascиne au deuxiиme livre.
Il faut
cependant savoir que certains ont rйfйrй le mode providentiel susdit seulement
а l’espиce des rйalitйs naturelles, et non aux singuliers, si ce n’est en tant
qu’ils participent а la nature commune, car ils ne posaient pas en Dieu la
connaissance des singuliers : ils disaient en effet que Dieu a ordonnй la
nature d’une espиce de telle faзon que, de la puissance rйsultant de l’espиce,
telle action dыt s’ensuivre, et que s’il advenait qu’elle fоt dйfaut, cela
йtait ordonnй а telle utilitй, comme la corruption de l’un est ordonnй а la
gйnйration de l’autre ; mais qu’il n’avait pas ordonnй telle puissance
particuliиre а tel acte particulier, ni telle imperfection particuliиre а telle
utilitй particuliиre. Pour notre part, nous disons que Dieu connaоt
parfaitement toutes les rйalitйs particuliиres ; voilа pourquoi nous
posons l’ordre providentiel susdit dans les singuliers, mкme en tant qu’ils
sont singuliers.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour la providence d’approbation ; car dans ce cas, rien n’est pourvu
par Dieu que ce qui est fait par lui en quelque faзon ; donc le mal, qui
ne provient pas de Dieu, n’est pas soumis а la providence d’approbation, mais
seulement а celle de concession.
2° Bien que les
mouvements contraires n’appartiennent pas а un mкme ordre spйcial, ils
appartiennent cependant а un mкme ordre gйnйral, comme par exemple les
diffйrents ordres des diffйrents mйtiers qui sont ordonnйs dans le mкme ordre
d’une mкme citй.
3° Bien que le
mal, en tant qu’il vient d’un agent propre, soit dйsordonnй et soit dйfini par
suite comme une privation d’ordre, rien n’empкche cependant qu’il soit ordonnй
par un agent supйrieur ; et ainsi, il est soumis а la providence.
4° Qui est
prudent supporte un petit mal pour qu’un grand bien ne soit pas empкchй ;
et n’importe quel bien particulier est petit par rapport au bien d’une nature
universelle. Or le mal provenant de certaines rйalitйs ne pourrait кtre empкchй
sans que soit dйtruite leur nature, qui est telle qu’elle peut ou non faire
dйfaut, et qui porte prйjudice а une rйalitй particuliиre tout en ajoutant
cependant une certaine beautй dans l’univers. Voilа pourquoi Dieu, йtant trиs
prudent, n’empкche pas les maux par sa providence, mais permet que chaque chose
agisse selon l’exigence de sa nature ; car, comme dit Denys au livre des Noms Divins, il n’appartient pas а la
providence de perdre la nature, mais de la conserver.
5° Il est un bien
qui ne pourrait sortir que d’un mal, comme le bien de la patience ne sort que
du mal de la persйcution, et le bien de la pйnitence que du mal de la
faute ; et cela n’empкche pas la faiblesse du mal par rapport au bien, car
de tels biens ne sont pas retirйs du mal comme d’une cause par soi, mais comme
par accident et matйriellement.
6° Ce qui est
produit doit nйcessairement avoir quant а son кtre la forme de ce qui produit,
car la production d’une rйalitй a son terme dans l’кtre de la rйalitй ; ce
qu’a produit un bon acteur ne peut donc кtre mal. Mais la providence ordonne la
rйalitй а une fin. Or la relation а la fin rйsulte de l’кtre de la
rйalitй ; voilа pourquoi il n’est pas impossible qu’un bon ordonne un mal
au bien, mais il est impossible qu’un bon ordonne une chose au mal ; car
de mкme que la bontй de celui qui produit amиne la forme de bontй dans les
choses produites, de mкme la bontй du pourvoyeur amиne une relation au bien
dans les choses pourvues.
7° On peut
considйrer de deux faзons les effets qui se produisent parmi les rйalitйs
infйrieures de ce monde : d’abord dans une relation aux causes prochaines,
et ainsi de nombreuses choses adviennent par hasard ; ensuite dans une
relation а la cause premiиre, et ainsi rien n’advient par hasard dans le monde.
Et cependant il ne s’ensuit pas que toutes choses adviennent nйcessairement,
car les effets ne suivent pas en nйcessitй et contingence les causes premiиres,
mais les causes prochaines.
8° Les choses qui
surviennent par une nйcessitй de la matiиre rйsultent de natures ordonnйes а
une fin, et en consйquence, ces choses peuvent elles aussi se tenir sous la
providence, ce qui ne serait pas le cas si tout se produisait par une nйcessitй
de la matiиre.
9° Le mal est
contraire au bien. Or aucun contraire n’amиne par lui-mкme а son contraire,
mais tout contraire amиne son contraire а son semblable ; ainsi le corps
chaud n’amиne rien а la fraоcheur, sinon par accident, mais c’est plutфt le
corps froid qui est ramenй а la chaleur par le corps chaud. Semblablement,
aucun bien n’ordonne une chose au mal, mais il l’ordonne plutфt au bien.
10° Faire le mal,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, ne convient nullement aux bons ;
par consйquent, faire le mal en vue d’un bien est rйprйhensible en l’homme, et
ne peut кtre attribuй а Dieu. Mais ordonner un mal au bien, cela n’est pas
contraire а la bontй de quelqu’un ; voilа pourquoi l’on attribue а Dieu de
permettre le mal en vue d’en retirer un bien. Article 5 : Les actes humains sont-ils
gouvernйs par la providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « les choses qui sont en nous ne
sont pas de la providence, mais de notre libre arbitre ». Or les actes qui
sont en nous sont ceux qu’on appelle humains. Ceux-ci ne sont donc pas soumis а
la divine providence.
2° Quelques-unes
des choses qui sont soumises а la providence sont d’autant plus parfaitement
pourvues qu’elles sont plus nobles. Or l’homme est plus noble que les crйatures
insensibles, qui maintiennent toujours leur cours et ne s’йcartent que rarement
de l’ordre droit ; mais les actes de l’homme s’йcartent frйquemment de
l’ordre droit. Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la providence.
3° Le mal de
faute est pour Dieu souverainement haпssable. Or nul pourvoyeur ne permet en
vue d’une autre chose ce qui lui dйplaоt souverainement, car alors, l’absence
de cette autre chose lui dйplairait davantage. Puis donc que Dieu permet que le
mal de faute se produise dans les actes humains, il semble que ceux-ci ne
soient pas gouvernйs par sa providence.
4° Ce qui est
abandonnй а soi n’est pas gouvernй par la providence. Or Dieu « a laissй
l’homme dans la main de son propre conseil », comme il est dit au livre de
l’Ecclйsiastique
(Eccli. 15, 14). Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la
providence.
5° Il est dit au
livre de l’Ecclйsiaste :
« J’ai vu que la course n’est pas pour les prompts, ni la guerre pour les
vaillants, mais que le temps et le hasard font toutes choses »
(Eccl. 9, 11) ; et il parle des actes humains. Il semble donc que les
actes humains soient le jouet du hasard, et
ne soient pas gouvernйs par la providence.
6° Chez les кtres
gouvernйs par la providence, des choses diffйrentes arrivent aux diffйrents
individus. Or, dans les rйalitйs humaines, les mкmes choses adviennent aux bons
et aux mйchants : « Tout advient йgalement au juste et а l’impie, au
bon et au mйchant » (Eccl. 9, 2). Les rйalitйs humaines ne sont
donc pas gouvernйes par la providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Saint Matthieu : « Vos cheveux mкmes sont tous comptйs »
(Mt 10, 30). Donc mкme les plus petites choses, dans les actes humains,
sont ordonnйes par la divine providence.
2° Punir,
rйcompenser et donner des commandements sont des actes de la providence, car
c’est par de tels actes que n’importe quelle providence gouverne ceux qui lui
sont soumis. Or Dieu fait toutes ces choses а l’endroit des actes humains. Tous
les actes humains sont donc soumis а la divine providence.
Rйponse :
Comme on l’a
dйjа dit, plus une chose est proche du premier principe, plus noble est sa
place sous l’ordre de la providence. Or parmi
toutes les autres choses, les
substances spirituelles s’approchent davantage du premier principe, et de lа
vient qu’on les dit marquйes de son image ; et voilа pourquoi elles
obtiennent de la divine providence non seulement d’кtre pourvues, mais aussi de
pourvoir. Telle est la raison pour laquelle les substances en question ont le
choix de leurs actes, mais non les autres crйatures qui sont seulement
pourvues, et non pourvoyeuses.
Or, puisque la
providence regarde la relation а la fin, il est nйcessaire qu’elle s’exerce
suivant la rиgle de la fin ; et parce que le premier pourvoyeur est
lui-mкme comme la fin de la providence, la rиgle de la providence lui est
unie ; il est donc impossible qu’une imperfection vienne de sa part dans
les choses pourvues par lui, de sorte qu’il n’y a d’imperfection en elles que
de leur cфtй. Or les crйatures auxquelles la providence est communiquйe ne sont
pas les fins de leur providence, mais sont ordonnйes а une autre fin, qui est
Dieu ; il est donc nйcessaire qu’elles reзoivent de la rиgle divine la
rectitude de leur providence. Et c’est pourquoi une imperfection peut se
produire dans leur providence non seulement du cфtй des choses pourvues, mais
encore du cфtй des pourvoyeuses. Toutefois, plus une crйature s’attache а la
rиgle du premier pourvoyeur, plus l’ordre de la providence de cette crйature
possиde une constante rectitude.
Donc, parce que
de telles crйatures peuvent faillir dans leurs actes, et qu’elles sont les
causes de leurs actes, il en rйsulte que leurs imperfections ont la raison
formelle de faute, ce qui n’йtait pas le cas des imperfections des autres
crйatures. Mais parce que de telles crйatures spirituelles sont incorruptibles
mкme quant aux individus, mкme leurs individus sont pourvus pour soi ; et
c’est pourquoi les imperfections qui se produisent en eux sont ordonnйes а la
peine ou а la rйcompense suivant ce qui leur convient, et pas seulement en tant
qu’ils sont ordonnйs а d’autres choses.
Et au nombre de
ces crйatures est l’homme, car sa forme, c’est-а-dire son вme, est la crйature
spirituelle qui est а la racine des actes humains, et qui donne au corps humain
lui aussi une relation а l’immortalitй. Voilа pourquoi les actes humains sont
soumis а la divine providence а la faзon dont les hommes sont eux-mкmes les
providences de leurs actes, et leurs imperfections sont ordonnйes suivant ce
qui leur convient, et pas seulement suivant ce qui convient а d’autres choses. Ainsi,
le pйchй de l’homme est ordonnй par Dieu а son bien, comme lorsque, se relevant
aprиs le pйchй, il est rendu plus humble ; ou du moins, ordonnй au bien
qui est rйalisй en lui par la divine justice, lorsqu’il est puni pour un
pйchй ; tandis que les imperfections se produisant dans les crйatures
sensibles sont ordonnйes seulement а ce qui convient а d’autres choses, comme
la corruption de ce feu est ordonnйe а la gйnйration de cet air. Aussi est-il
dit au livre de la Sagesse, pour dйsigner ce mode spйcial de la providence par
lequel Dieu gouverne les actes humains : « C’est avec une grande
considйration que vous nous gouvernez » (Sag. 12, 18).
Rйponse aux objections :
1° La parole de
saint Jean Damascиne ne doit pas кtre entendue en ce sens que les choses qui
sont en nous, c’est-а-dire en notre choix, seraient entiиrement exclues de la
divine providence ; mais en ce sens qu’elles ne sont pas dйterminйes а un
seul objet par la divine providence, comme celles qui n’ont pas la libertй de
l’arbitre.
2° Les rйalitйs
naturelles insensibles ne sont pourvues que par Dieu ; voilа pourquoi il
ne peut s’y produire d’imperfection du cфtй du pourvoyeur, mais seulement du
cфtй des choses pourvues. Mais les actes humains peuvent avoir une imperfection
du cфtй de la providence humaine ; et c’est pourquoi l’on trouve plus
d’imperfections et de dйsordres dans les actes humains que dans les actes
naturels. Et cependant, que l’homme ait la providence de ses actes, appartient
а sa noblesse ; la multiplicitй des imperfections n’empкche donc pas que
l’homme dйtienne sous la divine providence un rang plus noble.
3° Dieu aime
davantage ce qui est meilleur, aussi prйfиre-t-il la prйsence d’une chose
meilleure а l’absence d’un plus petit mal, l’absence de mal йtant aussi un
certain bien ; et c’est pourquoi, afin d’en faire sortir des biens
plus grands, il permet que quelques-uns tombent mкme en des maux de
faute, qui sont d’un genre souverainement haпssable, quoique l’un d’eux
lui soit plus haпssable qu’un autre ; pour guйrir l’un d’eux, il permet donc parfois que l’on tombe
dans un autre.
4° Dieu a laissй
l’homme dans la main de son propre conseil, parce qu’il l’a йtabli providence
de ses propres actes ; mais cependant, la providence de l’homme sur ses
actes n’exclut pas la divine providence sur ces mкmes actes, de mкme que les
puissances actives des crйatures n’excluent pas non plus la puissance active de
Dieu.
5° Quoique de
nombreux actes humains se produisent par hasard si l’on considиre les causes
infйrieures, rien cependant n’arrive par hasard si l’on considиre la divine
providence, qui les dйpasse toutes. Que tant de choses parmi les actes humains
se produisent alors que le contraire devrait arriver, comme on le constate si
l’on considиre les causes infйrieures, montre aussi que les actes humains sont
gouvernйs par la divine providence ; et par elle il se produit frйquemment
que de plus puissants succombent : ce qui montre, en effet, que l’on est
vainqueur par la divine providence plus que par la puissance humaine ; et
il en est de mкme en d’autres cas.
6° Certes, parce
que nous ne savons pas pour quelle raison la providence divine dispense chaque
chose, il nous semble que tout advient pareillement aux bons et aux
mйchants ; cependant il n’est pas douteux qu’en tous les biens et les maux
qui adviennent soit aux bons soit aux mйchants il y ait une raison droite
suivant laquelle la divine providence ordonne toutes choses. Et parce que nous
ignorons cette raison, il nous semble qu’elles adviennent de faзon dйsordonnйe
et dйraisonnable. Par exemple, а qui entrerait dans l’atelier d’un forgeron, il
semblerait que les instruments de forge ont йtй inutilement multipliйs, s’il ne
connaоt pas le mode d’emploi de chacun d’eux ; et pourtant, а qui
considиre la puissance de l’art, il apparaоt que cette multiplication a une
cause raisonnable. Article 6 : Les bкtes et leurs actes sont-ils
soumis а la divine providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit
dans la premiиre Йpоtre aux Corinthiens que « Dieu ne se met pas en
peine des bњufs » (1Co 9, 9). Donc des autres bкtes non plus, pour la
mкme raison.
2° Il est dit au
livre d’Habacuc : « Vous traiteriez donc les hommes comme les
poissons de la mer ? » (Ha 1, 14). Et ce sont les paroles du
prophиte qui se plaint d’un bouleversement de l’ordre qui semble se produire
dans les actes humains. Il semble donc que les actes des crйatures
irrationnelles ne soient pas gouvernйs par la divine providence.
3° Si l’homme
innocent йtait puni, et que sa peine ne tournвt point а son profit, il semblerait
que les rйalitйs humaines ne soient pas gouvernйes par la providence. Or il n’y
a pas de faute chez les bкtes ; et si elles sont parfois mises а mort,
cela n’est pas ordonnй а leur bien, parce qu’il n’y a aucune rйcompense pour
elles aprиs la mort. Leur vie n’est donc pas gouvernйe par la providence.
4° Un кtre n’est
gouvernй par la divine providence que s’il est ordonnй а la fin voulue par
celle-ci, et qui n’est autre que Dieu lui-mкme. Or les bкtes ne peuvent
parvenir а la participation de Dieu, puisqu’elles ne sont pas capables de
bйatitude. Il semble donc qu’elles ne soient pas gouvernйes par la divine
providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
saint Matthieu (10, 29), que pas un seul des passereaux ne tombe sur la terre
sans la permission du Pиre cйleste.
2° Les bкtes sont
plus parfaites que les crйatures insensibles. Or les autres crйatures sont
soumis а la divine providence, et aussi tous leurs actes. Donc les bкtes aussi,
а bien plus forte raison.
Rйponse :
Il y a eu deux
erreurs sur cette question. Certains en effet ont prйtendu que les bкtes
n’йtaient gouvernйes par la providence qu’en tant qu’elles participent а la
nature de l’espиce, qui est pourvue et ordonnйe par Dieu ; et ils
rapportent а ce mode de providence tout ce qui, dans la Sainte Йcriture, semble
impliquer une providence de Dieu а l’йgard des animaux, comme ce passage :
« Qui donne aux bкtes leur nourriture, et aux petits, etc. »
(Ps. 146, 9) ; et encore : « Les petits des lions rugiront,
etc. » (Ps. 103, 21) ; et de nombreux passages de ce genre. Mais
cette erreur attribue а Dieu une trиs grande imperfection : car il est
impossible qu’il connaisse les actes singuliers des bкtes et ne les ordonne
pas, puisqu’il est suprкmement bon et qu’il rйpand par consйquent sa bontй sur
toutes choses. L’erreur susdite porte donc atteinte soit а la science divine,
en lui retirant la connaissance des particuliers, soit а la divine bontй, en
lui retirant l’ordination des particuliers en tant que tels.
C’est pourquoi
d’autres ont prйtendu que les actes des bкtes sont aussi soumis а la divine
providence, et de la mкme faзon que les actes des crйatures raisonnables, de
sorte qu’elle ne souffre pas qu’un mal arrive en elles sans l’ordonner а leur
bien. Mais cela aussi s’йcarte de la raison, car la rйcompense ou la peine
n’est due qu’а celui qui possиde le libre arbitre.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre que les bкtes et tous leurs actes, mкme dans leur singularitй,
sont soumis а la divine providence, mais pas de la mкme faзon que les hommes et
leurs actes : car il y a une providence des hommes pour eux-mкmes, mкme
dans leur singularitй, alors que chacune des bкtes n’est pourvue que pour autre
chose, comme on l’a dit des autres crйatures corruptibles. Et c’est pourquoi le
mal qui arrive chez une bкte n’est pas ordonnй а son bien, mais au bien d’autre
chose, comme la mort de l’вne est ordonnйe au bien du lion ou du loup. Mais le
meurtre de l’homme qui est tuй par un lion est ordonnй non seulement а cela
mais aussi, et principalement, а sa peine, ou а l’augmentation du mйrite, qui
croоt par la patience.
Rйponse aux objections :
1° Le propos de
l’Apфtre n’est pas d’йcarter universellement les bкtes du soin divin, mais de
dire que Dieu n’en prend pas soin au point de donner а l’homme une loi en leur
faveur, c’est-а-dire pour qu’il leur fasse du bien, ou qu’il s’abstienne de les
tuer : car les bкtes sont faites pour l’usage des hommes ; elles ne
sont donc pas pourvues pour elles-mкmes, mais pour l’homme.
2° Chez les
poissons et les bкtes, Dieu a ordonnй que les plus puissants soumettent les
plus faibles sans considйration d’un mйrite ou d’un dйmйrite, mais seulement
pour la conservation du bien de la nature ; voilа pourquoi le Prophиte
serait surpris si les rйalitйs humaines йtaient aussi gouvernйes de cette
faзon, ce qui est aberrant.
3° Dans les
rйalitйs humaines est requis un autre ordre providentiel que chez les
bкtes ; si donc l’ordre par lequel les bкtes sont ordonnйes rйgnait seul
dans les rйalitйs humaines, celles-ci sembleraient non pourvues ;
cependant cet ordre suffit pour la providence des bкtes.
4° Dieu lui-mкme
est la fin de toutes les crйatures, mais de diffйrentes faзons : il est
appelй la fin de certaines crйatures, parce qu’elles ont une part а la
ressemblance de Dieu ; et ceci est commun а toutes les crйatures. Mais de
certaines d’entre elles il est la fin de telle faзon que celles-ci atteignent
Dieu mкme par leur opйration ; et cela n’appartient qu’aux crйatures
raisonnables, qui peuvent connaоtre et aimer Dieu, en qui rйside leur
bйatitude. Article 7 : Les pйcheurs sont-ils gouvernйs par
la divine providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° En effet, ce
qui est abandonnй а soi n’est pas gouvernй. Or les mйchants sont abandonnйs а
eux-mкmes : « Je les ai abandonnйs aux dйsirs de leurs cњurs ;
ils iront, etc. » (Ps. 80, 13). Les mйchants ne sont donc pas
gouvernйs par la providence.
2° Il appartient
а la providence par laquelle Dieu gouverne les hommes d’employer les anges а
les garder. Or les hommes sont parfois abandonnйs des anges qui les gardent, et
la voix de ceux-ci est rapportйe au livre de Jйrйmie : « Nous avons
soignй Babylone, et elle n’a pas guйri ; abandonnons-la ! »
(Jйr. 51, 9). Les mйchants ne sont donc pas gouvernйs par la divine
providence.
3° Ce qui est
donnй aux bons en rйcompense ne convient pas aux mйchants. Or il est promis aux
bons en rйcompense qu’ils seraient gouvernйs par Dieu : « Les yeux du
Seigneur sont sur les justes, etc. » (Ps. 33, 16). Donc, etc.
En sens contraire :
Personne ne
punit justement ceux qui ne sont pas sous son gouvernement. Or Dieu punit
justement les mйchants pour ce en quoi ils pиchent. Ils sont donc soumis а son
gouvernement lui-mкme.
Rйponse :
La providence
divine s’йtend aux hommes de deux faзons : d’abord en tant qu’ils sont
eux-mкmes pourvus ; ensuite en tant qu’ils sont faits pourvoyeurs. Or,
selon qu’en pourvoyant ils dйfaillent ou gardent la rectitude, ils sont appelйs
bons ou mйchants ; et en tant qu’ils sont pourvus, des biens ou des maux
leur sont donnйs par Dieu.
Et suivant
qu’ils se comportent eux-mкmes de diffйrentes faзons en pourvoyant, il est
diversement pourvu а leur endroit : car si, en pourvoyant, ils gardent
l’ordre droit, alors la providence garde aussi pour eux un ordre qui convient а
la dignitй humaine, а savoir que rien ne leur advient qui ne tourne а leur
bien, et que tout ce qui leur arrive les incite au bien, selon ce passage de
l’Йpitre aux Romains : « Pour ceux qui aiment Dieu, tout coopиre au
bien » (Rom. 8, 28). Mais si, en pourvoyant, ils ne gardent pas
l’ordre qui convient а la crйature raisonnable, mais qu’ils pourvoient suivant
le mode des bкtes, alors la divine providence ordonnera aussi pour eux suivant
l’ordre qui revient aux bкtes : de sorte que les choses qui en eux sont
bonnes ou mauvaises ne soient pas ordonnйes а leur bien propre, mais au bien
des autres, selon ce passage du Psaume : « L’homme, lorsqu’il йtait
en honneur, ne l’a pas compris : il a йtй comparй, etc. »
(Ps. 48, 13).
Il est donc
clair que la divine providence gouverne d’une faзon plus йlevйe les bons que
les mйchants : car lorsqu’ils sortent d’un ordre de la providence, qui
consiste а faire la volontй de Dieu, les mйchants tombent dans un autre ordre,
qui consiste en ce que la volontй divine s’accomplisse а leur sujet ;
tandis que les bons sont quant а l’un et l’autre dans l’ordre droit de la
providence.
Rйponse aux objections :
1° Il est dit de
Dieu qu’il abandonne les mйchants, non pas en ce sens qu’ils seraient tout а
fait йtrangers а sa providence, mais en ce sens qu’il n’ordonne pas leurs actes
а leur avancement ; et cela surtout quant aux rйprouvйs.
2° Les anges qui
sont dйputйs а la garde des hommes ne dйlaissent jamais totalement
l’homme ; mais il est dit qu’ils le dйlaissent parce que, par un juste
jugement de Dieu, ils lui permettent de tomber dans la faute ou dans la peine.
3° Un mode
spйcial de la providence est promis aux bons en rйcompense ; et il ne
revient pas aux mйchants, comme on l’a dit. Article 8 : La crйation corporelle est-elle
tout entiиre gouvernйe par la divine providence au moyen de la crйation
angйlique ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit au
livre de Job : « Qui d’autre a-t-il mis sur la terre, ou qui a-t-il
йtabli sur l’univers qu’il a crйй ? » (Job 34, 13), ce que saint
Grйgoire commente ainsi : « Car il gouverne le monde par lui-mкme,
celui qui l’a crйй par lui-mкme. » Dieu ne gouverne donc pas la crйation
corporelle au moyen de la spirituelle.
2° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre qu’il est aberrant de dire que l’auteur des
rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu seul est l’auteur immйdiat des
crйatures corporelles. Il gouverne donc aussi les crйatures corporelles sans
intermйdiaire.
3° Hugues de
Saint-Victor dit, dans son De
sacramentis, que la divine providence est sa prйdestination, qui est la
souveraine sagesse et la souveraine bontй. Or le bien souverain, ou la
souveraine sagesse, n’est communiquй а aucune crйature. Donc la providence non
plus ; il ne pourvoit donc pas aux besoins des crйatures corporelles par
l’intermйdiaire des spirituelles.
4° Les crйatures
corporelles sont gouvernйes par la providence en tant qu’elles sont ordonnйes а
une fin. Or les corps sont ordonnйs а une fin par leurs opйrations naturelles,
qui rйsultent de leurs natures dйterminйes. Puis donc que les natures
dйterminйes des corps naturels ne proviennent pas des crйatures spirituelles,
mais immйdiatement de Dieu, il semble qu’ils ne soient pas gouvernйs au moyen
des substances spirituelles.
5° Saint
Augustin, au huitiиme livre sur la Genиse
au sens littйral, distingue deux opйrations de la providence : l’une
naturelle, l’autre volontaire ; et il dit que la naturelle est celle qui
donne l’accroissement aux arbres et aux plantes, tandis que la volontaire se
rйalise par les њuvres des anges et des hommes ; et de la sorte, il est
clair que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par l’opйration
naturelle de la providence. Elles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des
anges, car alors l’opйration serait volontaire.
6° Ce qui est
attribuй а quelqu’un en raison de sa dignitй ne convient pas а celui qui n’a
pas une semblable dignitй. Or, comme dit saint Jйrфme, « grande est la
dignitй des вmes, pour qu’elles aient chacune un ange dйputй а sa garde ».
Or cette dignitй ne se rencontre pas dans les crйatures corporelles. Elles ne
sont donc pas confiйes а la providence et au gouvernement des anges.
7° Les effets et
le cours attendu des rйalitйs corporelles de ce monde sont frйquemment
empкchйs. Or ce ne serait pas le cas si elles йtaient gouvernйes au moyen des
anges : car, ou bien ces dйfauts se produiraient par leur volontй, ce qui
est impossible puisqu’ils ont йtй йtablis au contraire pour gouverner la nature
dans son ordre exact ; ou bien cela arriverait contre leur grй, ce qui est
encore impossible, car ils ne seraient pas bienheureux si quelque chose
arrivait contre leur grй. Les crйatures corporelles ne sont donc pas gouvernйes
au moyen des spirituelles.
8° Plus une cause
est excellente et puissante, plus son effet est parfait. Or les causes
infйrieures produisent des effets qui peuvent кtre conservйs dans l’existence,
mкme en l’absence de l’opйration de la cause qui les produit, comme le couteau
en l’absence de l’opйration du forgeron. Donc а bien plus forte raison les effets
divins pourront-ils subsister par eux-mкmes sans le gouvernement d’aucune cause
pourvoyeuse ; et voilа pourquoi ils n’ont pas besoin d’кtre gouvernйs par
les anges.
9° La divine
bontй a crйй l’univers entier pour se manifester, suivant ce passage du livre
des Proverbes : « Le Seigneur a tout opйrй pour lui-mкme »
(Prov. 16, 4). Or la divine bontй, comme dit aussi saint Augustin, se
manifeste plus dans la diversitй des natures que dans la multitude des choses
de mкme nature ; c’est pourquoi elle n’a pas fait toutes les crйatures
raisonnables ou existantes par soi, mais certaines irrationnelles, et certaines
existantes en autre chose, comme les accidents. Il semble donc que, pour une
plus grande manifestation de soi, elle ait fait non seulement des crйatures qui
ont besoin d’un gouvernement йtranger, mais aussi quelques autres qui n’ont
besoin d’aucun gouvernement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
10° L’acte de la
crйature se divise en premier et second. L’acte premier est la forme, et
l’existence que donne la forme. La forme est appelйe acte premiиrement premier,
et l’existence, acte secondement premier. L’acte second est l’opйration. Or les
rйalitйs corporelles proviennent immйdiatement de Dieu quant а l’acte premier.
Les actes seconds sont donc eux aussi causйs immйdiatement par Dieu. Or nul ne
gouverne quelqu’un sans кtre en quelque faзon la cause de son opйration. De
telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des
spirituelles.
11° Il y a deux
faзons de gouverner : d’abord par influx de lumiиre ou de connaissance,
comme le maоtre gouverne les йcoles, et le recteur la citй ; ensuite par
influx de mouvement, comme le pilote gouverne le navire. Or les crйatures spirituelles ne gouvernent pas les corporelles
par influx de connaissance ou de lumiиre, car les rйalitйs corporelles de ce
monde ne reзoivent pas la connaissance. Ni davantage par influx de mouvement,
car le moteur doit nйcessairement кtre uni au mobile, comme cela est prouvй au
septiиme livre de la Physique ;
or les substances spirituelles ne sont pas unies aux corps infйrieurs de ce
monde. Donc en aucune faзon les substances corporelles ne sont gouvernйes au
moyen des spirituelles.
12° Selon l’avis
de saint Augustin, Dieu a crйй en un mкme instant un monde parfait en toutes
ses parties, afin qu’en cela sa puissance soit davantage manifestйe. Or,
semblablement aussi, sa providence serait davantage signalйe si elle gouvernait toutes choses
immйdiatement. Elle ne gouverne donc pas les crйatures corporelles au moyen des
spirituelles.
13° Boиce dit au
troisiиme livre sur la Consolation :
« Dieu dispose toutes choses par soi seul. » Les rйalitйs corporelles
ne sont donc pas disposйes au moyen des spirituelles.
En sens contraire :
1° Saint Grйgoire
dit au quatriиme livre des Dialogues :
« Dans ce monde visible, rien ne peut кtre agencй que par une crйature
invisible. »
2° Saint Augustin
dit au troisiиme livre De la Trinitй :
« Toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes en un certain ordre par
l’esprit de vie. »
3° Saint Augustin
dit au livre des 83 Questions :
« Dieu fait certaines choses par lui-mкme, comme illuminer les вmes et les
rendre bienheureuses, tandis qu’il fait les autres par la crйature ordonnйe а
son service selon ses mйrites par des lois irrйprochables : car la
providence divine s’йtend jusqu’а l’administration des passereaux, et jusqu’а
la beautй de l’herbe des champs, et mкme jusqu’au nombre de nos cheveux. »
Or la crйature ordonnйe au service de Dieu par des lois irrйprochables est la crйature
angйlique. Dieu gouverne donc par elle les rйalitйs corporelles.
4° Commentant ce
passage du livre des Nombres : « Balaam se leva le matin, et ayant
prйparй, etc. » (Nb 22, 21), Origиne dit dans la Glose : « Le monde a besoin
des anges, qui sont au-dessus des bкtes et prйsident а la naissance des
animaux, des jeunes pousses, des plantations, et aux accroissements des autres
кtres. »
5° Hugues de
Saint-Victor dit que par le ministиre des anges non seulement la vie humaine
est gouvernйe, mais aussi les choses qui sont ordonnйes а la vie des hommes. Or
toutes les rйalitйs corporelles sont ordonnйes а l’homme. Toutes sont donc
gouvernйes au moyen des anges.
6° En toutes les
choses qui sont coordonnйes entre elles, les premiиres agissent sur les suivantes,
et non l’inverse. Or les substances spirituelles sont antйrieures aux
substances corporelles, comme plus proches du premier кtre. Les substances
corporelles sont donc gouvernйes par l’actions des spirituelles, et non
l’inverse.
7° L’homme est
appelй un microcosme, parce que l’вme gouverne le corps humain а la faзon dont
Dieu gouverne tout l’univers ; et en cela, l’вme est dite plus а l’image
de Dieu que les anges. Or notre вme gouverne le corps au moyen de certains
esprits qui sont certes spirituels par rapport au corps, mais corporels par
rapport а l’вme. Dieu gouvernera donc lui aussi la crйature corporelle au moyen
des crйatures spirituelles.
8° Notre вme
exerce certaines opйrations de faзon immйdiate, ainsi le penser et le
vouloir ; mais d’autres au moyen d’instruments corporels, ainsi les
opйrations de l’вme sensitive et vйgйtative. Or Dieu exerce certaines
opйrations de faзon immйdiate, comme bйatifier les вmes, et d’autres qu’il
opиre dans les plus hautes substances. Des opйrations divines auront donc lieu
aussi dans les substances les plus basses, par l’intermйdiaire des substances
les plus hautes.
9° La cause
premiиre n’enlиve pas son opйration а la cause seconde, mais elle la fortifie,
comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Or, si Dieu gouvernait
toutes choses immйdiatement, alors les causes secondes ne pourraient avoir
aucune opйration. Dieu gouverne donc les rйalitйs infйrieures par les
supйrieures.
10° Dans
l’univers, il y a quelque chose de gouvernй et non gouvernant, comme les
derniers des corps ; et quelque chose de gouvernant et non gouvernй, comme
Dieu. Il y aura donc quelque chose de gouvernant et gouvernй, ce qui est entre
les deux. Dieu gouverne donc les crйatures infйrieures au moyen des
supйrieures.
Rйponse :
La cause de la
production des rйalitйs est la divine bontй, comme disent Denys et saint
Augustin. Dieu voulut, en effet, autant que possible, communiquer la perfection
de sa bontй а une crйature autre que lui. Or la divine bontй a une double
perfection : d’abord par soi, c’est-а-dire en tant qu’elle contient
surйminemment en soi toute perfection. Ensuite, en tant qu’elle influe sur les
rйalitйs, c’est-а-dire en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. Il convenait
donc а la divine bontй que l’une et l’autre perfection fussent communiquйes а
la crйature, c’est-а-dire que la rйalitй crййe non seulement tоnt de la divine
bontй l’existence et la bontй, mais aussi qu’elle donnвt а autre chose
l’existence et la bontй ; ainsi йgalement le soleil, par la diffusion de ses
rayons, rend les corps non seulement illuminйs, mais aussi illuminants, l’ordre
йtant toutefois conservй selon lequel les choses qui sont plus conformes au
soleil reзoivent davantage de sa lumiиre, et par lа mкme non seulement ce qui
leur suffit, mais encore de quoi en rйpandre l’influx sur d’autres.
Voilа pourquoi,
dans l’ordre de l’univers, les crйatures supйrieures tiennent de l’influence de
la divine bontй non seulement d’кtre bonnes en elles-mкmes, mais aussi d’кtre
la cause de la bontй d’autres crйatures qui ont le dernier mode de
participation а la divine bontй, c’est-а-dire seulement pour кtre, et non pour
causer d’autres choses. Et c’est pourquoi l’agent est toujours plus noble que
le patient, comme disent saint Augustin et le Philosophe. Or, parmi les
crйatures supйrieures, les plus proches de Dieu sont les crйatures
raisonnables, qui sont а la ressemblance de Dieu, vivent et pensent ;
aussi leur est-il confйrй par la divine bontй non seulement d’influer sur
d’autres crйatures, mais encore de dйtenir le mode d’influence de Dieu, а
savoir par volontй et non par nйcessitй de nature. Dieu gouverne donc les
crйatures infйrieures а la fois par les crйatures spirituelles et par les plus
dignes des crйatures corporelles ; mais il pourvoit par les crйatures
corporelles de faзon а ne point les faire pourvoyeuses mais seulement agentes,
tandis que par les crйatures spirituelles il pourvoit de faзon а les faire
pourvoyeuses.
Mais un ordre
se rencontre aussi chez les crйatures raisonnables. Parmi elles, en effet, les
вmes raisonnables tiennent le dernier rang, et leur lumiиre est voilйe par rapport а la lumiиre qui est dans
les anges ; voilа pourquoi elles ont une connaissance plus particuliиre,
comme dit Denys ; aussi leur providence est-elle restreinte а peu de
chose : aux rйalitйs humaines et а celles qui peuvent servir а la vie
humaine. Mais la providence des anges est universelle et s’йtend sur toute la
crйation corporelle ; et c’est pourquoi tant les saints que les
philosophes disent que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par la
divine providence au moyen des anges.
Cependant, il
nous est nйcessaire de nous sйparer des philosophes en ceci. Certains d’entre
eux posent que les rйalitйs corporelles non seulement sont administrйes mais
encore ont йtй crййes par la providence des anges ; or cela est йtranger а
la foi. Il est donc nйcessaire de poser, suivant les avis des saints, que les
rйalitйs corporelles de ce monde ne sont administrйes au moyen des anges que
par voie de mouvement, c’est-а-dire en tant qu’ils meuvent les corps
supйrieurs, par les mouvements desquels sont causйs les mouvements des corps
infйrieurs.
Rйponse aux objections :
1° La formule
exclusive exclut de l’opйration non pas l’instrument, mais un autre agent
principal. Par exemple, si l’on dit : « seul Socrate fait un
couteau », ce n’est pas l’opйration du marteau qui est exclue, mais celle
d’un autre forgeron. De mкme aussi ce qui est dit — que Dieu gouverne le
monde par lui-mкme — exclut non pas l’opйration des causes infйrieures,
par lesquelles Dieu agit comme par des instruments intermйdiaires, mais la
direction d’un autre [agent] qui gouvernerait principalement.
2° Le
gouvernement de la rйalitй concerne sa relation а la fin. Or la relation de la
rйalitй а la fin prйsuppose son existence ; mais l’existence ne prйsuppose
rien d’autre ; voilа pourquoi la crйation, par laquelle les rйalitйs
furent amenйes а l’existence, appartient seulement а la cause qui n’en
prйsuppose aucune autre qui la soutienne ; mais le gouvernement peut
appartenir aux causes qui en prйsupposent d’autres ; par consйquent, il
n’est pas nйcessaire que Dieu ait crйй au moyen des causes au moyen desquelles
il gouverne.
3° Les choses que
les crйatures reзoivent de Dieu ne peuvent кtre en celles-ci comme elles sont
en Dieu ; voilа pourquoi entre les noms qui sont dits de Dieu apparaоt la
diffйrence suivante : ceux qui expriment simplement une perfection sont
communicables aux crйatures, mais ceux qui expriment en plus d’une perfection
la faзon dont ils se trouvent en Dieu, ne peuvent кtre communiquйs aux
crйatures ; ainsi la toute-puissance, la souveraine sagesse, et la
souveraine bontй. Donc, а l’йvidence, quoique le souverain bien ne soit pas
communiquй а la crйature, la providence peut cependant кtre communiquйe.
4° Bien que
l’йtablissement de la nature, par lequel les rйalitйs corporelles sont
inclinйes vers la fin, provienne immйdiatement de Dieu, cependant leur
mouvement et leur action peuvent se produire par l’intermйdiaire des
anges ; de mкme aussi dans la nature infйrieure les raisons sйminales ne
proviennent que de Dieu, mais la providence de l’agriculteur les aide а passer
а l’acte ; donc, de mкme que l’agriculteur gouverne la croissance du
champ, de mкme toute opйration de la crйation corporelle est administrйe par
les anges.
5° Saint Augustin
distingue entre l’opйration naturelle de la providence et l’opйration
volontaire d’aprиs la considйration des principes prochains de l’opйration, car
le principe prochain de quelque opйration soumise а la providence est la
nature, et celui de quelque autre la volontй ; mais le principe йloignй de
toutes est la volontй, au moins la volontй divine ; l’argument n’est donc
pas probant.
6° Toutes les
rйalitйs corporelles sont soumises а la divine providence, et pourtant l’on dit
qu’elle n’a souci que des hommes, en raison de son mode spйcial ; ainsi
йgalement, bien que toutes les rйalitйs corporelles soient soumises au
gouvernement des anges, cependant, parce qu’ils sont plus spйcialement dйputйs
а la garde des hommes, cela est attribuй а la dignitй des вmes.
7° La volontй du
Dieu qui gouverne n’est pas opposйe aux imperfections qui se produisent dans
les rйalitйs, mais elle les accorde ou les permet ; il en est absolument
de mкme aussi pour les volontйs des anges, qui se conforment parfaitement а la
volontй divine.
8° Comme dit
Avicenne dans sa Mйtaphysique, aucun
effet ne peut demeurer si l’on фte ce qui йtait sa cause, en tant que telle. Or
parmi les causes infйrieures, certaines sont causes du devenir, d’autres sont
causes de l’existence. Et l’on appelle cause du devenir ce qui tire une forme
de la puissance de la matiиre par un mouvement, comme le forgeron est la cause
efficiente du couteau ; tandis que la cause de l’existence d’une rйalitй
est ce dont l’existence d’une rйalitй dйpend par soi, comme l’existence de la
lumiиre dans l’air dйpend du soleil. Donc, une fois фtй le forgeron, le devenir
du couteau cesse, mais non son existence ; par contre, le soleil йtant
absent, l’existence de la lumiиre dans l’air cesse ; et semblablement,
l’action divine cessant, l’existence de la crйature cesserait tout а fait,
puisque Dieu est pour les rйalitйs la cause non seulement du devenir, mais
aussi de l’existence.
9° La condition
consistant а possйder l’existence sans que rien la conserve, n’est pas possible
pour la crйature : car cela rйpugne а la dйfinition de la crйature, qui,
en tant que telle, a un кtre causй, et par lа mкme dйpendant d’autrui.
10° Plus de choses
sont requises pour l’acte second que pour l’acte premier : voilа pourquoi
il n’est pas aberrant qu’une chose soit la cause d’une autre quant au mouvement
et а l’opйration, et ne soit pas sa cause quant а l’кtre.
11° La crйation
spirituelle gouverne la corporelle par influx de mouvement ; et il n’en
rйsulte pas nйcessairement que [les crйatures spirituelles] soient unies а tous
les corps, mais seulement а ceux qu’elles meuvent immйdiatement, les premiers
corps ; et elles ne leur sont pas unies comme des formes, comme certains
l’ont posй, mais seulement comme des moteurs.
12° La grandeur de
la providence et de la bontй divines est plus manifestйe en ce que Dieu
gouverne les rйalitйs infйrieures par les supйrieures, que s’il gouvernait
toutes choses immйdiatement : car de la sorte, la perfection de la divine
bontй est communiquйe aux crйatures sous de plus nombreux rapports, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
13° Quand on dit
qu’une chose se produit par une autre, la prйposition « par »
implique la cause de l’opйration. Or, puisque l’opйration est intermйdiaire
entre l’opйrateur et l’opйrй, cette prйposition peut impliquer la cause de
l’opйration soit parce que celle-ci se termine а l’opйrй, et l’on dit ainsi que
par un instrument une chose parvient а l’existence ; soit parce qu’elle
йmane de l’opйrateur, et l’on dit ainsi que par la forme de l’agent une chose
parvient а l’existence ; en effet, ce n’est pas l’instrument qui est la
cause de l’agent pour qu’il agisse, mais seulement la forme de l’agent, ou un
agent supйrieur, tandis que l’instrument est cause pour l’opйrй de ce qu’il
reзoit l’action de l’agent. Lors donc qu’il est dit que Dieu dispose toutes
choses par soi seul, l’expression « par » dйsigne la cause de la
disposition divine en tant qu’elle йmane de Dieu qui dispose ; et de la
sorte, il est dit qu’il dispose par soi seul parce qu’il n’est pas mы par un
autre supйrieur qui disposerait, et qu’il ne dispose pas non plus par une forme
йtrangиre, mais par sa propre bontй. Article 9 : La divine providence dispose-t-elle
les corps infйrieurs par les corps cйlestes ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre : « Nous disons, nous, que
ceux-ci » — c’est-а-dire les corps supйrieurs — « ne sont
la cause ni de ce qui advient, ni de la corruption de ce qui est corruptible. »
Puis donc que les rйalitйs infйrieures de ce monde sont gйnйrables et
corruptibles, elles ne sont pas disposйes par les corps supйrieurs.
2° [Le rйpondant] disait : il est dit
qu’ils n’en sont pas la cause parce qu’ils n’induisent pas de nйcessitй dans
les rйalitйs infйrieures de ce monde. En sens
contraire : Si l’effet du corps cйleste dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde est empкchй, ce ne peut кtre qu’en raison d’une
disposition qui se rencontre en elles. Or, si elles sont gouvernйes par les rйalitйs
supйrieures, il est nйcessaire de rapporter aussi cette disposition empкchante
а quelque puissance d’un corps cйleste. L’empкchement ne peut donc exister
parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde que suivant l’exigence des
supйrieures ; et de la sorte, si les supйrieures ont une nйcessitй dans
leurs mouvements, elles amиneront aussi une nйcessitй dans les infйrieures, si
elles sont gouvernйes par les supйrieures.
3° Pour qu’une
action s’accomplisse, il suffit d’un agent et d’un patient. Or, dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde, on rencontre des puissances actives
naturelles, et aussi des puissances passives. La puissance d’un corps cйleste
n’est donc pas exigйe pour leurs actions ; elles ne sont donc pas
gouvernйes au moyen des corps cйlestes.
4° Saint Augustin
dit que l’on rencontre dans la rйalitй un agi non agent, tels les corps, un
agent non agi, tel Dieu, et un agent agi, telles les substances spirituelles.
Or les corps cйlestes sont des rйalitйs purement corporelles. Ils n’ont donc
pas la puissance d’agir sur les rйalitйs infйrieures de ce monde ; et par
consйquent, celles-ci ne sont pas disposйes au moyen d’eux.
5° Si le corps
cйleste a une action dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, alors ou bien
il agit comme corps, c’est-а-dire par une forme corporelle, ou bien il agit par
quelque chose d’autre. Or ce n’est pas comme corps, car dans ce cas, l’agir
conviendrait а n’importe quel corps ; or il ne semble pas en кtre ainsi,
suivant saint Augustin. Si donc [les corps cйlestes] agissent, ils le font par
quelque chose d’autre ; et par consйquent, l’action doit кtre attribuйe а
cette puissance incorporelle et non aux corps cйlestes eux-mкmes ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° Ce qui ne
convient pas au premier, ne convient pas non plus au suivant. Or, comme dit le
Commentateur au livre sur la Substance du
monde, les formes corporelles prйsupposent des dimensions indйterminйes
dans la matiиre ; or les dimensions n’agissent pas, car la quantitй n’est
le principe d’aucune action. Les formes corporelles ne sont donc pas non plus
les principes des actions ; et par consйquent, un corps n’a d’action que
par une puissance incorporelle existant en lui ; et nous retrouvons ainsi
la mкme conclusion que ci-dessus.
7° Au deuxiиme
livre des Causes, sur la proposition
suivante : « Toute вme noble a trois opйrations, etc. », le commentateur dit que l’вme agit sur
la nature avec la puissance divine qui est en elle. Or l’вme est bien plus
noble que le corps. Le corps ne peut donc lui aussi avoir une action sur l’вme
que par une puissance divine existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
8° Ce qui
est plus simple n’est pas mы par ce qui est moins simple. Or, les raisons
sйminales qui sont dans la matiиre des corps infйrieurs sont plus simples que
la puissance corporelle du ciel lui-mкme, car cette puissance est йtendue dans
la matiиre, ce qui ne peut se dire des raisons sйminales. Les raisons sйminales
des corps infйrieurs ne peuvent donc кtre mues par la puissance du corps
cйleste ; et ainsi, les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas
gouvernйes dans leurs mouvements par les corps cйlestes.
9° Saint
Augustin, au cinquiиme livre de la Citй
de Dieu, dit : « Est-il rien qui appartienne au corps autant que
le sexe mкme du corps ? et cependant, des jumeaux de sexes diffйrents ont
pu кtre conзus sous les mкmes positions astrales. » Donc, mкme sur les
rйalitйs corporelles, les corps supйrieurs n’ont pas d’influx ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
10° La cause
premiиre influe plus sur l’effet de la cause seconde que la cause seconde
elle-mкme, comme il est dit au dйbut du livre des Causes. Or, si les corps infйrieurs sont disposйs par les corps
supйrieurs, alors les puissances des corps supйrieurs seront comme des causes
premiиres par rapport aux puissances des infйrieurs, qui seront comme des
causes secondes. Les effets se produisant dans les corps infйrieurs de ce monde
suivront donc plus la disposition des corps cйlestes que la puissance des corps
infйrieurs. Or dans les corps cйlestes se trouve une nйcessitй, parce qu’ils
sont rйguliers. Les effets infйrieurs seront donc eux aussi nйcessaires. Mais
cela est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir, que les corps infйrieurs
seraient disposйs par les supйrieurs.
11° Le mouvement
du ciel est naturel, comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et par
consйquent, il semble qu’il ne soit pas volontaire ou capable de choix ;
et ainsi, les choses qui sont causйes par lui ne sont pas causйes par un
choix ; elles ne sont donc pas soumises а la providence. Or il est
aberrant de dire que les corps infйrieurs ne sont pas gouvernйs par la
providence. Il est donc aberrant de dire que le mouvement des corps supйrieurs
est la cause des infйrieurs.
12° Dиs que la
cause est posйe, l’effet est posй. L’existence de la cause prйcиde donc celle
de l’effet. Or si l’antйcйdent est nйcessaire, le consйquent l’est aussi. Si
donc la cause est nйcessaire, l’effet l’est aussi. Or les effets qui se
produisent dans les corps infйrieurs ne sont pas nйcessaires mais contingents.
Ils ne sont donc pas causйs par le mouvement du ciel, qui est nйcessaire
puisqu’il est naturel ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
13° Ce pour quoi
autre chose est fait, est plus noble que lui. Or tout a йtй fait pour l’homme,
mкme les corps cйlestes, comme il est dit au livre du Deutйronome :
« De peur que, les yeux levйs au ciel, tu ne voies le soleil, la lune et
tous les astres du ciel, et que, sйduit par l’erreur, tu ne les adores, et tu
n’offres un culte а des choses que le Seigneur ton Dieu a crййes pour servir а
toutes les nations qui sont sous le ciel » (Dt 4, 19). L’homme
est donc plus digne que les crйatures cйlestes. Or le plus vil n’influe pas sur
le plus noble. Les corps cйlestes n’influent donc pas sur le corps
humain ; ni, pour la mкme raison, sur les autres corps qui sont antйrieurs
au corps humain, tels les йlйments.
14° [Le rйpondant] disait que l’homme est
plus noble que les corps cйlestes quant а l’вme, mais non quant au corps. En sens contraire : la perfection d’un
perfectible plus noble est plus noble. Or le corps de l’homme a une forme plus
noble que le corps cйleste, car la forme du ciel est purement corporelle, et
l’вme raisonnable est bien plus noble qu’elle. Le corps humain est donc lui
aussi plus noble que le corps cйleste.
15° Un
contraire n’est pas la cause de son contraire. Or la puissance du corps cйleste
est parfois contraire aux effets qui doivent кtre amenйs dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde ; par exemple, un corps cйleste meut parfois а
l’humiditй, tandis que le mйdecin veut digйrer la matiиre par dessiccation afin
d’amener la santй, qu’il procure parfois alors mкme que le corps cйleste est
dans la disposition contraire. Les corps cйlestes ne sont donc pas la cause des
effets corporels dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.
16° Puisque toute
action a lieu par contact, ce qui ne touche pas n’agit pas. Or les corps
cйlestes ne touchent pas les rйalitйs infйrieures de ce monde. Ils n’agissent
donc pas sur elles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
17° [Le rйpondant] disait que les corps
cйlestes touchent celles-ci par un mйdium. En sens
contraire : chaque fois qu’il y a contact et action par un mйdium,
il est nйcessaire que celui-ci reзoive l’effet de l’agent avant
l’extrкme ; ainsi, le feu chauffe d’abord l’air et nous ensuite. Or les
effets des йtoiles et du soleil ne peuvent pas кtre reзus dans les orbes
infйrieurs, qui sont de la nature de la quinte essence et de la sorte ne
peuvent recevoir la chaleur ou le froid, ou les autres dispositions que l’on
trouve dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Une action ne peut donc se
propager des corps suprкmes а celles-ci par leur intermйdiaire.
18° La providence
se communique а ce qui est son mйdium. Or la providence ne peut pas кtre
communiquйe aux corps cйlestes, puisqu’ils n’ont pas la raison. Ils ne peuvent
donc кtre un mйdium dans l’action de pourvoir les rйalitйs.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au troisiиme livre sur la Trinitй :
« Les corps plus йpais et plus faibles sont dirigйs dans un certain ordre
par les plus subtils et les plus puissants. » Or les corps cйlestes sont
plus subtils et puissants que les infйrieurs. Les corps infйrieurs de ce monde
sont donc dirigйs par eux.
2° Au quatriиme
chapitre des Noms Divins, Denys dit
que le rayon solaire concourt а l’engendrement des corps visibles, il les meut
de faзon а leur donner la vie, les nourrit et les accroоt. Or, dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde, ces effets sont les plus nobles. Tous les
autres effets corporels sont donc, eux aussi, produits par la divine providence
au moyen des corps cйlestes.
3° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique,
ce qui est premier en un genre est la cause des choses viennent aprиs dans ce
genre. Or les corps cйlestes sont premiers dans le genre des corps, et leurs
mouvements sont premiers parmi les autres mouvements corporels ; ils sont
donc la cause des rйalitйs corporelles qui sont mues ici-bas ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Le
Philosophe dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration
que la translation du soleil le long de l’Йcliptique est la cause de la gйnйration et de la corruption parmi les
rйalitйs infйrieures de ce monde ; les gйnйrations et les corruptions sont
donc aussi mesurйes par le mouvement susdit. Il dit aussi au livre sur les Animaux que toutes les diffйrences qui
sont dans les кtres conзus viennent des corps cйlestes. Les rйalitйs
infйrieures de ce monde sont donc disposйes au moyen de ceux-ci.
5° Rabbi Moпse
dit que le ciel est dans le monde comme le cњur dans l’animal. Or c’est au
moyen du cњur que l’вme gouverne tous les autres membres. Tous les autres corps
sont donc gouvernйs par Dieu au moyen du ciel.
Rйponse :
Une intention
commune а tous les philosophes fut de ramener la multitude а l’unitй, et la
variйtй а l’uniformitй, autant que possible. Aussi les anciens, considйrant la
diversitй des actions dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, tentиrent de
les ramener а quelques principes moins nombreux et plus simples, c’est-а-dire а
des йlйments, nombreux, ou а un seul, et а des qualitйs йlйmentaires. Mais
cette position n’est pas raisonnable. Il se trouve en effet que les qualitйs
йlйmentaires se comportent dans les actions des rйalitйs naturelles comme des
principes instrumentaux. La preuve en est qu’elles n’ont pas la mкme faзon
d’agir dans tous les cas, et que leurs actions ne parviennent pas au mкme
terme ; car autre est leur effet dans l’or et dans le bois, et dans la
chair de l’animal ; ce qui ne serait pas si elles n’agissaient sous la
rйgulation d’un autre [agent]. Or l’action de l’agent principal ne se rapporte
pas а l’action de l’instrument comme а un principe, mais c’est plutфt
l’inverse ; par exemple, l’effet de l’art ne doit pas кtre attribuй а la
scie, mais а l’artisan ; les effets naturels ne peuvent donc кtre
rapportйs aux qualitйs йlйmentaires comme а des principes premiers.
C’est pourquoi
d’autres, les Platoniciens, les ont ramenйs а des formes simples et sйparйes
comme а des principes premiers : car c’est d’elles, comme ils disaient,
que proviennent l’existence et la gйnйration dans les rйalitйs infйrieures de
ce monde, ainsi que toute propriйtй naturelle. Mais cela non plus ne peut se
soutenir. Car d’une cause rйguliиre provient un effet rйgulier ; or ces
formes йtaient posйes comme йtant immobiles ; il serait donc nйcessaire
que la gйnйration soit toujours causйe par elles de faзon uniforme dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde ; mais nous avons l’йvidence sensible du
contraire. Aussi est-il nйcessaire de poser que les principes de la gйnйration,
de la corruption et des autres mouvements qui s’ensuivent dans les rйalitйs infйrieures
de ce monde sont des principes qui ne se sont pas rйguliers ; il faut
cependant qu’ils demeurent constamment comme les principes premiers de la
gйnйration, afin que la gйnйration puisse кtre continuelle : et voilа
pourquoi il est nйcessaire qu’ils soient invariables selon la substance, mais
soient mus selon le lieu : de sorte que par leurs allйes et venues ils
produisent des mouvements contraires et variйs dans les rйalitйs infйrieures de
ce monde ; et tels sont les corps cйlestes ; et c’est pourquoi il est
nйcessaire de rapporter а ceux-ci tous les effets corporels comme а des causes.
Mais en cela
mкme, il y eut deux erreurs. Certains, en effet, rapportиrent les rйalitйs
infйrieures de ce monde aux corps cйlestes comme а des causes absolument
premiиres, parce qu’ils ne reconnaissaient aucune substance incorporelle ;
ils prйtendirent donc que les premiers parmi les corps йtaient les premiers
entre les йtants. Mais il apparaоt clairement que cela est faux. Car tout ce
qui est mы doit nйcessairement se rapporter а un principe immuable, puisque
rien n’est mы par soi-mкme, et qu’on ne peut pas remonter а l’infini. Or le
corps cйleste, bien qu’il ne varie pas selon la gйnйration et la corruption, ou
selon quelque mouvement qui modifierait une chose qui serait dans sa substance,
est pourtant mы selon le lieu ; il est donc nйcessaire de faire retour а
quelque principe antйrieur, de telle sorte que les choses qui sont altйrйes
sont par un certain ordre ramenйes а un altйrant non altйrй mais mы selon le
lieu, et ensuite а ce qui n’est mы en aucune faзon.
Mais d’autres
ont posй que les corps cйlestes йtaient les causes des rйalitйs infйrieures de
ce monde non seulement quant au mouvement, mais aussi quant а leur premier
йtablissement ; ainsi Avicenne dit-il dans sa Mйtaphysique que ce qui est commun а tous les corps cйlestes,
c’est-а-dire la nature du mouvement circulaire, cause dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde ce qui leur est commun, c’est-а-dire la matiиre
prime ; et que ce en quoi les corps cйlestes diffиrent les uns des autres
cause la diversitй des formes dans les rйalitйs infйrieures de ce monde :
de telle sorte que les corps cйlestes soient intermйdiaires entre Dieu et
celles-ci, mкme dans la voie de
crйation, d’une certaine faзon. Mais cela est йtranger а la foi, qui pose que
toute nature est crййe immйdiatement par Dieu dans son йtablissement premier,
et qu’une crйature est mue par une autre, йtant prйsupposйes les puissances
naturelles attribuйes а l’une et l’autre crйature par l’њuvre de Dieu. Voilа pourquoi
nous posons que les corps cйlestes ne sont causes des infйrieurs que par voie
de mouvement, et qu’ainsi, ils sont des mйdiums dans l’њuvre de gouvernement,
mais non dans l’њuvre de crйation.
Rйponse aux objections :
1° Saint Jean
Damascиne veut exclure des corps cйlestes par rapport aux rйalitйs infйrieures
de ce monde la causalitй premiиre, ou mкme celle qui induit une nйcessitй. Car
bien que les corps cйlestes agissent toujours de la mкme faзon, cependant leur
effet est reзu dans les rйalitйs infйrieures selon le mode des corps
infйrieurs, qui se trouvent frйquemment dans des dispositions contraires ;
les puissances cйlestes n’induisent donc pas toujours leurs effets dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde, а cause de l’empкchement d’une disposition
contraire. Et c’est ce que le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille : il se
produit frйquemment des signes de pluies et de vents, intempйries qui,
cependant, ne se produisent pas, а cause de dispositions contraires plus
fortes.
2° Ces
dispositions qui s’opposent а la puissance cйleste ne sont pas causйes dans
leur premier йtablissement par le corps cйleste, mais par l’opйration divine,
par laquelle le feu est rendu chaud, et l’eau froide, et ainsi de suite ;
et de la sorte, il n’est pas nйcessaire de ramener aux causes cйlestes tous les
empкchements de cette sorte.
3° Les puissances
actives dans les rйalitйs infйrieures de ce monde sont seulement
instrumentales ; donc, de mкme que l’instrument ne meut qu’en йtant mы par
l’agent principal, de mкme les puissances actives infйrieures ne peuvent non
plus agir sans кtre mues par les corps cйlestes.
4° Cette
objection йvoque une certaine opinion figurant au livre La Source de Vie, et qui pose qu’aucun corps n’agit par une
puissance corporelle, mais que la quantitй qui est dans la matiиre empкche la
forme d’agir ; et que toute action qui est attribuйe а un corps appartient
а une puissance spirituelle opйrant dans ce corps. Et Rabbi Moпse dit que cette
opinion est celle des docteurs de la loi des Maures : ils disent en effet
que le feu ne chauffe pas, mais que c’est Dieu qui chauffe dans le feu. Mais
cette position est stupide, puisqu’elle enlиve а toutes les rйalitйs les
opйrations naturelles ; et elle est contraire aux paroles des philosophes et
des saints. C’est pourquoi nous disons que les corps agissent par une puissance
corporelle, mais que Dieu opиre nйanmoins en toutes les rйalitйs comme la cause
premiиre opиre dans la cause seconde. Ce qui est affirmй, а savoir que les
corps ne sont qu’agis et n’agissent pas, doit donc кtre entendu au sens oщ
« agir » se dit de ce qui a la domination sur son action ; et
c’est en s’exprimant ainsi que saint Jean Damascиne dit que les bкtes
n’agissent pas, mais sont agies. Par lа, il n’est cependant pas exclu qu’elles
agissent au sens oщ « agir » signifie exercer une action.
5° L’agent est
toujours diffйrent du patient ou contraire а lui, comme il est dit au premier
livre sur la Gйnйration ; et
c’est pourquoi il ne revient pas au corps d’agir sur un autre corps suivant ce
qu’il a de commun avec lui, mais suivant ce en quoi il est distinct de lui.
Voilа pourquoi le corps n’agit pas comme corps, mais comme tel corps ; de
mкme aussi, l’animal ne raisonne pas en tant qu’animal, mais en tant
qu’homme ; et semblablement, le feu ne chauffe pas en tant qu’il est feu,
mais en tant qu’il est chaud ; et de mкme aussi pour le corps cйleste.
6° Dans la
matiиre, les dimensions sont prйsupposйes aux formes naturelles, non en acte
achevй mais en acte incomplet ; voilа pourquoi elles sont premiиres dans
la voie de la matiиre et de la gйnйration, tandis que la forme est premiиre
dans la voie de l’accomplissement. Or une chose agit dans la mesure oщ elle est
complиte et qu’elle est un йtant en acte, non dans la mesure oщ elle est en
puissance ; car de ce point de vue, elle subit ; et donc, si la
matiиre ou les dimensions prйexistant en elle n’agissent pas, il ne s’ensuit
pas que la forme n’agisse pas ; mais c’est l’inverse. Par contre, si elles
ne subissaient pas, il s’ensuivrait que la forme ne subit pas ; et
pourtant la forme du corps cйleste n’est pas en lui au moyen de telles
dimensions, comme dit le Commentateur au mкme endroit.
7° L’ordre des
effets doit correspondre а l’ordre des causes. Or dans les causes, selon
l’auteur de ce livre, on rencontre un ordre tel qu’il y a d’abord la cause
premiиre, Dieu, vient ensuite l’intelligence, et troisiиmement l’вme. Par
consйquent, le premier effet, qui est l’кtre, est attribuй proprement а la
cause premiиre ; le deuxiиme, qui est le connaоtre, est attribuй а
l’intelligence ; et le troisiиme, qui est le mouvoir, est attribuй а
l’вme. Mais cependant, la cause seconde agit toujours en vertu de la cause
premiиre, et ainsi, elle a quelque chose de son opйration ; de mкme aussi,
les orbes infйrieurs ont quelque
chose du mouvement du premier orbe ; et donc l’intelligence, selon lui,
non seulement pense, mais encore elle donne l’кtre ; et l’вme, qui selon
lui est produite par l’intelligence, non seulement meut, ce qui est l’action de
l’animal, mais encore pense, ce qui est une action intellectuelle, et donne
l’кtre, ce qui est une action divine ; et je dis ceci de l’вme noble, que
cet auteur conзoit comme l’вme d’un corps cйleste ou n’importe quelle autre вme
raisonnable. Ainsi donc, il n’est pas nйcessaire que la puissance divine meuve
seule immйdiatement, mais les causes infйrieures le peuvent aussi par des
puissances propres, en tant qu’elles participent а la puissance des causes
supйrieures.
8° Selon saint
Augustin, on appelle raisons sйminales toutes les puissances actives et
passives confйrйes par Dieu aux crйatures, et au moyen desquelles il amиne а
l’existence les effets naturels ; aussi dit-il lui-mкme au troisiиme livre
sur la Trinitй que, de mкme que les
mиres sont enceintes, de mкme le monde est lourd des causes de ce qui naоt,
exposant ce qu’il avait dit plus haut а propos des raisons sйminales, qu’il
avait aussi appelйes des puissances et des facultйs distribuйes aux rйalitйs.
Donc, au nombre de ces raisons sйminales sont aussi les puissances actives des
corps cйlestes, qui sont plus nobles que les puissances actives des corps
infйrieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ; et elles sont appelйes raisons
sйminales parce que tous les effets sont originairement dans les causes actives
comme en des semences. Cependant, si l’on entend par raisons sйminales les
commencements des formes qui sont dans la matiиre prime en tant qu’elle est en
puissance а toutes les formes, comme certains le veulent, alors, bien que cela
ne s’accorde guиre aux paroles de saint Augustin, l’on peut dire cependant que
leur simplicitй est due а leur
imperfection, comme la matiиre prime aussi est simple ; voilа pourquoi,
comme pour la matiиre prime, il n’en rйsulte pas qu’elles ne soient pas mues.
9° Il est
nйcessaire de rapporter la diffйrence des sexes а des causes cйlestes. En
effet, tout agent tend а s’assimiler le patient, autant que possible ; la
puissance active qui est dans la semence du mвle tend donc toujours а amener ce
qui est conзu au sexe masculin, qui est plus parfait ; aussi le sexe
fйminin survient-il hors de l’intention de la nature particuliиre de l’agent.
Si donc il n’y avait pas quelque puissance pour tendre au sexe fйminin, la
gйnйration fйminine serait tout а fait fortuite, comme pour les monstres ;
voilа pourquoi il est dit que, bien qu’elle soit hors de l’intention de la
nature particuliиre, en raison de quoi la femelle est appelйe un mвle mutilй,
cependant elle est de l’intention de la nature universelle, qui est la
puissance du corps cйleste, comme dit Avicenne. Mais il peut y avoir du cфtй de
la matiиre un empкchement faisant que ni la puissance cйleste ni la puissance
particuliиre n’obtient son effet, qui est la production du sexe masculin ;
aussi une femelle est-elle parfois engendrйe alors mкme qu’existe dans le corps
cйleste une disposition au contraire, а cause d’une mauvaise disposition de la
matiиre ; ou bien а l’inverse, le sexe masculin sera engendrй contre la
disposition du corps cйleste, а cause de la victoire de la puissance particuliиre
sur la matiиre. Donc il se produit que dans la conception des jumeaux la
matiиre est sйparйe par l’opйration de la nature, une partie obйissant plus que
l’autre а la puissance de l’agent, а cause de l’indigence de l’autre ; et
c’est pourquoi d’un cфtй un sexe fйminin est engendrй, et de l’autre un
masculin, que le corps cйleste dispose а l’un ou а l’autre ; cependant,
cela peut mieux se produire lorsque le corps cйleste dispose au sexe fйminin.
10° On dit que la
cause premiиre influe plus que la seconde, parce que son effet dans le causй
est plus intime et permanent que l’effet de la cause seconde ; cependant,
l’effet est davantage semblable а la cause seconde, car c’est par elle que
l’action de la cause premiиre est dйterminйe en quelque sorte а cet effet.
11° Bien que le
mouvement cйleste, en tant qu’il est l’acte d’un corps mobile, ne soit pas un
mouvement volontaire, cependant, en tant qu’il est l’acte du moteur, il est
volontaire, c’est-а-dire causй par quelque volontй ; et de ce point de
vue, les choses qui sont causйes par ce mouvement peuvent se tenir sous la
providence.
12° L’effet ne
rйsulte de la cause premiиre qu’une fois posйe la cause seconde ; aussi la
nйcessitй de la cause premiиre n’amиne-t-elle une nйcessitй dans l’effet qu’une
fois posйe la nйcessitй dans la cause seconde.
13° Le corps
cйleste n’est pas fait pour l’homme comme pour une fin principale, mais sa fin
principale est la bontй divine. En outre, que l’homme soit plus noble que le
corps cйleste, ne vient pas de la nature du corps, mais de la nature de l’вme
raisonnable. Enfin, supposй que le corps de l’homme soit plus noble dans
l’absolu que le corps cйleste, rien n’empкcherait le corps cйleste d’кtre plus
noble que le corps humain sous quelque aspect, c’est-а-dire en tant qu’il a une
puissance active au lieu que l’autre a une puissance passive, et ainsi il
pourra agir sur lui ; ainsi йgalement le feu, en tant qu’il est chaud en
acte, agit sur le corps humain en tant que celui-ci est chaud en puissance.
14° L’вme
raisonnable est а la fois une certaine substance et l’acte du corps. Donc, en
tant qu’elle est une substance, elle est plus noble que la forme cйleste, mais
non en tant qu’elle est l’acte du corps. On peut aussi rйpondre que l’вme est
la perfection du corps humain а la fois comme forme et comme moteur ; or
le corps cйleste, parce qu’il est parfait, ne requiert pas une substance
spirituelle pour le perfectionner comme une forme, mais seulement celle qui le
perfectionne comme un moteur ; et cette perfection selon la nature est
plus noble que l’вme humaine. Quoique certains aussi aient posй que les moteurs
unis aux orbes cйlestes йtaient leurs
formes ; mais cela est laissй dans le doute par saint Augustin dans son
commentaire sur la Genиse au sens
littйral. Saint Jйrфme aussi, commentant Eccl. 1, 6 :
« tournoyant de toutes parts, etc. », semble l’affirmer ; la Glose dit : « Il a nommй le
soleil esprit, comme s’il avait вme, souffle et vigueur. » Cependant,
saint Jean Damascиne dit le contraire au deuxiиme livre : « Que nul
n’estime les cieux ou les luminaires comme animйs : car ils sont inanimйs
et insensibles. »
15° Mкme l’action
d’un contraire qui s’oppose а la puissance active d’un corps cйleste a une
cause dans le ciel : en effet, les philosophes posent que les rйalitйs infйrieures
sont conservйes dans leurs actions par le mouvement premier ; et ainsi, ce
contraire qui agit en empкchant l’effet d’un corps cйleste, par exemple le
chaud qui empкche l’humidification venant de la lune, a lui aussi une cause
cйleste ; et de la sorte, mкme la santй qui s’ensuit ne s’oppose pas tout
а fait а l’action du corps cйleste, mais y a quelque racine.
16° Les corps
cйlestes touchent les rйalitйs infйrieures, mais ne sont pas touchйes par
elles, comme il est dit au premier livre sur la Gйnйration ; et l’un quelconque d’entre eux ne touche pas
l’une quelconque de celles-ci immйdiatement, mais par un mйdium, comme on l’a
dit.
17° L’action de
l’agent est reзue dans le mйdium en fonction du mode de celui-ci ; et
voilа pourquoi elle est parfois reзue autrement dans le mйdium que dans
l’extrкme ; ainsi la puissance de l’aimant qui attire est portйe vers le
fer par le moyen de l’air, qui n’est pas attirй ; et la puissance du
poisson qui engourdit la main est portйe vers la main par le moyen du filet
qu’elle n’engourdit pas, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Quant aux corps cйlestes, ils
ont assurйment toutes les qualitйs qui existent dans les infйrieurs, suivant
leur mode, c’est-а-dire originairement et non comme elles sont en ces
derniers ; et c’est pourquoi les actions des corps suprкmes ne sont pas
reзues dans les orbes intermйdiaires en sorte que ceux-ci soient altйrйs, comme
le sont les rйalitйs infйrieures de ce monde.
18° La providence
gouverne les rйalitйs infйrieures de ce monde par les corps supйrieurs ;
non pas en sorte que la providence divine soit communiquйe а ces corps, mais
parce qu’ils sont faits instruments de la divine providence ; comme l’art
n’est pas communiquй au marteau qui en est l’instrument. Article 10 : La divine providence
gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps cйlestes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint
Jean Damascиne dit que les corps cйlestes йtablissent en nous des tempйraments,
des habitus et des dispositions. Or, les habitus et les dispositions
appartiennent а l’intelligence et а la volontй, qui sont les principes des
actes humains. Dieu dispose donc les actes humains au moyen des corps cйlestes.
2° Il est
dit au livre des Six Principes que
l’вme unie au corps imite le tempйrament du corps. Or les corps cйlestes
impriment dans le tempйrament humain. Donc aussi dans l’вme elle-mкme ; et
de la sorte, ils peuvent кtre la cause des actes humains.
3° Tout ce
qui agit dans le premier, agit dans le suivant. Or l’essence de l’вme est
antйrieure а ses puissances, que sont la volontй et l’intelligence,
puisqu’elles sont issues de l’essence de l’вme. Puis donc que les corps
cйlestes impriment dans l’essence mкme de l’вme raisonnable (car ils impriment
en elle en tant qu’elle est l’acte du corps, ce qui lui revient par son
essence), il semble que les corps cйlestes impriment dans l’intelligence et la
volontй ; et par consйquent, ils sont les principes des actes humains.
4° L’instrument
agit non seulement par sa propre vertu, mais encore par la vertu de l’agent
principal. Or le corps cйleste йtant un moteur mы, il est l’instrument de la
substance spirituelle motrice ; et son mouvement est non seulement l’acte
du corps mы, mais l’acte de l’esprit moteur. Son mouvement agit donc non
seulement par la vertu du corps mы, mais aussi par la vertu de l’esprit moteur.
Or, de mкme que ce corps cйleste surpasse le corps humain, de mкme cet esprit
surpasse l’esprit humain. Donc, de mкme que ce mouvement imprime dans le corps
humain, de mкme il imprime dans l’вme humaine, et de la sorte, il semble que
[les corps cйlestes] soient les principes des actes humains.
5° L’expйrience
montre que des hommes sont disposйs depuis leur naissance а l’apprentissage ou
а l’exercice de mйtiers : certains sont disposйs pour кtre forgerons,
d’autres pour кtre mйdecins, et ainsi de suite ; et cela ne peut кtre
rapportй aux principes prochains de la gйnйration comme а une cause, car
parfois, les enfants se trouvent disposйs а des choses auxquelles les parents
n’йtaient pas inclinйs. Il est donc nйcessaire que cette diversitй de
dispositions se rapporte aux corps cйlestes comme а une cause. Or on ne peut
pas affirmer que de telles dispositions sont dans les вmes au moyen des corps,
car les qualitйs corporelles n’opиrent nullement pour ces inclinations comme
elles opиrent pour la colиre, la joie, et les autres passions de l’вme comme
celles-ci. Les corps cйlestes impriment donc immйdiatement et directement dans
les вmes humaines ; et de la sorte, les actes humains sont disposйs au
moyen des corps cйlestes eux-mкmes.
6° Certains
parmi les actes humains semblent surpasser les autres : ce sont rйgner,
diriger les guerres, et autres semblables. Or, comme dit Isaac au premier livre
sur les Dйfinitions, « Dieu a
fait rйgner un orbe sur les royaumes et sur les guerres. » Donc, а bien
plus forte raison les autres actes humains sont-ils disposйs au moyen des corps
cйlestes.
7° Il est
plus facile de changer la partie que le tout. Or parfois, par la vertu des
corps cйlestes tout le peuple d’une mкme province est excitй а faire la guerre,
comme disent les philosophes. Donc, а bien plus forte raison un homme
particulier est-il excitй par la vertu des corps cйlestes.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « Ils ne sont absolument pas la
cause de nos actes » — il s’agit des corps cйlestes — « car mis par
le Crйateur en possession d’un libre arbitre, nous sommes maоtres de nos
actes. »
2° Vont dans le
mкme sens ce que saint Augustin dйtermine au cinquiиme livre de la Citй de Dieu et а la fin du livre sur la
Genиse au sens littйral, et ce que
saint Grйgoire dйtermine dans l’homйlie sur l’Йpiphanie.
Rйponse :
Pour voir
clairement dans cette question, il faut savoir quels actes sont appelйs
humains. Les actes proprement appelйs humains sont ceux dont l’homme est
lui-mкme le maоtre ; or l’homme est maоtre de ses actes par la volontй ou
par le libre arbitre ; cette question tourne donc autour des actes de la
volontй et du libre arbitre. En effet, les autres actes qui sont dans l’homme
sans кtre soumis au commandement de la volontй, comme les actes des puissances
nutritive et gйnйrative, sont soumis aux puissances cйlestes comme les autres
actes corporels.
Or il y a eu plusieurs erreurs concernant
les actes humains dont nous parlons. Certains, en effet, ont posй que les actes
humains ne relevaient pas de la divine providence et ne se rapportaient pas а
une cause, si ce n’est а notre providence. Et Cicйron semble avoir йtй de cet
avis, comme dit saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car la volontй est un
moteur mы, comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme ; il est donc nйcessaire de rapporter son acte а quelque
principe premier, qui est un moteur non mы.
Aussi d’autres
ont-ils rapportй tous les actes de la volontй aux corps cйlestes, posant que le
sens et l’intelligence sont en nous une mкme chose, et que, par consйquent,
toutes les vertus de l’вme sont corporelles, et ainsi, sont soumises aux
actions des corps cйlestes. Mais le Philosophe dйtruit cette position au
troisiиme livre sur l’Вme, montrant
que l’intelligence est une puissance immatйrielle, et que son action n’est pas
corporelle ; et, comme il est dit au seiziиme livre sur les Animaux, « ce dont les principes
agissent sans le corps a nйcessairement des principes incorporels » ; il est donc impossible que les actions
de l’intelligence et de la volontй se
ramиnent au sens propre а des principes corporels.
Et c’est
pourquoi Avicenne a posй dans sa Mйtaphysique
que, de mкme que l’homme est composй d’вme et de corps, de mкme aussi le corps
cйleste ; et de mкme que les actions et les mouvements du corps humain se
rapportent aux corps cйlestes, de mкme toutes les actions de l’вme se
rapportent aux вmes cйlestes comme а des principes, de sorte que toute volontй
qui est en nous est causйe par la volontй d’une вme cйleste. Et cela peut
assurйment s’accorder а l’opinion qu’il a de la fin de l’homme, qui est selon
lui dans l’union de l’вme humaine а l’вme cйleste, ou а l’Intelligence. En
effet, puisque la perfection de la volontй est la fin et le bien, qui est son
objet, comme le visible est l’objet de la vue, il est nйcessaire que ce qui
agit sur la volontй inclue aussi la notion de fin, car l’efficient n’agit que dans la mesure oщ il imprime sa forme
dans ce qui peut la recevoir. Mais
d’aprиs l’enseignement de la foi, Dieu lui-mкme est immйdiatement la fin de la
vie humaine ; en effet, c’est en jouissant de sa vision que nous serons
bйatifiйs ; voilа pourquoi lui seul peut imprimer dans notre volontй.
Mais il est
nйcessaire que l’ordre des mobiles corresponde а l’ordre des moteurs. Or dans
la relation а la fin, que la providence regarde, on rencontre d’abord en nous
la volontй, а laquelle se rapporte en premier la raison formelle de bien et de fin, et elle se sert de tout ce
qui est en nous comme d’instruments pour obtenir la fin ; quoique, sous un
autre aspect, l’intelligence prйcиde
la volontй. Plus prиs de la volontй, il y a l’intelligence, et plus йloignйes sont
les puissances corporelles. Voilа pourquoi Dieu lui-mкme, qui est pourvoyeur
absolument premier, imprime seul dans notre volontй. L’ange, qui le suit dans
l’ordre des causes, imprime dans notre intelligence, йtant donnй que nous
sommes йclairйs, purifiйs et perfectionnйs par les anges, comme dit Denys. Et les corps, qui sont des agents
infйrieurs, peuvent imprimer dans les puissances sensibles et en d’autres
puissances attachйes а des organes. Mais йtant donnй que le mouvement d’une
puissance de l’вme rejaillit sur l’autre, il se produit que l’impression du
corps cйleste rejaillit sur l’intelligence comme par accident, et ensuite sur
la volontй ; et semblablement, l’impression de l’ange sur l’intelligence
rejaillit sur la volontй par accident.
Mais cependant,
de ce point de vue, la disposition de l’intelligence relativement aux
puissances sensitives est autre que celle de la volontй ; en effet, notre
intelligence est naturellement mue par la puissance sensitive apprйhensive а la
faзon dont l’objet meut la puissance, car le phantasme est а l’intellect
possible ce que la couleur est а la vue, comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme ; et c’est pourquoi,
une fois perturbйe la puissance sensitive intйrieure, l’intelligence est
nйcessairement perturbйe ; ainsi voyons-nous que lorsque l’organe de
l’imagination est blessй, l’action de l’intelligence est empкchйe. Et de cette
faзon, l’action ou l’impression du corps cйleste peut rejaillir sur
l’intelligence comme par voie de nйcessitй ; par accident toutefois, comme
c’йtait par soi sur les corps. Et je dis : nйcessitй, а moins qu’il n’y
ait une disposition contraire du cфtй du mobile. Mais l’appйtit sensitif n’est
pas naturellement moteur de la volontй, c’est l’inverse, car l’appйtit
supйrieur meut l’appйtit infйrieur comme la sphиre meut la sphиre, comme il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et,
si fortement que l’appйtit infйrieur soit perturbй par une passion comme la
colиre ou la concupiscence, il n’est pas nйcessaire que la volontй soit
perturbйe ; bien au contraire, elle a la puissance de repousser une telle
perturbation, comme il est dit au livre de la Genиse : « Ta
concupiscence sera sous toi » (Gen. 4, 7). Et c’est pourquoi, dans
les actes humains, aucune nйcessitй n’est induite par les corps cйlestes ni du
cфtй des rйcepteurs ni du cфtй des agents, mais seulement une inclination, que
la volontй peut aussi repousser par une vertu acquise ou infuse.
Rйponse aux objections :
1° Saint Jean
Damascиne envisage les dispositions et habitus corporels.
2° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, l’вme, quant а l’acte de volontй, ne suit pas
nйcessairement la disposition du corps, mais du tempйrament du corps provient
seulement une inclination aux choses sur lesquelles porte la volontй.
3° Cet argument
serait probant si le corps cйleste pouvait imprimer par lui-mкme dans l’essence
de l’вme ; mais l’impression du corps cйleste ne parvient а l’essence de
l’вme que par accident, c’est-а-dire par la mutation du corps dont celle-ci est
l’acte. Or la volontй n’est pas issue de l’essence de l’вme en raison de son
union au corps ; l’argument n’est donc pas concluant.
4° L’instrument
de l’agent spirituel ne dйploie une puissance spirituelle qu’en agissant par
une puissance corporelle. Or le corps cйleste ne peut agir par une puissance
corporelle que sur un corps ; voilа pourquoi mкme l’action qui dйploie une
puissance spirituelle ne peut parvenir а l’вme que par accident, c’est-а-dire
au moyen du corps. Mais son action peut se produire dans le corps de deux faзons :
c’est en effet par une puissance corporelle qu’elle meut les qualitйs
йlйmentaires que sont le chaud et le froid, et d’autres semblables ; mais
c’est par une puissance spirituelle qu’elle amиne а l’espиce et aux effets
rйsultant de l’espиce entiиre, qui ne peuvent кtre ramenйs aux qualitйs
йlйmentaires.
5° Il est un
effet des corps cйlestes dans les corps infйrieurs de ce monde qui n’est pas
causй au moyen du chaud et du froid : par exemple, l’aimant attire le
fer ; et de cette faзon, le corps cйleste laisse dans le corps humain une
disposition par laquelle il se produit que l’вme unie а lui est inclinйe а tel
ou tel mйtier.
6° La parole
d’Isaac, si elle doit кtre conservйe, doit s’entendre uniquement de
l’inclination, comme on l’a dit.
7° La multitude
suit dans la plupart des cas les inclinations naturelles, parce que les hommes
de la multitude acquiescent aux passions ; mais les sages, par la raison,
vainquent les passions et les inclinations susdites. Voilа pourquoi il est plus
probable pour une multitude qu’elle opиre ce а quoi incline le corps cйleste,
que pour un homme singulier, qui vainc peut-кtre par la raison l’inclination
susdite. Il en serait de mкme si l’on imaginait une multitude d’hommes
bilieux : il ne se produirait pas facilement qu’elle ne fыt point mue а la
colиre, quoique cela puisse mieux se produire pour un seul. Question 6 : [La
prйdestination]
Introduction
Article 1 : La
prйdestination appartient-elle а la science ou а la volontй ? Article 2 : La
prescience des mйrites est-elle la cause et la raison de la
prйdestination ? Article 3 : La
prйdestination est-elle certaine ? Article 4 : Le
nombre des prйdestinйs est-il certain ? Article 5 : Les
prйdestinйs ont-il la certitude de leur prйdestination ? Article 6 : La
prйdestination peut-elle кtre aidйe par les priиres des saints ?
Article 1 : La prйdestination
appartient-elle а la science ou а la volontй ?
Objections :
Il semble
qu’elle appartienne [seulement] а la volontй, comme а un genre.
1° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Prйdestination
des saints, la prйdestination est un propos de faire misйricorde. Or le
propos appartient а la volontй. Donc la prйdestination aussi.
2° La
prйdestination semble кtre identique а l’йlection йternelle, dont il est dit en
Йph. 1, 4 : « il nous a йlus en lui avant la crйation du
monde », car les mкmes sont appelйs йlus et prйdestinйs. Or l’йlection,
selon le Philosophe aux sixiиme et dixiиme livres de l’Йthique, appartient а l’appйtit plutфt qu’а l’intelligence. La
prйdestination appartient donc aussi а la volontй plutфt qu’а la science.
3° [Le rйpondant] disait que l’йlection
prйcиde la prйdestination, et ne lui est pas identique. En sens contraire : la volontй suit la science, et ne la
prйcиde pas. Or l’йlection appartient а la volontй. Si donc l’йlection prйcиde
la prйdestination, celle-ci ne peut appartenir а la science.
4° Si la
prйdestination appartenait а la science, il semblerait que la prйdestination
soit identique а la prescience ; et dans ce cas, quiconque saurait
d’avance le salut de quelqu’un le prйdestinerait. Or cela est faux. En effet,
les prophиtes ont su d’avance le salut des nations et ne les ont pas
prйdestinйes. Donc, etc.
5° La
prйdestination implique une causalitй. Or la causalitй n’entre pas dans la
notion de science, mais plutфt dans celle de volontй. La prйdestination
appartient donc а la volontй plutфt qu’а la science.
6° La volontй
diffиre de la puissance en ceci, que la puissance regarde les effets seulement
dans le futur (car il n’y a pas de puissance par rapport aux choses qui
existent ou ont existй), tandis que la volontй regarde indiffйremment l’effet
prйsent et futur. Or la prйdestination a un effet dans le prйsent et dans le
futur ; et c’est pourquoi saint Augustin dit que la prйdestination est une
prйparation de la grвce dans le prйsent et de la gloire dans le futur. La
prйdestination appartient donc а la volontй.
7° La
science ne regarde pas les rйalitйs comme faites ou а faire, mais plutфt comme
connues ou а connaоtre ; la prйdestination, elle, regarde ce qui est а
faire. La prйdestination n’appartient donc pas а la science.
8° L’effet reзoit
son nom de la cause prochaine plutфt que de la cause йloignйe, comme l’homme
engendrй, de l’homme qui engendre plutфt que du soleil. Or la prйparation
provient de la science et de la volontй ; mais la science est une cause
antйrieure et plus йloignйe que la volontй. La prйparation appartient donc а la
volontй plutфt qu’а la science. Or la prйdestination est la prйparation de
quelqu’un а la gloire, comme dit saint Augustin. La prйdestination appartiendra
donc, elle aussi, а la volontй plutфt qu’а la science.
9° Lorsque
plusieurs mouvements sont ordonnйs а un seul terme, l’ensemble des mouvements
coordonnйs reзoit le nom du dernier d’entre eux ; ainsi, pour faire sortir
la forme substantielle de la puissance de la matiиre, on ordonne d’abord une
altйration, puis une gйnйration, et le tout est appelй gйnйration. Or pour
prйparer quelque chose, on ordonne d’abord un mouvement de science et ensuite
un mouvement de volontй. Le tout doit donc кtre attribuй а la volontй ; et
ainsi la prйdestination semble кtre surtout dans la volontй.
10° Si l’un
de deux contraires est appropriй а quelque chose, l’autre est tout а fait
йloignй de cette mкme chose. Or les maux sont surtout appropriйs а la divine
prescience : nous disons en effet des mйchants qu’ils sont connus
d’avance ; la prescience ne regarde donc pas les biens. Or la
prйdestination concerne seulement les biens du salut. Elle n’appartient donc
pas а la prescience.
11° Ce qui est
dit au sens propre n’a pas besoin de l’ajout d’une glose. Or dans la Sainte
Йcriture, lorsque la connaissance est mentionnйe en rapport au bien, elle est
glosйe comme approbation, comme cela est clair en
I Cor. 8, 3 : « Si quelqu’un aime Dieu, celui-lа est
connu de lui » « c’est-а-dire approuvй » ; et en II
Tim. 2, 19 : « Le Seigneur connaоt ceux qui sont а
lui » « c’est-а-dire approuve ». La connaissance ne porte donc
pas proprement sur les bons. Donc, etc.
12° Prйparer
appartient а la puissance motrice, car cela concerne l’њuvre. Or la
prйdestination est une prйparation, comme on l’a dit. La prйdestination
appartient donc а la puissance motrice, donc а la volontй et non а la science.
13° La raison
reproduite suit la raison modиle. Or dans la raison humaine, qui est reproduite
а partir de la divine, nous voyons que la prйparation appartient а la volontй
et non а la science. Il en sera donc de mкme dans la prйparation divine ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
14° Tous les
attributs divins sont rйellement la mкme chose, mais leur diffйrence se montre
par la diversitй des effets. Une chose que l’on dit de Dieu doit donc кtre
rapportйe а l’attribut divin auquel son effet est appropriй. Or la grвce et la
gloire sont les effets de la prйdestination, et sont appropriйes а la volontй
ou а la bontй. La prйdestination appartient donc aussi а la volontй, non а la
science.
En sens contraire :
1° « Ceux
qu’il a connus d’avance, il les a aussi prйdestinйs » (Rom. 8, 29). А
propos de ce passage, la Glose
dit : « La prйdestination est la prescience et la prйparation des
bienfaits de Dieu », etc.
2° Tout
prйdestinй est connu, mais la rйciproque est fausse. Le prйdestinй est donc
dans le genre du connu. La prйdestination est donc aussi dans le genre de la
science.
3° Chaque chose
est а mettre plutфt dans le genre de ce qui lui convient toujours que dans le
genre de ce qui ne lui convient pas toujours. Or ce qui est du cфtй de la
science convient toujours а la prйdestination : en effet, la prescience
accompagne toujours la prйdestination, alors que l’apposition de la grвce, qui
se fait par la volontй, ne l’accompagne pas toujours, car la prйdestination est
йternelle tandis que l’apposition de la grвce est temporelle. La prйdestination
doit donc кtre mise dans le genre de la science plutфt que de la volontй.
4° Le Philosophe
compte les habitus cognitifs et opйratifs au nombre des vertus intellectuelles,
qui appartiennent а la raison plutфt qu’а l’appйtit, comme cela est clair pour
la prudence et l’art au sixiиme livre de l’Йthique.
Or la prйdestination implique un principe cognitif et opйratif, car elle est а
la fois prescience et prйparation, comme on le voit par la dйfinition dйjа
citйe. La prйdestination appartient donc а la connaissance plutфt qu’а la
volontй.
5° Les
contraires sont dans le mкme genre. Or la rйprobation est contraire а la
prйdestination. Puis donc que la rйprobation est dans le genre de la science,
car Dieu connaоt d’avance la mйchancetй des rйprouvйs et ne la fait pas, il
semble que la prйdestination soit aussi dans le genre de la science.
Rйponse :
La destinatio, d’oщ vient le nom de
prйdestination, implique l’envoi de quelqu’un vers une fin : ainsi, on dit
qu’il « destine un messager », celui qui l’envoie faire quelque chose.
Et parce que ce que nous nous proposons de faire, nous le dirigeons vers
l’exйcution comme vers une fin, l’on dit que nous « destinons » ce
que nous nous proposons de faire, comme ce qui est dit d’Йlйazar en
II Macc. 6, 20 : « il rйsolut [litt. : il destina] »
dans son cњur « de ne rien faire contre la loi par amour de la vie ».
Mais le prйfixe « prй- », qui est accolй, ajoute une relation au
futur ; par consйquent, tandis que l’on ne peut « destiner » que
ce qui existe, l’on peut prйdestiner aussi ce qui n’existe pas. Et sous ces
deux aspects, la prйdestination se place sous la providence comme une partie de
celle-ci. En effet, on a dit dans la question prйcйdente que la direction vers
la fin appartenait а la providence ; la providence est aussi posйe par
Cicйron relativement au futur ; et certains dйfinissent que la providence
est « une connaissance prйsente maniant un йvйnement futur ».
Mais cependant,
la prйdestination diffиre de la providence sur deux points. La providence, en
effet, implique une ordination а la fin en gйnйral, et s’йtend par consйquent а
tout ce que Dieu ordonne а quelque fin, soit les кtres raisonnables soit les
irrationnels, soit les biens soit les maux, alors que la prйdestination regarde
seulement la fin qui est possible pour une crйature raisonnable, c’est-а-dire
la gloire ; voilа pourquoi il n’y a de prйdestination que des hommes, et
relativement aux choses du salut. Il y a aussi une autre diffйrence. En effet,
deux choses sont а considйrer en toute ordination а la fin : l’ordre
lui-mкme, et l’issue ou le rйsultat de l’ordre ; car ce n’est pas tout ce
qui est ordonnй а la fin qui obtient la fin. La providence regarde donc
seulement l’ordre relatif а la fin, de sorte que tous les hommes sont ordonnйs
а la bйatitude par la providence de Dieu. Mais la prйdestination regarde aussi
l’issue ou le rйsultat de l’ordre, de sorte qu’elle ne concerne que ceux qui
obtiendront la gloire. La prйdestination est donc а l’issue ou au rйsultat de
l’ordre ce que la providence est а l’application de l’ordre ; car, que
quelques-uns obtiennent cette fin qu’est la gloire, ne vient pas principalement
de leurs propres forces, mais du secours de la grвce divinement confйrй.
Donc, nous
avons dit au sujet de la providence qu’elle consiste dans un acte de la raison,
comme la prudence dont elle est une partie, йtant donnй qu’il appartient а la
seule raison de diriger ou d’ordonner ; de mкme aussi la prйdestination
consiste dans un acte de la raison qui dirige ou ordonne vers la fin. Mais la
direction vers la fin prйsuppose la volontй de la fin : car nul n’ordonne
quelque chose vers une fin qu’il ne veut pas ; et par consйquent,
l’йlection parfaite de la prudence ne peut exister qu’en celui qui a la vertu
morale, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique : car c’est par la vertu morale que l’intention de
quelqu’un est stabilisйe dans la fin, а laquelle la prudence ordonne. Or la fin
vers laquelle la prйdestination dirige n’est pas considйrйe en gйnйral, mais
dans son rapport а celui qui obtient cette fin, et qui doit кtre distinct, pour
le dirigeant, de ceux qui n’obtiendront pas cette fin ; voilа pourquoi la
prйdestination prйsuppose l’amour, par lequel Dieu veut le salut de quelqu’un.
Donc, de mкme que le prudent n’ordonne а la fin qu’en tant qu’il est tempйrant
ou juste, de mкme Dieu ne prйdestine qu’en tant qu’il est aimant. L’йlection
aussi est prйsupposйe, par laquelle celui qui est infailliblement dirigй vers
la fin est sйparй des autres qui ne sont pas ainsi ordonnйs а la fin. Or cette
sйparation n’est pas due а une diffйrence rencontrйe en ceux qui sont sйparйs,
et qui pourrait inciter а l’amour : car « avant mкme que les enfants
fussent nйs, et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal, il fut dit :
“J’ai aimй Jacob, et j’ai haп Йsaь”», comme il est dit en Rom. 9, 11-13.
Aussi la prйdestination prйsuppose-t-elle l’йlection et l’amour, et l’йlection
prйsuppose l’amour.
Mais deux
choses s’ensuivent de la prйdestination : l’obtention de la fin,
c’est-а-dire la glorification, et la collation du secours pour l’obtention de
la fin, c’est-а-dire l’apposition de la grвce, apposition qui se rattache а la
vocation ; et ainsi, deux effets sont associйs а la prйdestination :
la grвce et la gloire.
Rйponse aux objections :
1° Il en est
ainsi, dans les actes de l’вme, que l’acte prйcйdent est inclus en quelque
sorte virtuellement dans le suivant ; et parce que la prйdestination
prйsuppose l’amour, qui est un acte de la volontй, quelque chose appartenant а
la volontй est inclus dans la notion de prйdestination, et pour cela le propos
et d’autres choses appartenant а la volontй sont parfois posйs dans la
dйfinition de la prйdestination.
2° La
prйdestination n’est pas identique а l’йlection, mais la prйsuppose, comme on
l’a dit ; et c’est pourquoi les mкmes sont prйdestinйs et йlus.
3° Puisque
l’йlection appartient а la volontй et la direction а la raison, la direction
prйcиde toujours l’йlection, si on les rapporte au mкme ; mais si on les
rapporte а des choses diverses, alors il n’est pas aberrant que l’йlection prйcиde
la prйdestination, qui implique la notion de direction : car l’йlection,
comme elle est entendue ici, concerne celui qui est dirigй vers la fin ;
or il faut concevoir en premier celui qui est dirigй vers la fin, et ensuite le
fait mкme de diriger vers la fin ; voilа pourquoi l’йlection prйcиde la
prйdestination dans le cas prйsent.
4° Bien qu’elle
soit mise dans le genre de la science, la prйdestination ajoute cependant
quelque chose а la science et а la prescience : la direction ou
l’ordination vers la fin, comme la prudence ajoute а la connaissance ;
donc, de mкme que celui qui sait ce qu’il faut faire n’est pas toujours
prudent, de mкme tout prescient n’est pas prйdestinant.
5° Bien que la
causalitй n’entre pas dans la notion de science en tant que telle, elle entre
cependant dans la notion de science en tant que celle-ci dirige et ordonne vers
la fin, ce qui n’appartient pas а la volontй mais seulement а la raison ;
ainsi йgalement la pensйe entre dans la notion d’animal raisonnable non en tant
qu’animal mais en tant que raisonnable.
6° De mкme que la
volontй regarde l’effet prйsent et futur, de mкme aussi la science ; donc,
de ce point de vue, on ne peut prouver que la prйdestination appartient а l’un
d’eux plutфt qu’а l’autre. Mais cependant la prйdestination, au sens propre, ne
regarde que le futur, qui est dйsignй par le prйfixe, qui implique une relation
au futur ; et l’on ne dit pas identiquement « avoir un effet dans le
prйsent » et « avoir un effet prйsent », car « кtre dans le
prйsent » se dit de tout ce qui appartient а l’йtat de cette vie, qu’il
soit prйsent, passй ou futur.
7° Bien que la
science en tant que science ne regarde pas les choses а faire, cependant la
science pratique regarde les choses а faire ; et c’est а une telle science
que la prйdestination se rapporte.
8° La prйparation
implique au sens propre la disposition de la puissance а l’acte. Or il y a deux
puissances : active et passive ; et c’est pourquoi il y a deux
prйparations : l’une du patient, et l’on dit ainsi que la matiиre est
prйparйe а la forme ; l’autre de l’agent, et l’on dit ainsi que quelqu’un
se prйpare а faire quelque chose ; et c’est une telle prйparation
qu’implique la prйdestination, qui ne peut rien poser d’autre en Dieu que
l’ordination mкme de quelqu’un vers la fin. Or le principe prochain de
l’ordination est la raison, mais le principe йloignй est la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi, selon l’argument
invoquй, la prйdestination est attribuйe principalement а la raison, plutфt
qu’а la volontй.
9° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
10° Les maux sont
appropriйs а la prescience, non que la prescience porte plus proprement sur les
maux que sur les biens, mais parce que les biens ont autre chose de
correspondant en Dieu que la prescience, tandis que les maux ne l’ont
pas ; comme aussi le convertible qui n’indique pas la substance
s’approprie le nom de propre — qui convient aussi proprement а la
dйfinition — parce que la dйfinition ajoute quelque excellence.
11° L’ajout d’une
glose ne signifie pas toujours l’impropriйtй, mais il est parfois nйcessaire
pour spйcifier ce qui est dit en gйnйral ; et c’est ainsi que la
connaissance est glosйe par l’approbation.
12° Prйparer ou
ordonner appartient seulement а la puissance motrice ; mais la volontй
n’est pas seule motrice, la raison pratique l’est aussi, comme cela est clair
au troisiиme livre sur l’Вme.
13° Mкme dans la
raison humaine il en est ainsi, que la prйparation, en tant qu’elle implique
une ordination ou une direction vers la fin, est un acte propre de la raison et
non de la volontй.
14° Dans
l’attribut divin, il faut considйrer non seulement l’effet, mais aussi son
rapport а l’effet : car l’effet de la science, de la puissance et de la
volontй est le mкme, mais ces trois noms n’impliquent pas le mкme rapport а cet
effet. Or le rapport impliquй par la prйdestination а son effet s’accorde plus
avec le rapport de la science en tant que dirigeante, qu’avec le rapport de la
puissance et de la volontй ; voilа pourquoi la prйdestination se rapporte
а la science.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments.
2° Quoique l’on
aurait pu rйpondre au deuxiиme que tout ce qui a une extension plus grande
n’est pas un genre, car cela peut кtre prйdiquй accidentellement.
3° On aurait pu
aussi rйpondre au troisiиme que bien que donner la grвce n’accompagne pas
toujours la prйdestination, cependant vouloir la donner l’accompagne toujours.
5° On aurait pu
aussi rйpondre au cinquiиme que la rйprobation s’oppose directement non pas а
la prйdestination mais а l’йlection, car celui qui choisit prend l’un et
rejette l’autre, et cela s’appelle rйprouver ; donc la rйprobation aussi,
quant а la raison formelle signifiйe par son nom, appartient plutфt а la volontй :
car rйprouver est comme refuser ; а moins peut-кtre que l’on identifie
« rйprouver » а « juger indigne d’кtre admis ». Mais si
l’on dit que la rйprobation appartient en Dieu а la prescience, c’est parce que
rien n’est positivement en Dieu du cфtй de la volontй par rapport au mal de
faute ; car il ne veut pas la faute comme il veut la grвce. Et cependant,
la rйprobation est йgalement appelйe prйparation quant а la peine, que Dieu
veut aussi d’une volontй consйquente mais non antйcйdente. Article 2 : La prescience des mйrites
est-elle la cause et la raison de la prйdestination ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° А propos de
Rom. 9, 15 : « je ferai misйricorde а qui je fais
misйricorde », la Glose de saint
Ambroise dit : « Je ferai misйricorde а celui dont je sais d’avance
qu’il reviendra de tout cњur а moi aprиs son erreur. Voilа ce qu’est donner а
qui il faut donner et ne pas donner а qui il ne faut pas ; de la sorte, il
appelle celui dont il sait qu’il obйit, et n’appelle pas celui dont il sait qu’il
n’obйit pas. » Or obйir et revenir de tout cњur au Seigneur, cela
appartient au mйrite, et les choses contraires, au dйmйrite. La prescience du
mйrite et du dйmйrite est donc la cause de ce que Dieu se propose de faire
misйricorde а quelqu’un ou d’exclure quelqu’un de la misйricorde ; et
cela, c’est prйdestiner ou rйprouver.
2° La
prйdestination inclut en soi la volontй divine du salut de l’homme ; et
l’on ne peut dire qu’elle inclue la seule volontй antйcйdente, car par cette
volontй Dieu veut que tous soient sauvйs, comme il est dit en
1 Tim. 2, 4, et dans ce cas, il s’ensuivrait que tous les hommes
seraient prйdestinйs ; il reste donc qu’elle inclut la volontй
consйquente. Or la volontй consйquente, comme dit saint Jean Damascиne, a sa
cause en nous, en tant que nous nous comportons diversement de faзon а mйriter
le salut ou la damnation. Nos mйrites connus d’avance par Dieu sont donc la
cause de la prйdestination.
3° On appelle
prйdestination principalement un propos divin de sauver l’homme. Or la cause du
salut de l’homme est le mйrite de l’homme ; la science aussi est la cause
et la raison de la volontй, car l’appйtible connu meut la volontй. La
prescience des mйrites est donc la cause de la prйdestination, puisque les deux
choses que contient la prescience sont la cause des deux choses contenues dans
la prйdestination.
4° La rйprobation
et la prйdestination signifient l’essence divine, et connotent un effet ;
or dans l’essence divine, il n’y a aucune diversitй. Toute la diffйrence entre
la prйdestination et la rйprobation vient donc des effets. Or les effets sont
considйrйs de notre cфtй. C’est donc de notre cфtй que se trouve la cause de la
sйparation entre prйdestinйs et rйprouvйs, sйparation qui se fait par la
prйdestination. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
5° De mкme que le
soleil, pour ce qui dйpend de lui, a le mкme rapport avec tous les corps qu’il
peut illuminer, bien que tous ne puissent йgalement participer а sa lumiиre,
ainsi Dieu a le mкme rapport avec toutes choses bien que toutes ne soient pas
йgalement а mкme de participer а sa bontй, comme le disent communйment les
saints et les philosophes. Or, par suite de cette relation semblable du soleil
а tous les corps, ce n’est pas le soleil qui est la cause de la diversitй suivant
laquelle une chose est obscure et l’autre lumineuse, mais ce sont les
diffйrentes dispositions des corps а recevoir sa lumiиre. Et donc
semblablement, la cause de la diversitй par laquelle certains parviennent au
salut et d’autres sont damnйs, ou certains sont prйdestinйs et d’autres
rйprouvйs, n’est pas du cфtй de Dieu mais du nфtre ; et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° Le bien est
communicatif de lui-mкme. Il appartient donc au souverain bien de se
communiquer lui-mкme souverainement, suivant la capacitй de chacun. Si donc il
ne se communique pas а un кtre, c’est parce que celui-ci n’est pas capable de
lui. Or quelqu’un est capable ou incapable du salut, auquel la prйdestination
ordonne, а cause de la qualitй de ses mйrites. Les mйrites connus d’avance sont
donc la cause de ce que certains sont prйdestinйs et d’autres non.
7° А propos
de Nombr. 3, 12 : « j’ai pris les lйvites, etc. », la Glose d’Origиne dit : « Par
une dйcision divine, Jacob le puоnй est devenu le premier-nй. En effet, en
vertu du propos du cњur qui n’йchappait pas а Dieu, “avant mкme qu’ils fussent
nйs dans ce monde et qu’ils eussent fait le bien ou le mal” le Seigneur dйclare
а leur sujet : “J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en haine.” »
Or cela concerne la prйdestination de Jacob, comme les saints l’exposent
communйment. La prescience du propos que Jacob aurait dans son cњur fut donc la
raison de sa prйdestination ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
8° La
prйdestination ne peut pas кtre injuste, puisque toutes les voies du Seigneur
sont misйricorde et vйritй ; et l’on ne peut envisager dans ce cas une
justice autre que distributive entre Dieu et les hommes : en effet, il ne
peut кtre question ici de la justice commutative, puisque Dieu, qui n’a pas
besoin de nos biens, ne reзoit rien de nous. Or la justice distributive ne
donne inйgalement qu’а des sujets inйgaux ; et l’inйgalitй ne peut кtre
considйrйe entre les hommes que selon la diffйrence des mйrites. Que Dieu prйdestine
l’un et pas l’autre, cela vient donc de la prescience de mйrites diffйrents.
9° La
prйdestination prйsuppose l’йlection, comme on l’a dйjа dit. Or l’йlection ne
peut кtre raisonnable que s’il existe une raison pour laquelle l’un est
distinguй de l’autre ; et dans l’йlection dont nous parlons, on ne peut
dйfinir de raison de cette distinction qu’а partir des mйrites. Puis donc que
l’йlection de Dieu ne peut кtre irrationnelle, elle procиde de la prйvision des
mйrites, et par consйquent la prйdestination aussi.
10° Exposant
Mal. 1, 2 : « J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en
haine », saint Augustin dit que « cette volontй de Dieu » par
laquelle il a йlu l’un et rйprouvй l’autre « ne peut кtre injuste :
en effet, elle vient de mйrites trиs cachйs ». Or ces mйrites trиs cachйs
ne peuvent кtre entendus dans le cas prйsent qu’en ce sens qu’ils sont dans la
prescience. La prйdestination vient donc de la prescience des mйrites.
11° Le bon
usage de la grвce est au dernier effet de la prйdestination ce que l’abus de la
grвce est а l’effet de rйprobation. Or l’abus de la grвce fut pour Judas la
raison de sa rйprobation ; car il est devenu rйprouvй parce qu’il est mort
sans la grвce. Et ce n’est pas parce que Dieu n’a pas voulu lui donner la grвce
qu’il ne l’a pas eue, mais parce que lui-mкme n’a pas voulu la recevoir, comme
disent Anselme et Denys. Le bon usage de la grвce, pour saint Pierre ou pour
n’importe quel autre, est donc la cause de ce qu’il a йtй йlu ou prйdestinй.
12° L’on peut
mйriter pour un autre la premiиre grвce ; et pour la mкme raison, il
semble que l’on puisse lui mйriter la continuation de la grвce jusqu’а la fin.
Or la consйquence de la grвce finale est que l’on est prйdestinй. La
prйdestination peut donc provenir des mйrites.
13° « Est
antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй », selon le
Philosophe ; or la prescience entretient avec la prйdestination un tel
rapport, car Dieu connaоt d’avance tout ce qu’il prйdestine, mais il connaоt
d’avance les maux, qu’il ne prйdestine pas. La prescience est donc antйrieure а
la prйdestination. Or en tout ordre, le premier est la cause du suivant. La
prescience est donc la cause de la prйdestination.
14° Le nom de
prйdestination vient de destinatio ou
envoi. Or la connaissance prйcиde l’envoi ou la destinatio : car on n’envoie que ce que l’on connaоt. La
connaissance est donc antйrieure а la prйdestination, et ainsi, elle semble en
кtre la cause ; et nous retrouvons la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° А propos de
Rom. 9, 11 : « non en vertu des њuvres, mais par le choix de
celui qui appelle, il fut dit », la Glose
dit : « Il montre que cela — “J’ai aimй Jacob, etc.” — ne
fut pas dit а cause de mйrites antйrieurs, ni, de mкme, а cause de mйrites
futurs. » Et plus bas, а propos de « Y a-t-il de l’injustice en
Dieu ? » (Rom. 9, 14) : « Que personne ne dise
que Dieu a choisi l’un et rйprouvй l’autre parce qu’il prйvoyait leurs њuvres
futures. » Et nous retrouvons un cas semblable.
2° La grвce est
l’effet de la prйdestination, mais le principe du mйrite. Il est donc
impossible que la prescience des mйrites soit la cause de la prйdestination.
3° L’Apфtre dit а
Tite, 3, 5 : « non а cause des њuvres de justice que nous
faisions, mais selon sa misйricorde, etc. » La prйdestination du salut de
l’homme ne provient donc pas de la prescience des mйrites.
4° Si la
prescience des mйrites йtait la cause de la prйdestination, nul ne serait
prйdestinй qui ne doive avoir des mйrites. Or quelques-uns sont tels, comme
cela est clair dans le cas des enfants. La prescience des mйrites n’est donc
pas la cause de la prйdestination.
Rйponse :
Il y a cette
diffйrence entre la cause et l’effet, que tout ce qui est cause de la cause
doit nйcessairement кtre cause de l’effet ; mais ce qui est cause de l’effet
n’est pas nйcessairement cause de la cause ; par exemple, il est clair que
la cause premiиre produit son effet au moyen de la cause seconde, et par
consйquent la cause seconde cause en quelque sorte l’effet de la cause
premiиre, dont elle n’est cependant pas la cause.
Or, dans la
prйdestination, il faut envisager deux choses : la prйdestination
йternelle elle-mкme, et son double effet temporel, c’est-а-dire la grвce et la
gloire. L’une de celles-ci, la gloire, a pour cause mйritoire l’acte
humain ; mais l’acte humain ne peut кtre cause de la grвce par mode de
mйrite, il peut l’кtre comme une certaine disposition matйrielle, en tant que
nous sommes prйparйs par des actes а recevoir la grвce. Mais il ne s’ensuit pas
que nos actes, qu’ils prйcиdent la grвce ou la suivent, soient la cause de la
prйdestination elle-mкme. Pour trouver la cause de la prйdestination, il est
nйcessaire de considйrer ce qu’on a dйjа dit, que la prйdestination est une
certaine direction vers la fin, њuvre de la raison mue par la volontй ;
une chose peut donc кtre cause de la prйdestination dans la mesure oщ elle peut
mouvoir la volontй.
А ce sujet, il
faut savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de mouvoir la volontй :
d’abord а la faзon d’une dette, ensuite sans l’idйe de dette. Or une chose peut
mouvoir la volontй а la faзon d’une dette de deux faзons : d’abord dans
l’absolu, ensuite en supposant autre chose. Dans l’absolu, c’est la fin ultime
elle-mкme, qui est l’objet de la volontй : et elle meut la volontй de telle
faзon qu’elle ne peut s’en dйtourner ; c’est pourquoi aucun homme ne peut
ne pas vouloir кtre heureux, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre. Mais en supposant autre
chose, ce sans quoi la fin ne peut кtre possйdйe meut selon une dette. Et ce sans
quoi la fin peut кtre possйdйe, mais qui contribue au bien-кtre de la fin
elle-mкme, ne meut pas la volontй selon une dette, mais l’inclination de la
volontй vers lui est libre. Mais cependant, dиs lors que la volontй est
librement inclinйe vers lui, elle est inclinйe а la faзon d’une dette vers tout
ce sans quoi il ne peut кtre possйdй, en supposant toutefois ce que l’on posait
comme voulu en premier : par exemple, le roi dans sa libйralitй fait
quelqu’un soldat, mais parce qu’il ne peut кtre soldat sans avoir un cheval, il
devient dы et nйcessaire qu’il lui donne un cheval, en supposant la libйralitй
susdite. Or la fin de la volontй divine est sa bontй mкme, qui ne dйpend
d’aucune autre chose ; elle n’a donc besoin de rien d’autre pour кtre
possйdйe par Dieu ; voilа pourquoi sa volontй est inclinйe а faire en
premier quelque chose non pas а la faзon d’une dette, mais seulement
libйralement, parce que sa bontй est manifestйe dans son њuvre. Mais dиs que
l’on suppose que Dieu veut faire quelque chose, alors il s’ensuit а la faзon
d’une certaine dette, en supposant sa libйralitй, qu’il fasse ce sans quoi
cette rйalitй voulue ne peut exister ; par exemple, s’il veut faire un
homme, qu’il lui donne la raison.
Or partout oщ
se rencontre une chose sans laquelle une autre voulue de Dieu pourrait exister,
la premiиre ne vient pas de lui selon l’idйe d’une dette, mais de sa pure
libйralitй. Or la perfection de la grвce et celle de la gloire sont des biens
tels que sans eux la nature peut exister, car ils dйpassent les limites de la
puissance naturelle ; donc, que Dieu veuille donner а quelqu’un la grвce
et la gloire, cela vient de sa pure libйralitй. Or dans le cas des choses qui
viennent de sa pure libйralitй, la cause du vouloir est la surabondante
affection pour la fin de celui qui veut, et en cette fin l’on reconnaоt la
perfection de la bontй mкme. Aussi la cause de la prйdestination n’est-elle
rien d’autre que la bontй de Dieu.
Et l’on peut
aussi rйsoudre de la faзon susdite une certaine controverse qui avait lieu
entre plusieurs, certains prйtendant que tout procйdait de Dieu par simple
volontй, d’autres affirmant que tout procйdait de Dieu selon une dette. Or ces
deux opinions sont fausses : car la premiиre dйtruit l’ordre nйcessaire
qui existe entre les effets divins, et la seconde pose que tout procиde de Dieu
par nйcessitй de nature. Il faut choisir une voie moyenne consistant а poser
que les choses qui sont voulues par Dieu en premier viennent de lui par simple
volontй, tandis que celles qui sont requises pour cela procиdent selon une
dette, avec cependant la supposition suivante : que la dette ne rende pas
Dieu dйbiteur envers les choses, mais envers sa volontй, pour l’accomplissement
de laquelle est dы ce que l’on dit procйder de Dieu selon une dette.
Rйponse aux objections :
1° L’usage
convenable de la grвce est une certaine chose а laquelle la divine providence
ordonne la grвce confйrйe ; par consйquent, il est impossible que le droit
usage de la grвce connu d’avance soit lui-mкme cause motrice du don de la
grвce. Ce que saint Ambroise dit : « Je donnerai la grвce а celui dont je
sais qu’il reviendra de tout cњur а moi », doit donc кtre entendu non pas
comme si le retour parfait du cњur inclinait la volontй а donner la grвce, mais
en ce sens qu’il ordonne la grвce donnйe а ce que, par la grвce reзue, l’on se
tourne parfaitement vers Dieu.
2° La
prйdestination inclut la volontй consйquente, qui regarde d’ue certaine faзon
ce qui est de notre cфtй, non certes comme une chose qui inclinerait la volontй
divine а vouloir, mais comme une chose а la production de laquelle la volontй
divine ordonne la grвce ; ou mкme comme une chose qui dispose d’une
certaine faзon а la grвce, et mйrite la gloire.
3° La science est
motrice de la volontй, mais pas n’importe quelle science : la science de
la fin, qui est l’objet moteur de la volontй ; voilа pourquoi l’amour que
Dieu a pour sa bontй procиde de la connaissance de sa bontй ; et de lа
vient sa volontй de la rйpandre sur d’autres ; mais il n’en rйsulte pas
que la science des mйrites soit la cause de la volontй, telle qu’elle est
incluse dans la prйdestination.
4° Bien que l’on
distingue les diffйrents contenus des attributs divins par leurs divers effets,
il n’en rйsulte cependant pas que les effets soit les causes des attributs
divins : car on ne distingue pas les contenus des attributs par les choses
qui sont en nous comme par des causes, mais plutфt comme par certains signes
des causes ; voilа pourquoi il n’en rйsulte pas que les choses qui sont de
notre cфtй soient la cause de ce que l’un soit rйprouvй et l’autre prйdestinй.
5° Nous pouvons
considйrer de deux faзons la relation de Dieu aux rйalitйs. D’abord quant а la
premiиre disposition des rйalitйs, qui dйpend de la sagesse divine йtablissant
les divers degrйs dans les rйalitйs ; et dans ce cas, Dieu n’est pas dans
le mкme rapport а toutes choses. Ensuite en tant qu’il pourvoit les rйalitйs
dйjа disposйes ; et dans ce cas, il est dans le mкme rapport avec toutes
choses, en tant qu’il donne йgalement а toutes selon leur mesure. Or а la
premiиre disposition des rйalitйs appartiennent toutes les choses que l’on a
dit procйder de Dieu suivant la simple volontй, et parmi lesquelles on compte
aussi la prйparation а la grвce.
6° Il appartient
а la divine bontй en tant qu’elle est infinie de distribuer а chaque chose,
autant qu’elle en est capable, les perfections que chacune requiert selon sa
nature ; mais cela ne concerne pas nйcessairement les perfections
surajoutйes, parmi lesquelles figurent la gloire et la grвce ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Le propos du
cњur de Jacob connu d’avance par Dieu ne fut pas la cause de ce qu’il voulut
lui donner la grвce, mais fut un certain bien auquel Dieu ordonna la grвce qui
devait lui кtre donnйe. Et s’il est dit qu’en vertu du propos du cњur qui ne
lui йchappait pas, il l’a aimй, c’est parce qu’il l’a aimй pour qu’il ait un
tel propos dans son cњur, ou bien parce qu’il prйvit que le propos de son cњur
serait une disposition а recevoir la grвce.
8° Dans le cas de
choses qui doivent кtre distribuйes entre plusieurs selon ce qui est dы а
chacun, il serait contre l’idйe de justice distributive que des choses inйgales
soient donnйes а des йgaux ; mais dans le cas de choses qui sont donnйes
par libйralitй, cela ne contredit en rien la justice ; car je peux donner
а l’un et ne pas donner а l’autre, au grй de ma volontй. Or telle est la
grвce ; et voilа pourquoi il ne va pas contre l’idйe de justice
distributive que Dieu se propose de donner la grвce а l’un et non а l’autre,
sans considйration d’aucune inйgalitй de mйrites.
9°
L’йlection
par laquelle Dieu rйprouve l’un et choisit l’autre est raisonnable ;
cependant il n’est pas nйcessaire que la raison de l’йlection soit le
mйrite ; mais la raison de l’йlection est la divine bontй. Quant а la
raison de la rйprobation, elle est pour les hommes le pйchй originel, comme dit
saint Augustin, ou bien le fait mкme qu’il n’y avait pas [en Dieu] de dette
pour que la grвce leur fыt confйrйe. Car je peux raisonnablement vouloir
refuser а quelqu’un une chose qui ne lui est pas due.
10°
Le
Maоtre, au livre I, dist. 41, dit que cette citation a йtй rйtractйe
par saint Augustin dans une [њuvre] semblable. Ou si l’on doit la maintenir, il
faut la rapporter а l’effet de la rйprobation et de la prйdestination, qui a
une cause soit mйritoire soit dispositive.
11°
La
prescience de l’abus de la grвce ne fut pas pour Judas la cause de sa
rйprobation, si ce n’est peut-кtre du cфtй de l’effet, bien que Dieu ne refuse
la grвce а personne s’il veut la recevoir ; mais le fait mкme de vouloir
recevoir la grвce nous vient de la prйdestination divine ; ce ne peut donc
кtre la cause de la prйdestination.
12°
Bien
que le mйrite puisse кtre la cause de l’effet de la prйdestination, il ne peut
cependant pas кtre la cause de la prйdestination.
13°
Bien
que ce qui est impliquй sans rйciprocitй soit antйrieur d’une certaine faзon,
il ne s’ensuit cependant pas qu’il soit toujours antйrieur au sens oщ la cause
est dite antйrieure, car dans ce cas, le colorй serait la cause de
l’homme ; et pour cette raison, il ne s’ensuit pas que la prescience soit
la cause de la prйdestination.
14°
On
voit dиs lors clairement la solution au
dernier argument. Article 3 : La prйdestination est-elle
certaine ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Une cause dont
l’effet peut varier n’est jamais certaine au regard de son effet. Or l’effet de
la prйdestination peut varier, car celui qui est prйdestinй peut ne pas obtenir
l’effet de la prйdestination ; cela ressort clairement de ce que dit saint
Augustin, qui expose ce passage de l’Apocalypse : « tiens ferme ce
que tu as, afin que personne ne ravisse, etc. » (Apoc. 3, 11) en
disant : « Si un autre ne doit recevoir que si celui-ci a perdu,
alors le nombre des йlus est certain. » Par lа, il semble que l’un
pourrait perdre et un autre recevoir la couronne, qui est l’effet de la
prйdestination.
2° De mкme que
les rйalitйs naturelles sont soumises а la divine providence, de mкme aussi les
rйalitйs humaines. Or seuls йmanent de leurs causes avec certitude suivant
l’ordre de la divine providence les effets naturels que leurs causes produisent
nйcessairement. Puis donc que l’effet de la prйdestination, qui est le salut de
l’homme, ne vient pas des causes prochaines nйcessairement mais de faзon contingente,
il semble que l’ordre de la prйdestination ne soit pas certain.
3° Si une cause a
une relation certaine а un effet, cet effet adviendra nйcessairement, sauf si
quelque chose peut rйsister а la puissance de la cause agente ; ainsi, les
dispositions qui se rencontrent dans les corps infйrieurs rйsistent parfois а
l’action des corps cйlestes, de sorte qu’ils ne produisent pas leurs propres
effets, qu’ils produiraient nйcessairement s’il n’y avait pas quelque chose qui
rйsiste. Or rien ne peut rйsister а la prйdestination divine : « Car
qui peut s’opposer а sa volontй ? » comme il est dit en
Rom. 9, 19. Si donc elle a une relation certaine а son effet, son
effet sera produit nйcessairement.
4° [Le rйpondant] disait que la certitude
de la prйdestination relativement а son effet s’accompagne de la prйsupposition
de la cause seconde. En sens contraire :
toute certitude qui s’accompagne de la supposition d’autre chose, n’est pas une
certitude absolue mais conditionnelle ; ainsi, il n’est pas certain que le
soleil cause un fruit dans la plante, si ce n’est avec la condition
suivante : « si la puissance gйnйrative dans la plante est bien
disposйe », puisque la certitude du soleil relativement а l’effet susdit
prйsuppose la puissance de la plante comme une cause seconde. Si donc la
certitude de la prйdestination divine s’accompagne de la prйsupposition d’une
cause seconde, la certitude ne sera pas absolue mais seulement
conditionnelle ; ainsi, il y a en moi la certitude que Socrate se meut
s’il court, et que celui-ci sera sauvй s’il se prйpare ; et de la sorte,
il n’y aura dans la prйdestination divine aucune autre certitude sur ceux qui
doivent кtre sauvйs que celle que j’ai ; ce qui est absurde.
5° Il est dit en
Job 34, 24 : « Il en exterminera une multitude innombrable,
et il en йtablira d’autres en leur place. » Ce que saint Grйgoire expose
en disant : « Certains йtant tombйs, d’autres recevront en partage le
lieu de la vie. » Or le lieu de la vie est celui auquel la prйdestination
ordonne. Un prйdestinй peut donc manquer l’effet de la prйdestination ; et
ainsi, la prйdestination n’est pas certaine.
6° Selon Anselme,
la vйritй de la prйdestination est la mкme que celle de la proposition au
futur. Or la proposition au futur n’a pas de vйritй certaine et dйterminйe,
mais peut varier, comme cela est clairement montrй par le Philosophe au livre
du Pйri Hermкneias, et au deuxiиme
livre sur la Gйnйration, oщ il est
dit : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » La vйritй de la
prйdestination n’est donc pas non plus certaine.
7° Parfois,
un prйdestinй est dans le pйchй mortel, comme cela est clair dans le cas de
saint Paul, lorsqu’il persйcutait l’Йglise. Or il peut persйvйrer dans le pйchй
mortel jusqu’а la mort, ou bien кtre tuй immйdiatement ; et dans les deux
cas, la prйdestination ne sera pas suivie de son effet. Il est donc possible
que la prйdestination ne soit pas suivie de son effet.
8° [Le rйpondant] disait que lorsque l’on
dit que le prйdestinй peut mourir dans le pйchй mortel, si l’on prend le sujet
tel qu’il se tient sous la forme de la prйdestination, alors l’assertion est
composйe et fausse ; mais si on le considиre sans une telle forme, alors
elle est divisйe et vraie. En sens contraire :
dans le cas des formes qui ne peuvent кtre фtйes du sujet, il est indiffйrent
qu’une chose soit attribuйe au sujet considйrй sous la forme ou sans
elle ; des deux faзons, en effet, l’assertion suivante est fausse :
« Le corbeau noir peut кtre blanc. » Or la prйdestination est une
telle forme, qui ne peut кtre фtйe du prйdestinй. La distinction susdite n’est
donc pas pertinente dans ce cas.
9° Si
l’йternel est uni au temporel et au contingent, le tout sera temporel et
contingent : comme cela est clair dans le cas de la crйation, qui est
temporelle, bien qu’elle renferme dans sa notion l’essence йternelle de Dieu et
l’effet temporel ; et semblablement la mission, qui implique la procession
йternelle et un effet temporel. Or la prйdestination, bien qu’elle implique
quelque chose d’йternel, implique cependant aussi avec cela un effet temporel.
Le tout qu’est la prйdestination est donc temporel et contingent, et par
consйquent, ne semble pas кtre certain.
10° Ce qui
peut exister et ne pas exister n’est aucunement certain. Or la prйdestination
divine du salut de quelqu’un peut exister et ne pas exister ; car de mкme
que Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner et ne pas prйdestiner, de mкme
aussi il peut maintenant avoir prйdestinй et ne pas avoir prйdestinй, puisque
le prйsent, le passй et le futur ne diffиrent pas dans l’йternitй. La
prйdestination n’est donc pas certaine.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 8, 29 : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi
prйdestinйs, etc. » La Glose :
« La prйdestination est la prescience et la prйparation des bienfaits de
Dieu, par quoi tous ceux qui sont dйlivrйs le sont trиs certainement. »
2° Ce dont la
vйritй est immuable doit nйcessairement кtre certain. Or la vйritй de la
prйdestination est immuable, comme dit saint Augustin au livre sur la Prйdestination des saints. La
prйdestination est donc certaine.
3° Celui а qui
convient la prйdestination, quel qu’il soit, elle lui convient de toute
йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est invariable. La prйdestination est
donc invariable, et par consйquent certaine.
4° La prйdestination
inclut la prescience, comme cela est clair dans la glose citйe ; or la
prescience est certaine, comme le prouve Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Donc la prйdestination
aussi.
Rйponse :
Il y a deux
certitudes : celle de connaissance et celle de relation. Il y a certitude
de connaissance lorsque la connaissance ne s’йcarte en rien de ce qui se
rencontre dans la rйalitй, mais qu’elle estime celle-ci comme elle est ;
et parce qu’une estimation certaine sur la rйalitй s’obtient surtout par la
cause de la rйalitй, le nom de certitude a йtй amenй а dйsigner la relation de
la cause а l’effet, en sorte que la relation de la cause а l’effet est dite
certaine lorsque la cause produit infailliblement l’effet. Donc, parce que la
prescience de Dieu n’implique pas en gйnйral la relation de cause par rapport а
tous ses objets, on ne considиre en elle que la certitude de
connaissance ; mais parce que la prйdestination inclut la prescience et
ajoute une relation de cause aux objets de celle-ci, en tant qu’elle est une
certaine direction ou prйparation, pour cette raison l’on peut considйrer en
elle, outre la certitude de connaissance, la certitude de relation ; et
pour le moment, nous ne cherchons que ce qui concerne cette certitude de prйdestination :
car ce qui concerne la certitude de connaissance que l’on trouve en elle peut
clairement ressortir de ce qu’on a dit dans la question sur la science de Dieu.
Or il faut
savoir que, la prйdestination йtant une certaine partie de la providence, de
mкme qu’elle ajoute а celle-ci quant а sa raison formelle, de mкme aussi sa
certitude ajoute а la certitude de la providence. En effet, l’ordre de la
providence est trouvй certain de deux faзons. D’abord en particulier,
c’est-а-dire lorsque les rйalitйs qui sont ordonnйes vers une fin par la divine
providence parviennent sans faute а cette fin particuliиre ; comme cela
est clair dans le cas des mouvements cйlestes et de tout ce qui est mы
nйcessairement dans la nature. Ensuite en gйnйral et non en particulier, comme
nous le constatons dans les rйalitйs sujettes а la gйnйration et а la
corruption, dont les puissances manquent parfois leurs effets propres, auxquels
elles sont ordonnйes comme а des fins propres : ainsi, la puissance
formatrice manque parfois le parfait achиvement des membres ; mais
cependant, le dйfaut est lui-mкme divinement ordonnй а une fin, comme il
ressort de ce qui a йtй dit lorsqu’on a traitй de la providence ; et de la
sorte, rien ne peut manquer la fin gйnйrale de la providence, bien qu’il arrive
qu’une chose manque une fin particuliиre. Mais l’ordre de la prйdestination est
certain non seulement par rapport а la fin universelle, mais aussi par rapport
а la fin particuliиre et dйterminйe, car celui qui a йtй ordonnй au salut par
la prйdestination ne manque jamais d’obtenir le salut. Et pourtant, ce n’est
pas de la mкme faзon que l’ordre de la prйdestination est certain par rapport а
la fin particuliиre et que l’ordre de la providence l’йtait, car dans la
providence, l’ordre n’йtait certain au regard de la fin particuliиre que
lorsque la cause prochaine produisait nйcessairement son effet ; tandis
que dans la prйdestination, la certitude se rencontre au regard de la fin
singuliиre, et cependant, la cause prochaine, qui est le libre arbitre, ne produit
cet effet que de faзon contingente. Aussi, il semble difficile d’accorder
l’infaillibilitй de la prйdestination avec la libertй de l’arbitre. Car on ne
peut pas dire que la prйdestination n’ajoute rien d’autre а la certitude de la
providence que la certitude de la prescience ; de la sorte, on dirait que
Dieu ordonne le prйdestinй au salut, comme n’importe quel autre ; mais
avec cela, il sait du prйdestinй qu’il ne manquera pas le salut. Dans ce cas,
en effet, on ne dirait pas que le prйdestinй diffиre du non-prйdestinй du cфtй
de l’ordre, mais seulement du cфtй du rйsultat de la prescience ; et
ainsi, la prescience serait la cause de la prйdestination, et la prйdestination
ne serait pas due а l’йlection de celui qui prйdestine ; ce qui va contre
l’autoritй de l’Йcriture et les paroles des saints.
Donc, outre la
certitude de la prescience, l’ordre mкme de la prйdestination est aussi
infailliblement certain ; et cependant, la cause prochaine du salut, le
libre arbitre, ne lui est pas ordonnйe nйcessairement, mais de faзon
contingente. Et voici comment l’on peut envisager cela. Nous trouvons en effet
qu’un ordre infaillible existe par rapport а quelque chose de deux faзons.
D’abord lorsqu’une cause unique et singuliиre amиne nйcessairement son effet
par l’ordre de la divine providence ; ensuite, lorsque par le concours de
nombreuses causes contingentes et faillibles, l’on parvient а un effet
unique ; et Dieu ordonne chacune d’elles а l’obtention de l’effet а la
place de celle qui a dйfailli, ou afin qu’une autre ne dйfaille pas ;
ainsi constatons-nous que tous les singuliers d’une espиce sont corruptibles,
et cependant la perpйtuitй de l’espиce peut кtre conservйe en eux suivant la
nature par la succession de l’un а l’autre, la divine providence gouvernant de
telle sorte que tous ne dйfaillent pas lorsque l’un dйfaille : et il en
est ainsi dans la prйdestination. En effet, le libre arbitre peut manquer le
salut ; cependant, en celui que Dieu prйdestine, Dieu prйpare tant
d’autres secours que, ou bien il ne tombe pas, ou bien, s’il tombe, il se
relиve : tels les exhortations, les suffrages des priиres, le don de la
grвce et toutes les choses de ce genre, par lesquelles Dieu assiste l’homme
pour le salut. Si donc nous considйrons le salut par rapport а la cause
prochaine qu’est le libre arbitre, il n’est pas certain mais contingent ;
mais par rapport а la cause premiиre qu’est la prйdestination, il est certain.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apocalypse peut s’entendre soit de la couronne de la justice prйsente,
soit de la couronne de gloire. Qu’on l’entende de l’une ou l’autre faзon, on
dit que l’un reзoit la couronne de l’autre а sa chute, en ce sens que les biens
de l’un servent а l’autre soit en venant en aide а son mйrite, soit mкme en augmentant
sa gloire а cause de la connexion de la charitй, qui fait que tous les biens
des membres de l’Йglise sont communs ; et ainsi, il arrive que l’un
reзoive la couronne de l’autre lorsque, celui-ci tombant par le pйchй et par
consйquent n’obtenant pas la rйcompense de ses mйrites, un autre perзoit le
fruit des mйrites que le premier a eus, comme il les aurait aussi perзus si
l’autre avait persistй. Et il ne s’ensuit pas que la prйdestination soit jamais
anйantie. Ou bien, l’on peut dire que l’un reзoit la couronne de l’autre, non
que celui-ci perde la couronne qui lui a йtй prйdestinйe, mais c’est parce que
parfois quelqu’un perd la couronne qui lui est due suivant la justice prйsente,
et un autre est mis а sa place pour parfaire le nombre des йlus, comme les
hommes ont йtй mis а la place des anges tombйs.
2° L’effet
naturel qui se produit infailliblement par la divine providence rйsulte d’une
cause prochaine ordonnйe nйcessairement а son effet ; or l’ordre de la
prйdestination n’est pas certain de cette faзon, mais d’une autre, comme on l’a
dit.
3° Le corps
cйleste agit comme en amenant sur les rйalitйs infйrieures de ce monde une
nйcessitй, autant qu’il est en lui ; voilа pourquoi son effet survient
nйcessairement, а moins qu’il n’y ait quelque chose qui rйsiste. Mais Dieu
n’agit pas dans la volontй par mode de nйcessitй, car il ne contraint pas la
volontй mais la meut sans lui фter son mode, qui consiste dans une libertй
ouverte indiffйremment sur l’un ou l’autre ; et c’est pourquoi, bien que
rien ne rйsiste а la divine volontй, cependant la volontй, comme n’importe
quelle rйalitй, exйcute la divine volontй suivant son mode, car la divine
volontй a aussi donnй aux rйalitйs le mode lui-mкme, afin qu’ainsi sa volontй
soit accomplie ; voilа pourquoi certaines choses accomplissent la divine
volontй nйcessairement, d’autres de faзon contingente, bien que ce que Dieu
veut se fasse toujours.
4° La cause
seconde, qu’il est nйcessaire de supposer pour amener l’effet de la
prйdestination, est aussi soumise а l’ordre de la prйdestination ; mais il
n’en va pas de mкme dans les puissances infйrieures relativement а une
puissance de l’agent supйrieur. Voilа pourquoi l’ordre de la prйdestination
divine, bien qu’il s’accompagne de la supposition de la volontй humaine, est
nйanmoins absolument certain, mкme si le contraire apparaоt dans l’exemple
citй.
5° Ces paroles de
Job et de saint Grйgoire doivent кtre rapportйes а l’йtat de la justice
prйsente, duquel quelques-uns tombent parfois tandis que d’autres prennent leur
place ; ceci ne permet donc pas de conclure а une incertitude concernant
la prйdestination, car ceux qui finalement manquent а la grвce n’ont jamais йtй
prйdestinйs.
6° Le
rapprochement que fait Anselme est valable sous l’aspect suivant : de mкme
que la vйritй de la proposition au futur n’enlиve pas au futur la contingence,
de mкme la vйritй de la prйdestination non plus ; mais le cas diffиre sous
cet autre aspect : la proposition au futur regarde le futur comme tel, et
ainsi ne peut кtre certaine, tandis que la vйritй de la prescience et de la
prйdestination regarde le futur comme prйsent, comme on l’a dit dans la
question sur la science de Dieu, et c’est pourquoi elle est certaine.
7°
L’on
peut dire de deux faзons qu’une chose peut. D’abord en considйrant la puissance
qui est en elle, comme on dit que la pierre peut se mouvoir vers le bas.
Ensuite, en considйrant ce qui est du cфtй d’autre chose, comme si je disais
que la pierre peut se mouvoir vers le haut, non par une puissance qui serait en
elle, mais par la puissance du lanceur. Lors donc que l’on dit : « Ce
prйdestinй peut mourir dans le pйchй », si l’on considиre sa puissance,
cela est vrai ; mais si nous parlons du prйdestinй suivant la relation
qu’il a а autre chose, c’est-а-dire а Dieu qui prйdestine, dans ce cas cette
relation est incompatible avec ce rйsultat, bien qu’elle soit compatible avec
cette puissance. Voilа pourquoi la considйration du sujet peut кtre distinguйe
suivant la distinction prйcйdente, c’est-а-dire avec ou sans forme.
8° La noirceur et
la blancheur sont des formes existant dans le sujet qui est dit blanc ou
noir ; et c’est pourquoi, tant que la forme susdite demeure dans le sujet,
une chose qui serait incompatible avec elle ne pourrait кtre attribuйe au sujet
ni en puissance, ni en acte. Au contraire, la prйdestination n’est pas une
forme existant dans le prйdestinй, mais dans celui qui prйdestine, de mкme que
l’objet su doit aussi son nom а la science qui est en celui qui sait ;
voilа pourquoi mкme s’il se tient immobile sous l’ordre de la science, une
chose peut cependant lui кtre attribuйe en considйration de sa nature, mкme si
cela n’est pas compatible avec l’ordre de la prйdestination. En effet, la
prйdestination est quelque chose qui vient en plus de l’homme qui est dit prйdestinй,
comme la noirceur est quelque chose en plus de l’essence du corbeau, bien que
ce ne soit pas quelque chose d’extйrieur au corbeau ; or, en considйration
de la seule essence du corbeau, une chose qui est incompatible а sa noirceur
peut lui кtre attribuйe ; et c’est ainsi que Porphyre dit que l’on peut
concevoir un corbeau blanc. Et de mкme aussi dans le cas prйsent, а l’homme
prйdestinй lui-mкme considйrй en soi peut кtre attribuйe une chose qui ne lui
est pas attribuйe lorsqu’on considиre qu’il se tient sous la prйdestination.
9°
La
crйation et la mission, et autres choses semblables, impliquent la production
d’un effet temporel, et c’est pourquoi elles posent l’existence d’un effet
temporel ; et pour cela il est nйcessaire qu’elles soient temporelles,
bien qu’elles renferment quelque chose d’йternel en elles-mкmes. Mais la
prйdestination n’implique pas suivant son nom la production d’un effet
temporel, mais seulement une relation а quelque chose de temporel, comme la
volontй, la puissance et toutes les choses de ce genre ; et ainsi, parce
que l’effet temporel, qui est aussi contingent, n’est pas posй comme existant
en acte, il n’est pas nйcessaire que la prйdestination soit temporelle et
contingente : car une chose peut кtre ordonnйe de toute йternitй et
immuablement а quelque chose de temporel et de contingent.
10°
Absolument
parlant, Dieu peut prйdestiner chacun, ou ne pas le prйdestiner, ou bien
l’avoir prйdestinй ou ne pas l’avoir prйdestinй : car l’acte de
prйdestination, йtant mesurй par l’йternitй, n’entre jamais dans le passй, de
mкme qu’il n’est jamais futur ; aussi est-il toujours considйrй comme
sortant de la volontй par mode de libertй. Cependant, avec une supposition,
cela devient impossible : en effet, il ne peut pas ne pas prйdestiner avec
la supposition qu’il a prйdestinй, et vice
versa, car il ne peut кtre changeant ; et par consйquent, il ne
s’ensuit pas que la prйdestination puisse varier. Article 4 : Le nombre des prйdestinйs
est-il certain ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Aucun nombre
auquel on peut ajouter n’est certain. Or une addition peut se faire au nombre
des prйdestinйs, c’est ce que Moпse demande en Deut. 1, 11 :
« Que le Seigneur, le Dieu de vos pиres, ajoute encore а ce nombre
plusieurs milliers. » La Glose :
« dйfini en Dieu, qui connaоt ceux qui sont а lui ». Or il
demanderait en vain, si cela ne pouvait se faire. Le nombre des prйdestinйs
n’est donc pas certain.
2° De mкme que la
disposition des biens naturels est une prйparation а la grвce, de mкme nous
sommes par la grвce prйparйs а la gloire. Or si pour quelqu’un, quel qu’il
soit, les biens naturels constituent une prйparation suffisante, la grвce doit
se trouver en lui. Donc en celui, quel qu’il soit, en qui doit se trouver la
grвce, la gloire aussi devra se trouver. Or parfois, un non-prйdestinй a la
grвce. Il aura donc la gloire ; il sera donc prйdestinй. Un non-prйdestinй
peut donc devenir prйdestinй, et par consйquent le nombre des prйdestinйs peut
кtre augmentй ; et ainsi, il ne sera pas certain.
3° Si quelqu’un,
ayant la grвce, ne doit pas avoir la gloire, ce sera soit а cause d’un manque
de la grвce, soit а cause d’un manque de celui qui donne la gloire. Or ce n’est
pas par un manque de la grвce, qui, autant qu’il est en elle, dispose
suffisamment а la gloire ; ni par un manque de celui qui donne la gloire,
car, autant qu’il est en lui, il est prкt а donner а tous. Quiconque a la grвce
aura donc nйcessairement la gloire ; et ainsi, un homme connu d’avance
aura la gloire, et il sera prйdestinй, et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
4° Quiconque se
prйpare suffisamment а la grвce, a la grвce. Or un homme connu d’avance peut se
prйparer а la grвce. Il peut donc avoir la grвce. Or quiconque a la grвce peut
persйvйrer en elle. L’homme connu d’avance peut donc persйvйrer jusqu’а la mort
dans la grвce, et ainsi devenir prйdestinй, semble-t-il ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° [Le rйpondant] disait qu’il est
nйcessaire de nйcessitй conditionnйe, quoique non absolue, que l’homme connu
d’avance meure sans la grвce. En sens contraire :
toute nйcessitй dйpourvue de principe et de fin et continue en son milieu, est
simple et absolue, et non conditionnйe. Or telle est la nйcessitй de la
prescience, puisqu’elle est йternelle. Elle est donc simple, et non
conditionnйe.
6° Un nombre fini
quelconque peut кtre dйpassй. Or le nombre des prйdestinйs est fini. Il peut
donc exister un nombre plus grand que lui ; il n’est donc pas certain.
7° Puisque
le bien est communicatif de soi, l’infinie bontй ne peut mettre de terme а sa
communication. Or la divine bontй se communique surtout aux prйdestinйs. Il ne
lui appartient donc pas de fixer un nombre certain de prйdestinйs.
8° De mкme que la
crйation des rйalitйs vient de la volontй divine, de mкme aussi la
prйdestination des hommes. Or Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en a
faites : « car le pouvoir est avec lui quand il le veut » comme
il est dit en Sag. 12, 18. Donc semblablement, il n’en prйdestine pas
tant qu’il ne puisse en prйdestiner davantage ; et nous retrouvons ainsi
la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Tout ce
que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner
celui qu’il n’a pas prйdestinй. Il peut donc aussi le prйdestiner maintenant,
et de la sorte, il peut se faire une addition au nombre des prйdestinйs.
10° Dans
toutes les puissances qui ne sont pas dйterminйes а une seule chose, ce qui
peut exister peut ne pas exister. Or la puissance de celui qui prйdestine au
prйdestinй, et la puissance du prйdestinй а l’obtention de l’effet de la
prйdestination sont ainsi, car а la fois celui qui prйdestine prйdestine par la
volontй, et le prйdestinй obtient l’effet de la prйdestination par la volontй.
Le prйdestinй peut donc кtre non prйdestinй, et le non prйdestinй peut кtre
prйdestinй ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus
11° Sur ce
passage de Lc 5, 6 : « leur filet se rompait », la Glose dit : « Dans l’Йglise de la
circoncision le filet se rompt, car il n’entre pas autant de Juifs qu’il en
йtait prйordonnйs en Dieu а la vie. » Le nombre de prйdestinйs peut donc
кtre diminuй, et par consйquent, il n’est pas certain.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur la Correction et la
Grвce : « Le nombre des prйdestinйs est certain, lui qui ne peut
кtre ni augmentй ni diminuй. »
2° Saint Augustin
dit dans l’Enchiridion :
« La Jйrusalem d’en haut, notre mиre, la Citй de Dieu, ne subira pas de
dommage dans le nombre de ses habitants, ou peut-кtre mкme une plus grande
abondance y rйgnera. » Or les habitants de cette Citй sont les
prйdestinйs. Le nombre des prйdestinйs ne peut donc кtre augmentй ni diminuй,
et ainsi, il est certain.
3° Quiconque est
prйdestinй, l’est de toute йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est immuable ;
et ce qui n’a pas йtй de toute йternitй ne peut jamais кtre йternel. Celui qui
n’est pas prйdestinй ne peut donc кtre prйdestinй, ni l’inverse.
4° Tous les
prйdestinйs seront aprиs la rйsurrection avec leurs corps dans le ciel Empyrйe.
Or ce lieu est fini, puisque tout corps est fini ; deux corps, mкme
glorifiйs, comme on dit communйment, ne peuvent кtre en mкme temps. Il est donc
nйcessaire que le nombre des prйdestinйs soit dйterminй.
Rйponse :
Voici comment,
а propos de cette question, certains ont distinguй : ils ont affirmй que
le nombre des prйdestinйs est certain si nous parlons du nombre nombrant, ou du
nombre envisagй de faзon formelle ; mais il n’est pas certain si nous
parlons du nombre nombrй, ou envisagй matйriellement ; ainsi dirait-on par
exemple qu’il est certain qu’il y a cent prйdestinйs, mais qui sont ces cent,
cela n’est pas certain. Et cet avis semble s’appuyer sur une parole de saint
Augustin dйjа citйe, oщ il paraоt indiquer que l’un peut perdre et l’autre
recevoir la couronne prйdestinйe, sans aucun changement cependant du nombre des
prйdestinйs.
Or si cette
opinion parle de la certitude par rapport а la cause premiиre, qui est Dieu
prйdestinant, elle apparaоt tout а fait absurde, car Dieu lui-mкme a une
connaissance certaine du nombre et formel et matйriel des prйdestinйs : il
sait en effet combien et qui sont ceux qui doivent кtre sauvйs, et il ordonne
infailliblement l’un et l’autre, de sorte qu’ainsi, du cфtй de Dieu, se trouve
relativement aux deux nombres une certitude non seulement de connaissance mais
aussi de relation. Mais si nous parlons de la certitude du nombre des
prйdestinйs par rapport а la cause prochaine du salut de l’homme, а laquelle la
prйdestination est ordonnйe, le jugement ne sera pas le mкme sur le nombre
formel et sur le nombre matйriel. En effet, le nombre matйriel est soumis en
quelque sorte а la volontй humaine, qui est changeante, parce que le salut de
chacun est placй sous la libertй de l’arbitre comme sous une cause
prochaine ; et ainsi, le nombre matйriel est en quelque sorte dйpourvu de
certitude. Mais le nombre formel ne se tient aucunement sous la volontй
humaine, йtant donnй qu’aucune volontй ne s’йtend а la faзon d’une causalitй а
la totalitй du nombre des prйdestinйs ; voilа pourquoi le nombre formel
demeure en tous points certain. Et de la sorte, la distinction susdite peut se
soutenir, si l’on accorde cependant dans l’absolu que les deux nombres sont
certains du cфtй de Dieu.
Il faut
nйanmoins savoir que le nombre des prйdestinйs est appelй certain en ce sens
qu’il ne subit pas d’addition ni de diminution. Or il subirait une addition si
un homme connu d’avance pouvait devenir prйdestinй, ce qui serait opposй а la
certitude de la prescience ou de la rйprobation ; et il subirait une diminution
si un prйdestinй pouvait devenir non prйdestinй, ce qui est opposй а la
certitude de la prйdestination. Et ainsi, il est clair que la certitude du
nombre des prйdestinйs rйsulte d’une double certitude : de celle de la
prйdestination, et de celle de la prescience ou de la rйprobation. Mais ces
deux certitudes diffиrent, car la certitude de la prйdestination est une
certitude de connaissance et de relation, comme on l’a dit, tandis que la
certitude de la prescience est seulement une certitude de connaissance. En
effet, Dieu ne prйordonne pas les hommes rйprouvйs а pйcher, comme il ordonne
les prйdestinйs а mйriter.
Rйponse aux objections :
1° Cette citation
doit s’entendre non pas du nombre des prйdestinйs, mais du nombre de ceux qui
sont dans l’йtat de la justice prйsente ; et cela ressort de l’Interlinйaire, qui dit en cet
endroit : « par le nombre et le mйrite ». Or ce nombre est а la
fois augmentй et diminuй, quoique la prйdйfinition de Dieu, par laquelle il
prйdйfinit aussi ce nombre, ne se trompe jamais. En effet, elle dйfinit qu’en
un temps ils sont plus nombreux et en un autre moins ; ou encore elle
dйfinit par mode de sentence un nombre certain qui s’accorde а des raisons
infйrieures, et cette dйfinition peut кtre changйe ; mais il en prйdйfinit
un autre par mode de conseil selon des raisons supйrieures, et cette
prйdйfinition est invariable, car comme dit saint Grйgoire : « Dieu
change la sentence, mais non le conseil. »
2° Une
prйparation ne dispose а avoir une perfection qu’en son temps ; ainsi, le
tempйrament naturel dispose l’enfant а кtre fort ou sage, non certes au temps
de l’enfance, mais au temps de l’вge parfait. Or le temps de la possession de
la grвce est aussi celui de la prйparation de la nature ; aucun
empкchement ne peut donc intervenir entre les deux ; et par consйquent,
quel que soit le sujet oщ se trouve la prйparation de la nature, la grвce s’y
trouve aussi. Mais le temps de la possession de la gloire n’est pas celui de la
grвce ; un empкchement intermйdiaire peut donc intervenir entre les
deux ; et pour cette raison, il n’est pas nйcessaire que l’homme connu
d’avance qui a la grвce, doive aussi avoir la gloire.
3° Ce n’est ni
par un manque de la grвce, ni par un manque de celui qui donne la gloire que
celui qui a la grвce est privй de la gloire, mais par un manque de celui qui
reзoit, et en qui un empкchement est intervenu.
4° Par le fait
mкme que l’on pose qu’un homme est connu d’avance, on pose qu’il ne doit pas
avoir la grвce finale, puisque la connaissance de Dieu se porte vers les
rйalitйs futures comme vers les prйsentes, comme on l’a dit ailleurs ;
voilа pourquoi, de mкme qu’кtre destinй а avoir la grвce finale est
incompatible, pour une personne donnйe, avec ne pas кtre destinй а avoir la
grвce finale, quoique ce soit possible en soi, de mкme cela est incompatible
avec кtre connu d’avance, quoique cela soit possible en soi.
5° Que ce qui est
connu de Dieu ne soit pas absolument nйcessaire, ce dйfaut ne vient pas de la
science divine, mais de la cause prochaine. Quant а la nйcessitй susdite, elle
tient son йternitй de la science divine, qui est йternelle — de sorte
qu’elle est sans principe ni fin et qu’elle dure en son milieu — non de la
cause prochaine, qui est temporelle et changeante.
6° Bien qu’il
n’entre pas dans la notion de nombre fini de ne pouvoir кtre dйpassй,
cependant, cela peut venir d’autre chose, c’est-а-dire de l’immuabilitй de la
divine prescience, comme cela apparaоt dans le cas prйsent ; de mкme, que
l’on ne puisse pas trouver une quantitй plus grande qu’une autre quantitй prise
dans les rйalitйs naturelles, cela ne vient pas de la notion de quantitй, mais
de la condition de la rйalitй naturelle.
7° La bontй
divine ne se communique elle-mкme que suivant l’ordre de la sagesse ; tel
est en effet le meilleur mode de communication. Or l’ordre de la divine sagesse
requiert que tout soit fait en nombre, poids et mesure, comme il est dit en
Sag. 11, 21 ; voilа pourquoi il convient а la divine bontй que
le nombre des prйdestinйs soit certain.
8° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, bien que l’on puisse absolument concйder que Dieu
peut prйdestiner quiconque ou ne pas le prйdestiner, cependant, une fois
supposй qu’il a prйdestinй, il ne peut pas ne pas prйdestiner, ou vice versa, car il ne peut кtre
changeant. Voilа pourquoi l’on dit communйment que cette affirmation :
« Dieu peut prйdestiner un non prйdestinй, ou ne pas prйdestiner un
prйdestinй » est fausse en sens composй mais vraie en sens divisй. Et pour
cette raison, toutes les assertions qui impliquent un sens composй sont fausses
au plein sens du terme. Il ne faut donc pas accorder qu’il puisse кtre fait une
addition ou une soustraction au nombre des prйdestinйs, car l’addition
prйsuppose ce а quoi l’on ajoute, et la soustraction ce de quoi l’on soustrait ;
et pour la mкme raison, on ne peut accorder que Dieu puisse en prйdestiner plus
qu’il ne fait, ou moins. Et le cas de la crйation, que l’on avance, n’est pas
le mкme, car la crйation est un certain acte qui a son terme dans l’effet
extйrieur ; et c’est pourquoi, que Dieu crйe premiиrement quelque chose et
ensuite ne le crйe pas, ne manifeste pas un changement en lui, mais seulement
dans l’effet. Au contraire, la prйdestination et la prescience, et les choses
de ce genre, sont des actes intйrieurs, en lesquels il ne pourrait y avoir de
variation sans variation de Dieu ; voilа pourquoi l’on ne doit rien
accorder qui se rattache а la variation de ces actes.
9°
&
10° La rйponse а ces arguments ressort clairement
de ce qui a йtй dit, car ils valent pour la puissance absolue, sans aucune
prйsupposition de prйdestination faite ou non faite.
11° Cette glose
doit s’entendre de la faзon suivante : il n’entre pas autant de Juifs
qu’il y a au total de prйordonnйs а la vie, car les Juifs ne sont pas seuls
prйdestinйs. Ou bien l’on peut dire qu’elle ne parle pas de la prйordination de
la prйdestination, mais de la prйparation, par laquelle ils йtaient disposйs а
la vie par la loi. Ou bien l’on peut dire aussi qu’il n’entrиrent pas aussi
nombreux dans la primitive Йglise, car « quand la multitude des nations
sera entrйe, alors tout Israлl sera sauvй » dans l’Йglise finale. Article 5 : Les prйdestinйs ont-il la
certitude de leur prйdestination ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme il est
dit en I Jn 2, 27 : « l’onction nous enseigne sur
toutes choses » et cela s’entend de tout ce qui regarde le salut. Or la
prйdestination regarde au plus haut point le salut, car elle en est la cause.
L’onction reзue rend donc tous les hommes certains au sujet de leur prйdestination.
2° Il convient а
la divine bontй, а laquelle il appartient de tout faire de la meilleure faзon,
de conduire les hommes а la rйcompense de la meilleure faзon. Or la meilleure
faзon semble кtre que chacun soit certain de sa rйcompense. Chacun de ceux qui
doivent parvenir а la rйcompense est donc rendu certain qu’il y
parviendra ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Tous ceux que
le chef d’armйe inscrit pour le mйrite du combat, il les inscrit aussi pour la
rйcompense ; de la sorte, de mкme qu’ils sont certains du mйrite, ainsi
sont-ils certains de la rйcompense. Or les hommes sont certains d’кtre dans
l’йtat de mйriter. Ils sont donc йgalement certains qu’ils parviendront а la
rйcompense. Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccl. 9, 1 : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou
de haine. »
Rйponse :
Il n’est pas
aberrant que la prйdestination de quelqu’un lui soit rйvйlйe ; mais
suivant la loi commune, il ne convient pas qu’elle soit rйvйlйe а tous, pour
deux raisons. La premiиre d’entre elles peut se prendre du cфtй de ceux qui ne
sont pas prйdestinйs. En effet, si а tous les prйdestinйs leur prйdestination
йtait ainsi connue, alors il serait certain pour tous les non prйdestinйs
qu’ils ne sont pas prйdestinйs, du fait mкme qu’ils ne se sauraient pas
prйdestinйs ; et cela les amиnerait d’une certaine faзon au dйsespoir. La
deuxiиme raison peut se prendre du cфtй des prйdestinйs eux-mкmes. En effet, la
sйcuritй engendre la nйgligence. Or, s’ils йtaient certains de leur
prйdestination, ils seraient sыrs de leur salut ; et ainsi, ils ne
mettraient pas tant d’application а йviter les maux. Et pour cette raison, la
divine providence a salutairement ordonnй que les hommes ignorent leur
prйdestination ou leur rйprobation.
Rйponse aux objections :
1° Lorsqu’il est
dit que l’onction enseigne sur tout ce qui regarde le salut, il faut entendre
cela des choses dont la connaissance regarde le salut, non de toutes celles qui
en elles-mкmes regardent le salut. Or la connaissance de la prйdestination
n’est pas nйcessaire au salut, mкme si la prйdestination elle-mкme est
nйcessaire.
2° Ce ne serait
pas une faзon convenable de donner la rйcompense que d’assurer d’une certitude
absolue la possession de la rйcompense ; mais la faзon convenable est qu’а
celui pour qui l’on prйpare la rйcompense, l’on donne une certitude
conditionnйe, c’est-а-dire qu’il y parviendra sauf s’il la manque. Et une telle
certitude est infusйe а tout prйdestinй par la vertu d’espйrance.
3° L’on ne peut
mкme pas savoir avec certitude si l’on est en йtat de mйriter, quoique l’on
puisse l’estimer avec probabilitй а partir de conjectures. En effet, les
habitus ne peuvent jamais кtre connus que par les actes. Or les actes des
vertus gratuites ont la plus grande ressemblance avec les actes des vertus
acquises, de sorte que l’on ne peut facilement avoir la certitude de la grвce
par ce genre d’actes, а moins peut-кtre qu’une rйvйlation nous en donne la
certitude par un privilиge spйcial. En outre, dans le combat temporel, celui
qui est inscrit pour le combat par le chef d’armйe n’est assurй de la
rйcompense que sous condition, car « il n’obtient la couronne que s’il a
luttй selon les rиgles ».
Article 6 : La prйdestination peut-elle
кtre aidйe par les priиres des saints ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il appartient
au mкme d’кtre aidй et d’кtre empкchй. Or la prйdestination ne peut кtre
empкchйe. Elle ne peut donc pas non plus кtre aidйe par quelqu’un.
2° Si, une fois
posйe ou enlevйe une chose, une autre a nйanmoins son effet, c’est que la
premiиre ne l’aide pas. Or il est nйcessaire que la prйdestination ait son
effet, puisqu’elle ne peut faillir, et ce, qu’une priиre soit faite ou non. La
prйdestination n’est donc pas aidйe par les priиres.
3° Rien d’йternel
n’est prйcйdй par quelque chose de temporel. Or la priиre est temporelle,
tandis que la prйdestination est йternelle. La priиre ne peut donc pas prйcйder
la prйdestination, et ainsi, elle ne peut pas non plus l’aider.
4° Les membres du
Corps mystique portent en eux la ressemblance du corps naturel, comme cela est
clair en I Cor. 12, 12 ss. Or un membre, dans le corps naturel,
n’acquiert pas sa perfection par un autre. Donc dans le Corps mystique non plus.
Or les membres du Corps mystique sont surtout rendus parfaits par l’effet de la
prйdestination. Un homme n’est donc pas aidй а obtenir les effets de la
prйdestination par les priиres d’un autre.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Gen. 25, 21 : « Isaac pria le Seigneur pour son йpouse
Rйbecca, parce qu’elle йtait stйrile ; et le Seigneur l’exauзa, donnant а
Rйbecca la vertu de concevoir. » Et de cette conception naquit Jacob, qui
avait йtй prйdestinй de toute йternitй ; et jamais la prйdestination n’eыt
йtй accomplie, s’il n’avait pas vu le jour. Or cela fut obtenu par la priиre
d’Isaac ; la prйdestination est donc aidйe par les priиres des saints.
2° On lit dans un
sermon sur la conversion de saint Paul, comme venant du Seigneur qui s’adresse
а saint Paul : « J’avais disposй dans mon esprit de te perdre si mon
serviteur Йtienne n’avait pas priй pour toi. » La priиre de saint Йtienne
a donc dйlivrй saint Paul de la rйprobation ; c’est donc aussi par elle
qu’il a йtй prйdestinй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
3° Quelqu’un peut
mйriter pour un autre la premiиre grвce. Donc, pour la mкme raison, la grвce
finale aussi. Or quiconque a la grвce finale est prйdestinй. On peut donc кtre
aidй par les priиres d’un autre pour кtre prйdestinй.
4° Saint Grйgoire
a priй pour Trajan, et l’a dйlivrй de l’enfer, comme le raconte saint Jean
Damascиne dans un sermon sur les morts ; et ainsi, il semble qu’il ait йtй
dйlivrй de la sociйtй des rйprouvйs par les priиres de saint Grйgoire ;
nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
5° Les
membres du Corps mystique sont semblables aux membres du corps naturel. Or un
membre est aidй par un autre dans le corps naturel. Donc dans le Corps mystique
йgalement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Que la
prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se comprendre
de deux faзons. D’abord, en ce sens que les priиres des saints aident а ce que
quelqu’un soit prйdestinй ; et cela ne peut кtre vrai ni des priиres
telles qu’elles existent dans leur nature propre, car elles sont temporelles
tandis que la prйdestination est йternelle ; ni non plus en tant qu’elles
existent dans la prescience de Dieu, car la prescience des mйrites, les siens propres
ou ceux d’autrui, n’est pas cause de prйdestination, comme on l’a dit. Ensuite,
que la prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se
comprendre en ce sens que la priиre aide а obtenir l’effet de la
prйdestination, comme quelqu’un est aidй par un instrument par lequel il
parfait son њuvre ; et c’est en ces termes que tous ceux qui ont posй une
providence de Dieu sur les rйalitйs humaines ont cherchй а rйsoudre cette
question. Mais ils ont dйterminй diversement leurs positions.
Certains, en
effet, considйrant l’immuabilitй de l’ordination divine, posиrent que la priиre
et le sacrifice, ou des choses de ce genre, ne peuvent nullement кtre utiles.
Et ce fut, dit-on, l’opinion des йpicuriens, qui prйtendaient que tout arrivait
immuablement par la disposition des corps supйrieurs, qu’ils appelaient des
dieux. D’autres ont affirmй que les sacrifices et les priиres sont efficaces
dans la mesure oщ par de telles choses la prйordination de ceux а qui il
revient de disposer des actes humains est changйe. Et ce fut, dit-on, l’opinion
des stoпciens, qui posaient que toutes les rйalitйs йtaient gouvernйes par
certains esprits, qu’ils appelaient des dieux ; et lorsque ceux-ci avaient
prйdйfini quelque chose, l’on pouvait obtenir par des priиres et des sacrifices
qu’une telle dйfinition soit changйe, une fois apaisйs les esprits des dieux,
comme ils disaient. Et c’est а cet avis que semble presque se ranger Avicenne а
la fin de sa Mйtaphysique : en
effet, il pose que tout ce qui est opйrй dans les rйalitйs humaines, dont le
principe est la volontй humaine, se ramиne aux volontйs des вmes cйlestes. Car
il pose que les corps cйlestes sont animйs ; et que, de mкme que le corps
cйleste a une influence sur le corps humain, de mкme les вmes cйlestes, selon
lui, ont une influence sur les вmes humaines, et que de leur imagination
s’ensuit ce qui se produit dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Et ainsi,
selon lui, les sacrifices et les priиres sont efficaces pour que de telles вmes
conзoivent ce que nous voulons qu’il advienne. Mais de telles positions sont
йtrangиres а la foi ; car la premiиre position dйtruit la libertй de
l’arbitre, tandis que la seconde dйtruit la certitude de la prйdestination.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement, en disant que la prйdestination n’est jamais
changйe ; mais cependant, les priиres et les autres bonnes њuvres sont
efficaces pour obtenir l’effet de la prйdestination. Car en n’importe quel
ordre de causes, il faut envisager non seulement la relation de la cause premiиre
а l’effet, mais aussi la relation de la cause seconde а l’effet, et la relation
de la cause premiиre а la seconde, car la cause seconde n’est ordonnйe а
l’effet que par l’ordination de la cause premiиre. En effet, la cause premiиre
donne а la seconde d’influer sur son effet, comme cela est clair au livre des Causes. Je dis, par consйquent, que
l’effet de la prйdestination est le salut de l’homme, qui procиde d’elle comme
de la cause premiиre ; mais il peut avoir de nombreuses autres causes
prochaines quasi instrumentales, qui sont ordonnйes par la divine
prйdestination au salut de l’homme, comme les instruments sont appliquйs par
l’ouvrier а la rйalisation de l’effet de l’art. Donc, de mкme que la
prйdestination a pour effet que tel homme soit sauvй, de mкme aussi elle a pour
effet qu’il soit sauvй par les priиres d’un tel ou par tels mйrites. Et c’est
ce que saint Grйgoire dit au premier livre des Dialogues : les choses que rйalisent les saints en priant sont
prйdestinйes de telles sorte qu’elles soient obtenues par des priиres ;
pour cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation : « les priиres,
quand elles sont droites, ne peuvent кtre inefficaces ».
Rйponse aux objections :
1° Il n’est rien
qui puisse anйantir l’ordre de la prйdestination, et c’est pourquoi il ne peut
кtre empкchй ; mais nombreuses sont les choses qui sont soumises а l’ordre
de la prйdestination comme des causes intermйdiaires ; et l’on dit
qu’elles aident la prйdestination, de la faзon susdite.
2° Dиs lors qu’il
est prйdestinй que tel homme soit sauvй par telles priиres, les priиres ne
peuvent кtre enlevйes sans enlever la prйdestination ; et de mкme pour le
salut de l’homme, qui est l’effet de la prйdestination.
3° Cet argument
procиde de ce que la priиre n’aide pas la prйdestination comme une cause ;
et il faut accorder ce point.
4° Les effets de
la prйdestination, qui sont la grвce et la gloire, ne se comportent pas а la
faзon d’une perfection premiиre, mais d’une perfection seconde. Or les membres
du corps naturel, bien qu’ils ne s’aident pas entre eux а obtenir les
perfections premiиres, s’aident cependant quant aux perfections secondes ;
et il est mкme dans le corps un membre qui, formй en premier, aide а la
formation des autres membres, et c’est le cњur ; l’argument raisonne donc
а partir du faux.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Nous
l’accordons.
2° Saint Paul ne
fut jamais rйprouvй suivant la disposition du conseil divin, qui est immuable,
mais seulement suivant la disposition de la sentence divine, qui dйpend des
causes infйrieures, lesquelles sont parfois changйes. Il ne s’ensuit donc pas
que la priиre fut la cause de la prйdestination, mais seulement qu’elle aida а
l’effet de la prйdestination.
3° Bien que la
prйdestination et la grвce finale soient convertibles, il n’est cependant pas
nйcessaire que tout ce qui est cause de la grвce finale, de quelque faзon que
ce soit, soit йgalement cause de la prйdestination, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit prйcйdemment.
4° Bien que
Trajan fыt dans le lieu des rйprouvйs, cependant il n’йtait pas rйprouvй au
plein sens du terme ; car il йtait prйdestinй qu’il serait sauvй par les
priиres de saint Grйgoire.
5° Nous
l’accordons. Question 7 : [Le livre
de vie]
Introduction
Article 1 : Le
livre de vie est-il quelque chose de crйй ? Article 2 : Le
livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ? Article 3 : Le
livre de vie est-il appropriй au Fils ? Article 4 : Le
livre de vie est-il la mкme chose que la prйdestination ? Article 5 : Le livre
de vie se dit-il de la vie incrййe ? Article 6 : Le
livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les crйatures ? Article 7 : Le
livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grвce ? Article 8 :
Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?
Article 1 : Le livre de vie est-il quelque
chose de crйй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Sur ce passage
du livre de l’Apocalypse : « on en ouvrit un autre, qui йtait le
livre de vie » (Apoc. 20, 12), la Glose dit : « c’est-а-dire le Christ, qui apparaоtra
alors dans sa puissance, et donnera la vie aux siens ». Or le Christ
apparaоtra lors du jugement sous la forme humaine, qui n’est pas quelque chose
d’incrйй. Le livre de vie n’йvoque donc rien d’incrйй.
2° Saint Grйgoire
dit dans les Moralia que le juge mкme
qui doit venir est appelй livre de vie ; car quiconque le verra se
rappellera aussitфt tout ce qu’il a fait. Or le jugement a йtй donnй au Christ
selon la nature humaine, comme cela est clair en Jn 5, 27 :
« Il lui a donnй le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de
l’homme. » Le Christ est donc le livre de vie selon la nature
humaine ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Le nom de
livre se dit de ce qui est rйceptif de l’йcriture. Or une chose est dite
rйceptive en raison d’une puissance matйrielle, qui ne peut exister en Dieu. Le
livre de vie n’йvoque donc pas quelque chose d’incrйй.
4° Le nom de
livre, puisqu’il implique une certaine collection, dйsigne une distinction et
une diffйrence. Or dans la nature incrййe, qui est trиs simple, ne se rencontre
aucune diversitй. Le nom de livre ne peut donc y кtre prйdiquй.
5° En quelque
livre que ce soit, l’йcriture du livre diffиre du livre lui-mкme. Or l’йcriture
du livre, ce sont des figures par lesquelles on connaоt ce qu’on lit dans le
livre. Et les idйes par lesquelles Dieu connaоt les rйalitйs ne sont pas autre
chose que l’essence divine. La nature incrййe ne peut donc elle-mкme кtre
appelйe un livre.
6° [Le rйpondant] disait que bien qu’il n’y
ait pas de diffйrence rйelle dans la nature divine, il y a cependant une
diffйrence de raison. En sens contraire :
ce qui est seulement de raison est seulement dans notre intelligence. Si donc
la diffйrence que requiert le livre est seulement de raison, il est nйcessaire
que le livre de vie soit seulement dans notre intelligence ; et par
consйquent, il ne sera pas quelque chose d’incrйй.
7° Le livre
de vie semble кtre la connaissance que Dieu a de ceux qui doivent кtre sauvйs.
Or la connaissance de ceux qui doivent кtre sauvйs est contenue sous la science
de vision ; puis donc que l’вme du Christ voit dans le Verbe tout ce que
Dieu connaоt par la science de vision, il semble qu’elle connaisse mкme le
nombre des йlus ainsi que tous les йlus. L’вme du Christ peut donc кtre appelйe
livre de vie ; et ainsi, celui-ci йvoque quelque chose de crйй.
8° Il est dit en
Eccli. 24, 32 : « Tout ceci est le livre de vie. » La Glose : « c’est-а-dire le Nouveau
et l’Ancien Testament ». Or le Nouveau et l’Ancien Testament sont quelque
chose de crйй. Le livre de vie йvoque donc quelque chose de crйй.
9° Le nom de
livre semble se dire de ce qui a en soi quelque chose d’йcrit. Or l’йcriture
requiert quelque absence d’uniformitй ; et c’est pourquoi notre
intelligence а son dйbut est comparйe, а cause de sa puretй, а une table sur
laquelle rien n’est йcrit. Or la nature divine est bien plus pure et plus
simple que notre intelligence. Elle ne peut donc кtre appelйe livre.
10° Le livre
est destinй а ce qu’on lise dedans. Or on ne peut pas dire que la nature divine
serait un livre parce que Dieu lirait en soi-mкme, comme le montre saint
Augustin, qui dit que Dieu n’est pas appelй livre de vie parce qu’il lirait en
soi-mкme afin de connaоtre en soi ce qu’il ne savait pas auparavant. Et
semblablement, il ne peut pas кtre appelй livre parce qu’un autre lirait en
lui, car on ne peut lire quelque chose que lа oщ se rencontre une absence
d’uniformitй : ainsi ne lit-on rien sur une feuille de papier non йcrite,
а cause de son uniformitй. La nature divine incrййe ne peut donc кtre appelйe
livre.
11° La
connaissance sur les rйalitйs n’est pas reзue du livre comme d’une cause des
rйalitйs, mais comme d’un signe. Or en Dieu, la connaissance sur les rйalitйs
n’est pas reзue comme d’un signe mais comme d’une cause. La connaissance divine
ne peut donc кtre appelйe livre de vie.
12° Rien
n’est signe de soi-mкme. Or le livre est le signe de la vйritй. Puis donc que
Dieu est la vйritй mкme, il ne peut pas lui-mкme кtre appelй livre.
13° Le livre
est principe de science autrement que le maоtre. Or toute sagesse, dit-on,
vient de Dieu comme d’un maоtre. Non comme d’un livre, par consйquent.
14° Les
rйalitйs sont reprйsentйes dans un miroir autrement que dans un livre. Or Dieu
est appelй miroir en Sag. 7, 26, pour la raison que toutes les
rйalitйs sont reprйsentйes en lui. Il ne peut donc ni ne doit кtre appelй
livre.
15° Le nom de
livre se donne aussi а ceux qui sont transcrits а partir d’un livre original.
Or les esprits des hommes et des anges sont en quelque sorte transcrits а
partir de l’esprit divin, lorsqu’ils reзoivent de lui la connaissance sur les
rйalitйs. Si donc l’esprit divin est appelй livre de vie, les esprits crййs
doivent aussi кtre appelйs livres ; et par consйquent, le livre de vie
n’йvoque pas toujours quelque chose d’incrйй.
16° Le livre
de vie semble impliquer la reprйsentation de la vie, et une certaine causalitй
sur la vie. Or tout cela convient au Christ en tant qu’homme, car en lui comme
en un modиle est reprйsentйe toute la vie de la grвce et de la gloire, comme il
est dit а Moпse en Ex. 25, 4 : « Va, et fais tout selon le
modиle qui t’a йtй montrй sur la montagne. » Semblablement, il nous a
lui-mкme mйritй la vie. Le Christ en tant qu’homme peut donc lui-mкme кtre
appelй livre de vie.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au vingtiиme livre de la Citй de Dieu :
« Il faut admettre une certaine force divine sous l’action de laquelle
seront йvoquйes а la mйmoire de chacun toutes ses њuvres, et les bonnes et les
mauvaises. C’est йvidemment cette force divine qui a reзu le nom de
livre. » Or la force divine est quelque chose d’incrйй. Le livre de vie
йvoque donc quelque chose d’incrйй.
2° Saint Augustin
dit au mкme livre que le livre de vie est la prescience divine, qui ne peut se
tromper. Or la prescience est quelque chose d’incrйй. Donc le livre de vie
aussi.
Rйponse :
Le livre, en
Dieu, ne peut se dire que mйtaphoriquement, de sorte que c’est la
reprйsentation mкme de la vie qui est appelйe livre de vie. Et de ce point de
vue, il faut savoir que la vie peut кtre reprйsentйe de deux faзons :
d’abord la vie elle-mкme en soi ; ensuite en tant qu’elle peut кtre
participйe par d’autres. Or la vie en soi peut кtre reprйsentйe de deux faзons.
D’abord а la faзon d’un enseignement : et cette reprйsentation se rattache
surtout а l’ouпe, qui est au plus haut point le sens de l’apprentissage, comme
il est dit au dйbut du livre sur la
Sensation et les Sensibles ; et de cette faзon, on appelle livre de vie ce
en quoi est contenu l’enseignement sur l’obtention de la vie ; et ainsi,
le Nouveau et l’Ancien Testament sont appelйs livre de vie. Ensuite, а la faзon
d’un modиle : et cette reprйsentation se rattache а la vue ; et
ainsi, le Christ lui-mкme est appelй livre de vie, car en lui comme en un
modиle nous pouvons regarder comment il faut vivre pour parvenir а la vie
йternelle.
Or maintenant,
nous traitons du livre de vie non pas ainsi, mais en tant qu’il est la
reprйsentation de ceux qui parviendront а la vie, et que l’on dit inscrits dans
le livre de vie par une certaine ressemblance avec les rйalitйs humaines. En
effet, en n’importe quelle multitude rйgie par la providence d’un gouverneur,
nul n’est admis que suivant l’ordination du gouverneur ; voilа pourquoi
ceux qui doivent кtre admis dans le collиge de la multitude sont inscrits comme
membres de cette multitude ; et par cette inscription, le chef de la
multitude est dirigй dans l’admission ou l’exclusion des membres de la
multitude qui lui est soumise. Or la multitude qui est gouvernйe par la divine
providence de la plus excellente faзon, c’est le collиge de l’Йglise
triomphante, qui est aussi appelйe Citй de Dieu dans les Йcritures ; et
c’est pourquoi l’inscription ou la reprйsentation de ceux qui doivent кtre
admis dans cette sociйtй est appelйe livre de vie : et cela ressort de la
faзon de s’exprimer des Йcritures. En effet, il est dit en
Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits
dans le livre de vie, dans les cieux », et en Is. 4, 3 :
« seront appelйs saints tous ceux qui sont inscrits pour la vie dans
Jйrusalem » ; et en Hйbr. 12, 22 : « Vous vous
кtes approchйs de la citй du Dieu vivant qui est la Jйrusalem cйleste, des
myriades qui forment le chњur des anges, de l’assemblйe des premiers-nйs
inscrits dans les cieux. » Il est donc nйcessaire, pour reprendre la
comparaison, que celui qui prйside а une telle multitude soit dirigй par cette
inscription dans le don de la vie ; ce qui convient а Dieu seul. Or Dieu
n’est pas dirigй par une chose crййe, puisqu’il est la rиgle que rien
d’extйrieur ne dirige. Par consйquent, le livre de vie, au sens oщ nous en
parlons maintenant, йvoque quelque chose d’incrйй.
Rйponse aux objections :
1° & 2°
La
rйponse aux deux premiers arguments ressort de ce qui a йtй dit. En effet, la Glose et la citation de saint Grйgoire
parlent du livre de vie suivant une autre acception, selon laquelle il est
appelй le modиle de la vie : car а sa vue n’importe qui pourra savoir en
quoi il se sera accordй avec le modиle et en quoi il s’en sera йcartй.
3° Pour les
termes qui sont dits de Dieu mйtaphoriquement, il faut observer de faзon
gйnйrale qu’ils sont employйs а la prйdication de Dieu dans un sens dйpourvu
d’imperfection ; voilа pourquoi il faut leur фter tout ce qui se rattache
а la matйrialitй, la privation ou la temporalitй. Or, que le livre soit
rйceptif d’une impression extйrieure convient au livre en tant qu’il est
temporel et nouvellement йcrit ; et ce n’est pas en ce sens qu’il entre
dans la prйdication de Dieu.
4° Il est de la raison
formelle de livre d’impliquer la diffйrence des choses qui sont connues par le
livre, car par un seul livre est transmise la connaissance de plusieurs choses.
Mais que, pour transmettre la connaissance de plusieurs choses, il soit
nйcessaire qu’il y ait une diversitй dans le livre lui-mкme, cela vient de
l’imperfection du livre : car le livre serait bien plus parfait s’il
pouvait faire connaоtre par quelque chose d’unique tout ce qu’il expose par
beaucoup. Puis donc que la souveraine perfection est en Dieu, il est lui-mкme
un livre tel qu’il montre de nombreuses choses par ce qui est souverainement
un.
5° C’est par
l’imperfection du livre matйriel que les lettres йcrites en lui diffиrent de la
feuille de papier sur laquelle elles sont йcrites : car cela relиve de sa
composition, par laquelle il se trouve que ce qui contient n’est pas ce qui est
contenu ; voilа pourquoi, en Dieu, de telles notions [prises] des rйalitйs
diffиrent de son essence non pas rйellement, mais seulement de raison.
6° Bien que la
diffйrence entre l’йcriture et ce sur quoi elle est йcrite soit seulement dans
la raison, cependant la reprйsentation, qui achиve la raison formelle de livre,
n’est pas seulement dans notre raison, mais en Dieu ; et c’est pourquoi le
livre de vie est rйellement en Dieu.
7° Le livre de
vie, comme on l’a dit, a le rфle de diriger Dieu, qui donne la vie, vers le don
la vie. Or, bien que l’вme du Christ ait en soi la connaissance de tous ceux
qui doivent кtre sauvйs, cependant ce n’est pas par cette connaissance que Dieu
est dirigй, mais par la connaissance incrййe qu’il est lui-mкme. Aussi la
science de l’вme du Christ ne peut-elle кtre appelйe livre de vie au sens oщ
nous en parlons maintenant.
8° La rйponse
ressort clairement de ce qui a йtй dit.
9° Bien qu’il n’y
ait en Dieu aucune diversitй mais la souveraine puretй, cependant il est
comparй au livre йcrit, et non а la table non йcrite, comme notre intelligence.
En effet, notre intelligence est comparйe а la table rase parce qu’elle est en
puissance а toutes les formes intelligibles, et n’en possиde aucune en
acte ; mais dans l’intelligence divine, toutes les formes des rйalitйs
sont en acte, et toutes sont un en elle ; voilа pourquoi la raison
formelle d’йcriture y est accompagnйe de l’uniformitй.
10° Dans le livre
de vie, а la fois Dieu lit, et d’autres peuvent lire pour autant que cela leur
est donnй. Et saint Augustin ne veut pas йcarter l’idйe que Dieu lise dans le
livre de vie, mais il veut dire qu’il ne lit pas pour connaоtre ce qu’il ne
savait pas auparavant. D’autres aussi peuvent lire en lui, bien qu’il soit
uniforme dans son ensemble, parce qu’il est par un seul et mкme principe la
raison de choses diverses.
11° Il y a deux
sortes de ressemblances de la rйalitй : l’une, qui est exemplaire, est la
cause de la rйalitй ; l’autre, qui est reproduite, est l’effet et le signe
de la rйalitй. Or chez nous, le livre est conformй а notre science, qui est
causйe а partir des rйalitйs ; voilа pourquoi la connaissance sur les
rйalitйs est reзue de lui non comme d’une cause, mais comme d’un signe. Mais la
science de Dieu est la cause des rйalitйs, contenant les ressemblances
exemplaires des rйalitйs ; et c’est pourquoi la science est reзue du livre
de vie comme d’une cause et non comme d’un signe.
12° Le livre de
vie est а la fois la vйritй mкme incrййe, et la ressemblance de la vйritй
crййe, comme le livre crйй est le signe de la vйritй.
13° En Dieu, la
cause exemplaire et l’efficiente reviennent au mкme ; voilа pourquoi,
йtant cause exemplaire, il peut кtre appelй livre ; et йtant cause
efficiente de la sagesse, il peut кtre appelй maоtre.
14° La
reprйsentation du miroir diffиre de celle du livre en ceci que la premiиre se
rapporte immйdiatement а la rйalitй, tandis que le livre s’y rapporte au moyen
de la connaissance. En effet, dans le livre sont contenues des figures, qui
sont les signes des mots, qui sont les signes des concepts, qui sont les
ressemblances des rйalitйs ; tandis que dans le miroir, les formes mкmes
des rйalitйs se reflиtent. Or en Dieu se reflиtent des deux faзons les espиces
des rйalitйs, puisque lui-mкme connaоt les rйalitйs, et qu’il sait qu’il les
connaоt ; voilа pourquoi s’y trouvent les raisons formelles de miroir et
de livre.
15° Mкme les
esprits des saints peuvent кtre appelйs livres, comme cela est clair en
Apoc. 20, 12 : « Des livres furent ouverts », ce que
saint Augustin expose comme s’agissant des cњurs des justes ; cependant,
ils ne peuvent кtre appelйs livres de vie а la faзon dйcrite plus haut, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
16° Bien que le
Christ, en tant qu’homme, soit en quelque sorte modиle et cause de la vie,
cependant il n’est pas en tant qu’homme la cause de la vie de la gloire par son
autoritй, ni le modиle dirigeant Dieu pour donner la vie ; il ne peut donc,
en tant qu’homme, кtre appelй livre de vie. Article 2 : Le livre se dit-il
essentiellement ou personnellement en Dieu ?
Objections :
Il semble que
ce soit personnellement.
1° Il est dit au
Psaume 39, verset 8 : « en tкte du livre il est йcrit de moi » ;
la Glose : « auprиs du
Pиre, qui est ma tкte ». Or rien n’a de tкte, en Dieu, sinon ce qui a un
principe ; or ce qui a un principe se dit personnellement en Dieu. Le
livre de vie se dit donc personnellement.
2° De mкme que le
verbe йvoque une connaissance procйdant d’autre chose, de mкme aussi le livre,
car l’йcriture du livre procиde de l’йcrivain. Or le verbe, pour la raison
susdite, se dit personnellement en Dieu. Donc le livre de vie aussi.
3° [Le rйpondant] disait que le verbe
implique une procession rйelle, mais le livre une procession de raison
seulement. En sens contraire : nous ne
pouvons nommer Dieu que d’aprиs les choses qui sont en nous. Or de mкme qu’en
nous le verbe procиde d’un йnonciateur rйellement distinct de lui, de mкme
aussi pour le livre et l’йcrivain. Donc, pour la mкme raison, l’un et l’autre
impliqueront en Dieu une distinction rйelle.
4° Le verbe de la
voix est plus distant de l’йnonciateur que le verbe du cњur ; et plus
encore le verbe de l’йcriture, qui signifie le verbe de la voix. Si donc le
verbe divin, qui se conзoit а la ressemblance du verbe du cњur, comme dit saint
Augustin, se distingue rйellement de l’йnonciateur, а bien plus forte raison le
livre, qui implique une йcriture.
5° Ce qui est
attribuй а quelque chose doit nйcessairement lui convenir par tout ce qui entre
dans sa notion. Or il est dans la notion de livre non seulement de reprйsenter
quelque chose, mais aussi d’кtre йcrit par quelqu’un. Donc en Dieu, le nom de
livre est considйrй en tant qu’il provient d’un autre ; et ainsi, il se
dit personnellement.
6° De mкme qu’il
entre dans la notion du livre d’кtre lu, de mкme aussi d’кtre йcrit. Or en tant
qu’il est йcrit, il provient d’un autre ; mais en tant qu’il est lu, il
est pour un autre. Il entre donc dans la notion du livre de provenir d’un autre
et d’кtre pour un autre ; le livre de vie se dit donc personnellement.
7° Le livre
de vie йvoque une connaissance exprimйe par un autre. Or ce qui est exprimй par
un autre sort de lui. Le livre de vie implique donc une relation d’origine, et
ainsi, il se dit personnellement.
En sens contraire :
1° Le livre de
vie est la prйdestination divine elle-mкme, comme dit saint Augustin au livre
de la Citй de Dieu, et comme on le
trouve dans la Glose а propos de
Apoc. 20, 12. Or la prйdestination se dit essentiellement et jamais
personnellement. Donc le livre de vie aussi.
Rйponse :
Certains ont
prйtendu que le livre de vie se disait tantфt personnellement, tantфt
essentiellement : lorsqu’on le transfиre а Dieu sous le rapport de
l’йcriture, il se dit personnellement, car il implique ainsi une origine d’un
autre (en effet, un livre n’est йcrit que par un autre) ; et lorsqu’il
implique la reprйsentation de ce qui est йcrit dans le livre, alors il se dit
essentiellement.
Mais cette
distinction ne semble pas raisonnable, car un nom qui est dit de Dieu ne se dit
personnellement que s’il implique dans sa notion une relation d’origine, au
sens oщ il est employй dans la prйdication de Dieu. Or pour les termes qui sont
dits de Dieu mйtaphoriquement, la mйtaphore ne se prend pas suivant n’importe
quelle ressemblance, mais suivant une communautй fondйe sur ce qui appartient
proprement а la rйalitй dont le nom est transfйrй ; par exemple, le nom de
lion n’est pas transfйrй а Dieu а cause d’une communautй fondйe sur la
sensibilitй, mais а cause d’une communautй fondйe sur quelque propriйtй du
lion. Le livre de vie n’est donc pas non plus transfйrй а Dieu suivant ce qui
est commun а tout produit de l’art, mais suivant ce qui est propre au livre en
tant que tel. Or procйder d’un йcrivain convient au livre non en tant que tel,
mais en tant qu’il est un produit de l’art ; car de la sorte йgalement, la
maison provient du bвtisseur et le couteau du forgeron. Mais la reprйsentation
de ce qui est йcrit dans le livre appartient proprement au livre en tant que
tel ; aussi, tant qu’une telle reprйsentation demeure, mкme s’il n’est pas
йcrit par un autre, il sera assurйment un livre, mais il ne sera pas un produit
de l’art. Il est donc clair que le livre n’est pas transfйrй а Dieu parce qu’il
est йcrit par un autre, mais parce qu’il reprйsente ce qui est йcrit dans le
livre. Et par consйquent, la reprйsentation йtant commune а toute la Trinitй,
le livre ne se dit pas en Dieu personnellement mais seulement essentiellement.
Rйponse aux objections :
1° Ce qui se dit
en Dieu essentiellement renvoie parfois aux personnes ; ainsi le nom de
Dieu renvoie parfois а la personne du Pиre et parfois а la personne du Fils,
comme quand on dit « Dieu qui engendre » ou « Dieu
engendrй » ; et de mкme aussi le livre, bien qu’il se dise
essentiellement, peut cependant renvoyer а la personne du Fils ; et en ce
sens, on dit qu’il a une tкte ou un principe en Dieu.
2° Le verbe,
suivant sa dйfinition employйe dans la prйdication de Dieu, implique une
origine d’autre chose, comme on l’a dit dans la question sur le verbe,
art. 1 et 2 ; mais le livre n’implique pas d’origine par sa
dйfinition, suivant laquelle on le transfиre а Dieu ; voilа pourquoi il n’en
va pas de mкme.
3° Bien que le
livre, chez nous, procиde rйellement de l’йcrivain comme le verbe procиde de
l’йnonciateur, cependant cette procession n’est pas impliquйe dans le nom de
livre comme elle l’est dans le nom de verbe ; en effet, la procession а
partir de l’йcrivain n’est pas plus impliquйe dans le nom de livre que la
procession а partir du bвtisseur ne l’est dans le nom de maison.
4° Cet argument
serait probant s’il y avait dans la notion de livre la notion de verbe
йcrit ; mais ce n’est pas vrai ; l’argument n’est donc pas concluant.
5° Cet argument
tient dans le cas de choses dites au sens propre ; quant а ce qui se dit
mйtaphoriquement, comme le livre, il n’est pas nйcessaire qu’il convienne au
sujet de la prйdication par tout ce qui lui convient proprement ; sinon il
serait nйcessaire que Dieu, qui est appelй lion mйtaphoriquement, ait des
griffes et des poils.
6° & 7° La rйponse au
sixiиme argument ressort de ce qu’on a dit, et de mкme pour le septiиme. Article 3 : Le livre de vie est-il
appropriй au Fils ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le livre de
vie concerne la vie ; or la vie est attribuйe au Saint-Esprit dans les
Йcritures ; Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui
vivifie. » Le livre de vie doit donc aussi кtre appropriй au Saint-Esprit,
et non au Fils.
2° En toute
chose, le principe est le plus important. Or le Pиre est appelй tкte ou
principe du livre, comme cela est clair au psaume 39, verset 9 :
« en tкte du livre il est йcrit de moi ». C’est donc au Pиre que le
nom de livre doit кtre appropriй.
3° Ce sur quoi
une chose est йcrite est proprement un livre. Or on dit que quelque chose est
йcrit dans la mйmoire. La mйmoire est donc un livre. Or la mйmoire est
appropriйe au Pиre, comme l’intelligence au Fils, et la volontй au
Saint-Esprit. Le livre de vie doit donc кtre appropriй au Pиre.
4° La tкte du
livre est le Pиre. Or en tкte du livre, comme on le trouve dans le psaume, il
est йcrit au sujet du Fils. Le Pиre est donc le livre du Fils, et ainsi le
livre doit кtre appropriй au Pиre.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que le livre de vie est la prescience de Dieu. Or la science est appropriйe
au Fils ; 1 Cor. 1, 24 : « Le Christ est la force
de Dieu et la sagesse de Dieu. » Le livre de vie est donc aussi appropriй
au Fils.
2° Le livre implique
une reprйsentation, comme aussi le miroir, l’image, la figure et le caractиre.
Or toutes ces choses sont attribuйes au Fils. Le livre de vie doit donc aussi
кtre appropriй au Fils.
Rйponse :
Approprier, ce
n’est rien d’autre qu’attirer le commun vers le propre. Or ce qui est commun а
toute la Trinitй peut кtre attirй au propre d’une personne non parce que cela
conviendrait plus а une personne qu’а l’autre — en effet, cela
s’opposerait а l’йgalitй des personnes — mais parce que ce qui est commun
a une plus grande ressemblance avec le propre d’une personne qu’avec le propre
d’une autre ; par exemple, la bontй a une certaine convenance avec le
propre du Saint-Esprit, qui procиde comme amour (la bontй est en effet l’objet
de l’amour), et c’est pourquoi elle est appropriйe au Saint-Esprit ; et
semblablement la puissance au Pиre, car la puissance en tant que telle est un
certain principe, et il est propre au Pиre d’кtre le principe de toute la
divinitй ; et pour la mкme raison la sagesse est appropriйe au Fils, car
elle a une convenance avec ce qui lui est propre : en effet, le Fils
procиde du Pиre comme verbe, ce qui dйsigne la procession de l’intelligence.
Puis donc que le livre de vie concerne la connaissance, il doit кtre appropriй
au Fils.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
vie soit appropriйe au Saint-Esprit, la connaissance de la vie est appropriйe
au Fils ; et c’est elle que le livre de vie implique.
2° Le Pиre est
appelй tкte du livre, non que la notion de livre lui convienne plus qu’au Fils,
mais parce que le Fils, а qui on approprie le livre de vie, naоt du Pиre.
3° Il n’est pas
absurde qu’une chose soit appropriйe а diffйrentes personnes sous divers
rapports, comme le don de sagesse est appropriй au Saint-Esprit en tant qu’il
est un don, car le principe de tout don est l’amour, mais il est appropriй au
Fils en tant qu’il est sagesse. Semblablement aussi, la mйmoire est appropriйe
au Pиre en tant qu’elle est un principe pour l’intelligence, mais en tant
qu’elle est une certaine puissance cognitive elle est appropriйe au Fils. Et
c’est de cette faзon que l’on dit que quelque chose est йcrit dans la
mйmoire ; et ainsi, la mйmoire peut кtre un livre. Aussi le livre est-il
plus appropriй au Fils qu’au Pиre.
4° Bien que le
livre soit appropriй au Fils, cependant il convient aussi au Pиre, puisqu’il
est commun et non propre ; voilа pourquoi il n’est pas absurde de dire que
quelque chose est йcrit dans le Pиre. Article 4 : Le livre de vie est-il la mкme
chose que la prйdestination ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint Augustin
dit que le livre de vie est la prйdestination de ceux auxquels est due la vie
йternelle.
2° Nous
connaissons les attributs divins par leurs effets. Or l’effet de la
prйdestination et celui du livre de vie sont identiques : ce sont la grвce
finale et la gloire. La prйdestination est donc identique au livre de vie.
3° Tout ce qui se
dit mйtaphoriquement en Dieu doit nйcessairement se ramener а quelque chose qui
se dit proprement. Or le livre de vie se dit mйtaphoriquement en Dieu, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc nйcessaire de le ramener а quelque
chose qui se dit proprement. Or on ne peut le ramener а autre chose qu’а la
prйdestination. Le livre de vie est donc identique а la prйdestination.
En sens contraire :
1° Le livre se
dit de ce en quoi quelque chose est йcrit. Or la notion d’йcriture ne concerne
pas la prйdestination. La prйdestination n’est donc pas identique au livre de
vie.
2° Le livre, par
dйfinition, n’implique aucune causalitй sur les choses auxquelles il se
rapporte, tandis que la prйdestination en implique une. La prйdestination n’est
donc pas identique au livre de vie.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie se dit en Dieu а la ressemblance de
l’йcriture par laquelle le prince d’une citй est dirigй dans l’admission ou
l’exclusion des membres de sa citй. Or cette йcriture se trouve au milieu de
deux opйrations. En effet, elle suit la dйtermination de ce prince, qui
distingue ceux qu’il veut admettre de ceux qu’il exclut, et elle prйcиde
l’admission ou l’exclusion elle-mкme ; car l’йcriture susdite n’est qu’une
certaine reprйsentation de sa prйdestination. De mкme aussi, le livre de vie ne
semble кtre rien d’autre qu’une certaine inscription de la prйdestination
divine dans l’esprit de Dieu : car en prйdestinant, Dieu prйdйtermine ceux
qui doivent кtre admis а la vie glorieuse. Or la connaissance de cette
prйdestination demeure toujours en lui ; et [dire] qu’il sait en avoir
prйdestinй certains, c’est [dire] que sa prйdestination est йcrite en lui comme
dans un livre de vie. Donc le livre de vie et la prйdestination, а parler
formellement, ne sont pas identiques ; mais matйriellement, le livre de
vie est la prйdestination elle-mкme ; comme nous disons, en parlant
matйriellement, que ce livre est la doctrine de l’Apфtre, parce que la doctrine
de l’Apфtre y est inscrite et contenue. Et c’est de cette faзon que s’exprime
saint Augustin lorsqu’il dit que le livre de vie est la prйdestination.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs
lors clairement la rйponse au premier argument.
2° Bien que le
livre de vie et la prйdestination se rapportent au mкme effet, la faзon de s’y
rapporter diffиre : la prйdestination regarde cet effet immйdiatement,
mais le livre de vie s’y rapporte au moyen de la prйdestination ; de mкme
aussi, il y a dans l’вme immйdiatement les ressemblances des rйalitйs, mais
dans le livre sont inscrits les signes des mots, qui sont les notes des
passions de l’вme ; et ainsi, le livre est mйdiatement le signe de la
rйalitй.
3° Le livre de
vie se ramиne а quelque chose qui se dit proprement en Dieu ; mais ce
n’est pas la prйdestination, c’est la connaissance de la prйdestination, par
laquelle Dieu sait qu’il en a prйdestinй certains.
Rйponse aux objections en sens contraire : Aux arguments
avancйs en sens contraire, il ne serait pas difficile de rйpondre. Article 5 : Le livre de vie se dit-il de
la vie incrййe ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Augustin, le livre de vie est la connaissance de Dieu. Or de mкme que
Dieu connaоt la vie d’autrui, de mкme il connaоt la sienne. Le livre de vie
regarde donc aussi la vie incrййe.
2° Le livre de
vie est reprйsentatif de la vie. Mais non de la vie crййe : car le premier
ne reprйsente pas le second, mais c’est l’inverse. Le livre de vie est donc
reprйsentatif de la vie incrййe.
3° Ce qui se dit
de plusieurs avec antйrioritй de l’un sur l’autre, se comprend, au sens obvie,
de ce qui est dit en premier. Or la vie se dit de Dieu avant de se dire des
crйatures, car sa vie est l’origine de toute vie, comme le montre Denys au
livre des Noms divins. Puis donc que,
dans le livre de vie, la vie est nommйe au sens obvie, elle doit se comprendre
de la vie incrййe.
4° De mкme que le
livre implique une reprйsentation, de mкme aussi la figure implique une
reprйsentation, d’autant plus que le livre reprйsente au moyen de certaines
figures. Or le Fils est appelй la figure du Pиre, comme cela est clair en
Hйbr. 1, 3. Le Fils peut donc кtre aussi appelй livre relativement а
la vie du Pиre.
5° Le livre se
rapporte а ce qui est йcrit dans le livre. Or dans le livre, il est йcrit au
sujet du Fils, suivant ce passage du Psaume 39, verset 8 : « en
tкte du livre il est йcrit de moi ». Or la vie du Fils est incrййe. Le
livre de vie peut donc regarder la vie incrййe.
6° Le livre ne
peut кtre identique а ce dont il est le livre, par rapport au mкme. Or la
crйation est un livre par rapport а Dieu. Dieu ne peut donc pas кtre appelй
livre par rapport а la vie crййe ; il reste donc que le livre de vie se
dit de la vie incrййe.
7° Comme le livre
se rapporte а la connaissance, de mкme aussi le verbe. Or le verbe appartient а
l’essence divine elle-mкme avant d’appartenir а la crйation : car le Pиre,
en se disant, dit toute la crйation. Le livre de vie regarde donc lui aussi la
vie incrййe avant la vie crййe.
En sens contraire :
1° Selon saint
Augustin, le livre de vie est la prйdestination. Or la prйdestination regarde
seulement les crйatures. Donc le livre de vie aussi.
2° Le livre ne
reprйsente quelque chose que par des figures et des ressemblances. Or Dieu ne
se connaоt pas lui-mкme par des ressemblances, mais par son essence. Il n’est
donc pas un livre par rapport а lui-mкme.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie est une certaine inscription par
laquelle celui qui donne la vie est dirigй dans ce don, suivant ce qui йtait
prйordonnй pour un sujet ; voilа pourquoi la vie dont il s’agit dans le
livre de vie a deux propriйtйs. D’abord, d’кtre acquise en йtant confйrйe par
quelqu’un ; ensuite, de rйsulter de l’inscription susdite qui dirige vers
elle. Or l’une et l’autre de ces propriйtйs font dйfaut а la vie incrййe, car
la vie glorieuse n’existe pas en Dieu par acquisition, mais par nature ;
et aucune connaissance ne prйcиde sa vie, mais la vie de Dieu prйcиde mкme sa
connaissance, selon notre faзon de comprendre. Le livre de vie ne peut donc se
dire de la vie incrййe.
Rйponse aux objections :
1° Ce n’est pas
n’importe quelle connaissance de Dieu qui est appelйe livre de vie, mais celle
qui porte sur la vie que doivent possйder les prйdestinйs, comme on peut le
dйduire des paroles qui suivent.
2° Reprйsenter
quelque chose, c’est contenir sa ressemblance. Or il y a deux sortes de
ressemblances de la rйalitй. L’une est productrice de la rйalitй, comme celle
qui est dans l’intelligence pratique ; et а la faзon de cette
ressemblance, le premier peut reprйsenter le second. L’autre est la
ressemblance reзue de la rйalitй dont elle est la ressemblance ; et de
cette faзon, le suivant reprйsente le premier, et non l’inverse. Or le livre de
vie reprйsente la vie non pas de cette faзon, mais de la premiиre.
3°
Une
chose dite au sens obvie se comprend parfois de ce qui se dit en second, et ce,
en raison de quelque ajout ; par exemple, l’expression « un йtant
dans un autre » signifie l’accident ; et semblablement la vie, en
raison de ce qui est ajoutй, а savoir le livre, se comprend de la vie crййe,
qui est appelйe vie en second.
4° La figure
reprйsente ce dont elle est la figure comme un principe en quelque sorte, йtant
donnй que la figure et l’image se dйduisent du modиle comme d’un
principe ; mais le livre de vie reprйsente la vie comme dйpendante du
principe qu’il est lui-mкme. Or il convient а Dieu d’кtre le principe du Fils,
qui est la figure du Pиre, mais il ne convient pas а sa vie que quelque chose
en soit le principe ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme de la vie et
de la figure.
5° Ce passage du
Psaume se comprend du Fils selon la nature humaine.
6° А la fois la
cause reprйsente l’effet, et l’effet la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on
a dit ; et pour cette raison, Dieu peut кtre dit le livre de la crйature,
et vice versa.
7° Le verbe n’est
pas signifiй comme principe de ce qui est dit par le verbe, comme le livre de
vie, tel qu’il est envisagй ici ; il n’en va donc pas de mкme. Article 6 : Le livre de vie se dit-il de
la vie naturelle dans les crйatures ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° De mкme que la
vie glorieuse est reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, de mкme aussi la
vie naturelle. Or la connaissance de Dieu est appelйe livre de vie par rapport
а la vie glorieuse. Elle doit donc aussi кtre appelйe livre par rapport а la
vie naturelle.
2° La
connaissance divine contient tout а la faзon de la vie ; car, comme il est
dit en Jn 1, 3 « ce qui a йtй fait йtait vie en lui ». Le
livre de vie doit donc se dire de toutes choses, et surtout des vivants.
3° De mкme que
par la providence l’on est prйordonnй а la vie glorieuse, de mкme aussi а la
vie naturelle. Or la connaissance de la prйordination а la vie glorieuse est
appelйe livre de vie, comme on l’a dйjа dit. La connaissance de la
prйordination а la vie naturelle est donc aussi appelйe livre de vie.
4° Sur ce passage
de Apoc. 3, 5 : « je n’effacerai point leurs noms du livre
de vie », la Glose dit :
« Le livre de vie est la connaissance divine en laquelle tout
subsiste. » Le livre de vie se rapporte donc а toutes choses ; et par
consйquent, а la vie naturelle aussi.
5° Le livre de
vie est une certaine connaissance de la vie glorieuse. Or la vie glorieuse ne
peut кtre connue si l’on ne connaоt la vie naturelle. Le livre de vie regarde
donc semblablement la vie naturelle.
6° Le nom de vie
a йtй transfйrй de la vie naturelle а la vie glorieuse. Or une chose se dit
plus vraiment de ce qui est dit proprement que de ce qui pris mйtaphoriquement.
Le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que la vie glorieuse.
7° Ce qui est
plus permanent et plus commun est plus noble. Or la vie naturelle est plus
permanente que la vie de la gloire ou de la grвce ; et semblablement, elle
est plus commune, car la vie naturelle accompagne la vie de la grвce et de la
gloire, mais ce n’est pas rйciproque. La vie naturelle est donc plus noble que
la vie de la grвce et de la gloire ; le livre de vie regarde donc plus la
vie naturelle que celle de la grвce ou de la gloire.
En sens contraire :
1° Le livre de
vie est en quelque sorte la prйdestination, comme le montre saint Augustin. Or
la prйdestination ne porte pas sur la vie naturelle. Donc le livre de vie non
plus.
2° Le livre de
vie concerne cette vie qui est donnйe immйdiatement par Dieu. Or la vie
naturelle est donnйe par Dieu au moyen des causes naturelles. Le livre de vie
ne concerne donc pas la vie naturelle.
Rйponse :
Le livre de vie
est une certaine connaissance qui dirige dans le don de la vie celui qui la
donne, comme on l’a dit. Or, lorsque nous donnons quelque chose, nous n’avons
besoin de direction que parce qu’il est nйcessaire de distinguer ceux auxquels
il faut donner de ceux auxquels il ne faut pas donner. Aussi le livre de vie se
rapporte-t-il seulement а cette vie qui est donnйe avec йlection. Or la vie
naturelle, comme les autres biens naturels, est fournie communйment а tous, selon
la capacitй de chacun ; voilа pourquoi le livre de vie ne se rapporte pas
а la vie naturelle, mais seulement а cette vie qui, suivant le propos de Dieu
qui йlit, est donnйe а certains et non а d’autres.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
vie naturelle soit reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, comme aussi la vie
glorieuse, cependant la connaissance de la vie naturelle n’est pas un livre de
vie, comme la connaissance de la vie glorieuse, pour la raison susdite.
2° Le livre de
vie n’est pas un livre qui vit ; mais un livre qui concerne la vie а
laquelle certains, qui sont inscrits dans le livre, sont prйordonnйs par
йlection.
3° La providence
de Dieu octroie а quelques-uns la vie comme un dы de leur nature ; mais
elle n’octroie la vie glorieuse que par le bon plaisir de sa volontй ;
voilа pourquoi elle donne la vie naturelle а tous ceux qui peuvent la recevoir,
mais non la vie glorieuse. Et pour cette raison, il n’est pas de livre de la
vie naturelle, comme de la vie glorieuse.
4° Cette glose ne
doit pas se comprendre comme si tout subsistait, c’est-а-dire йtait contenu
dans le livre de vie ; mais en ce sens que tout ce qui est йcrit en lui,
subsiste, c’est-а-dire est stable.
5° Le livre de
vie n’implique pas seulement une connaissance de la vie glorieuse, mais aussi
une certaine йlection ; et non une connaissance de la vie naturelle, comme
on l’a dit.
6° La vie
glorieuse nous est moins connue que la vie naturelle ; voilа pourquoi nous
passons de la connaissance de la vie naturelle а celle de la vie
glorieuse ; et semblablement, nous nommons la vie glorieuse d’aprиs la vie
naturelle, bien que la vie soit davantage dans la vie glorieuse ; de mкme
aussi, nous nommons Dieu d’aprиs ce qui est en nous. Il n’est donc pas
nйcessaire que le nom de vie soit compris de la vie naturelle, quand il est dit
au plein sens du terme.
7° La vie
glorieuse est en soi est plus permanente que la vie naturelle, car la vie
naturelle est stabilisйe par la vie glorieuse ; mais par accident, la vie
naturelle est plus permanente que la vie glorieuse ; c’est-а-dire en tant
qu’elle est plus proche du vivant, auquel est due selon son essence la vie
naturelle et non la vie glorieuse. D’autre part, la vie naturelle est plus
commune d’une certaine faзon, et d’une autre moins. En effet, une chose est
appelйe commune de deux faзons. D’abord par consйcution ou prйdication ;
c’est-а-dire lorsqu’une chose unique se rencontre en plusieurs sous un mкme
aspect ; et dans ce cas, ce qui est plus commun n’est pas plus noble mais
plus imparfait, comme l’animal par rapport а l’homme ; et c’est de cette
faзon que la vie naturelle est plus commune que la vie glorieuse. Ensuite, par
faзon de cause, comme la cause qui, demeurant numйriquement une, s’йtend а
plusieurs effets ; et dans ce cas, ce qui est plus commun est plus noble,
comme la conservation de la citй par rapport а la conservation de la famille.
Mais de cette faзon, la vie naturelle n’est pas plus commune que la vie
glorieuse. Article 7 : Le livre de vie, au sens
absolu, se dit-il de la vie de la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est
dans l’effet se trouve plus noblement dans la cause, comme le montre Denys au
livre des Noms divins. Or la gloire
est l’effet de la grвce. La vie de la grвce est donc plus noble que la vie
glorieuse ; le livre de vie regarde donc principalement la vie de la
grвce, plutфt que la vie glorieuse.
2° Le livre de
vie est une certaine inscription de la prйdestination, comme on l’a dйjа dit
aux articles 1 et 5 de cette question. Or la prйdestination est en
mкme temps la prйparation de la grвce et de la gloire. Le livre de vie regarde
donc lui aussi en mкme temps l’une et l’autre vie.
3° Par le livre
de vie, certains sont dйsignйs comme citoyens de cette citй en laquelle est la
vie. Or de mкme que par la vie glorieuse certains sont faits citoyens de la
Jйrusalem cйleste, de mкme par la vie de la grвce l’on est fait citoyen de
l’Йglise militante. Le livre de vie regarde donc la vie de la grвce comme la
vie glorieuse.
4° Ce qui se dit
de plusieurs dйsigne, si on le dit au sens obvie, ce dont il se dit en premier.
Or la vie de la grвce est antйrieure а la vie glorieuse. Donc, quand on dit
« livre de vie », on le comprend de la vie de la grвce.
En sens contraire :
1° Celui qui
possиde la justice prйsente a de faзon absolue la vie de la grвce. Or on ne dit
pas de faзon absolue qu’il est йcrit dans le livre de vie, mais on le dit
relativement, а savoir, suivant la justice prйsente. Le livre de vie ne regarde
donc pas la vie de la grвce au sens absolu.
2° La fin est
plus noble que les moyens. Or la vie glorieuse est la fin de la grвce. Elle est
donc plus noble. La vie, au plein sens du terme, se comprend donc de la vie
glorieuse, et par consйquent le livre de vie ne regarde au sens absolu que la
vie glorieuse.
Rйponse :
Le livre de vie
signifie une inscription de quelqu’un pour qu’il obtienne la vie comme une
certaine rйcompense, et comme une possession, car pour de telles choses les
hommes ont coutume d’кtre inscrits. Or « avoir en possession » se dit
proprement pour une chose dont on dispose а volontй ; et en cela on ne
souffre aucune imperfection. Ainsi le Philosophe dit-il au dйbut de la Mйtaphysique que la science qui porte
sur Dieu n’est pas une possession de l’homme mais de Dieu, car Dieu seul se
connaоt parfaitement, tandis que l’homme se trouve imparfait а le connaоtre.
Voilа pourquoi l’on aura la vie comme une possession lorsque toute imperfection
opposйe а la vie sera exclue par la vie. Or c’est ce que fait la vie glorieuse,
en laquelle toute mort, et la corporelle et la spirituelle, sera complиtement
absorbйe, au point que mкme la puissance de mourir ne demeurera point ;
mais la vie de la grвce n’a pas cet effet. Et ainsi, le livre de vie regarde au
sens absolu non pas la vie de la grвce, mais seulement la vie glorieuse.
Rйponse aux objections :
1° Certaines
causes sont plus nobles que les choses dont elles sont causes, ainsi
l’efficiente, la forme et la fin ; voilа pourquoi ce qui est en de telles
causes est en elles plus noblement qu’en ce dont elles sont causes. Mais la
matiиre est plus imparfaite que ce dont elle est cause ; et c’est pourquoi
une chose est moins noblement dans la matiиre que dans l’objet matйriel ;
en effet, elle est dans la matiиre incomplиtement et en puissance, et en acte
dans l’objet matйriel. Or toute disposition qui prйpare le sujet а recevoir
quelque perfection se ramиne а la cause matйrielle ; et c’est de cette
faзon que la grвce est la cause de la gloire ; voilа pourquoi la vie est
plus noblement dans la gloire que dans la grвce.
2° La
prйdestination ne regarde la grвce que dans la mesure oщ elle est ordonnйe а la
gloire ; aussi кtre prйdestinй ne convient-il qu’а ceux qui ont la grвce
finale, que suit la gloire.
3° Bien que ceux
qui ont la vie de la grвce soient des citoyens de l’Йglise militante, cependant
l’йtat de l’Йglise militante n’est pas un йtat en lequel on ait pleinement la
vie, puisque l’on reste en puissance а mourir ; voilа pourquoi le livre de
vie ne s’y rapporte pas.
4° Bien que la
vie de la grвce soit antйrieure а la vie glorieuse dans la voie de gйnйration,
cependant la vie glorieuse est antйrieure suivant la voie de perfection, comme
la fin est antйrieure aux moyens. Article 8 : Peut-on parler de livre de
mort comme on parle du livre de vie ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Sur ce passage
de Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos
noms etc. », la Glose
dit : « Si quelqu’un a fait des actions soit cйlestes soit
terrestres, par elles il est йternellement fixй dans la mйmoire de Dieu comme
s’il йtait notй par des lettres. » Or de mкme que par les њuvres cйlestes,
qui sont les њuvres de la justice, l’on est ordonnй а la vie, de mкme par les
њuvres terrestres, qui sont les њuvres du pйchй, l’on est ordonnй а la mort.
Donc, comme il y a en Dieu une inscription ordonnйe а la vie, ainsi y a-t-il
une inscription ordonnйe а la mort ; donc, de mкme qu’en Dieu l’on parle
de livre de vie, ainsi doit-on parler en lui de livre de mort.
2° Si l’on pose
le livre de vie, c’est parce que Dieu possиde en lui l’inscription de ceux
qu’il a prйparйs pour les rйcompenses йternelles, а la ressemblance de
l’inscription que le prince terrestre possиde de ceux qu’il a dйterminйs pour
des dignitйs. Or de mкme que le prince de la citй possиde l’inscription des dignitйs
et des rйcompenses, de mкme aussi celle des peines et des supplices. Donc
semblablement, l’on doit aussi poser en Dieu un livre de mort.
3° De mкme que
Dieu connaоt sa prйdestination, par laquelle il en a prйparй certains pour la
vie, de mкme il connaоt sa rйprobation, par laquelle il en prйpare pour la
mort. Or la connaissance mкme que Dieu a de sa prйdestination est appelйe livre
de vie, comme on l’a dit а l’article 4 de cette question. La connaissance de la
rйprobation doit donc aussi кtre appelйe livre de mort.
En sens contraire :
1° Selon Denys au
dйbut du livre des Noms divins, on ne
doit oser dire quelque chose sur Dieu qu’en s’appuyant sur l’autoritй de la
Sainte Йcriture. Or le livre de mort ne se trouve pas mentionnй dans l’Йcriture
comme le livre de vie. Nous ne devons donc pas poser un livre de mort.
Rйponse :
De ce qui est
mis par йcrit dans un livre, l’on a une connaissance privilйgiйe par rapport
aux autres choses ; et c’est pourquoi le livre doit se rapporter aux
choses dont Dieu a une connaissance plus spйciale, parmi les autres qu’il
connaоt. Or il y a en Dieu une double connaissance : celle de simple
notion et celle d’approbation. La science de simple notion est commune а toutes
choses, biens et maux ; mais la science d’approbation porte seulement sur
les biens : voilа pourquoi les biens ont en Dieu une connaissance
privilйgiйe par rapport aux autres choses, et pour cette raison on les dit
inscrits dans un livre ; mais ce n’est pas le cas des maux. Aussi ne
parle-t-on pas de livre de mort comme on parle de livre de vie.
Rйponse aux objections :
1° Certains
exposent les њuvres cйlestes comme s’agissant des њuvres de la vie
contemplative, tandis que les њuvres terrestres seraient les њuvres de la vie
active. Or par les unes et les autres on est inscrit pour la vie, non pour la
mort ; et ainsi, l’une et l’autre inscription appartient au livre de vie,
et aucune des deux au livre de mort. D’autres, par contre, entendent par les
њuvres terrestres les њuvres du pйchй, par lesquelles, bien que de soi elles
nous ordonnent а la mort, l’on est cependant ordonnй а la vie par accident, en
tant qu’aprиs le pйchй on se relиve plus circonspect et plus humble. Ou bien
l’on peut rйpondre, et c’est mieux, que lorsque l’on dit qu’une chose est connue
par un autre, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord de telle sorte que
la prйposition dйsigne la cause de la connaissance du cфtй de celui qui
connaоt, et l’on ne peut comprendre ainsi dans le cas prйsent, car les њuvres
que quelqu’un fait, bonnes ou mauvaises, ne sont la cause ni de la divine
prescience ou de la prйdestination, ni de la rйprobation йternelle. Ensuite de
telle sorte qu’elle dйsigne la cause du cфtй de l’objet connu, et c’est ainsi
que l’on comprend dans le cas prйsent. En effet, l’on dit que quelqu’un est
notй dans la mйmoire de Dieu par les њuvres qu’il a faites, non que de telles
њuvres soient la cause pour laquelle Dieu connaоtrait, mais parce que Dieu sait
qu’en raison de telles њuvres l’on est destinй а avoir la mort ou la vie. Il
est donc clair que cette glose ne parle pas de l’inscription qui appartient au
livre de vie, et qui est du cфtй de Dieu.
2° On inscrit des
choses dans un livre afin qu’elles demeurent perpйtuellement dans la
connaissance. Or ceux qui sont punis sont bannis de la connaissance des hommes
par les peines elles-mкmes ; voilа pourquoi ils ne sont pas inscrits, si
ce n’est peut-кtre pour un temps, jusqu’а ce que la peine leur soit infligйe.
Mais ceux qui sont assignйs aux dignitйs et aux rйcompenses sont inscrits au
plein sens du terme, afin qu’ils soient gardйs en perpйtuelle mйmoire.
3° Dieu n’a pas
une connaissance privilйgiйe des rйprouvйs, comme des prйdestinйs ; il
n’en va donc pas de mкme. Question 9 : [La communication de la science des anges par des
illuminations et des paroles.]
Article
1 : Un ange en йclaire-t-il un autre ? Article
2 : Un ange infйrieur est-il toujours йclairй par un supйrieur ? Article
3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire un autre, le purifie-t-il ? Article
4 : Un ange parle-t-il а un autre ange ? Article
5 : Les anges infйrieurs parlent-ils aux supйrieurs ? Article
6 : Une distance locale dйterminйe est-elle requise pour qu’un ange parle а un
autre ange ? Article
7 : Un ange peut-il parler а un autre ange de telle faзon que les autres ne
perзoivent pas ce qu’il dit ?
Article 1 : Un ange en йclaire-t-il un
autre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin, Dieu seul peut former l’esprit. Or l’illumination de l’ange est
une certaine formation de l’esprit йclairй, donc Dieu seul peut йclairer
l’ange.
2° Parmi les
anges, il n’y a d’autre lumiиre que celle de la grвce et celle de la nature. Or
un ange n’en йclaire pas un autre par la lumiиre de la nature, car chacun tient
immйdiatement de Dieu ses principes naturels ; ni, de mкme, par la lumiиre
de la grвce, qui provient immйdiatement de Dieu seul. Un ange ne peut donc pas
en йclairer un autre.
3° L’esprit est а
la lumiиre spirituelle ce que le corps est а la lumiиre corporelle. Or le corps
йclairй par une lumiиre surabondante n’est pas йclairй en mкme temps par une
moindre lumiиre ; ainsi l’air йclairй par la lumiиre du soleil ne l’est
pas en mкme temps par la lune. Puis donc que la lumiиre spirituelle de Dieu
dйpasse n’importe quelle lumiиre crййe plus que la lumiиre du soleil ne dйpasse
celle d’une bougie ou d’une йtoile, il semble que, tous les anges йtant
йclairйs par Dieu, l’un ne soit pas йclairй par l’autre.
4° Si un ange en
йclaire un autre, cela se fait soit par un mйdium, soit sans mйdium. Or ce
n’est pas sans mйdium, car alors il serait nйcessaire qu’un ange soit uni par
lui-mкme а l’autre ange йclairй, ce qui est impossible puisque Dieu seul
pйnиtre les esprits. Ni, de mкme, par un mйdium : en effet, ce n’est pas
par un mйdium corporel, puisqu’il ne peut recevoir la lumiиre
spirituelle ; ni par un spirituel, car on ne peut poser d’autre mйdium
spirituel que l’ange, et alors, ou bien il y aurait une infinitй de mйdiums,
auquel cas aucune illumination ne pourrait s’ensuivre, puisqu’il est impossible
de franchir une infinitй ; ou bien l’on arriverait а ce qu’un ange en
йclaire un autre immйdiatement, mais on en a montrй l’impossibilitй. Il est
donc impossible qu’un ange en йclaire un autre.
5° Si un ange en
йclaire un autre, cela vient soit de ce qu’il lui transmet sa propre lumiиre,
soit de ce qu’il lui donne quelque autre lumiиre. Or ce n’est pas de la
premiиre faзon, car ainsi une seule et mкme lumiиre serait dans les diffйrents
anges йclairйs. Ni de la seconde, car il serait alors nйcessaire que cette lumiиre
soit faite par l’ange supйrieur, avec cette consйquence que l’ange serait le
crйateur de cette lumiиre, puisque cette lumiиre n’est pas faite de matiиre. Il
semble donc qu’un ange n’en йclaire pas un autre.
6° Si un ange est
йclairй par un autre, il est nйcessaire que l’ange йclairй soit amenй de la
puissance а l’acte, car кtre йclairй est un certain devenir. Or chaque fois
qu’une chose est amenйe de la puissance а l’acte, il est nйcessaire que quelque
chose en elle soit corrompu. Puis donc que rien ne se corrompt parmi les anges,
il semble que l’un ne soit pas йclairй par l’autre.
7° Si l’un
est йclairй par l’autre, la lumiиre que l’un transmet а l’autre est soit une
substance, soit un accident. Or elle ne peut кtre une substance, car la forme
substantielle surajoutйe fait changer l’espиce, comme l’unitй l’espиce du
nombre, ainsi qu’il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique ; et dans ce cas il s’ensuivrait que l’ange, par
l’illumination, changerait d’espиce. Semblablement, elle ne peut кtre un accident,
car l’accident ne s’йtend pas au-delа du sujet. Un ange n’en йclaire donc pas
un autre.
8° Si notre
vision tant corporelle que spirituelle a besoin de lumiиre, c’est afin que par
celle-ci son objet, qui est intelligible et visible en puissance, devienne
intelligible et visible en acte. Or l’objet de la connaissance angйlique est
l’intelligible en acte, qui est l’essence divine elle-mкme, ou les espиces
concrййes. Ils n’ont donc pas besoin de lumiиre intelligible pour connaоtre.
9° Si l’un
йclaire l’autre, c’est soit relativement а la connaissance naturelle, soit
relativement а la connaissance de la grвce. Or ce n’est pas relativement а la
connaissance naturelle, car tant pour les кtres supйrieurs que pour les
infйrieurs, la connaissance naturelle est accomplie par des formes innйes. Ni,
de mкme, quant а la connaissance de la grвce par laquelle ils connaissent les
rйalitйs dans le Verbe, car tous les anges voient le Verbe immйdiatement. L’un
n’йclaire donc pas l’autre.
10° Pour la
connaissance intellectuelle ne sont requises que la forme intelligible et la
lumiиre intelligible. Or un ange ne transmet а l’autre ni les formes
intelligibles, qui sont concrййes, ni la lumiиre intelligible, puisque chacun
est йclairй par Dieu, suivant Job 25, 3 : « Peut-on compter
le nombre de ses soldats ? Et sur qui sa lumiиre ne se lиve-t-elle
point ? » L’un n’йclaire donc pas l’autre.
11° L’illumination
est ordonnйe а l’expulsion des tйnиbres. Or il n’y a point de tйnиbres ou
d’obscuritй dans la connaissance des anges ; c’est pourquoi а propos de
2 Cor. 12, la Glose dit que
« dans la rйgion des intelligibles » qui est manifestement la rйgion
des anges, « sans aucune imagination du corps, l’esprit voit la vйritй
transparente, que n’obscurcissent point les nuйes des opinions fausses ».
Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.
12° L’intelligence
angйlique est plus noble que l’intellect agent de notre вme. Or l’intellect
agent de notre вme n’est jamais йclairй, mais il йclaire seulement. Donc les
anges non plus ne sont pas йclairйs.
13° En
Apoc. 21, 23, il est dit que « la citй (des bienheureux) n’a pas
besoin du soleil ni de la lune, car c’est la lumiиre de Dieu qui
l’йclairera » ; ce que la Glose
expose ainsi : « le soleil et la lune, les docteurs grands et
petits ». Puis donc que l’ange est dйjа citoyen de cette citй, il n’est
йclairй que par Dieu seul.
14° Si un
ange en йclaire un autre, cela se fait par une abondance de lumiиre soit
naturelle, soit gratuite. Or ce n’est pas par une abondance de lumiиre
naturelle, car, l’ange qui tomba йtant parmi les plus йlevйs, il eut les plus
excellents dons naturels, qui demeurent entiers en lui, comme dit Denys au
quatriиme chapitre des Noms divins,
et de la sorte le dйmon йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Ni, de mкme, par
une abondance de lumiиre de grвce, car un homme dans l’йtat de voie a plus de
grвce que les anges infйrieurs, puisque par la puissance de la grвce certains
hommes sont transfйrйs а l’ordre des anges supйrieurs ; et dans ce cas,
l’homme vivant dans l’йtat de voie йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Un
ange n’en йclaire pas donc un autre.
15° Denys dit
au septiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste que « l’illumination est une assomption de la science
divine ». Or seule peut кtre appelйe divine la science qui porte sur Dieu
ou concerne les rйalitйs divines. Et de l’une et l’autre faзon, l’ange n’assume
la science divine qu’en provenance de Dieu. Un ange n’en n’йclaire donc pas un
autre.
16° Puisque
la puissance de l’intelligence angйlique est entiиrement dйterminйe par les
formes innйes, celles-ci suffisent pour connaоtre tout ce que l’ange peut
connaоtre. Il n’est donc pas nйcessaire pour qu’il connaisse quelque chose
qu’il soit йclairй par un ange supйrieur.
17° Tous les
anges diffиrent entre eux par l’espиce ; ou du moins ceux qui sont
d’ordres diffйrents. Or rien n’est йclairй par une lumiиre d’une autre
espиce ; ainsi la rйalitй corporelle n’est pas йclairйe par la lumiиre
spirituelle. Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.
18° La
lumiиre de l’intelligence angйlique est plus parfaite que la lumiиre de notre
intellect agent. Or la lumiиre de notre intellect agent suffit pour toutes les
espиces que nous recevons des sens. La lumiиre de l’intelligence angйlique
suffit donc aussi pour toutes les espиces innйes ; et de la sorte, il
n’est pas nйcessaire de surajouter une autre lumiиre.
En sens contraire :
1° Denys dit au
troisiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste que l’ordre de la hiйrarchie est que ceux-ci soient йclairйs et que
ceux-lа йclairent ; donc, etc.
2° De mкme qu’il
y a un ordre parmi les hommes, de mкme il y a un ordre parmi les anges, comme
le montre clairement Denys. Or parmi les hommes, les supйrieurs йclairent les
infйrieurs, comme il est dit en Йph. 3, 8-9 : « J’ai donc
reзu, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints, cette grвce […]
d’йclairer tous les hommes, etc. » Donc les anges supйrieurs йclairent les
infйrieurs.
3° La lumiиre
spirituelle est plus efficace que la lumiиre corporelle. Or les corps
supйrieurs йclairent les infйrieurs. Les anges supйrieurs йclairent donc aussi
les infйrieurs.
Rйponse :
Il nous est
nйcessaire de parler de la lumiиre intellectuelle а la ressemblance de la
lumiиre corporelle. Or la lumiиre corporelle est le mйdium par lequel nous
voyons ; et elle sert а nos yeux de deux faзons : d’abord en ce que
par elle devient pour nous actuellement visible ce qui йtait visible en
puissance ; ensuite en ce que, par la nature de la lumiиre, les yeux sont
eux-mкmes renforcйs pour voir ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’il y
ait de la lumiиre dans la composition de l’organe.
Et par
consйquent, la lumiиre intellectuelle peut кtre appelйe la vigueur mкme de
l’intelligence pour penser, ou encore ce par quoi une chose nous devient
connue. Ainsi, quelqu’un peut кtre йclairй par un autre sous deux
aspects : en ce que son intelligence est renforcйe pour connaоtre des
choses, et en ce que l’intelligence est guidйe d’une connaissance vers une
autre. Et ces deux aspects sont unis dans l’intelligence, comme cela est clair
lorsque l’intelligence de quelqu’un, par un mйdium qu’il conзoit en esprit, est
renforcйe pour voir d’autres choses qu’elle ne pouvait pas voir auparavant.
Donc, on dit qu’une intelligence est йclairйe par une autre lorsque lui est
transmis un mйdium de connaissance, par lequel l’intelligence renforcйe a
pouvoir sur des objets de connaissance sur lesquels elle n’avait pas de pouvoir
auparavant.
Et parmi nous,
cela se produit de deux faзons. D’abord par le discours ; comme lorsque
l’enseignant transmet au disciple par sa parole quelque mйdium par lequel son
intelligence est renforcйe pour comprendre des choses qu’il ne pouvait pas
comprendre auparavant. Et dans ce cas, l’on dit que le maоtre йclaire le
disciple. Ensuite, lorsque l’on propose а quelqu’un un signe sensible par
lequel il peut кtre guidй vers la connaissance de quelque intelligible. Et
ainsi, l’on dit que le prкtre йclaire le peuple, selon Denys, pour autant qu’il
livre et montre au peuple les sacrements, qui sont des guides dans les intelligibles
divins.
Mais les anges
n’arrivent point а la connaissance des choses divines par des signes sensibles,
et ils ne reзoivent pas les mйdiums intelligibles avec variйtй et processus
discursif, comme nous les recevons, mais immatйriellement. Et c’est ce que dit
Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste, montrant comment les anges supйrieurs peuvent кtre йclairйs :
« Les premiиres essences angйliques sont contemplatives, non qu’elles
perзoivent les choses intellectuelles au moyen de symboles sensibles, ni que le
spectacle de diverses et pieuses images les йlиve а Dieu ; mais elles sont
inondйes d’une lumiиre qui surpasse toute connaissance spirituelle. » Donc
l’illumination de l’ange par l’ange n’est autre que le renforcement de
l’intelligence de l’ange infйrieur par une chose vue dans le supйrieur, pour en
connaоtre d’autres. Et voici comment cela peut se faire. De mкme que, parmi les
corps, les supйrieurs sont comme des actes relativement aux infйrieurs, tel le
feu relativement а l’air, de mкme aussi les esprits supйrieurs sont comme des
actes relativement aux infйrieurs. Or toute puissance est renforcйe et
perfectionnйe par l’union а son acte ; et ainsi, les corps infйrieurs sont
conservйs dans les supйrieurs, qui sont leur lieu ; voilа pourquoi les
anges infйrieurs sont eux aussi renforcйs par leur union aux supйrieurs, union
qui se fait par le regard de l’intelligence ; et c’est pourquoi l’on dit
qu’ils sont йclairйs par eux.
Rйponse aux objections :
1°
Saint
Augustin parle de la formation ultime, dans laquelle l’esprit est formй par la
grвce, qui provient immйdiatement de Dieu.
2°
L’ange
qui йclaire ne produit pas une nouvelle lumiиre de la grвce ou de la nature,
sinon comme participйe. En effet, puisque tout ce qui est pensй est connu par
la puissance de la lumiиre intellectuelle, l’objet mкme qui est connu inclut
comme tel en soi la lumiиre intellectuelle comme participйe, et c’est par la
puissance de celle-ci qu’il lui revient de renforcer l’intelligence, comme on
le voit clairement lorsque le maоtre transmet au disciple le mйdium de quelque
dйmonstration, en lequel la lumiиre de l’intellect agent est participйe comme
dans un instrument. Car les premiers principes sont comme des instruments de
l’intellect agent, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et semblablement aussi, tous
les principes seconds qui contiennent les mйdiums propres des dйmonstrations.
Ainsi, parce que l’ange supйrieur manifeste l’objet connu de lui а un autre
ange, l’intelligence de ce dernier est renforcйe pour connaоtre des choses
qu’il ne connaissait pas auparavant ; et de la sorte, il ne se produit pas
en l’ange йclairй une nouvelle lumiиre de la nature ou de la grвce, mais la
lumiиre qui йtait dйjа en lui est renforcйe par la lumiиre contenue dans
l’objet perзu par l’ange supйrieur.
3° Il n’en va pas
de mкme de la lumiиre corporelle et de la spirituelle. En effet, n’importe quel
corps peut indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre
corporelle ; et la raison en est que toute lumiиre corporelle est
indiffйrente aux formes visibles. Mais n’importe quel esprit ne peut
indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre, car toute lumiиre ne
contient pas indiffйremment toutes les formes intelligibles ; en effet, la
lumiиre suprкme contient les formes intelligibles les plus universelles. Voilа
pourquoi, puisque l’intelligence infйrieure est proportionnйe pour recevoir la
connaissance par des formes plus particuliиres, il ne lui suffit pas d’кtre
йclairйe par une lumiиre supйrieure, mais il est nйcessaire qu’elle soit
йclairйe par une lumiиre infйrieure pour кtre amenйe а la connaissance des
rйalitйs, comme cela est clair parmi nous. En effet, le philosophe premier a
connaissance de toutes les rйalitйs dans les principes universels. Le mйdecin,
lui, considиre les rйalitйs surtout dans le particulier : c’est pourquoi
il reзoit immйdiatement les principes non du philosophe premier, mais du
physicien, qui a des principes plus contractйs que le philosophe premier. Mais
le physicien, dont la considйration est plus universelle que celle du mйdecin,
peut recevoir immйdiatement du philosophe premier les principes de sa
considйration. Ainsi, puisque dans la lumiиre de l’intelligence divine les
raisons des rйalitйs sont suprкmement unies comme en un principe unique tout а
fait universel, les anges infйrieurs ne sont pas proportionnйs а recevoir la
connaissance par cette seule lumiиre, а moins que ne lui soit adjointe la
lumiиre des anges supйrieurs, en qui les formes intelligibles sont contractйes.
4° Un ange en
йclaire un autre parfois par un mйdium, et parfois sans mйdium. Par un mйdium
(spirituel, cependant), comme lorsque l’ange supйrieur йclaire un ange
intermйdiaire et que celui-ci йclaire un ange plus bas par la puissance de la
lumiиre de l’ange supйrieur. Sans mйdium, comme lorsque l’ange supйrieur
йclaire l’ange existant immйdiatement au-dessous de lui. Et il n’est pas
nйcessaire que l’йclairant soit uni а l’йclairй comme s’il pйnйtrait dans son
esprit, mais ils sont comme unis entre eux par ceci que l’un regarde l’autre.
5° Le mкme
mйdium, numйriquement unique, qui est connu par l’ange supйrieur, est connu par
l’infйrieur ; mais la connaissance qu’en a l’ange supйrieur est autre que
celle de l’ange infйrieur : et ainsi, la lumiиre est en quelque sorte
identique, et en quelque sorte diffйrente. Et de ce qu’elle est diffйrente il
ne s’ensuit pas qu’elle soit crййe par l’ange supйrieur : car les rйalitйs
non subsistantes par elles-mкmes ne deviennent pas а proprement parler, de mкme
qu’elles ne sont pas par soi ; ainsi, ce n’est pas la couleur qui devient,
mais le colorй, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique. Ce n’est donc pas la lumiиre mкme de l’ange qui
devient, mais c’est l’objet йclairй lui-mкme qui, de potentiellement йclairй,
devient actuellement йclairй.
6° De mкme que
dans l’illumination corporelle aucune forme n’est фtйe, mais seulement la
privation de lumiиre que sont les tйnиbres, de mкme aussi dans l’illumination
spirituelle : il n’est donc pas nйcessaire qu’il y ait lа une corruption,
mais seulement l’enlиvement d’une nйgation.
7° Cette lumiиre
de l’ange par laquelle on le dit йclairй, n’est pas la perfection essentielle
de l’ange lui-mкme, mais une perfection seconde qui se ramиne а un genre
accidentel : et il ne s’ensuit pas que l’accident s’йtende au-delа du
sujet, car la connaissance par laquelle l’ange supйrieur est йclairй n’est pas
numйriquement identique dans l’ange infйrieur ; mais elle l’est en espиce
et en nature, en tant qu’elle appartient au mкme, comme aussi une lumiиre
identique en espиce, non numйriquement, est dans l’air йclairй et le soleil
йclairant.
8° Une chose qui
йtait auparavant intelligible en puissance devient, par la lumiиre,
intelligible actuellement ; mais cela est possible de deux faзons. D’abord
en sorte que ce qui est en soi intelligible en puissance devienne intelligible
actuellement, comme cela se produit parmi nous. Et dans ce cas, l’intelligence
angйlique n’a pas besoin de lumiиre, puisqu’elle n’abstrait pas l’espиce des
phantasmes. Ensuite de telle sorte que ce qui est intelligible en puissance
pour quelque кtre intelligent devienne pour lui intelligible actuellement,
comme les substances supйrieures deviennent pour nous intelligibles en acte
grвce aux mйdiums par lesquels nous arrivons а les connaоtre. Et de cette faзon
l’intelligence de l’ange a besoin de lumiиre pour кtre guidйe vers la
connaissance actuelle des choses qu’elle est en puissance de connaоtre.
9° L’illumination
par laquelle un ange en йclaire un autre ne concerne pas les choses qui
appartiennent а la connaissance naturelle des anges, car tous ont ainsi dиs le
dйbut de leur crйation une connaissance naturelle parfaite ; а moins
peut-кtre que nous posions que les anges supйrieurs sont la cause des
infйrieurs, ce qui est contre la foi. Mais cette connaissance concerne les
choses qui sont rйvйlйes aux anges et dйpassent leur connaissance
naturelle ; comme les mystиres divins ayant trait а l’Йglise supйrieure ou
infйrieure. Voilа pourquoi Denys pose une action hiйrarchique. Et bien que tous
voient le Verbe, il ne s’ensuit pas que tout ce que les anges supйrieurs voient
dans le Verbe, les infйrieurs le voient aussi.
10° Lorsqu’un ange
est йclairй par un autre, de nouvelles espиces ne lui sont pas infusйes, mais,
а partir des mкmes espиces qu’il avait auparavant, son intelligence renforcйe
par la lumiиre supйrieure devient, de la faзon dйjа mentionnйe, apte а
connaоtre plus de choses : comme notre intelligence renforcйe par la
lumiиre divine ou angйlique peut, а partir des mкmes phantasmes, parvenir а la
connaissance de plus de choses qu’elle ne le pourrait par elle-mкme.
11° Bien qu’il n’y
ait dans les anges aucune obscuritй source d’erreur, il y a cependant en eux la
nescience de certaines choses qui dйpassent leur connaissance naturelle ;
et c’est pourquoi ils ont besoin d’кtre йclairйs.
12° Aucune
rйalitй, si matйrielle soit-elle, ne reзoit quelque chose par ce qui en elle
est formel, mais seulement par ce qui en elle est matйriel ; ainsi, notre
вme ne reзoit pas l’illumination quant а son intellect agent, mais quant а son
intellect possible — comme aussi les rйalitйs corporelles ne reзoivent pas
d’impression du cфtй de la forme, mais du cфtй de la matiиre — et
cependant, notre intellect possible est plus simple qu’une forme matйrielle.
Ainsi йgalement, l’intelligence de l’ange est йclairйe quant а ce qu’elle a de
potentialitй, bien qu’elle soit elle-mкme plus noble que notre intellect agent,
qui n’est pas йclairй.
13° Cette citation
doit кtre entendue des choses qui appartiennent а la connaissance de la
bйatitude, pour lesquelles tous les anges sont immйdiatement йclairйs par Dieu.
14° Cette
illumination dont nous parlons se fait par la lumiиre de la grвce qui
perfectionne la lumiиre de la nature. Et il ne s’ensuit pas que l’homme dans
l’йtat de voie puisse йclairer l’ange : en effet, il n’a pas une grвce
plus grande en acte, mais seulement virtuellement ; car il a la grвce par
laquelle il peut mйriter un йtat plus parfait ; comme aussi le poulain qui
vient de naоtre est virtuellement plus grand que l’вne, mais moins grand en
quantitй actuelle.
15° Lorsque l’on
dit que l’illumination est une assomption de science divine, la science est
appelйe divine parce qu’elle tire son origine de l’illumination divine.
16° Les formes
innйes suffisent pour connaоtre toutes les choses qui sont connues de l’ange
par la connaissance naturelle ; mais pour celles qui sont au-dessus de la
connaissance naturelle, ils ont besoin d’une lumiиre plus haute.
17° Parmi les
anges d’espиces diffйrentes, il n’est pas nйcessaire qu’il y ait une lumiиre
intelligible qui diffиre par l’espиce ; de mкme aussi, dans les corps
diffйrant par l’espиce, la couleur est spйcifiquement identique. Et cela est
surtout vrai de la lumiиre de la grвce, qui est aussi spйcifiquement la mкme
parmi les hommes et parmi les anges.
18° La lumiиre de
l’intellect agent suffit en nous pour les choses qui appartiennent а la
connaissance naturelle ; mais pour les autres choses, une lumiиre plus
haute est requise, comme celle de la foi ou de la prophйtie. Article 2 : Un ange infйrieur est-il
toujours йclairй par un supйrieur, ou parfois immйdiatement par Dieu ?
Objections :
Il semble que
ce soit immйdiatement par Dieu.
1° L’ange
infйrieur est en puissance а la grвce par sa volontй et а l’illumination par
son intelligence. Or il reзoit de Dieu autant de grвce qu’il en est capable. Il
reзoit donc de Dieu autant d’illumination qu’il en est capable ; et ainsi,
il est йclairй immйdiatement par Dieu, non par un ange intermйdiaire.
2° De mкme que
les supйrieurs sont des mйdiums entre Dieu et les anges infйrieurs, de mкme les
infйrieurs sont des mйdiums entre les anges supйrieurs et nous. Or les anges
supйrieurs nous йclairent parfois immйdiatement, comme le sйraphin йclaira
Isaпe, cela est montrй en Is. 6, 6. Donc parfois aussi, les anges
infйrieurs sont йclairйs immйdiatement par Dieu.
3° De mкme qu’il
y a un certain ordre dйterminй parmi les substances spirituelles, de mкme aussi
parmi les substances corporelles. Or la puissance divine opиre parfois dans les
rйalitйs corporelles en laissant de cфtй les causes intermйdiaires ; par
exemple, lorsqu’elle ressuscite un mort sans la coopйration du corps cйleste.
Donc parfois aussi, elle йclaire les anges infйrieurs sans le ministиre des supйrieurs.
4° « Tout ce
que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi. » Si donc
l’ange supйrieur peut йclairer l’ange infйrieur, а bien plus forte raison Dieu
peut-il l’йclairer immйdiatement ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que les
illuminations divines soient toujours apportйes aux infйrieurs par les
supйrieurs.
En sens contraire :
1° Denys dit que
c’est une loi immuablement йtablie par la divinitй, que les кtres infйrieurs
soient ramenйs vers Dieu par le moyen des supйrieurs. Les infйrieurs ne sont
donc jamais йclairйs immйdiatement par Dieu.
2° De mкme que
les anges sont par nature supйrieurs aux corps, de mкme les anges supйrieurs
dйpassent les infйrieurs. Or rien n’est fait par Dieu dans les rйalitйs
corporelles sans le ministиre des anges, pour ce qui concerne leur
gouvernement ; cela est clairement montrй par saint Augustin au troisiиme
livre sur la Trinitй. Dieu ne fait
donc rien non plus parmi les anges infйrieurs sinon par l’intermйdiaire des
supйrieurs.
3° Les corps infйrieurs
ne sont mus par les corps supйrieurs que grвce а des intermйdiaires ;
ainsi la terre est-elle mue par le ciel au moyen de l’air. Or un ordre
semblable rиgne parmi les corps et les esprits. Donc l’esprit suprкme, lui
aussi, n’йclaire les infйrieurs que par des intermйdiaires.
Rйponse :
C’est un effet
de la bontй de Dieu qu’il communique de sa perfection aux crйatures suivant
leur mesure ; et c’est pourquoi il leur communique de sa bontй non
seulement de faзon qu’elles soient en elles-mкmes des choses bonnes et
parfaites, mais aussi de faзon qu’elles donnent а d’autres la perfection, en
coopйrant а Dieu d’une certaine faзon. Et telle est la plus noble faзon
d’imiter Dieu ; voilа pourquoi Denys dit au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « se rendre les
coopйrateurs de Dieu est plus sublime que tout » ; et de lа vient cet
ordre qui rиgne parmi les anges, suivant lequel certains en йclairent d’autres.
Mais les avis
sont diversement partagйs sur cet ordre. Certains en effet, estiment que cet ordre
est si fermement йtabli que rien ne survient jamais en dehors de lui, mais
qu’il est conservй toujours et en tout. D’autres, par contre, pensent que cet
ordre est йtabli de telle sorte que, selon cet ordre, il se produit
frйquemment, mais parfois par des causes nйcessaires, qu’il soit mis de
cфtй ; de mкme aussi le cours de la nature est parfois changй par la
providence divine lorsque surgit quelque nouvelle cause, comme cela est clair
dans le cas des miracles. Mais la premiиre opinion semble plus raisonnable,
pour trois motifs. D’abord, puisqu’il appartient а la dignitй des anges
supйrieurs que les infйrieurs soient йclairйs par eux, ce serait une dйrogation
а leur dignitй s’ils йtaient quelquefois йclairйs en dehors d’eux. Ensuite,
plus des choses sont proches de Dieu, qui est souverainement immuable, plus
elles doivent кtre immuables ; c’est pourquoi les corps infйrieurs, qui
sont trиs йloignйs de Dieu, dйvient parfois du cours naturel, tandis que les
corps cйlestes gardent toujours le mouvement naturel. Il ne semble donc pas
raisonnable que l’ordre des esprits cйlestes, qui sont trиs proches de Dieu,
soit parfois changй. Enfin, parmi les rйalitйs qui appartiennent а l’йtat de
nature, il ne se fait de changement, par la puissance divine, que pour quelque
chose de meilleur, c’est-а-dire pour quelque chose qui regarde la grвce ou la
gloire. Or il n’est pas d’йtat plus йlevй que l’йtat de gloire, en lequel on
repиre les ordres des anges. Il ne semble donc pas raisonnable que les choses
qui regardent les ordres des anges soient quelquefois changйes.
Rйponse aux objections :
1° Dieu donne aux
anges aussi bien la grвce que l’illumination suivant leur capacitй, avec
cependant cette diffйrence que la grвce, qui regarde la volontй, est donnйe
immйdiatement а tous par Dieu, йtant donnй qu’il n’y a pas d’ordre parmi leurs
volontйs pour que l’un puisse imprimer en l’autre ; tandis que
l’illumination descend de Dieu vers les derniers par les premiers et les
intermйdiaires.
2° Au treiziиme
chapitre de la Hiйrarchie cйleste,
Denys rйsout le problиme de deux faзons. D’abord, en disant que cet ange qui
fut envoyй pour purifier les lиvres du prophиte, bien qu’il fыt parmi les
infйrieurs, fut cependant appelй йquivoquement « sйraphin » parce
qu’il purifia en brыlant, au moyen du charbon en feu qu’il avait pris de
l’autel avec des pinces ; en effet, « sйraphin » signifie ardent
ou brыlant. Voici l’autre solution : il dit que cet ange d’un ordre
infйrieur, qui purifia les lиvres du prophиte, ne voulait pas le ramener а lui-mкme,
mais а Dieu et а l’ange supйrieur, car il agissait par leur puissance а tous
les deux : c’est pourquoi il lui montra Dieu et l’ange supйrieur ; de
mкme aussi, l’on dit que l’йvкque absout quelqu’un lorsque le prкtre absout par
son autoritй. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que le sйraphin soit nommй
йquivoquement, ni que le sйraphin ait йclairй le prophиte immйdiatement.
3° Le cours
naturel est surpassй par quelque йtat plus noble, а cause duquel il est digne
qu’il soit parfois changй ; mais rien n’est plus noble que l’йtat de
gloire ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
4° Ce n’est pas а
cause de l’impuissance de Dieu ou des anges supйrieurs que les infйrieurs sont
йclairйs par Dieu et les premiers anges au moyen d’intermйdiaires ; mais
c’est pour que soient conservйes la dignitй et la perfection de tous ; et
c’est le cas lorsque plusieurs coopиrent avec Dieu а la mкme chose. Article 3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire
un autre, le purifie-t-il ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La purification
s’entend de l’impuretй. Or il n’y a pas d’impuretй dans les anges. L’un ne peut
donc pas purifier l’autre.
2° [Le rйpondant] disait que cette
purification ne s’entend pas du pйchй mais de l’ignorance ou de la nescience. En sens contraire : puisque cette ignorance ne
peut, dans les anges bienheureux, provenir du pйchй, car aucun pйchй ne fut en
eux, elle ne proviendra que de la nature. Or les choses qui sont naturelles ne
sont pas enlevйes tant que la nature demeure. L’ange ne peut donc кtre purifiй
de l’ignorance.
3° L’illumination
chasse les tйnиbres. Or l’on ne peut concevoir dans les anges d’autres tйnиbres
que celles de l’ignorance ou de la nescience. Si donc la nescience est фtйe par
la purification, alors la purification et l’illumination seront identiques et
ne doivent pas кtre distinguйes.
4° [Le rйpondant] disait que l’illumination
regarde le terme d’arrivйe tandis que la purification regarde le terme de
dйpart. En sens contraire : en aucun
mйdium l’on ne doit trouver un troisiиme terme en plus du terme de dйpart et du
terme d’arrivйe. Si donc ces deux actions hiйrarchiques que sont la
purification et l’illumination se distinguent en fonction des termes de dйpart
et d’arrivйe, on ne devra point poser une troisiиme action ; ce qui
s’oppose а Denys, qui pose en troisiиme lieu le perfectionnement.
5° Aussi
longtemps qu’une chose est en йtat de progression, elle n’est pas encore
parfaite. Or la connaissance des anges croоt en quelque sorte jusqu’au jour du
jugement, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 11. Donc maintenant, l’un ne peut
perfectionner l’autre.
6° De mкme que
l’illumination est la cause de la purification, de mкme elle est la cause du
perfectionnement. Or la cause est antйrieure а l’effet. Donc, de mкme que l’illumination
prйcиde le perfectionnement, de mкme elle prйcиde la purification, s’il s’agit
d’une purification de la nescience.
En sens contraire :
1° Voici comment
Denys distingue et ordonne de telles actions au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « L’ordre
hiйrarchique est que les uns soient purifiйs et que les autres purifient ;
que les uns soient йclairйs et que les autres йclairent ; que les uns
soient perfectionnйs et que les autres perfectionnent. »
Rйponse :
Ces trois
actions opйrйes parmi les anges ne concernent que la rйception de la
connaissance ; aussi Denys dit-il au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que la purification,
l’illumination et le perfectionnement sont une assomption de la science divine.
Mais voici comment doit кtre envisagйe leur distinction.
En n’importe
quelle gйnйration ou mutation, l’on doit trouver deux termes : le terme de
dйpart et le terme d’arrivйe. Or l’un et l’autre se trouvent diffйremment en
divers sujets. En certains, en effet, le terme de dйpart est quelque chose de
contraire а la perfection а acquйrir ; comme la noirceur est contraire а
la blancheur, qui est acquise par le blanchissement. Quelquefois, par contre,
la perfection а acquйrir n’a pas directement de contraire, mais il y a dйjа dans
le sujet des dispositions qui sont contraires aux dispositions qui ordonnent а
l’introduction de la perfection, comme cela est clair pour l’animation du
corps. Parfois enfin, rien n’est prйsupposй si ce n’est la privation ou la
nйgation de la forme qui doit кtre introduite ; comme dans l’illumination
de l’air les tйnиbres viennent avant, et sont йloignйes par la prйsence de la
lumiиre. De mкme aussi le terme d’arrivйe est parfois unique, comme dans le
blanchissement le terme d’arrivйe est la blancheur ; et parfois il y a
deux termes d’arrivйe, dont l’un est ordonnй а l’autre, comme on le voit bien
dans l’altйration des йlйments, dont un terme est une disposition qui est la
nйcessitй, et l’autre la forme substantielle elle-mкme.
Donc, dans la
rйception de la connaissance, la diversitй susmentionnйe se rencontre quant au
terme de dйpart : car parfois, en celui qui reзoit la science, prйexiste
une erreur contraire а l’acquisition de la science ; quelquefois, en
revanche, des dispositions contraires, comme l’impuretй de l’вme, ou
l’attachement immodйrй aux rйalitйs sensibles, ou quelque chose d’autre ;
parfois enfin prйexiste seulement la privation ou la nйgation de la
connaissance, comme lorsque nous progressons de jour en jour dans la
connaissance ; et c’est seulement ainsi que l’on doit envisager le terme
de dйpart dans les anges. Du cфtй du terme d’arrivйe, il doit se trouver deux
termes dans la rйception de la connaissance. Le premier est ce par quoi
l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre quelque chose ; que ce
soit la forme intelligible, ou la lumiиre intelligible, ou un quelconque mйdium
de connaissance. Le second terme est la connaissance elle-mкme qui en dйcoule,
et qui est le dernier terme dans la rйception de la connaissance.
Ainsi donc, la
purification s’opиre parmi les anges par un retrait de la nescience ;
c’est pourquoi Denys dit au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « l’assomption de la science divine purifie
de l’ignorance ». L’illumination, quant а elle correspond au premier terme
d’arrivйe : c’est pourquoi il dit au mкme endroit que les anges sont
йclairйs en tant qu’une chose leur est manifestйe « par une illumination
plus haute ». Et le perfectionnement concerne le dernier terme
lui-mкme : c’est pourquoi il dit qu’ils sont perfectionnйs « dans
cette mкme lumiиre, par la science des plus magnifiques instructions ». De
cette faзon, l’on comprend que l’illumination et la perfection diffиrent comme
la dйtermination formelle de la vue par l’espиce du visible et la connaissance
du visible lui-mкme.
Et c’est
pourquoi Denys dit au cinquiиme chapitre la Hiйrarchie
ecclйsiastique que l’ordre des diacres fut instituй pour purifier, celui
des prкtres pour йclairer, celui des йvкques pour perfectionner ; car les
diacres avaient une fonction concernant les catйchumиnes et les йnergumиnes, en
qui se trouvent des dispositions contraires а l’illumination, dispositions qui
sont enlevйes par leur ministиre ; la fonction des prкtres est de
communiquer et de montrer au peuple les sacrements, qui sont comme des
intermйdiaires par lesquels nous sommes conduits vers les rйalitйs
divines ; la fonction des йvкques, quant а elle, йtait d’ouvrir au peuple
les rйalitйs spirituelles, qui йtaient voilйes dans la signification des
sacrements.
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
Denys au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique, la purification, dans le cas des anges, ne doit s’entendre
d’aucune impuretй, mais seulement de la nescience.
2° On dit de deux
faзons qu’une nйgation ou un dйfaut provient de la nature. D’abord, comme s’il
йtait dы а la nature d’avoir une telle nйgation, comme par exemple il est
naturel а l’вne de ne pas avoir de raison ; et ce genre d’imperfection
naturelle n’est jamais enlevй tant qu’une telle nature demeure. Ensuite, on dit
qu’une nйgation provient de la nature parce qu’il n’est pas dы а la nature
d’avoir une telle perfection, et particuliиrement quand les ressources de la
nature ne suffisent pas pour acquйrir une telle perfection ; et une telle
imperfection naturelle est enlevйe, comme cela est clair pour l’ignorance
qu’ont les enfants, et pour le dйfaut de gloire qui nous est фtй par la
collation de la gloire. Et de mкme aussi, la nescience est фtйe des anges.
3° L’illumination
et la purification, dans l’acquisition de la science angйlique, sont entre eux
comme la gйnйration et la corruption dans l’acquisition de la forme
naturelle ; et celles-ci sont un par le sujet, mais diffиrent de raison.
4° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit.
5° Le
perfectionnement, dans le cas prйsent, n’est pas considйrй relativement а toute
la connaissance angйlique, mais relativement а une seule connaissance, qui est
perfectionnйe lorsqu’on est conduit а la connaissance de quelque rйalitй.
6° De mкme que la
forme est en quelque faзon la cause de la matiиre en tant qu’elle lui donne
actuellement l’existence, tandis que la matiиre est d’une autre faзon la cause
de la forme en tant qu’elle sustente celle-ci, de mкme aussi les choses qui
sont du cфtй de la forme sont en quelque sorte antйrieures а celles qui sont du
cфtй de la matiиre, et d’une autre faзon c’est l’inverse. Et parce que la
privation se tient du cфtй de la matiиre, le retrait de la privation est
antйrieur naturellement а l’introduction de la forme, suivant l’ordre par
lequel la matiиre est antйrieure а la forme, et que l’on appelle l’ordre de la
gйnйration ; mais l’introduction de la forme est antйrieure suivant
l’ordre par lequel la forme est antйrieure а la matiиre, et qui est l’ordre de
la perfection. Et la mкme considйration vaut pour l’ordre de l’illumination et
du perfectionnement. Article 4 : Un ange parle-t-il а un autre
ange ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Grйgoire, а propos de Job 28, 17 : « On ne lui
йgalera ni l’or ni le verre », au dix-huitiиme livre des Moralia : « Alors chacun sera
aussi visible а autrui qu’il est maintenant cachй а lui-mкme. » Or
maintenant, il n’est pas nйcessaire que quelqu’un se parle pour qu’il connaisse
ce qu’il conзoit. Donc, dans la patrie, il ne sera pas non plus nйcessaire que
l’un parle а l’autre pour montrer ce qu’il conзoit ; parmi les anges, qui
sont bienheureux, la parole n’est donc pas non plus nйcessaire.
2° Saint Grйgoire
dit au mкme endroit : « Lorsqu’on regarde le visage de chacun, l’on
pйnиtre en mкme temps sa conscience. » Lа, par consйquent, la parole n’est
point requise pour que l’un sache ce que l’autre a conзu.
3° Maxime, dans
son Commentaire sur la Hiйrarchie
ecclйsiastique, au chapitre 2, s’exprime ainsi en parlant des anges :
« йtablis dans l’incorporйitй, s’approchant l’un de l’autre puis se
retirant, contemplant les intelligences les uns des autres plus expressйment
que tout discours, communicant les uns avec les autres par le silence de la
parole. » Or le silence s’oppose а la parole. Les anges connaissent donc
mutuellement leurs intelligences sans parole.
4° Toute parole
se fait par quelque signe. Or il n’y a de signe que dans les rйalitйs
sensibles, car « le signe est ce qui, en plus de l’espиce qu’il introduit
dans les sens, fait venir autre chose dans la connaissance », comme il est
dit au quatriиme livre des Sentences,
dist. 1. Puis donc que les anges ne reзoivent pas la science des realitйs
sensibles, il ne recevront pas la connaissance par des signes ; ni, par
consйquent, par la parole.
5° Le signe
semble кtre ce qui est plus connu quant а nous, mais moins connu par
nature ; et c’est pourquoi le Commentateur distingue, au dйbut du livre de
la Physique, la dйmonstration du
signe et la dйmonstration simple, qui est la dйmonstration pour telle raison.
Or l’ange ne reзoit pas la connaissance par les choses qui sont postйrieures
dans la nature. Ni donc par un signe ; ni, par consйquent, par la parole.
6° Dans toute
parole, il est nйcessaire qu’il y ait quelque chose pour exciter l’auditeur а
prкter attention aux mots de celui qui parle, et cette chose est parmi nous la
voix mкme de celui qui parle. Or cela ne peut кtre posй en l’ange. Ni donc la
parole.
7° Comme dit
Platon, le discours nous a йtй donnй pour que nous connaissions les indications
de la volontй. Or un ange connaоt les indications de la volontй d’un autre ange
par lui-mкme, car elles sont spirituelles ; et l’ange connaоt toutes les
choses spirituelles par la mкme connaissance. Puis donc que l’ange connaоt par
lui-mкme la nature spirituelle de l’autre ange, il connaоtra par lui-mкme la
volontй de celui-ci ; et ainsi, il n’a besoin d’aucune parole.
8° Les formes de
l’intelligence angйlique sont ordonnйes а la connaissance des rйalitйs, comme
les raisons des rйalitйs en Dieu sont ordonnйes а leur production, puisqu’elles
leur sont semblables. Or la rйalitй, avec tout ce qui est en elle, soit
au-dedans soit au-dehors, est produite au moyen des raisons idйales. Donc
l’ange aussi, par la forme de son intelligence, connaоt l’ange et tout ce qui
est intйrieur а l’ange ; et ainsi, il connaоt ce que celui-ci
conзoit ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Il y a en
nous deux paroles : l’intйrieure et l’extйrieure. Or on ne pose point
l’extйrieure dans les anges, sinon il serait nйcessaire qu’ils forment des
expressions vocales lorsque l’un parle а l’autre ; et la parole intйrieure
n’est que la pensйe, comme cela est clairement montrй par Anselme et saint
Augustin. On ne peut donc poser de parole dans les anges en plus de la pensйe.
10° Avicenne
dit que la cause de la parole est, parmi nous, la multitude des dйsirs, qui
provient de nombreux manques, on le voit bien, car le dйsir porte sur une
rйalitй que l’on n’a pas, comme dit saint Augustin. Puis donc que l’on ne doit
pas poser dans les anges une multitude de manques, on ne devra pas poser en eux
la parole.
11° Un ange
ne peut connaоtre la pensйe de l’autre par l’essence de la pensйe elle-mкme,
puisqu’elle n’est pas prйsente а son intelligence par son essence. Il est donc nйcessaire
qu’il la connaisse par quelque espиce. Or l’ange suffit par lui-mкme а
connaоtre tout ce qui existe naturellement dans un autre ange par des espиces
innйes. Donc, pour la mкme raison, il connaоtra par ces espиces tout ce qui se
fait par volontй en l’autre ange. Et ainsi, il ne semble pas qu’il faille poser
la parole parmi les anges pour que la conception de l’un vienne а la
connaissance de l’autre.
12° Les
mouvements et les signes ne sont pas faits pour l’ouпe mais pour la vue ;
mais la parole est faite pour l’ouпe. Or les anges s’indiquent mutuellement
leurs conceptions par des mouvements et des signes, comme il est dit dans la Glose, sur ce passage de
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes, etc. » L’ange ne communique donc pas par la parole.
13° La parole
est un certain mouvement de la puissance cognitive. Or le mouvement de la
cognitive a pour terme l’вme, et non ce qui est а l’extйrieur. Un ange ne
s’ordonne donc pas а un autre ange par la parole afin de lui montrer ce qu’il
conзoit.
14° Dans
toute parole, il est nйcessaire que quelque chose d’inconnu soit manifestй par
le connu, comme nous manifestons nos conceptions par des sons sensibles. Or
cela ne peut кtre posй parmi les anges, car la nature de l’ange, qui est connue
naturellement par l’autre ange, est sans figure, comme dit Denys ; et
ainsi, rien ne peut advenir en elle par quoi serait montrй ce qui en elle est
inconnu. La parole ne peut donc exister parmi les anges.
15° Les anges
sont des lumiиres spirituelles. Or la lumiиre, par le fait mкme qu’elle est
vue, se manifeste totalement. Donc, par le fait mкme que l’ange est vu, tout ce
qui est en lui est totalement connu ; et ainsi, la parole n’a pas lieu
d’кtre parmi eux.
En sens contraire :
1° Il est dit en
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes et des anges, etc. » Or la langue serait inutile s’il n’y avait la
parole. Donc les anges parlent.
2° Ce que peut la
puissance infйrieure, la supйrieure le peut aussi, suivant Boиce. Or l’homme
peut rйvйler а un autre homme ce qu’il a conзu. Donc, de mкme aussi, l’ange le
peut. Or cela revient а ce qu’il parle. La parole existe donc parmi eux.
3° Saint Jean
Damascиne dit que « les anges en prononзant un discours sans voix se
transmettent mutuellement tant leurs pensйes que leurs dйcisions ». Or le
discours ne se fait que par la parole. La parole existe donc parmi les anges.
Rйponse :
Il est
nйcessaire de poser parmi les anges une sorte de parole. En effet, puisque
l’ange ne connaоt pas les secrets du cњur de faзon spйciale et directe, comme
on l’a йtabli dans la question prйcйdente sur la connaissance des anges, il est
nйcessaire que l’un manifeste а l’autre ce qu’il a conзu ; et c’est cela,
la parole des anges. Chez nous, en effet, on appelle parole la manifestation
mкme du verbe intйrieur que nous concevons en esprit.
Mais comment
les anges manifestent aux autres leurs conceptions, il faut l’envisager а
partir de la ressemblance des rйalitйs naturelles, йtant donnй que les formes
naturelles sont comme les images des immatйrielles, comme dit Boиce. Or nous
trouvons trois faзons pour une forme d’exister dans la matiиre. D’abord
imparfaitement, c’est-а-dire de faзon intermйdiaire entre la puissance et
l’acte, comme les formes qui sont en devenir. Ensuite, en acte parfait, de
cette perfection, dis-je, par laquelle ce qui a une forme est perfectionnй en
soi-mкme. Enfin, en acte parfait, en tant que ce qui a une forme peut aussi
communiquer а autre chose la perfection ; car il est telle chose lumineuse
en soi, qui ne peut йclairer les autres.
De mкme aussi,
la forme intelligible existe de trois faзons dans l’intelligence : d’abord
comme moyennement entre la puissance et l’acte, c’est-а-dire quand elle est
comme en habitus ; ensuite, comme en acte parfait quant au sujet
intelligent lui-mкme, et c’est le cas lorsque le sujet pense en acte suivant la
forme qu’il a en lui ; enfin, relativement а l’autre : et le passage
d’une faзon а l’autre se fait, comme de la puissance а l’acte, par la volontй.
En effet, la
volontй mкme de l’ange fait qu’il se tourne actuellement vers les formes qu’il
avait en habitus ; et semblablement, la volontй de l’ange fait que
l’intelligence de l’ange devienne encore plus parfaitement en acte de la forme
existant en lui : en sorte qu’il est perfectionnй par une telle forme non
seulement en lui-mкme, mais relativement а un autre. Et quand il en est ainsi,
l’autre ange perзoit sa connaissance ; et c’est en ce sens que l’on dit
qu’il parle а un autre ange.
Et il en serait
de mкme parmi nous si notre intelligence pouvait se porter immйdiatement vers
les intelligibles ; mais parce que notre intelligence reзoit naturellement
а partir des rйalitйs sensibles, il est nйcessaire que certains signes
sensibles soient adaptйs а l’expression des conceptions intйrieures, afin que
les pensйes des cњurs nous soient manifestйes.
Rйponse aux objections :
1° La parole de
saint Grйgoire peut s’entendre а la fois de la vision corporelle et de la
spirituelle. Dans la patrie, en effet, une fois glorifiйs les corps des saints,
l’un pourra voir de l’њil du corps l’intйrieur du corps de l’autre, qu’il ne
peut pas mкme voir en soi maintenant ; car les corps glorieux seront pour
ainsi dire traversables ; c’est pourquoi au mкme endroit saint Grйgoire
les compare au verre. De mкme aussi, chacun verra de l’њil de l’esprit si un
autre a la charitй, et la mesure de sa charitй, ce que l’on ne peut savoir
maintenant а son propre sujet. Il n’est cependant pas nйcessaire que l’un
connaisse en l’autre les pensйes actuelles dйpendantes de la volontй.
2° Il est dit que
la conscience de l’autre est pйnйtrйe quant а l’habitus, et non quant aux
pensйes actuelles.
3° Lа, le silence
prive de la parole vocale telle qu’elle existe parmi nous, non de la
spirituelle telle qu’elle existe parmi les anges.
4° On ne peut
appeler signe, а proprement parler, qu’une chose de laquelle on passe а la
connaissance d’autre chose comme discursivement ; et en ce sens, il n’y a
pas de signe parmi les anges, puisque leur science n’est pas discursive, comme
on l’a йtabli dans la question prйcйdente. Et si parmi nous les signes sont
sensibles, c’est parce que notre connaissance, qui est discursive, naоt des
rйalitйs sensibles. Mais nous pouvons communйment appeler signe n’importe quel
objet connu en lequel quelque autre chose est connue ; et pour cette
raison, la forme intelligible peut кtre appelйe signe de la rйalitй qui est
connue par son intermйdiaire. Et de la sorte, les anges connaissent les
rйalitйs par des signes ; et ainsi, un ange parle а l’autre par un signe,
c’est-а-dire par une espиce en acte de laquelle son intelligence est
parfaitement effectuйe, relativement а l’autre.
5° Bien que dans
les rйalitйs naturelles, dont les effets nous sont plus connus que les causes,
le signe soit ce qui est postйrieur en nature, cependant il n’est pas dans la
dйfinition du signe au sens propre qu’il soit antйrieur ou postйrieur en
nature, mais seulement qu’il nous soit dйjа connu ; c’est pourquoi tantфt
nous prenons les effets comme les signes des causes, comme le pouls est le
signe de la santй, et tantфt les causes comme les signes des effets, comme les
dispositions des corps cйlestes sont les signes des orages et des pluies.
6° Les anges se
tournent vers d’autres anges lorsqu’ils se mettent en acte de certaines formes
en relation а eux, et par lа mкme ils les excitent en quelque sorte а leur
prкter attention.
7° C’est par
le mкme genre de connaissance que l’ange connaоt toutes les rйalitйs
spirituelles, c’est-а-dire intellectuellement ; mais connaоtre par soi ou
par autre chose ne regarde pas l’espиce de connaissance, mais plutфt le mode de
rйception de la connaissance. Il n’est donc pas nйcessaire, si un ange connaоt
la nature de l’autre par lui-mкme, qu’il connaisse aussi la parole de l’autre
par lui-mкme : car la pensйe de l’ange n’est pas aussi connaissable pour
un autre ange que sa nature.
8° Cet argument
serait probant si les formes de l’intelligence angйlique йtaient aussi
efficaces pour connaоtre que le sont les raisons des rйalitйs en Dieu pour
produire ; mais cela n’est pas vrai, puisqu’il n’y a aucune йgalitй entre
la crйature et le Crйateur.
9° Bien
qu’il n’y ait point parmi les anges de parole extйrieure comme chez nous,
c’est-а-dire par des signes sensibles, il y en a cependant d’une autre
faзon : c’est l’ordination mкme de la pensйe а l’autre que l’on appelle
parole extйrieure parmi les anges.
10° Il est
dit que la multitude des dйsirs est la cause de la parole, parce que de la
multitude des dйsirs s’ensuit la multitude des concepts, qui ne pourraient кtre
exprimйs que par des signes extrкmement variйs. Mais les bкtes ont peu de
concepts, qu’ils expriment en peu de signes naturels. Puis donc qu’il y a de
nombreux concepts parmi les anges, la parole y est йgalement requise. Et la
multitude des concepts ne requiert pas dans les anges d’autres dйsirs que celui
de communiquer а l’autre ce que l’un a conзu en esprit, dйsir qui ne pose pas
d’imperfection dans les anges.
11° Un ange
connaоt la pensйe de l’autre par l’espиce innйe par laquelle il connaоt l’autre
ange, car c’est par la mкme qu’il connaоt tout ce qu’il connaоt dans l’autre
ange. Aussi, dиs que l’ange s’ordonne а l’autre ange par l’acte de quelque
forme, cet ange connaоt sa pensйe ; et certes, cela dйpend de la volontй
de l’ange. Mais le caractиre connaissable de la nature angйlique ne dйpend pas
de la volontй de l’ange ; voilа pourquoi la parole n’est pas requise dans
les anges pour connaоtre la nature, mais seulement pour connaоtre la pensйe.
12° Selon
saint Augustin, la vue et l’ouпe diffиrent seulement а l’extйrieur, mais sont
identiques а l’intйrieur, dans l’esprit ; car entendre et voir ne sont pas
diffйrents dans l’esprit, mais seulement dans le sens extйrieur. Par
consйquent, en l’ange, qui ne se sert que de l’esprit, il n’y a pas de diffйrence
entre voir et entendre ; mais cependant, la parole se dit dans le cas
anges а la ressemblance de celle qui a lieu parmi nous : en effet, c’est
par l’audition que nous acquйrons des autres la science. Quant aux mouvements
et aux signes, on peut les distinguer dans les anges de la faзon
suivante : on appelle signe l’espиce elle-mкme, et mouvement l’ordination
а l’autre. Et le pouvoir de faire cela est appelй langue.
13° La parole
est un mouvement de la puissance cognitive, non qu’elle soit la connaissance
elle-mкme, mais la manifestation de la connaissance ; voilа pourquoi il
est nйcessaire qu’elle soit dirigйe vers autrui ; ainsi йgalement le
Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme
que « la langue est faite pour signifier а autrui ».
14° L’essence
de l’ange n’est pas figurable par une figure corporelle ; mais son
intelligence est comme figurйe par une forme intelligible.
15° La
lumiиre corporelle se manifeste elle-mкme par nйcessitй de nature ; c’est
pourquoi elle se manifeste indiffйremment quant а tout ce qui est en elle. Mais
dans le cas des anges, il y a la volontй, dont les conceptions ne peuvent кtre
manifestes que suivant le commandement de la volontй ; voilа pourquoi la
parole est nйcessaire. Article 5 : Les anges infйrieurs
parlent-ils aux supйrieurs ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А propos de
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes, etc. », la Glose
s’exprime ainsi : « C’est par les langues que les anges supйrieurs
signifient aux infйrieurs ce que les premiers comprennent de la volontй de
Dieu. » La parole, qui est l’acte de la langue, appartient donc aux seuls
anges supйrieurs.
2°
Celui
qui parle, quel qu’il soit, fait quelque chose dans celui qui entend. Or les
anges infйrieurs ne peuvent rien effectuer sur les supйrieurs, car les
supйrieurs ne sont pas en puissance relativement aux infйrieurs, mais c’est
plutфt l’inverse, puisque les supйrieurs ont davantage d’acte et moins de
puissance. Les anges infйrieurs ne peuvent donc parler aux supйrieurs.
3° La parole
ajoute а la pensйe l’infusion de la science. Or les anges infйrieurs ne peuvent
infuser quoi que ce soit aux supйrieurs, car dans ce cas ils agiraient sur eux,
ce qui est impossible. Ils ne leur parlent donc pas.
4° L’illumination
n’est rien d’autre que la manifestation de quelque chose d’inconnu. Or la
parole existe parmi les anges pour la manifestation de quelque chose d’inconnu.
La parole est donc pour les anges une certaine illumination. Puis donc que les
anges infйrieurs n’йclairent pas les supйrieurs, il semble que les infйrieurs
ne parlent pas aux supйrieurs.
5° L’ange а qui
s’adresse la parole connaоt en puissance ce qui est exprimй par la
parole ; et par la parole, il est rendu actuellement connaissant. L’ange
qui parle amиne donc de la puissance а l’acte celui а qui il parle. Or cela
n’est pas possible aux anges infйrieurs а l’йgard des supйrieurs, car alors ils
seraient plus nobles qu’eux. Les infйrieurs ne parlent donc pas aux supйrieurs.
6° Quiconque
parle а un autre d’une chose que celui-ci ignore, l’enseigne. Si donc les anges
infйrieurs parlent aux supйrieurs de leurs propres conceptions que ceux-ci
ignorent, il semble qu’ils les enseignent ; et dans ce cas, ils les
perfectionnent, puisque perfectionner, c’est enseigner, selon Denys ; et
cela va contre l’ordre de la hiйrarchie, suivant lequel les infйrieurs sont
perfectionnйs par les supйrieurs.
En sens contraire :
1° Saint Grйgoire
dit au deuxiиme livre des Moralia que
Dieu parle aux anges et que les anges parlent а Dieu. Donc, pour la mкme
raison, les anges supйrieurs parlent aussi aux infйrieurs et vice versa.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de savoir comment
l’illumination et la parole diffиrent parmi les anges ; et voici comment
l’on peut envisager cela. Il y a deux raisons pour lesquelles une intelligence
manque а connaоtre un objet connaissable. D’abord, а cause de l’absence de
celui-ci ; ainsi, nous ne connaissons pas les actions des temps passйs ou
d’autres lieux йloignйs, qui ne sont pas parvenues jusqu’а nous. Ensuite, а
cause de l’imperfection de l’intelligence, qui n’est pas assez forte pour
pouvoir atteindre les objets connaissables qui sont en elle : ainsi,
l’intelligence a en elle toutes les conclusions dans les premiers principes
connus naturellement, et cependant elle ne les connaоt que si elle est
renforcйe par l’exercice ou l’enseignement. La parole est donc au sens propre
ce qui conduit quelqu’un а la connaissance de l’inconnu, en lui rendant
prйsente une chose qui sans cela йtait pour lui absente ; comme on le voit
clairement parmi nous lorsque l’un rapporte а l’autre des choses que celui-ci
n’a pas vues, et ainsi les lui rend en quelque sorte prйsentes par le langage.
Mais il y a illumination quand l’intelligence est renforcйe pour connaоtre
quelque chose au-dessus de ce qu’elle connaissait, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit.
Cependant il
faut savoir que la parole peut exister parmi les anges et parmi nous sans
illumination ; car il arrive parfois que des choses nous soient
manifestйes par la parole, sans que l’intelligence en soit davantage renforcйe
pour comprendre ; par exemple, lorsque des histoires me sont racontйes, ou
quand un ange montre а un autre ce qu’il a conзu ; en effet, de telles
choses peuvent indiffйremment кtre connues ou ignorйes par celui qui a une
intelligence faible ou forte. Mais, tant parmi les anges que parmi nous,
l’illumination s’accompagne toujours d’une parole. Car nous йclairons un autre
en tant que nous lui transmettons quelque mйdium par lequel son intelligence
est renforcйe pour connaоtre quelque chose ; et cela se fait par la
parole. De mкme aussi, il est nйcessaire que cela se fasse dans les anges par
une parole. En effet, l’ange supйrieur a connaissance des rйalitйs par des formes
plus universelles ; l’ange infйrieur n’est donc pas proportionnй а
recevoir la connaissance de l’ange supйrieur, а moins que l’ange supйrieur ne
divise et distingue en quelque sorte sa connaissance, en concevant en soi ce
sur quoi il veut йclairer, de telle faзon que cela soit comprйhensible pour
l’ange infйrieur, et en manifestant ainsi sa conception а l’autre ange quand il
l’йclaire ; et c’est pourquoi Denys dit au quinziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Chaque
essence intellectuelle, par une sage providence, dйcompose la notion simple
qu’elle a reзue d’une essence plus divine, et la multiplie pour йlever
l’essence infйrieure. » Et il en est de mкme du maоtre, qui voit que le
disciple ne peut saisir les choses que lui-mкme connaоt, а la faзon dont il
connaоt ; et c’est pourquoi il s’applique а distinguer et а multiplier par
des exemples, pour qu’ainsi le disciple puisse comprendre.
Il faut donc
rйpondre que cette parole qui accompagne l’illumination est employйe seulement
par les supйrieurs а l’adresse des infйrieurs ; mais quant а l’autre
parole, elle est dite indiffйremment par les supйrieurs aux infйrieurs et vice versa.
Rйponse aux objections :
1° Cette glose
concerne la parole qui accompagne l’illumination.
2° L’ange qui
parle ne fait rien dans l’ange а qui il parle ; mais quelque chose se fait
dans l’ange mкme qui parle, et dиs lors il est connu de l’autre, de la faзon
dйjа indiquйe ; et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire que celui qui
parle infuse quelque chose а celui а qui il parle.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit.
5° L’ange а qui
l’on parle devient actuellement connaissant, de potentiellement connaissant
qu’il йtait : non qu’il soit lui-mкme amenй de la puissance а l’acte, mais
parce que l’ange qui parle s’amиne lui-mкme de la puissance а l’acte, lorsqu’il
se met en acte parfait de quelque forme relativement а l’autre ange.
6° L’enseignement
porte proprement sur les choses par lesquelles l’intelligence est
perfectionnйe. Mais qu’un ange connaisse la pensйe de l’autre n’appartient pas
а la perfection de son intelligence ; de mкme qu’il n’appartient pas а la
perfection de mon intelligence que je connaisse des rйalitйs absentes qui ne me
concernent pas. Article 6 : Une distance locale dйterminйe
est-elle requise pour qu’un ange parle а un autre ange ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Partout oщ
sont requis une approche et un йloignement, une distance dйterminйe est
nйcessaire. Or les anges « qui s’approchent l’un de l’autre puis se
retirent, contemplent les intelligences les uns des autres », comme dit
Maxime а propos du deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Donc, etc.
2° Selon saint
Jean Damascиne, l’ange est lа oщ il opиre. Si donc un ange parle а un autre
ange, il est nйcessaire qu’il soit lа oщ se trouve celui а qui il parle, et
ainsi une distance dйterminйe est requise.
3° Il est dit en
Is. 6, 3 : « Ils se criaient l’un а l’autre. » Or la
parole criйe n’a lieu d’кtre qu’en raison de la distance de celui а qui nous
parlons. Il semble donc que la distance empкche la parole de l’ange.
4° Il est
nйcessaire que la parole soit transportйe de celui qui parle а celui qui
entend ; or cela est impossible s’il y a une distance locale entre l’ange
qui parle et celui qui entend, car la parole spirituelle n’est pas transportйe
par un mйdium corporel. La distance locale empкche donc la parole de l’ange.
5° Si l’вme de
saint Pierre йtait ici, elle connaоtrait ce qui se fait ici ; mais
puisqu’elle est dans le ciel, elle ne le connaоt pas ; c’est pourquoi а
propos de Is. 63, 16 : « Abraham ne nous connaоt
point », la Glose de saint
Augustin dit : « Les morts, mкmes saints, ne savent pas ce que font
les vivants, mкme leurs fils. » La distance locale empкche donc la
connaissance de l’вme bienheureuse ; et pour la mкme raison celle de
l’ange, et aussi sa parole.
En sens contraire :
1° La plus grande
distance existe entre le paradis et l’enfer. Or ceux-ci se regardent
mutuellement, surtout avant le jour du Jugement, comme cela est clairement
montrй en Lc 16, 23 а propos de Lazare et du riche. Aucune distance
locale n’empкche donc la connaissance de l’вme sйparйe, ni de mкme celle de
l’ange ; ni sa parole, pour la mкme raison.
Rйponse :
L’action dйpend
du mode de l’agent ; voilа pourquoi les choses qui sont corporelles et
locales agissent de faзon corporelle et locale, tandis que celles qui sont
spirituelles n’agissent que spirituellement. Puis donc que l’ange, en tant
qu’il est intelligent, n’est nullement local, l’action de son intelligence n’a
aucunement de proportion au lieu. Et donc, puisque la parole est l’opйration de
l’intelligence elle-mкme, la proximitй ou la distance du lieu ne la concerne en
rien ; de sorte que l’ange perзoit la parole de l’ange indiffйremment d’un
lieu proche ou lointain, au sens oщ nous disons que les anges sont dans un
lieu.
Rйponse aux objections :
1° Cette approche
et cet йloignement ne doivent pas кtre entendus au sens d’un lieu, mais au sens
d’une conversion de l’un а l’autre.
2° Lorsqu’il est
dit que l’ange est lа oщ il opиre, il faut comprendre cela de l’opйration par
laquelle il agit sur un corps ; et cette opйration locale est du cфtй de
ce qui est son terme. Mais la parole de l’ange n’est pas une telle
opйration ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° Le cri que les
sйraphins, est-il dit, ont poussй, dйsigne la grandeur des choses qu’ils
profйraient, c’est-а-dire l’unitй de l’essence et la trinitй des Personnes,
disant : « Saint, saint, etc. »
4° L’ange а qui
la parole est adressйe, comme on l’a dit, ne reзoit rien de celui qui
parle ; mais par l’espиce qu’il a en lui, il connaоt а la fois l’autre
ange et sa parole. Il n’est donc pas nйcessaire de poser un mйdium par lequel
une chose serait transportйe de l’un vers l’autre.
5° Saint Augustin
parle de la connaissance naturelle des вmes, par laquelle mкme les saints ne
peuvent savoir ce qui se fait ici-bas ; mais ils le connaissent par la
puissance de la gloire, comme le dit expressйment saint Grйgoire au livre des Moralia, en exposant ce verset :
« Que ses enfants soient honorйs, il n’en sait rien ; qu’ils soient
dans l’abaissement, il l’ignore » (Job 14, 21). Mais les anges
ont une connaissance naturelle plus йlevйe que celle de l’вme ; il n’en va
donc pas de mкme pour l’ange et pour l’вme. Article 7 : Un ange peut-il parler а un
autre ange de telle faзon que les autres ne perзoivent pas sa parole ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Rien d’autre
n’est requis pour la parole que l’espиce intelligible et la conversion а l’autre.
Or cette espиce et cette conversion sont connues de la mкme faзon par tel ange
et par tel autre. La parole d’un ange est donc perзue indiffйremment par tous
les anges.
2° Un ange parle
а tous les anges avec les mкmes mouvements. Si donc un ange connaоt la parole
que lui adresse un autre, il connaоtra pour la mкme raison la parole que le
mкme ange adresse aux autres.
3° Quiconque
regarde un ange, perзoit son espиce, par laquelle il comprend et parle. Or les
anges se regardent toujours les uns les autres. Un ange connaоt donc toujours
la parole de l’autre, qu’il parle а lui ou а un autre.
4° Si un homme
parle, il est entendu indiffйremment par tous ceux qui sont йgalement proches
de lui, а moins qu’il n’y ait un dйfaut du cфtй de l’auditeur, par exemple s’il
a une ouпe dйficiente. Or parfois un autre ange est plus prиs de l’ange qui
parle que celui а qui il parle, suivant l’ordre de la nature ou mкme suivant le
lieu. Il n’est donc pas entendu par celui-lа seul а qui il parle.
En sens contraire :
1° Il semble
aberrant de dire que nous pouvons faire quelque chose que les anges ne peuvent
pas faire. Or l’homme peut faire connaоtre а un autre ce qu’il a conзu dans son
cњur, de telle faзon que cela reste cachй а un troisiиme. L’ange peut donc lui
aussi parler а un autre sans que cela soit perзu par un troisiиme.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, la pensйe d’un ange vient а la connaissance d’un
autre а la faзon d’une parole spirituelle, par le fait mкme que l’ange se met
en acte d’une espиce non seulement en lui-mкme, mais encore relativement а un
autre ; et cela se fait par la propre volontй de l’ange qui parle. Or il
n’est pas nйcessaire que les choses qui appartiennent а la volontй soient
indiffйrentes а tous, mais elles dйpendent du mode fixй par la volontй ;
voilа pourquoi la parole susdite ne sera pas indiffйrente а tous les anges,
mais suivra ce que la volontй de l’ange qui parle aura dйterminй. Si donc
l’ange, en son intelligence, est mis par sa propre volontй en acte d’une espиce
relativement а un seul ange, sa parole sera perзue seulement par
celui-ci ; mais si c’est relativement а plusieurs, elle sera perзue par
plusieurs.
Rйponse aux objections :
1° Dans la
parole, la conversion ou la direction n’est pas requise comme connue, mais
comme faisant connaоtre. Donc, du fait mкme qu’un ange se tourne vers un autre,
cette conversion fait connaоtre а celui-ci la pensйe de l’autre ange.
2° D’un point de
vue gйnйral, il y a un seul mouvement par lequel un ange parle а tous ;
mais d’un point de vue particulier, il y a autant de mouvements qu’il y a de
conversions а diffйrents anges ; chacun connaоt donc suivant le mouvement
opйrй vers lui.
3° Bien qu’un
ange regarde l’autre, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il voie l’espиce en
tant que moyen de sa pensйe actuelle, а moins que cet ange ne se tourne vers
lui.
4° La parole
humaine met en mouvement le sens de l’ouпe par une action qui procиde par
nйcessitй de nature, puisque c’est par un йbranlement de l’air jusqu’а
l’oreille ; mais il n’en va pas de mкme dans la parole de l’ange, comme on
l’a dit aux articles 5 et 6 : tout dйpend de la volontй de
l’ange qui parle. Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de
la Trinitй]
Introduction
Article
1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinitй, est-il l’essence de
l’вme ? Article
2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ? Article
3 : La mйmoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se
distingue d’une autre ? Article
4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs matйrielles ? Article
5 : Notre esprit peut-il connaоtre les choses matйrielles singuliиrement ? Article
6 : L’esprit humain reзoit-il une connaissance provenant des choses
sensibles ? Article
7 : L’image de la Trinitй est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaоt les
choses matйrielles ? Article
8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par son essence ou par une espиce ? Article
9 : Est-ce par leur essence que notre esprit connaоt les habitus existant dans
l’вme ? Article
10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charitй ? Article
11 : L’esprit dans l’йtat de voie peut-il voir Dieu dans son essence ? Article
12 : L’existence de Dieu est-elle йvidente par soi pour l’esprit humain ? Article
13 : La trinitй des Personnes peut-elle кtre connue par la raison naturelle ?
Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose
l’image de la Trinitй, est-il l’essence de l’вme ou quelqu’une de ses
puissances ?
Objections :
Il semble qu’il
soit l’essence mкme de l’вme.
1° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй
que « mens et spiritus ne se disent pas relativement,
mais dйsignent l’essence », qui n’est autre que l’essence de l’вme.
L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.
2° Les divers
genres de puissances de l’вme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appйtitif
et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’вme : en effet, а
la fin du premier livre sur l’Вme
sont posйs les cinq genres les plus communs de puissances de l’вme, а savoir le
vйgйtatif, le sensitif, l’appйtitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc
que l’esprit inclut en soi l’intellectif et l’appйtitif — car saint Augustin
pose l’intelligence et la volontй dans l’esprit —, il semble que l’esprit ne
soit pas une puissance mais l’essence mкme de l’вme.
3° Saint Augustin
dit au onziиme livre de la Citй de Dieu
que nous sommes а l’image de Dieu en tant que « nous sommes, nous savons
que nous sommes, et nous aimons l’un et l’autre » ; et au neuviиme
livre sur la Trinitй, il dйsigne
ainsi l’image de Dieu en nous : esprit, connaissance et amour. Puis donc
que aimer est l’acte de l’amour, et connaоtre, l’acte de la connaissance, il
semble qu’кtre soit l’acte de l’esprit. Or кtre est l’acte de l’essence.
L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.
4° L’esprit se
trouve en l’ange et en nous pour la mкme raison. Or l’essence mкme de l’ange
est son esprit. C’est pourquoi Denys appelle frйquemment les anges
« esprits intellectuels » ou « divins ». Notre esprit est
donc aussi l’essence mкme de l’вme.
5° Saint Augustin
dit au dixiиme livre sur la Trinitй
que « la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont un seul esprit, une
seule essence, une seule vie ». Donc, de mкme que la vie appartient а
l’essence, de mкme aussi l’esprit.
6° Un accident ne
peut pas кtre le principe d’une distinction substantielle. Or l’homme se
distingue substantiellement des bкtes en ce qu’il a un esprit. L’esprit n’est
donc pas un accident. Or la puissance de l’вme est une propriйtй de l’вme,
suivant Avicenne, et ainsi, elle est du genre de l’accident. L’esprit n’est
donc pas une puissance mais il est l’essence mкme de l’вme.
7° Des actes
spйcifiquement diffйrents n’йmanent pas d’une puissance unique. Or de l’esprit
йmanent des actes spйcifiquement diffйrents, а savoir, se souvenir, penser et
vouloir, comme le montre saint Augustin. L’esprit n’est donc pas une puissance
de l’вme mais son essence mкme.
8° Une puissance
n’est pas le sujet d’une autre puissance. Or l’esprit est le sujet de l’image
qui consiste en trois puissances. L’esprit n’est donc pas une puissance mais
l’essence mкme de l’вme.
9° Aucune
puissance n’inclut en soi plusieurs puissances. Or l’esprit inclut
l’intelligence et la volontй. Il n’est donc pas une puissance mais l’essence.
En sens contraire :
1° L’вme n’a pas
d’autres parties que ses puissances. Or l’esprit est une certaine partie
supйrieure de l’вme, comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. L’esprit est donc une puissance
de l’вme.
2° L’essence de
l’вme est commune а toutes les puissances, car toutes s’enracinent en elle. Or
l’esprit n’est pas commun а toutes les puissances, car une division l’oppose au
sens. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme.
3° Dans l’essence
de l’вme, il n’y a pas lieu d’admettre un plus haut et un plus bas. Or il y a
dans l’esprit un plus haut et un plus bas : en effet, saint Augustin
divise l’esprit en raison supйrieure et raison infйrieure. L’esprit est donc
une puissance de l’вme, non l’essence.
4° L’essence de
l’вme est principe de vie. Or l’esprit n’est pas principe de vie, mais de
pensйe. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme mais une puissance de
celle-ci.
5° Le sujet ne se
prйdique pas de l’accident. Or l’esprit se prйdique de la mйmoire, de
l’intelligence et de la volontй, qui sont dans l’essence de l’вme comme en un
sujet. L’esprit n’est donc pas l’essence de l’вme.
6° Selon saint
Augustin au deuxiиme livre sur la Trinitй,
l’вme n’est pas а l’image par tout elle-mкme, mais par quelque chose
d’elle-mкme. Or elle est а l’image par l’esprit. Le nom d’esprit ne dйsigne
donc pas toute l’вme mais quelque chose de l’вme.
7° Le nom de mens semble кtre pris de meminit [litt. il se souvient]. Or le
nom de mйmoire dйsigne une puissance de l’вme. Mens dйsigne donc aussi une puissance de l’вme, et non l’essence.
Rйponse :
Le nom de mens est pris de mensurare [litt. mesurer]. Or les rйalitйs de chaque genre sont
mesurйes par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre,
comme on le voit clairement au dixiиme livre de la Mйtaphysique ; voilа pourquoi le nom de mens se dit de cette faзon, dans l’вme, tout comme le nom
d’intelligence. En effet, seule l’intelligence reзoit une connaissance en
provenance des rйalitйs en les mesurant pour ainsi dire а ses principes.
Or le nom
d’intelligence, puisqu’il se dit relativement а un acte, dйsigne une puissance
de l’вme ; en effet, la vertu ou la puissance est intermйdiaire entre
l’essence et l’opйration, comme le montre Denys au onziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Mais parce que les
essences des rйalitйs nous sont inconnues tandis que leurs puissances se
manifestent а nous par des actes, nous employons souvent les noms des vertus ou
des puissances pour signifier les essences. Et parce que rien ne devient connu
que par ce qui lui est propre, il est nйcessaire, lorsqu’une essence est
dйsignйe par sa puissance, qu’elle le soit par une puissance qui lui est
propre. Or il se trouve en gйnйral, dans les puissances, que ce qui peut le
plus peut le moins, mais non l’inverse ; par exemple, « celui qui
peut porter mille livres peut en porter cent », comme il est dit au
premier livre sur le Ciel et le Monde.
Voilа pourquoi, si quelque rйalitй doit кtre dйsignйe par sa puissance, il est
nйcessaire qu’elle le soit par le dernier degrй de sa puissance. Or l’вme qui
est dans les plantes n’a que le plus bas degrй parmi les puissances de
l’вme ; c’est pourquoi elle est nommйe d’aprиs cette puissance lorsqu’elle
est appelйe nutritive ou vйgйtative. L’вme des bкtes, quant а elle, atteint un
degrй plus йlevй, а savoir celui du sens ; c’est pourquoi cette вme est
appelйe sensitive, ou mкme parfois « sens ». Mais l’вme humaine
atteint le plus haut degrй parmi les puissances de l’вme, et elle est nommйe
d’aprиs cela ; c’est pourquoi on l’appelle « intellective », et
parfois aussi « intelligence », et de mкme « esprit », en
tant qu’une telle puissance йmane d’elle naturellement, car elle lui est plus
propre qu’aux autres вmes.
On voit donc
clairement que le nom d’esprit dйsigne dans notre вme ce qu’il y a de plus haut
dans sa puissance. Puis donc que l’image divine se trouve en nous dans ce qu’il
y a en nous de plus йlevй, l’image n’appartiendra а l’essence de l’вme que par
l’esprit, en tant que « esprit » dйsigne la plus haute puissance de
l’вme. Et ainsi, en tant que l’image est dans l’esprit, « esprit »
dйsigne la puissance de l’вme et non l’essence ; ou s’il dйsigne
l’essence, ce n’est qu’en tant qu’une telle puissance йmane d’elle.
Rйponse aux objections :
1° Il est dit que
mens signifie l’essence, non en tant
que l’essence s’oppose а la puissance, mais en tant que l’essence absolue
s’oppose а ce qui se dit relativement. Et ainsi, l’esprit s’oppose а la
connaissance de soi, dans la mesure oщ l’esprit se rapporte а lui-mкme par la
connaissance alors que l’esprit lui-mкme se dit de faзon absolue. Ou bien l’on
peut dire que mens est pris par saint
Augustin comme signifiant l’essence de l’вme en mкme temps qu’une telle
puissance.
2° Les genres de
puissances de l’вme se distinguent de deux faзons : d’abord du cфtй de
l’objet, ensuite du cфtй du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au mкme.
Si donc on les distingue du cфtй de l’objet, alors on trouve les cinq genres de
puissances de l’вme йnumйrйs ci-dessus. Mais si on les distingue du cфtй du
sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’вme, а
savoir le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif. En effet, l’opйration de
l’вme peut se rapporter а la matiиre de trois faзons. D’abord en sorte qu’elle
s’exerce а la faзon d’une action matйrielle, et le principe de telles actions
est la puissance nutritive, dont les actes sont exercйs par les qualitйs
actives et passives, tout comme les autres actions matйrielles. Ensuite, en
sorte que l’opйration de l’вme n’atteigne pas la matiиre elle-mкme mais
seulement les circonstances de la matiиre, comme c’est le cas des actes de la
puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espиce est reзue sans la
matiиre, mais cependant avec les circonstances de la matiиre. Enfin, en sorte
que l’opйration de l’вme dйpasse et la matiиre, et les circonstances de la matiиre ;
et c’est le cas de la partie intellective de l’вme.
Donc, suivant
ces diffйrentes partitions des puissances de l’вme, deux puissances de l’вme
comparйes entre elles se trouvent ramenйes au mкme genre ou а des genres
diffйrents. En effet, si l’appйtit sensitif et l’appйtit intellectuel, qui est
la volontй, sont considйrйs en relation а l’objet, alors ils se ramиnent а un
genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien. Mais si on les
considиre quant au mode d’action, alors ils se ramиnent а des genres
diffйrents, car l’appйtit infйrieur se ramиnera au genre sensitif, tandis que
l’appйtit supйrieur se ramиnera au genre intellectif. En effet, de mкme que le
sens apprйhende son objet sous des circonstances matйrielles, c’est-а-dire en
tant qu’il est ici et maintenant, de mкme aussi l’appйtit sensitif se porte
vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appйtit supйrieur
tend vers son objet а la faзon dont l’intelligence l’apprйhende ; et
ainsi, quant au mode d’action, la volontй se ramиne au genre intellectif. Or le
mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent
sera parfait, plus son action sera parfaite. Voilа pourquoi, si l’on considиre
de telles puissances en tant qu’elles йmanent de l’essence de l’вme, qui est
pour ainsi dire leur sujet, la volontй se trouve coordonnйe а
l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appйtit infйrieur qui se
divise en irascible et en concupiscible. Et c’est pourquoi l’esprit peut, sans
кtre l’essence de l’вme, inclure la volontй et l’intelligence, en tant qu’il
dйsigne un certain genre de puissances de l’вme, en sorte que toutes les
puissances qui, dans leurs actes, sont entiиrement dйtachйes de la matiиre et
des circonstances de la matiиre sont comprises comme йtant incluses dans
l’esprit.
3° L’image de la
Trinitй dans l’homme est dйsignйe de multiples faзons par saint Augustin et les
autres saints ; et il n’est pas nйcessaire que l’une de ces dйsignations
corresponde а l’autre ; par exemple, il est clair que saint Augustin
dйsigne ainsi l’image de la Trinitй : esprit, connaissance et amour ;
et plus loin : mйmoire, intelligence et volontй. Et bien que la volontй et
l’amour se correspondent mutuellement, ainsi que la connaissance et
l’intelligence, cependant il n’est pas nйcessaire que l’esprit corresponde а la
mйmoire, puisque l’esprit contient toutes les trois choses que comporte l’autre
dйsignation. De mкme, la dйsignation de saint Augustin signalйe par l’objection
est encore diffйrente des deux prйcйdentes. Il n’est donc pas nйcessaire, si
aimer correspond а l’amour, et connaоtre а la connaissance, que кtre
corresponde а l’esprit comme son acte propre, en tant qu’il est esprit.
4° Les anges sont
appelйs esprits, non que l’esprit mкme de l’ange ou son intelligence, en tant
que ces noms dйsignent la puissance, soient son essence, mais parce qu’ils
n’ont rien d’autre, parmi les puissances de l’вme, que ce qui est compris sous
le nom d’esprit : aussi sont-ils totalement esprit. А notre вme, par
contre, parce qu’elle est l’acte du corps, sont adjointes d’autres puissances
qui ne sont pas comprises sous le nom d’esprit, а savoir les puissances
sensitive et nutritive ; c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’вme est
esprit comme on le dit de l’ange.
5° Vivre ajoute
quelque chose а кtre, et penser а vivre. Or, pour que l’image de Dieu se trouve
en quelque кtre, il est nйcessaire qu’il atteigne le dernier genre de
perfection auquel la crйature peut tendre ; si donc il a seulement l’кtre,
comme les pierres, ou l’кtre et le vivre, comme les plantes et les bкtes, la
notion d’image n’est pas conservйe en eux ; mais il est nйcessaire, pour
la parfaite notion d’image, que la crйature existe, vive et pense. En cela, en
effet, elle se conforme trиs parfaitement dans son genre aux attributs
essentiels. Or, dans la dйsignation de l’image, l’esprit tient la place de
l’essence divine, tandis que les trois choses que sont la mйmoire,
l’intelligence et la volontй tiennent la place des trois Personnes ; voilа
pourquoi saint Augustin met au compte de l’esprit les choses qui sont requises
pour l’image dans la crйature, lorsqu’il dit que « la mйmoire,
l’intelligence et la volontй sont une seule vie, un seul esprit, une seule
essence ». Et cependant, il n’est pas nйcessaire que l’esprit et la vie se
disent dans l’вme pour la mкme raison que l’essence, car en nous, кtre, vivre
et penser ne sont pas la mкme chose, comme c’est le cas en Dieu ;
cependant les trois choses ci-dessus sont appelйes une seule essence en tant
qu’elles procиdent de l’unique essence de l’вme, une seule vie en tant qu’elles
regardent un unique genre de vie, un seul esprit en tant que qu’elles sont
comprises dans un seul esprit comme des parties dans un tout, comme la vue et
l’ouпe sont comprises dans la partie sensitive de l’вme.
6° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique,
parce que les diffйrences substantielles des rйalitйs nous sont inconnues, on
emploie parfois а leur place dans les dйfinitions les diffйrences
accidentelles, dans la mesure oщ les accidents eux-mкmes dйsignent ou font
connaоtre l’essence, comme les effets propres font connaоtre la cause ;
c’est pourquoi le sensible, en tant qu’il est la diffйrence constitutive de
l’animal, n’est pas pris du nom de sens comme dйsignant une puissance, mais comme
dйsignant l’essence mкme de l’вme, de laquelle dйcoule une telle puissance. Et
il en est de mкme du rationnel, ou de la propriйtй « douй d’esprit ».
7° De mкme que la
partie sensitive de l’вme n’est pas conзue comme йtant une certaine puissance
en plus de toutes les puissances particuliиres qui sont comprises en elles,
mais comme un certain tout potentiel comprenant toutes ces puissances comme des
parties, de mкme aussi l’esprit n’est pas une certaine puissance en plus de la
mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, mais il est un certain tout
potentiel comprenant ces trois-lа ; comme nous voyons aussi que dans la
puissance de construire une maison est comprise la puissance de tailler les
pierres, d’йlever les murs, etc.
8° L’esprit ne se
rapporte pas а l’intelligence et а la volontй comme leur sujet, mais plutфt
comme un tout se rapporte а ses parties, pour autant que « esprit »
dйsigne la puissance elle-mкme. Mais si l’on prend « esprit » pour
dйsigner l’essence de l’вme en tant qu’une telle puissance йmane naturellement
d’elle, alors il dйsignera le sujet des puissances.
9°
Une
puissance particuliиre unique ne comprend pas en elle-mкme plusieurs
puissances ; mais rien n’empкche que plusieurs puissances soient comprises
comme des parties dans une puissance gйnйrale, comme plusieurs parties
organiques sont comprises dans une partie du corps, tels les doigts dans la
main. Article 2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
ce qui nous est commun avec les bкtes n’appartient pas а l’esprit. Or la
mйmoire nous est commune avec les bкtes, comme le montre saint Augustin au
dixiиme livre des Confessions. La
mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.
2° Le Philosophe
dit au livre sur la Mйmoire et la
Rйminiscence que la mйmoire n’appartient pas а l’intelligence mais а la
facultй sensible premiиre. Puis donc que l’esprit est la mкme chose que
l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que la mйmoire
ne soit pas dans l’esprit.
3° L’intelligence
et tout ce qui relиve de l’intelligence font abstraction de l’ici et du
maintenant, tandis que la mйmoire n’en fait pas abstraction ; en effet,
elle regarde un temps dйterminй, qui est le passй, car la mйmoire porte sur des
choses passйes, comme dit Cicйron. La mйmoire n’appartient donc pas а l’esprit
ou а l’intelligence.
4° Puisque dans
la mйmoire sont conservйes des choses qui ne sont pas apprйhendйes
actuellement, il est nйcessaire que, partout oщ l’on pose la mйmoire, apprйhender
diffиre de retenir. Or ils ne diffиrent pas dans l’intelligence mais seulement
dans le sens. En effet, s’ils peuvent diffйrer dans le sens, c’est parce que le
sens use d’un organe corporel, et que tout ce qui est gardй dans le corps n’est
pas apprйhendй. L’intelligence, par contre, n’use pas d’un organe
corporel ; c’est pourquoi rien n’est retenu en elle sinon
intelligiblement, et ainsi, il est nйcessaire que ce soit pensй actuellement.
La mйmoire n’est donc pas dans l’intelligence ou dans l’esprit.
5° Avant que
l’вme retienne en elle quelque chose, elle ne se remйmore pas. Or, avant de
recevoir des sens, d’oщ toute notre connaissance est issue, des espиces qu’elle
puisse retenir, elle est а l’image. Puis donc que l’esprit [litt. la mйmoire]
est une partie de l’image, il ne semble pas que la mйmoire puisse кtre dans
l’esprit.
6° L’esprit, en
tant qu’il est а l’image de Dieu, se porte vers Dieu. Or la mйmoire ne se porte
pas vers Dieu ; en effet, la mйmoire porte sur les choses qui sont
concernйes par le temps, alors que Dieu est tout а fait au-dessus du temps. La
mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.
7° Si la mйmoire
йtait une partie de l’esprit, les espиces intelligibles seraient conservйes
dans l’esprit lui-mкme comme elles le sont dans l’esprit de l’ange. Or l’ange,
en se tournant vers les espиces qu’il a en lui, peut penser. Donc notre esprit
aussi, en se tournant vers les espиces retenues ; et ainsi, il pourrait
penser sans se tourner vers des phantasmes, ce qui apparaоt manifestement faux.
En effet, si quelqu’un a une science en habitus, si grande soit-elle, et que
cependant l’organe de la puissance imaginative ou remйmorative est blessй, il
ne peut passer а l’acte ; ce qui ne serait pas le cas si l’esprit pouvait
penser en acte sans se tourner vers les puissances qui se servent d’organes. La
mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
« l’вme est le lieu des espиces, йtant entendu que ce n’est pas toute
l’вme, mais l’вme intellectuelle ». Or il appartient au lieu de conserver
ce qui est contenu en lui. Puis donc qu’il appartient а la mйmoire de conserver
les espиces, il semble qu’elle soit dans l’intelligence.
2° Ce qui se
rapporte indiffйremment а tout temps ne regarde pas un temps particulier. Or la
mйmoire, mкme au sens propre, se rapporte indiffйremment а tout temps, comme
dit saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, et il le prouve par les paroles de Virgile, qui a employй
au sens propre les noms de mйmoire et d’oubli. La mйmoire ne regarde donc pas
un temps particulier, mais tous. Elle appartient donc а l’intelligence.
3° La mйmoire,
prise au sens propre, porte sur des choses passйes. Or l’intelligence ne porte
pas seulement sur des choses prйsentes mais aussi sur des choses passйes. En
effet, l’intelligence forme une composition relative а n’importe quel temps
lorsqu’elle pense que l’homme a existй, existera et existe, comme cela est
clair au troisiиme livre sur l’Вme.
La mйmoire, а proprement parler, peut donc appartenir а l’intelligence.
4° De mкme que la
mйmoire porte sur des choses passйes, de mкme la providence porte sur des
choses futures, suivant Cicйron. Or la providence, prise au sens propre, est
dans la partie intellective. Donc la mйmoire aussi, pour la mкme raison.
Rйponse :
La mйmoire,
dans le langage usuel, s’entend de la connaissance des choses passйes. Or il
appartient au mкme de connaоtre le passй comme tel et le maintenant comme
tel : les deux relиvent du sens. En effet, de mкme que l’intelligence ne
connaоt pas le singulier en tant qu’il est ceci mais par une notion commune,
par exemple en tant qu’il est homme, ou blanc, ou encore particulier, mais non
en tant qu’il est cet homme ou ce particulier, de mкme aussi l’intelligence
connaоt le prйsent et le passй non en tant qu’ils sont ce maintenant et ce
passй. Puis donc que la mйmoire, dans son acception propre, regarde ce qui est
passй par rapport а ce maintenant, il est assurй que la mйmoire, а proprement
parler, n’est pas dans la partie intellective mais dans la sensitive seulement,
comme le prouve le Philosophe.
Mais parce que
l’intelligence pense non seulement l’intelligible mais aussi le fait qu’elle
pense tel intelligible, le nom de mйmoire peut s’йtendre а la connaissance par
laquelle, bien qu’on ne connaisse pas l’objet de la faзon susdite comme passй,
cependant on connaоt un objet dont on a dйjа eu connaissance, dans la mesure oщ
l’on sait avoir dйjа eu cette connaissance ; et ainsi, toute connaissance
non nouvellement reзue peut кtre appelйe mйmoire. Mais cela se produit de deux
faзons. D’abord, lorsque la considйration dйcoulant de la connaissance possйdйe
n’est pas interrompue mais continue ; ensuite, lorsqu’elle est
interrompue, et ainsi, elle est davantage passйe, aussi rйalise-t-elle plus
proprement la notion de mйmoire ; de la sorte, on dit que nous avons la
mйmoire de ce que nous connaissions dйjа habituellement et non en acte. Et dans
ce cas, la mйmoire est dans la partie intellective de notre вme ; et saint
Augustin semble prendre le nom de mйmoire en ce sens quand il la pose comme une
partie de l’image, car il veut que tout ce qui est tenu habituellement dans
l’esprit en sorte qu’il ne passe pas а l’acte appartienne а la mйmoire. Mais
les divers auteurs ont des positions diffйrentes sur la faзon dont cela peut se
produire.
En effet,
Avicenne affirme au sixiиme livre De
naturalibus que cela ne se produit pas (i. e.
que l’вme dйtienne habituellement une connaissance d’une rйalitй qu’elle ne
considиre pas actuellement) par une conservation actuelle des espиces dans la
partie intellective, mais il veut que les espиces actuellement non considйrйes
ne puissent кtre conservйes que dans la partie sensitive, soit par
l’imagination, qui est le trйsor des formes reзues des sens, soit par la
mйmoire, quant aux intentions particuliиres non reзues des sens. Dans
l’intelligence, l’espиce ne demeure pas si elle n’est pas considйrйe
actuellement, mais elle cesse d’кtre en elle aprиs la considйration ;
donc, lorsqu’elle veut de nouveau considйrer quelque chose actuellement, il est
nйcessaire que des espиces intelligibles dйcoulent de nouveau dans l’intellect
possible depuis l’intelligence agente. Et cependant, il ne s’ensuit pas, selon
lui, que chaque fois que quelqu’un doit de nouveau considйrer ce qu’il a dйjа
connu, il lui soit nйcessaire de l’apprendre а nouveau ou de le dйcouvrir comme
au dйbut, car une certaine aptitude est laissйe en lui par laquelle il se
tourne plus facilement qu’auparavant vers l’intellect agent pour recevoir de
lui les espиces qui en dйcoulent ; et cette aptitude est en nous l’habitus
de science. Et selon cette opinion, la mйmoire serait dans l’esprit sous la
forme non pas d’une rйtention des espиces, mais d’une aptitude а en recevoir de
nouveau. Mais cette opinion ne semble pas raisonnable. D’abord parce que,
l’intellect possible йtant d’une nature plus stable que le sens, il est
nйcessaire que l’espиce reзue en lui le soit d’une faзon plus stable ;
aussi les espиces peuvent-elles кtre mieux conservйes en lui que dans la partie
sensitive. Ensuite, parce que l’intelligence agente se comporte de faзon йgale
dans l’infusion des espиces qui conviennent а toutes les sciences. Si donc dans
l’intellect possible n’йtaient pas conservйes des espиces mais la seule
aptitude а se tourner vers l’intellect agent, l’homme resterait йgalement apte
а n’importe quel intelligible, et ainsi, un homme qui aurait appris une science
ne saurait pas pour autant celle-ci plus que les autres. En outre, cela semble
expressйment contraire а la sentence du Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, qui loue les anciens d’avoir
affirmй que l’вme est le lieu des espиces quant а sa partie intellective.
Voilа pourquoi
d’autres disent que les espиces intelligibles restent dans l’intellect possible
aprиs la considйration actuelle, et que leur ordonnance est l’habitus de
science ; et par consйquent, la puissance par laquelle notre esprit peut
retenir de telles espиces intelligibles aprиs la considйration actuelle sera
appelйe mйmoire ; et cela s’approche davantage de la signification propre
du nom de mйmoire.
Rйponse aux objections :
1° La mйmoire qui
nous est commune avec les bкtes est celle oщ sont conservйes les intentions
particuliиres ; et ce n’est pas celle-ci qui est dans l’esprit, mais
seulement celle oщ sont conservйes les espиces intelligibles.
2° Le Philosophe
parle de la mйmoire qui porte sur le passй comme relatif а ce maintenant en
tant qu’il est celui-ci ; et par consйquent, elle n’est pas dans l’esprit.
3° On voit dиs
lors clairement la rйponse au troisiиme argument.
4° Si apprйhender
en acte et retenir diffиrent dans l’intellect possible, ce n’est pas parce que
l’espиce serait en lui en quelque sorte corporellement, mais elle y est
seulement de faзon intelligible. Et cependant, il ne s’ensuit pas que l’on
pense sans arrкt par cette espиce, mais on le fait seulement lorsque
l’intellect possible devient parfaitement en acte de cette espиce. Parfois, au
contraire, il est imparfaitement en acte de celle-ci, c’est-а-dire avec un
certain mode intermйdiaire entre la pure puissance et l’acte pur. Et cela,
c’est connaоtre habituellement, et c’est la volontй qui fait passer de ce mode
de connaissance а l’acte parfait, elle qui, suivant Anselme, est le moteur de
toutes les puissances.
5° L’esprit est а
l’image surtout dans la mesure oщ il se porte vers Dieu et vers lui-mкme. Or il
est prйsent а lui-mкme, et de mкme Dieu lui est prйsent, avant que des espиces
soient reзues en provenance des rйalitйs sensibles ; en outre, si l’on dit
que l’esprit a une puissance remйmorative, ce n’est pas parce qu’il dйtient
quelque chose en acte, mais parce qu’il est capable de le faire.
6° La rйponse
ressort de ce qu’on a dit.
7° Nulle
puissance ne peut connaоtre quelque chose sans se tourner vers son objet, comme
la vue ne connaоt rien si elle ne se tourne vers la couleur. Puis donc que le
phantasme est а l’intellect possible ce que les rйalitйs sensibles sont au
sens, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, quelque espиce intelligible que
l’intelligence ait en elle, ce n’est cependant jamais qu’en se tournant vers le
phantasme qu’elle considиre actuellement quelque chose par cette espиce. Voilа
pourquoi, de mкme que notre intelligence dans l’йtat de voie a besoin des
phantasmes pour considйrer actuellement avant de recevoir un habitus, de mкme
aussi aprиs qu’elle l’a reзu. Mais il en va autrement pour les anges, qui n’ont
pas le phantasme comme objet de leur intelligence.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° On ne peut
dйduire de cette citation que la mйmoire soit dans l’esprit, sinon de la faзon
susdite et non au sens propre.
2° La parole de
saint Augustin est а entendre en ce sens que la mйmoire peut porter sur des
objets prйsents ; cependant on ne peut jamais parler de mйmoire sans que
quelque chose de passй entre en considйration, au moins du cфtй de la
connaissance elle-mкme. Et en ce sens йgalement, on dit que quelqu’un se
souvient de soi ou s’oublie, en tant que, tout en йtant prйsent а soi, il
conserve ou ne conserve pas une connaissance passйe de lui-mкme.
3° En tant que
l’intelligence connaоt les diffйrences des temps par des notions communes, elle
peut ainsi former des compositions selon n’importe quelle diffйrence de temps.
4° La providence
n’est dans l’intelligence que selon les notions gйnйrales du futur, mais elle
est appliquйe aux rйalitйs particuliиres au moyen de la raison particuliиre,
qui doit nйcesssairement intervenir entre la raison universelle motrice et le
mouvement qui s’ensuit dans les rйalitйs particuliиres, comme le montre le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Article 3 : La mйmoire se distingue-t-elle de
l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Des puissances
diffйrentes ont des actes diffйrents. Or l’intellect possible et la mйmoire,
telle qu’elle est posйe dans l’esprit, ont le mкme acte, qui est de retenir les
espиces ; cela, en effet, saint Augustin l’attribue а la mйmoire et le
Philosophe а l’intellect possible. La mйmoire ne se distingue donc pas de
l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre.
2° Il est propre
а l’intelligence, qui fait abstraction de l’ici et du maintenant, de recevoir
quelque chose sans regarder aucune diffйrence de temps. Or la mйmoire ne
regarde aucune diffйrence de temps car, suivant saint Augustin au quatorziиme
livre sur la Trinitй, la mйmoire
porte а la fois sur les choses passйes, prйsentes et futures. La mйmoire ne se
distingue donc pas de l’intelligence.
3° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй,
l’intelligence s’entend de deux faзons. D’abord, comme on dit que nous pensons
[litt. intelligeons] ce que nous considйrons en acte ; ensuite, comme on
dit que nous pensons ce que nous ne considйrons pas en acte. Or l’intelligence
selon laquelle on dit que nous pensons cela seul que nous considйrons en acte,
est la pensйe en acte, et ce n’est pas une puissance mais l’opйration d’une
puissance ; et ainsi, l’intelligence ne se distingue pas de la mйmoire
comme une puissance se distingue d’une autre. Et prise dans le sens oщ nous
pensons les choses que nous ne considйrons pas en acte, l’intelligence ne se
distingue nullement de la mйmoire mais lui appartient ; c’est ce que
montre saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, oщ il s’exprime ainsi : « Si nous nous reportons
а la mйmoire intйrieure par laquelle l’esprit se souvient de lui-mкme, а
l’intelligence intйrieure par laquelle il se comprend, а la volontй intйrieure
par laquelle il s’aime, lа oщ elles trois sont toujours ensemble, qu’elles
soient ou non considйrйes, il semble bien que l’image de la Trinitй appartienne
а la seule mйmoire. » L’intelligence ne se distingue donc nullement de la
mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre.
4° Si [le
rйpondant] dit que l’intelligence est une certaine puissance par laquelle l’вme
est capable de considйrer en acte, et qu’ainsi, l’intelligence selon laquelle
on dit que nous pensons seulement en considйrant se distingue aussi de la
mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre, alors en sens
contraire : il appartient а la mкme puissance d’avoir un habitus et d’user
de l’habitus. Or penser sans considйrer, c’est penser en habitus ; et
penser en considйrant, c’est user de l’habitus. Il appartient donc а la mкme
puissance de penser sans considйrer et de penser en considйrant ; cela ne
permet donc pas de diffйrencier l’intelligence de la mйmoire comme on
diffйrencie une puissance d’une autre puissance.
5° On ne trouve
dans la partie intellective de l’вme aucune autre puissance que la cognitive et
la motrice ou affective. Or la volontй est l’affective, ou motrice, tandis que
l’intelligence est la cognitive. La mйmoire n’est donc pas une puissance autre
que l’intelligence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre sur la Trinitй
que « l’вme a йtй faite а l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut se
servir de la raison et de l’intelligence pour comprendre et voir Dieu ».
Or c’est par sa puissance que l’вme peut voir. L’image est donc envisagйe dans
l’вme quant aux puissances. Or l’image est envisagйe dans l’вme en tant que ces
trois choses s’y trouvent : mйmoire, intelligence et volontй. Ces trois
choses sont donc trois puissances distinctes.
2° Si ces trois
choses ne sont pas trois puissances, il est nйcessaire que l’une d’elles soit
un acte ou une opйration. Or l’acte n’est pas toujours dans l’вme ; en
effet, ce n’est pas toujours actuellement qu’elle pense ou qu’elle veut. Ces
trois choses ne seront donc pas toujours dans l’вme, et ainsi, l’вme ne sera
pas toujours а l’image de Dieu, ce qui contredit saint Augustin.
3° Entre ces
trois termes se trouve une йgalitй par laquelle est reprйsentйe l’йgalitй des
Personnes divines. Or il ne se trouve pas d’йgalitй entre l’acte et l’habitus
ou la puissance, car la puissance s’йtend а plus de choses que l’habitus, et
l’habitus que l’acte ; car une puissance unique a plusieurs habitus, et
par un seul habitus sont йlicitйs plusieurs actes. Il est donc impossible que
l’un d’eux soit un habitus et l’autre un acte.
Rйponse :
L’image de la
Trinitй dans l’вme peut кtre dйterminйe de deux faзons : d’abord, dans le
sens d’une imitation parfaite de la Trinitй ; ensuite, dans le sens d’une
imitation imparfaite.
L’вme imite
parfaitement la Trinitй en tant qu’elle se souvient, pense actuellement et veut
actuellement. Et la raison en est que, dans cette Trinitй incrййe, la Personne
intermйdiaire de la Trinitй est le Verbe. Or il ne peut y avoir de verbe sans
une connaissance actuelle. C’est pourquoi, selon ce mode de l’imitation parfaite,
saint Augustin dйsigne l’image par ces trois termes : mйmoire,
intelligence et volontй, oщ « mйmoire » implique une connaissance
habituelle, « intelligence » une considйration actuelle йmanant de
cette connaissance, et « volontй » un mouvement actuel de la volontй
procйdant de la considйration. Et cela ressort expressйment de ce qu’il dit au
quatorziиme livre sur la Trinitй, en
ces termes : « Comme ici » — c’est-а-dire dans l’esprit —
« il ne peut y avoir de verbe sans considйration (car tout ce que nous disons
par ce verbe intйrieur qui n’appartient а aucune langue, est le fruit de la
considйration), nous reconnaissons que cette image se trouve plutфt dans ces
trois facultйs : mйmoire, intelligence, volontй. Ce que j’appelle
maintenant intelligence, c’est ce par quoi nous comprenons en
considйrant ; et ce que j’appelle volontй, c’est ce qui unit le terme
engendrй et le terme engendrant. »
L’image a le
caractиre d’une imitation imparfaite lorsqu’on la dйsigne par les habitus et
les puissances ; et c’est ainsi qu’au neuviиme livre sur la Trinitй l’image de la Trinitй dans l’вme
est dйterminйe au moyen des trois termes : esprit, connaissance et amour,
oщ « esprit » est le nom d’une puissance, et
« connaissance » et « amour » sont les noms d’habitus
existant en elle. Et tout comme il a posй la connaissance, il aurait pu poser
l’intelligence habituelle : en effet, l’une et l’autre peut кtre entendue
comme habituelle, ainsi qu’il ressort de ce qui est dit au quatorziиme livre
sur la Trinitй :
« Serait-il juste de dire : ce musicien sans doute connaоt la
musique, mais pour l’instant il ne la comprend pas, parce qu’il n’y pense
pas ; par contre il comprend pour l’instant la gйomйtrie, car c’est а elle
que, pour l’instant, il pense ? Phrase absurde, ce semble. » Et ainsi,
selon cette dйsignation, les deux termes que sont la connaissance et l’amour,
entendus comme habituels, appartiennent seulement а la mйmoire, comme le montre
une citation du mкme saint Augustin produite par l’objectant.
Mais parce que
les actes sont dans les puissances de faзon radicale, comme les effets dans les
causes, l’imitation parfaite — que l’on dйsigne par : mйmoire,
intelligence actuelle et volontй actuelle — peut se trouver originairement dans
les puissances par lesquelles l’вme peut se souvenir, penser actuellement et
vouloir, ainsi qu’il ressort des paroles de saint Augustin qui ont йtй citйes.
Et ainsi, l’image sera envisagйe quant aux puissances ; mais non de telle
faзon que la mйmoire puisse кtre, dans l’esprit, une autre puissance en plus de
l’intelligence. Et en voici la preuve.
Une diffйrence
des objets ne diversifie les puissances que si la diffйrence des objets
provient de ce qui survient par soi aux objets en tant qu’ils sont les objets
de telles puissances ; ainsi, le chaud et le froid, qui sont accidentels
au colorй en tant que tel, ne diversifient pas la puissance visuelle : en
effet, il appartient а la mкme puissance visuelle de voir le colorй chaud et
froid, doux et amer. Or, bien que l’esprit ou l’intelligence puisse en quelque
faзon connaоtre le passй, cependant, puisqu’il se comporte indiffйremment dans
la connaissance des choses prйsentes, passйes et futures, la diffйrence entre
le prйsent et le passй est accidentelle а l’intelligible en tant que tel. Donc,
bien que la mйmoire puisse кtre en quelque faзon dans l’esprit, cependant elle
ne peut pas кtre comme une certaine puissance distincte des autres par
elle-mкme, au sens oщ les philosophes parlent de la distinction des
puissances ; mais ce n’est que dans la partie sensitive de l’вme, qui se
porte vers le prйsent en tant que tel, que la mйmoire peut se trouver de cette
faзon ; si donc elle doit se porter vers le passй, une puissance plus
haute que le sens lui-mкme est requise.
Nйanmoins, bien
que la mйmoire ne soit pas une puissance distincte de l’intelligence, celle-ci
йtant prise comme une puissance, cependant on trouve aussi la Trinitй dans
l’вme en considйrant les puissances elles-mкmes, dans la mesure oщ une
puissance unique, qui est l’intelligence, a une relation а diffйrentes choses,
а savoir, а la dйtention habituelle de la connaissance de quelque chose, et а
sa considйration actuelle, tout comme saint Augustin distingue la raison
infйrieure de la raison supйrieure par une relation а diffйrentes choses.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
mйmoire, telle qu’elle est dans l’esprit, ne soit pas une autre puissance
distincte de l’intellect possible, cependant entre l’intellect possible et la
mйmoire se trouve une distinction due а une relation а diffйrentes choses, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2°,
3°, 4° & 5° Et il faut
rйpondre semblablement aux quatre objections suivantes.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Saint Augustin
parle ici de l’image trouvйe dans l’вme, mais non dans le sens d’une imitation
parfaite, qui a lieu lorsqu’elle imite actuellement la Trinitй en la pensant.
2° Il y a
toujours dans l’вme une image de la Trinitй en quelque faзon, mais non dans le
sens d’une imitation parfaite.
3° Entre la
puissance, l’acte et l’habitus, il peut y avoir une йgalitй, en tant qu’ils se
rapportent а un objet unique ; et c’est ainsi que l’image de la Trinitй se
trouve dans l’вme en tant qu’elle se porte vers Dieu. Et cependant, mкme si
l’on parle de faзon gйnйrale de la puissance, de l’habitus et de l’acte, une
йgalitй se trouve en eux, non certes quant а la propriйtй de leur nature, car
l’opйration, l’habitus et la puissance n’ont pas l’кtre de la mкme faзon, mais
quant а leur rapport а l’acte, d’aprиs lequel on considиre la quantitй de ces
trois choses ; et il n’est pas nйcessaire de prendre numйriquement un seul
acte ou un seul habitus, mais l’habitus et l’acte en gйnйral. Article 4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs
matйrielles ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’esprit ne
connaоt quelque chose que par une connaissance intellectuelle. Or, comme on le
lit dans la Glose а propos de
2 Cor 12, 2, « la vision intellectuelle est celle qui embrasse
ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont
pas ce qu’elles sont elles-mкmes ». Puis donc que les rйalitйs matйrielles
ne peuvent pas кtre dans l’вme par elles-mкmes mais seulement par « des
images semblables а elles, et qui ne sont pas ce qu’elles sont
elles-mкmes », il semble que l’esprit ne connaisse pas les choses matйrielles.
2° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Par l’esprit sont saisies des visions qui ne
sont ni corps ni ressemblances de corps. » Or les rйalitйs matйrielles
sont des corps et ont des ressemblances de corps. Elles ne sont donc pas
connues par l’esprit.
3° L’esprit, ou
l’intelligence, a la propriйtй de connaоtre les quidditйs des rйalitйs, car
l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme. Or la quidditй des
rйalitйs matйrielles n’est pas la corporйitй elle-mкme, sinon il serait
nйcessaire que tout ce qui a une quidditй soit corporel. L’esprit ne connaоt
donc pas les choses matйrielles.
4° La
connaissance de l’esprit s’ensuit de la forme, qui est le principe du connaоtre.
Or les formes intelligibles qui sont dans l’esprit sont tout а fait
immatйrielles. L’esprit ne peut donc connaоtre par elles les rйalitйs
matйrielles.
5° Toute
connaissance a lieu par assimilation. Or il ne peut y avoir d’assimilation
entre l’esprit et les choses matйrielles, car c’est l’unitй de la qualitй qui
fait la ressemblance ; or les qualitйs des rйalitйs matйrielles sont des
accidents corporels, qui ne peuvent exister dans l’esprit. L’esprit ne peut
donc pas connaоtre les choses matйrielles.
6° L’esprit ne
connaоt rien sinon en faisant abstraction de la matiиre et des circonstances de
la matiиre. Or les rйalitйs matйrielles, qui sont des rйalitйs naturelles, ne
peuvent, mкme par l’intelligence, кtre sйparйes de la matiиre, car celle-ci
entre dans leurs dйfinitions. Les choses matйrielles ne peuvent donc pas кtre
connues par l’esprit.
En sens contraire :
1° Les choses qui
appartiennent а la science naturelle sont connues par l’esprit. Or la science
naturelle porte sur des rйalitйs matйrielles. L’esprit connaоt donc les
rйalitйs matйrielles.
2° « Chacun
juge bien de ce qu’il sait, et lа, il est bon juge », comme il est dit au
premier livre de l’Йthique. Or, comme
dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, « les choses infйrieures de ce monde sont jugйes par
l’esprit ». Ces choses infйrieures et matйrielles sont donc pensйes par
l’esprit.
3° Par le sens,
nous ne connaissons que des choses matйrielles. Or la connaissance de l’esprit
provient du sens. L’esprit connaоt donc, lui aussi, les rйalitйs matйrielles.
Rйponse :
Toute
connaissance a lieu par quelque forme, qui est le principe de la connaissance
dans le connaissant. Or une telle forme peut кtre considйrйe de deux
faзons : d’abord quant а l’кtre qu’elle a dans le connaissant, ensuite
quant au rapport qu’elle a avec la rйalitй dont elle est une ressemblance.
Selon le premier rapport, elle fait que le connaissant connaisse
actuellement ; mais selon le second rapport, elle dйtermine la
connaissance а porter sur tel objet connaissable. Aussi le mode de connaissance
d’une rйalitй dйpend-elle de la condition du connaissant, en qui la forme est
reзue selon son mode d’кtre. En revanche, il n’est pas nйcessaire que la
rйalitй connue suive le mode d’кtre du connaissant, ou le mode avec lequel la
forme, qui est le principe de la connaissance, a l’кtre dans le
connaissant ; rien n’empкche donc que des rйalitйs matйrielles soient
connues au moyen de formes qui existent immatйriellement dans l’esprit. Or cela
ne se produit pas de la mкme faзon dans l’esprit humain, qui reзoit les formes
en provenance des rйalitйs, et dans l’esprit divin ou l’esprit angйlique, qui
ne reзoivent rien des rйalitйs.
En effet, dans
l’esprit qui reзoit la science en provenance des rйalitйs, les formes existent
par une certaine action des rйalitйs sur l’вme ; or toute action a lieu
par une forme ; les formes qui sont dans notre esprit regardent donc les
rйalitйs existant hors de l’вme en premier et principalement quant а leurs
formes. Or celles-ci ont deux modes : il en est qui ne se dйterminent
aucune matiиre, telles la ligne, la surface, et autres formes semblables ;
d’autres, par contre, se dйterminent une matiиre spйciale, comme c’est le cas
de toutes les formes naturelles. De la connaissance des formes qui ne se
dйterminent aucune matiиre ne rйsulte donc aucune connaissance de la
matiиre ; mais par la connaissance des formes qui se dйterminent une
matiиre, la matiиre elle-mкme aussi est connue en quelque faзon, а savoir, par
la relation qu’elle a avec la forme ; et pour cette raison, le Philosophe
dit au premier livre de la Physique
que la matiиre prime « est connaissable par analogie ». Et ainsi, par
la ressemblance de la forme, la rйalitй matйrielle elle-mкme est connue, comme
quelqu’un connaоtrait le nez camus par le fait mкme qu’il connaоt la camusitй.
Mais les formes
des rйalitйs existent dans l’esprit divin, et d’elles dйcoule l’кtre des
rйalitйs, qui est conjointement celui de la forme et de la matiиre ; aussi
ces formes regardent-elles immйdiatement la matiиre et la forme, non l’une par
l’autre ; et de mкme pour les formes de l’intelligence angйlique, qui sont
semblables aux formes de l’esprit divin, bien qu’elles ne soient pas causes des
rйalitйs.
Et ainsi, notre
esprit a une connaissance immatйrielle des rйalitйs matйrielles, tandis que
l’esprit divin et l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles plus
immatйriellement, et cependant plus parfaitement.
Rйponse aux objections :
1° Cette citation
peut кtre exposйe de deux faзons.
D’abord comme
relative а la vision intellectuelle quant а tout ce qui est compris sous
elle ; et ainsi, on appelle intellectuelle la vision des seules rйalitйs
« qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mкmes » ; non que cela s’entende des images qui
permettent de voir les rйalitйs par une vision intellectuelle, et qui sont pour
ainsi dire un mйdium de connaissance, mais parce que ces objets connus par
vision intellectuelle sont les rйalitйs elles-mкmes et non les images des
rйalitйs ; ce qui n’est pas le cas dans la vision corporelle, i. e. sensitive, ni dans la
spirituelle, i. e. imaginaire.
En effet, les objets de l’imagination et du sens sont des accidents au moyen
desquels une certaine figure ou image de la rйalitй est йtablie, alors que
l’objet de l’intelligence est l’essence mкme de la rйalitй — certes, elle
connaоt l’essence de la rйalitй par sa ressemblance, mais c’est comme par un
mйdium de connaissance, non comme par un objet vers lequel se porterait d’abord
sa vision.
Ou bien il faut
rйpondre que ce qui est dit dans la citation regarde la vision intellectuelle
en tant qu’elle dйpasse la vision imaginaire et la sensitive ; c’est
ainsi, en effet, que saint Augustin, dont la Glose emprunte les paroles, veut dйterminer la diffйrence des trois
visions, attribuant а la vision supйrieure ce en quoi elle dйpasse
l’infйrieure ; ainsi, il dit que la vision spirituelle a lieu lorsque nous
considйrons des choses absentes par certaines ressemblances, et cependant la
vision spirituelle ou imaginaire porte aussi sur les choses qui sont vues
actuellement ; mais puisque l’imagination voit aussi les choses absentes,
elle transcende le sens ; voilа pourquoi cela lui est pour ainsi dire
attribuй en propre. Semblablement aussi, la vision intellectuelle transcende
l’imagination et le sens parce qu’elle s’йtend aux choses qui sont
intelligibles par leur essence ; et c’est pourquoi saint Augustin lui
attribue cela comme lui йtant propre, bien qu’elle puisse aussi connaоtre les choses
matйrielles, qui sont connaissables par leurs ressemblances. C’est pourquoi
saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral que « par l’esprit sont jugйes ces connaissances
infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la
moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles ».
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° Si la
corporйitй est prise du corps en tant qu’il est dans le genre quantitй, alors
la corporйitй n’est pas la quidditй de la rйalitй naturelle, mais son accident,
c’est-а-dire la triple dimension. Mais si elle est prise du corps en tant qu’il
est dans le genre substance, alors le nom de corporйitй dйsigne l’essence de la
rйalitй naturelle. Et cependant, il ne s’ensuivra pas que toute quidditй soit
corporйitй, а moins de dire qu’il convient а la quidditй en tant que telle
d’кtre corporйitй.
4° Bien que les
formes, dans l’esprit, soient seulement immatйrielles, cependant elles peuvent
кtre des ressemblances de rйalitйs matйrielles. En effet, il n’est pas
nйcessaire que la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance aient la
mкme sorte d’кtre, mais il faut seulement qu’ils se rejoignent dans une mкme
notion ; comme la forme d’homme dans une statue dorйe n’a pas la mкme
sorte d’кtre que la forme de l’homme en chair et en os.
5° Bien que les
qualitйs corporelles ne puissent pas exister dans l’esprit, cependant il peut y
avoir en lui des ressemblances de qualitйs corporelles, et par elles l’esprit
est assimilй aux rйalitйs corporelles.
6° L’intelligence
connaоt en faisant abstraction de la matiиre particuliиre et de ses
circonstances, par exemple de cette chair et de ces os ; cependant il
n’est pas nйcessaire qu’elle fasse abstraction de la matiиre universelle ;
elle peut donc considйrer la forme naturelle dans la chair et les os, non
toutefois en ceux-ci. Article 5 : Notre esprit peut-il connaоtre les
choses matйrielles singuliиrement ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° De mкme que le
singulier a l’кtre en raison de la matiиre, de mкme aussi on appelle naturelles
les rйalitйs qui ont la matiиre dans leur dйfinition. Or l’esprit, tout
immatйriel qu’il est, peut connaоtre les rйalitйs naturelles. Il peut donc pour
la mкme raison connaоtre les rйalitйs singuliиres.
2° Nul ne juge
droitement ni ne dispose des choses sans les connaоtre. Or le sage, par
l’esprit, juge et dispose droitement des singuliers, comme par exemple de sa
famille et de ses biens. Nous connaissons donc par l’esprit les singuliers.
3° Nul ne connaоt
une composition sans connaоtre les termes extrкmes de la composition. Or c’est
l’esprit qui forme la composition suivante : « Socrate est
homme » ; en effet, une puissance sensitive, qui n’apprйhende pas
l’homme universellement, ne pourrait pas la former. L’esprit connaоt donc les
singuliers.
4° Nul ne peut
commander un acte sans en connaоtre l’objet. Or l’esprit, ou la raison,
commande l’acte du concupiscible et de l’irascible, comme on le voit clairement
au premier livre de l’Йthique. Puis donc
que les objets de ces puissances sont singuliers, l’esprit connaоtra les
singuliers.
5° Selon Boиce,
« tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut
aussi ». Or les puissances sensitives, qui sont infйrieures а l’esprit,
connaissent les singuliers. L’esprit peut donc bien davantage connaоtre les
singuliers.
6° Plus un esprit
est йlevй, plus sa connaissance est universelle, comme le montre clairement
Denys au douziиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Or l’esprit de l’ange est plus йlevй que l’esprit de l’homme, et
cependant l’ange connaоt les singuliers. C’est donc bien davantage le cas de
l’esprit humain.
En sens contraire :
1° Comme dit
Boиce : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on
sent. »
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, c’est de faзon diffйrente que l’esprit humain et
l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles.
En effet, la
connaissance humaine se porte vers les rйalitйs matйrielles d’abord quant а la
forme, et secondairement vers la matiиre en tant qu’elle a une relation а la
forme. Or, de mкme que toute forme est en elle-mкme universelle, de mкme la
relation а la forme ne fait connaоtre la matiиre que d’une connaissance
universelle. Or ce n’est pas la matiиre considйrйe ainsi qui est principe
d’individuation, mais celle qui est considйrйe singuliиrement, et qui est la
matiиre dйsignйe existant sous des dimensions dйterminйes : c’est par
celle-ci, en effet, que la forme est individuйe. Aussi le Philosophe dit-il au
septiиme livre de la Mйtaphysique que
« les parties de l’homme sont la forme et la matiиre prises
universellement, tandis que celles de Socrate sont cette forme-ci et cette
matiиre-ci ».
On voit donc
clairement que notre esprit ne peut pas connaоtre directement le singulier ;
mais le singulier est directement connu de nous par les puissances sensitives,
qui reзoivent les formes en provenance des rйalitйs dans un organe
corporel ; et ainsi, elles les reзoivent sous des dimensions dйterminйes
et de telle faзon qu’elles mиnent а la connaissance de la matiиre singuliиre.
En effet, de mкme que la forme universelle conduit а la connaissance de la
matiиre universelle, de mкme la forme individuelle mиne а la connaissance de la
matiиre dйsignйe, qui est principe d’individuation. Cependant l’esprit se mкle
par accident aux singuliers, en tant qu’il est en liaison avec les puissances
sensitives, qui sont tournйes vers les choses particuliиres. Et cette liaison a
lieu de deux faзons.
D’abord, en
tant que le mouvement de la partie sensitive a pour terme l’esprit, comme c’est
le cas du mouvement qui va des rйalitйs vers l’вme. Et dans ce cas, l’esprit
connaоt le singulier par une certaine rйflexion, c’est-а-dire en tant que
l’esprit, en connaissant son objet, qui est une nature universelle, revient а
la connaissance de son acte, et ultйrieurement а l’espиce qui est le principe
de son acte, et ultйrieurement au phantasme duquel l’espиce a йtй
abstraite ; et ainsi, il reзoit quelque connaissance du singulier.
Ensuite, en
tant que le mouvement qui va de l’вme vers les rйalitйs commence а l’esprit et
s’avance vers la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les
puissances infйrieures. Et ainsi, il se mкle aux singuliers moyennant la raison
particuliиre, qui est une certaine puissance de la partie sensitive qui compose
et divise les intentions individuelles, puissance appelйe aussi du nom de
cogitative, et qui a un organe dйterminй dans le corps, а savoir la cellule
mйdiane de la tкte. En effet, le jugement universel qu’a l’esprit sur les
choses а faire ne peut кtre appliquй а un acte particulier que par une
puissance intermйdiaire qui apprйhende le singulier, en sorte qu’il se produit
un certain syllogisme dont la majeure est universelle — c’est le jugement de
l’esprit —, la mineure est singuliиre — c’est l’apprйhension de la raison
particuliиre —, et la conclusion est l’йlection de l’њuvre singuliиre, comme on
le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme.
Mais l’esprit
de l’ange, parce qu’il connaоt les rйalitйs matйrielles par des formes qui
regardent immйdiatement la matiиre aussi bien que la forme, connaоt la matiиre
par un regard direct non seulement universellement, mais aussi
singuliиrement ; et l’esprit divin aussi, semblablement.
Rйponse aux objections :
1° La connaissance
qui envisage la matiиre selon son analogie avec la forme suffit pour faire
connaоtre la rйalitй naturelle mais non pour faire connaоtre le singulier,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° La disposition
que fait le sage des singuliers n’est l’њuvre de l’esprit que moyennant la
puissance cogitative, а laquelle il appartient de connaоtre les intentions
particuliиres, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Si
l’intelligence peut composer une proposition а partir d’un universel et d’un
singulier, c’est parce qu’elle connaоt le singulier par une certaine rйflexion,
comme on l’a dit.
4° L’intelligence
ou la raison connaоt universellement la fin а laquelle elle ordonne l’acte du
concupiscible et l’acte de l’irascible en les commandant. Mais elle applique
cette connaissance universelle aux singuliers par le moyen de la puissance
cogitative, comme on l’a dit.
5° Ce que peut
une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi, mais pas toujours de la
mкme faзon : parfois d’une autre faзon plus йlevйe. Et ainsi,
l’intelligence peut connaоtre les choses que connaоt le sens, mais d’une faзon
plus йlevйe que le sens : en effet, le sens les connaоt quant aux
dispositions matйrielles et aux accidents extйrieurs, tandis que l’intelligence
pйnиtre jusqu’а la nature profonde de l’espиce qui est dans les individus
eux-mкmes.
6° La
connaissance de l’esprit angйlique est plus universelle que la connaissance de
l’esprit humain, car elle s’йtend а plus de choses en usant de moins
d’intermйdiaires ; cependant elle est plus efficace que l’esprit humain
pour connaоtre les singuliers, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Article 6 : L’esprit humain reзoit-il une
connaissance provenant des choses sensibles ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Les choses qui
n’ont pas de matiиre en commun ne peuvent avoir d’action ni de passion, comme
le montrent Boиce au livre sur les Deux
Natures et le Philosophe au livre sur la Gйnйration. Or notre esprit n’a pas de matiиre en commun avec les
rйalitйs sensibles. Les choses sensibles ne peuvent donc pas agir sur notre
esprit pour y imprimer une connaissance.
2° L’objet de
l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or la quidditй de la rйalitй n’est
perзue par aucun sens. La connaissance de l’esprit n’est donc pas reзue en
provenance du sens.
3° Parlant de la
connaissance des intelligibles, saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions comment elle est acquise par
nous : « Ils s’y trouvaient donc », dit-il, c’est-а-dire les
intelligibles dans notre esprit, « mкme avant que je les apprisse ;
mais ils ne se trouvaient pas encore dans ma mйmoire. » Il semble donc que
les espиces intelligibles ne soient pas reзues dans l’esprit depuis les sens.
4° Comme le
prouve saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй, l’вme ne peut aimer que des choses connues. Or, avant
d’apprendre une science, on l’aime : cela ressort de ce qu’on la recherche
avec une grande application. Donc, avant d’apprendre cette science, on l’a dans
sa connaissance ; il semble donc que l’esprit ne reзoive pas la
connaissance depuis les rйalitйs sensibles.
5° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Ce n’est pas le corps qui forme cette image du
corps dans l’esprit, mais l’esprit lui-mкme qui la forme en soi avec une
merveilleuse rapiditй, qui contraste singuliиrement avec la lenteur du
corps. » Il semble donc que l’esprit ne reзoive pas les espиces
intelligibles depuis les sens, mais qu’il les forme lui-mкme en soi.
6° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Trinitй
que notre esprit « juge des rйalitйs corporelles selon les raisons
incorporelles et йternelles ». Or les raisons reзues des sens ne sont pas
telles ; il semble donc que l’esprit humain ne reзoive pas de connaissance
depuis les choses sensibles.
7° Si l’esprit
reзoit une connaissance depuis les choses sensibles, ce ne peut кtre que dans
la mesure oщ une espиce qui est reзue depuis les choses sensibles meut
l’intellect possible. Or une telle espиce ne peut pas mouvoir l’intellect
possible. En effet, elle ne le meut pas tant qu’elle est encore dans
l’imagination car, lorsqu’elle y est, elle n’est pas encore intelligible en
acte mais seulement en puissance ; or l’intelligence n’est mue que par
l’intelligible en acte, tout comme la vue n’est mue que par le visible en
acte ; semblablement, elle ne meut pas l’intellect possible en existant
dans l’intellect agent, qui ne peut recevoir aucune espиce, sinon il ne
diffйrerait pas de l’intellect possible ; ni, de mкme, lorsqu’elle existe
dans l’intellect possible lui-mкme, car la forme dйjа inhйrente au sujet ne
meut pas le sujet, mais se repose en quelque sorte en lui ; ni non plus en
existant par soi, puisque les espиces intelligibles ne sont pas des substances
mais sont du genre accident, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique. Il n’est donc aucunement possible que notre esprit
reзoive la science depuis les choses sensibles.
8° L’agent est
plus noble que le patient, comme le montrent saint Augustin au douziиme livre
sur la Genиse au sens littйral et le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme.
Or ce qui reзoit est а la chose de laquelle il reзoit ce que le patient est а
l’agent. Puis donc que l’esprit est bien plus noble que les choses sensibles et
que les sens eux-mкmes, il ne pourra pas recevoir d’eux une connaissance.
9° Le Philosophe
dit au septiиme livre de la Physique
que « l’вme, en s’apaisant, devient savante et prudente ». Or l’вme
ne pourrait pas recevoir la science depuis les choses sensibles sans кtre mue
en quelque faзon par elles. L’вme ne reзoit donc pas la science depuis les
choses sensibles.
En sens contraire :
1° Comme dit le
Philosophe, et l’expйrience le prouve, celui qui manque d’un sens manque d’une
science, comme il manque aux aveugles la science des couleurs. Or cela n’aurait
pas lieu si l’вme recevait la science d’ailleurs que des sens. Elle reзoit donc
la connaissance depuis les choses sensibles par les sens.
2° Toute notre
connaissance consiste originairement dans la connaissance des premiers
principes indйmontrables. Or la connaissance de ceux-ci provient du sens, comme
on le voit clairement а la fin des Seconds
Analytiques. Notre science provient donc du sens.
3° « La
nature ne fait rien en vain, et ne nйglige rien de ce qui est
nйcessaire. » Or les sens auraient йtй donnйs en vain а l’вme si elle ne
recevait par eux une connaissance des rйalitйs. Notre esprit reзoit donc une
connaissance depuis les choses sensibles.
Rйponse :
Sur cette
question les anciens eurent de multiples opinions. Certains affirmиrent que
l’origine de notre science se trouve totalement dans une cause extйrieure qui
est sйparйe de la matiиre ; et cette opinion se divise en deux йcoles.
Certains, comme
les platoniciens, posиrent que les formes des rйalitйs sensibles йtaient
sйparйes de la matiиre, et ainsi, йtaient intelligibles en acte, et que c’est
par la participation de la matiиre sensible а ces formes que les individus
йtaient produits dans la nature, et par une participation а ces formes que les
esprits humains avaient la science. Et ainsi, ils prйtendaient que les formes
susdites йtaient le principe de la gйnйration et de la science, comme le
rapporte le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique. Mais cette position a йtй suffisamment rйprouvйe par
le Philosophe ; celui-ci montre en effet qu’il n’y a lieu de poser les
formes des rйalitйs sensibles que dans la matiиre sensible, puisqu’on ne peut
pas mкme penser universellement les formes naturelles sans la matiиre sensible,
comme le camus sans le nez.
C’est pourquoi
d’autres n’attribuиrent pas des formes sйparйes aux choses sensibles mais
posиrent seulement les intelligences, que nous appelons anges, et affirmиrent
que l’origine de notre science se trouvait totalement en de telles substances
sйparйes. Aussi Avicenne voulut-il que, de mкme que les formes sensibles ne
sont acquises dans la matiиre sensible que par l’influence de l’intelligence
agente, de mкme les formes intelligibles ne soient imprimйes dans les esprits
humains que par l’intelligence agente, qui n’est pas une partie de l’вme mais
une substance sйparйe, comme lui-mкme le prйtendait. Cependant l’вme a besoin
des sens, comme ce qui l’excite et la dispose а la science, de mкme que les
agents infйrieurs prйparent la matiиre а recevoir la forme en provenance de
l’intelligence agente. Mais cette opinion ne semble pas non plus
raisonnable : car selon elle il n’y aurait pas de dйpendance nйcessaire
entre la connaissance de l’esprit humain et les puissances sensitives ; or
c’est le contraire qui apparaоt manifestement : d’une part, en effet, si
un sens vient а manquer, la science des sensibles correspondants manque aussi,
et d’autre part notre esprit ne peut considйrer actuellement aussi les choses
sues habituellement s’il ne forme des phantasmes, et c’est pourquoi la
considйration est empкchйe lorsque l’organe de l’imagination est blessй. En
outre, la position susdite фte les principes prochains des rйalitйs si toutes
les choses infйrieures obtiennent leurs formes, tant intelligibles que
sensibles, immйdiatement d’une substance sйparйe.
Une autre
opinion consista а poser que l’origine de notre science se trouvait totalement
dans une cause intйrieure ; et celle-lа aussi se divise en deux йcoles.
Certains, en
effet, affirmиrent que les вmes humaines contenaient en elles-mкmes la connaissance
de toutes les rйalitйs, mais que la connaissance susdite йtait obscurcie par
l’union au corps. Aussi prйtendaient-ils que nous avons besoin des sens et de
l’application pour que les empкchements а la science soient enlevйs ; ils
disaient qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer : par exemple,
il apparaоt de faзon manifeste que les choses que nous entendons ou que nous
voyons nous font nous remйmorer celles que nous savions dйjа. Mais cette
position ne semble pas non plus raisonnable. En effet, si l’union de l’вme au
corps est naturelle, il est impossible que la science naturelle soit totalement
empкchйe par elle ; et ainsi, si cette opinion йtait vraie, nous ne
souffririons pas de la complиte ignorance des choses pour lesquelles nous n’avons
pas de sens. Et cette opinion serait en accord avec celle qui affirme que les
вmes ont йtй crййes avant les corps, et ensuite unies aux corps ; car
alors la composition du corps et de l’вme ne serait pas naturelle, mais
surviendrait accidentellement а l’вme elle-mкme. Or, tant selon la foi que
selon les sentences des philosophes, cette opinion est jugйe rйprйhensible.
D’autres
prйtendirent que l’вme йtait а elle-mкme cause de science : en effet, elle
ne reзoit pas la science depuis les choses sensibles comme si les ressemblances
des rйalitйs parvenaient а l’вme en quelque sorte par une action des choses
sensibles, mais c’est l’вme elle-mкme qui, а la prйsence des choses sensibles,
forme en soi les ressemblances de celles-ci. Mais cette position ne semble pas
totalement raisonnable. En effet, aucun agent n’agit si ce n’est dans la mesure
oщ il est en acte ; si donc l’вme forme en soi les ressemblances de toutes
les rйalitйs, il est nйcessaire qu’elle-mкme ait actuellement en soi ces
ressemblances des rйalitйs ; et ainsi, cette position reviendra а
l’opinion susdite, qui affirme que la science de toutes les rйalitйs est
naturellement dйposйe dans l’вme humaine.
Voilа pourquoi,
comparйe aux positions susmentionnйes, la sentence du Philosophe est plus
raisonnable : elle pose que la science de notre esprit vient en partie de
l’intйrieur et en partie de l’extйrieur ; non seulement de rйalitйs
sйparйes de la matiиre, mais aussi des choses sensibles elles-mкmes. En effet,
lorsque notre esprit est comparй aux rйalitйs sensibles qui sont hors de l’вme,
on trouve qu’il entretient avec elles deux relations. D’abord comme acte
relativement а une puissance : c’est-а-dire en tant que les rйalitйs qui
sont hors de l’вme sont intelligibles en puissance, tandis que l’esprit lui-mкme
est intelligible en acte ; et selon cette relation, on pose dans l’вme un
intellect agent qui rende intelligibles en acte les intelligibles en puissance.
Ensuite comme puissance relativement а un acte : c’est-а-dire en tant que,
dans notre esprit, les formes dйterminйes des rйalitйs sont seulement en
puissance, elles qui sont en acte dans les rйalitйs hors de l’вme ; et
selon cette relation, on pose dans notre вme l’intellect possible, auquel il
appartient de recevoir les formes qui ont йtй abstraites des rйalitйs sensibles
et rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent.
Et assurйment,
cette lumiиre de l’intellect agent dans l’вme provient, comme de son origine
premiиre, des substances sйparйes et surtout de Dieu. Il est donc vrai que
notre esprit reзoit la science depuis les choses sensibles ; nйanmoins
l’вme elle-mкme forme en soi les ressemblances des rйalitйs, en tant que les
formes qui sont abstraites des choses sensibles sont rendues intelligibles en
acte par la lumiиre de l’intellect agent, afin qu’elles puissent кtre reзues
dans l’intellect possible. Et ainsi йgalement, dans la lumiиre de l’intellect
agent nous est donnйe en quelque sorte originairement toute science, par
l’intermйdiaire des conceptions universelles qui sont immйdiatement connues а
la lumiиre de l’intellect agent et par lesquelles, comme par des principes
universels, nous jugeons des autres choses et les prйconnaissons en
ceux-ci ; si bien que dans cette mesure aussi se vйrifie l’opinion selon
laquelle les choses que nous apprenons йtaient dйjа prйsentes dans notre
connaissance.
Rйponse aux objections :
1° Les formes
sensibles, ou abstraites des choses sensibles, ne peuvent agir sur notre esprit
que dans la mesure oщ elles sont rendues immatйrielles par la lumiиre de
l’intellect agent, et ainsi, elles sont en quelque sorte rendues homogиnes а
l’intellect possible sur lequel elles agissent.
2° La puissance
supйrieure et la puissance infйrieure n’agissent pas envers le mкme de faзon
semblable, mais la supйrieure agit plus excellemment ; et c’est pourquoi
la forme qui est reзue depuis les rйalitйs ne permet pas au sens de connaоtre
la rйalitй aussi efficacement que l’intelligence, mais le sens est conduit par
elle comme par la main а la connaissance des accidents extйrieurs, tandis que
l’intelligence parvient а la quidditй dйpouillйe en la sйparant de toutes les
dispositions matйrielles. C’est pourquoi, si l’on dit que la connaissance de
l’esprit a son origine dans le sens, ce n’est pas que le sens apprйhende tout
ce que l’esprit connaоt, mais c’est parce que, а partir des choses que le sens
apprйhende, l’esprit est conduit comme par la main а des choses ultйrieures,
tout comme les sensibles, une fois pensйs, mиnent aux intelligibles des
rйalitйs divines.
3° La parole de
saint Augustin doit кtre rйfйrйe а la prйconnaissance par laquelle les
particuliers sont dйjа connus dans les principes universels ; de cette
faзon, en effet, il est vrai que les choses que nous apprenons йtaient dйjа
dans notre вme.
4° On peut aimer
une science avant de l’acquйrir, dans la mesure oщ on la connaоt d’une certaine
connaissance universelle, en connaissant l’utilitй de cette science, ou bien
par la vue, ou de quelque autre faзon.
5° Que l’вme se
dйtermine formellement elle-mкme, cela doit s’entendre en ce sens que les
formes rendues intelligibles par l’action de l’intellect agent dйterminent
formellement l’intellect possible, comme on l’a dit ; et aussi en ce sens
que la puissance imaginative peut former les formes des diffйrents sensibles ;
ce qui apparaоt surtout lorsque nous imaginons des choses que nous n’avons
jamais perзues par le sens.
6° Les premiers
principes, dont la connaissance nous est innйe, sont des ressemblances de la
vйritй incrййe ; donc, dans la mesure oщ nous jugeons par eux sur d’autres
choses, on dit que nous jugeons sur les rйalitйs par les raisons immuables ou
par la vйritй incrййe. Cependant, ce que saint Augustin dit ici doit кtre
rйfйrй а la raison supйrieure, qui adhиre а la contemplation des rйalitйs йternelles ;
et bien qu’elle soit premiиre en dignitй, nйanmoins son opйration est
temporellement postйrieure, car « les perfections invisibles de Dieu sont
rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres »
(Rom. 1, 20).
7° Lorsque
l’intellect possible reзoit les espиces des rйalitйs а partir des phantasmes,
ceux-ci se comportent comme un agent instrumental ou secondaire, tandis que
l’intellect agent se comporte comme un agent principal ou premier. Voilа
pourquoi l’effet de l’action est laissй dans l’intellect possible suivant la
condition de l’un et de l’autre, et non suivant celle de l’un des deux
seulement ; aussi l’intellect possible reзoit-il les formes comme
intelligibles en acte grвce а la vertu de l’intellect agent, mais comme des
ressemblances de rйalitйs dйterminйes grвce а la connaissance des phantasmes.
Et ainsi, les formes intelligibles ne sont en acte ni en existant par soi, ni
dans l’imagination, ni dans l’intellect agent, mais seulement dans l’intellect
possible.
8° Bien que
l’intellect possible soit, dans l’absolu, plus noble que le phantasme,
cependant rien n’empкche que le phantasme soit plus noble а un certain point de
vue, c’est-а-dire en tant que le phantasme est actuellement la ressemblance de
telle rйalitй, ce qui ne convient а l’intellect possible qu’en puissance. Et
ainsi, le phantasme peut agir d’une certaine faзon sur l’intellect possible en
vertu de la lumiиre de l’intellect agent, tout comme la couleur peut agir sur
la vue en vertu de la lumiиre corporelle.
9° Le repos en lequel
la science s’accomplit exclut le mouvement des passions matйrielles, mais non
le mouvement et la passion pris communйment, au sens oщ subir et кtre mы se
disent de n’importe quel acte de recevoir ; ainsi, en effet, le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
« penser, c’est subir une certaine passion ». Article 7 : L’image de la Trinitй est-elle dans
l’esprit en tant qu’il connaоt les choses matйrielles, ou seulement en tant
qu’il connaоt les йternelles ?
Objections :
Il semble que
ce ne soit pas seulement en tant qu’il connaоt les йternelles.
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
« quand nous cherchons dans l’вme une trinitй, nous la cherchons dans
l’вme tout entiиre : nous ne sйparons pas la raison qui agit sur le temporel
de celle qui contemple l’йternel ». Or l’esprit n’est а l’image que dans
la mesure oщ une trinitй se trouve en lui. L’esprit est donc а l’image non
seulement en tant qu’il adhиre а la contemplation des choses йternelles, mais
aussi en tant qu’il adhиre а l’action des choses temporelles.
2° L’image de la
Trinitй est envisagйe dans l’вme en tant que sont reprйsentйes en celle-ci
l’йgalitй des Personnes et leur origine. Or l’йgalitй des Personnes est plus
reprйsentйe dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles qu’en
tant qu’il connaоt les йternelles, puisque les йternelles dйpassent infiniment
l’esprit, tandis que l’esprit ne dйpasse pas infiniment les temporelles.
L’origine des Personnes est aussi reprйsentйe dans la connaissance des choses
temporelles, tout comme dans celle des йternelles, car dans l’un et l’autre cas
une connaissance procиde de l’esprit, et de la connaissance procиde un amour.
L’image de la Trinitй est donc dans l’esprit non seulement en tant qu’il
connaоt les choses йternelles, mais aussi en tant qu’il connaоt les
temporelles.
3° La
ressemblance rйside dans la puissance d’aimer, tandis que l’image rйside dans
la puissance de connaоtre, comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16. Or notre
esprit connaоt d’abord les choses matйrielles et ensuite les йternelles,
puisque c’est en partant des matйrielles qu’il parvient aux йternelles ;
et il les connaоt aussi plus parfaitement, puisqu’il comprend les matйrielles
mais non les йternelles. L’image est donc plus dans l’esprit en tant qu’il se
rapporte aux choses temporelles qu’en tant qu’il se rapporte aux йternelles.
4° L’image de la
Trinitй se trouve dans l’вme d’une certaine faзon selon les puissances, comme
on l’a dйjа dit. Or les puissances se rapportent indiffйremment а tous les
objets relativement auxquels elles sont dйterminйes. L’image de Dieu se trouve
donc dans l’esprit relativement а n’importe quels objets.
5° Ce qui est vu
en soi-mкme est vu plus parfaitement que ce qui est vu dans sa ressemblance. Or
l’вme se voit en elle-mкme, mais ne voit Dieu que dans une ressemblance, dans
l’йtat de voie. Elle se connaоt donc plus parfaitement qu’elle ne connaоt
Dieu ; et ainsi, l’image de la Trinitй doit кtre envisagйe dans l’вme en
tant qu’elle se connaоt elle-mкme plutфt qu’en tant qu’elle connaоt Dieu,
puisque l’image de la Trinitй se trouve en nous quant а ce que nous avons de
plus parfait dans notre nature, comme dit saint Augustin.
6° L’йgalitй des
Personnes est reprйsentйe dans notre esprit en tant que toute la mйmoire, toute
l’intelligence et toute la volontй se saisissent mutuellement, comme le montre
saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй.
Or cette comprйhension mutuelle ne manifesterait pas leur йgalitй si elles ne
se comprenaient pas quant а tous leurs objets. L’image de la Trinitй se trouve
donc dans les puissances de l’esprit relativement а tous les objets.
7° De mкme que
l’image est dans la puissance de connaоtre, de mкme la charitй est dans la
puissance d’aimer. Or la charitй ne regarde pas seulement Dieu mais aussi le
prochain, et c’est pourquoi l’on attribue deux actes а la charitй, а savoir
l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc l’image, elle aussi, est dans
l’esprit non seulement en tant qu’il connaоt Dieu, mais aussi en tant qu’il
connaоt les crйatures.
8° Les puissances
de l’esprit en lesquelles consiste l’image sont perfectionnйes par des habitus,
par lesquels, dit-on, l’image dйformйe est restaurйe et perfectionnйe. Or les
puissances de l’esprit n’ont pas besoin d’habitus dans la mesure oщ elles se
rapportent aux choses йternelles, mais seulement dans la mesure oщ elles se
rapportent aux temporelles : en effet, les habitus existent pour que les
puissances soient rйglйes par eux, or l’erreur ne peut survenir dans les choses
йternelles au point qu’il y ait besoin d’une rиgle, mais c’est le cas seulement
pour les choses temporelles. L’image rйside donc dans l’esprit en tant qu’il
connaоt les choses temporelles plutфt qu’en tant qu’il connaоt les йternelles.
9° La Trinitй
incrййe est reprйsentйe dans l’image de notre esprit, surtout quant а la
consubstantialitй et l’йgalitй mutuelle. Or ces deux choses se rencontrent
aussi dans la puissance sensitive, car le sensible et le sens en acte
deviennent un, et l’espиce sensible n’est reзue dans le sens que suivant sa
capacitй. L’image de la Trinitй se trouve donc aussi dans la puissance
sensitive, et donc а bien plus forte raison dans l’esprit, en tant qu’il
connaоt les choses temporelles.
10° Les tournures
mйtaphoriques se prennent selon des ressemblances car, suivant le Philosophe,
« toutes les fois qu’on se sert de la mйtaphore on le fait toujours en vue
de quelque ressemblance ». Or le transfert aux rйalitйs divines par
tournure mйtaphorique se fait plus а partir de certaines crйatures qu’а partir
de l’esprit lui-mкme, comme on le voit clairement pour le rayon solaire, comme
dit Denys au quatriиme chapitre des Noms
divins. Des crйatures sensibles peuvent donc кtre mieux appelйes « а
l’image » que l’esprit lui-mкme. Et ainsi, rien ne semble empкcher
l’esprit d’кtre а l’image en tant qu’il connaоt les choses temporelles.
11° Boиce dit au
livre sur la Trinitй que les formes
qui sont dans la matiиre sont les images des rйalitйs qui sont sans matiиre. Or
les formes qui existent dans la matiиre sont les formes sensibles. Les formes
sensibles sont donc les images de Dieu mкme ; et ainsi, l’esprit semble
кtre а l’image de Dieu en tant qu’il les connaоt.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй
que la trinitй que l’on trouve dans la science infйrieure, « bien qu’elle
appartienne dйjа а l’homme intйrieur, il ne faut cependant pas encore dire ni
penser qu’elle est image de Dieu ». Or la science infйrieure est celle par
laquelle l’esprit contemple les choses temporelles ; en cela, en effet,
elle se distingue de la sagesse des choses йternelles. L’image de la Trinitй ne
se prend donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles.
2° Les parties de
l’image doivent correspondre, dans l’ordre, aux trois Personnes. Or l’ordre des
Personnes ne se trouve pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses
temporelles. Dans la connaissance des choses temporelles, en effet,
l’intelligence ne procиde pas de la mйmoire, comme le Verbe du Pиre, mais c’est
plutфt la mйmoire qui procиde de l’intelligence, car nous nous remйmorons les
choses que nous avons dйjа pensйes. L’image ne rйside donc pas dans l’esprit en
tant qu’il connaоt les choses temporelles.
3° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Trinitй :
« Une fois distribuйes les fonctions de l’esprit », c’est-а-dire
l’ayant divisй en contemplation de l’йternel et action sur le temporel,
« c’est seulement en ce qui regarde la contemplation des rйalitйs
йternelles que nous trouvons non seulement une trinitй, mais l’image de
Dieu ; quant а ce qui regarde l’action sur le temporel, on peut sans doute
y dйcouvrir une trinitй, mais non l’image de Dieu » ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° L’image de la
Trinitй existe toujours dans l’вme, mais non la connaissance des rйalitйs
temporelles, puisque celle-ci est obtenue par acquisition. L’image de la
Trinitй ne se trouve donc pas dans l’вme en tant qu’elle connaоt les choses
temporelles.
Rйponse :
La ressemblance
accomplit la notion d’image. Il ne suffit cependant pas d’une ressemblance
quelconque pour obtenir la notion d’image, mais il faut la ressemblance trиs
expresse par laquelle une chose est reprйsentйe quant а la raison formelle de
son espиce ; et c’est pourquoi, dans les choses corporelles, les images
des rйalitйs se prennent plus suivant les figures, qui sont les signes propres
des espиces, que suivant les couleurs et les autres accidents. Or on trouve
dans notre вme une ressemblance de la Trinitй incrййe en n’importe quelle connaissance
de soi, non seulement en celle de l’esprit mais aussi en celle du sens, comme
le montre saint Augustin au onziиme livre sur la Trinitй ; mais l’image de Dieu se dйcouvre seulement dans
cette connaissance de l’esprit suivant laquelle se rencontre une plus expresse
ressemblance de Dieu dans notre esprit.
Si donc nous
distinguons par les objets la connaissance de l’esprit, trois connaissances se
trouvent dans notre esprit, а savoir : la connaissance par laquelle
l’esprit connaоt Dieu, celle par laquelle il se connaоt lui-mкme, et celle par
laquelle il connaоt les choses temporelles.
Donc, dans cette connaissance par laquelle l’esprit connaоt les choses
temporelles, on ne trouve de ressemblance expresse de la Trinitй incrййe ni par
conformation — car les rйalitйs matйrielles sont plus dissemblables а Dieu que
l’esprit lui-mкme, donc la dйtermination formelle de l’esprit par la science de
ces rйalitйs ne rend pas celui-ci trиs conforme а Dieu — ni, de mкme, par
analogie, йtant donnй que la rйalitй temporelle, qui gйnиre dans l’вme sa
connaissance ou son intelligence actuelle, ne fait pas une mкme substance avec
l’esprit lui-mкme, mais elle est une chose йtrangиre а sa nature ; et par
consйquent, la consubstantialitй de la Trinitй incrййe ne peut pas кtre
reprйsentйe par cela. En revanche, dans la connaissance par laquelle notre
esprit se connaоt lui-mкme se trouve par analogie une reprйsentation de la
Trinitй incrййe, en tant que l’esprit qui se connaоt ainsi engendre un verbe de
soi, et que des deux procиde un amour, comme le Pиre qui se dit lui-mкme
engendre son Verbe de toute йternitй, et que des deux procиde le Saint-Esprit.
Enfin, dans la connaissance par laquelle l’esprit connaоt Dieu mкme, l’esprit
est lui-mкme conformй а Dieu, de mкme que tout connaissant, en tant que tel,
est assimilй au connu.
Or la
ressemblance qui a lieu par conformitй, comme la ressemblance de la vue et de
la couleur, est plus grande que celle qui a lieu par analogie, comme celle de
la vue et de l’intelligence, qui sont а l’йgard de leurs objets dans un rapport
semblable. Par consйquent, une plus expresse ressemblance de la Trinitй se
trouve dans l’esprit en tant qu’il connaоt Dieu qu’en tant qu’il se connaоt
lui-mкme. Voilа pourquoi l’image de la Trinitй au sens propre est dans l’esprit
d’abord et principalement en tant qu’il connaоt Dieu ; mais d’une certaine
faзon et secondairement, elle y est aussi en tant qu’il se connaоt lui-mкme, et
surtout lorsqu’il se considиre lui-mкme tel qu’il est image de Dieu, de sorte
que sa considйration ne s’arrкte pas а soi mais s’avance jusqu’а Dieu. Par
contre, dans la considйration des rйalitйs temporelles ne se trouve pas l’image
mais une certaine ressemblance de la Trinitй, qui peut relever davantage du
vestige, tout comme la ressemblance que saint Augustin dйcouvre dans les
puissances sensitives.
Rйponse aux objections :
1° Certes,
quelque trinitй se trouve dans l’esprit en tant qu’il s’йtend а l’action sur
les choses temporelles ; cependant on ne dit pas que cette trinitй est une
image de la Trinitй incrййe, ainsi qu’il ressort de ce que saint Augustin
ajoute au mкme endroit.
2° L’йgalitй des
Personnes divines est plus reprйsentйe dans la connaissance des choses
йternelles que dans celle des temporelles. En effet, l’йgalitй ne doit pas кtre
considйrйe entre l’objet et la puissance, mais entre une puissance et une
autre. Or, bien qu’il y ait une plus grande inйgalitй entre notre esprit et
Dieu qu’entre notre esprit et la rйalitй temporelle, cependant une plus grande
йgalitй se trouve entre la mйmoire que notre esprit a de Dieu et l’intelligence
et l’amour actuels qu’il a de lui, qu’entre la mйmoire qu’il a des rйalitйs
temporelles et l’intelligence et l’amour qu’il a d’elles. En effet, Dieu
lui-mкme est connaissable et aimable par soi, et ainsi, il est autant pensй et
aimй par l’esprit de chacun qu’il est prйsent а l’esprit, lui dont la prйsence
dans l’esprit est la mйmoire de lui dans l’esprit ; et ainsi, la mйmoire
que l’on a de lui est йgalйe par l’intelligence, et celle-ci l’est par la volontй
ou l’amour. Par contre, les rйalitйs matйrielles ne sont pas intelligibles ni
aimables par soi. Voilа pourquoi une telle йgalitй ne se trouve pas dans
l’esprit relativement а elles, ni non plus la mкme relation d’origine,
puisqu’elles sont prйsentes а notre mйmoire parce qu’elles ont йtй pensйes par
nous, et ainsi, la mйmoire provient de l’intelligence plutфt que
l’inverse ; mais relativement а Dieu lui-mкme, c’est le contraire qui se
produit dans l’esprit crйй, car c’est la prйsence de Dieu qui fait participer
l’esprit а la lumiиre intellectuelle, en sorte qu’il puisse penser.
3° Bien que la
connaissance que nous avons des rйalitйs temporelles soit temporellement
antйrieure а la connaissance que nous avons de Dieu, cependant celle-ci est
premiиre en dignitй. Et que les choses matйrielles nous soient plus
parfaitement connues que Dieu n’est pas un empкchement, car la plus petite
connaissance que l’on peut dйtenir au sujet de Dieu dйpasse toute la
connaissance que l’on a au sujet de la crйature. En effet, la noblesse d’une
science dйpend de la noblesse de l’objet su, comme on le voit clairement au
dйbut du premier livre sur l’Вme ;
et c’est pourquoi le Philosophe, au onziиme livre sur les Animaux, prйfиre la science limitйe que nous avons des rйalitйs cйlestes
а toute celle que nous avons des rйalitйs infйrieures.
4° Bien que les
puissances s’йtendent а tous leurs objets, cependant leur capacitй est estimйe
d’aprиs le dernier degrй de leur pouvoir, comme on le voit clairement au
premier livre sur le Ciel et le Monde.
Voilа pourquoi ce qui relиve de la plus grande perfection des puissances de
l’esprit, а savoir, кtre а l’image de Dieu, leur est attribuй au regard de leur
plus noble objet, qui est Dieu.
5° Bien que
l’esprit se connaisse plus parfaitement qu’il ne connaоt Dieu, cependant la
connaissance qu’il a de Dieu est plus noble, et il est par elle davantage
conformй а Dieu, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il est par elle
davantage а l’image de Dieu.
6° Bien que
l’йgalitй appartienne а l’image qui se trouve dans notre esprit, il n’est
cependant pas nйcessaire que l’image soit envisagйe relativement а toutes les
choses au regard desquelles une йgalitй se rencontre en lui, йtant donnй que
plusieurs autres choses sont requises pour que l’image y soit ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Bien que la
charitй, qui accomplit l’image, regarde le prochain, cependant elle ne le
regarde pas comme objet principal, puisque son objet principal est Dieu
seul ; dans le prochain, en effet, la charitй n’aime rien d’autre que
Dieu.
8° Mкme en tant
qu’elles se rapportent а Dieu, les puissances de l’image sont perfectionnйes
par des habitus comme la foi, l’espйrance et la charitй, la sagesse, et
d’autres du mкme genre. En effet, bien que dans les rйalitйs йternelles
elles-mкmes il ne se trouve pas d’erreur de leur cфtй, cependant l’erreur peut
advenir а notre intelligence dans leur connaissance, car la difficultй,
lorsqu’on les connaоt, ne vient pas d’elles mais de notre cфtй, comme il est
dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
9° Il ne se
trouve pas de consubstantialitй entre le sensible et le sens, йtant donnй que
le sensible lui-mкme est йtranger а l’essence du sens ; ni non plus
d’йgalitй, puisque le visible n’est pas toujours vu autant qu’il est visible.
10° Des crйatures
irrationnelles peuvent, par une certaine ressemblance, кtre plus assimilйes а
Dieu que mкme des rationnelles, quant а l’efficace de la causalitй, comme on le
voit bien pour le rayon solaire, par lequel toutes choses parmi les infйrieures
sont causйes et rйnovйes, ce qui le fait ressembler а la divine bontй, qui
cause tout, comme dit Denys. Cependant, quant aux propriйtйs qui lui sont
inhйrentes, la crйature rationnelle est plus semblable а Dieu que n’importe
quelle crйature irrationnelle. Toutefois des tournures mйtaphoriques sont assez
souvent transfйrйes des crйatures irrationnelles а Dieu, et cela se produit en
raison de leur dissemblance car, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, si les choses qui
sont dans les crйatures plus viles sont plus frйquemment transfйrйes aux choses
divines, c’est afin d’фter toute occasion d’erreur : en effet, un
transfert fait а partir de crйatures plus nobles pourrait induire а estimer que
les choses qui йtaient dites mйtaphoriquement seraient а entendre en propriйtй
de termes ; ce que nul ne peut conjecturer s’agissant de ces crйatures
plus viles.
11° Boиce pose que
les formes matйrielles sont les images non de Dieu mais de formes
immatйrielles, c’est-а-dire de raisons idйales existant dans l’esprit divin,
desquelles elles proviennent selon une ressemblance parfaite. Article 8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par
son essence ou par une espиce ?
Objections :
Il semble que
ce soit par une espиce.
1° Comme dit le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
« notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun
phantasme de l’essence mкme de l’вme ne peut кtre reзu. Il est donc nйcessaire
que notre esprit se pense lui-mкme par quelque autre espиce abstraite des
phantasmes.
2° Les choses que
l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or
beaucoup se sont trompйs au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient
qu’il йtait air, d’autres qu’il йtait feu, et qu’ils affirmaient а son sujet
beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son
essence.
3° [Le rйpondant] disait que l’esprit voit
par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant
ce qu’il est. En sens contraire : savoir
une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque
l’essence de la rйalitй est identique а sa quidditй. Si donc l’вme se voyait
elle-mкme par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son
вme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.
4° Notre вme est
une forme unie а la matiиre. Or toute forme de cette sorte est connue par
abstraction de l’espиce depuis la matiиre et les circonstances matйrielles.
L’вme est donc connue par une espиce abstraite.
5° Penser n’est
pas seulement l’acte de l’вme, mais celui du composй, comme il est dit au
premier livre sur l’Вme. Or tout acte
de ce genre est commun а l’вme et au corps. Il est donc nйcessaire que,
lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du cфtй du corps. Or cela
n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-mкme par son essence, sans aucune
espиce abstraite depuis les sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas
lui-mкme par son essence.
6° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense
pas les autres choses par leur essence mais par des espиces. Donc l’esprit non
plus ne se pense pas lui-mкme par son essence.
7° On connaоt les
puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de
l’вme ne peut кtre connue que si ses puissances sont connues, puisque la
puissance d’une rйalitй fait connaоtre la rйalitй elle-mкme. Il est donc
nйcessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espиces de
ses objets.
8° L’intelligible
est а l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance
est requise entre le sens et le sensible, et de lа vient que l’њil ne puisse se
voir lui-mкme. Une certaine distance est donc requise aussi dans la
connaissance intellectuelle, si bien que l’intelligence ne peut jamais se
penser par son essence.
9° Selon le
Philosophe au premier livre des Seconds
Analytiques, la dйmonstration circulaire est impossible, car il
s’ensuivrait que quelque chose serait manifestй par soi-mкme, et ainsi il
s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а soi et plus connu que soi, ce
qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-mкme par son essence, ce qui
est connu sera identique а ce par quoi l’on connaоt. Le mкme inconvйnient
s’ensuit donc, c’est-а-dire que quelque chose serait antйrieur а soi et plus
connu que soi.
10° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
l’вme connaоt la vйritй des existants par un certain cercle. Or le mouvement
circulaire va du mкme au mкme. Il semble donc que l’вme, sortant d’elle-mкme
lorsqu’elle pense, revienne par les rйalitйs extйrieures а la connaissance de
soi-mкme ; et ainsi, elle ne se pensera pas par son essence.
11° Tant que
demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence
а cause de la prйsence de celle-ci, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est
toujours prйsente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en
mкme temps, il ne penserait jamais rien d’autre.
12° Les choses
postйrieures sont plus composйes que les antйrieures. Or penser est postйrieur
а кtre. On rencontre donc dans l’intelligence de l’вme une plus grande
composition que dans son кtre. Or, dans l’вme, ce qui est n’est pas identique а
ce par quoi il est. Ce qui est pensй n’est donc pas non plus en elle identique
а ce par quoi il est pensй ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-mкme
par son essence.
13° Le mкme ne
peut pas кtre la forme d’une chose et formellement dйterminй par cette chose.
Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’вme, est comme
une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de
l’вme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est
pensйe est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas
lui-mкme par son essence.
14° L’вme est une
certaine substance qui subsiste par soi, tandis que les formes intelligibles ne
sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles
formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’вme ne
peut donc pas кtre comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait
lui-mкme.
15° Puisqu’on
distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui
sont d’une mкme espиce sont pensйs de la mкme faзon du point de vue de
l’espиce. Or l’вme de Pierre est de la mкme espиce que celle de Paul. L’вme de
Pierre se pense donc elle-mкme comme elle pense l’вme de Paul. Or elle ne pense
pas l’вme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense
donc pas non plus elle-mкme par son essence.
16° La forme est
plus simple que ce qui est formellement dйterminй par elle. Or l’esprit n’est
pas plus simple que lui-mкme. Il n’est donc pas formellement dйterminй par
lui-mкme ; puis donc qu’il est formellement dйterminй par ce par quoi il
connaоt, il ne se connaоtra pas par lui-mкme.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй :
« L’esprit se connaоt lui-mкme par lui-mкme, йtant incorporel. Car s’il ne
se connaоt, il ne s’aime pas. »
2° А propos de
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision
que l’on appelle intellectuelle sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni
choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels
sont l’esprit lui-mкme et toute sainte affection de l’вme. » Or, comme il
est dit dans la mкme glose, « la vision intellectuelle embrasse ces
rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mкmes ». L’esprit ne se connaоt donc pas lui-mкme par
une chose qui ne lui serait pas identique.
3° Comme il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme,
« dans les choses immatйrielles, il y a identitй entre le pensй et ce par
quoi il est pensй ». Or l’esprit est une certaine rйalitй immatйrielle. Il
est donc pensй par son essence.
4° Tout ce qui
est prйsent а l’intelligence comme intelligible est pensй par l’intelligence.
Or l’essence mкme de l’вme est prйsente а l’intelligence а la faзon d’un
intelligible : en effet, elle lui est prйsente par sa vйritй, et la vйritй
est la raison de l’acte de penser comme la bontй est la raison de l’acte
d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-mкme par son essence.
5° L’espиce par
laquelle une chose est pensйe est plus simple que la chose qui est pensйe par
son intermйdiaire. Or l’вme n’a pas d’espиce plus simple qu’elle, et qui puisse
кtre abstraite d’elle. L’вme ne se pense donc pas par une espиce mais par son
essence.
6° Toute science
a lieu par assimilation de celui qui sait а ce qui est su. Or rien d’autre
n’est plus semblable а l’вme que son essence. Elle ne se pense donc par rien
d’autre que par son essence.
7° Ce qui est
cause de ce que d’autres soient connaissables, n’est pas connu par autre chose
que par soi-mкme. Or l’вme est cause de ce que les autres rйalitйs matйrielles
soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure
oщ nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre
de la Mйtaphysique. L’вme se pense
donc seulement par elle-mкme.
8° La science qui
concerne l’вme est trиs certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Вme. Or le plus certain n’est pas connu
au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’вme par un autre
moyen qu’elle-mкme.
9° Toute espиce par
laquelle notre вme pense est abstraite depuis les choses sensibles. Or il n’est
aucun sensible duquel l’вme puisse abstraire sa quidditй. L’вme ne se connaоt
donc pas elle-mкme par une ressemblance.
10° De mкme que la
lumiиre corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de mкme
l’вme fait par sa lumiиre que toutes les choses matйrielles soient actuellement
intelligibles, comme on le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme. Or la lumiиre corporelle est vue
par elle-mкme, non par une ressemblance d’elle-mкme. Donc l’вme, elle aussi,
est pensйe par son essence, non par une ressemblance.
11° Comme dit le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
« l’intellect agent n’est pas tantфt pensant et tantфt non », mais il
pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-mкme, et il ne pourrait mкme
pas cela s’il se pensait par une espиce abstraite depuis les sens, car alors il
ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son
essence.
Rйponse :
Lorsqu’on se
demande si l’on connaоt une chose par son essence, cette question peut
s’entendre de deux faзons. D’abord, en sorte que l’expression « par son
essence » se rйfиre а la rйalitй connue elle-mкme ; on comprend alors
comme connu par son essence ce dont on connaоt l’essence, et non ce dont on ne
connaоt pas l’essence mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que
cette expression se rйfиre а ce par quoi une chose est connue ; on
comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence mкme
est ce par quoi l’on connaоt. Et c’est de cette faзon que l’on se demande
prйsentement si l’вme se pense elle-mкme par son essence.
Et pour voir
clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’вme deux
connaissances, comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй : l’une par laquelle l’вme
de chacun se connaоt seulement quant а ce qui lui est propre, l’autre par
laquelle l’вme est connue quant а ce qui est commun а toutes les вmes. Cette
connaissance que l’on a de toute вme en gйnйral est donc celle par laquelle on
connaоt la nature de l’вme, tandis que la connaissance que l’on a de l’вme
quant а ce qui lui est propre est la connaissance de l’вme en tant qu’elle a
l’кtre en tel individu. C’est pourquoi cette derniиre connaissance fait
connaоtre si l’вme existe, comme lorsqu’on perзoit que l’on a une вme ; et
l’autre fait savoir ce qu’est l’вme et quels sont ses accidents par soi.
Donc, en ce qui
concerne la premiиre connaissance, il faut distinguer, car connaоtre une chose
se rйalise en habitus ou en acte. Ainsi, quant а la connaissance actuelle par
laquelle on considиre en acte que l’on a une вme, je dis ceci : on connaоt
l’вme par ses actes. En effet, on perзoit que l’on a une вme, que l’on vit et
que l’on est, parce qu’on perзoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on
exerce d’autres њuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le
Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique :
« Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or,
nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous
sommes. » Or nul ne perзoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense
quelque chose : car penser quelque chose est antйrieur а penser que l’on
pense ; voilа pourquoi l’вme parvient а percevoir actuellement qu’elle
est, par ce qu’elle pense ou sent. Mais quant а la connaissance habituelle, je
dis ceci : l’вme se voit par son essence, c’est-а-dire que, du fait mкme
que son essence lui est prйsente, elle est capable de passer а l’acte de
connaissance d’elle-mкme ; de mкme, dиs lors qu’on a l’habitus d’une
science, par la prйsence mкme de l’habitus on est capable de percevoir les
choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’вme perзoive qu’elle
existe, et qu’elle soit attentive а ce qui se passe en elle, aucun habitus
n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’вme, qui est
prйsente а l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’йmanent les actes en
lesquels elle est actuellement perзue.
Mais si nous
parlons de la connaissance de l’вme qui a lieu lorsque l’esprit humain est
dйfini par une connaissance spйciale ou gйnйrale, alors il semble qu’il faille
а nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nйcessaire que
deux choses concourent : l’apprйhension, et le jugement sur la rйalitй
apprйhendйe ; aussi la connaissance par laquelle on connaоt la nature de
l’вme peut-elle кtre considйrйe et quant а l’apprйhension, et quant au
jugement.
Si donc on la
considиre quant а l’apprйhension, je dis ceci : nous connaissons la nature
de l’вme par les espиces que nous abstrayons depuis les sens. En effet, notre
вme tient la derniиre place dans le genre des substances intellectuelles, comme
la matiиre prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le
Commentateur le montre au troisiиme livre sur l’Вme. En effet, de mкme que la matiиre prime est en puissance а
toutes les formes sensibles, de mкme aussi notre intellect possible est en
puissance а toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme
une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre dans
l’ordre des sensibles. Voilа pourquoi, de mкme que la matiиre n’est sensible
que par une forme qui lui survient, de mкme l’intellect possible n’est
intelligible que par une espиce surajoutйe. Donc notre esprit ne peut se penser
de telle faзon qu’il s’apprйhende lui-mкme immйdiatement, mais parce qu’il
apprйhende les autres choses il arrive а se connaоtre, tout comme la nature de
la matiиre prime est connue par le fait mкme qu’elle est rйceptrice de telles
formes. On en a l’йvidence lorsqu’on regarde la faзon dont les philosophes ont
recherchй la nature de l’вme. En effet, observant que l’вme humaine connaоt les
natures universelles des rйalitйs, ils perзurent que l’espиce par laquelle nous
pensons est immatйrielle, sinon elle serait individuйe, et ainsi, elle ne
mиnerait pas а la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espиce
intelligible est immatйrielle, ils dйduisirent que l’intelligence est une
certaine rйalitй qui ne dйpend pas de la matiиre, et de lа, ils s’avancиrent
dans la connaissance des autres propriйtйs de l’вme intellective. Et c’est ce
que dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme : « l’intelligence est intelligible comme les autres
intelligibles » ; ce que le Commentateur expose en disant que « l’intelligence
est pensйe au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres
intelligibles » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espиce
intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible
en acte, alors que dans les autres rйalitйs elle est comme intelligible en
puissance.
Mais si l’on
considиre la connaissance que nous avons de la nature de l’вme quant au
jugement qui nous fait dйclarer qu’il en est comme nous l’avions apprйhendй par
la dйduction susmentionnйe, alors nous avons connaissance de l’вme en tant que
« nous avons une intuition de l’inviolable vйritй, d’aprиs laquelle nous
dйfinissons de faзon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’вme
de tel ou tel homme, mais ce qu’elle doit кtre d’aprиs les raisons
йternelles », comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй ; or nous avons l’intuition
de cette inviolable vйritй dans sa ressemblance, qui est imprimйe dans notre
esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme
йvidentes par soi, et d’aprиs lesquelles nous examinons toutes les autres,
jugeant de tout selon elles.
Ainsi donc, il
est clair que notre esprit se connaоt lui-mкme d’une certaine faзon par son
essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre faзon par une intention ou
par une espиce, comme disent le Philosophe et le Commentateur ; d’une
autre encore par intuition de la vйritй inviolable, comme dit aussi saint
Augustin. Il faut donc rйpondre en outre aux deux sйries d’arguments, de la
faзon suivante.
Rйponse aux objections :
1° Notre
intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire а partir des
phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance
habituelle de choses autres qu’elle, c’est-а-dire qui ne sont pas en elle,
avant l’abstraction susdite, йtant donnй que les espиces des autres
intelligibles ne lui sont pas innйes. Mais son essence lui est innйe, de sorte
qu’il ne lui est pas nйcessaire de l’acquйrir а partir des phantasmes ; de
mкme, l’agent naturel non plus ne fournit pas а la matiиre son essence, mais
seulement sa forme, qui est а la matiиre naturelle ce que la forme intelligible
est а la matiиre sensible, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Voilа pourquoi l’esprit, avant
d’abstraire а partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par
laquelle il peut percevoir qu’il existe.
2° Nul jamais ne
se trompe parce qu’il ne percevrait pas qu’il vit : cela relиve en effet
de la connaissance par laquelle quelqu’un connaоt de faзon singuliиre ce qui se
passe dans son вme ; et quant а cette connaissance, on a dit que l’вme est
connue par son essence de faзon habituelle. Mais il arrive а beaucoup d’errer
dans la connaissance de la nature mкme de l’вme en son espиce ; et de ce point
de vue, cette partie des objections conclut vrai.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Bien que l’вme
soit unie а la matiиre comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise а la
matiиre au point d’кtre rendue matйrielle et donc non intelligible en acte mais
seulement en puissance par abstraction depuis la matiиre.
5° Cette
objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’вme ne se perзoit
exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.
6° Cette parole
du Philosophe doit кtre entendue en ce sens que l’intelligence pense
d’elle-mкme ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement
connaissance de son existence.
7° Et il faut
rйpondre semblablement au septiиme argument.
8° L’opйration
sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action
locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance dйterminйe ; par
contre, l’opйration de l’intelligence n’est pas dйterminйe а un lieu, il n’en
va donc pas de mкme.
9° On dit de deux
faзons que l’on connaоt une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe
de la connaissance de cette autre а la connaissance de la premiиre, et l’on dit
en ce sens que l’on connaоt les conclusions par les principes ; et de
cette faзon, on ne peut pas connaоtre une chose par elle-mкme. Ensuite, on dit
que l’on connaоt une chose par une autre comme par ce en quoi la premiиre est
connue, et dans ce cas il n’est pas nйcessaire que ce par quoi l’on connaоt
soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien
n’empкche donc que quelque chose soit connu par soi-mкme, comme Dieu se connaоt
lui-mкme par soi ; et ainsi йgalement, l’вme se connaоt elle-mкme d’une
certaine faзon par son essence.
10° On remarque un
certain cercle dans la connaissance de l’вme dans la mesure oщ elle recherche
en raisonnant la vйritй des existants ; donc Denys dit cela pour montrer
en quoi la connaissance de l’вme est infйrieure а celle de l’ange. Or voici en
quoi se fonde cette circularitй : la raison, partant des principes,
parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement
elle examine les conclusions trouvйes en les analysant par les principes. Cela
est donc йtranger а notre propos.
11° De mкme qu’il
n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй en acte ce dont la connaissance
est possйdйe habituellement par des espиces existant dans l’intelligence, de
mкme aussi il n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй actuellement
l’esprit lui-mкme, dont la connaissance est habituellement en nous parce que
son essence mкme est prйsente а notre intelligence.
12° Ce qui est
pensй et ce par quoi il est pensй n’ont pas entre eux le mкme rapport que ce
qui est et ce par quoi il est. En effet, кtre est l’acte de l’йtant, tandis que
penser n’est pas l’acte de ce qui est pensй mais de celui qui pense ; ce
par quoi une chose est pensйe se rapporte donc а celui qui pense comme ce par
quoi une chose est se rapporte а ce qu’elle est. Voilа pourquoi, de mкme que,
dans l’вme, ce par quoi elle est diffиre de ce qu’elle est, de mкme ce par quoi
elle pense, c’est-а-dire la puissance intellective, qui est le principe de
l’acte de penser, diffиre de son essence. Et il n’en dйcoule pas nйcessairement
que l’espиce par laquelle elle est pensйe diffиre de ce qui est pensй.
13° La puissance
intellective est la forme de l’вme elle-mкme quant а l’acte d’кtre, йtant donnй
qu’elle a l’кtre dans l’вme comme une propriйtй a l’кtre dans un sujet ;
mais quant а l’acte de penser, rien n’empкche que ce soit l’inverse.
14° La
connaissance par laquelle l’вme se connaоt elle-mкme est dans le genre accident
non quant а ce par quoi elle est connue de faзon habituelle, mais seulement
quant а l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est
pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuviиme livre sur la Trinitй, que la connaissance est
substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaоt lui-mкme.
15° Cette
objection vaut pour la connaissance de l’вme telle qu’on la connaоt quant а la
nature de l’espиce, qui est commune а toutes les вmes.
16° Lorsque
l’esprit se pense lui-mкme, il n’est pas lui-mкme la forme de l’esprit, car
rien n’est la forme de soi-mкme ; mais il se comporte а la faзon d’une
forme, en tant que son action, par laquelle il se connaоt, a pour terme
lui-mкme. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit plus simple que lui-mкme,
sauf peut-кtre du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant que ce
qui est pensй est considйrй comme plus simple que l’intelligence elle-mкme qui
pense, йtant considйrй comme sa perfection.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La parole de
saint Augustin est а entendre en ce sens que l’esprit se connaоt lui-mкme par
soi, parce qu’il vient de l’esprit lui-mкme qu’il puisse passer а l’acte pour
se connaоtre actuellement en percevant son existence, tout comme il vient de
l’espиce dйtenue habituellement dans l’esprit que celui-ci puisse considйrer
actuellement telle rйalitй. Mais quelle est sa nature mкme d’esprit, l’esprit
ne peut le percevoir que par une considйration de son objet, comme on l’a dit.
2° La parole de
la Glose selon laquelle « la
vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs, etc. » doit кtre rйfйrйe а
l’objet de la connaissance plutфt qu’а ce par quoi il est pensй ; et cela
est йvident lorsqu’on considиre ce qui est dit des autres visions. En effet, il
est dit dans la mкme glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par
la vision spirituelle, i. e.
imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les
choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet,
si l’on rйfйrait cela а ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il
n’y aurait aucune diffйrence entre la vision corporelle et la spirituelle ou
imaginaire, car mкme la vision corporelle se fait par une ressemblance de
corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’њil, mais une
ressemblance de la pierre. Mais la diffйrence entre les visions susmentionnйes
consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-mкme, tandis que
la vision imaginaire a comme terme et comme objet une image du corps ; de
mкme aussi, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces
rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mкmes », il n’est pas signifiй que la vision
intellectuelle ne se fait pas par des espиces qui ne sont pas identiques aux
rйalitйs pensйes, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une
ressemblance de la rйalitй mais l’essence mкme de la rйalitй. En effet, de mкme
que par la vision corporelle on regarde le corps lui-mкme et non une
ressemblance de corps, bien que l’on regarde par une ressemblance de corps, de
mкme dans la vision intellectuelle on regarde l’essence mкme de la rйalitй sans
regarder une ressemblance de cette rйalitй, bien que l’on regarde parfois cette
essence par une ressemblance ; et l’expйrience en fournit aussi la preuve.
En effet, lorsque nous pensons l’вme, nous ne nous fabriquons pas un simulacre
d’вme que nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision
imaginaire, mais nous considйrons l’essence mкme de l’вme. Cela n’exclut
cependant pas que cette vision ait lieu par une espиce.
3° La parole du
Philosophe est а entendre de l’intelligence qui est entiиrement sйparйe de la
matiиre, comme l’explique le Commentateur au mкme endroit, telles les
intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence
humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spйculative serait identique а la
rйalitй sue, ce qui est impossible, comme le dйduit aussi le Commentateur au
mкme endroit.
4° L’вme est
prйsente а elle-mкme comme intelligible, c’est-а-dire de faзon а pouvoir кtre
pensйe ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensйe par elle-mкme, mais а
partir de son objet, comme on l’a dit.
5° L’вme n’est
pas connue au moyen d’une autre espиce abstraite а partir d’elle, mais au moyen
de l’espиce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en
acte ; l’argument n’est donc pas concluant.
6° Bien que notre
вme soit trиs semblable а elle-mкme, cependant elle ne peut pas кtre le
principe de la connaissance de soi-mкme en tant qu’espиce intelligible, de mкme
que la matiиre prime ne le peut pas non plus, йtant donnй que notre
intelligence se tient dans l’ordre des intelligibles comme la matiиre prime
dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.
7° L’вme est
cause de ce que d’autres soient connaissables, non comme mйdium de connaissance
mais en tant que c’est par l’acte de l’вme que les rйalitйs matйrielles sont
rendues intelligibles.
8° La science qui
concerne l’вme est trиs certaine, dans la mesure oщ chacun expйrimente en
soi-mкme qu’il a une вme et que les actes de l’вme sont en lui ; mais
connaоtre ce qu’est l’вme est trиs difficile ; c’est pourquoi le
Philosophe ajoute au mкme endroit que « c’est une chose des plus
difficiles que d’acquйrir une connaissance assurйe а son sujet ».
9° L’вme n’est
pas connue par une espиce abstraite depuis les choses sensibles au sens oщ
cette espиce serait comprise comme une ressemblance de l’вme, mais parce qu’en
considйrant la nature de l’espиce qui est abstraite depuis les choses
sensibles, on trouve la nature de l’вme en laquelle une telle espиce est reзue,
comme on connaоt la matiиre а partir de la forme.
10° On ne voit la
lumiиre corporelle par elle-mкme que dans la mesure oщ elle est la raison
formelle de la visibilitй des choses visibles et une certaine forme qui leur
donne un кtre actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumiиre mкme qui est
dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de
mкme que ce n’est pas l’espиce de la pierre qui est dans l’њil, mais sa
ressemblance, de mкme il est impossible que la forme de la lumiиre qui est dans
le soleil soit elle-mкme identique dans l’њil. Et semblablement aussi, nous
pensons par elle-mкme la lumiиre de l’intellect agent dans la mesure oщ elle
est la raison formelle des espиces intelligibles, les rendant intelligibles en
acte.
11° Cette parole
du Philosophe peut кtre exposйe de deux faзons, suivant les deux opinions sur
l’intellect agent. En effet, certains ont prйtendu que l’intellect agent йtait
une substance sйparйe, une parmi les autres intelligences, et que par
consйquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences.
D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de
l’вme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas
tantфt pensant et tantфt non, car la cause pour laquelle on est tantфt pensant
et tantфt non, n’est pas de son cфtй mais du cфtй de l’intellect possible. En
effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opйration de l’intellect agent
concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent
qui reзoit quelque chose de l’extйrieur, mais seulement l’intellect possible.
Donc, pour que nous pensions toujours, il n’y a pas de manque quant а ce que
notre considйration nйcessite du cфtй de l’intellect agent, mais quant а ce
qu’elle nйcessite du cфtй de l’intellect possible, qui n’est complйtй que par
les espиces intelligibles abstraites depuis les sens. Article 9 : Est-ce par leur essence ou par une
ressemblance que notre esprit connaоt les habitus existant dans l’вme ?
Objections :
Il semble que
ce soit par leur essence.
1° А propos de
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « La dilection, on
ne la voit pas autrement prйsente, en cette forme qui fait qu’elle est ce
qu’elle est, et autrement absente, en quelque image qui lui serait
semblable ; mais, dans la mesure oщ elle peut кtre vue par l’esprit, l’un
la voit davantage, l’autre moins. » C’est donc par son essence et non par
une ressemblance d’elle que l’esprit voit la dilection ; et, pour la mкme
raison, n’importe quel autre habitus.
2° Saint Augustin
dit au dixiиme livre sur la Trinitй :
« Qu’y a-t-il en effet d’aussi prйsent а la connaissance que ce qui est
prйsent а l’вme ? » Or les habitus de l’вme sont prйsents а l’esprit
par leur essence. L’esprit les connaоt donc par leur essence.
3° « Ce par
quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage. » Or les habitus de
l’esprit sont la cause de ce que d’autres choses, qui se trouvent sous les
habitus, soient connues. L’esprit connaоt donc surtout les habitus eux-mкmes
par leur essence.
4° Tout ce qui
est connu de l’esprit par sa ressemblance a йtй dans le sens avant de survenir
dans l’esprit. Par contre, jamais un habitus de l’esprit n’arrive dans le sens.
L’esprit ne connaоt donc pas les habitus par une ressemblance.
5° Plus une chose
est proche de l’esprit, plus l’esprit la connaоt. Or l’habitus est plus proche
de la puissance intellective de l’esprit que l’acte, et l’acte que l’objet.
L’esprit connaоt donc plus l’habitus qu’il ne connaоt l’acte ou l’objet ;
et ainsi, il connaоt l’habitus par son essence et non par les actes ou par les
objets.
6° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral que l’esprit et l’art sont connus par le mкme genre de
vision. Or l’esprit est connu de lui-mкme par son essence. L’art est donc, lui
aussi, connu par son essence, et semblablement les autres habitus de l’esprit.
7° Le vrai est а
l’intelligence ce que le bien est а la volontй. Or le bien n’est pas dans la
volontй par sa ressemblance. Le vrai n’est donc pas non plus connu de l’intelligence
par sa ressemblance ; donc, tout ce que l’intelligence connaоt, elle le
connaоt par l’essence et non par une ressemblance.
8° Saint Augustin
dit au treiziиme livre sur la Trinitй :
« Ce n’est pas ainsi qu’est vue la foi dans le cњur oщ elle est, par celui
en qui elle est », c’est-а-dire comme on voit l’вme d’un autre homme par
les mouvements de son corps ; « mais on la possиde de science
certaine, la conscience le crie ». Par consйquent, la science de l’esprit
possиde la foi dans la mesure oщ la conscience crie. Or la conscience crie la
foi pour autant qu’elle est actuellement en elle. La foi est donc sue par
l’esprit en tant qu’elle est actuellement dans l’esprit par son essence.
9° La forme est
tout а fait proportionnйe а ce dont elle est la forme. Or les habitus existant
dans l’esprit sont des formes de l’esprit. Ils sont donc tout а fait
proportionnйs а l’esprit ; notre esprit les connaоt donc immйdiatement par
l’essence.
10° L’intelligence
connaоt l’espиce intelligible qui est en elle, et elle ne la connaоt pas par
une autre espиce mais par son essence, car sinon il faudrait aller а l’infini.
Or ceci n’a lieu que parce que les espиces elles-mкmes dйterminent formellement
l’intelligence. Puis donc que l’intelligence est de mкme formellement dйterminйe
par les habitus, il semble que l’esprit les connaisse par l’essence.
11° L’esprit ne
connaоt les habitus que par vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle
porte sur les choses que l’on voit par leur essence. L’esprit voit donc les
habitus par leur essence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au dixiиme livre des Confessions :
« Voyez ce qu’il y a dans ma mйmoire : des champs, des antres, des
cavernes innombrables, tout cela rempli а l’infini de toute espиce de choses,
innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c’est le cas de tous les
corps ; les autres, comme les arts, y sont rйellement prйsentes ;
d’autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions : ce
sont les йtats affectifs de l’вme, que la mйmoire conserve alors que l’вme ne
les ressent plus. » Il semble donc que les affections de l’вme soient
connues non par leur essence mais par des notions d’elles ; et c’est
aussi, pour la mкme raison, le cas des habitus des vertus, qui rиglent de
telles affections.
2° Saint Augustin
dit au onziиme livre de la Citй de Dieu :
« Un autre sens, en effet, celui de l’homme intйrieur, bien supйrieur а
l’autre » — i. e. au sens
corporel — « nous permet de sentir le juste et l’injuste : le juste
par une espиce intelligible, l’injuste par la privation de cette espиce. »
Or ce sont les habitus des vertus et des vices qu’il appelle « le juste et
l’injuste ». Les habitus de l’вme sont donc connus par une espиce et non
par leur essence.
3° Rien n’est
connu de l’intelligence par l’essence sinon ce qui est actuellement en elle. Or
les habitus des vertus ne sont pas actuellement dans l’intelligence mais dans
la volontй. L’intelligence ne les connaоt donc pas par leur essence.
4° La vision
intellectuelle l’emporte sur la corporelle. Elle s’accompagne donc d’un
meilleur discernement. Or, dans la vision corporelle, l’espиce par laquelle une
chose est vue diffиre toujours de la rйalitй qui est vue par son intermйdiaire.
Les habitus qui sont vus par vision intellectuelle ne sont donc pas vus de
l’esprit par l’essence mais par d’autres espиces.
5° Rien n’est
recherchй s’il n’est connu, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or les habitus de l’вme sont
recherchйs par des hommes qui ne les ont pas. Ces habitus sont donc connus
d’eux, mais non par leur essence, puisqu’ils ne les ont pas. Donc par leur
espиce.
6° Hugues de
Saint-Victor distingue trois yeux en l’homme : celui de la raison, celui
de l’intelligence et celui de la chair. L’њil de l’intelligence est celui par
lequel on voit Dieu, et il dit que celui-ci a йtй arrachй aprиs le pйchй. L’њil
de la chair est celui par lequel on voit les choses corporelles de ce monde, et
celui-lа est demeurй intact aprиs le pйchй. L’њil de la raison est celui par
lequel on connaоt les intelligibles crййs, et celui-lа est devenu chassieux
aprиs le pйchй, car nous connaissons les intelligibles en partie, non
totalement. Or ce qui est vu seulement en partie n’est jamais connu par
l’essence. Puis donc que les habitus de l’esprit sont intelligibles, il semble
que l’esprit ne les voie pas par l’essence.
7° Par son
essence, Dieu est bien plus prйsent а notre esprit que les habitus, puisqu’il
est lui-mкme intime а n’importe quelle rйalitй. Or la prйsence de Dieu dans
l’esprit ne fait pas que notre esprit voie Dieu par l’essence. L’esprit ne voit
donc pas non plus les habitus par l’essence, bien qu’ils soient prйsents en
lui.
8°
L’intelligence, qui est pensante en puissance, nйcessite, pour penser en acte,
d’кtre amenйe а l’acte par une chose, qui est ce par quoi l’intelligence pense
actuellement. Or l’essence de l’habitus, en tant qu’elle est prйsente а
l’esprit, n’amиne pas l’intelligence de la puissance а l’acte, car sinon il
serait nйcessaire que les habitus soient pensйs actuellement aussi longtemps
qu’ils sont prйsents dans l’вme. L’essence des habitus n’est donc pas ce par
quoi ils sont pensйs.
Rйponse :
Comme c’йtait
le cas pour l’вme, il y a aussi deux connaissances de l’habitus : l’une
par laquelle on sait si l’on possиde un habitus, l’autre par laquelle on sait
ce qu’est l’habitus. Cependant ces deux connaissances ne s’ordonnent pas
relativement а l’habitus comme relativement а l’вme. En effet, la connaissance
par laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose celle par laquelle on sait
ce qu’est cet habitus : car je ne peux pas savoir que j’ai la chastetй si
je ne sais pas ce qu’est la chastetй. Mais du cфtй de l’вme il n’en va pas
ainsi. En effet, beaucoup savent qu’ils ont une вme sans savoir ce qu’est
l’вme. Et la raison de cette diversitй est que, tant pour l’habitus que pour
l’вme, nous ne percevons qu’ils sont en nous qu’en percevant les actes dont ils
sont les principes. Or l’habitus est par son essence le principe de tel
acte ; si donc l’on connaоt l’habitus comme principe de tel acte, on sait
de lui ce qu’il est : par exemple, si je sais que la chastetй est ce par
quoi l’on se retient des plaisirs illicites existant dans la sexualitй, je sais
de la chastetй ce qu’elle est. L’вme, par contre, n’est pas principe d’actes par
son essence mais par ses puissances ; donc, ayant perзu les actes de
l’вme, on perзoit que le principe de tels actes est en elle, comme dans le cas
du mouvement et du sens, mais cela ne fait pas connaоtre la nature de l’вme.
Si donc nous
parlons des habitus en tant que nous savons d’eux ce qu’ils sont, deux choses
sont а envisager dans leur connaissance, а savoir : l’apprйhension, et le
jugement.
Quant а
l’apprйhension, il est nйcessaire que leur connaissance soit saisie par les
objets et les actes, et ils ne peuvent eux-mкmes кtre apprйhendйs par leur
essence. La raison en est que la vertu de n’importe quelle puissance de l’вme
est dйterminйe а son objet, et c’est pourquoi son action tend d’abord et
principalement vers l’objet. Mais sur les choses par lesquelles elle se dirige
vers l’objet, elle n’a de pouvoir que par un certain retour ; par exemple,
nous voyons que la vue se dirige d’abord vers la couleur, mais elle ne se
dirige vers l’acte de sa vision que par un certain retour, lorsqu’en voyant la
couleur elle voit qu’elle voit. Ce retour a lieu dans le sens de faзon
incomplиte, mais de faзon complиte dans l’intelligence, qui revient а la
connaissance de son essence par un retour complet. Or notre intelligence, dans
l’йtat de voie, est aux phantasmes ce que la vue est aux couleurs, comme il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme :
non pas, certes, qu’elle connaisse les phantasmes eux-mкmes comme la vue
connaоt les couleurs, mais en sorte qu’elle connaisse les choses dont ce sont
les phantasmes. Par consйquent, l’action de notre intelligence tend d’abord
vers les choses qui sont apprйhendйes au moyen des phantasmes, et ensuite elle
revient а la connaissance de son acte ; et ultйrieurement vers les
espиces, les habitus et les puissances, et l’essence de l’esprit lui-mкme. En
effet, ils ne se rapportent pas а l’intelligence comme des objets premiers,
mais comme ce qui lui permet de se porter vers l’objet.
Le jugement sur
chaque chose se fonde sur ce qui est la mesure de cette chose. Or n’importe
quel habitus est mesurй d’une certaine faзon par ce а quoi il est
ordonnй ; et cela entre en rapport avec notre connaissance de trois
faзons. Parfois, en effet, cela est reзu depuis le sens, soit la vue soit
l’ouпe, comme lorsque nous voyons l’utilitй de la grammaire ou de la mйdecine
ou que d’autres nous l’apprennent, et la connaissance de cette utilitй nous
fait savoir ce qu’est la grammaire ou la mйdecine. Parfois aussi, cela est
donnй а la connaissance naturelle ; et on le voit surtout pour les habitus
des vertus, dont la raison naturelle dicte les fins. Mais d’autres fois, cela
est infusй par Dieu, comme on le voit clairement pour la foi, l’espйrance et
les autres habitus infus de ce genre. Et parce que la connaissance naturelle,
en nous, provient elle aussi de l’illumination divine, la vйritй incrййe est
consultйe dans ces deux derniers cas. Par consйquent, le jugement en lequel
s’accomplit la connaissance de la nature de l’habitus dйpend soit de ce que
nous recevons des sens, soit de notre consultation de la vйritй incrййe.
Quant а la
connaissance par laquelle nous savons si nous possйdons des habitus, il faut
considйrer deux choses : la connaissance habituelle, et la connaissance
actuelle.
Nous percevons
actuellement que nous avons des habitus, par les actes des habitus que nous
sentons en nous ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au deuxiиme livre
de l’Йthique que « l’on doit
tenir pour indice des habitus le plaisir qui s’ajoute а l’њuvre ».
Mais quant а la
connaissance habituelle, on dit que les habitus de l’esprit sont connus par
eux-mкmes. En effet, ce qui fait connaоtre habituellement quelque chose, c’est
ce qui permet а quelqu’un de pouvoir progresser dans l’acte de connaissance de
la rйalitй que l’on dit кtre habituellement connue. Or, du fait mкme que les habitus
sont dans l’esprit par leur essence, l’esprit peut progresser jusqu’а percevoir
actuellement qu’il possиde des habitus, dans la mesure oщ il peut, par ceux
qu’il a, passer aux actes en lesquels ils sont perзus actuellement. Mais а ce
sujet, il existe une diffйrence entre les habitus de la partie cognitive et
ceux de l’affective : l’habitus de la partie cognitive est le principe а
la fois de l’acte mкme grвce auquel l’habitus est perзu, et aussi de la
connaissance par laquelle il est perзu, car la connaissance actuelle procиde
elle-mкme de l’habitus cognitif ; tandis que l’habitus de la partie
affective est certes le principe de l’acte grвce auquel l’habitus peut кtre
perзu, mais pas de la connaissance par laquelle il est perзu. Et ainsi, on voit
clairement que l’habitus de la partie cognitive, du fait mкme qu’il est dans
l’esprit par son essence, est le principe prochain de la connaissance qu’on a
de lui, alors que l’habitus de la partie affective est un principe pour ainsi
dire йloignй, en tant qu’il n’est pas la cause de la connaissance mais de
l’origine de sa rйception ; voilа pourquoi saint Augustin dit au dixiиme
livre des Confessions que les arts
sont connus par leur prйsence, mais les affections de l’вme par certaines
notions.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de la Glose doit кtre rйfйrйe а
l’objet de la connaissance et non au mйdium de connaissance : en effet,
lorsque nous connaissons la dilection, nous considйrons l’essence mкme de la
dilection, non une ressemblance de celle-ci, comme cela se produit dans la
vision imaginaire.
2° Il est dit que
l’esprit ne connaоt rien mieux que ce qui est en lui parce que, pour les choses
qui sont hors de lui, il n’est pas nйcessaire qu’il ait en lui de quoi pouvoir
en atteindre la connaissance. En revanche, quant aux choses qui sont en lui, il
peut en atteindre la connaissance actuelle par celles qu’il a auprиs de lui,
bien qu’elles soient aussi connues par d’autres moyens.
3° L’habitus
n’est pas la cause de la connaissance des autres choses comme ce qui, sitфt
connu, fait connaоtre les autres, а la faзon dont les principes sont la cause
de la connaissance des conclusions ; mais il l’est en ce sens que l’вme
est perfectionnйe par l’habitus pour connaоtre quelque chose. Et ainsi, il
n’est pas pour les choses connues une cause quasi univoque, comme lorsqu’un
premier connu est cause de la connaissance d’un second, mais une cause quasi
йquivoque, qui ne reзoit pas la mкme dйnomination ; comme la blancheur
fait le blanc, bien qu’elle-mкme ne soit pas blanche : elle est ce par
quoi une chose est blanche. Semblablement aussi, l’habitus n’est pas en tant
que tel la cause de la connaissance comme ce qui est connu, mais comme ce par
quoi une chose est connue ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il
soit plus connu que les choses qui sont connues par son intermйdiaire.
4° L’вme ne
connaоt pas l’habitus par une espиce de lui abstraite depuis le sens, mais par
les espиces des choses qui sont connues au moyen de l’habitus : par le
fait mкme que d’autres choses sont connues, l’habitus aussi est connu comme
principe de leur connaissance.
5° Bien que
l’habitus soit plus proche de la puissance que l’acte, cependant l’acte est
plus proche de l’objet, qui est le connu, tandis que la puissance est le
principe de connaissance ; voilа pourquoi l’acte est connu avant
l’habitus, mais l’habitus est davantage principe de connaissance.
6° L’art est un
habitus de la partie intellective et, quant а la connaissance habituelle, il
est perзu par son possesseur de la mкme faзon que l’esprit, c’est-а-dire par sa
prйsence.
7° Le mouvement
ou l’opйration de la partie cognitive s’accomplit dans l’esprit lui-mкme ;
voilа pourquoi il est nйcessaire, pour qu’une chose soit connue, qu’il y ait
d’elle quelque ressemblance dans l’esprit ; surtout si, par son essence,
elle n’est pas unie а l’esprit comme objet de connaissance. Mais le mouvement
ou l’opйration de la partie affective commence а l’вme et a pour terme les
rйalitйs, et c’est pourquoi aucune ressemblance de la rйalitй n’est requise dans
la volontй pour la dйterminer formellement, comme c’йtait le cas dans
l’intelligence.
8° La foi est un
habitus de la partie intellective ; donc, du fait mкme qu’elle est dans
l’esprit, elle incline celui-ci а l’acte d’intelligence dans lequel la foi elle-mкme
est vue ; mais il en va autrement pour d’autres habitus qui sont dans la
partie affective.
9° Les habitus de
l’esprit lui sont tout а fait proportionnйs, comme la forme est proportionnйe
au sujet, et la perfection au perfectible, mais non comme l’objet а la
puissance.
10° L’intelligence
connaоt l’espиce intelligible non par son essence, ni par une espиce de
l’espиce, mais en connaissant l’objet dont c’est l’espиce, par une certaine
rйflexion, comme on l’a dit.
11° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit dans la question prйcйdente.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Dans cette
citation, saint Augustin distingue trois modes de connaissance. L’un d’eux
porte sur les choses qui sont hors de l’вme et dont nous ne pouvons avoir
connaissance par celles qui sont en nous, mais il est nйcessaire pour les
connaоtre que leurs images ou leurs ressemblances arrivent en nous. Un autre
mode porte sur les choses qui sont dans la partie intellective ; et il dit
qu’elles sont connues par leur prйsence, car c’est par elles que nous passons а
l’acte de penser, et en cet acte sont connues les choses qui sont des principes
de la pensйe ; et c’est pourquoi il dit que les arts sont connus par leur
prйsence. Le troisiиme mode porte sur les choses qui concernent la partie
affective, et la raison formelle de leur connaissance n’est pas dans
l’intelligence mais dans la volontй ; voilа pourquoi ce n’est pas par leur
prйsence, qui est dans la volontй, mais par sa notion ou sa dйfinition, qui est
dans l’intelligence, qu’elles sont connues comme par un principe
immйdiat ; toutefois les habitus de la partie affective sont aussi par
leur prйsence un certain principe йloignй de connaissance, en tant qu’ils
йlicitent des actes en lesquels l’intelligence les connaоt ; de sorte que
l’on peut dire aussi que, d’une certaine faзon, ils sont connus par leur
prйsence.
2° L’espиce par
laquelle on connaоt la justice n’est rien d’autre que la notion mкme de
justice, et sa privation fait connaоtre l’injustice. Or cette espиce ou notion
n’est pas une chose abstraite а partir de la justice, mais c’est ce qui est
l’achиvement de son кtre, comme une diffйrence spйcifique.
3° Penser, а
proprement parler, n’est pas le fait de l’intelligence, mais de l’вme par
l’intelligence ; de mкme que chauffer n’est pas non plus le fait de la
chaleur, mais du feu par la chaleur. Et ces deux parties que sont
l’intelligence et la volontй ne doivent pas кtre conзues dans l’вme comme
localement distinctes, telles la vue et l’ouпe, qui sont les actes d’organes ;
aussi ce qui est dans la volontй est-il йgalement prйsent а l’вme qui pense.
L’вme revient donc, par l’intelligence, а la connaissance non seulement de
l’acte de l’intelligence mais aussi de l’acte de la volontй ; tout comme
elle revient par la volontй а la recherche et а l’amour non seulement de l’acte
de la volontй mais aussi de l’acte de l’intelligence.
4° Le
discernement qui appartient а la perfection de la connaissance n’est pas celui
qui fait distinguer ce qui est pensй de ce par quoi l’on pense — car alors la
connaissance par laquelle Dieu se connaоt serait trиs imparfaite — mais celui
qui fait distinguer entre ce qui est connu et toutes les autres choses.
5° Les habitus de
l’esprit sont connus par ceux qui ne les ont pas, non certes de cette connaissance
qui fait percevoir qu’on les possиde, mais de celle qui fait savoir ce qu’ils
sont, ou qui fait percevoir que d’autres les possиdent ; ce qui n’a pas
lieu par prйsence mais d’une autre faзon, comme on l’a dit.
6° Il est dit que
l’њil de la raison est chassieux а l’йgard des intelligibles crййs, parce qu’il
ne pense rien en acte sinon en recevant depuis les choses sensibles, que les
intelligibles dйpassent en excellence ; voilа pourquoi il est trouvй
imparfait а connaоtre les intelligibles. Cependant rien n’interdit que les
choses qui sont dans la raison inclinent immйdiatement par leur essence aux
actes en lesquels elles sont connues, comme on l’a dit.
7° Bien que Dieu
soit plus prйsent а notre esprit que ne le sont les habitus, cependant les objets
que nous connaissons naturellement ne nous permettent pas de voir aussi
parfaitement l’essence divine que celle des habitus, car les habitus sont
proportionnйs aux objets eux-mкmes et aux actes, et sont leurs principes
prochains, ce qui ne peut se dire de Dieu.
8° Bien que la
prйsence d’un habitus dans l’esprit ne lui fasse pas connaоtre actuellement
l’habitus lui-mкme, cependant elle le perfectionne actuellement par un habitus
pouvant йliciter un acte par oщ l’habitus soit connu. Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a
la charitй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est vu
par l’essence est perзu en toute certitude. Or celui qui a la charitй la voit
par l’essence, comme dit saint Augustin. La charitй est donc perзue par celui
qui l’a.
2° La charitй
cause un plaisir, surtout dans ses actes. Or les habitus des vertus morales
sont perзus grвce au plaisir qu’ils causent dans les actes des vertus, comme le
montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.
La charitй est donc, elle aussi, perзue par celui qui l’a.
3° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Trinitй :
« On connaоt mieux l’amour dont on aime que le frиre que l’on aime. »
Or, le frиre que l’on aime, on sait en toute certitude qu’il existe. On sait
donc aussi en toute certitude que l’amour dont on aime est en soi.
4° L’inclination
de la charitй est plus forte que celle de n’importe quelle autre vertu. Or on
sait de faзon certaine que d’autres vertus sont en soi, parce qu’on est inclinй
vers leurs actes : en effet, pour celui qui a l’habitus de justice, il est
difficile de commettre l’injustice mais facile de pratiquer la justice, comme
il est dit au cinquiиme livre de l’Йthique,
et n’importe qui peut percevoir en soi cette facilitй. Nimporte qui peut donc
percevoir aussi qu’il a la charitй.
5° Le Philosophe
dit au deuxiиme livre des Seconds
Analytiques qu’il est impossible que nous ayons des habitus trиs nobles et
qu’ils nous soient cachйs. Or la charitй est un habitus trиs noble. Il est donc
aberrant de dire que celui qui a la charitй ne sait pas qu’il l’a.
6° La grвce est
une lumiиre spirituelle. Or ceux qui sont baignйs de lumiиre perзoivent cela
mкme en toute certitude. Ceux qui ont la grвce savent donc en toute certitude
qu’ils ont la grвce ; et il en est de mкme pour la charitй, sans laquelle
on ne possиde pas la grвce.
7° Selon saint
Augustin au livre sur la Trinitй, nul
ne peut aimer ce qui est inconnu. Or on aime en soi la charitй. On sait donc
que la charitй est en soi.
8° « L’onction
enseigne toutes choses » nйcessaires au salut. Or avoir la charitй est
nйcessaire au salut. Celui qui a la charitй sait donc qu’il l’a.
9° Le
Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique
que la vertu est plus certaine que tout art. Or celui qui possиde un art sait
qu’il l’a. Il sait donc aussi quand il a la vertu ; et par consйquent, il
sait quand il a la charitй, qui est la plus grande des vertus.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccl. 9, 1 : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de
haine. » Or celui qui a la charitй est digne de l’amour divin ;
Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » Donc personne
ne sait qu’il a la charitй.
2° Nul ne peut
savoir de faзon certaine quand Dieu doit venir habiter en lui ;
Job 9, 11 : « S’il vient а moi, je ne le verrai point. » Or
Dieu habite en l’homme par la charitй ; 1 Jn 4, 16 :
« Quiconque demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en
lui. » Nul ne peut donc savoir de faзon certaine qu’il a la charitй.
Rйponse :
Quelqu’un qui a
la charitй peut, а partir de quelques indices probables, conjecturer qu’il a la
charitй ; par exemple, lorsqu’il se voit prкt aux њuvres spirituelles, et
а dйtester efficacement les choses mauvaises, et par les autres choses de ce
genre que la charitй opиre en l’homme. Mais nul ne peut savoir en toute
certitude qu’il a la charitй, а moins que cela ne lui soit divinement rйvйlй.
Et la raison en
est que, comme la question prйcйdente l’a fait apparaоtre, la connaissance par
laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose la connaissance par laquelle
on sait de cet habitus ce qu’il est. Or on ne peut savoir ce qu’est un habitus
que si l’on porte sur lui un jugement fondй sur ce а quoi cet habitus est
ordonnй, et qui est la mesure de cet habitus. Or ce а quoi la charitй est
ordonnйe est incomprйhensible, car son objet immйdiat et sa fin, c’est Dieu, la
souveraine bontй, а laquelle la charitй nous unit ; on ne peut donc pas
savoir, а partir de l’acte d’amour que l’on perзoit en soi-mкme, s’il parvient
а unir а Dieu de la faзon requise pour rйaliser la notion de charitй.
Rйponse aux objections :
1° La charitй est
vue par l’essence, en tant qu’elle-mкme est par son essence le principe de
l’acte d’amour en lequel l’un et l’autre sont connus ; et ainsi, elle est
aussi par son essence le principe, quoique йloignй, de la connaissance que l’on
a d’elle. Cependant il n’est pas nйcessaire qu’elle soit perзue de faзon
certaine, car cet acte d’amour, que nous percevons en nous quant а ce qui en
est perceptible, n’est pas une preuve suffisante de la charitй, а cause de la
ressemblance entre l’amour naturel et l’amour gratuit.
2° Le plaisir qui
est laissй dans l’acte par la charitй peut aussi кtre causй par un habitus
acquis ; voilа pourquoi il n’est pas une preuve suffisante pour dйmontrer
la charitй, car les signes communs ne font pas percevoir quelque chose avec
certitude.
3° Bien que
l’esprit connaisse en toute certitude l’amour, en tant que tel, dont il aime un
frиre, cependant il ne sait pas en toute certitude que c’est de la charitй.
4° Bien que
l’inclination par laquelle la charitй incline а agir soit un certain principe
pour apprйhender la charitй, cependant elle ne suffit pas pour percevoir
parfaitement la charitй. En effet, nul ne peut percevoir qu’il a un habitus а
moins de savoir parfaitement ce а quoi l’habitus est ordonnй, ce qui permet de
juger de l’habitus ; et cela ne peut кtre su dans le cas de la charitй.
5° Le Philosophe
parle des habitus de la partie intellective, qui, s’ils sont parfaits, ne
peuvent кtre cachйs а ceux qui les possиdent, йtant donnй que la certitude fait
partie de leur perfection ; par consйquent, quiconque sait, sait qu’il
sait, puisque savoir c’est « connaоtre la cause de la rйalitй, et que
c’est la cause de cette rйalitй-lа, et qu’il est impossible qu’il en soit
autrement » ; et semblablement, celui qui a l’habitus de
l’intelligence des principes sait qu’il a cet habitus. Par contre, la
perfection de la charitй ne consiste pas dans la certitude de la connaissance
mais dans la force de l’amour ; il n’en va donc pas de mкme.
6° Dans les
choses qui se disent mйtaphoriquement, il n’est pas nйcessaire de constater une
ressemblance а tous points de vue. Et ainsi, la grвce est comparable а la
lumiиre non pas comme si elle s’imposait manifestement aux regards de l’esprit
de mкme que la lumiиre corporelle s’impose а ceux du corps, mais dans la mesure
oщ la grвce est le principe de la vie spirituelle comme la lumiиre des corps
cйlestes est en quelque sorte le commencement de la vie corporelle pour les
choses infйrieures de ce monde, comme dit Denys ; et aussi quant а
quelques autres ressemblances.
7° « Avoir
soi-mкme la charitй » peut s’entendre de deux faзons. D’abord pris dans le
discours, ensuite pris comme un nom. D’une part, pris dans le discours, comme
lorsqu’on dit : « Il est vrai que quelqu’un a la charitй. »
D’autre part il est pris comme un nom lorsque nous affirmons quelque chose de
ce dictum : « avoir la
charitй », ou de ce qu’il signifie. Or il n’appartient pas а la volontй de
composer ni de diviser, mais seulement de se porter vers les rйalitйs
elles-mкmes, dont les aspects sont le bien et le mal ; et c’est pourquoi,
lorsqu’on dit : « J’aime ou je veux avoir moi-mкme la
charitй », l’expression « avoir moi-mкme la charitй » est
considйrйe comme un certain nom, comme si l’on disait : « Je veux ce
qui est “avoir moi-mкme la charitй” » ; et cela, rien ne l’empкche
d’кtre connu de moi : en effet, je sais ce qu’est « avoir moi-mкme la
charitй », mкme si je ne l’ai pas. Par consйquent, mкme celui qui n’a pas
la charitй en recherche la possession ; il ne s’ensuit cependant pas qu’il
sache avoir soi-mкme la charitй en tant que cela est pris dans le discours,
c’est-а-dire en ce sens qu’il aurait la charitй.
8° Bien qu’avoir
la charitй soit nйcessaire au salut, cependant il n’est pas nйcessaire de
savoir qu’on a la charitй ; bien au contraire, il est plus expйdient en
gйnйral de ne pas le savoir, car cela permet de conserver davantage de
sollicitude et d’humilitй. Quant а l’affirmation que « l’onction enseigne
toutes choses » nйcessaires au salut, elle s’entend de toutes les choses
dont la connaissance est nйcessaire au salut.
9° Il est
dit que la vertu est plus certaine que tout art, par une certitude
d’inclination vers une seule chose, et non par une certitude de connaissance.
Car la vertu, comme dit Cicйron, incline vers une seule chose а la faзon d’une
certaine nature ; or la nature atteint une unique fin plus certainement et
plus directement que l’art ; et c’est en ce sens йgalement qu’il est dit
que « la vertu est plus certaine que l’art », non que l’on perзoive
plus certainement en soi la prйsence de la vertu que celle de l’art. Article 11 : L’esprit dans l’йtat de voie
peut-il voir Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le
Seigneur dit de Moпse en Nombr. 12, 8 : « Je lui parle bouche а
bouche, et il voit Dieu clairement et non sous des йnigmes. » Or cela,
c’est-а-dire voir sans йnigme, c’est voir Dieu dans son essence ; puis
donc que Moпse йtait encore dans l’йtat de voie, il semble que quelqu’un dans
l’йtat de voie puisse voir Dieu dans son essence.
2° А propos
de Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit :
« Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute
perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel par l’acuitй
de leur contemplation. » Or la clartй de Dieu est son essence, comme il
est dit dans la mкme glose. On peut donc, en vivant dans cette chair mortelle,
voir Dieu dans son essence.
3° Le Christ
eut une intelligence de mкme nature que celle que nous avons. Or l’йtat de voie
n’empкchait pas son intelligence de voir Dieu dans son essence. Nous pouvons
donc, nous aussi, dans l’йtat de voie, voir Dieu dans son essence.
4° Dieu est connu
par vision intellectuelle dans l’йtat de voie ; d’oщ Rom. 1,
20 : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а
l’intelligence par le moyen de ses њuvres. » Or la vision intellectuelle
est celle par laquelle les rйalitйs sont vues en elles-mкmes, comme dit saint
Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral. Notre esprit dans l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans
son essence.
5° Le
Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme
que notre вme est en quelque sorte toutes choses, car le sens est tous les
sensibles et l’intelligence tous les intelligibles. Or l’essence divine est au
plus haut point un intelligible. Donc mкme dans l’йtat de voie, auquel se
rйfиre le Philosophe, notre intelligence peut voir Dieu dans son essence, tout
comme notre sens peut sentir tous les sensibles.
6° En Dieu, de
mкme qu’il y a une immense bontй, de mкme aussi il y a une immense vйritй. Or,
bien que la divine bontй soit immense, elle peut кtre immйdiatement aimйe de
nous dans l’йtat de voie. La vйritй de son essence peut donc кtre vue immйdiatement
dans l’йtat de voie.
7° Notre
intelligence a йtй faite pour voir Dieu. Si donc elle ne peut pas voir dans
l’йtat de voie, c’est seulement а cause de quelque voile ; et mкme, il y
en a deux : celui de la faute et celui de la crйature. Le voile de la
faute n’existait pas dans l’йtat d’innocence, et maintenant aussi il est enlevй
aux saints ; 2 Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le
visage dйcouvert, rйflйchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur,
etc. » ; quant au voile de la crйature, il ne peut pas empкcher la
vision de l’essence divine, semble-t-il, car Dieu est plus intime а notre
esprit qu’aucune crйature. Donc notre esprit, dans l’йtat de voie, voit Dieu
dans son essence.
8° Tout ce
qui est dans une autre chose, y est selon le mode de ce qui reзoit. Or Dieu,
dans son essence, est en notre esprit. Puis donc que le mode de notre esprit
est l’intellectualitй elle-mкme, il semble que l’essence divine soit dans notre
esprit en tant qu’intelligible ; et ainsi, notre esprit dans l’йtat de voie
pense Dieu dans son essence.
9° Cassiodore
dit : « La santй de l’esprit humain pense cette clartй
inaccessible. » Or notre esprit est guйri par la grвce. Celui qui a la
grвce peut donc voir dans l’йtat de voie l’essence divine, qui est la clartй
inaccessible.
10° De mкme que
l’йtant qui se prйdique de toutes choses est premier en gйnйralitй, de mкme
l’йtant par lequel toutes choses sont causйes est premier en causalitй, et
c’est Dieu. Or l’йtant qui est premier en gйnйralitй est la premiиre conception
de notre intelligence, mкme dans l’йtat de voie. Nous pouvons donc aussi dans
l’йtat de voie connaоtre immйdiatement dans son essence l’йtant qui est premier
en causalitй.
11° Pour
qu’il y ait vision, il faut un voyant, un objet vu et une intention. Or ces
trois choses se rencontrent dans notre esprit relativement а l’essence
divine : en effet, notre esprit lui-mкme peut naturellement voir l’essence
divine, йtant fait pour cela ; l’essence divine est aussi actuellement
prйsente а notre esprit ; l’intention ne manque pas non plus, car chaque
fois que notre esprit se tourne vers la crйature, il se tourne aussi vers Dieu,
puisqu’il y a une ressemblance de Dieu dans la crйature. Notre esprit dans
l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans son essence.
12° Saint
Augustin dit au douziиme livre des Confessions :
« Lorsque nous voyons tous deux que tes paroles sont vraies, lorsque nous
voyons tous deux que mes paroles sont vraies, oщ le voyons-nous, je t’en
prie ? Йvidemment ce n’est pas en toi que je le vois et ce n’est pas en
moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vйritй, qui
est au-dessus de nos esprits. » Or l’immuable vйritй est l’essence divine,
en laquelle rien ne peut кtre vu sans qu’elle-mкme soit vue. Donc, dans l’йtat
de voie, nous voyons l’essence divine et nous regardons en elle toute vйritй.
13° La
vйritй, en tant que telle, est connaissable. La vйritй suprкme est donc
suprкmement connaissable. Or c’est l’essence divine. Nous pouvons donc, mкme
dans l’йtat de voie, connaоtre l’essence divine en tant que suprкmement
connaissable.
14° Il est dit en
Gen. 32,30 : « J’ai vu le Seigneur face а face. » Or, comme
on le lit dans une certaine glose, « la face est cette forme divine, dans
laquelle il n’a point vu d’usurpation а s’йgaler а Dieu ». Or cette forme
est l’essence divine. Donc Jacob, dans l’йtat de voie, a vu Dieu dans son
essence.
En sens contraire :
1°
1 Tim. 6, 16 : « … qui habite une lumiиre inaccessible, que
nul homme n’a vu ni ne peut voir. »
2° Ex. 33,
20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » La Glose de saint Grйgoire :
« Dieu a bien pu кtre vu de quelques-uns durant cette vie corruptible par
des images bornйes, mais non dans la lumiиre mкme de son йternitй, qui n’est
renfermйe dans aucunes bornes. » Or cette lumiиre est l’essence divine.
Nul ne peut donc durant cette vie corruptible voir Dieu dans son essence.
3° Saint
Bernard dit que, bien que Dieu puisse кtre aimй tout entier dans l’йtat de
voie, cependant il ne peut pas кtre pensй tout entier ; or, si on le
voyait dans son essence, on le penserait tout entier ; donc, dans l’йtat
de voie, on ne le voit pas dans son essence.
4° Notre
intelligence pense avec le continu et le temps, comme dit le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme. Or
l’essence divine dйpasse tout continu et tout temps. Donc, dans l’йtat de voie,
notre intelligence ne peut pas voir Dieu dans son essence.
5° L’essence
divine est plus distante du don de Dieu que l’acte premier n’est distant de
l’acte second. Or parfois, а cause d’une vision de Dieu dans la contemplation
grвce au don d’intelligence ou de sagesse, l’вme est sйparйe du corps quant aux
opйrations des sens, qui sont des actes seconds. Si donc elle voit Dieu dans
son essence, il est nйcessaire qu’elle soit sйparйe du corps, mкme en temps qu’elle
est son acte premier. Or cela n’a pas lieu tant que l’homme est dans l’йtat de
voie. Donc, dans l’йtat de voie, nul ne peut voir Dieu dans son essence.
Rйponse :
Une action peut
convenir а quelqu’un de deux faзons. D’abord, en sorte que le principe de cette
opйration soit en celui qui opиre, comme nous le constatons dans toutes les
actions naturelles. Ensuite, en sorte que le principe de cette opйration ou de
ce mouvement йmane d’un principe extйrieur, comme c’est le cas des mouvements
violents, et comme c’est le cas des њuvres miraculeuses, qui n’adviennent que
par la puissance divine, comme l’illumination d’un aveugle, la rйsurrection
d’un mort, et autres choses semblables.
La vision de
Dieu dans son essence ne peut donc convenir а notre esprit dans l’йtat de voie
selon le premier mode. Dans la connaissance naturelle, en effet, notre esprit
regarde les phantasmes comme des objets desquels il reзoit les espиces
intelligibles, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; par consйquent, tout ce qu’il pense selon l’йtat de
voie, il le pense par de telles espиces abstraites depuis les phantasmes. Or
aucune espиce de cette sorte ne suffit а reprйsenter l’essence divine, ou mкme
celle de n’importe quelle autre essence sйparйe, puisque les quidditйs des rйalitйs
sensibles, dont les espиces intelligibles abstraites depuis les phantasmes sont
des ressemblances, sont d’une autre nature que les essences des substances
immatйrielles mкmes crййes, et que l’essence divine bien plus encore. Donc
notre esprit, par la connaissance naturelle dont nous faisons l’expйrience dans
l’йtat de voie, ne peut voir dans leur essence ni Dieu ni les anges. Cependant
les anges peuvent кtre vus dans leur essence par des espиces intelligibles
diffйrentes de leurs essences, mais non l’essence divine, qui dйpasse tout
genre et est hors de tout genre, de sorte qu’aucune espиce crййe ne peut кtre
trouvйe adйquate а la reprйsenter.
Il est donc
nйcessaire, si Dieu doit кtre vu dans son essence, qu’il ne soit vu par aucune
espиce crййe, mais que son essence elle-mкme devienne la forme intelligible de
l’intelligence qui le voit, ce qui ne peut se faire sans que l’intelligence
crййe soit disposйe а cela par la lumiиre de gloire. Et ainsi, lorsqu’il voit
Dieu dans son essence par la disposition de la lumiиre infuse, l’esprit atteint
le terme de la voie, qui est la gloire ; et ainsi, il n’est plus dans la
voie. Or, de mкme que les corps sont soumis а la toute-puissance divine, de
mкme aussi les esprits. Donc, de mкme que celle-ci peut amener des corps а des
effets dont la disposition ne se trouve pas dans les corps en question, comme
elle fit marcher Pierre sur les eaux sans lui donner la dot d’agilitй, de mкme
elle peut amener l’esprit а кtre uni а l’essence divine dans l’йtat de voie а
la faзon dont il lui est uni dans la patrie, sans qu’il soit baignй de la
lumiиre de gloire. Et lorsque cela se produit, il est nйcessaire que l’esprit
abandonne le mode de connaissance par lequel il abstrait depuis les phantasmes,
tout comme le corps corruptible, lorsque l’acte d’agilitй lui est
miraculeusement confйrй, n’est pas en mкme temps en acte de pesanteur. Voilа
pourquoi ceux а qui il est ainsi donnй de voir Dieu dans son essence sont
entiиrement abstraits des actes des sens, afin que toute l’вme soit recueillie
pour regarder l’essence divine. Et c’est pourquoi on dit qu’ils sont ravis,
comme si, par la force d’une nature supйrieure, ils йtaient abstraits de ce qui
leur convenait par nature.
Ainsi donc,
suivant le cours ordinaire des choses, personne dans l’йtat de voie ne voit
Dieu dans son essence. Et s’il est miraculeusement accordй а quelques-uns de
voir Dieu dans son essence sans que leur вme soit encore totalement sйparйe de
la chair mortelle, ils ne sont cependant pas totalement dans l’йtat de voie,
йtant donnй qu’ils n’ont pas les actes des sens, dont nous nous servons dans
l’йtat de voie sujet а la mort.
Rйponse aux objections :
1° Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral et dans sa Lettre а
Pauline sur la vision de Dieu, ces paroles montrent que Moпse a vu Dieu
dans son essence en un certain ravissement, comme il est dit aussi de saint
Paul en 2 Cor. 12, 2, si bien que le lйgislateur des Juifs et le
Docteur des nations sont йgaux en cela.
2° Saint Grйgoire
parle de ceux qui, par l’acuitй de la contemplation, s’йlиvent jusqu’а voir
l’essence divine en un ravissement ; et c’est pourquoi il ajoute :
« Quiconque voit la sagesse que Dieu est, meurt totalement а cette
vie. »
3° Il y eut ceci
de singulier dans le Christ, qu’il йtait en mкme temps dans l’йtat de voie et
dans l’йtat de saisie. Et cela lui convenait parce qu’il йtait Dieu et
homme ; c’est pourquoi tout ce qui regardait la nature humaine йtait en
son pouvoir, en sorte que chaque puissance de l’вme et du corps йtait disposйe
comme lui-mкme en disposait. Par consйquent, ni la douleur du corps n’empкchait
la contemplation de l’esprit, ni la fruition de l’esprit ne diminuait la
douleur du corps ; et ainsi, son intelligence йclairйe par la lumiиre de
gloire voyait Dieu dans son essence, en sorte cependant que la gloire ne
s’йtendait pas aux parties infйrieures. Et ainsi, il йtait en mкme temps dans
l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, ce qui ne peut se dire des autres
hommes, en lesquels rejaillit nйcessairement quelque chose des puissances
supйrieures sur les infйrieures, tandis que les supйrieures sont entraоnйes par
les passions fortes des infйrieures.
4° Dieu est connu
par vision intellectuelle dans l’йtat de voie, non en sorte que l’on sache de
Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Et sous cet aspect nous
connaissons son essence, comprenant qu’elle est placйe au-dessus de tout, bien
qu’une telle connaissance se fasse au moyen de ressemblances. Quant а la parole
de saint Augustin, elle doit кtre rйfйrйe а ce qui est connu, non а ce par quoi
l’on connaоt, ainsi qu’il ressort des prйcйdentes questions.
5° Notre
intelligence, mкme dans l’йtat de voie, peut connaоtre en quelque sorte
l’essence divine, non pas de faзon а savoir d’elle ce qu’elle est, mais
seulement ce qu’elle n’est pas.
6°
Nous
pouvons aimer Dieu immйdiatement, sans aimer autre chose avant, bien que ce
soit parfois par l’amour d’autres rйalitйs visibles que nous sommes ravis vers
les rйalitйs invisibles ; mais nous ne pouvons pas connaоtre Dieu
immйdiatement dans l’йtat de voie sans connaоtre autre chose avant. Et la
raison en est que, puisque la volontй suit l’intelligence, l’opйration de la
volontй commence lа oщ l’opйration de l’intelligence a son terme. Or
l’intelligence, par un processus des effets aux causes, parvient enfin а
quelque connaissance de Dieu mкme, en connaissant de lui ce qu’il n’est
pas ; et ainsi, la volontй se porte vers ce qui lui est prйsentй par
l’intelligence, sans qu’il lui soit nйcessaire de repasser par tous les
intermйdiaires par lesquels l’intelligence est passйe.
7° Notre
intelligence, bien qu’elle ait йtй faite pour voir Dieu, ne l’a cependant pas
йtй pour qu’elle puisse voir Dieu par sa puissance naturelle, mais par la
lumiиre de gloire а elle infusйe. Voilа pourquoi, une fois que tout voile est
фtй, il n’est pas encore nйcessaire que l’intelligence voie Dieu dans son
essence, si elle n’est pas йclairйe par la lumiиre de gloire. En effet,
l’absence mкme de la gloire sera pour elle un empкchement а la vision de Dieu.
8° Avec
l’intellectualitй, qu’il a comme un certain propre, notre esprit possиde aussi
l’кtre, en commun avec les autres choses ; donc, bien que Dieu soit en
lui, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il soit toujours en lui comme une
forme intelligible, mais comme celui qui donne l’кtre, comme il l’est dans les
autres crйatures. Or, bien qu’il donne l’кtre de faзon gйnйrale а toutes les
crйatures, il donne cependant а n’importe quelle crйature un mode d’кtre
propre ; et ainsi, mкme dans la mesure oщ il est en toutes choses par son
essence, sa prйsence et sa puissance, Dieu se trouve кtre de faзon diffйrente
dans les divers кtres, et en chacun selon son propre mode d’кtre.
9° Il y a deux
santйs de l’esprit : l’une qui le guйrit de la faute par la grвce de la
foi, et cette santй fait voir cette clartй inaccessible comme par un miroir et
en йnigme. L’autre est exempte de toute faute, peine et misиre : c’est
celle qui aura lieu par la gloire, et cette santй fera voir Dieu face а face.
Ces deux visions sont distinguйes en 1 Cor. 13, 12 : « Nous
voyons maintenant comme par un miroir… face. »
10° L’йtant qui
est premier par gйnйralitй ne dйpasse la proportion d’aucune chose, puisqu’il
est identique par essence а n’importe quelle rйalitй ; voilа pourquoi
lui-mкme est connu dans la connaissance de n’importe quelle rйalitй. Mais
l’йtant qui est premier par causalitй dйpasse toutes les autres rйalitйs hors
de toute proportion ; il ne peut donc кtre connu adйquatement dans la
connaissance d’aucune autre chose. Et c’est pourquoi, dans l’йtat de voie, oщ
nous pensons par des espиces abstraites depuis les rйalitйs, nous connaissons
adйquatement l’йtant commun, mais non l’йtant incrйй.
11° Bien que
l’essence divine soit prйsente а notre intelligence, cependant, tant qu’elle
n’est pas perfectionnйe par la lumiиre de gloire, elle ne lui est pas unie
comme une forme intelligible qu’elle puisse penser. En effet, l’esprit lui-mкme
n’a pas la facultй de voir Dieu dans son essence avant d’кtre йclairй par la
lumiиre susdite. Et ainsi, il manque et la facultй du voyant, et la prйsence de
l’objet vu. L’intention non plus n’est pas toujours lа ; en effet, bien
qu’il se trouve dans la crйature une certaine ressemblance du Crйateur,
cependant ce n’est pas chaque fois que nous nous tournons vers la crйature que
nous nous tournons vers elle en tant qu’elle est une ressemblance du Crйateur.
Il n’est donc pas nйcessaire que notre intention se porte toujours vers Dieu.
12° La Glose dit, а propos de ce passage du
Psaume 11, 1 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes, etc. », qu’а
partir d’une seule vйritй incrййe « plusieurs vйritйs sont imprimйes dans
les esprits humains, de mкme que d’un seul visage rejaillissent plusieurs
ressemblances en diffйrents miroirs » ou en un unique miroir brisй. Par
consйquent, on dit que nous voyons quelque chose dans la vйritй incrййe lorsque
par sa ressemblance qui rejaillit dans notre esprit nous jugeons d’une chose,
comme quand nous portons un jugement sur des conclusions au moyen de principes
йvidents par soi. Il n’est donc pas nйcessaire que la vйritй incrййe elle-mкme
soit vue de nous dans son essence.
13° La vйritй
suprкme, autant qu’il est en elle, est suprкmement connaissable ; mais de
notre cфtй, il se produit qu’elle est moins connaissable pour nous, comme le
montre le Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
14° Cette citation
est expliquйe de deux faзons dans la Glose.
D’abord en sorte qu’on l’entende de la vision imaginaire ; c’est pourquoi
la Glose interlinйaire dit :
« “J’ai vu le Seigneur face а face” : non que Dieu puisse кtre vu,
mais il a vu la forme en laquelle Dieu lui a parlй. » D’une autre faзon,
la Glose de saint Grйgoire entend
cela de la vision intellectuelle, par laquelle les saints regardent la vйritй
divine dans la contemplation ; non certes en sachant d’elle ce qu’elle
est, mais plutфt ce qu’elle n’est pas ; aussi saint Grйgoire dit-il au
mкme endroit : « Par l’impression qu’elle ressent, l’вme comprend
qu’elle ne voit pas la vйritй aussi grande qu’elle est. Aussi, plus elle en
approche, et plus elle s’en croit йloignйe, car si elle ne la voyait pas en
quelque faзon, elle ne sentirait pas qu’elle ne peut pas la voir. » Et peu
aprиs il ajoute : « Cette vision que nous avons de Dieu par le moyen
de la contemplation, vision qui n’est ni pleine ni permanente mais qui est
comme une certaine imitation de vision, est appelйe le visage de Dieu. Car
comme nous reconnaissons quelqu’un а son visage, nous appellons ici “visage” la
connaissance de Dieu. » Article 12 : L’existence de Dieu est-elle
йvidente par soi pour l’esprit humain, comme les premiers principes de la
dйmonstration, dont l’esprit humain ne peut penser le non-кtre ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Les choses
dont la connaissance a naturellement йtй mise en nous sont pour nous йvidentes
par soi. Or « chacun a, par nature, semйe en lui, la connaissance qu’il y
a un Dieu », comme dit saint Jean Damascиne. L’existence de Dieu est donc
йvidente par soi.
2° Dieu est
« ce dont rien de plus grand ne peut кtre pensй », comme dit Anselme.
Or ce dont on ne peut pas penser le non-кtre est plus grand que ce dont on peut
penser le non-кtre. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.
3° Dieu est la
vйritй mкme. Or nul ne peut penser le non-кtre de la vйritй, car si l’on pose
qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe : en effet, si la vйritй
n’existe pas, il est vrai que la vйritй n’existe pas. On ne peut donc pas
penser le non-кtre de Dieu.
4° Dieu est
lui-mкme son кtre. Or on ne peut penser que le mкme ne se prйdique pas du mкme,
comme par exemple que l’homme ne soit pas homme. On ne peut donc pas penser le
non-кtre de Dieu.
5° Toutes choses
dйsirent le souverain bien, comme dit Boиce. Or le souverain bien est Dieu
seul. Toutes choses dйsirent donc Dieu. Or ce qui n’est pas connu ne peut pas
кtre dйsirй. La commune conception de tous est donc que Dieu existe ; on
ne peut donc pas penser son non-кtre.
6° La vйritй
premiиre surpasse toute vйritй crййe. Or quelque vйritй crййe est si йvidente
qu’on ne peut pas penser son non-кtre, comme par exemple la vйritй de cette
proposition : « L’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en
mкme temps. » Il est donc bien moins possible de penser le non-кtre de la
vйritй incrййe, qui est Dieu.
7° L’кtre
est possйdй par Dieu plus vйritablement que par l’вme humaine. Or l’вme ne peut
pas penser son non-кtre. Elle peut donc bien moins encore penser le non-кtre de
Dieu.
8° Tout ce qui
est, il a d’abord йtй vrai que c’йtait а venir. Or la vйritй est. Il a donc
d’abord йtй vrai qu’elle йtait а venir, et ce, en vertu seulement de la vйritй.
On ne peut donc pas penser que la vйritй n’a pas toujours йtй. Or Dieu est la
vйritй. On ne peut donc pas penser que Dieu n’est pas ou n’a pas toujours йtй.
9° [Le rйpondant] disait qu’il y a
dans le cours de cet argument un sophisme, celui du relatif et de
l’absolu ; car en disant qu’une vйritй йtait а venir avant qu’elle fыt, on
n’exprime pas quelque chose de vrai absolument, mais seulement
relativement ; et ainsi, on ne peut pas conclure absolument que la vйritй
existait. En sens contraire : tout vrai
relatif se ramиne а quelque vrai absolu, comme tout imparfait se ramиne а
quelque parfait. Si donc il йtait vrai relativement qu’une vйritй йtait а
venir, il йtait nйcessaire que quelque chose fыt vrai absolument ; et
ainsi, il йtait absolument vrai de dire que la vйritй existait.
10° Le nom propre
de Dieu est « Celui qui est », comme on le voit clairement en
Ex. 3, 14. Or on ne peut pas penser le non-кtre de l’йtant. On ne peut
donc pas non plus penser le non-кtre de Dieu.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 13, 1 : « L’insensй a dit dans son cњur : Il n’y a point
de Dieu. »
2° [Le rйpondant] disait que l’existence de
Dieu est йvidente par soi dans un habitus de l’esprit, mais que son non-кtre
peut кtre pensй actuellement. En sens contraire :
on ne peut pas estimer par la raison intйrieure le contraire de ce qui est
connu par un habitus naturel, comme les premiers principes de la dйmonstration.
Si donc l’on peut estimer en acte le contraire de l’existence de Dieu, elle ne
sera pas йvidente par soi dans un habitus.
3° Les choses qui
sont йvidentes par soi sont connues sans aucune dйduction des effets aux
causes ; en effet, elles sont connues dиs que les termes le sont, comme il
est dit au premier livre des Seconds
Analytiques. Or nous ne connaissons l’existence de Dieu qu’en regardant son
effet ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu…
par le moyen de ses њuvres » ; l’existence de Dieu n’est donc pas
йvidente par soi.
4° On ne peut
connaоtre l’existence de quelqu’un sans savoir ce qu’il est. Or, dans l’йtat
prйsent, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est. Son existence n’est
donc pas connue de nous ; encore moins est-elle йvidente.
5° L’existence de
Dieu est un article de foi. Or l’article est ce que la foi suggиre et que la
raison contredit. Or les choses que la raison contredit ne sont pas йvidentes
par soi. L’existence de Dieu n’est donc pas йvidente par soi.
6° Rien n’est
plus certain pour l’homme que sa foi, comme dit saint Augustin. Or un doute
peut s’йlever en nous sur les choses qui appartiennent а la foi, donc sur
n’importe quelles autres aussi ; et ainsi, on peut penser le non-кtre de
Dieu.
7° La
connaissance de Dieu appartient а la sagesse. Or tous n’ont pas la sagesse.
L’existence de Dieu n’est donc pas connue de tous, elle n’est donc pas йvidente
par soi.
8° Saint Augustin
dit au livre sur la Trinitй que
« le souverain bien ne peut se montrer qu’а des esprits parfaitement
purifiйs ». Or tous n’ont pas des esprits parfaitement purifiйs. Donc tous
ne connaissent pas le souverain bien, c’est-а-dire l’existence de Dieu.
9° De deux
choses quelconques que la raison distingue, l’une peut кtre pensйe sans
l’autre ; par exemple, nous pouvons penser Dieu sans penser qu’il est bon,
comme le montre Boиce au livre des Semaines.
Or en Dieu, l’essence et l’existence diffиrent de raison. On peut donc penser
son essence sans penser qu’il existe, et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
10° Pour Dieu,
кtre Dieu et кtre juste sont une mкme chose. Or certains avancent l’opinion que
Dieu n’est pas juste, disant que des maux plaisent а Dieu. Quelques-uns peuvent
donc avoir l’opinion que Dieu n’existe pas, et ainsi, l’existence de Dieu n’est
pas йvidente par soi.
Rйponse :
On trouve trois
opinions sur cette question. Certains, en effet, comme le rapporte Rabbi Moпse,
prйtendirent que l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, ni non plus
sue par dйmonstration, mais seulement reзue par la foi ; et ce qui les
poussait а dire cela, c’йtait la faiblesse des raisons que beaucoup avancent
pour prouver l’existence de Dieu. D’autres, comme Avicenne, affirmиrent que
l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, mais qu’elle est sue par
dйmonstration. D’autres encore, comme Anselme, sont d’avis que l’existence de
Dieu est йvidente par soi, au point que nul ne peut penser intйrieurement que
Dieu n’existe pas, quoique l’on puisse profйrer cela extйrieurement et penser
intйrieurement les mots par lesquels on le profиre. La premiиre opinion
apparaоt manifestement fausse. En effet, l’existence de Dieu se trouve prouvйe
par d’irrйfragables dйmonstrations, mкme par des philosophes, quoique
quelques-uns invoquent des raisons futiles pour montrer cela. Quant aux deux
opinions suivantes, elles sont vraies toutes deux а un certain point de vue.
En effet, il y
a deux faзons pour une chose d’кtre йvidente par soi : en soi, et pour
nous. Ainsi l’existence de Dieu est йvidente par soi en soi, mais non pour
nous ; aussi nous est-il nйcessaire, pour connaоtre cela, d’avoir des
dйmonstrations partant des effets. Et cela apparaоt de la faзon suivante. Pour
qu’une chose soit йvidente par soi en soi, il est seulement exigй que le
prйdicat entre dans la notion du sujet ; dans ce cas, en effet, le sujet
ne peut кtre pensй sans qu’il soit clair que le prйdicat est en lui. Mais pour
qu’une chose soit йvidente par soi pour nous, il est nйcessaire que la notion
du sujet, en laquelle le prйdicat est inclus, soit connue de nous. Et de lа
vient que certaines choses sont йvidentes par soi pour tous, а savoir, lorsque
de telles propositions ont des sujets dont la notion est connue de tous :
par exemple, que n’importe quel tout est plus grand que sa partie ; en
effet, tout le monde qui sait ce qu’est le tout et ce qu’est la partie.
D’autres choses, en revanche, sont йvidentes par soi seulement pour les sages,
qui connaissent les dйfinitions des termes alors que la foule les ignore. Et
c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines
qu’il y a « deux modes de conceptions communes. L’une est commune а tous,
comme : “Si vous retranchez des parties йgales de choses йgales, etc.”
L’autre est celle qui appartient seulement aux plus savants, comme par
exemple : “Les choses incorporelles ne sont pas dans un lieu”, conception
que non pas la foule mais les savants reconnaissent » : car la
considйration de la foule ne peut pas transcender l’imagination pour atteindre
la notion de rйalitй incorporelle.
Or l’existence
n’est incluse dans la notion d’aucune crйature ; en effet, l’existence de
n’importe quelle crйature est autre que sa quidditй ; on ne peut donc dire
d’aucune crйature que son existence est йvidente par soi, mкme en soi. Mais en
Dieu, son existence est incluse dans la notion de sa quidditй, car en lui sont
identiques l’existence et ce qui est, comme dit Boиce, et la mкme question est
de savoir s’il existe et ce qu’il est, comme dit Avicenne ; voilа pourquoi
il est йvident par soi en soi. Mais parce que la quidditй de Dieu ne nous est
pas connue, son existence n’est pas йvidente pour nous mais a besoin d’une
dйmonstration. Mais dans la patrie, oщ nous verrons son essence, l’existence de
Dieu sera pour nous bien plus йvidente par soi qu’il n’est prйsentement йvident
que l’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en mкme temps.
Ainsi donc,
parce que les deux termes de la question sont vrais а un certain point de vue,
il est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.
Rйponse aux objections :
1° Il est dit que
la connaissance de l’existence de Dieu a naturellement йtй semйe en tous, parce
qu’en tous a naturellement йtй semй quelque chose а partir d’oщ l’on peut
parvenir а connaоtre l’existence de Dieu.
2° Cet argument
serait probant si c’йtait а cause de Dieu lui-mкme que Dieu n’est pas йvident
par soi ; or en fait, s’il peut кtre pensй comme non existant, c’est а
cause de nous, qui manquons а connaоtre des choses qui sont en soi trиs
йvidentes. Donc, que Dieu puisse кtre pensй comme non existant n’empкche pas
qu’il soit aussi ce dont on ne peut rien penser de plus grand.
3° La vйritй est
fondйe sur l’йtant ; donc, de mкme qu’il est йvident par soi que l’йtant
commun existe, de mкme aussi il est йvident par soi que la vйritй existe. Mais
il n’est pas йvident par soi pour nous qu’il y ait un йtant premier qui soit la
cause de tout йtant, jusqu’а ce que, ou bien la foi le reзoive, ou bien la
dйmonstration le prouve ; il n’est donc pas non plus йvident par soi que
toute vйritй vient d’une vйritй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que l’existence
de Dieu soit йvidente par soi.
4° Cet argument
serait probant s’il nous йtait йvident par soi que la dйitй mкme est l’кtre de
Dieu ; et assurйment, cela ne nous est pas йvident par soi, puisque nous
ne voyons pas Dieu dans son essence ; mais nous avons besoin, pour le
maintenir, soit de la dйmonstration, soit de la foi.
5° Le souverain
bien est dйsirй de deux faзons : d’abord dans son essence, et ainsi toutes
choses ne dйsirent pas le souverain bien ; ensuite dans sa ressemblance,
et ainsi toutes choses dйsirent le souverain bien, car une chose n’est
dйsirable qu’en tant qu’il se trouve en elle une ressemblance du souverain
bien. On ne peut donc pas en dйduire que l’existence de Dieu, qui est par
essence le souverain bien, soit йvidente par soi.
6° Bien que la
vйritй incrййe dйpasse toute vйritй crййe, rien n’empкche cependant que la
vйritй crййe soit plus йvidente pour nous que l’incrййe : en effet, les
choses qui sont moins йvidentes en soi le sont plus pour nous, suivant le
Philosophe.
7° On peut
entendre de deux faзons que le non-кtre d’une chose est pensй. D’abord en sorte
que ces deux termes viennent en mкme temps dans l’apprйhension ; et dans
ce cas, rien n’empкche que quelqu’un pense son propre non-кtre, comme il pense
qu’un jour il n’a pas existй. Mais ainsi, il ne peut pas venir en mкme temps
dans l’apprйhension qu’une chose est le tout et qu’elle est plus petite que la
partie, car l’un des termes exclut l’autre. Ensuite, en sorte qu’un assentiment
soit apportй а cette apprйhension ; et dans ce cas, nul ne peut penser
avec assentiment son propre non-кtre, car dиs lors qu’il pense quelque chose,
il perзoit qu’il existe.
8° Ce qui est
maintenant, il n’a pas nйcessairement йtй vrai qu’il a d’abord йtй а venir, а
moins de supposer que quelque chose existait lorsqu’il est dit que c’йtait а
venir. Et si nous envisageons le cas impossible oщ un jour rien n’aurait
existй, alors, une fois supposй cela, rien ne sera vrai que matйriellement
seulement : en effet, la matiиre de la vйritй est non seulement l’кtre mais
aussi le non-кtre, car il arrive que l’on dise le vrai а propos de l’йtant et
du non-йtant. Et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y eut alors vйritй, si ce
n’est matйriellement, et donc а un certain point de vue.
9° Que ce
qui est vrai relativement se ramиne а la vйritй ou au vrai absolu, cela est
nйcessaire si l’on suppose que la vйritй existe, mais non autrement.
10° Bien que le
nom de Dieu soit « Celui qui est », cependant cela n’est pas йvident
par soi pour nous ; l’argument n’est donc pas concluant.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Voici comment
Anselme, dans son Proslogion,
explique qu’il soit affirmй que l’insensй a dit dans son cњur « Il
n’y a point de Dieu » : il a pensй ces paroles, mais n’a pu penser
cela par la raison intйrieure.
2° C’est de la
mкme faзon, quant а l’habitus et quant а l’acte, que l’existence de Dieu est
йvidente par soi ou ne l’est pas.
3° C’est а cause
de l’imperfection de notre connaissance que nous ne pouvons connaоtre
l’existence de Dieu que par les effets ; cela n’exclut donc pas qu’elle
soit йvidente par soi en elle-mкme.
4° Pour connaоtre
l’existence d’une chose, il n’est pas nйcessaire de savoir d’elle ce qu’elle
est par une dйfinition, mais ce qui est signifiй par son nom.
5° L’existence de
Dieu n’est pas un article de foi, mais prйcиde l’article ; а moins d’y
associer quelque autre chose, par exemple que Dieu a l’unitй d’essence avec la
trinitй des Personnes, et d’autres semblables.
6° Les choses qui
appartiennent а la foi sont connues trиs certainement, au sens oщ la certitude
implique la fermetй de l’adhйsion : en effet, le croyant n’adhиre а rien
plus fermement qu’aux choses qu’il tient par la foi. Mais elles ne sont pas
connues trиs certainement au sens oщ la certitude implique l’apaisement de l’intelligence
dans la rйalitй connue : en effet, si le croyant donne son assentiment aux
choses qu’il croit, cela ne vient pas de ce que son intelligence, en vertu de
quelques principes, a pour terme ces choses crйdibles, mais de la volontй qui
incline l’intelligence а assentir а ces choses crues. Et de lа vient qu’un
mouvement de doute peut s’йlever dans le croyant sur les choses qui
appartiennent а la foi.
7° La
sagesse ne consiste pas seulement а savoir que Dieu existe, mais aussi en ce
que nous accйdons а la connaissance de ce qu’il est ; et cela, nous ne
pouvons le connaоtre dans l’йtat de voie que pour autant que nous savons ce
qu’il n’est pas. En effet, celui qui connaоt une chose en tant qu’elle est
distincte de toutes les autres, approche de la connaissance par laquelle on
sait ce qu’elle est ; et la citation de saint Augustin invoquйe ensuite
s’entend aussi de cette connaissance.
8° On voit dиs
lors clairement la rйponse au huitiиme argument.
9° Les
choses qui sont distinctes de raison ne peuvent pas toujours кtre pensйes comme
sйparйes l’une de l’autre, bien qu’elles puissent кtre pensйes sйparйment. En
effet, bien qu’on puisse penser Dieu sans penser sa bontй, cependant on ne peut
penser que Dieu existe et ne soit pas bon ; donc, bien qu’en Dieu ce qui
est et l’existence soient distincts de raison, cependant il n’en dйcoule pas
que son non-кtre puisse кtre pensй.
10° Dieu est connu
non seulement dans son effet de justice, mais aussi dans ses autres
effets ; donc, а supposer que quelqu’un ne le connaisse pas comme juste,
il ne s’ensuit pas qu’il ne soit aucunement connu. Et il n’est pas possible
qu’aucun de ses effets ne soit connu, puisque l’йtant commun, qui ne peut pas
кtre inconnu, est son effet. Article 13 : La trinitй des Personnes peut-elle
кtre connue par la raison naturelle ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est dit en
Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu, [son
йternelle puissance et sa divinitй]… par le moyen de ses њuvres » ;
or la Glose rapporte les perfections
invisibles а la Personne du Pиre, la puissance йternelle а celle du Fils, la
divinitй а celle du Saint-Esprit. Nous pouvons donc arriver а connaоtre la
Trinitй par la raison naturelle а partir des crйatures.
2° On sait par la
connaissance naturelle qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance, et qu’en
lui est l’origine de toute la puissance. Il est donc nйcessaire de lui
attribuer la premiиre puissance. Or la premiиre puissance est une puissance
gйnйrative. Nous pouvons donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu
la puissance gйnйrative. Or, une fois posйe en Dieu la puissance gйnйrative, la
distinction des Personnes s’ensuit nйcessairement. Nous pouvons donc connaоtre
par la raison naturelle la distinction des Personnes. Et voici comment
[l’objectant] prouvait que la puissance gйnйrative est la premiиre puissance.
L’ordre des puissances suit l’ordre des opйrations. Or, entre toutes les
opйrations, la premiиre est la pensйe, car il est prouvй que celui qui agit par
son intelligence est premier, et en lui la pensйe, du point de vue de notre
maniиre de connaоtre, est antйrieure au vouloir et а l’agir. La puissance
intellective est donc la premiиre des puissances. Or la puissance intellective
est une puissance gйnйrative, car quiconque pense engendre en soi-mкme sa
connaissance. La puissance gйnйrative est donc la premiиre des puissances.
3° Tout йquivoque
se ramиne а un univoque, comme toute multitude se ramиne а l’unitй. Or la
procession des crйatures а partir de Dieu est une procession йquivoque, puisque
les crйatures n’ont en commun avec Dieu ni le nom ni la notion. Il est donc
nйcessaire de poser par la raison naturelle qu’une procession univoque
prйexiste en Dieu, selon laquelle Dieu procиde de Dieu ; et une fois
celle-ci posйe, la distinction des Personnes en Dieu s’ensuit.
4° Une certaine
glose dit au sujet de l’Apocalypse qu’il n’y avait pas de secte qui se fыt
trompйe sur la Personne du Pиre. Or c’eыt йtй une trиs grande erreur sur la
Personne du Pиre que de poser qu’il n’a pas de Fils. Donc mкme la secte des
philosophes, qui ont connu Dieu par la raison naturelle, a posй le Pиre et le
Fils en Dieu.
5° Comme dit
Boиce dans son Arithmйtique, une
йgalitй prйcиde toute inйgalitй. Or il y a une inйgalitй entre le Crйateur et
la crйature. Il est donc nйcessaire de poser en Dieu une йgalitй avant cette
inйgalitй. Or il ne peut y avoir lа d’йgalitй que s’il y a distinction, car
rien n’est йgal а soi-mкme, de mкme que rien n’est semblable а soi-mкme, comme
dit saint Hilaire. Il est donc nйcessaire de poser une distinction de Personnes
en Dieu selon la raison naturelle.
6° La raison
naturelle parvient а йtablir qu’il y a en Dieu le suprкme agrйment. Or
« aucun bien n’est agrйablement possйdй s’il n’est partagй », comme
dit Boиce. On peut donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu des
Personnes distinctes, qui retirent de leur sociйtй une possession agrйable de
la bontй.
7° La raison
naturelle parvient au Crйateur par la ressemblance de la crйature. Or la
ressemblance du Crйateur se trouve dans la crйature non seulement quant aux
attributs essentiels mais aussi quant aux propriйtйs des Personnes. Nous
pouvons donc parvenir aux propriйtйs des Personnes par la raison naturelle.
8° Les
philosophes n’ont eu la connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or
quelques-uns d’entre eux sont parvenus а connaоtre la Trinitй ; c’est
pourquoi il est dit au premier livre sur le Ciel
et le Monde : « et par ce nombre » — le nombre trois —
« nous nous sommes mis а magnifier le Crйateur ». Donc, etc.
9° Saint
Augustin rapporte au dixiиme livre de la Citй
de Dieu que le philosophe Porphyre a posй un Dieu Pиre, et un Fils engendrй
par lui ; il dit aussi au livre des Confessions
que dans certains livres de Platon il a
trouvй ce qui est йcrit au dйbut de l’Йvangile de saint Jean : « Au
commencement йtait le Verbe, etc. » jusqu’а « le Verbe s’est fait
chair » exclus ; or dans ces paroles apparaоt manifestement la
distinction des Personnes. On peut donc par la raison naturelle parvenir а
connaоtre la Trinitй.
10° Mкme par la
raison naturelle, les philosophes auraient accordй que Dieu peut dire quelque
chose. Or dire, cela entraоne en Dieu l’йmission du Verbe et la distinction des
Personnes. On peut donc connaоtre la trinitй des Personnes par la raison
naturelle.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Hйbr. 11, 1 : « la foi est la substance des choses que l’on
doit espйrer, et la preuve de celles qu’on ne voit pas. » Or les choses
qui sont connues par la raison naturelle sont des choses que l’on voit. Puis
donc que la trinitй des Personnes appartient aux articles de foi, il semble
qu’on ne puisse pas la connaоtre par la raison naturelle.
2° Saint Grйgoire
dit : « La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui
fournissait des preuves expйrimentales. » Or le mйrite consiste surtout
dans la foi en la Trinitй. Cela ne peut donc pas кtre connu par la raison
naturelle.
Rйponse :
La trinitй des
Personnes est connue de deux faзons. D’abord quant aux propriйtйs par
lesquelles les Personnes se distinguent ; et si l’on connaоt ces
propriйtйs, la Trinitй est vraiment connue en Dieu. Ensuite par les attributs
essentiels, qui sont appropriйs aux Personnes, comme la puissance l’est au
Pиre, la sagesse au Fils, la bontй au Saint-Esprit ; mais par de tels
attributs la Trinitй ne peut pas кtre parfaitement connue, car mкme si l’on фte
par l’intelligence la Trinitй, ceux-ci demeurent en Dieu ; mais si l’on
suppose la Trinitй, de tels attributs sont appropriйs aux Personnes а cause
d’une ressemblance aux propriйtйs des Personnes.
Or on peut
connaоtre par la raison naturelle ces appropriations aux Personnes, mais
nullement les propriйtйs des Personnes. Et la raison en est qu’il ne peut
йmaner d’un agent une action а laquelle ses instruments ne peuvent
s’йtendre ; comme l’art du forgeron ne peut bвtir, car les instruments du
forgeron ne s’йtendent pas а cet effet. Or les premiers principes de la
dйmonstration, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme, sont en nous comme les instruments
de l’intellect agent, dont la lumiиre fait en nous la vigueur de la raison
naturelle. Par consйquent, notre raison naturelle ne peut atteindre а la
connaissance de rien qui dйpasse l’extension des premiers principes. Or la
connaissance des premiers principes a son origine dans les choses sensibles,
comme le montre le philosophe au deuxiиme livre des Seconds Analytiques. Or on ne peut arriver а partir des sensibles а
connaоtre les propriйtйs des Personnes comme on passe des effets aux causes,
car tout ce qu’il y a de causalitй en Dieu relиve de l’essence, puisque Dieu
est cause des rйalitйs par son essence. Or les propriйtйs des Personnes sont
des relations par lesquelles les Personnes ne se rapportent pas aux crйatures,
mais l’une а l’autre. C’est pourquoi nous ne pouvons pas arriver aux propriйtйs
des Personnes par la raison naturelle.
Rйponse aux objections :
1° Cette
explication de la Glose s’entend des
appropriations aux Personnes, non de leurs propriйtйs.
2° On peut
йtablir adйquatement par la raison naturelle que la puissance intellective est
la premiиre des puissances, mais non qu’elle est une puissance gйnйrative. En
effet, puisqu’en Dieu celui qui pense, l’acte de penser et l’objet pensй sont
identiques, la raison naturelle ne contraint pas а poser que Dieu, en pensant,
engendre une chose distincte de lui.
3° Toute
multitude prйsuppose une unitй, et toute йquivocitй une univocitй ;
cependant toute gйnйration йquivoque ne prйsuppose pas une gйnйration univoque,
mais c’est plutфt l’inverse, si l’on suit la raison naturelle. En effet, les
causes йquivoques sont par soi des causes de l’espиce ; elles ont donc une
causalitй sur toute l’espиce ; alors que les causes univoques ne sont pas
des causes de l’espиce par soi, mais en ceci ou cela ; aucune cause
univoque n’a donc de causalitй relativement а toute l’espиce, sinon quelque
chose serait cause de soi-mкme, ce qui est impossible ; l’argument n’est
donc pas concluant.
4° Cette Glose s’entend des sectes d’hйrйtiques
qui sortirent de l’Йglise ; les sectes des Gentils ne sont donc pas incluses
parmi elles.
5° Mкme sans
supposer une distinction de Personnes, nous pouvons poser l’йgalitй en Dieu, en
tant que nous disons sa bontй йgale а sa sagesse. Ou bien l’on peut rйpondre
que l’on considиre deux choses dans l’йgalitй : la cause de l’йgalitй, et
les suppфts de l’йgalitй. La cause de l’йgalitй est l’unitй, tandis que la
cause des autres proportions est un nombre. Donc de ce cфtй, l’йgalitй prйcиde
l’inйgalitй, comme l’unitй prйcиde le nombre. Mais les suppфts de l’йgalitй
sont plusieurs ; et ceux-ci ne sont pas prйsupposйs aux suppфts de
l’inйgalitй ; sinon il serait nйcessaire qu’une dualitй prйcиde toute
unitй, car l’йgalitй se trouve en premier dans la dualitй, tandis qu’entre
l’unitй et la dualitй il y a inйgalitй.
6° La parole de
Boиce est а entendre de ceux qui n’ont pas en eux-mкmes la parfaite bontй, mais
dont l’un a besoin du secours de l’autre, et c’est pourquoi l’agrйment ne
s’accomplit pas sans associй. Mais Dieu lui-mкme a en soi la plйnitude de la
bontй ; il n’est donc pas nйcessaire а son plein agrйment de poser en lui
une sociйtй.
7° Bien que
parmi les crйatures se trouvent des choses qui ressemblent aux Personnes quant
aux propriйtйs, cependant on ne peut conclure de ces ressemblances qu’il en est
de mкme en Dieu, car les choses qui se trouvent distinctes dans les crйatures
se rencontrent sans distinction dans le Crйateur.
8° Aristote
n’entendait pas poser le nombre trois en Dieu, mais montrer la perfection du
nombre trois par le fait que les anciens observaient ce nombre dans les
sacrifices et les priиres.
9° Ces
paroles des philosophes s’entendent des appropriations aux Personnes et non de
leurs propriйtйs.
10° Un philosophe
n’accorderait jamais selon la raison naturelle que Dieu dise, au sens oщ
« dire » implique la distinction des Personnes, mais seulement en un
sens essentiel. Question 11 : [Le maоtre (De
Magistro)]
Introduction
Article 1 :
Enseigner et кtre appelй maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu
seul ? Article 2 :
Quelqu’un peut-il кtre appelй son propre maоtre ? Article 3 : Un
homme peut-il кtre enseignй par un ange ? Article 4 :
Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?
Article 1 : Enseigner et кtre appelй
maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?
Objections :
Il semble que
Dieu seul enseigne et doive кtre appelй maоtre.
1° Mt 23,
8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre », et juste avant :
« Ne vous faites point appeler Rabbi » ; et la Glose dit а ce propos : « de
peur que vous ne donniez l’honneur divin а des hommes, ou que vous ne preniez
pour vous ce qui appartient а Dieu ». Кtre maоtre et enseigner semble donc
appartenir а Dieu seul.
2° Si l’homme
enseigne, c’est seulement par des signes ; car s’il semble aussi enseigner
des choses au moyen des rйalitйs elles-mкmes, par exemple si, quelqu’un ayant
demandй ce qu’est marcher, il marche, cela ne suffit cependant pas pour
enseigner si aucun signe n’est ajoutй, comme le prouve saint Augustin au livre
sur le Maоtre : en effet,
plusieurs choses sont prйsentes dans une mкme rйalitй, et c’est pourquoi on ne
saura pas sous quel rapport se fait la dйmonstration au sujet de cette rйalitй,
si c’est quant а la substance ou quant а l’un de ses accidents. Or on ne peut
arriver а la connaissance des rйalitйs par des signes : en effet, la
connaissance des rйalitйs est supйrieure а celle des signes, puisque la
connaissance des signes est ordonnйe а celle des rйalitйs comme а une
fin ; or l’effet n’est pas supйrieur а sa cause. Nul ne peut donc
transmettre а un autre la connaissance de rйalitйs, et ainsi, nul ne peut
enseigner autrui.
3° Si les signes
de quelques rйalitйs sont proposйs а quelqu’un par un homme, alors ou bien
celui а qui ils sont proposйs connaоt les rйalitйs dont ce sont les signes, ou
bien non. S’il connaоt ces rйalitйs, il ne sera pas enseignй а leur sujet. Et
s’il ne les connaоt pas, alors, les rйalitйs йtant ignorйes, les significations
des signes ne peuvent pas non plus кtre connues ; en effet, parce qu’il ne
connaоt pas la rйalitй qu’est la pierre, il ne peut pas savoir ce que le nom de
pierre signifie. Or, si l’on ignore la signification des signes, on ne peut
rien apprendre par des signes. Si donc l’homme ne fait rien d’autre pour
enseigner que proposer des signes, il semble qu’on ne puisse pas кtre enseignй
par un homme.
4° Enseigner
n’est rien d’autre que causer en quelque faзon la science en autrui. Or le
sujet de la science est l’intelligence, alors que les signes sensibles, par
lesquels seuls il semble que l’homme peut enseigner, ne parviennent pas jusqu’а
la partie intellective mais s’arrкtent dans la puissance sensitive. On ne peut
donc pas кtre enseignй par un homme.
5° Si la science
est causйe en un homme par un autre, alors ou bien elle йtait en celui qui
apprend, ou bien elle n’y йtait pas. Si elle n’y йtait pas et qu’elle est
causйe en cet homme par un autre, alors un homme crйe la science en un autre,
ce qui est impossible. Et si elle y йtait dйjа, alors ou bien elle йtait en
acte parfait, et dans ce cas elle ne peut pas кtre causйe, car ce qui est ne
devient pas, ou bien elle y йtait en tant que raison sйminale ; or les
raisons sйminales ne peuvent кtre amenйes а l’acte par aucune puissance crййe,
mais elles sont introduites par Dieu seul dans la nature, comme dit saint
Augustin au livre sur la Genиse au sens
littйral. Il reste donc qu’un homme ne peut aucunement en enseigner un
autre.
6° La science est
un certain accident. Or l’accident ne change pas de sujet. Puis donc que
l’enseignement n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transfusion de science
du maоtre vers le disciple, un homme ne peut pas en enseigner un autre.
7° А propos
de Rom. 10, 17 : « La foi vient de ce qu’on entend », la Glose dit : « Bien que Dieu
enseigne intйrieurement, cependant le hйraut annonce extйrieurement. » Or
la science est causйe intйrieurement dans l’esprit, et non extйrieurement dans
le sens. L’homme est donc enseignй par Dieu seul, non par un homme.
8° Saint Augustin
dit au livre sur le Maоtre :
« Dieu seul a une chaire dans les cieux, lui qui enseigne la vйritй sur la
terre ; l’homme, par contre, est а la chaire ce que le paysan est а
l’arbre. » Or le paysan n’est pas auteur, mais cultivateur de l’arbre. On
ne peut donc pas dire que l’homme est celui qui enseigne la science, mais celui
qui dispose а la science.
9° Si
l’homme est un vйritable enseignant, il est nйcessaire qu’il enseigne la
vйritй. Or quiconque enseigne la vйritй йclaire l’esprit, puisque la vйritй est
la lumiиre de l’esprit. L’homme йclairera donc l’esprit, s’il enseigne. Or cela
est faux, puisque c’est Dieu « qui йclaire tout homme venant en ce
monde » (Jn 1, 9). Un homme ne peut donc pas vraiment en enseigner un
autre.
10° Si un homme en
enseigne un autre, il est nйcessaire qu’il le rende, de savant en puissance,
savant en acte. Il est donc nйcessaire que sa science soit amenйe de puissance
а acte. Or ce qui est amenй de puissance а acte doit nйcessairement кtre
changй. La science ou la sagesse sera donc changйe, ce qui s’oppose а saint
Augustin, qui dit au livre des 83
Questions que « la sagesse, quand elle paraоt en l’homme, ne subit pas
de transformation, mais transforme l’homme ».
11° La science
n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transcription des rйalitйs dans l’вme,
puisque la science est, dit-on, une assimilation de celui qui sait а ce qui est
su. Or un homme ne peut pas transcrire les ressemblances des rйalitйs dans
l’вme d’un autre, car alors il opйrerait en lui intйrieurement, ce qui
n’appartient qu’а Dieu. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.
12° Boиce dit au
livre sur la Consolation que l’esprit
de l’homme, par l’enseignement, est seulement incitй а savoir. Or celui qui
incite l’intelligence а savoir ne le fait pas savoir, de mкme que celui qui
incite quelqu’un а voir corporellement ne le fait pas voir. Un homme ne fait
donc pas savoir un autre homme ; et ainsi, on ne peut pas dire au sens
propre qu’il l’enseigne.
13° Pour la
science est requise la certitude de la connaissance, sinon ce n’est pas la
science mais l’opinion ou la croyance, comme dit saint Augustin au livre sur le
Maоtre. Or un homme ne peut pas
produire la certitude en un autre homme par les signes sensibles qu’il met
devant lui : en effet, ce qui est dans le sens est plus oblique que ce qui
est dans l’intelligence, tandis que la certitude se produit toujours par
quelque chose de plus droit. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.
14° Pour la
science, seules sont requises la lumiиre intelligible et l’espиce. Or ni l’une
ni l’autre ne peut кtre causйe en un homme par un autre, car il serait nйcessaire
que l’homme crйe quelque chose, puisque de telles formes simples semblent ne
pouvoir кtre produites que par crйation. L’homme ne peut donc pas causer la
science en un autre, ni par consйquent enseigner.
15° Rien, sinon
Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, comme dit saint Augustin. Or la
science est une certaine forme de l’esprit. Donc Dieu seul cause la science
dans l’вme.
16° De mкme que la
faute est dans l’esprit, de mкme aussi l’ignorance. Or Dieu seul purifie
l’esprit de la faute ; Is. 43, 25 : « C’est moi qui efface
tes fautes pour l’amour de moi. » Donc Dieu seul purifie l’esprit de
l’ignorance, et ainsi, lui seul enseigne.
17° Puisque
la science est une connaissance certaine, on la reзoit de celui par la parole
de qui vient la certitude. Or la certitude ne vient pas de ce qu’on entend un
homme parler, sinon tout ce qu’un homme dit а quelqu’un serait nйcessairement
йtabli pour lui comme certain ; mais la certitude ne vient que dans la
mesure oщ il entend la vйritй parler au-dedans, et c’est elle йgalement qu’il
consulte pour obtenir la certitude sur ce qu’il entend dire par un homme. Ce
n’est donc pas l’homme qui enseigne, mais la vйritй qui parle au-dedans, et qui
est Dieu.
18° Nul n’apprend
par la parole d’autrui les choses qu’avant cette parole il aurait lui aussi
rйpondues si on l’avait interrogй. Or le disciple, avant que le maоtre ne lui
parle, aurait rйpondu sur les choses que propose le maоtre, si on l’avait
interrogй : en effet, il ne serait pas enseignй par la parole du maоtre
s’il ne savait que les choses sont telles que le maоtre les propose. Un homme
n’est donc pas enseignй par la parole d’un autre homme.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Tim. 1, 11 : « C’est pour cela que j’ai йtй йtabli le
prйdicateur et le maоtre des nations. » L’homme peut donc а la fois кtre
maоtre et кtre appelй maоtre.
2°
2 Tim. 3, 14 : « Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as
appris, et dont tu as la certitude. » La Glose : « par moi comme par un docteur
vйridique » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
3° En Mt 23,
8 et 9, il est dit en mкme temps : « Vous n’avez qu’un
Maоtre » et « Vous n’avez qu’un Pиre ». Or, que Dieu soit le
Pиre de tous n’exclut pas que l’homme aussi puisse vйritablement кtre appelй
pиre. Cela n’exclut donc pas non plus que l’homme puisse vйritablement кtre
appelй maоtre.
4° А propos de
Rom. 10, 15 : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes,
etc. », la Glose dit :
« Ce sont les pieds qui йclairent l’Йglise. » Or elle parle des
apфtres. Puis donc qu’йclairer est l’acte du docteur, il semble qu’enseigner
convienne aux hommes.
5° Comme il est
dit au quatriиme livre des Mйtйorologiques,
chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut engendrer son semblable. Or la
science est une certaine connaissance parfaite. Donc l’homme qui a une science
peut enseigner un autre homme.
6° Saint Augustin
dit au second livre sur la Genиse contre
les manichйens que, comme la terre, qui, avant le pйchй, йtait arrosйe par
une source, aprиs le pйchй eut besoin de la pluie tombant des nuages, ainsi
l’esprit humain, qui est signifiй par la terre, йtait fйcondй avant le pйchй
par la source de la vйritй, mais eut besoin aprиs le pйchй de l’enseignement
des autres, comme d’une pluie tombant des nuages. Donc l’homme, au moins aprиs
le pйchй, est enseignй par l’homme.
Rйponse :
Sur trois
questions se rencontre la mкme diversitй d’opinions, а savoir : sur la
production des formes en l’кtre, sur l’acquisition des vertus, et sur
l’acquisition des sciences.
Certains, en
effet, ont prйtendu que toutes les formes sensibles venaient d’un agent
extйrieur, qui est une substance ou une forme sйparйe qu’ils appellent
donatrice de formes ou intelligence agente ; ils ont aussi affirmй que
tous les agents infйrieurs naturels ne faisaient que prйparer la matiиre а la
rйception de la forme. Semblablement, Avicenne dit dans sa Mйtaphysique que « la cause de l’habitus du bien honnкte n’est
pas notre action, mais l’action empкche le contraire de cet habitus et rend
apte а cet habitus, afin qu’il vienne de la substance qui perfectionne les вmes
des hommes et qui est l’intelligence agente ou une substance semblable а
celle-ci ». De mкme aussi, ils affirment que la science n’est effectuйe en
nous que par un agent sйparй ; c’est pourquoi Avicenne pose au sixiиme
livre De naturalibus que les formes
intelligibles s’йcoulent dans notre esprit depuis l’intelligence agente.
Mais d’autres
ont йmis une opinion contraire, а savoir, que toutes ces choses йtaient
dйposйes dans les rйalitйs et qu’elles n’avaient pas de cause de l’extйrieur,
mais que l’action extйrieure ne faisait que les manifester. En effet, certains
ont affirmй que toutes les formes naturelles existaient actuellement, cachйes
dans la matiиre, et que l’agent naturel ne faisait rien d’autre que les extraire
de cet йtat cachй pour les manifester. Semblablement aussi, quelques-uns ont
affirmй que tous les habitus des vertus йtaient mis en nous par la nature, et
que l’exercice des њuvres фtait les empкchements par lesquels les habitus
susdits йtaient comme occultйs, comme on фte la rouille par un limage afin de
manifester la clartй du fer. De mкme aussi, quelques-uns ont prйtendu que la
science de toutes choses йtait concrййe а l’вme, et que tel enseignement et
tels secours extйrieurs de la science ne faisaient que conduire l’вme а se
remйmorer ou а considйrer les choses qu’elles savait dйjа ; et c’est
pourquoi ils disent qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer.
Or ces deux
opinions sont l’une et l’autre dйnuйes de raison. En effet, la premiиre exclut
les causes prochaines lorsqu’elle attribue aux seules causes premiиres tous les
effets qui se produisent dans les rйalitйs infйrieures ; ce qui est
dйroger а l’ordre de l’univers, qui est structurй par l’ordre et la connexion
des causes, la cause premiиre, dans son йminente bontй, donnant aux autres
rйalitйs non seulement d’кtre, mais encore d’кtre causes. La seconde opinion
revient quasiment au mкme inconvйnient : en effet, ce qui фte un
empкchement n’est moteur que par accident, comme il est dit au huitiиme livre
de la Physique ; par consйquent,
si les agents infйrieurs ne font rien d’autre que manifester ce qui йtait cachй
en фtant les empкchements occultant les formes et les habitus des vertus et des
sciences, il s’ensuivra que tous les agents infйrieurs n’agissent que par
accident.
Voilа pourquoi,
suivant l’enseignement d’Aristote, il faut adopter une voie intermйdiaire entre
les deux prйcйdentes sur tous les points susmentionnйs. En effet, si les formes
naturelles prйexistent bien dans la matiиre, ce n’est pas en acte, comme
disaient certains, mais seulement en puissance, d’oщ elles sont amenйes en acte
par un agent extйrieur prochain, et pas seulement par l’agent premier, comme
l’autre opinion le prйtendait. Semblablement aussi, suivant la sentence du mкme
Aristote au sixiиme livre de l’Йthique,
les habitus des vertus, avant leur accomplissement, prйexistent en nous en
certaines inclinations naturelles qui sont des commencements de vertus, mais
ensuite sont amenйs а l’accomplissement convenable par l’exercice des њuvres.
Et il faut dire de mкme, au sujet de l’acquisition de la science, qu’en nous
prйexistent certaines semences des sciences, c’est-а-dire les premiиres
conceptions de l’intelligence, qui sont immйdiatement connues а la lumiиre de l’intellect
agent au moyen des espиces abstraites depuis les choses sensibles, que ces
conceptions soient complexes, comme les axiomes, ou incomplexes, comme la
notion d’йtant, d’un, etc., que l’intelligence apprйhende immйdiatement. Or
dans ces principes universels sont incluses toutes les connaissances suivantes
comme en des raisons sйminales. Donc, lorsque l’esprit est amenй, а partir de
ces connaissances universelles, а connaоtre actuellement des choses
particuliиres qui йtaient dйjа connues dans l’universel et comme en puissance,
alors on dit que l’on acquiert la science.
Il faut
cependant savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de prйexister en
puissance dans les rйalitйs naturelles. D’abord en puissance active complиte,
c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur est suffisamment puissant pour
amener en acte parfait, comme on le voit dans la guйrison : en effet, le
malade est amenй а la santй par la puissance naturelle qui est en lui. Ensuite
en puissance passive, c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur n’est pas
suffisant pour amener а l’acte, comme on le voit clairement dans le cas de
l’air qui devient feu : en effet, cela ne pouvait pas se produire par
quelque puissance existant dans l’air. Donc, quand une chose prйexiste en
puissance active complиte, alors l’agent extйrieur n’agit qu’en aidant l’agent
intйrieur, et en lui procurant ce qui lui permet de passer а l’acte ;
comme le mйdecin, dans la guйrison, est le serviteur de la nature qui opиre
principalement, en confortant celle-ci et en apportant des remиdes, desquels la
nature se sert comme d’instruments pour la guйrison. Mais quand une chose
prйexiste seulement en puissance passive, alors c’est principalement l’agent
extйrieur qui amиne de puissance а acte ; comme le feu, а partir de l’air,
qui est feu en puissance, fait du feu en acte. Donc la science, en celui qui
apprend, prйexiste en puissance non purement passive, mais active ; sinon
l’homme ne pourrait pas acquйrir la science par lui-mкme.
Donc, de mкme
qu’il y a deux faзons pour quelqu’un d’кtre guйri : d’abord par
l’opйration de la nature seulement, ensuite par la nature avec l’aide de la
mйdecine ; de mкme aussi il y a deux faзons d’acquйrir la science :
d’abord, quand la raison naturelle arrive par elle-mкme а la connaissance de
choses ignorйes, et ce mode est appelй invention ; ensuite, quand
quelqu’un vient extйrieurement en aide а la raison naturelle, et ce mode est
appelй discipline. Or, dans les choses qui sont produites par la nature et par
l’art, l’art opиre de la mкme faзon et par les mкmes moyens que la nature. En
effet, de mкme que la nature amиnerait la santй chez celui qui souffre du froid
en le rйchauffant, de mкme aussi agirait le mйdecin ; et c’est pourquoi on
dit que l’art imite la nature. Et il en va de mкme dans l’acquisition de la
science : c’est de la mкme faзon que l’enseignant amиne autrui а savoir
les choses inconnues, et que l’on se dirige soi-mкme par voie d’invention vers
la connaissance de l’inconnu. Or le processus de la raison qui parvient а la
connaissance de l’inconnu par voie d’invention consiste а appliquer а des
matiиres dйterminйes les principes communs йvidents par soi, et а progresser de
lа vers des conclusions particuliиres, et de celles-ci а d’autres ; et
c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre en tant qu’il lui expose
par des signes ce processus rationnel qu’il opиre en lui-mкme par la raison
naturelle, et ainsi la raison naturelle du disciple parvient, par ce qui lui
est ainsi proposй, comme par des instruments, а la connaissance de choses
inconnues. Donc, de mкme que l’on dit que le mйdecin cause la santй chez le
malade par l’opйration de la nature, de mкme aussi on dit que l’homme cause la
science en autrui par l’opйration de la raison naturelle de celui-ci ; et
c’est cela, enseigner ; c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un
autre, et qu’il est son maоtre. Et dans le mкme sens, le Philosophe dit au
premier livre des Seconds Analytiques
que la dйmonstration est « un syllogisme producteur de science ».
Mais si
quelqu’un propose а un autre des choses qui ne sont pas incluses dans des
principes йvidents par soi, ou dont l’inclusion n’est pas manifeste, il ne
produira pas en lui la science, mais peut-кtre l’opinion ou la foi, bien que
cela aussi soit causй en quelque faзon par les principes innйs. En effet,
partant des principes йvidents par soi, il considиre que les choses qui en
dйcoulent nйcessairement sont а tenir de faзon certaine et que celles qui leur
sont contraires sont а rejeter totalement, alors qu’aux autres choses il peut
apporter ou non son assentiment.
Or la lumiиre
de la raison par laquelle de tels principes nous sont connus est mise en nous
par Dieu, comme une certaine ressemblance, se reflйtant en nous, de la vйritй
incrййe. Puis donc que tout enseignement humain ne peut avoir d’efficace qu’en
vertu de cette lumiиre, il est assurй que Dieu seul est celui qui enseigne
intйrieurement et principalement, de mкme que c’est la nature qui guйrit
intйrieurement et principalement ; nйanmoins on dit de l’homme, au sens
propre, et qu’il guйrit, et qu’il enseigne, de la faзon susdite.
Rйponse aux objections :
1° Le Seigneur
ayant prescrit aux disciples de ne pas se faire appeler maоtres, la Glose, pour que cela ne puisse pas кtre
compris comme absolument interdit, expose comment il faut entendre cette
prohibition. En effet, il nous est dйfendu d’appeler un homme
« maоtre » si nous lui donnons ainsi la principautй du magistиre, qui
revient а Dieu, et que nous mettons pour ainsi dire notre espoir dans la
sagesse des hommes, plutфt que de consulter, sur les choses que nous entendons
l’homme dire, la vйritй divine qui parle en nous par l’impression de sa
ressemblance, grвce а laquelle nous pouvons juger de toutes choses.
2° La
connaissance des rйalitйs n’est pas effectuйe en nous par la connaissance des
signes, mais par la connaissance d’autres rйalitйs plus certaines, а savoir les
principes, qui nous sont proposйs par des signes, et sont appliquйs а des
choses qui nous йtaient d’abord inconnues au plein sens du terme, quoique connues
de nous а un certain point de vue, comme on l’a dit. En effet, c’est la
connaissance des principes et non celle des signes qui produit en nous la
science des conclusions.
3° Les choses qui
nous sont enseignйes par des signes, pour une part nous les connaissons, et
pour une autre part nous les ignorons ; par exemple, si l’on nous enseigne
ce qu’est l’homme, il est nйcessaire que nous sachions par avance quelque chose
de lui, а savoir, la notion d’animal, ou de substance, ou au moins celle de l’йtant
lui-mкme, qui ne peut pas nous кtre inconnue. Et semblablement, si l’on nous
enseigne quelque conclusion, il est nйcessaire que nous sachions par avance,
concernant la passion et le sujet, ce qu’ils sont, mкme si nous connaissons
dйjа les principes au moyen desquels la conclusion est enseignйe ; en
effet, « toute discipline part d’une connaissance prйexistante »,
comme il est dit au dйbut des Analytiques
postйrieurs. L’argument n’est donc pas concluant.
4° Des signes
sensibles, qui sont reзus dans la puissance sensitive, l’intelligence extrait
les intentions intelligibles dont elle se sert pour produire en soi la science.
En effet, ce ne sont pas les signes qui sont la cause prochaine de la science,
mais la raison procйdant discursivement des principes aux conclusions, comme on
l’a dit.
5°
En
celui qui est enseignй, la science prйexistait, non certes en acte complet,
mais comme en des raisons sйminales, dans la mesure oщ les conceptions
universelles dont la connaissance est naturellement dйposйe en nous sont comme
des semences de toutes les connaissances suivantes. Or, bien que les raisons
sйminales ne soient pas amenйes а l’acte par une puissance crййe comme si
elles-mкmes йtaient infusйes par quelque puissance crййe, cependant ce qui est
originairement et virtuellement en elles peut кtre amenй а l’acte par l’action
d’une puissance crййe.
6° On dit que
l’enseignant transfuse la science dans le disciple, non pas comme si la science
qui est dans le maоtre passait, numйriquement identique, dans le disciple, mais
parce que par l’enseignement est produite dans le disciple une science
semblable а celle qui est dans le maоtre, amenйe de puissance а acte, comme on
l’a dit.
7° De mкme que
l’on dit du mйdecin qu’il cause la santй, bien qu’il opиre extйrieurement
tandis que la nature opиre seule intйrieurement, de mкme aussi on dit que
l’homme enseigne la vйritй, bien qu’il annonce extйrieurement tandis que Dieu
enseigne intйrieurement.
8° Saint
Augustin, lorsqu’il prouve au livre sur le Maоtre
que Dieu seul enseigne, n’entend pas exclure que l’homme enseigne
extйrieurement, mais il veut dire que seul Dieu lui-mкme enseigne
intйrieurement.
9°
L’homme
peut кtre appelй vrai enseignant, et l’on peut dire vйritablement qu’il
enseigne la vйritй et mкme qu’il йclaire l’esprit, non comme s’il infusait la
lumiиre de la raison, mais en tant que, par les choses qu’il propose
extйrieurement, il assiste pour ainsi dire la lumiиre de la raison jusqu’а la
perfection de la science ; et c’est en ce sens qu’il est dit en Йph. 3,
8 : « C’est а moi, le moindre de tous les saints, qu’a йtй accordйe
cette grвce… d’йclairer tous les hommes, etc. »
10° Il y a deux
sagesses, la crййe et l’incrййe ; on dit que les deux sont infusйes а
l’homme, et que par leur infusion l’homme change en s’amйliorant. La sagesse
incrййe n’est nullement changeante, et la crййe change en nous par accident,
non par soi. En effet, il y a deux faзons de considйrer celle-ci. D’abord
relativement aux rйalitйs йternelles sur lesquelles elle porte, et de cette
faзon elle est tout а fait immuable. Ensuite selon l’кtre qu’elle a dans le
sujet, et ainsi, elle change par accident lorsque le sujet, de possesseur de la
sagesse en puissance, change pour devenir possesseur en acte. En effet, les
formes intelligibles en lesquelles consiste la sagesse sont aussi bien des
ressemblances des rйalitйs que des formes perfectionnant l’intelligence.
11° Les formes
intelligibles dont est constituйe la science reзue au moyen de l’enseignement
sont transcrites dans le disciple de faзon immйdiate par l’intellect agent,
mais de faзon mйdiate par celui qui enseigne. En effet, l’enseignant propose
les signes des rйalitйs intelligibles, desquels l’intellect agent extrait les
intentions intelligibles qu’il transcrit dans l’intellect possible. Donc, pour
ce qui est de causer la science dans l’intelligence, les paroles mкmes de
l’enseignant, soit entendues soit vues dans un йcrit, se comportent comme les
rйalitйs qui sont hors de l’вme, car des unes et des autres l’intellect agent
extrait les intentions intelligibles ; quoique les paroles de
l’enseignant, en tant qu’elles sont des signes d’intentions intelligibles,
soient une cause de science plus prochaine que les choses sensibles qui sont
hors de l’вme.
12° Le cas de
l’intelligence n’est pas tout а fait semblable а celui de la vue corporelle. En
effet, la vue corporelle n’est pas une puissance qui confronte — sinon elle
partirait de certains de ses objets pour parvenir а d’autres —, mais tous ses
objets lui sont visibles aussitфt qu’elle se tourne vers eux ; le
possesseur de la puissance visuelle se rapporte donc а la vision de tous les
objets visibles comme le possesseur d’un habitus se rapporte а la considйration
des choses qu’il sait habituellement ; voilа pourquoi celui qui voit n’a
pas besoin qu’un autre l’incite а voir, sinon dans la mesure oщ sa vue est
dirigйe par un autre vers quelque objet visible, par exemple par un doigt ou
quelque chose de ce genre. Mais la puissance intellective, йtant une puissance
qui confronte, part de certains objets pour arriver а d’autres ; elle ne
se comporte donc pas uniformйment а l’йgard de tous les objets а considйrer,
mais elle en voit immйdiatement certains, qui sont йvidents par soi, et en eux
sont implicitement contenus certains autres qu’elle ne peut penser que par le
travail de la raison, en explicitant ce qui est implicitement contenu dans les
principes ; donc, pour connaоtre de telles choses, avant qu’elle ait un
habitus, elle est non seulement en puissance accidentelle mais aussi en
puissance essentielle : en effet, elle a besoin d’un moteur qui l’amиne en
acte au moyen de l’enseignement, comme il est dit au huitiиme livre de la Physique, ce dont n’a pas besoin celui
qui connaоt dйjа quelque chose habituellement. L’enseignant incite donc
l’intelligence а savoir les choses qu’il enseigne, comme un moteur essentiel
qui amиne de la puissance а l’acte ; mais celui qui montre une rйalitй а
la vue corporelle incite celle-ci comme un moteur par accident, tout comme
celui qui a un habitus de science peut кtre incitй а considйrer quelque chose.
13° La certitude
de science vient tout entiиre de la certitude des principes : en effet,
lorsque les conclusions sont analysйes par les principes, c’est alors qu’elles
sont sues avec certitude. Voilа pourquoi, si une chose est sue avec certitude,
cela vient de la lumiиre de la raison, mise au-dedans de nous par Dieu, et par
laquelle Dieu parle en nous, et cela ne vient de l’homme qui enseigne au-dehors
que dans la mesure oщ il analyse les conclusions par les principes en nous enseignant
— cependant nous n’en recevrions pas nous-mкmes la certitude de science s’il
n’y avait en nous la certitude des principes par lesquels sont analysйes les
conclusions.
14° L’homme qui
enseigne extйrieurement ne rйpand pas la lumiиre intelligible, mais il est
d’une certaine faзon la cause de l’espиce intelligible, en tant qu’il nous
propose certains signes des intentions intelligibles, que notre intelligence
extrait de ces signes et enferme en elle-mкme.
15° Lorsqu’il est
dit que rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, cela
s’entend de sa forme ultime, sans laquelle il est rйputй informe, mкme s’il a
de nombreuses autres formes. Et cette forme est celle par laquelle il se tourne
vers le Verbe et adhиre а lui ; et c’est par elle seule que la nature
rationnelle est dite formйe, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral.
16° La faute est
dans la volontй, en laquelle Dieu seul peut imprimer, comme on le verra
clairement dans un article suivant, tandis que l’ignorance est dans
l’intelligence, en laquelle mкme une puissance crййe peut imprimer, comme
l’intellect agent imprime les espиces intelligibles dans l’intellect possible,
grвce auquel la science est causйe dans notre вme а partir des rйalitйs
sensibles et de l’enseignement de l’homme, comme on l’a dit.
17° Comme on
l’a dit, on ne doit la certitude de la science qu’а Dieu seul, qui a mis en
nous la lumiиre de la raison, par laquelle nous connaissons les principes dont
provient la certitude de la science ; et cependant, d’une certaine faзon, la
science est aussi causйe en nous par l’homme, comme on l’a dit.
18° Le disciple,
interrogй avant que le maоtre ne parle, rйpondrait certes sur les principes au
moyen desquels il est enseignй, mais non sur les conclusions qu’on lui
enseigne ; il n’apprend donc pas du maоtre les principes, mais seulement
les conclusions. Article 2 : Quelqu’un peut-il кtre appelй son
propre maоtre ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° L’action doit
кtre attribuйe а la cause principale plutфt qu’а la cause instrumentale. Or la
cause quasi principale de la science causйe en nous est l’intellect agent.
Quant а l’homme qui enseigne extйrieurement, il est la cause quasi
instrumentale qui propose а l’intellect agent des instruments qui conduisent а
la science. L’intellect agent enseigne donc plus que l’homme ne le fait
extйrieurement. Si donc, а cause de sa parole extйrieure, celui qui parle
extйrieurement est appelй le maоtre de celui qui l’йcoute, а bien plus forte
raison, а cause de la lumiиre de l’intellect agent, celui qui йcoute doit-il
кtre appelй son propre maоtre.
2° On n’apprend
quelque chose que dans la mesure oщ l’on parvient а la certitude de la
connaissance. Or celle-ci est en nous grвce aux principes connus naturellement
dans la lumiиre de l’intellect agent. Enseigner convient donc surtout а
l’intellect agent ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
3° Enseigner
convient plus proprement а Dieu qu’а l’homme ; d’oщ Mt 23, 8 :
« Vous n’avez qu’un Maоtre. » Or Dieu nous enseigne en tant qu’il
nous transmet la lumiиre de la raison, par laquelle nous pouvons juger de tout.
L’action d’enseigner doit donc кtre attribuйe surtout а cette lumiиre ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Savoir quelque
chose par voie d’invention est plus parfait qu’apprendre d’autrui, comme on le
voit clairement au premier livre de l’Йthique.
Si donc l’on emploie le nom de maоtre а cause de ce mode d’acquisition de la
science par lequel on apprend d’un autre la science, en sorte que l’un est le
maоtre de l’autre, а bien plus forte raison doit-on employer le nom de maоtre а
cause de ce mode de rйception de la science par voie d’invention, si bien qu’on
est appelй son propre maоtre.
5° De mкme qu’on
est amenй а la vertu par un autre ou par soi-mкme, de mкme on est conduit а la
science par soi-mкme dans l’invention, ou par un autre dans l’apprentissage. Or
ceux qui parviennent aux њuvres des vertus sans instituteur ni lйgislateur
extйrieur, on dit qu’ils sont а eux-mкmes leur propre loi ; Rom. 2,
14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi, accomplissent
naturellement ce que la loi commande, ils sont eux-mкmes leur propre
loi. » Celui qui acquiert la science par lui-mкme doit donc lui aussi кtre
appelй son propre maоtre.
6° L’enseignant
est cause de science comme le mйdecin est cause de santй, comme on l’a dit. Or
le mйdecin se guйrit lui-mкme. On peut donc aussi s’enseigner soi-mкme.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au huitiиme livre de la Physique
qu’il est impossible que l’enseignant apprenne, car il est nйcessaire que
l’enseignant ait la science et que celui qui apprend ne l’ait pas. Il n’est
donc pas possible que l’on s’enseigne soi-mкme, ou que l’on puisse кtre appelй
son propre maоtre.
2° La maоtrise
implique une relation de supйrioritй, tout comme la seigneurie. Or nul ne peut
avoir de telles relations avec lui-mкme : en effet, personne n’est son
propre pиre ou son propre seigneur. Donc personne ne peut non plus кtre appelй
son propre maоtre.
Rйponse :
Quelqu’un peut,
sans aucun doute, par la lumiиre de la raison qui lui a йtй donnйe et sans
l’aide d’un enseignement extйrieur, arriver а connaоtre de nombreuses choses
inconnues, comme on le voit clairement pour tout homme qui acquiert la science
par voie d’invention ; et de la sorte, d’une certaine faзon, quelqu’un est
pour lui-mкme une cause de savoir ; cependant cela ne permet pas de dire
au sens propre qu’il est son propre maоtre, ou qu’il s’enseigne lui-mкme.
En effet, nous
trouvons dans les rйalitйs naturelles deux sortes d’agents principaux, comme on
le voit clairement chez le Philosophe au septiиme livre de la Mйtaphysique. En effet, il est un
certain agent qui renferme en soi tout ce qui est causй par lui dans son
effet ; soit identiquement, comme c’est le cas des agents univoques, soit
de faзon plus йminente, comme c’est le cas des agents йquivoques. Mais il est
d’autres agents en lesquels ne prйexiste qu’une partie des choses qui sont
agies ; comme la santй est causйe par un mouvement, ou bien par quelque
remиde chaud, en lequel la chaleur se trouve soit actuellement soit
virtuellement : la chaleur n’est pas toute la santй, mais elle est une
partie de la santй. Ainsi donc, il y a dans les premiers agents la parfaite
notion de l’action, mais non dans les agents du second mode, car un agent agit
dans la mesure oщ il est en acte ; puis donc qu’il n’est que partiellement
en acte de l’effet а amener, il ne sera pas parfaitement agent.
Or
l’enseignement implique une activitй parfaite de la science en celui qui
enseigne ou dans le maоtre ; il est donc nйcessaire que la science que
celui-ci cause en autrui existe en lui de faзon explicite et parfaite, comme
celui qui apprend l’acquiert grвce а l’enseignement. Mais quand on acquiert la
science par un principe intйrieur, ce qui est cause agente de la science ne
possиde la science а acquйrir que partiellement, c’est-а-dire quant aux raisons
sйminales de la science que sont les principes communs ; voilа pourquoi on
ne peut pas fonder sur une telle causalitй le titre de docteur ou de maоtre, а
proprement parler.
Rйponse aux objections :
1° Bien qu’а un
certain point de vue la cause principale soit plutфt l’intellect agent que
l’homme qui enseigne extйrieurement, cependant la science ne prйexiste pas dans
le premier de faзon complиte, comme en celui qui enseigne ; l’argument
n’est donc pas concluant.
2° Il faut
rйpondre semblablement, comme au premier argument.
3° Dieu connaоt
explicitement tout ce qui est enseignй par lui а l’homme, donc la notion de maоtre
peut convenablement lui кtre attribuйe ; mais il en va autrement de
l’intellect agent, pour la raison dйjа exposйe.
4° Bien que, du
cфtй de celui qui reзoit la science, le mode soit plus parfait dans
l’acquisition de la science par voie d’invention, en tant que cela le signale
comme plus apte а savoir, cependant, du cфtй de celui qui cause la science, il
y a un mode plus parfait par l’enseignement, car l’enseignant, qui connaоt
explicitement toute la science, peut amener а la science plus facilement qu’on
ne pourrait y кtre amenй par soi-mкme, йtant donnй qu’il connaоt dйjа les
principes de la science dans une certaine gйnйralitй.
5°
La
loi se comporte dans le domaine de l’agir comme le principe dans le domaine
spйculatif, mais non comme le maоtre ; si donc quelqu’un est sa propre
loi, il ne s’ensuit pas qu’il puisse кtre а lui-mкme son propre maоtre.
6° Le mйdecin
guйrit en tant qu’il a dйjа la santй, non en acte mais dans la connaissance de
l’art ; tandis que le maоtre enseigne en tant qu’il a actuellement la
science. Par consйquent, celui qui n’a pas la santй en acte peut la causer en
soi, parce qu’il a la santй dans la connaissance de l’art ; mais il est
impossible que quelqu’un, actuellement, ait la science et ne l’ait pas, en
sorte qu’il puisse кtre ainsi enseignй par lui-mкme. Article 3 : Un homme peut-il кtre enseignй par
un ange ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Si un ange
enseigne, alors il enseigne soit intйrieurement, soit extйrieurement. Or il ne
le fait pas intйrieurement, car cela n’appartient qu’а Dieu, comme dit saint
Augustin ; ni extйrieurement, semble-t-il, car enseigner extйrieurement,
c’est enseigner par des signes sensibles, comme dit saint Augustin au livre sur
le Maоtre ; or les anges ne nous
enseignent pas par de tels signes sensibles, sauf peut-кtre ceux qui
apparaissent de faзon sensible. Les anges ne nous enseignent donc pas, а moins
d’apparaоtre de faзon sensible, ce qui advient hors du cours gйnйral des
choses, comme par miracle.
2° [Le rйpondant] disait que les anges nous
enseignent en quelque sorte extйrieurement, en tant qu’ils impriment dans notre
imagination. En sens contraire : l’espиce
imprimйe dans l’imagination ne suffit pas pour imaginer en acte, si l’intention
n’est pas lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or un ange ne peut introduire
en nous une intention, puisque l’intention est un acte de la volontй, en
laquelle Dieu seul peut imprimer. Un ange ne peut donc pas non plus nous
enseigner en imprimant dans l’imagination, puisque nous ne pouvons кtre
enseignйs par l’intermйdiaire de l’imagination qu’en imaginant actuellement
quelque chose.
3° Si des anges
nous enseignent sans apparition sensible, ce ne peut кtre qu’en tant qu’ils
йclairent l’intelligence, qu’ils ne peuvent pas йclairer, semble-t-il :
car ils ne transmettent ni la lumiиre naturelle, qui, йtant concrййe а
l’esprit, vient de Dieu seul, ni non plus la lumiиre de la grвce, que Dieu seul
infuse. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner sans une apparition
visible.
4° Chaque fois
qu’un homme est enseignй par un autre, il est nйcessaire que celui qui apprend
regarde les concepts de celui qui enseigne, afin qu’il y ait dans l’esprit du
disciple un processus vers la science, comme il y a dans l’esprit de
l’enseignant un processus а partir de la science. Or l’homme ne peut voir les
concepts de l’ange. En effet, il ne les voit pas en eux-mкmes, comme il ne voit
pas non plus les concepts d’un autre homme : bien moins encore, puisqu’ils
sont plus distants ; ni non plus en des signes sensibles, sauf peut-кtre
lorsque les anges apparaissent sensiblement, ce dont nous ne traitons pas
maintenant. Ce cas mis а part, les anges ne peuvent donc pas nous enseigner.
5° Enseigner
appartient а celui « qui illumine tout homme venant en ce monde »,
comme on le voit clairement dans la Glose
а propos de Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre, le
Christ. » Or cela ne revient pas а l’ange, mais а la seule lumiиre
incrййe, comme on le voit en Jn 1, 9.
6° Quiconque en
enseigne un autre, l’amиne а la vйritй, et ainsi, il cause la vйritй dans son
вme. Or Dieu seul a une causalitй sur la vйritй, car, puisque la vйritй est une
lumiиre intelligible et une forme simple, elle ne vient pas а l’кtre
successivement, et ainsi, elle ne peut кtre produite que par crйation, ce qui
revient а Dieu seul. Puis donc que les anges ne sont pas crйateurs, comme dit
saint Jean Damascиne, il semble qu’ils ne puissent pas eux-mкmes enseigner.
7° Une
illumination indйfectible ne peut procйder que d’une lumiиre indйfectible, йtant
donnй que, si la lumiиre s’en va, le sujet cesse d’кtre йclairй. Or une
certaine illumination indйfectible est exigйe dans l’enseignement, parce que la
science porte sur les choses nйcessaires, qui existent toujours. L’enseignement
ne procиde donc que d’une lumiиre indйfectible. Or une telle lumiиre n’est pas
la lumiиre des anges, puisque leur lumiиre dйfaillirait si elle n’йtait
divinement conservйe. Un ange ne peut donc pas enseigner.
8° Il est dit en
Jn 1, 38 que deux des disciples de Jean suivaient Jйsus, et qu’а sa
question : « Que cherchez-vous ? » ils rйpondirent :
« Rabbi (c’est-а-dire Maоtre), oщ demeurez-vous ? » Or la Glose dit en cet endroit que « par
ce nom ils manifestent leur foi » ; et une autre glose dit :
« Il les interroge, non qu’il ignore la rйponse, mais c’est pour que leur
rйponse soit mйritoire et qu’а celui qui demandait “que”, requйrant ainsi une
chose, ils rйpondent non une chose mais une personne. » En somme, ils
confessent par cette rйponse qu’il est une certaine personne, par cette
confession ils manifestent leur foi, et en cela ils mйritent. Or le mйrite de
la foi chrйtienne consiste en ce que nous confessons que le Christ est une
Personne divine. Кtre maоtre appartient donc а la seule Personne divine.
9° Quiconque
enseigne doit nйcessairement manifester la vйritй. Or la vйritй, йtant une
certaine lumiиre intelligible, nous est plus connue qu’un ange. Nous ne sommes
donc pas enseignйs par un ange, puisque les choses plus connues ne sont pas
manifestйes par de moins connues.
10° Saint Augustin
dit au livre sur la Trinitй que notre
esprit est immйdiatement formй par Dieu, sans l’intermйdiaire d’aucune
crйature. Or l’ange est une certaine crйature. Il ne s’interpose donc pas entre
Dieu et l’esprit humain pour former celui-ci, en tant que supйrieur а l’esprit
et infйrieur а Dieu ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre enseignй par un
ange.
11° De mкme que
notre volontй parvient jusqu’а Dieu lui-mкme, de mкme notre intelligence peut
atteindre la contemplation de son essence. Or Dieu lui-mкme forme immйdiatement
notre volontй par l’infusion de la grвce, sans l’intermйdiaire d’aucun ange. Il
forme donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun
intermйdiaire.
12° Toute
connaissance a lieu par quelque espиce. Si donc un ange enseigne un homme, il
est nйcessaire qu’il cause en lui une espиce par laquelle il connaisse. Or cela
n’est possible que de deux faзons : soit en crйant une espиce, ce qui ne
convient nullement а un ange, comme le veut saint Jean Damascиne ; soit en
йclairant les espиces qui sont dans les phantasmes, afin qu’а partir d’eux les
espиces intelligibles se reflиtent dans l’intellect possible de l’homme ;
et cela semble revenir а l’erreur de ces philosophes qui prйtendent que
l’intellect agent, dont le rфle est d’йclairer les phantasmes, est une
substance sйparйe. Et ainsi, un ange ne peut pas enseigner.
13° L’intelligence
de l’ange est plus distante de l’intelligence de l’homme que celle-ci ne l’est
de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut pas recevoir ce qui est dans
l’intelligence humaine : en effet, l’imagination ne peut saisir que des
formes particuliиres, et l’intelligence n’en contient pas de telles.
L’intelligence humaine n’est donc pas non plus capable de recevoir les choses
qui sont dans l’esprit angйlique ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre
enseignй par l’ange.
14° La lumiиre
dont une chose est йclairйe doit кtre proportionnйe aux parties йclairйes,
comme la lumiиre corporelle est proportionnйe aux couleurs. Or la lumiиre
angйlique, йtant purement spirituelle, n’est pas proportionnйe aux phantasmes,
qui sont en quelque sorte corporels, puisqu’ils sont contenus dans un organe
corporel. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner en йclairant nos
phantasmes, comme on le disait.
15° Tout ce qui
est connu est connu soit par son essence, soit par une ressemblance. Or la
connaissance permettant а l’esprit humain de connaоtre les rйalitйs par leur
essence ne peut pas кtre causйe par un ange, car alors il serait nйcessaire que
les vertus et les autres choses qui sont contenues au-dedans de l’вme soient
imprimйes par les anges eux-mкmes, puisque de telles choses sont connues par
leur essence. Semblablement, la connaissance des rйalitйs qui sont connues par
leurs ressemblances ne peut pas non plus кtre causйe par eux, puisque les
rйalitйs а connaоtre sont plus proches que l’ange des ressemblances mкmes qui
sont dans le connaissant. L’ange ne peut donc en aucune faзon кtre pour l’homme
une cause de connaissance, ce qui est l’enseigner.
16° Bien qu’il incite
extйrieurement la nature а produire des effets naturels, le paysan n’est pas
appelй crйateur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral. Donc, pour la
mкme raison, les anges ne doivent pas non plus кtre appelйs enseignants ou
maоtres, bien qu’ils incitent l’intelligence de l’homme а savoir.
17° L’ange
est supйrieur а l’homme ; par consйquent, s’il enseigne, il est nйcessaire
que son enseignement dйpasse celui de l’homme. Or cela est impossible. En
effet, l’enseignement de l’homme peut porter sur ce qui a des causes
dйterminйes dans la nature. Quant aux autres choses, c’est-а-dire les futurs
contingents, elles ne peuvent pas кtre enseignйes par les anges, puisque
ceux-ci ne savent pas ces choses par leur connaissance naturelle, Dieu seul
ayant la science des futurs. Les anges ne peuvent donc pas enseigner les
hommes.
En sens contraire :
1° Denys dit au
quatriиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste : « Je vois que le mystиre divin de l’humanitй du Christ
fut d’abord rйvйlй aux anges, et qu’ensuite, par leur mйdiation, la grвce de
cette connaissance descendit jusqu’а nous. »
2° Ce que peut
l’infйrieur, le supйrieur le peut aussi, et bien plus noblement, comme le
montre Denys dans la Hiйrarchie cйleste ;
or l’ordre des hommes est infйrieur а celui des anges ; puis donc qu’un
homme peut enseigner un autre homme, а bien plus forte raison l’ange peut-il le
faire.
3° L’ordre de la
divine sagesse se rencontre plus parfaitement dans les substances spirituelles
que dans les corporelles ; or il appartient а l’ordre des corps infйrieurs
que ceux-ci obtiennent leurs perfections par l’impression des corps
supйrieurs ; donc les esprits infйrieurs aussi, c’est-а-dire les esprits
humains, atteignent la perfection de la science grвce а l’impression des
esprits supйrieurs que sont les anges.
4° Tout ce qui
est en puissance peut кtre amenй а l’acte par ce qui est en acte ; et ce
qui est moins en acte, par ce qui est plus parfaitement en acte. Or
l’intelligence angйlique est plus en acte que l’intelligence humaine. Celle-ci
peut donc кtre amenйe а l’acte de la science par l’intelligence
angйlique ; et ainsi, un ange peut enseigner un homme.
5° Saint Augustin
dit au livre sur le Don de la
persйvйrance que certains reзoivent immйdiatement de Dieu l’enseignement du
salut, d’autres d’un ange, d’autres encore d’un homme. Donc non seulement Dieu
mais aussi l’ange et l’homme enseignent.
6°
« Йclairer la maison » se dit de ce qui envoie de la lumiиre, comme
le soleil, mais aussi de celui qui ouvre une fenкtre qui fait obstacle а la
lumiиre. Or, bien que Dieu seul infuse а l’esprit la lumiиre de la vйritй,
cependant l’ange ou l’homme peuvent фter quelque empкchement а la perception de
la lumiиre. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange ou l’homme peuvent
enseigner.
Rйponse :
L’ange opиre а
l’endroit de l’homme de deux faзons. D’abord а notre faзon, c’est-а-dire
lorsqu’il apparaоt sensiblement а l’homme, soit en assumant un corps, soit de
n’importe quelle autre faзon, et qu’il l’instruit par une parole sensible. Et
ce n’est pas ainsi que nous enquкtons а prйsent sur l’enseignement de l’ange,
car de la sorte l’ange n’enseigne pas autrement que l’homme. Ensuite l’ange
opиre а notre endroit а sa faзon, c’est-а-dire invisiblement ; et le but
de cette question est de savoir comment l’homme peut кtre enseignй de cette
faзon par un ange.
Il faut donc
savoir que, l’ange йtant intermйdiaire entre l’homme et Dieu, un mode
intermйdiaire d’enseignement lui convient selon l’ordre de la nature : un
mode infйrieur а Dieu, mais supйrieur а l’homme. Mais on ne peut percevoir
comment cela est vrai que si l’on voit comment Dieu enseigne et comment l’homme
enseigne. Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a entre
l’intelligence et la vue corporelle la diffйrence suivante : la vue
corporelle a tous ses objets йgalement prкts а кtre connus ; en effet, le
sens n’est pas une puissance qui confronte, sinon il lui serait nйcessaire de
partir de l’un de ses objets pour atteindre l’autre. Pour l’intelligence, en
revanche, tous les intelligibles ne sont pas йgalement prкts а кtre connus,
mais elle peut en regarder certains immйdiatement, tandis qu’elle ne regarde
les autres qu’en partant de ceux qui ont йtй vus antйrieurement. Ainsi donc,
l’homme prend connaissance de l’inconnu grвce а deux choses, а savoir :
grвce а la lumiиre intellectuelle, et grвce aux premiиres conceptions йvidentes
par soi, qui sont а cette lumiиre, qui est celle de l’intellect agent, ce que
les instruments sont а l’artisan.
Donc, quant а
ces deux choses, Dieu est la cause de la science de l’homme de la plus йminente
faзon, car а la fois il a ornй l’вme elle-mкme de la lumiиre intellectuelle, et
il a imprimй en elle la connaissance des premiers principes, qui sont comme des
semences des sciences, tout comme il a imprimй dans les autres rйalitйs
naturelles les raisons sйminales de tous les effets а produire.
Et parce qu’un
homme, selon l’ordre de la nature, est йgal а un autre homme quant а l’espиce
de la lumiиre intellectuelle, il ne peut aucunement кtre cause de science pour
un autre homme en causant ou en augmentant en lui la lumiиre. Mais du cфtй oщ
la science des choses inconnues est causйe par les principes йvidents par soi,
un homme est en quelque sorte cause de science pour un autre homme, non comme
lui transmettant la connaissance des principes, mais, comme on l’a dit, en tant
qu’il amиne а l’acte, par certains signes sensibles montrйs au sens extйrieur,
ce qui йtait contenu implicitement et comme en puissance dans les principes.
Mais l’ange, parce
qu’il a naturellement une lumiиre intellectuelle plus parfaite que celle de
l’homme, peut кtre pour l’homme une cause de science des deux cфtйs, quoique
d’une faзon infйrieure а celle de Dieu et supйrieure а celle de l’homme. En
effet, du cфtй de la lumiиre, bien qu’il ne puisse pas infuser la lumiиre
intellectuelle comme Dieu le fait, il peut cependant renforcer la lumiиre
infusйe, pour que l’on voie plus parfaitement. En effet, tout ce qui est
imparfait en quelque genre, lorsqu’il est uni а un plus parfait dans ce genre,
voit sa vertu renforcйe, tout comme nous constatons, parmi les corps, que le
corps localisй est renforcй par le corps localisant, qui se rapporte а lui
comme l’acte а la puissance, comme on le lit au quatriиme livre de la Physique. Du cфtй des principes
йgalement, l’ange peut enseigner l’homme, non pas certes en transmettant la
connaissance des principes eux-mкmes comme Dieu le fait, ni en proposant sous
des signes sensibles la dйduction des conclusions а partir des principes comme
l’homme le fait, mais en formant dans l’imagination des formes qui peuvent кtre
formйes par l’йbranlement de l’organe corporel, comme c’est manifestement le
cas de ceux qui dorment et des malades mentaux, qui subissent divers phantasmes
selon la diversitй des vapeurs qui leur montent а la tкte. Et de cette faзon,
« par l’immixtion d’un esprit йtranger, il peut se faire que celui-ci, par
de telles images, montre ce qu’il sait а celui auquel il se mкle », comme
dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral.
Rйponse aux objections :
1° Un ange qui
enseigne invisiblement enseigne certes intйrieurement, si on compare cet
enseignement а celui de l’homme, qui est proposй aux sens extйrieurs ;
mais comparй а celui de Dieu, qui opиre au-dedans de l’esprit en infusant la
lumiиre, l’enseignement de l’ange est considйrй comme extйrieur.
2° Bien que
l’intention de la volontй ne puisse pas кtre contrainte, cependant l’intention
de la partie sensitive peut кtre contrainte ; par exemple, lorsque quelqu’un
est piquй, il est dans la nйcessitй d’avoir l’intention de sa blessure ;
et il en va de mкme pour toutes les autres puissances sensitives qui usent d’un
organe corporel ; et une telle intention suffit pour l’imagination.
3° L’ange
n’infuse ni la lumiиre de grвce ni la lumiиre de nature ; mais il renforce
la lumiиre de nature divinement infusйe, comme on l’a dit.
4° De mкme qu’il
y a parmi les rйalitйs naturelles un agent univoque, qui imprime une forme а la
faзon dont il la possиde, et un agent йquivoque, qui la possиde autrement qu’il
ne l’imprime, de mкme en est-il aussi pour l’enseignement, car un homme en
enseigne un autre en agent quasi univoque, et c’est pourquoi il transmet la
science а un autre а la faзon dont il la possиde lui-mкme, c’est-а-dire en
descendant des causes aux effets, d’oщ la nйcessitй que les concepts mкme de
l’enseignant soient manifestйs par des signes а celui qui apprend. Mais l’ange
enseigne en agent quasi йquivoque : en effet, il connaоt
intellectuellement ce qu’il manifeste а l’homme par la voie du raisonnement.
L’homme est donc enseignй par l’ange non pas de telle faзon que les concepts de
l’ange lui soient manifestйs, mais que soit causйe en l’homme, selon le mode de
celui-ci, la science de choses qui sont connues de l’ange selon un mode bien
diffйrent.
5° Le Seigneur
parle de ce mode d’enseignement qui convient а Dieu seul, comme le montre la Glose au mкme endroit ; et nous
n’attribuons pas а l’ange cette faзon d’enseigner.
6° Celui qui
enseigne ne cause pas la vйritй, mais il cause la connaissance de la vйritй en
celui qui apprend. En effet, les propositions qui sont enseignйes sont vraies
avant mкme qu’on ne les sache, car la vйritй ne dйpend pas de notre science
mais de l’existence des rйalitйs.
7° Bien que
la science que nous acquйrons par l’enseignement porte sur des rйalitйs
indйfectibles, cependant la science elle-mкme peut dйfaillir ; il n’est
donc pas nйcessaire que l’illumination de l’enseignement vienne d’une lumiиre
indйfectible ; ou bien, si elle vient d’une lumiиre indйfectible comme
d’un principe premier, cependant une lumiиre crййe et dйfectible, pouvant кtre
comme un principe intermйdiaire, n’est pas tout а fait exclue.
8° On remarque
parmi les disciples du Christ un certain progrиs de la foi : d’abord ils
le vйnйraient comme un homme sage et un maоtre, et ensuite il se tournиrent
vers lui comme vers Dieu qui enseigne. C’est pourquoi une certaine glose dit un
peu plus bas : « Parce que Nathanaлl connut que le Christ absent
avait vu ce qu’il avait fait lui-mкme en un autre lieu, ce qui est un indice de
la divinitй, il confessa non seulement le Maоtre mais aussi le Fils de
Dieu. »
9° Ce n’est
pas en montrant sa propre substance que l’ange manifeste une vйritй inconnue,
mais en proposant une autre vйritй plus connue, ou encore en renforзant la
lumiиre de l’intelligence. L’argument n’est donc pas concluant.
10° L’intention de
saint Augustin n’est pas de dire que l’esprit angйlique n’est pas d’une nature
plus йminente que l’esprit humain, mais que l’ange ne vient pas en
intermйdiaire entre Dieu et l’esprit humain de telle faзon que celui-ci reзoive
son ultime formation par une union а l’ange, ainsi que certains l’ont prйtendu,
disant que l’ultime bйatitude de l’homme consiste en ce que notre intelligence
soit unie а une intelligence dont la bйatitude est d’кtre unie а Dieu mкme.
11° Il y a en nous
des puissances qui sont contraintes par le sujet et l’objet, comme les
puissances sensitives, qui sont stimulйes et par l’йbranlement de leur organe,
et par la force de l’objet. L’intelligence, pour sa part, n’est pas contrainte
par le sujet, puisqu’elle n’use pas d’un organe corporel, mais elle est
contrainte par l’objet, car l’efficace de la dйmonstration contraint de
consentir а la conclusion. Quant а la volontй, elle n’est contrainte ni par le
sujet ni par l’objet, mais elle se meut vers ceci ou cela а sa propre
instigation ; et c’est pourquoi Dieu seul, qui opиre intйrieurement, peut
imprimer dans la volontй ; alors que dans l’intelligence l’homme ou l’ange
aussi peuvent imprimer en quelque sorte, en reprйsentant des objets qui
puissent la contraindre.
12° L’ange ne crйe
pas les espиces dans notre esprit et n’йclaire pas non plus immйdiatement les
phantasmes, mais l’union de sa lumiиre avec celle de notre intelligence permet
а notre intelligence d’йclairer plus efficacement les phantasmes. Et cependant,
mкme si l’ange йclairait immйdiatement les phantasmes, il ne s’ensuivrait pas
pour autant que la position de ces philosophes soit vraie : en effet, bien
qu’il appartienne а l’intellect agent d’йclairer les phantasmes, on pourrait
dire cependant que cela n’appartient pas qu’а lui seul.
13° L’imagination
peut recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine, mais selon un autre
mode ; et semblablement, l’intelligence humaine peut, selon son mode,
saisir ce qui est dans l’intelligence angйlique. Nйanmoins, bien que
l’intelligence de l’homme s’apparente davantage а l’imagination quant au sujet,
en tant que ce sont des puissances d’une mкme вme, cependant elle s’apparente davantage
а l’intelligence angйlique quant au genre, car l’une et l’autre est une
puissance immatйrielle.
14° Rien n’empкche
que le spirituel soit proportionnй pour agir dans le corporel, car rien
n’empкche que des infйrieurs subissent quelque chose de la part des supйrieurs.
15° L’ange n’est
pas une cause pour l’homme quant а la connaissance qu’il a des rйalitйs par
leur essence, mais quant а celle qu’il a par des ressemblances ; non que
l’ange soit plus proche des rйalitйs que ne le sont leurs ressemblances, mais
parce qu’il fait celles-ci se reflйter dans l’esprit, soit en mouvant
l’imagination, soit en renforзant la lumiиre de l’intelligence.
16°
« Crйer » implique la causalitй premiиre, qui est due а Dieu
seul ; « faire », par contre, implique la causalitй en gйnйral,
et de mкme « enseigner », quant а la science. Voilа pourquoi Dieu
seul est appelй crйateur, alors que « faiseur » et
« enseignant » peuvent se dire et de Dieu, et de l’ange, et de
l’homme.
17° Mкme а
propos de ce qui a des causes dйterminйes dans la nature, l’ange peut enseigner
plus de choses que l’homme, de mкme qu’il connaоt aussi plus de choses ;
et ce qu’il enseigne, il peut aussi l’enseigner selon un mode plus noble ;
l’argument n’est donc pas concluant. Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie
active ou de la vie contemplative ?
Objections :
Il semble que
ce soit un acte de la vie contemplative.
1° « La vie
active cesse avec le corps », comme dit saint Grйgoire dans ses Homйlies sur Йzйchiel. Or l’enseignement
ne cesse pas avec le corps, car mкme les anges, qui n’ont pas de corps,
enseignent, comme on l’a dit. Il semble donc qu’enseigner relиve de la vie
contemplative.
2° Comme dit
saint Grйgoire dans ses Homйlies sur
Йzйchiel, « on vit d’abord la vie active avant d’arriver а la
contemplative ». Or l’enseignement suit la contemplation, et ne la prйcиde
pas. Enseigner ne relиve donc pas de la vie active.
3° Comme dit
saint Grйgoire au mкme endroit, « la vie active, tout occupйe au travail,
voit mal ». Or celui qui enseigne doit nйcessairement voir plus que celui
qui simplement contemple. Enseigner appartient donc а la vie contemplative
plutфt qu’а l’active.
4° C’est par un
mкme principe que chaque chose est parfaite en soi et qu’elle transmet а
d’autres une semblable perfection, comme c’est par la mкme chaleur que le feu
est chaud et qu’il chauffe. Or, que quelqu’un soit parfait en lui-mкme dans la
considйration des rйalitйs divines, regarde la vie contemplative.
L’enseignement, qui est la transfusion de cette mкme perfection en autrui,
regarde donc aussi la vie contemplative.
5° La vie active
se tourne vers les rйalitйs temporelles. Or l’enseignement se tourne
principalement vers les rйalitйs йternelles, car l’enseignement de celles-ci
est plus йminent et plus parfait. L’enseignement ne concerne donc pas la vie
active, mais la contemplative.
En sens contraire :
1° Saint Grйgoire
dit dans la mкme homйlie : « La vie active, c’est de donner du pain а
l’affamй, d’instruire l’ignorant par la parole de sagesse. »
2° Les њuvres de
misйricorde appartiennent а la vie active. Or enseigner est au nombre des
aumфnes spirituelles. Enseigner appartient donc а la vie active.
Rйponse :
La vie
contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par la fin et la
matiиre.
En effet, la
matiиre de la vie active, ce sont les rйalitйs temporelles, vers lesquels se
tourne l’activitй humaine, tandis que la matiиre de la vie contemplative, ce
sont les raisons connaissables des rйalitйs, auxquelles s’attache le
contemplatif.
Et cette diversitй
de matiиre vient d’une diversitй de la fin : de mкme aussi, dans tous les
autres domaines, la matiиre est dйterminйe par l’exigence de la fin. En effet,
la fin de la vie contemplative est la vue de la vйritй — au sens oщ nous
traitons maintenant de la vie contemplative — de la vйritй, dis-je,
incrййe, selon le mode possible а celui qui contemple ; et cette vйritй
est vue imparfaitement en cette vie, mais sera vue parfaitement dans la vie
future. Et c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la vie contemplative
commence ici-bas, pour se parfaire dans la patrie cйleste ». Mais la fin
de la vie active est l’opйration par laquelle on tend а l’utilitй des plus
proches.
Or nous
trouvons deux matiиres dans l’acte d’enseigner, un indice en est le double accusatif
auquel cet acte est associй [en latin]. En effet, une matiиre de cet acte est
la rйalitй mкme qui est enseignйe, et l’autre matiиre est celui а qui la
science est transmise. Donc, du point de vue de la premiиre matiиre, l’acte
d’enseignement relиve de la vie contemplative, mais du point de vue de la
seconde, il relиve de la vie active.
Mais du cфtй de
la fin, on trouve que l’enseignement relиve seulement de la vie active, car son
ultime matiиre, en laquelle la fin voulue est obtenue, est la matiиre de la vie
active. Il concerne donc la vie active plutфt que la contemplative, bien qu’il
appartienne aussi а cette derniиre en quelque faзon, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit.
Rйponse aux objections :
1° La vie active
cesse avec le corps pour autant qu’elle s’exerce avec peine et subvient aux
infirmitйs des plus proches ; et c’est en ce sens que saint Grйgoire dit
au mкme endroit : « La vie active est laborieuse, puisqu’elle se
fatigue а њuvrer », deux choses qui n’auront pas lieu dans la vie future.
Et pourtant, il y a parmi les esprits cйlestes une action hiйrarchique, comme
dit Denys, et cette action a un autre mode que la vie active que nous menons
maintenant en cette vie. Et c’est pourquoi l’enseignement qui existera alors
n’a qu’un lointain rapport avec l’enseignement d’ici-bas.
2° Saint Grйgoire
dit au mкme endroit : « L’ordre normal est de tendre de la vie active
а la contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit а se
reporter de la vie contemplative vers la vie active ; l’вme toute chaude
grвce а la contemplation, on vivra plus parfaitement la vie active. » Il
faut cependant savoir que l’active prйcиde la contemplative quant aux actes qui
n’ont aucune matiиre en commun avec la contemplative ; mais quant aux actes
qui reзoivent leur matiиre de la contemplative, il est nйcessaire que l’active
suive la contemplative.
3° La vision de
l’enseignant est le principe de l’enseignement, mais l’enseignement lui-mкme
consiste plutфt dans la transfusion de la science des rйalitйs vues que dans
leur vision ; par consйquent, la vision de l’enseignant relиve plus de la
contemplation que de l’action.
4° Cet argument
prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, de mкme que
la chaleur n’est pas le chauffage lui-mкme, mais le principe du
chauffage ; or la vie contemplative se trouve кtre le principe de l’active
en tant qu’elle la dirige, comme а l’inverse la vie active dispose а la
contemplative.
5° La solution
ressort de ce qu’on a dit, car du point de vue de la premiиre matiиre
l’enseignement rejoint la contemplation, comme on l’a dit. Question 13 : : [Le
ravissement]
Introduction
Article 1 :
Qu’est-ce que le ravissement ? Article 2 :
Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ? Article 3 :
L’intelligence d’un homme dans l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision
de Dieu dans son essence sans кtre abstraite des sens ? Article 4 :
Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu
dans son essence ? Article 5 :
Qu’est-ce que l’Apфtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?
Article 1 : Qu’est-ce que le
ravissement ?
Objections :
Voici comment le dйcrivent les maоtres :
« Le ravissement est une йlйvation, par une force de nature supйrieure, depuis
l’йtat qui suit la nature vers un йtat qui est contre nature. » Et il
semble que cela ne convienne pas.
1°
Comme
dit saint Augustin, « l’intelligence de l’homme connaоt Dieu
naturellement ». Or dans le ravissement, l’intelligence de l’homme est
йlevйe а la connaissance de Dieu. Elle n’est donc pas йlevйe vers un йtat qui
est contre nature, mais vers un йtat qui suit la nature.
2° L’esprit crйй
dйpend plus de l’incrйй que le corps infйrieur ne dйpend du supйrieur. Or les
impressions des corps supйrieurs sont naturelles aux corps infйrieurs, comme
dit le Commentateur au troisiиme livre du Ciel
et le Monde. Donc l’йlйvation de l’esprit humain, bien qu’elle soit faite
par une force de nature supйrieure, est seulement naturelle.
3° А propos de
Rom. 11, 24 : « tu as йtй entй, contrairement а ta nature,
sur l’olivier franc », la Glose
dit que « Dieu, auteur de la nature, ne fait rien contre la nature ;
car la nature est, pour chaque chose, ce qu’elle a reзu de celui de qui vient
toute mesure et tout ordre naturel ». Or l’йlйvation du ravissement est
faite par Dieu, qui est le crйateur de la nature humaine. Elle n’est donc pas
contre nature, mais suit la nature.
4° [Le rйpondant] disait que le ravissement
est dit contre nature parce qu’il est fait divinement, non а la faзon de
l’esprit humain. En sens contraire : Denys
dit au huitiиme livre des Noms divins
que la justice de Dieu se remarque en ce qu’il distribue а toutes les rйalitйs
suivant leur mesure et leur dignitй. Or Dieu ne peut rien faire contre sa
justice. Il ne donne donc а aucune rйalitй ce qui ne serait pas а sa mesure.
5° Si la mesure
de l’homme est changйe sous quelque aspect, elle ne l’est pas au point que le
bien de l’homme soit фtй ; car Dieu n’est pas la cause d’une dйtйrioration
de l’homme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Or le bien de l’homme est de vivre suivant la raison
et d’opйrer volontairement, comme le montre clairement Denys au quatriиme livre
des Noms divins. Puis donc que la
violence est contraire au volontaire, et dйtruit le bien de la raison —
car si la nйcessitй est attristante c’est parce qu’elle s’oppose а la volontй,
comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique —,
il semble que Dieu ne fait en l’homme aucune violente йlйvation contre
nature ; mais cela semble кtre le cas dans le ravissement, comme le nom
mкme l’implique, et comme la description susdite le signifie lorsqu’elle dit «
par une force de nature supйrieure ».
6° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
la grande force des sensibles corrompt le sens, mais la grande force des
intelligibles ne corrompt pas l’intelligence. Or si le sens n’arrive pas а
connaоtre les sensibles trиs forts, c’est parce qu’il est corrompu par eux.
L’intelligence peut donc naturellement connaоtre les intelligibles, si forts
soient-ils. Donc, quels que soient les intelligibles auxquels l’esprit de
l’homme est йlevй, ce ne sera pas une йlйvation contre nature.
7° Saint
Augustin dit au livre sur l’Esprit et
l’Вme que « l’вme et l’ange sont йgaux en nature mais inйgaux par la
fonction ». Or il n’est pas contre la nature de l’ange de connaоtre les
choses auxquelles les hommes sont йlevйs dans le ravissement. L’йlйvation du
ravissement n’est donc pas non plus contre nature pour l’homme.
8° Si un
mouvement est naturel, alors l’arrivйe au terme du mouvement sera naturelle
aussi, puisque aucun mouvement n’est infini. Or l’esprit de l’homme est mы
naturellement vers Dieu ; cela se voit clairement en ce qu’il n’a point de
repos qu’il ne soit parvenu а lui ; d’oщ ce que dit saint Augustin au
premier livre des Confessions :
« Vous nous avez faits pour vous, Seigneur ; et notre cњur est
inquiet jusqu’а ce qu’il se repose en vous. » Cette йlйvation par laquelle
l’esprit atteint Dieu, comme c’est le cas dans le ravissement, n’est donc pas contre
nature.
9° [Le rйpondant] disait qu’кtre portй
vers Dieu est naturel а l’esprit humain non par lui-mкme, mais seulement par
une prйdйtermination divine ; et ainsi, cela n’est pas absolument naturel.
En sens contraire : la nature infйrieure
n’opиre ni ne tend vers une fin que par une prйdйtermination divine, et c’est
pourquoi l’on dit que l’њuvre de la nature est une њuvre de
l’intelligence ; et cependant, nous disons que les mouvement et les
opйrations des rйalitйs naturelles sont absolument naturelles. Si donc кtre
portй vers Dieu est naturel а l’esprit par une prйdйtermination divine, on doit
le juger absolument naturel.
10° L’вme est
d’abord en soi, et sous cet aspect on l’appelle esprit, avant d’кtre en tant
que conjointe, aspect sous lequel elle est appelйe вme. Or l’acte de l’вme en
tant qu’elle est un certain esprit est de connaоtre Dieu et les autres
substances sйparйes ; mais en tant qu’elle est unie au corps, son acte est
de connaоtre les rйalitйs corporelles et sensibles. La connaissance des
intelligibles est donc dans l’вme avant celle des sensibles. Puis donc que la
connaissance des sensibles est naturelle а l’вme, la connaissance des
intelligibles divins lui sera naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
11° Une chose
est plus naturellement ordonnйe au dernier terme qu’au mйdium, puisque la
relation au mйdium se fait а cause de la relation au dernier terme. Or les
rйalitйs sensibles sont des mйdiums par lesquels on parvient а la connaissance
de Dieu ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de
Dieu […] sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses
њuvres. » Et la connaissance des sensibles est naturelle а l’homme. Donc
la connaissance des intelligibles aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
12° Rien de
ce qui est fait par quelque puissance naturelle ne peut кtre dit absolument
contre nature. Or certaines choses, comme des herbes ou des pierres, ont des
vertus naturelles qui attirent l’esprit hors des sens et lui font voir des
choses admirables ; et cela semble avoir lieu dans un ravissement. Le
ravissement n’est donc pas une йlйvation contre nature.
En sens contraire :
1° А propos de
2 Cor. 2, 12 : « je connais un homme dans le Christ,
etc. », la Glose dit :
« ravi, c’est-а-dire йlevй contre la nature ». Le ravissement est
donc une йlйvation contre nature.
Rйponse :
А l’homme
appartient une certaine opйration en tant qu’il est homme, opйration qui lui
est naturelle, comme а n’importe quelle autre chose appartient une certaine
opйration de cette chose en tant que telle, ainsi le feu ou la pierre.
Or dans les
rйalitйs naturelles, il se produit de deux faзons qu’une chose soit transportйe
hors de son opйration naturelle. D’abord par un dйfaut de la puissance propre, d’oщ
que vienne un tel dйfaut, soit d’une cause extйrieure, soit d’une cause
intйrieure ; comme lorsque par un dйfaut de la puissance formatrice dans
la semence est engendrй un fњtus monstrueux. Ensuite par l’opйration de la
puissance divine, au commandement de laquelle toute nature obйit, comme cela se
passe dans les miracles ; ainsi lorsqu’une vierge conзoit, ou qu’un
aveugle voit clair.
Et de mкme
aussi, l’homme peut abandonner de deux faзons son opйration naturelle et
propre. Or l’opйration propre de l’homme est de penser par l’intermйdiaire de
l’imagination et du sens ; car l’opйration de l’homme par laquelle il
adhиre aux seules rйalitйs intellectuelles, laissant de cфtй toutes les
rйalitйs infйrieures, ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais en tant que
quelque chose de divin existe en lui, comme il est dit au dixiиme livre de l’Йthique ; quant а l’opйration par
laquelle il adhиre aux seules rйalitйs sensibles en dehors de l’intelligence et
de la raison, elle ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais suivant la
nature qu’il partage avec les bкtes. Ainsi donc, il est transportй hors du mode
naturel de sa connaissance lorsque, abstrait des sens, il regarde des choses
hors du sens. Ce transport se fait donc parfois par un dйfaut de la puissance propre,
comme cela se produit chez les frйnйtiques et autres malades mentaux ; et
cette abstraction des sens n’est pas une йlйvation de l’homme, mais plutфt un
abaissement. Parfois, en revanche, une telle abstraction se fait par la
puissance divine : et c’est alors proprement une certaine йlйvation, car,
puisque l’agent s’assimile le patient, l’abstraction qui se fait par la
puissance divine, qui est au-dessus de l’homme, est vers quelque chose de plus
haut que ce qui est naturel а l’homme.
Ainsi donc,
dans la description susdite du ravissement, par laquelle celui-ci est dйfini
comme un certain mouvement, son genre est touchй dans le terme
« йlйvation » ; la cause efficiente lorsqu’il est dit « par une
force de nature supйrieure » ; les deux termes du mouvement, dйpart
et arrivйe, dans l’expression suivante : « depuis l’йtat qui suit la
nature vers un йtat qui est contre nature ».
Rйponse aux objections :
1° La
connaissance de Dieu se produit de multiples faзons : par son essence, et
par les rйalitйs sensibles, ou encore par les effets intelligibles. De mкme
aussi, l’on doit distinguer а propos de ce qui est naturel а l’homme. Pour la
mкme et unique rйalitй, quelque chose est selon la nature et contre la nature,
suivant ses divers йtats : parce que la nature de la rйalitй n’est pas la
mкme lorsqu’elle est en devenir et lorsqu’elle est dans son кtre parfait, comme
dit Rabbi Moпse ; par exemple, la quantitй complиte — et autres
choses de ce genre — est naturelle а l’homme quand il est parvenu а l’вge
parfait, mais il serait contre nature, pour l’enfant, de naоtre avec la
quantitй parfaite. Ainsi donc, il faut rйpondre qu’il est naturel а
l’intelligence humaine suivant n’importe quel йtat de connaоtre Dieu en quelque
faзon ; mais а son dйbut, c’est-а-dire dans l’йtat de voie, il lui est
naturel de connaоtre Dieu par les crйatures sensibles. Mais il lui est naturel
de parvenir а connaоtre Dieu par lui-mкme dans sa consommation, c’est-а-dire
dans l’йtat de la patrie. Et par consйquent, s’il est йlevй dans l’йtat de voie
а connaоtre Dieu suivant l’йtat de la patrie, cela sera contre nature, comme il
serait contre nature qu’un enfant nouveau-nй ait une barbe.
2° Il y a deux
natures : la particuliиre, qui est propre а chaque rйalitй, et
l’universelle, qui embrasse tout l’ordre des causes naturelles. Et pour cette
raison, il y a deux faзons de dire qu’une chose suit la nature ou est contre
nature : d’abord quant а la nature particuliиre, ensuite quant а la nature
universelle ; par exemple, toute corruption, tout dйfaut et toute sйnilitй
sont contre la nature particuliиre ; mais cependant, il est naturel
suivant la nature universelle que tout ce qui est composй de contraires se
corrompe. Ainsi, parce que l’ordre universel des causes comporte que les
infйrieurs soient mus par leurs supйrieurs, tout mouvement qui se fait dans la
nature infйrieure par l’impression du supйrieur, soit dans les rйalitйs
corporelles, soit dans les spirituelles, est certes naturel selon la nature
universelle, mais pas toujours selon la nature particuliиre ; sauf lorsque
la nature supйrieure imprime dans l’infйrieure de telle faзon que l’impression
elle-mкme soit sa nature. Et de la sorte, on voit clairement comment l’on peut
dire des choses que Dieu fait dans les crйatures qu’elles suivent la nature ou
sont contre nature.
3° On voit dиs
lors clairement la rйponse а la troisiиme objection. On peut aussi rйpondre que
cette йlйvation est dite contre nature parce qu’elle est contre le cours
habituel de la nature, comme la Glose
expose Rom. 11, 24.
4° Bien que Dieu
n’agisse jamais contre la justice, il fait cependant quelque chose au-delа de
la justice. En effet, il y a quelque chose contre la justice quand on enlиve а
quelqu’un ce qui lui est dы ; comme on le voit dans les affaires humaines,
lorsque l’un vole а l’autre. Mais si, par une certaine libйralitй, il donne ce
qui n’est pas dы, ce n’est pas contre la justice, mais au-delа de la justice.
Ainsi donc, lorsque Dieu йlиve l’esprit humain dans l’йtat de voie au-dessus de
son mode, il n’agit pas contre la justice, mais au-delа de la justice.
5° Dиs lors que
l’њuvre de l’homme a la bontй du mйrite, elle suit nйcessairement la raison et
la volontй. Mais le bien qui lui est confйrй dans le ravissement n’est pas de
ce genre ; il n’est donc pas nйcessaire qu’il procиde de la volontй
humaine, mais seulement de la puissance divine. Et cependant, on ne peut pas
tout а fait dire qu’il y a violence, sauf au sens oщ l’on parle de mouvement
violent quand une pierre est lancйe vers le bas plus vite que le mouvement naturel
ne la dispose : cependant, le violent est proprement ce en quoi le patient
ne contribue nullement, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique.
6° Le sens et
l’intelligence ont ceci de commun, que l’un et l’autre reзoivent imparfaitement
l’intelligible ou le sensible trиs fort, quoique l’un et l’autre en reзoivent
quelque chose. Mais leur diffйrence rйside en ceci : en йtant mы par le
sensible trиs fort, le sens se corrompt, au point de ne pouvoir ensuite
connaоtre des sensibles moindres ; tandis qu’en recevant l’intelligible
trиs fort, l’intelligence est renforcйe, en sorte qu’elle peut mieux connaоtre
ensuite de moindres intelligibles. Il est donc clair que la citation du
Philosophe susmentionnйe est йtrangиre а notre propos.
7° L’ange et l’вme
sont appelйs йgaux en nature seulement quant а l’йtat de la consommation
derniиre, en lequel les hommes seront comme les anges dans le ciel, comme il
est dit en Mt 22, 30. Ou bien en tant qu’ils ont en commun la nature
intellectuelle, quoiqu’elle se trouve plus parfaite dans les anges.
8° L’arrivйe au
terme du mouvement naturel est naturelle, non pas au dйbut ou au milieu, mais а
la fin du mouvement ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.
9° Les opйrations
des rйalitйs naturelles qui viennent d’une prйdйtermination divine sont
appelйes naturelles quand les principes de ces opйrations sont mis dans les
rйalitйs de telle faзon qu’ils en soient la nature ; mais ce n’est pas
ainsi que Dieu donne а l’homme l’йlйvation du ravissement, il n’en va donc pas
de mкme.
10° Ce qui est
premier dans l’intention de la nature est parfois dernier dans le temps, comme
l’acte se rapporte а la puissance dans le mкme sujet rйcйpteur : car
l’existence en acte est antйrieure quant а la nature, bien que temporellement
la mкme et unique rйalitй soit en puissance avant d’кtre en acte. Et
semblablement l’opйration de l’вme en tant qu’elle est esprit est antйrieure
quant а l’intention de la nature, mais elle est temporellement
postйrieure ; si donc une opйration est faite au temps de l’autre, ce sera
contre la nature.
11° Bien que la
relation au mйdium existe pour la relation au dernier terme, cependant l’on
n’arrive naturellement au dernier terme que par le mйdium ; et s’il en va
autrement, l’arrivйe ne sera pas naturelle ; et tel est le cas prйsent.
12° L’abstraction
des sens qui se fait par la vertu de certaines choses naturelles se ramиne а
l’abstraction qui a lieu par un dйfaut de la puissance propre : en effet,
ces choses n’ont une nature qui abstrait des sens que dans la mesure oщ elles
engourdissent les sens ; il est donc clair qu’une telle abstraction du
sens est йtrangиre au ravissement. Article 2 : Saint Paul dans son
ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А propos de
Йph. 4, 18 : « ils ont l’intelligence obscurcie par les
tйnиbres », la Glose dit :
« Tout homme qui pense est йclairй par une certaine lumiиre
intйrieure. » Si donc l’intelligence est йlevйe а la vision de Dieu, il
est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par quelque lumiиre proportionnйe а une
telle vision. Or une telle lumiиre n’est autre que la lumiиre de gloire, dont
parle le psaume : « dans votre lumiиre nous verrons la
lumiиre ». Donc seule une intelligence bienheureuse peut voir Dieu dans
son essence. Et ainsi, saint Paul dans son ravissement n’a pas pu voir Dieu
dans son essence, puisqu’il n’йtait pas glorifiй.
2° [Le rйpondant] disait que saint Paul fut
bienheureux а ce moment-lа. En sens contraire :
la perpйtuitй entre dans la notion de bйatitude, comme dit saint Augustin au
livre de la Citй de Dieu. Or cet йtat
n’est pas demeurй perpйtuellement en saint Paul. Il ne fut donc pas bienheureux
dans cet йtat.
3° De la gloire
de l’вme rejaillit une gloire sur le corps. Or le corps de saint Paul ne fut
pas glorifiй. Son esprit ne fut donc pas non plus йclairй par la lumiиre de
gloire ; et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.
4° [Le rйpondant] disait que lorsqu’il vit
Dieu dans son essence, mкme dans cet йtat il ne fut pas bienheureux absolument
mais relativement. En sens contraire :
pour que quelqu’un soit bienheureux absolument, seuls sont requis un acte de la
gloire, et une qualitй de la gloire qui est le principe de cet acte ;
ainsi le corps de saint Pierre eыt йtй glorifiй absolument si en plus d’кtre
portй sur les eaux, il avait eu aussi en lui le principe de cet acte, qui
s’appelle l’agilitй. Or la clartй qui est le principe de la vision de Dieu,
elle-mкme acte de la gloire, est une qualitй de la gloire. Si donc l’esprit de
saint Paul a vu Dieu dans son essence et fut йclairй par la lumiиre qui est le
principe de cette vision, alors il fut glorifiй absolument.
5° Saint Paul
dans son ravissement eut la foi et l’espйrance. Or ces choses ne peuvent
subsister en mкme temps que la vision de Dieu dans son essence ; car la
foi porte sur ce qu’on ne voit pas, comme il est dit en Hйbr. 11, 1,
et « ce qu’on voit, pourquoi l’espйrer ? » comme il est dit en
Rom. 8, 24. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.
6° La charitй de
la patrie n’est pas un principe de mйrite. Or saint Paul dans son ravissement
fut en йtat de mйriter, car son вme n’йtait pas encore dйtachйe du corps
corruptible, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Il n’a donc pas
eu la charitй de la patrie. Or lа oщ se trouve la vision de la patrie, qui est
parfaite, lа aussi se trouve la charitй de la patrie, qui est parfaite ;
car autant l’on connaоt Dieu, autant l’on aime. Il n’a donc pas vu Dieu dans
son essence.
7° L’essence
divine ne peut кtre vue sans joie, comme le montre clairement saint Augustin au
premier livre sur la Trinitй. Si donc
saint Paul a vu Dieu dans son essence, il se dйlectait dans cette vision ;
il ne voulait donc pas en кtre sйparй ; en outre, Dieu ne l’a pas sйparй
malgrй lui, car йtant souverainement libйral, il ne retire pas ses biens,
autant que cela dйpend de lui. Saint Paul n’aurait donc jamais йtй sйparй de
cet йtat ; ce qui est faux ; il n’a donc pas vu Dieu dans son
essence.
8° Aucun homme
ayant quelque bien par un mйrite ne le perd а moins de pйcher. Puis donc que
voir Dieu dans son essence est quelque chose que l’on obtient par mйrite, celui
qui voit Dieu dans son essence ne peut кtre йloignй de cette vision, а moins
peut-кtre qu’il ne lui arrive de pйcher ; mais on ne peut pas dire cela de
saint Paul, qui dit de lui-mкme en Rom. 8, 38-39 : « je
suis assurй que ni la mort ni la vie […] ne pourra me sйparer, etc. », et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus
9° Puisqu’il
est dit que saint Paul fut ravi, on se demande en quoi son ravissement diffиre
du sommeil d’Adam et du ravissement de saint Jean l’Йvangйliste, dont lui-mкme
dit en Apoc. 1, 10 qu’il fut ravi en esprit, et du transport de l’вme
en lequel fut saint Pierre en Act. 11, 5.
En sens contraire :
1° Ce que dit
Saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral et aussi dans sa Lettre
а Pauline sur la vision de Dieu, et ce que l’on trouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12,
tous ces textes mentionnent expressйment que saint Paul dans son ravissement a
vu Dieu dans son essence.
Rйponse :
Sur ce point,
certains ont prйtendu que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu non pas
dans son essence, mais par quelque vision mйdiane entre la vision de la voie et
celle de la patrie. Et cette vision mйdiane peut se concevoir comme celle qui
est naturelle а l’ange : de la sorte, celui-ci voit Dieu par une
connaissance naturelle, non certes dans son essence, mais par des espиces
intelligibles, en considйrant sa propre essence qui est une certaine ressemblance
de l’essence intelligible incrййe, comme il est dit au livre des Causes que l’intelligence sait ce qui
est au-dessus d’elle en tant qu’elle est causйe par lui. Et ainsi, l’on pense
que saint Paul aussi dans son ravissement a vu Dieu par l’йclat de quelque
lumiиre intellectuelle dans son esprit. Quant а la connaissance de la voie, qui
se fait par le miroir et l’йnigme des crйatures sensibles, elle est naturelle а
l’homme ; tandis que la connaissance de la patrie, par laquelle Dieu est
vu dans son essence, est naturelle а Dieu seul.
Mais cette
opinion contredit les paroles de saint Augustin, qui dit expressйment dans les
textes susmentionnйs que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son
essence. Et il n’est pas non plus probable que le ministre de l’Ancien
Testament auprиs des Juifs ait vu Dieu dans son essence, comme on le dйduit de
ce passage de Nombr. 12, 8 : « il voit le Seigneur
clairement, et non sous des йnigmes et des figures », et que cela n’ait
pas йtй concйdй au ministre du Nouveau Testament, le Docteur des nations,
d’autant plus que l’Apфtre lui-mкme argumente ainsi en
2 Cor. 3, 9 : « Si le ministиre de condamnation a йtй
accompagnй de gloire, le ministиre de la justice en aura incomparablement
davantage. »
Toutefois, il
ne fut pas bienheureux absolument, mais seulement relativement, bien que son
esprit ait йtй йclairй par une lumiиre surnaturelle pour voir Dieu ; ce
qui peut кtre prouvй par l’exemple de la lumiиre corporelle. En certaines
choses, en effet, la lumiиre venant du soleil se rencontre comme une certaine
forme immanente rendue quasi connaturelle : ainsi dans les йtoiles, dans
l’escarboucle et autres choses semblables. En d’autres, par contre, la lumiиre
venant du soleil est reзue comme une certaine passion transitoire, comme dans
l’air : car la lumiиre dans l’air n’est pas rendue comme une forme
permanente quasi connaturelle, mais elle passe quand le soleil s’en va. De mкme
aussi la lumiиre de gloire est rйpandue de deux faзons sur l’esprit. D’abord, а
la faзon d’une forme rendue connaturelle et permanente, et ainsi, elle rend
l’esprit bienheureux absolument, et c’est ainsi qu’elle est rйpandue sur les
bienheureux dans la patrie. Ensuite, la lumiиre de gloire touche l’esprit
humain comme une certaine passion transitoire : et c’est ainsi que
l’esprit de saint Paul dans son ravissement fut йclairй par la lumiиre de
gloire. Le nom lui-mкme de ravissement montre aussi que cela fut fait
hвtivement et en passant. Il ne fut donc pas glorifiй absolument, et n’eut pas
la dot de gloire, puisque cette clartй ne fut pas rendue sa propriйtй ; et
pour cette raison, elle ne descendit pas de l’вme sur le corps, et il ne
demeura pas perpйtuellement dans cet йtat.
Rйponse aux objections :
1°
а 4°
On voit dиs lors clairement la rйponse aux quatre premiers arguments.
5° А la venue de
la pleine vision, la foi se retire. Donc, dans la mesure oщ il y eut en saint
Paul la vision de Dieu dans son essence, la foi йtait absente ; or la
vision de Dieu dans son essence y fut suivant l’acte et non suivant l’habitus
de la gloire. Donc la foi, au contraire, y fut suivant l’habitus, non suivant
l’acte ; de mкme pour l’espйrance.
6° Bien que saint
Paul fыt alors en йtat de mйriter, cependant il ne mйritait pas en acte а ce
moment-lа ; car de mкme qu’il eut l’acte de vision de la patrie, de mкme
il eut l’acte de charitй de la patrie. Certains prйtendent cependant que, bien
qu’il eыt l’acte de la vision de la patrie, il n’eut cependant pas l’acte de la
charitй de la patrie, car si son intelligence fut ravie, toutefois sa volontй
ne le fut pas. Mais cela va expressйment contre ce que, а propos de
2 Cor. 12, 4 : « ravi dans le paradis », la Glose dit : « dans cette
tranquillitй dont jouissent ceux qui sont dans la Jйrusalem cйleste. » Or
la jouissance se fait par l’amour.
7° La condition
mкme de la lumiиre йclairant son esprit explique que cette vision ne soit point
demeurйe en saint Paul, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
8° Bien que la
vision de Dieu parmi les bienheureux provienne du mйrite, cependant elle n’a
pas йtй donnйe а saint Paul comme la rйcompense du mйrite ; l’argument
n’est donc pas concluant.
Cependant il
faut savoir que ces deux derniers arguments, par leur conclusion, ne s’opposent
pas plus а ce que saint Paul ait vu Dieu dans son essence, qu’а ce qu’il ait vu
d’une quelconque faзon au-dessus du mode commun.
9°
А
ce que l’on demandait en dernier lieu, il faut rйpondre que le transport de
l’вme, l’extase et le ravissement, tout cela revкt le mкme sens dans les
Йcritures, et signifie une certaine йlйvation depuis les sensibles extйrieurs,
auxquels nous nous appliquons naturellement, vers des choses qui sont au-dessus
de l’homme. Mais cela se produit de deux faзons. Parfois, en effet,
l’abstraction des choses extйrieures s’entend quant а l’intention seulement,
comme quand on use des sens et des rйalitйs extйrieures, mais que toute notre
intention se porte а regarder et а aimer les rйalitйs divines ; et ainsi,
n’importe quel contemplateur et amant des rйalitйs divines est dans le transport
de l’вme, l’extase ou le ravissement : c’est pourquoi Denys dit au
quatriиme chapitre des Noms divins :
« l’amour divin fait entrer en extase » ; et saint Grйgoire,
parlant du contemplateur au livre des Moralia,
dit : « Celui qui est ravi vers la comprйhension des rйalitйs
intйrieures ferme ses yeux aux choses visibles. » De la seconde faзon,
suivant un sens plus frйquent des noms susdits, l’extase, le ravissement ou le
transport de l’вme a lieu lorsque l’on est abstrait, mкme actuellement, de
l’usage des sens et des rйalitйs sensibles pour voir des choses
surnaturellement. Or l’on voit surnaturellement au-delа du sens, de
l’intelligence et de l’imagination, comme on l’a dit dans la question sur la
prophйtie. Voilа pourquoi saint Augustin distingue deux ravissements, au
douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral : l’un par lequel l’esprit est ravi depuis les sens vers une
vision imaginaire, et il en fut ainsi de saint Pierre et de saint Jean dans
l’Apocalypse, comme le dit saint Augustin au mкme endroit ; l’autre par
lequel l’esprit est ravi en mкme temps depuis les sens et l’imagination, vers
une vision intellectuelle ; et cela de deux faзons. D’abord lorsque
l’intelligence pense Dieu par des йmissions intelligibles, ce qui est propre
aux anges ; et telle fut l’extase d’Adam, et c’est pourquoi, а propos de
Gen. 2, 21, il est dit dans la Glose
que « l’on peut lйgitimement penser que cette extase fut envoyйe а Adam
pour que son esprit, devenu participant de la cour angйlique et introduit dans
le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres ». Ensuite
lorsque l’intelligence voit Dieu dans son essence ; et c’est vers cela que
saint Paul fut ravi, comme on l’a dit. Article 3 : L’intelligence d’un homme dans
l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision de Dieu dans son essence sans
кtre abstraite des sens ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La nature de
l’homme est la mкme dans l’йtat de voie et aprиs la rйsurrection : il ne
ressusciterait pas numйriquement identique s’il n’йtait pas aussi spйcifiquement
identique. Or aprиs la rйsurrection les saints verront en esprit Dieu dans son
essence sans кtre abstraits de leurs sens. La mкme chose est donc possible
йgalement pour les hommes dans l’йtat de voie.
2° [Le rйpondant] disait que le corps de
l’homme dans l’йtat de voie, parce qu’il est corruptible, alourdit
l’intelligence de sorte qu’elle ne peut se porter librement vers Dieu si elle
n’est pas dйtachйe des sens corporels ; et cette corruption n’existera
assurйment pas aprиs la rйsurrection. En sens
contraire : rien n’est empкchй, de mкme que rien ne souffre, que
par son contraire. Or la corruption du corps ne semble pas кtre contraire а
l’acte de l’intelligence, puisque l’intelligence n’est pas l’acte du corps. La
corruption du corps n’empкche donc pas que l’intelligence puisse librement se
porter vers Dieu.
3° Il est avйrй
que le Christ a assumй notre mortalitй et la corruption qui est la peine du
pйchй. Or son intelligence jouissait continuellement de la vision de Dieu,
alors qu’il n’y avait pas toujours en lui abstraction des sens extйrieurs. La
corruption du corps ne fait donc pas que l’intelligence ne puisse se porter
vers Dieu sans qu’elle soit abstraite des sens.
4° Saint Paul,
aprиs avoir vu Dieu dans son essence, se souvint des choses qu’il avait
contemplйes dans cette vision ; car il ne dirait pas en
2 Cor. 12, 4 qu’il « entendit des paroles ineffables qu’il
n’est pas permis а l’homme de rapporter », s’il ne s’en souvenait pas.
Lors donc qu’il voyait Dieu dans son essence, quelque chose s’imprimait dans sa
mйmoire. Or la mйmoire appartient а la partie sensitive, comme le montre
clairement le Philosophe au livre sur la Mйmoire
et la Rйminiscence. Donc, quand un homme dans l’йtat de voie voit Dieu dans
son essence, il n’est pas entiиrement abstrait des sens corporels.
5° Les puissances
sensitives sont plus proches entre elles que les intellectives ne le sont des
sensitives. Or l’imagination, qui est au nombre des sensitives, peut кtre en
acte de saisir n’importe quels objets imaginaires sans abstraction des sens
extйrieurs. L’intelligence peut donc, elle aussi, кtre en acte de voir Dieu
sans abstraction des puissances sensitives.
6° Ce qui suit la
nature n’exige pas que lui prйexiste rien de ce qui est contre nature. Or il
est naturel а l’intelligence humaine de voir Dieu dans son essence, puisqu’elle
a йtй crййe pour cela. Puis donc que pour l’homme l’abstraction des sens est
contre nature, car la connaissance sensitive lui est connaturelle, il semble
qu’il n’ait pas besoin de l’abstraction des sens pour voir Dieu dans son
essence.
7° Il n’est
d’abstraction que de choses unies. Or l’intelligence, dont l’objet est Dieu,
comme il est dit au livre sur l’Esprit et
l’Вme, ne semble pas кtre unie aux sens corporels, mais en кtre trиs
distante. L’homme n’a donc pas besoin d’кtre abstrait des sens pour voir par
l’intelligence Dieu dans son essence.
8° Il semble que
si saint Paul fut йlevй а la vision de Dieu, c’йtait afin qu’il fыt tйmoin de
la gloire qui est promise aux saints ; aussi saint Augustin dit-il au
douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral : « Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu
montrer а ce si grand Apфtre docteur des nations, ravi jusqu’а cette sublime
vision, la vie en laquelle aprиs cette vie il doit vivre йternellement ? »
Or dans cette vision des saints que connaоtront aprиs cette vie ceux qui
verront Dieu, aprиs la rйsurrection, il ne sera pas fait abstraction des sens.
Donc en saint Paul non plus une telle abstraction ne semble pas avoir eu lieu,
lorsqu’il vit Dieu dans son essence.
9° Les
martyrs, dans les souffrances mкmes de leurs tourments, percevaient
intйrieurement quelque chose de la gloire divine ; c’est pourquoi saint
Vincent disait : « Me voici dйsormais йlevй en l’air, tyran, et plus
haut que le monde, je mйprise tous tes chefs. » Et dans d’autres passions
de saints, on lit de nombreux passages qui semblent rendre le mкme son. Or il
est avйrй qu’il n’y avait pas en eux abstraction des sens, sinon ils n’auraient
pas eu le sens de la douleur. L’abstraction des sens n’est donc pas requise
pour que l’on soit participant de la gloire au moyen de laquelle Dieu est vu
dans son essence.
10° L’intelligence
pratique est plus proche que la spйculative de l’opйration qui se tourne vers
les sensibles. Or il n’est pas nйcessaire que l’intelligence pratique
s’applique toujours aux choses que l’homme opиre dans le domaine sensible,
comme dit Avicenne dans sa Sufficientia.
Autrement, il adviendrait que le meilleur cithariste paraоtraоt fort peu
habile, si а chaque percussion des cordes il lui fallait employer la
considйration de l’art : il en rйsulterait une excessive interruption des
sons, qui empкcherait la mйlodie attendue. L’intelligence spйculative est donc
bien moins encore forcйe de s’appliquer aux choses que l’homme opиre dans le
domaine sensible ; et de la sorte, il lui reste la libertй de se porter
vers n’importe quels intelligibles, mкme vers l’essence divine, pendant que les
puissances sensitives sont occupйes aux opйrations sensibles.
11° Pendant
qu’il voyait Dieu dans son essence, saint Paul avait encore la foi. Or il
appartient а la foi de voir comme par un miroir, en йnigme. Donc saint Paul,
pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, voyait comme par un miroir, en
йnigme. Or la connaissance en йnigme est comme par un miroir, et se fait au
moyen des rйalitйs sensibles. En mкme temps, donc, il voyait Dieu dans son
essence et s’appliquait aux choses sensibles ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, et on le retrouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12 : « En cette forme
oщ Dieu se montre tel qu’il est, nul ne le verra en vivant de cette vie
mortelle avec ces sens corporels ; mais ce sera seulement celui qui meurt
en quelque faзon а cette vie, ou bien en sortant complиtement du corps, ou bien
en йtant tellement dйtournй et sйparй des sens charnels qu’il ne sache plus au
juste s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emportй
vers cette vision. »
2° А propos de
2 Cor. 5, 13 : « Si nous avons йtй hors de nous-mкme,
c’est pour Dieu, etc. », la Glose
dit : « Le transport de l’вme signifie que l’esprit est йlevй а
l’intelligence des choses cйlestes, au point que la mйmoire laisse йchapper
pour ainsi dire les choses infйrieures. Tous les saints auxquels Dieu a rйvйlй
ses mystиres si йlevйs au-dessus du monde ont йtй dans ce transport de
l’вme. » Quiconque voit Dieu dans son essence doit donc nйcessairement
кtre dйtournй de la considйration des choses infйrieures, et par consйquent de
l’usage des sens, par lesquels on ne considиre que des choses infйrieures.
3° Il est dit
dans le Psaume : « Lа sera Benjamin, le plus petit, tout hors de
lui. » ; la Glose :
« Benjamin, c’est-а-dire Paul, tout hors de lui, c’est-а-dire l’esprit
sйparй des sens corporels, comme lorsqu’il fut ravi jusqu’au troisiиme
ciel » ; or on entend par troisiиme ciel la vision de Dieu dans son
essence, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. La vision de Dieu dans son essence
requiert donc la sйparation des sens corporels.
4° L’opйration de
l’intelligence qui est йlevйe а la vision de l’essence de Dieu est plus
efficace que n’importe quelle opйration de l’imagination. Or il arrive que
l’homme, а cause de la vйhйmence de l’imagination, soit abstrait des sens
corporels. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire qu’il en soit
abstrait quand il est promu а la vision de Dieu.
5° Saint Bernard
dit : « La consolation divine est dйlicate, elle ne sera pas donnйe а
ceux qui en admettent une autre. » Donc, pour la mкme raison, la vision de
Dieu n’est pas compatible avec la vision d’une autre chose ; ni, par
consйquent, avec l’usage des sens.
6° Pour voir Dieu
dans son essence, une suprкme puretй de cњur est requise ; comme on lit en
Mt 5, 8 : « Bienheureux ceux qui ont le cњur pur, etc. » Or
le cњur est souillй de deux faзons : par le pйchй et par les imaginations
matйrielles ; cela ressort de ce que dit Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « On doit
penser qu’elles sont pures, » — il s’agit des essences
cйlestes — « non pas seulement en ce sens qu’elles sont libres de
toute tache et de toute souillure, » — par lа il mentionne l’impuretй
du pйchй, qui jamais ne fut dans les anges bienheureux — « et
qu’elles ignorent nos imaginations matйrielles » — par lа il
mentionne l’impuretй qui vient par les imaginations ; comme le montre
clairement Hugues de Saint-Victor. Il est donc nйcessaire que l’esprit de celui
qui voit Dieu dans son essence soit abstrait non seulement des sens extйrieurs,
mais aussi des phantasmes intйrieurs.
7° Il est dit en
1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait,
ce qui est imparfait sera aboli. » Or « parfait » dйsigne ici la
vision de Dieu dans son essence, et « imparfait » la vision comme par
un miroir et en йnigme, qui se fait au moyen des sensibles. Lors donc que
quelqu’un est йlevй а la vision de Dieu dans son essence, il est abstrait de la
vision des sensibles.
Rйponse :
Comme il ressort
de l’enseignement de saint Augustin, l’homme йtabli dans ce corps mortel ne
peut voir Dieu dans son essence а moins d’кtre sйparй des sens corporels. Et la
raison de cette affirmation peut se prendre de deux considйrations.
D’abord, de ce
qui est commun а l’intelligence et aux autres puissances de l’вme. En effet,
nous trouvons dans toutes les puissances de l’вme que lorsqu’une puissance
s’applique а son acte, l’autre ou bien est affaiblie dans son acte, ou bien en
est totalement abstraite ; ainsi il est clair, chez celui en qui
l’opйration visuelle est trиs intense, que son ouпe ne perзoit pas les choses
que l’on dit, а moins peut-кtre qu’elles n’attirent l’attention de l’auditeur
par leur vйhйmence. Et la raison en est que pour l’acte d’une puissance cognitive
une tension est requise, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or la tension d’un seul ne peut
se porter а plusieurs choses en mкme temps, sauf dans le cas oщ ces choses sont
ordonnйes entre elles de telle faзon qu’elles soient prises comme une
seule ; de mкme aussi, un mouvement ou une opйration ne peuvent avoir deux
termes qui ne soient ordonnйs entre eux. Par consйquent, comme il n’y a qu’une
вme en laquelle toutes les puissances cognitives sont fondйes, la tension d’une
mкme et unique вme est requise pour les actes de toutes les puissances
cognitives : voilа pourquoi, lorsque l’вme est totalement tendue vers
l’acte de l’une, l’homme est totalement abstrait de l’acte de l’autre
puissance. Or, pour que l’intelligence soit йlevйe а la vision de l’essence
divine, il est nйcessaire que toute la tension soit rassemblйe dans cette
vision, puisque c’est un intelligible trиs vйhйment, auquel l’intelligence ne
peut atteindre que si elle tend vers lui de tout son effort : et c’est pourquoi
il est nйcessaire, lorsque l’esprit est йlevй а la vision de Dieu, que l’homme
soit tout а fait abstrait des sens corporels.
Ensuite, la
raison de la mкme affirmation peut se prendre de ce qui est propre а
l’intelligence. En effet, puisque la connaissance des choses est obtenue en
tant qu’elles sont en acte, et non en tant qu’elles sont en puissance, comme il
est dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique,
l’intelligence qui dйtient le sommet de la connaissance porte proprement sur
les choses immatйrielles, qui sont au plus haut point en acte. Tout
intelligible est donc soit exempt de matiиre en soi, soit abstrait de la
matiиre par l’action de l’intelligence : voilа pourquoi plus
l’intelligence est pure pour ainsi dire du contact des choses matйrielles, plus
elle est parfaite. Et c’est pourquoi l’intelligence humaine, parce qu’elle
touche les choses matйrielles en regardant vers les phantasmes dont elle
abstrait les espиces intelligibles, est d’une efficacitй moindre que
l’intelligence angйlique, qui regarde toujours vers des formes purement
immatйrielles. Nйanmoins, dans la mesure oщ la puretй de la connaissance
intellectuelle n’est pas entiиrement obscurcie dans l’intelligence
humaine — comme c’est le cas dans les sens, dont la connaissance ne peut
se porter au-delа des rйalitйs matйrielles — du fait mкme qu’il reste en
elle de la puretй, il y a en elle une facultй pour la contemplation des choses
qui sont purement immatйrielles. Voilа pourquoi, si un jour elle est йlevйe
au-delа du mode commun а la vision du sommet des choses immatйrielles,
c’est-а-dire а la vision de l’essence divine, il est nйcessaire qu’au moins
dans cet acte elle soit entiиrement abstraite de la vision des choses
matйrielles. Puis donc que les puissances sensitives ne se tournent que vers
les choses matйrielles, l’on ne peut voir l’essence divine que si l’on est
entiиrement abstrait de l’usage des sens corporels.
Rйponse aux objections :
1° Ce n’est pas
sous le mкme rapport que l’вme bienheureuse sera unie а son corps aprиs la
rйsurrection et qu’elle l’est maintenant. А la rйsurrection, en effet, le corps
sera tout а fait soumis а l’esprit, au point que les propriйtйs de la gloire
rejailliront de l’esprit lui-mкme sur le corps, et c’est pourquoi les corps
sont appelйs spirituels. Or quand deux choses s’unissent, et que l’une dйtient
la totale domination sur l’autre, il n’y a point lа de mйlange, puisque l’autre
passe totalement au pouvoir de celui qui domine ; ainsi, lorsqu’une goutte
d’eau est versйe dans mille amphores de vin, cela ne nuit en rien а la puretй
du vin. Voilа pourquoi il n’y aura а la rйsurrection aucune impuretй de
l’intelligence en raison d’une quelconque union au corps, et sa puissance ne
sera en rien affaiblie ; et par consйquent elle contemplera l’essence
divine sans abstraction des sens corporels. Mais maintenant, le corps n’est pas
soumis de cette faзon а l’esprit ; le point de vue n’est donc pas
semblable.
2° Ce qui rend
notre corps corruptible, c’est qu’il n’est pas lui-mкme pleinement soumis а
l’вme : car s’il lui йtait pleinement soumis, l’immortalitй rejaillirait
de l’вme sur le corps, comme il en sera aprиs la rйsurrection. Et de lа vient
que la corruption du corps alourdit l’intelligence : en effet, bien qu’en
elle-mкme elle ne s’oppose pas а l’intelligence, cependant sa cause nuit а la
puretй de l’intelligence.
3° Comme il йtait
Dieu et homme, le Christ avait un pouvoir plйnier sur toutes les parties de son
вme, et sur son corps ; c’est pourquoi, par la puissance divine, autant
qu’il convenait а notre rйparation, il permettait а chaque puissance de l’вme
de faire ce qui lui йtait propre, comme dit saint Jean Damascиne. Et ainsi, il
n’йtait nйcessaire, en lui, ni qu’il y ait rejaillissement d’une puissance sur
l’autre, ni qu’une puissance soit abstraite de son acte par la vйhйmence de
l’acte d’une autre ; ainsi donc, que son intelligence voie Dieu ne rendait
pas nйcessaire l’abstraction des sens corporels. Il en va autrement pour les
autres hommes, en qui une certaine liaison des puissances de l’вme entre elles
amиne nйcessairement le rejaillissement d’une puissance sur l’autre ou
l’empкchement de l’une par l’autre.
4° Aprиs qu’il
eut cessй de voir Dieu dans son essence, saint Paul se souvint des choses qu’il
avait connues dans cette vision, par des espиces demeurant dans son
intelligence et qui йtaient comme des restes de la vision passйe. En effet,
bien qu’il vоt le Verbe de Dieu dans son essence et qu’en le voyant il connыt
de nombreuses choses, et qu’ainsi cette vision ne se fit par des espиces ni
quant au Verbe lui-mкme ni quant aux choses vues dans le Verbe mais par la
seule essence du Verbe, cependant par la vue mкme du Verbe certaines
ressemblances des rйalitйs vues s’imprimaient dans son intelligence, et par
elles il pouvait ensuite connaоtre les choses qu’il avait vues auparavant par
l’essence du Verbe. Et а partir de ces espиces intelligibles, par une certaine
application а des formes ou concepts particuliers conservйs dans la mйmoire ou
l’imagination, il pouvait ensuite se souvenir des choses qu’il avait vues
auparavant, mкme par l’acte de la mйmoire qui est une puissance sensitive. Et
ainsi, il n’est pas nйcessaire de poser que dans l’acte mкme de la vision de
Dieu il se soit passй quelque chose dans la mйmoire qui йtait en lui une partie
de la puissance sensitive, mais ce fut seulement dans l’esprit.
5° Bien que
l’abstraction des sens extйrieurs ne rйsulte pas de n’importe quel acte de la
puissance imaginative, cette abstraction a lieu cependant lorsque l’acte de
l’imagination est vйhйment. Et semblablement, il n’est pas nйcessaire que
l’abstraction des sens rйsulte de n’importe quel acte de l’intelligence. Il est
toutefois nйcessaire qu’elle s’ensuive de l’acte trиs vйhйment qu’est la vision
de Dieu dans son essence.
6° Bien qu’il
soit naturel а l’intelligence humaine d’arriver un jour а la vision de
l’essence divine, il ne lui est cependant pas naturel d’y parvenir dans le
prйsent йtat de voie, comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas
concluant.
7°
Bien
que notre intelligence, par laquelle nous apprйhendons les rйalitйs divines, ne
soit pas mкlйe aux sens dans la voie d’apprйhension, elle leur est cependant
mкlйe dans la voie de jugement. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme
livre sur la Genиse au sens littйral
que « par la lumiиre de l’intelligence sont jugйes ces connaissances
infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la
moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles » ; voilа
pourquoi l’on dit parfois que l’intelligence est abstraite des sens lorsqu’elle
ne juge pas а leur sujet mais s’applique а contempler les seules rйalitйs
supйrieures.
8° La substance
de la bйatitude des saints consiste dans la vision de l’essence divine ;
c’est pourquoi saint Augustin dit que cette vue est toute notre rйcompense.
Donc, du fait mкme qu’il a vu l’essence divine, saint Paul a pu кtre un digne
tйmoin de cette bйatitude. Et cependant, il n’йtait pas nйcessaire qu’il
expйrimentвt en lui-mкme tout ce que connaоtront les bienheureux, mais il
fallait qu’а partir des choses qu’il expйrimentait il puisse aussi en savoir
d’autres : car il n’йtait pas ravi pour кtre bienheureux, mais pour кtre
tйmoin de la bйatitude.
9°
Les
martyrs, au milieu des tourments, percevaient quelque chose de la gloire
divine, non pas comme s’ils la buvaient а sa source, comme ceux qui voient Dieu
dans son essence, mais ils йtaient rafraоchis par quelque aspersion de cette
gloire ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral :
« Lа » — c’est-а-dire lа oщ Dieu est vu dans son essence —
« on boit le bonheur а sa source, d’oщ s’йpanche sur notre vie humaine
quelque chose qui nous permet de vivre avec tempйrance, force, justice et
prudence parmi les tentations de ce monde. »
10°
L’intelligence
spйculative n’est pas forcйe de prкter attention а ce que l’on opиre dans le
domaine sensible, mais elle peut s’occuper а d’autres intelligibles. Cependant,
il peut y avoir dans l’acte de spйculation une vйhйmence telle, qu’elle
abstraira entiиrement de l’opйration sensible.
11°
Bien
que saint Paul ait eu dans cet acte l’habitus de foi, il n’en avait cependant
point l’acte, l’argument n’est donc pas concluant. Article 4 : Quelle abstraction est-elle
requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
ce soit l’abstraction de l’union mкme par laquelle l’вme est unie au corps
comme sa forme.
1° Les puissances
de l’вme vйgйtative sont plus matйrielles que celles mкme de l’вme sensitive.
Or pour que l’intelligence voie Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il
soit fait abstraction des sens, comme on l’a dйjа dit. Donc, а bien plus forte
raison, pour la puretй de cette vision est requise l’abstraction des actes de
l’вme vйgйtative. Or cette abstraction ne peut se faire dans l’йtat de la vie
animale, aussi longtemps que l’вme est unie au corps comme sa forme, car, comme
dit le Philosophe, « les animaux se nourrissent toujours ». Pour la
vision de l’essence divine est donc requise l’abstraction de l’union par laquelle
l’вme est unie au corps comme sa forme.
2° А propos de
Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Augustin dit :
« Il montre qu’il ne saurait se manifester tel qu’il est а cette vie de
notre chair corruptible, mais il le peut dans la vie oщ, pour vivre, il faut
mourir а cette vie-ci. » Et la Glose
de saint Grйgoire, au mкme endroit : « Celui qui contemple la sagesse que
Dieu est, meurt entiиrement а cette vie. » Or la mort se fait par la
sйparation de l’вme et du corps, auquel elle йtait unie comme sa forme. Il est
donc nйcessaire, pour que Dieu soit vu dans son essence, que se produise une
sйparation en tout point de l’вme et du corps.
3° Pour les
vivants, кtre, c’est vivre, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or l’кtre de l’homme vivant existe
par l’union de l’вme au corps comme sa forme. Or il est dit en
Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. »
Donc, tant que l’вme est unie au corps comme sa forme, elle ne peut voir Dieu
dans son essence.
4° L’union par
laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte que celle par
laquelle elle lui est unie comme son moteur, et dont proviennent les opйrations
des puissances qui opиrent par des organes corporels. Or cette seconde union
empкche la vision de l’essence divine, et c’est ce qui rend nйcessaire
l’abstraction des sens corporels. Donc а bien plus forte raison la premiиre
union aussi l’empкchera-t-elle ; et ainsi, il sera nйcessaire qu’il soit
fait abstraction d’elle.
5°
La
puissance ne s’йlиve pas au-dessus du mode de l’essence, puisque la puissance
dйcoule de l’essence et s’enracine en elle. Si donc l’essence de l’вme est unie
au corps matйriel comme sa forme, il ne pourra se faire que la puissance
intellective soit йlevйe а des choses qui sont tout а fait immatйrielles ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° En l’вme, une
plus grande impuretй est contractйe en raison de son union au corps qu’en
raison de son union а une ressemblance corporelle. Or pour que l’esprit voie
Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il soit dйpouillй des ressemblances
du corps, qui sont apprйhendйes au moyen de l’imagination et du sens, comme on
l’a dit. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire, pour qu’il voie Dieu
dans son essence, qu’il soit sйparй du corps.
7° 2 Cor. 5, 6-7 :
« Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes йloignйs du
Seigneur, car nous marchons par la foi, et non par la clartй. » Donc, tant
que l’вme est dans le corps, elle ne peut voir Dieu dans sa clartй propre.
En sens contraire :
1° А propos de
Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit :
« Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute
perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel. » Or
la clartй de Dieu est son essence, comme il est dit dans la mкme glose. Il
n’est donc pas nйcessaire, pour que l’essence de Dieu soit vue, que l’вme soit
entiиrement sйparйe du corps.
2° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral que l’вme est ravie non seulement vers une vision imaginaire,
mais aussi vers une vision intellectuelle oщ la vйritй apparaоt avec йvidence,
l’вme йtant dйtournйe des sens moins que dans la mort, mais plus que dans le
sommeil. Donc, pour que l’вme voie la vйritй incrййe dont saint Augustin parle
en cet endroit, il n’est pas requis de sйparation du corps du point de vue de
son union comme forme.
3° La mкme chose
ressort clairement de ce que dit saint Augustin dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu : « Il n’est pas incroyable
que quelques saints qui n’йtaient pas encore dйlivrйs de la vie, au point de ne
laisser que leurs cadavres а ensevelir, aient reзu de Dieu la grвce d’une si
grande rйvйlation, » c’est-а-dire de voir Dieu dans son essence. L’вme
encore unie au corps comme sa forme peut donc voir Dieu.
Rйponse :
Pour la vision
de l’essence divine, qui est l’acte le plus parfait de l’intelligence, est
requise l’abstraction des choses qui sont de nature а empкcher la vйhйmence de
l’acte intellectif, et qui sont empкchйes par elle. Or cela se produit dans
certains cas par soi, en d’autres seulement par accident.
Les opйrations
intellectives et sensitives s’empкchent mutuellement par soi, d’abord pour la
raison que dans l’une et l’autre opйration il est nйcessaire qu’il y ait une
tension, et ensuite parce que l’intelligence est en quelque sorte mкlйe aux
opйrations sensibles, puisqu’elle reзoit ce qui provient des phantasmes, et de
la sorte la puretй de l’intelligence est souillйe d’une certaine faзon par les
opйrations sensibles, comme on l’a dйjа dit.
Mais pour que
l’вme soit unie au corps comme sa forme, aucune tension n’est requise, puisque
cette union ne dйpend pas de la volontй de l’вme, mais plutфt de la nature. De
mкme aussi, la puretй de l’вme n’est pas directement souillйe par une telle
union. En effet, l’вme n’est pas unie au corps comme sa forme par le moyen de
ses puissances, mais par son essence, puisqu’il n’y a rien d’intermйdiaire
entre la forme et la matiиre, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Mйtaphysique. Et cependant, l’essence de
l’вme n’est pas unie au corps de telle faзon qu’elle suive totalement la
condition de celui-ci, comme les autres formes matйrielles, qui sont comme
entiиrement plongйes dans la matiиre, au point que nulle puissance ou action
autre que matйrielle ne peut en sortir. Mais de l’essence de l’вme procиdent
non seulement des facultйs ou puissances en quelque sorte corporelles, йtant
les actes d’organes corporels — c’est-а-dire les facultйs sensitives et
vйgйtatives —, mais aussi les facultйs intellectives, qui sont tout а fait
immatйrielles, n’йtant les actes d’aucun corps ni d’aucune partie du corps,
comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme. Il est donc clair que les facultйs intellectives ne procиdent
pas de l’essence de l’вme du cфtй oщ elle est unie au corps, mais plutфt en
tant qu’elle demeure libre du corps, ne lui йtant pas totalement
assujettie ; et ainsi, l’union de l’вme avec le corps n’atteint pas
l’opйration de l’intelligence, au point de pouvoir empкcher sa puretй. Donc, а
proprement parler, si intense soit-elle, l’opйration de l’intelligence n’exige
pas l’abstraction de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa
forme.
De mкme,
l’abstraction des opйrations de l’вme vйgйtative n’est pas non plus requise. En
effet, les opйrations de cette partie de l’вme sont quasi naturelles, la preuve
en est qu’elles s’accomplissent par la vertu des qualitйs actives et passives,
que sont le chaud et le froid, l’humide et le sec. Elles n’obйissent donc pas а
la raison ou а la volontй, comme cela est clairement montrй au premier livre de
l’Йthique. Et ainsi, l’on voit а
l’йvidence que la tension n’est pas requise pour ce genre d’actions ; et
par consйquent il n’est pas nйcessaire que la tension, par leurs actes, soit
dйtournйe de l’opйration intellective. De mкme, l’opйration intellective n’est
pas non plus mкlйe en quelque sorte а ce genre d’opйrations, puisque ni elle ne
reзoit ce qui provient d’elles, car elles ne sont pas cognitives, ni
l’intelligence n’use d’un instrument corporel, qui serait nйcessairement
sustentй par les opйrations de l’вme vйgйtative, comme cela se produit pour les
organes des puissances sensitives ; et ainsi, aucun prйjudice n’est fait а
la puretй de l’intelligence par les opйrations de l’вme vйgйtative. Il ressort
donc clairement qu’а proprement parler, l’opйration de l’вme vйgйtative et
celle de l’intelligence ne s’empкchent pas l’une l’autre.
Cependant, un
empкchement de l’une par l’autre peut survenir par accident, c’est-а-dire dans
la mesure oщ l’intelligence reзoit ce qui provient des phantasmes, qui sont
dans des organes corporels, qui sont nйcessairement nourris et conservйs par
l’acte de l’вme vйgйtative. Et ainsi, leur disposition change suivant les actes
de la puissance nutritive, et par consйquent l’opйration de la puissance
sensitive aussi, de laquelle l’intelligence reзoit. Et de la sorte, par
accident aussi, l’opйration de l’intelligence elle-mкme est empкchйe, comme
cela est clair pendant le sommeil et aprиs le repas. Et aussi, а l’inverse,
l’opйration de l’intelligence empкche celle de l’вme vйgйtative de la faзon
suivante : pour l’opйration de l’intelligence est requise l’opйration de
la puissance imaginative, dont la vйhйmence rйclame le concours de la chaleur
et des esprits corporels ; et ainsi, l’acte de la puissance nutritive est
empкchйe par la vйhйmence de la contemplation. Mais cela n’a pas lieu dans la
contemplation par laquelle on voit l’essence de Dieu, puisqu’une telle contemplation
n’a pas besoin de l’opйration de l’imagination.
Et ainsi, il
ressort clairement que, pour voir Dieu dans son essence, l’abstraction des
actes de l’вme vйgйtative n’est aucunement requise, ni mкme leur
affaiblissement ; mais seulement celle des actes des puissances
sensitives.
Rйponse aux objections :
1° Bien que les
puissances de l’вme vйgйtative soient plus matйrielles que celles de l’вme
sensitive, avec cela cependant elles sont aussi plus йloignйes de
l’intelligence, et ainsi, elles peuvent moins empкcher la vйhйmence de
l’intelligence ou кtre empкchйes par elle.
2°
« Vivre » s’emploie de deux faзons. D’abord pour dйsigner l’кtre mкme
du vivant, qui rйsulte de ce que l’вme est unie au corps comme sa forme.
Ensuite, « vivre » s’emploie pour dйsigner l’opйration de la
vie ; ainsi le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme distingue-t-il le vivre selon le penser et le sentir, et les
autres opйrations de l’вme. Et de mкme, puisque la mort est la privation de la
vie, il est nйcessaire de la distinguer semblablement, de sorte qu’elle dйsigne
tantфt la privation de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa
forme, tantфt la privation des њuvres de la vie. C’est pourquoi saint Augustin
dit dans son livre sur la Genиse au sens
littйral : « celui qui meurt en quelque faзon а cette vie, ou
bien en sortant complиtement du corps, ou bien en йtant dйtournй et sйparй des
sens charnels » ; et c’est le sens de « mourir » dans les gloses
citйes, on le voit bien dans la suite de la Glose
de saint Grйgoire : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est,
meurt entiиrement а cette vie, dit-il, pour n’кtre pas retenu par son
amour. »
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Du fait mкme
que l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte,
il s’ensuit qu’il peut moins en кtre fait abstraction.
5° Cet argument
conclurait а bon droit si l’essence de l’вme йtait unie au corps de telle faзon
qu’elle soit entiиrement soumise au corps ; mais nous avons dйjа dit que
c’йtait faux.
6° Bien que la
ressemblance corporelle qui est requise pour l’opйration de l’imagination et du
sens soit plus immatйrielle que le corps lui-mкme, cependant elle se tient
aussi plus prиs des opйrations de l’intelligence ; voilа pourquoi elle
peut davantage les empкcher, comme on l’a dit.
7° La parole de
l’Apфtre doit кtre comprise dans ce sens : il est dit que nous sommes dans
le corps, non seulement parce que l’вme est unie au corps comme sa forme, mais
aussi parce que nous usons des sens corporels. Article 5 : Qu’est-ce que l’Apфtre a su de
son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?
Objections :
Il semble qu’il
ait su si son вme йtait dans son corps.
1° Il le sut
lui-mкme mieux qu’aucun de ceux qui ont suivi. Or beaucoup ont communйment dйterminй
que l’вme de saint Paul fut alors dans son corps, unie а celui-ci comme sa
forme. Donc а bien plus forte raison saint Paul l’a-t-il su.
2° Saint Paul,
dans ce ravissement, a su ce qu’il voyait, et par quelle vision il
voyait ; cela ressort de ce qu’il dit : « Je connais un homme
[…] qui fut ravi jusqu’au troisiиme ciel. » Il a donc su ce qu’йtait ce
ciel, si c’йtait une rйalitй corporelle ou spirituelle, et s’il l’a vu
spirituellement ou corporellement. Or il s’ensuit qu’il a su s’il voyait dans
son corps ou hors de son corps : car une vision corporelle ne peut avoir
lieu que par le corps, tandis qu’une intellectuelle a toujours lieu sans le
corps. Il a donc su lui-mкme s’il йtait dans son corps ou hors de son corps.
3° Comme il le
dit lui-mкme, il a connu un homme ravi jusqu’au troisiиme ciel. Or
« homme » dйsigne le composй d’вme et de corps. Il a donc su que son
вme йtait unie а son corps.
4° Il a su
lui-mкme qu’il йtait ravi, comme cela est clair dans ses paroles. Or on ne dit
pas que les morts sont ravis. Il a donc su lui-mкme qu’il n’йtait pas
mort ; et ainsi, il a su que son вme йtait unie а son corps.
5° Dans son
ravissement, il a vu Dieu de cette vision par laquelle les saints voient Dieu
dans la patrie, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu.
Or les вmes des saints qui sont dans la patrie savent si elles sont dans leur
corps ou hors de leur corps. L’Apфtre l’a donc su, lui aussi.
6° Saint Grйgoire
dit : « Qu’y a-t-il que ne voit pas celui qui voit celui qui voit
tout ? » ; ce qui semble concerner principalement les choses qui
importent aux voyants eux-mкmes. Or il importe а l’вme au plus haut point de
savoir si elle est ou non unie а son corps. L’вme de saint Paul savait donc si
elle йtait ou non unie а son corps.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme dans le Christ,
qui fut ravi il y a quatorze ans (si ce fut avec son corps ou sans son corps,
je ne sais, Dieu le sait), etc. » Il ne savait donc pas s’il йtait dans
son corps ou hors de son corps.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a plusieurs opinions. En effet, certains ont pensй que l’Apфtre disait
qu’il ignorait non pas si son вme йtait ou non unie а son corps dans ce ravissement,
mais s’il йtait ravi en mкme temps en corps et en вme — de sorte qu’il
aurait йtй portй corporellement dans le ciel, comme on lit que Habacuc fut
portй, au dernier chapitre du livre de Daniel — ou bien seulement en вme,
c’est-а-dire en des visions de Dieu, comme il est dit en
Йzech. 40, 2 : « Il me mena dans une vision divine au pays
d’Israлl » ; et cette interprйtation d’un certain Juif, saint Jйrфme
l’exprime dans le Prologue sur Daniel,
oщ il dit : « Enfin notre apфtre n’osa point affirmer qu’il avait йtй
ravi dans son corps, mais il dit : “si ce fut avec son corps ou sans son
corps, je ne sais”. » Mais saint Augustin rйprouve cette interprйtation au
douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral. Car d’aprиs les paroles de l’Apфtre, il est avйrй que lui-mкme a
su qu’il йtait ravi jusqu’au troisiиme ciel. Il est donc йtabli que le ciel en
lequel il fut ravi est vraiment le ciel, non une ressemblance du ciel. Car si,
lorsqu’il dit qu’il avait йtй ravi au ciel, il avait voulu signifier : « c’est-а-dire
а la vision imaginaire d’une ressemblance du ciel », il aurait pu de la
mкme faзon affirmer qu’il avait йtй ravi dans son corps, c’est-а-dire dans une
ressemblance de son corps. Et ainsi, il n’aurait pas йtй nйcessaire de
distinguer ce qu’il savait de ce qu’il ignorait, car il aurait su l’un et
l’autre йgalement : et qu’il йtait ravi au ciel, et qu’il йtait ravi dans
son corps, c’est-а-dire dans une ressemblance de son corps, comme cela se
produit dans les rкves. Il savait donc avec certitude que ce vers quoi il avait
йtй ravi, йtait vraiment le ciel ; il savait donc si c’йtait un corps ou
une rйalitй incorporelle. Car si c’йtait un corps, il y йtait ravi
corporellement ; mais si c’йtait une rйalitй incorporelle, il ne pouvait
pas y кtre ravi corporellement. Il reste donc que l’Apфtre ne douta pas si ce
ravissement йtait corporel ou seulement spirituel ; mais il savait par la
seule intelligence qu’il avait йtй ravi en ce ciel, et il douta si dans ce
ravissement son вme йtait ou non dans son corps.
Et certains
autres accordent ce point ; mais ils prйtendent que, bien que dans ce
ravissement l’Apфtre ne le sыt pas, cependant il le sut par la suite,
conjecturant а partir de cette vision qu’il avait eue auparavant. Car dans ce
ravissement, tout son esprit йtait portй vers les rйalitйs divines, et il ne
percevait pas si son вme йtait ou non dans son corps. Mais cela aussi contredit
expressйment les paroles de l’Apфtre. En effet, de mкme qu’il distingue ce
qu’il a su de ce qu’il a ignorй, de mкme il distingue le prйsent du
passй : il raconte comme un йvйnement passй qu’un homme fut ravi voici
quatorze ans jusqu’au troisiиme ciel, mais c’est comme prйsent qu’il avoue
savoir quelque chose et ignorer autre chose. Donc quatorze ans aprиs ce
ravissement il ignorait encore s’il avait йtй dans son corps ou hors de son
corps, lorsqu’il fut ravi.
Voilа pourquoi
d’autres encore affirment qu’il ne sut ni dans son ravissement, ni aprиs, si
son вme йtait dans son corps en quelque faзon, et non absolument. En effet, ils
prйtendent qu’il savait, tant а ce moment-lа que par la suite, que son вme
йtait unie а son corps comme sa forme, mais qu’il ne savait pas si elle йtait
unie а son corps de telle faзon qu’elle reзыt quelque chose des sens. Ou bien,
selon d’autres, si les puissances nutritives par lesquelles l’вme administre le
corps exerзaient leurs actes. Mais cela non plus ne semble pas consonant aux
paroles de l’Apфtre, qui dit ne pas savoir s’il йtait dans son corps ou hors de
son corps, absolument ; et en outre, cela n’aurait pas semblй trиs а
propos de dire qu’il ne savait pas s’il йtait dans son corps de telle ou telle
faзon, par laquelle son вme n’йtait pas entiиrement sйparйe de son corps.
Et c’est
pourquoi il faut rйpondre qu’il ignorait absolument si son вme йtait ou non
unie а son corps : et c’est ce que saint Augustin conclut au douziиme
livre sur la Genиse au sens littйral, aprиs
une longue recherche, en disant : « En consйquence, il nous reste de
comprendre que son ignorance portait prйcisйment sur ceci : а savoir si,
au moment oщ il fut ravi au troisiиme ciel, il йtait dans son corps а la
maniиre dont l’вme est dans le corps quand on dit que le corps est
vivant — soit qu’il fыt йveillй, soit qu’il dormоt, soit que son вme fыt
dans l’extase, ravie aux sens du corps — ou bien s’il йtait tout а fait
hors de son corps, а tel point que celui-ci gisait mort jusqu’а ce que, cette
vision achevйe, son вme fыt rendue а ses membres morts, non comme un homme qui
s’йveillerait de son sommeil ou qui, aprиs le ravissement de l’extase,
retrouverait а nouveau ses sens, mais comme un homme tout а fait mort qui
reviendrait а la vie. »
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, « йtait-ce dans son corps ou hors de son corps,
l’Apфtre en doute : puis donc qu’il en doute, qui d’entre nous osera se
dire certain ? » Aussi saint Augustin laisse-t-il cela indйterminй.
Quant а ce que les auteurs suivants dйterminent а ce propos, ils parlent en
toute probabilitй plutфt qu’avec certitude. En effet, dиs lors qu’il a pu se
faire que cette вme demeurant encore unie soit ravie а la faзon dont l’Apфtre
se dit ravi, comme il ressort de ce qu’on a dit, il est plus probable qu’elle
soit demeurйe unie.
2° Cet argument
vaut contre l’interprйtation des paroles de l’Apфtre posйe en premier, oщ l’on
pense que l’Apфtre avait doutй non pas de la condition du ravissement,
c’est-а-dire si l’вme йtait unie а son corps, mais du mode de ravissement,
c’est-а-dire s’il fut ravi corporellement ou seulement spirituellement.
3° Il arrive, par
synecdoque, qu’une partie de l’homme soit appelйe homme, et surtout l’вme, qui
est la plus йminente partie de l’homme. Quoique l’on puisse aussi penser que
celui qu’il dit ravi n’йtait pas homme lorsqu’il fut ravi, mais aprиs quatorze
ans, c’est-а-dire quand l’Apфtre disait : « Je connais un homme dans
le Christ » ; et il ne dit pas que l’homme fut ravi jusqu’au
troisiиme ciel.
4° Supposй que
l’вme de l’Apфtre fut, dans cet йtat, sйparйe du corps, cette sйparation n’eut
cependant pas lieu par quelque mode naturel, mais par la puissance de Dieu
retirant l’вme elle-mкme du corps, non pour qu’elle demeure absolument sйparйe,
mais pour un temps. Et c’est pourquoi il a pu кtre appelй ravi, bien que tout
mort ne puisse pas кtre appelй ainsi.
5° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral : « Bien que l’Apфtre soustrait aux sens
corporels ait йtй ravi au troisiиme ciel et au paradis, il lui a certainement
manquй une chose pour avoir cette pleine et parfaite connaissance, telle
qu’elle se trouve parmi les anges : c’est de ne pas savoir s’il йtait avec
ou sans son corps. Mais cette connaissance ne lui fera plus dйfaut lorsque, une
fois les corps recouvrйs а la rйsurrection des morts, ce corps corruptible sera
revкtu d’incorruptibilitй. » Et ainsi, il est clair que, bien que sa
vision fыt semblable а celle des bienheureux а un certain point de vue,
cependant elle fut aussi plus imparfaite а un autre point de vue.
6° Saint Paul ne
fut pas ravi en la vision de Dieu pour qu’il soit bienheureux absolument, mais
pour qu’il soit tйmoin de la bйatitude des saints, et des mystиres divins qui
lui furent rйvйlйs. Par consйquent, il ne vit dans la vision du Verbe que les
choses pour la connaissance desquelles il йtait ravi, et non toutes choses,
comme ce sera le cas des bienheureux, surtout aprиs la rйsurrection. Car alors,
comme poursuit saint Augustin, « toutes choses seront йvidentes, sans
aucune faussetй, sans aucune ignorance ». Question 14 : [La foi]
Introduction
Article 1 :
Qu’est-ce que croire ? Article 2 :
Qu’est-ce que la foi ? Article 3 : La
foi est-elle une vertu ? Article 4 : En
quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ? Article 5 : La
forme de la foi est-elle la charitй ? Article 6 : La
foi informe est-elle une vertu ? Article 7 : Y
a-t-il un mкme habitus pour la foi informe et la foi formйe ? Article 8 :
L’objet propre de la foi est-il la vйritй premiиre ? Article 9 : La
foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ? Article 10 :
Est-il nйcessaire а l’homme d’avoir la foi ? Article 11 :
Est-il nйcessaire de croire explicitement ? Article 12 : La
foi des modernes est-elle identique а celle des anciens ?
Article 1 : Qu’est-ce que croire ?
Objections :
Saint Augustin
dit au livre sur la Prйdestination des
saints, et l’on retrouve cela dans la Glose
а propos de 2 Cor. 3, 5 : « non que nous soyons
capables, etc. », que « croire, c’est rйflйchir avec
assentiment ». Il semble que ce soit aberrant.
1° Celui qui sait
est distinct de celui qui croit, comme saint Augustin le montre clairement au
livre sur la Vision de Dieu. Or celui
qui sait, en tant que tel, rйflйchit et donne son assentiment. On ne dйcrit
donc pas convenablement l’acte de croire quand on dit que « croire, c’est
rйflйchir avec assentiment ».
2° La rйflexion
implique une certaine recherche : en effet, le mot latin cogitare (rйflйchir) revient, pour ainsi
dire, а co-agitare, c’est-а-dire
discuter, et confronter une chose а l’autre. Or la notion de foi exclut la
recherche, car saint Jean Damascиne dit que « la foi est un assentiment
sans recherche ». C’est donc а tort que l’on dit que « croire, c’est
rйflйchir avec assentiment ».
3° Croire est un
acte de l’intelligence. Or l’assentiment semble appartenir а la volontй :
car c’est par elle, dit-on, que nous consentons а quelque chose. L’assentiment
n’appartient donc pas а l’acte de croire.
4° On ne dit de
quelqu’un qu’il rйflйchit, que s’il considиre des choses actuellement, comme
saint Augustin le montre clairement au quatorziиme livre sur la Trinitй. Or mкme celui qui ne rйflйchit
а rien actuellement, on dit qu’il croit : ainsi le fidиle endormi. Croire
n’est donc pas rйflйchir.
5° Une lumiиre
simple est le principe d’une connaissance simple. Or la foi est une certaine
lumiиre simple, comme Denys le montre clairement au septiиme chapitre des Noms divins. L’acte de croire qui a lieu
par la foi est donc une connaissance simple ; et ainsi, il n’est pas
l’acte de rйflйchir, qui implique une connaissance par confrontation.
6° La foi, comme
on le dit communйment, donne son assentiment а la vйritй premiиre pour
elle-mкme. Or celui qui donne son assentiment а quelque chose en confrontant,
ne le donne pas pour cette chose, mais pour une autre chose а laquelle il
confronte. Il n’y a donc pas de confrontation dans l’acte de croire, et ainsi,
il n’y a pas non plus de rйflexion.
7° Il est
dit que la foi est plus certaine que toute science et toute connaissance. Or
les principes, а cause de leur certitude, sont connus sans rйflexion ni
confrontation. L’acte de croire est donc, lui aussi, sans rйflexion.
8° La puissance
spirituelle est plus puissante que la corporelle. La lumiиre spirituelle est
donc, elle aussi, plus efficace que la corporelle. Or la lumiиre corporelle
extйrieure perfectionne l’њil pour qu’il connaisse immйdiatement les visibles
corporels, ce pour quoi la lumiиre innйe ne suffisait pas. La lumiиre
spirituelle qui vient de Dieu perfectionnera donc l’intelligence pour qu’elle
connaisse aussi les choses pour lesquelles la raison naturelle ne suffit pas,
sans aucune confrontation ni rйflexion ; et ainsi, l’acte de croire a lieu
sans rйflexion.
9° La
puissance cogitative est posйe par les philosophes dans la partie sensitive. Or
croire n’appartient qu’а l’esprit, comme dit saint Augustin. Croire n’est donc
pas rйflйchir (cogitare).
Rйponse :
La description
que fait saint Augustin de l’acte de croire est adйquate, puisque par une telle
dйfinition son кtre est montrй, ainsi que sa distinction de tous les autres
actes de l’intelligence ; et en voici la preuve.
Notre
intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Вme, a deux opйrations. L’une par laquelle elle forme les simples
quidditйs des rйalitйs, comme ce qu’est l’homme, ou ce qu’est l’animal ;
et dans cette opйration ne se rencontrent pas le vrai par soi, ni le faux, et
dans les expressions incomplexes non plus. L’autre opйration de l’intelligence
est celle par laquelle elle compose et divise, en affirmant et en niant :
et c’est en celle-ci que l’on trouve le vrai et le faux, comme aussi dans
l’expression complexe, qui est son signe. Or l’acte de croire ne se trouve pas
dans la premiиre opйration, mais seulement dans la seconde : en effet,
nous croyons au vrai et nous refusons de croire le faux. Et c’est aussi la
raison pour laquelle, chez les Arabes, la premiиre opйration de l’intelligence
est appelйe imagination de l’intelligence, et la seconde est appelйe foi, comme
cela ressort clairement des paroles du Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.
Or puisque
l’intellect possible, en ce qui le concerne, est en puissance relativement а
toutes les formes intelligibles, comme aussi la matiиre prime l’est
relativement а toutes les formes sensibles, il n’est pas non plus, quant а lui,
dйterminй а adhйrer а la composition plutфt qu’а la division, ou vice versa. Or tout ce qui est
indйterminй par rapport а deux choses, n’est dйterminй а l’une d’elles que par
quelque chose qui le meut. Or l’intellect possible n’est mы que par deux
choses, qui sont l’objet propre, qui est la forme intelligible, c’est-а-dire la
quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, et par la volontй, qui meut toutes les autres puissances,
comme dit Anselme. Ainsi donc, notre intellect possible se rapporte diversement
aux parties de la contradiction.
Parfois, en
effet, elle n’est pas inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre, soit а cause du
dйfaut des moteurs, comme dans les problиmes dont nous n’avons pas les
solutions ; soit а cause de l’apparente йgalitй des choses qui meuvent а
l’une et l’autre partie. Et telle est la disposition de celui qui doute :
il fluctue entre les deux parties de la contradiction.
Quelquefois,
par contre, l’intelligence est inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre ;
cependant cette chose qui incline ne meut pas suffisamment l’intelligence pour
la dйterminer totalement а l’une des parties ; par consйquent, elle
accepte certes une partie, mais doute toujours de l’opposйe. Et telle est la
disposition de celui qui a une opinion : il accepte une partie de la
contradiction avec la crainte de l’autre.
Mais parfois,
l’intellect possible est dйterminй а adhйrer totalement а une seule
partie ; or il l’est tantфt par l’intelligible, tantфt par la volontй. Par
l’intelligible, soit mйdiatement, soit immйdiatement. Immйdiatement, lorsque
par les intelligibles eux-mкmes la vйritй des propositions apparaоt
immйdiatement et infailliblement а l’intelligence. Et telle est la disposition
de celui qui a l’intelligence des principes, qui sont immйdiatement connus dиs
que les termes le sont, comme dit le Philosophe. Et ainsi, par la quidditй
elle-mкme, l’intelligence est immйdiatement dйterminйe а ce genre de
propositions. Mйdiatement, lorsqu’une fois connues les dйfinitions des termes,
l’intelligence est dйterminйe а l’une des parties de la contradiction en vertu
des premiers principes. Et telle est la disposition de celui qui sait. Mais
parfois, l’intelligence ne peut кtre dйterminйe а l’une des parties de la
contradiction ni immйdiatement par les dйfinitions mкmes des termes, comme dans
les principes, ni non plus par la force des principes, comme c’est le cas dans
les conclusions d’une dйmonstration ; mais elle est dйterminйe par la
volontй, qui choisit d’assentir а une seule partie de faзon prйcise et
dйterminйe, а cause d’une chose qui est suffisante а mouvoir la volontй mais
non а mouvoir l’intelligence, par exemple parce qu’il semble bon ou convenable
d’assentir а cette partie. Et telle est la disposition du croyant, comme
lorsque quelqu’un croit aux paroles d’un homme parce que cela lui paraоt
convenable ou utile. Et ainsi йgalement nous sommes mus а croire aux paroles de
Dieu parce qu’une rйcompense de vie йternelle, si nous avons cru, nous est
promise : et par cette rйcompense la volontй est mue а assentir aux choses
qui sont dites, bien que l’intelligence ne soit pas mue par une chose qu’elle
comprend. Voilа pourquoi saint Augustin dit que l’on peut faire d’autres choses
malgrй soi, mais « on ne peut croire sans le vouloir ».
Il ressort donc
de ce qu’on a dit que l’assentiment ne se rencontre pas dans cette opйration de
l’intelligence par laquelle elle forme les simples quidditйs des rйalitйs,
puisque le vrai et le faux n’y sont pas ; car on dit que nous assentons а
quelque chose seulement lorsque nous y adhйrons comme au vrai. De mкme aussi,
celui qui doute n’a pas d’assentiment, puisqu’il n’adhиre pas а une partie
plutфt qu’а l’autre. Non plus, de mкme, celui qui a une opinion, puisque son
accceptation de l’une des parties n’est pas affermie. Or la sentence, comme
disent Isaac et Avicenne, « est la conception distincte et trиs certaine
de l’une des parties de la contradiction » ; et
« assentir » vient de « sentence ». Celui qui a
l’intelligence [des principes] a certes un assentiment, parce qu’il adhиre de
faзon trиs certaine а l’une des parties ; mais il n’a pas la rйflexion,
parce qu’il est dйterminй а une seule chose sans aucune confrontation. Celui
qui sait, en revanche, possиde et la rйflexion et l’assentiment ; mais une
rйflexion qui cause l’assentiment, et un assentiment terminant la rйflexion.
Car par la confrontation mкme des principes aux conclusions, il donne son
assentiment aux conclusions en les analysant par les principes, et lа s’arrкte
et se repose le mouvement de celui qui rйflйchit. Dans la science, en effet, le
mouvement de la raison commence par l’intelligence des principes, et se termine
au mкme point par la voie d’analyse ; et ainsi, elle ne possиde pas
l’assentiment et la rйflexion comme а йgalitй, mais la rйflexion induit
l’assentiment, et l’assentiment met la rйflexion au repos. Mais dans la foi,
l’assentiment et la rйflexion sont comme а йgalitй. Car l’assentiment n’est pas
causй par la rйflexion, mais par la volontй, comme on l’a dit. Mais parce que
l’intelligence n’est pas dйterminйe а une seule chose de telle sorte qu’elle
soit amenйe а son terme propre, qui est la vision de quelque intelligible, de
lа vient que son mouvement n’est pas encore apaisй, mais possиde encore une
rйflexion et une recherche а propos des choses qu’elle croit, bien qu’elle y
donne un trиs ferme assentiment. Car en ce qui la concerne, elle demeure
insatisfaite, et n’est pas dйterminйe а un seul terme, mais elle est dйterminйe
seulement de l’extйrieur. Et de lа vient que l’intelligence du croyant est dite
captivйe, parce qu’elle est tenue par des termes йtrangers et non propres.
2 Cor. 10, 5 : « Nous rйduisons en captivitй tous les
esprits, etc. » De lа vient aussi qu’il peut s’йlever dans le croyant un
mouvement contraire а ce qu’il tient trиs fermement, quoique cela n’ait pas lieu
dans l’intelligent ou le savant.
Ainsi donc, par
l’assentiment, l’acte de croire est sйparй de l’opйration par laquelle
l’intelligence regarde les formes simples, les quidditйs, ainsi que du doute et
de l’opinion ; par la rйflexion, il se sйpare de l’intelligence [des
principes] ; et parce qu’il comporte ensemble et comme а йgalitй
l’assentiment et la rйflexion, il se sйpare de la science.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs
lors clairement la solution au premier argument.
2° La foi est
appelйe un assentiment sans recherche, en ce sens que le consentement ou
l’assentiment de la foi n’est pas causй par une recherche de la raison ;
cependant, cela n’exclut pas qu’il demeure dans l’intelligence du croyant une
rйflexion ou une confrontation а propos des choses qu’il croit.
3° La volontй se
rapporte а une puissance prйcйdente — l’intelligence —, mais tel
n’est pas le cas de l’intelligence. Et si l’assentiment appartient proprement а
l’intelligence, c’est parce qu’il implique une adhйsion absolue а ce а quoi
l’assentiment est donnй ; tandis que le consentement appartient proprement
а la volontй, car consentir, c’est partager les sentiments d’autrui, et ainsi,
cela implique une relation ou une comparaison а quelque chose qui prйcиde.
4° Parce que les
habitus sont connus au moyen des actes, et que les principes des actes sont les
habitus eux-mкmes, de lа vient que parfois l’on dйsigne les habitus par les
noms des actes ; et ainsi, les noms des actes sont tantфt pris au sens
propre, c’est-а-dire pour les actes mкmes, tantфt pour les habitus. Donc le
croire, pour autant qu’il implique l’acte de foi, comporte toujours une
considйration actuelle ; mais non dans le sens oщ le croire est pris comme
un habitus : en ce sens, l’on dit que le dormeur croit, parce qu’il
possиde l’habitus de foi.
5° La foi
comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de
perfection est cette fermetй qui appartient а l’assentiment ; mais la part
d’imperfection est la carence de vision, а cause de laquelle il reste encore
dans l’esprit du croyant un mouvement de rйflexion. La part de perfection,
c’est-а-dire l’assentiment, est donc causйe par la lumiиre simple qu’est la
foi ; mais dans la mesure oщ cette lumiиre n’est pas parfaitement
participйe, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement фtйe :
et ainsi, il reste en elle un mouvement inapaisй de rйflexion.
6° Cet argument
prouve, ou conclut, que la rйflexion n’est pas la cause de l’assentiment de
foi ; mais non qu’elle n’accompagne pas l’assentiment de foi.
7° La certitude
peut impliquer deux choses : а savoir, la fermetй de l’adhйsion ; et
de ce point de vue, la foi est plus certaine que toute intelligence et toute
science, car la vйritй premiиre, qui cause l’assentiment de foi, est une cause
plus forte que la lumiиre de la raison, qui cause l’assentiment de
l’intelligence ou de la science. Elle implique aussi l’йvidence de ce а quoi
l’assentiment est donnй ; et de ce point de vue, la foi n’a pas la
certitude, mais la science et l’intelligence l’ont : et de lа vient que
l’intelligence [des principes] ne comporte pas de rйflexion.
8° Cet argument
conclurait а bon droit si nous participions parfaitement а cette lumiиre
spirituelle : et ce sera le cas dans la patrie, oщ nous verrons
parfaitement les choses que nous croyons maintenant. Mais pour l’heure, si les
choses pour la connaissance desquelles cette lumiиre perfectionne
n’apparaissent pas manifestement, cela vient d’une participation dйfectueuse а
cette lumiиre spirituelle, non de son [manque d’] efficacitй.
9°
La
puissance cogitative est ce qu’il y a de plus йlevй dans la partie sensitive,
et c’est pourquoi elle atteint d’une certaine faзon la partie intellective, de
sorte qu’elle participe а ce qu’il y a de plus bas dans la partie intellective,
c’est-а-dire le processus discursif de la raison, suivant la rиgle donnйe par
Denys au septiиme chapitre des Noms
divins : « l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй est unie а
l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne ». Voilа pourquoi la puissance
cogitative est elle-mкme appelйe raison particuliиre, comme cela est clairement
montrй par le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et cela ne vaut que pour l’homme, car а sa place il y a
chez les bкtes l’estimation naturelle. Et c’est pourquoi la raison universelle,
qui est dans la partie intellective, est parfois aussi appelйe elle-mкme
cogitative, а cause de la ressemblance d’opйration. Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?
L’Apфtre dit en
Hйbr. 11, 1 que c’est « la substance des choses que l’on doit
espйrer, et la preuve (argumentum) de
celles qu’on ne voit pas ».
Objections :
Il semble qu’il
dise mal.
1° Aucune qualitй
n’est une substance. Or la foi est une qualitй, puisqu’elle est une vertu, ce
qui est une qualitй bonne, etc. La foi n’est donc pas une substance.
2° L’кtre
spirituel est surajoutй а l’кtre naturel, et il en est la perfection ;
aussi doit-il lui кtre semblable. Or dans l’кtre naturel de l’homme, on dit que
la substance est l’essence mкme de l’вme, qui est l’acte premier, et non la
puissance, qui est le principe de l’acte second. Donc dans l’кtre spirituel non
plus, l’on ne doit pas dire que la substance est la foi elle-mкme — ou
quelque autre vertu, qui est principe prochain d’opйration, et donc
perfectionne la puissance — mais plutфt la grвce, dont provient l’кtre
spirituel lui-mкme comme d’un acte premier, et qui perfectionne l’essence mкme
de l’вme.
3° [Le rйpondant]
disait que la foi est appelйe substance en tant qu’elle est la premiиre entre
les vertus. En sens contraire, il y a trois faзons de considйrer les vertus :
du point de vue des habitus, de celui des objets et de celui des puissances. Or
quant aux habitus, la foi n’est pas avant les autres. En effet, il semble qu’on
ne donne cette dйfinition de la foi que dans la mesure oщ celle-ci est formйe,
car c’est dans ce cas seulement qu’elle est un fondement, comme dit saint
Augustin. Or les habitus gratuits sont tous infusйs en mкme temps. De mкme
quant aux objets, la foi ne semble pas non plus кtre avant les autres. Car la
foi ne tend pas plus а la vйritй premiиre, qui semble кtre son objet propre,
que la charitй ne tend au souverain bien, ou l’espйrance а ce qu’il y a de plus
ardu, ou а la souveraine libйralitй de Dieu. De mкme aussi quant aux
puissances, car toute vertu gratuite semble regarder la volontй. La foi n’est
donc nullement antйrieure aux autres ; et ainsi, on ne doit pas la dire
fondement ou substance des autres.
4° Les choses que
l’on doit espйrer rйsident en nous plus par la charitй que par la foi. Cette
dйfinition semble donc mieux convenir а la charitй qu’а la foi.
5° Puisque
l’espйrance est engendrйe par la foi, comme le montre clairement la Glose en Mt 1, 2, si l’on
dйfinit correctement l’espйrance, il est nйcessaire de poser la foi dans sa
dйfinition ; or l’espйrance est posйe dans la dйfinition de la chose а
espйrer. Si donc celle-ci est posйe dans la dйfinition de la foi, il y aura un
cercle dans les dйfinitions ; ce qui est aberrant, car alors quelque chose
sera antйrieur а soi-mкme et plus connu que soi-mкme. Il se produira en effet
que le mкme sera posй dans sa propre dйfinition, si nous remplaзons les noms
par leurs dйfinitions ; il arrivera aussi que des dйfinitions soient sans
fin.
6° Les
objets d’habitus diffйrents sont diffйrents. Or les vertus thйologales ont la
mкme chose pour fin et pour objet. Il est donc nйcessaire, dans les vertus
thйologales, que les fins de vertus diffйrentes soient diffйrentes. Or la chose
а espйrer est la fin propre de l’espйrance. Elle ne doit donc кtre posйe dans
la dйfinition de la foi ni comme fin ni comme objet.
7° La foi est
perfectionnйe plutфt par la charitй que par l’espйrance ; et c’est
pourquoi on dit qu’elle est formйe par la charitй. Dans la dйfinition de la
foi, l’on doit donc poser l’objet de la charitй, qui est le bien ou ce qu’il
faut aimer, plutфt que l’objet de l’espйrance, qui est la chose que l’on doit
espйrer.
8° La foi regarde
surtout les articles eux-mкmes. Or tous les articles ne concernent pas les
choses que l’on doit espйrer, mais seulement un ou deux : la rйsurrection
de la chair et la vie йternelle. La chose que l’on doit espйrer ne devait donc
pas кtre posйe dans la dйfinition de la foi.
9° L’argument est
un acte de la raison. Or la foi porte sur des choses qui sont au-dessus de la
raison. La foi ne doit donc pas кtre appelйe argumentum.
10° Deux
mouvements sont dans l’вme : l’un de l’вme, l’autre vers l’вme. Dans le
mouvement vers l’вme, le principe est extйrieur, tandis que dans le mouvement
qui part d’elle, il est intйrieur. Or le principe intйrieur et le principe
extйrieur ne peuvent кtre identiques. Il ne peut donc y avoir un mкme principe
pour le mouvement qui va vers l’вme et pour celui qui part de l’вme. Or la
connaissance s’accomplit dans un mouvement vers l’вme ; mais l’amour, dans
un mouvement qui part d’elle. Donc ni la foi ni rien d’autre ne peut кtre
principe d’amour et de connaissance ; il est donc aberrant de poser dans
la dйfinition de la foi quelque chose qui appartient а l’amour, а savoir
« la substance des choses que l’on doit espйrer », et quelque chose
qui appartient а la connaissance, а savoir « la preuve de celles qu’on ne
voit pas ».
11° Un habitus
unique ne peut appartenir а diverses puissances. Or les puissances affective et
intellective sont diffйrentes. Puis donc que la foi est un habitus unique, il
ne peut concerner la connaissance et l’amour ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
12° Un habitus
unique a un acte unique. Puis donc que deux actes sont posйs dans la dйfinition
de la foi — а savoir, faire que les choses que l’on doit espйrer
subsistent en nous, et quant а cet acte il est dit : « la substance
des choses que l’on doit espйrer », et convaincre l’esprit, et quant а cet
autre il est dit : « la preuve de celles qu’on ne voit
pas » — il semble qu’elle soit dйcrite de faзon aberrante.
13° L’intelligence
est antйrieure а la volontй. Or la mention « la substance des choses que
l’on doit espйrer » concerne la volontй, tandis que ce qui suit :
« la preuve de celles qu’on ne voit pas » concerne l’intelligence.
Les parties de la description susmentionnйe sont donc mal ordonnйes.
14° L’argument est
ainsi nommй parce qu’il argue pour que l’esprit donne son assentiment а quelque
chose. Or l’esprit est convaincu d’assentir а des choses parce qu’elles lui
deviennent apparentes. Il semble donc qu’il y ait une opposition dans les
termes du second membre : « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».
15° La foi est une
certaine connaissance. Or toute connaissance vient de ce qu’une chose apparaоt
а celui qui connaоt ; en effet, tant dans la connaissance sensitive que
dans l’intellective, quelque chose apparaоt. Il est donc aberrant de dire que
la foi porte sur des choses qu’on ne voit pas.
Rйponse :
Selon certains,
l’Apфtre ne veut pas montrer par cette dйfinition ce qu’est la foi, mais plutфt
ce qu’elle fait. Mais, semble-t-il, il faudrait plutфt dire que cette
notification de la foi en est une dйfinition trиs complиte : non qu’elle
soit donnйe suivant la forme canonique de la dйfinition, mais parce qu’en elle,
toutes les choses exigйes pour la dйfinition de la foi sont suffisamment
touchйes. En effet, il suffit parfois aux philosophes eux-mкmes de signaler les
principes des syllogismes et des dйfinitions, car lorsqu’on est en leur
possession, il n’est pas difficile de revenir а une forme rigoureuse selon les
rиgles de l’art. Or trois considйrations vont en fournir la preuve.
D’abord
celle-ci, que tous les principes dont l’кtre de la foi dйpend sont indiquйs
dans cette dйfinition. En effet, la disposition du croyant, comme on l’a dйjа
dit, est telle que l’intelligence est dйterminйe а quelque chose par la
volontй, et la volontй n’agit qu’en tant qu’elle est mue par son objet, qui est
le bien appйtible et la fin ; par consйquent, deux principes sont requis
pour la foi : un premier qui est le bien qui meut la volontй, et en second
lieu ce а quoi l’intelligence donne son assentiment sous l’action de la
volontй. Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime
la volontй, est double. L’un d’eux est proportionnй а la nature humaine, car
les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la
fйlicitй dont les philosophes ont parlй : soit la contemplative, qui
consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord
dans l’acte de la prudence, et consйquemment dans les actes des autres vertus
morales. L’autre est le bien de l’homme qui dйpasse la mesure de la nature
humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni mкme
pour le connaоtre ou le dйsirer, mais il est promis а l’homme par la seule
libйralitй divine ; 1 Cor. 2, 9 : « l’њil n’a
point vu, etc. », et ce bien est la vie йternelle. Et par lui, la volontй
est inclinйe а assentir aux choses qu’elle tient par la foi ; Jn 6, 40 :
« Quiconque voit le Fils et croit en lui, a la vie йternelle. » Or
rien ne peut кtre ordonnй а quelque fin s’il ne prйexiste en lui un certain
rapport а la fin, d’oщ provienne en lui le dйsir de la fin ; et c’est le
cas lorsqu’un commencement de la fin se fait en lui, car quelque chose ne recherche
le bien que dans la mesure oщ il possиde quelque ressemblance de ce bien. Et
c’est pourquoi il y a dans la nature humaine un certain commencement de ce bien
qui est proportionnй а la nature : car en elle prйexistent naturellement
les principes des dйmonstrations йvidents par soi, qui sont des semences de la
contemplation de la sagesse, ainsi que les principes du droit naturel, qui sont
les semences des vertus morales. Il est donc йgalement nйcessaire, pour que
l’homme soit ordonnй au bien de la vie йternelle, qu’un certain commencement de
celle-ci se fasse en celui а qui elle est promise. Or la vie йternelle consiste
dans la pleine connaissance de Dieu, comme le montre clairement
Jn 17, 3 : « Or la vie йternelle, c’est, etc. » ;
il est donc nйcessaire qu’un commencement de cette connaissance surnaturelle se
fasse en nous ; et cela a lieu par la foi, qui tient par une lumiиre
infuse les choses qui dйpassent la connaissance naturelle. Or la rиgle
gйnйrale, dans les touts qui ont des parties ordonnйes, c’est que la premiиre
partie, en laquelle se trouve un commencement de l’ensemble, est appelйe la
substance du tout : par exemple les fondations de la maison, et la carиne
d’un vaisseau ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la
Mйtaphysique que si l’йtant йtait un
tout unique, sa premiиre partie serait la substance. Et ainsi, la foi, en tant
qu’elle est en nous un certain commencement de la vie йternelle, que nous
espйrons par la promesse divine, est appelйe la substance des choses que l’on
doit espйrer : et donc en cela est touchй le rapport de la foi au bien qui
meut la volontй, qui а son tour dйtermine l’intelligence. Or la volontй mue par
le bien susdit propose а l’intelligence naturelle une chose non apparente comme
йtant digne qu’il y soit assenti ; et de la sorte, elle la dйtermine а ce
non-apparent, c’est-а-dire pour qu’elle y donne son assentiment. Donc, de mкme
que l’intelligible qui est vu par l’intelligence dйtermine celle-ci, et pour
cette raison l’on dit qu’il convainc l’esprit, de mкme aussi une chose non
apparente а l’intelligence la dйtermine, et convainc l’esprit du fait mкme que
la volontй a acceptй qu’il y soit assenti. Voilа pourquoi selon une autre leзon
la foi est appelйe conviction, parce qu’elle convainc l’intelligence de la
faзon susdite ; et ainsi, dans la mention « la preuve de celles qu’on
ne voit pas » est touchйe la comparaison de la foi а ce а quoi
l’intelligence donne son assentiment. Ainsi donc, nous avons la matiиre de la
foi ou son objet dans la mention « de celles qu’on ne voit
pas » ; l’acte dans la mention « la preuve » ; la
relation а la fin dans la mention « la substance des choses que l’on doit
espйrer ». Or l’acte renvoie et au genre, c’est-а-dire а l’habitus, qui
est connu par l’acte, et au sujet, qui est l’esprit ; et il n’en faut pas
plus pour dйfinir une vertu. Il est facile, dиs lors, de former
artificiellement une dйfinition qui suive ce qu’on a dit : nous dirons que
la foi est un habitus de l’esprit, par lequel la vie йternelle commence en nous,
et qui fait assentir l’intelligence а des choses qu’on ne voit pas.
La deuxiиme
preuve est que, par cette dйfinition, la foi est distinguйe de toutes les
autres choses. En effet, par la mention « de celles qu’on ne voit
pas », la foi est distinguйe de la science et de l’intelligence [des
principes]. Par la mention « la preuve », elle est distinguйe de
l’opinion et du doute, en lesquels l’esprit n’est pas convaincu, c’est-а-dire
n’est pas dйterminй а une seule chose ; et semblablement, de tous les
habitus qui ne sont pas cognitifs. Par la mention « la substance des
choses que l’on doit espйrer », elle est distinguйe de la foi prise
communйment, au sens oщ l’on dit que nous croyons ce dont nous avons une
opinion vйhйmente, ou reposant sur le tйmoignage de quelque homme ; et en
outre, elle est distinguйe de la prudence et des autres habitus cognitifs, qui
ne sont pas ordonnйs aux choses que l’on doit espйrer ; ou bien, s’ils
leur sont ordonnйs, ce n’est point par eux que se fait le propre commencement
en nous des choses que l’on doit espйrer.
La troisiиme
preuve vient de la considйration suivante : tous ceux qui ont voulu
dйfinir la foi n’ont pu la dйfinir autrement qu’en renfermant sous d’autres
termes soit toute la dйfinition, soit une partie de celle-ci. Car ce que dit
saint Jean Damascиne : « la foi est la substance des choses que l’on
espиre, la preuve de celles qu’on ne voit pas », il est clair que c’est
expressйment identique а ce que l’Apфtre dit. Mais ce que saint Jean Damascиne
ajoute : « c’est aussi l’espoir, qui ne doute ni ne discute de ce que
Dieu nous a annoncй et de l’exaucement de nos priиres », est une sorte
d’explication de ce qu’il avait dit : « la substance des choses que
l’on doit espйrer ». En effet, les choses que l’on doit espйrer sont principalement
les rйcompenses qui nous sont promises par Dieu ; et secondairement toutes
les autres choses nйcessaires а cela, que nous demandons а Dieu, et dont on a
une espйrance certaine par la foi ; or celle-ci ne peut ni faire dйfaut —
et c’est pourquoi il est dit : « qui ne doute » — ni кtre
justement rйprouvйe comme vaine, et c’est pourquoi il est dit « ni ne
discute ». Quant а ce que dit saint Augustin : « la foi est la
vertu par laquelle on croit les choses qu’on ne voit pas », et encore
saint Jean Damascиne : « la foi est un assentiment sans
recherches », et Hugues de Saint-Victor : « la foi est une
certitude de l’вme sur des choses absentes, supйrieure а l’opinion et
infйrieure а la science », tout cela est identique а ce que dit
l’Apфtre : « la preuve de celles qu’on ne voit pas ». Cependant
la foi est dite « infйrieure а la science », parce qu’elle n’a pas la
vision comme la science, bien qu’elle ait une adhйsion aussi ferme. Et elle est
dite « supйrieure а l’opinion » а cause de la fermetй de l’assentiment.
Et de la sorte, elle est dite « infйrieure а la science » en tant
qu’elle traite « de celles qu’on ne voit pas », et « supйrieure
а l’opinion » en tant qu’elle est « la preuve ». Les autres
choses ressortent clairement de ce qu’on a dйjа dit. Enfin, ce que dit Denys au
septiиme chapitre des Noms divins :
« la foi est la base inйbranlable des fidиles qu’elle йtablit dans la
vйritй et en qui elle йtablit la vйritй », cela est identique а ce que dit
l’Apфtre : « la substance des choses que l’on doit espйrer ». En
effet, la connaissance de la vйritй est la chose que l’on doit espйrer, puisque
la bйatitude n’est rien d’autre que la joie de la vйritй, comme dit saint
Augustin au livre des Confessions.
Rйponse aux objections :
1° La foi est
appelйe substance, non qu’elle soit dans le genre de la substance, mais par une
certaine ressemblance а la substance, c’est-а-dire en tant qu’elle est un
premier commencement et comme une certain fondement de toute la vie
spirituelle, comme la substance est le fondement de tous les йtants.
2° L’Apфtre veut
comparer la foi non pas aux choses qui sont au-dedans, mais а celles qui sont
au-dehors. Or, bien que l’essence de l’вme, dans l’кtre naturel, soit premier
et substance relativement aux puissances et aux habitus, et а tout ce qui en
dйcoule et qui est au-dedans, cependant la relation aux rйalitйs extйrieures ne
se rencontre pas dans l’essence, mais en premier dans la puissance ; ni,
de mкme, dans la grвce, mais dans la vertu, et en premier dans la foi. L’on ne
pouvait donc dire que la substance des choses que l’on doit espйrer йtait la
grвce, mais la foi.
3° La foi prйcиde
les autres vertus et du cфtй de l’objet, et du cфtй de la puissance, et du cфtй
de l’habitus. Du cфtй de l’objet, non point parce qu’elle-mкme tendrait plus
vers son objet que les autres vertus vers le leur, mais parce que son objet
meut naturellement avant celui de la charitй et des autres vertus. Et cela est
йvident, car le bien ne meut que s’il est connu auparavant, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme ;
alors que le vrai, pour mouvoir l’intelligence, n’a besoin d’aucun mouvement de
l’appйtit. Et de lа vient aussi que l’acte de foi est naturellement avant
l’acte de charitй ; et de mкme aussi pour les habitus, bien qu’ils soient
temporellement simultanйs, lorsque la foi est formйe ; et pour la mкme
raison la puissance cognitive est naturellement avant l’affective. Or la foi
est dans la cognitive : cela ressort de ce que l’objet propre de la foi
est le vrai, et non le bien ; mais elle a d’une certaine faзon un
achиvement dans la volontй, comme on le dira plus loin.
4° Il ressort
maintenant de ce qu’on a dit que le premier commencement des choses que l’on
doit espйrer ne se fait pas en nous par la charitй, mais par la foi ; et
la charitй n’est pas non plus une preuve ; cette description ne lui
convient donc nullement.
5° Parce que le
bien qui incline а la foi dйpasse la raison, il est aussi impossible а
nommer ; voilа pourquoi l’Apфtre, en faisant une pйriphrase, a posй а sa
place la chose que l’on doit espйrer ; ce qui se produit frйquemment dans
les dйfinitions.
6° Toute
puissance a une fin, qui est son bien ; cependant, toute puissance ne se
rapporte pas а la notion de fin ou de bien en tant que tel, mais c’est
seulement la volontй. Et si la volontй meut toutes les autres puissances, c’est
parce que tout mouvement commence par l’intention de la fin. Donc, bien que le
vrai soit la fin de la foi, cependant le vrai n’implique pas la notion de
fin ; il ne devait donc pas кtre posй comme la fin de la foi, mais ce
devait кtre quelque chose qui appartienne а la volontй.
7° La chose qu’il
faut aimer peut кtre prйsente ou absente, mais la chose que l’on doit espйrer
ne peut кtre qu’absente. Rom. 8, 24 : « car ce qu’on voit,
pourquoi l’espйrer ? » Puis donc que la foi porte sur des choses
absentes, sa fin est plus proprement exprimйe par la chose que l’on doit
espйrer que par la chose qu’il faut aimer.
8° L’article est
comme la matiиre de la foi ; or la chose а espйrer n’est pas posйe comme
matiиre, mais comme fin ; l’argument n’est donc pas concluant.
9°
« Argument » se dit en plusieurs sens. Parfois, en effet, il signifie
l’acte mкme de la raison discourant des principes aux conclusions ; et
parce que toute la force de l’argument consiste
dans le moyen terme, ce dernier est parfois appelй lui aussi argument. Et de lа
vient aussi qu’on appelle parfois arguments les prйambules des livres, en
lesquels on offre quelque brиve anticipation de toute l’њuvre qui suit. Et
parce que l’argument permet de manifester quelque chose, et que le principe de
la manifestation est la lumiиre, la lumiиre par laquelle une chose est connue
peut кtre elle-mкme appelйe « argument ». Et de ces quatre faзons la
foi peut кtre appelйe argument. De la premiиre faзon, dans la mesure oщ la
raison donne son assentiment а quelque chose parce que Dieu l’a dit ; et
ainsi, l’assentiment est causй dans le croyant par l’autoritй de celui qui
parle ; car en dialectique aussi, quelque argument se prend de l’autoritй.
De la deuxiиme faзon, la foi est appelйe « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas », en tant que la foi
des fidиles est un mйdium pour prouver que les choses qu’on ne voit pas
existent ; ou bien en tant que la foi des pиres nous est un mйdium qui
nous porte а croire ; ou encore en tant que la foi а un article est un
mйdium pour la foi а un autre article, comme la Rйsurrection du Christ pour la
rйsurrection gйnйrale, comme cela est йvident en 1 Cor. 16, 12.
De la troisiиme faзon, dans la mesure oщ la foi est elle-mкme une certaine
anticipation brиve de la connaissance que nous aurons dans le futur. De la
quatriиme faзon, quant а la lumiиre mкme de la foi, grвce а laquelle les choses
crйdibles sont connues. Et si l’on dit que la foi est au-dessus de la raison,
ce n’est pas qu’il n’y ait dans la foi nul acte de raison, mais c’est parce que
la raison ne peut conduire а la vision des choses qui appartiennent а la foi.
10° L’acte de foi
rйside essentiellement dans la connaissance, et lа est sa perfection quant а la
forme ou l’espиce : on le voit bien par l’objet, comme on l’a dit. Mais
quant а la fin, l’acte de foi est perfectionnй dans l’amour, car c’est la
charitй qui donne а la foi d’кtre mйritoire de la fin. Le commencement de la
foi est aussi dans l’amour, en tant que la volontй dйtermine l’intelligence а
assentir aux choses qui appartiennent а la foi. Mais cette volontй n’est un
acte ni de charitй ni d’espйrance, c’est un certain appйtit du bien promis. Et
ainsi, il est clair que la foi n’est pas dans les deux puissances comme dans un
sujet.
11° On voit dиs
lors clairement la rйponse а la onziиme objection.
12° Dans la
mention « la substance des choses que l’on doit espйrer », ce n’est
pas l’acte de foi qui est touchй, mais seulement la relation а la fin. L’acte
de foi est touchй par comparaison а l’objet dans la mention « la preuve de
celles qu’on ne voit pas ».
13° Ce а quoi
l’intelligence donne son assentiment ne meut pas celle-ci par une vertu propre,
mais par l’inclination de la volontй. C’est pourquoi le bien qui meut la
volontй se comporte dans l’assentiment de foi comme un premier moteur, tandis
que ce а quoi l’intelligence donne son assentiment est comme un moteur mы.
Voilа pourquoi, dans la dйfinition de la foi, la comparaison de celle-ci au
bien de la volontй est posйe avant l’objet propre.
14° La foi ne
convainc pas l’esprit par l’йvidence de la chose, mais par l’inclination de la
volontй, comme on l’a dit, l’argument n’est donc pas concluant.
15° La
connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment.
Quant а la vision, la connaissance s’oppose а la foi ; c’est pourquoi
saint Grйgoire dit que « les choses qui sont visibles ne relиvent pas de
la foi, mais de la connaissance » ; et selon saint Augustin au livre
sur la Vision de Dieu, sont dites
« vues » les choses qui sont а portйe du sens ou de l’intelligence.
Et l’on dit que des choses sont а portйe de l’intelligence lorsqu’elles ne
dйpassent pas sa capacitй. Mais quant а la certitude de l’assentiment, la foi
est une connaissance, et pour cette raison elle peut aussi кtre appelйe science
et vision, suivant ce passage de 1 Cor. 13, 12 :
« Nous voyons maintenant comme par un miroir, en йnigme. » Et c’est
ce que dit saint Augustin au livre sur la Vision
de Dieu : « Si donc nous pouvons dire en toute convenance que
nous savons ce que nous croyons d’une maniиre certaine, nous pouvons dire aussi
que nous voyons avec les yeux de l’esprit ce que la raison permet de croire,
bien que cela ne soit pas prйsent а nos sens. » Article 3 : La foi est-elle une vertu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La vertu
s’oppose а la connaissance ; et c’est pourquoi la science et la vertu sont
posйs comme des genres diffйrents, comme cela est clairement montrй au
quatriиme livre des Topiques. Or la
foi est contenue dans la connaissance. Elle n’est donc pas une vertu.
2° [Le rйpondant] disait que, de mкme que
l’ignorance est un vice parce qu’il est causй par une certaine nйgligence а
savoir, de mкme aussi la foi est une vertu parce qu’elle consiste dans la
volontй du croyant. En sens contraire :
une chose ne peut кtre une faute du seul fait qu’elle est causйe par une
faute ; sinon la peine en tant que telle serait une faute ; donc
l’ignorance ne peut pas non plus кtre appelйe vice parce qu’elle naоt du vice
de nйgligence ; donc, pour la mкme raison, que la foi s’ensuive de la
volontй ne peut non plus la faire appeler vertu.
3° On dйfinit la
vertu par rapport au bien ; en effet, la vertu est « ce qui rend bon
celui qui la possиde, et bonne son њuvre », comme il est dit au deuxiиme
livre de l’Йthique. Or l’objet de la
foi est le vrai, et non le bien. La foi n’est donc pas une vertu.
4° [Le rйpondant] disait que le vrai qui
est l’objet de la foi est la vйritй premiиre, qui est en outre le souverain
bien ; et de la sorte, la foi est une vertu. En
sens contraire : La distinction des habitus et des actes se prend
de la distinction formelle, et non matйrielle, des objets : sinon, la vue
et l’ouпe appartiendraient а la mкme puissance, car il arrive que le mкme soit
audible et visible. Or, quelque identiques que soient rйellement ce qui est
bien et ce qui est vrai, la notion de vrai et celle de bien sont cependant
formellement diffйrentes. L’habitus qui tend au vrai suivant la notion de vrai
se distingue donc de celui qui tend au bien sous l’aspect du bien ; et
ainsi, l’on distinguera la foi de la vertu.
5° Le mйdium et
les extrкmes sont dans le mкme genre, comme le montre clairement le Philosophe
au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or la foi est intermйdiaire entre la science et l’opinion ; Hugues de
Saint-Victor dit en effet que « la foi est une certitude de l’esprit,
supйrieure а l’opinion et infйrieure а la science ». Or ni l’opinion ni la
science n’est une vertu. Donc la foi non plus.
6° La prйsence de
l’objet n’фte pas l’habitus de la vertu. Or l’objet de la foi est la vйritй
premiиre, et quand celle-ci sera а portйe de notre esprit de sorte que nous la
voyions, alors ce ne sera plus la foi mais la vision. La foi n’est donc pas une
vertu.
7° « La
vertu est le dernier degrй de la puissance », comme il est dit au premier
livre sur le Ciel et le Monde. Or la
foi n’est pas le dernier degrй de la puissance humaine, car celle-ci peut
quelque chose de plus : la claire vision. La foi n’est donc pas une vertu.
8° Selon saint Augustin
au livre sur le Bien du mariage,
c’est par les vertus que les puissances sont apprкtйes а leurs actes. Or la foi
n’apprкte pas l’intelligence, mais plutфt l’empкche : car par elle
l’intelligence est assujettie, comme on le voit bien en
2 Cor. 10, 5. La foi n’est donc pas une vertu.
9° Le Philosophe
divise la vertu en intellectuelle et morale. Et c’est lа une division par
opposйs immйdiats, car l’intellectuelle est celle qui est dans le raisonnable
par essence, tandis que la morale est celle qui est dans le raisonnable par
participation ; et le raisonnable ne peut кtre pris autrement, ni la vertu
humaine exister hors du raisonnable, pris en quelque faзon. Or la foi n’est pas
une vertu morale, car alors les actions et les passions seraient sa matiиre. Ni
de mкme intellectuelle, puisqu’elle n’est aucune des cinq que le Philosophe
pose au sixiиme livre de l’Йthique :
car elle n’est ni la sagesse, ni l’intelligence, ni la science, ni l’art, ni la
prudence. La foi n’est donc nullement une vertu.
10° Ce qui
convient а une chose par l’extйrieur, ne rйside pas en elle essentiellement
mais accidentellement. Or кtre une vertu ne convient а la foi que par autre
chose, comme on le disait, c’est-а-dire par la volontй. Il est donc accidentel
а la foi d’кtre une vertu ; et ainsi, on ne peut la poser comme une espиce
de vertu.
11° Dans la
prophйtie, il y a une connaissance plus parfaite que dans la foi. Or la
prophйtie n’est pas posйe comme une vertu. La foi ne doit donc pas non plus
кtre appelйe une vertu.
En sens contraire :
1° La vertu est
la disposition du parfait au meilleur. Or cela convient а la foi ; car
elle dispose l’homme а la bйatitude, qui est le meilleur. La foi est donc une
vertu.
2° Tout habitus
par lequel on est confortй dans l’action et fortifiй dans la passion, est une
vertu. Or la foi est telle : « la foi est agissante par la
charitй » (Gal. 5, 6). Elle fortifie aussi les fidиles pour
rйsister au Diable, comme il est dit en 1 Pet. 5, 9. Elle est
donc une vertu.
3° Hugues de
Saint-Victor dit qu’il y a trois vertus sacramentelles par lesquelles nous
sommes initiйs, ce sont la foi, l’espйrance et la charitй ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Tous posent que
la foi est une vertu. Pour le voir clairement, il faut noter que la vertu,
suivant l’acception premiиre de son nom, signifie l’achиvement de la puissance
active. Or il y a deux puissances actives : l’une dont l’action a pour
terme une chose faite au-dehors, comme l’action de la puissance йdificative a pour
terme l’йdifice ; l’autre dont l’action ne se termine pas au-dehors, mais
rйside dans l’agent lui-mкme, comme la vision en celui qui voit, ainsi qu’on le
trouve chez le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or dans ces deux puissances, l’achиvement se comprend
diffйremment. Car les actes des premiиres puissances, comme dit le Philosophe
au mкme endroit, ne sont pas dans celui qui fait mais dans ce qui est
fait ; et c’est pourquoi l’achиvement de la puissance y est considйrй dans
ce qui est fait. Ainsi dit-on que la vertu de celui qui porte des poids rйside
en ce qu’il porte le plus grand poids, comme on le voit clairement au premier
livre sur le Ciel et le Monde ;
et semblablement, la vertu du bвtisseur rйside en ce qu’il construit la
meilleure maison. Mais parce que l’acte de l’autre puissance rйside dans
l’agent, non dans une chose faite, l’achиvement de cette puissance se comprend
suivant le mode d’action ; c’est-а-dire en sorte qu’il opиre bien et
convenablement, ce qui permet а son acte d’кtre appelй bon. Et de lа vient que
dans ce genre de puissances, on appelle vertu ce qui rend l’њuvre bonne.
Mais le bien
ultime que considиrent le philosophe et le thйologien n’est pas le mкme. En
effet, le philosophe considиre comme le bien ultime ce qui est proportionnй aux
forces humaines, et consiste dans l’acte de l’homme lui-mкme ; aussi
dit-il que la fйlicitй est une certaine opйration. Voilа pourquoi, selon le
Philosophe, l’acte bon, dont le principe est appelй vertu, est appelй tel dans
l’absolu, en tant qu’il s’ajoute а la puissance en la perfectionnant. Par
consйquent, tout habitus que le Philosophe trouve йlicitant un tel acte, il dit
que c’est une vertu, qu’elle soit dans la partie intellective — comme la
science, l’intelligence et ce genre de vertus intellectuelles, dont l’acte est
le bien de la puissance elle-mкme, qui est de considйrer le vrai — ou dans
la partie affective, comme la tempйrance, la force et les autres vertus
morales.
Mais le
thйologien considиre comme le bien ultime ce qui dйpasse le pouvoir de la
nature, а savoir la vie йternelle, comme on l’a dйjа dit. C’est pourquoi, dans
les actes humains, il ne considиre pas le bien dans l’absolu — car il n’y
pose pas la fin — mais en relation а ce bien qu’il pose comme fin : il
affirme que cet acte seul est complиtement bon, qui est ordonnй du bien
prochain au bien final, c’est-а-dire qui est mйritoire de la vie
йternelle ; et tout acte tel, il l’appelle un acte de vertu ; et tout
habitus йlicitant proprement un tel acte est appelй par lui vertu. Or un acte
ne peut кtre appelй mйritoire que lorsqu’il est йtabli au pouvoir de celui qui
opиre : car celui qui mйrite, il est nйcessaire qu’il produise quelque
chose ; et il ne peut produire que ce qui est sien en quelque faзon,
c’est-а-dire ce qui vient de lui. Or un acte rйside en notre pouvoir dans la
mesure oщ il appartient а la volontй : qu’il lui appartienne comme йlicitй
par elle, ainsi aimer et vouloir, ou bien comme commandй par elle, ainsi
marcher et parler. Donc relativement а n’importe quel acte de ce genre peut
кtre posйe une vertu, qui йlicite des actes parfaits dans un tel genre d’actes.
Or l’acte de croire, comme on l’a dйjа dit, ne comporte d’assentiment que par
le commandement de la volontй ; donc dans son кtre, cet acte dйpend de la
volontй. Et de lа vient que l’acte de croire peut lui-mкme кtre
mйritoire ; et la foi, qui est l’habitus qui l’йlicite, est une vertu
selon le thйologien.
Rйponse aux objections :
1° La
connaissance et la science ne s’opposent pas а la vertu considйrйe dans
l’absolu, mais а la vertu morale, qui est appelйe vertu plus communйment.
2° Bien qu’il ne
suffise pas а la notion de vice ou de vertu qu’une chose soit causйe par un
vice ou une vertu, cependant il suffit, pour qu’un acte soit un acte de vice ou
de vertu, qu’il puisse кtre commandй par un vice ou une vertu.
3° Le bien auquel
la vertu ordonne ne doit pas кtre envisagй comme l’objet d’un acte, mais ce
bien est l’acte parfait lui-mкme, que la vertu йlicite. Or bien que le vrai
diffиre rationnellement du bien, cependant le fait mкme de considйrer le vrai
est un certain bien de l’intelligence ; et le fait mкme d’assentir а la
vйritй premiиre pour elle-mкme est un certain bien mйritoire. C’est pourquoi la
foi, qui est ordonnйe а cet acte, est appelйe vertu.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° Au sens oщ
nous parlons maintenant de la vertu, ni la science ni l’opinion ne peut кtre
appelйe vertu, mais seulement la foi. Et quant а ce qui dans la foi appartient
а la volontй, par oщ elle rentre, comme on l’a vu, dans le genre de la vertu,
elle n’est pas intermйdiaire entre la science et l’opinion, car dans la science
et l’opinion aucune inclination ne vient de la volontй, mais seulement de la
raison. Mais si nous parlions de celles-ci quant а ce qui appartient а la
connaissance, alors ni l’opinion ni la foi ne serait une vertu, puisqu’elles
n’ont pas une connaissance complиte, mais que seule la science en a une.
6° La vйritй
premiиre n’est objet propre de la foi que sous l’aspect suivant : en tant
qu’on ne la voit pas ; et cela ressort clairement de la dйfinition de
l’Apфtre, oщ l’objet propre de la foi est posй comme non apparent. Par
consйquent, lorsque la vйritй premiиre sera а portйe de l’intelligence, elle
perdra la raison formelle d’objet.
7° On dit que la
foi est le dernier degrй de la puissance, en tant qu’elle achиve la puissance
pour qu’elle йlicite l’acte bon et mйritoire. Or il n’est pas requis, pour la
raison formelle de vertu, que par elle soit йlicitй l’acte le meilleur que
cette puissance peut йliciter, puisqu’il arrive qu’il y ait dans la mкme
puissance plusieurs vertus, dont l’une йlicite un acte plus noble que l’autre,
par exemple la magnificence et la libйralitй.
8° Chaque fois
que deux choses sont ordonnйes entre elles, la perfection de l’infйrieure est
d’кtre soumis а la supйrieure ; ainsi le concupiscible, qui est soumis а
la raison. Donc on ne dit pas que l’habitus de la vertu apprкte le
concupiscible а l’acte pour qu’il la fasse librement s’йchapper vers les
concupiscibles, mais parce qu’il la rend parfaitement soumise а la raison. De
mкme aussi, le bien de l’intelligence elle-mкme est d’кtre soumise а la volontй
qui adhиre а Dieu ; c’est pourquoi l’on dit que la foi apprкte
l’intelligence, en tant qu’elle l’assujettit а une telle volontй.
9° La foi n’est
une vertu ni intellectuelle ni morale, mais elle est une vertu thйologale. Or
les vertus thйologales, bien qu’elles rejoignent les intellectuelles ou les
morales quant au sujet, en diffиrent cependant par l’objet. Car l’objet des
vertus thйologales est la fin ultime elle-mкme, tandis que l’objet des autres,
ce sont les moyens. Or, si certaines vertus regardant la fin elle-mкme sont
posйes par les thйologiens et non par les philosophes, c’est parce que la fin de
la vie humaine, que les philosophes considиrent, ne dйpasse pas le pouvoir de
la nature : par consйquent, l’homme y tend par une inclination
naturelle ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire qu’il soit йlevй par des
habitus а tendre vers cette fin, comme il est nйcessaire qu’il soit йlevй а
tendre vers la fin qui dйpasse le pouvoir de la nature, et que les thйologiens
considиrent.
10° La foi n’est
dans l’intelligence que pour autant qu’elle est commandйe par la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Donc, bien que ce qui est du cфtй de la
volontй puisse кtre dit accidentel а l’intelligence, cela est cependant
essentiel а la foi, comme ce qui appartient а la raison est accidentel au
concupiscible, mais essentiel а la tempйrance.
11° La prophйtie
ne dйpend pas de la volontй de celui qui prophйtise, comme il est dit en
2 Pet. 1, 21, tandis que la foi provient en quelque sorte de la
volontй du croyant ; voilа pourquoi la prophйtie ne peut, comme la foi,
кtre appelйe une vertu. Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle
comme dans un sujet ?
Objections :
Il semble que
ce ne soit pas dans la partie cognitive, mais dans l’affective.
1° La vertu
semble кtre dans la partie affective, puisque la vertu est un certain
« amour ordonnй », comme dit saint Augustin au livre sur les Mњurs de l’Йglise. Or la foi est une
vertu. Elle est donc dans la partie affective.
2° La vertu
implique une certaine perfection ; elle est en effet « la disposition
du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme livre de la Physique. Or, la foi ayant une part de
perfection et une part d’imperfection, la part d’imperfection est du cфtй de la
connaissance, tandis que la part de perfection vient de la volontй et consiste
а adhйrer fermement aux choses invisibles. Donc, en tant que vertu, elle est
dans l’affective.
3° Saint Augustin
йcrit dans sa Lettre а Consentius que
l’enfant, « quoiqu’il n’ait pas encore la foi qui rйside dans la volontй
de croire, » est dйjа devenu fidиle par le sacrement de la foi ; d’oщ
l’on tire expressйment que la foi est dans la volontй.
4° Au livre sur
la Prйdestination des saints, saint
Augustin dit que la foi qui consiste dans la volontй de croire est concernйe
par ce passage de l’Apфtre : « Qu’as-tu que tu n’aies
reзu ? » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° La disposition
et la perfection semblent appartenir au mкme sujet. Or la foi dispose а la
gloire, qui est dans l’affective. La foi rйside donc, elle aussi, dans
l’affective.
6° Le mйrite
rйside dans la volontй, car seule la volontй a la maоtrise de son acte. Or
l’acte de foi est mйritoire. C’est donc un acte de la volontй ; et ainsi,
il semble qu’il rйside dans la volontй.
7° [Le rйpondant] disait qu’elle est en
mкme temps dans l’affective et la cognitive. En sens
contraire : un habitus unique ne peut appartenir а deux puissances.
Or la foi est un unique habitus. Elle ne peut donc кtre dans l’affective et la
cognitive, qui sont deux puissances.
En sens contraire :
1° Un habitus qui
perfectionne une puissance a son objet en commun avec elle : sinon il ne
pourrait y avoir un acte unique de la puissance et de l’habitus. Or la foi n’a
pas son objet en commun avec l’affective, mais seulement avec la cognitive, car
l’objet de l’une et de l’autre est le vrai. La foi est donc dans la cognitive.
2° Saint Augustin
dit dans sa Lettre а Consentius que
la foi est une illumination de l’esprit relativement а la vйritй premiиre. Or
кtre йclairй appartient а la cognitive. La foi est donc dans la partie
cognitive.
3° Si l’on dit
que la foi est dans la volontй, ce sera uniquement parce que nous croyons en le
voulant. Or semblablement, nous effectuons toutes les њuvres des vertus en les
connaissant, comme cela est clairement montrй au deuxiиme livre de l’Йthique. Donc, pour la mкme raison,
toutes les vertus seraient dans la partie cognitive ; ce qui est
йvidemment faux.
4° Par la grвce
qui est dans les vertus est restaurйe l’image, qui consiste dans les trois
puissances : la mйmoire, l’intelligence et la volontй. Or les trois vertus
qui ont en premier un rapport а la grвce sont la foi, l’espйrance et la
charitй. L’une d’elle sera donc dans l’intelligence. Or il est avйrй que ce
n’est pas l’espйrance ni la charitй. C’est donc la foi.
5° La puissance
cognitive est au probable et а l’improbable ce que l’affective est а
l’approuvable et au rйprouvable. Or la vertu par laquelle ce qui est
rйprouvable selon la raison humaine est approuvй — а savoir la charitй,
par laquelle l’ennemi est aimй, lui qui semble naturellement rйprouvable —
est dans l’affective. Donc la foi, par laquelle est prouvй ou affirmй ce qui
semble improbable а la raison, sera dans la cognitive.
Rйponse :
Sur cette
question, plusieurs opinions ont йtй avancйes. Certains ont prйtendu que la foi
йtait dans les deux puissances, l’affective et la cognitive. Mais cela n’est
nullement possible, si l’on pense qu’elle est а йgalitй dans les deux
puissances. En effet, un unique habitus ne peut avoir qu’un seul acte ; et
un acte unique ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй. C’est pourquoi
certains d’entre eux ont affirmй qu’elle est principalement dans l’affective.
Mais cela ne semble pas vrai, puisque l’acte de croire implique lui-mкme une
certaine rйflexion, comme le montre clairement saint Augustin. Or la rйflexion
est un acte de la cognitive ; la foi est aussi appelйe d’une certaine
faзon science et vision, comme on l’a dйjа dit, et celles-ci appartiennent
toutes deux а la cognitive.
D’autres disent
que la foi est dans l’intelligence, mais pratique ; car ils disent que
c’est а l’intelligence pratique que l’amour incline, ou que c’est elle que suit
l’amour, ou elle qui incline а l’њuvre ; et ces trois choses se
rencontrent dans la foi. Car par l’amour, l’on est inclinй а la foi : en
effet, nous croyons parce que nous voulons. L’amour mкme suit la foi, en tant
que l’acte de foi engendre en quelque sorte l’acte de charitй. L’amour dirige
aussi vers l’њuvre : « car la foi opиre par la charitй »
(Gal. 5, 6). Mais ceux-ci ne semblent pas comprendre ce qu’est
l’intelligence pratique. En effet, l’intelligence pratique est identique а
l’intelligence opйrative : donc seule l’extension а l’њuvre fait qu’une
intelligence est pratique. Or la relation а l’amour, soit antйcйdent soit
consйquent, ne l’entraоne pas hors du genre de l’intelligence spйculative. Car
si l’on n’йtait pas appliquй а la spйculation mкme de la vйritй, il n’y aurait
jamais de dйlectation dans l’acte de l’intelligence spйculative : ce qui
va contre le Philosophe qui affirme au dixiиme livre de l’Йthique qu’il y a une trиs pure dйlectation dans l’acte de la
spйculative. Et ce n’est pas n’importe quelle relation а l’њuvre qui fait que
l’intelligence est pratique : car la simple spйculation peut кtre pour
quelqu’un une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : par exemple, le
philosophe spйcule que l’вme est immortelle, et de lа comme d’une cause
йloignйe il prend occasion d’opйrer quelque chose. Mais l’intelligence pratique
doit nйcessairement кtre la rиgle prochaine de l’њuvre, pour prendre par lа en
considйration l’opйrable lui-mкme, ainsi que les raisons d’opйrer ou les causes
de l’њuvre. Or il est avйrй que l’objet de la foi n’est pas le vrai opйrable,
mais le vrai incrйй, sur lequel seul un acte de l’intelligence spйculative peut
porter. Par consйquent, la foi est dans l’intelligence spйculative, bien que la
foi soit comme une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : et pour
cette raison, l’opйration ne lui est attribuйe que par l’intermйdiaire de
l’amour.
Il faut
cependant savoir qu’elle n’est pas dans l’intelligence spйculative de faзon
absolue, mais pour autant qu’elle est soumise au commandement de la
volontй ; comme aussi la tempйrance est dans le concupiscible pour autant
qu’elle participe en quelque faзon а la raison. En effet, йtant donnй que, pour
la bontй de l’acte d’une puissance, il est requis que cette puissance soit
soumise а quelque puissance supйrieure en suivant son commandement, non
seulement il est requis de la puissance supйrieure qu’elle soit parfaite а
commander ou а diriger avec rectitude, mais aussi de l’infйrieure qu’elle soit
parfaite а obйir promptement. Aussi, celui qui a une raison droite mais un
concupiscible insoumis n’a pas la vertu de tempйrance, parce qu’il est harcelй
par les passions, bien qu’il ne soit pas conduit par elles : et dans ce
cas, il ne fait pas l’acte de vertu facilement et dйlectablement, ce qui est
exigй pour la vertu ; mais il est nйcessaire, pour que la tempйrance soit
possйdйe, que le concupiscible lui-mкme soit perfectionnй par un habitus, afin
qu’il soit soumis а la volontй sans difficultй. Et semblablement, (il est
nйcessaire) pour que l’intelligence suive promptement le commandement de la
volontй, qu’il y ait un habitus dans l’intelligence spйculative
elle-mкme ; et c’est l’habitus de foi divinement infusй.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de saint Augustin s’entend des vertus morales, dont il parle en cet endroit. Ou
bien l’on peut dire qu’il parle des vertus quant а leur forme, qui est la
charitй.
2° Il y a une
certaine perfection de la cognitive en ce qu’elle obtempиre а la volontй qui
adhиre а Dieu.
3° Saint Augustin
parle de l’acte de foi en disant qu’il est dans la volontй non pas comme dans
un sujet mais comme dans une cause, en tant qu’il est commandй par la volontй.
4° Il faut
rйpondre de la mкme faзon au quatriиme argument.
5° Il n’est pas
nйcessaire que la disposition et l’habitus soient dans le mкme, si ce n’est
lorsque la disposition devient elle-mкme habitus ; comme on le voit
clairement dans les membres du corps, en lequel la disposition d’un membre
cause un effet dans un autre membre ; et semblablement dans les puissances
de l’вme, car de la bonne disposition de l’imagination s’ensuit dans
l’intelligence la perfection de la connaissance.
6° « Acte de
la volontй » se dit non seulement de l’acte que la volontй йlicite, mais
aussi de celui que la volontй commande ; voilа pourquoi le mйrite peut
rйsider dans les deux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
7° Un unique
habitus ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй ; mais il peut appartenir
а l’une en tant qu’elle a une relation а l’autre ; et c’est le cas de la
foi. Article 5 : La forme de la foi est-elle la
charitй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Si deux choses
se divisent par opposition, l’une ne peut кtre la forme de l’autre. Or la foi
et la charitй se divisent par opposition. La charitй n’est donc pas la forme de
la foi.
2° [Le rйpondant] disait que, considйrйes
en elles-mкmes, elles se divisent par opposition ; mais en tant
qu’ordonnйes а une fin unique, qu’elles mйritent par leurs actes, la charitй
est alors la forme de la foi. En sens contraire :
parmi les causes, deux sont extrinsиques, l’agent et la fin, et deux sont
intrinsиques, la forme et la matiиre. Or, que deux causes diffйrentes entre
elles se rejoignent en un unique principe extrinsиque, n’est pas une raison
pour qu’elles se rejoignent en un unique principe intrinsиque. Donc, que la
charitй soit la forme de la foi ne peut pas venir de ce que la foi et la
charitй sont ordonnйes а une fin unique.
3° [Le rйpondant] disait que la charitй
n’est pas la forme intrinsиque de la foi, mais extrinsиque, quasi exemplaire. En sens contraire : la reproduction reзoit son
espиce du modиle, c’est pourquoi saint Hilaire dit que « l’image est une
espиce qui ne diffиre pas de la chose qu’elle imite ». Or la foi ne reзoit
pas son espиce de la charitй. La charitй ne peut donc кtre la forme exemplaire
de la foi.
4° Toute forme
est soit substantielle, soit accidentelle, soit exemplaire. Or la charitй n’est
par forme substantielle de la foi, car dans ce cas elle serait indispensable а
son intйgritй ; ni non plus forme accidentelle, car alors la foi serait
plus noble que la charitй, comme le sujet est plus noble que l’accident ;
ni enfin exemplaire, car alors la charitй pourrait exister sans la foi, comme
le modиle peut exister sans la reproduction. La charitй n’est donc pas la forme
de la foi.
5° La rйcompense
correspond au mйrite. Or la rйcompense consiste principalement dans les trois
dots que sont la vision, qui succиde а la foi, la saisie, qui succиde а
l’espйrance, et la fruition, qui correspond а la charitй. Mais on dit que la
rйcompense consiste principalement dans la vision ; c’est pourquoi saint
Augustin dit que « cette vue est toute notre rйcompense ». Donc le
mйrite, comme la rйcompense, doit кtre attribuй а la foi ; et ainsi, parce
qu’elles sont ordonnйes au mйrite, la foi semble кtre la forme de la charitй
plutфt que l’inverse.
6° La perfection
d’un perfectible unique est unique. Or la forme de la foi est la grвce. Sa
forme n’est donc pas la charitй, puisque la charitй n’est pas identique а la
grвce.
7° А propos de
Mt 1, 2 : « Abraham engendra Isaac, etc. », la Glose dit : « la foi
l’espйrance, et l’espйrance la charitй » ; ce qui s’entend des actes
et non des habitus. L’acte de charitй dйpend donc de l’acte de foi. Or la forme
ne dйpend pas de ce dont elle est la forme, mais c’est l’inverse. La charitй
n’est donc pas la forme de la foi en tant qu’elles sont ordonnйes а l’acte
mйritoire.
8° On distingue
les habitus par les objets. Or les objets de la foi et de la charitй sont
diffйrents : ce sont le bien et le vrai. Donc leurs habitus, eux aussi, se
distinguent formellement. Or tout acte vient de la forme. Les actes de ces
habitus sont donc diffйrents ; et ainsi, mкme relativement а l’acte, il
n’est pas possible que la charitй soit la forme de la foi.
9° La charitй est
la forme de la foi en ce sens qu’elle dйtermine formellement la foi ; si
donc la charitй ne dйtermine formellement la foi que relativement а l’acte, la
charitй ne sera pas la forme de la foi, mais de l’acte de foi.
10° En
1 Cor. 13, 13, l’Apфtre dit : « Maintenant ces trois
choses demeurent : la foi, l’espйrance, la charitй » ; dans ce
passage, la foi, l’espйrance et la charitй sont distinguйes par opposition. Or
il semble qu’il parle de la foi formйe, car la foi informe n’est pas posйe
comme une vertu, comme on le dira. La foi formйe s’oppose donc а la
charitй ; la charitй ne peut donc кtre la forme de la foi.
11° Pour qu’un
acte soit un acte de vertu, on requiert de lui qu’il soit droit et qu’il soit
volontaire. Or, de mкme que le principe de l’acte volontaire est la volontй, de
mкme le principe de l’acte droit est la raison. Donc, de mкme que ce qui
appartient а la volontй est requis pour l’acte de vertu, de mкme ce qui
appartient а la raison l’est aussi. Et ainsi, de mкme que la charitй, qui est
dans la volontй, est la forme des vertus, de mкme aussi la foi, qui est dans la
raison. Et de la sorte, l’une ne doit pas кtre appelйe la forme de l’autre.
12° C’est par le
mкme principe qu’une chose est vivifiйe et qu’elle est formйe. Or la vie
spirituelle est attribuйe а la foi, comme on le voit clairement en
Hab. 2, 4 : « Mon juste vit de la foi. » La formation
des vertus doit donc, elle aussi, кtre attribuйe а la foi plutфt qu’а la
charitй.
13° En celui qui a
la grвce, l’acte de foi est formй. Or il est possible que l’acte de foi de tel
homme n’ait aucune relation а la charitй. L’acte de foi peut donc кtre formй
non par la charitй ; et ainsi, il ne semble pas que, mкme relativement а
l’acte, la charitй soit la forme de la foi.
En sens contraire :
1° La forme de la
foi est ce sans quoi la foi est informe. Or la foi sans la charitй est informe.
La charitй est donc la forme de la foi.
2° Saint Ambroise
dit que « la charitй est la mиre de toutes les vertus, elle qui les
dйtermine toutes formellement ».
3° Une vertu est
dite formйe pour autant qu’elle peut йliciter un acte mйritoire. Or aucun acte
ne peut кtre mйritoire et agrйable а Dieu, s’il ne procиde de l’amour. La
charitй est donc la forme de toutes les vertus.
4° C’est а sa
forme qu’une chose doit l’efficace de son opйration. Or la foi doit l’efficace
de son opйration а la charitй, car « la foi est agissante par la
charitй » (Gal. 5, 6). La charitй est donc la forme de la foi.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a diffйrentes opinions. En effet, certains ont prйtendu que la forme de la
foi et des autres vertus йtait la grвce elle-mкme, non une autre vertu, а moins
de poser que la grвce est essentiellement identique а la vertu. Mais cela est
impossible. Car, que la grвce diffиre de la vertu essentiellement ou qu’elle en
diffиre seulement rationnellement, la grвce se rapporte а l’essence de l’вme,
tandis que la vertu se rapporte а la puissance. Or, bien que l’essence soit la
racine de toutes les puissances, cependant toutes les puissances ne dйrivent
pas de l’essence а йgalitй, puisque certaines sont naturellement antйrieures
aux autres, et meuvent les autres. Il est donc йgalement nйcessaire que les
habitus qui sont dans les puissances infйrieures soient formйs par les habitus
qui sont dans les supйrieures ; et ainsi, la formation des vertus
infйrieures doit provenir de quelque vertu supйrieure, non immйdiatement de la
grвce.
C’est pourquoi
l’on dit quasi communйment que la charitй, йtant la principale des vertus, est
la forme des autres vertus, non seulement en tant qu’elle est identique а la
grвce ou que la grвce lui est insйparablement associйe, mais encore du fait
mкme qu’elle est charitй ; et ainsi, on dit йgalement qu’elle est la forme
de la foi. Mais comment la foi est formйe par la charitй, cela doit se
comprendre de la faзon suivante.
Chaque fois que
l’on a deux principes moteurs ou agents ordonnйs l’un а l’autre, ce qui dans
l’effet provient de l’agent supйrieur est quasi formel, tandis que ce qui
provient de l’agent infйrieur est quasi matйriel. Et cela se voit clairement
tant dans les rйalitйs naturelles que dans les morales. En effet, dans l’acte
de la puissance nutritive, la facultй de l’вme est comme un agent premier,
alors que la chaleur ignйe est comme un agent instrumental, comme il est dit au
deuxiиme livre sur l’Вme ; or ce
qui, dans la chair, qui est accrue par la nutrition, est du cфtй de la chaleur
ignйe, comme l’agrйgation des parties, ou la siccitй, ou quelque autre chose de
ce genre, cela est matйriel par rapport а l’espиce de la chair, qui vient de la
facultй de l’вme. De mкme aussi, puisque la raison commande aux puissances
infйrieures que sont l’irascible et le concupiscible, ce qui dans l’habitus du
concupiscible est du cфtй du concupiscible, а savoir un certain penchant а user
en quelque faзon des objets de convoitise, est quasi matйriel dans la
tempйrance, tandis que l’ordre, qui appartient а la raison, ainsi que la
rectitude, sont comme sa forme. Et il en va de mкme aussi dans les autres
vertus morales ; voilа pourquoi certains philosophes appelaient
« sciences » toutes les vertus, comme il est dit au sixiиme livre de
l’Йthique. Puis donc que la foi est
dans l’intelligence pour autant qu’elle est mue et commandйe par la volontй, ce
qui est du cфtй de la connaissance est quasi matйriel en elle, tandis que sa
formation doit кtre envisagйe du cфtй de la volontй. Et de la sorte, puisque la
charitй est la perfection de la volontй, la foi est informйe par la charitй.
Et le mкme
raisonnement vaut pour toutes les autres vertus telles qu’elles sont
considйrйes par le thйologien, c’est-а-dire en tant qu’elles sont les principes
de l’acte mйritoire. Mais un acte ne peut кtre mйritoire que s’il est volontaire,
comme on l’a dйjа dit. Et ainsi, l’on voit clairement que toutes les vertus que
le thйologien considиre sont dans les puissances de l’вme en tant qu’elles sont
mues par la volontй.
Rйponse aux objections :
1° L’on ne dit
pas que la charitй est la forme de la foi comme on dit que la forme est une
partie de l’essence — car dans ce cas elle ne pourrait s’opposer а la
foi — mais en tant que la foi reзoit de la charitй quelque
perfection ; ainsi йgalement dans l’univers, l’on dit que les йlйments supйrieurs
sont comme la forme des infйrieurs, tel l’air pour l’eau et l’eau pour la
terre, comme il est dit au quatriиme livre de la Physique.
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° La faзon dont
la charitй est appelйe forme est proche de la faзon dont nous appelons forme le
modиle ; car la part de perfection qui est dans la foi est amenйe par la
charitй ; de sorte que la charitй la possиde essentiellement, tandis que
la foi et les autres vertus, par participation.
4° Puisque l’habitus
mкme de charitй n’est pas intrinsиque а la foi, il ne peut кtre appelй sa forme
ni substantielle ni accidentelle ; mais il peut en quelque sorte кtre
appelй forme exemplaire. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que la charitй
puisse exister sans la foi. En effet, la foi n’a pas pour modиle la charitй en
tant qu’elle est foi — car ainsi, du cфtй de ce qui dans la foi appartient
а la connaissance, la foi prйcиde la charitй — mais seulement en tant
qu’elle est parfaite. Et ainsi, rien n’empкche que la foi, sous un aspect, soit
antйrieure а la charitй, de sorte que sans elle la charitй ne puisse pas
exister, et que sous un autre aspect celle-ci soit le modиle de la foi, qu’elle
forme toujours parce que la foi lui est toujours prйsente. Mais ce qui dans la
foi est causй par la charitй est intrinsиque а la foi, et nous dirons plus loin
comment cela est accidentel ou substantiel а la foi.
5° La volontй et
l’intelligence se prйcиdent l’une l’autre de diffйrentes faзons. En effet,
l’intelligence prйcиde la volontй dans la voie de rйception : car pour
qu’une chose meuve la volontй, il est nйcessaire qu’elle soit d’abord reзue
dans l’intelligence, comme cela est clairement montrй au troisiиme livre sur l’Вme. Mais dans le mouvoir ou l’agir, la
volontй est antйrieure : car toute action ou mouvement provient de la
volontй du bien ; et c’est pourquoi l’on dit que toutes les puissances
infйrieures sont mues par la volontй, dont l’objet propre est le bien sous
l’aspect de bien. Or la rйcompense se rйfиre au mode de rйception, mais le
mйrite au mode d’action ; et de lа vient que toute la rйcompense est
principalement attribuйe а l’intelligence ; et il est dit que « cette
vue est toute notre rйcompense », car la rйcompense commence dans
l’intelligence et elle est consommйe dans la volontй. Le mйrite est attribuй а
la charitй, car la premiиre а mouvoir pour opйrer les њuvres mйritoires est la
volontй, que la charitй perfectionne.
6° Qu’une chose
ait plusieurs perfections de mкme ordre, est impossible. Mais la grвce est
comme la perfection premiиre des vertus, tandis que la charitй est comme la
perfection prochaine.
7° L’acte de foi
qui prйcиde la charitй est un acte imparfait, attendant de la charitй sa
perfection ; en effet, la foi est antйrieure а la charitй sous un aspect,
et postйrieure sous un autre, comme on l’a dit.
8° Cette
objection vaut pour l’acte de foi qui est envisagй en soi, non en tant qu’il
est perfectionnй par la charitй.
9° Quand la
puissance supйrieure est parfaite, sa perfection cause une perfection dans
l’infйrieure ; et ainsi, puisque la charitй est dans la volontй, sa
perfection rejaillit en quelque sorte sur l’intelligence : et de la sorte
la charitй forme non seulement l’acte de foi, mais aussi la foi elle-mкme.
10° Dans cette
citation, l’Apфtre semble parler de ces habitus sans considйrer en eux la
raison formelle de vertu, mais plutфt qu’ils sont certains dons et certaines
perfections. Voilа pourquoi dans la mкme partie de son йpоtre il fait mention
de la prophйtie et de certaines autres grвces donnйes gratuitement, et qui ne
sont pas posйes comme des vertus. Cependant, s’il parle d’elles en tant
qu’elles sont des vertus, l’argument n’est toujours pas concluant. En effet, il
arrive que des choses soient distinguйes par opposition, alors que l’une est la
cause ou la perfection de l’autre ; par exemple le mouvement local
s’oppose aux autres mouvements, alors qu’il est leur cause ; et ainsi, la
charitй s’oppose aux autres vertus, bien qu’elle soit leur forme.
11° La raison peut
кtre envisagйe de deux faзons : d’abord en soi, ensuite en tant qu’elle
gouverne les puissances infйrieures. Donc, en tant qu’elle gouverne les
puissances infйrieures, elle est perfectionnйe par la prudence. Et de lа vient
que toutes les autres vertus morales, par lesquelles les puissances infйrieures
sont perfectionnйes, sont formйes par la prudence comme par une forme
prochaine. Mais la foi perfectionne la raison considйrйe en soi, en tant
qu’elle est spйculatrice du vrai ; il ne lui appartient donc pas de former
les vertus infйrieures, mais d’кtre formйe par la charitй, qui forme aussi les
autres, et la prudence elle-mкme : car c’est aussi en vue de la fin qui
est l’objet de la charitй que la prudence elle-mкme raisonne sur les moyens.
12° Une chose
commune est attribuйe spйcialement а quelque chose de deux faзons : soit
parce qu’elle lui convient trиs parfaitement, comme si nous attribuions le
connaоtre а l’intelligence ; soit parce qu’on la rencontre en premier en
lui : ainsi le vivre est attribuй а l’вme vйgйtative, comme cela est
clairement montrй au premier livre sur l’Вme,
parce que la vie apparaоt premiиrement dans ses actes. La vie spirituelle est
donc attribuйe а la foi, parce qu’elle apparaоt en premier dans son acte, bien
que son achиvement soit dans la charitй, et celle-ci est par consйquent la
forme des autres vertus.
13° En celui qui a
la charitй, il ne peut exister un acte de vertu qui ne soit pas formй par la
charitй. En effet, ou bien cet acte sera ordonnй vers la fin convenable, et ce
ne peut кtre que par la charitй en celui qui a la charitй ; ou bien il
n’est pas ordonnй vers la fin convenable, et dans ce cas il ne sera pas un acte
de vertu. Il est donc impossible que l’acte de foi soit formй par la grвce et
non par la charitй : car la grвce n’a de relation а l’acte que moyennant
la charitй. Article 6 : La foi informe est-elle une
vertu ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce que la foi
reзoit de la charitй ne peut кtre essentiel а la foi elle-mкme, puisque la foi
peut exister sans cela. Or une chose n’est pas placйe dans un genre par ce qui
lui est accidentel. Кtre formйe par la charitй ne place donc pas la foi dans le
genre de la vertu : elle est donc une vertu sans la forme de la charitй.
2° Rien n’est
opposй au vice que la vertu ou le vice. Or l’infidйlitй, qui est un vice, est
opposйe а la foi informe non comme а un vice ; donc comme а une
vertu ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus
3° [Le rйpondant] disait que l’infidйlitй
n’est opposйe qu’а la foi formйe. En sens
contraire : les habitus dont les actes sont opposйs sont
nйcessairement opposйs. Or les actes de la foi informe et de l’infidйlitй sont
opposйs : ce sont l’assentiment et le dissentiment. La foi informe est
donc opposйe а l’infidйlitй.
4° La vertu ne
semble pas кtre autre chose qu’un habitus perfectionnant une puissance. Or
l’intelligence est perfectionnйe par la foi informe. Celle-ci est donc une
vertu.
5° Les habitus
infus sont plus nobles que les habitus acquis. Or les habitus acquis que sont
les habitus politiques sont appelйs vertus mкme sans la charitй, tels qu’ils
sont posйs par les philosophes. Donc а bien plus forte raison, йtant un habitus
infus, la foi qui est un habitus informe est-elle une vertu.
6° Saint Augustin
dit que les vertus autres que la charitй peuvent exister sans la grвce. Donc la
foi informe, qui existe sans la grвce, est elle aussi une vertu.
En sens contraire :
1° Toutes les
vertus sont connexes, de sorte que celui qui en a une les a toutes, comme dit
saint Augustin. Or la foi informe n’est pas associйe aux autres. Elle n’est
donc pas une vertu.
2° Il n’y a
aucune vertu dans les dйmons. Or il y a en eux la foi informe, car « les
dйmons croient » (Jacq. 2, 19). La foi informe n’est donc pas
une vertu.
Rйponse :
Si l’on prend
la vertu au sens propre, la foi informe n’est pas une vertu. Et la raison en
est que la vertu, а proprement parler, est un habitus pouvant йliciter un acte
parfait. Or quand un acte dйpend de deux puissances, il ne peut кtre appelй
parfait que si la perfection se rencontre dans l’une et l’autre
puissance ; et on le voit clairement tant dans les vertus morales que dans
les intellectuelles.
En effet, la
connaissance des conclusions exige deux choses : l’intelligence des
principes, et la raison qui mиne les principes aux conclusions. Donc, soit que
l’on se trompe ou que l’on doute sur les principes, soit que le raisonnement
soit dйfaillant, ou encore que l’on n’en comprenne pas la force, l’on n’aura
pas en soi la parfaite connaissance des conclusions ; ni, par consйquent,
la science, qui est une vertu intellectuelle.
De mкme aussi,
l’acte convenable du concupiscible dйpend а la fois du concupiscible et de la
raison. Si donc la raison n’est pas perfectionnйe par la prudence, l’acte du
concupiscible ne peut кtre parfait, aussi enclin au bien que soit le
concupiscible ; pour cette raison, ni la tempйrance ni aucune vertu morale
ne peut exister sans la prudence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.
Puis donc que
l’acte de croire dйpend а la fois de l’intelligence et de la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, un tel acte ne peut кtre parfait que si а
la fois la volontй est perfectionnйe par la charitй, et l’intelligence par la
foi. Et de lа vient que la foi informe ne peut кtre une vertu.
Rйponse aux objections :
1° Une chose peut
кtre accidentelle а une autre considйrйe dans son genre naturel, et lui кtre
essentiel relativement au genre moral, c’est-а-dire au vice et а la
vertu ; ainsi la fin convenable pour le repas, ou n’importe quelle autre circonstance
due. Et semblablement, ce que la foi reзoit de la charitй lui est accidentel
quant а son genre naturel, mais essentiel relativement au genre moral ; et
ceci la pose, par consйquent, dans le genre de la vertu.
2° Le vice n’est
pas seulement opposй а la vertu parfaite, mais aussi а ce qui imparfait dans le
genre de la vertu, comme l’intempйrance а l’inclination naturelle qui est dans
le concupiscible pour le bien ; et l’infidйlitй s’oppose ainsi а la foi
informe.
3° Nous
l’accordons.
4° Par la foi
informe, l’intelligence n’est pas conduite а une perfection qui suffise pour la
vertu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
5° Les
philosophes ne considиrent pas les vertus comme des principes de l’acte
mйritoire ; voilа pourquoi les habitus non formйs par la charitй peuvent
кtre appelйs vertus selon eux, mais non selon le thйologien.
6° Saint Augustin
prend pour des vertus au sens large tous les habitus qui perfectionnent en vue
d’actes louables. Ou bien l’on peut dire que saint Augustin ne pense pas que
les habitus existant sans la grвce peuvent кtre appelйs des vertus, mais que
des habitus qui sont des vertus quand ils sont avec la grвce, demeurent sans la
grвce ; cependant ils ne sont pas alors des vertus. Article 7 : Y a-t-il un mкme habitus pour la
foi informe et la foi formйe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La grвce qui
survient n’a pas une moindre efficace dans le fidиle que dans l’infidиle. Or
dans l’infidиle, quand il se convertit, l’habitus de foi est infusй en mкme
temps que la grвce. Donc de mкme aussi dans le fidиle ; et ainsi,
l’habitus de foi formйe est autre que l’habitus de foi informe.
2° La foi informe
est le principe de la crainte servile, tandis que la foi formйe est celui de la
crainte chaste ou initiale. Or, la crainte filiale ou chaste survenant, la
crainte servile est chassйe. Donc, а la venue de la foi formйe, la foi informe
est chassйe, et ainsi, l’habitus n’est pas le mкme pour les deux.
3° Comme dit
Boиce, les accidents peuvent кtre corrompus, mais non altйrйs. Or l’habitus de
foi informe est un certain accident. Il ne peut donc кtre altйrй pour devenir
lui-mкme formй.
4° La vie
survenant, ce qui est mort s’en va. Or la foi informe, « qui est sans les
њuvres, est morte », comme il est dit en Jacq. 2, 26. А la venue
de la charitй, qui est le principe de la vie, la foi informe est donc фtйe, et
ainsi, elle ne devient pas formйe.
5° Deux accidents
ne deviennent pas un seul. Or la foi informe est un certain accident. Il ne
peut donc se faire que la charitй et elle deviennent un ; ce qui
semblerait nйcessaire si la foi informe devenait elle-mкme formйe.
6° Tout ce qui
diffиre par le genre diffиre aussi par l’espиce et le nombre. Or la foi informe
et la foi formйe diffиrent par le genre, puisque l’une est une vertu et l’autre
non. Elles diffиrent donc aussi par l’espиce et le nombre.
7° On distingue
les habitus par les actes. Or la foi formйe et l’informe ont des actes
diffйrents : croire en Dieu et croire а Dieu, ou croire Dieu. Ce sont donc
des habitus diffйrents.
8° Des habitus
diffйrents sont фtйs par des vices diffйrents, puisque chaque chose est фtйe
par son contraire, et qu’une seule est contraire а une autre. Or la foi formйe
est фtйe par le pйchй de fornication ; mais non la foi informe, qui ne
l’est que par le pйchй d’infidйlitй. La foi informe et la foi formйe sont donc
des habitus diffйrents.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 2, 26 : « La foi sans les њuvres est
morte » ; la Glose :
« par lesquelles elle revit ». C’est donc la foi informe elle-mкme,
qui a йtй morte, qui est formйe et revit.
2° Les rйalitйs
ne sont pas diversifiйes par ce qui est en dehors de leur essence. Or la
charitй est en dehors de l’essence de la foi. Кtre avec ou sans la charitй ne
diversifie donc pas l’habitus de foi.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a diffйrentes opinions. En effet, certains prйtendent que l’habitus qui a
йtй informe ne devient jamais formй, mais qu’avec la grвce elle-mкme est infusй
un certain habitus nouveau, qui est la foi formйe, et qu’а sa venue, l’habitus
de foi informe s’en va. Mais cela est impossible, car rien n’est chassй que par
son opposй. Si donc l’habitus de foi informe est chassй par l’habitus de foi
formйe, puisqu’il ne lui est opposй que sous l’aspect de l’informitй il sera
nйcessaire que l’informitй elle-mкme fasse partie de l’essence de la foi
informe, et ainsi, elle sera par son essence un habitus mauvais, et ne pourra
кtre un don de Dieu. En outre, lorsque quelqu’un pиche mortellement, la grвce
et la foi formйe sont фtйes, et cependant nous voyons la foi demeurer. Et ce
qu’ils affirment n’est pas probable, а savoir que le don de la foi informe lui
serait alors de nouveau infusй : car dans ce cas, du fait mкme que
quelqu’un pиche, il serait disposй а recevoir un don de Dieu.
Et c’est pourquoi
d’autres disent qu’а la venue de la charitй, ce n’est point l’habitus qui est
фtй, mais seulement l’acte de la foi informe. Mais cela non plus ne peut se
soutenir, car alors un habitus demeurerait inutilement. Et de plus, puisque
l’acte de foi informe n’a pas de contrariйtй essentielle avec l’acte de foi
formйe, il ne peut кtre empкchй par lui.
Et l’on ne peut
pas dire non plus que les deux actes et les deux habitus existent ensemble, car
tout acte que fait la foi informe, la foi formйe peut le faire. Le mкme acte
viendrait donc de deux habitus, ce qui ne convient pas.
Voilа pourquoi
il faut dire avec d’autres que, lorsque survient la charitй, la foi informe
demeure, et elle-mкme devient formйe ; et ainsi, seule l’informitй est
фtйe. Ce que l’on peut voir de la faзon suivante.
Dans les
puissances ou les habitus, la diversitй se prend d’une double
considйration : des objets, et des diffйrents modes d’action. La diversitй
des objets diffйrencie par l’essence les puissances et les habitus, comme la
vue diffиre de l’ouпe, et la chastetй de la force. Mais quant au mode d’action,
les puissances ne sont pas diffйrenciйes par l’essence, mais par le complet et
l’incomplet. En effet, voir plus ou moins clairement, ou exercer plus ou moins
promptement l’њuvre de chastetй, ne diffйrencient pas la puissance visuelle ou
l’habitus de chastetй, mais montrent que la puissance et l’habitus sont plus ou
moins parfaits.
Or la foi
formйe et la foi informe ne diffиrent pas par l’objet, mais seulement par le
mode d’action. Car la foi formйe donne а la vйritй premiиre son assentiment
d’une volontй parfaite, tandis que la foi informe, d’une volontй imparfaite. La
foi formйe et l’informe ne se distinguent donc pas comme deux habitus
diffйrents, mais comme un habitus parfait et imparfait. Par consйquent, puisque
le mкme habitus qui йtait auparavant imparfait peut devenir parfait, l’habitus
mкme de foi informe devient ensuite formй.
Rйponse aux objections :
1° La grвce n’a
pas une moindre efficace lorsqu’elle est infusйe au fidиle que lorsqu’elle est
infusйe а l’infidиle, mais c’est par accident qu’elle ne cause pas en celui qui
a la foi un autre habitus de foi, parce qu’elle trouve cet habitus ; de
mкme, par le cours d’un professeur, l’ignorant est enseignй, mais le savant
n’acquiert pas un nouvel habitus : il est fortifiй dans la science qu’il
avait dйjа.
2° Lorsque
survient la charitй, la crainte servile n’est pas exclue quant а la substance
du don, mais seulement quant а la servilitй. Et de mкme aussi lorsque survient
la grвce, la foi n’est фtйe que quant а l’informitй.
3° Bien que
l’accident ne puisse кtre altйrй, cependant le sujet de l’accident est altйrй
suivant quelque accident ; et ainsi, l’on dit que cet accident varie,
comme la blancheur devient plus ou moins grande lorsque le sujet est altйrй
suivant la blancheur.
4° La vie
survenant, il n’est pas nйcessaire que ce qui est mort soit фtй, mais que la
mort soit фtйe ; et ainsi, ce n’est pas la foi informe qui est фtйe par la
charitй, mais l’informitй.
5° Bien que deux
accidents ne deviennent pas un, cependant un accident peut кtre perfectionnй
par un autre, comme la couleur par la lumiиre ; et ainsi, la foi est
perfectionnйe par la charitй.
6° On dit que la
foi informe et la foi formйe diffиrent par le genre, non pas comme si elles
existaient en des genres diffйrents, mais comme le parfait qui atteint la
raison formelle du genre et l’imparfait qui ne l’atteint pas encore. Il n’est
donc pas nйcessaire qu’elles diffиrent numйriquement, comme ce n’est pas non
plus nйcessaire pour l’embryon et l’animal.
7° Croire а Dieu,
croire Dieu et croire en Dieu, ces expressions ne dйsignent pas diffйrents
actes, mais diffйrentes circonstances du mкme acte de vertu. En effet, il y a
dans la foi une part de connaissance, en tant que la foi est une preuve. Et
ainsi, quant au principe de cette argumentation, l’acte de foi se dit
« croire а Dieu » : car si le croyant est mы а assentir а une
chose, c’est parce qu’elle est dite par Dieu. Quant а la conclusion а laquelle
il donne son assentiment, l’acte de foi se dit « croire Dieu » :
car la vйritй premiиre est l’objet propre de la foi. Et quant а la part de
volontй, l’acte de foi se dit « croire en Dieu ». Mais ce n’est
parfaitement un acte de vertu que s’il a toutes ces circonstances.
8° Par la
fornication et les autres pйchйs, hormis l’infidйlitй, la foi formйe est фtйe
non quant а la substance de l’habitus, mais seulement quant а la forme. Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la
vйritй premiиre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La foi est
expliquйe dans le Symbole. Or dans le Symbole sont posйes de nombreuses choses
qui concernent les crйatures. L’objet de la foi n’est donc pas seulement la
vйritй premiиre.
2° [Le rйpondant] disait que les choses
qui, dans le Symbole, concernent les crйatures, se rapportent а la foi comme
par accident et secondairement. En sens
contraire : la considйration d’une science s’йtend par soi а toutes
les choses auxquelles s’йtend l’efficace du mйdium propre par lequel elle
procиde. Or le mйdium de la foi consiste а croire а Dieu qui dit quelque
chose ; car ce qui meut le fidиle а assentir, c’est qu’il pense qu’une
chose a йtй dite par Dieu. Or on doit croire а Dieu non seulement au sujet de
la vйritй premiиre, mais au sujet de n’importe quelle vйritй. N’importe quelle
vйritй est donc par elle-mкme matiиre et objet de foi.
3° On distingue
les actes par les objets. Or l’acte de foi et la vision de Dieu dans sa forme
sont des actes diffйrents. Puis donc que l’objet de la vision susdite est la
vйritй premiиre elle-mкme, celle-ci ne sera pas objet de l’acte de foi.
4° La vйritй
premiиre est а la foi ce que la lumiиre est а la vue. Or la lumiиre n’est pas
objet par soi de la vue, mais c’est plutфt la couleur en acte, comme dit
Ptolйmйe. La vйritй premiиre n’est donc pas non plus objet par soi de la foi.
5° La foi porte
sur des objets complexes ; а eux seuls, en effet, l’on peut assentir comme
а des choses vraies. Or la vйritй premiиre est une vйritй incomplexe. L’objet
de la foi n’est donc pas la vйritй premiиre.
6° Si la vйritй
premiиre йtait objet par soi de la foi, rien de ce qui concerne purement la
crйature ne concernerait la foi. Or la rйsurrection de la chair concerne
purement la crйature ; et cependant elle est au nombre des articles de
foi. La vйritй premiиre n’est donc pas seulement par soi objet de la foi.
7° De mкme que le
visible est objet de la vue, de mкme le crйdible est objet de la foi. Or de
nombreuses choses autres que la vйritй premiиre sont crйdibles. La vйritй
premiиre n’est donc pas par soi objet de foi.
8° La
connaissance que l’on a des choses relatives entre elles est la mкme, йtant
donnй que l’une est incluse dans la dйfinition de l’autre. Or le Crйateur et la
crйature se disent relativement. Donc, quel que soit l’habitus cognitif dont le
Crйateur est objet, la crйature en sera aussi l’objet ; et ainsi, il est
impossible que la vйritй premiиre seulement soit objet de foi.
9° En n’importe
quelle connaissance, ce а quoi nous sommes amenйs est l’objet, et ce par quoi
nous y sommes amenйs est le mйdium. Or dans la foi, nous sommes amenйs а
assentir а des vйritйs а la fois sur Dieu et sur les crйatures par la vйritй
premiиre, en tant que nous croyons Dieu vйridique. La vйritй premiиre ne se
comporte donc pas dans la foi comme l’objet de connaissance, mais plutфt comme
le mйdium.
10° De mкme que la
charitй est une vertu thйologale, de mкme йgalement la foi. Or la charitй n’a
pas seulement Dieu pour objet, mais aussi le prochain ; et c’est pourquoi
deux prйceptes de charitй sont donnйs concernant l’amour de Dieu et celui du
prochain. Donc la foi aussi a pour objet non seulement la vйritй premiиre, mais
aussi la vйritй crййe.
11° Saint Augustin
dit que, dans la patrie, nous verrons les rйalitйs elles-mкmes, tandis qu’ici
nous regardons les images des rйalitйs. Or la vision de foi appartient а l’йtat
de voie. La vision de foi se fait donc par des images. Or les images par
lesquelles notre intelligence voit, sont les rйalitйs crййes. L’objet de la foi
est donc la vйritй crййe.
12° La foi est
intermйdiaire entre la science et l’opinion, comme le montre clairement la
dйfinition d’Hugues de Saint-Victor. Or la science et l’opinion portent sur un
objet complexe. Donc la foi aussi ; et ainsi, son objet ne peut кtre la
vйritй premiиre, qui est simple.
13° Le principe de
la foi semble кtre la rйvйlation prophйtique, par laquelle nous ont йtй
annoncйes les rйalitйs divines. Or l’objet de la prophйtie n’est pas la vйritй
premiиre, mais bien au contraire les rйalitйs crййes, qui sont concernйes par
des diffйrences temporelles dйterminйes. L’objet de la foi n’est donc pas non
plus la vйritй premiиre.
14° La vйritй
contingente n’est pas la vйritй premiиre. Or quelque vйritй de foi est une
vйritй contingente. En effet, que le Christ ait souffert, cela a йtй
contingent, puisque cela йtait dйpendant de son libre arbitre et aussi de celui
des meurtriers, et cependant la foi porte sur la Passion du Christ. La vйritй
premiиre n’est donc pas l’objet propre de la foi.
15° La foi, а
proprement parler, ne porte que sur des objets complexes. Or, en certains
articles de foi, la vйritй premiиre se prйsente comme incomplexe ; comme
lorsque nous disons que Dieu a souffert ou est mort. La vйritй premiиre n’y est
donc pas touchйe comme objet de foi.
16° La vйritй
premiиre a un double rapport а la foi : elle l’atteste, et c’est sur elle
que la foi porte. Or l’on ne peut la poser comme objet de foi en tant qu’elle
l’atteste, car dans ce cas, elle est hors de l’essence de la foi ; ni non
plus comme ce sur quoi elle porte, car alors tous les йnoncйs qui seraient
formйs concernant la vйritй premiиre seraient des choses crйdibles ; ce
qui est manifestement faux. La vйritй premiиre n’est donc pas objet propre de
la foi.
En sens contraire :
1° Denys dit que
la foi porte sur « la vйritй simple, perpйtuelle, immuable ». Or
seule la vйritй premiиre est telle ; donc, etc.
2° Une vertu
thйologale a la mкme chose pour fin et pour objet. Or la fin de la foi est la
vйritй premiиre, dont la foi mйrite la vision а dйcouvert. Son objet est donc,
lui aussi, la vйritй premiиre.
3° Saint Isidore
dit que l’article est une perception de la vйritй divine. Or la foi est
contenue dans les articles. La vйritй divine est donc l’objet de la foi.
4° La foi est au
vrai ce que la charitй est au bien. Or l’objet par soi de la charitй est le
souverain bien, car la charitй aime Dieu, et le prochain pour Dieu. L’objet de
la foi est donc la vйritй premiиre.
Rйponse :
L’objet par soi
de la foi est la vйritй premiиre. Et voici comment le comprendre. Un habitus
n’est une vertu que si son acte est toujours bon ; car sinon il ne serait
pas la perfection de la puissance. Puis donc que l’acte de l’intelligence est
bon parce qu’il considиre le vrai, il est nйcessaire que l’habitus existant
dans l’intelligence ne puisse кtre une vertu que s’il est tel que par lui on
dise infailliblement le vrai ; et pour cette raison, ce n’est pas
l’opinion qui est une vertu intellectuelle, mais la science et l’intelligence
[des principes], comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.
Mais la foi,
que l’on pose comme une vertu, ne peut devoir cela а l’йvidence mкme des
choses, puisqu’elle porte sur ce que l’on ne voit pas. Il est donc nйcessaire
qu’elle le tienne de ce qu’elle adhиre а quelque tйmoignage en lequel la vйritй
se rencontre infailliblement. Or de mкme que tout кtre crйй, en ce qui le
concerne, est vain et dйfectueux, а moins d’кtre maintenu par l’кtre incrйй, de
mкme aussi toute vйritй crййe est dйfectueuse, а moins d’кtre rectifiйe par la
vйritй incrййe. C’est pourquoi assentir au tйmoignage de l’ange ou de l’homme
ne conduirait pas infailliblement а la vйritй si l’on ne considйrait en eux le
tйmoignage de Dieu qui parle. Il est donc nйcessaire que la foi, qui est posйe
comme une vertu, fasse adhйrer l’intelligence de l’homme а cette vйritй qui
consiste dans la connaissance divine, en transcendant la vйritй de sa propre
intelligence. Et ainsi, le fidиle, « par la vйritй simple, perpйtuelle,
immuable, est dйlivrй des variations instables de l’erreur », comme dit
Denys au septiиme chapitre des Noms
divins.
Or la vйritй de
la connaissance divine se comporte ainsi : elle porte premiиrement et
principalement sur la rйalitй incrййe elle-mкme, et en quelque sorte
consйquemment sur les crйatures, en tant que Dieu en se connaissant connaоt
toutes les autres choses. Et ainsi, la foi, qui unit l’homme а la connaissance
divine par l’assentiment, a Dieu mкme comme objet principal ; et les
autres choses, quelles qu’elles soient, comme adjointes par voie de
consйquence.
Rйponse aux objections :
1° Tout ce qui,
dans le Symbole, concerne les crйatures, n’est matiиre de foi que dans la
mesure oщ quelque chose de la vйritй premiиre lui est adjoint ; en effet,
la Passion elle-mкme ne se tient sous la foi que dans la mesure oщ nous croyons
que Dieu a souffert, et la Rйsurrection seulement dans la mesure oщ nous
croyons qu’elle s’est faite par la puissance divine.
2° Bien qu’il
faille croire а propos de tout par le tйmoignage divin, cependant celui-ci,
comme aussi la connaissance divine, porte premiиrement et principalement sur
soi-mкme, et consйquemment sur les autres choses ;
Jn 8, 18 : « Je me rends tйmoignage а moi-mкme, et mon Pиre
qui m’a envoyй me rend aussi tйmoignage. » La foi (porte) donc principalement
sur Dieu, et sur les autres par voie de consйquence.
3° La vйritй
premiиre est objet de la vision de la patrie comme apparaissant dans sa forme,
mais objet de la foi comme non apparente ; donc, bien que l’objet des deux
actes soit rйellement identique, cependant il n’est pas le mкme
rationnellement. Et ainsi, l’objet formellement diffйrent fait diffйrer
l’espиce de l’acte.
4° La lumiиre est
d’une certaine faзon l’objet de la vue, et d’une autre faзon elle ne l’est pas.
En effet, en tant que la lumiиre n’est vue par nos yeux que parce qu’elle
s’unit, par rйflexion ou autrement, а un corps dйterminй, on ne dit pas qu’elle
est objet par soi de la vue, mais on le dit plutфt de la couleur, qui est
toujours dans un corps dйterminй. Mais en tant que rien ne peut кtre vu qu’au
moyen de la lumiиre, on dit que la lumiиre est le premier visible, comme le dit
le mкme Ptolйmйe. Et de la sorte, la vйritй premiиre est aussi premiиrement et
par soi objet de la foi.
5° La rйalitй
connue est appelйe objet de connaissance, en tant qu’elle subsiste en elle-mкme
hors de celui qui connaоt, bien qu’il n’y ait connaissance d’une telle chose
que par ce qui, d’elle, est dans le connaissant ; ainsi la couleur de la
pierre, qui est objet de la vue, n’est connue que par son espиce dans l’њil.
Donc la vйritй premiиre, qui est simple en elle-mкme, est objet de la
foi ; mais notre intelligence la reзoit а sa faзon, par voie de
composition. Et ainsi, йtant donnй qu’а la composition faite elle donne son
assentiment comme а une proposition vraie, elle tend vers la vйritй premiиre
comme vers un objet ; et ainsi, rien n’empкche que l’objet de la foi soit
la vйritй premiиre, bien que la foi porte sur des objets complexes.
6° La
rйsurrection de la chair et les autres choses de ce genre appartiennent aussi а
la vйritй premiиre, en tant qu’elles sont l’њuvre de la puissance divine.
7° Toutes les
choses crйdibles, dиs lors qu’elles sont attestйes par Dieu, doivent
nйcessairement porter principalement sur la vйritй premiиre, et secondairement
sur les rйalitйs crййes, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans le corps de
l’article. Quant aux autres choses crйdibles, elles ne sont pas objets de la
foi dont nous parlons maintenant.
8° Le Crйateur
n’est pas objet de la foi sous l’aspect de Crйateur, mais comme vйritй
premiиre. Il n’est donc pas nйcessaire que l’objet par soi de la foi soit la
crйature : en effet, ce n’est pas parce que la connaissance que l’on a du
maоtre et de l’esclave, en tant que tels, est la mкme, que quiconque connaоt
quelque chose du maоtre, connaоt quelque chose de l’esclave.
9° Bien que par
la vйritй premiиre nous soyons amenйs aux crйatures, cependant elle nous
conduit principalement а elle-mкme, car elle tйmoigne principalement
d’elle-mкme ; la vйritй premiиre se comporte donc dans la foi comme le
mйdium et comme l’objet.
10° La charitй
envers le prochain n’aime que Dieu ; il ne s’ensuit donc pas que l’objet
de la charitй soit quelque chose d’autre que le souverain bien.
11° Les images par
lesquelles la foi regarde quelque chose sont non pas l’objet de la foi, mais ce
par quoi la foi tend vers son objet.
12° Bien que la
foi porte sur un objet complexe quant а ce qui est en nous, cependant, quant а
ce vers quoi la foi nous conduit comme vers un objet, elle porte sur une vйritй
simple.
13° Bien que la prophйtie
ait pour matiиre les rйalitйs crййes et temporelles, cependant elle a pour fin
la rйalitй incrййe. En effet, toutes les rйvйlations prophйtiques, mкme celles
qui concernent les rйalitйs crййes, sont ordonnйes а ce que Dieu soit connu de
nous. Voilа pourquoi la prophйtie amиne а la foi comme а une fin. Et il n’est
pas nйcessaire que l’objet ou la matiиre soit identique pour la prophйtie et
pour la foi : bien que la foi et la prophйtie portent parfois sur la mкme
chose, ce n’est cependant pas sous le mкme aspect ; par exemple, il y eut
sur la Passion du Christ la prophйtie des anciens et la foi ; mais la
prophйtie quant а ce qui en elle йtait temporel, la foi quant а ce qui en elle
йtait йternel.
14° La foi ne
porte sur la Passion que dans la mesure oщ elle est unie а la vйritй йternelle,
en tant que la Passion est rйfйrйe а Dieu. De plus, bien que la Passion,
considйrйe en elle-mкme, soit contingente, cependant, en tant qu’elle se tient
sous la prescience divine, telle qu’elle est objet de foi et de prophйtie, elle
a une vйritй immuable.
15° Le sujet est
pour toute la proposition comme une matiиre ; donc, bien qu’en de telles
propositions, quand nous disons : « Dieu a souffert », seul le
sujet dйsigne quelque chose d’incrйй, cependant l’on dit que toute la
proposition porte sur une rйalitй incrййe comme sur une matiиre : et de la
sorte, il n’est pas exclu que la foi ait la vйritй premiиre pour objet.
16° La vйritй
premiиre est appelйe objet de la foi, parce que c’est sur elle que la foi
porte. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que n’importe quel йnoncй formй а
propos de Dieu soit une chose crйdible, mais seulement celui qu’atteste la
vйritй divine ; de mкme aussi, le corps mobile est le sujet de la
philosophie de la nature, et cependant tous les йnoncйs qui peuvent кtre formйs
sur le corps mobile ne sont pas des objets de science, mais ceux-lа seulement
qui sont manifestйs par les principes de la philosophie de la nature. Or le
tйmoignage de la vйritй premiиre se comporte dans la foi comme le principe dans
les sciences dйmonstratives. Article 9 : La foi peut-elle porter sur des
choses que l’on sait ?
Objections : Il semble que
oui.
1° Tout ce qui
peut кtre prouvй par un raisonnement nйcessaire peut кtre su. Or, selon Richard
de Saint-Victor, pour tout ce qu’il faut croire, il ne manque pas de raison non
seulement probable, mais aussi nйcessaire. La science peut donc porter sur les
choses que l’on croit.
2° La lumiиre de
la grвce infusйe divinement est plus efficace que la lumiиre de la nature. Or
les choses qui nous sont manifestйes par la lumiиre naturelle de la raison sont
sues ou comprises de nous, et pas seulement crues. Donc celles qui viennent а
notre connaissance par la lumiиre de la foi divinement infusйe sont sues de
nous, et pas seulement crues.
3° Le tйmoignage
de Dieu est plus certain et plus efficace que celui d’un homme, si savant
soit-il. Or il arrive que celui dont le discours repose sur la parole d’un
savant, ait la science : on le voit clairement dans les sciences
subalternйes, dont les principes reposent sur les sciences subalternantes. Donc
а bien plus forte raison la science peut-elle porter sur les choses qui
appartiennent а la foi, puisqu’elles reposent sur le tйmoignage divin.
4° Chaque fois
que l’intelligence est contrainte par nйcessitй а assentir, elle a la science
des choses auxquelles elle donne son assentiment : en effet, une infйrence
а partir de principes nйcessaires cause la science. Or celui qui croit donne
son assentiment par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi : il
est dit en effet en Jacq. 2, 19 que « les dйmons croient,
et ils tremblent » ; ce qui ne peut avoir lieu par leur volontй,
puisque celle-ci ne peut кtre louable ; et ainsi, il reste qu’ils
consentent par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi. La science peut
donc porter sur celles-ci.
5° Les choses que
l’on connaоt naturellement, sont sues, ou plus certainement connues que celles
qui sont sues. Or « la connaissance de Dieu a йtй naturellement semйe en
tous », comme dit saint Jean Damascиne ; et la foi est un moyen de
connaоtre Dieu. Les choses qui appartiennent а la foi peuvent donc кtre sues.
6° L’opinion est
plus loin de la science que la foi. Or la science et l’opinion peuvent porter
sur un mкme objet : par exemple, si l’on sait une seule et mкme conclusion
а la fois par un syllogisme dйmonstratif et par un syllogisme dialectique. La
science et la foi peuvent donc, elles aussi, porter sur un mкme objet.
7° Que le
Christ a йtй conзu, est article de foi. Or la bienheureuse Vierge l’a su par
expйrience. La mкme chose peut donc кtre en mкme temps sue et crue.
8° Que Dieu
est un, est posй parmi les choses crйdibles. Or cela est prouvй
dйmonstrativement par les philosophes ; et ainsi, cela peut кtre su. La
foi et la science peuvent donc porter sur un mкme objet.
9° L’existence de
Dieu est une certaine chose crйdible. Mais nous ne croyons pas cela parce que
c’est agrйable а Dieu : car nul ne peut estimer qu’une chose est agrйable
а Dieu, s’il n’estime d’abord que le Dieu qui agrйe existe ; et ainsi,
l’estimation par laquelle on estime que Dieu existe, prйcиde l’estimation par
laquelle on pense qu’une chose est agrйable а Dieu, et elle ne peut кtre causйe
par celle-ci. Or ce qui nous conduit а croire ce que nous ignorons, c’est que
nous croyons que cela est agrйable а Dieu. L’existence de Dieu est donc crue et
sue.
En sens contraire :
1° La matiиre ou
l’objet principal de la foi est la vйritй premiиre. Or la science de l’homme ne
peut porter sur la vйritй premiиre, c’est-а-dire sur Dieu, comme on le voit
chez Denys, au premier chapitre des Noms
divins. La foi et la science ne peuvent donc pas porter sur le mкme objet.
2° La science est
perfectionnйe par la raison. Or la raison anйantit la force de la foi :
« La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des
preuves expйrimentales. » La foi et la science ne se rejoignent donc pas
dans un mкme objet.
3°
1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait,
ce qui est partiel prendra fin. » Or la connaissance de foi est partielle,
c’est-а-dire imparfaite, tandis que la connaissance de science est parfaite.
Donc la science abolit la foi.
Rйponse :
Selon saint
Augustin au livre sur la Vision de Dieu,
« on croit les choses qui ne sont pas prйsentes а nos sens, si elles
s’appuient sur un tйmoignage qui prйsente quelque probabilitй ; mais on
voit celles qui sont а portйe des sens du corps et de l’esprit ». Et cette
diffйrence est йvidente quant aux choses qui tombent sous les sens du
corps : en effet, l’on voit manifestement ce qui en elles est а portйe des
sens et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui dans les sens de l’esprit est dit кtre
а portйe, voilа qui est plus cachй. Cependant, ces choses sont dites а portйe
de l’intelligence, qui ne dйpassent pas sa capacitй, de sorte que le regard de
l’intelligence s’y йtablit : car ce n’est pas а cause du tйmoignage d’un
autre que l’on donne son assentiment а de telles choses, mais а cause du
tйmoignage de sa propre intelligence. Mais les choses qui dйpassent la
puissance de l’intelligence, il est dit qu’elles ne sont pas prйsentes aux sens
de l’esprit, de sorte que l’intelligence ne peut s’y йtablir ; par
consйquent, nous ne pouvons pas y assentir а cause de notre propre tйmoignage,
mais а cause d’un tйmoignage d’un autre : et voilа proprement ce que l’on
appelle des choses crues.
L’objet de la
foi est donc proprement ce qui n’est pas prйsent а l’intelligence — en
effet, on croit les choses qui ne sont pas prйsentes, mais on voit celles qui
sont prйsentes, comme dit saint Augustin dans le mкme livre — ou encore la
rйalitй non apparente, c’est-а-dire la rйalitй qu’on ne voit pas : car,
comme il est dit en Hйbr. 11, 1, « la foi est la preuve des
choses qu’on ne voit pas ». Or chaque fois que manque la raison formelle
de l’objet propre, il est nйcessaire que l’acte lui aussi fasse dйfaut ;
donc, aussitфt qu’une chose commence а кtre prйsente ou apparente, elle ne peut
se tenir sous l’acte de foi comme son objet. Or tout ce qui est su, au sens
propre de la science, est connu au moyen d’une analyse par les principes
premiers, qui sont par soi а portйe de l’intelligence ; et ainsi, toute
science s’accomplit dans la vision d’une rйalitй prйsente. Il est donc
impossible que la foi et la science portent sur un mкme objet.
Cependant, il
faut savoir qu’une chose peut кtre crйdible de deux faзons. D’abord absolument,
а savoir, ce qui dйpasse la puissance de l’intelligence de tous les hommes qui
sont dans l’йtat de voie ; par exemple, que Dieu est trine et un, et les
choses de ce genre. Et il est impossible qu’un homme ait la science de ces
choses, mais n’importe quel fidиle donne son assentiment а ce genre de choses а
cause du tйmoignage de Dieu, а la portйe de qui elles sont, et de qui elles
sont connues. Ensuite, une chose est crйdible non pas absolument mais
relativement а quelqu’un : c’est ce qui ne dйpasse pas la puissance de
tous les hommes, mais seulement de quelques-uns ; ainsi les choses qui
peuvent кtre sues dйmonstrativement au sujet de Dieu, comme l’affirmation que
Dieu est un ou incorporel, et les choses de ce genre. Et quant а elles, rien
n’empкche qu’elles soient sues par quelques-uns qui en ont les dйmonstrations,
et crues par les autres qui n’en ont pas perзu les dйmonstrations. Mais il est
impossible qu’elles soient sues et crues par le mкme.
Rйponse aux objections :
1° Tout ce qui
doit кtre cru, si ce n’est pas йvident par soi, a une raison non seulement
probable, mais nйcessaire, « quoiqu’il arrive qu’elle soit inconnue de
notre industrie » comme l’ajoute Richard au mкme endroit ; les
raisons des choses crйdibles nous sont donc inconnues, mais sont connues de
Dieu et des bienheureux, qui sur ces choses n’ont pas la foi mais la vision.
2° Bien que la
lumiиre divinement infusйe soit plus efficace que la lumiиre naturelle,
cependant nous n’y participons pas parfaitement dans l’йtat prйsent, mais
imparfaitement. Voilа pourquoi, en raison de son imparfaite participation, il
se produit que nous ne sommes pas conduits par cette lumiиre infuse а la vision
des choses pour lesquelles la connaissance est donnйe ; mais ce sera le
cas dans la patrie, lorsque nous participerons parfaitement а cette lumiиre, et
oщ « dans la lumiиre de Dieu nous verrons la lumiиre » [Ps. 35].
3° Celui qui a
une science subalternйe n’atteint pas parfaitement la raison formelle de
science, si ce n’est en tant que sa connaissance est unie en quelque sorte а la
connaissance de celui qui a la science subalternante. Nйanmoins, on attribue au
savant infйrieur la science non pas des choses qu’il suppose, mais des conclusions
qui dйcoulent nйcessairement des principes supposйs. Et de la sorte, on peut
attribuer aussi au fidиle la science des choses qui sont conclues а partir des
articles de foi.
4° Ce n’est pas
par leur volontй que les dйmons donnent leur assentiment aux choses qu’ils sont
dits croire, mais en йtant contraints par l’йvidence des preuves qui dйmontrent
que ce que les fidиles croient est vrai ; quoique ces preuves ne fassent
pas apparaоtre ce qui est cru au point que l’on puisse dire qu’ils ont la vision
des choses qui sont crues. Par consйquent, l’acte de croire est attribuй quasi
йquivoquement aux hommes fidиles et aux dйmons : et la foi n’est pas en
ceux-ci par une lumiиre de grвce infuse comme c’est le cas pour les fidиles.
5° La foi ne
porte pas sur Dieu quant а ce que l’on connaоt de lui naturellement, mais quant
а ce qui dйpasse la connaissance naturelle.
6° Il ne semble
pas possible que l’on ait en mкme temps science et opinion sur un mкme
objet : car l’opinion s’accompagne de la crainte de l’autre partie,
crainte que la science exclut. Et semblablement, il n’est pas possible que la
foi et la science portent sur un mкme objet.
7° La
bienheureuse Vierge pouvait certes savoir qu’elle n’avait pas conзu son fils en
s’unissant а un homme ; mais par quelle puissance cette conception avait
eu lieu, elle ne put le savoir, mais elle crut а l’Ange qui lui dit :
« l’Esprit Saint surviendra en toi, etc. »
8° Que Dieu est
un, dans la mesure oщ cela est dйmontrй, n’est pas posй comme un article de
foi, mais comme prйsupposй aux articles : en effet, la connaissance de foi
prйsuppose une connaissance naturelle, comme la grвce prйsuppose aussi la
nature. Mais l’unitй de l’essence divine telle qu’elle est posйe par les
fidиles, c’est-а-dire avec la toute-puissance et la providence de toutes
choses, et d’autres choses du mкme genre, qui ne peuvent pas кtre prouvйes,
constitue un article.
9° Quelqu’un peut
commencer а croire ce qu’il ne croyait pas auparavant, mais estimait plus
faiblement ; il est donc possible que quelqu’un, avant de croire que Dieu
existe, ait estimй que Dieu existe, et qu’il lui plaоt que l’on croie qu’il
existe. Et ainsi, quelqu’un peut croire, parce que cela plaоt а Dieu, que Dieu
existe, bien que ce ne soit pas non plus un article, mais un antйcйdent а
l’article, car cela est prouvй dйmonstrativement. Article 10 : Est-il nйcessaire а l’homme
d’avoir la foi ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme il
est dit en Deut. 32, 4, « les њuvres de Dieu sont
parfaites ». Or une chose n’est parfaite que si elle est pourvue de ce qui
lui est nйcessaire pour obtenir sa fin propre. Chaque chose, dиs
l’йtablissement de sa nature, a donc йtй pourvue de ce qui lui suffit pour
obtenir sa fin ultime. Or les choses qui appartiennent а la foi sont au-dessus
de la connaissance qui convient а l’homme par sa condition naturelle. La foi,
par laquelle de telles choses sont reзues ou connues, n’est donc pas nйcessaire
а l’homme pour qu’il obtienne sa fin.
2° [Le rйpondant] disait que l’homme,
par sa condition naturelle, a йtй pourvu de tout ce qui est nйcessaire pour
obtenir une fin naturelle telle que la fйlicitй de la voie que posent les
philosophes, mais non pour obtenir la fin surnaturelle qui est la bйatitude
йternelle. En sens contraire : l’homme,
dиs l’йtablissement de sa nature, a йtй fait pour кtre participant de la
bйatitude йternelle : c’est en effet pour cela que Dieu a йtabli une
nature raisonnable capable de lui, comme on le lit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 1. Donc dans la
nature mкme de l’homme ont dы кtre dйposйs les principes par lesquels il puisse
obtenir sa cette fin.
3° De mкme
que la connaissance est nйcessaire pour obtenir la fin, de mкme aussi
l’opйration. Or, pour l’obtention de la fin surnaturelle nous sont donnйs des
habitus de vertus ordonnant non pas а d’autres њuvres que celles auxquelles
nous sommes ordonnйs par la raison naturelle, mais aux mкmes њuvres а faire de
faзon plus parfaite : en effet, la chastetй infuse et la chastetй acquise
semblent avoir le mкme acte, qui est de rйfrйner les plaisirs de la sexualitй.
Il йtait donc nйcessaire, pour l’obtention de la fin surnaturelle, que nous
soit infusй un habitus cognitif ordonnй а connaоtre non pas d’autres choses que
celles que nous pouvons connaоtre naturellement, mais les mкmes choses de faзon
plus parfaite : et ainsi, il ne semble pas qu’il ait йtй nйcessaire au
salut d’avoir foi а ce qui n’apparaоt pas а la raison.
4° La puissance
n’a pas besoin d’habitus pour ce а quoi elle est naturellement
dйterminйe ; on le voit clairement dans les puissances irrationnelles, qui
accomplissent leurs њuvres sans l’intermйdiaire d’un habitus, comme les
puissances nutritive et gйnйrative. Or l’intelligence humaine est naturellement
dйterminйe а connaоtre Dieu. Elle n’a donc pas besoin de l’habitus de foi pour
кtre amenйe а la connaissance de Dieu.
5° Ce qui
peut obtenir la fin par soi-mкme est plus parfait que ce qui ne peut pas
l’obtenir par soi-mкme. Or les autres animaux peuvent obtenir leurs fins par
les principes naturels. Puis donc que l’homme est plus parfait qu’eux, il
semble que la connaissance naturelle lui suffise pour obtenir sa fin ; et
ainsi, il n’a pas besoin de la foi.
6° Ce qui
est rйputй vicieux ne semble pas кtre nйcessaire au salut. Or кtre crйdule est
rйputй vicieux ; c’est pourquoi il est dit en
Eccli. 19, 4 : « Celui qui croit trop vite est lйger de
cњur. » Croire n’est donc pas nйcessaire au salut.
7° Puisqu’il
faut surtout croire Dieu, nous devons croire davantage celui dont il est mieux
йtabli que Dieu lui a parlй. Or il est mieux йtabli que Dieu parle par
l’instinct de la raison naturelle que par quelque prophиte ou apфtre, puisqu’il
est trиs certain que Dieu est l’auteur de toute la nature. Nous devons donc
adhйrer aux choses que dicte la raison plutфt qu’а celles prкchйes par les
apфtres ou les prophиtes, et sur lesquelles porte la foi. Puis donc que de
telles choses semblent parfois contredire celles que dicte la raison
naturelle — comme lorsque l’on dit que Dieu est trine et un, ou qu’une
vierge a conзu, et d’autres de ce genre —, il semble qu’il ne convienne
pas d’apporter foi а de telles choses.
8° Ce qui
est aboli а la venue d’une autre chose ne semble pas кtre nйcessaire pour
obtenir celle-ci : en effet, le premier ne serait point aboli s’il n’avait
quelque opposition а la seconde ; or l’opposй n’amиne point а son opposй,
mais plutфt en dйtourne. Or la foi est abolie а la venue de la gloire. Elle
n’est donc pas nйcessaire pour obtenir la gloire.
9° Rien n’a
besoin, pour obtenir sa fin, de ce par quoi il est dйtruit. Or la foi dйtruit
la raison ; car comme dit saint Grйgoire, « la foi n’aurait pas de
mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales ».
La raison n’a donc pas besoin de la foi pour obtenir sa fin.
10° L’hйrйtique
n’a pas l’habitus de foi. Mais il arrive que l’hйrйtique croie des vйritйs qui
sont au-dessus du pouvoir de la raison ; par exemple, il croit que le Fils
de Dieu s’est incarnй, quoiqu’il ne croie pas qu’il ait souffert. L’habitus de
foi n’est donc pas nйcessaire pour connaоtre les choses qui sont au-dessus de
la raison.
11° Quand une
chose est confirmйe par plusieurs intermйdiaires, si l’un d’eux n’a pas de
soliditй, toute la confirmation manque d’efficace, comme on le voit bien dans
les dйductions par syllogismes, oщ la preuve est inefficace dиs que l’une des
nombreuses propositions est fausse ou douteuse. Or les choses qui appartiennent
а la foi sont venues а nous par de nombreux intermйdiaires. Elles ont en effet
йtй dites par Dieu aux apфtres ou aux prophиtes, et par eux а leurs
successeurs, et de nouveau а d’autres, et ainsi, elles sont parvenues jusqu’а
nous par diffйrents intermйdiaires. Or il n’est pas certain que dans tous ces
intermйdiaires il y ait l’infaillible vйritй, car ayant йtй des hommes, ils ont
pu кtre trompйs et tromper. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude sur les
choses qui appartiennent а la foi ; et ainsi, il semble stupide d’y
assentir.
12° Ce qui
diminue le mйrite de la vie йternelle ne semble pas nйcessaire pour obtenir la
vie йternelle. Or, puisque la difficultй contribue au mйrite, l’habitus, qui
donne la facilitй, diminue le mйrite. L’habitus de foi n’est donc pas
nйcessaire au salut.
13° Les
puissances rationnelles sont plus nobles que les naturelles. Or les naturelles
n’ont pas besoin d’habitus pour leurs actes. L’intelligence n’a donc pas non
plus besoin de l’habitus de foi pour ses actes.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Hйbr. 11, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire а
Dieu. »
2° Une chose est
nйcessaire au salut, si, lorsqu’il ne l’a pas, l’homme est damnй. Or la foi est
telle ; Mc 16, 16 : « Celui qui ne croira pas, sera
condamnй. » La foi est donc nйcessaire au salut.
3° Une vie plus
haute a besoin d’une connaissance plus haute. Or la vie de la grвce (est) plus
haute que la vie de la nature. Elle a donc besoin de quelque connaissance
surnaturelle, qui est la connaissance de foi.
Rйponse :
Avoir la foi
aux choses qui sont au-dessus de la raison, cela est nйcessaire pour obtenir la
vie йternelle. Et voici comment le comprendre.
Une chose ne se
trouve amenйe de l’imparfait au parfait, que par l’action de quelque parfait.
Et l’imparfait ne reзoit pas parfaitement dиs le dйbut l’action du
parfait ; mais d’abord imparfaitement et ensuite plus parfaitement, et
ainsi de suite, jusqu’а ce qu’il arrive а la perfection. Et cela est manifeste
dans toutes les rйalitйs naturelles qui obtiennent quelque perfection par la
succession du temps. Et nous constatons aussi la mкme chose dans les њuvres
humaines, et surtout dans les apprentissages. Au dйbut, en effet, l’homme est
imparfait dans la connaissance. Et pour obtenir la perfection de la science, il
a besoin de quelque instructeur qui le mиne а la perfection de la
science ; ce que celui-ci ne pourrait faire, s’il n’avait lui-mкme
parfaitement la science, par exemple en comprenant les raisons des choses qui
se tiennent sous la science. Or il ne transmet pas au disciple dиs le dйbut de
son enseignement les raisons des objets de science dont il veut l’entretenir,
car alors celui-ci aurait parfaitement la science dиs le dйbut ; mais il
lui transmet certaines choses dont le disciple ne sait point les raisons au
premier temps de son instruction ; mais il les saura aprиs un progrиs dans
la science. Voilа pourquoi l’on dit que celui qui apprend doit croire : et
sinon il ne pourrait parvenir а la science parfaite, c’est-а-dire s’il ne
supposait pas les choses qui lui sont transmises au dйbut, et dont il ne peut
alors comprendre les raisons.
Or la derniиre
perfection а laquelle l’homme est ordonnй consiste dans la parfaite
connaissance de Dieu, а laquelle il ne peut assurйment parvenir que par
l’opйration et comme l’instruction de Dieu, qui est le parfait connaisseur de
soi. Or l’homme n’est pas immйdiatement capable, а son dйbut, de cette parfaite
connaissance ; il est donc nйcessaire qu’il reзoive, par la voie de la
croyance, des notions par lesquelles il est comme conduit par la main jusqu’а
parvenir а la connaissance parfaite. Or certaines d’entre elles sont telles que
l’on ne peut en avoir une parfaite connaissance en cette vie, car elles
dйpassent totalement la puissance de la raison humaine : et il est
nйcessaire de croire ces choses aussi longtemps que nous sommes dans l’йtat de
voie ; mais nous les verrons parfaitement dans l’йtat de la patrie. Il en
est d’autres que nous pouvons en cette vie parvenir а connaоtre parfaitement,
comme celles qui peuvent кtre prouvйes dйmonstrativement а propos de
Dieu ; et pourtant, il est nйcessaire de les croire au dйbut, pour cinq
raisons que donne Rabbi Moпse. La premiиre est la profondeur et la subtilitй de
ces objets de connaissance, qui sont trиs йloignйs des sens : c’est
pourquoi l’homme au dйbut n’est pas apte а les connaоtre parfaitement. La
deuxiиme cause est la faiblesse de l’intelligence humaine а son dйbut. La
troisiиme est le nombre des choses qui sont prйsupposйes а leur dйmonstration,
et que l’homme ne peut apprendre qu’en un temps trиs long. La quatriиme est la
mauvaise disposition а savoir, que certains doivent а leur mauvais tempйrament.
La cinquiиme est la nйcessitй d’кtre occupй а procurer les choses nйcessaires а
la vie.
Tout cela fait
apparaоtre que, s’il йtait nйcessaire de ne recevoir que par dйmonstration les
choses qu’il faut connaоtre de Dieu, trиs peu pourraient y parvenir, et eux-mкmes
ne le pourraient qu’aprиs un long temps. On voit donc clairement de quelle
faзon salutaire a йtй procurйe aux hommes la voie de la foi, par laquelle un
accиs facile au salut est а tout moment ouvert а tous.
Rйponse aux objections :
1° L’homme est
parfaitement pourvu dans sa condition naturelle, dans la mesure oщ, pour
obtenir la fin qui est au pouvoir de la nature, lui sont donnйs des principes
qui suffisent а кtre la cause de cette fin. Par contre, pour la fin qui dйpasse
la puissance de la nature ne sont pas donnйs des principes qui soient causes de
la fin, mais des principes qui rendent l’homme capable des moyens par lesquels
on parvient а la fin ; car comme dit saint Augustin, « il appartient
а la nature des hommes de pouvoir avoir la foi et la charitй ; mais avoir
celles-ci, c’est la grвce des fidиles. »
2° Dиs son
premier йtablissement, la nature humaine a йtй ordonnйe а la fin qu’est la
bйatitude, non comme а une fin due а l’homme en fonction de sa nature, mais par
la seule libйralitй divine. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que les
principes de la nature suffisent pour obtenir cette fin, а moins qu’ils ne
soient aidйs par les dons que surajoute la libйralitй divine.
3° Celui qui est
loin de la fin peut avoir la connaissance et l’amour de la fin, mais il ne peut
opйrer sur la fin : seulement sur les moyens. Voilа pourquoi, dans l’йtat
de voie, nous avons besoin de la foi pour parvenir а la fin surnaturelle, afin
de connaоtre par elle cette fin а laquelle la connaissance naturelle n’atteint
pas. Quant а la vertu naturelle, elle atteint les moyens, mais non en tant
qu’ils sont ordonnйs а cette fin. Et ainsi, nous avons besoin des habitus
infus, non pour opйrer d’autres choses que celles que dicte la raison
naturelle, mais pour faire les mкmes choses de faзon plus parfaite ; mais
il n’en va pas de mкme du cфtй de la connaissance, pour la raison
susmentionnйe.
4° L’intelligence
n’est pas dйterminйe naturellement aux choses qui appartiennent а la foi, comme
si elle les connaissait naturellement ; mais d’une certaine faзon, elle
est naturellement ordonnйe а les connaоtre, comme on dit que la nature est
ordonnйe а la grвce par institution divine. Cela n’exclut donc pas que nous
ayons besoin de l’habitus de foi.
5° L’homme est
plus parfait que les autres animaux, et cependant les choses qui lui sont
nйcessaires pour obtenir la fin ne lui sont pas dйterminйes par la nature
elle-mкme, comme pour les autres animaux, et ce pour deux raisons. D’abord,
parce que l’homme est ordonnй а une fin plus haute ; et c’est pourquoi,
mкme s’il a besoin de plus nombreux secours pour l’obtenir, et que les
principes naturels ne lui suffisent pas, il sera nйanmoins plus parfait.
Ensuite parce que, pour l’homme, qu’il puisse avoir de multiples voies pour
obtenir sa fin, cela mкme appartient а sa perfection. Il ne pouvait donc lui
кtre dйterminй une voie naturelle unique, comme aux autres animaux ; mais
а la place de tout ce dont la nature a pourvu les autres animaux, la raison a
йtй donnйe а l’homme, par laquelle il peut а la fois se prйparer les choses
nйcessaires а cette vie, et se disposer а recevoir les secours divins pour la
vie future.
6° « Кtre
crйdule » sonne comme un vice, parce que cela dйsigne la superfluitй dans
le croire, comme « picoler » dйsigne la superfluitй dans le boire.
Mais celui qui croit en Dieu ne dйpasse pas la mesure dans le croire, car on ne
peut pas croire trop en lui ; l’argument n’est donc pas concluant.
7° Par les
apфtres et les prophиtes, jamais rien n’est divinement rйvйlй qui soit contraire
aux choses que dicte la raison naturelle. Cependant, il est dit quelque chose
qui dйpasse la comprйhension de la raison, et c’est pourquoi cela semble кtre
incompatible avec la raison, bien que ce ne soit pas le cas ; de mкme
aussi, le paysan estime incompatible avec la raison que le soleil soit plus
grand que la terre, et que la diagonale soit incommensurable au cфtй ; et
pourtant, ces choses apparaissent raisonnables au sage.
8° La foi sera
abolie par la gloire а cause de la part d’imperfection qui est en elle :
et dans cette mesure, elle a quelque opposition avec la perfection de la
gloire ; mais quant а ce qu’il y a de connaissance dans la foi, elle est
nйcessaire au salut. Car il n’est pas aberrant que des choses imparfaites qui
sont ordonnйes а la perfection de la fin cessent а la venue de la fin, comme le
mouvement а la venue du repos, qui est sa fin.
9° La foi ne
dйtruit pas la raison, mais la dйpasse et la perfectionne, comme on l’a dit.
10° L’hйrйtique
n’a pas l’habitus de foi, mкme s’il ne refuse de croire qu’un seul article, car
les habitus infus sont фtйs par un seul acte contraire. L’habitus de foi a
aussi cette efficacitй, que l’intelligence du fidиle est empкchйe par lui
d’assentir aux choses contraires а la foi, tout comme la chastetй rйfrиne quant
а ce qui est contraire а la chastetй. Et si l’hйrйtique croit des choses qui
dйpassent la connaissance naturelle, ce n’est pas par quelque habitus infus,
car cet habitus le dirigerait йgalement vers tous les objets de foi, mais c’est
par une certaine estimation humaine, comme les paпens aussi croient sur Dieu
des choses qui dйpassent la nature.
11° Tous les
moyens par lesquels la foi vient а nous sont hors de soupзon. En effet, nous
croyons aux prophиtes et aux apфtres parce que Dieu leur a rendu tйmoignage en
faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 :
« confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et
aux successeurs des apфtres et des prophиtes, nous ne croyons que dans la
mesure oщ ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissйes dans leurs
йcrits.
12° Il y a deux
sortes de difficultйs : l’une vient de la nature de l’њuvre, et une telle
difficultй contribue au mйrite ; l’autre vient de la mauvaise disposition
ou de la lenteur de la volontй, et celle-lа diminue plutфt le mйrite ; et
l’habitus l’фte, mais non la premiиre.
13° Les puissances
naturelles sont dйterminйes а une seule chose et n’ont pas besoin d’un habitus
qui les dйtermine, comme c’est le cas des puissances rationnelles, qui ont des
objets opposйs.
Article 11 : Est-il nйcessaire de croire
explicitement ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’on ne
doit pas poser une chose, s’il s’ensuit une absurditй. Or, si nous posons qu’il
est nйcessaire au salut de croire explicitement quelque chose, il s’ensuit une
absurditй. En effet, il est possible qu’un homme soit йlevй dans la forкt, ou
mкme parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaоtre de la foi
explicitement. Et ainsi, il y aura un homme qui sera damnй par nйcessitй ;
ce qui est aberrant. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit nйcessaire de croire
quelque chose explicitement.
2° Nous ne
sommes pas tenus а ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or, pour que nous
croyions quelque chose explicitement, nous avons besoin d’une ouпe intйrieure ou
extйrieure : car « la foi vient de ce qu’on a entendu », comme
il est dit en Rom. 10, 17 ; et entendre n’est au pouvoir d’un
homme que s’il y a quelqu’un qui parle. Et ainsi, il n’est pas de nйcessitй de
salut de croire quelque chose explicitement.
3° Ce qui
est trиs subtil ne doit pas кtre livrй aux ignorants. Or rien n’est plus subtil
et йlevй que ce qui dйpasse la raison, comme sont les articles de foi. De
telles choses ne doivent donc pas кtre livrйes au peuple. Et ainsi tous, du
moins, ne sont pas tenus de croire quelque chose explicitement
4° L’homme n’est
pas tenu de croire ce que mкme les anges ne savent pas. Or, avant
l’Incarnation, les anges ont ignorй le mystиre de l’Incarnation, comme saint
Jйrфme semble le dire. Donc, au moins en ce temps-lа, les hommes n’йtaient pas
tenus de savoir ou de croire explicitement quelque chose au sujet du
Rйdempteur.
5° De
nombreux Gentils furent sauvйs avant la venue du Christ, comme dit Denys au
neuviиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Or ceux-ci ne pouvaient rien connaоtre d’explicite au sujet du
Rйdempteur, puisque les prophиtes n’йtaient pas venus а eux. Croire
explicitement les articles concernant le Rйdempteur ne semble donc pas
nйcessaire au salut.
6° Parmi les
articles concernant le Rйdempteur, il en est un sur la descente aux enfers. Or
saint Jean a doutй а propos de cet article, selon saint Grйgoire, lorsqu’il
demanda : « Es-tu celui qui doit venir ? »
(Mt 11, 3). Puis donc qu’il йtait parmi les plus grands — car il
n’йtait pas « de plus grand que lui parmi les enfants des femmes »,
comme il est dit au mкme endroit — il semble que pas mкme les plus grands
ne soient tenus de connaоtre explicitement les articles concernant le
Rйdempteur.
En sens contraire :
Il semble qu’il
soit de nйcessitй de salut de tout croire explicitement.
1° Tout
appartient de la mкme faзon а la foi. Donc, pour la mкme raison qu’il est
nйcessaire de croire explicitement un article, il est nйcessaire aussi de les
croire tous.
2° Chacun est
tenu d’йviter toutes les erreurs qui sont contre la foi. Or, on ne peut le
faire que si l’on connaоt explicitement tous les articles auxquels s’opposent
les erreurs. Il est donc nйcessaire de les croire tous explicitement.
3° De mкme
que les commandements dirigent dans les choses а opйrer, ainsi les articles
dans les choses а croire. Or tout homme est tenu de savoir tous les
commandements du Dйcalogue ; car il ne serait pas excusй s’il enfreignait
l’un d’eux par ignorance. Tout homme est donc aussi tenu de croire
explicitement tous les articles.
4° Dieu, de mкme
qu’il est objet de foi, est aussi objet de charitй. Or rien ne doit кtre
implicitement aimй en Dieu. Rien non plus ne doit donc кtre implicitement cru
de lui.
5° L’hйrйtique,
si simple d’esprit soit-il, est examinй sur tous les articles de foi ; ce
qui n’aurait pas lieu, s’il n’йtait tenu de les croire tous explicitement. Et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° L’habitus
de foi est spйcifiquement le mкme en tous les fidиles. Si donc quelques fidиles
sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, il semble
que tous y soient aussi tenus.
7° Croire de
faзon informe ne suffit pas pour le salut. Or croire implicitement, c’est
croire de faзon informe, car souvent les prйlats, sur la foi de qui s’appuie la
foi des simples qui croient implicitement, ont une foi informe. Croire
implicitement ne suffit donc pas pour le salut.
Rйponse :
On appelle
proprement implicite ce en quoi de nombreuses choses sont contenues comme en un
seul ; et explicite, ce en quoi chacune d’elles est considйrйe en
elle-mкme. Et ces appellations sont transfйrйes des rйalitйs corporelles aux
spirituelles. Par consйquent, lorsque de nombreuses choses sont virtuellement
contenues en quelqu’une, on dit qu’elles sont en elle implicitement, comme les
conclusions dans les principes ; et une chose est explicitement contenue
dans une autre lorsqu’elle y existe en acte. Celui qui connaоt des principes
universels a donc une connaissance implicite de toutes les conclusions particuliиres,
mais celui qui considиre actuellement les conclusions, on dit qu’il les connaоt
explicitement. Et ainsi, l’on dit que nous croyons des choses explicitement,
quand nous y adhйrons aprиs les avoir actuellement pensйes ; et
implicitement, quand nous adhйrons а certaines choses en lesquelles celles-ci
sont contenues comme dans des principes universels : par exemple, celui
qui croit que la foi de l’Йglise est vraie, croit en cela comme implicitement
chacune des choses qui sont contenues dans la foi de l’Йglise.
Ainsi, il faut
savoir qu’il y a quelque chose, dans la foi, que tous et en tout temps sont
tenus de croire explicitement ; il y a en elle d’autres choses qui sont а
croire explicitement en tout temps, mais non par tous ; tandis que
d’autres, par tous mais non en tout temps ; d’autres enfin, ni par tous ni
en tout temps.
En effet, que
quelque chose doive nйcessairement кtre cru explicitement en tout temps par
tout fidиle, cela apparaоt ainsi : la rйception de la foi se trouve en
nous, relativement а la perfection ultime, comme la rйception par le disciple
des choses que le maоtre lui transmet d’abord, et par lesquelles il est dirigй
dans son avancement. Or il ne pourrait pas кtre dirigй s’il ne considйrait
actuellement certaines choses. Il est donc nйcessaire que le disciple reзoive
actuellement quelque chose а considйrer ; et semblablement, il est
nйcessaire que tout fidиle croie explicitement quelque chose. Et ce sont les
deux que l’Apфtre mentionne en Hйbr. 11, 6 : « Il faut que
celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rйmunйrateur
de ceux qui le cherchent. » Par consйquent, tout homme est tenu de croire
explicitement, et en tout temps, que Dieu existe et exerce une providence sur
les affaires humaines.
Or il n’est pas
possible qu’un homme dans l’йtat de voie connaisse explicitement toute la
science que Dieu a, et en laquelle consiste notre bйatitude ; mais il est
possible а quelqu’un dans l’йtat de voie de connaоtre explicitement toutes les
choses qui sont proposйes au genre humain dans cet йtat comme des rudiments
pour qu’il se dirige vers la fin : et l’on dit qu’un tel homme a une foi
parfaite quant а l’explication. Mais tous n’ont pas cette perfection ; et
c’est pourquoi des degrйs sont йtablis dans l’Йglise, en sorte que certains
sont prйposйs aux autres pour les instruire dans la foi. Tous ne sont donc pas
tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, mais seulement
ceux qui sont йtablis comme enseignants de la foi, tels les prйlats et ceux qui
ont le soin des вmes.
Et cependant,
mкme ceux-ci ne sont pas tenus de tout croire explicitement en tout temps. En
effet, de mкme qu’un homme progresse dans la foi par la succession des temps,
ainsi en va-t-il pour tout le genre humain ; c’est pourquoi saint Grйgoire
dit : « Avec les progrиs du temps a grandi la connaissance de
Dieu. » Or la plйnitude du temps, comme perfection de l’вge du genre
humain, est au temps de la grвce ; donc en ce temps, les plus grands sont
tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi. Mais aux temps
prйcйdents, mкme les plus grands n’йtaient pas tenus de tout croire
explicitement ; et aprиs le temps de la loi et des prophиtes, de plus
nombreuses choses йtaient crues explicitement qu’auparavant.
Donc, dans
l’йtat d’avant le pйchй, ils n’йtaient pas tenus de croire explicitement les
choses qui concernent le Rйdempteur, car la nйcessitй du Rйdempteur n’existait
pas encore ; cependant ils croyaient ces choses implicitement dans la
divine providence ; c’est-а-dire en tant qu’ils croyaient que Dieu
procurerait а ceux qui l’aiment toutes les choses nйcessaires au salut. Mais
avant le pйchй et aprиs, en tout temps il fut nйcessaire que les plus grands
aient une foi explicite sur la Trinitй ; mais pas les plus petits aprиs le
pйchй jusqu’au temps de la grвce ; car avant le pйchй, il n’y aurait
peut-кtre pas eu cette distinction selon laquelle certains seraient instruits
par d’autres sur la foi. Et de mкme aussi aprиs le pйchй jusqu’au temps de la
grвce, les plus grands йtaient tenus d’avoir explicitement la foi au
Rйdempteur ; mais les plus petits implicitement, soit dans la foi des
patriarches et des prophиtes, soit dans la divine providence. Mais au temps de
la grвce, tous, les plus grands et les plus petits, sont tenus d’avoir une foi
explicite а la Trinitй et au Rйdempteur. Les plus petits ne sont cependant pas
tenus de croire explicitement toutes les choses crйdibles concernant la Trinitй
ou le Rйdempteur, mais seulement les plus grands. Les plus petits sont tenus de
croire explicitement les articles gйnйraux, par exemple que Dieu est un et
trine, que le Fils de Dieu s’est incarnй, qu’il est mort et qu’il est
ressuscitй, et d’autres de ce genre, dont l’Йglise fait des fкtes.
Rйponse aux objections :
1° Il ne s’ensuit
aucune absurditй lorsque l’on pose que tout homme est tenu de croire
explicitement quelque chose, mкme s’il est йlevй dans la forкt ou parmi les
bкtes : en effet, il revient а la divine providence de procurer а tout
homme les choses nйcessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empкchement
du cфtй de cet homme. Car si quelqu’un, йlevй de la sorte, suivait la conduite
de la raison naturelle dans l’appйtit du bien et la fuite du mal, il faut tenir
pour certain que Dieu ou bien lui rйvйlerait par une inspiration intйrieure les
choses qui sont nйcessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque
prйdicateur de la foi, comme il envoya Pierre а Corneille (Act. 10).
2° Bien qu’il ne
soit pas en notre pouvoir de connaоtre par nous-mкmes les choses qui
appartiennent а la foi, cependant, si nous faisons ce qui est en nous,
c’est-а-dire si nous suivons la conduite de la raison naturelle, Dieu ne
manquera pas de nous envoyer ce qui nous est nйcessaire.
3° Les choses qui
appartiennent а la foi ne sont pas proposйes aux simples comme devant кtre
exposйes en dйtail, mais dans une certaine gйnйralitй : car c’est ainsi
qu’ils sont tenus de les croire explicitement, comme on l’a dit.
4° Les anges,
selon Denys et saint Augustin, ont connu le mystиre de l’Incarnation du Christ
avant mкme les hommes, puisque les prophиtes eux-mкmes ont йtй instruits а ce
sujet par les anges. Mais saint Jйrфme dit qu’ils apprennent ce mystиre par
l’Йglise, parce que le mystиre du salut des nations s’accomplissait а la
prйdication des apфtres ; et ainsi, quant а certaines circonstances, ils
en avaient une plus pleine connaissance, voyant dйsormais prйsent ce qu’ils
avaient prйvu comme futur.
5° Les Gentils
n’йtaient pas censйs instruire de la foi divine. Par consйquent, si sages
fussent-ils de la sagesse du monde, ils doivent кtre comptйs parmi les plus
petits : voilа pourquoi il suffisait pour eux qu’ils aient la foi
concernant le Rйdempteur implicitement, soit dans la foi de la loi et des
prophиtes, soit mкme dans la divine providence. Cependant il est probable que
le mystиre de notre rйdemption ait aussi йtй rйvйlй а de nombreux Gentils avant
la venue du Christ, comme il ressort des prйdictions de la Sybille.
6°
Bien
qu’en son temps saint Jean-Baptiste dыt кtre comptй parmi les plus grands,
parce qu’il fut instituй par Dieu hйraut de la vйritй, cependant il n’йtait pas
nйcessaire qu’il croie explicitement tout ce que l’on croit explicitement au
temps de la grвce rйvйlйe, aprиs la Passion et la Rйsurrection du Christ :
de son temps, en effet, la connaissance de la vйritй n’йtait pas encore
parvenue а son achиvement, ce qui eut lieu principalement а l’avиnement de
l’Esprit Saint. Cependant, certains disent que Jean a demandй cela comme venant
non de lui-mкme, mais de ses disciples, qui doutaient sur le Christ. D’autres
disent aussi que ce ne fut pas la question de quelqu’un qui doute, mais de
quelqu’un qui admirerait pieusement l’humilitй du Christ, s’il daignait
descendre aux enfers.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Toutes les
choses qui appartiennent а la foi n’ont pas la mкme importance (car certaines
sont plus obscures que d’autres, et certaines sont plus nйcessaires que
d’autres) pour que l’homme soit dirigй vers la fin ; voilа pourquoi il est
nйcessaire de croire explicitement certains articles plutфt que d’autres.
2° Mкme celui qui
ne croit pas explicitement tous les articles peut йviter toutes les
erreurs : car l’habitus de foi l’empкche d’assentir а des choses
contraires aux articles, mкme s’il ne connaоt ceux-ci qu’implicitement ;
de sorte que lorsqu’elles lui sont proposйes, il les tient pour insolites et
suspectes, et diffиre son assentiment jusqu’а ce qu’il soit instruit par celui
а qui il revient de dйterminer les choses douteuses en matiиre de foi.
3° Les
commandements du Dйcalogue portent sur ce que dicte la raison naturelle ;
par consйquent, tout homme est tenu de les connaоtre explicitement, et ce n’est
pas le mкme cas pour les articles de foi, qui sont au-dessus de la raison.
4° L’amour ne se
distingue pas par l’implicite et l’explicite, si ce n’est dans la mesure oщ
l’amour suit la foi, йtant donnй que l’amour a pour terme la rйalitй mкme qui
est hors de l’вme, et qui subsiste en particulier. La connaissance, par contre,
a pour terme ce qui est dans l’apprйhension de l’вme, qui peut apprйhender
quelque chose soit en gйnйral, soit en particulier ; voilа pourquoi il
n’en va pas de mкme pour la foi et pour la charitй.
5° Si un homme
simple qui est accusй d’hйrйsie est examinй sur tous les articles, ce n’est pas
qu’il soit tenu de les croire tous explicitement, mais c’est parce qu’il est
tenu de ne pas assentir avec pertinacitй au contraire de l’un des articles.
6° Si l’on croit
explicitement les choses qu’il suffit aux autres de croire implicitement, ce
n’est pas а cause d’une diffйrence d’habitus de foi, mais а cause d’un office
diffйrent. Car celui qui a qualitй de docteur de la foi doit savoir
explicitement les choses qu’il doit ou qu’il est tenu d’enseigner ; et
dans la mesure oщ il est plus йlevй dans son office, il doit aussi avoir une
science plus parfaite des choses qui appartiennent а la foi.
7° Les plus
petits n’ont pas une foi implicite dans la foi d’hommes particuliers, mais dans
celle de l’Йglise, qui ne peut кtre informe. Et en outre, si l’on dit que l’un
a une foi implicite dans celle d’un autre, ce n’est pas parce qu’il partage
avec lui la faзon de croire, formйe ou informe, mais parce qu’il partage avec
lui ce qui est cru. Article 12 : La foi des modernes est-elle
identique а celle des anciens ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La
science universelle diffиre de la science particuliиre. Or les anciens
connaissaient en gйnйral, pour ainsi dire, les choses qui appartiennent а la
foi, les croyant implicitement ; tandis que les modernes les connaissent
en particulier, les croyant explicitement. La foi des modernes n’est donc pas
la mкme que celle des anciens.
2° La foi
porte sur un йnoncй. Or ce ne sont pas les mкmes йnoncйs que nous croyons et
qu’ils ont cru ; par exemple, que le Christ naоtra, et que le Christ est
nй. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.
3° Un temps
dйterminй, dans les choses qui appartiennent а la foi, fait partie des choses
nйcessaires pour croire : en effet, l’on est rйputй infidиle si l’on croit
que le Christ n’est pas encore venu, mais doit venir. Or, entre notre foi et
celle des anciens, les temps varient : car nous croyons passй ce qu’ils
croyaient futur. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.
En sens contraire :
1°
Йph. 4, 5 : « Un seul Seigneur, une seule foi. »
Rйponse :
Il faut tenir
pour assurй que la foi des anciens et des modernes est unique : sinon,
l’Йglise ne serait pas une. Mais pour le soutenir, certains ont prйtendu que
l’йnoncй au passй que nous croyons йtait le mкme que l’йnoncй au futur que les
anciens ont cru. Mais il semble aberrant que la variation des parties
essentielles d’une composition laisse la composition identique ; nous
voyons aussi les compositions varier par d’autres accidents de verbe et de nom.
C’est pourquoi
d’autres ont affirmй que les йnoncйs que nous croyons sont diffйrents de ceux
qu’ils ont cru, mais que la foi ne porte pas sur des йnoncйs mais sur la
rйalitй ; or la rйalitй est la mкme, quoique les йnoncйs soient
diffйrents. Ils disent, en effet, qu’il convient par soi а la foi de croire а
la Rйsurrection du Christ, mais qu’il est quasi accidentel de la croire
prйsente ou passйe. Mais cela aussi apparaоt erronй : car, puisque l’acte
de croire implique un assentiment, il ne peut porter que sur la composition, en
laquelle se rencontrent le vrai et le faux. Lors donc que je dis que je crois а
la Rйsurrection, il est nйcessaire d’entendre quelque composition, et ce,
suivant un temps, que l’вme ajoute toujours lorsqu’elle compose ou divise,
comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ;
de sorte que le sens (est) le suivant : je crois а la Rйsurrection,
c’est-а-dire que je crois que la Rйsurrection existe, ou a existй, ou existera.
Voilа pourquoi
l’on doit rйpondre que l’objet de la foi peut кtre considйrй de deux faзons.
Soit en lui-mкme, en tant qu’il est hors de l’вme, et dans ce cas il est
proprement objet, et l’habitus reзoit de lui la multitude ou l’unitй ;
soit en tant que participй en celui qui connaоt. Il faut donc rйpondre que si
l’on prend ce qui est l’objet de la foi, c’est-а-dire la rйalitй crue, en tant
qu’il est hors de l’вme, alors c’est une seule rйalitй qui se rapporte а nous
et aux anciens : et ainsi, de son unitй la foi reзoit l’unitй. Mais si on
le considиre comme il est lorsque nous le recevons, alors il se diversifie en
divers йnoncйs ; mais cette diversitй ne diversifie pas la foi. On voit
dиs lors clairement que la foi, de toutes faзons, est unique.
Rйponse aux objections :
1° Savoir en
gйnйral et en particulier ne diversifie la science que quant а la faзon de
savoir, et non quant а la rйalitй sue, qui donne l’unitй а l’habitus.
2° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit.
3° Le temps ne
varie pas suivant ce qui existe dans la rйalitй, mais suivant la diverse
relation а nous ou aux anciens : car le temps oщ le Christ a souffert est
unique, mais selon les diffйrents rapports а tel ou tel, il est dit passй ou
futur, relativement aux prйcйdents ou aux suivants. Question 15 : [Raison
supйrieure et infйrieure]
Introduction
Article 1 :
L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances
diffйrentes ? Article 2 : La
raison supйrieure et la raison infйrieure sont-elles des puissances
diffйrentes ? Article 3 : Le
pйchй peut-il exister dans la raison supйrieure ou infйrieure ? Article 4 : La dйlectation
morose est-elle un pйchй mortel ? Article 5 : Le
pйchй vйniel peut-il exister dans la raison supйrieure ?
Article 1 : L’intelligence et la raison
sont-elles en l’homme des puissances diffйrentes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme :
« Si nous voulons monter des puissances infйrieures aux supйrieures, nous
rencontrons d’abord le sens, puis l’imagination, ensuite la raison, puis
l’intellect, puis l’intelligence ; et au sommet se trouve la sagesse, qui
est Dieu mкme. » Or l’imagination et le sens sont des puissances
diffйrentes. Donc la raison et l’intellect aussi.
2° L’homme, comme
dit saint Grйgoire, s’apparente а toute crйature ; et pour cette raison,
on dit qu’il est toute crйature. Or ce par quoi l’homme s’apparente aux plantes
est une certaine puissance de l’вme, а savoir la vйgйtative, distincte de la
raison, qui est une puissance propre а l’homme en tant que tel ; et il en
va de mкme pour ce par quoi il s’apparente aux bкtes, а savoir le sens. Donc,
pour la mкme raison, ce par quoi il s’apparente aux anges, qui sont au-dessus
de l’homme, а savoir l’intelligence, est une puissance autre que la raison, qui
est propre au genre humain, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation.
3° De mкme que
les perceptions des sens propres ont pour terme le sens commun, qui juge
d’elles, de mкme aussi le processus discursif de la raison a pour terme
l’intelligence, afin qu’un jugement soit portй sur la confrontation de la
raison ; en effet, l’homme juge sur les propositions que la raison
confronte lorsqu’il parvient par voie d’analyse jusqu’aux principes, sur
lesquels porte l’intelligence ; et c’est pourquoi l’art de juger est
appelй analytique. Donc, de mкme que le sens commun est une puissance autre que
le sens propre, de mкme aussi l’intelligence est autre que la raison.
4° Saisir et
juger sont des actes qui exigent des puissances diffйrentes, comme on le voit
clairement pour le sens propre et le sens commun : le premier saisit et le
second juge. Or, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « tout ce que le sens perзoit, l’imagination
le reprйsente, la considйration le forme, le gйnie le scrute, la raison le
juge, la mйmoire le conserve, l’intelligence le saisit. » La raison et
l’intelligence sont donc des puissances diffйrentes.
5° Entre ce qui
est composй au plein sens du terme et l’acte simple, le rapport est le mкme
qu’entre ce qui est simple а tout point de vue et l’acte composй. Or
l’intelligence divine, qui est simple а tout point de vue, n’a pas un acte
composй mais un acte trиs simple. Donc notre raison, qui est composйe en tant
qu’elle agit par confrontation, n’a pas un acte simple. En revanche, l’acte de
l’intelligence est simple : en effet, c’est l’intelligence des indivisibles,
comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
L’intelligence et la raison ne sont donc pas une puissance unique.
6° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme
et le Commentateur au mкme endroit, l’вme rationnelle se connaоt elle-mкme par
quelque ressemblance. Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, l’esprit, en lequel se trouve
l’image, se connaоt par lui-mкme. La raison et l’esprit, ou l’intelligence, ne
sont donc pas identiques.
7° Les
puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or les
objets de la raison et ceux de l’intellect sont extrкmement diffйrents :
en effet, comme il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Вme, « l’вme perзoit les corps par le sens, par l’imagination les
ressemblances des corps, par la raison les natures des corps, par l’intellect
l’esprit crйй, par l’intelligence l’esprit incrйй » ; et la nature
corporelle diffиre extrкmement de l’esprit crйй. L’intellect et la raison sont
donc des puissances diffйrentes.
8° Boиce dit au
cinquiиme livre sur la Consolation :
« Le sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considиrent l’homme
lui-mкme chacun diffйremment. En effet, le sens regarde la figure йtablie dans
une matiиre sous-jacente ; l’imagination, la figure seule, sans la
matiиre ; la raison transcende la figure et, par une considйration
universelle, йvalue l’espиce elle-mкme, qui existe dans les singuliers ;
l’intelligence est un њil supйrieur : dйpassant le cadre de l’univers,
elle regarde par la pure acuitй de l’esprit cette forme simple
elle-mкme. » Donc, de mкme que l’imagination est une puissance diffйrente
du sens — en effet, l’imagination considиre la forme non dans la matiиre,
alors que le sens la considиre йtablie dans la matiиre —, de mкme
l’intelligence, qui considиre la forme de faзon absolue, est une puissance
autre que la raison, qui considиre la forme universelle existant dans les
particuliers.
En outre, Boиce
dit au quatriиme livre sur la Consolation :
« Entre l’intelligence et le raisonnement, entre ce qui est et ce qui
devient, entre l’йternitй et le temps, entre le point central et le cercle, il
y a le mкme rapport qu’entre la sйrie mobile du destin et la stable simplicitй
de la providence divine. » Or il est avйrй que la providence diffиre
essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’йternitй et la
gйnйration de l’кtre lui-mкme. La raison diffиre donc aussi de l’intelligence.
9° Comme dit
Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation,
« la raison appartient seulement au genre humain, comme l’intelligence
appartient seule au divin ». Or ce qui est divin et ce qui est humain ne
peuvent avoir en commun la mкme sorte de puissance. La raison et l’intelligence
ne sont donc pas une mкme puissance.
10° L’ordre des
puissances suit l’ordre des actes. Or, recevoir quelque chose dans l’absolu —
acte qui semble propre а l’intelligence — est antйrieur а confronter — acte qui
appartient а la raison. L’intelligence est donc antйrieure а la raison. Or rien
n’est antйrieur а soi-mкme. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une
mкme puissance.
11° L’entitй de la
rйalitй peut se considйrer non seulement dans l’absolu mais encore en telle
chose ; or aucune de ces deux considйrations ne fait dйfaut а l’вme
humaine. Il est donc nйcessaire qu’il y ait dans l’вme humaine deux
puissances : l’une qui fasse connaоtre l’entitй absolue, et c’est
l’intelligence, l’autre l’entitй dans une autre chose, ce qui semble appartenir
а la raison ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
12° Comme il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Вme,
« la raison est un regard de l’esprit par lequel celui-ci distingue le
bien du mal, йlit les vertus et aime Dieu » ; or cela semble relever
de la volontй, qui est une puissance autre que l’intelligence. La raison est
donc, elle aussi, une puissance autre que l’intelligence.
13° Une division
oppose le rationnel au concupiscible et а l’irascible ; or l’irascible et
le concupiscible appartiennent а l’appйtitive. Donc la raison aussi ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
14° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
la volontй, qui s’oppose а l’intelligence, est dans la partie
rationnelle ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire : 1° Il y a ce que
saint Augustin semble dire au quinziиme livre sur la Trinitй, dans ce passage : « Nous voilа parvenus jusqu’а
l’image de Dieu : l’homme, plus exactement ce par quoi l’homme dйpasse les
autres animaux, je veux dire la raison, l’intelligence et tout autre privilиge
de l’вme rationnelle et intellectuelle, qui appartient а cette rйalitй que nous
appelons mens ou animus. » D’oщ l’on dйduit qu’il semble prendre la raison et
l’intelligence pour une mкme rйalitй.
2° Au troisiиme
livre sur la Genиse au sens littйral
— et on le retrouve dans la Glose а
propos de Йph. 4, 23 : « Renouvelez-vous spirituellement en
l’esprit de votre вme » — on lit ceci : « Comprenons que l’homme
est а l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux sans raison,
c’est-а-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus
apte а dйsigner cette prйrogative. » Il semble donc que raison et
intelligence, selon saint Augustin, soient diffйrents noms pour une mкme
puissance.
3° Comme dit
saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй,
« l’image de cette nature supйrieure а toute autre nature doit кtre
cherchйe et trouvйe en nous, en ce que notre nature a de meilleur ». Or
l’image de Dieu est en nous dans la partie supйrieure de la raison, comme il
est dit aux douziиme et quinziиme livre sur la Trinitй. Donc, en l’homme, aucune puissance n’est au-dessus de la
raison. Or l’intelligence ou l’intellect, s’ils йtaient autre chose que la
raison, seraient au-dessus d’elle, comme le montrent les citations prйcйdentes
de Boиce et du livre sur l’Esprit et
l’Вme. L’intellect n’est donc pas en l’homme une puissance autre que la
raison.
4° Plus une
puissance est immatйrielle, plus elle peut s’йtendre а de nombreux objets. Or
le sens commun, qui est une puissance matйrielle, confronte les sensibles propres
en les distinguant l’un de l’autre ; il a aussi connaissance d’eux dans
l’absolu, sinon il ne pourrait pas distinguer entre eux, comme il est prouvй au
deuxiиme livre sur l’Вme. Donc a fortiori la raison, qui est une
puissance plus immatйrielle, peut non seulement confronter mais aussi recevoir
dans l’absolu, ce qui appartient а l’intelligence ; et ainsi,
l’intelligence et la raison ne semblent pas кtre des puissances diffйrentes.
5° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme que
« l’esprit capable de recevoir les universels, ornй de la ressemblance de
toutes les rйalitйs », on dit que c’est l’вme avec « une certaine
puissance et dignitй naturelle ». Or ce dont le nom dйsigne toute l’вme ne
doit pas кtre distinguй d’une puissance de l’вme. L’esprit ne doit donc pas
кtre distinguй de la raison, qui est une certaine puissance de l’вme ; ni
de mкme l’intelligence, car elle semble кtre identique а l’esprit.
6° Deux
compositions se rencontrent dans l’вme humaine : l’une par laquelle elle
compose et divise le couple sujet-prйdicat, en formant des propositions ;
l’autre par laquelle elle compose les principes avec les conclusions en les
confrontant. Or dans la premiиre composition, c’est la mкme puissance de l’вme
humaine qui apprйhende les formes simples elles-mкmes, c’est-а-dire le prйdicat
et le sujet, suivant leurs quidditйs propres, et qui forme la proposition en
composant : en effet, les deux fonctions sont attribuйes а l’intellect
possible au troisiиme livre sur l’Вme.
Donc semblablement aussi, il y aura une seule puissance qui reзoit les
principes eux-mкmes, ce qui appartient а l’intelligence, et qui ordonne les
principes а la conclusion, ce qui appartient а la raison.
7° Il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Вme :
« l’вme est un esprit intellectuel ou rationnel » ; d’oщ il
apparaоt que la raison est identique а l’intelligence.
8° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Trinitй :
« Au moment oщ nous commenзons а rencontrer en l’вme des propriйtйs qui ne
nous sont pas communes avec les animaux, c’est alors que la raison est
concernйe. » Cela mкme concerne aussi l’intelligence, suivant le
Philosophe au livre sur l’Вme. La
raison et l’intelligence sont donc identiques.
9° Une
diffйrence des objets quant а des conditions accidentelles ne prouve pas la diversitй
des puissances. En effet, l’homme colorй et la pierre colorйe sont sentis par
la mкme puissance, car кtre homme ou pierre est accidentel au sensible en tant
que tel. Or les objets qui, au livre sur l’Esprit
et l’Вme, sont assignйs а l’intellect et а la raison, а savoir l’esprit
crйй et la nature corporelle, ne diffиrent pas mais se rejoignent en tant que
connaissables par soi. En effet, de mкme que l’esprit incorporel crйй est
intelligible par le fait mкme qu’il est immatйriel, de mкme aussi les natures
corporelles ne sont pensйes qu’en tant qu’elles sont sйparйes de la matiиre ;
et ainsi, en tant qu’ils sont connus, ils sont tous unifiйs sous la raison
formelle de connaissable, c’est-а-dire en tant qu’immatйriels. La raison et
l’intellect ne sont donc pas des puissances diffйrentes.
10° Toute
puissance qui compare deux choses entre elles a nйcessairement la connaissance
de l’une et de l’autre dans l’absolu ; ainsi le Philosophe prouve-t-il au
deuxiиme livre sur l’Вme qu’il y a
nйcessairement en nous une puissance qui connaоt le blanc et le doux, puisque
nous distinguons entre l’un et l’autre. Or, de mкme que celui qui distingue
diverses choses les compare entre elles, de mкme aussi celui qui confronte
compare une chose а l’autre. Il appartient donc а la puissance qui confronte,
c’est-а-dire а la raison, de recevoir aussi quelque chose dans l’absolu, ce qui
relиve de l’intelligence.
11° Il est plus
noble de confronter que d’кtre confrontй, de mкme qu’agir est plus noble que
subir. Or un mкme principe permet а une chose d’кtre pensйe et d’кtre
confrontйe. Un mкme principe permet donc aussi а l’вme de penser et de
confronter. La raison et l’intelligence sont donc identiques.
12° Un habitus
unique n’est pas en diffйrentes puissances. Or ce peut кtre par le mкme habitus
que nous confrontons et que nous recevons quelque chose dans l’absolu :
ainsi la foi, qui reзoit quelque chose de faзon absolue en tant qu’elle adhиre
а la vйritй premiиre elle-mкme, mais confronte en tant qu’elle regarde celle-ci
dans le miroir des crйatures avec pour ainsi dire un certain parcours. C’est
donc la mкme puissance qui confronte et qui reзoit quelque chose dans l’absolu.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de rechercher la
diffйrence entre l’intelligence et la raison.
Il faut donc
savoir, suivant saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй, que, de mкme qu’il y a entre les substances corporelles un
certain ordre d’aprиs lequel certaines sont dites supйrieures et rйgulatrices des
autres, de mкme aussi il y a un certain ordre entre les substances
spirituelles. Or il semble y avoir entre les corps supйrieurs et les infйrieurs
cette diffйrence, que les infйrieurs obtiennent leur кtre parfait par un
mouvement, а savoir par la gйnйration, l’altйration et l’accroissement, comme
on le voit clairement pour les pierres, les plantes et les animaux, tandis que
les supйrieurs ont leur кtre parfait en substance, puissance, quantitй et
figure, sans aucun mouvement et dиs leur commencement, comme on le voit
clairement pour le soleil, la lune et les йtoiles.
Or la
perfection de la nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vйritй.
Il y a donc certaines substances spirituelles supйrieures qui obtiennent
aussitфt la connaissance de la vйritй sans aucun mouvement ni processus
discursif, dans une rйception premiиre et soudaine ou simple, comme c’est le
cas pour les anges, ce qui fait dire qu’ils ont une intelligence dйiforme. Mais
il y en a d’autres, infйrieures, qui ne peuvent parvenir а la parfaite
connaissance de la vйritй que par un certain mouvement qui les fait procйder
discursivement d’une chose а l’autre, en sorte qu’elles atteignent la
connaissance des choses inconnues а partir des connues, et cela est proprement
les cas des вmes humaines. De lа vient que les anges eux-mкmes sont appelйs
substances intellectuelles, tandis que les вmes sont appelйes substances
rationnelles. En effet, le nom d’intelligence semble dйsigner la connaissance
simple et absolue ; car on dit que quelqu’un pense [litt. intellige] parce
qu’il lit en quelque sorte la vйritй а l’intйrieur, dans l’essence mкme de la
rйalitй. Quant au nom de raison, il dйsigne un certain processus discursif par
lequel l’вme humaine atteint ou parvient а la connaissance d’une chose а partir
d’une autre. Et c’est pourquoi Isaac dit au livre sur les Dйfinitions que le raisonnement est un parcours de la cause vers
l’effet.
Mais tout
mouvement procиde de l’immobile, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur
la Genиse au sens littйral ; en
outre, la fin du mouvement est le repos, comme il est dit au cinquiиme livre de
la Physique, et ainsi, le mouvement
se rapporte au repos а la fois comme а un principe et comme а un terme. De mкme
aussi la raison se rapporte а l’intelligence comme le mouvement au repos, et
comme la gйnйration а l’кtre, comme le montre clairement une prйcйdente
citation de Boиce ; elle se rapporte а l’intelligence comme а un principe
et comme а un terme. Comme а un principe, car l’esprit humain ne pourrait pas
procйder discursivement d’une chose а l’autre si son processus discursif ne
commenзait par quelque simple rйception d’une vйritй, rйception qui relиve de
l’intelligence des principes. Semblablement aussi, le processus discursif de la
raison ne parviendrait pas а quelque chose de certain si ce qui est trouvй par
ce processus n’йtait confrontй aux principes premiers par lesquels la raison
analyse, si bien que l’intelligence se trouve кtre le principe de la raison
quant а la voie d’invention, et son terme quant а la voie de jugement.
Donc, bien que
la connaissance de l’вme humaine ait lieu proprement par la voie de la raison,
il y a cependant en elle quelque participation de cette connaissance simple qui
se rencontre dans les substances supйrieures et qui nous fait dire qu’elles ont
une puissance intellectuelle ; et cela concorde avec le principe que donne
Denys au septiиme chapitre des Noms
divins, selon lequel « la sagesse divine allie toujours l’extrйmitй
infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang
subalterne », c’est-а-dire que la nature infйrieure а son sommet atteint
quelque chose tout en bas de la nature supйrieure. Et c’est assurйment cette
diffйrence entre les anges et les вmes que Denys montre au septiиme chapitre
des Noms divins lorsqu’il dit :
« C’est d’elle » — c’est-а-dire de la sagesse divine — « que les
puissances angйliques, intelligibles et intelligentes, reзoivent leurs simples
et bienheureuses notions. Cette science divine, elles ne la tirent pas d’une analyse
d’йlйments, de sensations ni de raisonnements laborieux ; mais c’est de
faзon simple qu’elles saisissent les intelligibles divins. » Plus loin, il
ajoute au sujet des вmes : « C’est encore de cette sagesse divine que
les вmes reзoivent le pouvoir de raisonner, c’est-а-dire d’une part de tourner
discursivement et circulairement autour de la vйritй mкme des кtres — le
caractиre discursif et plural de leurs argumentations les situe alors
au-dessous des intelligences unies —, d’autre part de ramener par enveloppement
le multiple а l’un — elles mйritent alors de s’йgaler aux modes intellectifs
des anges, dans la mesure du moins oщ c’est chose possible et convenable а des
вmes. » Et il dit cela parce que ce qui appartient а la nature supйrieure peut
exister dans la nature infйrieure non point parfaitement mais selon quelque
faible participation : par exemple, il n’y a pas de raison dans la nature
sensitive mais quelque participation de la raison, en tant que les bкtes ont
une certaine prudence naturelle, comme on le voit clairement au dйbut du livre
de la Mйtaphysique.
Or ce qui est
ainsi participй n’est pas dйtenu comme une possession, c’est-а-dire comme
quelque chose de parfaitement soumis а la puissance de celui qui l’a ; en
ce sens, il est dit au premier livre de la Mйtaphysique
que la connaissance de Dieu est une possession divine et non humaine. On
n’assigne donc aucune puissance pour ce qui est dйtenu de cette faзon ;
par exemple, on ne dit pas que les bкtes ont une raison, bien qu’elles aient
quelque part а la prudence : cela est en eux par une certaine estimation
naturelle. Semblablement, il n’y a pas non plus en l’homme une puissance
spйciale unique par laquelle il obtiendrait de faзon simple et absolue, sans
processus discursif, la connaissance de la vйritй ; mais une telle
rйception de la vйritй est en lui par un certain habitus naturel, qui est
appelй l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une puissance
sйparйe de la raison et que l’on appellerait intelligence, mais c’est la raison
elle-mкme qui est appelйe intelligence en raison de la part qu’elle prend а la
simplicitй intellectuelle, et de cette part proviennent le principe et le terme
dans son opйration propre. Et c’est pourquoi le livre sur l’Esprit et l’Вme attribue а la raison
l’acte propre de l’intelligence, et ce qui est le propre de la raison est
prйsentй comme l’acte de la raison, lorsqu’il est dit que « la raison est
le regard de l’esprit voyant le vrai par lui-mкme, et le raisonnement est
l’enquкte de la raison. »
De plus, а
supposer qu’une puissance nous convienne proprement et parfaitement pour la
rйception simple et absolue de la vйritй qui est en nous, elle ne serait
cependant pas une puissance autre que la raison, et en voici la preuve. En
effet, selon Avicenne au sixiиme livre De
naturalibus, des actes diffйrents manifestent une diffйrence de puissances
seulement lorsqu’ils ne peuvent pas кtre rapportйs au mкme principe ; par
exemple, dans les rйalitйs corporelles, recevoir et retenir ne se ramиnent pas
au mкme principe, mais le premier а l’humide et le second au sec. Voilа
pourquoi l’imagination, qui retient les formes corporelles dans un organe
corporel, est une puissance autre que le sens, qui reзoit les formes susdites
par un organe corporel. Or l’acte de la raison, qui est de procйder
discursivement, et celui de l’intelligence, qui est d’apprйhender simplement la
vйritй, sont l’un а l’autre ce que la gйnйration est а l’кtre, et ce que le
mouvement est au repos. Or se reposer et se mouvoir se ramиnent au mкme
principe partout ils se rencontrent ensemble, car c’est par la mкme nature
qu’une chose se repose en un lieu et qu’elle se meut vers ce lieu ; mais
ce qui se repose et ce qui est mы sont entre eux comme le parfait et
l’imparfait. Et c’est pourquoi la puissance qui procиde discursivement et celle
qui reзoit la vйritй ne seront pas diffйrentes, mais seront une seule puissance
qui, en tant qu’elle est parfaite, connaоt la vйritй de faзon absolue, mais en
tant qu’elle est imparfaite, a besoin d’un processus discursif.
La raison prise
au sens propre ne peut donc nullement кtre en nous une puissance autre que
l’intelligence. Cependant la puissance cogitative, qui est une puissance de
l’вme sensitive, est parfois elle-mкme appelйe « raison » car elle
confronte entre elles les formes individuelles comme la raison proprement dite
confronte les formes universelles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre
sur l’Вme. Et cette puissance a un
organe dйterminй, а savoir la cellule mйdiane du cerveau ; et cette
« raison » est sans nul doute une puissance autre que l’intelligence,
mais ce n’est pas d’elle que nous voulons parler pour le moment.
Rйponse aux objections :
1° Le livre sur
l’Esprit et l’Вme n’est pas
authentique, et on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Cependant, pour
soutenir sa position, on peut dire que son auteur n’entend pas dans ce passage
distinguer les puissances de l’вme mais montrer les divers degrйs par lesquels
l’вme progresse dans la connaissance : ainsi le sens lui fait connaоtre
les formes dans la matiиre, l’imagination les formes accidentelles, sans la
matiиre toutefois, mais avec les circonstances de la matiиre, la raison la
forme essentielle elle-mкme des rйalitйs matйrielles sans la matiиre
individuelle ; et de lа elle s’йlиve encore en ayant quelque connaissance
des esprits crййs, et on dit alors qu’elle a l’intellect, car de tels esprits
connaissent en prioritй les substances qui existent sans aucune matiиre ;
puis encore au-delа elle atteint quelque connaissance de Dieu mкme, et dans ce
cas on dit qu’elle a l’intelligence, nom qui dйsigne proprement l’acte de
l’intellect, йtant donnй que connaоtre Dieu est propre а Dieu, dont l’intellect
est son intelligence, c’est-а-dire son acte d’intellection.
2° Comme dit
Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation,
« la puissance supйrieure embrasse l’infйrieure, tandis que l’infйrieure
ne s’йlиve nullement vers la supйrieure » ; la nature supйrieure a
donc pleinement pouvoir sur le domaine de la nature infйrieure, mais pas
pleinement sur le domaine d’une nature encore supйrieure. Voilа pourquoi la
nature de l’вme rationnelle a des puissances pour le domaine de la nature
sensitive ou vйgйtative, mais non pour celui de la nature intellectuelle, qui
est au-dessus d’elle.
3° Puisque,
suivant le Philosophe, le sens commun perзoit tous les sensibles, il est
nйcessaire qu’il se porte vers eux sous une unique raison formelle commune,
sinon il n’aurait pas un unique objet par soi ; mais aucun des sens
propres ne peut atteindre cette commune raison formelle de l’objet. La raison,
en revanche, parvient comme а son terme dans la simple rйception, comme lorsque
le processus discursif de la raison se conclut dans la science. Il n’est donc
pas nйcessaire que l’intelligence soit en nous une puissance autre que la
raison comme le sens commun est une puissance autre que les sens propres.
4° Juger n’est
pas une propriйtй de la raison qui permettrait de la distinguer de
l’intelligence, car mкme l’intelligence juge que ceci est vrai et que cela est
faux. Mais si le jugement est attribuй а la raison et la saisie а
l’intelligence, c’est parce que le jugement s’effectue gйnйralement en nous au
moyen d’une analyse par les principes, tandis que la simple saisie de la vйritй
est opйrйe par l’intelligence.
5°
Ce
qui est simple а tout point de vue est totalement dйnuй de composition, mais
les йlйments simples sont conservйs dans les rйalitйs composйes. Et de lа vient
qu’on ne trouve pas dans le simple ce qui appartient au composй en tant que
tel ; par exemple, le corps simple n’a pas la saveur, qui est la
consйquence d’un mйlange ; mais les corps mixtes ont ce qui relиve des
corps simples, quoique sur un mode plus imparfait : ainsi le chaud et le
froid, le lйger et le lourd se rencontrent dans les corps mixtes. Voilа
pourquoi aucune composition ne se trouve dans l’intelligence divine, qui est
tout а fait simple ; mais notre raison, bien qu’elle soit composйe, a
pouvoir sur quelque acte simple, puisqu’il se rencontre en elle quelque chose
de la nature du simple, comme le modиle se retrouve dans son image ; elle
a aussi pouvoir sur quelque acte composй, soit en tant qu’elle compose le
prйdicat avec le sujet, soit en tant qu’elle compose les principes relativement
а la conclusion. C’est donc en nous la mкme puissance qui connaоt les simples
quidditйs des rйalitйs, qui forme les propositions, et qui raisonne ; de
ces actes le dernier est propre а la raison en tant que telle, les deux autres
pouvant appartenir aussi а l’intelligence en tant que telle. C’est pourquoi le
second se trouve dans les anges, puisqu’ils connaissent par plusieurs espиces,
mais seul le premier est en Dieu, qui, en connaissant son essence, pense toutes
choses, tant les simples que les complexes.
6° L’вme se
connaоt en quelque sorte par elle-mкme, au sens oщ cet acte de connaоtre consiste
а dйtenir en soi la connaissance de soi ; et en quelque sorte elle se
connaоt par l’espиce de l’intelligible, dans la mesure oщ l’acte de connaоtre
implique connaissance et distinction de soi ; et ainsi, le Philosophe et
saint Augustin parlent de la mкme chose. L’argument n’est donc pas concluant.
7° Une telle
diffйrence des objets ne peut diversifier les puissances, йtant donnй qu’elle
procиde de diffйrences accidentelles, comme on l’a prouvй dans une objection.
Or, si la nature corporelle est prйsentйe comme l’objet de la raison, c’est
parce que le propre de la connaissance humaine est d’avoir son origine dans le
sens et le phantasme. Par consйquent, c’est d’abord sur les natures des
rйalitйs sensibles que se fixe le regard de notre intelligence, qui est appelй
proprement raison, en tant que la raison est propre au genre humain. Mais de lа
il s’йlиve encore en connaissant l’esprit crйй ou incrйй, et cela lui convient
en tant qu’il a quelque part а la nature supйrieure plutфt que selon ce qui lui
est propre et parfaitement convenable.
8° Boиce veut que
l’intelligence et la raison soient des puissances cognitives diffйrentes, non
cependant dans un mкme sujet, mais en des sujets diffйrents. En effet, il veut
que la raison appartienne aux hommes, et c’est pourquoi il dit que l’homme
connaоt les formes universelles dans les rйalitйs particuliиres, car la
connaissance humaine s’exerce proprement а l’йgard des formes abstraites des
sens. Mais il veut que l’intelligence appartienne aux substances supйrieures,
qui apprйhendent du premier regard les formes entiиrement immatйrielles ;
et s’il veut que la raison n’atteigne jamais ce qui relиve de l’intelligence,
c’est parce que nous ne pouvons pas parvenir а la vision des quidditйs des
substances immatйrielles avec la faiblesse de notre connaissance prйsente. Mais
ce sera le cas dans la patrie, lorsque la gloire nous rendra dйiformes.
9°
En
tant qu’elles sont en des sujets diffйrents, la raison et l’intelligence ne
sont pas une puissance unique ; mais la prйsente enquкte porte sur elles
en tant qu’elles se trouvent toutes deux dans l’homme.
10° Cet argument
vaut pour les actes qui appartiennent а des puissances diffйrentes. Mais il
arrive qu’une mкme puissance ait diffйrents actes, dont l’un prйcиde
l’autre ; par exemple, l’acte de l’intellect possible est de penser la
quidditй et de former les propositions.
11° L’вme connaоt
les deux, mais par la mкme puissance. Cependant il semble кtre propre а l’вme
humaine, en tant qu’elle est rationnelle, de connaоtre l’entitй en ceci.
Connaоtre l’entitй dans l’absolu semble appartenir davantage aux substances
supйrieures, ainsi qu’il ressort d’une citation prйcйdente.
12° Aimer Dieu et
йlire les vertus, cela est attribuй а la raison, non que ces choses lui
appartiennent immйdiatement, mais en tant que c’est par le jugement de la
raison que la volontй est disposйe а l’йgard de Dieu comme vers une fin et а
l’йgard des vertus comme vers des moyens. Et de cette faзon йgalement le
rationnel est opposй а l’irascible et au concupiscible, car nous sommes
inclinйs а agir soit par le jugement de la raison, soit par la passion, qui est
dans l’irascible ou dans le concupiscible. On dit aussi que la volontй est dans
la raison, en tant qu’elle est dans la partie rationnelle de l’вme, comme on
dit que la mйmoire est dans le sensitif, non qu’elle soit cette mкme puissance
mais en tant qu’elle est dans la partie sensitive.
13°
&
14°
On voit dиs lors clairement la solution aux treiziиme et quatorziиme arguments. Article 2 : La raison supйrieure et la raison
infйrieure sont-elles des puissances diffйrentes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
l’image de la Trinitй est dans la partie supйrieure de la raison, et non dans
l’infйrieure. Or l’image de Dieu dans l’вme consiste en trois puissances. La
raison infйrieure ne concerne donc pas la ou les mкmes puissances que la
supйrieure ; et ainsi, elles semblent кtre des puissances diffйrentes.
2° Puisque la
partie se dit relativement au tout, l’une et l’autre se trouvent de la mкme
faзon dans un genre donnй. Or on dit que l’вme est un tout seulement
potentiel ; les diffйrentes parties de l’вme sont donc des puissances
diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure sont dйsignйes par saint
Augustin comme diffйrentes parties de la raison. Ce sont donc des puissances
diffйrentes.
3° Tout ce qui
est йternel est nйcessaire, et tout ce qui est changeant et temporel est
contingent, comme le montre le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or la partie de l’вme qui
est appelйe scientifique par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique se tourne vers les rйalitйs
nйcessaires, tandis que la raisonnante ou opinative se tourne vers les
contingentes. Puis donc que la raison supйrieure, suivant saint Augustin,
adhиre aux rйalitйs йternelles tandis que l’infйrieure dispose les rйalitйs
temporelles et caduques, il semble que la raisonnante soit identique а la
raison infйrieure et la scientifique а la supйrieure. Or la scientifique et la
raisonnante sont des puissances diffйrentes, comme le montre le Philosophe au
mкme endroit. La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc, elles aussi, des
puissances diffйrentes.
4° Comme dit le
Philosophe au mкme endroit, relativement а des objets de genres diffйrents il
faut dйterminer des puissances de l’вme diffйrentes, puisque toute puissance de
l’вme qui est dйterminйe а quelque genre, l’est а cause d’une
ressemblance ; et ainsi, la diversitй des objets selon le genre tйmoigne
de la diversitй des puissances. Or l’йternel et le corruptible sont des
rйalitйs tout а fait diffйrentes par le genre, puisque le corruptible et
l’incorruptible n’ont pas mкme en commun le genre, comme il est dit au dixiиme
livre de la Mйtaphysique. La raison
supйrieure, qui a pour objet les rйalitйs йternelles, est donc une puissance
autre que la raison infйrieure, qui a pour matiиre les rйalitйs caduques.
5°
Les
puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or le
vrai, qui est objet de contemplation, est un autre objet que le bien, qui est
objet d’opйration. La raison supйrieure, qui contemple le vrai, est donc aussi
une autre puissance que la raison infйrieure, qui opиre le bien.
6° Ce qui en soi
n’est pas un, l’est encore moins si on le met en rapport avec autre chose. Or
la raison supйrieure n’est pas une puissance unique, mais plusieurs, puisqu’il
y a en elle l’image, qui consiste en trois puissances. On ne peut donc pas dire
non plus que la raison supйrieure et la raison infйrieure soient une puissance
unique.
7° La raison est
plus simple que le sens. Or, dans la partie sensitive, on ne trouve pas qu’une
mкme puissance ait diverses fonctions. Donc bien moins encore une puissance
unique peut-elle avoir diverses fonctions dans la partie intellective. Or la
raison se dйdouble en supйrieure et infйrieure selon les fonctions, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
Ce sont donc des puissances diffйrentes.
8° Chaque fois
qu’on attribue а l’вme des choses qui ne peuvent se ramener а un mкme principe,
il est nйcessaire de dйfinir en consйquence dans l’вme diffйrentes puissances,
comme recevoir et retenir font distinguer l’imagination du sens. Or l’йternel
et le corruptible ne peuvent se ramener а des principes identiques, car les
principes prochains des rйalitйs corruptibles et incorruptibles ne sont pas les
mкmes, comme il est prouvй au onziиme livre de la Mйtaphysique. Ils ne doivent donc pas кtre attribuйs а la mкme
puissance de l’вme, et ainsi, la raison supйrieure et la raison infйrieure sont
des puissances diffйrentes.
9°
Saint
Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй
que les trois choses qui ont concouru au pйchй de l’homme, а savoir l’homme, la
femme et le serpent, signifient trois choses qui sont en nous, а savoir la
raison supйrieure, l’infйrieure et la sensualitй. Or la sensualitй est une
puissance autre que la raison infйrieure. Celle-ci est donc йgalement autre que
la supйrieure.
10° Une puissance
unique ne peut pas en mкme temps pйcher et ne pas pйcher. Or parfois la raison infйrieure
pиche sans que la raison supйrieure pиche, comme le montre saint Augustin au
livre sur la Trinitй. La raison
infйrieure et la supйrieure ne sont donc pas une puissance unique.
11° Des
perfections diffйrentes appartiennent а des perfectibles diffйrents, puisque
l’acte propre requiert une puissance propre. Or les habitus de l’вme sont les
perfections des puissances. Les diffйrents habitus appartiennent donc а des
puissances diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure s’adonnent
respectivement а la sagesse et а la science, qui sont des habitus diffйrents.
La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc des puissances diffйrentes.
12° Une puissance,
quelle qu’elle soit, est perfectionnйe par son acte. Or une diversitй d’actes
amиne ou manifeste une diversitй de puissances. Donc, partout oщ se trouve une
diversitй d’actes, on doit conclure а la diversitй des puissances. Or la raison
supйrieure et l’infйrieure ont des actes diffйrents, car la raison se dйdouble
selon les fonctions, comme dit saint Augustin. Ce sont donc des puissances
diffйrentes.
13° La diffйrence
entre la raison supйrieure et l’infйrieure est plus grande qu’entre l’intellect
agent et l’intellect possible, puisque l’acte de ces derniers concerne le mкme
intelligible, alors que l’acte des deux premiиres concerne des objets
diffйrents, comme on l’a dit. Or l’intellect agent et l’intellect possible sont
des puissances diffйrentes. Donc la raison supйrieure et la raison infйrieure
aussi.
14° Tout ce qui
provient d’une chose est diffйrent de cette chose, car nulle rйalitй n’est
cause de soi-mкme. Or la raison infйrieure provient de la supйrieure, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
C’est donc une autre puissance que la supйrieure.
15° Rien n’est mы
par soi-mкme, comme il est prouvй au septiиme livre de la Physique. Or la raison supйrieure meut l’infйrieure, en tant
qu’elle la dirige et la gouverne. La raison supйrieure et la raison infйrieure
sont donc des puissances diffйrentes.
En sens contraire :
1° Les diffйrentes
puissances de l’вme sont des rйalitйs diffйrentes. Or la raison supйrieure et
l’infйrieure ne sont pas des rйalitйs diffйrentes ; c’est pourquoi saint
Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй :
« Quand nous parlons de la nature de l’вme humaine, nous parlons d’une
seule rйalitй : le double aspect que je viens de distinguer n’est qu’un
dйdoublement selon les fonctions. » La raison supйrieure et l’infйrieure
ne sont donc pas des puissances diffйrentes.
2° Une puissance
peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatйrielle. Or la
raison est plus immatйrielle que le sens. Or par la mкme puissance sensitive, а
savoir la vue, on voit а la fois des rйalitйs йternelles ou incorruptibles et
perpйtuelles, comme les corps cйlestes, et des corruptibles, comme les rйalitйs
infйrieures de ce monde. C’est donc aussi la mкme puissance de la raison qui
contemple les rйalitйs йternelles et qui dispose les temporelles.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de connaоtre d’abord
deux choses : comment les puissances de l’вme se distinguent, et comment
la raison supйrieure et la raison infйrieure diffиrent entre elles. Ces deux
choses permettront d’en connaоtre une troisiиme, celle qui nous occupe а l’instant,
а savoir, si la raison supйrieure et la raison infйrieure sont une puissance
unique ou diffйrentes puissances.
Il faut donc
savoir que la diversitй des puissances se voit par les actes et par les objets.
Or certains prйtendent qu’il faut entendre cela en ce sens que la diversitй des
actes et des objets serait non pas la cause mais seulement le signe de la
diversitй des puissances. D’autres disent que la diversitй des objets est cause
de la diversitй des puissances pour les puissances passives, et non pour les
actives. Mais si l’on apporte une considйration attentive, on trouve que dans
les deux sortes de puissances les actes et les objets sont non seulement des
signes mais aussi, en quelque faзon, des causes de la diversitй. En effet, tout
ce dont l’кtre existe seulement en vue de quelque fin a un mode qui lui est
dйterminй par la fin а laquelle il est ordonnй ; une scie, par exemple,
est dйterminйe et quant а la matiиre, et quant а la forme, pour qu’elle
convienne а sa fin, qui est de couper. Or toute puissance de l’вme, soit active
soit passive, est ordonnйe а son acte comme а une fin, comme on le voit
clairement au neuviиme livre de la Mйtaphysique ;
par consйquent, chaque puissance a un mode et une espиce dйterminйs selon ce
qui peut convenir pour un tel acte. Voilа pourquoi, si l’on a diversifiй les
puissances, c’est parce que la diversitй des actes requйrait divers principes
par lesquels ils soient йlicitйs. Par ailleurs, puisque l’objet se rapporte а
l’acte comme un terme, et que les actes sont spйcifiйs par leurs termes, comme
cela est clair au cinquiиme livre de la Physique,
il est nйcessaire que les actes se distinguent aussi par les objets ; et
c’est pourquoi la diversitй des objets amиne une diversitй des puissances.
Mais la
diversitй des objets peut кtre envisagйe de deux faзons : d’abord suivant
la nature des rйalitйs ; ensuite suivant les diverses raisons formelles
des objets. Suivant la nature des rйalitйs, comme la couleur et la
saveur ; suivant la diverse raison formelle de l’objet, comme le bien et
le vrai.
Or, puisque les
puissances qui sont les actes d’organes dйterminйs ne peuvent s’йtendre au-delа
de la disposition de leurs organes, et qu’un seul et mкme organe ne peut pas
кtre adaptй pour connaоtre toutes les natures, il faut nйcessairement que les
puissances qui sont liйes а des organes soient dйterminйes pour concerner
certaines natures, а savoir, les natures corporelles. En effet, l’opйration qui
s’exerce par un organe corporel ne peut s’йtendre au-delа de la nature
corporelle. Mais puisqu’il se trouve dans la nature corporelle quelque chose
que tous les corps ont en commun et quelque chose en quoi les divers corps
diffиrent, il se pourra qu’une puissance liйe au corps soit adaptйe а tous les
corps suivant ce qu’ils ont de commun : telle l’imagination, en tant que
tous les corps se rejoignent sous le rapport de la quantitй, de la figure et de
leurs consйquences — c’est pourquoi l’imagination s’йtend non seulement aux
rйalitйs naturelles mais aussi aux rйalitйs mathйmatiques — ; tel aussi le
sens commun, en tant que dans tous les corps naturels, auxquels seuls il
s’йtend, se trouve une puissance active ou un principe de changement. D’autres
puissances, par contre, seront adaptйes а ce en quoi les corps se diversifient,
suivant les diverses faзons de changer : c’est le cas de la vue pour la
couleur, de l’ouпe pour le son, etc. Donc, de ce que la partie sensitive use
d’un organe dans son opйration, deux choses rйsultent pour elle, а
savoir : d’une part, qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance qui
regarderait un objet commun а tous les йtants, car sinon elle transcenderait
toutes les rйalitйs corporelles ; et d’autre part, qu’il est possible de
trouver en elle diverses puissances, selon la nature diverse des objets, parce
que la condition de l’organe peut кtre adaptйe а cette nature-ci ou а celle-lа. ` Mais cette
partie de l’вme qui, dans son acte, ne se sert pas d’un organe corporel reste
non pas dйterminйe mais infinie, d’une certaine faзon, en tant qu’elle est
immatйrielle ; voilа pourquoi sa portйe s’йtend а un objet commun а tous
les кtres. C’est pourquoi l’on dit que l’objet de l’intelligence est une chose
qui se trouve dans tous les genres d’йtants. Et c’est aussi pourquoi le
Philosophe dit que l’intellect est « ce qui produit tous [les
intelligibles] et ce qui devient tous [les intelligibles] ». Il n’est donc
pas possible de distinguer diffйrentes puissances dans la partie intellective
pour correspondre aux diffйrentes natures des objets, mais seulement pour
correspondre а diverses notions d’objet, c’est-а-dire en tant que l’acte de
l’вme se porte parfois vers une seule et mкme chose selon diverses raisons
formelles. Et c’est ainsi que le bien et le vrai, dans la partie intellective,
diffйrencient l’intelligence de la volontй : en effet, l’intelligence se
porte vers le vrai intelligible comme vers une forme, puisqu’il est nйcessaire
que l’intelligence soit formellement dйterminйe par ce qui est pensй ; et
la volontй se porte vers le bien comme vers une fin. C’est pourquoi le Philosophe
dit aussi au sixiиme livre de la Mйtaphysique
que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les rйalitйs, puisque la forme
est au-dedans et la fin au-dehors. Or ce n’est pas sous le mкme aspect que la
fin et la forme perfectionnent, et ainsi, le bien et le vrai n’ont pas la mкme
raison formelle d’objet. Ainsi йgalement, l’intellect possible se distingue de
l’intellect agent. En effet, une chose n’est pas objet sous le mкme rapport en
tant qu’elle est en acte et en tant qu’elle est en puissance, ou bien en tant
qu’elle agit et en tant qu’elle subit : car l’intelligible en acte est
objet de l’intellect possible en agissant pour ainsi dire sur lui, en tant
qu’il passe de puissance а acte par l’intelligible en acte, tandis que
l’intelligible en puissance est objet de l’intellect agent en tant qu’il
devient par celui-ci intelligible en acte. Ainsi donc, on voit clairement
comment on peut distinguer les puissances dans la partie intellective.
La raison
supйrieure et l’infйrieure, quant а elles, se distinguent de la faзon suivante.
Il est des natures supйrieures а l’вme rationnelle, et d’autres infйrieures а
elle. Mais puisque tout ce qui est pensй l’est selon le mode de celui qui
pense, la pensйe des rйalitйs qui sont au-dessus de l’вme est, dans l’вme
rationnelle, infйrieure aux rйalitйs pensйes elles-mкmes ; en revanche, la
pensйe des rйalitйs qui sont au-dessous de l’вme est, dans l’вme, supйrieure
aux rйalitйs elles-mкmes, puisque celles-ci ont en elle un кtre plus noble
qu’en elles-mкmes. Et ainsi, l’вme a envers ces deux genres de rйalitйs une
relation diffйrente, et de lа rйsulte pour elle une diversitй de fonctions. En
effet, dans la mesure oщ elle regarde vers les natures supйrieures — soit
qu’elle contemple leur vйritй et leur nature dans l’absolu, soit qu’elle
reзoive d’elles une idйe et comme un modиle pour opйrer —, elle est appelйe
raison supйrieure ; mais dans la mesure oщ elle se tourne vers les
rйalitйs infйrieures — soit pour les regarder par la contemplation, soit pour
les disposer par l’action —, elle est appelйe raison infйrieure.
Or les deux
sortes de natures, la supйrieure et l’infйrieure, sont apprйhendйes par l’вme
humaine suivant la notion commune d’intelligible : la supйrieure en tant
qu’elle est immatйrielle en elle-mкme, l’infйrieure en tant qu’elle est
dйpouillйe de la matiиre par l’acte de l’вme. On voit donc clairement que les
noms de raison supйrieure et raison infйrieure ne dйsignent pas des puissances
diffйrentes, mais une seule et mкme puissance se rapportant diversement а des rйalitйs
diffйrentes.
Rйponse aux objections :
1° Comme on l’a
dit dans la question sur l’esprit, l’image de la Trinitй dans l’вme est certes
fondйe dans les puissances comme dans une racine, mais on la trouve de faзon
achevйe dans les actes des puissances ; et c’est ainsi que l’image est
dite concerner la raison supйrieure et non l’infйrieure.
2° L’expression
« partie d’une puissance » ne dйsigne pas toujours une puissance
distincte, mais on entend parfois « partie d’une puissance » au sens
d’une partie des objets, selon lesquels on envisage une division de la quantitй
virtuelle ; par exemple, si quelqu’un peut porter cent livres, on dira de
celui qui n’en peut porter que cinquante que sa puissance a une partie de la
puissance du premier, bien que ce soit spйcifiquement la mкme puissance. Et de
cette faзon, la partie supйrieure et la partie infйrieure de la raison sont
appelйes « parties de la raison », en tant qu’elles se portent vers
une partie des objets regardйs par la raison prise communйment.
3° La scientifique
et la raisonnante ou opinative ne sont pas identiques а la raison supйrieure ni
а l’infйrieure, car mкme au sujet des natures infйrieures, que regarde la
raison infйrieure, peuvent кtre formulйes des propositions nйcessaires, qui
relиvent de la scientifique : sinon la physique et la mathйmatique ne
seraient pas des sciences ; semblablement aussi, la raison supйrieure se
tourne en quelque faзon vers les actes humains dйpendants du libre arbitre, et
par lа mкme contingents, sinon le pйchй qui parfois les accompagne ne serait
pas attribuй а la raison supйrieure. Et ainsi, la raison supйrieure n’est pas
totalement sйparйe de la raisonnante ou opinative.
Or la
scientifique et la raisonnante sont assurйment des puissances diffйrentes, car
elles se distinguent quant а la notion mкme d’intelligible. En effet, puisque
l’acte d’une puissance ne s’йtend pas au-delа de la portйe de son objet, toute
opйration qui ne peut pas кtre ramenйe а la mкme raison formelle d’objet doit
nйcessairement appartenir а une autre puissance ayant une autre raison formelle
d’objet. Or l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme ; et
pour cette raison, l’action de l’intelligence s’йtend aussi loin que peut
s’йtendre la portйe de la quidditй. Or c’est par elle que les principes
premiers eux-mкmes sont immйdiatement connus, et une fois qu’ils le sont, on
parvient en raisonnant а la connaissance des conclusions ; et la puissance
qui est de nature а analyser les conclusions par les quidditйs, le Philosophe
l’appelle la scientifique. Mais il y a des choses pour lesquelles il n’est pas
possible de poursuivre une telle analyse jusqu’а parvenir aux quidditйs, et ce,
а cause de l’incertitude de leur кtre, comme c’est le cas pour les contingents en
tant que tels. De telles choses ne sont donc pas connues par la quidditй, qui
йtait l’objet propre de l’intelligence, mais d’une autre faзon, а savoir par
une certaine conjecture sur ces rйalitйs dont on ne peut pas avoir une pleine
certitude. Une autre puissance est donc requise pour cela. Or cette puissance
ne peut mener l’enquкte de la raison jusqu’а son terme et, pour ainsi dire, а
son repos, mais se maintient dans l’enquкte elle-mкme comme en mouvement,
produisant seulement une opinion а propos de ce qu’elle examine ; aussi
cette puissance est-elle nommйe, d’aprиs ce qui est comme le terme de son
opйration, raisonnante ou opinative.
Mais la raison
supйrieure et la raison infйrieure se distinguent par les natures mкmes [des
objets], et c’est pourquoi ce ne sont pas des puissances diffйrentes comme la
scientifique et l’opinative.
4° Les objets de
la scientifique et de la raisonnante diffиrent par le genre quant au propre
genre qu’est le connaissable, puisqu’ils sont connus selon des raisons
formelles genйriquement diffйrentes. Mais les rйalitйs йternelles et les
temporelles ont des natures de genres diffйrents, et ne diffиrent pas quant а
la notion de connaissable, selon laquelle doit кtre envisagйe la ressemblance
entre la puissance et l’objet.
5°
Le
vrai, objet de contemplation, et le bien, objet d’opйration, concernent des
puissances diffйrentes, а savoir l’intelligence et la volontй. Mais ce n’est
pas par lа que l’on distingue la raison supйrieure et la raison infйrieure,
puisque l’une et l’autre peut кtre et spйculative et active, quoique
relativement а des objets diffйrents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
6° Rien n’empкche
que ce qui contient en soi une multitude soit un avec un autre qui contient en soi
une multitude, si la mкme multitude est contenue dans les deux : comme ce
tas et cet amas de pierres sont une seule et mкme chose. Et de cette faзon, la
raison supйrieure et l’infйrieure sont une puissance unique, bien que l’une et
l’autre contiennent en quelque faзon plusieurs puissances ; en effet,
elles contiennent toutes deux les mкmes. Par ailleurs, on ne dit pas qu’il y a
plusieurs puissances dans la raison supйrieure comme si la puissance mкme de la
raison йtait divisйe en plusieurs puissances, mais en tant que la volontй est
comprise sous l’intelligence : non qu’elles soient une puissance unique,
mais parce que la volontй est mue par l’apprйhension de l’intelligence.
7° Mкme dans la
partie sensitive il existe une puissance ayant diverses fonctions : par
exemple l’imagination, qui a pour fonctions de conserver ce qui est reзu des
sens et de le reprйsenter ensuite а l’intelligence. Cependant, puisqu’une
puissance peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus
immatйrielle, rien n’empкcherait qu’il existe une mкme puissance ayant diverses
fonctions dans la partie intellective et qu’il n’en existe pas dans la partie
sensitive.
8° Bien que
l’йternel et le temporel ne se ramиnent pas aux mкmes principes prochains,
cependant la connaissance de l’йternel et du temporel se ramиne а un mкme
principe, puisque l’un et l’autre sont apprйhendйs par l’intelligence selon
l’unique raison formelle d’immatйrialitй.
9°
De
mкme qu’а la nature humaine appartenaient l’homme et la femme, qu’unissait un
mariage charnel, et non le serpent, de mкme а la nature de la raison supйrieure
appartient la raison infйrieure, signifiй par la femme, et non la sensualitй,
signifiйe par le serpent, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
10° Puisque pйcher
est un certain acte, il n’appartient pas а proprement parler а la raison
supйrieure ni а l’infйrieure, mais а l’homme, selon celle-ci ou celle-lа. Et si
une puissance unique se rapporte а divers objets, il n’y a pas d’inconvйnient а
ce qu’il y ait pйchй selon un rapport et non selon un autre, de mкme que,
lorsque plusieurs habitus sont dans une seule puissance, il arrive que l’on
pиche selon l’acte d’un habitus et non selon l’acte de l’autre ; comme ce
serait le cas si un mкme homme, йtant а la fois grammairien et gйomиtre,
йnonзait des vйritйs sur les droites en faisant un solescisme.
11° Lorsqu’une
perfection accomplit un perfectible selon toute la capacitй de celui-ci, il est
impossible qu’un perfectible unique ait plusieurs perfections de mкme ordre. Voilа
pourquoi il est impossible que la matiиre soit perfectionnйe en mкme temps par
deux formes substantielles, car une seule matiиre n’est capable que d’un seul
кtre substantiel. Mais il en va autrement pour les formes accidentelles, qui ne
perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur puissance ; il est donc
possible qu’un seul perfectible ait plusieurs accidents. Et c’est pourquoi il
est йgalement possible qu’une seule puissance ait plusieurs habitus, puisque
les habitus des puissances sont des perfections accidentelles ; en effet,
ils viennent s’ajouter aprиs la complиte notion de puissance.
12° Comme dit
Avicenne au sixiиme livre De naturalibus,
la diversitй des actes tantфt dйnote une diversitй de puissances, tantфt non.
En effet, on peut trouver de cinq faзons une diversitй dans les actes de l’вme.
Premiиrement, selon la force et la faiblesse, comme opiner et croire.
Deuxiиmement, selon la vitesse et la lenteur, comme courir et se mouvoir.
Troisiиmement, selon l’habitus et la privation, comme se reposer et se mouvoir.
Quatriиmement, selon un rapport а des contraires dans le mкme genre, comme
sentir le blanc et sentir le noir. Cinquiиmement, lorsque les actes sont de
genres diffйrents, comme apprйhender et mouvoir, ou sentir le son et sentir la
couleur. Ainsi donc, les deux premiиres sortes de diversitй ne dйnotent pas une
diversitй de puissances, car sinon il faudrait qu’il y ait dans l’вme autant de
puissances distinctes qu’il se trouve de degrйs de force et de faiblesse dans
les actes, ou de vitesse et de lenteur. Ni de mкme pour les troisiиme et
quatriиme sortes, puisqu’il appartient а la mкme puissance de se rapporter aux
deux opposйs. Mais c’est seulement la cinquiиme sorte de diversitй qui dйnote
une diversitй de puissances, а condition de prйciser que les actes de genres
diffйrents sont ceux qui n’ont pas une commune raison formelle d’objet ;
et par consйquent, la diversitй des actes de la raison supйrieure et de la
raison infйrieure ne dйnote pas une diversitй de puissances, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit.
13° L’intellect
agent et l’intellect possible diffиrent plus entre eux que la raison supйrieure
et la raison infйrieure, puisque l’intellect agent et l’intellect possible
regardent des objets formellement divers, encore que non matйriellement. En
effet, ils regardent chacun une notion d’objet diffйrente, bien qu’il soit
possible de les trouver toutes deux dans la mкme rйalitй intelligible :
car une mкme et unique chose peut кtre d’abord intelligible en puissance et
ensuite intelligible en acte. Par contre, la raison supйrieure et l’infйrieure
regardent des objets matйriellement diffйrents, et non formellement, puisqu’ils
regardent des natures diffйrentes selon une seule notion d’objet, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit. Or la diversitй formelle est plus grande que la
diversitй matйrielle ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.
14° Il est dit que
la raison infйrieure provient de la supйrieure, а cause des choses que
considиre la raison infйrieure, et qui proviennent de celles que considиre la
raison supйrieure : en effet, les raisons infйrieures proviennent des
supйrieures. Rien n’empкche, par consйquent, que la raison infйrieure et la
raison supйrieure soient une puissance unique ; de mкme, nous constatons
qu’il appartient а la mкme puissance de considйrer les principes de la science
subalternante et ceux de la science subalternйe, bien que ceux-ci proviennent
de ceux-lа.
15° Si l’on dit
que la raison supйrieure meut la raison infйrieure, c’est parce que les raisons
infйrieures doivent кtre rйglйes d’aprиs les supйrieures, tout comme la science
subalternйe est rйglйe par la subalternante. Article 3 : Le pйchй peut-il exister dans la
raison supйrieure ou infйrieure ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence est toujours droite. Or la raison est la mкme puissance que
l’intelligence, comme on l’a obtenu prйcйdemment. Donc la raison, elle aussi,
est toujours droite ; il n’y a donc pas de pйchй en elle.
2° Tout ce qui
peut recevoir une perfection, s’il peut recevoir un dйfaut, ne pourra avoir en
soi que le dйfaut opposй а cette perfection, car c’est le mкme sujet qui peut
recevoir les contraires. Or, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la perfection propre de la
raison supйrieure est la sagesse, et celle de la raison infйrieure est la
science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autre pйchй que l’ignorance et la
sottise.
3° Selon saint
Augustin, tout pйchй est dans la volontй. Or la raison est une autre puissance
que la volontй. Le pйchй n’est donc pas dans la raison.
4° Rien ne peut
recevoir son contraire, car des contraires ne peuvent pas кtre ensemble. Or
tout pйchй de l’homme est contraire а la raison, car le mal de l’homme est
d’кtre contre la raison, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Le pйchй ne peut donc pas
exister dans la raison.
5° Le pйchй qui
est commis en quelque matiиre ne peut pas кtre attribuй а une puissance qui ne
s’йtend pas а cette matiиre. Or la raison supйrieure a pour matiиre les
rйalitйs йternelles, et non ce qui peut dйlecter la chair. Le pйchй qui est
commis en ce qui peut dйlecter la chair ne doit donc nullement кtre attribuй а
la raison supйrieure, quoique saint Augustin dise que le consentement а l’acte
est attribuй а la raison supйrieure.
6° Saint Augustin
dit que la raison supйrieure est celle qui contemple les rйalitйs supйrieures
et adhиre а elles, et ce, par l’amour ; or il ne peut en rйsulter de
pйchй ; le pйchй ne peut donc pas exister dans la raison supйrieure.
7° Le plus fort
n’est pas vaincu par le plus faible. Or la raison est la plus forte des choses
qui se trouvent en nous. Elle ne peut donc pas кtre vaincue par la
concupiscence, la colиre ou autre chose de ce genre ; et ainsi, il ne peut
y avoir de pйchй en elle.
En sens contraire :
1° Il appartient
au mкme de mйriter et de dйmйriter. Or le mйrite rйside dans un acte de la
raison. Donc le dйmйrite aussi.
2° Selon le
Philosophe, le pйchй se produit non seulement par la passion, mais aussi par
l’йlection. Or l’йlection consiste en un acte de la raison, puisqu’elle suit le
conseil, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique. Il arrive donc que le pйchй soit dans la raison.
3° Par la raison,
nous nous dirigeons aussi bien dans le domaine spйculatif que dans le domaine
de l’agir. Or dans le domaine spйculatif, il arrive qu’il y ait un pйchй
concernant la raison, comme lorsqu’on commet un paralogisme en raisonnant. Donc
dans le domaine de l’agir aussi, il arrive que le pйchй soit dans la raison.
Rйponse :
Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
le pйchй est tantфt dans la raison supйrieure, tantфt dans la raison
infйrieure. Mais pour comprendre cela, il est nйcessaire de connaоtre d’abord
deux choses, а savoir : quel acte peut кtre attribuй а la raison, et
ensuite lequel peut кtre attribuй а la raison supйrieure et lequel а la raison
infйrieure.
Il faut donc
savoir que, de mкme qu’il y a deux apprйhensives, а savoir l’infйrieure, qui
est la sensitive, et la supйrieure, qui est l’intellective ou rationnelle, de
mкme aussi il y a deux appйtitives, а savoir l’infйrieure, que l’on appelle
sensualitй et qui se divise en irascible et concupiscible, et la supйrieure,
qui est appelйe volontй. Or, а un certain point de vue, ces deux sortes
d’appйtitives se rapportent а leurs apprйhensives de faзon semblable, et а un
autre point de vue de faзon diffйrente. De faзon semblable, parce qu’en aucun
des deux appйtits il ne peut y avoir de mouvement а moins qu’une apprйhension
ne prйcиde. En effet, l’objet d’appйtit ne meut l’appйtit, soit supйrieur soit
infйrieur, qu’une fois apprйhendй soit par l’intelligence soit par
l’imagination et le sens ; et c’est pourquoi l’on appelle moteur non
seulement l’appйtit mais aussi l’intelligence, l’imagination et le sens. De
faзon diffйrente, parce qu’il y a dans l’appйtit infйrieur une certaine
inclination naturelle par laquelle l’appйtit est, en quelque faзon,
naturellement contraint а tendre vers l’objet d’appйtit. Par contre, l’appйtit
supйrieur n’est pas dйterminй а l’un ou l’autre, car l’appйtit supйrieur est
libre, au contraire de l’infйrieur. Et de lа vient que le mouvement de
l’appйtit infйrieur ne se trouve pas attribuй а la puissance apprйhensive, car
la cause de ce mouvement n’est pas dans l’apprйhension mais dans l’inclination
de l’appйtit ; en revanche, le mouvement de l’appйtit supйrieur est
attribuй а son apprйhensive, c’est-а-dire а la raison, car l’inclination de
l’appйtit supйrieur vers ceci ou cela est causйe par le jugement de la raison.
Et c’est pourquoi nous distinguons les puissances motrices en rationnelle,
irascible et concupiscible, nommant dans la partie supйrieure ce qui relиve de
l’apprйhension, mais dans l’infйrieure ce qui relиve de l’appйtit. Ainsi donc,
on voit clairement qu’un acte est attribuй а la raison de deux faзons. D’abord
parce qu’il lui appartient immйdiatement, йtant йlicitй par la raison
elle-mкme, comme par exemple confronter les choses а faire ou а savoir.
Ensuite, parce qu’il lui appartient moyennant la volontй, qui est mue par le
jugement de la raison.
Or, de mкme que
le mouvement de l’appйtit qui suit le jugement de la raison est attribuй а la
raison, de mкme le mouvement de l’appйtit qui suit la dйlibйration de la raison
supйrieure est attribuй а la raison supйrieure ; par exemple, lorsqu’on
dйlibиre sur les choses а faire en considйrant qu’une chose est agrйable а Dieu
ou prescrite par la loi divine, ou de faзon similaire. Mais il appartiendra а
la raison infйrieure lorsque le mouvement de l’appйtit suit le jugement de la
raison infйrieure, comme lorsqu’on dйlibиre sur les choses а faire en tenant
compte des causes infйrieures, par exemple en considйrant la laideur de l’acte,
la dignitй de la raison, l’offense faite aux hommes, ou quelque chose de ce genre.
Or ces deux modes de considйrations sont ordonnйs entre eux. En effet, selon le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique,
la fin tient lieu de principe dans le domaine de l’agir. Or dans les sciences
spйculatives le jugement de la raison n’est accompli que lorsque les
conclusions sont analysйes par les principes premiers. Par consйquent, dans le
domaine de l’agir aussi il ne sera accompli que lorsqu’on se ramиnera а la fin
ultime : car c’est alors seulement que la raison donnera l’ultime sentence
au sujet de ce qu’il faut opйrer, et cette sentence est le consentement а
l’acte. Et de lа vient que le consentement а l’acte est attribuй а la raison
supйrieure, qui considиre la fin ultime, tandis que la dйlectation et la
complaisance dans la dйlectation, ou le consentement, sont attribuйs par saint
Augustin а la raison infйrieure.
Donc, quand
quelqu’un pиche en consentant а un acte mauvais, il y a pйchй dans la raison
supйrieure, mais s’il pиche par la seule dйlectation avec quelque dйlibйration,
on dit que le pйchй est dans la raison infйrieure, parce que celle-ci s’occupe
immйdiatement de disposer les rйalitйs infйrieures. Et ainsi, on dit que le
pйchй est dans la raison supйrieure ou infйrieure en tant que le mouvement de
l’appйtitive est attribuй а la raison. Mais quand on considиre l’acte propre de
la raison, on dit qu’il y a pйchй dans la raison supйrieure ou infйrieure
lorsqu’elle se trompe dans sa propre confrontation.
Rйponse aux objections :
1° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
de mкme que le sens ne se trompe jamais dans les sensibles propres, alors qu’il
peut se tromper sur les sensibles communs et par accident, de mкme
l’intelligence ne se trompe jamais sur son objet propre, а savoir la quidditй,
sauf peut-кtre par accident ; ni sur les principes premiers, qui sont
connus de nous aussitфt que les termes le sont ; mais elle se trompe en
confrontant, et en appliquant les principes communs aux conclusions
particuliиres, et ainsi, il arrive que la raison soit privйe de sa rectitude et
que le pйchй soit en elle.
2° En soi, а la
sagesse et а la science s’opposent directement la sottise et l’ignorance ;
mais indirectement aussi tous les autres pйchйs, en quelque faзon, c’est-а-dire
en tant que le gouvernement de la sagesse et de la science, qui est requis dans
le domaine de l’agir, est gвtй par le pйchй, et c’est pourquoi l’on dit que
tout homme mйchant est ignorant.
3° Il n’est pas
dit que le pйchй est dans la volontй comme en un sujet mais comme dans une
cause, car pour qu’il y ait pйchй il faut qu’il y ait volontaire ; or ce
qui est causй par la volontй est aussi attribuй а la raison, comme on l’a dйjа
expliquй.
4° Il est dit que
le pйchй de l’homme est contre la raison, en tant qu’il est contre la raison
droite, en laquelle le pйchй ne peut exister.
5° La raison
supйrieure se porte vers les raisons йternelles directement, comme vers ses
objets propres, mais elle fait retour en quelque sorte de celles-ci aux
rйalitйs temporelles et caduques en tant qu’elle juge par ces raisons йternelles
sur de telles rйalitйs temporelles ; et ainsi, lorsque son jugement est
dйfectueux en quelque matiиre, ce pйchй est mis au compte de la raison
supйrieure.
6° Bien que la
raison supйrieure soit ordonnйe pour adhйrer aux rйalitйs йternelles, cependant
elle n’y adhиre pas toujours, et ainsi le pйchй peut exister en elle.
7° Socrate
faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il voulait montrer que celui qui sait
ne vient jamais а pйcher, car la science, йtant plus forte, n’est pas vaincue
par la passion. А quoi le Philosophe rйpond au septiиme livre de l’Йthique en distinguant science
universelle et science particuliиre, et de mкme, science en habitus et science
en acte, et il distingue а nouveau la science en habitus en posant que
l’habitus peut кtre libre ou bien liй, comme cela se produit chez les hommes
ivres. Ainsi donc, il arrive que le dйtenteur d’une science universelle en acte
n’ait dans le particulier, qui est le domaine de l’agir, qu’une science en
habitus liй par la concupiscence ou par une autre passion, si bien que le
jugement de la raison sur la chose particuliиre а faire ne peut pas кtre
formellement dйterminй par la science universelle. Et ainsi, il arrive que la
raison se trompe dans l’йlection ; et c’est une telle erreur d’йlection
qui rend ignorant tout homme mйchant, si grande que soit sa science dans
l’universel. Et de cette faзon йgalement, la raison est amenйe а pйcher en tant
qu’elle est liйe par la concupiscence. Article 4 : La dйlectation morose, qui a lieu
dans la raison infйrieure par un consentement а la dйlectation sans
consentement а l’acte, est-elle un pйchй mortel ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin dans l’Enchiridion, le
geste de se frapper la poitrine et l’Oraison dominicale sont des remиdes indiquйs
contre le pйchй vйniel. Or le consentement а la dйlectation sans consentement а
l’acte est mis au nombre des pйchйs auxquels on porte remиde en se frappant la
poitrine et en rйcitant l’Oraison dominicale. En effet, saint Augustin dit au
douziиme livre sur la Trinitй :
« Йvidemment, lorsque l’вme se complaоt seulement en pensйe aux choses
dйfendues, dйcidйe, il est vrai, а ne pas le commettre, mais aimant а retenir
et а retourner des images qu’elle eыt dы rejeter dиs la premiиre atteinte, il
ne faut pas nier qu’il y ait pйchй ; ce pйchй toutefois est moindre que si
l’on se dйcidait а le commettre йgalement en acte. Aussi doit-on demander
pardon de telles pensйes, se frapper la poitrine, dire : “Pardonnez-nous
nos offenses”, etc. » Le susdit consentement а la dйlectation n’est donc
pas un pйchй mortel.
2° Le
consentement au pйchй vйniel est vйniel, tout comme le consentement au pйchй
mortel est mortel ; or la dйlectation est un pйchй vйniel. Le consentement
а celle-ci sera donc lui aussi vйniel.
3° Nous trouvons
dans l’acte de fornication deux choses а causes desquelles il peut кtre jugй
mauvais, а savoir : la vйhйmence de la dйlectation, qui absorbe la raison,
et le prйjudice qui s’ensuit de l’acte, c’est-а-dire l’incertitude de la
filiation et les autres inconvйnients de ce genre qui s’ensuivraient si l’union
des sexes n’йtait pas rйglйe par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que
la fornication soit un pйchй mortel en raison de la dйlectation, car cette
vйhйmence de dйlectation se trouve dans l’acte conjugal, qui n’est pas un
pйchй. Ce n’est donc un pйchй mortel qu’а cause du prйjudice qui s’ensuit de
l’acte ; celui qui consent а la dйlectation de la fornication et non а
l’acte n’aborde donc pas la fornication du cфtй oщ elle est un pйchй mortel ;
et ainsi, il ne semble pas pйcher mortellement.
4° L’homicide
n’est pas moins un pйchй que la fornication. Or celui qui pense а l’homicide,
qui prend plaisir а cette pensйe et consent а la dйlectation, ne pиche pas
mortellement ; sinon tous ceux qui йprouvent du plaisir а entendre des
histoires de guerre, s’ils consentaient а cette dйlectation, pйcheraient
mortellement, ce qui paraоt improbable. Le consentement а la dйlectation de la
fornication n’est donc pas non plus un pйchй mortel.
5° Puisque le pйchй
vйniel et le mortel sont а une distance quasi infinie l’un de l’autre, ce qui
s’йvalue par la distance entre leurs peines respectives, le pйchй vйniel ne
peut pas devenir mortel. Or la dйlectation qui rйside seulement dans la pensйe
est vйnielle avant le consentement. Lors donc que le consentement survient,
elle ne peut pas devenir mortelle.
6° Le pйchй
mortel consiste а se dйtourner de Dieu. Or se dйtourner de Dieu ne relиve pas
de la raison infйrieure mais de la supйrieure, de laquelle relиve aussi la
conversion : en effet, les opposйs appartiennent au mкme sujet ; le
pйchй mortel ne peut donc pas exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le
consentement а la dйlectation, que saint Augustin met sur le compte de la
raison infйrieure, ne sera pas pйchй mortel.
7° Comme dit
saint Augustin au second livre sur la Genиse
contre les manichйens, « si notre dйsir est excitй а pйcher, c’est
que, comme dйjа pour la femme, il y aura eu persuasion. Parfois cependant, la
raison rйfrиne et rйprime virilement le dйsir mкme quand il a йtй excitй. Quand
il en va ainsi, nous ne tombons pas dans le pйchй ». Il semble en rйsulter
que, dans le mariage spirituel qui nous est intйrieur, si c’est la femme qui
pиche et non l’homme, il n’y a pas de pйchй. Or, quand on consent а la
dйlectation et non а l’acte, c’est la femme qui pиche et non l’homme, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
Le consentement а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel.
8° Selon le
Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique,
la dйlectation suit en bien et en mal l’opйration qui la cause. Or l’acte
extйrieur de fornication, qui consiste en un mouvement corporel, est autre que
l’acte intйrieur, c’est-а-dire la pensйe. La dйlectation qui s’ensuit de l’acte
intйrieur sera donc autre, elle aussi, que celle qui s’ensuit de l’acte
extйrieur. Or l’acte intйrieur n’est pas un pйchй mortel par son genre comme
l’йtait l’acte extйrieur. La dйlectation intйrieure n’est donc pas non plus du
genre du pйchй mortel ; il semble donc que le consentement а une telle
dйlectation ne soit pas un pйchй mortel.
9° Il semble
que soit pйchй mortel cela seul qui est interdit par la loi divine, comme le
montre la dйfinition du pйchй donnйe par saint Augustin : « Le pйchй
est une action, une parole ou un dйsir contraire а la loi de Dieu. » Or le
consentement а la dйlectation ne se trouve pas interdit par la loi divine. Ce
n’est donc pas un pйchй mortel.
10° Il semble
qu’on doive juger de la mкme faзon le consentement interprйtatif et le
consentement exprиs. Or le consentement interprйtatif ne semble pas кtre un
pйchй mortel, car le pйchй n’est transfйrй а une puissance que par l’acte de
cette puissance ; or dans le consentement interprйtatif ne se trouve pas
un acte de la raison, qui est dite consentir, mais la seule nйgligence а
rйprimer les mouvements illicites. Le consentement interprйtatif а la
dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel ; ni, de mкme, le consentement
exprиs.
11° Comme on l’a
dit, un pйchй est mortel parce qu’il est contraire au prйcepte divin ;
autrement Dieu ne serait pas mйprisй lors de la transgression du prйcepte, et
ainsi, l’esprit du pйcheur ne se dйtournerait pas de Dieu. Or la raison
infйrieure ne s’occupe pas de la notion de prйcepte divin : en effet,
c’est le rфle de la raison supйrieure, qui consulte les raisons йternelles. Le
pйchй mortel ne peut donc exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le
consentement susdit n’est pas mortel.
12° Puisqu’il y a
deux choses dans le pйchй, а savoir la conversion et l’aversion, l’aversion s’ensuit
de la conversion. En effet, par le fait mкme que l’on se tourne vers l’un des
contraires, on se dйtourne de l’autre. Or celui qui consent а la dйlectation et
non а l’acte ne se tourne pas pleinement vers le bien transitoire, car
l’achиvement consiste dans l’acte. Il n’y a donc pas non plus complиte
aversion, ni donc pйchй mortel.
13° Comme il est
dit dans la Glose au dйbut du livre
de Jйrйmie, « Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir ».
Or, si quelqu’un se dйlectait dans la mйditation des prйceptes divins et
consentait а une telle dйlectation sans avoir le propos de mettre en actes les
prйceptes divins, il ne mйriterait pas de rйcompense. Il ne mйrite donc pas de
peine s’il consent а la dйlectation du pйchй, pourvu qu’il ne dйcide pas d’accomplir
celui-ci effectivement ; et dans ce cas, il ne semble pas pйcher
mortellement.
14° La partie
infйrieure de la raison est comparйe а la femme. Or la femme ne dйpend pas de
sa propre volontй, car « elle n’a pas pouvoir sur son corps », comme
dit l’Apфtre. La partie infйrieure de la raison ne dйpend donc pas non plus de
sa volontй, et ainsi, elle ne peut pas pйcher.
En sens contraire :
1° Nul n’est
damnй si ce n’est pour un pйchй mortel. Or l’homme sera damnй pour un
consentement а la dйlectation ; c’est pourquoi saint Augustin dit au
douziиme livre sur la Trinitй :
« L’homme sera condamnй tout entier, а moins que ces pйchйs de simple
pensйe, qu’il ne veut pas commettre en acte mais auxquels il veut prendre
plaisir intйrieurement, ne soient remis par la grвce du Mйdiateur. » Le
consentement а la dйlectation est donc un pйchй mortel.
2° La dйlectation
qui accompagne une action et l’action elle-mкme se ramиnent au mкme genre de
pйchй, tout comme l’њuvre vertueuse et la dйlectation qui l’accompagne se
ramиnent а la mкme vertu ; en effet, il appartient а l’homme juste et de
faire des actions justes, et de prendre plaisir aux њuvres justes, comme on le
voit clairement au premier livre de l’Йthique.
Or l’acte mкme de fornication est dans le genre du pйchй mortel ; donc la
dйlectation а la pensйe de la fornication aussi, et par consйquent le
consentement а cette dйlectation sera un pйchй mortel.
3° Si le pйchй ne
pouvait pas exister dans la raison infйrieure, alors les paпens, qui ne
dйlibйraient de leurs actions que selon les raisons infйrieures, n’auraient pas
pйchй mortellement en forniquant ou en commettant un acte de ce genre, ce qui
est manifestement faux. Le pйchй mortel peut donc exister dans la raison
infйrieure.
Rйponse :
Se demander si
la dйlectation morose est un pйchй mortel ou si le consentement а la
dйlectation en est un, c’est une seule et mкme question. En effet, il n’y a pas
de doute possible а propos de la dйlectation morose, si par
« morose » on entend un retard de temps. En effet, il est certain que
la longueur du temps ne peut donner а l’acte la raison formelle de pйchй mortel
si rien d’autre n’intervient, puisque ce n’est pas une circonstance infiniment
aggravante. Mais ce qu’on peut se demander, c’est si la dйlectation qui doit son
appellation de morose а ce que le consentement de la raison vient s’ajouter,
est un pйchй mortel. Sur ce point, quelques-uns ont йmis diverses opinions.
Certains ont
prйtendu que ce n’est pas un pйchй mortel mais vйniel. Mais cette opinion
semble s’opposer aux paroles de saint Augustin, qui menace de damnation l’homme
qui aurait eu un tel consentement, comme ce qu’on a citй de lui le fait voir
clairement. De plus, le sentiment quasi commun des modernes contredit cette
opinion. En outre, elle semble mettre en pйril le salut des вmes, puisque le
consentement а une telle dйlectation peut trиs vite faire tomber l’homme dans
le pйchй.
C’est pourquoi
il semble qu’il faille plutфt assentir а l’autre opinion, qui affirme qu’un tel
consentement est un pйchй mortel ; et la vйritй de cette opinion se prend
de la considйration suivante. Il faut savoir que, de mкme que l’acte extйrieur
de fornication s’accompagne d’une dйlectation sensible, de mкme aussi l’acte de
pensйe s’accompagne d’une certaine dйlectation intйrieure. Or deux dйlectations
s’ensuivent de la pensйe : l’une du cфtй de la pensйe elle-mкme, et
l’autre du cфtй de l’objet mкme qui est pensй. En effet, nous prenons parfois
plaisir а penser а cause de la pensйe elle-mкme, qui nous fait obtenir une certaine
connaissance actuelle de certaines choses, bien que ces choses nous
dйplaisent : c’est ainsi qu’un homme juste pense aux pйchйs, en les
discutant ou en les confrontant, et qu’il prend plaisir а la vйritй de cette
pensйe. Mais lorsque c’est la rйalitй pensйe qui meut la volontй et l’attire,
alors la dйlectation s’ensuit а cause des choses pensйes elles-mкmes. Et
certes, pour certains actes, ces deux modes de pensйe diffиrent manifestement
et se distinguent clairement ; mais leur distinction est plus cachйe lorsque
les pensйes portent sur les pйchйs de la chair, car la corruption du
concupiscible fait que la pensйe de tels objets de convoitise est aussitфt
suivie d’un mouvement dans le concupiscible, mouvement causй par les objets de
convoitise eux-mкmes.
Ainsi donc, la
dйlectation qui s’ensuit de la pensйe du cфtй de la pensйe elle-mкme se ramиne
а un genre tout autre que la dйlectation de l’acte extйrieur. Par consйquent,
une telle dйlectation rйsultant de la pensйe de choses aussi mauvaises
soient-elles n’est en rien un pйchй mais une dйlectation louable quand on se
dйlecte dans la connaissance du vrai, ou bien, s’il y a lа quelque penchant
immodйrй, elle sera contenue sous le pйchй de curiositй.
Mais la
dйlectation qui suit la pensйe du cфtй de la rйalitй pensйe rentre dans le mкme
genre que la dйlectation acccompagnant l’acte extйrieur. En effet, comme il est
dit au onziиme livre de la Mйtaphysique,
la dйlectation rйside par soi dans l’acte, mais l’espoir et le souvenir sont
dйlectables а cause de l’acte. Il est donc йtabli que c’est le mкme dйsordre
qui rend dйsordonnйe en son genre une telle dйlectation et qui rend dйsordonnйe
la dйlectation extйrieure. Donc, supposй que la dйlectation extйrieure soit
celle d’un pйchй mortel, alors la dйlectation intйrieure considйrйe en soi et
dans l’absolu est du genre du pйchй mortel. Or, chaque fois que la raison, par
l’approbation, se soumet au pйchй mortel, il y a pйchй mortel ; en effet,
la rectitude de la justice est exclue de la raison lorsque celle-ci se soumet а
l’injustice par son approbation. Et c’est au moment oщ elle consent а cette
dйlectation perverse qu’elle s’y soumet. C’est une premiиre soumission qui est
un assujettissement а elle ; et il rйsulte parfois de cet assujettissement
que, pour obtenir plus parfaitement cette dйlectation, elle йlit l’acte
dйsordonnй lui-mкme. Et plus elle tend а de nombreux dйsordres pour obtenir la
dйlectation, plus elle progresse dans le pйchй. Cependant la racine premiиre de
tout ce processus sera le consentement par lequel elle a acceptй la
dйlectation ; c’est donc lа que le pйchй mortel commence.
C’est pourquoi
nous accordons sans rйserve que le consentement а la dйlectation de la
fornication ou d’un autre pйchй mortel est un pйchй mortel. D’oщ il rйsulte
aussi que tout ce que l’homme fait par suite du consentement а une telle
dйlectation, afin de nourrir et de conserver ce genre de dйlectation, tels les
attouchements indйcents, les baisers sensuels, etc., tout cela est pйchй
mortel.
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
saint Augustin dans l’Enchiridion,
l’Oraison dominicale et les autres pratiques de ce genre ne valent pas
seulement pour effacer les pйchйs vйniels, mais aussi pour la rйmission des
pйchйs mortels, quoiqu’ils ne suffisent pas aussi bien а effacer les mortels
que les vйniels.
2° La dйlectation
qui accompagne la pensйe de fornication du cфtй de l’objet pensй est mortelle
quant а son genre, mais par accident elle est seulement pйchй vйniel,
c’est-а-dire en tant qu’elle prйvient le consentement dйlibйrй, en lequel
s’accomplit la notion de pйchй mortel ; car sans ce consentement, mкme si
le corps йtait souillй par violence, il n’y aurait pas pйchй mortel ; en
effet, comme dit sainte Lucie, le corps ne peut pas кtre souillй de la
souillure du pйchй sans le consentement de l’esprit. Voilа pourquoi, lorsque le
consentement survient, l’accident susdit est фtй et le pйchй devient mortel,
comme ce serait aussi le cas pour la victime d’un viol, si elle consentait.
3° Tout le
dйsordre de la fornication, d’oщ qu’il vienne, rejaillit sur la dйlectation
causйe par elle ; c’est pourquoi celui qui approuve une dйlectation de ce
genre pиche mortellement.
4° Si quelqu’un
prenait plaisir а la pensйe de l’homicide а cause de la rйalitй pensйe
elle-mкme, ce ne serait qu’а cause de l’amour qu’il aurait pour l’homicide, et
ainsi, il pйcherait mortellement ; mais si quelqu’un prenait plaisir а une
telle pensйe а cause de la connaissance des choses auxquelles il pense, ou pour
quelque autre raison de ce genre, le pйchй ne sera pas toujours mortel, mais se
ramиnera а quelque autre genre de pйchй que l’homicide, а savoir la curiositй
ou quelque chose comme cela.
5° La dйlectation
qui a йtй vйnielle ne sera jamais mortelle si elle reste numйriquement
identique ; mais l’acte de consentement qui survient sera pйchй mortel.
6° Bien que seule
la raison supйrieure se tourne par elle-mкme vers Dieu, cependant la raison
infйrieure est rendue participante de cette conversion en quelque faзon, en
tant qu’elle est rйglйe par la raison supйrieure, tout comme l’irascible et le
concupiscible, dit-on, participent en quelque faзon а la raison, en tant qu’ils
lui obйissent. Et ainsi, l’aversion qui fait le pйchй mortel peut relever de la
raison infйrieure.
7° Saint
Augustin, au livre sur la Genиse contre
les manichйens, n’expose pas ces trois choses comme au livre sur la Trinitй. En effet, au douziиme livre sur
la Trinitй, il associe le serpent а
la sensualitй, la femme а la raison infйrieure, l’homme а la raison
supйrieure ; mais au livre sur la Genиse
contre les manichйens, il associe le serpent au sens, la femme а la
convoitise ou а la sensualitй, l’homme а la raison. Il est donc clair que
l’argument n’est pas concluant.
8° L’acte
intйrieur, c’est-а-dire la pensйe, procure une dйlectation — celle qui s’ensuit
de la pensйe par elle-mкme — d’un mode autre que la dйlectation de l’acte
extйrieur, tandis que la dйlectation qui accompagne la pensйe du cфtй de l’acte
pensй se ramиne au mкme genre, car nul ne prend plaisir а une chose s’il n’est
favorablement disposй envers elle et ne l’apprйhende comme convenable. Par
consйquent, celui qui consent а la dйlectation intйrieure approuve aussi la
dйlectation extйrieure et veut en jouir, au moins en y pensant.
9° Le
consentement а la dйlectation est interdit par le prйcepte : « Tu ne
convoiteras pas, etc. », car ce n’est pas sans raison que des prйceptes
diffйrents sont donnйs dans la loi pour l’acte extйrieur et la convoitise
intйrieure. Cependant, ne serait-il interdit par aucun prйcepte spйcial, du
fait mкme que la fornication est interdite, toutes les consйquences qui se
rattachent au mкme acte le sont йgalement.
10° Avant que la
raison n’йvalue la dйlectation ou le prйjudice que celle-ci peut causer, elle
n’a pas de consentement interprйtatif, mкme si elle ne rйsiste pas ; mais
lorsque la raison fait porter son йvaluation sur la dйlectation qui s’йlиve et
le prйjudice qui s’ensuit, par exemple lorsque l’homme perзoit qu’une telle
dйlectation l’incline totalement vers le pйchй et qu’il s’y prйcipite s’il ne
rйsiste expressйment, il semble consentir. Et alors le pйchй est transfйrй а la
raison par l’acte de celle-ci, car agir et ne pas agir, quand on doit agir, se
ramиnent au genre de l’acte, dans la mesure oщ le pйchй d’omission se ramиne au
pйchй d’action.
11° La force du
prйcepte divin parvient jusqu’а la raison infйrieure, en tant qu’elle a part au
gouvernement de la raison supйrieure, comme on l’a dйjа dit.
12° La conversion
par laquelle, aprиs dйlibйration, on se tourne vers une chose dans le genre du
mal, suffit pour la notion de pйchй mortel ; quoique aprиs cet
accomplissement puisse s’ajouter un autre accomplissement.
13° Comme dit
Denys, « le bien procиde d’une cause unique, totale et parfaite, tandis
que le mal rйsulte de dйfauts particuliers » ; et ainsi, une chose
exige plus de conditions pour кtre un bien mйritoire que pour кtre un mal
dйmйritoire, quoique Dieu soit plus enclin а rйcompenser les bonnes actions
qu’а punir les mauvaises. Par consйquent, le consentement а la dйlectation sans
consentement а l’acte ne suffit pas pour mйriter, mais il suffit dans le mal
pour dйmйriter.
14° La femme, de
droit, ne doit rien vouloir contre ce que l’homme ordonne convenablement ;
de fait, pourtant, elle peut vouloir et veut parfois le contraire ; il en
va de mкme aussi pour la raison infйrieure.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les arguments en sens contraire, bien que le dernier conclue faussement. En
effet, il procиde comme si le paпen ne pouvait pas pйcher selon la raison
supйrieure, ce qui est faux. Il n’est personne, en effet, qui n’estime que la
fin de la vie humaine rйside en une chose ; et lorsque celle-ci est prise
comme principe de dйlibйration, la raison supйrieure est concernйe. Article 5 : Le pйchй vйniel peut-il exister
dans la raison supйrieure ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il appartient
а la raison supйrieure d’adhйrer aux raisons йternelles. Le pйchй ne peut donc
exister en elle qu’en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles. Or
s’йcarter des raisons йternelles est un pйchй mortel. Donc, dans la raison
supйrieure, le pйchй ne peut qu’кtre mortel.
2° Le pйchй
vйniel devient mortel par le mйpris. Or, dйlibйrer qu’une chose est mauvaise et
doit кtre punie par Dieu, et consentir pourtant а la commettre, cela ne semble
pas кtre exempt de mйpris. Il semble donc que chaque fois qu’aprиs dйlibйration
de la raison supйrieure on consent а un acte de pйchй, mкme vйniel, il y ait
pйchй mortel.
3° Il existe dans
l’вme une chose en laquelle il ne peut y avoir de pйchй que vйniel, а savoir la
sensualitй, et autre chose oщ peuvent se trouver et le vйniel et le mortel,
ainsi la raison infйrieure ; il semble donc qu’il existe aussi dans l’вme
une chose en laquelle il n’y ait que le pйchй mortel. Or ce n’est pas la syndйrиse,
car il n’y a aucun pйchй en elle. C’est donc le cas de la raison supйrieure.
4° Dans l’ange et
dans l’homme dans l’йtat d’innocence, le pйchй vйniel ne pouvait pas exister,
puisque le pйchй vйniel naоt de la corruption de la chair, qui n’existait pas
alors. Or la raison supйrieure est йloignйe de la corruption de la chair. Le
pйchй vйniel ne peut donc pas exister en elle.
En sens contraire :
1° Le
consentement а l’acte du pйchй n’est pas plus grave que l’acte mкme du pйchй.
Or le consentement а l’acte du pйchй vйniel relиve de la raison supйrieure.
Donc le pйchй vйniel aussi.
2° Un soudain
mouvement contre la foi est un pйchй vйniel ; or il n’a lieu que dans la
raison supйrieure. Le pйchй vйniel existe donc en celle-ci.
Rйponse :
Dans la raison supйrieure
peuvent exister le pйchй vйniel et le pйchй mortel ; cependant il est une
matiиre concernant laquelle il ne peut y avoir dans la raison supйrieure que le
pйchй mortel ; et en voici la preuve.
La raison
supйrieure a un acte qui concerne directement une certaine matiиre, а savoir
les raisons йternelles, et indirectement une autre matiиre, а savoir les
rйalitйs temporelles, dont elle juge selon les raisons йternelles.
Touchant sa
matiиre propre, c’est-а-dire les raisons йternelles, elle a deux actes, le
soudain et le dйlibйrй. Or, puisque le pйchй mortel n’est accompli qu’aprиs un
acte de dйlibйration, il pourra y avoir dans la raison supйrieure un pйchй
vйniel quand le mouvement est soudain, et mortel quand le mouvement est
dйlibйrй, comme on le voit bien dans le cas du pйchй contre la foi.
Mais concernant
la matiиre des rйalitйs temporelles, elle n’a qu’un acte dйlibйrй, car elle ne
se porte vers ces choses qu’en leur confrontant les raisons йternelles. Donc,
quant а une telle matiиre, si elle est dans le genre du pйchй mortel, l’acte de
la raison supйrieure sera toujours un pйchй mortel, mais si elle est dans le
genre du pйchй vйniel, il sera vйniel, comme cela est clair dans le cas de
celui qui consent а une parole oiseuse.
Rйponse aux objections :
1° La raison
supйrieure pиche en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles, pas seulement
lorsqu’elle agit contre elles, mais aussi lorsqu’elle agit en dehors d’elles,
ce qui est pйchй vйniel.
2° Ce n’est pas
n’importe quel mйpris qui fait le pйchй mortel, mais le mйpris de Dieu :
c’est en effet par lui seul que l’homme se dйtourne de Dieu. Or, quand on
consent а un pйchй vйniel aprиs une dйlibйration aussi longue soit-elle, on ne
mйprise pas Dieu, sauf peut-кtre si l’on estimait que ce pйchй йtait contraire
а un prйcepte divin. L’argument n’est donc pas concluant.
3° Que seul le
pйchй vйniel puisse exister dans la sensualitй, est dы а l’imperfection de
celle-ci. La raison, elle, est une puissance parfaite, et c’est pourquoi le
pйchй peut exister en elle selon toutes les diffйrences qui sont les
siennes : en effet, son acte peut кtre complet en n’importe quel genre.
Par consйquent, s’il est dans le genre du pйchй vйniel, il y aura pйchй
vйniel ; s’il est dans le genre du pйchй mortel, il y aura pйchй mortel.
4° Bien que la
raison supйrieure ne soit pas immйdiatement unie а la chair, cependant la
corruption de la chair parvient jusqu’а elle, dans la mesure oщ les puissances
supйrieures reзoivent en provenance des infйrieures. Question
16 : : [La syndйrиse]
Introduction
Article 1 : La
syndйrиse est-elle une puissance ou un habitus ? Article 2 : La
syndйrиse peut-elle pйcher ? Article 3 : La
syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?
Article 1 : La syndйrиse est-elle une
puissance ou un habitus ?
Objections :
Il semble
qu’elle soit une puissance.
1° Les parties
d’une mкme division sont du mкme genre. Or, dans la Glose de saint Jйrфme sur Йzйch. 1, 9, une division oppose la
syndйrиse а la raison, а l’irascible et au concupiscible. Puis donc que l’irascible,
le concupiscible et la raison sont des puissances, la syndйrиse sera une
puissance.
2° [Le rйpondant] disait que son nom ne
dйsigne pas simplement une puissance, mais une puissance avec un habitus. En sens contraire : aucune division n’oppose le
sujet avec accident au sujet pris simplement ; elle ne conviendrait pas,
en effet, la division qui diffйrencierait, parmi les animaux, l’homme de
l’homme blanc. Puis donc que l’habitus est а la puissance ce que l’accident est
au sujet, il semble qu’aucune division ne puisse convenablement opposer ce qui
implique seulement la puissance, comme la raison, le concupiscible et
l’irascible, а ce qui dйsigne la puissance avec un habitus.
3° Il arrive
qu’une puissance ait diffйrents habitus. Si donc une distinction opposait une
puissance а l’autre en raison d’un habitus, la division qui permet de
distinguer entre elles les parties de l’вme devrait avoir autant de membres que
les puissances ont d’habitus.
4° Une seule et
mкme chose ne peut pas rйgler et кtre rйglйe. Or la puissance est rйglйe par
l’habitus. Une puissance et un habitus ne peuvent donc pas coпncider en sorte
qu’un nom unique dйsigne en mкme temps la puissance et l’habitus.
5° Rien n’est
inscrit dans l’habitus, mais seulement dans la puissance. Or les principes
universels du droit sont, dit-on, inscrits dans la syndйrиse. Son nom dйsigne
donc simplement une puissance.
6° Deux choses ne
peuvent devenir un qu’aprиs le changement de l’une d’elles. Or cet habitus
naturel que, dit-on, le nom de syndйrиse signifie, ne change pas, car il est
nйcessaire que les choses naturelles demeurent ; et les puissances de
l’вme non plus ne changent pas. Et ainsi, semble-t-il, l’habitus et la
puissance ne peuvent pas devenir un de telle sorte que les deux puissent кtre
dйsignйs par un seul nom.
7° La
sensualitй est opposйe а la syndйrиse, car de mкme que la sensualitй incline
toujours au mal, de mкme la syndйrиse incline toujours au bien. Or la
sensualitй est simplement une puissance, sans habitus. Le nom de syndйrиse
dйsigne donc, lui aussi, simplement une puissance.
8° Comme il est
dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
la notion que le nom signifie, c’est la dйfinition. Ce qui n’est pas un en
sorte qu’on puisse le dйfinir, ne peut donc pas кtre dйsignй par un seul nom.
Or l’agrйgat de sujet et d’accident, par exemple lorsque je dis :
« homme blanc », ne peut pas кtre dйfini, comme cela est prouvй au
septiиme livre de la Mйtaphysique. Et
ainsi, l’agrйgat de puissance et d’habitus non plus ; une puissance avec
habitus ne peut donc pas кtre dйsignйe par un seul nom.
9° Le nom de
raison supйrieure dйsigne simplement une puissance. Or la syndйrиse est la mкme
chose que la raison supйrieure, semble-t-il : en effet, comme dit saint
Augustin au livre sur le Libre Arbitre,
dans le jugement naturel que nous appelons syndйrиse, sont prйsentes
« certaines rиgles et les lumiиres des vertus, vraies et immuables ».
Or adhйrer aux raisons immuables, suivant saint Augustin au douziиme livre sur
la Trinitй, est le propre de la raison
supйrieure. La syndйrиse est donc simplement une puissance.
10° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
tout ce qui est dans l’вme est puissance, ou habitus, ou passion. Donc, ou bien
la division du Philosophe est insuffisante, ou bien il n’y a rien dans l’вme
qui soit en mкme temps puissance et habitus.
11° Des contraires
ne peuvent pas кtre dans le mкme. Or nous avons un foyer innй qui incline
toujours au mal. Il ne peut donc pas y avoir en nous un habitus inclinant
toujours au bien ; et ainsi, la syndйrиse, qui incline toujours au bien,
n’est pas un habitus, ni une puissance avec habitus, mais simplement une
puissance.
12° Pour agir, il
suffit d’une puissance et d’un habitus. Si donc la syndйrиse est une puissance
avec un habitus innй, alors, puisque la syndйrиse incline au bien, il suffira а
l’homme de ses ressources purement naturelles pour bien agir ; ce qui
paraоt кtre l’hйrйsie de Pйlage.
13° Si la
syndйrиse est une puissance avec un habitus, elle sera une puissance non point
passive, mais active, puisqu’elle a une opйration. Or, de mкme que la puissance
passive est fondйe sur la matiиre, de mкme l’active est fondйe sur la forme. Et
il y a deux formes dans l’вme humaine : l’une par laquelle l’вme rejoint
les anges en tant qu’elle est esprit, et celle-ci est supйrieure ;
l’autre, infйrieure, par laquelle l’вme vivifie le corps en tant qu’elle est
вme. Il est donc nйcessaire que la syndйrиse soit fondйe ou bien sur la forme
supйrieure, ou bien sur la forme infйrieure. Dans le premier cas, elle est la
raison supйrieure ; dans l’autre, elle est la raison infйrieure. Or le nom
de raison supйrieure comme celui de raison infйrieure dйsigne simplement une
puissance. La syndйrиse est donc simplement une puissance.
14° Si le nom
de syndйrиse dйsigne une puissance avec un habitus, il s’agit uniquement d’un
habitus innй ; en effet, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, il
serait possible de perdre la syndйrиse. Or le nom de syndйrиse ne dйsigne pas
un habitus innй. Il dйsigne donc simplement une puissance. Preuve de la
mineure : aucun habitus qui prйsuppose un acte temporel n’est un habitus
innй. Or la syndйrиse prйsuppose un acte temporel : en effet, il
appartient а la syndйrиse de reprocher le mal et d’inciter au bien, ce qui ne
peut avoir lieu sans qu’auparavant le bien et le mal soient actuellement
connus. La syndйrиse prйsuppose donc un acte temporel.
15° La fonction de
la syndйrиse semble кtre de juger, et c’est pourquoi elle est appelйe jugement
naturel. Or le libre arbitre doit son nom а l’acte de juger. La syndйrиse est
donc la mкme chose que le libre arbitre. Or le libre arbitre est simplement une
puissance. Donc la syndйrиse aussi.
16° Si la
syndйrиse est une puissance avec un habitus, йtant composйe pour ainsi dire de
l’une et de l’autre, ce ne sera point par cette composition logique qui
constitue l’espиce а partir du genre et de la diffйrence, car la puissance ne
se rapporte pas а l’habitus comme le genre а la diffйrence : autrement, en
effet, n’importe quel habitus ajoutй а une puissance constituerait une
puissance spйciale. C’est donc une composition naturelle. Or, dans la
composition naturelle, le composй est autre que les composants, comme cela est
prouvй au septiиme livre de la Mйtaphysique.
La syndйrиse ne sera donc ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose
d’autre ; ce qui est impossible. Il reste donc qu’elle est simplement une
puissance.
En sens contraire :
1° Si la
syndйrиse est une puissance, il est nйcessaire qu’elle soit une puissance
rationnelle. Or les puissances rationnelles ont des objets opposйs. La
syndйrиse aura donc des objets opposйs ; ce qui est manifestement faux,
car elle incite toujours au bien, et jamais au mal.
2° Si la
syndйrиse est une puissance, elle est soit identique а la raison, soit autre.
Or elle ne lui est pas identique, car une division l’oppose а la raison dans la
Glose dйjа citйe de saint Jйrфme sur
Йzйch. 1. On ne peut pas dire non plus qu’elle est une autre puissance que
la raison : en effet, une puissance spйciale requiert un acte
spйcial ; or il n’est attribuй а la syndйrиse aucun acte que la raison ne
puisse faire, car la raison elle-mкme et incite au bien, et rйprouve le mal. La
syndйrиse n’est donc nullement une puissance.
3° Le foyer
incline toujours au mal, tandis que la syndйrиse incline toujours au bien. Ces
deux s’opposent donc directement. Or le foyer est un habitus, ou se comporte а
la faзon d’un habitus : en effet, le foyer est la concupiscence elle-mкme,
qui est habituelle chez les enfants, suivant saint Augustin, et actuelle chez
les adultes. La syndйrиse est donc elle aussi un habitus.
4° Si la
syndйrиse est une puissance, alors elle est soit cognitive, soit motrice. Or il
est avйrй qu’elle n’est pas simplement cognitive, йtant donnй que son acte est
d’incliner au bien et de rйprouver le mal. Si donc c’est une puissance, elle
sera motrice. Or on voit que cela est faux, parce que les puissances motrices
sont adйquatement divisйes en irascible, concupiscible et rationnelle, et
qu’une division leur oppose la syndйrиse, comme on l’a dit. La syndйrиse n’est
donc aucunement une puissance.
5° De mкme que,
dans la partie opйrative de l’вme, la syndйrиse ne se trompe jamais, de mкme,
dans la partie spйculative, l’intelligence des principes ne se trompe jamais.
Or l’intelligence des principes est un certain habitus, comme le montre le
Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique.
La syndйrиse est donc elle aussi un certain habitus.
Rйponse :
Sur cette
question se rencontrent diffйrentes opinions. Certains disent en effet que le
nom de syndйrиse dйsigne simplement une puissance, autre que la raison et
supйrieure а elle. D’autres disent que la syndйrиse, certes, est simplement une
puissance, mais qu’elle est rйellement identique а la raison, et en diffиre par
le point de vue. En effet, la raison est considйrйe comme raison en tant
qu’elle raisonne et confronte, et ainsi, elle est appelйe puissance
rationnelle ; et on la considиre comme nature en tant qu’elle connaоt
naturellement quelque chose, et ainsi, elle est appelйe syndйrиse. D’autres
disent enfin que le nom de syndйrиse dйsigne la puissance mкme de la raison
avec un habitus naturel. Mais voici comment on peut voir laquelle de ces
opinions est la plus vraie.
Comme dit Denys
au septiиme chapitre des Noms divins,
« la sagesse divine allie l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et
l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne » ; en effet, les natures
ordonnйes entre elles se comportent comme des corps contigus, dont le plus bas
touche а son sommet l’extrйmitй infйrieure du plus haut ; et c’est
pourquoi la nature infйrieure atteint а son sommet une chose qui est propre а
la nature supйrieure, en y participant imparfaitement. Or la nature de l’вme
humaine est au-dessous de la nature angйlique, si nous considйrons la faзon naturelle
de connaоtre de l’une et de l’autre. En effet, la faзon de connaоtre naturelle
et propre а la nature angйlique est qu’elle connaisse la vйritй sans enquкte ni
processus discursif, tandis que la faзon propre а l’вme humaine est qu’elle
parvienne а connaоtre la vйritй en enquкtant et en discourant d’une chose а
l’autre. Et c’est pourquoi l’вme humaine, quant а ce qu’il y a en elle de plus
haut, atteint quelque chose de ce qui est propre а la nature angйlique,
c’est-а-dire qu’elle a ainsi connaissance de certaines choses subitement et
sans enquкte, bien que sous ce rapport aussi elle se trouve infйrieure а
l’ange, en tant qu’elle ne peut connaоtre la vйritй sans recevoir en provenance
des sens, mкme pour ces choses.
Or dans la
nature angйlique se trouvent deux connaissances : la spйculative, par
laquelle elle regarde la vйritй mкme des rйalitйs, simplement et en soi ;
et la pratique, tant d’aprиs les philosophes, qui affirment que les anges sont
les moteurs des orbes cйlestes et que toutes les formes naturelles prйexistent
dans leur prйconception, que d’aprиs les thйologiens, qui disent que les anges
servent Dieu par des ministиres spirituels, selon lesquels se fait la
distinction des ordres. Voilа pourquoi, dans la mesure oщ la nature humaine
atteint l’angйlique, il est nйcessaire qu’il y ait aussi en elle une
connaissance de la vйritй sans enquкte, а la fois dans le domaine spйculatif et
dans le domaine pratique ; et cette connaissance doit кtre le principe de
toute la connaissance qui suit, pratique ou spйculative, puisqu’il est
nйcessaire que les principes soient plus certains et plus stables. Aussi est-il
nйcessaire que cette connaissance soit dans l’homme naturellement, puisque
cette connaissance est pour ainsi dire un certain germe de toute la connaissance
qui suit, et qu’en toutes les natures prйexistent certaines semences naturelles
des opйrations et des effets qui suivent. Il faut йgalement que cette
connaissance soit habituelle, afin qu’elle soit prкte а l’emploi au moment oщ
ce sera nйcessaire.
Donc, de mкme
que l’вme humaine a un certain habitus naturel par lequel elle connaоt les
principes des sciences spйculatives, et que nous appelons l’intelligence des
principes, de mкme aussi se trouve en elle un certain habitus naturel des
premiers principes des choses а faire, qui sont les premiers principes du droit
naturel, et cet habitus relиve de la syndйrиse. Or cet habitus ne se trouve pas
dans une autre puissance que la raison, sauf peut-кtre si nous posons que
l’intelligence est une puissance distincte de la raison, mais le contraire a
dйjа йtй dit. Il reste donc que le nom de syndйrиse dйsigne soit simplement
l’habitus naturel semblable а l’habitus des principes, soit la puissance mкme
de la raison avec un tel habitus. Quoi qu’il en soit, la diffйrence n’est pas
importante, car cela ne fait hйsiter que sur la signification du nom. Mais
appeler syndйrиse la puissance mкme de la raison sans aucun habitus, en tant
qu’elle connaоt naturellement, cela est impossible, car la connaissance
naturelle convient а la raison moyennant un habitus naturel, comme on le voit
clairement dans le cas de l’intelligence des principes.
Rйponse aux objections :
1° Des choses
peuvent faire partie d’une mкme division dиs lors qu’elles ont une chose en
commun, quelle qu’elle soit, genre ou accident. Ainsi, dans cette division
quadripartite qui oppose la syndйrиse а trois puissances, les membres de la
division ne sont pas distinguйs les uns des autres parce qu’ils ont en commun
une puissance, mais parce qu’ils ont en commun un principe moteur. Il ne
s’ensuit donc pas que la syndйrиse soit une puissance, mais qu’elle est un
certain principe moteur.
2° Lorsque
l’accident confиre au sujet quelque chose de spйcial en plus de ce qui lui
convient par sa nature, rien n’empкche qu’une division oppose l’accident au
sujet, ou le sujet avec accident au sujet pris simplement : comme si
j’opposais la surface colorйe а la surface prise simplement, car la surface
prise simplement est quelque chose de mathйmatique, mais la dire colorйe la transfиre
au genre de la rйalitй naturelle. De mкme aussi, le nom de raison dйsigne la
connaissance selon le mode humain, mais l’habitus naturel la transfиre а la
condition d’un autre genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Par
consйquent, rien n’empкche ou bien d’opposer l’habitus lui-mкme а la puissance
dans une division du principe moteur, ou bien d’opposer la puissance habituelle
elle-mкme а la puissance prise simplement.
3° Les autres
habitus qui sont dans la puissance rationnelle meuvent d’une mкme faзon, de
cette faзon qui est propre а la raison en tant que telle ; voilа pourquoi
ces habitus ne peuvent pas кtre opposйs а la raison comme l’habitus naturel
d’aprиs lequel on nomme la syndйrиse.
4° On dit que le
nom de syndйrиse signifie la puissance et l’habitus, non pas comme si une mкme
rйalitй йtait puissance et habitus, mais parce qu’on dйsigne par un nom unique
la puissance elle-mкme avec l’habitus sous lequel elle se trouve.
5° Il y a deux
faзons d’entendre qu’une chose est йcrite dans une autre. D’abord comme dans un
sujet, et ainsi, une chose ne peut кtre йcrite dans l’вme que quant а la
puissance. Ensuite comme dans un contenant, et ainsi, rien n’empкche qu’une
chose soit йcrite aussi dans un habitus, au sens oщ nous disons que chaque chose
relevant de la gйomйtrie est inscrite dans la gйomйtrie elle-mкme.
6° Cet argument
vaut lorsque deux choses s’unissent comme dans un mйlange. Or ce n’est pas
ainsi que l’habitus et la puissance s’unissent, mais comme l’accident et le
sujet.
7° Que la sensualitй
incline toujours au mal, vient de la corruption du foyer, et cette corruption
est en elle а la faзon d’un certain habitus. Et ainsi, la syndйrиse doit aussi
а quelque habitus naturel d’incliner toujours au bien.
8° L’homme blanc
ne peut pas кtre dйfini par une dйfinition proprement dite, telle la dйfinition
des substances, qui signifie ce qui est un par soi ; mais il peut кtre
dйfini par un sorte de dйfinition а un certain point de vue, en tant que
l’accident et le sujet deviennent un а un certain point de vue. Et une telle
unitй suffit pour qu’un nom unique puisse кtre donnй ; c’est pourquoi le
Philosophe dit aussi au mкme endroit que le sujet avec accident peut кtre
dйsignй par un seul nom.
9° Le nom de
syndйrиse ne dйsigne ni la raison supйrieure, ni l’infйrieure, mais quelque
chose qui se rapporte communйment а l’une et а l’autre. En effet, dans
l’habitus mкme des principes universels du droit sont contenues certaines
choses qui appartiennent aux raisons йternelles, comme l’affirmation que l’on
doit obйir а Dieu, et d’autres qui appartiennent aux raisons infйrieures, comme
le devoir de vivre selon la raison. Mais on ne dit pas dans le mкme sens que la
syndйrиse et la raison supйrieure sont tendues vers les choses immuables. En
effet, « immuable » a parfois le sens d’une immuabilitй de nature, et
c’est ainsi que les rйalitйs divines sont immuables, et l’on dit en ce sens que
la raison supйrieure adhиre aux choses immuables. Parfois aussi,
« immuable » a le sens d’une nйcessitй de la vйritй, bien qu’elle
porte aussi sur des rйalitйs changeantes selon la nature : comme la vйritй
que n’importe quel tout est plus grand que sa partie est immuable mкme dans les
rйalitйs changeantes. Et c’est en ce sens que l’on dit de la syndйrиse qu’elle
adhиre aux choses immuables.
10°
Bien
que tout ce qui est dans l’вme soit seulement habitus, ou seulement puissance,
ou seulement passion, cependant tout ce qui est nommй dans l’вme n’est pas
l’une de ces choses seulement : en effet, l’intelligence peut unir les
choses qui sont rйellement distinctes et les dйsigner par un seul nom.
11° Cet habitus
innй qui incline au mal regarde la partie infйrieure de l’вme, par oщ elle est
est unie au corps, tandis que l’habitus qui incline naturellement au bien
regarde la partie supйrieure. Voilа pourquoi ces deux habitus contraires
n’appartiennent pas au mкme sous le mкme rapport.
12° L’habitus
accompagnant la puissance suffit pour l’acte relevant de cet habitus. Or l’acte
de cet habitus naturel que dйsigne le nom de syndйrиse est de rйprouver le mal
et d’incliner au bien ; aussi l’homme peut-il naturellement exercer cet
acte. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme ait le pouvoir d’accomplir une њuvre
mйritoire par ses ressources purement naturelles. En effet, c’est le propre de l’impiйtй
pйlagienne d’assigner cela а la seule facultй naturelle.
13° Le nom de
syndйrиse, en tant qu’il dйsigne une puissance, semble dйsigner plutфt une
puissance passive qu’une puissance active. En effet, on ne distingue pas la
puissance active de la passive en ce qu’elle a une opйration, car puisque toute
puissance de l’вme, active aussi bien que passive, a quelque opйration,
n’importe quelle puissance de l’вme serait active. Mais l’on connaоt leur
distinction par le rapport entre la puissance et l’objet. En effet, si l’objet
se rapporte а la puissance comme subissant et transmuй, alors la puissance sera
active ; mais si а l’inverse il se rapporte а elle comme agent et moteur,
alors la puissance est passive. Et de lа vient que toutes les puissances de l’вme
vйgйtative sont actives, car l’aliment est transmuй par la puissance de l’вme
tant dans la nutrition que dans l’accroissement et aussi dans la
gйnйration ; mais les puissances sensitives sont toutes passives, car
elles sont mues et actuйes par les objets sensibles. Quant а l’intelligence,
quelque puissance est active et quelque autre passive : par
l’intelligence, en effet, l’intelligible en puissance devient intelligible en
acte, ce qui est l’effet de l’intellect agent ; et ainsi, l’intellect agent
est une puissance active. Par ailleurs, l’intelligible en acte fait lui-mкme
que l’intelligence en puissance soit intelligence en acte ; et ainsi,
l’intellect possible est une puissance passive. Or ce n’est pas l’intellect
agent que l’on pose comme sujet des habitus, mais plutфt l’intellect
possible ; et c’est pourquoi cette puissance qui se trouve sous l’habitus
naturel semble plutфt кtre la puissance passive que l’active. Mais а supposer
que ce soit la puissance active, le raisonnement ne se poursuit pas correctement :
en effet, il n’y a pas deux formes dans l’вme, mais seulement une, qui est son
essence, car par son essence elle est esprit, et par son essence elle est la
forme du corps, non par quelque chose d’ajoutй. La raison supйrieure et
l’infйrieure ne sont donc pas fondйes sur deux formes, mais sur l’unique
essence de l’вme. Il n’est pas vrai non plus que la raison infйrieure soit
fondйe sur l’essence de l’вme sous son aspect de forme du corps ; en
effet, seules sont ainsi fondйes dans l’essence de l’вme les puissances qui
sont liйes а des organes, et ce n’est pas le cas de la raison infйrieure. А
supposer йgalement que cette puissance que dйsigne le nom de syndйrиse soit
identique а la raison supйrieure ou infйrieure, rien n’empкche de donner le nom
de raison а cette puissance en elle-mкme, et le nom de syndйrиse а la mкme
puissance avec l’habitus qui inhиre а elle.
14° L’acte de
connaissance n’est pas prйsupposй а la puissance ou а l’habitus de syndйrиse,
mais а son acte. Cela n’exclut donc pas que l’habitus de syndйrиse soit innй.
15° Il y a deux
jugements, а savoir : le jugement sur l’universel, et celui-ci relиve de
la syndйrиse, et le jugement sur la chose particuliиre а faire, et celui-lа est
le jugement d’йlection, qui relиve du libre arbitre ; il ne s’ensuit donc
pas qu’ils soient identiques.
16° Il y a
plusieurs compositions physiques et naturelles. En effet, il y a la composition
du mixte а partir des йlйments ; et c’est au sujet de cette composition
que le Philosophe dit que la forme du mixte doit nйcessairement кtre tout а
fait diffйrente des йlйments eux-mкmes. Il y a aussi la composition de forme
substantielle et de matiиre, dont rйsulte un troisiиme terme, la forme de
l’espиce ; et celle-ci n’est pas entiиrement autre que la matiиre et la
forme, mais se rapporte а elles comme le tout а ses parties. Il y a encore la
composition de sujet et d’accident, oщ nul troisiиme terme ne dйcoule des
deux ; et telle est la composition de puissance et d’habitus. Article 2 : La syndйrиse peut-elle pйcher ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Dans la Glose de saint Jйrфme, aprиs la mention
de la syndйrиse faite а propos d’Йzйch. 1, 9, il est dit :
« nous voyons qu’elle se prйcipite parfois. » Or la prйcipitation
dans le domaine de l’agir n’est rien d’autre que le pйchй. La syndйrиse peut
donc pйcher.
2° Bien que
pйcher ne soit pas un acte de l’habitus а proprement parler, ni de la
puissance, mais de l’homme — car les actes appartiennent aux singuliers —,
cependant on dit qu’un habitus ou une puissance pиche, en tant que par l’acte
d’un habitus ou d’une puissance l’homme est amenй а pйcher. Or, par l’acte de
la syndйrиse, l’homme est parfois amenй а pйcher, car il est dit en Jn 16,
2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira faire une
chose agrйable а Dieu » ; et ainsi, quelques-uns йtaient inclinйs au
meurtre des apфtres parce qu’ils jugeaient qu’il fallait faire une chose
agrйable а Dieu, jugement qui relиve certainement de la syndйrиse. Donc la
syndйrиse pиche.
3° Il est dit en
Jйr. 2, 16 : « Les fils de Memphis t’ont souillйe jusqu’au
sommet de la tкte. » Or le sommet de la tкte est la partie supйrieure de
l’вme, comme dit la Glose а propos de
ce passage du Psaume 7, 17 : « son injustice lui descendra
sur le sommet de la tкte » ; et ainsi, il se rattache а la syndйrиse,
qui est ce qu’il y a de plus haut dans l’вme. Donc les dйmons, eux aussi,
souillent la syndйrиse par le pйchй.
4° Une puissance
rationnelle a des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la syndйrиse est
une puissance rationnelle. Elle a donc des objets opposйs ; elle peut donc
faire le bien, et pйcher.
5° Les contraires
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la vertu et le pйchй sont
contraires. Puis donc qu’il y a dans la syndйrиse un acte de vertu, car elle
incite au bien, il y aura aussi en elle un acte de pйchй.
6° La syndйrиse
est dans le domaine de l’agir ce que l’intelligence des principes est dans le
domaine spйculatif. Or toute opйration de la raison spйculative est issue des
premiers principes. Toute opйration de la raison pratique tire donc son origine
de la syndйrиse. Donc, de mкme qu’on attribue а la syndйrиse l’opйration de la
raison pratique qui est selon la vertu, de mкme on lui attribuera l’opйration
de la raison qui est selon le pйchй.
7° La peine
correspond а la faute. Or, chez les damnйs, toute l’вme sera punie, mкme quant
а la syndйrиse. La syndйrиse pиche donc, elle aussi.
En sens contraire :
1° Le bien peut
кtre plus pur que le mal, car il est un bien auquel rien de mal n’est
mкlй ; mais rien n’est mauvais au point de ne pas avoir quelque mйlange de
bien. Or il y a en nous quelque chose qui incline toujours au mal, c’est le
foyer. Il y aura donc aussi quelque chose qui incline toujours au bien. Cela ne
semble кtre rien d’autre que la syndйrиse. Et ainsi, la syndйrиse ne pиche
jamais.
2° Ce qui rйside
naturellement en quelque chose, y rйside toujours. Or il est naturel а la
syndйrиse de rйprouver le mal. Celle-ci ne consent donc jamais au mal ;
elle ne pиche donc pas.
Rйponse :
La nature, en
toutes ses њuvres, tend au bien et а la conservation des choses qui se font par
l’opйration de la nature ; voilа pourquoi, dans toutes les њuvres de la
nature, les principes sont toujours permanents, immuables, et conservent leur
rectitude ; en effet, « il est nйcessaire que les principes
demeurent », comme il est dit au premier livre de la Physique. Car aucune fermetй ou certitude ne serait possible dans
les choses qui sont issues des principes, si les principes n’йtaient eux-mкmes
fermement йtablis. Et de lа vient que toutes les choses changeantes se ramиnent
а quelque premier immobile.
De lа vient
aussi que toute la connaissance spйculative dйrive de quelque connaissance trиs
certaine, inaccessible а l’erreur, et qui est la connaissance des premiers
principes universels, par rapport auxquels ce qui est connu est examinй, et
d’aprиs lesquels tout vrai est approuvй et tout faux rejetй. Et si quelque
erreur pouvait survenir en eux, aucune certitude ne se rencontrerait dans toute
la connaissance qui suit.
Par consйquent,
dans les њuvres humaines aussi, pour qu’une rectitude puisse exister en elles,
il est nйcessaire qu’il y ait un principe permanent qui ait une rectitude
immuable, et par rapport auquel toutes les њuvres humaines soient examinйes, en
sorte que ce principe permanent s’oppose а tout mal et donne son assentiment а
tout bien. Et ce principe est la syndйrиse, dont la fonction est de rйprouver
le mal et d’incliner au bien ; voilа pourquoi nous accordons qu’il ne peut
y avoir de pйchй en elle.
Rйponse aux objections :
1° Dans
l’universel, la syndйrиse ne se prйcipite jamais. Mais dans l’application mкme
du principe universel а un acte particulier, l’erreur peut se produire, а cause
d’une fausse dйduction ou de l’assomption de quelque chose de faux. Voilа
pourquoi il n’a pas dit simplement que la syndйrиse se prйcipite, mais que la
conscience se prйcipite, elle qui applique а des њuvres particuliиres le
jugement universel de la syndйrиse.
2° Lorsque, dans
un syllogisme, une conclusion fausse est amenйe par deux propositions dont
l’une est vraie et l’autre fausse, le vice de la conclusion n’est pas attribuй
а la proposition vraie, mais а la fausse. Voilа pourquoi, lorsque les
meurtriers des apфtres jugeaient qu’ils faisaient une chose agrйable а Dieu, le
vice de ce jugement ne venait pas du jugement universel de la syndйrиse, qui
est qu’il faut faire une chose agrйable а Dieu, mais du jugement faux de la
raison supйrieure, qui jugeait que le meurtre des apфtres йtait agrйable а
Dieu. Voilа pourquoi on ne doit pas accorder qu’un acte de syndйrиse les ait
inclinйs а pйcher.
3° De mкme que le
sommet de la tкte est la plus haute partie du corps, de mкme le sommet de l’вme
dйsigne la plus haute partie de l’вme ; aussi le sommet de l’вme
s’entend-il de diverses faзons, suivant les diffйrentes distinctions des
parties de l’вme. Si l’on distingue la partie intellective de la sensitive,
toute la partie intellective peut кtre appelйe le sommet de l’вme. Si l’on
distingue en outre la partie intellective en raison supйrieure et infйrieure,
la raison supйrieure sera appelйe sommet. En distinguant encore la raison en
jugement naturel et dйlibйration de la raison, on dira que le jugement naturel
est le sommet. Donc, lorsqu’il est dit que l’вme est souillйe jusqu’au sommet,
cela doit se comprendre en ce sens que le nom de sommet dйsigne la raison
supйrieure, et non dans le sens oщ il dйsigne la syndйrиse.
4° La puissance
rationnelle, qui a de soi des objets opposйs, est parfois dйterminйe а une
seule chose par un habitus, surtout si l’habitus est complet. Or le nom de
syndйrиse dйsigne la puissance rationnelle non pas en elle-mкme, mais
perfectionnйe par un habitus trиs certain.
5° L’acte de la
syndйrиse n’est pas absolument un acte de vertu, mais un prйalable а l’acte de
vertu, comme les ressources naturelles sont des prйalables aux vertus gratuites
et acquises.
6° De mкme que,
dans le domaine spйculatif, bien que l’argument faux tire son origine des
principes il ne doit cependant pas sa faussetй aux principes premiers mais au
mauvais usage des principes, de mкme aussi cela se produit dans le domaine de
l’agir ; l’argument n’est donc pas concluant.
7° Saint
Augustin montre au douziиme livre sur la Trinitй
que cet argument n’est pas valable. Il dit en effet que l’homme tout entier est
condamnй pour le pйchй de la seule raison infйrieure, et ce, parce que l’une et
l’autre raison appartient а une personne unique, а laquelle il revient en
propre de pйcher. Voilа pourquoi la peine correspond directement а la personne,
et non а la puissance, sinon en tant que la puissance appartient а la
personne ; en effet, pour le pйchй que l’homme a commis par une partie de
lui-mкme, la personne elle-mкme mйrite la peine quant а tout ce qui est contenu
en elle. Voilа pourquoi aussi dans la justice sйculiиre, pour l’homicide que
l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie. Article 3 : La syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° А propos de ce
passage du Psaume : « Ils se sont corrompus et sont devenus
abominables », la Glose
dit : « corrompus, c’est-а-dire privйs de toute lumiиre de la
raison ». Or la lumiиre de la syndйrиse est la lumiиre de la raison. La
syndйrиse disparaоt donc en quelques-uns.
2° Les hйrйtiques
n’ont parfois aucun remords de leur infidйlitй, alors que l’infidйlitй est un
pйchй. Puis donc que la fonction de la syndйrиse est de rйprouver le pйchй, il
semble qu’elle ait disparu en eux.
3° Selon le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique,
celui qui a l’habitus d’un vice est corrompu quant aux principes de l’agir. Or
les principes de l’agir relиvent de la syndйrиse. La syndйrиse a donc disparu
en tout homme ayant l’habitus d’un vice,.
4° Prov. 18,
3 : « Lorsque le mйchant est venu au plus profond des pйchйs, il
mйprise tout » ; et quand cela se produit, « la syndйrиse n’a
plus sa place », comme dit saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch. 1, 9. La syndйrиse disparaоt donc en
certains.
5° Dans les
bienheureux, toute inclination au mal est йcartйe. Donc а l’inverse, dans les
damnйs, toute inclination au bien est йcartйe ; or la syndйrиse incline au
bien ; elle disparaоt donc en ces derniers.
En sens contraire :
1°Isaпe, dernier
chap. : « Leur ver ne mourra point » ; et cela s’entend,
d’aprиs saint Augustin, du ver de la conscience qui est le remords de
conscience ; or le remords de conscience vient de ce que la syndйrиse
rйprouve le mal. La syndйrиse ne disparaоt donc pas.
2° Dans l’abоme
des pйchйs, le lieu le plus profond est occupй par le dйsespoir, qui est le
pйchй contre le Saint-Esprit. Or mкme chez les dйsespйrйs, la syndйrиse ne
disparaоt pas, comme le montre saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch., qui dit que la syndйrиse « n’a mкme pas
disparu en Caпn », et pourtant il est certain qu’il fut dйsespйrй,
puisqu’il a dit en Gen. 4, 3 : « Mon iniquitй est trop grande
pour pouvoir en obtenir le pardon. » Nous retrouvons donc la mкme
conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Que la
syndйrиse disparaisse, cela peut s’entendre de deux faзons.
D’abord quant а
la lumiиre habituelle elle-mкme ; et il est impossible que la syndйrиse
disparaisse ainsi, comme il est impossible que l’вme de l’homme soit privйe de
la lumiиre de l’intellect agent, par lequel viennent а notre connaissance les
premiers principes tant dans le domaine spйculatif que dans celui de
l’agir ; en effet, cette lumiиre est de la nature de l’вme elle-mкme,
puisque c’est par elle que l’вme est intellectuelle ; il est dit а son
sujet dans le Psaume : « La lumiиre de votre visage, Seigneur, a йtй
imprimйe sur nous comme un signe », c’est-а-dire une lumiиre qui nous
montre les biens, car il rйpond а ce qu’il disait : « Beaucoup
disent : “Qui nous fera voir les biens ?” »
Ensuite quant а
l’acte ; et ce, de deux faзons. De la premiиre, on dit que l’acte de la
syndйrиse disparaоt, en tant que l’acte de la syndйrиse est entiиrement
interceptй. Et il arrive que l’acte de la syndйrиse disparaisse ainsi en ceux
qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ni aucun usage de la raison, et ce, а
cause d’un empкchement provenant d’une blessure des organes corporels, de la
part desquels notre raison a besoin de recevoir. De la seconde faзon, en tant
que l’acte de la syndйrиse est dйtournй vers le contraire. Et il est impossible
que le jugement de la syndйrиse sur l’universel disparaisse de la sorte, mais
il disparaоt quant а la chose particuliиre а faire, chaque fois que l’on pиche
dans l’йlection : en effet, la force de la concupiscence ou d’une autre
passion absorbe tellement la raison que le jugement universel de la syndйrиse,
lors de l’йlection, n’est pas appliquй а l’acte particulier. Cela ne signifie
cependant pas que la syndйrиse disparaisse purement et simplement, mais
seulement а un certain point de vue. Donc, absolument parlant, nous accordons
que la syndйrиse ne disparaоt jamais.
Rйponse aux objections :
1° Des pйcheurs
sont dits privйs de toute lumiиre de la raison, quant а l’acte
d’йlection ; la raison se trompe dans l’йlection parce qu’elle est
absorbйe par quelque passion ou abaissйe par quelque habitus, si bien que la
lumiиre de la syndйrиse n’est plus suivie lors de l’йlection.
2° Chez les
hйrйtiques, а cause de l’erreur qui est dans leur raison supйrieure, la
conscience ne rйprouve pas leur infidйlitй, car а cause de cette erreur il se
produit que le jugement de la syndйrиse n’est pas appliquй а ce cas
particulier. Dans l’universel, en effet, le jugement de la syndйrиse demeure en
eux, car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire aux choses qui sont dites
par Dieu ; mais l’erreur qu’ils suivent dans leur raison supйrieure, c’est
de ne pas croire que telle chose a йtй dite par Dieu.
3° Celui qui a
l’habitus d’un vice est assurйment corrompu quant aux principes de l’agir, non
dans l’universel, mais dans la chose particuliиre а faire, c’est-а-dire en tant
que la raison est abaissйe par l’habitus du vice, si bien qu’elle n’applique
pas le jugement universel а l’њuvre particuliиre lors de l’йlection. Et c’est
aussi en ce sens qu’il est dit du mйchant arrivй au plus profond des pйchйs,
qu’il mйprise tout.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° Le mal est en
dehors de la nature, c’est pourquoi rien n’empкche que l’inclination au mal
soit йcartйe des bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien proviennent
de la nature elle-mкme ; donc, tant que la nature demeure, l’inclination
au bien ne peut кtre фtйe, mкme des damnйs.
Question 17 : [La conscience morale]
Introduction
Article 1 : La
conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ? Article 2 : La
conscience peut-elle se tromper ? Article 3 : La
conscience oblige-t-elle ? Article 4 : La
conscience erronйe oblige-t-elle ? Article 5 : La
conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un
commandement du prйlat ?
Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?
Objections :
Il semble que
ce soit une puissance.
1° Saint Jйrфme,
dans la Glose sur Йzйch. 1, 9,
aprиs avoir fait mention de la syndйrиse, dit : « Nous voyons que
cette conscience se prйcipite parfois » ; d’oщ il semble rйsulter que
la conscience est identique а la syndйrиse. Or la syndйrиse est une puissance,
d’une certaine faзon. Donc la conscience aussi.
2° Seule une
puissance de l’вme peut кtre le sujet d’un vice. Or la conscience est le sujet
de la souillure du pйchй, comme on le voit clairement en Tite 1, 15 :
« Leur esprit est souillй, ainsi que leur conscience. » La conscience
est donc une puissance.
3° [Le rйpondant] disait que la souillure
n’est pas dans la conscience comme en un sujet. En
sens contraire : rien ne peut, en restant numйriquement identique,
кtre souillй et pur, а moins d’кtre le sujet de la souillure. Or tout ce qui
passe de la souillure а la puretй en restant numйriquement identique est tantфt
pur, tantфt souillй. Tout ce qui passe de la souillure а la puretй, ou vice versa, est donc le sujet de la
souillure et de la puretй. Or la conscience passe de la souillure а la
puretй ; Hйbr. 9, 14 : « Le sang du Christ […] purifiera
notre conscience des њuvres mortes, pour servir le Dieu vivant. » La
conscience est donc une puissance.
4° On dit que la
conscience est le dictamen de la
raison, dictamen qui n’est assurйment
rien d’autre que le jugement de la raison. Or le jugement de la raison
appartient au libre arbitre, sous le nom duquel on le dйsigne aussi. Il semble
donc que le libre arbitre et la conscience soient identiques. Or le libre
arbitre est une puissance. Donc la conscience aussi.
5° Saint Basile
dit que la conscience est un jugement naturel ; or le jugement naturel est
la syndйrиse ; la conscience est donc identique а la syndйrиse ; or
la syndйrиse est en quelque sorte une puissance, donc la conscience aussi.
6° Le pйchй ne
peut кtre que dans la volontй ou dans la raison. Or le pйchй est dans la
conscience. La conscience est donc la raison ou la volontй. Or la raison et la
volontй sont des puissances. Donc la conscience aussi.
7° Ni de
l’habitus ni de l’acte on ne dit qu’ils savent. Or on dit de la conscience
qu’elle sait ; Eccl. 7, 23 : « Car ta conscience sait que
tu as souvent dit du mal des autres. » La conscience n’est donc ni un
habitus ni un acte ; c’est donc une puissance.
8° Origиne dit
que la conscience est « un esprit correcteur et pйdagogue, associй а
l’вme, qui la sйpare du mal et la fait adhйrer au bien ». Or le nom
d’esprit dйsigne une puissance de l’вme, ou mкme son essence. La nom de
conscience dйsigne donc une puissance de l’вme.
9° La
conscience est soit un acte, soit un habitus, soit une puissance. Or ce n’est
pas un acte, car l’acte ne demeure pas toujours, et il n’existe pas dans le
dormeur, dont on dit pourtant qu’il a une conscience. Ce n’est pas non plus un
habitus ; c’est donc une puissance.
Et voici
comment montrer que ce n’est pas un habitus.
1° Aucun habitus
de la raison ne porte sur des objets particuliers ; or la conscience porte
sur des actes particuliers ; la conscience n’est donc pas un habitus de la
raison ; ni d’aucune autre puissance, puisque la conscience appartient а
la raison.
2° Il n’y a dans
la raison que des habitus spйculatifs et des habitus opйratifs. Or la
conscience n’est pas un habitus spйculatif, puisqu’elle a une relation а
l’њuvre ; elle n’est pas non plus un habitus opйratif, puisqu’elle n’est
ni l’art ni la prudence : eux seuls, en effet, sont posйs dans la partie
opйrative par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. La conscience n’est donc pas un habitus. Que la conscience
ne soit pas l’art, cela est manifeste. Qu’elle ne soit pas non plus la
prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite raison de l’agir
humain, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or elle ne regarde pas les actions singuliиres, car
celles-ci ne peuvent avoir de raison, puisqu’elles sont en nombre infini ;
en outre, il s’ensuivrait que la prudence serait, а proprement parler, accrue
par la considйration de trиs nombreux actes singuliers, ce qui ne semble pas
кtre vrai. Or la conscience regarde les њuvres singuliиres. La conscience n’est
donc pas la prudence.
3° [Le rйpondant] disait que la conscience
est un certain habitus par lequel le jugement universel de la raison est
appliquй а une њuvre particuliиre. En sens
contraire : ce qui peut se faire par un seul habitus n’en requiert
pas deux. Or le dйtenteur d’un habitus universel peut l’appliquer au singulier
avec la seule intervention de la puissance sensitive : par exemple,
l’habitus qui permet а quelqu’un de savoir que toute mule est stйrile lui
permettra de savoir que telle mule est stйrile lorsqu’il aura perзu par le sens
que c’est une mule. Donc, pour appliquer le jugement universel а l’acte particulier,
aucun habitus n’est requis. Par consйquent, la conscience n’est pas un habitus,
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Tout habitus
est soit naturel, soit infus, soit acquis. Or la conscience n’est pas un
habitus naturel, car un tel habitus est identique en tous, alors que tous n’ont
pas la mкme conscience. Ce n’est pas non plus un habitus infus, car un tel
habitus est toujours droit, tandis que parfois la conscience ne l’est pas. Ce
n’est pas non plus un habitus acquis, car autrement il n’y aurait pas de
conscience chez les enfants, ni en l’homme avant qu’il ait acquis l’habitus par
de nombreux actes. La conscience n’est donc pas un habitus, et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° L’habitus,
selon le Philosophe, est acquis par des actes nombreux. Or c’est par un seul
acte que l’on a une conscience. La conscience n’est donc pas un habitus.
6° La conscience
est une peine pour les damnйs, comme on le trouve dans la Glose а propos de 2 Cor 1, 12. Or l’habitus n’est pas une
peine, mais plutфt une perfection de celui qui le possиde. La conscience n’est
donc pas un habitus.
En sens contraire :
Il semble que
la conscience soit un habitus.
1° La conscience,
selon saint Jean Damascиne, « est la loi de notre intelligence ». Or
la loi de l’intelligence est l’habitus des principes universels du droit. La
conscience est donc un habitus.
2° А propos de
Rom. 2, 14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi,
etc. », la Glose dit :
« Bien que les paпens n’aient pas la loi йcrite, ils ont nйanmoins la loi
naturelle que chacun comprend, et qui rend chacun conscient de ce qu’est le
bien et le mal. » D’oщ il semble rйsulter que c’est la loi naturelle qui
rend chacun conscient. Or tout homme est conscient par la conscience. La conscience
est donc la loi naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
3° Le nom de
science dйsigne l’habitus des conclusions. Or la conscience est une certaine
science. C’est donc un habitus.
4° Un habitus est
gйnйrй par des actes multipliйs. Or on opиre frйquemment selon la conscience.
Par de tels actes est donc gйnйrй un habitus, que l’on peut appeler conscience.
5° А propos de
1 Tim. 1, 5 : « La fin des commandements, c’est la charitй
qui naоt d’un cњur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincиre », la Glose dit : « d’une bonne
conscience, c’est-а-dire de l’espйrance ». Or l’espйrance est un certain
habitus. Donc la conscience aussi.
6° Ce qui, en
nous, vient d’un envoi de Dieu, semble кtre un habitus infus. Or, selon saint
Jean Damascиne au quatriиme livre, de mкme que le foyer provient d’un envoi du
dйmon, de mкme la conscience existe par un envoi de Dieu. La conscience est
donc un habitus infus.
7° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
tout ce qui est dans l’вme est soit puissance, soit habitus, soit passion. Or
la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mйriter
ni dйmйriter, « ni кtre louй ni кtre blвmй », comme dit le Philosophe
au mкme endroit. Ce n’est pas non plus une puissance, car la puissance ne peut
pas кtre quittйe, alors que la conscience peut l’кtre. La conscience est donc
un habitus.
En sens contraire :
Il semble que
la conscience soit un acte.
1° On dit que la
conscience accuse ou excuse. Or on ne peut кtre accusй ou excusй que par la
considйration actuelle de quelque chose. La conscience est donc un acte.
2° Le savoir
qui consiste en une confrontation, est un savoir en acte. Or le nom de
conscience dйsigne une science avec une confrontation : en effet, on dit
« кtre conscient » comme on dirait « savoir ensemble ». La
conscience est donc une science actuelle.
Rйponse :
Selon certains,
le mot « conscience » se dit de trois faзons. Tantфt il est employй
pour dйsigner la rйalitй mкme dont on a conscience, tout comme le mot
« foi » est employй pour dйsigner la rйalitй que l’on croit ;
tantфt il signifie la puissance qui nous rend conscients ; et tantфt un
habitus ; certains disent aussi qu’il est parfois employй pour dйsigner un
acte. Et la raison de cette distinction semble кtre la suivante : puisque
la conscience possиde un acte, et qu’а propos de l’acte on considиre l’objet,
la puissance, l’habitus et l’acte lui-mкme, il se rencontre parfois un nom
dйsignant ces quatre choses de faзon йquivoque. Par exemple, le nom d’intellectus signifie tantфt la rйalitй
pensйe (rem intellectam), comme on
dit que les noms signifient les concepts
(intellectus), tantфt la puissance intellective elle-mкme, tantфt un
certain habitus, tantфt mкme un acte. Cependant, dans ces dйsignations, il faut
suivre le langage courant, car il faut « user des noms comme la plupart le
font », comme il est dit au deuxiиme livre des Topiques. Il semble bien que, selon le langage courant, le mot
« conscience » soit employй pour dйsigner la rйalitй dont on a
conscience, comme lorsqu’on dit : « Que je te dise ma
conscience », c’est-а-dire : « ce qui est dans ma
conscience ». Mais ce nom ne peut pas кtre attribuй au sens propre а une
puissance ou а un habitus, mais seulement а un acte, car seule cette signification
recouvre tout ce qui se dit de la conscience.
En effet, il
faut savoir qu’il n’est d’usage de dйsigner l’acte et la puissance ou l’habitus
par un mкme nom que lorsqu’un acte est l’acte propre d’une puissance ou d’un
habitus, comme voir est propre а la puissance visuelle, et savoir en acte est
propre а l’habitus de science ; c’est pourquoi le nom « vue »
dйsigne tantфt la puissance, tantфt l’acte ; et de mкme pour
« science ». Mais si l’on a un acte qui convient а plusieurs ou а
tous les habitus ou puissances, l’usage n’est pas qu’une puissance ou un
habitus soit nommй d’aprиs un tel nom d’acte, comme on le voit bien pour le nom
« usage » : en effet, il signifie l’acte de n’importe quel
habitus. L’acte de n’importe quel habitus ou puissance est effectivement un
certain usage de ce dont il est l’acte. Aussi le nom « usage »
signifie-t-il l’acte de telle faзon qu’il ne signifie aucunement la puissance
ou l’habitus. Et il semble en aller de mкme pour la conscience. En effet, le
nom « conscience » signifie l’application de la science а quelque
chose ; c’est pourquoi l’on dit « кtre conscient » comme on
dirait « savoir simultanйment ». Or n’importe quelle science peut
кtre appliquйe а quelque chose ; le mot « conscience » ne peut
donc dйsigner un habitus spйcial ou une puissance, mais il dйsigne l’acte
lui-mкme, c’est-а-dire l’application de n’importe quel habitus ou de n’importe
quelle connaissance а un acte particulier.
Or une
connaissance s’applique а un acte de deux faзons : d’abord en considйrant
si l’acte existe ou a existй ; ensuite en considйrant si l’acte est droit
ou ne l’est pas. Et selon le premier mode d’application, on dit que nous avons
conscience d’un acte en tant que nous savons que cet acte a йtй commis ou
non ; comme il est d’usage courant de dire : « cela n’a pas eu
lieu, а ma connaissance [litt. а ma conscience] », c’est-а-dire : je
ne sais pas si cela est arrivй ou a existй. Et l’on reconnaоt cette faзon de
parler en Gen. 43, 22 : « Qui a mis notre argent dans nos sacs,
cela n’est pas dans nos consciences » ; et en Eccl. 7, 23 :
« Ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » Et en
ce sens, on dit que la conscience tйmoigne de quelque chose ; Rom. 9,
1 : « Ma conscience m’en rend tйmoignage, etc. » Selon l’autre
mode d’application, par lequel la connaissance est appliquйe а l’acte pour
savoir s’il est droit, il y a deux voies : l’une par laquelle nous nous
dirigeons au moyen de l’habitus de science pour faire ou ne pas faire quelque
chose ; l’autre par laquelle, а la lumiиre de l’habitus de science, on
examine l’acte, aprиs qu’il a йtй commis, pour savoir s’il est droit ou non. Et
ces deux voies se distinguent dans le domaine de l’agir comme les deux voies
que l’on rencontre aussi dans le domaine spйculatif, а savoir la voie d’invention
et la voie de jugement. En effet, la voie par laquelle, comme en dйlibйrant,
nous considйrons au moyen de la science ce qu’il faut faire, est semblable а
l’invention, par laquelle nous dйcouvrons les conclusions а partir des
principes. Et celle par laquelle nous examinons les choses qui ont dйjа йtй
faites et dйcidons si elles sont droites, est comme la voie de jugement, en
laquelle les conclusions sont analysйes par les principes.
Or nous
employons le nom de conscience selon les deux modes d’application. En effet,
dans la mesure oщ la science est appliquйe а l’acte comme ce qui dirige vers
lui, on dit que la conscience incite, induit, ou oblige. Mais dans la mesure oщ
la science est appliquйe а l’acte а la faзon d’un examen des choses qui ont dйjа
йtй faites, on dit que la conscience accuse ou cause du remords, lorsque ce qui
a йtй fait est trouvй en dйsaccord avec la science а la lumiиre de laquelle se
fait l’examen, et l’on dit au contraire qu’elle dйfend ou excuse lorsqu’on
trouve que ce qui a йtй fait a procйdй selon la forme de la science. Mais il
faut savoir que dans la premiиre application, oщ la science est appliquйe а un
acte pour savoir s’il a йtй commis, il y a application а un acte particulier
d’une connaissance sensitive telle que la mйmoire, par laquelle nous nous
souvenons de ce qui a йtй fait, ou telle que le sens, par lequel nous percevons
cet acte particulier que nous posons maintenant. Par contre, dans les deuxiиme
et troisiиme applications, oщ nous dйlibйrons sur ce qu’il faut faire ou
examinons ce qui a dйjа йtй fait, ce sont des habitus de la raison opйrative
qui sont appliquйs а un acte, а savoir l’habitus de syndйrиse et celui de
sagesse, qui perfectionnent la raison supйrieure, et celui de science, qui
perfectionne la raison infйrieure, qu’ils soient appliquйs tous ensemble ou
l’un d’eux seulement. C’est а la lumiиre de ces habitus que nous examinons ce
que nous avons fait, et selon eux que nous dйlibйrons sur les choses а faire.
Cependant, l’examen porte non seulement sur ce qui a йtй fait mais aussi sur ce
qui est а faire, tandis que la dйlibйration porte seulement sur ce qui est а
faire.
Rйponse aux objections :
1° Lorsque saint
Jйrфme dit : « Nous voyons que cette conscience se prйcipite »,
il ne dйsigne pas la syndйrиse, dont il avait dit qu’elle йtait l’йtincelle de
la conscience, mais il dйsigne la conscience elle-mкme, dont il avait fait
mention auparavant. Ou bien l’on peut dire que toute la force de la conscience
qui examine ou dйlibиre dйpend du jugement de la syndйrиse, de mкme que toute
la vйritй de la raison spйculative dйpend des principes premiers. C’est
pourquoi il appelle « conscience » la syndйrиse, en tant que la
premiиre agit par la puissance de la seconde ; d’autant plus qu’il voulait
alors exprimer la dйfaillance qui pouvait affecter la syndйrиse : en
effet, elle ne dйfaille pas dans l’universel, mais dans l’application aux
singuliers, et ainsi, la syndйrиse ne dйfaille pas en soi mais en quelque sorte
dans la conscience. Voilа pourquoi, en expliquant la dйfaillance de la
syndйrиse, il a uni а celle-ci la conscience.
2° Il n’est pas
dit que la souillure est dans la conscience comme en un sujet, mais comme
l’objet su est dans la connaissance ; en effet, on dit de quelqu’un qu’il
a la conscience souillйe lorsqu’il est conscient de quelque souillure.
3° On dit que la
conscience souillйe est purifiйe, en ce sens que celui qui auparavant avait
conscience d’un pйchй sait ensuite qu’il en est purifiй, et de la sorte on dit
qu’il a une conscience pure. C’est donc la mкme conscience qui йtait d’abord
impure et qui ensuite est pure ; non pas, certes, que la conscience soit
le sujet de la puretй et de l’impuretй, mais parce que l’une et l’autre sont
connues par la conscience qui examine ; non qu’il y ait un acte numйriquement
identique par lequel on se savait d’abord impur et on se sait ensuite pur, mais
c’est parce que l’un et l’autre sont connus par les mкmes principes, tout comme
est tenue pour identique la considйration qui procиde des mкmes principes.
4° Le jugement de
la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux а un certain point
de vue, et se rejoignent а un autre point de vue. Ils se rejoignent dans la
mesure oщ ils portent tous deux sur tel acte particulier — en effet, le
jugement convient а la conscience dans la voie d’examen —, et en cela leurs
jugements respectifs diffиrent du jugement de la syndйrиse. Mais le jugement de
la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux, parce que le
jugement de la conscience consiste en une pure connaissance, tandis que le
jugement du libre arbitre consiste dans une application de la connaissance а la
partie affective, et ce jugement est bien sыr le jugement d’йlection. Voilа
pourquoi il arrive parfois que le jugement du libre arbitre soit perverti, mais
non le jugement de la conscience. Comme lorsque quelqu’un examine un acte qu’il
est sur le point de faire, et qu’il juge, en regardant encore pour ainsi dire
dans le miroir des principes, que cet acte est mauvais, par exemple l’acte de
forniquer avec telle femme ; mais commence-t-il а appliquer ce jugement а
l’action, alors se prйsentent de toute part les nombreuses circonstances qui
entourent l’acte lui-mкme, comme par exemple le plaisir de la fornication, dont
la convoitise lie la raison pour йviter que son dictamen ne dйbouche sur une йlection. Et c’est ainsi qu’il se
trompe en йlisant ; il ne se trompe pas dans sa conscience, mais il agit
contre sa conscience ; et si l’on dit qu’il fait cela avec mauvaise
conscience, c’est en tant que ce qu’il fait ne concorde pas avec le jugement de
la science. Par consйquent, il est clair que la conscience n’est pas
nйcessairement identique au libre arbitre.
5°
On
dit que la conscience est un jugement naturel, en tant que l’examen ou la
dйlibйration de la conscience dйpend du jugement naturel, comme on l’a dйjа
dit.
6° Le pйchй est
dans la raison et dans la volontй comme en un sujet, mais il est dans la
conscience d’une autre faзon, comme on l’a dit.
7° On dit que la
conscience sait quelque chose, non pas au sens propre, mais par une tournure de
langage selon laquelle ce par quoi nous savons est dit savoir.
8° Il est dit que
la conscience est esprit, c’est-а-dire une impulsion de notre esprit, en
prenant « esprit » dans le sens de « raison ».
9°
La
conscience n’est ni une puissance ni un habitus, mais un acte. Et bien que
l’acte de conscience n’ait pas toujours lieu et n’existe pas chez le dormeur,
cependant l’acte lui-mкme demeure en sa racine, c’est-а-dire dans les habitus
qui peuvent кtre appliquйs а un acte.
Quant aux
arguments qui prouvent que la conscience n’est pas un habitus, nous les
accordons.
Rйponse
aux arguments objectant en sens contraire que c’est un habitus :
1° Il est dit que
la conscience est la loi de notre intelligence parce qu’elle est un jugement de
la raison dйduit de la loi naturelle.
2° Il relиve de
la mкme tournure de langage de dire que quelqu’un est rendu conscient
« par la loi naturelle », et qu’il pense selon des principes ;
mais on dit qu’il est rendu conscient « par la conscience » comme on
dit qu’il pense par l’acte mкme de la pensйe.
3° Bien que la
science soit un habitus, cependant l’application de la science а quelque chose
n’est pas un habitus mais un acte ; et c’est ce que signifie le nom de
conscience.
4° L’habitus gйnйrй
par les actes n’est pas d’une autre sorte que l’habitus qui йlicite les actes,
mais ou bien un habitus de mкme nature est gйnйrй, comme par les actes de
charitй infuse est gйnйrй un habitus de dilection acquise, ou bien un habitus
prйexistant est augmentй : par exemple, en celui qui a un habitus acquis
de tempйrance, l’habitus est lui-mкme augmentй par des actes de tempйrance. Et
ainsi, puisque l’acte de conscience procиde des habitus de sagesse et de
science, il ne gйnйrera pas un habitus autre que ceux-ci, mais ces habitus
seront perfectionnйs.
5°
Lorsqu’on
dit que la conscience est une espйrance, il y a prйdication par la cause :
en effet, la bonne conscience fait que l’homme ait une bonne espйrance, comme
la Glose l’explique au mкme endroit.
6° Mкme les
habitus naturels sont en nous par un envoi divin ; donc, la conscience
йtant un acte issu de l’habitus naturel de syndйrиse, la conscience est dite
provenir d’un envoi divin de la mкme faзon que toute notre connaissance de la
vйritй est dite venir de Dieu, qui a mis dans notre nature la connaissance des
premiers principes.
7° Dans cette
division du Philosophe, l’acte est inclus dans l’habitus, puisqu’il avait
prouvй que les habitus sont gйnйrйs par des actes et qu’ils sont le principe
d’actes semblables ; et ainsi, la conscience n’est ni une passion ni une
puissance, mais un acte qui se ramиne а un habitus.
Quant aux
arguments qui prouvent que la conscience est un acte, nous les accordons. Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le jugement
naturel ne se trompe jamais ; or la conscience est un jugement naturel,
d’aprиs saint Basile ; elle ne se trompe donc pas.
2° La conscience
ajoute quelque chose а la science, et ce qu’elle ajoute ne diminue en rien la
notion de science. Or la science ne se trompe jamais, car elle est un habitus
par lequel on dit toujours le vrai, comme on le voit clairement au sixiиme
livre de l’Йthique. Donc la
conscience non plus ne peut pas se tromper.
3° La syndйrиse
est « l’йtincelle de la conscience », comme il est dit dans la Glose а propos d’Йzйch. 1, 9. La
conscience est donc а la syndйrиse ce que le feu est а l’йtincelle. Or
l’opйration et le mouvement d’un feu et ceux de son йtincelle sont identiques.
Donc ceux de la conscience et de la syndйrиse aussi. Or la syndйrиse ne se
trompe pas. Donc la conscience non plus.
4° La conscience,
selon saint Jean Damascиne au quatriиme livre, est « la loi de notre
intelligence ». Or la loi de notre intelligence est plus certaine que l’intelligence
elle-mкme ; or « l’intelligence est toujours droite », comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Donc а bien plus forte raison la conscience est-t-elle toujours droite.
5°
La
raison, du cфtй oщ elle touche а la syndйrиse, ne se trompe pas. Or la
conscience est faite de la raison unie а la syndйrиse. La conscience ne se
trompe donc jamais.
6° Au tribunal,
on s’en tient а la parole des tйmoins. Or le tйmoin, au tribunal divin, c’est
la conscience, comme on le voit clairement en Rom. 2, 15 :
« leur conscience tйmoignant pour eux, etc. » Puis donc que le
jugement divin ne peut jamais se tromper, il semble que la conscience non plus
ne puisse jamais se tromper.
7° En tout
domaine, la rиgle qui rйgit les autres choses doit avoir une rectitude sans
dйfaillance. Or la conscience est une certaine rиgle des њuvres humaines. Il
est donc nйcessaire que la conscience soit toujours droite.
8° L’espйrance
s’appuie sur la conscience, comme on le dйduit de la Glose а propos de 1 Tim. 1, 5 : « d’un cњur pur
et d’une bonne conscience, etc. » ; or l’espйrance est trиs certaine,
comme on le voit en Hйbr. 6, 18, oщ il est dit : « Nous avons un
appui trиs certain, nous qui avons mis notre refuge dans la garde de
l’espйrance qui nous est proposйe, etc. » La conscience a donc une
rectitude indйfectible.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 16, 2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira
faire une chose agrйable а Dieu. » Ceux qui tuaient les apфtres avaient
donc une conscience qui leur dictait de les tuer. Or cela йtait erronй. Donc la
conscience se trompe.
2° La conscience
implique une certaine confrontation. Or la raison peut se tromper en
confrontant. La conscience peut donc se tromper.
Rйponse :
Comme on l’a
dit, la conscience n’est rien d’autre qu’une application de la science а un
acte particulier. Et il arrive qu’il y ait une erreur dans cette application,
de deux faзons : d’abord parce que ce qui est appliquй contient en soi une
erreur ; ensuite parce que l’application n’est pas correcte. De mкme aussi
dans le syllogisme, le pйchй survient de deux faзons : soit parce qu’on se
sert de propositions fausses, soit parce qu’on ne raisonne pas correctement.
L’emploi de
propositions fausses se produit d’un cфtй [de l’application] et ne se produit
pas de l’autre. En effet, on a dit prйcйdemment que, par la conscience, on
applique а l’examen d’un acte particulier la connaissance de la syndйrиse, de
la raison supйrieure et de la raison infйrieure. Or, puisque l’acte est
particulier et que le jugement de la syndйrиse est universel, le jugement de la
syndйrиse ne peut кtre appliquй а l’acte que si l’on fait l’assomption d’une
proposition particuliиre. Et celle-ci est tantфt fournie par la raison
supйrieure, tantфt par la raison infйrieure ; et ainsi, la conscience
s’accomplit comme en un certain syllogisme particulier ; par exemple, si
l’on profиre par un jugement de syndйrиse que rien de ce qui est interdit par
la loi de Dieu ne doit кtre fait, et que l’on assume par la connaissance de la
raison supйrieure que la fornication avec telle femme est contre la loi de
Dieu, alors l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut
s’abstenir de cette fornication. D’un cфtй, dans le jugement universel de la
syndйrиse, aucune erreur ne se produit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit ; mais de l’autre cфtй, dans le jugement de la raison supйrieure, il
arrive qu’il y ait un pйchй, comme lorsqu’on estime кtre conforme ou opposй а
la loi de Dieu ce qui ne l’est pas, ainsi les hйrйtiques qui croient que le
serment est interdit par Dieu ; et ainsi, l’erreur se produit dans la
conscience а cause de la faussetй qui existait dans la partie supйrieure de la
raison. Et semblablement, il peut se produire une erreur dans la conscience а
cause d’une erreur qui existe dans la partie infйrieure de la raison :
comme lorsqu’on se trompe sur la notion civile du juste et de l’injuste, de
l’honnкte et du malhonnкte.
Mais l’erreur
survient aussi, dans la conscience, parce que l’application ne se fait pas de
faзon correcte ; car de mкme qu’en raisonnant par syllogisme dans le
domaine spйculatif il arrive que l’on nйglige la forme qui convient pour
argumenter, et que de lа se produise une faussetй dans la conclusion, de mкme
cela advient aussi pour le syllogisme qui est exigй dans le domaine pratique,
comme on l’a dit. Il faut cependant savoir que dans certains cas la conscience
ne peut jamais se tromper, а savoir lorsque l’acte particulier auquel la
conscience s’applique est de soi l’objet d’un jugement universel dans la
syndйrиse. En effet, de mкme que dans le domaine spйculatif il n’arrive pas que
l’on se trompe sur des conclusions particuliиres qui sont assumйes directement
et dans les mкmes termes sous des principes universels — par exemple, personne
ne se trompe а propos cette affirmation : « Tel tout est plus grand
que sa partie », ni de mкme а propos de celle-ci : « N’importe
quel tout est plus grand que sa partie » —, ainsi йgalement, aucune
conscience ne peut se tromper а propos des affirmations suivantes :
« Dieu ne doit pas кtre aimй par moi », et : « Il faut
faire quelque chose de mal », йtant donnй que dans l’un et l’autre
syllogisme, tant celui du domaine spйculatif que celui du domaine pratique, а
la fois la majeure est йvidente par soi, car elle existe dans un jugement
universel, et la mineure l’est aussi, car le mкme y est prйdiquй de lui-mкme de
faзon particuliиre, comme lorsqu’on dit : « N’importe quel tout est
plus grand que sa partie. Ce tout est un tout. Il est donc plus grand que sa
partie. »
Rйponse aux objections :
1° Il est dit que
la conscience est un jugement naturel en tant qu’elle est une certaine
conclusion dйduite du jugement naturel et en laquelle l’erreur peut se
produire : non certes а cause d’une erreur du jugement naturel, mais а
cause d’une erreur dans la proposition particuliиre assumйe, ou а cause de la
faзon aberrante de raisonner, comme on l’a dit.
2° La conscience
ajoute а la science l’application de celle-ci а un acte particulier, et il peut
y avoir une erreur dans l’application elle-mкme, bien qu’il n’y ait pas
d’erreur dans la science. Ou bien l’on peut dire que, lorsque je parle de
conscience, je n’implique pas la science prise seulement au sens strict, en
tant qu’elle porte seulement sur des choses vraies, mais au sens large d’une
connaissance quelconque, au sens oщ tout ce que nous connaissons, on dit dans
le langage usuel et commun que nous le savons.
3° De mкme que
l’йtincelle est ce que le feu a de plus pur et ce qui le survole tout entier,
de mкme la syndйrиse est ce qui se trouve de plus haut dans le jugement de la
conscience ; et c’est suivant cette mйtaphore que la syndйrиse est appelйe
l’йtincelle de la conscience. Il n’est pas pour autant nйcessaire qu’а tous les
autres points de vue la syndйrиse soit а la conscience ce que l’йtincelle est
au feu. Et cependant, mкme dans le feu matйriel, il arrive qu’а cause du
mйlange avec une matiиre йtrangиre un mode affecte le feu et non l’йtincelle,
en raison de la puretй de celle-ci ; de mкme aussi, parce que la conscience
se mкle а des objets particuliers, qui sont comme une matiиre йtrangиre а la
raison, une erreur peut affecter la conscience et non la syndйrиse, qui demeure
dans sa puretй.
4° La conscience
est appelйe « loi de l’intelligence » quant а ce qui lui vient de la
syndйrиse ; et son erreur ne vient jamais de lа mais d’ailleurs, comme on
l’a dit.
5°
Bien
que la raison ne soit pas erronйe par son union а la syndйrиse, cependant la
raison supйrieure ou infйrieure peut, en йtant erronйe, кtre appliquйe а la
syndйrиse, comme une mineure fausse est unie а une majeure vraie.
6° Au tribunal,
on s’en tient а la parole des tйmoins lorsque leurs dйclarations ne peuvent
кtre convaincues de faussetй par des preuves manifestes. Or, en celui qui a une
conscience erronйe, le tйmoignage de la conscience est convaincu de faussetй
par le dictamen de la syndйrиse
lui-mкme ; et dans ce cas, au tribunal divin, on ne s’en tiendra pas а ce
que dit la conscience errante, mais plutфt au dictamen de la loi naturelle.
7° Ce n’est pas
la conscience qui est la rиgle premiиre des њuvres humaines, mais plutфt la
syndйrиse ; la conscience, elle, est comme une rиgle rйglйe ; il n’y
a donc rien d’йtonnant si une erreur peut se produire en elle.
8° L’espйrance
qui est fondйe sur la conscience droite est certaine : c’est l’espйrance
gratuite. Mais l’espйrance qui est fondй sur une conscience erronйe est celle
dont il est dit en Prov. 10, 28 : « L’espйrance des mйchants
pйrira. » Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Nul n’est
obligй а des actions si ce n’est par quelque loi. Or l’homme ne se fait pas а
lui-mкme une loi. Puis donc que la conscience vient d’un acte de l’homme, elle
n’oblige pas.
2° On n’est pas
obligй de suivre les conseils. Or la conscience se comporte а la faзon d’un
conseil : а l’instar du conseil, en effet, elle semble prйcйder
l’йlection. La conscience n’oblige donc pas.
3° Nul n’est
obligй sinon par un supйrieur. Or la conscience de l’homme n’est pas supйrieure
а l’homme lui-mкme. L’homme n’est donc pas obligй par sa conscience.
4° Il appartient
au mкme d’obliger et de dйlier de l’obligation. Or la conscience ne suffit pas
pour absoudre l’homme. Ni non plus, par consйquent, pour obliger.
En sens contraire :
1° Eccl. 7,
23 : « Ta conscience sait. » La Glose : « Par un tel juge, aucun malfaiteur n’est
acquittй. » Or le prйcepte du juge oblige. Le dictamen de la conscience oblige donc aussi.
2° А propos de
Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi,
etc. », Origиne dit : « L’Apфtre veut que je ne dise, ne pense
ni ne fasse rien que selon la conscience. » Donc la conscience oblige.
Rйponse :
Sans nul doute,
la conscience oblige.
Et pour voir
comment elle oblige, il faut savoir que l’obligation [litt. l’action de lier],
mйtaphoriquement transfйrйe des rйalitйs corporelles aux spirituelles, implique
l’imposition d’une nйcessitй. En effet, celui qui est liй est dans la nйcessitй
de demeurer dans le lieu oщ il est liй, et le pouvoir de se tourner vers
d’autres choses lui est фtй. Il est donc clair que le lien n’a pas lieu pour
les choses qui sont nйcessaires par elles-mкmes : en effet, nous ne
pouvons pas dire que le feu soit liй а ce qu’il se porte vers le haut, bien
qu’il soit nйcessaire qu’il se porte vers le haut ; mais le lien n’a lieu
que pour les choses nйcessaires auxquelles la nйcessitй est imposйe par autre
chose. Or deux nйcessitйs peuvent кtre imposйes par un autre agent. L’une est
celle de contrainte, et par elle quelqu’un est dans l’absolue nйcessitй de
faire ce а quoi il est dйterminй par l’action de l’agent, sinon il ne s’agirait
pas proprement de contrainte mais plutфt d’incitation ; l’autre nйcessitй
est conditionnйe, а savoir, par la supposition de la fin : comme on impose
а quelqu’un la nйcessitй de ne pas obtenir sa rйcompense s’il ne fait pas telle
chose. La premiиre nйcessitй, qui est celle de contrainte, n’a pas lieu dans
les mouvements de la volontй mais seulement dans les rйalitйs corporelles,
йtant donnй que la volontй est naturellement libre de contrainte. Mais la
seconde nйcessitй peut кtre imposйe а la volontй : ainsi par exemple, il
lui est nйcessaire d’йlire telle chose si elle doit obtenir ce bien, ou si elle
doit йviter ce mal. En un tel domaine, en effet, on tient pour йquivalent de ne
pas avoir un mal ou d’avoir un bien, comme le Philosophe le montre clairement
au cinquiиme livre de l’Йthique.
Or, de mкme que
la nйcessitй de contrainte est imposйe aux rйalitйs corporelles au moyen d’une
action, de mкme aussi cette nйcessitй conditionnйe est imposйe а la volontй par
une action. Or l’action par laquelle la volontй est mue est le commandement de
celui qui rйgit et gouverne ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au
cinquiиme livre de la Mйtaphysique
que le roi est principe de mouvement par son commandement. Donc, entre le
commandement d’un chef et le fait d’obliger en matiиre volontaire par cette
sorte de lien qui peut advenir а la volontй, le rapport est semblable а celui
qui existe entre l’action corporelle et le fait de lier les rйalitйs
corporelles par une nйcessitй de contrainte. Or l’action corporelle de l’agent
n’amиne jamais de nйcessitй dans une autre rйalitй que par un contact de cette
action avec la rйalitй sur laquelle il agit ; et par consйquent, quelqu’un
n’est obligй par le commandement d’un roi ou d’un maоtre que si le commandement
atteint celui auquel il est enjoint ; or c’est par la connaissance qu’il
l’atteint. On n’est donc obligй par un prйcepte que moyennant la connaissance
de ce prйcepte. Voilа pourquoi celui qui n’est pas capable de connaоtre le
prйcepte n’est pas obligй par lui ; et l’on ne dit de quelqu’un qui ignore
le prйcepte qu’il est obligй d’accomplir le prйcepte, que dans la mesure oщ il
est tenu de connaоtre le prйcepte ; mais s’il n’est pas tenu de le
connaоtre et qu’il ne le connaоt pas, il n’est nullement obligй par le
prйcepte.
Donc, de mкme
que dans le domaine des corps l’agent corporel n’agit que par contact, de mкme
dans le domaine des esprits le prйcepte n’oblige que par la connaissance.
Aussi, de mкme que le toucher et la puissance de l’agent agissent par la mкme
force, puisque le toucher n’agit que par la puissance de l’agent et que
celle-ci n’agit que moyennant le toucher, de mкme aussi le prйcepte et la
connaissance obligent par la mкme force, puisque la connaissance n’oblige que
par la puissance du prйcepte et que celui-ci n’oblige que moyennant la
connaissance. Il est donc йtabli, puisque la conscience n’est rien d’autre que
l’application de la connaissance а un acte, que la conscience est dite obliger
par la force du prйcepte divin.
Rйponse aux objections :
1° L’homme ne se
fait pas а lui-mкme une loi ; mais par l’acte de sa connaissance, par
laquelle il connaоt la loi faite par un autre, il est obligй d’accomplir la
loi.
2°
« Conseil » se dit de deux faзons : parfois, en effet, le
conseil n’est rien d’autre que l’acte de la raison qui enquкte sur les choses а
faire ; et ce conseil est а l’йlection ce que le syllogisme ou la question
est а la conclusion, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre
de l’Йthique. Et le conseil pris en
ce sens ne s’oppose pas au prйcepte, car nous pratiquons aussi cette sorte de
conseil а propos des choses qui sont dans le prйcepte ; par consйquent, il
arrive que l’on soit obligй par un tel conseil. Or le conseil ainsi conзu se
trouve dans la conscience quant а un mode d’application, c’est-а-dire lorsqu’on
enquкte sur l’agir. D’une autre faзon, le conseil signifie la persuasion ou
l’incitation а faire quelque chose, celle-ci n’ayant pas de force contraignante ;
et un tel conseil, dont les exhortations amicales sont un exemple, s’oppose au
prйcepte. Et de ce conseil procиde parfois aussi la conscience : en effet,
la connaissance de ce conseil est parfois appliquйe а un acte particulier. Or,
puisque la conscience n’oblige que par la force de ce qu’il y a en elle, la
conscience qui s’ensuit du conseil ne peut pas obliger autrement que le conseil
lui-mкme ; et celui-ci oblige а ne pas le mйpriser, mais non а
l’accomplir.
3° Bien que
l’homme ne soit pas supйrieur а lui-mкme, cependant celui dont il connaоt le
prйcepte lui est supйrieur, et ainsi, il est obligй par sa conscience.
4° Lorsqu’on
pиche dans l’erreur elle-mкme, comme quand on se trompe sur les choses qu’on
est tenu de savoir, alors la conscience erronйe ne suffit pas pour absoudre.
Mais si l’erreur portait sur des choses qu’on n’est pas tenu de savoir, on est
absous par sa conscience, comme on le voit clairement pour celui qui pиche par
ignorance de son acte, tel celui qui s’approche d’une autre femme qu’il croit
кtre son йpouse. Article 4 : La conscience erronйe oblige-t-elle ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin, « le pйchй est une action, une parole ou un dйsir
contraire а la loi de Dieu ». Donc seule la loi de Dieu oblige а pйcher [si
on ne la suit pas]. Or la conscience erronйe n’est pas selon la loi de Dieu.
Elle n’oblige donc pas а pйcher [si on ne la suit pas].
2° А propos de
Rom. 13, 1 : « Que toute вme soit soumise aux autoritйs,
etc. », la Glose de saint
Augustin dit qu’il ne faut pas obйir а une autoritй infйrieure contre le
prйcepte d’une supйrieure ; par exemple, on ne doit pas obйir au proconsul
si l’empereur commande le contraire. Or la conscience erronйe est infйrieure а
Dieu lui-mкme. Lors donc que la conscience commande des choses contraires aux
prйceptes de Dieu, le prйcepte de la conscience errante ne semble nullement
obliger.
3° Selon saint
Ambroise, « le pйchй est une transgression de la loi divine et une
dйsobйissance aux commandements cйlestes ». Donc, quiconque s’йcarte de
l’obйissance а la loi divine, pиche. Or la conscience erronйe, c’est-а-dire
quand on a la conscience de devoir faire ce qui est interdit par la loi divine,
fait s’йcarter de l’obйissance а l’autoritй divine. La conscience erronйe
induit donc au pйchй si on l’observe, plutфt qu’elle n’oblige а pйcher si on ne
l’observe pas.
4° Selon le
droit, si quelqu’un a conscience que son йpouse lui est apparentйe а un degrй
prohibй, et que cette conscience soit probable, alors il doit la suivre mкme
contre le prйcepte de l’Йglise, mкme si une excommunication s’y ajoute ;
mais si cette conscience n’est pas probable, il n’est pas obligй de la suivre,
mais il doit plutфt obйir а l’Йglise. Or la conscience erronйe, surtout si elle
porte sur des choses mauvaises par elles-mкmes, n’est nullement probable. Une
telle conscience n’oblige donc pas.
5° Dieu est plus
misйricordieux qu’un maоtre temporel. Or le maоtre temporel n’impute pas а
pйchй ce que l’homme commet par erreur. Donc une conscience errante, devant Dieu,
oblige bien moins encore а pйcher.
6° [Le rйpondant] disait que la conscience
erronйe oblige en matiиre indiffйrente, mais non pour ce qui est mauvais par
soi. En sens contraire : si l’on dit que
la conscience n’oblige pas pour ce qui est mauvais par soi, c’est parce que le dictamen de la raison naturelle est а
l’opposй. Or semblablement aussi, la raison naturelle dicte le contraire de la
conscience erronйe qui se trompe en matiиre indiffйrente. Donc de mкme, cette
conscience erronйe n’oblige pas.
7° L’acte
indiffйrent se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre. Or ce qui est tel ne
doit pas nйcessairement кtre fait ou йvitй. La conscience n’oblige donc pas par
nйcessitй а accomplir des actes indiffйrents.
8° Si quelqu’un
agit contre la loi de Dieu а cause d’une conscience erronйe, il n’est pas
excusй du pйchй. Si donc mкme celui qui agit contre une conscience ainsi
errante pйchait, il s’ensuivrait que, soit qu’il agisse selon la conscience
erronйe, soit qu’il n’agisse pas, il tomberait dans le pйchй ; il serait
donc perplexe, sans pouvoir йviter le pйchй ; mais cela semble impossible,
car « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », d’aprиs saint
Augustin. Il est donc impossible qu’une conscience ainsi errante oblige.
9° Tout
pйchй se ramиne а quelque genre de pйchй. Or si la conscience de quelqu’un lui
dicte de forniquer, l’abstention de fornication ne peut se ramener а un genre
de pйchй. Il ne pйcherait donc pas en agissant ainsi contre sa
conscience ; une telle conscience n’oblige donc pas.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, est
pйchй. » La Glose :
« i. e. selon la conscience, est pйchй, mкme si c’est bon en
soi ». Or la conscience qui interdit ce qui est bon est une conscience
erronйe. Donc une telle conscience oblige.
2° Observer les
prescriptions lйgales aprиs que la grвce eut йtй rйvйlйe, n’йtait pas
indiffйrent mais mauvais par soi ; c’est pourquoi il est dit en
Gal. 5, 2 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous
servira de rien. » Et pourtant, la conscience de devoir garder la
circoncision obligeait ; aussi est-il ajoutй au mкme endroit :
« Au contraire, je dйclare а tout homme qui se fait circoncire, qu’il est
tenu d’accomplir la Loi tout entiиre. » La conscience erronйe oblige donc,
mкme pour des choses mauvaises par soi.
3° Le pйchй
rйside principalement dans la volontй ; et quiconque veut transgresser le
prйcepte divin, a une volontй mauvaise ; donc il pиche. Or quiconque croit
qu’une chose est un prйcepte et veut le transgresser, a la volontй de ne pas
garder la loi ; donc il pиche. Et celui qui a une conscience erronйe, que
ce soit pour des choses qui sont mauvaises par soi ou pour des choses
quelconques, croit que ce qui est contraire а sa conscience est contre la loi
de Dieu. Donc, s’il veut faire cela, il veut le faire contre la loi de Dieu, et
ainsi, il pиche ; par consйquent la conscience, si erronйe soit-elle,
oblige а pйcher [si on ne la suit pas].
4° La conscience,
selon saint Jean Damascиne, est « la loi de notre
intelligence » ; or agir contre la loi est pйchй ; agir d’une
quelconque faзon contre la conscience l’est donc aussi.
5° Un prйcepte
oblige. Or ce que la conscience dicte, cela est devenu prйcepte. Donc, si
erronйe que soit la conscience, elle oblige.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a diffйrentes opinions. Certains disent, en effet, que la conscience peut
se tromper, soit pour les choses qui sont mauvaises par soi, soit pour les
choses indiffйrentes. Ainsi la conscience qui se trompe sur des choses qui sont
mauvaises par soi n’oblige pas, mais elle oblige pour les choses indiffйrentes.
Mais ceux qui disent cela ne semblent pas comprendre ce que veut dire « la
conscience oblige ». En effet, on dit que la conscience oblige, en ce sens
que, si l’on n’accomplit pas ce qu’elle dit, on tombe dans le pйchй ; mais
non en ce sens que celui qui l’accomplit agirait droitement. Car sinon, on
dirait du conseil qu’il oblige : en effet, celui qui accomplit le conseil
agit droitement ; et pourtant, on dit que nous ne sommes pas obligйs de
suivre les conseils, car celui qui nйglige le conseil ne pиche pas ; mais
on dit que nous sommes obligйs de suivre les prйceptes, car si nous n’observons
pas les prйceptes, nous tombons dans le pйchй. Si donc l’on dit que la conscience
oblige а faire quelque chose, ce n’est pas que, si on le fait, cela soit rendu
bon par une telle conscience, mais parce que, si on ne le fait pas, on tombe
dans le pйchй. Or il ne semble pas possible que quelqu’un йchappe au pйchй si
sa conscience, si errante soit-elle, dicte qu’une chose, qu’elle soit
indiffйrente ou mкme mauvaise par soi, est prйcepte de Dieu, et qu’il dйcide de
faire le contraire, une telle conscience demeurant. En effet, autant qu’il est
en lui, il a par le fait mкme la volontй de ne pas observer la loi de
Dieu ; et par consйquent, il pиche mortellement. Donc, bien qu’une telle
conscience, qui est erronйe, puisse кtre quittйe, nйanmoins, tant qu’elle
demeure, elle oblige, car celui qui la transgresse tombe nйcessairement dans le
pйchй.
Cependant ce
n’est pas de la mкme faзon que la conscience droite et la conscience erronйe
obligent : la droite oblige au plein sens du terme et par soi, tandis que
l’erronйe oblige а un certain point de vue et par accident.
Et je dis que
la droite oblige au plein sens du terme, parce qu’elle oblige de faзon absolue
et en toute йventualitй. En effet, si quelqu’un a la conscience de devoir
йviter l’adultиre, cette conscience ne peut pas кtre quittйe sans pйchй, car
dans le fait mкme de la quitter en se trompant, il pйcherait gravement ;
et tant qu’elle demeure, elle ne peut sans pйchй кtre nйgligйe dans un acte.
Elle oblige donc de faзon absolue et en toute йventualitй. Mais la conscience
erronйe n’oblige qu’а un certain point de vue, puisque sous condition. En
effet, celui а qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer, n’est
obligй, si bien qu’il ne peut abandonner la fornication sans pйchй, que sous la
condition suivante : si une telle conscience persiste. Or cette condition
peut кtre фtйe, et cela sans pйchй. Par consйquent, une telle conscience
n’oblige pas en toute йventualitй : en effet, quelque chose peut avoir
lieu, а savoir l’abandon de la conscience, et une fois cela advenu, on n’est
plus obligй. Or ce qui existe seulement sous une condition, on dit qu’il existe
а un certain point de vue.
Je dis aussi
que la conscience droite oblige par soi, mais l’erronйe par accident ; et
en voici la preuve. Celui qui veut ou aime l’un а cause de l’autre, aime par
soi cet autre а cause duquel il aime le premier, mais celui-ci, qu’il aime а
cause de l’autre, il l’aime comme par accident ; par exemple, celui qui
aime le vin parce qu’il est doux, aime le doux par soi, mais le vin par
accident. Or celui qui a une conscience erronйe en croyant qu’elle est droite
(sinon il ne se tromperait pas), adhиre а la conscience erronйe а cause de la
rectitude qu’il croit exister en elle ; il adhиre par soi а la conscience
droite, mais comme par accident а l’erronйe, en tant que cette conscience,
qu’il croit кtre droite, se trouve кtre erronйe. Et de lа vient que la
conscience droite l’oblige par soi, et l’erronйe par accident.
Et cette
solution peut se dйduire des paroles du Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, oщ il pose quasiment la mкme
question, а savoir, s’il faut appeler incontinent seulement celui qui s’йcarte
de la raison droite, ou йgalement celui qui s’йcarte de la raison fausse. Et il
rйsout en disant que l’incontinent s’йcarte par soi de la raison droite, et par
accident de la fausse ; et de l’une purement et simplement, mais de
l’autre а un certain point de vue, car ce qui est par soi est purement et
simplement, tandis que ce qui est par accident est а un certain point de vue.
Rйponse aux objections :
1° Bien que ce
que dicte la conscience erronйe ne soit pas conforme а la loi de Dieu,
cependant celui qui se trompe reзoit cela comme la loi mкme de Dieu. Si donc il
s’en йcarte, il s’йcarte par soi de la loi de Dieu, quoiqu’il se trouve par
accident qu’il ne s’йcarte pas de la loi de Dieu.
2° Cet argument
est probant lorsque le prйcepte de l’autoritй supйrieure et celui de l’autoritй
infйrieure sont distincts, et que l’un et l’autre parviennent par soi
distinctement а celui qui est obligй par le prйcepte. Mais ce n’est pas le cas
ici, car le dictamen de la conscience
n’est rien d’autre que le fait que le prйcepte de Dieu parvienne а celui qui a
la conscience, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il y aurait similitude
avec l’exemple proposй si le prйcepte de l’empereur ne pouvait jamais arriver а
quelqu’un que par l’intermйdiaire du proconsul, et que celui-ci n’exerзait son
commandement qu’en rйcitant pour ainsi dire le prйcepte de l’empereur. Alors,
en effet, ce serait la mкme chose de mйpriser le prйcepte de l’empereur et
celui du proconsul, que celui-ci dise vrai ou qu’il mente.
3° La conscience
erronйe qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi dicte des
choses contraires а la loi de Dieu, et pourtant, ce qu’elle dicte, elle dit que
c’est la loi de Dieu. Voilа pourquoi le transgresseur de cette conscience se
rend quasiment transgresseur de la loi de Dieu ; quoiqu’il pиche
mortellement aussi, celui qui, suivant cette conscience et l’accomplissant par
des actes, agit contre la loi de Dieu : car le pйchй йtait dans l’erreur
mкme, puisqu’elle venait de son ignorance de ce qu’il devait savoir.
4° Lorsque la
conscience n’est pas probable, alors on doit la quitter ; cependant, tant
qu’elle demeure, si l’on agit contre elle, on pиche mortellement. Cela ne
permet donc pas de prouver que la conscience erronйe n’oblige pas tant qu’elle
demeure, mais seulement qu’elle n’oblige pas au plein sens du terme et en toute
йventualitй.
5° La conclusion
de cet argument n’est pas que la conscience erronйe n’oblige pas а pйcher si on
ne la suit pas, mais que si on la suit elle excuse du pйchй. Cet argument est
donc йtranger а notre propos. Mais il conclut vrai lorsque l’erreur elle-mкme
n’est pas un pйchй ; par exemple, lorsqu’elle se produit par une ignorance
du fait. Mais si c’est par une ignorance du droit, il ne conclut pas bien, car
cette ignorance est un pйchй ; dans ce cas, en effet, devant un juge
sйculier non plus, celui qui allиgue son ignorance d’une loi qu’il doit
connaоtre n’est pas excusй.
6° Bien qu’il y
ait dans la raison naturelle de quoi pouvoir procйder au contraire de ce que
dicte la conscience erronйe, que l’erreur porte sur des choses indiffйrentes ou
bien sur des choses mauvaises par soi, cependant la raison naturelle ne le
dicte pas en acte ; en effet, si elle dictait le contraire, la conscience
ne se tromperait pas.
7° Bien que
l’acte indiffйrent, autant qu’il est en lui, se rapporte indiffйremment а l’un
ou l’autre, cependant, pour celui qui estime que cet acte est objet de
prйcepte, il devient non indiffйrent, а cause de son estimation.
8° Celui qui a la
conscience de devoir forniquer n’est pas perplexe au plein sens du terme, car
il peut faire une chose telle que, une fois cette chose accomplie, il ne
tombera pas dans le pйchй, а savoir, quitter la conscience erronйe ; mais
il est perplexe а un certain point de vue, c’est-а-dire tant que demeure la
conscience erronйe. Et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que, une fois supposй
quelque chose, l’homme ne puisse йviter le pйchй ; par exemple, si l’on
suppose une intention de vaine gloire, celui qui est tenu de faire l’aumфne ne
peut йviter le pйchй ; en effet, s’il donne avec une telle intention, il
pиche, et s’il ne donne pas, il est un transgresseur.
9° Lorsque
la conscience erronйe dicte de faire quelque chose, elle le dicte sous quelque
raison formelle de bien, comme si c’йtait une њuvre de justice, de tempйrance,
ou d’autres choses semblables ; aussi son transgresseur tombe-t-il dans le
vice contraire а la vertu sous l’apparence de laquelle la conscience dicte
cela. Ou bien, si elle le dicte sous l’apparence du prйcepte divin, ou de
quelque prйlat seulement, le transgresseur de sa conscience tombera dans le
pйchй de dйsobйissance. Article 5 : La conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prйlat ?
Objections :
Il semble
qu’elle oblige moins.
1° Le religieux
subordonnй a fait vњu d’obйir а son prйlat. Or il est tenu d’accomplir son vњu,
comme il est dit dans un psaume : « Faites des vњux et
acquittez-vous-en. » Il semble donc qu’il soit tenu d’obйir au prйlat
contre sa conscience, et ainsi, au prйlat plus qu’а la conscience.
2° Il faut
toujours obйir au prйlat dans les choses qui ne sont pas contre Dieu. Or les
choses indiffйrentes ne sont pas contre Dieu. On est donc tenu d’obйir au prйlat
en ces choses ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Il faut obйir
а l’autoritй supйrieure plutфt qu’а l’autoritй infйrieure, comme on le trouve
dans la Glose а propos de
Rom. 13, 2. Or l’вme du prйlat est supйrieure а l’вme du subordonnй.
Celui-ci est donc obligй par le commandement du prйlat plus que par sa propre
conscience.
4° Le subordonnй
ne doit pas juger du commandement du prйlat, mais c’est plutфt le prйlat qui
doit juger des actes du subordonnй. Or celui-ci jugerait du commandement du
prйlat s’il s’en йcartait а cause de sa conscience. Donc, quelque contraire que
soit le dictamen de la conscience en
matiиre indiffйrente, on doit plutфt s’en tenir au commandement du prйlat.
En sens contraire :
1° Le lien
spirituel est plus fort que le corporel, et l’intйrieur que l’extйrieur. Or la
conscience est un lien spirituel intйrieur, tandis que la prйlature est un lien
extйrieur et corporel, semble-t-il, car toute prйlature rйsulte d’une
dispensation temporelle ; lors donc qu’on sera parvenu а l’йternitй, elle
sera abolie, comme on le lit dans la Glose
а propos de 1 Cor. 15, 24. Il semble donc qu’il faille obйir а la
conscience plutфt qu’au prйlat.
Rйponse :
La solution de
cette question peut convenablement apparaоtre aprиs ce qui a йtй dit. En effet,
on a dйjа dit que la conscience n’oblige que par la force du prйcepte divin,
soit selon la loi йcrite, soit selon la loi de nature mise en nous. Comparer le
lien de la conscience а celui que cause le prйcepte du prйlat, ce n’est donc
pas autre chose que comparer le lien du prйcepte divin а celui du prйcepte du
prйlat. Puis donc que le prйcepte divin oblige contre le prйcepte du prйlat et
plus que celui-ci, le lien de la conscience sera aussi plus grand que celui du
prйcepte du prйlat, et la conscience obligera mкme si le prйcepte du prйlat va
en sens contraire.
Cependant cela
se rйalise diffйremment dans le cas d’une conscience droite et dans le cas
d’une conscience erronйe. En effet, la conscience droite oblige au plein sens
du terme, et parfaitement, contre le prйcepte du prйlat. Au plein sens du
terme, car son obligation ne peut pas кtre фtйe, puisqu’une telle conscience ne
peut pas кtre quittйe sans pйchй. Parfaitement, car la conscience droite
n’oblige pas seulement en sorte que celui qui ne la suit pas tombe dans le
pйchй, mais aussi en sorte que celui qui la suit est exempt de pйchй, quelque
opposй que soit le prйcepte du prйlat. La conscience erronйe, quant а elle,
oblige mкme en matiиre indiffйrente contre le prйcepte du prйlat, а un certain
point de vue et imparfaitement. А un certain point de vue, car elle n’oblige
pas en toute йventualitй, mais sous la condition de sa persistance : en
effet, on peut et on doit quitter une telle conscience. Imparfaitement, car elle
oblige en ce sens que celui qui ne la suit pas tombe dans le pйchй, mais non
pas en ce sens que celui qui la suit alors que le prйcepte du prйlat est en
sens contraire йviterait le pйchй, si toutefois le prйcepte du prйlat oblige
pour cette chose indiffйrente ; en un tel cas, en effet, on pиche, soit
qu’on n’agisse pas, car on le fait contre la conscience, ou qu’on agisse, car
on dйsobйit au prйlat. Mais on pиche plus si l’on ne fait pas ce que dicte la
conscience, tant que celle-ci persiste, car elle oblige plus que le prйcepte du
prйlat.
Rйponse aux objections :
1° Celui qui a
fait vњu d’obйissance est tenu d’obйir dans les choses auxquelles s’йtend le
bien de l’obйissance ; et il n’est ni dйliй de cette obligation par
l’erreur de la conscience, ni non plus du lien de la conscience par cette
obligation ; et ainsi demeurent en lui deux obligations contraires. L’une
d’elles, а savoir celle qui vient de la conscience, est plus grande car plus
intense, mais plus petite car moins solide ; et c’est l’inverse pour l’autre.
En effet, l’obligation а l’йgard du prйlat ne peut pas кtre rompue comme la
conscience erronйe peut кtre quittйe.
2° Bien que cette
њuvre soit en soi indiffйrente, cependant elle devient non indiffйrente par le dictamen de la conscience.
3° Bien que le
prйlat soit supйrieur au subordonnй, cependant la conscience oblige sous
l’apparence du prйcepte divin, et Dieu est plus grand que le prйlat.
4° Le subordonnй
n’a pas а juger du prйcepte du prйlat, mais de l’accomplissement du prйcepte,
qui le regarde а lui, subordonnй. En effet, chacun est tenu d’examiner ses
actes а la lumiиre de la science qu’il a reзue de Dieu, qu’elle soit naturelle,
acquise ou infuse ; car tout homme doit agir suivant la raison. Question 18 : [La connaissance du premier
homme dans l’йtat d’innocence]
Article
1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ? Article
2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu par les crйatures ? Article
3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ? Article
4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les
crйatures ? Article
5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ? Article
6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ? Article
7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu
la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ? Article
8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement
l’usage de la raison ?
Article 1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le Maоtre dit
au quatriиme livre des Sentences, dist. 1,
que « l’homme avant le pйchй a vu Dieu sans mйdium ». Or voir Dieu
sans mйdium, c’est le voir dans son essence. Donc, dans l’йtat d’innocence, il
a vu Dieu dans son essence.
2° [Le rйpondant] disait que le Maоtre
pense qu’Adam a vu Dieu sans mйdium quant au nuage de la faute, mais non sans
l’intermйdiaire de la crйature. En sens
contraire : le Maоtre dit au mкme endroit que « parce que nous
voyons Dieu par un mйdium, il est nйcessaire que nous arrivions а lui par les
crйatures visibles ». Il semble donc qu’il pense а l’intermйdiaire de la
crйature. Or voir sans l’intermйdiaire de la crйature, c’est voir dans
l’essence. Donc, etc.
3° Il est dit en
Philipp. 4, 7 : « la paix de Dieu qui surpasse toute
pensйe » ; ce que la Glose,
au mкme endroit — en le comprenant de la paix que Dieu fait parmi les йlus
dans la patrie — expose ainsi : « toute pensйe, c’est-а-dire
notre intelligence, non l’intelligence de ceux qui voient toujours la face du
Pиre ». D’oщ l’on peut conclure que la paix ou la joie des bienheureux
dйpasse l’intelligence de tous ceux qui ne jouissent pas de cette joie. Or
Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu la joie des bienheureux, et c’est pourquoi
saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues :
« en se rйpandant hors de lui-mкme par le pйchй, il ne fut plus capable de
voir les joies de la cйleste patrie qu’il contemplait auparavant ». Donc
Adam, dans cet йtat, jouissait de la joie de la patrie cйleste.
4° Hugues de
Saint-Victor dit que l’homme dans cet йtat connaissait son Crйateur de telle
sorte qu’une prйsence de contemplation permettait alors de le distinguer plus
clairement. Or, voir Dieu par une prйsence de contemplation, c’est,
semble-t-il, le voir dans son essence. Donc Adam, dans cet йtat, a vu Dieu dans
son essence.
5° L’homme a йtй
fait pour voir Dieu : en effet, si Dieu a fait la crйature raisonnable,
c’est pour qu’elle prenne part а sa bйatitude, qui consiste dans sa vision,
comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 1. Si donc Adam, dans l’йtat d’innocence, ne voyait pas Dieu dans son
essence, c’йtait seulement parce qu’un mйdium l’en empкchait. Or le mйdium de
la faute ne l’empкchait pas, car il en йtait alors exempt ; ni non plus le
mйdium de la crйature, car Dieu est plus intime а l’вme de l’homme que
n’importe quelle crйature. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu Dieu dans
son essence.
6° De mкme que la
partie affective de l’homme n’est rendue parfaite que par le bien souverain, de
mкme la cognitive ne l’est que par la vйritй suprкme, comme on le voit
clairement au livre sur l’Esprit et
l’Вme. Or chacun possиde en soi le dйsir de sa propre perfection. Donc Adam
en son premier йtat dйsirait voir Dieu dans son essence. Or quiconque n’a pas
ce qu’il dйsire, est affligй. Si donc Adam ne voyait alors pas Dieu dans son
essence, il йtait affligй. Mais cela est faux, car l’affliction, йtant une
peine, ne peut prйcйder la faute. Il a donc vu Dieu dans son essence.
7° L’вme de
l’homme a йtй faite а l’image de Dieu de faзon а кtre formйe а partir de la
vйritй premiиre elle-mкme sans qu’aucune crйature s’interpose, comme il est dit
au livre sur l’Esprit et l’Вme. Or
l’image demeurait intиgre et pure dans l’homme dans l’йtat d’innocence. Il se
portait donc vers la vйritй suprкme elle-mкme sans aucun mйdium ; et
ainsi, il voyait Dieu dans son essence.
8° Pour que nous
connaissions une chose en acte, la seule condition requise est que l’espиce
devienne intelligible en acte par abstraction de la matiиre et des
circonstances de la matiиre, ce qui revient а l’intellect agent, et qu’elle
soit reзue dans l’intelligence, ce qui revient а l’intellect possible. Or
l’essence divine est intelligible par soi, йtant entiиrement sйparйe de la
matiиre ; en outre, elle йtait intime а l’вme de l’homme lui-mкme, puisque
l’on dit que Dieu est en toutes choses par son essence. Puis donc qu’il n’y
avait aucun empкchement en l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence, il semble
qu’elle voyait Dieu dans son essence.
9° Puisque
l’вme d’Adam dans l’йtat d’innocence йtait ordonnйe comme elle le devait, la
raison supйrieure n’йtait pas moins parfaite а l’йgard de son objet que
l’infйrieure а l’йgard de son objet propre. Or la raison infйrieure, а laquelle
il appartenait de tendre vers les rйalitйs temporelles, pouvait voir
immйdiatement ces choses temporelles. Donc la raison supйrieure, а laquelle il
appartenait de regarder les rйalitйs йternelles, pouvait voir aussi l’essence
йternelle de Dieu immйdiatement.
10° Ce par quoi
une chose devient sensible en acte, est immйdiatement connu par le sens de la
vue : c’est la lumiиre. Ce par quoi une chose devient actuellement intelligible,
est donc aussi connu immйdiatement par l’intelligence de l’homme. Or une chose
ne rend une autre actuellement intelligible que dans la mesure oщ elle est
elle-mкme en acte ; et ainsi, puisque Dieu seul est acte pur, il est
lui-mкme ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles. L’intelligence de
l’homme en son йtat premier voyait donc Dieu immйdiatement, puisqu’elle n’avait
alors aucun empкchement.
11° Saint Jean
Damascиne dit que l’homme dans l’йtat d’innocence « jouissait d’une vie
heureuse et riche de toute fйlicitй ». Or la bйatitude de la vie consiste
en ce que Dieu soit vu dans son essence. Il a donc alors vu Dieu dans son
essence.
12° Le mкme
Damascиne dit que l’homme йtait alors « nourri comme un autre ange par le
fruit suave de la contemplation ». Or les anges voient Dieu dans son
essence. Donc Adam aussi, dans cet йtat, a vu Dieu dans son essence.
13° La nature de
l’homme йtait plus parfaite dans l’йtat d’innocence que dans l’йtat d’aprиs le
pйchй. Or dans ce dernier йtat, il a йtй concйdй а quelques-uns de voir Dieu
dans son essence alors qu’ils йtaient encore dans cette vie mortelle, comme
saint Augustin le dit de saint Paul et de Moпse au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et dans le
livre sur la Vision de Dieu. Donc а bien
plus forte raison Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu Dieu dans son
essence.
14° А propos
de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme
un profond sommeil, etc. », la Glose
dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu
comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu,
entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Il semble donc que ce sommeil
fut un certain ravissement. Or ceux qui sont ravis voient Dieu dans son
essence. Adam l’a donc aussi vu dans son essence.
15° Selon saint
Jean Damascиne, Adam ne fut pas placй seulement dans un paradis corporel, mais
aussi dans un spirituel. Or le paradis spirituel n’est rien d’autre que la
bйatitude qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence. Il a donc vu
Dieu dans son essence.
16° Saint
Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu que dans l’йtat d’innocence « rien n’йtait refusй aux dйsirs
d’une volontй bonne ». Or la volontй bonne pouvait dйsirer de voir Dieu
dans son essence. Cela n’йtait donc pas refusй aux premiers parents ; et
ainsi, ils voyaient Dieu dans son essence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au premier livre sur la Trinitй
que la vue de Dieu est toute la rйcompense des saints. Or Adam, dans l’йtat
d’innocence, n’йtait pas bienheureux. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.
2° Dieu, dans
l’йtat de voie, peut certes кtre aimй tout entier, mais non кtre vu tout
entier. Or il serait vu tout entier s’il йtait vu dans son essence, puisque son
essence est simple. Puis donc qu’Adam йtait dans l’йtat de voie, il n’a pas pu
voir Dieu dans son essence.
3° L’вme accablйe
du poids de la chair perd la connaissance distincte des rйalitйs ; aussi
Boиce dit-il au livre sur la Consolation :
« elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Or dans l’йtat
d’innocence l’вme de l’homme йtait quelque peu abaissйe par le corps, pas
autant toutefois qu’aprиs le pйchй. Elle йtait donc empкchйe de voir l’essence
divine, pour laquelle est requise la plus parfaite disposition d’esprit.
4° Кtre en mкme
temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, est propre au Christ seul.
Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat de voie, et cela ressort de
ce qu’il a pu pйcher ; il n’йtait donc pas dans l’йtat de saisie, et ainsi,
il n’a pas vu Dieu dans son essence.
Rйponse :
Certains ont
prйtendu que la vision de Dieu dans son essence a lieu non seulement dans la
patrie, mais aussi dans l’йtat de voie, non toutefois aussi parfaitement dans
l’йtat de voie que dans la patrie. Pour eux, l’homme dans l’йtat d’innocence
eut une vision intermйdiaire entre la vision des bienheureux et la vision des
hommes aprиs le pйchй ; car il a vu moins parfaitement que les
bienheureux, et plus parfaitement que l’homme ne l’aura pu aprиs le pйchй. Mais
cette affirmation est contraire aux tйmoignages de l’Йcriture, qui concordent
pour poser l’ultime bйatitude de l’homme dans la vision de Dieu ; par
consйquent, du fait mкme que l’on voit Dieu dans son essence, l’on est
bienheureux. Et ainsi, personne encore en chemin vers la bйatitude n’a pu voir
Dieu dans son essence, pas mкme Adam dans l’йtat d’innocence, comme le veut
l’opinion commune. Et la vйritй de cela peut aussi кtre montrйe par la raison.
En effet, il y
a lieu de dйfinir pour chaque nature un terme ultime, en lequel consiste sa
perfection derniиre. La perfection de l’homme, en tant que tel, ne consiste que
dans l’acte de l’intelligence, а laquelle il doit sa nature d’homme. Or dans
l’opйration de l’intelligence, diffйrents degrйs peuvent кtre distinguйs de
deux faзons. D’une premiиre faзon, en raison de la diversitй des intelligibles.
Car plus quelqu’un comprend parfaitement un intelligible, plus son intelligence
est parfaite ; voilа pourquoi il est dit au dixiиme livre de l’Йthique que la plus parfaite opйration
de l’intelligence est celle de l’intelligence bien disposйe envers le meilleur
intelligible, comme la plus belle vision corporelle est celle de la vue « bien
disposйe envers le plus beau des objets qui tombent sous le regard ». De
l’autre faзon, les degrйs dans l’opйration de l’intelligence se prennent du
mode d’intellection. Car il est possible qu’un seul et mкme intelligible soit
compris diffйremment par des sujets diffйrents, par l’un plus parfaitement, par
l’autre moins.
Or il n’est pas
possible que le terme ultime de la perfection humaine soit envisagй suivant
quelque mode d’intellection, car dans ces modes peuvent кtre considйrйs une
infinitй de degrйs de plus ou moins parfaite intelligence. Et nul а part Dieu,
qui comprend tout dans une infinie clartй, n’est si parfaitement intelligent
que l’on ne puisse imaginer qu’un autre кtre pense plus parfaitement. Il est
donc nйcessaire que le terme ultime de la perfection humaine soit dans
l’intellection de quelque intelligible trиs parfait, qui est l’essence divine.
Donc, chaque crйature raisonnable est bienheureuse en ceci qu’elle voit
l’essence de Dieu, non en ce qu’elle la voit aussi clairement, ou plus, ou
moins. La vision du bienheureux ne se distingue donc pas de la vision de l’homme
dans l’йtat de voie par une plus ou moins grande perfection, mais par le fait
de voir ou de ne pas voir. Voilа pourquoi Adam, puisqu’il йtait encore en
chemin vers la bйatitude, n’a pas vu Dieu dans son essence.
Rйponse aux objections :
1° Trois mйdiums
peuvent кtre considйrйs dans une vision : celui sous lequel on voit, celui
par lequel on voit, qui est l’espиce de la rйalitй vue, et celui dont on reзoit
la connaissance de la rйalitй vue. Par exemple dans la vision corporelle, le
mйdium sous lequel on voit est la lumiиre, par laquelle une chose devient
visible en acte et la vue est perfectionnйe pour la vision ; le mйdium par
lequel on voit est l’espиce, existant dans l’њil, de la rйalitй sensible,
espиce qui, en tant que forme du voyant comme tel, est le principe de
l’opйration visuelle ; le mйdium dont on reзoit la connaissance de la
rйalitй vue est par exemple un miroir, а partir duquel, parfois, l’espиce de
quelque objet visible, par exemple une pierre, passe dans l’њil, et non
immйdiatement а partir de la pierre elle-mкme.
Et ces trois
mйdiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle : de sorte qu’а
la lumiиre corporelle corresponde la lumiиre de l’intellect agent, comme un
mйdium sous lequel l’intelligence voit ; а l’espиce visible, l’espиce
intelligible, par laquelle l’intellect possible devient actuellement
connaissant ; et au mйdium dont on reзoit comme а partir d’un miroir la
connaissance de l’objet vu, est comparй l’effet а partir duquel nous arrivons а
connaоtre la cause ; car ainsi, la ressemblance de la cause est imprimйe а
notre intelligence non pas immйdiatement depuis la cause, mais depuis l’effet,
en lequel resplendit la ressemblance de la cause. Aussi ce genre de
connaissance est-il appelй spйculaire, а cause de sa ressemblance avec la
vision dans un miroir.
Pour connaоtre
Dieu, l’homme dans l’йtat d’aprиs le pйchй a donc besoin d’un mйdium, qui est
comme un miroir en lequel se reflиte la ressemblance de Dieu lui-mкme. Car il
est nйcessaire que nous arrivions aux perfections invisibles de Dieu par le
moyen de ses crйatures, comme il est dit en Rom. 1, 20. L’homme dans
l’йtat d’innocence n’avait pas besoin de ce mйdium, mais il avait besoin de
celui qui est comme l’espиce de la rйalitй vue ; car il voyait Dieu par
quelque lumiиre spirituelle divinement insinuйe а l’esprit de l’homme, et qui
йtait comme une ressemblance expresse de la lumiиre incrййe. Mais il n’aura pas
besoin de ce mйdium dans la patrie, car il verra l’essence de Dieu en
elle-mкme, non par une ressemblance de celle-ci, qu’elle soit intelligible ou
sensible, puisque aucune ressemblance crййe ne peut reprйsenter Dieu si
parfaitement qu’un homme voyant par elle puisse connaоtre l’essence mкme de
Dieu. Cependant, il aura besoin dans la patrie de la lumiиre de gloire, qui
sera comme un mйdium sous lequel on voit, suivant ce passage du Psaume
35, 10 : « dans ta lumiиre nous verrons la lumiиre », parce
que cette vision n’est naturelle а aucune crйature, mais а Dieu seul, et par
consйquent aucune crйature ne peut y atteindre par sa nature, mais pour
l’obtenir il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par une lumiиre divinement
йmise. La deuxiиme vision qui a lieu par un mйdium, qui est l’espиce, est
naturelle а l’ange ; mais elle est au-dessus de la nature de l’homme ;
c’est pourquoi il a besoin pour elle de la lumiиre de la grвce. La troisiиme
convient а la nature de l’homme ; voilа pourquoi elle seule lui est
laissйe aprиs le pйchй. Et ainsi, il ressort que la vision par laquelle l’homme
a vu Dieu dans l’йtat d’innocence fut intermйdiaire entre la vision par
laquelle nous voyons maintenant et la vision des bienheureux.
On voit donc
clairement que l’homme aprиs le pйchй a besoin de trois mйdiums pour voir Dieu,
а savoir : la crйature elle-mкme, par laquelle il monte vers la
connaissance divine ; la ressemblance de Dieu lui-mкme, qu’il reзoit de la
crйature ; et la lumiиre, par laquelle il est perfectionnй pour кtre
dirigй vers Dieu, que ce soit la lumiиre de la nature, comme l’intellect agent,
ou la lumiиre de la grвce, comme la lumiиre de la foi ou de la sagesse. Dans
l’йtat d’avant le pйchй, il avait besoin de deux mйdiums, а savoir : celui
qui est une ressemblance de Dieu, et celui qui est une lumiиre йlevant ou
dirigeant l’esprit. Les bienheureux, quant а eux, n’ont besoin que d’un mйdium,
а savoir la lumiиre de gloire qui йlиve l’esprit. Et Dieu lui-mкme se voit sans
aucun mйdium, car il est lui-mкme la lumiиre par laquelle il se voit.
2° Le Maоtre
n’exclut pas qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ait vu Dieu par une ressemblance
crййe comme par un mйdium ; mais il dit qu’il n’avait pas besoin pour cela
de l’intermйdiaire d’une crйature visible.
3° Adam, dans
l’йtat d’innocence, ne voyait pas les joies de la cour cйleste au point de
comprendre ce qu’elles йtaient ou quelle йtait leur grandeur, car cela
appartient aux seuls bienheureux ; mais il connaissait leur existence,
puisqu’il en avait quelque participation.
4° Dieu, dans la
contemplation, est vu par un mйdium qui est la lumiиre de la sagesse, qui йlиve
l’esprit pour qu’il distingue les choses divines ; mais non en sorte que
l’essence divine elle-mкme soit vue immйdiatement. Et c’est de cette faзon que
les contemplatifs le voient aussi par la grвce dans l’йtat d’aprиs le pйchй,
quoique plus parfaitement dans l’йtat d’innocence.
5° L’homme йtait
fait pour voir Dieu non au dйbut, mais au terme ultime de sa perfection ;
voilа pourquoi s’il n’a pas vu Dieu au premier temps de sa crйation, ce ne fut
pas parce qu’un obstacle l’en empкchait, mais seulement par sa propre imperfection,
parce qu’il n’avait pas encore en soi la perfection qui est requise pour voir
l’essence divine.
6° Adam, dans
l’йtat d’innocence, dйsirait voir Dieu dans son essence ; mais son dйsir
йtait ordonnй : il tendait en effet а voir Dieu quand ce serait le temps.
Ne point voir Dieu avant le temps convenable ne causait donc en lui aucune
affliction.
7° On dit que
notre esprit est formй immйdiatement а partir de la vйritй premiиre elle-mкme,
non qu’il ne la connaisse quelquefois par l’intermйdiaire d’un habitus, d’une
espиce ou d’une crйature, mais comme la reproduction est formйe sur son modиle
immйdiat. Certains ont prйtendu en effet, comme on le voit chez Denys au livre
des Noms divins, que les plus hauts
parmi les кtres sont les modиles des infйrieurs, et qu’ainsi l’вme de l’homme
procиde de Dieu par l’intermйdiaire de l’ange, et qu’il est formй sur le modиle
divin par l’intermйdiaire du modиle angйlique. Et cela est exclu par les
paroles citйes. Car l’esprit humain est crйй immйdiatement par Dieu, et il est
formй immйdiatement а partir de lui comme а partir d’un modиle ; et c’est
pour cela qu’il est aussi bйatifiй immйdiatement en lui comme en sa fin.
8° Bien que Dieu
soit intelligible par soi au plus haut point, et qu’il fыt prйsent а l’esprit
de l’homme dans l’йtat d’innocence, cependant il ne lui йtait pas prйsent comme
une forme intelligible, car l’intelligence de l’homme n’avait pas encore la
perfection qui est requise pour cela.
9°
L’objet
de la raison supйrieure, en sa condition naturelle, n’est pas l’essence divine
elle-mкme, mais certaines raisons dйrivant de Dieu dans l’esprit et reзues
aussi par les crйatures, raisons par lesquelles nous sommes perfectionnйs pour
regarder les rйalitйs йternelles.
10° Le principe
immйdiat et prochain par lequel les choses qui sont intelligibles en puissance
le deviennent en acte, est l’intellect agent ; mais le principe premier
par lequel toutes choses deviennent intelligibles, est la lumiиre incrййe
elle-mкme. Et ainsi, l’essence divine elle-mкme est aux intelligibles ce que la
substance du soleil est aux visibles corporels. Or il n’est pas nйcessaire que
celui qui voit une couleur, voie la substance du soleil ; mais qu’il voie
la lumiиre du soleil, dans la mesure oщ la couleur est йclairйe par elle. De
mкme aussi, il n’est pas nйcessaire que celui qui connaоt quelque intelligible
voie l’essence divine ; mais qu’il perзoive la lumiиre intelligible, qui
dйcoule originairement de Dieu, dans la mesure oщ c’est par elle qu’une chose
est actuellement intelligible.
11° La parole de
saint Jean Damascиne doit кtre entendue en ce sens qu’Adam йtait bienheureux
non pas au plein sens du terme, mais d’une certaine bйatitude qui convenait а
son йtat ; de mкme aussi, il est dit de quelques-uns qu’ils sont
relativement bienheureux mкme dans un йtat de malheur, en raison d’une
perfection qui se trouve en eux : « Bienheureux les pauvres en
esprit, etc. » (Mt 5, 5).
12° Mкme l’ange
dans l’йtat de nature crййe n’a pas vu Dieu dans son essence : cela ne lui
revient que par la gloire. Adam, quant а lui, a eu par grвce, dans l’йtat
d’innocence, le mode de vision que l’ange a par nature, comme on l’a dit ;
voilа pourquoi il est dit qu’il a vu comme un autre ange.
13° Moпse et saint
Paul avaient vu Dieu dans son essence par une certaine grвce privilйgiйe. Mais
bien qu’ils fussent encore dans l’йtat de voie de faзon absolue, cependant,
sous un certain rapport, en tant qu’ils voyaient Dieu dans son essence, ils
n’йtaient pas dans l’йtat de voie. Voilа pourquoi il ne convenait pas mкme а
Adam, dans l’йtat d’innocence, oщ il йtait encore en l’йtat de voie, de voir
Dieu dans son essence. S’il fut pourtant, par quelque ravissement, йlevй
au-dessus de la connaissance commune qui lui convenait alors, de faзon а voir
Dieu dans son essence, cela n’est pas aberrant, puisqu’une telle grвce a pu
кtre confйrйe а l’homme dans l’йtat d’innocence comme elle le fut а l’homme
dans l’йtat d’aprиs le pйchй.
14° Si nous
pensons que cette extase d’Adam йtait similaire au ravissement de saint Paul,
alors nous dirons que cette vision йtait au-dessus du mode commun de vision qui
lui convenait alors. Mais parce qu’on ne trouve pas dit expressйment que
pendant ce sommeil il a vu Dieu dans son essence, nous pouvons dire que dans
cette extase il fut йlevй non pas а la vision de l’essence mкme de Dieu, mais а
la connaissance de certaines choses concernant les divins mystиres, plus
profondes que celles que le mode commun de la connaissance humaine ne lui
aurait alors valu.
15° Le paradis
spirituel, en tant qu’il dйsigne la parfaite dйlectation qui rend bienheureux,
consiste dans la vision de Dieu ; mais en tant qu’il dйsigne simplement la
dйlectation que l’on йprouve de Dieu, le paradis spirituel consiste en
n’importe quelle contemplation de Dieu.
16° La volontй
n’eыt pas йtй bonne et ordonnйe, si elle avait dйsirй avoir а ce moment-lа ce
qui ne lui convenait pas alors ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas
concluant. Article 2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu а travers les crйatures ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Connaоtre Dieu
а travers la crйature, c’est connaоtre la cause par l’effet. Or cette
connaissance procиde par confrontation ou invention ; et puisqu’elle est
faible et imparfaite, elle ne convenait pas а l’homme dans l’йtat d’innocence.
Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, n’a pas vu Dieu а travers les crйatures.
2° Si l’on фte la
cause, l’effet est фtй. Or saint Isidore donne la raison pour laquelle l’homme
a vu Dieu а travers les crйatures : c’est que, s’йtant dйtournй du
Crйateur, il s’est tournй vers les crйatures. Mais ce n’йtait pas encore le cas
dans l’йtat d’innocence. Donc l’homme ne voyait alors pas Dieu а travers les
crйatures.
3° Selon Hugues
de Saint-Victor, l’homme dans cet йtat connaissait Dieu par une prйsence de contemplation.
Or dans la contemplation, Dieu est vu sans le mйdium de la crйature. L’homme ne
voyait donc pas Dieu а travers les crйatures.
4° Saint Isidore
dit que l’ange, crйй avant toute crйature, n’a pas connu Dieu а travers la
crйature. Or l’homme dans l’йtat d’innocence a vu Dieu comme un autre ange,
selon saint Jean Damascиne. L’homme non plus n’a donc pas connu Dieu а partir
des crйatures.
5° Les tйnиbres
ne sont pas une raison formelle permettant de connaоtre la lumiиre. Or toute
crйature, comparйe au Crйateur, est tйnиbres. Le Crйateur ne peut donc кtre
connu а travers la crйature.
6° Saint
Augustin dit au onziиme livre sur la Genиse
au sens littйral : « Peut-кtre, dis-je, Dieu leur parlait-il
ainsi » — c’est-а-dire а nos premiers parents — « encore
qu’ils ne participassent point а la divine sagesse au mкme degrй que les anges.
Mais, а leur maniиre humaine et de faзon moins parfaite, peut-кtre est-ce ainsi
qu’ils recevaient la visite et la parole de Dieu. » Il semble que l’on
puisse en conclure que l’homme dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par le
mкme genre de connaissance que les anges. Or les anges ne connaissent pas Dieu
а travers les crйatures, comme le montrent clairement saint Augustin au
deuxiиme livre sur la Genиse au sens
littйral, et Denys au septiиme chapitre des Noms divins. L’homme dans l’йtat d’innocence ne connaissait donc
pas Dieu а travers les crйatures.
7° L’вme de
l’homme est plus semblable а Dieu qu’une crйature sensible. Lors donc que l’вme
de l’homme йtait dans sa puretй, elle ne tendait pas а la connaissance de Dieu
а travers la crйature visible.
8° Si l’on pose
une connaissance plus parfaite, la moins parfaite devient superflue. Or l’homme
dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par une prйsence de contemplation,
comme il ressort de la citation prйcйdente de Hugues de Saint-Victor. Il n’a
donc pas connu Dieu а travers les crйatures.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre qu’Adam a йtй йtabli dans le paradis corporel,
pour qu’il y considиre son Crйateur а travers les crйatures.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il faut savoir que, selon Boиce au
livre sur la Consolation, la nature a
son commencement en ce qui est parfait. Et cette considйration vaut aussi pour
les њuvres de Dieu. En effet, en n’importe laquelle de ses њuvres, les choses
qui sont les premiиres ont la perfection. Or, Adam fut йtabli par Dieu dans
l’йtat d’innocence comme le principe de tout le genre humain, non seulement
pour que la nature humaine fыt propagйe par lui dans une descendance, mais
aussi pour qu’il transmоt а d’autres la justice originelle ; il est donc
nйcessaire de poser que l’homme dans l’йtat d’innocence avait deux
perfections : l’une naturelle, l’autre gratuitement accordйe par Dieu en
plus de ce qui йtait dы aux principes naturels.
Or selon la
perfection naturelle, il ne pouvait lui convenir de connaоtre Dieu qu’а partir
des crйatures ; et en voici la preuve. Dans un genre donnй, la puissance
passive ne s’йtend qu’aux objets auxquels s’йtend la puissance active ;
voilа pourquoi le Commentateur dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique qu’il n’est point, dans la nature, de puissance
passive а laquelle ne corresponde une puissance active. Or, dans la nature
humaine se trouvent deux puissances pour l’intellection : l’une quasi
passive, qui est l’intellect possible, l’autre quasi active, qui est
l’intellect agent ; et c’est pourquoi l’intellect possible, dans son
fonctionnement naturel, n’est en puissance qu’aux formes qui sont rendues actuellement
intelligibles par l’intellect agent. Et celles-ci ne sont autres que les formes
sensibles des rйalitйs, qui sont abstraites des phantasmes ; car les
substances immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes, et non parce que
nous les rendrions intelligibles. Par consйquent, notre intellect possible ne
peut s’йtendre а des intelligibles qu’а travers les formes qu’il abstrait des
phantasmes ; et de lа vient que nous ne pouvons connaоtre naturellement
Dieu ou d’autres substances immatйrielles qu’а travers les rйalitйs sensibles.
Mais l’homme
dans l’йtat d’innocence devait а la perfection de la grвce de connaоtre Dieu
par une inspiration intйrieure venant d’une irradiation de la sagesse
divine ; et de cette faзon, il connaissait Dieu non point а partir des
crйatures visibles, mais par une certaine ressemblance spirituelle imprimйe
dans son esprit. Ainsi donc, une double connaissance de Dieu йtait en
l’homme : l’une par laquelle il connaissait Dieu comme font les anges, par
inspiration intйrieure ; l’autre par laquelle il connaissait Dieu comme
nous faisons, а travers les crйatures sensibles.
Cependant,
cette seconde connaissance d’Adam diffйrait de la nфtre, comme la recherche de
celui qui a l’habitus de science et qui, en partant de ses connaissances,
considиre les choses qu’il savait dйjа, diffиre de la recherche de celui qui
apprend et qui, en partant de ses connaissances, s’efforce de parvenir aux
choses inconnues. En effet, nous ne pouvons avoir connaissance de Dieu sinon en
parvenant а le connaоtre а partir des crйatures. Mais Adam, а partir des
crйatures, considйrait Dieu qui lui йtait connu autrement, c’est-а-dire par une
illumination intйrieure.
Rйponse aux objections :
1° La
connaissance par confrontation qui nous fait aller des choses connues aux
inconnues est imparfaite, puisque par elle on cherche une chose quasi ignorйe.
Mais telle ne fut pas la connaissance par confrontation dont l’homme usait dans
l’йtat d’innocence. Cependant, rien n’empкche de dire que mкme une chose
imparfaite convenait а l’homme dans cet йtat, non certes quant а ce qui йtait
dы а sa nature, mais par rapport а une nature plus йlevйe : car la nature
humaine ne fut pas aussi parfaite dans sa crйation que l’angйlique ou la
divine.
2° Saint Isidore
explique pourquoi l’homme devait nйcessairement avoir connaissance de Dieu,
quasiment inconnu, а partir des crйatures ; et l’homme dans l’йtat
d’innocence n’avait pas besoin de cela, comme on l’a dit dans le corps de
l’article.
3° Outre cette
connaissance de contemplation, il avait une autre connaissance de Dieu, qui lui
faisait connaоtre Dieu а partir des crйatures, comme on l’a dit.
4° Adam йtait
conforme а l’ange par la grвce, dans la connaissance de contemplation ;
mais en plus de cela, il avait une autre connaissance convenant а sa nature,
comme on l’a dit.
5° La crйature
est tйnиbres, en tant qu’elle est faite а partir de rien ; mais en tant
qu’elle vient de Dieu, elle a part а quelque ressemblance de lui, et ainsi,
elle conduit а sa ressemblance.
6° Saint Augustin
parle ici de la connaissance qui a lieu par inspiration divine, et cela ressort
de ce qu’il mentionne ici la parole de Dieu. Et il ne passe pas complиtement
sous silence l’autre mode de connaissance, puisqu’il ajoute :
« Peut-кtre aussi » leur parlait-il « en se servant des
crйatures, soit а l’aide d’images corporelles au cours d’une extase de
l’esprit, soit а l’aide de quelque apparence prйsentйe а leurs sens
mкmes. »
7° Bien que l’вme
soit plus semblable а Dieu qu’une autre crйature, cependant elle ne peut
parvenir а la connaissance de sa nature jusqu’а la distinguer des autres, que
par les crйatures sensibles, qui sont а l’origine de notre connaissance.
8° Bien qu’Adam
ait vu Dieu par la lumiиre de la contemplation, cependant la connaissance qui
le fit considйrer Dieu а partir des crйatures n’est pas de trop : ainsi il
connaissait la mкme chose de plusieurs faзons, et il avait non seulement une
connaissance gratuite, mais encore une naturelle. Article 3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La
connaissance de foi est une connaissance en йnigme, comme on le voit clairement
en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par
un miroir, etc. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, eut une vision non en
йnigme, mais а dйcouvert. Il n’a donc pas eu la foi.
2° Hugues de
Saint-Victor dit : « Il a connu son Crйateur, mais non de cette
connaissance par laquelle les croyants, par la foi, le cherchent maintenant
comme absent. » Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Saint
Grйgoire, au quatriиme livre des Dialogues,
dit que la foi convient а ceux qui « ne peuvent pas savoir par
l’expйrience » les choses qu’ils doivent croire. Or Adam, comme il est dit
au mкme endroit, a connu par l’expйrience les choses que nous croyons. Il n’a
donc pas eu la foi.
4° La foi ne
porte pas seulement sur le Crйateur, mais aussi sur le Rйdempteur. Or Adam,
dans l’йtat d’innocence, ne semble avoir rien connu du Rйdempteur, car il
n’avait pas la prescience de sa chute, sans laquelle il n’y aurait pas eu de
rйdemption. Adam n’a donc alors pas eu la foi.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre de la Citй de
Dieu qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, avait « une charitй nйe d’un
cњur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincиre ». Il a donc eu la
foi.
2° Il a eu toutes
les vertus, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 29. Donc la foi aussi.
Rйponse :
Adam, dans son
premier йtat, a eu la foi : et cela apparaоt si nous considйrons l’objet
de la foi. En effet, la vйritй premiиre elle-mкme, pour autant qu’elle
n’apparaоt pas, est l’objet de la foi — et je dis qu’elle n’apparaоt pas,
ni dans son espиce, comme elle apparaоt aux bienheureux, ni par la raison naturelle,
comme certains philosophes ont des connaissances sur Dieu, par exemple qu’il
est intelligent, et incorporel, et autres choses de ce genre. Or Adam savait
non seulement ce qui peut кtre connu de Dieu par la raison naturelle, mais plus
encore ; et cependant, il n’йtait pas arrivй а voir l’essence de
Dieu : il est donc йtabli qu’il avait sur Dieu une connaissance de foi.
Mais la foi se
divise suivant deux auditions et deux paroles. La foi, en effet, vient de ce
qu’on entend, comme il est dit en Rom. 10, 17. Car il y a une
certaine parole extйrieure par laquelle Dieu parle au moyen des
prйdicateurs ; et une certaine parole intйrieure, par laquelle il nous
parle au moyen d’une inspiration intйrieure. Et l’on appelle inspiration
intйrieure une certaine parole а la ressemblance de la parole extйrieure :
de mкme, en effet, que dans la parole extйrieure nous profйrons а l’adresse de
l’auditeur non pas la chose mкme que nous voulons notifier, mais le signe de
cette chose, c’est-а-dire une expression vocale, ainsi Dieu, lorsqu’il inspire
intйrieurement, ne prйsente pas son essence а notre vue, mais quelque signe de
son essence, qui est une ressemblance spirituelle de sa sagesse. Or la foi naоt
des deux auditions dans les cњurs des fidиles. D’une part, par l’audition intйrieure,
chez ceux qui ont en premier reзu et enseignй la foi, comme les apфtres et les
prophиtes ; c’est pourquoi il est dit au Psaume 84, 9 :
« J’йcouterai ce que le Seigneur Dieu dira au-dedans de moi. »
D’autre part, par la seconde audition, la foi naоt dans les cњurs des autres
fidиles, qui reзoivent la connaissance de la foi par d’autres hommes.
Or Adam a eu la
foi comme en tant que premier enseignй par Dieu ; voilа pourquoi il dut
avoir la foi par une parole intйrieure.
Rйponse aux objections :
1° Il n’eut pas
une connaissance si claire qu’elle suffоt а фter l’obscuritй de la foi, qui
n’est фtйe que lorsque la vйritй premiиre devient apparente.
2° Hugues exclut
du premier homme la connaissance de foi telle qu’elle nous appartient, а nous
qui l’avons non par une rйvйlation qui nous est adressйe, mais en adhйrant aux
rйvйlations adressйes а d’autres hommes.
3° L’expйrience
que l’homme eut ne fut pas comme l’expйrience de ceux qui voient Dieu dans son
essence, comme on l’a dйjа dit ; elle ne suffit donc pas pour abolir la
foi.
4° Adam n’avait
pas explicitement la foi concernant le Rйdempteur, mais seulement
implicitement, dans la mesure oщ il croyait que Dieu le pourvoirait
suffisamment de tout ce qui serait nйcessaire а son salut. Article 4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les crйatures ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il n’a pas eu
connaissance des futurs, puisque cela est propre а Dieu seul, comme on le voit
en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui arriveront plus
tard, et nous reconnaоtrons que vous кtes des dieux. » Or de nombreuses
choses, parmi les crйatures, йtaient а venir. Il n’a donc pas eu connaissance
de toutes les crйatures.
2° Comme dit
Avicenne au sixiиme livre De naturalibus,
les sens extйrieurs sont nйcessaires а l’вme humaine pour qu’elle acquiиre par
eux une science parfaite des rйalitйs. Si donc l’вme d’Adam a eu la science de
toutes les rйalitйs dиs sa crйation, les sens lui auront йtй confйrйs en
vain : ce qui est impossible, puisque rien n’est vain dans les њuvres de
Dieu. Il n’a donc pas eu la science de toutes les crйatures.
3° Comme dit
Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation,
« dиs lors recouverte du nuage des membres, elle ne s’est pas totalement
oubliйe, et elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Ce passage
montre que l’вme, au premier temps de sa crйation, a cette connaissance confuse
par laquelle on connaоt les rйalitйs en gйnйral ; et non cette
connaissance distincte par laquelle on connaоt les choses particuliиres dans
leur nature propre. Si donc Adam a eu la connaissance qu’il convient а l’вme
humaine d’avoir а sa crйation, il semble qu’elle n’ait pas eu connaissance des
crйatures distinctement, mais seulement dans une certaine confusion.
4° L’on n’a une
connaissance propre d’une rйalitй que par son espиce propre existant dans
l’вme. Or l’вme humaine, comme il ressort des paroles du Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme, est а son
dйbut comme une table sur laquelle rien n’est йcrit. Adam n’a donc pas pu avoir
au premier temps de sa crйation une connaissance propre des crйatures.
5° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il ne
l’eыt pas par facultй naturelle, cependant il l’eut par un don de Dieu. En sens contraire : tous les hommes, au premier
temps de leur crйation, sont йgaux quant au mйrite, et semblables quant а la
nature. Si donc la parfaite connaissance des rйalitйs fut divinement confйrйe а
Adam au premier temps de sa crйation, il semble que pour la mкme raison elle
serait confйrйe а tous les autres hommes а leur commencement ; ce qui,
nous le voyons, est faux.
6° Rien de ce qui
est mы vers la perfection de la connaissance n’est au terme de la perfection.
Or Adam йtait mы vers la perfection de la connaissance. Il n’йtait donc pas au
terme de la connaissance, oщ il aurait eu la connaissance quasi parfaite des
crйatures. Preuve de la mineure : l’intelligence, selon le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme, n’est rien
de ce qui existe, avant qu’elle pense ; mais aprиs qu’elle a pensй, elle
est actuellement quelqu’une des choses qui existent ; et ainsi, tantфt
elle est en acte l’une des choses qui existent, tantфt non. Or tout ce qui se
comporte ainsi est en mouvement vers l’acte parfait. L’intelligence humaine а
son dйbut est donc en mouvement vers la connaissance parfaite. Et ainsi,
l’intelligence d’Adam а son dйbut n’йtait pas au terme de la science parfaite,
mais en mouvement vers la perfection.
7° Il appartient
а l’excellence de la nature angйlique que les anges aussitфt crййs soient
remplis de la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles, comme on le voit
au livre des Causes :
« Toute intelligence est pleine de formes. » Or la nature humaine
n’atteint pas l’excellence de la nature angйlique. Il ne convenait donc pas а
l’вme du premier homme d’avoir dиs son commencement la connaissance de toutes
les rйalitйs.
8° L’intelligence
ne peut penser que lorsqu’elle devient actuellement l’intelligible lui-mкme. Or
l’intelligence humaine ne peut devenir simultanйment en acte plusieurs
intelligibles. Elle ne peut donc pas connaоtre en mкme temps plusieurs
intelligibles ; et ainsi, le premier homme n’a pas pu avoir connaissance
de toutes les rйalitйs en mкme temps.
9° Un perfectible
unique a une seule perfection, car une puissance unique n’est perfectionnйe а
un moment donnй que par un seul acte d’un seul genre ; par exemple, il ne
peut y avoir dans la matiиre prime qu’une forme substantielle, et sur le corps
qu’une seule couleur. Or l’intelligence humaine est perfectible en puissance
par les habitus des sciences. Il est donc impossible qu’il y ait dans l’вme
plusieurs habitus en mкme temps. Et ainsi, l’вme d’Adam ne put avoir la science
de toutes les rйalitйs, puisque des rйalitйs diverses sont connues par des
habitus diffйrents.
10° Si Adam a
connu toutes les crйatures, alors il les a connues soit dans le Verbe, soit
dans leur nature propre, soit dans son intelligence. Or il ne les a pas connues
dans le Verbe, car cette connaissance est celle des bienheureux qui voient le
Verbe ; ni non plus dans leur nature propre, car toutes les crйatures
n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; ni enfin dans sa propre
intelligence : car il n’est pas contre la perfection du premier йtat que
la puissance supйrieure reзoive de l’infйrieure, comme l’imagination du sens,
et ainsi, il convenait а l’вme humaine que l’intelligence reзыt du sens ;
et ainsi, puisqu’il n’eыt pas perзu toutes les crйatures par le sens, elles ne
pouvaient pas кtre toutes dans son intelligence. Il n’eut donc en aucune faзon
la science de toutes les crйatures.
11° Adam fut crйй
dans un йtat oщ il pourrait progresser dans la mкme proportion quant а
l’intelligence et quant а la volontй. Or celui qui a la connaissance de toutes
les rйalitйs ne peut progresser en elle. Il n’a donc pas eu alors la science de
toutes les rйalitйs.
12° Saint Augustin
semble dire au huitiиme livre sur la Genиse
au sens littйral qu’Adam fut mis dans le paradis pour travailler, non par
nйcessitй, mais pour le plaisir de l’agriculture, qui vient de ce que « la
raison humaine dialogue en quelque sorte avec la nature, lorsque aprиs qu’on a
semй, plantй les rejetons, […] la force vitale de chaque racine et de chaque
germe est interrogйe pour ainsi dire sur ce qu’elle peut ou ne peut pas ».
Or, interroger la nature sur sa vertu n’est rien d’autre que reconnaоtre les
forces de la nature par la vue des њuvres de la nature. Adam avait donc besoin de prendre connaissance des rйalitйs а
partir des rйalitйs ; et ainsi, il n’avait pas la science de toutes les
crйatures.
13° Adam, dans
l’йtat d’innocence, ne fut pas plus parfait que les bienheureux anges. Or
ceux-ci ne savent pas tout ; c’est pourquoi le bienheureux Denys dit au
sixiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique que « les natures supйrieures purgent de toute
ignorance les natures de rang infйrieur ». Donc l’homme dans l’йtat
d’innocence, lui non plus, n’a pas tout su.
14° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Divination
des dйmons, les dйmons ne peuvent connaоtre les secrets des cњurs que dans
la mesure oщ ils sont revйlйs par les mouvements du corps. Puis donc que
l’intelligence angйlique est plus perspicace que l’intelligence humaine, il
semble qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ne put non plus connaоtre les secrets
des cњurs. Et ainsi, il n’avait pas la connaissance de toutes les crйatures.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre de la Citй de
Dieu que dan cet йtat, « rien n’йtait refusй aux dйsirs d’une volontй
bonne » . Or il pouvait, d’une volontй bonne, vouloir possйder la science
de toutes choses. Il eut donc la science de toutes choses.
2° Adam йtait
plus а l’image [de Dieu] dans son вme que dans son corps. Or Adam, en son tout
premier йtat, fut parfait quant au corps, en вge et en taille, dans tous ses
membres. Il fut donc йgalement parfait dans son вme quant а toute science.
3° La perfection
de la nature crййe est plus grande que la perfection de la nature dйchue. Or la
connaissance des futurs appartient а la condition de la nature dйchue ;
c’est pourquoi certains d’entre les saints ont йtй promus а cette perfection,
en sorte qu’ils connaissaient les futurs par le don de prophйtie, aprиs la
chute de la nature. Donc а bien plus forte raison Adam eut-il lui aussi la
connaissance des futurs, et bien plus encore des choses prйsentes.
4° [Cet argument
fait dйfaut.]
5° Les noms des
rйalitйs doivent s’accorder avec leurs propriйtйs. Or Adam a donnй des noms aux
rйalitйs, comme on le voit clairement en Gen. 2, 19. Il a donc
lui-mкme pleinement connu la nature des rйalitйs.
Rйponse :
Il y eut en
Adam deux connaissances : la connaissance naturelle, et la connaissance de
grвce.
La connaissance
naturelle de l’homme peut s’йtendre а tout ce que nous pouvons connaоtre par le
moyen de la raison naturelle. Et de cette connaissance naturelle il faut
envisager le principe et le terme. Son principe est dans une certaine
connaissance confuse de toutes choses : en effet, l’homme a naturellement
en lui la connaissance des principes universels, en lesquels prйexistent
virtuellement comme en des semences tous les objets de science qui peuvent кtre
connus par la raison naturelle. Le terme de cette connaissance est atteint
lorsque les choses qui sont virtuellement dans les principes eux-mкmes sont
dйveloppйes en acte : de mкme lorsque, а partir de la semence de l’animal,
en laquelle prйexistent virtuellement tous les membres de l’animal, est produit
un animal ayant tous ses membres parfaits et distincts, l’on dit que le terme
de la gйnйration de l’animal est atteint. Or il йtait nйcessaire qu’Adam, au
premier temps de sa crйation, ait une connaissance naturelle non seulement
quant а son principe, mais aussi quant au terme, puisqu’il йtait йtabli
lui-mкme comme pиre de tout le genre humain. Or les enfants doivent recevoir de
leur pиre non seulement l’existence par l’engendrement, mais aussi
l’instruction par l’enseignement. Et parce qu’il ne convient pas а quelqu’un
d’кtre principe en tant qu’il est en puissance, mais en tant qu’il est en
acte — la raison en est que l’acte est naturellement avant la puissance,
et que l’opйration de la nature commence toujours par ce qui est
parfait —, de lа vient la nйcessitй pour le premier homme d’кtre йtabli
lors mкme de sa crйation au terme de sa perfection et quant au corps, afin
qu’il fыt un principe convenable de gйnйration pour tout le genre humain, et
quant а la connaissance, afin qu’il fыt un principe suffisant d’enseignement.
Donc, de mкme que, dans son corps, rien qui appartоnt а la perfection du corps
lui-mкme n’йtait non dйveloppй en acte, de mкme tout ce qui йtait sйminalement
ou virtuellement dans les premiers principes de la raison йtait entiиrement
dйveloppй en une parfaite connaissance de toutes les choses auxquelles pouvait
s’йtendre la vertu des premiers principes. Il faut donc rйpondre que tout ce
qu’un homme a jamais pu rйussir а connaоtre des rйalitйs par son gйnie naturel,
Adam l’a su habituellement d’une connaissance naturelle.
Mais il y a
beaucoup de choses, dans les crйatures, qui ne peuvent кtre connues par la
raison naturelle, c’est-а-dire auxquelles la force des premiers principes ne
s’йtend pas : ainsi les futurs contingents, les pensйes des cњurs et les
dispositions des crйatures, pour autant qu’elles sont soumises а la divine
providence ; car il ne pouvait pas comprendre la divine providence, donc
l’ordre des crйatures elles-mкmes non plus, pour autant qu’elles sont soumises
а la divine providence, qui ordonne parfois les crйatures а plusieurs choses
qui dйpassent le pouvoir de la nature. Mais pour connaоtre ces choses jusqu’а
un certain point, il йtait aidй par une autre connaissance, qui est la
connaissance de grвce, par laquelle Dieu lui parlait intйrieurement, comme dit
saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse.
Mais le premier homme n’йtait pas йtabli dans cette connaissance comme s’il
йtait au terme de la perfection elle-mкme, car le terme de la connaissance
gratuite n’est que dans la vision de la gloire, а laquelle il n’йtait pas
encore parvenu ; voilа pourquoi il ne connaissait pas toutes les choses de
ce genre, mais autant qu’il lui en йtait divinement rйvйlй.
Et ainsi, il
est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.
Rйponse aux objections :
1° Il est des
futurs qui peuvent кtre connus а l’avance naturellement, dans leurs
causes ; et de ceux-ci Adam a eu connaissance. Quant aux autres, qui ne
peuvent кtre connus naturellement, il n’a pas eu connaissance de tous, mais
seulement de ceux qui lui furent divinement rйvйlйs.
2° Adam dut
possйder parfaitement tout ce que requiert la nature humaine. Or, de mкme que
la puissance augmentative est donnйe а l’homme pour qu’il parvienne а la
quantitй parfaite, de mкme aussi les sens sont donnйs а l’вme humaine pour
qu’elle acquiиre la perfection de la science. Donc, de mкme qu’Adam a eu la
puissance augmentative non pour croоtre par elle, mais pour que rien ne lui
manque de ce qui est requis pour la perfection de la nature, de mкme aussi il a
eu des sens, non pour acquйrir la science par eux, mais pour avoir une nature
humaine parfaite et en outre pour expйrimenter par les sens ce qu’il savait
habituellement.
3° Adam, en tant
qu’il йtait йtabli principe de toute la nature humaine, eut autre chose que ce
qui convient communйment а tous. Il lui revenait, en effet, en tant qu’il йtait
l’instructeur de tout le genre humain, de ne pas avoir une connaissance
confuse, mais distincte, pour pouvoir enseigner par ce moyen. Et pour cela
aussi, il йtait nйcessaire que son intelligence ne fыt pas а son dйbut comme
une table non йcrite, mais qu’il eыt aussi par opйration divine la pleine
science des rйalitйs. Et cela n’appartenait pas aux autres hommes, qui
n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain.
4°,
5° &
6°
On voit dиs lors clairement la solution aux quatriиme, cinquiиme et sixiиme
arguments.
7° Que l’ange ait
йtй crйй dans la pleine connaissance des rйalitйs naturelles, lui revient comme
un dы de sa nature, mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui le doit а
l’opйration divine ; voilа pourquoi la nature humaine demeure au-dessous
de l’angйlique. De mкme aussi, le corps de l’homme est naturellement moins
parfait que le corps cйleste, quoique le corps d’Adam ait reзu au dйpart sa
quantitй parfaite par la vertu divine, ce qui appartient au corps cйleste comme
dы а sa nature.
8° L’intelligence
d’Adam ne pouvait pas кtre plusieurs intelligibles actuellement, au sens oщ
elle aurait йtй informйe actuellement par eux ; cependant, elle pouvait
кtre habituellement informйe en mкme temps par plusieurs.
9° Cet argument
est probant lorsque cette puissance est totalement perfectionnйe par une
perfection unique, comme la forme substantielle perfectionne la matiиre, et la
couleur la puissance de la surface. Mais un unique habitus de science ne
complиte pas la puissance de l’intelligence quant а tous les
intelligibles ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
10° Adam a eu
connaissance de toutes les natures non pas dans le Verbe, mais dans leur nature
propre et dans son intelligence. Et les espиces des rйalitйs permettent de
distinguer ces deux faзons de connaоtre non pas en tant qu’une chose est connue
par elles, mais en tant qu’elles-mкmes sont connues : car mкme lorsque
l’intelligence connaоt les rйalitйs dans leur nature propre, elle ne les
connaоt que par leurs espиces, qu’elle a en soi. Lors donc que, par les espиces
qu’elle a en soi, l’intelligence est conduite vers les rйalitйs mкmes qui sont
hors de l’вme, alors on dit qu’elle connaоt les rйalitйs dans leur nature
propre. Mais quand l’intelligence s’arrкte aux espиces elles-mкmes, considйrant
la nature et la disposition de ces espиces, alors on dit que l’homme connaоt
les rйalitйs dans son intelligence, comme par exemple lorsqu’il pense qu’il
pense, et de quelle faзon il pense.
Donc l’argument
de l’objectant, а savoir que toutes choses n’йtaient pas encore dans leur
nature propre, et ainsi ne pouvaient pas кtre connues dans leur nature propre,
conclut а tort. En effet, l’on dit de deux faзons que l’on connaоt une chose
dans sa nature propre. D’abord comme une йnonciation : c’est-а-dire
lorsqu’on connaоt que la chose est dans sa nature propre, ce qui peut кtre le
cas seulement quand elle existe dans sa nature propre. Et ainsi, Adam n’a pas
connu toutes les crйatures dans leur nature propre, car toutes les crйatures
n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; а moins de dire qu’elles
n’йtaient pas parfaitement dans leur nature propre, mais imparfaitement :
car tout ce qui a йtй produit ensuite a prйcйdй en quelque sorte dans les
њuvres des six jours, comme le montre clairement saint Augustin dans son
ouvrage sur la Genиse au sens littйral.
On dit d’une autre faзon que l’on connaоt une chose dans sa nature propre,
comme une dйfinition : c’est-а-dire lorsque l’on connaоt ce qu’est la
nature propre d’une chose. Et dans ce cas, mкme une chose non existante peut
кtre connue dans sa nature propre ; au point que, si tous les lions
йtaient morts, je pourrais savoir ce qu’est un lion. Et ainsi, Adam pouvait
connaоtre dans leur nature propre mкme les choses qui n’existaient pas alors.
De mкme aussi,
rien n’empкche que toutes les crйatures aient йtй dans son intelligence par leurs
ressemblances, encore qu’il ne les ait pas toutes saisies par le sens ;
car, bien qu’il ne s’oppose pas а la dignitй du premier йtat que la puissance
supйrieure reзoive de l’infйrieure, il allait cependant contre la perfection
qui йtait due au premier homme qu’il fыt crйй sans la plйnitude de la science,
et dыt recevoir la science seulement des sens.
11° De deux
faзons, Adam put progresser dans la connaissance. D’abord quant aux choses
qu’il ignorait, c’est-а-dire auxquelles la raison naturelle ne peut pas
s’йtendre. Et en elles, il put progresser en partie par une rйvйlation divine,
ainsi dans la connaissance des mystиres divins ; en partie par
l’expйrience des sens, comme dans la connaissance des futurs qui, lorsqu’ils
s’accomplissaient, auraient pu lui devenir connus, alors qu’auparavant ils lui
йtaient inconnus. Ensuite, mкme quant а ce qu’il savait : c’est-а-dire que
ce qu’il savait seulement par la science de l’esprit, il pouvait ensuite le
connaоtre aussi par expйrience du sens.
12° Ces paroles de
saint Augustin ne doivent pas кtre entendues en ce sens qu’il aurait йtй
nйcessaire а Adam de connaоtre la vertu de la nature par les њuvres de la
nature ; mais en ce sens qu’il expйrimentait que la nature, qu’il
connaissait intйrieurement en son esprit, opйrait conformйment а ce qui
prйexistait dans sa connaissance ; et cela lui йtait dйlectable.
13° Les anges ne
sont pas purifiйs de la nescience des rйalitйs naturelles, mais de la nescience
des mystиres divins ; et cette nescience fut aussi en Adam, comme on l’a
dit. Et lui-mкme aussi a eu besoin pour ceux-ci de l’illumination angйlique.
14° Les secrets
des cњurs font partie, eux aussi, des choses а la connaissance desquelles la
raison naturelle ne peut s’йtendre ; il faut donc juger pareillement de ceux-ci
et de la connaissance des futurs contingents.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Adam ne
pouvait vouloir d’une volontй bonne que ce qu’il voulait de faзon
ordonnйe ; de la sorte, ce qu’il voulait, il dйsirait l’avoir en son
temps, et ne voulait pas ce qui ne lui convenait pas.
2° Adam, quant au
corps, eut la perfection naturelle, non la surnaturelle, qui est la perfection
de la gloire ; il ne s’ensuit donc pas qu’il ait eu dans son вme la
perfection d’une connaissance autre que naturelle.
3° La
connaissance des futurs а l’avance est certes une perfection de la nature
humaine, car celle-ci en est perfectionnйe mкme aprиs la chute ; mais non
de telle sorte qu’elle soit naturelle а l’homme ; il n’йtait donc pas
nйcessaire qu’Adam eыt une telle perfection. En effet, il convient au Christ
seul que lui aient йtй confйrйes toutes les choses que les autres saints ont
eues par grвce, parce qu’il est lui-mкme pour nous le principe de la grвce,
comme Adam fut le principe de la nature ; en raison de quoi la perfection
de la connaissance naturelle lui йtait due.
4° Il entrait
dans la notion d’йtat d’innocence qu’Adam eыt toutes les vertus ; car si
l’une quelconque lui avait manquй, il n’aurait pas eu la justice originelle.
Mais avoir toute connaissance n’est pas nйcessaire а l’innocence ; il n’en
va donc pas de mкme.
5° On lit qu’Adam
donna des noms aux animaux, et il connut pleinement leurs natures, et par
consйquent celles de toutes les autres rйalitйs naturelles ; mais il ne
s’ensuit pas qu’il ait connu les choses qui sont au-dessus de la connaissance
naturelle. Article 5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint Grйgoire
dit au quatriиme livre des Dialogues :
« Dans son paradis, l’homme avait pris l’habitude de savourer les paroles
de Dieu, d’кtre prйsent aux esprits des bienheureux anges grвce а sa puretй de
cњur et а l’altitude de sa vision. » Il semble donc que, par la hauteur de
sa vision, il soit parvenu а voir les anges eux-mкmes.
2° А propos de
Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un
profond sommeil, etc. », la Glose
dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu
comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu,
entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Or il ne put кtre participant
de la cour angйlique sans connaоtre les anges. Il a donc eu connaissance des
anges.
3° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre, dist. 23, que l’homme fut dotй de la connaissance des
choses faites pour lui. Or, parmi les autres crйatures, les anges aussi ont йtй
faits pour l’homme, en quelque faзon, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre,
dist. 1. Il a donc eu connaissance des anges.
4° Il est plus
difficile de rendre intelligible en acte une chose qui est intelligible en
puissance, et de la penser, que de penser une chose qui est de soi actuellement
intelligible. Or l’intelligence d’Adam pouvait rendre actuellement
intelligibles les espиces des rйalitйs matйrielles, qui sont de soi
intelligibles en puissance, et avoir par ce moyen l’intelligence des rйalitйs
matйrielles. Donc а bien plus forte raison pouvait-il avoir l’intelligence des
essences mкmes des anges, qui sont de soi actuellement intelligibles,
puisqu’elles sont exemptes de matiиre.
5° Si quelqu’un
ne comprend pas davantage les choses qui de soi sont plus intelligibles, cela
vient d’une imperfection de son intelligence. Or les essences des anges sont de
soi plus intelligibles que les essences des rйalitйs matйrielles ; et il
n’y avait aucune imperfection dans l’intelligence d’Adam. Puis donc qu’il
connaissait les rйalitйs matйrielles dans leur essence, а bien plus forte
raison pouvait-il connaоtre les anges dans leur essence.
6° L’intelligence
peut penser les rйalitйs matйrielles, en abstrayant la quidditй du suppфt
matйriel ; et si cette quidditй est de nouveau un suppфt ayant une
quidditй, elle pourra pour la mкme raison abstraire de celui-ci la
quidditй ; et puisque l’on ne peut pas remonter а l’infini, elle arrivera
enfin а penser une quidditй simple n’ayant pas de quidditй. Or telle est la
quidditй de la substance sйparйe, c’est-а-dire de l’ange. L’intelligence d’Adam
a donc pu connaоtre l’essence de l’ange.
7° D’aprиs le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence, йtant une puissance non unie а un organe, n’est pas corrompue
par un intelligible trиs fort : en effet, aprиs avoir pensй un trиs grand
intelligible, elle ne comprend pas moins les plus infйrieurs, mais
davantage ; tandis que le contraire se passe dans le sens. Or
l’intelligence d’Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait intиgre et parfaite. La
force d’un intelligible ne le gкnait donc pas au point qu’il ne pыt le penser.
Et ainsi, il pouvait connaоtre les anges dans leur essence, puisque rien ne semble
empкcher cette connaissance si ce n’est la force de l’intelligible lui-mкme.
8° Comme on l’a
dйjа dit, Adam, aussitфt crйй, eut toute la connaissance а laquelle l’homme
peut parvenir naturellement. Or l’homme peut parvenir naturellement а connaоtre
dans leur essence les substances sйparйes, comme il ressort de nombreuses
sentences des Philosophes, que le Commentateur signale au troisiиme livre sur
l’Вme. Adam connaissait donc les
anges dans leur essence.
9° Il est avйrй
qu’Adam connaissait son вme dans son essence. Or l’essence de l’вme est exempte
de matiиre, comme celle de l’ange. Il pouvait donc aussi connaоtre l’ange dans
son essence.
10° La
connaissance d’Adam fut intermйdiaire entre notre connaissance et celle des
bienheureux. Or les bienheureux connaissent et voient l’essence de Dieu, tandis
que nous, nous connaissons les essences des rйalitйs matйrielles ; or
entre Dieu et les rйalitйs matйrielles, il y a les substances spirituelles, que
sont les anges. Adam a donc connu les anges dans leur essence.
En sens contraire :
1° Aucune
puissance ne peut, en connaissant, s’йtendre au-delа de son objet. Or les
objets de l’вme intellective sont les phantasmes, qui sont а l’вme intellective
ce que les sensibles sont au sens, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Notre вme ne peut donc йtendre sa
connaissance qu’aux choses qu’elle peut atteindre а partir des phantasmes. Or
l’essence des anges dйpasse tous les phantasmes. L’homme ne peut donc, par la
connaissance naturelle en laquelle nous avons dit qu’Adam йtait parfait,
parvenir а connaоtre les anges dans leur essence.
2° [Le rйpondant] disait que, bien que
l’ange ne puisse pas кtre apprйhendй par les phantasmes, cependant quelque
effet de lui peut кtre saisi dans un phantasme, et l’ange кtre connu а partir
d’un tel effet. En sens contraire : aucun
effet qui n’йgale pas sa cause ne suffit pour que l’essence de sa cause soit
connue au moyen de lui ; sinon, ceux qui connaissent Dieu par les
crйatures verraient l’essence de Dieu, ce qui est faux. Or l’effet corporel,
qui seul peut кtre saisi dans un phantasme, est un effet tel qu’il n’йgale
point la puissance de l’ange. Donc, par un tel effet, l’on ne peut connaоtre de
l’ange ce qu’il est, mais seulement qu’il existe.
3° [Le rйpondant] disait qu’Adam pouvait
connaоtre les anges par quelque effet intelligible, suivant ce que dit
Avicenne, а savoir que la prйsence en nous des intelligences n’est rien d’autre
que la prйsence en nous de leurs impressions. En sens
contraire : tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui
suivant le mode d’кtre de ce en quoi il est reзu. Or le mode d’кtre de l’вme
humaine est au-dessous du mode d’кtre de la nature angйlique. L’impression
faite par l’ange sur l’вme humaine, ou la lumiиre angйlique par laquelle il йclaire
l’esprit humain, est donc dans l’вme humaine avec un mode d’кtre infйrieur а la
nature angйlique. Puis donc que l’вme connaоt une chose suivant le mode d’кtre
avec lequel l’objet connu est en elle, l’вme, par une telle impression, ne
parviendra pas а connaоtre l’ange tel qu’il est dans son essence.
Rйponse :
Une chose peut
кtre connue au moyen de deux connaissances. Par l’une, on sait d’elle si elle
existe ; et Adam, dans l’йtat d’innocence, connaissait ainsi les anges, а
la fois d’une connaissance naturelle et par rйvйlation divine, bien plus
familiиrement et pleinement que nous ne les connaissons. Par l’autre, on sait
de la chose ce qu’elle est : ce qui est connaоtre une chose dans son
essence ; et Adam, me semble-t-il, dans l’йtat d’innocence, ne connaissait
pas les anges ainsi. On en trouve la raison en ce qu’une double connaissance
est attribuйe а Adam : la connaissance naturelle et la connaissance de
grвce.
Qu’il n’ait pas
connu les anges dans leur essence au moyen d’une connaissance naturelle, on
peut en кtre certain par le raisonnement suivant. En aucun genre, la puissance
passive naturelle ne s’йtend au-delа de ce а quoi s’йtend la puissance active
du mкme genre ; de mкme, on ne rencontre de puissance passive dans la
nature que relativement aux choses auxquelles peut s’йtendre quelque puissance
active naturelle, comme dit le Commentateur au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or, dans l’intelligence de
l’вme humaine se trouvent deux puissances : l’une quasi passive,
l’intellect possible, et l’autre quasi active, l’intellect agent. L’intellect
possible est donc naturellement en puissance а ce que surviennent en lui
seulement les choses que l’intellect agent est de nature а produire :
quoique cela n’exclue pas que d’autres choses puissent arriver en lui par
l’opйration divine, comme c’est aussi le cas dans la nature corporelle par une
opйration miraculeuse. D’autre part, par l’action de l’intellect agent ne
deviennent pas intelligibles les choses qui sont de soi intelligibles, telles
les essences des anges, mais celles qui sont de soi intelligibles en puissance,
comme c’est le cas des essences des rйalitйs matйrielles, qui sont saisies par
le sens et l’imagination ; il ne survient donc naturellement dans
l’intellect possible que les espиces intelligibles qui ont йtй abstraites des
phantasmes. Mais par de telles espиces, il est impossible de parvenir а la
vision de l’essence de la substance sйparйe, puisqu’elles sont sans proportion
avec les essences spirituelles elles-mкmes et comme d’un autre genre qu’elles.
Voilа pourquoi l’homme ne peut, par une connaissance naturelle, parvenir а
connaоtre les anges dans leur essence.
De mкme aussi,
Adam ne l’a pas pu au moyen d’une connaissance de grвce. En effet, la
connaissance de grвce est plus йlevйe que la connaissance de nature ; mais
cette йlйvation peut кtre entendue soit quant а l’intelligible, soit quant au
mode d’intellection. Quant а l’intelligible, la connaissance de l’homme est
йlevйe par la grвce sans mкme un changement d’йtat, comme nous sommes йlevйs
par la grвce de la foi а connaоtre les choses qui sont au-dessus de la
raison ; et semblablement par la grвce de la prophйtie. Mais quant а la
faзon de connaоtre, la connaissance humaine n’est йlevйe que si l’йtat est
changй. Or le mode par lequel l’intelligence connaоt naturellement consiste а
recevoir ce qui provient des phantasmes, comme on l’a dit dans cet article. Par
consйquent, si l’homme n’est pas changй d’йtat, il est nйcessaire que mкme dans
la connaissance de grвce, qui se fait par la rйvйlation divine, l’intelligence
regarde toujours vers les phantasmes ; et c’est ce que dit Denys :
« Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй
des voiles sacrйs. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat
de voie ; il lui йtait donc nйcessaire, en toute connaissance de grвce, de
regarder vers les phantasmes. Mais cette faзon de connaоtre ne permet pas de
voir les essences des anges, comme on l’a dйjа dit. Donc, ni au moyen d’une
connaissance naturelle ni au moyen d’une connaissance gratuite, Adam n’a connu
les anges dans leur essence ; а moins peut-кtre de le supposer йlevй par
la grвce а un йtat plus haut, comme le fut saint Paul dans son ravissement.
Rйponse aux objections :
1° De cette
citation de saint Grйgoire, l’on peut seulement dйduire qu’Adam a connu les
anges dans une certaine hauteur de vision, non cependant au point de parvenir а
connaоtre leur essence.
2° Si l’on pense
que le sommeil d’Adam fut une extase telle que le ravissement de saint Paul,
alors rien n’empкcherait de dire qu’au cours de ce ravissement il vit les anges
dans leur essence ; mais ce sera au-dessus du mode commun de connaissance
qui lui convenait alors. Si, par contre, on dit que ce sommeil ne fut pas une
extase telle qu’Adam ait йtй, а un certain point de vue, йlevй а l’йtat des
bienheureux, mais plutфt comme l’esprit des prophиtes est йlevй ordinairement а
la contemplation des mystиres divins, ainsi que les mots de la Glose semblent l’exprimer, alors il est
dit qu’il fut participant de la cour angйlique en raison d’une certaine
йminence de la connaissance, qui ne parvenait cependant point jusqu’aux
essences angйliques.
3° Adam eut
connaissance des anges, dans la mesure oщ ils йtaient faits pour lui. Il sut en
effet qu’ils йtaient ses compagnons de bйatitude et les serviteurs de son salut
dans l’йtat de voie, parce qu’il connut la distinction des ordres ainsi que
leurs offices bien plus parfaitement que nous ne les connaissons.
4° La difficultй
dans l’intellection survient de deux faзons. D’abord du cфtй de l’objet
connaissable, ensuite du cфtй de celui qui connaоt. Du cфtй de l’objet
connaissable, il est plus difficile de rendre quelque chose intelligible et de
le penser, que de penser ce qui est intelligible en soi ; mais du cфtй de
celui qui connaоt, ce qui est en soi intelligible peut кtre plus difficile а
connaоtre. Et c’est le cas de l’intelligence humaine, parce qu’elle n’est pas
proportionnйe pour penser naturellement les essences sйparйes, la raison en
ayant dйjа йtй indiquйe dans le corps de l’article.
5° L’intelligence
d’Adam ne souffrait pas de la carence d’une perfection qui aurait dы alors кtre
en lui. Cependant, il avait des imperfections naturelles, parmi lesquelles
йtait celle-ci, qu’il lui йtait nйcessaire, lorsqu’il connaissait, de regarder
vers des phantasmes ; et cela, en effet, est naturel а l’intelligence
humaine, dиs lors qu’elle est unie au corps, et qu’elle est la plus infйrieure
par sa nature dans l’ordre des intelligences.
6° L’intelligence
peut, en abstrayant, parvenir а la quidditй d’une rйalitй matйrielle sans autre
quidditй ultйrieure ; et elle peut en effet la penser, parce qu’elle
l’abstrait des phantasmes et que cette quidditй est rendue intelligible par la
lumiиre de l’intellect agent, ce qui donne а l’intelligence de pouvoir кtre
perfectionnйe par elle comme par une perfection propre. Mais depuis cette
quidditй, elle ne peut se hausser а la connaissance de l’essence de la
substance sйparйe, йtant donnй que la premiиre quidditй est totalement
impuissante а reprйsenter l’autre quidditй ; puisque la quidditй ne se
trouve pas du tout de la mкme faзon dans les substances sйparйes et dans les
rйalitйs matйrielles, mais quasi йquivoquement, comme dit le Commentateur au
troisiиme livre sur l’Вme. Mкme en
supposant que cette quidditй lui permette de savoir que la quidditй de la
substance sйparйe est telle dans une certaine gйnйralitй, elle n’aurait
cependant pas encore une vision de l’essence de l’ange qui lui permette de
connaоtre la diffйrence de chaque essence sйparйe avec les autres essences
sйparйes.
7° Bien que
l’intelligence humaine ne soit pas corrompue par un intelligible trиs fort,
cependant on rencontre en elle un manque de la proportion nйcessaire pour
qu’elle puisse naturellement atteindre les choses trиs intelligibles. On ne
peut donc pas dйduire des paroles du Philosophe qu’elle pense les choses
suprкmement intelligibles, mais seulement que si elle les pensait, elle ne
comprendrait pas moins les autres intelligibles.
8° Le Philosophe
laisse cette question sans rйponse au troisiиme livre sur l’Вme, oщ il cherche si l’intelligence
conjointe peut penser les essences sйparйes ; et l’on ne trouve pas qu’il
l’ait rйsolue ailleurs, dans ceux de ses livres qui nous sont parvenus. Quant а
ses successeurs, ils ont йtй en dйsaccord sur ce point. Certains ont prйtendu
que notre intelligence ne peut parvenir а penser les essences sйparйes.
D’autres, en revanche, ont posй qu’elle pouvait y arriver. Parmi eux, certains
ont usй de raisons insuffisantes, tel Avempace, de qui vient l’argument pris de
la quidditй, et Thйmistius, de qui vient l’argument pris de la facilitй de
l’intellection, arguments que le Commentateur rйsout au troisiиme livre sur l’Вme. D’autres ont usй de positions
йtrangиres et opposйes а la foi, tels Alexandre et le Commentateur Averroиs
lui-mкme.
Alexandre dit
que l’intellect possible, puisqu’il est, d’aprиs lui, sujet а gйnйration et а
corruption, ne peut aucunement arriver а penser les substances sйparйes ;
mais au terme de sa perfection, il parvient а ce que l’intellect agent, dont il
fait une certaine substance sйparйe, nous soit uni comme une forme ; et
dans cet йtat, nous penserons par l’intellect agent comme nous pensons
maintenant par l’intellect possible. Et parce que l’intellect agent, йtant une
substance sйparйe, pense les substances sйparйes, de lа vient que dans cet йtat
nous penserons les substances sйparйes ; et en cela consiste l’ultime
fйlicitй de l’homme, selon lui.
Or il ne semble
pas possible que ce qui est incorruptible et sйparй, tel l’intellect agent,
soit uni comme une forme а l’intellect possible, qui, selon Alexandre, est
corruptible et matйriel ; voilа pourquoi il a semblй а d’autres que
l’intellect possible йtait lui-mкme aussi sйparй et incorruptible. Ainsi
Thйmistius dit-il que l’intelligence aussi est sйparйe, et qu’il est dans sa
nature de penser non seulement les rйalitйs matйrielles, mais aussi les
substances sйparйes ; et que ses intelligibles ne sont pas nouveaux mais
йternels ; et que l’intelligence spйculative, par laquelle nous pensons,
est composйe de l’intellect agent et de l’intellect possible.
Mais s’il en
est ainsi, alors, puisque l’intellect possible nous est uni au commencement,
nous pourrions connaоtre dиs le dйbut les substances sйparйes. Et c’est
pourquoi le Commentateur pose une troisiиme voie intermйdiaire entre l’opinion
d’Alexandre et de Thйmistius. Il dit en effet que l’intellect possible est
sйparй et йternel, en quoi il s’accorde avec Thйmistius et diffиre
d’Alexandre ; cependant, il dit que les intelligibles spйculatifs sont
nouveaux, et effectuйs par l’action de l’intellect agent, en quoi il s’accorde
avec Alexandre et diffиre de Thйmistius. Et il dit que ces intelligibles ont
une double existence : l’une par laquelle ils sont fondйs sur les phantasmes,
et par lа ils sont en nous ; l’autre par laquelle ils sont dans
l’intellect possible, qui est ainsi uni а nous par l’intermйdiaire de ces
intelligibles. Or l’intellect agent est а ces intelligibles ce que la forme est
а la matiиre. En effet, puisque l’intellect possible reзoit а la fois ces
intelligibles, qui sont fondйs dans les phantasmes, et aussi l’intellect agent,
et que l’intellect agent est plus parfait, il est nйcessaire que la proportion
de l’intellect agent а ces intelligibles qui sont en nous soit comme la
proportion de la forme а la matiиre ; comme il en est de la proportion
entre la lumiиre et la couleur, qui sont reзues dans le diaphane ; et il
en va de mкme de tous les couples de choses reзues en un, dont l’une est plus
parfaite que l’autre. Lors donc que s’accomplit en nous la gйnйration de tels
intelligibles, alors l’intellect agent nous est parfaitement uni comme une
forme : et ainsi, nous pourrons par l’intellect agent connaоtre les
substances sйparйes, comme nous pouvons maintenant connaоtre par l’intelligence
qui est en habitus.
Il ressort donc
des paroles de ces philosophes qu’ils ne pouvaient trouver la faзon dont nous
penserions les substances sйparйes sans penser au moyen de quelque substance
sйparйe. Or, l’idйe que l’intellect possible ou l’intellect agent est une
substance sйparйe n’est pas en accord avec la vйritй de la foi, ni non plus
avec l’avis du Philosophe, qui pose au troisiиme livre sur l’Вme que l’intellect agent et l’intellect
possible sont quelque chose de l’вme humaine. Voilа pourquoi, une fois cette
position retenue, il ne semble pas possible que l’homme parvienne а connaоtre
d’une connaissance naturelle les essences sйparйes.
9° L’homme dans
l’йtat d’innocence, en pensant parfaitement quelque intelligible, connaissait parfaitement
aussi l’acte d’intellection ; et parce que l’acte d’intellection est un
effet proportionnй et йgal а la puissance d’oщ il sort, de lа vient qu’il
comprenait parfaitement l’essence de son вme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ait
compris l’essence de l’ange, puisqu’un tel acte d’intellection n’йgale pas la
puissance de l’intelligence.
10° De mкme que la
nature angйlique est intermйdiaire entre la nature divine et la corporelle, de
mкme aussi la connaissance par laquelle on connaоt l’essence angйlique est
intermйdiaire entre la connaissance par laquelle on connaоt l’essence divine et
celle par laquelle on connaоt l’essence de la rйalitй matйrielle. Mais entre
les deux extrкmes peuvent exister de nombreux intermйdiaires ; et il n’est
pas nйcessaire que quiconque dйpasse l’un des extrкmes arrive а n’importe quel
mйdium, mais qu’il arrive а quelque mйdium. L’homme dans l’йtat d’innocence
parvint donc а quelque mйdium, celui qui consiste а recevoir la connaissance de
Dieu non pas des crйatures sensibles, mais d’une rйvйlation intйrieure ;
et non а ce mйdium qui consiste а connaоtre l’essence angйlique, mйdium auquel,
cependant, l’ange parvint lors de sa crйation, quand il n’йtait pas encore
bienheureux. Article 6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Ambroise, tout pйchй vient d’une erreur. Or Adam a pu pйcher ; donc
aussi se tromper.
2° La volontй ne
porte que sur le bien, ou sur le bien estimй. Or, lorsque la volontй porte sur
le bien, on ne pиche pas. Il n’y a donc pйchй que lorsqu’une estimation
prйcйdente fait estimer une chose comme bonne et qu’elle ne l’est pas. Or toute
estimation de ce genre est une certaine erreur. Donc Adam, avant qu’il eыt
pйchй, fut trompй dans l’йtat d’innocence.
3° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 21, que si la femme n’a pas redoutй le serpent qui lui parlait,
c’est parce que, sachant qu’il avait йtй crйй, elle pensa qu’il avait aussi
reзu de Dieu la charge de parler. Mais c’йtait faux. La femme a donc eu une
opinion fausse avant de pйcher ; elle fut donc trompйe.
4° Comme dit le
Maоtre dans la mкme distinction, et aussi saint Augustin dans son ouvrage sur
la Genиse au sens littйral, le diable
eut la permission de venir sous une apparence telle que sa mйchancetй pыt кtre
facilement dйcouverte. Or, quelle que soit l’apparence sous laquelle il venait,
il aurait pu кtre dйcouvert, si l’homme dans l’йtat d’innocence ne pouvait кtre
trompй. Il a donc pu кtre trompй.
5° La femme,
aprиs avoir entendu la promesse du serpent, espйra qu’elle pourrait en obtenir
l’accomplissement ; sinon elle aurait dйsirй sottement, alors qu’il n’y
eut pas de sottise avant le pйchй. Or nul n’espиre ce qui, а son avis, est
impossible. Puis donc que ce que le dйmon promettait йtait impossible, il
semble qu’avant le pйchй la femme ait йtй trompйe en croyant cela.
6° L’intelligence
de l’homme dans l’йtat d’innocence procйdait par confrontation, et avait besoin
de dйlibйration. Or, elle n’avait besoin de dйlibйration que pour йviter
l’erreur. Elle pouvait donc se tromper dans l’йtat d’innocence.
7° L’intelligence
du dйmon, n’йtant pas unie а un corps, semble кtre bien plus perspicace que
l’intelligence de l’homme, mкme dans l’йtat d’innocence, intelligence qui йtait
unie а un corps. Or le dйmon a pu кtre trompй ; c’est pourquoi les saints
disent que lorsque les dйmons voyaient le Christ supporter des infirmitйs, ils
l’estimaient un pur homme, mais quand ils le voyaient faire des miracles, alors
ils estimaient qu’il йtait Dieu. Donc а bien plus forte raison l’homme dans
l’йtat d’innocence a-t-il pu кtre trompй.
8° Au moment oщ
l’homme pйcha de son premier pйchй, dans cet acte mкme il n’йtait pas encore en
l’йtat de faute ; car sinon, puisque l’йtat de faute est causй par le
pйchй, il y aurait un autre pйchй avant le premier. Or, dans l’acte par lequel
l’homme a pйchй la premiиre fois, il a йtй trompй. L’homme a donc pu кtre
trompй avant l’йtat de faute.
9° Saint
Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « celle-ci » —
c’est-а-dire la connaissance trompeuse — « йtait dangereuse pour
Adam, tout frais modelй ». Or quiconque a une connaissance trompeuse, est
trompй. Adam a donc йtй trompй tout frais modelй.
10° La
connaissance spйculative s’oppose а l’amour. Or il peut y avoir pйchй dans la
partie affective sans qu’il y ait aucune erreur dans la partie
spйculative ; car bien souvent, ayant la science, nous agissons contre la
science. Il a donc pu y avoir aussi pour le premier homme une erreur dans la
partie spйculative avant qu’il y eыt pйchй dans l’affective.
11° Comme on le
lit dans la Glose, а propos de
1 Tim. 2, 14 : « Ce n’est pas Adam qui fut sйduit,
etc. », « Adam ne fut pas sйduit de la mкme faзon que la femme, qui
pensa que ce que le diable suggйrait йtait vrai ; cependant, on peut
croire qu’il fut sйduit en ce qu’il crut vйniel le pйchй qui йtait
mortel. » Donc Adam, avant le pйchй, a pu кtre trompй.
12° Nul n’est
dйlivrй de l’erreur si ce n’est par la connaissance de la vйritй. Or Adam ne
savait pas tout. Il ne pouvait donc pas кtre exempt d’erreur en toutes choses.
13° Si [le
rйpondant] dit qu’il йtait prйservй de l’erreur par la divine providence, alors
en sens contraire : la divine providence subvient surtout dans les cas de
nйcessitй. Or dans la plus grande nйcessitй, lorsqu’il lui eыt йtй trиs utile
d’кtre dйlivrй de la sйduction, la divine providence ne le mit pas hors
d’atteinte de la sйduction. Donc, dans les autres cas, il eыt йtй bien moins
encore dйlivrй de l’erreur.
14° L’homme
dans l’йtat d’innocence aurait dormi, comme dit Boиce au livre des Deux Natures, et pour la mкme raison
aussi, il aurait rкvй. Or dans le rкve, n’importe quel homme est trompй,
puisqu’il adhиre en quelque sorte aux ressemblances des rйalitйs comme aux
rйalitйs mкmes. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a pu кtre trompй.
15° Adam, dans
l’йtat d’innocence, aurait usй des sens corporels. Or dans la connaissance
sensitive, l’erreur se produit souvent, comme lorsqu’une chose est vue double,
et lorsque ce qui est vu de loin semble petit. Donc Adam, dans l’йtat
d’innocence, n’eыt pas йtй libre de toute erreur.
En sens contraire :
1° Comme dit
saint Augustin, « prendre le faux pour le vrai […], ce n’est pas la nature
de l’homme tel qu’il a йtй crйй, mais la peine de l’homme depuis qu’il a йtй
condamnй ». Donc, dans l’йtat d’innocence, il ne pouvait pas кtre
trompй — ce qui est prendre le faux pour le vrai.
2° L’вme est plus
noble que le corps. Or, dans l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait souffrir
d’aucun dйfaut dans le corps. Donc bien moins encore de l’erreur, qui est un
dйfaut de l’вme.
3° Dans l’йtat
d’innocence, rien ne pouvait кtre contre la volontй de l’homme, car alors la
douleur eыt pu se trouver en lui. Or кtre trompй est, pour tous, contraire а la
volontй, selon saint Augustin, mкme pour ceux qui veulent tromper. Donc, dans
l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait pas кtre trompй.
4° Toute erreur
est soit une faute, soit une peine : mais ni l’une ni l’autre ne pouvait
exister dans l’йtat d’innocence. Donc l’erreur non plus.
5° Quand, dans
l’вme, ce qui est supйrieur domine l’infйrieur, il ne peut y avoir
d’erreur ; car toute la connaissance de l’homme est rectifiйe par ce qui
est supйrieur dans l’вme, а savoir la syndйrиse et l’intelligence des
principes. Or, dans l’йtat d’innocence, ce qui en l’homme est infйrieur йtait
entiиrement soumis au supйrieur. Donc l’erreur, alors, ne pouvait pas exister.
6° Selon saint
Augustin, « il appartient а la nature des hommes de pouvoir croire ;
mais croire, c’est la grвce des fidиles. » Donc pour la mкme raison, il
appartient а la nature de pouvoir кtre trompйe, mais кtre trompй appartient au
vice. Or dans l’йtat d’innocence le vice n’existait pas. Il ne pouvait donc pas
y avoir non plus d’erreur.
7° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, l’homme dans l’йtat d’innocence,
« dans le dйlice du fruit suave de la contemplation, йtait nourri par
elle », c’est-а-dire par la contemplation. Or lorsque l’homme se tourne
vers les rйalitйs divines, il n’est pas trompй. Donc Adam, dans cet йtat, ne
pouvait pas кtre trompй.
8° Saint Jйrфme
dit : « Tout mal que nous souffrons, nos pйchйs l’ont mйritй. »
Or l’erreur est un mal. Elle n’a donc pas pu exister avant le pйchй.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que, puisque Adam n’a pas eu la science
d’absolument toutes choses, mais qu’il en a connu certaines et ignorй d’autres,
sur celles dont il avait connaissance il ne pouvait nullement кtre trompй, par
exemple sur celles qui sont connues naturellement, et sur celles qui lui
йtaient rйvйlйes divinement ; mais que sur d’autres, dont il n’avait pas
la science, comme les pensйes des cњurs, les futurs contingents et les
singuliers non prйsents au sens, il pouvait certes avoir une fausse estimation,
en opinant avec lйgиretй sur ce genre de choses en faveur de quelque faussetй,
mais sans y apporter un assentiment totalement dйterminй. Et c’est pourquoi ils
prйtendent que l’erreur ne pouvait trouver place en lui, et qu’il ne pouvait
pas non plus prendre le vrai pour le faux, car tout cela implique un
assentiment dйterminй а ce qui est faux. D’autres se sont efforcйs de rйprouver
cette position en objectant que saint Augustin appelle toute estimation fausse
une erreur, et qu’il dit aussi que toute erreur est un mal, dans les grandes
choses un grand mal, un petit dans les petites. Mais l’on ne doit pas s’y
appesantir : car lorsqu’il s’agit de rйalitйs, il faut suspendre les
questions purement verbales. Donc, je dis que non seulement l’erreur ne put
exister dans l’йtat d’innocence, mais pas mкme une quelconque opinion
fausse ; et en voici la preuve.
Bien que, dans
l’йtat d’innocence, il ait pu y avoir une carence de quelque bien, cependant il
ne pouvait nullement y avoir une corruption de bien. Or le bien de l’intelligence
elle-mкme est la connaissance de la vйritй ; voilа pourquoi les habitus
par lesquels l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre le vrai sont
appelйs vertus, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique, en tant qu’ils rendent bon l’acte de l’intelligence. Or la
faussetй est non seulement une carence de vйritй, mais aussi la corruption de
celle-ci. En effet, ils ne sont pas dans un mкme rapport а la vйritй, celui qui
n’a absolument pas la connaissance de la vйritй, en qui il y a une carence de vйritй
sans toutefois qu’il opine en faveur du contraire, et celui qui a une opinion
fausse et dont l’estimation a йtй corrompue par la faussetй. Par consйquent, de
mкme que le vrai est le bien de l’intelligence, de mкme le faux en est le mal,
et c’est pourquoi l’habitus de l’opinion n’est pas une vertu intellectuelle,
car il arrive que l’on dise par lui le faux, comme il est dit au sixiиme livre
de l’Йthique. Or aucun acte de vertu
ne peut кtre mauvais, si bien que l’opinion fausse elle-mкme est un certain acte
mauvais de l’intelligence. Puis donc que dans l’йtat d’innocence il n’y eut
aucune corruption et aucun mal, il n’a pu y avoir dans l’йtat d’innocence
aucune opinion fausse.
Le Commentateur
dit aussi au troisiиme livre sur l’Вme
que l’opinion fausse est aux objets de connaissance ce que le monstre est а la
nature corporelle. En effet, l’opinion fausse survient en dehors de l’intention
des premiers principes eux-mкmes, qui sont comme les vertus sйminales de la
connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la
puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que « tout mal
est en dehors de l’intention », comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Par consйquent, de mкme que
dans la conception du corps humain dans l’йtat d’innocence aucune monstruositй
ne serait advenue, de mкme aussi dans son intelligence aucune faussetй n’eыt pu
exister.
Une autre
preuve vient de ce que le dйsordre se produit toujours lorsqu’une chose est mue
par un motif non propre ; par exemple, si la volontй est mue par un objet
dйlectable au sens, alors qu’elle doit seulement кtre mue par l’honnкte. Or le
motif propre de l’intelligence est ce qui a une infaillible vйritй. Donc,
chaque fois que l’intelligence est mue par quelque preuve faillible, il y a
quelque dйsordre en elle, qu’elle soit mue parfaitement ou imparfaitement.
Aussi, puisque aucun dйsordre n’a pu exister dans l’intelligence de l’homme
dans l’йtat d’innocence, jamais l’intelligence de l’homme n’eыt йtй inclinйe
vers une partie plutфt que vers l’autre, si ce n’est par quelque motif
infaillible. Il ressort de cela non seulement qu’il n’aurait pu y avoir en lui
d’opinion fausse, mais qu’il n’y eut en lui absolument aucune opinion ; et
tout ce qu’il aurait connu, il l’aurait connu dans la certitude.
Rйponse aux objections :
1° Cette erreur
dont tout pйchй procиde, est l’erreur d’йlection, consistant а choisir ce qui
ne doit pas l’кtre, et а cause de laquelle tout mйchant est appelй ignorant par
le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique.
Or cette erreur prйsuppose un dйsordre dans la partie appйtitive. Car c’est
parce que l’appйtit sensitif est affectй а son objet dйlectable et que
l’appйtit supйrieur ne s’y oppose pas, que la raison est empкchйe de conduire
au choix de ce qu’elle tient habituellement. Et ainsi, il est clair que cette
erreur ne prйcиde pas entiиrement le pйchй, mais le suit.
2° Ce qui est
apprйhendй comme bien apparent ne peut кtre entiиrement dйpourvu de bontй, mais
est bon а un certain point de vue ; et c’est а ce point de vue qu’il est
apprйhendй au dйbut comme bon ; par exemple, lorsqu’une nourriture
dйfendue est apprйhendйe comme belle а la vue et dйlectable au goыt, et que
l’appйtit sensitif se porte vers un tel bien comme vers son objet propre. Mais quand
l’appйtit supйrieur suit l’infйrieur, alors il suit ce qui est bon relativement
comme si c’йtait absolument bon pour lui ; et dans ce cas, du dйsordre de
l’appйtit s’ensuit l’erreur d’йlection, comme on l’a dit.
3° Cet argument
semble aller contre les deux opinions, si nous pensons que la femme a cru que
le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole ; car ceux-lа mкmes
qui croient que l’homme dans l’йtat d’innocence a pu se tromper, ne croient
nullement qu’il a pu se tromper en distinguant les natures des choses,
puisqu’il a eu pleine connaissance des rйalitйs naturelles. Or, il va contre la
nature du serpent qu’il ait par nature l’usage de la parole, puisque cela
n’appartient qu’а l’animal raisonnable. Voilа pourquoi il est nйcessaire de
dire que la femme n’a pas cru que le serpent avait reзu l’usage de la parole
dans sa nature, mais dans quelque puissance opйrant secrиtement au-dedans de
lui ; et elle n’examina pas si celle-ci venait de Dieu ou du dйmon.
4° Cette
raison — pour laquelle il apparut sous l’apparence d’un serpent —
doit s’entendre ainsi : non en ce sens qu’il n’aurait pas pu кtre
dйcouvert quelle que soit son apparence, mais parce que sous une telle
apparence il pouvait кtre plus facilement dйcouvert.
5° La femme a
espйrй qu’elle pourrait obtenir en quelque faзon ce que le serpent a promis, et
elle a cru que cela йtait possible en quelque sorte ; et en cela, elle fut
sйduite, selon l’Apфtre en 1 Tim. 2, 14. Mais cette sйduction
fut prйcйdйe par un certain йlиvement de l’esprit qui la fit dйsirer son
excellence d’une maniиre dйrйglйe, et qu’elle conзut aussitфt aprиs avoir
entendu les paroles du serpent, comme souvent les hommes s’йlиvent au-dessus
d’eux-mкmes aprиs avoir entendu des paroles d’adulation. Et cet йlиvement
prйcйdent porta sur sa propre excellence en gйnйral : ce fut le premier
pйchй, que suivit la sйduction, parce qu’elle crut que ce que le serpent disait
йtait vrai ; alors s’ensuivit l’йlиvement par lequel elle dйsira en
particulier cette excellence que le serpent promettait.
6° L’intelligence
de l’homme dans l’йtat d’innocence avait besoin de dйlibйration pour ne pas
tomber dans l’erreur, comme il avait besoin de manger pour que son corps ne
dйfaillоt point. Mais l’homme avait une si droite dйlibйration qu’en dйlibйrant
il pouvait йviter toute erreur, comme en mangeant il pouvait йviter toute
dйfaillance corporelle. Donc, de mкme que s’il ne mangeait pas il pйchait par
omission, de mкme s’il ne dйlibйrait pas, alors qu’il en avait le temps ;
et dans ce cas, l’erreur suivait le pйchй.
7° De mкme
que l’homme dans l’йtat d’innocence йtait dйfendu contre la passion corporelle
intйrieure, comme la fiиvre et autres choses semblables, par l’efficace de la
nature, et contre l’extйrieure, comme le coup et la blessure, non par quelque puissance
intйrieure, puisqu’il n’avait pas la dot d’impassibilitй, mais par la
providence divine qui le conservait exempt de toute nuisance ; de mкme
aussi, contre l’erreur qui se produit а l’intйrieur quand on commet un
paralogisme il йtait dйfendu par la vigueur de sa propre raison, et contre
l’extйrieure par le secours divin qui l’assistait pour tout ce qui lui йtait
nйcessaire — mais le secours divin n’assiste pas les dйmons, et c’est
pourquoi il peuvent кtre trompйs.
8° Les actes
momentanйs ont leur effet au moment mкme oщ ils commencent а exister, comme
l’њil voit а l’instant mкme oщ l’air est йclairй. Or le mouvement de la volontй
en lequel consiste premiиrement le pйchй, est en un instant. Par consйquent, а
l’instant mкme oщ il pйcha, il fut dйchu de l’йtat d’innocence ; et ainsi,
il a pu кtre trompй а cet instant.
9° Saint
Jean Damascиne parle de la ruse par laquelle le premier homme, dans le pйchй
mкme, a йtй trompй. Et assurйment, il a commis ce pйchй tout frais
modelй ; car il n’a pas persйvйrй longtemps dans l’йtat d’innocence.
10° Parce que
l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence йtait unie au souverain bien, aucun
dйfaut ne pouvait exister en l’homme aussi longtemps qu’une telle union
persйvйrait. Or cette union йtait rйalisйe principalement par la volontй :
donc, avant que la partie affective ne soit corrompue, il ne pouvait y avoir ni
erreur dans l’intelligence, ni aucun dйfaut dans le corps ; quoique а
l’inverse, il ait pu y avoir un dйfaut dans la volontй sans qu’un dйfaut prйexistвt
dans l’intelligence spйculative, йtant donnй que l’union а Dieu ne s’accomplit
pas dans l’intelligence, mais dans la volontй.
11° Cette fausse
opinion par laquelle Adam crut vйniel ce qui йtait mortifиre, fut prйcйdйe en
lui par un йlиvement de l’esprit, comme on l’a dit aussi de la femme.
12° Dans les
choses dont il n’avait pas la connaissance, il pouvait кtre dйfendu contre
l’erreur en partie de l’intйrieur, car son intelligence n’eыt йtй inclinйe vers
l’une ou l’autre partie que par un motif suffisant, et pour une part plus
importante par la divine providence, qui l’eыt conservй exempt d’erreur.
13° Dans l’йtat oщ
il pйcha, le secours divin n’eыt pas manquй pour qu’il ne soit pas sйduit, s’il
se fыt tournй vers Dieu ; mais parce qu’il ne le fit pas, il tomba dans le
pйchй et la sйduction ; et cependant, cette sйduction fut la consйquence
du pйchй, comme il ressort de ce qu’on a dit.
14° Certains
prйtendent qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, n’aurait pas rкvй. Mais ce n’est
pas nйcessaire. En effet, la vision du rкve n’est pas dans la partie
intellective, mais dans la partie sensitive ; par consйquent, l’erreur
n’eыt pas йtй dans l’intelligence, qui n’aurait pas eu un libre exercice
pendant le sommeil, mais plutфt dans la partie sensitive.
15° Quand le sens
reprйsente suivant qu’il reзoit, il n’y a pas de faussetй dans le sens, comme
dit saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, mais la faussetй est dans l’intelligence jugeant qu’il en est
dans les rйalitйs comme le sens le montre. Mais le cas ne se serait jamais
produit en Adam, car l’intelligence ou bien aurait cessй de juger, comme dans
le sommeil, ou bien aurait jugй sur les sensibles dans l’йtat de veille et son
jugement aurait йtй vrai. Article 7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon Anselme,
« tel fut Adam, tels aussi les enfants qu’il aurait engendrйs ». Or
Adam eut la pleine science de toutes les rйalitйs naturelles, comme on l’a dйjа
dit. Ses enfants nouveau-nйs l’auraient donc eue aussi.
2° De mкme que la
volontй est perfectionnйe par la vertu, de mкme l’intelligence l’est par la
science. Or les enfants d’Adam nйs dans l’йtat d’innocence seraient nйs aussitфt
avec la plйnitude de toutes les vertus : car il aurait transfusй en eux la
justice originelle, comme dit Anselme. Et donc semblablement, ils auraient eu
toute science.
3° Selon Bиde,
l’infirmitй, la concupiscence, l’ignorance et la mйchancetй sont des
consйquences du pйchй. Or, parmi les enfants nouveau-nйs, il n’y aurait eu
aucune concupiscence, ni infirmitй, ni mйchancetй ; donc aucune ignorance
non plus, et ainsi, ils auraient eu toute science.
4° Il convenait
qu’ils naquissent parfaits dans l’вme plus encore que dans le corps. Or ils
seraient nйs sans aucun dйfaut dans le corps. Donc sans aucune ignorance non
plus dans l’вme.
5° L’homme dans
l’йtat d’innocence, suivant saint Jean Damascиne, fut comme un autre ange. Or
les anges, dиs leur crйation, ont eu connaissance de toutes les rйalitйs
naturelles. Donc les hommes dans l’йtat d’innocence йgalement, pour la mкme
raison.
6° L’вme d’Adam
et les вmes de ses enfants furent de mкme nature. Or l’вme d’Adam а son
commencement fut crййe pleine de toute la science de la nature, comme on l’a
dit. Les вmes de ses enfants auraient donc йtй crййes aussi dans la mкme
plйnitude de science.
7° А l’homme est
due une plus grande perfection de connaissance qu’aux autres animaux. Or les
autres animaux ont dиs leur naissance une estimation naturelle de ce qui leur
convient ou leur nuit : ainsi l’agneau fuit le loup, et il suit sa mиre
dиs sa naissance. Donc а bien plus forte raison les enfants dans l’йtat
d’innocence auraient-ils eu une science parfaite.
En sens contraire :
1° Hugues de
Saint-Victor dit que « ils ne seraient pas nйs parfaits en la science,
mais ils y seraient parvenus aprиs un laps de temps ».
2° Puisque l’вme
est la perfection du corps, il est nйcessaire que l’вme et le corps progressent
proportionnellement. Or les enfants dans l’йtat d’innocence n’auraient pas eu
une taille parfaite dans leur corps, comme Adam l’a eue au premier temps de sa
crйation. Donc, pour la mкme raison, ils n’auraient pas eu la pleine science,
comme l’a eue Adam.
3° Il appartient
aux enfants de recevoir de leur pиre l’existence, la nature et l’instruction.
Or, si les enfants d’Adam nouveau-nйs avaient eu la pleine science, ils
n’auraient pas pu recevoir de lui l’instruction. L’ordre complet de la
paternitй n’eыt donc pas йtй conservй entre eux et leur premier parent.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. En effet, certains prйtendent que les enfants dans l’йtat
d’innocence, quant aux choses qui appartiennent а l’вme, auraient йtй parfaits
comme Adam, et quant aux vertus, et quant а la science. Mais qu’ils ne fussent
pas parfaits dans leur corps, cela venait de la nйcessitй du sein maternel, car
il leur fallait naоtre. D’autres, а la suite d’Hugues, disent que, de mкme que
dans leur corps ils n’auraient pas immйdiatement reзu la taille parfaite mais
auraient progressй vers elle avec le temps, de mкme aussi ils seraient parvenus
avec le temps а la science parfaite.
Or, pour savoir
laquelle de ces opinions est la plus vraie, il faut savoir qu’il n’en va pas de
mкme d’Adam et de ses enfants nouveau-nйs. En effet, parce qu’il йtait йtabli
comme le principe de tout le genre humain, il йtait nйcessaire qu’Adam,
aussitфt crйй, eыt non seulement ce qui appartient au principe de la perfection
naturelle, mais aussi ce qui appartient а son terme. Mais ses enfants, qui
n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain, mais comme issus du
principe, ne devaient pas nйcessairement кtre йtablis au terme de la perfection
naturelle. Il suffisait qu’ils aient, nouveau-nйs, autant de perfection que le
requiert le commencement de la perfection naturelle. Or le commencement de la
perfection naturelle quant а la connaissance est diversement dйfini par les
deux opinions suivantes.
Certains, comme
les Platoniciens, ont posй que l’вme vient au corps pleine de toutes les
sciences, mais qu’elle est opprimйe par le nuage du corps, et empкchйe de
pouvoir user librement de la science possйdйe, sauf quant а certaines
connaissances universelles ; mais ensuite, par l’exercice de l’йtude et
des sens, de tels empкchements sont levйs, de sorte qu’elle peut librement user
de sa science : et ainsi, ils disent qu’apprendre est la mкme chose que se
souvenir. Mais si cette opinion йtait vraie, alors il serait nйcessaire de dire
que les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient eu la science de
toutes choses, car le corps dans cet йtat йtait entiиrement soumis а l’вme, et
par consйquent l’вme ne pouvait pas кtre opprimйe par la masse du corps au
point de perdre en quelque sorte sa perfection. Mais cette opinion semble
supposer que la nature de l’вme est identique а celle de l’ange, de sorte que
l’вme a la pleine science dиs sa crйation, comme il est dit que l’intelligence
est crййe pleine de formes ; et pour cette raison, les platoniciens disaient
que les вmes avaient existй avant les corps, et qu’aprиs le corps elles
retourneraient aux йtoiles semblables, comme des intelligences ; mais
cette opinion ne s’accorde assurйment pas avec la vйritй catholique.
Et c’est
pourquoi d’autres disent, suivant l’opinion d’Aristote, que l’intelligence
humaine est la derniиre dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre prime
dans l’ordre des sensibles ; et de mкme que la matiиre, considйrйe dans
son essence, n’a aucune forme, de mкme l’intelligence humaine а son dйbut est
comme une table sur laquelle rien n’est йcrit, mais ensuite la science est
acquise en elle au moyen des sens, par la puissance de l’intellect agent. Ainsi
donc, le principe de la connaissance humaine naturelle est d’кtre d’une part en
puissance а tous les objets de connaissance, mais d’autre part de n’avoir au
dйbut la connaissance que des choses qui sont immйdiatement connues par la
lumiиre de l’intellect agent, comme les premiers principes universels. Et
ainsi, il n’йtait pas nйcessaire que les enfants d’Adam aient eu toute science
dиs leur naissance ; mais ils y seraient parvenus en progressant dans le
temps.
Toutefois, il
est nйcessaire de poser en eux quelque science parfaite, celle des choses а
choisir ou а йviter, qui appartient а la prudence, car sans la prudence les
autres vertus ne peuvent pas exister, comme cela est prouvй au sixiиme livre de
l’Йthique : or il йtait
nйcessaire que les enfants les eussent, а cause de la justice originelle. Et
cette opinion me semble la plus vraie, si l’on considиre ce que requйrait
l’intйgritй de la nature. Quant а savoir
si quelque autre chose leur aurait йtй confйrйe en plus de ce que requiert
l’intйgritй de la nature, on ne peut rien affirmer а ce sujet, puisque aucune
autoritй ne l’a expressйment enseignй.
Rйponse aux objections :
1° Tel fut Adam,
tels les enfants qu’il aurait engendrйs, quant aux choses qui lui йtaient dues
en raison la nature de l’espиce. Mais quant aux choses qui lui йtaient dues
comme principe de tout le genre humain, il n’йtait pas nйcessaire que les
enfants naquissent semblables а lui.
2° Pour la
parfaite union а Dieu, que requйrait l’йtat d’innocence, toutes les vertus
йtaient nйcessaires, mais non toutes les sciences.
3° Bien que les
enfants nouveau-nйs n’eussent pas eu toute science, cependant ils n’auraient
pas eu l’ignorance qui s’ensuit du pйchй, et qui est la nescience de choses qui
doivent кtre sues : en effet, ils auraient eu la nescience de choses dont
leur йtat ne requйrait pas la connaissance.
4° Mкme dans le corps
des enfants, il n’y aurait eu aucun dйfaut les privant d’un bien qui leur йtait
dы alors ; cependant il y avait dans leurs corps la carence de quelque
bien qui leur serait advenu ensuite, comme la taille parfaite et les dots de
gloire. Et il faut rйpondre semblablement du cфtй de l’вme.
5° Les anges,
dans l’йchelle de la nature, sont plus йlevйs que les вmes, quoique, quant aux
bienfaits de la grвce, les вmes puissent leur кtre йgales ; il n’est donc
pas nйcessaire d’admettre pour la nature de l’вme ce qui est dы naturellement а
l’ange. Par ailleurs, il est dit que l’homme dans l’йtat d’innocence est comme
un autre ange, а cause de la plйnitude de grвce.
6° Bien que l’вme
d’Adam et les вmes de ses enfants soient de mкme nature, elles n’ont cependant point
le mкme rфle : car l’вme d’Adam йtait йtablie comme une certaine source
d’oщ l’instruction passerait en tous les descendants ; voilа pourquoi il
йtait nйcessaire qu’elle soit immйdiatement parfaite, ce qui n’йtait pas
nйcessaire pour les вmes des enfants.
7° Les bкtes
reзoivent а leur commencement une estimation naturelle pour connaоtre le nocif
et le convenable, car ils ne peuvent y parvenir par leur propre recherche. Mais
l’homme, par la recherche rationnelle, peut parvenir а cela et а beaucoup d’autres
choses ; il n’йtait donc pas nйcessaire que toute science se trouvвt
naturellement dans l’homme. Et cependant, la science des choses а faire, qui
appartient а la prudence, est plus naturelle а l’homme que la science
spйculative ; c’est pourquoi l’on trouve des hommes naturellement
prudents, mais non naturellement savants, comme il est dit au sixiиme livre de
l’Йthique. Et c’est aussi la raison
pour laquelle les hommes n’oublient pas facilement la prudence, comme c’est le
cas pour la science. Et ainsi, les enfants eussent йtй alors parfaits plutфt en
ce qui regarde la prudence qu’en ce qui regarde la science spйculative, comme
on l’a dit. Article 8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° S’ils avaient
йtй empкchйs, ce n’aurait pu кtre que par un dйfaut du corps. Or le corps dans
cet йtat ne rйsistait en rien а l’вme. L’usage de la raison ne pouvait donc pas
non plus кtre empкchй.
2° La vertu ou la
puissance qui ne se sert pas d’un organe n’est pas empкchйe dans son opйration
par l’imperfection d’un organe. Or l’intelligence est une puissance qui ne se
sert pas d’un organe, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. L’acte de l’intelligence ne pouvait
donc pas кtre empкchй alors par l’imperfection d’un organe corporel.
3° Si [le
rйpondant] dit qu’il йtait empкchй par un dйfaut du corps, parce que
l’intelligence recevait ce qui provient des sens, alors en sens
contraire : l’intelligence est supйrieure а une puissance sensitive. Or il
ne semble pas кtre dans l’ordre que le supйrieur reзoive de l’infйrieur. Puis
donc qu’il n’y avait aucun dйsordre dans la nature de l’homme en cet йtat, il
semble qu’il n’йtait pas nйcessaire que l’intelligence reзыt ce qui provient
des sens.
4° L’intelligence
a besoin des sens pour acquйrir par eux la science ; mais une fois qu’elle
a acquis la science, elle n’a plus besoin d’eux, de mкme que l’homme n’a plus
besoin du cheval aprиs qu’il a accompli son trajet, comme dit Avicenne. Or,
suivant une certaine opinion, les enfants dans l’йtat d’innocence ont
pleinement eu l’habitus de toutes les sciences. L’imperfection des organes
sensibles ne pouvait donc pas les empйcher d’user de la science qu’ils
possйdaient.
5° L’imperfection
des organes corporels empкche plus le sens que l’intelligence, mais les enfants
ne souffrent pas d’une imperfection corporelle telle qu’ils ne puissent ni voir
ni entendre. Leur intelligence n’est donc pas non plus empкchйe par une
imperfection corporelle, mais, semble-t-il, par la peine du premier pйchй. Or
cela n’aurait pas йtй le cas avant le pйchй. Les enfants nouveau-nйs auraient
donc eu alors le plein usage de l’intelligence.
6° L’estimation
naturelle est aux bкtes ce que la connaissance naturellement possйdйe est а
l’homme. Or les bкtes peuvent dиs leur naissance se servir de l’estimation
naturelle. Les enfants dans l’йtat d’innocence pouvaient donc user aussi de la
connaissance naturelle, au moins de celle des premiers principes.
7°
Sag. 9, 15 : « Le corps qui se corrompt appesantit
l’вme. » Or le corps de l’homme dans l’йtat d’innocence n’йtait pas
corruptible. L’вme n’en йtait donc pas appesantie au point de ne pas avoir le
libre usage de la raison.
En sens contraire :
1° Toute action
commune а l’вme et au corps est empкchйe par une imperfection du corps. Or
l’intellection est une action commune а l’вme et au corps, comme cela est
montrй au premier livre sur l’Вme.
Donc, par le dйfaut ou l’imperfection dont les enfants souffraient dans le
corps, l’usage de la raison pouvait кtre empкchй.
2° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
« l’вme ne pense absolument pas sans phantasme ». Or l’usage de
l’imagination est empкchй par l’imperfection d’un organe corporel. Donc l’usage
de l’intelligence aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. En effet, certains disent que les enfants dans l’йtat
d’innocence auraient eu le plein usage de tous les membres corporels ; et
que cette maladresse des membres que l’on voit maintenant chez les enfants,
telle qu’ils ne peuvent se servir des pieds pour avancer ni des mains pour
tailler, etc., provient totalement du premier pйchй.
D’autres,
considйrant que de telles maladresses sont causйes par les principes naturels,
par exemple l’humiditй, qui abonde nйcessairement chez les enfants, disent que
mкme dans l’йtat d’innocence les membres des enfants n’auraient pas йtй tout а
fait habiles dans leurs actes, sans кtre cependant tout а fait aussi dйfectueux
qu’ils le sont maintenant : car maintenant, а ce qui relиve de la nature,
s’ajoute ce qui relиve de la corruption. Et assurйment, cette opinion semble
plus probable.
Puis donc qu’il
est nйcessaire que l’humiditй abonde chez les enfants dans le cerveau, en
lequel les puissances imaginative, estimative, la mйmoire et le sens commun ont
leurs organes, il йtait nйcessaire que les actes de ces puissances surtout
soient empкchйs, et par consйquent l’intelligence, qui reзoit immйdiatement ce
qui provient de telles puissances et se tourne vers elles chaque fois qu’elle
est en acte ; et cependant, l’usage de l’intelligence n’aurait pas йtй
aussi liй chez les enfants qu’il ne l’est maintenant. Et si l’autre opinion
йtait vraie, alors l’usage de l’intelligence n’aurait йtй en rien liй chez les
enfants.
Rйponse aux objections :
1° L’вme peut
кtre empкchйe par le corps de deux faзons. D’abord par mode de contrariйtй, ce
qui se produit lorsque le corps rйsiste а l’вme et l’obscurcit : ce qui
n’aurait certes pas eu lieu dans l’йtat d’innocence. Ensuite, par mode
d’impuissance et d’imperfection, c’est-а-dire en tant que le corps ne suffit
pas а accomplir tout ce dont l’вme, pour sa part, serait capable ; et
ainsi, rien ne s’opposait а ce que l’вme dans l’йtat d’innocence soit empкchйe
par le corps. En effet, il est certain qu’elle йtait alors empкchйe par le
corps d’obйir а la poussйe, et de changer de lieu aussi facilement que
lorsqu’elle est sйparйe ; et de cette faзon, elle йtait empкchйe de
pouvoir user parfaitement de ses puissances. Cependant, il n’y aurait eu en
cela aucune douleur, car l’вme, а cause de son йtat ordonnй, n’aurait commandй
que ce que le corps pouvait exйcuter.
2° Bien que
l’intelligence ne se serve pas d’un organe, cependant elle reзoit ce qui
provient de puissances qui usent d’un organe ; voilа pourquoi son acte est
empкchй par l’embarras ou l’imperfection des organes corporels.
3° L’espиce
intelligible doit а l’intellect agent, qui est une puissance supйrieure а
l’intellect possible, ce qui en elle est formel, et par quoi elle est
actuellement intelligible ; quoique ce qui est matйriel en elle soit
abstrait des phantasmes. Voilа pourquoi l’intellect possible reзoit plus
proprement ce qui provient du supйrieur que de l’infйrieur, puisque ce qui
vient de l’infйrieur ne peut кtre reзu par l’intellect possible que pour autant
qu’il reзoit la forme d’intelligibilitй de l’intellect agent. Ou bien il faut
rйpondre que les puissances infйrieures sont aussi supйrieures а un certain
point de vue, surtout dans leur puissance d’agir et de causer, du fait mкme
qu’elles sont plus proches des rйalitйs extйrieures, qui sont la cause et la
mesure de notre connaissance. Et de lа vient que le sens, non par soi mais
parce qu’il est formellement dйterminй par l’espиce de la rйalitй sensible,
sert а l’imagination, et ainsi de suite.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la
puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme а des objets. Par
consйquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non
seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la
science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance
imaginative est abоmй, comme c’est le cas des frйnйtiques, alors l’homme ne peut
mкme pas se servir de la science dйjа acquise, tant que l’вme est dans le
corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’вme sйparйe du corps, et qui a un
autre mode d’intellection.
5° L’organe de la
puissance imaginative, de la mйmoire et de la cogitative est dans le cerveau
lui-mкme, qui est un lieu de trиs grande humiditй dans le corps humain. C’est
pourquoi, а cause aussi de l’abondance d’humiditй qui est chez les enfants, les
actes de ces puissances sont mкme plus empкchйs que ceux des sens extйrieurs.
Or l’intelligence reзoit immйdiatement ce qui provient non des sens extйrieurs,
mais des sens internes.
6° Certains
autres animaux sont naturellement de tempйrament sec : voilа pourquoi
au premier temps de leur crйation il n’y a pas en eux une abondance d’humiditй
telle que les actes des sens internes soient beaucoup empкchйs. Mais l’homme
est naturellement d’un tempйrament modйrй, et il est nйcessaire qu’abonde en
lui le chaud et l’humide : et c’est pourquoi au premier temps de sa
gйnйration il est nйcessaire que se trouve en lui une humiditй
proportionnellement plus grande. En effet, dans toutes les gйnйrations
d’animaux et de plantes, le dйbut se trouve dans le liquide.
7° Le corps qui
se corrompt appesantit l’вme non seulement par l’impuissance mais aussi par la
rйsistance et l’obscurcissement. Mais le corps de l’homme dans l’йtat
d’innocence empкchait les actes de l’вme seulement par une imperfection de
puissance ou de disposition. Question 19 : [La connaissance de l’вme
aprиs la mort]
Article 1 : L’вme,
aprиs la mort, peut-elle penser ? Article 2 :
L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?
Article 1 : L’вme, aprиs la mort, peut-elle penser ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Aucune
opйration commune а l’вme et au corps ne peut demeurer dans l’вme aprиs la
mort. Or penser est une opйration commune а l’вme et au corps ; en effet,
le Philosophe dit au premier livre sur l’Вme
que « dire que l’вme pense, c’est comme si l’on disait qu’elle tisse ou
qu’elle bвtit ». L’вme, aprиs la mort, ne peut donc penser.
2° [Le rйpondant] disait que le Philosophe
parle de l’acte d’intellection qui convient а l’вme dans sa face infйrieure, et
non de celui qui lui convient dans sa face supйrieure. En
sens contraire : la face supйrieure de l’вme est celle par laquelle
elle se tourne vers les rйalitйs divines. Or, mкme quand l’homme pense quelque
chose par rйvйlation divine, sa pensйe dйpend du corps, car il est nйcessaire
que cette pensйe aussi ait lieu par une conversion aux phantasmes, qui sont
dans un organe corporel. En effet, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Le
rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй des voiles
sacrйs » ; et il appelle « voiles » les formes corporelles
mкmes sous lesquelles les rйalitйs spirituelles sont rйvйlйes. La pensйe qui
convient а l’вme dans sa face supйrieure dйpend donc du corps ; et ainsi,
la pensйe ne reste en aucune faзon dans l’вme aprиs la mort.
3° Il est dit en
Eccl. 9, 5 : « Les vivants savent qu’ils doivent mourir,
mais les morts ne connaissent rien de plus » ; la Glose : « parce qu’ils
n’avancent plus ». Il semble donc que l’вme, aprиs la mort, ou ne connaоt
rien, si l’expression « de plus » est prise temporellement, ou du
moins ne peut penser les choses qu’elle n’a pas dйjа pensйes ; car alors
elle progresserait, ce qui s’oppose а la Glose.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
les objets sensibles sont au sens ce que les phantasmes sont а l’вme
intellective. Or le sens ne peut rien sentir si des objets sensibles ne lui
sont pas prйsentйs. Donc l’вme humaine non plus ne peut rien penser si des
phantasmes ne lui sont pas prйsentйs. Or les phantasmes ne lui sont pas
prйsentйs aprиs la mort ; car ils ne sont prйsentйs que dans un organe
corporel. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.
5° [Le rйpondant] disait que le Philosophe
parle de l’вme dans son йtat d’union au corps. En sens
contraire : on dйtermine l’objet de la puissance en fonction de la
nature de la puissance elle-mкme. Or la nature de l’вme intellective est la
mкme avant et aprиs la mort. Si donc l’вme intellective avant la mort est
ordonnйe aux phantasmes comme а des objets, il semble qu’il en va de mкme aussi
aprиs la mort ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° L’вme ne peut
penser si la puissance intellective lui est фtйe. Or aprиs la mort, les
puissances intellectives que sont l’intellect agent et l’intellect possible ne
restent pas dans l’вme. En effet, de telles puissances lui conviennent а cause
de l’union de l’вme et du corps ; car si elle n’йtait pas unie au corps,
elle n’aurait pas ces puissances, comme l’ange non plus ne les a pas. L’вme,
aprиs la mort, ne peut donc pas penser.
7° Le
Philosophe dit au premier livre sur l’Вme
que la pensйe est corrompue lorsque quelque chose est corrompu а l’intйrieur.
Or cet intйrieur dont parle le Philosophe est corrompu а la mort. Il n’y aura
donc pas de pensйe aprиs la mort.
8° Si l’вme aprиs
la mort pense, il est nйcessaire qu’elle pense au moyen de quelque puissance ;
car tout ce qui agit, agit par une puissance active, et ce qui subit, subit par
une puissance passive. Elle pense donc soit par la mкme puissance qu’elle a eue
dans l’йtat de voie, soit par une autre. Si c’est par une autre, alors il
semble que lorsqu’elle est sйparйe du corps, de nouvelles puissances lui
naissent en plus ; ce qui ne semble pas probable. Et si c’est par la mкme,
cela non plus ne semble pas probable, puisque les puissances qu’elle a
maintenant sont en elle en raison de l’union au corps, union qui cesse а la
mort. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.
9° Si la
puissance intellective demeure en elle, elle demeure soit dans la mesure oщ
elle est fondйe dans la substance de l’вme, soit dans la mesure oщ elle se
rapporte а l’acte. Or ce n’est pas dans la mesure oщ elle est fondйe dans la
substance de l’вme : car si elle demeurait seulement ainsi, elle ne
pourrait rien penser d’autre qu’elle-mкme. Ni non plus dans la mesure oщ elle
se rapporte а l’acte : car dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte,
elle est perfectionnйe par les habitus qu’elle a acquis dans le corps, habitus
qui assurйment dйpendent du corps. Il semble donc que la puissance intellective
ne demeure pas aprиs la mort ; et ainsi, l’вme aprиs la mort ne pensera pas.
10° Tout ce qui
est pensй, est pensй soit au moyen de l’essence de celui qui pense, soit au
moyen de l’essence de la rйalitй pensйe, soit au moyen de la ressemblance en
celui qui pense de la rйalitй pensйe. Or, l’on ne peut pas dire que l’вme ne
pense la rйalitй qu’au moyen de l’essence de la rйalitй pensйe elle-mкme :
car alors elle ne penserait que soi-mкme, les habitus, et les autres choses
dont les essences sont actuellement en elle. Semblablement, on ne peut pas dire
qu’elle ne pense qu’au moyen de l’essence d’elle-mкme pensant : car alors,
si elle pensait d’autres choses que soi, il serait nйcessaire que son essence
soit le modиle des autres rйalitйs, comme l’essence divine est le modиle de
toutes les rйalitйs ; et par ce moyen, Dieu, en pensant son essence, pense
toutes les autres choses, ce qui ne peut pas se dire de l’вme. Ni, de mкme, au
moyen des ressemblances en l’вme des rйalitйs pensйes : car il semblerait
qu’elle pense surtout au moyen des espиces qu’elle a acquises dans le corps. Et
l’on ne peut pas dire qu’elle ne pense que par elles : car alors les вmes
des enfants, qui n’ont rien reзu des sens, ne penseraient rien aprиs la mort.
Il semble donc qu’en aucune faзon l’вme aprиs la mort ne peut penser.
11° Si [le
rйpondant] dit qu’elle connaоtra par des espиces concrййes, alors en sens
contraire : tout ce qui est concrйй а l’вme, lui convient indiffйremment
qu’elle soit dans le corps ou sйparйe du corps. Si donc l’вme humaine possиde
des espиces concrййes pour pouvoir connaоtre, la connaissance au moyen de
telles espиces lui convient non seulement aprиs qu’elle est sйparйe du corps,
mais aussi pendant qu’elle est dans le corps ; et ainsi, il semble que les
espиces qu’elle reзoit des rйalitйs seraient superflues.
12° Et si [le
rйpondant] dit que, pendant qu’elle est unie au corps, elle est empкchйe par le
corps de pouvoir s’en servir, alors en sens contraire : si le corps
empкche l’usage des ces espиces, ce sera soit en raison de la nature
corporelle, soit en raison de la corruption. Or ce n’est pas en raison de la
nature corporelle, car elle n’a aucune contrariйtй avec l’intelligence ;
or une chose ne peut кtre naturellement empкchйe que par son contraire. Ni, de
mкme, en raison de la corruption : car alors, dans l’йtat d’innocence,
quand une telle corruption n’existait pas, l’homme aurait pu se servir de ce
genre d’espиces innйes, et dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de
l’intermйdiaire des sens pour que l’вme reзoive les espиces provenant des
rйalitйs ; ce qui semble кtre faux. Il semble donc que l’вme sйparйe ne
pense pas par des espиces innйes.
13° Et si [le
rйpondant] dit qu’elle pense par des espиces infuses, alors en sens
contraire : ce genre d’espиces lui est infusй soit par Dieu, soit par un
ange. Or ce n’est pas par un ange, car il serait alors nйcessaire que de telles
espиces soient crййes par l’ange dans l’вme. Ni, de mкme, par Dieu, car il
n’est pas probable que Dieu infuse ses dons а ceux qui sont en enfer ;
d’oщ il s’ensuivrait que les вmes en enfer ne penseraient pas. Et ainsi, il ne
semble pas que l’вme sйparйe pense par des espиces infuses.
14° Saint
Augustin, au dixiиme livre sur la Trinitй,
chap. 5, dйterminant la faзon dont l’вme connaоt, dit ceci :
« Comme l’вme ne peut emporter ces corps а l’intйrieur d’elle-mкme, en ce
qui est comme le domaine de la nature incorporelle, elle roule en elle leurs
images et entraоne ces images faites d’elle-mкme en elle-mкme. Elle leur donne
pour les former quelque chose de sa propre substance ; elle conserve
pourtant le pouvoir de juger de telles images : ce pouvoir, c’est
proprement l’esprit, l’intelligence raisonnable, qui demeure comme principe de
jugement. Car ces parties de l’вme qu’informent les ressemblances corporelles,
nous sentons qu’elles nous sont communes avec les animaux. » En ces paroles,
il est exprimй que le jugement de l’вme raisonnable porte sur les images par
lesquelles sont informйes les puissances sensitives. Or de telles images ne
demeurent pas aprиs la mort, puisqu’elles sont reзues dans un organe corporel.
Le jugement de l’вme raisonnable, qui est sa pensйe, ne demeure donc pas non
plus dans l’вme aprиs la mort.
En sens contraire :
1° Selon saint
Jean Damascиne, « aucune essence ne peut кtre privйe de son opйration
propre ». Or l’opйration propre а l’вme raisonnable est de penser. L’вme
pense donc, aprиs la mort.
2° De mкme qu’une
chose est rendue passive par son union а un corps matйriel, de mкme elle est
rendue active par sйparation de ce mкme corps ; en effet, le chaud agit et
subit suivant l’union de la chaleur et de la matiиre ; et s’il y avait une
chaleur sans matiиre, elle agirait et ne subirait pas. Donc l’вme aussi est
rendue tout а fait active par la sйparation du corps. Or, que les puissances de
l’вme ne puissent pas connaоtre par elles-mкmes sans des objets extйrieurs,
cela leur convient en tant qu’elles sont passives, comme le Philosophe le dit
du sens, au deuxiиme livre sur l’Вme.
Donc l’вme, aprиs la sйparation du corps, pourra penser par soi-mкme sans
recevoir ce qui provient des objets.
3° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй
que « de mкme que l’вme recueille au moyen des sens corporels les
connaissances qu’elle a des rйalitйs corporelles, de mкme les connaissances
qu’elle a des rйalitйs incorporelles, elle les recueille par elle-mкme ».
Or elle sera toujours prйsente а elle-mкme. Elle pourra donc au moins avoir la
pensйe des rйalitйs incorporelles.
4° Comme on le
voit dans la citation prйcйdente de saint Augustin, l’вme connaоt les rйalitйs
corporelles en roulant leurs images et en les entraоnant en elle-mкme. Or elle
pourra faire cela plus librement aprиs la sйparation du corps ; d’autant
plus que saint Augustin dit dans la citation en question qu’elle le fait par
elle-mкme. Elle pourra donc mieux penser une fois sйparйe du corps.
5° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme que l’вme
sйparйe du corps entraоne avec elle ses puissances. Or c’est en raison de ses
puissances qu’elle est appelйe cognitive. Elle pourra donc connaоtre, aprиs la
mort.
Rйponse :
Comme dit le
Philosophe au premier livre sur l’Вme,
si aucune des opйrations de l’вme elle-mкme ne lui est propre, c’est-а-dire si
elle ne peut en avoir une sans le corps, alors il est impossible que l’вme soit
elle-mкme sйparйe du corps. En effet, l’opйration d’une rйalitй quelconque est
pour ainsi dire sa fin, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur en elle. Par
consйquent, de mкme que nous soutenons fermement, suivant la foi catholique,
que l’вme aprиs la mort demeure sйparйe du corps, de mкme aussi il est
nйcessaire de soutenir qu’existant sans le corps elle peut penser. Mais il est
difficile de concevoir la faзon dont elle pense, car il est nйcessaire de poser
qu’elle a un autre mode d’intellection que maintenant ; puisqu’il apparaоt
maintenant avec йvidence qu’elle ne peut penser que si elle se tourne vers les
phantasmes, qui ne restent absolument pas aprиs la mort.
Certains disent
que, de mкme qu’elle reзoit maintenant les espиces provenant des rйalitйs
sensibles par l’intermйdiaire des sens, de mкme elle pourra alors recevoir sans
l’intervention d’aucun sens. Mais cela semble impossible, car le passage d’un
extrкme а l’autre extrкme ne se fait que par des mйdiums. Or l’espиce a, dans
la rйalitй sensible elle-mкme, une existence trиs matйrielle, mais dans
l’intelligence, une existence trиs spirituelle ; il est donc nйcessaire
qu’elle passe а cette spiritualitй par l’intermйdiaire de certains degrйs, par
exemple : dans le sens, elle a une existence plus spirituelle que dans la
rйalitй sensible, dans l’imagination encore plus spirituelle que dans le sens,
et ainsi de suite en montant.
C’est pourquoi
d’autres affirment que l’вme pense aprиs la mort au moyen des espиces des
rйalitйs qu’elle a reзues des sens lorsqu’elle йtait dans le corps, et
conservйes dans l’вme elle-mкme. Mais cette opinion est rйprouvйe par certains
auteurs qui suivent l’opinion d’Avicenne. En effet, puisque l’вme intellective
ne se sert pas d’un organe corporel quant а l’intelligence, une chose ne peut
exister dans la partie intellective de l’вme qu’en tant qu’intelligible. Mais
dans les puissances qui usent d’un organe corporel, une chose peut кtre
conservйe non en tant que connaissable mais comme en un certain sujet
corporel ; et c’est pourquoi il arrive qu’il y ait des puissances
sensitives qui n’apprйhendent pas toujours actuellement les espиces ou les
concepts conservйs en elles, comme cela est clair pour l’imagination et la
mйmoire. De la sorte, il semble que dans la partie intellective rien ne soit
conservй qui ne soit apprйhendй actuellement ; et ainsi, en aucune faзon
l’вme ne peut penser aprиs la mort au moyen d’espиces dйjа reзues des rйalitйs.
Mais cela ne
semble pas vrai, car tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui
suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Or, puisque la substance immatйrielle
a un кtre plus fixe et plus stable que la substance corporelle, les espиces
seront reзues dans la partie intellective de faзon plus ferme et immobile que
dans aucune rйalitй matйrielle. Et bien qu’elles soient reзues en elle en tant
qu’intelligibles, il n’est cependant pas nйcessaire qu’elles soient toujours
pensйes en acte, car elle ne sont pas toujours en acte parfait, ni en puissance
pure ; mais en acte incomplet, qui est intermйdiaire entre la puissance et
l’acte, ce qui revient а une existence habituelle dans l’intelligence. Et c’est
pourquoi le Philosophe veut que l’вme intellective soit le lieu des espиces, au
troisiиme livre sur l’Вme, parce
qu’elle les retient en elle et les conserve. Mais cependant, de telles espиces
dйjа reзues et conservйes ne suffisent pas а la connaissance qu’il est
nйcessaire de poser dans l’вme sйparйe ; d’abord а cause des вmes des
enfants, ensuite parce que de nombreuses choses seront connues de l’вme sйparйe
qui ne sont pas connues de nous maintenant, comme les peines de l’enfer, et
autres choses semblables.
Voilа pourquoi
d’autres prйtendent que l’вme sйparйe, bien qu’elle ne reзoive pas ce qui
provient des rйalitйs, a cependant le pouvoir de se conformer aux rйalitйs а
connaоtre lorsqu’elle est en leur prйsence ; comme nous voyons que
l’imagination compose par elle-mкme des formes qu’elle n’a jamais reзues par
les sens. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car il est impossible qu’une
seule et mкme chose se fasse passer de la puissance а l’acte. Or notre вme est
en puissance aux ressemblances des rйalitйs par lesquelles elle connaоt. Il est
donc nйcessaire qu’elles soient mises en acte non par l’вme elle-mкme, mais par
une chose qui a ces ressemblances en acte : soit par les rйalitйs mкmes,
soit par Dieu, en qui toutes les formes sont en acte. Par consйquent, ni
l’intelligence ni mкme l’imagination ne compose de forme nouvellement, si ce
n’est а partir de choses prйexistantes ; par exemple, celle-ci compose la
forme de montagne d’or а partir des ressemblances prйexistantes d’or et de
montagne.
Et c’est
pourquoi d’autres disent que les formes par lesquelles l’вme sйparйe pense lui
sont imprimйes par Dieu dиs sa crйation mкme, et que c’est par elles, selon
certains, que nous pensons, mкme maintenant ; de sorte que l’вme n’obtient
pas de nouvelles espиces par les sens, mais elle est seulement excitйe а
regarder les espиces qu’elles a en soi, conformйment а l’opinion des
Platoniciens, qui voulaient qu’apprendre ne fыt rien d’autre que se souvenir.
Mais l’expйrience contredit cette opinion. En effet, nous constatons que celui
qui manque d’un sens, manque d’une science, par exemple celui qui n’a pas la
vue ne peut avoir de science concernant les couleurs ; ce qui ne serait
point, si l’вme n’avait pas besoin pour connaоtre de recevoir des espиces
depuis les sens.
Mais selon
d’autres, l’вme unie au corps ne pense rien au moyen de ces espиces concrййes,
йtant empкchйe par le corps ; mais elle pensera par elles quand elle sera
sйparйe du corps. Mais cela aussi semble dur а admettre, que les espиces qui
sont naturellement mises dans l’вme soient totalement empкchйes par le corps,
alors que l’union du corps et de l’вme n’est pas accidentelle а l’вme, mais
naturelle. En effet, nous ne rencontrons jamais que, lorsque deux choses sont naturelles
а une rйalitй, l’une soit le total empкchement de l’autre ; sinon l’autre
existerait inutilement. Cette position est aussi en dйsaccord avec l’opinion du
Philosophe qui, au troisiиme livre sur l’Вme,
compare l’intelligence humaine а une table sur laquelle rien n’est йcrit.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement en disant que chaque chose reзoit l’influence de son
supйrieur suivant le mode de son кtre. Or l’вme raisonnable possиde l’кtre en
un certain mode intermйdiaire entre les formes sйparйes et les formes
matйrielles. En effet, les formes sйparйes que sont les anges reзoivent de Dieu
un кtre indйpendant de toute matiиre, et qui n’est en aucune matiиre. Les
formes matйrielles, par contre, reзoivent de Dieu un кtre а la fois existant
dans la matiиre, et dйpendant de la matiиre, car il ne peut кtre conservй sans
matiиre. Mais l’вme raisonnable tient de Dieu un кtre existant certes dans la
matiиre — en tant qu’elle est la forme du corps, et par lа unie au corps
dans son кtre — mais non dйpendant du corps, car l’кtre de l’вme peut se
conserver sans le corps. Et c’est pourquoi l’вme raisonnable reзoit l’influence
de Dieu d’une faзon intermйdiaire entre les anges et les substances
matйrielles. Car elle reзoit la lumiиre intellectuelle de telle faзon que sa
connaissance intellective se rйfиre au corps, en tant qu’elle reзoit (les
phantasmes) en provenance des puissances corporelles, et qu’elle doive regarder
vers eux lorsqu’elle considиre en acte ; en quoi elle se trouve infйrieure
aux anges. Et cependant cette lumiиre n’est pas liйe au corps de sorte que son
opйration s’accomplisse par un organe corporel ; en quoi elle se trouve
supйrieure а toute forme matйrielle, qui n’a point d’opйration а laquelle la
matiиre ne participe. Mais quand l’вme sera sйparйe du corps, de mкme qu’elle
n’aura son кtre ni dйpendant du corps ni existant dans le corps, de mкme aussi
elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle de telle sorte
qu’elle ne sera pas liйe au corps comme si elle s’exerзait par lui, et n’aura
absolument aucune relation avec le corps.
Et ainsi,
lorsque l’вme nouvellement crййe est infusйe au corps, il ne lui est donnй de
connaissance intellectuelle qu’en relation avec les puissances
corporelles : par exemple, il lui est donnй de pouvoir par l’intellect
agent rendre intelligibles en acte les phantasmes, qui sont intelligibles en
puissance, et recevoir par l’intellect possible les espиces ainsi abstraites.
Et de lа vient que, tant qu’elle a un кtre uni au corps dans le prйsent йtat de
voie, mкme les choses dont les espиces sont conservйes en elle, elle ne les
connaоt qu’en regardant vers les phantasmes. Et toujours pour la mкme raison,
des rйvйlations de Dieu ne lui sont faites que sous les apparences des
phantasmes, et elle ne peut pas non plus penser les substances sйparйes,
celles-ci ne pouvant кtre adйquatement connues au moyen des espиces des
rйalitйs sensibles. Mais quand elle aura un кtre dйgagй du corps, alors elle
recevra l’influence de la connaissance intellectuelle а la faзon dont les anges
reзoivent, sans aucune rйfйrence au corps, c’est-а-dire qu’elle recevra de Dieu
lui-mкme les espиces des rйalitйs, et il ne sera pas nйcessaire, pour penser en
acte par ces espиces ou par celles qu’elle a dйjа acquises, de se tourner vers
des phantasmes ; il ne lui sera pas moins possible de voir d’une
connaissance naturelle les substances sйparйes elles-mкmes, que sont les anges
ou les dйmons, mais non pas Dieu, ce qui n’est accordй а aucune crйature sans
la grвce.
De tout cela,
l’on peut dйduire que l’вme aprиs la mort pense de trois faзons : d’abord
par les espиces qu’elle a reзues des rйalitйs pendant qu’elle йtait dans le
corps ; ensuite par les espиces divinement infusйes lors mкme de sa
sйparation d’avec le corps ; enfin en voyant les substances sйparйes et en
regardant en elles les espиces des rйalitйs. Mais ce dernier mode n’est pas
soumis а son arbitre, mais plutфt а l’arbitre de la substance sйparйe, qui
ouvre son intelligence en parlant et ferme celle-ci en se taisant ; et
l’on a dit ailleurs en quoi consistait cette parole.
Rйponse aux objections :
1° L’opйration de
l’intelligence qui est commune а l’вme et au corps est l’opйration qui convient
maintenant а l’вme intellective en relation avec les puissances corporelles,
que l’on considиre cette opйration dans la partie supйrieure de l’вme, ou dans
la partie infйrieure. Mais aprиs la mort, l’вme sйparйe du corps aura une
opйration qui ne se fera point par un organe corporel et n’aura aucune relation
avec le corps.
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° Cette citation
parle de l’avancement du mйrite ; et cela ressort d’une autre glose qui
dit au mкme endroit : « certains affirment qu’aprиs la mort les
mйrites croissent et dйcroissent » ; si bien que le
sens est : « ils n’avancent plus » dans la connaissance,
c’est-а-dire pour avoir un plus grand mйrite ou une plus grande rйcompense, ou
pour qu’une connaissance plus claire leur soit due ; et le sens n’est pas
qu’ensuite il ne connaоtraient rien de ce qu’ils ignoraient auparavant :
il est en effet йtabli qu’ils connaоtront alors les peines de l’enfer, qu’ils
ne connaissent pas maintenant.
4° Le Philosophe,
au troisiиme livre sur l’Вme, ne
parle que de l’intelligence unie au corps ; car sinon, la considйration de
l’intelligence ne concernerait pas le physicien.
5° Bien que la
nature de l’вme soit la mкme avant et aprиs la mort quant а la nature de
l’espиce, cependant le mode d’existence n’est pas le mкme, et par consйquent le
mode d’opйration non plus.
6° Dans l’вme
sйparйe demeureront la puissance intellective, et l’intellect agent, et
l’intellect possible : car de telles puissances ne sont pas causйes dans
l’вme par le corps ; quoique, lorsqu’elles existent dans l’вme unie au
corps, elles aient une relation avec le corps, qu’elles n’auront pas dans l’вme
sйparйe.
7° Le Philosophe
parle de la pensйe qui nous convient maintenant par rapport aux
phantasmes : en effet, elle est empкchйe lorsque l’organe corporel est
empкchй, et totalement corrompue lorsqu’il est corrompu.
8° Les mкmes
puissances intellectives qui sont maintenant dans l’вme seront dans l’вme
sйparйe, car elles sont naturelles ; or il est nйcessaire que les
puissances naturelles demeurent, quoiqu’elles aient maintenant avec le corps
une relation qu’elles n’auront pas alors, comme on l’a dit.
9°
Les
puissances intellectives demeurent dans l’вme sйparйe, tant du cфtй oщ elles
sont enracinйes dans l’essence de l’вme, que du cфtй oщ elles se rapportent а
l’acte ; et il n’est pas nйcessaire que les habitus qui ont йtй acquis
dans le corps soient dйtruits ; sauf peut-кtre suivant l’opinion
susmentionnйe, qui prйtend qu’une espиce ne reste dans l’intelligence qu’au
moment oщ elle est actuellement pensйe. Supposй aussi que ces habitus ne
restent pas, la puissance intellective resterait ordonnйe aux actes de l’autre
sorte.
10° L’вme aprиs la
mort pense par des espиces. Et elle peut assurйment penser au moyen des espиces
qu’elle a acquises dans le corps, bien que celles-ci ne suffisent pas tout а
fait, comme l’objection le mentionne.
11°
&
12°
Nous accordons les deux arguments suivants.
13° L’infusion des
dons gratuits ne parvient pas а ceux qui sont en enfer ; mais ceux-ci ne
sont pas privйs de la participation aux dons qui appartiennent а l’йtat de
nature : car rien n’est universellement privй de la participation du bien,
comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Or la susdite infusion d’espиces, qui se fait lors de la
sйparation de l’вme et du corps, relиve de la condition naturelle de la
substance sйparйe ; voilа pourquoi les вmes des damnйs ne sont pas non
plus privйes d’une telle infusion.
14° Saint Augustin
veut montrer par ces paroles comment l’вme s’entoure des ressemblances des
rйalitйs corporelles, au point d’estimer parfois qu’elle-mкme est un corps,
comme on le voit clairement dans les opinions des anciens philosophes. Et il
dit que cela se produit parce que l’вme, tendue vers les corps, s’applique а
ceux-ci au moyen des sens extйrieurs, et par ce moyen s’efforce d’introduire vers
soi les corps eux-mкmes autant que possible. Or, йtant elle-mкme incorporelle,
elle ne peut « emporter les corps eux-mкmes » а l’intйrieur de soi,
mais elle introduit les ressemblances des corps « comme dans le domaine de
la nature incorporelle » : encore que les formes existant dans
l’imagination soient sans matiиre, elles ne parviennent cependant pas jusqu’au
domaine de la nature incorporelle, n’йtant pas encore dйgagйes des dйpendances
de la matiиre. Or il est dit qu’elle « entraоne » ces ressemblances,
en tant qu’elle les abstrait quasi subitement des rйalitйs sensibles. Il est
dit qu’elle les « roule », en tant qu’elle les simplifie, ou en tant
qu’elle les compose et les divise. Elle les « fait en elle-mкme », en
tant qu’elles sont reзues dans la puissance de l’вme, c’est-а-dire
l’imaginative. Elle les « fait d’elle-mкme », car c’est l’вme
elle-mкme qui forme en soi de telles imaginations, de sorte que l’expression
« de » indique le principe efficient. Voilа pourquoi il ajoute que
l’вme « donne pour former ces espиces quelque chose de sa propre
substance », c’est-а-dire qu’une certaine partie de l’вme enracinйe dans
sa substance est affectйe а la charge de former les images. Mais tout ce qui
juge de quelque chose doit nйcessairement en кtre libre — et c’est
pourquoi l’intelligence est faite pure et sans mйlange, afin de juger toutes
choses, suivant le Philosophe — ; par consйquent, pour que l’вme juge sur
de telles images, qui ne sont pas les rйalitйs elles-mкmes, mais les
ressemblances des rйalitйs, il est nйcessaire qu’il y ait dans l’вme quelque
chose de supйrieur, qui n’est pas occupй par ces images : et c’est
l’esprit, qui peut juger sur de telles images. Cependant, il n’est pas
nйcessaire que l’esprit juge de ces seules images, mais il juge parfois aussi
de ces choses qui ne sont ni des corps, ni des ressemblances de corps. Article 2 : L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Si elle
connaоt les singuliers, c’est soit au moyen d’espиces concrййes, soit au moyen
d’espиces acquises. Or ce n’est pas par des espиces acquises, car dans la
partie intellective sont reзues des espиces non pas singuliиres, mais
universelles ; « et seul ce genre de l’вme est sйparй du corps, comme
l’йternel du corruptible », suivant le Philosophe. Ni, de mкme, par des
espиces concrййes, car, les singuliers йtant infiniment nombreux, il serait
nйcessaire de poser qu’une infinitй d’espиces lui seraient concrййes, ce qui
est impossible. L’вme sйparйe ne connaоt donc pas les singuliers.
2° [Le rйpondant] disait qu’elle connaоt
les singuliers par une espиce universelle. En sens
contraire : une espиce indistincte ne peut кtre le principe d’une
connaissance distincte. Or l’espиce universelle est indistincte, tandis que la
connaissance des singuliers est une connaissance distincte. L’вme sйparйe ne
peut donc pas connaоtre les singuliers par des espиces universelles.
3° [Le rйpondant] disait que l’вme sйparйe,
en prйsence du singulier, se conforme а celui-ci, et ainsi le connaоt. En sens contraire : quand le singulier est
prйsent а l’вme, ou bien quelque chose passe du singulier vers l’вme, ou bien
rien ne passe. Si quelque chose passe, l’вme sйparйe reзoit donc quelque chose
des singuliers, ce qui semble discordant. Et si rien ne passe, les espиces
existant dans l’вme demeurent donc communes, et ainsi, rien de singulier ne
peut кtre connu par leur intermйdiaire.
4° Rien
d’existant en puissance ne se fait passer de la puissance а l’acte. Or l’вme
cognitive est en puissance aux rйalitйs connaissables. Elle ne peut donc
elle-mкme se faire passer а l’acte, pour se conformer а elles. Et ainsi, il
semble que l’вme sйparйe, en prйsence des singuliers, ne les connaisse pas.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Lc 16, 23 que le riche en enfer a connu Abraham et Lazare, et qu’il
gardait la connaissance de ses frиres encore vivants. L’вme sйparйe connaоt
donc les singuliers.
2° La douleur
n’est pas sans connaissance. Or l’вme supportera la douleur du feu et des
autres peines de l’enfer. Elle connaоtra donc les singuliers.
Rйponse :
Comme on l’a
dit, l’вme sйparйe connaоt de deux faзons : d’abord au moyen d’espиces
infusйes lors mкme de la sйparation ; ensuite par les espиces qu’elles a
reзues dans le corps.
Et quant а la
premiиre faзon, l’on doit attribuer а l’вme sйparйe une connaissance semblable
а la connaissance angйlique ; donc, de mкme que les anges connaissent les
singuliers par des espиces concrййes, de mкme aussi l’вme les connaоt par des
espиces mises en elle lors mкme de la sйparation. En effet, puisque les idйes
existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs quant а la forme et
la matiиre, il est nйcessaire qu’elles en soient les modиles et les
ressemblances quant а l’une et l’autre. La rйalitй est donc connue par leur
moyen non seulement dans la nature du genre et de l’espиce, qui se prend des
principes formels, mais aussi dans sa singularitй, dont le principe est la
matiиre. Mais les formes concrййes aux esprits angйliques, et celles que les
вmes acquiиrent lors de leur sйparation, sont des ressemblances de ces raisons
idйales qui sont dans l’esprit divin ; de sorte que, de mкme que les
rйalitйs dйrivent de ces idйes pour subsister en forme et matiиre, de mкme les
espиces dйrivent dans les esprits crййs, pour leur faire connaоtre les rйalitйs
et quant а la forme, et quant а la matiиre, c’est-а-dire et quant а la nature
universelle, et quant а la nature singuliиre : et ainsi, au moyen de
telles espиces l’вme sйparйe connaоt les singuliers.
Quant aux
espиces qui sont reзues des sens, elles sont semblables aux rйalitйs dans la
mesure seulement oщ les rйalitйs peuvent agir ; c’est-а-dire par la forme.
Voilа pourquoi les singuliers ne peuvent pas кtre connus par leur
intermйdiaire, sauf peut-кtre en tant qu’elles sont reзues dans une puissance
usant d’un organe corporel, en laquelle elles sont reзues en quelque sorte
matйriellement, et donc particuliиrement. Mais dans l’intelligence, qui est
tout а fait exempte de matiиre, elles ne peuvent кtre le principe que d’une
connaissance universelle, sauf peut-кtre par une certaine rйflexion sur les
phantasmes а partir desquels les espиces intelligibles sont abstraites. Mais
cette rйflexion ne pourra pas avoir lieu aprиs la mort et la corruption des
phantasmes. Cependant, l’вme pourra appliquer de telles formes universelles aux
singuliers dont elle a connaissance de l’autre faзon.
Rйponse aux objections :
1° L’вme sйparйe
ne connaоt pas les singuliers par les espиces acquises dans le corps, ni par
des espиces concrййes, mais par des espиces mises en elle lors de la
sйparation. Et cependant, il n’est pas nйcessaire pour qu’elle connaisse les
singuliers qu’une infinitй d’espиces lui soient alors aussi infusйes :
d’une part parce que les singuliers qui doivent кtre connus d’elle ne sont pas infiniment
nombreux actuellement ; d’autre part parce qu’au moyen d’une unique
ressemblance de l’espиce, la substance sйparйe peut connaоtre tous les
individus de cette espиce, en tant que cette ressemblance de l’espиce est faite
ressemblance propre de chacun des singuliers suivant le rapport propre а tel ou
tel individu, comme on l’a dit des anges dans la question sur les anges, et
comme cela est clair pour l’essence divine, qui est la similitude propre non
seulement des individus d’une seule espиce, mais de tous les йtants, suivant
les divers rapports aux diffйrentes rйalitйs.
2° Bien que les
espиces par lesquelles l’вme sйparйe connaоt les singuliers soient en
elles-mкmes immatйrielles, et donc universelles, elles sont cependant des
ressemblances de la rйalitй et quant а la nature universelle et quant а la
nature singuliиre ; voilа pourquoi rien n’empкche que des singuliers
soient connus par leur intermйdiaire.
3° &
4° Nous
accordons les autres arguments. Question 21 : [Le bien]
Introduction
Article 1 : Le
bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ? Article 2 :
L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ? Article 3 : Le
bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ? Article 4 :
Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ? Article 5 : Le
bien crйй est-il bon par son essence ? Article 6 : Le
bien crйй consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint
Augustin ?
Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Chaque chose,
par son essence, est un йtant. Or la crйature n’est pas bonne par essence mais
par participation. Le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant quant а la
rйalitй.
2° Puisque le
bien inclut l’йtant dans sa notion, et que cependant le bien est distinct de
l’йtant quant а la notion, il est nйcessaire que la notion de bien ajoute
quelque chose а la notion d’йtant. Or, l’on ne peut pas dire qu’il ajoute а
l’йtant une nйgation, comme l’un, qui ajoute а l’йtant l’indivision, car toute
la notion de bien consiste en une position. Le bien ajoute donc positivement
quelque chose а l’йtant ; et ainsi, il semble qu’il ajoute rйellement
quelque chose.
3° [Le rйpondant] disait qu’il ajoute une
relation а la fin. En sens contraire :
dans ce cas, le bien ne serait rien d’autre qu’un йtant relatif. Or l’йtant
relatif concerne un genre d’йtant dйterminй, celui de la relation. Le bien est
donc dans un prйdicament dйterminй ; ce qui s’oppose au Philosophe au
premier livre de l’Йthique, oщ il
pose le bien dans tous les genres.
4° Comme on peut
le dйduire des paroles de Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, le bien est diffusif de soi et de l’кtre. Donc ce qui
fait qu’une chose est diffusive rend cette chose bonne. Or diffuser implique
une certaine action ; et l’action procиde de l’essence par l’intermйdiaire
de la puissance. Une chose est donc appelйe bonne en raison de la puissance
ajoutйe а l’essence ; et ainsi, le bien ajoute rйellement quelque chose а
l’кtre.
5° Plus on
s’йloigne de l’unique principe simple, plus on trouve dans les rйalitйs une
grande diversitй. Or en Dieu, l’йtant et le bien sont un par la rйalitй, et se
distinguent par la notion. Donc, dans les crйatures, ils se distinguent plus
que par la notion ; et ainsi, ils se distinguent par la rйalitй, puisqu’au-dessus
de la distinction de notion il n’y a que la distinction de rйalitй.
6° Les prйdicats
accidentels ajoutent rйellement а l’essence de la rйalitй. Or la bontй est
accidentelle а la rйalitй crййe ; sinon elle ne pourrait pas perdre la
bontй. Le bien ajoute donc rйellement quelque chose а l’йtant.
7° Tout ce
qui se dit par dйtermination formelle d’une chose, ajoute а celle-ci rйellement
quelque chose, йtant donnй que rien n’est dйterminй formellement par soi-mкme.
Or le bien se dit par dйtermination formelle, comme il est dit dans le
commentaire du livre des Causes ;
le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant.
8° En outre, rien
n’est dйterminй par soi-mкme ; or le bien dйtermine l’йtant ; le bien
ajoute donc quelque chose а l’йtant.
9° [Le rйpondant] disait que le bien
dйtermine l’йtant quant а la notion. En sens
contraire : ou bien quelque chose correspond а cette notion dans la
rйalitй, ou bien rien n’y correspond. Si rien n’y correspond, il s’ensuivra que
cette notion est inutile et vaine ; et si quelque chose correspond dans la
rйalitй, on obtient donc ce qu’on cherchait : que le bien ajoute
rйellement quelque chose а l’йtant.
10° La
relation est spйcifiйe par son terme. Or le bien signifie une relation а un
terme dйterminй, qui est la fin. Le bien signifie donc une relation spйcifique.
Or tout йtant spйcifiй ajoute rйellement quelque chose а l’йtant commun. Le
bien ajoute donc rйellement, lui aussi, quelque chose а l’йtant.
11° De mкme que le
bien et l’йtant sont convertibles, de mкme l’homme et « кtre capable de
rire ». Or bien que « кtre capable de rire » soit convertible
avec l’homme, cependant il ajoute rйellement а l’homme, а savoir le propre mкme
de l’homme, qui est du genre des accidents. Donc le bien aussi ajoute rйellement
а l’йtant.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que « c’est parce que Dieu est bon que nous sommes, et c’est dans la
mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Il semble donc que le bien
n’ajoute rien а l’йtant.
2° Chaque fois
que deux choses sont dans un rapport tel que l’une ajoute а l’autre par la
rйalitй ou par la notion, l’une d’elles peut кtre pensйe sans l’autre. Or
l’йtant ne peut кtre pensй sans le bien. Le bien n’ajoute donc rien а l’йtant,
ni par la rйalitй ni par la notion. Preuve de la mineure : Dieu peut faire
plus que l’homme ne peut penser. Or Dieu ne peut pas faire un йtant qui ne soit
bon ; car par le fait mкme qu’il vient du Bien, il est bon, comme le
montre Boиce au livre des Semaines.
L’intelligence ne peut donc pas non plus penser cela.
Rйponse :
Une chose peut
ajouter а une autre de trois faзons. D’abord, en ajoutant une rйalitй qui soit
hors de l’essence de la chose а laquelle on dit qu’elle s’ajoute ; par
exemple, le blanc ajoute quelque chose au corps, car l’essence de la blancheur
est hors de l’essence du corps. Ensuite, on dit qu’une chose ajoute а une autre
comme en la contractant et en la dйterminant ; par exemple, l’homme ajoute
quelque chose а l’animal : non qu’il y ait en l’homme quelque rйalitй qui
soit complиtement hors de l’essence de l’animal — sinon il serait
nйcessaire de dire que tout ce qu’est l’homme n’est pas l’animal, mais que
l’animal est une partie de l’homme — mais l’animal est contractй par
l’homme, car ce qui est contenu de faзon dйterminйe et actuelle dans la notion
d’homme est implicitement et quasi potentiellement contenu dans la notion
d’animal. Ainsi il entre dans la notion d’homme d’avoir une вme raisonnable,
mais il entre dans la notion d’animal d’avoir une вme, sans dйterminer si elle
est raisonnable ou non raisonnable ; cependant cette dйtermination,
suivant laquelle on dit que l’homme ajoute а l’animal, est fondйe en quelque
rйalitй. Enfin, on dit qu’une chose ajoute а une autre quant а la notion
seulement ; c’est-а-dire quand quelque chose entre dans la notion de l’une
sans entrer dans la notion de l’autre, et cependant n’est rien dans la rйalitй
mais seulement dans la raison, qu’il contracte ou non ce а quoi on dit qu’il
s’ajoute. En effet, « aveugle » ajoute quelque chose а l’homme, а savoir
la cйcitй, qui n’est pas une chose qui est dans la rйalitй, mais seulement un
йtant de raison, la raison comprenant les privations ; et l’homme est
contractй par cela, car tout homme n’est pas aveugle ; mais quand on dit
la taupe aveugle, il ne se fait aucune contraction par cet ajout.
Or il est
impossible qu’une chose ajoute quelque chose а l’йtant universel de la premiиre
faзon, quoiqu’il puisse y avoir ainsi une addition а quelque йtant
particulier ; en effet, il n’est aucune rйalitй de nature qui soit hors de
l’essence de l’йtant universel, quoiqu’il existe quelque rйalitй hors de
l’essence de cet йtant-ci. De la deuxiиme faзon, certaines choses se trouvent
ajouter а l’йtant, car l’йtant est contractй par les dix genres, dont chacun
ajoute quelque chose а l’йtant ; non certes un accident, ou quelque
diffйrence qui serait hors de l’essence de l’йtant, mais un mode d’кtre
dйterminй, qui est fondй dans l’essence mкme de la rйalitй. Et de cette faзon,
le bien n’ajoute rien а l’йtant, puisque le bien se divise йgalement en dix
genres, comme l’йtant, ainsi qu’on le voit au premier livre de l’Йthique.
Voilа pourquoi
il est nйcessaire ou bien qu’il n’ajoute rien а l’йtant, ou bien qu’il ajoute
quelque chose qui soit seulement dans la raison. En effet, s’il ajoutait quelque
chose de rйel, il serait nйcessaire que l’йtant soit contractй par la notion de
bien а quelque genre spйcial. Or, puisque l’йtant est ce qui rentre en premier
dans la conception de l’intelligence, comme dit Avicenne, il est nйcessaire que
tout autre nom ou bien soit synonyme d’йtant, ce qui ne peut se dire du bien,
puisqu’il n’est pas frivole de dire qu’un йtant est bon ; ou bien qu’il
ajoute quelque chose au moins quant а la notion ; et dans ce cas, il est
nйcessaire que le bien, puisqu’il ne contracte pas l’йtant, ajoute а l’йtant
quelque chose qui soit seulement de raison. Or ce qui est seulement de raison
ne peut кtre que deux choses : une nйgation ou quelque relation. En effet,
toute position absolue signifie une chose existant dans la rйalitй.
Ainsi donc, а
l’йtant, qui est la premiиre conception de l’intelligence, l’un ajoute ce qui
est seulement de raison, а savoir une nйgation : en effet, l’on dit
« un » comme on dirait « йtant indivis ». Mais le vrai et le
bien se disent positivement ; ils ne peuvent donc ajouter qu’une relation
qui soit seulement de raison. Or, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de
la Mйtaphysique, il se trouve que
cette relation est seulement de raison, dans laquelle le sujet de la relation
ne dйpend pas du terme, mais l’inverse, puisque la relation elle-mкme est une
certaine dйpendance, comme cela est clair pour la science et l’objet de
science, le sens et le sensible. En effet la science dйpend de l’objet de
science, mais non l’inverse ; c’est pourquoi la relation par laquelle la
science est rйfйrйe а l’objet de science est rйelle, tandis que la relation par
laquelle l’objet de science est rйfйrй а la science est seulement de
raison : car l’objet de science est dit relatif, suivant le Philosophe,
non qu’il soit lui-mкme rйfйrй, mais parce qu’autre chose lui est rйfйrй. Et il
en est ainsi dans toutes les autres choses qui se comportent comme la mesure et
le mesurй, ou la cause de perfection et le perfectible. Il est donc nйcessaire
que le vrai et le bien ajoutent а la notion d’йtant une relation de cause de
perfection.
Or il y a deux
choses а considйrer en n’importe quel йtant : la nature mкme de l’espиce,
et l’existence par laquelle une chose subsiste dans cette espиce. Et ainsi, un
йtant peut causer la perfection de deux faзons. D’abord par la nature de
l’espиce seulement. Dans ce cas, l’intelligence qui perзoit la nature de
l’йtant est perfectionnйe par celui-ci. Et cependant, l’йtant n’est pas en elle
dans son existence naturelle ; aussi cette faзon de perfectionner est-elle
ajoutйe а l’йtant par le vrai. En effet, le vrai est dans l’esprit, comme dit
le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique ;
et chaque йtant est appelй vrai dans la mesure ou il est conformй ou
conformable а l’intelligence ; voilа pourquoi tous ceux qui dйfinissent
correctement le vrai posent l’intelligence dans sa dйfinition. Ensuite, l’йtant
cause la perfection d’autre chose non seulement par la nature de son espиce,
mais aussi par l’existence qu’il a dans la rйalitй. Et c’est de cette faзon que
le bien cause la perfection. En effet, le bien est dans les rйalitйs, comme dit
le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or, dans la mesure oщ un йtant cause par son existence la perfection et
l’accomplissement d’un autre, il est une fin relativement а celui qu’il
perfectionne ; et de lа vient que tous ceux qui dйfinissent correctement
le bien posent dans sa notion quelque chose qui appartient а la relation de
fin ; c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « ceux qui disent que
le bien est ce que toute chose recherche, l’ont trиs bien dйfini ».
Ainsi donc, en
premier et principalement, on appelle bon l’йtant qui cause la perfection de
l’autre а la faзon d’une fin ; mais secondairement, on appelle bonne une
chose qui mиne а la fin, comme l’utile est appelй bon ; ou une chose qui
est de nature а obtenir la fin, comme on appelle sain non seulement ce qui a la
santй, mais aussi ce qui la produit, la conserve et la signifie.
Rйponse aux objections :
1° Puisque
l’йtant se dit absolument et que le bien ajoute une relation de cause finale,
l’essence mкme de la rйalitй considйrйe absolument suffit pour permettre а une
chose d’кtre appelйe йtant, mais non d’кtre appelйe bonne ; en effet, de
mкme que dans les autres genres de causes la relation de cause seconde dйpend
de la relation de cause premiиre, tandis que la relation de cause premiиre ne
dйpend de rien d’autre, de mкme en est-il dans les causes finales : les
fins secondes participent а la relation de cause finale relativement а la fin
ultime, mais la fin ultime elle-mкme a cette relation par soi. Et de lа vient
que l’essence de Dieu, qui est la fin ultime des rйalitйs, suffit а permettre
que Dieu soit appelй bon ; mais une fois posйe l’essence de la crйature,
la rйalitй n’est pas encore appelйe bonne, si ce n’est par une relation а Dieu,
qui lui donne d’кtre une cause finale. Et si l’on dit que la crйature n’est pas
bonne par essence mais par participation, c’est d’une premiиre faзon, en tant
que l’essence elle-mкme, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est
considйrйe comme autre chose que la relation а Dieu — а cette relation
elle doit d’кtre une cause finale, et а Dieu elle est ordonnйe comme а une fin.
Mais d’une autre faзon, la crйature peut кtre appelйe bonne par essence :
en tant que l’essence de la crйature ne se trouve pas sans la relation а la
bontй de Dieu ; et c’est ce que veut dire Boиce au livre des Semaines.
2° Ce qui est
seulement de raison est impliquй non seulement par la nйgation mais aussi par
une certaine relation, comme on l’a dit.
3° Toute relation
rйelle est dans un genre dйterminй ; mais les relations non rйelles
peuvent concerner tout йtant.
4° Bien que
« diffuser » semble en toute propriйtй de terme impliquer l’opйration
d’une cause efficiente, cependant cela peut impliquer au sens large la relation
de n’importe quelle cause, comme « influer », « faire », et
autres termes de ce genre. Et lorsqu’il est dit que le bien est diffusif par sa
nature, la diffusion n’est pas а prendre au sens oщ elle implique l’opйration
d’une cause efficiente, mais au sens oщ elle implique la relation de cause
finale ; et une telle diffusion a lieu sans l’intermйdiaire d’aucune
puissance ajoutйe. Le bien signifie la diffusion de la cause finale et non de
la cause agente, d’une part parce que l’efficiente, en tant que telle, n’est
pas la mesure et la perfection de la rйalitй, mais plutфt son
commencement ; d’autre part aussi parce que l’effet participe а la cause
efficiente seulement par assimilation de la forme, tandis que la rйalitй
obtient la fin par tout son кtre, et en cela consistait la notion de bien.
5° De deux
faзons, des choses peuvent кtre un en Dieu quant а la rйalitй. D’abord,
seulement du cфtй du sujet oщ elles se trouvent et non par leur propre nature, comme
la science et la puissance. En effet, la science est identique а la puissance
quant а la rйalitй, non point par la raison qu’elle est science, mais qu’elle
est divine. Et les choses qui sont ainsi un en Dieu par la rйalitй, se trouvent
diffйrer dans les crйatures quant а la rйalitй. Ensuite, par la nature mкme des
choses que l’on dit кtre rйellement un en Dieu. Et c’est ainsi que le bien et
l’йtant sont rйellement un en Dieu, car il entre dans la notion de bien de ne
pas diffйrer de l’йtant quant а la rйalitй ; voilа pourquoi partout oщ
l’on rencontre le bien et l’йtant, il sont identiques quant а la rйalitй.
6° De mкme qu’un
certain йtant est essentiel, et un autre est accidentel, de mкme aussi un
certain bien est accidentel, et un autre essentiel ; et une chose perd la
bontй de la mкme faзon qu’elle perd l’кtre substantiel ou accidentel.
7° А cause de la
relation susmentionnйe, il arrive que l’on dise que le bien dйtermine
formellement l’йtant quant а la notion.
8° On voit dиs
lors clairement la rйponse au huitiиme argument.
9°
А
cette notion quelque chose correspond dans la rйalitй, а savoir la rйelle
dйpendance de ce qui est ordonnй а la fin envers la fin elle-mкme, comme c’est
aussi le cas dans les autres relations de raison.
10° Quoique le bien
signifie une relation spйciale, celle de fin, cependant cette relation convient
а n’importe quel йtant, et ne pose rien dans l’йtant quant а la rйalitй ;
l’argument n’est donc pas concluant.
11° Bien que
« кtre capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant
cela ajoute а l’homme une nature йtrangиre, qui est hors de l’essence de
l’homme ; or rien ne peut кtre ainsi ajoutй а l’йtant, comme on l’a dit.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Nous
l’accordons, parce que le bien n’ajoute pas а l’йtant quant а la rйalitй.
2° La seconde
objection entend prouver que le bien n’ajoute pas non plus quant а la
notion ; voilа pourquoi il faut rйpondre qu’une chose peut кtre pensйe de
deux faзons sans une autre. D’abord comme dans une йnonciation, c’est-а-dire
lorsque l’on entend qu’une chose est sans l’autre ; et de cette faзon,
tout ce que l’intelligence peut penser sans une autre chose, Dieu peut le
faire. Mais l’йtant ne peut pas кtre ainsi pensй sans le bien, au sens oщ
l’intelligence penserait qu’une chose est un йtant et n’est pas bonne. Ensuite,
l’on peut penser une chose sans l’autre comme dans une dйfinition, c’est-а-dire
de telle sorte que l’on pense а l’une sans en mкme temps penser а
l’autre : comme l’animal est pensй sans l’homme ni toutes les autres
espиces ; et ainsi, l’йtant peut кtre pensй sans le bien. Et cependant, il
ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire un йtant sans bien, car l’action mкme de
faire consiste а amener quelque chose а l’existence. Article 2 : L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Les opposйs
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or le bien et le mal sont opposйs.
Puis donc que le mal n’est pas naturellement en toute chose — car, comme
dit Avicenne, « le mal n’existe pas au-delа du disque de la
lune » — il semble que le bien non plus ne se rencontre pas en toute
chose ; et ainsi, le bien n’est pas convertible avec l’йtant.
2° Chaque fois
que deux choses sont telles que l’une a une plus grande extension que l’autre,
elles ne sont pas convertibles entre elles. Or, comme dit le commentateur
Maxime au quatriиme chapitre des Noms
divins, le bien s’йtend а plus de choses que l’йtant ; en effet, il
s’йtend au non-йtants, qui sont appelйs а l’existence par le bien. Le bien et
l’йtant ne sont donc pas convertibles.
3° Comme dit
Algazel, le bien est la perfection dont l’apprйhension est dйlectable. Or tout
йtant n’a pas la perfection ; en effet, la matiиre prime n’a aucune
perfection. Tout йtant n’est donc pas bon.
4° En
mathйmatique, il y a l’йtant, mais il n’y a pas le bien, comme le Philosophe le
montre au troisiиme livre de la Mйtaphysique.
Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.
5° Il est dit au
livre des Causes que la premiиre de
toutes les rйalitйs crййes est l’existence. Or, suivant le Philosophe dans les Catйgories, « est antйrieur ce qui
est impliquй sans rйciprocitй ». L’implication de l’йtant par le bien
n’est donc pas rйciproque ; et ainsi, le bien et l’йtant ne sont pas
convertibles.
6° Ce qui
est divisй n’est pas convertible avec l’une des choses qui le divisent, comme
l’animal avec le raisonnable. Or l’йtant est divisй par le bien et le mal,
puisque de nombreux йtants sont appelйs mauvais. Le bien et l’йtant ne sont
donc pas convertibles.
7° La privation,
elle aussi, suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, est appelйe йtant, d’une certaine faзon. Or elle ne
peut en aucune faзon кtre appelйe bien ; sinon le mal, dont la raison
formelle consiste dans la privation, serait bon. Le bien et l’йtant ne sont
donc pas convertibles.
8° Selon Boиce au
livre des Semaines, « s’il est
dit que toutes choses sont bonnes, c’est parce qu’elles viennent du Bien qu’est
Dieu ». Or la bontй de Dieu est sa sagesse mкme et sa justice. Donc, pour
la mкme raison, tout ce qui vient de Dieu serait sagesse et chose juste, ce qui
est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir que toutes choses seraient
bonnes.
En sens contraire :
1° Une chose ne
tend que vers ce qui lui ressemble. Or tout йtant tend vers le bien, comme dit
Boиce au livre des Semaines. Tout
йtant est donc bon ; et il ne peut rien y avoir de bon qui ne soit en
quelque faзon. Le bien et l’йtant sont donc convertibles.
2° Du bien, rien
ne peut venir qui ne soit bon. Or tout йtant procиde de la divine bontй. Tout
йtant est donc bon ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
Puisque la
notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection pour une
autre а la faзon d’une fin, tout ce qui se trouve кtre une fin est aussi un
bien. Or deux conditions entrent dans la notion de fin : que la chose soit
recherchйe ou dйsirйe par ceux qui n’atteignent pas encore la fin, et qu’elle
soit aimйe, et comme goыtйe avec dйlectation, par ceux qui participent а la
fin : puisqu’il appartient а la mкme nature de tendre vers la fin et de se
reposer d’une certaine faзon dans la fin, comme c’est par la mкme nature que la
pierre se meut vers le centre et qu’elle se repose au centre.
Or ces deux
conditions se trouvent convenir а l’кtre lui-mкme. En effet, les choses qui ne
participent pas encore а l’кtre, y tendent par un certain appйtit
naturel ; et c’est pourquoi la matiиre recherche la forme, suivant le
Philosophe au premier livre de la Physique.
D’autre part, tout ce qui a dйjа l’кtre aime naturellement cet кtre qui est le
sien, et le conserve de toute sa force ; aussi Boиce dit-il au troisiиme
livre sur la Consolation :
« La divine providence a donnй aux choses qu’elle a crййes cette cause de
permanence, peut-кtre la plus grande, qui est de dйsirer naturellement
demeurer, autant qu’elles le peuvent. C’est pourquoi rien ne peut te faire
douter que toutes les choses qui existent recherchent naturellement la
constance et la permanence, et йvitent la ruine. »
L’кtre lui-mкme
est donc un bien. Par consйquent, de mкme qu’il est impossible que quelque
chose soit un йtant sans avoir l’кtre, de mкme il est nйcessaire que tout
йtant, par le fait mкme qu’il a l’кtre, soit bon ; quoique dans certains
йtants, de nombreuses autres raisons de bontй s’ajoutent aussi а leur кtre, par
lequel ils subsistent. D’autre part, puisque le bien inclut la notion d’йtant,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, il est impossible qu’une chose soit
bonne sans кtre un йtant ; et ainsi, il reste que le bien et l’йtant sont
convertibles.
Rйponse aux objections :
1° Le bien et le
mal sont opposйs comme la privation et l’habitus ; or il n’est pas
nйcessaire que la privation soit naturellement en tout sujet oщ l’habitus
existe ; il n’est donc pas nйcessaire que le mal soit naturellement en
tout sujet oщ le bien existe naturellement. Dans les contraires, mкme lorsque
l’un se trouve naturellement en un sujet, l’autre ne s’y trouve pas
naturellement, suivant le Philosophe dans les Catйgories. Mais le bien existe naturellement en tout йtant,
puisqu’il est appelй bon en raison mкme de son existence naturelle.
2° Le bien
s’йtend aux non-йtants non pas par prйdication mais par causalitй, en tant que
les non-йtants recherchent le bien — nous appelons
« non-йtants » les choses qui sont en puissance et non en acte. Mais
l’кtre n’a pas la causalitй, si ce n’est peut-кtre sous l’aspect de la cause
exemplaire ; mais cette causalitй ne s’йtend assurйment qu’aux choses qui
participent actuellement а l’кtre.
3° De mкme que la
matiиre prime est un йtant en puissance et non en acte, de mкme aussi elle est
parfaite en puissance et non en acte, bonne en puissance et non en acte.
4° Les objets
dont traite le mathйmaticien, par l’existence qu’ils ont dans les rйalitйs,
sont bons. En effet, l’existence mкme de la ligne ou du nombre est bonne, mais
ceux-ci ne sont pas considйrйs par le mathйmaticien dans leur existence mais
seulement dans la nature de l’espиce ; car il les considиre abstraitement,
et ils ne sont pas abstraits dans l’existence mais seulement dans la raison. Or
on a dйjа dit que le bien ne suit la nature de l’espиce qu’en raison de
l’existence qu’elle a en quelque rйalitй ; voilа pourquoi la notion de
bien ne convient pas а la ligne ou au nombre tels qu’ils se tiennent sous la
considйration du mathйmaticien, bien que la ligne et le nombre soient bons.
5° L’йtant est
appelй antйrieur au bien, non pas au sens que l’objection donne а
« antйrieur », mais d’une autre faзon, comme l’absolu est antйrieur
au relatif.
6° Une chose peut
кtre appelйe bonne tant en raison de son кtre qu’en raison de quelque propriйtй
ou relation ajoutйe ; comme l’homme est appelй bon а la fois en tant qu’il
est et en tant qu’il est juste et chaste, ou ordonnй а la bйatitude. Donc, du
point de vue de la premiиre bontй, l’йtant est convertible avec le bien ;
mais du point de vue de la seconde, le bien divise l’йtant.
7° On dit de la
privation qu’elle est un йtant non pas de nature mais seulement de
raison ; et de mкme aussi, elle est un bien de raison. Car connaоtre la
privation, et quoi que ce soit de semblable, est bon ; et la connaissance
du mal, suivant Boиce, ne peut manquer а celui qui est bon.
8° Selon Boиce,
une chose est appelйe bonne en raison de son кtre mкme ; mais elle est
appelйe juste en raison de son action. Or l’кtre est diffusй en toutes les
choses qui procиdent de Dieu, tandis que tout ne participe pas а cet agir
auquel la justice est ordonnйe. En effet, bien qu’en Dieu l’agir et l’кtre
soient identiques, et que par suite sa justice soit sa bontй, cependant agir et
кtre sont deux choses diffйrentes dans les crйatures. L’кtre peut donc кtre
communiquй а celui а qui l’agir n’est pas communiquй, et pour ceux а qui les
deux sont communiquйs, l’кtre est diffйrent de l’agir. C’est pourquoi les
hommes qui sont bons et justes sont bons en tant qu’ils sont, mais ils ne sont
pas justes en tant qu’ils sont mais en tant qu’ils ont un certain habitus
ordonnй а l’agir ; et l’on peut dire de mкme de la sagesse et des autres choses
de ce genre.
Ou bien l’on
peut rйpondre autrement, suivant le mкme auteur : кtre juste, sage et
autres choses semblables sont des biens spйciaux, puisque ce sont des
perfections spйciales ; tandis que le bien dйsigne quelque chose de
parfait dans l’absolu. De Dieu parfait lui-mкme procиdent donc les rйalitйs
parfaites, mais non avec le mкme mode de perfection qui fait que Dieu est
parfait ; car ce qui est fait n’a pas le mode de l’agent mais celui de
l’њuvre ; et tout ce qui reзoit de Dieu la perfection ne le reзoit pas de
la mкme faзon. Voilа pourquoi, de mкme qu’il est commun а Dieu et а toutes les
crйatures d’кtre parfait dans l’absolu, mais non d’кtre parfait de telle ou
telle faзon, de mкme кtre bon convient а Dieu et а toutes les crйatures, mais
avoir cette bontй qui est sagesse ou qui est justice, il n’est pas nйcessaire
que cela soit commun а tous ; mais certaines choses conviennent seulement
а Dieu, comme l’йternitй et la toute-puissance, d’autres а certaines crйatures
et а Dieu, comme la sagesse, la justice et autres choses semblables. Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est
dans les rйalitйs est antйrieur а ce qui est seulement dans l’apprйhension,
йtant donnй que notre apprйhension est causйe et mesurйe par les rйalitйs. Or,
suivant le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, le bien est dans les rйalitйs, et le vrai dans
l’esprit. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.
2° Une chose est
parfaite en soi dans sa notion avant d’кtre cause de perfection pour autrui. Or
une chose est appelйe bonne en tant qu’elle est parfaite en soi, et vraie en
tant qu’elle est cause de perfection pour autrui. Le bien est donc antйrieur au
vrai.
3° On parle de
bien en se rйfйrant а la cause finale, et de vrai en se rйfйrant а la cause
formelle. Or la cause finale est antйrieure а la cause formelle, car la fin est
la cause des causes. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.
4° Le bien
particulier est postйrieur au bien universel. Or le vrai est un certain bien
particulier, car il est le bien de l’intelligence, comme dit le Philosophe au
sixiиme livre de l’Йthique. Le bien
est donc naturellement antйrieur au vrai quant а la notion.
5° Le bien inclut
la notion de fin. Or le premier dans l’intention est la fin. L’intention du
bien est donc antйrieure а l’intention du vrai.
En sens contraire :
1° Le bien est
cause de perfection de la volontй, et le vrai est cause de perfection de
l’intelligence. Or l’intelligence prйcиde naturellement la volontй. Donc le
vrai aussi prйcиde le bien.
2° Plus une chose
est immatйrielle, plus elle est premiиre. Or le vrai est plus immatйriel que le
bien, car le bien se rencontre dans les rйalitйs naturelles, le vrai seulement
dans l’esprit immatйriel. Le vrai est donc naturellement antйrieur au bien.
Rйponse :
Tant le vrai
que le bien, comme on l’a dit, sont des perfections, ou des causes de
perfections. Or l’ordre entre des perfections peut кtre envisagй de deux
faзons : d’abord du cфtй des perfections elles-mкmes ; ensuite du
cфtй des perfectibles.
Donc, а
considйrer le vrai et le bien en soi, le vrai est antйrieur au bien dans sa
notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une rйalitй selon la
nature de l’espиce, tandis que le bien, non seulement selon la nature de
l’espиce mais aussi selon l’кtre qu’il a rйellement. Et ainsi, la notion de
bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en
quelque sorte par addition а celle-ci ; et ainsi, le bien prйsuppose le
vrai, et le vrai prйsuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par
l’apprйhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il
est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique.
Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considиre en
soi : aprиs l’йtant vient l’un, ensuite le vrai aprиs l’un, et enfin,
aprиs le vrai, le bien.
Mais si l’on
envisage l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, alors а
l’inverse le bien est naturellement antйrieur au vrai, pour deux raisons.
D’abord, parce
que la perfection du bien s’йtend а plus de choses que la perfection du vrai.
En effet, seules sont de nature а кtre perfectionnйes par le vrai les rйalitйs
qui peuvent percevoir quelque йtant en elles-mкmes, ou le possйder en
elles-mкmes dans sa notion, et non dans l’кtre que l’йtant a en lui-mкme :
de telles rйalitйs sont seulement celles qui reзoivent quelque chose
immatйriellement, et ce sont les cognitives ; car l’espиce de la pierre
est dans l’вme, mais non avec l’кtre qu’elle a dans la pierre. En revanche,
mкme les rйalitйs qui reзoivent une chose avec son кtre matйriel sont de nature
а кtre perfectionnйes par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce
qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espиce que
selon l’кtre, comme on l’a dйjа dit. Voilа pourquoi toutes choses recherchent
le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet,
c’est-а-dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai,
apparaоt la relation du perfectible а la perfection qu’est le bien ou le vrai.
Ensuite, parce
que mкme les rйalitйs qui sont de nature а кtre perfectionnйes par le bien et
le vrai, sont perfectionnйes par le bien avant de l’кtre par le vrai : en
effet, parce qu’elles participent а l’кtre, elles sont perfectionnйes par le
bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose,
elles sont perfectionnйes par le vrai. Or la connaissance est postйrieure а
l’кtre ; et c’est pourquoi, dans cette considйration qui part des
perfectibles, le bien prйcиde le vrai.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, mais non
du cфtй du vrai et du bien eux-mкmes : en effet, l’esprit est seul
perfectible par le vrai, tandis que toute rйalitй est perfectible par le bien.
2° Le bien n’est
pas seulement parfait, mais aussi cause de perfection, de mкme que le vrai,
comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° La fin, en
tant que cause, est antйrieure а l’une des autres causes ; et l’effet est
perfectionnй par sa cause ; cet argument vaut donc pour la relation du
perfectible а la perfection, en laquelle le bien est antйrieur. Mais а
considйrer la forme et la fin dans l’absolu, puisque la forme est elle-mкme
fin, la forme considйrйe en soi est antйrieure а la forme considйrйe comme la
fin d’une autre chose ; or la notion de vrai rйsulte de l’espиce mкme, en
tant qu’elle est pensйe comme elle est.
4° Il est dit que
le vrai est un certain bien, en tant qu’il a l’кtre en quelque perfectible
spйcial, et ainsi, cette objection concerne aussi la relation du perfectible а
la perfection.
5° On dit que la
fin est premiиre dans l’intention par rapport aux moyens, mais non par rapport
aux autres causes, si ce n’est dans la mesure oщ elles sont elles-mкmes des
moyens ; et ainsi, il faut rйpondre comme а la troisiиme objection. Et
cependant, il faut savoir que lorsque l’on dit que la fin est premiиre dans
l’intention, le mot « intention » dйsigne l’acte de l’esprit, qui est
de tendre. Mais lorsque nous comparons l’intention du bien et celle du vrai,
« intention » dйsigne la notion signifiйe par la dйfinition ; le
mot est donc pris йquivoquement dans l’un et l’autre cas.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Une chose est
de nature а кtre perfectionnйe par le bien non seulement par l’intermйdiaire de
la volontй, mais aussi en tant qu’elle a l’existence ; donc, bien que
l’intelligence soit antйrieure а la volontй, il ne s’ensuit pas qu’une chose
soit perfectionnйe par le vrai avant de l’кtre par le bien.
2° Cet argument
vaut pour le vrai et le bien en tant qu’ils sont considйrйs en eux-mкmes ;
il doit donc кtre accordй. Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon Boиce au
livre des Semaines, « si, par
impossible, nous pensons que Dieu est, tandis que notre intelligence fait
abstraction de sa bontй, il s’ensuivra que toutes les autres choses sont des
йtants, mais qu’ils ne sont pas bons ». En revanche, si nous pensons en
Dieu la bontй, il s’ensuivra que toutes choses sont bonnes, tout comme elles
sont des йtants. Toutes choses sont donc appelйes bonnes d’aprиs la bontй
premiиre.
2° [Le rйpondant] disait : s’il se
fait que lorsque la bontй n’est pas pensйe en Dieu il n’y a pas de bontй dans
les crйatures, c’est parce que la bontй de la crйature est causйe par la bontй
de Dieu, et non parce que la rйalitй serait formellement nommйe bonne d’aprиs
la bontй de Dieu. En sens contraire :
chaque fois qu’une chose est nommйe telle d’aprиs le seul rapport а une autre
chose, elle n’est pas nommйe telle d’aprиs quelque chose qui lui serait
formellement inhйrent, mais d’aprиs ce qui est hors d’elle, et auquel elle est
rapportйe ; comme l’urine, que l’on dit кtre saine parce qu’elle signifie
la santй de l’animal, n’est pas nommйe saine d’aprиs une santй qui lui serait
inhйrente, mais d’aprиs la santй de l’animal signifiйe par elle. Or on dit que
la crйature est bonne par rйfйrence а la bontй premiиre, parce que chaque chose
est appelйe bonne pour autant qu’elle est dйrivйe du bien premier, comme dit
Boиce au livre des Semaines. La
crйature n’est donc pas nommйe bonne d’aprиs quelque bontй formelle qui
existerait en elle, mais d’aprиs la bontй divine elle-mкme.
3° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Trinitй :
« Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois,
si tu le peux, le bien mкme : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa
bontй d’un autre bien, mais est la bontй de tout bien. » Or toutes choses
sont appelйes bonnes d’aprиs le bien mкme qui est la bontй de tout bien. C’est
donc d’aprиs la divine bontй, dont il parle, que toutes choses sont appelйes
bonnes.
4° Puisque toute
crйature est bonne, elle est bonne soit par une bontй qui lui est inhйrente,
soit par la seule bontй premiиre. Si c’est par une bontй qui lui est inhйrente,
alors, puisque cette bontй est aussi une certaine crйature, elle-mкme aussi
sera bonne ; donc, soit par la bontй qu’elle est elle-mкme, soit par une
autre. Si c’est par la bontй qu’elle est elle-mкme, elle sera donc la bontй
premiиre : en effet, la dйfinition du bien premier, comme on le voit dans
la citation de saint Augustin susmentionnйe, est d’кtre bon par soi-mкme ;
et ainsi, on obtient ce qu’on cherchait : la crйature est bonne par la
bontй premiиre. Mais si cette bontй est bonne par une autre bontй, la mкme
question demeure а son sujet : donc, ou bien il faudra remonter а
l’infini, ce qui est impossible, ou bien il faudra arriver а une bontй nommant
la crйature, et qui est bonne par elle-mкme : et ce sera la bontй
premiиre. Il est donc nйcessaire, de toute faзon, que la crйature soit bonne
par la bontй premiиre.
5° Selon Anselme,
toute chose vraie est vraie par la vйritй premiиre. Or la bontй premiиre est
aux choses bonnes ce que la vйritй premiиre est aux choses vraies. Toutes
choses sont donc bonnes par la bontй premiиre.
6° Ce qui n’a pas
de pouvoir sur le moins, n’en a pas sur le plus. Or кtre est moins qu’кtre
bon ; et la crйature n’a pas de pouvoir sur l’кtre, puisque tout кtre
vient de Dieu. Elle n’a donc pas de pouvoir sur le fait d’кtre bon ; la
bontй d’aprиs laquelle une chose est appelйe bonne n’est donc pas une bontй
crййe.
7° Кtre, suivant
saint Hilaire, est propre а Dieu. Or le propre est ce qui convient а un seul.
Il n’y a donc pas d’autre кtre que Dieu mкme. Or toutes choses sont bonnes en
tant qu’elles ont l’кtre. Toutes choses sont donc bonnes par l’кtre divin
lui-mкme, qui est sa bontй.
8° La bontй
premiиre n’ajoute rien а la bontй ; sinon la bontй premiиre serait
composйe. Or il est vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй. Il est
donc йgalement vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre.
9° [Le rйpondant] disait lui-mкme que la
bontй premiиre ajoute а la bontй absolue dans sa notion et non dans la rйalitй.
En sens contraire : la notion а laquelle
rien ne correspond dans la rйalitй est inutile et vaine. Or elle n’est pas
vaine, la notion par laquelle nous pensons la bontй premiиre. Si donc elle
ajoute quelque chose dans la notion, elle ajoutera aussi dans la rйalitй :
ce qui est impossible ; et ainsi, elle n’ajoute pas mкme dans la notion.
Et de la sorte, on dira que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre,
comme elles le sont aussi par la bontй absolue.
En sens contraire :
1° Toutes choses
sont bonnes en tant qu’elles sont des йtants, car, suivant saint Augustin,
« c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Or ce
n’est pas d’aprиs l’essence premiиre que toutes choses sont formellement
appelйes йtants, mais d’aprиs l’essence crййe. Ce n’est donc pas non plus par
la bontй premiиre que toutes choses sont bonnes formellement, mais par la bontй
crййe.
2° Le variable
n’est pas formellement dйterminй par l’invariable, puisqu’ils sont opposйs. Or
toute crйature est variable, tandis que la bontй premiиre est invariable. Ce
n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne
formellement.
3° Toute forme
est proportionnйe а son perfectible. Or la bontй premiиre, puisqu’elle est
infinie, n’est pas proportionnйe а la crйature, puisque celle-ci est finie. Ce
n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne formellement.
4° Selon saint
Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй,
chap. 3, toutes les choses crййes « sont bonnes par participation du
bien ». Or la bontй premiиre n’est pas elle-mкme par participation du
bien, car elle est la bontй totale et parfaite. Ce n’est donc pas par la bontй
premiиre que toutes choses sont bonnes formellement.
5° On dit que la
crйature a un vestige de la Trinitй, en tant qu’elle est une, vraie et
bonne ; et ainsi, le bien relиve du vestige. Or le vestige et ses parties
sont quelque chose de crйй. La crйature est donc bonne par une bontй crййe.
6° La bontй
premiиre est trиs simple. Elle n’est donc ni composйe en soi, ni composable
avec autre chose ; et ainsi, elle ne peut кtre la forme de quelque chose,
puisque la forme entre en composition avec ce dont elle est la forme. Or la
bontй par laquelle on dit que des choses sont bonnes, est une certaine forme,
puisque tout кtre vient de la forme. Ce n’est donc pas par la bontй premiиre
que les crйatures sont bonnes formellement.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a eu diverses positions. Certains, conduits par des arguments sans valeur,
se sont йgarйs au point de poser que Dieu йtait la substance de n’importe
quelle rйalitй. Et certains parmi eux,
comme David de Dinant, ont posй qu’il йtait identique а la matiиre prime.
D’autres, par contre, ont posй qu’il йtait la forme de n’importe quelle
rйalitй. Mais assurйment, la faussetй de cette erreur se dйcouvre tout de
suite. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu pensent qu’il est le principe
effectif de toutes choses, puisqu’il est nйcessaire que tous les йtants
dйrivent d’un unique йtant premier. Or la cause efficiente, suivant
l’enseignement du Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, n’entre pas avec la cause matйrielle dans le mкme sujet,
puisqu’elles ont des notions contraires ; en effet, chaque chose est
agissante pour autant qu’elle est en acte, tandis que la dйfinition de la
matiиre est d’кtre en puissance. L’efficient et la forme de l’effet, quant а
eux, sont spйcifiquement identiques, dans la mesure oщ tout agent produit son
semblable, mais non identiques numйriquement, car le mкme ne peut faire et кtre
fait. De cela il ressort que l’essence divine elle-mкme n’est ni la matiиre ni
la forme d’une rйalitй, en sorte que la crйature ne peut кtre appelйe
formellement bonne d’aprиs elle comme d’aprиs une forme unie.
En revanche,
n’importe quelle forme est une certaine ressemblance de Dieu. Voilа pourquoi
les platoniciens ont affirmй que toutes choses sont bonnes formellement par la
bontй premiиre, non comme par une forme unie, mais comme par une forme sйparйe.
Et pour comprendre ceci, il faut savoir que les choses qui peuvent кtre
sйparйes dans l’intelligence, Platon les posait sйparйes aussi dans
l’кtre ; et ainsi, de mкme que l’homme peut кtre pensй en dehors de
Socrate et Platon, de mкme il posait que l’homme existe en dehors de Socrate et
de Platon, et il l’appelait « homme par soi », et « idйe de
l’homme », par la participation de laquelle Socrate et Platon йtaient
appelйs hommes. Or, de mкme qu’il trouvait un homme commun а Socrate et а
Platon, et а tous les autres, de mкme aussi il trouvait que le bien йtait
commun а tous les biens, et que le bien pouvait кtre pensй sans que l’on pense
ce bien ou cet autre ; et c’est pourquoi il posait que le bien йtait
sйparй, en dehors de tous les biens particuliers : et il posait que
celui-ci йtait le bien par soi, ou l’idйe du bien, par la participation de
laquelle toutes choses seraient appelйes des biens ; comme le montre le
Philosophe au premier livre de l’Йthique.
Mais il y avait cette diffйrence entre l’idйe du bien et l’idйe de l’homme, que
l’idйe de l’homme ne s’йtendait pas а toutes choses, tandis que l’idйe du bien
s’йtendait а tout, mкme aux idйes. Car l’idйe mкme du bien est aussi un certain
bien particulier. Voilа pourquoi il йtait nйcessaire de dire que le bien par
soi йtait lui-mкme le principe universel de toutes les rйalitйs, lequel est
Dieu. Il s’ensuit donc, suivant cette opinion, que toutes choses seraient
nommйes bonnes d’aprиs la bontй premiиre elle-mкme, qui est Dieu, de mкme que
Socrate et Platon, selon Platon, йtaient appelйs hommes par participation de
l’homme sйparй, non d’aprиs une humanitй qui leur fыt inhйrente.
Et c’est en
quelque sorte cette opinion que les porrйtains ont suivie. En effet, ils
disaient que le bien est prйdiquй de la crйature simplement, lorsque nous
disons : « l’homme est bon », et avec un ajout, lorsque nous
disons : « Socrate est un homme bon ». Ils disaient donc que la
crйature est appelйe bonne simplement, non d’aprиs une bontй inhйrente mais
d’aprиs la bontй premiиre, comme si la bontй absolue et commune йtait elle-mкme
la bontй divine ; mais lorsque la crйature est appelйe ce bien ou cet
autre, elle est nommйe d’aprиs la bontй crййe, car les bontйs particuliиres
crййes sont comme les idйes particuliиres, suivant Platon. Mais cette position
est rйprouvйe de plusieurs faзons par le Philosophe : d’une part par la
raison que les quidditйs et les formes des rйalitйs sont dans les rйalitйs
particuliиres elles-mкmes, et ne sont pas sйparйes d’elles, comme cela est
prouvй de multiples faзons au septiиme livre de la Mйtaphysique ; d’autre part, mкme en supposant les idйes, il
prouve que cette position serait sans fondement spйcialement dans le cas du
bien, parce que le bien ne se dit pas univoquement des choses bonnes, et qu’а
de telles choses ne correspondait pas une idйe unique, selon Platon ; et
c’est par cette voie que le Philosophe s’oppose а lui au premier livre de l’Йthique.
Cependant, en
ce qui concerne spйcialement notre propos, la faussetй de la position susdite
apparaоt ainsi : tout agent se trouve produire son semblable ; si
donc la bontй premiиre est cause de tous les biens, il est nйcessaire qu’elle
imprime sa ressemblance dans toutes les rйalitйs causйes, et ainsi, chaque
chose sera appelйe bonne comme d’aprиs une forme inhйrente, par la ressemblance
du souverain bien qui lui est donnйe, et en outre d’aprиs la bontй premiиre
comme d’aprиs le modиle et la cause de toute bontй crййe. Et moyennant cela,
l’opinion de Platon peut se soutenir. Ainsi donc, nous disons, suivant
l’opinion commune, que toutes choses sont bonnes formellement par une bontй
crййe comme par une forme inhйrente, et par la bontй incrййe comme par une
forme exemplaire.
Rйponse aux objections :
1° Comme on l’a
dйjа mentionnй, la raison pour laquelle les crйatures ne seraient pas bonnes si
l’on ne pensait la bontй en Dieu, est que la bontй de la crйature est une
reproduction de la bontй divine ; il ne s’ensuit donc pas que la crйature
soit appelйe bonne d’aprиs la bontй incrййe, si ce n’est comme d’aprиs une
forme exemplaire.
2° De deux faзons
une chose est nommйe par rйfйrence а une autre chose. D’abord quand le rapport
lui-mкme est la notion de la dйnomination, et c’est ainsi que l’urine est
appelйe saine par rapport а la santй de l’animal. En effet, la notion de sain,
dans le sens oщ il est prйdiquй de l’urine, est d’кtre le signe de la santй de
l’animal. Et en de telles choses, ce qui est nommй par rйfйrence а autre chose
n’est pas nommй d’aprиs une forme qui lui serait inhйrente, mais d’aprиs
quelque chose d’extйrieur auquel il est rapportй. Ensuite, une chose est nommйe
par rйfйrence а autre chose, quand le rapport n’est pas la notion de la
dйnomination, mais la cause, comme si l’air йtait appelй йclairant d’aprиs le
soleil : non que le rapport mкme de l’air au soleil soit la clartй de
l’air, mais parce que l’opposition directe de l’air au soleil est la cause de
ce qu’il йclaire. Et c’est de cette faзon que la crйature est appelйe bonne par
rйfйrence а Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° Saint Augustin
suit sur de nombreux points l’opinion de Platon, autant que cela peut se faire
dans la vйritй de la foi ; voilа pourquoi ses paroles sont а entendre
ainsi : il est dit que la divine bontй elle-mкme est la bontй de tout
bien, en tant qu’elle est la cause efficiente premiиre et exemplaire de tout
bien, sans que soit exclue la bontй crййe d’aprиs laquelle les crйatures sont
nommйes bonnes comme d’aprиs une forme inhйrente.
4° Le cas des
formes gйnйrales n’est pas le mкme que celui des formes spйciales. Dans les
formes spйciales, en effet, la prйdication du concret sur l’abstrait n’est pas
admise, de sorte que l’on ne dit pas : « la blancheur est
blanche », ni : « la chaleur est chaude », ainsi que Denys
le montre clairement au deuxiиme chapitre des Noms divins. Mais dans les formes gйnйrales, une telle prйdication
est admise : nous disons en effet que l’essence est un йtant, que la bontй
est bonne, l’unitй une, et ainsi de suite. La raison en est que ce qui rentre
en premier dans l’apprйhension de l’intelligence est l’йtant ; il est donc
nйcessaire que l’intelligence attribue ce qu’est l’йtant а tout ce qui est
apprйhendй par elle. Voilа pourquoi lorsqu’elle apprйhende l’essence de quelque
йtant, elle dit que cette essence est un йtant ; et semblablement chaque
forme gйnйrale ou spйciale, ainsi : « la bontй est un йtant, la
blancheur est un йtant, etc. » Et parce qu’il y a des choses qui
accompagnent insйparablement la notion d’йtant, comme l’un, le bien, etc., il
est nйcessaire que ces choses, pour la mкme raison que l’йtant, soient
prйdiquйes de n’importe quelle chose apprйhendйe. C’est pourquoi nous disons :
« l’essence est une et bonne » ; et semblablement nous
disons : « l’unitй est une et bonne » ; et de mкme aussi
pour la bontй et la blancheur, et pour n’importe quelle forme gйnйrale ou
spйciale. Mais le blanc, parce qu’il est spйcial, n’accompagne pas
insйparablement la notion d’йtant ; la forme de blancheur peut donc кtre
apprйhendйe sans qu’il lui soit attribuй d’кtre blanc ; c’est pourquoi
nous ne sommes pas contraints а dire : « la blancheur est
blanche ». Le blanc se dit en effet d’une seule faзon, tandis que l’йtant,
l’un, le bien et les autres choses de ce genre, qu’il est nйcessaire de dire de
n’importe quelle chose apprйhendйe, se disent de multiples faзons. En effet,
une chose est appelйe йtant, parce qu’elle subsiste en soi ; une autre,
comme la forme, parce qu’elle est le principe de la subsistance ; une autre,
comme la qualitй, parce qu’elle est la disposition de ce qui subsiste ;
une autre, comme la cйcitй, parce qu’elle est la privation de la disposition de
ce qui subsiste. Voilа pourquoi lorsque nous disons : « l’essence est
un йtant », si l’on raisonne ainsi : « donc elle est un йtant
par quelque chose, soit par soi-mкme soit par autre chose », la
consйquence n’est pas valable, car on ne disait pas « кtre un йtant »
а la faзon dont quelque chose qui subsiste dans son кtre est un йtant, mais
comme ce par quoi quelque chose est. Il n’est donc pas nйcessaire de chercher
comment l’essence elle-mкme est par quelque chose, mais comment quelque chose
d’autre est par l’essence. Semblablement, lorsque l’on dit que la bontй est
bonne, elle n’est pas appelйe bonne comme si elle subsistait dans la bontй,
mais comme nous appelons bon ce par quoi quelque chose est bon. Et ainsi, il
n’est pas nйcessaire de se demander si la bontй est bonne par la bontй qu’elle
est elle-mкme ou par une autre, mais si, par la bontй elle-mкme, il est quelque
chose de bon qui soit autre que la bontй elle-mкme, comme c’est le cas dans les
crйatures ; ou qui soit identique а la bontй elle-mкme, comme c’est le cas
en Dieu.
5° De mкme aussi,
il faut distinguer au sujet de la vйritй : toutes choses sont vraies par
la vйritй premiиre comme par le premier modиle, bien qu’elles soient vraies par
la vйritй crййe comme par une forme inhйrente. Mais cependant, le cas de la
vйritй n’est pas le mкme que celui de la bontй. En effet, la notion mкme de
vйritй consiste dans une certaine adйquation ou commensuration. Or une chose
est nommйe mesurйe ou commensurйe d’aprиs quelque chose d’extйrieur, comme
l’йtoffe d’aprиs la brasse. Et c’est ainsi qu’Anselme pense que toutes choses
sont vraies par la vйritй premiиre : en tant que chaque chose est
commensurйe а l’intelligence divine lorsqu’elle accomplit ce pour quoi la
divine providence l’a ordonnйe ou connue d’avance. Par contre, la notion de
bontй ne consiste pas dans une commensuration ; il n’en va donc pas de mкme.
6° La crйature
n’a pas de pouvoir sur l’кtre en sorte qu’elle ait l’кtre par elle-mкme ;
elle a cependant quelque pouvoir sur l’кtre dans la mesure oщ elle est le
principe formel de l’кtre, car ainsi, n’importe quelle forme a un pouvoir sur
l’кtre. Et c’est aussi de cette faзon, comme principe formel, que la bontй
crййe a un pouvoir sur le fait d’кtre bon.
7° Lorsque l’on
dit : « кtre est propre а Dieu », il ne faut pas comprendre
qu’il n’y a pas d’autre кtre que l’кtre incrйй ; mais que seul cet кtre
est dit proprement кtre, parce que, en raison de son immuabilitй, il ne connaоt
pas l’кtre passй ni l’кtre futur. L’кtre de la crйature est dit кtre, par une
certaine ressemblance а l’кtre premier, puisqu’il est mйlangй d’кtre passй ou
d’кtre futur, en raison de la variabilitй de la crйature. Ou bien l’on peut
rйpondre qu’кtre est propre а Dieu parce que Dieu seul est son кtre ;
quoique d’autres choses aient l’кtre, lequel кtre n’est pas l’кtre divin.
8° La bontй
premiиre n’ajoute rien а la bontй absolue quant а la rйalitй ; mais elle
ajoute quelque chose quant а la notion.
9° Comme dit le
commentateur du livre des Causes, la
bontй pure elle-mкme est individuйe et se sйpare d’avec toutes les autres par
le fait mкme qu’elle n’admet pas d’addition. En effet, il n’entre pas
absolument dans la notion de bontй d’admettre ou non l’addition. Car s’il
entrait dans sa notion d’admettre l’addition, alors n’importe quelle bontй
admettrait l’addition, et aucune ne serait la bontй pure. De mкme aussi, s’il
entrait dans sa notion de ne pas admettre l’addition, aucune bontй ne
l’admettrait, et toute bontй serait la bontй pure, tout comme ni le raisonnable
ni l’irrationnel n’entre dans la notion d’animal. Voilа pourquoi le fait mкme
de ne pas pouvoir admettre l’addition contracte la bontй absolue, et distingue
la bontй premiиre, qui est la bontй pure, des autres bontйs. Ne pas admettre
l’addition, puisque c’est une nйgation, est un йtant de raison, et cependant il
est fondй sur la simplicitй de la bontй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que
la notion soit inutile et vaine. Article 5 : Le bien crйй est-il bon par son essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce sans quoi
une rйalitй ne peut exister, semble кtre essentiel а celle-ci. Or la crйature
ne peut exister sans la bontй, car il ne peut exister quelque chose de crйй par
Dieu qui ne soit bon. La crйature est donc bonne par essence.
2° C’est au mкme
[principe] que la crйature doit d’кtre et d’кtre bonne, car par le fait mкme
qu’elle a l’кtre, elle est bonne, comme on l’a dйjа montrй. Or la crйature a
l’кtre par son essence. Elle est donc bonne aussi par son essence.
3° Tout ce qui
convient а quelque rйalitй en tant que telle, lui est essentiel. Or le bien
convient а la crйature en tant qu’elle est, car, comme dit saint Augustin,
« c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». La
crйature est donc bonne par son essence.
4° Puisque la
bontй est une certaine forme crййe inhйrente а la crйature, comme on l’a
montrй, elle sera une forme soit substantielle, soit accidentelle. Dans ce
dernier cas, la crйature pourra кtre un jour sans elle ; mais on ne peut
pas dire cela de la crйature. Il reste donc que la bontй est une forme
substantielle. Or toute forme de ce genre est soit l’essence de la rйalitй, soit
une partie de l’essence. La crйature est donc bonne par son essence.
5° Selon Boиce au
livre des Semaines, les crйatures
sont bonnes en tant qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Or c’est par leur
essence qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Elles sont donc bonnes par leur
essence
6° Ce d’aprиs
quoi l’on nomme est toujours plus simple ou aussi simple que ce qui est nommй.
Or aucune forme ajoutйe а l’essence n’est plus simple ou aussi simple que
l’essence elle-mкme. Celle-ci n’est donc nommйe d’aprиs aucune forme ajoutйe а
elle ; en effet, nous ne pouvons pas dire que l’essence soit blanche. Or
l’essence mкme de la rйalitй est nommйe d’aprиs la bontй ; car n’importe
quelle essence est bonne. La bontй n’est donc pas une forme ajoutйe а l’essence ;
et ainsi, n’importe quelle crйature est bonne par son essence.
7° Tout comme
l’un, le bien est convertible avec l’йtant. Or l’unitй d’aprиs laquelle on
parle de l’un qui est convertible avec l’йtant, ne dйsigne pas une forme
ajoutйe а l’essence de la rйalitй, comme dit le Commentateur au quatriиme livre
de la Mйtaphysique, mais chaque
rйalitй est une par son essence. Chacune est donc йgalement bonne par son
essence.
8° Si la crйature
est bonne par quelque bontй ajoutйe а l’essence, alors, puisque tout ce qui
est, est bon, cette bontй aussi sera bonne, puisqu’elle est une certaine
rйalitй. Non par une autre bontй, car alors on irait а l’infini, mais par son
essence. Donc, pour la mкme raison, on pourra poser que la crйature elle-mкme
йtait bonne par son essence.
En sens contraire :
1° Rien de ce qui
est dit d’une chose par participation, ne lui convient par son essence. Or la
crйature est appelйe bonne par participation, comme le montre clairement saint
Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй,
chap. 3. La crйature n’est donc pas bonne par son essence.
2° Tout ce qui
est bon par son essence, est un bien substantiel. Or les crйatures ne sont pas
des biens substantiels, comme le montre clairement Boиce au livre des Semaines. Les crйatures ne sont donc pas
bonnes par essence.
3° Si une chose
est prйdiquйe essentiellement d’un sujet, quel qu’il soit, l’opposй de cette
chose ne peut кtre prйdiquй de ce sujet. Or l’opposй du bien, qui est le mal,
est prйdiquй de quelque crйature. La crйature n’est donc pas bonne par essence.
Rйponse :
Selon trois
auteurs, il est nйcessaire de dire que les crйatures ne sont pas bonnes par
essence mais par participation : ce sont saint Augustin, Boиce et l’auteur
du livre des Causes, qui dit que Dieu
seul est la bontй pure. Cependant, c’est par des raisons diffйrentes qu’ils
sont portйs а cette unique position.
Pour le voir
clairement, il faut savoir que, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme
que l’кtre se diversifie en substantiel et accidentel, de mкme aussi la bontй
se diversifie, avec cependant cette diffйrence entre les deux : кtre un
йtant dans l’absolu se dit d’une chose pour son кtre substantiel, mais pour
l’кtre accidentel on ne parle pas d’кtre dans l’absolu ; aussi, puisque la
gйnйration est le mouvement vers l’кtre, lorsque quelque chose reзoit l’кtre
substantiel on dit qu’il est gйnйrй au plein sens du terme, mais lorsqu’il
reзoit l’кtre accidentel on dit qu’il est gйnйrй а un certain point de vue. Et
il en est de mкme pour la corruption, par laquelle l’кtre est perdu. Mais pour
le bien, c’est l’inverse. Car relativement а la bontй substantielle une chose
est appelйe bonne а un certain point de vue, tandis que relativement а
l’accidentelle une chose est appelйe bonne au plein sens du terme. C’est
pourquoi nous disons que l’homme injuste est bon non pas au plein sens du
terme, mais а un certain point de vue, en tant qu’il est homme ; en
revanche, nous disons que l’homme juste est bon au plein sens du terme. Et
voici la raison de cette diffйrence. On dit de chaque chose qu’elle est un
йtant, en tant qu’elle est considйrйe de faзon absolue ; mais qu’elle est
bonne — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — par un rapport aux autres. Or
une chose est perfectionnйe en elle-mкme pour subsister par les principes
essentiels ; mais pour se rapporter comme elle le doit а tout ce qui est
hors d’elle, elle est perfectionnйe uniquement par l’intermйdiaire des
accidents ajoutйs а l’essence : car les opйrations par lesquelles une
chose est en quelque sorte unie а une autre procиdent de l’essence par
l’intermйdiaire des vertus ajoutйes а l’essence ; aussi n’acquiert-elle la
bontй dans l’absolu que dans la mesure oщ elle est complйtйe dans les principes
substantiels et dans les accidentels. Or tout ce que la crйature a de perfection
par les principes essentiels et accidentels rйunis ensemble, tout cela, Dieu
l’a par son unique кtre simple. En effet, son essence est sa sagesse, et sa
justice, et sa force, et autres choses semblables qui, en nous, sont ajoutйes а
l’essence. Voilа pourquoi la bontй absolue elle-mкme est en Dieu identique а
son essence, tandis qu’en nous elle est considйrйe comme associйe aux choses
qui s’ajoutent а l’essence. Et c’est pourquoi la bontй complиte et absolue
augmente et diminue et est totalement фtйe, mais non en Dieu ; quoique la
bontй substantielle demeure toujours en nous. Et c’est de cette faзon que saint
Augustin semble dire que Dieu est bon par essence et non par participation.
Mais il se
trouve encore une autre diffйrence entre la bontй de Dieu et la nфtre. La bontй
essentielle n’est pas envisagйe dans une considйration absolue de la nature,
mais dans l’кtre de celle-ci ; car l’humanitй n’inclut la notion de bien
ou de bontй qu’en tant qu’elle a l’кtre. Or la nature ou l’essence divine est
elle-mкme son кtre, tandis que la nature ou l’essence de n’importe quelle
rйalitй crййe n’est pas son кtre mais elle est un кtre participant d’autre
chose. Et ainsi, en Dieu est l’кtre pur, car Dieu mкme est son кtre subsistant,
tandis que dans la crйature est un кtre reзu ou participй. Par consйquent, а
supposer que la bontй absolue soit dite de la rйalitй crййe dans son кtre
substantiel, elle continuerait nйanmoins encore а avoir la bontй par
participation, comme elle a aussi un кtre participй ; tandis que Dieu est
la bontй par essence, en tant que son essence est son кtre. Et telle semble
кtre l’intention du philosophe au livre des Causes,
qui dit que seule la bontй divine est la bontй pure.
Mais il se
trouve encore une autre diffйrence entre la bontй divine et celle de la
crйature. La bontй inclut la notion de cause finale. Or Dieu est cause finale,
puisqu’il est la fin ultime de tout, comme aussi le premier principe de tout.
Par consйquent il est nйcessaire que toute autre fin n’inclue la relation ou la
notion de fin que dans une relation а la cause premiиre, car la cause seconde
n’influe sur l’effet que si l’on prйsuppose l’influx de la cause premiиre,
comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Et donc le bien, qui inclut la notion de fin, ne peut кtre
dit de la crйature qu’en prйsupposant la relation du Crйateur а la crйature.
Donc, supposй que la crйature soit son кtre mкme, comme Dieu est son кtre,
l’кtre de la crйature n’inclurait cependant pas encore la notion de bien, а
moins de prйsupposer la relation au Crйateur ; et c’est pourquoi elle
serait encore appelйe bonne par participation et non absolument dans ce qu’elle
est. Mais l’кtre divin, qui est bon sans rien prйsupposer d’autre, est bon par
soi-mкme ; et telle semble кtre l’intention de Boиce au livre des Semaines.
Rйponse aux objections :
1° La crйature ne
peut pas ne pas кtre bonne par la bontй essentielle, qui est la bontй а un
certain point de vue ; elle peut cependant ne pas кtre bonne par la bontй
accidentelle, qui est la bontй absolue et simple. De plus, cette bontй qui est
envisagйe dans l’кtre substantiel n’est pas l’essence mкme de la rйalitй, mais
un кtre participй ; et cela, mкme en prйsupposant la relation а l’кtre
premier subsistant par soi.
2° Ce qui donne
l’кtre а la rйalitй, lui donne aussi le bien а un certain point de vue,
c’est-а-dire dans l’кtre substantiel ; mais il ne lui donne pas
formellement d’avoir l’кtre au plein sens du terme, ni l’« кtre bon »
au plein sens du terme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour
cette raison l’argument n’est pas concluant.
3°
&
4°
Et il faut rйpondre de mкme aux troisiиme et quatriиme objections.
5° La crйature
vient de Dieu non seulement dans son essence, mais aussi dans son кtre, en
lequel consiste surtout la notion de bontй substantielle, et aussi dans les
perfections ajoutйes, en lesquelles consiste la bontй absolue ; et ces
choses ne sont pas l’essence de la rйalitй. De plus, le rapport mкme par lequel
l’essence de la rйalitй est rapportйe а Dieu comme au principe, est autre que l’essence.
6° L’essence est
appelйe bonne de la mкme faзon que l’йtant ; donc, de mкme qu’elle a
l’кtre par participation, de mкme aussi elle est bonne par participation. En
effet, l’кtre et le bien pris communйment sont plus simples que l’essence,
parce qu’ils sont aussi plus communs, puisqu’ils se disent non seulement de
l’essence, mais encore de ce qui subsiste par l’essence, et aussi des accidents
eux-mкmes.
7° L’un qui est
convertible avec l’йtant, se dit sous l’aspect d’une nйgation, qu’il ajoute а l’йtant ;
le bien, lui, n’ajoute pas de nйgation а l’йtant, mais sa notion consiste en
une position : voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
8° La bontй de la
rйalitй est appelйe bonne de la mкme faзon que l’кtre de la rйalitй est appelй
йtant : non qu’elle ait un autre кtre, mais parce que c’est d’aprиs cet
кtre que la rйalitй est dite кtre, et parce que c’est d’aprиs cette bontй que
la rйalitй est appelйe bonne. Donc, de ce que l’кtre de la substance de la
rйalitй n’est pas appelй йtant d’aprиs un autre кtre que lui, il ne suit pas
qu’elle-mкme ne soit pas nommйe d’aprиs un кtre qu’elle n’est pas ; et de
mкme, cet argument ne vaut pas non plus pour la bontй. Mais il vaut pour
l’unitй, а propos de laquelle le Commentateur l’introduit au quatriиme livre de
la Mйtaphysique, car l’un se comporte
indiffйremment а l’йgard de l’essence ou de l’кtre ; l’essence de la
rйalitй est donc une par elle-mкme, non а cause de son кtre, et ainsi, elle
n’est pas une par quelque participation, comme cela se produit pour l’йtant et
le bien. Article 6 : Le bien de la crйature consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint Augustin ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le bien inclut
la notion de fin, suivant le Philosophe. Or toute la notion de fin consiste
dans un ordre. Toute la notion de bien consiste donc aussi dans un ordre ;
et ainsi, les deux autres sont superflus.
2° L’йtant, le
bien et l’un diffиrent dans leurs concepts. Or la notion d’йtant consiste en
une espиce, et celle de l’un consiste en un mode. La notion de bien ne consiste
donc pas en une espиce ni en un mode.
3° L’espиce
dйsigne la cause formelle. Or, selon certains, le bien et le vrai se
distinguent en ce que le vrai implique la notion de cause formelle, et le bien
celle de cause finale. L’espиce n’appartient donc pas а la notion de bien.
4° Puisque le
bien et le mal sont opposйs, on les envisage а propos du mкme sujet. Or, comme
dit saint Augustin au livre des 83
Questions, « le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation
de toute espиce ». Toute la notion du bien consiste donc dans la position
de l’espиce ; et ainsi, а ce qu’il semble, le mode et l’ordre sont
superflus.
5° Le mode fait
partie des choses qui accompagnent la rйalitй. Or il est une bontй qui
appartient а l’essence de la rйalitй. Le mode n’entre donc pas dans la notion
de bien.
6° Ce que Dieu
peut faire par un seul, il ne le fait pas par plusieurs. Or Dieu a pu faire la
crйature par l’un de ces trois, car l’un quelconque d’entre eux est d’une
certaine bontй. Il n’est donc pas nйcessaire que n’importe lequel de ces trois
soit requis pour la notion de bien.
7° Si ces
trois choses entrent dans la notion de bontй, alors il est nйcessaire qu’elles
soient en n’importe quel bien. Or l’une quelconque de ces trois choses est
bonne. Elles sont donc en n’importe laquelle d’entre elles ; et ainsi,
l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre.
8° Si ces trois
choses sont bonnes, il est nйcessaire qu’elles aient mode, espиce et ordre. Il
y aura donc un mode pour le mode, et une espиce pour l’espиce, et ainsi а
l’infini.
9° Le mode,
l’espиce et l’ordre sont diminuйs par le pйchй, suivant saint Augustin. Or la
bontй substantielle de la rйalitй n’est pas diminuйe par le pйchй. La notion de
bien ne consiste donc pas universellement dans les trois choses susdites.
10° Ce qui entre
dans la notion de bien ne reзoit pas la prйdication du mal. Or ces trois choses
reзoivent la prйdication du mal, suivant saint Augustin au livre sur la Nature du bien : l’on dit en effet
« un mauvais mode, une mauvaise espиce, etc. ». La notion de bien ne
consiste donc pas dans ces trois choses.
11° Saint Ambroise
dit dans l’Hexaлmйron que « la
nature de la lumiиre n’est pas dans le nombre, le poids et la mesure, comme
pour une autre crйature ». Or par ces trois, suivant saint Augustin, sont
constituйes les trois choses dont nous parlons. Puis donc que la lumiиre est
bonne, la notion de bien n’inclut pas les trois choses dont nous parlons.
12° Selon saint
Bernard, le mode de la charitй est de n’avoir pas de mode ; et cependant,
la charitй est bonne. Elle ne requiert donc pas les trois choses susdites.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur la Nature du bien
que « lа oщ ces trois sont grands, les biens sont grands ; oщ ils
sont petits, les biens sont petits ; oщ ils sont nuls, il n’y a aucun
bien ». La notion de bien consiste donc dans ces trois.
2° Saint Augustin
dit dans le mкme livre que des choses sont appelйes bonnes dans la mesure oщ
elles sont « modйrйes, formйes, ordonnйes ».
3° La crйature
est appelйe bonne d’aprиs un rapport а Dieu, comme le veut Boиce au livre des Semaines. Or Dieu a, touchant la
crйature, une relation de triple cause : l’efficiente, la finale et la
formelle exemplaire. Par consйquent, on dit aussi que la crйature est bonne par
une relation а Dieu quant а cette triple cause. Or, en tant qu’elle est
comparйe а Dieu comme а une cause efficiente, elle a un mode qui lui est
prйdйterminй par Dieu ; comparйe а lui comme а une cause exemplaire, elle
a une espиce ; et comparйe а lui comme а une fin, elle a un ordre. Le bien
de la crйature consiste donc en un mode, une espиce et un ordre.
4° Toutes les
crйatures sont ordonnйes а Dieu par l’intermйdiaire de la crйature raisonnable,
qui est seule capable de la bйatitude. Et il en est ainsi pour autant que cela
est connu par la crйature raisonnable. Puis donc que la crйature est bonne par
ceci qu’elle est ordonnйe а Dieu, trois choses sont requises pour qu’elle soit
bonne : qu’elle soit existante, qu’elle soit connaissable, qu’elle soit
ordonnйe. Or elle est existante par quelque mode, connaissable par l’espиce, et
ordonnйe par l’ordre. C’est donc en ces trois choses que consiste le bien de la
crйature.
5° Il est dit en
Sag. 11, 21 : « vous avez tout rйglй avec mesure, nombre et
poids ». Or, suivant saint Augustin au quatriиme livre sur la Genиse au sens littйral, « la
mesure assigne а toute chose sa limite, le nombre lui donne sa forme, et le
poids son ordre ». La bontй de la crйature consiste donc en ces
trois : le mode, l’espиce et l’ordre, puisque la crйature est bonne pour
autant qu’elle est disposйe par Dieu.
Rйponse :
La notion de
bien consiste dans les trois choses en question, suivant ce que dit saint
Augustin.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir qu’un nom peut impliquer un rapport de deux faзons.
D’abord, en sorte que le nom soit donnй pour signifier le rapport lui-mкme,
comme le nom de pиre, ou de fils, ou la paternitй elle-mкme. En revanche, on
dit de certains noms qu’ils impliquent un rapport, parce qu’ils signifient une
rйalitй d’un certain genre, qu’accompagne le rapport, bien que le nom ne soit
pas donnй pour signifier le rapport lui-mкme ; par exemple, le nom de
science est donnй pour signifier une certaine qualitй, que suit un certain
rapport, mais non pour signifier le rapport lui-mкme. Et c’est de cette faзon
que la notion de bien implique un rapport : non que le nom mкme de bien
signifie le seul rapport lui-mкme, mais il signifie ce que le rapport
accompagne, avec le rapport lui-mкme. Or le rapport impliquй dans le nom de
bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose est de
nature а perfectionner non seulement selon la nature de l’espиce, mais aussi
selon l’кtre qu’elle a dans la rйalitй ; car c’est de cette faзon que la fin
perfectionne ce qui lui est ordonnй. Mais puisque les crйatures ne sont pas
leur кtre, il est nйcessaire qu’elles aient un кtre reзu ; et par
consйquent, leur кtre est fini et dйterminй par la mesure de ce en quoi il est
reзu.
Ainsi donc,
parmi ces trois choses que pose saint Augustin, la derniиre, qui est l’ordre,
est le rapport qu’implique le nom de bien, tandis que les deux autres, l’espиce
et le mode, causent ce rapport. En effet, l’espиce se rapporte а la nature mкme
de l’espиce, qui, parce qu’elle a l’кtre en quelque chose, est reзue avec un
certain mode dйterminй, puisque tout ce qui est en quelque chose, est en lui
suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Ainsi donc, chaque bien, en tant qu’il
est cause de perfection selon la nature de l’espиce en mкme temps que selon
l’кtre, a un mode, une espиce et un ordre. Une espиce quant а la nature mкme de
l’espиce, un mode quant а l’кtre, un ordre quant а la relation mкme de cause de
perfection.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
serait probant si le nom de bien йtait donnй pour signifier la relation
elle-mкme ; ce qui est faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et
pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.
2° Le bien
diffиre de l’йtant et de l’un par la notion, non pas comme s’ils avaient des
notions opposйes, mais parce que la notion de bien inclut les notions d’йtant
et d’un, et ajoute quelque chose.
3° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique,
de mкme que dans les nombres n’importe quelle unitй ajoutйe ou фtйe change l’espиce
du nombre, de mкme dans les dйfinitions n’importe quel ajout ou retranchement
йtablit une espиce diffйrente. C’est donc seulement par l’espиce mкme que la
notion de vrai est йtablie, en tant que le vrai perfectionne selon la seule
nature de l’espиce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais c’est par
l’espиce en mкme temps que par le nombre qu’est йtablie la notion de bien, qui
est cause de perfection non seulement selon l’espиce mais aussi selon l’кtre.
4° Lorsque saint
Augustin dit que le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation de
toute espиce, il n’exclut pas les deux autres : car, comme il le dit
lui-mкme dans le mкme livre, « lа oщ il y a espиce, il y a nйcessairement
mode ». L’ordre, lui aussi, s’ensuit de l’espиce et du mode. Mais saint
Augustin nomme seulement l’espиce, parce que les deux autres s’ensuivent de
l’espиce elle-mкme.
5° Partout oщ une
chose est reзue, il est nйcessaire qu’il y ait un mode, puisque ce qui est reзu
est limitй par ce qui reзoit ; aussi, puisque l’кtre de la crйature, tant
accidentel qu’essentiel, est reзu, le mode se rencontre non seulement dans les
parties accidentelles mais aussi dans les substantielles.
6° Puisque la
notion de bien est йtablie dans ces trois choses, Dieu n’a pas pu faire qu’une
chose soit bonne sans qu’elle ait l’espиce, le mode et l’ordre ; de mкme
qu’il n’a pas pu faire qu’il y ait un homme qui ne soit pas un animal
raisonnable.
7° Le mode,
l’espиce et l’ordre, chacun d’eux aussi est bon, en disant « bon »
non pas au sens oщ ce qui subsiste dans la bontй est bon, mais au sens oщ un
principe de bontй est bon. Il n’est donc pas nйcessaire que chacun d’eux ait un
mode, une espиce et un ordre, de mкme qu’il n’est pas nйcessaire que la forme
ait une forme, bien qu’elle soit un йtant, et que tout йtant existe par la
forme. Et certains le disent ainsi : lorsque l’on dit que tout a un mode,
une espиce et un ordre, cela s’entend des choses crййes, non des concrййes.
8° On voit dиs
lors clairement la solution au huitiиme argument.
9° Certains
disent que le mode, l’espиce et l’ordre, tels qu’ils constituent le bien de la
nature, et tels qu’ils sont diminuйs par le pйchй dans la mesure oщ ils
concernent le bien moral, sont identiques dans la rйalitй mais diffиrent dans
la notion ; comme il est clair, dans le cas de la volontй, que celle-ci,
une et identique, peut кtre considйrйe en tant qu’elle est une certaine nature
— il y a alors en elle un mode, une espиce et un ordre, qui constituent le bien
de la nature — ou bien en tant qu’elle est volontй, telle qu’elle est ordonnйe
а la grвce : et dans ce cas, il lui est attribuй un mode, une espиce et un
ordre qui peuvent diminuer par le pйchй, et qui constituent le bien moral. Ou
bien l’on peut rйpondre mieux : puisque le bien s’ensuit de l’кtre, et que
le bien est constituй par l’espиce, le mode et l’ordre, de mкme que l’кtre
substantiel est autre que l’accidentel, de mкme il est assurй que la forme
substantielle est autre que l’accidentelle ; et toutes deux ont un mode et
un ordre propres.
10° Selon saint
Augustin dans son livre sur la Nature du
bien, si le mode, l’espиce et l’ordre sont appelйs mauvais, ce n’est pas
qu’ils soient mauvais en eux-mкmes, mais c’est « soit parce qu’ils sont
moindres que ce qu’ils devraient кtre, soit parce qu’ils ne sont pas appropriйs
aux choses auxquelles ils doivent кtre appropriйs » ; ils sont donc
appelйs mauvais а cause de quelque privation concernant le mode, l’espиce et
l’ordre, mais non par eux-mкmes.
11° Puisque la
lumiиre a une espиce et une puissance limitйes, la parole de saint Ambroise ne
doit pas кtre entendue comme si la lumiиre йtait tout а fait dйpourvue de mode,
mais en ce sens qu’elle n’est pas dйterminйe а l’йgard des choses corporelles,
йtant donnй qu’elle s’йtend а toutes les rйalitйs corporelles, parce que toutes
sont de nature ou bien а кtre йclairйes, ou bien а recevoir d’autres effets par
la lumiиre, comme cela est clairement montrй par Denys au quatriиme chapitre
des Noms divins.
12° La charitй,
par son кtre qu’elle a en un sujet, a un mode, et ainsi, elle est une certaine
crйature ; mais en tant qu’elle est comparйe а l’objet infini qu’est Dieu,
elle n’a pas un mode au-delа duquel notre charitй ne doive pas opйrer. Question 22 : [L’appйtit du bien et la volontй]
Introduction
Article 1 : Toute
chose recherche-t-elle le bien ? Article 2 :
Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ? Article 3 :
L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ? Article 4 :
Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant
а l’appйtitive de la partie sensitive ? Article 5 : La
volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ? Article 6 : La
volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ? Article 7 : En
voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ? Article 8 : Dieu
peut-il contraindre la volontй ? Article 9 : Une
crйature peut-elle changer la volontй, ou imprimer en elle ? Article 10 : La
volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ? Article 11 : La
volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le
contraire ? Article 12 : La
volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ? Article 13 :
L’intention est-elle un acte de la volontй ? Article 14 :
Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a
l’intention des moyens ? Article 15 :
L’йlection est-elle un acte de la volontй ?
Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’йtant se
comporte de la mкme faзon а l’йgard du vrai et а l’йgard du bien, puisqu’il est
convertible avec l’un et l’autre ; en outre, l’appйtit se rapporte au bien
comme la connaissance se rapporte au vrai. Or tout йtant ne connaоt pas le
vrai. Tout йtant ne recherche donc pas non plus le bien.
2° Si l’on фte le
prйcйdent, le suivant est фtй. Or, chez l’animal, la connaissance prйcиde
l’appйtit. Et la connaissance ne s’йtend nullement aux choses inanimйes au
point que nous disions qu’elles connaissent naturellement ; l’appйtit ne
s’йtendra donc pas non plus а ces mкmes choses au point que nous disions
qu’elles recherchent naturellement le bien.
3° Selon Boиce au
livre des Semaines, l’on dit de
chaque chose qu’elle en recherche une autre, en tant qu’elle lui est semblable.
Si donc une rйalitй recherche le bien, il est nйcessaire qu’elle soit semblable
au bien. Or, puisque les choses semblables sont celles dont la qualitй ou la
forme est une, il est nйcessaire que la forme du bien soit en ce qui recherche
le bien. Or il est impossible qu’elle y soit dans son кtre de nature, car la rйalitй
ne rechercherait plus le bien ; en effet, ce que l’on a, on ne le
recherche pas. Il est donc nйcessaire que la forme du bien prйexiste par mode
d’intention en ce qui recherche le bien. Or chaque fois qu’une chose est de
cette faзon en un sujet, celui-ci est connaissant. L’appйtit du bien ne peut
donc exister que parmi les sujets connaissants ; et nous retrouvons ainsi
la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Si toute chose
recherche le bien, il est nйcessaire d’entendre cela du bien que toute chose
peut avoir ; car rien ne recherche naturellement ou rationnellement ce
qu’il lui est impossible d’avoir. Or le bien qui s’йtend а tous les йtants
n’est autre que l’кtre. Dire que toute chose recherche le bien йquivaut donc а
dire que toute chose recherche l’кtre. Or tout ne recherche pas l’кtre ;
au contraire, aucune chose, semble-t-il ; car toutes ont l’кtre, et une
chose ne recherche que ce qu’elle n’a pas, comme saint Augustin le montre
clairement au livre sur la Trinitй,
ainsi que le Philosophe au premier livre de la Physique. Toute chose ne recherche donc pas le bien.
5° L’un, le vrai
et le bien sont йgalement convertibles avec l’йtant. Or tous les йtants ne
recherchent pas l’un et le vrai. Donc le bien non plus.
6° Selon le
Philosophe, certains agissent contre la raison alors qu’ils ont une raison
droite. Or ils n’agiraient pas s’ils ne recherchaient ou ne voulaient ; et
ce qui est contre la raison est mal. Certains recherchent donc le mal ;
toute chose ne recherche donc pas le bien.
7° Le bien
que l’on dit recherchй par toute chose, d’aprиs le Commentateur au dйbut de l’Йthique, est l’кtre. Or certains ne
recherchent pas l’кtre, mais plutфt le non-кtre, ainsi les damnйs en enfer, qui
dйsirent mкme la mort de l’вme afin de n’кtre plus du tout. Toute chose ne
recherche donc pas le bien.
8° Les puissances
appйtitives sont а leurs objets ce que les apprйhensives sont aux leurs. Or la
puissance apprйhensive doit, pour connaоtre, кtre dйpouillйe de l’espиce de son
objet, comme la pupille doit кtre dйpouillйe de la couleur. Ce qui recherche le
bien doit donc aussi кtre dйpouillй de l’espиce du bien. Or toute chose a
l’espиce du bien. Donc rien ne recherche le bien.
9° Opйrer
quelque chose pour une fin, cela convient а la fois au Crйateur, а la nature et
а celui qui agit а dessein. Or le Crйateur et celui qui agit а dessein — une
crйature telle que l’homme — en opйrant pour une fin et en dйsirant ou en
aimant le bien, ont la connaissance de la fin ou du bien. Il est donc
nйcessaire aussi que la nature — qui est comme une intermйdiaire entre les
deux, puisqu’elle prйsuppose l’њuvre de la crйation et qu’elle est prйsupposйe
dans l’њuvre de l’art —, si elle doit rechercher la fin pour laquelle elle
opиre, connaisse celle-ci. Or elle ne la connaоt pas. Les rйalitйs naturelles
ne recherchent donc pas non plus le bien.
10° Tout ce dont
on a l’appйtit, on le cherche. Or, suivant Platon, on ne peut rien chercher
dont on n’a pas la connaissance : par exemple, si quelqu’un cherchait un
esclave fugitif sans avoir connaissance de lui, lorsqu’il le trouverait, il ne
saurait pas qu’il l’a trouvй. Les choses qui n’ont pas la connaissance du bien
n’en ont donc pas l’appйtit.
11° Rechercher la
fin est le propre de ce qui est ordonnй а la fin. Or la fin ultime, qui est
Dieu, n’est pas ordonnйe а la fin. Elle ne recherche donc pas la fin ou le
bien ; et ainsi, toute chose ne recherche pas le bien.
12° La nature est
dйterminйe а une seule chose. Si donc les rйalitйs recherchent naturellement le
bien, elles ne devraient pas rechercher naturellement quelque autre bien. Or
toute chose recherche naturellement la paix, comme le montrent clairement saint
Augustin au dix-neuviиme livre de la Citй
de Dieu, et Denys au douziиme chapitre des Noms divins ; et en outre toute chose recherche le beau, comme
le montre aussi Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Toute chose ne recherche donc pas naturellement le
bien.
13° De mкme que
l’on recherche la fin quand on ne l’a pas, de mкme on se dйlecte en elle une
fois qu’on la possиde. Or nous ne disons pas que les rйalitйs inanimйes se
dйlectent dans le bien. On ne doit donc pas dire non plus qu’elles recherchent
le bien.
En sens contraire :
1° Denys dit au
quatriиme chapitre des Noms divins :
« Les crйatures aspirent au “beau et bien” ; ce qu’elles font, elles
le font toujours pour un bien, du moins apparent ; elles prennent
inйvitablement le bien pour mobile et pour but de leurs intentions. »
2° Le Philosophe
dit au premier livre de l’Йthique que
« certains ont correctement dйfini le bien en disant que le bien est ce
que toute chose recherche ».
3° Tout ce qui
agit, agit pour une fin, comme le Philosophe le montre clairement au deuxiиme
livre de la Mйtaphysique. Or, ce qui
agit pour quelque chose, le recherche. Toute chose recherche donc la fin et le
bien, qui inclut la notion de fin.
4° Toute chose
recherche sa perfection. Or chaque chose, dиs lors qu’elle est parfaite, est
bonne. Toute chose recherche donc le bien.
Rйponse :
Toutes choses
recherchent le bien, non seulement celles qui ont une connaissance, mais aussi
celles qui en sont dйpourvues. Et pour le voir clairement, il faut savoir que
certains philosophes anciens ont prйtendu que les effets qui ont lieu dans la
nature viennent par la nйcessitй des causes prйcйdentes, sans que les causes
naturelles soient mises en accord avec de tels effets ; ce que le
Philosophe rйprouve ainsi au deuxiиme livre de la Physique : dans cette hypothиse, si de tels profits et accords
n’йtaient en aucune faзon dans une intention, ils se produiraient par hasard,
et ainsi ils auraient lieu non pas la plupart du temps mais dans une moindre
mesure, comme les autres choses que nous disons arriver par hasard ; par
consйquent, il est nйcessaire de dire que toutes les rйalitйs naturelles sont
ordonnйes et disposйes en accord avec leurs effets.
Or, de deux
faзons une chose se trouve кtre ordonnйe ou dirigйe comme vers une fin :
d’abord par soi-mкme, comme l’homme qui se dirige lui-mкme vers le lieu oщ il
tend ; ensuite, par autre chose, comme la flиche qui est envoyйe par
l’archer vers un lieu dйterminй. Seules les choses qui connaissent la fin
peuvent кtre dirigйes par elles-mкmes vers une fin ; en effet, il est
nйcessaire que celui qui dirige ait connaissance de ce vers quoi il dirige. Par
contre, mкme les choses qui ne connaissent pas la fin peuvent кtre dirigйes par
autre chose vers une fin dйterminйe, comme cela est clair dans l’exemple de la
flиche. Or cela se produit de deux faзons. Parfois, la chose qui est dirigйe
vers la fin est seulement lancйe et mue par celui qui envoie, sans qu’elle
reзoive de lui aucune forme par laquelle cette direction ou cette inclination
lui convienne ; et une telle inclination est violente : ainsi la
flиche est-elle inclinйe par l’archer vers une cible dйterminйe. Parfois, au
contraire, ce qui est dirigй ou inclinй vers une fin obtient de l’envoyeur ou
du moteur une forme par laquelle une telle inclination lui convient :
aussi une telle inclination sera-t-elle naturelle, ayant pour ainsi dire un
principe naturel ; comme celui qui a donnй une pesanteur а la pierre, l’a
inclinйe а ce qu’elle se porte naturellement vers le bas ; et c’est de
cette faзon que celui qui gйnиre est un moteur pour les lourds et les lйgers,
suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique. Et c’est ainsi que toutes les rйalitйs naturelles sont
inclinйes vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mкmes quelque
principe d’inclination grвce auquel leur inclination est naturelle, de sorte
qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mкmes vers les fins convenables, et ne
sont pas seulement conduites. En effet, ce sont seulement les rйalitйs
violentes qui sont conduites, car elles ne coopиrent en rien au moteur ;
mais les rйalitйs naturelles vont aussi vers la fin, en tant qu’elles
coopиrent, par le principe mis en elles, а ce qui incline et dirige.
Or, ce qui est
inclinй ou dirigй vers une chose par une autre, est inclinй vers ce qui est
dans l’intention de celui qui incline ou dirige ; ainsi, la flиche est
envoyйe vers la cible mкme qui est dans l’intention de l’archer. Puis donc que
toutes les rйalitйs naturelles sont inclinйes par une certaine inclination
naturelle vers leurs fins par le premier moteur, qui est Dieu, il est
nйcessaire que ce vers quoi chaque chose est naturellement inclinйe soit ce qui
est voulu par Dieu, ou dans son intention. Or, puisque Dieu n’a pas d’autre fin
de sa volontй que lui-mкme, et qu’il est lui-mкme l’essence de la bontй, il est
nйcessaire que toutes les autres choses soient naturellement inclinйes vers le
bien. Or rechercher n’est rien d’autre que chercher quelque chose, tendre pour
ainsi dire vers une chose en йtant ordonnй а celle-ci. Puis donc que toutes
choses sont ordonnйes et dirigйes par Dieu vers le bien, et de telle sorte
qu’il y ait en chacune un principe par lequel elle-mкme tend vers le bien,
cherchant pour ainsi dire le bien lui-mкme, il est nйcessaire de dire que toute
chose recherche naturellement le bien. En effet, si toute chose йtait inclinйe
vers le bien sans avoir en soi aucun principe d’inclination, on pourrait la
dire conduite vers le bien, mais non recherchant le bien ; au contraire,
en raison du principe mis au-dedans, toute chose est dite rechercher le bien,
comme tendant spontanйment vers le bien : et c’est pourquoi il est dit en
Sag. 8, 1 que la divine Sagesse « dispose tout avec
douceur », car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce а quoi
elle est divinement ordonnйe.
Rйponse aux objections :
1° Le vrai et le
bien sont а l’йgard de l’йtant dans des rapports semblables sous un certain
aspect, et dissemblables sous un autre. En effet, ils sont dans des rapports
semblables quant а la conversion de la prйdication : car de mкme que
chaque йtant est bon, de mкme aussi il est vrai ; mais quant а la relation
de cause de perfection, ils sont dans des rapports dissemblables : car le
vrai n’entretient pas avec tous les йtants la relation de cause de perfection,
comme le bien, parce que la perfection du vrai se prend de la nature de
l’espиce seulement, donc seules les rйalitйs immatйrielles peuvent кtre
perfectionnйes par le vrai, car elles seules peuvent recevoir la nature de
l’espиce sans l’кtre matйriel ; en revanche, le bien йtant cause de
perfection par la nature de l’espиce et en mкme temps par l’кtre, il peut
perfectionner tant les rйalitйs matйrielles que les immatйrielles. Voilа
pourquoi toute chose peut rechercher le bien, mais toute chose ne peut pas
connaоtre le vrai.
2° Certains
disent que, de mкme que l’appйtit naturel est en toute chose, de mкme la
connaissance naturelle est aussi en toute chose. Mais cela ne peut pas кtre
vrai : car, puisque la connaissance se fait par assimilation, la
ressemblance dans l’кtre de nature ne fait pas connaоtre, mais empкche plutфt
la connaissance ; et c’est pourquoi il est nйcessaire que les organes des
sens soient dйpouillйs des espиces des choses sensibles, afin de pouvoir les
recevoir selon l’кtre spirituel, qui cause la connaissance. Par consйquent, les
rйalitйs qui ne peuvent en aucune faзon recevoir quelque chose autrement que
selon l’кtre matйriel, ne peuvent nullement connaоtre ; elles peuvent
cependant rechercher, en tant qu’elles sont ordonnйes а quelque rйalitй
existant dans l’кtre de nature. L’appйtit, en effet, au contraire de la
connaissance, ne concerne pas nйcessairement l’кtre spirituel. L’appйtit peut
donc кtre naturel, mais pas la connaissance. Et cependant, que l’appйtit suive
la connaissance, chez les animaux, n’est pas un empкchement : car mкme
dans les rйalitйs naturelles, l’appйtit suit l’apprйhension ou la connaissance,
non cependant la connaissance de ceux mкmes qui ont l’appйtit, mais la
connaissance de celui qui les ordonne vers la fin.
3° Tout ce qui
recherche une chose, la recherche en tant qu’elle a quelque ressemblance avec
lui. Et la ressemblance qui est selon l’кtre spirituel ne suffit pas — sinon
l’animal rechercherait nйcessairement tout ce qu’il connaоt — mais il faut que
la ressemblance soit selon l’кtre de nature. Or cette ressemblance se prend de
deux faзons. D’abord en tant que la forme de l’un est dans l’autre en acte parfait ;
et dans ce cas, dиs lors qu’une chose est ainsi assimilйe а la fin, elle ne
tend pas vers la fin, mais s’y repose. Ensuite, de ce que la forme de l’un est
dans l’autre incomplиtement, c’est-а-dire en puissance ; et dans ce cas,
en tant qu’une chose a en soi la forme de la fin et du bien en puissance, elle
tend vers le bien ou la fin, et le recherche. Et si l’on dit que la matiиre
recherche la forme, c’est en tant que la forme est en elle en puissance. Voilа
aussi pourquoi plus cette puissance est parfaite et proche de l’acte, plus elle
cause une inclination vйhйmente ; d’oщ il se produit que tout mouvement
naturel vers la fin s’intensifie quand ce qui tend vers la fin lui devient plus
semblable.
4° Lorsque l’on
dit : « toute chose recherche le bien », il n’est pas nйcessaire
de dйterminer le bien а ceci ou cela, mais de le prendre dans sa gйnйralitй,
car chaque chose recherche le bien qui lui convient naturellement. Cependant,
si le bien est dйterminй а un seul, ce sera l’кtre. Et que toute chose ait
l’кtre n’est pas un empкchement, car les choses qui ont l’кtre recherchent sa
continuation ; et ce qui a l’кtre en acte d’une faзon, a l’кtre en
puissance d’une autre faзon ; ainsi l’air est actuellement air, et
potentiellement feu ; et de la sorte, ce qui a l’кtre actuellement,
recherche un кtre actuel.
5° L’un et le
vrai n’incluent pas la notion de fin, comme le bien ; voilа pourquoi ils
n’impliquent pas non plus la notion d’objet d’appйtit.
6° Ceux qui
agissent contre la raison recherchent eux aussi le bien par soi ; par
exemple, celui qui fornique est attentif а ce qui est bon et dйlectable quant
au sens, mais que ce soit mal quant а la raison, cela est hors de son
intention. Le bien est donc dйsirй par soi, mais le mal par accident.
7° C’est de faзon
semblable qu’une chose est bonne ou non, et qu’elle est ou non objet d’appйtit.
Or on a dйjа dit que ce n’est pas d’aprиs son кtre substantiel qu’une chose est
appelйe bonne au plein sens du terme et absolument, а moins que l’on n’ajoute
les autres perfections dues : voilа pourquoi l’кtre substantiel lui-mкme
n’est pas absolument objet d’appйtit, а moins que ne lui soient unies les
perfections dues. C’est pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique : « Vivre paraоt а
tous agrйable. Bien entendu, nous ne voulons pas parler ici d’une vie mйchante,
corrompue, accablйe de peines. » Une telle vie est en effet mauvaise dans
l’absolu, et а fuir dans l’absolu, quoiqu’elle soit objet d’appйtit sous un
certain aspect. Or dans la fuite et dans l’appйtit, c’est tout un pour une
chose d’кtre bonne et d’кtre corruptrice du mal, ou d’кtre mauvaise et d’кtre
corruptrice du bien. Car ne pas avoir de mal, cela mкme nous l’appelons un
bien, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de l’Йthique. Le non-кtre est donc un bien, en tant qu’il фte une vie de
tristesses ou de mйchancetй, qui est mauvaise dans l’absolu, bien qu’elle soit
bonne sous un certain aspect. Et de cette faзon, le non-кtre peut кtre dйsirй
sous l’aspect du bien.
8° Dans les
puissances apprйhensives, il n’est pas toujours vrai que la puissance soit
totalement dйpouillйe de l’espиce de son objet. En effet, cela est fallacieux
dans le cas des puissances qui ont un objet universel, comme l’intelligence,
dont l’objet est un « quelque chose », alors qu’elle a une
quidditй ; cependant, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe des formes
qu’elle reзoit. Cela est йgalement fallacieux dans le cas du toucher, car bien
qu’il ait des objets spйciaux, ils sont cependant nйcessaires а l’animal. C’est
pourquoi son organe ne peut кtre tout а fait sans chaud ni froid ;
cependant, il est en quelque sorte hors du chaud et du froid, en tant qu’il est
moyennement tempйrй, et que le milieu n’est aucun des extrкmes. L’appйtit,
quant а lui, a un objet commun, le bien. Il n’est donc pas totalement dйpouillй
du bien, mais de ce bien qu’il recherche ; il l’a cependant en puissance,
et en cela il lui ressemble ; comme la puissance apprйhensive est aussi en
puissance а l’espиce de son objet.
9°
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit, la connaissance de la fin est requise en tout
ce qui dirige vers la fin. La nature, elle, ne dirige pas vers la fin, mais
elle est dirigйe. Dieu, par contre, et aussi celui qui agit а dessein, quel
qu’il soit, dirigent vers la fin ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’ils
aient connaissance de la fin, au contraire de la rйalitй naturelle.
10° Cet argument
vaut pour celui qui recherche la fin en se dirigeant pour ainsi dire lui-mкme
vers la fin, car il lui est nйcessaire de savoir quand il sera parvenu а la
fin ; mais cela n’est pas nйcessaire pour ce qui est seulement dirigй vers
la fin.
11° C’est par la
mкme nature qu’une chose tend vers une fin qu’elle n’a pas encore, et qu’elle
se dйlecte dans la fin une fois qu’elle la possиde ; de mкme que c’est par
la mкme nature que la terre se meut vers le bas et qu’elle s’y repose. Il ne
convient donc pas а la fin ultime de tendre vers la fin, mais de jouir de la
fin qu’elle est elle-mкme. Et bien que l’on ne puisse pas appeler cela
proprement un appйtit, c’est cependant quelque chose qui concerne le genre de
l’appйtit, et d’oщ tout appйtit dйrive. Car par le fait mкme que Dieu jouit de
soi, il dirige les autres vers soi.
12° Que l’appйtit
ait pour terme le bien, la paix et le beau, ne signifie pas qu’il ait pour
terme des choses diffйrentes. Car par le fait mкme que l’on recherche le bien,
on recherche en mкme temps et le beau et la paix. D’une part le beau, en tant
qu’il est en lui-mкme rйglй et spйcifiй, ce qui est inclus dans la notion de
bien ; mais le bien ajoute une relation de cause de perfection pour
d’autres. Donc quiconque recherche le bien, recherche par lа mкme le beau.
D’autre part, la paix implique le retrait des choses qui perturbent et
empкchent l’obtention du bien ; or, par le fait mкme que l’on dйsire une
chose, on dйsire aussi le retrait de ses empкchements. C’est donc en mкme temps
et d’un mкme appйtit que l’on recherche le bien, le beau et la paix.
13° La dйlectation
inclut dans sa notion la connaissance du bien qui dйlecte ; et pour cette
raison, seuls ceux qui connaissent la fin peuvent se dйlecter dans la fin
possйdйe. Mais l’appйtit n’implique pas la connaissance dans son sujet, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Nйanmoins, prenant la dйlectation en un sens
large et impropre, Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins que le « beau et bien » est, pour toute
chose, dйlectable et aimable. Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La rйalitй est
ordonnйe а Dieu en tant qu’il est connaissable et objet d’appйtit. Or les
choses qui sont ordonnйes а lui en tant qu’il est connaissable ne le
connaissent pas toutes, car les connaissants ne connaissent pas tous Dieu. Donc
celles qui sont ordonnйes а lui comme а un objet d’appйtit ne le recherchent
pas toutes non plus.
2° Le bien qui
est dйsirй par toute chose, suivant le Philosophe au premier livre de l’Йthique, est l’кtre, comme le veut le
Commentateur au mкme endroit. Or Dieu n’est pas l’кtre de toute chose. Il n’est
donc pas ce bien qui est dйsirй par toute chose.
3° Nul ne
recherche ce qu’il fuit. Or certains fuient Dieu, puisqu’ils le haпssent, comme
on le lit au Psaume 73, 23 : « L’orgueil de ceux qui vous
haпssent monte toujours » ; et il est dit en
Job 21, 14 : « Ils disaient а Dieu : “Retire-toi de
nous.” » Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.
4° Nul ne
recherche ce qu’il possиde. Or certains, comme les bienheureux, qui jouissent
de Dieu, le possиdent lui-mкme. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.
5° L’appйtit
naturel ne porte que sur ce qui peut кtre possйdй. Or seule la crйature
raisonnable peut possйder Dieu, puisque seule elle est а l’image de Dieu, et
que « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capable de
Dieu », comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu
naturellement.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre des Soliloques :
« Tout ce qui peut aimer, aime Dieu. » Or toute chose peut aimer, car
toute chose recherche le bien. Toute chose recherche donc Dieu.
2° Chaque chose
recherche naturellement sa fin, pour laquelle elle existe. Or toute chose est
ordonnйe а Dieu comme а une fin ; Prov. 16, 4 : « Le
Seigneur a tout fait pour lui-mкme. » Toute chose recherche donc Dieu
naturellement.
Rйponse :
Toute chose
recherche naturellement Dieu implicitement, et non explicitement. Et pour le
voir clairement, il faut savoir que la cause secondaire ne peut influer sur son
effet que dans la mesure oщ elle reзoit la vertu de la cause premiиre. Or, de
mкme que influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de mкme influer, pour
la cause finale, c’est кtre recherchй et dйsirй. Voilа pourquoi, de mкme que
l’agent secondaire n’agit que par la vertu existant en lui de l’agent premier,
de mкme la fin secondaire n’est recherchйe que grвce а la vertu existant en
elle de la fin principale : c’est-а-dire en tant qu’elle lui est ordonnйe,
ou en tant qu’elle porte sa ressemblance. Et c’est pourquoi, de mкme que Dieu,
parce qu’il est le premier efficient, agit en tout agent, de mкme, parce qu’il
est la fin ultime, il est recherchй en toute fin. Mais cela, c’est rechercher
Dieu lui-mкme implicitement.
En effet, la
vertu de la cause premiиre est dans la cause seconde, comme aussi les principes
sont dans les conclusions ; or, analyser les conclusions par les
principes, ou ramener les causes secondes aux causes premiиres, cela
n’appartient qu’а la puissance rationnelle. Par consйquent, seule la nature
raisonnable peut amener а Dieu lui-mкme les fins secondaires par une certaine
voie d’analyse, de telle sorte qu’elle recherche Dieu lui-mкme explicitement.
Et de mкme que dans les sciences dйmonstratives la conclusion n’est sue
correctement qu’au moyen de l’analyse par les principes premiers, de mкme
l’appйtit de la crйature rationnelle n’est droit que par l’appйtit explicite de
Dieu mкme, en acte ou en habitus.
Rйponse aux objections :
1° Tous les
connaissants connaissent aussi Dieu implicitement en n’importe quel objet
connu. En effet, de mкme qu’une chose n’est objet d’appйtit que par la
ressemblance de la bontй premiиre, de mкme une chose n’est connaissable que par
la ressemblance de la vйritй premiиre.
2° L’кtre crйй
est lui-mкme une ressemblance de la bontй divine ; par consйquent, dans la
mesure oщ des choses dйsirent l’кtre, elles dйsirent la ressemblance de Dieu
ainsi que Dieu implicitement.
3° Dieu peut кtre
considйrй de deux faзons ; soit en lui-mкme, soit dans ses effets. En
lui-mкme, puisqu’il est l’essence mкme de la bontй, il ne peut pas ne pas кtre
aimй ; il est donc aimй par tous ceux qui le voient dans son essence, et
lа, plus on le connaоt, plus on l’aime. Mais dans certains de ses effets, en
tant qu’ils sont contraires а la volontй, comme le sont les peines infligйes,
ou les prйceptes qui semblent pesants, Dieu lui-mкme est fui, et pris en haine
en quelque sorte. Et cependant, il est nйcessaire que ceux qui le haпssent
quant а certains effets l’aiment en d’autres effets ; comme les dйmons
eux-mкmes, suivant Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, recherchent naturellement l’кtre et la vie, et en cela
ils recherchent et aiment Dieu lui-mкme.
4° Les
bienheureux qui jouissent dйjа de Dieu recherchent la continuation de la
fruition ; et de plus, la fruition elle-mкme est comme un certain habitus
dйjа perfectionnй par l’objet de son appйtit, quoique le nom d’appйtit implique
une imperfection.
5° La crйature
raisonnable est seule capable de Dieu, car elle seule peut le connaоtre et
l’aimer explicitement ; mais les autres crйatures participent а la
ressemblance divine, et ainsi, elles recherchent Dieu mкme. Article 3 : L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Les puissances
de l’вme ne sont ordonnйes qu’aux њuvres de la vie. Or on appelle њuvres de la
vie celles par lesquelles les rйalitйs animйes se distinguent des
inanimйes ; mais les animйes ne se distinguent pas des inanimйes par
l’appйtit, car les inanimйes aussi recherchent le bien. L’appйtit n’est donc
pas une puissance spйciale de l’вme.
2° L’appйtit ne
semble кtre rien d’autre qu’une certaine direction vers la fin. Or l’appйtit
naturel suffit а diriger une chose vers la fin. Il n’est donc pas nйcessaire
d’ajouter un appйtit animal qui soit une puissance spйciale de l’вme.
3° Les opйrations
et les puissances diffиrent par les termes. Or le terme de l’appйtit naturel
est le mкme que celui de l’appйtit animal : c’est le bien. La puissance ou
l’opйration est donc la mкme. Or l’appйtit naturel n’est pas une puissance de
l’вme. Donc l’appйtit animal non plus.
4° L’appйtit
porte sur une rйalitй que l’on ne possиde pas, suivant saint Augustin. Or chez
les animaux, le bien est dйjа possйdй par la connaissance. Donc, chez les
animaux, la connaissance du bien n’est pas suivie par un appйtit qui requerrait
une puissance spйciale.
5° Une puissance
spйciale est ordonnйe а un acte spйcial, et non а un acte commun а toutes les
puissances de l’вme. Or rechercher le bien est commun а toutes les puissances
de l’вme ; ce qui se voit clairement en ceci que n’importe quelle
puissance recherche son objet, et se dйlecte en lui. L’appйtit n’est donc pas
une puissance spйciale de l’вme.
6° Si la
puissance appйtitive recherche le bien, alors elle recherche ou le bien
communйment, ou le bien pour soi. Si elle recherche le bien communйment, alors,
puisque toute autre puissance recherche quelque bien particulier, la puissance
appйtitive ne sera pas une puissance spйciale, mais universelle. Et si elle
recherche le bien pour soi, alors, puisque n’importe quelle autre puissance
recherche aussi le bien pour soi, n’importe quelle autre puissance pourra, pour
la mкme raison, кtre appelйe appйtit. Il n’y aura donc pas une puissance qui
doive spйcialement кtre appelйe appйtit.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
a posй l’appйtitive comme une puissance spйciale de l’вme, au troisiиme livre
sur l’Вme.
Rйponse :
L’appйtit est
une puissance spйciale de l’вme. Et pour le voir clairement, il faut savoir
que, puisque les puissances de l’вme sont ordonnйes aux њuvres qui sont propres
aux rйalitйs animйes, une opйration a le privilиge qu’une puissance spйciale de
l’вme lui soit assignйe pour autant qu’elle-mкme est une opйration propre de la
rйalitй animйe. Or il se trouve quelque opйration qui, d’une certaine faзon,
est commune aux rйalitйs animйes et aux inanimйes, mais qui, d’une autre faзon,
est propre aux animйes : par exemple, se mouvoir et s’engendrer.
En effet, les
rйalitйs simplement spirituelles ont une nature pour mouvoir, mais non pour
кtre mues. Les corps, eux, sont mus ; et bien que l’un puisse mouvoir
l’autre, cependant, aucun d’eux ne peut se mouvoir lui-mкme ; car les
rйalitйs qui se meuvent, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique, sont divisйes en deux parties,
dont l’une est motrice et l’autre mue. Or cela ne peut assurйment pas exister
dans les rйalitйs purement corporelles ; car leurs formes ne peuvent кtre
motrices, bien qu’elles puissent кtre principe de mouvement, йtant ce par quoi
une chose est mue ; par exemple dans le mouvement de la terre, la
pesanteur est un principe par lequel la terre est mue, elle n’est cependant pas
un moteur. Et il en est ainsi d’une part а cause de la simplicitй des corps
inanimйs, qui n’ont pas dans leurs parties une diversitй telle qu’une partie
puisse кtre motrice et l’autre mue ; d’autre part aussi а cause de la
qualitй infйrieure et de la matйrialitй des formes. Celles-ci, en effet, йtant
trиs йloignйes des formes sйparйes, dont le propre est de mouvoir, n’ont pas la
possibilitй de mouvoir, mais seulement d’кtre principes de mouvement.
Les rйalitйs
animйes, en revanche, sont composйes de nature spirituelle et de nature
corporelle ; il peut donc y avoir en elles une partie motrice et l’autre
mue, tant suivant le mouvement local que suivant d’autres mouvements. Se
mouvoir devient ainsi une action propre aux rйalitйs animйes elles-mкmes, dans
la mesure oщ d’elles-mкmes elles se meuvent en des espиces dйterminйes de
mouvement ; voilа pourquoi l’on trouve dans les animaux des puissances
spйciales ordonnйes : par exemple, chez les animaux, pour le mouvement
local, la puissance motrice ; communйment chez les plantes et les animaux,
la puissance augmentative pour le mouvement d’accroissement, la nutritive pour
le mouvement d’altйration, la gйnйrative pour le mouvement de gйnйration.
De mкme aussi
l’appйtit, qui, en un sens, est commun а tous, devient en quelque sorte spйcial
aux rйalitйs animйes, c’est-а-dire aux animaux, parce qu’il y a en eux а la
fois l’appйtit et le moteur de l’appйtit. En effet, le bien apprйhendй est
lui-mкme le moteur de l’appйtit, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur
l’Вme. Par consйquent, de mкme que
les animaux ont le privilиge d’кtre mus par eux-mкmes, de mкme aussi ils
recherchent par eux-mкmes. Et pour cette raison, de mкme que la puissance
motrice est une puissance spйciale dans l’вme, il en va de mкme aussi de la
puissance appйtitive.
Rйponse aux objections :
1° La solution
ressort de ce qui a dйjа йtй dit.
2° Parce que les
animaux sont de nature а participer а la bontй divine plus excellemment que les
autres rйalitйs infйrieures, de lа vient qu’ils ont besoin de nombreuses
opйrations et secours pour leur perfection ; par exemple, celui qui peut
obtenir la santй parfaite par de multiples exercices, est plus proche de la
santй que celui qui ne peut jouir que d’une faible santй, et par lа mкme n’a
besoin que d’un faible exercice, suivant l’exemple du Philosophe au deuxiиme
livre sur le Ciel et le Monde. Aussi,
puisque l’appйtit naturel est dйterminй а une seule chose et qu’il ne peut кtre
multiforme ni s’йtendre а autant de choses diverses que les animaux en ont
besoin, il йtait nйcessaire que fыt ajoutй aux animaux un appйtit animal
s’ensuivant de l’apprйhension, afin qu’ayant apprйhendй une multitude de choses
l’animal se portвt vers diffйrents biens.
3° Quoique le
bien soit recherchй tant par l’appйtit naturel que par l’appйtit animal,
cependant l’appйtit naturel ne fait pas rechercher le bien par soi-mкme, comme
le fait l’appйtit animal ; par consйquent, pour rechercher le bien par
appйtit animal, une puissance est exigйe, qui n’est pas exigйe pour rechercher
par appйtit naturel. Et pour cette raison, le bien vers lequel tend l’appйtit
naturel est dйterminй et uniforme ; mais il en va autrement du bien qui
est recherchй par appйtit animal. Et une conclusion semblable peut кtre donnйe
а propos de la puissance motrice.
4° Le sujet qui
recherche le bien ne cherche pas а avoir le bien dans l’кtre intentionnel,
comme le connaissant le possиde, mais dans l’кtre naturel ; voilа pourquoi
si l’animal possиde le bien en tant qu’il le connaоt, cela n’exclut pas qu’il
puisse le rechercher.
5° Chaque
puissance recherche son objet par un appйtit naturel ; mais l’appйtit
animal relиve d’une puissance spйciale. Et parce que l’appйtit naturel est
dйterminй а une seule chose alors que l’appйtit animal suit l’apprйhension, de
lа vient que chaque puissance recherche un bien dйterminй tandis que que la
puissance appйtitive recherche n’importe quel bien apprйhendй. Cependant, il ne
s’ensuit pas qu’elle soit une puissance gйnйrale, car elle recherche le bien
commun d’une faзon spйciale.
6° On voit dиs
lors clairement la solution au dernier argument. Article 4 : Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant а l’appйtitive de la partie sensitive ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La diffйrence
accidentelle des objets ne diversifie pas les puissances. Or les objets de la
volontй et de l’appйtit ne diffиrent que par des diffйrences accidentelles au
bien, qui est par soi l’objet de l’appйtit. En effet, ils ne semblent diffйrer
qu’en ceci que la volontй porte sur le bien apprйhendй par l’intelligence
tandis que l’appйtit sensitif porte sur le bien apprйhendй par le sens, choses
qui sont accidentelles au bien en tant que tel. La volontй n’est donc pas une
puissance autre que l’appйtit.
2° Les puissances
appйtitives sensitive et intellective diffиrent par le particulier et
l’universel ; car le sens apprйhende les particuliers, tandis que
l’intelligence apprйhende les universels. Or cela ne permet pas de distinguer
l’appйtit de la partie sensitive de celui de la partie intellective, car tout
appйtit porte sur le bien existant dans la rйalitй, et qui n’est pas universel
mais singulier. On ne doit donc pas dire que l’appйtit rationnel, qui est la
volontй, soit une puissance autre que l’appйtit sensitif, а la faзon dont
l’intelligence est une puissance autre que le sens.
3° De mкme que la
puissance appйtitive s’ensuit de l’apprйhension, ainsi la puissance motrice
s’ensuit de l’appйtitive. Or la motrice n’est pas diffйrente pour les кtres
raisonnables et pour les кtres sans raison. Donc l’appйtitive non plus ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Au premier
livre sur l’Вme, le Philosophe
distingue cinq genres de puissances et opйrations de l’вme : le premier
inclut la gйnйration, la nutrition et l’accroissement ; le deuxiиme, le
sens ; le troisiиme, l’appйtit ; le quatriиme, le mouvement suivant
le lieu ; le cinquiиme, l’intelligence. Or ici, l’intelligence est
distinguйe du sens, mais l’appйtit intellectif n’est pas distinguй de l’appйtit
sensitif. Il semble donc que la puissance appйtitive supйrieure ne soit pas
distincte de l’infйrieure comme la puissance apprйhensive supйrieure l’est de
l’apprйhensive infйrieure.
En sens contraire :
1° Le Philosophe,
au troisiиme livre sur l’Вme,
distingue la volontй de l’appйtit sensitif.
2° Les choses qui
sont ordonnйes entre elles, quelles qu’elles soient, doivent nйcessairement
кtre distinctes. Or l’appйtit intellectif est supйrieur а l’appйtit sensitif,
suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, et de plus il le meut comme une sphиre meut une autre sphиre,
ainsi qu’il est dit au mкme endroit. La volontй est donc une puissance autre
que l’appйtit sensitif.
Rйponse :
La volontй est
une puissance autre que l’appйtit sensitif. Et pour le voir clairement, il faut
savoir que, de mкme que l’appйtit sensitif se distingue de l’appйtit naturel
par un mode de recherche plus parfait, de mкme aussi pour l’appйtit rationnel
et l’appйtit sensitif. En effet, plus une nature est proche de Dieu, plus
expressive est en elle la ressemblance de la dignitй divine. Or il revient а la
dignitй divine de mouvoir, incliner et diriger toutes choses, Dieu lui-mкme
n’йtant mы, inclinй ou dirigй par rien d’autre. Par consйquent, plus une nature
est voisine de Dieu, moins elle est inclinйe par autre chose, et plus elle est
de nature а s’incliner elle-mкme.
Ainsi, la
nature insensible qui, en raison de sa matйrialitй, est la plus йloignйe de
Dieu, est certes inclinйe vers une fin, cependant il n’y a pas en elle quelque
chose qui incline, mais seulement un principe d’inclination, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dйjа dit. La nature sensitive, йtant plus proche de Dieu,
a en elle-mкme quelque chose qui incline, а savoir l’objet d’appйtit
apprйhendй ; toutefois, cette inclination n’est pas au pouvoir de l’animal
mкme qui est inclinй, mais elle lui est dйterminйe d’ailleurs. En effet,
l’animal ne peut, а la vue de l’objet dйlectable, ne pas le convoiter ;
car les animaux n’ont pas eux-mкmes la domination de leur inclination ;
c’est pourquoi ils n’agissent pas, mais sont plutфt agis, suivant saint Jean
Damascиne ; et cela, parce que la puissance appйtitive sensitive a un organe
corporel, et se rapproche ainsi des dispositions de la matiиre et des rйalitйs
corporelles, en sorte qu’elle est mue plutфt qu’elle ne meut.
Mais la nature
rationnelle, qui est trиs voisine de Dieu, n’a pas seulement l’inclination vers
quelque chose, comme les rйalitйs inanimйes, ni seulement le moteur de cette
inclination qui lui est pour ainsi dire dйterminйe d’ailleurs, comme la nature
sensible, mais outre cela elle a en son pouvoir l’inclination elle-mкme, de
sorte qu’il n’est pas nйcessaire pour elle d’кtre inclinйe vers l’objet
d’appйtit apprйhendй, mais elle peut кtre inclinйe ou non. Et ainsi, cette
inclination ne lui est pas dйterminйe par autre chose, mais par elle-mкme. Et
cela lui convient parce qu’elle n’use pas d’un organe corporel ; et ainsi,
s’йloignant de la nature mobile, elle accиde а la nature de moteur et d’agent.
Et qu’une chose se dйtermine а soi-mкme une inclination vers la fin, ne peut se
produire que si elle connaоt la fin et la relation de la fin aux moyens :
ce qui est le propre de la raison seulement. Voilа pourquoi un tel appйtit, que
nul autre ne dйtermine nйcessairement, suit l’apprйhension de la raison ;
par consйquent, l’appйtit rationnel, que l’on appelle volontй, est une
puissance autre que l’appйtit sensitif.
Rйponse aux objections :
1° La volontй ne
se distingue pas de l’appйtit sensitif directement par le fait de suivre cette
apprйhension-ci ou une autre, mais par celui de se dйterminer а soi-mкme une
inclination ou d’avoir une inclination dйterminйe par autre chose ; et ces
deux choses exigent une diffйrence des puissances. Mais une telle diffйrence
requiert la diffйrence des apprйhensions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dйjа dit. C’est donc pour ainsi dire consйquemment, et non principalement, que
la distinction des appйtitives se prend de la distinction des apprйhensives.
2° Bien que
l’appйtit tende toujours vers quelque chose qui existe dans la rйalitй,
c’est-а-dire а la faзon du particulier et non de l’universel, cependant il est
tantфt mы а la recherche par l’apprйhension de quelque condition universelle —
par exemple, nous recherchons tel bien d’aprиs la simple considйration que le
bien doit кtre recherchй —, tantфt par l’apprйhension du particulier dans sa
particularitй. Voilа pourquoi, de mкme que l’appйtit se distingue consйquemment
par la diffйrence de l’apprйhension qu’il suit, de mкme il se distingue aussi
consйquemment par l’universel et le particulier.
3° Puisque les
mouvements et les opйrations sont dans les singuliers, et que d’une proposition
universelle on ne peut descendre а une conclusion particuliиre que moyennant
une mineure particuliиre, la conception universelle de l’intelligence ne peut
кtre appliquйe а l’йlection de l’њuvre — qui est une quasi-conclusion dans
l’ordre du faire, comme il est dit au septiиme livre de l’Йthique — que moyennant une apprйhension particuliиre. Voilа
pourquoi le mouvement qui suit l’apprйhension universelle de l’intelligence
moyennant l’apprйhension particuliиre du sens, ne requiert pas diffйrentes
puissances motrices, l’une correspondant а l’intelligence et l’autre au sens,
comme c’est le cas de l’appйtit qui s’ensuit immйdiatement de l’apprйhension.
En outre, la motrice impйrйe, que mentionne l’objection, est une puissance liйe
aux muscles et aux nerfs ; elle ne peut donc pas appartenir а la partie
intellective, qui n’use pas d’un organe.
4° Parce que le
sens et l’intelligence diffиrent par les raisons formelles de l’apprйhensible
en tant que tel, ils appartiennent а diffйrents genres de puissances : en
effet, le sens tend а apprйhender le particulier, l’intelligence а apprйhender
l’universel. Mais les appйtits supйrieur et infйrieur ne diffиrent point par
des diffйrences de l’appйtible en tant que tel, puisque les deux appйtits
tendent parfois vers le mкme bien ; mais ils diffиrent par leurs faзons
diffйrentes de rechercher, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilа
pourquoi ce sont certes des puissances diffйrentes, mais non des genres de
puissances diffйrents. Article 5 : La volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon saint
Augustin au treiziиme livre sur la Trinitй,
tous dйsirent d’une seule volontй la bйatitude. Or, ce qui est dйsirй
communйment par tous, est dйsirй par nйcessitй ; car si ce n’йtait pas par
nйcessitй, il arriverait que ce ne soit pas dйsirй par quelqu’un. La volontй
dйsire donc quelque chose par nйcessitй.
2° Tout moteur
ayant une puissance parfaite meut son mobile par nйcessitй. Or, suivant le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
le bien est moteur de la volontй dans la mesure oщ il est apprйhendй. Puis donc
qu’il est une chose qui est un bien parfait, par exemple Dieu et la bйatitude,
comme il est dit йgalement au premier livre de l’Йthique, il y aura quelque chose qui mouvra la volontй par
nйcessitй ; et ainsi, quelque chose est recherchй nйcessairement par la
volontй.
3°
L’immatйrialitй est la cause de ce qu’une puissance ne puisse pas кtre
contrainte ; en effet, les puissances liйes а des organes sont
contraintes, comme cela est particuliиrement clair dans le cas de la puissance
motrice. Or l’intelligence est une puissance plus immatйrielle que la
volontй ; et cela apparaоt en ce qu’elle a un objet plus immatйriel, qui
est l’universel, alors que l’objet de la volontй est le bien existant dans les
rйalitйs particuliиres. Puis donc que l’intelligence est contrainte а tenir
quelque chose par nйcessitй, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il semble que la volontй
aussi recherche quelque chose par nйcessitй.
4° La nйcessitй
n’est йcartйe de la volontй qu’en raison de la libertй, а laquelle la nйcessitй
semble opposйe. Or toute nйcessitй n’empкche pas la libertй ; c’est
pourquoi saint Augustin dit au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : « Si nous dйfinissons la nйcessitй :
ce qui nous permet de dire “il est nйcessaire que telle chose soit ou se fasse
ainsi”, je ne vois pas pourquoi nous aurions а craindre qu’elle ne nous prive
de libre volontй. » La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй.
5° Est
nйcessaire, ce qui ne peut pas ne pas кtre. Or Dieu ne peut pas ne pas vouloir
le bien, de mкme qu’il ne peut pas ne pas кtre bon. Il veut donc nйcessairement
le bien ; et ainsi, quelque volontй veut une chose nйcessairement.
6° Selon saint
Grйgoire, « le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne
bientфt par son poids а un autre pйchй ». Or le pйchй n’est commis que par
la volontй, selon saint Augustin. Puis donc que l’entraоnement est un certain
mouvement violent, comme cela est clair au septiиme livre de la Physique, quelqu’un peut кtre violemment
contraint а vouloir quelque chose par nйcessitй.
7° D’aprиs ce que
dit le Maоtre au livre premier, dist. 25, reprenant les paroles de saint
Augustin, « dans le deuxiиme йtat » — c’est-а-dire dans l’йtat de
faute — « l’homme ne peut pas ne pas pйcher, et mкme mortellement avant la
rйparation, aprиs la rйparation au moins vйniellement ». Or le pйchй, tant
mortel que vйniel, est volontaire. Il y a donc un йtat de l’homme en lequel
celui-ci ne peut pas ne pas vouloir ce en quoi consiste le pйchй ; et
ainsi, la volontй veut quelque chose par nйcessitй.
8° Plus une chose
peut naturellement mouvoir, plus elle peut naturellement causer la nйcessitй.
Or le bien peut mouvoir plus que le vrai, puisque le bien est dans les rйalitйs
tandis que le vrai est seulement dans l’esprit, comme il est dit au sixiиme
livre de la Mйtaphysique. Puis donc
que le vrai contraint l’intelligence, а bien plus forte raison le bien
contraint-il la volontй.
9° Le bien
imprime plus fortement que le vrai ; et cela ressort de ce que l’amour,
qui est l’empreinte du bien, est plus unitif que la connaissance, qui est
l’empreinte du vrai : en effet, suivant saint Augustin, l’amour est une
certaine vie unissant l’aimant а l’aimй. Le bien peut donc plus causer la
nйcessitй dans la volontй que le vrai dans l’intelligence ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
10° Plus une
puissance a de pouvoir sur ses objets, moins elle peut кtre contrainte par eux.
Or la raison a plus de pouvoir sur ses objets que la volontй : en effet,
suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la raison forme en soi les espиces des rйalitйs, au
contraire de la volontй, qui est mue par les objets d’appйtit. La volontй peut
donc кtre contrainte par les objets d’appйtit plus que la raison ne peut l’кtre
par les objets de connaissance ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
11° Ce qui inhиre
par soi, inhиre par nйcessitй. Or il est un vouloir qui inhиre par soi а la
volontй. La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй. Preuve de la
mineure : le souverain bien est voulu par soi. Donc, chaque fois que la
volontй se porte vers lui, elle veut par elle-mкme. Or elle se porte toujours
vers lui, car elle se porte naturellement vers lui. La volontй veut donc toujours
par soi le souverain bien.
12° La nйcessitй
se rencontre dans la connaissance de la science. Or, de mкme que tous les
hommes veulent naturellement savoir, suivant le Philosophe au premier livre de
la Mйtaphysique, de mкme aussi ils
veulent naturellement le bien. La nйcessitй se rencontre donc dans la volontй
du bien.
13° La Glose, а propos de Rom. 7, 15 sqq., dit que la volontй veut
naturellement le bien. Or les choses qui inhиrent par nature, sont par
nйcessitй. La volontй veut donc le bien par nйcessitй.
14° Tout ce qui
s’accroоt et diminue, peut aussi кtre totalement фtй. Or la libertй de la
volontй s’accroоt et diminue : en effet, l’homme eut avant le pйchй un
arbitre plus libre qu’aprиs le pйchй, suivant saint Augustin. La libertй de la
volontй peut donc кtre totalement фtйe ; et ainsi, la volontй peut кtre
contrainte par nйcessitй.
En sens contraire :
1° Selon saint
Augustin au cinquiиme livre de la Citй de
Dieu, si une chose est volontaire, elle n’est pas nйcessaire. Or tout ce
que nous voulons est volontaire. La volontй ne veut donc rien par nйcessitй.
2° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. Or ce qui est tel, ne
peut кtre contraint par rien ; la volontй ne peut donc кtre contrainte de
telle sorte qu’elle veuille quelque chose par nйcessitй.
3° La libertй
s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй est libre. Elle ne veut donc rien par
nйcessitй.
4° Saint Bernard
dit que le libre arbitre « а cause de sa noblesse innйe, n’est mы par
aucune nйcessitй ». Or la dignitй de la volontй ne peut кtre фtйe. La
volontй ne peut donc rien vouloir par nйcessitй.
5° Les puissances
rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la volontй est
une puissance rationnelle ; en effet, elle se trouve dans la raison, comme
il est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Elle a donc des objets opposйs ; voilа pourquoi elle n’est dйterminйe а
rien par nйcessitй.
6° Ce qui est
dйterminй а quelque chose par nйcessitй, est naturellement dйterminй а cela. Or
une division oppose la volontй а l’appйtit naturel. La volontй ne veut donc
rien par nйcessitй.
7° Dиs lors
qu’une chose est volontaire, on dit qu’elle est en nous de telle sorte que nous
en soyons maоtres. Or ce qui est en nous et dont nous sommes maоtres, nous
pouvons le vouloir et ne pas le vouloir. Donc, tout ce que la volontй veut,
elle peut le vouloir et ne pas le vouloir ; et ainsi, elle ne veut rien
par nйcessitй.
Rйponse :
Comme on peut
le dйduire des paroles de saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, chap. 11, il y a deux
nйcessitйs : la nйcessitй de contrainte, et celle-ci ne peut en aucune
faзon avoir place dans la volontй ; et la nйcessitй d’inclination
naturelle, comme nous disons que Dieu vit par nйcessitй : et c’est par une
telle nйcessitй que la volontй « veut quelque chose par nйcessitй ».
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que dans les rйalitйs ordonnйes entre elles, il est
nйcessaire que le premier mode soit inclus dans le second, et que dans le
second se trouve non seulement ce qui lui revient par sa nature propre, mais
aussi ce qui lui revient par la nature du premier ; ainsi, il convient а
l’homme non seulement d’user de la raison, ce qui lui revient par sa diffйrence
propre, qui est le raisonnable, mais aussi d’user du sens ou de l’aliment, ce
qui lui revient aussi par son genre, qui est l’animal ou le vivant. Et de mкme
aussi, nous voyons dans les sens que, le sens du toucher йtant comme le
fondement des autres sens, l’on trouve dans l’organe de chaque sens non
seulement les propriйtйs du sens dont il est l’organe propre, mais aussi les
propriйtйs du toucher : ainsi, l’њil ne sent pas seulement le blanc et le
noir, en tant qu’il est l’organe de la vue, mais il sent aussi le chaud et le
froid, et il est corrompu par leurs excиs, en tant qu’il est l’organe du
toucher.
Or la nature et
la volontй sont ordonnйes de telle faзon que la volontй est elle-mкme aussi une
certaine nature ; car tout ce qui se trouve dans la rйalitй est appelй
« une certaine nature ». Voilа pourquoi il est nйcessaire de trouver
dans la volontй non seulement ce qui est appartient а la volontй, mais aussi ce
qui appartient а la nature. Or il appartient а n’importe quelle nature crййe
d’кtre ordonnйe par Dieu au bien, recherchant celui-ci naturellement. Il y a
donc dans la volontй elle-mкme un certain appйtit naturel du bien qui lui
convient. Et en plus de cela, elle peut rechercher quelque chose suivant sa
propre dйtermination, non par nйcessitй ; ce qui lui revient en tant
qu’elle est volontй.
Or, la relation
entre la nature et la volontй est semblable а la relation entre les choses que
la volontй veut naturellement et celles pour lesquelles elle est dйterminйe par
elle-mкme et non par la nature. Voilа pourquoi, de mкme que la nature est le
fondement de la volontй, de mкme aussi l’objet d’appйtit qui est recherchй
naturellement est le principe et le fondement des autres objets d’appйtit. Or
dans les objets d’appйtit, la fin est le fondement et le principe des moyens,
puisque les moyens ne sont recherchйs qu’en raison de la fin. Voilа pourquoi ce
que la volontй veut par nйcessitй, йtant pour ainsi dire dйterminйe а cela par
une inclination naturelle, c’est la fin ultime, telle la bйatitude, et les
choses qui y sont incluses, comme l’кtre, la connaissance de la vйritй,
etc. ; par contre, elle n’est pas dйterminйe aux autres choses par
nйcessitй ni par une inclination naturelle, mais par une disposition propre
sans aucune nйcessitй.
Et bien que la
volontй veuille la fin ultime par une certaine inclination nйcessaire, on ne
doit cependant en aucune faзon accorder qu’elle soit contrainte а vouloir cela.
En effet, la contrainte n’est rien d’autre que l’introduction d’une certaine
violence. Or l’acte violent est, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « celui dont le principe
est au-dehors, sans que le patient contribue en rien » ; comme si
l’on projetait une pierre en haut : car, autant qu’il est en elle, elle
n’est nullement inclinйe а ce mouvement. Or, puisque la volontй est elle-mкme
une certaine inclination, йtant donnй qu’elle est une certain appйtit, il ne
peut se produire que la volontй veuille une chose et que son inclination ne
soit pas vers cela ; et ainsi, il ne peut se produire que la volontй
veuille quelque chose par contrainte ou violence, bien qu’elle veuille quelque
chose par une inclination naturelle. Il est donc clair que la volontй ne veut
rien nйcessairement d’une nйcessitй de contrainte, mais qu’elle veut cependant
quelque chose nйcessairement d’une nйcessitй d’inclination naturelle.
Rйponse aux objections :
1° Cet appйtit
commun de la bйatitude ne procиde pas d’une contrainte, mais d’une inclination
naturelle.
2° Si
efficacement qu’un bien meuve la volontй, il ne peut cependant pas la
contraindre : car en posant qu’elle veut une chose, on pose qu’elle a une
inclination vers cette chose, ce qui est opposй а la contrainte. Mais а cause
de la perfection d’un bien, il se produit que la volontй est dйterminйe а
celui-ci par une inclination de nйcessitй naturelle.
3° L’intelligence
pense naturellement quelque chose, comme la volontй veut aussi naturellement
quelque chose ; mais la contrainte n’est point, par sa nature, opposйe а
l’intelligence, comme elle l’est а la volontй. En effet, bien que
l’intelligence ait une inclination vers quelque chose, son nom ne dйsigne
cependant pas l’inclination mкme de l’homme, tandis que le nom de volontй
dйsigne l’inclination mкme de l’homme. Par consйquent, tout ce qui se fait
suivant la volontй, se fait suivant l’inclination de l’homme, et par suite ne
peut кtre violent. Mais l’opйration de l’intelligence peut кtre contre
l’inclination de l’homme, qui est la volontй ; comme lorsqu’une opinion
plaоt а quelqu’un, mais que par l’efficace des arguments il est conduit а
assentir au contraire par son intelligence.
4° Saint Augustin
parle de la nйcessitй naturelle, que nous n’excluons pas de la volontй а
l’йgard de certains objets ; et cette nйcessitй se rencontre aussi dans la
volontй divine, comme aussi dans l’кtre divin ; en effet, il est lui-mкme
nйcessaire par soi, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.
5° On voit dиs
lors clairement la solution au cinquiиme argument.
6° Le pйchй
commis n’entraоne pas en contraignant la volontй, mais en l’inclinant : en
tant qu’il prive de la grвce, par laquelle l’homme йtait fortifiй contre le
pйchй, et aussi en tant que par l’acte du pйchй sont laissйs dans l’вme une
disposition et un habitus inclinant au pйchй suivant.
7° Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que l’homme, en quelque йtat de pйchй
mortel qu’il soit, peut йviter le pйchй mortel grвce а la libertй de sa
volontй ; et ils exposent l’expression : « il ne peut pas ne pas
pйcher » comme suit : « il ne peut pas ne pas avoir de
pйchй » — de mкme que « voir » signifie « avoir la
vue » et « user de la vue » — mais il peut, selon eux, ne
pas pйcher, c’est-а-dire ne pas user du pйchй. Et de ce point de vue, il est
clair qu’aucune nйcessitй de consentir au pйchй n’est introduite dans la
volontй. D’autres disent que, de mкme que l’homme dans l’йtat de la vie
prйsente ne peut йviter le pйchй vйniel — non qu’il ne puisse йviter celui-ci
ou celui-lа, mais il ne peut les йviter tous, en sorte qu’il n’en commette
aucun —, de mкme en va-t-il aussi pour les pйchйs mortels en celui qui n’a pas
la grвce. Et de ce point de vue aussi, il est clair que la volontй n’est pas
dans la nйcessitй de vouloir ceci ou cela, bien que sans la grвce elle se
trouve manquer d’une indйfectible inclination vers le bien.
8° Une forme
reзue en quelque chose ne meut pas ce en quoi elle est reзue, mais avoir une
telle forme, cela mкme c’est avoir йtй mы ; par contre, ce qui reзoit est
mы par l’agent extйrieur : ainsi le corps qui devient chaud par le feu
n’est-il pas mы par la chaleur reзue, mais par le feu. Ainsi йgalement l’intelligence
n’est pas mue par l’espиce dйjа reзue, ou par la vйritй qui s’ensuit de cette
espиce, mais par une rйalitй extйrieure qui imprime dans l’intelligence, tel
l’intellect agent, ou le phantasme, ou quelque autre chose de ce genre. En
outre, de mкme que le vrai est proportionnй а l’intelligence, de mкme aussi le
bien est proportionnй а la volontй. Par consйquent, que le vrai soit dans
l’apprйhension ne le rend pas moins apte а mouvoir naturellement l’intelligence
que le bien la volontй. En outre, que la volontй ne soit pas contrainte par le
bien ne vient pas d’une insuffisance du bien а mouvoir, mais de la nature mкme
de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
9° On voit dиs
lors clairement la rйponse au neuviиme argument.
10° La rйalitй qui
est hors de l’вme n’imprime son espиce dans l’intellect possible que par
l’opйration de l’intellect agent : et c’est pourquoi l’on dit que l’вme
forme en elle-mкme les formes des rйalitйs. Et de mкme aussi, ce n’est pas sans
une opйration de la volontй que la volontй tend vers l’objet d’appйtit.
L’argument n’est donc pas concluant. En outre, on peut rйpondre comme aux deux
objections prйcйdentes.
11° Le bien
premier est voulu par soi, et la volontй le veut par soi et naturellement,
cependant elle ne le veut pas toujours en acte. En effet, il n’est pas
nйcessaire que les choses qui conviennent naturellement а l’вme soient toujours
en acte dans l’вme ; de mкme que les principes qui sont connus
naturellement ne sont pas toujours considйrйs en acte.
12° Il ne s’agit
pas de la mкme nйcessitй lorsque nous connaissons quelque chose nйcessairement
par la science, et lorsque nous recherchons la science par nйcessitй : en
effet, le premier peut se produire par une nйcessitй de contrainte, mais le
second seulement par une nйcessitй d’inclination naturelle. Et de mкme aussi,
la volontй veut le bien par nйcessitй, en tant qu’elle veut le bien
naturellement.
13° On voit dиs
lors clairement la rйponse au treiziиme argument.
14° La libertй qui
s’accroоt et diminue est la libertй par rapport au pйchй et а la misиre, et non
la libertй par rapport а la contrainte ; il ne s’ensuit donc pas que la
volontй puisse кtre amenйe а кtre contrainte.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Cette citation
doit кtre entendue de la nйcessitй de contrainte, qui s’oppose а la volontй, et
non de la nйcessitй d’inclination naturelle, qui, suivant saint Augustin au
cinquiиme livre de la Citй de Dieu,
ne s’oppose pas а la volontй.
2° Si la volontй
se porte nйcessairement par inclination naturelle vers quelque chose, cela
n’est pas dы а son impuissance mais а sa force ; de mкme que le lourd est
d’autant plus fort qu’il est portй vers le bas par une plus grande nйcessitй.
Mais si elle йtait contrainte par autre chose, il faudrait attribuer cela а sa
faiblesse.
3° La libertй,
suivant saint Augustin, s’oppose а la nйcessitй de contrainte, mais non а la
nйcessitй d’inclination naturelle.
4° La nйcessitй
naturelle ne s’oppose pas а la dignitй de la volontй, mais seule la nйcessitй
de contrainte s’y oppose.
5° La volontй, en
tant qu’elle est rationnelle, a des objets opposйs : et dire cela, c’est
la considйrer en ce qui lui est propre ; mais en tant qu’elle est une
certaine nature, rien n’empкche qu’elle soit dйterminйe а une seule chose.
6° La volontй
s’oppose а l’appйtit naturel pris dans un sens restreint, c’est-а-dire а celui
qui est seulement naturel, comme l’homme s’oppose а ce qui est seulement animal
; par contre, elle ne s’oppose pas а l’appйtit naturel considйrй dans l’absolu,
mais elle l’inclut, comme l’homme inclut l’animal.
7° Cet argument
aussi vaut pour la volontй en tant que telle ; en effet, il est propre а
la volontй en tant que telle d’кtre maоtresse de ses actes. Article 6 : La volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Plus une chose
est noble, plus elle est immuable. Or vivre est plus noble qu’кtre, penser que
vivre, et vouloir que penser. Vouloir est donc plus immuable qu’кtre. Or l’кtre
de l’вme qui veut est immuable, car il est incorruptible. Donc son vouloir
aussi est immuable ; et ainsi, tout ce qu’elle veut, elle le veut
immuablement et nйcessairement.
2° Plus une chose
est conforme а Dieu, plus elle est immuable. Or l’вme est plus conformйe а Dieu
par la seconde conformitй, qui est celle de la ressemblance, que par la
premiиre conformitй, qui est celle de l’image. Or dans la premiиre conformitй,
elle a l’immuabilitй ; car l’вme ne peut perdre l’image, suivant le Psaume
38, 7 : « l’homme passe comme une image ». Donc suivant la
seconde conformitй aussi, qui est celle de la ressemblance, consistant dans
l’ordination requise de la volontй, il aura l’immuabilitй, en sorte que la
volontй veuille immuablement le bien et ne puisse vouloir le mal.
3° La puissance
est а l’йtant potentiel ce que l’acte est а l’йtant en acte. Or Dieu, йtant bon
en acte, ne peut faire quelque chose de mauvais en acte. Donc sa puissance, qui
est bonne, ne peut non plus produire une chose qui soit mauvaise en
puissance ; et ainsi, la volontй que la puissance divine a produite n’a
pas de pouvoir pour le mal.
4° Selon le
Philosophe aux sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les fins sont aux moyens, dans l’ordre du faire et de
l’appйtit, ce que les principes sont aux conclusions dans les sciences
dйmonstratives. Or, par les principes qui sont connus naturellement est
introduite une nйcessitй dans l’intelligence, de sorte qu’elle connaоt les
conclusions par nйcessitй. Puis donc que la volontй veut par nйcessitй la fin
ultime de la faзon dйjа exposйe, elle voudra aussi par nйcessitй toutes les
autres choses qui sont ordonnйes а la fin ultime.
5° Tout ce qui
est naturellement dйterminй а une chose, obtient cette chose par nйcessitй, а
moins qu’il n’y ait un empкchement. Or la volontй veut naturellement le bien,
comme dit la Glose а propos de
Rom. 7, 15. Elle veut donc immuablement le bien, puisqu’il n’est rien
qui puisse l’empкcher, йtant donnй qu’elle est la plus puissante aprиs Dieu,
selon saint Bernard.
6° De mкme que
les tйnиbres sont opposйes а la lumiиre, de mкme le mal est opposй au bien. Or
la vue, qui est naturellement dйterminйe а connaоtre la lumiиre et les corps
lumineux, les voit si naturellement qu’elle ne peut pas voir ce qui est
tйnйbreux. Donc la volontй aussi, dont l’objet est le bien, veut si
immuablement le bien qu’elle ne pourra aucunement vouloir le mal. Et ainsi, la
volontй a quelque nйcessitй non seulement а l’йgard de la fin ultime, mais
aussi а l’йgard des autres choses.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que « c’est la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre
selon la justice ». La volontй ne se rapporte donc immuablement ni au bien
ni au mal.
2° Selon saint
Augustin, « le pйchй est а ce point volontaire que, si le volontaire est
absent, il n’y a pas de pйchй ». Si donc le pйchй ne vient aucunement de
la volontй, le pйchй n’existera aucunement ; ce qui est faux, comme
l’expйrience le montre.
Rйponse :
Une chose est
dite nйcessaire, parce qu’elle est immuablement dйterminйe а un seul terme.
Aussi, puisque la volontй se rapporte а de nombreuses choses de faзon
indйterminйe, elle n’a pas de nйcessitй а l’йgard de toutes, mais а l’йgard de
celles-lа seules auxquelles elle est dйterminйe par une inclination naturelle,
comme on l’a dit. Or tout mobile se ramиne, comme а un principe, а un immobile,
et l’indйterminй а un dйterminй ; pour cette raison, il est nйcessaire que
ce а quoi la volontй est dйterminйe soit le principe de son appйtit des choses
auxquelles elle n’est pas dйterminйe ; et cela, c’est la fin ultime, comme
on l’a dit. Or l’indйtermination de la volontй se rencontre relativement а
trois choses : l’objet, l’acte, et la relation а la fin.
Relativement а
l’objet, la volontй est indйterminйe quant aux moyens, non quant а la fin
ultime elle-mкme, comme on l’a dit. Et il en est ainsi, parce que l’on peut
parvenir а la fin ultime par de nombreuses voies, et qu’а des sujets divers
conviennent des voies diverses pour parvenir а elle. Voilа pourquoi l’appйtit
de la volontй ne peut кtre dйterminй dans les moyens, contrairement aux
rйalitйs naturelles, qui n’ont, pour une fin certaine et dйterminйe, que des
voies certaines et dйterminйes. Et ainsi, l’on voit clairement que les rйalitйs
naturelles recherchent les moyens par nйcessitй comme elles font pour la
fin ; de sorte que l’on ne peut rien concevoir en elles qu’elles puissent
rechercher ou ne pas rechercher. La volontй, par contre, recherche la fin
ultime par nйcessitй, de sorte qu’elle ne peut pas ne pas la rechercher, mais
elle ne recherche par nйcessitй aucun des moyens. Par consйquent, quant а de
telles choses, il est en son pouvoir de rechercher ceci ou cela.
Ensuite, la
volontй est indйterminйe aussi relativement а l’acte ; car mкme а l’йgard
d’un objet dйterminй, elle peut user de son acte quand elle veut, ou ne pas en
user ; en effet, elle peut passer а l’acte de vouloir quant а n’importe
quel objet, ou ne pas passer а l’acte. Et cela ne se produit pas dans les
rйalitйs naturelles : en effet, le lourd descend toujours en acte vers le
bas, а moins qu’une chose ne l’empкche. Et cela vient de ce que les rйalitйs
inanimйes ne sont pas mues par elles-mкmes, mais par d’autres choses ; il
n’est donc pas en leur pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir ;
tandis que les rйalitйs animйes se meuvent par elles-mкmes ; et de lа
vient que la volontй peut vouloir et ne pas vouloir.
Enfin, il y a
une indйtermination de la volontй touchant la relation а la fin, en tant que la
volontй peut rechercher ce qui est ordonnй а la fin convenable suivant la
vйritй, ou seulement selon l’apparence. Et cette indйtermination vient de deux
choses : de l’indйtermination а l’йgard de l’objet dans les moyens, et en
outre, de l’indйtermination de l’apprйhension, qui peut кtre droite ou
non ; en effet, de mкme que d’un principe vrai donnй ne s’ensuit une
conclusion fausse que par quelque faussetй de la raison, soit qu’elle pose une
mineure fausse, soit qu’elle ordonne faussement le principe а la conclusion, de
mкme aussi, dиs lors qu’on a en soi un appйtit droit de la fin ultime, il ne
peut s’ensuivre que l’on recherche quelque chose de faзon dйsordonnйe, que si
la raison prenait comme pouvant кtre ordonnй а la fin une chose qui ne le peut
pas ; par exemple, celui qui recherche naturellement la bйatitude avec un
appйtit droit, ne serait jamais conduit а rechercher la fornication, sauf en
tant qu’il l’apprйhende comme un certain bien de l’homme, en tant qu’elle est
un certain objet dйlectable, et ainsi il l’apprйhende comme pouvant кtre
ordonnй а la bйatitude, comme une certaine image de celle-ci. Et de lа s’ensuit
une indйtermination de la volontй, par laquelle celle-ci peut rechercher le
bien ou le mal.
Or, puisque la
volontй est appelйe libre en tant qu’elle n’a pas de nйcessitй, la libertй de
la volontй sera considйrйe а trois points de vue : quant а l’acte, en tant
qu’elle peut vouloir et ne pas vouloir ; quant а l’objet, en tant qu’elle
peut vouloir ceci ou cela, et mкme son opposй ; et quant au rapport а la
fin, en tant qu’elle peut vouloir le bien ou le mal. Quant au premier de ces
points de vue, la libertй est dans la volontй en n’importe quel йtat de la
nature et quant а n’importe quel objet. En effet, toute volontй a son acte en
son pouvoir relativement а n’importe quel objet. Le deuxiиme de ces points de
vue regarde certains objets, c’est-а-dire les moyens et non la fin
elle-mкme ; et lа aussi, en n’importe quel йtat de la nature. Le troisiиme
point de vue ne regarde pas tous les objets, mais certains, c’est-а-dire les
moyens ; et non pas relativement а n’importe quel йtat de la nature, mais
а celui-lа seul en lequel la nature peut faillir. Car lа oщ l’apprйhension et
la confrontation sont indйfectibles, il ne peut y avoir de volontй du mal, mкme
dans les moyens, comme on le voit clairement dans le cas des bienheureux. Et c’est
pourquoi l’on dit que vouloir le mal n’est ni une libertй, ni une partie de la
libertй, quoique ce soit un certain signe de libertй.
Rйponse aux objections :
1° L’вme ne tient
pas d’elle-mкme la dйtermination de son кtre, mais d’autre chose ; en revanche,
elle-mкme se dйtermine son vouloir ; voilа pourquoi, bien que l’кtre soit
immuable, cependant son vouloir est indйterminй, et peut par consйquent
s’inflйchir en divers sens. Et cependant, il n’est pas vrai que le penser ou le
vouloir soit plus noble que l’кtre, si on les sйpare de l’кtre : au
contraire, l’кtre est alors plus noble qu’eux, suivant Denys au cinquiиme
chapitre des Noms divins.
2° La conformitй
de l’image se prend des puissances naturelles, qui lui sont dйterminйes par la
nature ; voilа pourquoi cette conformitй demeure toujours. Mais la seconde
conformitй, qui est celle de la ressemblance, a lieu par la grвce, et par les
habitus et les actes des vertus, auxquels l’вme est ordonnйe par l’acte de la
volontй, qui est йtabli en son pouvoir ; voilа pourquoi cette conformitй
ne demeure pas toujours.
3° Il n’y a pas
en Dieu la puissance passive ou matйrielle, qui s’oppose а l’acte, et pour
laquelle vaut l’objection, mais la puissance active, qui est l’acte lui-mкme,
car chaque chose est capable d’agir dans la mesure oщ elle est en acte. Et
cependant, ce n’est pas en tant qu’elle vient de Dieu que la volontй a le
pouvoir s’inflйchir vers le mal, mais en tant qu’elle vient du nйant.
4° Dans les
sciences dйmonstratives, les conclusions se rapportent aux principes de telle
faзon que si l’on фte la conclusion, le principe est фtй ; et ainsi, а
cause de cette dйtermination des conclusions relativement aux principes,
l’intelligence est contrainte par les principes eux-mкmes а assentir aux conclusions.
Mais les moyens n’ont pas а l’йgard de la fin cette dйtermination que, si l’on
фte l’un d’eux, la fin est фtйe, puisque l’on peut parvenir а la fin ultime par
des voies diverses, soit suivant la vйritй, soit selon l’apparence. Voilа
pourquoi la nйcessitй qui est dans l’appйtit volontaire relativement а la fin
n’induit pas en lui une nйcessitй relativement aux moyens.
5° La volontй
veut naturellement le bien, mais pas de faзon dйterminйe ce bien-ci ou
celui-lа ; de mкme que la vue voit naturellement la couleur, mais pas de
faзon dйterminйe celle-ci ou celle-lа. Et pour cette raison, tout ce qu’elle
veut, elle le veut sous l’aspect du bien ; il n’est cependant pas
nйcessaire qu’elle veuille toujours ce bien-ci ou celui-lа.
6° Aucune chose
n’est mauvaise au point qu’elle ne puisse avoir aucune apparence de bien ;
et en raison de cette bontй, elle est capable de mouvoir l’appйtit. Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce que l’on
veut par nйcessitй, on le veut naturellement. Or nous ne mйritons pas par ce
qui est naturel. Nous ne mйritons donc pas par une telle volontй.
2° Le mйrite et
le dйmйrite affectent le mкme sujet. Or nul ne dйmйrite en ce qu’il ne peut
йviter, suivant saint Augustin. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par
nйcessitй.
3° L’on ne mйrite
que par un acte de vertu. Or tout acte de vertu vient d’une йlection, et non
d’une inclination naturelle. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par nйcessitй.
En sens contraire :
1° N’importe
quelle crйature recherche Dieu naturellement et par nйcessitй. Or, dans l’amour
de Dieu, nous mйritons. On peut donc mйriter en ce que l’on veut
nйcessairement.
2° La bйatitude
consiste dans la vie йternelle. Or, en recherchant la vie йternelle, les saints
mйritent. L’on mйrite donc, en voulant ce que l’on veut naturellement.
Rйponse :
En voulant ce
que l’on veut naturellement, d’une certaine faзon l’on mйrite, et d’une autre
faзon non. Et pour le voir clairement, il faut savoir que l’homme et les autres
animaux n’ont pas йtй naturellement pourvus de la mкme maniиre, tant pour le
corps que pour l’вme.
En effet, les
autres animaux, quant au corps, ont йtй pourvus de tйguments spйciaux : un
cuir dur, des plumes et d’autres choses semblables ; ainsi que de dйfenses
particuliиres, comme des cornes, des griffes, etc. ; et ce, parce qu’ils
ont peu de procйdйs d’opйration, et qu’а ces procйdйs peuvent кtre ordonnйs des
instruments dйterminйs. Mais l’homme a йtй pourvu de ces choses en gйnйral, la
nature lui ayant donnй des mains, afin que par elles il puisse se prйparer а la
fois divers tйguments et diverses dйfenses ; et ce, parce que la raison de
l’homme est si multiple et s’йtend а des choses si diffйrentes, qu’il ne peut
lui кtre prйparй suffisamment d’instruments dйterminйs.
De mкme aussi
du cфtй de l’apprйhension, aux autres animaux ont йtй donnйes certaines
conceptions spйciales relevant de l’estimation naturelle et qui leur sont
nйcessaires ; par exemple au mouton, que le loup soit son ennemi, et
autres choses de ce genre ; mais а l’homme, au lieu de ces choses, ont йtй
donnйs les principes universels connus naturellement, par lesquels il peut
raisonner sur tout ce qui lui est nйcessaire.
Et il en va de
mкme aussi du cфtй de l’appйtit. En effet, aux autres rйalitйs a йtй donnй
l’appйtit naturel d’une chose dйterminйe, comme au lourd, qu’il soit en bas, et
а chaque animal aussi, ce qui lui est convenable suivant sa nature ; mais
а l’homme a йtй donnй l’appйtit de sa fin ultime en gйnйral, de sorte qu’il
recherche naturellement d’кtre achevй dans la bontй. Mais en quoi cet
achиvement consiste, si c’est dans les vertus, ou dans les sciences, ou dans
les plaisirs, ou en d’autres choses comme celles-ci, cela ne lui est pas
dйterminй par la nature.
Lors donc que,
par sa propre raison, aidй de la grвce divine, il apprйhende comme sa bйatitude
quelque bien spйcial en lequel sa bйatitude consiste vraiment, alors il mйrite,
non parce qu’il tend а la bйatitude qu’il recherche naturellement, mais parce
qu’il recherche cette chose particuliиre qu’il ne recherche pas naturellement —
ainsi la vision de Dieu —, en laquelle pourtant sa bйatitude consiste
vйritablement. Mais si quelqu’un, par une raison erronйe, est conduit а
rechercher quelque chose de spйcial comme sa bйatitude, par exemple les
plaisirs corporels, en lesquels cependant sa bйatitude ne consiste pas
vйritablement, dans ce cas, en recherchant la bйatitude, il dйmйrite, non pas
parce qu’il recherche la bйatitude, mais parce que, de maniиre indue, il recherche
comme bйatitude cette chose en laquelle la bйatitude ne se trouve pas. Il est
donc clair que, lorsque l’on veut ce que l’on veut naturellement, ce n’est en
soi ni mйritoire ni dйmйritoire ; mais dans la mesure oщ on le dйtermine а
ceci ou cela, ce peut кtre soit mйritoire soit dйmйritoire. Et c’est de cette
faзon que les saints mйritent en recherchant Dieu et la vie йternelle.
Rйponse aux objections :
On voit dиs
lors clairement la solution aux arguments. Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volontй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Quiconque fait
tourner une chose du cфtй qu’il veut, peut contraindre celle-ci. Or, comme il
est dit en Prov. 21, 1, « le cњur du roi est dans la main de
Dieu, il le fera tourner du cфtй qu’il voudra. » Dieu peut donc
contraindre la volontй.
2° А propos de
Rom. 1, 24 : « Aussi Dieu les a-t-il livrйs, etc. », la Glose de saint Augustin dit :
« Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner
leur volontй comme il veut, soit au bien en raison de sa misйricorde, soit au
mal en raison de ce qui leur est dы. » Dieu peut donc contraindre la
volontй.
3° Si le fini
agit de faзon finie, l’infini agira de faзon infinie. Or quelque crйature finie
entraоne la volontй de faзon finie : car, comme dit Cicйron, l’honnкte est
ce qui nous entraоne par sa force, et nous attire par sa dignitй. Dieu, qui a
une puissance infinie dans son action, peut donc totalement contraindre la
volontй.
4° On dit, au
sens propre, que l’on est contraint а quelque chose, lorsqu’on ne peut pas ne
pas le faire, qu’on le veuille ou non. Or la volontй ne peut pas ne pas vouloir
ce que Dieu, par volontй de bon plaisir, veut qu’elle veuille ; sinon la
volontй de Dieu serait inefficace а l’йgard de notre volontй. Dieu peut donc
contraindre la volontй.
5° Il y a en
toute crйature une obйissance parfaite au Crйateur. Or la volontй est une
certaine crйature ; il y a donc en elle une obйissance parfaite au
Crйateur ; Dieu peut donc la contraindre а ce qu’il veut.
En sens contraire :
1° Кtre libre de
contrainte est naturel а la volontй. Or on ne peut фter а personne ses qualitйs
naturelles. La volontй ne peut donc кtre contrainte par Dieu.
2° Dieu ne peut
faire que des opposйs soient vrais en mкme temps. Or le volontaire et le
violent sont opposйs, car le violent est une espиce d’involontaire, comme on le
voit clairement au troisiиme livre de l’Йthique.
Dieu ne peut donc faire que la volontй veuille quelque chose par
contrainte ; et ainsi, il ne peut contraindre la volontй.
Rйponse :
Dieu peut faire
changer la volontй par nйcessitй, mais il ne peut cependant la contraindre. En
effet, quelque changement que la volontй subisse quant а son objet, on ne dit
pas qu’elle y est contrainte. Et la raison en est que vouloir quelque chose,
cela mкme est une inclination а cette chose, tandis que la contrainte ou la
violence est contraire а l’inclination de la rйalitй qui est contrainte. Lors
donc que Dieu fait changer la volontй, il fait qu’а l’inclination prйcйdente
succиde une autre inclination, de sorte que la premiиre est фtйe et que la
seconde demeure. Par consйquent, ce а quoi il induit la volontй n’est pas
contraire а l’inclination dйsormais existente, mais а l’inclination qui йtait
auparavant dans la volontй : il n’y a donc pas violence ni contrainte. De
mкme, il y a dans la pierre, en raison de sa pesanteur, une inclination vers le
bas ; or, tandis que cette inclination persйvиre, si on jette la pierre en
l’air, il y aura violence. En revanche, si Dieu фte de la pierre l’inclination
de pesanteur et lui donne une inclination de lйgиretй, alors кtre emportйe en
haut ne lui fera pas violence ; et ainsi, le changement du mouvement peut
кtre sans violence. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre que Dieu fait changer
la volontй sans la contraindre.
Or Dieu peut
faire changer la volontй, puisqu’il opиre lui-mкme dans la volontй comme il le
fait dans la nature ; aussi, de mкme que toute action naturelle vient de
Dieu, de mкme toute action de la volontй, en tant qu’elle est une action, ne
vient pas seulement de la volontй comme d’un agent immйdiat, mais aussi de Dieu
comme de l’agent premier, qui imprime plus fortement. Par consйquent, de mкme
que la volontй peut changer son acte en direction d’un autre objet, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, de mкme aussi et bien plus encore, Dieu le peut. Or
il fait changer la volontй de deux faзons. D’abord en mouvant seulement,
c’est-а-dire quand il meut la volontй а vouloir quelque chose, sans qu’il
imprime aucune forme dans la volontй ; ainsi fait-il parfois, sans
l’apposition d’un habitus, que l’homme veuille ce qu’il ne voulait pas
auparavant. Ensuite, en imprimant une forme dans la volontй elle-mкme. En
effet, de mкme que, par la nature mкme que Dieu a donnйe а la volontй, celle-ci
est inclinйe а vouloir quelque chose, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de
mкme par un ajout tel que la grвce ou la vertu, l’вme est inclinйe а vouloir en
outre une chose а laquelle elle n’йtait pas auparavant dйterminйe par une
inclination naturelle. Mais cette inclination ajoutйe est tantфt parfaite,
tantфt imparfaite. Quand elle est parfaite, elle donne une inclination
nйcessaire vers ce а quoi elle dйtermine — de mкme que, par nйcessitй, la
volontй est inclinйe par la nature а rechercher la fin — comme c’est le cas des
bienheureux, en lesquels la charitй parfaite incline suffisamment au bien, non
seulement quant а la fin ultime, mais aussi quant aux moyens. Mais parfois, la
forme ajoutйe n’est pas absolument parfaite, comme c’est le cas de ceux qui
sont dans l’йtat de voie ; et alors, la volontй est certes inclinйe par la
forme ajoutйe, mais non par nйcessitй.
Rйponse aux objections :
On voit dиs
lors clairement la solution aux arguments. Car la premiиre sйrie d’objections
prouvait que Dieu peut faire changer la volontй, tandis que la seconde sйrie,
qu’il ne peut pas la contraindre ; or les deux sont vrais, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
Cependant, il
faut savoir que, lorsque la glose citйe dit que Dieu agit dans le cњur des
hommes pour incliner leur volontй au mal, il ne faut pas le comprendre, ainsi
que la Glose le dit au mкme endroit,
comme si Dieu communiquait la mйchancetй ; mais en ce sens que, de mкme
qu’il appose la grвce, par oщ la volontй des hommes est inclinйe au bien, de
mкme il la retire а certains ; et une fois celle-ci retirйe, leur volontй
s’incurve vers le mal. Article 9 : Une crйature peut-elle faire changer la volontй, ou imprimer en elle ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La volontй est
elle-mкme une certaine crйature. Or la volontй change son acte comme elle veut.
Il semble donc qu’une crйature fasse changer la volontй et la contraigne.
2° Il est plus
difficile de changer le tout que la partie. Or, suivant certains philosophes,
les corps cйlestes font changer d’avis toute une multitude. Ils peuvent donc а
bien plus forte raison, semble-t-il, contraindre la volontй d’un seul.
3° Quiconque est
vaincu par quelqu’un, est contraint par lui. Or, suivant le Philosophe au
septiиme livre de l’Йthique, les
incontinents sont vaincus par les passions. Les passions font donc changer et
contraignent la volontй de l’incontinent.
4° Selon saint
Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй,
les supйrieurs, tant parmi les esprits que parmi les corps, meuvent les
infйrieurs, selon un certain ordre naturel. Or, de mкme que l’intelligence des
bienheureux anges est supйrieure а la nфtre, et plus parfaite, de mкme aussi
leur volontй est plus parfaite que la nфtre. Donc, de mкme qu’ils peuvent par
leur intelligence imprimer dans notre intelligence en l’йclairant, suivant
l’enseignement de Denys, de mкme il semble qu’ils puissent par leur volontй
imprimer en quelque sorte dans la nфtre en la faisant changer.
5° Selon Denys,
les anges supйrieurs йclairent, purifient et perfectionnent les infйrieurs. Or,
de mкme que l’illumination regarde l’intelligence, de mкme la purification
semble regarder la volontй. Donc, de mкme que les anges peuvent imprimer dans
l’intelligence, de mкme aussi ils peuvent imprimer dans la volontй.
6° Une chose est
plus apte а кtre changйe par une nature supйrieure que par une infйrieure. Or,
de mкme que l’appйtit sensitif est infйrieur а notre volontй, de mкme la
volontй angйlique est supйrieure а celle-ci. Puis donc que l’appйtit sensitif
fait parfois changer la volontй, а bien plus forte raison la volontй angйlique
pourra-t-elle faire changer notre volontй.
7° En
Lc 14, 23, le pиre de famille dit а son serviteur :
« Forcez les gens d’entrer. » Or on entre а ce souper par la volontй.
Notre volontй peut donc кtre forcйe а quelque chose par l’ange, qui est le
ministre de Dieu.
En sens contraire :
1° Saint Bernard
dit : « Le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. » Or
rien n’est changй que par un plus fort. Rien ne peut donc changer la volontй.
2° Le mйrite et
le dйmйrite rйsident en quelque faзon dans la volontй. Si donc une crйature
pouvait faire changer la volontй, elle pourrait rendre quelqu’un juste ou
pйcheur ; ce qui est faux, car on ne devient pйcheur que par soi-mкme, et
l’on ne devient juste que par l’opйration de Dieu et sa propre coopйration.
Rйponse :
Que la volontй
soit changйe par quelque chose, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord,
en ce sens qu’elle est changйe par son objet, comme la volontй est changйe par
son objet d’appйtit : et ce n’est pas ainsi que nous cherchons ici ce qui
fait changer la volontй. En effet, on l’a dйjа montrй, il y a un bien qui meut
la volontй par nйcessitй а la faзon d’un objet, quoique la volontй ne soit pas
contrainte. Ensuite, on peut comprendre que la volontй est changйe par quelque
chose а la faзon d’une cause efficiente ; et dans ce cas, nous disons non
seulement qu’aucune crйature ne peut contraindre la volontй en agissant en
elle, car Dieu mкme ne le pourrait pas, mais encore que nulle crйature ne peut
agir directement dans la volontй pour la faire changer nйcessairement ou
l’incliner d’une quelconque faзon, ce que Dieu peut ; mais indirectement,
une crйature peut en quelque sorte incliner la volontй, non toutefois la faire
changer nйcessairement. Et en voici la raison. Puisque l’acte de la volontй
est, pour ainsi dire, intermйdiaire entre la puissance et l’objet, le
changement de l’acte de volontй peut кtre considйrй soit du cфtй de la volontй
elle-mкme, soit du cфtй de l’objet.
Du cфtй de la
volontй, seul peut changer l’acte de la volontй ce qui opиre au-dedans de la
volontй : la volontй elle-mкme, et ce qui est la cause de l’кtre de la
volontй, c’est-а-dire, suivant la foi, Dieu seul. Par consйquent, Dieu seul
peut transfйrer d’un objet а l’autre, comme il veut, l’inclination qu’il a
donnйe а la volontй. Mais suivant ceux qui posent que l’вme a йtй crййe par des
intelligences (ce qui est pourtant contraire а la foi), l’ange lui-mкme, ou
l’intelligence, a un effet intйrieur а la volontй, en tant qu’il cause l’кtre
qui est intйrieur а la volontй elle-mкme ; et c’est la raison pour
laquelle Avicenne prйtend que, de mкme que les corps cйlestes font changer nos
corps, de mкme la volontй des вmes cйlestes fait changer nos volontйs ; ce
qui est cependant tout а fait hйrйtique.
Mais si l’on
considиre l’acte de la volontй du cфtй de l’objet, alors on trouve deux objets
de la volontй. L’un, vers lequel une inclination naturelle est dйterminйe par
nйcessitй, et cet objet est donnй et proposй а la volontй par le Crйateur, qui
lui a donnй une inclination naturelle vers cet objet ; par consйquent,
personne si ce n’est Dieu seul ne peut faire changer nйcessairement la volontй
par un tel objet. L’autre est un objet de la volontй qui est certes de nature а
incliner la volontй, en tant qu’il y a en lui quelque ressemblance ou relation
а l’йgard de la fin ultime dйsirйe naturellement ; cependant, cet objet ne
fait pas changer la volontй par nйcessitй, comme on l’a dйjа dit, car on ne
trouve pas en lui seul une relation а la fin ultime dйsirйe nйcessairement. Et
par l’intermйdiaire de cet objet, une crйature peut incliner la volontй jusqu’а
un certain point, non toutefois la faire changer nйcessairement ; comme on
le voit clairement lorsque quelqu’un persuade quelqu’un d’autre de faire une
chose en lui prйsentant l’utilitй ou l’honnкtetй de celle-ci ; il est
cependant au pouvoir de la volontй de l’accepter ou non, йtant donnй qu’elle
n’y est pas dйterminйe naturellement.
Ainsi donc, il
est clair qu’aucune crйature ne peut faire changer directement la volontй en
agissant pour ainsi dire au-dedans de la volontй elle-mкme ; mais elle
peut, en proposant quelque chose а la volontй, l’induire en quelque sorte
extйrieurement, non toutefois la faire changer nйcessairement.
Rйponse aux objections :
1° La volontй
peut se changer elle-mкme quant а certains objets, et mкme directement,
puisqu’elle est maоtresse de ses actes ; et quand on dit qu’elle n’est pas
directement changйe par la crйature, on pense а une autre crйature. Elle ne
peut cependant pas se contraindre, car une contradiction est impliquйe dans
l’idйe qu’une chose serait contrainte par elle-mкme : en effet, l’acte
violent est celui auquel le patient ne contribue en rien, mais auquel l’auteur
de la violence contribue. Par consйquent, la volontй ne peut pas se
contraindre, car alors elle-mкme contribuerait en quelque chose dans cette
violence, en tant qu’elle se contraindrait, et ne contribuerait en rien, en
tant qu’elle serait contrainte : ce qui est impossible ; et c’est
aussi de cette faзon que le Philosophe prouve au cinquiиme livre de l’Йthique que nul ne souffre une injustice
de sa propre part, car celui qui souffre l’injustice, souffre quelque chose
contre sa volontй ; mais s’il commet l’injustice, c’est suivant sa
volontй.
2° Les corps
cйlestes ne peuvent faire changer par nйcessitй ni la volontй d’un homme ni
celle d’une multitude, mais ils peuvent faire changer les corps eux-mкmes. Or
la volontй est, d’une certaine faзon, inclinйe par le corps lui-mкme, quoique
non nйcessairement, car elle peut rйsister : ainsi les colйriques sont-ils
inclinйs а la colиre par tempйrament naturel, cependant un colйrique peut, par
la volontй, rйsister а cette inclination. Or, aux inclinations corporelles
seuls rйsistent les sages, qui sont en petit nombre en regard des
insensйs : car « le nombre des insensйs est infini »
(Eccl. 1, 15). Et s’il est dit que les corps cйlestes font changer la
multitude, c’est parce que la multitude suit les inclinations
corporelles ; mais ils ne font pas changer tel ou tel, qui rйsiste par la
prudence а l’inclination susdite.
3° Il n’est pas
dit que l’incontinent est vaincu par les passions comme si les passions
corporelles contraignaient ou faisaient changer elles-mкmes nйcessairement la
volontй ; sinon, l’incontinent ne devrait pas кtre puni, car la peine
n’est pas due а l’involontaire. Or on ne dit pas que l’incontinent opиre
involontairement, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; mais l’on dit que
l’incontinent est vaincu par les passions, dans la mesure oщ il cиde
volontairement а leur impulsion.
4° Les anges
n’impriment pas dans l’intelligence comme s’ils opйraient quelque chose
intйrieurement dans l’intelligence ; mais ils le font seulement du cфtй de
l’objet, en tant qu’ils proposent quelque intelligible par lequel notre
intelligence est а la fois renforcйe et convaincue d’assentir. Mais l’objet de
la volontй proposй par l’ange ne fait pas changer la volontй par nйcessitй,
comme on l’a dit ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
5° Cette
purification par laquelle les anges sont purifiйs regarde l’intelligence, car
c’est une purification de la nescience, comme dit Denys au sixiиme chapitre de
la Hiйrarchie ecclйsiastique ;
cependant, si elle regardait la volontй, il faudrait dire qu’ils purifient
comme par persuasion.
6° Ce qui est
infйrieur а la volontй, comme le corps ou l’appйtit sensitif, ne change pas la
volontй comme par une action directe sur la volontй, mais il le fait seulement
du cфtй de l’objet. En effet, l’objet de la volontй est le bien
apprйhendй ; mais le bien apprйhendй par la raison universelle ne meut que
moyennant une apprйhension particuliиre, comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme, йtant donnй que les actes
existent dans des circonstances particuliиres. Or, par la passion mкme de l’appйtit
sensitif — dont la cause peut parfois кtre le tempйrament du corps ou une
quelconque impression corporelle, йtant donnй que cet appйtit use d’un organe —
l’apprйhension particuliиre est elle-mкme empкchйe et parfois totalement liйe,
si bien que ce que la raison supйrieure dicte en gйnйral n’est pas appliquй
actuellement а telle circonstance particuliиre. Alors la volontй, dans son
appйtit, est mue vers le bien que l’apprйhension particuliиre lui fait
connaоtre, omettant celui que la raison universelle lui fait connaоtre. Et
c’est de cette faзon que de telles passions inclinent la volontй ;
cependant, elles ne la font pas changer par nйcessitй, car il est au pouvoir de
la volontй de rйprimer de telles passions, afin que l’usage de la raison n’en soit
pas empкchй, suivant ce passage de Gen. 4, 7 : « sa
concupiscence » — celle du pйchй — « sera sous toi ».
7° Cette action
de forcer, dont il est fait mention ici, n’est pas une contrainte, mais une
persuasion efficace, soit par des moyens rudes, soit par des moyens doux. Article 10 : La volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Les
puissances se distinguent par les objets. Or l’objet de l’intelligence est le
vrai, tandis que celui de la volontй est le bien. Puis donc que le vrai et le
bien sont identiques quant au suppфt et diffиrent quant а la raison formelle,
il semble que l’intelligence et la volontй soient rйellement identiques, et
diffиrent seulement de raison.
2° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
la volontй est dans la raison. Donc, ou bien elle est identique а la raison, ou
bien elle est une partie de la raison. Or la raison est la mкme puissance que
l’intelligence. Donc la volontй aussi.
3° Les
puissances de l’вme se divisent communйment en raisonnable, concupiscible et
irascible. Or la volontй se distingue de l’irascible et du concupiscible. Elle
est donc contenue dans le raisonnable.
4° Partout ou
l’on trouve un objet identique rйellement et quant а la notion, il y a une
seule puissance. Or la volontй et l’intelligence pratique ont un objet
identique rйellement et quant а la notion : en effet, ils semblent avoir
tous deux le bien pour objet. L’intelligence pratique n’est donc pas une autre
puissance que la volontй. Or l’intelligence spйculative n’est pas une autre
puissance que l’intelligence pratique, car suivant le Philosophe au troisiиme
livre sur l’Вme, le spйculatif
devient pratique par extension. La volontй et l’intelligence sont donc purement
et simplement une seule puissance.
5° De mкme
que pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, il est nйcessaire que ce
soit le mкme qui connaisse les deux choses entre lesquelles on considиre la
diffйrence, de mкme il est nйcessaire que ce soit le mкme qui connaisse et qui
veuille. Or, pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, comme entre le
blanc et le doux, il est nйcessaire que ce soit la mкme puissance qui connaisse
les deux : ce qui permet au Philosophe de prouver, au deuxiиme livre sur
l’Вme, que le sens commun existe. Donc,
pour la mкme raison, il est nйcessaire qu’il y ait une puissance unique qui
connaisse et qui veuille ; et ainsi, l’intelligence et la volontй sont une
puissance unique, semble-t-il.
En sens contraire :
1° L’appйtitif
est un genre de l’вme autre que l’intellectif, suivant le Philosophe. Or la
volontй est contenue dans l’appйtitif. La volontй est donc une autre puissance
que l’intelligence.
2° L’intelligence
peut кtre contrainte, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Or la volontй ne peut кtre
contrainte, comme on l’a dit. L’intelligence et la volontй ne sont donc pas une
puissance unique.
Rйponse :
La volontй et
l’intelligence sont des puissances diffйrentes, et mкme elles relиvent de
genres de puissances diffйrents.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, bien que la distinction des puissances se
prenne des actes et des objets, ce n’est pas n’importe quelle diffйrence
d’objets qui manifeste la diversitй des puissances, mais la diffйrence des
objets en tant qu’objets, et non quelque diffйrence accidentelle, je veux
dire : qui serait accidentelle а l’objet en tant que tel. En effet, кtre
animй ou inanimй est accidentel au sensible en tant que tel, bien que ces
diffйrences soient essentielles aux rйalitйs mкmes qui sont senties. Voilа
pourquoi les puissances sensitives ne se diffйrencient pas par ces diffйrences,
mais par l’audible, le visible et le tangible, qui sont des diffйrences du
sensible en tant que tel, c’est-а-dire par l’кtre sensible avec ou sans mйdium.
Et, d’une part,
lorsque les diffйrences essentielles des objets en tant que tels sont comprises
comme divisant par soi quelque objet spйcial de l’вme, il en rйsulte que les
puissances sont diversifiйes, mais non les genres de puissances ; ainsi,
le sensible ne dйsigne pas l’objet de l’вme dans l’absolu, mais un certain
objet que divisent par soi les diffйrences susdites. C’est pourquoi la vue,
l’ouпe et le toucher sont des puissances spйciales diffйrentes relevant du mкme
genre de puissances de l’вme, c’est-а-dire du sens. Mais, d’autre part, lorsque
les diffйrences considйrйes divisent l’objet lui-mкme pris communйment, alors
une telle diffйrence fait connaоtre des genres de puissances diffйrents.
Or on dit
qu’une chose est objet de l’вme, parce qu’elle a quelque relation а l’вme.
Donc, lа ou nous rencontrons diverses sortes de relation а l’вme, nous trouvons
une diffйrence par soi de l’objet de l’вme, manifestant un genre diffйrent de
puissances de l’вme. Or il se trouve que la rйalitй a deux relations а l’вme :
l’une, en tant que la rйalitй est elle-mкme dans l’вme suivant le mode d’кtre
de l’вme, et non suivant le mode d’кtre qui est le sien ; l’autre, en tant
que l’вme est en rapport avec la rйalitй existant dans son кtre. Et ainsi, une
chose est objet de l’вme de deux faзons. D’abord, en tant qu’elle est de nature
а exister dans l’вme non suivant son кtre propre, mais suivant le mode d’кtre
de l’вme, c’est-а-dire spirituellement : et c’est la notion de
connaissable en tant que tel. Ensuite, une chose est objet de l’вme en tant que
l’вme est inclinйe vers elle et ordonnйe а elle suivant le mode de la rйalitй
elle-mкme existant en soi : et c’est la notion d’objet d’appйtit en tant
que tel. Par consйquent, le cognitif et l’appйtitif constituent dans l’вme des
genres de puissances diffйrents. Il est donc nйcessaire, puisque l’intelligence
est comprise dans le cognitif et la volontй dans l’appйtitif, que la volontй et
l’intelligence soient des puissances diffйrentes, mкme quant au genre.
Rйponse aux objections :
1° La distinction
des puissances se manifeste par les objets considйrйs non pas suivant la
rйalitй, mais suivant la notion : car ce sont les notions des objets qui
spйcifient les opйrations mкmes des puissances. Voilа pourquoi lа oщ la notion
de l’objet est diffйrente, nous trouvons une puissance diffйrente, bien que ce
soit la mкme rйalitй qui gоt sous les deux notions, comme c’est le cas du bien
et du vrai. Et cela se voit clairement aussi dans les rйalitйs
matйrielles : car dans la mesure oщ l’air est chaud en puissance, il subit
le feu en tant que celui-ci est chaud ; mais dans la mesure oщ l’air est
diaphane, il subit le feu en tant que celui-ci est lumineux ; et dans
l’air ne se trouve pas une puissance identique permettant de le dire diaphane
et chaud en puissance, bien que ce soit un feu identique qui agisse sur les
deux puissances.
2° Une puissance
peut кtre considйrйe de deux faзons : soit en relation а son objet, soit
en relation а l’essence de l’вme en laquelle elle s’enracine. Si donc l’on
considиre la volontй en relation а l’objet, alors elle relиve d’un autre genre
de l’вme que l’intelligence, et ainsi la volontй s’oppose а la raison et а
l’intelligence, comme on l’a dit. Par contre, si l’on considиre la volontй
d’aprиs ce en quoi elle s’enracine, alors, puisque la volontй, tout comme
l’intelligence, n’a pas d’organe corporel, la volontй et l’intelligence se
ramиneront а la mкme partie de l’вme. Et de la sorte, l’intelligence ou la
raison est parfois prise comme incluant les deux en elle-mкme ; on dit
alors que la volontй est dans la raison. Et ainsi, lorsqu’il inclut
l’intelligence et la volontй, le raisonnable se trouve opposй а l’irascible et
au concupiscible.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° L’objet de l’intelligence
pratique n’est pas le bien, mais le vrai relatif а l’њuvre.
5° Vouloir et
connaоtre ne sont pas des actes de mкme raison formelle ; voilа pourquoi
ils ne peuvent relever d’une seule puissance, comme connaоtre le doux et le
blanc ; il n’en va donc pas de mкme. Article 11 : La volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?
Objections :
Il semble que
l’intelligence soit plus noble et plus haute.
1° La
noblesse de l’вme consiste en ce qu’elle est а l’image de Dieu. Or l’вme est а
l’image de Dieu par la raison ou l’intelligence ; c’est pourquoi saint
Augustin dit au troisiиme livre sur la Genиse
au sens littйral : « Nous comprenons que l’homme est а l’image de
Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les autres animaux, c’est-а-dire par la
raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte а dйsigner cette
prйrogative. » La plus excellente puissance de l’вme est donc
l’intelligence.
2° [Le rйpondant] disait lui-mкme que,
de mкme que l’image est dans l’intelligence, de mкme est-elle aussi dans la
volontй, puisque l’image, suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй, se prend de la mйmoire, de
l’intelligence et de la volontй. En sens
contraire : puisque la noblesse de l’вme se prend de l’image, il est
nйcessaire que la plus excellente partie de l’вme soit lа oщ la notion d’image
se trouve le plus proprement. Or, mкme si l’image est dans la volontй et dans
l’intelligence, elle est plus proprement dans l’intelligence que dans la
volontй ; et c’est pourquoi le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16, que l’image
est dans la connaissance de la vйritй, et que la ressemblance est dans l’amour
du bien. Il est donc encore nйcessaire que l’intelligence soit plus noble que
la volontй.
3° Puisque
nous jugeons des puissances par les actes, il est nйcessaire que la puissance
dont l’acte est plus noble soit plus noble. Or penser est plus noble que
vouloir. L’intelligence est donc plus noble que la volontй. Preuve de la
mineure : puisque les actes sont spйcifiйs par leurs termes, il est
nйcessaire que soit plus noble l’acte dont le terme est plus noble. Or l’acte
de l’intelligence se rйalise par un mouvement vers l’вme, tandis que l’acte de
la volontй se rйalise par un mouvement de l’вme vers les rйalitйs. Puis donc
que l’вme est plus noble que les rйalitйs extйrieures, penser sera plus noble
que vouloir.
4° Dans toutes
les choses ordonnйes entre elles, plus une chose est distante de la plus basse,
plus elle est haute. Or la plus basse parmi les puissances de l’вme est le
sens. Et la volontй est plus proche du sens que l’intelligence, car la volontй
a en commun avec les puissances sensitives la condition de son objet ; en
effet, de mкme que le sens porte sur des particuliers, de mкme aussi la volontй :
car nous voulons une santй particuliиre, et non cet universel qu’est la santй.
Mais l’intelligence porte sur les universels. L’intelligence est donc une
puissance plus haute que la volontй.
5° Ce qui
gouverne est plus noble que ce qui est gouvernй. Or l’intelligence gouverne la
volontй. Elle est donc plus noble que la volontй.
6° Ce dont
une chose provient, a sur elle une influence et une supйrioritй, s’il est
d’essence diffйrente. Or l’intelligence vient de la mйmoire, comme le Fils
vient du Pиre ; et la volontй, de la mйmoire et de l’intelligence, comme
l’Esprit-Saint vient du Pиre et du Fils. L’intelligence a donc une influence
sur la volontй et lui est supйrieure.
7° Plus un
acte est simple et immatйriel, plus il est noble. Or l’acte de l’intelligence
est plus simple que celui de la volontй, et plus immatйriel : car
l’intelligence abstrait de la matiиre, et non la volontй. L’acte de
l’intelligence est donc plus noble que celui de la volontй.
8° L’intelligence
dans l’вme est comparйe а la splendeur dans les rйalitйs matйrielles, et la
volontй, ou l’affectivitй, а la chaleur, ainsi qu’il ressort des paroles des
saints. Or la splendeur est plus noble que la chaleur, puisque c’est la qualitй
d’un corps plus noble. L’intelligence est donc plus noble que la volontй.
9° Ce qui
est le propre de l’homme en tant qu’homme, suivant le Philosophe dans son Йthique, est plus noble que ce qui est
commun а l’homme et aux autres animaux. Or penser est le propre de l’homme,
tandis que vouloir convient aussi aux autres animaux : c’est pourquoi le
Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique
que « les enfants et les bкtes sont capables d’agir volontairement ».
L’intelligence est donc plus noble que la volontй.
10° Plus une chose
est proche de la fin, plus elle est noble, puisque ce qu’il y a de bontй dans
les moyens vient de la fin. Or l’intelligence semble кtre plus proche de la fin
que la volontй. En effet, l’homme atteint la fin en la connaissant avant de
l’atteindre par la volontй en la recherchant. L’intelligence est donc plus
noble que la volontй.
11° Selon
saint Grйgoire au sixiиme livre des Moralia,
la vie contemplative est de plus grand mйrite que la vie active. Or la
contemplative relиve de l’intelligence, et l’active, de la volontй.
L’intelligence est donc, elle aussi, plus noble que la volontй.
12° Le
Philosophe dit au dixiиme livre de l’Йthique
que l’intelligence est la meilleure des choses qui sont en nous. Elle est donc
plus noble que la volontй.
En sens contraire :
1° L’habitus
d’une puissance plus parfaite est plus parfait. Or l’habitus par lequel la
volontй est perfectionnйe, c’est-а-dire la charitй, est plus noble que la foi
et la science, par lesquelles l’intelligence est perfectionnйe, comme l’Apфtre
le montre clairement en 1 Cor. 13, 2. La volontй est donc plus
noble que l’intelligence.
2° Ce qui est
libre de ses mouvements est plus noble que ce qui n’est pas libre. Or
l’intelligence n’est pas libre de ses mouvements, puisqu’elle peut кtre
contrainte, alors que la volontй est libre, puisqu’elle ne peut кtre
contrainte. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.
3° L’ordre
des puissances suit l’ordre des objets. Or le bien, qui est l’objet de la
volontй, est plus noble que le vrai, qui est l’objet de l’intelligence. La
volontй est donc, elle aussi, plus noble que l’intelligence.
4° Selon Denys au
cinquiиme chapitre des Noms divins,
plus une participation а la divinitй est commune, plus elle est noble. Or la
volontй est plus commune que l’intelligence, car certaines choses participent
de la volontй, qui ne participent pas de l’intelligence, comme on l’a dйjа dit.
La volontй est donc plus noble que l’intelligence.
5° Plus une
chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Or la volontй est plus proche de
Dieu que l’intelligence : car, comme dit Hugues de Saint-Victor а propos
du septiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste, « l’amour entre lа oщ la connaissance reste dehors : en
effet, nous aimons plus Dieu que nous ne pouvons le connaоtre ». La
volontй est donc plus noble que l’intelligence.
Rйponse :
Une chose peut
кtre dite plus йminente qu’une autre au plein sens du terme, ou а un certain
point de vue. Pour montrer qu’une chose est meilleure qu’une autre au plein
sens du terme, il est nйcessaire que leur comparaison soit prise de leurs
principes essentiels, et non de leurs principes accidentels ; car sinon,
on montrerait par lа que l’une dйpasse l’autre а un certain point de vue. Par
exemple, si l’on compare l’homme au lion quant а leurs diffйrences
essentielles, on le trouve plus noble que le lion au plein sens du terme, parce
que l’homme est un animal raisonnable, tandis que lion est sans raison ;
mais le lion est plus excellent que l’homme, si on le compare quant а la force
corporelle : et cela, c’est кtre plus noble а un certain point de vue.
Donc, pour voir laquelle de ces puissances, la volontй ou l’intelligence, est
supйrieure au plein sens du terme, il faut considйrer cela d’aprиs leurs
diffйrences par soi.
Or la
perfection et la dignitй de l’intelligence consiste en ce que l’espиce de la
rйalitй pensйe rйside dans l’intelligence elle-mкme, puisque par lа elle pense
actuellement, et qu’en cela apparaоt toute sa dignitй. La noblesse de la
volontй et de son acte, quant а elle, rйside en ce que l’вme est ordonnйe а
quelque rйalitй noble suivant l’кtre que cette rйalitй a en elle-mкme. Or il
est plus parfait, absolument parlant, d’avoir en soi la noblesse d’une autre
rйalitй, que d’кtre en rapport avec une rйalitй noble existant hors de soi. Par
consйquent la volontй et l’intelligence, si on les considиre dans l’absolu,
sans les comparer а cette rйalitй ou а cette autre, sont ainsi ordonnйes entre
elles : l’intelligence est plus йminente, au plein sens du terme, que la
volontй.
Mais il arrive
qu’il soit plus йminent d’кtre en quelque faзon en rapport avec une rйalitй
noble, que d’avoir en soi la noblesse de celle-ci : а savoir, quand on
possиde la noblesse de cette rйalitй d’une faзon bien infйrieure а la faзon
dont cette rйalitй la possиde en elle-mкme. Mais si la noblesse de cette rйalitй
est dans une autre rйalitй aussi noblement ou plus noblement que dans la
rйalitй de dйpart, alors, sans aucun doute, il sera plus noble pour l’autre
d’avoir en soi la noblesse de cette rйalitй que d’кtre ordonnйe en quelque
faзon que ce soit а la rйalitй noble elle-mкme. Or, les formes des rйalitйs qui
sont supйrieures а l’вme, l’intelligence les perзoit sur un mode infйrieur а
celui qu’elles ont dans les rйalitйs mкmes : en effet, une chose est reзue
dans l’intelligence suivant le mode d’кtre de celle-ci, comme il est dit au
livre des Causes. Et pour la mкme
raison, les formes des rйalitйs qui sont infйrieures а l’вme, telles les formes
corporelles, sont plus nobles dans l’вme que dans les rйalitйs mкmes.
Ainsi donc,
l’intelligence peut кtre comparйe а la volontй de trois faзons. D’abord dans
l’absolu et en gйnйral, non relativement а telle ou telle rйalitй ; et
dans ce cas, l’intelligence est plus йminente que la volontй, de mкme que
possйder ce qu’il y a de dignitй dans une rйalitй est plus parfait qu’кtre en
rapport avec sa noblesse. Ensuite, relativement aux rйalitйs matйrielles
sensibles : et dans ce cas, l’intelligence est de nouveau plus noble, au
plein sens du terme, que la volontй, comme par exemple penser une pierre est
plus noble que vouloir une pierre : car la forme de la pierre est d’une
faзon plus noble dans l’intelligence, telle qu’elle est pensйe par
l’intelligence, qu’elle n’est en elle-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la
volontй. Enfin, relativement aux rйalitйs divines qui sont supйrieures а
l’вme ; et dans ce cas, vouloir est plus йminent que penser, par exemple
vouloir Dieu ou l’aimer est plus йminent que le connaоtre : car la divine
bontй est plus parfaitement en Dieu lui-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la
volontй, que participйe en nous, telle qu’elle est connue par l’intelligence.
Rйponse aux objections :
1° Saint Augustin
prend la raison et l’intelligence pour dйsigner toute la partie intellective,
qui comprend en soi et l’apprйhension de l’intelligence et l’appйtit de la
volontй ; et ainsi, la volontй n’est pas exclue de l’image.
2° Le Maоtre
approprie l’imagination а la raison, parce qu’elle est antйrieure, et la
ressemblance а l’amour, parce que dans son rapport а Dieu la connaissance est
complйtйe par l’amour, de mкme que l’image est perfectionnйe et embellie par
les couleurs et autres choses de ce genre, par lesquelles elle devient
semblable au modиle.
3° Cet argument
vaut pour les rйalitйs qui sont moins nobles que l’вme ; mais l’on peut
prouver par le mкme raisonnement la prййminence de la volontй dans son rapport
aux rйalitйs plus nobles que l’вme.
4° La volontй n’a
d’objet commun avec les sens que dans la mesure oщ elle se porte vers les
rйalitйs sensibles, qui sont infйrieures а l’вme ; mais dans la mesure oщ
elle se porte vers les rйalitйs intelligibles et divines, elle s’йloigne plus
des sens que l’intelligence, puisque celle-ci peut moins saisir les rйalitйs
divines que la volontй ne les recherche et ne les aime.
5° L’intelligence
gouverne la volontй non pas comme en l’inclinant а ce vers quoi elle tend, mais
comme en lui montrant vers oщ elle doit tendre. Lors donc que le pouvoir de
l’intelligence de montrer quelque chose de noble est plus faible que
l’inclination de la volontй а s’y porter, la volontй est supйrieure а
l’intelligence.
6°
La
volontй ne procиde pas directement de l’intelligence, mais de l’essence de
l’вme, l’intelligence йtant prйsupposйe. Cela ne manifeste donc pas un ordre de
dignitй, mais seulement un ordre d’origine, suivant lequel l’intelligence est
naturellement antйrieure а la volontй.
7° L’intelligence
n’abstrait de la matiиre que lorsqu’elle pense les rйalitйs sensibles et
matйrielles. Mais lorsqu’elle pense les rйalitйs qui sont au-dessus d’elle,
elle n’abstrait pas, mais reзoit au contraire moins simplement que les rйalitйs
ne sont en elles-mкmes ; par consйquent l’acte de la volontй, qui se porte
vers ces rйalitйs telles qu’elles sont en elles-mкmes, reste plus simple et
plus noble.
8° Les paroles
dans lesquelles l’intelligence est comparйe а la splendeur et la volontй а la
chaleur, sont mйtaphoriques ; et comme dit le Maоtre au troisiиme livre
des Sentences, sur de telles paroles
il ne faut pas bвtir un argument. Denys dit aussi dans son Йpоtre а Tite que la thйologie symbolique n’est pas argumentative.
9° L’homme seul
peut penser, et de mкme, vouloir ; quoique l’appйtit existe en d’autres
que l’homme.
10° Bien que l’вme
se porte d’abord vers Dieu par l’intelligence avant de le faire par la volontй,
cependant la volontй parvient а lui plus parfaitement que l’intelligence, comme
on l’a dit.
11° La volontй
n’est pas exclue de la contemplation ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit
dans ses Homйlies sur Йzйchiel que la
vie contemplative consiste а aimer Dieu et le prochain. La prййminence de la vie
contemplative sur la vie active ne porte donc pas prйjudice а la volontй.
12°
Le
Philosophe parle de l’intelligence au sens oщ ce terme est pris pour dйsigner
la partie intellective, qui comprend en elle la volontй. Ou bien l’on peut dire
qu’il considиre l’intelligence et les autres puissances de l’вme dans l’absolu,
non en tant qu’elles se rapportent а tel ou tel objet.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La charitй est
un habitus perfectionnant la volontй relativement а Dieu ; et dans une
telle relation, la volontй est plus noble que l’intelligence.
2° La libertй de
la volontй ne manifeste pas que celle-ci est plus noble dans l’absolu, mais
plus noble lorsqu’elle meut : ce que l’on verra clairement plus loin.
3° Puisque le
vrai est un certain bien — c’est en effet le bien de l’intelligence, comme le
montre clairement le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique — il ne faut pas dire que le bien est plus noble que le
vrai ; ni, de mкme, que l’animal est plus noble que l’homme, puisque l’homme
inclut en soi la noblesse de l’animal et y ajoute. En effet, nous parlons
maintenant du vrai et du bien en tant qu’ils sont les objets de la volontй et
de l’intelligence.
4° Le vouloir ne
se rencontre pas en plus de sujets que le penser, quoique l’appйtit se trouve
en plus de sujets. Il faut cependant savoir que, dans cet argument, la citation
de Denys n’est pas faite conformйment а son intention, pour deux raisons.
D’abord, parce que Denys parle du cas oщ l’un est inclus dans la notion de
l’autre, comme l’кtre dans le vivre, et le vivre dans le penser, lorsqu’il dit
que l’un est plus simple que l’autre. Ensuite parce que, bien que la
participation qui est la plus simple soit la plus noble, cependant, si on la
considиre avec le mode qu’on lui trouve dans les rйalitйs dйpourvues des
perfections ajoutйes, elle sera moins noble ; par exemple, si l’on
considиre l’кtre, qui est plus noble que le vivre, avec le mode en lequel les
rйalitйs inanimйes existent, ce mode d’кtre sera moins noble que l’кtre des
vivants, qui est le vivre. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que ce qui a une
plus grande extension soit toujours plus noble ; sinon il faudrait dire
que le sens est plus noble que l’intelligence, et la puissance nutritive que la
sensitive.
5° Cet argument
vaut pour la volontй en relation а Dieu ; et dans ce cas, on accorde
qu’elle est plus noble. Article 12 : La volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le moteur
est naturellement antйrieur а l’objet mы. Or la volontй est postйrieure а
l’intelligence ; en effet, rien n’est aimй ou dйsirй s’il n’est connu,
suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй.
La volontй ne meut donc pas l’intelligence.
2° Si la
volontй meut l’intelligence а son acte, alors il s’ensuit que l’intelligence
pense parce que la volontй veut qu’elle pense. Or la volontй ne veut que ce qui
est pensй. L’intelligence pense donc le fait mкme de penser, avant que la
volontй le veuille. Or, avant que l’intelligence ne pensвt cela, il est
nйcessaire de poser que la volontй le voulait, car l’intelligence est supposйe
mue par la volontй. On doit donc remonter а l’infini, ou bien il faut admettre
que la volontй ne meut pas l’intelligence.
3° Toute
puissance passive est mue par son objet. Or la volontй est une puissance
passive ; elle est en effet un appйtit moteur et mы, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme. Elle est
donc mue par son objet. Or son objet est le bien pensй ou apprйhendй, comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Donc l’intelligence, ou une autre puissance apprйhensive, meut la volontй, et
non l’inverse.
4° Si l’on
dit qu’une puissance en meut une autre, c’est uniquement а cause du
commandement que l’une a sur l’autre. Or commander appartient а la raison, comme
il est dit au premier livre de l’Йthique.
Il appartient donc а la raison, et non а la volontй, de mouvoir les autres
puissances
5° Selon
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, le moteur et l’agent sont plus nobles que l’objet mы ou
agi. Or l’intelligence, au moins dans son rapport aux sensibles, est plus noble
que la volontй, comme on l’a dit. Donc, au moins dans ce rapport, elle n’est
pas mue par la volontй.
En sens contraire :
1° Anselme
dit au livre De similitudinibus, chap. 2,
que la volontй meut toutes les puissances de l’вme.
2° Selon
saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse
au sens littйral, tout mouvement procиde de l’immobile. Or parmi les
puissances de l’вme, la volontй seule est immobile, dans la mesure oщ nul ne
peut la contraindre. Toutes les autres puissances sont donc mues par la
volontй.
3° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre des Mйtйorologiques,
tout mouvement est pour une fin. Or le bien et la fin sont objets de la
volontй. La volontй meut donc les autres puissances.
4° Selon
saint Augustin, l’amour rйalise dans les esprits ce que le poids fait dans les
corps. Or le poids meut les corps. L’amour de la volontй meut donc les
puissances spirituelles de l’вme.
Rйponse :
L’intelligence
meut en quelque faзon la volontй, et d’une autre faзon la volontй meut
l’intelligence et les autres puissances.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que mouvoir se dit tant de la fin que de
l’efficient, mais diffйremment. En effet, puisqu’en n’importe quelle action
l’on considиre deux choses : l’agent et la raison de l’action — comme dans
le chauffage, le feu est l’agent, et la chaleur la raison de l’action — ainsi,
dans l’action de mouvoir, mouvoir se dit de la fin comme de la raison du
mouvement, et de l’efficient comme de l’agent du mouvement, c’est-а-dire de ce
qui amиne le mobile de la puissance а l’acte. Or la raison de l’action est la
forme de l’agent par laquelle il agit ; il est donc nйcessaire qu’elle
soit dans l’agent pour qu’il agisse. Or elle n’est pas en celui-ci par son кtre
de nature parfait, car lorsque celui-ci est possйdй, le mouvement se
repose ; mais elle est dans l’agent par mode d’intention, car la fin est
premiиre dans l’intention mais postйrieure dans l’кtre. Voilа pourquoi la fin
prйexiste dans le moteur proprement par l’intelligence, а laquelle il revient
de recevoir quelque chose par mode d’intention et non en l’кtre de nature. Par
consйquent, l’intelligence meut la volontй а la faзon dont mouvoir se dit de la
fin, c’est-а-dire en tant qu’elle prйconзoit la notion de la fin et la propose
а la volontй.
Mais mouvoir а
la faзon d’une cause agente revient а la volontй, et non а l’intelligence,
йtant donnй que la volontй se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles existent en
elles-mкmes, tandis que l’intelligence se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles
existent de faзon spirituelle dans l’вme. Or agir et кtre mы convient aux
rйalitйs suivant l’кtre propre par lequel elles subsistent en elles-mкmes, et
non en tant qu’elles sont dans l’вme par mode d’intention ; en effet, la
chaleur ne chauffe pas dans l’вme, mais dans le feu. Et ainsi, le rapport de la
volontй aux rйalitйs se fait а la faзon dont le mouvement leur convient, mais
non le rapport de l’intelligence. En outre, l’acte de la volontй est une
certaine inclination vers quelque chose, mais non l’acte de
l’intelligence ; or l’inclination est une disposition du moteur en tant
qu’il meut comme efficient. On voit donc clairement que la volontй, et non
l’intelligence, peut mouvoir а la faзon d’une cause agente.
Or, parce
qu’elles sont immatйrielles, il revient aux puissances supйrieures de l’вme de
faire retour sur elles-mкmes ; ainsi, tant la volontй que l’intelligence
font retour sur elles-mкmes, et l’une sur l’autre, et sur l’essence de l’вme,
et sur toutes ses puissances. En effet, l’intelligence se pense elle-mкme, et
pense la volontй, l’essence de l’вme et toutes les puissances de l’вme ;
et semblablement, la volontй veut qu’elle-mкme veuille, et que l’intelligence
pense, et elle veut l’essence de l’вme, etc. Or lorsqu’une puissance se porte
sur une autre, elle se rapporte а elle avec ce qui est propre а cette
derniиre : par exemple, lorsque l’intelligence pense que la volontй veut,
elle reзoit en elle-mкme la notion de vouloir ; et c’est pourquoi la
volontй elle-mкme, lorsqu’elle se porte sur les puissances de l’вme, se porte
vers elles comme vers des rйalitйs auxquelles conviennent le mouvement et
l’opйration, et elle incline chacune d’elles а son opйration propre. Et de la
sorte, la volontй meut а la faзon d’une cause agente non seulement les rйalitйs
extйrieures, mais aussi les puissances mкmes de l’вme.
Rйponse aux objections :
1° Puisqu’il y a
dans le retour sur soi une certaine ressemblance avec le mouvement circulaire,
oщ le terme du mouvement est ce qui d’abord йtait son principe, il est
nйcessaire de dire, dans le cas du retour sur soi, que ce qui йtait d’abord
antйrieur devient ensuite postйrieur. Voilа pourquoi, bien que l’intelligence
soit par elle-mкme antйrieure а la volontй, cependant, par le retour sur soi,
elle est rendue postйrieure а la volontй ; et ainsi, la volontй peut
mouvoir l’intelligence.
2° Il n’y a pas
lieu de remonter а l’infini ; on s’arrкte en effet а l’appйtit naturel,
par lequel l’intelligence est inclinйe vers son acte.
3° Cet argument
montre que l’intelligence meut а la faзon d’une fin ; c’est en effet de
cette faзon que le bien apprйhendй se rapporte а la volontй.
4° Le
commandement relиve et de la volontй, et de la raison, sous des rapports
diffйrents : de la volontй, en tant que le commandement implique une
certaine inclination ; de la raison, en tant que cette inclination est
distribuйe et ordonnйe comme devant кtre exйcutйe par tel ou tel.
5° N’importe
quelle puissance dйpasse l’autre en ce qui lui est propre : ainsi le
toucher se rapporte-t-il plus parfaitement а la chaleur, qu’il sent par
lui-mкme, que la vue, qui la sent par accident ; et semblablement,
l’intelligence se rapporte plus complиtement au vrai que la volontй ; et
la volontй se rapporte plus parfaitement au bien qui est dans les rйalitйs, que
l’intelligence. Par consйquent, bien que l’intelligence soit plus noble, au
plein sens du terme, que la volontй, au moins relativement а certaines
rйalitйs, cependant la volontй est trouvйe plus noble sous l’aspect du
mouvement, qui convient а la volontй par la nature propre de son objet. Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volontй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А propos de
Lc 11, 34 : « la lampe de ton corps, c’est ton њil »,
la Glose dit :
« c’est-а-dire ton intention ». Or l’њil, dans l’вme, est la raison
ou l’intelligence. L’intention appartient donc а la raison ou а l’intelligence,
et non а la volontй.
2° [Le rйpondant] disait qu’elle appartient
а la volontй en relation а la raison, et c’est pourquoi elle est comparйe а
l’њil. En sens contraire : l’acte d’une
puissance supйrieure et premiиre ne dйpend pas de l’acte d’une puissance
postйrieure. Or, dans l’action, la volontй prйcиde l’intelligence, car la
volontй meut l’intelligence, comme on l’a dit. L’acte de la volontй ne dйpend
donc pas de la raison. Si donc l’intention йtait un acte de la volontй, il
n’appartiendrait aucunement а la raison.
3° [Le rйpondant] disait que l’acte de la
volontй dйpend de la raison, en tant que la connaissance de l’objet voulu est
prйsupposйe au vouloir ; et ainsi l’intention, bien qu’elle soit un acte
de volontй, appartient en quelque sorte а la raison. En
sens contraire : il n’est pas d’acte de volontй qui ne prйsuppose
une connaissance. Donc, suivant ce raisonnement, aucun acte ne devrait кtre
simplement attribuй а la volontй, ni vouloir ni aimer, mais tout acte devrait
l’кtre en mкme temps а la volontй et а la raison ; ce qui est faux. Donc
le point de dйpart aussi, а savoir, que l’intention serait un acte de la
volontй.
4° Le nom mкme
d’intention implique une relation а la fin. Or rapporter quelque chose а la fin
relиve de la raison. L’intention appartient donc а la raison.
5° [Le rйpondant] disait que dans
l’intention, il y a non seulement une relation а la fin, mais aussi un acte de
la volontй qui se rapporte а la fin ; et le nom d’intention signifie les
deux. En sens contraire : cet acte est
sous-jacent а la relation а la fin, comme le matйriel est sous-jacent au
formel. Or on nomme une chose d’aprиs le formel plutфt que d’aprиs le matйriel.
L’intention est donc nommйe plutфt d’aprиs ce qui appartient а la raison que
d’aprиs ce qui appartient а la volontй ; et ainsi, on doit affirmer que
c’est un acte de la raison plutфt que de la volontй.
6° De mкme que le
premier moteur dirige toute la nature, de mкme la raison dirige la volontй. Or
l’intention, dans les rйalitйs naturelles, est attribuйe plus proprement au
premier moteur qu’aux rйalitйs naturelles elles-mкmes, puisqu’on ne dit des
rйalitйs naturelles qu’elles tendent vers quelque chose, qu’en tant qu’elles
sont dirigйes par le premier moteur. Donc, dans les puissances de l’вme aussi,
l’on doit attribuer l’intention plutфt а la raison qu’а la volontй.
7° L’intention, а
proprement parler, n’appartient qu’а un sujet connaissant. Or la volontй n’est
pas connaissante. L’intention n’appartient donc pas а la volontй.
8° Les choses qui
ne sont aucunement un, ne peuvent avoir un acte un. Or la volontй et la raison
ne sont aucunement un, puisqu’elles relиvent de genres diffйrents de puissances
de l’вme ; en effet, la volontй est dans l’appйtitif, tandis que la raison
est dans l’intellectif. La raison et la volontй ne peuvent donc avoir un mкme
acte ; et de la sorte, si l’intention est en quelque faзon l’acte de la
raison, elle ne sera pas l’acte de la volontй.
9° La volontй,
suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, chap. 21, porte seulement sur la fin. Or, dans un
ordre unique, il n’y a qu’une fin. La volontй, par son acte, se rapporte donc а
une seule chose. Or lа oщ il n’y a qu’une seule chose, il n’y a pas d’ordre.
Puis donc que l’intention implique un ordre, il semble qu’elle n’appartienne
aucunement а la volontй.
10° L’intention ne
semble pas кtre autre chose que la direction de la volontй vers la fin ultime.
Or diriger la volontй appartient а la raison. L’intention relиve donc de la
raison.
11° De mкme que,
dans la dйpravation du pйchй, l’erreur appartient а la raison, le mйpris а
l’irascible et le dйsordre de la volontй au concupiscible, de mкme, а
l’inverse, dans la rйforme de l’вme, la foi appartient а la raison, l’espйrance
а l’irascible et la charitй au concupiscible. Or, suivant saint Augustin, c’est
la foi qui dirige l’intention. L’intention appartient donc а la raison.
12° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
la volontй porte sur les choses possibles et les choses impossibles, tandis que
l’intention porte seulement sur les choses possibles. L’intention n’appartient
donc pas а la volontй.
13° Ce qui n’est
pas dans l’вme, n’est pas dans la volontй. Or l’intention n’est pas dans
l’вme : car elle n’est ni une puissance, car alors elle serait naturelle,
et le mйrite ne rйsiderait pas en elle ; ni un habitus, car alors elle
existerait en celui qui dort ; ni une passion, car elle appartiendrait
alors а la partie sensitive, comme on le voit clairement au septiиme livre de
l’Йthique. Or il n’y a que ces trois
choses dans l’вme, comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. L’intention n’est donc pas dans la volontй.
14° Ordonner est
le propre de la raison, puisque cela appartient au sage, comme il est dit au
premier livre de la Mйtaphysique. Or
l’intention est une certaine ordination vers la fin. Elle appartient donc а la
raison.
15° L’intention
appartient а ce qui est distant de la fin : en effet, le prйfixe
« in- » implique une distance. Or la raison est plus distante de la
fin que la volontй, car la raison montre seulement la fin, tandis que la
volontй adhиre а la fin comme а son objet propre. Avoir une intention relиve
donc de la raison plutфt que de la volontй.
16° Tout acte de
la volontй lui appartient soit dans l’absolu, soit dans son
rapport aux puissances supйrieures, soit dans son rapport aux puissances
infйrieures. Or avoir une intention n’est pas l’acte de la volontй dans
l’absolu, car alors il serait la mкme chose que vouloir ou aimer ; ce
n’est pas non plus son acte relativement au supйrieur, c’est-а-dire а la
raison, car dans ce cas son acte est l’йlection ; ni relativement aux
infйrieurs, puisque dans ce cas son acte est le commandement. Avoir une
intention n’est donc aucunement un acte de volontй.
En sens contraire :
1° L’intention
porte seulement sur la fin. Or la fin et le bien sont objets de la volontй.
L’intention appartient donc а la volontй.
2° Avoir une
intention, c’est poursuivre une certaine chose. Or la poursuite ou la fuite
relиve de la volontй, non de la raison ; mais dire qu’une chose est а
poursuivre ou а fuir, cela seulement relиve de la raison. L’intention
appartient donc а la volontй.
3° Tout mйrite
rйside dans la volontй. Or l’intention est mйritoire, et c’est d’elle surtout
que se prennent le mйrite et le dйmйrite. L’intention appartient donc а la
volontй.
4° Saint Ambroise
dit : « La volontй donne un nom а ton њuvre. » Or un acte est
jugй bon ou mauvais en raison de l’intention. L’intention semble donc кtre
contenue dans la volontй ; et ainsi, elle semble appartenir а la volontй
et non а la raison.
Rйponse :
L’intention est
un acte de la volontй : et cela ressort clairement de son objet. En effet,
il est nйcessaire que la puissance et l’acte aient en commun l’objet, puisque
la puissance n’est ordonnйe а l’objet que par l’acte ; car il est
nйcessaire que la puissance visuelle et la vision aient le mкme objet, qui est
la couleur. Puis donc que l’objet de cet acte qui est l’intention est le bien,
qui est une fin, qui est aussi l’objet de la volontй, il est nйcessaire que
l’intention soit un acte de volontй. Cependant, elle n’est pas un acte de la
volontй dans l’absolu, mais en relation а la raison.
Et pour le voir
clairement il faut savoir que, chaque fois qu’il y a deux agents ordonnйs entre
eux, le second agent peut mouvoir ou agir de deux faзons : d’abord comme
il convient а sa nature ; ensuite comme il convient а la nature de l’agent
supйrieur. En effet, l’impression de l’agent supйrieur demeure dans
l’infйrieur, si bien que l’agent infйrieur agit non seulement par son action
propre, mais aussi par l’action de l’agent supйrieur ; de mкme que la
sphиre du soleil est mue par son mouvement propre, qui est accompli dans
l’espace d’une annйe, et par le mouvement du premier mobile, qui est le
mouvement diurne ; semblablement, l’eau est mue par son mouvement propre
en tendant vers le centre, et elle a un certain mouvement par l’impression de
la lune, qui la meut, comme on le voit bien dans le flux et le reflux de la
mer. Les corps mixtes ont, eux aussi, certaines opйrations qui leur sont
propres, qui rйsultent de la nature des quatre йlйments, comme tendre vers le
bas, chauffer, refroidir ; et ils ont d’autres opйrations par l’impression
des corps cйlestes, comme l’aimant attire le fer. Et bien qu’aucune action de
l’agent infйrieur n’ait lieu sans que soit prйsupposйe l’action du supйrieur,
cependant l’action qui lui convient par sa nature lui est attribuйe dans
l’absolu, comme il est attribuй а l’eau de se mouvoir vers le bas ; mais
celle qui lui revient par l’impression de l’agent supйrieur ne lui est pas
attribuйe dans l’absolu, mais en relation а autre chose : ainsi, on dit que
le flux et le reflux est le mouvement propre de la mer, non en tant qu’elle est
de l’eau, mais en tant qu’elle est mue par la lune.
Or la raison et
la volontй sont des puissances opйratives ordonnйes entre elles ; et si on
les considиre dans l’absolu, la raison est premiиre, bien que par le retour sur
soi la volontй soit rendue premiиre et supйrieure, en tant qu’elle meut la
raison. Par consйquent, la volontй peut avoir deux actes. L’un qui lui revient
par sa nature, en tant qu’elle tend vers son objet propre dans l’absolu ;
et cet acte est attribuй а la volontй simplement, ainsi vouloir et aimer,
quoique pour cet acte un acte de la raison soit prйsupposй. Mais elle a un
autre acte, qui lui revient en vertu de ce qui est laissй en elle par
l’impression de la raison. En effet, puisque le propre de la raison est
d’ordonner et de confronter, chaque fois qu’apparaоt dans l’acte de la volontй
une confrontation ou une ordination, un tel acte appartiendra а la volontй non
dans l’absolu, mais en relation а la raison ; et c’est de cette faзon
qu’avoir une intention est un acte de volontй, puisque avoir une intention
n’est rien d’autre, semble-t-il, que tendre vers autre chose comme vers une fin
en raison de ce que l’on veut. Et ainsi, avoir une intention diffиre du vouloir
en ce que le vouloir tend vers la fin dans l’absolu, tandis qu’avoir une
intention implique une relation а la fin, en tant que c’est а la fin que sont
ordonnйs les moyens. En effet, la volontй йtant mue vers son objet, qui lui est
proposй par la raison, elle est mue diffйremment selon qu’il lui est
diversement proposй. Par consйquent, lorsque la raison lui propose quelque
chose comme bon dans l’absolu, la volontй est mue vers cela dans
l’absolu ; et cela, c’est vouloir. Mais quand elle lui propose quelque chose
sous l’aspect d’un bien auquel d’autres choses sont ordonnйes comme а une fin,
alors elle tend vers cela avec un certain ordre, qui se rencontre dans l’acte
de la volontй non par la nature propre de celle-ci, mais suivant l’exigence de
la raison. Et ainsi, avoir une intention est un acte de la volontй en relation
а la raison.
Rйponse aux objections :
1° L’intention
est assimilйe а l’њil quant а ce que l’on trouve de propre а la raison dans
l’intention.
2° La raison meut
d’une certaine faзon la volontй, et la volontй meut d’une autre faзon la
raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et ainsi, l’une comme
l’autre est premiиre, а des points de vue diffйrents, et l’acte peut кtre
attribuй а chacune en relation а l’autre.
3° Bien que tout
acte de la volontй prйsuppose la connaissance de la raison, cependant ce qui
est propre а la raison n’apparaоt pas toujours dans l’acte de la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
4° La relation
active а la fin appartient а la raison : en effet, il lui appartient de
rapporter а la fin ; mais la relation passive peut appartenir а n’importe
quelle chose dirigйe vers la fin ou rapportйe а la fin par la raison : et
ainsi, elle peut appartenir а la volontй. Et c’est de cette faзon que la
relation а la fin relиve de l’intention.
5° On voit dиs
lors clairement la solution au cinquiиme argument.
6° Dans le
premier moteur se trouvent non seulement la connaissance, mais aussi la
volontй ; voilа pourquoi l’intention peut lui кtre attribuйe proprement.
Mais seule la connaissance appartient а la raison ; il n’en va donc pas de
mкme.
7° Avoir une
intention appartient au non connaissant, puisque les rйalitйs naturelles ont
l’intention de la fin, quoique l’intention prйsuppose une connaissance. Mais si
nous parlons de l’intention de l’вme, alors elle appartient seulement au
connaissant, tout comme le vouloir. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’avoir
une intention et vouloir soient des actes de la puissance mкme а laquelle il
revient de connaоtre, mais il est nйcessaire qu’ils soient des actes du mкme
suppфt : en effet, connaоtre ou avoir une intention ne se dit pas
proprement d’une puissance, mais du suppфt par la puissance.
8° La raison et
la volontй sont un quant а l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et
ainsi, rien n’empкche qu’un acte unique appartienne aux deux ; а l’un
immйdiatement, mais а l’autre mйdiatement.
9° Certes, les
moyens n’йtant dйsirйs que pour la fin, la volontй porte principalement sur la
fin ; elle n’en porte cependant pas moins sur les moyens. En effet, si le
Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique
que la volontй porte sur la fin et l’йlection sur les moyens, ce n’est pas que
la volontй porte toujours sur la fin, mais c’est qu’elle le fait parfois, et de
faзon principale ; et par ceci que l’йlection ne porte jamais sur la fin,
on montre que l’йlection et le vouloir ne sont pas identiques.
10° La direction
active vers la fin appartient а la raison, mais la direction passive peut
appartenir а la volontй ; et c’est ainsi qu’elle appartient а l’intention.
11° La foi dirige
l’intention, comme la raison dirige la volontй ; par consйquent, de mкme
que la foi appartient а la raison, ainsi l’intention appartient-elle а la
volontй.
12° La volontй ne
porte pas toujours sur des choses impossibles, mais elle le fait parfois ;
et cela suffit, dans l’esprit du Philosophe, pour montrer la diffйrence entre
la volontй et l’йlection, qui porte toujours sur des choses possibles, de sorte
qu’йlire n’est pas tout а fait identique а vouloir ; et semblablement,
avoir une intention n’est pas non plus tout а fait identique а vouloir ;
mais cela n’exclut pas que ce soit un acte de la volontй.
13° L’intention
est un certain acte de l’вme. Mais les actions de l’вme ne sont pas contenues
dans cette division trine du Philosophe, car les actions n’appartiennent pas а
l’вme comme si elles йtaient en elle, mais plutфt comme йmanant d’elle. Ou bien
l’on peut dire que les actions sont comprises dans les habitus, comme ce qui
dйpend d’un principe est contenu dans son principe.
14° Ordonner est
le propre de la raison, mais кtre ordonnй peut appartenir а la volontй ;
et c’est ainsi que l’intention implique une ordination.
15° Cet argument
serait probant si rien d’autre n’йtait requis pour l’intention que la distance
seule ; or une inclination est requise, qui revient а la volontй et non а
la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.
16° L’intention
est un acte de la volontй en relation а la raison qui ordonne les moyens а la
fin elle-mкme ; mais l’йlection est un acte de la volontй en relation а la
raison qui compare entre eux les moyens : et c’est pour cela que
l’intention et l’йlection diffиrent. Article 14 : Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est
impossible que le mкme acte soit en mкme temps bon et mauvais. Or il arrive
qu’il y ait une volontй mauvaise avec une bonne intention ; comme lorsque
quelqu’un veut voler pour faire l’aumфne. L’intention et la volontй ne sont
donc pas un mкme acte.
2° Selon le
Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique,
le mouvement qui a un terme mйdian et celui qui a un terme extrкme diffиrent
par l’espиce. Or le moyen et la fin se comportent d’une certaine faзon comme le
mйdium et les extrкmes. L’intention de la fin et la volontй du moyen diffиrent
donc par l’espиce ; et ainsi, elles ne sont pas un acte unique.
3° Selon le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique,
les fins sont dans le domaine pratique ce que sont les principes dans les
sciences dйmonstratives. Or la pensйe des principes et la considйration des
conclusions ne se font pas par un mкme acte de l’intelligence spйculative. Et
cela ressort de ce qu’ils sont йlicitйs par des habitus diffйrents ; en
effet, l’intelligence est l’habitus des principes, tandis que la science est
l’habitus des conclusions. Donc, dans le domaine opйratif, ce n’est pas par le
mкme acte de volontй que nous avons l’intention de la fin et que nous voulons
les moyens.
4° Les actes se
distinguent par les objets. Or la fin et le moyen sont des objets diffйrents.
L’intention de la fin et la volontй du moyen ne sont donc pas le mкme acte.
En sens contraire :
1° Deux actes ne
peuvent appartenir en mкme temps а la mкme puissance. Or la volontй, en mкme
temps qu’elle veut le moyen, a l’intention de la fin. L’intention de la fin et
la volontй du moyen ne sont donc pas des actes diffйrents.
2° De mкme que la
lumiиre est pour la couleur la raison de sa visibilitй, de mкme la fin est pour
les moyens la raison de leur appйtibilitй. Or c’est par le mкme acte que la vue
voit la couleur et la lumiиre. C’est donc par le mкme acte que la volontй veut
le moyen et a l’intention de la fin ; l’intention de la fin et la volontй
ne sont donc pas des actes diffйrents.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 28. En effet,
certains ont posй que la volontй du moyen йtait un autre acte que l’intention
de la fin. Mais а l’inverse, d’autres ont affirmй que l’acte йtait le mкme, et
que leur distinction йtait seulement due а la diversitй des rйalitйs. Or
chacune des deux opinions est vraie а un certain point de vue.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, puisque l’unitй de l’acte doit кtre dйduite de
l’unitй de l’objet, s’il y a deux choses qui sont un en quelque faзon, l’acte
qui se porte vers elles en tant qu’elles sont un, sera un ; mais l’acte
qui se porte vers elles en tant qu’elles sont deux, sera double. Ainsi, les
parties de la ligne sont deux d’une certaine faзon, et un d’une autre faзon,
c’est-а-dire dans la mesure oщ elles sont unies dans le tout ; voilа
pourquoi l’acte de vision, s’il se porte vers les deux parties de la ligne en
tant qu’elles sont deux, c’est-а-dire vers l’une et l’autre par soi en ce qui
leur est propre, alors il y aura deux visions, et elles ne pourront кtre vues
en mкme temps ; mais s’il se porte vers la ligne entiиre comprenant les
deux parties, il y aura une vision unique et toute la ligne sera vue en mкme
temps.
Or, toutes les
choses qui sont ordonnйes entre elles sont certes plusieurs, en tant qu’elles
sont des rйalitйs considйrйes par soi ; mais elles sont un dans l’ordre
qui les ordonne entre elles. Voilа pourquoi l’acte de l’вme qui se porte vers
elles en tant qu’elles sont ordonnйes entre elles est un, tandis que l’acte de
l’вme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont considйrйes en elles-mкmes
est multiple ; comme on le voit clairement dans la considйration d’une
statue de Mercure : si quelqu’un considиre celle-ci comme une certaine
rйalitй, autre sera sa considйration, et autre la considйration de Mercure,
dont la statue est l’image ; mais si la statue est considйrйe comme
l’image de Mercure, il y aura un mкme mode de considйration dirigй vers la
statue et vers Mercure. Semblablement, lorsque le mouvement de la volontй se
porte vers la fin et vers le moyen, s’il se porte vers eux en tant que l’un et
l’autre sont une certaine rйalitй existant par soi, il y aura des mouvements de
la volontй diffйrents ; et dans ce cas, l’opinion qui affirme que
l’intention de la fin et la volontй du moyen sont des actes diffйrents, est
vraie. Mais si la volontй se porte vers l’un d’eux en tant qu’il a une relation
а l’autre, alors il y a un acte unique de la volontй vers les deux ; et
dans ce cas, l’opinion qui pose que l’intention de la fin et la volontй du
moyen sont un seul acte, est vraie.
Mais si l’on
examine correctement la notion d’intention, on trouve que cette derniиre
opinion est plus vraie que l’autre. En effet, le mouvement de la volontй vers
la fin n’est pas appelй dans l’absolu « intention », mais simplement
« vouloir » ; et l’on appelle « intention »
l’inclination de la volontй vers la fin en tant que les moyens ont la fin pour
terme. En effet, celui qui veut la santй, on dit simplement qu’il la
veut ; mais on dit qu’il en a l’intention, seulement quand il veut quelque
chose en vue de la santй. Voilа pourquoi il faut accorder que l’intention n’est
pas numйriquement un autre acte que la volontй.
Rйponse aux objections :
1° Bien qu’un
mкme acte ne puisse кtre bon et mauvais, cependant un acte mauvais peut avoir
quelque circonstance bonne ; par exemple, c’est un acte vicieux de manger
plus qu’il ne faut, mкme si l’on mange quand on le doit. Et ainsi, la volontй
par laquelle on veut voler pour nourrir les pauvres est un acte mauvais au
plein sens du terme, avec cependant quelque circonstance bonne : car le
but est au nombre des circonstances.
2° La parole du
Philosophe doit s’entendre du cas oщ l’on s’arrкte au mйdium ; en effet,
lorsqu’on passe par le mйdium pour aller au terme, alors le mouvement est
numйriquement un. Et de la sorte, quand la volontй est mue vers le moyen avec
une relation а la fin, il y a un seul mouvement.
3° Quand la conclusion
et le principe sont tous les deux considйrйs par soi, il y a des considйrations
diffйrentes ; mais quand on considиre le principe en relation а la
conclusion, il y a une mкme considйration pour les deux, comme cela se passe
dans le syllogisme.
4° La fin et le
moyen sont un unique objet, pour autant que l’on considиre l’un en relation а
l’autre. Article 15 : L’йlection est-elle un acte de la volontй ?
Objections :
Il semble que
non, et que ce soit un acte de la raison.
1° L’ignorance
n’appartient pas а la volontй, mais а la raison. Or la dйpravation de
l’йlection est une certaine ignorance ; c’est pourquoi l’on dit que tout
homme vicieux est ignorant, d’une ignorance de l’йlection, comme on le voit
clairement au troisiиme livre de l’Йthique.
L’йlection appartient donc, elle aussi, а la raison.
2° De mкme
que l’enquкte et l’argumentation appartiennent а la raison, de mкme aussi la
conclusion. Or l’йlection est comme une certaine conclusion du conseil, comme
on le voit clairement aux troisiиme et septiиme livre de l’Йthique. Puis donc que le conseil appartient а la raison, il en
sera de mкme de l’йlection.
3° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique,
la vertu morale consiste principalement dans l’йlection. Or, comme celui-ci le
dit au sixiиme livre de l’Йthique, ce
qui, dans les vertus morales, appartient а la prudence, est le principal, qui
accomplit formellement la notion de vertu. L’йlection appartient donc а la
prudence. Or la prudence est dans la raison. Donc l’йlection aussi.
4° L’йlection
implique un certain discernement. Or discerner est propre а la raison. Donc
йlire aussi.
En sens contraire :
1° Йlire c’est,
entre deux choses proposйes, choisir l’une de prйfйrence а l’autre, comme on le
voit clairement chez saint Jean Damascиne. Or choisir est un acte de la volontй
et non de la raison. Donc йlire aussi.
2° Le Philosophe
dit au troisiиme livre de l’Йthique
que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or le dйsir
appartient а la volontй et non а la raison. Donc l’йlection aussi.
Rйponse :
L’йlection
contient en soi une part de volontй et une part de raison. Quant а savoir si
elle est proprement un acte de la volontй ou de la raison, le Philosophe semble
laisser cette question dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique, oщ il dit que l’йlection est soit un appйtit de
l’intellectif, c’est-а-dire un appйtit en relation а l’intelligence, soit
l’intelligence de l’appйtitif, c’est-а-dire l’intelligence en relation а
l’appйtit. Or le premier est plus vrai : c’est un acte de la volontй en
relation а la raison.
En effet, que
ce soit directement un acte de la volontй, cela est йvident pour deux raisons.
D’abord, а cause de la nature de l’objet ; car l’objet propre de
l’йlection est le moyen, qui relиve de la notion de bien, le bien йtant l’objet
de la volontй ; car « bien » se dit а la fois de la fin, par
exemple du bien honnкte ou dйlectable, et du moyen, par exemple du bien utile.
Ensuite, а cause de la nature de l’acte lui-mкme. En effet, l’йlection est la
derniиre approbation par laquelle on approuve une chose pour la
poursuivre ; et assurйment, cela ne relиve pas de la raison mais de la
volontй. Car, si fort que la raison prйfиre une chose а l’autre, cette
prйfйrence n’est pas encore approuvйe en vue d’opйrer, jusqu’а ce que la
volontй soit inclinйe vers l’une plutфt que vers l’autre : en effet, la
volontй ne suit pas la raison par nйcessitй.
Cependant
l’йlection est un acte de la volontй non pas dans l’absolu, mais en relation а
la raison, йtant donnй qu’apparaоt dans l’йlection ce qui est propre а la
raison : confronter une chose а l’autre, et la lui prйfйrer ; et cela
se trouve assurйment dans l’acte de la volontй par l’impression de la raison,
dans la mesure oщ la raison elle-mкme propose une chose а la volontй non comme
simplement utile, mais comme plus utile pour la fin.
Ainsi donc, il
est clair que vouloir, йlire et avoir l’intention sont des actes de la volontй.
Vouloir, dans la mesure oщ la raison propose а la volontй un bien dans
l’absolu, qu’il soit а йlire pour lui-mкme, comme la fin, ou pour autre chose,
comme le moyen : pour l’un et l’autre, en effet, nous disons que nous
« voulons ». Йlire est un acte de la volontй, dans la mesure oщ la
raison lui propose le bien comme plus utile pour la fin. Avoir l’intention,
dans la mesure oщ la raison lui propose le bien comme une fin а obtenir par un
moyen.
Rйponse aux objections :
1° L’ignorance
est attribuйe а l’йlection quant а ce que celle-ci a de raison.
2° L’enquкte
pratique a deux conclusions : l’une qui est dans la raison, а savoir la
sentence, qui est un jugement sur ce qui a йtй dйlibйrй ; l’autre qui est
dans la volontй, а savoir l’йlection, et elle est appelйe conclusion par une
certaine similitude, car de mкme que dans le domaine spйculatif on s’arrкte en
dernier а la conclusion, de mкme dans le domaine opйratif on s’arrкte en
dernier а l’opйration.
3° On dit que
l’йlection est le principal dans la vertu morale, et du cфtй de ce qu’elle a de
raison, et du cфtй de ce qu’elle a de volontй : en effet, les deux sont
requis pour la notion de vertu morale ; et l’йlection est appelйe
« principal » par rapport aux actes extйrieurs. Il n’est donc pas
nйcessaire que l’йlection soit totalement un acte de prudence ; mais elle
a quelque part а la prudence, comme aussi а la raison.
4° Le
discernement se trouve dans l’йlection dans la mesure oщ elle appartient а la
raison, ce qui est propre а celle-ci йtant suivi par la volontй lorsqu’elle
йlit. Question 23 : [La volontй de Dieu]
Introduction
Article 1 :
Convient-il que Dieu ait une volontй ? Article 2 :
Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ? Article 3 : La
volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et
volontй de signe ? Article 4 :
Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ? Article 5 : La
volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ? Article 6 : La
justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de
Dieu ? Article 7 :
Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ? Article 8 :
Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet
voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous
savons que Dieu veut ?
Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volontй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il convient
que tout кtre ayant une volontй agisse suivant l’йlection de sa volontй. Or
Dieu n’agit pas suivant l’йlection de sa volontй ; en effet, comme dit
Denys au quatriиme chapitre des Noms
divins : « comme notre soleil matйriel, sans qu’il le comprenne
ou qu’il le veuille, mais par le seul fait de son existence, йclaire toutes
choses, de mкme la divine bontй ». Il ne convient donc pas que Dieu ait
une volontй.
2° Des effets
nйcessaires ne peuvent venir d’une cause contingente. Or la volontй est une
cause contingente, puisqu’elle se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre.
Elle ne peut donc кtre la cause de choses nйcessaires. Or Dieu est la cause de
toutes choses, des nйcessaires comme des contingentes. Il n’agit donc pas par
volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Ce qui
implique une relation а une cause ne convient pas а ce qui n’a pas de cause. Or
Dieu, йtant la cause premiиre de toutes choses, n’a pas de cause. Puis donc que
la volontй implique une relation а la cause finale — car la volontй porte sur
la fin, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique — il semble que la volontй ne convienne pas а Dieu.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
le volontaire mйrite louange ou blвme, mais l’involontaire, pardon et
misйricorde. La notion de volontaire ne convient donc pas lа oщ la notion de
louable ne convient pas. Or celle-ci ne convient pas а Dieu, car la louange,
comme il est dit au premier livre de l’Йthique,
ne revient pas aux meilleurs, mais а ceux qui sont ordonnйs au meilleur ;
par contre, l’honneur revient aux meilleurs. Il ne convient donc pas que Dieu
ait une volontй.
5° Les opposйs
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or deux involontaires sont opposйs au
volontaire, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique : l’involontaire par ignorance, et l’involontaire par
violence. Or l’involontaire par violence ne convient pas а Dieu, car la
contrainte n’a pas de place en Dieu ; ni l’involontaire par ignorance, car
Dieu connaоt lui-mкme toutes choses. Donc le volontaire non plus ne convient
pas а Dieu.
6° Comme il est
dit au livre des Rиgles de la foi, il
y a deux volontйs : l’affective, touchant les actes intйrieurs, et
l’effective, touchant les actes extйrieurs. Or « la volontй
affective » — comme il y est dit — « contribue au mйrite, tandis que
la volontй effective accomplit le mйrite ». Or il ne convient pas а Dieu
de mйriter. Ni, par consйquent, d’avoir en quelque faзon une volontй.
7° Dieu est
un moteur non mы, car, suivant Boиce, « demeurant immobile, il donne а
toutes choses de se mouvoir » ; tandis que la volontй est un moteur
mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et c’est pourquoi le Philosophe, au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, prouve qu’il meut
« comme un objet dйsirй et pensй », par la raison qu’il est un moteur
non mы. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.
8° La volontй est
un certain appйtit, car elle est contenue dans la partie appйtitive de l’вme. Or
l’appйtit a une imperfection : en effet, il porte sur ce qui n’est pas
possйdй, selon saint Augustin. Puis donc qu’aucune imperfection n’a de place en
Dieu, il ne semble pas convenir qu’il ait une volontй.
9° Rien de
ce qui a des objets opposйs ne semble convenir а Dieu, puisque de telles choses
sont soumises а la gйnйration et а la corruption, desquelles Dieu est trиs
йloignй. Or la volontй a des objets opposйs, puisqu’elle se tient parmi les
puissances rationnelles, qui ont des objets opposйs, selon le Philosophe. La
volontй ne convient donc pas а Dieu.
10° Saint Augustin
dit au treiziиme livre de la Citй de Dieu
que Dieu n’est pas disposй diffйremment а l’йgard des rйalitйs lorsqu’elles
existent et lorsqu’elles n’existent pas. Or, lorsqu’elles n’existent pas, Dieu
ne veut pas que les rйalitйs existent : en effet, elles existeraient, s’il
le voulait. Lors donc qu’elles existent, Dieu ne veut pas non plus qu’elles
existent.
11° Il ne convient
pas а Dieu d’кtre perfectionnй, mais de perfectionner. Or il revient а la
volontй d’кtre perfectionnйe par le bien, comme а l’intelligence d’кtre
perfectionnйe par le vrai. La volontй ne convient donc pas а Dieu.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 113 B, 3 : « Tout ce que Dieu a voulu, il l’a
fait. » Il semble donc qu’il ait une volontй, et que les rйalitйs aient
йtй crййes par sa volontй.
2° La bйatitude
se trouve surtout en Dieu. Or la bйatitude requiert la volontй car, suivant
saint Augustin, on appelle bienheureux celui qui a tout ce qu’il veut, et qui
ne veut rien de mal. La volontй convient donc а Dieu.
3° Partout oщ se
trouvent des conditions plus parfaites pour la volontй, celle-ci existe plus
parfaitement. Or les plus parfaites conditions de la volontй se trouvent en
Dieu : en effet, il n’y a en lui aucune distance entre la volontй et le
sujet, car son essence est sa volontй ; ni entre la volontй et l’acte, car
son action est son essence ; ni entre la volontй et la fin, ou l’objet,
car sa volontй est sa bontй. La volontй se trouve donc trиs parfaitement en
Dieu.
4° La volontй est
la racine de la libertй. Or la libertй convient principalement а Dieu ;
est libre, en effet, celui qui est cause de soi, suivant le Philosophe au
premier livre de Mйtaphysique ;
ce qui est surtout vrai de Dieu. La volontй se trouve donc en Dieu.
Rйponse :
La volontй se
trouve trиs proprement en Dieu. Et pour le voir clairement, il faut savoir que
la connaissance et la volontй sont enracinйes, dans la substance spirituelle,
sur les diverses relations de celle-ci aux rйalitйs.
Il est en effet
une premiиre relation de la substance spirituelle aux rйalitйs, en tant que
celles-ci sont en quelque sorte dans la substance spirituelle elle-mкme :
non certes en leur кtre propre, comme le posaient les anciens, qui disaient que
nous connaissons la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc., mais dans leur
notion propre. Car ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme, mais l’espиce de
la pierre, ou sa notion, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Et parce que la notion absolue de
la rйalitй ne peut se rencontrer sans composition concrиte que dans la
substance immatйrielle, la connaissance n’est pas attribuйe а toutes les
rйalitйs, mais seulement aux immatйrielles ; et le degrй de connaissance
dйpend du degrй d’immatйrialitй, de sorte que les rйalitйs qui sont les plus
immatйrielles sont les plus aptes а la connaissance ; et parce qu’en elles
leur essence elle-mкme est immatйrielle, celle-ci se comporte envers elles
comme un mйdium de connaissance ; ainsi par exemple, Dieu connaоt par son
essence lui-mкme et toutes les autres choses.
D’autre part,
la volontй et n’importe quel appйtit sont fondйs sur la relation par laquelle
la substance spirituelle se rйfиre aux rйalitйs en tant qu’elle a un rapport а
ces rйalitйs existant en elles-mкmes. Et parce qu’il appartient а n’importe
quelle rйalitй, tant matйrielle qu’immatйrielle, d’avoir une relation а une
autre rйalitй, il convient que n’importe quelle rйalitй ait un appйtit, soit
naturel, soit animal, soit rationnel ou intellectuel ; mais il se
rencontre diversement dans les diffйrentes rйalitйs. En effet, puisque la
rйalitй doit кtre ordonnйe а une autre rйalitй au moyen d’une chose qu’elle a
en soi, elle est diversement ordonnйe а autre chose selon les diffйrentes
faзons d’avoir une chose en soi.
Ainsi, les
rйalitйs matйrielles, dans lesquelles tout ce qui est en elles est comme liй et
agrйgй а la matiиre, n’ont pas d’ordination libre aux autres rйalitйs, mais une
ordination rйsultant de la nйcessitй d’une disposition naturelle. Par
consйquent, les rйalitйs matйrielles ne sont pas pour elles-mкmes les causes de
cette ordination, comme si elles s’ordonnaient d’elles-mкmes а ce vers quoi
elles sont ordonnйes, mais leur ordination vient d’ailleurs, c’est-а-dire d’oщ
leur vient leur disposition naturelle. Voilа pourquoi il convient qu’elles
aient seulement un appйtit naturel.
Mais pour les
substances immatйrielles et aptes а la connaissance, il y a quelque chose qui
n’est absolument pas agrйgй ni liй а la matiиre, et ce, suivant le degrй de
leur immatйrialitй ; aussi de ce fait mкme sont-elles ordonnйes aux
rйalitйs par une ordination libre, dont elles-mкmes sont causes, s’ordonnant
pour ainsi dire а ce а quoi elles sont ordonnйes. Voilа pourquoi il convient
qu’elles fassent ou recherchent quelque chose volontairement et spontanйment.
En effet, si le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan йtait une forme
matйrielle ayant une existence dйterminйe, il n’inclinerait que suivant le mode
d’кtre dйterminй qu’il aurait ; par consйquent, l’artisan ne resterait pas
libre de faire la maison ou de ne pas la faire, ou bien de la faire ainsi ou
autrement. Mais parce que la forme de la maison dans l’esprit de l’artisan est
la notion absolue de maison, ne se rapportant pas, autant qu’il est en elle, а
l’кtre plutфt qu’au non-кtre, ni а кtre ainsi plutфt qu’а кtre autrement quant
aux dispositions accidentelles de la maison, il reste а l’artisan une libre
inclination а faire ou а ne pas faire la maison.
Mais dans les
substances sensitives, bien que les formes des rйalitйs soient reзues sans la
matiиre, elles ne sont cependant pas reзues tout а fait immatйriellement ni
sans les circonstances de la matiиre, йtant reзues dans un organe
corporel ; pour cette raison l’inclination n’est pas entiиrement libre en
elles, quoiqu’il y ait en elles quelque imitation ou ressemblance de libertй.
En effet, l’appйtit les incline vers quelque chose par elles-mкmes, en tant
qu’elles recherchent quelque chose d’aprиs une apprйhension ; mais кtre
inclinй vers ce qu’elles recherchent, ou ne pas кtre inclinй, cela n’est pas
soumis а leur disposition.
Mais dans la
nature intellectuelle, oщ quelque chose est parfaitement reзu de faзon
immatйrielle, on rencontre la parfaite notion d’inclination libre ; et
c’est cette libre inclination qui constitue la notion de volontй. Voilа
pourquoi aux rйalitйs matйrielles n’est pas attribuйe la volontй, mais
l’appйtit naturel ; et а l’вme sensitive est attribuй non la volontй, mais
l’appйtit animal ; et c’est а la seule substance intellective qu’est
attribuйe la volontй. Et plus elle est immatйrielle, mieux lui convient la
notion de volontй. Par consйquent, Dieu йtant au sommet de l’immatйrialitй, la
volontй lui convient suprкmement et trиs proprement.
Rйponse aux objections :
1° Denys, par ces
paroles, n’entend pas exclure de Dieu la volontй ni l’йlection, mais il veut
montrer son influence universelle sur les rйalitйs. En effet, la communication
qu’il fait de sa bontй ne consiste pas а choisir certaines rйalitйs pour les
rendre participantes de sa bontй tandis qu’il exclurait complиtement certaines
autres de la participation de sa bontй ; au contraire, « il donne а
tous libйralement » comme il est dit en Jacq. 1, 5 ; on dit
pourtant qu’il йlit, dans la mesure oщ il donne а certains plus qu’а d’autres,
suivant l’ordre de sa sagesse.
2° La volontй de
Dieu n’est pas une cause contingente, йtant donnй que ce qu’il veut, il le veut
immuablement ; voilа pourquoi, en raison mкme de son immuabilitй, les
rйalitйs nйcessaires peuvent кtre causйes ; et d’autant plus qu’aucune
rйalitй crййe n’est nйcessaire, considйrйe en soi, mais elle est possible en
elle-mкme et nйcessaire par autre chose.
3° La volontй
porte sur quelque chose de deux faзons : de faзon principale, ou de faзon
secondaire. Principalement, la volontй porte sur la fin, qui est la raison de
vouloir toutes les autres choses ; secondairement, elle porte sur les
moyens, que nous voulons en vue de la fin. Or la volontй n’a pas de relation а
cet objet voulu qui est secondaire comme а une cause, mais seulement а l’objet
voulu principal, qui est la fin. Mais il faut savoir que la volontй et l’objet
voulu se distinguent parfois dans la rйalitй, et alors l’objet voulu se
rapporte а la volontй rйellement comme cause finale ; par contre, si la
volontй et l’objet voulu se distinguent seulement dans la raison, alors l’objet
voulu ne sera la cause finale de la volontй que du point de vue de notre
maniиre de signifier. La volontй divine se rapporte donc а sa bontй comme а une
fin, bontй qui, dans la rйalitй, est identique а sa volontй : elle en est
distinguйe seulement du point de vue de notre maniиre de signifier. Il reste
donc que rien n’est cause de la volontй divine rйellement, mais seulement du
point de vue de notre maniиre de signifier. Et il n’est pas aberrant de
signifier quelque chose en Dieu а la faзon d’une cause ; de la sorte, en
effet, la divinitй est signifiйe en Dieu comme ayant а son йgard le rapport de
cause formelle. Quant aux rйalitйs crййes, que Dieu veut, elles ne se comportent
pas а l’йgard de la volontй divine comme des fins, mais comme ordonnйes а la
fin : en effet, si Dieu veut que les crйatures existent, c’est pour qu’en
elles soit manifestйe sa bontй, et pour que sa bontй, qui ne peut кtre
multipliйe dans son essence, soit rйpandue en plusieurs au moins par la
participation de sa ressemblance.
4° La louange
n’est pas due а la volontй pour n’importe lequel de ses actes, si l’on prend la
louange au sens strict, comme fait le Philosophe ; mais elle lui est due
pour autant que la volontй se rapporte aux moyens. En effet, il est avйrй que
l’acte de volontй se trouve non seulement dans les њuvres de vertu, qui sont
louables, mais aussi dans l’acte de la fйlicitй, qui porte sur les choses
honorables : il est certain, en effet, que la fйlicitй procure du plaisir.
Et cependant, la louange est aussi attribuйe а Dieu, puisqu’en de nombreux
endroits de l’Йcriture nous sommes invitйs а louer Dieu ; mais la louange
est alors prise plus communйment que ne fait le Philosophe. Ou bien l’on peut
dire que la louange, mкme prise au sens propre, convient а Dieu, en tant que
par sa volontй il ordonne les crйatures а lui-mкme comme а une fin.
5° [Dans
certaines йditions seulement.] Les contraires sont de nature а affecter le mкme
sujet, а moins que l’un des deux n’y soit par nature ; or il appartient а
la nature divine d’кtre а tous йgards le souverain bien ; par consйquent,
l’involontaire ne peut кtre en elle.
6° Il y a en Dieu
la volontй affective et la volontй effective : en effet, il veut vouloir,
et il veut faire ce qu’il fait ; mais il n’est pas nйcessaire que partout
oщ l’une de ces deux se trouve, l’on trouve le mйrite, mais seulement dans la
nature imparfaite tendant vers la perfection.
7° Quand l’objet
voulu est autre que la volontй, l’objet voulu meut rйellement la volontй ;
mais quand l’objet voulu est identique а la volontй, alors il ne meut que du
point de vue de notre maniиre de signifier. Et quant а cette faзon de parler,
d’aprиs le Commentateur au huitiиme livre de la Physique, se vйrifie la parole de Platon disant que le premier
moteur se meut soi-mкme, c’est-а-dire en tant qu’il se pense et se veut
lui-mкme. Et cependant, qu’il veuille les crйatures n’entraоne pas qu’il soit
mы par elles ; car il ne veut les crйatures qu’en raison de sa bontй,
comme on l’a dit.
8° C’est par la
mкme nature qu’une chose est mue vers le terme qu’elle n’obtient pas encore, et
qu’elle se repose dans le terme qu’elle a dйjа obtenu. Par consйquent, il
appartient а la mкme puissance de tendre vers le bien lorsqu’elle ne l’a pas
encore, et de l’aimer et de se dйlecter en lui une fois qu’il est
possйdй ; et ces deux actes concernent la puissance appйtitive, bien
qu’elle soit nommйe plutфt d’aprиs l’acte par lequel elle tend vers ce qu’elle
n’a pas, et c’est pourquoi l’on dit que l’appйtit est propre а l’imparfait.
Mais la volontй se rapporte indiffйremment а l’un ou а l’autre acte ; par
consйquent, la volontй convient а Dieu par sa propre notion, mais non
l’appйtit.
9°
Il
ne convient pas que Dieu ait des objets opposйs quant а ce qui se trouve dans
son essence, mais il a des objets opposйs quant aux effets dans les crйatures,
qu’il peut faire et ne pas faire.
10° Lorsqu’il ne
fait pas les rйalitйs, Dieu veut que les rйalitйs existent ; nйanmoins il
ne veut pas qu’elles existent а ce moment-lа ; par consйquent, l’objection
procиde d’une supposition fausse.
11° Dieu ne peut
кtre perfectionnй par quelque chose dans la rйalitй ; cependant, du point
de vue de notre maniиre de signifier, l’on signifie parfois qu’il est perfectionnй
par quelque chose, comme lorsque je dis que Dieu pense quelque chose. En effet,
de mкme que l’objet voulu est la perfection de la volontй, de mкme
l’intelligible est la perfection de l’intelligence. Mais en Dieu, le premier
intelligible est identique а l’intelligence, et le premier objet voulu est
identique а la volontй. Article 2 : Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’ordre
prйsuppose la distinction. Or il n’y a pas de distinction dans la volontй de
Dieu, puisque c’est par un seul acte simple qu’il veut tout ce qu’il veut.
L’antйcйdent et le consйquent, qui introduisent un ordre, ne sont donc pas dans
la volontй divine.
2° [Le rйpondant]
disait que dans la volontй divine, bien qu’il n’y ait pas de distinction du
cфtй du sujet qui veut, il y a cependant une distinction du cфtй des objets
voulus. En sens contraire, on ne peut poser un ordre dans la volontй que de
deux faзons, du cфtй des objets voulus : soit relativement а divers
objets, soit relativement а un seul. Si c’est relativement а divers objets
voulus, il s’ensuit que la volontй antйcйdente se dit des premiиres crйatures,
tandis que la consйquente se dit des crйatures suivantes : ce qui est
faux. Et si c’est relativement а un seul objet voulu, ce ne peut кtre que
d’aprиs les diverses circonstances considйrйes dans cet objet. Mais cela ne
peut mettre de distinction ni d’ordre dans la volontй, puisque la volontй se
rapporte а la rйalitй telle qu’elle existe dans sa nature ; or la rйalitй
dans sa nature est entourйe de toutes ses conditions. L’antйcйdent et le
consйquent ne peuvent donc aucunement кtre posйs dans la volontй divine.
3° La science et
la puissance se rapportent aux crйatures comme la volontй. Or l’ordre des
crйatures ne nous fait pas distinguer la science et la puissance en
antйcйdentes et consйquentes. La volontй ne doit donc pas non plus кtre
distinguйe de cette faзon.
4° Ce qui ne
reзoit d’autrui ni changement ni empкchement, n’est pas jugй par autrui, mais
seulement par lui-mкme. Or la volontй divine ne peut кtre changйe ni empкchйe
par personne ; elle ne doit donc pas non plus кtre jugйe par autrui, mais
seulement par elle-mкme. Or, suivant saint Jean Damascиne, la volontй
antйcйdente se dit en Dieu, et vient de lui, tandis que la consйquente est
causйe par nous. On ne doit donc pas opposer en Dieu la volontй consйquente а
l’antйcйdente.
5° Dans la partie
affective, il semble n’y avoir d’ordre qu’en fonction de la cognitive, car
l’ordre appartient а la raison. Or on attribue а Dieu non pas la connaissance
qui a un ordre, c’est-а-dire la raison, mais la connaissance simple,
c’est-а-dire l’intelligence. On ne doit donc pas non plus poser dans sa volontй
l’ordre d’antйcйdent et de consйquent.
6° Boиce dit au
livre sur la Consolation, que Dieu
voit toutes choses d’un seul regard de l’esprit. Donc, pour la mкme raison, il
s’йtend а tout ce qu’il veut par un acte unique et simple de la volontй ;
on ne doit donc pas poser dans sa volontй l’antйcйdent ni le consйquent.
7° Dieu connaоt
les rйalitйs en lui-mкme et dans la nature propre des rйalitйs ; et bien
que les rйalitйs soient dans leur nature propre aprиs avoir йtй dans le Verbe,
cependant on ne pose pas l’antйcйdent ni le consйquent dans la connaissance de Dieu.
On ne doit donc pas non plus les poser dans sa volontй.
8° De mкme que
l’кtre divin est mesurй par l’йternitй, de mкme aussi la volontй divine. Or la
durйe de l’кtre divin, parce qu’elle est mesurйe par l’йternitй, est toute
simultanйe, n’ayant ni avant ni aprиs. On ne doit donc pas non plus poser
l’antйcйdent ni le consйquent dans la volontй divine.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « Il faut savoir que Dieu, de
volontй antйcйdente, veut que tous soient sauvйs » ; mais non de
volontй consйquente, comme il l’ajoute ensuite. La distinction en antйcйdent et
consйquent convient donc а la volontй divine.
2° La volontй
habituelle йternelle convient а Dieu en tant que Dieu, et la volontй actuelle
lui convient en tant que Crйateur, qui veut que les rйalitйs existent
actuellement. Or cette volontй se compare а la premiиre comme le consйquent а
l’antйcйdent. On trouve donc l’antйcйdent et le consйquent dans la volontй
divine.
Rйponse :
La volontй
divine est convenablement distinguйe en antйcйdente et consйquente. Et le sens
de cette distinction doit se prendre des paroles de saint Jean Damascиne, qui
l’a introduite ; il dit en effet au deuxiиme livre que « la volontй
antйcйdente est le bon plaisir de Dieu, qui vient de lui, alors que la volontй
consйquente est la permission qui est causйe par nous ».
Et pour le voir
clairement, il faut savoir qu’en n’importe quelle action, il y a quelque chose
а considйrer du cфtй de l’agent, et autre chose du cфtй de ce qui reзoit ;
et de mкme que l’agent est antйrieur et principal par rapport а l’effet, de
mкme ce qui est du cфtй de l’agent est naturellement antйrieur а ce qui est du
cфtй de l’effet ; par exemple, dans l’opйration de la nature, on voit
clairement que la production d’un animal parfait vient du cфtй de la puissance
formative, qui est dans la semence ; mais du cфtй de la matiиre
rйceptrice, qui est parfois mal disposйe, il advient quelquefois que ne soit
pas produit un animal parfait, comme c’est le cas dans les enfantements
monstrueux. Et ainsi, nous disons qu’il est de l’intention premiиre de la
nature que l’animal parfait soit produit ; mais, que soit produit un
animal imparfait, cela vient de l’intention seconde de la nature qui, ne
pouvant transmettre а la matiиre, а cause de la mauvaise disposition de
celle-ci, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable.
Et une
considйration similaire doit avoir lieu pour l’opйration de Dieu dans les
crйatures. En effet, bien qu’il n’ait pas lui-mкme besoin de matiиre dans son
opйration, et qu’il ait crйй les rйalitйs au commencement sans aucune matiиre
prйexistante, maintenant toutefois il opиre dans les rйalitйs qu’il a dйjа
crййes, en les administrant, et en prйsupposant la nature qu’il leur a dйjа
donnйe ; et quoiqu’il puisse фter aux crйatures tout empкchement qui les
rend inaptes а la perfection, cependant, suivant l’ordre de sa sagesse, il
dispose des rйalitйs selon leur condition, en sorte qu’il donne а chacune selon
son mode d’кtre. Donc, ce а quoi Dieu a ordonnй la crйature, autant qu’il est
en lui, on dit que cela est voulu par lui comme par une intention premiиre, ou
par une volontй antйcйdente. Mais lorsque la crйature est empкchйe d’atteindre
cette fin а cause de son imperfection, Dieu nйanmoins accomplit en elle la part
de bontй dont elle est capable ; et cela est, pour ainsi dire, d’intention
seconde, et on le nomme volontй consйquente.
Donc, parce que
Dieu a fait tous les hommes pour la bйatitude, on dit qu’il veut le salut de
tous par volontй antйcйdente ; mais parce que certains s’opposent а leur
propre salut — et l’ordre de sa sagesse ne les laisse pas venir au salut а
cause de leur imperfection — il accomplit en eux d’une autre faзon ce qui
appartient а sa bontй, c’est-а-dire en les damnant par sa justice ; de
sorte que, au moment oщ ils se sйparent du premier ordre de volontй, ils
dйchoient dans le second ; et tandis qu’ils ne font pas la volontй de
Dieu, la volontй de Dieu s’accomplit en eux. Quant а l’imperfection mкme du
pйchй, par laquelle quelqu’un se rend digne de la peine dans le prйsent ou le
futur, elle n’est voulue de Dieu ni par volontй antйcйdente ni par volontй
consйquente, mais elle est seulement permise par lui. Et cependant, il ne faut
pas conclure de ce qui prйcиde que l’intention de Dieu puisse кtre rйduite а
nйant : car celui qui n’est pas sauvй, Dieu savait dйjа de toute йternitй
qu’il ne serait pas sauvй ; et il ne l’ordonne pas au salut par l’ordre de
prйdestination, qui est un ordre de volontй absolue. Mais pour sa part, il lui
a donnй une nature ordonnйe а la bйatitude йternelle.
Rйponse aux objections :
1° Dans la
volontй divine, il n’y a ni ordre ni distinction du cфtй de l’acte de volontй,
mais seulement du cфtй des objets voulus.
2° L’ordre de la
volontй divine ne se prend pas des divers objets voulus, mais se refиre а un
seul et mкme objet voulu, а cause des diverses choses trouvйes en lui. Par
exemple, Dieu veut de volontй antйcйdente qu’un homme soit sauvй, en raison de
sa nature humaine, qu’il a faite pour le salut ; mais il veut de volontй
consйquente qu’il soit damnй, а cause des pйchйs qui se trouvent en lui. Or,
bien que la rйalitй vers laquelle se porte l’acte de volontй soit avec toutes
ses conditions, cependant il n’est pas nйcessaire que n’importe laquelle de ces
conditions qui se trouvent dans l’objet voulu soit la raison qui meut la
volontй ; ainsi, le vin ne meut pas l’appйtit du buveur en raison de la
vertu enivrante qu’il possиde, mais en raison de sa douceur, bien que les deux
se trouvent en mкme temps dans le vin.
3° La volontй
divine est le principe immйdiat des crйatures, si l’on ordonne les attributs
divins du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant qu’ils sont
appliquйs а l’њuvre ; en effet, la puissance ne se met en њuvre que
dirigйe par la science, et dйterminйe par la volontй а faire quelque
chose ; voilа pourquoi l’ordre des rйalitйs se rapporte plutфt а la
volontй divine qu’а la puissance ou а la science. Ou bien l’on peut dire que la
notion de volontй consiste, comme on l’a dit, dans le rapport du sujet qui veut
aux rйalitйs elles-mкmes ; mais l’on dit que les rйalitйs sont sues, ou
possibles а un agent, en tant qu’elles sont en lui de faзon intelligible ou
virtuelle. Or les rйalitйs n’ont pas d’ordre pour autant qu’elles sont en Dieu,
mais pour autant qu’elles sont en elles-mкmes ; voilа pourquoi l’ordre des
rйalitйs n’est pas attribuй а la science ou а la puissance, mais seulement а la
volontй.
4° Bien que la
volontй divine ne soit pas empкchйe ni changйe par quelqu’un d’autre, cependant,
suivant l’ordre de la sagesse, elle se porte vers une chose selon la condition
de celle-ci ; et ainsi, quelque chose est attribuй а la volontй divine de
notre cфtй.
5° Cet argument
vaut pour l’ordre de la volontй du cфtй de l’acte lui-mкme ; et dans ce
cas, l’ordre d’antйcйdent et de consйquent ne s’y trouve pas.
6° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
7° Bien que la
rйalitй ait l’existence dans sa nature aprиs l’avoir eue en Dieu, cependant
Dieu ne la connaоt pas dans sa nature propre aprиs qu’il la connaоt en
lui-mкme : car par le fait mкme que Dieu connaоt sa propre essence, il
regarde les rйalitйs а la fois comme elles sont en lui-mкme et comme elles sont
dans leur nature propre.
8° Dans la
volontй de Dieu, on ne pose pas l’antйcйdent et le consйquent pour introduire
un ordre de succession, qui s’oppose а l’йternitй, mais pour signifier ses
diffйrents rapports aux objets voulus. Article 3 : La volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et volontй de signe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° De mкme que
les choses qui sont faites dans les crйatures sont des signes de la volontй
divine, de mкme aussi elles sont des signes de la science et de la puissance.
Or la science et la puissance ne sont pas distinguйes en puissance et science
qui sont l’essence de Dieu, d’une part, et leurs signes d’autre part. La
volontй ne doit donc pas non plus кtre distinguйe de cette faзon en volontй de
bon plaisir qui est l’essence divine, et volontй de signe.
2° Que Dieu
veuille quelque chose par volontй de bon plaisir, montre que l’acte de la
volontй divine s’y porte, afin d’кtre ainsi agrйable а Dieu. Donc, ou bien ce
vers quoi se porte la volontй de signe est agrйable а Dieu, ou bien non. S’il
est agrйable а Dieu, il veut donc cela par volontй de bon plaisir ; et
dans ce cas, la volontй de signe ne doit pas кtre distinguйe de la volontй de
bon plaisir. Et s’il n’est pas agrйable а Dieu, il est pourtant signifiй par la
volontй de signe comme lui йtant agrйable ; le signe de la volontй divine
sera donc faux ; et ainsi, on ne doit pas poser de tels signes de la
volontй divine dans l’enseignement de la vйritй.
3° Toute volontй
est dans le sujet qui veut. Or tout ce qui est en Dieu est l’essence divine. Si
donc la volontй de signe est attribuйe а Dieu, elle sera identique а l’essence
divine ; et ainsi, elle n’est pas distincte de la volontй de bon
plaisir ; car on appelle volontй de bon plaisir celle qui est l’essence
divine elle-mкme, comme dit le Maоtre au premier livre des Sentences, dist. 45.
4° Tout ce que
veut Dieu est bon. Or le signe de la volontй divine doit correspondre а la
volontй divine. Le signe de la volontй ne doit donc pas porter sur le mal. Puis
donc que la permission porte sur le mal, et de mкme la dйfense, il semble qu’on
ne doive pas les poser comme signes de la volontй divine.
5° Comme on
rencontre le bien et le meilleur, de mкme on rencontre le mal et le pire. Or
relativement au bien et au meilleur on distingue deux volontйs de signe :
le prйcepte, qui porte sur le bien, et le conseil, qui porte sur le bien
meilleur. Donc, de mкme aussi, on doit poser deux volontйs de signe
relativement au mal et au pire.
6° La volontй de
Dieu est plus inclinйe au bien qu’au mal. Or le signe de la volontй qui regarde
le mal, c’est-а-dire la permission, ne peut jamais кtre empкchй. Le prйcepte et
le conseil, qui sont relatifs au bien, ne devraient donc pas non plus admettre
d’empкchement ; ce qui, pourtant, est manifestement faux.
7° Si des choses
s’accompagnent mutuellement, l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre. Or la
volontй de bon plaisir et l’opйration de Dieu s’accompagnent : en effet,
il n’opиre rien qu’il ne veuille par volontй de bon plaisir ; et il ne
veut rien par volontй de bon plaisir, dans les crйatures, sans l’opйrer, suivant
ce passage du Psaume 113 B, 3 : « Tout ce qu’il a voulu, il
l’a fait. » L’opйration ne doit donc pas кtre posйe sous la volontй de
signe, qui s’oppose а la volontй de bon plaisir.
Rйponse :
Dans les
rйalitйs divines, il y a deux faзons de parler. L’une suivant le sens propre,
c’est-а-dire quand nous attribuons а Dieu ce qui lui convient par sa nature,
bien que cela lui convienne toujours plus йminemment que notre esprit ne le
conзoit, ou notre langue ne le profиre, et c’est pourquoi aucune de nos paroles
sur Dieu ne peut кtre pleinement propre. L’autre faзon est suivant le sens
figuratif, ou tropique, ou symbolique. En effet, parce que Dieu lui-mкme, en
tant qu’il existe en soi, dйpasse la puissance de notre esprit, il est
nйcessaire que nous parlions de lui au moyen des choses qui se trouvent en
nous. Et ainsi, nous attribuons а Dieu les noms des rйalitйs sensibles, comme
lorsque nous le nommons lumiиre, ou bien lion, ou autre chose de ce genre. Et
assurйment, la vйritй de ces faзons de parler est fondйe sur ceci qu’aucune
crйature, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, n’est universellement privйe de la
participation du bien ; voilа pourquoi dans chaque crйature l’on peut
trouver des propriйtйs reprйsentant sous quelque rapport la divine bontй ;
et ainsi, le nom est transfйrй а Dieu, en tant que la rйalitй signifiйe par le
nom est un signe de la divine bontй. Donc, quel que soit le signe employй en
Dieu а la place du signifiй, on a une faзon de parler tropique.
Or l’une et
l’autre de ces deux faзons de parler s’appliquent dans la volontй divine. En
effet, la notion de volontй se trouve en Dieu proprement, comme on l’a dйjа
dit ; et ainsi, la volontй se dit proprement de Dieu, et c’est la volontй
de bon plaisir, que l’on distingue en antйcйdente et consйquente, comme on l’a
dit. Mais la volontй s’accompagne en nous d’une certaine passion de l’вme, et
c’est pourquoi, de mкme que les autres noms de passions se disent
mйtaphoriquement de Dieu, de mкme aussi le nom de volontй.
Or le nom de
colиre se dit de Dieu, parce qu’en lui se trouve un effet qui, chez nous, est
habituellement celui de l’homme irritй : la punition ; c’est pourquoi
la punition mкme dont il punit est appelйe colиre de Dieu. Et par une semblable
faзon de parler, on appelle « volontйs de Dieu » les choses qui sont
habituellement chez nous des signes de la volontй : et l’on parle de
volontй de signe, en ce sens que le signe mкme qui est d’ordinaire celui de la
volontй est appelй volontй.
Or, puisque la
volontй peut кtre signifiйe et en tant qu’elle йnonce des propositions sur ce
qu’il faut faire, et en tant qu’elle donne une impulsion vers l’њuvre, on
attribue des signes а la volontй de l’une et l’autre faзon. En effet, en tant
qu’elle йnonce des propositions sur ce qu’il faut faire quant а la fuite du
mal, son signe est la dйfense. Et quant а la poursuite du bien, il y a deux
signes de la volontй : car relativement au bien nйcessaire, sans lequel la
volontй ne peut obtenir sa fin, le signe de la volontй est le prйcepte, mais
relativement au bien utile, par lequel la fin est acquise plus facilement et
plus commodйment, le signe de la volontй est le conseil. En tant que la volontй
donne une impulsion vers l’њuvre, deux signes lui sont attribuйs ; l’un
exprimй, l’opйration : en effet, ce que quelqu’un opиre, indique qu’il le
veut expressйment ; l’autre est le signe interprйtatif, c’est-а-dire la
permission ; car celui qui n’interdit pas une chose qu’il peut empкcher,
interprйtativement il semble consentir а cette chose ; et cela est
impliquй dans le nom de permission.
Rйponse aux objections :
1° Bien que Dieu
puisse tout et sache tout, il ne veut cependant pas tout ; voilа pourquoi,
en plus des signes trouvйs chez les crйatures, par lesquels on montre qu’il est
savant, puissant et voulant, on assigne а sa volontй certains signes, pour
montrer ce que Dieu veut, et pas seulement qu’il est voulant. Ou bien l’on peut
dire que la science et la puissance ne sont pas accompagnйes d’un mode de
passion, comme la volontй telle qu’elle se trouve en nous. Voilа pourquoi la
volontй est plus proche des choses qui se disent mйtaphoriquement de Dieu que
la puissance et la science ; et ainsi, nous appelons plus facilement
volontй, en parlant mйtaphoriquement, les signes de la volontй, que science et
puissance, les signes de la science et de la puissance.
2° Bien que Dieu
ne veuille pas tout ce qu’il prescrit ou permet, il veut cependant quelque
chose а ce sujet. En effet, il veut que tous soient dйbiteurs de ce qu’il
prescrit, et que ce qu’il permet soit en notre puissance ; et c’est cette
volontй divine que le prйcepte et la permission signifient. Ou bien l’on peut
dire que la volontй de signe n’est pas appelйe ainsi parce qu’elle signifie que
Dieu veut cela, mais parce qu’on appelle volontй ce qui est d’ordinaire chez
nous un signe de volontй. Mais ce qui est habituellement le signe d’une rйalitй
n’est pas nйcessairement faux quand ne lui correspond pas ce qu’il signifie
d’ordinaire, sauf dans le cas prйcis oщ il est employй pour signifier cela.
Donc, bien que prescrire soit chez nous le signe que l’on veut telle chose,
cependant, chaque fois que Dieu ou l’homme prescrit une chose, il n’est pas
nйcessairement signifiй qu’il veut que cela soit. Il ne s’ensuit donc pas que
ce soit un signe faux. Et de lа vient qu’il n’y a pas toujours mensonge dans
les actes, quand on fait une action par laquelle une chose est habituellement
signifiйe, et que celle-ci n’est pas lа. Mais dans la parole, si ce qu’elle
signifie n’est pas lа, il y a nйcessairement faussetй, car les paroles ont йtй
instituйes pour кtre des signes ; si donc le signifiй ne leur correspond
pas, il y a faussetй. Or les actions n’ont pas йtй instituйes pour signifier,
mais pour que quelque chose ait lieu par elles, et il est accidentel que par
elles quelque chose soit signifiй ; et c’est pourquoi il n’y a pas
toujours faussetй en elles si le signifiй ne correspond pas, mais seulement
lorsque l’agent les applique а signifier.
3° La volontй de
signe n’est pas en Dieu, mais de Dieu ; car c’est un effet de Dieu, et
c’est par un tel effet que la volontй de l’homme est habituellement signifiйe
chez nous.
4° Bien que la
volontй de Dieu ne se rйfиre pas au mal pour qu’il soit fait, elle s’y rйfиre
cependant pour l’empкcher en l’interdisant, ou pour l’йtablir en notre pouvoir
en le permettant.
5° Puisque tout
ce vers quoi la volontй tend, a une relation а la fin, qui est la raison de
vouloir toutes choses, et que les maux n’ont pas de relation а la fin, tous les
maux ont une seule place relativement а la volontй divine tout comme
relativement а la fin ; mais les biens qui sont ordonnйs а la fin, la
volontй se rapporte а eux diversement, suivant les diffйrentes relations qu’ils
ont а la fin. Et pour cette raison, il y a diffйrents signes pour le bien et le
meilleur, mais non pour le mal et le pire.
6° La volontй de
signe ne s’oppose pas а la volontй de bon plaisir en ce qu’elle est accomplie
ou non : donc, bien que la volontй de bon plaisir soit toujours accomplie,
une chose qui est accomplie peut cependant relever de la volontй de
signe : c’est pourquoi Dieu veut quelquefois par volontй de bon plaisir
les choses qu’il prescrit ou conseille. Mais la volontй de signe se distingue
de la volontй de bon plaisir, en ce que l’une est Dieu lui-mкme, l’autre est
son effet, comme on l’a dйjа dit. Et il faut savoir que la volontй de signe se
rapporte de trois faзons а la volontй de bon plaisir : il est en effet une
certaine volontй de signe qui n’a jamais le mкme objet que la volontй de bon
plaisir, telle la permission, par laquelle il permet que les maux se
produisent, puisqu’il ne veut jamais que les maux se produisent ; une
autre, comme l’opйration, a toujours le mкme objet qu’elle ; une autre
enfin a parfois le mкme objet qu’elle et parfois non, comme le prйcepte, la
dйfense et le conseil.
7° On voit dиs
lors clairement la solution au dernier argument. Article 4 : Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Tout ce qui
est йternel est nйcessaire. Or Dieu veut de toute йternitй tout ce qu’il veut.
Il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.
2° [Le rйpondant] disait que le vouloir
divin est nйcessaire et йternel du cфtй de la volontй, qui est l’essence
divine, et du cфtй de ce qui est la raison du vouloir, c’est-а-dire la divine
bontй ; mais non quant au rapport de la volontй а l’objet voulu. En sens contraire : le fait mкme que Dieu
veuille quelque chose implique une relation de la volontй а l’objet voulu. Or,
que Dieu veuille quelque chose, cela mкme est йternel. La relation mкme de la
volontй а l’objet voulu est donc йternelle et nйcessaire.
3° [Le rйpondant] disait que la relation а
l’objet voulu est йternelle et nйcessaire en tant que l’objet voulu est dans la
raison exemplaire, mais non en tant qu’il est en lui-mкme, ou dans sa nature
propre. En sens contraire : une chose est
voulue, dans la mesure oщ la volontй se rapporte а elle. Si donc de toute
йternitй la volontй de Dieu ne se rapporte pas а l’objet voulu en tant qu’il
est en lui-mкme, mais en tant qu’il est dans la raison exemplaire du vouloir,
alors quelque chose de temporel, comme par exemple le salut de Pierre, ne
serait pas voulu par Dieu de toute йternitй, c’est-а-dire tel qu’il serait dans
sa nature propre, mais il serait seulement voulu de toute йternitй tel qu’il
serait dans les raisons йternelles ; ce qui est manifestement faux.
4° Tout ce que
Dieu a voulu ou veut, aprиs qu’il veut ou a voulu cela, il ne peut pas ne pas
le vouloir ou ne pas l’avoir voulu. Or tout ce que Dieu veut, il n’a jamais йtй
sans le vouloir, йtant donnй qu’il a toujours et de toute йternitй voulu tout
ce qu’il veut. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir tout ce qu’il veut ;
il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.
5° [Le rйpondant] disait que cet argument
vaut dans la mesure oщ l’on considиre le vouloir de Dieu quant au sujet mкme
qui veut, ou quant а la raison du vouloir, mais non quant а la relation par
laquelle il se rapporte а l’objet voulu. En sens
contraire : crйer est un acte qui implique toujours un rapport а
l’effet, car il connote un effet temporel. Or cet argument serait vйrifiй pour
la crйation, si l’on supposait que Dieu a toujours crйй ; car ce qu’il a
crйй, il ne peut pas ne pas l’avoir crйй. La conclusion s’ensuit donc
nйcessairement, en tant que le vouloir divin se rapporte а l’objet voulu.
6° Pour Dieu,
l’кtre et le vouloir sont identiques. Or il est nйcessaire que Dieu soit tout
ce qu’il est, car « dans les кtres йternels, il n’y a pas de diffйrence
entre le possible et le rйel », selon le Philosophe au troisiиme livre de
la Physique. Il est donc йgalement
nйcessaire que Dieu veuille tout ce qu’il veut.
7° [Le rйpondant] disait que, bien que le
vouloir et l’кtre soient identiques dans la rйalitй, cependant ils diffиrent du
point de vue de notre maniиre de signifier, car le vouloir est signifiй а la
faзon d’un acte qui passe vers autre chose. En sens
contraire : l’кtre de Dieu aussi, bien qu’il soit en rйalitй
identique а l’essence, en diffиre cependant, du point de vue de notre maniиre
de signifier, car l’кtre est signifiй а la faзon d’un acte. Il n’y a donc pas,
de ce point de vue, de diffйrence entre l’кtre et le vouloir.
8° L’йternitй
s’oppose а la succession. Or le vouloir divin est mesurй par l’йternitй. Il ne
peut donc y avoir lа de succession. Or il y aurait succession, si Dieu ne
voulait pas ce qu’il a voulu de toute йternitй, ou s’il voulait ce qu’il n’a
pas voulu. Il est donc impossible qu’il veuille ce qu’il n’a pas voulu, ou
qu’il ne veuille pas ce qu’il a voulu. Donc, tout ce qu’il veut, il le veut par
nйcessitй ; et tout ce qu’il ne veut pas, c’est par nйcessitй qu’il ne le
veut pas.
9° Il est
impossible, pour quiconque a voulu quelque chose de nйcessaire, de ne pas
l’avoir voulu, car ce qui a йtй fait, ne peut pas ne pas avoir йtй. Or en Dieu,
vouloir et avoir voulu sont identiques, parce que l’acte de sa volontй n’est
pas nouveau mais йternel. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir ce qu’il
veut ; et ainsi, il veut par nйcessitй ce qu’il veut.
10° [Le rйpondant] disait qu’il veut par nйcessitй
quant а la raison du vouloir, mais non quant а l’objet voulu lui-mкme. En sens contraire : pour Dieu, la raison de
vouloir est lui-mкme, lui qui veut de lui-mкme tout ce qu’il veut. Si donc il
se veut lui-mкme par nйcessitй, il voudra aussi toutes les autres choses par
nйcessitй.
11° La raison du
vouloir est la fin. Or la fin, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique et au septiиme livre de l’Йthique, se comporte dans le domaine de
l’appйtit et de l’opйration comme le principe dans les dйmonstrations. Or, dans
les dйmonstrations, si les principes sont nйcessaires, une conclusion
nйcessaire s’ensuit. Donc, dans le domaine de l’appйtit йgalement, si quelqu’un
veut la fin, il veut par nйcessitй les moyens ; et de la sorte, si le vouloir
divin est nйcessaire quant а la raison du vouloir, il sera nйcessaire par
rapport aux objets voulus.
12° Quiconque peut
vouloir une chose et ne pas la vouloir, peut commencer а la vouloir. Or Dieu ne
peut pas commencer а vouloir quelque chose. Il ne peut donc pas vouloir une
chose et ne pas la vouloir ; et ainsi, il veut par nйcessitй tout ce qu’il
veut.
13° De mкme que la
volontй de Dieu implique un rapport aux crйatures, de mкme aussi sa puissance
et sa science. Or il est nйcessaire que Dieu puisse tout ce qu’il peut, et il
est nйcessaire qu’il sache tout ce qu’il sait. Il est donc nйcessaire qu’il
veuille tout ce qu’il veut.
14° Ce qui se
comporte toujours uniformйment, est nйcessaire. Or le rapport de la volontй
divine aux objets voulus se comporte toujours uniformйment. Il est donc
nйcessaire ; et ainsi, le vouloir divin est nйcessaire quant а la relation
а la substance de l’objet voulu.
15° Si Dieu veut
que l’Antйchrist arrive, il s’ensuit par nйcessitй que l’Antйchrist arrivera,
bien qu’il ne soit pas nйcessaire qu’il arrive. Or il n’en serait pas ainsi,
s’il n’y avait un rapport nйcessaire ou une relation nйcessaire de la volontй
divine а l’objet voulu. Le vouloir divin est donc lui-mкme nйcessaire, en tant
qu’il implique un rapport de la volontй а l’objet voulu.
16° La relation de
la volontй divine а la raison du vouloir est la cause de la relation de la
volontй divine а l’objet voulu ; en effet c’est а cause de la raison du
vouloir que la volontй se porte vers quelque objet voulu ; et aucun mйdium
contingent ne vient entre les deux relations. Or si l’on pose une cause
nйcessaire, il s’ensuit un effet nйcessaire, а moins que n’intervienne une
cause intermйdiaire contingente. Puis donc que le vouloir divin est nйcessaire
relativement а la raison du vouloir, il sera nйcessaire relativement а l’objet
voulu ; et ainsi, Dieu veut par nйcessitй tout ce qu’il veut.
En sens contraire :
1° La volontй de
Dieu est plus libre que notre volontй. Or ce qu’elle veut, notre volontй ne le
veut pas par nйcessitй. Donc la volontй de Dieu non plus.
2° La nйcessitй
est opposйe а la volontй gratuite. Or Dieu veut le salut des hommes par une
volontй gratuite. Il ne veut donc pas par nйcessitй.
3° Rien
d’extйrieur а Dieu ne peut imposer de nйcessitй а Dieu ; si donc il voulait
quelque chose par nйcessitй, il ne voudrait cela que par une nйcessitй de sa
nature. Donc, que l’on pose que Dieu agit par volontй ou par nйcessitй de
nature, la consйquence sera identique. Or, pour ceux qui posent que Dieu agit
par nйcessitй de nature, il s’ensuit que tout a йtй fait par lui de toute
йternitй. La mкme chose s’ensuivra donc pour nous, qui posons qu’il fait tout
par volontй.
Rйponse :
Il est
indubitablement vrai que le vouloir divin a une nйcessitй du cфtй du sujet mкme
qui veut, et de l’acte : car l’action de Dieu est son essence, et il est
assurй qu’elle est йternelle. La question n’est donc pas lа ; mais il
s’agit de savoir si le vouloir lui-mкme a une nйcessitй par rapport а l’objet
voulu : et assurйment, ce rapport est compris lorsque nous disons que Dieu
veut ceci ou cela ; c’est en effet ce que l’on cherche, lorsque nous
demandons si Dieu veut quelque chose par nйcessitй.
Il faut donc
savoir que n’importe quelle volontй a deux objets ; l’un principal, et
l’autre quasi secondaire. L’objet voulu principal est celui vers lequel la
volontй se porte suivant sa nature, йtant donnй que la volontй est elle-mкme
une certaine nature, et qu’elle a une relation naturelle а quelque chose ;
et cette chose est ce que la volontй veut naturellement : ainsi, la
volontй humaine recherche naturellement la bйatitude, et relativement а cet
objet voulu la volontй a une nйcessitй, puisqu’elle tend vers lui а la faзon de
la nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas кtre heureux, ou
кtre malheureux. Les objets voulus secondaires, eux, sont ceux qui sont
ordonnйs а cet objet voulu principal comme а une fin. Et la volontй se comporte
diffйremment а l’йgard de ces deux objets voulus, comme l’intelligence se
comporte diffйremment а l’йgard des principes qu’elle connaоt naturellement et
а l’йgard des conclusions qu’elle en tire.
La volontй
divine a donc pour objet voulu principal ce qu’elle veut naturellement, et qui
est comme la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa bontй elle-mкme, а cause de
laquelle il veut tout ce qu’il veut d’autre que lui-mкme : en effet, il
veut les crйatures а cause de sa bontй, comme dit saint Augustin, c’est-а-dire
afin que sa bontй, qui ne peut кtre multipliйe dans son essence, soit rйpandue
en plusieurs au moins par une certaine participation de sa ressemblance. Par
consйquent, les choses qu’il veut, concernant les crйatures, sont pour ainsi
dire ses objets voulus secondaires, qu’il veut а cause de sa bontй ; si
bien que la divine bontй est pour sa volontй la raison de vouloir toutes
choses, de mкme que son essence est pour lui la raison de connaоtre toutes
choses.
Relativement а
cet objet voulu principal qui est sa bontй, la volontй divine a donc une
nйcessitй, non certes de contrainte, mais d’ordre naturel, qui ne s’oppose pas
а la libertй, selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : en effet, Dieu ne
peut pas vouloir ne pas кtre bon, et par consйquent ne pas кtre intelligent, ou
puissant, ou n’importe laquelle des choses que la notion de sa bontй inclut.
Mais il n’a de nйcessitй relativement а aucun autre objet voulu. En effet,
puisque la raison de vouloir les moyens est la fin elle-mкme, le moyen se
rapporte а la volontй comme il se rapporte а la fin. Si donc le moyen est comme
proportionnй а la fin, c’est-а-dire en sorte qu’il inclue parfaitement la fin,
et que la fin ne puisse кtre possйdйe sans lui, alors, de mкme que la fin est
recherchйe par nйcessitй, de mкme le moyen est recherchй par nйcessitй ;
surtout dans le cas d’une volontй qui ne peut pas transgresser la rиgle de la
sagesse. C’est en effet sur le mкme plan, semble-t-il, que l’on dйsire la
continuation de la vie, et la prise de nourriture par laquelle la vie est
conservйe et sans laquelle la vie ne peut кtre conservйe. Mais de mкme qu’aucun
effet divin n’йgale la puissance de la cause, de mкme rien de ce qui est
ordonnй а Dieu comme а une fin, n’est йgal а la fin : en effet, aucune
crйature n’est parfaitement assimilйe а Dieu, cela n’appartient qu’au Verbe
incrйй. D’oщ vient que, si noble que soit le mode suivant lequel une pure
crйature est ordonnйe а Dieu en lui йtant en quelque sorte assimilйe, il est
possible qu’une autre crйature soit ordonnйe а Dieu lui-mкme et reprйsente la
divine bontй suivant un mode aussi noble.
Il est donc
clair que la volontй de Dieu n’a pas de nйcessitй de vouloir, par amour pour sa
bontй, ceci ou cela concernant la crйature ; et il n’y a pas en lui de
nйcessitй touchant toute la crйation, йtant donnй que la bontй de Dieu est
parfaite en soi, mкme si aucune crйature n’existait, car « il n’a pas
besoin de nos biens », comme il est dit au Psaume 15, 2. En
effet, la divine bontй n’est pas une fin telle qu’elle soit accomplie par les
moyens, mais c’est plutфt par elle que sont accomplies et perfectionnйes les
choses qui lui sont ordonnйes. C’est pourquoi Avicenne dit que l’action de Dieu
seul est purement libйrale, car les choses qu’il veut ou opиre concernant la
crйature ne lui ajoutent rien.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que tout ce que Dieu veut en lui-mкme, il le veut par
nйcessitй ; mais tout ce qu’il veut concernant la crйature, il ne le veut
pas par nйcessitй.
Rйponse aux objections :
1° Une chose est
appelйe nйcessaire de deux faзons : d’abord dans l’absolu, ensuite par
supposition. Dans l’absolu, une chose est dite nйcessaire, а cause de la
nйcessaire relation mutuelle entre les termes qui sont posйs dans une
proposition ; par exemple, l’homme est animal, ou le tout est plus grand
que sa partie, ou autre chose de ce genre. Le nйcessaire par supposition est ce
qui n’est pas nйcessaire de soi, mais seulement si l’on pose autre chose ;
par exemple, que Socrate ait couru : en effet, Socrate, autant qu’il est
en lui, ne se rapporte pas а cela plus qu’а son opposй ; mais si l’on fait
la supposition qu’il a couru, il est impossible qu’il n’ait pas couru. Ainsi
donc, je dis qu’il n’est pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille quelque
chose dans les crйatures, par exemple que Pierre soit sauvй, йtant donnй que la
volontй divine n’a point а cet йgard de relation nйcessaire, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit ; mais si l’on fait la supposition que Dieu veut
cela ou l’a voulu, il est impossible qu’il ne l’ait pas voulu ou ne le veuille
pas, йtant donnй que sa volontй est immuable. C’est pourquoi une nйcessitй de
ce genre est appelйe chez les thйologiens une nйcessitй d’immuabilitй. Mais
qu’il ne soit pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille, cela vient du cфtй
de l’objet voulu, qui n’atteint pas la parfaite proportion а la fin, comme on
l’a dit ; et quant а ce point, la rйponse dйjа donnйe se vйrifie. Et il
faut faire la mкme distinction pour l’йternel que pour le nйcessaire.
2° Cette relation
impliquйe est nйcessaire et йternelle par supposition, mais non dans
l’absolu ; et ce, en tant qu’elle a pour terme l’objet voulu, non
seulement tel qu’il est exemplairement dans la raison du vouloir, mais aussi
tel qu’il est temporellement dans sa nature propre.
3°
Par
consйquent, nous accordons le troisiиme argument.
4° Il est
nйcessaire par supposition, mais non dans l’absolu, que Dieu veuille ou ait
voulu quelque chose aprиs qu’il veut ou a voulu, tout comme il est nйcessaire
par supposition que Socrate ait couru, aprиs qu’il a couru ; et il en va
de mкme de la crйation et de n’importe quel acte de la volontй divine qui a
pour terme quelque chose d’extйrieur.
5° Par
consйquent, nous accordons le cinquiиme argument.
6° Bien que
l’кtre divin lui-mкme soit nйcessaire en soi, cependant les crйatures ne
viennent pas de Dieu par nйcessitй, mais par libre volontй. Voilа pourquoi les
choses qui impliquent un rapport entre Dieu et la venue des crйatures а l’кtre,
comme vouloir, crйer, etc., ne sont pas nйcessaires dans l’absolu, comme le
sont celles qui se disent de Dieu en lui-mкme, comme кtre bon, vivant, sage,
etc.
7° « Кtre »
ne dйsigne pas un acte qui serait une opйration passant vers une chose
extйrieure а produire temporellement, mais il dйsigne un acte pour ainsi dire
premier ; par contre, « vouloir » dйsigne l’acte second, qui est
l’opйration ; ainsi donc, en raison des diffйrentes faзons de signifier,
on attribue а l’кtre divin une chose qui n’est pas attribuйe au vouloir divin.
8° Il n’est pas
impliquй de succession, si nous disons que Dieu peut vouloir une chose et ne
pas la vouloir, а moins de comprendre ainsi : on suppose qu’il veut
quelque chose, et on pose qu’ensuite il ne le veut pas. Mais cela est exclu,
parce que nous posons que « Dieu veut quelque chose » est nйcessaire
par supposition.
9° Que Dieu ait
voulu ce qu’il a voulu, est nйcessaire par supposition, mais non dans
l’absolu ; et semblablement, que Dieu veuille ce qu’il veut.
10° Bien que Dieu,
par nйcessitй, veuille кtre, il ne s’ensuit cependant pas qu’il veuille les
autres choses par nйcessitй : en effet, on ne dit qu’une chose est
nйcessaire par la nature de la fin, que si elle est telle que, sans elle, la
fin ne peut кtre possйdйe, comme cela est clair au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Mais tel n’est pas le cas
prйsent.
11° Dans les
syllogismes, si le principe est nйcessaire, il ne s’ensuit une conclusion
nйcessaire que si la relation du principe а la conclusion est nйcessaire. Et
par consйquent, si nйcessaire que soit la fin, aucune nйcessitй ne passera de
la fin au moyen, а moins que le moyen n’ait une relation nйcessaire а la fin,
de sorte que sans lui la fin ne puisse кtre ; et de mкme, bien que les
principes puissent кtre vrais, si la conclusion est fausse parce qu’il manque
la relation nйcessaire, de la nйcessitй des principes ne suit pas que la
conclusion soit nйcessaire.
12° Quiconque peut
vouloir et ne pas vouloir, s’il peut vouloir aprиs ne pas avoir voulu, et ne
pas vouloir aprиs avoir voulu, il peut commencer а vouloir. En effet, s’il
veut, il peut cesser de vouloir, et de nouveau commencer а vouloir ; et
s’il ne veut pas, il peut immйdiatement commencer а vouloir. Or Dieu ne peut
pas ainsi vouloir et ne pas vouloir, а cause de l’immuabilitй de la volontй
divine. Mais il peut vouloir et ne pas vouloir, dans la mesure oщ sa volontй,
autant qu’il est en elle, n’est pas obligйe de vouloir. Il reste donc qu’il est
nйcessaire par supposition, et non dans l’absolu, que Dieu veuille quelque
chose.
13° La science et
la puissance, bien qu’elles impliquent un rapport aux crйatures, relиvent
cependant de la perfection mкme de l’essence divine, en laquelle une chose ne
peut кtre que nйcessaire par soi. En effet, on dit que quelqu’un sait, en ce
sens que la rйalitй sue est dans le sujet qui sait ; et l’on dit qu’il
peut faire quelque chose, en ce sens qu’il est en acte complet relativement а
la chose а faire. Or tout ce qui est en Dieu, il est nйcessaire que cela soit
en lui ; et tout ce que Dieu est actuellement, il est nйcessaire qu’il le
soit actuellement. Mais quand on dit que Dieu veut quelque chose, il n’est pas
signifiй que ce quelque chose est en Dieu, mais il est seulement impliquй une
relation de Dieu lui-mкme а la rйalisation de cette chose en sa nature
propre ; voilа pourquoi de ce cфtй, la condition de nйcessitй absolue fait
dйfaut, comme on l’a dйjа dit.
14° Ce rapport se
comporte toujours uniformйment а cause de l’immuabilitй de la volontй
divine ; c’est pourquoi l’argument ne conclut que pour la nйcessitй qui
est par supposition.
15° La volontй a
un double rapport envers l’objet voulu : elle a en effet un premier
rapport а lui en tant qu’il est voulu ; et elle en a un second au mкme, en
tant qu’il doit кtre produit en acte par la volontй ; et ce rapport-ci
prйsuppose le premier. En effet, nous pensons premiиrement que la volontй veut
quelque chose ; ensuite, par le fait mкme qu’elle le veut, nous pensons
qu’elle le produira dans la rйalitй, si c’est une volontй efficace. Le premier
rapport de la volontй divine а l’objet voulu n’est donc pas nйcessaire dans
l’absolu, а cause du manque de proportion entre l’objet voulu et la fin, qui
est la raison du vouloir, comme on l’a dit ; il n’est donc pas nйcessaire
dans l’absolu que Dieu veuille cela. Mais le second rapport est nйcessaire а
cause de l’efficace de la volontй divine ; et de lа vient que, si Dieu
veut une chose par volontй de bon plaisir, il s’ensuit nйcessairement qu’elle
se produira.
16° Bien qu’aucune
cause intermйdiaire contingente ne survienne entre les deux relations que
l’objection mentionne, cependant, а cause du dйfaut de proportion de la
premiиre relation, celle-ci n’induit pas de nйcessitй en la seconde, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Ce qui est
objectй en sens contraire concernant la libertй de la volontй a dйjа йtй rйsolu
en ce que ce n’est pas la nйcessitй de l’ordre naturel qui s’oppose а la
libertй, mais la seule nйcessitй de contrainte.
2°
&
3°
Nous accordons les autres objections. Article 5 : La volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Dиs que la
cause suffisante est posйe, il est nйcessaire que l’effet le soit ; et
Avicenne le prouve, dans sa Mйtaphysique,
de la faзon suivante. Si, une fois la
cause posйe, l’effet n’est pas nйcessairement posй, celui-ci est donc encore,
aprиs la position de la cause, ouvert а l’un et l’autre, c’est-а-dire а l’кtre
et au non-кtre. Or, ce qui est en puissance а deux choses, n’est dйterminй а
l’une d’elles que s’il y a quelque chose qui dйtermine. Donc, aprиs la position
de la cause, il faut encore poser quelque chose qui fasse que l’effet
existe ; et ainsi, cette cause n’йtait pas suffisante. Si donc la cause
est suffisante, il faut qu’il soit nйcessaire, dиs que celle-ci est posйe, que
l’effet le soit. Or la volontй divine est une cause suffisante ; et ce
n’est pas une cause contingente, mais nйcessaire. Les rйalitйs voulues par Dieu
sont donc nйcessaires.
2° [Le rйpondant] disait que d’une cause
nйcessaire s’ensuit parfois un effet contingent а cause de la contingence de la
cause intermйdiaire, de mкme que d’une majeure nйcessaire s’ensuit une
conclusion contingente а cause d’une mineure contingente. En sens contraire : chaque fois que d’une cause
nйcessaire s’ensuit un effet contingent а cause de la contingence d’une cause
seconde, cela provient de l’imperfection de la cause seconde ; ainsi, la
floraison des arbres est contingente et non nйcessaire — а cause d’un йventuel
dйfaut de la vertu pullulative, qui est la cause intermйdiaire — bien que le
mouvement du soleil, qui est la cause premiиre, soit une cause nйcessaire. Or
la volontй divine peut фter tout dйfaut а la cause seconde, et tout
empкchement. La contingence de la cause seconde n’empкche donc pas que l’effet
soit nйcessaire а cause de la nйcessitй de la volontй divine.
3° Lorsque
l’effet est contingent а cause de la contingence de la cause seconde, et que la
cause premiиre est nйcessaire, le non-кtre de l’effet peut avoir lieu en mкme
temps que l’кtre de la cause premiиre ; ainsi, la non-floraison d’un arbre
au printemps peut avoir lieu avec le mouvement du soleil. Mais le non-кtre de
ce qui est voulu par Dieu ne peut avoir lieu avec la volontй divine. En effet,
ces deux choses sont incompatibles : que Dieu veuille qu’une chose existe,
et que cette chose n’existe pas. La contingence des causes secondes n’empкche
donc pas que les objets voulus par Dieu soient nйcessaires а cause de la
nйcessitй de la volontй divine.
4° [Le rйpondant] disait que, bien que le
non-кtre de l’effet ne puisse avoir lieu avec la volontй divine, cependant,
parce que la cause seconde peut faire dйfaut, l’effet lui-mкme est contingent. En sens contraire : l’effet ne manque que si la
cause seconde fait dйfaut. Or il est impossible que la cause seconde fasse
dйfaut en prйsence de la volontй divine : car dans ce cas, il y aurait en
mкme temps la volontй divine et le non-кtre de ce qui est voulu par Dieu, ce
qui est manifestement faux. La contingence des causes secondes n’empкche donc
pas que l’effet de la volontй divine ne soit nйcessaire.
En sens contraire :
1° Tous les biens
existent par la volontй de Dieu. Si donc la volontй divine impose une nйcessitй
aux rйalitйs, tous les biens qui sont dans le monde existeront par
nйcessitй ; et ainsi, le libre arbitre sera фtй, ainsi que les autres
causes contingentes.
Rйponse :
La volontй divine
n’impose pas de nйcessitй а toutes les rйalitйs. Et certains en donnent une
raison en partant de la constatation suivante : bien que cette volontй
soit la cause premiиre de toutes les rйalitйs, elle produit certains effets par
le moyen de causes secondes qui sont contingentes et peuvent faire
dйfaut ; aussi l’effet suit-il la contingence de la cause prochaine, et
non la nйcessitй de la cause premiиre. Mais cela semble concorder avec ceux qui
prйtendaient que tout procйdait de Dieu par nйcessitй de nature : en sorte
que d’un unique principe simple procйdait immйdiatement un кtre unique ayant
quelque multiplicitй, et par l’intermйdiaire de celui-ci procиde la multitude.
Semblablement, ils disent que d’un кtre unique absolument immobile procиde
quelque chose qui est immobile quant а la substance, mais mobile et instable
quant а la position, et par l’intermйdiaire duquel la gйnйration et la
corruption se produisent dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; or,
selon cette voie, on ne pourrait pas poser que la multitude et les rйalitйs
corruptibles et contingentes sont immйdiatement causйes par Dieu, ce qui est
йvidemment contraire а la foi, qui donne la multitude des rйalitйs corruptibles
comme immйdiatement causйe par Dieu : tels, par exemple, les premiers individus
des arbres et des bкtes. Voilа pourquoi il est nйcessaire d’assigner а la
contingence dans les rйalitйs une autre raison principale, а laquelle la cause
susdite soit subordonnйe.
En effet, il
est nйcessaire que le patient soit assimilй а l’agent ; et si l’agent est
trиs fort, il y aura une parfaite ressemblance entre l’effet et la cause
agente ; mais si l’agent est faible, la ressemblance sera
imparfaite ; ainsi, а cause de la force de la puissance formative dans la
semence, le fils est assimilй au pиre non seulement quant а la nature de
l’espиce, mais en de nombreux autres accidents ; mais а l’inverse, а cause
de la faiblesse de la puissance susdite, l’assimilation en question est
annihilйe, comme il est dit au livre sur les Animaux.
Or la volontй
divine est un agent trиs fort. Il est donc nйcessaire que son effet lui soit
assimilй sous tous rapports : de sorte que non seulement il advient ce que
Dieu veut qu’il advienne — ce qui est, pour ainsi dire, кtre assimilй quant а
l’espиce — mais encore, que cela advient а la faзon dont Dieu veut que cela
advienne, par exemple de faзon nйcessaire ou contingente, rapide ou lente, ce
qui est comme une certaine assimilation quant aux accidents. Et mкme, la
volontй divine fixe par avance ce mode aux rйalitйs par l’ordre de sa sagesse.
Et selon qu’il dispose que des rйalitйs se produisent de telle ou telle faзon,
il leur adapte des causes d’aprиs le mode de sa disposition ; cependant,
il pourrait amener ce mode dans les rйalitйs mкme sans la mйdiation de ces causes.
Et ainsi, nous ne disons pas que quelques-uns des effets divins sont
contingents seulement а cause de la contingence des causes secondes, mais c’est
plutфt а cause de la disposition de la volontй divine qui a prйparй un tel
ordre pour les rйalitйs.
Rйponse aux objections :
1° Ce
raisonnement vaut pour les causes qui agissent par nйcessitй de nature, et
quant aux effets immйdiats, mais non pour les causes volontaires ; car une
chose s’ensuit de la volontй de la mкme faзon qu’elle dispose, et non de la
mкme faзon qu’elle a l’existence, comme c’est le cas dans les causes naturelles
en lesquelles une assimilation se remarque entre la cause et l’effet quant а la
condition ; alors que dans les causes volontaires on remarque une
assimilation en tant que la volontй de l’agent s’accomplit dans l’effet, comme
on l’a dit. Le raisonnement ne vaut pas non plus pour les causes naturelles
quant aux effets mйdiats.
2° Bien que Dieu
puisse фter tout empкchement а la cause seconde quand il le veut, il ne veut
cependant pas toujours l’фter ; et ainsi demeure la contingence dans la
cause seconde, et par consйquent dans l’effet.
3° Bien que le
non-кtre de l’effet de la volontй divine ne puisse avoir lieu en mкme temps que
la volontй divine, cependant la puissance de manquer а l’effet a lieu en mкme
temps que la volontй divine. Car les deux propositions suivantes ne sont pas
incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et
« celui-ci peut кtre damnй » ; mais les deux suivantes sont incompatibles :
« Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et « celui-ci est
damnй ».
4° Il faut
rйpondre semblablement au quatriиme argument concernant l’effet de la cause
intermйdiaire. Article 6 : La justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de Dieu ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Anselme dit
dans son Monologion : « Cela
seul est juste que Tu veux. » La justice dйpend donc seulement de la
volontй de Dieu.
2° Une chose est
juste dans la mesure oщ elle s’accorde а la loi. Or la loi ne semble pas кtre
autre chose qu’une explication de la volontй du prince ; car « ce qui
plaоt au prince, a force de loi », comme dit le Lйgislateur. Puis donc que
le prince de toutes choses est la volontй divine, il semble que d’elle seule
dйpende toute la notion de justice.
3° La justice
politique, qui existe dans les affaires humaines, reproduit la justice
naturelle, qui consiste en ce que n’importe quelle rйalitй accomplit sa nature.
Or chaque rйalitй participe а l’ordre de sa nature а cause de la volontй
divine ; saint Hilaire dit en effet au livre sur le Symbole que « la volontй de Dieu a donnй une essence а toutes
les crйatures ». Toute justice dйpend donc seulement de la volontй de
Dieu.
4° Puisque la
justice est une certaine rectitude, elle dйpend de l’imitation d’une rиgle. Or
la rиgle de l’effet est sa cause convenable. Puis donc que la plus puissante
cause de toutes choses est la volontй divine, il semble qu’elle-mкme soit la
rиgle premiиre, d’aprиs laquelle est jugй tout ce qui est juste.
5° La volontй de
Dieu ne peut кtre que juste. Si donc la notion de justice dйpendait d’autre
chose que de la volontй divine, cela restreindrait et en quelque sorte lierait
la volontй divine, ce qui est impossible.
6° Toute volontй
qui est juste par une autre raison qu’elle-mкme, se comporte de telle faзon que
sa raison doit кtre recherchйe. Or il ne faut pas chercher la cause de la
volontй de Dieu, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La notion de justice ne dйpend donc de rien d’autre
que de la volontй divine.
En sens contraire :
1° Les њuvres de
justice se distinguent des њuvres de misйricorde. Or les њuvres de la divine
misйricorde dйpendent de sa volontй. Quelque chose d’autre que la seule volontй
de Dieu est donc exigй pour la notion de justice.
2° Selon Anselme au
livre sur la Vйritй, la justice est
la rectitude de la volontй. Or la rectitude de la volontй est autre que la
volontй : en nous, dans la rйalitй, puisque notre volontй peut кtre droite
ou non ; en Dieu, au moins dans la raison, ou du point de vue de notre
maniиre de connaоtre. La notion de justice ne dйpend donc pas seulement de la
volontй divine.
Rйponse :
Puisque la
justice est une certaine rectitude, comme dit Anselme, ou une adйquation, selon
le Philosophe, il est nйcessaire que la notion de justice dйpende en premier de
ce en quoi l’on trouve en premier la notion de rиgle, d’aprиs laquelle
l’йgalitй et la rectitude de la justice sont йtablies dans les rйalitйs. Or la
volontй n’est pas une rиgle premiиre, mais une rиgle guidйe : en effet, elle
est dirigйe par la raison et l’intelligence, non seulement chez nous, mais
aussi en Dieu ; quoique chez nous l’intelligence soit, dans la rйalitй,
autre que la volontй, et par consйquent la volontй n’est pas identique а la
rectitude de la volontй ; tandis qu’en Dieu, l’intelligence et la volontй
sont identiques dans la rйalitй, et pour cette raison, la rectitude de la
volontй et la volontй elle-mкme sont identiques.
Voilа pourquoi
le premier principe dont dйpend la notion de toute justice, est la sagesse de l’intelligence
divine, qui a йtabli les rйalitйs dans une proportion convenable, et entre
elles, et relativement а leur cause ; et c’est en cette proportion que
consiste la notion de justice crййe. Mais dire que la justice dйpend de la
simple volontй, c’est dire que la volontй divine ne procиde pas suivant l’ordre
de la sagesse, ce qui est un blasphиme.
Rйponse aux objections :
1° Rien ne peut
кtre juste s’il n’est voulu par Dieu ; cependant, ce qui est voulu par
Dieu a une cause premiиre de justice dans l’ordre de la sagesse divine.
2° Bien que la
volontй du prince ait force de loi puisqu’elle contraint par le fait mкme
qu’elle est volontй, cependant elle n’est justice que si elle est conduite par
la raison.
3° Dieu opиre
dans les rйalitйs naturelles de deux faзons : d’abord en йtablissant les
natures elles-mкmes ; ensuite en procurant а chaque rйalitй ce qui
convient а sa nature.
Or la notion de
justice requiert une dette, et donc, puisque l’йtablissement des crйatures
elles-mкmes n’est aucunement une chose due mais une chose volontaire, la
premiиre opйration n’est pas une justice, mais dйpend de la simple volontй
divine ; sauf peut-кtre si l’on dit qu’elle est une justice а cause de la
relation entre la rйalitй mкme qui est produite et la volontй : en effet,
il est dы que tout ce que Dieu veut, advienne, par le fait mкme que Dieu le
veut ; mais pour accomplir cette relation, la sagesse dirige comme une
rиgle premiиre.
Dans la seconde
opйration, la notion de dette se trouve non du cфtй de l’agent, puisque Dieu
n’est le dйbiteur de personne, mais du cфtй de celui qui reзoit : en
effet, il est dы а chaque rйalitй naturelle qu’elle ait ce que sa nature exige,
tant dans les principes essentiels que dans les accidentels. Or ce dы dйpend de
la sagesse divine, en tant que la rйalitй naturelle doit кtre telle qu’elle
imite sa propre idйe qui est dans l’esprit divin ; et de cette faзon, on
trouve la sagesse divine elle-mкme comme la rиgle premiиre de la justice
naturelle.
Et dans toutes
les opйrations divines par lesquelles Dieu accorde а la crйature quelque chose
en plus de ce qui est dы а la nature, par exemple dans les dons des grвces, on
trouve le mкme mode de justice que celui qui est assignй dans la premiиre
opйration par laquelle il a йtabli les natures.
4° La volontй
divine, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, prйsuppose la sagesse,
qui accomplit en premier la notion de rиgle.
5° En Dieu,
l’intelligence et la volontй ne diffиrent pas dans la rйalitй ; c’est
pourquoi, de ce que l’intelligence dirige la volontй et la dйtermine а quelque
chose, il ne suit pas que la volontй est restreinte par une autre chose, mais
qu’elle est mue suivant sa nature, puisqu’il est naturel а cette volontй
qu’elle agisse toujours selon l’ordre de la sagesse.
6° La volontй
divine, du cфtй du sujet qui veut, ne peut avoir une cause qui soit autre que
la volontй elle-mкme, et qui soit pour elle la raison du vouloir : car la
volontй, la sagesse et la bontй sont identiques en Dieu dans la rйalitй. Mais
du cфtй de l’objet voulu, la volontй divine a une raison, qui est la raison du
vouloir et non du sujet qui veut, en tant que l’objet voulu lui-mкme est
ordonnй а quelque chose par dette ou convenance ; et cet ordre appartient
assurйment а la sagesse divine, qui est par consйquent la racine premiиre de la
justice. Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А
l’impossible, nul n’est tenu. Or il nous est impossible de conformer notre
volontй а la volontй divine, puisque celle-ci nous est inconnue. Nous ne sommes
donc pas tenus а la conformitй susdite.
2° Quiconque ne
fait pas ce а quoi il est tenu, pиche. Si donc nous sommes tenus de conformer
notre volontй а la volontй divine, nous pйchons en ne l’y conformant pas. Or
quiconque pиche mortellement, ne conforme pas sa volontй а la volontй divine en
ce en quoi il pиche. Donc, par lа mкme, il pиche. Or il pиche par un autre
pйchй spйcial, par exemple celui de voler ou de forniquer. Quiconque pиche
commet donc deux pйchйs ; ce qui paraоt absurde.
3° [Le rйpondant] disait que le prйcepte
concernant la conformitй de notre volontй а la volontй divine est
affirmatif ; donc, bien qu’il oblige toujours, il n’oblige cependant pas
[а s’y conformer] а tout moment ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que
notre volontй pиche chaque fois qu’elle n’est pas conformйe. En sens contraire : bien que celui qui ne garde
pas le prйcepte affirmatif ne pиche pas а tout moment oщ il ne le garde pas,
cependant il pиche toutes les fois qu’il fait le contraire ; comme
quelqu’un pиche toutes les fois qu’il dйshonore ses parents, quoiqu’il ne pиche
pas toujours quand il ne les honore pas actuellement. Or celui qui pиche
mortellement, agit au contraire de la conformitй susdite. Il pиche donc par lа
mкme.
4° Quiconque ne
garde pas ce а quoi il est tenu, est un transgresseur. Or, celui qui pиche
vйniellement ne conforme pas sa volontй а la volontй divine. Si donc il est
tenu de l’y conformer, il sera transgresseur, et ainsi il pиchera mortellement.
5° [Le rйpondant] disait qu’il n’est pas
tenu de conformer sa volontй au moment oщ il pиche vйniellement, car les
prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout moment. En
sens contraire : quiconque ne garde pas un prйcepte affirmatif au
lieu et au temps oщ il y est obligй, est jugй comme transgresseur. Or le temps
de conformer notre volontй а la volontй divine ne semble pas pouvoir кtre
dйterminй autrement que comme celui oщ la volontй passe а l’acte. Donc, chaque
fois que la volontй passe а l’acte, si elle n’est pas conformйe а la volontй
divine, il semble qu’il y ait pйchй ; et ainsi, quand on pиche
vйniellement, il semble qu’il y ait pйchй mortel.
6° А
l’impossible, nul n’est tenu. Or les obstinйs ne peuvent pas conformer leur
volontй а la volontй divine. Ils ne sont donc pas tenus а cette
conformitй ; et ainsi, les autres non plus, sinon les obstinйs en
retireraient un avantage.
7° Puisque Dieu
veut par charitй tout ce qu’il veut, car il est lui-mкme la charitй, si nous
sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine, alors nous sommes
tenus d’avoir la charitй. Or, celui qui n’a pas la charitй ne peut l’obtenir
que s’il s’y prйpare diligemment. Celui qui n’a pas la charitй est donc tenu de
se prйparer continuellement а avoir la charitй. Et ainsi, а n’importe quel
moment oщ il n’a pas la charitй, il pиche, puisque cela vient d’un manque de
prйparation.
8° La forme de
l’acte consiste surtout dans le mode de l’agir ; si donc nous sommes tenus
а la conformitй а la volontй divine, il est nйcessaire que nous voulions
quelque chose а la faзon dont Dieu veut. Or, on peut imiter en quelque faзon le
mode de la volontй divine et par un amour naturel, et par un amour gratuit.
Mais la conformitй dont nous parlons ne peut кtre envisagйe dans l’amour naturel,
car c’est de cette faзon que les infidиles et les pйcheurs conforment leur
volontй а la volontй divine, lorsque l’amour naturel du bien fleurit en eux.
Semblablement, on ne peut l’envisager quant а l’amour gratuit, qui est la
charitй, car dans ce cas, nous serions tenus de vouloir par charitй tout ce que
nous voulons ; ce qui est contre l’opinion d’un grand nombre, qui disent
que le mode n’est pas objet de prйcepte. Il semble donc que nous ne soyons pas
tenus de conformer notre volontй а la volontй divine.
9° « La
volontй de Dieu est aussi distante de la volontй de l’homme, que Dieu est
distant de l’homme » comme dit la Glose
а propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes
droits sied la louange. » Or Dieu est si distant de l’homme, que l’homme ne
peut lui кtre conformй. En effet, puisque Dieu est infiniment distant de
l’homme, il ne peut y avoir aucune proportion de celui-ci а Dieu. La volontй de
l’homme ne pourra donc pas non plus кtre conformйe а la volontй divine.
10° On appelle
« conformes » les choses qui ont en commun une forme unique. Si donc
notre volontй peut кtre conformйe а la volontй divine, il est nйcessaire qu’il
y ait quelque forme unique qui soit commune aux deux volontйs ; et dans ce
cas, il y aurait quelque chose de plus simple que la volontй divine, ce qui est
impossible.
11° La conformatio est une relation
d’йquivalence. Or, en de telles relations, les deux extrкmes se rapportent l’un
а l’autre par la mкme relation ; par exemple, on dit que l’ami est un ami
pour l’ami, et le frиre un frиre pour le frиre. Si donc notre volontй peut кtre
conformйe а la volontй divine, de sorte que nous soyons tenus а cette
conformitй, la volontй divine pourra aussi кtre conformйe а la nфtre ; ce
qui semble aberrant.
12° Les choses qui
sont objets de prйcepte, et auxquelles nous sommes tenus, sont celles que nous
pouvons faire et ne pas faire. Or nous ne pouvons pas faire en sorte de ne pas
conformer notre volontй а la volontй divine ; car, comme dit Anselme, de
mкme qu’au-dedans d’un corps sphйrique, plus on s’йloigne d’un cфtй de la
circonfйrence, plus on s’approche de l’autre, de mкme, ce qui d’un cфtй
s’йcarte de la volontй de Dieu, accomplit d’un autre cфtй la volontй divine.
Nous ne sommes donc pas tenus а la conformitй susdite comme nous sommes tenus
aux choses qui sont objets de prйcepte.
En sens contraire :
1° А propos de ce
passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la
louange » la Glose dit :
« Les hommes droits sont ceux qui dirigent leur cњur suivant la volontй de
Dieu. » Or n’importe qui est tenu d’кtre droit. N’importe qui est donc
tenu а la conformitй susdite.
2° Chaque chose
doit кtre conformйe а sa rиgle. Or la volontй divine est la rиgle de notre
volontй, puisque la rectitude de la volontй se trouve en premier en Dieu. Notre
volontй doit donc кtre conformйe а la volontй divine.
Rйponse :
N’importe qui
est tenu de conformer sa volontй а la volontй divine. Et la raison de cela peut
se dйduire du ce que, en n’importe quel genre, il y a un unique premier, qui
est la mesure de tout ce qui est dans ce genre, et en lequel la nature du genre
se trouve trиs parfaitement : ainsi la nature de la couleur se trouve dans
la blancheur, qui est appelйe la mesure de toutes les couleurs, tant on sait
pour chacune de celles-ci combien elle participe а la nature du genre, en
voyant sa proximitй de la blancheur ou son йloignement d’elle, comme il est dit
au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Et de cette faзon, Dieu lui-mкme est la mesure de tous les йtants, comme on
peut le dйduire des paroles du Commentateur au mкme endroit. En effet, chaque
chose a part а l’кtre pour autant qu’elle s’approche de lui par la
ressemblance ; mais dans la mesure oщ elle en est trouvйe dissemblable,
elle s’approche du non-кtre. Et il est nйcessaire de dire la mкme chose pour
tout ce qui se trouve а la fois en Dieu et dans les crйatures. Aussi son
intelligence est-elle la mesure de toute connaissance, sa bontй la mesure de
toute bontй, et, pour parler plus spйcialement, sa bonne volontй la mesure de
toute bonne volontй. Chaque volontй est donc bonne dиs lors qu’elle est
conformйe а la volontй divine. Par consйquent, puisque n’importe qui est tenu
d’avoir une bonne volontй, il est pareillement tenu d’avoir une volontй
conforme а la volontй divine.
Mais il faut
savoir que cette conformitй peut кtre diversement envisagйe. En effet, nous
parlons ici de la volontй qui est un acte ; car la conformitй entre Dieu
et nous quant а la puissance de volontй est naturelle, et relиve de
l’image ; elle n’est donc pas objet de prйcepte. Mais l’acte de la volontй
divine a non seulement la propriйtй d’кtre un acte de volontй, mais en mкme
temps d’кtre la cause de tout ce qui est. L’acte de notre volontй peut donc
кtre conformй а la volontй divine soit comme l’effet а la cause, soit comme la
volontй а la volontй.
La conformitй
de l’effet а la cause se rencontre diffйremment dans les causes naturelles et
dans les causes volontaires. Dans les causes naturelles, en effet, la
conformitй se prend de la ressemblance de nature, comme un homme engendre un
homme, et le feu gйnиre le feu ; mais dans les causes volontaires, on dit
que l’effet est conformй а la cause parce que dans l’effet s’accomplit sa
cause : ainsi le produit de l’art est-il assimilй а sa cause, non qu’il
soit de mкme nature que l’art qui est dans l’esprit de l’artisan, mais parce
que la forme de l’art est accomplie dans le produit de l’art. Et semblablement,
l’effet de la volontй est conformй а celle-ci lorsque advient ce que la volontй
a disposй. Et ainsi, l’acte de notre volontй est conformй а la volontй divine
dиs lors que nous voulons ce que Dieu veut que nous voulions.
La conformitй
de volontй а volontй, quant а elle, peut s’envisager de deux faзons :
d’abord en la forme de l’espиce, pour ainsi dire, comme l’homme est semblable а
l’homme ; ensuite en une forme surajoutйe, comme le sage ressemble au
sage ; et je dis qu’il y a assimilation en l’espиce quand l’objet auquel
l’acte doit son espиce est commun. Or il y a deux choses а considйrer dans
l’objet de la volontй. L’une qui est quasi matйrielle : la rйalitй mкme
qui est voulue ; l’autre qui est quasi formelle : la raison du
vouloir, qui est la fin ; comme dans l’objet de la vue, la couleur est
quasi matйrielle, et la lumiиre quasi formelle, car c’est par elle que la
couleur est rendue visible en acte. Et ainsi, du cфtй de l’objet peuvent кtre
trouvйes deux conformitйs. L’une du cфtй de l’objet voulu, comme lorsque
l’homme veut une chose que Dieu veut ; et c’est pour ainsi dire le point
de vue de la cause matйrielle, car l’objet est comme la matiиre de l’acte, et
c’est pourquoi cette conformitй est moindre que les autres. L’autre est du cфtй
de la raison du vouloir, ou du cфtй de la fin, comme lorsqu’on veut quelque
chose pour la mкme raison que Dieu ; et cette conformitй a lieu du point
de vue de la cause finale. Quant а la forme surajoutйe а l’acte, elle est un
mode qu’il tient de l’habitus qui йlicite. Et ainsi, on dit que notre volontй
est conforme а la volontй divine, lorsque nous voulons quelque chose par
charitй, comme Dieu ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause
formelle.
Rйponse aux objections :
1° La volontй de
Dieu ne peut nous кtre pleinement connue ; par consйquent, nous ne pouvons
pas conformer pleinement notre volontй а la sienne ; mais dans la mesure
oщ nous la connaissons, nous pouvons la conformer et nous y sommes tenus.
2°
L’homme
ne commet pas deux pйchйs en un seul acte, puisque l’essence mкme du pйchй est
l’acte ; cependant, il peut y avoir dans un acte unique deux difformitйs
de pйchй ; et ce, quand s’ajoute а l’acte de quelque pйchй spйcial une
circonstance qui le fait passer а la difformitй d’un autre pйchй ; comme
lorsque quelqu’un vole le bien d’autrui pour le dйpenser avec des femmes
publiques, l’acte de rapine reзoit la difformitй de la luxure par la
circonstance de but. Mais quand une chose relative а la difformitй se trouve
dans l’acte d’un pйchй en plus de la difformitй spйciale de ce pйchй, et que
cette chose est commune а tout pйchй, le pйchй n’en est pas rendu double, et la
difformitй du pйchй non plus, йtant donnй que de telles choses, qui se trouvent
communйment en tout pйchй, sont quasiment des principes essentiels du pйchй en
tant que tel, et sont incluses dans la difformitй de n’importe quel pйchй
spйcial, comme les principes du genre sont inclus dans la notion de
l’espиce ; voilа pourquoi elles ne font pas nombre avec la difformitй
spйciale du pйchй : ainsi se dйtourner de Dieu, ne pas obйir а la loi
divine, etc., et l’on doit compter parmi ces choses le manque de cette conformitй
dont nous parlons. Il n’est donc pas nйcessaire qu’un tel manque rende double
le pйchй ou la difformitй du pйchй.
3° Bien que celui
qui fait quelque chose de contraire а la conformitй, pиche par lа mкme,
cependant, comme c’est gйnйral, cela ne fait pas nombre avec le spйcial.
4° Celui qui
pиche vйniellement, bien qu’il ne conforme pas actuellement sa volontй а la
volontй divine, la conforme cependant habituellement ; et il n’est pas
tenu de toujours passer а l’acte, mais de le faire en lieu et en temps
voulus ; cependant, il est tenu de ne jamais faire le contraire. Et en
pйchant vйniellement, il n’agit pas contre la conformitй susdite, mais en
dehors d’elle ; il ne s’ensuit donc pas qu’il pиche mortellement.
5° Le prйcepte
concernant la conformitй de la volontй n’oblige pas а tout moment oщ notre
volontй passe а l’acte, mais au moment oщ l’on est tenu de penser а l’йtat de
son salut ; par exemple, lorsqu’on est tenu de se confesser, ou de
recevoir les sacrements, ou de faire quelque chose de ce genre.
6° Il y a deux
faзons d’кtre appelй obstinй. D’abord, au plein sens du terme, c’est-а-dire
lorsque l’on a une volontй irrйversible, adhйrant au mal. Et c’est le cas de
ces obstinйs qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie.
Or ceux qui sont en enfer sont encore tenus а la conformitй dont il
s’agit ; et bien qu’ils ne puissent y parvenir, ils ont cependant йtй
eux-mкmes la cause de cette impuissance ; donc, en ne conformant pas leur
volontй, ils pиchent, bien qu’ils ne dйmйritent peut-кtre pas, йtant donnй
qu’ils ne sont pas en l’йtat de voie. Ensuite, on est appelй obstinй а un
certain point de vue, lorsque l’on a une volontй adhйrant au mal, non pas
entiиrement irrйversible, mais difficilement rйversible. Et c’est de cette
faзon que certains sont appelйs obstinйs en cette vie. Et ceux-ci peuvent
conformer leur volontй а la volontй divine ; donc, non seulement ils
pиchent en ne l’y conformant pas, mais encore ils dйmйritent.
7° N’importe qui
est tenu, autant qu’il est en lui, d’avoir la charitй ; et s’il ne fait
pas ce qui est en lui, il pиche par un pйchй d’omission. Il n’est cependant pas
nйcessaire qu’а tout moment oщ il ne le fait pas, il pиche, mais seulement au
moment oщ il йtait tenu de le faire ; par exemple, lorsque la nйcessitй
йtait toute proche de faire quelque chose qui ne peut кtre fait sans la
charitй, comme de recevoir les sacrements.
8° Nous sommes
tenus а quelque chose de deux faзons. D’abord, de telle faзon que si nous ne le
faisons pas, nous encourons une peine, ce qui est proprement кtre tenu а
quelque chose ; et ainsi, suivant l’opinion la plus commune, nous ne
sommes pas tenus de faire quelque chose par charitй, mais de faire quelque
chose par amour naturel, car tout ce qui est fait sans avoir au moins cet amour,
est mal fait. Et j’appelle amour naturel non seulement celui qui nous a йtй
donnй avec notre nature, et qui est commun а tous, comme ceci que tous
recherchent la bйatitude, mais aussi cet amour auquel on peut parvenir par les
principes naturels, et qui se trouve dans les actes bons de leur nature, et
aussi dans les vertus politiques. Ensuite, on dit que nous sommes tenus а
quelque chose, parce que sans cela nous ne pouvons obtenir la fin qu’est la
bйatitude ; et ainsi, nous sommes tenus de faire quelque chose par
charitй, car sans elle rien ne peut кtre mйritoire de la vie йternelle. Et de
la sorte, on voit clairement comment le mode de charitй est en quelque faзon
objet de prйcepte, et d’une autre faзon non.
9° L’homme est
conformй а Dieu, puisqu’il est fait а l’image et а la ressemblance de Dieu. Or,
parce qu’il est infiniment distant de Dieu, il ne peut y avoir de proportion
entre lui et Dieu, au sens de cette proportion qui se trouve proprement dans
les quantitйs, et qui comprend une mesure dйterminйe de deux quantitйs
comparйes entre elles. Cependant, dans la mesure oщ le nom de proportion a йtй
affectй а la signification de n’importe quelle relation entre deux
rйalitйs — par exemple, quand nous disons qu’il y a une ressemblance de
proportion en ceci : le pilote est au navire ce que le prince est а la
citй —, rien n’empкche de dire qu’il y a quelque proportion entre l’homme
et Dieu, puisqu’il est avec lui en quelque relation, comme кtre causй par lui,
et lui кtre soumis. Ou bien l’on peut dire que, bien qu’il ne puisse y avoir
entre le fini et l’infini une proportion au sens propre, il peut cependant y
avoir une proportionnalitй, qui est la ressemblance de deux proportions :
en effet, nous disons que quatre est proportionnй а deux parce que c’en est le double,
mais que six est proportionnable а quatre parce que quatre est а deux ce que
six est а trois. Semblablement, bien que le fini et l’infini ne puissent кtre
proportionnйs, ils peuvent cependant кtre proportionnables, car le fini est
йgal au fini comme l’infini est йgal а l’infini. Et c’est de cette faзon qu’il
y a ressemblance entre la crйature et Dieu : parce que la crйature se
rapporte а ce qui lui est propre comme Dieu aux choses qui lui conviennent.
10° On ne dit pas
que la crйature est conformйe а Dieu comme s’il participait а la mкme forme
qu’elle, mais parce que Dieu est substantiellement la forme elle-mкme, а
laquelle la crйature participe par une certaine imitation ; comme si le
feu йtait semblable а la chaleur existant par soi sйparйment.
11° Bien que la
ressemblance et la conformitй soient des relations d’йquivalence, cependant
chaque extrкme n’est pas toujours nommй relativement а l’autre ; mais
seulement lorsque la forme de laquelle se prend la ressemblance ou la
conformitй existe sous le mкme rapport dans les deux extrкmes, comme la
blancheur en deux hommes, parce que l’on peut dire convenablement des deux
qu’ils ont la forme de l’autre ; ce qui est signifiй lorsque l’un est
appelй semblable а l’autre. Mais lorsque la forme est en l’un principalement et
en l’autre comme secondairement, la ressemblance n’est pas convertible ;
par exemple, nous disons que la statue d’Hercule ressemble а Hercule, mais non
l’inverse ; en effet, on ne peut pas dire qu’Hercule ait la forme de la
statue, mais seulement que la statue a la forme d’Hercule. Et de cette faзon,
l’on dit que les crйatures sont semblables et conformes а Dieu, et non
l’inverse. Mais la conformatio йtant un mouvement vers la
conformitй, elle n’implique pas de relation d’йquivalence, mais prйsuppose une
chose vers la conformitй de laquelle l’autre soit mue ; les suivants sont
donc conformйs aux premiers, mais non vice
versa.
12° La parole
d’Anselme ne doit pas кtre entendue en ce sens que l’homme ferait toujours la
volontй divine autant qu’il est en lui, mais en ce sens que la volontй divine
s’accomplit toujours а son sujet, qu’il le veuille ou non. Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Saint Paul
dйsirait « кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ »,
comme il est dit en Philipp. 1, 23. Mais Dieu ne voulait pas cela, et
c’est pourquoi il est йcrit au mкme endroit : « Je sais que je
resterai а cause de vous. » Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que
Dieu veut, alors saint Paul, en dйsirant кtre dйgagй des liens du corps et кtre
avec le Christ, pйchait ; ce qui est absurde.
2° Ce que Dieu
sait, il peut le rйvйler а autrui. Or Dieu sait qu’un tel est rйprouvй. Il peut
donc rйvйler а quelqu’un sa rйprobation. Si donc l’on pose qu’il la rйvиle а
quelqu’un, il s’ensuit que celui-ci est tenu de vouloir sa damnation, si nous
sommes tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut. Mais vouloir sa
damnation est contraire а la charitй, par laquelle n’importe qui s’aime pour la
vie йternelle. Quelqu’un serait donc tenu de vouloir contre la charitй ;
ce qui est aberrant.
3° Nous sommes
tenus d’obйir au supйrieur comme а Dieu, puisque nous lui obйissons а la place
de Dieu. Or l’infйrieur n’est pas tenu de faire ou de vouloir tout ce qu’il
sait que le supйrieur veut, mкme s’il sait que le supйrieur veut qu’il le
fasse, а moins qu’il ne le lui prescrive expressйment. Nous ne sommes donc pas
tenus de vouloir tout ce que Dieu sait, ou tout ce que Dieu veut que nous
voulions.
4° Tout ce qui
est louable et honnкte, se trouve dans le Christ trиs parfaitement et sans
aucun mйlange contraire. Or le Christ a voulu en quelque sorte le contraire de
ce qu’il savait que Dieu voulait ; en effet, il a eu quelque volontй de ne
pas souffrir, comme le montre la priиre qui fut la sienne en
Mt 26, 39 : « Mon Pиre, s’il est possible, que ce calice
passe loin de moi ! », alors que Dieu voulait qu’il souffrоt. Vouloir
tout ce que Dieu veut n’est donc pas louable, et nous ne sommes pas tenus а
cela.
5° Saint Augustin
dit au livre de la Citй de Dieu :
« La tristesse porte sur ce qui nous arrive contre notre grй. » Or la
bienheureuse Vierge йprouva de la douleur de la mort de son Fils, douleur que
signifient les paroles de Simйon disant en Lc 2, 35 :
« Vous-mкme, un glaive transpercera votre вme. » La bienheureuse
Vierge ne voulait donc pas que le Christ souffrоt, tandis que Dieu le voulait.
Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, la bienheureuse Vierge a
pйchй en cela, ce qui est aberrant. Et ainsi, il semble que nous ne soyons pas
tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu.
En sens contraire :
1° А propos du
Psaume 100, 4 : « Le cњur faux ne m’est pas attachй », la Glose dit : « Il a un cњur
tortu, celui qui ne veut pas tout ce que Dieu veut. » Or n’importe qui est
tenu d’йviter la contorsion du cњur. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce
que Dieu veut.
2° Selon Cicйron,
le propre des amis est de vouloir la mкme chose et de ne pas vouloir la mкme
chose. Or n’importe qui est tenu d’avoir de l’amitiй pour Dieu. N’importe qui
est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut et de ne pas vouloir ce qu’il ne veut
pas.
3° Si nous devons
conformer notre volontй а la volontй divine, c’est parce que la volontй de Dieu
est la rиgle de la nфtre, comme dit la Glose
а propos du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la
louange. » Or l’objet voulu de Dieu est la rиgle de tout autre objet
voulu, puisqu’il est le premier voulu, et que le premier, en n’importe quel
genre, est la mesure des choses qui viennent aprиs, comme il est dit au dixiиme
livre de la Mйtaphysique. Nous sommes
donc tenus de conformer les objets voulus de nous а l’objet voulu de Dieu.
4° Le pйchй
consiste surtout dans la perversitй de l’йlection. Or l’йlection est perverse
quand un moindre bien est prйfйrй а un plus grand. Or, c’est ce que fait
quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, puisqu’il est avйrй que ce que Dieu
veut est le meilleur. Donc, quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, pиche.
5° Selon le
Philosophe, le vertueux est la rиgle et la mesure de tous les actes humains. Or
le Christ est suprкmement vertueux. C’est donc surtout au Christ que nous
devons nous conformer comme а une rиgle et а une mesure. Or le Christ
conformait sa volontй а la volontй divine quant aux objets voulus, ce que font
tous les bienheureux. Nous sommes donc tenus, nous aussi, de conformer notre
volontй а la volontй divine quant aux objets voulus.
Rйponse :
D’une certaine
faзon, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans
l’objet voulu, mais d’une autre faзon non.
Comme on l’a
dit, en effet, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine
en tant que la bontй de la volontй divine est la rиgle et la mesure de toute
bonne volontй. Or, puisque le bien dйpend de la fin, la volontй est appelйe
bonne relativement а la raison du vouloir, qui est la fin. Or le rapport de la
volontй а l’objet voulu ne fait pas, dans l’absolu, que l’acte de la volontй
soit bon, puisque l’objet mкme qui est voulu se rapporte quasi matйriellement а
la raison du vouloir, qui est la fin droite : en effet, un seul et mкme
objet que l’on veut peut кtre bien ou mal recherchй, selon qu’il est ordonnй а
diverses fins ; et inversement, on peut vouloir convenablement des objets
qui sont diffйrents et contraires, en rapportant l’un et l’autre а une fin
droite. Donc, bien que la volontй de Dieu ne puisse кtre que bonne, et qu’il
veuille convenablement tout ce qu’il veut, cependant la bontй dans l’acte mкme
de la volontй divine se prend de la raison du vouloir, c’est-а-dire de la fin а
laquelle il ordonne tout ce qu’il veut, et qui est sa bontй. Voilа pourquoi
nous sommes tenus d’кtre conformйs а la volontй divine dans la fin purement et
simplement ; et dans l’objet voulu, seulement dans la mesure oщ cet objet
voulu est considйrй en relation а la fin. Et assurйment, cette relation doit
toujours nous plaire, bien que ce mкme objet puisse а juste titre nous dйplaire
suivant quelque autre considйration, par exemple en tant qu’il peut кtre
ordonnй а une fin contraire. Et de lа vient que la volontй humaine se trouve
кtre conformйe а la volontй divine dans l’objet voulu, pour autant qu’il se
rapporte а la fin de la volontй divine.
En effet, la
volontй des bienheureux, qui sont dans une continuelle contemplation de la
bontй divine et rиglent par elle toutes leurs affections, parce qu’ils
connaissent pleinement la relation а celle-ci de chacune des choses qu’ils
doivent dйsirer, cette volontй est conformйe а la volontй divine en n’importe
quel objet voulu d’elle : en effet, tout ce qu’ils savent que Dieu veut,
ils le veulent dans l’absolu, et sans aucun mouvement contraire. Mais les
pйcheurs, qui se sont dйtournйs de la volontй de la divine bontй, sont la
plupart du temps en dйsaccord avec les choses que Dieu veut, les rйprouvant et
n’y donnant aucun assentiment de la raison. Quant aux justes dans l’йtat de
voie, dont la volontй adhиre а la divine bontй — et cependant ils ne la
contemplent pas assez parfaitement pour percevoir clairement toute la relation
а la divine bontй des choses qu’ils doivent vouloir — ils sont conformйs а la
volontй divine quant а ces objets voulus dont ils perзoivent la raison, bien
qu’il y ait en eux quelque affection contraire, affection louable toutefois а
cause d’une autre relation considйrйe dans ces objets. Cependant, ils ne
suivent pas obstinйment cette affection, mais la subordonnent а la volontй
divine, puisqu’il leur plaоt que l’ordre de la volontй divine soit accompli en
toutes choses ; comme celui qui, dans l’affection de sa piйtй filiale,
veut que son pиre vive, alors que Dieu veut qu’il meure : s’il est juste,
il subordonne cette volontй qui lui est propre а la volontй divine, afin de
souffrir avec rйsignation si la volontй de Dieu s’accomplit contrairement а la
sienne propre.
Rйponse aux objections :
1° Saint Paul
dйsirait кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ, comme un bien
en soi ; nйanmoins le contraire lui plaisait, eu йgard au fruit que Dieu
voulait qu’il advоnt par sa vie ; et c’est pourquoi il
disait : « mais il est nйcessaire que je demeure dans la chair а
cause de vous ».
2° Bien que, de
puissance absolue, Dieu puisse rйvйler а quelqu’un sa damnation, cependant cela
ne peut se faire de puissance ordinaire, car une telle rйvйlation le
contraindrait а dйsespйrer. Et si une telle rйvйlation йtait faite а quelqu’un,
elle devrait кtre comprise non pas а la faзon d’une prophйtie de prйdestination
ou de prescience, mais а la faзon d’une prophйtie de menace, dont la
signification suppose un certain йtat des mйrites. Mais а supposer qu’il faille
la comprendre comme une prophйtie de prescience, celui а qui une telle rйvйlation
serait faite ne serait pas encore tenu de vouloir sa damnation dans l’absolu,
mais dans l’ordre de la justice, par lequel Dieu veut damner ceux qui
persistent dans le pйchй. Car Dieu, de son cфtй, ne veut pas damner quelqu’un,
mais il le veut d’aprиs ce qui vient de nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dйjа dit. Vouloir sa propre damnation dans l’absolu ne serait donc pas
conformer sa volontй а la volontй divine, mais а la volontй du pйchй.
3° Ce n’est pas
la volontй du supйrieur qui est la rиgle de notre volontй comme la volontй
divine, mais sa prescription ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
4° La Passion du
Christ pouvait кtre considйrйe de deux faзons : d’abord en soi,
c’est-а-dire en tant qu’elle йtait une certaine affliction d’un innocent ;
ensuite, relativement au fruit auquel Dieu l’ordonnait ; et ainsi, elle
йtait voulue de Dieu, mais non de la premiиre faзon. La volontй du Christ qui
pouvait considйrer cet ordre, c’est-а-dire la volontй de raison, voulait donc
cette Passion, tout comme Dieu ; mais la volontй de sensualitй, dont le
propre est de ne pas confronter, mais de se porter dans l’absolu vers quelque
chose, ne voulait pas cette Passion. Et en cela aussi, d’une certaine faзon,
elle йtait conformйe а Dieu dans l’objet voulu, car Dieu lui-mкme n’aurait pas
voulu non plus la Passion du Christ considйrйe seulement en soi.
5° La volontй de
la bienheureuse Vierge n’admettait pas la Passion du Christ considйrйe en
soi ; cependant, elle voulait le fruit de salut qui s’ensuivait de la
Passion du Christ, et ainsi, elle йtait conformйe а la volontй divine quant а
ce qu’elle voulait.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Les paroles de
la Glose doivent se comprendre des
objets voulus par la volontй divine en tant qu’ils se tiennent en relation а la
fin, et non dans l’absolu.
2° L’amitiй
consiste dans la concorde des volontйs plutфt quant а la fin que quant aux
objets voulus eux-mкmes. En effet, le mйdecin qui refuserait du vin а un
patient fiйvreux а cause de son dйsir de le voir guйri, serait plus son ami que
s’il acquiesзait au dйsir de celui-ci de boire du vin au pйril de sa santй.
3° Comme on l’a
dйjа dit, le premier objet voulu par Dieu, et qui est la mesure et la rиgle de
tous les autres objets voulus, est la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa
bontй ; et il ne veut toutes les autres choses qu’а cause de cette
fin ; voilа pourquoi, lorsque notre volontй est conformйe а la volontй
divine dans la fin, tous les objets voulus de nous sont rйglйs sur le premier
objet voulu.
4° L’йlection
inclut en soi et le jugement de la raison, et l’appйtit. Si donc quelqu’un
prйfиre par un jugement ce qui est moins bon а ce qui est meilleur, il y aura
perversitй de l’йlection ; mais non s’il le prйfиre dans l’appйtit ;
en effet, l’homme n’est pas tenu de poursuivre toujours les meilleures choses
dans son action, а moins qu’elles ne soient telles que l’on y est obligй par un
prйcepte ; car sinon, n’importe qui serait tenu de suivre les conseils de
perfection, dont il est certain qu’ils sont meilleurs.
5° Il est
certaines choses en lesquelles nous pouvons admirer le Christ, non l’imiter,
comme celles qui relиvent de sa divinitй, et de la bйatitude qu’il eut, йtant
encore dans l’йtat de voie ; tel aussi le fait que le Christ, mкme quant
aux objets voulus, conformвt sa volontй de raison а la volontй divine. Question
24 : [Le choix
libre]
Introduction
Article 1 :
L’homme est-il douй de libre arbitre ? Article 2 : Le
libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ? Article 3 : Le
libre arbitre existe-t-il en Dieu ? Article 4 : Le
libre arbitre est-il ou non une puissance ? Article 5 : Le
libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ? Article 6 : Le
libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ? Article 7 :
Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй
dans le bien ? Article 8 : Le
libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don
de la grвce ? Article 9 : Le
libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le
bien ? Article 10 : Le
libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre]
immuablement affermi ? Article 11 : Le
libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le
mal ? Article 12 : Le
libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le
pйchй mortel ? Article 13 : Un
homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ? Article 14 : Le
libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ? Article 15 :
L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?
Article 1 : L’homme est-il douй de libre arbitre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme il est
dit en Jйr. 10, 23, « ce n’est pas а l’homme qu’appartient sa
voie, ce n’est pas а l’homme de marcher et de diriger ses pas ». Or on dit
que quelqu’un est douй de libre arbitre, parce qu’il est maоtre de ses њuvres.
L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre.
2° [Le rйpondant] disait que la parole du
prophиte se comprend des actes mйritoires, qui ne sont pas au pouvoir naturel
de l’homme. En sens contraire : pour les
choses qui ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas douйs de libre
arbitre. Si donc les mйrites ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas
douйs de libre arbitre pour mйriter ; et ainsi, les actes mйritoires ne
procиdent pas du libre arbitre.
3° Selon le
Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique,
« est libre, ce qui est cause de soi ». Or l’esprit humain a une
autre cause de son mouvement que lui-mкme, et c’est Dieu ; car а propos de
ce passage de Rom. 1, 26 : « c’est pourquoi Dieu les a
livrйs », la Glose dit :
« Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner
leur volontй comme il veut. » L’esprit humain n’est donc pas douй de libre
arbitre.
4° [Le rйpondant] disait que l’esprit
humain est comme la cause principale de son acte, et que Dieu en est comme la
cause йloignйe ; et que cela n’empкche pas la libertй de l’esprit. En sens contraire : plus une cause influe sur
l’effet, plus elle est principale. Or la cause premiиre influe plus sur l’effet
que la cause seconde, comme il est dit au livre des Causes. La cause premiиre est donc principale par rapport а la
cause seconde. Et ainsi, ce n’est pas notre esprit qui est la cause principale
de son acte, mais Dieu.
5° Tout ce qui
meut, est comme un instrument, comme le montre clairement le Commentateur au
huitiиme livre de la Physique. Or
l’instrument n’est pas libre pour agir, puisqu’il n’agit que dans la mesure oщ
quelqu’un se sert de lui. Puis donc que l’esprit humain n’opиre que s’il est mы
par Dieu, il semble qu’il ne soit pas douй de libre arbitre.
6° Il est dit que
« le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, par
laquelle on йlit le bien avec l’assistance de la grвce, ou le mal si celle-ci
manque ». Or nombreux sont ceux qui n’ont pas la grвce. Ils ne peuvent
donc pas librement йlire le bien ; et ainsi, ils n’ont pas le libre
arbitre pour les biens.
7° L’esclavage
est opposй а la libertй. Or on rencontre en l’homme l’esclavage du pйchй, car
« quiconque se livre au pйchй est esclave du pйchй », comme il est
dit en Jn 8, 34. Il n’y a donc pas de libre arbitre en l’homme.
8° Anselme dit au
livre sur le Libre Arbitre :
« Si nous avions la puissance de pйcher et de ne pas pйcher, nous
n’aurions pas besoin de la grвce. » Or la puissance de pйcher et de ne pas
pйcher est le libre arbitre. Puis donc que nous avons besoin de la grвce, nous
n’avons pas le libre arbitre.
9° Chaque
chose doit кtre nommйe d’aprиs le meilleur, comme on le lit chez le Philosophe
au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le
meilleur parmi les actes humains, ce sont les actes mйritoires. Puis donc que
l’homme n’a pas de libre arbitre pour ceux-ci — car, comme il est dit en
Jn 15, 5, « sans moi, vous ne pouvez rien faire », ce qui
se comprend des actes mйritoires —, il semble que l’on ne doive pas dire que
l’homme est douй de libre arbitre.
10° Saint Augustin
dit que, parce que l’homme « n’a pas voulu s’abstenir du pйchй quand
il l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand
il le voudrait ». Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de pйcher et de
ne pas pйcher. Et ainsi, il semble qu’il ne soit pas maоtre de ses actes, ni
douй de libre arbitre.
11° Saint Bernard
distingue trois libertйs : la libertй de l’arbitre, la libertй de conseil
et la libertй de bon plaisir ; et il dit que la libertй de l’arbitre est
celle par laquelle nous discernons ce qui est permis, la libertй de conseil
celle par laquelle nous discernons ce qui est expйdient, la libertй de bon
plaisir celle par laquelle nous discernons ce qui plaоt. Or le discernement
humain a йtй blessй par l’ignorance. Il semble donc que la libertй de
l’arbitre, qui consiste dans un discernement, n’est pas restйe dans l’homme
aprиs le pйchй.
12° L’homme n’a
pas de libertй pour les choses relativement auxquelles il a une nйcessitй. Or
l’homme a une nйcessitй relativement aux pйchйs, car aprиs le pйchй, suivant
saint Augustin, il est nйcessaire que l’homme pиche, avant la rйparation
mortellement, aprиs la rйparation au moins vйniellement. L’homme n’est donc pas
douй de libre arbitre pour les pйchйs.
13° Tout ce que
Dieu sait d’avance, doit nйcessairement se produire, puisque la prescience de
Dieu ne peut se tromper. Or Dieu connaоt d’avance tous les actes humains. Ils
se produisent donc par nйcessitй ; et ainsi, l’homme n’est pas douй de
libre arbitre pour agir.
14° Plus un
mobile est proche du premier moteur, plus il est uniforme dans son mouvement,
comme on le voit clairement dans le cas des corps cйlestes, dont les mouvements
sont uniformes. Or, puisque toute crйature est mue par Dieu — en effet, il meut
la crйature corporelle а travers le temps et le lieu, et la spirituelle а
travers le temps, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral —, la crйature
raisonnable est un mobile trиs proche de Dieu, qui est le premier moteur de
toutes choses. Elle a donc un mouvement trиs uniforme. Et ainsi, sa puissance
ne s’йtend pas а plusieurs choses, pour qu’on puisse la dire douйe par lа de
libre arbitre.
15° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel
et le Monde, il appartient а la noblesse du ciel suprкme que celui-ci
obtienne sa fin par un mouvement unique. Or l’вme raisonnable est plus noble
que ce ciel, puisque l’esprit est prйfйrй au corps, suivant saint Augustin au
huitiиme livre de la Citй de Dieu.
L’вme humaine a donc un mouvement unique ; et ainsi, elle ne semble pas
кtre douйe de libre arbitre.
16° Il
convenait а la divine bontй de placer au mieux la plus sublime crйature. Or ce
qui adhиre immuablement au meilleur est placй au mieux. Il convenait donc que
la nature raisonnable, qui est la plus sublime des crйatures, soit ainsi faite
par Dieu, qu’elle adhиre а lui immuablement ; ce qu’elle n’aurait pas, semble-t-il,
si elle йtait douйe de libre arbitre. Il convenait donc que la nature
raisonnable soit faite sans libre arbitre.
17° Les
philosophes dйfinissent le libre arbitre comme un libre jugement sur la
raison ; et le jugement de la raison peut кtre contraint par la force de
la dйmonstration. Or, ce qui est contraint, n’est pas libre. L’homme n’est donc
pas douй de libre arbitre.
18° Si
l’intelligence ou la raison peut кtre contrainte, c’est parce qu’il existe
quelque vrai sans mйlange de faussetй ni apparence de faussetй, et c’est
pourquoi l’intelligence ne peut pas йviter d’y assentir. Or semblablement, on
trouve quelque bien auquel rien de mal n’est mкlй, ni vйritablement, ni selon
l’apparence. Puis donc que le bien est l’objet de la volontй comme le vrai est
celui de l’intelligence, il semble que, de mкme que l’intelligence est
contrainte, de mкme aussi la volontй, de sorte que l’homme n’a de libertй ni
quant а la volontй ni quant а la raison. Et ainsi, il n’aura pas le libre
arbitre, qui est une facultй de la volontй et de la raison.
19° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
« le but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ». Or
il n’est pas en notre pouvoir d’кtre tels ou tels ; puisque l’homme tient
cela de sa naissance, et dйpend, comme il semble а certains, de la disposition
des йtoiles. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’approuver telle fin ou telle
autre. Or tout jugement sur ce qu’il faut faire se prend de la fin. Nous ne
sommes donc pas douйs de libre arbitre.
20° Le libre
s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй de l’homme a une nйcessitй а l’йgard de
certaines choses ; en effet, il veut par nйcessitй la bйatitude. Il n’a
donc pas de libertй а l’йgard de toutes choses ; et ainsi, il n’est pas
douй de libre arbitre pour tout.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccli. 15, 14 : « Dieu, au commencement, a crйй l’homme, et
il l’a laissй dans la main de son conseil » ; la Glose : « c’est-а-dire au pouvoir du libre
arbitre ».
2° On trouve dans
les rйalitйs un agent qui agit а partir de rien, et non par nйcessitй, et c’est
Dieu ; on trouve aussi un agent qui agit а partir de quelque chose, et par
nйcessitй, tels les agents naturels. Or, si l’on pose les extrкmes dans la
rйalitй, il s’ensuit que les intermйdiaires sont posйs, suivant le Philosophe
au deuxiиme livre sur le Ciel et le
Monde. Mais, entre ces deux, il ne peut y avoir que deux intermйdiaires.
L’un d’eux, ce qui agit а partir de rien et par nйcessitй, ne peut
exister ; en effet, agir а partir de rien n’appartient qu’а Dieu, qui
n’agit pas par nйcessitй mais par volontй. Il reste donc qu’il existe une chose
agissant а partir de quelque chose, et non par nйcessitй ; et c’est la
nature raisonnable, qui agit а partir d’une matiиre prйsupposйe, et non par
nйcessitй mais par la libertй de l’arbitre.
3° Le libre
arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or on trouve en l’homme
la raison et la volontй. Donc le libre arbitre aussi.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
le conseil ne porte que sur les choses qui sont en nous. Or les hommes prennent
conseil au sujet de leurs actes. Les hommes sont donc maоtres de leurs actes,
et par consйquent, douйs de libre arbitre.
5° Les dйfenses
et les prйceptes ne doivent кtre donnйs qu’а celui qui peut faire et ne pas
faire, car sinon, ils seraient donnйs inutilement. Or des dйfenses et des
prйceptes sont divinement donnйs а l’homme. Il est donc au pouvoir de l’homme
de faire et de ne pas faire ; et ainsi, il est douй de libre arbitre.
6° Nul ne doit
кtre puni ou rйcompensй pour ce qu’il n’est pas en son pouvoir de faire et de
ne pas faire. Or l’homme est justement puni et rйcompensй par Dieu pour ses
њuvres. L’homme peut donc opйrer et ne pas opйrer ; et ainsi, il est douй
de libre arbitre.
7° Pour tout ce
qui advient, il est nйcessaire de poser quelque cause. Or, pour les actes
humains, nous ne pouvons pas poser comme cause Dieu lui-mкme
immйdiatement : car les choses qui viennent immйdiatement de Dieu ne
peuvent кtre que bonnes, tandis que les actes humains sont tantфt bons, tantфt
mauvais. Semblablement, on ne peut pas dire que la nйcessitй soit la cause des
actes humains, car les choses qui adviennent par nйcessitй sont celles qui se
comportent toujours rйguliиrement, ce que nous ne voyons pas dans les actes
humains. Semblablement, on ne peut pas dire que le destin ou la disposition des
йtoiles soit leur cause, car il serait nйcessaire que les actes humains se
produisent par nйcessitй, tout comme la cause est nйcessaire. La nature ne peut
pas non plus кtre leur cause, c’est ce que montre la diversitй des actes
humains : en effet, la nature est dйterminйe а une seule chose, et n’y
manque que rarement. La fortune ou le hasard ne peut pas non plus кtre la cause
des actes humains, car la fortune et le hasard sont causes de choses qui
adviennent rarement et hors de l’intention, comme il est dit au deuxiиme livre
de la Physique, ce qui n’apparaоt pas
dans les actes humains. Il reste donc que l’homme lui-mкme qui agit est le
principe de ses propres actes, et qu’il est par consйquent douй de libre
arbitre.
Rйponse :
Sans aucune
incertitude, il est nйcessaire de poser que l’homme est libre par son arbitre.
En effet, la foi y astreint, puisque sans libre arbitre il ne peut y avoir de
mйrite ou de dйmйrite, de juste peine ou de rйcompense. А cela induisent aussi
des preuves manifestes faisant apparaоtre que c’est librement que l’homme йlit
une chose et repousse l’autre. А cela contraint aussi un raisonnement йvident,
par lequel nous procйderons а notre investigation de la faзon suivante, en
remontant а l’origine du libre arbitre.
Dans les
rйalitйs qui se meuvent ou font quelque chose, on trouve cette diffйrence, que
certaines ont en elles-mкmes le principe de leur mouvement ou de leur
opйration, tandis que d’autres l’ont en dehors d’elles, comme celles qui sont
mues par violence, et en lesquelles le principe est au-dehors, le patient
n’apportant aucune contribution, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; et en celles-ci, nous ne
pouvons pas poser le libre arbitre, йtant donnй qu’elles ne sont pas la cause
de leur mouvement, alors que le libre est ce qui est cause de soi, suivant le
Philosophe au dйbut de la Mйtaphysique.
Mais parmi les
rйalitйs dont le principe du mouvement et de l’њuvre est en elles-mкmes,
certaines sont ainsi faites qu’elles se meuvent elles-mкmes, tels les
animaux ; mais il en est d’autres qui ne se meuvent pas elles-mкmes, bien
qu’elles aient en soi quelque principe de leur mouvement, tels les lourds et
les lйgers : en effet, ils ne se meuvent pas eux-mкmes, puisqu’ils ne
peuvent кtre distinguйs en deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre
mue, comme on le trouve chez les animaux ; quoique leur mouvement
s’ensuive d’un principe qu’ils ont en eux-mкmes : la forme ; et parce
qu’ils tiennent celle-ci d’un gйnйrant, l’on dit que le gйnйrant les meut par
eux-mкmes, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, mais que, par accident, ils sont mus par ce qui фte
l’empкchement ; et ceux-ci se meuvent par eux-mкmes, mais non d’eux-mкmes.
Et c’est pourquoi le libre arbitre ne se trouve pas en eux, car ils ne sont pas
а eux-mкmes la cause de l’agir ou du mouvement ; mais ils sont astreints а
agir ou а se mouvoir par ce qu’ils ont reзu d’autre chose.
Mais parmi les
rйalitйs qui se meuvent d’elles-mкmes, certaines ont leurs mouvements qui
viennent du jugement de la raison, tandis que pour d’autres, les mouvements
viennent d’un jugement naturel. Les hommes agissent et se meuvent par un
jugement de la raison : en effet, ils confrontent les choses а
faire ; tandis que toutes les bкtes agissent et se meuvent par un jugement
naturel. Et cela ressort clairement, d’une part, de ce que toutes celles qui
sont de la mкme espиce opиrent semblablement — ainsi, toutes les hirondelles
font leur nid de la mкme faзon —, et d’autre part de ce qu’elles ont un
jugement pour une њuvre dйterminйe et non pour toute њuvre ; ainsi, les
abeilles n’ont pas d’industrie pour opйrer autre chose que des rayons de
miel ; et il en va de mкme pour les autres animaux.
Par consйquent,
а qui considиre droitement, il apparaоt que le jugement sur les choses а faire
est attribuй aux bкtes de la mкme faзon que le mouvement et l’action sont
attribuйs aux corps naturels inanimйs ; en effet, de mкme que les lourds
et les lйgers ne se meuvent pas eux-mкmes de faзon а кtre ainsi la cause de
leur mouvement, de mкme les bкtes ne jugent pas non plus par leur jugement,
mais elles suivent le jugement que Dieu a mis en elles. Et de la sorte, elles
ne sont pas la cause de leur arbitre, et n’ont pas la libertй de l’arbitre.
L’homme, en revanche, jugeant par la puissance de la raison sur les choses а
faire, peut juger depuis son arbitre, en tant qu’il connaоt la nature de la fin
et du moyen, ainsi que la relation et l’ordre entre l’un et l’autre ;
voilа pourquoi il n’est pas seulement la cause de soi-mкme dans son mouvement,
mais aussi dans son jugement ; et c’est pourquoi il est douй de libre
arbitre, c’est-а-dire de libre jugement pour agir ou ne pas agir.
Rйponse aux objections :
1° Dans l’њuvre
de l’homme, on peut trouver deux choses : l’йlection des њuvres, et
celle-ci est toujours йtablie au pouvoir de l’homme, et la gestion ou
l’exйcution des њuvres, et celle-lа n’est pas toujours au pouvoir de l’homme,
mais, par le gouvernement de la divine providence, le propos de l’homme est
tantфt conduit а son terme, tantфt non. Voilа pourquoi l’on ne dit pas que
l’homme est libre de ses actions, mais de son йlection, qui est le jugement sur
les choses а faire. Et c’est ce que montre le nom mкme de libre arbitre. Ou
bien l’on peut faire une distinction sur l’њuvre mйritoire, comme cela est
pratiquй dans les objections. Cependant, la premiиre rйponse est de saint
Grйgoire de Nysse.
2° L’њuvre
mйritoire ne diffиre pas de l’њuvre non mйritoire quant а l’objet de l’action,
mais quant а la faзon d’agir : en effet, il n’est rien qu’un homme fasse
de faзon mйritoire et par charitй, qu’un autre ne puisse faire ou vouloir sans
mйrite. Voilа pourquoi, que l’homme ne puisse faire des actes mйritoires sans
la grвce, ne dйroge pas а la libertй parfaite : car on dit que l’homme est
douй de libre arbitre en ce sens qu’il peut faire ceci ou cela, non en ce sens
qu’il peut agir ainsi ou autrement ; car, suivant le Philosophe, celui qui
n’a pas encore l’habitus de la vertu, n’a pas en son pouvoir d’agir а la faзon
dont le vertueux agit, si ce n’est en tant qu’il peut acquйrir l’habitus de la
vertu. Or, bien que l’homme ne puisse acquйrir par son libre arbitre la grвce
qui rend les њuvres mйritoires, il peut cependant se prйparer а avoir la grвce,
que Dieu ne lui refusera pas s’il fait ce qui est en lui. Voilа pourquoi il
n’est pas tout а fait hors du pouvoir du libre arbitre de faire des њuvres
mйritoires, quoique le pouvoir du libre arbitre ne suffise pas par soi а cela,
йtant donnй que le mode qui est requis pour le mйrite excиde la capacitй de la
nature, au lieu que le mode confйrй aux њuvres par les vertus politiques ne la
dйpasse pas. Mais personne ne dirait que l’homme n’est pas douй de libre
arbitre parce qu’il ne peut pas vouloir ou йlire а la faзon de Dieu ou de
l’ange.
3° Dieu opиre en
chaque agent et suivant le mode de cet agent, comme la cause premiиre opиre
dans l’opйration de la cause seconde, puisque la cause seconde ne peut passer а
l’acte que par la puissance de la cause premiиre. Donc, que Dieu soit une cause
opйrant dans les cњurs des hommes, n’exclut pas que les esprits humains
eux-mкmes soient causes de leurs mouvements ; par consйquent, la notion de
libertй n’est pas фtйe.
4° On dit que la
cause premiиre est principale absolument parlant, pour la raison qu’elle influe
davantage sur l’effet ; mais la cause seconde est principale а un certain
point de vue, en tant que l’effet lui est davantage conformй.
5°
« Instrument » se dit de deux faзons. D’abord proprement,
c’est-а-dire quand une chose est mue par autre chose de telle sorte qu’aucun
principe d’un tel mouvement ne lui est confйrй par le moteur : comme la
scie est mue par le menuisier ; et un tel instrument est dйnuй de libertй.
Ensuite, « instrument » dйsigne plus communйment tout ce qui est un
moteur mы par autre chose, que le principe de son mouvement soit en lui ou non.
Et dans ce cas, il n’est pas nйcessaire que la notion de libertй soit
complиtement exclue de l’instrument, car une chose peut кtre mue par autre
chose, et cependant se mouvoir elle-mкme ; et c’est le cas de l’esprit
humain.
6° Celui qui n’a
pas la grвce peut йlire le bien, mais pas de faзon mйritoire ; et cela ne
dйroge pas а la libertй de l’arbitre, comme on l’a dit.
7° L’esclavage du
pйchй n’implique pas de contrainte, mais soit une inclination, en tant que le
pйchй prйcйdent induit en quelque sorte aux suivants, soit un dйfaut de la
vertu naturelle, qui ne peut se dйlivrer de la tache du pйchй, auquel elle
s’est soumise une fois. Voilа pourquoi l’homme demeure toujours libre de
contrainte, ce qui le rend naturellement douй de libre arbitre.
8° Anselme, dans
ce passage, parle comme un objectant ; en effet, il montre par la suite
que le besoin de la grвce ne contredit pas le libre arbitre.
9°
Le
pouvoir du libre arbitre s’йtend а l’њuvre mкme qui est mйritoire, bien que ce
ne soit pas sans Dieu, sans lequel il n’est rien au monde qui puisse
agir ; mais le mouvement par lequel l’њuvre devient mйritoire dйpasse la
capacitй de la nature, comme on l’a dit.
10° Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que l’homme en йtat de pйchй mortel ne
peut йviter longtemps de pйcher mortellement ; cependant, il peut йviter
ce pйchй mortel ou cet autre, comme tous le disent communйment des pйchйs
vйniels. Et ainsi, cette nйcessitй ne semble pas enlever la libertй de
l’arbitre. L’autre opinion est que l’homme en йtat de pйchй mortel peut йviter
tout pйchй ; cependant, il ne peut pas йviter d’кtre sous le pйchй, car il
ne peut par lui-mкme ressusciter du pйchй, au lieu qu’il a pu par lui-mкme
tomber dans le pйchй. Et suivant cette opinion, la libertй de l’arbitre se
soutient plus facilement. Mais cette question sera posйe plus loin, quand il
s’agira du pouvoir du libre arbitre.
11° Notre volontй
se porte vers un moyen ou vers une fin ; et vers une fin honnкte ou
dйlectable, suivant la triple distinction du bien en honnкte, utile et
dйlectable. Saint Bernard pose donc la libertй de l’arbitre relativement а la
fin honnкte, la libertй de conseil relativement au bien utile, qui est un
moyen, et la libertй de bon plaisir relativement au bien dйlectable. Or, bien
que le discernement ait йtй diminuй par l’ignorance, il n’a cependant pas йtй
totalement фtй ; voilа pourquoi la libertй de l’arbitre a certes йtй
affaiblie par le pйchй, mais pas entiиrement perdue.
12° Aprиs le pйchй
et avant la rйparation, l’homme est dans la nйcessitй de pйcher, c’est-а-dire
d’avoir un pйchй, mais il n’est pas dans la nйcessitй d’user du pйchй, selon
une premiиre opinion. Ainsi donc, « pйcher » se dit de deux faзons,
tout comme « voir », suivant le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme. Ou bien, selon une autre opinion,
il est dans la nйcessitй de pйcher en quelque pйchй, quoiqu’il n’ait de
nйcessitй а l’йgard d’aucun.
13° De la
prescience de Dieu, on ne peut conclure que nos actes soient nйcessaires de
nйcessitй absolue, appelйe aussi nйcessitй du consйquent, mais d’une nйcessitй
conditionnйe, que l’on appelle nйcessitй de consйquence, comme on le voit clairement
chez Boиce, а la fin de la Consolation de
la philosophie.
14° « Кtre
mы » se dit de deux faзons. D’abord proprement, comme le Philosophe
dйfinit le mouvement au troisiиme livre de la Physique, disant que le mouvement « est l’acte de ce qui
existe en puissance en tant que tel ». Et dans ce cas, il est vrai que
plus un mobile est proche du premier moteur, plus on trouve on lui une grand
uniformitй de mouvement : car plus il est proche du premier moteur, plus
il est parfait et existe davantage en acte, et moins en puissance, et c’est
pourquoi il est susceptible de mouvements moins nombreux. Ensuite, on appelle
« mouvement » au sens large n’importe quelle opйration, comme penser
et sentir. Et en prenant ainsi le mouvement, le Philosophe dit au troisiиme
livre sur l’Вme que le mouvement est
l’acte du parfait : car chaque chose opиre en tant qu’elle est en acte. Et
dans ce cas, la proposition est vraie d’une certaine faзon, mais non d’une
autre. En effet, si l’uniformitй du mouvement est considйrйe du cфtй des
effets, alors elle est fausse, car plus un opйrant est puissant et parfait,
plus sa puissance s’йtend а de nombreux effets. Mais si on l’envisage quant au
mode d’action, alors la proposition est vraie, car plus un opйrant est parfait,
plus il conserve le mкme mode dans son action, car il varie moins par sa nature
et sa disposition, et donc par le mode d’action. Or on dit que les esprits
raisonnables sont mobiles non dans le premier sens de « mouvement »,
car un tel mouvement n’est que celui des corps, mais dans le second. Ainsi
Platon a-t-il lui aussi posй que le premier moteur se mouvait lui-mкme, en tant
qu’il se veut et se pense, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Voilа pourquoi il n’est pas
nйcessaire que les esprits raisonnables soient dйterminйs а quelques
effets ; mais ils ont une efficace relativement а de nombreuses choses, et
sous ce rapport la libertй leur convient.
15° Il n’est pas
toujours nйcessaire que ce qui peut obtenir sa fin par des opйrations ou des
mouvements moins nombreux, soit plus noble ; car parfois, une chose
obtient par de plus nombreuses opйrations une fin plus parfaite que ne peut en
obtenir une autre par une seule opйration, comme le Philosophe le dit au mкme
endroit. Et de la sorte, les esprits raisonnables sont trouvйs plus parfaits
que le ciel suprкme, qui a seulement un seul mouvement, car ils obtiennent une
fin plus parfaite, quoique par des opйrations plus nombreuses.
16°
La
crйature, il est vrai, serait meilleure si elle adhйrait immuablement а Dieu,
cependant celle qui peut adhйrer et ne pas adhйrer а Dieu est bonne ; et
ainsi, l’univers oщ se trouvent l’une et l’autre crйature est meilleur que si
l’une des deux seulement s’y trouvait. Et c’est la rйponse de saint Augustin.
Ou bien l’on peut dire, suivant saint Grйgoire de Nysse et saint Jean
Damascиne, qu’il est impossible qu’une crйature, par sa propre nature, adhиre а
Dieu d’une volontй immuable, йtant donnй que, venant du nйant, elle peut кtre
inflйchie. Cependant, si quelque crйature adhйrait immuablement а Dieu, elle ne
serait pas pour cela privйe de libre arbitre, car elle peut, en adhйrant, faire
et ne pas faire de nombreuses choses.
17° Le jugement
auquel la libertй est attribuйe, est le jugement d’йlection, et non celui que
l’homme prononce sur les conclusions dans les sciences spйculatives ; car
l’йlection est elle-mкme comme une certaine science de ce qui a dйjа йtй
dйlibйrй.
18° De mкme qu’il
existe un vrai que l’intelligence reзoit par nйcessitй parce qu’il n’est pas
mйlangй de faux, tels les premiers principes de la dйmonstration, de mкme il
existe un bien que la volontй recherche par nйcessitй parce qu’il n’est pas
mйlangй de mal, а savoir, la fйlicitй elle-mкme. Cependant, il ne s’ensuit pas
que la volontй soit contrainte par cet objet : car la contrainte dйsigne
une chose contraire а la volontй, celle-ci йtant proprement l’inclination de
celui qui veut ; et elle ne dйsigne pas une chose contraire а
l’intelligence, celle-ci ne signifiant pas l’inclination de celui qui pense. Et
la nйcessitй de ce bien n’induit pas la nйcessitй de la volontй а l’йgard des
autres objets qu’elle doit vouloir — comme la nйcessitй des premiers principes
induit la nйcessitй pour l’intelligence d’assentir aux conclusions —, йtant
donnй que les autres objets voulus n’ont pas de relation nйcessaire а ce
premier objet voulu, vйritablement ou selon l’apparence, en sorte que sans eux
le premier objet voulu ne puisse кtre possйdй — comme les conclusions
dйmonstratives ont une relation nйcessaire aux principes par lesquels elles
sont dйmontrйes, de sorte que, si les conclusions ne sont pas vraies, il est
nйcessaire que les principes ne soient pas vrais.
19° Les hommes ne
tiennent de leur naissance aucune disposition immйdiatement dans l’вme
intellective, par laquelle ils soient nйcessairement inclinйs а йlire une
fin : ni du corps cйleste, ni d’aucune autre chose ; si ce n’est
qu’ils ont en eux par leur propre nature un appйtit nйcessaire de la fin
ultime, c’est-а-dire de la bйatitude, ce qui n’empкche pas la libertй de
l’arbitre, puisque diverses voies demeurent йligibles pour l’obtention de cette
fin ; et ce, parce que les corps cйlestes n’impriment pas immйdiatement
dans l’вme raisonnable. Mais de la naissance rйsulte une disposition dans le
corps du nouveau-nй tant par la puissance des corps cйlestes que par les causes
infйrieures, qui sont la semence et la matiиre du fњtus ; disposition qui,
d’une certaine faзon, rend l’вme encline а йlire quelque chose, dans la mesure
oщ l’йlection de l’вme raisonnable est inclinйe par les passions, qui sont dans
l’appйtit sensitif, lui-mкme йtant une puissance corporelle qui suit les
dispositions du corps. Mais cela n’introduit en lui aucune nйcessitй de
l’йlection, puisqu’il est au pouvoir de l’вme raisonnable de recevoir mais
aussi de repousser les passions naissantes. Par la suite, l’homme est rendu tel
ou tel par un habitus acquis, dont nous sommes la cause, ou par un habitus
infus, qui n’est pas donnй sans notre consentement, bien que nous n’en soyons
pas la cause. Et cet habitus a pour effet que l’homme recherche efficacement la
fin accordйe а cet habitus. Et cependant, celui-ci n’introduit pas de
nйcessitй, ni n’enlиve la libertй de l’йlection.
20° Puisque
l’йlection est un certain jugement sur les choses а faire, ou une consйquence
de ce jugement, ce dont il peut y avoir йlection, c’est ce qui est objet de
notre jugement. Or le jugement, dans les choses а faire, se prend de la fin,
comme la conclusion se prend des principes. Donc, de mкme que nous ne jugeons
pas des premiers principes en les examinant, mais que nous y assentons
naturellement et examinons toutes les autres choses d’aprиs eux, de mкme aussi
dans le domaine de l’appйtit, nous ne jugeons pas de la fin ultime par un
jugement de discussion ou d’examen, mais nous l’approuvons naturellement, et
c’est pourquoi il n’y a pas sur elle йlection, mais volontй. Nous avons donc а
son йgard une volontй libre, puisque la nйcessitй d’inclination naturelle ne
s’oppose pas а la libertй, suivant saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu ; mais non un libre
jugement, а proprement parler, puisqu’elle n’est pas objet d’йlection. Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° On dit que
nous sommes douйs de libre arbitre, en ce sens que nos actes sont volontaires.
Or les enfants comme les bкtes ont en commun le volontaire, suivant le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique.
Le libre arbitre existe donc chez les bкtes.
2° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Physique,
en tout ce qui se meut soi-mкme, il y a le pouvoir de se mouvoir et de
s’immobiliser. Or les bкtes se meuvent d’elles-mкmes ; elles peuvent donc
se mouvoir et s’immobiliser. Or on dit que nous sommes douйs de libre arbitre,
en ce sens qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose, comme on le voit
clairement chez saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne. Le libre
arbitre existe donc chez les bкtes.
3° Le libre
arbitre implique deux choses : le jugement et la libertй, et les deux
peuvent se trouver chez les bкtes. En effet, elles ont un jugement sur les
choses а faire, ce qui ressort de ce qu’elles poursuivent une chose et en
йvitent une autre ; elles ont aussi la libertй, puisqu’elles peuvent se
mouvoir et s’immobiliser. Le libre arbitre existe donc en elles.
4° Dиs que la
cause est posйe, l’effet est posй. Or saint Jean Damascиne a posй ceci comme
cause de la libertй de l’arbitre, que notre вme commence par une mutation, car
elle vient du nйant, et c’est pourquoi elle est changeante et en puissance а de
nombreuses choses. Or l’вme de la bкte commence par une mutation. Le libre
arbitre existe donc en elle.
5° On appelle
« libre » ce qui n’est pas liй а quelque chose. Or l’вme de la bкte
n’est pas liйe а l’un des opposйs, car sa puissance n’est pas dйterminйe а une
seule chose comme la puissance des rйalitйs naturelles, qui font toujours la
mкme chose. L’вme de la bкte a donc le libre arbitre.
6° La peine n’est
due qu’а celui qui a le libre arbitre. Or on trouve frйquemment dans l’ancienne
loi une peine infligйe aux bкtes, comme cela est clair en Ex. 19 pour la
bкte qui touche la montagne, et au chap. 21 pour le bњuf qui frappe de la
corne, et en Lйv. 20 pour la bкte avec laquelle une femme s’est corrompue.
Les bкtes semblent donc кtre douйes de libre arbitre.
7° Le signe que
l’homme est douй de libre arbitre, comme disent les saints, est qu’il est
poussй au bien et retirй du mal par des prйceptes. Or nous constatons que les
bкtes sont attirйes par des bienfaits et mues par des prйceptes, ou effrayйes
par des menaces, afin qu’elles fassent une chose ou en quittent une autre. Les
bкtes sont donc douйes de libre arbitre.
8° Le prйcepte
divin n’est donnй qu’а celui qui a le libre arbitre. Or un prйcepte divin est
donnй а une bкte : ainsi en Jon. 4, 7, d’aprиs une autre
version, il est dit que « le Seigneur commanda au vers, et il piqua le
lierre ». Les bкtes ont donc le libre arbitre.
En sens contraire :
1° Si l’homme est
а l’image de Dieu, il semble que ce soit parce qu’il est douй de libre arbitre,
comme dit saint Jean Damascиne et aussi saint Bernard. Or les bкtes ne sont pas
а l’image de Dieu. Elles ne sont donc pas douйes de libre arbitre.
2° Tout ce qui
est douй de libre arbitre, agit, et n’est pas seulement agi. Or les bкtes
n’agissent pas, mais sont agies, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme
livre. Les bкtes ne sont donc pas douйes de libre arbitre.
Rйponse :
Les bкtes ne
sont aucunement douйes de libre arbitre. Et pour le voir clairement, il faut
savoir que, puisque trois choses concourent а notre opйration, а savoir la
connaissance, l’appйtit et l’opйration elle-mкme, toute la notion de libertй
dйpend du mode de connaissance. En effet, l’appйtit suit la connaissance,
puisque l’appйtit ne porte que sur le bien que la puissance cognitive lui
propose. Et si parfois l’appйtit semble ne pas suivre la connaissance, c’est
parce que le jugement de l’appйtit et celui de la connaissance ne portent pas
sur le mкme objet : en effet, l’appйtit porte sur la chose particuliиre а
faire, tandis que le jugement de la raison porte parfois sur quelque universel,
qui est parfois contraire а l’appйtit. Mais le jugement sur cette chose
particuliиre а faire а un moment donnй ne peut jamais кtre contraire а
l’appйtit. Car celui qui veut forniquer, bien qu’il sache universellement que
la fornication est un mal, juge cependant que l’acte de fornication est pour
lui un bien а un moment donnй, et il l’йlit sous l’apparence du bien. En effet,
personne n’agit en ayant l’intention du mal, comme dit Denys. Or, s’il n’y a
pas d’empкchement, le mouvement ou l’opйration suit l’appйtit. Voilа pourquoi,
si le jugement de la cognitive n’est pas au pouvoir de quelqu’un mais reзoit
d’ailleurs sa dйtermination, l’appйtit non plus ne sera pas en son pouvoir, et
par consйquent le mouvement ou l’opйration ne le sera pas non plus dans
l’absolu.
Or le jugement
est au pouvoir de celui qui juge, dans la mesure oщ il peut juger sur son
jugement : en effet, sur ce qui est en notre pouvoir, nous pouvons juger.
Or juger de son jugement n’appartient qu’а la raison, qui fait retour sur son
acte, et connaоt les relations des rйalitйs dont elle juge, et par lesquelles
elle juge ; c’est pourquoi toute la racine de la libertй est йtablie dans
la raison. Donc, dans la mesure oщ une chose se rapporte а la raison, elle se
rapporte aussi au libre arbitre. Or la raison ne se trouve pleinement et
parfaitement qu’en l’homme ; c’est donc seulement en lui que le libre
arbitre se trouve en plйnitude.
Mais les bкtes
ont quelque ressemblance de raison, en tant qu’elles ont part а une certaine
prudence naturelle, йtant donnй que la nature infйrieure atteint en quelque
faзon ce qui appartient а la nature supйrieure. Et cette ressemblance consiste
en ce qu’elles ont un jugement ordonnй sur des objets. Mais ce jugement leur
vient d’une estimation naturelle, non d’une confrontation, puisqu’elles
ignorent la raison de leur jugement ; c’est pourquoi un jugement de ce
genre ne s’йtend pas а toutes choses, comme le jugement de la raison, mais а
certaines choses dйterminйes. Et de mкme, il y a en elles une certaine
ressemblance du libre arbitre, en tant qu’elles peuvent faire ou ne pas faire
une seule et mкme chose, suivant leur jugement, de sorte qu’il y a en elles
comme une certaine libertй conditionnйe : en effet, elles peuvent agir, si
elles jugent qu’il faut agir, ou ne pas agir, si elles ne jugent pas ainsi.
Mais parce que leur jugement est dйterminй а une seule chose, et l’appйtit et
l’action sont par consйquent dйterminйs а une seule chose ; c’est pourquoi,
suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Genиse au sens littйral, « elles sont mues par des
reprйsentations visuelles » ; et suivant saint Jean Damascиne, elles
sont agies par les passions : en effet, elles jugent naturellement de
telle faзon sur telle reprйsentation visuelle et sur telle passion ; aussi
telle vision d’une chose ou telle passion qui s’йlиve en eux les met-elle dans
la nйcessitй de se mouvoir pour йviter ou poursuivre, comme le mouton est dans
la nйcessitй de craindre et de fuir а la vue du loup, tandis que le chien, si
la passion de colиre s’йlиve en lui, est dans la nйcessitй d’aboyer et de
poursuivre pour nuire.
Mais l’homme
n’est pas nйcessairement mы par les choses qui se prйsentent а lui, ou par les
passions qui s’йlиvent en lui, parce qu’il peut les recevoir ou les
repousser ; voilа pourquoi l’homme est douй de libre arbitre, mais non la
bкte.
Rйponse aux objections :
1° Le volontaire
est posй par le Philosophe chez les bкtes non pas en tant qu’il s’accorde а la
volontй, mais en tant qu’il s’oppose au violent ; ainsi, il est dit que le
volontaire est chez les bкtes et les enfants, non qu’ils aient l’usage d’une
libre йlection, mais parce qu’ils font quelque chose de leur propre mouvement.
2° La puissance
motrice des bкtes, considйrйe en elle-mкme, n’est pas inclinйe vers l’un des
opposйs plus que vers l’autre ; ainsi est-il dit qu’ils peuvent se mouvoir
et s’immobiliser. Mais le jugement par lequel la puissance motrice est
appliquйe а l’un des opposйs, est dйterminй ; et par consйquent, elles ne
sont pas douйes de libre arbitre.
3° Bien qu’il y
ait chez les bкtes une certaine indiffйrence des actions, cependant l’on ne
peut pas dire au sens propre qu’il y ait en eux une libertй des actions,
c’est-а-dire d’agir ou de ne pas agir : d’une part, parce que les actions,
йtant exercйes par le corps, peuvent кtre contraintes ou empкchйes non
seulement dans le cas des bкtes, mais aussi dans le cas des hommes, et c’est
pourquoi on ne dit pas mкme de l’homme qu’il est libre de son action ;
d’autre part aussi parce que, bien qu’il y ait chez la bкte, si l’on considиre
l’action elle-mкme en soi, une indiffйrence quant а l’agir et le non-agir,
cependant, si l’on considиre la relation de l’action au jugement, d’oщ vient sa
dйtermination а une seule chose, alors une certaine obligation s’йtend aussi
aux actions elles-mкmes, de sorte que la notion de libertй ne peut кtre trouvйe
en elles de faзon absolue. Mais supposй qu’il y ait chez les bкtes quelque
libertй et quelque jugement, il ne s’ensuivrait cependant pas qu’il y ait chez
elles la libertй du jugement, puisque leur jugement est naturellement dйterminй
а une seule chose.
4° Commencer par
une mutation, ou venir du nйant, n’est pas assignй par saint Jean Damascиne
comme la cause du libre arbitre, mais comme la cause de la flexibilitй du libre
arbitre vers le mal ; et ce qui est donnй comme la cause du libre arbitre
tant par saint Jean Damascиne que par saint Grйgoire et aussi saint Augustin,
c’est la raison.
5° Bien que la
puissance motrice chez les bкtes ne soit pas dйterminйe а une seule chose,
cependant leur jugement sur les choses а faire est dйterminй а une seule chose,
comme on l’a dit.
6° Puisque les
bкtes ont йtй faites pour le service de l’homme, on dispose des bкtes comme il
convient aux hommes, а cause desquels elles ont йtй faites. Les bкtes sont donc
punies par la loi divine, non qu’elles pиchent, mais parce que leur peine punit
les hommes dans leur possession, ou les effraie en raison de la duretй mкme de
la peine, ou encore les instruit en leur signifiant un mystиre.
7° Tant les
hommes que les bкtes sont conduits par des bienfaits et dйtournйs par des
chвtiments, ou par des prйceptes et des dйfenses ; mais de faзon
diffйrente, car si les mкmes choses sont reprйsentйes а l’homme de la mкme
faзon, que ce soient des prйceptes et des dйfenses, ou des bienfaits et des
chвtiments, il est en son pouvoir de les йlire ou de les йviter par le jugement
de la raison ; mais chez les bкtes, il y a un jugement naturel dйterminй а
ce que la chose qui se prйsente ou survient d’une certaine faзon, soit reзue ou
йvitйe de la mкme faзon. Mais il arrive que, au souvenir des bienfaits ou des
chвtiments passйs, les bкtes apprйhendent quelque chose comme ami, et а
poursuivre ou а espйrer ; et autre chose comme ennemi, et а йviter ou а
craindre ; voilа pourquoi, aprиs des chвtiments, la passion de crainte qui
s’йlиve en eux les induit а obйir au geste de l’instructeur. Et ce genre de
chose se passe chez les bкtes non pas nйcessairement а cause de la libertй de
l’arbitre, mais а cause de l’indiffйrence des actions.
8° Selon saint
Augustin au neuviиme livre sur la Genиse
au sens littйral, au sujet de la faзon dont le prйcepte divin fut donnй aux
bкtes, « il ne faut pas croire qu’une voix venue de la nuйe ait donnй un
ordre а l’aide de ces paroles que les кtres raisonnables qui les entendent ont
l’habitude de comprendre et d’exйcuter. Les bкtes et les oiseaux, en effet,
n’ont pas reзu ce pouvoir ; а leur maniиre cependant ils obйissent а Dieu,
non par le libre arbitre d’une volontй rationnelle, mais, de mкme que Dieu,
sans кtre lui-mкme mы dans le temps, meut toutes choses en temps opportun […],
ainsi sont-ils mus dans le temps pour exйcuter ses ordres. » Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le libre
arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or la raison ne convient
pas а Dieu, puisqu’elle dйsigne une connaissance discursive, tandis que Dieu
connaоt tout d’un simple regard. Le libre arbitre ne convient donc pas а Dieu.
2° Le libre
arbitre est la facultй par laquelle on йlit le bien et le mal, comme le montre
clairement saint Augustin. Or la facultй d’йlire le mal n’existe pas en Dieu.
Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.
3° Le libre arbitre
est une puissance qui a des actes opposйs. Or Dieu n’a pas des actes opposйs,
puisqu’il est immuable, et qu’il ne peut кtre inflйchi vers le mal. Le libre
arbitre n’existe donc pas en Dieu.
4° Йlire est
l’acte du libre arbitre, comme il ressort de la dйfinition susdite. Or
l’йlection ne convient pas а Dieu, puisqu’elle suit le conseil, qui est propre
а celui qui doute et qui enquкte. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.
En sens contraire :
1° Anselme
dit : « Si le pouvoir de pйcher entrait dans la dйfinition du libre
arbitre, alors ni Dieu ni les anges n’auraient de libre arbitre ; ce qui
est absurde. » Il est donc aberrant de dire que Dieu n’a pas de libre
arbitre.
2°
1 Cor. 12, 11 : « C’est un seul et mкme Esprit qui
produit tous ces dons, les distribuant а chacun en particulier, comme il lui
plaоt » ; la Glose :
« d’aprиs le libre arbitre de sa volontй ». Le Saint-Esprit a donc un
libre arbitre et, pour la mкme raison, le Pиre et le Fils aussi.
Rйponse :
On peut trouver
le libre arbitre en Dieu ; mais de faзon diffйrente en lui, dans les
anges, et dans les hommes.
En effet, que
le libre arbitre existe en Dieu, apparaоt par le fait qu’il possиde lui-mкme la
fin de sa volontй, fin qu’il veut naturellement et qui est sa bontй, tandis
qu’il veut toutes les autres choses comme ordonnйes а cette fin ; mais, а
proprement parler, il ne les veut pas nйcessairement, comme on l’a montrй dans
la question prйcйdente, йtant donnй que sa bontй n’a pas besoin des choses qui
lui sont ordonnйes, si ce n’est pour sa manifestation, qui peut se faire
convenablement de plusieurs faзons ; il lui reste ainsi un libre jugement
pour vouloir ceci ou cela, comme c’est le cas pour nous. Et c’est pourquoi il
est nйcessaire de dire que le libre arbitre se trouve en Dieu, et semblablement
dans les anges ; en effet, ceux-ci ne veulent pas par nйcessitй tout ce
qu’ils veulent ; mais ce qu’ils veulent, ils le veulent par un libre
jugement, tout comme nous.
Cependant, le
libre arbitre se trouve diffйremment en nous, dans les anges, et en Dieu. En
effet, si ce qui est premier varie, il est nйcessaire que ce qui suit varie. Or
la facultй du libre arbitre prйsuppose deux choses : la nature, et la
puissance cognitive.
La nature est
d’un autre mode en Dieu que dans les hommes et que dans les anges. Car la
nature divine est incrййe, et elle est son кtre et sa bontй ; aussi ne
peut-il y avoir de dйfaut en lui ni quant а l’кtre ni quant а la bontй. Mais la
nature humaine et la nature angйlique sont crййes, ayant pour principe le nйant ;
par consйquent, autant qu’il est en elles, elles ont la possibilitй de faillir.
Et c’est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut nullement кtre inflйchi vers
le mal, tandis que le libre arbitre de l’homme et de l’ange, considйrй dans ses
principes naturels, peut кtre inflйchi vers le mal.
La connaissance
aussi se trouve avec un mode diffйrent en l’homme, en Dieu, et dans les anges.
En effet, l’homme a une connaissance voilйe, et prend connaissance de la vйritй
par un processus discursif ; c’est pourquoi le doute et la difficultй lui
surviennent lorsqu’il distingue et juge, car « les pensйes des hommes sont
timides, et nos prйvoyances sont incertaines » comme il est dit en
Sag. 9, 14. Mais en Dieu, et dans les anges а leur faзon, il y a une
connaissance simple de la vйritй, sans processus discursif ni enquкte ;
aussi la difficultй ou le doute n’ont-ils pas de place en eux lorsqu’ils
distinguent ou jugent. Voilа pourquoi Dieu et l’ange ont en leur libre arbitre
une prompte йlection, tandis que l’homme est sujet а la difficultй lorsqu’il
йlit, а cause de l’incertitude et du doute.
Et ainsi, l’on
voit clairement que le libre arbitre de l’ange occupe une place mйdiane entre
le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, ayant part en quelque faзon aux
deux extrкmes.
Rйponse aux objections :
1° Le mot
« raison » est parfois pris largement dans le sens de toute
connaissance immatйrielle ; et en ce sens, la raison se trouve en
Dieu ; c’est pourquoi Denys met la raison au nombre des noms divins, au
septiиme chapitre des Noms divins.
D’une autre faзon, ce mot est pris proprement pour dйsigner la puissance
cognitive avec processus discursif ; et en ce sens, la raison ne se trouve
ni en Dieu ni dans les anges, mais seulement dans les hommes. L’on peut donc
dire que la raison, dans la dйfinition du libre arbitre, est posйe avec la
premiиre acception. Mais si on la prend dans la seconde acception, alors le
libre arbitre est dйfini avec le mode qu’il a dans les hommes.
2° Le pouvoir
d’йlire le mal n’entre pas dans la notion de libre arbitre, mais c’est une
consйquence du libre arbitre, lorsqu’il existe dans une nature crййe ayant la
possibilitй de faillir.
3° La volontй
divine a des actes opposйs : non qu’elle veuille une chose et ensuite ne
la veuille pas, ce qui s’opposerait а son immuabilitй ; ni qu’elle puisse
vouloir le bien et le mal, car cela poserait une faillibilitй en Dieu ;
mais parce qu’elle peut vouloir ceci et ne pas le vouloir.
4° Que l’йlection
suive le conseil, qui s’effectue avec enquкte, s’ajoute а l’йlection telle
qu’elle se trouve dans la nature raisonnable, qui prend connaissance de la
vйritй par un processus discursif de la raison ; mais dans la nature
intellectuelle, qui a une rйception simple de la vйritй, l’йlection se trouve
sans enquкte prйcйdente. Et c’est ainsi que l’йlection existe en Dieu. Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le libre
arbitre, suivant saint Augustin, est une facultй de la volontй et de la raison.
Or le mot « facultй » йvoque un pouvoir facile. Puis donc que la
facilitй de la puissance vient de l’habitus — car, selon saint Augustin,
l’habitus est ce qui permet d’agir facilement —, il semble que le libre arbitre
soit un habitus.
2° Parmi les
opйrations, certaines sont morales, d’autres naturelles. Or la facultй qui sert
aux opйrations morales, est un habitus, non une puissance, comme cela est clair
dans le cas des vertus morales. Le libre arbitre, qui implique une facilitй
pour les opйrations naturelles, est donc lui aussi un habitus, non une
puissance.
3° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de la Physique,
si la nature faisait un navire, elle le ferait comme l’art. La facilitй
naturelle est donc de mкme nature que la facilitй qui advient par l’art. Or la
facilitй qui advient par l’art est un certain habitus acquis par des њuvres,
comme on le voit clairement avec les vertus morales, si nous disons advenir par
l’art tout ce qui est fait selon la raison. La facultй ou facilitй naturelle
qu’est le libre arbitre sera donc un certain habitus.
4° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
les habitus nous font agir de telle ou telle faзon, et les puissances nous font
simplement agir. Or l’expression de libre arbitre dйsigne non seulement ce par
quoi nous agissons, mais ce par quoi nous agissons de telle faзon, c’est-а-dire
librement. L’expression de libre arbitre dйsigne donc un habitus.
5° [Le rйpondant] disait que lorsque l’on
dit : « l’habitus nous fait agir de telle ou telle faзon », il
faut comprendre : « bien ou mal ». En
sens contraire : ce qui entre dans la notion d’habitus est commun а
tout habitus. Or bien ou mal agir n’est pas commun а tout habitus, car les
habitus spйculatifs ne se rapportent pas au bien ou au mal, semble-t-il. Bien
ou mal agir n’entre donc pas dans la notion d’habitus.
6° Ce qui est фtй
par le pйchй ne peut кtre une puissance, mais un habitus. Or le libre arbitre
est фtй par le pйchй car, comme dit saint Augustin, « en usant mal de son
libre arbitre, l’homme se perdit et le perdit ». Le libre arbitre est donc
un habitus et non une puissance.
7° [Le rйpondant] disait que la parole de
saint Augustin s’entend de la libertй de la grвce, qui existe par un habitus. En sens contraire : selon saint Augustin,
personne ne mйsuse de l’habitus de la grвce. Le libre arbitre, dont on mйsuse,
ne peut donc кtre compris comme la libertй de la grвce.
8° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est « un habitus de l’esprit qui est libre de
soi-mкme » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Il est plus
facile de passer а l’acte de la connaissance qu’а l’acte de l’opйration. Or il
a йtй donnй а la puissance cognitive un habitus naturel, l’intelligence des
principes, qui est au sommet de la connaissance. А la puissance opйrative ou
motrice a donc aussi йtй donnй quelque habitus naturel. Puis donc que le libre
arbitre semble tenir le plus haut rang parmi les moteurs, il semble qu’il soit
un habitus, ou une puissance perfectionnйe par un habitus.
10° Une puissance
n’est restreinte que par un habitus. Or la volontй et la raison sont
restreintes dans le libre arbitre : en effet, la volontй porte sur les
choses possibles et les impossibles, tandis que le libre arbitre ne porte pas
sur les impossibles ; semblablement, la raison porte sur les choses qui
sont en nous et sur celles qui ne sont pas en nous, tandis que le libre arbitre
porte seulement sur celles qui sont en nous. L’expression de libre arbitre
dйsigne donc un habitus.
11° De mкme que le
nom de puissance dйsigne une chose qui s’ajoute а l’essence, de mкme le nom de
facultй dйsigne une chose qui s’ajoute а la puissance. Or ce qui s’ajoute а la
puissance, c’est l’habitus. Puis donc que le libre arbitre est une facultй, il
semble qu’il soit un habitus.
12° Saint Augustin
dit que le libre arbitre est « un mouvement vital et rationnel de
l’вme ». Or le nom de mouvement dйsigne un acte. Le libre arbitre est donc
un acte et non une puissance.
13° Le jugement,
selon Boиce, est l’acte de celui qui juge. Or l’arbitre est la mкme chose que
le jugement. L’arbitre est donc lui aussi un acte. Or ajouter
« libre » ne le fait pas sortir du genre de l’acte, car on appelle
libres les actes qui sont au pouvoir de l’agent. Le libre arbitre est donc un
acte et non une puissance.
14° Selon saint
Augustin au livre sur la Trinitй, ce
qui dйpasse son sujet est en lui essentiellement, non accidentellement :
par lа, il prouve que l’amour et la connaissance sont dans l’esprit
essentiellement, car l’esprit aime et connaоt non seulement soi-mкme, mais
aussi d’autres choses. Or le libre arbitre s’йtend au-delа du sujet, car l’вme
agit librement sur les choses qui sont au-dehors d’elle. Le libre arbitre est
donc dans l’вme essentiellement ; et ainsi, il n’est pas une puissance,
puisque la puissance s’ajoute а l’essence.
15° Aucune
puissance ne se met elle-mкme en acte. Or le libre arbitre se met en acte quand
il veut. Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.
En sens contraire :
1° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
chap. 5, trois choses sont dans l’вme : la puissance, l’habitus et la
passion. Or le libre arbitre n’est pas une passion, puisqu’il est dans la
partie supйrieure de l’вme, tandis que la passion et la qualitй passible sont
seulement relatives а la partie sensitive ; semblablement, il n’est pas un
habitus, puisqu’il est le sujet de la grвce — en effet, il se rapporte а
la grвce, suivant saint Augustin, comme le cheval au cavalier — alors
qu’un habitus ne peut кtre le sujet d’un autre habitus. Il reste donc que le
libre arbitre est une puissance.
2° Il semble y
avoir cette diffйrence entre la puissance et l’habitus, que la puissance qui a
des objets opposйs est dйterminйe а un seul objet par l’habitus. Or
l’expression de libre arbitre dйsigne une chose ayant des objets opposйs et nullement
dйterminйe а un seul objet. Le libre arbitre est donc une puissance et non un
habitus.
3° Saint Bernard
dit : « Фte le libre arbitre, il n’y a plus rien а sauver. » Or
ce qui est sauvй est l’вme, ou une puissance de l’вme. Puis donc que le libre
arbitre n’est pas l’вme, car il relиve seulement de la partie supйrieure, il
reste qu’il est une puissance.
4° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24 : « Cette puissance de l’вme raisonnable, par laquelle
elle peut vouloir le bien ou le mal en distinguant l’un de l’autre, est appelйe
libre arbitre. » Et ainsi, le libre arbitre est une puissance.
5° Anselme dit
que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй
pour elle-mкme ». Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
L’expression de
libre arbitre, si l’on envisage son sens, dйsigne un acte ; mais le
langage usuel l’a amenйe а signifier ce qui est le principe de l’acte. En
effet, lorsque nous disons que l’homme jouit du libre arbitre, non ne voulons
pas dire qu’il juge librement en acte, mais qu’il a en lui-mкme de quoi pouvoir
juger librement.
Si donc cet
acte de juger librement a en soi quelque chose qui excиde la force de la
puissance, alors l’expression de libre arbitre dйsignera un habitus, ou une
puissance perfectionnйe par un habitus ; ainsi, se mettre en colиre avec
mesure implique une chose qui dйpasse la force de l’irascible, car l’irascible
ne peut par lui-mкme rйfrйner la passion de colиre, а moins d’кtre perfectionnй
par un habitus, grвce auquel la mesure de la raison est imprimйe en lui. Mais
si juger librement n’implique pas en soi une chose qui dйpasse la force de la
puissance, l’expression de libre arbitre dйsignera simplement la
puissance ; ainsi, se mettre en colиre ne dйpasse pas la force de la
puissance irascible, donc son principe propre est la puissance, et non un
habitus.
Or il est avйrй
que l’acte de juger, si l’on n’y ajoute rien, ne passe pas la force de la
puissance, йtant donnй que c’est l’acte d’une puissance — la raison — par sa
nature propre, sans qu’un habitus surajoutй soit requis. Et de mкme, ajouter
« librement » ne dйpasse pas non plus la force de la puissance. Car
on dit qu’une chose se fait librement lorsqu’elle est au pouvoir de celui qui
agit. Or, qu’une chose soit en notre pouvoir, cela est en nous par une
puissance — la volontй — et non par un habitus. Voilа pourquoi l’expression de
libre arbitre ne dйsigne pas un habitus, mais la puissance de volontй ou de
raison, l’une en relation а l’autre. En effet, l’acte d’йlection est produit
ainsi, c’est-а-dire de l’une d’elles en relation а l’autre, suivant la parole
du Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique,
disant que l’йlection est l’appйtit de l’intellectif, ou l’intelligence de
l’appйtitif.
De ce qui prйcиde
ressort aussi le motif pour lequel certains ont prйtendu que le libre arbitre
йtait un habitus. En effet, certains ont affirmй cela а cause de ce qui est
ajoutй par le libre arbitre а la volontй et а la raison, c’est-а-dire la
relation de l’une а l’autre. Mais cela ne peut inclure la notion d’habitus, si
l’on prend le nom d’habitus au sens propre : car l’habitus est une
certaine qualitй, par laquelle la puissance est inclinйe а l’acte. D’autres ont
prйtendu que le libre arbitre йtait une puissance habituelle, au vu de la
facilitй qui nous fait juger librement. Mais cela, comme on l’a dйjа dit,
n’excиde pas la notion de puissance.
Rйponse aux objections :
1° On dit qu’une
chose est facile de deux faзons : d’abord а cause de l’йloignement d’un
empкchement ; ensuite а cause de l’adjonction d’une aide. Ainsi, la
facilitй qui accompagne l’habitus rйsulte de l’adjonction d’une aide, car
l’habitus incline la puissance а l’acte. Or l’expression de libre arbitre ne
dйsigne pas cette facilitй, йtant donnй que, autant qu’il est en lui, le libre
arbitre n’est pas inclinй vers un objet plutфt que vers l’autre ; mais
elle dйsigne la facilitй qui rйsulte de l’йloignement d’un empкchement, parce
que le libre arbitre n’est empкchй dans son opйration propre par aucune
contrainte. Voilа pourquoi saint Augustin a proprement dйsignй le libre arbitre
comme une facultй, non comme une facilitй : car la facultй semble
impliquer qu’une chose est au pouvoir de celui qui a la facultй.
2°
&
3°
Et il faut rйpondre de mкme aux deuxiиme et troisiиme arguments, qui portent
sur la facilitй de l’habitus.
4° Dans l’acte,
on peut considйrer deux mouvements : l’un qui relиve de la notion
d’habitus, comme quand on fait bien ou mal quelque chose ; l’autre qui
relиve de la notion de puissance, comme connaоtre immatйriellement convient а
l’intelligence par la nature mкme de cette puissance. Ainsi, le mode impliquй
dans ce que j’appelle « juger librement », ne relиve pas d’un habitus
ajoutй mais de la puissance mкme de la raison, comme on l’a dit.
5° [La solution
au cinquiиme argument fait dйfaut.]
6° L’homme, en
usant mal du libre arbitre, ne l’a pas perdu totalement, mais а un certain
point de vue : car aprиs le pйchй il ne peut pas кtre sans pйchй, comme il
pouvait l’кtre avant le pйchй.
7° Bien que nul
ne puisse mйsuser de la grвce, on peut cependant mйsuser d’un libre arbitre
ayant la libertй de la grвce, au sens oщ nous mйsusons de ce qui est le
principe du mauvais usage, tel l’habitus ou la puissance. Mais au sens oщ nous
mйsusons d’une chose comme de l’objet de l’usage, il arrive que l’on mйsuse des
vertus et de la grвce, comme cela est clair pour le cas de ceux qui
s’enorgueillissent des vertus.
8° Saint Bernard
prend l’habitus improprement, dans le sens d’une quelconque facilitй.
9° Une puissance
peut avoir besoin d’un habitus pour deux raisons. D’abord, parce que
l’opйration qui doit кtre effectuйe par la puissance excиde la force de la
puissance, bien qu’elle n’excиde pas la force de toute la nature humaine.
Ensuite, parce qu’elle excиde la force de toute la nature humaine. Et de cette
seconde faзon, toutes les puissances de l’вme par lesquelles des actes
mйritoires sont йlicitйs ont besoin d’habitus, qu’elles soient affectives ou
intellectives ; car elles n’ont de pouvoir sur ce genre d’actes que si des
habitus de grвce leur sont ajoutйs.
Mais de la
premiиre faзon, l’intelligence a besoin d’un habitus, йtant donnй qu’elle ne
peut penser une chose sans lui кtre assimilйe par une espиce intelligible. Il
est donc nйcessaire que soient ajoutйes des espиces par lesquelles
l’intelligence passe а l’acte ; or une quelconque ordination des espиces
fait un habitus.
Et pour la mкme
raison, les puissances appйtitives infйrieures, c’est-а-dire l’irascible et le
concupiscible, ont besoin d’habitus pour кtre perfectionnйes par les vertus
morales. En effet, que leurs actes soient rйfrйnйs, cela ne dйpasse pas la
nature humaine, mais cela dйpasse la force des puissances susdites. Il est donc
nйcessaire que ce qui appartient а la puissance supйrieure, c’est-а-dire а la
raison, soit imprimй en elles ; et cette empreinte mкme de la raison dans
les puissances infйrieures accomplit formellement les vertus morales.
Mais la
puissance affective supйrieure n’a pas ainsi besoin d’un habitus, car elle tend
naturellement vers le bien qui lui est connaturel, comme vers son objet propre.
Aussi est-il seulement requis, pour qu’elle veuille le bien, que celui-ci lui
soit montrй par la puissance cognitive. Voilа pourquoi les philosophes n’ont
pas posй d’habitus dans la volontй, ni naturel ni acquis ; mais pour
diriger dans le domaine opйratif, ils ont posй la prudence dans la raison, et
la tempйrance, la force et les autres vertus morales dans l’irascible et le
concupiscible. Selon les thйologiens, en revanche, on pose dans la volontй
l’habitus de charitй pour les actes mйritoires.
10° Cette
restriction de la raison et de la volontй ne se fait pas par un habitus ajoutй,
mais par la relation d’une puissance а l’autre.
11° La facultй qui
opиre par l’inclination d’un habitus, ajoute а la puissance une chose qui est
d’une autre nature, c’est-а-dire l’habitus ; mais la facultй qui opиre par
йloignement de la contrainte, ajoute а la puissance une raison dйterminйe,
appartenant cependant а la nature mкme de la puissance ; comme la
diffйrence, qui est ajoutйe au genre, appartient а la nature de l’espиce.
12° Saint Augustin
dйfinit le libre arbitre par son acte propre, йtant donnй que les puissances
sont connues par leurs actes ; cette prйdication n’est donc pas
essentielle mais causale.
13° Bien qu’en
propriйtй de termes l’expression de libre arbitre dйsigne un acte, cependant le
langage usuel l’a transfйrйe а signifier le principe de l’acte.
14° La
connaissance et l’amour peuvent se rapporter а l’esprit de deux faзons. D’abord
comme а l’aimant et au connaissant ; et dans ce cas, ils ne dйpassent pas
l’esprit, et ne s’йcartent pas de la ressemblance des autres accidents.
Ensuite, ils peuvent se rapporter а l’esprit comme а l’aimй et au connu ;
et dans ce cas, ils dйpassent l’esprit, car l’esprit aime et connaоt non
seulement soi-mкme, mais aussi les autres choses ; et ainsi, ils
s’йcartent de la ressemblance des autres accidents. Car les autres accidents,
dans le rapport qu’ils ont au sujet, ne se rapportent pas а quelque chose
d’extйrieur ; mais c’est en agissant qu’ils se rapportent а l’extйrieur,
et en inhйrant qu’ils se rapportent au sujet. Mais l’amour et la connaissance
se rapportent de quelque unique faзon au sujet et aux choses extйrieures ;
quoiqu’il y ait un mode par lequel ils se rapportent seulement au sujet. Ainsi
donc, il n’est pas nйcessaire que l’amour et la connaissance soient essentiels
а l’esprit, sauf lorsque l’esprit est connu et aimй dans son essence.
15° [Dans
certaines йditions seulement.] Cet argument vaut pour la puissance passive
d’exister — telle la matiиre prime —, qui ne se met pas elle-mкme en
acte ; mais il ne vaut pas pour la puissance opйrative — tel le libre
arbitre —, qui est amenйe а l’acte par l’objet. Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?
Objections :
Il semble qu’il
soit plusieurs puissances.
1° Comme dit
saint Augustin, le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison.
Or la raison et la volontй sont des puissances diffйrentes. Le libre arbitre se
rattache donc а diffйrentes puissances.
2° Les puissances
sont connues par les actes. Or les actes de diverses puissances sont attribuйs
au libre arbitre ; en effet, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme
livre, а propos du libre arbitre, « les deux solutions dйpendent de
nous : s’йbranler ou non, se remuer ou non, dйsirer ou non, etc. »,
toutes choses dont il est certain qu’elles relиvent de plusieurs puissances. Le
libre arbitre est donc plusieurs puissances.
3° Boиce dit au livre
sur la Consolation : « Le
libre arbitre est dans les substances divines » — c’est-а-dire dans les
anges — « par ceci qu’il y a en eux un jugement pйnйtrant et une volontй
intиgre. » Or la pйnйtration du jugement relиve de la raison. Le libre
arbitre inclut donc en soi la volontй et la raison ; et ainsi, le libre
arbitre est plusieurs puissances.
4° [Le rйpondant] disait que c’est une
puissance unique ayant la vertu de deux. En sens
contraire : de mкme que l’on trouve dans la partie supйrieure de
l’вme une puissance cognitive et une puissance affective, de mкme aussi dans la
partie infйrieure. Or dans la partie infйrieure, il n’y a pas de puissance qui
ait en soi la vertu de la cognitive et de l’affective. Donc dans la partie
supйrieure non plus.
5° Boиce dit au
livre sur la Consolation de la
philosophie que « la suprкme servitude, c’est quand les esprits
humains livrйs aux vices sont bientфt obscurcis dans le nuage de la science et
troublйs par des affections dangereuses ». Or la servitude dont il est parlй
ici, est contraire au libre arbitre. Le libre arbitre inclut donc en soi la
raison et la volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
En sens contraire :
1° L’homme est
appelй un microcosme, en tant que la ressemblance du macrocosme se trouve en
lui. Or, dans le macrocosme, on ne trouve pas deux natures extrкmes sans une
intermйdiaire. Donc, dans l’homme non plus, on ne trouve pas deux puissances
extrкmes sans une intermйdiaire. Or il se rencontre en l’homme une puissance qui
tend toujours vers le bien : la syndйrиse ; et une autre quasiment
opposйe а celle-ci, et qui incline toujours vers le mal : la sensualitй.
Il se rencontre donc une puissance qui se rapporte au bien et au mal, et c’est
le libre arbitre. Et ainsi, il semble que le libre arbitre soit une puissance
unique.
Rйponse :
Deux
considйrations ont poussй certains а poser que le libre arbitre йtait plusieurs
puissances. А l’origine de la premiиre, il y avait le constat que, par le libre
arbitre, nous avons un pouvoir sur les actes de toutes les puissances ;
c’est pourquoi ils posaient que le libre arbitre йtait comme un tout universel
pour toutes les puissances. Mais cela n’est pas possible, car alors il
s’ensuivrait qu’il y a en nous de nombreux libres arbitres, а cause de la
multitude des puissances ; en effet, plusieurs hommes sont plusieurs кtres
vivants. Et la raison susdite ne nous contraint pas а poser cela ; car
tous les actes des diverses puissances ne se rapportent au libre arbitre que
moyennant un acte unique, celui d’йlire : en effet, nous nous mouvons par
le libre arbitre dans la mesure oщ, par le libre arbitre, nous йlisons de nous
mouvoir, et de mкme pour les autres actes. Cela ne montre donc pas que le libre
arbitre est plusieurs puissances, mais qu’il est une puissance unique mouvant
par sa vertu diverses puissances.
Mais une autre
considйration poussait certains autres а poser la pluralitй des puissances dans
le libre arbitre. Ils partaient du constat que des choses relevant de diverses
puissances se rencontraient dans l’acte du libre arbitre : le jugement,
qui appartient а la raison, et l’appйtit, qui appartient а la volontй. De lа,
il prйtendirent que le libre arbitre rassemblait en lui-mкme plusieurs
puissances а la faзon dont le tout intйgral contient ses parties. Mais cela est
impossible. En effet, puisque l’acte qui est attribuй au libre arbitre est un
acte spйcial unique, celui d’йlire, il ne peut йmaner immйdiatement de deux
puissances ; mais il йmane de l’une immйdiatement, et de l’autre mйdiatement,
c’est-а-dire en tant que ce qui appartient а la premiиre puissance est laissй
dans la seconde. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance unique.
Rйponse aux objections :
1° Saint Augustin
dit que le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, parce
l’homme est ordonnй а l’acte du libre arbitre par l’une et l’autre puissance,
quoique non immйdiatement.
2° Le libre
arbitre n’est ordonnй aux actes des diverses puissances que moyennant son
unique acte propre, comme on l’a dit.
3° Boиce attribue
au libre arbitre ce qui appartient а diverses puissances, en tant que l’homme
est ordonnй а l’acte du libre arbitre а travers diffйrentes puissances, comme
on l’a dit.
4° Dans la partie
irrationnelle et infйrieure de l’вme, il y a seulement une simple apprйhension
par la partie cognitive, et non une autre confrontation ou ordination, comme
c’est dйjа le cas dans la partie apprйhensive rationnelle. Voilа pourquoi, dans
la partie sensitive, l’appйtit se porte simplement vers l’objet, sans qu’aucun
ordre soit laissй par l’apprйhensive dans l’appйtitive. Aussi n’y a-t-il dans
la partie sensitive aucune puissance qui comprenne en soi en quelque faзon
l’apprйhensive et l’appйtitive, comme c’est le cas dans la partie rationnelle.
5° Il faut
rйpondre comme au quatriиme argument. Article 6 : Le libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ?
Objections :
Il semble qu’il
soit une autre puissance.
1° Ce qui est
prйdiquй d’une chose essentiellement, ne doit pas кtre posй obliquement dans sa
dйfinition, comme « animal » ne doit pas кtre posй obliquement dans
la dйfinition de l’homme. Or la raison et la volontй sont posйs obliquement
dans la dйfinition du libre arbitre ; en effet, elle est appelйe « facultй
de la volontй et de la raison ». Le libre arbitre n’est donc pas la raison
ou la volontй, mais une puissance autre que ces deux.
2° Les
diffйrences des puissances sont connues par les diffйrences des actes. Or
йlire, qui est l’acte du libre arbitre, diffиre de vouloir, qui est l’acte de
la volontй, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Le libre arbitre est donc une
puissance autre que la volontй.
3° Dans
l’expression de libre arbitre, l’arbitre est posй dans l’abstrait, mais la libertй
dans le concret. Or l’arbitre appartient а la raison, la libertй а la volontй.
Ce qui appartient а la raison convient donc essentiellement au libre arbitre,
tandis que ce qui appartient а la volontй lui convient pour ainsi dire
dйnominativement et actuellement ; et ainsi, le libre arbitre semble кtre
la raison plutфt que la volontй.
4° Selon saint
Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, nous sommes douйs de libre arbitre
dans la mesure oщ nous sommes raisonnables. Or nous sommes raisonnables dans la
mesure oщ nous avons la raison. Nous sommes donc douйs de libre arbitre dans la
mesure oщ nous avons la raison ; et de la sorte, il semble que le libre
arbitre soit la raison.
5° L’ordre des
puissances dйpend de l’ordre des habitus. Or l’acte de la foi, qui est un
habitus de la raison, est formй par la charitй, qui est un habitus de la
volontй. Un acte de la raison est donc formй par la volontй, et non l’inverse.
Et de la sorte, si l’acte du libre arbitre appartient aux deux puissances que
sont la volontй et la raison, а l’une comme а celle qui йlicite, et а l’autre
comme celle qui forme, il semble qu’il appartienne а la raison comme а celle
qui йlicite ; et ainsi, le libre arbitre est essentiellement la raison, et
par consйquent il est une autre puissance que la volontй.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au troisiиme livre, chap. 14 : « Le libre arbitre
n’est rien d’autre que la volontй. »
2° Le Philosophe
dit au troisiиme livre de l’Йthique
que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or l’йlection est
l’acte du libre arbitre. Le libre arbitre est donc la puissance appйtitive. Or
elle n’est pas l’appйtit infйrieur, qui se divise en irascible et
concupiscible, car dans ce cas les bкtes auraient le libre arbitre. Elle est donc
l’appйtit supйrieur ; et celui-ci est la volontй, suivant le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme. Le libre
arbitre est donc la volontй.
Rйponse :
Certains
prйtendent que le libre arbitre est une troisiиme puissance, autre que la
volontй et que la raison, parce qu’il voient que l’acte du libre arbitre —
йlire — est diffйrent а la fois de l’acte de la simple volontй et de l’acte de
la raison. Car l’acte de la raison consiste dans la seule connaissance, la
volontй a son acte relativement au bien qui est fin, et le libre arbitre
relativement au bien qui est moyen. Donc, de mкme que le bien qui est moyen
rйsulte de la notion de fin, et que l’appйtit du bien rйsulte de la
connaissance, de mкme ils disent que, d’une certaine faзon, par un ordre
naturel, la volontй procиde de la raison, et que de ces deux procиde une
troisiиme puissance qui est le libre arbitre. Mais cela ne peut pas se soutenir
convenablement. En effet, l’objet et ce qui est la raison de l’objet relиvent
de la mкme puissance, comme la couleur et la lumiиre relиvent de la vue. Or
toute la raison de l’appйtibilitй du moyen, en tant que tel, est la fin. Il est
donc impossible que rechercher la fin relиve d’une autre puissance que
rechercher le moyen. Et cette diffйrence entre la fin, qui est recherchйe dans
l’absolu, et le moyen, qui est recherchй en relation а autre chose, ne peut
induire une distinction des puissances appйtitives. Car l’ordination de l’un а
l’autre n’est pas par soi dans l’appйtit, mais par autre chose, c’est-а-dire
par la raison, а laquelle il appartient d’ordonner et de confronter ; elle
ne peut donc кtre une diffйrence spйcifique constituant une espиce de
l’appйtit.
Quant а savoir
si йlire est un acte de la raison ou de la volontй, le Philosophe semble
laisser cela dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique ; supposant toutefois que c’est en quelque faзon une
vertu des deux, il dit que l’йlection est soit l’intelligence de l’appйtitif,
soit l’appйtit de l’intellectif. En revanche, il dit au troisiиme livre de l’Йthique que c’est un appйtit,
dйfinissant l’йlection comme le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or, que
cela soit vrai, et l’objet lui-mкme en fournit la preuve — car de mкme que le
dйlectable et l’honnкte, qui incluent la notion de fin, sont objets de la puissance
appйtitive, de mкme aussi le bien utile, qui est proprement йlu —, et le nom le
fait voir clairement : car le libre arbitre, comme on l’a dit, est la
puissance par laquelle l’homme peut juger librement. Or, si une chose est
appelйe principe de ce qu’un acte est fait d’une certaine faзon, il n’est pas
nйcessaire qu’elle soit purement et simplement le principe de cet acte, mais
l’on signifie qu’elle en est le principe d’une certaine faзon ; de mкme,
en disant que la grammaire est la science du parler correct, on ne dit pas
qu’elle est purement et simplement le principe de la parole, car l’homme peut
parler sans la grammaire, mais qu’elle est le principe de la correction dans la
parole. Ainsi йgalement, « la puissance qui nous fait juger librement »
ne s’entend pas de celle qui nous fait purement et simplement juger, ce qui
appartient а la raison, mais de celle qui donne la libertй lorsqu’on juge, ce
qui appartient а la volontй. C’est pourquoi le libre arbitre est la volontй
elle-mкme ; et il ne renvoie pas а celle-ci dans l’absolu, mais
relativement а un acte d’elle, celui d’йlire.
Rйponse aux objections :
1° L’expression
de libre arbitre ne dйsigne pas la volontй dans l’absolu mais en relation а la
raison ; c’est pourquoi, pour signifier cela, la volontй et la raison sont
posйs obliquement dans la dйfinition du libre arbitre.
2° Bien qu’йlire
soit un autre acte que vouloir, cependant cette diffйrence ne peut induire une
distinction des puissances.
3° Bien que le
jugement appartienne а la raison, cependant la libertй dans le jugement
appartient immйdiatement а la volontй.
4° Nous sommes
appelйs raisonnables non seulement d’aprиs la puissance de la raison, mais
aussi d’aprиs l’вme raisonnable, dont la volontй est une puissance ; et
c’est dans la mesure oщ nous sommes ainsi raisonnables que nous sommes dits
douйs de libre arbitre. Cependant, si le terme « raisonnables » йtait
pris de la puissance de la raison, la citation en question signifierait que la
raison est l’origine premiиre du libre arbitre, mais non le principe immйdiat
de l’йlection.
5° La volontй
meut d’une certaine faзon la raison en commandant son acte, et la raison meut
la volontй en lui proposant son objet, qui est la fin, et de lа vient que l’une
et l’autre des deux puissances peut en quelque faзon кtre formйe par l’autre. Article 7 : Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй dans le bien ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La nature
spirituelle est plus noble que la corporelle. Or il convient а quelque nature
corporelle, telle la nature de corps cйleste, qu’aucun dйsordre ne puisse
exister dans son mouvement. Donc а bien plus forte raison peut-il exister une
nature crййe spirituelle, capable de libre arbitre, dans les mouvements de
laquelle aucun dйsordre ne puisse exister naturellement ; et cela, c’est
кtre impeccable, ou кtre confirmй dans le bien.
2° [Le rйpondant] disait qu’il appartient а
la noblesse de la crйature spirituelle de pouvoir mйriter ; ce qui serait
impossible, si elle ne pouvait pas pйcher et ne pas pйcher. En sens contraire : pouvoir mйriter convient а
une crйature spirituelle en ceci qu’elle a la maоtrise de son acte. Or, si elle
ne pouvait faire que de bons actes, la maоtrise de son acte lui demeurerait
nйanmoins : en effet, elle pourrait faire ou ne pas faire quelque bien
sans tomber dans le mal, ou du moins choisir entre le bien et le meilleur. Il
n’est donc pas requis, pour mйriter, que l’on puisse pйcher.
3° Le libre
arbitre, par lequel nous mйritons avec le secours de la grвce, est une
puissance active. Or faillir n’entre pas dans la notion de puissance active. La
crйature spirituelle peut donc avoir une puissance pour mйriter, si elle est
naturellement impeccable.
4° Anselme dit
que le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. Or
la libertй est la raison pour laquelle l’homme est capable de mйrite. Si donc
l’on фte la puissance de pйcher, il restera encore а l’homme la puissance de
mйriter.
5° Selon saint
Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne, la raison pour laquelle la crйature
est variable quant au libre arbitre est qu’elle vient du nйant. Or, pour la
crйature, pouvoir tomber dans le nйant s’ensuit plus immйdiatement de ce
qu’elle vient du nйant que pouvoir faire le mal. Or on trouve une crйature qui
est naturellement incorruptible, comme l’вme et les corps cйlestes. On peut
donc а bien plus forte raison trouver une crйature spirituelle qui soit
naturellement impeccable.
6° Ce que Dieu
fait en l’un, il peut le faire en d’autres. Or Dieu donne а la crйature
spirituelle de tendre si immuablement par sa nature vers quelque bien, а savoir
la fйlicitй, qu’elle ne peut nullement tendre vers le contraire. Donc, pour la
mкme raison, il pourrait confйrer а une crйature le privilиge de rechercher
naturellement tout bien de telle faзon qu’elle ne puisse aucunement кtre
inclinйe au mal.
7° Dieu йtant le
souverain bien, il se communique souverainement ; tout ce dont la crйature
est capable est donc communiquй а la crйature. Or la crйature est capable de
cette perfection qu’est la confirmation dans le bien, ou l’impeccabilitй ;
et on le voit clairement, car cela est concйdй par grвce а quelques crйatures.
Quelque crйature est donc naturellement impeccable, ou confirmйe dans le bien.
8° La substance
est le principe de la vertu, et la vertu est le principe de l’opйration. Or
quelque crйature est naturellement immuable quant а la substance. Il peut donc
exister quelque crйature naturellement immuable quant а l’opйration, en sorte
qu’elle soit naturellement impeccable.
9° Ce qui
convient а la crйature en raison du principe par lequel elle existe, lui
convient plus essentiellement que ce qui lui convient en raison du principe
dont elle provient ; car l’effet reзoit la ressemblance de la cause par
laquelle il est, mais il a une opposition а ce dont il provient : les
opposйs proviennent des opposйs, comme le blanc du noir. Or la confirmation
dans le bien convient а quelque crйature par Dieu, par lequel elle existe. On
doit donc dire que la confirmation dans le bien lui est bien plus naturelle que
le pouvoir de pйcher, qui lui convient en tant qu’elle provient du nйant.
10° La fйlicitй
civile a une immuabilitй. Or l’homme peut par ses principes naturels parvenir а
la fйlicitй civile. Il peut donc avoir naturellement l’immuabilitй dans le
bien.
11° Ce que l’on a
par nature, est immuable. Or l’homme recherche le bien naturellement. Et donc
immuablement.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit que si la crйature raisonnable peut кtre inflйchie vers le mal
dans son йlection, c’est parce qu’elle vient du nйant. Or il ne peut exister de
crйature qui ne vienne du nйant. Il ne peut donc exister de crйature dont le
libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien.
2° Une propriйtй
de la nature supйrieure ne peut convenir naturellement а la nature infйrieure,
que si celle-ci se convertit en la nature supйrieure ; par exemple, il ne
peut se faire que l’eau soit naturellement chaude, que si elle se convertit en
la nature du feu ou de l’air. Or, avoir une bontй indйfectible est une
propriйtй de la nature divine. Il est donc impossible que cela convienne
naturellement а une autre nature, а moins que celle-ci ne se convertisse en la
nature divine, ce qui est impossible.
3° Le libre
arbitre ne se trouve en aucune crйature autre que l’ange et l’homme. Or tant
l’ange que l’homme a pйchй. Aucune crйature n’a donc son libre arbitre
naturellement confirmй dans le bien.
4° Aucune
crйature raisonnable n’est empкchйe d’obtenir la bйatitude, si ce n’est en
raison du pйchй. Si donc une crйature raisonnable йtait naturellement
impeccable, elle pourrait parvenir а la bйatitude sans la grвce par ses simples
principes naturels ; ce qui ressemble fort а l’hйrйsie pйlagienne.
Rйponse :
Il n’existe ni
ne peut exister aucune crйature dont le libre arbitre soit naturellement
confirmй dans le bien en sorte qu’il lui convienne par ses seuls principes
naturels de ne pouvoir pйcher. Et en voici la raison.
Le dйfaut de
l’action est causй par un dйfaut des principes d’action ; par consйquent,
s’il existe un кtre en lequel les principes d’action ne peuvent ni faillir en
eux-mкmes, ni кtre empкchйs par quelque chose d’extйrieur, alors il est
impossible que l’action de cet кtre dйfaille, comme cela est clair pour les
mouvements des corps cйlestes. Mais la dйfaillance dans les actions est
possible pour les кtres en lesquels les principes de l’agir peuvent faillir ou
кtre empкchйs, comme on le voit dans le cas des кtres sujets а la gйnйration et
а la corruption, qui, en raison de leur transmutabilitй, ont un dйfaut dans
leurs principes actifs, et de lа proviennent leurs actions dйficientes ;
et c’est pourquoi le pйchй se produit frйquemment dans les opйrations de la
nature, les enfantements monstrueux en sont la preuve. Car le pйchй n’est rien
d’autre — que ce terme soit employй pour les rйalitйs naturelles, artificielles
ou volontaires — que le dйfaut ou le dйsordre de l’action propre, lorsqu’une
chose est faite non comme elle doit l’кtre, ainsi qu’on le voit clairement au
deuxiиme livre de la Physique.
Or, dans
l’agir, la nature raisonnable douйe de libre arbitre est diffйrente de toute
autre nature. En effet, une autre nature est ordonnйe а quelque bien
particulier, et ses actions sont dйterminйes relativement а ce bien ;
tandis que la nature raisonnable est simplement ordonnйe au bien. Car de mкme
que le vrai dans l’absolu est l’objet de l’intelligence, de mкme aussi le bien
dans l’absolu est l’objet de la volontй ; et de lа vient que la volontй
s’йtend au principe universel des biens, auquel nul autre appйtit ne peut
parvenir. Et c’est pourquoi la crйature raisonnable n’a pas des actions
dйterminйes, mais se comporte avec une certaine indiffйrence envers les actions
matйrielles.
Or, toute
action vient de l’agent sous l’aspect d’une certaine ressemblance : ainsi
le chaud chauffe-t-il ; si donc il y a un agent qui est ordonnй dans son
action а quelque bien particulier, il est nйcessaire, pour que son action soit
naturellement indйfectible, que la notion de ce bien soit en lui naturellement et
immuablement ; par exemple, si une chaleur immuable est naturellement dans
un corps, il chauffe immuablement. Et c’est pourquoi la nature raisonnable, qui
est ordonnйe au bien dans l’absolu par des actions variйes, ne peut avoir
naturellement des actions qui ne s’йcartent pas du bien, que si la notion de
bien universel et parfait est en elle naturellement et immuablement ; ce
qui, assurйment, ne peut exister que par la nature divine. Car Dieu seul est
l’acte pur ne recevant le mйlange d’aucune puissance, et par suite, il est la
bontй pure et absolue. Mais une crйature quelconque, puisqu’elle a dans sa
nature un mйlange de puissance, est un bien particulier ; et ce mйlange de
puissance lui advient parce qu’elle est tirйe du nйant. D’oщ il suit que, parmi
les natures raisonnables, seul Dieu a un libre arbitre naturellement impeccable
et confirmй dans le bien, tandis que cela ne peut exister dans la crйature,
parce qu’elle vient du nйant, comme disent saint Jean Damascиne et saint
Grйgoire de Nysse ; et tel est le bien particulier en lequel se fonde la
notion de mal, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins.
Rйponse aux objections :
1° Les crйatures
corporelles, comme on l’a dit, sont ordonnйes а quelque bien particulier par
des actions dйterminйes. Voilа pourquoi, pour que l’erreur et le pйchй soient
naturellement absents de leurs actions, il suffit qu’elles soient par leur
nature affermies dans quelque bien particulier ; ce qui ne suffit pas pour
des natures spirituelles ordonnйes au bien dans l’absolu, comme on l’a dit.
2° Кtre
naturellement impeccable et avoir la maоtrise de son acte ne sont pas opposйs,
puisque les deux conviennent а Dieu ; mais le premier s’oppose au second
dans une nature crййe, qui est un bien particulier : en effet, aucune
crйature ayant des actions dйterminйes ordonnйes а un bien particulier ne peut
avoir la maоtrise de son acte.
3° Bien que
faillir n’entre pas dans la notion de puissance active, cependant кtre
faillible entre dans la notion de la puissance active qui n’a pas en elle-mкme
pour son action des principes suffisants et immuables.
4° Bien que
pouvoir pйcher ne soit pas une partie de la libertй de l’arbitre, cependant
cela accompagne la libertй dans la nature crййe.
5° C’est par
autre chose que la crйature obtient un кtre dйterminй et particulier. Par
consйquent, la crйature peut avoir un кtre stable et immuable, bien que la
notion de bien absolu et parfait ne se trouve pas en elle naturellement. En
revanche, c’est par ses actions qu’elle est ordonnable au bien dans l’absolu ;
voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
6° Tout esprit
raisonnable recherche naturellement la fйlicitй de faзon indйterminйe et en
gйnйral, et а cet йgard il ne peut faillir ; mais de faзon particuliиre,
il n’y a pas de mouvement dйterminй de la volontй de la crйature pour chercher
la fйlicitй en ceci ou cela. Et ainsi, quelqu’un peut pйcher en recherchant la
fйlicitй, s’il la cherche lа oщ il ne doit pas la chercher, comme celui qui
cherche la fйlicitй dans les plaisirs ; et il en est ainsi а l’йgard de
tous les biens : car rien n’est recherchй que sous l’aspect du bien, comme
dit Denys. Et la raison en est, qu’il y a naturellement dans l’esprit l’appйtit
du bien, mais non de tel ou tel bien ; c’est pourquoi en cela, le pйchй
peut survenir.
7° La crйature
est capable d’impeccabilitй, mais non en sorte qu’elle l’ait
naturellement ; l’argument n’est donc pas concluant.
8° L’opйration
droite procйdant du libre arbitre n’a pas pour principe la seule substance, ni
la vertu ou la puissance ; mais elle requiert une application convenable
de la volontй а des choses qui sont au-dehors, comme la fin et d’autres choses
de ce genre. Voilа pourquoi, alors qu’il n’existe aucun dйfaut dans la
substance de l’вme ou dans la nature du libre arbitre, il peut s’ensuivre un
dйfaut dans son action. L’impeccabilitй naturelle ne peut donc pas se dйduire
de l’immuabilitй naturelle de la substance.
9° Dieu est la
cause de la crйature non seulement quant а ses principes naturels, mais aussi
quant а ses perfections ajoutйes. Il n’est donc pas nйcessaire que tout ce que
la crйature tient de Dieu lui soit naturel, mais seulement ce que Dieu lui a
donnй en instituant sa nature ; et la confirmation dans le bien n’est pas
de ce genre.
10° Puisque la
fйlicitй civile n’est pas la fйlicitй au plein sens du terme, elle n’a pas
l’immuabilitй au plein sens du terme ; mais elle est appelйe immuable,
parce qu’elle n’est pas facilement renversйe. Cependant, si la fйlicitй civile
йtait immuable au plein sens du terme, il ne s’ensuivrait pas que le libre
arbitre soit naturellement confirmй dans le bien. Car nous n’appelons pas
naturel ce qui peut кtre acquis par les principes naturels — de cette faзon,
les vertus politiques peuvent кtre appelйes naturelles — mais ce qui rйsulte
d’une nйcessitй des principes de la nature.
11° Bien que
l’homme recherche naturellement le bien en gйnйral, cependant il ne le
recherche pas naturellement de maniиre spйciale, comme on l’a dit ; et
c’est de ce cфtй que survient le pйchй et le dйfaut. Article 8 : Le libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don de la grвce ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La grвce, en
advenant а la nature, ne la dйtruit pas. Puis donc que le pouvoir d’кtre
inflйchi vers le mal se trouve naturellement dans le libre arbitre de la
crйature, il semble que cela ne puisse pas lui кtre фtй par la grвce.
2° Il est au
pouvoir du libre arbitre d’user ou non de la grвce, car le libre arbitre ne
peut pas кtre contraint par la grвce. Or, si le libre arbitre n’use pas de la
grвce versйe en lui, il tombe dans le mal. Aucune grвce ne peut donc, en
advenant, confirmer le libre arbitre dans le bien.
3° Le libre
arbitre a la maоtrise de son acte. Or, user de la grвce est un certain acte du
libre arbitre. User ou ne pas user est donc au pouvoir du libre arbitre ;
et ainsi, il ne peut pas кtre confirmй par la grвce.
4° La flexibilitй
vers le mal est dans le libre arbitre de la crйature parce qu’elle vient du
nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Or aucune grвce ne peut фter а la
crйature le fait de venir du nйant. Aucune grвce ne pourra donc confirmer le
libre arbitre dans le bien.
5° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu, et qu’il ne reзoit
accroissement ni de la justice ni de la grвce, ni, de la faute,
amoindrissement. Or la confirmation dans le bien, en advenant au libre arbitre,
augmente celui-ci : car, suivant saint Augustin, « dans les grandeurs
non matйrielles, c’est une mкme chose d’кtre plus grand et d’кtre meilleur ».
Le libre arbitre ne peut donc pas кtre confirmй dans le bien par la grвce.
6° Comme il est
dit au livre des Causes, « ce
qui est en quelque chose, y existe avec le mode de ce en quoi il est ». Or
le libre arbitre, par sa nature, peut se mouvoir vers le bien et le mal. La
grвce qui lui advient est donc reзue en lui de telle faзon qu’il puisse se
mouvoir vers le bien et le mal. Et ainsi, il semble qu’elle ne puisse pas le
confirmer dans le bien.
7° Tout ce que
Dieu ajoute а la crйature, il pourrait, semble-t-il, le lui confйrer au premier
temps de sa crйation. Si donc le libre arbitre peut кtre confirmй par une grвce
surajoutйe, il pourrait кtre confirmй par quelque don fait а la crйature
spirituelle elle-mкme au moment de la crйation de sa nature ; et ainsi,
elle serait naturellement confirmйe dans le bien ; ce qui est impossible,
comme on l’a dit. Elle ne peut donc pas кtre confirmйe par grвce.
En sens contraire :
1° Les saints qui
sont dans la patrie sont confirmйs dans le bien, en sorte que dйsormais ils ne
peuvent plus pйcher ; sinon ils ne seraient pas sыrs de leur bйatitude, ni
par consйquent bienheureux. Or cette confirmation n’est pas en eux par nature,
comme on l’a dit. Elle est donc par grвce. Et ainsi, le libre arbitre peut кtre
confirmй par un don de la grвce.
2° De mкme que le
libre arbitre de l’homme doit а sa nature de pouvoir кtre inflйchi vers le mal,
de mкme le corps humain doit а sa nature d’кtre corruptible. Or le corps
humain, par le don de la grвce, est rendu incorruptible ;
1 Cor. 15, 53 : « Il faut que ce corps corruptible
revкte l’incorruptibilitй. » Le libre arbitre peut donc кtre confirmй dans
le bien par la grвce.
Rйponse :
Sur cette
question, Origиne s’est trompй : il voulait en effet que le libre arbitre
de la crйature ne fыt en aucune maniиre confirmй dans le bien, pas mкme chez
les bienheureux, sauf dans le Christ, а cause de son union au Verbe. Et cette
erreur le contraignait а poser que la bйatitude des saints et des anges n’йtait
pas perpйtuelle, mais devait finir un jour ; or il s’ensuit qu’elle n’est
pas vйritable, puisque l’immuabilitй et la sйcuritй entrent dans la notion de
la bйatitude. Voilа pourquoi, а cause de cet inconvйnient qui en rйsulte, sa
position doit кtre entiиrement rйprouvйe.
Il faut donc
affirmer sans rйserve que le libre arbitre peut кtre confirmй dans le bien par
la grвce. Et cela ressort de la considйration suivante. Si le libre arbitre de
la crйature ne peut pas кtre naturellement confirmй dans le bien, c’est parce
qu’il n’a pas dans sa nature la notion du bien parfait et absolu, mais d’un
certain bien particulier ; or, а ce bien parfait et absolu, qui est Dieu,
le libre arbitre est uni par la grвce. Par consйquent, si l’union devient
parfaite, en sorte que Dieu soit lui-mкme pour le libre arbitre toute la cause
de l’agir, il ne pourra pas кtre inflйchi vers le mal. Et cela se produit
assurйment en quelques-uns, principalement chez les bienheureux ; et en
voici la preuve.
La volontй tend
naturellement vers le bien comme vers son objet ; et si elle tend parfois
vers le mal, cela n’a lieu que parce que le mal lui est prйsentй sous l’aspect
du bien. En effet, le mal est involontaire, comme dit Denys au quatriиme
chapitre des Noms divins. Le pйchй,
c’est-а-dire rechercher le mal, ne peut donc exister dans le mouvement de la
volontй que si dans la puissance apprйhensive prйexiste un dйfaut а cause
duquel le mal lui est proposй comme un bien. Or ce dйfaut dans la raison peut
survenir de deux faзons.
D’abord par la
raison elle-mкme : en effet, il y a en elle naturellement et immuablement,
sans erreur, la connaissance du bien en gйnйral — tant du bien qui est fin que
du bien qui est moyen — mais non en particulier, et sur ce point elle peut se
tromper, en estimant comme une fin ce qui n’en est pas une, ou comme utile pour
la fin ce qui n’est pas utile. Et c’est pourquoi la volontй recherche
naturellement le bien qui est fin, c’est-а-dire la fйlicitй en gйnйral, et
semblablement le bien qui est moyen, car chacun recherche naturellement son
utilitй ; mais c’est en recherchant telle ou telle fin, ou en йlisant
telle ou telle chose utile, que survient un pйchй de la volontй.
Ensuite, la
raison dйfaille par quelque chose d’extйrieur, lorsque, а cause des puissances
infйrieures qui sont mues intensйment vers quelque chose, l’acte de la raison
est interrompu, de sorte qu’elle ne propose pas clairement ni fermement а la
volontй son jugement sur le bien ; comme lorsque quelqu’un a une
estimation droite de la chastetй а garder, mais, par convoitise de ce qui peut
dйlecter, recherche le contraire de la chastetй, а cause de ce que le jugement
de la raison est en quelque sorte liй par la convoitise, comme dit le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique.
Or, ces dйfauts
seront l’un et l’autre totalement фtйs aux bienheureux par leur union а Dieu.
Car, voyant l’essence divine, ils connaоtront que Dieu mкme est la fin qui doit
кtre souverainement aimйe ; ils sauront aussi de faзon particuliиre tout
ce qui unit а lui et tout ce qui sйpare de lui, connaissant Dieu non seulement
en soi, mais aussi en tant qu’il est la raison des autres choses ; et
l’esprit sera tellement fortifiй par cette clartй de la connaissance, qu’aucun
mouvement ne pourra s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre la
rиgle de la raison. Par consйquent, de mкme que nous recherchons maintenant de
faзon immuable le bien en gйnйral, de mкme les esprits des bienheureux
recherchent immuablement de faзon particuliиre le bien convenable ; et il
y aura en eux, au-dessus de l’inclination naturelle de la volontй, une charitй
parfaite les attachant totalement а Dieu. En aucune faзon le pйchй ne pourra
donc survenir en eux, et ainsi, ils seront confirmйs par la grвce.
Rйponse aux objections :
1° C’est а cause
de l’imperfection de la nature crййe que celle-ci peut кtre inflйchie vers le
mal ; et la grвce qui confirme dans le bien фte cette imperfection en
perfectionnant la nature, comme la lumiиre qui advient а l’air фte son
obscuritй, qu’il a naturellement sans la lumiиre.
2° Il est au
pouvoir du libre arbitre de ne pas user d’un habitus ; cependant, ne pas
user d’un habitus, cela mкme peut lui кtre proposй sous l’aspect du bien ;
ce qui, entendu de la grвce, ne peut avoir lieu chez les bienheureux, comme on
l’a dit.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Parce que le
libre arbitre vient du nйant, il lui convient de n’кtre pas naturellement
confirmй dans le bien ; et il ne peut pas lui кtre accordй par grвce
d’кtre naturellement confirmй dans le bien par la grвce. Mais il ne convient pas
au libre arbitre, en tant qu’il vient du nйant, de ne pouvoir aucunement кtre
confirmй dans le bien ; de mкme qu’il y a dans l’air, par sa nature, non
pas de ne pouvoir aucunement кtre illuminй, mais de ne pas кtre naturellement
lumineux en acte.
5° Saint Bernard
parle du libre arbitre quant а la libertй de toute contrainte, qui ne reзoit
pas le plus ou le moins en intensitй.
6° Ce qui est
reзu en quelque chose, on peut en considйrer et l’кtre et la nature. Quant а
son кtre, il existe en ce en quoi il est reзu avec le mode de ce qui le reзoit,
mais il attire cependant vers sa nature cela mкme qui le reзoit ; par
exemple, la chaleur reзue dans l’eau a l’existence dans l’eau avec le mode de
l’eau, c’est-а-dire en tant qu’elle est dans l’eau comme un accident dans un
sujet ; cependant, elle tire l’eau hors de sa disposition naturelle pour
qu’elle devienne chaude et fasse acte de chaleur ; et semblablement pour
la lumiиre et l’air, quoique cela ne se fasse pas contre la nature de l’air. De
mкme aussi, la grвce, quant а son кtre, est dans le libre arbitre avec le mode
de celui-ci, comme un accident dans un sujet ; mais cependant, elle attire
le libre arbitre vers la nature de son immuabilitй, en l’unissant а Dieu.
7° Le bien
parfait, qui est Dieu, peut кtre uni а l’esprit humain par la grвce, mais non
par la nature ; voilа pourquoi le libre arbitre peut кtre confirmй dans le
bien par la grвce mais non par la nature. Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le bien ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le principe,
dans le domaine de l’appйtit, est la fin, comme dit le Philosophe au septiиme
livre de l’Йthique, de mкme que, dans le domaine spйculatif, ce sont les
axiomes. Or, dans le domaine spйculatif, l’intelligence n’est confirmйe dans la
vйritй, en recevant la certitude de la science, qu’aprиs avoir fait une analyse
par les axiomes premiers. Donc le libre arbitre aussi ne peut кtre confirmй
dans le bien qu’aprиs кtre parvenu а la fin ultime. Or cela n’a pas lieu dans
l’йtat de voie. Le libre arbitre en l’йtat de voie ne peut donc pas кtre
confirmй dans le bien.
2° La nature
humaine n’est pas supйrieure а la nature angйlique. Or la confirmation du libre
arbitre n’a pas йtй confйrйe aux anges avant l’йtat de gloire. Elle ne doit
donc pas non plus кtre confйrйe aux hommes.
3° Le mouvement
ne se repose que dans la fin. Or le libre arbitre ne parvient pas а sa fin,
tant qu’il est dans l’йtat de voie. Sa mobilitй n’est donc pas non plus apaisйe
au point de ne pouvoir se porter vers le bien et le mal.
4° Tant qu’une
chose est imparfaite, elle peut faillir. Or l’imperfection n’est point фtйe aux
hommes tant qu’ils sont dans l’йtat de voie : « Nous voyons
maintenant comme par un miroir, en йnigme », comme il est dit en 1 Cor. 13, 12.
Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, il peut faillir par le pйchй.
5° Tant que
quelqu’un est en йtat de mйriter, ce qui augmente le mйrite ne doit pas lui
кtre retirй. Or, pouvoir pйcher contribue au mйrite ; c’est pourquoi il
est dit а la louange de l’homme juste en Eccli. 31, 10 :
« Il a pu violer la loi et ne l’a point violйe ; faire le mal, et il
ne l’a pas fait. » Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, oщ il
peut mйriter, son libre arbitre ne doit pas кtre confirmй dans le bien.
6° De mкme que le
dйfaut du libre arbitre est le pйchй, de mкme le dйfaut du corps est la
corruption. Or le corps de l’homme ne devient pas incorruptible dans l’йtat de
voie. Le libre arbitre de l’homme ne peut donc pas non plus, en l’йtat de voie,
кtre confirmй dans le bien.
En sens contraire :
1° La
bienheureuse Vierge, dans l’йtat de voie, fut confirmйe dans le bien ;
car, comme dit saint Augustin, lorsque l’on parle de pйchйs, il ne doit pas
кtre fait mention d’elle.
2° Les apфtres
furent confirmйs dans le bien par la venue du Saint-Esprit, comme on le voit
dans ce passage du Ps. 74, 4 : « c’est moi qui ai affermi
ses colonnes », que la Glose
expose en le comprenant des apфtres.
Rйponse :
L’on peut кtre
confirmй dans le bien de deux faзons. D’abord au plein sens du terme,
c’est-а-dire en sorte que l’on ait en soi un principe de fermetй suffisant pour
que l’on ne puisse absolument pas pйcher. Et les bienheureux sont ainsi
confirmйs dans le bien, pour la raison dйjа exposйe. Ensuite, quelques-uns sont
dits confirmйs dans le bien parce qu’il leur est donnй un don de grвce par
lequel il sont inclinйs vers le bien de telle faзon qu’ils ne peuvent pas
facilement s’йcarter du bien ; par lа, cependant, ils ne sont pas retirйs
du mal au point de ne pas pouvoir du tout pйcher, а moins que la divine
providence ne les protиge. Ainsi est-il dit de l’immortalitй d’Adam : on
le donne pour immortel, non qu’il ait pu, par quelque principe intйrieur, кtre
entiиrement protйgй de toute atteinte mortelle extйrieure, par exemple de la
blessure du glaive et autres choses de ce genre ; mais il йtait gardй de
ces atteintes par la divine providence. Et de cette faзon, quelques-uns peuvent
кtre confirmйs dans le bien en l’йtat de voie, mais non de la premiиre faзon ;
et en voici la preuve.
L’on ne peut
кtre rendu entiиrement impeccable, que si toute origine du pйchй est фtйe. Or
l’origine du pйchй est soit dans l’erreur de la raison, qui se trompe de faзon
particuliиre а propos de la fin du bien et а propos des biens utiles, qu’il
recherche naturellement en gйnйral ; soit en ce que le jugement de la
raison est interrompu а cause d’une passion des puissances infйrieures. Or,
bien qu’il puisse кtre accordй а un homme en l’йtat de voie que la raison ne se
trompe aucunement а propos de la fin du bien et а l’йgard des biens utiles de
faзon particuliиre, grвce aux dons de sagesse et de conseil, cependant, que le
jugement de la raison ne puisse кtre interrompu, cela excиde l’йtat de voie,
pour deux raisons. D’abord et principalement parce que, pour la raison, кtre
toujours en acte de droite contemplation dans l’йtat de voie, en sorte que la
raison de toutes les њuvres soit Dieu, est impossible. Ensuite, parce qu’il ne
se produit point, dans l’йtat de voie, que les puissances infйrieures soient
soumises а la raison au point que l’acte de la raison ne soit nullement empкchй
а cause d’elles, sauf dans le Seigneur Jйsus-Christ, qui fut simultanйment dans
l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie.
Mais cependant,
par la grвce de la voie, l’homme peut кtre attachй au bien de telle faзon qu’il
ne puisse que trиs difficilement pйcher : ainsi, en effet, les puissances
infйrieures sont rйfrйnйes par les vertus infuses, la volontй est inclinйe plus
fortement vers Dieu, et la raison est rendue parfaite dans la contemplation de
la vйritй divine, dont la continuation provenant de la ferveur de l’amour
retire l’homme du pйchй. Et tout ce qui manque pour la confirmation est
complйtй par la garde de la divine providence, en ceux que l’on dit confirmйs ;
c’est-а-dire que chaque fois qu’il s’introduit une occasion de pйcher, leur
esprit est divinement stimulй pour rйsister.
Rйponse aux objections :
1° La volontй
parvient а la fin non seulement quand elle possиde parfaitement la fin, mais
aussi, d’une certaine faзon, quand elle la dйsire intensйment ; et l’on
peut de cette faзon кtre en quelque sorte confirmй dans le bien en l’йtat de
voie.
2° Les dons de la
grвce ne suivent pas nйcessairement l’ordre de la nature ; voilа pourquoi,
bien que la nature humaine ne soit pas plus digne que la nature angйlique,
cependant une plus grande grвce а йtй confйrйe а un homme qu’а un ange, comme
par exemple а la bienheureuse Vierge, et au Christ-homme. La confirmation dans
le bien convenait а la bienheureuse Vierge, parce qu’elle йtait la mиre de la
divine Sagesse, qui « ne peut кtre susceptible de la moindre
impuretй », comme il est dit en Sag. 7, 25. Semblablement, elle
convenait aux apфtres, parce qu’ils йtaient comme le fondement et la base de
tout l’йdifice ecclйsiastique ; c’est pourquoi il fallait qu’ils fussent
fermes.
3° Il faut
rйpondre au troisiиme argument comme au premier.
4° On peut voir
par cet argument que quelqu’un, dans l’йtat de voie, n’est pas complиtement
confirmй, comme il n’est pas non plus complиtement parfait ; mais il peut
en quelque faзon кtre dit confirmй, comme il peut aussi кtre dit parfait.
5° Pouvoir pйcher
ne contribue pas au mйrite, mais а la manifestation du mйrite, en tant que cela
montre que l’њuvre bonne est volontaire ; et si cela est posй parmi les
louanges de l’homme juste, c’est parce que la louange est la manifestation de
la vertu.
6° La corruption
du corps contribue matйriellement au mйrite, lorsque quelqu’un en use avec
patience ; voilа pourquoi la grвce ne l’фte pas а l’homme qui est en йtat
de mйriter.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1°
&
2°
La solution des objections en sens contraire ressort de ce qu’on a dit. Article 10 : Le libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre] immuablement affermi ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le pйchй,
comme dit saint Augustin au onziиme livre de la Citй de Dieu, est contre nature. Or rien de ce qui est contre
nature n’est perpйtuel, suivant le Philosophe au dйbut du Ciel et le Monde. Le pйchй ne peut donc pas demeurer
perpйtuellement dans le libre arbitre.
2° La nature
spirituelle est plus puissante que la nature corporelle. Or, si l’on fait venir
sur la nature corporelle quelque accident prйternaturel, elle revient а ce qui
convient а sa nature, а moins que cet accident apportй ne soit conservй par une
cause agissant continuellement ; par exemple, si de l’eau est chauffйe,
elle revient au froid naturel, а moins qu’il n’y ait une chose qui conserve
perpйtuellement la chaleur. Si donc il advient а la nature spirituelle du libre
arbitre de tomber dans le pйchй, elle ne demeurera pas non plus soumise
perpйtuellement au pйchй, mais reviendra un jour а l’йtat de justice, а moins
que l’on n’indique une cause qui conserve perpйtuellement la mйchancetй en
lui ; mais on ne peut la dйterminer, semble-t-il.
3° [Le rйpondant] disait qu’il y a une
cause, tant intйrieure qu’extйrieure, qui induit le pйchй et le conserve :
la cause intйrieure est la volontй elle-mкme ; l’extйrieure est l’objet
mкme de la volontй, c’est-а-dire ce qui attire vers le pйchй. En sens contraire : la rйalitй qui est hors de
l’вme est bonne. Or le bien ne peut кtre cause du mal que par accident. La
rйalitй qui est hors de l’вme n’est donc cause du pйchй que par accident. Or toute
cause par accident se ramиne а une cause par soi ; et ainsi, il est
nйcessaire de poser une chose qui soit une cause par soi du pйchй ; ce qui
ne peut кtre que la volontй. Or, quand la volontй est inclinйe vers quelque
chose, il lui reste la facultй de tendre encore vers l’opposй, puisque ce vers
quoi elle est inclinйe ne lui фte pas sa nature, par laquelle elle a pouvoir
sur les opposйs. Ni la volontй ni rien d’autre ne peut donc кtre une cause
faisant que le libre arbitre adhиre au pйchй immuablement et comme
nйcessairement.
4° Selon le
Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique,
il y a deux nйcessaires : l’un ayant sa nйcessitй par soi, l’autre par
autre chose. Or, que le pйchй soit dans le libre arbitre, ne peut кtre
nйcessaire comme ce qui a sa nйcessitй par soi, car cela est le propre de Dieu
seul, comme dit Avicenne ; de mкme, ce n’est pas non plus nйcessaire comme
ce qui a sa nйcessitй par autre chose, car tout nйcessaire de ce genre se
ramиne а ce qui est nйcessaire par soi ; or Dieu ne peut кtre cause du
pйchй. Il ne peut donc en aucune faзon кtre nйcessaire que le libre arbitre
puisse demeurer dans le pйchй. Et ainsi, le libre arbitre d’aucune crйature
n’adhиre immuablement au pйchй.
5° Saint
Augustin, au cinquiиme livre de la Citй
de Dieu, semble distinguer deux nйcessitйs : l’une d’elles supprime la
libertй, en faisant qu’une chose n’est pas en notre pouvoir, et on l’appelle
nйcessitй de contrainte ; l’autre est celle qui ne supprime pas la
libertй, et c’est la nйcessitй d’inclination naturelle. Or il n’est pas
nйcessaire que le pйchй soit dans le libre arbitre par cette derniиre
nйcessitй, puisque le pйchй n’est pas naturel mais plutфt contre nature ;
ni de mкme par la premiиre nйcessitй, car alors la libertй de l’arbitre serait
фtйe. Il n’est donc nullement nйcessaire ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
6° Anselme dit
que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй
pour elle-mкme ». Si donc il existait un libre arbitre qui ne puisse avoir
la droiture de volontй, il perdrait la raison formelle de sa propre nature, ce
qui est impossible.
7° Le libre
arbitre ne reзoit pas le plus et le moins. Or le libre arbitre qui n’a pas de
pouvoir sur le bien est moindre que celui qui a ce pouvoir. Il n’existe donc
pas de libre arbitre qui n’ait pouvoir sur le bien.
8° Le mouvement
volontaire est au repos volontaire ce que le mouvement naturel est au repos
naturel. Or, suivant le Philosophe, si le mouvement est naturel, le repos aussi
est naturel ; et si le mouvement est volontaire, le repos aussi est
volontaire. Or le mouvement par lequel le pйchй est commis, est volontaire. Le
repos par lequel on persiste dans le pйchй commis est donc lui aussi
volontaire, donc pas nйcessaire.
9° La
volontй est au bien et au mal ce que l’intelligence est au vrai et au faux. Or
l’intelligence n’adhиre jamais au faux au point de ne pouvoir кtre ramenйe а la
connaissance du vrai. La volontй n’adhиre donc jamais au mal au point de ne
pouvoir кtre ramenйe а l’amour du bien.
10° Selon Anselme
au livre sur le Libre Arbitre, le
pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. L’acte
essentiel de la libertй est donc d’avoir un pouvoir sur le bien. Si donc le
libre arbitre d’une crйature n’a pas de pouvoir sur le bien, il sera inutile,
puisque chaque rйalitй est vaine si elle est privйe de son acte propre, car
chaque chose existe pour son opйration, comme dit le Philosophe au deuxiиme
livre sur le Ciel et le Monde.
11° Le libre
arbitre n’a de pouvoir que sur le bien ou sur le mal. Si donc le pouvoir de
pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй, il reste que toute la
libertй est de pouvoir faire le bien, et ainsi, la crйature qui ne pourra pas
faire le bien n’aura rien de la libertй. Et ainsi, le libre arbitre ne peut pas
кtre confirmй dans le mal au point de ne pouvoir aucunement faire le bien.
12° Selon Hugues
de Saint-Victor, la mutation qui se fait par les principes accidentels ne
change rien aux principes essentiels de la rйalitй. Or, pouvoir faire le bien
est essentiel au libre arbitre, comme on l’a prouvй. Puis donc que le pйchй
advient accidentellement au libre arbitre, celui-ci ne pourra pas кtre changй
par le pйchй au point de perdre son pouvoir sur le bien.
13° Les facultйs
naturelles, comme on dit communйment, sont blessйes par le pйchй, mais ne sont
pas totalement фtйes. Or, avoir un pouvoir sur le bien est naturel au libre
arbitre. Le pйchй ne le rend donc jamais obstinй dans le mal au point qu’il
n’ait pas de pouvoir sur le bien.
14° Si le
pйchй cause dans le libre arbitre l’obstination dans le mal, il le fait ou bien
en retirant quelque chose des facultйs naturelles, ou bien en y ajoutant. Or ce
n’est pas en retirant, car dans les dйmons les dons naturels demeurent intacts,
comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms
divins. Ni, de mкme, en y ajoutant, car, ce qui est ajoutй йtant un
accident, il est nйcessaire qu’il soit dans le sujet avec le mode de ce qui le
reзoit ; et ainsi, puisque le libre arbitre peut кtre inflйchi vers l’un
ou l’autre des opposйs, cela ne le fera pas adhйrer immuablement au mal. Le
libre arbitre ne peut donc en aucune faзon кtre totalement confirmй dans le
mal.
15° Saint Bernard
dit qu’il est impossible que la volontй ne s’obйisse pas а elle-mкme. Or le pйchй
et l’acte bon sont commis en voulant. Il est donc impossible que le libre
arbitre ne puisse pas vouloir le bien, s’il veut. Or, ce que quelqu’un peut
s’il veut, ne lui est pas impossible. Faire le bien n’est donc pas impossible а
quiconque possиde le libre arbitre de sa volontй.
16° La
charitй est plus forte que la cupiditй qui attire vers le pйchй : car la
charitй aime la loi de Dieu plus que la cupiditй n’aime les monceaux d’or et
d’argent, comme dit la Glose а propos
du Ps. 118, 72 : « Mieux vaut pour moi la loi de ta bouche,
etc. » Or les dйmons ou les hommes sont tombйs de la charitй dans le
pйchй. А bien plus forte raison peuvent-ils donc revenir а la recherche du
bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
17° La bontй et la
rectitude de l’appйtit sont opposйs а son obstination. Or les dйmons et les
damnйs on un appйtit bon et droit, car ils recherchent le bien et le meilleur,
c’est-а-dire vivre et penser, comme dit Denys. Ils n’ont donc pas un libre
arbitre obstinй dans le mal.
18° Anselme, au
livre sur le Libre Arbitre, dйcouvre
la mкme notion de libre arbitre en Dieu, en l’ange et en l’homme. Or le libre
arbitre de Dieu ne peut кtre obstinй dans le mal. Donc en l’ange et en l’homme
non plus.
En sens contraire :
1° А la fйlicitй
des bienheureux s’oppose le malheur des damnйs. Or il appartient а la fйlicitй
des bienheureux qu’ils aient un libre arbitre affermi dans le bien au point de
ne pouvoir aucunement se dйtourner vers le mal. Il appartient donc aussi au
malheur des damnйs qu’ils soient confirmйs dans le mal au point de n’avoir
aucunement pouvoir sur le bien.
2° Saint Augustin
dit expressйment la mкme chose dans le Livre
а Pierre sur la foi.
3° Le retour
depuis le pйchй vers le bien n’est ouvert que par la pйnitence. Or la pйnitence
n’a pas lieu pour le mauvais ange. Il est donc immuablement confirmй dans le
mal. Preuve de la mineure : la pйnitence ne semble pas avoir lieu pour
celui qui pиche par mйchancetй. Or l’ange a pйchй par mйchancetй ; car,
puisqu’il a une intelligence dйiforme, lorsqu’il considиre une chose, il voit
en mкme temps tout ce qui appartient а cette chose, et ainsi, il ne peut pйcher
qu’avec une science certaine. La pйnitence n’a donc pas lieu pour lui.
4° Selon saint
Jean Damascиne, « ce que la mort est pour les hommes, la chute l’est pour
les anges ». Or les hommes, aprиs la mort, ne sont pas capables de
pйnitence. Donc les anges non plus, aprиs la chute. Preuve de la mineure :
saint Augustin dit au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « parce qu’il n’y aura pas de lieu de
conversion aprиs cette vie pour ceux qui meurent sans la grвce, qu’aucune
priиre ne soit faite pour eux » ; et ainsi, il est clair qu’aprиs la
mort les hommes ne sont pas capables de pйnitence.
Rйponse :
Sur cette question,
il se trouve qu’Origиne s’est trompй : en effet, il a prйtendu qu’aprиs de
longs espaces de temps, le retour а la justice serait ouvert tant aux dйmons
qu’aux hommes ; et il йtait enclin а cette affirmation а cause de la
libertй de l’arbitre. Mais cet avis dйplut а tous les docteurs catholiques,
comme dit saint Augustin au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu ; non qu’ils enviassent le salut aux dйmons et
aux hommes damnйs, mais parce qu’il faudrait dire, pour la mкme raison, que la
justice et la gloire des anges et des hommes bienheureux devrait un jour se
terminer — en effet, que la gloire des bons et le malheur des damnйs seront
perpйtuels, cela est montrй en mкme temps en Mt 25, 46, oщ il est
dit : « Ceux-ci s’en iront а l’йternel supplice, et les justes а la
vie йternelle. » — ce qu’Origиne semblait aussi tenir pour vrai.
C’est pourquoi
l’on doit accorder sans rйserve que le libre arbitre des dйmons eux-mкmes est
si obstinй dans le mal qu’ils ne peuvent revenir а bien vouloir. Et la raison
doit en кtre prise nйcessairement du cфtй oщ est causйe la dйlivrance du pйchй,
а laquelle concourent deux choses : la grвce divine opйrant
principalement, et la volontй humaine coopйrant а la grвce ; car, suivant
saint Augustin, « celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans
toi ». La cause de la confirmation dans le mal doit donc se prendre en
partie de Dieu, et en partie du libre arbitre. De Dieu, d’une part, non comme
causant ou conservant la mйchancetй, mais comme n’accordant pas la grвce ;
et c’est mкme sa justice qui l’exige : en effet, il est juste que ceux qui
n’ont pas voulu bien vouloir tandis qu’ils pouvaient, soient conduits а ce
malheur de ne pas pouvoir du tout bien vouloir. Du cфtй du libre arbitre,
d’autre part, la cause de la rйversibilitй ou de l’irrйversibilitй du pйchй
doit se prendre de ce par quoi l’homme est tombй dans le pйchй. Or, puisque
l’appйtit du bien est naturellement en n’importe quelle crйature, nul n’est
induit а pйcher que sous quelque espиce de bien apparent. En effet, bien que le
fornicateur sache que la fornication est mauvaise en gйnйral, cependant,
lorsqu’il consent а la fornication, il estime que la fornication est pour lui,
а un moment donnй, un bien а faire. Et dans cette estimation, trois choses sont
а prendre en compte.
La premiиre
d’entre elles est l’йlan mкme de la passion, par exemple de la convoitise ou de
la colиre, par laquelle le jugement de la raison est interrompu, afin qu’elle
ne juge pas actuellement de faзon particuliиre ce qu’elle tient habituellement
en gйnйral, mais suive l’inclination de la passion, et consente а ce vers quoi
la passion tend comme vers un bien par soi. La deuxiиme est l’inclination de
l’habitus : celui-ci йtant comme une certaine nature pour son possesseur —
ainsi le Philosophe dit-il au livre sur la Mйmoire
et la Rйminiscence que l’habitude est une autre nature, et Cicйron, dans
ses livres de Rhйtorique, que la
vertu s’accorde а la raison а la faзon d’une nature —, pour la mкme raison
l’habitus du vice incline comme une certaine nature vers ce qui lui
convient ; d’oщ il se produit que, а celui qui a l’habitus de la luxure,
ce qui convient а la luxure semble bon, comme connaturel. Et c’est ce que dit
le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique :
que le « but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ».
La troisiиme est la fausse estimation de la raison dans l’objet d’йlection
particulier ; et celle-ci provient soit de l’une des deux choses
susmentionnйes, а savoir l’йlan de la passion ou l’inclination de l’habitus, soit
encore de l’ignorance gйnйrale, comme lorsque quelqu’un est dans cette erreur,
que la fornication ne serait pas un pйchй.
Contre la
premiиre d’entre elles, donc, le libre arbitre a un remиde pour pouvoir
dйlaisser le pйchй. En effet, celui en qui il y a un йlan de passion a une
droite estimation de la fin, qui est comme le principe dans le domaine de
l’opйration, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. Par consйquent, de mкme que, par l’estimation vraie qu’il
a du principe, l’homme peut repousser de soi les erreurs, s’il en a dans ses
conclusions, de mкme, кtre droitement disposй а l’йgard de la fin lui permet de
repousser de soi tout assaut des passions ; c’est pourquoi le Philosophe
dit au septiиme livre de l’Йthique
que « l’incontinent, qui pиche а cause d’une passion, est capable de
pйnitence et de guйrison ». Semblablement, il a un remиde contre
l’inclination de l’habitus. En effet, aucun habitus ne corrompt toutes les
puissances de l’вme ; et ainsi, lorsqu’une puissance a йtй corrompue par
un habitus, l’homme, parce qu’il reste de la rectitude dans les autres
puissances, est induit а mйditer et а faire les choses qui sont contraires а
cet habitus ; par exemple, si quelqu’un a un concupiscible corrompu par
l’habitus de luxure, il est stimulй par l’irascible lui-mкme а entreprendre
quelque chose de difficile, dont la pratique фte la mollesse de la
luxure ; ainsi, le Philosophe dit-il dans les Catйgories que « l’homme vicieux, s’il se conduit de meilleure
faзon dans sa vie et ses discours, pourra progresser dans le bien ».
Contre la troisiиme aussi, il a un remиde : car ce que l’homme reзoit, il
le reзoit comme raisonnablement, c’est-а-dire par voie d’enquкte et de
confrontation. Lors donc que la raison se trompe en quelque chose, quelle que
soit l’erreur qui en est la cause, elle peut кtre фtйe par des raisonnements
contraires ; et de lа vient que l’homme peut renoncer au pйchй.
Mais en l’ange,
le pйchй ne peut venir d’une passion : car, suivant le Philosophe au
septiиme livre de l’Йthique, la
passion n’existe que dans la partie sensible de l’вme, que les anges n’ont pas.
Dans le pйchй de l’ange, deux seules choses concourent donc :
l’inclination habituelle vers le pйchй, et l’estimation fausse de la puissance
cognitive sur l’objet d’йlection particulier. Mais puisqu’il n’y a point dans
les anges une multitude de puissances appйtitives comme il y en a dans les
hommes, lorsque leur appйtit tend vers quelque chose, il est totalement inclinй
vers cette chose, en sorte qu’il n’a aucune inclination qui l’induise au
contraire. Et parce qu’ils n’ont pas une raison mais une intelligence, tout ce
qu’ils estiment, ils le reзoivent suivant un mode intelligible. Or ce qui est
admis intelligiblement, est admis irrйversiblement ; comme quand on admet
que le tout est plus grand que sa partie. C’est pourquoi les anges ne peuvent
dйposer l’estimation qu’ils ont une fois reзue, qu’elle soit vraie ou qu’elle
soit fausse.
Il ressort donc
de ce qui a йtй dit prйcйdemment, que la cause de la confirmation des dйmons
dans le mal dйpend de trois choses, auxquelles se ramиnent toutes les raisons
donnйes par les docteurs. La premiиre et la principale est la justice
divine ; c’est pourquoi l’on indique comme cause de leur obstination que,
parce qu’ils ne sont pas tombйs par quelqu’un d’autre, ils ne doivent pas non
plus se relever par quelqu’un d’autre ; ou toute autre raison comme
celle-ci, qui se rattacherait а la convenance de la justice divine. La deuxiиme
est l’indivisibilitй de la puissance appйtitive ; aussi certains
disent-ils que, parce que l’ange est simple, il se tourne totalement vers ce
vers quoi il se tourne ; ce qu’il faut comprendre non pas de la simplicitй
de l’essence, mais de la simplicitй qui фte la division des puissances d’un
mкme genre. La troisiиme est la connaissance intellective ; et c’est ce
que certains disent : que les anges ont pйchй irrйmйdiablement, parce
qu’ils ont pйchй contre une intelligence dйiforme.
Rйponse aux objections :
1° Il y a deux
faзons d’appeler quelque chose naturel. On appelle d’abord ainsi ce qui a un
principe suffisant, duquel il s’ensuit par nйcessitй, а moins qu’une chose ne
l’empкche ; par exemple, il est naturel а la terre de se mouvoir vers le
bas ; et а ce sujet, le Philosophe pense que rien de ce qui est contre nature
n’est perpйtuel. Ensuite, on dit qu’une chose est naturelle а une autre, parce
que celle-ci a vers la premiиre une inclination naturelle, bien qu’elle n’ait
pas en elle-mкme pour cette chose un principe suffisant, duquel elle
s’ensuivrait nйcessairement ; par exemple, on dit qu’il est naturel а la
femme de concevoir un enfant, ce qu’elle ne peut toutefois que si elle reзoit
la semence d’un mвle. Or rien n’empкche que ce qui est contre ce naturel-lа
soit perpйtuel ; comme dans le cas oщ une femme resterait perpйtuellement
sans postйritй. Et de cette faзon, il est naturel au libre arbitre de tendre
vers le bien, et contre nature de pйcher. L’argument n’est donc pas concluant.
Ou bien l’on peut dire que bien que, pour l’esprit raisonnable considйrй dans son
institution, le pйchй soit contre nature, cependant, en tant qu’il a adhйrй au
pйchй, il lui est devenu quasi naturel, comme dit saint Augustin au livre sur
la Perfection de la justice. Toutefois,
le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique
que, lorsque l’homme passe de la vertu au vice, il devient comme autre,
йtant donnй qu’il passe pour ainsi dire а une autre nature.
2° Il n’en va pas
de mкme pour la nature corporelle et la spirituelle. En effet, la nature
corporelle est une nature dйterminйe d’un genre unique ; voilа pourquoi
une chose ne peut lui кtre rendue naturelle que si sa nature est totalement
corrompue ; par exemple, la chaleur ne peut devenir naturelle а l’eau que
si l’espиce de l’eau se corrompt en elle ; et de lа vient qu’elle retourne
а sa nature quand on enlиve ce qui l’en empкche. Mais la nature spirituelle,
quant а son кtre second, a йtй faite indйterminйe et capable de tout ;
ainsi est-il dit au troisiиme livre sur l’Вme
que l’вme est en quelque sorte toutes choses ; et en adhйrant а une chose,
elle est rendue une avec elle ; comme l’intelligence devient d’une
certaine faзon l’intelligible lui-mкme lorsqu’elle pense, et que la volontй
devient l’objet d’appйtit lui-mкme lorsqu’elle aime. Et ainsi, bien que
l’inclination de la volontй soit naturellement vers une chose, cependant le
contraire peut, par l’amour, lui кtre rendu naturel au point qu’elle ne
revienne pas а l’йtat antйrieur, а moins qu’une cause ne fasse cela. Et de
cette faзon, le pйchй est rendu comme naturel а celui qui adhиre au
pйchй ; rien n’empкche donc que le libre arbitre reste perpйtuellement
dans le pйchй.
3° La cause par
soi du pйchй est la volontй, et par elle, le pйchй est conservй : en
effet, bien qu’au dйpart elle se comportвt indiffйremment envers les deux opposйs,
cependant, aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй, celui-ci lui est rendu comme
naturel ; et dиs lors, autant que cela dйpend d’elle, elle demeure
immuablement en lui.
4° Cette
nйcessitй de demeurer dans le pйchй se ramиne а Dieu comme а une cause, de deux
faзons : d’abord du cфtй de la justice elle-mкme, comme on l’a dit,
c’est-а-dire en tant qu’il n’appose point la grвce qui guйrit ; ensuite,
en tant qu’il a crйй une nature telle qu’а la fois elle puisse pйcher, et qu’il
lui soit nйcessaire de demeurer dans le pйchй par la condition de sa nature,
aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй.
5° Puisque le
pйchй est pour l’esprit raisonnable un effet quasi naturel, cette nйcessitй ne
sera pas une nйcessitй de contrainte, mais d’inclination quasi naturelle.
6° Il y a en tout
dйtenteur du libre arbitre le pouvoir de garder la droiture de volontй
lorsqu’il l’a, comme dit Anselme. Mais les dйmons et les autres damnйs ne
peuvent pas la garder, puisqu’ils ne l’ont pas.
7° Le libre
arbitre, en tant qu’il est dit libre de contrainte, ne reзoit pas le plus et le
moins ; mais si l’on considиre sa libertй par rapport au pйchй et au
malheur, on dit qu’il est plus libre dans un йtat que dans un autre.
8° L’effet de la
nature est toujours naturel ; et de lа vient que son action et son
mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le
mouvement de la volontй peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel,
en tant que la volontй et l’art aident la nature ; par consйquent, il peut
y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos consйquent sera naturel
et dйcoulant nйcessairement ; par exemple, d’un coup volontaire s’ensuit
une mort naturelle et nйcessaire.
9° Si
l’intelligence de l’ange admet quelque estimation fausse, il ne peut la dйposer,
pour la raison susmentionnйe. Le raisonnement procиde donc d’une supposition
fausse.
10° Bien que
quelqu’un soit sйparй de sa fin prochaine, il ne s’ensuit pourtant pas qu’il
soit entiиrement inutile, car il reste encore la relation а la fin
ultime ; voilа pourquoi, bien que le libre arbitre soit sйparй de son
opйration bonne, а laquelle il est naturellement ordonnй, cependant il n’est
pas inutile, car cela mкme va а la gloire de Dieu, qui est la fin ultime, en
tant que par lа sa justice est manifestйe.
11° Le pйchй n’est
commis par le libre arbitre que par l’йlection d’un bien apparent ; par
consйquent, quelque chose du bien demeure en n’importe quelle action
peccamineuse. Et quant а ce bien, la libertй est conservйe ; en effet, si
l’apparence de bien йtait enlevйe, l’йlection, qui est l’acte du libre arbitre,
cesserait.
12° Pouvoir le
bien est essentiel au libre arbitre non comme appartenant а l’кtre premier,
mais а l’кtre second ; tandis que Hugues parle des choses qui sont
essentielles quant а l’кtre premier de la rйalitй.
13° Cet argument
vaut pour le naturel qui entre dans la constitution de la nature, et non pour
le naturel auquel la nature est ordonnйe ; et c’est de cette faзon qu’il
est naturel de pouvoir faire le bien.
14° Le pйchй
qui advient au libre arbitre ne supprime rien des principes essentiels, car
alors l’espиce du libre arbitre ne demeurerait pas ; mais quelque chose
est ajoutй par le pйchй, а savoir une certaine rйunion du libre arbitre а la
fin mauvaise, qui lui est rendue en quelque sorte naturelle. Et dиs lors, elle
a une nйcessitй, comme toutes les autres choses qui sont naturelles au libre
arbitre.
15° La volontй
s’obйit toujours а elle-mкme, d’une certaine faзon, c’est-а-dire que l’homme
veut en quelque maniиre ce qu’il veut vouloir. Mais d’une autre faзon, elle ne
s’obйit pas toujours, c’est-а-dire en tant que l’on ne veut pas parfaitement et
efficacement ce qu’on voudrait vouloir parfaitement et efficacement, comme dit
saint Augustin. Et si la volontй des dйmons s’obйit а elle-mкme, il ne s’ensuit
pas pour autant que leur libre arbitre n’est pas confirmй dans le mal, car il
est impossible qu’il veuille vouloir efficacement le bien ; donc, mкme si
cette conditionnelle йtait vraie, il ne s’ensuivrait pas que le consйquent soit
possible, puisque l’antйcйdent est impossible.
16° La
charitй est plus forte que le pйchй, autant qu’il est en elle, si la
comparaison se fait entre l’une et l’autre suivant le mкme mode de possession,
c’est-а-dire en sorte que de part et d’autre on prenne un libre arbitre
parvenant au terme, ou encore dans l’йtat de voie. Mais cependant, ce qui est
au terme de la mйchancetй se rapporte plus fermement а la mйchancetй que ce qui
est dans la voie de la charitй ne se rapporte а la charitй. Or les dйmons ou bien
n’ont jamais eu la charitй, selon certains, ou bien, s’ils l’ont eue, ils ne
l’ont jamais eue que comme en l’йtat de voie. Et semblablement, les hommes
damnйs n’ont pu tomber que de la grвce de l’йtat de voie.
17° Ce
raisonnement vaut pour la bontй et la rectitude de la nature elle-mкme, non du
libre arbitre. En effet, l’appйtit par lequel les dйmons recherchent le bien et
le meilleur, est une certaine inclination de la nature elle-mкme, et qui ne
vient pas de l’йlection du libre arbitre. Voilа pourquoi cette rectitude ne
s’oppose pas а l’obstination du libre arbitre.
18° Anselme trouve
la notion commune du libre arbitre en Dieu, dans les anges et dans les hommes,
grвce а une certaine analogie trиs commune ; c’est pourquoi il n’est pas
nйcessaire qu’а tous les points de vue spйciaux l’on dйcouvre une ressemblance. Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le mal ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le
chвtiment mйritй par la nature dйchue est en tous avant la rйparation de
celle-ci. Or le pйchй de la nature dйchue mйrite l’obstination, comme dit la Glose en Rom. 9, 18. Donc
n’importe quel homme dans l’йtat de voie, avant la rйparation, est obstinй.
2° Le pйchй
contre le Saint-Esprit, quant а toutes ses espиces, peut se trouver dans
l’homme en йtat de voie. Or l’obstination est une espиce du pйchй contre le
Saint-Esprit, comme on le voit au deuxiиme livre des Sentences. Quelqu’un dans l’йtat de voie peut donc кtre obstinй.
3° Nul homme
en йtat de pйchй ne peut revenir au bien, а moins qu’une inclination au bien ne
demeure en lui. Or quiconque tombe dans le pйchй mortel est dйpourvu de toute
inclination au bien. En effet, l’on pиche mortellement par un amour dйsordonnй.
Or l’amour, suivant saint Augustin, est dans les esprits comme le poids est
dans les corps ; et le corps pesant est inclinй en un sens unique, comme
la pierre vers le bas, de telle sorte qu’il ne lui reste aucune inclination
vers le haut. Et ainsi, il ne reste pas non plus au pйcheur, semble-t-il,
d’inclination au bien. Quiconque pиche mortellement est donc obstinй dans le
mal.
4° Nul ne revient
du mal de faute que par la pйnitence. Or celui qui pиche par mйchancetй est
incapable de pйnitence, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, car il est corrompu quant au
principe des objets d’йlection, c’est-а-dire quant а la fin. Puis donc qu’il
arrive que quelqu’un pиche par mйchancetй dans l’йtat de voie, il semble qu’il
soit possible que quelqu’un dans l’йtat de voie soit obstinй dans le mal.
5° [Le rйpondant] disait que, bien
qu’un tel homme soit incapable de pйnitence par ses propres forces, cependant
il peut кtre ramenй а la pйnitence par le don de la grвce divine. En sens contraire : quand une chose est
impossible par les causes infйrieures bien qu’elle puisse s’accomplir par
l’opйration divine, nous disons tout bonnement qu’elle est impossible ;
comme voir, pour un aveugle, ou ressusciter, pour un mort. Si donc quelqu’un
n’est pas capable de pйnitence par ses propres forces, l’on doit dire tout
bonnement qu’il est obstinй dans le mal, bien qu’il puisse кtre ramenй а la
pйnitence par la puissance divine.
6° Toute
maladie qui opиre contre son traitement, est incurable, d’aprиs les mйdecins.
Or le pйchй contre le Saint-Esprit opиre contre son traitement, qui est la
grвce divine, par laquelle on est dйlivrй du pйchй. Quelqu’un peut donc avoir
dans l’йtat de voie une maladie spirituelle incurable, et ainsi, il peut кtre
obstinй dans le mal.
7° Dans le
mкme sens, semble-t-il, il est dit en Mt 12, 32 que le pйchй contre
le Saint-Esprit est irrйmissible ; et cependant, des hommes dans l’йtat de
voie commettent ce pйchй.
8° Saint
Augustin, au vingt et uniиme livre de la Citй
de Dieu, et saint Grйgoire, dans les Moralia,
donnent la cause pour laquelle les saints ne prieront pas pour les damnйs au
jour du jugement : c’est parce qu’ils ne peuvent pas revenir а l’йtat de
justice. Or il en est, dans l’йtat de voie, pour lesquels on ne doit pas
prier ; 1 Jn 5, 16 : « Il y a un pйchй qui va а
la mort ; et ce n’est pas pour lui que je dis de prier » ; et en
Jйr. 7, 16 : « Et toi, n’intercиde pas en faveur de ce
peuple, n’йlиve pour lui ni plainte ni priиre, et n’insiste pas auprиs de moi,
car je ne t’йcouterai pas. » Quelques-uns dans l’йtat de voie sont donc si
obstinйs qu’ils ne peuvent revenir а l’йtat de justice.
9° De mкme
qu’кtre confirmй dans le bien appartient а la gloire des saints, de mкme кtre
confirmй dans le mal appartient au malheur des damnйs. Or un homme en l’йtat de
voie peut кtre confirmй dans le bien, comme on l’a dйjа dit. Donc, pour la mкme
raison, il semble qu’un homme dans l’йtat de voie puisse кtre obstinй dans le
mal.
10° Saint Augustin
s’exprime ainsi dans le Livre а Pierre
sur la foi : « L’ange est douй d’un plus grand pouvoir que
l’homme. » Or l’ange, aprиs le pйchй, n’a pu revenir а la justice. L’homme
ne le peut donc pas non plus. Et ainsi, quelqu’un dans l’йtat de voie est
obstinй.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur les Paroles du Seigneur
— et on le lit dans la Glose а propos
de Rom. 2, 5 — : « Tant que l’homme est dans cette vie, on
ne peut prononcer ce jugement contre cette impйnitence, ou contre le cњur
impйnitent. Car on ne doit dйsespйrer de la conversion d’aucun pйcheur, tant
que la patience de Dieu l’invite а la pйnitence. » Et ainsi, il semble que
personne dans l’йtat de voie ne soit obstinй dans le mal.
2° А propos du
Ps. 67, 23 : « Je me rendrai au fond de la mer », il
est dit [dans la Glose] :
c’est-а-dire vers ceux « qui йtaient les plus dйsespйrйs » ; et
ainsi, ceux qui semblent кtre les plus dйsespйrйs en cette vie, se tournent un
jour vers Dieu, et Dieu vers eux.
3° А propos
du Ps. 147, 6 : « Il jette ses glaзons par morceaux »,
la Glose dit : « Il appelle
“glaзons” les obstinйs, dont il fait parfois aussi des pasteurs, c’est-а-dire
qu’il les fait tels qu’ils paissent les autres de la parole de
Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Une maladie
peut кtre incurable soit а cause de la nature de la maladie, soit а cause de
l’impйritie du mйdecin, soit а cause de la mauvaise disposition du sujet. Or la
maladie spirituelle de l’homme dans l’йtat de voie, c’est-а-dire le pйchй,
n’est pas incurable par la nature de la maladie : en effet, il n’est pas
parvenu au terme de la mйchancetй ; ni non plus par l’impйritie du
mйdecin, car Dieu а la fois sait et peut soigner ; ni enfin par la
mauvaise disposition de l’homme, car de mкme qu’il est tombй par quelqu’un
d’autre, de mкme il peut se relever par quelqu’un d’autre. L’homme dans l’йtat
de voie ne peut donc en aucune faзon кtre confirmй dans le mal.
Rйponse :
L’obstination
implique une certaine fermetй dans le pйchй, qui rende impossible а quelqu’un
de revenir du pйchй. Or, que quelqu’un ne puisse revenir du pйchй, cela peut se
comprendre de deux faзons. D’abord, en ce sens que ses forces ne suffisent pas
pour qu’il soit totalement dйlivrй du pйchй ; et ainsi, de n’importe quel
homme tombant dans le pйchй mortel, on dit qu’il ne peut pas revenir а la
justice. Mais cette fermetй dans le pйchй ne permet pas d’appeler proprement
quelqu’un obstinй. Dans un autre sens, quelqu’un a une telle fermetй dans le
pйchй, qu’il ne peut mкme pas coopйrer pour se relever du pйchй. Mais il y a
deux cas. Dans le premier, il ne peut aucunement coopйrer ; et telle est
la parfaite obstination, qui est celle des dйmons. En effet, leur esprit est si
affermi dans le mal, que tout mouvement de leur libre arbitre est dйsordonnй,
et pйchй ; voilа pourquoi ils ne peuvent nullement se prйparer а avoir la
grвce, par laquelle le pйchй est remis. Dans le second cas, il ne peut pas
facilement coopйrer pour sortir du pйchй ; et telle est l’obstination
imparfaite, qui peut кtre celle de quelqu’un dans l’йtat de voie, c’est-а-dire
quand il a une volontй si affermie dans le pйchй que ses mouvements vers le
bien ne s’йlиvent que faiblement. Cependant, parce que quelques-uns s’йlиvent,
ils offrent une voie pour se prйparer а la grвce.
La raison pour
laquelle un homme dans l’йtat de voie ne peut кtre si obstinй dans le mal qu’il
ne puisse coopйrer а sa dйlivrance, ressort de ce qui a йtй dit : car,
d’une part, une passion se dйnoue ou se rйprime, d’autre part, l’habitus ne
corrompt pas totalement l’вme, et enfin la raison n’adhиre pas au faux avec une
pertinacitй telle qu’elle ne puisse en кtre dйtournйe par un argument
contraire. Mais aprиs l’йtat de voie, l’вme sйparйe ne pensera plus en recevant
а partir des sens, ni ne sera en acte des puissances appйtitives sensitives. Et
ainsi, l’вme sйparйe est conformйe а l’ange а la fois quant а la faзon de
penser, et quant а l’indivisibilitй de l’appйtit, qui йtaient les causes de
l’obstination en l’ange pйcheur ; c’est donc pour la mкme raison qu’il y
aura obstination dans l’вme sйparйe. Et а la rйsurrection, le corps suivra la
condition de l’вme ; voilа pourquoi l’вme ne reviendra pas а l’йtat qui
est maintenant le sien et en lequel il lui est nйcessaire de recevoir а partir
du corps, alors qu’elle usera pourtant des instruments corporels. Et ainsi, la
mкme raison de l’obstination demeurera.
Rйponse aux objections :
1° Le pйchй de la
nature dйchue est dit mйriter l’obstination, en tant que ce mкme pйchй mйrite
la damnation йternelle : en effet, par le dйmйrite du premier pйchй, toute
la nature humaine serait soumise а la damnation, si quelques-uns n’en йtaient
arrachйs par la grвce du Rйdempteur ; mais non en sorte que l’homme soit
obstinй dиs sa naissance, ni qu’il soit damnй de l’ultime damnation.
2° Cet argument
parle de l’obstination imparfaite, par laquelle on n’est pas confirmй dans le
mal au plein sens du terme ; c’est en effet une espиce du pйchй contre
l’Esprit Saint.
3° Saint Augustin
compare l’amour au poids, parce que l’un et l’autre inclinent. Cependant, il
n’est pas nйcessaire qu’il y ait ressemblance а tous points de vue. Voilа
pourquoi il ne s’ensuit pas que celui qui aime quelque chose n’ait aucune
inclination vers le contraire ; sauf peut-кtre pour l’amour trиs parfait,
comme celui des saints dans la patrie.
4° On dit de
celui qui pиche par mйchancetй qu’il est incapable de pйnitence, non qu’il ne
puisse aucunement faire pйnitence, mais parce qu’il ne peut le faire
facilement. En effet, on ne se repent pas parfaitement avec la seule
exhortation de la raison, car l’exhortation procиde d’un principe, c’est-а-dire
de la fin, а l’йgard duquel le mйchant est corrompu ; cependant, il peut
кtre amenй а faire pйnitence en s’habituant peu а peu au contraire. Et s’il
peut кtre amenй а cette habitude, c’est d’une part а cause de sa faзon
d’estimer, car il reзoit raisonnablement et comme par confrontation, et d’autre
part parce que toute sa puissance appйtitive ne tend pas vers une seule chose.
Or l’habitude permet d’acquйrir la droite notion du principe, c’est-а-dire de
la fin appйtible. C’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « la raison n’enseigne
les principes ni dans le domaine spйculatif, ni dans le domaine de
l’opйration ; mais c’est la vertu, soit naturelle, soit acquise par
l’habitude, qui fait que l’on opine droitement sur le principe ».
5° Quand la
nature infйrieure peut disposer а quelque chose, ou coopйrer d’une maniиre
quelconque, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible, bien que cela ne
puisse кtre accompli que par l’opйration divine ; de mкme, nous ne disons
pas tout bonnement qu’il est impossible au fruit du sein maternel d’кtre animй
d’une вme raisonnable. Et semblablement, bien que la dйlivrance du pйchй se
fasse par l’opйration divine, cependant, parce que le libre arbitre y coopиre,
on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible.
6°
Bien
que celui qui pиche contre le Saint-Esprit opиre contre la grвce de l’Esprit
Saint par l’inclination du pйchй, cependant, parce que ce pйchй ne corrompt pas
totalement l’вme, il reste un mouvement, quoique faible, par lequel elle peut
en quelque faзon coopйrer а la grвce : en effet, elle ne rйsiste pas
toujours actuellement а la grвce.
7° Le pйchй
contre le Saint-Esprit est appelй irrйmissible, non pas au point de ne pouvoir
кtre remis en cette vie, mais c’est parce qu’il ne peut pas facilement кtre
remis en cette vie. Et la raison de cette difficultй est que le pйchй en
question s’oppose directement а la grвce, par laquelle le pйchй est remis. Ou
bien il est appelй irrйmissible parce que, йtant commis par mйchancetй, il n’a
pas en lui-mкme la cause de la rйmission, comme le pйchй qui est commis par
faiblesse ou par ignorance.
8° Il n’est
dйfendu а personne de prier pour les pйcheurs en cette vie, quels qu’ils
soient. Mais dans les paroles de l’apфtre citйes, il est signifiй que prier
pour ceux qui sont endurcis dans le pйchй n’est pas l’affaire de n’importe qui,
mais de quelque homme parfait. Ou bien l’apфtre parle du pйchй qui va а la
mort, c’est-а-dire qui dure jusqu’а la mort. Et dans les paroles du prophиte,
il est montrй que ce peuple, par un juste jugement de Dieu, йtait indigne
d’obtenir misйricorde, sans qu’ils fussent totalement obstinйs dans le mal.
9° La
confirmation dans le bien a lieu par le don divin. Voilа pourquoi rien
n’empкche que, par un privilиge spйcial de la grвce, cela ne soit accordй а
quelques hommes dans l’йtat de voie, bien que, de la sorte, ils ne soient pas
confirmйs dans le bien comme les bienheureux dans la patrie, ainsi qu’on l’a
dйjа dit. Mais cela ne peut кtre dit de la confirmation dans le mal.
10° Le fait mкme
que l’ange йtait douй d’un plus grand pouvoir entraоne qu’il se soit obstinй
dans le pйchй juste aprиs la premiиre йlection, ainsi qu’il ressort de ce qu’on
a dit. Et saint Augustin n’entend pas prouver que l’homme est obstinй dans le
pйchй, mais qu’il ne suffit pas а se relever du pйchй par lui-mкme. Article 12 : Le libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le pйchй mortel ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit en
Rom. 7, 15 : « car je ne fais pas le bien que je veux, mais
je fais le mal que je hais » ; et il parle en la personne d’un homme
damnй, comme dit une certaine glose а cet endroit. L’homme sans la grвce ne
peut donc йviter le pйchй.
2° Le pйchй
actuel mortel est plus grave que le pйchй originel. Or un homme avec le pйchй
originel, s’il est adulte, ne peut sans la grвce йviter de pйcher
mortellement : car dans ce cas il йviterait la condamnation а la peine
sensible, qui est due au pйchй actuel mortel ; et ainsi, puisqu’il n’y a
pas pour les adultes de milieu entre cette condamnation et la gloire de la vie
йternelle, il s’ensuivrait qu’il peut acquйrir la vie йternelle sans la grвce,
ce qui est l’hйrйsie pйlagienne. Il est donc bien moins possible а un homme en
йtat de pйchй mortel d’йviter le pйchй, sauf s’il reзoit la grвce.
3° А propos de
Rom. 7, 19 : « mais je fais ce que je ne veux pas,
etc. » la Glose de saint
Augustin dit : « Ici est dйcrit l’йtat de l’homme sous la loi, avant
la grвce. C’est le temps oщ il est vaincu par ses pйchйs en cherchant а vivre
dans la justice par ses propres forces et sans le secours de la grвce du
Libйrateur », elle qui dйlivre le libre arbitre « pour qu’il croie au
Libйrateur, et ainsi ne pиche pas contre la loi ». Or pйcher contre la
loi, c’est pйcher mortellement. Il semble donc que l’homme sans la grвce ne
puisse йviter le pйchй mortel.
4° Saint Augustin
dit au livre sur la Perfection de la
justice que la mйchancetй est а l’вme ce que la courbure est au tibia, et
que l’acte peccamineux est comparable а la claudication. Or la claudication ne
peut кtre йvitйe par celui qui a un tibia courbe, а moins que le tibia ne soit
d’abord guйri. Le pйchй mortel ne peut donc pas non plus кtre йvitй par celui
qui est dans le pйchй, а moins qu’il ne soit d’abord dйlivrй du pйchй par la
grвce.
5° Saint Grйgoire
dit : « Le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne
bientфt par son poids а un autre pйchй. » Or il n’est dйtruit que par la
grвce. Donc, sans la grвce, l’homme pйcheur ne peut йviter le pйchй.
6° Selon saint
Augustin, la crainte et la colиre sont des passions et des pйchйs. Or l’homme
ne peut pas йviter les passions par le libre arbitre. Il ne peut donc pas non
plus s’abstenir des pйchйs.
7° Ce qui
est nйcessaire ne peut кtre йvitй. Or les pйchйs sont des choses nйcessaires,
comme on le voit clairement dans ce passage du Psaume 24, 17 :
« Dйlivrez-moi des nйcessitйs oщ je suis rйduit. » L’homme ne peut
donc йviter le pйchй par le libre arbitre.
8° Saint Augustin
dit : « Il y a quelque pйchй, puisque “la chair convoite contre
l’esprit”. » Or il n’est pas au pouvoir du libre arbitre que la chair ne
convoite pas contre l’esprit. Le pouvoir du libre arbitre ne s’йtend donc pas
jusqu’а faire que le pйchй soit йvitй.
9° La
puissance de mourir s’ensuit de la puissance de pйcher ; en effet, l’homme
dans l’йtat d’innocence ne pouvait mourir que parce qu’il pouvait pйcher. La
nйcessitй de mourir est donc une consйquence de la nйcessitй de pйcher. Or
l’homme dans l’йtat prйsent ne peut йviter de mourir. Il ne peut donc pas non
plus йviter de pйcher.
10° Selon saint
Augustin, si l’homme pouvait se maintenir dans l’йtat d’innocence, c’est parce
qu’il avait l’intйgritй de nature, exempte de toute tache de pйchй. Or cette
intйgritй n’existe pas en l’homme pйcheur sйparй de la grвce. Il ne peut donc
pas se maintenir, mais il lui est nйcessaire de tomber aprиs le pйchй.
11° Au vainqueur
est due la couronne, comme on le voit clairement en Apoc. 2, 10. Or,
si quelqu’un йvite le pйchй lorsqu’il est tentй de pйcher, il vaincra le pйchй
et le diable ; Jacq. 4, 7 : « Rйsistez au diable, et
il s’enfuira de vous. » Si donc quelqu’un peut, sans la grвce, йviter le
pйchй, il pourra sans la grвce mйriter la couronne ; ce qui est hйrйtique.
12° Saint Augustin
dit au livre des Rйvisions :
« La volontй ne peut pas rйsister а la convoitise qui la presse. » Or
la convoitise induit au pйchй. La volontй humaine ne peut donc, sans la grвce,
йviter le pйchй.
13° Celui qui a un
habitus, agit nйcessairement selon cet habitus. Or celui qui est dans le pйchй
a l’habitus du pйchй. Il semble donc qu’il ne puisse pas йviter de pйcher.
14° Le libre
arbitre, suivant saint Augustin, est « ce par quoi on йlit le bien avec
l’assistance de la grвce, et le mal quand cesse l’assistance de la grвce ».
Il semble donc que celui qui n’a pas la grвce йlise toujours le mal par son
libre arbitre.
15° Quiconque peut
ne pas pйcher, peut vaincre le monde ; en effet, nul ne vainc le monde
autrement qu’en cessant de pйcher. Or personne ne peut vaincre le monde que par
la grвce ; car, comme il est dit en 1 Jn 5, 4, « la
victoire qui vainc le monde, c’est notre foi ». On ne peut donc sans la
grвce йviter le pйchй.
16° Le
prйcepte d’aimer Dieu est affirmatif, et ainsi il oblige а ce qu’on l’observe
en temps et en lieu, au point que, s’il n’est pas observй, l’homme pиche
mortellement. Or, on ne peut observer le prйcepte de la charitй sans la
grвce ; car, comme il est dit en Rom. 5, 5, « l’amour de
Dieu est rйpandu dans nos cњurs par l’Esprit Saint qui nous a йtй donnй ».
L’homme ne peut donc, sans la grвce, faire en sorte de ne pas pйcher
mortellement.
17° Selon saint
Augustin, le prйcepte de la misйricorde envers soi-mкme est inclus dans celui
de la misйricorde envers le prochain. Or on pйcherait mortellement si l’on ne
faisait pas misйricorde au prochain en danger de mort corporelle. Donc а bien
plus forte raison pиche-t-on mortellement si, en ne se repentant pas du pйchй,
on ne fait pas misйricorde а soi-mкme en йtat de pйchй ; et ainsi, а moins
que le pйchй ne soit dйtruit par la pйnitence, l’homme ne peut йviter de
pйcher.
18° Le mйpris de
Dieu est au pйchй ce que l’amour de Dieu est а la vertu. Or il est nйcessaire
que tout homme vertueux aime Dieu. Il est donc nйcessaire que tout pйcheur
mйprise Dieu, et de la sorte, pиche ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
19° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
d’habitus semblables procиdent des actes semblables. Si donc quelqu’un est dans
le pйchй, il est nйcessaire, semble-t-il, qu’il ait а produire des actes
semblables, c’est-а-dire des actes de pйchй.
20° Puisque la
forme est le principe de l’opйration, ce qui n’a pas une forme n’a pas
l’opйration propre а cette forme. Or se dйtourner du mal est l’opйration de la
justice. Puis donc que celui qui est dans le pйchй n’a pas la justice, il
semble qu’il ne puisse pas se dйtourner du mal.
21° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 25, que « aprиs le pйchй et avant la rйparation de la grвce, le
libre arbitre est pressй par la convoitise et vaincu, et il a la faiblesse dans
le mal s’il n’a pas la grвce dans le bien ; voilа pourquoi il peut
damnablement pйcher » ; et ainsi, l’on ne peut sans la grвce йviter
le pйchй mortel.
22° Si [le
rйpondant] dit que ce qui ne peut pas ne pas pйcher, au sens de ne pas avoir de
pйchй, peut cependant ne pas pйcher, au sens de ne pas user du pйchй, alors en
sens contraire : les pйlagiens accordaient cela, et cependant saint
Augustin blвme leur opinion sur ce sujet au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, en ces termes : « Les
pйlagiens disent aussi que la grвce de Dieu qui a йtй donnйe par la foi en
Jйsus-Christ, et qui n’est ni la loi ni la nature, n’a d’autre effet que de
remettre les pйchйs : nous n’en aurions besoin ni pour йviter le pйchй, ni
pour triompher des obstacles au bien. Mais si cela йtait vrai, aprиs avoir dit
dans l’Oraison dominicale : “Pardonnez-nous nos offenses”, nous
n’ajouterions pas : “et ne nous laissez pas succomber а la tentation”.
Nous formulons la premiиre demande pour que les pйchйs soient remis ; la
seconde, pour qu’ils soient йvitйs ou vaincus ; ce que nous n’aurions
aucune raison de demander au Pиre qui est dans les cieux, si nous en йtions
capables par la force de la volontй humaine. » Il semble donc que la
rйponse [du rйpondant] soit nulle.
23° Saint Augustin
dit au livre sur la Nature et la Grвce :
« La lumiиre de la vйritй abandonne, а juste titre, le prйvaricateur de la
Loi ; celui-ci, sans elle, est de toute maniиre aveugle et obligatoirement
pйchera davantage, se blessera en tombant et, une fois blessй, ne se relиvera
pas. » Le pйcheur sйparй de la grвce est donc, lui aussi, dans la
nйcessitй de pйcher.
En sens contraire :
1° Saint Jйrфme
dit au pape saint Damase : « Pour notre part, nous disons que les
hommes peuvent toujours pйcher et ne pas pйcher, en sorte que nous affirmons
кtre toujours douйs de libre arbitre. » Donc, dire que l’homme dans l’йtat
de pйchй ne peut йviter le pйchй, c’est nier la libertй de l’arbitre ; ce
qui est hйrйtique.
2° Si un dйfaut
est dans un agent, et qu’il est en son pouvoir d’en user ou de ne pas en user,
il ne lui est pas nйcessaire de faillir dans son action ; par exemple, si
un tibia courbe pouvait ne pas user de sa courbure en marchant, il pourrait ne
pas boiter. Or le libre arbitre soumis au pйchй peut user ou non du pйchй,
йtant donnй qu’user du pйchй est un acte du libre arbitre, qui a la maоtrise de
son acte. Donc, si enfoncй qu’il soit dans le pйchй, il peut ne pas pйcher.
3° Il est dit au
Ps. 118, 95 : « Les pйcheurs m’ont attendu pour me
perdre » ; la Glose :
« c’est-а-dire mon consentement ». On n’est donc amenй а pйcher qu’en
consentant. Or le consentement est au pouvoir du libre arbitre. On peut donc ne
pas pйcher par le libre arbitre.
4° Parce que le dйmon
ne peut pas ne pas pйcher, on dit qu’il a pйchй irrйmйdiablement. Or l’homme a
pйchй non irrйmйdiablement, comme on dit communйment. Il peut donc ne pas
pйcher.
5° On ne passe
d’un extrкme а l’autre que par un stade intermйdiaire. Or l’homme avant le
pйchй a la puissance de ne pas pйcher. Il n’est donc pas, immйdiatement aprиs
le pйchй, conduit а l’autre extrкme, en sorte qu’il ne puisse pas ne pas
pйcher.
6° Le libre
arbitre du pйcheur peut pйcher. Or il ne le peut qu’en йlisant, puisque йlire
est l’acte du libre arbitre : de mкme que la vue aussi n’opиre qu’en
voyant. Or l’йlection, йtant le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй, suivant le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
suit le conseil, qui ne porte que sur les choses qui sont en nous, comme il est
dit au mкme endroit. Йviter le pйchй, ou le faire, est donc au pouvoir de
l’homme en йtat de pйchй.
7° Selon
saint Augustin, « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », car
alors ce serait nйcessaire. Si donc quelqu’un en йtat de pйchй ne peut йviter
le pйchй, il ne pиche pas en commettant le pйchй ; ce qui est absurde.
8° Le libre
arbitre est йgalement libre de contrainte avant et aprиs le pйchй. Or la
nйcessitй de pйcher semble se rattacher а la contrainte, йtant donnй que, mкme
si nous ne voulons pas, cette nйcessitй est en nous. L’homme n’a donc pas,
aprиs le pйchй, la nйcessitй de pйcher.
9° Toute
nйcessitй est soit de contrainte, soit d’inclination naturelle. Or la nйcessitй
de pйcher n’est pas une nйcessitй d’inclination naturelle, car alors la nature
serait mauvaise, car elle inclinerait au mal. Si donc il y avait dans le
pйcheur la nйcessitй de pйcher, il serait contraint de pйcher.
10° Ce qui est
nйcessaire n’est pas volontaire. Si donc celui qui est dans le pйchй doit
nйcessairement pйcher, le pйchй n’est pas volontaire ; ce qui est faux.
11° Si le pйcheur
est dans la nйcessitй de pйcher, cette nйcessitй ne lui convient qu’en raison
du pйchй. Or il peut sortir du pйchй ; sinon il ne serait pas commandй aux
pйcheurs, en Is. 52, 11 : « Partez, sortez de lа, ne
touchez rien d’impur ! » Le pйcheur peut donc ne pas pйcher.
Rйponse :
Sur cette
question, des hйrйsies contraires se sont йlevйes. Certains, en effet, estimant
la nature de l’esprit humain d’aprиs les natures corporelles, ont йmis
l’opinion que tout ce vers quoi l’esprit humain leur semblait inclinй, l’homme
l’opйrait par nйcessitй ; et de lа, ils sont tombйs en des erreurs
contraires. Car l’esprit humain a deux inclinations contraires. L’une vers le
bien, а l’instigation de la raison ; et en la considйrant, Jovinien
prйtendit que l’homme ne pouvait pas pйcher. L’autre inclination est dans
l’esprit de l’homme par les puissances infйrieures, et surtout en tant qu’elles
sont corrompues par le pйchй originel : par elle, l’esprit est inclinй а
йlire les choses qui sont dйlectables selon le sens charnel. Et considйrant
cette inclination, les manichйens dirent que l’homme pиche nйcessairement, et
qu’il ne peut en aucune faзon йviter le pйchй. Et ainsi, les uns et les autres,
quoique par des voies contraires, sont tombйs dans le mкme inconvйnient de nier
le libre arbitre ; en effet, l’homme ne sera pas douй de libre arbitre
s’il est par nйcessitй poussй au bien ou au mal. Et que cela soit aberrant, est
prouvй а la fois par l’expйrience, par les enseignements des philosophes et par
les divines Йcritures, comme on l’a dйjа montrй dans une certaine mesure. C’est
pourquoi Pйlage se dressa en rйaction а cela : voulant dйfendre le libre
arbitre, il s’opposa а la grвce de Dieu en disant que l’homme pouvait йviter le
pйchй sans la grвce de Dieu. Mais assurйment, cette erreur contredit trиs
ouvertement la doctrine йvangйlique, aussi a-t-elle йtй condamnйe par l’Йglise.
La foi
catholique, pour sa part, emprunta une voie mйdiane, sauvant la libertй de
l’arbitre sans exclure pour autant la nйcessitй de la grвce. Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, le libre arbitre йtant une certaine puissance
йtablie au-dessous de la raison et au-dessus de la puissance motrice exйcutive,
on trouve de deux faзons qu’une chose est hors du pouvoir du libre arbitre.
D’abord, parce qu’elle excиde l’efficace de la motrice exйcutive, qui opиre au
commandement du libre arbitre ; par exemple, voler n’est pas soumis au
libre arbitre de l’homme, car cela excиde la puissance motrice en l’homme.
Ensuite, une chose peut кtre hors du pouvoir du libre arbitre parce qu’elle ne
s’йtend pas а l’acte mкme de la raison. En effet, puisque l’acte du libre
arbitre est l’йlection, qui suit le conseil, c’est-а-dire la dйlibйration de la
raison, le libre arbitre ne peut s’йtendre а ce qui йchappe а la dйlibйration
de la raison, comme c’est le cas des choses qui se prйsentent de faзon non
prйmйditйe. Donc, de la premiиre faзon, commettre le pйchй ou l’йviteer
n’excиde pas le pouvoir du libre arbitre, car bien que l’accomplissement du
pйchй au moyen d’un acte extйrieur soit menй par l’exйcution de la puissance
motrice, cependant le pйchй est accompli dans la volontй mкme, avant
l’exйcution de l’њuvre, par le seul consentement. Par consйquent, le dйfaut de
la puissance motrice n’empкche pas le libre arbitre de faire ou d’йviter le
pйchй, quoiqu’il l’empкche parfois de l’exйcuter, comme lorsque quelqu’un veut
tuer, forniquer ou voler, mais ne le peut pas. Mais de la seconde faзon, commettre
le pйchй ou l’йviter peut excйder le pouvoir du libre arbitre, c’est-а-dire
lorsqu’un pйchй se prйsente soudain et comme inopinйment, et йchappe ainsi а
l’йlection du libre arbitre, bien que le libre arbitre puisse le faire ou
l’йviter, s’il dirigeait vers cela son attention ou son effort. Or de deux
faзons une chose se produit en nous comme inopinйment.
D’abord par
l’йlan de la passion : en effet, le mouvement de colиre ou de convoitise
prйcиde parfois la dйlibйration de la raison. Et ce mouvement qui tend а
l’illicite а cause de la corruption de la nature, est un pйchй vйniel. Voilа
pourquoi, dans l’йtat de nature corrompue, il n’est pas au pouvoir du libre
arbitre d’йviter tous les pйchйs de ce genre, parce qu’ils йchappent а son
acte, bien qu’il puisse empкcher l’un de ces mouvements s’il s’efforce contre
lui. Mais il n’est pas possible que l’homme s’efforce continuellement d’йviter
de tels mouvements, а cause des occupations variйes de l’esprit humain, et а
cause de son nйcessaire repos. Et cela se produit parce que les puissances
infйrieures ne sont pas totalement soumises а la raison comme elles l’йtaient
dans l’йtat d’innocence, quand il йtait trиs facile а l’homme d’йviter par le
libre arbitre tous les pйchйs de ce genre et chacun d’eux, car aucun mouvement
ne pouvait s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre le dictamen de la raison. Mais dans l’йtat
prйsent, l’homme n’est pas ramenй а cette rectitude par la grвce, pour parler
en gйnйral ; mais nous attendons cette rectitude pour l’йtat de gloire.
Voilа pourquoi, dans cet йtat de misиre, aprиs la rйparation de la grвce,
l’homme ne peut pas йviter tous les pйchйs vйniels, bien que cela ne porte en
rien prйjudice а la libertй de l’arbitre.
Ensuite, une
chose arrive en nous comme inopinйment par l’inclination d’un habitus ; en
effet, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se
montre sans peur et sans trouble devant un pйril surgi а l’improviste que
devant un pйril attendu ». En effet, l’opйration vient d’autant plus de
l’habitus qu’elle vient moins de la prйmйditation : car les choses
attendues, c’est-а-dire connues d’avance, on les йlira par la raison et la
rйflexion, sans habitus ; mais ce qui surgit а l’improviste est йlu par un
habitus. Et il ne faut pas comprendre que l’opйration par l’habitus de vertu
pourrait кtre tout а fait sans dйlibйration, puisque la vertu est un habitus
йlectif, mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est dйjа dйterminйe dans
son йlection ; par consйquent, chaque fois qu’une chose se prйsente comme
accordйe а cette fin, elle est aussitфt йlue, а moins qu’elle ne soit empкchйe
par une dйlibйration plus attentive et plus longue.
Or l’homme qui
est dans le pйchй mortel adhиre habituellement au pйchй. En effet, bien qu’il
n’ait pas toujours l’habitus du vice, car un habitus n’est pas engendrй par un
acte unique de luxure, cependant la volontй de celui qui pиche, aprиs avoir
abandonnй le bien immuable, a adhйrй au bien transitoire comme а une fin, et la
puissance et l’inclination d’une telle adhйsion demeurent en elle jusqu’а ce
qu’elle adhиre de nouveau au bien immuable comme а une fin. Voilа pourquoi,
lorsque se prйsente а un homme ainsi disposй une chose а faire qui convienne а
l’йlection prйcйdente, il est soudain portй vers elle par l’йlection, а moins
qu’il ne se retienne lui-mкme par une longue dйlibйration. Et cependant, qu’il
йlise ainsi soudainement cette chose ne l’excuse pas du pйchй mortel, qui a
besoin d’une dйlibйration : car pour le pйchй mortel, cette dйlibйration
suffit par laquelle on considиre attentivement que ce qui est йlu est pйchй
mortel et contre Dieu. Mais cette dйlibйration ne suffit pas а retirer celui
qui est dans le pйchй mortel. En effet, quelqu’un n’est retirй de faire une
chose vers laquelle il est inclinй, que dans la mesure oщ elle lui est proposйe
comme mauvaise. Or celui qui a dйjа rйpudiй le bien immuable pour le bien
transitoire, n’estime plus comme mal de se dйtourner du bien immuable, et en
cela la notion de pйchй mortel est accompli ; il n’est donc pas retirй de
pйcher par le fait mкme qu’il remarque qu’une chose est pйchй mortel, mais il
est nйcessaire de poursuivre la considйration plus avant jusqu’а parvenir а
quelque chose qu’il ne puisse pas ne pas estimer mauvais, comme le malheur ou
autre chose de ce genre.
Donc, avant que
se produise en l’homme ainsi disposй une dйlibйration aussi longue qu’il est
requis pour qu’il йvite le pйchй mortel, le consentement au pйchй mortel
prйcиde. Voilа pourquoi, si l’on suppose l’adhйsion du libre arbitre au pйchй
mortel, ou а une fin indue, il n’est pas en son pouvoir d’йviter tous les
pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux s’il s’efforce а
l’encontre : car mкme s’il a йvitй l’un ou l’autre en se mettant а dйlibйrer
aussi longtemps qu’il est requis, il ne peut cependant pas faire que le
consentement au pйchй mortel n’ait pas lieu parfois avant une telle
dйlibйration, puisqu’il est impossible que l’homme soit toujours, ni longtemps,
dans une vigilance aussi grande qu’il est requis pour cela, а cause des
nombreuses occupations de l’esprit humain. Or, il n’est йloignй de cette
disposition que par la grвce, qui seule fait que l’esprit humain adhиre par la
charitй au bien immuable comme а une fin.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que nous n’фtons ni le libre arbitre, puisque nous disons
que le libre arbitre peut йviter ou faire n’importe quel pйchй en particulier,
ni non plus la nйcessitй de la grвce, puisque nous disons, d’une part, que
l’homme ne peut йviter tous les pйchйs vйniels, bien qu’il puisse йviter chacun
d’eux — mкme si l’homme a la grвce, avant que celle-ci ne soit perfectionnйe
dans l’йtat de gloire — et ce, а cause du foyer de corruption ; et d’autre
part, que l’homme en йtat de pйchй mortel, sйparй de la grвce, ne peut йviter
tous les pйchйs mortels, а moins que la grвce ne survienne, bien qu’il puisse
йviter chacun d’eux, et ce, а cause de l’adhйsion habituelle de la volontй а
une fin dйsordonnйe ; et saint Augustin compare ces deux choses а la
courbure du tibia, d’oщ s’ensuit la nйcessitй de boiter.
Et ainsi se
vйrifient les sentences des docteurs, qui semblent diffйrer sur ce sujet. Car
certains d’entre eux disent que l’homme sans la grвce habituelle sanctifiante
peut йviter le pйchй mortel, non toutefois sans le secours divin, qui par sa
providence gouverne l’homme pour qu’il fasse le bien et йvite le mal :
cela est vrai, en effet, lorsqu’il voudra s’efforcer contre le pйchй ;
d’oщ il se produit que chaque pйchй peut кtre йvitй. Mais d’autres disent que
l’homme sans la grвce ne peut rester longtemps sans pйcher mortellement ;
et c’est assurйment vrai dans la mesure oщ un homme habituellement disposй а
pйcher ne reste pas longtemps sans que s’offre soudain а lui quelque chose а
opйrer, et а cette occasion il tombe dans le consentement au pйchй mortel par
l’inclination d’un habitus mauvais, puisqu’il n’est pas possible que l’homme
soit longtemps vigilant, au point de mettre un soin suffisant а йviter le pйchй
mortel.
Donc, comme les
deux sйries d’arguments concluent vrai en quelque faзon et faux d’une autre
faзon, il faut rйpondre aux deux.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apфtre peut кtre entendue, suivant les diverses expositions, et du pйchй
mortel, et du mal du pйchй mortel, dans la mesure oщ il parle en la personne de
l’homme pйcheur ; ou du mal du pйchй vйniel quant aux premiers mouvements,
dans la mesure oщ il parle en sa personne ou en celle des autres justes. Et des
deux faзons, il faut comprendre que, puisque la volontй naturelle tend а йviter
de tout mal, l’homme pйcheur ne peut faire en sorte, sans la grвce, d’йviter
tous les pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux ; et ainsi,
il ne peut sans la grвce accomplir la volontй naturelle ; et il en est de
mкme du juste relativement aux pйchйs vйniels.
2° Il est
impossible qu’un adulte soit dans le seul pйchй originel sans la grвce :
car dиs qu’il aura reзu l’usage du libre arbitre, s’il s’est prйparй а la
grвce, il aura la grвce ; sinon, la nйgligence elle-mкme lui sera imputйe
а pйchй mortel. L’argument susdit semble aussi supposer l’inconvйnient auquel
il conduit. En effet, s’il est possible qu’un adulte soit dans le seul pйchй
originel, alors, s’il arrive qu’il meure dans l’instant mкme, il tiendra le
milieu entre les bienheureux et ceux qui sont punis d’une peine sensible ;
et c’est а cet inconvйnient que conduit l’argument susdit. Cependant, pour ne
pas s’arrкter а cela, il faut savoir qu’il y a dans le pйchй originel une
aversion habituelle du bien immuable, puisque celui qui a le pйchй originel n’a
pas le cњur uni а Dieu par la charitй ; et ainsi, quant а l’aversion
habituelle, il en est de mкme de celui qui est dans le pйchй originel et de
celui qui est dans le pйchй mortel, quoique dans ce dernier cas il y ait en plus
de cela une conversion habituelle а une fin indue. En outre, si quelqu’un
йchappe а la damnation par le libre arbitre, il ne s’ensuit pas qu’il puisse
pour autant acquйrir la gloire par les forces du libre arbitre : cela est
plus grand, comme il ressort de ce qui a йtй dit de l’homme dans l’йtat
d’innocence.
3° L’homme sans
la grвce est vaincu par le pйchй, en sorte qu’il agit contre la loi ; car
s’il peut йviter tel ou tel pйchй par des efforts contraires, il ne peut
cependant pas les йviter tous, pour la raison dйjа mentionnйe.
4° L’exemple de
la courbure, donnй par saint Augustin, n’est pas analogue, а un certain point
de vue : en effet, il n’est pas au pouvoir du tibia d’user de la courbure
ou de ne pas en user, aussi est-il nйcessaire que tout mouvement du tibia
courbe soit une claudication ; tandis que le libre arbitre peut user ou
non de sa courbure, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il pиche en
tous ses actes, quels qu’ils soient, mais il peut parfois йviter le pйchй. En
revanche, l’exemple est ressemblant en ce qu’il n’est pas possible de tous les
йviter, comme on l’a dit.
5° Bien que le
pйchй non dйtruit par la pйnitence entraоne vers un autre pйchй par une
inclination, cependant il n’est pas nйcessaire que le libre arbitre obйisse
toujours а cette inclination, mais il peut faire des efforts contre elle dans
un acte particulier.
6° La crainte et
la colиre, en tant que passions, sont des pйchйs non pas mortels mais vйniels,
car elles sont des mouvements premiers.
7° Les
pйchйs sont appelйs nйcessaires, en tant qu’ils ne peuvent pas tous кtre
йvitйs, bien qu’ils puissent кtre йvitйs en particulier.
8° Lorsque la
chair convoite contre l’esprit, il y a un vice, mais de pйchй vйniel.
9° La
nйcessitй de pйcher soit vйniellement soit mortellement accompagne celle de
mourir, sauf pour des personnes privilйgiйes, а savoir, le Christ et la
bienheureuse Vierge ; mais non la nйcessitй de pйcher mortellement, comme
on le voit bien dans le cas de ceux qui ont la grвce.
10° [Dans
certaines йditions seulement :] On rйpond au dixiиme argument comme au
septiиme. [En d’autres :] Cette intйgritй amena l’homme а pouvoir йviter
non seulement chaque pйchй, mais aussi tous les pйchйs ; mais cela n’est
pas possible sans la grвce dans l’йtat prйsent.
11° La couronne
est donnйe а celui qui vainc totalement le diable et le pйchй. Mais celui qui
йvite un seul pйchй en persйvйrant dans un autre, йtant esclave, n’est
vainqueur qu’а un certain point de vue, il ne mйrite donc pas la couronne.
12° La convoitise
ne peut pas кtre comprise comme contraignant absolument le libre arbitre, car
celui-ci est toujours libre de contrainte ; mais il est dit qu’elle
contraint, а cause de la vйhйmence de l’inclination, а laquelle cependant on
peut rйsister, quoique avec difficultй.
13° Le libre
arbitre peut user d’un habitus ou ne pas en user. Il n’est donc pas nйcessaire
que l’on agisse toujours selon l’habitus ; mais on peut parfois agir
contre l’habitus, quoique avec difficultй. Cependant, si l’habitus demeure, il
ne peut arriver que l’on reste longtemps sans rien faire selon l’habitus.
14° Quand la
grвce cesse, le libre arbitre peut par lui-mкme йlire le mal ; il n’est
cependant pas nйcessaire que, sans la grвce sanctifiante, il йlise toujours le
mal.
15° De ce que l’on
йvite le pйchй, il ne s’ensuit pas que l’on vainque le monde, а moins d’кtre
tout а fait exempt de pйchй, comme on l’a dit.
16° Un
prйcepte a deux faзons d’кtre observй. D’abord, de telle faзon que son
observation mйrite la gloire ; et dans ce cas, nul ne peut sans la grвce
observer le prйcepte susdit, ni les autres prйceptes. Ensuite, de telle faзon
que son observation fait йviter la peine ; et en ce cas, il peut кtre
observй sans la grвce sanctifiante. Il est observй de la premiиre faзon quand
la substance de l’acte est accomplie avec le mode convenable, qu’apporte la
charitй ; et ainsi, le prйcepte susdit de la charitй n’est pas tant un
prйcepte que la fin du prйcepte et la forme des autres prйceptes. Il est
observй de la seconde faзon quand la seule substance de l’acte est
accomplie ; ce qui se produit en gйnйral en celui qui n’a pas l’habitus de
charitй : en effet, l’injuste aussi peut faire des choses justes, suivant
le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.
17° Cet argument
est йtranger а notre propos. En effet, а supposer que quelqu’un commette un
nouveau pйchй lorsqu’en ne se prйparant point а la pйnitence il ne se fait pas
misйricorde, il peut cependant йviter ce pйchй, puisqu’il peut se prйparer.
Toutefois, il n’est pas nйcessaire que le pйcheur commette un nouveau pйchй
chaque fois qu’il omet de se faire misйricorde par la pйnitence, mais c’est
seulement lorsqu’il y est tenu par quelque cause spйciale.
18° L’homme
vertueux peut ne pas aimer Dieu actuellement mais faire le contraire, comme
cela est clair lorsqu’il pиche.
19° Bien que les
habitus donnent toujours des actes semblables, cependant celui qui a un habitus
peut accomplir un acte contraire а l’habitus, car il ne lui est pas nйcessaire
de toujours user de l’habitus.
20° Celui qui n’a
pas la justice peut faire un acte de justice imparfait, qui consiste а faire
des choses justes ; et ce, а cause des principes du droit naturel dйposйs
dans la raison ; mais il ne peut pas faire un acte de justice parfait, qui
consiste а faire justement des choses justes. Et ainsi, un injuste peut parfois
se dйtourner du mal.
21° La parole du
Maоtre ne doit pas кtre comprise en ce sens qu’il est nйcessaire que l’homme en
йtat de pйchй mortel succombe а n’importe quelle tentation ; mais en ce
sens que, а moins d’кtre dйlivrй du pйchй par la grвce, il tombera un jour en
quelque pйchй mortel.
22° S’il nous est
nйcessaire de demander dans l’Oraison dominicale non seulement que les pйchйs
passйs nous soient remis, mais aussi que nous soyons dйlivrйs des pйchйs futurs,
c’est parce que, а moins que l’homme ne soit dйlivrй par la grвce, il lui est
nйcessaire de tomber parfois dans le pйchй, de la faзon susdite ;
quoiqu’il puisse йviter tel ou tel par des efforts contraires.
23° Celui qui est
abandonnй par la lumiиre de la grвce doit nйcessairement tomber un jour ;
cependant, il n’est pas nйcessaire qu’il succombe а n’importe quelle tentation.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Si le pйcheur
ne pouvait йviter le pйchй par des efforts contraires, cela porterait prйjudice
а la libertй ; mais il n’y a pas de prйjudice а la libertй de l’arbitre,
si l’homme ne peut faire en sorte d’кtre dans un constant souci de rйsister au
pйchй ; or, si l’homme n’y prend pas garde, l’inclination habituelle
l’entraоne vers ce qui convient а l’habitus.
2° Parce qu’il a
la maоtrise de son acte, le libre arbitre peut, chaque fois qu’il s’y applique,
ne pas user de son dйfaut propre. Mais parce qu’il lui est impossible de
toujours y veiller, il s’ensuit parfois qu’il manque son acte.
3° Le pйchй ne se
fait pas sans le consentement du libre arbitre ; mais le consentement suit
l’inclination habituelle, sauf si une longue dйlibйration le prйcиde, comme on
l’a dit.
4° On dit que
l’homme est tombй non irrйmйdiablement, parce qu’il peut trouver remиde avec
l’aide de la grвce, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas.
5° Ne pas pouvoir
pйcher, et ne pas pouvoir ne pas pйcher, sont contraires ; mais pouvoir
pйcher et ne pas pйcher, est un moyen terme entre eux. L’argument suppose donc
le faux.
6° Йlire et
dйlibйrer ne portent que sur les choses qui sont en nous. Mais, comme il est
dit au troisiиme livre de l’Йthique,
les choses que nous faisons par des amis, nous les faisons en quelque sorte par
nous-mкmes ; voilа pourquoi le libre arbitre peut exercer son йlection et
sa dйlibйration non seulement sur les choses pour lesquelles son propre pouvoir
suffit, mais aussi sur celles pour lesquelles il a besoin du secours divin.
7° Un homme
en йtat de pйchй mortel peut йviter tous les pйchйs mortels par le secours de
la grвce ; il peut aussi йviter chacun d’eux par vertu naturelle, mais non
tous ; voilа pourquoi il ne s’ensuit pas qu’il ne pиche pas en commettant
le pйchй.
8° La nйcessitй
de pйcher n’implique pas une contrainte du libre arbitre. En effet, bien que
l’homme ne puisse se soustraire а cette nйcessitй par lui-mкme, il peut
cependant rйsister jusqu’а un certain point а la nйcessitй en question, en tant
qu’il peut йviter chaque pйchй, mais non tous.
9° Le pйchй
est rendu quasi naturel au pйcheur : en effet, l’habitus opиre comme une
certaine nature en celui qui l’a ; c’est pourquoi la nйcessitй qui vient
d’un habitus se ramиne а l’inclination naturelle.
10° Selon saint
Augustin, une chose peut кtre nйcessaire et cependant volontaire ; en
effet, la volontй a nйcessairement de l’aversion pour le malheur ; et ce,
а cause de l’inclination naturelle а laquelle est assimilйe l’inclination de
l’habitus.
11° L’homme en
йtat de pйchй ne peut aucunement se soustraire au pйchй dйjа commis, sinon par
le secours de la grвce, car il n’est affranchi du pйchй, qui s’accomplit dans
l’aversion, que si son esprit adhиre а Dieu par la charitй, qui ne vient pas du
libre arbitre mais est rйpandue dans le cњur des saints par l’Esprit Saint,
comme il est dit en Rom. 5, 5. Article 13 : Un homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Nul n’est dans
la nйcessitй de demander а Dieu ce qu’il peut par lui-mкme. Or, quelque grвce
que l’on possиde, on est dans la nйcessitй de demander а Dieu d’кtre dйlivrй
des pйchйs futurs ; c’est pourquoi l’Apфtre dit en
2 Cor. 13, 7, en s’adressant aux fidиles et aux saints :
« Cependant nous prions Dieu que vous ne fassiez rien de mal. » Ceux
qui ont la grвce ne peuvent donc pas йviter le pйchй.
2° Ceux qui ont
la grвce sont dans la nйcessitй de dire l’Oraison dominicale. Or il est demandй
en elle que l’homme persйvиre sans pйchй, suivant l’exposition de saint
Cyprien, comme le rapporte saint Augustin au livre sur le Don de la persйvйrance. Celui qui a la grвce ne peut donc par
lui-mкme йviter le pйchй.
3° La
persйvйrance est un don du Saint-Esprit. Or, avoir les dons du Saint-Esprit
n’est pas au pouvoir de celui qui a la grвce. Puis donc que s’abstenir du pйchй
mortel jusqu’а la fin de la vie appartient а la persйvйrance, il semble que
celui qui a la grвce ne puisse pas йviter le pйchй mortel.
4° Le vice du
pйchй est а l’кtre de grвce ce que le nйant est а l’кtre de nature. Or la
crйature qui a obtenu de Dieu l’кtre de nature, ne peut se conserver elle-mкme
dans l’кtre de nature de telle sorte qu’elle ne retombe pas dans le nйant, si
elle n’est conservйe par la main du Crйateur. Un homme qui a obtenu la grвce ne
peut donc par lui-mкme faire en sorte de ne pas tomber dans le pйchй mortel.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Or elle ne
suffit pas, si, par elle, le pйchй mortel ne peut кtre йvitй. L’homme peut donc
йviter le pйchй mortel par la grвce.
2° Cela se voit
par les paroles du Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 25, oщ il s’exprime ainsi : « Aprиs
la rйparation, l’homme, avant d’кtre confirmй, est pressй par la convoitise,
mais il n’est pas vaincu ; et s’il est faible dans le mal, il a cependant
la grвce dans le bien ; de sorte qu’il peut pйcher, а cause de la libertй
et de la faiblesse, et ne pas pйcher mortellement, а cause de la libertй et du
secours de la grвce. »
Rйponse :
Ce n’est pas la
mкme chose de dire que l’on peut s’abstenir du pйchй, et de dire que l’on peut
persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans l’abstention du pйchй.
En effet, quand
on dit que quelqu’un peut s’abstenir du pйchй, la puissance porte seulement sur
une nйgation, c’est-а-dire qu’il peut ne pas pйcher ; et n’importe quel
homme en йtat de grвce le peut, s’agissant du pйchй mortel, car il n’y a en
celui qui a la grвce aucune inclination habituelle vers le pйchй, il y a bien
plutфt en lui une inclination habituelle а йviter le pйchй. Voilа pourquoi,
quand une chose se prйsente а lui sous l’aspect de pйchй mortel, il s’en йcarte
par une inclination habituelle, а moins qu’il ne fasse des efforts contraires,
en suivant ses convoitises ; cependant, il n’est pas dans la nйcessitй de
suivre celles-ci, bien qu’il ne puisse йviter qu’un mouvement de concupiscence
ne s’йlиve en prйcйdant totalement l’acte du libre arbitre. Ainsi donc, parce
qu’il ne peut pas faire qu’un mouvement de concupiscence ne prйvienne pas
totalement l’acte du libre arbitre, il ne peut йviter tous les pйchйs vйniels.
Mais parce qu’aucun mouvement du libre arbitre ne prйcиde en lui la pleine
dйlibйration en l’entraоnant au pйchй comme par l’inclination d’un habitus,
pour cette raison il peut йviter tous les pйchйs mortels.
Mais quand on
dit : « Celui-ci peut persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans
l’abstention du pйchй », la puissance porte sur quelque chose
d’affirmatif, c’est-а-dire que quelqu’un se pose en un йtat tel que le pйchй ne
puisse exister en lui ; car l’homme ne pourrait, par un acte du libre
arbitre, se rendre persйvйrant, que s’il se rendait impeccable. Or cela ne
rentre pas au pouvoir du libre arbitre, car la vertu motrice exйcutive ne s’y
йtend pas. Voilа pourquoi l’homme ne peut кtre pour lui-mкme une cause de
persйvйrance, mais il est dans la nйcessitй de demander celle-ci а Dieu.
Rйponse aux objections :
1° L’Apфtre
priait pour qu’ils ne fissent rien de mal, parce qu’ils ne pourraient pas
suffisamment persйvйrer dans l’abstinence du mal sans l’aide du secours divin.
2° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
3° La
persйvйrance a deux acceptions. En effet, elle est parfois une vertu
spйciale ; et dans ce cas, elle est un certain habitus, dont l’acte
consiste а avoir le propos d’opйrer fermement. Et ainsi, tout homme qui a la
grвce, a la persйvйrance, quoiqu’il ne persйvиre pas nйcessairement jusqu’а la
fin. On prend « persйvйrance » dans l’autre acception, lorsqu’elle
est une certaine circonstance de la vertu, signifiant la permanence de la vertu
jusqu’а la fin de la vie. Et dans ce cas, la persйvйrance n’est pas au pouvoir
de celui qui a la grвce.
4° De mкme que,
lorsque nous parlons de nature, nous n’excluons pas ce par quoi la nature est
conservйe dans l’кtre, de mкme, lorsque nous parlons de grвce, nous n’excluons
pas l’opйration divine conservant la grвce dans l’кtre ; car sans elle,
nul ne peut persister, ni dans l’кtre de nature, ni dans l’кtre de grвce. Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Un prйcepte
n’est pas donnй pour une chose impossible ; c’est pourquoi saint Jйrфme
dit : « Maudit soit celui qui dit que Dieu a prescrit а l’homme
quelque chose d’impossible. » Or il est prescrit а l’homme de faire le
bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.
2° Nul ne doit кtre
blвmй s’il ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme juste est blвmй
s’il omet de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre
arbitre.
3° Par le libre
arbitre, l’homme peut en quelque faзon йviter le pйchй, au moins pour un acte
particulier. Or йviter le pйchй est un bien. L’homme peut donc faire quelque
bien par le libre arbitre.
4° Chaque rйalitй
a plus de pouvoir sur ce qui lui est naturel que sur ce qui, pour elle, est
contre nature. Or le libre arbitre est naturellement ordonnй au bien, tandis
que le pйchй est pour lui contre nature. Il a donc plus de pouvoir sur le bien
que sur le mal. Or il a pouvoir sur le mal par lui-mкme. Donc а bien plus forte
raison sur le bien.
5° La crйature
dйtient en soi la ressemblance du Crйateur sous le rapport du vestige, et bien
plus encore sous le rapport de l’image. Or le Crйateur peut faire le bien par
lui-mкme. Donc la crйature aussi ; et surtout le libre arbitre, qui est
« а l’image ».
6° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
c’est par les mкmes activitйs que la vertu est gйnйrйe et corrompue. Or la
vertu peut кtre corrompue par le libre arbitre, car le pйchй mortel, que
l’homme peut faire par le libre arbitre, corrompt la vertu. L’homme a donc, par
le libre arbitre, un pouvoir sur la gйnйration du bien qu’est la vertu.
7° Il est
dit en 1 Jn 5, 3 : « ses commandements ne sont pas
pйnibles ». Or, ce qui n’est pas pйnible, l’homme peut le faire par le
libre arbitre. L’homme peut donc accomplir les commandements par le libre
arbitre : ce qui est un trиs grand bien.
8° Selon Anselme
au livre sur le Libre Arbitre, le
libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour
elle-mкme » ; or on ne garde la droiture de volontй que si l’on agit
bien. On peut donc faire le bien par le libre arbitre.
9° La grвce
est plus forte que le pйchй. Or la grвce ne lie pas le libre arbitre au point
que l’homme ne puisse faire de pйchй. Le pйchй ne lie donc pas non plus le
libre arbitre au point que l’homme en йtat de pйchй, sans la grвce, ne puisse
faire le bien.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 7, 18 : « Le vouloir est а ma portйe, mais non le
pouvoir d’accomplir le bien. » L’homme ne peut donc pas faire le bien par
le libre arbitre.
2° L’homme ne
peut faire le bien que par un acte soit intйrieur soit extйrieur. Or le libre
arbitre ne suffit pour aucun des deux, car, comme il est dit en
Rom. 9, 16, « l’йlection ne dйpend ni de celui qui veut »,
c’est-а-dire du vouloir (qui se rattache а l’acte intйrieur), « ni de
celui qui court », c’est-а-dire de l’agitation (qui se rattache а l’acte
extйrieur), « mais de Dieu qui fait misйricorde ». Le libre arbitre
sans la grвce ne peut donc nullement faire le bien.
3° А propos de ce
passage de Rom. 7, 15 : « je fais le mal que je hais »,
la Glose dit : « Certes,
l’homme veut naturellement le bien, mais la volontй est toujours dйpourvue d’un
tel effet, si elle applique son vouloir sans la grвce de Dieu. » L’homme
sans la grвce ne peut donc effectuer le bien.
4° La conception
du bien prйcиde l’opйration du bien, comme le montre clairement le Philosophe
au deuxiиme livre de l’Йthique. Or
l’homme ne peut concevoir le bien par lui-mкme, car il est dit en
2 Cor. 3, 5 : « ce n’est pas que nous soyons par
nous-mкme capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-mкme ».
L’homme ne peut donc pas opйrer le bien par lui-mкme.
Rйponse :
Aucune rйalitй
n’agit au-delа de son espиce ; mais chaque rйalitй peut agir selon
l’exigence de son espиce, puisque aucune rйalitй n’est privйe de son action
propre. Or il y a deux biens : un certain bien qui est proportionnй а la
nature humaine, et un autre qui passe le pouvoir de la nature humaine. Et ces
deux biens, si nous parlons d’actes, ne diffиrent pas d’aprиs la substance de
l’acte, mais d’aprиs le mode d’agir ; par exemple, l’acte de faire
l’aumфne est un bien proportionnй aux forces humaines, dans la mesure oщ c’est
par une certaine bienfaisance et un certain amour naturels que l’homme y est
mы ; mais il passe le pouvoir de la nature humaine pour autant que l’homme
y est conduit par la charitй, qui unit l’esprit de l’homme а Dieu. Il est donc
йtabli que le libre arbitre, sans la grвce, n’a pas de pouvoir sur le bien qui
est au-dessus de la nature humaine ; et parce que l’homme mйrite la vie йternelle
par un tel bien, il est assurй que l’homme ne peut mйriter sans la grвce. Mais
le bien qui est proportionnй а la nature humaine, l’homme peut l’accomplir par
le libre arbitre ; c’est pourquoi saint Augustin dit que l’homme peut, par
le libre arbitre, cultiver des champs, bвtir des maisons, et faire bien
d’autres bonnes choses sans grвce agissante.
Mais, quoique
l’homme puisse faire de tels biens sans la grвce sanctifiante, il ne peut
cependant pas les faire sans Dieu, puisque aucune rйalitй ne peut exercer son
opйration naturelle sinon par la puissance divine, car la cause seconde n’agit
que par la vertu de cause premiиre, comme il est dit au livre des Causes. Et cela est vrai tant dans le
cas des agents naturels que dans celui des agents volontaires. Cependant, ce
n’est pas vrai de la mкme faзon dans les deux cas. Dans les rйalitйs
naturelles, en effet, Dieu est cause de l’opйration naturelle, en tant qu’il
donne et conserve ce qui, dans la rйalitй, est le principe naturel de
l’opйration, d’oщ s’ensuit une opйration dйterminйe par nйcessitй ; comme
lorsqu’il conserve dans la terre la pesanteur, qui est le principe du mouvement
vers le bas. La volontй de l’homme, en revanche, n’est pas dйterminйe а une
opйration unique, mais elle se rapporte indiffйremment а plusieurs ; et
ainsi, elle est d’une certaine faзon en puissance, а moins d’кtre mue par
quelque principe actif, que celui-ci lui soit reprйsentй extйrieurement, comme
c’est le cas du bien apprйhendй, ou qu’il opиre intйrieurement en elle, comme
c’est le cas de Dieu lui-mкme, comme dit saint Augustin au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, montrant de
multiples faзons que Dieu opиre dans les cњurs des hommes. De plus, tous les
mouvements extйrieurs sont rйglйs par la divine providence, puisque Dieu
lui-mкme juge que quelqu’un doit кtre stimulй au bien par telles ou telles
actions. Si donc nous voulons appeler « grвce de Dieu » non pas un
don habituel, mais la misйricorde mкme de Dieu, par laquelle il opиre
intйrieurement le mouvement de l’esprit et ordonne les choses extйrieures au
salut de l’homme, alors l’homme ne peut pas faire un seul bien sans la grвce de
Dieu. Mais dans le langage courant, on emploie le nom de grвce pour dйsigner un
don habituel qui justifie.
Et ainsi, l’on
voit clairement que les deux sйries d’arguments concluent faux en quelque
faзon ; aussi doit-on rйpondre aux deux.
Rйponse aux objections :
1° Ce que Dieu
prescrit n’est pas, pour l’homme, impossible а garder, car а la fois il peut
garder la substance de l’acte par le libre arbitre, et il peut garder par le
don de la grвce — mais non par le seul libre arbitre — le mode par lequel cet
acte est йlevй au-dessus du pouvoir de la nature, c’est-а-dire en tant qu’il
est fait par charitй.
2° L’homme qui
n’accomplit pas les prйceptes est justement blвmй, car c’est par sa nйgligence
qu’il n’a pas la grвce par laquelle il peut garder les commandements quant au
mode, bien qu’il puisse nйanmoins les garder quant а la substance par le libre
arbitre.
3° En faisant un
acte du genre des actes bons, l’homme йvite le pйchй, quoiqu’il ne mйrite pas
la rйcompense ; voilа pourquoi, bien que l’homme puisse, par le libre
arbitre, йviter quelque pйchй, il ne s’ensuit cependant pas qu’il ait pouvoir
sur le bien mйritoire par le seul libre arbitre.
4° Par le libre
arbitre, l’homme a pouvoir sur le bien qui est connaturel а l’homme ; mais
le bien mйritoire est au-dessus de sa nature, comme on l’a dit.
5° Bien qu’il y
ait dans la crйature une ressemblance du Crйateur, elle n’est cependant pas
parfaite ; en effet, cela est propre au seul Fils ; voilа pourquoi il
n’est pas nйcessaire que tout ce qui se trouve en Dieu se trouve dans la
crйature.
6° Le Philosophe
parle de la vertu politique, qui s’acquiert par des actes, et non de la vertu
infuse, qui seule est le principe de l’acte mйritoire.
7° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Nature et
la Grвce, les prйceptes de Dieu sont perзus comme faciles а l’amour, et
comme pйnibles а la crainte ; il ne s’ensuit donc pas que l’homme puisse
les accomplir parfaitement, sinon l’homme qui a la charitй ; mais celui
qui ne l’a pas, bien qu’il puisse en accomplir un quant а la substance et avec
difficultй, il ne peut cependant pas les accomplir tous, comme il ne peut pas
non plus йviter tous les pйchйs.
8° Bien que le
libre arbitre puisse garder la droiture qu’il a, cependant, quand il n’a pas la
droiture, il ne peut pas la garder.
9° Le libre
arbitre n’a pas besoin de lien pour ne pas avoir de pouvoir sur le bien
mйritoire, parce que celui-ci dйpasse sa nature ; de mкme que l’homme,
mкme s’il n’est pas liй, ne peut pas voler.
Rйponse aux objections en sens contraire :
On voit
clairement la solution des arguments en sens contraire, car ou ils valent pour
le bien mйritoire, ou ils montrent que l’homme ne peut faire aucun bien sans
l’opйration de Dieu. Article 15 : L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° En vain
l’homme est-il incitй а ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme est incitй а se
prйparer а la grвce : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai
vers vous » (Zach. 1, 3). L’homme sans la grвce peut donc se
prйparer а la grвce.
2° Il semble
en кtre ainsi, d’aprиs ce qu’on lit en Apoc. 3, 20 : « Si
quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » Il semble donc qu’il
appartienne а l’homme d’ouvrir son cњur а Dieu, ce qui est se prйparer а la
grвce.
3° Selon
Anselme, la cause pour laquelle on n’a pas la grвce n’est pas que Dieu ne la
donne pas, mais qu’on ne la reзoit pas. Or il n’en serait pas ainsi, si l’homme
ne pouvait sans la grвce se prйparer а avoir la grвce. L’homme peut donc, par
le libre arbitre, se prйparer а la grвce.
4° Il est dit en
Is. 1, 19 : « Si vous voulez m’йcouter, vous serez
rassasiйs des biens de la terre » ; et ainsi, il est en la volontй de
l’homme que celui-ci approche de Dieu et soit rempli de la grвce.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui
m’a envoyй ne l’attire. »
2° Il est dit au
Ps. 42, 3 : « Rйpandez sur moi votre lumiиre et votre
vйritй ; elles me conduiront. »
3° Dans la
priиre, nous demandons а Dieu qu’il nous tourne vers lui, comme on le voit
clairement au Ps. 84, 5 : « Convertissez-nous, ф Dieu notre
Sauveur. » Or il ne serait pas nйcessaire que l’homme demande cela, s’il
pouvait par le libre arbitre se prйparer а la grвce. Il semble donc qu’il ne le
puisse pas sans la grвce.
Rйponse :
Certains disent
que l’homme ne peut se prйparer а avoir la grвce que par quelque grвce
gratuitement donnйe.
Or, d’une part,
il semble que ce ne soit pas vrai, si par « grвce gratuitement
donnйe » ils entendent quelque don habituel de la grвce, et ce pour deux
raisons. D’abord parce que, si l’on affirme que la prйparation а la grвce est
nйcessaire, c’est pour manifester une certaine raison, de notre cфtй, pour
laquelle la grвce sanctifiante est donnйe а certains et non а d’autres. Or si
la prйparation mкme а la grвce ne peut кtre sans quelque grвce habituelle,
alors ou bien cette grвce est donnйe а tous, ou bien non. Si elle est donnйe а
tous, elle ne semble pas кtre autre chose qu’un don naturel, car on ne trouve
rien de commun а tous les hommes sinon ce qui est naturel ; et les choses
naturelles peuvent elles-mкmes кtre appelйes grвces, en tant qu’elles sont donnйes
par Dieu а l’homme sans mйrites prйcйdents. Et si elle n’est pas donnйe а tous,
il sera de nouveau nйcessaire de revenir а la prйparation, et de poser pour la
mкme raison une autre grвce, et ainsi а l’infini ; il est donc meilleur de
s’arrкter au premier cas. Ensuite, parce que « se prйparer а la
grвce » se dit en d’autres termes : « faire ce qui est en
soi », comme on dit couramment que si l’homme fait ce qui est en lui, Dieu
lui donne la grвce. Or, « кtre en quelqu’un » se dit de ce qui est en
son pouvoir. Si donc l’homme ne peut, par le libre arbitre, se prйparer а la
grвce, « faire ce qui est en soi » ne sera pas « se prйparer а
la grвce ».
Mais d’autre
part, si par « grвce gratuitement donnйe » ils entendent la divine
providence, par laquelle l’homme est misйricordieusement dirigй vers le bien,
alors il est vrai que sans la grвce l’homme ne peut se prйparer а avoir la
grвce sanctifiante. Et cela se voit clairement par deux raisons. D’abord, parce
qu’il est impossible que l’homme commence nouvellement une chose, s’il n’est
rien qui le meuve ; ainsi le Philosophe montre-t-il au huitiиme livre de
la Physique que les mouvements des
кtres animйs, aprиs un repos, doivent кtre prйcйdйs d’autres mouvements par
lesquels l’вme est stimulйe а agir. Et ainsi, quand l’homme commence а se
prйparer а la grвce en tournant nouvellement sa volontй vers Dieu, il est
nйcessaire qu’il y soit amenй par des actions extйrieures, par exemple un
avertissement extйrieur, ou une maladie corporelle, ou quelque chose de
semblable ; ou bien par quelque impulsion intйrieure, selon que Dieu agit
dans les esprits des hommes ; ou encore de l’une et l’autre faзon. Or
toutes ces choses sont procurйes а l’homme par la misйricorde divine ; et
ainsi, il se produit par la misйricorde divine que l’homme se prйpare а la
grвce. Ensuite, parce que n’importe quel mouvement de la volontй n’est pas une
suffisante prйparation а la grвce, de mкme que n’importe quelle douleur ne
suffit pas pour la rйmission du pйchй ; mais il est nйcessaire qu’il y ait
un mode dйterminй. Et assurйment, ce mode ne peut pas кtre connu de l’homme,
puisque le don mкme de la grвce excиde la connaissance de l’homme : en
effet, le mode de prйparation а la forme ne peut кtre connu sans que soit
connue la forme elle-mкme. Or, chaque fois que, pour faire quelque chose, est
requis un mode dйterminй d’opйration inconnu а l’opйrant, l’opйrant a besoin
d’un gouvernant et d’un dirigeant. Il est donc clair que le libre arbitre ne
peut se prйparer а la grвce que s’il y est dirigй divinement. Et pour ces deux
raisons, on cherche dans les Йcritures par deux sortes de discours а flйchir
Dieu pour qu’il opиre en nous cette prйparation а la grвce. D’abord, en
demandant qu’il nous convertisse, comme s’il nous dйtournait de ce en quoi nous
errons et nous tournait vers lui ; et ce, а cause de la premiиre raison,
comme lorsqu’il est dit : « Convertissez-nous, ф Dieu notre
Sauveur. » Ensuite, en demandant qu’il nous dirige, comme lorsqu’il est
dit : « Dirigez-moi dans votre vйritй » ; et ce, а cause de
la seconde raison.
Rйponse aux objections :
1° Il nous semble
nous-mкmes nous convertir а Dieu, parce que nous pouvons le faire, mais ce
n’est pas sans le secours divin ; et c’est pourquoi nous lui
demandons : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et nous nous
convertirons » (Lam. 5, 21).
2° Nous pouvons
ouvrir notre cњur а Dieu, mais non sans le secours divin ; et c’est
pourquoi il est demandй а Dieu en 2 Macc. 1, 4 : « Que
le Seigneur ouvre votre cњur а sa loi et а ses prйceptes, et qu’il vous donne
la paix. »
3°
&
4°
Et il faut rйpondre ainsi aux autres arguments : car l’homme ne peut ni se
prйparer ni vouloir, si Dieu n’opиre cela en lui, comme on l’a dit. Question
25 : [La
sensibilitй]
Introduction
Article 1 : La
sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ? Article 2 : La
sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en
plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ? Article 3 :
L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou
aussi dans le supйrieur ? Article 4 : La
sensualitй obйit-elle а la raison ? Article 5 : Le
pйchй peut-il exister dans la sensualitй ? Article 6 : Le
concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ? Article 7 : La sensualitй
peut-elle, en cette vie, кtre guйrie de la corruption susdite ?
Article 1 : La sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ?
Objections :
Il semble que
ce soit une puissance cognitive.
1° Comme dit le
Maоtre au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24, « ce que, dans notre вme, tu trouves de commun avec les
bкtes, appartient а la sensualitй ». Or les puissances sensitives
cognitives nous sont communes avec les bкtes. Elles appartiennent donc а la
sensualitй.
2° Saint Augustin,
au douziиme livre sur la Trinitй, dit
que « le mouvement de l’вme sensitive, mouvement qui est tournй vers les
sens corporels, nous est commun avec les animaux, et il est йtranger а la
raison qui s’adonne а la sagesse » ; ce qu’il expose en ajoutant
ceci : « Les sens corporels en effet perзoivent les corps, tandis que
la raison spirituelle qui s’applique а la sagesse a l’intelligence des rйalitйs
йternelles et immuables. » Or il appartient а la puissance cognitive de
sentir les rйalitйs corporelles. La sensualitй, dont l’acte est le mouvement
sensitif, est donc une puissance cognitive.
3° [Le rйpondant] disait que saint Augustin
ajoute cela pour manifester les objets des sens : en effet, le mouvement
de la sensualitй est tournй vers les sens corporels en tant qu’il se tourne
vers les rйalitйs sensibles. En sens contraire :
saint Augustin ajoute cela pour montrer comment la sensualitй est йtrangиre а
la raison. Or, vers les corps, que saint Augustin dit кtre les objets des sens,
la raison se tourne aussi, l’infйrieure en disposant et la supйrieure en
jugeant ; et de la sorte, la sensualitй n’est pas rendue йtrangиre а la
raison. Le propos de saint Augustin n’est donc pas celui que l’on disait.
4° Dans la
progression du pйchй qui se fait en nous, comme saint Augustin le dit au mкme
endroit, la sensualitй tient la place du serpent. Or le serpent, dans la
tentation de nos premiers parents, se comporta comme celui qui annonce et
propose le pйchй ; et cela relиve de la puissance cognitive et non de l’appйtitive,
car le propre de celle-ci est de se porter vers le pйchй. La sensualitй est
donc une puissance cognitive.
5° Saint Augustin
dit au mкme livre que « la sensualitй voisine avec la raison qui
s’applique а la science ». Or elle ne voisinerait pas avec elle, si elle
йtait seulement appйtitive, puisque la raison qui s’applique а la science est
cognitive : car alors, elle appartiendrait а un autre genre de puissances
de l’вme. La sensualitй est donc cognitive, et pas seulement appйtitive.
6° La sensualitй,
selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, se distingue а la fois de la raison supйrieure et de
l’infйrieure, en lesquelles l’appйtit supйrieur, qui est la volontй, est
contenu ; sinon le pйchй mortel ne pourrait exister en elles. Or l’appйtit
infйrieur ne se distingue pas de l’appйtit supйrieur comme une autre puissance,
comme on le prouvera. la sensualitй n’est donc pas l’appйtit infйrieur. Mais
elle est une puissance infйrieure de l’вme, comme cela ressort de sa
dйfinition. Elle est donc une puissance cognitive infйrieure. Preuve de la
mineure : une diffйrence des objets par accident n’indique pas une
diffйrence des puissances par l’espиce. En effet, voir l’homme et voir l’вne ne
divisent pas la vue, car l’homme et l’вne sont accidentels au visible en tant
que tel. Or l’objet d’appйtit apprйhendй par le sens et celui qui l’est par
l’intelligence — par lа, semble-t-il, on distingue l’appйtit supйrieur de
l’infйrieur — sont accidentels а l’objet d’appйtit en tant que tel, puisque
l’objet d’appйtit en tant que tel est le bien, auquel il est accidentel d’кtre
apprйhendй par le sens ou par l’intelligence. L’appйtit infйrieur n’est donc
pas une puissance autre que le supйrieur.
7° [Le rйpondant] disait que les deux
appйtits susmentionnйs se distinguent d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien
а un moment donnй. En sens contraire :
l’appйtit est au bien ce que l’intelligence est au vrai. Or le vrai dans
l’absolu et le vrai а un moment donnй, qui est contingent, ne divisent pas
l’intelligence en deux puissances. On ne peut donc pas non plus diviser
l’appйtit en deux puissances d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien а un
moment donnй.
8° Le bien а un
moment donnй est le bien apparent, semble-t-il, tandis que le bien dans
l’absolu est le vrai bien. Or l’appйtit supйrieur consent parfois au bien
apparent, et l’appйtit infйrieur recherche parfois un vrai bien, comme les
choses qui sont nйcessaires au corps. Le bien а un moment donnй et le bien dans
l’absolu ne distinguent donc pas les appйtits supйrieur et infйrieur ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° La
puissance sensitive s’oppose а l’appйtitive, comme le montre clairement le
Philosophe au premier livre sur l’Вme,
oщ il distingue cinq genres d’actions de l’вme, а savoir : nourrir,
sentir, rechercher, se mouvoir selon le lieu et penser. Or la sensualitй est
contenue dans la puissance sensitive, comme son nom mкme le montre. La
sensualitй est donc une puissance non pas appйtitive mais cognitive.
10° Lorsque la
dйfinition est commune, le dйfini est commun. Or la dйfinition de la
sensualitй, que le Maоtre donne au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, convient а la raison infйrieure, qui se
tourne parfois vers les sens du corps et vers les choses qui appartiennent au
corps. La raison infйrieure et la sensualitй sont donc une mкme chose. Or la
raison est une puissance cognitive ; donc la sensualitй aussi.
En sens contraire :
1° Il est dit
dans la dйfinition de la sensualitй qu’elle est « un appйtit des choses
qui appartiennent au corps ».
2° Il y a pйchй
lorsqu’on recherche, et non lorsqu’on ne fait que connaоtre. Or, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
il y a dans la sensualitй quelque pйchй trиs lйger. La sensualitй est donc une
puissance appйtitive.
Rйponse :
La sensualitй
ne semble pas кtre autre chose que la puissance appйtitive de la partie
sensitive : et l’on parle de « sensualitй » comme d’une chose
dйcoulant du sens. En effet, le mouvement de la partie appйtitive naоt en
quelque sorte de l’apprйhension, car toute opйration du principe passif a son
origine dans le principe actif. Or l’appйtit est une puissance passive, car il
est mы par l’objet d’appйtit, qui est un moteur non mы, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme. Et l’objet
d’appйtit ne meut l’appйtit qu’une fois apprйhendй. Donc, en tant que la
puissance appйtitive infйrieure est mue par l’objet d’appйtit apprйhendй par le
sens, son mouvement est appelй « sensuel », et la puissance elle-mкme
est nommйe « sensualitй ».
Or cet appйtit
sensitif tient le milieu entre l’appйtit naturel et l’appйtit supйrieur
rationnel, que l’on nomme volontй. Et l’on peut le constater de la faзon
suivante. En n’importe quel objet d’appйtit, deux choses peuvent кtre
considйrйes : la chose mкme qui est recherchйe, et la raison de
l’appйtibilitй, comme le plaisir, l’utilitй, ou quelque chose de ce genre.
L’appйtit
naturel tend donc vers la chose appйtible elle-mкme, sans aucune apprйhension
de la raison de l’appйtibilitй : en effet, l’appйtit naturel n’est rien
d’autre qu’une certaine inclination de la rйalitй et une relation а une chose
qui lui convient, comme une pierre se porte vers un lieu infйrieur. Mais parce
que la rйalitй naturelle est dйterminйe dans son кtre naturel, et que son
inclination vers une chose dйterminйe est unique, aucune apprйhension n’est
exigйe, qui distinguerait la chose appйtible de la non appйtible d’aprиs la
raison de l’appйtibilitй. Mais cette apprйhension est prйsupposйe en celui qui,
en instituant la nature, a donnй а chaque nature l’inclination propre qui lui
convient.
L’appйtit
supйrieur, en revanche, c’est-а-dire la volontй, tend directement vers la
raison de l’appйtibilitй, dans l’absolu ; ainsi, la volontй recherche
premiиrement et principalement la bontй elle-mкme, ou l’utilitй, ou quelque
chose de ce genre ; et c’est secondairement qu’elle recherche telle ou
telle chose, en tant que celle-ci participe а la raison susdite ; et ce,
parce que la nature raisonnable a une capacitй telle, qu’une inclination vers
une seule chose dйterminйe ne lui suffirait pas, mais qu’elle a besoin de
choses nombreuses et diverses ; voilа pourquoi son inclination va vers
quelque chose de commun qui se trouve en plusieurs, et ainsi, elle tend par
l’apprйhension de cette chose commune vers la chose appйtible en laquelle elle
sait qu’une telle raison doit кtre recherchйe.
Quant а
l’appйtit infйrieur de la partie sensitive, qui est appelй sensualitй, il tend
vers la chose appйtible elle-mкme, en tant que s’y trouve ce qui est la raison
de l’appйtibilitй : en effet, il ne tend pas vers la raison mкme de
l’appйtibilitй, car l’appйtit infйrieur ne recherche pas la bontй mкme, ni
l’utilitй ou le plaisir, mais cette chose utile ou cette chose
dйlectable ; et en cela, l’appйtit sensible est au-dessous de l’appйtit
rationnel ; mais parce qu’il ne tend pas seulement vers telle ou telle
chose, mais vers tout ce qui lui est utile ou dйlectable, il est au-dessus de
l’appйtit naturel ; et c’est pourquoi il a besoin d’une apprйhension qui
distingue le dйlectable du non dйlectable. Et la preuve йvidente de cette
distinction est que l’appйtit naturel a une nйcessitй а l’йgard de la chose
mкme vers laquelle il tend, comme le pesant recherche naturellement le lieu
infйrieur, tandis que l’appйtit sensitif n’a pas de nйcessitй pour une chose
avant qu’elle soit apprйhendйe sous l’aspect du dйlectable ou de l’utile, mais
une fois apprйhendй ce qui est dйlectable, il s’y porte par nйcessitй : en
effet, la bкte qui aperзoit une chose dйlectable ne peut pas ne pas la rechercher.
La volontй, quant а elle, a une nйcessitй а l’йgard de la bontй et de l’utilitй
elles-mкmes — c’est en effet par nйcessitй que l’homme veut le bien — mais elle
n’a pas de nйcessitй а l’йgard de telle ou telle chose, quelque bonne et utile
qu’on l’apprйhende ; et il en est ainsi, parce que chaque puissance a une
certaine relation nйcessaire avec son objet propre. Cela nous donne а entendre
que l’objet de l’appйtit naturel est cette chose en tant qu’elle est telle
chose, tandis que celui de l’appйtit sensitif est cette chose en tant qu’elle
convient ou qu’elle est dйlectable, comme l’eau en tant qu’elle convient au
goыt, et non en tant qu’elle est eau ; et l’objet propre de la volontй est
le bien lui-mкme dans l’absolu.
Et par
consйquent, l’apprйhension du sens et celle de l’intelligence diffиrent, car il
appartient au sens d’apprйhender ce colorй, alors qu’il appartient а
l’intelligence d’apprйhender la nature mкme de la couleur. Ainsi donc, on voit
clairement que la volontй et la sensualitй sont des appйtits qui diffиrent par
l’espиce, de mкme que cette chose bonne et la bontй mкme sont recherchйes sous
des rapports diffйrents : car la bontй est recherchйe pour elle-mкme,
tandis que cette chose est recherchйe en raison de quelque participation. Voilа
pourquoi, de mкme que les choses participantes se disent par participation,
comme cette chose est dite bonne d’aprиs la bontй, de mкme l’appйtit supйrieur
gouverne l’appйtit infйrieur, et de la mкme faзon l’intelligence juge des
choses que le sens apprйhende.
Ainsi donc,
l’objet propre de la sensualitй est la chose bonne ou convenante pour celui qui
sent ; et cela se rйalise de deux faзons. D’abord, parce que cette chose
convient а l’кtre mкme de celui qui sent, comme la nourriture et la boisson, et
les autres choses de ce genre ; ensuite, parce qu’elle convient au sens
pour qu’il sente, comme la belle couleur convient а la vue pour qu’elle voie,
et le son modйrй convient а l’ouпe pour qu’elle entende, etc. Et le Maоtre
caractйrise complиtement la sensualitй, de la faзon suivante : lorsqu’il
dit qu’elle est « une certaine puissance infйrieure de l’вme », sa
distinction de l’appйtit supйrieur est signifiйe ; et par ces mots :
« de laquelle vient un mouvement qui est tournй vers les sens du
corps », est montrйe sa relation aux choses qui conviennent au sens pour
qu’il sente ; et par ceux-ci : « et un appйtit des choses qui
appartiennent au corps », est montrйe sa relation aux choses qui
conviennent pour conserver l’кtre de celui qui sent.
Rйponse aux objections :
1° De trois
faзons une chose appartient а la sensualitй. D’abord comme ce qui est de
l’essence de la sensualitй ; et ainsi, seules les puissances appйtitives
appartiennent а la sensualitй. Ensuite, comme ce qui est prйsupposй а la
sensualitй ; et ainsi, les puissances sensitives apprйhensives
appartiennent а la sensualitй. Enfin, comme ce qui satisfait а la
sensualitй ; et ainsi, les puissances motrices exйcutantes appartiennent а
la sensualitй. Et par consйquent, il est vrai que toutes les choses qui nous
sont communes avec les bкtes relиvent en quelque faзon de la sensualitй, bien
que toutes ne soient pas de l’essence de la sensualitй.
2° Saint Augustin
ajoute ces paroles pour expliquer quels sont les actes des sens extйrieurs,
vers lesquels est tournй le mouvement de la sensualitй ; il ne dit pas que
l’acte mкme de sentir les rйalitйs corporelles soit le mouvement de sensualitй.
3° La raison
infйrieure a un mouvement vers les sens du corps, mais non point а la faзon
dont les sens perзoivent leurs objets : car les sens perзoivent leurs
objets particuliиrement, tandis que la raison infйrieure exerce son acte sur
les rйalitйs sensibles d’aprиs une intention universelle. Mais la sensualitй
tend vers les objets des sens comme les sens eux-mкmes, c’est-а-dire
particuliиrement.
4° Dans la
tentation de nos premiers parents, le serpent non seulement proposa quelque
chose comme digne d’кtre recherchй, mais encore il trompa en suggйrant cela. Or
l’homme n’aurait pas йtй trompй par la proposition d’un sensible dйlectable, si
le jugement de la raison n’avait йtй liй par la passion de la partie
appйtitive ; et ainsi, la sensualitй est une puissance appйtitive.
5° Il est dit que
la sensualitй voisine avec la raison qui s’applique а la science, non quant au
genre de puissance, mais quant aux objets : car l’une et l’autre se
tournent vers les choses temporelles, quoique de faзon diffйrente, comme on l’a
dit.
6° La diversitй
des apprйhensions serait accidentelle aux puissances appйtitives, si а la
diversitй des apprйhensions n’йtait liйe la diversitй des choses apprйhendйes.
Car le sens, qui ne porte que sur des particuliers, n’apprйhende pas la bontй
absolue, mais tel bien, tandis que l’intelligence, parce qu’elle porte sur des
universels, apprйhende la bontй absolue ; et c’est pourquoi l’appйtit
infйrieur se diffйrencie du supйrieur, comme on l’a dit.
7° Le bien vers
lequel se porte l’appйtit sensible est le bien particulier, qui est considйrй
en un lieu et а un moment donnйs, qu’il soit nйcessaire ou contingent ;
car voir le soleil, cela aussi est dйlectable а la vue, comme on le lit en
Eccl. 11, 7, que ce soit un vrai bien ou un bien apparent.
8° On voit dиs
lors clairement la rйponse au huitiиme argument.
9°
La
partie sensitive se prend de deux faзons. Parfois, en tant qu’elle s’oppose а
l’appйtitive ; et dans ce cas, elle contient seulement les puissances
apprйhensives. Et de cette faзon, la sensualitй n’appartient а la partie
sensitive que comme а ce qui est son origine, pour ainsi dire ; aussi
peut-elle кtre nommйe d’aprиs elle. Mais parfois, on la prend en tant qu’elle
comprend en soi et l’appйtitive et la motrice, au sens oщ l’вme sensitive
s’oppose а la rationnelle et а la vйgйtative ; et dans ce cas, la
sensualitй est incluse dans la partie sensitive de l’вme.
10° La raison
infйrieure ne se tourne pas de la mкme faзon que la sensualitй vers les sens du
corps ni vers les choses qui appartiennent au corps, comme on l’a dйjа
dit ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant. Article 2 : La sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ?
Objections :
Il semble
qu’elle soit une seule puissance simple, non divisйe en plusieurs puissances.
1° Dans la
dйfinition de la sensualitй, il est dit qu’elle est « une certaine
puissance infйrieure de l’вme » ; or on ne dirait pas cela, si elle
contenait en soi plusieurs puissances. Il semble donc qu’elle ne soit pas
divisйe en plusieurs puissances.
2° Une mкme
puissance de l’вme « porte sur une seule contrariйtй, comme la vue porte
sur le blanc et le noir », comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le convenable et le nuisible
sont contraires. La mкme puissance de l’вme se rapporte donc aux deux. Or le
concupiscible se rapporte au convenable, tandis que l’irascible se rapporte au
nuisible. La mкme puissance est donc irascible et concupiscible ; et
ainsi, la sensualitй n’est pas divisйe en plusieurs puissances.
3° C’est par la
mкme puissance que l’on s’йloigne d’un extrкme et que l’on s’approche de
l’autre, comme c’est en raison de la pesanteur que la pierre s’йloigne du lieu
le plus йlevй et s’approche du lieu le plus bas. Or, par la puissance
irascible, l’вme s’йloigne du nuisible en le fuyant, tandis que par la
puissance concupiscible elle s’approche du convenable en le convoitant. La mкme
puissance de l’вme est donc irascible et concupiscible ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° L’objet propre
de la joie est le convenable. Or la joie n’existe que dans le concupiscible.
L’objet propre du concupiscible est donc le convenable. Or le convenable est
l’objet de toute la sensualitй, comme le montre bien la dйfinition de la
sensualitй dйjа exposйe : car les choses qui appartiennent au corps sont
les choses convenables pour le corps. Toute la sensualitй n’est donc rien
d’autre que le concupiscible. Donc, ou bien l’irascible et le concupiscible
sont identiques, ou bien l’irascible n’appartient pas а la sensualitй ; et
en tout йtat de cause, on a ce qu’on cherchait, а savoir que la sensualitй est
une seule puissance simple.
5° [Le rйpondant] disait que l’objet de la
sensualitй est aussi le nuisible, ou le disconvenant, auquel s’йtend
l’irascible. En sens contraire : de mкme
que le convenable est l’objet de la joie, de mкme le nuisible ou le
disconvenant est l’objet de la tristesse. Or tant la joie que la tristesse sont
dans le concupiscible. Donc, tant le convenable que le nuisible sont objets du
concupiscible ; et ainsi, tout ce qui est objet de la sensualitй est objet
du concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
6° L’appйtit
sensitif prйsuppose l’apprйhension. Or c’est par la mкme puissance apprйhensive
que sont apprйhendйs le convenable et le nuisible. La mкme puissance appйtitive
se rapporte donc aux deux ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
7° Selon saint
Augustin, la haine est une colиre invйtйrйe. Or la haine est dans le
concupiscible, comme il est prouvй au deuxiиme livre des Topiques, parce que l’amour est en celui-ci tandis que la colиre
est dans l’irascible. L’irascible et le concupiscible sont donc la mкme
puissance : car sinon, la colиre ne pourrait кtre dans les deux.
8° Ce qui, en
l’вme, appartient а n’importe quelle puissance, ne requiert pas une puissance
dйterminйe distincte des autres. Or convoiter appartient а n’importe quelle
puissance de l’вme : cela ressort clairement de ce que n’importe quelle
puissance de l’вme se dйlecte dans son objet, et le convoite. А la convoitise
ne doit donc pas кtre ordonnйe une puissance distincte des autres ; et
ainsi, le concupiscible n’est pas une puissance autre que l’irascible.
9° Les puissances
se distinguent par les actes. Or en n’importe quel acte de l’irascible est
inclus un acte du concupiscible ; car la colиre a la convoitise de la
vengeance, et ainsi de suite. Le concupiscible n’est donc pas une puissance
autre que l’irascible.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne distingue l’appйtit sensitif en irascible et concupiscible, et de
mкme saint Grйgoire de Nysse dans le livre qu’il йcrit sur l’вme et ses
puissances. Or l’appйtit infйrieur est la sensualitй. La sensualitй contient
donc en soi plusieurs puissances.
2° Dans le livre
sur l’Esprit et l’Вme, on distingue
ces trois puissances motrices : la rationnelle, la concupiscible et
l’irascible. Or la rationnelle est une puissance autre que l’irascible.
L’irascible diffиre donc aussi de la concupiscible.
3° Le Philosophe,
au troisiиme livre sur l’Вme, pose
dans l’appйtit sensitif le dйsir et l’impulsion, c’est-а-dire l’irascible et le
concupiscible, qui sont diffйrents l’un de l’autre.
Rйponse :
L’appйtit
appelй « sensualitй » contient ces deux puissances, а savoir
l’irascible et le concupiscible, qui sont des puissances diffйrentes l’une de
l’autre ; et cela peut se voir de la faзon suivante. Car l’appйtit
sensitif a un certain rapport de convenance avec l’appйtit naturel, en tant que
l’un et l’autre tendent vers une chose qui convient au sujet.
Or il se trouve
que l’appйtit naturel tend vers deux choses, suivant les deux opйrations de la
rйalitй naturelle. L’une d’elles est celle par laquelle la rйalitй naturelle
s’efforce d’acquйrir ce qui conserve sa nature ; comme le lourd se meut
vers le bas, afin d’y кtre conservй. L’autre est celle par laquelle la rйalitй
naturelle dйtruit ses contraires par une qualitй active ; et cela est
assurйment nйcessaire au corruptible, car s’il n’avait pas une puissance par
laquelle vaincre son contraire, il serait corrompu par lui. Ainsi donc,
l’appйtit naturel tend vers deux choses, а savoir : а obtenir ce qui
convient а la nature et lui est ami, et а remporter une certaine victoire sur
ce qui lui est adverse ; et la premiиre s’effectue pour ainsi dire par
mode de rйception, tandis que la seconde s’effectue par mode d’action ;
par consйquent, elles se ramиnent а des principes diffйrents, car recevoir et
agir ne proviennent pas du mкme principe : le feu, par exemple, qui est
portй vers le haut par sa lйgиretй, corrompt les contraires par sa chaleur.
De mкme, ces
deux choses se rencontrent dans l’appйtit sensitif : car l’animal, par la
puissance appйtitive, recherche ce qui lui convient et lui est ami, et ce par
la puissance concupiscible, dont l’objet propre est ce qui est dйlectable selon
le sens ; il cherche aussi а remporter une suprйmatie et une victoire sur
les choses qui lui sont contraires, et ce par la puissance irascible ; et
c’est pourquoi l’on dit que son objet est quelque chose d’ardu. Et ainsi, il
est clair que l’irascible est une puissance autre que le concupiscible. Car une
chose tient de ce qu’elle est dйlectable et de ce qu’elle est ardue des raisons
d’appйtibilitй diffйrentes, puisque ce qui est ardu sйpare quelquefois de la
dйlectation, et mкle а des choses qui attristent ; comme lorsque l’animal,
laissant le plaisir auquel il s’adonnait, engage une lutte et n’en est pas
retirй par les douleurs qu’il endure. De plus, l’un d’eux, le concupiscible,
semble ordonnй а la rйception : en effet, celui-ci cherche а ce que son
objet dйlectable lui soit uni ; mais l’autre, l’irascible, est ordonnй а
l’action, car c’est par une action qu’il surmonte ce qui lui est contraire ou
nuisible, se plaзant au-dessus de cela а une certaine hauteur victorieuse. Or
on trouve communйment dans les puissances de l’вme que la rйception et l’action
relиvent de puissances diffйrentes, comme on le voit bien dans le cas de
l’intellect agent et de l’intellect possible. Et de lа vient que, selon
Avicenne, la force et la faiblesse du cњur appartiennent а l’irascible, comme а
une puissance ordonnйe а l’action, tandis que la dilatation et le serrement du
cњur appartiennent au concupiscible, comme а une puissance ordonnйe а la
rйception.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que l’irascible est en quelque sorte ordonnй au
concupiscible, comme son dйfenseur. En effet, s’il a йtй nйcessaire а l’animal
d’obtenir par l’irascible la victoire sur les adversitйs, c’йtait pour que le
concupiscible s’emparвt de son objet dйlectable sans en кtre empкchй : la
preuve en est que la lutte intervient entre les animaux pour les choses
dйlectables que sont l’accouplement et la nutrition, comme il est dit au
huitiиme livre sur les Animaux. Et de
lа vient que toutes les passions de l’irascible ont leur principe et leur fin
dans le concupiscible : en effet, la colиre commence par une tristesse
infligйe, qui est dans le concupiscible, et se termine, une fois la vengeance
acquise, а la joie, qui est de nouveau dans le concupiscible ; et
semblablement, l’espoir commence par le dйsir ou l’amour, et se termine dans la
dйlectation.
Mais il faut
savoir que, tant du cфtй des puissances apprйhensives que du cфtй des
appйtitives de la partie sensitive, autre est ce qui convient а l’вme sensitive
suivant sa nature propre, et autre ce qui lui convient en tant qu’elle a quelque
petite participation а la raison, atteignant en son sommet le plus bas degrй de
celle-ci ; comme Denys, au septiиme chapitre des Noms divins, dit que la sagesse divine « allie l’extrйmitй
infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang
subalterne ». De mкme, la puissance imaginative convient а l’вme sensitive
suivant sa notion propre, car c’est en elle que sont mises de cфtй les formes
reзues par le sens ; mais la puissance estimative, par laquelle l’animal
apprйhende les intentions non reзues par le sens, comme l’amitiй ou l’inimitiй,
est dans l’вme sensitive en tant qu’elle participe quelque peu а la
raison ; et c’est pourquoi l’on dit, au vu de cette estimation, que les
animaux ont une certaine prudence, comme cela est clair au dйbut de la Mйtaphysique ; ainsi le mouton
fuit-il le loup, dont il n’a jamais senti l’inimitiй. Et il en va de mкme du
cфtй de la partie appйtitive. Car, que l’animal recherche ce qui est dйlectable
selon le sens — ce qui relиve du concupiscible —, est conforme а la notion
propre de l’вme sensitive ; mais que, ayant abandonnй l’objet dйlectable,
il recherche la victoire, qu’il obtient avec douleur — ce qui relиve de
l’irascible —, lui convient en tant qu’il atteint en quelque faзon l’appйtit
supйrieur ; aussi l’irascible est-il plus proche de la raison et de la
volontй que le concupiscible. Et c’est pourquoi celui qui ne contient pas sa
colиre est moins honteux que celui qui ne contient pas sa convoitise, comme
йtant moins privй de raison, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.
On voit donc
clairement, aprиs ce qui a йtй dit, que l’irascible et le concupiscible sont
des puissances diffйrentes, et ce qu’est l’objet de l’un et de l’autre ;
on voit aussi comment l’irascible aide le concupiscible, comment il est
supйrieur а celui-ci et plus digne que lui, comme c’est aussi le cas de
l’estimative parmi les autres puissances apprйhensives de la partie sensitive.
Rйponse aux objections :
1° La sensualitй
est appelйe puissance au singulier, car elle est une quant au genre,
quoiqu’elle soit divisйe en parties.
2° Tant le
convenant, objet de dйlectation, que le nuisible, objet de tristesse,
concernent le concupiscible, en tant que l’un est а fuir et l’autre а
obtenir ; mais avoir une certaine hauteur au-dessus de l’un et de l’autre,
en sorte que le nuisible puisse кtre surmontй et le dйlectable possйdй avec une
certaine sйcuritй, cela revient а l’irascible.
3° S’йloigner du
nuisible et s’approcher du dйlectable, l’un et l’autre relиvent du concupiscible ;
mais attaquer et vaincre ce qui peut кtre nuisible, c’est le propre de
l’irascible.
4°
&
5°
La rйponse aux quatriиme et cinquiиme argument est dиs lors йvidente : car
le convenant est objet du concupiscible en tant qu’il est dйlectable, mais
objet de toute la sensualitй en tant qu’il est d’une quelconque faзon expйdient
pour l’animal, soit par la voie de l’ardu, soit par la voie du dйlectable.
6° La mкme
puissance appйtitive concupiscible poursuit ce qui convient et fuit ce qui ne
convient pas ; l’irascible et le concupiscible ne se distinguent donc pas
d’aprиs le convenant et le nuisible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
7° Lorsqu’il est
dit que la haine est une colиre invйtйrйe, c’est une prйdication par la cause
et non par l’essence ; car les passions de l’irascible se terminent aux
passions du concupiscible, comme on l’a dit.
8° Convoiter par
un appйtit animal, cela relиve du seul concupiscible ; mais convoiter par
un appйtit naturel, relиve de n’importe quelle puissance : car n’importe quelle
puissance de l’вme est une certaine nature, et elle est naturellement inclinйe
vers quelque chose. Et il faut distinguer de la mкme faзon а propos de l’amour
et de la dйlectation, et des autres choses de ce genre.
9° Dans la
dйfinition des passions de l’irascible est posй un acte commun de la puissance
appйtitive, celui de rechercher ; mais aucun relevant du concupiscible, а
moins qu’il ne soit principe ou terme, comme si l’on disait que la colиre est
un appйtit de vengeance а cause d’un attristement prйcйdent. Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou aussi dans le supйrieur ?
Objections :
Il semble
qu’ils soient aussi dans le supйrieur.
1° L’appйtit
supйrieur s’йtend а plus de choses que l’appйtit infйrieur, puisqu’il porte а
la fois sur les rйalitйs corporelles et sur les spirituelles. Si donc l’appйtit
infйrieur est divisй en deux puissances, l’irascible et le concupiscible, а
bien plus forte raison le supйrieur doit-il lui aussi кtre divisй.
2° Toutes les
puissances qui appartiennent а l’вme en elle-mкme, concernent la partie
supйrieure, car les puissances infйrieures sont communes а l’вme et au corps.
Or l’irascible et le concupiscible appartiennent а l’вme en elle-mкme :
c’est pourquoi il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Вme : « L’вme possиde ces puissances avant d’кtre mкlйe au
corps, car elles lui sont naturelles, et ne sont pas autre chose qu’elle-mкme.
En effet, toute la substance de l’вme, pleine et parfaite, consiste dans ces
trois choses que sont la rationnalitй, la concupiscibilitй et
l’irascibilitй. » L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а
l’appйtit supйrieur.
3° Selon le
Philosophe, au livre sur l’Вme ainsi
qu’au onziиme livre de la Mйtaphysique,
seule la partie rationnelle de l’вme est sйparable du corps. Or l’irascible et
le concupiscible demeurent dans l’вme sйparйe du corps, comme il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme.
L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie rationnelle.
4° L’image de la Trinitй
doit кtre cherchйe dans la partie supйrieure de l’вme. Or, selon certains,
l’image est reconnue dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible.
L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie supйrieure.
5° On dit que la
charitй est dans le concupiscible, tandis que l’espйrance est dans l’irascible.
Or la charitй et l’espйrance ne sont pas dans l’appйtit sensitif, qui ne peut
s’йtendre aux rйalitйs immatйrielles. L’irascible et le concupiscible ne sont
donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.
6° On appelle
« puissances humaines » celles que l’homme a de plus que les autres
animaux, et qui appartiennent а la partie supйrieure de l’вme. Or, deux
irascibles sont distinguйs par des maоtres : l’humain et le non
humain ; et de mкme pour le concupiscible. Les puissances susdites ne sont
donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.
7° Les opйrations
des puissances sensitives tant apprйhensives qu’appйtitives ne demeurent pas
dans l’вme sйparйe, car elles s’exercent au moyen d’organes corporels ;
sinon l’вme sensitive, chez les bкtes, serait incorruptible, puisqu’elle serait
capable d’avoir son opйration par elle-mкme. Or, dans l’вme sйparйe, la joie et
la tristesse demeurent, ainsi que l’amour et la crainte, et d’autres choses de
ce genre qui sont attribuйes а l’irascible et au concupiscible. L’irascible et
le concupiscible ne sont donc pas seulement dans la partie sensitive, mais
aussi dans l’intellective.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne, saint Grйgoire de Nysse et le Philosophe affirment qu’ils sont
seulement dans l’appйtit sensitif.
Rйponse :
Puisque l’acte
des parties appйtitives prйsuppose l’acte des apprйhensives, la distinction des
appйtitives entre elles est aussi, en quelque faзon, semblable а la distinction
des apprйhensives. Or, parmi les puissances apprйhensives, nous trouvons que
l’apprйhensive supйrieure demeure une et indivise vis-а-vis des choses par
rapport auxquelles les apprйhensives infйrieures se distinguent ; en
effet, c’est par une seule puissance intellective que nous connaissons tous les
sensibles quant а leurs natures, par rapport auxquelles les puissances
sensitives se distinguent. C’est pourquoi, suivant saint Augustin, extйrieurement,
ce qui voit et ce qui entend sont diffйrents ; mais intйrieurement, dans
l’intelligence, c’est le mкme. Et il en va de mкme pour les appйtitives :
l’appйtitive supйrieure est unique pour tous les objets d’appйtit, bien que les
appйtitives infйrieures se distinguent par rapport aux diffйrents objets
d’appйtit.
Et des deux
cфtйs, la raison en est que la puissance supйrieure a un objet universel,
tandis que les puissances infйrieures ont des objets particuliers. Or de
nombreuses choses conviennent par soi aux rйalitйs particuliиres, mais se
rapportent par accident а l’universel. Aussi, puisque ce n’est pas la
diffйrence accidentelle qui diversifie l’espиce mais seulement celle qui est
par soi, les puissances infйrieures sont-elles trouvйes distinctes selon l’espиce,
tandis que la puissance supйrieure demeure indivise ; par exemple, on voit
clairement que l’objet de l’intelligence est la quidditй, donc la mкme
puissance d’intelligence s’йtend а tout ce qui a une quidditй, et elle n’est
pas diversifiйe par des diffйrences qui ne diversifient pas la notion de
quidditй. Mais parce que l’objet du sens est le corps, qui est de nature а
mouvoir un organe du sens, il est nйcessaire que les puissances se diversifient
d’aprиs les diverses raisons formelles de mouvement ; ainsi la puissance
de vision est-elle autre que celle d’audition, car la couleur et le son meuvent
le sens sous des rapports diffйrents. Et il en va de mкme du cфtй des
appйtitives : car l’objet de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit, est le
bien dans l’absolu, tandis que l’objet de l’appйtit infйrieur est la rйalitй
profitable en quelque faзon а l’animal. Or l’ardu et le dйlectable ne sont pas
convenables pour l’animal suivant la mкme notion, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dйjа dit. Par lа, donc, se diversifie essentiellement l’objet de
l’appйtit infйrieur, mais non l’objet de l’appйtit supйrieur, qui tend vers le
bien dans l’absolu, quel qu’en soit le mode.
Il faut
cependant savoir que, de mкme que l’intelligence a une opйration touchant les
mкmes choses que le sens, mais d’une faзon plus йlevйe, puisqu’elle connaоt
universellement et immatйriellement ce que le sens connaоt matйriellement et
particuliиrement, de mкme l’appйtit supйrieur a une opйration concernant les
mкmes choses que les appйtits infйrieurs, quoique d’une faзon plus йlevйe. Car
les appйtits infйrieurs tendent vers leurs objets matйriellement et avec
quelque passion corporelle — et les noms d’irascible et de concupiscible sont
donnйs d’aprиs ces passions —, tandis que l’appйtit supйrieur a des actes
semblables а l’appйtit infйrieur, mais sans aucune passion. Et ainsi, les
opйrations de l’appйtit supйrieur reзoivent parfois le nom des passions :
par exemple, la volontй de vengeance est appelйe colиre, et le repos de la
volontй sur un objet de dilection est appelй amour. Et pour la mкme raison, la
volontй elle-mкme, qui produit ces actes, est parfois appelйe irascible et
concupiscible, non toutefois proprement, mais par une certaine
ressemblance ; ni de telle sorte qu’il y ait, dans la volontй, des
puissances diffйrentes semblables а l’irascible et au concupiscible.
Rйponse aux objections :
1° Bien que
l’appйtit supйrieur s’йtende а plus de choses que l’infйrieur, cependant, parce
qu’il a pour objet propre le bien universel, il n’est pas divisй en plusieurs
puissances.
2° Ce livre n’est
pas de saint Augustin, et il n’est pas nйcessaire de le recevoir comme une
autoritй ; cependant, on peut dire qu’il raisonne sur l’irascible et le
concupiscible dits par mode de ressemblance ; ou bien il envisage
l’origine des puissances : car toutes les puissances sensitives dйcoulent
de l’essence de l’вme.
3° Sur les
puissances sensitives de l’вme, il y a deux opinions. En effet, certains disent
qu’elles demeurent quant а leur essence dans l’вme sйparйe ; d’autres,
qu’elles demeurent dans l’essence de l’вme comme dans une racine. Et de quelque
faзon que l’on s’exprime, l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas
autrement que les autres puissances sensitives ; c’est pourquoi, dans le
livre susmentionnй, il est dit aussi que l’вme, en s’йloignant du corps,
entraоne avec soi le sens et l’imagination.
4° Saint
Augustin, au livre sur la Trinitй,
dйcouvre de nombreux modes de la Trinitй dans notre вme, en lesquels il y a
quelque ressemblance de la Trinitй incrййe, bien que la vraie notion de l’image
soit seulement dans l’esprit ; et en raison de la ressemblance susdite,
quelques-uns posent l’image dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible,
bien que ce ne soit pas au sens propre.
5° La charitй et
l’espйrance ne sont pas dans l’irascible et le concupiscible, а proprement
parler, puisque la dilection de la charitй et l’attente de l’espйrance sont
sans passion. Mais la charitй est dite кtre dans le concupiscible, en tant
qu’elle est dans la volontй, et que celle-ci a des actes semblables au
concupiscible ; et pour une semblable raison, on dit que l’espйrance est
dans l’irascible.
6° L’irascible et
le concupiscible sont appelйs humains ou rationnels, non par essence, comme
s’ils appartenaient а la partie supйrieure, mais par participation, en tant
qu’ils obйissent а la raison et participent а son gouvernement, comme dit saint
Jean Damascиne.
7° La joie et la
crainte, qui sont des passions, ne demeurent pas dans l’вme sйparйe,
puisqu’elles s’accomplissent avec un changement corporel ; mais les actes
de la volontй semblables а ces passions demeurent. Article 4 : La sensualitй obйit-elle а la raison ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit en
Rom. 7, 15 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais
je fais le mal que je hais. » Or cela est dit, comme l’expose une certaine
glose, а cause du mouvement de la sensualitй. La sensualitй n’obйit donc pas а
la volontй ni а la raison.
2° Il est dit au
mкme endroit (7, 23) : « Je sens dans mes membres une autre loi
qui combat contre la loi de mon esprit. » Or cette loi est la
concupiscence. Elle combat donc contre la loi de l’esprit, c’est-а-dire contre
la raison ; et ainsi, elle ne lui obйit pas.
3° Les puissances
appйtitives sont ordonnйes entre elles comme le sont les apprйhensives. Or
l’intelligence n’a pas en son pouvoir les actes des sens extйrieurs : en
effet, l’intelligence ne dйcide pas tout ce que nous voyons ou entendons. Les
mouvements de la sensualitй ne sont donc pas non plus au pouvoir de l’appйtit
rationnel.
4° En nous, les
principes naturels ne sont pas soumis а la raison. Or la sensualitй tend par un
йlan naturel vers son objet d’appйtit. Le mouvement de la sensualitй n’est donc
pas soumis а la raison.
5° Les mouvements
de la sensualitй sont les passions de l’вme, pour lesquelles sont requises des
dispositions corporelles dйterminйes, comme le note Avicenne : pour la
colиre, par exemple, un sang chaud et subtil ; pour la joie, un sang
tempйrй. Or la disposition corporelle n’est pas soumise а la raison. Donc le
mouvement de la sensualitй non plus.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit que l’irascible et le concupiscible, qui sont les parties de la
sensualitй, participent en quelque faзon а la raison. Le mouvement de la sensualitй
est donc, lui aussi, au pouvoir de la raison. Cette mкme conclusion se trouve
dans les paroles du Philosophe au premier livre de l’Йthique, et dans saint Grйgoire de Nysse.
Rйponse :
Dans la sйrie
des mobiles et des moteurs, il faut parvenir а un premier qui se meut lui-mкme,
et par lequel est mы ce qui n’est pas mы par soi ; car tout ce qui est par
autre chose se ramиne а ce qui est par soi, comme on le lit au huitiиme livre
de la Physique. Par consйquent,
puisque la volontй se meut elle-mкme йtant donnй qu’elle est maоtresse de son
acte, il est nйcessaire que les autres puissances, qui ne se meuvent pas
elles-mкmes, soient mues par elle en quelque faзon. Or, chacune des autres
puissances a d’autant plus de part au mouvement de la volontй qu’elle s’en
approche davantage. Les puissances appйtitives infйrieures elles-mкmes, йtant
trиs proches de la volontй, lui obйissent donc quant а leurs actes principaux,
tandis que les autres puissances plus йloignйes, comme la nutritive et la
gйnйrative, sont mues par la volontй quant а quelques-uns de leurs actes
extйrieurs. Or les appйtitives infйrieures, qui sont l’irascible et le
concupiscible, sont soumises а la raison de trois faзons.
D’abord du cфtй
de la raison elle-mкme ; en effet, puisque la mкme rйalitй, considйrйe
sous divers aspects, peut кtre rendue dйlectable ou redoutable, la raison
oppose а la sensualitй par le moyen de l’imagination quelque rйalitй sous
l’aspect du dйlectable ou de l’attristant, comme bon lui semble ; et
ainsi, la sensualitй est mue а la joie ou а la tristesse. Et c’est pourquoi le
Philosophe dit au premier livre de l’Йthique
que « la raison pousse aux meilleures actions ».
Ensuite du cфtй
de la volontй ; en effet, il en est ainsi, dans les puissances ordonnйes
et reliйes entre elles, que le mouvement qui anime l’une d’elles, surtout si
c’est la supйrieure, rejaillit sur l’autre. C’est pourquoi, lorsque le
mouvement de la volontй se porte sur une chose par l’йlection, l’irascible et
le concupiscible suivent le mouvement de la volontй. Aussi est-il dit au
troisiиme livre sur l’Вme que
l’appйtit meut l’appйtit, c’est-а-dire le supйrieur l’infйrieur, comme une
sphиre meut une autre sphиre parmi les corps cйlestes.
Enfin, du cфtй
de la puissance motrice exйcutive ; en effet, de mкme que dans une armйe
la marche au combat dйpend du commandement du gйnйral, de mкme en nous la
puissance motrice ne meut les membres qu’au commandement de ce qui domine en
nous, c’est-а-dire de la raison, quel que soit le mouvement qui a lieu dans les
puissances infйrieures. Ainsi la raison rйprime-t-elle l’irascible et le
concupiscible, afin qu’ils ne passent pas а l’acte extйrieur ; et c’est
pourquoi il est dit en Gen. 4, 7 : « Ta concupiscence sera
sous toi. »
Et ainsi, l’on
voit clairement que le concupiscible et l’irascible sont soumis а la
raison ; et de mкme pour la sensualitй, bien que le nom de sensualitй
concerne ces puissances non en tant qu’elles ont part а la raison, mais d’aprиs
la nature de la partie sensitive. Par consйquent, la soumission а la raison ne
se dit pas aussi proprement de la sensualitй que de l’irascible et du
concupiscible.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apфtre signifie qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empкcher
universellement tous les mouvements dйsordonnйs de la sensualitй ; bien
que nous puissions empкcher chacun d’eux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit.
2° La sensualitй,
autant qu’il est en elle, combat contre la raison ; cependant la raison
peut la rйprimer, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Les puissances
apprйhensives infйrieures obйissent а la supйrieure, comme cela est clair dans
le cas de l’imagination et des autres sens intйrieurs ; mais si le sens
extйrieur n’obйit pas а l’intelligence, cela vient de ce qu’il a besoin, pour
sentir, de la rйalitй sensible, sans laquelle il ne peut passer а l’acte.
4° L’appйtitive
infйrieure ne tend naturellement vers une autre rйalitй qu’aprиs que celle-ci
lui est proposйe sous l’aspect de son objet propre, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Puis donc qu’il est au pouvoir de la raison de proposer une seule
et mкme chose sous divers aspects, par exemple une nourriture comme dйlectable
et comme mortelle, la raison peut mouvoir la sensualitй vers diffйrents actes.
5° La disposition
corporelle relative au tempйrament du corps n’est pas soumise а la
raison ; mais cela n’est pas requis pour que les passions susdites
existent en acte, par contre il est nйcessaire que l’homme soit enclin а
celles-ci. Quant а la transmutation actuelle du corps — comme la montйe du sang
vers le cњur, ou autre chose de ce genre, qui accompagne actuellement de telles
passions —, elle suit l’imagination, et par consйquent est soumise а la raison. Article 5 : Le pйchй peut-il exister dans la sensualitй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin, « on ne pиche jamais que par la volontй ». Or la sensualitй
est distincte de la volontй. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.
2° Dans l’вme
sйparйe, les pйchйs demeurent. Or la sensualitй ne demeure pas dans l’вme
sйparйe, puisqu’elle est une puissance du composй. Donc, etc.
3° Son acte
s’exerce au moyen du corps. Or le sujet de la puissance est aussi le sujet de
l’acte, suivant le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille. Le pйchй n’existe donc pas dans la
sensualitй.
4° Selon saint
Augustin au cinquiиme livre de la Citй de
Dieu, il est une chose qui agit et n’est pas agi, tel Dieu, et le pйchй
n’existe pas en lui ; il y en a une qui agit et est agie, la volontй, en
laquelle il est avйrй que le pйchй existe ; et il y a quelque chose qui
est agi et n’agit pas, telle la sensualitй. Le pйchй n’existe donc pas non plus
en elle.
5° [Le rйpondant] disait que le pйchй peut
exister dans la sensualitй par le fait mкme que la raison peut empкcher son
mouvement. En sens contraire : dans le
fait que la raison puisse empкcher et n’empкche pas, est reprйsentй le
consentement interprйtatif de la raison ; et assurйment, celui-ci ne
suffit pas pour le pйchй, puisqu’il ne suffit pas pour le mйrite sans
consentement exprиs : car Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а
punir, comme dit une certaine glose au dйbut du livre de Jйrйmie. Donc cet
argument non plus ne permet pas de dire que le pйchй est dans la sensualitй.
6° « Nul ne
pиche en ce qu’il ne peut йviter. » Or nous ne pouvons pas йviter que les
mouvements de la sensualitй soient dйsordonnйs : en effet, comme dit saint
Augustin, parce que l’homme « n’a pas voulu йviter le mal quand il
l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand il
le voudrait ». Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.
7° Quand le
mouvement de la sensualitй va vers quelque chose de licite, il n’y a pas de
pйchй ; comme lorsque l’йpoux est mы vers son йpouse. Or la sensualitй ne
discerne pas entre le licite et l’illicite. Il n’y aura donc pas non plus de
pйchй quand elle est mue vers l’illicite.
8° La vertu et le
vice sont contraires. Or la vertu ne peut exister dans la sensualitй. Donc le
vice non plus.
9° Le pйchй
est en ce а quoi il est imputй. Or le pйchй n’est pas imputй а la sensualitй,
puisqu’elle n’est pas maоtresse de son acte, mais а la volontй. Le pйchй
n’existe donc pas dans la sensualitй.
10° Ce qui est
matйriel dans le pйchй mortel peut exister dans la sensualitй ; et
cependant, nous ne disons pas que le pйchй mortel y existe, car ce qui est
formel dans le pйchй mortel n’existe pas en elle. Or ce qui est formel dans le
pйchй vйniel, c’est-а-dire la privation de l’ordre dы, n’existe pas dans la
sensualitй, mais dans la raison, а laquelle il revient d’ordonner. Le pйchй
vйniel n’existe donc pas dans la sensualitй.
11° Si l’aveugle
qui est conduit par un voyant tombe dans une fosse, ce n’est pas le pйchй de
l’aveugle, mais du voyant. Puis donc que la sensualitй est quasiment aveugle а
l’йgard des rйalitйs divines, si elle tombe dans l’illicite, ce ne sera pas son
pйchй, mais celui de la raison, qui doit la gouverner.
12° De mкme que la
sensualitй est en quelque sorte gouvernйe par la raison, de mкme aussi les
membres extйrieurs ; et pourtant, nous ne disons pas que le pйchй existe
en ceux-ci. Donc dans la sensualitй non plus.
13° La disposition
et la forme sont dans le mкme sujet, car les actes des principes actifs sont
dans le patient bien disposй. Or le pйchй vйniel est une disposition au mortel.
Puis donc que le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй, le vйniel non
plus.
14° L’acte de
fornication est plus proche de la sensualitй que de la raison. Si donc le pйchй
pouvait exister dans la sensualitй, ce serait le pйchй mortel, celui de
fornication ; et puisque cela est faux, il semble que le pйchй ne puisse
exister en elle.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit : « Le pйchй existe, puisque “la chair convoite contre
l’esprit”. » Or cette convoitise de la chair appartient а la sensualitй.
Le pйchй peut donc exister en elle.
2° Le Maоtre dit,
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24, qu’il y a un pйchй vйniel dans la sensualitй.
Rйponse :
Le pйchй n’est
rien d’autre qu’un acte manquant а l’ordre droit, qui devait exister ; et
telle est l’acception de « pйchй » dans le domaine de la nature et
dans celui de l’art, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique. Mais quand l’acte dйfaillant
est moral, c’est alors que le pйchй est mortel. Or un acte est moral parce
qu’il est en quelque sorte en nous : alors, en effet, lui est due la
louange ou le blвme ; voilа pourquoi l’acte qui est parfaitement en notre
pouvoir, est parfaitement moral ; et en lui peut se trouver la notion de
pйchй mortel, comme c’est le cas des actes que la volontй йlicite ou commande.
Or l’acte de
sensualitй n’est pas parfaitement en notre pouvoir, йtant donnй qu’il prйvient
le jugement de la raison ; cependant, il est en quelque faзon en notre
pouvoir, en tant que la sensualitй est soumise а la raison, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit. Voilа pourquoi son acte atteint le genre des actes moraux,
mais imparfaitement. Dans la sensualitй, par consйquent, ne peut exister le
pйchй mortel, qui est le pйchй parfait, mais seulement le vйniel, en lequel se
trouve la notion imparfaite de pйchй mortel.
Rйponse aux objections :
1° Il y a deux
sujets pour une chose : le premier, et le secondaire ; par exemple,
la surface est le sujet premier de la couleur, et le corps le sujet secondaire,
en tant qu’il est placй sous la surface. Semblablement, on dit que le sujet
premier du pйchй est la volontй ; la sensualitй, quant а elle, est le
sujet du pйchй en tant qu’elle participe en quelque faзon а la volontй.
2° Les notes des
pйchйs demeurent dans la conscience, quelle que soit la puissance qui les a
commis ; donc supposй, comme cela a йtй dit, que la sensualitй ne demeure
aucunement, le pйchй de la sensualitй peut demeurer. Quant а cette question, а
savoir si la sensualitй demeure, elle doit кtre traitйe ailleurs.
3° L’acte de la
sensualitй est en nous en quelque faзon, non а cause de la nature de la
sensualitй, mais en tant que les puissances de la sensualitй sont rationnelles
par participation.
4° Bien qu’agir
n’appartienne pas а la sensualitй considйrйe en elle-mкme, cependant cela lui
appartient en tant qu’elle participe en quelque faзon а la raison.
5° On ne dit pas
que le pйchй existe dans la sensualitй а cause du consentement interprйtatif de
la raison : en effet, quand le mouvement de la sensualitй prйvient le
jugement de la raison, il n’y a de consentement ni interprйtatif ni
exprиs ; mais par le fait mкme que la sensualitй peut кtre soumise а la
raison, son acte, bien qu’il prйvienne la raison, est un pйchй. Il faut
cependant savoir que, bien que le consentement interprйtatif suffise parfois
pour le pйchй, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il suffise pour le
mйrite : en effet, plus de conditions sont requises pour le bien que pour
le mal, puisque le mal rйsulte de dйfauts particuliers, tandis que le bien
procиde d’une cause entiиre et totale, comme dit Denys au quatriиme livre des Noms divins.
6° Nous pouvons
certes йviter chacun des pйchйs de sensualitй, mais pas tous, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit dans une autre question.
7° Lorsque
quelqu’un approche de son йpouse par concupiscence, pourvu qu’il n’excиde pas
les limites du mariage, il y a pйchй vйniel ; on voit donc clairement que,
dans l’йpoux, le mouvement mкme de la concupiscence prйvenant le jugement de la
raison est pйchй vйniel. Mais si la raison dйtermine ce qu’il est licite de
convoiter, mкme si la sensualitй se porte vers cela, il n’y aura aucun pйchй.
8° La vertu
morale existe dans les puissances de la sensualitй, c’est-а-dire dans
l’irascible et le concupiscible, comme le montre le Philosophe au troisiиme
livre de l’Йthique, oщ il dit que la
tempйrance et la force appartiennent aux parties irrationnelles. Mais parce que
le nom de sensualitй dйsigne ces puissances quant а l’inclination naturelle au
sens, qui va au contraire de la raison, et non en tant qu’elles ont part а la
raison, on dit plus proprement que le vice est dans la sensualitй, et la vertu
dans l’irascible et le concupiscible. Cependant, le pйchй qui est dans la
sensualitй ne s’oppose pas а la vertu ; l’argument n’est donc pas
concluant.
9° Tout
pйchй est imputй а l’homme en tant qu’il a une volontй ; et cependant, on
dit que le pйchй est en quelque sorte dans la puissance dont l’acte vient а
кtre difforme.
10° Le matйriel,
dans le pйchй mortel, peut avoir trois acceptions. D’abord, comme l’objet est
la matiиre de l’acte ; et ainsi, la matiиre du pйchй mortel est parfois
dans la sensualitй, comme lorsque quelqu’un consent а la dйlectation de la
sensualitй. Ensuite, comme l’acte extйrieur est matйriel par rapport а l’acte
intйrieur qui est le formel dans le pйchй mortel, puisque les actes extйrieur
et intйrieur sont un seul pйchй ; et de cette faзon aussi, l’acte de la
sensualitй peut jouer le rфle de matiиre dans le pйchй mortel. Enfin, le
matйriel dans le pйchй mortel est la conversion au bien transitoire comme а une
fin, tandis que le formel est l’aversion du bien immuable ; et dans ce
cas, ce qui est matйriel dans le pйchй mortel ne peut exister dans la
sensualitй. Et si le pйchй mortel ne peut y exister, il ne s’ensuit pas que le
vйniel n’y soit pas, pour la raison dйjа mentionnйe.
11° On dit que le
pйchй est dans la sensualitй, non qu’il lui soit imputй, mais parce qu’il est
commis par son acte. C’est а l’homme qu’il est imputй, en tant que cet acte est
йtabli en son pouvoir.
12° Les membres
extйrieurs sont seulement mus, tandis que les puissances appйtitives
infйrieures sont motrices а la ressemblance de la volontй ; donc, en tant
qu’elles participent en quelque faзon а la volontй, elles peuvent кtre le sujet
du pйchй.
13° Il y a deux
dispositions. L’une par laquelle le patient est disposй а recevoir la forme, et
une telle disposition est dans le mкme sujet que la forme ; l’autre par
laquelle l’agent est disposй а agir, et de celle-lа il n’est pas vrai qu’elle
soit dans le mкme sujet que la forme а laquelle elle dispose. Or le pйchй
vйniel, qui est dans la sensualitй, est une disposition de ce genre au pйchй
mortel, qui est dans la raison : car la sensualitй est comme un agent,
dans le pйchй mortel, en tant qu’elle incline la raison а pйcher.
14° Bien que
l’acte de fornication soit plus proche du concupiscible que de la raison quant
а la notion d’objet, il est cependant plus proche de la raison quant а la
notion de commandement : car les membres extйrieurs ne sont appliquйs а
l’acte que par le commandement de la raison ; par consйquent, le pйchй
mortel peut exister en eux, mais non dans l’acte de la sensualitй, qui prйvient
le jugement de la raison. Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La corruption
et l’infection de la nature humaine proviennent du pйchй originel. Or le pйchй
originel est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, comme certains le
disent, car l’вme le contracte par son union au corps auquel elle est unie par
son essence. Puis donc que toutes les puissances sont йgalement proches de
l’essence de l’вme, йtant enracinйes en elle, il semble que l’infection et la
corruption ne soient pas plus dans le concupiscible que dans l’irascible et les
autres puissances.
2° Par la
corruption de la nature, il y a en nous une certaine inclination au pйchй. Or
les pйchйs de l’irascible sont plus graves que ceux du concupiscible car, selon
saint Grйgoire, les pйchйs spirituels sont plus fautifs que les charnels. L’irascible
est donc plus corrompu que le concupiscible.
3° Par la
corruption de la nature se produisent en nous de subits mouvements de l’вme. Or
les mouvements de l’irascible semblent кtre plus subits que ceux du
concupiscible : en effet, l’irascible est mы avec une certaine force
d’вme, le concupiscible avec une certaine mollesse d’вme. L’irascible est donc
plus corrompu que le concupiscible.
4° Une telle
corruption et infection, dont nous parlons, est une corruption de la nature, et
transmise par la gйnйration. Or les pйchйs de l’irascible sont plus naturels et
sont mieux transmis des parents aux enfants que les pйchйs du concupiscible,
comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.
5° La corruption,
en nous, vient du pйchй de notre premier pиre. Or le pйchй de notre premier
pиre fut l’orgueil ou l’a superbe, qui est dans l’irascible. Donc, en nous
aussi, l’irascible est plus corrompu que le concupiscible.
En sens contraire :
1° Lа oщ la honte
est plus grande, la corruption et l’infection sont aussi plus grandes. Or,
suivant le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique, celui qui ne contient pas sa concupiscence est plus
honteux que celui qui ne contient pas sa colиre. Le concupiscible est donc plus
corrompu et infectй que l’irascible.
2° Nous sommes
davantage corrompus lа oщ nous rйsistons plus difficilement. Or il est plus
difficile de combattre contre la voluptй, qui regarde la concupiscence, que
contre la colиre, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous sommes donc plus corrompus
dans le concupiscible que dans l’irascible.
Rйponse :
La corruption
et l’infection du pйchй originel ont entre elles cette diffйrence, que
l’infection regarde la faute, mais la corruption la peine.
Or on dit de
deux faзons que la faute originelle est dans une puissance de l’вme :
essentiellement, ou causalement. Essentiellement, elle est soit dans l’essence
mкme de l’вme, soit dans la partie intellective, oщ йtait la justice originelle,
qui est фtйe par le pйchй originel. Causalement, la faute originelle est dans
les autres puissances qui atteignent l’acte de l’engendrement de l’homme, par
laquelle le pйchй originel est transmis ; et en effet, la puissance
gйnйrative l’atteint comme son exйcutante, la puissance concupiscible comme
celle qui le commande en raison de la dйlectation, le sens du toucher comme
percevant la dйlectation. Voilа pourquoi cette infection est attribuйe, parmi
les sens, au toucher, parmi les appйtitives, au concupiscible, et entre toutes
les puissances de l’вme, а la gйnйrative, que l’on dit кtre infectйe et
corrompue.
La corruption
de l’вme dont nous parlons doit кtre considйrйe а la maniиre de la corruption
corporelle. Et celle-ci vient de ce que, le contenant s’йtant retirй, chacune
des parties contraires tend vers ce qui lui convient selon la nature, et ainsi
se produit la dissolution du corps. Semblablement, aprиs le retrait de la
justice originelle, par laquelle la raison dans l’йtat d’innocence tenait les
puissances infйrieures entiиrement soumises а elle, chacune des puissances
infйrieures tend vers ce qui lui est propre : le concupiscible vers la
dйlectation, l’irascible vers la colиre, etc. ; c’est pourquoi le
Philosophe, au premier livre de l’Йthique,
compare de telles parties de l’вme aux parties dissoutes du corps. Or, de mкme
que l’on ne dit pas que la corruption corporelle est dans l’вme, au retrait de
laquelle le corps se dissout, mais dans le corps dissous, de mкme une telle
corruption est dans les puissances sensitives en tant que, privйes du frein de
la raison, elles se portent vers divers objets, mais non dans la raison
elle-mкme, si ce n’est en tant qu’elle aussi est privйe de sa perfection
propre, йtant sйparйe de Dieu. Voilа pourquoi plus l’une des puissances
infйrieures s’йloigne de la raison, plus elle est corrompue ; puis donc
que l’irascible est plus proche de la raison, ayant dans son mouvement quelque
part а la raison, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, l’irascible sera moins corrompu
que le concupiscible.
Rйponse aux objections :
1° Bien que
toutes les puissances soient enracinйes dans l’essence de l’вme, cependant
certaines dйcoulent de l’essence de l’вme avant les autres, et ont une relation
diffйrente а la cause de [l’infection] originelle ; et ainsi, la
corruption et l’infection du pйchй originel ne sont pas en toutes de la mкme
faзon.
2° Par le fait
mкme que le mouvement de la raison est davantage participй dans l’irascible,
les pйchйs de l’irascible sont plus graves ; mais les pйchйs du
concupiscible sont plus honteux. En effet, le discernement mкme de la raison
augmente la faute, de mкme que l’ignorance allиge la faute ; mais
s’йloigner de la raison, en laquelle consiste toute la dignitй humaine, tend а
la honte ; cela montre donc bien que le concupiscible est davantage
corrompu, dans la mesure oщ il s’йcarte davantage de la raison.
3° Le mouvement
de l’irascible et du concupiscible peut кtre considйrй de deux faзons :
dans l’appйtit et dans l’exйcution. Dans l’appйtit, le mouvement du
concupiscible est plus subit que celui de l’irascible, car l’irascible se meut
comme en dйlibйrant, et en confrontant la vengeance projetйe а l’injure reзue,
ainsi qu’il est dit au septiиme livre de l’Йthique ;
tandis que le concupiscible, а la seule apprйhension de l’objet dйlectable, se
meut vers la jouissance de celui-ci, comme il est dit au mкme endroit. Par
contre, dans l’exйcution, le mouvement de l’irascible est plus subit que celui
du concupiscible ; car l’irascible agit avec une certaine assurance et une
certaine force, alors que le concupiscible tend insidieusement, avec une
certaine mollesse, vers l’acquisition de l’objet proposй. C’est pourquoi le
Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique
que « l’homme irascible n’emploie pas la ruse, mais agit au grand
jour ; tandis que la convoitise emploie la ruse » ; et il cite
le vers d’Homиre : « Aphrodite ourdit ses ruses, et sa ceinture est
brodйe », signifiant la tromperie dont use Vйnus pour dйrober
l’intelligence mкme а l’homme trиs sage.
4° On dit de deux
faзons qu’une chose est naturelle : soit quant а la nature de l’espиce,
soit quant а la nature de l’individu. Quant а la nature de l’espиce, les pйchйs
du concupiscible sont plus naturels que les pйchйs de l’irascible ; c’est
pourquoi le Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique que « le sentiment du plaisir nous est transmis а tous
depuis notre enfance et nous accompagne pour ainsi dire toute la
vie » ; mais quant а la nature de l’individu, les pйchйs de
l’irascible sont plus naturels. Et la raison en est que, si l’on considиre le
mouvement de l’appйtit sensitif du cфtй de l’вme, le concupiscible tend plus
naturellement vers son objet, йtant en lui-mкme plus naturel et commun :
il porte en effet sur la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce
genre par lesquelles la nature est conservйe ; mais si l’on considиre un
tel mouvement du cфtй du corps, il se fait une plus grande transmutation et une
plus grande commotion du tempйrament corporel par le mouvement de la colиre que
par celui de la convoitise, pour parler communйment et toutes proportions
gardйes. Voilа pourquoi le tempйrament corporel, en lequel les enfants
ressemblent le plus souvent а leurs parents, contribue davantage а la
domination de la colиre qu’а celle de la convoitise. Et pour cette raison, les
enfants imitent plus leurs parents dans les pйchйs de colиre que dans ceux de
convoitise ; en effet, ce qui se tient du cфtй de l’вme se rapporte а
l’espиce, mais ce qui vient d’un tempйrament corporel dйterminй se rapporte
davantage а l’individu. Or le pйchй originel est le pйchй de toute la nature
humaine. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.
5° La corruption
se produit en nous dans un ordre inverse de celui d’Adam, car en Adam l’вme a
corrompu le corps, et la personne la nature, tandis que pour nous c’est
l’inverse. Donc, bien que le pйchй d’Adam ait d’abord concernй l’irascible, en
nous cependant la corruption regarde davantage le concupiscible. Article 7 : La sensualitй, en cette vie, peut-elle кtre guйrie de la corruption susdite ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La corruption
en question est appelйe « foyer ». Or il est dit de la bienheureuse
Vierge qu’elle fut en cette vie totalement dйlivrйe du foyer, surtout aprиs la
conception du Fils de Dieu. La sensualitй est donc guйrissable en cette vie.
2° Tout ce qui
obйit а la raison peut recevoir la rectitude de la raison. Or les puissances de
la sensualitй, que sont l’irascible et le concupiscible, obйissent а la raison,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La sensualitй peut donc recevoir la
rectitude de la raison, et ainsi elle peut кtre guйrie de la corruption
contraire.
3° La vertu est
opposйe au pйchй. Or la vertu peut exister dans la sensualitй : car, comme
dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
« la tempйrance et la force appartiennent aux parties
irrationnelles ». La sensualitй peut donc en cette vie кtre guйrie de la
corruption du pйchй.
4° Il appartient
а la corruption de la sensualitй que de celle-ci procиdent des mouvements
dйsordonnйs, qui sont de mauvaises convoitises. Or l’homme tempйrant n’a pas de
telles convoitises, et en cela il diffиre du continent, qui les a, mais ne les
suit pas, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. La sensualitй, en cette vie,
peut donc кtre totalement guйrie.
5° Si cette
corruption est incurable, alors la raison en est soit du cфtй de celui qui
soigne, soit du cфtй de la mйdecine, soit du cфtй de la maladie, soit du cфtй
de la nature а soigner. Or ce n’est pas du cфtй de celui qui soigne,
c’est-а-dire de Dieu, car il est tout-puissant ; ni du cфtй de la mйdecine
car, comme il est dit en Rom. 5, 15, le don du Christ est plus fort
que le pйchй d’Adam, par lequel une telle corruption a йtй amenйe ; ni du
cфtй de la maladie, car elle est contre nature, puisqu’elle n’a pas йtй йtablie
dans la nature ; ni du cфtй de la nature : en effet, il serait utile
que cette maladie se rйsorbe, puisqu’elle rend l’homme enclin au mal et lent а
faire le bien. La sensualitй, en cette vie, est donc guйrissable.
En sens contraire :
1° La nйcessitй
de mourir a pour consйquence la nйcessitй de pйcher au moins vйniellement. Or,
en cette vie, la nйcessitй de mourir n’est pas фtйe. Donc la nйcessitй de
pйcher vйniellement non plus ; ni, par consйquent, la corruption de la
sensualitй, dont provient la nйcessitй susdite.
2° Si la
sensualitй йtait guйrissable en cette vie, elle serait surtout guйrie par les
sacrements de l’Йglise, qui sont des remиdes spirituels. Or elle demeure encore
aprиs la rйception des sacrements, comme l’expйrience le fait clairement voir.
La sensualitй n’est donc pas guйrissable en cette vie.
Rйponse :
La sensualitй,
en cette vie, ne peut кtre guйrie que par un miracle. Et la raison en est, que
ce qui est naturel ne peut кtre modifiй que par une force surnaturelle. Or une
telle corruption, dont on dit qu’elle corrompt les parties de l’вme, suit en
quelque sorte l’inclination de la nature. En effet, s’il fut accordй а l’homme
dans son premier йtat que la raison contоnt totalement les puissances
infйrieures, et l’вme le corps, ce ne fut point par la vertu des principes
naturels, mais par celle de la justice originelle ajoutйe par la libйralitй
divine. Or, quand cette justice eut йtй abolie par le pйchй, l’homme revint а
l’йtat qui lui convenait d’aprиs ses principes naturels ; c’est pourquoi
Denys dit, au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique, que la nature humaine, par le pйchй, « a йtй justement
conduite а une fin qui rappelвt son principe ». Donc, de mкme que l’homme
meurt naturellement et ne peut кtre ramenй а l’immortalitй que miraculeusement,
de mкme le concupiscible tend naturellement vers l’objet dйlectable — et
l’irascible vers l’objet ardu — en dehors des bornes de la raison. Que cette
corruption se rйsorbe, ne peut donc avoir lieu que miraculeusement, par
l’action d’une force surnaturelle.
Rйponse aux objections :
1° C’est
miraculeusement que la bienheureuse Vierge fut dйlivrйe du foyer.
2° L’irascible et
le concupiscible obйissent а la raison, en tant que leurs mouvements sont ou
ordonnйs ou rйprimйs par la raison ; non cependant de telle faзon que leur
inclination soit totalement фtйe.
3° La vertu
existant dans l’irascible et le concupiscible ne s’oppose pas а la corruption
en question, et c’est pourquoi elle ne l’фte pas totalement ; mais elle
s’oppose а la prйdominance de l’inclination des puissances susdites vers leurs
objets, et cela est фtй par la vertu.
4° L’homme
tempйrant, suivant le Philosophe, est entiиrement exempt non pas des
convoitises, mais des convoitises vйhйmentes, telles qu’elles peuvent exister
chez le continent.
5° De toutes ces
quatre choses il rйsulte que la sensualitй n’est pas guйrie en cette vie. En
effet, bien que Dieu soit lui-mкme capable de guйrir, il a cependant disposй
selon l’ordre de sa sagesse que l’on ne serait pas guйri en cette vie.
Semblablement, bien que le don de la grвce qui nous est confйrйe par le Christ
soit plus efficace que le pйchй du premier homme, il n’est cependant pas
ordonnй а йcarter la corruption susdite, qui appartient а la nature, mais а
йcarter la faute de la personne. De mкme aussi, bien qu’une telle corruption
soit contre l’йtat de la nature dans son institution premiиre, elle est
cependant une consйquence de la nature abandonnйe а elle-mкme. Il est йgalement
utile а l’homme, pour йviter le vice de la superbe, que l’infirmitй de la
sensualitй demeure ; 2 Cor. 12, 7 : « De crainte
que l’excellence de ces rйvйlations ne vоnt а m’enfler d’orgueil, il m’a йtй
mis une йcharde dans ma chair » ; voilа pourquoi cette infirmitй
demeure en l’homme aprиs le baptкme, de mкme qu’un sage mйdecin laisse non
guйrie une maladie qui ne pourrait кtre guйrie sans le risque d’une maladie
plus grave. Question
26 : [Les
passions de l’вme]
Introduction
Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps
souffre-t-elle ? Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ? Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance
appйtitive sensitive ? Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions
de l’вme, d’oщ se prennent-elles ? Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse
sont-elles les quatre passions principales ? Article 6 : Mйritons-nous par les passions ? Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle
celui-ci ? Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le
Christ ? Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du
Christ quant а la raison supйrieure ? Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la
raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice
versa ?
Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps souffre-t-elle ?
Objections :
Il semble
qu’elle ne subisse pas un feu corporel.
1° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « ce qui agit l’emporte sur ce qui subit ».
Or l’вme l’emporte sur n’importe quel corps. Elle ne peut donc pas subir un feu
corporel.
2° [Le rйpondant] disait que le feu agit
sur l’вme en tant qu’il est l’instrument de la divine justice vengeresse. En sens contraire : l’instrument n’accomplit
l’action instrumentale qu’en exerзant une action naturelle, de mкme que l’eau
du baptкme sanctifie l’вme en lavant le corps, et que la scie fait un banc en
coupant le bois. Or le feu ne peut avoir aucune action naturelle а l’йgard de
l’вme comme instrument de la divine justice. Donc, etc.
3° [Le rйpondant] disait que l’action
naturelle du feu est de brыler, et ainsi, qu’il agit naturellement sur l’вme en
tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes. En sens contraire : les choses qui peuvent кtre
brыlйes, dont on dit que l’вme les porte avec soi, ce sont les pйchйs, auxquels
ne s’oppose pas le feu corporel. Puis donc que toute action naturelle existe en
raison d’une contrariйtй, il semble que l’вme ne puisse pas subir un feu
corporel en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes.
4° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Ce qui affecte les вmes en bien ou en mal, au
sortir du corps, n’est pas chose corporelle, mais seulement semblable aux
choses corporelles. » Le feu par lequel l’вme sйparйe est punie n’est donc
pas corporel.
5° Saint Jean
Damascиne dit а la fin du quatriиme livre : « Le diable, ses dйmons
et son homme а lui, l’Antйchrist, avec les impies et les pйcheurs, seront
livrйs au feu йternel, non pas un feu matйriel comme le nфtre, mais celui que
Dieu connaоt. » Or tout feu corporel est matйriel. Le feu que subit l’вme
sйparйe n’est donc pas corporel.
6° [Le rйpondant] disait que ce feu
corporel afflige l’вme en tant qu’il est vu par elle, comme dit saint Grйgoire
au quatriиme livre des Dialogues :
« elle souffre du feu parce qu’elle le voit » ; et ainsi, ce qui
afflige immйdiatement l’вme n’est pas un corps mais la ressemblance du corps
apprйhendйe. En sens contraire : la
vision, parce qu’elle est vue, est la perfection de celui qui voit. Donc, parce
qu’elle est vue, elle n’amиne pas l’affliction de celui qui voit, mais plutфt
sa dйlectation. Si donc une chose vue afflige, ce sera en tant qu’elle est nocive
pour autrui. Or le feu ne peut pas affliger l’вme en agissant sur elle, comme
on l’a montrй. L’вme ne souffre donc pas non plus du feu parce qu’elle le voit.
7° Il y a
une proportion entre l’agent et le patient. Or il n’y a aucune proportion entre
l’incorporel et le corps. Puis donc que l’вme est incorporelle, ne peut pas
subir un feu corporel.
8° Si le feu
corporel n’agit pas naturellement sur l’вme, il est nйcessaire que cela ait
lieu par quelque vertu surajoutйe. Cette vertu est donc soit corporelle, soit
spirituelle. Elle ne peut pas кtre spirituelle, car la rйalitй corporelle ne
reзoit pas la vertu spirituelle. Et si elle est corporelle, puisque l’вme
l’emporte sur toute vertu corporelle, le feu ne pourra pas agir sur elle par
cette vertu. L’вme ne peut donc subir ni naturellement ni surnaturellement.
9° [Le rйpondant] disait que l’вme,
par le pйchй, est rendue moins noble que la crйature corporelle. En sens contraire : saint Augustin dit au livre
sur la Vraie Religion que « la
substance vivante est plus digne que n’importe quelle substance non
vivante ». Or l’вme rationnelle, aprиs le pйchй, reste encore vivante
d’une vie naturelle. Elle n’est donc pas rendue moins digne que le feu
corporel, qui est une substance non vivante.
10° Si ce feu
corporel afflige l’вme, ce n’est qu’en tant qu’il est apprйhendй ou senti comme
nuisible. Or une chose nuit parce qu’elle фte quelque chose ; c’est
pourquoi saint Augustin dit que « si le mal nuit, c’est parce qu’il enlиve
un bien ». Or le feu corporel ne peut rien enlever а l’вme. Il ne peut
donc pas l’affliger.
11° [Le rйpondant] disait qu’il фte la
gloire de la vision de Dieu. En sens contraire :
les enfants qui sont damnйs pour le seul pйchй originel, n’ont pas la vision de
Dieu. Si donc le feu corporel n’enlиve rien d’autre aux damnйs, la peine de
ceux qui sont punis en enfer pour des pйchйs actuels ne sera pas plus grande
que celle des enfants qui sont punis dans les limbes ; ce qui va contre
saint Augustin.
12° Tout ce qui
agit sur une autre chose, imprime en elle la ressemblance de sa forme, par
laquelle il agit. Or le feu agit par la chaleur. Puis donc que l’вme ne peut
кtre chauffйe, il semble qu’elle ne puisse pas subir le feu.
13° Dieu est plus
enclin а faire misйricorde qu’а punir. Or celui qui n’est pas volontaire et qui
rйsiste, surtout s’il est adulte, n’est pas aidй par les instruments de la
divine misйricorde que sont les sacrements. L’вme ne recevra donc pas de peine
malgrй elle par l’instrument de la divine justice qu’est le feu corporel. Or il
est avйrй qu’elle ne la reзoit pas volontairement. L’вme n’est donc en aucune
faзon punie par le feu corporel.
14° Tout ce
qui subit quelque chose, est en quelque sorte mы par lui. Or le feu corporel ne
peut mouvoir l’вme selon aucune espиce de mouvement, comme on le voit
clairement par induction. L’вme ne peut donc pas subir un feu corporel.
15° Tout ce qui
subit quelque chose, a une matiиre en commun avec lui, comme le montre Boиce au
livre sur les deux natures et l’unique Personne du Christ. Or l’вme et le feu
corporel n’ont pas de matiиre commune. L’вme ne peut donc pas subir un feu
corporel.
En sens contraire :
1° En
Lc 16, 24, le riche placй en enfer seulement quant а son вme
dit : « Je suis torturй dans cette flamme. »
2° Saint Grйgoire
s’exprime ainsi au quinziиme livre des Moralia :
« Le feu de l’enfer йtant corporel, brыle les corps des rйprouvйs qui y
sont envoyйs, sans qu’on prenne soin ni de l’allumer, ni de lui fournir aucune
matiиre pour son aliment ; mais crйй une fois pour toutes, il dure sans
jamais s’йteindre : il n’a besoin ni qu’on l’allume ni qu’on ranime son
ardeur. »
3° Cassiodore dit
au livre sur l’Вme que l’вme sйparйe
du corps entend et voit par ses sens plus efficacement que lorsqu’elle est dans
le corps. Or, lorsqu’elle est dans le corps, elle est affligйe par quelque
corps parce qu’elle le sent. Donc а bien plus forte raison quand elle est
sйparйe du corps.
4° De mкme que
l’вme est incorporelle, de mкme aussi les dйmons. Or les dйmons subissent un
feu corporel, comme on le voit clairement en Mt 25, 41 :
« Maudits, allez au feu йternel. » Donc l’вme sйparйe aussi.
5° La
justification de l’вme est une plus grande chose que sa punition. Or, des
rйalitйs corporelles agissent sur l’вme pour sa justification, en tant qu’elles
sont des instruments de la divine misйricorde, comme c’est manifestement le cas
des sacrements de l’Йglise. Des rйalitйs corporelles peuvent donc agir sur
l’вme pour sa punition, en tant qu’elles sont des instruments de la divine
justice.
6° Le moins noble
peut subir le plus noble. Or le feu corporel est plus noble que l’вme du damnй.
Les вmes des damnйs peuvent donc subir un feu corporel. Preuve de la
mineure : tout йtant est plus noble qu’un non-йtant. Or le non-кtre est
plus noble que l’кtre de l’вme des damnйs, comme on le voit clairement en
Mt 26, 24 : « Mieux vaudrait pour lui que cet homme-lа ne
fыt pas nй. » Tout йtant est plus noble que l’вme damnйe, et donc le feu
corporel aussi.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question et aux suivantes, il est nйcessaire de
savoir ce qu’est proprement la passion. Ainsi, il faut savoir que le nom de
passion se prend de deux faзons : communйment, et proprement. Communйment,
le nom de passion dйsigne la rйception de quelque chose d’une quelconque
faзon ; et en cela, on suit la signification du vocable, car
« passion » vient du grec « patin », qui signifie recevoir.
Mais l’on parle proprement de passion, en tant que l’action et la passion
consistent en un mouvement, c’est-а-dire en tant qu’une chose est reзue dans le
patient par voie de mouvement. Et parce que tout mouvement s’йtablit entre des
contraires, il est nйcessaire que ce qui est reзu dans le patient soit
contraire а une chose qui est abandonnйe par le patient. Or, du point de vue de
ce qui est reзu dans le patient, le patient est assimilй а l’agent ; et de
lа vient que, si l’on prend la passion au sens propre, l’agent s’oppose au
patient, et « toute passion [en devenant plus intense] dйfait la
substance » [livre des Topiques].
Or une telle passion est seulement selon le mouvement d’altйration. Car dans le
mouvement local, ce n’est pas une chose immobile qui est reзue, mais le mobile
lui-mкme qui est reзu en un lieu. Dans le mouvement d’augmentation et de
diminution, ce n’est pas la forme qui est reзue ou abandonnйe, mais quelque
chose de substantiel, par exemple l’aliment, dont l’addition ou la soustraction
a pour consйquence la grandeur ou la petitesse de la quantitй. Dans la
gйnйration et la corruption, il n’y a de mouvement et de contrariйtй qu’en
raison d’une altйration prйcйdente. Et ainsi, c’est seulement selon
l’altйration qu’il y a proprement une passion, selon laquelle une forme
contraire est reзue et l’autre est chassйe. Donc, parce que l’action proprement
dite s’accompagne d’un certain rejet, le patient йtant transmuй d’une qualitй
antйrieure vers une contraire, le nom de passion prend un sens plus large dans
le langage usuel, de sorte que l’on parle de passion pour celui qui est d’une
faзon quelconque empкchй d’avoir ce qui lui revenait ; comme si nous
disions que le lourd « subit » un empкchement de se mouvoir vers le
bas, et que l’homme « subit » si on l’empкche de faire sa volontй.
Ainsi, la
passion dans sa premiиre acception se trouve dans l’вme et en n’importe quelle
crйature, йtant donnй que toute crйature est mкlйe de potentialitй, et que pour
cette raison toute crйature subsistante est rйceptive de quelque chose. Mais la
passion dans sa seconde acception ne se rencontre que lа oщ il y a mouvement et
contrariйtй. Or le mouvement ne se trouve que dans les corps, et la contrariйtй
des formes ou des qualitйs dans les seules rйalitйs soumises а la gйnйration et
а la corruption. Par consйquent, seules de telles choses peuvent proprement
subir de cette faзon. C’est pourquoi l’вme, йtant incorporelle, ne peut subir
de cette faзon ; et mкme si elle reзoit quelque chose, cela ne se fait
cependant point par transmutation d’un contraire а l’autre, mais par simple
influx de l’agent, comme l’air est йclairй par le soleil. Enfin, de la troisiиme
faзon, en laquelle le nom de passion est pris mйtaphoriquement, l’вme peut
subir dans la mesure oщ son opйration peut кtre empкchйe.
Certains, donc,
remarquant que la passion ne peut exister proprement dans l’вme, prйtendirent
que tout ce qui est dit dans les Йcritures sur les peines corporelles des
damnйs doit s’entendre mйtaphoriquement : ainsi, au moyen de telles peines
corporelles connues parmi nous seraient signifiйes les afflictions spirituelles
dont les esprits damnйs sont punis ; comme, а l’inverse, au moyen des
dйlectations corporelles promises dans les Йcritures nous comprenons les
dйlectations spirituelles des bienheureux. Et une telle opinion semble avoir
йtй celle d’Origиne et d’Algazel. Mais parce qu’en croyant а la rйsurrection
nous ne croyons pas seulement qu’il y aura plus tard une peine des esprits mais
aussi des corps, et que les corps ne peuvent кtre punis que d’une peine
corporelle, la mкme peine est due aux hommes aprиs la rйsurrection et aux
esprits, comme on le voit clairement en Mt 25, 41, oщ il est
dit : « Maudits, allez au feu йternel, etc. » Voilа pourquoi il
est nйcessaire de dire, comme le prouve saint Augustin au vingt et uniиme livre
de la Citй de Dieu, que les esprits
eux-mкmes sont affectйs en quelque faзon de peines corporelles. Et il n’en va
pas de la gloire des bienheureux comme de la peine des damnйs : car les
bienheureux sont йlevйs а ce qui dйpasse leur nature, et c’est pourquoi ils
sont bйatifiйs par la jouissance de la divinitй, tandis que les damnйs sont abaissйs
vers ce qui est au-dessous d’eux, et c’est pourquoi ils sont punis de tourments
corporels.
Aussi d’autres
affirmиrent-ils que l’вme sйparйe sera assurйment affectйe de quelques peines,
non corporelles toutefois, mais semblables aux corporelles ; а ces peines
ressemblent celles qui affligent ceux qui dorment. Et tel semble avoir йtй le
sentiment de saint Augustin, au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et d’Avicenne. Mais il ne peut en кtre
ainsi. En effet, de telles ressemblances de corps ne peuvent кtre des
ressemblances intelligibles, car celles-ci sont universelles, et leur
considйration apporterait а l’вme non pas une affliction, mais plutфt la joie
qui se trouve dans la considйration de la vйritй. Il est donc nйcessaire de
comprendre cela des ressemblances imaginatives, qui йvidemment ne peuvent
exister que dans un organe corporel, comme le Philosophe le prouve. Mais cela
fait bien sыr dйfaut et а l’вme sйparйe et aux esprits des dйmons.
C’est pourquoi
d’autres disent que l’вme sйparйe est soumise aux corps eux-mкmes. Mais comment
cela est possible, les diffйrents auteurs l’indiquent de diverses faзons.
Certains disent
que l’вme sйparйe use de ses sens ; ainsi, en sentant le feu corporel,
elle est punie par le feu. Et c’est ce que saint Grйgoire paraоt dire au
quatriиme livre des Dialogues :
que l’вme « souffre du feu parce qu’elle le voit ». Mais cela ne
semble pas vrai. D’abord, parce que les actes des puissances sensitives ne
peuvent exister que moyennant des organes corporels ; sinon les вmes
sensitives des bкtes seraient incorruptibles, capables qu’elles seraient
d’avoir des opйrations par elles-mкmes. Ensuite parce que, supposй que les вmes
sйparйes sentent, elles ne pourraient cependant pas кtre affligйes par les
rйalitйs sensibles : car le sensible est la perfection de celui qui sent
en tant que tel, comme l’intelligible pour celui qui pense. Une chose sentie ou
pensйe n’apporte donc pas de douleur ou de tristesse en tant que telle, mais en
tant qu’elle est nuisible ou qu’elle est apprйhendйe comme nuisible. Il est
donc nйcessaire de trouver la faзon dont le feu pourrait кtre nuisible а l’вme
sйparйe. Et ce ne peut кtre ce que certains disent : que, bien que ce feu
corporel ne puisse кtre nuisible а l’esprit, il peut cependant кtre apprйhendй
comme nuisible, ce qui semble en accord avec ce que dit saint Grйgoire au
quatriиme livre des Dialogues :
« parce que le diable se voit brыler, il brыle ». En effet, il n’est
pas probable que les dйmons, qui ont une excellente pйnйtration d’esprit, ne
connaissent pas leur nature et celle du feu corporel bien mieux que nous, mais
croient faussement que le feu corporel peut leur nuire. C’est pourquoi il faut
dire que c’est vraiment, et pas seulement selon l’apparence, qu’ils sont
affligйs par un feu corporel ; et c’est ce que dit saint Grйgoire au
quatriиme livre des Dialogues :
« De l’Йvangile nous pouvons tirer que l’вme subit son incendie non
seulement en voyant, mais par une expйrience. »
Et quelques-uns
en dйterminent ainsi le mode : ils disent que le feu corporel, en tant
qu’instrument de la divine justice, peut agir sur l’вme, bien qu’il ne le
puisse pas selon sa nature. Il est en effet de nombreuses choses qui ne
suffisent pas а exercer un effet par leur propre nature, mais qui le peuvent en
tant qu’instruments d’un autre agent ; par exemple, le feu йlйmentaire ne
suffit а gйnйrer la chair que comme instrument de la puissance nutritive. Mais
cela ne semble pas suffisant : car l’instrument n’effectue cette action
qui dйpasse sa nature propre, qu’en exerзant quelque action connaturelle, comme
on l’a dit dans une objection. Il est donc nйcessaire de trouver une faзon dont
l’вme subit en quelque sorte naturellement un feu corporel.
Et voici
comment cela peut кtre compris. Il arrive de deux faзons que la substance
corporelle soit unie а un corps : d’abord comme forme, en tant qu’elle
vivifie le corps, ensuite comme le moteur est uni au mobile, ou comme
l’occupant d’un lieu est uni а celui-ci, par quelque opйration ou par quelque
relation. Mais parce que la forme et ce dont elle est la forme ont un кtre
unique, l’union de la substance spirituelle а la corporelle а la faзon d’une
forme est une union quant а l’кtre. Or l’кtre d’aucune rйalitй n’est soumis а
son pouvoir ; voilа pourquoi il n’est pas au pouvoir de la substance
spirituelle d’кtre unie au corps ou d’en кtre sйparй а la faзon d’une
forme : cela est rйalisй par la loi de la nature ou par la vertu divine.
Mais parce que l’opйration de la rйalitй est au pouvoir de celui qui opиre
volontairement, il est au pouvoir de la nature spirituelle d’кtre unie au corps
а la faзon d’un moteur ou de l’occupant d’un lieu, et d’en кtre sйparй, suivant
l’ordre de la nature ; mais que la substance spirituelle unie de cette
faзon а la corporelle soit retenue et empкchйe par celle-ci, et lui soit
quasiment liйe, est au-dessus de la nature. Ce feu corporel agissant comme
instrument de la divine justice fait donc quelque chose qui dйpasse la force de
la nature, а savoir, retenir l’вme, ou la lier ; mais l’union elle-mкme selon
le mode susdit est naturelle.
Et ainsi, l’вme
subit un feu corporel de la troisiиme faзon susmentionnйe, comme tout ce qui
est empкchй d’avoir son action propre ou autre chose qui lui revient, nous
disons qu’il « subit » ; et saint Augustin mentionne cette faзon
de subir au vingt et uniиme livre de la Citй
de Dieu, en ces termes : « Pourquoi ne dirions-nous pas que les
esprits incorporels puissent кtre affligйs de la peine d’un feu corporel, en
des modes rйels, quoique merveilleux, si les esprits des hommes, incorporels
assurйment eux aussi, ont pu а prйsent кtre enfermйs dans des membres corporels
et pourront alors кtre rivйs а leurs propres corps par des chaоnes
indissolubles. […] Ils adhйreront donc, ces esprits incorporels des dйmons, а
des feux corporels pour en кtre torturйs ; non que ces feux auxquels ils
adhйreront reзoivent un souffle de vie par cette jointure et en deviennent des
кtres animйs […], mais dans cette йtreinte d’un genre merveilleux et
inexprimable, ils recevront du feu leur chвtiment sans donner la vie au
feu. » Saint Grйgoire la mentionne au quatriиme livre des Dialogues en disant : « Si la
Vйritй dйpeint le riche pйcheur damnй dans les flammes, quel sage pourrait nier
que les вmes des rйprouvйs soient prisonniиres des flammes ? »
Rйponse aux objections :
1° Il est
nйcessaire que l’agent l’emporte sur le patient non pas dans l’absolu, mais en
tant qu’il est agent ; et ainsi le feu, en tant qu’il agit sur l’вme comme
l’instrument de la divine justice, l’emporte sur l’вme, mais non dans l’absolu.
2° Dans cette
passion et cette action, il y a quelque chose de naturel, comme on l’a dit.
3° Cette
objection s’appuie sur le second sens de « passion », celle qui est
par contrariйtй de formes ; et ce ne peut кtre ici le cas.
4° Sur ce point,
saint Augustin ne dйtermine rien expressйment au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais il
parle sur le mode du doute, en enquкtant. C’est pourquoi il ne dit pas
absolument que ce qui affecte les вmes sйparйes « n’est pas chose corporelle
mais seulement semblable aux choses corporelles », mais il parle sous
condition, а savoir que si cette chose йtait telle, les вmes pourraient
cependant кtre affectйes par elle soit de joie soit de tristesse. Et
semblablement, ce qu’il dit, а savoir que « l’вme n’est emportйe en
quelque lieu corporel qu’avec une sorte de corps », il le dit avec
disjonction, ajoutant : « ou n’y est pas emportйe selon un mouvement
local », c’est-а-dire par commensuration au lieu.
5° Dans la peine
de l’вme sйparйe, on doit considйrer deux choses : l’affligeant premier et
l’affligeant prochain. L’affligeant premier est le feu corporel lui-mкme, qui
retient l’вme de la faзon susdite ; mais cela n’apporterait pas de
tristesse а l’вme s’il n’йtait apprйhendй par elle. Aussi l’affligeant prochain
est-il ce feu retenant apprйhendй ; et ce feu n’est pas matйriel mais
spirituel ; et la parole de saint Jean Damascиne peut ainsi se vйrifier.
Ou bien l’on peut dire qu’il le dit non matйriel, en tant qu’il ne punit pas
l’вme en agissant matйriellement, comme il punit les corps.
6° Ce feu est
apprйhendй comme nuisible, en tant qu’il est retenant ou liant ; et ainsi,
sa vision peut кtre afflictive.
7° Entre le
spirituel et le corporel il n’y a certes pas de proportion, si l’on prend
« proportion » au sens propre, suivant une relation dйterminйe entre des
quantitйs dimensives ou des quantitйs virtuelles, comme deux corps sont
proportionnйs entre eux en dimension et en vertu : en effet, la vertu de
la substance spirituelle n’est pas du mкme genre que la vertu corporelle.
Cependant, si l’on prend « proportion » au sens large d’une relation
quelconque, alors il y a une proportion entre le spirituel et le corporel,
grвce а laquelle le spirituel peut agir naturellement sur le corporel, quoique l’inverse
ne soit possible que par la force divine.
8° L’instrument a
une action instrumentale, en tant qu’il est mы par l’agent principal, et par ce
mouvement il a part en quelque sorte а la vertu de l’agent principal, mais non
en sorte que cette vertu soit dans l’instrument selon son кtre parfait, car le
mouvement est un acte imparfait. Or l’objection procиde comme si une vertu
parfaite йtait requise dans l’instrument pour qu’il ait une action
instrumentale.
9°
L’вme
pйcheresse est, dans l’absolu, plus noble par sa nature que n’importe quelle
vertu corporelle ; mais par la faute, elle est rendue moins noble que le
feu corporel, non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est l’instrument de la
divine justice.
10° Ce feu nuit а
l’вme, non en sorte qu’il lui enlиve quelque forme absolument inhйrente, mais
en tant qu’il empкche l’action de sa substance, comme on l’a dit, en la
retenant.
11° Pour les
enfants, а cause d’un manque de grвce, il y a seulement l’absence de la vision
de Dieu, sans rien de contraire qui l’empкche activement ; mais les damnйs
en enfer sont non seulement privйs de la vision de Dieu а cause du manque de
grвce, mais encore en sont empкchйs comme par son contraire, йtant accaparйs
par des peines corporelles.
12° L’вme ne subit
pas le feu comme si elle йtait altйrйe par lui, mais de la faзon qu’on a dйjа
dite.
13° Le volontaire
entre dans la notion de justice, et non dans la notion de peine, mais plutфt
s’oppose а celle-ci ; voilа pourquoi les instruments de la divine
misйricorde, qui sont faits pour justifier, n’agissent pas dans l’вme qui
rйsiste, tandis que les instruments de la divine justice, qui sont faits pour
punir, agissent dans l’вme qui rйsiste.
14° Cette
objection vaut pour la passion proprement dite, qui consiste en un mouvement,
et dont nous ne parlons pas maintenant.
15° Il est
nйcessaire, pour qu’il y ait passion а proprement parler, qu’une chose ait une
nature soumise а la contrariйtй, comme on l’a dit ; et pour qu’il y ait
passion mutuelle, il est nйcessaire qu’il y ait une matiиre commune. Cependant,
une chose peut subir une autre chose avec laquelle elle n’a pas de matiиre
commune, comme les corps infйrieurs subissent le soleil ; et une chose
peut subir en quelque faзon sans avoir aucunement de matiиre, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dйjа dit.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Parce que les
objections qui sont en sens contraire ont quelque vйritй dans la conclusion
mais non dans le raisonnement, il faut y rйpondre par ordre.
1° Saint Augustin
montre que cette preuve est invalide, au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « Je dirais а
la vйritй que ces esprits, dйnuйs de tout corps, brыleront de la maniиre dont
brыlait aux enfers ce riche quand il disait : “Je suis torturй dans cette
flamme” ; si je ne remarquais qu’on pourrait rйpliquer а juste titre que
cette flamme йtait de mкme nature que les yeux qu’il leva et qui lui firent
voir Lazare, de mкme que sa langue pour laquelle il dйsira qu’on lui versвt un
peu de liquide, telle enfin que le doigt de Lazare auquel il demanda de lui
rendre ce service : lа, cependant, les вmes йtaient sans corps. Ainsi donc
peut-on comprendre aussi comme incorporelle cette flamme qui le brыle. »
Et ainsi, on voit clairement que cette citation n’est pas efficace pour prouver
ce que l’on se proposait, а moins d’ajouter autre chose.
2° Le feu de
l’enfer brыle les substances incorporelles corporellement du cфtй de l’agent,
et non du cфtй du patient ; mais de cette faзon-ci, il brыlera
corporellement les corps des damnйs.
3° La parole de
Cassiodore ne semble pas кtre vraie, si l’on parle des sens extйrieurs ;
cependant, pour qu’elle se vйrifie, il est nйcessaire de la comprendre des sens
intйrieurs spirituels.
4° А cette
citation de l’Йvangile on pourrait rйpondre que c’est un feu spirituel, si ce
n’est que les corps des damnйs ne pourraient pas кtre punis par lui ; cet
argument prouve donc suffisamment ce que l’on se proposait.
5° Et de mкme
l’argument suivant, qui procиde par comparaison.
6° L’вme damnйe,
en tant qu’elle est une certaine nature, est meilleure que le non-йtant ;
mais dans la mesure oщ elle est soumise au malheur et а la faute, on comprend
la parole du Seigneur disant « il vaudrait mieux pour lui n’кtre pas
nй ». Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ?
Objections :
Il semble
qu’elle ne subisse pas par accident.
1° Comme il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Вme,
« а cause de l’amitiй entre le corps et l’вme, l’вme unie au corps ne peut
pas кtre libre, et ne peut pas mourir ; elle peut cependant craindre la
mort ». Or craindre, c’est en quelque sorte subir. L’вme unie au corps
subit donc en elle-mкme, car c’est en elle-mкme qu’il lui revient de ne pouvoir
mourir.
2° Tout ce qui
donne а une perfection а une autre chose, l’emporte sur elle. Or le corps donne
une perfection а l’вme, car l’вme est unie au corps pour y кtre perfectionnйe.
Le corps l’emporte donc sur l’вme ; et ainsi, l’вme peut subir par
elle-mкme le corps auquel elle est unie.
3° L’вme se meut
selon le lieu par accident, car c’est par accident qu’elle est dans le lieu oщ
le corps est par soi ; mais la forme ou la qualitй qui est dans le corps
par elle-mкme, ne semble pas кtre dans l’вme par accident. Puis donc que la
passion dйpend de la forme ou de la qualitй — car elle dйpend du mouvement
d’altйration —, il semble que l’вme dans le corps ne puisse subir par accident.
4° Le mouvement
par accident s’oppose au mouvement quant а la partie, comme on le voit
clairement au cinquiиme livre de la Physique.
Or l’вme est une partie du composй, qui se meut par soi, comme il ressort du
premier livre sur l’Вme. On ne doit
donc pas dire qu’elle se meut par accident mais comme une partie, au mouvement
du tout.
5° Ce qui est par
soi est antйrieur а ce qui est par accident. Or, dans les passions de l’вme, ce
qui est du cфtй de l’вme est antйrieur а ce qui est du cфtй du corps ; car
c’est par l’apprйhension et l’appйtit de l’вme que le corps est transmuй, comme
on le voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres
passions semblables. On ne doit donc pas dire que dans ces passions l’вme subit
par accident et le corps par soi.
6° Pour chaque
chose, ce qui en elle est formel est principal par rapport а ce qui en elle est
matйriel. Or, dans les passions de l’вme, ce qui est du cфtй de l’вme est
formel, tandis que ce qui est du cфtй du corps est matйriel ; voici en
effet la dйfinition formelle de la colиre : « la colиre est le dйsir
de vengeance », et en voici la dйfinition matйrielle : « la
colиre est l’йbullition du sang autour du cњur ». En de telles passions,
ce qui est du cфtй de l’вme est donc principal par rapport а ce qui est du cфtй
du corps ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
7° La joie, la
tristesse et les autres passions de l’вme ne sont pas dans l’вme sans le corps,
et de mкme pour l’acte de sentir. Or on ne dit pas que l’вme sent par accident.
On ne doit donc pas dire non plus que l’вme subit par accident.
En sens contraire :
1° La passion est
un certain mouvement selon l’altйration, comme on l’a dit, en prenant
« passion » au sens propre. Or l’вme n’est altйrйe que par accident.
Elle ne subit donc que par accident.
2° Les puissances
de l’вme ne sont pas plus parfaites que la substance mкme de l’вme. Or, suivant
le Philosophe au premier livre sur l’Вme,
les puissances ne vieillissent pas par elles-mкmes mais par le dйfaut du corps.
L’вme ne subit donc pas non plus par elle-mкme mais seulement par accident.
3° Tout ce qui se
meut par soi, est divisible, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique. Or l’вme est indivisible. Elle
ne se meut donc pas par elle-mкme ; et ainsi, elle ne subit pas non plus
par elle-mкme.
Rйponse :
Si nous prenons
la passion au sens propre, il est impossible а un кtre incorporel de subir
[litt. pвtir], comme on l’a dйjа dit. Donc, ce qui subit par soi une
passion propre, c’est le corps. Si donc la passion proprement dite appartient а
l’вme en quelque faзon, ce n’est que dans la mesure oщ l’вme est unie au corps,
et ainsi, elle appartient а l’вme par accident. Or celle-ci est unie au corps
de deux faзons : d’abord comme forme, en tant qu’elle donne l’кtre au
corps en le vivifiant ; ensuite comme moteur, en tant qu’elle exerce ses
opйrations par le corps. Et des deux faзons l’вme subit par accident, mais
diversement. Car ce qui est composй de matiиre et de forme, agit en raison de
la forme, et de mкme il subit en raison de la matiиre ; voilа pourquoi la
passion commence par la matiиre, et d’une certaine faзon, par accident,
concerne la forme ; mais la passion du patient dйcoule de l’agent, йtant
donnй que la passion est l’effet de l’action.
De deux faзons
la passion du corps est donc attribuйe а l’вme par accident. D’abord, de telle
sorte que la passion commence au corps et a pour terme l’вme, en tant qu’elle
est unie au corps comme sa forme ; et cette passion-ci est une certaine
passion corporelle ; comme lorsque le corps est blessй, l’union du corps
et de l’вme est affaiblie, et ainsi, l’вme elle-mкme subit par accident, elle
qui est unie au corps par son кtre. Ensuite, de telle sorte que la passion
commence а l’вme en tant qu’elle est le moteur du corps, et a pour terme le
corps ; et cette passion-lа est appelйe passion animale ; comme on le
voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres passions
semblables, car celles-ci s’accomplissent par l’apprйhension et l’appйtit de
l’вme, qui sont suivis d’une transmutation du corps ; de mкme que la
transmutation du mobile s’ensuit de l’opйration du moteur selon tout mode
disposant le mobile а obйir а la motion du moteur. Et dans ce cas, le corps
йtant transmuй par quelque altйration, on dit que l’вme elle-mкme subit par
accident.
Rйponse aux objections :
1° L’вme ne
craint pas la mort, c’est-а-dire qu’elle ne craint pas de mourir
elle-mкme ; mais elle craint la mort du composй par sйparation d’elle-mкme
et du corps. Et si elle craint sa mort а elle, c’est seulement dans la mesure
oщ elle se demande si, а la corruption du corps, l’вme ne se corromprait pas
par accident. Donc, ni la mort ne peut convenir а l’вme par soi, ni la passion
de crainte ne lui convient sans l’union au corps.
2° Bien que l’вme
soit perfectionnйe dans le corps, cependant elle n’est pas perfectionnйe par le
corps, comme le prouve saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais elle
est perfectionnйe par Dieu, ou se perfectionne elle-mкme avec l’aide du corps
qui lui est soumis ; comme l’intellect possible est perfectionnй par la
vertu de l’intellect agent, avec l’aide des phantasmes qui, grвce а celui-ci,
deviennent actuellement intelligibles.
3° Bien que la
qualitй du corps ne convienne aucunement а l’вme, cependant l’кtre du composй
est commun а l’вme et au corps, et semblablement l’opйration du composй ;
c’est pourquoi la passion du corps rejaillit sur l’вme par accident.
4° Une passion
n’advient au composй de corps et d’вme qu’en raison du corps ; aussi la
passion n’advient-elle а l’вme que par accident. Or l’argument procиde comme si
la passion convenait au tout en raison du tout, et non en raison de l’une des
parties.
5° La colиre — et
de mкme n’importe quelle passion de l’вme — peut кtre considйrйe de deux
faзons : d’abord suivant la notion propre de colиre, et dans ce cas elle
est dans l’вme avant d’кtre dans le corps ; ensuite en tant que passion,
et dans ce cas elle est d’abord dans le corps, car c’est lа qu’elle reзoit en
premier la notion de passion. Voilа pourquoi nous ne disons pas que l’вme se
met en colиre par accident, mais nous disons qu’elle subit par accident.
6° On voit dиs
lors clairement la solution au sixiиme argument.
7° On ne dit pas
« l’вme se rйjouit par accident », ni « l’вme sent par
accident », pour la mкme raison, quoique l’on dise que l’вme subit par
accident. Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appйtitive sensitive ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le Christ
souffrait en toute son вme, comme le montre clairement le
Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de maux »,
ce que la Glose comprend de ses
souffrances. Or la totalitй de l’вme, cela se rйfиre aux puissances. En
n’importe quelle puissance de l’вme il peut donc y avoir passion, et ainsi, pas
seulement dans l’appйtitive sensitive.
2° Tout mouvement
ou opйration convenant а l’вme en elle-mкme, en plus du corps, appartient а la
partie intellective, non а la sensitive. Or, comme dit saint Augustin au
quatorziиme livre de la Citй de Dieu,
« ce n’est pas sous la seule influence de la chair que l’вme йprouve le
dйsir, la crainte, le plaisir, le chagrin ; c’est aussi par elle-mкme
qu’elle peut кtre agitйe de ces mouvements ». De telles passions ne sont
donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive.
3° La volontй
appartient а la partie intellective, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or, comme dit saint Augustin au
quatorziиme livre de la Citй de Dieu,
« la volontй est en tous ces mouvements » — que sont la crainte, la joie,
etc. — « ou plutфt tous ces mouvements ne sont rien d’autre que des
volontйs. Qu’est le dйsir ou la joie, en effet, sinon la volontй qui consent а
ce que nous voulons ? Qu’est la crainte ou la tristesse, sinon la volontй
qui nous dйtourne de ce que nous refusons ? » De telles passions sont
donc dans la partie intellective.
4° Agir et subir
n’appartiennent pas а la mкme puissance. Or le sens semble кtre une puissance
active : on dit en effet que le basilic tue par son regard, et la femme en
pйriode de menstruation infecte un miroir en y portant les yeux, comme on le
voit clairement au livre sur le Sommeil
et la Veille. La passion de l’вme n’est donc pas situйe dans la partie
sensitive.
5° La puissance
active est plus noble que la puissance passive. Or les puissances vйgйtatives
sont actives, et moins nobles que les puissances sensitives. Les sensitives
sont donc actives ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
6° Les puissances
rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la tristesse
s’oppose а la dйlectation. Puis donc que la dйlectation rйside proprement dans
la partie intellective, comme on le voit clairement aux septiиme et dixiиme
livres de l’Йthique, il semble que la
tristesse y soit ; et ainsi, les passions peuvent кtre dans la partie
intellective.
7° [Le rйpondant] disait que la parole
du Philosophe s’entend des actes opposйs. En sens
contraire : la science et l’ignorance, qui sont opposйes, sont dans
la partie intellective, et ne sont cependant pas des actes. La parole du
Philosophe ne doit donc pas seulement se comprendre des actes.
8° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de la Physique,
le mкme est cause de choses contraires par son absence et sa prйsence, comme le
pilote est la cause du salut ou de la submersion du navire. Or l’intelligible
prйsent cause une dйlectation dans la partie intellective. L’intelligible
absent cause donc une tristesse en celle-ci ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
9° Saint
Jean Damascиne dit au deuxiиme livre que « la douleur n’est pas la
passion ; ce n’en est que le sentiment ». La douleur est donc dans la
puissance sensitive, et non dans l’appйtitive ; et il en va de mкme, pour
la mкme raison, de la dйlectation et des autres choses appelйes « passions
de l’вme ».
10° Selon saint
Jean Damascиne au deuxiиme livre, ainsi que le Philosophe au deuxiиme livre de
l’Йthique, la passion est ce qui est
suivi par la joie et la tristesse. Les passions de l’вme prйcиdent donc la joie
et la tristesse. Or la joie et la tristesse sont dans la partie appйtitive. Les
passions de l’вme sont donc dans la partie qui prйcиde l’appйtitive ;
elles sont donc dans l’apprйhensive, qui prйcиde l’appйtitive.
11° De mкme que
dans les opйrations de la partie appйtitive sensitive le corps est transmuй, de
mкme aussi dans les opйrations de la sensitive apprйhensive. La passion n’est
donc pas seulement dans l’appйtitive, mais aussi dans l’apprйhensive.
12° La passion, а
proprement parler, s’effectue par le rejet d’une chose et la rйception de son
contraire. Or cela se produit dans la partie intellective : car la faute
est rejetйe et la grвce est reзue, l’habitus de luxure est rejetй et l’habitus
de chastetй est introduit. Il y a donc proprement passion dans la partie
supйrieure de l’вme.
13° Le mouvement
de l’appйtitive sensitive suit l’apprйhension du sens. Or parfois, telles
passions de l’вme sont йveillйes en nous par des objets qui ne peuvent кtre
apprйhendйs par le sens : par exemple, la vergogne d’un acte honteux, la
crainte de voler. De telles choses ne peuvent donc кtre dans la partie
appйtitive sensitive ; et par consйquent, il reste qu’elles sont dans la
partie appйtitive rationnelle, c’est-а-dire dans la volontй.
14° L’espoir
est mis au nombre des passions de l’вme. Or l’espoir est dans la partie
intellective de l’вme : en effet, les saints Pиres qui йtaient dans les
limbes avaient un espoir, et pourtant le mouvement de la partie sensitive ne
demeure pas dans l’вme sйparйe. Les passions sont donc dans la partie
intellective de l’вme.
15° L’image est
dans la partie intellective. Or, par les puissances qui entrent dans l’image,
l’вme subit, car celles-ci, qui sont maintenant perfectionnйes par la grвce,
seront perfectionnйes dans l’йtat de gloire par la gloire de la fruition. La
passion n’est donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive de l’вme.
16° Selon saint
Jean Damascиne, la passion est un mouvement d’une chose а l’autre. Or
l’intelligence est mue d’une chose а l’autre, lorsqu’elle passe des principes
aux conclusions. Il y a donc passion dans l’intelligence ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
17° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
penser, c’est en quelque sorte subir. Or c’est dans l’intelligence que l’on
pense. Il y a donc une passion dans l’intelligence.
18° Denys dit de
Hiйrothйe, au deuxiиme chapitre des Noms
divins : « Il a appris les choses divines en les
subissant. » Or il ne pouvait subir les choses divines dans la partie
sensitive, qui n’est pas capable des choses divines. La passion n’est donc pas
seulement dans la partie sensitive ; et ainsi, elle n’est pas seulement
dans l’appйtit sensitif.
19° [Dans
certaines йditions seulement.] А ce qui est dans l’вme par accident, aucune
puissance dйterminйe de l’вme ne doit кtre ordonnйe ; en effet, ni une
science ni une puissance dйterminйe ne porte sur des choses qui sont par
accident. Or l’вme ne subit que par accident ; la passion n’est donc pas
en quelque puissance dйterminйe de l’вme, et ainsi, elle n’est pas seulement
dans l’appйtit sensitif.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « La passion est le mouvement de la
puissance appйtitive а la reprйsentation du bien ou du mal » ; et
aussi : « La passion est le mouvement irraisonnй de l’вme percevant
le bien ou le mal. » La passion est donc seulement dans la partie
appйtitive irrationnelle.
2° La passion, а
proprement parler, dйpend d’un mouvement d’altйration, comme on l’a dit. Or
l’altйration n’est que dans la partie sensitive de l’вme, comme il est prouvй
au septiиme livre de la Physique. La
passion n’est donc que dans la partie sensitive.
Rйponse :
La passion, а
proprement parler, n’est que dans l’appйtitive sensitive, comme il ressort des
deux dйfinitions de la passion que donnent saint Jean Damascиne et saint
Grйgoire de Nysse ; et en voici la preuve. La passion se dit de trois
faзons, comme on l’a dit.
D’abord
communйment, au sens oщ toute rйception est une passion ; et ainsi, la
passion est en n’importe quelle partie de l’вme, et pas seulement dans
l’appйtitive sensitive ; en effet, prenant la passion en ce sens, le
Commentateur dit au livre sur l’Вme
que les puissances de l’вme vйgйtative sont toutes actives, que les puissances
de l’вme sensitive sont toutes passives, et que celles de l’вme rationnelle
sont en partie actives а cause de l’intellect agent, et en partie passives а
cause de l’intellect possible. Or, bien que ce mode de passion convienne aux
puissances apprйhensives et appйtitives, il convient cependant davantage aux
appйtitives ; en effet, l’opйration de l’apprйhensive porte sur la rйalitй
apprйhendйe comme elle existe en celui qui apprйhende, tandis que l’opйration
de l’appйtitive porte sur la rйalitй comme elle existe en elle-mкme ; ce
qui est reзu dans l’appйtitive a donc plus la nature de la rйalitй appйtible
que ce qui est reзu dans l’apprйhensive n’a de propre а la rйalitй
apprйhendйe ; c’est pourquoi le vrai, qui perfectionne l’intelligence, est
dans l’esprit, tandis que le bien, qui perfectionne l’appйtitive, est dans les
rйalitйs, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique.
Ensuite, on
appelle « passion » au sens propre, celle qui consiste dans le rejet
d’un contraire et la rйception de l’autre par voie de transmutation ; et
ce mode de passion ne peut convenir а l’вme qu’en raison du corps ; et ce,
de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ;
et dans ce cas, elle compatit au corps qui subit une passion corporelle.
Ensuite, en tant qu’elle lui est unie comme moteur ; et dans ce cas se
produit par l’opйration de l’вme une transmutation dans le corps, passion qui
est appelйe animale, comme on l’a dit. La susdite passion corporelle atteint
donc les puissances dans la mesure oщ elles sont enracinйes dans l’essence de
l’вme, йtant donnй que l’вme est forme du corps par son essence, et ainsi,
cette passion regarde en premier lieu l’essence de l’вme ; elle peut
cependant кtre attribuйe а une puissance, de trois faзons.
Premiиrement,
en tant que celle-ci est enracinйe dans l’essence de l’вme ; et ainsi,
puisque toutes les puissances sont enracinйes dans l’essence de l’вme, la
passion en question appartient а toutes les puissances.
Deuxiиmement,
en tant que les actes des puissances sont empкchйs par une blessure du
corps ; et ainsi, la passion susmentionnйe appartient а toutes les
puissances qui utilisent des organes corporels — car les actes de toutes
celles-ci sont empкchйs par une blessure des organes —, mais indirectement. Et
de cette faзon, elle appartient aussi aux puissances n’utilisant pas d’organes
corporels, c’est-а-dire les intellectives, en tant qu’elles reзoivent de
puissances usant d’organes ; ainsi se produit-il qu’aprиs une blessure de
l’organe de la puissance imaginative l’opйration de l’intelligence est
empкchйe, parce que l’intelligence a besoin de phantasmes dans son opйration.
Troisiиmement,
cette passion appartient а quelque puissance en tant qu’elle
l’apprйhende ; et dans ce cas, elle appartient proprement au sens du
toucher ; car le toucher est le sens des choses dont est composй l’animal,
et semblablement, des choses par lesquelles l’animal est corrompu. Mais puisque
au cours de la passion animale le corps est transmuй par l’opйration de l’вme,
la passion animale doit кtre dans la puissance qui est adjointe а un organe
corporel et а laquelle il appartient de transmuer le corps. Voilа pourquoi une
telle passion n’est pas dans la partie intellective, qui n’est l’acte d’aucun
organe corporel ; ni non plus dans l’apprйhensive sensitive, car un
mouvement ne s’ensuit de l’apprйhension du sens que moyennant l’appйtitive, qui
est le moteur immйdiat. L’organe corporel, c’est-а-dire le cњur, oщ rйside le
principe du mouvement, est donc aussitфt disposй selon le mode d’opйration de
cette passion, en une disposition telle qu’elle convienne а l’exйcution de ce
vers quoi l’appйtit sensitif est inclinй. C’est pourquoi il entre en
effervescence dans la colиre, et dans la crainte se refroidit et se resserre
d’une certaine faзon. Et ainsi, la passion animale se rencontre proprement dans
la seule appйtitive sensitive. Il est en effet йtabli que les puissances de
l’вme vйgйtative, bien qu’elles utilisent un organe, ne sont pas passives mais actives.
Et la passion convient plus proprement а la puissance appйtitive qu’а
l’apprйhensive, comme on l’a dit au dйbut ; et c’est une raison pour
laquelle l’appйtitive sensitive est plus proprement le sujet de la passion que
la sensitive apprйhensive ; comme aussi l’affective supйrieure elle-mкme
s’approche plus de la notion propre de passion que l’intellective.
Enfin, la
passion se disait mйtaphoriquement, en tant qu’une chose est en quelque sorte
empкchйe d’avoir ce qui lui convient. De cette faзon, les puissances de l’вme
subissent pour autant qu’elles sont empкchйes d’exercer leurs actes propres. Et
cela se produit en quelque faзon dans toutes les puissances de l’вme, comme on
l’a dit.
Mais
maintenant, nous parlons de la passion animale proprement dite, qui, comme on
l’a montrй, se trouve dans la seule appйtitive sensitive.
Rйponse aux objections :
1° Toute l’вme du
Christ subissait une passion corporelle ; et ainsi, cette passion
appartenait а toutes les puissances, au moins dans la mesure oщ elles sont
enracinйes dans l’essence de l’вme ; mais non en sorte qu’une passion
animale ait йtй en n’importe quelle puissance de l’вme comme dans son sujet
propre.
2° Saint Augustin
parle contre certains platoniciens qui disaient que le principe de toutes ces passions
йtait dans la chair. Or saint Augustin montre que si la chair n’йtait
aucunement corrompue, le principe de toutes ces passions pourrait кtre dans
l’вme. Voilа pourquoi il ne dit pas que de telles passions s’accomplissent sans
la chair, mais que ce n’est pas seulement а cause de la chair que l’вme est
affectйe de ces passions.
3° Ou bien saint
Augustin prend le nom de volontй au sens large pour dйsigner n’importe quel
appйtit, ou bien il prend la crainte, la joie et les autres passions de ce
genre pour dйsigner les actes de volontй semblables aux passions qui sont dans
l’appйtit sensitif. En effet, comme on l’a dit dans la question sur la
sensualitй, il y a aussi dans la volontй elle-mкme, d’une certaine faзon, la
joie, la tristesse et les autres passions de ce genre ; mais non en sorte
qu’elles soient des passions а proprement parler. Ou bien l’on peut rйpondre
que saint Augustin appelle ces passions « volontйs », en tant que
l’homme est amenй а ces passions par un acte de la volontй, puisque l’appйtit
infйrieur suit l’inclination de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit dans la
question sur la sensualitй. C’est pourquoi saint Augustin ajoute lui-mкme
ensuite : « Comme la volontй de l’homme est attirйe ou rebutйe, ainsi
elle se change et se transforme en ces diffйrentes affections. »
4° Le sens n’est
pas une puissance active, mais passive. En effet, on n’appelle pas
« active » la puissance ayant un acte qui est une opйration, car
alors toute puissance de l’вme serait active ; mais on appelle
« active » une puissance qui se rapporte а son objet comme l’agent au
patient. Or le sens se rapporte au sensible comme le patient а l’agent, йtant
donnй que le sensible transmue le sens. Que si le sensible est parfois transmuй
par le sens, c’est par accident, en tant que l’organe du sens a lui-mкme une
qualitй qui le rend naturellement apte а changer quelque corps. Cette infection
que la femme en pйriode de menstruation communique au miroir, ou celle qui
permet au basilic de tuer un homme en le regardant, n’apportent donc rien а la
vision ; mais la vision est accomplie en ce que l’espиce visible est reзue
dans la vue, ce qui est en quelque sorte subir. Ainsi, le sens est une
puissance passive. De plus, supposй que le sens fasse activement quelque chose,
il ne s’ensuivrait pas que nulle passion ne puisse exister dans le sens ;
rien n’empкche en effet que le mкme soit actif et passif relativement а des
choses diffйrentes. Supposй, en outre, que le sens, dont le nom dйsigne une
puissance apprйhensive, ne soit capable d’aucune passion, il ne serait pas pour
cela exclu qu’une passion puisse exister dans l’appйtitive sensitive.
5° Bien que
l’actif soit, dans l’absolu, plus noble que le passif relativement au mкme,
rien n’empкche cependant un passif d’кtre plus noble qu’un actif, dans la
mesure oщ le passif subit une passion plus noble que l’action par laquelle
l’actif agit, comme par exemple la passion а laquelle l’intellect possible doit
son nom de puissance passive. Et le sens aussi, en recevant quelque chose
immatйriellement, est plus noble que l’action par laquelle la puissance
vйgйtative agit matйriellement, c’est-а-dire au moyen des qualitйs
йlйmentaires.
6° La dйlectation
qui est dans la partie intellective par union а l’intelligible convenable n’a
pas de contraire, car il faudrait que l’intelligible convenable ait un
contraire qui soit la cause du contraire [de la dйlectation]. Or cela est
impossible, йtant donnй que rien n’est contraire а l’espиce intelligible ;
en effet, les espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme, comme
il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique ;
c’est pourquoi l’homme йprouve une dйlectation non seulement par la pensйe de
bonnes choses, mais aussi par la pensйe de mauvaises choses, en tant qu’il
pense. Car la pensйe de mauvaises choses est elle-mкme un bien pour
l’intelligence ; et ainsi, la dйlectation intellectuelle n’a pas de
contraire. Cependant, on dit que la tristesse ou la douleur existe dans la
partie intellective de l’вme, pour parler communйment, en tant que l’intelligence
pense quelque chose de nuisible а l’homme, et auquel la volontй s’oppose. Mais
parce que cette chose nuisible n’est pas nuisible а l’intelligence en tant
qu’elle est pensante, cette tristesse ou cette douleur ne s’oppose pas а la
dйlectation de l’intelligence, qui dйpend de ce qui est convenable а
l’intelligence en tant qu’elle pense.
7° La
puissance rationnelle a des objets contraires d’une certaine faзon qui lui est
propre, et d’une autre faзon qui est commune а elle et а toutes les autres
[puissances]. En effet, que la puissance rationnelle soit le sujet d’accidents
contraires, cela lui est commun avec les autres [puissances], car tous les
contraires ont le mкme sujet ; mais qu’elle ait des actions contraires,
cela lui est propre, car les puissances naturelles sont dйterminйes а une seule
chose. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que les puissances rationnelles ont
des objets opposйs.
8° L’absence du
pilote n’est la cause de la submersion du navire que par accident, c’est-а-dire
en tant qu’elle фte la providence du pilote, par laquelle la submersion du
navire йtait empкchйe ; et semblablement, l’enlиvement ou l’absence de
l’intelligible n’est pas la cause de la tristesse, mais de la non-dйlectation.
Car les effets sont а proportion des causes : c’est pourquoi penser et ne
pas penser, qui s’opposent contradictoirement, sont la cause de la dйlectation
et de la non-dйlectation, qui sont aussi contradictoires, mais non de la
dйlectation et de l’abattement, qui sont contraires. Et si l’on prend ce qui
est contraire а la pensйe de la vйritй, c’est-а-dire l’erreur, celle-ci ne peut
кtre cause de tristesse : car ou bien l’erreur est estimйe comme vйritй,
et dans ce cas l’erreur dйlecte comme le fait la vйritй ; ou bien elle est
connue comme erreur, ce qui n’est possible qu’en connaissant la vйritй, et dans
ce cas, l’erreur cause de nouveau une dйlectation lorsqu’on la pense.
9° La
tristesse et la douleur diffиrent de la faзon suivante : la tristesse est
une certaine passion animale, c’est-а-dire qu’elle commence dans l’apprйhension
du nuisible, et a pour terme l’opйration de l’appйtit et, au-delа, la
transmutation du corps ; tandis que la douleur dйpend de la passion
corporelle. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que « “douleur”
s’emploie ordinairement а propos du corps » ; voilа pourquoi la
douleur commence par la blessure du corps et a pour terme l’apprйhension du
sens du toucher, et c’est pourquoi elle est dans le sens du toucher comme en ce
qui l’apprйhende, comme on l’a dit.
10° Que la joie et
la tristesse s’ensuivent de la passion, c’est ce que disent а la fois saint
Jean Damascиne et le Philosophe, mais en des sens diffйrents. En effet, saint
Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, en des termes identiques, parlent de
la passion corporelle, dont l’apprйhension cause la joie ou la tristesse, et
dont l’expйrience par le sens cause la douleur. Mais le Philosophe au deuxiиme
livre de l’Йthique parle sans aucun
doute des passions animales, voulant que toutes les passions de l’вme soient
suivies par la joie et la tristesse. Et la raison en est, qu’entre toutes les
passions de la puissance concupiscible, la joie et la tristesse, qui sont
causйes par l’obtention de l’objet convenant ou nuisible, tiennent la derniиre place ;
or toutes les passions de l’irascible ont pour terme les passions du
concupiscible, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй. Il reste
donc que toutes les passions de l’вme ont pour terme la joie et la tristesse.
Mais il ne s’ensuit selon aucun des deux points de vue que les passions soient
dans l’apprйhensive, car la passion corporelle est dans la nature mкme du
corps, et les autres passions animales sont dans la mкme partie appйtitive que
la joie et la tristesse, mais quant aux premiers de ses actes. Et s’il n’y
avait pas d’ordre dans les actes de l’appйtitive, il suivrait des paroles du
Philosophe que les passions animales ne seraient pas dans l’appйtitive, oщ sont
la joie et la tristesse, mais dans l’apprйhensive.
11° Ni le sens ni
une autre puissance apprйhensive ne meut immйdiatement, mais seulement au moyen
de l’appйtitive ; voilа pourquoi le corps, lors de l’opйration de la
puissance sensitive apprйhensive, n’est changй quant а ses dispositions
matйrielles que s’il survient un mouvement de l’appйtitive, aussitфt suivi par
la transmutation du corps qui se dispose а obйir. Donc, bien que la puissance
apprйhensive sensitive soit changйe en mкme temps que l’organe corporel, il n’y
a cependant pas lа de passion а proprement parler : car dans l’opйration
du sens, l’organe corporel n’est pas transmuй, а proprement parler, si ce n’est
par un changement spirituel, en tant que les espиces des sensibles sont reзues
sans matiиre dans les organes des sens, comme il est dit au deuxiиme livre sur
l’Вme.
12° Bien que, dans
la partie intellective, une chose soit rejetйe et une autre reзue, cela ne se
fait cependant pas par voie de transmutation — la rйception et le rejet se
feraient alors d’une maniиre continue —, mais par un simple influx des habitus infus :
car en un instant la grвce est infusйe, par laquelle la faute est subitement
chassйe. Quant а l’altйration qui va du vice а la vertu, ou de l’ignorance а la
science, elle atteint la partie intellective par accident, alors que dans la
partie sensitive la transmutation est par soi, comme on le voit clairement au
septiиme livre de l’Йthique. Car, de
ce qu’il se produit une transmutation dans la partie sensitive, quelque
perfection rejaillit soudain dans la partie intellective, de telle sorte que ce
qui se fait dans la partie intellective est le terme de la transmutation
existant dans la partie sensitive : comme l’illumination est le terme d’un
mouvement local, et comme la gйnйration est simplement le terme d’une
altйration. Et il faut comprendre cela des habitus acquis.
13° De
l’apprйhension d’une chose par l’intelligence peut suivre une passion dans
l’appйtit infйrieur, de deux faзons. D’abord en tant que ce qui est pensй de
faзon universelle par l’intelligence est formй de faзon particuliиre dans l’imagination,
et ainsi l’appйtit infйrieur est mы : comme lorsque l’intelligence du
croyant admet intelligiblement les peines futures, et forme leurs phantasmes en
imaginant le feu qui brыle, le ver qui ronge et autres choses semblables, d’oщ
suit la passion de crainte dans l’appйtit sensitif. Ensuite en tant que, par
suite de l’apprйhension de l’intelligence, est mы l’appйtit supйrieur, dont un
certain rejaillissement ou un certain commandement remue l’appйtit infйrieur.
14° L’espoir
qui demeure dans l’вme sйparйe n’est pas une passion, mais il est soit un
habitus, soit un acte de volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.
15° De la
bйatification ou du perfectionnement de l’image, on peut seulement dйduire
qu’il y a une passion dans la partie intellective, au sens oщ toute rйception
est appellйe passion.
16° On dit que la
passion est le mouvement d’un йtat reзu а un autre йtat reзu, mais non d’un
objet opйrй а un autre objet opйrй ; or c’est ainsi qu’il y a dans
l’intelligence un mouvement d’une chose а l’autre.
17° On dit que
penser, c’est subir, en prenant ce terme communйment, en tant que toute
rйception est une passion.
18° Cette passion
dont parle Denys n’est rien d’autre que l’affection pour les choses divines,
qui est plutфt une passion qu’une simple apprйhension, ainsi qu’il ressort de
ce qu’on a dйjа dit. En effet, de l’affection mкme pour les choses divines
provient leur manifestation, suivant ce passage de Jn 14, 21 :
« Celui qui m’aime sera aimй de mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me
manifesterai moi-mкme а lui. » Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions de l’вme, d’oщ se prennent-elles ?
Objections :
Il semble
qu’elles ne se prennent pas du bien et du mal.
1° L’audace est
opposйe а la crainte. Or l’une et l’autre passion est relative au mal, car ce
que la crainte fuit, l’audace l’entreprend. La contrariйtй des passions de
l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.
2° L’espoir est
opposй au dйsespoir. Or l’un et l’autre sont relatifs au bien, que l’espoir
attend d’obtenir, tandis que le dйsespoir croit ne pas l’obtenir. La
contrariйtй des passions de l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.
3° Saint Jean
Damascиne, au deuxiиme livre, ainsi que saint Grйgoire de Nysse, distinguent
les passions de l’вme suivant le prйsent et le futur, et suivant le bien et le
mal : ainsi, l’espoir et le dйsir portent sur le bien futur, la voluptй et
la dйlectation, ou la joie, sur le bien prйsent, la crainte sur le mal futur,
la tristesse sur le mal prйsent. Or le prйsent et le futur se rapportent au
bien et au mal par accident. La diffйrence des passions de l’вme ne se prend
donc pas par soi du bien et du mal.
4° Saint
Augustin, au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, distingue ainsi entre la tristesse et la douleur : la
tristesse appartient а l’вme, la douleur au corps ; or cela ne concerne
pas les notions de bien et de mal. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que
ci-dessus.
5° L’exultation,
la joie, l’allйgresse, la dйlectation, l’enjouement et l’hilaritй ont une certaine
diffйrence, sinon deux d’entre eux seraient inutilement rйunis, comme cela
apparaоt en Is. 35, 10 : « la joie et l’allйgresse les
envahiront ». Puis donc que toutes ces choses se disent relativement au
bien, il semble que le bien et le mal ne diversifient pas les passions de
l’вme.
6° Saint Jean
Damascиne distingue au deuxiиme livre quatre espиces de tristesse, qui
sont : l’abattement, le chagrin, l’envie et la pitiй, auxquels s’ajoute la
pйnitence ; et toutes ces choses se disent relativement au mal. Nous
retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
7° Il distingue
lui-mкme six espиces de crainte : la pusillanimitй, la pudeur, la honte,
l’йtonnement, la frayeur et l’angoisse, qui ne concernent pas la diffйrence
susdite. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
8° Denys, au
quatriиme chapitre des Noms divins,
ajoute la jalousie а l’amour, l’une et l’autre йtant des passions relatives au
bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Les actes se
distinguent par les objets. Or les passions de l’вme sont des actes de la
puissance appйtitive, dont l’objet est le bien et le mal. Elles se distinguent
donc suivant le bien et le mal.
2° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
les passions de l’вme sont ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Or la
joie et la tristesse se distinguent suivant le bien et le mal. Le bien et le
mal distinguent donc les passions de l’вme.
Rйponse :
Trois
distinctions se rencontrent dans les passions de l’вme.
Suivant la
premiиre, elles diffиrent quasiment par le genre, car elles concernent diverses
puissances de l’вme ; ainsi distingue-t-on les passions du concupiscible
de celles de l’irascible. La raison de cette distinction des passions se prend
de la raison mкme qui fait distinguer les puissances. En effet, il a йtй dit
plus haut, dans la question sur la sensualitй, que l’objet du concupiscible est
le dйlectable selon le sens, tandis que celui de l’irascible est une chose
ardue ou serrйe ; par consйquent, les passions relevant du concupiscible
sont celles en lesquelles est impliquйe une relation а l’objet simplement
dйlectable au sens, ou а son contraire, tandis que celles qui relиvent de
l’irascible sont celles qui sont ordonnйes а quelque chose d’ardu autour d’un
tel objet. Et ainsi apparaоt la diffйrence entre le dйsir et l’espoir :
car on parle de dйsir lorsque l’appйtit est mы vers une chose dйlectable,
tandis que l’espoir implique une certaine йlйvation de l’appйtit vers un bien
qui est estimй ardu ou difficile. Et il en va de mкme pour les autres
[passions].
Suivant la
deuxiиme distinction des passions de l’вme, on distingue, pour ainsi dire, des
espиces existant dans la mкme puissance.
Dans les
passions du concupiscible, cette distinction se prend de deux considйrations.
D’abord, de la contrariйtй des objets ; ainsi distingue-t-on la joie, qui
est relative au bien, de la tristesse, qui est relative au mal. Ensuite, de ce
que la puissance concupiscible est ordonnйe au mкme objet suivant divers degrйs
considйrйs dans le progrиs du mouvement appйtitif. En effet, l’objet dйlectable
lui-mкme est d’abord uni en quelque faзon а celui qui le recherche, en tant
qu’il est apprйhendй comme semblable ou convenant ; et de lа suit la
passion d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une certaine dйtermination formelle
de l’appйtit par l’appйtible lui-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que
l’amour est une certaine union de l’aimant et de l’aimй. Or ce qui est ainsi
uni en quelque faзon, on cherche en outre а ce qu’il soit rйellement uni,
c’est-а-dire de telle sorte que l’aimant jouisse de l’aimй ; et ainsi naоt
la passion de dйsir ; et lorsque celui-ci est obtenu dans la rйalitй, il
engendre la joie. Ainsi donc, le premier degrй qui est dans la mouvement du
concupiscible est l’amour, le deuxiиme le dйsir, et le dernier la joie. Et а
l’inverse de ces passions, il faut prendre celles qui sont ordonnйes au mal,
ainsi la haine contre l’amour, la fuite contre le dйsir, la tristesse contre la
joie.
Les passions de
l’irascible, comme on l’a dit dans une autre question, naissent des passions du
concupiscible, et se terminent а elles. Voilа pourquoi l’on trouve en elles une
distinction semblable а celle du concupiscible ; et de plus, il y a en
elles une distinction propre d’aprиs la notion de l’objet propre. Du cфtй du
concupiscible, il y a la distinction selon laquelle les passions se distinguent
suivant le bien et le mal, ou d’aprиs le dйlectable et son contraire ; et
en outre selon que l’objet est rйellement possйdй ou non. Mais la distinction
propre de l’irascible lui-mкme est que ses passions se distinguent d’aprиs ce
qui excиde ou n’excиde pas la capacitй du sujet, et ce, selon une
estimation ; en effet, ces considйrations semblent distinguer l’ardu comme
des diffйrences par soi. La passion, dans l’irascible, peut donc кtre soit
relative au bien, soit relative au mal. Si elle est relative au bien, celui-ci
est possйdй ou ne l’est pas. Relativement au bien possйdй, aucune passion ne
peut кtre dans l’irascible, car le bien, dиs lors qu’on le possиde dйjа, ne
procure aucune difficultй а celui qui possиde, donc la notion d’ardu n’y est
pas conservйe. Relativement au bien non encore possйdй — en lequel la notion
d’ardu peut кtre satisfaite а cause de la difficultй d’obtention —, si ce bien
est estimй comme passant la capacitй, il cause le dйsespoir, mais s’il est
estimй comme ne la dйpassant pas, il cause l’espoir. Que si l’on considиre le
mouvement de l’irascible vers le mal, il y aura deux cas : vers le mal non
encore possйdй — et qui est estimй comme ardu en tant qu’il est difficile а
йviter —, ou comme dйjа possйdй ou conjoint — et il est lui aussi ardu en tant
qu’il est estimй difficile а repousser. Si c’est relativement au mal non encore
prйsent, alors si ce mal est estimй comme passant la capacitй, il cause en ce
cas la passion de crainte, et s’il est estimй comme ne la dйpassant pas, il
cause alors la passion d’audace. Mais si le mal est prйsent, alors il est
estimй soit comme ne dйpassant pas la capacitй, et dans ce cas il cause la
passion de colиre, soit comme la dйpassant, et ainsi il ne cause aucune passion
dans l’irascible, mais la passion de tristesse demeure dans le seul
concupiscible. Cette distinction, qui se conзoit selon les divers degrйs pris
dans le mouvement appйtitif, n’est donc la cause d’aucune contrariйtй, car de
telles passions diffиrent suivant le parfait et l’imparfait, comme on le voit
clairement dans le cas du dйsir et de la joie ; mais la distinction qui
dйpend de la contrariйtй de l’objet cause proprement la contrariйtй dans les
passions. Par consйquent, les passions de l’вme se conзoivent dans le
concupiscible suivant le bien et le mal : ainsi la joie et la tristesse,
l’amour et la haine ; tandis que dans l’irascible, on peut concevoir deux
contrariйtйs. L’une suivant la distinction de l’objet propre, c’est-а-dire
selon qu’il passe ou non la capacitй, et ainsi sont contraires l’espoir et le
dйsespoir, l’audace et la crainte, et cette contrariйtй est davantage
propre ; l’autre suivant la diffйrence de l’objet du concupiscible,
c’est-а-dire selon le bien et le mal, et de cette faзon, l’espoir et la crainte
semblent кtre en contrariйtй. Quant а la colиre, elle ne peut avoir de passion
contraire ni d’une faзon ni de l’autre : ni d’aprиs la contrariйtй du bien
et du mal, car relativement au bien prйsent il n’y a pas de passion dans
l’irascible ; ni de mкme d’aprиs la contrariйtй de ce qui passe ou non la
capacitй, car le mal qui dйpasse la capacitй ne cause aucune passion dans
l’irascible, comme on l’a dit. C’est pourquoi la colиre, parmi les autres
passions, a ceci de propre que rien ne lui est contraire.
La troisiиme
diffйrence des passions de l’вme est quasi accidentelle, et elle se produit de
deux faзons. D’abord suivant le plus ou le moins d’intensitй : ainsi, la
jalousie implique une intensitй d’amour, et la fureur une intensitй de colиre.
Ensuite, suivant des diffйrences matйrielles entre le bien et le mal, comme
diffиrent la pitiй et l’envie, qui sont des espиces de tristesse : car
l’envie est la tristesse de la prospйritй d’autrui en tant qu’elle est estimйe
comme notre propre mal, tandis que la pitiй est la tristesse de l’adversitй
d’autrui, en tant qu’elle est estimйe comme notre propre mal. Et l’on doit
faire une semblable considйration pour certaines autres passions.
Rйponse aux objections :
1° L’objet de
l’irascible est le bien et le mal non dans l’absolu, mais avec la
circonstance d’« ardu » ; il y a donc contrariйtй dans les
passions non seulement suivant le bien et le mal, mais aussi d’aprиs les
diffйrences qui distinguent l’ardu tant dans le bien que dans le mal.
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° Le prйsent et
le futur sont pris comme des diffйrences pour distinguer les puissances de
l’вme, en tant que le futur n’est pas encore conjoint rйellement, tandis que le
prйsent l’est dйjа ; or le mouvement de l’appйtit est plus parfait vers ce
qui est rйellement conjoint que vers ce qui est rйellement distant ; par
consйquent, bien que le futur et le prйsent causent quelque distinction des
passions, ils ne causent cependant aucune contrariйtй, tout comme le parfait et
de l’imparfait.
4° La douleur, si
on la prend au sens propre, ne doit pas кtre comptйe au nombre des passions de
l’вme, car elle n’a rien du cфtй de l’вme, que la seule apprйhension. En effet,
la douleur est le sens de la blessure, et cette blessure est йvidemment du cфtй
du corps. Voilа pourquoi saint Augustin ajoute au mкme endroit qu’en traitant
des passions de l’вme, il a prйfйrй se servir du nom de tristesse plutфt que de
celui de douleur ; car la tristesse s’accomplit dans l’appйtitive
elle-mкme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.
5° La dйlectation
et la joie diffиrent de la mкme faзon que la tristesse et la douleur : car
la dйlectation sensitive implique, du cфtй du corps, l’union de ce qui
convient, et du cфtй de l’вme, le sens de cette convenance ; et
semblablement, la dйlectation spirituelle implique une certaine union
rationnelle de convenant а convenant, et la perception de cette union. C’est
pourquoi Platon, dйfinissant la dйlectation sensitive, dit que « la
dйlectation est la gйnйration sensitive dans la nature » ; Aristote,
lui, dйfinissant gйnйralement la dйlectation, dit que « la dйlectation est
l’opйration naturelle de l’habitus sans empкchement ». En effet,
l’opйration convenante est elle-mкme ce conjoint convenant qui cause la
dйlectation, surtout la spirituelle ; et ainsi, la dйlectation commence
des deux cфtйs par l’union rйelle, et s’accomplit dans son apprйhension. La
joie, par contre, commence dans l’apprйhension et a son terme dans la
volontй ; c’est pourquoi la dйlectation est parfois cause de joie, comme
la douleur est cause de tristesse. La joie diffиre de l’allйgresse et des
autres passions accidentellement, suivant le plus ou le moins d’intensitй. Car
les autres impliquent une certaine intensitй de joie ; cette intensitй se
prend soit de la disposition intйrieure, et c’est le cas de l’allйgresse, qui
implique une dilatation intйrieure du cњur : en effet, « allйgresse »
sonne [en latin] comme « largeur » ; soit de ce que l’intensitй
de la joie intйrieure йclate en certains signes extйrieurs, et telle est
l’exultation : en effet, le terme « exultation » vient de ce que
la joie intйrieure saute en quelque sorte а l’extйrieur ; et ce saut se
remarque soit au changement du visage — en lequel apparaissent en premier les
signes de l’affectivitй, а cause de sa proximitй avec la puissance imaginative
—, et c’est l’hilaritй ; soit а ce que les paroles aussi bien que les
gestes sont disposйs suivant l’intensitй de la joie intйrieure, et c’est
l’enjouement.
6° Les espиces de
tristesse que pose saint Jean Damascиne sont des modes de la tristesse qui
ajoutent а celle-ci certaines diffйrences accidentelles : soit а cause de
l’intensitй du mouvement, et ainsi, dans la mesure oщ cette intensitй consiste
en une disposition intйrieure, on parle de l’abattement, qui est « une
tristesse qui accable », entendons : le cњur, au point qu’il ne lui
plaise pas de faire quelque chose ; soit en tant qu’elle se manifeste par
une disposition extйrieure, et c’est alors le chagrin, qui est « une
tristesse qui фte la voix ». Et du cфtй de l’objet, en tant que ce qui est
en autrui est rйputй comme notre propre mal : d’une part, si le bien d’autrui
est rйputй comme notre propre mal, il y aura envie ; d’autre part, si le
mal d’autrui est rйputй comme notre propre mal, il y aura pitiй. La pйnitence,
quant а elle, n’ajoute а la tristesse gйnйrale aucune notion spйciale,
puisqu’elle porte simplement sur notre propre mal ; voilа pourquoi saint
Jean Damascиne la passe sous silence. On peut cependant dйterminer de nombreux
modes de tristesse, si l’on considиre tout ce qui se rapporte accidentellement
au mal qui cause la tristesse.
7° Puisque la
crainte est une certaine passion venant d’un objet nuisible apprйhendй comme
dйpassant la capacitй, les modes de la crainte se diversifieront suivant la
diffйrence entre de tels objets nuisibles ; et cela peut se rapporter de
trois faзons au sujet. D’abord, relativement а sa propre opйration ; et
dans ce cas, en tant que l’on craint sa propre opйration comme laborieuse, il y
a pusillanimitй ; en tant qu’on la craint comme laide, il y a la honte,
qui est « une crainte dans l’acte laid ». Ensuite, relativement а la
connaissance, en tant qu’un objet connaissable est apprйhendй comme dйpassant
totalement la connaissance, et ainsi, sa considйration est apprйhendйe comme
inutile et comme nuisible. Or, qu’il dйpasse la connaissance, cela peut se
produire soit а cause de sa grandeur, il y a alors l’йtonnement, qui est
« une crainte venant d’une grande imagination » ; soit а
cause de son caractиre insolite, et alors c’est la frayeur, qui est « une
crainte venant d’une imagination inaccoutumйe », suivant saint Jean
Damascиne. Enfin, relativement а la passion qui vient par autre chose ; et
l’on peut craindre cette passion soit en raison de la laideur, et telle est la
pudeur, qui est « une crainte dans l’attente d’un reproche » ;
soit en raison d’une blessure, et c’est alors l’angoisse, par laquelle l’homme
craint de tomber en quelque infortune.
8° La jalousie
ajoute а l’amour une certaine intensitй ; c’est en effet un amour vйhйment
qui ne souffre pas le partage en l’aimй. Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Saint
Augustin, йnumйrant au quatorziиme livre de la Citй de Dieu les quatre passions principales, pose la convoitise а
la place de l’espoir ; et il semble que cela soit pris des paroles de
Virgile qui, dйsignant les passions principales, a dit : « De lа
leurs craintes, leurs convoitises, leurs tristesses et leurs joies, etc. »
2° Plus une chose
est parfaite, plus elle semble кtre principale. Or le mouvement d’audace est
plus parfait que le mouvement d’espoir, dans la mesure oщ il tend vers son
objet avec une plus grande intensitй. L’audace est donc plus que l’espoir une
passion principale.
3° Chaque chose
est nommйe d’aprиs ce qui est principal. Or la puissance irascible est nommйe d’aprиs
l’ire. La colиre doit donc кtre comptйe au nombre des passions principales.
4° De mкme qu’il
y a dans l’irascible une passion relative au futur, de mкme aussi dans le
concupiscible. Or la passion qui est dans le concupiscible relativement au
futur, c’est-а-dire le dйsir, n’est pas posйe comme une passion principale.
Donc la crainte et l’espoir non plus, qui sont pareillement relatives au futur
dans l’irascible.
5° On appelle
principal ce qui est premier parmi les autres choses : car кtre principe,
selon saint Grйgoire, c’est кtre premier parmi les autres. Or, parmi les autres
passions, l’amour est premier : de l’amour, en effet, naissent toutes les
autres passions. L’amour devrait donc кtre posй comme une passion principale.
6° Les passions
principales semblent кtre celles dont dйpendent les autres. Or de la joie et de
la tristesse semblent dйpendre toutes les autres passions, car la passion de
l’вme est ce qui est suivi par la joie et la tristesse, suivant le Philosophe
au deuxiиme livre de l’Йthique. Les
passions principales sont donc seulement les deux suivantes : la joie et
la tristesse.
7° [Le rйpondant]
disait que la joie et la tristesse sont principales dans le concupiscible,
tandis que l’espoir et la crainte sont principales dans l’irascible. En sens
contraire, il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Вme, au quatriиme chapitre : « Du concupiscible naissent la
joie et l’espoir, de l’irascible la douleur et la crainte. »
8° Suivant le
propre de la puissance irascible, l’espoir est opposй au dйsespoir, et la
crainte а l’audace. Or on pose du cфtй du concupiscible deux passions
principales contraires suivant le propre du concupiscible : ce sont la
joie et la tristesse. On devrait donc poser comme principales, du cфtй de
l’irascible, soit l’espoir et le dйsespoir, soit la crainte et l’audace.
En sens contraire :
1° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme, au
quatriиme chapitre : « L’affection est manifestement partagйe en
quatre, puisque nous nous rйjouissons dйjа de ce que nous aimons, ou nous
espйrons nous en rйjouir, et que nous souffrons dйjа de ce que nous haпssons,
ou nous craignons d’en souffrir. » Les quatre passions principales sont
donc celles-ci : la joie, la douleur ou la tristesse, l’espoir et la
crainte.
2° Йnumйrant les
passions principales, Boиce dit au livre sur la Consolation : « Chasse les joies, chasse la crainte, mets
l’espoir en fuite, et que la douleur ne soit pas ici. » Et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Les principales
passions de l’вme sont au nombre de quatre : ce sont la tristesse, la
joie, l’espoir et la crainte. Et la raison en est la suivante.
On appelle
passions principales celles qui sont avant les autres, et en sont l’origine.
Or, puisque les passions de l’вme sont dans la partie appйtitive, les premiиres
passions seront celles qui naissent immйdiatement de l’objet de l’appйtitive,
et cet objet est йvidemment le bien et le mal ; mais celles qui s’йlиvent
au moyen des autres seront quasi secondaires. Or, pour qu’une passion naisse
immйdiatement du bien ou du mal, deux choses sont requises. La premiиre est
qu’elle naisse par soi du bien et du mal, car ce qui est par accident n’est pas
premier ; la seconde, qu’elle s’йlиve sans rien de prйsupposй ; si
bien qu’une passion est appelйe principale а deux conditions : qu’elle ne
provienne ni par accident ni postйrieurement de l’objet qui remplit le rфle de
principe actif.
Or la passion
qui provient par soi du bien est celle qui procиde du bien en tant que tel,
tandis que celle qui provient du bien en tant qu’il est un mal, en provient par
accident ; et la considйration inverse doit кtre faite pour le mal. Or le
bien, en tant qu’il est un bien, attire et entraоne vers soi ; si donc une
passion appartient а un appйtit tendant vers le bien, ce sera une passion qui
s’ensuit du bien par soi. Mais repousser l’appйtit est le propre du mal en tant
que tel ; si donc une passion est relative au bien, et que par elle le
bien est йvitй, cette passion ne viendra pas du bien par soi, mais en tant qu’il
est apprйhendй en quelque sorte comme un mal. Et а l’inverse il faut
considйrer, pour le mal, que la passion qui consiste dans la fuite du mal
provient du mal par soi, tandis que celle qui consiste en un accиs au mal en
provient par accident. On voit donc clairement comment une passion naоt par soi
du bien ou du mal.
Mais parce que
plus une chose est derniиre dans l’obtention de la fin, plus elle est premiиre
dans l’intention et l’appйtit, les passions qui consistent dans l’exйcution de
la fin naissent du bien ou du mal sans en prйsupposer d’autres, et elles sont
prйsupposйes а la naissance des autres. Or la joie et la tristesse proviennent
de l’obtention mкme du bien et du mal, et par soi, car la joie provient du bien
en tant que tel, et la tristesse, du mal en tant que tel. Et semblablement,
toutes les autres passions du concupiscible proviennent par soi du bien ou du
mal ; et cela vient de ce que l’objet du concupiscible est le bien ou le
mal dans sa notion absolue. Toutefois les autres passions du concupiscible
prйsupposent la joie et la tristesse а la faзon d’une cause : car si le
bien concupiscible devient aimй et dйsirй, c’est parce qu’il est apprйhendй
comme dйlectable ; tandis que le mal devient odieux et doit кtre йvitй, en
tant qu’il est apprйhendй comme objet de tristesse. Et ainsi, dans l’ordre de
l’appйtit, la joie et la tristesse sont premiиres, quoiqu’elles soient
derniиres dans l’ordre de l’exйcution.
Dans
l’irascible, par contre, toutes les passions ne s’ensuivent pas par soi du bien
ou du mal, mais certaines par soi et d’autres par accident ; et cela vient
de ce que le bien ou le mal ne sont pas objets de l’irascible dans leur notion
absolue, mais en tant que s’y ajoute une condition, celle d’кtre d’ardu, qui
nous fait а la fois repousser le bien comme dйpassant notre capacitй, et tendre
vers le mal dans la mesure oщ il peut кtre йcartй ou soumis. Mais il ne peut y
avoir dans l’irascible aucune passion qui s’ensuive du bien ou du mal sans
qu’une autre soit prйsupposйe. En effet, le bien, aprиs кtre possйdй, ne cause
aucune passion dans l’irascible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit ; et le mal prйsent cause certes une passion dans l’irascible, mais
c’est par accident, non par soi, c’est-а-dire en tant que l’on tend vers le mal
prйsent comme une chose а йcarter et а soumettre, comme c’est manifestement le
cas de la colиre.
Ainsi donc, il
ressort de ce qu’on a dit, qu’il y a des passions qui naissent du bien et du
mal en premier et par soi, telles la joie et la tristesse ; d’autres qui
naissent par soi mais non premiиrement, comme toutes les autres passions du
concupiscible et ces deux de l’irascible que sont la crainte et l’espoir, et
dont l’une implique la fuite du mal, l’autre l’accиs au bien ; d’autres,
ni par soi ni en premier, comme les autres qui sont dans l’irascible, par
exemple le dйsespoir, l’audace et la colиre, qui impliquent un accиs au mal ou
un retrait du bien.
Ainsi donc, les
passions principales entre toutes sont la joie et la tristesse. La crainte et
l’espoir, elles, sont principales dans leur genre, car elles ne prйsupposent
pas de passion dans la puissance oщ elles sont, c’est-а-dire dans l’irascible.
Quant aux autres passions du concupiscible, comme l’amour, le dйsir, la haine
et la fuite, bien qu’elles viennent par soi du bien ou du mal, elles ne sont
cependant pas premiиres en leur genre, puisqu’elles en prйsupposent d’autres
qui existent dans la mкme puissance ; et ainsi, elles ne peuvent кtre
appelйes principales ni au plein sens du terme ni dans un genre. Et ainsi, il
reste que les passions principales ne sont que quatre : la joie et la
tristesse, l’espoir et la crainte.
Rйponse aux objections :
1° Une autre
passion dans la mкme puissance prйcиde la convoitise ou le dйsir, а savoir la
joie, qui est la raison du dйsir ; celui-ci ne peut donc pas кtre une
passion principale. Quant а l’espoir, bien qu’il prйsuppose une autre passion,
celle-ci n’est cependant pas dans la mкme puissance, mais dans le
concupiscible : en effet, toutes les passions de l’irascible naissent des
passions du concupiscible, comme on l’a dit dans une autre question ;
aussi l’espoir peut-il кtre une passion principale. Saint Augustin, pour sa
part, pose le dйsir ou la convoitise а la place de l’espoir, а cause d’une
certaine ressemblance qui existe entre eux : car l’une et l’autre passion
est relative au bien non encore possйdй.
2° L’audace ne
peut кtre une passion principale, car elle naоt du mal par accident,
puisqu’elle est relative au mal par voie d’entreprise. En effet, l’audace
entreprend le mal, en tant qu’elle estime que la victoire sur le mal et son
rejet est un certain bien, et de l’espoir d’un tel bien naоt l’audace. Et
ainsi, une fine observation fait trouver l’espoir antйrieur а l’audace, car
l’espoir de la victoire, ou du moins celui d’йchapper au mal, cause l’audace.
3° La colиre naоt
du mal par accident, c’est-а-dire en tant que l’homme irritй estime que la
vengeance du mal qui lui est infligй est un bien, et tend vers elle ;
l’espoir de tirer vengeance est donc la cause de la colиre : c’est
pourquoi, lorsque quelqu’un est lйsй par quelqu’un а qui il ne pense pas
pouvoir infliger de vengeance, il ne s’irrite pas, mais s’attriste seulement,
ou il craint, comme dit Avicenne, comme par exemple si un paysan est lйsй par
son roi. Voilа pourquoi la colиre ne peut кtre une passion principale ;
elle prйsuppose en effet non seulement la tristesse, qui est dans le
concupiscible, mais aussi l’espoir, qui est dans l’irascible. Et l’irascible
est nommй d’aprиs l’ire, parce que c’est la derniиre des passions qui sont dans
l’irascible.
4° Les passions
qui sont dans le concupiscible relativement au futur, naissent en quelque sorte
des passions existant dans la mкme puissance relativement au prйsent ;
mais les passions qui sont relatives au futur dans l’irascible, ne naissent pas
de passions relatives au prйsent dans la mкme puissance, mais dans une autre
puissance, а savoir la joie et la tristesse ; il n’en va donc pas de mкme.
5° Dans la voie
d’exйcution ou d’obtention, l’amour est la premiиre passion ; mais dans la
voie d’intention, la joie est avant l’amour, et elle est la raison
d’aimer ; йtant donnй, surtout, que l’amour est une passion du
concupiscible.
6° La joie et la
tristesse sont principales entre toutes les autres, comme on l’a dit. Nйanmoins,
l’espoir et la crainte sont principales dans leur genre, ainsi qu’il ressort de
ce qu’on a dit.
7° Ce livre
n’йtant pas de saint Augustin, il ne nous met pas dans la nйcessitй de recevoir
son autoritй ; et particuliиrement ici, oщ il semble contenir une faussetй
expresse. En effet, l’espoir n’est pas dans le concupiscible mais dans
l’irascible, et la tristesse n’est pas dans l’irascible mais dans le
concupiscible. Cependant, s’il fallait dйfendre cette citation, l’on pourrait
dire que l’on parle des puissances d’aprиs les dйfinitions des noms : en
effet, la convoitise porte sur le bien, et pour cette raison toutes les
passions ordonnйes au bien sont attribuйes au concupiscible. La colиre, de son
cфtй, vient de quelque mal infligй, et c’est pourquoi toutes les passions qui
sont relatives au mal peuvent кtre attribuйes а l’irascible. Et dans cette
mesure, on attribue la tristesse а l’irascible et l’espoir au concupiscible.
8° La contrariйtй
qui est propre aux passions de l’irascible, c’est-а-dire ce qui passe ou non la
capacitй, fait naоtre par accident du bien ou du mal l’une des passions ;
en effet, ce qui dйpasse la capacitй induit au retrait, tandis que ce qui ne la
dйpasse pas induit а l’accиs. Voilа pourquoi, si l’on considиre ces diffйrences
dans le bien, la passion qui s’ensuit de ce qui dйpasse la capacitй proviendra
du bien par accident ; et si c’est а l’йgard du mal, la passion qui sera
par accident sera celle qui s’ensuit de ce qui n’excиde pas la capacitй. Il ne
peut donc y avoir dans l’irascible deux passions principales qui soient
directement contraires, comme l’espoir et le dйsespoir, ou l’audace et la
crainte, comme l’йtaient la joie et la tristesse dans le concupiscible. Article 6 : Mйritons-nous par les passions ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° En
accomplissant les prйceptes, nous mйritons. Or nous sommes amenйs par les
prйceptes divins а nous rйjouir, а craindre, а souffrir, et а d’autres passions
semblables, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu. Nous mйritons donc par les
passions.
2° Selon saint
Augustin au mкme livre, de telles passions ne sont pas sans volontй ; bien
au contraire, elles ne sont rien d’autre que des volontйs. Or, par les actes de
la volontй, nous pouvons mйriter non seulement matйriellement mais aussi
formellement. Donc par de telles passions aussi.
3° Les passions
animales sont plus prиs de la notion de volontaire que les corporelles. Or les
passions animales sont en quelque sorte en nous, en tant que le concupiscible
et l’irascible obйissent а la raison ; mais pas les passions corporelles.
Or celles-ci sont mйritoires, comme on le voit bien pour les martyrs, qui ont
mйritй l’aurйole du martyre par des souffrances corporelles. Donc а bien plus
forte raison les passions animales sont-elles mйritoires.
4° [Le rйpondant] disait que les passions
corporelles sont mйritoires en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire : la volontй de souffrir pour
le Christ peut exister aussi en un homme qui ne souffrira jamais, et pourtant
il n’aura jamais l’aurйole. La souffrance corporelle mйrite donc l’aurйole non
seulement en tant qu’elle est voulue, mais aussi en tant qu’elle est
actuellement expйrimentйe.
5° Ce dont
l’intensitй a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, est mйritoire par
soi et pas seulement matйriellement. Or l’intensitй de la souffrance corporelle
a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, car plus on souffre, plus
glorieuse sera la couronne, dit-on. On mйrite donc par les passions en
elles-mкmes, et pas seulement matйriellement.
6° Hugues de
Saint-Victor dit que « aprиs la volontй vient l’њuvre, afin que la volontй
croisse dans son њuvre » ; et ainsi, l’њuvre extйrieure contribue au
mйrite. Or semblablement, la volontй peut croоtre dans la passion. La passion
contribue donc au mйrite ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
7° Puisque
le mйrite rйside dans la volontй, ce en quoi la volontй a son terme quant а la
forme et а l’achиvement, doit nйcessairement regarder le mйrite quant а la forme
et а l’achиvement. Or la passion, en tant qu’elle est voulue, est objet de la
volontй, et ainsi elle dйtermine la volontй quasi formellement. La passion
elle-mкme regarde donc formellement le mйrite.
8° Certains
confesseurs supportent de plus pйnibles choses que des martyrs, et c’est
pourquoi l’on dit d’eux qu’ils ont endurй un long martyre, alors que la passion
de certains martyrs a pris fin en un bref espace de temps ; et cependant,
l’aurйole n’est pas due aux confesseurs. Et ainsi, il semble que la passion
corporelle du martyre mйrite elle-mкme en soi l’aurйole.
9° А propos
de ce passage de Jacq. 1, 2 : « Ne voyez qu’un sujet de
joie, mes frиres », la Glose
dit : « la tribulation dans le prйsent et la justice dans le futur
augmentent la couronne ». Or elles ne l’augmentent qu’en mйritant. Puis
donc que la tribulation est une passion, la passion est mйritoire.
10° La mкme chose
semble ressortir de ce qui est dit au Psaume 115, 15 : « C’est
une chose prйcieuse devant les yeux du Seigneur que la mort de ses
saints. » Or, dire « prйcieuse » йquivaut а dire « digne de
prix ». Or le prix du labeur est la rйcompense, que nous mйritons par nos
labeurs. Nous pouvons donc mйriter par les passions.
11° [Le rйpondant]
disait que nous mйritons par les passions en tant qu’elles sont voulues. En
sens contraire, sainte Lucie a dit : « Si, malgrй moi, vous ordonner
de me faire violer, cela ne fera qu’augmenter ma chastetй pour la
couronne. » La passion mкme de corruption, qu’elle aurait endurйe dans sa
vie, lui aurait donc йtй mйritoire de la couronne. Et ainsi, la passion ne
mйrite pas seulement parce qu’elle est volontaire.
12° La difficultй
est nйcessaire pour le mйrite ; on le voit clairement en considйrant ce
que dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24, а savoir, que l’homme dans l’йtat d’innocence ne mйritait pas,
car rien ne le poussait au mal ni ne le retirait du bien. Puis donc que les
passions procurent de la difficultй, il semble qu’elles contribuent par
elles-mкmes au mйrite.
13° La crainte est
une certaine passion. Or nous pouvons mйriter formellement par elle,
puisqu’elle est dans la partie intellective, comme c’est йvidemment le cas
lorsque nous craignons les choses que nous ne connaissons que par
l’intelligence, comme les peines йternelles. Nous pouvons donc mйriter par les
passions.
14° La
rйcompense correspond au mйrite. Or la rйcompense glorieuse ne sera pas
seulement dans l’вme, mais aussi dans le corps. Le mйrite ne rйside donc pas
seulement dans l’action de l’вme, mais aussi dans la passion du corps.
15° Lа oщ la
difficultй est plus grande, le degrй de mйrite est aussi plus grand. Or la
difficultй est plus grande du cфtй des passions que du cфtй des opйrations de
la volontй. Les passions sont donc plus mйritoires que les actes de la volontй,
qui sont cependant formellement mйritoires.
16° Par les
vertus, nous mйritons formellement. Or certaines passions sont posйes par les
saints comme des vertus, ainsi la misйricorde et la pйnitence ; d’autres
sont posйes par les philosophes comme des milieux louables entre des vices
extrкmes, comme la honte et la juste indignation sont mentionnйes par le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
et tout cela se ramиne а la vertu. Nous mйritons donc formellement par les
passions.
17° Le mйrite et
le dйmйrite йtant contraires, ils sont dans le mкme genre. Or le dйmйrite se
trouve dans le mкme genre que les passions : car les premiers mouvements
qui sont des pйchйs, sont des passions ; la colиre aussi et l’acйdie sont
des passions, et elles sont cependant posйes comme des vices capitaux ; et
l’Apфtre, en Rom. 1, 26, appelle « passions d’ignominie »
les pйchйs contre nature. Nous mйritons donc par les passions.
En sens contraire :
1° Rien ne peut
кtre mйritoire que ce qui est en nous, car suivant saint Augustin, « c’est
la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre selon la
justice ». Or les passions ne sont pas en nous, car, comme dit saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, « nous cйdons aux passions malgrй nous ». Nous ne
mйritons donc pas par les passions.
2° Ce qui prйcиde
la volontй ne peut кtre mйritoire, puisque le mйrite dйpend de la volontй. Or
les passions de l’вme prйcиdent l’acte de la volontй, puisqu’elles sont dans la
partie sensitive, tandis que l’acte de la volontй est dans la partie
intellective, et que l’intellective reзoit en provenance de la sensitive. Les
passions de l’вme ne peuvent donc pas кtre mйritoires.
3° Tout mйrite
est louable. Or, « nos passions ne nous attirent ni louanges ni
blвmes », suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous ne mйritons donc pas par
les passions.
4° Il y eut dans
le Christ une plus grande efficacitй de mйrite qu’en nous. Or le Christ n’a pas
mйritй par sa Passion. Donc nous non plus, nous ne mйritons pas par les
passions. Preuve de la mineure : mйriter, c’est faire nфtre ce qui ne
l’est pas, ou faire davantage nфtre ce qui l’йtait moins. Or le Christ n’a pas
pu faire sien ce qui ne l’йtait pas, ni faire davantage sien ce qui l’йtait
moins, car depuis le premier instant de sa conception lui йtait parfaitement dы
tout ce qui est objet de mйrite. Le Christ n’a donc rien mйritй par la Passion.
5° [Le rйpondant] disait qu’il a mйritй en
rendant sien а plusieurs titres ce qui йtait sien а un seul. En sens contraire : un double lien cause une
plus grande obligation. Donc semblablement, une double raison de devoir fait
aussi devoir davantage. Si donc le Christ n’a pas pu faire qu’une chose lui
soit davantage due, il n’a pas pu faire non plus qu’une chose lui soit due а
plusieurs titres.
6° La difficultй
diminue le volontaire. Puis donc que le mйrite doit кtre volontaire, il semble
que la difficultй diminue le mйrite. Or les passions causent de la difficultй.
Elles diminuent donc le mйrite plutфt qu’elles n’y contribuent.
Rйponse :
Les passions ne
nous font pas mйriter par soi mais comme par accident, si l’on prend
« mйriter » au sens propre. Or, puisque le terme
« mйriter » fait rйfйrence а [un mot latin signifiant]
« rйcompense », mйriter signifie proprement « obtenir pour soi
un avantage en rйcompense » ; et assurйment, cela ne se produit que
lorsque nous donnons une chose qui est digne de ce que nous sommes censйs
mйriter. Or nous ne pouvons donner que ce qui nous appartient, dont nous sommes
maоtres. Et nous sommes maоtres de nos actes par la volontй ; non
seulement de ceux qui sont immйdiatement йlicitйs par la volontй, comme aimer
et vouloir, mais encore de ceux qui, commandйs par la volontй, sont йlicitйs
par d’autres puissances, comme marcher, parler, etc. Or ces actes ne sont
dignes d’кtre comme un prix en regard de la vie йternelle que dans la mesure oщ
ils sont informйs par la grвce et la charitй. Pour qu’un acte soit mйritoire
par soi, il est donc nйcessaire qu’il soit un acte de la volontй qui commande ou
qui йlicite, et en outre, qu’il soit informй par la charitй. Mais parce que le
principe de l’acte est l’habitus et la puissance, et aussi l’objet lui-mкme, on
dit en quelque sorte secondairement que nous mйritons tant par les habitus que
par les puissances et par les objets. Mais ce qui est mйritoire premiиrement et
par soi, c’est l’acte volontaire informй par la grвce.
Or les passions
n’appartiennent а la volontй ni en tant qu’elle commande, ni en tant qu’elle
йlicite : en effet, le principe des passions, en tant que tel, n’est pas
en nous ; mais c’est parce que des choses sont en nous qu’elles sont
appelйes volontaires ; par consйquent, les passions prйviennent parfois
l’acte de la volontй. Voilа pourquoi les passions ne nous font pas mйriter par
soi ; cependant, dans la mesure oщ elles accompagnent en quelque faзon la
volontй, elles se rapportent en quelque faзon au mйrite, si bien que l’on peut
dire qu’elles sont mйritoires comme par accident.
Or la passion
se rapporte а la volontй de trois faзons. D’abord comme objet de la
volontй ; et ainsi, on dit que les passions sont mйritoires, en tant
qu’elles sont voulues ou aimйes. Dans ce cas, en effet, ce qui nous fait
mйriter par soi sera non pas la passion elle-mкme, mais la volontй de la
passion. Ensuite, en tant qu’une passion stimule la volontй, ou
l’intensifie ; et cela peut se produire de deux faзons : par soi, ou
par accident. Par soi, lorsque la passion excite la volontй vers ce qui lui est
semblable, comme lorsque, par convoitise, la volontй est inclinйe а consentir а
l’objet concupiscible, et par colиre, а vouloir la vengeance. Par accident,
lorsque la passion, en certaines occasions, excite la volontй а l’acte
contraire ; comme en l’homme chaste, lorsque s’йlиve une passion de
concupiscence, la volontй rйsiste par un plus grand effort ; car en face
des choses difficiles, nous nous efforзons davantage. Et ainsi, on dit que les
passions sont mйritoires, en tant que la volontй stimulйe par la passion est
mйritoire. D’une troisiиme faзon lorsque, а l’inverse, la passion est excitйe
par la volontй, le mouvement de l’appйtit supйrieur rejaillissant sur
l’infйrieur : ainsi lorsque, par volontй, on dйteste la laideur du pйchй,
par lа mкme l’appйtit infйrieur est disposй а la honte ; et ainsi, on dit
que la honte est louable ou mйritoire, en raison de la volontй qui la cause.
Dans le premier
cas, la passion se rapporte donc а la volontй comme son objet ; dans le
deuxiиme, comme son principe ; dans le troisiиme, comme son effet. Par
consйquent, le premier cas est plus йloignй du mйrite ; en effet, l’or ou
l’argent pourrait pour la mкme raison кtre appelй mйritoire ou dйmйritoire,
puisqu’en voulant une telle chose nous mйritons ou dйmйritons. Le dernier cas
est plus proche du mйrite, puisque c’est l’effet qui reзoit de la cause, et non
l’inverse. Et ainsi, en prenant le mйrite au sens propre, les passions ne nous
font mйriter que par accident.
Mais le mйrite
peut кtre pris au sens large : en ce sens, on dit de n’importe quelle
disposition faisant convenir а quelque chose, qu’elle le mйrite ; comme si
nous disions qu’une femme mйrite d’йpouser le roi en raison de sa beautй. Et
ainsi, l’on dit que nous mйritons par les passions corporelles, en tant que ces
passions nous rendent en quelque sorte aptes а recueillir quelque gloire.
Rйponse aux objections :
1° Par les
prйceptes de Dieu, nous sommes avertis d’avoir а nous rйjouir et а craindre, au
sens oщ la joie, la crainte et ce genre de choses consistent dans un acte de la
volontй et ne sont pas des passions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit ; ou bien en tant que de telles passions s’ensuivent de la volontй.
2° Saint Augustin
dit que ces passions sont des volontйs, en tant qu’elles s’ensuivent en nous de
la volontй ; c’est pourquoi il ajoute : « Bref, la volontй de
l’homme est attirйe ou rebutйe selon la diversitй des objets qu’elle recherche
ou qu’elle fuit, et ainsi elle se change et se transforme en ces diffйrentes
affections. » Ou bien il parle d’elles en tant qu’elles donnent leur nom а
certains actes de la volontй, comme on l’a dit.
3° La passion
corporelle du martyr ne contribue au mйrite de la rйcompense essentielle que
dans la mesure oщ elle est voulue ; quant а la rйcompense accidentelle,
qui est l’aurйole, le martyre y est ordonnй par mode de mйrite en tant qu’il
cause une certaine convenance relativement а l’aurйole : il est en effet
convenable que celui qui est conformй au Christ dans sa Passion lui soit
conformй dans la gloire ; Rom 8, 17 : « si toutefois
nous souffrons avec lui, pour кtre glorifiйs avec lui ». Il faut cependant
savoir que la volontй ne peut se rapporter de la mкme faзon aux passions
corporelles lorsque l’homme ne les endure pas et lorsqu’il les endure, а cause
de leur вpretй. C’est pourquoi, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, en de telles circonstances il
suffit au courageux de ne pas s’attrister. Voilа pourquoi la passion corporelle
actuellement supportйe est а la fois la preuve d’une volontй ferme et
constante, et en est une stimulation, puisqu’en face des difficultйs l’homme
fait des efforts. Et ainsi, l’aurйole n’est pas due au confesseur, bien qu’elle
soit due au martyr.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° L’intensitй de
la souffrance a pour consйquence l’intensitй des rйcompenses, soit en raison
d’une certaine convenance, soit en raison de la volontй qui est plus intense.
6° Bien que la
volontй croisse dans la passion et dans l’acte extйrieur, cependant les deux
cas ne sont pas semblables : car l’acte est commandй par la volontй, mais
pas la passion. Leur rapport au mйrite n’est donc pas semblable.
7° L’objet
dйtermine la volontй quant а l’espиce de l’acte ; or le mйrite, а
proprement parler, ne rйside pas dans l’acte quant а l’espиce de l’acte, mais
quant а la racine, qui est la charitй. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire
que nous mйritions formellement par la passion, bien qu’elle se comporte comme
un objet.
8° Toute la peine
que supporte un confesseur sur une longue durйe ne peut йquivaloir а la mort
que le martyr endure en un moment, quant au genre de l’њuvre. Car la mort le
prive de ce qui est aimable au plus haut point, а savoir, vivre et
exister ; aussi est-ce le plus redoutable des objets de crainte, suivant
le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ;
et la vertu de force s’exerce surtout а son йgard. Et cela se voit clairement
si l’on remarque que des hommes fatiguйs par de longues afflictions redoutent
la mort, comme s’ils aimaient mieux endurer d’autres afflictions plutфt que la
mort. Voilа pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique que le vertueux s’expose а la
mort, prйfйrant une seule bonne et grande action а de nombreuses petites ;
comme si l’acte de courage que l’on fait en acceptant la mort surpassait de
nombreuses autres opйrations vertueuses. Aussi le plus petit martyr mйrite-t-il
plus, quant au genre de l’њuvre, que n’importe quel confesseur. Cependant,
quant а la racine de l’њuvre, un confesseur peut mйriter davantage, en tant
qu’il opиre par une plus grande charitй : car la rйcompense essentielle
correspond а la racine de la charitй, tandis que l’accidentelle correspond au
genre de l’acte. De lа vient qu’un confesseur peut surpasser un martyr quant а
la rйcompense essentielle, mais кtre surpassй par lui quant а la rйcompense accidentelle.
9° Cette
glose parle de la tribulation en tant qu’elle est voulue, ou qu’elle stimule la
volontй.
10° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
11° Pour la vierge
qui serait corrompue а cause du Christ, la corruption elle-mкme serait
mйritoire, comme les autres souffrances des martyrs ; non pas que la
corruption elle-mкme serait volontaire, mais parce que son antйcйdent serait
volontaire, а savoir, la permanence de la vierge dans la confession du Christ,
chose qui entraоne sa corruption ; et ainsi, cette corruption serait
volontaire, non d’une volontй absolue mais d’une volontй quasi conditionnйe, en
tant qu’elle aime mieux endurer cet opprobre que renier le Christ.
12° Il y a deux
difficultйs. L’une qui vient de la grandeur de l’action et de sa bontй, et
cette difficultй est requise pour la vertu ; l’autre qui est du cфtй de
l’agent, en tant qu’il est imparfait ou embarrassй quant aux opйrations
droites, et cette difficultй фte ou diminue la vertu ; et c’est ainsi que
les passions causent une difficultй. Donc la premiиre difficultй, qui est du
cфtй de l’acte, contribue par soi au mйrite, comme la bontй de l’acte ;
tandis que la seconde, qui vient de la faiblesse de celui qui opиre, ne
contribue pas au mйrite, sauf peut-кtre occasionnellement, en tant qu’elle est
l’occasion d’un plus grand effort. Mais il n’est pas vrai qu’Adam, s’il eut la
grвce en son premier йtat, n’ait pas pu mйriter, bien que rien ne le poussвt au
mal : car s’il eыt persistй, il fыt un jour parvenu а la gloire, et il est
certain que ce n’aurait pas йtй sans mйrite. Et le Maоtre ne dit pas qu’il
n’aurait pas pu mйriter en son premier йtat : il dit qu’il pouvait йviter
le pйchй sans la grвce, puisque rien ne le poussait au mal. Mais sans la grвce,
rien ne peut кtre mйritoire.
13° Cette crainte
des peines йternelles, qui est mйritoire par soi, est dans la volontй, et n’est
pas une passion а proprement parler, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit. Cependant les peines йternelles peuvent exciter dans l’appйtit infйrieur
la passion de crainte, soit par rejaillissement de l’appйtit supйrieur sur
l’infйrieur, soit parce que la conception des peines йternelles par
l’intelligence se forme dans l’imagination, et ainsi l’appйtit infйrieur est mы
par la passion de crainte. Mais cette crainte ne se rapporte au mйrite que par
accident, comme on l’a dit.
14° [Dans
certaines йditions seulement :] La rйcompense correspond au mйrite quant а
la commensuration, car la quantitй de la rйcompense dйpend de la quantitй du
mйrite ; mais elle ne lui correspond pas toujours prйcisйment quant au
suppфt : en effet, quelqu’un peut mйriter а autrui la premiиre grвce. Et
ainsi, dans le cas envisagй, le corps sera rйcompensй non parce que le corps
lui-mкme aura mйritй, mais parce que l’вme aura mйritй par la volontй quelque
gloire pour le corps. [En d’autres :] De mкme que la rйcompense, par
accident et comme par un certain rejaillissement, passe de l’вme au corps, de
mкme aussi le mйrite vient principalement de la volontй, et passe par les
opйrations corporelles comme par accident, en tant qu’elles sont commandйes par
la volontй.
15° Si nous
parlons de la difficultй de notre cфtй, alors les passions ont plus de
difficultй que les actes de la volontй ; mais dans ce cas, la difficultй
ne contribue au mйrite que par accident, comme on l’a dit ; et de mкme
pour les passions. Mais si nous parlons de la difficultй qui vient de
l’excellence ou de la bontй de la rйalitй qui contribue par soi au mйrite,
alors la difficultй est plus grande du cфtй des actes de la volontй.
16° Les passions
sont mйritoires en tant qu’elles sont des effets et des signes de la bonne
volontй ; comme cela est clair pour la honte, qui indique que la volontй
de l’homme s’oppose а la laideur du pйchй, et pour la misйricorde, qui est un
signe d’amour. Voilа pourquoi les saints prennent parfois les noms de ces
passions pour dйsigner les habitus par lesquels est attirйe la volontй, qui est
le principe de ces passions.
17° Les premiers
mouvements n’ont pas la nature complиte de pйchй ou de dйmйrite, mais sont
comme des dispositions au dйmйrite, comme le pйchй vйniel est une disposition
au pйchй mortel ; il n’est donc pas nйcessaire que les mouvements de
sensualitй soient eux-mкmes en soi des mйrites, car le mйrite ne peut кtre
qu’un acte volontaire, comme on l’a dit. Quant aux passions mentionnйes, elles
sont parfois appelйes vices, en tant que l’on dйsigne par les noms des passions
soit des actes de la volontй, soit des habitus. Les vices contre nature sont
aussi appelйs passions — bien qu’ils soient des actes volontaires —, en tant
que par de tels vices la nature est dйrangйe de son ordre.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Nous cйdons
malgrй nous aux passions, non quant au consentement, puisque nous n’y
consentons que par la volontй, mais quant а quelque transmutation corporelle,
telle que le rire, les pleurs, et autres choses semblables. Elles sont donc
mйritoires ou dйmйritoires en tant que nous y consentons ou que nous nous en
йcartons volontairement.
2° Bien que les
passions de l’appйtit infйrieur prйviennent parfois l’acte de la volontй, ce
n’est cependant pas toujours le cas. En effet, les puissances appйtitives ne
sont pas ordonnйes de la mкme faзon que les apprйhensives. Car notre
intelligence reзoit en provenance du sens, et c’est pourquoi l’opйration de
l’intelligence ne peut avoir lieu s’il ne prйexiste une autre opйration du
sens ; tandis que la volontй ne reзoit pas en provenance de l’appйtit
infйrieur, mais elle le meut plutфt . Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que
la passion de l’appйtit infйrieur prйcиde l’acte de la volontй.
3° Bien que les
passions ne soient pas louables en elles-mкmes, elles peuvent cependant кtre
louables par accident, comme on l’a dit.
4° Le Christ, par
sa Passion, a mйritй pour lui-mкme et pour nous : pour lui-mкme, d’une
part, la gloire du corps ; et bien qu’il ait mйritй celle-ci par d’autres
mйrites prйcйdents, cependant, par une certaine convenance, la gloire de la
rйsurrection est proprement la rйcompense de la Passion, car l’exaltation est la
rйcompense propre de l’humilitй. D’autre part, il a mйritй pour nous, en tant
que dans sa Passion il a satisfait pour le pйchй de tout le genre humain ;
et ce ne fut pas par des њuvres prйcйdentes, quoique par elles il ait mйritй
pour nous : en effet, le caractиre pйnible est requis pour la
satisfaction, comme pour compenser d’une certaine faзon la dйlectation du
pйchй.
5° Le Christ, par
sa Passion, n’a pas fait passer la gloire de son corps de non due а due, ni de
moins due а davantage due ; cependant il a fait qu’elle soit due d’une
autre faзon qui n’йtait pas la sienne auparavant. Et pourtant, il ne s’ensuit
pas qu’elle soit devenue davantage due : cela s’ensuivrait, en effet, si
la cause de la dette йtait ou augmentйe ou multipliйe, comme c’est le cas
lorsqu’une obligation est augmentйe par une double promesse ; ce qui n’eut
pas lieu pour le mйrite du Christ, car sa grвce ne fut pas augmentйe.
6° La difficultй
empкche par elle-mкme le volontaire, mais elle l’augmente par accident, dans la
mesure oщ l’on fait des efforts а l’encontre d’une difficultй. Cependant, la
difficultй elle-mкme contribue а la satisfaction en raison de son caractиre
pйnible. Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle celui-ci ? Autrement dit, qui mйrite davantage : celui qui fait du bien а un pauvre avec une certaine compassion de pitiй, ou celui qui le fait sans aucune passion, par le seul jugement de la raison ?
Objections :
Celui qui agit
par le seul jugement de la raison semble mйriter davantage.
1° Le mйrite est
opposй au pйchй. Or, celui qui fait un pйchй par la seule йlection, pиche plus
que celui qui pиche poussй par une passion : en effet, on dit que le
premier pиche par une mйchancetй avйrйe, et le second par faiblesse. Celui donc
qui fait le bien par le seul jugement de la raison mйrite plus que celui qui le
fait avec quelque passion de pitiй.
2° [Le rйpondant] disait que, pour qu’une
chose soit mйritoire ou soit un acte de vertu, est non seulement requis le bien
qui est fait, mais aussi la bonne faзon de le faire, ce qui ne peut se trouver
sans l’affection de la pitiй. En sens contraire :
pour qu’un acte soit bien fait, trois choses sont requises, suivant le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique :
la volontй qui йlit l’acte, la raison qui йtablit le milieu dans l’acte, la
relation de l’habitus а la fin convenable. Or ces trois choses peuvent exister
sans la passion de pitiй en celui qui fait l’aumфne. Donc non seulement ce qui
est fait, mais aussi la bonne faзon de faire peut exister sans elle. Preuve de
la mineure : les trois choses susdites se font toutes par un acte de la
volontй et de la raison. Or l’acte de la volontй et de la raison ne dйpend pas
de la passion : car la raison et la volontй meuvent les puissances
infйrieures en lesquelles sont les passions ; or la motion du moteur ne
dйpend pas du mouvement du mobile. Les trois choses susmentionnйes peuvent donc
exister sans passion.
3° L’acte de
vertu exige le discernement de la raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire
dit dans les Moralia que « si
les autres vertus ne font pas avec prudence ce qu’elles dйsirent, elles ne
peuvent кtre de vraies vertus ». Or toutes les passions empкchent le
jugement ou le discernement de la raison ; c’est pourquoi Salluste dit
dans le Catilinaire :
« Tout homme qui dйlibиre sur un cas douteux doit кtre exempt de haine,
d’amitiй, de colиre et de pitiй : car l’esprit distingue malaisйment le
vrai а travers de pareils sentiments. » Ainsi, de telles passions
diminuent la qualitй de la vertu, et donc le mйrite.
4° Le
concupiscible n’empкche pas moins que l’irascible le jugement de la raison. Or
la passion de l’irascible liйe а l’acte de vertu trouble le jugement de la
raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la colиre qui vient
du zиle trouble les yeux de l’вme ». Donc, etc.
5° La vertu est
« la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme
livre de la Physique. Ce par quoi
nous approchons davantage des кtres parfaits est donc en nous plus vertueux. Or
ceux qui opиrent par le jugement de la raison sans passion sont davantage
semblables а Dieu et aux anges : en effet, Dieu punit sans colиre, et
relиve la misиre sans la passion de pitiй. Il est donc plus vertueux de faire
le bien sans ces passions.
6° Les vertus de
l’вme purifiйe sont plus dignes que les autres. Or, comme dit Macrobe dans le Songe de Scipion, « les vertus de
l’вme purifiйes font complиtement oublier les passions ». L’acte de vertu
accompli sans passion est donc plus louable et plus mйritoire.
7° En nous, plus
l’amour de charitй est purifiй de l’amour charnel, plus il est louable :
en effet, l’amour entre nous ne doit pas кtre charnel mais spirituel, comme dit
saint Augustin dans sa Rиgle. Or la
passion d’amour s’accompagne d’un certain caractиre charnel. L’acte de charitй
sans la passion d’amour est donc plus louable ; et le mкme raisonnement
vaut pour les autres passions.
8° Cicйron dit au
livre des Devoirs :
« Jugeons de ces bonnes dispositions non d’aprиs une certaine ardeur de
l’affection, mais d’aprиs leur soliditй. » Or l’ardeur appartient а la
passion. La passion diminue donc la qualitй de l’acte de vertu.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre de la Citй de
Dieu : « Tant que nous portons, en effet, l’infirmitй de cette
vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’йprouvions absolument
aucune de ces passions. Ainsi l’Apфtre blвmait et exйcrait certains hommes
qu’il accusait d’кtre dйpourvus d’affection. De mкme le psalmiste incrimine
ceux dont il dit : “J’ai attendu quelqu’un qui partageвt ma tristesse et
il n’y a eu personne.” » Et ainsi, il semble que nous ne puissions pas
vivre selon la justice sans les passions.
2° Saint Augustin
dit au neuviиme livre de la Citй de Dieu :
« S’irriter contre un pйcheur pour le corriger, s’attrister avec un
affligй pour le consoler, s’effrayer а la vue d’un homme en pйril pour
l’empкcher de pйrir, je ne vois pas, а le considйrer sainement, qu’on trouve lа
matiиre а critique. Les stoпciens, il est vrai, blвment habituellement la
misйricorde. […] Bien plus belle, bien plus humaine, bien plus conforme
aux sentiments d’une вme pieuse, fut la louange adressйe par Cicйron а
Cйsar : « De tes vertus, aucune n’est plus admirable ni plus agrйable
que ta misйricorde. » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
Les passions de
l’вme peuvent avoir deux relations а la volontй : soit qu’elles la
prйcиdent, soit qu’elles la suivent. Les passions la prйcиdent, en tant
qu’elles poussent la volontй а vouloir quelque chose ; elles la suivent, dans
la mesure oщ la vйhйmence mкme de la volontй, par un certain rejaillissement,
йbranle l’appйtit infйrieur selon ces passions, ou bien aussi en tant que la
volontй elle-mкme suscite spontanйment ces passions et les stimule.
Lors donc
qu’elles prйcиdent la volontй, elles diminuent sa qualitй, car l’acte de
volontй est louable en tant qu’il est ordonnй au bien par la raison avec la
mesure et le mode convenables. Et assurйment, cette mesure et ce mode ne sont
conservйs que lorsque l’action s’accomplit avec discernement ; et quand
l’homme est provoquй par l’йlan de la passion а vouloir une chose, mкme bonne,
ce discernement n’est pas conservй, mais le mode de l’action variera selon que
l’йlan de la passion est grand ou petit, et ainsi il n’adviendra pas que la
mesure convenable soit gardйe, sinon par hasard.
Lorsqu’elles
suivent la volontй, elles ne diminuent pas la qualitй ou la bontй de l’acte,
car elles seront rйglйes suivant le jugement de la raison, duquel s’ensuit la
volontй. Mais elles ajoutent plutфt а la bontй de l’acte, а deux points de vue.
D’abord а la
faзon d’un signe : car la passion mкme qui s’ensuit dans l’appйtit
infйrieur est le signe que le mouvement de la volontй est intense. Il n’est pas
possible, en effet, dans la nature passible, que la volontй se meuve fortement
vers quelque chose sans qu’une passion s’ensuive dans la partie infйrieure.
C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Tant que nous
portons l’infirmitй de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous
n’йprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu aprиs, il ajoute
la cause en disant : « N’йprouver en effet aucune douleur, tant que
nous sommes en ce sйjour de misиre, cela s’obtient, trиs chиrement, au prix de
la cruautй de l’вme et de l’insensibilitй du corps. »
Ensuite а la
faзon d’une aide : car lorsque la volontй йlit quelque chose par le
jugement de la raison, elle le fait plus promptement et plus facilement si, en
plus de cela, une passion est excitйe dans la partie infйrieure, l’appйtitive
infйrieure йtant proche du mouvement du corps. Aussi saint Augustin dit-il au
neuviиme livre de la Citй de Dieu :
« Or ce mouvement de misйricorde sert la raison quand la misйricorde se
manifeste sans compromettre la justice. » Et c’est ce que le Philosophe
dit au troisiиme livre de l’Йthique,
citant le vers d’Homиre : « йveille ta force et ton
irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant а la vertu de
force, la passion de colиre qui suit l’йlection de la vertu contribue а la plus
grande promptitude de l’acte ; mais si elle la prйcйdait, elle
perturberait le mode de la vertu.
Rйponse aux objections :
1° La notion
parfaite de qualitй ou de vice rйside dans le volontaire ; c’est pourquoi
ce qui diminue le degrй de volontaire, diminue le degrй de qualitй dans le
bien, et de vice dans le mal. Or la passion qui prйcиde l’йlection diminue le
degrй de volontaire, et c’est pourquoi elle diminue la qualitй de l’acte bon et
le vice de l’acte mauvais. Mais la passion qui suit est le signe de la grandeur
de la volontй, comme on l’a dit ; par consйquent, de mкme qu’elle ajoute а
la qualitй dans le bien, elle ajoute au vice dans le mal. Or on dit qu’il pиche
par passion, celui que la passion pousse а choisir le pйchй ; mais celui
qui, pour avoir choisi le pйchй, tombe dans la passion, on ne dit pas qu’il
pиche par passion, mais avec passion. Il est donc vrai qu’agir par passion
diminue et la qualitй, et le vice ; mais agir avec passion peut augmenter
l’un et l’autre.
2° Le mouvement
de la vertu, qui consiste dans la volontй parfaite, ne peut exister sans
passion ; non que la volontй dйpende de la passion, mais parce que, dans
la nature passible, de la volontй parfaite s’ensuit nйcessairement la passion.
3° Dans l’њuvre
de la vertu, et l’йlection et l’exйcution sont nйcessaires. Pour l’йlection est
requis le discernement, et pour l’exйcution de ce qui est dйjа dйterminй est
requise la promptitude. Il n’est pas trиs nйcessaire а l’homme en train
d’exйcuter actuellement une њuvre de beaucoup rйflйchir sur l’њuvre :
cela, en effet, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique,
le gкnerait plutфt qu’il ne le servirait ; comme on le voit bien dans le
cas du cithariste, qui serait fortement gкnй s’il joignait une pensйe а chaque
toucher de corde ; et semblablement pour le copiste, s’il rйflйchissait
chaque fois qu’il forme une lettre. Et de lа vient que la passion qui prйvient
l’йlection empкche l’acte de la vertu, en tant qu’elle empкche le jugement de
la raison, qui est nйcessaire lors de l’йlection ; mais une fois que, par
un pur jugement de la raison, l’йlection est accomplie, la passion qui suit est
plus utile que nuisible ; car si elle trouble en quelque faзon le jugement
de la raison, elle contribue cependant а la promptitude de l’exйcution.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° Dieu et l’ange
ne sont pas capables de recevoir la passion, et c’est pourquoi aucune passion
ne s’ensuit en eux de leur volontй parfaite ; mais ce serait le cas s’ils
йtaient capables de passion. Ainsi, le langage humain a coutume d’employer [les
noms des passions] pour les anges а cause d’une certaine ressemblance des
њuvres, non а cause de l’infirmitй des affections.
6° Ceux qui ont
les vertus d’une вme purifiйe, sont en quelque faзon exempts des passions qui
inclinent vers le contraire de ce que la vertu йlit, ainsi que des passions qui
poussent la volontй ; mais non de celles qui suivent la volontй.
7° Si la passion
d’amour prйcиde la dilection de la volontй, cela concerne le caractиre charnel
de l’amour, mais non si elle la suit ; en effet, cela se rapporte alors а
la ferveur de la charitй, qui consiste en ce que la dilection qui se trouve
dans la partie supйrieure rejaillit par sa vйhйmence sur la partie infйrieure
jusqu’а la modifier.
8° On voit dиs
lors clairement la solution au huitiиme argument. Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
tout ce qui agit l’emporte sur ce qui subit. Or rien de crйй ne l’emporte sur
l’вme du Christ. Il ne put donc pas y avoir de passion dans l’вme du Christ.
2° Selon Macrobe,
« il appartient а la force de l’вme purifiйe d’ignorer les passions, non
de les vaincre ». Or le Christ eut au plus haut point les vertus de l’вme
purifiйe. Il n’y eut donc pas en lui de telles passions.
3° Selon saint
Jean Damascиne, « la passion est le mouvement de l’вme appйtitive
soupзonnant le bien ou le mal ». Or il n’y eut pas de soupзon dans le
Christ, car cela se rattache а l’ignorance. Il n’y eut donc en lui aucune
passion de l’вme.
4° Selon saint
Augustin, « la passion est un mouvement de l’вme contraire а la
raison ». Or dans le Christ, aucun mouvement ne fut contre la raison. Il
n’y eut donc en lui aucune passion de l’вme.
5° Le Christ ne
fut pas infйrieur aux anges quant а son вme, mais seulement quant а l’infirmitй
de la chair. Or il n’y a pas de passion dans les anges, comme dit saint
Augustin au neuviиme livre de la Citй de
Dieu. Il n’y en eut donc pas non plus dans l’вme du Christ.
6° Le Christ fut
plus parfait en son вme que l’homme dans son premier йtat. Or l’homme dans son
premier йtat n’йtait pas soumis а ces passions : car, comme dit saint
Augustin au neuviиme livre de la Citй de
Dieu, « il faut rapporter а l’infirmitй de la vie prйsente les
affections de ce genre que nous йprouvons au cours de toutes nos bonnes
actions » ; or il n’y avait pas d’infirmitй dans le premier йtat. Il
n’y avait donc pas non plus de telles passions dans le Christ.
7° Selon saint
Augustin, « la douleur est le sentiment de la division ou de la
corruption ». Or il n’y eut dans le Christ aucun sentiment de corruption
ni de division, car, comme dit saint Hilaire, « il eut la violence de la
souffrance sans le sentiment de la douleur » ; et il n’y eut pas en
lui de division ou de corruption, car aucune dйperdition ne put affecter le
souverain bien. Il n’y eut donc pas de douleur dans le Christ.
8° Lа oщ la cause
est la mкme, l’effet est aussi le mкme. Or il n’y aura aucune passion dans les
corps des saints, pour la raison qu’ils seront purifiйs du foyer et unis aux
вmes glorieuses. Puis donc que le corps du Christ fut dans ce cas, il semble
que la douleur d’une passion corporelle n’ait pas pu exister en lui.
9° On ne souffre
ou ne s’attriste que si l’on a perdu son bien : car si le mal est
attristant, c’est parce qu’il enlиve un bien. Or le bien de l’homme est la
vertu ; par cela seul, en effet, l’homme est rendu bon. Puis donc que ce
bien ne fut pas enlevй au Christ, il n’y eut pas en lui de tristesse ni de
douleur.
10° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, « quand elle porte sur ce que nous subissons malgrй nous,
cette forme de volontй est la tristesse ». Or rien n’arriva au Christ sans
qu’il l’ait voulu. Il n’y eut donc pas en lui de passion de tristesse ni de
douleur.
11°On ne
s’attriste ou ne souffre raisonnablement qu’en raison d’une blessure. Or, comme
le prouve saint Chrysostome, « nul n’est blessй que par
soi-mкme » ; ce qui n’a pas lieu pour le sage. Puis donc que le
Christ fut trиs sage, il n’y eut pas de tristesse en lui.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Mc 14, 33 : « Jйsus commenзa а sentir de la frayeur,
de l’abattement et de l’angoisse. »
2° Saint Augustin
dit que « si la volontй est droite, ces mouvements sont irrйprochables, et
mкme dignes de louange ». Or, dans le Christ, la volontй fut droite. Ces
mouvements furent donc en lui.
3° Les dйfauts de
cette vie qui ne s’opposent pas а la perfection de la grвce existиrent dans le
Christ. Or de telles passions ne s’opposent pas а la perfection de la grвce,
mais sont plutфt causйes par la grвce, comme le montre saint Augustin au
quatorziиme livre de la Citй de Dieu :
« ces sentiments proviennent de l’amour du bien et de la sainte
charitй ». Il y eut donc de telles passions dans le Christ.
Rйponse :
Ces passions
existent diffйremment dans les pйcheurs, dans les justes, parfaits et
imparfaits, dans le Christ homme, dans le premier homme et les
bienheureux ; car elles n’existent absolument pas dans les anges et en
Dieu, puisque il n’y a pas en eux la puissance appйtitive sensitive dont de
telles passions sont les mouvements. Or, pour voir clairement ce qui prйcиde,
il faut savoir que de telles passions de l’вme peuvent se distinguer au moyen de
quatre diffйrences, et selon cette distinction, elles sont plus ou moins
proprement des passions.
Premiиrement,
selon qu’une passion de l’вme nous affecte par ce qui est contraire ou
nuisible, ou par ce qui est convenable et avantageux. Et la notion de passion
est mieux conservйe lorsque l’affection s’ensuit d’une chose nuisible que si
elle s’ensuit d’une chose avantageuse, parce que la passion implique une
certaine transmutation du patient de sa disposition naturelle vers une
disposition contraire. Et de lа vient que la douleur, la tristesse, la crainte
et les autres passions de ce genre, qui sont relatives au mal, sont plus des
passions que la joie, l’amour et les autres semblables, qui sont relatives au
bien ; quoiqu’en celles-ci la notion de passion soit conservйe, en tant
que le cњur se dilate ou s’йchauffe par elles, ou se dispose en quelque sorte
autrement qu’il n’est disposй en gйnйral ; et c’est pourquoi il arrive que
l’on meure de ce genre d’affections.
En deuxiиme
lieu, selon que la passion vient totalement du dehors, ou qu’elle vient de
quelque principe intйrieur ; cependant, la notion de passion est mieux
conservйe lorsqu’elle vient du dehors que lorsqu’elle vient de l’intйrieur. La
passion vient du dehors lorsqu’elle est excitйe а l’improviste par l’arrivйe
d’une chose convenable ou nuisible ; et elle vient de l’intйrieur quand
ces passions sont causйes par la volontй elle-mкme, de la faзon dйjа
mentionnйe ; et dans ce cas, elles ne sont pas imprйvues, puisqu’elles
suivent le jugement de la raison.
Troisiиmement,
selon qu’une chose est totalement ou non totalement transmuйe. Car ce qui est
altйrй en quelque faзon et n’est pas totalement transmuй, nous ne disons pas
qu’il « subit » aussi proprement que ce qui est totalement transmuй
vers le contraire : en effet, nous disons plus proprement que l’homme
subit une infirmitй si tout son corps est infirme, que si la maladie survient
en quelque partie de celui-ci. Or l’homme est totalement transmuй par de telles
affections lorsqu’elles ne s’arrкtent pas а l’appйtit infйrieur, mais attirent
aussi а elles le supйrieur. Quand elles sont dans le seul appйtit infйrieur,
l’homme est changй par elles en partie, pour ainsi dire ; c’est pourquoi
on les appelle alors « propassions », mais « passions »
dans le premier cas.
En quatriиme
lieu, selon que la transmutation a plus ou moins d’intensitй. Celles qui en ont
moins sont moins proprement appelйes passions ; c’est pourquoi saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « Tout ce qui est passible n’est
pas appelй passion pour autant, mais seulement quand la passion est assez
intense pour atteindre le seuil de cette sensibilitй ; les motions
mineures et imperceptibles ne sont pas encore des passions. »
Il faut donc
savoir que dans les hommes en l’йtat de voie, s’ils sont pйcheurs, il y a des
passions relatives au bien et relatives au mal, non seulement prйvues, mais
aussi imprйvues, et intenses, et frйquentes, et consommйes ; c’est
pourquoi ils sont dits « а la remorque de leurs passions », au premier
livre de l’Йthique. Mais dans les
justes, elles ne sont jamais consommйes, car en eux, la raison n’est jamais
menйe par les passions ; elles sont cependant vйhйmentes chez les
imparfaits, mais faibles chez les parfaits, les puissances infйrieures йtant
domptйes par l’habitus des vertus morales. Ils ont toutefois des passions non
seulement prйvues, mais aussi imprйvues, et relatives non seulement au bien,
mais aussi au mal. Chez les bienheureux, en revanche, et dans l’homme en son
premier йtat, ainsi que dans le Christ en son йtat d’infirmitй, de telles
passions ne sont jamais imprйvues, йtant donnй que, а cause de la parfaite
obйissance en eux des puissances infйrieures aux supйrieures, aucun mouvement
ne s’йlиve dans l’appйtit infйrieur sans suivre le dictamen de la raison ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne
dit : « Les passions naturelles, dans le Seigneur, ne prйcйdaient pas
sa volontй ; […] c’est le voulant qu’il eut faim, le voulant qu’il eut
crainte. » Et il faut considйrer semblablement le cas des bienheureux
aprиs la rйsurrection, et celui des hommes dans le premier йtat. Mais avec
cette diffйrence, qu’il y eut dans le Christ des passions non seulement
relatives au bien, mais aussi relatives au mal : en effet, il avait un
corps passible, aussi les passions de crainte, de tristesse et autres
pouvaient-elles naturellement provenir en lui de l’imagination du
nuisible ; tandis que dans le premier йtat et chez les bienheureux, il ne
peut y avoir apprйhension d’une chose comme nuisible ; voilа pourquoi il
n’y a en eux de passion que relativement au bien, comme l’amour, la joie, etc.,
mais non la tristesse ou la colиre, ni rien de semblable.
Ainsi donc,
nous accordons qu’il y eut dans le Christ de vraies passions ; c’est
pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Conformйment а un dessein dйterminй, le
Christ a voulu йprouver ces sentiments dans son вme humaine, comme il a voulu
se faire homme. »
Rйponse aux objections :
1° Il n’est pas
nйcessaire que ce qui agit l’emporte dans l’absolu sur ce qui subit, mais а un
certain point de vue, c’est-а-dire en tant qu’il agit : et ainsi, rien
n’empкche que l’objet de l’вme du Christ l’emporte sur elle, en tant qu’il est
actif et que l’вme du Christ a quelque puissance passive.
2° Selon saint
Augustin au neuviиme livre de la Citй de
Dieu, il y eut sur ce point un dйbat entre les stoпciens et les
pйripatйticiens, mais qui semblait кtre plus une question de mots que de
rйalitйs. Car les stoпciens disaient que de telles passions ne pouvaient en
aucune faзon exister dans l’вme du sage. Or ils appelaient sage celui qui est
parfait dans les vertus, ayant pour ainsi dire la vertu de l’вme purifiйe. Les
pйripatйticiens, de leur cфtй, disent que ces passions de l’вme existent dans
le sage, mais rйglйes et soumises а la raison. Or saint Augustin prouve par
l’aveu d’un certain stoпcien que les stoпciens voulaient que de tels sentiments
imprйvus existent dans l’вme du sage, sans toutefois qu’ils soient approuvйs ou
qu’il y soit consenti ; et ils ne les appelaient pas des passions, mais
des quasi-visions ou des imaginations. D’oщ il ressort qu’en rйalitй les
stoпciens ne disaient pas autre chose que les pйripatйticiens, mais il y avait
seulement un dйsaccord sur les mots ; car ce que les pйripatйticiens
nommaient « passions », les stoпciens l’appelaient autrement. Ainsi
donc, suivant l’avis des stoпciens, Macrobe et Plotin disent que les passions
ne coexistent pas avec la vertu de l’вme purifiйe : non qu’il n’y ait pas
des mouvements imprйvus des passions dans les hommes d’une telle vertu, mais
parce que ces mouvements n’entraоnent pas la raison, et ne sont pas vйhйments
au point de beaucoup troubler la paix ; et dans le mкme sens, le
Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique
que les convoitises, chez les tempйrants, ne sont pas fortes comme elles le
sont chez les continents, quoique ni dans les uns ni dans les autres la raison
ne soit entraоnйe au consentement. Ou bien l’on peut dire, et c’est mieux, que
puisque de telles passions naissent du bien et du mal, on doit les distinguer
d’aprиs la diffйrence des biens et des maux. En effet, certains biens et maux
sont naturels, comme la nourriture, la boisson, la santй ou la maladie du
corps, etc., alors que d’autres ne sont pas naturels, comme les richesses, les
honneurs et autres choses de ce genre, dont s’occupe la vie civile. Or Plotin
et Macrobe distinguent les vertus de l’вme purifiйe par opposition aux vertus
politiques. Cela montre clairement que les vertus de l’вme purifiйe se
rencontrent en ceux qui sont totalement йloignйs du mode de vie civil, et
vaquent а la seule contemplation de la sagesse. Voilа pourquoi aucune passion
ne s’ensuit en eux des biens ou des maux civils ; ils ne sont toutefois
pas exempts des passions qui s’ensuivent des biens ou des maux naturels.
3° Tout ce qui
est causй par une cause faible peut кtre causй par une cause plus forte. Or
l’estimation certaine est une cause plus forte pour exciter les passions que le
soupзon ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne a posй celui-ci comme le
minimum pouvant causer une passion, donnant ainsi а entendre qu’elle est causйe
plus forte par une cause plus forte.
4° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, l’impassibilitй se dit en deux sens : d’abord en tant qu’elle
prive des affections qui se produisent contre la raison et troublent
l’esprit ; ensuite en tant qu’elle exclut tout sentiment. Dans la citation
susdite, la passion est donc prise dans le sens oщ elle s’oppose а la premiиre
impassibilitй, mais non dans le sens oщ elle s’oppose а la seconde. Et c’est
seulement ainsi qu’elle fut dans le Christ.
5° Le Christ fut
supйrieur aux anges en son вme intellective ; cependant il eut un appйtit
sensitif grвce auquel les passions pouvaient exister en lui, et que les anges
n’ont pas.
6° Il y eut dans
le premier homme quelques passions comme la joie et l’amour, qui sont relatifs
au bien, mais non la douleur ou la crainte, qui sont relatives au mal ; et
celles-ci se rapportent а l’infirmitй prйsente, qu’Adam n’a pas eue, mais que
le Christ a volontairement assumйe.
7° Il y eut dans
le Christ une vraie blessure du corps, et un vrai sentiment de blessure ;
c’est, en effet, quant а sa divinitй qu’il est le souverain bien auquel rien ne
peut кtre enlevй, mais non quant а son corps. Et la parole de saint Hilaire, а
ce que disent certains, a йtй ensuite rйtractйe par lui. Ou bien l’on peut dire
que, s’il a dit que le Christ n’a pas eu le sentiment de la douleur, ce n’est
pas qu’il n’ait pas senti la douleur, mais c’est parce que cette sensation
n’est pas allйe jusqu’а modifier sa raison.
8° Suivant le
cours ordinaire des choses, par le fait mкme que l’вme est glorifiйe, le corps
qui lui est uni est rendu glorieux, et impassible а l’йgard de la
blessure ; c’est pourquoi saint Augustin dit dans sa Lettre а Dioscore : « Dieu a crйй l’вme avec une nature
si puissante que, de la plйnitude du bonheur dont elle jouira а la fin des
temps et qui a йtй promise par Dieu а ses saints, rejaillira sur notre nature
infйrieure, c’est-а-dire le corps, non la bйatitude qui est le propre de
l’intelligence comprenant le bien dont elle jouit, mais la plйnitude de la
santй, c’est-а-dire la vigueur de l’incorruptibilitй. » Or le Christ,
ayant en son pouvoir son вme et son corps, avait, а cause de la puissance de la
divinitй et par une certaine disposition, а la fois la bйatitude dans son вme
et la passibilitй dans son corps, le Verbe permettant au corps ce qui lui est
propre, comme dit saint Jean Damascиne ; il y eut donc dans le Christ ceci
de singulier, que la gloire ne rejaillit pas sur le corps depuis la plйnitude
de bйatitude de l’вme.
9° Les stoпciens
n’appelaient « bien de l’homme » que ce qui mйritait aux hommes le
qualificatif de bon, c’est-а-dire les vertus de l’вme. Les autres choses,
comme les biens corporels et ce qui relиve de la fortune extйrieure, ils ne les
appelaient pas des biens mais des aises ; cependant les pйripatйticiens
les appelaient des biens, mais du dernier rang, tandis que les vertus йtaient
pour eux de trиs grands biens. Or cette diffйrence n’йtait que verbale. De mкme
en effet que, selon les pйripatйticiens, les biens du dernier rang font naоtre
des mouvements dans l’вme du sage, quoique la raison n’en soit pas troublйe, de
mкme aussi les stoпciens disaient cela des aises. Et ainsi, il n’est pas vrai
que dans l’вme du sage la tristesse ne puisse naоtre que du dйfaut de vertu.
10° Bien que, dans
le Christ, le corps ne fыt pas blessй sans que la raison le voulыt, cependant
la blessure йtait opposйe а l’appйtit de sensualitй ; et ainsi, il y eut
lа de la tristesse.
11° Saint Jean
Chrysostome parle de la blessure qui rend quelqu’un misйrable, c’est-а-dire qui
le prive du bien de la vertu ; mais la tristesse ne naоt pas seulement
d’une telle blessure, chez le sage, comme on l’a dit. L’argument n’est donc pas
concluant. Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Quand
l’йmotion de la passion atteint la raison, on dit alors que l’homme est
perturbй et menй par la passion. Or il n’appartient pas au sage d’кtre perturbй
et menй par la passion. Puis donc que le Christ fut trиs sage, il semble qu’en
lui la douleur ne parvint pas jusqu’а la raison supйrieure.
2° Chaque
puissance se dйlecte, dit-on, par la convenance de l’objet propre. La douleur
aussi ne doit donc кtre attribuйe а une puissance qu’а cause de la nuisance qui
survient du cфtй de l’objet. Or le Christ ne souffrait d’aucun dйfaut ni
empкchement relativement aux rйalitйs йternelles, qui sont les objets de la raison
supйrieure. La passion de douleur ne fut donc pas dans la raison supйrieure du
Christ.
3° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, la douleur appartient aux passions corporelles. Or la douleur ne
concerne l’вme que dans la mesure oщ elle est unie au corps. Or l’вme n’est pas
unie au corps par la raison supйrieure, puisque, suivant le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence n’est l’acte d’aucun corps. La douleur ne peut donc pas exister
dans la raison supйrieure.
4° [Le rйpondant] disait que la raison
supйrieure n’est pas unie au corps par son opйration, mais lui est cependant
unie comme une forme. En sens contraire :
selon le Philosophe au livre sur le Sommeil
et la Veille, la puissance et l’action appartiennent au mкme. Si donc
l’acte de l’intelligence appartient а l’вme sans кtre commun au corps, la
puissance intellective n’appartiendra pas non plus а l’вme en tant qu’elle est
unie au corps, et ainsi, la raison supйrieure ne sera pas unie au corps comme
une forme.
5° Selon saint
Jean Damascиne, la passion est un mouvement de la partie irrationnelle et
appйtitive. Or la douleur, la tristesse et les autres choses de ce genre sont
des passions. Elles ne furent donc pas, chez le Christ, dans la partie de la
raison supйrieure.
6° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, la douleur ou la tristesse est une des choses « qui nous
arrivent contre notre grй ». Or le Christ, par sa raison supйrieure,
voulait sa passion corporelle, et rien n’e se produisit contre sa volontй, qui
йtait trиs parfaitement conforme а la volontй divine. Il n’y eut donc pas de
tristesse ou de douleur dans la raison supйrieure du Christ.
7° [Le rйpondant] disait que la raison
supйrieure, comme raison, voulait la passion du corps, mais non comme nature. En sens contraire : la raison est la mкme
puissance, considйrйe comme raison et considйrйe comme nature : en effet,
une considйration diffйrente ne fait pas varier la substance de la rйalitй. Si
donc la raison supйrieure voulait une chose comme raison et ne la voulait pas
comme nature, la mкme puissance, au mкme instant, voulait tout ensemble une
chose et ne la voulait pas ; ce qui est impossible.
8° Selon le
Philosophe, aucune tristesse n’est opposйe ou contraire а la dйlectation qui
est dans la considйration. Or la dйlectation de la raison supйrieure a lieu
lorsqu’elle contemple les rйalitйs йternelles. Il ne peut donc y avoir en elle
aucune douleur ou tristesse. En effet, cette tristesse ou cette douleur
s’opposerait а la dйlectation contemplative. Et ainsi, il n’y eut pas de
passion de douleur ni de tristesse dans l’вme du Christ quant а la raison
supйrieure.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de
maux » ; la Glose :
« non de vices, mais de douleurs ». La douleur fut donc en n’importe
quelle partie de l’вme du Christ ; et ainsi, elle fut dans la raison
supйrieure.
2° La
satisfaction correspond а la faute. Or le Christ, dans sa Passion, a satisfait
pour la faute du premier homme. Puis donc que cette faute parvint jusqu’а la
raison supйrieure, la Passion du Christ dut atteindre, elle aussi, la raison
supйrieure.
3° Comme dit la Glose а propos de « mon вme est
remplie de maux », l’вme, en souffrant, compatit au corps auquel elle est
unie. Or la raison comme raison implique un rapport au corps : la preuve
en est que pour les anges, qui n’ont pas de corps qui leur soit naturellement
uni, nous ne disons pas « raison », mais « intelligence »,
tandis que pour les вmes unies aux corps, nous disons « raison ».
C’est donc dans la raison supйrieure en tant que raison qu’il y eut la douleur
de la Passion du Christ.
4° Toute l’вme,
suivant saint Augustin, est dans tout le corps. N’importe laquelle de ses
parties est donc unie au corps. Or la raison supйrieure, comme raison, est une
certaine partie de l’вme. Elle est donc unie au corps ; et ainsi, par la
douleur, elle compatit au corps souffrant.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dйjа dit, il y a deux passions qui font subir l’вme par
accident : l’une corporelle, qui commence par le corps et a son terme dans
l’вme en tant qu’elle est unie au corps ; l’autre est la passion animale,
qui a pour cause que l’вme apprйhende une chose par laquelle est mы l’appйtit,
dont le mouvement est suivi d’une certaine transmutation corporelle.
Si donc nous
parlons de la premiиre passion, а laquelle se rattache la douleur, il faut
dire, suivant saint Augustin, que la douleur de la Passion du Christ fut d’une
certaine faзon dans sa raison supйrieure, et d’une autre faзon non. En effet,
il y a deux choses dans la douleur : la blessure, et la perception
expйrimentale de la blessure. La blessure est principalement dans le corps,
mais consйquemment dans l’вme en tant qu’elle est unie au corps. Or l’вme est
unie au corps par son essence ; et dans l’essence de l’вme toutes les
puissances sont enracinйes ; par consйquent, dans le Christ, cette
blessure concernait l’вme et toutes ses parties, la raison supйrieure aussi, en
tant qu’elle est fondйe dans l’essence de l’вme ; par contre, la
perception expйrimentale de la blessure concerne le seul sens du toucher, comme
on l’a dйjа dit.
Si nous parlons
de la passion animale, la tristesse, qui est proprement une passion animale, ne
peut exister que dans la partie de l’вme par l’objet de laquelle la tristesse
se produit, et elle se produit par l’apprйhension et l’appйtit de cet objet. Or
aucune forme de tristesse ne pouvait survenir dans l’вme du Christ par l’objet
de la raison supйrieure, c’est-а-dire du cфtй des rйalitйs йternelles dont
elles jouissait trиs parfaitement ; voilа pourquoi la tristesse animale ne
put exister dans la raison supйrieure de l’вme du Christ.
Dans le Christ,
donc, en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, la raison
supйrieure souffrait de la douleur corporelle ; mais elle ne souffrait pas
de la tristesse animale, puisque par son acte propre elle se rapportait а la
contemplation des rйalitйs йternelles.
Rйponse aux objections :
1° L’homme est
perturbй et menй par la passion, lorsque la raison, dans son opйration propre,
suit les inclinations de la passion en consentant et en йlisant ; or la
douleur corporelle n’atteignit pas la raison supйrieure de l’вme du Christ en
transmuant sa propre raison, mais seulement en tant qu’elle est enracinйe dans
l’essence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
2° Bien que la
douleur ne fыt pas dans la raison supйrieure de l’вme du Christ si on la
rapporte а son objet propre, elle fut cependant en elle si on la rapporte а sa
racine propre, qui est l’essence de l’вme.
3° La puissance
peut кtre l’acte du corps de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est une
certaine puissance ; et dans ce cas on dit qu’elle est l’acte du corps, en
tant qu’elle dйtermine formellement un organe corporel pour qu’il exйcute son
acte propre, comme la puissance visuelle perfectionne l’њil pour qu’il
accomplisse l’acte de la vision ; et ce n’est pas ainsi que l’intelligence
est l’acte du corps. Ensuite, du point de vue de l’essence en laquelle elle est
fondйe ; et dans ce cas, tant l’intelligence que les autres puissances
sont unies au corps comme une forme, en tant qu’elles sont dans l’вme, qui est
par son essence la forme du corps.
4° Cette
objection est probante du point de vue de la puissance, mais non en tant que celle-ci
est enracinйe dans l’essence de l’вme.
5° Saint Jean
Damascиne parle de la passion animale ; et cette passion est dans
l’appйtitive sensitive comme en son sujet propre, mais elle est dans
l’apprйhensive quasi causalement, en tant que c’est par l’objet apprйhendй que
le mouvement de passion s’йlиve dans l’appйtitive. Or il y a aussi dans
l’appйtit supйrieur des opйrations semblables aux passions de l’appйtit
infйrieur, et cette ressemblance explique pourquoi les noms des passions sont
parfois attribuйs aux anges et а Dieu, comme dit saint Augustin au neuviиme
livre de la Citй de Dieu. Et de cette
faзon, on dit parfois que la tristesse est dans la raison supйrieure, quant а
l’apprйhensive et а l’appйtitive. Cependant, ce n’est pas ainsi que nous disons
que la douleur fut dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant
qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, comme on l’a dit.
6° Cette
objection prouve qu’il n’y eut pas de douleur dans la raison supйrieure, si on
la rapporte а son objet par son opйration propre ; ainsi, en effet, rien
ne se produisit sans qu’elle le voulыt.
7° La distinction
entre la raison comme raison et la raison comme nature peut кtre comprise de
deux faзons.
De la premiиre
faзon, la raison « comme nature » est appelйe raison en tant qu’elle
appartient а la nature de la crйature rationnelle, c’est-а-dire que, йtant
fondйe dans l’essence de l’вme, elle donne au corps l’кtre naturel ; mais
on parle de la raison « comme raison » d’aprиs ce qui est le propre
de la raison en tant qu’elle est raison, et c’est son acte, car les puissances
se dйfinissent par les actes. Ainsi, parce que la douleur n’est pas dans la
raison supйrieure en tant qu’elle se rapporte а son objet par son acte propre
mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, on dit que la
raison supйrieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison. Et il
en va de mкme pour la vue, qui est fondйe sur le toucher en tant que l’organe
de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure
de deux faзons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est
йmoussйe par une lumiиre trиs forte, et c’est la souffrance de la vue comme
vue ; ensuite en tant qu’elle est fondйe dans le toucher, comme lorsque
l’њil est piquй ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est
pas la souffrance de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain
toucher.
La distinction
susdite peut кtre comprise autrement : nous disons alors que la raison est
comprise comme nature, en tant que la raison se rapporte aux choses qu’elle
connaоt ou recherche naturellement ; mais nous disons qu’elle est comprise
comme raison, en tant qu’elle est ordonnйe а connaоtre ou rechercher quelque
chose par une certaine confrontation, йtant donnй que le propre de la raison
est de confronter. Or il est des choses qui, considйrйes en elles-mкmes, sont а
йviter, mais sont recherchйes en relation а autre chose : par exemple, la
faim et la soif, considйrйes en elles-mкmes, sont а йviter, mais, si on les considиre
comme utiles au salut de l’вme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi,
la raison comme raison se rйjouit а leur sujet, tandis que la raison comme
nature s’attriste а cause d’elles. Ainsi йgalement, la passion corporelle du
Christ considйrйe en soi йtait а йviter : c’est pourquoi la raison comme
nature s’en attristait et ne la voulait pas ; mais en tant qu’elle йtait
ordonnйe au salut du genre humain, alors elle йtait bonne et objet
d’appйtit ; et ainsi, la raison comme raison la voulait et en retirait une
joie.
Cependant on ne
peut rapporter cela а la raison supйrieure, mais seulement а l’infйrieure, qui
tend vers les choses qui appartiennent au corps comme vers un objet propre, et
c’est pourquoi elle peut se porter vers les passions du corps et dans l’absolu,
et avec confrontation. Mais la raison supйrieure ne tend pas vers les choses
qui appartiennent au corps comme vers des objets : en effet, elle ne tend
ainsi que vers les rйalitйs йternelles ; elle regarde vers les rйalitйs
corporelles en jugeant d’elles par les raisons йternelles, vers lesquelles elle
tend non seulement pour les voir mais aussi pour les consulter. Et ainsi la
raison supйrieure, dans le Christ, ne regardait vers la passion du corps qu’en
relation aux raisons йternelles, qui le faisaient se rйjouir de sa Passion en
tant qu’elle йtait agrйable а Dieu. Par consйquent, en aucune faзon la
tristesse ou la douleur n’avait de place dans la raison supйrieure du point de
vue de son opйration propre.
Et il n’est pas
aberrant que la mкme puissance veuille en relation а autre chose cela mкme
qu’elle ne veut pas en soi : car il peut se faire que ce qui n’est pas bon
en soi reзoive une certaine bontй de sa relation а autre chose ; quoique
cela n’ait pas lieu chez le Christ dans la raison supйrieure relativement а la
passion du corps, а laquelle elle n’est ordonnйe que comme а un objet voulu,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
8° La
considйration peut causer de la dйlectation de deux faзons. D’abord du cфtй de
l’opйration qu’est la considйration ; et ainsi, aucune tristesse n’est
opposйe ou contraire а la dйlectation qui est dans la considйration, car cette
considйration qui est cause de dйlectation n’a pas de considйration contraire
qui serait cause de tristesse : en effet, toute considйration est
dйlectable. Mais il n’en va pas de mкme du cфtй du sens, car et la tristesse et
la douleur surviennent par les opйrations des sens ; ainsi, nous nous
dйlectons du toucher de ce qui convient, mais nous souffrons du toucher de ce
qui est nuisible. Ensuite, la considйration cause de la dйlectation du cфtй de
l’objet considйrй, c’est-а-dire en tant qu’une chose est considйrйe comme bonne
ou comme mauvaise. Et ainsi, de la considйration peuvent survenir la
dйlectation et la tristesse contraire ; car dans ce cas, le fait mкme de
ne pas penser cause aussi de la tristesse, en tant qu’il est considйrй comme un
certain mal, alors qu’en soi il ne cause que la nйgation de la dйlectation.
Cependant, ce n’est pas de cette faзon que nous disons que la douleur est dans
la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinйe
dans l’essence de l’вme.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La Glose ne dit pas que l’вme du Christ
soit remplie de tristesse, mais qu’elle est remplie de douleurs, en tant
qu’elle compatit au corps. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la passion de
douleur concerne la raison supйrieure, si ce n’est en tant qu’elle est dans
l’essence de l’вme ; car ainsi, elle est unie au corps.
2° La Passion du
Christ n’йtait satisfactoire que dans la mesure oщ elle fut reзue
volontairement et par charitй ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la
douleur soit dans la partie supйrieure de la raison du Christ du point de vue
de son opйration propre, comme la faute fut en Adam par l’opйration de sa
raison supйrieure : car le mouvement mкme de charitй de celui qui souffre,
mouvement qui est dans la partie supйrieure de sa raison, correspond, dans la
satisfaction, а ce qui dans la faute dйpendit de la raison supйrieure.
3° Deux choses
sont comprises dans la raison, а savoir : une certaine participation а la
puissance intellectuelle, et en outre un obscurcissement ou une imperfection.
L’imperfection de la puissance intellectuelle accompagne donc l’вme parce
qu’elle peut кtre unie au corps, tandis que la puissance intellectuelle est en
elle parce qu’elle n’est pas abaissйe sous le corps comme les formes
matйrielles. Aussi, puisque l’opйration de la raison est dans l’вme en tant
qu’elle participe а la puissance intellectuelle, une telle opйration n’est pas
exercйe par l’intermйdiaire du corps.
4° La raison
comme raison ne dйsigne pas une puissance distincte de la raison comme nature,
mais dйsigne un certaine faзon de considйrer la puissance elle-mкme. Or, bien
que quelque puissance de l’вme, suivant une certaine faзon de la considйrer, ne
soit pas concernйe par la passion, il n’est cependant pas exclu que toute l’вme
souffre. Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La bйatitude
est plus proprement dans l’вme que dans le corps. Or le corps ne peut кtre
appelй bienheureux ou glorieux en mкme temps qu’il souffre, car l’impassibilitй
appartient а la gloire du corps. Il ne put donc y avoir non plus, dans la
raison supйrieure du Christ, en mкme temps la passion de douleur et la joie de
la fruition.
2° Le Philosophe
dit au septiиme livre de l’Йthique
que n’importe quelle dйlectation chasse la tristesse contraire, et que si elle
est vйhйmente, elle chasse toute tristesse. Or la dйlectation dont la raison
supйrieure de l’вme du Christ jouissait par la divinitй, fut trиs vйhйmente.
Elle a donc chassй du Christ toute tristesse et toute douleur.
3° La raison
supйrieure contemple plus clairement que saint Paul dans son ravissement. Or
l’вme de saint Paul, par la contemplation du vrai, fut abstraite du corps non
seulement quant а l’opйration de la raison, mais aussi quant aux opйrations
sensitives. Le Christ n’a donc pas non plus йprouvй de douleur, ni quant а la
raison ni quant au sens.
4° D’une cause
forte s’ensuit un effet fort. Or l’opйration de l’вme est cause de changement
corporel : par exemple, il est йvident que l’imagination des choses
effrayantes ou dйlectables dispose le corps au froid ou а la chaleur. Puis donc
qu’il y eut dans l’вme, quant а la raison supйrieure, une joie trиs vйhйmente,
il semble que le corps fut transmuй par cette joie. Et ainsi, la douleur ne put
exister ni dans le corps, ni dans la raison supйrieure en tant qu’elle est unie
au corps.
5° La vision de
Dieu dans son essence est plus efficace que la vision de Dieu dans une crйature
assujettie. Or la vision en laquelle Moпse vit Dieu dans une crйature
assujettie, fit qu’il ne fut pas affligй par la faim quand il jeыna quarante
jours. Donc а bien plus forte raison la vision de Dieu dans son essence, qui
convenait au Christ quant а la raison supйrieure, a-t-elle йloignй toute
affliction corporelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
6° Ce qui est en
un sommet, d’oщ il peut nйanmoins se retirer, ne subit aucun mйlange du
contraire ; ainsi la chaleur du feu, qui est en un sommet, ne subit aucun
mйlange de froid, encore que cette chaleur soit transmuable. Or la joie de la
fruition fut dans la raison supйrieure en un sommet et immuablement. Il n’y eut
donc lа aucun mйlange de douleur.
7° L’homme
est bйatifiй et en son вme, et en son corps. Or il a perdu les deux bйatitudes
par le pйchй. Mais dans le Christ, la nature humaine a йtй rendue а la
bйatitude de l’вme, qui consiste en ce que la raison supйrieure jouissait de la
divinitй. Donc а bien plus forte raison a-t-elle йtй rendue а la bйatitude du
corps, qui est moindre. Et ainsi, il n’y eut pas non plus de douleur en lui
quant au corps ; ni, par consйquent, dans la raison supйrieure en tant
qu’elle est unie au corps.
8° De mкme que
l’вme du Christ est unie au Verbe, de mкme aussi sa chair. Or, si sa chair
avait йtй glorifiйe par l’union au Verbe, aucune douleur n’aurait pu exister en
elle. Puis donc que la raison supйrieure fut bйatifiйe par l’union au Verbe,
aucune douleur ne pouvait exister en elle.
9° Selon
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, la joie et la douleur sont dans l’вme par leur essence.
Or la joie et la douleur sont contraires. Puis donc que des contraires ne
peuvent кtre dans le mкme quant а l’essence, il semble qu’il n’ait pu y avoir
dans la partie supйrieure de la raison en mкme temps la joie de la fruition et
la douleur de la Passion.
10° La douleur
s’ensuit de l’apprйhension du nuisible, la joie, de l’apprйhension du
convenant. Or il n’est pas possible d’apprйhender en mкme temps le nuisible et
le convenant, car on ne peut penser que ce qui est un, suivant le Philosophe.
Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure en mкme temps la douleur et la
joie.
11° La raison a un
plus grand pouvoir sur la sensualitй dans la nature intиgre que la sensualitй
n’en a sur la raison dans la nature corrompue. Or, dans la nature corrompue, la
sensualitй entraоne aprиs soi la raison. Donc а bien plus forte raison dans le
Christ, en qui la nature humaine fut intиgre, la raison entraоnait-elle aprиs
soi la sensualitй. Or toute la sensualitй participait а la joie de la fruition,
qui йtait dans la raison : d’oщ il ressort que l’вme du Christ йtait
totalement dйpourvue de douleur.
12° L’infirmitй
contractйe est plus grande que l’infirmitй assumйe ; et semblablement,
l’union dans la Personne est supйrieure а l’union par la grвce. Or, dans les
trois enfants, qui avaient l’infirmitй contractйe, l’union а Dieu par la grвce
garda leurs corps impassibles а l’йgard de la blessure du feu. Donc а bien plus
forte raison dans le Christ, qui n’eut que l’infirmitй assumйe, l’union dans la
Personne du Verbe de Dieu et la fruition de celui-ci conservиrent-elles la
raison exempte de la douleur de la Passion.
13° La joie de la
fruition, dans la raison supйrieure, vient de ce que celle-ci est tournйe vers
Dieu, tandis que la douleur de la Passion vient de ce qu’elle est tournйe vers
le corps. Or la raison, йtant simple, ne peut en mкme temps se tourner vers
Dieu et vers le corps, car ce qui est simple est entiиrement tournй vers ce
vers quoi il est tournй. Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure du
Christ en mкme temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.
14° [Le rйpondant] disait qu’il y eut
deux йtats dans le Christ : l’йtat de voie et l’йtat de saisie ; et
suivant ces deux йtats, il put y avoir ainsi en lui la joie de la fruition et
la douleur de la Passion. En sens contraire :
le double йtat du Christ n’фte pas la contrariйtй qui existe entre la joie et
la douleur, et ne diversifie pas le sujet de la joie et de la douleur. Or des
contraires ne peuvent pas exister dans le mкme sujet. Le double йtat du Christ
ne fait donc pas qu’il puisse y avoir en lui, quant а la raison supйrieure, en
mкme temps la douleur et la joie.
15° Les йtats de
voie et de saisie, ou bien sont contraires, ou bien ne le sont pas. S’ils sont
contraires, alors ils ne peuvent кtre en mкme temps dans le Christ. Et s’ils ne
sont pas contraires, alors, puisque les contraires ont des causes contraires,
il semble que le double йtat ne puisse pas кtre une cause pour qu’il y ait dans
le Christ en mкme temps la joie et la douleur, qui sont contraires.
16° Lorsqu’une
puissance est tendue vers son acte, l’autre puissance est retirйe du sien. Donc
а bien plus forte raison, lorsqu’une puissance est tendue vers un acte,
elle-mкme se retire d’un autre acte. Or il y eut dans la raison supйrieure une
joie intense. Elle йtait donc par lа entiиrement retirйe de la douleur.
17° [Le rйpondant] disait que la douleur
йtait matйrielle relativement а la joie ; par consйquent, la joie n’йtait
pas empкchйe par la douleur. En sens contraire :
la douleur provenait de la passion du corps, la joie provenait de la vision de
Dieu. La douleur de la Passion n’йtait donc pas matйrielle relativement а la
joie de la fruition ; et ainsi, la douleur et la joie ne purent coexister
dans la raison supйrieure du Christ.
En sens contraire :
1° Les effets
sont а proportion des causes. Or l’union de l’вme du Christ au corps йtait
cause de douleur, tandis que son union а la divinitй йtait cause de joie. Mais
ces deux unions ne s’empкchent pas ; il y eut donc dans le Christ en mкme
temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.
2° Le Christ fut
dans le mкme instant vйritablement dans l’йtat de voie et vйritablement dans
l’йtat de saisie. Il eut donc ce qui relиve de l’йtat de voie et de l’йtat de
saisie. Or il appartient а l’йtat de saisie de se rйjouir intensйment de la
fruition divine, et а l’йtat de voie de sentir les douleurs corporelles. Il y
eut donc dans le Christ en mкme temps la douleur de la Passion et la joie de la
fruition.
Rйponse :
Dans le Christ,
les deux choses en question, а savoir la joie de la fruition et la douleur de
la passion corporelle, ne se sont nullement empкchйes.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, dans l’ordre de la nature, а cause de la
liaison des puissances de l’вme dans l’unique essence, et de l’вme et du corps
dans l’кtre unique du composй, les puissances supйrieures et infйrieures, et
aussi le corps, font dйriver les uns sur les autres ce qui surabonde en l’un
d’eux ; et de lа vient que le corps est transmuй selon le chaud et le
froid par l’apprйhension de l’вme, et parfois jusqu’а la santй et la maladie,
et jusqu’а la mort : il arrive en effet que l’on encoure la mort а cause
de la joie, de la tristesse ou de l’amour. Et de lа vient qu’il se fait un rejaillissement
de la gloire mкme de l’вme sur le corps qui doit кtre glorifiй, comme le montre
clairement une prйcйdente citation de saint Augustin. Et semblablement, а
l’inverse, la transmutation du corps rejaillit sur l’вme ; en effet, l’вme
unie au corps imite ses tempйraments quant а la folie, la docilitй et les
autres choses de ce genre, comme il est dit au livre des Six Principes. De mкme, il se fait un rejaillissement des
puissances supйrieures sur les infйrieures, puisqu’un mouvement intense de la
volontй est suivi d’une passion dans l’appйtit sensitif, et que par une
contemplation intense les puissances animales sont retirйes de leurs actes ou
empкchйes de les exercer. Et а l’inverse, il se fait un rejaillissement des
puissances infйrieures sur les supйrieures, comme lorsque, par la vйhйmence des
passions qui existent dans l’appйtit sensitif, la raison est entйnйbrйe au
point de juger comme bon au plein sens du terme ce а quoi l’homme est affectй
par la passion.
Mais il en va
autrement dans le Christ. Car, а cause de la puissance divine du Verbe, l’ordre
de la nature йtait soumis а sa volontй ; il pouvait donc advenir que le
rejaillissement susdit — soit de l’вme sur le corps et vice versa, soit des puissances supйrieures sur les infйrieures et vice versa — ne se produise pas, la
puissance du Verbe faisant cela afin que la vйritй de la nature humaine fыt
attestйe quant а chacune de ses parties, et que le mystиre de notre rйparation
s’accomplоt convenablement en tout point. C’est pourquoi saint Jean Damascиne
dit au troisiиme livre : « Il йtait poussй selon sa nature par le
Verbe qui, dans son йconomie, voulait et permettait qu’il souffrоt et fоt tout
ce qui lui est propre, pour qu’on ait foi en la vйritй par toutes les њuvres de
sa nature. »
Ainsi donc, on
voit clairement que, puisqu’il y avait une joie souveraine dans la raison
supйrieure en tant que l’вme jouissait de Dieu par son opйration, cette joie
demeurait elle-mкme dans la raison supйrieure et ne dйcoulait pas sur les
puissances infйrieures de l’вme, ni sur le corps, sinon aucune douleur ni
passion n’eыt pu exister en lui. Et ainsi, l’effet de la fruition ne parvint
pas а l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ni en tant
qu’elle est la racine des puissances infйrieures ; car dans ce cas, cet
effet serait parvenu aussi au corps et aux puissances infйrieures, comme cela
se produit chez les bienheureux aprиs la rйsurrection. De mкme, а l’inverse,
parce que la douleur venait de la blessure du corps dans le corps lui-mкme et
dans l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ainsi que dans
les puissances infйrieures, elle ne pouvait pas atteindre la raison supйrieure
en tant qu’elle se tourne vers Dieu par son acte, ce qui aurait en quelque
sorte empкchй cette conversion.
Il reste donc
que la douleur elle-mкme atteignait la raison supйrieure en tant qu’elle est
enracinйe dans l’essence de l’вme ; et la joie souveraine йtait en elle en
tant qu’elle jouissait de Dieu par son acte. Et ainsi, cette joie convenait par
soi а la raison supйrieure, car c’йtait par l’acte propre de celle-ci ;
tandis que la douleur lui convenait comme par accident, car c’йtait а cause de
l’essence de l’вme, en laquelle elle est fondйe.
Rйponse aux objections :
1° De mкme que
Dieu est le bien et la vie de l’вme, de mкme l’вme est le bien et la vie du
corps ; mais il n’est pas vrai, а l’inverse, que le corps soit le bien de
l’вme. Or la passibilitй est un certain empкchement ou une nuisance touchant
l’union de l’вme et du corps. Voilа pourquoi le corps ne peut кtre bienheureux
а sa faзon en йtant passible, c’est-а-dire en ayant un empкchement concernant
la participation de son bien ; c’est pourquoi l’impassibilitй appartient а
la gloire du corps. Mais la bйatitude de l’вme consiste tout entiиre dans la
fruition de son bien, qui est Dieu ; par consйquent, l’вme qui jouit de
Dieu est parfaitement bienheureuse, mкme s’il advenait qu’elle fыt passible du
cфtй oщ elle est unie au corps, comme ce fut le cas pour le Christ.
2° Qu’une joie
vйhйmente chasse toute tristesse mкme non contraire, se produit par un
rejaillissement des puissances l’une sur l’autre, rejaillissement qui n’exista
pas dans le Christ, comme on l’a dit ; et c’est pour cette raison que les
puissances infйrieures de saint Paul lui-mкme, par la vйhйmence de la
contemplation, furent abstraites de leurs actes.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Et c’est aussi
pour cette raison qu’il se produit un changement dans le corps par l’opйration
de l’вme ; d’oщ apparaоt clairement la solution au quatriиme argument.
5° De lа vient
que Moпse, grвce а la contemplation, n’йtait aucunement ou йtait moins affligй
par la faim et la soif, bien qu’il vоt Dieu dans une crйature assujettie ;
et ainsi, la solution au cinquiиme argument est йvidente.
6° Dans le
Christ, aucun mйlange ne se fit entre la joie et la douleur. Car la joie fut
dans la raison supйrieure du cфtй par lequel elle est le principe de son
acte : c’est ainsi en effet qu’elle jouissait de Dieu ; tandis que la
douleur йtait en elle seulement parce que la blessure du corps l’atteignait en
tant qu’acte du corps, par l’intermйdiaire de l’essence en laquelle elle йtait
enracinйe, en sorte que cependant l’acte de la raison supйrieure n’йtait
nullement empкchй ; et par consйquent, il y avait а la fois une pure joie
et une pure douleur, et ainsi l’une et l’autre en un sommet.
7° Par une
certaine йconomie, il advint que la gloire de l’вme, mais non celle du corps,
fut confйrйe au Christ au premier temps de sa conception, afin que par la
gloire de l’вme il communiquвt avec Dieu, et que par la passibilitй du corps il
nous fыt semblable ; et qu’ainsi il fыt un mйdiateur convenable entre Dieu
et les hommes, nous conduisant а la gloire et offrant sa Passion а Dieu de
notre part, suivant ce passage de Hйbr. 2, 10 : « Il йtait
bien digne de celui qui voulait conduire а la gloire un grand nombre de fils,
qu’il fыt rendu parfait par la souffrance. »
8° L’вme du
Christ fut unie au Verbe de deux faзons : d’abord par l’acte de fruition,
et cette union la rendit bienheureuse ; ensuite par l’union [dans la
Personne], et par celle-ci elle n’eut pas la bйatitude mais elle eut d’кtre
l’вme de Dieu. Or, dans le cas oщ l’вme aurait йtй assumйe dans l’unitй de la
Personne sans la fruition, elle n’aurait pas йtй bienheureuse а proprement
parler : car Dieu lui-mкme n’est bienheureux que parce qu’il jouit de
lui-mкme. Si donc le corps du Christ est glorieux, ce n’est pas par le fait
mкme qu’il a йtй assumй par le Fils de Dieu dans l’unitй de la Personne, mais
seulement parce que la gloire est descendue de l’вme en lui ; et
assurйment, il n’йtait pas glorieux avant la Passion.
9° Que des
contraires soient par soi dans le mкme, est impossible ; cependant, il
arrive que des mouvements contraires soient dans le mкme, en sorte que l’un des
mouvements lui convienne par soi, et l’autre par accident ; comme lorsque
quelqu’un, marchant sur un navire, se porte au contraire de ce vers quoi le
navire se meut. Ainsi, la joie йtait par soi dans la raison supйrieure de l’вme
du Christ, car c’йtait par un acte propre, tandis que la douleur y йtait par
accident, car c’йtait par la souffrance du corps. Ou bien l’on peut dire que
cette joie et cette douleur n’йtaient pas contraires, puisqu’elles ne portaient
pas sur la mкme chose.
10° L’intelligence
ne peut penser en mкme temps au moyen de diffйrentes espиces ; mais elle
peut, par une seule espиce, penser en mкme temps plusieurs choses, ou penser en
quelque autre faзon plusieurs choses comme une. Et ainsi, l’intelligence de l’вme
du Christ et celle de n’importe quel bienheureux pensent de nombreuses choses
en mкme temps, en tant que, voyant l’essence divine, elles connaissent les
autres choses. Cependant, supposй que l’вme du Christ ne puisse penser qu’une
seule chose а la fois, cela n’empкche pas qu’il puisse en mкme temps penser une
chose et en sentir une autre par un sens corporel. Et de ces deux objets
apprйhendйs s’ensuivait dans l’вme du Christ la joie de la fruition par la
vision de Dieu, et la douleur de la Passion par la sensation de ce qui nuit.
Supposй en outre qu’il ne puisse pas en mкme temps penser une chose et en
sentir ou en imaginer une autre, les appйtits supйrieur et infйrieur pourraient
cependant кtre affectйs de faзons diffйrentes par cette chose pensйe, en sorte
que le supйrieur se rйjouirait et l’infйrieur craindrait ou souffrirait ;
comme cela se passe en celui qui espиre obtenir la santй par quelque mйdication
effrayante : car la mйdication elle-mкme, considйrйe comme salutaire par
la raison, produit la joie dans la volontй, mais amиne la crainte dans
l’appйtit infйrieur en raison de son caractиre effrayant.
11° Cet argument
vaut pour le cours ordinaire des choses. Mais il йtait particulier au Christ
qu’il n’y eыt pas de rejaillissement d’une puissance sur l’autre.
12° Le corps des
enfants ne fut pas rendu impassible dans la fournaise, mais par la puissance
divine il advint miraculeusement que des corps qui йtaient passibles ne soient
pas blessйs par le feu, comme il aurait pu se faire par la puissance divine que
ni l’вme du Christ ni le corps ne subissent rien. Mais on a dit pourquoi cela
ne se fit pas.
13° La conversion
d’une puissance vers une chose a lieu par un acte de cette puissance ; et
ainsi, la joie fut dans la raison supйrieure par une conversion а Dieu, vers
lequel elle йtait totalement tournйe ; tandis que la douleur fut dans la
raison supйrieure par l’inhйsion de celle-ci ou son adhйrence а l’essence de
l’вme comme а sa racine.
14° L’йtat de
voie est un йtat d’imperfection, alors que l’йtat de saisie est un йtat de
perfection. Le Christ fut donc dans l’йtat de voie dans la mesure oщ il portait
un corps passible, et de mкme pour l’вme ; mais il йtait dans l’йtat de
saisie, dans la mesure oщ il jouissait parfaitement de Dieu par l’acte de la raison
supйrieure. Et assurйment, cela pouvait exister dans le Christ, parce que le
rejaillissement mutuel йtait empкchй par la puissance divine, comme on l’a
dit ; et c’est aussi pour cette raison que la joie et la tristesse
pouvaient coexister en lui. Et si l’on dit que ces deux choses йtaient en lui
suivant les deux йtats, c’est parce qu’avoir les deux йtats et subir en mкme
temps la douleur et la joie procйdaient de la mкme cause.
15° Bien que
l’йtat de voie et celui de saisie soient quasiment contraires, cependant ils
pouvaient coexister dans le Christ, non sous le mкme aspect, mais а divers
points de vue. Car l’йtat de saisie йtait en lui en tant qu’il adhйrait а Dieu
par la fruition quant а la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie йtait
en lui en tant que, par une union naturelle, l’вme йtait unie au corps passible
et la raison supйrieure а l’вme elle-mкme : de sorte que l’йtat de saisie
relevait de l’acte de la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie relevait
du corps passible et de ce qui s’ensuit.
16° Il y eut
ceci de particulier dans le Christ, pour la raison dйjа йnoncйe, que, si fort
qu’une puissance tendоt vers son acte, l’autre n’йtait pas retirйe de son acte,
et jusqu’а un certain point n’йtait pas empкchйe. Et ainsi, la joie de la
raison supйrieure n’йtait empкchйe ni par la douleur qui йtait dans le sens par
l’acte du sens, ni par la douleur en tant qu’elle йtait dans la raison
supйrieure : car cette douleur n’йtait pas en elle par son acte, mais
l’atteignait en quelque faзon en tant qu’elle йtait fondйe dans l’essence de
l’вme.
17° De mкme que la
connaissance bienheureuse porte principalement sur l’essence divine, et
secondairement sur les choses qui sont connues dans l’essence divine, de mкme
l’amour et la joie des bienheureux portent principalement sur Dieu, et
secondairement sur les choses dont ils se rйjouissent а cause de Dieu. Et
ainsi, d’une certaine faзon, la douleur de la Passion pouvait кtre matйrielle
relativement а la joie de la fruition : en effet, cette joie portait principalement
sur Dieu, secondairement sur les choses qui йtaient agrйables а Dieu ; et
ainsi, elle portait sur la douleur, en tant qu’elle йtait acceptйe par Dieu,
йtant ordonnйe au salut du genre humain. Question
27 : [La grвce]
Introduction
Article 1 : La
grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ? Article 2 : La
grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ? Article 3 : Une
crйature peut-elle кtre cause de grвce ? Article 4 : Les
sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ? Article 5 : N’y
a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ? Article 6 : La
grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ? Article 7 : La
grвce est-elle dans les sacrements ?
Article 1 : La grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin, de mкme que l’вme est la vie du corps, de mкme Dieu est la vie de
l’вme. Or l’вme est la vie du corps sans la mйdiation d’aucune autre forme. Il
en va donc de mкme pour Dieu et l’вme ; et ainsi, la vie donnйe par grвce
ne l’est pas par une forme crййe existant dans l’вme.
2° La grвce
sanctifiante, dont nous parlons, ne semble pas кtre autre chose que ce par quoi
l’homme est agrйable а Dieu. Or on dit que l’homme est agrйable а Dieu en ce
sens qu’il est agrйй par Dieu. Or « agrйй » se dit de quelqu’un
d’aprиs l’agrйment de Dieu, agrйment qui est assurйment en Dieu ; tout
comme quelqu’un est dit agrйable а l’homme, non d’aprиs quelque chose qui
serait dans l’agrйй, mais d’aprиs l’agrйment qui est dans celui qui agrйe. La
grвce ne pose donc rien dans l’homme, mais seulement en Dieu.
3° Nous
approchons plus de Dieu par l’кtre spirituel de la grвce que par l’кtre
naturel. Or Dieu a fait en nous l’кtre naturel sans la mйdiation d’aucune autre
cause, car il nous a crййs immйdiatement. Il fait donc aussi en nous l’кtre
spirituel sans la mйdiation de rien d’autre ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
4° La grвce est
une certaine santй de l’вme. Or la santй ne semble rien poser d’autre, en
l’homme sain, que les humeurs йgales elles-mкmes. La grвce non plus ne pose
donc pas de forme dans l’вme, mais prйsuppose des puissances de l’вme rendues
йgales par l’йgalitй de la justice.
5° La grвce ne
semble pas кtre autre chose qu’une certaine libйralitй : donner
gratuitement semble en effet кtre la mкme chose que donner libйralement. Or la
libйralitй n’est pas en celui qui reзoit, mais en celui qui donne. La grвce est
donc, elle aussi, en Dieu qui nous donne ses biens, non en nous.
6° Aucune
crйature n’est plus noble que l’вme du Christ. Or la grвce est plus noble, car
par elle l’вme du Christ est ennoblie. La grвce n’est donc pas quelque chose de
crйй dans l’вme.
7° La grвce
est а la volontй ce que la vйritй est а l’intelligence. Or il y a une seule
vйritй que toutes les intelligences saisissent, selon Anselme. Il y a donc une
seule grвce par laquelle toutes les volontйs sont perfectionnйes. Or nulle
chose crййe unique ne peut кtre en plusieurs. La grвce n’est donc pas quelque
chose de crйй.
8° Rien n’est
dans un genre s’il n’est composй. Or la grвce n’est pas composйe, mais elle est
une forme simple. Elle n’est donc pas dans un genre. Or toute chose crййe est
en quelque genre. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй.
9° Si la
grвce est quelque chose dans l’вme, elle ne semble кtre qu’un habitus. En
effet, trois choses sont dans l’вme, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de
l’Йthique : la puissance,
l’habitus et la passion. Or la grвce n’est pas une puissance, car alors elle
serait naturelle ; elle n’est pas non plus une passion, car alors elle
regarderait principalement la partie irrationnelle ; mais en outre elle
n’est pas un habitus, car l’habitus est une qualitй difficilement mobile,
suivant le Philosophe dans les Catйgories,
tandis que la grвce s’йloigne trиs facilement, puisque par un seul acte de
pйchй mortel. La grвce n’est donc pas quelque chose dans l’вme.
10° Selon saint
Augustin, rien de crйй ne vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu. Or la
grвce vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu, car notre вme est unie а
Dieu par la grвce. La grвce n’est donc rien de crйй.
11° L’homme est
plus noble et plus parfait que les autres crйatures. Or rien n’est ajoutй aux
autres crйatures, en plus de leurs principes naturels, pour qu’elles soient
agrййes par Dieu, et cependant elles sont approuvйes par Dieu, suivant ce
passage de Gen. 1, 31 : « Dieu vit toutes les choses qu’il
avait faites, et elles йtaient trиs bonnes. » Donc aux principes naturels de
l’homme non plus, rien n’est ajoutй qui le fasse dire agrйable а Dieu ; et
ainsi, la grвce n’est pas positivement quelque chose dans l’вme.
En sens contraire :
1° А propos de ce
passage du Psaume 103, 15 : « Vous lui donnez l’huile pour
qu’elle rйpande la joie sur son visage », la Glose dit : « La grвce est un certain йclat de l’вme, qui
attire un saint amour. » Or l’йclat est positivement quelque chose dans
l’вme, et quelque chose de crйй. Donc la grвce aussi.
2° On dit que
Dieu, par la grвce, est dans les saints d’une certaine faзon spйciale au-dessus
des autres crйatures. Or on ne dit que Dieu est d’une nouvelle faзon en
quelqu’un, qu’en raison d’un effet. La grвce est donc un effet de Dieu dans
l’вme.
3° Saint Jean
Damascиne dit que la grвce est une dйlectation de l’вme. Or la dйlectation est
quelque chose de crйй dans l’вme. Donc la grвce aussi.
4° Toute action a
lieu par quelque forme. Or l’action mйritoire a lieu par la grвce. La grвce est
donc une forme dans l’вme.
Rйponse :
Le nom de
« grвce » a deux acceptions usuelles. D’abord, il dйsigne une chose
qui est donnйe gratuitement, comme nous avons coutume de dire : « Je
te fais cette grвce. » Ensuite, il dйsigne l’agrйment par lequel quelqu’un
est agrйй d’autrui, comme nous disons : « Celui-ci a la grвce du
roi », parce qu’il est agrйable au roi. Et ces deux significations ont une
relation mutuelle : en effet, une chose n’est donnйe gratuitement que
parce que celui а qui elle est donnйe est agrйable en quelque faзon. Ainsi,
dans les choses de Dieu йgalement, nous parlons de deux grвces : l’une est
appelйe grвce gratuitement donnйe, tels les dons de prophйtie, de sagesse et
autres, et ce n’est pas sur elle que porte la prйsente question, car il est
avйrй qu’une telle grвce est quelque chose de crйй dans l’вme ; l’autre
est appelйe grвce sanctifiante [litt. qui rend agrйable], elle signifie que
l’homme est agrйable а Dieu, et c’est d’elle que nous parlons maintenant.
Et il est
manifeste que cette grвce pose quelque chose en Dieu : elle pose en effet
l’acte de la volontй divine agrйant tel homme ; mais avec cela, cette
grвce pose-t-elle quelque chose dans l’homme mкme qui est agrйй ? Cela fut
douteux pour certains : certains affirmaient qu’une telle grвce n’йtait
rien de crйй dans l’вme mais seulement en Dieu. Mais cela ne peut se
soutenir : car agrйer quelqu’un, ou l’aimer, ce qui est la mкme chose,
n’est pour Dieu rien d’autre que lui vouloir quelque bien. Or Dieu veut pour
toutes les crйatures le bien de la nature, et c’est pourquoi l’on dit qu’il
aime toutes choses : « Vous aimez tout ce qui est »
(Sag. 11, 25) ; et qu’il approuve toutes choses :
« Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites »
(Gen. 1, 31). Cependant ce n’est pas en raison d’un tel agrйment que
nous disons habituellement de quelqu’un qu’il a la grвce de Dieu, mais en tant
que Dieu veut pour lui un bien surnaturel, qui est la vie йternelle ;
ainsi en Is. 64, 4 : « L’њil n’a point vu, hors vous seul,
mon Dieu, ce que vous avez prйparй а ceux qui vous aiment. » C’est
pourquoi il est dit en Rom. 6, 23 : « le don gratuit de
Dieu, c’est la vie йternelle ». Mais Dieu ne veut pas ce bien pour
quelqu’un d’indigne. Or l’homme, par sa nature, n’est pas digne d’un si grand
bien, puisqu’il est surnaturel. Voilа pourquoi, par le fait mкme de poser
quelqu’un comme agrйable а Dieu relativement а ce bien, on pose qu’il est digne
d’un tel bien dйpassant ses principes naturels ; mais, bien sыr, cela ne
meut pas la volontй divine а ordonner l’homme а ce bien, c’est plutфt
l’inverse : du fait mкme que Dieu, par sa volontй, ordonne quelqu’un а la
vie йternelle, il lui octroie quelque chose qui le rende digne de la vie
йternelle. Et c’est ce qui est dit en Col. 1, 12 : « [Dieu]
qui, en nous йclairant de sa lumiиre, nous a rendus dignes d’avoir part au sort
et а l’hйritage des saints. » Et la raison en est que, de mкme que la
science de Dieu est cause des rйalitйs, et n’est pas causйe par elles comme
notre science, de mкme sa volontй est rйalisatrice du bien, et n’est pas causйe
par lui comme notre volontй.
Ainsi donc, on
dit que l’homme a la grвce de Dieu, non seulement parce qu’il est aimй de Dieu
pour la vie йternelle, mais aussi parce qu’il lui est donnй un don par lequel
il est digne de la vie йternelle, et ce don s’appelle la grвce sanctifiante.
Autrement, en effet, on pourrait dire de celui qui est dans le pйchй mortel
qu’il est dans la grвce, si la grвce impliquait seulement l’agrйment divin,
puisqu’il arrive qu’un pйcheur soit prйdestinй а avoir la vie йternelle. Ainsi
donc, la grвce sanctifiante peut кtre dite « gratuitement donnйe »,
mais l’inverse n’est pas vrai ; car tout don gratuitement donnй ne nous
rend pas dignes de la vie йternelle.
Rйponse aux objections :
1° L’вme est la
cause formelle de la vie corporelle ; aussi vivifie-t-elle le corps sans
la mйdiation d’aucune forme. Dieu, lui, vivifie l’вme non pas comme une cause
formelle mais comme une cause efficiente, et c’est pourquoi il y a une forme
intermйdiaire ; ainsi par exemple, le peintre rend le mur blanc de maniиre
efficiente, par l’intermйdiaire de la blancheur, tandis que la blancheur le
rend blanc sans l’intermйdiaire d’aucune forme, parce qu’elle rend blanc
formellement.
2° L’agrйment qui
est dans la volontй divine relativement au bien йternel, produit elle-mкme dans
l’homme agrйй une chose qui le rende digne d’obtenir ce bien ; ce qui n’a
pas lieu dans l’agrйment humain. Et par consйquent, la grвce sanctifiante est
quelque chose de crйй dans l’вme.
3° Par la
crйation, Dieu fait en nous l’кtre naturel sans l’intermйdiaire d’aucune cause
agente, mais nйanmoins par l’intermйdiaire de quelque cause formelle : en
effet, la forme naturelle est le principe de l’кtre naturel. Et semblablement,
Dieu fait en nous l’кtre spirituel gratuit sans la mйdiation d’aucun agent,
mais nйanmoins par la mйdiation d’une forme crййe, qui est la grвce.
4° La santй est
une certaine qualitй corporelle causйe par des humeurs йgales : en effet,
elle est posйe dans la premiиre espиce de qualitй ; et par consйquent,
l’argument raisonne а partir du faux.
5° Il s’ensuit de
la libйralitй mкme de Dieu, par laquelle il veut pour nous le bien йternel,
qu’il y a en nous une chose donnйe par lui et par laquelle nous sommes rendus
dignes de ce bien.
6° Dans l’absolu,
aucune crйature n’est plus noble que l’вme du Christ ; mais d’un certain
point de vue, tout accident de l’вme est plus noble que celle-ci, en tant qu’il
se rapporte а elle comme sa forme. Ou bien l’on peut dire que la grвce n’est
pas plus noble que l’вme du Christ en tant que chose crййe, mais en tant qu’elle
est une certaine ressemblance de la divine bontй, plus expresse que la
ressemblance naturelle qui est dans l’вme du Christ.
7° Une est la
vйritй premiиre incrййe, par laquelle cependant de nombreuses vйritйs, comme
des ressemblances de la vйritй premiиre, sont causйes dans les esprits crййs,
comme dit la Glose а propos de ce
passage du Psaume 11, 2 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes,
etc. » Semblablement, une est la bontй incrййe, qui, par la participation
de la grвce, a de nombreuses ressemblances dans les esprits crййs. Il faut
cependant savoir que la grвce ne se rapporte pas а la volontй de la mкme faзon
que la vйritй se rapporte а l’intelligence : car la vйritй se rapporte а
l’intelligence comme un objet, tandis que la grвce se rapporte а la volontй
comme une forme qui la dйtermine formellement. Or il arrive qu’il y ait un mкme
objet pour diffйrentes puissances, mais pas une mкme forme.
8° Tout ce qui
est dans le genre substance est composй par composition rйelle, йtant donnй que
ce qui est dans le prйdicament substance est subsistant dans son кtre, et qu’il
est nйcessaire que son кtre soit autre que lui-mкme : sinon il ne pourrait
pas diffйrer, quant а l’кtre, des choses avec lesquelles il a en commun la
notion de sa quidditй ; et cela est requis pour toutes les choses qui sont
directement dans le prйdicament ; voilа pourquoi tout ce qui est
directement dans le prйdicament substance est au moins composй d’кtre et de
quidditй. Il y a cependant dans le prйdicament substance, par rйduction, certaines
choses, comme les principes de la substance subsistante, en lesquelles la
composition susdite ne se rencontre pas ; en effet, elles ne subsistent
pas, aussi n’ont-elles pas d’кtre propre. Semblablement les accidents, parce
qu’ils ne subsistent pas, n’ont pas proprement un кtre ; mais le sujet est
tel par eux, et c’est pourquoi on les appelle proprement « appartenant а
l’йtant » plutфt que « йtants ». Pour qu’une chose soit dans un
prйdicament d’accident, il est donc requis non pas qu’elle soit composйe par composition
rйelle, mais seulement par composition de raison, en genre et diffйrence ;
et c’est une telle composition qui se trouve dans la grвce.
9°
Bien
que la grвce soit perdue par un seul acte de pйchй mortel, cependant elle n’est
pas facilement perdue ; car pour celui qui a la grвce, il n’est pas facile
d’exercer cet acte, а cause de l’inclination qu’il a vers le contraire ;
ainsi le Philosophe dit-il au cinquiиme livre de l’Йthique qu’il est difficile pour le juste de commettre des
injustices.
10° Rien ne vient
en intermйdiaire entre notre esprit et Dieu, ni а la faзon d’un efficient, car
il est immйdiatement crйй et justifiй par Dieu, ni а la faзon d’un d’objet
bйatifiant, car l’вme devient bienheureuse par la fruition mкme de Dieu.
Cependant quelque chose peut кtre un mйdium formel qui assimile l’вme а Dieu.
11° Les crйatures
irrationnelles ne sont agrййes par Dieu que relativement aux biens
naturels ; c’est pourquoi l’agrйment divin n’ajoute rien en eux а la
condition naturelle par laquelle ils sont proportionnйs а ce genre de biens.
L’homme, en revanche, est agrйй par Dieu relativement au bien surnaturel ;
voilа pourquoi est requise une chose surajoutйe aux principes naturels, et par
laquelle il soit proportionnй а ce bien. Article 2 : La grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La grвce
sanctifiante est en nous ce don de Dieu grвce auquel nous lui sommes agrйables.
Or cela se rйalise par la charitй ; Prov. 8, 17 :
« J’aime ceux qui m’aiment. » La grвce sanctifiante est donc la mкme
chose que la charitй.
2° Saint Augustin
dit que ce bienfait de Dieu qui devance et prйpare la volontй de l’homme, est
la foi ; non cependant la foi informe, mais formйe, celle qui se rйalise
par la charitй. Puis donc que ce bienfait est la grвce sanctifiante, il semble
que la charitй soit la grвce elle-mкme.
3° Si le
Saint-Esprit est envoyй invisiblement vers quelqu’un, c’est pour l’habiter.
C’est donc suivant le mкme don qu’il est envoyй et qu’il habite. Or on dit qu’il
est envoyй suivant le don de charitй, comme le Fils l’est suivant le don de
sagesse, а cause de la ressemblance de ces dons avec les Personnes ; on
dit aussi que l’Esprit Saint habite l’вme par la grвce ; la grвce est donc
la mкme chose que la charitй.
4° La grвce est
ce don par lequel nous sommes rendus dignes d’avoir la vie йternelle. Or c’est
par la charitй que l’on est rendu digne de la vie йternelle, comme on le voit
clairement en Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimй de
mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-mкme а
lui » ; et la vie йternelle consiste dans cette manifestation. La
charitй est donc la mкme chose que la grвce.
5° On peut
considйrer que deux choses entrent dans la notion de charitй : que
l’homme, par elle, soit cher а Dieu, et que l’homme, par elle, regarde Dieu
comme cher. Or, que l’homme soit cher а Dieu, entre en premier dans la notion
de charitй, et qu’il regarde Dieu comme cher, vient en second, comme cela est
clair en 1 Jn 4, 10 : « Ce n’est pas nous qui avons
aimй Dieu, mais c’est lui qui nous a aimйs le premier. » Or la notion de
grвce consiste en ce que l’on soit, par elle, habituellement agrйable а Dieu.
Puis donc qu’кtre cher а Dieu est la mкme chose qu’кtre agrйable а Dieu, il
semble que la grвce soit la mкme chose que la charitй.
6° Saint Augustin
dit que « la charitй est le seul don qui distingue les fils du royaume des
fils de la perdition » ; car les autres dons sont communs aux bons et
aux mauvais. Or la grвce sanctifiante distingue les fils de la perdition des
fils du royaume, et elle n’existe que dans les bons. Elle est donc la mкme
chose que la charitй.
7° La grвce
sanctifiante, йtant un certain accident, ne peut кtre que dans le genre
qualitй, et seulement dans la premiиre espиce, qui est l’habitus ou la
disposition ; et puisqu’elle n’est pas une science, elle ne semble pas
кtre autre chose qu’une vertu ; et aucune vertu ne peut кtre appelйe
grвce, que la charitй, qui est la forme des vertus. La grвce est donc la
charitй.
En sens contraire :
1° Rien ne se
devance soi-mкme. Or la grвce devance la charitй, comme dit saint Augustin au
deuxiиme livre sur la Prйdestination des
saints. La grвce n’est donc pas la mкme chose que la charitй.
2°
Rom. 5, 5 : « La charitй de Dieu a йtй rйpandue dans nos
cњurs par le Saint-Esprit qui nous a йtй donnй. » Le don du Saint-Esprit
prйcиde donc la charitй comme la cause prйcиde l’effet. Or l’Esprit Saint est
donnй suivant l’un de ses dons. Il y a donc en nous un don qui prйcиde la
charitй ; et ce ne semble pas кtre autre chose que la grвce. La grвce est
donc autre chose que la charitй.
3° La grвce est
toujours en son acte, car elle rend toujours l’homme agrйable ; tandis que
la charitй n’est pas toujours en son acte, car celui qui a la charitй n’aime
pas toujours actuellement. La charitй n’est donc pas la grвce.
4° La charitй est
un certain amour. Or c’est par l’amour que nous sommes aimants. C’est donc
proprement par la charitй que nous sommes aimants. Or nous ne sommes pas
agrйables а Dieu parce que nous sommes aimants, mais c’est plutфt le
contraire ; car nos actes ne sont pas la cause de la grвce, mais c’est
l’inverse. La grвce, par laquelle nous sommes agrйables а Dieu, est donc autre
chose que la charitй.
5° Ce qui est
commun а plusieurs, n’est pas en l’un d’eux а cause d’une chose qui lui soit
propre. Or produire un acte mйritoire est commun а toute vertu. Cela ne
convient donc а aucune en ce qu’elle a de propre ; а la charitй non plus,
par consйquent. Cela lui convient donc sous un rapport commun а elle et aux
autres vertus. Or l’acte mйritoire a lieu par la grвce. La grвce implique donc
quelque chose de commun а la charitй et aux autres vertus. Mais pas commun par
prйdication, semble-t-il, car dans ce cas, il y aurait autant de grвces qu’il y
a de vertus. Cette chose est donc commune а la faзon d’une cause ; et
ainsi, la grвce est, par essence, autre que la charitй.
6° La charitй
perfectionne l’вme relativement а l’objet aimable. Or la grвce n’implique pas
de rapport а un objet — puisqu’elle n’implique pas non plus de rapport а un
acte — mais а un certain кtre, а savoir, кtre agrйable а Dieu. La grвce n’est
donc pas la charitй.
Rйponse :
Certains disent
que la grвce, par essence, est identique а la vertu quant а la rйalitй, mais
qu’elle en diffиre quant а la notion, si bien que l’on parle de vertu en ce
sens qu’elle perfectionne l’acte, mais de grвce en ce sens qu’elle rend l’homme
et son acte agrйables а Dieu ; et parmi les vertus, la charitй surtout est
grвce, selon eux. D’autres disent au contraire que la charitй et la grвce
diffиrent par essence, et qu’aucune vertu n’est grвce par essence ; et
cette opinion semble plus raisonnable.
En effet, les
fins des diverses natures йtant diffйrentes, trois choses sont prйsupposйes
pour obtenir quelque fin dans les rйalitйs naturelles : une nature
proportionnйe а cette fin, une inclination vers cette fin, qui est la fin de
l’appйtit naturel, et un mouvement vers la fin ; ainsi par exemple, il est
clair qu’il y a dans la terre une certaine nature par laquelle il lui convient
d’кtre au centre ; et de cette nature s’ensuit une inclination vers le
lieu central, qui lui fait rechercher naturellement un tel lieu, puisque c’est
par violence qu’elle est tenue йloignйe de ce lieu ; et c’est pourquoi, en
l’absence d’empкchement, elle se meut toujours vers le bas. Quant а l’homme,
par sa nature, il est proportionnй а une certaine fin, dont il a un appйtit
naturel ; et il peut agir par ses puissances naturelles pour obtenir cette
fin ; cette fin est une contemplation des rйalitйs divines telle qu’elle
est possible а l’homme suivant le pouvoir de la nature, et c’est en elle que
les philosophes ont placй la fйlicitй derniиre de l’homme.
Mais il est une
fin а laquelle l’homme est prйparй par Dieu et qui dйpasse la proportion de la
nature humaine, а savoir la vie йternelle, qui consiste dans la vision de Dieu
dans son essence, vision qui excиde la proportion de n’importe quelle nature
crййe, йtant connaturelle а Dieu seul. Il est donc nйcessaire que quelque chose
soit donnй а l’homme, non seulement par quoi il opиre en vue de la fin, ou par
quoi son appйtit soit inclinй vers cette fin, mais aussi par quoi la nature
mкme de l’homme soit йlevйe а une certaine dignitй en vertu de laquelle une
telle fin lui soit appropriйe : et c’est pour cela que la grвce est
donnйe ; alors que, pour incliner la volontй vers cette fin, c’est la
charitй qui est donnйe, et pour exйcuter les њuvres par lesquelles on acquiert
la fin susdite, les autres vertus sont donnйes.
Voilа pourquoi,
de mкme que, dans les rйalitйs naturelles, la nature elle-mкme est autre chose
que l’inclination de la nature et que son mouvement ou son opйration, de mкme
aussi dans les rйalitйs gratuites la grвce est autre chose que la charitй et
que les autres vertus. Et que cette comparaison soit correctement conзue, c’est
ce que montre clairement Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, oщ il dit que l’on ne peut avoir une opйration
spirituelle que si l’on reзoit d’abord l’кtre spirituel, de mкme que l’on ne
peut pas non plus avoir l’opйration d’une nature sans avoir d’abord l’кtre dans
cette nature.
Rйponse aux objections :
1° Dieu aime ceux
qui l’aiment, non cependant en sorte que l’amour de ceux qui l’aiment soit la
raison pour laquelle il aime lui-mкme, mais c’est plutфt l’inverse.
2° Il est dit que
la foi est une grвce prйvenante, en tant que dans le mouvement de la foi
apparaоt en premier l’effet de la grвce prйvenante.
3° Toute la
Trinitй habite en nous par la grвce, mais l’inhabitation peut кtre appropriйe spйcialement
а une Personne suivant un autre don spйcial qui a une ressemblance avec la
Personne elle-mкme, et en raison duquel on dit que la Personne est envoyйe.
4° La charitй ne
suffirait pas pour mйriter le bien йternel, si l’on ne prйsupposait l’idonйitй
de celui qui mйrite, et qui a lieu par la grвce ; autrement, en effet,
notre amour ne serait pas vraiment digne d’une telle rйcompense.
5° Il n’est pas
aberrant qu’une chose soit premiиre quant а la rйalitй, et cependant seconde
dans la notion de quelque nom ; ainsi, la cause de la santй est dans le
sujet de la santй avant la santй elle-mкme, et cependant le terme de
« sain » signifie celui qui a la santй avant de signifier la cause de
la santй. Semblablement, bien que l’amour dont Dieu nous aime soit antйrieur а
l’amour dont nous l’aimons, cependant il entre d’abord dans la notion de la
charitй qu’elle nous rende Dieu cher, et ensuite qu’elle nous rende chers а
Dieu ; en effet, le premier appartient а l’amour en tant qu’amour, mais
non le second.
6° Que seule la
charitй distingue les fils de la perdition des fils du royaume, cela lui
convient parce qu’elle ne peut pas кtre informe, comme les autres vertus ;
cela n’exclut donc pas la grвce, par laquelle la charitй elle-mкme est formйe.
7° La grвce est
dans la premiиre espиce de qualitй, bien qu’elle ne puisse pas кtre appelйe
proprement habitus, car elle n’est pas immйdiatement ordonnйe а l’acte mais а
un certain кtre spirituel qu’elle produit dans l’вme, et elle est comme une
disposition qui est relative а la gloire, qui est la grвce consommйe.
Cependant, on ne trouve rien de semblable а la grвce dans les accidents de
l’вme que les philosophes ont connus, car les philosophes n’ont connu que les
accidents de l’вme qui sont ordonnйs aux actes proportionnйs а la nature
humaine.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments, bien que certains d’entre eux ne concluent pas
rigoureusement. Article 3 : Une crйature peut-elle кtre cause de grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° En
Jn 20, 23, le Seigneur dit а ses disciples : « Les pйchйs seront
remis а ceux а qui vous les remettrez. » Cela montre clairement que les
hommes peuvent remettre les pйchйs. Or les pйchйs ne sont remis que par grвce.
Les hommes peuvent donc confйrer la grвce.
2° Denys dit au
treiziиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste que, de mкme que les corps plus proches du soleil reзoivent de lui
la lumiиre et la diffusent sur les autres corps, de mкme les substances qui
approchent Dieu reзoivent plus pleinement sa lumiиre et la transmettent aux
autres. Or la lumiиre divine est la grвce. Certaines crйatures qui reзoivent
plus pleinement la grвce peuvent donc la transmettre aux autres.
3° Le bien, selon
Denys, est diffusif de soi. Ce qui a plus de bien a donc plus de diffusion. Or
les formes spirituelles ont plus de bien que les corporelles, йtant plus
proches du souverain bien. Puis donc que les formes corporelles qui sont dans
des crйatures sont le principe de leur propre communication dans la ressemblance
de l’espиce, а bien plus forte raison celui qui a la grвce pourra-t-il causer
la grвce en autrui.
4° De mкme que la
volontй est perfectionnйe par la lumiиre divine de la grвce, de mкme
l’intelligence est perfectionnйe par la lumiиre de la vйritй. Or une crйature
peut procurer а une autre la lumiиre de l’intelligence : cela ressort de
ce que, suivant Denys, les anges supйrieurs illuminent les infйrieurs ; et
cette illumination est mкme, selon lui, « une assomption de la science
divine ». La crйature rationnelle peut donc procurer la grвce aux autres.
5° Le Christ est
notre tкte, dans sa nature humaine. Or il appartient а la tкte de diffuser vers
les membres les sens et les mouvements. Le Christ, dans sa nature humaine,
rйpand donc les sens et les mouvements spirituels — par lesquels il faut
entendre les grвces, suivant saint Augustin — vers les membres du Corps
mystique.
6° [Le rйpondant] disait que le Christ,
dans sa nature humaine, rйpand la grвce sur les hommes par ministиre. En sens contraire : le Christ, au-dessus de tous
les autres, est lui seul la tкte de l’Йglise. Or il convient aux autres
ministres de l’Йglise d’agir par mode de ministиre pour la collation de la
grвce. Il ne suffit donc pas, pour accomplir la notion de tкte, qu’il rйpande
la grвce par mode de ministиre.
7° La mort
et la Rйsurrection du Christ lui conviennent dans sa nature humaine. Or, comme
dit la Glose а propos de ce passage
du Psaume 29, 6 : « les pleurs se rйpandront le
soir », la Rйsurrection du Christ est la cause de la rйsurrection de l’вme
dans le prйsent et du corps dans le futur ; et la rйsurrection de l’вme
dans le prйsent a lieu par la grвce ; le Christ est donc cause de la grвce
dans sa nature humaine.
8° La forme
substantielle, qui donne l’кtre et la vie, est plus noble que n’importe quelle
forme accidentelle. Or quelque agent crйй a pouvoir sur la forme substantielle
qui donne l’кtre et la vie, а savoir la forme vйgйtative et sensitive. Donc а
bien plus forte raison a-t-il pouvoir sur la forme accidentelle, qui est la grвce.
9° [Le rйpondant] disait que, si la
crйature ne peut causer la grвce, c’est parce que, n’йtant pas tirйe de la
puissance de la matiиre, la grвce n’advient que par crйation ; or crййr
est propre а la puissance infinie, а cause de la distance infinie entre l’йtant
et le nйant ; et ainsi, cela ne peut convenir а aucune crйature. En sens contraire : il est impossible de
franchir les infinis. Or il advient que soit franchie la distance qui est entre
l’йtant et le nйant, car la crйature tomberait par elle-mкme dans le nйant, si
elle n’йtait tenue par la main du Crйateur, suivant saint Grйgoire. Il n’y a
donc pas une distance infinie entre l’йtant et le nйant.
10° Pouvoir crййr
la grвce implique une puissance infinie non pas au plein sens du terme, mais seulement
d’un certain point de vue ; cela ressort clairement de ce que, si nous
disions que Dieu ne peut rien faire d’autre que la grвce, nous ne dirions pas
qu’il a une puissance infinie au plein sens du terme. Or il n’est pas aberrant
que soit confйrйe а une crйature une puissance infinie d’un certain point de
vue, car la grвce elle-mкme a d’une certaine faзon une puissance infinie, en
tant qu’elle unit au bien infini. Rien n’empкche donc que la crйature ait la
puissance de causer la grвce.
11° Il appartient
а la gloire d’un roi qu’il ait а son service des soldats puissants et
valeureux. Il appartient donc а la gloire de Dieu que ceux qui lui sont soumis
soient d’un grand pouvoir. La supposition qu’un saint puisse confйrer la grвce
n’est donc en rien prйjudiciable а la gloire divine.
12° Il est dit en
Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en
Jйsus-Christ ». Or, comme il est dit en Rom. 10, 17, « la
foi vient de ce qu’on entend, et l’on entend parce que la parole du Christ a
йtй prкchйe ». Puis donc que la parole du Christ vient du prйdicateur, il
semble que la grвce, ou la justice, vienne du prйdicateur de la foi.
13° Chacun peut
donner а autrui ce qui est sien. Or la grвce, ou le Saint-Esprit, appartient а
quelque homme, car elle lui est donnйe. Quelqu’un peut donc donner la grвce ou
le Saint-Esprit а autrui.
14° Personne
ne doit rendre compte de ce qui n’est pas en son pouvoir. Or les prйlats de
l’Йglise doivent rendre compte des вmes de leurs subordonnйs ;
Hйbr. 13, 7 : « Ce sont eux qui veillent pour le bien de
vos вmes comme devant en rendre compte. » Les вmes des subordonnйs sont
donc au pouvoir des prйlats, en sorte qu’ils peuvent les justifier par la
grвce.
15° Les ministres
de Dieu sont plus agrйables а Dieu que les ministres d’un roi temporel ne sont
agrйables а ce roi. Or les ministres du roi peuvent procurer а quelqu’un la
grвce du roi. Les ministres de Dieu peuvent donc procurer la grвce.
16° Tout ce qui
est cause de la cause, est cause de l’effet. Or le prкtre est cause de
l’imposition des mains, qui est cause de ce que le Saint-Esprit soit
donnй ; Act. 8, 17 : « Ils leur imposaient les mains,
et ils recevaient le Saint-Esprit. » Le prкtre est donc cause de la grвce,
en laquelle le Saint-Esprit est donnй.
17° Toute
puissance communicable а la crйature lui a йtй communiquйe, car si Dieu a pu et
n’a pas voulu communiquer, c’est qu’il йtait jaloux ; ainsi saint Augustin
argumente-t-il pour prouver l’йgalitй du Fils. Or le pouvoir de confйrer la
grвce fut communicable а la crйature, comme dit le Maоtre au quatriиme livre,
dist. 5. Le pouvoir de confйrer la grвce a donc йtй communiquй а quelque
crйature.
18° Selon Denys,
la loi de la divinitй est que, par les кtres de rang moyen, les derniers soit
ramenйs а Dieu. Or le retour de la crйature rationnelle vers Dieu a lieu
surtout par la grвce. C’est donc par les crйatures rationnelles supйrieures que
les infйrieures obtiennent la grвce.
19° Chasser le
principal est plus que chasser l’accessoire. Or aux hommes a йtй donnй le
pouvoir d’expulser les dйmons, qui sont pour nous la cause de la mйchancetй,
comme cela est clair en Lc 10, 17 et en Mt 10, 8. Aux
hommes a donc йtй donnй le pouvoir de chasser les pйchйs, et ainsi, de confйrer
la grвce.
20° [Le rйpondant] disait qu’il fait cela
par ministиre. En sens contraire : Le
prкtre du nouveau Testament est supйrieur au prкtre de la loi ancienne. Or le
prкtre de la loi ancienne agit par mode de ministиre. Le prкtre du nouveau
Testament a donc quelque chose de plus que le ministиre.
21° L’вme vit
de la vie de nature et de la vie de la grвce. Or elle communique la vie de
nature а autre chose : le corps. Elle peut donc aussi communiquer а autrui
la vie de la grвce.
22° La faute et la
grвce sont contraires. Or l’вme peut кtre pour elle-mкme cause de faute. Elle
peut donc кtre pour elle-mкme cause de grвce.
23° L’homme est
appelй microcosme, en tant qu’il porte en soi une ressemblance du macrocosme.
Or, dans le macrocosme, quelque effet spirituel, а savoir l’вme sensitive et
vйgйtative, vient d’une crйature. Donc dans le microcosme aussi, c’est-а-dire
dans l’homme, l’effet spirituel qu’est la grвce vient d’une crйature.
24° Selon le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut faire une autre chose semblable а elle ;
et il parle de la perfection de la nature. Or la perfection de la grвce est
plus grande que celle de la nature. Un homme ayant la perfection de la grвce
peut donc йtablir autrui en la grвce.
25° L’action de la
forme est attribuйe а ce qui a la forme ; par exemple chauffer, qui est
l’acte de la chaleur, est attribuй au feu. Or justifier est l’acte de la
justice. On doit donc l’attribuer au juste. Or la justification n’a lieu que
par la grвce. Le juste peut donc, lui aussi, donner la grвce.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй
que les hommes saints ne peuvent pas donner le Saint-Esprit. Or dans le don de
la grвce, l’Esprit Saint est donnй. L’homme saint ne peut donc pas donner la
grвce.
2° Si l’homme
ayant la grвce peut donner la grвce а autrui, ce n’est pas en la crйant en lui
а partir de rien, car crйer n’appartient qu’а Dieu ; ni non plus en
donnant gйnйreusement quelque chose de la grвce qu’il a lui-mкme, car alors sa
grвce diminuerait, et il serait moins agrйable а Dieu parce qu’il fait une
њuvre agrйable а Dieu, ce qui est aberrant. L’homme ne peut donc en aucune
faзon donner la grвce а autrui.
3° Anselme prouve
en son livre Pourquoi un Dieu-homme
que la rйparation du genre humain ne pouvait se faire par un ange, car alors
l’homme serait dйbiteur de son salut а un ange, et ne pourrait aucunement
parvenir а l’йgalitй avec l’ange. Or le salut de l’homme se rйalise par la
grвce. Le mкme inconvйnient s’ensuivrait donc, si l’ange donnait la grвce а
l’homme. Et bien moins encore l’homme donne-t-il la grвce а l’homme. Aucune
crйature ne peut donc donner la grвce.
4° Selon saint
Augustin, il est plus grand de justifier un impie que de crйer le ciel et la
terre. Or c’est par la grвce que l’impie est justifiй. Puis donc qu’aucune
crйature ne peut crйer le ciel et la terre, aucune ne pourra non plus confйrer
la grвce.
5° Toute action a
lieu par une union entre l’agent et le patient. Or aucune crйature ne pйnиtre
dans l’esprit, en lequel est la grвce. Aucune crйature ne peut donc confйrer la
grвce.
Rйponse :
Il faut
accorder sans rйserve qu’aucune crйature ne peut crйer la grвce par mode
d’efficience, bien qu’une crйature puisse exercer un ministиre ordonnй а la
rйception de la grвce. Et il y a trois raisons а cela.
La premiиre se
prend de la condition de la grвce elle-mкme. En effet, comme on l’a dit, la
grвce est une certaine perfection qui йlиve l’вme а un certain кtre
surnaturel ; or aucun effet surnaturel ne peut venir d’une crйature, pour
deux raisons. D’abord, parce que promouvoir une rйalitй au-delа de son йtat de
nature n’appartient qu’а celui qui a le privilиge de fixer et de limiter les
degrйs de la nature ; or il est assurй que cela est le propre de Dieu
seul. Ensuite, parce qu’une vertu crййe n’agit que si l’on prйsuppose la
puissance de la matiиre, ou de quelque chose qui en tienne lieu. Or la
puissance naturelle de la crйature ne s’йtend pas au-delа des perfections
naturelles ; par consйquent, une crйature ne peut effectuer aucune
opйration surnaturelle. Et de lа vient que les miracles ne se produisent que
par l’action de la puissance divine, bien qu’une crйature coopиre а
l’accomplissement du miracle, que ce soit en priant ou bien en exerзant un
ministиre en quelque autre faзon. Et pour cette raison, aucune crйature ne peut
causer la grвce par mode d’efficience.
La deuxiиme
raison se prend de l’opйration de la grвce. Car par la grвce, la volontй de
l’homme est changйe : en effet, c’est elle qui prйpare la volontй de
l’homme а vouloir le bien, suivant saint Augustin. Or changer la volontй est
propre а Dieu seul, bien que l’on puisse en quelque faзon changer
l’intelligence d’autrui. Et la raison en est la suivante : puisque les
principes d’un acte sont la puissance et l’objet, l’acte d’une puissance peut
кtre changй de deux faзons. D’abord du cфtй de la puissance, lorsque quelqu’un
opиre dans la puissance elle-mкme ; ce qui n’appartient qu’а Dieu pour les
puissances qui ne sont pas liйes а des organes, c’est-а-dire l’intelligence et
la volontй ; car dans les autres puissances, un autre peut agir en quelque
faзon par accident, en tant qu’il a une action sur les organes. Ensuite du cфtй
de l’objet, c’est-а-dire en employant un objet qui meuve la puissance. Or
l’objet ne meut pas la volontй par nйcessitй, sauf ce qui est naturellement
voulu, comme la bйatitude ou quelque chose de ce genre, qui est proposй а la
volontй par Dieu seul. Quant aux autres objets, ils ne meuvent pas la volontй
par nйcessitй. Mais les premiers principes connus naturellement meuvent l’intelligence
par nйcessitй, et non seulement eux mais aussi les conclusions qui ne sont pas
connues naturellement, а cause de leur relation nйcessaire aux principes ;
а savoir que cette relation nйcessaire ne se trouve pas entre la volontй des
autres biens et le bien dйsirй naturellement, puisque l’on peut parvenir de
multiples faзons, du moins le croit-on, а ce bien dйsirй naturellement. Une
crйature peut donc suffisamment mouvoir l’intelligence du cфtй de l’objet, mais
non la volontй. Et du cфtй de la puissance, ni l’intelligence ni la volontй.
Donc, parce que nulle crйature ne peut changer la volontй, aucune crйature ne
pourra non plus confйrer la grвce, par laquelle la volontй est changйe.
La troisiиme
raison se prend de la fin de la grвce elle-mкme. En effet, la fin est
proportionnйe au principe agent, йtant donnй que la fin et le principe de tout
l’univers sont une seule chose. Voilа pourquoi, de mкme que la premiиre action
par laquelle les rйalitйs sont produites а l’existence, c’est-а-dire la
crйation, vient de Dieu seul, qui est le principe premier et la fin ultime des
crйatures, de mкme la collation de la grвce, par laquelle l’esprit rationnel
est immйdiatement uni а la fin ultime, vient de Dieu seul.
Rйponse aux objections :
1° Seul Dieu
remet les pйchйs activement, comme on le voit clairement en
Is. 43, 25 : « C’est moi-mкme qui efface vos iniquitйs pour
l’amour de moi » ; quant aux hommes, on dit qu’ils les remettent par
ministиre.
2° Denys parle de
la diffusion de la lumiиre divine par mode d’enseignement ; de la sorte,
en effet, les anges infйrieurs sont йclairйs par les supйrieurs, et c’est ce
qu’il veut dire ici.
3° Ce n’est pas
parce que la grвce manque de bontй que celui qui l’a ne peut pas la rйpandre
sur autrui, mais c’est а cause de son excellence et en mкme temps а cause de
l’imperfection de celui qui l’a : car elle-mкme transcende l’йtat de la
nature crййe, et celui qui l’a n’y participe pas de maniиre assez parfaite pour
pouvoir la communiquer.
4° Il n’en va pas
de mкme de la volontй et de l’intelligence, pour la raison susmentionnйe.
5° Le Christ, en
tant que Dieu, infuse la grвce par mode d’efficience ; en tant qu’homme,
par ministиre ; c’est pourquoi il est dit en Rom. 15, 8 :
« J’affirme, en effet, que le Christ a йtй ministre des circoncis, pour
montrer la fidйlitй de Dieu et accomplir les promesses faites а leurs
pиres. »
6° Le Christ,
dans sa nature humaine, est appelй tкte de l’Йglise au regard des autres
ministres, parce qu’il a eu un plus haut ministиre que tous les autres, en tant
que c’est par la foi en lui que nous sommes sanctifiйs, par l’invocation de son
nom que nous sommes imprйgnйs des sacrements, et par la vertu de sa Passion que
toute la nature humaine est purifiйe du pйchй de notre premier pиre ; et
il y a de nombreuses autres choses de ce genre qui conviennent au Christ en
particulier.
7° Comme dit
saint Jean Damascиne au troisiиme livre, l’humanitй du Christ fut elle-mкme
comme un certain instrument de la divinitй ; voilа pourquoi ce qui
appartient а l’humanitй, comme la Rйsurrection, la Passion, etc., se rapporte
de faзon quasi instrumentale а l’effet de la divinitй. Ainsi donc, la
Rйsurrection du Christ ne cause pas en nous la rйsurrection spirituelle comme
une cause agissant principalement, mais comme une cause instrumentale. Ou bien
l’on peut dire qu’elle est la cause de notre rйsurrection spirituelle en tant
que nous sommes bйatifiйs par la foi en lui. Ou bien encore, qu’elle est la
cause exemplaire de la rйsurrection spirituelle, en tant qu’il y a dans la Rйsurrection
du Christ elle-mкme une certaine ressemblance de notre rйsurrection
spirituelle.
8° L’вme
sensitive et l’вme vйgйtative, comme aussi les autres formes naturelles,
n’excиdent pas l’йtat de nature crййe ; voilа pourquoi l’agent naturel, si
l’on prйsuppose la puissance qui est dans la nature relativement а de telles
formes, a en quelque faзon pouvoir sur leur production ; mais il n’en va
pas de mкme pour la grвce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
9° L’argumentation
[du rйpondant] n’est pas tout а fait suffisante. Car кtre crйй appartient
proprement а la rйalitй subsistante, а laquelle appartiennent proprement l’кtre
et le devenir ; mais les formes non subsistantes, soit substantielles soit
accidentelles, ne sont pas proprement crййes, mais concrййes, de mкme qu’elles
n’ont pas l’кtre par soi, mais dans autre chose ; et bien qu’elles n’aient
pas de matiиre ex qua, qui soit une
partie d’elles, elles ont cependant une matiиre in qua, dont elles dйpendent, et par la mutation de laquelle elles
sont produites en l’кtre ; en sorte que leur devenir est proprement la
transmutation de leurs sujets ; par consйquent, а cause de la matiиre in qua, elles ne sont pas proprement
crййes. Mais il en va autrement de l’вme rationnelle, qui est une forme
subsistante ; aussi кtre crййe lui convient-il proprement.
Cependant, si
l’on suppose cette argumentation, il faut rйsoudre l’objection en disant
qu’elle conclut faux et faussement. En effet, il faut lui opposer que la
distance entre deux choses peut se comporter de trois faзons. D’abord, elle
peut кtre infinie des deux cфtйs ; par exemple, si l’une avait une
blancheur infinie, et l’autre une noirceur infinie. Et c’est de cette faзon
qu’il y a une infinie distance entre l’кtre divin et le non-кtre absolu. Ensuite,
elle peut кtre finie des deux cфtйs ; comme si l’une a une blancheur finie
et l’autre une noirceur finie. Et c’est ainsi que l’кtre crйй est distant du
non-кtre relatif. Enfin, elle peut кtre finie d’un cфtй et infinie de
l’autre ; comme si l’une avait une blancheur finie et l’autre une noirceur
infinie. Et telle est la distance entre l’кtre crйй et le non-кtre
absolu ; car l’кtre crйй est fini, mais le non-кtre absolu est infini, en
tant qu’il excиde tout manque imaginable. Cette distance peut donc кtre franchie
du cфtй oщ elle est finie, en tant que l’кtre fini lui-mкme est soit acquis
soit perdu ; mais non du cфtй oщ elle est infinie.
10° Pouvoir causer
la grвce relиve d’une puissance infinie au pein sens du terme, en tant que
c’est le propre de la puissance qui institue la nature, et cette puissance est
infinie ; aussi ces deux choses sont-elles incompatibles : pouvoir
donner la grвce et ne pas pouvoir faire d’autres choses.
11° Il appartient
а la gloire du roi que ses soldats aient une puissance de telle nature et de
telle grandeur qu’elle ne les soustraie pas а la soumission au roi, et non une
puissance qui les retirerait de sa sujйtion. Or, par la puissance de confйrer
la grвce, la crйature serait йgalйe а Dieu, puisqu’elle aurait une puissance
infinie. Ce serait donc une dйrogation а la gloire divine, si une crйature
avait une telle puissance.
12° Ce qu’on
entend n’est pas la cause suffisante de la foi ; et la preuve en est que
beaucoup entendent et ne croient pas. Mais la cause de la foi est Celui qui
fait assentir le croyant aux choses qui sont dites. Or il n’est pas poussй а
assentir par quelque nйcessitй de la raison, mais par la volontй ; voilа
pourquoi l’homme qui annonce extйrieurement ne cause pas la foi, mais c’est
Dieu qui la cause, lui qui seul peut changer la volontй. Et il cause la foi
chez le croyant en inclinant la volontй et en йclairant l’intelligence par la
lumiиre de foi, afin qu’il ne s’oppose pas aux choses qui sont proposйes par le
prйdicateur. Le prйdicateur, lui, se comporte comme quelqu’un qui dispose
extйrieurement а la foi.
13° Ce qui est
mien comme ma possession, je peux le donner а autrui, mais non ce qui est mien
comme une forme inhйrente : en effet, je ne peux pas donner а autrui ma
couleur ou ma quantitй. Or c’est ainsi que la grвce appartient а l’homme, et
non de la premiиre faзon.
14° Bien que
le prйlat ne puisse pas donner la grвce а un subordonnй, il peut cependant, en
avertissant ou en corrigeant, coopйrer а ce que la grвce soit donnйe а
quelqu’un, ou а ce que, une fois donnйe, elle ne soit pas perdue ; et
c’est sous ce rapport qu’il est tenu de rendre compte des вmes de ses
subordonnйs.
15° Les ministres
du roi temporel ne procurent а quelqu’un la grвce du roi que par mode
d’intercession. Et par consйquent, les ministres de Dieu peuvent procurer а un
pйcheur la grвce divine en l’obtenant par des priиres, mais non en la causant
de maniиre efficiente.
16° L’imposition
de la main ne cause pas la venue de l’Esprit Saint, mais celui-ci survient en
mкme temps que l’imposition de la main. C’est pourquoi, dans le texte, il n’est
pas dit que les apфtres en imposant les mains donnaient le Saint-Esprit, mais
qu’ils imposaient les mains et que les fidиles recevaient le Saint-Esprit.
Cependant, si l’on dit que l’imposition des mains est en quelque faзon la cause
de la rйception de l’Esprit Saint, comme les sacrements sont la cause de la
grвce, ainsi qu’on le dira plus loin, alors l’imposition de la main n’aura pas
cet effet en tant qu’elle vient de l’homme, mais par institution divine.
17° L’opinion du
Maоtre, ici, а savoir que le pouvoir de crйer et de justifier puisse кtre
confйrй а la crйature, n’est pas soutenue communйment ; encore que le
Maоtre ne dise pas qu’а la crйature puisse кtre confйrй le pouvoir de justifier
par autoritй, mais seulement par ministиre. Et cependant, s’il est communicable
а la crйature, il ne s’ensuit pas qu’il soit communiquй. En effet, quand on dit
que tout ce qui est communicable а la crйature lui est communiquй, il faut
l’entendre des choses que la nature requiert, mais non de celles qui peuvent
кtre ajoutйes aux principes naturels par la seule libйralitй divine ; а
leur sujet, en effet, aucune jalousie n’apparaоt si elles ne sont pas
confйrйes. Aussi le cas n’est-il pas semblable pour le Fils, car il entre dans
la notion de filiation que le fils ait la nature de celui qui engendre. Si donc
Dieu le Pиre ne communiquait pas la plйnitude de sa nature au Fils, il
semblerait que cela se ramиne soit а de l’impuissance, soit а de la
jalousie ; et surtout du point de vue de ceux qui disaient que le Pиre
engendre le Fils par nйcessitй de nature.
18° La parole de
Denys ne doit pas s’entendre en ce sens que les кtres infйrieurs seraient unis
а la fin ultime par la puissance des causes intermйdiaires, mais en ce sens que
les causes intermйdiaires disposent а cette union, soit par illumination, soit
par un quelconque autre ministиre.
19° Ce pouvoir fut
donnй aux apфtres pour expulser les dйmons des corps, et il est certain que
cela est moindre que chasser le pйchй de l’вme. En outre, il ne leur fut pas
donnй d’expulser les dйmons par leur propre puissance, mais par l’invocation du
nom du Christ, en obtenant cela par la priиre ; ce qui est dit en
Mc 16, 14 le montre clairement : « en mon nom, ils
chasseront les dйmons ».
20° Le prкtre de
la loi ancienne n’agit pas mкme par mode de ministиre pour la collation de la
grвce, si ce n’est de faзon йloignйe, par l’exhortation et l’enseignement. En
effet, les sacrements de la loi ancienne, dont il йtait le ministre, ne confйraient
pas la grвce, comme la confиrent les sacrements de la loi nouvelle, dont le
prкtre du nouveau Testament est le ministre ; par consйquent, le sacerdoce
nouveau est plus digne que l’ancien, comme le prouve l’Apфtre dans l’Йpоtre aux
Hйbreux.
21° L’вme ne
se rapporte pas de la mкme faзon а la vie naturelle et а la vie de la grвce. En
effet, elle se rapporte а la vie de la grвce comme ce qui vit par autre chose,
mais а la vie de nature comme ce par quoi autre chose vit. Voilа pourquoi elle
ne peut pas communiquer la vie de la grвce, mais elle reзoit cette vie
communiquйe ; en revanche, elle communique la vie de la nature, et
cependant ne la communique qu’en tant qu’elle est formellement unie au corps.
Or il n’est pas possible que l’вme soit formellement unie а une autre вme qui
peut vivre de la vie de la grвce ; il n’en va donc pas de mкme.
22° Il n’est pas
impossible qu’un agent agisse selon son espиce ou au-dessous ; mais rien
ne peut agir au-dessus de son espиce. Or la grвce est au-dessus de la nature de
l’вme ; mais la faute est soit au niveau de la nature, relativement а la
partie animale, soit au-dessous de la nature, relativement а la raison ;
il n’en va donc pas de mкme pour la faute et pour la grвce.
23° Dans le
microcosme qu’est l’homme, un accident spirituel n’excйdant pas la nature est
causй en quelque faзon par une puissance crййe, а savoir, la science dans le
disciple par le docteur ; mais non la grвce, car elle dйpasse la nature.
L’вme sensitive et vйgйtative, elle, est contenue sous l’ordre naturel.
24° La perfection
de la grвce est supйrieure а la perfection de la nature du cфtй de la forme qui
perfectionne, mais non du cфtй du perfectible. Car, d’une certaine faзon, ce
qui est naturel est possйdй plus parfaitement que ce qui est au-dessus de la
nature, en tant qu’il est proportionnй а la puissance active naturelle, dont le
don surnaturel excиde la proportion ; voilа pourquoi elle ne peut pas
transmettre un don surnaturel par sa propre puissance, bien qu’elle puisse
faire une chose semblable а elle dans la nature. Et cependant, cela n’est pas
universellement vrai ; car les crйatures plus parfaites ne peuvent pas
faire une chose semblable а elles, comme le soleil ne peut pas produire un
autre soleil, ni l’ange un autre ange ; mais cela est vrai seulement pour
les crйatures corruptibles, auxquelles une puissance gйnйrative a йtй procurйe
par Dieu, afin que l’кtre, qui ne peut кtre continuй selon l’individu, soit
continuй selon l’espиce.
25° Il y a deux
actes de la forme. L’un qui est l’opйration, par exemple chauffer, et c’est un
acte second ; et un tel acte de la forme est attribuй au suppфt. L’autre
acte de la forme est la dйtermination formelle de la matiиre, et c’est un acte
premier, comme vivifier le corps est l’acte de l’вme ; et un tel acte
n’est pas attribuй au suppфt de la forme. Or c’est ainsi que justifier est
l’acte de la justice ou de la grвce. Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Bernard au sermon sur la Cиne du
Seigneur, « de mкme que le chanoine est revкtu de sa charge par le
livre, l’abbй par la crosse et l’йvкque par l’anneau, de mкme les grвces, dans
leur diversitй, sont transmises par des sacrements divers ». Or le livre
n’est pas la cause du canonicat, ni la crosse celle de la dignitй d’abbй, ni
l’anneau celle de l’йpiscopat ; les sacrements ne sont donc pas non plus
causes de grвce.
2° Si le
sacrement est cause de grвce, cette cause est soit principale, soit
instrumentale. Or elle n’est pas principale, car Dieu seul est ainsi cause de
grвce, comme on l’a dit. Ni non plus instrumentale, car tout instrument a une
action naturelle selon laquelle il opиre de faзon instrumentale ; tandis
que le sacrement, йtant quelque chose de corporel, ne peut avoir aucune action
naturelle а l’йgard de l’вme, qui est rйceptrice de la grвce ; et ainsi,
il ne peut pas кtre cause instrumentale de la grвce.
3° Toute cause
active est soit perfective, soit dispositive, comme on peut le dйduire des
paroles d’Avicenne. Or le sacrement n’est pas cause perfective de la grвce, car
alors il serait cause principale de la grвce ; ni non plus dispositive,
car la disposition а la grвce est dans le mкme sujet que la grвce, c’est-а-dire
dans l’вme, que la rйalitй corporelle n’atteint pas. Le sacrement n’est donc
nullement cause de grвce.
4° S’il est cause
de grвce, c’est soit par vertu propre, soit par quelque vertu ajoutйe. Non par
vertu propre, car alors n’importe quelle eau sanctifierait comme l’eau du
baptкme. Ni, de mкme, par une vertu ajoutйe, car tout ce qui est reзu en autre
chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit ; et ainsi,
puisque le sacrement est un йlйment matйriel, comme dit Hugues de Saint-Victor,
il ne recevra qu’une vertu matйrielle, qui ne suffit pas pour produire la forme
spirituelle. Le sacrement n’est donc nullement cause de grвce.
5° Cette vertu
reзue dans l’йlйment matйriel sera soit corporelle, soit incorporelle. Si elle
est incorporelle, alors, puisqu’elle est un certain accident et que son sujet
est un corps, l’accident sera plus digne que le sujet : car l’incorporel
est plus noble que le corps. Et si c’est une vertu corporelle, et qu’elle cause
la grвce, qui est une forme spirituelle et incorporelle, il s’ensuit que l’effet
serait plus noble que la cause, ce qui est de nouveau impossible. Il est donc
impossible que le sacrement cause la grвce.
6° Si [le
rйpondant] disait qu’une telle vertu ajoutйe n’est pas quelque chose de complet
dans une espиce, mais une certaine chose incomplиte, alors en sens
contraire : l’incomplet ne peut pas кtre la cause du complet. Or la grвce
est une certaine chose complиte. Une telle vertu incomplиte ne peut donc pas
кtre cause de grвce.
7° L’agent
parfait doit avoir un instrument parfait. Or les sacrements agissent comme des
instruments de Dieu, qui est un agent trиs parfait. Ils doivent donc кtre
parfaits, et avoir une vertu parfaite.
8° Selon Denys au
cinquiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique, la loi de la divinitй est que les кtres de rang moyen
soient ramenйs par les premiers, et les derniers par ceux de rang moyen. Il est
donc contre la loi de la divinitй que, par les derniers, ceux de rang moyen ou
les premiers soient ramenйs а Dieu. Or, dans l’ordre des crйatures, les
corporelles sont les derniиres, et les substances spirituelles sont les
premiиres. Il ne convient donc pas que la grвce, par laquelle l’esprit humain
est ramenй а Dieu, soit confйrйe а cet esprit par des йlйments corporels.
9° Saint
Augustin, au livre des 83 Questions,
distingue deux actions de Dieu : l’une qu’il opиre par une crйature
assujettie, et l’autre qu’il fait immйdiatement par lui-mкme, et йclairer les
вmes est de cette derniиre sorte. Or, confйrer la grвce а l’вme, c’est
l’йclairer. Dieu ne se sert donc pas d’un sacrement comme d’un instrument
intermйdiaire pour confйrer la grвce.
10° Si а l’йlйment
matйriel est confйrйe une vertu par laquelle il puisse causer la grвce, alors
ou bien cette vertu demeure aprиs que le sacrement est accompli, ou bien elle
ne demeure pas. Si oui, alors, une fois l’eau du baptкme sanctifiйe par la
parole de vie, si quelqu’un y est baptisй aprиs le baptкme de quelqu’un
d’autre, il sera baptisй en l’absence de paroles profйrйes ; ce qui est
faux. Et si elle ne demeure pas, alors, puisqu’on ne peut rien assigner de
contraire qui la corrompe, c’est par elle-mкme qu’elle cesse ; et il
semble aberrant — puisqu’elle est un certain кtre spirituel, et parmi les plus
grands biens, йtant cause de la grвce — qu’elle s’йvanouisse si subitement.
11° L’agent
l’emporte sur le patient ; ainsi saint Augustin prouve-t-il au douziиme
livre sur la Genиse au sens littйral
que le corps n’imprime pas dans l’вme les images par lesquelles il connaоt. Or
un corps non uni а l’вme est plus йloignй de causer la forme surnaturelle de la
grвce, que le corps uni de causer en elle un effet naturel. Il ne semble donc
aucunement possible que de tels йlйments corporels, qui sont dans les
sacrements, soient causes de grвce.
12° L’вme se
dispose plus efficacement а avoir la grвce qu’elle n’est disposйe par les
sacrements, car la disposition qu’elle fait d’elle-mкme conduit а la grвce sans
le sacrement, mais l’inverse n’est pas vrai. Or, bien que l’вme se dispose а la
grвce, elle ne se montre pas comme une cause de grвce. Donc, bien que les
sacrements disposent en quelque faзon а la grвce, on ne doit pas les appeler
des causes de grвce.
13° Un artisan
expert n’use d’un instrument que comme il convient а l’instrument ; ainsi
un menuisier ne se sert pas d’un marteau pour couper. Or Dieu est un artisan
trиs expert. Il n’use donc pas d’un instrument corporel pour produire un effet
spirituel, qui ne convient pas а la nature corporelle.
14° Un sage
mйdecin emploie de plus forts remиdes pour les maladies plus fortes. Or la
maladie du pйchй est trиs forte. Donc, pour la guйrir par la collation de la
grвce, Dieu a dы appliquer des remиdes plus forts, et non des йlйments
corporels.
15° La recrйation
de l’вme doit correspondre а sa crйation par une ressemblance. Or Dieu a crйй
l’вme sans l’intermйdiaire d’aucune crйature. Donc semblablement, il doit la
recrйer par la grвce sans l’intermйdiaire d’un sacrement.
16° Avoir des
aides est, pour un agent, un signe d’impuissance. Or les instruments aident а
obtenir l’effet de l’agent principal. Il ne convient donc pas а Dieu, qui est
un agent trиs puissant, de confйrer la grвce par des sacrements comme par des
instruments.
17° En tout
instrument, une action naturelle de celui-ci est requise, qui contribue en
quelque faзon а l’effet voulu par l’agent principal. Or l’action naturelle de
l’йlйment matйriel ne semble rien faire pour l’effet de la grвce, que Dieu veut
rйaliser dans l’вme : dans le baptкme, en effet, l’ablution ne regarde pas
l’вme de plus prиs que l’eau elle-mкme. De tels sacrements n’agissent donc pas
а la faзon d’un d’instrument pour produire la grвce.
18° Les sacrements
ne sont pas confйrйs sans ministre. Si donc les sacrements sont en quelque
sorte des causes de grвce, l’homme sera aussi en quelque faзon une cause de
grвce ; ce qui s’oppose а la parole de saint Augustin disant que « le
pouvoir de justifier n’a pas йtй confйrй а l’homme, afin que l’on ne mette pas
son espoir en l’homme ».
19° Dans la grвce,
le Saint-Esprit est donnй. Si donc les sacrements sont des causes de grвce, il
seront la cause du don du Saint-Esprit ; ce qui s’oppose а saint Augustin
qui dit qu’aucune crйature « ne peut donner l’Esprit Saint ». Les
sacrements ne sont donc aucunement causes de grвce.
En sens contraire :
1° Le Maоtre, au
quatriиme livre des Sentences,
dist. 1, dйfinissant le sacrement de la loi nouvelle, s’exprime
ainsi : « Le sacrement est la forme visible de la grвce invisible, de
sorte qu’il en porte l’image et en est la cause.
2° Saint Ambroise
dit que la grвce est plus forte que la faute ; et l’Apфtre le montre
clairement en Rom. 5, 15. Or la faute est causйe dans l’вme par
l’infection du corps. La grвce peut donc кtre causйe dans l’вme par la
sanctification d’un йlйment corporel.
3° Par
l’institution des sacrements, ou quelque chose est ajoutй aux йlйments
naturels, ou rien n’est ajoutй. Si rien n’est ajoutй, alors rien n’est confйrй
au monde par l’institution des sacrements, ce qui est aberrant. Mais si une
chose est ajoutйe, alors, puisque ce n’est pas en vain, cette chose pourra
effectuer ce qu’elle ne pouvait pas effectuer auparavant. Or ce ne peut кtre
que la grвce, puisque les sacrements ont йtй instituйs pour cela. Les
sacrements peuvent donc avoir la grвce pour effet.
4° [Le rйpondant] disait que seul est
ajoutй un certain ordre relatif а la grвce. En sens
contraire : l’ordre est une certaine relation. Or la relation est
toujours fondйe sur quelque chose d’absolu, et c’est pourquoi le mouvement est
par accident dans le genre relation. Si donc un ordre est ajoutй, il est nйcessaire
que quelque chose d’absolu soit ajoutй.
5° L’absolu n’est
pas causй par le relatif, car le relatif a un кtre trиs faible. Si donc
l’institution n’ajoute aux sacrements qu’une relation, ils ne pourront pas
sanctifier par institution ; ce qui va contre Hugues de Saint-Victor.
6° [Le rйpondant] disait que ce n’est pas
cette relation qui est cause de sanctification, mais la puissance divine
prйsente aux sacrements. En sens contraire :
ou bien la puissance divine, qui est Dieu lui-mкme, est prйsente aux sacrements
aprиs l’institution autrement qu’avant l’institution, ou bien elle n’est pas
prйsente autrement. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas d’autre effet aprиs
l’institution qu’avant. Mais si elle est prйsente autrement, alors, puisque
l’on ne dit de Dieu qu’il est d’une faзon nouvelle dans une crйature que parce
qu’il fait en elle un nouvel effet, il sera nйcessaire que quelque chose soit
nouvellement ajoutй aux sacrements eux-mкmes ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
7° En certains
sacrements est requise une matiиre sanctifiйe, comme dans l’extrкme-onction et
la confirmation. Or cette sanctification n’est pas faite inutilement. Une vertu
spirituelle est donc confйrйe par elle aux sacrements, et cette vertu leur
permettra d’кtre en quelque faзon des causes de grвce, puisqu’elle est ordonnйe
а cela.
Rйponse :
Il est
nйcessaire d’affirmer que les sacrements de la loi nouvelle sont en quelque
faзon causes de grвce. En effet, on disait de la loi qu’elle tuait et qu’elle
augmentait la transgression, parce qu’elle donnait la connaissance du pйchй
mais ne confйrait pas la grвce qui vient en aide contre le pйchй. Si donc la
loi nouvelle ne confйrait pas la grвce, on dirait de mкme qu’elle tue et
qu’elle augmente la transgression ; or l’Apфtre enseigne le contraire. Et
elle ne confиre pas la grвce par la seule instruction — car la loi ancienne
avait cela — mais aussi par ses sacrements, en causant en quelque faзon la
grвce ; c’est pourquoi l’Йglise ne se contente pas du catйchisme par
lequel elle instruit celui qui se prйsente, mais elle lui ajoute des sacrements
pour que soit possйdйe la grвce, que les sacrements de la loi ancienne ne
confйraient pas mais signifiaient seulement. Or les signes se rattachent а
l’instruction. Ainsi donc, parce que la loi ancienne instruisait seulement, ses
sacrements йtaient seulement des signes de la grвce ; mais parce que la
loi nouvelle а la fois instruit et justifie, ses sacrements sont а la fois
signes et causes de la grвce. Mais comment ils sont causes, tous ne
l’enseignent pas de la mкme faзon.
Certains disent
en effet qu’ils sont causes de grвce non parce qu’ils opиrent quelque chose,
par une vertu mise en eux, pour que soit possйdйe la grвce, mais parce que la
grвce est donnйe, а leur rйception, par Dieu qui est prйsent aux sacrements, de
sorte qu’on les appelle causes de grвce а la faзon d’une cause sine qua non ; et il donnent
l’exemple suivant : le porteur d’un denier de plomb reзoit cent livres,
non point parce que le denier de plomb serait une cause agissant pour que l’on
reзoive cent livres, mais parce que celui qui peut donner a dйcrйtй que tout
porteur d’un tel denier recevrait une telle somme. Semblablement, Dieu a
dйcrйtй que quiconque reзoit le sacrement sans feinte, reзevrait la grвce, non
pas en provenance des sacrements, mais de Dieu mкme ; et ils disent que
tel йtait le sentiment du Maоtre au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, lorsqu’il disait que celui qui reзoit le
sacrement « cherche le salut en des choses infйrieures а soi, non
toutefois en provenance d’elles ». Mais cette opinion ne semble pas
conserver suffisamment la dignitй des sacrements de la loi nouvelle. En effet,
а bien considйrer l’exemple qu’ils proposent, et d’autres semblables, on ne
trouve pas que ce qu’ils appellent une cause sine qua non se rapporte а l’effet autrement que comme un signe. En
effet, le denier de plomb n’est qu’un signe de la rйception de la somme, et la
crosse n’est qu’un signe du pouvoir qui est confйrй а l’abbй. Par consйquent,
si les sacrements de la loi nouvelle se rapportent ainsi а la grвce, il
s’ensuit qu’il ne sont que des signes de la grвce, et ainsi, ils n’auront rien
de plus que les sacrements de la loi ancienne. А moins peut-кtre que l’on ne
dise que les sacrements de la loi nouvelle sont des signes de la grвce donnйe
en mкme temps qu’eux, tandis que ceux de la loi ancienne sont des signes de la
grвce promise. Mais cela regarde plus la circonstance de temps que la dignitй
des sacrements : car en ce temps-lа, la grвce йtait promise, alors que
c’est maintenant le temps de la plйnitude de la grвce, parce que la rйparation
de la nature humaine est dйjа faite ; donc, de ce point de vue, si nos
sacrements avaient eu lieu alors avec tout ce qu’ils ont maintenant, ils
n’auraient rien fait de plus que ceux-lа, et ceux-lа ne feraient maintenant pas
moins que les nфtres, sans que rien leur soit ajoutй. Voilа pourquoi il faut
rйpondre autrement, et dire que les sacrements de la loi nouvelle opиrent
quelque chose pour que soit possйdйe la grвce.
Or une chose a
deux faзons d’agir pour produire un effet. D’abord comme un agent par
soi ; et « agir par soi » se dit de ce qui agit par une forme
qui inhиre а lui а la faзon d’une nature complиte, qu’il tienne cette forme de
lui-mкme ou d’autre chose, soit naturellement, soit violemment ; et c’est
de cette faзon que l’on dit que le soleil et la lune йclairent, et que le feu
chauffe, ainsi que le fer enflammй et l’eau chaude. Ensuite, une chose agit de
faзon instrumentale pour produire un effet ; et ce n’est pas par une forme
qui inhиre а elle qu’elle agit pour produire l’effet, mais elle agit seulement
en tant qu’elle est mue par un agent par soi. En effet, la notion d’instrument
en tant qu’instrument consiste а mouvoir en йtant mы ; ainsi, ce que la forme
complиte est а l’agent par soi, le mouvement par lequel l’agent principal meut
l’instrument l’est а celui-ci, comme la scie agit pour produire le banc. En
effet, bien que la scie ait une action qui lui convient par sa forme propre,
par exemple diviser, cependant elle a un effet qui ne lui convient qu’en tant
qu’elle est mue par l’artisan, а savoir, faire une incision droite et qui
convienne а la forme de l’art. Et ainsi, l’instrument a deux opйrations :
l’une qui lui convient par sa forme propre, l’autre qui lui convient en tant
qu’il est mы par l’agent par soi, et celle-ci dйpasse la puissance de la forme
propre.
Il faut donc
rйpondre que ni le sacrement ni aucune crйature ne peuvent donner la grвce а la
faзon d’un agent par soi, car cela n’appartient qu’а la puissance divine, ainsi
qu’il ressort de l’article prйcйdent ; mais les sacrements agissent de
faзon instrumentale pour produire la grвce ; et en voici la preuve. Saint
Jean Damascиne dit, au troisiиme livre, que la nature humaine йtait dans le
Christ comme un certain organe de la divinitй ; voilа pourquoi la nature
humaine avait quelque part dans l’opйration de la puissance divine : par
exemple, c’est par un toucher que le Christ purifia le lйpreux ; ainsi, en
effet, le toucher du Christ causait de faзon instrumentale la santй du lйpreux.
Or, de mкme que la nature humaine йtait, dans le Christ, associйe de faзon
instrumentale aux effets de la puissance divine quant aux effets corporels, de
mкme quant aux spirituels ; c’est pourquoi le sang du Christ versй pour
nous eut la puissance de laver les pйchйs ; Apoc. 1, 5 :
« il nous a lavйs de nos pйchйs dans son sang » ; et
Rom. 3, 24 : « justifiйs […] en son sang ». Et ainsi,
l’humanitй du Christ est cause instrumentale de justification ; et cette
cause nous est appliquйe spirituellement par la foi et corporellement par les
sacrements — car l’humanitй du Christ est а la fois esprit et corps — afin que
nous percevions en nous l’effet de la sanctification qui a lieu par le Christ.
Aussi le plus parfait sacrement est-il celui en lequel le corps du Christ est
rйellement contenu, а savoir l’Eucharistie, et il est la consommation de tous
les autres, comme dit Denys dans la Hiйrarchie
ecclйsiastique. Les autres sacrements, eux, participent en quelque faзon а
la vertu par laquelle l’humanitй du Christ agit de faзon instrumentale pour
produire la justification, et c’est pourquoi l’Apфtre dit de celui qui est
sanctifiй par le baptкme qu’il est « sanctifiй par le sang du
Christ » (Hйbr. 10, 10). Il est donc affirmй que la Passion du
Christ opиre dans les sacrements de la loi nouvelle. Et par consйquent, les
sacrements de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme agissant de faзon
instrumentale pour produire la grвce.
Rйponse aux objections :
1° Saint Bernard
йvoque insuffisamment la notion des sacrements de la loi nouvelle, lorsqu’il
parle d’eux en tant qu’ils sont des signes et non en tant qu’ils sont des
causes.
2° Les sacrements
de la loi nouvelle ne sont pas causes principales de grвce, comme des agents
par soi, mais causes instrumentales. Et а l’instar des autres instruments, ils
ont deux actions : l’une qui excиde la forme propre et a lieu par la vertu
de la forme de l’agent principal, qui est Dieu, et tel est l’acte de
justifier ; l’autre qu’ils exercent par leur forme propre, par exemple
laver ou oindre ; et cette action atteint corporellement l’homme mкme qui
est justifiй, quant au corps par soi, et par accident quant а l’вme, qui sent
une telle action corporelle ; spirituellement, elle atteint l’вme elle-mкme,
en tant que celle-ci la perзoit dans son intelligence comme un certain signe de
la purification spirituelle.
3° Parce que la
fin ultime correspond а l’agent premier comme le principal au principal, ce
n’est pas la fin ultime qui est attribuйe а ce qui agit non principalement,
mais la disposition а la fin ultime. Et ainsi, on dit que les sacrements sont
causes de grвce а la faзon d’instruments qui disposent.
4° Pour produire
la grвce, les sacrements n’agissent pas par la vertu de leur forme propre, car
dans ce cas ils opйreraient comme des agents par soi ; mais ils agissent
par la vertu de l’agent principal qui est Dieu, vertu qui existe en eux. Or
cette vertu n’a pas un кtre complet dans la nature, mais elle est, dans un
genre de l’йtant, quelque chose d’incomplet. Et cela se voit clairement
ainsi : l’instrument meut en tant qu’il est mы ; or le mouvement est
un acte imparfait, suivant le Philosophe ; par consйquent, de mкme que les
choses qui meuvent en tant qu’elles sont dйjа assimilйes а l’agent comme si elles
йtaient au terme du mouvement, meuvent par une forme parfaite, de mкme celles
qui meuvent en tant qu’elles sont dans l’« кtre mы » lui-mкme,
meuvent par une vertu incomplиte. Et pour que l’air meuve la vue, une telle
vertu est en lui dans la mesure oщ la couleur du mur le transmue comme en
devenir et non comme en acte accompli ; aussi l’espиce de la couleur
existe-t-elle dans l’air par mode d’intention, et non par mode d’йtant complet
comme elle existe sur le mur. Semblablement, les sacrements agissent pour
produire la grвce parce que Dieu les meut pour ainsi dire vers cet effet. Et ce
mouvement englobe l’institution, la sanctification et l’application а celui qui
approche des sacrements ; c’est pourquoi ils ont une vertu non par mode
d’йtant complet, mais comme incomplиtement. Et ainsi, il n’est pas aberrant que
la vertu spirituelle soit dans une rйalitй matйrielle, comme les espиces des
couleurs sont spirituellement dans l’air.
5° А proprement
parler, cette vertu ne peut кtre appelйe ni corporelle, ni incorporelle :
en effet, corporel et incorporel sont des diffйrences de l’йtant complet. Mais
on dit proprement que la vertu est relative а l’incorporel, comme le mouvement
est plutфt appelй « relatif а l’йtant » que « йtant ». Or
l’objection procиde comme si cette vertu йtait une certaine forme complиte.
6° L’incomplet ne
peut кtre la cause du complet comme un agent par soi ; cependant
l’incomplet peut кtre ordonnй en quelque faзon au complet а la faзon d’une
cause instrumentale, comme nous disons que le mouvement de l’instrument est la
cause de la forme induite par l’agent principal.
7° Il est de
la perfection de l’instrument non pas qu’il agisse par une vertu complиte, mais
qu’il agisse en tant qu’il est mы, et par consйquent, par une vertu
incomplиte ; il ne s’ensuit donc pas que les sacrements soient des
instruments imparfaits, bien que leur vertu ne soit pas un йtant complet.
8° L’instrument
se rapporte а l’action comme une chose par laquelle on agit, plutфt que comme
une chose qui agit : en effet, il appartient а l’agent principal qu’il
agisse par un instrument. Et de la sorte, bien que les derniers ne ramиnent pas
vers Dieu les premiers ou ceux de rang moyen, ils peuvent cependant se
comporter comme des кtres par lesquels se fait le retour а Dieu des premiers et
de ceux de rang moyen. C’est pourquoi Denys dit qu’il nous est naturel d’кtre
conduits vers Dieu par les sensibles comme par la main. C’est aussi la cause
qu’il donne de la nйcessitй de sacrements visibles, au premier chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.
9° Il
convient а Dieu d’йclairer l’вme sans l’intermйdiaire d’une crйature qui agisse
pour produire l’illumination de l’вme comme un agent principal et par
soi ; cependant il peut y avoir un mйdium agissant de faзon instrumentale
et dispositive.
10° Il est des
sacrements pour lesquels une matiиre sanctifiйe est requise, comme dans
l’extrкme-onction et la confirmation ; il en est d’autres pour lesquels
elle n’est pas requise par une nйcessitй du sacrement. Il est donc vrai pour
tous que la vertu du sacrement ne consiste pas seulement dans la matiиre, mais
dans la matiиre et la forme en mкme temps, ces deux choses йtant un seul
sacrement ; par consйquent, la matiиre du sacrement peut bien кtre
appliquйe а un homme, sans la forme convenable des paroles et les autres choses
qui sont requises pour cela, l’effet du sacrement ne s’ensuit pas. Mais dans
les sacrements qui ont besoin d’une matiиre sanctifiйe, la vertu du sacrement,
aprиs l’usage du sacrement, reste dans la matiиre partiellement et non
complиtement. Et dans les sacrements qui n’ont pas besoin de matiиre
sanctifiйe, rien ne reste aprиs l’usage du sacrement ; aussi l’eau en
laquelle un baptкme a йtй cйlйbrй n’a-t-elle rien de plus qu’une autre eau,
sauf peut-кtre а cause du mйlange de chrкme, qui n’est cependant pas de
nйcessitй pour le sacrement. Et il n’est pas aberrant que cette vertu cesse,
car cette vertu se comporte comme existant en devenir et dans l’« кtre
mы », comme on l’a dit ; et une telle vertu cesse lorsque cesse la
motion du moteur : en effet, aussitфt que le moteur cesse de mouvoir, le
mobile cesse aussi d’кtre mы.
11° Bien que
l’йlйment corporel soit moins noble que l’вme et pour cette raison ne puisse
rien effectuer dans l’вme par la vertu de sa nature propre, cependant il peut
effectuer quelque chose dans l’вme en tant qu’instrument agissant dans la
puissance divine.
12° L’вme agit en
disposant а la grвce en vertu de sa nature propre, tandis que le sacrement le
fait par la puissance divine comme instrument de celle-ci ; il n’en va
donc pas de mкme.
13° Par sa forme
propre, le sacrement signifie ou est de nature а signifier l’effet auquel il
est divinement ordonnй ; et par consйquent, il est un instrument
convenable, car les sacrements causent en signifiant.
14° Les sacrements
de la loi nouvelle ne sont pas des remиdes faibles, mais forts, en tant que la
Passion du Christ opиre en eux. Par contre, les sacrements de la loi ancienne,
qui ont prйcйdй la Passion du Christ, sont appelйs faibles, comme on le voit
clairement en Gal. 4, 9 : « Comment retournez-vous а ces
pauvres et faibles rudiments ? »
15° La crйation ne
prйsuppose rien qui puisse recevoir l’action d’un agent instrumental ;
mais la recrйation le prйsuppose ; il n’en va donc pas de mкme.
16° Ce n’est pas
parce qu’il en a besoin que Dieu se sert d’instruments ou de causes
intermйdiaires dans son action, mais pour une convenance des effets. En effet,
il est convenable que les remиdes divins nous soient procurйs suivant notre
mode, c’est-а-dire par les rйalitйs sensibles, comme dit Denys au premier
chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.
17° L’action
naturelle de l’instrument matйriel aide а obtenir l’effet du sacrement, en tant
que par elle le sacrement est appliquй au receveur, et en tant que la
signification du sacrement est accomplie par l’action susdite, comme la
signification du baptкme est accomplie par l’ablution.
18° Il est des
sacrements pour lesquels un ministre dйterminй n’est pas requis, comme on le
voit dans le cas du baptкme ; et pour ceux-ci, la vertu du sacrement ne
rйside nullement dans le ministre. Mais il en est d’autres pour lesquels un
ministre dйterminй est requis, et la vertu de ceux-lа rйside partiellement dans
le ministre, comme aussi dans la matiиre et la forme. Toutefois, on dit du ministre
qu’il ne justifie que par mode de ministиre, en tant qu’il agit pour produire
la justification en confйrant le sacrement.
19° Le
Saint-Esprit n’est donnй que par celui qui cause la grвce comme un agent
principal, ce qui n’appartient qu’а Dieu ; voilа pourquoi Dieu seul donne
le Saint-Esprit. Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Rien n’est
divisй contre soi-mкme ; or la grвce se subdivise en opйrante et
coopйrante. Il y a donc diffйrentes grвces : l’opйrante et la
coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas qu’une grвce sanctifiante dans un
homme.
2° [Le rйpondant] disait qu’il y a, quant а
l’habitus, une seule grвce opйrante et coopйrante, mais que la division se
prend des diffйrents actes. En sens contraire :
les habitus se distinguent par les actes. Si donc les actes sont diffйrents, il
ne pourra y avoir un seul habitus pour l’une et l’autre grвce.
3° Nul n’a besoin
de demander ce qu’il a dйjа. Or celui qui a la grвce prйvenante trouve
nйcessaire de demander la subsйquente, suivant saint Augustin. Il n’y a donc
pas une unique grвce prйvenante et subsйquente.
4° [Le rйpondant] disait que celui qui a la
grвce prйvenante ne demande pas la grвce subsйquente comme une autre grвce,
mais comme la conservation de la mкme grвce. En sens
contraire : la grвce est plus puissante que la nature. Or l’homme
dans l’йtat de nature intиgre a pu se maintenir par lui-mкme en ce qu’il avait
reзu, comme il est dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24. Celui qui a reзu la grвce prйvenante peut
donc se maintenir en elle ; et ainsi, il n’a pas besoin de demander cela.
5° La forme se
diversifie d’aprиs la diversitй des perfectibles. Or la grвce est la forme des
vertus. Puis donc que les vertus sont nombreuses, la grвce ne pourra кtre
unique.
6° La grвce
prйvenante concerne la voie, tandis que la grвce subsйquente concerne la
gloire ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « Elle nous devance
pour que nous vivions selon la piйtй, elle nous suit pour que nous vivions а
jamais avec Dieu ; elle nous devance pour que nous soyons appelйs, elle
nous suit pour que nous soyons glorifiйs. » Or la grвce de la voie n’est
pas la mкme que la grвce de la patrie, puisqu’il n’y a pas une mкme perfection
pour la nature crййe et pour la nature glorifiйe, comme dit le Maоtre au
deuxiиme livre, dist. 3. La grвce prйvenante et la grвce subsйquente ne
sont donc pas la mкme chose.
7° La grвce
opйrante concerne l’acte intйrieur, mais la grвce coopйrante, l’acte
extйrieur ; c’est pourquoi saint Augustin dit qu’elle « prйvient pour
que l’on veuille, et suit pour que l’on ne veuille pas en vain ». Or ce
n’est pas la mкme chose qui est au principe de l’acte intйrieur et de l’acte
extйrieur ; par exemple dans le cas des vertus, on voit clairement que la
charitй est donnйe pour l’acte intйrieur, mais que la force, la justice et
autres vertus semblables sont donnйes pour les actes extйrieurs. Ce n’est donc
pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante, ou prйvenante et subsйquente.
8° De mкme que la
faute est dans l’вme un dйfaut du cфtй de la volontй, de mкme l’ignorance est
un dйfaut du cфtй de l’intelligence. Or aucun habitus unique ne chasse toute
ignorance de l’intelligence. Il ne peut donc pas non plus y avoir un habitus
unique qui chasse toute faute de la volontй. Or la grвce chasse toute faute. La
grвce n’est donc pas un habitus unique.
9° La grвce et la
faute sont contraires. Or une faute unique n’infecte pas toutes les puissances
de l’вme. Une grвce unique ne peut donc pas non plus les perfectionner toutes.
10° А propos de ce
passage de Ex. 33, 13 : « Si j’ai trouvй grвce », la Glose dit : « Pour les saints,
une seule grвce ne suffit pas. Il en est une qui prйcиde, afin qu’ils
connaissent et aiment Dieu ; l’autre est celle qui suit, afin qu’ils se
gardent purs, inviolйs, et qu’ils progressent. » Et ainsi, il n’y a pas
qu’une grвce dans un homme.
11° Un mode
diffйrent comportant une difficultй spйciale requiert un habitus
diffйrent ; ainsi, pour confйrer de grands dons, qui par leur grandeur
font difficultй, une vertu spйciale — la magnificence — est requise en plus de
la libйralitй, qui se limite aux dons communs. Or, bien vouloir avec
persйvйrance ajoute а bien vouloir simplement une difficultй spйciale ;
par ailleurs, bien vouloir simplement est le propre de la grвce prйvenante,
tandis que bien vouloir avec persйvйrance est le propre de la grвce
subsйquente ; c’est pourquoi saint Augustin dit que la grвce prйvient pour
que l’homme veuille, et qu’elle suit pour qu’il accomplisse ou persiste. La
grвce subsйquente est donc un autre habitus que la grвce prйvenante.
12° Les sacrements
de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme on l’a dit. Or les diffйrents
sacrements ne sont pas ordonnйs au mкme effet. Il y a donc en l’homme diverses
grвces, qui sont confйrйes par les diffйrents sacrements.
13° [Le rйpondant] disait que les sacrements
suivants ne sont pas confйrйs pour amener une autre grвce, mais pour augmenter
celle que l’on possиde. En sens contraire :
l’augmentation de la grвce ne fait pas varier l’espиce de la grвce. Si donc les
causes sont а proportion des effets, il s’ensuivrait de la rйponse
susmentionnйe que les sacrements ne diffйreraient pas par l’espиce.
14° [Le rйpondant] disait que les
sacrements diffиrent par l’espиce selon les diffйrentes grвces gratuitement
donnйes qui sont confйrйes dans les divers sacrements, et qui sont les effets
propres des sacrements. En sens contraire :
la grвce gratuitement donnйe ne s’oppose pas а la faute. Puis donc que les
sacrements sont surtout ordonnйs contre la faute, il semble que les effets
propres des sacrements, d’aprиs lesquels les sacrements se distinguent, ne sont
pas des grвces gratuitement donnйes.
15° Diverses
blessures sont infligйes а l’вme par les diffйrents pйchйs, et toutes sont
assurйment guйries par la grвce. Puis donc qu’aux diverses blessures
correspondent diffйrents remиdes — car, selon la parole de saint Jйrфme,
« ce qui guйrit le talon ne guйrit pas l’њil » —, il semble qu’il y
ait diffйrentes grвces.
16° Le mкme ne
peut pas simultanйment кtre possйdй et non possйdй par le mкme. Or
quelques-uns, comme les petits enfants baptisйs, ont la grвce opйrante sans
avoir la grвce coopйrante. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et
coopйrante.
17° La grвce est
proportionnйe а la nature comme la perfection est proportionnйe au perfectible.
Or ainsi en est-il dans la nature humaine, que l’кtre et l’opйration ne
viennent pas immйdiatement du mкme principe : car l’вme est principe
d’кtre par son essence, mais principe d’opйration par sa puissance. Puis donc
que, dans les rйalitйs gratuites, la grвce opйrante ou prйvenante est le
principe d’oщ provient l’кtre spirituel, alors que la grвce coopйrante est le
principe de l’opйration spirituelle, il semble que ce ne soit pas la mкme grвce
qui est opйrante et coopйrante.
18° Un habitus
unique ne peut produire deux actes tout ensemble et au mкme instant. Or l’acte
de la grвce opйrante, qui est de justifier ou de guйrir l’вme, et l’acte de la
grвce coopйrante ou subsйquente, qui est d’agir avec justice, sont simultanйs
dans l’вme. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et
coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas une seule grвce dans l’homme.
En sens contraire :
1° Lа oщ une
seule chose suffit, il est superflu d’en poser plusieurs. Or une seule grвce
suffit а l’homme pour le salut, car il est dit en
2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Il n’y a
donc qu’une seule grвce dans l’homme.
2° La relation ne
diversifie pas l’essence de la rйalitй. Or la grвce coopйrante n’ajoute а la
grвce opйrante qu’une relation. C’est donc essentiellement la mкme grвce qui
est opйrante et coopйrante.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, on appelle « grвce » soit celle qui est
gratuitement donnйe, soit celle qui est sanctifiante.
Or il est
manifeste qu’il y a diverses grвces gratuitement donnйes. Il existe en effet
diverses choses qui sont confйrйes а l’homme divinement et gratuitement,
au-dessus du mйrite et du pouvoir de la nature humaine, telles la prophйtie,
l’opйration des miracles et autres choses semblables, dont l’Apфtre dit en
1 Cor. 12, 4 : « Il y a diversitй de grвces. »
Mais la prйsente recherche ne porte pas sur celles-ci.
La grвce
sanctifiante, elle, comme on peut le voir d’aprиs ce qui a йtй dit, se prend de
deux faзons : d’abord au sens de l’agrйment divin, qui est la volontй
gratuite de Dieu ; ensuite au sens d’un certain don crйй qui perfectionne
l’homme formellement et le rend digne de la vie йternelle.
Si donc l’on
prend la grвce de cette seconde faзon, il est impossible qu’il y ait plusieurs
grвces en un seul homme. Et la raison en est la suivante : le terme de
« grвce » signifie que, par elle, l’homme est suffisamment ordonnй а
la vie йternelle ; en effet, gratus
[i. e. agrйable] est une
faзon de dire « agrйй par Dieu pour qu’il ait la vie йternelle ». Or,
si l’on affirme qu’une chose ordonne suffisamment а quelque terme unique, cette
chose doit nйcessairement кtre unique ; car s’il y en avait plusieurs,
aucune d’elles ne suffirait, ou bien l’une d’elles serait superflue. Mais il en
dйcoule nйcessairement que la grвce aussi est une unique chose simple. En
effet, il serait possible que rien qui soit un ne rende suffisamment digne de
la vie йternelle, mais pour cela l’homme serait rendu digne par plusieurs choses,
par exemple par plusieurs vertus ; que si l’en йtait ainsi, aucune de ces
nombreuses choses ne pourrait кtre appelйe grвce, mais toutes en mкme temps
seraient appelйes une grвce unique, car de toutes celles-ci ne rйsulterait dans
l’homme qu’une seule dignitй relativement а la vie йternelle. Or ce n’est pas
ainsi que la grвce est une, mais elle l’est comme l’est un seul habitus
simple : et ce, parce que l’habitus se diversifie dans l’вme relativement
aux divers actes ; or les actes eux-mкmes ne sont pas la raison de
l’agrйment divin, mais c’est d’abord l’homme qui est agrйй par Dieu, ensuite
ses actes, comme on le lit en Gen. 4, 4 : « Le Seigneur
regarda favorablement Abel et ses prйsents. » Par consйquent, ce don que
Dieu accorde а ceux qu’il agrйe dans son royaume et dans sa gloire, est
prйsupposй aux perfections ou aux habitus par lesquels les actes humains sont
perfectionnйs pour кtre dignes d’кtre agrййs par Dieu. Et ainsi, il est
nйcessaire que l’habitus de la grвce demeure indivis, йtant antйrieur aux
choses par lesquelles se fait la distinction des habitus dans l’вme.
Mais si l’on
prend la grвce sanctifiante de la premiиre faзon, c’est-а-dire au sens de la
volontй gratuite de Dieu, alors il est avйrй qu’il n’y a, du cфtй de Dieu mкme
agrйant, qu’une seule grвce de Dieu, non seulement pour un homme mais aussi
pour tous : car rien de ce qui est en lui ne peut кtre divers ; en
revanche, elle peut кtre multiple du cфtй des effets divins : ainsi
disons-nous que tout effet que Dieu produit en nous par sa volontй gratuite,
par laquelle il nous agrйe dans son royaume, relиve de la grвce sanctifiante,
comme celui de nous envoyer de bonnes pensйes et de saintes affections. Ainsi
donc la grвce, en tant qu’elle est un certain don habituel en nous, est unique ;
mais en tant qu’elle implique quelque effet divin en nous ordonnй а notre
salut, on peut parler de multiples grвces en nous.
Rйponse aux objections :
1° La grвce
opйrante peut кtre distinguйe de la grвce coopйrante tant du cфtй de la volontй
gratuite de Dieu que du cфtй du don qui nous est confйrй. En effet, la grвce
est appelйe opйrante relativement а l’effet qu’elle seule produit, et
coopйrante relativement а l’effet qu’elle ne cause pas seule, mais avec la
coopйration du libre arbitre. Donc, du cфtй de la volontй gratuite de Dieu, on
appellera grвce opйrante la justification mкme de l’impie, qui se fait par
l’infusion du don gratuit lui-mкme. En effet, seule la volontй gratuite de Dieu
cause en nous ce don, et le libre arbitre n’en est aucunement la cause, si ce
n’est а la faзon d’une disposition suffisante. Du cфtй de cette mкme volontй,
la grвce sera appelйe coopйrante en ce sens qu’elle opиre dans le libre arbitre
en causant son mouvement, en libйrant l’exйcution de l’acte extйrieur et en
facilitant la persйvйrance, toutes choses en lesquelles le libre arbitre a une
part d’action. Et de la sorte, il est certain que la grвce opйrante diffиre de
la grвce coopйrante. Mais du cфtй du don gratuit, c’est essentiellement la mкme
grвce qui sera appelйe opйrante et coopйrante : opйrante, en tant qu’elle
dйtermine formellement l’вme, si bien que « opйrant » se comprend
formellement а la faзon dont on dit que la blancheur fait le mur blanc, car
cela n’est aucunement l’acte du libre arbitre ; et on l’appellera coopйrante
en tant qu’elle incline а l’acte intйrieur et extйrieur, et en tant qu’elle
donne la facultй de persйvйrer jusqu’а la fin.
2° Les divers
effets qui sont attribuйs а la grвce opйrante et coopйrante ne peuvent
diversifier l’habitus ; car les effets qui sont attribuйs а la grвce
opйrante sont causes de ceux qui sont attribuйs а la grвce coopйrante : en
effet, de ce que la volontй est formellement dйterminйe par quelque habitus, il
suit qu’elle passe а l’acte de vouloir, et par l’acte mкme de vouloir est causй
l’acte extйrieur. En outre, c’est par la fermetй de l’habitus qu’est causйe la
rйsistance que nous opposons au pйchй. Et ainsi, c’est un mкme et unique
habitus de grвce qui dйtermine formellement l’вme, йlicite l’acte intйrieur et
extйrieur, et en quelque sorte fait persйvйrer, en tant qu’il rйsiste aux
tentations.
3° Si fort que
soit son habitus de grвce, l’homme a cependant toujours besoin de l’opйration
divine, par laquelle Dieu opиre en nous selon les modes susmentionnйs ; et
ce, а cause de l’infirmitй de notre nature et de la multitude des empкchements,
qui n’existaient assurйment pas dans l’йtat de nature crййe ; c’est
pourquoi l’homme, alors, pouvait plus se tenir debout par lui-mкme que ne le
peuvent maintenant ceux qui ont la grвce, non certes а cause d’une imperfection
de la grвce, mais а cause de l’infirmitй de la nature ; quoique, mкme
alors, ils aient eu besoin de la providence divine qui les dirige et les aide.
Voilа pourquoi celui qui a la grвce a besoin de demander le secours divin, qui
relиve de la grвce coopйrante.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° La grвce n’est
pas appelйe forme des vertus comme si elle йtait une partie essentielle des
vertus : alors, en effet, il serait nйcessaire que la multiplication des
vertus multipliвt la grвce ; mais elle est appelйe forme des vertus en
tant qu’elle complиte formellement l’acte de vertu. Or de trois faзons l’acte
de vertu est formellement dйterminй. D’abord en tant que la substance de l’acte
est environnйe par les circonstances requises, par la limitation desquelles il
est йtabli dans le milieu de la vertu. Et l’acte de vertu tient cela de la
prudence ; car le milieu de la vertu se prend de la raison droite, comme
il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique.
Et ainsi, la prudence est appelйe la forme de toutes les vertus morales. Or
l’acte de vertu ainsi йtabli dans le milieu est quasi matйriel au regard de la
relation а la fin ultime, relation qui est ajoutйe а l’acte de vertu par le
commandement de la charitй ; et ainsi, on dit que la charitй est la forme
de toutes les autres vertus. Mais de surcroоt, la grвce ajoute l’efficace du
mйrite : en effet, la valeur d’aucune de nos њuvres n’est estimйe digne de
la gloire йternelle, si l’on ne prйsuppose l’agrйment divin ; et ainsi, on
dit que la grвce est la forme et de la charitй, et des autres vertus.
6° La grвce est
appelйe prйvenante et subsйquente d’aprиs l’ordre des choses qui se trouvent
dans l’кtre gratuit ; et la premiиre de ces choses est la dйtermination
formelle du sujet, ou la justification de l’impie, ce qui est la mкme
chose ; la deuxiиme est l’acte de la volontй ; la troisiиme est
l’acte extйrieur ; la quatriиme est le progrиs spirituel et la
persйvйrance dans le bien ; la cinquiиme est l’obtention de la rйcompense.
Ainsi l’on distingue d’une premiиre faзon la grвce prйvenante de la subsйquente
en appelant grвce prйvenante celle par laquelle l’impie est justifiй, et la
subsйquente celle par laquelle le justifiй agit. D’une deuxiиme faзon, en appelant
prйvenante celle par laquelle quelqu’un veut droitement, et subsйquente celle
par laquelle il exйcute la volontй droite en une њuvre extйrieure. D’une
troisiиme faзon, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а toutes ces
choses, mais la subsйquente, а la persйvйrance dans les mкmes choses. D’une
quatriиme, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а tout l’йtat de
mйrite, et la subsйquente, а la rйcompense.
Or dans les
trois premiиres distinctions, on voit clairement а partir de ce qu’on a dit de
la grвce opйrante et de la coopйrante comment la grвce prйvenante et la
subsйquente sont identiques ou diffйrentes, car de ces trois faзons la grвce
prйvenante et subsйquente semble кtre la mкme chose que la grвce opйrante et
coopйrante. Mais selon la quatriиme distinction, si l’on considиre en lui-mкme
le don gratuit qui est appelй grвce, on trouve que la grвce prйvenante est la
mкme chose que la subsйquente. En effet, de mкme que la charitй de la voie
n’est pas фtйe mais demeure dans la patrie avec augmentation, pour la raison
qu’elle n’implique aucun dйfaut dans sa notion, de mкme la grвce, puisqu’elle
n’implique aucun dйfaut dans sa notion, devient gloire par son
augmentation : et si l’on dit que la perfection de la nature, quant а la
grвce, est diffйrente dans l’йtat de voie et dans celui de la patrie, c’est а
cause d’une diversitй non pas dans la forme qui perfectionne, mais dans la
mesure de la perfection. Mais si nous prenons la grвce avec toutes les vertus
qu’elle informe, alors la grвce et la gloire ne sont pas la mкme chose, car
certaines vertus comme la foi et l’espйrance sont abolies dans la patrie.
7° Bien que les
actes extйrieur et intйrieur soient des perfectibles diffйrents, ils sont
cependant ordonnйs entre eux, car l’un est la cause de l’autre, comme on l’a
dit.
8° Il faut
considйrer deux choses dans le pйchй : la conversion et l’aversion. Quant
а la conversion, les pйchйs se distinguent les uns des autres, mais dans
l’aversion ils sont connexes, en tant que l’homme se dйtourne du bien immuable
par n’importe quel pйchй mortel. Les vertus s’opposent donc aux pйchйs du cфtй
de la conversion ; et ainsi, des pйchйs diffйrents sont chassйs par des
vertus diffйrentes, de mкme que des ignorances diffйrentes le sont par des
sciences diffйrentes. Mais du cфtй de l’aversion, tous sont remis par une seule
chose, qui est la grвce. Quant aux ignorances, elles n’ont pas entre elles en
une unique connexion ; il n’en va donc pas de mкme.
9° Il ne se
trouve pas qu’une faute unique perfectionne formellement toutes les fautes,
comme un unique habitus de vertu ou de grвce perfectionne toutes les
vertus ; et pour cette raison, une faute unique n’infecte pas toutes les
puissances comme une grвce unique les perfectionne — non qu’elle soit en toutes
comme en un sujet, mais en tant qu’elle dйtermine formellement les actes de
toutes les puissances.
10° Cette grвce
qui suit se comprend soit comme un autre effet de la volontй gratuite de Dieu,
soit comme le mкme habitus de grвce rйfйrй а un autre effet, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dйjа dit.
11° Avoir
fermement, immuablement un habitus et le mettre en њuvre, est une condition qui
est requise pour toute vertu, comme le montre clairement le Philosophe au
deuxiиme livre de l’Йthique :
voilа pourquoi ce mode ne requiert pas d’habitus spйcial.
12° De mкme que
les diverses vertus et les divers dons du Saint-Esprit sont ordonnйs а
diffйrents actes, de mкme les divers effets des sacrements sont comme
diffйrents remиdes du pйchй, des participations а la vertu de la Passion du
Seigneur qui dйpendent de la grвce sanctifiante comme les vertus et les dons.
Mais les vertus et les dons ont un nom spйcial, parce que les actes auxquels
ils sont ordonnйs sont manifestes : aussi les distingue-t-on de la grвce
par leur nom. Par contre, les dйfauts du pйchй, contre lesquels les sacrements
sont instituйs, sont cachйs ; c’est pourquoi les effets des sacrements
n’ont pas de nom propre, mais sont appelйs du nom de grвce : on les
appelle « grвces sacramentelles », et c’est par elles comme par des
effets propres que les sacrements se distinguent. Or ces effets relиvent de la
grвce sanctifiante, qui est jointe а ces effets ; et ainsi, avec leurs
effets propres, les sacrements ont un effet commun, la grвce
sanctifiante ; et celle-ci, par le sacrement, est а la fois donnйe а qui
ne l’a pas, et augmentйe pour qui l’a.
13°
&
14° On voit dиs lors clairement la solution aux
treiziиme et quatorziиme arguments.
15° Tous les
pйchйs infligent une unique blessure du cфtй de l’aversion, comme on l’a dit,
et ainsi, ils sont guйris par un unique don de grвce ; mais du cфtй de la
conversion, ils infligent diverses blessures, qui sont guйries par les
diffйrentes vertus, et par les diffйrents effets des sacrements.
16° Chez les
petits enfants, bien que la grвce ne soit pas coopйrante en acte, elle l’est
cependant en puissance : en effet, la grвce opйrante qu’ils ont reзue sera
suffisante pour coopйrer au libre arbitre lorsqu’ils pourront avoir l’usage de
celui-ci.
17° De mкme que
l’essence de l’вme est immйdiatement principe d’кtre tandis qu’elle est
principe d’opйration par l’intermйdiaire des puissances, de mкme l’effet
immйdiat de la grвce est de confйrer l’кtre spirituel, ce qui relиve de la
dйtermination formelle du sujet, en l’occurrence de la justification de
l’impie, laquelle est l’effet de la grвce opйrante, tandis que l’effet de la
grвce par l’intermйdiaire des vertus et des dons est d’йliciter les actes
mйritoires, ce qui relиve de la grвce coopйrante.
18° Un habitus
unique ne peut causer au mкme instant deux actes qui seraient des opйrations
distinctes et non ordonnйes entre elles ; mais un habitus unique peut
causer deux actes dont l’un est une opйration et l’autre la dйtermination
formelle d’un sujet, ou bien deux opйrations dont l’une soit la cause de
l’autre, comme l’acte intйrieur est la cause de l’acte extйrieur, et tel est le
rapport des actes de la grвce opйrante et coopйrante, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Article 6 : La grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’habitus ou
la perfection qui est dans l’essence doit кtre а l’effet de l’essence ce que
l’habitus qui est dans la puissance est а l’effet de la puissance. Or l’habitus
qui est dans une puissance perfectionne la puissance relativement а son acte,
comme la charitй perfectionne la volontй relativement au vouloir ; et
l’effet propre de l’essence de l’вme est l’кtre, que l’вme confиre au corps,
car l’вme est dans son essence la forme du corps. Puis donc que la grвce ne
perfectionne pas relativement а l’кtre naturel, que l’вme confиre au corps,
elle ne sera pas dans l’essence de l’вme comme en un sujet.
2° Les opposйs
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la grвce et la faute sont opposйs.
Puis donc que la faute n’est pas dans l’essence de l’вme — cela ressort de ce
que rien n’est фtй de l’essence de l’вme, alors que pourtant le pйchй ou la
faute, suivant saint Augustin, est une privation du mode, de l’espиce et de
l’ordre —, il semble que la grвce ne soit pas dans l’essence de l’вme comme en
un sujet.
3° Les choses
gratuites prйsupposent les naturelles. Or les puissances sont des propriйtйs
naturelles de l’вme, suivant Avicenne. La grвce n’est donc pas dans l’essence
de l’вme si l’on ne prйsuppose la puissance ; et ainsi, elle est
immйdiatement dans la puissance comme en un sujet.
4° Un habitus ou
une forme quelconque se trouve lа ou se trouve son effet. Or n’importe quel
effet de la grвce, tant opйrante que coopйrante, se trouve dans les puissances,
comme on le voit par induction sur chaque effet. La grвce est donc dans les
puissances de l’вme comme en un sujet.
5° L’image de la
recrйation correspond а l’image de la crйation ; et ces deux images sont
distinguйes dans la Glose а propos de
ce passage du Psaume 4, 7 : « La lumiиre de votre visage,
Seigneur, a йtй imprimйe sur nous comme un signe. » Or l’image de la
crйation se prend des puissances, а savoir, de la mйmoire, de l’intelligence et
de la volontй, qui sont trois puissances de l’вme, comme dit la Maоtre au premier
livre des Sentences, dist. 3. La
grвce regarde donc les puissances de l’вme.
6° Les habitus
acquis s’opposent aux habitus infus. Or tous les habitus acquis sont dans les
puissances de l’вme. Donc la grвce aussi, qui est un don habituel infus.
7° Selon
saint Augustin, la bonne volontй de l’homme est prйparйe par la grвce. Or cela
signifie seulement que la volontй est perfectionnйe par la grвce. La grвce est
donc une perfection de la volontй ; et ainsi, elle est dans la volontй
comme en un sujet, et non dans l’essence de l’вme.
En sens contraire :
1° La grвce est
dans l’вme en tant que celle-ci est ordonnйe а Dieu. Or toute l’вme est
ordonnйe а Dieu, en tant qu’elle se trouve en puissance а en recevoir quelque
chose. L’вme est donc rйceptive de la grвce dans sa totalitй. Or le tout, dans
l’вme, est la substance mкme de l’вme, tandis que les parties en sont les
puissances. L’вme est donc le sujet de la grвce par sa substance.
2° Le premier don
de Dieu se trouve en ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu. Or la
grвce est le premier don de Dieu en nous : en effet, elle prйcиde et la
foi et la charitй, ainsi que les autres vertus semblables, comme le montre
clairement saint Augustin au deuxiиme livre sur la Prйdestination des saints. Or ce qui est premier en nous, et plus
proche de Dieu, c’est l’essence de l’вme, de laquelle dйrivent les puissances.
La grвce est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.
3° Le mкme кtre
crйй ne peut кtre en divers sujets. Or la grвce est quelque chose de crйй. Elle
ne peut donc кtre en diverses puissances. Or, puisque la grвce s’йtend aux
actes de toutes les puissances en tant qu’ils peuvent кtre mйritoires, elle est
soit dans l’essence de l’вme, soit dans toutes les puissances. Or elle n’est
pas en toutes ; elle est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.
4° La cause
secondaire reзoit l’influence de la cause premiиre avant que ne la reзoivent
les effets de la cause secondaire. Or l’essence de l’вme est le principe des
puissances ; et ainsi, elle est leur cause secondaire, Dieu йtant leur
cause premiиre. L’essence de l’вme reзoit donc l’influence de la grвce avant
que les puissances ne la reзoivent.
Rйponse :
Comme on l’a
dйjа dit, il y a deux opinions sur la grвce. L’une affirme que la grвce et la vertu
sont essentiellement une mкme chose ; et selon elle, il est nйcessaire de
dire que la grвce est vйritablement dans la puissance de l’вme comme en un
sujet, йtant donnй que la vertu qui perfectionne relativement а l’opйration ne
peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’opйration : mais
on peut dire par une certaine appropriation, selon cette opinion, que la grвce
regarde l’essence et la vertu la puissance, parce que la grвce et la vertu,
encore qu’elles ne diffиrent pas par l’essence, diffиrent du moins par la
notion ; car le don de la grвce concerne l’вme elle-mкme avant de
concerner son acte, puisque l’вme n’est pas agrййe de Dieu а cause de son acte,
mais c’est l’inverse, comme on l’a dit.
L’autre
opinion, que nous soutenons, est que la grвce et la vertu ne sont pas
identiques dans leur essence. Et par consйquent, il est nйcessaire de dire que
la grвce est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, et non dans les
puissances ; car puisque la puissance, en tant que telle, est ordonnйe а
l’opйration, il est nйcessaire que la perfection de la puissance soit ordonnйe
а l’opйration selon sa notion propre. Or ce qui fait la notion de vertu, c’est
d’кtre cause prochaine de perfection pour agir droitement ; il serait donc
nйcessaire, si la grвce йtait dans la puissance de l’вme, qu’elle soit
identique а quelqu’une des vertus. Si donc l’on ne soutient pas cela, il est
nйcessaire de dire que la grвce est dans l’essence de l’вme, perfectionnant
celle-ci en tant qu’elle lui donne un certain кtre spirituel et la rend, par
une certaine assimilation, participante de la nature divine, comme on le lit en
2 Pet. 1, 4 ; de mкme que les vertus perfectionnent les
puissances pour qu’elles opиrent droitement.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
grвce ne soit pas le principe de l’кtre naturel, elle perfectionne cependant
l’кtre naturel, en tant qu’elle ajoute l’кtre spirituel.
2° La faute
actuelle ne peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’acte.
Mais la faute originelle est en l’вme dans son essence, par laquelle elle est
unie а la chair comme sa forme, l’infection originelle йtant contractйe dans
l’вme depuis la chair. Et bien qu’aucun des principes essentiels ne soit фtй а
l’вme, l’ordre de l’essence mкme de l’вme est cependant empкchй par une sorte
d’йloignement, comme des dispositions contraires йloignent de l’acte de la
forme la puissance de la matiиre.
3° Les choses
gratuites prйsupposent les naturelles, si les unes et les autres sont prises
proportionnellement ; ainsi donc, la vertu, qui est le principe gratuit de
l’opйration, prйsuppose la puissance, qui est le principe naturel de la mкme
opйration ; et la grвce, qui est le principe de l’кtre spirituel,
prйsuppose l’essence de l’вme, qui est le principe de l’кtre naturel.
4° C’est dans
l’essence de l’вme que se trouve l’effet premier et immйdiat de la grвce,
c’est-а-dire la forme selon l’кtre spirituel.
5° L’image de la
crйation rйside et dans l’essence, et dans les puissances, en tant que par
l’essence de l’вme est reprйsentйe l’unitй de l’essence divine, et que par la
distinction des puissances est reprйsentйe la distinction des Personnes :
et semblablement, l’image de la recrйation consiste dans la grвce et les
vertus.
6° Les habitus
acquis sont causйs par nos actes, aussi n’appartiennent-ils а l’вme que par
l’intermйdiaire des puissances auxquelles appartiennent les actes. La grвce, en
revanche, est causйe par l’influence divine ; il n’en va donc pas de mкme.
7° La grвce
prйpare la volontй par l’intermйdiaire de la charitй, dont la grвce est la
forme. Article 7 : La grвce est-elle dans les sacrements ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La faute
s’oppose а la grвce. Or la faute n’est pas dans une chose corporelle. La grвce
n’est donc pas non plus dans les sacrements, qui sont des йlйments matйriels,
suivant Hugues de Saint-Victor.
2° La grвce
ordonne а la gloire. Or seule la nature rationnelle est capable de gloire.
C’est donc en elle seule que la grвce peut exister ; et ainsi, elle n’est
pas dans les sacrements.
3° On met la
grвce au nombre des plus grands biens. Or les plus grands biens sont dans des
biens moyens comme en des sujets. Puis donc que l’вme et ses puissances sont
des biens moyens, il semble que la grвce ne puisse pas кtre dans un autre
sujet ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.
4° Le sujet
spirituel est а l’accident spirituel ce que le sujet corporel est а l’accident
corporel. Donc par commutation, le sujet spirituel est а l’accident corporel ce
que le sujet corporel est а l’accident spirituel. Or l’accident corporel ne
peut exister en aucun sujet spirituel. L’accident spirituel, qui est la grвce,
ne peut donc pas non plus exister dans les йlйments corporels que sont les
sacrements.
En sens contraire :
1° Hugues de
Saint-Victor dit que « les sacrements, par leur sanctification,
contiennent la grвce invisible ».
2° En
Gal. 4, 9, l’Apфtre dit que les sacrements de la loi ancienne sont
« de pauvres et faibles rudiments » ; parce qu’ils ne
contiennent pas la grвce, comme dit la Glose.
Si donc il n’y avait pas la grвce dans les sacrements de la loi nouvelle, ils
seraient eux-mкmes de pauvres et faibles rudiments, ce qui est absurde.
3° А propos de ce
passage du Psaume 17, 12 : « Il fit des tйnиbres, etc. »,
la Glose dit que la rйmission des
pйchйs a йtй placйe dans le baptкme. Or la rйmission des pйchйs a lieu par la
grвce. La grвce est donc dans le sacrement de baptкme, et dans les autres pour
une raison semblable.
Rйponse :
La grвce est
dans les sacrements, non comme un accident dans un sujet, mais comme l’effet
dans la cause, а la faзon dont les sacrements peuvent кtre causes de grвce. Or
il y a deux faзons de dire que l’effet est dans la cause.
D’abord en tant
que la cause a une maоtrise sur l’effet, comme on dit que nos actes sont en
nous ; et nul effet n’est ainsi dans la cause instrumentale, qui ne meut
qu’en йtant mue ; ce n’est donc pas ainsi que la grвce est dans les
sacrements.
Ensuite, par sa
ressemblance, en tant que la cause produit un effet qui lui est
semblable ; et cela advient de quatre faзons. Premiиrement, lorsque la
ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre naturel, et suivant la
mкme notion, comme c’est le cas pour les effets univoques ; et c’est ainsi
que l’on peut dire que la chaleur de l’air est dans le feu qui le chauffe.
Deuxiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а
l’кtre naturel, mais pas suivant la mкme notion, comme on le voit clairement
dans les effets йquivoques, et c’est de cette faзon que la chaleur de l’air est
dans le soleil. Troisiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la
cause quant а l’кtre non pas naturel mais spirituel, au repos cependant, comme
les ressemblances des produits de l’art sont dans l’esprit de l’artisan :
en effet, la forme de la maison dans le bвtisseur n’est pas une certaine
nature, comme la vertu calйfactive dans le soleil ou la chaleur dans le feu,
mais elle est une certaine intention intelligible reposant dans l’вme.
Quatriиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause ni suivant
la mкme notion, ni comme une certaine nature, ni comme en un repos, mais а la
faзon d’un certain йcoulement : comme les ressemblances des effets sont
dans les instruments par l’intermйdiaire desquels s’йcoulent les formes depuis
les causes principales vers les effets. Et c’est de cette faзon que la grвce
est dans les sacrements ; et elle y est d’autant moins que les sacrements
atteignent directement et immйdiatement non pas la grвce elle-mкme dont nous
parlons maintenant, mais les effets propres, qui sont appelйs grвces
sacramentelles, d’oщ s’ensuit l’infusion de la grвce sanctifiante, ou son
augmentation.
Rйponse aux objections :
1° Une faute
existe dans quelque chose de purement corporel comme dans une cause, а savoir,
le pйchй originel dans la semence.
2°
&
3°
Les deuxiиme et troisiиme arguments concluent que la grвce n’est pas dans les
sacrements comme en des sujets.
4° Le spirituel
ne peut pas кtre instrument d’une rйalitй corporelle, ni inversement ;
voilа pourquoi la commutation de la proportion ne tient pas dans le
raisonnement.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments qui sont en sens contraire ; de telle faзon,
cependant, que l’on comprenne que la grвce est dans les sacrements comme en des
causes instrumentales et des dispositions ; et ce, en raison de la vertu
par laquelle ils agissent pour produire la grвce. Question 28
: [La justification des
pйcheurs]
Introduction
Article 1 : La
justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ? Article 2 : La
rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ? Article 3 :
Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ? Article 4 :
Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce
un mouvement vers Dieu ? Article 5 :
Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre
dirigй vers le pйchй ? Article 6 :
L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme
chose ? Article 7 : La
rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la
grвce ? Article 8 :
Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il
naturellement l’infusion de la grвce ? Article 9 : La
justification de l’impie se fait-elle en un instant ?
Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le terme de
« justification » vient de la justice, qui est une seule vertu. Or la
rйmission des pйchйs ne se fait pas par une vertu seulement, car les pйchйs ne
s’opposent pas а une vertu seulement, mais а toutes. La justification n’est
donc pas la rйmission des pйchйs.
2° [Le rйpondant] disait que la rйmission
des pйchйs se fait par la justice gйnйrale. En sens
contraire : la justice gйnйrale, suivant le Philosophe au cinquiиme
livre de l’Йthique, est la mкme chose
que toute vertu. Or la rйmission des pйchйs n’est pas un effet de la vertu,
mais de la grвce. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre appelйe
« justification », mais plutфt « don de la grвce ».
3° Si la
rйmission des pйchйs se fait par quelque vertu, elle doit se faire surtout par
celle qui ne peut coexister avec le pйchй. Or telle est la charitй, qui n’est
jamais informe. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la
justice, mais plutфt а la charitй.
4° La mкme
conclusion semble ressortir de ce passage de Prov. 10, 12 :
« La charitй couvre toutes les fautes. »
5° Le pйchй est
la mort spirituelle de l’вme. Or la mort s’oppose а la vie. Puis donc que la
vie spirituelle, dans l’Йcriture, est surtout attribuйe а la foi, comme on le
voit en Hab. 2, 4 et Rom. 1, 17 : « Le juste vit
de la foi », il semble que la rйmission des pйchйs doive кtre attribuйe а
la foi et non а la justice.
6° La mкme
conclusion semble ressortir de ce passage de Act. 15, 9 :
« ayant purifiй leurs cњurs par la foi ».
7° La
justification prйcиde la grвce comme le mouvement prйcиde le terme d’arrivйe.
Or la rйmission des pйchйs suit la grвce comme l’effet suit la cause. La
justification est donc antйrieure а la rйmission des pйchйs ; et ainsi,
elles ne sont pas une mкme chose.
8° L’acte de la
justice consiste а rendre le dы. Or au pйcheur n’est pas dы le pardon mais
plutфt la peine. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la
justice.
9° La
justice regarde le mйrite, tandis que la misйricorde regarde la misиre, comme
dit saint Bernard. Or aucun mйrite n’appartient au pйcheur, mais il est plutфt
dans un йtat de misиre : « le pйchй rend les peuples
misйrables », comme on le lit en Prov. 14, 34. La rйmission des
pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice, mais plutфt а la
misйricorde.
10° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il
n’y ait pas de mйrite en justice dans le pйcheur, il y a cependant en lui un
mйrite par convenance. En sens contraire :
la justice regarde l’йgalitй. Or le mйrite par convenance n’est pas йgal а la
rйcompense. Le mйrite par convenance ne suffit donc pas pour rйaliser la notion
de justice.
11° La rйmission
des pйchйs est l’une des quatre choses qui sont requises pour la justification
de l’impie. La justification de l’impie n’est donc pas la rйmission des pйchйs.
12° Quiconque
devient juste est justifiй. Or quelqu’un a йtй fait juste sans que des pйchйs
lui aient йtй remis : le Christ, et le premier homme dans l’йtat
d’innocence, s’il eut la grвce. La justification n’est donc pas la rйmission
des pйchйs.
En sens contraire :
1° А propos de ce
passage de Rom. 8, 30 : « ceux qu’il a appelйs, il les a
aussi justifiйs », il est dit dans la Glose :
« par la rйmission des pйchйs ». La rйmission des pйchйs est donc la
justification.
Rйponse :
Il y a une
diffйrence entre le mouvement et la mutation. Car c’est par un seul mouvement
qu’une chose affirmativement signifiйe est abandonnйe et qu’une autre
affirmativement signifiйe est acquise : en effet, c’est un mouvement de
sujet а sujet, comme il est dit au cinquiиme livre de la Physique. Et l’on entend par sujet cette chose montrйe
affirmativement, comme le blanc et le noir. Par consйquent, c’est par un seul
mouvement d’altйration que le blanc est abandonnй et que le noir est acquis.
Mais dans les mutations, qui sont la gйnйration et la corruption, il en va
autrement ; car la gйnйration est une mutation d’un non-sujet vers un
sujet, comme de non blanc а blanc ; et la corruption est une mutation d’un
sujet vers un non-sujet, comme de blanc а non blanc. Voilа pourquoi, dans
l’abandon d’une chose affirmйe et dans l’acquisition de l’autre, il est
nйcessaire de comprendre deux mutations, dont l’une soit une gйnйration et
l’autre une corruption, soit au plein sens du terme, soit а un certain point de
vue. Si, par consйquent, dans le passage qui se fait de la blancheur а la
noirceur, on considиre le mouvement lui-mкme, le mкme mouvement est reprйsentй
par l’enlиvement de l’une et l’introduction de l’autre ; par contre, cela
ne signifie pas une mкme mutation, mais diffйrentes mutations, qui cependant
s’accompagnent mutuellement, car la gйnйration de l’une n’est pas sans la
corruption de l’autre.
Or la
justification signifie le mouvement vers la justice, comme le blanchissement
signifie le mouvement vers la blancheur ; quoique la justification puisse
signifier l’effet formel de la justice, car la justice justifie comme la
blancheur rend blanc. Si donc l’on prend la justification comme un certain
mouvement, alors, puisqu’il est nйcessaire de concevoir un mкme mouvement par
lequel le pйchй est фtй et la justice est amenйe, la justification sera la mкme
chose que la rйmission des pйchйs, diffйrant seulement par la notion, en tant
que les deux dйsignent le mкme mouvement, mais l’une par rapport au terme de
dйpart, l’autre par rapport au terme d’arrivйe. Mais si l’on prend la
justification selon la voie de la mutation, alors la justification signifie une
mutation — la gйnйration de la justice —, et la rйmission des pйchйs une autre
mutation — la corruption de la faute. Et de la sorte, la justification et la
rйmission des pйchйs ne seront la mкme chose que par concomitance. Mais que
l’on prenne la justification d’une faзon ou de l’autre, il est nйcessaire de la
nommer d’aprиs une justice qui soit opposйe а n’importe quel pйchй ; car
le mouvement a lieu d’un contraire а un contraire, et la gйnйration et la
corruption s’accompagnant l’une l’autre portent aussi sur des contraires.
Or il y a trois
faзons de parler de justice. D’abord en tant qu’elle est une certaine vertu
spйciale opposйe aux autres vertus cardinales : en ce sens, on appelle
justice ce qui dirige l’homme dans ce qui est relatif aux йchanges de la vie,
tels les divers contrats. Or cette vertu n’est pas contraire а tout pйchй, mais
seulement а ceux qui se font autour de tels йchanges, comme le vol, la rapine,
etc. On ne peut donc pas prendre ici la justice en ce sens.
Ensuite, on
appelle justice lйgale celle qui, suivant le Philosophe, est toute vertu, ne
diffйrant de la vertu que par la notion. En effet, la vertu, en tant qu’elle
ordonne son acte au bien commun, auquel tend aussi le lйgislateur, est appelйe
justice lйgale, car elle garde la loi ; comme le courageux, lorsqu’il combat
vaillamment dans l’armйe pour le salut de la chose publique. Ainsi donc il est
clair que, bien que la justice lйgale soit d’une certaine faзon toute vertu,
cependant n’importe quel acte de vertu n’est pas un acte de justice lйgale,
mais seulement celui qui est ordonnй au bien commun, ce qui peut кtre le cas de
l’acte de n’importe quelle vertu ; et ainsi, par consйquent, tout acte de
pйchй n’est pas non plus opposй а la justice lйgale. La justification, qui est
la rйmission des pйchйs, ne peut donc pas non plus кtre nommйe d’aprиs la
justice lйgale.
Enfin,
« justice » dйsigne un certain йtat propre, suivant lequel l’homme se
comporte dans l’ordre dы relativement а Dieu, au prochain et а lui-mкme, de
sorte qu’en lui les puissances infйrieures sont soumises а la supйrieure ;
et le Philosophe, au cinquiиme livre de l’Йthique,
appelle cela « justice dite mйtaphoriquement », parce qu’on la
considиre entre diverses puissances de la mкme personne, alors que la justice
proprement dite est toujours entre des personnes diffйrentes. Et а cette
justice s’oppose tout pйchй, puisque par n’importe quel pйchй est corrompu
quelque chose de l’ordre susdit. Voilа pourquoi la justification est nommйe
d’aprиs cette justice, soit comme le mouvement d’aprиs le terme, soit comme
l’effet formel d’aprиs la forme.
Rйponse aux objections :
1° Cette
objection vaut pour la justice spйciale.
2° Le terme de
« justification » ne vient pas de la justice lйgale, qui est toute
vertu, mais de la justice qui implique une droiture gйnйrale dans l’вme, et
d’aprиs laquelle la justification est nommйe, plutфt que d’aprиs la
grвce : car tout pйchй s’oppose а cette justice directement et
immйdiatement, puisqu’il atteint toutes les puissances de l’вme, tandis que la
grвce est dans l’essence de l’вme.
3° La charitй est
appelйe cause de la rйmission des pйchйs, en tant que l’homme, par elle, est
uni а Dieu, duquel il йtait dйtournй par le pйchй. Cependant, tout pйchй
s’oppose directement et immйdiatement non pas а la charitй, mais а la justice
susmentionnйe.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° La vie
spirituelle est attribuйe а la foi, parce que c’est dans l’acte de foi que la
vie spirituelle se manifeste en premier ; de mкme, il est dit au deuxiиme
livre sur l’Вme que le vivre est dans
les vivants par l’вme vйgйtative, parce que c’est dans son acte que la vie se
manifeste en premier ; cependant, tout acte de la vie naturelle n’a pas
lieu par l’вme vйgйtative. Et semblablement, tout acte de la vie spirituelle
n’appartient pas а la foi, mais aux autres vertus. Par consйquent, tout pйchй
ne s’oppose pas directement et immйdiatement а la foi.
6° La
purification des cњurs est attribuйe а la foi, parce que le mouvement de la foi
apparaоt en premier dans la purification susdite : « pour s’approcher
de Dieu, il faut croire premiиrement qu’il y a un Dieu », comme on le lit
en Hйbr. 11, 6.
7° De mкme que la
justification peut кtre prise comme le mouvement vers la justice, et comme
l’effet formel de la justice, de mкme aussi pour la rйmission de la
faute : car de mкme que la justice justifie formellement, de mкme aussi
elle rejette formellement la faute, comme la blancheur rejette formellement la
noirceur. Ainsi donc la rйmission de la faute, en tant qu’elle est l’effet
formel de la justice ou de la grвce, suit la grвce ; et de mкme pour la
justification. Mais en tant qu’elle est signifiйe comme un certain mouvement,
elle est conзue comme antйrieure а la grвce, tout comme la justification.
8° Une opйration
peut кtre nommйe de deux faзons : d’aprиs le principe, et d’aprиs la
fin ; ainsi, l’action que le mйdecin exerce sur le malade est appelйe
mйdication du cфtй du principe, car elle est l’effet de la mйdecine, mais du
cфtй de la fin elle est appelйe guйrison, parce qu’elle est une voie vers la
santй. Ainsi donc, la rйmission des pйchйs est appelйe justification du cфtй du
terme ou de la fin ; elle est aussi appelйe misйricorde du cфtй du
principe, en tant qu’elle est l’њuvre de la divine misйricorde ; quoique
dans la rйmission des pйchйs quelque justice aussi soit observйe, en tant que
« toutes les voies du Seigneur sont misйricorde et vйritй », et
surtout du cфtй de Dieu, parce qu’en remettant les pйchйs il fait ce qui
convient а Dieu, comme dit Anselme dans le Proslogion :
« Quand vous йpargnez les mйchants, c’est juste parce que digne de
vous. » Et c’est ce qui est dit au Psaume 30, 2 :
« dйlivrez-moi selon votre justice ». En quelque faзon aussi, mais
non suffisamment, la justice apparaоt du cфtй de celui а qui le pйchй est
remis, en tant qu’en lui se trouve quelque disposition а la grвce, quoique
insuffisante.
9°
&
10° On
voit dиs lors clairement la rйponse aux neuviиme et dixiиme arguments.
11° La rйmission
des pйchйs, en quelque faзon, se distingue de la justification soit rйellement
soit par la notion ; et ainsi, elle est opposйe а l’infusion de la grвce,
et on la pose comme une des quatre choses qui sont requises pour la
justification de l’impie.
12° La collation
de la justice appartient а la justification en tant que telle ; mais en
tant qu’elle est justification de l’impie, la rйmission des pйchйs lui
appartient ; et de cette faзon, elle ne convient pas au Christ, ni non
plus а l’homme dans l’йtat d’innocence. Article 2 : La rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est plus
facile de dйtruire que de construire. Or l’homme suffit par lui-mкme а
construire le pйchй. Il suffit donc par lui-mкme а le dйtruire ; et ainsi,
la rйmission des pйchйs peut se faire sans la grвce.
2° Des pйchйs
contraires ne peuvent coexister dans le mкme sujet. Or quelqu’un qui a йtй dans
un pйchй peut par lui-mкme passer а un pйchй contraire : par exemple,
celui qui a йtй avare peut par lui-mкme devenir prodigue. Quelqu’un peut donc
par lui-mкme sortir du pйchй en lequel il a йtй ; et ainsi, semble-t-il,
la grвce n’est pas requise pour la rйmission des pйchйs.
3° [Le rйpondant] disait que les pйchйs
sont contraires comme des actes contraires, et non comme des formes contraires.
En sens contraire : le pйchй demeure
encore, une fois passй quant а l’acte, comme dit saint Augustin au livre sur le
Mariage et la Concupiscence ; et
il ne suffit pas pour la rйmission des pйchйs que l’acte du pйchй soit passй.
Il reste donc du pйchй quelque chose qui a besoin de rйmission. Or les effets
de choses contraires sont contraires. Les choses qui restent de pйchйs
contraires sont donc contraires ; et ainsi, elles ne peuvent
coexister ; et ainsi, la mкme chose s’ensuivra que prйcйdemment.
4° Si deux
contraires sont mйdiats, l’un peut кtre фtй sans que l’autre soit
introduit ; par exemple, la noirceur peut кtre chassйe sans l’introduction
de la blancheur. Or entre l’йtat de faute et l’йtat de grвce, il y a quelque
йtat moyen, а savoir, l’йtat de nature crййe, en lequel, suivant certains,
l’homme n’eut ni la grвce ni la faute. Il n’est donc pas nйcessaire, pour la
rйmission de la faute, que l’on reзoive la grвce.
5° Dieu peut plus
rйparer que l’homme ne peut corrompre. Or l’homme a pu, de l’йtat de nature en
lequel il n’avait pas la grвce, tomber dans l’йtat de faute. Dieu peut donc,
sans la grвce, ramener l’homme de l’йtat de faute а celui de nature.
6° Il est dit que
le pйchй, une fois passй quant а l’acte, demeure quant а l’obligation а la
peine, suivant saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence, en tant que l’acte du pйchй passй est
imputй а chвtiment. Donc а l’inverse, on dit qu’il est remis en tant qu’il
n’est pas imputй а chвtiment, suivant ce passage du Psaume 31, 2 :
« Heureux l’homme а qui le Seigneur n’a imputй aucun pйchй. » Or,
imputer ou ne pas imputer pose quelque chose en Dieu seulement. Donc, pour la
rйmission du pйchй, la grвce n’est pas requise en celui а qui le pйchй est
remis.
7° Quiconque
est totalement cause d’une chose, a totalement pouvoir sur elle pour la
dйtruire et la construire, car si l’opйration de la cause cesse, l’effet cesse.
Or l’homme est totalement cause du pйchй. Il a donc totalement pouvoir sur le
pйchй pour le dйtruire ou le construire ; et ainsi, semble-t-il, l’homme
n’a pas besoin de la grвce pour la rйmission du pйchй.
8° Puisque le
pйchй est dans l’вme, la rйmission des pйchйs ne peut кtre faite que par ce qui
pйnиtre dans l’вme. Or Dieu seul pйnиtre dans l’вme, suivant saint Augustin.
Dieu seul remet donc le pйchй par lui-mкme sans la grвce.
9° Si la
grвce фte la faute, alors c’est soit une grвce qui est, soit une grвce qui
n’est pas. Or ce n’est pas une grвce qui n’est pas, car ce qui n’est pas ne
fait rien ; ni de mкme une grвce qui est, car, puisqu’elle est un
accident, son кtre est d’inhйrer ; et lorsque la grвce inhиre, la faute
n’est plus lа, et ainsi ne peut pas кtre chassйe. La grвce n’est donc pas
requise pour la rйmission de la faute.
10° La grвce et la
faute ne peuvent pas coexister dans l’вme. Si donc la grвce est infusйe pour
remettre la faute, il est nйcessaire que la faute ait d’abord йtй dans l’вme,
lorsque la grвce n’y йtait pas. Lors donc que la faute aura cessй d’кtre, on
pourra concevoir un dernier instant en lequel la faute йtait lа ; et semblablement,
puisque la grвce commence а кtre, il est nйcessaire de concevoir un premier
instant oщ la grвce inhиre ; et il est nйcessaire que ces instants soient
deux, car la grвce et la faute n’inhиrent pas en mкme temps. Or entre deux
instants quelconques se trouve un temps intermйdiaire, comme il est prouvй au
sixiиme livre de la Physique. Il y
aura donc un temps en lequel l’homme n’a ni la faute ni la grвce ; et
ainsi, semble-t-il, la grвce n’est pas nйcessaire pour la rйmission de la
faute.
11° Saint Augustin
dit que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous donne ses dons, et non
l’inverse. Le don de la grвce prйsuppose donc l’amour divin. Or cet amour divin
par lequel Dieu le Pиre aime son Fils unique et les membres de celui-ci, ne
s’applique pas а l’homme en йtat de faute. La rйmission de la faute prйcиde
donc la grвce dans l’ordre de la nature ; et ainsi, la grвce n’est pas
requise pour la rйmission des pйchйs.
12° Dans la loi
ancienne, comme Bиde le montre clairement, le pйchй originel йtait remis par la
circoncision. Or la circoncision ne confйrait pas la grвce, car, puisque la
plus petite grвce suffit pour rйsister а n’importe quelle tentation, l’homme
sous la loi ancienne aurait eu de quoi pouvoir vaincre la concupiscence ;
et ainsi, la loi ancienne n’eыt pas tuй occasionnellement, comme il est dit en
Rom. 7, 8 & 11, et ainsi, la mort du Christ n’eыt pas
йtй nйcessaire : « car si la justice s’acquiert par la loi,
Jйsus-Christ sera donc mort en vain », comme il est dit en
Gal. 2, 21. Or cela est aberrant. Il semble donc aberrant que la
circoncision ait confйrй la grвce ; la rйmission des pйchйs peut donc se
faire sans la grвce.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 77, 39 : « Il se souvenait qu’ils n’йtaient que chair, un
souffle qui s’en va et ne revient plus. » La Glose : « allant au pйchй par lui-mкme, et ne revenant
pas du pйchй par lui-mкme ; aussi Dieu rappelle-t-il les hommes par la
grвce, car ils ne peuvent revenir par eux-mкmes ».
2° Il est dit en
Rom. 3, 24 : « justifiйs gratuitement par sa grвce ».
Rйponse :
La rйmission
des pйchйs ne peut nullement avoir lieu sans la grвce sanctifiante. Et pour le
voir clairement, il faut savoir ceci. Il y a deux choses dans le pйchй :
l’aversion et la conversion ; or la rйmission et la retenue du pйchй ne
regardent pas la conversion, mais plutфt l’aversion et la consйquence de
l’aversion ; voilа pourquoi, lorsque quelqu’un cesse d’avoir la volontй de
pйcher, le pйchй ne lui est pas remis de ce seul fait, mкme s’il passe а la
volontй contraire. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence :
« Si cesser de pйcher йtait la mкme chose que d’кtre sans pйchй,
l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous
pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle
ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu qu’il vous les
pardonne.” » Or on dit que le pйchй est remis, dans la mesure oщ
l’aversion et les choses qui la suivent en raison du pйchй passй sont guйries.
Or il y a du cфtй de l’aversion trois choses qui s’accompagnent mutuellement,
et en raison desquelles la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la
grвce : l’aversion, l’offense et l’obligation а la peine.
L’aversion
s’entend par rapport au bien immuable, que l’on pouvait avoir, et relativement
auquel on se fait impuissant ; sinon l’aversion ne serait pas coupable.
L’aversion susdite ne peut donc кtre фtйe que s’il se fait une union au bien
immuable, dont on s’est sйparй par le pйchй. Or cette union n’a lieu que par la
grвce, par laquelle Dieu habite dans les esprits et l’esprit inhиre а Dieu
lui-mкme par l’amour de charitй. Pour guйrir l’aversion susdite, l’infusion de
la grвce et de la charitй est donc requise, de mкme que pour la guйrison de la
cйcitй est requise la restitution de la puissance visuelle.
L’offense qui
s’ensuit du pйchй ne peut non plus кtre abolie sans la grвce, que l’offense
soit prise du cфtй de l’homme, en tant que l’homme offense Dieu en pйchant, ou
du cфtй de Dieu, en tant qu’il est hostile au pйcheur, suivant ce passage du
Ps. 5, 7 : « Vous haпssez tous ceux qui commettent
l’iniquitй. » En effet, quiconque place une rйalitй digne aprиs une
indigne, lui fait injure, et d’autant plus que la rйalitй est digne. Or
quiconque se constitue une fin dans la rйalitй temporelle — ce que fait tout
homme qui pиche mortellement —, met par lа mкme, quant а son effet, la crйature
avant le Crйateur, aimant plus la crйature que le Crйateur ; car la fin
est ce qui est aimй au plus haut point. Puis donc que Dieu dйpasse а l’infini
la crйature, celui qui pиche mortellement commettra contre Dieu une offense
infinie du cфtй de la dignitй de celui auquel, d’une certaine faзon, une injure
est faite par le pйchй, lorsque Dieu lui-mкme est mйprisй ainsi que son
prйcepte. C’est pourquoi les forces humaines ne suffisent pas pour abolir cette
offense, mais le don de la grвce divine est requis. On dit aussi que Dieu
lui-mкme est hostile au pйcheur, ou qu’il le hait, non d’une haine qui s’oppose
а l’amour par lequel il aime toutes choses — car ainsi, il ne hait rien de ce
qu’il a fait, comme il est dit en Sag. 11, 25 —, mais qui s’oppose а
l’amour par lequel il aime les saints en leur prйparant des biens йternels. Or
l’effet de cet amour est le don de la grвce sanctifiante, comme on l’a dit dans
la question sur la grвce. Par consйquent, l’offense qui rend Dieu hostile а
l’homme ne peut кtre фtйe que par le don de la grвce.
Enfin,
l’obligation а la peine venant du pйchй n’est pas seulement une obligation а la
peine sensible, mais surtout а la peine du dam, qui est la privation de gloire.
L’obligation а la peine n’est donc pas фtйe, tant que n’est pas donnй а l’homme
ce par quoi il peut parvenir а la gloire. Or cela, c’est la grвce : voilа
pourquoi la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la grвce.
Rйponse aux objections :
1° Le pйchй est
lui-mкme une certaine destruction de la grвce, alors que sa rйmission en est
une construction. C’est pourquoi il est plus facile de tomber dans le pйchй que
d’en sortir.
2° Les pйchйs ont
une contrariйtй du cфtй de la conversion, et ce n’est pas de lа que se prend la
rйmission des pйchйs, comme on l’a dit. Du cфtй de l’aversion et de ce qui suit
l’aversion, ils sont en convenance. Rien n’empкche donc que l’obligation а la
peine venant des actes contraires prйcйdents demeure dans l’вme ; en
effet, celui qui passe de l’avarice а la prodigalitй ne cesse pas d’avoir
l’obligation а la peine venant de l’avarice, mais seulement l’acte ou l’habitus
de celle-ci.
3° Bien que les
pйchйs soient contraires du cфtй de la conversion, il n’est cependant pas
nйcessaire que les aversions ou les peines restantes soient contraires, car
elles sont par accident les effets de contraires, puisqu’elles surviennent en
dehors de l’intention de l’agent. Or de la contrariйtй des causes s’ensuit une
contrariйtй dans les effets qui sont par soi, et non dans ceux qui sont par
accident. Et c’est pourquoi les actes contraires sont suivis d’habitus et de
dispositions contraires ; car de telles choses sont les effets des actes
de pйchй selon leur espиce.
4° Supposйe vraie
l’opinion selon laquelle il fut un temps oщ Adam n’eut ni la grвce ni la faute
— quoique certains ne l’accordent pas —, il faut rйpondre que rien
n’empкche que des contraires soient mйdiats par rapport а un sujet pris
simplement, et immйdiats quant а un temps dйterminй ; par exemple,
« aveugle » et « voyant » sont mйdiats chez le chien, mais
pas aprиs le neuviиme jour. De mкme aussi pour l’homme, la grвce et la faute,
par rapport а l’йtat de nature crййe, sont entre elles comme des contraires
mйdiats. Mais aprиs le temps oщ Adam eut reзu ou pu recevoir la grвce en sorte
qu’elle passвt а tous ses descendants, l’absence de grвce est toujours due а
une faute actuelle ou originelle.
5° Bien que,
selon certains auteurs, Adam n’ait pas eu la grвce dans l’йtat de sa crйation,
les mкmes auteurs affirment qu’il a acquis la grвce avant la chute. Il est donc
tombй de l’йtat de grвce et pas seulement de l’йtat de nature. Cependant, s’il
йtait tombй du seul йtat de nature, le don de la grвce divine eыt йtй nйanmoins
requis pour expier l’offense infinie.
6° De mкme que
l’amour dont Dieu nous aime laisse en consйquence quelque effet en nous, а
savoir la grвce, par laquelle nous sommes rendus dignes de la vie йternelle
vers laquelle elle nous dirige, ainsi le fait mкme que Dieu ne nous impute pas
nos crimes laisse en nous par voie de consйquence une chose qui nous rend
dignes d’кtre absous de la peine susdite, et cette chose est la grвce.
7° Le
pйcheur est cause par soi du pйchй quant а la conversion ; mais quant а
l’aversion et aux choses qui la suivent, il est cause par accident,
puisqu’elles ne sont pas dans son intention. En effet, ces choses ne peuvent
pas avoir de cause par soi, puisque c’est d’elles que vient la notion de mal
dans le pйchй ; car le mal n’a pas de cause, suivant Denys au quatriиme
chapitre des Noms divins. Ou bien il
faut rйpondre, et c’est mieux, que le pйcheur est la cause du pйchй quant au
devenir, mais il n’est pas la cause de la permanence des choses qui sont
laissйes par le pйchй ; au contraire, la cause de ces choses est en partie
la justice divine — par laquelle il a justement йtй ordonnй que celui qui n’a
pas voulu se tenir en la grвce lorsqu’il le pouvait, ne le puisse plus mкme
s’il le veut —, et en partie l’imperfection des puissances de la nature,
qui ne suffisent pas pour l’expiation, pour les raisons dйjа donnйes. Par
exemple, l’homme qui se prйcipite dans une fosse est la cause de la chute
elle-mкme, mais le repos qui s’ensuit vient de la nature. Il ne peut donc pas
sortir de la fosse comme il a pu s’y jeter. Et il en est de mкme dans notre
propos.
8° Il y a deux
faзons de comprendre l’opйration de rйmission de la faute : de maniиre
efficiente, et formellement ; par exemple, rendre blanc de maniиre
efficiente convient au peintre, rendre blanc formellement convient а la
blancheur. Ainsi la grвce est un mйdium dans la rйmission de la faute, non
comme une chose qui agit par mode d’efficience, mais comme une chose qui n’agit
que formellement. Or, lorsqu’on dit que Dieu seul pйnиtre dans l’вme, on
n’exclut pas les qualitйs de l’вme soit naturelles soit gratuites — en effet,
l’вme est formellement dйterminйe par elles —, mais on exclut les autres
substances subsistantes, qui ne peuvent кtre au-dedans de l’вme comme y est
Dieu, qui est plus intimement dans l’вme que les formes susdites, йtant donnй
que Dieu est dans l’кtre mкme de l’вme comme le causant et le conservant,
tandis que les formes ou les qualitйs susdites n’atteignent pas cela, mais se
tiennent pour ainsi dire autour de l’essence de l’вme.
9° La grвce
qui est et inhиre, chasse la faute, non la faute qui est, mais celle qui n’est
pas et qui йtait auparavant. En effet, elle ne chasse pas la faute а la faзon
d’une cause efficiente — car il faudrait alors qu’elle agisse sur la faute
existante pour la chasser, comme le feu agit sur l’air existant pour le
corrompre —, mais elle chasse la faute formellement. Car du fait mкme qu’elle
dйtermine formellement le sujet, il s’ensuit que la faute n’est pas dans le
sujet, comme on le voit clairement dans le cas de la santй et de la maladie.
10° Il y a
plusieurs rйponses courantes а cette objection et а d’autres semblables. La
premiиre est que, bien que l’instant soit rйellement un, il est cependant
nombreux quant а la notion, en tant qu’il est le commencement du futur et la
fin du passй. Et ainsi, rien n’empкche qu’il y ait dans l’вme tout ensemble et
au mкme instant la faute et la grвce ; de sorte, cependant, que la faute
soit dans cet instant en tant qu’il est la fin du passй, et la grвce en tant
qu’il est le commencement du futur. Mais cela ne peut se maintenir, car кtre le
commencement du futur et la fin du passй, cela implique divers aspects de
l’instant, par lesquels sa substance n’est pas multipliйe, mais reste
une ; et ainsi, rйellement, il s’ensuit que la faute et la grвce sont dans
l’вme en un mкme [quantum]
indivisible de temps — car le nom d’instant dйsigne le [quantum] indivisible de temps — or cela, c’est кtre en mкme temps,
et ainsi, il s’ensuit que des contraires inhиrent en mкme temps. En outre,
suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, « lorsque quelque chose en se mouvant se sert d’un
point comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’un repos intervienne au
milieu » ; et par cette raison, il prouve que les mouvements qui
reviennent en arriиre ne sont pas continus. Si donc quelqu’un se sert d’un
instant comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’il conзoive quelque instant
intermйdiaire : et ainsi, l’вme sera а un moment sans grвce ni faute, ce
qui est aberrant.
Voilа pourquoi
d’autres disent que, de mкme qu’entre deux points d’une ligne vient une ligne
intermйdiaire, mais non entre deux points de deux lignes qui se touchent, de
mкme il n’est pas nйcessaire qu’entre l’instant qui est le dernier du temps oщ
la faute inhйrait, et l’instant qui est le premier du temps oщ la grвce inhиre,
il y ait un temps intermйdaire, puisque ce sont des instants de divers temps.
Mais cela ne peut pas non plus se soutenir. Car la ligne, йtant une mesure
intйrieure, se divise selon une distinction des rйalitйs. Mais le temps est une
mesure extйrieure, et il est un relativement а tout ce qui est dans le
temps : en effet, ce n’est pas par des temps diffйrents que sont mesurйs
l’кtre de la faute et l’кtre de la grвce, а moins d’entendre par « temps
diffйrent » une autre partie du mкme temps continu. Il est donc nйcessaire
qu’entre deux instants quelconques, dйsignйs relativement а n’importe quelles
rйalitйs, il y ait un temps intermйdiaire. En outre, deux points de deux lignes
qui se touchent et inscrites en des corps localisйs, sont unies par un point
unique inscrit dans une ligne extйrieure du corps localisant, car les choses
dont les extrйmitйs sont ensemble sont contiguлs. Supposй donc que diffйrentes
choses aient des temps diffйrents, non continus mais quasi contigus, il sera
nйanmoins nйcessaire que dans le temps mesurant extйrieurement corresponde а
leurs termes un seul instant indivisible ; et ainsi reviendra
l’inconvйnient susmentionnй, а savoir que la faute et la grвce sont en mкme
temps.
Aussi d’autres
disent-ils que de telles mutations spirituelles ne sont pas mesurйes par le
temps qui est le nombre du mouvement du ciel — йtant donnй que l’вme, comme
n’importe quelle substance spirituelle, est au-dessus du temps —, mais qu’elles
ont un temps propre, en tant qu’il se trouve en elles un avant et un aprиs. Et
cependant, un tel temps n’est pas continu, puisque la continuitй du temps,
suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Physique, s’ensuit de la continuitй du mouvement ; or les
affections de l’вme ne sont pas continues. Mais cela aussi est hors de notre
propos. Car on mesure par le temps non seulement les choses qui sont par
elles-mкmes dans le temps, comme le mouvement du ciel, mais aussi celles qui
ont par accident une relation au mouvement du ciel, en tant qu’elles rйsultent
d’autres choses qui ont par elles-mкmes une relation au temps susdit. Ainsi en
est-il йgalement dans la justification de l’impie, qui rйsulte de pensйes, de
paroles et d’autres mouvements semblables, qui sont par eux-mкmes mesurйs par
le temps du mouvement du ciel.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement, et dire que l’on ne peut concevoir de dernier
instant en lequel le pйcheur a la faute, mais qu’on peut concevoir un dernier
temps. Par ailleurs, on conзoit de fait un premier instant en lequel il a eu la
grвce : cet instant est le terme de ce temps en lequel il a eu la faute.
Or aucun intermйdiaire ne vient entre un temps et le terme d’un temps. Il n’est
donc pas nйcessaire de concevoir un temps ou un instant en lequel quelqu’un n’a
ni la faute ni la grвce. Et voici comment le montrer. Puisque l’infusion de la
grвce a lieu en un instant, elle est le terme d’un certain continu, par exemple
l’acte de la mйditation par laquelle la volontй se dispose а recevoir la
grвce ; et le terme de ce mouvement est la rйmission de la faute, car la
faute est remise par le fait mкme que la grвce est infusйe. А cet instant, il y
a donc pour la premiиre fois le terme de la rйmission de la faute, c’est-а-dire
ne pas avoir de faute, et celui de l’infusion de la grвce, c’est-а-dire avoir
la grвce. Donc, dans tout le temps prйcйdent qui se termine а cet instant, et
par lequel йtait mesurй le mouvement de la mйditation susdite, le pйcheur avait
la faute et n’avait pas la grвce, sauf au dernier instant seulement, comme on
l’a dit. Mais avant le dernier instant de ce temps, il n’y a pas lieu d’en
concevoir un autre immйdiatement prochain, car quelque instant que l’on
conзoive autre que le dernier, il y aura entre lui et le dernier une infinitй
d’instants intermйdiaires. Et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas lieu de
concevoir de dernier instant en lequel le justifiй a la faute et n’a pas la
grвce ; mais l’on peut concevoir le premier instant oщ il a la grвce et
n’a pas la faute. Et cette solution peut se dйduire des paroles du Philosophe
au huitiиme livre de la Physique.
11° De mкme que
Dieu cause en nous par son amour le don de la grвce, de mкme aussi il cause par
son amour la rйmission de la faute ; il n’est donc pas nйcessaire que la
rйmission de la faute prйcиde la grвce. Mais ce serait le cas si la rйmission
de la faute prйcйdait l’amour de Dieu et n’en йtait pas la consйquence.
12° Les sacrements
causent en signifiant ; en effet, ils causent ce qu’ils figurent. Et parce
que la circoncision a sa signification dans l’acte d’фter, son efficace йtait
directement ordonnйe а l’enlиvement de la faute originelle, et а la grвce par
voie de consйquence : soit que la grвce fыt donnйe en vertu de la circoncision
а la faзon dont elle est donnйe en vertu du baptкme, comme certains le disent,
soit qu’elle fыt donnйe par Dieu en concomitance avec la circoncision. Et
ainsi, la rйmission de la faute ne se faisait pas sans la grвce ;
cependant, cette grвce-lа ne rйprimait pas aussi parfaitement la concupiscence
que la grвce baptismale. Il йtait donc plus difficile de rйsister а la
concupiscence pour le circoncis que ce n’est le cas pour le baptisй ; et
il est dit que la loi ancienne, prenant occasion de cela, tuait occasionnellement,
bien que la circoncision ne fыt pas contenue parmi les sacrements de la loi
mosaпque, йtant donnйe qu’elle ne vient pas de Moпse, mais des pиres, comme il
est dit en Jn 7, 22. Et par consйquent, si quelque grвce йtait donnйe
dans la circoncision, cela ne contredit pas le fait que la loi ancienne ne
justifiait pas. Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui peut
convenir а ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ne requiert pas l’usage
du libre arbitre. Or la justification convient aux enfants qui n’ont pas encore
l’usage du libre arbitre et qui sont justifiйs par le baptкme. La justification
de l’impie ne requiert donc pas l’usage du libre arbitre.
2° [Le rйpondant] disait que cela est
spйcial aux enfants qui sont seulement tenus par un pйchй qui leur vient
d’ailleurs ; et cela n’a pas lieu chez les adultes, qui sont tenus par
leurs propres pйchйs. En sens contraire :
saint Augustin dit au quatriиme livre des Confessions
qu’un certain ami а lui, « travaillй par la fiиvre, resta longtemps couchй
sans connaissance, dans la sueur des moribonds, et comme il n’y avait plus
d’espoir, il fut baptisй dans l’inconscience ; moi, je ne me faisais pas
de souci, et je prйsumais que son вme garderait plutфt ce qu’elle avait reзu de
moi, et non pas ce qui s’opйrait sur le corps d’un inconscient. Or il en йtait
bien autrement, car il revint а la vie. » Or le retour а la vie se fait
par la grвce justifiante. La grвce justifiante est donc parfois confйrйe а
l’adulte sans mouvement de son libre arbitre.
3° [Le rйpondant] disait que cela a lieu
seulement lorsque l’homme est justifiй par un sacrement. En sens contraire : Dieu n’a pas liй sa
puissance aux sacrements. Puis donc que la justification est une њuvre de Dieu,
dйpendante de sa puissance, il semble que mкme sans les sacrements un adulte
puisse кtre justifiй indйpendamment du mouvement du libre arbitre.
4° L’homme peut
кtre dans un йtat oщ il serait adulte et n’aurait pas de pйchй actuel, mais
seulement le pйchй originel. En effet, au premier instant oщ l’on est adulte,
si l’on n’est pas baptisй, on est encore soumis au pйchй originel, et cependant
l’on n’a pas encore de pйchй actuel, car on n’a encore commis aucune transgression
qui nous fasse tenir pour coupable de pйchй. De plus, on n’est pas encore
coupable d’omission, car les prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout
moment ; il n’est donc pas nйcessaire que l’homme, au premier instant oщ
il est adulte, observe aussitфt les prйceptes affirmatifs. Ainsi donc, l’adulte
peut avoir le pйchй originel sans aucun pйchй actuel, semble-t-il. Si donc cela
est cause que l’enfant peut кtre justifiй sans mouvement du libre arbitre, il
semble que la mкme raison existe chez l’adulte.
5° Chaque fois
qu’une chose est communйment en plusieurs autres, il est nйcessaire qu’elle
leur convienne en raison d’une cause commune. Or кtre justifiй convient aux
enfants et aux adultes ; puis donc que seule la grвce est la cause de la
justification chez les enfants, il semble que, mкme sans l’usage du libre
arbitre, elle suffise pour la justification chez les adultes.
6° De mкme que la
justice est un don de Dieu, de mкme aussi la sagesse. Or Salomon a reзu la
sagesse en dormant, comme on le lit en 1 Reg. 3, 5. Pour la mкme
raison, l’homme peut donc recevoir la grвce justifiante en dormant et sans
l’usage du libre arbitre.
7° [Le rйpondant] disait que c’est а
cause d’un mйrite prйcйdent que Salomon a reзu la sagesse en dormant. En sens contraire : de mкme que chez les bons la
volontй est requise, de mкme aussi chez les mйchants, car il n’est de pйchй que
volontaire. Or la volontй qui prйcиde le sommeil ne fait pas que ce qui est
opйrй pendant le sommeil soit un pйchй. Rien non plus ne contribue donc а ce
qu’un don divin soit reзu pendant le sommeil.
8° De mкme que
chez le dormeur l’usage du libre arbitre est liй, de mкme aussi chez le malade.
Or le malade est justifiй sans l’usage du libre arbitre, comme le montre la
citation prйcйdente de saint Augustin. Donc le dormeur aussi ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Dieu est
plus puissant que tout agent crйй. Or le soleil matйriel rйpand sa lumiиre dans
l’air sans aucune prйparation prйcйdente dans l’air lui-mкme. Donc а bien plus
forte raison Dieu infuse-t-il la lumiиre de la grвce dans l’вme sans aucune
prйparation ayant lieu par l’acte du libre arbitre.
10° Puisque, selon
Denys, le bien est communicatif de soi, Dieu, qui est le souverain bien, se
communique souverainement lui-mкme. Or cela ne serait pas, s’il ne se
communiquait et а celui qui se prйpare, et а celui qui ne se prйpare pas.
L’usage du libre arbitre n’est donc pas requis dans la justification de l’impie
comme une prйparation du cфtй de l’homme.
11° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Genиse au
sens littйral que Dieu fait en l’homme la justice comme le soleil fait dans
l’air la lumiиre, qui cesse lorsque cesse l’influx du soleil, et non comme
l’artisan qui fabrique un coffre et n’opиre plus rien en lui une fois qu’il est
fait. Or le soleil opиre dans l’air de la mкme faзon au premier instant oщ
l’air est йclairй et lorsque la lumiиre persiste en lui. Dieu opиre donc la
justice dans l’homme de la mкme faзon au premier instant oщ il est justifiй et
lorsque la justice est conservйe en lui. Or la justice est conservйe en l’homme
quand cesse l’usage du libre arbitre, comme on le voit bien dans le cas du
dormeur. L’homme peut donc кtre justifiй dиs le dйbut sans aucun mouvement du
libre arbitre.
12° La disposition
qui est requise par nйcessitй pour l’introduction d’une forme se comporte de
telle sorte que la forme ne peut pas demeurer sans elle ; comme c’est
clairement le cas de la chaleur et de la forme du feu. Or la justice peut
demeurer sans l’usage du libre arbitre, comme chez le dormeur. L’usage du libre
arbitre n’est donc pas une disposition qui est requise par nйcessitй pour
l’infusion de la grвce.
13° Une chose qui
est naturellement antйrieure et peut exister ou ne pas exister sans une chose
postйrieure, ne requiert pas celle-ci pour que l’on dise qu’elle inhиre, comme
cela se voit clairement dans le cas de la pesanteur et de la descente, sans
laquelle la pesanteur peut exister, par exemple lorsqu’un corps lourd est
empкchй dans son mouvement. Or la grвce est naturellement antйrieure а l’usage
du libre arbitre, sans lequel elle peut exister ou ne pas exister ; en
effet, elle est son principe formel, comme la pesanteur est celui du mouvement
naturel. La grвce peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre arbitre.
14° Notre
faible corps introduit dans l’вme la faute originelle sans nul usage du libre
arbitre. Donc а bien plus forte raison, Dieu, qui est trиs puissant, ne
requiert pas l’usage du libre arbitre pour infuser la grвce.
15° Dieu est plus
enclin а faire misйricorde qu’а condamner, comme dit la Glose au dйbut de Jйrйmie. Or Dieu punit les enfants qui meurent
sans baptкme sans qu’ils aient eu aucun usage du libre arbitre. А bien plus
forte raison fera-t-il donc misйricorde en infusant la grвce.
16° La disposition
а la forme, qui est exigйe en celui qui reзoit la forme, ne vient pas du
receveur lui-mкme, mais d’autre chose ; par exemple, la chaleur qui
prйcиde dans le bois comme disposition а la forme du feu, ne vient pas du bois
lui-mкme. Or l’usage du libre arbitre vient de l’homme qui doit кtre justifiй.
Il n’est donc pas requis comme une disposition pour avoir la grвce.
17° La
justification a lieu par l’infusion de la grвce et des vertus. Or, suivant
saint Augustin, Dieu seul, sans nous, opиre en nous la vertu. Notre opйration,
qui a lieu par l’usage du libre arbitre, n’est donc pas requise pour la
justification.
18° Selon l’Apфtre
en Rom. 4, 4, « la rйcompense qui se donne а quelqu’un pour ses
њuvres ne lui est pas imputйe comme une grвce, mais comme une dette ». Or
l’usage du libre arbitre est une certaine opйration. Si donc l’usage du libre
arbitre est requis pour la justification, la justification n’aura pas lieu par
grвce, mais comme un dы ; ce qui est hйrйtique.
19° Celui qui
opиre contre la grвce est plus йloignй d’elle que celui qui n’opиre pas du
tout. Or Dieu donne parfois la grвce а un homme qui, par son libre arbitre,
agit contre elle, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, а qui il est
dit en Act. 9, 5 : « Il t’est dur de regimber contre
l’aiguillon. » Donc а bien plus forte raison la grвce est-elle parfois
infusйe а un homme sans l’usage du libre arbitre.
20° Un agent d’une
puissance infinie ne requiert aucune disposition dans le patient : en
effet, plus l’agent est puissant, moindre est la disposition prйexistante avec
laquelle il accomplit son effet. Or Dieu est un agent d’une puissance infinie,
si bien qu’il ne requiert pas de matiиre prйexistante mais opиre а partir de
rien. Bien moins encore requiert-il donc une disposition ; et ainsi, dans
la justification de l’impie, qui est une њuvre divine, il ne requiert pas
l’usage du libre arbitre comme une disposition du cфtй de l’homme.
En sens contraire :
1° А propos de
1 Reg. 3, 5 : « Demande-moi ce que tu veux que je te
donne », la Glose dit :
« La grвce de Dieu requiert le libre arbitre. » Or la justification
se fait par la grвce de Dieu, comme on le lit en Rom. 3, 24. L’usage
du libre arbitre est donc requis pour la justification.
2° Saint Bernard
dit que la justification ne peut avoir lieu ni sans le consentement de celui
qui la reзoit, ni sans la grвce de celui qui la donne. Or le consentement de
celui qui la reзoit est l’acte du libre arbitre. L’homme ne peut donc pas кtre
justifiй sans l’usage du libre arbitre.
3° Pour recevoir
une forme, une disposition est requise dans le receveur : en effet, ce
n’est pas n’importe quelle forme qui est reзue en n’importe quel sujet. Or
l’acte du libre arbitre se comporte comme une disposition а la grвce. L’usage
du libre arbitre est donc requis pour la rйception de la grвce justifiante.
4° Dans la
justification de l’impie, un certain mariage spirituel est contractй entre
l’homme et Dieu ; Os. 2, 19 : « Je te fiancerai а moi
dans la justice. » Or, dans le mariage charnel, un consentement mutuel est
requis. Donc а bien plus forte raison dans la justification de l’impie. Et
ainsi y est requis l’usage du libre arbitre.
5° La
justification de l’impie ne se fait pas sans la charitй, car, comme il est dit
en Prov. 10, 12, « la charitй couvre toutes les fautes ».
Or, puisque la charitй est une certaine amitiй, elle s’accompagne d’un amour en
retour, comme le montre clairement le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique. Or l’amour mutuel requiert des
deux cфtйs l’usage du libre arbitre. La justification ne peut donc avoir lieu
sans l’usage du libre arbitre.
Rйponse :
Personne, ayant
l’usage du libre arbitre, ne peut кtre justifiй sans un usage du libre arbitre
qui ait lieu а l’instant mкme de sa justification. Mais en ceux qui ne sont pas
en possession de leur volontй, comme les enfants, cela n’est pas requis pour la
justification. Et de cela, trois raisons peuvent кtre donnйes.
La premiиre se
prend de la relation mutuelle de l’agent et du patient. Dans les rйalitйs
corporelles, en effet, il est clair que l’action n’est pas accomplie sans un
contact par lequel ou bien l’agent seul touche le patient, quand le patient
n’est pas de nature а toucher l’agent, comme lorsque les corps supйrieurs
agissent sur les rйalitйs infйrieures de ce monde en les touchant et sans кtre
touchйs par elles ; ou bien l’agent et le patient se touchent
mutuellement, quand l’un et l’autre sont de nature а toucher et а кtre touchйs,
comme lorsque le feu agit sur l’eau et vice
versa. Ainsi йgalement, dans les rйalitйs spirituelles, quand le contact
mutuel a lieu naturellement, l’action ne s’accomplit pas sans contact
mutuel ; sinon, il suffit que l’agent touche le patient. Or Dieu lui-mкme,
qui justifie l’impie, touche l’вme en causant la grвce en elle ; c’est pourquoi,
а propos du Psaume 143, 5 : « Touchez les montagnes »,
la Glose dit : « de votre
grвce ». Et l’esprit humain touche Dieu en quelque faзon, en le
connaissant ou en l’aimant ; et c’est pourquoi, chez les adultes, qui
peuvent connaоtre et aimer Dieu, il est requis un usage du libre arbitre par
lequel ils connaissent et aiment Dieu ; et c’est la conversion а Dieu dont
il est dit en Zach. 1, 3 : « Retournez-vous vers moi, et je
me retournerai vers vous. » Quant aux enfants qui n’ont pas l’usage du
libre arbitre, ils ne peuvent pas connaоtre et aimer Dieu ; il suffit donc
pour leur justification que Dieu les touche par l’infusion de la grвce.
La deuxiиme
raison se prend de la notion mкme de justification. En effet, suivant Anselme
au livre sur la Vйritй, la justice est
« la droiture de la volontй gardйe pour elle-mкme » ; la
justification est donc un certain changement de la volontй. Or on prend le nom
de « volontй » tant pour dйsigner la puissance elle-mкme que pour
dйsigner l’acte de la puissance. L’acte de la puissance de volontй ne peut кtre
changй qu’avec la coopйration de celle-ci : car s’il ne venait pas d’elle,
il ne serait pas son acte. Mais quant а la puissance de volontй, de mкme
qu’elle a йtй faite sans sa coopйration, de mкme elle peut кtre changйe sans sa
coopйration. Or, pour la justification des adultes est requis un changement de
l’acte de la volontй ; en effet, c’est par l’acte de la volontй qu’ils se
sont tournйs vers une chose de faзon dйsordonnйe, et cette conversion ne peut
кtre changйe que par un acte contraire de la volontй ; voilа pourquoi
l’acte du libre arbitre est requis pour la justification des adultes. Mais les
enfants, qui n’ont pas la volontй tournйe vers quelque chose par un acte de
leur propre volontй, mais ont seulement une puissance de volontй coupablement
dйchue de la justice originelle, peuvent кtre justifiйs sans mouvement de leur
propre volontй.
La troisiиme
raison se prend de la ressemblance de l’opйration divine dans les rйalitйs
corporelles. En effet, si Dieu produit quelque effet que la nature peut а
nouveau produire, il le produit suivant la mкme disposition que la nature. Par
exemple, si Dieu guйrit quelqu’un miraculeusement, il causera la santй en lui
avec une certaine йgalitй des humeurs, et c’est aussi en produisant une telle
йgalitй que la nature guйrit parfois quelqu’un, suivant la parole du Philosophe
disant au deuxiиme livre de la Physique
que si la nature faisait une њuvre d’art, elle la ferait de la mкme faзon que
l’art, et vice versa. Or, par ses
principes naturels, l’homme peut avoir la justice de deux faзons : d’abord
comme naturelle ou innйe, en ce sens que certains sont enclins par leur nature
mкme aux њuvres de la justice ; ensuite comme acquise. Ainsi, la justice
infuse par laquelle les adultes sont justifiйs est semblable а la justice
acquise par les њuvres ; par consйquent, de mкme que dans la justice
politique acquise est requis un acte de volontй par lequel on aime la justice,
de mкme aussi la justification ne s’accomplit pas chez les adultes sans l’usage
du libre arbitre. Mais la justice infuse par laquelle les petits enfants sont
justifiйs est semblable а l’aptitude naturelle а la justice, qui se trouve
aussi chez les enfants ; et l’usage du libre arbitre n’est requis ni pour
l’une, ni pour l’autre.
Rйponse aux objections :
1° Parce que les
enfants n’ont pas de quoi pouvoir se tourner vers la cause justifiante,
celle-ci, c’est-а-dire la Passion du Christ, leur est appliquйe par le
sacrement de baptкme, et par lа ils sont justifiйs.
2° Concernant
l’adulte qui n’est pas en possession de son esprit, il faut distinguer :
s’il n’a jamais eu l’usage de sa raison, le mкme jugement vaut pour lui et pour
les petits enfants ; mais s’il a eu un jour le jugement de sa raison,
alors, s’il a dйsirй le baptкme au temps oщ il a eu l’usage de la raison, et
qu’au temps de sa folie il est baptisй sans connaissance ou а son corps
dйfendant, il obtient l’effet du baptкme а cause de la volontй
prйcйdente ; surtout si, aprиs le baptкme, il rйcupиre l’usage du libre
arbitre et que ce qui a йtй fait lui plaоt ; et c’est le cas dans ce
passage de saint Augustin ; car les efforts qu’il fait а l’encontre ne lui
sont pas imputйs, puisqu’il n’agit pas par volontй mais par imagination. Mais
si, lorsqu’il йtait en possession de son esprit, il n’a pas dйsirй le baptкme,
il ne faut pas le lui procurer s’il est sans connaissance ou qu’il rйsiste, en
quelque danger de mort qu’il soit : en effet, il sera jugй d’aprиs le
dernier instant oщ il fut en possession de son esprit. Et s’il lui est procurй,
il ne reзoit ni le sacrement, ni la rйalitй du sacrement ; quoiqu’une
disposition puisse кtre miraculeusement laissйe en lui par l’invocation mкme de
la Trinitй et la sanctification de l’eau, de sorte que, lorsqu’il aura rйcupйrй
l’usage du libre arbitre, il sera plus facilement changй pour le bien.
3° Mкme sans
sacrement, Dieu infuse la grвce а de petits enfants, comme c’est manifestement
le cas de ceux qui sont sanctifiйs dans le sein maternel. Semblablement, il
pourrait confйrer la grвce sans sacrement а un adulte qui ne serait pas en
possession de son esprit, de la mкme faзon qu’il la confиre avec le sacrement.
4° Qu’un adulte
ait le pйchй originel sans pйchй actuel, cette supposition est estimйe
impossible par certains auteurs. En effet, lorsqu’il commence а кtre adulte,
s’il fait ce qui est en lui, la grвce lui sera donnйe, par laquelle il sera
exempt du pйchй originel ; que s’il ne le fait pas, il sera coupable d’un
pйchй d’omission. Car, puisque n’importe qui est tenu d’йviter le pйchй, et que
cela ne peut se faire que si l’on se donne une fin convenable, n’importe qui
est tenu, dиs qu’il est en possession de son esprit, de se tourner vers Dieu,
et d’йtablir en lui sa fin ; et par lа, il est disposй а la grвce. En
outre, saint Augustin dit que « la concupiscence du pйchй originel rend le
petit enfant enclin а la convoitise, mais quant а l’adulte, elle le fait
convoiter en acte ». En effet, il ne peut pas arriver facilement que
quelqu’un, infectй du pйchй originel, ne se soumette pas а la convoitise du
pйchй par le consentement au pйchй.
5° La
justification est dans le petit enfant et dans l’adulte en raison d’une cause
unique et commune, c’est-а-dire en raison de la grвce ; cependant,
celle-ci est diversement reзue en l’un et en l’autre, selon la condition
diffйrente de l’un et de l’autre. En effet, tout ce qui est reзu en quelque
chose, est en lui suivant le mode d’кtre du receveur. Et de lа vient que, chez
l’adulte, la grвce est reзue avec l’usage du libre arbitre, mais non chez le
petit enfant.
6° Il y a trois
faзons possibles de rйpondre а cela. D’abord en disant que ce sommeil durant
lequel la sagesse fut infusйe а Salomon ne fut pas un sommeil naturel, mais le
sommeil de la prophйtie, dont on lit en Nombr. 12, 6 :
« S’il se trouve parmi vous un prophиte du Seigneur, je lui apparaоtrai en
vision, ou je lui parlerai en songe. » Or, dans ce sommeil, l’usage du
libre arbitre n’est pas liй.
Ensuite on peut
dire que, de mкme qu’il est requis, pour l’infusion de la justice, que la
volontй, qui est son sujet, se tourne vers Dieu, de mкme il est requis, dans
l’infusion de la sagesse, que l’intelligence se tourne vers Dieu. Or, pendant
le sommeil, l’intelligence peut se tourner vers Dieu, mais non le libre arbitre
ou la volontй. Et en voici la raison. Deux choses appartiennent а
l’intelligence : percevoir, et juger des choses perзues. Or
l’intelligence, lorsqu’on dort, n’est pas empкchйe de percevoir quelque chose,
soit en provenance de choses qu’elle a dйjа considйrйes — et c’est pourquoi
l’homme fait parfois des syllogismes en dormant —, soit par l’illumination de
quelque substance supйrieure, que l’intelligence du dormeur est plus apte а
percevoir, а cause du repos oщ elle se trouve du cфtй des actes des sens, et
surtout lorsque les phantasmes sont apaisйs ; c’est pourquoi il est dit en
Job, 33, 15-16 : « Pendant les songes, dans les
visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablйs de sommeil et qu’ils
dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et les
instruit de ce qu’ils doivent savoir. » Et telle est la cause principale
de ce que des futurs sont vus а l’avance dans le sommeil. Mais le parfait
jugement de l’intelligence ne peut avoir lieu pendant le sommeil, йtant donnй
que le sens est alors liй, lui qui est le premier principe de notre
connaissance. En effet, le jugement se fait au moyen d’une analyse par les
principes ; par consйquent, il est nйcessaire que nous jugions de toutes
choses d’aprиs ce que nous recevons par le sens, comme il est dit au troisiиme
livre sur le Ciel et le Monde. Or
l’usage du libre arbitre suit le jugement de la raison ; voilа pourquoi
l’usage du libre arbitre, par lequel la volontй se tourne vers Dieu, ne peut
pas кtre suffisant lorsqu’on dort : car bien qu’il soit un mouvement de la
volontй, il suit l’imagination plutфt que le complet jugement de la
raison ; et ainsi, l’homme peut percevoir la sagesse en dormant, mais non
la justice.
Enfin, on peut
dire que l’intelligence est contrainte par l’intelligible, alors que la volontй
ne peut pas кtre contrainte par l’objet d’appйtit. La sagesse, qui est la
droiture de l’intelligence, peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre
arbitre, mais non la justice, qui est la droiture de la volontй.
7° Le
mouvement du libre arbitre qui prйcиde dans l’йtat de veille ne peut faire que
l’acte du dormeur soit mйritoire ou dйmйritoire, considйrй en lui-mкme ;
cependant, il peut faire qu’il ait quelque degrй de bontй ou de mйchancetй, en
tant que la vertu de l’acte du veilleur est laissйe dans l’activitй du dormeur,
comme la vertu de la cause est laissйe dans l’effet. Et de lа vient que les
vertueux font en dormant de meilleurs songes que d’autres non vertueux, comme
il est dit au premier livre de l’Йthique ;
c’est aussi pour cela que la pollution nocturne est parfois considйrйe comme
coupable. Ainsi йgalement, Salomon put en veillant se disposer а la sagesse
qu’il devait recevoir en dormant.
8° Le sacrement
de baptкme ne doit pas кtre procurй а un malade lorsqu’il n’est pas en
possession de son esprit, mкme s’il a eu auparavant le dйsir du baptкme, sauf
si l’on craint pour sa vie, ce qui n’est assurйment pas le cas du
dormeur ; les deux cas ne sont donc pas semblables sur ce point, mais ils
le sont pour le reste.
9° L’air,
par la nature de son espиce, est dans l’ultime disposition pour recevoir la
lumiиre, en raison de sa diaphanйitй ; voilа pourquoi il est йclairй dиs
que se prйsente l’astre йclairant ; et aucune autre prйparation n’est
requise, sauf peut-кtre l’йloignement d’un obstacle. Mais l’вme intellectuelle
n’est pas dans l’ultime disposition pour recevoir la justice, sauf lorsqu’elle
veut en acte, car la puissance s’accomplit par l’acte, par lequel elle est
dйterminйe а l’un des opposйs, alors qu’elle est de soi en puissance aux
deux ; comme une matiиre qui est en puissance а plusieurs formes est
adaptйe, par des dispositions, а une forme plutфt qu’а une autre.
10° Dieu, dans son
infinie bontй, se communique lui-mкme aux crйatures par quelque ressemblance de
sa bontй, qu’il leur donne gйnйreusement par le fait mкme qu’il communique sa
bontй de la meilleure faзon ; et cette meilleure faзon suppose qu’il
prodigue ses dons avec ordre, suivant sa sagesse, c’est-а-dire а chacun selon
sa condition ; et de lа vient qu’une disposition ou une prйparation est
requise du cфtй de ceux auxquels Dieu prodigue ses dons. Ou bien l’on peut
rйpondre que cette objection vaut pour la prйparation qui prйcиde
temporellement l’infusion de la grвce, et sans laquelle Dieu accorde parfois la
grвce, opйrant subitement chez quelqu’un le mouvement de contrition et infusant
la grвce ; car, comme il est dit en Eccli. 11, 23 :
« Il est aisй а Dieu d’enrichir tout d’un coup celui qui est
pauvre. » Mais cela n’exclut pas l’usage du libre arbitre qui a lieu а
l’instant mкme oщ la grвce est infusйe. Car il se manifeste une plus parfaite
communication de la bontй divine en ce que Dieu opиre dans l’homme
simultanйment l’habitus et l’acte de justice, que s’il y opйrait seulement
l’habitus.
11° De mкme que le
soleil est la cause de la lumiиre non seulement quant а l’кtre, mais aussi
quant au devenir, de mкme aussi Dieu est la cause de la grвce et quant а
l’кtre, et quant au devenir. Or, pour le devenir d’une rйalitй, qui implique un
certain changement, est requise une chose qui n’est pas requise pour l’кtre de
cette rйalitй ; par exemple il est requis, lorsque la lumiиre arrive dans
l’air, que l’air se rapporte au soleil d’une autre faзon qu’auparavant ;
ce qui se fait par le mouvement du soleil, mouvement sans lequel il pourrait y
avoir conservation de la lumiиre dans l’air, si le soleil est toujours prйsent.
Et semblablement, il est requis pour le devenir de la grвce elle-mкme que la
volontй se comporte envers Dieu autrement qu’avant ; et pour cela est
exigй un changement de la volontй, qui n’a pas lieu chez les adultes sans
l’usage du libre arbitre, comme on l’a dit.
12°
Telle
disposition est requise pour le devenir d’une rйalitй, qui ne l’est pas pour
l’кtre de cette rйalitй, comme on le voit surtout dans la gйnйration des
animaux et des plantes ; par consйquent, rien n’empкche, si de telles
dispositions cessent une fois que la rйalitй est advenue, que celle-ci soit
nйanmoins conservйe dans son кtre. Et ainsi, lorsque cesse le mouvement du
libre arbitre qui йtait nйcessaire а la justification, la justice peut demeurer
habituellement.
13° Rien n’empкche
qu’une chose naturellement antйrieure et ne pouvant advenir sans une chose
postйrieure, puisse nйanmoins exister sans celle-ci ; par exemple, l’вme
йtant la cause formelle, efficiente et finale du corps, comme il est dit au
deuxiиme livre sur l’Вme, elle est
naturellement antйrieure au corps et peut exister sans le corps, et pourtant,
selon l’ordre de la nature, elle ne peut advenir que dans le corps. Et il en va
de mкme pour la grвce et l’usage du libre arbitre.
14° Le corps
infecte l’вme par le pйchй originel du fait mкme qu’il lui est uni. Or ce pйchй
ne regarde pas la volontй de celui qui est infectй, mais sa nature ; voilа
pourquoi il n’est pas йtonnant que l’usage du libre arbitre ne soit pas requis pour
une telle infection. Semblablement, l’вme de l’enfant obtient la grвce par le
fait mкme qu’il est uni au Christ par le sacrement de baptкme sans l’usage du
libre arbitre. Mais chez les adultes, l’usage du libre arbitre est requis, pour
la raison susmentionnйe.
15° En disant que
Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir, on n’exclut pas que de
plus nombreuses conditions soient requises pour le bien que Dieu opиre en nous
en faisant misйricorde, que pour le mal que Dieu punit en nous, car, suivant
Denys, le bien procиde d’une cause entiиre et totale, tandis que le mal rйsulte
de dйfauts particuliers. Mais par lа, il est montrй que Dieu fait misйricorde
suivant ce qui vient de lui, alors qu’il punit suivant ce qui vient de nous, et
qui est tel qu’il ne peut y кtre ordonnй que par la peine ; par
consйquent, il fait misйricorde par son intention principale, mais il punit
pour ainsi dire en dehors de l’intention de la volontй antйcйdente, selon la
volontй consйquente. Et cependant, on peut rйpondre а l’objection proposйe en
disant qu’а l’infection du pйchй originel, par laquelle l’вme est infectйe
avant qu’elle ait l’usage du libre arbitre, correspond par une certaine
ressemblance la justification des enfants avant qu’ils aient l’usage du libre
arbitre.
16° Les rйalitйs
naturelles peuvent кtre disposйes а la forme par une certaine violence, en
sorte que le principe de la disposition soit au-dehors, sans que le patient
contribue en rien ; en elles, par consйquent, la disposition а la forme ne
vient pas d’un principe intйrieur, mais du dehors. Mais la volontй ne peut pas
subir de violence ; voilа pourquoi le cas n’est pas semblable.
17° Dieu produit
en nous des vertus sans que nous les causions, mais non toutefois sans que nous
y consentions.
18° L’acte du
libre arbitre qui a lieu dans la justification de l’impie ne se rapporte pas de
la mкme faзon а l’habitus de la justice gйnйrale, dont il a йtй question, et а
son exйcution et son accroissement. А l’habitus, d’une part, il ne peut pas se
rapporter comme un mйrite, йtant donnй qu’а l’instant mкme est infusйe la
justice, qui est le principe du mйrite : il s’y rapporte seulement comme
une disposition. Mais d’autre part, il se rapporte а l’exйcution de la justice
et а son accroissement sous l’aspect du mйrite, car l’homme, par le premier
acte informй par la grвce, mйrite le secours divin dans les choses susdites.
Ainsi donc, la justice n’est pas accordйe aux њuvres humaines comme une
rйcompense, mais l’accroissement et la continuation de la justice est en quelque
sorte une rйcompense par rapport aux actes mйritoires prйcйdents.
19° Bien que saint
Paul, avant qu’il eыt йtй justifiй, attaquвt directement la grвce de la foi,
cependant, а l’instant mкme de sa justification, il consentit par son libre
arbitre йbranlй par la grвce. En effet, Dieu peut en un instant envoyer а
quelqu’un le mouvement de volontй gratuite sans lequel il n’y a pas de
justification ; mais celle-ci peut avoir lieu sans prйparation prйcйdente.
20° Cette
disposition n’est pas requise а cause de l’impuissance de l’agent, mais а cause
de la condition du receveur, c’est-а-dire de la volontй, qui ne peut pas кtre
changйe par violence, mais qui l’est par son propre mouvement. Or ce mouvement
du libre arbitre ne se rapporte pas seulement а la grвce comme une disposition,
mais aussi comme un achиvement : en effet, les opйrations sont des
accomplissements des habitus ; par consйquent, que l’habitus soit
introduit en mкme temps que son opйration, prouve la perfection de l’agent, car
la perfection de l’effet montre la perfection de la cause. Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui suit la
justification n’est pas requis pour la justification. Or, puisque le mouvement
vers Dieu vient de la grвce, il suit la grвce ; c’est pourquoi il est dit
en Lam. 5, 21 : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et
nous nous convertirons. » Le mouvement du libre arbitre vers Dieu n’est
donc pas parmi les choses qui sont requises pour la justification.
2° Le mouvement
du libre arbitre est requis pour la justification comme une certaine
disposition du cфtй du libre arbitre. Or ce а quoi l’homme a besoin d’кtre
attirй, ne regarde pas le libre arbitre. Puis donc que l’homme, pour qu’il se
convertisse а Dieu, a besoin d’кtre attirй, suivant ce passage de
Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui
m’a envoyй ne l’attire », il semble que le mouvement du libre arbitre vers
Dieu ne soit pas parmi les choses qui sont requises pour la justification de
l’impie.
3° L’homme
parvient а la justice par la voie de la crainte : « car celui qui est
sans crainte ne pourra devenir juste », comme il est dit en
Eccli. 1, 28. Or l’homme, par la crainte, n’est pas mы vers Dieu mais
plutфt vers les peines. Le mouvement du libre arbitre qui est requis pour la
justification de l’impie n’est donc pas un mouvement vers Dieu.
4° [Le rйpondant] disait que cela est vrai
pour la crainte servile, mais non pour la crainte filiale. En sens contraire : Toute crainte inclut dans sa
notion une fuite. Or, par la fuite, on s’йcarte de ce que l’on fuit, et l’on ne
s’en approche pas. Donc, en ce qu’il craint Dieu, l’homme n’est pas mы vers
Dieu, mais s’йcarte plutфt de lui.
5° Si un mouvement
du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, celui-lа surtout
devrait кtre requis, par lequel l’homme est mы vers Dieu de la faзon la plus
achevйe. Or l’homme est mы vers Dieu de faзon plus achevйe par la charitй que
par la foi. Si donc un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la
justification, on ne devrait pas attribuer la justification а la foi mais
plutфt а la charitй ; or c’est le contraire qui apparaоt en
Rom. 5, 1 : « Йtant justifiйs par la foi, ayons la paix
avec Dieu. »
6° Le mouvement
du libre arbitre qui est requis dans la justification est comme l’ultime
disposition а la grвce, avec laquelle la grвce est infusйe. Or la disposition а
la forme avec laquelle la forme est introduite, est telle qu’elle ne peut pas
exister sans la forme, puisqu’il y a une nйcessitй а l’йgard de la forme. Puis
donc que le mouvement de foi peut exister sans la grвce, il semble que la
justification ne doive pas кtre attribuйe au mouvement de foi.
7° L’homme peut
connaоtre Dieu par la raison naturelle. Or la foi n’est requise pour la
justification que pour autant qu’elle fasse connaоtre Dieu. Il semble donc que
l’homme puisse кtre justifiй sans mouvement de foi.
8° De mкme que
par le mouvement de foi l’homme connaоt Dieu, de mкme aussi par l’acte de
sagesse. La justification ne doit donc pas кtre mise au compte de la foi plutфt
que de la sagesse.
9° Dans la foi
sont contenus de nombreux articles. Si donc un mouvement de foi est requis pour
la justification, il semble qu’il soit nйcessaire de penser а tous les articles
de foi, ce qui ne peut se faire subitement.
10° Il est dit en
Jacq. 4, 6 que « Dieu donne sa grвce aux humbles » ;
et ainsi, pour la justification de l’impie est requis un mouvement d’humilitй,
qui n’est pas un mouvement vers Dieu, sinon l’humilitй aurait Dieu pour objet
et pour fin, et serait une vertu thйologale. Le mouvement qui est requis pour
la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement du libre arbitre vers
Dieu.
11° Dans la
justification de l’impie, la volontй de l’homme se tourne vers la justice. Le
mouvement du libre arbitre doit donc кtre un acte de justice, qui n’est pas un
mouvement vers Dieu.
12° Le rфle de
l’homme dans la justification de l’impie consiste а фter un empкchement, comme
on dit de celui qui ouvre la fenкtre qu’il cause l’йclairement de la maison. Or
l’empкchement а la grвce est le pйchй. Du cфtй du justifiй n’est donc pas
requis un mouvement du libre arbitre vers Dieu, mais seulement contre le pйchй.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 4, 8 : « Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera
de vous. » Or Dieu s’approche de nous par l’infusion de la grвce. Donc,
pour que nous soyons justifiйs par la grвce, il est nйcessaire que nous nous
approchions de Dieu par un mouvement du libre arbitre vers lui.
2° La
justification de l’impie est une certaine illumination de l’homme. Or il est
dit au Psaume 33, 6 : « Approchez-vous de lui, afin que
vous en soyez йclairйs. » Puis donc que l’homme ne s’approche pas de Dieu
par une dйmarche du corps mais par des mouvements de l’esprit, comme dit saint
Augustin, il semble qu’un mouvement du libre arbitre soit requis pour la
justification de l’impie.
3° Il est dit en
Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie
l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. » Donc, pour que l’impie soit
justifiй, un mouvement de foi vers Dieu est requis.
Rйponse :
Comme on l’a
dйjа dit, le mouvement du libre arbitre qui a lieu dans la justification est
requis afin que l’homme touche la cause justifiante par un acte propre. Or la
cause justifiante est Dieu, qui a opйrй notre justification par le mystиre de
son Incarnation, par laquelle il s’est fait le mйdiateur de Dieu et des hommes.
Voilа pourquoi un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification
de l’impie.
Mais puisque le
libre arbitre peut se mouvoir vers Dieu de multiples faзons, le mouvement
requis par nйcessitй pour la justification semble кtre celui qui est antйrieur
aux autres et inclus dans tous les autres, et c’est le mouvement de foi :
« Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie d’abord qu’il
existe », comme on le lit en Hйbr. 11, 6. Personne ne peut se
mouvoir vers Dieu par un autre mouvement, quel qu’il soit, s’il ne se meut en
mкme temps que cela par le mouvement de foi, car tous les autres mouvements de
l’esprit vers Dieu qui justifie regardent la volontй, seul le mouvement de foi
regarde l’intelligence. Or la volontй n’est mue vers son objet qu’en tant que
celui-ci est apprйhendй ; en effet, le bien apprйhendй meut la volontй,
comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Un mouvement de la partie apprйhensive est donc requis pour le mouvement de
l’affective, comme la motion du moteur pour l’« кtre mы » du mobile.
Et de cette faзon, un mouvement de foi est inclus dans le mouvement de charitй,
et en n’importe quel autre mouvement par lequel l’esprit se meut vers Dieu.
Mais parce que
la justice rйside de maniиre achevйe dans la volontй, pour cette raison, si
l’homme se convertissait а Dieu seulement par l’intelligence, il ne toucherait
pas Dieu par ce qui reзoit la justice, c’est-а-dire par la volontй, et ainsi,
il ne pourrait pas кtre justifiй. Il est donc requis non seulement que
l’intelligence se convertisse а Dieu, mais aussi la volontй. Or le premier
mouvement de la volontй vers quelque chose est le mouvement d’amour, comme on
l’a dit dans la question sur les passions de l’вme ; et ce mouvement est
inclus dans le dйsir comme la cause dans l’effet ; en effet, on dйsire une
chose comme un objet aimй. L’espoir, quant а lui, implique un certain dйsir
avec un certain sursaut de l’вme, comme si elle tendait vers quelque chose
d’ardu. Donc, de mкme qu’un mouvement de connaissance a lieu en mкme temps que
le mouvement d’amour, de mкme le mouvement d’amour a lieu avec un mouvement
d’espoir ou de dйsir ; car de mкme que l’objet apprйhendй meut l’amour, de
mкme l’amour meut le dйsir ou l’espoir. Ainsi donc, dans la justification de
l’impie, le libre arbitre se meut vers Dieu par un mouvement de foi,
d’espйrance et de charitй : en effet, il est nйcessaire que le justifiй se
convertisse а Dieu en l’aimant avec l’espoir du pardon. Et ces trois choses
sont comptйes pour un seul mouvement complet, en tant que l’un est inclus dans
l’autre ; cependant, ce mouvement est nommй d’aprиs la foi, йtant donnй
que celle-ci contient virtuellement en elle-mкme les autres mouvements, et
qu’elle est incluse en eux.
Rйponse aux objections :
1° Se mouvoir
vers Dieu par le libre arbitre, suit d’une certaine faзon l’infusion de la
grвce, dans l’ordre de la nature, mais non temporellement, comme on le verra
clairement plus loin. Or l’infusion de la grвce est l’une des choses qui sont
requises pour la justification ; cela n’entraоne donc pas que le mouvement
du libre arbitre vers Dieu suive la justification.
2° Cette
attirance n’implique pas une violence, mais une opйration divine par laquelle
Dieu opиre dans le libre arbitre en le tournant oщ il veut ; et ainsi, ce
а quoi l’homme est attirй regarde en quelque sorte le libre arbitre.
3° La crainte servile,
qui n’a de regard que pour la peine, est requise pour la justification comme
une disposition prйcйdente, mais non comme entrant dans la substance de la
justification : car elle ne peut coexister avec la charitй, mais а la
venue de la charitй la crainte s’en va ; d’oщ
1 Jn 4, 18 : « Il n’y a point de crainte dans
l’amour. » Mais la crainte filiale, qui craint la sйparation, est incluse
virtuellement dans le mouvement d’amour : en effet, dйsirer l’union а
l’aimй et craindre la sйparation relиvent de la mкme notion.
4° La crainte
filiale inclut quelque fuite ; non toutefois la fuite de Dieu, mais la
fuite de la sйparation de Dieu, ou de l’йgalitй avec Dieu, йtant donnй que la
crainte implique une certaine rйvйrence par laquelle l’homme n’ose pas se comparer
а la divine majestй, mais se soumet а elle.
5° Un mouvement
de charitй vers Dieu est requis, mais dans ce mouvement est cependant inclus un
mouvement de foi, comme on l’a dit.
6° Bien que
croire а Dieu ou croire Dieu puisse se faire sans la justice, cependant croire
en Dieu, ce qui est l’acte de foi formйe, ne peut pas se faire sans la grвce ou
la justice. Et un tel acte de croire est requis pour la justification, comme on
le voit clairement en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit
en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. »
7° Aprиs la chute
de la nature humaine, l’homme ne peut кtre rйparй que par le mйdiateur de Dieu
et des hommes, Jйsus-Christ ; et ce mystиre, celui de la mйdiation du
Christ, est tenu par la seule foi. C’est pourquoi la connaissance naturelle ne
suffit pas pour la justification de l’impie, mais il est requis d’avoir la foi
en Jйsus-Christ, soit explicitement soit implicitement, selon les divers temps
et les diverses personnes. Et c’est ce qui est dit en Rom. 3, 22 :
« justice de Dieu par la foi en Jйsus-Christ ».
8° Ce que
l’intelligence des principes naturellement connus est а la sagesse ou а la
science acquise par la raison, c’est-а-dire un principe, la foi l’est
relativement а la sagesse infuse ; par consйquent, le premier mouvement
vers Dieu de connaissance gratuite n’appartient pas а la sagesse ni а la
science infuse, mais а la foi.
9° Bien que les
articles de foi soient nombreux, il n’est cependant pas nйcessaire de penser
actuellement а eux tous а l’instant mкme de la justification, mais seulement de
considйrer Dieu а travers l’article affirmant qu’il justifie et remet les
pйchйs ; en effet, les articles sur l’Incarnation et la Passion du Christ
y sont implicitement inclus, ainsi que les autres choses qui sont requises pour
notre justification.
10° Un mouvement
d’humilitй s’ensuit du mouvement de foi dans la mesure oщ, ayant considйrй la
hauteur de la divine majestй, on se soumet soi-mкme а elle ; et ainsi, le
mouvement d’humilitй n’est pas le premier qui est requis dans la justification.
11° Dans la
justice gйnйrale, dont nous parlons maintenant, est incluse l’ordination
convenable de l’homme а Dieu, comme on l’a dйjа dit ; et ainsi, tant la
foi que l’espйrance et que la charitй est contenue dans une telle justice.
12° Le pйchй
empкche la grвce surtout en raison de l’aversion ; voilа pourquoi, afin
d’фter cet empкchement, il est requis une conversion du libre arbitre а Dieu. Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Un mouvement
de charitй suffit pour la rйmission ; Lc 7, 47 :
« Beaucoup de pйchйs lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimй. »
Or le mouvement de charitй se porte directement vers Dieu. Donc, pour la
justification de l’impie, un mouvement vers Dieu suffit, et il n’est pas requis
de mouvement dirigй vers le pйchй.
2° Le bien
immuable est plus efficace que le bien transitoire. Or la conversion au bien
transitoire suffit pour que l’homme tombe dans le pйchй. La conversion au bien
immuable suffit donc pour que l’homme soit justifiй.
3° L’homme ne
peut avoir un mouvement dirigй vers le pйchй que s’il pense au pйchй. Or
personne ne peut penser а ce que la mйmoire ne possиde pas ; or il arrive
que l’on ait oubliй le pйchй commis. Si donc un mouvement du libre arbitre
dirigй vers le pйchй est requis pour la justification de l’impie, il semble que
tel homme qui a oubliй ses pйchйs ne puisse jamais кtre justifiй.
4° Il arrive
qu’un homme se soit laissй entraоner а nombreux crimes. Si donc un mouvement du
libre arbitre est requis dans la justification, il semble, pour la mкme raison,
qu’il lui faille en cet instant penser а chacun de ses pйchйs ; ce qui est
impossible, car il n’a pas de raison de penser а l’un plutфt qu’а l’autre.
5° Quiconque se
tourne vers une chose comme vers une fin ultime, se dйtourne par lа mкme d’une
autre fin ultime, car il est impossible qu’un seul ait plusieurs fins ultimes.
Or lorsque l’homme, par la foi formйe, se meut vers Dieu, il se meut vers lui
comme vers une fin ultime. Il se dйtourne donc par lа mкme du pйchй ; et
ainsi, il ne semble pas qu’un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй
soit nйcessaire.
6° Le mouvement
qui part du pйchй et le mouvement dirigй vers lui ne sont pas identiques, de
mкme que le mouvement qui part du blanc n’est pas le mкme que le mouvement
dirigй vers le blanc. Or la justification est un mouvement qui part du pйchй.
Ce n’est donc pas un mouvement dirigй vers le pйchй.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 31, 5 : « Je confesserai contre moi-mкme mon
injustice au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiйtй de mon pйchй. » Or
l’homme ne peut dire cela qu’en pensant au pйchй. Un mouvement du libre arbitre
dirigй vers le pйchй est donc requis pour la justification.
2° Pour la
justification de l’impie est requise la contrition, qui est la premiиre partie
de la pйnitence, par laquelle les pйchйs sont фtйs. Or la contrition est la
douleur au sujet du pйchй. Un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй
est donc requis dans la justification de l’impie.
Rйponse :
La
justification de l’impie ajoute quelque chose а la justification pure et
simple. Car la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la
justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rйmission de la
faute ; et cette rйmission ne vient pas uniquement de ce que l’homme
s’abstient du pйchй, mais quelque chose de plus est requis. C’est pourquoi
saint Augustin dit au livre sur le Mariage
et la Concupiscence : « Si cesser de pйcher йtait la mкme chose
que d’кtre sans pйchй, l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon
fils, avez-vous pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas
suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu
qu’il vous les pardonne.” » Ainsi donc, pour la justification pure et
simple est requise une conversion de l’homme, par le libre arbitre, а la cause
justifiante, conversion qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu. Mais
dans la justification de l’impie, il est requis en plus de cela que l’on se
convertisse а la destruction du pйchй passй. Or de mкme qu’il se fait une
conversion а Dieu dиs lors que l’homme connaоt Dieu par la foi et l’aime, et
qu’il dйsire ou espиre la grвce, de mкme il est nйcessaire qu’une conversion du
libre arbitre dirigйe vers le pйchй ait lieu dиs lors que l’homme se reconnaоt
pйcheur, ce qui relиve de l’humilitй, et qu’il dйteste le pйchй passй, en sorte
qu’il soit mйcontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer.
Rйponse aux objections :
1° L’amour divin
ne peut exister sans une dйtestation de ce qui sйpare de Dieu ; voilа
pourquoi, en plus du mouvement d’amour vers Dieu, il est requis dans la
justification une dйtestation du pйchй. Et c’est pourquoi sainte Madeleine, а
qui il fut dit : « beaucoup de pйchйs lui sont remis », avait
versй des larmes pour ses pйchйs.
2° La conversion
au bien immuable suffit pour la justification pure et simple ; mais pour
la justification de l’impie est aussi requis un mouvement dirigй vers le pйchй,
comme on l’a dit, car, pour que l’homme soit justifiй du pйchй passй, il ne
suffit pas seulement qu’il veuille la justice et ne pиche pas, mais il faut
encore qu’il agisse contre l’iniquitй passйe en la dйtestant. Et il n’est pas
requis, chez celui qui pиche, de dйtestation de Dieu ou de la justice, sinon
par voie de consйquence : car ce qui est bon, personne ne l’a en haine, si
ce n’est en tant qu’il est incompatible avec un autre bien que l’on aime ;
le pйcheur ne hait donc la justice et Dieu que par accident, c’est-а-dire du
fait mкme qu’il aime immodйrйment un bien transitoire.
3° Il n’est pas
nйcessaire qu’au moment mкme de la justification l’on pense а tel ou tel pйchй
de faзon dйterminйe, mais seulement que l’on soit affligй de s’кtre dйtournй de
Dieu par sa propre faute : soit absolument, soit sous la condition que
l’on se soit dйtournй, c’est-а-dire lorsqu’on ignore si l’on s’est jamais
dйtournй de Dieu par le pйchй mortel ; et par un mouvement de ce genre, celui
qui a oubliй peut кtre contrit du pйchй.
4° Tous les
pйchйs ont en commun l’aversion de Dieu, en raison de laquelle ils empкchent la
grвce ; il n’est donc pas requis, pour la justification, qu’au moment mкme
de la justification l’on pense а chaque pйchй : il suffit de penser que
l’on s’est dйtournй de Dieu par sa faute. Mais le ressouvenir de chaque pйchй
doit ou prйcйder, ou au moins suivre la justification.
5° De ce que l’on
s’est donnй Dieu comme fin, il suit que l’on ne place pas sa fin dans le pйchй,
et ainsi, que l’on se dйtourne du propos de pйcher. Mais cela ne suffit pas
pour la destruction du pйchй passй, comme on l’a dit ; l’argument n’est
donc pas concluant.
6° Le mouvement
du libre arbitre dirigй vers le pйchй pour le poursuivre ou l’embrasser, est opposй
а la justification, mais non le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй
pour le fuir : en effet, ce mouvement s’accorde avec la justification, qui
est un mouvement qui part du pйchй, car la fuite d’une chose est un mouvement
qui part de cette chose. Article 6 : L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme chose ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Proposer une
affirmation et en йcarter la nйgation sont une mкme chose. Or la faute ne
semble pas кtre autre chose que le dйfaut de grвce. Il semble donc que le
retrait de la faute soit la mкme chose que l’infusion de la grвce.
2° La grвce et la
faute s’opposent comme les tйnиbres et la lumiиre. Or le retrait des tйnиbres
et l’introduction de la lumiиre sont une mкme chose. La rйmission de la faute
et l’infusion de la grвce sont donc une mкme chose.
3° Le retrait de
la faute s’entend surtout de la destruction de la souillure. Or la souillure ne
semble rien кtre de positif dans l’вme, car alors elle viendrait en quelque faзon
de Dieu ; et ainsi, il semble qu’elle soit seulement une privation ;
or elle n’est privation que de ce avec quoi elle ne peut pas exister, et c’est
la grвce. Le retrait de la faute n’est donc rien d’autre que l’infusion de la
grвce.
4° [Le rйpondant] disait que la souillure
ne pose pas seulement l’absence de la grвce, mais aussi une aptitude et une
dette relativement а la grвce qu’il faut avoir. En
sens contraire : toute privation pose une aptitude dans le sujet,
puisque le retrait de la privation et l’introduction de l’habitus sont une mкme
chose. Cela n’empкche donc pas que le retrait de la faute et l’infusion de la
grвce soient une mкme chose.
5° Selon le
Philosophe, la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre. Puis donc
que le retrait de la faute en est une certaine corruption, et que l’infusion de
la grвce est une certaine gйnйration de celle-ci, l’infusion de la grвce est la
mкme chose que le retrait de la faute.
En sens contraire :
1° Parmi les
quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie, figurent ces
deux que sont l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.
2° Si deux choses
quelconques sont telles que l’une peut exister sans l’autre, elles ne sont pas
identiques. Or l’infusion de la grвce peut exister sans la rйmission d’aucune
faute, comme pour les anges bienheureux, pour le premier homme avant la chute,
ainsi que pour le Christ. La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne
sont donc pas identiques.
Rйponse :
La rйmission de
la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose, et en voici la
preuve. Les mutations se distinguent par les termes. Le terme de l’infusion de
la grвce est que la grвce inhиre, et le terme de la rйmission de la faute est
que la faute n’existe pas. Or il faut remarquer entre les opposйs une certaine
diffйrence, de la faзon suivante.
Certains
opposйs sont tels que l’un et l’autre posent une nature, comme le blanc et le
noir ; et en de tels opposйs, la nйgation de l’un ou de l’autre est une
nйgation rйelle, c’est-а-dire d’une rйalitй. Voilа pourquoi, puisque
l’affirmation n’est pas une nйgation — car кtre blanc n’est pas la mкme chose
que ne pas кtre noir —, mais qu’elles diffиrent rйellement, la corruption du
noir, dont le terme est que le noir n’existe pas, et la gйnйration du blanc,
dont le terme est que le blanc existe, sont rйellement des mutations
diffйrentes, bien qu’il y ait un seul mouvement, comme on l’a dйjа dit.
D’autres
opposйs sont tels que l’un seulement est une certaine nature, tandis que l’autre
n’est que le retrait ou la nйgation de celle-ci, comme cela est clair pour ceux
qui s’opposent selon l’affirmation et la nйgation, ou selon la privation et la
possession ; et pour de tels opposйs, la nйgation de l’opposй qui pose une
nature, est rйelle, car elle porte sur quelque rйalitй, tandis que la nйgation
de l’autre opposй n’est pas rйelle, car elle ne porte pas sur une
rйalitй : en effet, c’est une nйgation de nйgation ; voilа pourquoi
cette nйgation de nйgation, qu’est la nйgation de l’autre opposй, ne diffиre en
rien, quant а la rйalitй, de la position de l’autre ; aussi la gйnйration
du blanc est-elle la mкme chose, quant а la rйalitй, que la corruption du non
blanc. Mais parce que la nйgation, bien qu’elle ne soit pas une rйalitй de la nature,
est cependant une rйalitй de la raison, la nйgation de la nйgation, quant а la
notion, ou du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que
la position de l’affirmation ; et ainsi, la corruption du non blanc, du
point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que la gйnйration
du blanc.
Il est donc
clair que, si la faute n’est absolument rien de positif, l’infusion de la grвce
et la rйmission de la faute sont identiques quant а la rйalitй, mais non
identiques quant а la notion. Mais si la faute pose quelque chose non quant а
la notion mais rйellement, alors la rйmission de la faute est autre chose que
l’infusion de la grвce, si on les considиre comme des mutations, bien que du
point de vue du mouvement elles soient un, comme on l’a dйjа dit. Or la faute
pose quelque chose, et pas seulement l’absence de grвce. En effet, l’absence de
grвce, considйrйe en elle-mкme, est seulement une peine, et n’est une faute que
dans la mesure oщ elle est laissйe par un acte volontaire prйcйdent ; comme
les tйnиbres ne sont de l’ombre que dans la mesure oщ elles sont laissйes par
l’interposition d’un corps opaque. Donc, de mкme que l’enlиvement de l’ombre
implique non seulement le retrait des tйnиbres mais aussi celui du corps qui
fait obstacle, de mкme la rйmission de la faute implique non seulement
l’enlиvement de l’absence de grвce mais aussi l’enlиvement de l’empкchement de
la grвce, qui venait du prйcйdent acte de pйchй ; non pas en sorte que cet
acte n’ait pas йtй, car cela est impossible, mais en sorte que l’influx de la
grвce ne soit pas empкchй а cause de lui. Ainsi donc, il est clair que la
rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose
quant а la rйalitй.
Rйponse aux objections :
1°, 2°, 3°
&
4° On voit dиs lors clairement la solution aux
quatre premiers arguments.
5° Le Philosophe
dit que la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre, par
concomitance — car elles sont nйcessairement simultanйes —, ou bien а cause de
l’unitй du mouvement qui a pour terme ces deux mutations. Article 7 : La rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° А propos de ce
passage du Psaume 62, 3 : « je me suis prйsentй devant vous
comme dans votre sanctuaire », la Glose
dit : « Si l’on n’abandonne pas d’abord le mal, on ne parviendra
jamais au bien. » Or la rйmission de la faute fait abandonner le mal, et
l’infusion de la grвce fait parvenir au bien. La rйmission de la faute est donc
naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.
2° Dans l’ordre
de la nature, le receveur se conзoit avant la rйception elle-mкme. Or la forme
n’est reзue que dans une matiиre propre. Il faut donc concevoir la matiиre
propre avant la rйception de la forme. Or, pour que la matiиre soit propre а
une forme, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe de la forme contraire. La
matiиre est donc naturellement dйpouillйe d’une forme avant de recevoir une
autre forme ; et ainsi, la rйmission de la faute est naturellement
antйrieure а l’infusion de la grвce.
3° [Le rйpondant] disait que la grвce, en
tant qu’elle se rapporte а Dieu qui infuse la grвce, est naturellement
antйrieure а la rйmission de la faute ; mais en tant qu’elle a une
relation au sujet, elle est postйrieure а la rйmission de la faute. En sens contraire : dans l’infusion de la grвce
est inclus le rapport de la grвce а son sujet, auquel elle est infusйe. Si donc
elle est postйrieure par ce rapport au sujet, il semble que l’infusion de la
grвce, dans l’absolu, vienne naturellement aprиs la rйmission de la faute.
4° [Le rйpondant] disait que la grвce a
deux rapports au sujet : l’un, en tant qu’elle dйtermine formellement le
sujet, et de ce point de vue, elle est postйrieure а la rйmission de la
faute ; l’autre, par lequel elle chasse du sujet la faute, et ainsi,
l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la rйmission de la faute. En sens contraire : la grвce chasse la faute en
raison de son opposition а elle. Or les opposйs se chassent mutuellement,
puisqu’ils ne se tolиrent pas dans le mкme sujet. Donc, du fait mкme que la
grвce dйtermine formellement le sujet, elle chasse la faute. Et ainsi, il n’est
pas possible que la grвce, par son rapport au sujet qu’elle dйtermine
formellement, soit postйrieure, et par son rapport а la faute qu’elle chasse,
soit antйrieure.
5° L’кtre d’une
rйalitй est naturellement antйrieur а son agir. Or, puisque la grвce est un
accident, son кtre est d’inhйrer. Le rapport de la grвce au sujet qu’elle
dйtermine formellement est donc naturellement antйrieur а son rapport au
contraire qu’elle chasse. Et ainsi, la rйponse susmentionnйe ne semble pas
pouvoir tenir.
6° La fuite du
mal est naturellement antйrieure а la pratique du bien. Or la rйmission de la
faute regarde la fuite du mal, tandis que l’infusion de la grвce est ordonnйe а
la pratique du bien. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure
а l’infusion de la grвce.
7° L’ordre des
causes suit l’ordre des effets. Or l’effet de la rйmission de la faute est
d’кtre pur, tandis que l’effet de l’infusion de la grвce est d’кtre agrйable.
Кtre pur est naturellement antйrieur а кtre agrйable, car tout ce qui est
agrйable est pur, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, suivant le
Philosophe, « est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй ».
La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la
grвce.
8° La faute et la
grвce sont entre elles comme des formes contraires dans la nature. Or, dans les
rйalitйs naturelles, l’expulsion d’une forme est naturellement antйrieure а
l’introduction d’une autre, йtant donnй qu’il ne se produit pas que des formes
contraires coexistent dans une matiиre ; il est donc nйcessaire de
concevoir la forme qui existait auparavant comme chassйe avant que la nouvelle
forme soit introduite. La rйmission de la faute est donc naturellement
antйrieure а l’infusion de la grвce.
9° S’йloigner du
terme de dйpart est naturellement antйrieur а parvenir au terme d’arrivйe. Or,
dans la justification de l’impie, la faute se comporte comme le terme dont on
s’йloigne par la rйmission de la faute, tandis que le terme d’arrivйe est la
grвce elle-mкme, а laquelle on parvient par son infusion. La rйmission de la
faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.
10° [Le rйpondant] disait que l’infusion de
la grвce est postйrieure, en tant que la grвce est le terme de la
justification ; mais en tant qu’elle est le principe qui dispose en фtant
le contraire, elle est antйrieure. En sens
contraire : un agent d’une puissance infinie n’exige pas de disposition
dans la matiиre sur laquelle il opиre. Or l’infusion de la grвce vient d’un
agent d’une puissance infinie, а savoir, de Dieu. Aucune disposition n’est donc
exigйe.
11° Nulle forme
venant totalement de l’extйrieur n’exige une disposition dans la matiиre. Or la
grвce est de ce genre. Donc, etc.
12° La rйmission
de la faute et l’infusion de la grвce se comportent comme une purification et
une illumination. Or, suivant Denys, la purification se place avant
l’illumination. La rйmission de la faute prйcиde donc naturellement l’infusion
de la grвce.
13° Si, dans la
justification de l’impie, Dieu opйrait successivement, il фterait d’abord la
faute et ensuite infuserait la grвce ; comme la nature, dans le
blanchissement, фte la noirceur avant d’amener la blancheur. Or, que Dieu opиre
subitement la justification, фte l’ordre du temps, non celui de la nature. La
rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la
grвce.
En sens contraire :
1° La cause
prйcиde naturellement l’effet. Or la grвce n’est cause de la rйmission de la
faute que dans la mesure oщ elle est infusйe. L’infusion de la grвce prйcиde
donc naturellement la rйmission de la faute.
2° L’agent
naturel ne chasse de la matiиre la forme contraire qu’en amenant dans la matiиre
la ressemblance de sa forme. Donc Dieu, pour la mкme raison, n’фte lui aussi la
faute de l’вme qu’en amenant en elle la ressemblance de sa bontй, c’est-а-dire
la grвce ; et ainsi, l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la
rйmission de la faute.
3° De mкme que la
faute est parfois remise par la grвce, de mкme la grвce est parfois chassйe par
la faute. Or la grвce est chassйe par une faute qui prйcиde l’expulsion de la
grвce. Donc semblablement, la faute est remise par une grвce qui prйcиde la rйmission
de la faute.
4° C’est en la
crйant que Dieu infuse la grвce, et en l’infusant qu’il la crйe. Or la crйation
de la grвce est naturellement antйrieure а la rйmission de la faute. L’infusion
de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la faute.
5° L’agent est
naturellement antйrieur au patient. Or, dans la justification de l’impie, la
grвce est du cфtй de l’agent, et la faute du cфtй du patient ou du receveur.
L’infusion de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la
faute.
Rйponse :
En n’importe
quel genre de cause, la cause est naturellement antйrieure а l’effet. Or il
arrive que le mкme soit cause et effet relativement au mкme, suivant des genres
de causes diffйrents ; comme la purification est cause de la santй dans le
genre de la cause efficiente, tandis que la santй est cause de purification
suivant le genre de la cause finale ; semblablement, la matiиre est cause
de la forme, en quelque faзon, en tant qu’elle supporte la forme, et la forme
est d’une autre faзon la cause de la matiиre, en tant qu’elle donne а celle-ci
d’exister actuellement. Voilа pourquoi rien n’empкche qu’une chose soit avant
et aprиs une autre, suivant des genres de causes diffйrents. Mais cependant, il
faut appeler purement et simplement antйrieur dans l’ordre de la nature ce qui
est antйrieur suivant le genre de cette cause qui est antйrieure sous l’aspect
de la causalitй, telle la fin, qui est appelйe cause des causes, parce que
c’est а la cause finale que toutes les autres causes doivent d’кtre
causes : car l’efficient n’agit que pour la fin, et c’est par l’action de
l’efficient que la forme perfectionne la matiиre et que la matiиre supporte la
forme.
Il faut donc
dire que chaque fois qu’une forme est chassйe d’une matiиre et qu’une autre
forme est amenйe, l’expulsion de la forme prйcйdente est naturellement
antйrieure sous l’aspect de la cause matйrielle : en effet, toute
disposition а la forme se ramиne а la cause matйrielle ; et, pour la
matiиre, кtre dйpouillйe de la forme contraire est une certaine disposition а
la rйception de la forme. De plus, le sujet, c’est-а-dire la matiиre, comme il
est dit au premier livre de la Physique,
est nombrable : en effet, il est nombrй quant а la notion, en tant qu’en
lui, en plus de la substance du sujet, se trouve la privation, qui se tient du
cфtй de la matiиre et du sujet. Mais sous l’aspect de la cause formelle, est
naturellement antйrieure l’introduction de la forme, qui perfectionne
formellement le sujet et chasse le contraire. De plus, la forme et la fin
reviennent numйriquement au mкme, tandis que la forme et l’efficient reviennent
au mкme spйcifiquement, en tant que la forme est la ressemblance de
l’agent ; aussi l’introduction de la forme est-elle naturellement
antйrieure suivant l’ordre de la cause efficiente et finale ; et cela
montre clairement, d’aprиs ce qui a йtй dit, qu’elle est purement et simplement
antйrieure dans l’ordre de la nature.
Ainsi donc, on
voit clairement que, absolument parlant, selon l’ordre de la nature, l’infusion
de la grвce est antйrieure а la rйmission de la faute ; mais suivant
l’ordre de la cause matйrielle, c’est l’inverse.
Rйponse aux objections :
1° Le point de
vue oщ se place cette glose est celui de l’йvitement de l’њuvre mauvaise et de
la pratique de l’њuvre bonne : en effet, rejeter le mal est une moindre
chose que de faire le bien, et par consйquent, c’est une chose naturellement
antйrieure ; mais son point de vue n’est pas celui des habitus qui sont
infusйs ou chassйs.
2° Cet argument
raisonne suivant l’ordre de la cause matйrielle, selon lequel, du point de vue
du sujet, l’infusion de la grвce est postйrieure.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Cette
objection raisonne suivant l’ordre de la cause formelle : c’est en effet
formellement que la grвce, en inhйrant, chasse la faute.
5° La grвce ne
chasse pas la faute de maniиre efficiente, mais formellement ; elle
n’existe donc pas avant qu’elle chasse la faute, mais en mкme temps.
6° Cette
objection, comme la premiиre, raisonne du point de vue des opйrations et non
des habitus.
7° Кtre pur n’est
pas l’effet propre de la rйmission de la faute, car cela est possible sans
l’idйe de rйmission de faute, comme en l’homme dans l’йtat d’innocence ;
mais l’effet propre de la rйmission de la faute est de devenir pur, et cela
n’est pas plus commun que d’кtre agrйable, car nul ne peut devenir pur si ce
n’est par la grвce. Il faut cependant savoir que par cet argument ne serait
prouvйe la prioritй naturelle que dans l’ordre de la cause matйrielle, car les
genres se rapportent aux espиces а la faзon d’une matiиre.
8° Il faut faire
la mкme distinction pour les formes naturelles que pour le sujet qui nous
occupe.
9° S’йloigner du
terme de dйpart est antйrieur dans la voie de la gйnйration et du mouvement,
puisque cette voie se ramиne а l’ordre de la matiиre, car le mouvement est
l’acte de ce qui existe en puissance ; mais accйder au terme d’arrivйe est
antйrieur suivant l’ordre de la cause finale.
10° Dans les
њuvres de Dieu, il n’est pas requis de disposition а cause de l’impuissance de
l’agent, mais а cause de la condition de l’effet ; et une telle
disposition, а savoir le retrait du contraire, est particuliиrement nйcessaire,
car des contraires ne peuvent coexister.
11° La forme qui
vient totalement de l’extйrieur requiert une disposition convenable dans le
sujet, soit prйexistante, comme la lumiиre requiert la diaphanйitй dans l’air,
soit imprimйe en mкme temps par le mкme agent, comme la chaleur parfaite est
introduite en mкme temps que la forme du feu. Et semblablement, la faute est
chassйe par Dieu en mкme temps que la grвce est infusйe.
12° Dans l’ordre
de la purification et de l’illumination, il faut employer une distinction
semblable а celle du cas prйsent.
13° Si Dieu opйrait
successivement la justification, l’expulsion de la faute serait antйrieure
quant au temps, mais postйrieure quant а la nature : en effet, l’ordre du
temps suit l’ordre du mouvement et de la matiиre. Et en ce sens, le Philosophe
dit que, dans un mкme sujet, l’acte est postйrieur а la puissance quant au
temps, mais antйrieur quant а la nature ; car c’est d’aprиs ce qui est
antйrieur dans l’ordre de la cause finale qu’une chose est dite purement et
simplement antйrieure quant а la nature, comme on l’a dit. Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il naturellement l’infusion de la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La cause
prйcиde naturellement l’effet. Or la contrition est cause de la rйmission de la
faute. Elle la prйcиde donc naturellement ; et par consйquent, elle
prйcиde l’infusion de la grвce, car elles vont ensemble.
2° [Le rйpondant] disait que la contrition
n’est cause de la rйmission de la faute qu’а la faзon d’une disposition
matйrielle. En sens contraire : la
contrition est cause sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion
de la grвce. En effet, puisque la pйnitence est un sacrement de la loi
nouvelle, elle cause la grвce, et ainsi, elle cause la rйmission de la
faute ; et elle ne fait pas cela en raison de ses autres parties que sont
la confession et la satisfaction, qui prйsupposent la grвce et la rйmission de
la faute ; et ainsi, il reste que la contrition elle-mкme est cause
sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion de la grвce. Or la
cause sacramentelle est une cause instrumentale, comme il ressort de la
question prйcйdente. Puis donc que l’instrument se ramиne au genre de la cause
efficiente, la contrition ne sera pas cause de la rйmission de la faute comme
une disposition matйrielle, mais plutфt dans le genre de la cause efficiente.
3° L’attrition
prйcиde l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute. Or la contrition ne
diffиre de l’attrition que par l’intensitй de la douleur, qui ne modifie pas
l’espиce. La contrition prйcиde donc au moins naturellement l’infusion de la
grвce et la rйmission de la faute.
4° Il est dit au
Psaume 88, 15 : « La justice et l’йquitй sont la prйparation de
votre trфne. » Or l’вme devient le trфne de Dieu par l’infusion de la
grвce et la rйmission de la faute. Puis donc que l’homme pratique la justice et
l’йquitй en йtant contrit de son pйchй, il semble que la contrition soit une
prйparation pour l’infusion de la grвce ; et ainsi, elle est naturellement
antйrieure.
5° Le mouvement
vers un terme prйcиde naturellement le terme. Or la contrition est un certain
mouvement qui tend vers la destruction du pйchй. Elle prйcиde donc
naturellement la rйmission de la faute.
6° Saint Augustin
dit : « Celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans
toi » ; et ainsi, le mouvement du libre arbitre, qui vient de notre
cфtй, est requis pour la justification, et la prйcиde naturellement. Or la
justification a pour terme la rйmission de la faute. Le mouvement du libre arbitre
prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.
7° Dans le
mariage charnel, le consentement mutuel prйcиde l’union. Or par l’infusion de
la grвce est contractй un certain mariage spirituel de l’вme avec Dieu, suivant
ce passage d’Osйe, 2, 19 : « Je te fiancerai а moi dans la
justice. » Le mouvement du libre arbitre, par lequel a lieu le
consentement de l’вme а Dieu, prйcиde donc naturellement l’infusion de la
grвce.
8° Dans les
choses qui sont mues par elles-mкmes, la motion du moteur extйrieur se rapporte
а l’« кtre mы » du mobile comme dans celles qui sont mues par autre
chose. Or la motion qui est celle de l’agent extйrieur, qu’il meuve comme agent
principal ou comme auxiliaire, prйcиde naturellement l’« кtre mы » du
mobile. Puis donc que, dans la justification de l’impie, l’вme n’est pas
totalement mue mais se meut elle-mкme d’une certaine faзon, comme auxiliaire,
suivant ce passage de 1 Cor. 3, 9 : « Nous sommes les
coopйrateurs de Dieu », il semble que l’opйration mкme de l’вme,
c’est-а-dire le mouvement du libre arbitre, prйcиde naturellement la rйmission
de la faute, par laquelle l’вme est mue du vice а la vertu.
En sens contraire :
1° La contrition
est un acte mйritoire. Or l’acte mйritoire n’a lieu que par la grвce. La grвce
est donc la cause de la contrition. Or la cause prйcиde naturellement l’effet.
L’infusion de la grвce prйcиde donc naturellement la contrition.
2° А propos de ce
passage de Rom. 5, 1 : « йtant justifiйs par la
foi etc. », la Glose
dit : « Aucun mйrite humain ne prйcиde la grвce de Dieu. » Or la
contrition est un certain mйrite humain. Elle ne prйcиde donc pas l’infusion de
la grвce.
3° [Le rйpondant] disait qu’elle prйcиde
comme une certaine disposition. En sens
contraire : la disposition est moins parfaite que la forme а laquelle
elle dispose. Or la contrition dйsigne quelque chose de plus parfait que la
grвce. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce. Preuve de la
mineure : l’acte second est d’une plus grande perfection que l’acte
premier, puisqu’il se comporte а la faзon d’un habitus. Or la contrition est un
acte second, puisqu’il est l’opйration de la grвce, de mкme que considйrer est
l’opйration de la science. Donc, de mкme que la considйration existe plus
parfaitement que la science, de mкme la contrition existe plus parfaitement que
la grвce.
4° L’effet de la
cause efficiente n’est jamais une disposition а celle-ci car, dans la voie du
mouvement, il suit l’efficient, alors que, dans la mкme voie, la disposition
prйcиde ce а quoi elle dispose. Or la contrition se rapporte а la grвce comme
l’effet de la cause efficiente se rapporte а sa cause efficiente. La contrition
n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : l’habitus et la puissance
se ramиnent au mкme genre de cause, puisque l’habitus supplйe а ce qui manque а
la puissance. Or la puissance est cause de l’acte dans le genre de la cause
efficiente. Donc l’habitus aussi. Or la grвce se rapporte а la contrition comme
l’habitus а l’acte. La contrition se rapporte donc а la grвce comme l’effet а
la cause efficiente.
5° Ce qui ne
contribue en rien а l’introduction de la forme, n’est pas une disposition а la
forme. Or la contrition ne contribue en rien а l’infusion de la grвce, car sans
la contrition il peut y avoir infusion de la grвce, comme c’est clairement le
cas du Christ, des anges, et du premier homme dans l’йtat d’innocence. La
contrition n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° Saint Bernard
dit que deux choses sont requises pour l’њuvre de notre salut, а savoir, Dieu
qui donne, et le libre arbitre qui reзoit. Or le don est naturellement
antйrieur а la rйception. La grвce, qui, dans notre justification, est du cфtй
de Dieu qui donne, prйcиde donc naturellement la contrition, qui est du cфtй du
libre arbitre qui reзoit.
7° La contrition
ne peut coexister avec le pйchй. La rйmission du pйchй prйcиde donc
naturellement la contrition.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a trois opinions. Certains prйtendent que le mouvement du libre arbitre,
dans l’absolu, prйcиde naturellement l’infusion de la grвce. Ils disent en
effet que ce mouvement du libre arbitre n’est pas la contrition mais
l’attrition, qui n’est pas un acte de foi formйe, mais de foi informe. Mais
cela ne semble pas pertinent, car toute douleur du pйchй, en celui qui a la
grвce, est contrition ; et semblablement, tout acte de foi uni а la grвce
est un acte de foi formйe. L’acte de foi informe et l’attrition, dont ceux-ci
parlent, prйcиdent donc temporellement l’infusion de la grвce. Et nous ne
parlons pas а prйsent de tels mouvements du libre arbitre, mais de ceux qui
coexistent avec l’infusion de la grвce, et sans lesquels la justification ne
peut avoir lieu chez les adultes ; car elle le peut sans les mouvements
prйcйdents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Voilа pourquoi
d’autres disent que ces mouvements sont mйritoires et informйs par la grвce,
aussi suivent-ils naturellement la grвce ; et ils prйcиdent naturellement
la rйmission de la faute, car la grвce opиre par ces actes la rйmission de la
faute. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car ce qui cause une chose par opйration,
cause а la faзon d’une cause efficiente. Si donc la grвce cause la rйmission de
la faute par un acte de contrition et de foi formйe, elle la causera а la faзon
d’une cause efficiente ; ce qui n’est pas possible. Car la cause qui
dйtruit quelque chose par mode d’efficience est posйe dans l’кtre avant que ce
qu’elle dйtruit soit dans le non-кtre ; car elle n’agirait pas pour la
destruction de ce qui n’existe plus. Il s’ensuivrait donc que la grвce serait
dans l’вme avant que la faute soit remise ; ce qui est impossible. Il est
donc clair que la grвce n’est pas la cause de la rйmission de la faute par
quelque opйration, mais par la dйtermination formelle du sujet, dйtermination
qui est impliquйe dans l’infusion de la grвce ; voilа pourquoi rien
d’intermйdiaire ne vient entre l’infusion de la grвce et la rйmission de la
faute.
Il est donc nйcessaire
d’affirmer, suivant une autre opinion, que les mouvements susdits se rapportent
l’un а l’autre dans le mкme ordre, de sorte que, dans l’ordre de la nature,
d’une certaine faзon ils prйcиdent, et d’une autre faзon ils suivent. Car si
l’on considиre l’ordre de la nature suivant la notion de cause matйrielle,
alors le mouvement du libre arbitre prйcиde naturellement l’infusion de la
grвce comme la disposition matйrielle prйcиde la forme. Mais si on le considиre
suivant la notion de cause formelle, c’est l’inverse. Et dans les rйalitйs
naturelles, semblable est le cas de la disposition qui est une nйcessitй pour
la forme : elle prйcиde la forme substantielle d’une certaine faзon,
c’est-а-dire suivant la notion de cause matйrielle ; en effet, la disposition
matйrielle se tient du cфtй de la matiиre. Mais d’une autre faзon, c’est-а-dire
du cфtй de la cause formelle, la forme substantielle est antйrieure, en tant
qu’elle perfectionne et la matiиre, et les accidents matйriels.
Rйponse aux objections :
1° La contrition
est cause de la rйmission de la faute, en tant qu’elle est une disposition а la
grвce.
2° Le sacrement
de pйnitence a le privilиge de confйrer la grвce par le pouvoir des clefs,
auxquelles le pйnitent se soumet. Si donc l’on considиre la contrition en
elle-mкme, elle ne se rapporte а la grвce qu’а la faзon d’une
disposition ; mais si on la considиre en tant qu’elle a le pouvoir des
clefs dans son vњu, alors elle opиre sacramentellement en vertu du sacrement de
pйnitence, de mкme qu’elle opиre en vertu du baptкme, comme c’est clairement le
cas pour l’adulte qui a le sacrement du baptкme seulement dans son vњu. Il n’en
rйsulte donc pas que la contrition soit cause efficiente de la rйmission de la
faute, а proprement parler, mais c’est le pouvoir des clefs, ou le baptкme, qui
est cause efficiente. Ou bien l’on peut dire que la contrition se rapporte а la
rйmission de la faute а la faзon d’une cause efficiente quant а l’obligation а
la peine temporelle, mais quant а la souillure et а l’obligation а la peine
йternelle elle s’y rapporte seulement а la faзon d’une disposition.
3° La contrition
ne diffиre pas de l’attrition prйcйdente seulement par l’intensitй de la
douleur, mais par la dйtermination formelle de la grвce ; et ainsi, la
contrition a relativement а la grвce une relation de postйrioritй que
l’attrition n’a pas.
4° Cette
prйparation a lieu а la faзon d’une disposition matйrielle.
5° La contrition
est un mouvement vers la rйmission de la faute non comme distante d’elle, mais
comme unie а elle ; aussi la considиre-t-on comme йtant en mouvement
achevй plutфt qu’en « кtre mы » ; et cependant, le mouvement
prйcиde le terme dans l’ordre de la cause matйrielle, car le mouvement est
l’acte de ce qui existe en puissance.
6° « Il ne
te justifiera pas sans toi » doit s’entendre ainsi : sans que tu
te disposes а la grвce en quelque faзon ; et de la sorte, il n’est pas
nйcessaire que le mouvement du libre arbitre prйcиde, si ce n’est а la faзon
d’une disposition.
7° Le
consentement est la cause efficiente du mariage charnel, mais le mouvement du
libre arbitre n’est pas la cause efficiente de l’infusion de la grвce ;
voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
8° Dans la
justification de l’impie, l’homme est le coopйrateur de Dieu non pas comme s’il
effectuait la grвce en mкme temps que lui, mais seulement comme celui qui se
prйpare а la grвce.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La contrition
a lieu par la grвce comme par ce qui la dйtermine formellement ; et de la
sorte, il s’ensuit que la grвce est antйrieure sous l’aspect de la cause
formelle.
2° Le mйrite
humain ne prйcиde pas la grвce sous le rapport du mйrite, c’est-а-dire en sorte
que la grвce soit objet de mйrite ; l’acte humain peut cependant prйcйder
la grвce comme une disposition matйrielle.
3° La contrition
a lieu par le libre arbitre et par la grвce. En tant qu’elle procиde du libre
arbitre, elle est une disposition а la grвce, disposition qui coexiste avec la
grвce, comme la disposition qui est une nйcessitй coexiste avec la forme. Mais
en tant qu’elle a lieu par la grвce, elle se rapporte а la grвce comme un acte
second.
4° De mкme que
l’habitus perfectionne formellement la puissance, de mкme ce qui est laissй
dans l’acte par l’habitus est formel au regard de la substance de l’acte, que
la puissance fournit ; et ainsi, l’habitus est le principe formel de
l’acte formй, bien qu’il inclue la notion de cause efficiente au regard de la
formation.
5° La disposition
ne contribue pas а la forme par mode d’efficience, mais seulement matйriellement,
en tant que, par la disposition, la matiиre est rendue adйquate а la rйception
de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue а l’infusion de la
grвce en celui qui a une faute, bien qu’elle ne soit pas requise chez
l’innocent. En effet, plus de choses sont requises dispositivement pour le
retrait de la forme contraire avec introduction simultanйe de la forme, que
pour la seule introduction de la forme.
6° Ce qui est du
cфtй de celui qui donne, est antйrieur formellement ; mais ce qui est du
cфtй du receveur, est antйrieur matйriellement.
7° Cet argument
n’entraоne pas que le retrait de la faute prйcиde la contrition, car d’une
certaine faзon la faute est remise par la contrition elle-mкme, de mкme que la
forme de l’eau est chassйe par une chaleur extrкme ; et ainsi, elles
n’existent pas ensemble ; et semblablement, la faute et la contrition non
plus. Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est
impossible qu’une mкme puissance ait plusieurs mouvements tout ensemble et au
mкme instant ; comme une unique matiиre n’est pas non plus tout ensemble
et au mкme instant sous diverses formes disparates. Or deux mouvements du libre
arbitre sont requis dans la justification de l’impie, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. La justification de l’impie ne peut donc pas avoir lieu en un
instant.
2° [Le rйpondant] disait que ces deux
mouvements appartiennent а des puissances diffйrentes : car le mouvement
du libre arbitre vers Dieu appartient au concupiscible, tandis que le mouvement
du libre arbitre dirigй vers le pйchй, йtant une certaine dйtestation du pйchй,
est dans l’irascible. En sens contraire :
dйtester est la mкme chose que haпr. Or la haine est dans le concupiscible,
tout comme l’amour, suivant le Philosophe au deuxiиme livre des Topiques. Dйtester n’est donc pas dans
l’irascible.
3° L’irascible et
le concupiscible, suivant saint Jean Damascиne, sont les parties de l’appйtit
sensitif. Or l’appйtit sensitif ne s’йtend qu’au bien qui lui convient, ou а
son contraire ; mais Dieu lui-mкme, et le pйchй sous son aspect de pйchй,
en tant qu’il est dйtestable, ne sont pas tels. Ces mouvements ne relиvent donc
pas du concupiscible ni de l’irascible, mais de la volontй ; et par consйquent,
ils appartiennent а une puissance unique.
4° [Le rйpondant] disait que le mouvement
du libre arbitre vers Dieu est un mouvement de foi, qui relиve de
l’intelligence, tandis que la contrition relиve de la volontй, а laquelle il
revient de souffrir du pйchй ; et ainsi, ils n’appartiennent pas а une
puissance unique. En sens contraire :
selon saint Augustin, « on ne peut croire sans le vouloir ». Donc,
bien qu’un acte de l’intelligence soit requis dans la croyance, un acte de la
volontй n’y est pas moins requis ; et ainsi, il reste que deux mouvements
de la mкme puissance sont requis pour la justification de l’impie.
5° Il appartient
au mкme de se mouvoir depuis un terme et vers un terme. Or dйtester le pйchй,
c’est se mouvoir depuis un terme, et se mouvoir vers Dieu, c’est se mouvoir
vers un terme. La contrition, qui est une dйtestation du pйchй, appartient donc
а la mкme puissance а laquelle appartient le mouvement vers Dieu ; et
ainsi, ils ne peuvent pas coexister.
6° Rien ne se
meut en mкme temps vers des termes diffйrents et contraires. Or Dieu et le
pйchй sont des termes diffйrents et contraires. L’вme ne peut donc pas se
mouvoir en mкme temps vers Dieu et vers le pйchй ; et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
7° La grвce n’est
donnйe qu’а celui qui est digne. Or tant que l’on est soumis а la faute, on
n’est pas digne de la grвce. Il est donc nйcessaire que la faute soit chassйe
avant que la grвce soit infusйe. Et ainsi la justification, qui inclut ces deux
choses, n’a pas lieu en un instant.
8° Une forme qui
reзoit le plus et le moins doit, semble-t-il, advenir successivement en un
sujet, de mкme que la forme qui ne reзoit pas le plus et le moins est reзue
subitement en un sujet, comme on le voit clairement pour les formes substantielles.
Or la grвce a une intensitй dans un sujet. Il semble donc qu’elle soit
introduite successivement ; et ainsi, l’infusion de la grвce n’a pas lieu
en un instant ; et par consйquent, la justification de l’impie non plus.
9° Comme en
n’importe quelle mutation, il est nйcessaire de poser deux termes dans la
justification de l’impie : le terme de dйpart et le terme d’arrivйe. Or
les deux termes de n’importe quelle mutation sont incontingents, c’est-а-dire
qu’ils ne peuvent coexister. Deux choses dont l’une est antйrieure а l’autre
sont donc incluses dans la justification de l’impie. Et ainsi, la justification
de l’impie est successive, et non en un instant.
10° Rien de ce qui
est en devenir avant d’кtre en acte accompli, ne se fait en un instant. Or la
grвce est en devenir avant d’кtre en acte accompli. L’infusion de la grвce n’a
donc pas lieu en un instant ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus. Preuve de la mineure : dans les rйalitйs permanentes, ce
qui devient n’existe pas ; mais lorsqu’il est fait, il existe dйsormais.
Or la grвce est au nombre des rйalitйs permanentes. Si donc elle devient en
mкme temps qu’elle est faite, en mкme temps elle existe et n’existe pas ;
ce qui est impossible.
11° Tout mouvement
est dans la durйe. Or dans la justification de l’impie est requis un certain
mouvement du libre arbitre. La justification de l’impie se fait donc dans la
durйe ; et ainsi, pas en un instant.
12° Pour la
justification de l’impie, la contrition des pйchйs est requise. Or, lorsque
quelqu’un a commis de nombreux pйchйs, il ne peut en un mкme instant ni кtre
contrit de tous ses pйchйs ni rйflйchir sur eux tous. La justification de
l’impie ne peut donc avoir lieu en un instant.
13° Chaque fois
qu’entre les extrкmes d’une mutation existe quelque mйdium, la mutation est
successive, non instantanйe. Or quelque mйdium existe entre la faute et la
grвce, а savoir, l’йtat de nature crййe. La justification de l’impie est donc
une mutation successive.
14° La faute
et la grвce ne coexistent pas dans l’вme. Le dernier instant oщ la faute est en
elle est donc autre que le premier instant oщ la grвce est en elle. Or entre
deux instants quelconques vient un temps intermйdiaire. Entre l’expulsion de la
faute et l’infusion de la grвce vient donc un temps intermйdiaire. Or la
justification inclut l’une et l’autre. La justification a donc lieu dans la
durйe, et non en un instant.
En sens contraire :
1° La
justification de l’impie est une certaine illumination spirituelle. Or
l’illumination corporelle a lieu en un instant, non dans la durйe. Puis donc
que les rйalitйs spirituelles sont plus simples que les corporelles et moins
soumises au temps, il semble que la justification de l’impie ait lieu en un
instant.
2° Plus un agent
est puissant, moindre est le temps qu’il met а produire son effet. Or l’acteur
de la justification est Dieu, qui est d’une puissance infinie. La justification
a donc lieu en un instant.
3° Il est dit au
livre des Causes que la substance et
l’action d’une substance spirituelle, par exemple l’вme, a lieu en un instant
d’йternitй, et non dans le temps.
4° А l’instant
mкme oщ il y a dans la matiиre une disposition achevйe, il y a aussi la forme.
Or le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est une
complиte disposition а la grвce. Donc, а l’instant mкme oщ ont lieu ces
mouvements, il y a la grвce.
Rйponse :
La
justification de l’impie a lieu en un instant. Et pour le voir clairement, il
faut savoir que, quand on dit qu’une mutation a lieu en un instant, il ne faut
pas comprendre que ses deux termes sont dans un instant ; en effet, cela
est impossible, puisque toute mutation a lieu entre des termes opposйs, а
proprement parler ; mais il faut comprendre que le passage d’un terme а
l’autre a lieu en un instant ; et cela se produit avec quelques opposйs,
et non avec d’autres.
En effet,
lorsqu’il faut admettre quelque mйdium entre les termes du mouvement, il est
nйcessaire que le passage d’un terme а l’autre soit successif, car le mйdium
est ce vers quoi est d’abord mutй ce qui est mы continыment, avant d’кtre mutй
vers le terme ultime, comme le Philosophe le montre clairement au cinquiиme
livre de la Physique ; et
j’entends « mйdium » selon n’importe quelle distance des extrкmes,
que ce soit une distance en position, comme dans le mouvement local, ou bien
une distance quant а la notion de quantitй, comme dans le mouvement
d’accroissement et de diminution, ou encore quant а la notion de forme, comme
dans l’altйration ; et ce, que ce mйdium soit d’une autre espиce, comme le
gris entre le blanc et le noir, ou bien de la mкme espиce, comme le moins chaud
entre le plus chaud et le froid.
Mais lorsque
entre les deux termes de la mutation ou du mouvement ne peut exister un mйdium
de l’une des faзons susdites, alors le passage d’un terme а l’autre n’est pas
dans la durйe, mais en un instant. Et cela a lieu quand les deux termes du
mouvement sont une affirmation et une nйgation, ou bien une privation et une
forme. Car entre l’affirmation et la nйgation, il n’y a aucunement de
mйdium ; ni entre la privation et la forme, dans le receveur propre ;
et j’envisage ici le cas oщ une chose d’une autre espиce est intermйdiaire
entre les extrкmes. Mais dans le cas oщ il y a quelque mйdium selon le plus ou
le moins d’intensitй, bien qu’il ne puisse y avoir de mйdium par soi, il peut
cependant y avoir un mйdium par accident. Car la nйgation ou la privation, а
proprement parler, n’a pas plus ou moins d’intensitй ; mais par accident,
quant а sa cause, on peut en considйrer quelque intensitй plus ou moins
grande : de la sorte, celui qui a l’њil arrachй est dit plus aveugle que
celui qui a un bandeau sur l’њil, йtant donnй que la cause de la cйcitй est
plus radicale. Ainsi donc, si l’on prend de telles mutations par leurs termes propres,
а proprement parler il est nйcessaire qu’elles soient instantanйes, et non dans
la durйe ; ainsi en est-il de l’illumination, de la gйnйration et de la
corruption, et d’autres choses semblables. Mais si on les prend quant aux
causes de leurs termes, on peut considйrer en elles une succession ; comme
c’est manifestement le cas de l’illumination : car bien que l’air passe
subitement des tйnиbres а la lumiиre, cependant la cause de l’obscuritй est
фtйe successivement, а savoir l’absence du soleil, qui devient successivement
prйsent par un mouvement local ; et ainsi, l’illumination est le terme du
mouvement local, et elle est indivisible, comme n’importe quel terme du
continu.
Ainsi donc, je
dis que les extrкmes de la justification sont la grвce et la privation de la
grвce, entre lesquelles il ne vient pas de mйdium dans le receveur
propre ; il est donc nйcessaire que le passage de l’une а l’autre ait lieu
en un instant — bien que la cause de cette privation soit фtйe successivement,
soit dans la mesure oщ l’homme, en pensant, se dispose а la grвce, soit du
moins dans la mesure oщ un temps se passe aprиs que Dieu a prйordonnй qu’il
donnerait la grвce —, et ainsi, l’infusion de la grвce se fait en un instant.
Et parce que l’expulsion de la faute est l’effet formel de la grвce infusйe, de
lа vient que toute la justification de l’impie a lieu en un instant. Car la
forme, la disposition а la forme achevйe et l’abandon de l’autre forme, tout a
lieu en un instant.
Rйponse aux objections :
1° Quand il y a
deux mouvements tout а fait disparates, ils ne peuvent coexister dans la mкme
puissance que si l’un est la raison de l’autre. Alors, en effet, ils peuvent
exister ensemble, car ils sont d’une certaine faзon un unique mouvement ;
ainsi, quand on recherche quelque chose pour une fin, on recherche en mкme
temps la fin et le moyen ; et semblablement, quand on fuit ce qui s’oppose
а la fin, on recherche la fin en mкme temps que l’on fuit le contraire. Et
semblablement, la volontй se meut vers Dieu en mкme temps qu’elle hait le
pйchй, car il est contre Dieu.
2° De tels
mouvements du libre arbitre regardent la volontй, non l’irascible et le
concupiscible ; et ce, parce que leur objet est quelque chose
d’intelligible, non quelque chose de sensible. Cependant, on les trouve parfois
attribuйs а l’irascible et au concupiscible, parce que la volontй elle-mкme est
appelйe irascible et concupiscible, а cause de la ressemblance de l’acte. Et
dans ce cas, la contrition peut кtre attribuйe а la fois au concupiscible, en
tant que l’homme hait le pйchй, et а l’irascible, en tant qu’il s’irrite contre
le pйchй, se proposant d’en tirer vengeance.
3°,
4° &
5°
On voit dиs lors clairement la solution aux troisiиme, quatriиme et cinquiиme
arguments.
6° La volontй ne
se meut pas en mкme temps а la poursuite de choses contraires ; mais elle
peut se mouvoir en mкme temps а la fuite de l’un et а la poursuite de l’autre,
surtout si la poursuite de l’un est la raison de la fuite de l’autre.
7° La grвce est
donnйe а celui qui est digne, non en sorte que l’on soit suffisamment digne
avant d’avoir la grвce, mais parce que, du fait mкme qu’elle est donnйe, elle
rend l’homme digne ; il est donc digne de la grвce en mкme temps qu’il a
la grвce.
8° Pour qu’une
forme soit reзue successivement en un sujet, ce n’est pas son plus ou moins
d’intensitй dans le sujet qui fait quelque chose, mais le plus ou moins
d’intensitй de la forme contraire ou du terme opposй. Or la privation de la
grвce ne reзoit le plus ou le moins que par accident, en raison de sa cause, comme
on l’a dйjа dit ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que la grвce soit
reзue successivement dans le sujet. Si elle diminuait en intensitй dans le
sujet, cela pourrait contribuer а ce que la grвce soit abandonnйe
successivement ; mais la grвce ne diminue pas en intensitй dans le mкme
sujet ; voilа pourquoi elle n’est ni abandonnйe successivement, йtant
donnй qu’elle-mкme ne diminue pas en intensitй, ni introduite successivement,
йtant donnй que sa privation ne diminue pas en intensitй.
9° La solution
ressort de ce qui prйcиde : car on ne dit pas que la mutation est en un
instant pour signifier que ses deux termes existeraient au mкme instant, comme
on l’a dit.
10° Le devenir
d’une rйalitй permanente peut se prendre de deux faзons. D’abord proprement ;
et dans ce cas, on dit qu’une rйalitй devient, tant que dure le mouvement dont
le terme est la gйnйration de la rйalitй ; et ainsi, dans les rйalitйs
permanentes, ce qui devient n’existe pas, mais le devenir de la rйalitй existe
а travers la succession, suivant ce que dit le Philosophe au sixiиme livre de
la Physique : « ce qui
devient, devenait et deviendra ». Ensuite, le devenir se dit
improprement : de la sorte, on dit d’une chose qu’elle devient, au premier
instant oщ elle est faite ; et ce, parce que cet instant, en tant qu’il
est le terme du temps antйrieur oщ elle devenait, s’approprie ce qui est dы au
temps antйrieur. Et dans ce cas, il n’est pas vrai que ce qui devient n’est
pas, mais il est vrai qu’il existe maintenant pour la premiиre fois, et avant
cela, n’existait pas ; et c’est ainsi qu’il faut comprendre que, pour les
choses qui adviennent subitement, le devenir et l’кtre accompli sont en mкme
temps.
11° Le mouvement
n’est pas pris ici en tant qu’il est un passage de la puissance а l’acte, car
dans ce cas il est mesurй par le temps ; mais « mouvement du libre
arbitre » dйsigne son opйration mкme, qui est l’acte du parfait, comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme ;
et ainsi, il peut avoir lieu en un instant, de mкme que l’кtre parfait est en
un instant.
12° А l’instant oщ
l’homme est justifiй, il est nйcessaire qu’il ait une contrition non pas de
chaque pйchй en particulier, mais de tous en gйnйral, la contrition spйciale de
chaque pйchй ayant lieu avant ou aprиs.
13° Aprиs que
l’homme est tombй dans la faute, il ne peut y avoir de mйdium entre la grвce et
la faute, car la faute n’est фtйe que par la grвce, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dйjа dit ; et la grвce n’est perdue que par la faute ; bien
qu’avant la faute il y ait eu un йtat intermйdiaire entre la grвce et la faute,
suivant l’opinion de certains.
14° Il ne
faut pas admettre de dernier instant en lequel la faute a existй, mais un
dernier temps, comme on l’a dйjа dit.
© et traduction par les moines de
l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. (Complet 21 aoыt 2007) LES 29 QUESTIONS DISPUTЙES SUR LA VЙRITЙ EN PRЙSENCE DE MAОTRE THOMAS D'AQUIN Docteur de l'Йglise (Cette sйrie de questions disputйes a йtй dйfendue de 1256 а
1259, donc en dйbut de la carriиre professorale de saint Thomas)
La traduction sera petit а petit
entiиrement effectuйe par les moines de l’abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. Premiиre йdition йdition http://docteurangelique.free.fr, 2005,
2006, 2007. Les њuvres complиtes de saint
Thomas d’Aquin
Il
manque encore les questions 8, 12, 20, 29. Pour le
moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions :
Question 2 : [La science de Dieu] 45 Question 3 : [Les idйes en Dieu] 111 Question 5 : [La providence] 165 Question 6 : [La prйdestination] 208 Question 7 : [Le livre de vie] 234 Question 9 : [La communication
de la science des anges par des illuminations et des paroles.] 253 Question 10 : [L’esprit (mens),
en lequel il y a l’image de la Trinitй]277 Question 11 : [Le maоtre (De
Magistro)]336 Question 13 : : [Le
ravissement]356 Question 15 : [Raison supйrieure et
infйrieure]427 Question 16 : : [La
syndйrиse]454 Question 17 : [La conscience
morale]466 Question 18 : [La
connaissance du premier homme dans l’йtat d’innocence] 485 Question 19 : [La
connaissance de l’вme aprиs la mort]521 Question 22 : [L’appйtit du
bien et la volontй]556 Question 23 : [La volontй de Dieu] 606 Question 24 : [Le choix
libre]638 Question 25 : [La
sensibilitй]701 Question 26 : [Les
passions de l’вme]725 Question 28 : [La justification des
pйcheurs]814
Question 1 : [La vйritй]
Introduction
Article
1 : Qu’est-ce que la vйritй ? Article
2 : La vйritй se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que
dans les rйalitйs ? Article
3 : La vйritй est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et
divise ? Article
4 : Y a-t-il une seule vйritй par laquelle toutes choses sont vraies ? Article
5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй premiиre, une autre vйritй йternelle ? Article
6 : La vйritй crййe est-elle immuable ? Article
7 : La vйritй se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ? Article
8 : Toute vйritй autre vient-elle de la vйritй premiиre ? Article
9 : La vйritй est-elle dans le sens ? Article
10 : Quelque rйalitй est-elle fausse ? Article
11 : La faussetй est-elle dans les sens ? Article
12 : La faussetй est-elle dans l’intelligence ?
Article 1 : Qu’est-ce que la vйritй ?
Objections :
Il
semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose que l’йtant.
1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est
ce qui est. » Or ce qui est, n’est rien d’autre que l’йtant.
« Vrai » signifie donc tout а fait la mкme chose que
« йtant ».
2° Le rйpondant disait qu’ils sont une mкme
chose quant aux suppфts, mais qu’ils diffиrent par la notion. En sens contraire : la notion d’une chose,
quelle qu’elle soit, est ce qui est signifiй par sa dйfinition. Or saint
Augustin assigne « ce qui est » comme une dйfinition du vrai,
aprиs avoir rйprouvй certaines autres dйfinitions. Puis donc que le vrai et
l’йtant se rejoignent en ce qui est, il semble qu’ils soient une mкme chose
quant а la notion.
3° Les choses qui diffиrent par la notion, quelles
qu’elles soient, se comportent de telle faзon que l’une peut кtre pensйe sans
l’autre ; c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines que l’on peut penser que Dieu existe, si par l’intelligence
on йcarte momentanйment sa bontй. Or en aucune faзon on ne peut penser l’йtant
si l’on йcarte le vrai, car ce qui permet de le penser, c’est qu’il est vrai.
Le vrai et l’йtant ne diffиrent donc pas quant а la notion.
4° Si le vrai n’est pas la mкme chose que l’йtant,
il est nйcessaire qu’il soit une disposition de l’йtant. Or il ne peut pas кtre
une disposition de l’йtant. En effet, il n’est pas une disposition qui corrompt
totalement, sinon on dйduirait : « c’est vrai, donc c’est un non-йtant »,
comme on dйduit : « c’est un homme mort, donc ce n’est pas un
homme. » Semblablement, le vrai n’est pas une disposition diminuante,
sinon on ne dйduirait pas ainsi : « Cela est vrai, donc cela
est », de mкme qu’on ne peut pas dйduire ainsi : « Il est blanc
quant а ses dents, donc il est blanc. » De mкme, le vrai n’est pas une
disposition contractante ou spйcifiante, car alors il ne serait pas convertible
avec l’йtant. Le vrai et l’йtant sont donc tout а fait la mкme chose.
5° Les choses dont la disposition est une, sont
les mкmes. Or le vrai et l’йtant ont la mкme disposition. Ils sont donc
identiques. En effet, il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique : « La disposition d’une chose dans l’кtre
est comme sa disposition dans la vйritй. » Le vrai et l’йtant sont donc
tout а fait identiques.
6° Toutes les choses qui ne sont pas identiques
diffиrent en quelque faзon. Or le vrai et l’йtant ne diffиrent aucunement. En
effet, ils ne diffиrent pas par l’essence, puisque tout йtant, par son essence,
est vrai ; ni par des diffйrences, car il serait alors nйcessaire qu’ils
se rejoignent en quelque genre commun. Ils sont donc tout а fait identiques.
7° En outre, s’ils ne sont pas tout а fait la mкme
chose, il est nйcessaire que le vrai ajoute quelque chose а l’йtant. Or le vrai
n’ajoute rien а l’йtant, puisqu’il est mкme en plus de choses que
l’йtant : ce que le Philosophe montre clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique, oщ il
dit que nous disons le vrai en le dйfinissant, quand nous disons que
ce qui est existe, et que ce qui n’est pas n’existe pas ; et ainsi, le
vrai inclut l’йtant et le non-йtant. Le vrai n’ajoute donc rien а
l’йtant ; et ainsi, il semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose
que l’йtant.
En sens contraire :
1° La rйpйtition inutile de la mкme chose est une
futilitй. Si donc le vrai йtait la mкme chose que l’йtant, il y aurait futilitй
quand on dit « vrai йtant » ; ce qui est faux. Ils ne sont donc
pas la mкme chose.
2° L’йtant et le bien sont convertibles. Or le
vrai n’est pas convertible avec le bien, car il est une chose vraie qui n’est
pas un bien : par exemple, que quelqu’un fornique. Le vrai n’est donc pas
non plus convertible avec l’йtant, et ainsi, ils ne sont pas une mкme chose.
3° Selon Boиce au livre des Semaines, dans toutes les crйatures, « l’кtre diffиre de ce
qui est ». Or le vrai dйsigne l’кtre de la rйalitй. Donc, dans les choses
crййes, le vrai est diffйrent de ce qui est. Or ce qui est, est la mкme chose
que l’йtant. Donc le vrai, dans les crйatures, est diffйrent de l’йtant.
4° Il est nйcessaire que toutes les choses qui se
rapportent l’une а l’autre comme antйrieur et postйrieur soient diffйrentes. Or
le vrai et l’йtant se comportent de la faзon susdite car, comme il est dit au
livre des Causes, « la premiиre
des rйalitйs crййes est l’кtre » ; et le commentateur dit au mкme
livre que toutes les autres choses sont dites selon une dйtermination formelle
de l’йtant, et ainsi, elles sont postйrieures а l’йtant. Le vrai et l’кtre sont
donc diffйrents.
5° Les choses qui se disent de faзon commune de la
cause et des effets, sont plus un dans la cause que dans les effets, et sont
surtout plus un en Dieu que dans les crйatures. Or en Dieu, ces quatre
choses : l’йtant, l’un, le vrai et le bien, sont appropriйes de telle faзon
que l’йtant concerne l’essence, l’un la Personne du Pиre, le vrai la Personne
du Fils, le bien la Personne du Saint-Esprit. Et les Personnes divines ne
diffиrent pas seulement par la notion, mais aussi rйellement ; c’est
pourquoi elles ne se prйdiquent pas l’une de l’autre. Donc dans les crйatures,
а bien plus forte raison, les quatre choses susdites doivent diffйrer plus que
par la notion.
Rйponse :
De
mкme que dans l’ordre du dйmontrable il est nйcessaire de se ramener а des
principes que l’intelligence connaоt par elle-mкme, de mкme aussi quand on
dйcouvre ce qu’est chaque chose ; sinon, dans les deux cas, on irait а
l’infini et ainsi la science et la connaissance des choses se perdraient tout а
fait. Or ce que l’intelligence conзoit en premier comme le plus connu et en
quoi il rйsout toutes les conceptions, est l’йtant, comme dit Avicenne au dйbut
de sa Mйtaphysique. Par consйquent,
il est nйcessaire que toutes les autres conceptions de l’intelligence soient
entendues par addition а l’йtant. Or а l’йtant ne peuvent s’ajouter des choses
pour ainsi dire йtrangиres, а la faзon dont la diffйrence s’ajoute au genre, ou
l’accident au sujet, car n’importe quelle nature est essentiellement
йtant ; c’est pourquoi le Philosophe prouve lui aussi au troisiиme livre
de la Mйtaphysique que l’йtant ne
peut pas кtre un genre, mais que, si l’on dit que des choses ajoutent а
l’йtant, c’est en tant qu’elles expriment un mode de l’йtant lui-mкme, mode non
exprimй par le nom d’йtant.
Or
cela se produit de deux faзons. D’abord, en sorte que le mode exprimй soit un
mode spйcial de l’йtant — il y a, en effet, diffйrents degrйs d’entitй,
selon lesquels diffйrents modes d’кtre se conзoivent, et les divers genres de
rйalitйs sont pris selon ces modes — ; car la substance n’ajoute а l’йtant
aucune diffйrence qui dйsignerait une nature ajoutйe а l’йtant, mais on exprime
par le nom de substance un certain mode spйcial d’кtre, а savoir, l’йtant par
soi ; et il en est de mкme dans les autres genres. Ensuite, en sorte
que le mode exprimй soit un mode gйnйral accompagnant tout йtant ; et ce
mode peut кtre entendu de deux faзons : d’abord comme accompagnant chaque
йtant en soi, ensuite comme accompagnant un йtant relativement а un autre.
Si
on l’entend de la premiиre faзon, on distingue selon qu’une chose est exprimйe
dans l’йtant affirmativement ou nйgativement. Or, on ne trouve rien qui, dit
affirmativement et dans l’absolu, puisse кtre conзu en tout йtant, si ce n’est
son essence, par laquelle on dit qu’il existe ; et c’est ainsi que s’applique
le nom de « rйalitй » qui, selon Avicenne au dйbut de sa Mйtaphysique, diffиre de
« йtant » en ce que « йtant » est pris de l’acte d’кtre,
tandis que le nom de « rйalitй » exprime la quidditй ou l’essence de
l’йtant. Quant а la nйgation accompagnant tout кtre dans l’absolu, c’est
l’indivision ; et celle-ci est exprimйe par le nom de
« un » ; en effet, « un » ne signifie rien d’autre
qu’un йtant non divisй.
Si
l’on entend le mode de l’йtant de la seconde faзon, c’est-а-dire suivant une
relation d’une chose а l’autre, alors il peut y avoir deux cas. Ce peut кtre
d’abord suivant une opposition de l’une а l’autre ; et c’est ce qu’exprime
le nom « quelque chose », car il se dit [en latin] aliquid, comme si l’on disait aliud quid [litt. quelque autre chose] ;
donc, de mкme que l’йtant est appelй « un » en tant qu’il est indivis
en soi, de mкme il est appelй « quelque chose » en tant qu’on le
distingue des autres. Ce peut кtre ensuite suivant une convenance d’un йtant а
un autre ; et cela n’est vraiment possible que si l’on prend une chose qui
soit de nature а s’accorder avec tout йtant ; or telle est l’вme, qui
« d’une certaine faзon est toute chose », comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme ; et
dans l’вme, il y a la puissance cognitive et l’appйtitive. La convenance de
l’йtant avec l’appйtit est donc exprimйe par le nom de « bien » —
ainsi est-il dit au dйbut de l’Йthique
que « le bien est ce que toute chose recherche » —, tandis que sa
convenance avec l’intelligence est exprimйe par le nom de « vrai ».
Or
toute connaissance s’accomplit par assimilation du connaissant а la rйalitй
connue, si bien que ladite assimilation est la cause de la connaissance :
ainsi la vue connaоt la couleur parce qu’elle est disposйe selon l’espиce de la
couleur. La premiиre comparaison entre l’йtant et l’intelligence est donc que
l’йtant concorde avec l’intelligence ; cet accord est mкme appelй
« adйquation de l’intelligence et de la rйalitй » ; et c’est en
cela que la notion de vrai s’accomplit formellement. Voilа donc ce que le vrai
ajoute а l’йtant : la conformitй ou l’adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence ; et de cette conformitй s’ensuit, comme nous l’avons dit,
la connaissance de la rйalitй. Ainsi donc, l’entitй de la rйalitй prйcиde la
notion de vйritй, tandis que la connaissance est un certain effet de la vйritй.
Par
consйquent, le vrai ou la vйritй se trouve dйfini de trois faзons :
d’abord, d’aprиs ce qui prйcиde la notion de vйritй, et en quoi le vrai est
fondй ; et c’est ainsi que saint Augustin donne au livre des Soliloques cette dйfinition :
« Le vrai est ce qui est » ; et Avicenne, dans sa Mйtaphysique : « La vйritй de
chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour
elle » ; et un certain auteur s’exprime ainsi : « Le vrai
est l’indivision de l’кtre et de ce qui est. » Ensuite on dйfinit d’aprиs
ce en quoi la notion de vrai s’accomplit formellement ; et en ce sens,
Isaac dit : « La vйritй est adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence » ; et Anselme, au livre sur la Vйritй : « La vйritй est une rectitude que l’esprit seul
peut percevoir » — en effet, cette rectitude a le sens d’une certaine
adйquation —, et le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique que nous disons le vrai en
le dйfinissant, quand nous disons que ce qui est existe, ou que ce qui n’est
pas n’existe pas. Enfin le vrai se dйfinit selon l’effet consйcutif. Et c’est
en ce sens que saint Hilaire dit : « Le vrai fait clairement voir
l’кtre, et le manifeste » ; et saint Augustin, au livre sur la Vraie Religion : « C’est la
vйritй qui montre ce qui est » ; et au mкme livre : « C’est
par la vйritй que nous jugeons des choses infйrieures. »
Rйponse aux objections :
1° Cette dйfinition de saint Augustin concerne la
vйritй en tant qu’elle a un fondement dans la rйalitй, et non en tant que la
notion de vrai s’accomplit dans l’adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence. Ou bien il faut rйpondre que lorsqu’il est dit : le vrai
est ce qui « est », l’expression « est » n’y est pas
employйe en tant qu’elle signifie l’acte d’кtre, mais en tant qu’elle dйnote
l’intelligence qui compose, c’est-а-dire en tant qu’elle signifie l’affirmation
de la proposition ; le sens est alors le suivant : le vrai est
« ce qui est », i. e.
quand l’кtre est affirmй d’une chose qui est ; de sorte que la dйfinition
de saint Augustin se ramиnerait а celle du Philosophe mentionnйe prйcйdemment.
2° La solution au deuxiиme argument ressort
clairement de ce qu’on a dit.
3° Penser une chose sans l’autre, cela peut
s’entendre de deux faзons. D’abord, en ce sens qu’une chose est pensйe sans que
l’autre le soit. Et en ce sens, les choses qui diffиrent par la notion sont
telles que l’une peut кtre pensйe sans l’autre. Ensuite, penser une chose sans
l’autre peut s’entendre en ce sens qu’elle est pensйe sans que l’autre
existe ; et dans ce cas, l’йtant ne peut кtre pensй sans le vrai, car
l’йtant ne peut кtre pensй sans qu’il concorde ou soit en adйquation avec
l’intelligence. Il n’est cependant pas nйcessaire que quiconque pense la notion
d’йtant pense la notion de vrai, de mкme que quiconque pense l’йtant ne pense
pas l’intellect agent ; et pourtant, rien ne peut кtre pensй sans
l’intellect agent.
4° Le vrai est une disposition de l’йtant, non
comme s’il ajoutait quelque nature ou comme s’il exprimait un mode spйcial de
l’йtant, mais en tant qu’il exprime quelque chose qui se trouve gйnйralement en
tout йtant, et qui n’est cependant pas exprimй par le nom d’йtant ; par
consйquent, il n’est pas nйcessaire qu’il soit une disposition qui soit
corrompe, soit diminue, soit contracte а une partie.
5° La disposition n’est pas entendue ici comme
йtant dans le genre qualitй, mais comme impliquant un certain ordre ; en
effet, puisque les choses qui sont causes de l’кtre des autres sont suprкmement
йtants et que celles qui sont causes de vйritй sont suprкmement vraies, le
Philosophe conclut que l’ordre d’une rйalitй est le mкme dans l’кtre et dans la
vйritй, c’est-а-dire que lа oщ l’on trouve ce qui est suprкmement йtant, il y a
le suprкmement vrai. Et donc il en est ainsi non pas parce que l’йtant et le
vrai seraient identiques par la notion, mais parce qu’une chose est d’autant
plus naturellement en adйquation а l’intelligence qu’elle a plus
d’entitй ; et par consйquent, la notion de vrai suit la notion d’кtre.
6° Le vrai et l’йtant diffиrent par la notion,
parce que dans la notion de vrai se trouve quelque chose qui n’est pas dans la
notion d’кtre, et non en sorte que dans la notion d’кtre se trouve quelque
chose qui n’est pas dans la notion de vrai ; ils ne diffиrent donc pas par
l’essence, ni ne se distinguent l’un de l’autre par des diffйrences opposйes.
7° Le vrai n’est pas en plus de choses que
l’йtant, car l’йtant se dit du non-йtant, en un certain sens, dans la mesure oщ
le non-йtant est apprйhendй par l’intelligence ; c’est pourquoi le
Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique
qu’en un sens on appelle « йtant » la nйgation ou la privation de
l’йtant ; c’est aussi la raison pour laquelle Avicenne dit au dйbut de sa Mйtaphysique que l’йnonciation ne peut
кtre formйe qu’au sujet de l’йtant, car il est nйcessaire que ce а propos de
quoi la proposition est formйe soit apprйhendй par l’intelligence. D’oщ il
ressort que tout vrai est en quelque faзon un йtant.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° S’il n’y a pas
futilitй quand on dit « vrai йtant », c’est parce que par le nom de
vrai est exprimй quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom d’йtant, et non
parce qu’ils diffйreraient rйellement.
2° Bien qu’il soit un mal que celui-lа fornique, cependant
une chose se conforme d’autant plus naturellement а l’intelligence qu’elle a
davantage d’entitй, et la notion de vrai s’y trouve en consйquence ; et
ainsi, il est clair que ni le vrai ne dйpasse l’йtant, ni il n’est dйpassй par
lui.
3° Lorsqu’il est dit : « L’кtre diffиre
de ce qui est », l’acte d’кtre est distinguй de ce а quoi cet acte
convient ; or le nom d’йtant est pris de l’acte d’кtre et non de ce а quoi
celui-ci convient, l’argument n’est donc pas concluant.
4° Si le vrai est postйrieur а l’йtant, c’est
parce que la notion de vrai diffиre de la notion d’йtant de la faзon susdite.
5° Cet argument a trois dйfauts. D’abord, bien que
les Personnes divines soient rйellement distinctes, cependant les choses qui
leur sont appropriйes ne diffиrent pas rйellement, mais seulement par la
notion. Ensuite, bien que les Personnes soient rйellement distinctes entre
elles, elles ne sont cependant pas rйellement distinctes de l’essence ;
c’est pourquoi le vrai, qui est appropriй а la Personne du Fils, n’est pas
rйellement distinct de l’йtant, qui se tient du cфtй de l’essence. Enfin, bien
que l’йtant, l’un, le vrai et le bien soient plus unis en Dieu que dans les
rйalitйs crййes, cependant, de ce qu’ils sont distincts en Dieu, il ne dйcoule
pas nйcessairement qu’ils soient aussi rйellement distincts dans les choses
crййes. Cela se produit en effet pour les choses qui ne doivent pas а leur
notion le fait d’кtre un en rйalitй : comme la sagesse et la puissance,
qui, alors qu’elles sont rйellement un en Dieu, sont rйellement distinctes dans
les crйatures ; mais l’йtant, l’un, le vrai et le bien doivent а leur
notion le fait d’кtre un en rйalitй ; donc, partout oщ on peut les
trouver, ils sont rйellement un, quoique l’unitй de la rйalitй qui les unit en
Dieu soit plus parfaite que l’unitй de la rйalitй qui les unit dans les
crйatures. Article 2 : La vйritй se
trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que dans les
rйalitйs ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Comme on l’a dit, le vrai est convertible avec
l’йtant. Or l’йtant se trouve principalement dans les rйalitйs, plutфt que dans
l’вme. Donc le vrai aussi.
2° Les rйalitйs sont dans l’вme non par essence,
mais par leur espиce, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Si donc la vйritй se trouve
principalement dans l’вme, elle ne sera pas l’essence de la rйalitй, mais sa
ressemblance et son espиce, et le vrai sera l’espиce de l’йtant qui existe hors
de l’вme. Or l’espиce de la rйalitй, espиce qui existe dans l’вme, ne se
prйdique pas de la rйalitй qui est hors de l’вme, et de mкme, n’est pas
convertible avec elle : car кtre convertible, c’est кtre prйdiquй de faзon
convertible. Donc le vrai non plus ne sera pas convertible avec l’йtant ;
ce qui est faux.
3° Tout ce qui est en quelque chose, suit ce en
quoi il est. Si donc la vйritй est principalement dans l’вme, alors le jugement
sur la vйritй suivra l’estimation de l’вme ; et ainsi reviendra l’erreur
des anciens philosophes qui disaient que tout ce que l’on opine dans l’intelligence
est vrai, et que deux contradictoires sont vraies ensemble ; ce qui est
absurde.
4° Si la vйritй est principalement dans
l’intelligence, il est nйcessaire de poser dans la dйfinition de la vйritй
quelque chose qui concerne l’intelligence. Or saint Augustin rйprouve une
dйfinition de ce genre au livre des Soliloques,
comme aussi la suivante : « Le vrai est ce qui est tel qu’on le
voit », car alors, ce qui ne serait pas vu ne serait pas vrai, ce qui est
manifestement faux pour les minйraux les plus cachйs, qui sont dans les
entrailles de la terre ; et semblablement, il rйprouve et rejette cette
dйfinition : « Le vrai est ce qui est tel qu’un connaissant le voit,
s’il veut et peut connaоtre », car alors, quelque chose ne serait vrai que
si un connaissant voulait et pouvait connaоtre. Le mкme raisonnement vaudrait
donc aussi pour toute autre dйfinition en laquelle on poserait quelque chose
concernant l’intelligence. La vйritй n’est donc pas principalement dans
l’intelligence.
En sens contraire :
1° Le Philosophe dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le faux et le
vrai ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit. »
2° « La vйritй est adйquation de la rйalitй
et de l’intelligence. » Or cette adйquation ne peut exister que dans
l’intelligence. La vйritй n’est donc, elle aussi, que dans l’intelligence.
Rйponse :
Quand
une chose se dit de plusieurs avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il est
nйcessaire que le prйdicat commun se dise en premier non pas de celle qui est
comme la cause des autres, mais de celle en laquelle la notion de ce prйdicat
commun s’accomplit en premier ; par exemple, « sain » se dit
premiиrement de l’animal, en lequel se trouve en premier la parfaite notion de
santй, bien que la mйdecine soit appelйe saine en tant qu’elle a pour effet la
santй. Voilа pourquoi il est nйcessaire, puisque le vrai se dit de plusieurs
choses avec antйrioritй de l’une sur l’autre, que le vrai se dise en premier de
celle oщ se trouve premiиrement la complиte notion de vйritй.
Or
l’achиvement de n’importe quel mouvement ou opйration est dans son terme ;
et le mouvement de la puissance cognitive a pour terme l’вme : en effet,
il est nйcessaire que l’objet connu soit dans le sujet connaissant а la faзon
du connaissant ; par contre, le mouvement de l’appйtitive a pour terme les
rйalitйs ; de lа vient que le Philosophe pose au troisiиme livre sur l’Вme un certain cercle dans les actes de
l’вme, de la faзon suivante : la rйalitй qui est hors de l’вme meut
l’intelligence, une fois pensйe elle meut l’appйtit, et l’appйtit tend а
atteindre la rйalitй qui йtait au dйpart du mouvement. Or, comme on l’a dit, le
bien implique une relation de l’йtant а l’appйtit, alors que le vrai implique
une relation а l’intelligence ; de lа vient ce que le Philosophe dit au
sixiиme livre de la Mйtaphysique :
que le bien et le mal sont dans les rйalitйs, tandis que le vrai et le faux
sont dans l’esprit. Et la rйalitй n’est appelйe vraie que dans la mesure oщ
elle est adйquate а l’intelligence ; par consйquent le vrai se trouve
postйrieurement dans les rйalitйs, et premiиrement dans l’intelligence.
Mais
il faut savoir qu’une rйalitй se rapporte а l’intelligence pratique autrement
qu’а l’intelligence spйculative. En effet, l’intelligence pratique cause la
rйalitй, c’est pourquoi elle est la mesure des rйalitйs qui adviennent par
elle ; tandis que l’intelligence spйculative, parce qu’elle reзoit en
provenance des rйalitйs, est en quelque sorte mue par les rйalitйs elles-mкmes,
et ainsi, les rйalitйs la mesurent. D’oщ il ressort que les rйalitйs
naturelles, en provenance desquelles notre intelligence reзoit la science,
mesurent notre intelligence, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique, mais elles sont mesurйes
par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses, comme les produits
de l’art sont tous dans l’intelligence de l’artisan. Ainsi donc, l’intelligence
divine mesure et n’est pas mesurйe, la rйalitй naturelle mesure et est mesurйe,
et notre intelligence est mesurйe, et ne mesure pas les rйalitйs naturelles
mais seulement les artificielles.
La
rйalitй naturelle, йtablie entre les deux intelligences, est donc appelйe vraie
suivant une adйquation а l’une ou а l’autre ; en effet, elle est appelйe
vraie selon une adйquation а l’intelligence divine, en tant qu’elle remplit ce
а quoi elle a йtй ordonnйe par l’intelligence divine, comme le montrent
clairement Anselme au livre sur la Vйritй,
saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, et Avicenne dans la dйfinition citйe, а savoir : « La
vйritй de chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour
elle » ; et la rйalitй est appelйe vraie selon une adйquation а
l’intelligence humaine, en tant qu’elle est de nature а produire une estimation
vraie d’elle-mкme ; comme, а l’inverse, on appelle fausses « celles qui
paraissent naturellement ce qu’elles ne sont pas, ou telles qu’elles ne sont
pas », comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Et la premiиre notion de vйritй est dans la rйalitй
avant la seconde, car le rapport а l’intelligence divine prйcиde le rapport а
l’intelligence humaine ; c’est pourquoi, mкme si l’intelligence humaine
n’existait pas, les rйalitйs serait encore appelйes vraies relativement а
l’intelligence divine. Mais si l’on considйrait le cas impossible oщ, les
rйalitйs demeurant, les deux intelligences disparaоtraient, alors la notion de
vйritй ne demeurerait aucunement.
Rйponse aux objections :
1° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, le
vrai se dit en premier de l’intelligence vraie, et en dernier de la rйalitй qui
lui est adйquate ; et de l’une et l’autre faзon le vrai est convertible
avec l’йtant, mais diffйremment. En effet, au sens oщ il se dit des rйalitйs,
le vrai est convertible avec l’йtant par prйdication, car tout йtant est
adйquat а l’intelligence divine et peut se rendre adйquate l’intelligence
humaine, et vice versa. Mais si l’on
entend le vrai au sens oщ il se dit de l’intelligence, alors il est convertible
avec l’йtant qui est hors de l’вme, non par prйdication, mais par consйquence,
йtant donnй qu’а n’importe quelle intelligence vraie doit nйcessairement
correspondre un йtant, et vice versa.
2° On voit dиs lors clairement la solution au
deuxiиme argument.
3° Ce qui est en quelque chose ne suit ce en quoi
il est que lorsqu’il est causй par ses principes ; ainsi la lumiиre, qui
est causйe dans l’air depuis l’extйrieur, c’est-а-dire par le soleil, suit le
mouvement du soleil plutфt que l’air. Semblablement aussi, la vйritй qui est
causйe dans l’вme depuis les rйalitйs ne suit pas l’estimation de l’вme mais l’existence
des rйalitйs, « puisque le discours est appelй vrai ou faux selon que la
chose est ou n’est pas », et de mкme aussi l’intelligence.
4° Saint Augustin parle de la vision de
l’intelligence humaine, de laquelle la vйritй de la rйalitй ne dйpend pas :
en effet, il est de nombreuses choses qui ne sont pas connues de notre
intelligence. Cependant il n’en est aucune que l’intelligence divine ne
connaisse en acte, et que l’intelligence humaine ne connaisse en puissance,
puisqu’il est dit que l’intellect agent est « ce qui produit tous [les
intelligibles] », et que l’intellect possible est « ce qui devient
tous [les intelligibles] ». On peut donc poser dans la dйfinition de la
chose vraie la vision en acte de l’intelligence divine, mais celle de
l’intelligence humaine seulement en puissance, comme il ressort de ce qui
prйcиde. Article 3 : La vйritй est-elle seulement
dans l’intelligence qui compose et divise ?
Objections :
Il
semble que non.
1° On dit que le vrai dйpend du rapport entre
l’йtant et l’intelligence. Or le premier rapport de l’intelligence aux rйalitйs
a lieu lorsqu’elle forme les quidditйs des rйalitйs, en concevant leurs
dйfinitions. Le vrai se trouve donc principalement et premiиrement dans cette
opйration de l’intelligence.
2° « Le vrai est adйquation des rйalitйs et
de l’intelligence. » Or, de mкme que l’intelligence qui compose et divise
peut кtre adйquate aux rйalitйs, de mкme aussi l’intelligence qui conзoit les
quidditйs des rйalitйs. La vйritй n’est donc pas seulement dans l’intelligence
qui compose et divise.
En sens contraire :
1° Il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le vrai et le
faux ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit ; et ils ne sont
pas mкme dans l’esprit pour les [formes] simples et pour la quidditй. »
2° Au troisiиme livre sur l’Вme : « L’intelligence des indivisibles a lieu dans les
choses oщ le vrai et le faux n’ont pas de place. »
Rйponse :
De
mкme que le vrai se trouve premiиrement dans l’intelligence et ensuite dans les
choses, de mкme aussi il se trouve premiиrement dans l’acte de l’intelligence
qui compose et divise et ensuite dans l’acte de l’intelligence qui forme la
quidditй des rйalitйs.
En
effet, la notion de vrai consiste dans l’adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence ; or le mкme n’est pas adйquat а soi-mкme, mais l’йgalitй
porte sur des choses diffйrentes ; c’est pourquoi la notion de vйritй se
trouve dans l’intelligence en premier lа oщ elle commence а avoir en propre une
chose que la rйalitй extйrieure а l’вme n’a pas ; mais cette rйalitй a
quelque chose qui y correspond, et entre les deux l’adйquation peut se
concevoir. Or l’intelligence qui forme la quidditй des rйalitйs n’a qu’une
ressemblance de la rйalitй qui existe hors de l’вme, comme c’est le cas du sens
en tant qu’il reзoit l’espиce du sensible ; mais lorsque l’intelligence
commence а juger de la rйalitй apprйhendйe, alors son jugement mкme est pour
elle un certain propre qui ne se trouve pas а l’extйrieur dans la rйalitй. Et
quand il est adйquat а ce qui est а l’extйrieur dans la rйalitй, le jugement
est appelй vrai. Or l’intelligence juge de la rйalitй apprйhendйe quand elle
dit qu’une chose est ou n’est pas, ce qui est le fait de l’intelligence qui
compose et divise. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixiиme livre de
la Mйtaphysique que « la
composition et la division sont dans l’intelligence et non dans les
rйalitйs ». Et de lа vient que la vйritй se trouve premiиrement dans la
composition et la division de l’intelligence.
De
faзon secondaire, le vrai se dit ensuite pour l’intelligence qui forme les
quidditйs ou les dйfinitions des rйalitйs. La dйfinition est donc appelйe vraie
ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse : comme lorsque la
dйfinition est affirmйe de ce dont elle n’est pas la dйfinition, par exemple si
l’on assignait au triangle la dйfinition du cercle ; ou encore, lorsque
les parties de la dйfinition ne peuvent pas кtre composйes entre elles, par
exemple si l’on donnait de quelque rйalitй la dйfinition « animal insensible »,
car la composition qui est impliquйe, а savoir « quelque animal est
insensible », est fausse. Et ainsi, la dйfinition n’est appelйe vraie ou
fausse que relativement а la composition, comme aussi la rйalitй est appelйe
vraie relativement а l’intelligence.
De
ce qu’on a dit, il ressort donc que le vrai se dit d’abord de la composition ou
de la division de l’intelligence ; il se dit ensuite des dйfinitions des
rйalitйs, dans la mesure oщ une composition vraie ou fausse est impliquйe en
elles ; en troisiиme lieu, des rйalitйs, dans la mesure oщ elles sont
adйquates а l’intelligence divine, ou naturellement aptes а кtre en adйquation
а l’intelligence humaine ; en quatriиme lieu il se dit de l’homme, parce
qu’il peut faire choix du vrai, ou que, par les choses qu’il dit ou qu’il fait,
il donne une opinion vraie ou fausse de lui-mкme ou des autres. Quant aux
formules, elles reзoivent la prйdication de vйritй comme les pensйes qu’elles
signifient.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la formation de la quidditй soit la
premiиre opйration de l’intelligence, cependant elle ne fournit pas а
l’intelligence un propre qui puisse кtre adйquat а la rйalitй ; voilа
pourquoi la vйritй n’y est pas proprement.
2° On voit dиs lors clairement la solution au
second argument. Article 4 : Y a-t-il une seule vйritй par
laquelle toutes choses sont vraies ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme dit au livre sur la Vйritй que la vйritй est aux rйalitйs
vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or le temps se rapporte а
toutes les choses temporelles de telle faзon qu’il y a un seul temps. La vйritй
se rapportera donc а toutes les choses vraies de telle faзon qu’il y aura une
seule vйritй.
2° [Le rйpondant] disait que la vйritй se
dit de deux faзons : d’abord en tant qu’elle est identique а l’entitй de
la rйalitй, comme saint Augustin la dйfinit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est » ; et
ainsi, il est nйcessaire qu’il y ait plusieurs vйritйs, puisqu’il y a plusieurs
essences des rйalitйs. Ensuite en tant qu’elle s’exprime dans l’intelligence,
comme saint Hilaire la dйfinit : « Le vrai fait clairement voir
l’кtre » ; et de cette faзon, puisque rien ne peut manifester quelque
chose а l’intelligence si ce n’est par la vertu de la vйritй premiиre divine,
toutes les vйritйs sont un, d’une certaine faзon, lorsqu’elle meuvent
l’intelligence, de mкme que toutes les couleurs sont йgalement un lorsqu’elles
meuvent la vue, en tant qu’elles la meuvent, c’est-а-dire en raison de l’unique
lumiиre. En sens contraire : le temps de
toutes les choses temporelles est numйriquement un. Si donc la vйritй est aux
rйalitйs vraies ce que le temps est aux choses temporelles, il est nйcessaire
que toutes les choses vraies aient une vйritй numйriquement une ; et il ne
suffit pas que toutes les vйritйs soient un lorsqu’elles meuvent, ou qu’elles
soient une dans le modиle.
3° Anselme argumente ainsi au livre sur la Vйritй : si plusieurs choses vraies
ont plusieurs vйritйs, il est nйcessaire que les vйritйs varient selon la
variйtй des choses vraies. Or la variation des rйalitйs vraies ne fait pas
varier les vйritйs car, une fois dйtruites les rйalitйs vraies ou droites, il
reste encore la vйritй et la rectitude suivant lesquelles elles sont vraies ou
droites. Il y a donc une seule vйritй. Il prouve la mineure par ceci que, une
fois dйtruit le signe, il reste encore la rectitude de la signification, car il
est correct de signifier ce que ce signe signifiait ; et pour la mкme
raison, une fois dйtruit n’importe quoi de vrai ou de droit, sa rectitude ou sa
vйritй demeure.
4° Dans les choses crййes, rien n’est ce dont il
est la vйritй ; par exemple, la vйritй de l’homme n’est pas l’homme, et la
vйritй de la chair n’est pas la chair. Or n’importe quel йtant crйй est vrai.
Donc aucun йtant crйй n’est vйritй ; toute vйritй est donc un incrйй, et
ainsi, il y a une seule vйritй.
5° Rien n’est plus grand que l’esprit humain, si
ce n’est Dieu, comme dit saint Augustin. Or la vйritй, comme il le prouve au
livre des Soliloques, est plus grande
que l’esprit humain, car on ne peut pas dire qu’elle soit plus petite :
dans ce cas, en effet, l’esprit humain aurait а juger de la vйritй, ce qui est
faux, car il juge non pas d’elle, mais selon elle, tout comme le juge ne juge
pas de la loi, mais selon elle, ainsi que le mкme saint Augustin le dit au
livre de la Vraie Religion.
Semblablement, on ne peut pas dire non plus qu’elle lui soit йgale, car l’вme
juge toutes choses selon la vйritй, mais elle ne juge pas toutes choses selon
elle-mкme. Il n’y a donc de vйritй que Dieu ; et ainsi, il y a une seule
vйritй.
6° Voici comment saint Augustin prouve au livre
des 83 Questions que la vйritй
n’est pas perзue par un sens du corps : on ne perзoit par un sens que ce
qui est changeant ; or la vйritй est immuable ; elle n’est donc pas
perзue par un sens. On peut argumenter semblablement : toute chose crййe
est changeante ; or la vйritй n’est pas changeante ; elle n’est donc
pas une crйature ; elle est donc une rйalitй incrййe ; il y a donc
une seule vйritй.
7° Au mкme endroit, saint Augustin argumente dans
le mкme sens de cette faзon : « Il n’est point d’objet sensible qui
n’offre quelque apparence de faussetй, sans qu’on puisse en faire la
discrimination. En effet, pour ne citer que ce fait, tout ce dont nous avons la
sensation physique, mкme quand cela ne tombe pas actuellement sous les sens,
nous en йprouvons pourtant les images tout comme si c’йtait prйsent, soit dans
le sommeil, soit dans l’hallucination. » Or la vйritй n’a aucune apparence
de faussetй. La vйritй n’est donc pas perзue par le sens. On peut argumenter
semblablement : tout crйй a quelque apparence de faussetй, en tant qu’il a
quelque dйfaut ; donc rien de crйй n’est vйritй ; et ainsi, il y a
une seule vйritй.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « De mкme que
la ressemblance est la forme des choses semblables, de mкme la vйritй est la
forme des choses vraies. » Or, plusieurs choses semblables ont plusieurs
ressemblances. Plusieurs choses vraies ont donc plusieurs vйritйs.
2° De mкme que toute vйritй crййe dйrive de la
vйritй incrййe comme d’un modиle et tient d’elle sa vйritй, de mкme toute
lumiиre intelligible dйrive comme d’un modиle de la premiиre lumiиre incrййe et
lui doit sa puissance de manifestation. Cependant nous disons qu’il y a
plusieurs lumiиres intelligibles, comme le montre clairement Denys. Il semble
donc que, d’une faзon semblable, il faille accorder sans rйserve qu’il y a
plusieurs vйritйs.
3° Bien que les couleurs doivent а la puissance de
la lumiиre de mouvoir la vue, on dit tout bonnement que les couleurs sont
nombreuses et diffйrentes, et ce n’est qu’а un certain point de vue qu’elles
peuvent кtre dites un. Donc, bien que toutes les vйritйs crййes s’expriment
aussi а l’intelligence par la vertu de la vйritй premiиre, on ne pourra
cependant pas en dйduire que la vйritй est une, si ce n’est а un certain point
de vue.
4° De mкme que la vйritй crййe ne peut se
manifester а l’intelligence que par la vertu de la vйritй incrййe, de mкme
aucune puissance ne peut agir dans la crйature si ce n’est par la vertu de la
puissance incrййe. Et nous ne disons nullement que toutes les choses qui ont
une puissance ont une puissance unique. Il ne faut donc pas davantage dire que
toutes les choses vraies ont une vйritй unique.
5° Par rapport aux rйalitйs, Dieu est dans une
triple relation de cause, а savoir : efficiente, exemplaire et
finale ; et par une certaine appropriation, l’entitй des rйalitйs se
rapporte а Dieu comme а une cause efficiente, la vйritй comme а une cause
exemplaire, la bontй comme а une cause finale, bien que chacune puisse aussi
кtre rapportйe а chacune en propriйtй de termes. Or aucune faзon de parler ne
nous permet de dire que tous les biens ont une seule bontй, ou tous les кtres
une seule entitй. Nous ne devons donc pas dire non plus que toutes les choses
vraies ont une seule vйritй.
6° Bien qu’il y ait une unique vйritй incrййe,
modиle toutes les vйritйs crййes, cependant celles-ci ne la reproduisent pas de
la mкme faзon ; car, bien qu’elle se rapporte а toutes semblablement,
cependant toutes ne se rapportent pas а elle semblablement, comme il est dit au
livre des Causes ; et c’est
pourquoi la vйritй des choses nйcessaires et celle des choses contingentes la
reproduisent diffйremment. Or une faзon diffйrente d’imiter le modиle divin
produit une diversitй dans les rйalitйs crййes ; il y a donc, au plein
sens du terme, plusieurs vйritйs crййes.
7° « La vйritй est adйquation de la rйalitй
et de l’intelligence. » Or il ne peut y avoir une unique adйquation entre
l’intelligence et des rйalitйs qui diffиrent par l’espиce. Puis donc que les
rйalitйs vraies diffиrent par l’espиce, il ne peut y avoir une unique vйritй de
toutes les choses vraies.
8° Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Il faut croire que
la nature de l’esprit humain est tellement liйe aux rйalitйs intelligibles que
tout ce qu’il connaоt est vu de lui dans une certaine lumiиre de son genre а
lui. » Or la lumiиre par laquelle l’вme connaоt toutes choses est la
vйritй. La vйritй est donc du genre de l’вme elle-mкme, et ainsi, il est
nйcessaire que la vйritй soit une rйalitй crййe ; il y aura donc, en des
crйatures diffйrentes, des vйritйs diffйrentes.
Rйponse :
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, la vйritй se trouve proprement dans
l’intelligence humaine ou divine, comme la santй dans l’animal ; et la
vйritй se trouve dans les autres rйalitйs par une relation а l’intelligence,
tout comme la santй se dit de certaines autres choses en tant qu’elles produisent
ou conservent la santй de l’animal. La vйritй est donc dans l’intelligence
divine premiиrement et proprement, dans l’intelligence humaine proprement mais
secondairement, et dans les rйalitйs, improprement et secondairement, car elle
n’y est que par un rapport а l’une des deux vйritйs.
Il
y a donc une seule vйritй de l’intelligence divine, de laquelle dйrivent dans
l’intelligence humaine plusieurs vйritйs, « de mкme que d’un seul visage
d’homme rejaillissent plusieurs ressemblances dans un miroir », comme dit la
Glose а propos de ce verset :
« Les vйritйs ont йtй altйrйes par les enfants des hommes. » Et les
vйritйs qui sont dans les rйalitйs sont nombreuses, comme aussi les entitйs des
rйalitйs. La vйritй qui se dit des rйalitйs relativement а l’intelligence humaine
est, d’une certaine faзon, accidentelle aux rйalitйs, car, supposй que
l’intelligence humaine n’existe pas ni ne puisse exister, la rйalitй
demeurerait encore dans son essence. Mais la vйritй qui est dite d’elles
relativement а l’intelligence divine leur est insйparablement consйcutive,
puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intelligence divine qui les amиne а
l’existence. De plus, la vйritй est dans la rйalitй relativement а
l’intelligence divine avant d’y кtre relativement а l’intelligence humaine,
puisque la rйalitй se rapporte а l’intelligence divine comme а une cause, mais
а l’humaine, d’une certaine faзon, comme а un effet, en tant que l’intelligence
reзoit la science en provenance des rйalitйs. Ainsi donc, c’est principalement
par rapport а la vйritй de l’intelligence divine qu’une rйalitй est dite vraie,
plutфt que par rapport а la vйritй de l’intelligence humaine.
Si
donc l’on prend cette vйritй proprement dite selon laquelle toutes choses sont
vraies principalement, alors toutes choses sont vraies d’une seule vйritй, а
savoir, de la vйritй de l’intelligence divine : et c’est en ce sens
qu’Anselme parle de la vйritй au livre sur la Vйritй. Mais si l’on prend cette vйritй proprement dite selon
laquelle les rйalitйs sont appelйes vraies secondairement, alors plusieurs
choses vraies ont plusieurs vйritйs, et mкme une seule chose vraie a plusieurs
vйritйs en diffйrentes вmes. Et si l’on prend la vйritй improprement dite selon
laquelle toutes choses sont appelйes vraies, alors plusieurs choses vraies ont
plusieurs vйritйs, mais une seule chose vraie a une seule vйritй.
Et
les rйalitйs sont nommйes vraies d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence
divine ou dans l’intelligence humaine, comme la nourriture est nommйe saine
d’aprиs la santй qui est dans l’animal, et non comme d’aprиs une forme
inhйrente. En revanche, d’aprиs la vйritй qui est dans la rйalitй elle-mкme, et
qui n’est rien d’autre que l’entitй adйquate а l’intelligence ou se la rendant
adйquate, [la rйalitй] est nommйe [vraie] comme d’aprиs une forme inhйrente,
comme la nourriture est nommйe saine d’aprиs sa qualitй, qui la fait appeler
saine.
Rйponse aux objections :
1° Le temps est aux choses temporelles ce que la
mesure est au mesurй ; il est donc clair qu’Anselme parle de cette vйritй
qui est la mesure de toutes les rйalitйs vraies, et celle-ci est numйriquement
unique, de mкme que le temps est un, comme conclut le deuxiиme argument. Mais
la vйritй qui est dans l’intelligence humaine, ou dans les rйalitйs mкmes,
n’est pas aux rйalitйs ce que la mesure extrinsиque et commune est aux choses
mesurйes, mais ou bien elle est ce que le mesurй est а la mesure, comme c’est
le cas de la vйritй de l’intelligence humaine, et ainsi, il est nйcessaire
qu’elle varie selon la variйtй des rйalitйs, ou bien elle est comme une mesure
intrinsиque, comme c’est le cas de la vйritй qui est dans les rйalitйs
mкmes ; et il est nйcessaire que ces mesures aussi se diversifient selon
la pluralitй des choses mesurйes, de mкme que les diffйrents corps ont des
dimensions diffйrentes.
2° Nous l’accordons.
3° La vйritй qui demeure aprиs la destruction des
rйalitйs est la vйritй de l’intelligence divine, et cette vйritй est
numйriquement une, au plein sens du terme, tandis que la vйritй qui est dans
les rйalitйs ou dans l’вme varie avec la variation des rйalitйs.
4° Quand on dit : « aucune rйalitй n’est
sa vйritй », cela se comprend des rйalitйs qui ont un кtre achevй dans la
nature, comme quand on dit « aucune rйalitй n’est son кtre ». Et
cependant, l’кtre de la rйalitй est une certaine rйalitй crййe ; de la
mкme faзon, la vйritй de la rйalitй est quelque chose de crйй.
5° La vйritй selon laquelle l’вme juge de toutes
choses est la vйritй premiиre. En effet, de mкme que de la vйritй de
l’intelligence divine s’йcoulent vers l’intelligence angйlique les espиces
innйes des rйalitйs, par lesquelles les anges connaissent toutes choses, de
mкme de la vйritй de l’intelligence divine, comme d’un modиle, procиde en notre
intelligence la vйritй des premiers principes, selon laquelle nous jugeons de
toutes choses. Et parce que nous ne pourrions pas juger par elle si elle
n’йtait une ressemblance de la vйritй premiиre, on dit que nous jugeons de
toutes choses selon la vйritй premiиre.
6° Cette vйritй immuable est la vйritй
premiиre ; et ni celle-ci n’est perзue par le sens, ni elle n’est quelque
chose de crйй.
7° Mкme la vйritй crййe n’a aucune apparence de
faussetй, bien que n’importe quelle crйature ait quelque apparence de
faussetй ; car la crйature a quelque apparence de faussetй dans la mesure
oщ elle est imparfaite, alors que la vйritй accompagne la rйalitй crййe non pas
du cфtй oщ elle est imparfaite, mais pour autant que, conformйe а la vйritй
premiиre, elle s’йloigne de l’imperfection.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La ressemblance se trouve proprement dans l’un
et l’autre semblable, tandis que la vйritй, йtant une certaine convenance de
l’intelligence et de la rйalitй, se trouve proprement non pas dans l’une et
l’autre, mais dans l’intelligence ; par consйquent, puisqu’il y a une
intelligence unique, la divine, qui par sa conformitй rend toutes choses vraies
et les fait appeler vraies, il est nйcessaire que toutes les choses soient
vraies d’aprиs une vйritй unique, bien qu’en plusieurs choses semblables il y
ait des ressemblances diffйrentes.
2° Bien que la lumiиre intelligible ait pour
modиle la lumiиre divine, cependant « lumiиre » se dit proprement des
lumiиres intelligibles crййes ; mais « vйritй » ne se dit pas
proprement des rйalitйs qui ont pour modиle l’intelligence divine ; voilа
pourquoi nous ne disons pas la lumiиre une, comme nous disons la vйritй une.
3° Et il faut rйpondre semblablement au troisiиme
argument sur les couleurs, car elles aussi sont proprement appelйes visibles,
bien qu’on ne les voie que par la lumiиre.
4° & 5° Et il faut
rйpondre semblablement au quatriиme argument sur la puissance, et au cinquiиme
sur l’entitй.
6° Bien que les rйalitйs reproduisent diversement
la vйritй divine, cela n’exclut cependant pas qu’elles soient vraies par une
vйritй unique et non par plusieurs, а proprement parler : car ce qui est
diversement reзu dans les rйalitйs qui reproduisent le modиle n’est pas
proprement appelй vйritй, comme il est proprement appelй vйritй dans le modиle.
7° Bien que les choses qui diffиrent par l’espиce
ne soient pas, du cфtй des rйalitйs elles-mкmes, adйquates а l’intelligence
divine par une adйquation unique, cependant l’intelligence divine, а laquelle
toutes choses sont adйquates, est une ; et du cфtй de celle-ci, il y a une
unique adйquation а toutes les rйalitйs, quoique toutes ne lui soient pas
adйquates de la mкme faзon ; voilа pourquoi la vйritй de toutes les
rйalitйs est une, de la faзon susdite.
8° Saint Augustin parle de la vйritй qui est une
reproduction de l’esprit divin lui-mкme dans notre esprit, comme la
ressemblance d’un visage rejaillit dans un miroir ; et de telles vйritйs,
qui rejaillissent de la vйritй premiиre dans nos вmes, sont nombreuses, comme
on l’a dit. Ou bien l’on peut rйpondre que, d’une certaine faзon, la vйritй
premiиre est du genre de l’вme, en prenant le genre au sens large, comme on dit
que toutes les choses intelligibles ou incorporelles sont d’un seul genre,
ainsi qu’il est dit en Act. 17, 28 : « Car nous sommes les
enfants et la race [litt. le genre] de Dieu. » Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй
premiиre, une autre vйritй йternelle ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme, parlant de la vйritй des йnoncйs, dit
dans son Monologion :
« Soit que l’on dise que la vйritй a principe et fin, soit que l’on
reconnaisse qu’elle n’en a pas, la vйritй ne peut кtre enclose par aucun
principe ni fin. » Or on reconnaоt que toute vйritй, ou bien a un principe
et une fin, ou bien n’a pas de principe ni de fin. Aucune vйritй n’est donc
enclose par un principe et une fin. Or tout ce qui est tel, est йternel. Toute
vйritй est donc йternelle.
2° Tout ce dont l’кtre est consйcutif а la
destruction de son кtre, est йternel, car, que l’on pose qu’il est ou qu’il
n’est pas, il s’ensuit qu’il est ; et quel que soit le temps oщ l’on se
place, il est nйcessaire de poser pour chaque chose qu’elle est ou n’est pas.
Or il s’ensuit de la destruction de la vйritй que la vйritй est ; car si
la vйritй n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, et rien ne peut кtre
vrai que par la vйritй. La vйritй est donc йternelle.
3° Si la vйritй des йnoncйs n’est pas йternelle,
alors on pourra dйterminer en quel temps la vйritй des йnoncйs n’йtait pas. Or
en ce temps-lа cet йnoncй йtait vrai : « Il n’est aucune vйritй des
йnoncйs. » Donc la vйritй des йnoncйs йtait, ce qui est contraire а ce que
l’on a supposй. On ne peut donc pas dire que la vйritй des йnoncйs n’est pas
йternelle.
4° Au premier livre de la Physique, Le Philosophe
prouve que la matiиre est йternelle — bien que ce soit faux — par la raison
qu’elle demeure aprиs sa corruption et qu’elle est avant sa gйnйration, йtant
donnй que, si elle est corrompue, elle se corrompt en quelque chose, et si elle
est gйnйrйe, elle est gйnйrйe а partir de quelque chose ; or ce а partir
de quoi une chose est gйnйrйe et ce en quoi une chose se corrompt, est matiиre.
Or semblablement, si l’on pose que la vйritй est corrompue ou gйnйrйe, il
s’ensuit qu’elle est avant sa gйnйration et aprиs sa corruption ; car si
elle est gйnйrйe, elle est changйe du non-кtre а l’кtre, et si elle est
corrompue, elle est changйe de l’кtre au non-кtre ; or, quand la vйritй
n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, ce qui, de toute faзon, ne peut
avoir lieu sans que la vйritй soit. La vйritй est donc йternelle.
5° Tout ce dont le non-кtre ne peut pas кtre
pensй, est йternel, car tout ce qui peut ne pas кtre, on peut en penser le
non-кtre. Or on ne peut pas penser que la vйritй des йnoncйs n’est pas, car
l’intelligence ne peut rien penser sans penser que c’est vrai. La vйritй des
йnoncйs est donc elle aussi йternelle.
6° Ce qui est futur a toujours йtй futur, et ce
qui est passй sera toujours passй. Or une proposition au futur est vraie parce
que quelque chose est futur, et une proposition au passй est vraie parce que
quelque chose est passй. La vйritй d’une proposition au futur a donc toujours
йtй, et la vйritй d’une proposition au passй sera toujours ; et ainsi, non
seulement la vйritй premiиre est йternelle, mais de nombreuses autres aussi.
7° Saint Augustin dit au livre sur le Libre Arbitre que « rien n’est plus
йternel que la notion de cercle, et que deux et trois font cinq ». Or la
vйritй de ces choses est une vйritй crййe. Il y a donc une vйritй йternelle en
plus de la vйritй premiиre.
8° Pour la vйritй d’une йnonciation, il n’est pas
nйcessaire que l’on йnonce actuellement quelque chose, mais il suffit qu’il y
ait ce а propos de quoi l’йnonciation peut кtre formйe. Or, avant que le monde
fыt, il y avait, en plus de Dieu, quelque chose а propos de quoi l’on aurait pu
йnoncer. Donc, avant que le monde ne fыt fait, il y avait la vйritй des
йnoncйs. Or ce qui fut avant le monde, est йternel. La vйritй des йnoncйs est
donc йternelle. Preuve de la mineure : le monde a йtй fait de rien,
c’est-а-dire aprиs le nйant. Donc, avant que le monde fыt, il y avait son
non-кtre. Or l’йnonciation vraie ne se forme pas seulement а propos de ce qui
est, mais aussi а propos de ce qui n’est pas : de mкme en effet qu’il nous
arrive d’йnoncer en vйritй que ce qui est, est, de mкme nous arrive-t-il
d’йnoncer en vйritй que ce qui n’est pas, n’est pas, comme on le voit
clairement au premier livre du Pйri
Hermкneias. Donc, avant que le monde fыt, il y eut de quoi pouvoir former
une йnonciation vraie.
9° Tout ce qui est su est vrai pendant qu’il est
su. Or Dieu a su de toute йternitй tous les йnoncйs. Il y a donc de toute
йternitй une vйritй de tous les йnoncйs ; et ainsi, plusieurs vйritйs sont
йternelles.
10° [Le rйpondant] disait qu’il s’ensuit de
lа que ces choses sont vraies non pas en elles-mкmes, mais dans l’intelligence
divine. En sens contraire : dans la mesure
oщ des choses sont sues, il est nйcessaire qu’elles soient vraies. Or de toute
йternitй, toutes choses sont sues de Dieu non seulement en tant qu’elles sont
dans son esprit, mais aussi en tant qu’existantes en leur nature propre ;
Eccli. 23, 29 : « Du Seigneur Dieu, avant qu’elles fussent
crййes, toutes les choses йtaient connues, de mкme qu’aprиs leur achиvement il
les considиre toutes. » Et ainsi, il ne connaоt pas les rйalitйs aprиs
qu’elles ont йtй accomplies autrement qu’il ne les a connues de toute йternitй.
Il y eut donc de toute йternitй plusieurs vйritйs non seulement dans
l’intelligence divine, mais aussi en soi.
11° Une chose est dite кtre, au plein sens du
terme, lorsqu’elle est dans son achиvement. Or la notion de vйritй s’accomplit
dans l’intelligence. Si donc plusieurs choses vraies ont йtй dans
l’intelligence divine de toute йternitй, il faut accorder sans rйserve qu’il y a plusieurs
vйritйs йternelles.
12° Sag. 1, 15 : « La justice est
perpйtuelle et immortelle. » Or la vйritй est une partie de la justice,
comme dit Cicйron dans la Rhйtorique.
Elle est donc perpйtuelle et immortelle.
13° Les choses universelles sont perpйtuelles et
incorruptibles. Or le vrai est suprкmement universel, car il est convertible
avec l’йtant. La vйritй est donc perpйtuelle et incorruptible.
14° [Le rйpondant] disait que l’universel
est corrompu non par soi, mais par accident. En sens
contraire : une chose doit кtre nommйe plutфt d’aprиs ce qui lui
convient par soi que d’aprиs ce qui lui convient par accident. Si donc la
vйritй est de soi perpйtuelle et incorruptible et n’est corrompue ou gйnйrйe
que par accident, il faut accorder que la vйritй dite universellement est
йternelle.
15° De toute йternitй, Dieu fut antйrieur au monde.
La relation d’antйrioritй est donc en Dieu de toute йternitй. Or, lorsque l’un
de deux relatifs est posй, il est nйcessaire que le relatif restant soit posй.
Il y eut donc de toute йternitй postйrioritй du monde par rapport а Dieu. Il y
eut donc de toute йternitй une autre chose en dehors de Dieu, а laquelle la
vйritй convient en quelque faзon ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
16° [Le rйpondant] disait que cette relation
d’antйrioritй et de postйrioritй est quelque chose non dans la nature mais
seulement dans la raison. En sens contraire :
comme dit Boиce а la fin du livre sur la Consolation,
Dieu est par nature antйrieur au monde, mкme si le monde avait toujours existй.
Cette relation d’antйrioritй est donc une relation de nature et pas seulement
de raison.
17° La vйritй de la signification est la rectitude
de la signification. Or de toute йternitй il a йtй correct qu’une chose soit
signifiйe. La vйritй de la signification a donc existй de toute йternitй.
18° Il a йtй vrai de toute йternitй que le Pиre a
engendrй le Fils, et que le Saint-Esprit a procйdй de l’un et l’autre. Or ce
sont plusieurs choses vraies. Plusieurs choses vraies existent donc de toute
йternitй.
19° [Le rйpondant] disait que ces choses
sont vraies par une vйritй unique, et qu’il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait
plusieurs vйritйs de toute йternitй. En sens
contraire : ce par quoi le Pиre est Pиre et engendre le Fils
diffиre de ce par quoi le Fils est Fils et spire le Saint-Esprit. Or ce par
quoi le Pиre est Pиre rend vraie cette proposition : « Le Pиre
engendre le Fils », ou celle-lа : « Le Pиre est
Pиre » ; et ce par quoi le Fils est Fils rend vraie celle-ci :
« Le Fils est engendrй par le Pиre. » De telles propositions ne sont
donc pas vraies par une vйritй unique.
20° Bien que « homme » et « capable
de rire » soient convertibles, cependant la vйritй des deux propositions
suivantes n’est pas toujours la mкme : « l’homme est homme » et
« l’homme est capable de rire », йtant donnй que la propriйtй
prйdiquйe par le nom d’homme n’est pas la mкme que celle prйdiquйe par
l’expression « capable de rire » ; or semblablement, les noms de
Pиre et de Fils n’impliquent pas la mкme propriйtй. Les propositions susdites
n’ont donc pas la mкme vйritй.
21° [Le rйpondant] disait que ces
propositions n’ont pas existй de toute йternitй. En
sens contraire : chaque fois qu’il y a une intelligence qui peut
йnoncer, il peut y avoir йnonciation. Or il y a eu de toute йternitй une
intelligence divine qui pense que le Pиre est Pиre et que le Fils est Fils, et
ainsi, qui йnonce ou dit, puisque, suivant Anselme, dire et penser sont une
mкme chose pour l’esprit suprкme. Les йnonciations susdites ont donc existй de
toute йternitй.
En sens contraire :
1° Rien de crйй n’est йternel. А part la vйritй
premiиre, toute vйritй est crййe. Donc seule la vйritй premiиre est йternelle.
2° L’йtant et le vrai sont convertibles. Or un
seul йtant est йternel. Donc une seule vйritй est йternelle.
Rйponse :
Comme
on l’a dйjа dit, la vйritй implique une certaine adйquation et une
commensuration ; une chose est donc nommйe vraie а la faзon dont elle est
nommйe commensurйe. Or, le corps est mesurй tant par une mesure intrinsиque,
comme la ligne, la surface ou la profondeur, que par une mesure extrinsиque,
comme l’occupant d’un lieu est mesurй par le lieu, le mouvement par le temps,
et l’йtoffe par l’aune. Quelque chose peut donc aussi кtre nommй vrai de deux
faзons : d’abord d’aprиs une vйritй inhйrente ; ensuite d’aprиs une
vйritй extrinsиque, et c’est ainsi que toutes les rйalitйs sont nommйes vraies
d’aprиs la vйritй premiиre. Et parce que la vйritй qui est dans l’intelligence
est mesurйe par les rйalitйs elles-mкmes, il s’ensuit que non seulement la
vйritй de la rйalitй mais aussi la vйritй de l’intelligence, ou de
l’йnonciation, qui signifie la pensйe, est nommйe d’aprиs la vйritй premiиre.
Mais
dans cette adйquation ou commensuration de l’intelligence et de la rйalitй, il
n’est pas nйcessaire que l’un et l’autre des extrкmes soient en acte. Car notre
intelligence peut maintenant кtre adйquate aux choses qui existeront dans le
futur mais n’existent pas maintenant ; autrement cette proposition ne
serait pas vraie : « L’Antйchrist naоtra » ; cela est donc
nommй vrai seulement d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence, mкme quand
la rйalitй elle-mкme n’existe pas. Semblablement aussi, l’intelligence divine a
pu de toute йternitй кtre adйquate aux choses qui n’ont pas existй de toute
йternitй mais ont йtй faites dans le temps ; et ainsi, les choses qui sont
dans le temps peuvent кtre nommйes vraies de toute йternitй d’aprиs la vйritй
йternelle. Si donc nous prenons la vйritй des choses vraies crййes inhйrente а
celles-ci, vйritй que nous trouvons dans les rйalitйs et dans l’intelligence
crййe, alors n’est йternelle ni la vйritй des rйalitйs ni celle des йnoncйs,
puisque les rйalitйs mкmes ou les intelligences auquelles ces vйritйs inhиrent
n’existent pas de toute йternitй. Mais si l’on prend la vйritй des choses
vraies crййes d’aprиs laquelle toutes choses sont nommйes vraies comme par une
mesure extrinsиque, et c’est la vйritй premiиre, alors la vйritй de toutes les
rйalitйs, de tous les йnoncйs et de toutes les intelligences est
йternelle ; et l’йternitй d’une telle vйritй est trouvйe par saint
Augustin au livre des Soliloques,
ainsi que par Anselme dans son Monologion ;
c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vйritй :
« Tu peux comprendre comment j’ai prouvй dans mon Monologion, par la vйritй d’un propos, que la vйritй surйminente
n’a ni principe ni fin. »
Or
cette vйritй premiиre ne peut porter sur toutes choses sans кtre une. Dans
notre intelligence, en effet, la vйritй se diversifie de deux faзons
seulement : d’abord, а cause de la diversitй des choses connues, dont
l’intelligence a diffйrentes connaissances, d’oщ rйsultent diffйrentes vйritйs
dans l’вme ; ensuite, а cause des diffйrentes faзons de concevoir :
en effet, la course de Socrate est une rйalitй unique, mais l’вme qui, en
composant et divisant, pense du mкme coup le temps, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme, pense
diversement la course de Socrate comme prйsente, passйe et future ; et par
consйquent, elle forme diverses conceptions en lesquelles se trouvent
diffйrentes vйritйs. Or les deux modes susdits de diversitй ne peuvent se
trouver dans la connaissance divine. En effet, Dieu n’a pas diffйrentes
connaissances des diffйrentes rйalitйs, mais il connaоt toutes choses par une
connaissance unique, car par une seule chose, c’est-а-dire par son essence, il
connaоt toutes choses, « n’appliquant pas sa connaissance а chacune
d’elles », comme dit Denys au livre des Noms divins. Semblablement aussi, sa connaissance ne regarde pas un
temps, puisqu’elle est mesurйe par l’йternitй qui, contenant tout temps, fait
abstraction de tout temps. Il reste donc qu’il n’y a pas plusieurs vйritйs de
toute йternitй.
Rйponse aux objections :
1° Comme Anselme s’explique lui-mкme au livre sur
la Vйritй, il a dit que la vйritй des
йnonciations n’йtait pas enclose par un principe et une fin, « non que ce
propos » — c’est-а-dire le propos qu’il envisageait et qui signifiait en
vйritй qu’une chose йtait future — « ait йtй sans principe, mais parce
qu’on ne peut pas concevoir en quel temps le propos existerait et la vйritй lui
ferait dйfaut ». Cela fait donc apparaоtre qu’il a voulu йtablir comme
йtant sans principe ni fin non pas la vйritй inhйrente а la rйalitй crййe, ni
le propos, mais la vйritй premiиre, d’aprиs laquelle l’йnonciation est appelйe
vraie comme d’aprиs une mesure extrinsиque.
2° Hors de l’вme, nous trouvons deux choses, а
savoir : la rйalitй elle-mкme, et les nйgations et privations de la
rйalitй ; et assurйment, ces deux choses ne se rapportent pas de la mкme
faзon а l’intelligence. Car la rйalitй elle-mкme, par l’espиce qu’elle possиde,
est adйquate а l’intelligence divine comme le produit de l’art est adйquat а
l’art ; et par la vertu de la mкme espиce, la rйalitй est de nature а se
rendre adйquate notre intelligence, en tant que, par sa ressemblance reзue dans
l’вme, elle produit une connaissance d’elle-mкme. Mais le non-йtant, considйrй
hors de l’вme, n’a ni de quoi кtre coadйquat а l’intelligence divine, ni de
quoi produire une connaissance de soi dans notre intelligence. Si donc le
non-йtant est adйquat а une quelconque intelligence, ce n’est pas en raison de
soi mais en raison de cette intelligence, qui reзoit en elle-mкme la notion de
non-йtant. La rйalitй qui est positivement quelque chose hors de l’вme a donc
en soi de quoi pouvoir кtre appelйe vraie, alors que dans le cas du non-кtre de
la rйalitй, tout ce qu’on lui attribue de vйritй est du cфtй de l’intelligence.
Donc, quand on dit : « Il est vrai que la vйritй n’est pas »,
puisque la vйritй signifiйe ici porte sur un non-йtant, elle n’a rien sinon
dans l’intelligence. Par consйquent, de la destruction de la vйritй qui est
dans la rйalitй, il s’ensuit seulement que la vйritй qui est dans
l’intelligence existe. Et ainsi, il est clair que l’on peut seulement en
conclure que la vйritй qui est dans l’intelligence est йternelle ; et de
toute faзon, il est nйcessaire qu’elle soit dans une intelligence йternelle, et
telle est la vйritй premiиre. Par l’argument susdit, on montre donc seulement
que la vйritй premiиre est йternelle.
3° & 4° On voit dиs
lors clairement la solution aux troisiиme et quatriиme arguments.
5° On ne peut pas penser, dans l’absolu, que la
vйritй n’est pas ; cependant, on peut penser qu’il n’est aucune vйritй
crййe, comme on peut aussi penser qu’il n’est aucune crйature. En effet,
l’intelligence peut penser qu’elle n’est pas et qu’elle ne pense pas, bien
qu’elle ne pense jamais sans qu’elle soit ou qu’elle pense ; car il n’est
pas nйcessaire que tout ce que l’intelligence possиde par la pensйe, elle le
pense lorsqu’elle pense, car elle ne fait pas toujours retour sur
elle-mкme ; voilа pourquoi il n’y a pas d’inconvйnient si elle pense que
la vйritй crййe, sans laquelle elle ne peut penser, n’existe pas.
6° Ce qui est futur, en tant qu’il est futur,
n’est pas, et de mкme pour ce qui est passй, en tant que tel. Par consйquent,
on juge pareillement de la vйritй du passй et du futur, et de la vйritй du
non-йtant : d’oщ l’on ne peut conclure а l’йternitй d’aucune vйritй, si ce
n’est de la vйritй premiиre, comme on l’a dйjа dit.
7° La parole de saint Augustin doit кtre ainsi
comprise : ces choses sont йternelles en tant qu’elles sont dans l’esprit
divin ; ou bien il prend « йternel » au sens de
« perpйtuel ».
8° Bien que l’on fasse une йnonciation vraie а
propos de l’йtant et du non-йtant, cependant, l’йtant et le non-йtant ne se
rapportent pas de la mкme faзon а la vйritй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dйjа dit ; la solution de l’objection est dиs lors йvidente.
9° Dieu a su de toute йternitй de nombreux
йnoncйs, mais cependant, il a su ces nombreux йnoncйs par une seule
connaissance. Par consйquent, il n’y a eu de toute йternitй qu’une seule vйritй
par laquelle fut vraie la connaissance divine des nombreuses rйalitйs devant
avoir lieu dans le temps.
10° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit,
l’intelligence est adйquate non seulement aux choses qui sont en acte mais
aussi а celles qui ne sont pas en acte, surtout l’intelligence divine, pour
laquelle rien n’est passй ni futur. Par consйquent, bien que les rйalitйs
n’aient pas йtй de toute йternitй dans leur nature propre, cependant
l’intelligence divine fut adйquate aux rйalitйs devant avoir lieu dans le temps
en leur nature propre ; voilа pourquoi elle eut de toute йternitй une connaissance
vraie des rйalitйs йgalement dans leur nature propre, quoique les vйritйs des
rйalitйs n’aient pas йtй de toute йternitй.
11° Bien que la notion de vйritй s’accomplisse dans
l’intelligence, cependant la notion de rйalitй ne s’accomplit pas dans l’intelligence.
Donc, bien que l’on accorde sans rйserve que la vйritй de toutes les rйalitйs
йtait de toute йternitй parce qu’elle йtait dans l’intelligence divine, on ne
peut cependant pas accorder sans rйserve que les rйalitйs aient йtй vraies de
toute йternitй pour la raison qu’elles йtaient dans l’intelligence divine.
12° Cet argument se comprend de la justice divine.
Ou bien, si on le comprend de la justice humaine, alors elle est appelйe
perpйtuelle comme les rйalitйs naturelles sont elles aussi appelйes perpйtuelles :
par exemple, nous disons que le feu se meut toujours vers le haut а cause de
son inclination de nature, sauf s’il est empкchй. Et parce que la vertu, comme
dit Cicйron, est « un habitus qui suit la raison а la faзon d’une nature »,
elle a, autant qu’il dйpend de sa nature de vertu, une inclination indйfectible
vers son acte, bien qu’elle soit parfois empкchйe ; voilа pourquoi il est
dit йgalement au dйbut du Digeste que
« la justice est une volontй constante et perpйtuelle qui fait droit а chacun ».
Et cependant, ce n’est pas la vйritй dont nous parlons maintenant qui est une
partie de la justice, mais la vйritй qui existe dans les aveux que l’on doit
faire au tribunal.
13° Ce qui est dit, а savoir que l’universel est
perpйtuel et incorruptible, Avicenne l’expose de deux faзons : d’abord en
sorte qu’il soit appelй perpйtuel et incorruptible en raison des particuliers,
qui n’ont jamais commencй et ne cesseront jamais, selon les tenants de
l’йternitй du monde — selon les philosophes, en effet, la gйnйration a lieu
afin de sauver dans l’espиce l’кtre perpйtuel, qui ne peut кtre sauvй dans
l’individu — ; ensuite, l’universel est appelй perpйtuel, parce qu’а la
corruption de l’individu il n’est pas corrompu par soi mais par accident.
14° Une chose est attribuйe par soi а une autre de
deux faзons : d’abord positivement, comme il est attribuй au feu de se
porter en haut ; et l’on nomme une chose d’aprиs une telle attribution par
soi plutфt que d’aprиs celle qui est par accident ; en effet, nous disons que
le feu se porte en haut et appartient plutфt aux choses qui se portent en haut
qu’а celles qui se portent vers le bas, bien que par accident le feu se porte
quelquefois vers le bas, comme c’est clairement le cas du fer enflammй. Mais
parfois, une chose est attribuйe par soi а une autre par mode de retrait, а
savoir, par le fait que les choses qui sont de nature а induire une disposition
contraire sont йloignйes d’elle. Si donc par accident l’une d’entre elles
survient, cette disposition contraire s’йnoncera de faзon absolue ; par
exemple, l’unitй est attribuйe par soi а la matiиre prime, non par position
d’une forme qui unit, mais par retrait des formes qui diversifient. Lors donc
que des formes distinguant la matiиre surviennent, on dit de faзon absolue
qu’il y a plusieurs matiиres, plutфt qu’une. Et il en est ainsi dans notre
propos : en effet, l’universel n’est pas appelй incorruptible comme s’il
avait quelque forme d’intйgritй, mais parce que les dispositions matйrielles
qui sont cause de corruption dans les individus ne lui conviennent pas par
soi ; aussi dit-on de faзon absolue, de l’universel qui existe dans les
rйalitйs particuliиres, qu’il se corrompt en ceci et en cela.
15° Alors que les autres genres, en tant que tels,
posent quelque chose dans la nature — car la quantitй, par lа mкme qu’elle est
quantitй, implique une chose —, seule la relation n’a pas, en tant que telle,
la propriйtй de poser quelque chose dans la nature, car elle ne prйdique pas
quelque chose, mais relativement а quelque chose ; c’est pourquoi l’on
trouve des relations qui ne posent rien dans la nature mais seulement dans la
raison ; et cela se produit en quatre cas, comme on peut le dйduire des
paroles du Philosophe et d’Avicenne. D’abord, par exemple, quand une chose est
rйfйrйe а elle-mкme, comme quand on dit « le mкme identique au
mкme » ; en effet, si cette relation posait dans la nature quelque
chose qui s’ajoute а ce qui est appelй identique, on pourrait aller а l’infini
dans les relations, car la relation mкme par laquelle une rйalitй est appelйe
identique serait identique а soi par quelque relation, et ainsi а l’infini.
Ensuite, quand la relation est elle-mкme rйfйrйe а quelque chose. En effet, on
ne peut pas dire que la paternitй soit rйfйrйe а son sujet par quelque relation
intermйdiaire, car cette relation intermйdiaire aurait elle aussi besoin d’une
autre relation intermйdiaire, et ainsi а l’infini. La relation qui est
signifiйe dans le rapport de la paternitй au sujet n’est donc pas dans la
nature mais seulement dans la raison. Troisiиmement, quand l’un des relatifs
dйpend de l’autre, et non l’inverse : par exemple, la science dйpend de
l’objet de science, et non l’inverse ; ainsi, la relation de la science а
l’objet est quelque chose dans la nature, mais non celle de l’objet а la
science, qui est seulement dans la raison. Quatriиmement, quand l’йtant est
rapportй au non-йtant, comme lorsque nous disons que nous sommes antйrieurs а
ceux qui doivent venir aprиs nous ; autrement, il s’ensuivrait que les
relations pourraient кtre en nombre infini dans le mкme, si la gйnйration
s’йtendait а l’infini dans le futur. Ainsi donc, les deux derniers cas font
apparaоtre а l’йvidence que la relation d’antйrioritй en question ne pose rien
dans la nature, mais seulement dans l’intelligence, car d’une part Dieu ne
dйpend pas des crйatures, et d’autre part une telle prioritй implique un
rapport de l’йtant au non-йtant. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait une vйritй
йternelle, si ce n’est dans l’intelligence divine, qui seule est йternelle, et
cette vйritй est la vйritй premiиre.
16° Bien que Dieu soit « par nature »
antйrieur aux rйalitйs crййes, il ne s’ensuit cependant pas que cette relation
soit une relation de nature, mais c’est parce qu’on la conзoit en considйrant
la nature de ce qui est appelй antйrieur et de ce qui est appelй
postйrieur ; comme aussi l’objet de science est appelй par nature
antйrieur а la science, bien que la relation de l’objet а la science ne soit
rien dans la nature.
17° Lorsqu’il est dit qu’en l’absence de signification
il est correct qu’une chose soit signifiйe, cela se comprend selon l’ordonnance
des rйalitйs qui existe dans l’intelligence divine, de mкme qu’en l’absence de
coffre il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de
l’art dans l’artisan. Donc de cela non plus, on ne peut pas conclure qu’il y
ait une autre vйritй йternelle que la vйritй premiиre.
18° La notion de vrai est fondйe sur l’йtant. Or,
bien que l’on pose en Dieu plusieurs Personnes et propriйtйs, on n’y pose cependant
qu’un seul кtre, parce que l’кtre, en Dieu, ne se dit qu’essentiellement ;
et tous ces йnoncйs : « le Pиre est » ou « Il
engendre », « le Fils est » ou « Il est engendrй », et
d’autres semblables, en tant qu’ils sont rйfйrйs а la rйalitй, n’ont qu’une
seule vйritй, qui est la vйritй premiиre et йternelle.
19° Bien que ce par quoi le Pиre est Pиre soit
autre que ce par quoi le Fils est Fils, car dans un cas c’est la paternitй et
dans l’autre la filiation, cependant c’est par le mкme que le Pиre est et que
le Fils est, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est
unique. Et la notion de vйritй n’est pas fondйe sur la notion de paternitй ni
de filiation en tant que telles, mais sur la notion d’entitй ; or la
paternitй et la filiation sont une seule essence, et c’est pourquoi les deux
ont une unique vйritй.
20° La propriйtй prйdiquйe par le nom d’homme et
celle prйdiquйe par l’expression « capable de rire » ne sont pas
identiques par essence, et n’ont pas un кtre unique, comme c’est le cas de la
paternitй et de la filiation ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
21° L’intelligence divine ne connaоt les choses, si
diverses soient-elles, que par une connaissance unique, mкme celles qui ont en
elles-mкmes diverses vйritйs. А bien plus forte raison connaоt-elle donc par
une connaissance unique tout ce genre de choses qui sont pensйes а propos des
Personnes. Il n’y a donc йgalement pour toutes ces choses qu’une unique vйritй. Article 6 : La vйritй crййe est-elle
immuable ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Je vois que cet
argument prouve que la vйritй demeure immuable. » Or l’argument prйcйdent
a concernй la vйritй de la signification, comme il apparaоt par ce qui prйcиde.
La vйritй des йnoncйs est donc immuable, ainsi que, pour la mкme raison, la
vйritй de la rйalitй qu’elle signifie.
2° Si la vйritй de l’йnonciation change, elle
change surtout au changement de la rйalitй. Or, la rйalitй ayant changй, la
vйritй de la proposition demeure. La vйritй de l’йnonciation est donc immuable.
Preuve de la mineure : la vйritй, suivant Anselme, est une certaine
rectitude, en ce sens que quelque chose accomplit ce qu’il a reзu dans l’esprit
divin. Or la proposition « Socrate est assis » a reзu dans l’esprit
divin de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie mкme quand
Socrate n’est pas assis. Donc, mкme lorsque Socrate n’est pas assis, la vйritй
demeure en elle ; et ainsi, la vйritй de la proposition susdite ne change
pas, mкme si la rйalitй change.
3° Si la vйritй change, ce ne peut кtre qu’aprиs
le changement des choses en lesquelles se trouve la vйritй, de mкme qu’on ne
dit que des formes changent que lorsque leurs sujets ont changй. Or la vйritй
ne change pas au changement des choses vraies, car une fois les choses vraies
dйtruites, la vйritй demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et
Anselme. La vйritй est donc tout а fait immuable.
4° La vйritй de la rйalitй est cause de la vйritй
de la proposition ; car « le discours est appelй vrai ou faux selon
que la chose est ou n’est pas ». Or la vйritй de la rйalitй est immuable.
Donc la vйritй de la proposition aussi. Preuve de la mineure : Anselme, au
livre sur la Vйritй, prouve que la
vйritй de l’йnonciation, par laquelle l’йnonciation accomplit ce qu’elle a reзu
dans l’esprit divin, reste immuable. Or semblablement, n’importe quelle rйalitй
accomplit ce que, dans l’esprit divin, elle a reзu de possйder. La vйritй de
n’importe quelle rйalitй est donc immuable.
5° Ce qui demeure toujours aprиs l’accomplissement
de tout changement, ne change jamais ; en effet, dans l’altйration des
couleurs, nous ne disons pas que la surface change, car elle demeure aprиs
n’importe quel changement des couleurs. Or la vйritй demeure dans la rйalitй
aprиs n’importe quel changement de la rйalitй, car l’йtant et le vrai sont
convertibles. La vйritй est donc immuable.
6° Lа oщ la cause est la mкme, l’effet est aussi
le mкme. Or la cause de la vйritй des trois propositions suivantes est la
mкme : « Socrate est assis », « Il sera assis »,
« Il a йtй assis », а savoir, la position assise de Socrate ;
leur vйritй est donc la mкme. Or, si l’une des trois propositions susdites est
vraie, il est semblablement nйcessaire que l’une des deux autres soit toujours
vraie ; car si « Socrate est assis » est vrai une fois, alors
« Socrate a йtй assis » ou « Socrate sera assis » a
toujours йtй et sera toujours vrai. L’unique vйritй des trois propositions se
comporte donc toujours d’une faзon unique, et ainsi, elle est immuable ;
donc, pour la mкme raison, n’importe quelle autre vйritй aussi.
En sens contraire :
Si
les causes changent, les effets changent. Or les rйalitйs, qui sont causes de
la vйritй de la proposition, changent. La vйritй des propositions change donc
aussi.
Rйponse :
On
dit de deux faзons que quelque chose change : d’abord, parce qu’il est le
sujet du changement, comme nous disons que le corps est changeant. Et en ce
sens aucune forme n’est changeante ; ainsi est-il dit que « la forme
se maintient en une essence invariable ». Puis donc que la vйritй est
signifiйe а la faзon d’une forme, la prйsente question n’est pas de savoir si
la vйritй est changeante de cette faзon. Ensuite, on dit que quelque chose
change, parce qu’un changement se produit selon lui ; par exemple, nous
disons que la blancheur change, parce que le corps est altйrй selon elle ;
et c’est en ce sens que l’on demande, concernant la vйritй, si elle est
changeante.
Et
pour le voir clairement, il faut savoir que ce selon quoi il y a changement, on
dit parfois qu’il change, mais parfois aussi qu’il ne change pas. En effet,
quand il est inhйrent а la chose qui est mue selon lui, alors on dit que
lui-mкme change aussi : par exemple, blancheur ou quantitй sont dites
changer lorsqu’une chose change selon elles, йtant donnй qu’elles-mкmes, dans
ce changement, se succиdent l’une а l’autre dans le sujet. Mais lorsque ce
selon quoi il y a changement est extrinsиque, alors il n’est pas mы dans ce
changement, mais demeure immobile. Par exemple, on ne dit pas que le lieu se
meut quand on se meut selon le lieu — et c’est pourquoi il est dit au troisiиme
livre de la Physique, que « le
lieu est la limite immobile du contenant » — йtant donnй qu’on ne dit pas
qu’il y a, par le mouvement local, une succession de lieux en un seul occupant,
mais plutфt une succession de nombreux occupants dans un lieu unique. Quant aux
formes inhйrentes, dont on dit qu’elles changent au changement du sujet, elles
ont deux modes de changement, car « changer » se dit pour les formes
gйnйrales autrement que pour les formes spйciales. En effet, la forme spйciale,
aprиs le changement, ne reste la mкme ni quant а l’кtre ni quant а la
notion : par exemple, la blancheur ne demeure nullement aprиs
l’altйration ; mais la forme gйnйrale, aprиs le changement, reste la mкme
quant а la notion, non quant а l’кtre : par exemple, aprиs le changement
du blanc au noir, la couleur reste certes selon la notion commune de couleur,
mais ce n’est pas la mкme espиce de couleur.
Or
on a dit plus haut qu’une chose est nommйe vraie par la vйritй premiиre comme
par une mesure extrinsиque, mais par la vйritй inhйrente comme par une mesure
intrinsиque. Les rйalitйs crййes varient donc, certes, dans leur participation
de la vйritй premiиre ; cependant la vйritй premiиre elle-mкme, d’aprиs
laquelle elles sont appelйes vraies, ne change aucunement ; et c’est ce
que dit saint Augustin au livre sur le Libre
Arbitre : « Nos esprits voient cette vйritй tantфt mieux, tantфt
moins ; tandis que celle-ci, demeurant en elle-mкme, ni ne s’accroоt, ni
ne diminue. » Par contre, si nous prenons la vйritй inhйrente aux
rйalitйs, alors on dit que la vйritй change dans la mesure oщ des choses
changent selon la vйritй. Donc, comme on l’a dйjа dit, la vйritй dans les
crйatures se trouve en deux choses : dans les rйalitйs mкmes, et dans
l’intelligence ; en effet, la vйritй de l’action est comprise dans la
vйritй de la rйalitй, et la vйritй de l’йnonciation dans la vйritй de la pensйe
qu’elle signifie. Or la rйalitй est appelйe vraie et relativement а
l’intelligence divine, et relativement а l’humaine.
Si
donc l’on entend la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence divine,
alors la vйritй de la rйalitй changeante change assurйment, non pas en
faussetй, mais en une autre vйritй, car la vйritй est une forme suprкmement
gйnйrale, puisque le vrai et l’йtant sont convertibles ; par consйquent,
de mкme qu’aprиs n’importe quel changement la rйalitй reste un йtant, quoique
autre, suivant l’autre forme par laquelle elle a l’кtre, de mкme elle demeure
toujours vraie, mais par une autre vйritй, car quelque forme ou privation
qu’elle acquiиre par le changement, la rйalitй est conformйe suivant celle-ci а
l’intelligence divine, qui la connaоt telle qu’elle est, suivant n’importe
quelle disposition.
Mais
si l’on considиre la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence
humaine, ou l’inverse, alors il se fait un changement tantфt de la vйritй en
faussetй, tantфt d’une vйritй en une autre. En effet, puisque « la vйritй
est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence » et que, si de choses
йgales on фte des parts йgales, il reste encore des choses йgales, non
toutefois de la mкme йgalitй, il est donc nйcessaire que lorsque l’intelligence
et la rйalitй changent semblablement, la vйritй demeure, certes, mais
diffйrente : comme si, Socrate йtant assis, l’on considиre que Socrate est
assis, et qu’ensuite, Socrate n’йtant pas assis, on considиre qu’il n’est pas
assis. Par contre, si quelque chose est фtй de l’un des йgaux et rien de
l’autre, ou si des choses inйgales sont фtйes de l’un et de l’autre, il doit
nйcessairement en rйsulter une inйgalitй, qui est а la faussetй ce que
l’йgalitй est а la vйritй ; de lа vient que si, la pensйe йtant vraie, la
rйalitй change sans que l’intelligence change, ou bien l’inverse, ou bien si
les deux changent mais non semblablement, alors la faussetй en rйsultera, et il
y aura ainsi changement de la vйritй en faussetй ; par exemple si, alors
que Socrate est blanc, on pense qu’il est blanc, la pensйe est vraie ; et
si aprиs cela on pense qu’il est noir alors que Socrate reste blanc, ou si, а
l’inverse, Socrate devenu noir est encore pensй comme blanc ; ou si,
devenu pвle, il est pensй comme rouge, alors la faussetй sera dans
l’intelligence.
Et
ainsi apparaоt clairement comment la vйritй change, et comment la vйritй ne
change pas.
Rйponse aux objections :
1° Anselme parle ici de la vйritй premiиre en tant
que toutes choses sont appelйes vraies d’aprиs elle comme d’aprиs une mesure
extrinsиque.
2° Parce que l’intelligence fait retour sur
elle-mкme et se pense tout comme elle pense les autres rйalitйs, ainsi qu’il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme,
on peut considйrer de deux faзons les choses qui relиvent de l’intelligence, en
ce qui concerne la notion de vйritй. D’abord, en tant qu’elles sont des
rйalitйs ; et ainsi, la vйritй se dit d’elles tout comme elle se dit des
autres rйalitйs, c’est-а-dire que, de mкme que la rйalitй est appelйe vraie
parce que, lorsqu’elle conserve sa nature, elle accomplit ce qu’elle a reзu dans
l’esprit divin, de mкme l’йnonciation est appelйe vraie lorsqu’elle conserve sa
nature, qui lui a йtй dispensйe dans l’esprit divin et ne peut lui кtre фtйe
tant que l’йnonciation elle-mкme demeure. Ensuite, on peut les considйrer dans
leur rapport aux rйalitйs pensйes ; et ainsi, l’йnonciation est appelйe
vraie quand elle est adйquate а la rйalitй, et une telle vйritй change, comme
on l’a dit.
3° La vйritй qui demeure aprиs la destruction des
rйalitйs vraies est la vйritй premiиre, qui ne change pas, mкme aprиs un
changement des rйalitйs.
4° Tant que la rйalitй demeure, un changement ne
peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles : par
exemple, il est essentiel а l’йnonciation de signifier ce pour la signification
de quoi elle a йtй йtablie ; il ne s’ensuit donc pas que la vйritй de la
rйalitй n’est nullement changeante, mais qu’elle est immuable quant aux choses
essentielles а la rйalitй, tant que celle-ci demeure ; cependant un
changement survient en elles par la corruption de la rйalitй. Mais quant aux
choses accidentelles, un changement peut survenir mкme si la rйalitй
demeure ; et ainsi, quant aux choses accidentelles, il peut se faire un
changement de la vйritй de la rйalitй.
5° Aprиs tout changement la vйritй demeure, mais
non identique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.
6° L’identitй de la vйritй ne dйpend pas seulement
de l’identitй de la rйalitй, mais aussi de l’identitй de l’intellection, tout
comme l’identitй de l’effet dйpend de l’identitй de l’agent et du patient. Or,
bien que ce soit la mкme rйalitй qui est signifiйe par ces trois propositions,
leur intellection n’est cependant pas identique, car dans la composition de
l’intelligence s’ajoute le temps ; il y a donc diffйrentes intellections
selon que le temps varie. Article 7 : La vйritй se dit-elle en Dieu
essentiellement ou personnellement ?
Objections :
Il
semble qu’elle se dise personnellement.
1° En Dieu, tout ce qui implique une relation de
principe se dit personnellement. Or c’est le cas de la vйritй, comme le montre
saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, oщ il dit que la vйritй divine est « la suprкme ressemblance
du principe sans aucune dissemblance, d’oщ naоt la faussetй » ; donc
la vйritй, en Dieu, se dit personnellement.
2° De mкme que rien n’est semblable а soi, rien
non plus n’est йgal а soi. Or la ressemblance en Dieu implique la distinction
des Personnes, suivant saint Hilaire, parce que rien n’est semblable а
soi ; donc, pour la mкme raison, l’йgalitй aussi l’implique. Or la vйritй
est une certaine йgalitй ; elle implique donc en Dieu une distinction
personnelle.
3° Tout ce qui implique en Dieu une йmanation, se
dit personnellement. Or la vйritй, comme aussi le verbe, implique une certaine
йmanation, car elle signifie la conception de l’intelligence. Donc, de mкme que
le verbe se dit personnellement, de mкme aussi la vйritй.
En sens contraire :
Des
trois Personnes unique est la vйritй, comme dit saint Augustin au huitiиme
livre sur la Trinitй. Elle est donc
quelque chose d’essentiel et non de personnel.
Rйponse :
En
Dieu, la vйritй peut s’entendre de deux faзons : d’abord proprement,
ensuite quasi mйtaphoriquement.
En
effet, si l’on entend la vйritй proprement, alors elle impliquera l’йgalitй de
l’intelligence divine et de la rйalitй. Or l’intelligence divine pense
premiиrement la rйalitй qu’est son essence, par laquelle elle pense toutes les
autres choses ; aussi la vйritй en Dieu implique-t-elle principalement
l’йgalitй de l’intelligence divine et de la rйalitй qu’est son essence, et
consйquemment celle de l’intelligence divine avec les rйalitйs crййes.
Or
l’intelligence de Dieu et son essence ne sont pas adйquates entre elles comme
le mesurant et le mesurй, puisque l’une n’est pas le principe de l’autre mais
qu’elles sont tout а fait identiques ; aussi la vйritй rйsultant d’une
telle йgalitй n’implique-t-elle aucune notion de principe, qu’il soit pris du
cфtй de l’essence ou du cфtй de l’intelligence : elle y est une et la
mкme ; en effet, de mкme que le pensant et la rйalitй pensйe y sont
identiques, de mкme la vйritй de la rйalitй et la vйritй de l’intelligence y
sont identiques, sans aucune connotation de principe.
En
revanche, si l’on prend la vйritй de l’intelligence divine en tant qu’elle est
adйquate aux rйalitйs crййes, alors la vйritй restera encore la mкme, comme
c’est par le mкme que Dieu pense soi-mкme et les autres choses, mais cependant
s’ajoute dans le concept de vйritй la notion de principe relativement aux
crйatures, auxquelles l’intelligence divine se rapporte comme une mesure et une
cause.
Or,
en Dieu, tout nom qui n’implique pas la notion de principe ou de principiй, ou
encore qui implique la notion de principe relativement aux crйatures, se dit
essentiellement. Donc, en Dieu, si l’on prend la vйritй proprement, elle se dit
essentiellement ; elle est cependant appropriйe а la Personne du Fils,
comme l’art et les autres choses qui concernent l’intelligence.
La
vйritй est entendue en Dieu mйtaphoriquement ou par ressemblance quand nous l’y
considйrons suivant la notion avec laquelle on la trouve dans les rйalitйs
crййes, en lesquelles on parle de vйritй lorsque la rйalitй crййe imite son
principe, qui est l’intelligence divine. D’oщ en Dieu, semblablement, la vйritй
est appelйe de cette faзon la suprкme imitation du Principe, imitation qui
convient au Fils ; et selon cette acception de la vйritй, la vйritй
convient proprement au Fils, et se dit personnellement ; et c’est ainsi
que s’exprime saint Augustin au livre sur la Vraie Religion.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs lors clairement la solution au
premier argument.
2° L’йgalitй implique parfois en Dieu une relation
dйsignant une distinction personnelle, comme quand nous disons que le Pиre et
le Fils sont йgaux ; et dans ce cas, on conзoit dans le nom d’йgalitй une
distinction rйelle. Parfois, au contraire, on ne conзoit pas dans le nom
d’йgalitй une distinction rйelle, mais seulement une distinction de raison,
comme lorsque nous disons que la sagesse et la bontй divines sont йgales. Il
n’est donc pas nйcessaire que l’йgalitй implique une distinction
personnelle ; et telle est l’йgalitй impliquйe par le nom de vйritй,
puisque c’est l’йgalitй de l’intelligence et de l’essence.
3° Bien que la vйritй soit conзue par
l’intelligence, cependant la notion de conception n’est pas exprimйe par le nom
de vйritй, comme elle l’est par le nom de verbe ; il n’en va donc pas de
mкme. Article 8 : Toute vйritй autre vient-elle
de la vйritй premiиre ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Il est vrai qu’un tel fornique ; or cela
ne vient pas de la vйritй premiиre ; donc toute vйritй ne vient pas de la
vйritй premiиre.
2° [Le rйpondant] disait que la vйritй de
signe ou d’intellection, selon laquelle cela est appelй vrai, vient de Dieu,
mais non pas en tant que cela est rйfйrй а la rйalitй. En
sens contraire : en plus de la vйritй premiиre, il y a non
seulement la vйritй de signe ou d’intellection, mais aussi la vйritй de la
rйalitй. Si donc ce vrai ne vient pas de Dieu en tant qu’il est rйfйrй а la
rйalitй, alors cette vйritй de la rйalitй ne viendra pas de Dieu ; et
ainsi, le propos est maintenu que toute vйritй autre ne vient pas de Dieu.
3° De « Un tel fornique » on
dйduit : « Il est donc vrai qu’un tel fornique », et ce faisant,
on descend de la vйritй d’une proposition а la vйritй d’un dictum, vйritй qui exprime celle de la rйalitй ; la vйritй
susdite consiste donc en ce que cet acte est composй avec ce sujet. Or la
vйritй du dictum ne viendrait pas de
la composition d’un tel acte avec le sujet, si l’on ne considйrait la composition
de l’acte existant dans sa difformitй ; la vйritй de la rйalitй n’existe
donc pas seulement quant а l’essence mкme de l’acte, mais aussi quant а sa
difformitй. Or l’acte considйrй dans sa difformitй ne vient nullement de Dieu.
Donc toute vйritй de la rйalitй ne vient pas de Dieu.
4° Anselme dit que la rйalitй est appelйe vraie en
tant qu’elle est comme elle doit кtre ; et parmi les faзons dont on peut
dire que la rйalitй doit кtre, il en pose une, selon laquelle on dit qu’une
rйalitй doit кtre parce qu’elle advient avec la permission de Dieu. Or la
permission de Dieu s’йtend aussi а la difformitй de l’acte ; la vйritй de
la rйalitй atteint donc aussi cette difformitй ; or cette difformitй ne
vient nullement de Dieu ; donc toute vйritй ne vient pas de Dieu.
5° [Le rйpondant] disait que, de mкme que
la difformitй ou la privation n’est pas appelйe « йtant » au plein
sens du terme mais а un certain point de vue, de mкme aussi on dit qu’elle a
une vйritй non pas au plein sens du terme mais а un certain point de vue ;
et une telle vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu. En sens contraire : le vrai ajoute а l’йtant une
relation а l’intelligence. Or bien que la difformitй ou la privation en soi ne
soit pas un йtant au plein sens du terme, elle est cependant, au plein sens du
terme, apprйhendйe par l’intelligence ; donc, bien qu’elle n’ait pas une
entitй au plein sens du terme, elle a une vйritй au plein sens du terme.
Tout
[ce qui est] а un certain point de vue se ramиne а [ce qui est] au plein sens
du terme ; par exemple, qu’un Йthiopien soit blanc quant а sa dent, se
ramиne а ceci que la dent de l’Йthiopien est blanche au plein sens du terme. Si
donc quelque vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu, alors tout
ce qui est vrai au plein sens du terme ne viendra pas de Dieu ; ce qui est
absurde.
6° Ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas
cause de l’effet ; par exemple, Dieu n’est pas cause de la difformitй du
pйchй, parce qu’il n’est pas cause du dйfaut dans le libre arbitre, par oщ se
produit la difformitй du pйchй. Or, de mкme que l’кtre est cause de la vйritй
des propositions affirmatives, de mкme le non-кtre pour les nйgatives. Puis
donc que Dieu n’est pas cause de ce qui est non-кtre, comme dit saint Augustin
au livre des 83 Questions, il
reste que Dieu n’est pas cause des propositions nйgatives ; et ainsi,
toute vйritй ne vient pas de Dieu.
7° Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai est ce qui
est tel qu’on le voit ». Or quelque mal est tel qu’on le voit ; donc
quelque mal est vrai. Or aucun mal ne vient de Dieu ; donc toute chose
vraie ne vient pas de Dieu.
8° [Le rйpondant] disait que le mal n’est
pas vu par l’espиce du mal, mais par l’espиce du bien. En
sens contraire : l’espиce du bien ne fait jamais apparaоtre que le
bien ; si donc le mal n’est vu que par l’espиce du bien, le mal
n’apparaоtra jamais que comme bon ; ce qui est faux.
En sens contraire :
1° А propos de 1 Cor. 12, 3 :
« Personne ne peut dire, etc. », saint Ambroise dit :
« Tout chose vraie, dite par n’importe qui, vient du Saint-Esprit. »
2° Toute bontй crййe vient de la bontй premiиre
incrййe, qui est Dieu. Donc, pour la mкme raison, toute vйritй autre vient de
la vйritй premiиre, qui est Dieu.
3° La notion de vйritй s’accomplit dans
l’intelligence. Or toute intelligence vient de Dieu. Toute vйritй vient donc de
Dieu.
4° Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai, c’est ce
qui est ». Or tout кtre vient de Dieu ; donc toute vйritй aussi.
5° De mкme que le vrai est convertible avec
l’йtant, de mкme aussi l’un, et vice
versa. Or toute unitй vient de l’unitй premiиre, comme dit saint Augustin
au livre sur la Vraie Religion. Donc
aussi, toute vйritй vient de la vйritй premiиre.
Rйponse :
Dans
les rйalitйs crййes, la vйritй se trouve dans les rйalitйs et dans
l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit : dans
l’intelligence, en tant qu’elle est adйquate aux rйalitйs dont elle a
connaissance ; et dans les rйalitйs, en tant qu’elles imitent l’intelligence
divine, qui est leur mesure, comme l’art est la mesure de tous les produits de
l’art ; et d’une autre faзon, en tant qu’elles sont de nature а causer une
apprйhension vraie d’elles-mкmes dans l’intelligence humaine, qui est mesurйe
par les rйalitйs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or
la rйalitй qui existe hors de l’вme imite par sa forme l’art de l’intelligence
divine ; par cette mкme forme elle est de nature а causer une apprйhension
vraie dans l’intelligence humaine, et c’est aussi par cette forme que chaque
rйalitй a l’кtre ; la vйritй des rйalitйs existantes inclut donc en sa
notion l’entitй de celles-ci, et ajoute une relation d’adйquation а
l’intelligence humaine ou divine. Mais les nйgations ou les privations qui
existent hors de l’вme n’ont pas de forme soit pour imiter le modиle de l’art
divin, soit pour apporter une connaissance d’elles-mкmes dans l’intelligence
humaine ; et si elles sont adйquates а l’intelligence, cela est dы а
l’intelligence, qui apprйhende leurs notions.
Ainsi
donc, on voit clairement que, lorsque la pierre est appelйe vraie et que la
cйcitй est appelйe vraie, la vйritй ne se rapporte pas а l’une et а l’autre de
la mкme faзon : en effet, la vйritй dite de la pierre inclut en sa notion
l’entitй de la pierre, et ajoute une relation а l’intelligence, relation causйe
aussi du cфtй de la rйalitй mкme, puisqu’elle a quelque chose selon quoi elle
peut кtre rйfйrйe ; mais la vйritй dite de la cйcitй n’inclut pas en soi
la privation mкme qu’est la cйcitй, mais seulement la relation de la cйcitй а
l’intelligence, relation qui n’a, du cфtй de la cйcitй elle-mкme, rien en quoi
elle soit fondйe, puisque la cйcitй n’est pas йgalйe а l’intelligence en vertu
d’une chose qu’elle aurait en soi.
Il
est donc йvident que la vйritй trouvйe dans les rйalitйs crййes ne peut rien
comprendre d’autre que l’entitй de la rйalitй et l’adйquation de la rйalitй а
l’intelligence, ou l’йgalitй de l’intelligence avec les rйalitйs ou les
privations des rйalitйs ; or tout cela vient de Dieu, car et la forme mкme
de la rйalitй, par laquelle celle-ci est adйquate, vient de Dieu, et le vrai
lui-mкme, en tant que bien de l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre
de l’Йthique — car le bien de chaque
rйalitй consiste dans la parfaite opйration de cette rйalitй ; or
l’opйration de l’intelligence n’est parfaite que dans la mesure oщ elle connaоt
le vrai ; c’est donc en cela que consiste son bien en tant que tel
— ; par consйquent, puisque tout bien vient de Dieu, ainsi que toute
forme, il est nйcessaire de dire dans l’absolu que toute vйritй vient de Dieu.
Rйponse aux objections :
1° Lorsqu’on argumente ainsi : « Toute
chose vraie vient de Dieu, or il est vrai qu’un tel fornique, donc,
etc. », intervient un sophisme d’accident. En effet, comme ce qu’on a dйjа
dit peut le faire apparaоtre, lorsque nous disons : « il est vrai
qu’un tel fornique », nous ne disons pas cela comme si le dйfaut mкme qui
est impliquй dans l’acte de fornication йtait inclus dans la notion de
vйritй ; mais le vrai prйdique seulement l’adйquation de ceci а
l’intelligence. On ne doit donc pas conclure qu’il vient de Dieu qu’un tel
fornique, mais que sa vйritй vient de Dieu.
2° Les difformitйs et les autres dйfauts n’ont pas
une vйritй comme les autres rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit ; voilа pourquoi, bien que la vйritй des dйfauts vienne de Dieu, on ne
peut en conclure que la difformitй vient de Dieu.
3° Selon le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, la vйritй ne consiste pas
dans la composition qui est dans les rйalitйs, mais dans la composition que
fait l’вme ; voilа pourquoi la vйritй ne consiste pas en ce que cet acte
avec sa difformitй inhиre au sujet — car cela concerne la notion de bien ou de
mal — mais en ce que l’acte qui inhиre ainsi au sujet est adйquat а
l’apprйhension de l’вme.
4° Le bien, le dы et le droit, et toutes choses
semblables, ne se rapportent pas de la mкme faзon а la permission divine et aux
autres signes de volontй. Car dans les autres, on se rйfиre et а l’objet de
l’acte de volontй, et а l’acte de volontй lui-mкme : par exemple, quand
Dieu commande d’honorer ses parents, а la fois l’honneur des parents est
lui-mкme un certain bien, et le commandement est bon aussi. Mais dans la
permission, on se rйfиre seulement а l’acte de celui qui permet, et non а
l’objet de la permission ; aussi est-il droit que Dieu permette que des
difformitйs surviennent ; cependant il ne s’ensuit pas que la difformitй
elle-mкme ait une rectitude.
5° La vйritй а un certain point de vue, qui
convient aux nйgations et aux dйfauts, se ramиne а la vйritй au plein sens du
terme, qui est dans l’intelligence et vient de Dieu ; voilа pourquoi la
vйritй des dйfauts vient de Dieu, bien que les dйfauts eux-mкmes ne viennent
pas de Dieu.
6° Le non-кtre n’est pas cause de la vйritй des
propositions nйgatives comme s’il les produisait dans l’intelligence, mais
c’est l’вme qui fait cela en se conformant au non-йtant qui est hors de
l’вme ; le non-кtre existant hors de l’вme n’est donc pas cause efficiente
de la vйritй dans l’вme, mais cause quasi exemplaire. L’objection, elle, valait
pour une cause efficiente.
7° Bien que le mal ne vienne pas de Dieu,
cependant, que le mal soit vu tel qu’il est, cela vient assurйment de
Dieu ; donc la vйritй par laquelle il est vrai qu’il est mal, vient de
Dieu.
8° Bien que le mal n’agisse sur l’вme que par
l’espиce du bien, cependant, parce qu’il est un bien dйficient, l’вme dйcouvre
en soi la notion de dйfaut, et en cela conзoit la notion de mal ; et c’est
ainsi que le mal paraоt mal. Article 9 : La vйritй est-elle dans le
sens ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Anselme dit que « la vйritй est une
rectitude que l’esprit seul peut percevoir ». Or le sens n’est pas de la
nature de l’esprit. La vйritй n’est donc pas dans le sens.
2° Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vйritй n’est
pas connue par les sens corporels, et ses arguments ont dйjа йtй donnйs. La
vйritй n’est donc pas dans le sens.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « c’est la
vйritй qui montre ce qui est ». Or ce qui est se montre non seulement а
l’intelligence mais aussi au sens ; la vйritй est donc non seulement dans
l’intelligence mais aussi dans le sens.
Rйponse :
La
vйritй est dans l’intelligence et dans le sens, mais pas de la mкme faзon.
Elle
est dans l’intelligence comme une consйquence de l’acte de l’intelligence et
comme connue par l’intelligence. En effet, elle s’ensuit de l’opйration de
l’intelligence en tant que le jugement de l’intelligence porte sur la rйalitй
telle qu’elle est ; et elle est connue par l’intelligence en tant que
l’intelligence fait retour sur son acte : non seulement en tant qu’elle
connaоt son acte, mais aussi en tant qu’elle connaоt la proportion de celui-ci
а la rйalitй ; or assurйment, cette proportion ne peut кtre connue qu’une
fois connue la nature de l’acte lui-mкme, et celle-ci ne peut кtre connue sans
que soit connue la nature du principe actif, qui est l’intelligence elle-mкme,
dont la nature comporte qu’elle soit conformйe aux rйalitйs ; par
consйquent, l’intelligence connaоt la vйritй dans la mesure oщ elle fait retour
sur elle-mкme.
La
vйritй est dans le sens comme une consйquence de son acte, c’est-а-dire tant
que le jugement du sens porte sur la rйalitй telle qu’elle est ; mais
cependant, elle n’est pas dans le sens comme connue par le sens, car bien que
le sens juge sur les rйalitйs en vйritй, cependant il ne connaоt pas la vйritй
par laquelle il juge en vйritй ; en effet, bien que le sens connaisse qu’il
sent, cependant il ne connaоt pas sa nature, ni par consйquent la nature de son
acte, ni sa proportion а la rйalitй, ni par suite sa vйritй. Et en voici la
raison.
Parmi
les йtants, ceux qui sont les plus parfaits, comme les substances
intellectuelles, reviennent а leur essence par un retour complet : car dиs
lors qu’ils connaissent une chose qui est placйe hors d’eux-mкmes, ils
s’avancent en quelque sorte hors d’eux-mкmes ; mais dans la mesure oщ ils
connaissent qu’ils connaissent, ils commencent dйjа а revenir а soi, parce que
l’acte de connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et le connu. Mais
ce retour est achevй lorsqu’ils connaissent leurs propres essences : c’est
pourquoi il est dit au livre des Causes
que « tout ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour
complet ».
Mais
le sens, qui parmi les autres [puissances] est plus proche de la substance
intellectuelle, commence certes а revenir а son essence, car non seulement il
connaоt le sensible, mais encore il connaоt qu’il sent ; cependant, son
retour n’est pas achevй, car le sens ne connaоt pas son essence ; et
Avicenne en dйtermine ainsi la raison : le sens ne connaоt rien si ce
n’est par un organe corporel ; or il n’est pas possible qu’un organe
corporel vienne en intermйdiaire entre la puissance sensitive et elle-mкme.
Quant
aux puissances insensibles, elles ne font aucunement retour sur elles-mкmes,
car elles ne connaissent pas qu’elles agissent, comme le feu ne connaоt pas
qu’il chauffe.
Rйponse aux objections :
1° & 2° On voit dиs
lors clairement la solution aux objections. Article 10 : Quelque rйalitй est-elle
fausse ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « le vrai, c’est
ce qui est ». Le faux est donc ce qui n’est pas. Or ce qui n’est pas,
n’est pas une rйalitй. Donc aucune rйalitй n’est fausse.
2° [Le rйpondant] disait que le vrai est
une diffйrence de l’йtant ; et ainsi, de mкme que le vrai est ce qui est,
de mкme aussi le faux. En sens contraire :
aucune diffйrence qui divise n’est convertible avec ce dont elle est une
diffйrence. Or le vrai est convertible avec l’йtant, comme on l’a dйjа
dit ; le vrai n’est donc pas une diffйrence qui divise l’йtant, pour qu’on
puisse appeler fausse une rйalitй.
3° « La vйritй est adйquation de la rйalitй
et de l’intelligence. » Or toute rйalitй est adйquate а l’intelligence
divine, parce que rien ne peut кtre en soi autrement que l’intelligence divine
le connaоt. Toute rйalitй est donc vraie ; aucune rйalitй n’est donc
fausse.
4° Toute rйalitй a une vйritй par sa forme ;
en effet, un homme est appelй vrai parce qu’il a la vraie forme d’homme. Or il
n’est aucune rйalitй qui n’ait quelque forme, car tout кtre vient de la forme.
N’importe quelle rйalitй est donc vraie ; donc aucune rйalitй n’est
fausse.
5° Le vrai est au faux ce que le bien est au mal.
Or, parce que le mal se trouve dans les rйalitйs, il n’est substantifiй que
dans le bien, comme disent Denys et saint Augustin. Si donc la faussetй se
trouve dans les rйalitйs, elle ne sera substantifiйe que dans le vrai ; ce
qui ne semble pas possible, car alors, le mкme serait vrai et faux — ce qui est
impossible —, comme le mкme est homme et blanc pour la raison que la blancheur
est substantifiйe dans l’homme.
6° Saint Augustin, au livre des Soliloques, fait cette objection :
si une rйalitй est appelйe fausse, c’est soit а cause de sa ressemblance, soit
а cause de sa dissemblance. « Si c’est а cause de la dissemblance, il n’y
aura plus rien qui ne puisse кtre qualifiй de faux, car il n’est rien qui ne
soit dissemblable а quelque autre chose. Si c’est а cause de la ressemblance,
toutes choses protestent, elles qui sont vraies justement parce qu’elles sont
semblables. » La faussetй ne peut donc aucunement se trouver dans les
rйalitйs.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dйfinit ainsi le faux :
« le faux est ce qui offre de la ressemblance avec une autre chose »
et ne parvient pas а ce dont il porte la ressemblance. Or toute crйature porte
la ressemblance de Dieu. Puis donc qu’aucune crйature n’atteint Dieu lui-mкme
par mode d’identitй, il semble que toute crйature soit fausse.
2° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Tout corps
est un vrai corps et une fausse unitй. » Or il dit cela parce que le corps
imite l’unitй et cependant n’est pas l’unitй. Puis donc que n’importe quelle
crйature, selon n’importe laquelle de ses perfections, imite la perfection
divine et nйanmoins est infiniment distante de Dieu, il semble que toute
crйature soit fausse.
3° De mкme que le vrai est convertible avec
l’йtant, de mкme aussi le bien. Or, que le bien soit convertible avec l’йtant,
n’empкche pas qu’une rйalitй soit trouvйe mauvaise ; donc, que le vrai
soit convertible avec l’йtant, n’empкche pas non plus qu’une rйalitй soit
trouvйe fausse.
4° Anselme dit au livre sur la Vйritй qu’il y a deux vйritйs pour une
proposition : l’une, parce qu’elle signifie ce qu’elle a reзu de
signifier, par exemple la proposition « Socrate est assis » signifie
que Socrate est assis, que Socrate soit ou non assis ; l’autre, quand elle
signifie ce pour quoi elle est faite — car elle est faite pour signifier
l’кtre, quand il est — et dans ce cas, l’йnonciation est appelйe vraie
proprement. Donc, pour la mкme raison, n’importe quelle rйalitй sera appelйe
vraie lorsqu’elle accomplit ce pour quoi elle est, et fausse lorsqu’elle ne
l’accomplit pas. Or toute rйalitй qui manque sa fin n’accomplit pas ce pour
quoi elle est. Puis donc que de nombreuses rйalitйs sont telles, il semble que
beaucoup soient fausses.
Rйponse :
De
mкme que la vйritй consiste en une adйquation de la rйalitй et de
l’intelligence, de mкme la faussetй rйside dans leur inйgalitй.
Or
la rйalitй est en rapport а l’intelligence divine et а l’humaine, comme on l’a
dйjа dit ; elle se rapporte а l’intelligence divine d’abord comme le
mesurй а la mesure, quant aux choses qui se disent ou se trouvent positivement
dans les rйalitйs, car tout ce genre de choses provient de l’art de
l’intelligence divine ; ensuite comme le connu au connaissant, et ainsi, mкme
les nйgations et les dйfauts sont adйquats а l’intelligence divine, car Dieu
connaоt toutes les choses de ce genre, quoiqu’il ne les cause pas. On voit donc
clairement que la rйalitй, de quelque faзon qu’elle se comporte, et sous
quelque forme, privation ou dйfaut qu’elle existe, est adйquate а
l’intelligence divine. Et ainsi, il est йvident que n’importe quelle rйalitй,
relativement а l’intelligence divine, est vraie, et c’est pourquoi Anselme dit
au livre sur la Vйritй :
« La vйritй est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, car
elles sont ce qu’elles sont dans la vйritй surйminente. » Donc,
relativement а l’intelligence divine, aucune rйalitй ne peut кtre appelйe
fausse.
Mais
quant а son rapport а l’intelligence humaine, on trouve parfois entre la
rйalitй et l’intelligence une inйgalitй qui est causйe d’une certaine faзon par
la rйalitй elle-mкme ; en effet, la rйalitй produit dans l’вme une
connaissance d’elle-mкme par ce qui apparaоt d’elle extйrieurement, car notre
connaissance tire son origine du sens, qui a pour objet par soi les qualitйs
sensibles ; et c’est pourquoi il est dit au premier livre sur l’Вme que « les accidents contribuent
pour une grande part а la connaissance de la quidditй » ; voilа
pourquoi, lorsque dans une rйalitй apparaissent des qualitйs sensibles montrant
une nature qui ne gоt pas sous ces qualitйs, on dit que cette rйalitй est
fausse ; ainsi le philosophe dit-il au cinquiиme livre de la Mйtaphysique qu’on appelle fausses
« les choses qui paraissent naturellement ou bien telles qu’elles ne sont
pas, ou bien ce qu’elles ne sont pas » ; par exemple, on appelle faux
un or sur lequel apparaоt extйrieurement la couleur de l’or et d’autres
accidents de ce genre, alors qu’intйrieurement la nature de l’or ne gоt pas au-dessous.
Et cependant, la rйalitй n’est pas cause de faussetй dans l’вme de telle sorte
qu’elle cause nйcessairement la faussetй ; car la vйritй et la faussetй
existent surtout dans le jugement de l’вme ; or l’вme, en tant qu’elle
juge sur les rйalitйs, ne subit pas les rйalitйs, mais agit plutфt, d’une
certaine faзon. Par consйquent, une rйalitй n’est pas appelйe fausse parce
qu’elle produirait toujours une apprйhension fausse d’elle-mкme, mais parce
qu’elle la produit naturellement par ce qui apparaоt d’elle.
Or,
comme on l’a dit, le rapport de la rйalitй а l’intelligence divine lui est
essentiel, et selon ce rapport elle est appelйe vraie par soi ; alors que
le rapport а l’intelligence humaine lui est accidentel, et selon ce rapport
elle n’est pas appelйe vraie dans l’absolu mais comme а un certain point de vue
et en puissance. Pour cette raison, absolument parlant, toute rйalitй est vraie
et aucune rйalitй n’est fausse ; mais а un certain point de vue,
c’est-а-dire relativement а notre intelligence, des rйalitйs sont appelйes
fausses ; et ainsi, il est nйcessaire de rйpondre aux arguments de part et
d’autre.
Rйponse aux objections :
1° La dйfinition « le vrai, c’est ce qui
est » n’exprime pas parfaitement la notion de vйritй, mais ne l’exprime
que matйriellement, pour ainsi dire, sauf si l’expression « кtre »
signifie l’affirmation de la proposition : de la sorte, on dirait que cela
est vrai, que l’on dit ou pense кtre comme il est dans les rйalitйs, et de mкme
aussi, on appellerait faux ce qui n’est pas, c’est-а-dire ce qui n’est pas
comme il est dit ou pensй ; et cela peut se trouver dans les rйalitйs.
2° Le vrai, а proprement parler, ne peut кtre une
diffйrence de l’йtant, car l’йtant n’a pas de diffйrence, comme cela est prouvй
au troisiиme livre de la Mйtaphysique ;
mais en quelque sorte, le vrai se rapporte а l’йtant а la faзon d’une
diffйrence, comme c’est aussi le cas du bien, а savoir, en tant qu’ils
expriment de l’йtant quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom
d’йtant ; par consйquent le concept d’йtant est indйterminй au regard du
concept de vrai, et ainsi, le concept de vrai se rapporte d’une certaine faзon
au concept d’йtant comme la diffйrence au genre.
3° Cet argument doit кtre accordй, car il vaut
pour la rйalitй relativement а l’intelligence divine.
4° Bien que n’importe quelle rйalitй ait quelque
forme, cependant toute rйalitй n’a pas la forme dont il apparaоt des indices
par les qualitйs sensibles ; et d’aprиs ces indices, la rйalitй est
appelйe fausse en tant qu’elle est naturellement apte а produire une estimation
fausse d’elle-mкme.
5° Quelque chose qui existe hors de l’вme est
appelй faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, parce qu’il est de nature а
produire une estimation fausse de lui-mкme ; or ce qui n’est rien, ne
produit naturellement aucune estimation de lui-mкme, car il ne meut pas la
puissance cognitive ; il est donc nйcessaire que ce qu’on appelle faux
soit un йtant. Puis donc que tout йtant, en tant que tel, est vrai, il est
nйcessaire que la faussetй qui existe dans les rйalitйs soit fondйe sur quelque
vйritй ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Soliloques que l’acteur tragique qui reprйsente au thйвtre des
personnages autres ne serait pas un faux Hector s’il n’йtait un vrai
acteur ; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval s’il
n’йtait une pure peinture. Et cependant, il ne s’ensuit pas que des
contradictoires soient vraies, car l’affirmation et la nйgation par lesquelles
on dit le vrai et le faux ne se rйfиrent pas au mкme.
6° Une rйalitй est appelйe fausse en tant qu’elle
est de nature а tromper, et quand je dis « tromper », je signifie une
certaine action amenant un dйfaut ; or rien n’est de nature а agir, si ce
n’est en tant qu’il est un йtant, tandis que tout dйfaut est un non-йtant. Or
chaque chose, dans la mesure oщ elle est un йtant, a la ressemblance du vrai,
mais dans la mesure oщ elle n’en est pas un, elle s’йloigne de la ressemblance
du vrai. Et c’est pourquoi ce dont je dis qu’il « trompe », quant а
ce qu’il implique d’action, il tire son origine de la ressemblance, mais quant
а ce qu’il implique de dйfaut, en quoi la notion de faussetй consiste
formellement, il naоt de la dissemblance ; et c’est pourquoi saint
Augustin dit au livre sur la Vraie
Religion que la faussetй naоt de la dissemblance.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Ce n’est pas par n’importe quelle ressemblance
que l’вme est de nature а кtre trompйe, mais par une grande ressemblance, en
laquelle on ne peut pas facilement trouver une dissemblance ; aussi l’вme
est-elle trompйe par une plus ou moins grande ressemblance, suivant sa plus ou
moins grande perspicacitй а trouver la dissemblance. Et cependant, une rйalitй
doit кtre йnoncйe fausse au plein sens du terme non pas dиs lors qu’elle induit
n’importe qui en erreur, mais dиs lors qu’elle est de nature а tromper beaucoup
d’hommes, et mкme des sages. Or, bien que les crйatures portent en elles-mкmes
quelque ressemblance de Dieu, cependant une trиs grande dissemblance gоt
dessous, si bien que seule une grande sottise peut amener l’esprit а кtre
trompй par une telle ressemblance. C’est pourquoi les susdites ressemblance et
dissemblance des crйatures par rapport а Dieu n’entraоnent pas que toutes les
crйatures doivent кtre appelйes fausses.
2° Certains ont estimй que Dieu йtait corps ;
et puisque Dieu est l’unitй par laquelle toutes choses sont un, ils estimиrent
en consйquence que le corps йtait l’unitй mкme, а cause de sa ressemblance а
l’unitй. Le corps est donc appelй une fausse unitй, dans la mesure oщ il a induit
ou a pu induire quelques-uns en cette erreur de croire qu’il йtait l’unitй.
3° Il y a deux perfections : la premiиre et
la seconde. La perfection premiиre est la forme de chaque chose, par laquelle
elle a l’кtre ; aucune rйalitй n’en est donc privйe, tant qu’elle demeure.
La perfection seconde est l’opйration, qui est la fin de la rйalitй, ou ce par
quoi l’on parvient а la fin, et de cette perfection une rйalitй est parfois
privйe. Or, de la premiиre perfection dйcoule dans les rйalitйs la notion de vrai,
car par le fait mкme que la rйalitй a une forme, elle imite l’art de
l’intelligence divine et fait naоtre dans l’вme la connaissance d’elle-mкme. Et
de la perfection seconde s’ensuit dans la rйalitй la notion de bontй, qui
provient de la fin. Voilа pourquoi le mal se trouve dans les rйalitйs purement
et simplement, mais non le faux.
4° Selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, le vrai est lui-mкme le bien de
l’intelligence ; car l’opйration de l’intelligence est parfaite dans la
mesure oщ sa conception est vraie ; et parce que l’йnonciation est le
signe de l’intellection, sa vйritй est la fin de celle-ci. Mais ce n’est pas le
cas des autres rйalitйs, et pour cette raison il n’en va pas de mкme. Article 11 : La faussetй est-elle dans les
sens ?
Objections :
Il
semble que non.
1° L’intelligence est toujours droite, comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Or l’intelligence est dans l’homme la partie supйrieure ; les autres
parties suivent donc aussi sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les
choses infйrieures sont disposйes suivant le mouvement des supйrieures. Donc le
sens, qui est la partie infйrieure de l’вme, sera lui aussi toujours
droit : il n’y aura donc pas en lui de faussetй.
2° Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Les yeux
mкmes ne nous trompent pas. Ils ne peuvent transmettre а l’вme que leur
impression. Or, si tous les sens corporels transmettent leur impression telle
quelle, je me demande bien ce que nous devrions en attendre de plus. » Il
n’y a donc pas de faussetй dans les sens.
3° Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Il ne me semble pas
que cette vйritй ou cette faussetй soient dans les sens, mais dans
l’opinion. » Et ainsi, le propos est maintenu.
En sens contraire :
1° Anselme dit : « La vйritй est bien
dans nos sens, mais pas toujours. Car ils nous trompent parfois. »
2° Selon saint Augustin au livre des Soliloques, « on appelle “faux” ce
qui est fort loin de ressembler au vrai, mais comporte cependant une certaine
imitation du vrai ». Or le sens ressemble parfois а des choses qui ne sont
pas ainsi dans la nature, comme il arrive parfois qu’une chose en paraisse
deux, par exemple lorsqu’un њil est comprimй. Il y a donc faussetй dans le
sens.
3° [Le rйpondant] disait que le sens ne se
trompe pas dans le cas des sensibles propres, mais dans celui des sensibles
communs. En sens contraire : chaque fois
que l’on apprйhende quelque chose d’une rйalitй autrement qu’elle n’est,
l’apprйhension est fausse. Or, quand on voit un corps blanc а travers une vitre
verte, le sens l’apprйhende autrement qu’il n’est, parce qu’il l’apprйhende
comme vert, et juge ainsi, а moins qu’un jugement supйrieur ne soit lа pour
dйcouvrir la faussetй. Le sens se trompe donc aussi dans le cas des sensibles
propres.
Rйponse :
Notre
connaissance, qui tire son origine des rйalitйs, progresse dans cet
ordre : elle commence premiиrement dans le sens, et s’accomplit en second
lieu dans l’intelligence, si bien que le sens se trouve ainsi en quelque sorte
intermйdiaire entre l’intelligence et les rйalitйs, car relativement aux
rйalitйs il est comme une intelligence, et relativement а l’intelligence il est
comme une certaine rйalitй. Voilа pourquoi l’on dit de deux faзons que la
vйritй et la faussetй sont dans le sens : d’abord par une relation du sens
а l’intelligence, et ainsi, on dit que le sens est vrai ou faux tout comme les
rйalitйs, а savoir, en tant qu’elles produisent dans l’intelligence une
estimation vraie ou fausse ; ensuite par une relation du sens aux
rйalitйs, et ainsi, on dit que la vйritй ou la faussetй sont dans le sens tout
comme dans l’intelligence, c’est-а-dire en tant qu’il juge кtre ce qui est ou
ce qui n’est pas.
Si
donc nous parlons du sens de la premiиre faзon, alors а un certain point de vue
il y a faussetй dans le sens, et а un autre point de vue il n’y a pas
faussetй : car а la fois le sens est une certaine rйalitй en soi, et il
est indicatif d’une autre rйalitй. Si donc on le rapporte а l’intelligence en
tant qu’il est une certaine rйalitй, alors la faussetй n’est aucunement dans le
sens rapportй а l’intelligence : car tel il est disposй, tel il montre sa
disposition а l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin, dans une
citation prйcйdente, dit que les sens « ne peuvent transmettre а l’вme que
leur impression ». Mais si le sens est rapportй а l’intelligence en tant
qu’il est reprйsentatif d’une autre rйalitй, alors, puisqu’il la lui reprйsente
parfois autrement qu’elle n’est, le sens est en consйquence appelй faux, en
tant qu’il produit naturellement une estimation fausse dans l’intelligence,
bien qu’il ne le fasse pas nйcessairement, comme on l’a dit а propos des
rйalitйs, car l’intelligence juge de la mкme faзon sur les rйalitйs et sur ce
que les sens lui prйsentent. Ainsi donc, le sens rapportй а l’intelligence
produit toujours dans l’intelligence une estimation vraie de sa disposition
propre, mais pas toujours de la disposition des rйalitйs.
Si
l’on considиre le sens dans son rapport aux rйalitйs, alors la faussetй et la
vйritй sont dans le sens de la mкme faзon que dans l’intelligence. Or dans
l’intelligence, la vйritй et la faussetй se trouvent premiиrement et
principalement dans le jugement [de l’intelligence] qui compose et
divise ; mais dans la formation des quidditйs, elles ne se trouvent que relativement
au jugement qui s’ensuit de la formation susdite. Voilа pourquoi la vйritй et
la faussetй se disent proprement aussi dans le sens lorsqu’il juge sur les
sensibles ; mais lorsqu’il apprйhende le sensible, la vйritй ou la
faussetй n’y est pas proprement, mais seulement par une relation au jugement, а
savoir, en tant que d’une telle apprйhension s’ensuit naturellement tel ou tel
jugement.
Le
jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est
naturel, mais pour d’autres il a lieu par une certaine comparaison — qui chez
l’homme est produite par la puissance cogitative, puissance de la partie
sensitive remplacйe chez les autres animaux par l’estimative — et c’est ainsi
que la facultй sensitive juge sur les sensibles communs et les sensibles par
accident. Or l’action naturelle d’une rйalitй a toujours lieu d’une faзon
unique, sauf si elle est empкchйe par accident, а cause d’un dйfaut intrinsиque
ou bien d’un empкchement extйrieur ; le jugement du sens sur les sensibles
propres est donc toujours vrai, а moins qu’il n’y ait un empкchement dans
l’organe ou dans le milieu, mais le jugement du sens sur les sensibles communs
ou par accident se trompe quelquefois. Et ainsi apparaоt clairement de quelle
faзon la faussetй peut exister dans le jugement du sens.
Concernant
l’apprйhension du sens, il faut savoir qu’il y a une certaine facultй
apprйhensive qui apprйhende l’espиce sensible en prйsence de la rйalitй
sensible, tel le sens propre ; alors qu’une autre l’apprйhende en
l’absence de la rйalitй, telle l’imagination ; voilа pourquoi le sens
apprйhende toujours la rйalitй comme elle est, а moins qu’il n’y ait un
empкchement dans l’organe ou dans le milieu, tandis que l’imagination
apprйhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle
l’apprйhende comme prйsente alors qu’elle est absente ; et c’est pourquoi
le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique
que ce n’est pas le sens mais l’imagination qui profиre la faussetй.
Rйponse aux objections :
1° Dans le macrocosme, les choses supйrieures ne
reзoivent rien des infйrieures, mais c’est l’inverse ; tandis que dans le
cas de l’homme, l’intelligence, qui est supйrieure, reзoit quelque chose en
provenance du sens ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
2° & 3° La solution aux
autres objections se dйduit facilement de ce qu’on a dit. Article 12 : La faussetй est-elle dans
l’intelligence ?
Objections :
Il
semble que non.
1° L’intelligence a deux opйrations : l’une
par laquelle elle forme les quidditйs, et le faux n’est pas en celle-ci, comme
dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme ;
l’autre par laquelle elle compose et divise, et le faux n’est pas non plus en
celle-lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, en ces termes : « Nul ne comprend
l’illusion. » La faussetй n’est donc pas dans l’intelligence.
2° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 32 :
« Quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. » La
faussetй ne peut donc pas кtre dans l’intelligence.
3° Algazel dit : « Ou bien nous pensons
une chose comme elle est, ou bien nous ne pensons pas. » Or quiconque
pense une chose comme elle est, pense en vйritй ; l’intelligence est donc
toujours vraie ; la faussetй n’est donc pas en elle.
En sens contraire :
1° Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « lа oщ il y a composition
de pensйes, lа est dйjа le vrai et le faux » ; la faussetй se trouve
donc dans l’intelligence.
Rйponse :
Le
nom « intelligence » est pris de ce que celle-ci connaоt les
profondeurs de la rйalitй : car penser (intelligere)
c’est, pour ainsi dire, lire а l’intйrieur (intus
legere) ; en effet, le sens et l’imagination connaissent seulement les
accidents extйrieurs, seule l’intelligence parvient а l’intйrieur et а
l’essence de la rйalitй. Mais l’intelligence, au-delа, part des essences des
rйalitйs, qu’elle a apprйhendйes, pour s’affairer de diverses faзons en
raisonnant et en enquкtant. Le nom d’intelligence peut donc s’entendre de deux
faзons.
D’abord,
en tant qu’elle se rapporte seulement а ce d’aprиs quoi son nom lui a йtй
premiиrement donnй ; et ainsi, l’on dit proprement que nous pensons,
lorsque nous apprйhendons la quidditй des rйalitйs, ou lorsque nous pensons les
choses qui sont immйdiatement connues par l’intelligence, sitфt connues les
quidditйs des rйalitйs : tels sont les premiers principes, que nous
connaissons dиs lors que nous en connaissons les termes ; et c’est
pourquoi l’habitus des principes est appelй intelligence. Or la quidditй de la
rйalitй est l’objet propre de l’intelligence ; donc, de mкme que la
sensation des sensibles propres est toujours vraie, de mкme aussi
l’intellection, lorsqu’elle connaоt la quidditй, comme il est dit au troisiиme
livre sur l’Вme. Mais cependant, la
faussetй peut s’y produire par accident, а savoir, en tant que l’intelligence
compose et divise faussement ; et cela advient de deux faзons : soit
en tant qu’elle attribue la dйfinition d’une chose а une autre, par exemple si
elle concevait « animal rationnel mortel » comme une dйfinition de
l’вne ; soit en tant qu’elle unit entre elles des parties de dйfinition
qui ne peuvent кtre unies, par exemple si elle concevait comme une dйfinition
de l’вne « animal irrationnel immortel », car la proposition
« quelque animal irrationnel est immortel » est fausse. Et ainsi, on
voit clairement qu’une dйfinition ne peut кtre fausse que dans la mesure oщ
elle implique une affirmation fausse. Et ces deux modes de faussetй sont
signalйs au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.
Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intelligence ne se
trompe aucunement. Il est donc йvident que si l’intelligence est entendue selon
l’action d’aprиs laquelle le nom d’intelligence lui est donnй, il n’y a pas de
faussetй dans l’intelligence.
Ensuite,
l’intelligence peut кtre entendue communйment, en tant qu’elle s’йtend а toutes
ses opйrations, et ainsi, elle comprend l’opinion et le raisonnement ; et
ainsi, il y a faussetй dans l’intelligence ; jamais, cependant, si
l’analyse par les principes premiers est faite correctement.
Rйponse aux objections :
On
voit dиs lors clairement les solutions aux objections. Question 2 : [La science de
Dieu]
Introduction
Article 1 : La
science convient-elle а Dieu ? Article 2 : Se
connaоt-il lui-mкme ? Article 3 :
Connaоt-il d’autres choses que lui-mкme ? Article 4 :
A-t-il des rйalitйs une connaissance certaine et dйterminйe ? Article 5 :
Connaоt-il les singuliers ? Article 6 :
L’intelligence humaine connaоt-elle les singuliers ? Article 7 :
Dieu connaоt-il l’existence ou la non-existence actuelle des singuliers ? Article 8 :
Dieu connaоt-il les non-йtants ? Article 9 :
Dieu connaоt-il les infinis ? Article 10 :
Dieu peut-il faire des infinis ? Article 11 : La
science se dit-elle йquivoquement de Dieu et de nous ? Article 12 :
Dieu connaоt-il les futurs contingents ? Article 13 : La
science de Dieu est-elle variable ? Article 14 : La
science de Dieu est-elle cause des rйalitйs ? Article 15 :
Dieu connaоt-il les maux ?
Article 1 : La science convient-elle а
Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui se
rapporte а autre chose comme un ajout ne peut se trouver dans une rйalitй trиs
simple. Or Dieu est trиs simple. Puis donc que la science se rapporte а
l’essence comme un ajout, car le vivre ajoute а l’кtre et le savoir au vivre,
il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.
2° [Le rйpondant] disait qu’en Dieu la
science n’ajoute pas а l’essence, mais que le nom de science montre en lui une
autre perfection que le nom d’essence. En sens
contraire : une perfection est le nom d’une rйalitй. Or science et
essence sont en Dieu une rйalitй absolument une. Une mкme perfection est donc
montrйe par les noms de science et d’essence.
3° Aucun nom ne
peut se dire de Dieu qu’il ne signifie toute sa perfection ; car si ce nom
ne la signifie pas tout entiиre, il n’en signifie rien — puisqu’il ne se trouve
pas de partie en Dieu — et ne peut alors lui кtre attribuй. Or le nom de
science ne reprйsente pas toute la perfection divine, car Dieu « est
au-dessus de tout nom qu’on lui donne », comme il est dit au livre des Causes. La science ne peut donc pas кtre
attribuйe а Dieu.
4° La science est
l’habitus de la conclusion et l’intelligence l’habitus des principes, comme le
Philosophe le montre au sixiиme livre de l’Йthique.
Or Dieu ne connaоt rien par mode de conclusion, car ainsi son intelligence
passerait discursivement des principes aux conclusions, ce que Denys exclut
mкme des anges, au septiиme chapitre des Noms
divins. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
5° Tout ce qui
est su, est su par le moyen d’une chose mieux connue. Or, pour Dieu, rien n’est
plus connu ni moins connu. Il ne peut donc pas y avoir de science en Dieu.
6° Algazel dit
que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intelligence du
connaissant. Or une empreinte est tout а fait exclue s’agissant de Dieu, tant
parce qu’elle implique une rйception, que parce qu’elle implique une
composition. On ne peut donc pas attribuer la science а Dieu.
7° Rien de ce qui
dйnote une imperfection ne peut кtre attribuй а Dieu. Or la science dйnote une
imperfection, car elle est signifiйe comme un habitus ou un acte premier,
l’acte de considйrer йtant signifiй comme un acte second, ainsi qu’il est dit
au deuxiиme livre sur l’Вme. Or
l’acte premier est imparfait par rapport а l’acte second, puisqu’il est en
puissance par rapport а celui-ci. La science ne peut donc pas se trouver en
Dieu.
8° [Le rйpondant] disait qu’en Dieu la
science est seulement en acte. En sens contraire :
la science de Dieu est cause des rйalitйs. Or la science, si on l’attribue а
Dieu, a йtй en lui de toute йternitй. Si donc la science n’a йtй en Dieu qu’en
acte, il a amenй les rйalitйs а l’existence de toute йternitй, ce qui est faux.
9° Si quelque
chose, en un кtre quelconque, se trouve correspondre а ce que nous concevons
dans notre intelligence par le nom de science, alors nous savons de cet кtre
non seulement qu’il est, mais encore ce qu’il est, parce que la science est
quelque chose. Or nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement
qu’il est, comme dit saint Jean Damascиne. Donc rien ne correspond en Dieu а la
conception de l’intelligence exprimйe par le nom de science. La science n’est
donc pas en lui.
10° Saint Augustin
dit que « Dieu, qui йchappe а toute forme, ne peut кtre accessible а
l’intelligence ». Or la science est une certaine forme que l’intelligence
conзoit. Dieu йchappe donc а cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.
11° L’intellection
est plus simple que le savoir, et plus digne. Or, comme il est dit au livre des
Causes, quand nous appelons Dieu
intelligent, ou intelligence, nous ne le dйsignons pas d’un nom propre, mais du
nom de son premier effet. Donc а bien plus forte raison le nom de science ne
peut-il convenir а Dieu.
12° La qualitй
implique une composition plus grande que la quantitй, car la qualitй n’inhиre а
la substance qu’au moyen de la quantitй. Or, а cause de la simplicitй de Dieu,
nous ne lui attribuons rien qui soit dans le genre de la quantitй : en
effet, tout quantum a des parties.
Puis donc que la science est dans le genre qualitй, elle ne doit nullement lui
кtre attribuйe.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 11, 33 : « Ф profondeur des trйsors de la sagesse et
de la science de Dieu, etc. »
2° Selon saint
Anselme dans son Monologion,
« il faut attribuer а Dieu tout ce dont l’кtre est, absolument et en tout,
meilleur que le non-кtre ». Or la science est telle ; il faut donc
l’attribuer а Dieu.
3°
Trois
choses seulement sont requises pour la science : la puissance active du
connaissant, par laquelle il juge sur les rйalitйs, la rйalitй connue, et
l’union de l’une et de l’autre. Or il y a en Dieu la plus haute puissance
active, et son essence est suprкmement connaissable, et par consйquent il y a
union des deux. Dieu est donc connaissant au plus haut point. Preuve de la
mineure : comme il est dit au livre De
intelligentiis, « la premiиre substance est lumiиre ». Or la
lumiиre a au plus haut point une vertu active, ce qui ressort de ce qu’elle se
diffuse et se multiplie elle-mкme ; elle est, de plus, suprкmement
connaissable, c’est pourquoi elle manifeste aussi les autres choses. Donc la
premiиre substance, qui est Dieu, а la fois possиde une puissance active pour
connaоtre et est connaissable.
Rйponse :
Tous les
auteurs attribuent а Dieu la science, quoique de diverses faзons.
Certains, en
effet, incapables de transcender par leur intelligence le mode de la science
crййe, ont cru que la science йtait en Dieu comme une disposition ajoutйe а son
essence, tout comme elle est en nous, ce qui est entiиrement erronй et absurde.
Dans cette hypothиse, en effet, Dieu ne serait pas suprкmement simple, car il y
aurait en lui composition de substance et d’accident. En outre, Dieu ne serait
pas lui-mкme son кtre car, comme dit Boиce au livre des Semaines, « ce qui est peut participer а quelque chose, mais
l’кtre mкme ne participe nullement а quelque chose » ; si donc Dieu
participait а la science comme а une disposition qui s’ajoute, il ne serait pas
lui-mкme son кtre, et ainsi, il tiendrait l’кtre d’autre chose qui serait pour
lui cause de l’кtre, de sorte qu’il ne serait pas Dieu.
Voilа pourquoi
d’autres affirmиrent qu’en attribuant а Dieu la science ou quelque autre chose
de ce genre, nous ne posons rien en lui, mais nous signifions qu’il est la
cause de la science dans les rйalitйs crййes ; de sorte que si l’on dit
que Dieu a la science, c’est parce qu’il infuse la science aux crйatures. Mais
bien que la vйritй de la proposition qui consiste а dire que Dieu a la science
trouve quelque explication en ce qu’il cause la science, comme semblent le dire
Origиne et saint Augustin, cependant ce ne peut кtre l’explication totale de
cette vйritй. D’abord, parce que tout ce que Dieu cause dans les rйalitйs
pourrait se prйdiquer de lui pour la mкme raison, et ainsi, on pourrait dire
que Dieu se meut, parce qu’il cause le mouvement dans les rйalitйs ; ce
qui pourtant ne se dit pas. Ensuite parce que les choses qui se disent des
effets et des causes, on ne dit pas qu’elles sont dans les causes pour cette
raison, c’est-а-dire en raison des effets ; mais elles sont plutфt dans
les effets parce qu’elles se trouvent dans les causes ; par exemple, c’est
parce que le feu est chaud qu’il infuse de la chaleur dans l’air, et non
l’inverse. Et semblablement, c’est parce que Dieu a une nature
« scientifique » qu’il infuse en nous la science, et non l’inverse.
Et c’est
pourquoi d’autres prйtendirent qu’on attribue а Dieu la science et les autres
choses de ce genre par une certaine ressemblance de proportion, comme lui sont
attribuйes la colиre ou la misйricorde, ou d’autres passions semblables. En
effet, Dieu est dit irritй, en tant qu’il produit un effet semblable а l’homme
irritй — car il punit, ce qui est chez nous l’effet de la colиre —,
quoique la passion de colиre ne puisse pas кtre en Dieu. Semblablement ils
disent que, si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il produit un
effet semblable а l’effet de celui qui a la science : en effet, de mкme
que les њuvres de celui qui sait partent de principes dйterminйs et vont а des
fins dйterminйes, de mкme en va-t-il pour les њuvres de la nature, qui ont Dieu
pour auteur, comme on le voit clairement au deuxiиme livre de la Physique. Mais selon cette opinion, la
science serait attribuйe а Dieu mйtaphoriquement, tout comme la colиre et les
autres choses semblables, ce qui contredit les paroles de Denys et d’autres
saints.
Aussi doit-on
rйpondre autrement, en disant que la science attribuйe а Dieu signifie quelque
chose qui est en Dieu, et de mкme pour la vie, l’essence, et les autres choses
de ce genre ; et elles ne diffиrent pas quant а la rйalitй signifiйe, mais
seulement du point de vue de notre maniиre de connaоtre. En Dieu, en effet,
l’essence, la vie, la science et toutes les choses de ce genre qui se disent de
lui, sont entiиrement la mкme rйalitй, mais notre intelligence a des
conceptions diffйrentes lorsqu’elle pense en lui la vie, la science, etc.
Et cependant,
ces conceptions ne sont pas fausses, car une conception de notre intelligence
est vraie dans la mesure oщ elle reprйsente par une certaine assimilation la
rйalitй pensйe ; car autrement elle serait fausse, si rien ne gisait
dessous dans la rйalitй. Or notre intelligence ne peut reprйsenter Dieu par
assimilation, а la faзon dont elle reprйsente les crйatures. Car lorsqu’elle
pense une crйature, elle conзoit une certaine forme, qui est une ressemblance
de la rйalitй selon toute la perfection de celle-ci, et ainsi, elle dйfinit les
rйalitйs pensйes ; mais parce que Dieu dйpasse а l’infini notre
intelligence, la forme conзue par notre intelligence ne peut reprйsenter
complиtement l’essence divine, mais elle en contient une faible
imitation ; ainsi voyons-nous йgalement, parmi les rйalitйs qui sont
extйrieures а l’вme, que n’importe quelle rйalitй imite Dieu en quelque faзon,
mais imparfaitement ; et c’est pourquoi des rйalitйs diverses imitent Dieu
diffйremment, et reprйsentent par diverses formes l’unique et simple forme de
Dieu, car dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui, en fait de
perfection, se trouve de faзon distincte et multiple dans les crйatures, de
mкme que toutes les propriйtйs des nombres prйexistent aussi d’une certaine
faзon dans l’unitй, et que tous les pouvoirs des ministres, dans un royaume,
sont unis dans le pouvoir du roi.
Mais s’il йtait
une rйalitй qui reprйsentвt Dieu parfaitement, il y en aurait seulement une,
car elle le reprйsenterait d’une seule faзon, et par une forme unique ;
voilа pourquoi il n’y a qu’un seul Fils, qui est la parfaite image du Pиre.
Semblablement aussi, notre intelligence reprйsente la perfection divine par
diverses conceptions, car chacune d’elles est imparfaite ; en effet, si
l’une d’elles йtait parfaite, il y en aurait seulement une, comme il y a
seulement un verbe de l’intelligence divine.
Il y a donc
dans notre intelligence plusieurs conceptions reprйsentant l’essence
divine ; par consйquent, l’essence divine correspond а chacune d’elles
comme une rйalitй correspond а son image imparfaite ; et ainsi, toutes ces
conceptions de l’intelligence sont vraies, bien qu’il y ait plusieurs
conceptions pour une unique rйalitй. Et parce que les noms ne signifient les
rйalitйs que par l’intermйdiaire du concept, comme il est dit au premier livre
du Pйri Hermкneias, plusieurs noms
sont donnйs а une rйalitй unique, selon diverses faзons de penser, ou selon
diverses raisons formelles, ce qui est la mкme chose ; et cependant, а
tous ceux-ci correspond quelque chose dans la rйalitй.
Rйponse aux objections :
1° La science ne
se rapporte а l’йtant comme un ajout que dans la mesure oщ l’intelligence
considиre distinctement la science d’un йtant et son essence, car l’addition
prйsuppose la distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne sont
distinguйs — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — que du point de vue de
notre maniиre de connaоtre, la science aussi ne se rapporte en lui а son
essence comme un ajout que du point de vue de notre maniиre de connaоtre.
2° On ne peut pas
dire en vйritй que la science en Dieu signifie une autre perfection que
l’essence, mais on peut dire qu’elle est signifiйe а la faзon d’une autre
perfection, dans la mesure oщ notre intelligence donne les noms susdits d’aprиs
les diverses conceptions qu’il a de Dieu.
3° Puisque les
noms sont les signes des concepts, un nom se rapporte а la totalitй d’une rйalitй
а signifier comme l’intelligence s’y rapporte lorsqu’elle pense. Or notre
intelligence peut penser Dieu tout entier, mais pas totalement : tout
entier, parce qu’il est nйcessaire qu’on pense de lui soit le tout, soit rien,
puisqu’il n’y a pas en lui la partie et le tout ; mais je dis non
totalement, parce que l’intelligence ne le connaоt pas parfaitement, autant
qu’il est lui-mкme connaissable dans sa nature. De mкme, celui qui connaоt
cette conclusion : « la diagonale est incommensurable au cфtй »
de faзon probable, c’est-а-dire parce que tout le monde le dit, ne la connaоt
pas totalement, car il n’est pas parvenu au mode de connaissance parfait en
lequel elle peut кtre connue, bien qu’il la connaisse tout entiиre, n’ignorant
aucune de ses parties. Semblablement aussi, les noms qui sont dits de Dieu le
signifient donc tout entier, mais non totalement.
4° Ce qui est en
Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les crйatures avec quelque
dйfaut ; pour cette raison, si nous attribuons а Dieu une chose trouvйe
dans les crйatures, il est nйcessaire que nous retirions tout ce qui relиve de
l’imperfection, afin que seul demeure ce qui relиve de la perfection, car la
crйature n’imite Dieu qu’а ce point de vue. Donc, je dis que la science qui se
trouve en nous a de la perfection et de l’imperfection. Sa certitude relиve de
sa perfection, car ce qui est su est connu de faзon certaine. Mais а son
imperfection se rattache le processus discursif de l’intelligence allant des
principes aux conclusions sur lesquelles porte la science ; en effet, ce
processus discursif se produit uniquement parce que l’intelligence qui connaоt
les principes ne connaоt les conclusions qu’en puissance ; car si elle les
connaissait en acte, il n’y aurait pas lа de processus discursif, puisque le
mouvement n’est qu’un passage de puissance а acte. La science se dit donc en
Dieu quant а la certitude sur les rйalitйs connues, mais non quant au susdit
processus discursif, qui ne se trouve pas non plus parmi les anges, comme dit
Denys.
5° Bien que rien
ne soit pour Dieu plus connu ou moins connu, si l’on considиre le mode du
connaissant, car il voit tout d’un mкme regard, cependant, si l’on considиre le
mode de la rйalitй connue, Dieu sait que certaines choses sont plus
connaissables en elles-mкmes, et d’autres moins ; par exemple, la plus
connaissable entre toutes est son essence, par laquelle il connaоt toutes
choses, et par nul processus discursif, puisqu’en mкme temps qu’il voit son
essence il voit toutes choses. Donc, mкme quant а cet ordre que l’on peut
considйrer dans la connaissance divine du cфtй des objets connus, la notion de
science est conservйe en Dieu, car il connaоt toutes choses principalement par
leur cause.
6° Cette parole
d’Algazel doit s’entendre de notre science, que nous acquйrons parce que les
rйalitйs impriment leurs ressemblances dans nos вmes ; mais dans la
connaissance de Dieu, c’est l’inverse, car les formes dйrivent de son
intelligence vers toutes les crйatures. Donc, de mкme que la science est en
nous une empreinte des rйalitйs dans nos вmes, de mкme, а l’inverse, les formes
des rйalitйs ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les
rйalitйs.
7° La science que
l’on pose en Dieu n’existe pas а la faзon d’un habitus mais plutфt а la faзon
d’un acte, car Dieu connaоt toujours tout en acte.
8°
L’effet
ne procиde de la cause agente que suivant la condition de la cause ; aussi
tout effet qui procиde selon une science suit-il la dйtermination de la
science, qui dйlimite ses circonstances ; voilа pourquoi les rйalitйs dont
la science de Dieu est la cause ne se produisent qu’au moment dйterminй par
Dieu pour qu’elles se produisent ; il n’est pas donc pas nйcessaire que
les rйalitйs existent de toute йternitй, bien que la science de Dieu ait йtй en
acte de toute йternitй.
9° On dit que
l’intelligence sait d’une chose ce qu’elle est, quand elle la dйfinit,
c’est-а-dire lorsqu’elle conзoit au sujet de cette rйalitй une forme qui
correspond en tout а cette rйalitй. Or il ressort de ce qu’on a dйjа dit que
tout ce que notre intelligence conзoit au sujet de Dieu est imparfait а le
reprйsenter ; voilа pourquoi ce qu’est Dieu lui-mкme nous demeure toujours
cachй, et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de lui dans
l’йtat de voie est de savoir que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons
de lui, comme Denys le montre au premier chapitre de la Thйologie mystique.
10° Il est dit que
Dieu « йchappe а toute forme de notre intelligence », non en sorte
qu’aucune forme de notre intelligence ne le reprйsente en quelque faзon, mais
parce qu’aucune ne le reprйsente parfaitement.
11° La notion que
le nom signifie, c’est la dйfinition, comme il est dit au quatriиme livre de la
Mйtaphysique ; voilа pourquoi le
nom qui appartient en propre а la rйalitй, c’est celui dont le signifiй est la
dйfinition [de cette rйalitй] ; et parce que, comme on l’a dit, aucune
notion signifiйe par un nom ne dйfinit Dieu lui-mкme, aucun nom donnй par nous
n’est proprement son nom, mais il est proprement le nom de la crйature qui est
dйfinie par la notion signifiйe par le nom ; et cependant ces noms, qui
sont des noms de crйatures, sont attribuйs а Dieu, parce que sa ressemblance
est reprйsentйe en quelque faзon dans les crйatures.
12° La science qui
est attribuйe а Dieu n’est pas une qualitй ; en outre, la qualitй qui
vient s’ajouter а la quantitй est une qualitй corporelle, non une qualitй
spirituelle comme la science. Article 2 : Dieu se connaоt-il, a-t-il
science de lui-mкme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Celui qui a
une science est, par sa science, en relation а l’objet su. Or, comme dit Boиce
au livre sur la Trinitй, « en
Dieu, l’essence contient l’unitй, la relation diversifie la trinitй », i. e. la trinitй des Personnes. Il
est donc nйcessaire qu’en Dieu l’objet su soit personnellement distinct de
celui qui a la science. Or la distinction des Personnes en Dieu n’autorise pas
la tournure rйflexive : en effet, on ne dit pas que le Pиre s’est engendrй
parce qu’il a engendrй le Fils. On ne doit donc pas accorder qu’il y ait en
Dieu la connaissance de soi-mкme.
2° Il est dit au
livre des Causes : « Tout
ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour complet. »
Or Dieu ne revient pas а son essence, puisqu’il ne sort jamais de son essence,
et qu’il ne peut y avoir de retour lorsque nul dйpart n’a prйcйdй. Dieu ne
connaоt donc pas son essence, et ainsi, il n’a pas science de lui-mкme.
3° La science est
l’assimilation de celui qui a la science а la rйalitй sue. Or rien n’est
semblable а soi-mкme car, comme dit saint Hilaire, « il n’y a pas de
ressemblance а soi-mкme ». Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.
4° La science ne
porte que sur l’universel. Or Dieu n’est pas un universel, car tout universel
est obtenu par abstraction, et rien ne peut кtre abstrait de Dieu, puisqu’il
est trиs simple. Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.
5° Si Dieu avait
science de lui-mкme, il se penserait, puisque penser est plus simple que savoir
et par consйquent doit кtre davantage attribuй а Dieu. Or Dieu ne se pense pas.
Il n’a donc pas non plus science de lui-mкme. Preuve de la mineure : saint
Augustin dit au livre des 83 Questions,
qu. 16 : « Tout ce qui se pense soi-mкme, se comprend. » Or
rien ne peut кtre compris s’il n’est fini, comme saint Augustin le montre au
mкme endroit. Dieu ne se pense donc pas.
6° Au mкme
endroit, saint Augustin argumente ainsi : « Et notre intelligence ne
tient pas а кtre infinie, mкme si elle le pouvait, parce qu’elle entend кtre
connue d’elle-mкme. » D’oщ l’on dйduit que ce qui veut se connaоtre ne veut
pas кtre infini. Or Dieu veut кtre infini, puisqu’il l’est ; en effet,
s’il йtait quelque chose qu’il ne voudrait pas кtre, il ne serait pas
suprкmement heureux. Il ne veut donc pas кtre connu de lui-mкme ; il ne se
connaоt donc pas.
7° [Le rйpondant] disait que, bien que Dieu
soit et veuille кtre infini au plein sens du terme, cependant il n’est pas
infini pour lui-mкme, mais fini, et il ne veut pas non plus кtre infini de la
sorte. En sens contraire : comme il est dit au
troisiиme livre de la Physique, on
dit qu’une chose est infinie en ce sens qu’elle est infranchissable, et finie
dans la mesure oщ elle est franchissable. Or, comme cela est prouvй au sixiиme
livre de la Physique, l’infini ne
peut кtre franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne peut donc, tout en
йtant infini, кtre fini pour lui-mкme.
8° Ce qui est bon
pour Dieu, l’est dans l’absolu. Ce qui est fini pour Dieu, l’est donc aussi
dans l’absolu. Or Dieu n’est pas fini dans l’absolu ; ni, par consйquent,
fini pour lui-mкme.
9° Dieu ne se
connaоt que dans la mesure oщ il se rapporte а lui-mкme. Si donc il est fini
pour lui-mкme, il se connaоtra lui-mкme de faзon finie. Or il n’est pas fini.
Il se connaоtra donc autrement qu’il n’est ; et ainsi, il aura de lui-mкme
une connaissance fausse.
10° Parmi ceux qui
connaissent Dieu, l’un connaоt plus que l’autre pour autant que son mode de
connaissance dйpasse le mode de connaissance de l’autre. Or Dieu se connaоt
infiniment plus qu’il n’est connu d’aucun autre. Le mode par lequel il se
connaоt est donc infini ; il se connaоt donc lui-mкme infiniment, et
ainsi, il n’est pas fini pour lui-mкme.
11° Voici comment
Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions
que nul ne peut penser une rйalitй plus qu’un autre : « Quiconque
entend une chose autrement qu’elle n’est, se trompe ; et quiconque se
trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. Ainsi, quiconque entend une
chose autrement qu’elle n’est, ne la conзoit pas : on ne peut donc
concevoir une chose que telle qu’elle est. » Or, puisque la rйalitй est
d’une faзon unique, elle est pensйe par tous d’une faзon unique ; voilа
pourquoi « aucune rйalitй n’est mieux pensйe par l’un que par
l’autre ». Si donc Dieu se pensait lui-mкme, il ne se penserait pas plus
qu’il n’est pensй par d’autres, et ainsi, la crйature serait а quelque titre
йgale au Crйateur, ce qui est absurde.
En sens contraire :
1° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
« la Sagesse divine, en se connaissant elle-mкme, connaоt toutes les
autres choses ». Dieu se connaоt donc surtout lui-mкme.
Solution :
Dire que
quelque chose se connaоt soi-mкme, c’est dire qu’il est connaissant et connu.
Il est donc nйcessaire, pour considйrer de quelle faзon Dieu peut se connaоtre
lui-mкme, de voir quelle nature peut permettre а quelque chose d’кtre
connaissant et connu.
Il faut donc
savoir qu’une rйalitй se trouve parfaite de deux faзons : d’abord par la
perfection de son кtre, lequel lui convient en raison de son espиce propre. Or,
parce que l’кtre spйcifique d’une rйalitй est distinct de l’кtre spйcifique
d’une autre, en n’importe quelle rйalitй crййe la perfection considйrйe
absolument fait d’autant plus dйfaut а la perfection susdite en chaque rйalitй,
qu’il se trouve davantage de perfection dans les autres espиces ; de sorte
que la perfection de toute rйalitй considйrйe en soi est imparfaite, йtant une
partie de la perfection de l’univers entier, qui rйsulte des perfections
rйunies des rйalitйs singuliиres. Aussi, pour qu’il y ait un remиde а cette
imperfection, il se trouve un autre mode de perfection dans les rйalitйs
crййes, en tant que la perfection qui est propre а une rйalitй se rencontre
dans une autre rйalitй ; et telle est la perfection du connaissant comme
tel, car quelque chose est connu par le connaissant dans la mesure oщ le connu
est lui-mкme en quelque faзon dans le connaissant ; voilа pourquoi il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
« l’вme est en quelque sorte toutes choses », parce qu’elle est de
nature а connaоtre toutes choses. Et selon ce mode, il est possible que la
perfection de tout l’univers existe en une seule rйalitй. Telle est par
consйquent la derniиre perfection а laquelle l’вme puisse parvenir, d’aprиs les
philosophes : qu’en elle soit dйcrite la perfection de tout l’ordre de
l’univers et de ses causes ; et c’est mкme en cela qu’ils posиrent la fin
ultime de l’homme, elle qui sera selon nous dans la vision de Dieu, car suivant
saint Grйgoire, « que ne verraient-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit
tout ? »
Or la
perfection d’une rйalitй ne peut pas кtre en une autre avec l’кtre dйterminй
qu’elle avait dans la premiиre rйalitй ; aussi est-il nйcessaire, pour que
cette perfection soit de nature а кtre dans l’autre rйalitй, qu’elle soit
considйrйe sans les choses qui sont de nature а la dйterminer. Et parce que les
formes et les perfections des rйalitйs sont dйterminйes par la matiиre, de lа
vient qu’une rйalitй est connaissable dans la mesure oщ elle est sйparйe de la
matiиre. Il est donc nйcessaire que ce en quoi une telle perfection de la
rйalitй est reзue soit lui aussi immatйriel ; car s’il йtait matйriel, la
perfection serait reзue en lui avec un кtre dйterminй ; et ainsi, elle ne
serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-а-dire а la
faзon dont la perfection qui existe en l’une est de nature а кtre dans l’autre.
Voilа pourquoi les anciens philosophes se sont trompйs, eux qui ont affirmй que
le semblable йtait connu par le semblable, voulant signifier par lа que l’вme,
qui connaоt toutes choses, йtait matйriellement constituйe de toutes choses, en
sorte qu’elle connыt la terre par la terre, l’eau par l’eau, et ainsi de suite.
En effet, ils estimиrent que la perfection de la rйalitй connue devait exister
dans le connaissant а la faзon dont son кtre est dйterminй dans sa nature
propre. Or ce n’est pas ainsi que la forme de la rйalitй connue est reзue dans
le connaissant ; aussi le Commentateur dit-il au troisiиme livre sur l’Вme que le mode de rйception par lequel
les formes sont reзues dans l’intellect possible et dans la matiиre prime n’est
pas le mкme, car il est nйcessaire qu’une chose soit reзue immatйriellement
dans l’intelligence qui connaоt.
Et ainsi, nous
voyons que, dans les rйalitйs, la nature de la connaissance se trouve suivre
l’ordre de l’immatйrialitй : en effet, les plantes et les autres choses
qui leur sont infйrieures ne peuvent rien recevoir immatйriellement, et c’est
pourquoi elles sont privйes de toute connaissance, comme cela est clair au
deuxiиme livre sur l’Вme. Le sens,
lui, reзoit certes des espиces sans matiиre, mais nйanmoins avec des conditions
matйrielles. L’intelligence reзoit des espиces dйpouillйes mкme des conditions
matйrielles. Semblablement, il y a aussi un ordre dans les choses
connaissables. En effet, les rйalitйs matйrielles, comme dit le Commentateur,
ne sont intelligibles que parce que nous les rendons intelligibles, car elles
sont intelligibles en puissance seulement, mais sont rendues intelligibles en
acte par la lumiиre de l’intellect agent, comme les couleurs sont elles aussi
rendues visibles en acte par la lumiиre du soleil. En revanche, les rйalitйs
immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes ; elles sont donc mieux
connues par nature, bien qu’elles soient moins connues de nous. Ainsi Puis donc
que Dieu, йtant entiиrement exempt de toute potentialitй, est dans une extrкme
sйparation de la matiиre, il reste qu’il est au plus haut point apte а
connaоtre et au plus haut point connaissable ; donc, autant sa nature a
rйellement l’кtre, autant la notion de connaissabilitй lui convient. Et parce
que dans la mesure oщ sa nature lui appartient, Dieu est, il connaоt aussi, lui
qui est au plus haut point apte а connaоtre, dans la mesure oщ sa nature lui
appartient ; c’est pourquoi Avicenne dit au huitiиme livre de sa Mйtaphysique : « Il se pense
et s’apprйhende lui-mкme en ceci que sa quidditй dйpouillйe » — i. e. dйpouillйe de la matiиre —
« appartient а la rйalitй qu’il est lui-mкme. »
Rйponse aux objections :
1° En Dieu, la
trinitй des Personnes est diversifiйe par les relations qui sont rйellement en
lui, а savoir les relations d’origine ; mais la relation qui est connotйe
lorsqu’on dit « Dieu a science de lui-mкme » est une relation non pas
rйelle, mais seulement de raison ; en effet, chaque fois que le mкme est
rйfйrй а soi, une telle relation n’est pas quelque chose dans la rйalitй, mais
seulement dans la raison, йtant donnй que la relation rйelle exige deux
extrйmitйs.
2° La tournure
employйe quand on dit : « Le connaisseur de soi revient а son
essence », est une tournure mйtaphorique ; en effet, il n’y a pas de
mouvement dans le penser, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Physique. Il n’y a donc pas lа non plus,
а proprement parler, de dйpart ou de retour, mais on dit qu’il y a processus ou
mouvement parce qu’on se rend d’une chose connaissable а une autre ; et en
nous, cela se fait assurйment par un certain processus discursif selon lequel
il y a une sortie et un retour dans notre вme au moment oщ elle se connaоt
elle-mкme. En effet, l’acte qui йmane d’elle se termine d’abord а l’objet,
ensuite elle fait retour sur l’acte, et enfin sur la puissance et l’essence,
puisque les actes sont connus au moyen des objets et les puissances au moyen
des actes. Mais dans la connaissance divine, comme on l’a dйjа dit, il n’y a
pas de processus discursif comme si Dieu allait а l’inconnu par le connu.
Nйanmoins, du cфtй des choses connaissables on peut trouver un certain circuit
dans sa connaissance, а savoir, lorsque connaissant son essence il regarde les
autres rйalitйs, en lesquelles il voit une ressemblance de son essence, et
qu’ainsi il revient d’une certaine faзon а son essence, sans pour autant
connaоtre son essence а partir d’autres rйalitйs, comme c’йtait le cas dans
notre вme. Et cependant, il faut savoir qu’au livre des Causes le retour а son essence n’est pas appelй autrement que
« la subsistance de la rйalitй en elle-mкme ». En effet, les formes
qui ne subsistent pas en elles-mкmes sont rйpandues sur autre chose, et
nullement rassemblйes en elles-mкmes ; mais les formes qui subsistent en
elles-mкmes sont rйpandues sur les autres rйalitйs, les perfectionnant ou
influant sur elles, de telle faзon qu’elles demeurent par soi en
elles-mкmes ; et c’est de cette faзon que Dieu revient parfaitement а son
essence car, pourvoyant а tout, et par suite sortant et procйdant pour ainsi
dire vers toutes choses, il demeure fixe en lui-mкme et non mкlй aux autres
choses.
3° La
ressemblance qui est une relation rйelle requiert la distinction des
rйalitйs ; mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison, il suffit
d’une distinction de raison entre les termes semblables.
4° L’universel
est intelligible parce qu’il est sйparй de la matiиre ; par consйquent,
les choses qui ne sont pas sйparйes de la matiиre par un acte de notre
intelligence mais sont par elles-mкmes libres de toute matiиre, sont
connaissables au plus haut point ; et ainsi, Dieu est intelligible au plus
haut point, bien qu’il ne soit pas un universel.
5°
Dieu,
а la fois, a science de lui-mкme, se pense et se comprend, bien que, absolument
parlant, il soit infini. En effet, il n’est pas infini par privation, car la
notion de l’infini par privation se rattache а la quantitй : il comporte
en effet une partie aprиs l’autre, а l’infini. Si donc il doit кtre connu sous
l’aspect de son infinitй, c’est-а-dire de telle faзon qu’il soit connu partie
aprиs partie, il ne pourra nullement кtre compris, car on ne pourra jamais
arriver а la fin, puisqu’il n’a pas de fin. Mais Dieu est appelй infini par
nйgation, c’est-а-dire que son essence n’est pas limitйe par quelque chose. En
effet, toute forme reзue en quelque chose a son terme selon le mode de ce qui
reзoit ; puis donc que l’кtre divin, йtant lui-mкme son кtre, n’est pas
reзu en quelque chose, en ce sens son кtre n’est pas fini, et par consйquent son
essence est appelйe infinie. Et parce qu’en n’importe quelle intelligence crййe
la puissance cognitive, йtant reзue en quelque chose, est finie, notre
intelligence ne peut parvenir а connaоtre Dieu aussi clairement qu’il est
connaissable ; et par consйquent il ne peut le comprendre, car il ne
parvient pas en lui au terme de la connaissance, ce qui est comprendre, comme
on l’a dйjа dit. Par contre, de la mкme faзon que l’essence de Dieu est
infinie, sa puissance cognitive est aussi infinie : sa connaissance est donc
aussi efficace que son essence ; voilа pourquoi il parvient а la parfaite
connaissance de soi. Et si l’on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que par une
telle comprйhension une limite soit fixйe au connu lui-mкme, mais c’est en
raison de la perfection de cette connaissance а laquelle rien ne manque.
6° Puisque par sa
nature notre intelligence est finie, elle ne peut comprendre ou penser
parfaitement un infini ; voilа pourquoi, si l’on suppose que la nature de
l’intelligence est telle, l’argument de saint Augustin est probant ; mais
la nature de l’intelligence divine est autre, et c’est pourquoi la conclusion
ne suit pas.
7° En rigueur de
termes, Dieu n’est а proprement parler fini ni pour les autres ni pour
lui-mкme ; mais si on le dit fini pour lui-mкme, c’est parce qu’il est
connu par lui-mкme tout comme quelque chose de fini est connu par une
intelligence finie. En effet, de mкme que l’intelligence finie peut parvenir au
terme de la connaissance dans le cas d’une rйalitй finie, de mкme l’intelligence
de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-mкme. Mais la notion
d’infini qui a le sens d’infranchissable est celle de l’infini par privation,
qui est йtranger а notre propos.
8°
Pour
tous ces prйdicats qui signifient la quantitй et regardent la perfection, si
une chose est telle par rapport а Dieu, il s’ensuit qu’elle est telle dans
l’absolu ; par exemple, si une chose est grande par rapport а Dieu, alors
elle est grande dans l’absolu. Mais pour ceux qui regardent l’imperfection,
cela ne s’ensuit pas : en effet, si une chose est petite par rapport а
Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite dans l’absolu ; car toutes
choses, comparйes а Dieu, ne sont rien, et pourtant elles ne sont pas rien dans
l’absolu. Donc, ce qui est bon par rapport а Dieu, est bon dans l’absolu ;
mais si une chose est finie pour Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit finie
dans l’absolu, car le fini se rattache а une certaine imperfection, mais le
bien, а une perfection ; dans les deux cas, cependant, est tel dans
l’absolu ce qui au jugement de Dieu est trouvй tel.
9° Quand on
dit : « Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie », cela peut
s’entendre en deux sens : d’abord en sorte que « faзon » se
rйfиre а la rйalitй connue ; le sens est alors qu’il connaоt qu’il est
fini ; et avec ce sens la proposition est fausse, car dans ce cas sa
connaissance serait fausse. Ensuite, en sorte que « faзon » soit
rйfйrй au connaissant, et ainsi, on peut encore distinguer : d’abord de
telle sorte que l’expression « de faзon finie » ne signifie rien
d’autre que « de faзon parfaite » ; on dit alors qu’il connaоt
de faзon finie, parce qu’il parvient au terme de la connaissance ; et
ainsi, Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie. Ensuite de telle sorte que
l’expression « de faзon finie » concerne l’efficace de la
connaissance, et en ce sens il se connaоt de faзon infinie, car sa connaissance
est infiniment efficace. Et qu’il soit fini pour lui-mкme de la faзon
susmentionnйe, ne permet de conclure qu’il se connaоt de faзon finie que dans
le sens oщ l’on a dit que c’йtait vrai.
10° Ce
raisonnement vaut dans la mesure oщ l’expression « de faзon finie »
regarde l’efficace de la connaissance ; et dans ce cas, il est clair qu’il
ne se connaоt pas de faзon finie.
11° Quand nous
disons que l’un pense plus que l’autre, cela peut s’entendre de deux
faзons : d’abord en sorte que le mot « plus » concerne le mode
de la rйalitй connue, et ainsi, aucun parmi les кtres pensants ne pense plus
que l’autre au sujet de la rйalitй pensйe, en tant que telle ; en effet,
quiconque attribue а la rйalitй pensйe plus ou moins que ne comporte la nature
de la rйalitй, se trompe et ne pense pas. Ensuite, on peut rйfйrer cela au mode
du connaissant ; et dans ce cas, l’un pense plus que l’autre dans la
mesure oщ il pense avec plus de pйnйtration que l’autre, comme l’ange comparй а
l’homme, et Dieu а l’ange, et ce а cause d’une plus puissante facultй de
pensйe. Et la tournure employйe dans cette preuve, а savoir :
« penser une rйalitй autrement qu’elle n’est », est а distinguer semblablement ;
en effet, si le mot « autrement » dйsigne le mode de la rйalitй
connue, alors aucun кtre pensant ne pense la rйalitй autrement qu’elle n’est,
car ce serait penser que la rйalitй est autrement qu’elle n’est ; mais si
« autrement » dйsigne le mode du connaissant, alors n’importe quel
кtre qui pense une rйalitй matйrielle la pense autrement qu’elle n’est, car la
rйalitй matйrielle, qui a l’кtre matйriellement, est pensйe seulement de faзon
immatйrielle. Article 3 : Dieu connaоt-il d’autres choses
que lui-mкme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’objet pensй
est une perfection de celui qui pense. Or rien d’autre que Dieu ne peut кtre
une perfection de Dieu, car en ce cas il y aurait quelque chose de plus noble
que lui. Donc rien d’autre que lui ne peut кtre pensй par lui.
2° [Le rйpondant] disait que la rйalitй ou
la crйature, selon qu’elle est connue par Dieu, fait un avec lui. En sens contraire : la crйature ne fait un avec Dieu
que selon qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaоt la crйature que selon
qu’elle fait un avec lui, il ne connaоtra la crйature que selon qu’elle est en
lui ; et ainsi, il ne la connaоtra pas en sa nature propre.
3° Si
l’intelligence divine connaоt la crйature, elle la connaоt soit par son
essence, soit par une autre chose extrinsиque. Si c’йtait par autre chose, un
mйdium extrinsиque, alors, puisque tout mйdium par lequel on connaоt est une
perfection du connaissant — car il est la forme de celui-ci en tant qu’il est
connaissant, comme on le voit clairement pour l’espиce de la pierre dans la
pupille —, il s’ensuivrait qu’une chose extйrieure а Dieu serait sa perfection,
ce qui est absurde. Et si l’intelligence divine connaоt la crйature par son
essence, alors, puisque son essence est autre chose que la crйature, il
s’ensuivra qu’il connaоtra une chose а partir d’une autre. Or toute
intelligence qui connaоt une chose а partir d’une autre est une intelligence
qui procиde discursivement et en raisonnant. Il y a donc dans l’intelligence
divine un processus discursif, et ainsi, elle sera imparfaite, ce qui est
absurde.
4° Le mйdium par
lequel une rйalitй est connue doit кtre proportionnй а ce qui est connu par
lui. Or l’essence divine n’est pas proportionnйe а la crйature elle-mкme,
puisqu’elle la dйpasse а l’infini et qu’il n’y a aucune proportion entre
l’infini et le fini. Dieu ne peut donc pas, en connaissant son essence,
connaоtre la crйature.
5° Le Philosophe
prouve au onziиme livre de la Mйtaphysique
que Dieu se connaоt seulement lui-mкme. Or « seulement » a le mкme
sens que « pas avec autre chose ». Il ne connaоt donc pas les choses
autres que lui.
6° S’il connaоt
d’autres choses que lui, alors, puisqu’il se connaоt lui-mкme, il connaоtra
lui-mкme et les autres choses soit par une mкme raison formelle, soit par des
raisons formelles diffйrentes. Si c’est par la mкme, alors, puisqu’il se
connaоt par son essence, il s’ensuit qu’il connaоtra aussi les autres rйalitйs
par leurs essences, ce qui est impossible. Et si c’est par des raisons
formelles diffйrentes, alors, puisque la connaissance du connaissant dйpend de
la raison formelle par laquelle l’objet est connu, il se produira que de la
multiplicitй et de la diversitй se rencontreront dans la connaissance divine,
ce qui s’oppose а la simplicitй divine. Dieu ne connaоt donc aucunement la
crйature.
7° La crйature
est plus distante de Dieu que la Personne du Pиre n’est distante de la nature
de la dйitй. Or Dieu ne connaоt pas par le mкme [mйdium] qu’il est Dieu et
qu’il est Pиre : car dans la proposition « Il connaоt qu’il est
Pиre », la notion de Pиre est incluse, mais ne l’est pas dans
celle-ci : « Il connaоt qu’il est Dieu. » Donc а bien plus forte
raison, s’il connaоt la crйature, il connaоtra soi-mкme et la crйature par des
raisons formelles diffйrentes, ce qui est absurde, comme on l’a prouvй.
8° Les principes
de l’кtre et du connaоtre sont les mкmes. Or le Pиre n’est pas Pиre et Dieu par
le mкme [principe], comme dit saint Augustin. Le Pиre ne connaоt donc pas par
le mкme [principe] qu’il est Pиre et qu’il est Dieu ; et а bien plus forte
raison, s’il connaоt la crйature, il ne connaоtra pas par le mкme [principe]
lui-mкme et la crйature.
9° La science est
assimilation de celui qui sait а l’objet su. Or, entre Dieu et la crйature,
l’assimilation est minime, puisque la distance y est trиs grande. Dieu a donc
des crйatures une connaissance minime, voire nulle.
10° Tout ce que
Dieu connaоt, il le voit. Or Dieu ne voit rien а l’extйrieur de lui-mкme, comme
dit saint Augustin au livre des 83 Questions.
Il ne connaоt donc rien non plus en dehors de lui.
11° Le rapport
entre la crйature et Dieu est identique а celui entre le point et la
ligne ; c’est pourquoi Trismйgiste a dit : « Dieu est une sphиre
intelligible dont le centre est partout et la circonfйrence nulle part »,
entendant par « centre » la crйature, comme l’explique Alain. Or rien
ne se perd de la quantitй de la ligne, si l’on en retire un point. Rien non
plus, donc, ne se perd de la perfection divine, si la connaissance de la
crйature lui est retirйe. Or tout ce qui est en lui relиve de sa perfection,
puisque rien n’est en lui de faзon accidentelle. Il n’a donc pas connaissance
des crйatures.
12° Tout ce que
Dieu connaоt, il le connaоt de toute йternitй, йtant donnй que sa science ne
varie pas. Or tout ce qu’il connaоt est йtant, car il n’y a de connaissance que
de l’йtant. Tout ce que Dieu connaоt a donc existй de toute йternitй. Or aucune
crйature n’a existй de toute йternitй. Il ne connaоt donc aucune crйature.
13° Tout ce qui
est perfectionnй par une autre chose, a en soi une puissance passive
relativement cette chose, car la perfection est comme la forme du parfait. Or
Dieu n’a pas en lui-mкme de puissance passive ; en effet, celle-ci est
principe de transmutation, laquelle est йtrangиre а Dieu. Il n’est donc pas
perfectionnй par autre chose que lui. Or la perfection du connaissant dйpend de
la chose connaissable, car la perfection du connaissant est dans ce qu’il
connaоt en acte, et qui n’est autre que la chose connaissable. Dieu ne connaоt
donc pas autre chose que lui-mкme.
14° Comme il est
dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
« le moteur est par nature antйrieur а ce qui est mы ». Or, de mкme
que le sensible meut le sens, comme il est dit au mкme endroit, de mкme
l’intelligible meut l’intelligence. Si donc Dieu pensait quelque chose d’autre
que lui, il s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а lui ; ce qui
est absurde.
15°
Tout
ce qui est pensй cause une dйlectation dans le sujet qui pense ; c’est
pourquoi on lit au premier livre de la Mйtaphysique :
« Tous les hommes, par nature, dйsirent savoir ; et la preuve en est
la dйlectation des sens », suivant la leзon de certains livres. Si donc
Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-mкme, cette autre chose serait
la cause d’une dйlectation en lui, ce qui est absurde.
16° Rien n’est
connu que par sa nature d’йtant. Or la crйature tient plus du non-кtre que de
l’кtre, comme on le voit chez saint Ambroise et en de nombreuses paroles de
saints. La crйature est donc pour Dieu plus inconnue que connue.
17° Rien n’est
apprйhendй que dans la mesure oщ il est vrai, de mкme que rien n’est recherchй
que dans la mesure oщ il est bon. Or dans l’Йcriture, les crйatures visibles
sont comparйes а un mensonge, comme on le voit clairement en Eccli. 34,
2 : « Comme celui qui embrasse l’ombre et poursuit la chaleur, tel
est celui qui s’attache а des visions mensongиres. » Les crйatures sont
donc pour Dieu plus inconnues que connues.
18° [Le rйpondant] disait que la crйature
n’est appelйe non-йtant que par rapport а Dieu. En
sens contraire : la crйature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle lui
est rapportйe. Si donc la crйature, en tant qu’elle est rapportйe а Dieu, est
un mensonge et un non-йtant, inconnaissable par consйquent, elle ne pourra
aucunement кtre connue par Dieu.
19° Il n’est rien
dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans le sens. Or on ne peut pas poser
en Dieu la connaissance sensitive, car elle est matйrielle. Il ne pense donc
pas les rйalitйs crййes, puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.
20° Les rйalitйs
sont principalement connues par leurs causes, et surtout par les causes qui
portent sur l’кtre de la rйalitй. Or, parmi les quatre causes, l’efficiente et
la finale sont les causes du devenir, tandis que la forme et la matiиre sont
causes de l’кtre de la rйalitй, car elles entrent dans sa constitution. Or Dieu
est cause seulement efficiente et finale des rйalitйs. Ce qu’il connaоt des
crйatures est donc minime.
En sens contraire :
1° Hйbr. 4,
13 : « Tout est а nu et а dйcouvert а ses yeux. »
2° Si l’un de
deux relatifs est connu, l’autre est connu. Or le principe et le principiй se
disent relativement. Puis donc que Dieu est principe des rйalitйs par son
essence, il connaоt les crйatures en connaissant son essence.
3° Dieu est omnipotent.
Il doit donc, pour la mкme raison, кtre appelй omniscient ; il ne connaоt
donc pas seulement les rйalitйs dont on a la fruition, mais aussi celles dont
on use.
4° Anaxagore a
posй que l’intelligence « est sans mйlange afin de connaоtre toutes choses » ;
et il en est louй par le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’intelligence divine est au
plus haut point sans mйlange et pure. Elle connaоt donc toutes choses au plus
haut point, pas seulement elle-mкme mais aussi les autres choses.
5° Plus une
substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle peut comprendre.
Or Dieu est une substance trиs simple. Il peut donc comprendre les formes de
toutes les rйalitйs ; il connaоt donc toutes les rйalitйs, et pas
seulement lui-mкme.
6° « Ce par
quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage », suivant le
Philosophe. Or Dieu est la cause de la connaissance des crйatures pour tous
ceux qui les connaissent : en effet, il est lui-mкme « la vraie
lumiиre qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il
connaоt donc au plus haut point les crйatures.
7° Comme saint
Augustin le prouve au livre sur la Trinitй,
rien n’est aimй s’il n’est connu. Or Dieu « aime tout ce qui est »
(Sg 11, 25). Il connaоt donc aussi toutes choses.
8° Il est dit au
Psaume 93, 9 : « Celui qui a formй l’њil, ne voit-il
pas ? », comme pour dire qu’il en est ainsi. Donc Dieu lui-mкme, qui
a fait toutes choses, considиre et connaоt toutes choses.
9° Il est dit
ailleurs dans un psaume : « C’est lui qui a formй un а un leurs
cњurs, et qui connaоt toutes leurs њuvres. » Or ici, le faзonneur des
cњurs est Dieu. Il connaоt donc les њuvres des hommes, et ainsi, d’autres
choses que lui-mкme.
10° La mкme chose
se dйduit de ce qui est dit ailleurs dans un psaume : « lui qui a
fait les cieux avec intelligence ». Donc lui-mкme pense les cieux qu’il a
crййs.
11° La cause une
fois connue — surtout la formelle —, l’effet est connu. Or Dieu est la cause
formelle exemplaire des crйatures. Puis donc qu’il se connaоt lui-mкme, il
connaоtra aussi les crйatures.
Rйponse :
Sans doute
aucun, il faut accorder non seulement que Dieu se connaоt lui-mкme, mais encore
qu’il connaоt toutes les autres choses ; et voici d’abord comment cela
peut se prouver. Tout ce qui tend naturellement vers une autre chose, tient
cela nйcessairement de quelque [principe] qui le dirige vers la fin, sinon il y
tendrait par hasard. Or nous trouvons dans les rйalitйs naturelles un appйtit
naturel par lequel chaque rйalitй tend vers sa fin ; il est donc nйcessaire
de poser, au-dessus de toutes les rйalitйs naturelles, une intelligence qui ait
ordonnй les rйalitйs naturelles а leurs fins, et mis en elles une inclination
ou un appйtit naturel. Mais une rйalitй ne peut pas кtre ordonnйe а une fin si
la rйalitй elle-mкme n’est pas connue en mкme temps que la fin а laquelle elle
doit кtre ordonnйe ; il est donc nйcessaire que dans l’intelligence
divine, de laquelle la nature des choses et l’ordre naturel dans les rйalitйs
tirent leur origine, il y ait une connaissance des rйalitйs naturelles ;
et cette preuve est indiquйe par le Psaume 93, 9 en ces termes :
« Celui qui a formй l’њil, ne voit-il pas ? », ce qui, comme dit
Maпmonide, йquivaut а dire : « Celui qui a faзonnй un њil ainsi
proportionnй а sa fin — qui est son acte, а savoir la vision — est-ce qu’il ne
considиre pas la nature de l’њil ? »
Mais nous
devons, au-delа, voir de quelle faзon il connaоt les crйatures. Il faut donc
savoir que, puisque tout agent agit dans la mesure oщ il est en acte, il est
nйcessaire que ce qui est effectuй par l’agent soit en quelque faзon dans
l’agent ; et de lа vient que tout agent opиre une chose semblable а lui.
Or tout ce qui est dans autre chose, y est selon le mode de ce qui
reзoit ; si donc un principe actif est matйriel, son effet est en lui
quasi matйriellement, car il y est comme dans une certaine vertu
matйrielle ; mais si le principe actif est immatйriel, son effet sera
aussi en lui de faзon immatйrielle. Or on a dйjа dit qu’une chose est connue
par autre chose dans la mesure oщ elle y est reзue immatйriellement ; et
de lа vient que les principes actifs matйriels ne connaissent pas leurs effets,
car leurs effets ne sont pas en eux tels qu’ils sont connaissables ; par
contre, dans les principes actifs immatйriels, les effets sont tels qu’ils sont
connaissables, puisqu’ils y sont immatйriellement ; c’est pourquoi tout
principe actif immatйriel connaоt son effet. De lа vient ce qui est dit au
livre des Causes :
« L’intelligence connaоt ce qui est sous elle en tant qu’elle en est la
cause. » Puis donc que Dieu est principe actif immatйriel des rйalitйs, il
s’ensuit qu’il y a en lui la connaissance de celles-ci.
Rйponse aux objections :
1° L’objet pensй
est une perfection de celui qui pense, non а travers la rйalitй qui est connue
— en effet, cette rйalitй est hors de celui qui pense —, mais а travers la
ressemblance de celle-ci, par laquelle elle est connue ; car la perfection
est dans le parfait, alors que ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme mais
une ressemblance de la pierre. Mais la ressemblance de la rйalitй pensйe est
dans l’intelligence de deux faзons : parfois comme autre chose que celui
mкme qui pense, et parfois comme l’essence mкme de celui qui pense. Par
exemple notre intelligence, en se connaissant elle-mкme, connaоt les autres
intelligences dans la mesure oщ elle est elle-mкme une ressemblance des autres
intelligences ; mais la ressemblance de la pierre qui existe en elle n’est
pas l’essence mкme de l’intelligence : au contraire, elle est reзue en
elle comme une forme dans une matiиre, pour ainsi dire. Or cette forme qui est
autre chose que l’intelligence se rapporte parfois а la rйalitй dont elle est
une ressemblance comme la cause de cette rйalitй, comme on le voit bien pour
l’intelligence pratique, dont la forme est cause de la rйalitй opйrйe ;
mais parfois elle est l’effet de la rйalitй, comme on le voit bien pour notre
intelligence spйculative qui reзoit la connaissance depuis les rйalitйs. Donc,
chaque fois que l’intelligence connaоt quelque rйalitй par une ressemblance qui
n’est pas l’essence de celui qui pense, l’intelligence est perfectionnйe par
autre chose qu’elle : mais si cette ressemblance est la cause de la
rйalitй, l’intelligence sera perfectionnйe seulement par la ressemblance, et
nullement par la rйalitй dont c’est la ressemblance, de mкme que ce n’est pas
la maison qui est une perfection de l’art, mais c’est plutфt l’inverse. Par
contre, si la ressemblance est un effet de la rйalitй, alors la rйalitй, elle
aussi, sera d’une certaine faзon une perfection de l’intelligence, а savoir
activement, sa ressemblance l’йtant formellement. Mais lorsque la ressemblance
de la rйalitй connue est l’essence mкme de celui qui pense, l’intelligence
n’est pas perfectionnйe par autre chose qu’elle-mкme, si ce n’est peut-кtre
activement, par exemple si son essence est causйe par autre chose. Or
l’intelligence divine n’a pas une science causйe par les rйalitйs, et la
ressemblance de la rйalitй, par laquelle il connaоt les rйalitйs, n’est autre
que son essence, qui n’est pas non plus causйe par autre chose ; par
consйquent, de ce qu’il connaоt les rйalitйs ne suit nullement que son
intelligence soit perfectionnйe par autre chose.
2° Dieu ne
connaоt pas les rйalitйs seulement selon qu’elles sont en lui, si l’expression
« selon que » se rapporte а la connaissance du cфtй de l’objet connu,
car il connaоt, dans les rйalitйs, non seulement l’кtre qu’elles ont en lui
selon qu’elles font un avec lui, mais aussi l’кtre qu’elles ont hors de lui
selon qu’elles diffиrent de lui. Mais si l’expression « selon que »
dйtermine la connaissance du cфtй du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne
connaоt les rйalitйs que selon qu’elles sont en lui, car il les connaоt par une
ressemblance de la rйalitй, ressemblance qui, existant en lui, lui est
identique.
3° Voici comment
Dieu connaоt les crйatures : selon qu’elles sont en lui. Or l’effet
existant dans une cause efficiente quelconque n’est pas autre chose qu’elle,
s’il s’agit de ce qui est une cause par soi — par exemple la maison, dans
l’art, n’est pas autre chose que l’art lui-mкme —, car l’effet est dans le
principe actif parce que le principe actif se l’assimile, et cela vient de ce
mкme par quoi il agit ; si donc un principe actif agit seulement par sa
forme, son effet est en lui parce qu’il a cette forme, et ne sera pas, en lui,
distinct de sa forme. Semblablement, puisque Dieu agit par son essence, son
effet n’est pas non plus en lui distinct de son essence, mais absolument
un ; voilа pourquoi ce par quoi il connaоt l’effet n’est pas autre chose
que son essence. Et cependant il ne s’ensuit pas que, lorsqu’il connaоt l’effet
en connaissant son essence, il y ait un processus discursif dans son
intelligence. Car on ne dit que l’intelligence procиde discursivement d’une
chose а l’autre que lorsqu’elle apprйhende l’une et l’autre au moyen
d’apprйhensions diffйrentes ; ainsi, l’intelligence humaine apprйhende la
cause et l’effet par des actes diffйrents, et c’est pourquoi l’on dit de celle
qui connaоt l’effet par les causes qu’elle procиde discursivement de la cause
vers l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes diffйrents que la
puissance cognitive se porte vers le mйdium par lequel elle connaоt et vers la
rйalitй connue, alors il n’y a aucun processus discursif dans la connaissance ;
ainsi, on ne dit pas de la vue qui connaоt une pierre au moyen de son espиce
existant en elle, ou qui connaоt par un miroir une rйalitй qui s’y reflиte,
qu’elle procиde discursivement, car c’est la mкme chose pour elle de se porter
vers la ressemblance de la rйalitй et vers la rйalitй qui est connue au moyen
d’une telle ressemblance. Or voici comment Dieu connaоt ses effets par son
essence : comme une rйalitй est connue au moyen de sa ressemblance ;
voilа pourquoi il connaоt d’une connaissance unique lui-mкme et les autres
choses, comme Denys le dit aussi au septiиme chapitre des Noms divins en ces termes : « Donc, Dieu n’a pas d’une
part une connaissance propre de lui-mкme, et d’autre part une connaissance
commune comprenant tous les existants. » Il n’y a donc aucun processus
discursif dans son intelligence.
4° Il y a deux
faзons de dire qu’une chose est proportionnйe а une autre : d’abord parce
qu’une proportion se remarque entre elles, comme nous disons que 4 est
proportionnй а 2 parce que 4 se rapporte а 2 dans la proportion du
double ; ensuite par maniиre de proportionnalitй, comme si nous disions
que 6 et 8 sont proportionnйs parce que, de mкme que 6 est double de 3, de mкme
8 est double de 4 : en effet, la proportionnalitй est la ressemblance des
proportions. Or en toute proportion, on considиre entre les choses dites
proportionnйes une relation mutuelle au sens d’un dйpassement dйterminй de
l’une sur l’autre ; aussi est-il impossible qu’un infini soit proportionnй
au fini par mode de proportion. Mais entre celles qui sont dites proportionnйes
par maniиre de proportionnalitй, on ne considиre pas une relation mutuelle,
mais une relation semblable de deux choses а deux autres ; et dans ce cas,
rien n’empкche qu’un infini soit proportionnй а un fini : car de mкme
qu’un certain fini est йgal а un autre fini, de mкme, un infini est йgal а un
autre infini. Et c’est de cette maniиre que le mйdium doit кtre proportionnй а
ce qui est connu par lui, а savoir : tel le rapport entre le mйdium et la
dйmonstration d’une chose, tel aussi doit кtre le rapport entre ce qui est
connu par ce mйdium et le fait que la chose soit dйmontrйe ; et ainsi,
rien n’empкche que l’essence divine soit le mйdium par lequel la crйature est
connue.
5° Il y a deux
faзons pour une chose d’кtre pensйe : d’abord en elle-mкme, а savoir
lorsque la puissance du regard est formellement dйterminйe par cette rйalitй
pensйe ou connue ; ensuite, une chose est vue dans une autre si, lorsque
cette autre est connu, elle aussi est connue. Dieu se connaоt donc seulement en
lui-mкme, et il connaоt les autres choses non en elles-mкmes mais en
connaissant son essence ; et c’est en ce sens que le Philosophe a dit que
Dieu se connaоt seulement lui-mкme ; et а cela s’accorde aussi la parole
de Denys au septiиme chapitre des Noms
divins : « Dieu, dit-il, connaоt les existants, non par une
science qui viendrait des existants, mais par une science qui vient de
lui-mкme. »
6° Si la raison
formelle de la connaissance est prise du cфtй du connaissant, Dieu connaоt par
la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses ; car а la fois le
connaissant, l’acte de connaissance, et l’intermйdiaire de connaissance sont
identiques. Mais si on la prend du cфtй de la rйalitй connue, alors il ne
connaоt pas par la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses, car il
n’y a pas pour lui-mкme et pour les autres choses une mкme relation au mйdium
par lequel il connaоt ; en effet, c’est par essence qu’il est identique а
ce mйdium, alors que les autres rйalitйs le sont par assimilation ; voilа
pourquoi il se connaоt seulement lui-mкme par essence, tandis qu’il connaоt les
autres choses par ressemblance ; cependant, c’est le mкme [mйdium] qui est
son essence et qui est une ressemblance des autres choses.
7° Du cфtй du
connaissant, c’est par une connaissance absolument identique que Dieu connaоt
qu’il est Dieu et qu’il est le Pиre ; mais du cфtй du connu, ce par quoi
il connaоt n’est pas identique ; en effet, il connaоt qu’il est Dieu par
la dйitй, et qu’il est Pиre par la paternitй, qui, du point de vue de notre
maniиre de connaоtre, n’est pas identique а la dйitй, bien que ce soit
rйellement une seule chose.
8° Ce qui est
principe de l’кtre est aussi principe du connaоtre, du cфtй de la rйalitй
connue, car c’est par ses principes qu’une rйalitй est connaissable ; mais
ce par quoi elle est connue, du cфtй du connaissant, c’est la ressemblance de
la rйalitй, ou de ses principes, ressemblance qui n’est pas principe d’кtre
pour la rйalitй elle-mкme, sauf peut-кtre dans la connaissance pratique.
9° La
ressemblance de deux choses entre elles peut кtre considйrйe de deux
faзons : d’abord au sens d’une convenance en nature, et une telle
ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu ; bien au
contraire, nous voyons parfois que la connaissance est d’autant plus pйnйtrante
qu’une telle ressemblance est moindre ; par exemple, йtant plus йloignйe
de la matiиre, la ressemblance qui est dans l’intelligence ressemble moins а la
pierre que celle qui est dans le sens, et pourtant, l’intelligence connaоt avec
plus de pйnйtration que le sens. Ensuite quant а la reprйsentation, et cette
ressemblance est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la
ressemblance entre la crйature et Dieu soit minime au sens d’une convenance en
nature, il y a cependant une trиs grande ressemblance en ce que l’essence
divine reprйsente la crйature de faзon trиs expressive ; aussi
l’intelligence divine connaоt-elle trиs bien la rйalitй.
10° Quand il est
dit que Dieu ne voit rien hors de lui-mкme, il faut l’entendre de ce en quoi il
voit, non de ce qu’il voit ; car ce en quoi il voit toutes choses est en
lui-mкme.
11° Bien que rien
ne se perde de la quantitй de la ligne si on lui retire un point en acte,
cependant, si on le lui retire en sorte qu’elle ne puisse pas se terminer au
point, la substance de la ligne sera perdue. Et il en est de mкme йgalement
pour Dieu ; en effet, rien n’est perdu pour Dieu si l’on pose que sa
crйature n’est pas ; mais quelque chose est perdu pour la perfection de
Dieu si on lui enlиve le pouvoir de produire la crйature. Or, il ne connaоt pas
les rйalitйs seulement en tant qu’elles sont en acte, mais йgalement en tant
qu’elles sont en sa puissance.
12° Bien qu’il n’y
ait de connaissance que de l’йtant, cependant il n’est pas nйcessaire que ce
qui est connu soit un йtant dans sa nature au moment oщ il est connu ; en
effet, de mкme que nous connaissons des choses distantes quant au lieu, de mкme
nous connaissons des choses distantes quant au temps, comme on le voit
clairement pour les choses passйes ; voilа pourquoi il n’est pas aberrant
de poser une connaissance divine йternelle portant sur des rйalitйs non
йternelles.
13° Si le nom de
perfection est pris strictement, il ne peut кtre posй en Dieu, car rien n’est parfait
que ce qui est fait. Mais en Dieu, le nom de perfection est pris plus
nйgativement que positivement, de sorte que Dieu est appelй parfait parce
qu’absolument rien ne lui fait dйfaut, et non parce qu’il y aurait en lui une
chose en puissance а la perfection et qui serait perfectionnйe par une autre
chose qui serait son acte ; voilа pourquoi il n’y a pas en lui de
puissance passive.
14° L’intelligible
et le sensible ne meuvent le sens ou l’intelligence que dans la mesure oщ la
connaissance sensitive ou intellective est prise des rйalitйs ; or tel
n’est pas le cas de la connaissance divine ; l’argument n’est donc pas
concluant.
15° Selon le
Philosophe aux septiиme et dixiиme livres de l’Йthique, la dйlectation de l’intelligence vient d’une opйration convenante ;
c’est pourquoi il y est dit que Dieu « jouit par une unique et simple
opйration ». Donc, quelque intelligible est pour l’intelligence une cause
de dйlectation dans la mesure oщ il est cause de son opйration. Or cela vient
de ce qu’il produit en elle sa ressemblance, par laquelle l’opйration de
l’intelligence est formellement dйterminйe. Il est donc clair que la rйalitй
qui est pensйe n’est cause de dйlectation dans l’intelligence que lorsque la
connaissance de l’intelligence est prise des rйalitйs, ce qui n’est pas le cas
dans l’intelligence divine.
16° L’кtre, au
plein sens du terme et en soi, s’entend du seul кtre divin, tout comme le bien,
et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17 :
« Personne n’est bon que Dieu seul. » Donc, plus une crйature
s’approche de Dieu, plus elle a d’кtre, mais plus elle s’йloigne de lui, plus
elle a de non-кtre. Or elle ne s’approche de Dieu que dans la mesure oщ elle
participe а un кtre fini, alors que sa distance а Dieu est infinie ; aussi
dit-on qu’elle a plus de non-кtre que d’кtre ; et cependant, cet кtre
qu’elle possиde est connu de Dieu, puisqu’il vient de Dieu.
17° Il faut
rйpondre semblablement que la crйature visible n’a de vйritй que dans la mesure
oщ elle s’approche de la vйritй premiиre ; mais dans la mesure oщ elle
s’en йloigne, elle a de la faussetй, comme Avicenne aussi le dit.
18° Une chose se
rapporte а Dieu de deux faзons : soit par commensuration, et ainsi, la
crйature rapportйe а Dieu se trouve comme nйant ; soit par conversion а Dieu,
de qui elle reзoit l’кtre, et c’est seulement de cette faзon qu’elle possиde un
кtre par lequel elle se rapporte а Dieu ; et de cette faзon aussi, elle
est connaissable par Dieu.
19° Cette parole
doit s’entendre de notre intelligence, qui reзoit la science depuis les
rйalitйs ; en effet, la rйalitй est graduellement amenйe de sa matйrialitй
а l’immatйrialitй de l’intelligence, c’est-а-dire moyennant l’immatйrialitй du
sens ; aussi est-il nйcessaire que ce qui est dans notre intelligence ait
d’abord йtй dans le sens, ce qui n’a pas lieu d’кtre dans le cas de
l’intelligence divine.
20° Bien que
l’agent naturel, comme dit Avicenne, ne soit cause que du devenir — la preuve
en est qu’une fois cet agent dйtruit, l’кtre de la rйalitй ne cesse pas mais
seulement son devenir —, cependant l’agent divin, qui communique l’кtre aux
rйalitйs, est cause de l’кtre pour elles toutes, bien qu’il n’entre pas dans
leur constitution. Il est toutefois une ressemblance des principes essentiels
qui entrent dans la constitution de la rйalitй ; voilа pourquoi il connaоt
non seulement le devenir de la rйalitй, mais encore son кtre et ses principes
essentiels. Article 4 : Dieu a-t-il des rйalitйs une
connaissance propre et dйterminйe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
Boиce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ».
Or en Dieu, la connaissance n’est pas sensitive mais seulement intellective.
Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des rйalitйs.
2° Si Dieu
connaоt les crйatures, il les connaоt soit par plusieurs [principes], soit par
un seul ; si c’est par plusieurs, sa science se diversifie йgalement du
cфtй du connaissant, car ce qui est connu est dans le connaissant. Et si c’est
par un seul, puisqu’on ne peut avoir par un seul [principe] une connaissance
distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas des
rйalitйs une connaissance propre.
3° De mкme que
Dieu est cause des rйalitйs parce qu’il leur communique l’кtre, de mкme le feu
est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le
feu se connaissait lui-mкme, en connaissant sa chaleur il ne connaоtrait les
autres choses que dans la mesure oщ elles sont chaudes. Donc, en connaissant
son essence, Dieu ne connaоt les autres choses que dans la mesure oщ elles sont
des йtants. Or ce n’est pas lа avoir des rйalitйs une connaissance propre, mais
trиs universelle. Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.
4° On ne peut
avoir d’une rйalitй une connaissance propre qu’au moyen d’une espиce qui ne
contienne rien de plus ou de moins qu’il n’y a dans la rйalitй ; en effet,
de mкme que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espиce
qui lui serait infйrieure, comme celle du noir, de mкme elle serait
imparfaitement connue par une espиce qui la dйpasserait, comme celle du blanc,
en lequel la nature de la couleur se trouve trиs parfaitement [rйalisйe] ;
aussi la blancheur est-elle la mesure de toutes les couleurs, comme il est dit
au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or, autant l’essence divine surpasse la crйature, autant la crйature est
infйrieure а Dieu. Puis donc qu’en aucune faзon l’essence divine ne peut кtre
proprement et complиtement connue au moyen de la crйature, la crйature ne peut
pas non plus кtre connue proprement au moyen de l’essence divine. Or Dieu ne
connaоt la crйature que par son essence. Il n’a donc pas des crйatures une
connaissance propre.
5° Tout mйdium
qui donne d’une rйalitй une connaissance propre peut кtre assumй comme moyen
terme de dйmonstration pour conclure а cette rйalitй. Or tel n’est pas le
rapport de l’essence divine а la crйature, sinon les crйatures existeraient en
tout temps oщ l’essence divine a existй. En connaissant les crйatures par son
essence, Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.
6° Si Dieu
connaоt la crйature, il la connaоt soit dans sa nature propre, soit dans une
idйe. Si c’est dans sa nature propre, alors la nature propre de la crйature est
un mйdium par lequel Dieu connaоt la crйature. Or le mйdium de connaissance est
une perfection du connaissant. La nature de la crйature sera donc une
perfection de l’intelligence divine, ce qui est absurde. Si, au contraire, il
connaоt la crйature dans une idйe, alors, puisque l’idйe est plus йloignйe
d’une rйalitй que les [principes] essentiels ou accidentels de celle-ci, il
aura une moindre connaissance de la rйalitй que celle qui s’obtient par ses
[principes] essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une
rйalitй est obtenue soit par ses [principes] essentiels, soit par ses
[principes] accidentels, car mкme « les accidents contribuent pour une
grande part а la connaissance de la quidditй », comme il est dit au
premier livre sur l’Вme. Dieu n’a
donc pas des rйalitйs une connaissance propre.
7° On ne peut pas
avoir d’un particulier une connaissance propre par un mйdium universel, de mкme
qu’on ne peut pas avoir de l’homme une connaissance propre par l’animal. Or
l’essence divine est le mйdium le plus universel, car il se rapporte
communйment а la connaissance de toutes choses. Dieu ne peut donc avoir des
crйatures une connaissance propre par son essence.
8°
La
disposition de la connaissance dйpend du mйdium de connaissance. L’on n’aura
donc une connaissance propre que par un mйdium propre. Or l’essence divine ne peut
кtre un mйdium propre pour connaоtre cette crйature-ci, car si elle l’йtait,
elle ne serait plus pour une autre un mйdium propre de connaissance ; en
effet, ce qui est а celle-ci et а une autre est commun aux deux et non propre а
l’une d’elles. Dieu, qui connaоt les crйatures par son essence, n’a donc pas de
celles-ci une connaissance propre.
9° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
Dieu connaоt « immatйriellement les rйalitйs matйrielles, uniment les
choses nombreuses », ou encore : indistinctement les choses
distinctes. Or la faзon dont se rйalise la connaissance divine, c’est la faзon
dont Dieu connaоt les rйalitйs. Dieu a donc des rйalitйs une connaissance
indistincte, de sorte qu’il ne connaоt pas proprement ceci ou cela.
En sens contraire :
1° Nul ne peut
distinguer entre les choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or Dieu
connaоt les crйatures de telle faзon qu’il distingue entre elles ; en
effet, il sait que celle-ci n’est pas celle-lа ; sinon, il ne donnerait
pas а chacune selon ses capacitйs, ni ne rendrait а chacune selon ses њuvres,
en jugeant justement des actions des hommes. Dieu a donc des rйalitйs une
connaissance propre.
2° Rien
d’imparfait ne doit кtre attribuй а Dieu. Or la connaissance qui fait connaоtre
une chose en gйnйral et non en particulier est imparfaite, puisqu’il lui manque
quelque chose. La connaissance que Dieu a des rйalitйs n’a donc pas lieu
seulement en gйnйral, mais aussi en particulier.
3° Si Dieu ne
connaissait pas des rйalitйs ce que nous-mкmes en connaissons, alors il se
produirait que « Dieu, qui est le plus heureux, serait le moins
sage », ce que le Philosophe tient lui aussi pour aberrant, au premier
livre sur l’Вme et au troisiиme livre
de la Mйtaphysique.
Rйponse :
Par le fait
mкme que Dieu ordonne les rйalitйs а leur fin, on peut prouver que Dieu a une
connaissance propre des rйalitйs ; car une rйalitй ne peut кtre ordonnйe а
sa fin propre par une connaissance, que si sa nature propre, par laquelle elle
a une relation dйterminйe а cette fin, est connue. Et si l’on demande comment
cela est possible, la rйponse doit кtre envisagйe comme suit.
On ne connaоt
l’effet en connaissant la cause, que parce que l’effet est la consйquence de la
cause. Si donc il est une cause universelle dont l’action n’est dйterminйe а
quelque effet que par le moyen d’une cause particuliиre, la connaissance de
cette cause commune ne donnera pas une connaissance propre de l’effet, mais
celui-ci sera seulement connu en gйnйral ; par exemple, l’action du soleil
est dйterminйe а la production de cette plante-ci par le moyen de la puissance
germinative qui est dans la terre ou dans la semence ; si donc le soleil
se connaissait lui-mкme, il n’aurait pas de cette plante une connaissance
propre mais seulement commune, а moins qu’avec cela il n’en connaisse la cause
propre. Donc, pour que soit possйdйe une connaissance propre et parfaite de
quelque effet, il est nйcessaire que toutes les connaissances des causes
communes et propres soient rassemblйes dans le connaissant ; et c’est ce
que dit le Philosophe au dйbut de la Physique :
« L’on dit que nous connaissons chaque chose, lorsque nous connaissons les
causes premiиres et les principes premiers, jusqu’aux йlйments », i. e. jusqu’aux causes propres,
comme l’explique le Commentateur.
Or nous posons
une chose dans la connaissance divine parce que Dieu lui-mкme en est la cause
par son essence ; dans ce cas, en effet, la chose est en lui de telle
faзon qu’elle puisse кtre connue. Puis donc qu’il est lui-mкme la cause de
toutes les causes propres et communes, il connaоt lui-mкme par son essence
toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la rйalitй qui en
dйterminerait la nature commune et dont Dieu ne serait pas la cause ;
voilа pourquoi la mкme raison qui permet d’affirmer que Dieu connaоt la nature
commune des rйalitйs, permettra aussi de poser qu’il connaоt la nature propre
de chacune, ainsi que ses causes propres. Et c’est cette raison que Denys
йnonce au livre des Noms divins
lorsqu’il dit : « Si Dieu a donnй l’кtre а tous les existants par une
cause unique, alors il saura toutes choses par la mкme cause » ; et
plus loin : « car la cause mкme de toutes choses, qui se connaоt
elle-mкme, est inoccupйe quelque part, si elle ignore les choses qui existent
par elle et dont elle est la cause. » Il appelle « кtre
inoccupйe » le fait de manquer de causer une chose qui se trouve dans la
rйalitй ; ce qui s’ensuivrait, si elle ignorait quelqu’une des choses qui
sont dans la rйalitй.
Et ainsi, il
ressort de ce qu’on a dit que tous les exemples que l’on donne pour manifester
que Dieu connaоt par lui-mкme toutes choses, sont imparfaits ; comme ce
que l’on avance а propos du point qui, dit-on, s’il se connaissait, connaоtrait
les lignes ; et а propos de la lumiиre qui, en se connaissant, connaоtrait
les couleurs ; en effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut кtre ramenй
au point comme а une cause, ni tout ce qui est dans la couleur а la
lumiиre ; un point qui se connaоtrait lui-mкme ne connaоtrait donc pas la ligne,
si ce n’est en gйnйral, et de mкme pour la lumiиre et la couleur ; mais il
en va autrement de la connaissance divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de Boиce doit кtre entendue de notre intelligence, non de l’intelligence
divine, qui peut connaоtre les singuliers, comme il sera dit plus loin. Et
cependant, notre intelligence, qui ne connaоt pas les singuliers, a des
rйalitйs une connaissance propre, les connaissant par les notions propres de
leur espиce ; par consйquent, mкme si l’intelligence divine ne connaissait
pas les singuliers, elle pourrait nйanmoins avoir des rйalitйs une connaissance
propre.
2° Dieu connaоt
toutes choses par un seul [principe], qui est la raison formelle de plusieurs
choses, а savoir son essence, qui est une ressemblance de toutes les
rйalitйs ; et parce que son essence est la raison formelle propre de
chaque rйalitй, il a de chacune une connaissance propre. Et si l’on demande
comment un seul [principe] peut кtre la raison formelle propre et commune de
plusieurs choses, la rйponse peut кtre envisagйe comme suit. L’essence divine
est la raison formelle de quelque rйalitй dans la mesure oщ cette rйalitй imite
l’essence divine. Or aucune rйalitй n’imite pleinement l’essence divine, autrement
il ne pourrait y avoir qu’une seule imitation de Dieu, et ainsi, son essence ne
serait la raison propre que d’un seul, comme le Pиre n’a qu’une seule image qui
l’imite parfaitement : le Fils. Mais parce que la rйalitй crййe imite
imparfaitement l’essence divine, il se produit que diverses rйalitйs l’imitent
de diffйrentes faзons ; en aucune d’elles, cependant, il n’est de chose
qui ne provienne de la ressemblance de l’essence divine ; voilа pourquoi
ce qui est propre а chaque rйalitй a dans l’essence divine quelque chose а
imiter ; et par consйquent, l’essence divine est une ressemblance de la
rйalitй quant au propre de la rйalitй elle-mкme, de sorte qu’elle en est la
raison formelle propre ; et pour la mкme raison, elle est la raison
formelle propre d’une autre, et de toutes les autres. Elle est donc la raison
commune de toutes choses, puisqu’elle-mкme est une seule rйalitй que toutes
imitent ; mais elle est la raison formelle propre de celle-ci ou de
celle-lа, dans la mesure oщ les rйalitйs l’imitent diversement ; et ainsi,
l’essence divine donne une connaissance propre de chaque rйalitй, en tant
qu’elle est la raison formelle propre de chacune.
3° Le feu n’est
pas la cause des corps chauds quant а tout ce qui se trouve en eux, comme on
l’a dit de l’essence divine ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
4° La blancheur
surpasse la couleur verte quant а l’une des deux choses qui entrent dans la
nature de la couleur, а savoir la lumiиre, qui est pour ainsi dire le
[principe] formel dans la composition de la couleur ; et sous cet aspect,
elle est la mesure des autres couleurs. Mais dans les couleurs se trouve
quelque chose d’autre qui est pour ainsi dire le [principe] matйriel en elles,
а savoir la limite du diaphane, et sous ce rapport la blancheur n’est pas une
mesure des couleurs ; et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas dans l’espиce
de la blancheur tout ce qui se trouve dans les autres couleurs ; voilа
pourquoi l’espиce de la blancheur ne permet pas d’avoir une connaissance propre
de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en est autrement de
l’essence divine. En outre, les autres rйalitйs sont dans l’essence divine
comme dans une cause, tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la
blancheur comme dans une cause ; il n’en va donc pas de mкme.
5° La
dйmonstration est une espиce d’argumentation qui s’accomplit par un certain
processus discursif de l’intelligence ; par consйquent l’intelligence
divine, qui est sans processus discursif, ne connaоt pas ses effets par son
essence sur le mode de la dйmonstration, bien qu’elle ait par son essence une
connaissance des rйalitйs plus certaine que celui qui dйmontre n’en peut avoir
par la dйmonstration. De plus, quelqu’un comprendrait-il son essence, il
connaоtrait par elle la nature des singuliers plus certainement qu’une
conclusion n’est connue par un mйdium de dйmonstration. Et de ce que son
essence est йternelle ne suit cependant pas que les effets de Dieu existent de
toute йternitй : car les effets ne sont pas dans son essence en sorte
qu’ils existent toujours en eux-mкmes, mais en sorte qu’ils existent en quelque
temps, c’est-а-dire au temps dйterminй par la sagesse divine.
6° Dieu connaоt
les rйalitйs dans leur nature propre, si cette dйtermination se rapporte а la
connaissance du cфtй de l’objet connu ; mais si nous parlons de la
connaissance du cфtй du connaissant, alors il connaоt les rйalitйs dans une
idйe, i. e. par une idйe qui est
une ressemblance de toutes les choses qui sont dans la rйalitй, а la fois des
[principes] accidentels et des [principes] essentiels, bien qu’elle-mкme ne
soit pas un accident de la rйalitй ni son essence ; ainsi йgalement dans
notre intelligence, la ressemblance de la rйalitй n’est pas accidentelle ou
essentielle а la rйalitй elle-mкme, mais c’est la ressemblance soit d’une
essence, soit d’un accident.
7° L’essence
divine est mйdium universel en tant que cause universelle. Or la cause
universelle et la forme universelle ne se comportent pas de la mкme faзon pour
faire connaоtre les rйalitйs. Car dans la forme universelle, l’effet est en
puissance quasi matйrielle, de mкme que les diffйrences sont dans le genre sous
le mкme rapport que les formes sont dans la matiиre, comme dit Porphyre ;
dans la cause, en revanche, les effets sont en puissance active, comme la maison
est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or chaque chose est connue
dans la mesure oщ elle est en acte et non dans la mesure oщ elle est en
puissance ; c’est pourquoi il ne suffit pas que les diffйrences qui
spйcifient le genre soient en puissance en celui-ci pour que l’on ait par la
forme du genre une connaissance propre de l’espиce ; mais que les
[conditions] propres d’une rйalitй soient dans une cause active, cela suffit
pour que l’on ait par cette cause une connaissance de cette rйalitй ; on ne
connaоt donc pas une maison par le bois et par les pierres comme on la connaоt
par sa forme, qui est dans l’artisan. Et parce que les conditions propres de
chaque rйalitй sont en Dieu comme dans une cause active, l’essence divine peut,
bien qu’elle soit un mйdium universel, procurer une connaissance propre de
chaque rйalitй.
8° L’essence
divine est un mйdium а la fois commun et propre, mais non sous le mкme aspect,
comme on l’a dit.
9° Quand il est
dit : « Dieu sait indistinctement les choses distinctes », si
l’expression « indistinctement » dйtermine la connaissance du cфtй du
connaissant, alors la proposition est vraie, et tel est le sens que lui donne
Denys, car Dieu connaоt par une connaissance unique toutes les choses
distinctes. Mais si « indistinctement » dйtermine la connaissance du
cфtй de l’objet connu, alors la proposition est fausse : Dieu, en effet,
connaоt la distinction entre une rйalitй et une autre, il connaоt aussi ce par
quoi l’une se distingue de l’autre ; il a donc de chaque chose une
connaissance propre. Article 5 : Dieu connaоt-il les
singuliers ?
Objections :
Il semble que
non.
1°
Notre
intelligence ne connaоt pas les singuliers, parce qu’elle est sйparйe de la
matiиre. Or l’intelligence divine est bien plus sйparйe de la matiиre que la
nфtre. Elle ne connaоt donc pas les singuliers.
2° [Le rйpondant] disait que ce n’est pas
seulement parce qu’elle est immatйrielle que notre intelligence ne connaоt pas
les singuliers, mais c’est aussi parce qu’elle abstrait des rйalitйs sa connaissance.
En sens contraire : notre intelligence ne
reзoit rien des rйalitйs que par l’intermйdiaire du sens ou de
l’imagination ; le sens et l’imagination reзoivent donc depuis les
rйalitйs avant l’intelligence, et pourtant les singuliers sont connus par le
sens et l’imagination. Que l’intelligence reзoive en provenance des rйalitйs
n’est donc pas une raison pour qu’elle ne connaisse pas les singuliers.
3° [Le rйpondant] disait que l’intelligence
reзoit des rйalitйs une forme entiиrement dйpouillйe, mais il n’en va pas de
mкme du sens ni de l’imagination. En sens contraire :
le processus de dйpouillement de la forme reзue dans l’intelligence n’est pas
une raison pour que l’intelligence ne connaisse pas les singuliers, du point de
vue de son terme de dйpart ; bien au contraire, de ce point de vue elle
devrait les connaоtre davantage, car elle doit toute son assimilation а ce
qu’elle reзoit de la rйalitй. Il reste donc que le processus de dйpouillement
de la forme n’empкche la connaissance du singulier que du point de vue du terme
d’arrivйe, а savoir le dйpouillement que la forme a dans l’intelligence. Or ce
dйpouillement de la forme vient seulement de ce que l’intelligence est exempte
de matiиre. La seule raison pour laquelle notre intelligence ne connaоt pas les
singuliers est donc qu’elle est sйparйe de la matiиre ; et ainsi, le
propos est maintenu, que Dieu ne connaоt pas les singuliers.
4° Si Dieu
connaоt les singuliers, il est nйcessaire qu’il les connaisse tous, car la mкme
raison vaut pour un et pour tous. Or il ne les connaоt pas tous. Il n’en
connaоt donc aucun. Preuve de la mineure : comme dit saint Augustin dans
l’Enchiridion, « Pour beaucoup
de choses, mieux vaut les ignorer que les savoir », i. e. les choses viles. Or, parmi les singuliers, beaucoup
sont vils. Puis donc qu’il faut poser en Dieu tout ce qui est meilleur, il
semble qu’il ne connaisse pas tous les singuliers.
5° Toute
connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or il n’est
aucune assimilation des singuliers а Dieu, car les singuliers sont changeants
et matйriels, et ont beaucoup d’autres propriйtйs de ce genre, dont l’exact
contraire est en Dieu. Dieu ne connaоt donc pas les singuliers.
6° Tout ce que
Dieu connaоt, il le connaоt parfaitement. Or on n’a d’une rйalitй une
connaissance parfaite que lorsqu’on la connaоt а la faзon dont elle est. Or
Dieu ne connaоt pas le singulier а la faзon dont il est, car le singulier
existe matйriellement, tandis que Dieu connaоt immatйriellement. Il semble donc
que Dieu ne puisse pas connaоtre parfaitement le singulier, et qu’ainsi, il ne
le connaisse aucunement.
7° [Le rйpondant] disait qu’une
connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la rйalitй selon
son mode d’кtre, en prenant le mode du cфtй de l’objet connu, mais non s’il est
pris du cфtй du connaissant. En sens contraire :
la connaissance se fait par application du connu au connaissant. Il est donc
nйcessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient le mкme, et
ainsi, la distinction susdite paraоt nulle.
8° Selon le
Philosophe, si quelqu’un veut trouver une rйalitй, il est nйcessaire qu’il en
ait dйjа quelque notion ; et il ne suffit pas qu’il l’ait par une forme
commune, si cette forme n’est pas contractйe par quelque chose. Par exemple, on
ne pourrait pas chercher convenablement un serviteur qu’on a perdu, si l’on
n’avait pas dйjа de lui quelque notion, car, quand bien mкme on le trouverait,
on ne le reconnaоtrait pas ; et savoir qu’il est homme ne suffirait pas,
car ainsi on ne le distinguerait pas des autres, mais il faut avoir de lui
quelque notion au moyen des caractиres qui lui sont propres. Si donc Dieu doit
connaоtre un singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaоt, а
savoir son essence, soit contractйe par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a
rien en lui par quoi elle puisse кtre contractйe, il semble qu’il ne connaisse
pas les singuliers.
9° [Le rйpondant] disait que l’espиce par
laquelle Dieu connaоt est commune, en sorte cependant qu’elle est propre а
chaque chose. En sens contraire : propre et
commun sont opposйs l’un а l’autre. Il est donc impossible qu’une mкme chose
soit une forme commune et propre.
10° Ce n’est pas
par la lumiиre, qui est un mйdium dans la vision, que la connaissance de la vue
est dйterminйe а quelque chose de colorй, mais elle est dйterminйe par l’objet
qu’est la rйalitй colorйe elle-mкme. Or, dans la connaissance que Dieu a des
rйalitйs, son essence se comporte comme un mйdium de connaissance, et comme une
certaine lumiиre par laquelle toutes choses sont connues, comme Denys le dit
aussi au septiиme chapitre des Noms
divins. Sa connaissance n’est donc aucunement dйterminйe а quelque
singulier, et ainsi, il ne connaоt pas les singuliers.
11° Puisqu’elle
est une qualitй, la science est une forme telle que le sujet change lorsqu’elle
varie. Or la science change lorsque les objets sus varient : car si je
sais que tu es assis, dиs que tu te lиves j’ai perdu la science. Le sujet de
science change donc lorsque les objets sus varient. Or Dieu ne peut nullement
changer. Les singuliers, qui sont variables, ne peuvent donc кtre sus de lui.
12° Nul ne peut
avoir la science du singulier sans avoir la science de ce par quoi le singulier
est achevй. Or ce qui achиve le singulier en tant que tel, c’est la matiиre.
Mais Dieu ne connaоt pas la matiиre. Donc les singuliers non plus. Preuve de la
mineure : il est des choses, comme disent Boиce et le Commentateur au
deuxiиme livre de la Mйtaphysique,
qui sont pour nous trиs difficiles а connaоtre а cause de notre imperfection,
par exemple celles qui sont trиs manifestes dans leur nature, comme les
substances immatйrielles ; mais il en est d’autres que l’on ne connaоt pas
а cause de leur imperfection, comme celles qui ont un minimum d’кtre, tels le
mouvement, le temps, le vide, etc. Or, la matiиre prime a un minimum d’кtre.
Dieu ne connaоt donc pas la matiиre, puisqu’en elle-mкme elle est
inconnaissable.
13° [Le rйpondant] disait que, bien qu’elle
soit inconnaissable pour notre intelligence, elle est cependant connaissable
pour l’intelligence divine. En sens contraire :
notre intelligence connaоt la rйalitй par une ressemblance reзue de la rйalitй,
mais l’intelligence divine la connaоt par une ressemblance qui est cause de la
rйalitй. Or, entre une ressemblance qui est cause de la rйalitй et la rйalitй
mкme, une plus grande convenance est requise qu’avec une autre ressemblance.
Or, s’il ne peut y avoir dans notre intelligence une ressemblance suffisante
pour que la matiиre soit connue, c’est а cause de l’imperfection de la matiиre ;
а bien plus forte raison cette imperfection fera-t-elle donc qu’il n’y ait pas
dans l’intelligence divine une ressemblance de la matiиre pour que celle-ci
soit connue.
14° Selon Algazel,
la raison pour laquelle Dieu se connaоt lui-mкme, est que les trois choses qui
sont requises pour penser — а savoir : une substance intelligente qui soit
sйparйe de la matiиre, un intelligible sйparй de la matiиre, et l’union des
deux — se trouvent en Dieu ; d’oщ l’on dйduit que rien n’est pensй que dans
la mesure oщ il est sйparй de la matiиre. Or le singulier, en tant que tel,
n’est pas sйparable de la matiиre. Le singulier ne peut donc pas кtre pensй.
15° La
connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et l’objet ; et plus
la connaissance descend du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque
fois que la connaissance se porte vers une chose qui est hors du connaissant,
elle descend vers autre chose. Puis donc que la connaissance divine est trиs
parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, qui sont hors de
lui.
16° De mкme que
l’acte de connaissance dйpend de faзon essentielle de la puissance cognitive,
de mкme il dйpend de faзon essentielle de l’objet connaissable. Or, il est
aberrant de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est son essence,
dйpende essentiellement d’une chose qui lui est extйrieure. Il est donc
aberrant de dire que Dieu connaоt les singuliers, qui sont hors de lui.
17° Rien n’est
connu si ce n’est avec le mode qu’il a dans le connaissant, comme dit Boиce au
cinquiиme livre sur la Consolation.
Or les rйalitйs sont en Dieu de faзon immatйrielle, de sorte qu’elles ne sont
pas agrйgйes а la matiиre et а ses conditions. Dieu ne connaоt donc pas les
choses qui dйpendent de la matiиre, tels les singuliers.
En sens contraire :
1° Il est dit en
1 Co 13, 12 : « Alors, je connaоtrai aussi bien que je suis
connu. » Or l’Apфtre qui parlait йtait lui-mкme un certain singulier. Les
singuliers sont donc connus de Dieu.
2° Les rйalitйs
sont connues par Dieu en tant qu’il en est lui-mкme la cause, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dйjа dit. Or il est lui-mкme la cause des singuliers. Il
connaоt donc les singuliers.
3° Il est
impossible de connaоtre la nature de l’instrument si l’on ne connaоt pas ce а
quoi l’instrument est ordonnй. Or les sens sont des puissances
instrumentalement ordonnйes а la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne
connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens, et
aussi, par consйquent, la nature de l’intelligence humaine, qui a pour objet
les formes existant dans l’imagination ; ce qui est absurde.
4° La puissance
de Dieu et sa sagesse sont йgales. Tout ce qui est soumis а sa puissance est
donc soumis а sa science. Or sa puissance s’йtend а la production des
singuliers. Sa science s’йtend donc elle aussi а leur connaissance.
5° Comme on l’a
dйjа dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et distincte. Or cela
n’aurait pas lieu s’il n’avait pas la science de ce par quoi les rйalitйs se
distinguent entre elles. Il connaоt donc, pour n’importe quelle rйalitй, les
conditions singuliиres par lesquelles une rйalitй se distingue d’une
autre ; il connaоt donc les singuliers dans leur singularitй.
Rйponse :
On s’est trompй
de plusieurs faзons sur cette question.
Certains, en
effet, comme le Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique, voulant restreindre la nature de l’intelligence
divine а la mesure de notre intelligence, ont tout bonnement niй que Dieu
connыt les singuliers, sauf peut-кtre en gйnйral. Mais cette erreur peut кtre
dйtruite par un argument du Philosophe, par lequel celui-ci prend а partie
Empйdocle, au premier livre sur l’Вme
et au troisiиme livre de la Mйtaphysique :
si, en effet, comme il rйsultait des propos d’Empйdocle, Dieu ignorait la
haine, que les autres connaissent, il s’ensuivrait que Dieu « serait trиs
insensй, alors qu’il est trиs heureux » et par consйquent trиs sage ;
il en irait donc aussi de mкme si l’on posait que Dieu ignore les singuliers,
que nous connaissons tous.
Voilа pourquoi
d’autres, tels Avicenne et ceux qui l’ont suivi, ont prйtendu que Dieu
connaissait chacun des singuliers pour ainsi dire en gйnйral, connaissant
toutes les causes universelles par lesquelles le singulier est produit ;
par exemple, si celui qui йtudie les astres connaissait tous les mouvements du
ciel et les distances des corps cйlestes, il connaоtrait chaque йclipse devant
se produire avant cent ans ; toutefois, il ne la connaоtrait pas en tant
qu’elle est un certain singulier, au point de savoir qu’elle est ou n’est pas
maintenant, comme un paysan la connaоt pendant qu’il la voit ; et c’est de
cette faзon qu’ils posent que Dieu connaоt les singuliers : non comme s’il
regardait leur nature singuliиre, mais par une connaissance des causes
universelles. Mais mкme cette position ne peut pas кtre maintenue, car de
causes universelles ne rйsultent que des formes universelles, s’il n’y a rien
par quoi individuer les formes. Or d’un assemblage de formes universelles, si
nombreuses soient-elles, on ne constitue pas un singulier, car de la collection
de ces formes on peut encore penser qu’elle existe en plusieurs ; voilа
pourquoi, si quelqu’un connaissait une йclipse de la faзon susdite, par les
causes universelles, il ne connaоtrait rien de singulier mais seulement de l’universel.
Car а une cause universelle un effet universel est proportionnй, et а une cause
particuliиre un effet particulier, de sorte que l’inconvйnient prйcйdent
demeure : Dieu ignorerait les singuliers.
Et c’est
pourquoi il faut accorder sans rйserve que Dieu connaоt tous les singuliers non
seulement dans les causes universelles, mais aussi chacun selon sa nature
propre et singuliиre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la science
que Dieu a des rйalitйs est comparable а celle d’un artisan, йtant donnй
qu’elle est la cause de toutes les rйalitйs, comme l’art est la cause des
produits de l’art. Or l’artisan, par la forme d’art qu’il a en lui, connaоt le
produit de l’art dans la mesure oщ il le produit ; or l’artisan ne produit
que la forme, car c’est la nature qui a prйparй la matiиre pour les choses
artificielles ; voilа pourquoi l’artisan, par son art, ne connaоt les
produits de l’art que du point de vue de la forme. Or toute forme est de soi
universelle ; aussi le bвtisseur connaоt-il certes par son art la maison
en gйnйral, mais non celle-ci ou celle-lа, sauf s’il en prend connaissance par
son sens. Mais si une forme d’art pouvait produire la matiиre tout comme elle
peut produire la forme, alors il connaоtrait par elle le produit de l’art et du
point de vue de la forme, et du point de vue de la matiиre. Puis donc que le
principe de l’individuation est la matiиre, il le connaоtrait non seulement
dans sa nature universelle, mais aussi en tant qu’il est un certain singulier.
Et puisque l’art divin peut produire non seulement la forme mais aussi la
matiиre, il existe donc dans son art non seulement une ressemblance de la
forme, mais aussi de la matiиre ; et c’est pourquoi il connaоt les
rйalitйs et quant а la forme, et quant а la matiиre ; ainsi, il ne connaоt
pas seulement les universels mais aussi les singuliers.
Mais un doute
subsiste alors : puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le
mode de ce en quoi il est, et qu’ainsi, la ressemblance de la rйalitй est en
Dieu seulement de faзon immatйrielle, d’oщ vient que notre intelligence, du
fait mкme qu’elle reзoit immatйriellement les formes des rйalitйs, ne connaisse
pas les singuliers, et que Dieu les connaisse ? Mais la raison de ceci
apparaоt manifestement si l’on considиre que la ressemblance de la rйalitй qui
est dans notre intelligence et celle qui est dans l’intelligence divine n’ont
pas la mкme relation а la rйalitй. En effet, celle qui est dans notre
intelligence est reзue depuis la rйalitй en tant que celle-ci agit dans notre intelligence
en agissant d’abord dans le sens ; or la matiиre, а cause de la faiblesse
de son кtre, parce qu’elle est seulement un йtant en puissance, ne peut кtre
principe d’action ; voilа pourquoi la rйalitй qui agit dans notre вme agit
seulement par la forme. La ressemblance de la rйalitй, qui est imprimйe dans
notre sens et qui, dйpouillйe par certains degrйs, arrive jusqu’а
l’intelligence, est donc seulement une ressemblance de la forme. En revanche,
la ressemblance des rйalitйs qui est dans l’intelligence divine, est
productrice de la rйalitй ; or, qu’elle ait part а un кtre fort ou faible,
une rйalitй ne doit cela qu’а Dieu ; et la ressemblance de toute rйalitй
existe en Dieu dans la mesure oщ Dieu lui fait participer l’кtre ; la
ressemblance immatйrielle qui est en Dieu n’est donc pas ressemblance que de la
forme, mais aussi de la matiиre. Or, pour qu’une chose soit connue, il est
nйcessaire que sa ressemblance soit dans le connaissant, mais non qu’elle y
soit а la faзon dont elle existe dans la rйalitй ; de lа vient que notre
intelligence ne connaоt pas les singuliers, dont la connaissance dйpend de la
matiиre, car il n’y a pas en elle de ressemblance de la matiиre, et cela ne
vient pas de ce que cette ressemblance y serait immatйriellement ; mais
l’intelligence divine, qui a, quoique immatйriellement, une ressemblance de la
matiиre, peut connaоtre les singuliers.
Rйponse aux objections :
1° Notre
intelligence, en plus d’кtre sйparйe de la matiиre, a une connaissance reзue
des rйalitйs ; et ainsi, ni elle ne reзoit de faзon matйrielle, ni elle ne
peut кtre une ressemblance de la matiиre ; voilа pourquoi elle ne connaоt
pas les singuliers ; mais il en est autrement de l’intelligence divine,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° Les sens et
l’imagination sont des puissances liйes а des organes corporels ; voilа
pourquoi les ressemblances des rйalitйs sont reзues en eux matйriellement, i. e. avec les conditions
matйrielles — quoique sans la matiиre — et c’est pourquoi ils connaissent les
singuliers. Autre est le cas de l’intelligence divine ; l’argument n’est
donc pas concluant.
3° Il provient du
terme du dйpouillement que la forme soit reзue immatйriellement, ce qui ne
suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu ; en revanche, il
provient du principe de cette action que la ressemblance de la matiиre ne soit
pas reзue dans l’intelligence mais seulement celle de la forme ;
l’argument n’est donc pas concluant.
4° Toute
connaissance est en soi du genre des choses bonnes, mais il se produit par accident
que la connaissance de certaines choses viles soit mauvaise, soit parce qu’elle
est l’occasion de quelque acte honteux, et c’est pourquoi certaines sciences
sont dйfendues, soit parce que certaines sciences dйtournent de choses
meilleures, et dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour
quelqu’un, ce qui ne peut se produire en Dieu.
5° La
connaissance ne requiert pas une ressemblance de conformitй en nature, mais
seulement une ressemblance de reprйsentation, comme une statue dorйe nous amиne
а nous souvenir d’un homme. Or l’objection procиde comme si une ressemblance de
conformitй en nature йtait requise pour la connaissance.
6° La perfection
de la connaissance consiste а connaоtre qu’une rйalitй est а la faзon dont elle
est, non en ce que le mode de la rйalitй connue soit dans le connaissant, comme
on l’a dйjа dit souvent.
7° L’application
du connu au connaissant, application qui fait la connaissance, doit кtre
entendue non comme une identitй mais comme une certaine reprйsentation ;
il n’est donc pas nйcessaire que le connaissant et le connu aient un mкme mode.
8° Cet argument
vaudrait si la ressemblance par laquelle Dieu connaоt йtait commune de telle
faзon qu’elle ne fыt pas propre а chaque chose ; mais le contraire en a
dйjа йtй montrй.
9° Une mкme chose
ne peut кtre commune et propre sous le mкme rapport, mais on a dйjа expliquй
comment l’essence divine, par laquelle Dieu connaоt toutes choses, peut кtre
une ressemblance commune а toutes et cependant propre а chacune.
10° Il y a deux mйdiums
dans la vision corporelle : celui « sous lequel » elle connaоt,
qui est la lumiиre, et par ce mйdium la vue n’est pas dйterminйe а un objet
prйcis ; et il y a un autre mйdium « par lequel » elle connaоt,
а savoir la ressemblance de la rйalitй connue, et par ce mйdium la vue est
dйterminйe а un objet spйcial. Or, dans la connaissance que Dieu a des
rйalitйs, l’essence divine tient lieu des deux ; voilа pourquoi elle peut
faire connaоtre proprement chaque rйalitй.
11° La science de
Dieu ne varie aucunement lorsque les objets connaissables varient ; car
s’il se produit que notre science varie lorsqu’ils varient, c’est parce qu’elle
connaоt les rйalitйs prйsentes, passйes et futures par diffйrentes
conceptions ; et de lа vient que, dиs que Socrate n’est plus assis, la
connaissance que l’on avait de sa position assise devient fausse. Mais Dieu
voit les rйalitйs d’un mкme regard comme prйsentes, passйes et futures ;
par consйquent, la mкme vйritй demeure dans son intelligence, quelle que soit
la faзon dont la rйalitй varie.
12° Les choses qui
ont un кtre imparfait manquent d’intelligibilitй pour notre intelligence parce
qu’elles sont infйrieures sous le rapport de l’action ; mais il n’en est
pas ainsi de l’intelligence divine, qui ne reзoit pas des rйalitйs la science,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
13° Dans
l’intelligence divine, qui est cause de la matiиre, il peut exister une
ressemblance de la matiиre, qui imprime pour ainsi dire en celle-ci ; mais
dans notre intelligence, il ne peut y avoir de ressemblance qui suffise pour la
connaissance de la matiиre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
14° Bien que le
singulier, en tant que tel, ne puisse кtre sйparй de la matiиre, il peut
cependant кtre connu au moyen d’une ressemblance sйparйe de la matiиre, et qui
est une ressemblance de la matiиre ; car ainsi, bien qu’elle soit sйparйe
de la matiиre selon l’кtre, elle n’est cependant pas sйparйe selon la
reprйsentation.
15° L’acte de la
connaissance divine n’est pas quelque chose qui diffиre de son essence,
puisqu’en Dieu la pensйe et l’acte de penser sont une mкme chose, car son
action est son essence ; donc, qu’il connaisse quelque chose hors de
lui-mкme ne permet pas de dire que sa connaissance descend ou tombe. En outre,
on ne peut dire d’aucune action d’une puissance cognitive qu’elle descend,
comme les actes des puissances naturelles qui passent de l’agent dans le
patient ; car la connaissance n’implique pas un йcoulement depuis le
connaissant vers le connu, comme c’est le cas dans les actions naturelles, mais
plutфt l’existence du connu dans le connaissant.
16° L’acte de la
connaissance divine n’est nullement en dйpendance de l’objet connu ; en
effet, la relation impliquйe ne comporte pas une dйpendance de la connaissance
elle-mкme au connu mais plutфt, au contraire, du connu lui-mкme а la
connaissance ; de mкme, а l’inverse, la relation qui est impliquйe dans le
nom de science dйsigne une dйpendance de notre science а l’йgard de l’objet de
science. Et l’acte de connaissance ne se rapporte pas de la mкme faзon а
l’objet et а la puissance cognitive ; en effet, il est substantifiй dans
son кtre par la puissance cognitive, mais non par l’objet ; car l’acte est
dans la puissance mкme, mais non dans l’objet.
17° Une chose est
connue а la faзon dont elle est reprйsentйe dans le connaissant, et non а la
faзon dont elle existe dans le connaissant. En effet, la ressemblance qui
existe dans la facultй cognitive est principe de connaissance de la rйalitй non
pas selon l’кtre qu’elle a dans la puissance cognitive, mais selon la relation
qu’elle a avec la rйalitй connue. Et de lа vient que la rйalitй est connue non
pas а la faзon dont la ressemblance de la rйalitй a l’кtre dans le connaissant,
mais а la faзon dont la ressemblance existant dans l’intelligence est
reprйsentative de la rйalitй ; voilа pourquoi, bien que la ressemblance de
l’intelligence divine ait un кtre immatйriel, cependant, parce qu’elle est une
ressemblance de la matiиre, elle est йgalement principe de connaissance des
choses matйrielles, et ainsi, des singuliers. Article 6 : L’intelligence humaine
connaоt-elle les singuliers ?
Objections :
Il semble que
oui.
1°
L’intelligence
humaine connaоt en abstrayant la forme de la matiиre. Or l’abstraction de la
forme depuis la matiиre ne lui фte pas sa particularitй, car mкme dans les
mathйmatiques, qui sont abstraites de la matiиre, on peut considйrer des lignes
particuliиres. Que notre intelligence soit immatйrielle ne l’empкche donc pas
de connaоtre les singuliers.
2° Les singuliers
ne se distinguent pas lorsqu’ils se rejoignent dans une nature commune, car
plusieurs hommes sont un seul homme quant а leur participation а l’espиce. Si
donc notre intelligence ne connaissait que des choses universelles, alors elle
ne connaоtrait pas la distinction entre un singulier et un autre ; et
ainsi, notre intelligence ne dirigerait pas dans les choses а faire, en
lesquelles nous nous dirigeons par l’йlection, qui prйsuppose la distinction
entre une chose et l’autre.
3° [Le rйpondant] disait que notre
intelligence connaоt les singuliers parce qu’elle applique une forme
universelle а un particulier. En sens contraire :
notre intelligence ne peut appliquer une chose а une autre que si elle connaоt
dйjа l’une et l’autre. La connaissance du singulier prйcиde donc l’application
de l’universel au singulier ; l’application susdite ne peut donc кtre la
cause de ce que notre intelligence connaоt le singulier.
4° Selon Boиce au
cinquiиme livre sur la Consolation de la
philosophie, « tout ce que peut une puissance infйrieure, une
supйrieure le peut aussi ». Or, comme il le dit au mкme endroit,
l’intelligence est au-dessus de l’imagination, et l’imagination au-dessus du
sens. Puis donc que le sens connaоt le singulier, notre intelligence pourra,
elle aussi, connaоtre le singulier.
En sens contraire :
1° Boиce
dit : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on
sent. »
Rйponse :
Toute action
suit la condition de la forme active qui est le principe de l’action ; par
exemple, le chauffage se mesure d’aprиs le degrй de chaleur. Or la ressemblance
de l’objet connu, par laquelle la puissance cognitive est formellement
dйterminйe, est le principe de la connaissance selon l’acte, comme la chaleur
pour le chauffage ; voilа pourquoi il est nйcessaire que toute connaissance
soit selon le mode de la forme qui est dans le connaissant. Par consйquent,
puisque la ressemblance de la rйalitй qui est dans notre intelligence est reзue
comme sйparйe de la matiиre et de toutes les conditions matйrielles, qui sont
principes d’individuation, il reste que notre intelligence, а proprement
parler, ne connaоt pas les singuliers, mais seulement les universels. En effet,
toute forme en tant que telle est universelle, а moins qu’elle ne soit une
forme subsistante, qui, par lа mкme qu’elle subsiste, est incommunicable.
Mais il advient
par accident que notre intelligence connaоt le singulier ; en effet, comme
dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
les phantasmes sont а notre intelligence ce que les sensibles sont au sens,
comme les couleurs, qui sont hors de l’вme, par rapport а la vue ; par
consйquent, de mкme que l’espиce qui est dans le sens est abstraite des
rйalitйs mкmes, et que par elle la connaissance du sens est en prise avec les
rйalitйs sensibles elles-mкmes, de mкme notre intelligence abstrait des
phantasmes une espиce, et par elle sa connaissance est en prise d’une certaine
faзon avec les phantasmes. Seulement, il y a une diffйrence : la
ressemblance qui est dans le sens est abstraite de la rйalitй comme d’un objet
connaissable, et c’est pourquoi cette ressemblance permet de connaоtre la
rйalitй elle-mкme par soi et directement ; par contre, la ressemblance qui
est dans l’intelligence n’est pas abstraite du phantasme comme d’un objet
connaissable, mais comme d’un mйdium de connaissance, а la faзon dont notre
sens reзoit la ressemblance de la rйalitй qui est dans un miroir, lorsqu’il se
porte vers elle non comme vers une certaine rйalitй, mais comme vers une
ressemblance de la rйalitй. L’espиce que notre intelligence recueille ne la
porte donc pas а connaоtre directement le phantasme, mais la rйalitй dont c’est
le phantasme. Mais cependant, elle revient aussi par une sorte de rйflexion а
la connaissance du phantasme lui-mкme, lorsqu’elle considиre la nature de son
acte, de l’espиce а travers laquelle elle regarde, et de ce dont elle abstrait
l’espиce, c’est-а-dire du phantasme ; de mкme, а travers la ressemblance
qui est reзue dans la vue depuis le miroir, celle-ci se porte directement vers
la connaissance de la rйalitй reflйtйe, mais par un certain retour elle se
porte par celle-ci vers la ressemblance mкme qui est dans le miroir. Donc, dans
la mesure oщ, par la ressemblance qu’elle a reзue du phantasme, notre
intelligence fait retour sur le phantasme mкme dont elle a abstrait l’espиce,
et qui est une ressemblance particuliиre, elle a une certaine connaissance du
singulier, au sens d’une certaine prise de l’intelligence sur l’imagination.
Rйponse aux objections :
1° La matiиre
dont on fait abstraction est double : il y a la matiиre intelligible et la
sensible, comme on le voit clairement au septiиme livre de la Mйtaphysique ; et je dis
« intelligible », comme celle que l’on considиre dans la nature du
continu, et « sensible », comme l’est la matiиre naturelle. Or l’une
et l’autre se prend de deux faзons, c’est-а-dire comme dйsignйe et comme non
dйsignйe. Et je dis « dйsignйe », en tant qu’on la considиre avec la
dйtermination de ses dimensions, c’est-а-dire de celles-ci ou de
celles-lа ; et « non dйsignйe », celle que l’on considиre sans
la dйtermination des dimensions. En consйquence, il faut donc savoir que la
matiиre dйsignйe est le principe de l’individuation, de laquelle abstrait toute
intelligence, au sens oщ l’on dit qu’elle abstrait de l’ici et du maintenant.
L’intelligence du physicien, elle, n’abstrait pas de la matiиre sensible non
dйsignйe, car elle considиre l’homme, chair et os, dans la dйfinition duquel
entre la matiиre sensible non dйsignйe. L’intelligence du mathйmaticien, par
contre, abstrait totalement de la matiиre sensible, mais non de la matiиre
intelligible non dйsignйe. On voit donc clairement que l’abstraction, qui est
commune а toute intelligence, fait que la forme est universelle.
2° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
non seulement l’intelligence, chez nous, est motrice mais aussi l’imagination,
par laquelle la conception universelle de l’intelligence est appliquйe au
particulier opйrable ; l’intelligence est donc comme un moteur йloignй,
alors que la raison particuliиre et l’imagination sont un moteur prochain.
3° L’homme
connaоt dйjа les singuliers par l’imagination et le sens, et c’est pourquoi il
peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans
l’intelligence ; а proprement parler, en effet, ce n’est pas le sens ou l’intelligence
qui connaоt, mais l’homme par l’un et par l’autre, comme on le voit clairement
au premier livre sur l’Вme.
4° Ce que peut
une puissance infйrieure, une supйrieure le peut йgalement ; non cependant
de la mкme faзon, mais d’une faзon plus noble ; c’est pourquoi la mкme
rйalitй que le sens connaоt, l’intelligence la connaоt aussi, mais plus
noblement, car plus immatйriellement ; et par consйquent, si le sens
connaоt le singulier, il ne s’ensuit pas que l’intelligence le connaisse. Article 7 : А cause de la position
d’Avicenne dйjа signalйe, on se demande si Dieu connaоt l’existence ou la
non-existence actuelle du singulier, ce qui revient а se demander s’il connaоt
les йnoncйs, et surtout ceux qui concernent les singuliers.
Objections :
Il semble que
non.
1° L’intelligence
divine se tient toujours dans la mкme disposition. Or le singulier, selon qu’il
existe ou n’existe pas actuellement, a des dispositions diffйrentes.
L’intelligence divine ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle
du singulier.
2° Parmi les
puissances de l’вme, celles qui se rapportent de la mкme faзon а la rйalitй
prйsente et а la rйalitй absente, comme l’imagination, ne connaissent pas
l’existence ou la non-existence actuelle de la rйalitй : cela n’est connu
que des puissances, tel le sens, qui ne portent pas de la mкme faзon sur les
rйalitйs absentes et sur les prйsentes. Or l’intelligence divine se rapporte de
la mкme faзon aux rйalitйs prйsentes ou absentes. Elle ne connaоt donc pas
l’existence ou la non-existence actuelle des rйalitйs, mais elle connaоt
simplement leur nature.
3°
Selon
le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique,
la composition qui est signifiйe lorsqu’on dit qu’une chose existe ou n’existe
pas, n’est pas dans les rйalitйs mais seulement dans notre intelligence. Or il
ne peut y avoir de composition dans l’intelligence divine. Celle-ci ne connaоt
donc pas l’existence ou la non-existence de la rйalitй.
4° Il est dit en
Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie » ; ce
que saint Augustin explique en disant que les rйalitйs crййes sont en Dieu
comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or la ressemblance du coffre que
l’artisan a dans son esprit ne lui permet pas de connaоtre l’existence ou la
non-existence du coffre. Dieu non plus ne connaоt donc pas l’existence ou la
non-existence du singulier.
5° Plus une
connaissance est noble, plus elle est semblable а la connaissance divine. Or la
connaissance de l’intelligence qui comprend les dйfinitions des rйalitйs est
plus noble que la connaissance sensitive, car l’intelligence qui dйfinit
progresse vers l’intйrieur de la rйalitй, tandis que le sens est tournй vers
l’extйrieur. Puis donc que l’intelligence qui dйfinit ne connaоt pas, au
contraire du sens, l’existence ou la non-existence de la rйalitй, mais
simplement sa nature, il semble qu’il faille surtout attribuer а Dieu le mode
de connaissance qui fait connaоtre simplement la nature de la rйalitй sans que
son existence ou sa non-existence soit connue. Dieu ne connaоt donc pas l’existence
ou la non-existence actuelle du singulier.
6° Dieu connaоt
chaque rйalitй par une idйe de la rйalitй, idйe qui est en lui. Or cette idйe
se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй, qu’elle existe ou non, sinon cette
idйe ne lui permettrait pas de connaоtre les futurs. Dieu ne connaоt donc pas
l’existence ou la non-existence de la rйalitй.
En sens contraire :
1° Plus une
connaissance est parfaite, plus elle comprend de nombreux aspects dans la
rйalitй connue. Or la connaissance divine est trиs parfaite. Elle connaоt donc
la rйalitй sous tous ses aspects ; et ainsi, elle connaоt son existence ou
sa non-existence.
2° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et
distincte. Or il ne connaоtrait pas les rйalitйs distinctement s’il ne
distinguait pas la rйalitй qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc
qu’une rйalitй existe ou n’existe pas.
Rйponse :
Ce que
l’essence universelle d’une espиce est а tous les accidents par soi de cette
espиce, l’essence du singulier l’est а tous les accidents propres de ce
singulier, comme sont tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait
qu’ils sont individuйs en lui, ils lui deviennent propres. Or l’intelligence
qui connaоt l’essence d’une espиce comprend par elle tous les accidents par soi
de cette espиce : car, selon le Philosophe, la quidditй est le principe de
toute dйmonstration qui conclut en attribuant des accidents propres au sujet.
Et par consйquent, si l’on connaissait l’essence propre d’un singulier, on
connaоtrait tous les accidents de ce singulier ; ce qui est impossible а
notre intelligence, car la matiиre dйsignйe, dont notre intelligence abstrait,
est de l’essence du singulier, et serait posйe dans la dйfinition du singulier
s’il en avait une. Mais l’intelligence divine, qui apprйhende la matiиre,
comprend non seulement l’essence universelle d’une espиce, mais йgalement
l’essence singuliиre de chaque individu ; voilа pourquoi elle connaоt tous
les accidents, а la fois ceux qui sont communs а l’espиce ou au genre tout
entiers, et ceux qui sont propres а chaque singulier ; or l’un de ces
accidents est le temps, en lequel se trouve tout singulier dans la nature, et
c’est d’aprиs la dйtermination du temps que l’existence ou la non-existence
actuelle du singulier est affirmйe. Aussi l’intelligence divine connaоt-elle
l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier, et elle connaоt
tous les autres йnoncйs que l’on peut former soit а propos des universels, soit
а propos des individus.
Mais cependant,
sur ce point, l’intelligence divine se comporte diffйremment de notre
intelligence. Car notre intelligence forme diverses conceptions pour connaоtre
le sujet et l’accident, ainsi que pour connaоtre les divers accidents ;
voilа pourquoi elle procиde discursivement de la connaissance de la substance
vers celle de l’accident ; en outre, pour connaоtre l’inhйrence de l’un en
l’autre, elle compose une espиce avec l’autre, et les unit d’une certaine
faзon ; et ainsi, elle forme en elle-mкme des йnoncйs. Mais l’intelligence
divine connaоt par un seul, а savoir par son essence, toutes les substances et
tous les accidents, et c’est pourquoi ni elle ne procиde discursivement de la
substance vers l’accident, ni elle ne compose l’un avec l’autre ; mais lа oщ,
dans notre intelligence, il y a composition des espиces, il y a dans
l’intelligence divine une unitй sous tous rapports ; et par consйquent,
elle connaоt les complexes d’une faзon incomplexe, de mкme qu’elle connaоt
« simplement et uniment les choses nombreuses et immatйriellement les
rйalitйs matйrielles ».
Rйponse aux objections :
1° C’est par une
seule et mкme chose que l’intelligence divine connaоt toutes les dispositions
pouvant varier dans la rйalitй ; aussi, demeurant toujours dans une
disposition unique, elle connaоt toutes les dispositions des rйalitйs, quelle
qu’en soit la variation.
2° La
ressemblance qui est dans l’imagination n’est une ressemblance que de la
rйalitй mкme, elle n’est pas une ressemblance pour connaоtre le temps en lequel
se trouve la rйalitй ; mais il en est autrement de l’intelligence divine,
il n’en va donc pas de mкme.
3° Lа oщ, dans
notre intelligence, il y a composition, dans l’intelligence divine il y a
unitй ; mais la composition est une certaine imitation de l’unitй, et c’est
pourquoi on l’appelle union ; et ainsi, on voit clairement que Dieu, sans
composer, connaоt plus vйritablement les йnoncйs que ne fait l’intelligence
mкme qui compose et divise.
4° Le coffre qui
est dans l’esprit de l’artisan n’est pas une ressemblance de tout ce qui peut
convenir au coffre ; il en va donc diffйremment de la connaissance de
l’artisan et de la connaissance divine.
5° Celui qui
connaоt une dйfinition connaоt en puissance les йnoncйs que l’on dйmontre par
la dйfinition ; mais dans l’intelligence divine, il n’y a pas de
diffйrence entre кtre en acte et pouvoir ; donc, dиs lors qu’il connaоt
les essences des rйalitйs, Dieu comprend immйdiatement tous les accidents qui
s’ensuivent.
6° Si l’idйe qui
est dans l’esprit divin se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй quelle qu’en
soit la disposition, c’est parce qu’elle est une ressemblance de la rйalitй
selon toute disposition de celle-ci, et c’est pourquoi elle permet d’avoir une
connaissance de la rйalitй quelle qu’en soit la disposition. Article 8 : Dieu connaоt-il les non-йtants
et les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
Denys au premier chapitre des Noms
divins, les connaissances ne portent que sur des existants. Or ce qui
n’existe pas ni n’existera ni n’a existй, n’est nullement existant. Il ne peut
donc pas y avoir de connaissance de Dieu а son sujet.
2° Toute
connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intelligence
divine ne peut кtre assimilйe а un non-йtant. Elle ne peut donc pas connaоtre
un non-йtant.
3° La
connaissance de Dieu porte sur les rйalitйs au moyen des idйes. Or il n’y a pas
d’idйe du non-йtant. Dieu ne connaоt donc pas le non-йtant.
4° Tout ce que
Dieu connaоt est dans son Verbe. Or, comme dit saint Anselme dans son Monologion, « de ce qui ne fut pas,
n’est pas ni ne sera, il n’est point de verbe ». Dieu ne connaоt donc pas
de telles choses.
5° Dieu ne
connaоt que le vrai. Or le vrai et l’йtant sont convertibles. Dieu ne connaоt
donc pas les choses qui ne sont pas.
En sens contraire :
1° Rom. 4,
17 : « Il appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui
sont. » Or il n’appellerait pas les non-йtants s’il ne les connaissait
pas. Il connaоt donc les non-йtants.
Rйponse :
Dieu a
connaissance des rйalitйs crййes а la faзon dont un artisan connaоt les
produits de l’art : par une connaissance qui est la cause des produits de
l’art. Cette connaissance divine et notre connaissance ont donc, relativement
aux rйalitйs connues, des relations opposйes : notre connaissance, en
effet, йtant reзue des rйalitйs, est naturellement postйrieure aux rйalitйs,
tandis que la connaissance que le Crйateur a des crйatures et celle que
l’artisan a des produits de l’art prйcиdent naturellement les rйalitйs connues.
Or, si l’on фte ce qui est antйrieur, ce qui est postйrieur est фtй, mais
l’inverse n’est pas vrai ; et de lа vient que notre science ne peut porter
sur les rйalitйs naturelles que si les rйalitйs elles-mкmes prйexistent, alors
que dans l’intelligence divine, ou dans celle de l’artisan, la connaissance de
la rйalitй a lieu indiffйremment, que la rйalitй existe ou non.
Mais il faut
savoir que l’artisan a deux connaissances de la chose а faire : la
spйculative et la pratique. Il a une connaissance spйculative ou thйorique
quand il connaоt les raisons formelles de l’њuvre sans les appliquer а
l’opйration par l’intention ; en revanche, quand il йtend les raisons
formelles de l’њuvre а la fin de l’opйration par l’intention, c’est alors qu’il
a une connaissance proprement pratique ; et c’est ainsi que la mйdecine
est divisйe en thйorique et pratique, comme le dit Avicenne. D’oщ il ressort
que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spйculative,
puisque la connaissance pratique est effectuйe par une extension de la
spйculative а l’њuvre. Or, si ce qui est postйrieur est фtй, ce qui est
antйrieur demeure. On voit donc clairement qu’il peut y avoir chez l’artisan la
connaissance d’un produit tantфt qu’il prйvoit de faire, tantфt qu’il prйvoit
de ne jamais faire, comme lorsqu’il confectionne la forme d’un objet qu’il n’a
pas l’intention de rйaliser ; or, cet objet qu’il ne prйvoit pas de
rйaliser, il ne le regarde pas toujours comme existant en sa puissance — car il
lui arrive d’imaginer tel objet que ses forces ne suffisent pas а rйaliser —
mais il le considиre dans sa fin, c’est-а-dire qu’il voit que l’on pourrait
arriver а telle fin au moyen de tel objet ; car, suivant le Philosophe aux
sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les
fins sont dans le domaine des choses opйrables comme les principes dans les
choses spйculatives ; donc, de mкme que les conclusions sont connues dans
les principes, de mкme les produits de l’art sont connus dans les fins.
On voit donc
clairement que Dieu peut avoir connaissance de non-йtants : il a une
connaissance quasi pratique de certains d’entre eux, а savoir, de ces choses
qui ont existй, ou existent, ou existeront, et qui procиdent de sa science
comme il en a disposй ; mais de certains autres, qui n’ont pas existй ni
n’existent ni n’existeront, c’est-а-dire de ceux qu’il a prйvu de ne jamais
rйaliser, il a une connaissance quasi spйculative ; et bien que l’on
puisse dire qu’il les regarde dans sa puissance, car il n’est rien qu’il ne
puisse, cependant l’on dit de faзon plus adйquate qu’il les regarde dans sa
bontй, laquelle est la fin de toutes les choses faites par lui : il voit,
en effet, qu’il y a de nombreuses faзons de communiquer sa propre bontй
autrement qu’elle n’est communiquйe aux rйalitйs existantes, passйes, prйsentes
ou futures ; car les rйalitйs crййes ne peuvent dans leur ensemble йgaler
sa bontй, si grandement semblent-elles y participer.
Rйponse aux objections :
1° Les choses qui
n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, existent en quelque faзon dans
la puissance de Dieu comme dans un principe actif, ou dans sa bontй comme dans
une cause finale.
2° La
connaissance qui est reзue des rйalitйs connues consiste en une assimilation
passive, par laquelle le connaissant est assimilй а des rйalitйs connues dйjа
existantes ; mais la connaissance qui est cause des rйalitйs connues
consiste en une assimilation active, par laquelle le connaissant s’assimile le
connu ; et parce que Dieu peut s’assimiler ce qui ne lui est pas encore
assimilй, il peut aussi avoir connaissance d’un non-йtant.
3° Si l’idйe est
la forme de la connaissance pratique, et c’est sa dйfinition la plus courante,
alors l’idйe ne porte que sur les choses qui ont existй, ou existent, ou
existeront ; mais si elle est aussi la forme de la connaissance
spйculative, alors rien n’empкche que l’idйe porte aussi sur d’autres choses
qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront.
4° Le nom de
Verbe dйsigne « la puissance opйrative du Pиre », а savoir celle par
laquelle il opиre toutes choses ; voilа pourquoi le Verbe ne s’йtend
qu’aux choses auxquelles s’йtend l’opйration divine ; et c’est pourquoi il
est dit dans le Psaume : « Il a parlй, et toutes choses ont йtй
faites » ; car bien que le Verbe connaisse les autres choses, il
n’est cependant pas le verbe des autres choses.
5° Les choses qui
n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, ont une vйritй dans la mesure
oщ elles ont l’кtre, c’est-а-dire telles qu’elles existent dans leur principe
actif ou final ; et c’est ainsi que Dieu les connaоt elles aussi. Article 9 : Dieu connaоt-il les
infinis ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre de la Citй
de Dieu : « Tout ce qui est su est limitй par la comprйhension de
celui qui sait. » Or ce qui est infini ne peut кtre limitй. Ce qui est
infini n’est donc pas su de Dieu.
2° [Le rйpondant] disait que Dieu sait les
infinis par la science de simple connaissance et non par la science de vision. En sens contraire : toute science parfaite comprend
et par consйquent limite ce qu’elle sait. Or en Dieu, de mкme que la science de
vision est parfaite, de mкme aussi la science de simple connaissance. Donc, pas
plus que la science de vision ne peut porter sur les infinis, la science de
simple connaissance ne le peut.
3° Tout ce que
Dieu connaоt, il le connaоt par son intelligence. Or la connaissance de
l’intelligence est appelйe vision. Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le sait
par science de vision ; si donc il ne sait pas les infinis par science de
vision, il ne les connaоt aucunement.
4° Toutes les
choses qui sont connues de Dieu ont en Dieu leurs raisons formelles, qui sont
en lui en acte. Si donc des infinis sont sus de Dieu, alors une infinitй de
raisons formelles seront en lui en acte, ce qui semble impossible.
5° Tout ce que
Dieu sait, il le connaоt parfaitement. Or rien n’est parfaitement connu si la
connaissance du connaissant ne pйnиtre jusqu’aux profondeurs de la rйalitй.
Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le pйnиtre, d’une certaine faзon. Or
l’infini ne peut en aucune faзon кtre franchi, ni par le fini ni par l’infini.
Dieu ne connaоt donc nullement les infinis.
6° Quiconque
regarde une chose, la limite par son regard. Or tout ce que Dieu connaоt, il le
regarde. Ce qui est infini ne peut donc pas кtre connu de lui.
7° Si la science
divine porte sur les infinis, elle-mкme aussi sera infinie. Or cela est
impossible, puisque tout infini est imparfait, comme il est prouvй au troisiиme
livre de la Physique. La science de
Dieu ne porte donc nullement sur les infinis.
8° Ce qui
s’oppose а la dйfinition de l’infini ne peut aucunement кtre attribuй а
l’infini. Or кtre connu s’oppose а la dйfinition de l’infini. En effet,
« est infini ce dont, quelle que soit l’йtendue qu’on en perзoive, quelque
chose reste toujours а percevoir au-delа », comme il est dit au troisiиme
livre de la Physique ; or ce qui
est connu doit nйcessairement кtre perзu par le connaissant, et ce dont quelque
chose est hors du connaissant n’est pas pleinement connu ; et ainsi, on
voit bien qu’кtre pleinement connu par quelqu’un s’oppose а la dйfinition de
l’infini. Puisque Dieu connaоt pleinement tout ce qu’il connaоt, il ne connaоt
donc pas les infinis.
9° La science de
Dieu est la mesure de la rйalitй sue. Or l’infini ne peut avoir de mesure.
L’infini ne se tient donc pas sous la science de Dieu.
10° Mesurer n’est
rien d’autre que se rendre certain de la quantitй du mesurй ; si donc Dieu
connaissait l’infini, et savait par consйquent sa quantitй, il le
mesurerait ; ce qui est impossible car l’infini, en tant que tel, est
immense. Dieu ne connaоt donc pas l’infini.
En sens contraire :
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre de la Citй
de Dieu, « bien que les nombres infinis ne puissent кtre exprimйs par
aucun nombre, [l’infinitй du nombre] ne saurait кtre incomprйhensible а Celui
dont la science surpasse tout nombre ».
2° Puisque Dieu
ne fait rien d’inconnu, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or Dieu peut
faire des infinis. Il peut donc savoir les infinis.
3° Pour penser
quelque chose, il faut l’immatйrialitй du cфtй de celui qui pense et du cфtй de
ce qui est pensй, et l’union des deux. Or l’intelligence divine est infiniment
plus immatйrielle qu’une intelligence crййe. Elle est donc infiniment plus
capable de penser. Or une intelligence crййe peut connaоtre les infinis en
puissance. L’intelligence divine peut donc connaоtre les infinis en acte.
4° Dieu sait
toutes les choses qui existent, existeront et ont existй. Or, si le monde
durait а l’infini, la gйnйration ne serait jamais finie, et ainsi, il y aurait
une infinitй de singuliers. Or cela serait possible а Dieu. Il n’est donc pas
impossible qu’il connaisse les infinis.
5° Comme dit le
Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique,
« toutes les proportions et les formes qui sont en puissance dans la
matiиre prime sont en acte dans le premier moteur » ; et dans le mкme
sens saint Augustin dit que les raisons sйminales des rйalitйs sont dans la
matiиre prime, mais que les raisons causales sont en Dieu. Or il y a dans la
matiиre prime une infinitй de formes en puissance, йtant donnй que sa puissance
passive est infinie. Il y a donc aussi des infinis en acte dans le premier
moteur, qui est Dieu. Or Dieu connaоt tout ce qui, en lui, est en acte. Il
connaоt donc les infinis.
6° Saint
Augustin, disputant au quinziиme livre de la Citй de Dieu contre les acadйmiciens qui niaient que quelque chose
fыt vrai, montre que non seulement il y a une multitude nombreuse de choses
vraies, mais qu’il y en a mкme une multitude infinie par une certaine
rйduplication de l’intelligence sur elle-mкme, ou encore de l’affirmation sur
elle-mкme : par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai
que je dis quelque chose de vrai, et il est vrai que je dis que je dis quelque
chose de vrai, et ainsi а l’infini. Or Dieu connaоt toutes les choses vraies.
Dieu connaоt donc les infinis.
7° Tout ce qui
est en Dieu est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu mкme. Or Dieu est
infini, car il n’est aucunement compris. Sa science est donc, elle aussi,
infinie ; il a donc lui-mкme la science des infinis.
Rйponse :
Comme dit saint
Augustin au douziиme livre de la Citй de
Dieu, certains voulurent juger de l’intelligence divine selon le mode de
notre intelligence et prйtendirent que Dieu, tout comme nous, ne peut connaоtre
les infinis ; or ils affirmaient qu’il connaissait les singuliers, et en
outre ils posaient un monde йternel ; il s’ensuivait donc qu’il y aurait
un retour de choses numйriquement identiques en des siиcles diffйrents, ce qui
est complиtement absurde. Par consйquent, il faut affirmer que Dieu connaоt les
infinis, comme on peut le montrer а partir de ce qui a dйjа йtй dйterminй. En
effet, puisqu’il a lui-mкme la science non seulement des choses qui ont existй,
existent ou existeront, mais encore de toutes celles qui sont de nature а
participer sa bontй, et que de telles choses sont en nombre infini, йtant donnй
que sa bontй est infinie, il reste qu’il connaоt lui-mкme les infinis ;
mais il faut considйrer comment cela se fait.
Il faut donc
savoir que, selon la puissance du mйdium de connaissance, la connaissance
s’йtend а plus ou moins de choses ; par exemple, la ressemblance qui est
reзue dans la vue est dйterminйe par les conditions particuliиres de la
rйalitй, et c’est pourquoi elle ne peut mener а la connaissance que d’une seule
rйalitй ; mais la ressemblance de la rйalitй qui est reзue dans
l’intelligence est dйgagйe des conditions particuliиres, et donc, йtant plus
йlevйe, elle peut mener а plus de choses. Et parce qu’une forme universelle
unique est de nature а кtre participйe par un nombre infini de singuliers, de
lа vient que l’intelligence connaоt d’une certaine faзon les infinis. Mais
parce que cette ressemblance qui est dans l’intelligence ne mиne pas а la
connaissance du singulier quant aux choses par lesquelles les singuliers se
distinguent les uns des autres, mais seulement quant а leur nature commune, il
en rйsulte que notre intelligence, par l’espиce qu’elle a en elle, ne peut
connaоtre les infinis qu’en puissance ; en revanche, le mйdium par lequel
Dieu connaоt, а savoir son essence, est une ressemblance des choses en nombre
infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement quant а ce qui leur est commun,
mais aussi quant а ce par quoi elles se distinguent les unes des autres, ainsi
qu’il ressort de ce qui prйcиde; aussi la science divine a-t-elle une efficace
pour connaоtre les infinis. Mais voici comment considйrer la maniиre dont elle
connaоt les infinis en acte.
Rien n’empкche
qu’une chose soit infinie d’une faзon et finie d’une autre, comme par exemple
si quelque corps йtait infini en longueur mais fini en largeur. Et cela est
possible semblablement dans les formes : par exemple, si nous supposons
blanc quelque corps infini, la quantitй extensive de la blancheur, selon
laquelle celle-ci est appelйe quantum
par accident, sera infinie ; mais sa quantitй par soi, c’est-а-dire
intensive, serait nйanmoins finie. Et il en est de mкme de n’importe quelle
autre forme d’un corps infini, car toute forme reзue dans une matiиre est
limitйe selon le mode de ce qui reзoit, et ainsi, elle n’a pas une intensitй
infinie.
Or, de mкme que
l’infini s’oppose а la connaissance, de mкme aussi il s’oppose au
franchissement : en effet, l’infini ne peut кtre ni connu ni franchi.
Nйanmoins, si quelque chose se meut sur l’infini mais non dans le sens de son
infinitй, l’infini pourra кtre franchi ; par exemple, ce qui est infini en
longueur et fini en largeur peut кtre franchi en largeur, mais non en longueur.
Ainsi йgalement, si quelque infini est connu dans le sens oщ il est infini, en
aucune faзon il ne peut кtre parfaitement connu ; en revanche, s’il est
connu, mais non dans le sens oщ il est infini, alors il pourra кtre
parfaitement connu : en effet, parce que la notion d’infini convient а la
quantitй, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique, et que toute quantitй a de par sa notion un ordre des
parties, il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens oщ il est infini
lorsqu’il est apprйhendй partie aprиs partie. Par consйquent, si notre
intelligence doit connaоtre ainsi un corps blanc infini, elle ne pourra en
aucune faзon le connaоtre parfaitement, ni sa blancheur ; mais si elle
connaоt la nature mкme de la blancheur ou de la corporйitй, qui se trouvent
dans le corps infini, elle connaоtra ainsi l’infini parfaitement quant а toutes
ses parties, mais non toutefois dans le sens oщ il est infini ; et ainsi,
il est possible que notre intelligence en quelque sorte connaisse parfaitement
l’infini continu, mais nullement les infinis en quantitй discrиte, йtant donnй
qu’elle ne peut par une seule espиce connaоtre de nombreuses choses ; et
de lа vient que, si elle doit considйrer de nombreuses choses, il lui est
nйcessaire de les connaоtre l’une aprиs l’autre, et ainsi, elle connaоt la quantitй
discrиte dans le sens oщ elle peut кtre infinie. Si donc elle connaissait une
multitude infinie en acte, il s’ensuivrait qu’elle connaоtrait l’infini dans le
sens oщ il est infini, ce qui est impossible.
Mais
l’intelligence divine connaоt toutes choses par une espиce unique ; aussi
sa connaissance porte-t-elle sur toutes choses en mкme temps et d’un seul
regard ; et ainsi, elle ne connaоt pas la multitude suivant l’ordre de ses
parties, de sorte qu’elle peut connaоtre une multitude infinie, mais non dans
le sens de l’infini ; car si elle devait la connaоtre dans le sens de
l’infini, en prenant une partie de la multitude aprиs l’autre, elle ne
parviendrait jamais а la fin et ne connaоtrait donc pas parfaitement. Par
consйquent, j’accorde sans rйserve que Dieu connaоt en acte les infinis dans
l’absolu, et que ces infinis n’йgalent pas son intelligence comme lui-mкme
йgale son intelligence en se connaissant : car l’essence, dans les infinis
crййs, est finie quasi intensivement, comme la blancheur dans un corps infini,
tandis que l’essence de Dieu est infinie sous tous rapports ; et par
consйquent, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont comprйhensibles par
lui.
Rйponse aux objections :
1° Dans la mesure
oщ l’objet su ne dйpasse pas l’intelligence de celui qui sait au point de
rester en partie hors de celle-ci, on dit que l’objet su est limitй par celui
qui sait ; dans ce cas, en effet, il se rapporte а elle а la faзon d’une
chose limitйe ; et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que cela se produise pour
un infini qui n’est pas su dans le sens oщ il est infini.
2° La science de
simple connaissance et la science de vision ne diffиrent nullement du cфtй de
celui qui sait, mais seulement du cфtй de la rйalitй sue. En effet, la science
de vision se dit en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui
regarde des rйalitйs posйes hors d’elle-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que
Dieu sait par science de vision uniquement les choses qui sont hors de lui, et
qui sont soit prйsentes, soit passйes, soit futures. En revanche, la science de
simple connaissance porte, comme on l’a dйjа prouvй, sur les choses qui
n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй. Et Dieu ne sait pas celles-ci
d’une faзon et celles-lа d’une autre ; si donc Dieu ne voit pas les infinis,
cela ne vient pas du cфtй de la science de vision, mais du cфtй des objets
visibles eux-mкmes qui n’existent pas ; et а supposer l’existence
d’infinis soit en acte soit successivement, il est hors de doute que Dieu les
connaоtrait par science de vision.
3° La vue est
proprement un certain sens corporel ; par consйquent, si l’on transfиre le
nom de vision а la connaissance immatйrielle, ce ne sera que mйtaphoriquement.
Or, en de telles tournures, la notion de vйritй diffиre suivant les diffйrentes
ressemblances qui se trouvent dans les rйalitйs. Rien n’empкche donc d’appeler
« vision » tantфt toute science divine, tantфt celle-lа seule qui
porte sur les choses passйes, prйsentes ou futures.
4° Dieu mкme est
par son essence la ressemblance de toutes choses, et une ressemblance propre de
chacune ; par consйquent, si l’on dit qu’en Dieu les raisons formelles des
rйalitйs sont plusieurs, c’est uniquement а cause de ses rapports aux diverses
crйatures, et ces rapports ne sont, bien entendu, que des relations de raison.
Or il n’est pas aberrant que des relations de raison soient multipliйes а
l’infini, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique.
5° Le
franchissement implique un mouvement d’une chose а une autre ; or, sans
procйder discursivement mais par un seul regard simple, Dieu connaоt toutes les
parties de l’infini, qu’il soit continu ou discret ; aussi connaоt-il
parfaitement l’infini, sans pour autant le franchir en le pensant.
6° Il faut
rйpondre comme au premier argument.
7° Cet argument
vaut pour l’infini dit privativement, qui ne se trouve que dans les
quantitйs ; en effet, tout ce qui est dit privativement est imparfait. Par
contre, il ne vaut pas pour l’infini dit nйgativement, au sens oщ Dieu est dit
infini, car il appartient а la perfection d’une chose de n’кtre terminйe par
rien.
8° Cet argument
prouve que l’infini ne peut кtre connu dans le sens oщ il est infini : car
quelque portion de quantitй que l’on prenne, quelle qu’en soit la mesure, il en
restera toujours а prendre. Mais Dieu ne connaоt pas l’infini de telle faзon
qu’il passe d’une partie а une autre.
9° Ce qui est
infini en quantitй a un кtre fini, comme on l’a dit, et par consйquent la
science divine peut кtre la mesure de l’infini.
10° La notion de
mesure consiste а obtenir une certitude sur la quantitй dйterminйe de quelque
chose ; or Dieu n’a pas telle connaissance de l’infini qu’il en sache une
quantitй dйterminйe, car l’infini n’en a pas ; кtre su par Dieu ne
s’oppose donc pas а la notion d’infini. Article 10 : Dieu peut-il faire des
infinis ? a-t-on demandй incidemment.
Objections :
Il semble que
oui.
1°
Les
raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs,
et l’une n’empкche pas l’action de l’autre. Puis donc que les raisons formelles
sont en nombre infini dans l’esprit divin, il peut en rйsulter un nombre infini
d’effets, exйcutйs par la puissance divine.
2° La puissance
du Crйateur excиde infiniment la puissance de la crйature. Or il appartient а
la puissance de la crйature de produire des infinis successivement. Dieu peut
donc produire des infinis simultanйment.
3° Vaine est la
puissance qui n’est pas amenйe а l’acte, surtout si elle ne peut pas y кtre
amenйe. Or la puissance de Dieu porte sur les infinis. Une telle puissance
serait donc vaine, si elle ne pouvait produire des infinis en acte.
En sens contraire :
1° Sйnиque
dit : « L’idйe est le modиle des rйalitйs qui adviennent
naturellement. » Or les infinis ne peuvent exister naturellement, et
ainsi, il ne peuvent pas non plus кtre produits, semble-t-il, car ce qui ne
peut pas exister ne peut pas кtre produit. Il n’y aura donc pas d’idйe des
infinis en Dieu. Or Dieu ne peut rien opйrer que par une idйe ; Dieu ne
peut donc pas opйrer des infinis.
2° Quand on dit
que Dieu crйй les rйalitйs, on ne pose rien de nouveau du cфtй de celui qui
crйe, mais seulement du cфtй de la crйature ; dire que Dieu crйe les
rйalitйs revient donc, semble-t-il, а dire que les rйalitйs viennent а
l’existence par Dieu. Donc, pour la mкme raison, dire que Dieu peut crйer les
rйalitйs revient а dire que les rйalitйs peuvent venir а l’existence par Dieu.
Or les rйalitйs ne peuvent кtre produites en nombre infini, car il n’y a pas
dans la crйature de puissance а un acte infini. Dieu non plus ne peut donc pas
faire des infinis en acte.
Rйponse :
On rencontre
deux distinctions de l’infini.
D’abord, il se
distingue en puissance et acte ; et l’on appelle infini en puissance celui
qui consiste toujours en une succession, comme dans la gйnйration, le temps et
la division du continu : en toutes ces choses il y a une puissance а
l’infini, car elles sont toujours prises une partie aprиs l’autre ; mais
il y aurait infini en acte si nous posions, par exemple, une ligne dйpourvue
d’extrйmitйs.
Ensuite, on
distingue l’infini par soi et par accident ; et le sens de cette
distinction apparaоt clairement de la faзon suivante : la notion d’infini,
comme on l’a dit, convient а la quantitй ; or la quantitй se dit de la
quantitй discrиte avant de se dire de la quantitй continue ; par consйquent,
pour voir comment l’infini est par soi et comment il est par accident, il faut
considйrer que tantфt la multitude est requise par soi, tantфt elle est
seulement par accident. La multitude est requise par soi, comme on le voit
bien, dans les sйries ordonnйes de causes et d’effets dont l’un est en
dйpendance essentielle de l’autre ; par exemple, l’вme meut la chaleur
naturelle, qui met en branle les nerfs et les muscles, par lesquels sont mues
les mains, qui meuvent un bвton, par lequel est mue une pierre ; dans
cette sйrie, en effet, n’importe lequel des suivants dйpend par soi de
n’importe lequel des prйcйdents. Mais il y a multitude par accident, quand
toutes les choses qui sont contenues dans la multitude tiennent pour ainsi dire
la place d’une seule, et qu’il importe peu qu’il y en ait une ou plusieurs, peu
ou beaucoup ; par exemple, si un bвtisseur fait une maison, et qu’en la
construisant il use successivement plusieurs scies, la multitude des scies
n’est requise que par accident pour construire la maison, parce qu’une seule
scie ne peut durer toujours ; et le nombre de scies, quel qu’il soit, ne
fait aucune diffйrence pour la maison ; il n’y a donc aucune dйpendance
entre l’une et l’autre, comme c’йtait le cas lorsque la multitude йtait requise
par soi.
Donc, d’aprиs
cela, diverses opinions furent йmises concernant l’infini. Certains philosophes
anciens posиrent l’infini en acte non seulement par accident, mais aussi par
soi, voulant que l’infini soit nйcessaire а ce qu’ils posaient comme le principe ;
et c’est pourquoi ils posaient aussi un processus infini de causes. Mais le
Philosophe rйprouve cette opinion au deuxiиme livre de la Mйtaphysique et au troisiиme livre de la Physique.
D’autres, а la
suite d’Aristote, accordиrent que l’infini par soi ne peut se rencontrer ni en
acte ni en puissance, car il n’est pas possible qu’une chose dйpende
essentiellement d’une infinitй [de causes], auquel cas, en effet, son кtre ne
serait jamais accompli. Mais ils posиrent que l’infini par accident existe non
seulement en puissance mais aussi en acte ; c’est pourquoi Algazel, dans
sa Mйtaphysique, affirme que les вmes
humaines sйparйes des corps sont en nombre infini, car cela s’ensuit de ce que
le monde, selon lui, est йternel ; et il n’estime pas cela aberrant, car
il n’y a aucune dйpendance des вmes entre elles, aussi l’infini ne se
trouve-t-il dans la multitude de ces вmes que par accident.
D’autres, par
contre, ont posй que l’infini en acte ne peut exister ni par soi ni par
accident ; mais que seul peut exister l’infini en puissance, qui consiste
en une succession, comme il est enseignй au troisiиme livre de la Physique ; et c’est la position du
Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
Que l’infini ne puisse кtre en acte, cela peut avoir deux raisons : soit
parce qu’кtre en acte s’oppose а l’infini par lа mкme qu’il est infini, soit
pour une autre raison, comme par exemple se mouvoir vers le haut s’oppose au
triangle de plomb, non parce qu’il est triangle, mais parce qu’il est en plomb.
Si donc l’infini
peut par nature exister en acte, d’aprиs la seconde opinion, ou mкme, si autre
chose que la notion mкme d’infini l’empкche d’exister, alors je dis que Dieu
peut faire que l’infini existe en acte. En revanche, si кtre en acte s’oppose а
l’infini dans sa notion, alors Dieu ne peut pas faire cela, comme il ne peut
pas faire que l’homme soit un animal irrationnel, car cela reviendrait а ce que
des contradictoires existent en mкme temps. Mais кtre en acte est-il ou non
compatible avec l’infini dans sa notion ? Comme c’est une question
soulevйe incidemment, qu’elle soit maintenant laissйe de cфtй pour кtre
discutйe ailleurs. Et il faut rйpondre aux deux sйries d’arguments.
Rйponse aux objections :
1° Les raisons
formelles qui sont dans l’esprit divin ne se rйalisent pas dans la crйature
avec le mode qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode que permet la notion de
crйature ; ainsi, bien que ces raisons formelles soient immatйrielles, les
rйalitйs sont cependant produites а partir d’elles en l’кtre matйriel. Si donc
il entre dans la notion d’infini de n’кtre pas en acte simultanйment mais en
une succession, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de la Physique, alors les raisons formelles en
nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se rйaliser toutes
ensemble dans les crйatures, mais elles le peuvent successivement ; et
ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des infinis en acte.
2° On dit de deux
faзons qu’une chose est impossible а la puissance de la crйature : d’abord
en raison d’un dйfaut de puissance, et dans ce cas on affirme а bon droit que
ce que la crйature ne peut pas, Dieu le peut. Ensuite, parce que ce qui est dit
impossible а la crйature contient en soi une certaine incompatibilitй ; et
de mкme que cela est impossible а la crйature, ce n’est pas non plus possible а
Dieu, comme par exemple que deux contradictoires existent simultanйment ;
et tel sera le cas de l’existence en acte de l’infini, si кtre en acte s’oppose
а la notion d’infini.
3° Est vain ce
qui ne parvient pas а la fin pour laquelle il existe, comme il est dit au
deuxiиme livre de la Physique ;
donc, qu’une puissance ne soit pas amenйe а l’acte ne la fait appeler vaine que
dans la mesure oщ son effet, ou son acte mкme, s’il est diffйrent d’elle, est
la fin de la puissance. Or nul effet de la puissance divine n’est la fin de
celle-ci, et son acte ne diffиre pas de Dieu ; l’argument n’est donc pas
concluant.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1°
Bien
que, par nature, les infinis ne puissent exister simultanйment, cependant ils
peuvent devenir ; car l’кtre de l’infini ne consiste pas а exister
simultanйment, mais il est comme les choses qui sont en devenir, comme
« le jour et le combat », ainsi qu’il est dit au troisiиme livre de
la Physique. Et cependant, il ne s’ensuit
pas que Dieu puisse faire seulement les choses qui arrivent naturellement. En
effet, l’idйe, d’aprиs la dйfinition susdite, relиve de la connaissance
pratique, c’est-а-dire une connaissance qui est dйterminйe а l’acte par la
volontй divine ; mais Dieu peut faire par sa volontй beaucoup d’autres
choses que celles qu’il a dйterminйes pour qu’elles existent, ou aient existй,
ou doivent exister.
2° Bien que, dans
la crйation, seul soit nouveau ce qui est du cфtй de la crйature, cependant le
nom de crйation n’implique pas seulement cela, mais encore ce qui est du cфtй
de Dieu ; en effet, il signifie l’action divine, qui est son essence, et
il connote l’effet dans la crйature, qui est de recevoir de Dieu
l’existence ; il ne s’ensuit donc pas que la possibilitй pour Dieu de
crйer quelque chose soit identique а la possibilitй pour une chose d’кtre crййe
par lui ; sinon, avant que la crйature ne fыt, il n’aurait rien pu crйer
sans que la puissance de la crйature prйexistвt, ce qui revient а poser une matiиre
йternelle. Donc, bien que la puissance de la crйature ne permette pas
l’existence d’infinis en acte, cela n’exclut pas que Dieu puisse faire des
infinis en acte. Article 11 : La science se dit-elle de
faзon purement йquivoque de Dieu et de nous ?
Objections :
Il semble que
oui.
1°
Partout
oщ il y a une communautй d’univocitй ou d’analogie, il y a quelque
ressemblance. Or il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la crйature et
Dieu. Rien ne peut donc кtre commun aux deux par univocitй ou par analogie. Si
donc le nom de science se dit de Dieu et de nous, ce sera seulement de faзon
йquivoque. Preuve de la mineure. Il est dit en Is. 40, 18 : « А
qui donc ferez-vous ressembler Dieu ? », comme pour dire qu’il ne
peut ressembler а personne.
2° Partout oщ il
y a quelque ressemblance, il y a un rapport. Or, il ne peut y avoir aucun
rapport entre Dieu et la crйature, puisque la crйature est finie et que Dieu
est infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Partout oщ il
y a un rapport, il doit nйcessairement y avoir une forme que plusieurs
possиdent plus ou moins, ou йgalement. Or cela ne peut se dire de Dieu et de la
crйature, car il y aurait alors quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a
donc pas de rapport entre lui et la crйature ; ni non plus, par
consйquent, de ressemblance ni de communautй, si ce n’est d’йquivocitй
seulement.
4° Les choses
entre lesquelles il n’y a aucune ressemblance sont plus distantes que celles entre
lesquelles il y a une ressemblance. Or il y a entre Dieu et la crйature une
distance infinie, plus grande qu’aucune autre ; il n’y a donc pas de
ressemblance entre eux, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
5° La distance de
la crйature а Dieu est plus grande que la distance de l’йtant crйй au
non-йtant, puisque l’йtant crйй ne dйpasse le non-йtant que de la quantitй de
son entitй, qui n’est pas infinie. Or rien ne peut кtre commun а l’йtant et au
non-йtant, « si ce n’est par йquivocitй » seulement, comme il est dit
au quatriиme livre de la Mйtaphysique :
« comme, par exemple, si ce que nous appelons homme, d’autres l’appelaient
non-homme ». Rien non plus ne peut donc кtre commun а Dieu et а la
crйature, si ce n’est par pure йquivocation.
6° Dans toutes
les analogies, il en est ainsi : ou bien un terme est posйe dans la
dйfinition de l’autre, comme on pose la substance dans la dйfinition de
l’accident et l’acte dans la dйfinition de la puissance, ou bien quelque chose
d’identique est posй dans la dйfinition de l’un et de l’autre, comme la santй
de l’animal est posйe dans la dйfinition du sain, qui se dit de l’urine et de
la nourriture, celle-ci conservant et l’autre signifiant la santй. Or la
crйature et Dieu ne sont pas ainsi entre eux, car ni l’un n’est posй dans la
dйfinition de l’autre, ni quelque chose d’identique n’est posй dans la
dйfinition des deux, mкme en supposant que Dieu ait une dйfinition. Il semble
donc que rien ne puisse se dire de Dieu et des crйatures par analogie ; et
ainsi, il reste que tout ce qui se dit d’eux communйment est dit de faзon
purement йquivoque.
7° La diffйrence
entre la substance et l’accident est plus grande qu’entre deux espиces de
substance. Or, si un mкme nom est donnй pour signifier deux espиces de
substances selon la notion propre de l’une et de l’autre, il est dit de
celles-ci de faзon purement йquivoque, comme le nom de chien donnй а la
constellation, а l’animal qui aboie et а l’animal marin. Donc а bien plus forte
raison si un nom unique est donnй а la substance et а l’accident. Or notre
science est accident, tandis que la science divine est substance. Donc le nom
de science se dit de l’une et de l’autre de faзon purement йquivoque.
8° Notre science
est seulement une certaine image de la science divine. Or le nom de la rйalitй
ne convient а l’image que de faзon йquivoque, et c’est pourquoi
« animal » se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de l’animal
peint, suivant le Philosophe dans les Catйgories.
Donc le nom de science se dit lui aussi de faзon purement йquivoque de la
science de Dieu et de la nфtre.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique
que ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres est parfait au
plein sens du terme ; et c’est Dieu, comme dit le Commentateur au mкme
endroit. Or on n’affirmerait pas que les perfections des autres genres se
trouvent en lui, s’il n’y avait pas de ressemblance entre sa perfection et les
perfections des autres genres. Il y a donc quelque ressemblance entre la
crйature et lui ; donc la science, ou quoi que ce soit d’autre, ne se dit
pas de faзon purement йquivoque de la crйature et de Dieu.
2° Il est dit en
Gen. 1, 26 : « Faisons l’homme а notre image et а notre
ressemblance. » Il y a donc quelque ressemblance entre la crйature et
Dieu, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Il est
impossible de dire qu’une chose est prйdiquйe univoquement de la crйature et de
Dieu. En effet, dans tous les cas d’univocitй, la notion а laquelle renvoie le
nom est commune aux deux termes desquels le nom est prйdiquй
univoquement ; et ainsi, quant а la notion а laquelle renvoie ce nom, les
termes univoques sont йgaux en quelque chose, bien que l’un puisse кtre avant
ou aprиs l’autre du point de vue de l’кtre : par exemple, tous les nombres
sont йgaux quant а la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature
de la rйalitй, l’un soit par nature antйrieur а l’autre. Or la crйature, si
parfaitement qu’elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir а ce qu’une chose
lui convienne pour la mкme raison qu’elle convient а Dieu ; en effet, les
choses qui sont en divers sujets selon la mкme notion sont communes а ceux-ci
du point de vue de la notion de substance ou de quidditй, mais sont distinctes
du point de vue de l’кtre. Or tout ce qui est en Dieu, est son propre
кtre ; car de mкme qu’en lui l’essence est identique а l’кtre, de mкme en
lui la science est la mкme chose qu’кtre connaissant ; puis donc que
l’кtre qui est propre а une rйalitй ne peut кtre communiquй а une autre, il est
impossible que la crйature parvienne а avoir quelque chose sous le mкme rapport
que Dieu, de mкme qu’il est impossible qu’elle parvienne au mкme кtre. Et il en
serait de mкme pour nous : si, en Socrate, l’homme et l’« кtre
homme » ne diffйraient pas, il serait impossible que l’homme se dise
univoquement de lui et de Platon, qui ont un кtre diffйrent.
Et cependant,
on ne peut pas dire que tout ce qui se dit de Dieu et des crйatures soit
prйdiquй de faзon tout а fait йquivoque ; car s’il n’y avait aucune
convenance quant а la rйalitй entre la crйature et Dieu, son essence ne serait
pas une ressemblance des crйatures, et ainsi, il ne connaоtrait pas les
crйatures en connaissant son essence. Semblablement aussi, nous ne pourrions
pas non plus parvenir а la connaissance de Dieu а partir des rйalitйs
crййes ; et parmi les noms qui sont adaptйs aux crйatures, l’un ne devrait
pas se dire de Dieu plutфt que l’autre ; car dans les cas d’йquivocitй,
peu importe le nom que l’on donne, dиs lors qu’il ne se remarque aucune
convenance de rйalitй.
Il faut donc
affirmer que le nom de science ne se prйdique de la science de Dieu et de la
nфtre ni tout а fait univoquement, ni de faзon purement йquivoque, mais par
analogie, ce qui ne signifie rien d’autre que « selon une
proportion ». Or il peut y avoir deux convenances selon une proportion, et
l’on envisage la communautй d’analogie selon ces deux convenances. En effet, il
y a une certaine convenance entre les termes qui ont entre eux une proportion,
du fait qu’ils ont une distance dйterminйe ou une autre relation
mutuelle : par exemple entre deux et un, du fait que deux est le double de
un. Parfois aussi, la convenance est envisagйe non pas entre deux termes entre
lesquels il y aurait une proportion, mais plutфt entre deux proportions :
par exemple, six convient avec quatre par la raison que, de mкme que six est le
double de trois, de mкme quatre est le double de deux. La premiиre convenance
est donc celle de proportion, et la seconde celle de proportionnalitй ; et
par consйquent, nous trouvons selon le mode de la premiиre convenance une chose
dite analogiquement de deux termes dont l’un a une relation avec l’autre, comme
l’йtant se dit de la substance et de l’accident en raison de la relation que
l’accident a avec la substance, et comme « sain » se dit de l’urine
et de l’animal parce que l’urine a quelque relation avec la santй de l’animal.
Mais parfois, une chose se dit analogiquement selon le second mode de
convenance, comme le nom de vision se dit de la vision corporelle et de
l’intelligence parce que l’intelligence est dans l’esprit ce que la vue est
dans l’њil. Pour ce qui se dit analogiquement de la premiиre faзon, il est donc
nйcessaire qu’il y ait une relation dйterminйe entre les termes auxquels une
chose est commune par analogie, et c’est pourquoi il est impossible qu’une
chose se dise de Dieu et de la crйature selon ce mode d’analogie, car aucune
crйature n’a avec Dieu une relation telle que la perfection divine puisse кtre
dйterminйe par elle. Mais dans l’autre mode d’analogie, on n’envisage aucune
relation dйterminйe entre les termes auxquels une chose est commune par
analogie ; voilа pourquoi rien n’empкche qu’un nom se dise analogiquement
de Dieu et de la crйature selon ce mode.
Cela se produit
toutefois de deux faзons : tantфt, en effet, ce nom implique par son
signifiй principal une chose en laquelle on ne peut envisager de convenance
entre Dieu et la crйature, mкme selon le mode susdit, et tel est le cas de tout
ce qui est dit symboliquement de Dieu, comme lorsqu’il est appelй lion, ou
soleil, ou autre chose de ce genre, car dans la dйfinition de ces choses entre
la matiиre, qui ne peut кtre attribuйe а Dieu ; tantфt le nom qui se dit
de Dieu et de la crйature n’implique, par son signifiй principal, rien qui
empкche d’envisager le mode de convenance susdit entre Dieu et la crйature, et
tel est le cas de tous les noms qui n’incluent aucun dйfaut dans leur
dйfinition, ni ne dйpendent de la matiиre quant а l’кtre, comme l’йtant, le
bien, et autres choses semblables.
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
Denys au neuviиme chapitre des Nom
Divins, en aucune faзon Dieu ne doit кtre dit semblable aux crйatures, mais
les crйatures peuvent en quelque faзon кtre dites semblables а Dieu. Car ce qui
est fait а l’imitation de quelque chose, s’il l’imite parfaitement, peut dans
l’absolu кtre dit semblable а lui, mais non l’inverse, car l’homme n’est pas
dit semblable а son image, c’est le contraire qui est vrai ; et s’il
l’imite imparfaitement, alors ce qui imite peut кtre dit а la fois semblable et
dissemblable а ce а l’imitation de quoi il est fait : semblable, parce
qu’il le reprйsente, mais non semblable, dans la mesure oщ il manque а la
parfaite reprйsentation. Voilа pourquoi la Sainte Йcriture nie а tout point de
vue que Dieu soit semblable aux crйatures ; mais que la crйature soit
semblable а Dieu, tantфt elle l’accorde, tantфt elle le nie : elle
l’accorde, lorsqu’elle dit que l’homme a йtй fait а la ressemblance de Dieu ;
mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psaume : « Ф Dieu, qui sera
semblable а vous ? »
2° Au premier
livre des Topiques, le Philosophe
pose deux modes de ressemblance : l’un, que l’on trouve en des genres
diffйrents, et celui-ci se prend de la proportion ou de la proportionnalitй,
comme quand une chose est а une autre ce qu’une troisiиme est а une quatriиme,
comme il le dit au mкme endroit ; l’autre mode, que l’on trouve dans les
choses qui sont du mкme genre, comme lorsque le mкme est en diffйrents sujets.
Or le premier mode de ressemblance ne requiert pas de rapport suivant une
relation dйterminйe, mais seulement le second mode ; il n’est donc pas
nйcessaire d’йcarter de Dieu le premier mode de ressemblance relativement а la
crйature.
3° Cette
objection vaut manifestement pour la ressemblance du second mode, dont nous
avons accordй qu’elle n’existait pas entre la crйature et Dieu.
4° La
ressemblance qui diminue la distance est celle qui se fonde sur ce que deux
termes participent а une seule chose, ou que l’un a avec l’autre une relation
dйterminйe par laquelle l’intelligence peut comprendre l’un а partir de
l’autre, et non celle qui existe par une convenance de proportions. En effet,
une telle ressemblance se trouve semblablement en des termes trиs distants ou peu
distants ; car la ressemblance de proportionnalitй n’est pas plus grande
entre les rapports de deux а un et de six а trois, qu’entre les rapports de
deux а un et de cent а cinquante. Voilа pourquoi la distance infinie de la
crйature а Dieu n’фte pas la ressemblance susdite.
5° Mкme а l’йtant
et au non-йtant quelque chose convient selon l’analogie, car le non-йtant
lui-mкme est analogiquement appelй йtant, comme on le voit clairement au
quatriиme livre de la Mйtaphysique ;
et c’est pourquoi la distance qu’il y a entre la crйature et Dieu ne peut pas
non plus empкcher la communautй d’analogie.
6° Cet argument
vaut pour la communautй d’analogie qui s’entend selon une relation dйterminйe
d’un terme а l’autre : alors, en effet, il est nйcessaire que l’un soit
posй dans la dйfinition de l’autre, comme la substance dans la dйfinition de
l’accident, ou qu’une chose unique soit posйe dans la dйfinition des deux
termes, l’un et l’autre se disant par relation а une seule chose, comme la
substance dans la dйfinition de la quantitй et de la qualitй.
7° Bien qu’entre
deux espиces de substance il y ait une plus grande convenance qu’entre
l’accident et la substance, cependant il est possible qu’un nom ne soit pas
donnй а ces diffйrentes espиces en considйration d’une convenance existant
entre elles ; et dans ce cas, le nom sera purement йquivoque. Mais un nom
qui convient а la substance et а l’accident peut кtre donnй en considйration
d’une convenance existant entre eux, et ainsi, il ne sera pas йquivoque mais
analogue.
8° Le nom
d’animal n’est pas donnй pour signifier la figure extйrieure du point de vue de
laquelle une peinture imite un vйritable animal, mais pour signifier la nature
intйrieure, du point de vue de laquelle la peinture n’imite pas ; voilа
pourquoi le nom d’animal se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de
l’animal peint ; par contre, le nom de science convient а la crйature et
au Crйateur du point de vue de ce en quoi la crйature imite le Crйateur ;
il ne se prйdique donc pas de l’un et de l’autre de faзon tout а fait
йquivoque. Article 12 : Dieu connaоt-il les futurs
contingents singuliers ?
Objections :
Il semble que
non.
1°
Rien
ne peut кtre su que le vrai, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or, dans les
contingents singuliers et futurs, il n’y a pas de vйritй dйterminйe, comme il
est dit au premier livre du Pйri
Hermкneias. Dieu n’a donc pas la science des futurs singuliers et
contingents.
2° Ce qui a une
consйquence impossible est impossible. Or la proposition « Dieu sait un
singulier contingent et futur » a une consйquence impossible, а savoir que
la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible qu’il sache un futur
contingent singulier. Preuve de la mineure : supposons que Dieu sache
quelque futur contingent singulier, par exemple « Socrate est
assis ». Donc, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou
bien ce n’est pas possible. Si cela n’est pas possible, il est donc impossible
que Socrate ne soit pas assis ; il est donc nйcessaire que Socrate soit assis.
Or on avait supposй que cela йtait contingent. Et s’il est possible qu’il ne
soit pas assis, aucun inconvйnient ne doit s’ensuivre si on le pose. Or il
s’ensuit que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que
la science de Dieu se trompe.
3° [Le rйpondant] disait que le contingent,
tel qu’il est en Dieu, est nйcessaire. En sens
contraire : ce qui en soi est contingent, n’est nйcessaire du point
de vue de Dieu que dans la mesure oщ il est en Dieu. Or, dans la mesure oщ il
est en Dieu, il n’est pas distinct de lui. Si donc il n’est su de Dieu que dans
la mesure oщ il est nйcessaire, il ne sera pas su de Dieu tel qu’il existe dans
sa nature propre, en tant qu’il est distinct de lui.
4° Selon le
Philosophe au premier livre des Premiers
Analytiques, d’une majeure apodictique et d’une mineure assertorique
s’ensuit une conclusion apodictique. Or cette proposition est vraie :
« tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement ». En effet, si
ce dont Dieu connaоt l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si
donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nйcessaire qu’elle existe. Or aucun
contingent n’existe nйcessairement. Aucun contingent n’est donc su par Dieu.
5° [Le rйpondant] disait que lorsqu’on
dit : « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », il
n’est pas impliquй de nйcessitй du cфtй de la crйature, mais seulement du cфtй
de Dieu qui sait. En sens contraire : lorsqu’on
dit que « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », la
nйcessitй est attribuйe au sujet du dictum.
Or le sujet du dictum est ce qui est
su par Dieu, non Dieu mкme qui sait. Cela n’implique donc une nйcessitй que du
cфtй de la rйalitй sue.
6° Pour nous,
plus une connaissance est certaine, moins elle peut porter sur les choses
contingentes ; en effet, la science ne porte que sur les choses
nйcessaires, car elle est plus certaine que l’opinion, qui peut porter sur les
contingentes. Or la science de Dieu est trиs certaine. Elle ne peut donc porter
que sur les choses nйcessaires.
7° En toute
conditionnelle vraie, si l’antйcйdent est nйcessaire dans l’absolu, le
consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu. Or cette conditionnelle est
vraie : « si une chose a йtй sue par Dieu, elle existera ». Puis
donc que l’antйcйdent « cela a йtй su par Dieu » est nйcessaire dans
l’absolu, le consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu ; il est
donc absolument nйcessaire que tout ce qui est su par Dieu existe. Or voici
comment [l’objectant] prouvait que « cela a йtй su par Dieu » est
nйcessaire dans l’absolu. C’est un certain dictum
au passй. Or tout dictum au passй,
s’il est vrai, est nйcessaire, car ce qui a йtй ne peut pas ne pas avoir йtй.
C’est donc nйcessaire dans l’absolu. Autre argument : tout ce qui est
йternel est nйcessaire ; or tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute
йternitй ; il est donc absolument nйcessaire qu’il l’ait su.
8° Chaque chose
se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or les futurs contingents
n’ont pas d’кtre. Ils n’ont donc pas non plus de vйritй ; la science ne
peut donc pas porter sur eux.
9° Selon le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
celui qui ne pense pas une chose dйterminйe ne pense rien. Or le futur
contingent, surtout s’il peut кtre indiffйremment l’un ou l’autre, n’est
aucunement dйterminй, ni en lui-mкme ni dans sa cause. La science ne peut donc
aucunement porter sur lui.
10° Hugues de
Saint-Victor dit dans son De sacramentis
que « Dieu ne connaоt rien hors de soi, ayant toutes choses en
lui-mкme ». Or rien n’est contingent qu’en dehors de lui, car il n’y a pas
de potentialitй en lui. Dieu ne connaоt donc aucunement le futur contingent.
11°
Rien
de contingent ne peut кtre connu par un mйdium nйcessaire, car si le mйdium est
nйcessaire, la conclusion l’est aussi. Or Dieu connaоt toutes choses par ce
mйdium qu’est son essence. Puis donc que ce mйdium est nйcessaire, il semble
qu’il ne puisse connaоtre aucun contingent.
En sens contraire :
1° Il est dit
dans le Psaume : « Lui qui a formй un а un leurs cњurs connaоt toutes
leurs њuvres. » Or les њuvres des hommes sont contingentes, puisqu’elles
dйpendent du libre arbitre. Dieu connaоt donc les futurs contingents.
2° Tout ce qui
est nйcessaire est su par Dieu. Or tout contingent est nйcessaire en tant qu’il
est rйfйrй а la connaissance divine, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Tout contingent est donc su
par Dieu.
3° Saint Augustin
dit au sixiиme livre sur la Trinitй
que Dieu sait de faзon immuable les choses changeantes. Or, par lа mкme qu’une
chose est changeante, elle est contingente, puisqu’on appelle contingent ce qui
peut кtre et ne pas кtre. Dieu sait donc de faзon immuable les choses
contingentes.
4° Dieu connaоt
les rйalitйs dans la mesure oщ il est leur cause. Or Dieu est la cause non
seulement des choses nйcessaires, mais aussi des contingentes. Il connaоt donc
tant les nйcessaires que les contingentes.
5° Dieu connaоt
les rйalitйs dans la mesure oщ existe en lui le modиle de toutes les rйalitйs.
Or le modиle divin des choses contingentes et changeantes peut кtre immuable,
comme celui des choses matйrielles est immatйriel, et que celui des composйes
est simple. Donc, semble-t-il, de mкme que Dieu connaоt les choses composйes et
matйrielles tout en йtant lui-mкme immatйriel et simple, de mкme il connaоt les
contingents quoique la contingence n’ait pas de place en lui.
6° Savoir, c’est
connaоtre la cause d’une rйalitй. Or Dieu sait la cause de tous les
contingents, car il se sait lui-mкme, lui qui est la cause de toutes choses. Il
sait donc les contingents.
Rйponse :
On s’est
diversement trompй sur cette question. Certains, en effet, voulant juger de la
science divine sur le mode de la nфtre, prйtendirent que Dieu ne connaissait
pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car alors il n’exercerait
pas sa providence sur les affaires humaines, qui adviennent de faзon
contingente. Aussi d’autres affirmиrent-ils que Dieu a la science de tous les
futurs, mais qu’ils adviennent tous par nйcessitй, autrement la science de Dieu
se tromperait sur eux. Mais cela non plus n’est pas possible, car dans ce cas
le libre arbitre serait perdu et il ne serait pas nйcessaire de demander
conseil ; il serait йgalement injuste que des peines et des rйcompenses
soient accordйes aux mйrites, dиs lors que tout se fait par nйcessitй.
C’est pourquoi
il faut rйpondre que Dieu connaоt tous les futurs, et cependant cela n’empкche
pas que des choses se produisent de faзon contingente. Pour le voir clairement,
il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et habitus cognitifs en
lesquels la faussetй ne peut jamais exister, tels le sens, la science et
l’intelligence des principes, mais il en est d’autres en lesquelles le faux
peut exister, telles l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, dans la
connaissance, la faussetй vient de ce qu’il n’en est pas dans la rйalitй comme
celle-ci est apprйhendйe ; si donc une puissance cognitive est telle que
la faussetй n’est jamais en elle, il est nйcessaire que son objet connaissable
ne se dйtache jamais de ce que le connaissant apprйhende de lui. Or une chose
nйcessaire ne peut кtre empкchйe d’exister, avant qu’elle ne se produise, йtant
donnй que ses causes sont immuablement ordonnйes а sa production. C’est
pourquoi les choses nйcessaires peuvent кtre connues par ces habitus qui sont
toujours vrais, mкme quand elles sont futures, comme nous connaissons une
йclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. En revanche, le
contingent peut кtre empкchй avant d’кtre amenй а l’existence, car il n’est
alors que dans ses causes, auxquelles peut survenir un empкchement en sorte
qu’elles n’atteignent pas leur effet ; mais une fois que le contingent est
amenй а l’existence, il ne peut plus dйsormais кtre empкchй. Voilа pourquoi la
puissance ou l’habitus en lequel ne se trouve jamais de faussetй peut avoir un
jugement sur un contingent dans la mesure oщ il est prйsent, comme le sens juge
que Socrate est assis lorsqu’il est assis. D’oщ il ressort que le contingent,
en tant que futur, ne peut кtre connu par aucune connaissance ne pouvant
receler de faussetй ; puis donc que la science divine ne recиle pas et ne
peut receler de faussetй, il serait impossible que Dieu ait la science des
futurs contingents s’il les connaissait en tant que futurs. Or une chose est
connue comme future lorsqu’il y a une relation de passй а futur entre la
connaissance du connaissant et l’avиnement de la rйalitй. Or cette relation ne
peut se trouver entre la connaissance divine et une quelconque rйalitй
contingente ; mais la relation entre la connaissance divine et une rйalitй
quelconque est comme la relation de prйsent а prйsent. Et l’on peut comprendre
cela de la faзon suivante.
Si quelqu’un
voyait de nombreuses personnes passant successivement par une voie, et cela
pendant quelque temps, alors en chaque partie du temps il verrait actuellement
quelques-uns des passants, si bien que dans le temps total de sa vision, il
verrait actuellement tous les passants ; non cependant tous ensemble
actuellement, car le temps de sa vision n’est pas tout simultanй. Mais si sa
vision pouvait кtre toute simultanйe, il les verrait tous ensemble
actuellement, bien que tous ne passent pas ensemble actuellement ; puis
donc que la vision de la science divine est mesurйe par l’йternitй, qui est
toute simultanйe et inclut cependant le temps tout entier sans manquer а aucune
partie du temps, il s’ensuit que tout ce qui est fait dans le temps, Dieu le
voit non comme futur, mais comme prйsent : car ce qui est vu par Dieu est
certes futur pour une autre rйalitй а laquelle il succиde dans le temps ;
mais pour la vision divine elle-mкme, qui n’est pas dans le temps mais hors du
temps, il n’est pas futur, mais prйsent. Ainsi donc, nous voyons le futur comme
futur, car il est futur pour notre vision, puisqu’elle est mesurйe par le temps ;
mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur ; de
mкme aussi, une file de passants serait vue autrement par celui qui serait dans
la file et ne verrait que les choses qui sont devant lui, et par celui qui
serait hors de la file des passants et les regarderait tous en mкme temps.
Donc, de mкme que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses
contingentes lorsqu’elles sont prйsentes, et cela n’empкche pourtant pas
qu’elles adviennent de faзon contingente, de mкme Dieu voit infailliblement
toutes les choses contingentes, qu’elles soient pour nous prйsentes, passйes ou
futures, car elles ne sont pas futures pour lui, mais il les voit exister au
moment oщ elles sont ; cela n’empкche donc pas qu’elles adviennent de
faзon contingente.
Mais en cela,
une difficultй se prйsente, йtant donnй que nous ne pouvons signifier la
connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, en co-signifiant les
diffйrences des temps : en effet, si on la signifiait en tant que science
de Dieu, on devrait dire : « Dieu sait que cela est », plutфt
que : « Dieu sait que cela sera », car il n’y a jamais pour lui
de choses futures, mais toujours des choses prйsentes ; c’est aussi pour
cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, que sa connaissance des futurs « est plus
proprement appelйe “providence” que “prйvoyance”, car il voit ces choses “porro”, comme de loin, du point de vue
de l’йternitй » ; quoique cette connaissance puisse кtre aussi
appelйe prйvoyance, а cause de la relation entre ce qui est su par lui et les
autres choses pour lesquelles cela est futur.
Rйponse aux objections :
1° Bien que,
aussi longtemps qu’il est futur, le contingent ne soit pas dйterminй,
cependant, dиs lors qu’il est produit dans la rйalitй, il a une vйritй
dйterminйe ; et c’est de cette faзon que le regard de la connaissance
divine se porte sur lui.
2° Comme on l’a
dit, le contingent est rйfйrй а la connaissance divine comme il est posй
exister dans la rйalitй ; or, dиs lors qu’il existe, il ne peut pas ne pas
exister au moment oщ il existe, car « ce qui existe, existe nйcessairement
quand il existe », comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias ; cependant, il ne
s’ensuit pas qu’il soit absolument nйcessaire, ni que la science de Dieu se trompe,
de mкme que ma vue ne se trompe pas non plus lorsque je vois que Socrate est
assis, bien que cela soit contingent.
3° Si l’on dit
que le contingent est nйcessaire, c’est dans la mesure oщ il est su par Dieu,
car il est su par lui en tant qu’il est dйjа prйsent, mais non en tant qu’il
est futur. De lа rйsulte pour lui quelque nйcessitй, si bien que l’on peut dire
qu’il est advenu nйcessairement : en effet, il n’y a avиnement que de ce
qui est futur, car ce qui existe dйjа ne peut pas advenir ultйrieurement, mais
il est vrai que c’est advenu, et cela est nйcessaire.
4° Quand on dit
« tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », cette
proposition a un double sens, car elle peut porter soit sur le dictum, soit sur la rйalitй. Si elle
porte sur le dictum, alors elle est
composйe et vraie, et le sens est que ce dictum :
« tout ce qui est su par Dieu existe » est nйcessaire, car il est
impossible que Dieu sache qu’une chose existe, et que celle-ci n’existe pas. Si
elle porte sur la rйalitй, alors elle est divisйe et fausse, et le sens est que
ce qui est su par Dieu existe nйcessairement : en effet, les rйalitйs qui
sont sues par Dieu n’adviennent pas pour autant de faзon nйcessaire, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction n’a
lieu d’кtre que pour les formes qui peuvent se succйder l’une а l’autre dans un
sujet, comme la blancheur et la noirceur, tandis qu’il est impossible qu’une
chose soit sue par Dieu et ensuite ne le soit pas, et qu’ainsi la distinction
susdite n’a pas lieu d’кtre ici, voici ce qu’il faut rйpondre : bien que
la science de Dieu soit invariable et son mode toujours identique, cependant la
disposition selon laquelle une rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu ne
se rapporte pas toujours de la mкme faзon а la rйalitй elle-mкme ; en
effet, la rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu en tant qu’elle est
dans son actualitй, mais son actualitй ne convient pas toujours а la
rйalitй ; la rйalitй peut donc кtre prise avec une telle disposition ou
sans elle ; et ainsi, par voie de consйquence, elle peut кtre prise а la
faзon dont elle est rйfйrйe а la connaissance de Dieu, ou bien d’une autre
faзon ; et par consйquent, la distinction susdite est valable.
5° Si la
proposition susdite porte sur la rйalitй, il est vrai que la nйcessitй est
affirmйe а propos de cela mкme qui est su par Dieu ; mais si elle porte
sur le dictum, la nйcessitй n’est pas
affirmйe а propos de la rйalitй elle-mкme, mais а propos de la relation de la
science а l’objet su.
6° Pas plus que
notre science, la science de Dieu ne peut porter sur des futurs contingents, et
bien moins encore si Dieu les connaissait comme futurs ; mais il les
connaоt comme prйsents pour soi, et futurs pour les autres ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Sur cette
question, il y a diffйrentes opinions.
Certains, en
effet, ont dit que cet antйcйdent : « ceci a йtй su par Dieu »
est contingent, car bien qu’il soit au passй, il implique cependant une
relation au futur, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire ; comme
lorsqu’on dit : « ceci devait se produire », cette affirmation
au passй n’est pas nйcessaire, car ce qui devait se produire peut ne pas se
produire, de mкme qu’il est dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration et la Corruption : « Tel doit marcher, qui ne
marchera pas. » Mais il n’en est rien, car lorsqu’on dit :
« ceci doit se produire » ou « ceci devait se produire »,
on dйsigne la relation qui existe dans les causes de cette rйalitй par rapport
а sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnйes а quelque effet
puissent кtre empкchйes en sorte que l’effet ne s’ensuive pas, cependant on ne
peut pas empкcher qu’а un moment elles y aient йtй ordonnйes ; donc, bien
que ce qui doit se produire puisse ne pas se produire, cependant il ne peut
jamais ne pas avoir dы se produire.
C’est pourquoi
d’autres disent que cet antйcйdent est contingent, car il est composй de
nйcessaire et de contingent : en effet, la science de Dieu est nйcessaire,
mais l’objet su par lui est contingent, et les deux sont inclus dans
l’antйcйdent susdit ; par exemple, cette affirmation aussi :
« Socrate est un homme blanc » est contingente ; ou bien :
« Socrate est un animal et il court ». Mais de nouveau, il n’en est
rien, car ce n’est pas ce qui est posй matйriellement dans la phrase qui fait
varier la vйritй de la proposition quant а la nйcessitй et la contingence, mais
seulement la composition principale en laquelle est fondйe la vйritй de la
proposition. Il y a donc le mкme degrй de nйcessitй et de contingence dans ces
deux propositions : « je pense que l’homme est un animal », et
« je pense que Socrate court ». Aussi, puisque l’acte principal
signifiй dans cet antйcйdent : « Dieu sait que Socrate court »
est nйcessaire, mкme si ce qui est posй matйriellement est contingent, cela
n’empкche pas que l’antйcйdent susdit soit nйcessaire.
Et c’est
pourquoi d’autres accordent sans rйserve qu’il est nйcessaire, mais ils disent
que d’un antйcйdent absolument nйcessaire ne doit s’ensuivre un consйquent
absolument nйcessaire que lorsque l’antйcйdent est cause prochaine du
consйquent. En effet, s’il est cause йloignйe, la nйcessitй de l’effet peut
кtre empкchйe par la contingence d’une cause prochaine ; par exemple, bien
que le soleil soit une cause nйcessaire, cependant la floraison de l’arbre, qui
est son effet, est contingente, car sa cause prochaine, а savoir la puissance
gйnйrative de la plante, est variable. Mais cela non plus ne semble pas
suffisant, car ce n’est pas en raison de la nature de la cause et de l’effet
que d’un antйcйdent nйcessaire s’ensuit un consйquent nйcessaire, mais c’est
plutфt en raison de la relation du consйquent а l’antйcйdent, parce que le
contraire du consйquent n’est nullement compatible avec l’antйcйdent — ce qui
arriverait si un antйcйdent nйcessaire йtait suivi d’un consйquent contingent
— ; il est donc nйcessaire que ce soit le cas dans n’importe quelle
conditionnelle, si elle est vraie, que l’antйcйdent soit un effet, une cause
prochaine ou une cause йloignйe ; et si cela ne se rencontre pas dans la
conditionnelle, alors elle ne sera aucunement vraie ; aussi cette
conditionnelle est-elle fausse : « si le soleil se meut, l’arbre
fleurira ».
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement, et dire que cet antйcйdent est nйcessaire au plein
sens du terme, et que le consйquent est absolument nйcessaire а la faзon dont
il s’ensuit de l’antйcйdent. En effet, il n’en va pas de mкme pour les choses
qui sont attribuйes а une rйalitй selon elle-mкme, et pour celles qui lui sont
attribuйes en tant qu’elle est connue. Car celles qui lui sont attribuйes selon
elle-mкme lui conviennent selon son mode, mais celles qui lui sont attribuйes
ou s’ensuivent d’elle en tant qu’elle est connue sont selon le mode du
connaissant. Si donc une chose ayant trait а la connaissance est signifiйe dans
l’antйcйdent, il est nйcessaire que le consйquent soit entendu selon le mode du
connaissant, et non selon le mode de la rйalitй connue ; comme lorsque je
dis : « si je pense quelque chose, cela est immatйriel » ;
en effet, il n’est pas nйcessaire que ce qui est pensй soit immatйriel, si ce
n’est en tant qu’il est pensй ; et semblablement, lorsque je dis :
« si Dieu sait une chose, elle existera », le consйquent est а
entendre non pas selon la disposition de la rйalitй en elle-mкme, mais selon le
mode du connaissant. Or, bien que la rйalitй en elle-mкme soit future,
cependant elle est prйsente selon le mode du connaissant ; aussi
vaudrait-il mieux dire : « si Dieu sait une chose, elle existe »
plutфt que : « elle existera » ; le mкme jugement vaut donc
pour cette proposition : « si Dieu sait une chose, elle
existera » et pour celle-ci : « si je vois Socrate courir,
Socrate court », car l’un et l’autre sont nйcessaires au moment oщ ils
sont.
8° Bien que le
contingent n’ait pas d’кtre tant qu’il est futur, cependant, dиs lors qu’il est
prйsent, il a un кtre et une vйritй, et c’est ainsi qu’il se tient sous la
vision divine, bien que Dieu connaisse aussi la relation d’une chose а l’autre
et, par consйquent, sache qu’une chose est future pour une autre ; mais
alors, il n’est pas aberrant de poser que Dieu sait devoir se produire une
chose qui ne sera pas, dans la mesure oщ il sait que des causes sont inclinйes
а quelque effet qui ne sera pas produit ; en effet, nous ne parlons pas
maintenant de la connaissance du futur tel qu’il est vu par Dieu dans ses
causes, mais tel qu’il est connu en lui-mкme : car ainsi, il est connu
comme prйsent.
9° Tel qu’il est
su par Dieu, le futur est prйsent, et ainsi, il est dйterminй а une partie de
l’alternative, mкme si, tant qu’il est futur, il est ouvert aux deux.
10° Dieu ne
connaоt rien hors de lui, si l’expression « hors de » se rйfиre а ce
par quoi il connaоt ; mais si elle se rйfиre а ce qu’il connaоt, alors il
connaоt quelque chose hors de lui ; et il en a dйjа йtй parlй.
11° Il y a deux
mйdiums de connaissance. L’un est le moyen terme de la dйmonstration, et
celui-ci doit кtre nйcessairement proportionnй а la conclusion, afin que, dиs
qu’il est posй, la conclusion soit posйe ; et Dieu n’est pas un tel mйdium
de connaissance relativement aux contingents. Il y a un autre mйdium de
connaissance, qui est la ressemblance de la rйalitй connue, et l’essence divine
est un tel mйdium de connaissance ; il n’est cependant adйquat а aucune
chose, bien qu’il soit propre а chacune, comme on l’a dйjа dit. Article 13 : La science de Dieu est-elle
variable ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La science est
assimilation de celui qui sait а la rйalitй sue. Or la science de Dieu est
parfaite. Elle sera donc parfaitement assimilйe aux rйalitйs sues. Or ce qui
est su par Dieu est variable. Sa science est donc variable.
2° Toute science
qui peut se tromper est variable. Or la science de Dieu peut se tromper ;
en effet, elle porte sur le contingent, qui peut ne pas кtre. Et s’il n’est
pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc variable.
3° Notre science,
qui a lieu par rйception en provenance des rйalitйs, suit le mode de celui qui
sait. Donc la science de Dieu, qui a lieu en confйrant quelque chose aux
rйalitйs, suit le mode de la rйalitй sue. Or les choses sues par Dieu sont
variables. Sa science est donc variable, elle aussi.
4° Si l’un de
deux relatifs est фtй, l’autre aussi est фtй. Si donc l’un varie, l’autre aussi
varie. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science l’est donc aussi.
5° Toute science
qui peut s’accroоtre ou diminuer, peut varier. Or la science de Dieu peut
s’accroоtre ou diminuer. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure :
tout sujet qui sait tantфt plus de choses, tantфt moins, a une science qui
varie. Le sujet qui peut en savoir plus qu’il ne sait, ou moins, a donc une
science variable. Or Dieu peut en savoir plus qu’il ne sait ; en effet, il
sait que des choses existent ou ont existй, ou existeront, celles qu’il fera ;
et il pourrait en faire de plus nombreuses, qu’il ne fera jamais ; et
ainsi, il pourrait savoir plus de choses qu’il ne sait ; et pour la mкme
raison, il peut en savoir moins qu’il ne sait, car il peut retrancher quelque
chose de celles qu’il fera. Sa science peut donc s’accroоtre et diminuer.
6° [Le rйpondant] disait que, bien que des
choses plus ou moins nombreuses puissent кtre soumises а la science divine,
cependant, sa science ne varie pas. En sens contraire
: de mкme que les possibles sont soumis а la puissance divine, de mкme,
les rйalitйs connaissables sont soumis а la science divine. Or, si Dieu pouvait
faire plus de choses qu’il ne l’a pu, sa puissance s’accroоtrait, et elle
diminuerait si elle pouvait faire moins de choses. Donc, pour la mкme raison, s’il
savait plus de choses qu’il n’a su auparavant, sa science s’accroоtrait.
7° А un moment
donnй, Dieu a su que le Christ allait naоtre ; maintenant, il ne sait pas
qu’il va naоtre, mais qu’il est dйjа nй. Dieu sait donc quelque chose qu’il n’a
d’abord pas su, et il a su quelque chose que maintenant il ne sait pas ;
et ainsi, sa science varie.
8° De mкme qu’il
faut а la science une rйalitй connaissable, de mкme il lui faut aussi un mode
de connaissance. Or, si le mode de connaissance selon lequel Dieu sait variait,
sa science serait variable. Donc, pour la mкme raison, puisque les rйalitйs
connaissables par lui varient, sa science sera variable.
9° On dit qu’il y
a en Dieu une science d’approbation selon laquelle il ne connaоt que les bons.
Or Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvйs. Il peut donc savoir ce
qu’il n’a d’abord pas su ; et ainsi, sa science semble variable.
10° De mкme que la
science de Dieu est Dieu mкme, ainsi la puissance de Dieu est йgalement Dieu
mкme. Or, nous disons que les rйalitйs sont amenйes а l’existence par la
puissance de Dieu de faзon changeante. Donc, pour la mкme raison, les rйalitйs
sont connues par la science de Dieu de faзon changeante, sans aucun prйjudice
pour la perfection divine.
11°
Toute
science qui passe d’une chose а une autre est variable. Or telle est la science
de Dieu, car il connaоt les rйalitйs par son essence. Elle est donc variable.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 1, 17 : « En qui il n’y a ni changement, etc. »
2° Le mouvement
est « l’acte de l’imparfait », comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme. Or il n’y a aucune
imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.
3° Toutes les
choses mues se ramиnent а un premier [principe] immobile. Or la cause premiиre
de toutes les choses variables est la science divine, comme la cause de tous
les produits de l’art est l’art. La science de Dieu est donc invariable.
Rйponse :
Puisque la
science est intermйdiaire entre le connaissant et le connu, une variation peut
se produire en elle de deux faзons : d’abord du cфtй du connaissant,
ensuite du cфtй du connu. Du cфtй du connaissant, nous pouvons considйrer trois
choses dans la science : la science elle-mкme, son acte et son mode. Et
selon ces trois choses peut se produire une variation dans la science, du cфtй
de celui qui sait.
Du cфtй de la
science elle-mкme, en effet, une variation se produit en elle lorsqu’on
acquiert nouvellement la science d’une chose qui n’йtait d’abord pas sue, ou
quand on perd la science de ce qui d’abord йtait su. On remarque alors une
gйnйration ou une corruption, ou bien un accroissement ou une diminution de la
science elle-mкme. Or une telle variation ne peut se produire dans la science
divine, car la science divine, comme on l’a dйjа montrй, porte non seulement
sur les йtants mais aussi sur les non-йtants ; or il ne peut rien y avoir
en plus de l’йtant et du non-йtant, car rien n’est intermйdiaire entre
l’affirmation et la nйgation. Or quoique, d’une certaine faзon, c’est-а-dire en
tant que la science est ordonnйe а une њuvre que fait la volontй, la science de
Dieu porte seulement sur les choses existantes dans le prйsent, le passй ou le
futur, cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il
n’a d’abord pas su, aucune variation n’en rйsulterait dans sa science, puisque
sa science, autant qu’il est en elle, porte de faзon йgale sur les йtants et
sur les non-йtants ; mais s’il en rйsultait quelque variation en Dieu, ce
serait du cфtй de la volontй, qui dйtermine la science а une chose а laquelle
elle ne la dйterminait d’abord pas.
Or, dans sa
volontй non plus, aucune variation ne peut en rйsulter ; en effet,
puisqu’il entre dans la notion de la volontй qu’elle produise librement son
acte, elle peut, pour ce qui regarde sa notion mкme, se porter indiffйremment
vers l’un ou l’autre des opposйs, c’est-а-dire vouloir ou ne pas vouloir faire
ou ne pas faire ; cependant, il est impossible qu’en mкme temps elle
veuille et ne veuille pas ; et dans la volontй divine, qui est immuable,
il ne peut pas non plus se produire que Dieu ait d’abord voulu quelque chose,
et ensuite ne veuille pas cette mкme chose selon le mкme temps, car alors sa
volontй serait temporelle et non toute simultanйe. Par consйquent, si nous
parlons de la nйcessitй absolue, il n’est pas nйcessaire qu’il veuille ce qu’il
veut ; donc, absolument parlant, il est possible qu’il ne veuille
pas ; mais si nous parlons de la nйcessitй qui vient d’une supposition,
alors il est nйcessaire qu’il veuille, s’il veut ou a voulu ; et ainsi, en
parlant d’aprиs la supposition susdite, c’est-а-dire s’il veut ou a voulu, il
n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, puisqu’une mutation requiert deux
termes, elle regarde toujours le dernier relativement au premier ; par
consйquent, il ne s’ensuivrait que sa volontй est changeante que s’il lui йtait
possible de ne pas vouloir ce qu’il veut aprиs l’avoir dйjа voulu. Et ainsi,
manifestement, que plus ou moins de choses puissent кtre sues par lui selon ce
mode de science, n’amиne aucune variation dans sa science ou dans sa
volontй ; pour lui, en effet, pouvoir savoir plus de choses, c’est pouvoir
par sa volontй dйterminer sa science а faire plus de choses.
Du cфtй de
l’acte, une variation se produit dans la science de trois faзons. D’abord,
parce que le sujet considиre actuellement ce qu’il ne considйrait pas
auparavant, comme nous disons de celui qui passe de l’habitus а l’acte, qu’il
varie. Or ce mode de variation ne peut exister dans la science de Dieu, car
Dieu n’a pas la science selon un habitus mais seulement en acte, car il n’y a
pas en lui de potentialitй comme il y en a dans l’habitus. Ensuite, dans l’acte
de savoir une variation se produit parce que le sujet considиre tantфt une
chose, tantфt une autre. Mais cela йgalement est impossible dans la
connaissance divine, car Dieu voit toutes choses par une seule espиce, son
essence, et c’est pourquoi il voit en mкme temps toutes choses. Enfin, une
variation se produit parce qu’en considйrant l’on procиde discursivement d’une
chose а l’autre ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu car, bien
que le processus discursif requiиre deux termes pour qu’il puisse avoir lieu
entre eux, on ne peut parler de processus discursif dans la science dиs que le
sujet voit deux choses, s’il voit les deux d’un seul regard ; or c’est le
cas dans la science divine, йtant donnй que Dieu voit toutes choses au moyen
d’une seule espиce.
Du cфtй du mode
de connaissance, une variation se produit dans la science parce qu’une chose
est plus clairement ou plus parfaitement connue maintenant qu’auparavant ;
ce qui peut avoir lieu pour deux raisons. D’abord en raison de la diversitй du
mйdium par lequel se fait la connaissance, comme c’est le cas, par exemple, de
celui qui a d’abord su quelque chose par un mйdium probable, et qui sait
ensuite la mкme chose par un mйdium nйcessaire ; et cela ne peut pas non
plus se produire en Dieu, car son essence, qu’il a pour mйdium de connaissance,
est invariable. Ensuite, en raison de la puissance intellective, parce qu’un
homme mieux disposй intellectuellement connaоt quelque chose avec plus
d’acuitй, mкme si le mйdium est identique ; et cela non plus ne peut se
produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaоt est son essence, qui
est invariable. Il reste donc que la science de Dieu est tout а fait invariable
du cфtй du connaissant.
Du cфtй de la
rйalitй connue, la science varie selon la vйritй et la faussetй, car si,
l’estimation demeurant la mкme, la rйalitй change, alors l’estimation qui a
d’abord йtй vraie sera fausse. Mais en Dieu, cela aussi est impossible, car le
regard de la connaissance divine se porte vers la rйalitй comme elle est dans
son actualitй, telle qu’elle est dйjа dйterminйe а une seule chose, et sous ce
rapport elle ne peut varier ultйrieurement. En effet, si la rйalitй elle-mкme
reзoit une autre disposition, celle-ci sera de nouveau soumise de la mкme faзon
а la vision divine. Et par consйquent, la science de Dieu n’est nullement
variable.
Rйponse aux objections :
1° L’assimilation
de la science а l’objet su n’a pas lieu dans une conformitй de nature, mais par
reprйsentation ; la science des rйalitйs variables n’est donc pas
nйcessairement variable.
2° Bien que,
considйrй en soi, l’objet su par Dieu puisse кtre autrement, cependant il est
soumis а la connaissance divine de telle faзon qu’il ne peut se prйsenter
autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Toute science,
qu’elle ait lieu par rйception en provenance des rйalitйs ou par impression sur
les rйalitйs, suit le mode de celui qui sait ; en effet, ces deux sciences
viennent de ce que la ressemblance de la rйalitй connue est dans le
connaissant, or ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi
il est.
4° Ce а quoi la
science divine se rapporte, en tant qu’il est soumis а la science divine, est
invariable ; par consйquent, la science, elle aussi, est invariable quant
а la vйritй, qui peut varier par un changement de la relation susdite.
5° Quand on
dit : « Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas », mкme si l’on
parle de la science de vision, cela peut кtre entendu de deux faзons :
d’abord en un sens composй, c’est-а-dire en supposant que Dieu n’ait pas su ce
qu’on dit qu’il peut savoir ; et dans ce cas, l’affirmation est fausse,
car ces deux choses ne peuvent кtre vraies ensemble, а savoir, que Dieu n’ait
pas su quelque chose, et qu’ensuite il le sache. Ensuite, en un sens
divisй ; et dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse
dans ce pouvoir ; l’affirmation est donc vraie en ce sens, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit. Mais bien qu’en un certain sens on accorde que Dieu
peut savoir ce qu’il ne savait d’abord pas, on ne peut cependant accorder en
aucun sens l’affirmation « Dieu peut savoir plus de choses qu’il ne
sait » ; car, puisque dire « plus de choses » implique un
rapport а ce qui existe auparavant, l’affirmation est toujours entendue en un
sens composй. Et pour la mкme raison, on ne doit nullement accorder que la
science de Dieu puisse s’accroоtre ou diminuer.
6° Nous
l’accordons.
7° Dieu sait les
йnoncйs sans composer ni diviser, comme on l’a dйjа dit, et c’est pourquoi, de
mкme qu’il connaоt les diverses rйalitйs de la mкme faзon lorsqu’elles sont et
lorsqu’elles ne sont pas, de mкme il connaоt les divers йnoncйs de la mкme
faзon lorsqu’ils sont vrais et lorsqu’ils sont faux, car il sait que chacun est
vrai au temps oщ il est vrai. En effet, il sait que cet йnoncй :
« Socrate court » est vrai quand il est vrai ; et de mкme
celui-ci : « Socrate courra », et ainsi des autres йnoncйs.
Voilа pourquoi, bien qu’il ne soit pas vrai, maintenant, que Socrate court,
mais qu’il a couru, cependant Dieu sait les deux, car il regarde simultanйment
les deux temps auxquels les deux йnoncйs sont vrais. Mais s’il savait l’йnoncй
en le formant en lui-mкme, alors il ne saurait un йnoncй que lorsqu’il est
vrai, comme c’est le cas pour nous, et ainsi, sa science varierait.
8° Le mode de la
science est dans le sujet mкme qui sait, mais la rйalitй sue n’est pas avec sa
nature dans le sujet mкme qui sait ; voilа pourquoi la science serait
rendue variable par une variation du mode de la science, mais non par une
variation des rйalitйs sues.
9° La rйponse
ressort de ce qu’on a dit.
10° L’acte d’une
puissance a son terme hors de l’agent, dans la rйalitй en sa nature propre, en
laquelle la rйalitй a un кtre variable ; voilа pourquoi l’on accorde, du
cфtй de la rйalitй produite, que la rйalitй est amenйe а l’existence de faзon
changeante. La science, par contre, porte sur les rйalitйs en tant qu’elles
sont en quelque faзon dans le connaissant ; puis donc que le connaissant
est invariable, les rйalitйs sont connues par lui de faзon invariable.
11° Bien que Dieu
connaisse les autres choses par son essence, il n’y a pas lа de passage, car
c’est d’un mкme regard qu’il voit son essence et les autres choses. Article 14 : La science de Dieu est-elle
cause des rйalitйs ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Dans son Commentaire sur l’Йpоtre aux Romains,
Origиne dit : « Ce n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit
advenir que cette chose sera ; mais c’est parce qu’elle doit advenir
qu’elle est connue de Dieu avant qu’elle ne se produise. » Il semble donc
que les rйalitйs soient la cause de la science de Dieu, plutфt que l’inverse.
2° Dиs que la
cause est posйe, l’effet est posй. Or la science de Dieu a existй de toute
йternitй. Si donc elle-mкme est la cause des rйalitйs, il semble que les
rйalitйs aient existй de toute йternitй, ce qui est hйrйtique.
3° D’une cause
nйcessaire s’ensuit un effet nйcessaire ; les dйmonstrations qui font
intervenir une cause nйcessaire ont donc aussi des conclusions nйcessaires. Or
la science de Dieu est nйcessaire, puisqu’elle est йternelle. Les rйalitйs qui
sont sues par Dieu seraient donc toutes nйcessaires, elles aussi, ce qui est
absurde.
4° Si la science de
Dieu est cause des rйalitйs, alors elle se rapporte aux rйalitйs de la mкme
faзon que les rйalitйs se rapportent а notre science. Or la rйalitй communique
son mode а notre science, car nous avons une science nйcessaire des rйalitйs
nйcessaires. Si donc la science de Dieu йtait la cause des rйalitйs, elle
imposerait son mode de nйcessitй а toutes les rйalitйs sues, ce qui est faux.
5°
« La
cause premiиre influe sur l’effet plus fortement que la cause seconde. »
Or la science de Dieu, si elle est la cause des rйalitйs, sera cause premiиre.
Puis donc que de causes secondes nйcessaires s’ensuit une nйcessitй dans les
effets, а bien plus forte raison s’ensuivra-t-il de la science de Dieu une
nйcessitй dans les rйalitйs ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
6° Une science a
un rapport plus essentiel avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme
une cause qu’avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme un effet, car
la cause imprime dans l’effet, mais l’inverse n’est pas vrai. Or notre science,
qui se rapporte aux rйalitйs comme leur effet, requiert, pour кtre elle-mкme
nйcessaire, une nйcessitй dans les rйalitйs sues. Si donc la science de Dieu
йtait la cause des rйalitйs, а bien plus forte raison requerrait-elle une
nйcessitй dans les rйalitйs sues ; et ainsi, elle ne connaоtrait pas les
contingents, ce qui s’oppose а ce qu’on a dit prйcйdemment.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй :
« Toutes ses crйatures, spirituelles et corporelles, Dieu ne les connaоt
pas parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaоt. » La
science de Dieu est donc cause des rйalitйs.
2° La science de
Dieu est un certain art de crйer les rйalitйs ; aussi saint Augustin
dit-il au sixiиme livre sur la Trinitй
que le Verbe est « un art plein des raisons des vivants ». Or l’art
est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des
rйalitйs crййes.
3° L’opinion
d’Anaxagore, que loue le Philosophe,
semble aller dans le mкme sens : Anaxagore affirmait que le premier
principe des rйalitйs йtait une intelligence qui meut et distingue toutes
choses.
Rйponse :
L’effet ne peut
кtre plus simple que la cause ; il est donc nйcessaire que partout oщ se
trouve une nature unique, on puisse se ramener а un unique principe de cette
nature ; par exemple, tous les corps chauds se ramиnent а un premier
chaud, le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres chauds, comme il
est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
Or toute ressemblance se caractйrise par la communautй de quelque forme ;
il est donc nйcessaire que toutes les choses qui sont semblables, quelles
qu’elles soient, aient entre elles un rapport tel que ou bien l’une est la
cause de l’autre, ou bien les deux sont causйes par une cause unique. Or il y a
en toute science une assimilation de la science а l’objet su ; il est donc
nйcessaire, ou que la science soit cause de l’objet su, ou que l’objet soit
cause de la science, ou encore que les deux soient causйs par une cause unique.
Or on ne peut pas dire que les rйalitйs sues par Dieu soient causes de science
en lui, car les rйalitйs sont temporelles et la science de Dieu est йternelle,
or le temporel ne peut кtre cause de l’йternel. Semblablement, on ne peut pas
dire que la science de Dieu et les rйalitйs soient causйes par une cause
unique, car rien en Dieu ne peut кtre causй, puisqu’il est lui-mкme tout ce
qu’il a. Il reste donc que sa science est cause des rйalitйs. А l’inverse,
notre science est causйe par les rйalitйs, dans la mesure oщ nous la recevons
des rйalitйs. Quant а la science des anges, elle n’est ni cause des rйalitйs ni causйe par elles,
mais leur science et les rйalitйs proviennent d’une cause unique ; en
effet, de mкme que Dieu infuse les formes naturelles dans les rйalitйs afin
qu’elles subsistent, de mкme il infuse leurs ressemblances dans les esprits des
anges pour qu’ils connaissent les rйalitйs.
Il faut
cependant savoir que la science en tant que telle, tout comme la forme,
n’implique pas une cause active ; en effet, l’action existe lorsqu’une
chose йmane de l’agent, alors que la forme, en tant que telle, a l’existence en
perfectionnant ce en quoi elle est, et en se reposant en lui ; aussi la
forme n’est-elle principe d’action que moyennant une puissance ; et certes,
en certaines choses, la forme est elle-mкme puissance, mais non par sa notion
de forme ; en d’autres, par contre, la puissance est autre chose que la
forme substantielle de la rйalitй, comme nous le voyons dans les corps, dont
les actions n’йmanent que moyennant quelques-unes de leurs qualitйs.
Semblablement aussi, la science se caractйrise par la prйsence d’une chose dans
le sujet qui sait, et non par sa provenance de celui-ci ; voilа pourquoi
un effet n’йmane jamais de la science que moyennant la volontй, qui implique
par dйfinition un certain influx vers les choses voulues ; de mкme, une
action ne sort jamais de la substance que moyennant une puissance, quoique la
volontй et la science soient parfois identiques, comme en Dieu, mais parfois non,
comme chez les autres кtres. Semblablement aussi, Dieu йtant la cause premiиre
de toutes choses, des effets procиdent de lui par l’intermйdiaire de causes
secondes ; donc, entre la science de Dieu, qui est cause de la rйalitй, et
la rйalitй causйe elle-mкme, se rencontrent deux intermйdiaires : l’un du
cфtй de Dieu, а savoir la volontй divine ; l’autre du cфtй des rйalitйs
elles-mкmes quant а certains effets, а savoir les causes secondes, par
l’intermйdiaire desquelles les rйalitйs proviennent de la science de Dieu. Or
tout effet suit non seulement la condition de la cause premiиre, mais йgalement
celle de la cause intermйdiaire ; voilа pourquoi les rйalitйs sues par
Dieu procиdent de sa science selon le mode de sa volontй et selon le mode des
causes secondes, et il n’est pas nйcessaire qu’elles suivent en tout le mode de
sa science.
Rйponse aux objections :
1° L’intention
d’Origиne est de dire que la science de Dieu n’est pas une cause amenant une
nйcessitй dans l’objet su, au point qu’une chose soit contrainte de se produire
parce que Dieu la connaоt. Et ce qu’il dit : « c’est parce qu’elle
doit advenir qu’elle est connue de Dieu », n’implique pas une cause
d’кtre, mais seulement une cause d’infйrence.
2° Parce que les
rйalitйs procиdent de la science moyennant la volontй, il n’est pas nйcessaire
qu’elles viennent а l’кtre toutes les fois qu’il y a science, mais au moment
dйterminй par la volontй.
3° L’effet suit
la nйcessitй de la cause prochaine, qui peut кtre aussi un moyen terme pour
dйmontrer l’effet ; mais il n’est pas nйcessaire qu’il suive la nйcessitй
de la cause premiиre, car il peut кtre empкchй par une cause seconde, si
celle-ci est contingente, comme on le voit clairement dans les effets qui sont
produits, chez les кtres sujets а gйnйration et а corruption, par le mouvement
des corps cйlestes moyennant les puissances infйrieures : en effet, а
cause de la possible dйfaillance des puissances naturelles, ces effets sont
contingents, bien que le mouvement du ciel se comporte toujours de la mкme
faзon.
4° La rйalitй est
cause prochaine de notre science, et c’est pourquoi elle lui communique son
mode ; mais Dieu est cause premiиre, il n’en va donc pas de mкme. Ou bien
il faut dire que, si notre science des rйalitйs nйcessaires est nйcessaire, ce
n’est pas parce que les rйalitйs sues causent la science, mais plutфt а cause
de la vйritй qui est requise dans la science et qui est adйquation aux rйalitйs
sues.
5° Bien que la
cause premiиre influe plus fortement que la cause seconde, cependant l’effet
n’est accompli que lorsque survient l’opйration de la cause seconde ;
voilа pourquoi, s’il y a dans la cause seconde une possibilitй de dйfaillir, la
mкme possibilitй de dйfaillir est aussi dans l’effet, bien que la cause
premiиre ne puisse dйfaillir ; mais si la cause premiиre le pouvait, а
bien plus forte raison l’effet pourrait-il lui aussi dйfaillir. Par consйquent,
les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet, le dйfaut de l’une ou de
l’autre amиne un dйfaut dans l’effet ; si donc l’on pose l’une quelconque
des deux comme contingente, il s’ensuit que l’effet est contingent ; mais
si une seule des deux est posйe comme nйcessaire, l’effet ne sera pas
nйcessaire, les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet. Or, si la
cause premiиre est contingente, la cause seconde ne peut pas кtre
nйcessaire ; c’est pourquoi la nйcessitй de la cause seconde entraоne une
nйcessitй dans l’effet.
6° Il faut
rйpondre comme au quatriиme argument. Article 15 : Dieu connaоt-il les
maux ?
Objections :
Il semble que
non.
1°
Toute
science, ou bien est la cause de l’objet su, ou elle est causйe par lui, ou du
moins elle procиde d’une mкme cause que lui. Or, ni la science de Dieu n’est la
cause du mal, ni le mal ne la cause, ni rien d’autre n’est la cause de l’un et de
l’autre. La science de Dieu ne porte donc pas sur les maux.
2° Comme il est
dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique,
chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or, comme
disent Denys et saint Augustin, le mal n’est pas un йtant ; le mal n’est
donc pas vrai. Or rien n’est su que le vrai. Le mal ne peut donc pas кtre su de
Dieu.
3° Le
Commentateur dit au troisiиme livre sur l’Вme
que « l’intelligence qui est toujours en acte ne connaоt absolument pas la
privation ». Or l’intelligence de Dieu, prйcisйment, est toujours en acte.
Elle ne connaоt donc aucune privation. Or « le mal est une privation de
bien », comme dit saint Augustin. Dieu ne connaоt donc pas le mal.
4° Tout ce qui
est connu est connu soit au moyen du semblable, soit au moyen du contraire. Or
le mal n’est pas semblable а l’essence de Dieu, par laquelle Dieu connaоt
toutes choses, et il ne lui est pas non plus contraire, parce qu’il ne peut lui
nuire, et que l’on appelle « mal » ce qui nuit. Dieu ne connaоt donc
pas les maux.
5° Ce qui ne peut
кtre appris ne peut кtre su. Or, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, le mal ne peut кtre
appris : « par la discipline, en effet, on n’apprend que de bonnes
choses ». Le mal ne peut donc pas кtre su ; il n’est donc pas connu
par Dieu.
6° Celui qui sait
la grammaire est grammairien. Celui qui sait le mal est donc mauvais. Or Dieu
n’est pas mauvais ; il ne sait donc pas les maux.
En sens contraire :
1° Personne ne
peut venger ce qu’il ignore. Or Dieu est le vengeur des maux. Il les connaоt
donc.
2° Aucun bien ne
manque а Dieu. Or la science des maux est bonne, car par elle on les йvite.
Dieu a donc connaissance des maux.
Rйponse :
Selon le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
celui qui ne pense pas quelque chose d’un ne pense rien. Or une chose est une
en йtant indivise en soi et distincte des autres ; donc nйcessairement,
quiconque connaоt une chose connaоt sa distinction d’avec les autres. Or la
premiиre notion de distinction rйside dans l’affirmation et la nйgation ;
il est donc nйcessaire que quiconque sait une affirmation connaisse sa
nйgation ; et parce que la privation n’est rien d’autre qu’une nйgation
ayant un sujet, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, et que « l’un des deux contraires est toujours
une privation », comme il est dit au mкme livre et au premier livre de la Physique, il en rйsulte que, par lа mкme
qu’une chose est connue, sa privation et son contraire sont connus. Aussi
est-il nйcessaire, puisque Dieu a une connaissance propre de tous ses effets,
connaissant chacun comme distinct dans sa nature, qu’il connaisse toutes les
nйgations et privations opposйes, et toutes les contrariйtйs qui se rencontrent
dans les rйalitйs ; Puis donc que le mal est la privation du bien, il est
nйcessaire, du fait mкme que Dieu connaоt tout bien et la mesure de toute
chose, qu’il connaisse tout mal, quel qu’il soit.
Rйponse aux objections :
1° Cette
proposition se vйrifie pour la science que l’on a d’une rйalitй au moyen de sa
ressemblance. Or le mal n’est pas connu de Dieu par sa ressemblance mais par
celle de son opposй ; donc, de ce que Dieu connaоt les maux il ne suit pas
que Dieu soit la cause des maux, mais que Dieu est la cause du bien auquel le
mal est opposй.
2° Le non-йtant,
par lа mкme qu’il s’oppose а l’йtant, est appelй « йtant » en un
certain sens, comme on le voit clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; et c’est pourquoi le
mal, par lа mкme qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.
3° L’opinion du
Commentateur йtait que Dieu, en connaissant son essence, ne connaоtrait pas de
faзon dйterminйe chacun des effets comme distincts dans leur nature propre,
mais seulement la nature de l’кtre, qui se trouve en tous. Or le mal ne
s’oppose pas а l’йtant universel, mais а un йtant particulier ; d’oщ il
rйsulte que Dieu ne connaоtrait pas le mal. Mais cette position est fausse,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; donc sa consйquence aussi, а
savoir qu’il ne connaоtrait pas la privation ni les maux. En effet, dans
l’intention du Commentateur, l’intelligence ne connaоt la privation que par
l’absence en lui d’une forme, absence qui ne peut avoir lieu dans une
intelligence qui est toujours en acte. Mais ce n’est pas nйcessaire, car par le
fait mкme que la rйalitй est connue, la privation de la rйalitй est
connue ; aussi les deux sont-elles connues par la prйsence de la forme
dans l’intelligence.
4° L’opposition
d’une chose а une autre peut кtre entendue de deux faзons : d’abord en
gйnйral, comme nous disons que le mal s’oppose au bien, et c’est de cette faзon
que le mal s’oppose а Dieu ; ensuite spйcialement, comme nous disons que
ce blanc s’oppose а ce noir ; et ainsi, le mal ne s’oppose qu’а ce bien
dont le mal peut priver et auquel il peut nuire ; et en ce sens, le mal
n’est pas opposй а Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre de
la Citй de Dieu que « tandis que
le vice s’oppose а Dieu comme le mal au bien, il s’oppose а la nature qu’il
vicie non seulement comme le mal au bien, mais aussi comme une chose
nuisible ».
5° Le mal, en
tant qu’il est su, est bon, car savoir le mal est un bien ; et ainsi, il
est vrai que tout ce qui peut s’apprendre est bon, non qu’il soit bon en soi,
mais seulement en tant qu’il est su.
6°
La
grammaire est connue lorsqu’on la possиde, mais ce n’est pas le cas du
mal ; il n’en va donc pas de mкme. Question 3 : [Les idйes en
Dieu]
Introduction
Article
1 : Y a-t-il en Dieu des idйes ? Article
2 : Faut-il poser une pluralitй d’idйes ? Article
3 : Se rapportent-elles а la connaissance spйculative ? Article
4 : Le mal a-t-il une idйe [en Dieu] ? Article
5 : La matiиre prime a-t-elle une idйe [en Dieu] ? Article
6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des rйalitйs qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existй ? Article
7 : Les accidents ont-ils une idйe en Dieu ? Article
8 : Les singuliers ont-ils une idйe en Dieu ?
Article 1 : Faut-il poser [en Dieu] des
idйes ?
Objections :
Il
semble que non.
1° La science de Dieu est trиs parfaite. Or la
connaissance que l’on a d’une rйalitй par son essence est plus parfaite que
celle que l’on a par sa ressemblance. Dieu ne connaоt donc pas les rйalitйs par
leurs ressemblances, mais plutфt par leurs essences ; par consйquent, les
ressemblances des rйalitйs, que l’on appelle idйes, ne sont pas en Dieu.
2° [Le rйpondant] disait que Dieu connaоt
plus parfaitement les rйalitйs en les connaissant au moyen de son essence, qui est
une ressemblance des rйalitйs, que s’il les connaissait par leurs essences. En
sens contraire : la connaissance est l’assimilation а l’objet
connu. Donc, plus le mйdium de connaissance est semblable et uni а la rйalitй
connue, plus la rйalitй est parfaitement connue par lui. Or, l’essence des
rйalitйs crййes est plus unie а celles-ci que l’essence divine. Dieu
connaоtrait donc plus parfaitement les rйalitйs s’il les connaissait par leurs
essences, qu’en les connaissant au moyen de son essence.
3° [Le rйpondant] disait que la perfection
de la science consiste dans l’union du mйdium de connaissance non pas avec la
rйalitй connue, mais plutфt avec celui qui connaоt. En
sens contraire : l’espиce de la rйalitй, qui est dans
l’intelligence, en tant qu’elle possиde l’existence en celle-ci, est
particuliиre ; mais dans son rapport а l’objet connu, elle est universelle,
parce qu’elle est la ressemblance de la rйalitй au point de vue de sa nature
commune, et non selon des circonstances particuliиres. Et pourtant, la
connaissance qui s’effectue par cette espиce n’est pas singuliиre mais
universelle. La connaissance dйpend donc de la relation de l’espиce а la
rйalitй connue, plutфt qu’au sujet qui connaоt.
4° Si le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon
sur les idйes, c’est parce que celui-ci a posй que les formes des rйalitйs
matйrielles existent sans matiиre. Or elles sont а bien plus forte raison sans
matiиre si elles sont dans l’intelligence divine que si elles sont hors d’elle,
car l’intelligence divine est au sommet de l’immatйrialitй. Il est donc encore
plus aberrant de poser des idйes dans l’intelligence divine.
5° Le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon sur
les idйes, en arguant que les idйes posйes par Platon ne peuvent gйnйrer, ni
кtre gйnйrйes, et qu’ainsi elles sont inutiles. Or, si on les pose dans
l’esprit divin, les idйes ne sont pas gйnйrйes, parce que tout gйnйrй est
composй ; de mкme, elles ne gйnиrent pas : en effet, comme les
rйalitйs gйnйrйes sont composйes, et que les gйnйrantes sont semblables aux
gйnйrйes, il est nйcessaire que les gйnйrantes soient йgalement composйes. Il
est donc aberrant de poser des idйes dans l’esprit divin.
6° Au septiиme chapitre des Noms Divins, Denys dit que Dieu connaоt les existants а partir des
non-existants, et qu’il ne connaоt
pas les rйalitйs selon une idйe. Or, on ne pose des idйes en Dieu que comme un
moyen de connaоtre les rйalitйs. Il n’y a donc pas d’idйe dans l’esprit de
Dieu.
7° Toute reproduction est proportionnйe а son
modиle. Or, il n’y a aucune proportion de la crйature а Dieu, comme il n’y en a
pas non plus du fini а l’infini. En Dieu, il ne peut donc pas exister de modиle
des crйatures ; les idйes йtant des formes modиles, il semble donc qu’en
Dieu il n’y a pas d’idйe des rйalitйs.
8° L’idйe est une rиgle pour connaоtre et opйrer.
Or ce qui ne peut faillir en connaissant ni en opйrant n’a besoin de rиgle ni
pour l’un ni pour l’autre. Puis donc que Dieu est tel, il ne semble pas
nйcessaire de poser des idйes en lui.
9° De mкme que l’un dans la quantitй rйalise
l’йgalitй, ainsi dans la qualitй l’un rйalise la ressemblance, comme il est dit
au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.
Or, а cause de la diffйrence qu’il y a entre Dieu et la crйature, la crйature
ne peut en aucune faзon кtre йgale а Dieu, ni vice versa ; il n’y a donc pas non plus en Dieu de
ressemblance а la crйature. Puis donc que le nom d’idйe signifie une
ressemblance а la rйalitй, il semble qu’il n’y a pas en Dieu d’idйe des
rйalitйs.
10° S’il y a des idйes en Dieu, ce ne sera que pour
la production des crйatures. Or Anselme dit dans son Monologion : « Il est assez manifeste que dans le Verbe,
par lequel tout a йtй fait, il n’y a pas les ressemblances des rйalitйs, mais
une essence vraie et simple. » Il semble donc que les idйes, que l’on
appelle ressemblances des rйalitйs, n’existent pas en Dieu.
11° Dieu connaоt de la mкme faзon et lui-mкme et
les autres rйalitйs ; sinon sa science serait multiple et
divisible. Or Dieu ne se connaоt pas lui-mкme par une idйe. Donc les
autres rйalitйs non plus.
En sens contraire :
1° Saint Augustin dit au livre de la Citй de Dieu : « Celui qui nie
qu’il y ait des idйes est infidиle, car il nie qu’il y ait un Fils. »
Donc, etc.
2° Tout ce qui agit par son intelligence, a en soi
la notion de son њuvre, а moins qu’il n’ignore ce qu’il fait. Or Dieu agit par
son intelligence, sans ignorer ce qu’il fait. Il y a donc en lui les notions
des rйalitйs, que l’on appelle idйes.
3° Comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique, trois causes se ramиnent а une
seule, ce sont l’efficiente, la
finale et la formelle. Or Dieu est la cause efficiente et finale des rйalitйs.
Il est donc aussi la cause formelle exemplaire — car il ne peut кtre cette
forme qui est une partie de la rйalitй — et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
4° Une cause universelle ne produit un effet
particulier que si elle est propre ou appropriйe. Or, tous les effets
particuliers viennent de Dieu, qui est la cause universelle de tout. Il est
donc nйcessaire qu’ils viennent de lui comme de la cause propre ou appropriйe
de chacun. Or cela n’est possible qu’au moyen des raisons propres des rйalitйs,
qui existent en lui. Il est donc nйcessaire qu’en lui existent les raisons des
rйalitйs, c’est-а-dire les idйes.
5° Saint Augustin dit au livre sur l’Ordre : « Je regrette d’avoir
dit qu’il y a deux mondes, le sensible et l’intelligible, non que cela ne soit
vrai, mais parce que je l’ai dit comme venant de moi alors que cela avait йtй
dit par les philosophes, et parce que cette faзon de parler n’est pas
habituelle dans la Sainte Йcriture. » Or le monde intelligible n’est pas
autre chose que l’idйe du monde. On est donc dans le vrai en posant les idйes.
6° Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation, en s’adressant а
Dieu : « Vous faites venir toutes choses d’un exemple supйrieur, vous
gouvernez par votre esprit un monde beau, йtant vous-mкme le Trиs-beau. »
Le monde, avec tout ce qui est en lui, a donc en Dieu un modиle, et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
7° Il est dit en Jn 1, 3 :
« Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie », et ce, comme dit saint
Augustin, parce que toutes les crйatures sont dans l’esprit divin comme le
coffre dans l’esprit de l’artisan. Or le coffre est dans l’esprit de l’artisan
par sa ressemblance et son idйe. Des idйes de toutes les rйalitйs existent donc
en Dieu.
8° Un miroir ne fait connaоtre des choses que si
leurs ressemblances resplendissent en lui. Or le Verbe incrйй est un miroir
faisant connaоtre toutes les crйatures, car par lui le Pиre se dit lui-mкme
ainsi que toutes les autres rйalitйs. En lui se trouvent donc les ressemblances
de toutes les rйalitйs.
9° Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que le Fils est l’art du Pиre,
plein de toutes les raisons des vivants. Or ces raisons ne sont pas autre chose
que les idйes. Les idйes sont donc en Dieu.
10° Selon saint Augustin, il y a deux faзons de
connaоtre les rйalitйs : par leur essence, et par leur ressemblance. Or
Dieu ne connaоt pas les rйalitйs par leur essence, car seules les rйalitйs qui
sont dans le connaissant par leur essence sont connues de cette faзon. Puis
donc qu’il connaоt les rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il
reste qu’il connaоt les rйalitйs par leurs ressemblances, et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Comme
dit saint Augustin au livre des 83
Questions, nous pouvons en latin, comme par une sorte de traduction, rendre
le nom d’idйes par celui de formes, ou d’espиces. On peut parler en trois sens
de la forme d’une rйalitй. D’abord, il y a celle а partir de laquelle une
rйalitй est formйe : ainsi la formation de l’effet procиde de la forme de
l’agent. Mais il n’est pas nйcessaire а l’action que les effets parviennent а
rйaliser complиtement la forme de l’agent, йtant souvent imparfaits, surtout
s’il s’agit de causes йquivoques. Pour cette raison, la forme dont provient la
formation d’une rйalitй n’est pas appelйe son idйe ni sa forme. En deuxiиme
lieu, on appelle forme d’une rйalitй celle par laquelle cette rйalitй est
formйe : ainsi l’вme est la forme de l’homme, et la figure de la statue
est la forme du cuivre ; et bien que cette forme qui est une partie du
composй soit appelйe en vйritй forme de celui-ci, l’on n’a cependant pas
coutume de l’appeler son idйe ; parce que le nom d’idйe paraоt dйsigner
une forme sйparйe de ce dont elle est la forme. En troisiиme lieu, on appelle
forme d’une rйalitй celle pour laquelle cette rйalitй est formйe ; telle
est la forme exemplaire, pour l’imitation de laquelle une rйalitй est
constituйe ; et tel est le sens usuel du mot idйe, en sorte que l’idйe est
identique а la forme qu’une rйalitй imite.
Mais
il faut savoir qu’une rйalitй peut imiter une forme de deux faзons. D’abord par
l’intention de l’agent : ainsi le tableau est rйalisй par le peintre afin
qu’il imite quelqu’un dont la figure est reprйsentйe. Quelquefois, par contre,
une telle imitation se produit par accident, malgrй l’intention, et par
hasard : ainsi les peintres rйalisent souvent par hasard l’image d’une
chose qui n’est pas dans leur intention. Or ce qui imite une forme par hasard,
on ne dit pas que cela soit formй pour elle, parce que l’expression
« pour » semble impliquer une relation а la fin ; puis donc que
la forme exemplaire, ou l’idйe, est celle pour laquelle une rйalitй est formйe,
il est nйcessaire qu’une chose imite par soi, et non par accident, cette forme
exemplaire ou cette idйe.
En
outre, nous constatons qu’une chose a deux faзons d’кtre opйrйe pour une fin.
D’abord, en sorte que l’agent se dйtermine lui-mкme la fin, comme il en va de
tous ceux qui agissent par leur intelligence. Parfois, au contraire, la fin est
dйterminйe а l’agent par un autre agent, l’agent principal ; cela est
clair dans le cas du mouvement de la flиche, qui se meut vers une fin
dйterminйe, mais cette fin lui est dйterminйe par le lanceur ; et
semblablement, l’opйration de la nature, qui avance vers une fin dйterminйe,
prйsuppose une intelligence qui ait dйjа fixй une fin а la nature, et qui
ordonne la nature а cette fin, et c’est а ce point de vue que l’on appelle
toute њuvre de la nature une њuvre d’intelligence.
Si
donc une chose est produite pour l’imitation d’une autre par un agent qui ne se
dйtermine pas а lui-mкme la fin, alors la forme imitйe ne sera pas forme
exemplaire ou idйe. Car nous ne disons pas de la forme de l’homme qui engendre
qu’elle est l’idйe ou le modиle de l’homme engendrй, mais nous le disons
seulement quand ce qui agit pour une fin se dйtermine а lui-mкme la fin, que
cette forme soit dans l’agent ou hors de lui. En effet, nous disons de la forme
de l’art dans l’artisan qu’elle est le modиle ou l’idйe du produit de
l’art ; et semblablement de la forme qui est hors de l’artisan, pour
l’imitation de laquelle il rйalise quelque chose.
Telle
paraоt donc кtre la notion d’idйe : l’idйe est la forme qu’une chose imite
par l’intention d’un agent qui se prйdйtermine la fin.
En
consйquence, il est clair que ceux qui affirmaient que tout se produit par
hasard ne pouvaient poser l’idйe. Mais cette opinion est rйprouvйe par les
philosophes, car ce qui arrive par hasard, n’est qu’exceptionnellement
rйgulier, tandis que nous voyons le cours de la nature procйder toujours de la
mкme faзon, ou la plupart du temps. De mкme, les idйes ne peuvent pas non plus
кtre posйes par ceux qui affirment que tout procиde de Dieu par une nйcessitй
de nature et non par l’arbitre de la volontй : en effet, ce qui agit par
nйcessitй de nature ne se prйdйtermine pas а soi-mкme la fin. Mais cette
position est impossible, car tout ce qui agit pour une fin, s’il ne se
dйtermine pas а lui-mкme la fin, c’est un autre [principe] supйrieur qui la lui
dйtermine ; et ainsi, il y aura quelque cause supйrieure а lui ; or
cela est impossible, car tous ceux qui parlent de Dieu le considиrent comme la
cause premiиre de tous les йtants. Et voilа pourquoi, йcartant а la fois
l’opinion d’Йpicure qui prйtendait que tout advient par hasard, et celle
d’Empйdocle et des autres qui posaient que tout advient par nйcessitй de
nature, Platon affirma l’existence des idйes. Et cette raison pour poser les
idйes, c’est-а-dire а cause de la prйdйfinition des њuvres а faire, est indiquйe
par Denys au cinquiиme chapitre des Noms
Divins, lorsqu’il dit : « Ce que nous appelons modиles, ce sont
toutes ces raisons, productrices d’essence, qui prйexistent chacune en Dieu, et
que la thйologie nomme prйdйfinitions, ou encore dйcrets bons et divins, parce
qu’ils dйfinissent et produisent toutes rйalitйs, et que c’est en vertu de ces
dйcrets que le Suressentiel a d’avance dйfini et produit tous les кtres. »
Mais
la forme exemplaire ou l’idйe est d’une certaine faзon une fin, et l’artisan reзoit
d’elle la forme par laquelle il agit, si elle est hors de lui. Or il ne
convient pas de poser que Dieu agirait pour une fin autre que lui-mкme et
recevrait d’ailleurs ce qui lui permet d’agir. Pour cette raison, nous ne
pouvons poser que les idйes sont hors de Dieu, mais seulement dans l’esprit
divin.
Rйponse aux objections :
1° La perfection de la connaissance peut кtre
envisagйe soit du cфtй du connaissant, soit du cфtй de l’objet connu.
L’affirmation selon laquelle la connaissance que permet l’essence est plus
parfaite que celle que permet la ressemblance, est donc а considйrer du cфtй de
l’objet. En effet, ce qui par soi-mкme est connaissable, est plus connu par soi
que ce qui est connaissable non de soi-mкme mais seulement en tant qu’il est par
sa ressemblance en celui qui connaоt. Et il n’est pas aberrant de poser que les
rйalitйs crййes sont moins connaissables que l’essence divine, qui est par
soi-mкme connaissable.
2° Deux choses sont nйcessaires а l’espиce qui est
un mйdium de connaissance : reprйsenter la rйalitй connue, ce qui lui
revient par sa proximitй avec l’objet а connaоtre ; et avoir une existence
spirituelle, ou immatйrielle, ce qui lui revient parce qu’elle possиde l’кtre
en celui qui connaоt. Ainsi une chose est mieux connue au moyen de l’espиce qui
est dans l’intelligence, qu’au moyen de l’espиce qui est dans le sens, parce
qu’elle est plus immatйrielle. Et semblablement, une chose est mieux connue par
l’espиce de la rйalitй qui est dans l’esprit divin, qu’elle ne pourrait l’кtre
par son essence elle-mкme — mкme en supposant que l’essence de la rйalitй
puisse кtre un mйdium de connaissance, nonobstant sa matйrialitй.
3° Dans la connaissance, il y a deux choses а
considйrer : la nature mкme de la connaissance — et celle-ci
dйpend de l’espиce, en fonction du rapport qu’elle entretient avec
l’intelligence en laquelle elle rйside —, et la dйtermination de la
connaissance relativement а l’objet connu — et celle-ci dйpend de la
relation de l’espиce а la rйalitй elle-mкme. Ainsi, plus l’espиce est semblable
а la rйalitй connue par mode de reprйsentation, plus la connaissance est
dйterminйe ; et plus elle accиde а l’immatйrialitй, qui est la nature du
connaissant en tant que tel, plus elle fait connaоtre puissamment.
4° Il est contre la notion de formes naturelles
que celles-ci soient par elles-mкmes immatйrielles ; mais il n’est pas
aberrant qu’elles tiennent l’immatйrialitй d’un autre [sujet] en lequel elles
sont ; ainsi dans notre intelligence, les formes des rйalitйs naturelles
sont immatйrielles. Il est donc aberrant de poser que les idйes des rйalitйs
naturelles sont par elles-mкmes subsistantes, mais non de les poser dans
l’esprit divin.
5° Les idйes existant dans l’esprit divin ne sont
ni gйnйrйes, ni gйnйrantes, en rigueur de termes ; mais elles sont
crйatrices et productrices des rйalitйs ; ainsi saint Augustin, au livre
des 83 Questions, dit :
« Bien qu’elles ne voient le jour ni ne pйrissent, cependant tout ce qui
peut se former et pйrir est dit formй par elles. » Et il n’est pas
nйcessaire que l’agent premier, dans une composition, soit semblable au
gйnйrй ; mais cela est nйcessaire pour l’agent prochain. Et prйcisйment
Platon posait que les idйes йtaient le principe de la gйnйration, c’est-а-dire
le principe prochain ; aussi le raisonnement de l’objection le
contredit-il а bon droit.
6° L’intention de Denys est de dire que Dieu ne
connaоt pas par une idйe prise des rйalitйs, ni en connaissant sйparйment les
rйalitйs par l’idйe ; c’est pourquoi une autre traduction de ce passage
dit : « Il ne considиre pas chaque objet dans sa vision. » Par
consйquent, cela n’exclut pas entiиrement l’existence des idйes.
7° Bien qu’il ne puisse y avoir aucune proportion
de la crйature а Dieu, cependant il peut y avoir une proportionnalitй ; et
nous avons exposй frйquemment ce point dans la question prйcйdente.
8° Parce qu’il ne peut pas ne pas кtre, Dieu n’a
pas besoin d’une essence qui soit autre chose que son existence. De mкme, parce
qu’il ne peut faillir en connaissant ou en opйrant, il n’a pas besoin d’une
rиgle autre que lui-mкme. Mais s’il ne peut faillir, c’est parce qu’il est
lui-mкme sa propre rиgle ; de mкme que s’il ne peut pas ne pas кtre, c’est
parce que son essence est son existence.
9° En Dieu, il n’y a pas de quantitй dimensive,
selon laquelle l’йgalitй pourrait se concevoir ; mais la quantitй y est
comme une quantitй intensive : en ce sens la blancheur est dite grande, parce qu’elle atteint parfaitement sa
nature. Or l’intensitй d’une forme se rapporte au mode de possession de cette
forme. Et bien que ce qui appartient а Dieu s’йtende en quelque sorte aux
crйatures, cependant on ne peut nullement accorder que la crйature ait une
chose comme Dieu la possиde ; aussi, quoique nous accordions qu’une
ressemblance existe d’une certaine faзon entre Dieu et nous, nous n’accordons
nullement qu’il y ait une йgalitй.
10° L’intention d’Anselme, comme il ressort d’un
examen attentif de ses paroles, est de dire qu’il n’y a pas dans le Verbe une
ressemblance prise des rйalitйs elles-mкmes, mais que toutes les formes des
rйalitйs sont prises du Verbe ; voilа pourquoi il dit que le Verbe n’est
pas une ressemblance des rйalitйs, mais que les rйalitйs sont des imitations du
Verbe. Ainsi l’idйe n’est pas exclue, puisque l’idйe est la forme qu’une chose
imite.
11° Dieu connaоt de la mкme faзon soi-mкme et les
autres rйalitйs, si la faзon de connaоtre est prise du cфtй de celui qui
connaоt, mais non si elle est prise du cфtй de la rйalitй connue : en
effet, la crйature qui est connue par Dieu n’est pas rйellement identique au mйdium par lequel Dieu connaоt, mais
celui-ci est rйellement identique а Dieu ; c’est pourquoi il n’en rйsulte
aucune multiplicitй dans son essence.
Article 2 : Faut-il poser une pluralitй
d’idйes ?
Objections :
Il
semble que non.
1° En Dieu, les attributs essentiels ne sont pas
moins vйritablement en lui que les attributs personnels. Or la pluralitй des
propriйtйs personnelles induit la pluralitй des Personnes, а cause desquelles
Dieu est appelй trine. Puis donc que les idйes, йtant communes aux trois
Personnes, sont essentielles, si elles sont plusieurs en Dieu suivant la
pluralitй des rйalitйs, il s’ensuit qu’il n’y a pas seulement trois Personnes
en lui, mais une infinitй.
2° [Le rйpondant] disait que les idйes ne
sont pas essentielles, car elles sont l’essence mкme. En
sens contraire : la bontй, la sagesse et la puissance de Dieu sont
son essence, et pourtant elles sont appelйes « attributs
essentiels ». Donc les idйes aussi, bien qu’elles soient l’essence mкme,
peuvent кtre dites essentielles.
3° Tout ce qui est attribuй а Dieu, doit lui кtre
attribuй de la plus noble faзon. Or Dieu est le principe des rйalitйs ;
l’on doit donc poser en lui au plus haut point tout ce qui se rapporte а la
noblesse du principe. Or telle est l’unitй, car toute puissance unie est plutфt
infinie que multipliйe, comme il est dit au livre des Causes. L’unitй souveraine est donc en Dieu. En consйquence, il est
un non seulement rйellement, mais aussi rationnellement, car ce qui est un de
l’une et l’autre faзon, est plus un que ce qui l’est d’une seule faзon ;
et par consйquent, il n’y a pas en lui pluralitй de raisons ou d’idйes.
4° Le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique : « Est tout а
fait un, ce qui ne peut кtre sйparй ni quant а l’intelligence, ni quant au
temps, ni quant au lieu, ni quant а la raison ; et cela vaut
particuliиrement dans le genre substance. » Si donc Dieu, parce qu’il est
l’йtant parfait, est parfaitement un, il ne peut кtre sйparй quant а la raison ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° S’il y a plusieurs idйes, alors elles sont
inйgales, car l’une contiendra seulement l’кtre, une autre l’кtre et le vivre,
une autre aura en plus le penser, suivant que la rйalitй а laquelle appartient
l’idйe est diversement assimilйe а Dieu. Puis donc qu’il est aberrant de poser
une inйgalitй en Dieu, il semble qu’il ne puisse y avoir en lui une pluralitй
d’idйes.
6° Dans les causes matйrielles, on s’arrкte а une
matiиre prime unique, et semblablement dans les causes efficientes et finales.
Dans les formelles, on s’arrкte donc aussi а une forme unique et premiиre. Or
on aboutit ainsi aux idйes, parce que, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les
principales formes ou raisons des rйalitйs. Il n’y a donc en Dieu qu’une seule
idйe.
7° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il y
ait une seule forme premiиre, cependant on dit qu’il y a plusieurs idйes
suivant les diffйrents rapports de celle-ci. En sens
contraire : on ne peut pas dire que les idйes se diversifient а
cause du rapport а Dieu en qui elles sont, puisqu’il est un ; ni а cause
du rapport aux rйalitйs prйconзues en
tant qu’elles sont dans la cause premiиre, puisqu’elles sont un en elle, comme
le dit Denys ; ni а cause du rapport aux rйalitйs prйconзues en tant
qu’elles existent dans leur nature propre, puisque ainsi les rйalitйs
prйconзues sont temporelles alors que les idйes sont йternelles. Donc en aucune
faзon les idйes ne peuvent кtre dites nombreuses par rapport а la forme premiиre.
8° Aucune relation qui est entre Dieu et la
crйature n’est en Dieu, mais elle est seulement dans la crйature. Or l’idйe ou
le modиle implique une relation de Dieu а la crйature. Cette relation n’est
donc pas en Dieu mais dans la crйature. Puis donc que l’idйe est en Dieu, on ne
peut diversifier les idйes par des rapports de ce genre.
9° L’intelligence qui pense au moyen de plusieurs
choses est composйe, et passe de l’une а l’autre. Or cela est йtranger а
l’intelligence divine. Puis donc que les idйes sont les raisons des rйalitйs et
que Dieu pense par elles, il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idйes en Dieu.
En sens contraire : 1° Le mкme, suivant un mкme rapport, est de nature
а ne produire que la mкme chose. Or Dieu fait des rйalitйs nombreuses et
diffйrentes. Il cause donc les rйalitйs non pas suivant la mкme raison, mais
selon plusieurs. Or les raisons au moyen desquelles les rйalitйs sont produites
par Dieu sont les idйes. Il y a donc plusieurs idйes en Dieu.
2° Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Il reste que
tout a йtй crйй au moyen d’une raison ; non pas la mкme pour l’homme et le
cheval ; car il est absurde de le penser. » Chaque chose a donc йtй
crййe par une raison propre ; il y a donc plusieurs idйes.
3° Saint Augustin dit dans sa Lettre а Nebridius que, de mкme qu’il est aberrant de dire que
l’angle et le carrй ont une mкme raison, il est aberrant de dire qu’en Dieu,
l’homme et cet homme ont une mкme raison. Il semble donc qu’il y ait plusieurs
raisons idйales en Dieu.
4° « C’est par la foi que nous savons que les
siиcles ont йtй formйs par la parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on
voit ont йtй faites de choses invisibles » (He 11, 3). Or il appelle
invisibles, au pluriel, les espиces idйales. Il y en a donc plusieurs.
5° Ainsi qu’il ressort des autoritйs dйjа citйes,
les saints dйsignent les idйes par les noms d’art et de monde. Or l’art
implique une certaine pluralitй, car c’est l’ensemble des prйceptes qui tendent
а une seule fin ; et le monde aussi, semblablement, puisqu’il implique
l’ensemble de toutes les crйatures. Il est donc nйcessaire de poser plusieurs
idйes en Dieu.
Rйponse :
Certains,
ayant posй que Dieu agit par son intelligence et non par nйcessitй de nature,
ont prйtendu qu’il n’a qu’une seule intention, celle de la crйation en gйnйral,
tandis que la distinction des crйatures aurait йtй rйalisйe par les causes
secondes. Ils disent, en effet, que Dieu a d’abord crйй une intelligence, qui a
produit trois choses : l’вme, le monde
et une autre intelligence ; et qu’ainsi, progressivement, une
pluralitй de rйalitйs procйda d’un principe premier unique. Et suivant cette
opinion, il y aurait certes en Dieu une idйe, mais une seule et commune а toute
la crйation, alors que les idйes propres de chaque rйalitй seraient dans les
causes secondes ; dans le mкme sens, Denys rapporte au cinquiиme chapitre
des Noms Divins qu’un certain
philosophe Clйment posa que les principaux йtants йtaient les modиles des
infйrieurs.
Mais
cela ne peut кtre soutenu, car si l’intention de quelque agent se portait vers
une seule chose, tout ce qui viendrait s’ajouter а ce dont il a eu
principalement l’intention serait malgrй cette intention, et comme
fortuit ; par exemple, si quelqu’un avait l’intention de faire un triangle,
il dйpasserait son intention qu’il soit grand ou petit. Or le particulier vient
s’ajouter au gйnйral qui le contient ; par consйquent, si l’intention de
l’agent va seulement vers quelque chose de gйnйral, ce sera malgrй son
intention qu’il sera dйterminй d’une quelconque faзon par quelque chose de
particulier ; par exemple, si la nature avait l’intention de gйnйrer
seulement un animal, il dйpasserait son intention que l’кtre gйnйrй soit homme
ou cheval. Si donc l’intention de Dieu qui opиre ne regardait que la crйature
en gйnйral, alors toute la distinction de la crйation adviendrait par hasard.
Or il est aberrant de dire qu’elle est par accident par rapport а la cause
premiиre, et par soi par rapport aux causes secondes : car ce qui est par
soi est avant ce qui est par accident ; or le rapport d’une chose а la
cause premiиre est avant son rapport а la cause seconde, comme cela est prouvй
au livre des Causes ; il est
donc impossible qu’elle soit par accident relativement а la cause premiиre et
par soi relativement а la cause seconde. Mais l’inverse peut se produire :
ainsi nous constatons que les rйalitйs qui arrivent par hasard de notre point
de vue, sont dйjа connues de Dieu et ordonnйes par lui. Par consйquent, il est
nйcessaire de dire que toute la distinction des rйalitйs est prйdйfinie par
lui. Et voilа pourquoi il est nйcessaire de poser en Dieu la raison propre de
chaque rйalitй, et par suite, de poser en lui plusieurs idйes.
Or
le mode de cette pluralitй peut кtre envisagй comme suit. Une forme peut кtre
de deux faзons dans l’intelligence. D’abord en sorte qu’elle soit le principe
de l’acte de penser, comme la forme possйdйe par celui qui pense en tant qu’il
pense ; et celle-ci est la ressemblance en lui de l’objet pensй. Ensuite
de telle sorte qu’elle soit le terme de l’acte de penser, comme l’artisan, en
pensant, imagine la forme de la maison ; et puisque cette forme est
imaginйe au moyen de l’acte de penser, et comme effectuйe par cet acte, elle ne
peut кtre le principe de l’acte de penser au point d’кtre le principe premier
par quoi l’on pense ; mais elle joue plutфt le rфle d’objet pensй par
lequel le sujet qui pense opиre quelque chose. Nйanmoins la forme susdite est
le principe second par quoi l’on pense, car par la forme imaginйe l’artisan pense
ce qui est а opйrer ; ainsi йgalement dans l’intelligence spйculative,
nous constatons que l’espиce par laquelle l’intelligence est dйterminйe
formellement pour penser en acte, est le principe premier par quoi l’on
pense ; et, dиs lors qu’elle a йtй mise en acte, l’intelligence peut
opйrer par une telle forme en formant les quidditйs des rйalitйs, et en
composant et divisant ; par consйquent cette quidditй formйe dans
l’intelligence — et aussi la composition et la division — est une certaine
њuvre qu’elle possиde, par laquelle cependant l’intelligence vient а connaоtre
la rйalitй extйrieure ; et ainsi, cette quidditй est pour ainsi dire le
principe second par quoi l’on pense.
Or,
si l’intelligence de l’artisan rйalisait quelque produit de l’art а la ressemblance
d’elle-mкme, alors l’intelligence mкme de l’artisan serait une idйe, non pas,
certes, en tant qu’intelligence, mais en tant qu’objet pensй. Et parmi les
rйalitйs qui sont produites а l’imitation d’une autre chose, tantфt ce qui
imite l’autre chose l’imite parfaitement, et dans ce cas l’intelligence
opйrative prйconcevant la forme de la chose opйrйe a comme idйe la forme mкme
de la rйalitй imitйe telle que cette rйalitй la possиde ; tantфt, au
contraire, ce qui est а l’imitation de l’autre chose ne l’imite pas
parfaitement, et dans ce cas, ce n’est pas absolument que l’intelligence
opйrative prendrait la forme de la rйalitй imitйe comme idйe ou modиle de la
rйalitй а opйrer, mais avec une proportion dйterminйe, suivant laquelle la
reproduction trahirait ou imiterait le modиle principal. Donc, je dis que Dieu,
qui opиre tout par son intelligence, produit tout а la ressemblance de son
essence ; ainsi son essence est l’idйe des rйalitйs, non pas, certes, en
tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensйe. Les rйalitйs crййes,
quant а elles, n’imitent pas parfaitement l’essence divine ; par
consйquent, l’essence est prise par l’intelligence divine comme l’idйe des
rйalitйs non pas absolument, mais avec la proportion de la crйature devant
exister а l’essence divine elle-mкme, suivant qu’elle la trahit ou bien
l’imite.
Or,
les diffйrentes rйalitйs l’imitent diversement, et chacune avec son propre
mode, puisque chacune a un кtre distinct de l’autre ; et voilа pourquoi
l’essence divine elle-mкme, comprise avec les divers rapports des rйalitйs а
elle, est l’idйe de chaque rйalitй. Puis donc que les rapports des rйalitйs
sont diffйrents, il est nйcessaire qu’il y ait une pluralitй d’idйes ; et
certes, il y a une idйe unique de toutes les rйalitйs du cфtй de
l’essence ; mais la pluralitй se rencontre du cфtй des divers rapports des
crйatures а elle.
Rйponse aux objections :
1° Si les propriйtйs personnelles induisent une
distinction des Personnes en Dieu, c’est parce qu’elles s’opposent entre elles
d’une opposition de relation ; ainsi les propriйtйs non opposйes, telles
la spiration commune et la paternitй, ne distinguent pas les Personnes. Or ni
les idйes ni les autres attributs essentiels n’ont d’opposition entre
eux ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
2° Il n’en va pas de mкme pour les idйes et pour
les attributs essentiels. En effet, la signification principale des attributs essentiels ne comporte rien de plus que
l’essence du Crйateur ; aussi ne sont-ils pas diversifiйs, bien que Dieu
se rapporte aux crйatures sous leurs aspects, en tant qu’il fait les bons selon
la bontй, les sages selon la sagesse. Mais la signification principale de
l’idйe comporte quelque chose d’autre, en plus de l’essence, c’est le rapport
mкme de la crйature а l’essence, rapport qui complиte formellement la notion
d’idйe, et en raison duquel on dit qu’il y a plusieurs idйes. Nйanmoins, pour autant qu’elles se
rapportent а l’essence, rien n’empкche les idйes d’кtre appelйes essentielles.
3° La pluralitй de raisons revient parfois а une
diffйrence de rйalitй : ainsi Socrate et Socrate assis diffиrent de raison, et cela revient а la diffйrence entre
substance et accident ; et semblablement, homme et animal diffиrent de
raison, et cette diffйrence revient а la diffйrence entre forme et matiиre, car
le genre se prend de la matiиre tandis que la diffйrence spйcifique se prend de
la forme ; aussi une telle diffйrence selon la raison s’oppose-t-elle tout
а fait а l’unitй et а la simplicitй. Mais parfois, la diffйrence de raison ne
revient pas а une diversitй de rйalitй, mais а la vйritй de la rйalitй, qui est
diversement intelligible ; et c’est en ce sens que nous posons une
pluralitй de raisons en Dieu ; ceci ne s’oppose donc pas а la suprкme
unitй ou simplicitй.
4° Dans ce passage, le Philosophe nomme raison la
dйfinition ; mais en Dieu, on ne doit pas entendre les diverses raisons
comme des dйfinitions, car aucune de ces raisons ne comprend l’essence divine.
Cela est donc йtranger а notre propos.
5° La forme qui est dans l’intelligence a un
double rapport : d’une part а la rйalitй dont elle est la forme, d’autre
part а ce en quoi elle est. Le premier rapport ne lui donne pas une qualitй,
mais une relation : car les choses matйrielles n’ont pas une forme
matйrielle, ni les choses sensibles une forme sensible. Mais l’autre rapport la
qualifie, car elle suit le mode d’кtre de ce en quoi elle est. Par consйquent,
de ce que certaines des rйalitйs prйconзues imitent plus parfaitement que
d’autres l’essence divine, il suit que les idйes sont non pas inйgales, mais de
choses inйgales.
6° La forme premiиre et unique а laquelle tout
revient, est l’essence divine elle-mкme considйrйe en soi ; et c’est en la
considйrant que l’intelligence divine invente, pour ainsi dire, diffйrents
modes d’imitation de l’essence, en lesquels consiste la pluralitй des idйes.
7° Les idйes sont diversifiйes par les divers
rapports aux rйalitйs qui existent dans leur nature propre ; et si ces
rйalitйs sont temporelles, il n’est cependant pas nйcessaire que ces rapports
soient temporels, car l’action de l’intelligence, mкme humaine, porte sur une
chose mкme quand elle n’existe pas, comme lorsque nous considйrons les choses
passйes. Or la relation suit l’action, comme il est dit au cinquiиme livre de
la Mйtaphysique ; aussi les
rapports aux rйalitйs temporelles, dans l’intelligence divine, sont-ils
йternels.
8° La relation qui existe entre Dieu et la
crйature n’est pas en Dieu rйellement ; cependant, elle est en Dieu du
point de vue de notre intelligence. Et semblablement, elle peut кtre en lui du
point de vue de son intelligence, en tant qu’il considиre le rapport des
rйalitйs а son essence ; et ainsi, ces rapports sont en Dieu en tant que
pensйs par lui.
9° L’idйe n’est pas le principe premier par quoi
une chose est pensйe, mais elle est l’objet pensй existant dans l’intelligence.
Or l’uniformitй de l’intelligence dйpend de l’unitй du principe premier par
quoi une chose est pensйe, comme l’unitй de l’action dйpend de l’unitй de la
forme de l’agent, qui est le principe de l’action. Par consйquent, bien que les
rapports pensйs par Dieu soient nombreux — en eux consiste la pluralitй des
idйes —, cependant, parce qu’il les pense tous au moyen de son unique essence,
son intelligence n’est pas multiple, mais une. Article 3 : Les idйes se rapportent-elles
а la connaissance spйculative, ou seulement а la connaissance pratique ?
Objections :
Il
semble que ce soit seulement а la connaissance pratique.
1° Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les formes
principales des rйalitйs, par lesquelles est formй tout ce qui naоt ou pйrit.
Or rien n’est formй par la connaissance spйculative. La connaissance
spйculative n’a donc pas d’idйe.
2° [Le rйpondant] disait que les idйes ne
se rapportent pas seulement а ce qui naоt ou pйrit, mais encore а ce qui peut
naоtre ou pйrir, comme saint Augustin le dit dans le mкme passage ; et par
consйquent, l’idйe se rapporte aux choses qui ni n’existent, ni n’existeront,
ni n’ont existй, mais qui pourtant peuvent exister, et dont Dieu a une
connaissance spйculative. En sens contraire :
on appelle pratique la science par laquelle on sait la faзon d’opйrer, mкme si
l’on n’a jamais l’intention d’opйrer ; et ainsi une partie de la mйdecine
est dite pratique. Or Dieu sait la faзon d’opйrer les choses qu’il peut faire,
quoiqu’il ne se propose pas de les faire ; il en a donc aussi une
connaissance pratique ; et par consйquent, de l’une et l’autre faзon
l’idйe se rapporte а la connaissance pratique.
3° L’idйe n’est autre que la forme modиle. Or on
ne peut parler de forme modиle que dans la connaissance pratique, car le modиle
est ce pour l’imitation de quoi une autre chose est faite. Les idйes regardent
donc seulement la connaissance pratique.
4° Selon le Philosophe, l’intelligence pratique
porte sur les rйalitйs dont les principes sont en nous. Or les idйes qui
existent dans l’intelligence divine sont les principes des rйalitйs prйconзues.
Elles se rapportent donc а l’intelligence pratique.
5° Toutes les formes de l’intelligence ou bien
proviennent des rйalitйs, ou bien leur sont destinйes : celles qui leur
sont destinйes appartiennent а l’intelligence pratique, et celles qui en
proviennent appartiennent а la spйculative. Or, aucune forme de l’intelligence
divine ne provient des rйalitйs, puisque celle-ci n’en reзoit rien. Elles sont
donc destinйes aux rйalitйs ; et par consйquent, elles se rapportent а
l’intelligence pratique.
6° Si en Dieu, l’idйe de l’intelligence pratique
diffиre de celle de l’intelligence spйculative, alors cette diversitй ne peut
dйpendre de quelque chose d’absolu, car tout attribut de ce genre est unique en
Dieu ; ni d’un rapport d’identitй, comme lorsque nous disons le mкme
identique au mкme, parce qu’un tel rapport n’induit aucune pluralitй ; ni
par un rapport de diversitй, car la cause n’est pas diversifiйe, quoique les
effets le soient. On ne peut donc en aucune faзon distinguer l’idйe de la
connaissance spйculative de celle de la connaissance pratique.
7° [Le rйpondant] disait que les deux idйes
se distinguent en ceci, que l’idйe pratique est principe d’кtre, tandis que la
spйculative est principe de connaissance. En sens
contraire : les principes de l’кtre et de la connaissance sont les
mкmes. L’idйe spйculative n’est donc pas distinguйe par lа de l’idйe pratique.
8° La connaissance spйculative ne semble pas кtre
autre chose en Dieu que la simple connaissance de lui-mкme. Or la simple
connaissance ne peut rien comporter d’autre en plus de la connaissance. Puis
donc que l’idйe ajoute un rapport aux rйalitйs, il semble qu’elle ne se
rapporte pas а la connaissance spйculative, mais seulement а la pratique.
9° La fin de l’intelligence pratique est le bien.
Or, le rapport de l’idйe ne peut avoir pour terme que le bien, car les maux se
produisent malgrй l’intention. L’idйe regarde donc la seule intelligence
pratique.
En sens contraire :
1° La connaissance pratique ne s’йtend qu’aux
choses а faire. Or Dieu connaоt au moyen des idйes non seulement les
choses а faire, mais encore les choses prйsentes et faites. Les idйes ne
s’йtendent donc pas seulement а la connaissance pratique.
2° Dieu connaоt plus parfaitement les crйatures
qu’un artisan ne connaоt les produits de l’art. Or l’artisan crйй possиde, au
moyen des formes par lesquelles il opиre, la connaissance spйculative des
њuvres ; donc Dieu aussi, а bien plus forte raison.
3° La connaissance spйculative est celle qui
considиre les principes et les causes des rйalitйs, ainsi que leurs passions.
Or Dieu connaоt au moyen des idйes tout ce qui peut кtre connu parmi les
rйalitйs. Donc en Dieu, les idйes ne se rapportent pas seulement а la
connaissance pratique, mais aussi а la spйculative.
Rйponse :
Comme
il est dit au troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence pratique diffиre de la spйculative par la fin ; or la fin
de la spйculative est la vйritй prise absolument, tandis que celle de
l’intelligence pratique est l’opйration, comme il est dit au deuxiиme livre de
la Mйtaphysique. Donc, une
connaissance est dite pratique relativement а une њuvre, ce qui se produit de
deux faзons. Parfois, elle est actuellement ordonnйe а une њuvre : ainsi
l’artisan, ayant prйconзu une forme, se propose de l’introduire dans une
matiиre ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance
sont actuellement pratiques. Parfois, au contraire, la connaissance est certes
ordonnable а l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnйe ; comme par
exemple lorsque l’artisan imagine la
forme d’un ouvrage, qu’il sait la faзon d’opйrer, et n’a cependant pas
l’intention d’opйrer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou
virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement
ordonnable а l’acte, alors elle est purement spйculative ; et cela se
produit aussi de deux faзons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces
rйalitйs qui ne peuvent par nature кtre produites au moyen de la science de
celui qui connaоt, comme lorsque nous connaissons les rйalitйs naturelles.
Parfois, au contraire, la rйalitй connue est certes opйrable au moyen de la
science, cependant elle n’est pas considйrйe telle qu’elle est opйrable ;
car par l’opйration, la rйalitй est produite а l’existence. Il est en effet des
choses qui peuvent кtre sйparйes par l’intelligence sans кtre sйparables du
point de vue de l’кtre. Quand donc on considиre une rйalitй opйrable par
l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent кtre
distinguйes du point de vue de l’кtre, la connaissance n’est pratique ni
actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spйculative :
ainsi, par exemple, un artisan considиre une maison en en recherchant les
dispositions passives, le genre, les diffйrences et autres choses semblables
que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’кtre dans la rйalitй
mкme. Mais on considиre la rйalitй telle qu’elle est opйrable quand on
considиre en elle tout ce qui est simultanйment requis pour son кtre.
Et
de ces quatre faзons la connaissance de Dieu entretient un rapport avec les
rйalitйs. En effet, sa science est cause des rйalitйs. Il en connaоt donc
certaines en les ordonnant au propos de sa volontй afin qu’elles existent en un
temps, quel qu’il soit, et il en a une connaissance actuellement pratique. Il
en connaоt d’autres, au contraire, qu’il n’a l’intention de faire en aucun
temps, car il connaоt les choses qui ni n’ont existй ni n’existent ni
n’existeront, comme on l’a dit dans la question prйcйdente ; et il en a
certes une connaissance en acte, mais elle n’est pratique que virtuellement, et non
actuellement. Quant aux rйalitйs qu’il fait ou qu’il peut faire, il les
considиre non seulement en tant qu’elles sont dans leur кtre propre, mais
encore suivant tous les concepts que l’intelligence humaine peut analytiquement
apprйhender en elles ; les rйalitйs par lui opйrables sont donc aussi connues
de lui telles qu’elles ne sont pas opйrables. Il connaоt en outre certaines
rйalitйs dont sa science ne peut pas кtre la cause, tels les maux. Par
consйquent, c’est en toute vйritй que nous posons en Dieu et la connaissance
pratique, et la connaissance spйculative.
Maintenant
donc, il nous faut voir de laquelle de ces faзons l’idйe peut кtre posйe dans
la connaissance divine. Comme dit saint Augustin, l’idйe est appelйe forme en
propriйtй de terme ; mais si nous envisageons la rйalitй, l’idйe est la
raison ou la ressemblance de la rйalitй. Or, en certaines formes, nous trouvons
un double rapport : d’abord а ce qui est formй par elles, comme la science
se rapporte а celui qui sait ; ensuite а ce qui est а l’extйrieur, comme
la science se rapporte а l’objet de science ; cependant ce rapport n’est
pas commun а toute forme, comme le premier. Par consйquent, le nom de forme
implique seulement le premier rapport ; et c’est pourquoi la forme connote
toujours un rapport de cause. Car la forme est en quelque sorte la cause de ce
qui est formй par elle, qu’une telle formation se produise par mode
d’inhйrence, comme dans les formes intrinsиques, ou bien par mode d’imitation,
comme dans les formes exemplaires. Mais la ressemblance et la raison possиdent
aussi le second rapport, par lequel ne leur convient pas la relation de cause.
Si donc nous parlons de l’idйe selon la raison formelle signifiйe par son nom,
alors elle ne s’йtend qu’а cette science par laquelle une chose peut кtre
formйe ; et c’est la connaissance qui est actuellement pratique, ou celle
qui ne l’est que virtuellement, et qui, d’une certaine faзon, est aussi
spйculative. Mais si nous donnons а l’idйe le sens commun de ressemblance ou de
raison, alors l’idйe peut se rapporter purement а la connaissance spйculative.
Ou bien, en termes plus propres, disons que l’idйe regarde la connaissance
actuellement ou virtuellement pratique, tandis que la ressemblance et la raison
regardent aussi bien la pratique que la spйculative.
Rйponse aux objections :
1° Saint Augustin rapporte la formation de l’idйe
non seulement aux choses qui ont lieu, mais aussi а celles qui peuvent avoir
lieu, et sur lesquelles, si elles n’ont jamais lieu, porte une connaissance en
quelque sorte spйculative, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° Cet argument est probant pour la connaissance
qui est pratique virtuellement et non actuellement ; et rien n’empкche de
la dire spйculative en quelque sorte, parce qu’elle s’йloigne de l’opйration du
point de vue de l’acte.
3° Le modиle, bien qu’il implique un rapport а ce
qui est а l’extйrieur, a cependant relativement а cet extйrieur un rapport de
cause ; et voilа pourquoi, au sens propre, il se rapporte а la
connaissance qui est habituellement ou virtuellement pratique, et pas seulement
а celle qui l’est actuellement : car une chose peut кtre appelйe modиle
dиs qu’une rйalitй peut кtre faite pour l’imiter, mкme si cela ne se produit
jamais ; et c’est aussi le cas pour les idйes.
4° L’intelligence pratique porte sur les choses
dont les principes sont en nous, non pas n’importe comment, mais en tant
qu’elles sont opйrables par nous. Nous pouvons donc avoir aussi une
connaissance spйculative de rйalitйs dont les causes sont en nous, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
5° On ne distingue pas l’intelligence spйculative
de l’intelligence pratique par la possession de formes provenant des rйalitйs
ou destinйes а elles, car mкme en nous l’intelligence pratique a parfois des
formes prises des rйalitйs : par exemple lorsqu’un artisan, а la vue de
quelque ouvrage, conзoit la forme par laquelle il a l’intention d’opйrer. Par
consйquent, il n’est donc pas non plus nйcessaire que toutes les formes qui
appartiennent а l’intelligence spйculative soient reзues des rйalitйs.
6° On ne distingue pas en Dieu l’idйe pratique de
l’idйe spйculative comme si elles йtaient deux idйes, mais parce que, du point
de vue de notre maniиre de connaоtre, le pratique ajoute au spйculatif une
relation а l’acte ; de mкme, homme ajoute le rationnel а l’animal, et pourtant
l’homme et l’animal ne sont pas deux rйalitйs.
7° Les principes de l’кtre et de la connaissance
sont dits identiques, dans la mesure oщ tous les principes de l’кtre, quels
qu’ils soient, sont йgalement principes de connaissance ; mais non
l’inverse, puisque les effets sont parfois principes de la connaissance des
causes. Rien n’empкche donc que les formes de l’intelligence spйculative soient
seulement principes de connaissance, alors que les formes de l’intelligence
pratique sont en mкme temps principes d’кtre et de connaissance.
8° La connaissance est appelйe simple non pour
exclure le rapport de la science а l’objet de science, rapport qui accompagne
insйparablement toute science, mais pour exclure l’ajout de ce qui est hors du
genre de la connaissance, comme l’existence des rйalitйs, qu’ajoute la science
de vision, ou la relation de la volontй а la production des rйalitйs connues,
qu’ajoute la science d’approbation ; de mкme aussi, on appelle le feu
corps simple, pour exclure non pas ses parties essentielles, mais le mйlange
d’un corps йtranger.
9° Le vrai et le bien sont en mutuelle
circumincession, car а la fois le vrai est un certain bien, et tout bien est
vrai. Aussi le bien peut-il кtre considйrй par la connaissance spйculative, en
tant que l’on considиre seulement sa vйritй, comme lorsque nous dйfinissons le
bien et que nous montrons sa nature. Il peut йgalement кtre considйrй
pratiquement, s’il est considйrй comme bien ; et c’est le
cas si on le considиre en tant qu’il est la fin du mouvement ou de l’opйration.
Et ainsi il est clair que, de ce que le rapport a pour terme le bien, il ne
s’ensuit pas que les idйes, les ressemblances ou les raisons de l’intelligence
divine se rapportent seulement а la connaissance pratique.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° En Dieu, les temps ne s’йcoulent pas ni ne
dйfilent, car lui-mкme, par son йternitй qui est tout entiиre simultanйe,
inclut le temps en son entier ; et par consйquent, il connaоt de la mкme
faзon les choses prйsentes, passйes et futures ; et c’est ce qui est dit
au livre de l’Ecclйsiastique : « Avant d’кtre crййes, toutes choses
sont connues du Seigneur, elles le sont encore toutes aprиs leur
achиvement » (Eccli. 23, 29). Et ainsi, de ce que mкme les rйalitйs
passйes sont connues au moyen de l’idйe, il ne suit pas nйcessairement qu’elle
excиde, en son acception propre, les limites de la connaissance pratique.
2° Si l’artisan crйй connaоt son ouvrage tel qu’il
peut кtre amenй а l’existence, quoiqu’il n’ait pas l’intention d’opйrer, alors
la connaissance qu’il en a au moyen des formes opйratives n’est pas tout а fait
une connaissance spйculative, mais une connaissance habituellement
pratique ; par contre, la connaissance par laquelle un artisan connaоt les
produits de l’art, mais non tels qu’ils peuvent кtre amenйs par lui а
l’existence, cette connaissance qui est purement spйculative n’a pas d’idйe
correspondante, mais peut-кtre des raisons ou des ressemblances.
3° Il est commun а la science pratique et а la
spйculative de procйder par des principes et des causes ; par consйquent,
on ne peut prouver par cet argument ni qu’une science est spйculative, ni
qu’elle est pratique. Article 4 : Le mal a-t-il une idйe [en
Dieu] ?
Objections :
Il
semble que oui.
1° Dieu connaоt les maux d’une science de simple
connaissance. Or l’idйe, prise au sens large de ressemblance ou de raison,
correspond d’une certaine faзon а la science de simple connaissance. Le mal a
donc une idйe en Dieu.
2° Rien n’empкche le mal d’кtre dans un bien qui
ne lui est pas opposй. Or la ressemblance du mal n’est pas opposйe au bien, —
comme la ressemblance du noir n’est pas non plus opposйe au blanc — car les
espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme. Rien n’empкche donc
de poser en Dieu, quoiqu’il soit le souverain bien, l’idйe ou la ressemblance
du mal.
3° Partout oщ il y a communautй, il y a
ressemblance. Or si une chose est une privation d’йtant, par lа mкme elle se
voit attribuer l’йtant ; aussi au quatriиme livre de la Mйtaphysique est-il dit que les nйgations
et les privations sont appelйes йtants. Donc, par le fait mкme que le mal est
une privation de bien, il a une ressemblance en Dieu, qui est le souverain
bien.
4° Tout ce qui est connu par lui-mкme, a une idйe
en Dieu. Or le faux est connu par lui-mкme, comme le vrai ; car de mкme
que les premiers principes sont connus par eux-mкmes dans leur vйritй, ainsi
leurs opposйs sont connus par eux-mкmes dans leur faussetй. Le faux a donc une
idйe en Dieu. Or le faux est un certain mal, de mкme que le vrai est le bien de
l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Le mal a donc une idйe en Dieu.
5° Tout ce qui a une nature, a une idйe en Dieu.
Or le vice, йtant contraire а la vertu, pose une nature dans le genre qualitй.
Il a donc une idйe en Dieu. Or, par le fait mкme qu’il est vice, il est
mauvais. Un mal a donc une idйe en Dieu.
6° Si le mal n’a pas d’idйe, c’est uniquement
parce que le mal n’est pas un йtant. Or les formes cognitives peuvent concerner
les non-йtants, car rien n’empкche d’imaginer des montagnes d’or, ou une
chimиre. Rien non plus n’empкche donc l’idйe du mal d’кtre en Dieu.
7° Parmi des rйalitйs dйsignйes, ne pas avoir de
signe c’est кtre dйsignй, comme cela est clair pour les brebis que l’on marque.
Or l’idйe est un certain signe de la rйalitй prйconзue. Donc, par le fait mкme
que le mal n’a pas d’idйe en Dieu alors que les rйalitйs bonnes en ont une,
l’on doit dire que le mal est lui-mкme prйconзu ou formй.
8° Tout ce qui provient de Dieu, a une idйe en
lui. Or le mal provient par Dieu, entendons le mal de peine. Il a donc une idйe
en Dieu.
En sens contraire :
1° Toute rйalitй prйconзue a un кtre dйterminй par
une idйe. Or le mal n’a pas un кtre dйterminй, puisqu’il n’a pas l’кtre, mais
qu’il est une privation d’йtant. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.
2° Selon Denys, l’idйe, ou modиle, est une
prйdйfinition de la volontй divine. Or la volontй de Dieu n’est relative qu’а
des biens. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.
3° Le mal est la privation d’espиce, de mode et
d’ordre, selon saint Augustin. Or Platon a appelй espиces les idйes
elles-mкmes. Le mal ne peut donc pas avoir d’idйe.
Rйponse :
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’idйe implique suivant sa dйfinition propre
une forme qui est le principe de la formation d’une rйalitй. Puis donc que rien
de ce qui est en Dieu ne peut кtre le principe du mal, le mal ne peut pas avoir
d’idйe en Dieu, si l’on prend l’idйe au sens propre.
Mais
il en est de mкme si on la prend communйment comme une raison ou une ressemblance ;
car, selon saint Augustin, le mal est appelй ainsi par le fait mкme qu’il n’a
pas de forme. Puis donc que la ressemblance se prend de la forme participйe en
quelque faзon, et qu’une chose est dite mauvaise par le fait mкme qu’elle s’йloigne de la participation de la
divinitй, il est impossible que le mal ait une ressemblance en Dieu.
Rйponse aux objections :
1° La science de simple connaissance ne concerne
pas seulement les maux, mais encore certains biens qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existй, et c’est par rapport а eux que l’on pose l’idйe
dans la science de simple connaissance, mais non par rapport aux maux.
2° Si l’on nie que le mal a une idйe en Dieu, ce
n’est pas seulement parce qu’il lui est opposй ; mais parce qu’il n’a pas une
nature lui permettant en quelque sorte de participer а une chose qui serait en
Dieu, de telle sorte que sa ressemblance puisse кtre reзue.
3° La communautй par laquelle une chose est
attribuйe communйment а l’йtant et au non-йtant est seulement de raison, car
les nйgations et les privations ne sont que des йtants de raison ; or une
telle communautй ne suffit pas pour la ressemblance dont il est question ici.
4° Que le principe suivant : « Aucun
tout n’est plus grand que sa partie » soit faux, est quelque chose de
vrai ; donc, connaоtre que c’est faux, c’est connaоtre quelque chose de
vrai. Cependant la faussetй de ce principe n’est connue que par sa privation de
vйritй, comme la cйcitй est connue par la privation de la vue.
5° Les actions mauvaises, pour autant qu’elles ont
de l’кtre, sont bonnes et proviennent de Dieu, et il en va de mкme pour les
habitus qui en sont les principes ou les effets ; ils ne posent donc
aucune nature par la raison qu’ils sont des maux, mais seulement une privation.
6° Une chose a deux faзons d’кtre appelйe un
non-йtant : soit parce que le non-кtre intervient dans sa
dйfinition : ainsi la cйcitй est appelйe non-йtant ; et d’un tel
non-йtant aucune forme ne peut кtre conзue ni dans l’intelligence ni dans l’imagination,
et un non-йtant de cette sorte est un mal. Soit parce qu’il ne se rencontre pas
dans la rйalitй, quoique la privation d’кtre ne soit pas elle-mкme comprise
dans sa dйfinition ; et dans ce cas, rien n’empкche d’imaginer des
non-йtants, ni de concevoir leurs formes.
7° Du fait mкme qu’il n’a pas d’idйe en Dieu, le
mal est connu de Dieu au moyen de l’idйe du bien opposй ; et de cette
faзon, il entretient avec la connaissance le mкme rapport que s’il avait une
idйe ; non pas toutefois que la privation d’idйe lui tienne lieu d’idйe,
car en Dieu, il ne peut y avoir de privation.
8° Le mal de peine vient de Dieu sous l’aspect de
l’ordre de la justice, et ainsi, il est bon, et il a une idйe en Dieu. Article 5 : La matiиre prime a-t-elle une
idйe [en Dieu] ?
Objections :
Il
semble que non.
1° L’idйe, selon saint Augustin, est une forme. Or
la matiиre prime n’a aucune forme. Aucune idйe ne lui correspond donc en Dieu.
2° La matiиre n’est un йtant qu’en puissance. Si
donc l’idйe doit correspondre а la rйalitй prйconзue, alors il est nйcessaire,
si la matiиre prime a une idйe, que son idйe ne soit qu’en puissance. Or en
Dieu, la potentialitй est absente. La
matiиre prime n’a donc pas d’idйe en lui.
3° En Dieu, les idйes portent sur des choses qui
existent, ou peuvent exister. Or, la matiиre prime n’a pas ni ne peut avoir par
elle-mкme une existence sйparйe. Elle n’a donc pas d’idйe en Dieu.
4° L’idйe existe pour qu’une chose soit formйe par
elle. Or la matiиre prime ne peut jamais кtre formйe en sorte que la forme fasse
partie de son essence. Si donc elle avait une idйe, cette idйe serait
inutilement en Dieu, ce qui est absurde.
En sens contraire :
1° Tout ce qui vient а l’existence par Dieu, a une
idйe en lui. Or telle est la matiиre. Elle a donc une idйe en Dieu.
2° Toute essence dйrive de l’essence divine. Tout
ce qui a une essence, a donc une idйe en Dieu. Or telle est la matiиre prime.
Donc, etc.
Rйponse :
Platon,
qui se trouve кtre le premier а avoir parlй des idйes, n’a posй aucune idйe
pour la matiиre prime, car il posait les idйes comme les causes des rйalitйs
prйconзues ; et la matiиre prime n’йtait pas un effet de l’idйe, mais
йtait pour elle une « concause ». Il posait en effet deux principes
du cфtй de la matiиre, le grand et le petit, mais un seul du cфtй de la
forme : l’idйe.
Pour
notre part, nous affirmons que la matiиre est causйe par Dieu ; aussi
est-il nйcessaire de poser que son idйe est d’une certaine faзon en Dieu,
puisque tout ce qui est causй par lui renferme d’une faзon ou d’une autre une ressemblance
de lui.
Mais
cependant, si nous parlons de l’idйe au sens propre, on ne peut poser que la
matiиre prime ait par elle-mкme en Dieu une idйe distincte de l’idйe de la
forme ou du composй : car l’idйe proprement dite regarde la rйalitй telle
qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; or la matiиre ne peut venir а
l’existence sans une forme, et vice versa.
Donc, а proprement parler, l’idйe ne correspond pas а la seule matiиre, ni а la
seule forme ; mais au composй entier correspond une idйe unique, qui est
productrice du tout, et quant а la forme, et quant а la matiиre.
En
revanche, si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison,
alors les choses qui peuvent кtre considйrйes distinctement peuvent avoir par
elles-mкmes une idйe distincte, quoiqu’elles ne puissent exister
sйparйment ; et dans ce cas, rien n’empкche que la matiиre prime ait une
idйe, mкme par soi.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la matiиre prime soit informe,
cependant il y a en elle une imitation de la forme premiиre : car mкme si
son кtre est infirme, il est cependant une imitation du premier йtant ; et
c’est pourquoi il peut avoir une ressemblance en Dieu.
2° Il n’est pas nйcessaire que l’idйe et la
rйalitй prйconзue soient semblables par conformitй de nature, mais seulement
par reprйsentation ; aussi les rйalitйs composйes ont-elles une idйe
simple ; et semblablement, une chose existant en puissance a une
ressemblance idйale en acte.
3° Bien que la matiиre ne puisse pas exister de
soi, elle peut cependant кtre considйrйe en elle-mкme, et peut ainsi avoir une
ressemblance par elle-mкme.
4° Cet argument est probant pour l’idйe
actuellement ou virtuellement pratique, qui porte sur une rйalitй en tant
qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; et une telle idйe ne convient pas
а la matiиre prime.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La matiиre ne vient а l’existence par Dieu que
dans un composй ; et dans ce cas, une idйe au sens propre lui correspond.
2° Il faut rйpondre de mкme : la matiиre, а
proprement parler, n’a pas d’essence, mais elle est une partie de l’essence du
tout. Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des
rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ?
Objections :
Il
semble que non. 1° Seul ce qui a un кtre dйterminй a une idйe. Or
ce qui n’a pas existй, n’existe pas et n’existera pas, n’a aucunement un кtre
dйterminй. Ni donc une idйe.
2° [Le rйpondant] disait que, bien que cela
n’ait pas un кtre dйterminй en soi, cela a cependant un кtre dйterminй en Dieu.
En sens contraire : une chose est dйterminйe
par sa distinction d’une autre. Or toutes choses, telles qu’elles sont en Dieu,
sont un, et indistinctes l’une de l’autre. Donc en Dieu non plus cela n’a pas
un кtre dйterminй.
3° Denys dit que les modиles sont les volontйs
divines et bonnes qui sont prйdйterminatives et effectives des rйalitйs. Or ce
qui ni n’a existй, ni n’existe, ni n’existera, n’a jamais йtй prйdйterminй par
la volontй divine. Cela n’a donc pas d’idйe ou de modиle en Dieu.
4° L’idйe est ordonnйe а la production de la
rйalitй. Si donc il y a une idйe de ce qui n’est jamais amenй а l’existence, il
semble qu’elle soit inutile, ce qui est absurde. Donc, etc.
En sens contraire :
1° Dieu connaоt les rйalitйs au moyen des idйes.
Or lui-mкme connaоt les rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont
existй, comme on l’a dit prйcйdemment, dans la question sur la science de Dieu.
Il y a donc aussi en lui une idйe des choses qui ni n’existent, ni
n’existeront, ni n’ont existй.
2° La cause ne dйpend pas de l’effet. Or l’idйe
est la cause de l’existence de la rйalitй. L’idйe ne dйpend donc nullement de
l’existence de la rйalitй ; elle peut donc йgalement concerner les choses
qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй.
Rйponse :
L’idйe
proprement dite regarde la connaissance pratique non seulement en acte, mais
aussi en habitus. Or Dieu a une connaissance virtuellement pratique des choses
qu’il peut faire, bien qu’elles n’aient jamais eu lieu et ne doivent jamais
avoir lieu ; il reste donc que l’idйe peut porter sur les choses qui ni
n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ; non cependant de la mкme
faзon qu’elle porte sur les choses qui existent, existeront ou ont
existй ; car pour produire celles-ci elle est dйterminйe par un propos de
la volontй divine, mais non pour les choses qui ni n’existent, ni n’existeront,
ni n’ont existй ; et ainsi, ce genre de choses a en quelque sorte des
idйes indйterminйes.
Rйponse aux objections :
1° Bien que ce qui ni n’existe, ni n’a existй, ni
n’existera, n’ait pas un кtre dйterminй en soi, il est cependant de faзon
dйterminйe dans la connaissance de Dieu.
2° Кtre en Dieu et кtre dans la connaissance de
Dieu sont deux choses diffйrentes : en effet, le mal n’est pas en Dieu,
mais il est dans la science de Dieu. Car une rйalitй est dite кtre dans la
science de Dieu pour autant qu’elle est connue de Dieu ; et parce que Dieu
connaоt tout distinctement, comme on l’a dit dans la question prйcйdente, les
rйalitйs sont distinctes dans sa science, bien qu’elles soient un en lui.
3° Bien que Dieu n’ait jamais voulu amener а
l’existence de telles rйalitйs, dont il a des idйes, il veut cependant pouvoir
les produire, et avoir la science de leur production ; et c’est pourquoi
Denys ne dit pas que pour la raison formelle de modиle soit exigйe une volontй prйdйfinissante et
efficiente, mais une volontй dйfinitive et effective.
4° La connaissance divine ordonne ces idйes non
pas afin qu’une chose ait lieu par elles, mais afin qu’une chose puisse avoir
lieu par elles. Article 7 : Les accidents ont-ils une idйe
en Dieu ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Il n’y a d’idйe que pour connaоtre et causer
les rйalitйs. Or l’accident est connu au moyen de la substance, et causй par
les principes de celle-ci. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il ait une idйe en
Dieu.
2° [Le rйpondant] disait que l’accident est
connu au moyen de la substance, mais que cette connaissance est celle de
l’existence et non de l’essence. En sens contraire :
l’essence est signifiйe par la dйfinition de la rйalitй, et surtout du point de
vue du genre. Or la substance est posйe dans la dйfinition des accidents, comme
il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique,
de sorte que le sujet est posй а la place du genre, comme dit le
Commentateur dans le mкme passage, comme lorsqu’on dit : « Le camus
est un nez courbe. » Donc, mкme quant а la connaissance de l’essence,
l’accident est connu au moyen de la substance.
3° Tout ce qui a une idйe entre en sa
participation. Or les accidents ne participent а rien, puisque participer n’est
le fait que des substances, qui peuvent recevoir quelque chose ; ils n’ont
donc pas d’idйe.
4° Dans les choses qui se disent avec antйrioritй
de l’une sur l’autre, il n’y a pas
lieu d’admettre une idйe commune : ainsi dans les nombres et les figures,
selon l’opinion de Platon, comme cela est clair au troisiиme livre de la Mйtaphysique et au premier de l’Йthique ; et la raison en est que
le premier est comme l’idйe du second. Or l’йtant se dit de la substance et de
l’accident avec antйrioritй de l’une sur l’autre. L’accident n’a donc pas
d’idйe, mais la substance lui tient lieu d’idйe.
En sens contraire :
1° Tout ce qui est causй par Dieu a une idйe en
lui. Or Dieu est cause non seulement des substances mais aussi des accidents.
Les accidents ont donc une idйe en Dieu.
2° Tout ce qui est dans un genre doit se rattacher
au premier de ce genre, comme tout corps chaud а la chaleur du feu. Or les
idйes sont les formes principales, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Puis donc que les
accidents sont des formes, il semble qu’elles aient des idйes en Dieu.
Rйponse :
Platon,
qui introduisit le premier les idйes, n’en posa point pour les accidents, mais
seulement pour les substances, comme il est clairement montrй par le Philosophe
au premier livre de la Mйtaphysique.
Et en voici la raison : Platon posa que les idйes йtaient les causes
prochaines des rйalitйs ; aussi, lorsqu’il trouvait pour une chose une
cause prochaine en dehors de l’idйe, il ne posait pas que cette chose avait une
idйe ; et c’est pourquoi il disait que, dans les choses qui se disent avec
antйrioritй de l’une sur l’autre, il n’y a pas d’idйe commune, mais que le
premier est l’idйe du second. Et Denys йvoque aussi cette opinion au livre des Noms Divins, chap. 5, en l’attribuant а
un certain philosophe Clйment, qui disait que, parmi les йtants, les supйrieurs
йtaient les modиles des infйrieurs ; et voilа pourquoi, l’accident йtant
causй immйdiatement par la substance, Platon n’a pas posй les idйes des accidents.
Mais
pour notre part, nous posons Dieu comme cause immйdiate de chaque rйalitй,
parce qu’il opиre en toutes les causes secondes, et que tous les effets seconds
proviennent de sa prйdйfinition ; aussi posons-nous en lui des idйes non
seulement des premiers йtants mais aussi des seconds, et par consйquent des
substances et des accidents ; mais de faзon diffйrente pour les divers
accidents.
Certains
sont en effet des accidents propres causйs par les principes du sujet, et qui,
au point de vue de l’existence, ne sont jamais sйparйs de leurs sujets. Et de
tels accidents sont amenйs а l’existence avec leur sujet en une opйration
unique. Puis donc que l’idйe est au sens propre la forme de la rйalitй opйrable
en tant que telle, il n’y aura pas
pour de tels accidents une idйe distincte, mais il y aura une idйe unique du
sujet avec tous ses accidents ; ainsi le bвtisseur possиde-t-il une forme
unique pour la maison comme telle avec toutes les accidents qui s’y ajoutent,
forme par laquelle il amиne simultanйment а l’existence la maison et tous les
accidents en question, comme sa forme carrйe et d’autres de ce genre.
D’autres,
par contre, sont des accidents qui ne suivent pas insйparablement leur sujet,
ni ne dйpendent de ses principes. Et de tels accidents sont amenйs а
l’existence par une autre opйration, en plus de celle par laquelle le sujet est
produit ; par exemple, ce qui fait qu’un homme est homme n’entraоne pas
qu’il soit grammairien, mais cela vient par une autre opйration. Et pour de
tels accidents il y a en Dieu une idйe distincte de l’idйe du sujet : de
mкme aussi l’artisan conзoit la forme de la peinture de la maison en plus de la
forme de la maison.
Mais
si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison, alors l’un
et l’autre accident a une idйe distincte en Dieu, car ils peuvent кtre
considйrйs par eux-mкmes distinctement ; et c’est pourquoi le Philosophe
dit au premier livre de la Mйtaphysique
qu’au point de vue de la connaissance, les
accidents doivent avoir une idйe comme les substances ; mais que du point
de vue des autres raisons pour lesquelles Platon posait les idйes, c’est-а-dire
pour qu’elles soient les causes de la gйnйration et de l’existence, il semble
que les idйes ne portent que sur les substances.
Rйponse aux objections : 1° Comme on l’a dit, il y a en Dieu une idйe non
seulement des premiers effets, mais aussi des seconds ; donc, bien que les
accidents aient l’existence par la substance, il n’est pas exclu qu’ils aient
des idйes.
2° L’accident peut кtre entendu de deux faзons :
d’abord dans l’abstrait, et dans ce cas il est considйrй dans sa raison
formelle propre, car c’est ainsi que nous dйfinissons pour les accidents le
genre et l’espиce ; et de cette faзon, le sujet n’est pas posй comme genre
dans la dйfinition de l’accident, mais comme diffйrence, comme quand on
dit : « La camusitй est la courbure du nez. » Ensuite les
accidents peuvent кtre entendus concrиtement, et dans ce cas ils sont pris
comme faisant un par accident avec le sujet ; c’est pourquoi on ne leur
dйfinit dans ce cas ni genre ni espиce, et ainsi, il est vrai que le sujet est
posй comme un genre dans la dйfinition de l’accident.
3° Bien que l’accident ne soit pas participant ,
il est cependant la participation elle-mкme ; et ainsi, il est clair qu’а
lui aussi correspond une idйe en Dieu, ou une ressemblance.
4° La rйponse ressort de ce qu’on a dit. Article 8 : Les singuliers ont-ils une idйe en
Dieu ?
Objections :
Il
semble que non.
1° Les singuliers sont infiniment nombreux en
puissance. Or en Dieu, il y a une idйe non seulement de ce qui est, mais aussi
de ce qui peut кtre. Si donc il y avait en Dieu une idйe des singuliers, il y
aurait en lui une infinitй d’idйes, ce qui semble absurde, puisqu’elle ne
peuvent кtre infiniment nombreuses en acte.
2° Si les singuliers ont une idйe en Dieu, alors
ou bien il y a une mкme idйe pour le singulier et pour l’espиce, ou bien il y a
diffйrentes idйes. S’il y a diffйrentes idйes, alors il y a en Dieu plusieurs
idйes d’une seule rйalitй, car l’idйe
de l’espиce est aussi une idйe du singulier. Et s’il y a une seule et mкme
idйe, alors, puisque tous les singuliers qui sont de mкme espиce ont en commun
l’idйe de l’espиce, il n’y aura pour tous les singuliers qu’une seule
idйe ; et ainsi, les singuliers n’auront pas une idйe distincte en Dieu.
3° Beaucoup parmi les singuliers se produisent par
hasard. Or ce qui se produit ainsi n’est pas prйdйfini. Puis donc que l’idйe
requiert une prйdйfinition, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble
que tous les singuliers n’aient pas une idйe en Dieu.
4° Certains singuliers rйsultent de la fusion de
deux espиces, comme le mulet rйsulte de la fusion de l’вne et du cheval. Si
donc de telles choses ont une idйe, il semble qu’а chacune d’elles
correspondent deux idйes ; et cela semble absurde, puisqu’il est aberrant
de poser la pluralitй dans la cause et l’unitй dans l’effet.
En sens contraire : 1° Les idйes sont en Dieu pour connaоtre et
opйrer. Or Dieu connaоt et opиre les singuliers. Leurs idйes sont donc en lui.
2° Les idйes sont ordonnйes а l’existence des
rйalitйs. Or les singuliers existent plus vraiment que les universels, puisque
ceux-ci ne subsistent que dans les singuliers. Les singuliers doivent donc,
plus que les universels, avoir des idйes.
Rйponse :
Platon
n’a pas posй les idйes des singuliers, mais seulement celles des espиces ;
et la raison en est double. D’abord, parce que selon lui, les idйes ne sont pas
productrices de la matiиre mais seulement de la forme, dans notre monde
infйrieur. Or le principe de la singularitй est la matiиre, tandis que par la
forme chaque singulier est placй dans une espиce ; voilа pourquoi l’idйe
ne correspond pas au singulier en tant qu’il est singulier, mais seulement du
point de vue de l’espиce. Une autre raison a pu кtre que l’idйe ne porte que
sur des choses qui sont par elles-mкmes objets d’intention, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit. Or l’intention de la nature va principalement а la
conservation de l’espиce ; donc, bien que la gйnйration ait pour terme cet
homme, cependant l’intention de la nature est d’engendrer un homme. Et pour
cette raison le Philosophe dit aussi au dix-neuviиme livre sur les Animaux qu’il faut dйterminer des causes
finales pour les accidents des espиces et non pour ceux des singuliers, mais
pour ceux-ci des causes efficientes et matйrielles seulement ; et c’est
pourquoi l’idйe ne correspond pas au singulier, mais а l’espиce. Et pour la
mкme raison Platon ne posait pas les idйes des genres, car l’intention de la
nature n’a pas pour terme la production de la forme du genre, mais seulement de
la forme de l’espиce.
Pour
notre part, nous posons que Dieu est la cause du singulier et quant а la forme,
et quant а la matiиre. Nous affirmons aussi que tous les singuliers sont
prйdйfinis par la providence divine ; et c’est pourquoi il est nйcessaire
que nous posions aussi les idйes des singuliers.
Rйponse aux objections :
1° Les idйes ne se diversifient que par les
diffйrents rapports aux rйalitйs ; or il n’est pas aberrant pour des
relations de raison de se diversifier а l’infini, comme dit Avicenne.
2° Si nous parlons de l’idйe au sens propre, en
tant qu’elle porte sur la rйalitй а la faзon dont celle-ci peut кtre amenйe а
l’existence, alors une idйe unique correspond au singulier, а l’espиce et au
genre, individuйs dans le singulier lui-mкme, puisque Socrate, l’homme et
l’animal ne sont pas distincts du point de vue de l’existence. Mais si nous
entendons l’idйe au sens commun de ressemblance ou de raison, alors, puisque
les considйrations de Socrate comme Socrate, comme homme et comme animal sont
diffйrentes, plusieurs idйes leur correspondront en consйquence.
3° Bien que telle chose soit fortuite par rapport
а l’agent prochain, rien cependant n’est fortuit par rapport а l’agent qui
connaоt dйjа tout.
4° Le mulet a une espиce intermйdiaire entre l’вne
et le cheval ; il n’est donc pas en deux espиces mais en une seule, qui
est produite par l’union des semences : dans ce cas, en effet, la vertu
active du mвle n’a pas pu conduire la matiиre de la femelle aux termes de sa
propre espиce parfaite а cause du caractиre йtranger de la matiиre, mais il l’a
amenйe а quelque chose de proche de son espиce ; et c’est pourquoi une
idйe est attribuйe au mulet comme au cheval. Question 4 : [Le Verbe]
Introduction
Article 1 : Le
nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ? Article 2 : Le
nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que
personnellement ? Article 3 : Le
nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ? Article 4 : Le
Pиre dit-il la crйature par le Verbe par lequel il se dit ? Article 5 : Le
nom de Verbe implique-t-il une relation а la crйature ? Article 6 : Les
rйalitйs existent-elles plus vйritablement dans le Verbe ou en
elles-mкmes ? Article 7 : Le
Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont
existй ? Article 8 :
Tout ce qui a йtй fait est-il vie dans le Verbe ?
Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en
Dieu au sens propre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il y a deux
verbes, а savoir : l’intйrieur et l’extйrieur. L’extйrieur ne peut pas se
dire de Dieu au sens propre, puisqu’il est corporel et transitoire ; ni,
de mкme, le verbe intйrieur, que saint Jean Damascиne dйfinit au deuxiиme livre
en disant : « Le discours intйrieur est un mouvement de l’вme
survenant dans sa puissance de rйflexion, sans йlocution. » Or on ne peut
poser en Dieu ni mouvement ni rйflexion, celle-ci s’accomplissant par un
certain processus discursif. Il semble donc qu’en aucune faзon le verbe ne se
dise en Dieu au sens propre.
2° Saint Augustin
prouve au quinziиme livre sur la Trinitй
qu’un certain verbe appartient а l’esprit lui-mкme, puisqu’il est dit qu’il a
une bouche, lui aussi, comme on le voit clairement en Mt 15, 11 :
« c’est ce qui sort de la bouche de l’homme qui le souille », et la
suite montre qu’il faut entendre cela de la bouche du cњur : « Mais
ce qui sort de la bouche part du cњur. » Or la bouche ne se dit que de
faзon mйtaphorique dans les rйalitйs spirituelles. Donc le verbe aussi.
3° Ce qui est dit
en Jn 1, 3 : « Toutes choses ont йtй faites par lui »,
montre que le Verbe est intermйdiaire entre le Crйateur et les crйatures ;
et par lа mкme, saint Augustin prouve que le Verbe n’est pas une crйature. Le
mкme raisonnement permet donc de prouver que le Verbe n’est pas le
Crйateur ; le nom de Verbe ne dйsigne donc rien qui soit en Dieu.
4° Le mйdium est
а йgale distance des extrкmes. Si donc le Verbe est intermйdiaire entre le Pиre
qui dit et la crйature qui est dite, il est nйcessaire que le Verbe se
distingue essentiellement du Pиre, puisqu’il se distingue essentiellement des
crйatures. Or rien en Dieu n’est distinct par essence. On ne parle donc pas de
Verbe en Dieu au sens propre.
5° Ce qui ne
convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, comme кtre homme, ou marcher, ou
autre chose de ce genre, ne se dit jamais en Dieu au sens propre. Or la notion
de verbe ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, car la notion de
verbe vient de ce qu’il manifeste celui qui dit ; or le Fils ne manifeste
le Pиre qu’en tant qu’il est incarnй, de mкme que notre verbe ne manifeste
notre intelligence qu’en tant qu’il est uni а la voix. Ce n’est donc pas au
sens propre que le Verbe se dit en Dieu.
6° S’il y avait
en Dieu un verbe au sens propre, le Verbe qui a йtй de toute йternitй auprиs du
Pиre et celui qui s’est incarnй dans le temps seraient le mкme, comme nous
disons que c’est le mкme Fils. Or, semble-t-il, on ne peut pas dire cela, car
le Verbe incarnй est comparable au verbe de la voix, tandis que le Verbe qui
existe auprиs du Pиre est comparable au verbe de l’esprit, comme saint Augustin
le montre clairement au quinziиme livre sur la Trinitй ; or le verbe profйrй avec la voix et le verbe qui
existe dans le cњur ne sont pas le mкme. Il ne semble donc pas que le Verbe que
l’on dit avoir йtй auprиs du Pиre de toute йternitй concerne proprement la
nature divine.
7° Plus
l’effet est postйrieur, plus il inclut la notion de signe ; ainsi le vin
est la cause finale du tonneau, et au-delа celle de l’anneau qui est accrochй
pour marquer le tonneau ; aussi est-ce surtout l’anneau qui est un signe.
Or le verbe qui est dans la voix est le dernier effet qui procиde de
l’intelligence. La notion de signe convient donc plus а ce verbe qu’au concept
de l’esprit ; et semblablement aussi la notion de « verbe », mot
qui signifie а l’origine une manifestation. Or ce qui est dans les rйalitйs
corporelles avant d’кtre dans les spirituelles ne se dit jamais de Dieu au sens
propre. Le verbe ne se dit donc pas de lui au sens propre.
8° Chaque nom
signifie surtout ce dont il provient. Or le nom de verbe provient soit de verberatio aeris [action de frapper
l’air], soit de boatus [cri], puisque le verbe n’est rien d’autre
qu’un verum boans [criant le vrai].
C’est donc surtout cela qui est signifiй par le nom de verbe. Or cela ne
convient nullement а Dieu, sauf de faзon mйtaphorique. Le verbe ne se dit donc
pas en Dieu au sens propre.
9° Le verbe
de quelqu’un qui dit semble кtre la ressemblance en lui de la rйalitй dite. Or
le Pиre, en se pensant, ne se pense pas par une ressemblance, mais par son
essence. Il semble donc qu’il n’engendre aucun verbe de lui-mкme du fait qu’il
se regarde. Or, comme dit Anselme, « pour l’esprit suprкme, dire n’est
rien d’autre que regarder en pensant ». Le verbe ne se dit donc pas en
Dieu au sens propre.
10° Ce qui se dit
de Dieu par ressemblance avec la crйature ne se dit jamais de lui au sens
propre, mais de faзon mйtaphorique. Or le verbe se dit en Dieu par ressemblance
avec le verbe qui est en nous, comme dit saint Augustin. Il semble donc qu’il
se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, et non au sens propre.
11° Saint Basile
dit que Dieu est appelй Verbe en tant que toutes choses sont profйrйes par
lui ; Sagesse, car par lui toutes choses sont connues ; Lumiиre, car
par lui toutes choses sont manifestйes. Or « profйrer » ne se dit pas
en Dieu au sens propre, car l’action de profйrer regarde la voix. Le verbe ne
se dit donc pas en Dieu au sens propre.
12° Le verbe de
l’esprit est au Verbe йternel ce que le verbe de la voix est au Verbe incarnй,
comme le montre clairement saint Augustin. Or le verbe de la voix ne se dit du
Verbe incarnй que de faзon mйtaphorique. Donc le verbe intйrieur ne se dit
aussi du Verbe йternel que de faзon mйtaphorique.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй :
« Ce verbe, que nous cherchons а expliquer, est la connaissance unie а
l’amour. » Or la connaissance et l’amour se disent en Dieu au sens propre.
Donc le verbe aussi.
2° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй :
« Le verbe qui sonne au-dehors est donc le signe du verbe qui luit
au-dedans, et qui, avant tout autre, mйrite ce nom de verbe. Ce que nous
profйrons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette
expression, nous l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour apparaоtre
au-dehors. » D’oщ il ressort que le nom de verbe se dit plus proprement du
verbe spirituel que du corporel. Or tout ce qui se trouve plus proprement dans
les rйalitйs spirituelles que dans les corporelles convient а Dieu de faзon
trиs propre. C’est donc d’une faзon trиs propre que le verbe se dit en Dieu.
3° Richard de
Saint-Victor dit que le verbe manifeste l’intelligence du sage. Or le Fils
manifeste trиs vйritablement l’intelligence du Pиre. Le nom de verbe se dit
donc en Dieu de faзon trиs propre.
4° Selon saint
Augustin au quinziиme livre sur la Trinitй,
le verbe n’est rien d’autre que la pensйe formйe. Or la pensйe divine n’est
jamais formable mais toujours formйe, car elle est toujours dans son acte. Le
verbe se dit donc en Dieu de faзon trиs propre.
5° Parmi les
modes de l’un, celui qui est le plus simple est appelй un en premier et de
faзon tout а fait propre. Donc semblablement aussi pour le verbe, celui qui est
tout а fait simple est trиs proprement appelй verbe. Or le Verbe qui est en
Dieu est trиs simple. Il est donc trиs proprement appelй verbe.
6° Selon les
grammairiens, si cette partie du discours qui s’appelle verbe s’approprie un
nom commun, c’est parce qu’elle est la perfection de tout le discours, йtant
pour ainsi dire sa partie principale, et que le verbe manifeste les autres
parties du discours, puisque le verbe fait comprendre le nom. Or le Verbe divin
est la plus parfaite de toutes les rйalitйs et, de plus, il les manifeste. Il
est donc trиs proprement appelй verbe.
Rйponse :
Notre faзon de
nommer dйpend de la maniиre dont nous prenons connaissance des rйalitйs. Or
parce que, la plupart du temps, les choses qui sont postйrieures dans la nature
nous sont connues en premier, il suit frйquemment qu’un nom, quant а son
attribution, se trouve d’abord dans une premiиre chose, alors que la rйalitй
signifiйe par le nom existe d’abord dans une seconde, comme on le voit
clairement pour les noms qui se disent de Dieu et des crйatures, tels l’йtant,
le bien, etc., qui ont d’abord йtй donnйs aux crйatures, et de celles-ci ont
йtй transfйrйs а la prйdication de Dieu, bien que l’кtre et le bien se trouvent
d’abord en Dieu.
Or, puisque le
verbe extйrieur est sensible, il nous est plus connu que le verbe intйrieur
quant а l’attribution du nom. Aussi le verbe vocal est-il appelй verbe avant le
verbe intйrieur, bien que le verbe intйrieur soit naturellement avant,
puisqu’il est la cause а la fois efficiente et finale du verbe extйrieur. Cause
finale, car nous exprimons le verbe vocal pour manifester le verbe
intйrieur ; il est donc nйcessaire que le verbe intйrieur soit ce qui est
signifiй par le verbe extйrieur. Or le verbe qui est profйrй extйrieurement
signifie ce qui est pensй, non l’acte mкme de penser, ni cette intelligence qui
est un habitus ou une puissance, si ce n’est en tant qu’ils sont pensйs eux
aussi ; le verbe intйrieur est donc cela mкme qui est pensй
intйrieurement. Cause efficiente car, puisque le verbe profйrй extйrieurement signifie
de faзon arbitraire, son principe est la volontй, tout comme pour les autres
produits de l’art ; voilа pourquoi, de mкme que, pour les autres produits
de l’art, prйexiste dans l’esprit de l’artisan une certaine image du produit
extйrieur, de mкme prйexiste, dans l’esprit de celui qui profиre le verbe
extйrieur, un certain modиle de celui-ci.
Donc, de mкme
que, dans le cas de l’artisan, nous considйrons trois choses, а savoir la fin
du produit, son modиle et le produit lui-mкme dйjа rйalisй, de mкme aussi en
celui qui parle se trouvent trois verbes : ce qui est conзu par
l’intelligence est « le verbe du cњur profйrй sans la voix », et le
verbe extйrieur est profйrй pour le signifier ; puis viennent le modиle du
verbe extйrieur, appelй « le verbe intйrieur qui a l’image de la
voix », et le verbe exprimй extйrieurement, qui est appelй « le verbe
de la voix ». Et de mкme que, chez l’artisan, l’intention de la fin
prйcиde, puis vient l’йlaboration de la forme du produit de l’art, et enfin
celui-ci est amenй а l’existence, de mкme, en celui qui parle, le verbe du cњur
est antйrieur au verbe qui a l’image de la voix, et en dernier vient le verbe
de la voix.
Donc le verbe
de la voix, йtant accompli corporellement, ne peut se dire de Dieu que de faзon
mйtaphorique, c’est-а-dire а la faзon dont les crйatures qui sont produites par
Dieu, ou leurs mouvements, sont elles-mкmes appelйes son verbe, en tant
qu’elles signifient l’intelligence divine comme l’effet signifie la cause.
Donc, pour la mкme raison, le verbe qui a l’image de la voix ne pourra pas non
plus se dire de Dieu au sens propre, mais seulement de faзon
mйtaphorique ; et c’est ainsi que les idйes des rйalitйs а produire sont
appelйes verbe de Dieu. Mais le verbe du cњur, qui n’est rien d’autre que ce qui
est actuellement considйrй par l’intelligence, se dit proprement de Dieu, car
il est entiиrement йloignй de la matйrialitй, de la corporйitй et de tout
dйfaut ; et de telles choses se disent proprement de Dieu, comme la
science et l’objet su, l’acte de penser et l’objet pensй.
Rйponse aux objections :
1° Puisque le
verbe intйrieur est ce qui est pensй, et que cela n’est en nous que lorsque
nous pensons en acte, le verbe intйrieur requiert toujours une intelligence
dans son acte, qui est celui de penser. Or l’acte mкme de l’intelligence est
appelй mouvement, non celui de l’imparfait, tel qu’il est dйcrit au troisiиme
livre de la Physique, mais le
mouvement du parfait, qui est une opйration, comme il est dit au troisiиme
livre sur l’Вme ; voilа pourquoi
saint Jean Damascиne a dit que le verbe intйrieur est un mouvement de l’esprit,
quoiqu’il faille entendre par « mouvement » le terme du mouvement,
c’est-а-dire par « opйration » ce qui est opйrй, comme on entend par
« penser » ce qui est pensй. Et il n’est pas requis, pour la notion
de verbe, que l’acte de l’intelligence qui a pour terme le verbe intйrieur se
fasse avec un processus discursif, que la rйflexion semble impliquer : il
suffit que, d’une faзon quelconque, une chose soit pensйe en acte. Pour nous,
cependant, c’est le plus souvent par un processus discursif que nous disons
quelque chose intйrieurement ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne et
Anselme, en dйfinissant le verbe, emploient le mot « rйflexion » а la
place de « considйration ».
2° L’argument de
saint Augustin ne procиde pas du semblable, mais du moindre ; en effet, il
semble que, dans le cњur, l’on doive moins parler de bouche que de verbe ;
l’argument n’est donc pas concluant.
3°
L’intermйdiaire peut кtre envisagй de deux faзons. D’abord entre les deux
extrйmitйs du mouvement, comme le gris est intermйdiaire entre le blanc et le
noir dans le mouvement de noircissement ou de blanchissement. Ensuite entre
l’agent et le patient, comme l’instrument de l’artisan est intermйdiaire entre
celui-ci et le produit de l’art, et semblablement comme tout ce par quoi
l’artisan agit ; et c’est de cette faзon que le Fils est un intermйdiaire
entre le Pиre qui crйe et la crйature faite par le Verbe ; mais non entre
Dieu qui crйe et la crйature, car le Verbe lui-mкme est aussi le Dieu qui
crйe ; donc, de mкme que le Verbe n’est pas une crйature, de mкme il n’est
pas le Pиre. Et cependant, indйpendamment de cela, la conclusion ne
s’ensuivrait pas non plus. En effet, nous disons que Dieu crйe par sa sagesse
dite essentiellement, si bien que sa sagesse peut ainsi кtre dite intermйdiaire
entre Dieu et la crйature ; et pourtant, la sagesse elle-mкme est Dieu.
Saint Augustin, quant а lui, prouve que le Verbe n’est pas une crйature non pas
parce qu’il est intermйdiaire, mais parce qu’il est cause universelle de la
crйation. En n’importe quel mouvement, en effet, on se ramиne а quelque
[principe] premier qui n’est pas mы selon ce mouvement, comme tout ce qui peut
кtre altйrй se ramиne а un premier altйrant non altйrй ; et de mкme, ce а
quoi se ramиnent toutes les choses crййes est nйcessairement non crйй.
4°
L’intermйdiaire que l’on considиre entre les termes du mouvement est tantфt
pris а йgale distance des termes, tantфt non. Mais l’intermйdiaire qui est
entre l’agent et le patient, s’il est certes intermйdiaire en tant
qu’instrument, il est tantфt plus proche de l’agent premier, tantфt plus proche
du dernier patient ; et parfois, il se tient а йgale distance de l’un et
de l’autre : on le voit clairement dans le cas de l’agent dont l’action
parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l’intermйdiaire qu’est la
forme par laquelle l’agent opиre est toujours plus proche de l’agent, car elle
est en lui vйritablement, tandis qu’elle n’est dans le patient que par sa ressemblance.
Et c’est de cette faзon que l’on dit que le Verbe est intermйdiaire entre le
Pиre et la crйature. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit а йgale distance
du Pиre et de la crйature.
5° Bien que,
parmi nous, la manifestation qui s’adresse а autrui ne se fasse qu’au moyen du
verbe vocal, cependant une manifestation а soi-mкme se fait aussi par le verbe
du cњur, et cette manifestation prйcиde l’autre ; aussi le verbe intйrieur
est-il appelй verbe en premier. Semblablement aussi, le Pиre a йtй manifestй а
tous par le Verbe incarnй, mais le Verbe engendrй de toute йternitй l’a
manifestй а lui-mкme ; voilа pourquoi le nom de Verbe ne lui convient pas
seulement en tant qu’il s’est incarnй.
6° Le Verbe
incarnй a quelque ressemblance et quelque dissemblance avec le verbe de la
voix. Il y a de semblable entre les deux — et cela les rend comparables — que,
de mкme que le verbe intйrieur est manifestй par la voix, de mкme le Verbe
йternel a йtй manifestй par la chair. Mais il y a dissemblance en ceci que la
chair assumйe par le Verbe йternel n’est pas elle-mкme appelйe verbe, alors que
l’expression vocale qui est assumйe pour manifester le verbe intйrieur est
elle-mкme appelйe verbe ; voilа pourquoi le verbe de la voix est autre que
le verbe du cњur ; mais le Verbe incarnй est identique au Verbe йternel,
tout comme le verbe signifiй par la voix est identique au verbe du cњur.
7° La notion de
signe convient а l’effet avant de convenir а la cause lorsque la cause est pour
l’effet une cause de l’кtre et non du signifier, comme c’est le cas dans
l’exemple proposй. Mais lorsque l’effet doit а la cause non seulement d’кtre
mais aussi de signifier, alors, de mкme que la cause est antйrieure а l’effet
quant а l’кtre, de mкme elle l’est quant au signifier ; et si le verbe
intйrieur inclut la notion de signification et de manifestation avant le verbe
extйrieur, c’est parce que le verbe extйrieur n’est йtabli comme signe que par
le verbe intйrieur.
8° Il y a deux
faзons de dire la provenance d’un nom : soit du cфtй de celui qui donne le
nom, soit du cфtй de la rйalitй а laquelle il est donnй. Du cфtй de la rйalitй,
ce dont le nom provient est, dit-on, ce qui complиte la notion de la rйalitй
signifiйe par le nom, autrement dit la diffйrence spйcifique de cette rйalitй ;
et c’est ce qui est principalement signifiй par le nom. Mais parce que les
diffйrences essentielles nous sont inconnues, nous employons parfois а leur
place les accidents ou les effets, comme il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique, et nous nommons la rйalitй
en consйquence ; et dans ce cas, ce qui remplace la diffйrence essentielle
est ce dont provient le nom du cфtй de celui qui le donne, comme [le nom latin
de] la pierre provient de son effet, qui est de blesser le pied. Et ce n’est
pas celui-ci, mais ce qu’il remplace, qui doit кtre principalement signifiй par
le nom. Semblablement, je dis que le nom de verbe provient de verberatio ou de boatus du cфtй de celui qui donne le nom, non du cфtй de la
rйalitй.
9°
En
ce qui concerne la notion de verbe, peu importe qu’une chose soit pensйe par
ressemblance ou par essence. En effet, il est avйrй que le verbe intйrieur
signifie tout ce qui peut кtre pensй, qu’il le soit par essence ou par
ressemblance ; voilа pourquoi toute pensйe, qu’elle soit pensйe par
essence ou par ressemblance, peut кtre appelйe verbe.
10° Parmi les noms
qui se disent de Dieu et des crйatures, certains signifient des rйalitйs qui se
trouvent d’abord en Dieu et ensuite dans les crйatures, quoique les noms aient
d’abord йtй donnйs а des crйatures ; et de tels noms se disent proprement
de Dieu, comme la bontй, la sagesse, etc. D’autres, par contre, signifient des
rйalitйs qui ne conviennent pas а Dieu, mais il lui convient quelque chose de
semblable а ces rйalitйs ; et de tels noms se disent de Dieu de faзon
mйtaphorique, comme nous disons de Dieu qu’il est un lion ou qu’il marche.
Donc, je dis que le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec notre verbe du
point de vue de l’attribution du nom, non а cause d’une relation de la rйalitй ;
il n’est donc pas nйcessaire qu’il se dise de faзon mйtaphorique.
11° L’action de
profйrer relиve de la notion de verbe quant а ce dont provient le nom du cфtй
de celui qui le donne, et non du cфtй de la rйalitй. Voilа pourquoi, bien que
l’action de profйrer se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, il ne s’ensuit pas
que « verbe » se dise de faзon mйtaphorique ; de mкme aussi,
saint Jean Damascиne dit que le nom de Dieu provient de ethin, qui signifie brыler ; et cependant, bien que
« brыler » se dise de Dieu de faзon mйtaphorique, ce n’est pourtant
pas le cas du nom « Dieu ».
12° Le Verbe
incarnй se rapporte au verbe de la voix seulement а cause d’une certaine
ressemblance, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi le
Verbe incarnй ne peut кtre appelй verbe de la voix que de faзon mйtaphorique.
Mais le Verbe йternel se rapporte au verbe du cњur selon la vraie notion de
verbe intйrieur ; voilа pourquoi le verbe se dit pour l’un et pour l’autre
au sens propre. Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il
essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?
Objections :
Il semble qu’on
puisse aussi le dire essentiellement.
1° Le nom de
verbe signifie а l’origine une manifestation, comme on l’a dit. Or l’essence
divine peut se manifester par elle-mкme. Le verbe lui convient donc par soi, et
ainsi, le verbe se dira essentiellement.
2° Ce qui est
signifiй par le nom, c’est la dйfinition elle-mкme, comme il est dit au
quatriиme livre de la Mйtaphysique.
Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, le verbe est « la connaissance unie а
l’amour » ; et selon Anselme dans son Monologion, « pour l’esprit suprкme, dire n’est rien d’autre
que regarder en pensant ». Et dans l’une et l’autre dйfinition, il n’est
rien qui ne soit dit essentiellement. Le verbe se dit donc essentiellement.
3° Tout ce qui
est dit est verbe. Or le Pиre ne dit pas seulement lui-mкme, mais aussi le Fils
et le Saint-Esprit, comme dit Anselme au livre dйjа citй. Le verbe est donc
commun aux trois Personnes ; il se dit donc essentiellement.
4° Celui qui dit,
quel qu’il soit, a un verbe qu’il dit, suivant saint Augustin au septiиme livre
sur la Trinitй. Or, comme dit Anselme
dans son Monologion, de mкme que le
Pиre pense, le Fils pense et le Saint-Esprit pense, et cependant ce ne sont pas
trois qui pensent mais un seul qui pense, de mкme le Pиre dit, le Fils dit et
le Saint-Esprit dit, et cependant ce ne sont pas trois qui disent mais un seul
qui dit. Un verbe correspond donc а l’un quelconque d’entre eux. Or rien n’est
commun aux trois sinon l’essence. Le verbe se dit donc en Dieu essentiellement.
5° Dans notre
intelligence, dire et penser ne diffиrent pas. Or en Dieu, le verbe se prend
par ressemblance avec le verbe qui est dans l’intelligence. Donc en Dieu, dire n’est
rien d’autre que penser ; donc le verbe, lui aussi, n’est rien d’autre que
ce qui est pensй. Or ce qui est pensй, en Dieu, se dit essentiellement. Donc le
verbe aussi.
6° Comme dit
saint Augustin, le verbe divin est la puissance opйrative du Pиre. Or la
puissance opйrative se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi se dit
essentiellement.
7° De mкme que
l’amour implique une йmanation de la volontй, de mкme le verbe implique une
йmanation de l’intelligence. Or l’amour se dit en Dieu essentiellement. Donc le
verbe aussi.
8° Ce qui, en
Dieu, peut кtre pensй sans considйrer la distinction des Personnes, ne se dit
pas personnellement. Or le verbe est tel, car mкme ceux qui nient la
distinction des Personnes affirment que Dieu se dit lui-mкme. Le verbe ne se
dit donc pas personnellement en Dieu.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au sixiиme livre sur la Trinitй
que seul le Fils est appelй verbe, et non le Pиre et le Fils ensemble. Or tout
ce qui se dit essentiellement convient communйment а l’un et а l’autre. Le
verbe ne se dit donc pas essentiellement.
2° Il est dit en
Jn 1, 1 : « Le Verbe йtait auprиs de Dieu. » Or
l’expression « auprиs de », йtant une prйposition transitive,
implique une distinction. Le Verbe est donc distinct de Dieu. Or rien qui soit
dit essentiellement n’est distinct en Dieu. Le Verbe ne se dit donc pas
essentiellement.
3° Tout ce qui,
en Dieu, implique une relation de Personne а Personne, se dit personnellement,
non essentiellement. Or le verbe est tel. Donc, etc.
4° On peut citer
aussi dans le mкme sens Richard de Saint-Victor, qui montre en son livre sur la
Trinitй que seul le Fils est appelй
verbe.
Rйponse :
Le verbe, tel
qu’il se dit en Dieu de faзon mйtaphorique, au sens oщ la crйation est
elle-mкme appelйe « verbe manifestant Dieu », appartient sans aucun
doute а la Trinitй tout entiиre ; mais pour l’heure, nous enquкtons sur le
verbe tel qu’il se dit en Dieu au sens propre. Et cette question paraоt trиs
facile, а premiиre vue, car le verbe implique une certaine origine, par
laquelle on distingue en Dieu les Personnes. Mais si on l’examine plus а fond,
on la trouve assez difficile, йtant donnй que nous rencontrons en Dieu
certaines choses qui impliquent une origine non quant а la rйalitй, mais
seulement quant а la notion ; comme par exemple le nom d’opйration, qui
implique sans aucun doute une chose qui procиde de celui qui opиre, et
cependant ce processus n’existe que du point de vue de la notion seulement, et
c’est pourquoi l’opйration ne se dit pas en Dieu personnellement mais
essentiellement : car en Dieu, l’essence, la puissance et l’opйration ne
diffиrent pas. On ne voit donc pas avec une йvidence immйdiate si le nom de
verbe implique un processus rйel, comme le nom de Fils, ou seulement de raison,
comme le nom d’opйration, et par consйquent, s’il se dit personnellement ou
essentiellement.
Pour connaоtre
cela, il faut donc savoir que le verbe de notre intelligence, dont la
ressemblance nous permet de parler du verbe divin, est le terme de l’opйration
de notre intelligence, cela mкme qui est pensй ; on l’appelle aussi la
conception de l’intelligence, conception signifiable soit par une expression
vocale incomplexe, comme c’est le cas lorsque l’intelligence forme les
quidditйs des rйalitйs, soit par une expression complexe, ce qui se produit
lorsque l’intelligence compose et divise. Or, en nous, tout objet pensй est une
chose qui йmane rйellement d’autre chose : soit comme les conceptions des
conclusions йmanent des principes, soit comme les conceptions des quidditйs des
rйalitйs postйrieures йmanent des quidditйs des antйrieures, soit, du moins,
comme la conception actuelle йmane de la connaissance habituelle. Et cela est
universellement vrai de tout ce qui est pensй par nous, que ce soit par essence
ou par ressemblance. En effet, la conception est elle-mкme l’effet de l’acte de
penser ; donc, mкme lorsque l’esprit se pense lui-mкme, sa conception
n’est pas l’esprit lui-mкme, mais une chose exprimйe par la connaissance de
l’esprit. Ainsi donc, en nous, le verbe de l’intelligence inclut deux
composantes, de par sa nature : кtre pensй, et кtre exprimй par autre
chose.
Si donc le
verbe se dit en Dieu par similitude avec ces deux composantes, alors le nom de
verbe n’impliquera pas seulement un processus de raison, mais aussi un
processus rйel. Mais s’il se dit par similitude avec l’une d’elles seulement, а
savoir, кtre pensй, alors le nom de verbe n’impliquera pas en Dieu un processus
rйel, mais seulement de raison, tout comme le nom de pensйe. Mais ce ne sera pas
selon l’acception propre de « verbe », car si l’on фte а un mot l’un
des composants de sa notion, l’acception ne sera plus propre. Si donc le verbe
est entendu en Dieu au sens propre, il ne se dit que personnellement, mais si
on l’entend au sens commun, il pourra aussi se dire essentiellement. Cependant,
parce qu’il faut, d’aprиs le Philosophe, « user des noms comme la plupart
le font », on doit imiter l’usage surtout dans les significations des
noms ; et parce que tous les saints emploient communйment le nom de verbe
comme attribut d’une Personne, il faut plutфt affirmer qu’il se dit
personnellement.
Rйponse aux objections :
1° Le verbe, de
par sa notion, n’inclut pas seulement une manifestation, mais aussi un
processus rйel d’une chose а partir d’une autre. Et parce que l’essence,
quoiqu’elle se manifeste elle-mкme, n’йmane pas rйellement d’elle-mкme, elle ne
peut pas кtre appelйe verbe qu’en raison de l’identitй entre essence et
Personne, comme l’essence est aussi appelйe Pиre ou Fils.
2° La connaissance
qui entre dans la dйfinition du verbe est а entendre comme la connaissance
exprimйe par autre chose, et qui est en nous la connaissance actuelle. Or, bien
que la sagesse ou la connaissance se dise en Dieu essentiellement, cependant la
sagesse engendrйe ne se dit que personnellement. Semblablement aussi, ce que
dit Anselme — « dire, c’est regarder en pensant » — doit, si l’on
prend « dire » au sens propre, se comprendre du regard de la pensйe,
en ce sens que par ce regard quelque chose йmane, а savoir, cela mкme qui est
pensй.
3° La conception
de l’intelligence est intermйdiaire entre l’intelligence et la rйalitй pensйe,
car c’est par son intermйdiaire que l’opйration de l’intelligence atteint la
rйalitй. Voilа pourquoi la conception de l’intelligence est non seulement ce
qui est pensй, mais aussi ce par quoi la rйalitй est pensйe ; de sorte que
« ce qui est pensй » peut dйsigner а la fois la rйalitй mкme et la
conception de l’intelligence ; et semblablement, « ce qui est dit »
peut dйsigner а la fois la rйalitй qui est dite par le verbe et le verbe
lui-mкme, comme on le voit clairement aussi dans le cas du verbe extйrieur, car
а la fois le nom lui-mкme est dit, et la rйalitй signifiйe par le nom est dite
par ce nom. Donc je dis que le Pиre est dit, non comme verbe, mais comme
rйalitй dite au moyen d’un verbe ; et de mкme pour le Saint-Esprit, car le
Fils manifeste toute la Trinitй ; par consйquent, le Pиre dit toutes les
trois Personnes par son unique Verbe.
4° En cela,
Anselme paraоt se contredire. En effet, il dit que le verbe ne se dit que
personnellement et convient au seul Fils, mais que « dire » convient
aux trois Personnes ; pourtant, dire n’est rien d’autre qu’йmettre un
verbe а partir de soi. De mкme aussi, а la parole d’Anselme s’oppose celle de
saint Augustin affirmant au septiиme livre sur la Trinitй que ce n’est pas un seul qui dit, au sein de la Trinitй,
mais c’est le Pиre par son Verbe ; donc, de mкme que le verbe au sens
propre ne se dit en Dieu que personnellement et convient au seul Fils, de mкme
« dire » convient aussi au seul Pиre. Mais Anselme prend
« dire » au sens commun de penser, et « verbe » au sens
propre ; et il aurait pu faire l’inverse si cela lui avait plu.
5° En nous, dire
signifie non seulement penser, mais penser et en mкme temps exprimer а partir
de soi une conception ; et nous ne pouvons pas penser autrement qu’en
exprimant une telle conception ; voilа pourquoi, en nous, tout acte de
penser est а proprement parler un acte de dire. Mais Dieu peut penser sans que
rien procиde rйellement de lui-mкme car, en lui, celui qui pense est identique
а ce qui est pensй et а l’acte de penser, ce qui n’est pas notre cas ; et
c’est pourquoi, en Dieu, tout acte de penser n’est pas appelй
« dire » а proprement parler.
6° De mкme que le
Verbe n’est appelй « connaissance du Pиre » que comme une
connaissance engendrйe par le Pиre, de mкme aussi il est йgalement appelй
« puissance opйrative du Pиre » parce qu’il est puissance procйdant
d’une puissance, le Pиre. Or une puissance qui procиde se dit personnellement.
Et il en sera de mкme de la puissance opйrative qui procиde du Pиre.
7° Une chose peut
procйder d’une autre de deux faзons : d’abord comme l’action procиde de
l’agent, ou l’opйration de celui qui opиre ; ensuite, comme ce qui est
opйrй procиde de celui qui opиre. Donc, le processus de l’opйration а partir de
celui qui opиre ne pose pas de distinction entre une rйalitй existant par soi
et une autre rйalitй existant par soi, mais il pose une distinction entre la
perfection et ce qui est perfectionnй, car l’opйration est la perfection de
celui qui opиre. Mais le processus de ce qui est opйrй pose une distinction
entre une rйalitй et une autre. Or en Dieu, il ne peut pas y avoir rйellement
de distinction entre perfection et perfectible. Cependant on trouve en Dieu des
rйalitйs distinctes entre elles, а savoir les trois Personnes ; voilа
pourquoi le processus qui est signifiй en Dieu comme celui d’une opйration а
partir de celui qui opиre n’est que de raison, tandis que celui qui est signifiй
comme un processus d’une rйalitй а partir d’un principe peut se rencontrer
rйellement en Dieu. Or voici la diffйrence entre l’intelligence et la
volontй : l’opйration de la volontй a pour terme les rйalitйs, en
lesquelles il y a le bien et le mal, alors que l’opйration de l’intelligence a
son terme dans l’esprit, en lequel se trouvent le vrai et le faux, comme il est
dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique.
Voilа pourquoi la volontй n’a rien qui йmane d’elle-mкme et qui soit en elle,
si ce n’est а la faзon d’une opйration, tandis que l’intelligence a en
elle-mкme quelque chose qui йmane d’elle, non seulement а la faзon d’une
opйration, mais aussi а la faзon d’une rйalitй opйrйe. Aussi le verbe est-il
signifiй comme une rйalitй qui procиde, mais l’amour comme une opйration qui
procиde ; l’amour n’est donc pas tel qu’il se dise personnellement, comme
le verbe.
8° Si l’on ne
considиre pas la distinction des Personnes, Dieu ne se dira pas lui-mкme au
sens propre, et ce n’est pas au sens propre que certains, qui ne posent pas en
Dieu la distinction des Personnes, comprennent cela.
Rйponse aux objections en sens contraire :
On pourrait
facilement rйpondre а ce qui est objectй en sens contraire, si quelqu’un
voulait soutenir la position contraire.
1° А ce que [l’opposant]
objecte а partir des paroles de saint Augustin, on pourrait rйpondre que saint
Augustin prend le verbe au sens oщ il implique une origine rйelle.
2° On pourrait
rйpondre que, bien que la prйposition « auprиs de » implique une
distinction, cependant cette distinction n’est pas impliquйe dans le nom de
verbe ; donc, de ce que le Verbe est dit кtre auprиs du Pиre, on ne peut
pas conclure que le Verbe soit dit personnellement, car on dit aussi
« Dieu de Dieu » et « Dieu auprиs de Dieu ».
3° On pourrait
rйpondre que cette relation est seulement de raison.
4° Comme pour la
premiиre objection. Article 3 : Le nom de verbe convient-il au
Saint-Esprit ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Basile dans son troisiиme sermon
Sur l’Esprit Saint, « L’Esprit se rapporte au Fils de la mкme faзon
que le Fils se rapporte au Pиre ; et c’est pourquoi, tandis que le Fils
est le verbe de Dieu, l’Esprit est le verbe du Fils. » Le Saint-Esprit est
donc appelй verbe.
2° En
Hйbr. 1, 3, il est dit du Fils : « Comme il est la splendeur de
sa gloire et le caractиre de sa substance, et qu’il soutient tout par la
puissance de son verbe… » Le Fils a donc un verbe qui procиde de lui, et
par lequel tout est soutenu. Or en Dieu, seul le Saint-Esprit procиde du Fils.
Le Saint-Esprit est donc appelй verbe.
3° Comme dit
saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй,
le verbe est « la connaissance unie а l’amour ». Or, de mкme que la
connaissance est appropriйe au Fils, de mкme l’amour l’est au Saint-Esprit.
Donc, de mкme que le nom de verbe convient au Fils, de mкme il convient aussi а
l’Esprit Saint.
4° А propos de
Hйbr. 1, 3 : « il soutient tout par la puissance de son
verbe », la Glose dit que
« verbe » dйsigne ici le commandement. Or le commandement est au nombre
des signes de la volontй. Puis donc que le Saint-Esprit procиde par mode de
volontй, il semble qu’on puisse l’appeler verbe.
5° Le verbe, de
par sa notion, implique une manifestation. Or, de mкme que le Fils manifeste le
Pиre, de mкme le Saint-Esprit manifeste le Pиre et le Fils ; c’est
pourquoi il est dit en Jn 16, 13 que le Saint-Esprit « enseigne toute
vйritй ». Le Saint-Esprit doit donc кtre appelй verbe.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au sixiиme livre sur la Trinitй
que « le Fils est appelй Verbe pour la mкme raison qu’il est appelй
Fils ». Or le Fils est appelй Fils parce qu’il est engendrй ; il est donc
aussi appelй Verbe parce qu’il est engendrй. Or le Saint-Esprit n’est pas
engendrй. Il n’est donc pas Verbe.
Rйponse :
L’usage des
noms de verbe et d’image n’est pas le mкme chez nos saints et nous que chez les
anciens docteurs des Grecs. Ceux-ci, en effet, ont employй les noms de verbe et
d’image pour dйsigner tout ce qui procиde en Dieu ; aussi appelaient-ils
verbe et image indiffйremment le Saint-Esprit et le Fils. Mais nos saints et
nous, dans l’usage de ces noms, imitons la coutume de l’Йcriture canonique, qui
n’emploie quasiment jamais le terme de verbe ou d’image si ce n’est pour le
Fils. Il n’appartient pas а la prйsente question de traiter de l’image ;
mais pour ce qui est du verbe, notre usage semble assez raisonnable.
En effet, le
verbe implique une certaine manifestation ; or on ne rencontre de
manifestation par soi que dans l’intelligence. Car, si une chose qui est hors
de l’intelligence est dite manifester, c’est seulement dans la mesure oщ elle
laisse dans l’intelligence quelque chose qui est ensuite principe manifestatif
en celle-ci. Le manifestant prochain est donc dans l’intelligence, mais un
manifestant lointain peut aussi exister hors d’elle. Aussi le nom de verbe se
dit-il au sens propre de ce qui procиde de l’intelligence ; mais ce qui ne
procиde pas de l’intelligence ne peut кtre appelй verbe que de faзon
mйtaphorique, c’est-а-dire en tant qu’il manifeste en quelque faзon.
Donc je dis
qu’en Dieu, seul le Fils procиde par voie d’intelligence, car il procиde d’un
seul : en effet, le Saint-Esprit, qui procиde des deux, procиde par voie
de volontй ; voilа pourquoi le Saint-Esprit ne peut кtre appelй verbe que
de faзon mйtaphorique, au sens oщ l’on appelle « verbe » tout ce qui
manifeste. Et c’est de cette faзon qu’il faut expliquer la citation de saint
Basile.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs
lors clairement la rйponse au premier argument.
2° Le verbe, d’aprиs
saint Basile, dйsigne ici le Saint-Esprit, et par consйquent il faut rйpondre
comme au premier argument. Ou bien l’on peut dire, avec la Glose, qu’il dйsigne le commandement du Fils, qui est appelй verbe
de faзon mйtaphorique car nous avons l’habitude de commander verbalement.
3° La
connaissance entre dans la notion de verbe comme impliquant l’essence du verbe,
tandis que l’amour entre dans la notion de verbe non comme regardant son
essence, mais comme accompagnant le verbe, comme le montre la citation
invoquйe ; voilа pourquoi on peut conclure non pas que le Saint-Esprit
soit le Verbe, mais qu’il procиde du Verbe.
4° Le verbe
manifeste non seulement ce qui est dans l’intelligence mais aussi ce qui est
dans la volontй, dans la mesure oщ la volontй aussi est elle-mкme pensйe ;
voilа pourquoi le commandement, bien qu’il soit un signe de la volontй, peut
cependant кtre appelй verbe, et regarde l’intelligence.
5° La solution au
cinquiиme argument ressort de ce qu’on a dit. Article 4 : Le Pиre dit-il la crйature par le
Verbe par lequel il se dit ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Lа oщ nous
disons : « Le Pиre se dit », se trouvent seulement signifiйs
celui qui dit et ce qui est dit, et des deux cфtйs c’est le Pиre seulement qui
est signifiй. Puis donc que le Pиre ne produit de lui-mкme un verbe que dans la
mesure oщ il se dit, il semble que la crйature ne soit pas dite par le verbe
qui procиde du Pиre.
2° Le verbe par
lequel chaque chose est dite est une ressemblance de celle-ci. Or le Verbe ne
peut кtre appelй « ressemblance de la crйature », comme Anselme le
prouve dans son Monologion, car ou
bien le Verbe s’accorderait parfaitement avec les crйatures, et ainsi, il
serait changeant comme elles, et la suprкme immuabilitй ne se trouverait plus
en lui, ou bien il n’y aurait pas le suprкme accord, et dans ce cas, il n’y
aura pas en lui la vйritй suprкme, car une ressemblance est d’autant plus vraie
qu’elle s’accorde davantage avec ce dont elle est la ressemblance. Le Fils
n’est donc pas le verbe par lequel serait dite la crйature.
3° On parle du
verbe des crйatures en Dieu de la mкme faзon que l’on parle du verbe des
produits de l’art chez l’artisan. Or le verbe des produits de l’art chez
l’artisan n’est qu’une disposition concernant ces produits. Le verbe des
crйatures en Dieu n’est donc qu’une disposition concernant les crйatures. Or la
disposition concernant les crйatures en Dieu se dit essentiellement et non
personnellement. Le verbe par lequel les crйatures sont dites n’est donc pas le
Verbe qui se dit personnellement.
4° Tout verbe a,
touchant ce qui est dit par lui, une relation de modиle ou d’image. De modиle,
lorsque le verbe est la cause de la rйalitй, comme cela se produit dans
l’intelligence pratique ; d’image, lorsqu’il est causй par la rйalitй,
comme cela se produit dans notre intelligence spйculative. Or il ne peut y
avoir en Dieu un verbe de la crйature qui soit une image de la crйature. Il est
donc nйcessaire que le verbe de la crйature en Dieu soit le modиle de la
crйature. Or le modиle de la crйature en Dieu est une idйe. Le verbe de la
crйature en Dieu n’est donc rien d’autre qu’une idйe. Or une idйe ne se dit pas
en Dieu personnellement, mais essentiellement. Le Verbe qui est dit
personnellement en Dieu, et par lequel le Pиre se dit lui-mкme, n’est donc pas
le verbe par lequel sont dites les crйatures.
5° La crйature
est а une plus grande distance de Dieu que d’aucune crйature. Or, pour les
diverses crйatures, il y a plusieurs idйes en Dieu. Ce n’est donc pas non plus
par le mкme verbe que le Pиre se dit lui-mкme et qu’il dit les crйatures.
6° Selon saint
Augustin, on parle de Verbe comme on parle d’Image. Or le Fils n’est pas
l’image de la crйature, mais du seul Pиre ; le Fils n’est donc pas le
verbe de la crйature.
7° Tout verbe
procиde de ce dont il est le verbe. Or le Fils ne procиde pas de la crйature.
Il n’est donc pas un verbe par lequel la crйature serait dite.
En sens contraire :
1° Anselme dit
que le Pиre, en se disant, a dit toute crйature. Or le verbe par lequel il
s’est dit, est le Fils. Par le Verbe, qui est le Fils, il dit donc toute
crйature.
2° Saint Augustin
explique la phrase « Il a dit, et cela fut fait » de la faзon
suivante : il a engendrй le Verbe, en lequel le Fiat йtait contenu. Par le Verbe, qui est le Fils, il a donc dit
toute crйature.
3° L’artisan se
tourne du mкme coup vers l’art et vers le produit de l’art. Or Dieu lui-mкme
est l’art йternel, qui rйalise les crйatures comme des њuvres d’art. Le Pиre se
tourne donc du mкme coup vers lui-mкme et vers toutes les crйatures ; et
ainsi, en se disant, il dit toutes les crйatures.
4° Tout ce qui,
en quelque genre, est postйrieur, se ramиne comme а une cause а ce qui est
premier. Or les crйatures sont dites par Dieu. Elles se ramиnent donc au
premier qui soit dit par Dieu. Or Dieu se dit lui-mкme en premier. Donc, par le
fait mкme qu’il se dit, il dit toutes les crйatures.
Rйponse :
Le Fils procиde
du Pиre а la fois par mode de nature, en tant qu’il procиde comme Fils, et par
mode d’intelligence, en tant qu’il procиde comme Verbe. Et les deux modes de
procession se rencontrent en nous, quoique ce ne soit pas quant а la mкme
chose : en effet, il n’est rien, en nous, qui procиde d’autre chose par
mode d’intelligence et de nature, car penser et кtre ne sont pas en nous la
mкme chose, comme ils le sont en Dieu.
Or les deux
modes de procession ont une semblable diffйrence selon qu’on les trouve en Dieu
ou en nous. En effet, le fils d’un homme, qui procиde d’un homme, son pиre, par
voie de nature, n’a pas en soi toute la substance du pиre, mais il reзoit une
partie de sa substance. En revanche, le Fils de Dieu, en tant qu’il procиde du
Pиre par voie de nature, reзoit en lui toute la nature du Pиre, au point que le
Fils et le Pиre sont numйriquement d’une seule nature. Et une semblable
diffйrence se trouve dans le processus qui a lieu par voie d’intelligence. En
effet, le verbe qui, en nous, est exprimй par une considйration actuelle,
naissant pour ainsi dire de quelque considйration de choses antйrieures ou au
moins d’une connaissance habituelle, ne reзoit pas en lui tout ce qui existe en
ce dont il naоt : car ce n’est pas le tout de ce que nous tenons par une
connaissance habituelle qui est exprimй par l’intelligence dans la conception
d’un seul verbe, mais quelque chose de ce tout. Semblablement, dans la
considйration d’une seule conclusion n’est pas exprimй tout ce qui йtait
virtuellement contenu dans les principes. Mais en Dieu, pour que son Verbe soit
parfait, il est nйcessaire que celui-ci exprime tout ce qui est contenu en
celui dont il naоt, et ce, d’autant plus que Dieu voit tout d’un seul regard,
non sйparйment.
Ainsi donc, il
est nйcessaire que tout ce qui est contenu dans la science du Pиre, tout cela
soit exprimй par un seul Verbe de lui, et а la faзon dont cela est contenu dans
sa science, en sorte que ce soit un vйritable verbe correspondant а son
principe. Or le Pиre se connaоt par sa science, et en se connaissant il connaоt
toutes les autres choses, et c’est pourquoi son verbe exprime principalement le
Pиre lui-mкme, et consйquemment toutes les autres choses que le Pиre connaоt en
se connaissant lui-mкme. Et ainsi, par le fait mкme qu’il est un verbe
exprimant parfaitement le Pиre, le Fils exprime toute crйature. Et cet ordre
est montrй dans les paroles d’Anselme, qui dit que [le Pиre], en se disant, a
dit toute crйature.
Rйponse aux objections :
1° Lorsqu’on
dit : « le Pиre se dit », dans cette diction est aussi incluse
toute crйature, en tant que le Pиre, йtant le modиle de toute la crйation,
contient par sa science toute crйature.
2° Anselme prend
le nom de ressemblance au sens strict, tout comme Denys au neuviиme chapitre
des Noms divins, oщ il dit que
« pour les choses qui ont entre elles une relation d’йgalitй, nous
admettons la rйciprocitй de la ressemblance », de sorte que l’une soit
dite semblable а l’autre et vice versa.
Mais dans celles qui sont entre elles comme la cause et l’effet, on ne trouve
pas, а proprement parler, une rйciprocitй de la ressemblance : en effet,
nous disons que l’image d’Hercule ressemble а Hercule, mais non l’inverse. Or
le Verbe divin n’est pas fait а l’imitation de la crйature comme notre verbe,
mais c’est plutфt l’inverse ; aussi Anselme veut-il que le Verbe ne soit
pas une ressemblance de la crйature, mais que ce soit l’inverse. Si, en
revanche, nous prenons la ressemblance au sens large, alors nous pouvons dire
que le Verbe est une ressemblance de la crйature, non comme son image, mais
comme modиle, comme aussi saint Augustin dit que les idйes sont les
ressemblances des rйalitйs. Et cependant, de ce qu’il est immuable alors que
les crйatures sont changeantes, il ne suit pas qu’il n’y ait pas dans le Verbe
la plus haute vйritй : pour la vйritй d’un verbe, en effet, la
ressemblance qui est exigйe avec la rйalitй qui est dite par le verbe n’est pas
une ressemblance par conformitй de nature mais par reprйsentation, comme on l’a
dit dans la question sur la science de Dieu.
3° La disposition
des crйatures n’est appelйe verbe, а proprement parler, que dans la mesure oщ
elle йmane d’autre chose : c’est une disposition engendrйe, et elle se dit
personnellement, tout comme la sagesse engendrйe, bien que la disposition prise
dans l’absolu se dise essentiellement.
4° Le verbe
diffиre de l’idйe : en effet, le nom d’idйe dйsigne la forme exemplaire
dans l’absolu, tandis que « verbe de la crйature » dйsigne en Dieu
une forme exemplaire йmanйe d’autre chose ; voilа pourquoi l’idйe, en
Dieu, relиve de l’essence, mais le verbe, de la Personne.
5° Bien que Dieu,
si l’on considиre sa nature en ce qu’elle a de propre, soit а trиs grande
distance de la crйature, cependant il est le modиle de la crйature, et ce n’est
pas une crйature qui est le modиle d’une autre ; voilа pourquoi le Verbe
qui exprime Dieu exprime toute crйature, alors que l’idйe qui exprime une
crйature n’exprime pas une autre crйature. D’oщ apparaоt aussi une autre
diffйrence entre le Verbe et l’idйe : l’idйe regarde directement la
crйature, et c’est pourquoi il y a plusieurs idйes pour plusieurs crйatures,
tandis que le Verbe regarde directement Dieu, qu’il exprime en premier, et
regarde les crйatures par voie de consйquence. Et parce que les crйatures, en
tant qu’elles sont en Dieu, sont une seule chose, il y a un unique Verbe pour
toutes les crйatures.
6° Lorsque saint
Augustin dit qu’on parle de Verbe comme on parle d’Image, il entend cela quant
а la propriйtй personnelle du Fils, qui est la mкme rйellement, que l’on parle
selon elle de Fils, de Verbe ou d’Image. Mais quant а la faзon de signifier, il
n’en va pas de mкme pour les trois noms susdits : en effet, la notion de
verbe implique non seulement celle d’origine et celle d’imitation, mais aussi
celle de manifestation ; et ainsi, le Verbe est en quelque faзon celui de
la crйature, en tant que la crйature est manifestйe par lui.
7° Le verbe a
plusieurs faзons d’кtre verbe de quelque chose : d’abord, en tant qu’il
est verbe de celui qui dit, et ainsi, il procиde de celui dont il est le
verbe ; ensuite, en tant qu’il est verbe de ce qu’il manifeste, et en ce
sens, il n’est pas nйcessaire qu’il procиde de ce dont il est le verbe, si ce
n’est lorsque la science dont procиde le verbe est causйe par les rйalitйs, ce
qui n’est pas le cas pour Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant. Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une
relation а la crйature ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Tout nom qui
implique une relation а la crйature se dit de Dieu avec rйfйrence au temps,
comme « Crйateur » et « Seigneur ». Or le nom de Verbe se
dit de Dieu de toute йternitй. Il n’implique donc pas de relation а la
crйature.
2° Tout nom
relatif est relatif soit quant а l’кtre, soit quant а l’appellation. Or le nom
de Verbe ne se rйfиre pas а la crйature quant а l’кtre, car alors le Verbe
dйpendrait de celle-ci ; ni non plus quant а l’appellation, car il serait
nйcessaire qu’il se rйfиre а la crйature au moyen d’un cas [latin], ce qui ne
se trouve pas ; en effet, il semblerait surtout se rйfйrer а la crйature
par un gйnitif, et l’on dirait alors : « il est le Verbe creaturж [litt. de la crйature] »,
ce qu’Anselme nie dans son Monologion.
Le nom de Verbe n’implique donc pas de relation а la crйature.
3° On ne peut
jamais penser un nom impliquant une relation а la crйature sans considйrer
qu’une crйature existe actuellement ou potentiellement ; car il est
nйcessaire que celui qui pense l’un des relatifs pense aussi l’autre. Or, si
l’on ne considиre pas qu’une crйature existe ou existera, on pense encore le
Verbe en Dieu, en tant que le Pиre se dit lui-mкme. Le nom de Verbe n’implique
donc aucune relation а la crйature.
4° La relation de
Dieu а la crйature ne peut кtre que comme celle de la cause а l’effet. Or,
comme on le dйduit des paroles de Denys au deuxiиme chapitre des Noms divins, tout nom connotant un effet
dans la crйature est commun а toute la Trinitй. Or le nom de Verbe n’est pas
tel. Il n’implique donc aucune relation а la crйature.
5° Que Dieu se
rapporte а la crйature n’est concevable que moyennant sa sagesse, sa puissance
et sa bontй. Or toutes ces choses ne se disent du Verbe que par appropriation.
Puis donc que le nom de Verbe n’est pas appropriй mais propre, il semble qu’il
n’implique pas de relation а la crйature.
6° Bien que
l’homme dispose les rйalitйs, cependant il n’est pas impliquй dans le nom
d’homme de relation aux rйalitйs disposйes. Donc, bien que toutes choses soient
disposйes par le Verbe, cependant le nom de Verbe n’impliquera pas de relation
aux crйatures disposйes.
7° Le nom de
Verbe se dit relativement, tout comme celui de Fils. Or toute la relation de
Fils a pour terme le Pиre : en effet, il n’est de Fils que du Pиre. Donc
de mкme pour toute la relation de Verbe ; le nom de Verbe n’implique donc
pas de relation а la crйature.
8° Selon le
Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique,
tout relatif ne se dit en rйfйrence qu’а un seul, sinon le relatif aurait deux
кtres, puisque l’кtre du relatif est de se rapporter а autre chose. Or le Verbe
se dit en rйfйrence au Pиre. Il ne se dit donc pas en rйfйrence aux crйatures.
9° Si un nom
unique est donnй а des choses spйcifiquement diffйrentes, il leur conviendra de
faзon йquivoque, comme le nom de chien convient а l’animal qui aboie et а
l’animal marin. Or l’infйrioritй et la supйrioritй sont diffйrentes espиces de
relation. Si donc un nom unique implique l’une et l’autre relation, il sera
nйcessaire que ce nom soit йquivoque. Or la relation du Verbe а la crйature
n’est que de superioritй, tandis que celle du Verbe au Pиre est quasiment
d’infйrioritй, non а cause d’une inйgalitй de dignitй, mais а cause du prestige
du principe. Le nom de Verbe, qui implique une relation au Pиre, n’implique
donc pas de relation а la crйature, а moins d’кtre pris de faзon йquivoque.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
s’exprime ainsi au livre des 83 Questions :
« “Dans le principe, il y avait le Verbe.” Le mot grec logos signifie а la fois “raison” et
“verbe” en latin. Mais dans ce passage nous traduisons plutфt par “verbe”, pour
marquer non seulement le rapport avec le Pиre, mais aussi le rapport aux choses
qui ont йtй faites au moyen du Verbe par la puissance opйrative. » D’oщ
rйsulte clairement notre propos.
2° А propos de ce
passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois », la Glose dit : « une fois,
c’est-а-dire qu’il a engendrй йternellement le Verbe, en lequel il a disposй toutes
choses ». Or la disposition implique une relation aux choses disposйes. Le
nom de Verbe se dit donc en rйfйrence aux crйatures.
3° Tout verbe
implique une relation а ce qui est dit au moyen de lui. Or, comme dit Anselme,
Dieu, en se disant, a dit toute crйature. Le Verbe implique donc une relation
non seulement au Pиre mais aussi а la crйature.
4° Le Fils, parce
qu’il est Fils, reprйsente parfaitement le Pиre en ce qu’il a d’intйrieur. Or
le Verbe, par son nom, ajoute une manifestation ; et il ne peut y avoir
d’autre manifestation que celle du Pиre par les crйatures, ce qui est comme une
manifestation а l’extйrieur. Le nom de Verbe implique donc une relation а la
crйature.
5° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
« Dieu est appelй raison » ou verbe, « parce qu’il distribue la
raison et la sagesse » ; et ainsi, l’on voit clairement que le verbe
dit de Dieu implique la notion de cause. Or la cause se dit en rйfйrence а
l’effet. Le nom de Verbe implique donc une relation aux crйatures.
6° L’intelligence
pratique se rйfиre aux choses qui sont opйrйes par elle. Or le Verbe divin est
le verbe d’une intelligence pratique, car il est un verbe opйratif, comme dit
saint Jean Damascиne. Le nom de Verbe implique donc une relation а la crйature.
Rйponse :
Chaque fois que
deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une dйpend de l’autre mais non
l’inverse, il y a une relation rйelle en celle qui dйpend de l’autre, mais en
celle dont elle dйpend existe seulement une relation de raison ; sachant,
en effet, qu’on ne peut penser qu’une chose se rapporte а l’autre sans penser
en mкme temps une relation opposйe du cфtй de l’autre, comme on le voit
clairement dans le cas de la science, qui dйpend de l’objet connaissable et non
l’inverse. Puis donc que toutes les crйatures dйpendent de Dieu mais non
l’inverse, il y a dans les crйatures des relations rйelles par lesquelles elles
se rapportent а Dieu, mais les relations opposйes existent en Dieu seulement
quant а la notion. Et parce que les noms sont les signes des concepts, de lа
vient que de Dieu se disent des noms qui impliquent une relation а la crйature,
bien que cette relation soit seulement de raison, comme on l’a dit. En effet,
les relations rйelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les Personnes
se distinguent entre elles.
Or nous
trouvons, parmi les noms relatifs, que certains sont donnйs pour signifier les
relations elles-mкmes, comme le nom de ressemblance, tandis que d’autres sont
donnйs pour signifier ce dont provient la relation, comme le nom de science
l’est pour signifier une certaine qualitй de laquelle s’ensuit une certaine
relation. Et nous trouvons cette diffйrence dans les noms relatifs qui se
disent de Dieu, qu’ils se disent de lui de toute йternitй ou avec rйfйrence au
temps. En effet, le nom de Pиre, qui se dit de Dieu de toute йternitй, et
semblablement le nom de Seigneur, qui se dit de lui avec rйfйrence au temps,
sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. Mais le nom de Crйateur,
qui se dit de Dieu avec rйfйrence au temps, est donnй pour signifier une action
divine de laquelle s’ensuit une certaine relation ; de mкme aussi, le nom
de Verbe est donnй pour signifier quelque chose d’absolu avec ajout d’une
relation ; car, comme dit saint Augustin, « Verbe » йquivaut а
« Sagesse engendrйe ». Et cela n’empкche pas que « Verbe »
se dise personnellement, car, de mкme que « Pиre » se dit
personnellement, de mкme aussi « Dieu qui engendre », ou « Dieu
engendrй ».
Or il arrive
qu’une rйalitй absolue puisse avoir une relation а plusieurs choses. Et de lа
vient que le nom qui est donnй pour signifier quelque chose d’absolu dont
provient quelque relation peut se dire en rйfйrence а plusieurs choses :
par exemple la science, en tant que telle, se dit en rйfйrence а l’objet connaissable,
mais en tant qu’elle est un certain accident ou une certaine forme, elle se
rapporte au sujet qui sait. Ainsi йgalement, le nom de verbe a une relation а
la fois а celui qui dit et а ce qui est dit au moyen du verbe, et а cela il
peut кtre dit relatif de deux faзons. D’abord quant а la convertibilitй du nom,
auquel cas le verbe est dit relatif а ce qui est dit. Ensuite, relatif а la
rйalitй а laquelle convient la notion de ce qui est dit. Or le Pиre se dit
principalement lui-mкme en engendrant son Verbe, et dit les crйatures par voie
de consйquence ; c’est donc principalement et comme par soi que le Verbe
se rapporte au Pиre, mais par voie de consйquence et comme par accident qu’il
se rapporte а la crйature ; il est en effet accidentel au Verbe que la
crйature soit dite au moyen de lui.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour les noms qui impliquent une relation actuelle а la crйature, non pour
ceux qui impliquent une relation habituelle ; et l’on appelle relation
habituelle celle qui ne requiert pas que la crйature existe en acte au mкme
moment ; et telles sont toutes les relations qui proviennent des actes de
l’вme, car la volontй et l’intelligence peuvent aussi porter sur ce qui
n’existe pas actuellement. Or le Verbe implique une procession de
l’intelligence ; l’argument n’est donc pas concluant.
2° Le nom de
Verbe se dit en rйfйrence а la crйature non quant а la rйalitй, comme si la
relation а la crйature existait rйellement en Dieu, mais quant а l’appellation.
Et il n’est pas exclu de dire cela au moyen d’un cas [latin] ; en effet,
je peux dire qu’il est le Verbe creaturж
[litt. de la crйature], i. e.
concernant la crйature, non provenant de la crйature ; et c’est en ce
dernier sens qu’Anselme le nie. En outre, s’il n’йtait pas rйfйrй par un cas,
il suffirait qu’il le soit d’une faзon quelconque, comme par exemple s’il
l’йtait par une prйposition ajoutйe au cas : on dirait alors que le Verbe
est ad creaturam, i. e. pour instituer [la crйature].
3° Cet argument
vaut pour les noms qui impliquent par eux-mкmes une relation а la crйature. Or
ce nom [de Verbe] n’est pas tel, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ;
l’argument n’est donc pas concluant.
4° Du cфtй oщ le
nom de Verbe implique quelque chose d’absolu, il a une relation de causalitй
touchant la crйature ; mais par la relation d’origine rйelle qu’il
implique, il est rendu personnel, et par lа il n’a pas de relation а la
crйature.
5° On voit dиs
lors clairement la rйponse au cinquiиme argument.
6° Le Verbe n’est
pas seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est la disposition
mкme du Pиre concernant la crйation des rйalitйs ; voilа pourquoi il se
rapporte en quelque faзon а la crйature.
7° Le nom de fils
implique seulement la relation de quelqu’un au principe dont il naоt ;
mais celui de verbe implique une relation а la fois au principe par lequel il
est dit, et а ce qui est comme son terme, а savoir ce qui est manifestй au
moyen du verbe ; et cela, c’est principalement le Pиre, mais c’est par
voie de consйquence la crйature, qui ne peut nullement кtre le principe d’une
Personne divine ; voilа pourquoi le nom de Fils n’implique aucunement de
relation а la crйature, au contraire de celui de Verbe.
8° Cet argument
vaut pour les noms qui sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. En
effet, il est impossible qu’une relation unique ait pour terme de nombreuses
choses, sauf dans la mesure oщ ces nombreuses choses sont unies en quelque
faзon.
9° Il faut
rйpondre semblablement.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Les arguments
qui sont en sens opposй concluent que le nom de Verbe se rйfиre en quelque
faзon а la crйature, mais non qu’il implique cette relation par soi et quasi
principalement ; et en ce sens ils doivent кtre accordйs. Article 6 : Les rйalitйs existent-elles plus
vйritablement dans le Verbe ou en elles-mкmes ?
Objections :
Il semble
qu’elles n’existent pas plus vйritablement dans le Verbe.
1° Une chose est
plus vйritablement lа oщ elle est par son essence que lа oщ elle est seulement
par sa ressemblance. Or les rйalitйs ne sont dans le Verbe que par leur
ressemblance, tandis qu’elles sont en elles-mкmes par leur essence. Elles sont
donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.
2° [Le rйpondant] disait que, si elles sont
plus noblement dans le Verbe, c’est parce qu’elles y ont un кtre plus noble. En sens contraire : la rйalitй matйrielle a un
кtre plus noble dans notre вme qu’en elle-mкme, comme saint Augustin aussi le
dit au livre sur la Trinitй, et
cependant elle est plus vйritablement en elle-mкme que dans notre вme. Donc,
pour la mкme raison, elle est en elle-mкme plus vйritablement qu’elle n’est
dans le Verbe.
3° Ce qui est en
acte est plus vйritablement que ce qui est en puissance. Or la rйalitй en
elle-mкme est en acte, tandis que dans le Verbe elle est seulement en
puissance, comme le produit de l’art dans l’artisan. La rйalitй est donc en
elle-mкme plus vйritablement que dans le Verbe.
4° L’ultime
perfection de la rйalitй est son opйration. Or les rйalitйs existant en elles-mкmes
ont des opйrations propres, qu’elles n’ont pas telles qu’elles sont dans le
Verbe. Elles sont donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.
5° Seules sont
comparables les choses qui sont du mкme ordre. Or l’кtre de la rйalitй en elle-mкme
n’est pas du mкme ordre que l’кtre qu’elle a dans le Verbe. Donc, pour le
moins, on ne peut pas dire qu’elle est dans le Verbe plus vйritablement qu’en
elle-mкme.
En sens contraire :
1° « La
crйature, dans le Crйateur, est l’essence crйatrice », comme dit Anselme.
Or l’кtre incrйй est plus vйritablement que l’кtre crйй. La rйalitй a donc
l’кtre dans le Verbe plus vйritablement qu’en elle-mкme.
2° De mкme que
Platon prйtendait que les idйes des rйalitйs existaient hors de l’esprit divin,
de mкme nous les posons, nous, dans l’esprit divin. Or, suivant Platon, l’homme
sйparй йtait plus vйritablement homme que l’homme matйriel, et c’est pourquoi
il appelait l’homme sйparй « homme par soi ». Donc, selon la position
de la foi, les rйalitйs sont aussi dans le Verbe plus vйritablement qu’elles ne
sont en elles-mкmes.
3° En chaque
genre, ce qui est le plus vrai est la mesure de tout le genre. Or les
ressemblances que les rйalitйs ont dans le Verbe sont des mesures de la vйritй
qui est en toutes les rйalitйs, car une rйalitй est appelйe vraie dans la
mesure oщ elle imite son modиle, qui est dans le Verbe. Les rйalitйs sont donc
dans le Verbe plus vйritablement qu’en elles-mкmes.
Rйponse :
Comme dit Denys
au deuxiиme chapitre des Noms divins,
les effets imitent imparfaitement leurs causes, qui les surpassent. Et а cause
de cette distance entre la cause et l’effet, une chose qui ne se prйdique pas
de la cause se prйdique en vйritй de l’effet : il est clair, par exemple,
qu’on ne dit pas au sens propre que les plaisirs jouissent, bien qu’ils soient
pour nous des causes de jouissance ; et cela n’a lieu que parce que le
mode d’кtre des causes est plus йlevй que les choses qui se prйdiquent des
effets. Et nous trouvons cela dans toutes les causes agissant de faзon
йquivoque ; par exemple, le soleil ne peut pas кtre appelй chaud, bien que
les autres choses soient chauffйes par lui, et la raison en est la surйminence
du soleil lui-mкme relativement aux choses qui sont appelйes chaudes.
Donc, lorsqu’on
recherche si les rйalitйs sont en elles-mкmes plus vйritablement que dans le
Verbe, il faut distinguer : car l’expression « plus
vйritablement » peut dйsigner soit la vйritй de la rйalitй, soit la vйritй
de la prйdication. Si elle dйsigne la vйritй de la rйalitй, alors sans aucun
doute la vйritй des rйalitйs est plus grande dans le Verbe qu’en elles-mкmes.
Mais si elle dйsigne la vйritй de la prйdication, c’est l’inverse : en
effet, l’homme est plus vйritablement prйdiquй de la rйalitй qui est dans sa
nature propre que de cette rйalitй en tant qu’elle est dans le Verbe. Et ce
n’est pas а cause d’un dйfaut du Verbe, mais а cause de sa surйminence, comme
on l’a dit.
Rйponse aux objections :
1° Si l’on entend
cela de la vйritй de la prйdication, il est vrai au plein sens du terme qu’une
chose est plus vйritablement lа oщ elle est par essence que lа oщ elle est par
ressemblance. Mais si on l’entend de la vйritй de la rйalitй, alors elle est
plus vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance qui est cause de la
rйalitй, et moins vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance causйe par
la rйalitй.
2° La
ressemblance que la rйalitй a dans notre вme n’est pas cause de la rйalitй,
contrairement а la ressemblance des rйalitйs dans le Verbe ; il n’en va
donc pas de mкme.
3° La puissance
active est plus parfaite que l’acte, qui est son effet ; et c’est de cette
faзon que l’on dit que les crйatures sont en puissance dans le Verbe.
4° Bien que les
crйatures, dans le Verbe, n’aient pas d’opйrations propres, elles ont cependant
de plus nobles opйrations, en tant qu’elles sont productrices des rйalitйs et
des opйrations de celles-ci.
5° Bien que
l’кtre des crйatures dans le Verbe et leur кtre en elles-mкmes ne soient pas du
mкme ordre selon une considйration univoque, cependant ils le sont en quelque
faзon selon une considйration analogique.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Cet argument
vaut pour la vйritй de la rйalitй, mais non pour la vйritй de la prйdication.
2° Platon est
critiquй pour avoir affirmй que les formes naturelles existaient quant а leur
raison formelle propre en dehors de la matiиre, comme si la matiиre se
rapportait accidentellement aux espиces naturelles ; et selon cette
opinion, les rйalitйs naturelles pourraient кtre prйdiquйes en vйritй de ces
formes qui sont sans matiиre. Mais nous ne posons pas cela ; il n’en va
donc pas de mкme.
3° Il faut
rйpondre comme а la premiиre objection. Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux
choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le nom de
Verbe implique une chose йmanant de l’intelligence. Or l’intelligence divine se
rapporte aussi aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй,
comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu. Le Verbe peut donc
aussi se rapporter а ces choses.
2° Selon saint
Augustin au sixiиme livre sur la Trinitй,
« le Fils est l’art du Pиre, plein des raisons des vivants ». Or,
comme dit saint Augustin au livre des 83
Questions, « la raison, mкme non appliquйe а l’action, est а bon droit
appelйe raison ». Le Verbe se rapporte donc aussi aux choses qui ni ne
seront faites ni n’ont йtй faites.
3° Le Verbe ne
serait pas parfait s’il ne contenait en soi toutes les choses qui sont dans la
science de celui qui dit. Or, dans la science du Pиre qui dit, il y a des
choses qui ne seront jamais ni n’ont йtй faites. Ces choses seront donc aussi
dans le Verbe.
En sens contraire :
1° Anselme dit
dans son Monologion : « De
ce qui ne fut pas, n’est ni ne sera, il ne peut y avoir de verbe. »
2° Il appartient
а la puissance de celui qui dit, que tout ce qu’il dit soit fait. Or Dieu est
trиs puissant. Son Verbe ne se rapporte donc а rien qui ne soit fait un jour.
Rйponse :
Il y a deux
faзons pour une chose d’кtre dans le Verbe.
D’abord comme
ce que le Verbe connaоt, ou ce qui peut кtre connu dans le Verbe, et ainsi se
trouve йgalement dans le Verbe ce qui n’est pas ni ne sera ni n’a йtй fait, car
cela est connu du Verbe comme du Pиre, et cela peut aussi кtre connu dans le
Verbe, tout comme dans le Pиre.
On dit d’une
autre faзon qu’une chose est dans le Verbe, comme ce qui est dit par le Verbe.
Or tout ce qui est dit par un verbe est ordonnй d’une certaine faзon а
l’exйcution, car c’est verbalement que nous incitons les autres а agir, et que
nous destinons quelques-uns а l’exйcution de ce que nous avons conзu dans notre
esprit ; et c’est pourquoi dire, pour Dieu, c’est disposer, comme le
montre la Glose а propos de ce
passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois, etc. » Donc, de
mкme que Dieu ne dispose que les choses qui existent, ou existeront, ou ont
existй, de mкme il ne dit qu’elles ; par consйquent, le Verbe se rapporte
seulement а ces choses, en tant que dites par lui. En revanche, la science,
l’art et l’idйe, ou la raison, n’impliquent pas de relation а une exйcution, il
n’en va donc pas de mкme pour eux et pour le Verbe.
Rйponse aux objections :
On voit dиs
lors clairement la rйponse aux objections. Article 8 : Tout ce qui a йtй fait est-il vie
dans le Verbe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le Verbe est
cause des rйalitйs conformйment а ce qu’elles sont en lui. Si donc les rйalitйs
sont vie dans le Verbe, le Verbe cause les rйalitйs par mode de vie. Or, de ce
qu’il cause les rйalitйs par mode de bontй, il s’ensuit que toutes choses sont
bonnes. Donc, de ce qu’il cause les rйalitйs par mode de vie, il s’ensuivra
qu’elles sont toutes vivantes, ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi.
2° Les rйalitйs
sont dans le Verbe comme les produits de l’art dans l’artisan. Or les produits
de l’art dans l’artisan ne sont pas vie : en effet, ils ne sont ni la vie
de l’artisan lui-mкme, qui vivait dйjа avant que les produits de l’art ne
fussent en lui, ni la vie de ces produits, qui n’ont pas de vie. Donc les
crйatures non plus ne sont pas vie dans le Verbe.
3° Dans
l’Йcriture, la production de la vie est appropriйe au Saint-Esprit plutфt qu’au
Verbe, comme cela est clair en Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui
vivifie », et en plusieurs autres endroits. Or « Verbe » ne se
dit pas de l’Esprit Saint, mais seulement du Fils, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Il ne convient donc pas non plus de dire que la rйalitй est vie
dans le Verbe.
4° La lumiиre
intellectuelle est principe de vie. Or les rйalitйs ne sont pas lumiиre dans le
Verbe. Il semble donc qu’elles ne soient pas vie en lui.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait йtait vie en lui. »
2° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Physique,
le mouvement du ciel est appelй « une certaine vie pour tout ce qui existe
dans la nature ». Or le Verbe influe plus sur les crйatures que le
mouvement du ciel n’influe sur la nature. Les rйalitйs, en tant qu’elles sont
dans le Verbe, doivent donc кtre appelйes vie.
Rйponse :
Les rйalitйs,
en tant qu’elles sont dans le Verbe, peuvent кtre considйrйes de deux
faзons : d’abord par rapport au Verbe, ensuite par rapport aux rйalitйs
existant dans leur nature propre ; et de deux faзons la ressemblance de la
crйature dans le Verbe est vie.
En effet, nous
disons que vit, au sens propre, ce qui a en soi le principe du mouvement ou
d’une quelconque opйration. Car « vivre » s’est dit en premier de
quelques кtres parce qu’on les a vus avoir en eux-mкmes quelque chose qui les
meut selon un quelconque mouvement. Et de lа le nom de vie s’est йtendu а
toutes les rйalitйs qui ont en elles-mкmes le principe d’une opйration
propre ; aussi, parce que quelques-unes pensent ou sentent ou veulent, on
dit qu’elles vivent, et pas seulement parce qu’elles se meuvent selon le lieu
ou selon l’accroissement. Cet кtre que la rйalitй possиde en tant qu’elle se
meut elle-mкme vers quelque opйration est donc appelй au sens propre la vie de
la rйalitй, car « vivre est, pour un vivant, son кtre mкme », comme
il est dit au second livre sur l’Вme.
Or en nous,
aucune des opйrations vers lesquelles nous nous mouvons n’est notre кtre ;
c’est pourquoi notre acte de penser n’est pas notre vie, а proprement parler,
sauf si « vivre » est pris pour dйsigner l’њuvre, qui est signe de
vie ; et semblablement, la ressemblance pensйe en nous n’est pas non plus
notre vie. Mais l’acte de penser du Verbe est son кtre, et de mкme pour sa
ressemblance ; la ressemblance de la crйature dans le Verbe est donc sa
vie. Semblablement aussi, la ressemblance de la crйature est d’une certaine
faзon la crйature elle-mкme, comme on dit que « l’вme, d’une certaine
faзon, est toute chose ». Donc, parce que la ressemblance de la crйature
dans le Verbe est productrice et motrice de la crйature existant dans sa nature
propre, il se produit, d’une certaine faзon, que la crйature se meut elle-mкme
et se conduit а l’кtre, а savoir en tant qu’elle est conduite а l’кtre et
qu’elle est mue par sa ressemblance existant dans le Verbe. Et ainsi, la
ressemblance de la crйature dans le Verbe est d’une certaine faзon la vie de la
crйature.
Rйponse aux objections :
1° Que la
crйature existant dans le Verbe soit appelйe vie, ne concerne pas la raison
formelle propre de la crйature, mais la faзon dont elle est dans le Verbe. Puis
donc qu’elle n’est pas en elle-mкme de la mкme faзon, il ne s’ensuit pas
qu’elle vive en elle-mкme, bien qu’elle soit vie dans le Verbe, de mкme qu’elle
n’est pas immatйrielle en elle-mкme, bien qu’elle soit immatйrielle dans le
Verbe. Mais la bontй, l’entitй et les choses de ce genre concernent la raison
formelle propre de la crйature ; voilа pourquoi, de mкme que les crйatures
sont bonnes en tant qu’elles sont dans le Verbe, de mкme elles le sont aussi en
tant qu’elles sont dans leur nature propre.
2° Les
ressemblances des rйalitйs dans l’artisan ne peuvent кtre appelйes vie au sens
propre, car elles ne sont pas l’кtre mкme de l’artisan vivant, ni non plus son
opйration elle-mкme, comme cela se produit en Dieu ; et cependant saint
Augustin dit que le coffre vit dans l’esprit de l’artisan, mais c’est en ce
sens que le coffre a dans l’esprit de l’artisan un кtre intelligible, qui
appartient au genre de la vie.
3° La vie est
attribuйe au Saint-Esprit en ce sens que Dieu est appelй la vie des rйalitйs,
йtant lui-mкme en toutes les rйalitйs comme leur moteur, si bien que toutes les
rйalitйs semblent en quelque sorte mues par un principe intйrieur ; par
contre, la vie est appropriйe au Verbe en tant que les rйalitйs sont en Dieu,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
4° De mкme que
les ressemblances des rйalitйs dans le Verbe sont pour les rйalitйs une cause
d’existence, de mкme elles sont pour les rйalitйs une cause de connaissance, en
tant qu’elles sont imprimйes dans les esprits de telle faзon qu’ils puissent
connaоtre les rйalitйs ; voilа pourquoi, de mкme qu’elles sont appelйes
vie en tant qu’elles sont principes d’existence, de mкme elles sont appelйes
lumiиre en tant qu’elles sont principes de connaissance. Question 5 : [La providence]
Introduction
Article 1 :
Auquel des attributs la providence se ramиne-t-elle ? Article 2 : Le
monde est-il gouvernй par la providence ? Article 3 : La
divine providence s’йtend-elle aux rйalitйs corruptibles ? Article 4 :
Tous les mouvements et les actions des corps infйrieurs de ce monde sont-ils
soumis а la divine providence ? Article 5 : Les
actes humains sont-ils gouvernйs par la providence ? Article 6 : Les
bкtes et leurs actes sont-ils soumis а la divine providence ? Article 7 : Les
pйcheurs sont-ils gouvernйs par la divine providence ? Article 8 : La
crйation corporelle est-elle tout entiиre gouvernйe par la divine providence au
moyen de la crйation angйlique ? Article 9 : La
divine providence dispose-t-elle les corps infйrieurs par les corps
cйlestes ? Article 10 : La
divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps
cйlestes ?
Article 1 : Auquel des attributs la
providence se ramиne-t-elle ?
Objections :
Il semble que
ce soit seulement а la science.
1° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation
de la philosophie, « il est manifeste que la forme immobile et simple
des choses а faire est la providence ». Or en Dieu, la forme des choses а
faire est l’idйe, qui appartient а la science. La providence appartient donc
aussi а la connaissance.
2° [Le rйpondant] disait que la providence
appartient aussi а la volontй, en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. En sens contraire : en nous, la science pratique
est la cause des rйalitйs connues. Or la science pratique est seulement dans la
connaissance. Donc la providence aussi.
3° Boиce dit au
livre dйjа citй : « La faзon de faire les choses, quand elle est
considйrйe dans la puretй mкme de l’intelligence divine, est appelйe
providence. » Or la puretй de l’intelligence semble appartenir а la
connaissance spйculative. La providence appartient donc а la connaissance
spйculative.
4° Boиce dit, au
cinquiиme livre sur la Consolation de la
philosophie, que la providence doit son nom « а ce que, placйe loin
des rйalitйs infйrieures, elle voit toutes choses de loin, depuis le suprкme
sommet des rйalitйs ». Or la vision de loin appartient а la connaissance,
et surtout а la spйculative. La providence semble donc surtout appartenir а la
connaissance spйculative.
5° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation,
le destin est а la providence ce que
le raisonnement est а l’intelligence. Or tant l’intelligence que le
raisonnement appartiennent aux deux connaissances spйculative et pratique. Donc
la providence aussi.
6° Saint Augustin
dit au livre des 83 Questions :
« La loi immuable rиgle toutes choses par un gouvernement
admirable. » Or gouverner et rйgler appartiennent а la providence. La loi
immuable est donc la providence elle-mкme. Or la loi appartient а la
connaissance. Donc la providence aussi.
7° La loi
naturelle est causйe en nous par la divine providence. Or la cause agit pour
produire un effet par voie de ressemblance ; ainsi disons-nous que la
bontй de Dieu est cause de la bontй dans les rйalitйs, l’essence, de l’кtre, et
la vie, du vivre. La providence divine est donc une loi ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
8° Boиce dit au
quatriиme livre sur la Consolation
que « la providence est cette divine raison йtablie au principe suprкme de
tout ». Or la raison de la rйalitй en Dieu est l’idйe, comme dit saint
Augustin au livres des 83 Questions.
La providence est donc l’idйe. Or l’idйe appartient а la connaissance. Donc la
providence aussi.
9° La
science pratique est ordonnйe soit а amener les rйalitйs а l’existence, soit а
ordonner les rйalitйs dйjа produites. Or, produire les rйalitйs n’appartient
pas а la providence, car la providence prйsuppose les rйalitйs pourvues ;
de mкme, ordonner les rйalitйs produites ne lui appartient pas non plus, car
cela se rapporte а la disposition. La providence n’appartient donc pas а la
connaissance pratique, mais seulement а la spйculative.
En sens contraire :
1° Il semble
qu’elle appartienne а la volontй, car, comme dit saint Jean Damascиne au
deuxiиme livre, « la providence est la volontй de Dieu, en raison de
laquelle tout ce qui existe reзoit une conduite convenable. »
2° Ceux qui
savent ce qu’il faut faire et ne veulent cependant pas le faire, nous ne les
appelons pas pourvoyeurs. La providence regarde donc plus la volontй que la
connaissance.
3° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation,
Dieu gouverne le monde par sa bontй. Or la bontй se rapporte а la volontй. Donc
la providence йgalement, а laquelle il appartient de gouverner.
4° Disposer
n’appartient pas а la science, mais а la volontй. Or, selon Boиce au quatriиme
livre sur la Consolation, la
providence est la raison par laquelle Dieu dispose tout. La providence
appartient donc а la volontй, non а la connaissance.
5° Ce qui
est pourvu, comme tel, n’est pas sage ou connu, mais il est bon. Donc le
pourvoyeur non plus, comme tel, n’est pas sage mais bon ; et de la sorte,
la providence n’appartient pas а la sagesse mais а la bontй ou а la volontй.
6° Mais par
ailleurs il semble qu’elle appartienne а la puissance, car Boиce dit au
troisiиme livre sur la Consolation :
« La providence a mis dans les choses qu’elle a crййes une plus ou moins
grande cause de permanence, si bien qu’elles dйsirent naturellement demeurer,
autant que possible. » La providence est donc le principe de la crйation.
Or la crйation est appropriйe а la puissance. La providence appartient donc а
la puissance.
7° Le
gouvernement est l’effet de la providence, comme il est dit au livre de la
Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui gouverne
tout » (Sag. 14, 3). Or, comme dit Hugues de Saint-Victor dans son De sacramentis, la volontй est comme ce
qui commande, la sagesse est comme ce qui dirige, la puissance comme ce qui
exйcute ; aussi la puissance est-elle plus proche du gouvernement que la
science ou la volontй. La providence appartient donc plutфt а la puissance qu’а
la science ou а la volontй.
Rйponse :
Ce qui se
conзoit de Dieu, nous ne pouvons le connaоtre qu’а partir de ce qui est en
nous, а cause de la faiblesse de notre intelligence. Aussi, pour savoir comment
la providence se dit en Dieu, il nous
faut voir comment la providence est en nous.
Il faut donc
savoir que Cicйron pose la providence comme une partie de la prudence, au
deuxiиme livre de l’Ancienne Rhйtorique,
et elle en est comme le complйment. Car les deux autres parties, que sont la
mйmoire et l’intelligence, ne sont que des prйparations а l’acte de prudence.
Or la prudence, suivant le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, est la droite raison de l’agir
humain. Et l’agir humain diffиre des
choses rйalisables en ce que celles-ci passent de l’agent а une matiиre
extйrieure, comme le banc et la maison, et la droite raison en est l’art ;
tandis que l’on appelle agir humain les actions qui ne sortent pas de l’agent,
mais sont des actes qui le perfectionnent, comme vivre chastement, se comporter
avec patience, et autres semblables ; et la droite raison en est la
prudence.
Or, dans cet
agir humain, deux choses se prйsentent а notre considйration : la fin, et
le moyen.La prudence dirige donc surtout dans les moyens ; en effet,
quelqu’un est dit prudent lorsqu’il donne de bons conseils, comme il est dit au
sixiиme livre de l’Йthique. Or le
conseil ne porte pas sur la fin mais sur les moyens, comme il est dit au
troisiиme livre de l’Йthique. Mais la
fin de l’agir humain prйexiste en nous de deux faзons : d’abord par la
connaissance naturelle de la fin de l’homme ; cette connaissance
naturelle, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, appartient а l’intelligence, qui porte sur les principes
des choses а faire comme sur ceux des objets de spйculation ; et les
principes des choses а faire sont les fins, comme il est dit au mкme livre.
D’une autre faзon, quant а la disposition ; et ainsi, les fins de l’agir humain
sont en nous par les vertus morales, par lesquelles l’homme est disposй а vivre
justement, ou courageusement, ou avec tempйrance, ce qui est comme la fin
prochaine de l’agir humain. Et semblablement, nous sommes perfectionnйs а l’йgard des moyens, et quant а la connaissance par le conseil, et quant а l’appйtit
par l’йlection ; et en ces choses nous sommes dirigйs par la prudence.
Il est donc
clair qu’il appartient а la prudence de disposer de faзon ordonnйe certaines
choses relativement а la fin. Or, cette disposition des moyens vers la fin par
la prudence a lieu а la faзon d’un certain raisonnement dont les principes sont
les fins — car c’est d’elles qu’est tirйe toute l’ordonnance susdite dans
toutes les choses а faire, comme cela apparaоt clairement pour les produits de
l’art ; aussi, pour кtre prudent, il est requis d’кtre en bon rapport avec
les fins elles-mкmes. Car il ne peut y avoir de droite raison sans que les
principes de la raison soient conservйs. Et c’est pourquoi la prudence requiert
а la fois l’intelligence des fins et les vertus morales par lesquelles
l’intention est droitement placйe dans la fin ; et pour cette raison, il
est nйcessaire que tout prudent soit vertueux, comme il est dit au sixiиme
livre de l’Йthique. Or, en toutes les
puissances et les actes ordonnйs de l’вme, il y a ceci de commun, que la
puissance du premier est conservйe en tous ceux qui suivent ; voilа
pourquoi dans la prudence sont d’une certaine faзon incluses et la volontй qui
porte sur la fin, et la connaissance de la fin.
Ce qui a йtй
dit fait donc voir comment la providence se rapporte aux autres attributs de
Dieu. La science se rapporte а la connaissance а la fois de la fin et des
moyens : par la science, en effet, Dieu connaоt soi-mкme et les crйatures.
Mais la providence se rapporte seulement а la connaissance des moyens pour
autant qu’ils sont ordonnйs а la fin ; et c’est pourquoi la providence, en
Dieu, inclut а la fois la science et la volontй ; mais cependant, elle
demeure essentiellement dans la connaissance, non certes spйculative, mais
pratique. La puissance, quant а elle, est exйcutrice de la providence ;
par consйquent, l’acte de la puissance prйsuppose l’acte de la providence qui
la dirige ; la puissance n’est donc pas incluse dans la providence comme
l’est la volontй.
Rйponse aux objections :
1° Dans la
rйalitй crййe, on peut considйrer deux choses : son espиce en elle-mкme,
et sa relation а la fin. Et de ces deux choses, une forme a prйcйdй en Dieu. La
forme exemplaire de la rйalitй selon son espиce pure et simple est donc
l’idйe ; mais la forme de la rйalitй pour autant qu’elle est ordonnйe а la
fin, c’est la providence. Or l’ordre que la divine providence a mis dans les
rйalitйs est appelй destin, selon Boиce. La providence est donc au destin ce
que l’idйe est а l’espиce de la rйalitй ; et cependant, bien que l’idйe
puisse appartenir en quelque faзon а la connaissance spйculative, la providence
se rapporte pourtant а la seule connaissance pratique ; elle implique en
effet une relation а la fin, et ainsi а l’њuvre au moyen de laquelle on
parvient а la fin.
2° La providence
relиve plus de la volontй que la science pratique pure et simple : en
effet, la science pratique pure et simple se rapporte communйment а la
connaissance de la fin et des moyens ; elle ne prйsuppose donc pas la
volontй de la fin, sinon la volontй serait en quelque sorte incluse dans la
science, comme on l’a dit de la providence.
3° La puretй de
l’intelligence est mentionnйe pour exclure de la providence non pas la volontй,
mais le changement et la variйtй.
4° Dans ce
passage, Boиce ne pose pas la dйfinition complиte de la providence, mais il
donne la raison de son nom ; par consйquent, bien que la vision puisse se
rapporter а la connaissance spйculative, il ne s’ensuit pas que la providence
s’y rapporte. En outre, Boиce explique que la providence soit une vision de
loin par la raison que Dieu lui-mкme, du plus haut sommet des rйalitйs, veille
sur toutes choses. Or il est au plus haut sommet des rйalitйs parce qu’il cause
et ordonne tout ; et de la sorte, on peut aussi relever dans les paroles
de Boиce quelque chose qui se rapporte а la connaissance pratique.
5° Cette
comparaison de Boиce s’entend de la ressemblance des rapports du simple au
composй et du stable au mobile : en effet, de mкme que l’intelligence est
simple et sans processus discursif tandis
que la raison va за et lа en discourant sur diffйrentes choses, de mкme aussi
la providence est simple et immobile alors que le destin est multiple et
variable ; par consйquent, l’argument n’est pas probant.
6° Le nom de
providence ne dйsigne pas proprement en Dieu la loi йternelle, mais quelque
chose qui s’ensuit de la loi йternelle. En effet, on doit considйrer en Dieu la
loi йternelle comme sont envisagйs en nous les principes naturellement connus
des choses а faire, desquels nous partons pour tenir conseil et pour
choisir ; et cela appartient а la prudence, ou а la providence. La loi de
notre intelligence est donc а la prudence ce que le principe indйmontrable est
а la dйmonstration. Et semblablement aussi, la loi йternelle n’est pas en Dieu
la providence mкme, mais comme le principe de la providence ; et c’est
pourquoi l’acte de providence est attribuй а la loi йternelle de faзon
appropriйe, de mкme que tout l’effet de la dйmonstration est attribuй aux
principes indйmontrables.
7° Dans les
attributs divins, nous trouvons deux raisons formelles de causalitй :
l’une par voie d’exemplaritй, comme nous disons que du premier vivant vient
tout ce qui vit ; et cette raison formelle de causalitй est commune а tous
les attributs. L’autre raison formelle suit la relation а l’objet de
l’attribut, comme nous disons que la puissance est la cause des possibles, et
la science celle des objets de science ; et suivant cette sorte de
causalitй, il n’est pas nйcessaire que l’effet porte la ressemblance de la
cause : en effet, les choses qui sont faites au moyen de la science ne
sont pas nйcessairement science, mais objets de science. Et c’est de cette
faзon que l’on pose la providence de Dieu comme la cause de tout ; par
consйquent, bien que la loi de notre intelligence existe par la providence, il
ne s’ensuit pas que la providence divine soit la loi йternelle.
8° Cette raison
йtablie dans le principe suprкme n’est appelйe providence que si l’on ajoute la
relation а la fin, а laquelle est prйsupposйe la volontй de la fin ; donc,
bien qu’elle appartienne essentiellement а la connaissance, elle inclut
cependant en quelque faзon la volontй.
9°
Deux
relations peuvent кtre considйrйes dans les rйalitйs : l’une en tant
qu’elles йmanent du principe ; l’autre en tant qu’elles sont ordonnйes а
la fin. La disposition concerne donc l’ordre avec lequel les rйalitйs йmanent
du principe ; en effet, on dit que des choses sont disposйes parce
qu’elles sont placйes par Dieu а diffйrents degrйs, comme l’artisan place
diversement les parties de son ouvrage ; la disposition semble donc
appartenir а l’art. Mais la providence implique la relation а la fin. Et ainsi,
la providence diffиre de l’art divin et de la disposition, car l’art divin se
dit par rapport а la production des rйalitйs, et la disposition par rapport а
l’ordre des choses produites, tandis que le nom de providence signifie une
relation а la fin. Or, de la fin du produit de l’art se dйduit tout ce qui est
en lui, et la relation а la fin est plus proche de la fin que l’ordre des
parties entre elles, qu’elle cause en quelque sorte ; voilа pourquoi la
providence est en quelque sorte la cause de la disposition, et pour cette
raison l’acte de disposition est frйquemment attribuй а la providence. Donc,
bien que la providence ne soit ni l’art, qui regarde la production des
rйalitйs, ni la disposition, qui regarde l’ordre des rйalitйs entre elles, il
ne s’ensuit pourtant pas qu’elle n’appartienne pas а la connaissance pratique.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit que la providence est une volontй en ce sens qu’elle inclut et
prйsuppose une volontй, comme nous l’avons dit.
2° Selon le
Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique,
personne ne peut кtre prudent sans avoir les vertus morales, par lesquelles on
est droitement disposй relativement aux fins ; comme nul ne peut bien
dйmontrer sans кtre йclairй sur les principes de la dйmonstration. Et voilа
aussi pourquoi nul n’est appelй pourvoyeur s’il n’a une volontй droite, et ce
n’est pas parce que la providence serait dans la volontй.
3° L’on dit que
Dieu gouverne par la bontй, non pas en ce sens que la bontй serait la
providence mкme, mais parce qu’elle est le principe de la providence,
puisqu’elle est une fin ; et aussi parce que la bontй divine est pour Dieu
ce que la vertu morale est pour nous.
4° Bien que cela
prйsuppose la volontй, disposer n’est pas un acte de la volontй : car
ordonner — et cela est compris dans la disposition — appartient au
sage, comme dit le Philosophe ; voilа pourquoi la disposition et la
providence appartiennent essentiellement а la connaissance.
5° La providence
se rapporte а son objet comme la science а l’objet de science, et non comme la
science а celui qui connaоt ; il n’est donc pas nйcessaire que ce qui est
pourvu, comme tel, soit sage, mais qu’il soit connu.
6° & 7° Nous accordons
ces objections. Article 2 : Le monde est-il gouvernй par la
providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Qui agit par
nйcessitй de nature, n’agit pas par providence. Or c’est par nйcessitй de
nature que Dieu agit sur les rйalitйs crййes, car, comme dit Denys au quatriиme
chapitre des Noms Divins, « la
divine bontй se rйpand sur tous les кtres comme, sans choix ni savoir
prйalables, notre soleil envoie ses rayons sur tous les corps ». Dieu ne
gouverne donc pas le monde par la providence.
2° Le principe
multiforme vient aprиs le principe uniforme. Or la volontй est un principe
multiforme, car elle a des objets opposйs ; donc la providence aussi, qui
prйsuppose la volontй. Mais la nature est un principe uniforme, car elle est
dйterminйe а une seule chose. La nature prйcиde donc la providence. Les
rйalitйs naturelles ne sont donc pas gouvernйes par la providence.
3° [Le rйpondant] disait que le principe
uniforme prйcиde le multiforme dans le mкme, non en plusieurs. En sens contraire : plus un principe a de
puissance causale, plus il est antйrieur. Or plus il est uniforme, plus il a
une grande puissance causale, car, comme il est dit au livre des Causes, toute puissance unie est plutфt
infinie que multipliйe. Donc, qu’ils soient envisagйs dans le mкme ou en plusieurs, le principe uniforme prйcйdera le
multiforme.
4° Selon Boиce
dans son Arithmйtique, toute
inйgalitй se ramиne а l’йgalitй, et toute multitude а l’unitй. Donc toute
action de la volontй, qui a une multiplicitй d’objets, doit se ramener aussi а
l’action de la nature, qui est simple et йgale ; et de la sorte, il est
nйcessaire que l’agent premier agisse par son essence et sa nature, et non par
providence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° Ce qui est de
soi dйterminй а une seule chose, n’a pas besoin de gouvernant, car le
gouvernement est appliquй а un кtre pour qu’il n’aille pas dans un sens contraire.
Or les rйalitйs naturelles sont par leur propre nature dйterminйes а une seule
chose. Elles n’ont donc pas besoin de providence qui les gouverne.
6° [Le rйpondant] disait qu’elles ont
besoin du gouvernement de la providence pour кtre conservйes dans l’existence. En sens contraire : lа oщ il n’y a pas de
puissance а la corruption, il n’est point besoin de conservateur extйrieur. Or,
en certaines rйalitйs, il n’y a pas de puissance а la corruption, car il n’y en
a pas non plus а la gйnйration, comme cela est clair dans le cas des corps
cйlestes et des substances spirituelles, qui sont les parties principales du
monde. Donc de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les conserve
dans l’existence.
7° Il est des
choses, dans la rйalitй, que pas mкme Dieu ne peut changer, comme le principe
que rien ne peut кtre affirmй et niй de la mкme chose, et que ce qui a йtй ne
peut pas ne pas avoir йtй, comme dit saint Augustin au livre Contre Faustus. Donc au moins de telles
choses n’ont pas besoin d’une providence qui les gouverne et les conserve.
8° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur
des rйalitйs n’est pas leur providence. Or les rйalitйs corporelles n’ont pas
йtй faites par Dieu, puisque Dieu est esprit ; car il ne semble pas qu’un
esprit puisse produire un corps, de mкme qu’un corps ne peut pas non plus
produire un esprit. De telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes
par la providence divine.
9° Le
gouvernement des rйalitйs regarde la distinction mкme des rйalitйs. Or celle-ci
ne semble pas provenir de Dieu, car il est dans un rapport uniforme а toutes
choses, comme il est dit au livre des Causes.
Les rйalitйs ne sont donc pas gouvernйes par la providence divine.
10° Les choses qui
sont ordonnйes en elles-mкmes n’ont pas besoin d’кtre ordonnйes par autre
chose. Or les rйalitйs naturelles sont ainsi, car, comme il est dit au deuxiиme
livre sur l’Вme, « en toutes les
choses qui sont selon la nature, il y a, pour la grandeur et l’augmentation, un
terme et une raison dйterminйs ». Les rйalitйs naturelles ne sont donc pas
ordonnйes par la providence divine.
11° Si les
rйalitйs sont gouvernйes par la divine providence, alors nous pourrons examiner
celle-ci а partir de l’ordre des rйalitйs. Or, comme dit saint Jean Damascиne
au deuxiиme livre, « il faut admirer tout, louer tout et admettre sans
plus examiner toutes les њuvres de la providence ». Le monde n’est donc
pas gouvernй par la providence.
En sens contraire :
1° Boиce
dit : « Ф toi qui gouvernes le monde par une raison
perpйtuelle ! »
2° Tout ce qui a
un ordre certain est nйcessairement gouvernй par quelque providence. Or les
rйalitйs naturelles ont un ordre certain dans leurs mouvements. Elles sont donc
gouvernйes par la providence.
3° Les choses qui
sont diffйrentes ne sont maintenues conjointes que par une providence qui les
gouverne ; et c’est pourquoi certains philosophes furent amenйs а poser
que l’вme йtait une harmonie, а cause de la conservation des contraires dans le
corps de l’animal. Or dans le monde nous voyons des choses contraires et
diffйrentes demeurer liйes l’une а l’autre. Le monde est donc gouvernй par une
providence.
4° Comme dit
Boиce au quatriиme livre sur la Consolation,
« le destin met en mouvement toutes choses, rйparties selon les lieux, les
formes et les temps ; et cette explication de l’ordre temporel, unifiйe
par le regard de l’esprit divin, c’est la providence ». Puis donc que nous
voyons que les rйalitйs sont distinctes selon les formes, les lieux et les temps,
il est nйcessaire de poser le destin, et ainsi la providence.
5° Tout ce qui ne
peut кtre conservй par soi-mкme dans l’existence a besoin de quelque gouvernant
par lequel il soit conservй. Or, les rйalitйs crййes ne peuvent кtre conservйes
par elles-mкmes dans l’existence, car les choses qui ont йtй faites de rien
tendent par elles-mкmes au nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Il est donc
nйcessaire qu’il y ait une providence gouvernant les rйalitйs.
Rйponse :
La providence
regarde la relation а la fin ; voilа pourquoi tous ceux qui nient la cause
finale doivent par une consйquence nйcessaire nier la providence, comme dit le
Commentateur au deuxiиme livre de la Physique.
Or il y eut dans l’Antiquitй deux sortes de nйgateurs de la cause finale. En effet,
certains philosophes trиs anciens posиrent seulement la cause matйrielle ;
aussi, puisqu’ils ne posaient pas la cause agente, ils ne pouvaient pas non
plus poser la fin, qui n’est cause que parce qu’elle meut l’agent. Mais
d’autres vinrent ensuite qui posaient la cause agente, sans rien dire de la
cause finale. Et selon les deux йcoles, tout arrivait par la nйcessitй des
causes prйcйdentes, soit de la matiиre, soit de l’agent.
Mais voici
comment cette position est rйprouvйe par les philosophes. Les causes matйrielle
et agente, comme telles, sont pour l’effet une cause d’existence ; mais
elles ne suffisent pas а causer dans l’effet une bontй qui le rende convenable
а la fois en lui-mкme, pour qu’il puisse demeurer, et а l’йgard des autres,
pour qu’il les aide. Par exemple, la chaleur a par dйfinition, autant qu’il est
en elle, la propriйtй de dissoudre ; mais la dissolution n’est convenable
et bonne que dans une certaine limite et suivant un mode dйterminй ; si
donc nous ne posions dans la nature aucune autre cause en plus de la chaleur et
des agents de cette sorte, nous ne pourrions dйterminer de cause pour laquelle
les rйalitйs se produisent convenablement et bien. Or tout ce qui n’a pas de
cause dйterminйe, arrive par hasard. Voilа pourquoi, selon la position susdite,
il serait nйcessaire que toutes les convenances et utilitйs qui se trouvent
dans les rйalitйs soient fortuites ; et c’est aussi ce qu’Empйdocle a
posй, disant qu’il se produit par hasard que les parties des animaux, par
amitiй, se rassemblent de telle sorte que l’animal puisse кtre conservй, et que
cela se produit souvent. Mais il ne peut en кtre ainsi, car les choses qui se
produisent par hasard sont plutфt rares ; or nous voyons que de telles
convenances et utilitйs se produisent dans les њuvres de la nature soit
toujours, soit la plupart du temps ; il est donc impossible qu’elles
arrivent par hasard ; et ainsi, il est nйcessaire qu’elles viennent de
l’intention d’une fin.
Mais ce qui n’a
pas d’intelligence ou de connaissance ne peut tendre directement а une fin que
si, par quelque connaissance, une fin lui est attribuйe, et qu’il est dirigй
vers elle ; il est donc nйcessaire, puisque les rйalitйs naturelles n’ont
pas de connaissance, que prйexiste une intelligence qui ordonne les rйalitйs
naturelles а une fin, comme l’archer donne а la flиche un mouvement dйfini pour
qu’elle tende а une fin dйterminйe ; par consйquent, de mкme que la
percussion qui se fait au moyen d’une flиche est appelйe њuvre non seulement de
la flиche mais aussi du lanceur, de mкme aussi toute њuvre de la nature est
appelйe par les philosophes њuvre d’intelligence.
Et ainsi, il
est nйcessaire que le monde soit gouvernй par la providence de cette
intelligence qui a mis dans la nature l’ordre susdit. Et cette providence par
laquelle Dieu gouverne le monde ressemble а la providence йconomique par
laquelle on gouverne une famille, ou а la providence politique par laquelle on
gouverne une citй ou un royaume, et par laquelle on ordonne а une fin les actes
des autres ; car il ne peut y avoir en Dieu de providence relativement а
lui-mкme, puisque tout ce qui est en lui est fin et non orientй vers une fin.
Rйponse aux objections :
1° La
ressemblance envisagйe par Denys se comprend ainsi : de mкme que le
soleil, autant qu’il est en lui, n’exclut aucun corps de la communication de sa
lumiиre, de mкme aussi la divine bontй n’exclut aucune crйature de la
participation de soi ; mais il ne s’agit pas qu’elle opиre sans
connaissance ni choix.
2° Un principe
peut кtre appelй multiforme de deux faзons.
D’abord quant а l’essence mкme du principe, c’est-а-dire en tant qu’il est
composй : et ainsi, le principe multiforme est nйcessairement postйrieur а
l’uniforme. Ensuite, par rapport а l’effet, et l’on appelle ainsi multiforme le
principe qui s’йtend а plusieurs objets : le multiforme est alors
antйrieur а l’uniforme, car plus un principe est simple, plus il s’йtend а de
nombreux objets ; et c’est en ce sens que la volontй est dite principe
multiforme tandis que la nature est dite principe uniforme.
3° Cet argument
est probant pour l’uniformitй du principe suivant son essence.
4° Dieu est par
son essence la cause des rйalitйs ; et de la sorte, toute pluralitй des
rйalitйs se ramиne а un principe simple. Mais son essence n’est la cause des
rйalitйs que parce qu’elle est connue, et donc parce que Dieu la veut
communiquer а la crйature par voie d’assimilation ; les rйalitйs procиdent
donc de l’essence divine par une relation de science et de volontй, et ainsi,
par providence.
5° La rйalitй
naturelle ne se donne pas sa propre dйtermination а une seule chose, mais elle
la tient d’un autre [principe] ; voilа pourquoi la dйtermination
appropriйe а l’effet dйmontre la providence, comme on l’a dit.
6° La corruption
et la gйnйration peuvent s’entendre de deux faзons. D’abord en ce sens que la
gйnйration et la corruption vont d’un йtant а un йtant contraire ; et de
la sorte, un sujet possиde une puissance а la gйnйration et а la corruption
parce que sa matiиre est en puissance а des formes contraires ; et ainsi,
les corps cйlestes et les substances spirituelles ne sont en puissance ni а la
gйnйration ni а la corruption. Ensuite, gйnйration et corruption se disent
communйment pour n’importe quelle venue des rйalitйs а l’existence, et pour
n’importe quel passage au non-кtre ; de sorte que mкme la crйation, par
laquelle quelque chose est amenй du non-кtre а l’existence, est appelйe
gйnйration, et l’annihilation d’une rйalitй est elle-mкme appelйe corruption.
En ce sens, une chose est dite en puissance а la gйnйration, parce qu’il y a
dans l’agent une puissance а la production de cette chose ; et
semblablement, une chose est dite en puissance а la corruption, parce qu’il y a
dans l’agent une puissance d’amener cette chose au non-кtre ; et de ce
point de vue, toute crйature est en puissance а la corruption, car tout ce que
Dieu a amenй а l’existence, il peut aussi le ramener au non-кtre. Or, pour que
les crйatures subsistent, il est nйcessaire que Dieu opиre toujours en elles
l’existence, comme dit saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral ; non pas comme la maison est produite
par l’artisan, celle-ci demeurant encore lorsque son action cesse, mais comme
l’illumination de l’air vient du soleil ; ainsi, par le simple fait que
Dieu ne fournirait pas а la crйature l’existence qu’il a dйcidйe dans sa
volontй, la crйature serait rйduite а nйant.
7° La nйcessitй
des principes invoquйs est la consйquence de la providence et de la disposition
de Dieu. Car, par le fait mкme que les rйalitйs ont йtй produites en telle
nature, en laquelle elles ont un кtre dйterminй, elles ont йtй distinguйes de
leurs nйgations ; et de cette distinction, il s’ensuit que l’affirmation
et la nйgation ne sont pas vraies ensemble ; et de lа vient la nйcessitй
dans tous les autres principes, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique.
8° L’effet ne
peut pas кtre plus йminent que la cause, mais il peut se trouver plus imparfait
que la cause ; et parce que le corps est naturellement infйrieur а
l’esprit, le corps ne peut pas produire l’esprit, mais l’inverse est vrai.
9° Dieu est dit
indiffйrent aux rйalitйs, parce qu’il n’y a en lui aucune diversitй ; et
cependant, il est lui-mкme la cause de la diversitй des rйalitйs, parce qu’il
contient en soi par sa science les raisons des diffйrentes rйalitйs.
10° L’ordre qui
est dans la nature, celle-ci ne se le donne pas, mais elle le tient d’un autre
[principe] ; aussi la nature a-t-elle besoin d’une providence pour qu’un
tel ordre soit йtabli en elle.
11° Les crйatures
sont impuissantes а reprйsenter le Crйateur. Voilа pourquoi en aucune faзon
nous ne pouvons arriver par les crйatures а connaоtre parfaitement le
Crйateur ; et c’est aussi а cause de la faiblesse de notre intelligence,
qui ne peut recevoir des crйatures au sujet de Dieu tout ce qu’elles
manifestent de lui. Et s’il nous est dйfendu de sonder les choses qui sont en Dieu, c’est de peur que nous ne voulions
parvenir а la fin de l’investigation, que suggиre le mot « sonder » :
car dans ce cas, nous ne croirions sur Dieu que ce que notre intelligence peut
renfermer. Mais il ne nous est pas
interdit de scruter avec une modestie qui nous fasse nous reconnaоtre
impuissants а comprendre parfaitement ; et c’est
pourquoi saint Hilaire dit que « celui qui poursuit avec piйtй les
rйalitйs infinies, bien qu’il ne parvienne jamais, tirera toujours profit de sa
progression ». Article 3 : La divine providence s’йtend-elle
aux rйalitйs corruptibles ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La cause et
l’effet sont coordonnйs ensemble. Or les crйatures corruptibles sont causes de
faute, comme cela est clair : la beautй de la femme est un aliment et une
cause de la luxure ; et il est dit au livre de la Sagesse :
« Les crйatures de Dieu sont devenues un piиge pour les pas des
insensйs » (Sag. 14, 11). Puis donc que la faute est hors de l’ordre
de la providence divine, il semble que les rйalitйs corruptibles ne soient pas
soumises а l’ordre de la providence.
2° Rien de ce qui
est pourvu par le sage n’est corrupteur de son effet, car dans ce cas, le sage
serait contraire а soi, йdifiant et dйtruisant les mкmes choses. Or parmi les
rйalitйs corruptibles, l’une se trouve contraire а l’autre et la corrompt.
Elles ne sont donc pas pourvues par Dieu.
3° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « il est nйcessaire que tout ce
qui arrive par la providence se produise selon une raison droite, trиs bonne et
trиs digne de Dieu, et comme il ne peut se faire de mieux ». Or les
rйalitйs corruptibles pourraient devenir meilleures parce qu’incorruptibles. La
providence divine ne s’йtend donc pas aux rйalitйs corruptibles.
4° Toutes les
rйalitйs corruptibles ont la propriйtй naturelle de se corrompre ; sinon
il ne serait pas nйcessaire que toutes les rйalitйs corruptibles se corrompent.
Or la corruption, йtant une imperfection, n’est pas pourvue par Dieu, qui ne
peut кtre la cause d’un dйfaut. Les natures corruptibles ne sont donc pas
pourvues par Dieu.
5° Comme dit
Denys au quatriиme chapitre des Noms
Divins, il n’appartient pas а la providence de perdre mais de conserver la
nature. Il appartient donc а la providence du Dieu tout-puissant de conserver
perpйtuellement les rйalitйs. Or les rйalitйs corruptibles ne sont pas
perpйtuellement conservйes. Elles ne sont donc pas soumises а la divine providence.
En sens contraire :
1° Il est dit au
livre de la Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui
gouverne tout » (Sag. 14,
3).
2° En
Sag. 12, 13, il est dit que c’est Dieu « qui prend soin de toutes
choses ». Donc tant les rйalitйs corruptibles que les incorruptibles sont
soumises а sa providence.
3° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur
des rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu est la cause efficiente de
toutes les rйalitйs corruptibles. Il en est donc aussi la providence.
Rйponse :
La divine
providence, par laquelle Dieu gouverne les rйalitйs, est semblable, comme on
l’a dit, а la providence par laquelle un pиre de famille gouverne la maison, ou
un roi la citй ou le royaume : et dans ces gouvernements il y a ceci de
commun, que le bien commun est plus йminent que le bien particulier ;
ainsi le bien de la nation est plus divin que celui de la citй, de la famille
ou de la personne, comme on le lit au dйbut de l’Йthique. Par consйquent toute providence, si elle gouverne
sagement, considиre ce qui satisfait la communautй plutфt que ce qui ne
convient qu’а un seul.
Donc,
nйgligeant cela, certains ont envisagй parmi les rйalitйs corruptibles
quelques-unes qui, considйrйes en elles-mкmes, pourraient кtre meilleures, et,
ne remarquant point l’ordre universel selon lequel chaque chose est placйe au
mieux dans son ordre, ils prйtendirent que les rйalitйs corruptibles de ce
monde ne sont pas gouvernйes par Dieu, mais seulement les incorruptibles ;
et c’est en leur personne que s’exprime l’Йcriture en
Job 22, 14 : « Il » — c’est-а-dire
Dieu — « est environnй d’un nuage ; il ne considиre point
ce qui se passe parmi nous, et il se promиne dans le ciel d’un pфle а
l’autre. » Et ces rйalitйs corruptibles, ils posиrent ou bien qu’elles
йtaient entraоnйes а l’aventure sans aucun gouvernement, ou bien qu’elles
йtaient gouvernйes par un principe contraire.
Mais le
Philosophe rйprouve cette opinion au onziиme livre de la Mйtaphysique par la comparaison de l’armйe, en laquelle nous
rencontrons deux ordres : l’un par lequel les parties de l’armйe sont
ordonnйes entre elles, l’autre par lequel elles sont ordonnйes а un bien
extйrieur, le bien du chef ; et l’ordre par lequel les parties de l’armйe
sont ordonnйes entre elles est en vue de l’ordre par lequel toute l’armйe est
ordonnйe au chef ; par consйquent, sans la relation au chef, il n’y aurait
pas d’ordre des parties de l’armйe entre elles. Donc, quelle que soit la
multitude que nous rencontrons ordonnйe en elle-mкme, il est nйcessaire qu’elle
soit ordonnйe а un principe extйrieur. Or les parties de l’univers,
corruptibles et incorruptibles, sont ordonnйes entre elles non par accident
mais par soi : nous constatons en effet que les corps cйlestes rendent
service aux corps corruptibles soit toujours, soit la plupart du temps, suivant
le mкme mode ; il est donc nйcessaire que toutes choses, corruptibles et
incorruptibles, soient dans un unique ordre de providence d’un principe
extйrieur qui est hors de l’univers. D’oщ le Philosophe conclut qu’il est
nйcessaire de poser dans l’univers une souverainetй unique, et non plusieurs.
Il faut
cependant savoir qu’il y a deux faзons de pourvoir une chose : soit pour
elle-mкme, soit pour autre chose. Ainsi, dans une maison, ce en quoi le bien de
la maison consiste essentiellement, comme les enfants, les possessions et
autres choses semblables, est pourvu pour soi ; mais les autres choses
sont pourvues pour l’utilitй de ces derniers : ainsi les instruments, les
animaux, etc. Et semblablement dans l’univers, les choses en lesquelles la
perfection de l’univers consiste essentiellement sont pourvues pour
elles-mкmes ; et celles-ci sont perpйtuelles, tout comme l’univers. Mais
celles qui ne le sont pas ne sont pourvues que pour autre chose. Voilа pourquoi
les substances spirituelles et les corps cйlestes, qui sont perpйtuels а la
fois quant а l’espиce et quant а l’individu, sont pourvus pour eux-mкmes en
espиce et en individu. Mais les rйalitйs corruptibles ne peuvent avoir de perpйtuitй
qu’en espиce ; aussi ces espиces sont-elles pourvues pour elles-mкmes,
mais leurs individus ne sont pourvus que pour conserver l’existence perpйtuelle
de l’espиce. Et de ce point de vue, l’opinion est sauve de ceux qui affirment
que la providence divine ne s’йtend aux rйalitйs de notre monde corruptible que
dans la mesure de leur participation а la nature de l’espиce : car cela
est vrai si on l’entend de la providence par laquelle des choses sont pourvues
pour elles-mкmes.
Rйponse aux objections :
1° Les crйatures
corruptibles ne sont pas par elles-mкmes causes de faute, mais seulement
occasions, et causes par accident ; or la cause par accident et l’effet ne
sont pas nйcessairement coordonnйs ensemble.
2° Une sage
providence n’envisage pas seulement les besoins de l’un de ceux qui lui sont
soumis, mais plutфt ce qui est utile а tous. Donc, bien que la corruption d’une
rйalitй dans l’univers soit dйfavorable а cette rйalitй, cependant elle est
utile а la perfection de l’univers : car par la continuelle gйnйration et
corruption des individus l’existence perpйtuelle est conservйe dans les
espиces, en lesquelles consiste par elle-mкme la perfection de l’univers.
3° Certes, la
rйalitй corruptible serait meilleure si elle avait l’incorruptibilitй ;
cependant l’univers qui est fait de rйalitйs
corruptibles et incorruptibles est meilleur que celui qui ne contiendrait que
des rйalitйs incorruptibles, car l’une et l’autre nature est bonne, la
corruptible et l’incorruptible ; or il est meilleur que deux biens
existent plutфt qu’un seul. Et la multiplication des individus dans une nature
unique ne pourrait pas йquivaloir а la diversitй des natures, puisque le bien
de la nature, qui est communicable, surpasse le bien de l’individu, qui est
singulier.
4° De mкme que
les tйnиbres proviennent du soleil, non que celui-ci fasse quelque chose, mais
parce qu’il n’envoie pas la lumiиre, de mкme la corruption provient de Dieu,
non comme agissant, mais comme ne donnant pas la permanence.
5° Les choses qui
sont pourvues par Dieu pour elles-mкmes demeurent perpйtuellement. Cela n’est
pas nйcessaire pour celles qui ne sont pas pourvues pour elles-mкmes ;
mais il leur faut demeurer autant qu’il est nйcessaire а celles pour lesquelles
elles sont pourvues ; et c’est pourquoi certaines choses particuliиres,
parce qu’elles ne sont pas pourvues pour elles-mкmes, se corrompent, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Article 4 : Tous les mouvements et les actions
des corps infйrieurs de ce monde sont-ils soumis а la divine providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° En effet, Dieu
n’est pas providence de ce dont il n’est pas l’auteur, car il est aberrant de
dire que la providence des rйalitйs n’est pas leur auteur, comme dit saint Jean
Damascиne au deuxiиme livre. Or Dieu n’est pas l’auteur du mal, puisque toutes
choses, pour autant qu’elles proviennent de lui, sont bonnes. Puis donc que de
nombreux maux se produisent dans les mouvements et les actions des rйalitйs
infйrieures de ce monde, il semble que leurs mouvements ne soient pas tous
soumis а la divine providence.
2° Les mouvements
contraires ne semblent pas appartenir а un mкme ordre. Or dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde, on rencontre des mouvements et des actions contraires.
Il est donc impossible qu’ils ne soient pas tous soumis а l’ordre de la divine providence.
3° Une chose
n’est soumise а la providence que parce qu’elle est ordonnйe а une fin. Or le
mal n’est pas ordonnй а une fin : bien au contraire, le mal est privation
d’ordre. Le mal n’est donc pas soumis а la providence. Or, parmi les rйalitйs
infйrieures de ce monde, de nombreux maux se produisent. Donc, etc.
4° Il n’est pas
prudent, celui qui tolиre qu’un mal arrive parmi ceux dont les actes sont
soumis а sa providence, alors qu’il peut l’empкcher. Or Dieu est trиs prudent
et trиs puissant. Puis donc que de nombreux maux surviennent parmi les rйalitйs
infйrieures de ce monde, il semble que leurs actes particuliers ne soient pas
soumis а la divine providence.
5° [Le rйpondant] disait que si Dieu permet
que des maux surviennent, c’est parce qu’il peut en retirer des biens. En sens contraire : le bien est plus puissant
que le mal. Le bien peut donc mieux кtre retirй d’un bien que d’un mal ;
il n’est donc pas nйcessaire que Dieu permette а des maux de se produire pour
en retirer des biens.
6° De mкme que
Dieu a tout crйй par sa bontй, de mкme aussi il gouverne toutes choses par sa
bontй, comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation. Or la divine bontй ne permet pas qu’une chose mauvaise
provienne de lui. La divine bontй ne permettra donc pas non plus qu’une chose
mauvaise soit soumise а sa providence.
7° Rien de pourvu
n’est fortuit. Si donc tous les mouvements des rйalitйs infйrieures de ce monde
йtaient pourvus, rien ne se produirait par hasard, et dans ce cas, toutes
choses se produiraient par nйcessitй, ce qui est impossible.
8° Si tout se
produisait par une nйcessitй de la matiиre dans les rйalitйs infйrieures de ce
monde, celles-ci ne seraient pas dirigйes par la providence, comme dit le Commentateur
au deuxiиme livre de la Physique. Or,
beaucoup d’entre elles se produisent par une nйcessitй de la matiиre. Donc
celles-lа, du moins, ne sont pas soumises а la providence.
9° Personne de
prudent ne permet le bien pour que vienne un mal. Donc, pour la mкme raison,
personne de prudent ne permet le mal pour que vienne un bien. Or Dieu est
prudent. Il ne permet donc pas que des maux se produisent afin que des biens se
produisent ; et de la sorte, il semble que les maux qui surviennent parmi
les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas non plus soumis а la
providence de concession.
10° Ce qui est
rйprйhensible en l’homme ne doit nullement кtre attribuй а Dieu. Or il est
rйprйhensible en l’homme de faire le mal pour obtenir un bien, comme cela est clair
dans l’йpоtre aux Romains : « Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal
afin qu’il en arrive du bien, comme la calomnie nous en accuse, et comme
quelques-uns prйtendent que nous l’enseignons ? » (Rom. 3, 8).
Il ne convient donc pas а Dieu que des maux soient soumis а sa providence pour
que des biens en soient retirйs.
11° Si les actes
des corps infйrieurs йtaient soumis а la divine providence, ils agiraient d’une
faзon qui s’accorderait а la divine justice. Or les йlйments infйrieurs ne se
trouvent pas agir ainsi, car le feu brыle la maison de l’homme juste comme
celle de l’homme injuste. Les actes des corps infйrieurs ne sont donc pas
soumis а la divine providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
saint Matthieu : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ?
Et il n’en tombe pas un sur la terre sans la permission de votre Pиre »
(Mt 10, 29) ; а quoi la Glose
ajoute : « Grande est la providence de Dieu, pour laquelle mкme les
petites choses ne sont point cachйes. » Donc mкme les plus petits mouvements
des rйalitйs infйrieures de ce monde sont soumis а la providence.
2° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Nous voyons plus haut les rйalitйs cйlestes
кtre ordonnйes selon la divine providence, et plus bas, les luminaires
terrestres et les йtoiles resplendir, le jour et la nuit se succйder ;
nous voyons que la terre fondйe sur les eaux en est baignйe et entourйe, que
l’air rйpandu plus haut dйborde, que les arbustes et les animaux sont conзus et
naissent, qu’ils croissent et vieillissent, qu’ils finissent, et que toutes les
autres rйalitйs sont agitйes d’un mouvement naturel et intйrieur. » Tous
les mouvements des corps infйrieurs sont donc soumis а la divine providence.
Rйponse :
Puisque le mкme
est а la fois premier principe et fin ultime des rйalitйs, c’est de la mкme
faзon que des choses йmanent du premier principe et qu’elles sont ordonnйes а
la fin ultime. Or nous trouvons, dans l’йmanation des rйalitйs depuis le
principe, que les choses qui sont proches du principe ont un кtre sans
dйficience, tandis que celles qui en sont distantes ont un кtre corruptible,
comme il est dit au deuxiиme livre de la Gйnйration ;
par consйquent, dans la relation des rйalitйs а la fin, celles qui sont le plus
proches de la fin ultime maintiennent sans йcart la relation а la fin, alors
que celles qui en sont йloignйes s’йcartent parfois de cette relation. Or les
mкmes choses sont proches ou йloignйes relativement au principe ou а la
fin ; donc, de mкme que les rйalitйs incorruptibles ont un кtre sans
dйficience, de mкme elles ne s’йcartent jamais, dans leurs actes, de la
relation а la fin : tels sont les corps cйlestes, dont les mouvements ne
dйvient jamais de leur cours naturel. Mais dans les corps corruptibles, de
nombreux mouvements se produisent hors de l’ordre droit par une imperfection de
la nature ; c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la Mйtaphysique que dans l’ordre de
l’univers les substances incorruptibles sont semblables aux enfants dans une
maison, qui њuvrent toujours pour le bien de la maison, tandis que les corps
corruptibles sont comparables aux esclaves et aux animaux domestiques, dont les
actions sortent frйquemment de l’ordre de celui qui gouverne la maison. Et pour
cette raison йgalement, Avicenne dit que le mal n’existe pas au-delа du disque
de la lune, mais seulement dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.
Et cependant,
parmi les rйalitйs infйrieures, ces actes qui dйrogent а l’ordre droit ne sont
pas tout а fait en dehors de l’ordre de la providence. Car une chose peut кtre
soumise а la providence de deux faзons : d’abord comme ce а quoi autre
chose est ordonnй ; ensuite, comme ce qui est ordonnй а autre chose. Or
dans l’ordre des moyens, tous les
intermйdiaires sont des fins et des moyens,
comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique et au cinquiиme de la Mйtaphysique ;
et voilа pourquoi tout ce qui est dans l’ordre droit de la providence est
soumis а la providence non seulement comme ordonnй а autre chose, mais aussi
comme ce а quoi autre chose est ordonnй. Mais ce qui sort de l’ordre droit est
soumis а la providence seulement en tant qu’il est ordonnй а autre chose, et
non en tant qu’autre chose lui est ordonnй. Par exemple, l’acte de la puissance
gйnйrative, par laquelle l’homme engendre un homme parfait en nature, a йtй
ordonnй par Dieu а une chose, qui est la forme humaine, et а cet acte est
ordonnй autre chose, а savoir, la puissance gйnйrative ; mais l’acte
imparfait par lequel des monstres sont parfois engendrйs dans la nature, est certes
ordonnй par Dieu а quelque utilitй, mais rien d’autre n’est ordonnй а cet
acte ; car il arrive par l’imperfection de quelque cause. Et dans le
premier cas, il y a providence d’approbation, tandis que dans le second, il y a
providence de concession, deux modes de la providence posйs par saint Jean
Damascиne au deuxiиme livre.
Il faut
cependant savoir que certains ont rйfйrй le mode providentiel susdit seulement
а l’espиce des rйalitйs naturelles, et non aux singuliers, si ce n’est en tant
qu’ils participent а la nature commune, car ils ne posaient pas en Dieu la
connaissance des singuliers : ils disaient en effet que Dieu a ordonnй la
nature d’une espиce de telle faзon que, de la puissance rйsultant de l’espиce,
telle action dыt s’ensuivre, et que s’il advenait qu’elle fоt dйfaut, cela
йtait ordonnй а telle utilitй, comme la corruption de l’un est ordonnй а la
gйnйration de l’autre ; mais qu’il n’avait pas ordonnй telle puissance
particuliиre а tel acte particulier, ni telle imperfection particuliиre а telle
utilitй particuliиre. Pour notre part, nous disons que Dieu connaоt
parfaitement toutes les rйalitйs particuliиres ; voilа pourquoi nous
posons l’ordre providentiel susdit dans les singuliers, mкme en tant qu’ils
sont singuliers.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour la providence d’approbation ; car dans ce cas, rien n’est pourvu
par Dieu que ce qui est fait par lui en quelque faзon ; donc le mal, qui
ne provient pas de Dieu, n’est pas soumis а la providence d’approbation, mais
seulement а celle de concession.
2° Bien que les
mouvements contraires n’appartiennent pas а un mкme ordre spйcial, ils
appartiennent cependant а un mкme ordre gйnйral, comme par exemple les
diffйrents ordres des diffйrents mйtiers qui sont ordonnйs dans le mкme ordre
d’une mкme citй.
3° Bien que le
mal, en tant qu’il vient d’un agent propre, soit dйsordonnй et soit dйfini par
suite comme une privation d’ordre, rien n’empкche cependant qu’il soit ordonnй
par un agent supйrieur ; et ainsi, il est soumis а la providence.
4° Qui est
prudent supporte un petit mal pour qu’un grand bien ne soit pas empкchй ;
et n’importe quel bien particulier est petit par rapport au bien d’une nature
universelle. Or le mal provenant de certaines rйalitйs ne pourrait кtre empкchй
sans que soit dйtruite leur nature, qui est telle qu’elle peut ou non faire
dйfaut, et qui porte prйjudice а une rйalitй particuliиre tout en ajoutant
cependant une certaine beautй dans l’univers. Voilа pourquoi Dieu, йtant trиs
prudent, n’empкche pas les maux par sa providence, mais permet que chaque chose
agisse selon l’exigence de sa nature ; car, comme dit Denys au livre des Noms Divins, il n’appartient pas а la
providence de perdre la nature, mais de la conserver.
5° Il est un bien
qui ne pourrait sortir que d’un mal, comme le bien de la patience ne sort que
du mal de la persйcution, et le bien de la pйnitence que du mal de la
faute ; et cela n’empкche pas la faiblesse du mal par rapport au bien, car
de tels biens ne sont pas retirйs du mal comme d’une cause par soi, mais comme
par accident et matйriellement.
6° Ce qui est
produit doit nйcessairement avoir quant а son кtre la forme de ce qui produit,
car la production d’une rйalitй a son terme dans l’кtre de la rйalitй ; ce
qu’a produit un bon acteur ne peut donc кtre mal. Mais la providence ordonne la
rйalitй а une fin. Or la relation а la fin rйsulte de l’кtre de la
rйalitй ; voilа pourquoi il n’est pas impossible qu’un bon ordonne un mal
au bien, mais il est impossible qu’un bon ordonne une chose au mal ; car
de mкme que la bontй de celui qui produit amиne la forme de bontй dans les
choses produites, de mкme la bontй du pourvoyeur amиne une relation au bien
dans les choses pourvues.
7° On peut
considйrer de deux faзons les effets qui se produisent parmi les rйalitйs
infйrieures de ce monde : d’abord dans une relation aux causes prochaines,
et ainsi de nombreuses choses adviennent par hasard ; ensuite dans une
relation а la cause premiиre, et ainsi rien n’advient par hasard dans le monde.
Et cependant il ne s’ensuit pas que toutes choses adviennent nйcessairement,
car les effets ne suivent pas en nйcessitй et contingence les causes premiиres,
mais les causes prochaines.
8° Les choses qui
surviennent par une nйcessitй de la matiиre rйsultent de natures ordonnйes а
une fin, et en consйquence, ces choses peuvent elles aussi se tenir sous la
providence, ce qui ne serait pas le cas si tout se produisait par une nйcessitй
de la matiиre.
9° Le mal est
contraire au bien. Or aucun contraire n’amиne par lui-mкme а son contraire,
mais tout contraire amиne son contraire а son semblable ; ainsi le corps
chaud n’amиne rien а la fraоcheur, sinon par accident, mais c’est plutфt le
corps froid qui est ramenй а la chaleur par le corps chaud. Semblablement,
aucun bien n’ordonne une chose au mal, mais il l’ordonne plutфt au bien.
10° Faire le mal,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, ne convient nullement aux bons ;
par consйquent, faire le mal en vue d’un bien est rйprйhensible en l’homme, et
ne peut кtre attribuй а Dieu. Mais ordonner un mal au bien, cela n’est pas
contraire а la bontй de quelqu’un ; voilа pourquoi l’on attribue а Dieu de
permettre le mal en vue d’en retirer un bien. Article 5 : Les actes humains sont-ils
gouvernйs par la providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « les choses qui sont en nous ne
sont pas de la providence, mais de notre libre arbitre ». Or les actes qui
sont en nous sont ceux qu’on appelle humains. Ceux-ci ne sont donc pas soumis а
la divine providence.
2° Quelques-unes
des choses qui sont soumises а la providence sont d’autant plus parfaitement
pourvues qu’elles sont plus nobles. Or l’homme est plus noble que les crйatures
insensibles, qui maintiennent toujours leur cours et ne s’йcartent que rarement
de l’ordre droit ; mais les actes de l’homme s’йcartent frйquemment de
l’ordre droit. Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la providence.
3° Le mal de
faute est pour Dieu souverainement haпssable. Or nul pourvoyeur ne permet en
vue d’une autre chose ce qui lui dйplaоt souverainement, car alors, l’absence
de cette autre chose lui dйplairait davantage. Puis donc que Dieu permet que le
mal de faute se produise dans les actes humains, il semble que ceux-ci ne
soient pas gouvernйs par sa providence.
4° Ce qui est
abandonnй а soi n’est pas gouvernй par la providence. Or Dieu « a laissй
l’homme dans la main de son propre conseil », comme il est dit au livre de
l’Ecclйsiastique
(Eccli. 15, 14). Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la
providence.
5° Il est dit au
livre de l’Ecclйsiaste :
« J’ai vu que la course n’est pas pour les prompts, ni la guerre pour les
vaillants, mais que le temps et le hasard font toutes choses »
(Eccl. 9, 11) ; et il parle des actes humains. Il semble donc que les
actes humains soient le jouet du hasard, et
ne soient pas gouvernйs par la providence.
6° Chez les кtres
gouvernйs par la providence, des choses diffйrentes arrivent aux diffйrents
individus. Or, dans les rйalitйs humaines, les mкmes choses adviennent aux bons
et aux mйchants : « Tout advient йgalement au juste et а l’impie, au
bon et au mйchant » (Eccl. 9, 2). Les rйalitйs humaines ne sont
donc pas gouvernйes par la providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Saint Matthieu : « Vos cheveux mкmes sont tous comptйs »
(Mt 10, 30). Donc mкme les plus petites choses, dans les actes humains,
sont ordonnйes par la divine providence.
2° Punir,
rйcompenser et donner des commandements sont des actes de la providence, car
c’est par de tels actes que n’importe quelle providence gouverne ceux qui lui
sont soumis. Or Dieu fait toutes ces choses а l’endroit des actes humains. Tous
les actes humains sont donc soumis а la divine providence.
Rйponse :
Comme on l’a
dйjа dit, plus une chose est proche du premier principe, plus noble est sa
place sous l’ordre de la providence. Or parmi
toutes les autres choses, les
substances spirituelles s’approchent davantage du premier principe, et de lа
vient qu’on les dit marquйes de son image ; et voilа pourquoi elles
obtiennent de la divine providence non seulement d’кtre pourvues, mais aussi de
pourvoir. Telle est la raison pour laquelle les substances en question ont le
choix de leurs actes, mais non les autres crйatures qui sont seulement
pourvues, et non pourvoyeuses.
Or, puisque la
providence regarde la relation а la fin, il est nйcessaire qu’elle s’exerce
suivant la rиgle de la fin ; et parce que le premier pourvoyeur est
lui-mкme comme la fin de la providence, la rиgle de la providence lui est
unie ; il est donc impossible qu’une imperfection vienne de sa part dans
les choses pourvues par lui, de sorte qu’il n’y a d’imperfection en elles que
de leur cфtй. Or les crйatures auxquelles la providence est communiquйe ne sont
pas les fins de leur providence, mais sont ordonnйes а une autre fin, qui est
Dieu ; il est donc nйcessaire qu’elles reзoivent de la rиgle divine la
rectitude de leur providence. Et c’est pourquoi une imperfection peut se
produire dans leur providence non seulement du cфtй des choses pourvues, mais
encore du cфtй des pourvoyeuses. Toutefois, plus une crйature s’attache а la
rиgle du premier pourvoyeur, plus l’ordre de la providence de cette crйature
possиde une constante rectitude.
Donc, parce que
de telles crйatures peuvent faillir dans leurs actes, et qu’elles sont les
causes de leurs actes, il en rйsulte que leurs imperfections ont la raison
formelle de faute, ce qui n’йtait pas le cas des imperfections des autres
crйatures. Mais parce que de telles crйatures spirituelles sont incorruptibles
mкme quant aux individus, mкme leurs individus sont pourvus pour soi ; et
c’est pourquoi les imperfections qui se produisent en eux sont ordonnйes а la
peine ou а la rйcompense suivant ce qui leur convient, et pas seulement en tant
qu’ils sont ordonnйs а d’autres choses.
Et au nombre de
ces crйatures est l’homme, car sa forme, c’est-а-dire son вme, est la crйature
spirituelle qui est а la racine des actes humains, et qui donne au corps humain
lui aussi une relation а l’immortalitй. Voilа pourquoi les actes humains sont
soumis а la divine providence а la faзon dont les hommes sont eux-mкmes les
providences de leurs actes, et leurs imperfections sont ordonnйes suivant ce
qui leur convient, et pas seulement suivant ce qui convient а d’autres choses. Ainsi,
le pйchй de l’homme est ordonnй par Dieu а son bien, comme lorsque, se relevant
aprиs le pйchй, il est rendu plus humble ; ou du moins, ordonnй au bien
qui est rйalisй en lui par la divine justice, lorsqu’il est puni pour un
pйchй ; tandis que les imperfections se produisant dans les crйatures
sensibles sont ordonnйes seulement а ce qui convient а d’autres choses, comme
la corruption de ce feu est ordonnйe а la gйnйration de cet air. Aussi est-il
dit au livre de la Sagesse, pour dйsigner ce mode spйcial de la providence par
lequel Dieu gouverne les actes humains : « C’est avec une grande
considйration que vous nous gouvernez » (Sag. 12, 18).
Rйponse aux objections :
1° La parole de
saint Jean Damascиne ne doit pas кtre entendue en ce sens que les choses qui
sont en nous, c’est-а-dire en notre choix, seraient entiиrement exclues de la
divine providence ; mais en ce sens qu’elles ne sont pas dйterminйes а un
seul objet par la divine providence, comme celles qui n’ont pas la libertй de
l’arbitre.
2° Les rйalitйs
naturelles insensibles ne sont pourvues que par Dieu ; voilа pourquoi il
ne peut s’y produire d’imperfection du cфtй du pourvoyeur, mais seulement du
cфtй des choses pourvues. Mais les actes humains peuvent avoir une imperfection
du cфtй de la providence humaine ; et c’est pourquoi l’on trouve plus
d’imperfections et de dйsordres dans les actes humains que dans les actes
naturels. Et cependant, que l’homme ait la providence de ses actes, appartient
а sa noblesse ; la multiplicitй des imperfections n’empкche donc pas que
l’homme dйtienne sous la divine providence un rang plus noble.
3° Dieu aime
davantage ce qui est meilleur, aussi prйfиre-t-il la prйsence d’une chose
meilleure а l’absence d’un plus petit mal, l’absence de mal йtant aussi un
certain bien ; et c’est pourquoi, afin d’en faire sortir des biens
plus grands, il permet que quelques-uns tombent mкme en des maux de
faute, qui sont d’un genre souverainement haпssable, quoique l’un d’eux
lui soit plus haпssable qu’un autre ; pour guйrir l’un d’eux, il permet donc parfois que l’on tombe
dans un autre.
4° Dieu a laissй
l’homme dans la main de son propre conseil, parce qu’il l’a йtabli providence
de ses propres actes ; mais cependant, la providence de l’homme sur ses
actes n’exclut pas la divine providence sur ces mкmes actes, de mкme que les
puissances actives des crйatures n’excluent pas non plus la puissance active de
Dieu.
5° Quoique de
nombreux actes humains se produisent par hasard si l’on considиre les causes
infйrieures, rien cependant n’arrive par hasard si l’on considиre la divine
providence, qui les dйpasse toutes. Que tant de choses parmi les actes humains
se produisent alors que le contraire devrait arriver, comme on le constate si
l’on considиre les causes infйrieures, montre aussi que les actes humains sont
gouvernйs par la divine providence ; et par elle il se produit frйquemment
que de plus puissants succombent : ce qui montre, en effet, que l’on est
vainqueur par la divine providence plus que par la puissance humaine ; et
il en est de mкme en d’autres cas.
6° Certes, parce
que nous ne savons pas pour quelle raison la providence divine dispense chaque
chose, il nous semble que tout advient pareillement aux bons et aux
mйchants ; cependant il n’est pas douteux qu’en tous les biens et les maux
qui adviennent soit aux bons soit aux mйchants il y ait une raison droite
suivant laquelle la divine providence ordonne toutes choses. Et parce que nous
ignorons cette raison, il nous semble qu’elles adviennent de faзon dйsordonnйe
et dйraisonnable. Par exemple, а qui entrerait dans l’atelier d’un forgeron, il
semblerait que les instruments de forge ont йtй inutilement multipliйs, s’il ne
connaоt pas le mode d’emploi de chacun d’eux ; et pourtant, а qui
considиre la puissance de l’art, il apparaоt que cette multiplication a une
cause raisonnable. Article 6 : Les bкtes et leurs actes sont-ils
soumis а la divine providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit
dans la premiиre Йpоtre aux Corinthiens que « Dieu ne se met pas en
peine des bњufs » (1Co 9, 9). Donc des autres bкtes non plus, pour la
mкme raison.
2° Il est dit au
livre d’Habacuc : « Vous traiteriez donc les hommes comme les
poissons de la mer ? » (Ha 1, 14). Et ce sont les paroles du
prophиte qui se plaint d’un bouleversement de l’ordre qui semble se produire
dans les actes humains. Il semble donc que les actes des crйatures
irrationnelles ne soient pas gouvernйs par la divine providence.
3° Si l’homme
innocent йtait puni, et que sa peine ne tournвt point а son profit, il semblerait
que les rйalitйs humaines ne soient pas gouvernйes par la providence. Or il n’y
a pas de faute chez les bкtes ; et si elles sont parfois mises а mort,
cela n’est pas ordonnй а leur bien, parce qu’il n’y a aucune rйcompense pour
elles aprиs la mort. Leur vie n’est donc pas gouvernйe par la providence.
4° Un кtre n’est
gouvernй par la divine providence que s’il est ordonnй а la fin voulue par
celle-ci, et qui n’est autre que Dieu lui-mкme. Or les bкtes ne peuvent
parvenir а la participation de Dieu, puisqu’elles ne sont pas capables de
bйatitude. Il semble donc qu’elles ne soient pas gouvernйes par la divine
providence.
En sens contraire :
1° Il est dit en
saint Matthieu (10, 29), que pas un seul des passereaux ne tombe sur la terre
sans la permission du Pиre cйleste.
2° Les bкtes sont
plus parfaites que les crйatures insensibles. Or les autres crйatures sont
soumis а la divine providence, et aussi tous leurs actes. Donc les bкtes aussi,
а bien plus forte raison.
Rйponse :
Il y a eu deux
erreurs sur cette question. Certains en effet ont prйtendu que les bкtes
n’йtaient gouvernйes par la providence qu’en tant qu’elles participent а la
nature de l’espиce, qui est pourvue et ordonnйe par Dieu ; et ils
rapportent а ce mode de providence tout ce qui, dans la Sainte Йcriture, semble
impliquer une providence de Dieu а l’йgard des animaux, comme ce passage :
« Qui donne aux bкtes leur nourriture, et aux petits, etc. »
(Ps. 146, 9) ; et encore : « Les petits des lions rugiront,
etc. » (Ps. 103, 21) ; et de nombreux passages de ce genre. Mais
cette erreur attribue а Dieu une trиs grande imperfection : car il est
impossible qu’il connaisse les actes singuliers des bкtes et ne les ordonne
pas, puisqu’il est suprкmement bon et qu’il rйpand par consйquent sa bontй sur
toutes choses. L’erreur susdite porte donc atteinte soit а la science divine,
en lui retirant la connaissance des particuliers, soit а la divine bontй, en
lui retirant l’ordination des particuliers en tant que tels.
C’est pourquoi
d’autres ont prйtendu que les actes des bкtes sont aussi soumis а la divine
providence, et de la mкme faзon que les actes des crйatures raisonnables, de
sorte qu’elle ne souffre pas qu’un mal arrive en elles sans l’ordonner а leur
bien. Mais cela aussi s’йcarte de la raison, car la rйcompense ou la peine
n’est due qu’а celui qui possиde le libre arbitre.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre que les bкtes et tous leurs actes, mкme dans leur singularitй,
sont soumis а la divine providence, mais pas de la mкme faзon que les hommes et
leurs actes : car il y a une providence des hommes pour eux-mкmes, mкme
dans leur singularitй, alors que chacune des bкtes n’est pourvue que pour autre
chose, comme on l’a dit des autres crйatures corruptibles. Et c’est pourquoi le
mal qui arrive chez une bкte n’est pas ordonnй а son bien, mais au bien d’autre
chose, comme la mort de l’вne est ordonnйe au bien du lion ou du loup. Mais le
meurtre de l’homme qui est tuй par un lion est ordonnй non seulement а cela
mais aussi, et principalement, а sa peine, ou а l’augmentation du mйrite, qui
croоt par la patience.
Rйponse aux objections :
1° Le propos de
l’Apфtre n’est pas d’йcarter universellement les bкtes du soin divin, mais de
dire que Dieu n’en prend pas soin au point de donner а l’homme une loi en leur
faveur, c’est-а-dire pour qu’il leur fasse du bien, ou qu’il s’abstienne de les
tuer : car les bкtes sont faites pour l’usage des hommes ; elles ne
sont donc pas pourvues pour elles-mкmes, mais pour l’homme.
2° Chez les
poissons et les bкtes, Dieu a ordonnй que les plus puissants soumettent les
plus faibles sans considйration d’un mйrite ou d’un dйmйrite, mais seulement
pour la conservation du bien de la nature ; voilа pourquoi le Prophиte
serait surpris si les rйalitйs humaines йtaient aussi gouvernйes de cette
faзon, ce qui est aberrant.
3° Dans les
rйalitйs humaines est requis un autre ordre providentiel que chez les
bкtes ; si donc l’ordre par lequel les bкtes sont ordonnйes rйgnait seul
dans les rйalitйs humaines, celles-ci sembleraient non pourvues ;
cependant cet ordre suffit pour la providence des bкtes.
4° Dieu lui-mкme
est la fin de toutes les crйatures, mais de diffйrentes faзons : il est
appelй la fin de certaines crйatures, parce qu’elles ont une part а la
ressemblance de Dieu ; et ceci est commun а toutes les crйatures. Mais de
certaines d’entre elles il est la fin de telle faзon que celles-ci atteignent
Dieu mкme par leur opйration ; et cela n’appartient qu’aux crйatures
raisonnables, qui peuvent connaоtre et aimer Dieu, en qui rйside leur
bйatitude. Article 7 : Les pйcheurs sont-ils gouvernйs par
la divine providence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° En effet, ce
qui est abandonnй а soi n’est pas gouvernй. Or les mйchants sont abandonnйs а
eux-mкmes : « Je les ai abandonnйs aux dйsirs de leurs cњurs ;
ils iront, etc. » (Ps. 80, 13). Les mйchants ne sont donc pas
gouvernйs par la providence.
2° Il appartient
а la providence par laquelle Dieu gouverne les hommes d’employer les anges а
les garder. Or les hommes sont parfois abandonnйs des anges qui les gardent, et
la voix de ceux-ci est rapportйe au livre de Jйrйmie : « Nous avons
soignй Babylone, et elle n’a pas guйri ; abandonnons-la ! »
(Jйr. 51, 9). Les mйchants ne sont donc pas gouvernйs par la divine
providence.
3° Ce qui est
donnй aux bons en rйcompense ne convient pas aux mйchants. Or il est promis aux
bons en rйcompense qu’ils seraient gouvernйs par Dieu : « Les yeux du
Seigneur sont sur les justes, etc. » (Ps. 33, 16). Donc, etc.
En sens contraire :
Personne ne
punit justement ceux qui ne sont pas sous son gouvernement. Or Dieu punit
justement les mйchants pour ce en quoi ils pиchent. Ils sont donc soumis а son
gouvernement lui-mкme.
Rйponse :
La providence
divine s’йtend aux hommes de deux faзons : d’abord en tant qu’ils sont
eux-mкmes pourvus ; ensuite en tant qu’ils sont faits pourvoyeurs. Or,
selon qu’en pourvoyant ils dйfaillent ou gardent la rectitude, ils sont appelйs
bons ou mйchants ; et en tant qu’ils sont pourvus, des biens ou des maux
leur sont donnйs par Dieu.
Et suivant
qu’ils se comportent eux-mкmes de diffйrentes faзons en pourvoyant, il est
diversement pourvu а leur endroit : car si, en pourvoyant, ils gardent
l’ordre droit, alors la providence garde aussi pour eux un ordre qui convient а
la dignitй humaine, а savoir que rien ne leur advient qui ne tourne а leur
bien, et que tout ce qui leur arrive les incite au bien, selon ce passage de
l’Йpitre aux Romains : « Pour ceux qui aiment Dieu, tout coopиre au
bien » (Rom. 8, 28). Mais si, en pourvoyant, ils ne gardent pas
l’ordre qui convient а la crйature raisonnable, mais qu’ils pourvoient suivant
le mode des bкtes, alors la divine providence ordonnera aussi pour eux suivant
l’ordre qui revient aux bкtes : de sorte que les choses qui en eux sont
bonnes ou mauvaises ne soient pas ordonnйes а leur bien propre, mais au bien
des autres, selon ce passage du Psaume : « L’homme, lorsqu’il йtait
en honneur, ne l’a pas compris : il a йtй comparй, etc. »
(Ps. 48, 13).
Il est donc
clair que la divine providence gouverne d’une faзon plus йlevйe les bons que
les mйchants : car lorsqu’ils sortent d’un ordre de la providence, qui
consiste а faire la volontй de Dieu, les mйchants tombent dans un autre ordre,
qui consiste en ce que la volontй divine s’accomplisse а leur sujet ;
tandis que les bons sont quant а l’un et l’autre dans l’ordre droit de la
providence.
Rйponse aux objections :
1° Il est dit de
Dieu qu’il abandonne les mйchants, non pas en ce sens qu’ils seraient tout а
fait йtrangers а sa providence, mais en ce sens qu’il n’ordonne pas leurs actes
а leur avancement ; et cela surtout quant aux rйprouvйs.
2° Les anges qui
sont dйputйs а la garde des hommes ne dйlaissent jamais totalement
l’homme ; mais il est dit qu’ils le dйlaissent parce que, par un juste
jugement de Dieu, ils lui permettent de tomber dans la faute ou dans la peine.
3° Un mode
spйcial de la providence est promis aux bons en rйcompense ; et il ne
revient pas aux mйchants, comme on l’a dit. Article 8 : La crйation corporelle est-elle
tout entiиre gouvernйe par la divine providence au moyen de la crйation
angйlique ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit au
livre de Job : « Qui d’autre a-t-il mis sur la terre, ou qui a-t-il
йtabli sur l’univers qu’il a crйй ? » (Job 34, 13), ce que saint
Grйgoire commente ainsi : « Car il gouverne le monde par lui-mкme,
celui qui l’a crйй par lui-mкme. » Dieu ne gouverne donc pas la crйation
corporelle au moyen de la spirituelle.
2° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre qu’il est aberrant de dire que l’auteur des
rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu seul est l’auteur immйdiat des
crйatures corporelles. Il gouverne donc aussi les crйatures corporelles sans
intermйdiaire.
3° Hugues de
Saint-Victor dit, dans son De
sacramentis, que la divine providence est sa prйdestination, qui est la
souveraine sagesse et la souveraine bontй. Or le bien souverain, ou la
souveraine sagesse, n’est communiquй а aucune crйature. Donc la providence non
plus ; il ne pourvoit donc pas aux besoins des crйatures corporelles par
l’intermйdiaire des spirituelles.
4° Les crйatures
corporelles sont gouvernйes par la providence en tant qu’elles sont ordonnйes а
une fin. Or les corps sont ordonnйs а une fin par leurs opйrations naturelles,
qui rйsultent de leurs natures dйterminйes. Puis donc que les natures
dйterminйes des corps naturels ne proviennent pas des crйatures spirituelles,
mais immйdiatement de Dieu, il semble qu’ils ne soient pas gouvernйs au moyen
des substances spirituelles.
5° Saint
Augustin, au huitiиme livre sur la Genиse
au sens littйral, distingue deux opйrations de la providence : l’une
naturelle, l’autre volontaire ; et il dit que la naturelle est celle qui
donne l’accroissement aux arbres et aux plantes, tandis que la volontaire se
rйalise par les њuvres des anges et des hommes ; et de la sorte, il est
clair que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par l’opйration
naturelle de la providence. Elles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des
anges, car alors l’opйration serait volontaire.
6° Ce qui est
attribuй а quelqu’un en raison de sa dignitй ne convient pas а celui qui n’a
pas une semblable dignitй. Or, comme dit saint Jйrфme, « grande est la
dignitй des вmes, pour qu’elles aient chacune un ange dйputй а sa garde ».
Or cette dignitй ne se rencontre pas dans les crйatures corporelles. Elles ne
sont donc pas confiйes а la providence et au gouvernement des anges.
7° Les effets et
le cours attendu des rйalitйs corporelles de ce monde sont frйquemment
empкchйs. Or ce ne serait pas le cas si elles йtaient gouvernйes au moyen des
anges : car, ou bien ces dйfauts se produiraient par leur volontй, ce qui
est impossible puisqu’ils ont йtй йtablis au contraire pour gouverner la nature
dans son ordre exact ; ou bien cela arriverait contre leur grй, ce qui est
encore impossible, car ils ne seraient pas bienheureux si quelque chose
arrivait contre leur grй. Les crйatures corporelles ne sont donc pas gouvernйes
au moyen des spirituelles.
8° Plus une cause
est excellente et puissante, plus son effet est parfait. Or les causes
infйrieures produisent des effets qui peuvent кtre conservйs dans l’existence,
mкme en l’absence de l’opйration de la cause qui les produit, comme le couteau
en l’absence de l’opйration du forgeron. Donc а bien plus forte raison les effets
divins pourront-ils subsister par eux-mкmes sans le gouvernement d’aucune cause
pourvoyeuse ; et voilа pourquoi ils n’ont pas besoin d’кtre gouvernйs par
les anges.
9° La divine
bontй a crйй l’univers entier pour se manifester, suivant ce passage du livre
des Proverbes : « Le Seigneur a tout opйrй pour lui-mкme »
(Prov. 16, 4). Or la divine bontй, comme dit aussi saint Augustin, se
manifeste plus dans la diversitй des natures que dans la multitude des choses
de mкme nature ; c’est pourquoi elle n’a pas fait toutes les crйatures
raisonnables ou existantes par soi, mais certaines irrationnelles, et certaines
existantes en autre chose, comme les accidents. Il semble donc que, pour une
plus grande manifestation de soi, elle ait fait non seulement des crйatures qui
ont besoin d’un gouvernement йtranger, mais aussi quelques autres qui n’ont
besoin d’aucun gouvernement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
10° L’acte de la
crйature se divise en premier et second. L’acte premier est la forme, et
l’existence que donne la forme. La forme est appelйe acte premiиrement premier,
et l’existence, acte secondement premier. L’acte second est l’opйration. Or les
rйalitйs corporelles proviennent immйdiatement de Dieu quant а l’acte premier.
Les actes seconds sont donc eux aussi causйs immйdiatement par Dieu. Or nul ne
gouverne quelqu’un sans кtre en quelque faзon la cause de son opйration. De
telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des
spirituelles.
11° Il y a deux
faзons de gouverner : d’abord par influx de lumiиre ou de connaissance,
comme le maоtre gouverne les йcoles, et le recteur la citй ; ensuite par
influx de mouvement, comme le pilote gouverne le navire. Or les crйatures spirituelles ne gouvernent pas les corporelles
par influx de connaissance ou de lumiиre, car les rйalitйs corporelles de ce
monde ne reзoivent pas la connaissance. Ni davantage par influx de mouvement,
car le moteur doit nйcessairement кtre uni au mobile, comme cela est prouvй au
septiиme livre de la Physique ;
or les substances spirituelles ne sont pas unies aux corps infйrieurs de ce
monde. Donc en aucune faзon les substances corporelles ne sont gouvernйes au
moyen des spirituelles.
12° Selon l’avis
de saint Augustin, Dieu a crйй en un mкme instant un monde parfait en toutes
ses parties, afin qu’en cela sa puissance soit davantage manifestйe. Or,
semblablement aussi, sa providence serait davantage signalйe si elle gouvernait toutes choses
immйdiatement. Elle ne gouverne donc pas les crйatures corporelles au moyen des
spirituelles.
13° Boиce dit au
troisiиme livre sur la Consolation :
« Dieu dispose toutes choses par soi seul. » Les rйalitйs corporelles
ne sont donc pas disposйes au moyen des spirituelles.
En sens contraire :
1° Saint Grйgoire
dit au quatriиme livre des Dialogues :
« Dans ce monde visible, rien ne peut кtre agencй que par une crйature
invisible. »
2° Saint Augustin
dit au troisiиme livre De la Trinitй :
« Toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes en un certain ordre par
l’esprit de vie. »
3° Saint Augustin
dit au livre des 83 Questions :
« Dieu fait certaines choses par lui-mкme, comme illuminer les вmes et les
rendre bienheureuses, tandis qu’il fait les autres par la crйature ordonnйe а
son service selon ses mйrites par des lois irrйprochables : car la
providence divine s’йtend jusqu’а l’administration des passereaux, et jusqu’а
la beautй de l’herbe des champs, et mкme jusqu’au nombre de nos cheveux. »
Or la crйature ordonnйe au service de Dieu par des lois irrйprochables est la crйature
angйlique. Dieu gouverne donc par elle les rйalitйs corporelles.
4° Commentant ce
passage du livre des Nombres : « Balaam se leva le matin, et ayant
prйparй, etc. » (Nb 22, 21), Origиne dit dans la Glose : « Le monde a besoin
des anges, qui sont au-dessus des bкtes et prйsident а la naissance des
animaux, des jeunes pousses, des plantations, et aux accroissements des autres
кtres. »
5° Hugues de
Saint-Victor dit que par le ministиre des anges non seulement la vie humaine
est gouvernйe, mais aussi les choses qui sont ordonnйes а la vie des hommes. Or
toutes les rйalitйs corporelles sont ordonnйes а l’homme. Toutes sont donc
gouvernйes au moyen des anges.
6° En toutes les
choses qui sont coordonnйes entre elles, les premiиres agissent sur les suivantes,
et non l’inverse. Or les substances spirituelles sont antйrieures aux
substances corporelles, comme plus proches du premier кtre. Les substances
corporelles sont donc gouvernйes par l’actions des spirituelles, et non
l’inverse.
7° L’homme est
appelй un microcosme, parce que l’вme gouverne le corps humain а la faзon dont
Dieu gouverne tout l’univers ; et en cela, l’вme est dite plus а l’image
de Dieu que les anges. Or notre вme gouverne le corps au moyen de certains
esprits qui sont certes spirituels par rapport au corps, mais corporels par
rapport а l’вme. Dieu gouvernera donc lui aussi la crйature corporelle au moyen
des crйatures spirituelles.
8° Notre вme
exerce certaines opйrations de faзon immйdiate, ainsi le penser et le
vouloir ; mais d’autres au moyen d’instruments corporels, ainsi les
opйrations de l’вme sensitive et vйgйtative. Or Dieu exerce certaines
opйrations de faзon immйdiate, comme bйatifier les вmes, et d’autres qu’il
opиre dans les plus hautes substances. Des opйrations divines auront donc lieu
aussi dans les substances les plus basses, par l’intermйdiaire des substances
les plus hautes.
9° La cause
premiиre n’enlиve pas son opйration а la cause seconde, mais elle la fortifie,
comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Or, si Dieu gouvernait
toutes choses immйdiatement, alors les causes secondes ne pourraient avoir
aucune opйration. Dieu gouverne donc les rйalitйs infйrieures par les
supйrieures.
10° Dans
l’univers, il y a quelque chose de gouvernй et non gouvernant, comme les
derniers des corps ; et quelque chose de gouvernant et non gouvernй, comme
Dieu. Il y aura donc quelque chose de gouvernant et gouvernй, ce qui est entre
les deux. Dieu gouverne donc les crйatures infйrieures au moyen des
supйrieures.
Rйponse :
La cause de la
production des rйalitйs est la divine bontй, comme disent Denys et saint
Augustin. Dieu voulut, en effet, autant que possible, communiquer la perfection
de sa bontй а une crйature autre que lui. Or la divine bontй a une double
perfection : d’abord par soi, c’est-а-dire en tant qu’elle contient
surйminemment en soi toute perfection. Ensuite, en tant qu’elle influe sur les
rйalitйs, c’est-а-dire en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. Il convenait
donc а la divine bontй que l’une et l’autre perfection fussent communiquйes а
la crйature, c’est-а-dire que la rйalitй crййe non seulement tоnt de la divine
bontй l’existence et la bontй, mais aussi qu’elle donnвt а autre chose
l’existence et la bontй ; ainsi йgalement le soleil, par la diffusion de ses
rayons, rend les corps non seulement illuminйs, mais aussi illuminants, l’ordre
йtant toutefois conservй selon lequel les choses qui sont plus conformes au
soleil reзoivent davantage de sa lumiиre, et par lа mкme non seulement ce qui
leur suffit, mais encore de quoi en rйpandre l’influx sur d’autres.
Voilа pourquoi,
dans l’ordre de l’univers, les crйatures supйrieures tiennent de l’influence de
la divine bontй non seulement d’кtre bonnes en elles-mкmes, mais aussi d’кtre
la cause de la bontй d’autres crйatures qui ont le dernier mode de
participation а la divine bontй, c’est-а-dire seulement pour кtre, et non pour
causer d’autres choses. Et c’est pourquoi l’agent est toujours plus noble que
le patient, comme disent saint Augustin et le Philosophe. Or, parmi les
crйatures supйrieures, les plus proches de Dieu sont les crйatures
raisonnables, qui sont а la ressemblance de Dieu, vivent et pensent ;
aussi leur est-il confйrй par la divine bontй non seulement d’influer sur
d’autres crйatures, mais encore de dйtenir le mode d’influence de Dieu, а
savoir par volontй et non par nйcessitй de nature. Dieu gouverne donc les
crйatures infйrieures а la fois par les crйatures spirituelles et par les plus
dignes des crйatures corporelles ; mais il pourvoit par les crйatures
corporelles de faзon а ne point les faire pourvoyeuses mais seulement agentes,
tandis que par les crйatures spirituelles il pourvoit de faзon а les faire
pourvoyeuses.
Mais un ordre
se rencontre aussi chez les crйatures raisonnables. Parmi elles, en effet, les
вmes raisonnables tiennent le dernier rang, et leur lumiиre est voilйe par rapport а la lumiиre qui est dans
les anges ; voilа pourquoi elles ont une connaissance plus particuliиre,
comme dit Denys ; aussi leur providence est-elle restreinte а peu de
chose : aux rйalitйs humaines et а celles qui peuvent servir а la vie
humaine. Mais la providence des anges est universelle et s’йtend sur toute la
crйation corporelle ; et c’est pourquoi tant les saints que les
philosophes disent que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par la
divine providence au moyen des anges.
Cependant, il
nous est nйcessaire de nous sйparer des philosophes en ceci. Certains d’entre
eux posent que les rйalitйs corporelles non seulement sont administrйes mais
encore ont йtй crййes par la providence des anges ; or cela est йtranger а
la foi. Il est donc nйcessaire de poser, suivant les avis des saints, que les
rйalitйs corporelles de ce monde ne sont administrйes au moyen des anges que
par voie de mouvement, c’est-а-dire en tant qu’ils meuvent les corps
supйrieurs, par les mouvements desquels sont causйs les mouvements des corps
infйrieurs.
Rйponse aux objections :
1° La formule
exclusive exclut de l’opйration non pas l’instrument, mais un autre agent
principal. Par exemple, si l’on dit : « seul Socrate fait un
couteau », ce n’est pas l’opйration du marteau qui est exclue, mais celle
d’un autre forgeron. De mкme aussi ce qui est dit — que Dieu gouverne le
monde par lui-mкme — exclut non pas l’opйration des causes infйrieures,
par lesquelles Dieu agit comme par des instruments intermйdiaires, mais la
direction d’un autre [agent] qui gouvernerait principalement.
2° Le
gouvernement de la rйalitй concerne sa relation а la fin. Or la relation de la
rйalitй а la fin prйsuppose son existence ; mais l’existence ne prйsuppose
rien d’autre ; voilа pourquoi la crйation, par laquelle les rйalitйs
furent amenйes а l’existence, appartient seulement а la cause qui n’en
prйsuppose aucune autre qui la soutienne ; mais le gouvernement peut
appartenir aux causes qui en prйsupposent d’autres ; par consйquent, il
n’est pas nйcessaire que Dieu ait crйй au moyen des causes au moyen desquelles
il gouverne.
3° Les choses que
les crйatures reзoivent de Dieu ne peuvent кtre en celles-ci comme elles sont
en Dieu ; voilа pourquoi entre les noms qui sont dits de Dieu apparaоt la
diffйrence suivante : ceux qui expriment simplement une perfection sont
communicables aux crйatures, mais ceux qui expriment en plus d’une perfection
la faзon dont ils se trouvent en Dieu, ne peuvent кtre communiquйs aux
crйatures ; ainsi la toute-puissance, la souveraine sagesse, et la
souveraine bontй. Donc, а l’йvidence, quoique le souverain bien ne soit pas
communiquй а la crйature, la providence peut cependant кtre communiquйe.
4° Bien que
l’йtablissement de la nature, par lequel les rйalitйs corporelles sont
inclinйes vers la fin, provienne immйdiatement de Dieu, cependant leur
mouvement et leur action peuvent se produire par l’intermйdiaire des
anges ; de mкme aussi dans la nature infйrieure les raisons sйminales ne
proviennent que de Dieu, mais la providence de l’agriculteur les aide а passer
а l’acte ; donc, de mкme que l’agriculteur gouverne la croissance du
champ, de mкme toute opйration de la crйation corporelle est administrйe par
les anges.
5° Saint Augustin
distingue entre l’opйration naturelle de la providence et l’opйration
volontaire d’aprиs la considйration des principes prochains de l’opйration, car
le principe prochain de quelque opйration soumise а la providence est la
nature, et celui de quelque autre la volontй ; mais le principe йloignй de
toutes est la volontй, au moins la volontй divine ; l’argument n’est donc
pas probant.
6° Toutes les
rйalitйs corporelles sont soumises а la divine providence, et pourtant l’on dit
qu’elle n’a souci que des hommes, en raison de son mode spйcial ; ainsi
йgalement, bien que toutes les rйalitйs corporelles soient soumises au
gouvernement des anges, cependant, parce qu’ils sont plus spйcialement dйputйs
а la garde des hommes, cela est attribuй а la dignitй des вmes.
7° La volontй du
Dieu qui gouverne n’est pas opposйe aux imperfections qui se produisent dans
les rйalitйs, mais elle les accorde ou les permet ; il en est absolument
de mкme aussi pour les volontйs des anges, qui se conforment parfaitement а la
volontй divine.
8° Comme dit
Avicenne dans sa Mйtaphysique, aucun
effet ne peut demeurer si l’on фte ce qui йtait sa cause, en tant que telle. Or
parmi les causes infйrieures, certaines sont causes du devenir, d’autres sont
causes de l’existence. Et l’on appelle cause du devenir ce qui tire une forme
de la puissance de la matiиre par un mouvement, comme le forgeron est la cause
efficiente du couteau ; tandis que la cause de l’existence d’une rйalitй
est ce dont l’existence d’une rйalitй dйpend par soi, comme l’existence de la
lumiиre dans l’air dйpend du soleil. Donc, une fois фtй le forgeron, le devenir
du couteau cesse, mais non son existence ; par contre, le soleil йtant
absent, l’existence de la lumiиre dans l’air cesse ; et semblablement,
l’action divine cessant, l’existence de la crйature cesserait tout а fait,
puisque Dieu est pour les rйalitйs la cause non seulement du devenir, mais
aussi de l’existence.
9° La condition
consistant а possйder l’existence sans que rien la conserve, n’est pas possible
pour la crйature : car cela rйpugne а la dйfinition de la crйature, qui,
en tant que telle, a un кtre causй, et par lа mкme dйpendant d’autrui.
10° Plus de choses
sont requises pour l’acte second que pour l’acte premier : voilа pourquoi
il n’est pas aberrant qu’une chose soit la cause d’une autre quant au mouvement
et а l’opйration, et ne soit pas sa cause quant а l’кtre.
11° La crйation
spirituelle gouverne la corporelle par influx de mouvement ; et il n’en
rйsulte pas nйcessairement que [les crйatures spirituelles] soient unies а tous
les corps, mais seulement а ceux qu’elles meuvent immйdiatement, les premiers
corps ; et elles ne leur sont pas unies comme des formes, comme certains
l’ont posй, mais seulement comme des moteurs.
12° La grandeur de
la providence et de la bontй divines est plus manifestйe en ce que Dieu
gouverne les rйalitйs infйrieures par les supйrieures, que s’il gouvernait
toutes choses immйdiatement : car de la sorte, la perfection de la divine
bontй est communiquйe aux crйatures sous de plus nombreux rapports, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
13° Quand on dit
qu’une chose se produit par une autre, la prйposition « par »
implique la cause de l’opйration. Or, puisque l’opйration est intermйdiaire
entre l’opйrateur et l’opйrй, cette prйposition peut impliquer la cause de
l’opйration soit parce que celle-ci se termine а l’opйrй, et l’on dit ainsi que
par un instrument une chose parvient а l’existence ; soit parce qu’elle
йmane de l’opйrateur, et l’on dit ainsi que par la forme de l’agent une chose
parvient а l’existence ; en effet, ce n’est pas l’instrument qui est la
cause de l’agent pour qu’il agisse, mais seulement la forme de l’agent, ou un
agent supйrieur, tandis que l’instrument est cause pour l’opйrй de ce qu’il
reзoit l’action de l’agent. Lors donc qu’il est dit que Dieu dispose toutes
choses par soi seul, l’expression « par » dйsigne la cause de la
disposition divine en tant qu’elle йmane de Dieu qui dispose ; et de la
sorte, il est dit qu’il dispose par soi seul parce qu’il n’est pas mы par un
autre supйrieur qui disposerait, et qu’il ne dispose pas non plus par une forme
йtrangиre, mais par sa propre bontй. Article 9 : La divine providence dispose-t-elle
les corps infйrieurs par les corps cйlestes ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre : « Nous disons, nous, que
ceux-ci » — c’est-а-dire les corps supйrieurs — « ne sont
la cause ni de ce qui advient, ni de la corruption de ce qui est corruptible. »
Puis donc que les rйalitйs infйrieures de ce monde sont gйnйrables et
corruptibles, elles ne sont pas disposйes par les corps supйrieurs.
2° [Le rйpondant] disait : il est dit
qu’ils n’en sont pas la cause parce qu’ils n’induisent pas de nйcessitй dans
les rйalitйs infйrieures de ce monde. En sens
contraire : Si l’effet du corps cйleste dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde est empкchй, ce ne peut кtre qu’en raison d’une
disposition qui se rencontre en elles. Or, si elles sont gouvernйes par les rйalitйs
supйrieures, il est nйcessaire de rapporter aussi cette disposition empкchante
а quelque puissance d’un corps cйleste. L’empкchement ne peut donc exister
parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde que suivant l’exigence des
supйrieures ; et de la sorte, si les supйrieures ont une nйcessitй dans
leurs mouvements, elles amиneront aussi une nйcessitй dans les infйrieures, si
elles sont gouvernйes par les supйrieures.
3° Pour qu’une
action s’accomplisse, il suffit d’un agent et d’un patient. Or, dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde, on rencontre des puissances actives
naturelles, et aussi des puissances passives. La puissance d’un corps cйleste
n’est donc pas exigйe pour leurs actions ; elles ne sont donc pas
gouvernйes au moyen des corps cйlestes.
4° Saint Augustin
dit que l’on rencontre dans la rйalitй un agi non agent, tels les corps, un
agent non agi, tel Dieu, et un agent agi, telles les substances spirituelles.
Or les corps cйlestes sont des rйalitйs purement corporelles. Ils n’ont donc
pas la puissance d’agir sur les rйalitйs infйrieures de ce monde ; et par
consйquent, celles-ci ne sont pas disposйes au moyen d’eux.
5° Si le corps
cйleste a une action dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, alors ou bien
il agit comme corps, c’est-а-dire par une forme corporelle, ou bien il agit par
quelque chose d’autre. Or ce n’est pas comme corps, car dans ce cas, l’agir
conviendrait а n’importe quel corps ; or il ne semble pas en кtre ainsi,
suivant saint Augustin. Si donc [les corps cйlestes] agissent, ils le font par
quelque chose d’autre ; et par consйquent, l’action doit кtre attribuйe а
cette puissance incorporelle et non aux corps cйlestes eux-mкmes ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° Ce qui ne
convient pas au premier, ne convient pas non plus au suivant. Or, comme dit le
Commentateur au livre sur la Substance du
monde, les formes corporelles prйsupposent des dimensions indйterminйes
dans la matiиre ; or les dimensions n’agissent pas, car la quantitй n’est
le principe d’aucune action. Les formes corporelles ne sont donc pas non plus
les principes des actions ; et par consйquent, un corps n’a d’action que
par une puissance incorporelle existant en lui ; et nous retrouvons ainsi
la mкme conclusion que ci-dessus.
7° Au deuxiиme
livre des Causes, sur la proposition
suivante : « Toute вme noble a trois opйrations, etc. », le commentateur dit que l’вme agit sur
la nature avec la puissance divine qui est en elle. Or l’вme est bien plus
noble que le corps. Le corps ne peut donc lui aussi avoir une action sur l’вme
que par une puissance divine existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
8° Ce qui
est plus simple n’est pas mы par ce qui est moins simple. Or, les raisons
sйminales qui sont dans la matiиre des corps infйrieurs sont plus simples que
la puissance corporelle du ciel lui-mкme, car cette puissance est йtendue dans
la matiиre, ce qui ne peut se dire des raisons sйminales. Les raisons sйminales
des corps infйrieurs ne peuvent donc кtre mues par la puissance du corps
cйleste ; et ainsi, les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas
gouvernйes dans leurs mouvements par les corps cйlestes.
9° Saint
Augustin, au cinquiиme livre de la Citй
de Dieu, dit : « Est-il rien qui appartienne au corps autant que
le sexe mкme du corps ? et cependant, des jumeaux de sexes diffйrents ont
pu кtre conзus sous les mкmes positions astrales. » Donc, mкme sur les
rйalitйs corporelles, les corps supйrieurs n’ont pas d’influx ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
10° La cause
premiиre influe plus sur l’effet de la cause seconde que la cause seconde
elle-mкme, comme il est dit au dйbut du livre des Causes. Or, si les corps infйrieurs sont disposйs par les corps
supйrieurs, alors les puissances des corps supйrieurs seront comme des causes
premiиres par rapport aux puissances des infйrieurs, qui seront comme des
causes secondes. Les effets se produisant dans les corps infйrieurs de ce monde
suivront donc plus la disposition des corps cйlestes que la puissance des corps
infйrieurs. Or dans les corps cйlestes se trouve une nйcessitй, parce qu’ils
sont rйguliers. Les effets infйrieurs seront donc eux aussi nйcessaires. Mais
cela est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir, que les corps infйrieurs
seraient disposйs par les supйrieurs.
11° Le mouvement
du ciel est naturel, comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et par
consйquent, il semble qu’il ne soit pas volontaire ou capable de choix ;
et ainsi, les choses qui sont causйes par lui ne sont pas causйes par un
choix ; elles ne sont donc pas soumises а la providence. Or il est
aberrant de dire que les corps infйrieurs ne sont pas gouvernйs par la
providence. Il est donc aberrant de dire que le mouvement des corps supйrieurs
est la cause des infйrieurs.
12° Dиs que la
cause est posйe, l’effet est posй. L’existence de la cause prйcиde donc celle
de l’effet. Or si l’antйcйdent est nйcessaire, le consйquent l’est aussi. Si
donc la cause est nйcessaire, l’effet l’est aussi. Or les effets qui se
produisent dans les corps infйrieurs ne sont pas nйcessaires mais contingents.
Ils ne sont donc pas causйs par le mouvement du ciel, qui est nйcessaire
puisqu’il est naturel ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
13° Ce pour quoi
autre chose est fait, est plus noble que lui. Or tout a йtй fait pour l’homme,
mкme les corps cйlestes, comme il est dit au livre du Deutйronome :
« De peur que, les yeux levйs au ciel, tu ne voies le soleil, la lune et
tous les astres du ciel, et que, sйduit par l’erreur, tu ne les adores, et tu
n’offres un culte а des choses que le Seigneur ton Dieu a crййes pour servir а
toutes les nations qui sont sous le ciel » (Dt 4, 19). L’homme
est donc plus digne que les crйatures cйlestes. Or le plus vil n’influe pas sur
le plus noble. Les corps cйlestes n’influent donc pas sur le corps
humain ; ni, pour la mкme raison, sur les autres corps qui sont antйrieurs
au corps humain, tels les йlйments.
14° [Le rйpondant] disait que l’homme est
plus noble que les corps cйlestes quant а l’вme, mais non quant au corps. En sens contraire : la perfection d’un
perfectible plus noble est plus noble. Or le corps de l’homme a une forme plus
noble que le corps cйleste, car la forme du ciel est purement corporelle, et
l’вme raisonnable est bien plus noble qu’elle. Le corps humain est donc lui
aussi plus noble que le corps cйleste.
15° Un
contraire n’est pas la cause de son contraire. Or la puissance du corps cйleste
est parfois contraire aux effets qui doivent кtre amenйs dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde ; par exemple, un corps cйleste meut parfois а
l’humiditй, tandis que le mйdecin veut digйrer la matiиre par dessiccation afin
d’amener la santй, qu’il procure parfois alors mкme que le corps cйleste est
dans la disposition contraire. Les corps cйlestes ne sont donc pas la cause des
effets corporels dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.
16° Puisque toute
action a lieu par contact, ce qui ne touche pas n’agit pas. Or les corps
cйlestes ne touchent pas les rйalitйs infйrieures de ce monde. Ils n’agissent
donc pas sur elles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
17° [Le rйpondant] disait que les corps
cйlestes touchent celles-ci par un mйdium. En sens
contraire : chaque fois qu’il y a contact et action par un mйdium,
il est nйcessaire que celui-ci reзoive l’effet de l’agent avant
l’extrкme ; ainsi, le feu chauffe d’abord l’air et nous ensuite. Or les
effets des йtoiles et du soleil ne peuvent pas кtre reзus dans les orbes
infйrieurs, qui sont de la nature de la quinte essence et de la sorte ne
peuvent recevoir la chaleur ou le froid, ou les autres dispositions que l’on
trouve dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Une action ne peut donc se
propager des corps suprкmes а celles-ci par leur intermйdiaire.
18° La providence
se communique а ce qui est son mйdium. Or la providence ne peut pas кtre
communiquйe aux corps cйlestes, puisqu’ils n’ont pas la raison. Ils ne peuvent
donc кtre un mйdium dans l’action de pourvoir les rйalitйs.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au troisiиme livre sur la Trinitй :
« Les corps plus йpais et plus faibles sont dirigйs dans un certain ordre
par les plus subtils et les plus puissants. » Or les corps cйlestes sont
plus subtils et puissants que les infйrieurs. Les corps infйrieurs de ce monde
sont donc dirigйs par eux.
2° Au quatriиme
chapitre des Noms Divins, Denys dit
que le rayon solaire concourt а l’engendrement des corps visibles, il les meut
de faзon а leur donner la vie, les nourrit et les accroоt. Or, dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde, ces effets sont les plus nobles. Tous les
autres effets corporels sont donc, eux aussi, produits par la divine providence
au moyen des corps cйlestes.
3° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique,
ce qui est premier en un genre est la cause des choses viennent aprиs dans ce
genre. Or les corps cйlestes sont premiers dans le genre des corps, et leurs
mouvements sont premiers parmi les autres mouvements corporels ; ils sont
donc la cause des rйalitйs corporelles qui sont mues ici-bas ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Le
Philosophe dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration
que la translation du soleil le long de l’Йcliptique est la cause de la gйnйration et de la corruption parmi les
rйalitйs infйrieures de ce monde ; les gйnйrations et les corruptions sont
donc aussi mesurйes par le mouvement susdit. Il dit aussi au livre sur les Animaux que toutes les diffйrences qui
sont dans les кtres conзus viennent des corps cйlestes. Les rйalitйs
infйrieures de ce monde sont donc disposйes au moyen de ceux-ci.
5° Rabbi Moпse
dit que le ciel est dans le monde comme le cњur dans l’animal. Or c’est au
moyen du cњur que l’вme gouverne tous les autres membres. Tous les autres corps
sont donc gouvernйs par Dieu au moyen du ciel.
Rйponse :
Une intention
commune а tous les philosophes fut de ramener la multitude а l’unitй, et la
variйtй а l’uniformitй, autant que possible. Aussi les anciens, considйrant la
diversitй des actions dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, tentиrent de
les ramener а quelques principes moins nombreux et plus simples, c’est-а-dire а
des йlйments, nombreux, ou а un seul, et а des qualitйs йlйmentaires. Mais
cette position n’est pas raisonnable. Il se trouve en effet que les qualitйs
йlйmentaires se comportent dans les actions des rйalitйs naturelles comme des
principes instrumentaux. La preuve en est qu’elles n’ont pas la mкme faзon
d’agir dans tous les cas, et que leurs actions ne parviennent pas au mкme
terme ; car autre est leur effet dans l’or et dans le bois, et dans la
chair de l’animal ; ce qui ne serait pas si elles n’agissaient sous la
rйgulation d’un autre [agent]. Or l’action de l’agent principal ne se rapporte
pas а l’action de l’instrument comme а un principe, mais c’est plutфt
l’inverse ; par exemple, l’effet de l’art ne doit pas кtre attribuй а la
scie, mais а l’artisan ; les effets naturels ne peuvent donc кtre
rapportйs aux qualitйs йlйmentaires comme а des principes premiers.
C’est pourquoi
d’autres, les Platoniciens, les ont ramenйs а des formes simples et sйparйes
comme а des principes premiers : car c’est d’elles, comme ils disaient,
que proviennent l’existence et la gйnйration dans les rйalitйs infйrieures de
ce monde, ainsi que toute propriйtй naturelle. Mais cela non plus ne peut se
soutenir. Car d’une cause rйguliиre provient un effet rйgulier ; or ces
formes йtaient posйes comme йtant immobiles ; il serait donc nйcessaire
que la gйnйration soit toujours causйe par elles de faзon uniforme dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde ; mais nous avons l’йvidence sensible du
contraire. Aussi est-il nйcessaire de poser que les principes de la gйnйration,
de la corruption et des autres mouvements qui s’ensuivent dans les rйalitйs infйrieures
de ce monde sont des principes qui ne se sont pas rйguliers ; il faut
cependant qu’ils demeurent constamment comme les principes premiers de la
gйnйration, afin que la gйnйration puisse кtre continuelle : et voilа
pourquoi il est nйcessaire qu’ils soient invariables selon la substance, mais
soient mus selon le lieu : de sorte que par leurs allйes et venues ils
produisent des mouvements contraires et variйs dans les rйalitйs infйrieures de
ce monde ; et tels sont les corps cйlestes ; et c’est pourquoi il est
nйcessaire de rapporter а ceux-ci tous les effets corporels comme а des causes.
Mais en cela
mкme, il y eut deux erreurs. Certains, en effet, rapportиrent les rйalitйs
infйrieures de ce monde aux corps cйlestes comme а des causes absolument
premiиres, parce qu’ils ne reconnaissaient aucune substance incorporelle ;
ils prйtendirent donc que les premiers parmi les corps йtaient les premiers
entre les йtants. Mais il apparaоt clairement que cela est faux. Car tout ce
qui est mы doit nйcessairement se rapporter а un principe immuable, puisque
rien n’est mы par soi-mкme, et qu’on ne peut pas remonter а l’infini. Or le
corps cйleste, bien qu’il ne varie pas selon la gйnйration et la corruption, ou
selon quelque mouvement qui modifierait une chose qui serait dans sa substance,
est pourtant mы selon le lieu ; il est donc nйcessaire de faire retour а
quelque principe antйrieur, de telle sorte que les choses qui sont altйrйes
sont par un certain ordre ramenйes а un altйrant non altйrй mais mы selon le
lieu, et ensuite а ce qui n’est mы en aucune faзon.
Mais d’autres
ont posй que les corps cйlestes йtaient les causes des rйalitйs infйrieures de
ce monde non seulement quant au mouvement, mais aussi quant а leur premier
йtablissement ; ainsi Avicenne dit-il dans sa Mйtaphysique que ce qui est commun а tous les corps cйlestes,
c’est-а-dire la nature du mouvement circulaire, cause dans les rйalitйs
infйrieures de ce monde ce qui leur est commun, c’est-а-dire la matiиre
prime ; et que ce en quoi les corps cйlestes diffиrent les uns des autres
cause la diversitй des formes dans les rйalitйs infйrieures de ce monde :
de telle sorte que les corps cйlestes soient intermйdiaires entre Dieu et
celles-ci, mкme dans la voie de
crйation, d’une certaine faзon. Mais cela est йtranger а la foi, qui pose que
toute nature est crййe immйdiatement par Dieu dans son йtablissement premier,
et qu’une crйature est mue par une autre, йtant prйsupposйes les puissances
naturelles attribuйes а l’une et l’autre crйature par l’њuvre de Dieu. Voilа pourquoi
nous posons que les corps cйlestes ne sont causes des infйrieurs que par voie
de mouvement, et qu’ainsi, ils sont des mйdiums dans l’њuvre de gouvernement,
mais non dans l’њuvre de crйation.
Rйponse aux objections :
1° Saint Jean
Damascиne veut exclure des corps cйlestes par rapport aux rйalitйs infйrieures
de ce monde la causalitй premiиre, ou mкme celle qui induit une nйcessitй. Car
bien que les corps cйlestes agissent toujours de la mкme faзon, cependant leur
effet est reзu dans les rйalitйs infйrieures selon le mode des corps
infйrieurs, qui se trouvent frйquemment dans des dispositions contraires ;
les puissances cйlestes n’induisent donc pas toujours leurs effets dans les
rйalitйs infйrieures de ce monde, а cause de l’empкchement d’une disposition
contraire. Et c’est ce que le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille : il se
produit frйquemment des signes de pluies et de vents, intempйries qui,
cependant, ne se produisent pas, а cause de dispositions contraires plus
fortes.
2° Ces
dispositions qui s’opposent а la puissance cйleste ne sont pas causйes dans
leur premier йtablissement par le corps cйleste, mais par l’opйration divine,
par laquelle le feu est rendu chaud, et l’eau froide, et ainsi de suite ;
et de la sorte, il n’est pas nйcessaire de ramener aux causes cйlestes tous les
empкchements de cette sorte.
3° Les puissances
actives dans les rйalitйs infйrieures de ce monde sont seulement
instrumentales ; donc, de mкme que l’instrument ne meut qu’en йtant mы par
l’agent principal, de mкme les puissances actives infйrieures ne peuvent non
plus agir sans кtre mues par les corps cйlestes.
4° Cette
objection йvoque une certaine opinion figurant au livre La Source de Vie, et qui pose qu’aucun corps n’agit par une
puissance corporelle, mais que la quantitй qui est dans la matiиre empкche la
forme d’agir ; et que toute action qui est attribuйe а un corps appartient
а une puissance spirituelle opйrant dans ce corps. Et Rabbi Moпse dit que cette
opinion est celle des docteurs de la loi des Maures : ils disent en effet
que le feu ne chauffe pas, mais que c’est Dieu qui chauffe dans le feu. Mais
cette position est stupide, puisqu’elle enlиve а toutes les rйalitйs les
opйrations naturelles ; et elle est contraire aux paroles des philosophes et
des saints. C’est pourquoi nous disons que les corps agissent par une puissance
corporelle, mais que Dieu opиre nйanmoins en toutes les rйalitйs comme la cause
premiиre opиre dans la cause seconde. Ce qui est affirmй, а savoir que les
corps ne sont qu’agis et n’agissent pas, doit donc кtre entendu au sens oщ
« agir » se dit de ce qui a la domination sur son action ; et
c’est en s’exprimant ainsi que saint Jean Damascиne dit que les bкtes
n’agissent pas, mais sont agies. Par lа, il n’est cependant pas exclu qu’elles
agissent au sens oщ « agir » signifie exercer une action.
5° L’agent est
toujours diffйrent du patient ou contraire а lui, comme il est dit au premier
livre sur la Gйnйration ; et
c’est pourquoi il ne revient pas au corps d’agir sur un autre corps suivant ce
qu’il a de commun avec lui, mais suivant ce en quoi il est distinct de lui.
Voilа pourquoi le corps n’agit pas comme corps, mais comme tel corps ; de
mкme aussi, l’animal ne raisonne pas en tant qu’animal, mais en tant
qu’homme ; et semblablement, le feu ne chauffe pas en tant qu’il est feu,
mais en tant qu’il est chaud ; et de mкme aussi pour le corps cйleste.
6° Dans la
matiиre, les dimensions sont prйsupposйes aux formes naturelles, non en acte
achevй mais en acte incomplet ; voilа pourquoi elles sont premiиres dans
la voie de la matiиre et de la gйnйration, tandis que la forme est premiиre
dans la voie de l’accomplissement. Or une chose agit dans la mesure oщ elle est
complиte et qu’elle est un йtant en acte, non dans la mesure oщ elle est en
puissance ; car de ce point de vue, elle subit ; et donc, si la
matiиre ou les dimensions prйexistant en elle n’agissent pas, il ne s’ensuit
pas que la forme n’agisse pas ; mais c’est l’inverse. Par contre, si elles
ne subissaient pas, il s’ensuivrait que la forme ne subit pas ; et
pourtant la forme du corps cйleste n’est pas en lui au moyen de telles
dimensions, comme dit le Commentateur au mкme endroit.
7° L’ordre des
effets doit correspondre а l’ordre des causes. Or dans les causes, selon
l’auteur de ce livre, on rencontre un ordre tel qu’il y a d’abord la cause
premiиre, Dieu, vient ensuite l’intelligence, et troisiиmement l’вme. Par
consйquent, le premier effet, qui est l’кtre, est attribuй proprement а la
cause premiиre ; le deuxiиme, qui est le connaоtre, est attribuй а
l’intelligence ; et le troisiиme, qui est le mouvoir, est attribuй а
l’вme. Mais cependant, la cause seconde agit toujours en vertu de la cause
premiиre, et ainsi, elle a quelque chose de son opйration ; de mкme aussi,
les orbes infйrieurs ont quelque
chose du mouvement du premier orbe ; et donc l’intelligence, selon lui,
non seulement pense, mais encore elle donne l’кtre ; et l’вme, qui selon
lui est produite par l’intelligence, non seulement meut, ce qui est l’action de
l’animal, mais encore pense, ce qui est une action intellectuelle, et donne
l’кtre, ce qui est une action divine ; et je dis ceci de l’вme noble, que
cet auteur conзoit comme l’вme d’un corps cйleste ou n’importe quelle autre вme
raisonnable. Ainsi donc, il n’est pas nйcessaire que la puissance divine meuve
seule immйdiatement, mais les causes infйrieures le peuvent aussi par des
puissances propres, en tant qu’elles participent а la puissance des causes
supйrieures.
8° Selon saint
Augustin, on appelle raisons sйminales toutes les puissances actives et
passives confйrйes par Dieu aux crйatures, et au moyen desquelles il amиne а
l’existence les effets naturels ; aussi dit-il lui-mкme au troisiиme livre
sur la Trinitй que, de mкme que les
mиres sont enceintes, de mкme le monde est lourd des causes de ce qui naоt,
exposant ce qu’il avait dit plus haut а propos des raisons sйminales, qu’il
avait aussi appelйes des puissances et des facultйs distribuйes aux rйalitйs.
Donc, au nombre de ces raisons sйminales sont aussi les puissances actives des
corps cйlestes, qui sont plus nobles que les puissances actives des corps
infйrieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ; et elles sont appelйes raisons
sйminales parce que tous les effets sont originairement dans les causes actives
comme en des semences. Cependant, si l’on entend par raisons sйminales les
commencements des formes qui sont dans la matiиre prime en tant qu’elle est en
puissance а toutes les formes, comme certains le veulent, alors, bien que cela
ne s’accorde guиre aux paroles de saint Augustin, l’on peut dire cependant que
leur simplicitй est due а leur
imperfection, comme la matiиre prime aussi est simple ; voilа pourquoi,
comme pour la matiиre prime, il n’en rйsulte pas qu’elles ne soient pas mues.
9° Il est
nйcessaire de rapporter la diffйrence des sexes а des causes cйlestes. En
effet, tout agent tend а s’assimiler le patient, autant que possible ; la
puissance active qui est dans la semence du mвle tend donc toujours а amener ce
qui est conзu au sexe masculin, qui est plus parfait ; aussi le sexe
fйminin survient-il hors de l’intention de la nature particuliиre de l’agent.
Si donc il n’y avait pas quelque puissance pour tendre au sexe fйminin, la
gйnйration fйminine serait tout а fait fortuite, comme pour les monstres ;
voilа pourquoi il est dit que, bien qu’elle soit hors de l’intention de la
nature particuliиre, en raison de quoi la femelle est appelйe un mвle mutilй,
cependant elle est de l’intention de la nature universelle, qui est la
puissance du corps cйleste, comme dit Avicenne. Mais il peut y avoir du cфtй de
la matiиre un empкchement faisant que ni la puissance cйleste ni la puissance
particuliиre n’obtient son effet, qui est la production du sexe masculin ;
aussi une femelle est-elle parfois engendrйe alors mкme qu’existe dans le corps
cйleste une disposition au contraire, а cause d’une mauvaise disposition de la
matiиre ; ou bien а l’inverse, le sexe masculin sera engendrй contre la
disposition du corps cйleste, а cause de la victoire de la puissance particuliиre
sur la matiиre. Donc il se produit que dans la conception des jumeaux la
matiиre est sйparйe par l’opйration de la nature, une partie obйissant plus que
l’autre а la puissance de l’agent, а cause de l’indigence de l’autre ; et
c’est pourquoi d’un cфtй un sexe fйminin est engendrй, et de l’autre un
masculin, que le corps cйleste dispose а l’un ou а l’autre ; cependant,
cela peut mieux se produire lorsque le corps cйleste dispose au sexe fйminin.
10° On dit que la
cause premiиre influe plus que la seconde, parce que son effet dans le causй
est plus intime et permanent que l’effet de la cause seconde ; cependant,
l’effet est davantage semblable а la cause seconde, car c’est par elle que
l’action de la cause premiиre est dйterminйe en quelque sorte а cet effet.
11° Bien que le
mouvement cйleste, en tant qu’il est l’acte d’un corps mobile, ne soit pas un
mouvement volontaire, cependant, en tant qu’il est l’acte du moteur, il est
volontaire, c’est-а-dire causй par quelque volontй ; et de ce point de
vue, les choses qui sont causйes par ce mouvement peuvent se tenir sous la
providence.
12° L’effet ne
rйsulte de la cause premiиre qu’une fois posйe la cause seconde ; aussi la
nйcessitй de la cause premiиre n’amиne-t-elle une nйcessitй dans l’effet qu’une
fois posйe la nйcessitй dans la cause seconde.
13° Le corps
cйleste n’est pas fait pour l’homme comme pour une fin principale, mais sa fin
principale est la bontй divine. En outre, que l’homme soit plus noble que le
corps cйleste, ne vient pas de la nature du corps, mais de la nature de l’вme
raisonnable. Enfin, supposй que le corps de l’homme soit plus noble dans
l’absolu que le corps cйleste, rien n’empкcherait le corps cйleste d’кtre plus
noble que le corps humain sous quelque aspect, c’est-а-dire en tant qu’il a une
puissance active au lieu que l’autre a une puissance passive, et ainsi il
pourra agir sur lui ; ainsi йgalement le feu, en tant qu’il est chaud en
acte, agit sur le corps humain en tant que celui-ci est chaud en puissance.
14° L’вme
raisonnable est а la fois une certaine substance et l’acte du corps. Donc, en
tant qu’elle est une substance, elle est plus noble que la forme cйleste, mais
non en tant qu’elle est l’acte du corps. On peut aussi rйpondre que l’вme est
la perfection du corps humain а la fois comme forme et comme moteur ; or
le corps cйleste, parce qu’il est parfait, ne requiert pas une substance
spirituelle pour le perfectionner comme une forme, mais seulement celle qui le
perfectionne comme un moteur ; et cette perfection selon la nature est
plus noble que l’вme humaine. Quoique certains aussi aient posй que les moteurs
unis aux orbes cйlestes йtaient leurs
formes ; mais cela est laissй dans le doute par saint Augustin dans son
commentaire sur la Genиse au sens
littйral. Saint Jйrфme aussi, commentant Eccl. 1, 6 :
« tournoyant de toutes parts, etc. », semble l’affirmer ; la Glose dit : « Il a nommй le
soleil esprit, comme s’il avait вme, souffle et vigueur. » Cependant,
saint Jean Damascиne dit le contraire au deuxiиme livre : « Que nul
n’estime les cieux ou les luminaires comme animйs : car ils sont inanimйs
et insensibles. »
15° Mкme l’action
d’un contraire qui s’oppose а la puissance active d’un corps cйleste a une
cause dans le ciel : en effet, les philosophes posent que les rйalitйs infйrieures
sont conservйes dans leurs actions par le mouvement premier ; et ainsi, ce
contraire qui agit en empкchant l’effet d’un corps cйleste, par exemple le
chaud qui empкche l’humidification venant de la lune, a lui aussi une cause
cйleste ; et de la sorte, mкme la santй qui s’ensuit ne s’oppose pas tout
а fait а l’action du corps cйleste, mais y a quelque racine.
16° Les corps
cйlestes touchent les rйalitйs infйrieures, mais ne sont pas touchйes par
elles, comme il est dit au premier livre sur la Gйnйration ; et l’un quelconque d’entre eux ne touche pas
l’une quelconque de celles-ci immйdiatement, mais par un mйdium, comme on l’a
dit.
17° L’action de
l’agent est reзue dans le mйdium en fonction du mode de celui-ci ; et
voilа pourquoi elle est parfois reзue autrement dans le mйdium que dans
l’extrкme ; ainsi la puissance de l’aimant qui attire est portйe vers le
fer par le moyen de l’air, qui n’est pas attirй ; et la puissance du
poisson qui engourdit la main est portйe vers la main par le moyen du filet
qu’elle n’engourdit pas, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Quant aux corps cйlestes, ils
ont assurйment toutes les qualitйs qui existent dans les infйrieurs, suivant
leur mode, c’est-а-dire originairement et non comme elles sont en ces
derniers ; et c’est pourquoi les actions des corps suprкmes ne sont pas
reзues dans les orbes intermйdiaires en sorte que ceux-ci soient altйrйs, comme
le sont les rйalitйs infйrieures de ce monde.
18° La providence
gouverne les rйalitйs infйrieures de ce monde par les corps supйrieurs ;
non pas en sorte que la providence divine soit communiquйe а ces corps, mais
parce qu’ils sont faits instruments de la divine providence ; comme l’art
n’est pas communiquй au marteau qui en est l’instrument. Article 10 : La divine providence
gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps cйlestes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint
Jean Damascиne dit que les corps cйlestes йtablissent en nous des tempйraments,
des habitus et des dispositions. Or, les habitus et les dispositions
appartiennent а l’intelligence et а la volontй, qui sont les principes des
actes humains. Dieu dispose donc les actes humains au moyen des corps cйlestes.
2° Il est
dit au livre des Six Principes que
l’вme unie au corps imite le tempйrament du corps. Or les corps cйlestes
impriment dans le tempйrament humain. Donc aussi dans l’вme elle-mкme ; et
de la sorte, ils peuvent кtre la cause des actes humains.
3° Tout ce
qui agit dans le premier, agit dans le suivant. Or l’essence de l’вme est
antйrieure а ses puissances, que sont la volontй et l’intelligence,
puisqu’elles sont issues de l’essence de l’вme. Puis donc que les corps
cйlestes impriment dans l’essence mкme de l’вme raisonnable (car ils impriment
en elle en tant qu’elle est l’acte du corps, ce qui lui revient par son
essence), il semble que les corps cйlestes impriment dans l’intelligence et la
volontй ; et par consйquent, ils sont les principes des actes humains.
4° L’instrument
agit non seulement par sa propre vertu, mais encore par la vertu de l’agent
principal. Or le corps cйleste йtant un moteur mы, il est l’instrument de la
substance spirituelle motrice ; et son mouvement est non seulement l’acte
du corps mы, mais l’acte de l’esprit moteur. Son mouvement agit donc non
seulement par la vertu du corps mы, mais aussi par la vertu de l’esprit moteur.
Or, de mкme que ce corps cйleste surpasse le corps humain, de mкme cet esprit
surpasse l’esprit humain. Donc, de mкme que ce mouvement imprime dans le corps
humain, de mкme il imprime dans l’вme humaine, et de la sorte, il semble que
[les corps cйlestes] soient les principes des actes humains.
5° L’expйrience
montre que des hommes sont disposйs depuis leur naissance а l’apprentissage ou
а l’exercice de mйtiers : certains sont disposйs pour кtre forgerons,
d’autres pour кtre mйdecins, et ainsi de suite ; et cela ne peut кtre
rapportй aux principes prochains de la gйnйration comme а une cause, car
parfois, les enfants se trouvent disposйs а des choses auxquelles les parents
n’йtaient pas inclinйs. Il est donc nйcessaire que cette diversitй de
dispositions se rapporte aux corps cйlestes comme а une cause. Or on ne peut
pas affirmer que de telles dispositions sont dans les вmes au moyen des corps,
car les qualitйs corporelles n’opиrent nullement pour ces inclinations comme
elles opиrent pour la colиre, la joie, et les autres passions de l’вme comme
celles-ci. Les corps cйlestes impriment donc immйdiatement et directement dans
les вmes humaines ; et de la sorte, les actes humains sont disposйs au
moyen des corps cйlestes eux-mкmes.
6° Certains
parmi les actes humains semblent surpasser les autres : ce sont rйgner,
diriger les guerres, et autres semblables. Or, comme dit Isaac au premier livre
sur les Dйfinitions, « Dieu a
fait rйgner un orbe sur les royaumes et sur les guerres. » Donc, а bien
plus forte raison les autres actes humains sont-ils disposйs au moyen des corps
cйlestes.
7° Il est
plus facile de changer la partie que le tout. Or parfois, par la vertu des
corps cйlestes tout le peuple d’une mкme province est excitй а faire la guerre,
comme disent les philosophes. Donc, а bien plus forte raison un homme
particulier est-il excitй par la vertu des corps cйlestes.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « Ils ne sont absolument pas la
cause de nos actes » — il s’agit des corps cйlestes — « car mis par
le Crйateur en possession d’un libre arbitre, nous sommes maоtres de nos
actes. »
2° Vont dans le
mкme sens ce que saint Augustin dйtermine au cinquiиme livre de la Citй de Dieu et а la fin du livre sur la
Genиse au sens littйral, et ce que
saint Grйgoire dйtermine dans l’homйlie sur l’Йpiphanie.
Rйponse :
Pour voir
clairement dans cette question, il faut savoir quels actes sont appelйs
humains. Les actes proprement appelйs humains sont ceux dont l’homme est
lui-mкme le maоtre ; or l’homme est maоtre de ses actes par la volontй ou
par le libre arbitre ; cette question tourne donc autour des actes de la
volontй et du libre arbitre. En effet, les autres actes qui sont dans l’homme
sans кtre soumis au commandement de la volontй, comme les actes des puissances
nutritive et gйnйrative, sont soumis aux puissances cйlestes comme les autres
actes corporels.
Or il y a eu plusieurs erreurs concernant
les actes humains dont nous parlons. Certains, en effet, ont posй que les actes
humains ne relevaient pas de la divine providence et ne se rapportaient pas а
une cause, si ce n’est а notre providence. Et Cicйron semble avoir йtй de cet
avis, comme dit saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car la volontй est un
moteur mы, comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme ; il est donc nйcessaire de rapporter son acte а quelque
principe premier, qui est un moteur non mы.
Aussi d’autres
ont-ils rapportй tous les actes de la volontй aux corps cйlestes, posant que le
sens et l’intelligence sont en nous une mкme chose, et que, par consйquent,
toutes les vertus de l’вme sont corporelles, et ainsi, sont soumises aux
actions des corps cйlestes. Mais le Philosophe dйtruit cette position au
troisiиme livre sur l’Вme, montrant
que l’intelligence est une puissance immatйrielle, et que son action n’est pas
corporelle ; et, comme il est dit au seiziиme livre sur les Animaux, « ce dont les principes
agissent sans le corps a nйcessairement des principes incorporels » ; il est donc impossible que les actions
de l’intelligence et de la volontй se
ramиnent au sens propre а des principes corporels.
Et c’est
pourquoi Avicenne a posй dans sa Mйtaphysique
que, de mкme que l’homme est composй d’вme et de corps, de mкme aussi le corps
cйleste ; et de mкme que les actions et les mouvements du corps humain se
rapportent aux corps cйlestes, de mкme toutes les actions de l’вme se
rapportent aux вmes cйlestes comme а des principes, de sorte que toute volontй
qui est en nous est causйe par la volontй d’une вme cйleste. Et cela peut
assurйment s’accorder а l’opinion qu’il a de la fin de l’homme, qui est selon
lui dans l’union de l’вme humaine а l’вme cйleste, ou а l’Intelligence. En
effet, puisque la perfection de la volontй est la fin et le bien, qui est son
objet, comme le visible est l’objet de la vue, il est nйcessaire que ce qui
agit sur la volontй inclue aussi la notion de fin, car l’efficient n’agit que dans la mesure oщ il imprime sa forme
dans ce qui peut la recevoir. Mais
d’aprиs l’enseignement de la foi, Dieu lui-mкme est immйdiatement la fin de la
vie humaine ; en effet, c’est en jouissant de sa vision que nous serons
bйatifiйs ; voilа pourquoi lui seul peut imprimer dans notre volontй.
Mais il est
nйcessaire que l’ordre des mobiles corresponde а l’ordre des moteurs. Or dans
la relation а la fin, que la providence regarde, on rencontre d’abord en nous
la volontй, а laquelle se rapporte en premier la raison formelle de bien et de fin, et elle se sert de tout ce
qui est en nous comme d’instruments pour obtenir la fin ; quoique, sous un
autre aspect, l’intelligence prйcиde
la volontй. Plus prиs de la volontй, il y a l’intelligence, et plus йloignйes sont
les puissances corporelles. Voilа pourquoi Dieu lui-mкme, qui est pourvoyeur
absolument premier, imprime seul dans notre volontй. L’ange, qui le suit dans
l’ordre des causes, imprime dans notre intelligence, йtant donnй que nous
sommes йclairйs, purifiйs et perfectionnйs par les anges, comme dit Denys. Et les corps, qui sont des agents
infйrieurs, peuvent imprimer dans les puissances sensibles et en d’autres
puissances attachйes а des organes. Mais йtant donnй que le mouvement d’une
puissance de l’вme rejaillit sur l’autre, il se produit que l’impression du
corps cйleste rejaillit sur l’intelligence comme par accident, et ensuite sur
la volontй ; et semblablement, l’impression de l’ange sur l’intelligence
rejaillit sur la volontй par accident.
Mais cependant,
de ce point de vue, la disposition de l’intelligence relativement aux
puissances sensitives est autre que celle de la volontй ; en effet, notre
intelligence est naturellement mue par la puissance sensitive apprйhensive а la
faзon dont l’objet meut la puissance, car le phantasme est а l’intellect
possible ce que la couleur est а la vue, comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme ; et c’est pourquoi,
une fois perturbйe la puissance sensitive intйrieure, l’intelligence est
nйcessairement perturbйe ; ainsi voyons-nous que lorsque l’organe de
l’imagination est blessй, l’action de l’intelligence est empкchйe. Et de cette
faзon, l’action ou l’impression du corps cйleste peut rejaillir sur
l’intelligence comme par voie de nйcessitй ; par accident toutefois, comme
c’йtait par soi sur les corps. Et je dis : nйcessitй, а moins qu’il n’y
ait une disposition contraire du cфtй du mobile. Mais l’appйtit sensitif n’est
pas naturellement moteur de la volontй, c’est l’inverse, car l’appйtit
supйrieur meut l’appйtit infйrieur comme la sphиre meut la sphиre, comme il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et,
si fortement que l’appйtit infйrieur soit perturbй par une passion comme la
colиre ou la concupiscence, il n’est pas nйcessaire que la volontй soit
perturbйe ; bien au contraire, elle a la puissance de repousser une telle
perturbation, comme il est dit au livre de la Genиse : « Ta
concupiscence sera sous toi » (Gen. 4, 7). Et c’est pourquoi, dans
les actes humains, aucune nйcessitй n’est induite par les corps cйlestes ni du
cфtй des rйcepteurs ni du cфtй des agents, mais seulement une inclination, que
la volontй peut aussi repousser par une vertu acquise ou infuse.
Rйponse aux objections :
1° Saint Jean
Damascиne envisage les dispositions et habitus corporels.
2° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, l’вme, quant а l’acte de volontй, ne suit pas
nйcessairement la disposition du corps, mais du tempйrament du corps provient
seulement une inclination aux choses sur lesquelles porte la volontй.
3° Cet argument
serait probant si le corps cйleste pouvait imprimer par lui-mкme dans l’essence
de l’вme ; mais l’impression du corps cйleste ne parvient а l’essence de
l’вme que par accident, c’est-а-dire par la mutation du corps dont celle-ci est
l’acte. Or la volontй n’est pas issue de l’essence de l’вme en raison de son
union au corps ; l’argument n’est donc pas concluant.
4° L’instrument
de l’agent spirituel ne dйploie une puissance spirituelle qu’en agissant par
une puissance corporelle. Or le corps cйleste ne peut agir par une puissance
corporelle que sur un corps ; voilа pourquoi mкme l’action qui dйploie une
puissance spirituelle ne peut parvenir а l’вme que par accident, c’est-а-dire
au moyen du corps. Mais son action peut se produire dans le corps de deux faзons :
c’est en effet par une puissance corporelle qu’elle meut les qualitйs
йlйmentaires que sont le chaud et le froid, et d’autres semblables ; mais
c’est par une puissance spirituelle qu’elle amиne а l’espиce et aux effets
rйsultant de l’espиce entiиre, qui ne peuvent кtre ramenйs aux qualitйs
йlйmentaires.
5° Il est un
effet des corps cйlestes dans les corps infйrieurs de ce monde qui n’est pas
causй au moyen du chaud et du froid : par exemple, l’aimant attire le
fer ; et de cette faзon, le corps cйleste laisse dans le corps humain une
disposition par laquelle il se produit que l’вme unie а lui est inclinйe а tel
ou tel mйtier.
6° La parole
d’Isaac, si elle doit кtre conservйe, doit s’entendre uniquement de
l’inclination, comme on l’a dit.
7° La multitude
suit dans la plupart des cas les inclinations naturelles, parce que les hommes
de la multitude acquiescent aux passions ; mais les sages, par la raison,
vainquent les passions et les inclinations susdites. Voilа pourquoi il est plus
probable pour une multitude qu’elle opиre ce а quoi incline le corps cйleste,
que pour un homme singulier, qui vainc peut-кtre par la raison l’inclination
susdite. Il en serait de mкme si l’on imaginait une multitude d’hommes
bilieux : il ne se produirait pas facilement qu’elle ne fыt point mue а la
colиre, quoique cela puisse mieux se produire pour un seul. Question 6 : [La
prйdestination]
Introduction
Article 1 : La
prйdestination appartient-elle а la science ou а la volontй ? Article 2 : La
prescience des mйrites est-elle la cause et la raison de la
prйdestination ? Article 3 : La
prйdestination est-elle certaine ? Article 4 : Le
nombre des prйdestinйs est-il certain ? Article 5 : Les
prйdestinйs ont-il la certitude de leur prйdestination ? Article 6 : La
prйdestination peut-elle кtre aidйe par les priиres des saints ?
Article 1 : La prйdestination
appartient-elle а la science ou а la volontй ?
Objections :
Il semble
qu’elle appartienne [seulement] а la volontй, comme а un genre.
1° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Prйdestination
des saints, la prйdestination est un propos de faire misйricorde. Or le
propos appartient а la volontй. Donc la prйdestination aussi.
2° La
prйdestination semble кtre identique а l’йlection йternelle, dont il est dit en
Йph. 1, 4 : « il nous a йlus en lui avant la crйation du
monde », car les mкmes sont appelйs йlus et prйdestinйs. Or l’йlection,
selon le Philosophe aux sixiиme et dixiиme livres de l’Йthique, appartient а l’appйtit plutфt qu’а l’intelligence. La
prйdestination appartient donc aussi а la volontй plutфt qu’а la science.
3° [Le rйpondant] disait que l’йlection
prйcиde la prйdestination, et ne lui est pas identique. En sens contraire : la volontй suit la science, et ne la
prйcиde pas. Or l’йlection appartient а la volontй. Si donc l’йlection prйcиde
la prйdestination, celle-ci ne peut appartenir а la science.
4° Si la
prйdestination appartenait а la science, il semblerait que la prйdestination
soit identique а la prescience ; et dans ce cas, quiconque saurait
d’avance le salut de quelqu’un le prйdestinerait. Or cela est faux. En effet,
les prophиtes ont su d’avance le salut des nations et ne les ont pas
prйdestinйes. Donc, etc.
5° La
prйdestination implique une causalitй. Or la causalitй n’entre pas dans la
notion de science, mais plutфt dans celle de volontй. La prйdestination
appartient donc а la volontй plutфt qu’а la science.
6° La volontй
diffиre de la puissance en ceci, que la puissance regarde les effets seulement
dans le futur (car il n’y a pas de puissance par rapport aux choses qui
existent ou ont existй), tandis que la volontй regarde indiffйremment l’effet
prйsent et futur. Or la prйdestination a un effet dans le prйsent et dans le
futur ; et c’est pourquoi saint Augustin dit que la prйdestination est une
prйparation de la grвce dans le prйsent et de la gloire dans le futur. La
prйdestination appartient donc а la volontй.
7° La
science ne regarde pas les rйalitйs comme faites ou а faire, mais plutфt comme
connues ou а connaоtre ; la prйdestination, elle, regarde ce qui est а
faire. La prйdestination n’appartient donc pas а la science.
8° L’effet reзoit
son nom de la cause prochaine plutфt que de la cause йloignйe, comme l’homme
engendrй, de l’homme qui engendre plutфt que du soleil. Or la prйparation
provient de la science et de la volontй ; mais la science est une cause
antйrieure et plus йloignйe que la volontй. La prйparation appartient donc а la
volontй plutфt qu’а la science. Or la prйdestination est la prйparation de
quelqu’un а la gloire, comme dit saint Augustin. La prйdestination appartiendra
donc, elle aussi, а la volontй plutфt qu’а la science.
9° Lorsque
plusieurs mouvements sont ordonnйs а un seul terme, l’ensemble des mouvements
coordonnйs reзoit le nom du dernier d’entre eux ; ainsi, pour faire sortir
la forme substantielle de la puissance de la matiиre, on ordonne d’abord une
altйration, puis une gйnйration, et le tout est appelй gйnйration. Or pour
prйparer quelque chose, on ordonne d’abord un mouvement de science et ensuite
un mouvement de volontй. Le tout doit donc кtre attribuй а la volontй ; et
ainsi la prйdestination semble кtre surtout dans la volontй.
10° Si l’un
de deux contraires est appropriй а quelque chose, l’autre est tout а fait
йloignй de cette mкme chose. Or les maux sont surtout appropriйs а la divine
prescience : nous disons en effet des mйchants qu’ils sont connus
d’avance ; la prescience ne regarde donc pas les biens. Or la
prйdestination concerne seulement les biens du salut. Elle n’appartient donc
pas а la prescience.
11° Ce qui est
dit au sens propre n’a pas besoin de l’ajout d’une glose. Or dans la Sainte
Йcriture, lorsque la connaissance est mentionnйe en rapport au bien, elle est
glosйe comme approbation, comme cela est clair en
I Cor. 8, 3 : « Si quelqu’un aime Dieu, celui-lа est
connu de lui » « c’est-а-dire approuvй » ; et en II
Tim. 2, 19 : « Le Seigneur connaоt ceux qui sont а
lui » « c’est-а-dire approuve ». La connaissance ne porte donc
pas proprement sur les bons. Donc, etc.
12° Prйparer
appartient а la puissance motrice, car cela concerne l’њuvre. Or la
prйdestination est une prйparation, comme on l’a dit. La prйdestination
appartient donc а la puissance motrice, donc а la volontй et non а la science.
13° La raison
reproduite suit la raison modиle. Or dans la raison humaine, qui est reproduite
а partir de la divine, nous voyons que la prйparation appartient а la volontй
et non а la science. Il en sera donc de mкme dans la prйparation divine ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
14° Tous les
attributs divins sont rйellement la mкme chose, mais leur diffйrence se montre
par la diversitй des effets. Une chose que l’on dit de Dieu doit donc кtre
rapportйe а l’attribut divin auquel son effet est appropriй. Or la grвce et la
gloire sont les effets de la prйdestination, et sont appropriйes а la volontй
ou а la bontй. La prйdestination appartient donc aussi а la volontй, non а la
science.
En sens contraire :
1° « Ceux
qu’il a connus d’avance, il les a aussi prйdestinйs » (Rom. 8, 29). А
propos de ce passage, la Glose
dit : « La prйdestination est la prescience et la prйparation des
bienfaits de Dieu », etc.
2° Tout
prйdestinй est connu, mais la rйciproque est fausse. Le prйdestinй est donc
dans le genre du connu. La prйdestination est donc aussi dans le genre de la
science.
3° Chaque chose
est а mettre plutфt dans le genre de ce qui lui convient toujours que dans le
genre de ce qui ne lui convient pas toujours. Or ce qui est du cфtй de la
science convient toujours а la prйdestination : en effet, la prescience
accompagne toujours la prйdestination, alors que l’apposition de la grвce, qui
se fait par la volontй, ne l’accompagne pas toujours, car la prйdestination est
йternelle tandis que l’apposition de la grвce est temporelle. La prйdestination
doit donc кtre mise dans le genre de la science plutфt que de la volontй.
4° Le Philosophe
compte les habitus cognitifs et opйratifs au nombre des vertus intellectuelles,
qui appartiennent а la raison plutфt qu’а l’appйtit, comme cela est clair pour
la prudence et l’art au sixiиme livre de l’Йthique.
Or la prйdestination implique un principe cognitif et opйratif, car elle est а
la fois prescience et prйparation, comme on le voit par la dйfinition dйjа
citйe. La prйdestination appartient donc а la connaissance plutфt qu’а la
volontй.
5° Les
contraires sont dans le mкme genre. Or la rйprobation est contraire а la
prйdestination. Puis donc que la rйprobation est dans le genre de la science,
car Dieu connaоt d’avance la mйchancetй des rйprouvйs et ne la fait pas, il
semble que la prйdestination soit aussi dans le genre de la science.
Rйponse :
La destinatio, d’oщ vient le nom de
prйdestination, implique l’envoi de quelqu’un vers une fin : ainsi, on dit
qu’il « destine un messager », celui qui l’envoie faire quelque chose.
Et parce que ce que nous nous proposons de faire, nous le dirigeons vers
l’exйcution comme vers une fin, l’on dit que nous « destinons » ce
que nous nous proposons de faire, comme ce qui est dit d’Йlйazar en
II Macc. 6, 20 : « il rйsolut [litt. : il destina] »
dans son cњur « de ne rien faire contre la loi par amour de la vie ».
Mais le prйfixe « prй- », qui est accolй, ajoute une relation au
futur ; par consйquent, tandis que l’on ne peut « destiner » que
ce qui existe, l’on peut prйdestiner aussi ce qui n’existe pas. Et sous ces
deux aspects, la prйdestination se place sous la providence comme une partie de
celle-ci. En effet, on a dit dans la question prйcйdente que la direction vers
la fin appartenait а la providence ; la providence est aussi posйe par
Cicйron relativement au futur ; et certains dйfinissent que la providence
est « une connaissance prйsente maniant un йvйnement futur ».
Mais cependant,
la prйdestination diffиre de la providence sur deux points. La providence, en
effet, implique une ordination а la fin en gйnйral, et s’йtend par consйquent а
tout ce que Dieu ordonne а quelque fin, soit les кtres raisonnables soit les
irrationnels, soit les biens soit les maux, alors que la prйdestination regarde
seulement la fin qui est possible pour une crйature raisonnable, c’est-а-dire
la gloire ; voilа pourquoi il n’y a de prйdestination que des hommes, et
relativement aux choses du salut. Il y a aussi une autre diffйrence. En effet,
deux choses sont а considйrer en toute ordination а la fin : l’ordre
lui-mкme, et l’issue ou le rйsultat de l’ordre ; car ce n’est pas tout ce
qui est ordonnй а la fin qui obtient la fin. La providence regarde donc
seulement l’ordre relatif а la fin, de sorte que tous les hommes sont ordonnйs
а la bйatitude par la providence de Dieu. Mais la prйdestination regarde aussi
l’issue ou le rйsultat de l’ordre, de sorte qu’elle ne concerne que ceux qui
obtiendront la gloire. La prйdestination est donc а l’issue ou au rйsultat de
l’ordre ce que la providence est а l’application de l’ordre ; car, que
quelques-uns obtiennent cette fin qu’est la gloire, ne vient pas principalement
de leurs propres forces, mais du secours de la grвce divinement confйrй.
Donc, nous
avons dit au sujet de la providence qu’elle consiste dans un acte de la raison,
comme la prudence dont elle est une partie, йtant donnй qu’il appartient а la
seule raison de diriger ou d’ordonner ; de mкme aussi la prйdestination
consiste dans un acte de la raison qui dirige ou ordonne vers la fin. Mais la
direction vers la fin prйsuppose la volontй de la fin : car nul n’ordonne
quelque chose vers une fin qu’il ne veut pas ; et par consйquent,
l’йlection parfaite de la prudence ne peut exister qu’en celui qui a la vertu
morale, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique : car c’est par la vertu morale que l’intention de
quelqu’un est stabilisйe dans la fin, а laquelle la prudence ordonne. Or la fin
vers laquelle la prйdestination dirige n’est pas considйrйe en gйnйral, mais
dans son rapport а celui qui obtient cette fin, et qui doit кtre distinct, pour
le dirigeant, de ceux qui n’obtiendront pas cette fin ; voilа pourquoi la
prйdestination prйsuppose l’amour, par lequel Dieu veut le salut de quelqu’un.
Donc, de mкme que le prudent n’ordonne а la fin qu’en tant qu’il est tempйrant
ou juste, de mкme Dieu ne prйdestine qu’en tant qu’il est aimant. L’йlection
aussi est prйsupposйe, par laquelle celui qui est infailliblement dirigй vers
la fin est sйparй des autres qui ne sont pas ainsi ordonnйs а la fin. Or cette
sйparation n’est pas due а une diffйrence rencontrйe en ceux qui sont sйparйs,
et qui pourrait inciter а l’amour : car « avant mкme que les enfants
fussent nйs, et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal, il fut dit :
“J’ai aimй Jacob, et j’ai haп Йsaь”», comme il est dit en Rom. 9, 11-13.
Aussi la prйdestination prйsuppose-t-elle l’йlection et l’amour, et l’йlection
prйsuppose l’amour.
Mais deux
choses s’ensuivent de la prйdestination : l’obtention de la fin,
c’est-а-dire la glorification, et la collation du secours pour l’obtention de
la fin, c’est-а-dire l’apposition de la grвce, apposition qui se rattache а la
vocation ; et ainsi, deux effets sont associйs а la prйdestination :
la grвce et la gloire.
Rйponse aux objections :
1° Il en est
ainsi, dans les actes de l’вme, que l’acte prйcйdent est inclus en quelque
sorte virtuellement dans le suivant ; et parce que la prйdestination
prйsuppose l’amour, qui est un acte de la volontй, quelque chose appartenant а
la volontй est inclus dans la notion de prйdestination, et pour cela le propos
et d’autres choses appartenant а la volontй sont parfois posйs dans la
dйfinition de la prйdestination.
2° La
prйdestination n’est pas identique а l’йlection, mais la prйsuppose, comme on
l’a dit ; et c’est pourquoi les mкmes sont prйdestinйs et йlus.
3° Puisque
l’йlection appartient а la volontй et la direction а la raison, la direction
prйcиde toujours l’йlection, si on les rapporte au mкme ; mais si on les
rapporte а des choses diverses, alors il n’est pas aberrant que l’йlection prйcиde
la prйdestination, qui implique la notion de direction : car l’йlection,
comme elle est entendue ici, concerne celui qui est dirigй vers la fin ;
or il faut concevoir en premier celui qui est dirigй vers la fin, et ensuite le
fait mкme de diriger vers la fin ; voilа pourquoi l’йlection prйcиde la
prйdestination dans le cas prйsent.
4° Bien qu’elle
soit mise dans le genre de la science, la prйdestination ajoute cependant
quelque chose а la science et а la prescience : la direction ou
l’ordination vers la fin, comme la prudence ajoute а la connaissance ;
donc, de mкme que celui qui sait ce qu’il faut faire n’est pas toujours
prudent, de mкme tout prescient n’est pas prйdestinant.
5° Bien que la
causalitй n’entre pas dans la notion de science en tant que telle, elle entre
cependant dans la notion de science en tant que celle-ci dirige et ordonne vers
la fin, ce qui n’appartient pas а la volontй mais seulement а la raison ;
ainsi йgalement la pensйe entre dans la notion d’animal raisonnable non en tant
qu’animal mais en tant que raisonnable.
6° De mкme que la
volontй regarde l’effet prйsent et futur, de mкme aussi la science ; donc,
de ce point de vue, on ne peut prouver que la prйdestination appartient а l’un
d’eux plutфt qu’а l’autre. Mais cependant la prйdestination, au sens propre, ne
regarde que le futur, qui est dйsignй par le prйfixe, qui implique une relation
au futur ; et l’on ne dit pas identiquement « avoir un effet dans le
prйsent » et « avoir un effet prйsent », car « кtre dans le
prйsent » se dit de tout ce qui appartient а l’йtat de cette vie, qu’il
soit prйsent, passй ou futur.
7° Bien que la
science en tant que science ne regarde pas les choses а faire, cependant la
science pratique regarde les choses а faire ; et c’est а une telle science
que la prйdestination se rapporte.
8° La prйparation
implique au sens propre la disposition de la puissance а l’acte. Or il y a deux
puissances : active et passive ; et c’est pourquoi il y a deux
prйparations : l’une du patient, et l’on dit ainsi que la matiиre est
prйparйe а la forme ; l’autre de l’agent, et l’on dit ainsi que quelqu’un
se prйpare а faire quelque chose ; et c’est une telle prйparation
qu’implique la prйdestination, qui ne peut rien poser d’autre en Dieu que
l’ordination mкme de quelqu’un vers la fin. Or le principe prochain de
l’ordination est la raison, mais le principe йloignй est la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi, selon l’argument
invoquй, la prйdestination est attribuйe principalement а la raison, plutфt
qu’а la volontй.
9° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
10° Les maux sont
appropriйs а la prescience, non que la prescience porte plus proprement sur les
maux que sur les biens, mais parce que les biens ont autre chose de
correspondant en Dieu que la prescience, tandis que les maux ne l’ont
pas ; comme aussi le convertible qui n’indique pas la substance
s’approprie le nom de propre — qui convient aussi proprement а la
dйfinition — parce que la dйfinition ajoute quelque excellence.
11° L’ajout d’une
glose ne signifie pas toujours l’impropriйtй, mais il est parfois nйcessaire
pour spйcifier ce qui est dit en gйnйral ; et c’est ainsi que la
connaissance est glosйe par l’approbation.
12° Prйparer ou
ordonner appartient seulement а la puissance motrice ; mais la volontй
n’est pas seule motrice, la raison pratique l’est aussi, comme cela est clair
au troisiиme livre sur l’Вme.
13° Mкme dans la
raison humaine il en est ainsi, que la prйparation, en tant qu’elle implique
une ordination ou une direction vers la fin, est un acte propre de la raison et
non de la volontй.
14° Dans
l’attribut divin, il faut considйrer non seulement l’effet, mais aussi son
rapport а l’effet : car l’effet de la science, de la puissance et de la
volontй est le mкme, mais ces trois noms n’impliquent pas le mкme rapport а cet
effet. Or le rapport impliquй par la prйdestination а son effet s’accorde plus
avec le rapport de la science en tant que dirigeante, qu’avec le rapport de la
puissance et de la volontй ; voilа pourquoi la prйdestination se rapporte
а la science.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments.
2° Quoique l’on
aurait pu rйpondre au deuxiиme que tout ce qui a une extension plus grande
n’est pas un genre, car cela peut кtre prйdiquй accidentellement.
3° On aurait pu
aussi rйpondre au troisiиme que bien que donner la grвce n’accompagne pas
toujours la prйdestination, cependant vouloir la donner l’accompagne toujours.
5° On aurait pu
aussi rйpondre au cinquiиme que la rйprobation s’oppose directement non pas а
la prйdestination mais а l’йlection, car celui qui choisit prend l’un et
rejette l’autre, et cela s’appelle rйprouver ; donc la rйprobation aussi,
quant а la raison formelle signifiйe par son nom, appartient plutфt а la volontй :
car rйprouver est comme refuser ; а moins peut-кtre que l’on identifie
« rйprouver » а « juger indigne d’кtre admis ». Mais si
l’on dit que la rйprobation appartient en Dieu а la prescience, c’est parce que
rien n’est positivement en Dieu du cфtй de la volontй par rapport au mal de
faute ; car il ne veut pas la faute comme il veut la grвce. Et cependant,
la rйprobation est йgalement appelйe prйparation quant а la peine, que Dieu
veut aussi d’une volontй consйquente mais non antйcйdente. Article 2 : La prescience des mйrites
est-elle la cause et la raison de la prйdestination ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° А propos de
Rom. 9, 15 : « je ferai misйricorde а qui je fais
misйricorde », la Glose de saint
Ambroise dit : « Je ferai misйricorde а celui dont je sais d’avance
qu’il reviendra de tout cњur а moi aprиs son erreur. Voilа ce qu’est donner а
qui il faut donner et ne pas donner а qui il ne faut pas ; de la sorte, il
appelle celui dont il sait qu’il obйit, et n’appelle pas celui dont il sait qu’il
n’obйit pas. » Or obйir et revenir de tout cњur au Seigneur, cela
appartient au mйrite, et les choses contraires, au dйmйrite. La prescience du
mйrite et du dйmйrite est donc la cause de ce que Dieu se propose de faire
misйricorde а quelqu’un ou d’exclure quelqu’un de la misйricorde ; et
cela, c’est prйdestiner ou rйprouver.
2° La
prйdestination inclut en soi la volontй divine du salut de l’homme ; et
l’on ne peut dire qu’elle inclue la seule volontй antйcйdente, car par cette
volontй Dieu veut que tous soient sauvйs, comme il est dit en
1 Tim. 2, 4, et dans ce cas, il s’ensuivrait que tous les hommes
seraient prйdestinйs ; il reste donc qu’elle inclut la volontй
consйquente. Or la volontй consйquente, comme dit saint Jean Damascиne, a sa
cause en nous, en tant que nous nous comportons diversement de faзon а mйriter
le salut ou la damnation. Nos mйrites connus d’avance par Dieu sont donc la
cause de la prйdestination.
3° On appelle
prйdestination principalement un propos divin de sauver l’homme. Or la cause du
salut de l’homme est le mйrite de l’homme ; la science aussi est la cause
et la raison de la volontй, car l’appйtible connu meut la volontй. La
prescience des mйrites est donc la cause de la prйdestination, puisque les deux
choses que contient la prescience sont la cause des deux choses contenues dans
la prйdestination.
4° La rйprobation
et la prйdestination signifient l’essence divine, et connotent un effet ;
or dans l’essence divine, il n’y a aucune diversitй. Toute la diffйrence entre
la prйdestination et la rйprobation vient donc des effets. Or les effets sont
considйrйs de notre cфtй. C’est donc de notre cфtй que se trouve la cause de la
sйparation entre prйdestinйs et rйprouvйs, sйparation qui se fait par la
prйdestination. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
5° De mкme que le
soleil, pour ce qui dйpend de lui, a le mкme rapport avec tous les corps qu’il
peut illuminer, bien que tous ne puissent йgalement participer а sa lumiиre,
ainsi Dieu a le mкme rapport avec toutes choses bien que toutes ne soient pas
йgalement а mкme de participer а sa bontй, comme le disent communйment les
saints et les philosophes. Or, par suite de cette relation semblable du soleil
а tous les corps, ce n’est pas le soleil qui est la cause de la diversitй suivant
laquelle une chose est obscure et l’autre lumineuse, mais ce sont les
diffйrentes dispositions des corps а recevoir sa lumiиre. Et donc
semblablement, la cause de la diversitй par laquelle certains parviennent au
salut et d’autres sont damnйs, ou certains sont prйdestinйs et d’autres
rйprouvйs, n’est pas du cфtй de Dieu mais du nфtre ; et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° Le bien est
communicatif de lui-mкme. Il appartient donc au souverain bien de se
communiquer lui-mкme souverainement, suivant la capacitй de chacun. Si donc il
ne se communique pas а un кtre, c’est parce que celui-ci n’est pas capable de
lui. Or quelqu’un est capable ou incapable du salut, auquel la prйdestination
ordonne, а cause de la qualitй de ses mйrites. Les mйrites connus d’avance sont
donc la cause de ce que certains sont prйdestinйs et d’autres non.
7° А propos
de Nombr. 3, 12 : « j’ai pris les lйvites, etc. », la Glose d’Origиne dit : « Par
une dйcision divine, Jacob le puоnй est devenu le premier-nй. En effet, en
vertu du propos du cњur qui n’йchappait pas а Dieu, “avant mкme qu’ils fussent
nйs dans ce monde et qu’ils eussent fait le bien ou le mal” le Seigneur dйclare
а leur sujet : “J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en haine.” »
Or cela concerne la prйdestination de Jacob, comme les saints l’exposent
communйment. La prescience du propos que Jacob aurait dans son cњur fut donc la
raison de sa prйdestination ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
8° La
prйdestination ne peut pas кtre injuste, puisque toutes les voies du Seigneur
sont misйricorde et vйritй ; et l’on ne peut envisager dans ce cas une
justice autre que distributive entre Dieu et les hommes : en effet, il ne
peut кtre question ici de la justice commutative, puisque Dieu, qui n’a pas
besoin de nos biens, ne reзoit rien de nous. Or la justice distributive ne
donne inйgalement qu’а des sujets inйgaux ; et l’inйgalitй ne peut кtre
considйrйe entre les hommes que selon la diffйrence des mйrites. Que Dieu prйdestine
l’un et pas l’autre, cela vient donc de la prescience de mйrites diffйrents.
9° La
prйdestination prйsuppose l’йlection, comme on l’a dйjа dit. Or l’йlection ne
peut кtre raisonnable que s’il existe une raison pour laquelle l’un est
distinguй de l’autre ; et dans l’йlection dont nous parlons, on ne peut
dйfinir de raison de cette distinction qu’а partir des mйrites. Puis donc que
l’йlection de Dieu ne peut кtre irrationnelle, elle procиde de la prйvision des
mйrites, et par consйquent la prйdestination aussi.
10° Exposant
Mal. 1, 2 : « J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en
haine », saint Augustin dit que « cette volontй de Dieu » par
laquelle il a йlu l’un et rйprouvй l’autre « ne peut кtre injuste :
en effet, elle vient de mйrites trиs cachйs ». Or ces mйrites trиs cachйs
ne peuvent кtre entendus dans le cas prйsent qu’en ce sens qu’ils sont dans la
prescience. La prйdestination vient donc de la prescience des mйrites.
11° Le bon
usage de la grвce est au dernier effet de la prйdestination ce que l’abus de la
grвce est а l’effet de rйprobation. Or l’abus de la grвce fut pour Judas la
raison de sa rйprobation ; car il est devenu rйprouvй parce qu’il est mort
sans la grвce. Et ce n’est pas parce que Dieu n’a pas voulu lui donner la grвce
qu’il ne l’a pas eue, mais parce que lui-mкme n’a pas voulu la recevoir, comme
disent Anselme et Denys. Le bon usage de la grвce, pour saint Pierre ou pour
n’importe quel autre, est donc la cause de ce qu’il a йtй йlu ou prйdestinй.
12° L’on peut
mйriter pour un autre la premiиre grвce ; et pour la mкme raison, il
semble que l’on puisse lui mйriter la continuation de la grвce jusqu’а la fin.
Or la consйquence de la grвce finale est que l’on est prйdestinй. La
prйdestination peut donc provenir des mйrites.
13° « Est
antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй », selon le
Philosophe ; or la prescience entretient avec la prйdestination un tel
rapport, car Dieu connaоt d’avance tout ce qu’il prйdestine, mais il connaоt
d’avance les maux, qu’il ne prйdestine pas. La prescience est donc antйrieure а
la prйdestination. Or en tout ordre, le premier est la cause du suivant. La
prescience est donc la cause de la prйdestination.
14° Le nom de
prйdestination vient de destinatio ou
envoi. Or la connaissance prйcиde l’envoi ou la destinatio : car on n’envoie que ce que l’on connaоt. La
connaissance est donc antйrieure а la prйdestination, et ainsi, elle semble en
кtre la cause ; et nous retrouvons la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° А propos de
Rom. 9, 11 : « non en vertu des њuvres, mais par le choix de
celui qui appelle, il fut dit », la Glose
dit : « Il montre que cela — “J’ai aimй Jacob, etc.” — ne
fut pas dit а cause de mйrites antйrieurs, ni, de mкme, а cause de mйrites
futurs. » Et plus bas, а propos de « Y a-t-il de l’injustice en
Dieu ? » (Rom. 9, 14) : « Que personne ne dise
que Dieu a choisi l’un et rйprouvй l’autre parce qu’il prйvoyait leurs њuvres
futures. » Et nous retrouvons un cas semblable.
2° La grвce est
l’effet de la prйdestination, mais le principe du mйrite. Il est donc
impossible que la prescience des mйrites soit la cause de la prйdestination.
3° L’Apфtre dit а
Tite, 3, 5 : « non а cause des њuvres de justice que nous
faisions, mais selon sa misйricorde, etc. » La prйdestination du salut de
l’homme ne provient donc pas de la prescience des mйrites.
4° Si la
prescience des mйrites йtait la cause de la prйdestination, nul ne serait
prйdestinй qui ne doive avoir des mйrites. Or quelques-uns sont tels, comme
cela est clair dans le cas des enfants. La prescience des mйrites n’est donc
pas la cause de la prйdestination.
Rйponse :
Il y a cette
diffйrence entre la cause et l’effet, que tout ce qui est cause de la cause
doit nйcessairement кtre cause de l’effet ; mais ce qui est cause de l’effet
n’est pas nйcessairement cause de la cause ; par exemple, il est clair que
la cause premiиre produit son effet au moyen de la cause seconde, et par
consйquent la cause seconde cause en quelque sorte l’effet de la cause
premiиre, dont elle n’est cependant pas la cause.
Or, dans la
prйdestination, il faut envisager deux choses : la prйdestination
йternelle elle-mкme, et son double effet temporel, c’est-а-dire la grвce et la
gloire. L’une de celles-ci, la gloire, a pour cause mйritoire l’acte
humain ; mais l’acte humain ne peut кtre cause de la grвce par mode de
mйrite, il peut l’кtre comme une certaine disposition matйrielle, en tant que
nous sommes prйparйs par des actes а recevoir la grвce. Mais il ne s’ensuit pas
que nos actes, qu’ils prйcиdent la grвce ou la suivent, soient la cause de la
prйdestination elle-mкme. Pour trouver la cause de la prйdestination, il est
nйcessaire de considйrer ce qu’on a dйjа dit, que la prйdestination est une
certaine direction vers la fin, њuvre de la raison mue par la volontй ;
une chose peut donc кtre cause de la prйdestination dans la mesure oщ elle peut
mouvoir la volontй.
А ce sujet, il
faut savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de mouvoir la volontй :
d’abord а la faзon d’une dette, ensuite sans l’idйe de dette. Or une chose peut
mouvoir la volontй а la faзon d’une dette de deux faзons : d’abord dans
l’absolu, ensuite en supposant autre chose. Dans l’absolu, c’est la fin ultime
elle-mкme, qui est l’objet de la volontй : et elle meut la volontй de telle
faзon qu’elle ne peut s’en dйtourner ; c’est pourquoi aucun homme ne peut
ne pas vouloir кtre heureux, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre. Mais en supposant autre
chose, ce sans quoi la fin ne peut кtre possйdйe meut selon une dette. Et ce sans
quoi la fin peut кtre possйdйe, mais qui contribue au bien-кtre de la fin
elle-mкme, ne meut pas la volontй selon une dette, mais l’inclination de la
volontй vers lui est libre. Mais cependant, dиs lors que la volontй est
librement inclinйe vers lui, elle est inclinйe а la faзon d’une dette vers tout
ce sans quoi il ne peut кtre possйdй, en supposant toutefois ce que l’on posait
comme voulu en premier : par exemple, le roi dans sa libйralitй fait
quelqu’un soldat, mais parce qu’il ne peut кtre soldat sans avoir un cheval, il
devient dы et nйcessaire qu’il lui donne un cheval, en supposant la libйralitй
susdite. Or la fin de la volontй divine est sa bontй mкme, qui ne dйpend
d’aucune autre chose ; elle n’a donc besoin de rien d’autre pour кtre
possйdйe par Dieu ; voilа pourquoi sa volontй est inclinйe а faire en
premier quelque chose non pas а la faзon d’une dette, mais seulement
libйralement, parce que sa bontй est manifestйe dans son њuvre. Mais dиs que
l’on suppose que Dieu veut faire quelque chose, alors il s’ensuit а la faзon
d’une certaine dette, en supposant sa libйralitй, qu’il fasse ce sans quoi
cette rйalitй voulue ne peut exister ; par exemple, s’il veut faire un
homme, qu’il lui donne la raison.
Or partout oщ
se rencontre une chose sans laquelle une autre voulue de Dieu pourrait exister,
la premiиre ne vient pas de lui selon l’idйe d’une dette, mais de sa pure
libйralitй. Or la perfection de la grвce et celle de la gloire sont des biens
tels que sans eux la nature peut exister, car ils dйpassent les limites de la
puissance naturelle ; donc, que Dieu veuille donner а quelqu’un la grвce
et la gloire, cela vient de sa pure libйralitй. Or dans le cas des choses qui
viennent de sa pure libйralitй, la cause du vouloir est la surabondante
affection pour la fin de celui qui veut, et en cette fin l’on reconnaоt la
perfection de la bontй mкme. Aussi la cause de la prйdestination n’est-elle
rien d’autre que la bontй de Dieu.
Et l’on peut
aussi rйsoudre de la faзon susdite une certaine controverse qui avait lieu
entre plusieurs, certains prйtendant que tout procйdait de Dieu par simple
volontй, d’autres affirmant que tout procйdait de Dieu selon une dette. Or ces
deux opinions sont fausses : car la premiиre dйtruit l’ordre nйcessaire
qui existe entre les effets divins, et la seconde pose que tout procиde de Dieu
par nйcessitй de nature. Il faut choisir une voie moyenne consistant а poser
que les choses qui sont voulues par Dieu en premier viennent de lui par simple
volontй, tandis que celles qui sont requises pour cela procиdent selon une
dette, avec cependant la supposition suivante : que la dette ne rende pas
Dieu dйbiteur envers les choses, mais envers sa volontй, pour l’accomplissement
de laquelle est dы ce que l’on dit procйder de Dieu selon une dette.
Rйponse aux objections :
1° L’usage
convenable de la grвce est une certaine chose а laquelle la divine providence
ordonne la grвce confйrйe ; par consйquent, il est impossible que le droit
usage de la grвce connu d’avance soit lui-mкme cause motrice du don de la
grвce. Ce que saint Ambroise dit : « Je donnerai la grвce а celui dont je
sais qu’il reviendra de tout cњur а moi », doit donc кtre entendu non pas
comme si le retour parfait du cњur inclinait la volontй а donner la grвce, mais
en ce sens qu’il ordonne la grвce donnйe а ce que, par la grвce reзue, l’on se
tourne parfaitement vers Dieu.
2° La
prйdestination inclut la volontй consйquente, qui regarde d’ue certaine faзon
ce qui est de notre cфtй, non certes comme une chose qui inclinerait la volontй
divine а vouloir, mais comme une chose а la production de laquelle la volontй
divine ordonne la grвce ; ou mкme comme une chose qui dispose d’une
certaine faзon а la grвce, et mйrite la gloire.
3° La science est
motrice de la volontй, mais pas n’importe quelle science : la science de
la fin, qui est l’objet moteur de la volontй ; voilа pourquoi l’amour que
Dieu a pour sa bontй procиde de la connaissance de sa bontй ; et de lа
vient sa volontй de la rйpandre sur d’autres ; mais il n’en rйsulte pas
que la science des mйrites soit la cause de la volontй, telle qu’elle est
incluse dans la prйdestination.
4° Bien que l’on
distingue les diffйrents contenus des attributs divins par leurs divers effets,
il n’en rйsulte cependant pas que les effets soit les causes des attributs
divins : car on ne distingue pas les contenus des attributs par les choses
qui sont en nous comme par des causes, mais plutфt comme par certains signes
des causes ; voilа pourquoi il n’en rйsulte pas que les choses qui sont de
notre cфtй soient la cause de ce que l’un soit rйprouvй et l’autre prйdestinй.
5° Nous pouvons
considйrer de deux faзons la relation de Dieu aux rйalitйs. D’abord quant а la
premiиre disposition des rйalitйs, qui dйpend de la sagesse divine йtablissant
les divers degrйs dans les rйalitйs ; et dans ce cas, Dieu n’est pas dans
le mкme rapport а toutes choses. Ensuite en tant qu’il pourvoit les rйalitйs
dйjа disposйes ; et dans ce cas, il est dans le mкme rapport avec toutes
choses, en tant qu’il donne йgalement а toutes selon leur mesure. Or а la
premiиre disposition des rйalitйs appartiennent toutes les choses que l’on a
dit procйder de Dieu suivant la simple volontй, et parmi lesquelles on compte
aussi la prйparation а la grвce.
6° Il appartient
а la divine bontй en tant qu’elle est infinie de distribuer а chaque chose,
autant qu’elle en est capable, les perfections que chacune requiert selon sa
nature ; mais cela ne concerne pas nйcessairement les perfections
surajoutйes, parmi lesquelles figurent la gloire et la grвce ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Le propos du
cњur de Jacob connu d’avance par Dieu ne fut pas la cause de ce qu’il voulut
lui donner la grвce, mais fut un certain bien auquel Dieu ordonna la grвce qui
devait lui кtre donnйe. Et s’il est dit qu’en vertu du propos du cњur qui ne
lui йchappait pas, il l’a aimй, c’est parce qu’il l’a aimй pour qu’il ait un
tel propos dans son cњur, ou bien parce qu’il prйvit que le propos de son cњur
serait une disposition а recevoir la grвce.
8° Dans le cas de
choses qui doivent кtre distribuйes entre plusieurs selon ce qui est dы а
chacun, il serait contre l’idйe de justice distributive que des choses inйgales
soient donnйes а des йgaux ; mais dans le cas de choses qui sont donnйes
par libйralitй, cela ne contredit en rien la justice ; car je peux donner
а l’un et ne pas donner а l’autre, au grй de ma volontй. Or telle est la
grвce ; et voilа pourquoi il ne va pas contre l’idйe de justice
distributive que Dieu se propose de donner la grвce а l’un et non а l’autre,
sans considйration d’aucune inйgalitй de mйrites.
9°
L’йlection
par laquelle Dieu rйprouve l’un et choisit l’autre est raisonnable ;
cependant il n’est pas nйcessaire que la raison de l’йlection soit le
mйrite ; mais la raison de l’йlection est la divine bontй. Quant а la
raison de la rйprobation, elle est pour les hommes le pйchй originel, comme dit
saint Augustin, ou bien le fait mкme qu’il n’y avait pas [en Dieu] de dette
pour que la grвce leur fыt confйrйe. Car je peux raisonnablement vouloir
refuser а quelqu’un une chose qui ne lui est pas due.
10°
Le
Maоtre, au livre I, dist. 41, dit que cette citation a йtй rйtractйe
par saint Augustin dans une [њuvre] semblable. Ou si l’on doit la maintenir, il
faut la rapporter а l’effet de la rйprobation et de la prйdestination, qui a
une cause soit mйritoire soit dispositive.
11°
La
prescience de l’abus de la grвce ne fut pas pour Judas la cause de sa
rйprobation, si ce n’est peut-кtre du cфtй de l’effet, bien que Dieu ne refuse
la grвce а personne s’il veut la recevoir ; mais le fait mкme de vouloir
recevoir la grвce nous vient de la prйdestination divine ; ce ne peut donc
кtre la cause de la prйdestination.
12°
Bien
que le mйrite puisse кtre la cause de l’effet de la prйdestination, il ne peut
cependant pas кtre la cause de la prйdestination.
13°
Bien
que ce qui est impliquй sans rйciprocitй soit antйrieur d’une certaine faзon,
il ne s’ensuit cependant pas qu’il soit toujours antйrieur au sens oщ la cause
est dite antйrieure, car dans ce cas, le colorй serait la cause de
l’homme ; et pour cette raison, il ne s’ensuit pas que la prescience soit
la cause de la prйdestination.
14°
On
voit dиs lors clairement la solution au
dernier argument. Article 3 : La prйdestination est-elle
certaine ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Une cause dont
l’effet peut varier n’est jamais certaine au regard de son effet. Or l’effet de
la prйdestination peut varier, car celui qui est prйdestinй peut ne pas obtenir
l’effet de la prйdestination ; cela ressort clairement de ce que dit saint
Augustin, qui expose ce passage de l’Apocalypse : « tiens ferme ce
que tu as, afin que personne ne ravisse, etc. » (Apoc. 3, 11) en
disant : « Si un autre ne doit recevoir que si celui-ci a perdu,
alors le nombre des йlus est certain. » Par lа, il semble que l’un
pourrait perdre et un autre recevoir la couronne, qui est l’effet de la
prйdestination.
2° De mкme que
les rйalitйs naturelles sont soumises а la divine providence, de mкme aussi les
rйalitйs humaines. Or seuls йmanent de leurs causes avec certitude suivant
l’ordre de la divine providence les effets naturels que leurs causes produisent
nйcessairement. Puis donc que l’effet de la prйdestination, qui est le salut de
l’homme, ne vient pas des causes prochaines nйcessairement mais de faзon contingente,
il semble que l’ordre de la prйdestination ne soit pas certain.
3° Si une cause a
une relation certaine а un effet, cet effet adviendra nйcessairement, sauf si
quelque chose peut rйsister а la puissance de la cause agente ; ainsi, les
dispositions qui se rencontrent dans les corps infйrieurs rйsistent parfois а
l’action des corps cйlestes, de sorte qu’ils ne produisent pas leurs propres
effets, qu’ils produiraient nйcessairement s’il n’y avait pas quelque chose qui
rйsiste. Or rien ne peut rйsister а la prйdestination divine : « Car
qui peut s’opposer а sa volontй ? » comme il est dit en
Rom. 9, 19. Si donc elle a une relation certaine а son effet, son
effet sera produit nйcessairement.
4° [Le rйpondant] disait que la certitude
de la prйdestination relativement а son effet s’accompagne de la prйsupposition
de la cause seconde. En sens contraire :
toute certitude qui s’accompagne de la supposition d’autre chose, n’est pas une
certitude absolue mais conditionnelle ; ainsi, il n’est pas certain que le
soleil cause un fruit dans la plante, si ce n’est avec la condition
suivante : « si la puissance gйnйrative dans la plante est bien
disposйe », puisque la certitude du soleil relativement а l’effet susdit
prйsuppose la puissance de la plante comme une cause seconde. Si donc la
certitude de la prйdestination divine s’accompagne de la prйsupposition d’une
cause seconde, la certitude ne sera pas absolue mais seulement
conditionnelle ; ainsi, il y a en moi la certitude que Socrate se meut
s’il court, et que celui-ci sera sauvй s’il se prйpare ; et de la sorte,
il n’y aura dans la prйdestination divine aucune autre certitude sur ceux qui
doivent кtre sauvйs que celle que j’ai ; ce qui est absurde.
5° Il est dit en
Job 34, 24 : « Il en exterminera une multitude innombrable,
et il en йtablira d’autres en leur place. » Ce que saint Grйgoire expose
en disant : « Certains йtant tombйs, d’autres recevront en partage le
lieu de la vie. » Or le lieu de la vie est celui auquel la prйdestination
ordonne. Un prйdestinй peut donc manquer l’effet de la prйdestination ; et
ainsi, la prйdestination n’est pas certaine.
6° Selon Anselme,
la vйritй de la prйdestination est la mкme que celle de la proposition au
futur. Or la proposition au futur n’a pas de vйritй certaine et dйterminйe,
mais peut varier, comme cela est clairement montrй par le Philosophe au livre
du Pйri Hermкneias, et au deuxiиme
livre sur la Gйnйration, oщ il est
dit : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » La vйritй de la
prйdestination n’est donc pas non plus certaine.
7° Parfois,
un prйdestinй est dans le pйchй mortel, comme cela est clair dans le cas de
saint Paul, lorsqu’il persйcutait l’Йglise. Or il peut persйvйrer dans le pйchй
mortel jusqu’а la mort, ou bien кtre tuй immйdiatement ; et dans les deux
cas, la prйdestination ne sera pas suivie de son effet. Il est donc possible
que la prйdestination ne soit pas suivie de son effet.
8° [Le rйpondant] disait que lorsque l’on
dit que le prйdestinй peut mourir dans le pйchй mortel, si l’on prend le sujet
tel qu’il se tient sous la forme de la prйdestination, alors l’assertion est
composйe et fausse ; mais si on le considиre sans une telle forme, alors
elle est divisйe et vraie. En sens contraire :
dans le cas des formes qui ne peuvent кtre фtйes du sujet, il est indiffйrent
qu’une chose soit attribuйe au sujet considйrй sous la forme ou sans
elle ; des deux faзons, en effet, l’assertion suivante est fausse :
« Le corbeau noir peut кtre blanc. » Or la prйdestination est une
telle forme, qui ne peut кtre фtйe du prйdestinй. La distinction susdite n’est
donc pas pertinente dans ce cas.
9° Si
l’йternel est uni au temporel et au contingent, le tout sera temporel et
contingent : comme cela est clair dans le cas de la crйation, qui est
temporelle, bien qu’elle renferme dans sa notion l’essence йternelle de Dieu et
l’effet temporel ; et semblablement la mission, qui implique la procession
йternelle et un effet temporel. Or la prйdestination, bien qu’elle implique
quelque chose d’йternel, implique cependant aussi avec cela un effet temporel.
Le tout qu’est la prйdestination est donc temporel et contingent, et par
consйquent, ne semble pas кtre certain.
10° Ce qui
peut exister et ne pas exister n’est aucunement certain. Or la prйdestination
divine du salut de quelqu’un peut exister et ne pas exister ; car de mкme
que Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner et ne pas prйdestiner, de mкme
aussi il peut maintenant avoir prйdestinй et ne pas avoir prйdestinй, puisque
le prйsent, le passй et le futur ne diffиrent pas dans l’йternitй. La
prйdestination n’est donc pas certaine.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 8, 29 : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi
prйdestinйs, etc. » La Glose :
« La prйdestination est la prescience et la prйparation des bienfaits de
Dieu, par quoi tous ceux qui sont dйlivrйs le sont trиs certainement. »
2° Ce dont la
vйritй est immuable doit nйcessairement кtre certain. Or la vйritй de la
prйdestination est immuable, comme dit saint Augustin au livre sur la Prйdestination des saints. La
prйdestination est donc certaine.
3° Celui а qui
convient la prйdestination, quel qu’il soit, elle lui convient de toute
йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est invariable. La prйdestination est
donc invariable, et par consйquent certaine.
4° La prйdestination
inclut la prescience, comme cela est clair dans la glose citйe ; or la
prescience est certaine, comme le prouve Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Donc la prйdestination
aussi.
Rйponse :
Il y a deux
certitudes : celle de connaissance et celle de relation. Il y a certitude
de connaissance lorsque la connaissance ne s’йcarte en rien de ce qui se
rencontre dans la rйalitй, mais qu’elle estime celle-ci comme elle est ;
et parce qu’une estimation certaine sur la rйalitй s’obtient surtout par la
cause de la rйalitй, le nom de certitude a йtй amenй а dйsigner la relation de
la cause а l’effet, en sorte que la relation de la cause а l’effet est dite
certaine lorsque la cause produit infailliblement l’effet. Donc, parce que la
prescience de Dieu n’implique pas en gйnйral la relation de cause par rapport а
tous ses objets, on ne considиre en elle que la certitude de
connaissance ; mais parce que la prйdestination inclut la prescience et
ajoute une relation de cause aux objets de celle-ci, en tant qu’elle est une
certaine direction ou prйparation, pour cette raison l’on peut considйrer en
elle, outre la certitude de connaissance, la certitude de relation ; et
pour le moment, nous ne cherchons que ce qui concerne cette certitude de prйdestination :
car ce qui concerne la certitude de connaissance que l’on trouve en elle peut
clairement ressortir de ce qu’on a dit dans la question sur la science de Dieu.
Or il faut
savoir que, la prйdestination йtant une certaine partie de la providence, de
mкme qu’elle ajoute а celle-ci quant а sa raison formelle, de mкme aussi sa
certitude ajoute а la certitude de la providence. En effet, l’ordre de la
providence est trouvй certain de deux faзons. D’abord en particulier,
c’est-а-dire lorsque les rйalitйs qui sont ordonnйes vers une fin par la divine
providence parviennent sans faute а cette fin particuliиre ; comme cela
est clair dans le cas des mouvements cйlestes et de tout ce qui est mы
nйcessairement dans la nature. Ensuite en gйnйral et non en particulier, comme
nous le constatons dans les rйalitйs sujettes а la gйnйration et а la
corruption, dont les puissances manquent parfois leurs effets propres, auxquels
elles sont ordonnйes comme а des fins propres : ainsi, la puissance
formatrice manque parfois le parfait achиvement des membres ; mais
cependant, le dйfaut est lui-mкme divinement ordonnй а une fin, comme il
ressort de ce qui a йtй dit lorsqu’on a traitй de la providence ; et de la
sorte, rien ne peut manquer la fin gйnйrale de la providence, bien qu’il arrive
qu’une chose manque une fin particuliиre. Mais l’ordre de la prйdestination est
certain non seulement par rapport а la fin universelle, mais aussi par rapport
а la fin particuliиre et dйterminйe, car celui qui a йtй ordonnй au salut par
la prйdestination ne manque jamais d’obtenir le salut. Et pourtant, ce n’est
pas de la mкme faзon que l’ordre de la prйdestination est certain par rapport а
la fin particuliиre et que l’ordre de la providence l’йtait, car dans la
providence, l’ordre n’йtait certain au regard de la fin particuliиre que
lorsque la cause prochaine produisait nйcessairement son effet ; tandis
que dans la prйdestination, la certitude se rencontre au regard de la fin
singuliиre, et cependant, la cause prochaine, qui est le libre arbitre, ne produit
cet effet que de faзon contingente. Aussi, il semble difficile d’accorder
l’infaillibilitй de la prйdestination avec la libertй de l’arbitre. Car on ne
peut pas dire que la prйdestination n’ajoute rien d’autre а la certitude de la
providence que la certitude de la prescience ; de la sorte, on dirait que
Dieu ordonne le prйdestinй au salut, comme n’importe quel autre ; mais
avec cela, il sait du prйdestinй qu’il ne manquera pas le salut. Dans ce cas,
en effet, on ne dirait pas que le prйdestinй diffиre du non-prйdestinй du cфtй
de l’ordre, mais seulement du cфtй du rйsultat de la prescience ; et
ainsi, la prescience serait la cause de la prйdestination, et la prйdestination
ne serait pas due а l’йlection de celui qui prйdestine ; ce qui va contre
l’autoritй de l’Йcriture et les paroles des saints.
Donc, outre la
certitude de la prescience, l’ordre mкme de la prйdestination est aussi
infailliblement certain ; et cependant, la cause prochaine du salut, le
libre arbitre, ne lui est pas ordonnйe nйcessairement, mais de faзon
contingente. Et voici comment l’on peut envisager cela. Nous trouvons en effet
qu’un ordre infaillible existe par rapport а quelque chose de deux faзons.
D’abord lorsqu’une cause unique et singuliиre amиne nйcessairement son effet
par l’ordre de la divine providence ; ensuite, lorsque par le concours de
nombreuses causes contingentes et faillibles, l’on parvient а un effet
unique ; et Dieu ordonne chacune d’elles а l’obtention de l’effet а la
place de celle qui a dйfailli, ou afin qu’une autre ne dйfaille pas ;
ainsi constatons-nous que tous les singuliers d’une espиce sont corruptibles,
et cependant la perpйtuitй de l’espиce peut кtre conservйe en eux suivant la
nature par la succession de l’un а l’autre, la divine providence gouvernant de
telle sorte que tous ne dйfaillent pas lorsque l’un dйfaille : et il en
est ainsi dans la prйdestination. En effet, le libre arbitre peut manquer le
salut ; cependant, en celui que Dieu prйdestine, Dieu prйpare tant
d’autres secours que, ou bien il ne tombe pas, ou bien, s’il tombe, il se
relиve : tels les exhortations, les suffrages des priиres, le don de la
grвce et toutes les choses de ce genre, par lesquelles Dieu assiste l’homme
pour le salut. Si donc nous considйrons le salut par rapport а la cause
prochaine qu’est le libre arbitre, il n’est pas certain mais contingent ;
mais par rapport а la cause premiиre qu’est la prйdestination, il est certain.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apocalypse peut s’entendre soit de la couronne de la justice prйsente,
soit de la couronne de gloire. Qu’on l’entende de l’une ou l’autre faзon, on
dit que l’un reзoit la couronne de l’autre а sa chute, en ce sens que les biens
de l’un servent а l’autre soit en venant en aide а son mйrite, soit mкme en augmentant
sa gloire а cause de la connexion de la charitй, qui fait que tous les biens
des membres de l’Йglise sont communs ; et ainsi, il arrive que l’un
reзoive la couronne de l’autre lorsque, celui-ci tombant par le pйchй et par
consйquent n’obtenant pas la rйcompense de ses mйrites, un autre perзoit le
fruit des mйrites que le premier a eus, comme il les aurait aussi perзus si
l’autre avait persistй. Et il ne s’ensuit pas que la prйdestination soit jamais
anйantie. Ou bien, l’on peut dire que l’un reзoit la couronne de l’autre, non
que celui-ci perde la couronne qui lui a йtй prйdestinйe, mais c’est parce que
parfois quelqu’un perd la couronne qui lui est due suivant la justice prйsente,
et un autre est mis а sa place pour parfaire le nombre des йlus, comme les
hommes ont йtй mis а la place des anges tombйs.
2° L’effet
naturel qui se produit infailliblement par la divine providence rйsulte d’une
cause prochaine ordonnйe nйcessairement а son effet ; or l’ordre de la
prйdestination n’est pas certain de cette faзon, mais d’une autre, comme on l’a
dit.
3° Le corps
cйleste agit comme en amenant sur les rйalitйs infйrieures de ce monde une
nйcessitй, autant qu’il est en lui ; voilа pourquoi son effet survient
nйcessairement, а moins qu’il n’y ait quelque chose qui rйsiste. Mais Dieu
n’agit pas dans la volontй par mode de nйcessitй, car il ne contraint pas la
volontй mais la meut sans lui фter son mode, qui consiste dans une libertй
ouverte indiffйremment sur l’un ou l’autre ; et c’est pourquoi, bien que
rien ne rйsiste а la divine volontй, cependant la volontй, comme n’importe
quelle rйalitй, exйcute la divine volontй suivant son mode, car la divine
volontй a aussi donnй aux rйalitйs le mode lui-mкme, afin qu’ainsi sa volontй
soit accomplie ; voilа pourquoi certaines choses accomplissent la divine
volontй nйcessairement, d’autres de faзon contingente, bien que ce que Dieu
veut se fasse toujours.
4° La cause
seconde, qu’il est nйcessaire de supposer pour amener l’effet de la
prйdestination, est aussi soumise а l’ordre de la prйdestination ; mais il
n’en va pas de mкme dans les puissances infйrieures relativement а une
puissance de l’agent supйrieur. Voilа pourquoi l’ordre de la prйdestination
divine, bien qu’il s’accompagne de la supposition de la volontй humaine, est
nйanmoins absolument certain, mкme si le contraire apparaоt dans l’exemple
citй.
5° Ces paroles de
Job et de saint Grйgoire doivent кtre rapportйes а l’йtat de la justice
prйsente, duquel quelques-uns tombent parfois tandis que d’autres prennent leur
place ; ceci ne permet donc pas de conclure а une incertitude concernant
la prйdestination, car ceux qui finalement manquent а la grвce n’ont jamais йtй
prйdestinйs.
6° Le
rapprochement que fait Anselme est valable sous l’aspect suivant : de mкme
que la vйritй de la proposition au futur n’enlиve pas au futur la contingence,
de mкme la vйritй de la prйdestination non plus ; mais le cas diffиre sous
cet autre aspect : la proposition au futur regarde le futur comme tel, et
ainsi ne peut кtre certaine, tandis que la vйritй de la prescience et de la
prйdestination regarde le futur comme prйsent, comme on l’a dit dans la
question sur la science de Dieu, et c’est pourquoi elle est certaine.
7°
L’on
peut dire de deux faзons qu’une chose peut. D’abord en considйrant la puissance
qui est en elle, comme on dit que la pierre peut se mouvoir vers le bas.
Ensuite, en considйrant ce qui est du cфtй d’autre chose, comme si je disais
que la pierre peut se mouvoir vers le haut, non par une puissance qui serait en
elle, mais par la puissance du lanceur. Lors donc que l’on dit : « Ce
prйdestinй peut mourir dans le pйchй », si l’on considиre sa puissance,
cela est vrai ; mais si nous parlons du prйdestinй suivant la relation
qu’il a а autre chose, c’est-а-dire а Dieu qui prйdestine, dans ce cas cette
relation est incompatible avec ce rйsultat, bien qu’elle soit compatible avec
cette puissance. Voilа pourquoi la considйration du sujet peut кtre distinguйe
suivant la distinction prйcйdente, c’est-а-dire avec ou sans forme.
8° La noirceur et
la blancheur sont des formes existant dans le sujet qui est dit blanc ou
noir ; et c’est pourquoi, tant que la forme susdite demeure dans le sujet,
une chose qui serait incompatible avec elle ne pourrait кtre attribuйe au sujet
ni en puissance, ni en acte. Au contraire, la prйdestination n’est pas une
forme existant dans le prйdestinй, mais dans celui qui prйdestine, de mкme que
l’objet su doit aussi son nom а la science qui est en celui qui sait ;
voilа pourquoi mкme s’il se tient immobile sous l’ordre de la science, une
chose peut cependant lui кtre attribuйe en considйration de sa nature, mкme si
cela n’est pas compatible avec l’ordre de la prйdestination. En effet, la
prйdestination est quelque chose qui vient en plus de l’homme qui est dit prйdestinй,
comme la noirceur est quelque chose en plus de l’essence du corbeau, bien que
ce ne soit pas quelque chose d’extйrieur au corbeau ; or, en considйration
de la seule essence du corbeau, une chose qui est incompatible а sa noirceur
peut lui кtre attribuйe ; et c’est ainsi que Porphyre dit que l’on peut
concevoir un corbeau blanc. Et de mкme aussi dans le cas prйsent, а l’homme
prйdestinй lui-mкme considйrй en soi peut кtre attribuйe une chose qui ne lui
est pas attribuйe lorsqu’on considиre qu’il se tient sous la prйdestination.
9°
La
crйation et la mission, et autres choses semblables, impliquent la production
d’un effet temporel, et c’est pourquoi elles posent l’existence d’un effet
temporel ; et pour cela il est nйcessaire qu’elles soient temporelles,
bien qu’elles renferment quelque chose d’йternel en elles-mкmes. Mais la
prйdestination n’implique pas suivant son nom la production d’un effet
temporel, mais seulement une relation а quelque chose de temporel, comme la
volontй, la puissance et toutes les choses de ce genre ; et ainsi, parce
que l’effet temporel, qui est aussi contingent, n’est pas posй comme existant
en acte, il n’est pas nйcessaire que la prйdestination soit temporelle et
contingente : car une chose peut кtre ordonnйe de toute йternitй et
immuablement а quelque chose de temporel et de contingent.
10°
Absolument
parlant, Dieu peut prйdestiner chacun, ou ne pas le prйdestiner, ou bien
l’avoir prйdestinй ou ne pas l’avoir prйdestinй : car l’acte de
prйdestination, йtant mesurй par l’йternitй, n’entre jamais dans le passй, de
mкme qu’il n’est jamais futur ; aussi est-il toujours considйrй comme
sortant de la volontй par mode de libertй. Cependant, avec une supposition,
cela devient impossible : en effet, il ne peut pas ne pas prйdestiner avec
la supposition qu’il a prйdestinй, et vice
versa, car il ne peut кtre changeant ; et par consйquent, il ne
s’ensuit pas que la prйdestination puisse varier. Article 4 : Le nombre des prйdestinйs
est-il certain ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Aucun nombre
auquel on peut ajouter n’est certain. Or une addition peut se faire au nombre
des prйdestinйs, c’est ce que Moпse demande en Deut. 1, 11 :
« Que le Seigneur, le Dieu de vos pиres, ajoute encore а ce nombre
plusieurs milliers. » La Glose :
« dйfini en Dieu, qui connaоt ceux qui sont а lui ». Or il
demanderait en vain, si cela ne pouvait se faire. Le nombre des prйdestinйs
n’est donc pas certain.
2° De mкme que la
disposition des biens naturels est une prйparation а la grвce, de mкme nous
sommes par la grвce prйparйs а la gloire. Or si pour quelqu’un, quel qu’il
soit, les biens naturels constituent une prйparation suffisante, la grвce doit
se trouver en lui. Donc en celui, quel qu’il soit, en qui doit se trouver la
grвce, la gloire aussi devra se trouver. Or parfois, un non-prйdestinй a la
grвce. Il aura donc la gloire ; il sera donc prйdestinй. Un non-prйdestinй
peut donc devenir prйdestinй, et par consйquent le nombre des prйdestinйs peut
кtre augmentй ; et ainsi, il ne sera pas certain.
3° Si quelqu’un,
ayant la grвce, ne doit pas avoir la gloire, ce sera soit а cause d’un manque
de la grвce, soit а cause d’un manque de celui qui donne la gloire. Or ce n’est
pas par un manque de la grвce, qui, autant qu’il est en elle, dispose
suffisamment а la gloire ; ni par un manque de celui qui donne la gloire,
car, autant qu’il est en lui, il est prкt а donner а tous. Quiconque a la grвce
aura donc nйcessairement la gloire ; et ainsi, un homme connu d’avance
aura la gloire, et il sera prйdestinй, et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
4° Quiconque se
prйpare suffisamment а la grвce, a la grвce. Or un homme connu d’avance peut se
prйparer а la grвce. Il peut donc avoir la grвce. Or quiconque a la grвce peut
persйvйrer en elle. L’homme connu d’avance peut donc persйvйrer jusqu’а la mort
dans la grвce, et ainsi devenir prйdestinй, semble-t-il ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° [Le rйpondant] disait qu’il est
nйcessaire de nйcessitй conditionnйe, quoique non absolue, que l’homme connu
d’avance meure sans la grвce. En sens contraire :
toute nйcessitй dйpourvue de principe et de fin et continue en son milieu, est
simple et absolue, et non conditionnйe. Or telle est la nйcessitй de la
prescience, puisqu’elle est йternelle. Elle est donc simple, et non
conditionnйe.
6° Un nombre fini
quelconque peut кtre dйpassй. Or le nombre des prйdestinйs est fini. Il peut
donc exister un nombre plus grand que lui ; il n’est donc pas certain.
7° Puisque
le bien est communicatif de soi, l’infinie bontй ne peut mettre de terme а sa
communication. Or la divine bontй se communique surtout aux prйdestinйs. Il ne
lui appartient donc pas de fixer un nombre certain de prйdestinйs.
8° De mкme que la
crйation des rйalitйs vient de la volontй divine, de mкme aussi la
prйdestination des hommes. Or Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en a
faites : « car le pouvoir est avec lui quand il le veut » comme
il est dit en Sag. 12, 18. Donc semblablement, il n’en prйdestine pas
tant qu’il ne puisse en prйdestiner davantage ; et nous retrouvons ainsi
la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Tout ce
que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner
celui qu’il n’a pas prйdestinй. Il peut donc aussi le prйdestiner maintenant,
et de la sorte, il peut se faire une addition au nombre des prйdestinйs.
10° Dans
toutes les puissances qui ne sont pas dйterminйes а une seule chose, ce qui
peut exister peut ne pas exister. Or la puissance de celui qui prйdestine au
prйdestinй, et la puissance du prйdestinй а l’obtention de l’effet de la
prйdestination sont ainsi, car а la fois celui qui prйdestine prйdestine par la
volontй, et le prйdestinй obtient l’effet de la prйdestination par la volontй.
Le prйdestinй peut donc кtre non prйdestinй, et le non prйdestinй peut кtre
prйdestinй ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus
11° Sur ce
passage de Lc 5, 6 : « leur filet se rompait », la Glose dit : « Dans l’Йglise de la
circoncision le filet se rompt, car il n’entre pas autant de Juifs qu’il en
йtait prйordonnйs en Dieu а la vie. » Le nombre de prйdestinйs peut donc
кtre diminuй, et par consйquent, il n’est pas certain.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur la Correction et la
Grвce : « Le nombre des prйdestinйs est certain, lui qui ne peut
кtre ni augmentй ni diminuй. »
2° Saint Augustin
dit dans l’Enchiridion :
« La Jйrusalem d’en haut, notre mиre, la Citй de Dieu, ne subira pas de
dommage dans le nombre de ses habitants, ou peut-кtre mкme une plus grande
abondance y rйgnera. » Or les habitants de cette Citй sont les
prйdestinйs. Le nombre des prйdestinйs ne peut donc кtre augmentй ni diminuй,
et ainsi, il est certain.
3° Quiconque est
prйdestinй, l’est de toute йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est immuable ;
et ce qui n’a pas йtй de toute йternitй ne peut jamais кtre йternel. Celui qui
n’est pas prйdestinй ne peut donc кtre prйdestinй, ni l’inverse.
4° Tous les
prйdestinйs seront aprиs la rйsurrection avec leurs corps dans le ciel Empyrйe.
Or ce lieu est fini, puisque tout corps est fini ; deux corps, mкme
glorifiйs, comme on dit communйment, ne peuvent кtre en mкme temps. Il est donc
nйcessaire que le nombre des prйdestinйs soit dйterminй.
Rйponse :
Voici comment,
а propos de cette question, certains ont distinguй : ils ont affirmй que
le nombre des prйdestinйs est certain si nous parlons du nombre nombrant, ou du
nombre envisagй de faзon formelle ; mais il n’est pas certain si nous
parlons du nombre nombrй, ou envisagй matйriellement ; ainsi dirait-on par
exemple qu’il est certain qu’il y a cent prйdestinйs, mais qui sont ces cent,
cela n’est pas certain. Et cet avis semble s’appuyer sur une parole de saint
Augustin dйjа citйe, oщ il paraоt indiquer que l’un peut perdre et l’autre
recevoir la couronne prйdestinйe, sans aucun changement cependant du nombre des
prйdestinйs.
Or si cette
opinion parle de la certitude par rapport а la cause premiиre, qui est Dieu
prйdestinant, elle apparaоt tout а fait absurde, car Dieu lui-mкme a une
connaissance certaine du nombre et formel et matйriel des prйdestinйs : il
sait en effet combien et qui sont ceux qui doivent кtre sauvйs, et il ordonne
infailliblement l’un et l’autre, de sorte qu’ainsi, du cфtй de Dieu, se trouve
relativement aux deux nombres une certitude non seulement de connaissance mais
aussi de relation. Mais si nous parlons de la certitude du nombre des
prйdestinйs par rapport а la cause prochaine du salut de l’homme, а laquelle la
prйdestination est ordonnйe, le jugement ne sera pas le mкme sur le nombre
formel et sur le nombre matйriel. En effet, le nombre matйriel est soumis en
quelque sorte а la volontй humaine, qui est changeante, parce que le salut de
chacun est placй sous la libertй de l’arbitre comme sous une cause
prochaine ; et ainsi, le nombre matйriel est en quelque sorte dйpourvu de
certitude. Mais le nombre formel ne se tient aucunement sous la volontй
humaine, йtant donnй qu’aucune volontй ne s’йtend а la faзon d’une causalitй а
la totalitй du nombre des prйdestinйs ; voilа pourquoi le nombre formel
demeure en tous points certain. Et de la sorte, la distinction susdite peut se
soutenir, si l’on accorde cependant dans l’absolu que les deux nombres sont
certains du cфtй de Dieu.
Il faut
nйanmoins savoir que le nombre des prйdestinйs est appelй certain en ce sens
qu’il ne subit pas d’addition ni de diminution. Or il subirait une addition si
un homme connu d’avance pouvait devenir prйdestinй, ce qui serait opposй а la
certitude de la prescience ou de la rйprobation ; et il subirait une diminution
si un prйdestinй pouvait devenir non prйdestinй, ce qui est opposй а la
certitude de la prйdestination. Et ainsi, il est clair que la certitude du
nombre des prйdestinйs rйsulte d’une double certitude : de celle de la
prйdestination, et de celle de la prescience ou de la rйprobation. Mais ces
deux certitudes diffиrent, car la certitude de la prйdestination est une
certitude de connaissance et de relation, comme on l’a dit, tandis que la
certitude de la prescience est seulement une certitude de connaissance. En
effet, Dieu ne prйordonne pas les hommes rйprouvйs а pйcher, comme il ordonne
les prйdestinйs а mйriter.
Rйponse aux objections :
1° Cette citation
doit s’entendre non pas du nombre des prйdestinйs, mais du nombre de ceux qui
sont dans l’йtat de la justice prйsente ; et cela ressort de l’Interlinйaire, qui dit en cet
endroit : « par le nombre et le mйrite ». Or ce nombre est а la
fois augmentй et diminuй, quoique la prйdйfinition de Dieu, par laquelle il
prйdйfinit aussi ce nombre, ne se trompe jamais. En effet, elle dйfinit qu’en
un temps ils sont plus nombreux et en un autre moins ; ou encore elle
dйfinit par mode de sentence un nombre certain qui s’accorde а des raisons
infйrieures, et cette dйfinition peut кtre changйe ; mais il en prйdйfinit
un autre par mode de conseil selon des raisons supйrieures, et cette
prйdйfinition est invariable, car comme dit saint Grйgoire : « Dieu
change la sentence, mais non le conseil. »
2° Une
prйparation ne dispose а avoir une perfection qu’en son temps ; ainsi, le
tempйrament naturel dispose l’enfant а кtre fort ou sage, non certes au temps
de l’enfance, mais au temps de l’вge parfait. Or le temps de la possession de
la grвce est aussi celui de la prйparation de la nature ; aucun
empкchement ne peut donc intervenir entre les deux ; et par consйquent,
quel que soit le sujet oщ se trouve la prйparation de la nature, la grвce s’y
trouve aussi. Mais le temps de la possession de la gloire n’est pas celui de la
grвce ; un empкchement intermйdiaire peut donc intervenir entre les
deux ; et pour cette raison, il n’est pas nйcessaire que l’homme connu
d’avance qui a la grвce, doive aussi avoir la gloire.
3° Ce n’est ni
par un manque de la grвce, ni par un manque de celui qui donne la gloire que
celui qui a la grвce est privй de la gloire, mais par un manque de celui qui
reзoit, et en qui un empкchement est intervenu.
4° Par le fait
mкme que l’on pose qu’un homme est connu d’avance, on pose qu’il ne doit pas
avoir la grвce finale, puisque la connaissance de Dieu se porte vers les
rйalitйs futures comme vers les prйsentes, comme on l’a dit ailleurs ;
voilа pourquoi, de mкme qu’кtre destinй а avoir la grвce finale est
incompatible, pour une personne donnйe, avec ne pas кtre destinй а avoir la
grвce finale, quoique ce soit possible en soi, de mкme cela est incompatible
avec кtre connu d’avance, quoique cela soit possible en soi.
5° Que ce qui est
connu de Dieu ne soit pas absolument nйcessaire, ce dйfaut ne vient pas de la
science divine, mais de la cause prochaine. Quant а la nйcessitй susdite, elle
tient son йternitй de la science divine, qui est йternelle — de sorte
qu’elle est sans principe ni fin et qu’elle dure en son milieu — non de la
cause prochaine, qui est temporelle et changeante.
6° Bien qu’il
n’entre pas dans la notion de nombre fini de ne pouvoir кtre dйpassй,
cependant, cela peut venir d’autre chose, c’est-а-dire de l’immuabilitй de la
divine prescience, comme cela apparaоt dans le cas prйsent ; de mкme, que
l’on ne puisse pas trouver une quantitй plus grande qu’une autre quantitй prise
dans les rйalitйs naturelles, cela ne vient pas de la notion de quantitй, mais
de la condition de la rйalitй naturelle.
7° La bontй
divine ne se communique elle-mкme que suivant l’ordre de la sagesse ; tel
est en effet le meilleur mode de communication. Or l’ordre de la divine sagesse
requiert que tout soit fait en nombre, poids et mesure, comme il est dit en
Sag. 11, 21 ; voilа pourquoi il convient а la divine bontй que
le nombre des prйdestinйs soit certain.
8° Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, bien que l’on puisse absolument concйder que Dieu
peut prйdestiner quiconque ou ne pas le prйdestiner, cependant, une fois
supposй qu’il a prйdestinй, il ne peut pas ne pas prйdestiner, ou vice versa, car il ne peut кtre
changeant. Voilа pourquoi l’on dit communйment que cette affirmation :
« Dieu peut prйdestiner un non prйdestinй, ou ne pas prйdestiner un
prйdestinй » est fausse en sens composй mais vraie en sens divisй. Et pour
cette raison, toutes les assertions qui impliquent un sens composй sont fausses
au plein sens du terme. Il ne faut donc pas accorder qu’il puisse кtre fait une
addition ou une soustraction au nombre des prйdestinйs, car l’addition
prйsuppose ce а quoi l’on ajoute, et la soustraction ce de quoi l’on soustrait ;
et pour la mкme raison, on ne peut accorder que Dieu puisse en prйdestiner plus
qu’il ne fait, ou moins. Et le cas de la crйation, que l’on avance, n’est pas
le mкme, car la crйation est un certain acte qui a son terme dans l’effet
extйrieur ; et c’est pourquoi, que Dieu crйe premiиrement quelque chose et
ensuite ne le crйe pas, ne manifeste pas un changement en lui, mais seulement
dans l’effet. Au contraire, la prйdestination et la prescience, et les choses
de ce genre, sont des actes intйrieurs, en lesquels il ne pourrait y avoir de
variation sans variation de Dieu ; voilа pourquoi l’on ne doit rien
accorder qui se rattache а la variation de ces actes.
9°
&
10° La rйponse а ces arguments ressort clairement
de ce qui a йtй dit, car ils valent pour la puissance absolue, sans aucune
prйsupposition de prйdestination faite ou non faite.
11° Cette glose
doit s’entendre de la faзon suivante : il n’entre pas autant de Juifs
qu’il y a au total de prйordonnйs а la vie, car les Juifs ne sont pas seuls
prйdestinйs. Ou bien l’on peut dire qu’elle ne parle pas de la prйordination de
la prйdestination, mais de la prйparation, par laquelle ils йtaient disposйs а
la vie par la loi. Ou bien l’on peut dire aussi qu’il n’entrиrent pas aussi
nombreux dans la primitive Йglise, car « quand la multitude des nations
sera entrйe, alors tout Israлl sera sauvй » dans l’Йglise finale. Article 5 : Les prйdestinйs ont-il la
certitude de leur prйdestination ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme il est
dit en I Jn 2, 27 : « l’onction nous enseigne sur
toutes choses » et cela s’entend de tout ce qui regarde le salut. Or la
prйdestination regarde au plus haut point le salut, car elle en est la cause.
L’onction reзue rend donc tous les hommes certains au sujet de leur prйdestination.
2° Il convient а
la divine bontй, а laquelle il appartient de tout faire de la meilleure faзon,
de conduire les hommes а la rйcompense de la meilleure faзon. Or la meilleure
faзon semble кtre que chacun soit certain de sa rйcompense. Chacun de ceux qui
doivent parvenir а la rйcompense est donc rendu certain qu’il y
parviendra ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Tous ceux que
le chef d’armйe inscrit pour le mйrite du combat, il les inscrit aussi pour la
rйcompense ; de la sorte, de mкme qu’ils sont certains du mйrite, ainsi
sont-ils certains de la rйcompense. Or les hommes sont certains d’кtre dans
l’йtat de mйriter. Ils sont donc йgalement certains qu’ils parviendront а la
rйcompense. Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccl. 9, 1 : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou
de haine. »
Rйponse :
Il n’est pas
aberrant que la prйdestination de quelqu’un lui soit rйvйlйe ; mais
suivant la loi commune, il ne convient pas qu’elle soit rйvйlйe а tous, pour
deux raisons. La premiиre d’entre elles peut se prendre du cфtй de ceux qui ne
sont pas prйdestinйs. En effet, si а tous les prйdestinйs leur prйdestination
йtait ainsi connue, alors il serait certain pour tous les non prйdestinйs
qu’ils ne sont pas prйdestinйs, du fait mкme qu’ils ne se sauraient pas
prйdestinйs ; et cela les amиnerait d’une certaine faзon au dйsespoir. La
deuxiиme raison peut se prendre du cфtй des prйdestinйs eux-mкmes. En effet, la
sйcuritй engendre la nйgligence. Or, s’ils йtaient certains de leur
prйdestination, ils seraient sыrs de leur salut ; et ainsi, ils ne
mettraient pas tant d’application а йviter les maux. Et pour cette raison, la
divine providence a salutairement ordonnй que les hommes ignorent leur
prйdestination ou leur rйprobation.
Rйponse aux objections :
1° Lorsqu’il est
dit que l’onction enseigne sur tout ce qui regarde le salut, il faut entendre
cela des choses dont la connaissance regarde le salut, non de toutes celles qui
en elles-mкmes regardent le salut. Or la connaissance de la prйdestination
n’est pas nйcessaire au salut, mкme si la prйdestination elle-mкme est
nйcessaire.
2° Ce ne serait
pas une faзon convenable de donner la rйcompense que d’assurer d’une certitude
absolue la possession de la rйcompense ; mais la faзon convenable est qu’а
celui pour qui l’on prйpare la rйcompense, l’on donne une certitude
conditionnйe, c’est-а-dire qu’il y parviendra sauf s’il la manque. Et une telle
certitude est infusйe а tout prйdestinй par la vertu d’espйrance.
3° L’on ne peut
mкme pas savoir avec certitude si l’on est en йtat de mйriter, quoique l’on
puisse l’estimer avec probabilitй а partir de conjectures. En effet, les
habitus ne peuvent jamais кtre connus que par les actes. Or les actes des
vertus gratuites ont la plus grande ressemblance avec les actes des vertus
acquises, de sorte que l’on ne peut facilement avoir la certitude de la grвce
par ce genre d’actes, а moins peut-кtre qu’une rйvйlation nous en donne la
certitude par un privilиge spйcial. En outre, dans le combat temporel, celui
qui est inscrit pour le combat par le chef d’armйe n’est assurй de la
rйcompense que sous condition, car « il n’obtient la couronne que s’il a
luttй selon les rиgles ».
Article 6 : La prйdestination peut-elle
кtre aidйe par les priиres des saints ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il appartient
au mкme d’кtre aidй et d’кtre empкchй. Or la prйdestination ne peut кtre
empкchйe. Elle ne peut donc pas non plus кtre aidйe par quelqu’un.
2° Si, une fois
posйe ou enlevйe une chose, une autre a nйanmoins son effet, c’est que la
premiиre ne l’aide pas. Or il est nйcessaire que la prйdestination ait son
effet, puisqu’elle ne peut faillir, et ce, qu’une priиre soit faite ou non. La
prйdestination n’est donc pas aidйe par les priиres.
3° Rien d’йternel
n’est prйcйdй par quelque chose de temporel. Or la priиre est temporelle,
tandis que la prйdestination est йternelle. La priиre ne peut donc pas prйcйder
la prйdestination, et ainsi, elle ne peut pas non plus l’aider.
4° Les membres du
Corps mystique portent en eux la ressemblance du corps naturel, comme cela est
clair en I Cor. 12, 12 ss. Or un membre, dans le corps naturel,
n’acquiert pas sa perfection par un autre. Donc dans le Corps mystique non plus.
Or les membres du Corps mystique sont surtout rendus parfaits par l’effet de la
prйdestination. Un homme n’est donc pas aidй а obtenir les effets de la
prйdestination par les priиres d’un autre.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Gen. 25, 21 : « Isaac pria le Seigneur pour son йpouse
Rйbecca, parce qu’elle йtait stйrile ; et le Seigneur l’exauзa, donnant а
Rйbecca la vertu de concevoir. » Et de cette conception naquit Jacob, qui
avait йtй prйdestinй de toute йternitй ; et jamais la prйdestination n’eыt
йtй accomplie, s’il n’avait pas vu le jour. Or cela fut obtenu par la priиre
d’Isaac ; la prйdestination est donc aidйe par les priиres des saints.
2° On lit dans un
sermon sur la conversion de saint Paul, comme venant du Seigneur qui s’adresse
а saint Paul : « J’avais disposй dans mon esprit de te perdre si mon
serviteur Йtienne n’avait pas priй pour toi. » La priиre de saint Йtienne
a donc dйlivrй saint Paul de la rйprobation ; c’est donc aussi par elle
qu’il a йtй prйdestinй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
3° Quelqu’un peut
mйriter pour un autre la premiиre grвce. Donc, pour la mкme raison, la grвce
finale aussi. Or quiconque a la grвce finale est prйdestinй. On peut donc кtre
aidй par les priиres d’un autre pour кtre prйdestinй.
4° Saint Grйgoire
a priй pour Trajan, et l’a dйlivrй de l’enfer, comme le raconte saint Jean
Damascиne dans un sermon sur les morts ; et ainsi, il semble qu’il ait йtй
dйlivrй de la sociйtй des rйprouvйs par les priиres de saint Grйgoire ;
nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
5° Les
membres du Corps mystique sont semblables aux membres du corps naturel. Or un
membre est aidй par un autre dans le corps naturel. Donc dans le Corps mystique
йgalement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Que la
prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se comprendre
de deux faзons. D’abord, en ce sens que les priиres des saints aident а ce que
quelqu’un soit prйdestinй ; et cela ne peut кtre vrai ni des priиres
telles qu’elles existent dans leur nature propre, car elles sont temporelles
tandis que la prйdestination est йternelle ; ni non plus en tant qu’elles
existent dans la prescience de Dieu, car la prescience des mйrites, les siens propres
ou ceux d’autrui, n’est pas cause de prйdestination, comme on l’a dit. Ensuite,
que la prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se
comprendre en ce sens que la priиre aide а obtenir l’effet de la
prйdestination, comme quelqu’un est aidй par un instrument par lequel il
parfait son њuvre ; et c’est en ces termes que tous ceux qui ont posй une
providence de Dieu sur les rйalitйs humaines ont cherchй а rйsoudre cette
question. Mais ils ont dйterminй diversement leurs positions.
Certains, en
effet, considйrant l’immuabilitй de l’ordination divine, posиrent que la priиre
et le sacrifice, ou des choses de ce genre, ne peuvent nullement кtre utiles.
Et ce fut, dit-on, l’opinion des йpicuriens, qui prйtendaient que tout arrivait
immuablement par la disposition des corps supйrieurs, qu’ils appelaient des
dieux. D’autres ont affirmй que les sacrifices et les priиres sont efficaces
dans la mesure oщ par de telles choses la prйordination de ceux а qui il
revient de disposer des actes humains est changйe. Et ce fut, dit-on, l’opinion
des stoпciens, qui posaient que toutes les rйalitйs йtaient gouvernйes par
certains esprits, qu’ils appelaient des dieux ; et lorsque ceux-ci avaient
prйdйfini quelque chose, l’on pouvait obtenir par des priиres et des sacrifices
qu’une telle dйfinition soit changйe, une fois apaisйs les esprits des dieux,
comme ils disaient. Et c’est а cet avis que semble presque se ranger Avicenne а
la fin de sa Mйtaphysique : en
effet, il pose que tout ce qui est opйrй dans les rйalitйs humaines, dont le
principe est la volontй humaine, se ramиne aux volontйs des вmes cйlestes. Car
il pose que les corps cйlestes sont animйs ; et que, de mкme que le corps
cйleste a une influence sur le corps humain, de mкme les вmes cйlestes, selon
lui, ont une influence sur les вmes humaines, et que de leur imagination
s’ensuit ce qui se produit dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Et ainsi,
selon lui, les sacrifices et les priиres sont efficaces pour que de telles вmes
conзoivent ce que nous voulons qu’il advienne. Mais de telles positions sont
йtrangиres а la foi ; car la premiиre position dйtruit la libertй de
l’arbitre, tandis que la seconde dйtruit la certitude de la prйdestination.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement, en disant que la prйdestination n’est jamais
changйe ; mais cependant, les priиres et les autres bonnes њuvres sont
efficaces pour obtenir l’effet de la prйdestination. Car en n’importe quel
ordre de causes, il faut envisager non seulement la relation de la cause premiиre
а l’effet, mais aussi la relation de la cause seconde а l’effet, et la relation
de la cause premiиre а la seconde, car la cause seconde n’est ordonnйe а
l’effet que par l’ordination de la cause premiиre. En effet, la cause premiиre
donne а la seconde d’influer sur son effet, comme cela est clair au livre des Causes. Je dis, par consйquent, que
l’effet de la prйdestination est le salut de l’homme, qui procиde d’elle comme
de la cause premiиre ; mais il peut avoir de nombreuses autres causes
prochaines quasi instrumentales, qui sont ordonnйes par la divine
prйdestination au salut de l’homme, comme les instruments sont appliquйs par
l’ouvrier а la rйalisation de l’effet de l’art. Donc, de mкme que la
prйdestination a pour effet que tel homme soit sauvй, de mкme aussi elle a pour
effet qu’il soit sauvй par les priиres d’un tel ou par tels mйrites. Et c’est
ce que saint Grйgoire dit au premier livre des Dialogues : les choses que rйalisent les saints en priant sont
prйdestinйes de telles sorte qu’elles soient obtenues par des priиres ;
pour cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation : « les priиres,
quand elles sont droites, ne peuvent кtre inefficaces ».
Rйponse aux objections :
1° Il n’est rien
qui puisse anйantir l’ordre de la prйdestination, et c’est pourquoi il ne peut
кtre empкchй ; mais nombreuses sont les choses qui sont soumises а l’ordre
de la prйdestination comme des causes intermйdiaires ; et l’on dit
qu’elles aident la prйdestination, de la faзon susdite.
2° Dиs lors qu’il
est prйdestinй que tel homme soit sauvй par telles priиres, les priиres ne
peuvent кtre enlevйes sans enlever la prйdestination ; et de mкme pour le
salut de l’homme, qui est l’effet de la prйdestination.
3° Cet argument
procиde de ce que la priиre n’aide pas la prйdestination comme une cause ;
et il faut accorder ce point.
4° Les effets de
la prйdestination, qui sont la grвce et la gloire, ne se comportent pas а la
faзon d’une perfection premiиre, mais d’une perfection seconde. Or les membres
du corps naturel, bien qu’ils ne s’aident pas entre eux а obtenir les
perfections premiиres, s’aident cependant quant aux perfections secondes ;
et il est mкme dans le corps un membre qui, formй en premier, aide а la
formation des autres membres, et c’est le cњur ; l’argument raisonne donc
а partir du faux.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Nous
l’accordons.
2° Saint Paul ne
fut jamais rйprouvй suivant la disposition du conseil divin, qui est immuable,
mais seulement suivant la disposition de la sentence divine, qui dйpend des
causes infйrieures, lesquelles sont parfois changйes. Il ne s’ensuit donc pas
que la priиre fut la cause de la prйdestination, mais seulement qu’elle aida а
l’effet de la prйdestination.
3° Bien que la
prйdestination et la grвce finale soient convertibles, il n’est cependant pas
nйcessaire que tout ce qui est cause de la grвce finale, de quelque faзon que
ce soit, soit йgalement cause de la prйdestination, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit prйcйdemment.
4° Bien que
Trajan fыt dans le lieu des rйprouvйs, cependant il n’йtait pas rйprouvй au
plein sens du terme ; car il йtait prйdestinй qu’il serait sauvй par les
priиres de saint Grйgoire.
5° Nous
l’accordons. Question 7 : [Le livre
de vie]
Introduction
Article 1 : Le
livre de vie est-il quelque chose de crйй ? Article 2 : Le
livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ? Article 3 : Le
livre de vie est-il appropriй au Fils ? Article 4 : Le
livre de vie est-il la mкme chose que la prйdestination ? Article 5 : Le livre
de vie se dit-il de la vie incrййe ? Article 6 : Le
livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les crйatures ? Article 7 : Le
livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grвce ? Article 8 :
Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?
Article 1 : Le livre de vie est-il quelque
chose de crйй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Sur ce passage
du livre de l’Apocalypse : « on en ouvrit un autre, qui йtait le
livre de vie » (Apoc. 20, 12), la Glose dit : « c’est-а-dire le Christ, qui apparaоtra
alors dans sa puissance, et donnera la vie aux siens ». Or le Christ
apparaоtra lors du jugement sous la forme humaine, qui n’est pas quelque chose
d’incrйй. Le livre de vie n’йvoque donc rien d’incrйй.
2° Saint Grйgoire
dit dans les Moralia que le juge mкme
qui doit venir est appelй livre de vie ; car quiconque le verra se
rappellera aussitфt tout ce qu’il a fait. Or le jugement a йtй donnй au Christ
selon la nature humaine, comme cela est clair en Jn 5, 27 :
« Il lui a donnй le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de
l’homme. » Le Christ est donc le livre de vie selon la nature
humaine ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Le nom de
livre se dit de ce qui est rйceptif de l’йcriture. Or une chose est dite
rйceptive en raison d’une puissance matйrielle, qui ne peut exister en Dieu. Le
livre de vie n’йvoque donc pas quelque chose d’incrйй.
4° Le nom de
livre, puisqu’il implique une certaine collection, dйsigne une distinction et
une diffйrence. Or dans la nature incrййe, qui est trиs simple, ne se rencontre
aucune diversitй. Le nom de livre ne peut donc y кtre prйdiquй.
5° En quelque
livre que ce soit, l’йcriture du livre diffиre du livre lui-mкme. Or l’йcriture
du livre, ce sont des figures par lesquelles on connaоt ce qu’on lit dans le
livre. Et les idйes par lesquelles Dieu connaоt les rйalitйs ne sont pas autre
chose que l’essence divine. La nature incrййe ne peut donc elle-mкme кtre
appelйe un livre.
6° [Le rйpondant] disait que bien qu’il n’y
ait pas de diffйrence rйelle dans la nature divine, il y a cependant une
diffйrence de raison. En sens contraire :
ce qui est seulement de raison est seulement dans notre intelligence. Si donc
la diffйrence que requiert le livre est seulement de raison, il est nйcessaire
que le livre de vie soit seulement dans notre intelligence ; et par
consйquent, il ne sera pas quelque chose d’incrйй.
7° Le livre
de vie semble кtre la connaissance que Dieu a de ceux qui doivent кtre sauvйs.
Or la connaissance de ceux qui doivent кtre sauvйs est contenue sous la science
de vision ; puis donc que l’вme du Christ voit dans le Verbe tout ce que
Dieu connaоt par la science de vision, il semble qu’elle connaisse mкme le
nombre des йlus ainsi que tous les йlus. L’вme du Christ peut donc кtre appelйe
livre de vie ; et ainsi, celui-ci йvoque quelque chose de crйй.
8° Il est dit en
Eccli. 24, 32 : « Tout ceci est le livre de vie. » La Glose : « c’est-а-dire le Nouveau
et l’Ancien Testament ». Or le Nouveau et l’Ancien Testament sont quelque
chose de crйй. Le livre de vie йvoque donc quelque chose de crйй.
9° Le nom de
livre semble se dire de ce qui a en soi quelque chose d’йcrit. Or l’йcriture
requiert quelque absence d’uniformitй ; et c’est pourquoi notre
intelligence а son dйbut est comparйe, а cause de sa puretй, а une table sur
laquelle rien n’est йcrit. Or la nature divine est bien plus pure et plus
simple que notre intelligence. Elle ne peut donc кtre appelйe livre.
10° Le livre
est destinй а ce qu’on lise dedans. Or on ne peut pas dire que la nature divine
serait un livre parce que Dieu lirait en soi-mкme, comme le montre saint
Augustin, qui dit que Dieu n’est pas appelй livre de vie parce qu’il lirait en
soi-mкme afin de connaоtre en soi ce qu’il ne savait pas auparavant. Et
semblablement, il ne peut pas кtre appelй livre parce qu’un autre lirait en
lui, car on ne peut lire quelque chose que lа oщ se rencontre une absence
d’uniformitй : ainsi ne lit-on rien sur une feuille de papier non йcrite,
а cause de son uniformitй. La nature divine incrййe ne peut donc кtre appelйe
livre.
11° La
connaissance sur les rйalitйs n’est pas reзue du livre comme d’une cause des
rйalitйs, mais comme d’un signe. Or en Dieu, la connaissance sur les rйalitйs
n’est pas reзue comme d’un signe mais comme d’une cause. La connaissance divine
ne peut donc кtre appelйe livre de vie.
12° Rien
n’est signe de soi-mкme. Or le livre est le signe de la vйritй. Puis donc que
Dieu est la vйritй mкme, il ne peut pas lui-mкme кtre appelй livre.
13° Le livre
est principe de science autrement que le maоtre. Or toute sagesse, dit-on,
vient de Dieu comme d’un maоtre. Non comme d’un livre, par consйquent.
14° Les
rйalitйs sont reprйsentйes dans un miroir autrement que dans un livre. Or Dieu
est appelй miroir en Sag. 7, 26, pour la raison que toutes les
rйalitйs sont reprйsentйes en lui. Il ne peut donc ni ne doit кtre appelй
livre.
15° Le nom de
livre se donne aussi а ceux qui sont transcrits а partir d’un livre original.
Or les esprits des hommes et des anges sont en quelque sorte transcrits а
partir de l’esprit divin, lorsqu’ils reзoivent de lui la connaissance sur les
rйalitйs. Si donc l’esprit divin est appelй livre de vie, les esprits crййs
doivent aussi кtre appelйs livres ; et par consйquent, le livre de vie
n’йvoque pas toujours quelque chose d’incrйй.
16° Le livre
de vie semble impliquer la reprйsentation de la vie, et une certaine causalitй
sur la vie. Or tout cela convient au Christ en tant qu’homme, car en lui comme
en un modиle est reprйsentйe toute la vie de la grвce et de la gloire, comme il
est dit а Moпse en Ex. 25, 4 : « Va, et fais tout selon le
modиle qui t’a йtй montrй sur la montagne. » Semblablement, il nous a
lui-mкme mйritй la vie. Le Christ en tant qu’homme peut donc lui-mкme кtre
appelй livre de vie.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au vingtiиme livre de la Citй de Dieu :
« Il faut admettre une certaine force divine sous l’action de laquelle
seront йvoquйes а la mйmoire de chacun toutes ses њuvres, et les bonnes et les
mauvaises. C’est йvidemment cette force divine qui a reзu le nom de
livre. » Or la force divine est quelque chose d’incrйй. Le livre de vie
йvoque donc quelque chose d’incrйй.
2° Saint Augustin
dit au mкme livre que le livre de vie est la prescience divine, qui ne peut se
tromper. Or la prescience est quelque chose d’incrйй. Donc le livre de vie
aussi.
Rйponse :
Le livre, en
Dieu, ne peut se dire que mйtaphoriquement, de sorte que c’est la
reprйsentation mкme de la vie qui est appelйe livre de vie. Et de ce point de
vue, il faut savoir que la vie peut кtre reprйsentйe de deux faзons :
d’abord la vie elle-mкme en soi ; ensuite en tant qu’elle peut кtre
participйe par d’autres. Or la vie en soi peut кtre reprйsentйe de deux faзons.
D’abord а la faзon d’un enseignement : et cette reprйsentation se rattache
surtout а l’ouпe, qui est au plus haut point le sens de l’apprentissage, comme
il est dit au dйbut du livre sur la
Sensation et les Sensibles ; et de cette faзon, on appelle livre de vie ce
en quoi est contenu l’enseignement sur l’obtention de la vie ; et ainsi,
le Nouveau et l’Ancien Testament sont appelйs livre de vie. Ensuite, а la faзon
d’un modиle : et cette reprйsentation se rattache а la vue ; et
ainsi, le Christ lui-mкme est appelй livre de vie, car en lui comme en un
modиle nous pouvons regarder comment il faut vivre pour parvenir а la vie
йternelle.
Or maintenant,
nous traitons du livre de vie non pas ainsi, mais en tant qu’il est la
reprйsentation de ceux qui parviendront а la vie, et que l’on dit inscrits dans
le livre de vie par une certaine ressemblance avec les rйalitйs humaines. En
effet, en n’importe quelle multitude rйgie par la providence d’un gouverneur,
nul n’est admis que suivant l’ordination du gouverneur ; voilа pourquoi
ceux qui doivent кtre admis dans le collиge de la multitude sont inscrits comme
membres de cette multitude ; et par cette inscription, le chef de la
multitude est dirigй dans l’admission ou l’exclusion des membres de la
multitude qui lui est soumise. Or la multitude qui est gouvernйe par la divine
providence de la plus excellente faзon, c’est le collиge de l’Йglise
triomphante, qui est aussi appelйe Citй de Dieu dans les Йcritures ; et
c’est pourquoi l’inscription ou la reprйsentation de ceux qui doivent кtre
admis dans cette sociйtй est appelйe livre de vie : et cela ressort de la
faзon de s’exprimer des Йcritures. En effet, il est dit en
Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits
dans le livre de vie, dans les cieux », et en Is. 4, 3 :
« seront appelйs saints tous ceux qui sont inscrits pour la vie dans
Jйrusalem » ; et en Hйbr. 12, 22 : « Vous vous
кtes approchйs de la citй du Dieu vivant qui est la Jйrusalem cйleste, des
myriades qui forment le chњur des anges, de l’assemblйe des premiers-nйs
inscrits dans les cieux. » Il est donc nйcessaire, pour reprendre la
comparaison, que celui qui prйside а une telle multitude soit dirigй par cette
inscription dans le don de la vie ; ce qui convient а Dieu seul. Or Dieu
n’est pas dirigй par une chose crййe, puisqu’il est la rиgle que rien
d’extйrieur ne dirige. Par consйquent, le livre de vie, au sens oщ nous en
parlons maintenant, йvoque quelque chose d’incrйй.
Rйponse aux objections :
1° & 2°
La
rйponse aux deux premiers arguments ressort de ce qui a йtй dit. En effet, la Glose et la citation de saint Grйgoire
parlent du livre de vie suivant une autre acception, selon laquelle il est
appelй le modиle de la vie : car а sa vue n’importe qui pourra savoir en
quoi il se sera accordй avec le modиle et en quoi il s’en sera йcartй.
3° Pour les
termes qui sont dits de Dieu mйtaphoriquement, il faut observer de faзon
gйnйrale qu’ils sont employйs а la prйdication de Dieu dans un sens dйpourvu
d’imperfection ; voilа pourquoi il faut leur фter tout ce qui se rattache
а la matйrialitй, la privation ou la temporalitй. Or, que le livre soit
rйceptif d’une impression extйrieure convient au livre en tant qu’il est
temporel et nouvellement йcrit ; et ce n’est pas en ce sens qu’il entre
dans la prйdication de Dieu.
4° Il est de la raison
formelle de livre d’impliquer la diffйrence des choses qui sont connues par le
livre, car par un seul livre est transmise la connaissance de plusieurs choses.
Mais que, pour transmettre la connaissance de plusieurs choses, il soit
nйcessaire qu’il y ait une diversitй dans le livre lui-mкme, cela vient de
l’imperfection du livre : car le livre serait bien plus parfait s’il
pouvait faire connaоtre par quelque chose d’unique tout ce qu’il expose par
beaucoup. Puis donc que la souveraine perfection est en Dieu, il est lui-mкme
un livre tel qu’il montre de nombreuses choses par ce qui est souverainement
un.
5° C’est par
l’imperfection du livre matйriel que les lettres йcrites en lui diffиrent de la
feuille de papier sur laquelle elles sont йcrites : car cela relиve de sa
composition, par laquelle il se trouve que ce qui contient n’est pas ce qui est
contenu ; voilа pourquoi, en Dieu, de telles notions [prises] des rйalitйs
diffиrent de son essence non pas rйellement, mais seulement de raison.
6° Bien que la
diffйrence entre l’йcriture et ce sur quoi elle est йcrite soit seulement dans
la raison, cependant la reprйsentation, qui achиve la raison formelle de livre,
n’est pas seulement dans notre raison, mais en Dieu ; et c’est pourquoi le
livre de vie est rйellement en Dieu.
7° Le livre de
vie, comme on l’a dit, a le rфle de diriger Dieu, qui donne la vie, vers le don
la vie. Or, bien que l’вme du Christ ait en soi la connaissance de tous ceux
qui doivent кtre sauvйs, cependant ce n’est pas par cette connaissance que Dieu
est dirigй, mais par la connaissance incrййe qu’il est lui-mкme. Aussi la
science de l’вme du Christ ne peut-elle кtre appelйe livre de vie au sens oщ
nous en parlons maintenant.
8° La rйponse
ressort clairement de ce qui a йtй dit.
9° Bien qu’il n’y
ait en Dieu aucune diversitй mais la souveraine puretй, cependant il est
comparй au livre йcrit, et non а la table non йcrite, comme notre intelligence.
En effet, notre intelligence est comparйe а la table rase parce qu’elle est en
puissance а toutes les formes intelligibles, et n’en possиde aucune en
acte ; mais dans l’intelligence divine, toutes les formes des rйalitйs
sont en acte, et toutes sont un en elle ; voilа pourquoi la raison
formelle d’йcriture y est accompagnйe de l’uniformitй.
10° Dans le livre
de vie, а la fois Dieu lit, et d’autres peuvent lire pour autant que cela leur
est donnй. Et saint Augustin ne veut pas йcarter l’idйe que Dieu lise dans le
livre de vie, mais il veut dire qu’il ne lit pas pour connaоtre ce qu’il ne
savait pas auparavant. D’autres aussi peuvent lire en lui, bien qu’il soit
uniforme dans son ensemble, parce qu’il est par un seul et mкme principe la
raison de choses diverses.
11° Il y a deux
sortes de ressemblances de la rйalitй : l’une, qui est exemplaire, est la
cause de la rйalitй ; l’autre, qui est reproduite, est l’effet et le signe
de la rйalitй. Or chez nous, le livre est conformй а notre science, qui est
causйe а partir des rйalitйs ; voilа pourquoi la connaissance sur les
rйalitйs est reзue de lui non comme d’une cause, mais comme d’un signe. Mais la
science de Dieu est la cause des rйalitйs, contenant les ressemblances
exemplaires des rйalitйs ; et c’est pourquoi la science est reзue du livre
de vie comme d’une cause et non comme d’un signe.
12° Le livre de
vie est а la fois la vйritй mкme incrййe, et la ressemblance de la vйritй
crййe, comme le livre crйй est le signe de la vйritй.
13° En Dieu, la
cause exemplaire et l’efficiente reviennent au mкme ; voilа pourquoi,
йtant cause exemplaire, il peut кtre appelй livre ; et йtant cause
efficiente de la sagesse, il peut кtre appelй maоtre.
14° La
reprйsentation du miroir diffиre de celle du livre en ceci que la premiиre se
rapporte immйdiatement а la rйalitй, tandis que le livre s’y rapporte au moyen
de la connaissance. En effet, dans le livre sont contenues des figures, qui
sont les signes des mots, qui sont les signes des concepts, qui sont les
ressemblances des rйalitйs ; tandis que dans le miroir, les formes mкmes
des rйalitйs se reflиtent. Or en Dieu se reflиtent des deux faзons les espиces
des rйalitйs, puisque lui-mкme connaоt les rйalitйs, et qu’il sait qu’il les
connaоt ; voilа pourquoi s’y trouvent les raisons formelles de miroir et
de livre.
15° Mкme les
esprits des saints peuvent кtre appelйs livres, comme cela est clair en
Apoc. 20, 12 : « Des livres furent ouverts », ce que
saint Augustin expose comme s’agissant des cњurs des justes ; cependant,
ils ne peuvent кtre appelйs livres de vie а la faзon dйcrite plus haut, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
16° Bien que le
Christ, en tant qu’homme, soit en quelque sorte modиle et cause de la vie,
cependant il n’est pas en tant qu’homme la cause de la vie de la gloire par son
autoritй, ni le modиle dirigeant Dieu pour donner la vie ; il ne peut donc,
en tant qu’homme, кtre appelй livre de vie. Article 2 : Le livre se dit-il
essentiellement ou personnellement en Dieu ?
Objections :
Il semble que
ce soit personnellement.
1° Il est dit au
Psaume 39, verset 8 : « en tкte du livre il est йcrit de moi » ;
la Glose : « auprиs du
Pиre, qui est ma tкte ». Or rien n’a de tкte, en Dieu, sinon ce qui a un
principe ; or ce qui a un principe se dit personnellement en Dieu. Le
livre de vie se dit donc personnellement.
2° De mкme que le
verbe йvoque une connaissance procйdant d’autre chose, de mкme aussi le livre,
car l’йcriture du livre procиde de l’йcrivain. Or le verbe, pour la raison
susdite, se dit personnellement en Dieu. Donc le livre de vie aussi.
3° [Le rйpondant] disait que le verbe
implique une procession rйelle, mais le livre une procession de raison
seulement. En sens contraire : nous ne
pouvons nommer Dieu que d’aprиs les choses qui sont en nous. Or de mкme qu’en
nous le verbe procиde d’un йnonciateur rйellement distinct de lui, de mкme
aussi pour le livre et l’йcrivain. Donc, pour la mкme raison, l’un et l’autre
impliqueront en Dieu une distinction rйelle.
4° Le verbe de la
voix est plus distant de l’йnonciateur que le verbe du cњur ; et plus
encore le verbe de l’йcriture, qui signifie le verbe de la voix. Si donc le
verbe divin, qui se conзoit а la ressemblance du verbe du cњur, comme dit saint
Augustin, se distingue rйellement de l’йnonciateur, а bien plus forte raison le
livre, qui implique une йcriture.
5° Ce qui est
attribuй а quelque chose doit nйcessairement lui convenir par tout ce qui entre
dans sa notion. Or il est dans la notion de livre non seulement de reprйsenter
quelque chose, mais aussi d’кtre йcrit par quelqu’un. Donc en Dieu, le nom de
livre est considйrй en tant qu’il provient d’un autre ; et ainsi, il se
dit personnellement.
6° De mкme qu’il
entre dans la notion du livre d’кtre lu, de mкme aussi d’кtre йcrit. Or en tant
qu’il est йcrit, il provient d’un autre ; mais en tant qu’il est lu, il
est pour un autre. Il entre donc dans la notion du livre de provenir d’un autre
et d’кtre pour un autre ; le livre de vie se dit donc personnellement.
7° Le livre
de vie йvoque une connaissance exprimйe par un autre. Or ce qui est exprimй par
un autre sort de lui. Le livre de vie implique donc une relation d’origine, et
ainsi, il se dit personnellement.
En sens contraire :
1° Le livre de
vie est la prйdestination divine elle-mкme, comme dit saint Augustin au livre
de la Citй de Dieu, et comme on le
trouve dans la Glose а propos de
Apoc. 20, 12. Or la prйdestination se dit essentiellement et jamais
personnellement. Donc le livre de vie aussi.
Rйponse :
Certains ont
prйtendu que le livre de vie se disait tantфt personnellement, tantфt
essentiellement : lorsqu’on le transfиre а Dieu sous le rapport de
l’йcriture, il se dit personnellement, car il implique ainsi une origine d’un
autre (en effet, un livre n’est йcrit que par un autre) ; et lorsqu’il
implique la reprйsentation de ce qui est йcrit dans le livre, alors il se dit
essentiellement.
Mais cette
distinction ne semble pas raisonnable, car un nom qui est dit de Dieu ne se dit
personnellement que s’il implique dans sa notion une relation d’origine, au
sens oщ il est employй dans la prйdication de Dieu. Or pour les termes qui sont
dits de Dieu mйtaphoriquement, la mйtaphore ne se prend pas suivant n’importe
quelle ressemblance, mais suivant une communautй fondйe sur ce qui appartient
proprement а la rйalitй dont le nom est transfйrй ; par exemple, le nom de
lion n’est pas transfйrй а Dieu а cause d’une communautй fondйe sur la
sensibilitй, mais а cause d’une communautй fondйe sur quelque propriйtй du
lion. Le livre de vie n’est donc pas non plus transfйrй а Dieu suivant ce qui
est commun а tout produit de l’art, mais suivant ce qui est propre au livre en
tant que tel. Or procйder d’un йcrivain convient au livre non en tant que tel,
mais en tant qu’il est un produit de l’art ; car de la sorte йgalement, la
maison provient du bвtisseur et le couteau du forgeron. Mais la reprйsentation
de ce qui est йcrit dans le livre appartient proprement au livre en tant que
tel ; aussi, tant qu’une telle reprйsentation demeure, mкme s’il n’est pas
йcrit par un autre, il sera assurйment un livre, mais il ne sera pas un produit
de l’art. Il est donc clair que le livre n’est pas transfйrй а Dieu parce qu’il
est йcrit par un autre, mais parce qu’il reprйsente ce qui est йcrit dans le
livre. Et par consйquent, la reprйsentation йtant commune а toute la Trinitй,
le livre ne se dit pas en Dieu personnellement mais seulement essentiellement.
Rйponse aux objections :
1° Ce qui se dit
en Dieu essentiellement renvoie parfois aux personnes ; ainsi le nom de
Dieu renvoie parfois а la personne du Pиre et parfois а la personne du Fils,
comme quand on dit « Dieu qui engendre » ou « Dieu
engendrй » ; et de mкme aussi le livre, bien qu’il se dise
essentiellement, peut cependant renvoyer а la personne du Fils ; et en ce
sens, on dit qu’il a une tкte ou un principe en Dieu.
2° Le verbe,
suivant sa dйfinition employйe dans la prйdication de Dieu, implique une
origine d’autre chose, comme on l’a dit dans la question sur le verbe,
art. 1 et 2 ; mais le livre n’implique pas d’origine par sa
dйfinition, suivant laquelle on le transfиre а Dieu ; voilа pourquoi il n’en
va pas de mкme.
3° Bien que le
livre, chez nous, procиde rйellement de l’йcrivain comme le verbe procиde de
l’йnonciateur, cependant cette procession n’est pas impliquйe dans le nom de
livre comme elle l’est dans le nom de verbe ; en effet, la procession а
partir de l’йcrivain n’est pas plus impliquйe dans le nom de livre que la
procession а partir du bвtisseur ne l’est dans le nom de maison.
4° Cet argument
serait probant s’il y avait dans la notion de livre la notion de verbe
йcrit ; mais ce n’est pas vrai ; l’argument n’est donc pas concluant.
5° Cet argument
tient dans le cas de choses dites au sens propre ; quant а ce qui se dit
mйtaphoriquement, comme le livre, il n’est pas nйcessaire qu’il convienne au
sujet de la prйdication par tout ce qui lui convient proprement ; sinon il
serait nйcessaire que Dieu, qui est appelй lion mйtaphoriquement, ait des
griffes et des poils.
6° & 7° La rйponse au
sixiиme argument ressort de ce qu’on a dit, et de mкme pour le septiиme. Article 3 : Le livre de vie est-il
appropriй au Fils ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le livre de
vie concerne la vie ; or la vie est attribuйe au Saint-Esprit dans les
Йcritures ; Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui
vivifie. » Le livre de vie doit donc aussi кtre appropriй au Saint-Esprit,
et non au Fils.
2° En toute
chose, le principe est le plus important. Or le Pиre est appelй tкte ou
principe du livre, comme cela est clair au psaume 39, verset 9 :
« en tкte du livre il est йcrit de moi ». C’est donc au Pиre que le
nom de livre doit кtre appropriй.
3° Ce sur quoi
une chose est йcrite est proprement un livre. Or on dit que quelque chose est
йcrit dans la mйmoire. La mйmoire est donc un livre. Or la mйmoire est
appropriйe au Pиre, comme l’intelligence au Fils, et la volontй au
Saint-Esprit. Le livre de vie doit donc кtre appropriй au Pиre.
4° La tкte du
livre est le Pиre. Or en tкte du livre, comme on le trouve dans le psaume, il
est йcrit au sujet du Fils. Le Pиre est donc le livre du Fils, et ainsi le
livre doit кtre appropriй au Pиre.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que le livre de vie est la prescience de Dieu. Or la science est appropriйe
au Fils ; 1 Cor. 1, 24 : « Le Christ est la force
de Dieu et la sagesse de Dieu. » Le livre de vie est donc aussi appropriй
au Fils.
2° Le livre implique
une reprйsentation, comme aussi le miroir, l’image, la figure et le caractиre.
Or toutes ces choses sont attribuйes au Fils. Le livre de vie doit donc aussi
кtre appropriй au Fils.
Rйponse :
Approprier, ce
n’est rien d’autre qu’attirer le commun vers le propre. Or ce qui est commun а
toute la Trinitй peut кtre attirй au propre d’une personne non parce que cela
conviendrait plus а une personne qu’а l’autre — en effet, cela
s’opposerait а l’йgalitй des personnes — mais parce que ce qui est commun
a une plus grande ressemblance avec le propre d’une personne qu’avec le propre
d’une autre ; par exemple, la bontй a une certaine convenance avec le
propre du Saint-Esprit, qui procиde comme amour (la bontй est en effet l’objet
de l’amour), et c’est pourquoi elle est appropriйe au Saint-Esprit ; et
semblablement la puissance au Pиre, car la puissance en tant que telle est un
certain principe, et il est propre au Pиre d’кtre le principe de toute la
divinitй ; et pour la mкme raison la sagesse est appropriйe au Fils, car
elle a une convenance avec ce qui lui est propre : en effet, le Fils
procиde du Pиre comme verbe, ce qui dйsigne la procession de l’intelligence.
Puis donc que le livre de vie concerne la connaissance, il doit кtre appropriй
au Fils.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
vie soit appropriйe au Saint-Esprit, la connaissance de la vie est appropriйe
au Fils ; et c’est elle que le livre de vie implique.
2° Le Pиre est
appelй tкte du livre, non que la notion de livre lui convienne plus qu’au Fils,
mais parce que le Fils, а qui on approprie le livre de vie, naоt du Pиre.
3° Il n’est pas
absurde qu’une chose soit appropriйe а diffйrentes personnes sous divers
rapports, comme le don de sagesse est appropriй au Saint-Esprit en tant qu’il
est un don, car le principe de tout don est l’amour, mais il est appropriй au
Fils en tant qu’il est sagesse. Semblablement aussi, la mйmoire est appropriйe
au Pиre en tant qu’elle est un principe pour l’intelligence, mais en tant
qu’elle est une certaine puissance cognitive elle est appropriйe au Fils. Et
c’est de cette faзon que l’on dit que quelque chose est йcrit dans la
mйmoire ; et ainsi, la mйmoire peut кtre un livre. Aussi le livre est-il
plus appropriй au Fils qu’au Pиre.
4° Bien que le
livre soit appropriй au Fils, cependant il convient aussi au Pиre, puisqu’il
est commun et non propre ; voilа pourquoi il n’est pas absurde de dire que
quelque chose est йcrit dans le Pиre. Article 4 : Le livre de vie est-il la mкme
chose que la prйdestination ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint Augustin
dit que le livre de vie est la prйdestination de ceux auxquels est due la vie
йternelle.
2° Nous
connaissons les attributs divins par leurs effets. Or l’effet de la
prйdestination et celui du livre de vie sont identiques : ce sont la grвce
finale et la gloire. La prйdestination est donc identique au livre de vie.
3° Tout ce qui se
dit mйtaphoriquement en Dieu doit nйcessairement se ramener а quelque chose qui
se dit proprement. Or le livre de vie se dit mйtaphoriquement en Dieu, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc nйcessaire de le ramener а quelque
chose qui se dit proprement. Or on ne peut le ramener а autre chose qu’а la
prйdestination. Le livre de vie est donc identique а la prйdestination.
En sens contraire :
1° Le livre se
dit de ce en quoi quelque chose est йcrit. Or la notion d’йcriture ne concerne
pas la prйdestination. La prйdestination n’est donc pas identique au livre de
vie.
2° Le livre, par
dйfinition, n’implique aucune causalitй sur les choses auxquelles il se
rapporte, tandis que la prйdestination en implique une. La prйdestination n’est
donc pas identique au livre de vie.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie se dit en Dieu а la ressemblance de
l’йcriture par laquelle le prince d’une citй est dirigй dans l’admission ou
l’exclusion des membres de sa citй. Or cette йcriture se trouve au milieu de
deux opйrations. En effet, elle suit la dйtermination de ce prince, qui
distingue ceux qu’il veut admettre de ceux qu’il exclut, et elle prйcиde
l’admission ou l’exclusion elle-mкme ; car l’йcriture susdite n’est qu’une
certaine reprйsentation de sa prйdestination. De mкme aussi, le livre de vie ne
semble кtre rien d’autre qu’une certaine inscription de la prйdestination
divine dans l’esprit de Dieu : car en prйdestinant, Dieu prйdйtermine ceux
qui doivent кtre admis а la vie glorieuse. Or la connaissance de cette
prйdestination demeure toujours en lui ; et [dire] qu’il sait en avoir
prйdestinй certains, c’est [dire] que sa prйdestination est йcrite en lui comme
dans un livre de vie. Donc le livre de vie et la prйdestination, а parler
formellement, ne sont pas identiques ; mais matйriellement, le livre de
vie est la prйdestination elle-mкme ; comme nous disons, en parlant
matйriellement, que ce livre est la doctrine de l’Apфtre, parce que la doctrine
de l’Apфtre y est inscrite et contenue. Et c’est de cette faзon que s’exprime
saint Augustin lorsqu’il dit que le livre de vie est la prйdestination.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs
lors clairement la rйponse au premier argument.
2° Bien que le
livre de vie et la prйdestination se rapportent au mкme effet, la faзon de s’y
rapporter diffиre : la prйdestination regarde cet effet immйdiatement,
mais le livre de vie s’y rapporte au moyen de la prйdestination ; de mкme
aussi, il y a dans l’вme immйdiatement les ressemblances des rйalitйs, mais
dans le livre sont inscrits les signes des mots, qui sont les notes des
passions de l’вme ; et ainsi, le livre est mйdiatement le signe de la
rйalitй.
3° Le livre de
vie se ramиne а quelque chose qui se dit proprement en Dieu ; mais ce
n’est pas la prйdestination, c’est la connaissance de la prйdestination, par
laquelle Dieu sait qu’il en a prйdestinй certains.
Rйponse aux objections en sens contraire : Aux arguments
avancйs en sens contraire, il ne serait pas difficile de rйpondre. Article 5 : Le livre de vie se dit-il de
la vie incrййe ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Augustin, le livre de vie est la connaissance de Dieu. Or de mкme que
Dieu connaоt la vie d’autrui, de mкme il connaоt la sienne. Le livre de vie
regarde donc aussi la vie incrййe.
2° Le livre de
vie est reprйsentatif de la vie. Mais non de la vie crййe : car le premier
ne reprйsente pas le second, mais c’est l’inverse. Le livre de vie est donc
reprйsentatif de la vie incrййe.
3° Ce qui se dit
de plusieurs avec antйrioritй de l’un sur l’autre, se comprend, au sens obvie,
de ce qui est dit en premier. Or la vie se dit de Dieu avant de se dire des
crйatures, car sa vie est l’origine de toute vie, comme le montre Denys au
livre des Noms divins. Puis donc que,
dans le livre de vie, la vie est nommйe au sens obvie, elle doit se comprendre
de la vie incrййe.
4° De mкme que le
livre implique une reprйsentation, de mкme aussi la figure implique une
reprйsentation, d’autant plus que le livre reprйsente au moyen de certaines
figures. Or le Fils est appelй la figure du Pиre, comme cela est clair en
Hйbr. 1, 3. Le Fils peut donc кtre aussi appelй livre relativement а
la vie du Pиre.
5° Le livre se
rapporte а ce qui est йcrit dans le livre. Or dans le livre, il est йcrit au
sujet du Fils, suivant ce passage du Psaume 39, verset 8 : « en
tкte du livre il est йcrit de moi ». Or la vie du Fils est incrййe. Le
livre de vie peut donc regarder la vie incrййe.
6° Le livre ne
peut кtre identique а ce dont il est le livre, par rapport au mкme. Or la
crйation est un livre par rapport а Dieu. Dieu ne peut donc pas кtre appelй
livre par rapport а la vie crййe ; il reste donc que le livre de vie se
dit de la vie incrййe.
7° Comme le livre
se rapporte а la connaissance, de mкme aussi le verbe. Or le verbe appartient а
l’essence divine elle-mкme avant d’appartenir а la crйation : car le Pиre,
en se disant, dit toute la crйation. Le livre de vie regarde donc lui aussi la
vie incrййe avant la vie crййe.
En sens contraire :
1° Selon saint
Augustin, le livre de vie est la prйdestination. Or la prйdestination regarde
seulement les crйatures. Donc le livre de vie aussi.
2° Le livre ne
reprйsente quelque chose que par des figures et des ressemblances. Or Dieu ne
se connaоt pas lui-mкme par des ressemblances, mais par son essence. Il n’est
donc pas un livre par rapport а lui-mкme.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie est une certaine inscription par
laquelle celui qui donne la vie est dirigй dans ce don, suivant ce qui йtait
prйordonnй pour un sujet ; voilа pourquoi la vie dont il s’agit dans le
livre de vie a deux propriйtйs. D’abord, d’кtre acquise en йtant confйrйe par
quelqu’un ; ensuite, de rйsulter de l’inscription susdite qui dirige vers
elle. Or l’une et l’autre de ces propriйtйs font dйfaut а la vie incrййe, car
la vie glorieuse n’existe pas en Dieu par acquisition, mais par nature ;
et aucune connaissance ne prйcиde sa vie, mais la vie de Dieu prйcиde mкme sa
connaissance, selon notre faзon de comprendre. Le livre de vie ne peut donc se
dire de la vie incrййe.
Rйponse aux objections :
1° Ce n’est pas
n’importe quelle connaissance de Dieu qui est appelйe livre de vie, mais celle
qui porte sur la vie que doivent possйder les prйdestinйs, comme on peut le
dйduire des paroles qui suivent.
2° Reprйsenter
quelque chose, c’est contenir sa ressemblance. Or il y a deux sortes de
ressemblances de la rйalitй. L’une est productrice de la rйalitй, comme celle
qui est dans l’intelligence pratique ; et а la faзon de cette
ressemblance, le premier peut reprйsenter le second. L’autre est la
ressemblance reзue de la rйalitй dont elle est la ressemblance ; et de
cette faзon, le suivant reprйsente le premier, et non l’inverse. Or le livre de
vie reprйsente la vie non pas de cette faзon, mais de la premiиre.
3°
Une
chose dite au sens obvie se comprend parfois de ce qui se dit en second, et ce,
en raison de quelque ajout ; par exemple, l’expression « un йtant
dans un autre » signifie l’accident ; et semblablement la vie, en
raison de ce qui est ajoutй, а savoir le livre, se comprend de la vie crййe,
qui est appelйe vie en second.
4° La figure
reprйsente ce dont elle est la figure comme un principe en quelque sorte, йtant
donnй que la figure et l’image se dйduisent du modиle comme d’un
principe ; mais le livre de vie reprйsente la vie comme dйpendante du
principe qu’il est lui-mкme. Or il convient а Dieu d’кtre le principe du Fils,
qui est la figure du Pиre, mais il ne convient pas а sa vie que quelque chose
en soit le principe ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme de la vie et
de la figure.
5° Ce passage du
Psaume se comprend du Fils selon la nature humaine.
6° А la fois la
cause reprйsente l’effet, et l’effet la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on
a dit ; et pour cette raison, Dieu peut кtre dit le livre de la crйature,
et vice versa.
7° Le verbe n’est
pas signifiй comme principe de ce qui est dit par le verbe, comme le livre de
vie, tel qu’il est envisagй ici ; il n’en va donc pas de mкme. Article 6 : Le livre de vie se dit-il de
la vie naturelle dans les crйatures ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° De mкme que la
vie glorieuse est reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, de mкme aussi la
vie naturelle. Or la connaissance de Dieu est appelйe livre de vie par rapport
а la vie glorieuse. Elle doit donc aussi кtre appelйe livre par rapport а la
vie naturelle.
2° La
connaissance divine contient tout а la faзon de la vie ; car, comme il est
dit en Jn 1, 3 « ce qui a йtй fait йtait vie en lui ». Le
livre de vie doit donc se dire de toutes choses, et surtout des vivants.
3° De mкme que
par la providence l’on est prйordonnй а la vie glorieuse, de mкme aussi а la
vie naturelle. Or la connaissance de la prйordination а la vie glorieuse est
appelйe livre de vie, comme on l’a dйjа dit. La connaissance de la
prйordination а la vie naturelle est donc aussi appelйe livre de vie.
4° Sur ce passage
de Apoc. 3, 5 : « je n’effacerai point leurs noms du livre
de vie », la Glose dit :
« Le livre de vie est la connaissance divine en laquelle tout
subsiste. » Le livre de vie se rapporte donc а toutes choses ; et par
consйquent, а la vie naturelle aussi.
5° Le livre de
vie est une certaine connaissance de la vie glorieuse. Or la vie glorieuse ne
peut кtre connue si l’on ne connaоt la vie naturelle. Le livre de vie regarde
donc semblablement la vie naturelle.
6° Le nom de vie
a йtй transfйrй de la vie naturelle а la vie glorieuse. Or une chose se dit
plus vraiment de ce qui est dit proprement que de ce qui pris mйtaphoriquement.
Le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que la vie glorieuse.
7° Ce qui est
plus permanent et plus commun est plus noble. Or la vie naturelle est plus
permanente que la vie de la gloire ou de la grвce ; et semblablement, elle
est plus commune, car la vie naturelle accompagne la vie de la grвce et de la
gloire, mais ce n’est pas rйciproque. La vie naturelle est donc plus noble que
la vie de la grвce et de la gloire ; le livre de vie regarde donc plus la
vie naturelle que celle de la grвce ou de la gloire.
En sens contraire :
1° Le livre de
vie est en quelque sorte la prйdestination, comme le montre saint Augustin. Or
la prйdestination ne porte pas sur la vie naturelle. Donc le livre de vie non
plus.
2° Le livre de
vie concerne cette vie qui est donnйe immйdiatement par Dieu. Or la vie
naturelle est donnйe par Dieu au moyen des causes naturelles. Le livre de vie
ne concerne donc pas la vie naturelle.
Rйponse :
Le livre de vie
est une certaine connaissance qui dirige dans le don de la vie celui qui la
donne, comme on l’a dit. Or, lorsque nous donnons quelque chose, nous n’avons
besoin de direction que parce qu’il est nйcessaire de distinguer ceux auxquels
il faut donner de ceux auxquels il ne faut pas donner. Aussi le livre de vie se
rapporte-t-il seulement а cette vie qui est donnйe avec йlection. Or la vie
naturelle, comme les autres biens naturels, est fournie communйment а tous, selon
la capacitй de chacun ; voilа pourquoi le livre de vie ne se rapporte pas
а la vie naturelle, mais seulement а cette vie qui, suivant le propos de Dieu
qui йlit, est donnйe а certains et non а d’autres.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
vie naturelle soit reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, comme aussi la vie
glorieuse, cependant la connaissance de la vie naturelle n’est pas un livre de
vie, comme la connaissance de la vie glorieuse, pour la raison susdite.
2° Le livre de
vie n’est pas un livre qui vit ; mais un livre qui concerne la vie а
laquelle certains, qui sont inscrits dans le livre, sont prйordonnйs par
йlection.
3° La providence
de Dieu octroie а quelques-uns la vie comme un dы de leur nature ; mais
elle n’octroie la vie glorieuse que par le bon plaisir de sa volontй ;
voilа pourquoi elle donne la vie naturelle а tous ceux qui peuvent la recevoir,
mais non la vie glorieuse. Et pour cette raison, il n’est pas de livre de la
vie naturelle, comme de la vie glorieuse.
4° Cette glose ne
doit pas se comprendre comme si tout subsistait, c’est-а-dire йtait contenu
dans le livre de vie ; mais en ce sens que tout ce qui est йcrit en lui,
subsiste, c’est-а-dire est stable.
5° Le livre de
vie n’implique pas seulement une connaissance de la vie glorieuse, mais aussi
une certaine йlection ; et non une connaissance de la vie naturelle, comme
on l’a dit.
6° La vie
glorieuse nous est moins connue que la vie naturelle ; voilа pourquoi nous
passons de la connaissance de la vie naturelle а celle de la vie
glorieuse ; et semblablement, nous nommons la vie glorieuse d’aprиs la vie
naturelle, bien que la vie soit davantage dans la vie glorieuse ; de mкme
aussi, nous nommons Dieu d’aprиs ce qui est en nous. Il n’est donc pas
nйcessaire que le nom de vie soit compris de la vie naturelle, quand il est dit
au plein sens du terme.
7° La vie
glorieuse est en soi est plus permanente que la vie naturelle, car la vie
naturelle est stabilisйe par la vie glorieuse ; mais par accident, la vie
naturelle est plus permanente que la vie glorieuse ; c’est-а-dire en tant
qu’elle est plus proche du vivant, auquel est due selon son essence la vie
naturelle et non la vie glorieuse. D’autre part, la vie naturelle est plus
commune d’une certaine faзon, et d’une autre moins. En effet, une chose est
appelйe commune de deux faзons. D’abord par consйcution ou prйdication ;
c’est-а-dire lorsqu’une chose unique se rencontre en plusieurs sous un mкme
aspect ; et dans ce cas, ce qui est plus commun n’est pas plus noble mais
plus imparfait, comme l’animal par rapport а l’homme ; et c’est de cette
faзon que la vie naturelle est plus commune que la vie glorieuse. Ensuite, par
faзon de cause, comme la cause qui, demeurant numйriquement une, s’йtend а
plusieurs effets ; et dans ce cas, ce qui est plus commun est plus noble,
comme la conservation de la citй par rapport а la conservation de la famille.
Mais de cette faзon, la vie naturelle n’est pas plus commune que la vie
glorieuse. Article 7 : Le livre de vie, au sens
absolu, se dit-il de la vie de la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est
dans l’effet se trouve plus noblement dans la cause, comme le montre Denys au
livre des Noms divins. Or la gloire
est l’effet de la grвce. La vie de la grвce est donc plus noble que la vie
glorieuse ; le livre de vie regarde donc principalement la vie de la
grвce, plutфt que la vie glorieuse.
2° Le livre de
vie est une certaine inscription de la prйdestination, comme on l’a dйjа dit
aux articles 1 et 5 de cette question. Or la prйdestination est en
mкme temps la prйparation de la grвce et de la gloire. Le livre de vie regarde
donc lui aussi en mкme temps l’une et l’autre vie.
3° Par le livre
de vie, certains sont dйsignйs comme citoyens de cette citй en laquelle est la
vie. Or de mкme que par la vie glorieuse certains sont faits citoyens de la
Jйrusalem cйleste, de mкme par la vie de la grвce l’on est fait citoyen de
l’Йglise militante. Le livre de vie regarde donc la vie de la grвce comme la
vie glorieuse.
4° Ce qui se dit
de plusieurs dйsigne, si on le dit au sens obvie, ce dont il se dit en premier.
Or la vie de la grвce est antйrieure а la vie glorieuse. Donc, quand on dit
« livre de vie », on le comprend de la vie de la grвce.
En sens contraire :
1° Celui qui
possиde la justice prйsente a de faзon absolue la vie de la grвce. Or on ne dit
pas de faзon absolue qu’il est йcrit dans le livre de vie, mais on le dit
relativement, а savoir, suivant la justice prйsente. Le livre de vie ne regarde
donc pas la vie de la grвce au sens absolu.
2° La fin est
plus noble que les moyens. Or la vie glorieuse est la fin de la grвce. Elle est
donc plus noble. La vie, au plein sens du terme, se comprend donc de la vie
glorieuse, et par consйquent le livre de vie ne regarde au sens absolu que la
vie glorieuse.
Rйponse :
Le livre de vie
signifie une inscription de quelqu’un pour qu’il obtienne la vie comme une
certaine rйcompense, et comme une possession, car pour de telles choses les
hommes ont coutume d’кtre inscrits. Or « avoir en possession » se dit
proprement pour une chose dont on dispose а volontй ; et en cela on ne
souffre aucune imperfection. Ainsi le Philosophe dit-il au dйbut de la Mйtaphysique que la science qui porte
sur Dieu n’est pas une possession de l’homme mais de Dieu, car Dieu seul se
connaоt parfaitement, tandis que l’homme se trouve imparfait а le connaоtre.
Voilа pourquoi l’on aura la vie comme une possession lorsque toute imperfection
opposйe а la vie sera exclue par la vie. Or c’est ce que fait la vie glorieuse,
en laquelle toute mort, et la corporelle et la spirituelle, sera complиtement
absorbйe, au point que mкme la puissance de mourir ne demeurera point ;
mais la vie de la grвce n’a pas cet effet. Et ainsi, le livre de vie regarde au
sens absolu non pas la vie de la grвce, mais seulement la vie glorieuse.
Rйponse aux objections :
1° Certaines
causes sont plus nobles que les choses dont elles sont causes, ainsi
l’efficiente, la forme et la fin ; voilа pourquoi ce qui est en de telles
causes est en elles plus noblement qu’en ce dont elles sont causes. Mais la
matiиre est plus imparfaite que ce dont elle est cause ; et c’est pourquoi
une chose est moins noblement dans la matiиre que dans l’objet matйriel ;
en effet, elle est dans la matiиre incomplиtement et en puissance, et en acte
dans l’objet matйriel. Or toute disposition qui prйpare le sujet а recevoir
quelque perfection se ramиne а la cause matйrielle ; et c’est de cette
faзon que la grвce est la cause de la gloire ; voilа pourquoi la vie est
plus noblement dans la gloire que dans la grвce.
2° La
prйdestination ne regarde la grвce que dans la mesure oщ elle est ordonnйe а la
gloire ; aussi кtre prйdestinй ne convient-il qu’а ceux qui ont la grвce
finale, que suit la gloire.
3° Bien que ceux
qui ont la vie de la grвce soient des citoyens de l’Йglise militante, cependant
l’йtat de l’Йglise militante n’est pas un йtat en lequel on ait pleinement la
vie, puisque l’on reste en puissance а mourir ; voilа pourquoi le livre de
vie ne s’y rapporte pas.
4° Bien que la
vie de la grвce soit antйrieure а la vie glorieuse dans la voie de gйnйration,
cependant la vie glorieuse est antйrieure suivant la voie de perfection, comme
la fin est antйrieure aux moyens. Article 8 : Peut-on parler de livre de
mort comme on parle du livre de vie ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Sur ce passage
de Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos
noms etc. », la Glose
dit : « Si quelqu’un a fait des actions soit cйlestes soit
terrestres, par elles il est йternellement fixй dans la mйmoire de Dieu comme
s’il йtait notй par des lettres. » Or de mкme que par les њuvres cйlestes,
qui sont les њuvres de la justice, l’on est ordonnй а la vie, de mкme par les
њuvres terrestres, qui sont les њuvres du pйchй, l’on est ordonnй а la mort.
Donc, comme il y a en Dieu une inscription ordonnйe а la vie, ainsi y a-t-il
une inscription ordonnйe а la mort ; donc, de mкme qu’en Dieu l’on parle
de livre de vie, ainsi doit-on parler en lui de livre de mort.
2° Si l’on pose
le livre de vie, c’est parce que Dieu possиde en lui l’inscription de ceux
qu’il a prйparйs pour les rйcompenses йternelles, а la ressemblance de
l’inscription que le prince terrestre possиde de ceux qu’il a dйterminйs pour
des dignitйs. Or de mкme que le prince de la citй possиde l’inscription des dignitйs
et des rйcompenses, de mкme aussi celle des peines et des supplices. Donc
semblablement, l’on doit aussi poser en Dieu un livre de mort.
3° De mкme que
Dieu connaоt sa prйdestination, par laquelle il en a prйparй certains pour la
vie, de mкme il connaоt sa rйprobation, par laquelle il en prйpare pour la
mort. Or la connaissance mкme que Dieu a de sa prйdestination est appelйe livre
de vie, comme on l’a dit а l’article 4 de cette question. La connaissance de la
rйprobation doit donc aussi кtre appelйe livre de mort.
En sens contraire :
1° Selon Denys au
dйbut du livre des Noms divins, on ne
doit oser dire quelque chose sur Dieu qu’en s’appuyant sur l’autoritй de la
Sainte Йcriture. Or le livre de mort ne se trouve pas mentionnй dans l’Йcriture
comme le livre de vie. Nous ne devons donc pas poser un livre de mort.
Rйponse :
De ce qui est
mis par йcrit dans un livre, l’on a une connaissance privilйgiйe par rapport
aux autres choses ; et c’est pourquoi le livre doit se rapporter aux
choses dont Dieu a une connaissance plus spйciale, parmi les autres qu’il
connaоt. Or il y a en Dieu une double connaissance : celle de simple
notion et celle d’approbation. La science de simple notion est commune а toutes
choses, biens et maux ; mais la science d’approbation porte seulement sur
les biens : voilа pourquoi les biens ont en Dieu une connaissance
privilйgiйe par rapport aux autres choses, et pour cette raison on les dit
inscrits dans un livre ; mais ce n’est pas le cas des maux. Aussi ne
parle-t-on pas de livre de mort comme on parle de livre de vie.
Rйponse aux objections :
1° Certains
exposent les њuvres cйlestes comme s’agissant des њuvres de la vie
contemplative, tandis que les њuvres terrestres seraient les њuvres de la vie
active. Or par les unes et les autres on est inscrit pour la vie, non pour la
mort ; et ainsi, l’une et l’autre inscription appartient au livre de vie,
et aucune des deux au livre de mort. D’autres, par contre, entendent par les
њuvres terrestres les њuvres du pйchй, par lesquelles, bien que de soi elles
nous ordonnent а la mort, l’on est cependant ordonnй а la vie par accident, en
tant qu’aprиs le pйchй on se relиve plus circonspect et plus humble. Ou bien
l’on peut rйpondre, et c’est mieux, que lorsque l’on dit qu’une chose est connue
par un autre, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord de telle sorte que
la prйposition dйsigne la cause de la connaissance du cфtй de celui qui
connaоt, et l’on ne peut comprendre ainsi dans le cas prйsent, car les њuvres
que quelqu’un fait, bonnes ou mauvaises, ne sont la cause ni de la divine
prescience ou de la prйdestination, ni de la rйprobation йternelle. Ensuite de
telle sorte qu’elle dйsigne la cause du cфtй de l’objet connu, et c’est ainsi
que l’on comprend dans le cas prйsent. En effet, l’on dit que quelqu’un est
notй dans la mйmoire de Dieu par les њuvres qu’il a faites, non que de telles
њuvres soient la cause pour laquelle Dieu connaоtrait, mais parce que Dieu sait
qu’en raison de telles њuvres l’on est destinй а avoir la mort ou la vie. Il
est donc clair que cette glose ne parle pas de l’inscription qui appartient au
livre de vie, et qui est du cфtй de Dieu.
2° On inscrit des
choses dans un livre afin qu’elles demeurent perpйtuellement dans la
connaissance. Or ceux qui sont punis sont bannis de la connaissance des hommes
par les peines elles-mкmes ; voilа pourquoi ils ne sont pas inscrits, si
ce n’est peut-кtre pour un temps, jusqu’а ce que la peine leur soit infligйe.
Mais ceux qui sont assignйs aux dignitйs et aux rйcompenses sont inscrits au
plein sens du terme, afin qu’ils soient gardйs en perpйtuelle mйmoire.
3° Dieu n’a pas
une connaissance privilйgiйe des rйprouvйs, comme des prйdestinйs ; il
n’en va donc pas de mкme. Question 9 : [La communication de la science des anges par des
illuminations et des paroles.]
Article
1 : Un ange en йclaire-t-il un autre ? Article
2 : Un ange infйrieur est-il toujours йclairй par un supйrieur ? Article
3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire un autre, le purifie-t-il ? Article
4 : Un ange parle-t-il а un autre ange ? Article
5 : Les anges infйrieurs parlent-ils aux supйrieurs ? Article
6 : Une distance locale dйterminйe est-elle requise pour qu’un ange parle а un
autre ange ? Article
7 : Un ange peut-il parler а un autre ange de telle faзon que les autres ne
perзoivent pas ce qu’il dit ?
Article 1 : Un ange en йclaire-t-il un
autre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin, Dieu seul peut former l’esprit. Or l’illumination de l’ange est
une certaine formation de l’esprit йclairй, donc Dieu seul peut йclairer
l’ange.
2° Parmi les
anges, il n’y a d’autre lumiиre que celle de la grвce et celle de la nature. Or
un ange n’en йclaire pas un autre par la lumiиre de la nature, car chacun tient
immйdiatement de Dieu ses principes naturels ; ni, de mкme, par la lumiиre
de la grвce, qui provient immйdiatement de Dieu seul. Un ange ne peut donc pas
en йclairer un autre.
3° L’esprit est а
la lumiиre spirituelle ce que le corps est а la lumiиre corporelle. Or le corps
йclairй par une lumiиre surabondante n’est pas йclairй en mкme temps par une
moindre lumiиre ; ainsi l’air йclairй par la lumiиre du soleil ne l’est
pas en mкme temps par la lune. Puis donc que la lumiиre spirituelle de Dieu
dйpasse n’importe quelle lumiиre crййe plus que la lumiиre du soleil ne dйpasse
celle d’une bougie ou d’une йtoile, il semble que, tous les anges йtant
йclairйs par Dieu, l’un ne soit pas йclairй par l’autre.
4° Si un ange en
йclaire un autre, cela se fait soit par un mйdium, soit sans mйdium. Or ce
n’est pas sans mйdium, car alors il serait nйcessaire qu’un ange soit uni par
lui-mкme а l’autre ange йclairй, ce qui est impossible puisque Dieu seul
pйnиtre les esprits. Ni, de mкme, par un mйdium : en effet, ce n’est pas
par un mйdium corporel, puisqu’il ne peut recevoir la lumiиre
spirituelle ; ni par un spirituel, car on ne peut poser d’autre mйdium
spirituel que l’ange, et alors, ou bien il y aurait une infinitй de mйdiums,
auquel cas aucune illumination ne pourrait s’ensuivre, puisqu’il est impossible
de franchir une infinitй ; ou bien l’on arriverait а ce qu’un ange en
йclaire un autre immйdiatement, mais on en a montrй l’impossibilitй. Il est
donc impossible qu’un ange en йclaire un autre.
5° Si un ange en
йclaire un autre, cela vient soit de ce qu’il lui transmet sa propre lumiиre,
soit de ce qu’il lui donne quelque autre lumiиre. Or ce n’est pas de la
premiиre faзon, car ainsi une seule et mкme lumiиre serait dans les diffйrents
anges йclairйs. Ni de la seconde, car il serait alors nйcessaire que cette lumiиre
soit faite par l’ange supйrieur, avec cette consйquence que l’ange serait le
crйateur de cette lumiиre, puisque cette lumiиre n’est pas faite de matiиre. Il
semble donc qu’un ange n’en йclaire pas un autre.
6° Si un ange est
йclairй par un autre, il est nйcessaire que l’ange йclairй soit amenй de la
puissance а l’acte, car кtre йclairй est un certain devenir. Or chaque fois
qu’une chose est amenйe de la puissance а l’acte, il est nйcessaire que quelque
chose en elle soit corrompu. Puis donc que rien ne se corrompt parmi les anges,
il semble que l’un ne soit pas йclairй par l’autre.
7° Si l’un
est йclairй par l’autre, la lumiиre que l’un transmet а l’autre est soit une
substance, soit un accident. Or elle ne peut кtre une substance, car la forme
substantielle surajoutйe fait changer l’espиce, comme l’unitй l’espиce du
nombre, ainsi qu’il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique ; et dans ce cas il s’ensuivrait que l’ange, par
l’illumination, changerait d’espиce. Semblablement, elle ne peut кtre un accident,
car l’accident ne s’йtend pas au-delа du sujet. Un ange n’en йclaire donc pas
un autre.
8° Si notre
vision tant corporelle que spirituelle a besoin de lumiиre, c’est afin que par
celle-ci son objet, qui est intelligible et visible en puissance, devienne
intelligible et visible en acte. Or l’objet de la connaissance angйlique est
l’intelligible en acte, qui est l’essence divine elle-mкme, ou les espиces
concrййes. Ils n’ont donc pas besoin de lumiиre intelligible pour connaоtre.
9° Si l’un
йclaire l’autre, c’est soit relativement а la connaissance naturelle, soit
relativement а la connaissance de la grвce. Or ce n’est pas relativement а la
connaissance naturelle, car tant pour les кtres supйrieurs que pour les
infйrieurs, la connaissance naturelle est accomplie par des formes innйes. Ni,
de mкme, quant а la connaissance de la grвce par laquelle ils connaissent les
rйalitйs dans le Verbe, car tous les anges voient le Verbe immйdiatement. L’un
n’йclaire donc pas l’autre.
10° Pour la
connaissance intellectuelle ne sont requises que la forme intelligible et la
lumiиre intelligible. Or un ange ne transmet а l’autre ni les formes
intelligibles, qui sont concrййes, ni la lumiиre intelligible, puisque chacun
est йclairй par Dieu, suivant Job 25, 3 : « Peut-on compter
le nombre de ses soldats ? Et sur qui sa lumiиre ne se lиve-t-elle
point ? » L’un n’йclaire donc pas l’autre.
11° L’illumination
est ordonnйe а l’expulsion des tйnиbres. Or il n’y a point de tйnиbres ou
d’obscuritй dans la connaissance des anges ; c’est pourquoi а propos de
2 Cor. 12, la Glose dit que
« dans la rйgion des intelligibles » qui est manifestement la rйgion
des anges, « sans aucune imagination du corps, l’esprit voit la vйritй
transparente, que n’obscurcissent point les nuйes des opinions fausses ».
Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.
12° L’intelligence
angйlique est plus noble que l’intellect agent de notre вme. Or l’intellect
agent de notre вme n’est jamais йclairй, mais il йclaire seulement. Donc les
anges non plus ne sont pas йclairйs.
13° En
Apoc. 21, 23, il est dit que « la citй (des bienheureux) n’a pas
besoin du soleil ni de la lune, car c’est la lumiиre de Dieu qui
l’йclairera » ; ce que la Glose
expose ainsi : « le soleil et la lune, les docteurs grands et
petits ». Puis donc que l’ange est dйjа citoyen de cette citй, il n’est
йclairй que par Dieu seul.
14° Si un
ange en йclaire un autre, cela se fait par une abondance de lumiиre soit
naturelle, soit gratuite. Or ce n’est pas par une abondance de lumiиre
naturelle, car, l’ange qui tomba йtant parmi les plus йlevйs, il eut les plus
excellents dons naturels, qui demeurent entiers en lui, comme dit Denys au
quatriиme chapitre des Noms divins,
et de la sorte le dйmon йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Ni, de mкme, par
une abondance de lumiиre de grвce, car un homme dans l’йtat de voie a plus de
grвce que les anges infйrieurs, puisque par la puissance de la grвce certains
hommes sont transfйrйs а l’ordre des anges supйrieurs ; et dans ce cas,
l’homme vivant dans l’йtat de voie йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Un
ange n’en йclaire pas donc un autre.
15° Denys dit
au septiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste que « l’illumination est une assomption de la science
divine ». Or seule peut кtre appelйe divine la science qui porte sur Dieu
ou concerne les rйalitйs divines. Et de l’une et l’autre faзon, l’ange n’assume
la science divine qu’en provenance de Dieu. Un ange n’en n’йclaire donc pas un
autre.
16° Puisque
la puissance de l’intelligence angйlique est entiиrement dйterminйe par les
formes innйes, celles-ci suffisent pour connaоtre tout ce que l’ange peut
connaоtre. Il n’est donc pas nйcessaire pour qu’il connaisse quelque chose
qu’il soit йclairй par un ange supйrieur.
17° Tous les
anges diffиrent entre eux par l’espиce ; ou du moins ceux qui sont
d’ordres diffйrents. Or rien n’est йclairй par une lumiиre d’une autre
espиce ; ainsi la rйalitй corporelle n’est pas йclairйe par la lumiиre
spirituelle. Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.
18° La
lumiиre de l’intelligence angйlique est plus parfaite que la lumiиre de notre
intellect agent. Or la lumiиre de notre intellect agent suffit pour toutes les
espиces que nous recevons des sens. La lumiиre de l’intelligence angйlique
suffit donc aussi pour toutes les espиces innйes ; et de la sorte, il
n’est pas nйcessaire de surajouter une autre lumiиre.
En sens contraire :
1° Denys dit au
troisiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste que l’ordre de la hiйrarchie est que ceux-ci soient йclairйs et que
ceux-lа йclairent ; donc, etc.
2° De mкme qu’il
y a un ordre parmi les hommes, de mкme il y a un ordre parmi les anges, comme
le montre clairement Denys. Or parmi les hommes, les supйrieurs йclairent les
infйrieurs, comme il est dit en Йph. 3, 8-9 : « J’ai donc
reзu, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints, cette grвce […]
d’йclairer tous les hommes, etc. » Donc les anges supйrieurs йclairent les
infйrieurs.
3° La lumiиre
spirituelle est plus efficace que la lumiиre corporelle. Or les corps
supйrieurs йclairent les infйrieurs. Les anges supйrieurs йclairent donc aussi
les infйrieurs.
Rйponse :
Il nous est
nйcessaire de parler de la lumiиre intellectuelle а la ressemblance de la
lumiиre corporelle. Or la lumiиre corporelle est le mйdium par lequel nous
voyons ; et elle sert а nos yeux de deux faзons : d’abord en ce que
par elle devient pour nous actuellement visible ce qui йtait visible en
puissance ; ensuite en ce que, par la nature de la lumiиre, les yeux sont
eux-mкmes renforcйs pour voir ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’il y
ait de la lumiиre dans la composition de l’organe.
Et par
consйquent, la lumiиre intellectuelle peut кtre appelйe la vigueur mкme de
l’intelligence pour penser, ou encore ce par quoi une chose nous devient
connue. Ainsi, quelqu’un peut кtre йclairй par un autre sous deux
aspects : en ce que son intelligence est renforcйe pour connaоtre des
choses, et en ce que l’intelligence est guidйe d’une connaissance vers une
autre. Et ces deux aspects sont unis dans l’intelligence, comme cela est clair
lorsque l’intelligence de quelqu’un, par un mйdium qu’il conзoit en esprit, est
renforcйe pour voir d’autres choses qu’elle ne pouvait pas voir auparavant.
Donc, on dit qu’une intelligence est йclairйe par une autre lorsque lui est
transmis un mйdium de connaissance, par lequel l’intelligence renforcйe a
pouvoir sur des objets de connaissance sur lesquels elle n’avait pas de pouvoir
auparavant.
Et parmi nous,
cela se produit de deux faзons. D’abord par le discours ; comme lorsque
l’enseignant transmet au disciple par sa parole quelque mйdium par lequel son
intelligence est renforcйe pour comprendre des choses qu’il ne pouvait pas
comprendre auparavant. Et dans ce cas, l’on dit que le maоtre йclaire le
disciple. Ensuite, lorsque l’on propose а quelqu’un un signe sensible par
lequel il peut кtre guidй vers la connaissance de quelque intelligible. Et
ainsi, l’on dit que le prкtre йclaire le peuple, selon Denys, pour autant qu’il
livre et montre au peuple les sacrements, qui sont des guides dans les intelligibles
divins.
Mais les anges
n’arrivent point а la connaissance des choses divines par des signes sensibles,
et ils ne reзoivent pas les mйdiums intelligibles avec variйtй et processus
discursif, comme nous les recevons, mais immatйriellement. Et c’est ce que dit
Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste, montrant comment les anges supйrieurs peuvent кtre йclairйs :
« Les premiиres essences angйliques sont contemplatives, non qu’elles
perзoivent les choses intellectuelles au moyen de symboles sensibles, ni que le
spectacle de diverses et pieuses images les йlиve а Dieu ; mais elles sont
inondйes d’une lumiиre qui surpasse toute connaissance spirituelle. » Donc
l’illumination de l’ange par l’ange n’est autre que le renforcement de
l’intelligence de l’ange infйrieur par une chose vue dans le supйrieur, pour en
connaоtre d’autres. Et voici comment cela peut se faire. De mкme que, parmi les
corps, les supйrieurs sont comme des actes relativement aux infйrieurs, tel le
feu relativement а l’air, de mкme aussi les esprits supйrieurs sont comme des
actes relativement aux infйrieurs. Or toute puissance est renforcйe et
perfectionnйe par l’union а son acte ; et ainsi, les corps infйrieurs sont
conservйs dans les supйrieurs, qui sont leur lieu ; voilа pourquoi les
anges infйrieurs sont eux aussi renforcйs par leur union aux supйrieurs, union
qui se fait par le regard de l’intelligence ; et c’est pourquoi l’on dit
qu’ils sont йclairйs par eux.
Rйponse aux objections :
1°
Saint
Augustin parle de la formation ultime, dans laquelle l’esprit est formй par la
grвce, qui provient immйdiatement de Dieu.
2°
L’ange
qui йclaire ne produit pas une nouvelle lumiиre de la grвce ou de la nature,
sinon comme participйe. En effet, puisque tout ce qui est pensй est connu par
la puissance de la lumiиre intellectuelle, l’objet mкme qui est connu inclut
comme tel en soi la lumiиre intellectuelle comme participйe, et c’est par la
puissance de celle-ci qu’il lui revient de renforcer l’intelligence, comme on
le voit clairement lorsque le maоtre transmet au disciple le mйdium de quelque
dйmonstration, en lequel la lumiиre de l’intellect agent est participйe comme
dans un instrument. Car les premiers principes sont comme des instruments de
l’intellect agent, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et semblablement aussi, tous
les principes seconds qui contiennent les mйdiums propres des dйmonstrations.
Ainsi, parce que l’ange supйrieur manifeste l’objet connu de lui а un autre
ange, l’intelligence de ce dernier est renforcйe pour connaоtre des choses
qu’il ne connaissait pas auparavant ; et de la sorte, il ne se produit pas
en l’ange йclairй une nouvelle lumiиre de la nature ou de la grвce, mais la
lumiиre qui йtait dйjа en lui est renforcйe par la lumiиre contenue dans
l’objet perзu par l’ange supйrieur.
3° Il n’en va pas
de mкme de la lumiиre corporelle et de la spirituelle. En effet, n’importe quel
corps peut indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre
corporelle ; et la raison en est que toute lumiиre corporelle est
indiffйrente aux formes visibles. Mais n’importe quel esprit ne peut
indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre, car toute lumiиre ne
contient pas indiffйremment toutes les formes intelligibles ; en effet, la
lumiиre suprкme contient les formes intelligibles les plus universelles. Voilа
pourquoi, puisque l’intelligence infйrieure est proportionnйe pour recevoir la
connaissance par des formes plus particuliиres, il ne lui suffit pas d’кtre
йclairйe par une lumiиre supйrieure, mais il est nйcessaire qu’elle soit
йclairйe par une lumiиre infйrieure pour кtre amenйe а la connaissance des
rйalitйs, comme cela est clair parmi nous. En effet, le philosophe premier a
connaissance de toutes les rйalitйs dans les principes universels. Le mйdecin,
lui, considиre les rйalitйs surtout dans le particulier : c’est pourquoi
il reзoit immйdiatement les principes non du philosophe premier, mais du
physicien, qui a des principes plus contractйs que le philosophe premier. Mais
le physicien, dont la considйration est plus universelle que celle du mйdecin,
peut recevoir immйdiatement du philosophe premier les principes de sa
considйration. Ainsi, puisque dans la lumiиre de l’intelligence divine les
raisons des rйalitйs sont suprкmement unies comme en un principe unique tout а
fait universel, les anges infйrieurs ne sont pas proportionnйs а recevoir la
connaissance par cette seule lumiиre, а moins que ne lui soit adjointe la
lumiиre des anges supйrieurs, en qui les formes intelligibles sont contractйes.
4° Un ange en
йclaire un autre parfois par un mйdium, et parfois sans mйdium. Par un mйdium
(spirituel, cependant), comme lorsque l’ange supйrieur йclaire un ange
intermйdiaire et que celui-ci йclaire un ange plus bas par la puissance de la
lumiиre de l’ange supйrieur. Sans mйdium, comme lorsque l’ange supйrieur
йclaire l’ange existant immйdiatement au-dessous de lui. Et il n’est pas
nйcessaire que l’йclairant soit uni а l’йclairй comme s’il pйnйtrait dans son
esprit, mais ils sont comme unis entre eux par ceci que l’un regarde l’autre.
5° Le mкme
mйdium, numйriquement unique, qui est connu par l’ange supйrieur, est connu par
l’infйrieur ; mais la connaissance qu’en a l’ange supйrieur est autre que
celle de l’ange infйrieur : et ainsi, la lumiиre est en quelque sorte
identique, et en quelque sorte diffйrente. Et de ce qu’elle est diffйrente il
ne s’ensuit pas qu’elle soit crййe par l’ange supйrieur : car les rйalitйs
non subsistantes par elles-mкmes ne deviennent pas а proprement parler, de mкme
qu’elles ne sont pas par soi ; ainsi, ce n’est pas la couleur qui devient,
mais le colorй, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique. Ce n’est donc pas la lumiиre mкme de l’ange qui
devient, mais c’est l’objet йclairй lui-mкme qui, de potentiellement йclairй,
devient actuellement йclairй.
6° De mкme que
dans l’illumination corporelle aucune forme n’est фtйe, mais seulement la
privation de lumiиre que sont les tйnиbres, de mкme aussi dans l’illumination
spirituelle : il n’est donc pas nйcessaire qu’il y ait lа une corruption,
mais seulement l’enlиvement d’une nйgation.
7° Cette lumiиre
de l’ange par laquelle on le dit йclairй, n’est pas la perfection essentielle
de l’ange lui-mкme, mais une perfection seconde qui se ramиne а un genre
accidentel : et il ne s’ensuit pas que l’accident s’йtende au-delа du
sujet, car la connaissance par laquelle l’ange supйrieur est йclairй n’est pas
numйriquement identique dans l’ange infйrieur ; mais elle l’est en espиce
et en nature, en tant qu’elle appartient au mкme, comme aussi une lumiиre
identique en espиce, non numйriquement, est dans l’air йclairй et le soleil
йclairant.
8° Une chose qui
йtait auparavant intelligible en puissance devient, par la lumiиre,
intelligible actuellement ; mais cela est possible de deux faзons. D’abord
en sorte que ce qui est en soi intelligible en puissance devienne intelligible
actuellement, comme cela se produit parmi nous. Et dans ce cas, l’intelligence
angйlique n’a pas besoin de lumiиre, puisqu’elle n’abstrait pas l’espиce des
phantasmes. Ensuite de telle sorte que ce qui est intelligible en puissance
pour quelque кtre intelligent devienne pour lui intelligible actuellement,
comme les substances supйrieures deviennent pour nous intelligibles en acte
grвce aux mйdiums par lesquels nous arrivons а les connaоtre. Et de cette faзon
l’intelligence de l’ange a besoin de lumiиre pour кtre guidйe vers la
connaissance actuelle des choses qu’elle est en puissance de connaоtre.
9° L’illumination
par laquelle un ange en йclaire un autre ne concerne pas les choses qui
appartiennent а la connaissance naturelle des anges, car tous ont ainsi dиs le
dйbut de leur crйation une connaissance naturelle parfaite ; а moins
peut-кtre que nous posions que les anges supйrieurs sont la cause des
infйrieurs, ce qui est contre la foi. Mais cette connaissance concerne les
choses qui sont rйvйlйes aux anges et dйpassent leur connaissance
naturelle ; comme les mystиres divins ayant trait а l’Йglise supйrieure ou
infйrieure. Voilа pourquoi Denys pose une action hiйrarchique. Et bien que tous
voient le Verbe, il ne s’ensuit pas que tout ce que les anges supйrieurs voient
dans le Verbe, les infйrieurs le voient aussi.
10° Lorsqu’un ange
est йclairй par un autre, de nouvelles espиces ne lui sont pas infusйes, mais,
а partir des mкmes espиces qu’il avait auparavant, son intelligence renforcйe
par la lumiиre supйrieure devient, de la faзon dйjа mentionnйe, apte а
connaоtre plus de choses : comme notre intelligence renforcйe par la
lumiиre divine ou angйlique peut, а partir des mкmes phantasmes, parvenir а la
connaissance de plus de choses qu’elle ne le pourrait par elle-mкme.
11° Bien qu’il n’y
ait dans les anges aucune obscuritй source d’erreur, il y a cependant en eux la
nescience de certaines choses qui dйpassent leur connaissance naturelle ;
et c’est pourquoi ils ont besoin d’кtre йclairйs.
12° Aucune
rйalitй, si matйrielle soit-elle, ne reзoit quelque chose par ce qui en elle
est formel, mais seulement par ce qui en elle est matйriel ; ainsi, notre
вme ne reзoit pas l’illumination quant а son intellect agent, mais quant а son
intellect possible — comme aussi les rйalitйs corporelles ne reзoivent pas
d’impression du cфtй de la forme, mais du cфtй de la matiиre — et
cependant, notre intellect possible est plus simple qu’une forme matйrielle.
Ainsi йgalement, l’intelligence de l’ange est йclairйe quant а ce qu’elle a de
potentialitй, bien qu’elle soit elle-mкme plus noble que notre intellect agent,
qui n’est pas йclairй.
13° Cette citation
doit кtre entendue des choses qui appartiennent а la connaissance de la
bйatitude, pour lesquelles tous les anges sont immйdiatement йclairйs par Dieu.
14° Cette
illumination dont nous parlons se fait par la lumiиre de la grвce qui
perfectionne la lumiиre de la nature. Et il ne s’ensuit pas que l’homme dans
l’йtat de voie puisse йclairer l’ange : en effet, il n’a pas une grвce
plus grande en acte, mais seulement virtuellement ; car il a la grвce par
laquelle il peut mйriter un йtat plus parfait ; comme aussi le poulain qui
vient de naоtre est virtuellement plus grand que l’вne, mais moins grand en
quantitй actuelle.
15° Lorsque l’on
dit que l’illumination est une assomption de science divine, la science est
appelйe divine parce qu’elle tire son origine de l’illumination divine.
16° Les formes
innйes suffisent pour connaоtre toutes les choses qui sont connues de l’ange
par la connaissance naturelle ; mais pour celles qui sont au-dessus de la
connaissance naturelle, ils ont besoin d’une lumiиre plus haute.
17° Parmi les
anges d’espиces diffйrentes, il n’est pas nйcessaire qu’il y ait une lumiиre
intelligible qui diffиre par l’espиce ; de mкme aussi, dans les corps
diffйrant par l’espиce, la couleur est spйcifiquement identique. Et cela est
surtout vrai de la lumiиre de la grвce, qui est aussi spйcifiquement la mкme
parmi les hommes et parmi les anges.
18° La lumiиre de
l’intellect agent suffit en nous pour les choses qui appartiennent а la
connaissance naturelle ; mais pour les autres choses, une lumiиre plus
haute est requise, comme celle de la foi ou de la prophйtie. Article 2 : Un ange infйrieur est-il
toujours йclairй par un supйrieur, ou parfois immйdiatement par Dieu ?
Objections :
Il semble que
ce soit immйdiatement par Dieu.
1° L’ange
infйrieur est en puissance а la grвce par sa volontй et а l’illumination par
son intelligence. Or il reзoit de Dieu autant de grвce qu’il en est capable. Il
reзoit donc de Dieu autant d’illumination qu’il en est capable ; et ainsi,
il est йclairй immйdiatement par Dieu, non par un ange intermйdiaire.
2° De mкme que
les supйrieurs sont des mйdiums entre Dieu et les anges infйrieurs, de mкme les
infйrieurs sont des mйdiums entre les anges supйrieurs et nous. Or les anges
supйrieurs nous йclairent parfois immйdiatement, comme le sйraphin йclaira
Isaпe, cela est montrй en Is. 6, 6. Donc parfois aussi, les anges
infйrieurs sont йclairйs immйdiatement par Dieu.
3° De mкme qu’il
y a un certain ordre dйterminй parmi les substances spirituelles, de mкme aussi
parmi les substances corporelles. Or la puissance divine opиre parfois dans les
rйalitйs corporelles en laissant de cфtй les causes intermйdiaires ; par
exemple, lorsqu’elle ressuscite un mort sans la coopйration du corps cйleste.
Donc parfois aussi, elle йclaire les anges infйrieurs sans le ministиre des supйrieurs.
4° « Tout ce
que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi. » Si donc
l’ange supйrieur peut йclairer l’ange infйrieur, а bien plus forte raison Dieu
peut-il l’йclairer immйdiatement ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que les
illuminations divines soient toujours apportйes aux infйrieurs par les
supйrieurs.
En sens contraire :
1° Denys dit que
c’est une loi immuablement йtablie par la divinitй, que les кtres infйrieurs
soient ramenйs vers Dieu par le moyen des supйrieurs. Les infйrieurs ne sont
donc jamais йclairйs immйdiatement par Dieu.
2° De mкme que
les anges sont par nature supйrieurs aux corps, de mкme les anges supйrieurs
dйpassent les infйrieurs. Or rien n’est fait par Dieu dans les rйalitйs
corporelles sans le ministиre des anges, pour ce qui concerne leur
gouvernement ; cela est clairement montrй par saint Augustin au troisiиme
livre sur la Trinitй. Dieu ne fait
donc rien non plus parmi les anges infйrieurs sinon par l’intermйdiaire des
supйrieurs.
3° Les corps infйrieurs
ne sont mus par les corps supйrieurs que grвce а des intermйdiaires ;
ainsi la terre est-elle mue par le ciel au moyen de l’air. Or un ordre
semblable rиgne parmi les corps et les esprits. Donc l’esprit suprкme, lui
aussi, n’йclaire les infйrieurs que par des intermйdiaires.
Rйponse :
C’est un effet
de la bontй de Dieu qu’il communique de sa perfection aux crйatures suivant
leur mesure ; et c’est pourquoi il leur communique de sa bontй non
seulement de faзon qu’elles soient en elles-mкmes des choses bonnes et
parfaites, mais aussi de faзon qu’elles donnent а d’autres la perfection, en
coopйrant а Dieu d’une certaine faзon. Et telle est la plus noble faзon
d’imiter Dieu ; voilа pourquoi Denys dit au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « se rendre les
coopйrateurs de Dieu est plus sublime que tout » ; et de lа vient cet
ordre qui rиgne parmi les anges, suivant lequel certains en йclairent d’autres.
Mais les avis
sont diversement partagйs sur cet ordre. Certains en effet, estiment que cet ordre
est si fermement йtabli que rien ne survient jamais en dehors de lui, mais
qu’il est conservй toujours et en tout. D’autres, par contre, pensent que cet
ordre est йtabli de telle sorte que, selon cet ordre, il se produit
frйquemment, mais parfois par des causes nйcessaires, qu’il soit mis de
cфtй ; de mкme aussi le cours de la nature est parfois changй par la
providence divine lorsque surgit quelque nouvelle cause, comme cela est clair
dans le cas des miracles. Mais la premiиre opinion semble plus raisonnable,
pour trois motifs. D’abord, puisqu’il appartient а la dignitй des anges
supйrieurs que les infйrieurs soient йclairйs par eux, ce serait une dйrogation
а leur dignitй s’ils йtaient quelquefois йclairйs en dehors d’eux. Ensuite,
plus des choses sont proches de Dieu, qui est souverainement immuable, plus
elles doivent кtre immuables ; c’est pourquoi les corps infйrieurs, qui
sont trиs йloignйs de Dieu, dйvient parfois du cours naturel, tandis que les
corps cйlestes gardent toujours le mouvement naturel. Il ne semble donc pas
raisonnable que l’ordre des esprits cйlestes, qui sont trиs proches de Dieu,
soit parfois changй. Enfin, parmi les rйalitйs qui appartiennent а l’йtat de
nature, il ne se fait de changement, par la puissance divine, que pour quelque
chose de meilleur, c’est-а-dire pour quelque chose qui regarde la grвce ou la
gloire. Or il n’est pas d’йtat plus йlevй que l’йtat de gloire, en lequel on
repиre les ordres des anges. Il ne semble donc pas raisonnable que les choses
qui regardent les ordres des anges soient quelquefois changйes.
Rйponse aux objections :
1° Dieu donne aux
anges aussi bien la grвce que l’illumination suivant leur capacitй, avec
cependant cette diffйrence que la grвce, qui regarde la volontй, est donnйe
immйdiatement а tous par Dieu, йtant donnй qu’il n’y a pas d’ordre parmi leurs
volontйs pour que l’un puisse imprimer en l’autre ; tandis que
l’illumination descend de Dieu vers les derniers par les premiers et les
intermйdiaires.
2° Au treiziиme
chapitre de la Hiйrarchie cйleste,
Denys rйsout le problиme de deux faзons. D’abord, en disant que cet ange qui
fut envoyй pour purifier les lиvres du prophиte, bien qu’il fыt parmi les
infйrieurs, fut cependant appelй йquivoquement « sйraphin » parce
qu’il purifia en brыlant, au moyen du charbon en feu qu’il avait pris de
l’autel avec des pinces ; en effet, « sйraphin » signifie ardent
ou brыlant. Voici l’autre solution : il dit que cet ange d’un ordre
infйrieur, qui purifia les lиvres du prophиte, ne voulait pas le ramener а lui-mкme,
mais а Dieu et а l’ange supйrieur, car il agissait par leur puissance а tous
les deux : c’est pourquoi il lui montra Dieu et l’ange supйrieur ; de
mкme aussi, l’on dit que l’йvкque absout quelqu’un lorsque le prкtre absout par
son autoritй. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que le sйraphin soit nommй
йquivoquement, ni que le sйraphin ait йclairй le prophиte immйdiatement.
3° Le cours
naturel est surpassй par quelque йtat plus noble, а cause duquel il est digne
qu’il soit parfois changй ; mais rien n’est plus noble que l’йtat de
gloire ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
4° Ce n’est pas а
cause de l’impuissance de Dieu ou des anges supйrieurs que les infйrieurs sont
йclairйs par Dieu et les premiers anges au moyen d’intermйdiaires ; mais
c’est pour que soient conservйes la dignitй et la perfection de tous ; et
c’est le cas lorsque plusieurs coopиrent avec Dieu а la mкme chose. Article 3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire
un autre, le purifie-t-il ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La purification
s’entend de l’impuretй. Or il n’y a pas d’impuretй dans les anges. L’un ne peut
donc pas purifier l’autre.
2° [Le rйpondant] disait que cette
purification ne s’entend pas du pйchй mais de l’ignorance ou de la nescience. En sens contraire : puisque cette ignorance ne
peut, dans les anges bienheureux, provenir du pйchй, car aucun pйchй ne fut en
eux, elle ne proviendra que de la nature. Or les choses qui sont naturelles ne
sont pas enlevйes tant que la nature demeure. L’ange ne peut donc кtre purifiй
de l’ignorance.
3° L’illumination
chasse les tйnиbres. Or l’on ne peut concevoir dans les anges d’autres tйnиbres
que celles de l’ignorance ou de la nescience. Si donc la nescience est фtйe par
la purification, alors la purification et l’illumination seront identiques et
ne doivent pas кtre distinguйes.
4° [Le rйpondant] disait que l’illumination
regarde le terme d’arrivйe tandis que la purification regarde le terme de
dйpart. En sens contraire : en aucun
mйdium l’on ne doit trouver un troisiиme terme en plus du terme de dйpart et du
terme d’arrivйe. Si donc ces deux actions hiйrarchiques que sont la
purification et l’illumination se distinguent en fonction des termes de dйpart
et d’arrivйe, on ne devra point poser une troisiиme action ; ce qui
s’oppose а Denys, qui pose en troisiиme lieu le perfectionnement.
5° Aussi
longtemps qu’une chose est en йtat de progression, elle n’est pas encore
parfaite. Or la connaissance des anges croоt en quelque sorte jusqu’au jour du
jugement, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 11. Donc maintenant, l’un ne peut
perfectionner l’autre.
6° De mкme que
l’illumination est la cause de la purification, de mкme elle est la cause du
perfectionnement. Or la cause est antйrieure а l’effet. Donc, de mкme que l’illumination
prйcиde le perfectionnement, de mкme elle prйcиde la purification, s’il s’agit
d’une purification de la nescience.
En sens contraire :
1° Voici comment
Denys distingue et ordonne de telles actions au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « L’ordre
hiйrarchique est que les uns soient purifiйs et que les autres purifient ;
que les uns soient йclairйs et que les autres йclairent ; que les uns
soient perfectionnйs et que les autres perfectionnent. »
Rйponse :
Ces trois
actions opйrйes parmi les anges ne concernent que la rйception de la
connaissance ; aussi Denys dit-il au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que la purification,
l’illumination et le perfectionnement sont une assomption de la science divine.
Mais voici comment doit кtre envisagйe leur distinction.
En n’importe
quelle gйnйration ou mutation, l’on doit trouver deux termes : le terme de
dйpart et le terme d’arrivйe. Or l’un et l’autre se trouvent diffйremment en
divers sujets. En certains, en effet, le terme de dйpart est quelque chose de
contraire а la perfection а acquйrir ; comme la noirceur est contraire а
la blancheur, qui est acquise par le blanchissement. Quelquefois, par contre,
la perfection а acquйrir n’a pas directement de contraire, mais il y a dйjа dans
le sujet des dispositions qui sont contraires aux dispositions qui ordonnent а
l’introduction de la perfection, comme cela est clair pour l’animation du
corps. Parfois enfin, rien n’est prйsupposй si ce n’est la privation ou la
nйgation de la forme qui doit кtre introduite ; comme dans l’illumination
de l’air les tйnиbres viennent avant, et sont йloignйes par la prйsence de la
lumiиre. De mкme aussi le terme d’arrivйe est parfois unique, comme dans le
blanchissement le terme d’arrivйe est la blancheur ; et parfois il y a
deux termes d’arrivйe, dont l’un est ordonnй а l’autre, comme on le voit bien
dans l’altйration des йlйments, dont un terme est une disposition qui est la
nйcessitй, et l’autre la forme substantielle elle-mкme.
Donc, dans la
rйception de la connaissance, la diversitй susmentionnйe se rencontre quant au
terme de dйpart : car parfois, en celui qui reзoit la science, prйexiste
une erreur contraire а l’acquisition de la science ; quelquefois, en
revanche, des dispositions contraires, comme l’impuretй de l’вme, ou
l’attachement immodйrй aux rйalitйs sensibles, ou quelque chose d’autre ;
parfois enfin prйexiste seulement la privation ou la nйgation de la
connaissance, comme lorsque nous progressons de jour en jour dans la
connaissance ; et c’est seulement ainsi que l’on doit envisager le terme
de dйpart dans les anges. Du cфtй du terme d’arrivйe, il doit se trouver deux
termes dans la rйception de la connaissance. Le premier est ce par quoi
l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre quelque chose ; que ce
soit la forme intelligible, ou la lumiиre intelligible, ou un quelconque mйdium
de connaissance. Le second terme est la connaissance elle-mкme qui en dйcoule,
et qui est le dernier terme dans la rйception de la connaissance.
Ainsi donc, la
purification s’opиre parmi les anges par un retrait de la nescience ;
c’est pourquoi Denys dit au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « l’assomption de la science divine purifie
de l’ignorance ». L’illumination, quant а elle correspond au premier terme
d’arrivйe : c’est pourquoi il dit au mкme endroit que les anges sont
йclairйs en tant qu’une chose leur est manifestйe « par une illumination
plus haute ». Et le perfectionnement concerne le dernier terme
lui-mкme : c’est pourquoi il dit qu’ils sont perfectionnйs « dans
cette mкme lumiиre, par la science des plus magnifiques instructions ». De
cette faзon, l’on comprend que l’illumination et la perfection diffиrent comme
la dйtermination formelle de la vue par l’espиce du visible et la connaissance
du visible lui-mкme.
Et c’est
pourquoi Denys dit au cinquiиme chapitre la Hiйrarchie
ecclйsiastique que l’ordre des diacres fut instituй pour purifier, celui
des prкtres pour йclairer, celui des йvкques pour perfectionner ; car les
diacres avaient une fonction concernant les catйchumиnes et les йnergumиnes, en
qui se trouvent des dispositions contraires а l’illumination, dispositions qui
sont enlevйes par leur ministиre ; la fonction des prкtres est de
communiquer et de montrer au peuple les sacrements, qui sont comme des
intermйdiaires par lesquels nous sommes conduits vers les rйalitйs
divines ; la fonction des йvкques, quant а elle, йtait d’ouvrir au peuple
les rйalitйs spirituelles, qui йtaient voilйes dans la signification des
sacrements.
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
Denys au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique, la purification, dans le cas des anges, ne doit s’entendre
d’aucune impuretй, mais seulement de la nescience.
2° On dit de deux
faзons qu’une nйgation ou un dйfaut provient de la nature. D’abord, comme s’il
йtait dы а la nature d’avoir une telle nйgation, comme par exemple il est
naturel а l’вne de ne pas avoir de raison ; et ce genre d’imperfection
naturelle n’est jamais enlevй tant qu’une telle nature demeure. Ensuite, on dit
qu’une nйgation provient de la nature parce qu’il n’est pas dы а la nature
d’avoir une telle perfection, et particuliиrement quand les ressources de la
nature ne suffisent pas pour acquйrir une telle perfection ; et une telle
imperfection naturelle est enlevйe, comme cela est clair pour l’ignorance
qu’ont les enfants, et pour le dйfaut de gloire qui nous est фtй par la
collation de la gloire. Et de mкme aussi, la nescience est фtйe des anges.
3° L’illumination
et la purification, dans l’acquisition de la science angйlique, sont entre eux
comme la gйnйration et la corruption dans l’acquisition de la forme
naturelle ; et celles-ci sont un par le sujet, mais diffиrent de raison.
4° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit.
5° Le
perfectionnement, dans le cas prйsent, n’est pas considйrй relativement а toute
la connaissance angйlique, mais relativement а une seule connaissance, qui est
perfectionnйe lorsqu’on est conduit а la connaissance de quelque rйalitй.
6° De mкme que la
forme est en quelque faзon la cause de la matiиre en tant qu’elle lui donne
actuellement l’existence, tandis que la matiиre est d’une autre faзon la cause
de la forme en tant qu’elle sustente celle-ci, de mкme aussi les choses qui
sont du cфtй de la forme sont en quelque sorte antйrieures а celles qui sont du
cфtй de la matiиre, et d’une autre faзon c’est l’inverse. Et parce que la
privation se tient du cфtй de la matiиre, le retrait de la privation est
antйrieur naturellement а l’introduction de la forme, suivant l’ordre par
lequel la matiиre est antйrieure а la forme, et que l’on appelle l’ordre de la
gйnйration ; mais l’introduction de la forme est antйrieure suivant
l’ordre par lequel la forme est antйrieure а la matiиre, et qui est l’ordre de
la perfection. Et la mкme considйration vaut pour l’ordre de l’illumination et
du perfectionnement. Article 4 : Un ange parle-t-il а un autre
ange ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Grйgoire, а propos de Job 28, 17 : « On ne lui
йgalera ni l’or ni le verre », au dix-huitiиme livre des Moralia : « Alors chacun sera
aussi visible а autrui qu’il est maintenant cachй а lui-mкme. » Or
maintenant, il n’est pas nйcessaire que quelqu’un se parle pour qu’il connaisse
ce qu’il conзoit. Donc, dans la patrie, il ne sera pas non plus nйcessaire que
l’un parle а l’autre pour montrer ce qu’il conзoit ; parmi les anges, qui
sont bienheureux, la parole n’est donc pas non plus nйcessaire.
2° Saint Grйgoire
dit au mкme endroit : « Lorsqu’on regarde le visage de chacun, l’on
pйnиtre en mкme temps sa conscience. » Lа, par consйquent, la parole n’est
point requise pour que l’un sache ce que l’autre a conзu.
3° Maxime, dans
son Commentaire sur la Hiйrarchie
ecclйsiastique, au chapitre 2, s’exprime ainsi en parlant des anges :
« йtablis dans l’incorporйitй, s’approchant l’un de l’autre puis se
retirant, contemplant les intelligences les uns des autres plus expressйment
que tout discours, communicant les uns avec les autres par le silence de la
parole. » Or le silence s’oppose а la parole. Les anges connaissent donc
mutuellement leurs intelligences sans parole.
4° Toute parole
se fait par quelque signe. Or il n’y a de signe que dans les rйalitйs
sensibles, car « le signe est ce qui, en plus de l’espиce qu’il introduit
dans les sens, fait venir autre chose dans la connaissance », comme il est
dit au quatriиme livre des Sentences,
dist. 1. Puis donc que les anges ne reзoivent pas la science des realitйs
sensibles, il ne recevront pas la connaissance par des signes ; ni, par
consйquent, par la parole.
5° Le signe
semble кtre ce qui est plus connu quant а nous, mais moins connu par
nature ; et c’est pourquoi le Commentateur distingue, au dйbut du livre de
la Physique, la dйmonstration du
signe et la dйmonstration simple, qui est la dйmonstration pour telle raison.
Or l’ange ne reзoit pas la connaissance par les choses qui sont postйrieures
dans la nature. Ni donc par un signe ; ni, par consйquent, par la parole.
6° Dans toute
parole, il est nйcessaire qu’il y ait quelque chose pour exciter l’auditeur а
prкter attention aux mots de celui qui parle, et cette chose est parmi nous la
voix mкme de celui qui parle. Or cela ne peut кtre posй en l’ange. Ni donc la
parole.
7° Comme dit
Platon, le discours nous a йtй donnй pour que nous connaissions les indications
de la volontй. Or un ange connaоt les indications de la volontй d’un autre ange
par lui-mкme, car elles sont spirituelles ; et l’ange connaоt toutes les
choses spirituelles par la mкme connaissance. Puis donc que l’ange connaоt par
lui-mкme la nature spirituelle de l’autre ange, il connaоtra par lui-mкme la
volontй de celui-ci ; et ainsi, il n’a besoin d’aucune parole.
8° Les formes de
l’intelligence angйlique sont ordonnйes а la connaissance des rйalitйs, comme
les raisons des rйalitйs en Dieu sont ordonnйes а leur production, puisqu’elles
leur sont semblables. Or la rйalitй, avec tout ce qui est en elle, soit
au-dedans soit au-dehors, est produite au moyen des raisons idйales. Donc
l’ange aussi, par la forme de son intelligence, connaоt l’ange et tout ce qui
est intйrieur а l’ange ; et ainsi, il connaоt ce que celui-ci
conзoit ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Il y a en
nous deux paroles : l’intйrieure et l’extйrieure. Or on ne pose point
l’extйrieure dans les anges, sinon il serait nйcessaire qu’ils forment des
expressions vocales lorsque l’un parle а l’autre ; et la parole intйrieure
n’est que la pensйe, comme cela est clairement montrй par Anselme et saint
Augustin. On ne peut donc poser de parole dans les anges en plus de la pensйe.
10° Avicenne
dit que la cause de la parole est, parmi nous, la multitude des dйsirs, qui
provient de nombreux manques, on le voit bien, car le dйsir porte sur une
rйalitй que l’on n’a pas, comme dit saint Augustin. Puis donc que l’on ne doit
pas poser dans les anges une multitude de manques, on ne devra pas poser en eux
la parole.
11° Un ange
ne peut connaоtre la pensйe de l’autre par l’essence de la pensйe elle-mкme,
puisqu’elle n’est pas prйsente а son intelligence par son essence. Il est donc nйcessaire
qu’il la connaisse par quelque espиce. Or l’ange suffit par lui-mкme а
connaоtre tout ce qui existe naturellement dans un autre ange par des espиces
innйes. Donc, pour la mкme raison, il connaоtra par ces espиces tout ce qui se
fait par volontй en l’autre ange. Et ainsi, il ne semble pas qu’il faille poser
la parole parmi les anges pour que la conception de l’un vienne а la
connaissance de l’autre.
12° Les
mouvements et les signes ne sont pas faits pour l’ouпe mais pour la vue ;
mais la parole est faite pour l’ouпe. Or les anges s’indiquent mutuellement
leurs conceptions par des mouvements et des signes, comme il est dit dans la Glose, sur ce passage de
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes, etc. » L’ange ne communique donc pas par la parole.
13° La parole
est un certain mouvement de la puissance cognitive. Or le mouvement de la
cognitive a pour terme l’вme, et non ce qui est а l’extйrieur. Un ange ne
s’ordonne donc pas а un autre ange par la parole afin de lui montrer ce qu’il
conзoit.
14° Dans
toute parole, il est nйcessaire que quelque chose d’inconnu soit manifestй par
le connu, comme nous manifestons nos conceptions par des sons sensibles. Or
cela ne peut кtre posй parmi les anges, car la nature de l’ange, qui est connue
naturellement par l’autre ange, est sans figure, comme dit Denys ; et
ainsi, rien ne peut advenir en elle par quoi serait montrй ce qui en elle est
inconnu. La parole ne peut donc exister parmi les anges.
15° Les anges
sont des lumiиres spirituelles. Or la lumiиre, par le fait mкme qu’elle est
vue, se manifeste totalement. Donc, par le fait mкme que l’ange est vu, tout ce
qui est en lui est totalement connu ; et ainsi, la parole n’a pas lieu
d’кtre parmi eux.
En sens contraire :
1° Il est dit en
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes et des anges, etc. » Or la langue serait inutile s’il n’y avait la
parole. Donc les anges parlent.
2° Ce que peut la
puissance infйrieure, la supйrieure le peut aussi, suivant Boиce. Or l’homme
peut rйvйler а un autre homme ce qu’il a conзu. Donc, de mкme aussi, l’ange le
peut. Or cela revient а ce qu’il parle. La parole existe donc parmi eux.
3° Saint Jean
Damascиne dit que « les anges en prononзant un discours sans voix se
transmettent mutuellement tant leurs pensйes que leurs dйcisions ». Or le
discours ne se fait que par la parole. La parole existe donc parmi les anges.
Rйponse :
Il est
nйcessaire de poser parmi les anges une sorte de parole. En effet, puisque
l’ange ne connaоt pas les secrets du cњur de faзon spйciale et directe, comme
on l’a йtabli dans la question prйcйdente sur la connaissance des anges, il est
nйcessaire que l’un manifeste а l’autre ce qu’il a conзu ; et c’est cela,
la parole des anges. Chez nous, en effet, on appelle parole la manifestation
mкme du verbe intйrieur que nous concevons en esprit.
Mais comment
les anges manifestent aux autres leurs conceptions, il faut l’envisager а
partir de la ressemblance des rйalitйs naturelles, йtant donnй que les formes
naturelles sont comme les images des immatйrielles, comme dit Boиce. Or nous
trouvons trois faзons pour une forme d’exister dans la matiиre. D’abord
imparfaitement, c’est-а-dire de faзon intermйdiaire entre la puissance et
l’acte, comme les formes qui sont en devenir. Ensuite, en acte parfait, de
cette perfection, dis-je, par laquelle ce qui a une forme est perfectionnй en
soi-mкme. Enfin, en acte parfait, en tant que ce qui a une forme peut aussi
communiquer а autre chose la perfection ; car il est telle chose lumineuse
en soi, qui ne peut йclairer les autres.
De mкme aussi,
la forme intelligible existe de trois faзons dans l’intelligence : d’abord
comme moyennement entre la puissance et l’acte, c’est-а-dire quand elle est
comme en habitus ; ensuite, comme en acte parfait quant au sujet
intelligent lui-mкme, et c’est le cas lorsque le sujet pense en acte suivant la
forme qu’il a en lui ; enfin, relativement а l’autre : et le passage
d’une faзon а l’autre se fait, comme de la puissance а l’acte, par la volontй.
En effet, la
volontй mкme de l’ange fait qu’il se tourne actuellement vers les formes qu’il
avait en habitus ; et semblablement, la volontй de l’ange fait que
l’intelligence de l’ange devienne encore plus parfaitement en acte de la forme
existant en lui : en sorte qu’il est perfectionnй par une telle forme non
seulement en lui-mкme, mais relativement а un autre. Et quand il en est ainsi,
l’autre ange perзoit sa connaissance ; et c’est en ce sens que l’on dit
qu’il parle а un autre ange.
Et il en serait
de mкme parmi nous si notre intelligence pouvait se porter immйdiatement vers
les intelligibles ; mais parce que notre intelligence reзoit naturellement
а partir des rйalitйs sensibles, il est nйcessaire que certains signes
sensibles soient adaptйs а l’expression des conceptions intйrieures, afin que
les pensйes des cњurs nous soient manifestйes.
Rйponse aux objections :
1° La parole de
saint Grйgoire peut s’entendre а la fois de la vision corporelle et de la
spirituelle. Dans la patrie, en effet, une fois glorifiйs les corps des saints,
l’un pourra voir de l’њil du corps l’intйrieur du corps de l’autre, qu’il ne
peut pas mкme voir en soi maintenant ; car les corps glorieux seront pour
ainsi dire traversables ; c’est pourquoi au mкme endroit saint Grйgoire
les compare au verre. De mкme aussi, chacun verra de l’њil de l’esprit si un
autre a la charitй, et la mesure de sa charitй, ce que l’on ne peut savoir
maintenant а son propre sujet. Il n’est cependant pas nйcessaire que l’un
connaisse en l’autre les pensйes actuelles dйpendantes de la volontй.
2° Il est dit que
la conscience de l’autre est pйnйtrйe quant а l’habitus, et non quant aux
pensйes actuelles.
3° Lа, le silence
prive de la parole vocale telle qu’elle existe parmi nous, non de la
spirituelle telle qu’elle existe parmi les anges.
4° On ne peut
appeler signe, а proprement parler, qu’une chose de laquelle on passe а la
connaissance d’autre chose comme discursivement ; et en ce sens, il n’y a
pas de signe parmi les anges, puisque leur science n’est pas discursive, comme
on l’a йtabli dans la question prйcйdente. Et si parmi nous les signes sont
sensibles, c’est parce que notre connaissance, qui est discursive, naоt des
rйalitйs sensibles. Mais nous pouvons communйment appeler signe n’importe quel
objet connu en lequel quelque autre chose est connue ; et pour cette
raison, la forme intelligible peut кtre appelйe signe de la rйalitй qui est
connue par son intermйdiaire. Et de la sorte, les anges connaissent les
rйalitйs par des signes ; et ainsi, un ange parle а l’autre par un signe,
c’est-а-dire par une espиce en acte de laquelle son intelligence est
parfaitement effectuйe, relativement а l’autre.
5° Bien que dans
les rйalitйs naturelles, dont les effets nous sont plus connus que les causes,
le signe soit ce qui est postйrieur en nature, cependant il n’est pas dans la
dйfinition du signe au sens propre qu’il soit antйrieur ou postйrieur en
nature, mais seulement qu’il nous soit dйjа connu ; c’est pourquoi tantфt
nous prenons les effets comme les signes des causes, comme le pouls est le
signe de la santй, et tantфt les causes comme les signes des effets, comme les
dispositions des corps cйlestes sont les signes des orages et des pluies.
6° Les anges se
tournent vers d’autres anges lorsqu’ils se mettent en acte de certaines formes
en relation а eux, et par lа mкme ils les excitent en quelque sorte а leur
prкter attention.
7° C’est par
le mкme genre de connaissance que l’ange connaоt toutes les rйalitйs
spirituelles, c’est-а-dire intellectuellement ; mais connaоtre par soi ou
par autre chose ne regarde pas l’espиce de connaissance, mais plutфt le mode de
rйception de la connaissance. Il n’est donc pas nйcessaire, si un ange connaоt
la nature de l’autre par lui-mкme, qu’il connaisse aussi la parole de l’autre
par lui-mкme : car la pensйe de l’ange n’est pas aussi connaissable pour
un autre ange que sa nature.
8° Cet argument
serait probant si les formes de l’intelligence angйlique йtaient aussi
efficaces pour connaоtre que le sont les raisons des rйalitйs en Dieu pour
produire ; mais cela n’est pas vrai, puisqu’il n’y a aucune йgalitй entre
la crйature et le Crйateur.
9° Bien
qu’il n’y ait point parmi les anges de parole extйrieure comme chez nous,
c’est-а-dire par des signes sensibles, il y en a cependant d’une autre
faзon : c’est l’ordination mкme de la pensйe а l’autre que l’on appelle
parole extйrieure parmi les anges.
10° Il est
dit que la multitude des dйsirs est la cause de la parole, parce que de la
multitude des dйsirs s’ensuit la multitude des concepts, qui ne pourraient кtre
exprimйs que par des signes extrкmement variйs. Mais les bкtes ont peu de
concepts, qu’ils expriment en peu de signes naturels. Puis donc qu’il y a de
nombreux concepts parmi les anges, la parole y est йgalement requise. Et la
multitude des concepts ne requiert pas dans les anges d’autres dйsirs que celui
de communiquer а l’autre ce que l’un a conзu en esprit, dйsir qui ne pose pas
d’imperfection dans les anges.
11° Un ange
connaоt la pensйe de l’autre par l’espиce innйe par laquelle il connaоt l’autre
ange, car c’est par la mкme qu’il connaоt tout ce qu’il connaоt dans l’autre
ange. Aussi, dиs que l’ange s’ordonne а l’autre ange par l’acte de quelque
forme, cet ange connaоt sa pensйe ; et certes, cela dйpend de la volontй
de l’ange. Mais le caractиre connaissable de la nature angйlique ne dйpend pas
de la volontй de l’ange ; voilа pourquoi la parole n’est pas requise dans
les anges pour connaоtre la nature, mais seulement pour connaоtre la pensйe.
12° Selon
saint Augustin, la vue et l’ouпe diffиrent seulement а l’extйrieur, mais sont
identiques а l’intйrieur, dans l’esprit ; car entendre et voir ne sont pas
diffйrents dans l’esprit, mais seulement dans le sens extйrieur. Par
consйquent, en l’ange, qui ne se sert que de l’esprit, il n’y a pas de diffйrence
entre voir et entendre ; mais cependant, la parole se dit dans le cas
anges а la ressemblance de celle qui a lieu parmi nous : en effet, c’est
par l’audition que nous acquйrons des autres la science. Quant aux mouvements
et aux signes, on peut les distinguer dans les anges de la faзon
suivante : on appelle signe l’espиce elle-mкme, et mouvement l’ordination
а l’autre. Et le pouvoir de faire cela est appelй langue.
13° La parole
est un mouvement de la puissance cognitive, non qu’elle soit la connaissance
elle-mкme, mais la manifestation de la connaissance ; voilа pourquoi il
est nйcessaire qu’elle soit dirigйe vers autrui ; ainsi йgalement le
Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme
que « la langue est faite pour signifier а autrui ».
14° L’essence
de l’ange n’est pas figurable par une figure corporelle ; mais son
intelligence est comme figurйe par une forme intelligible.
15° La
lumiиre corporelle se manifeste elle-mкme par nйcessitй de nature ; c’est
pourquoi elle se manifeste indiffйremment quant а tout ce qui est en elle. Mais
dans le cas des anges, il y a la volontй, dont les conceptions ne peuvent кtre
manifestes que suivant le commandement de la volontй ; voilа pourquoi la
parole est nйcessaire. Article 5 : Les anges infйrieurs
parlent-ils aux supйrieurs ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А propos de
1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des
hommes, etc. », la Glose
s’exprime ainsi : « C’est par les langues que les anges supйrieurs
signifient aux infйrieurs ce que les premiers comprennent de la volontй de
Dieu. » La parole, qui est l’acte de la langue, appartient donc aux seuls
anges supйrieurs.
2°
Celui
qui parle, quel qu’il soit, fait quelque chose dans celui qui entend. Or les
anges infйrieurs ne peuvent rien effectuer sur les supйrieurs, car les
supйrieurs ne sont pas en puissance relativement aux infйrieurs, mais c’est
plutфt l’inverse, puisque les supйrieurs ont davantage d’acte et moins de
puissance. Les anges infйrieurs ne peuvent donc parler aux supйrieurs.
3° La parole
ajoute а la pensйe l’infusion de la science. Or les anges infйrieurs ne peuvent
infuser quoi que ce soit aux supйrieurs, car dans ce cas ils agiraient sur eux,
ce qui est impossible. Ils ne leur parlent donc pas.
4° L’illumination
n’est rien d’autre que la manifestation de quelque chose d’inconnu. Or la
parole existe parmi les anges pour la manifestation de quelque chose d’inconnu.
La parole est donc pour les anges une certaine illumination. Puis donc que les
anges infйrieurs n’йclairent pas les supйrieurs, il semble que les infйrieurs
ne parlent pas aux supйrieurs.
5° L’ange а qui
s’adresse la parole connaоt en puissance ce qui est exprimй par la
parole ; et par la parole, il est rendu actuellement connaissant. L’ange
qui parle amиne donc de la puissance а l’acte celui а qui il parle. Or cela
n’est pas possible aux anges infйrieurs а l’йgard des supйrieurs, car alors ils
seraient plus nobles qu’eux. Les infйrieurs ne parlent donc pas aux supйrieurs.
6° Quiconque
parle а un autre d’une chose que celui-ci ignore, l’enseigne. Si donc les anges
infйrieurs parlent aux supйrieurs de leurs propres conceptions que ceux-ci
ignorent, il semble qu’ils les enseignent ; et dans ce cas, ils les
perfectionnent, puisque perfectionner, c’est enseigner, selon Denys ; et
cela va contre l’ordre de la hiйrarchie, suivant lequel les infйrieurs sont
perfectionnйs par les supйrieurs.
En sens contraire :
1° Saint Grйgoire
dit au deuxiиme livre des Moralia que
Dieu parle aux anges et que les anges parlent а Dieu. Donc, pour la mкme
raison, les anges supйrieurs parlent aussi aux infйrieurs et vice versa.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de savoir comment
l’illumination et la parole diffиrent parmi les anges ; et voici comment
l’on peut envisager cela. Il y a deux raisons pour lesquelles une intelligence
manque а connaоtre un objet connaissable. D’abord, а cause de l’absence de
celui-ci ; ainsi, nous ne connaissons pas les actions des temps passйs ou
d’autres lieux йloignйs, qui ne sont pas parvenues jusqu’а nous. Ensuite, а
cause de l’imperfection de l’intelligence, qui n’est pas assez forte pour
pouvoir atteindre les objets connaissables qui sont en elle : ainsi,
l’intelligence a en elle toutes les conclusions dans les premiers principes
connus naturellement, et cependant elle ne les connaоt que si elle est
renforcйe par l’exercice ou l’enseignement. La parole est donc au sens propre
ce qui conduit quelqu’un а la connaissance de l’inconnu, en lui rendant
prйsente une chose qui sans cela йtait pour lui absente ; comme on le voit
clairement parmi nous lorsque l’un rapporte а l’autre des choses que celui-ci
n’a pas vues, et ainsi les lui rend en quelque sorte prйsentes par le langage.
Mais il y a illumination quand l’intelligence est renforcйe pour connaоtre
quelque chose au-dessus de ce qu’elle connaissait, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit.
Cependant il
faut savoir que la parole peut exister parmi les anges et parmi nous sans
illumination ; car il arrive parfois que des choses nous soient
manifestйes par la parole, sans que l’intelligence en soit davantage renforcйe
pour comprendre ; par exemple, lorsque des histoires me sont racontйes, ou
quand un ange montre а un autre ce qu’il a conзu ; en effet, de telles
choses peuvent indiffйremment кtre connues ou ignorйes par celui qui a une
intelligence faible ou forte. Mais, tant parmi les anges que parmi nous,
l’illumination s’accompagne toujours d’une parole. Car nous йclairons un autre
en tant que nous lui transmettons quelque mйdium par lequel son intelligence
est renforcйe pour connaоtre quelque chose ; et cela se fait par la
parole. De mкme aussi, il est nйcessaire que cela se fasse dans les anges par
une parole. En effet, l’ange supйrieur a connaissance des rйalitйs par des formes
plus universelles ; l’ange infйrieur n’est donc pas proportionnй а
recevoir la connaissance de l’ange supйrieur, а moins que l’ange supйrieur ne
divise et distingue en quelque sorte sa connaissance, en concevant en soi ce
sur quoi il veut йclairer, de telle faзon que cela soit comprйhensible pour
l’ange infйrieur, et en manifestant ainsi sa conception а l’autre ange quand il
l’йclaire ; et c’est pourquoi Denys dit au quinziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Chaque
essence intellectuelle, par une sage providence, dйcompose la notion simple
qu’elle a reзue d’une essence plus divine, et la multiplie pour йlever
l’essence infйrieure. » Et il en est de mкme du maоtre, qui voit que le
disciple ne peut saisir les choses que lui-mкme connaоt, а la faзon dont il
connaоt ; et c’est pourquoi il s’applique а distinguer et а multiplier par
des exemples, pour qu’ainsi le disciple puisse comprendre.
Il faut donc
rйpondre que cette parole qui accompagne l’illumination est employйe seulement
par les supйrieurs а l’adresse des infйrieurs ; mais quant а l’autre
parole, elle est dite indiffйremment par les supйrieurs aux infйrieurs et vice versa.
Rйponse aux objections :
1° Cette glose
concerne la parole qui accompagne l’illumination.
2° L’ange qui
parle ne fait rien dans l’ange а qui il parle ; mais quelque chose se fait
dans l’ange mкme qui parle, et dиs lors il est connu de l’autre, de la faзon
dйjа indiquйe ; et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire que celui qui
parle infuse quelque chose а celui а qui il parle.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit.
5° L’ange а qui
l’on parle devient actuellement connaissant, de potentiellement connaissant
qu’il йtait : non qu’il soit lui-mкme amenй de la puissance а l’acte, mais
parce que l’ange qui parle s’amиne lui-mкme de la puissance а l’acte, lorsqu’il
se met en acte parfait de quelque forme relativement а l’autre ange.
6° L’enseignement
porte proprement sur les choses par lesquelles l’intelligence est
perfectionnйe. Mais qu’un ange connaisse la pensйe de l’autre n’appartient pas
а la perfection de son intelligence ; de mкme qu’il n’appartient pas а la
perfection de mon intelligence que je connaisse des rйalitйs absentes qui ne me
concernent pas. Article 6 : Une distance locale dйterminйe
est-elle requise pour qu’un ange parle а un autre ange ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Partout oщ
sont requis une approche et un йloignement, une distance dйterminйe est
nйcessaire. Or les anges « qui s’approchent l’un de l’autre puis se
retirent, contemplent les intelligences les uns des autres », comme dit
Maxime а propos du deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Donc, etc.
2° Selon saint
Jean Damascиne, l’ange est lа oщ il opиre. Si donc un ange parle а un autre
ange, il est nйcessaire qu’il soit lа oщ se trouve celui а qui il parle, et
ainsi une distance dйterminйe est requise.
3° Il est dit en
Is. 6, 3 : « Ils se criaient l’un а l’autre. » Or la
parole criйe n’a lieu d’кtre qu’en raison de la distance de celui а qui nous
parlons. Il semble donc que la distance empкche la parole de l’ange.
4° Il est
nйcessaire que la parole soit transportйe de celui qui parle а celui qui
entend ; or cela est impossible s’il y a une distance locale entre l’ange
qui parle et celui qui entend, car la parole spirituelle n’est pas transportйe
par un mйdium corporel. La distance locale empкche donc la parole de l’ange.
5° Si l’вme de
saint Pierre йtait ici, elle connaоtrait ce qui se fait ici ; mais
puisqu’elle est dans le ciel, elle ne le connaоt pas ; c’est pourquoi а
propos de Is. 63, 16 : « Abraham ne nous connaоt
point », la Glose de saint
Augustin dit : « Les morts, mкmes saints, ne savent pas ce que font
les vivants, mкme leurs fils. » La distance locale empкche donc la
connaissance de l’вme bienheureuse ; et pour la mкme raison celle de
l’ange, et aussi sa parole.
En sens contraire :
1° La plus grande
distance existe entre le paradis et l’enfer. Or ceux-ci se regardent
mutuellement, surtout avant le jour du Jugement, comme cela est clairement
montrй en Lc 16, 23 а propos de Lazare et du riche. Aucune distance
locale n’empкche donc la connaissance de l’вme sйparйe, ni de mкme celle de
l’ange ; ni sa parole, pour la mкme raison.
Rйponse :
L’action dйpend
du mode de l’agent ; voilа pourquoi les choses qui sont corporelles et
locales agissent de faзon corporelle et locale, tandis que celles qui sont
spirituelles n’agissent que spirituellement. Puis donc que l’ange, en tant
qu’il est intelligent, n’est nullement local, l’action de son intelligence n’a
aucunement de proportion au lieu. Et donc, puisque la parole est l’opйration de
l’intelligence elle-mкme, la proximitй ou la distance du lieu ne la concerne en
rien ; de sorte que l’ange perзoit la parole de l’ange indiffйremment d’un
lieu proche ou lointain, au sens oщ nous disons que les anges sont dans un
lieu.
Rйponse aux objections :
1° Cette approche
et cet йloignement ne doivent pas кtre entendus au sens d’un lieu, mais au sens
d’une conversion de l’un а l’autre.
2° Lorsqu’il est
dit que l’ange est lа oщ il opиre, il faut comprendre cela de l’opйration par
laquelle il agit sur un corps ; et cette opйration locale est du cфtй de
ce qui est son terme. Mais la parole de l’ange n’est pas une telle
opйration ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° Le cri que les
sйraphins, est-il dit, ont poussй, dйsigne la grandeur des choses qu’ils
profйraient, c’est-а-dire l’unitй de l’essence et la trinitй des Personnes,
disant : « Saint, saint, etc. »
4° L’ange а qui
la parole est adressйe, comme on l’a dit, ne reзoit rien de celui qui
parle ; mais par l’espиce qu’il a en lui, il connaоt а la fois l’autre
ange et sa parole. Il n’est donc pas nйcessaire de poser un mйdium par lequel
une chose serait transportйe de l’un vers l’autre.
5° Saint Augustin
parle de la connaissance naturelle des вmes, par laquelle mкme les saints ne
peuvent savoir ce qui se fait ici-bas ; mais ils le connaissent par la
puissance de la gloire, comme le dit expressйment saint Grйgoire au livre des Moralia, en exposant ce verset :
« Que ses enfants soient honorйs, il n’en sait rien ; qu’ils soient
dans l’abaissement, il l’ignore » (Job 14, 21). Mais les anges
ont une connaissance naturelle plus йlevйe que celle de l’вme ; il n’en va
donc pas de mкme pour l’ange et pour l’вme. Article 7 : Un ange peut-il parler а un
autre ange de telle faзon que les autres ne perзoivent pas sa parole ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Rien d’autre
n’est requis pour la parole que l’espиce intelligible et la conversion а l’autre.
Or cette espиce et cette conversion sont connues de la mкme faзon par tel ange
et par tel autre. La parole d’un ange est donc perзue indiffйremment par tous
les anges.
2° Un ange parle
а tous les anges avec les mкmes mouvements. Si donc un ange connaоt la parole
que lui adresse un autre, il connaоtra pour la mкme raison la parole que le
mкme ange adresse aux autres.
3° Quiconque
regarde un ange, perзoit son espиce, par laquelle il comprend et parle. Or les
anges se regardent toujours les uns les autres. Un ange connaоt donc toujours
la parole de l’autre, qu’il parle а lui ou а un autre.
4° Si un homme
parle, il est entendu indiffйremment par tous ceux qui sont йgalement proches
de lui, а moins qu’il n’y ait un dйfaut du cфtй de l’auditeur, par exemple s’il
a une ouпe dйficiente. Or parfois un autre ange est plus prиs de l’ange qui
parle que celui а qui il parle, suivant l’ordre de la nature ou mкme suivant le
lieu. Il n’est donc pas entendu par celui-lа seul а qui il parle.
En sens contraire :
1° Il semble
aberrant de dire que nous pouvons faire quelque chose que les anges ne peuvent
pas faire. Or l’homme peut faire connaоtre а un autre ce qu’il a conзu dans son
cњur, de telle faзon que cela reste cachй а un troisiиme. L’ange peut donc lui
aussi parler а un autre sans que cela soit perзu par un troisiиme.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, la pensйe d’un ange vient а la connaissance d’un
autre а la faзon d’une parole spirituelle, par le fait mкme que l’ange se met
en acte d’une espиce non seulement en lui-mкme, mais encore relativement а un
autre ; et cela se fait par la propre volontй de l’ange qui parle. Or il
n’est pas nйcessaire que les choses qui appartiennent а la volontй soient
indiffйrentes а tous, mais elles dйpendent du mode fixй par la volontй ;
voilа pourquoi la parole susdite ne sera pas indiffйrente а tous les anges,
mais suivra ce que la volontй de l’ange qui parle aura dйterminй. Si donc
l’ange, en son intelligence, est mis par sa propre volontй en acte d’une espиce
relativement а un seul ange, sa parole sera perзue seulement par
celui-ci ; mais si c’est relativement а plusieurs, elle sera perзue par
plusieurs.
Rйponse aux objections :
1° Dans la
parole, la conversion ou la direction n’est pas requise comme connue, mais
comme faisant connaоtre. Donc, du fait mкme qu’un ange se tourne vers un autre,
cette conversion fait connaоtre а celui-ci la pensйe de l’autre ange.
2° D’un point de
vue gйnйral, il y a un seul mouvement par lequel un ange parle а tous ;
mais d’un point de vue particulier, il y a autant de mouvements qu’il y a de
conversions а diffйrents anges ; chacun connaоt donc suivant le mouvement
opйrй vers lui.
3° Bien qu’un
ange regarde l’autre, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il voie l’espиce en
tant que moyen de sa pensйe actuelle, а moins que cet ange ne se tourne vers
lui.
4° La parole
humaine met en mouvement le sens de l’ouпe par une action qui procиde par
nйcessitй de nature, puisque c’est par un йbranlement de l’air jusqu’а
l’oreille ; mais il n’en va pas de mкme dans la parole de l’ange, comme on
l’a dit aux articles 5 et 6 : tout dйpend de la volontй de
l’ange qui parle. Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de
la Trinitй]
Introduction
Article
1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinitй, est-il l’essence de
l’вme ? Article
2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ? Article
3 : La mйmoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se
distingue d’une autre ? Article
4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs matйrielles ? Article
5 : Notre esprit peut-il connaоtre les choses matйrielles singuliиrement ? Article
6 : L’esprit humain reзoit-il une connaissance provenant des choses
sensibles ? Article
7 : L’image de la Trinitй est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaоt les
choses matйrielles ? Article
8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par son essence ou par une espиce ? Article
9 : Est-ce par leur essence que notre esprit connaоt les habitus existant dans
l’вme ? Article
10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charitй ? Article
11 : L’esprit dans l’йtat de voie peut-il voir Dieu dans son essence ? Article
12 : L’existence de Dieu est-elle йvidente par soi pour l’esprit humain ? Article
13 : La trinitй des Personnes peut-elle кtre connue par la raison naturelle ?
Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose
l’image de la Trinitй, est-il l’essence de l’вme ou quelqu’une de ses
puissances ?
Objections :
Il semble qu’il
soit l’essence mкme de l’вme.
1° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй
que « mens et spiritus ne se disent pas relativement,
mais dйsignent l’essence », qui n’est autre que l’essence de l’вme.
L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.
2° Les divers
genres de puissances de l’вme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appйtitif
et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’вme : en effet, а
la fin du premier livre sur l’Вme
sont posйs les cinq genres les plus communs de puissances de l’вme, а savoir le
vйgйtatif, le sensitif, l’appйtitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc
que l’esprit inclut en soi l’intellectif et l’appйtitif — car saint Augustin
pose l’intelligence et la volontй dans l’esprit —, il semble que l’esprit ne
soit pas une puissance mais l’essence mкme de l’вme.
3° Saint Augustin
dit au onziиme livre de la Citй de Dieu
que nous sommes а l’image de Dieu en tant que « nous sommes, nous savons
que nous sommes, et nous aimons l’un et l’autre » ; et au neuviиme
livre sur la Trinitй, il dйsigne
ainsi l’image de Dieu en nous : esprit, connaissance et amour. Puis donc
que aimer est l’acte de l’amour, et connaоtre, l’acte de la connaissance, il
semble qu’кtre soit l’acte de l’esprit. Or кtre est l’acte de l’essence.
L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.
4° L’esprit se
trouve en l’ange et en nous pour la mкme raison. Or l’essence mкme de l’ange
est son esprit. C’est pourquoi Denys appelle frйquemment les anges
« esprits intellectuels » ou « divins ». Notre esprit est
donc aussi l’essence mкme de l’вme.
5° Saint Augustin
dit au dixiиme livre sur la Trinitй
que « la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont un seul esprit, une
seule essence, une seule vie ». Donc, de mкme que la vie appartient а
l’essence, de mкme aussi l’esprit.
6° Un accident ne
peut pas кtre le principe d’une distinction substantielle. Or l’homme se
distingue substantiellement des bкtes en ce qu’il a un esprit. L’esprit n’est
donc pas un accident. Or la puissance de l’вme est une propriйtй de l’вme,
suivant Avicenne, et ainsi, elle est du genre de l’accident. L’esprit n’est
donc pas une puissance mais il est l’essence mкme de l’вme.
7° Des actes
spйcifiquement diffйrents n’йmanent pas d’une puissance unique. Or de l’esprit
йmanent des actes spйcifiquement diffйrents, а savoir, se souvenir, penser et
vouloir, comme le montre saint Augustin. L’esprit n’est donc pas une puissance
de l’вme mais son essence mкme.
8° Une puissance
n’est pas le sujet d’une autre puissance. Or l’esprit est le sujet de l’image
qui consiste en trois puissances. L’esprit n’est donc pas une puissance mais
l’essence mкme de l’вme.
9° Aucune
puissance n’inclut en soi plusieurs puissances. Or l’esprit inclut
l’intelligence et la volontй. Il n’est donc pas une puissance mais l’essence.
En sens contraire :
1° L’вme n’a pas
d’autres parties que ses puissances. Or l’esprit est une certaine partie
supйrieure de l’вme, comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. L’esprit est donc une puissance
de l’вme.
2° L’essence de
l’вme est commune а toutes les puissances, car toutes s’enracinent en elle. Or
l’esprit n’est pas commun а toutes les puissances, car une division l’oppose au
sens. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme.
3° Dans l’essence
de l’вme, il n’y a pas lieu d’admettre un plus haut et un plus bas. Or il y a
dans l’esprit un plus haut et un plus bas : en effet, saint Augustin
divise l’esprit en raison supйrieure et raison infйrieure. L’esprit est donc
une puissance de l’вme, non l’essence.
4° L’essence de
l’вme est principe de vie. Or l’esprit n’est pas principe de vie, mais de
pensйe. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme mais une puissance de
celle-ci.
5° Le sujet ne se
prйdique pas de l’accident. Or l’esprit se prйdique de la mйmoire, de
l’intelligence et de la volontй, qui sont dans l’essence de l’вme comme en un
sujet. L’esprit n’est donc pas l’essence de l’вme.
6° Selon saint
Augustin au deuxiиme livre sur la Trinitй,
l’вme n’est pas а l’image par tout elle-mкme, mais par quelque chose
d’elle-mкme. Or elle est а l’image par l’esprit. Le nom d’esprit ne dйsigne
donc pas toute l’вme mais quelque chose de l’вme.
7° Le nom de mens semble кtre pris de meminit [litt. il se souvient]. Or le
nom de mйmoire dйsigne une puissance de l’вme. Mens dйsigne donc aussi une puissance de l’вme, et non l’essence.
Rйponse :
Le nom de mens est pris de mensurare [litt. mesurer]. Or les rйalitйs de chaque genre sont
mesurйes par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre,
comme on le voit clairement au dixiиme livre de la Mйtaphysique ; voilа pourquoi le nom de mens se dit de cette faзon, dans l’вme, tout comme le nom
d’intelligence. En effet, seule l’intelligence reзoit une connaissance en
provenance des rйalitйs en les mesurant pour ainsi dire а ses principes.
Or le nom
d’intelligence, puisqu’il se dit relativement а un acte, dйsigne une puissance
de l’вme ; en effet, la vertu ou la puissance est intermйdiaire entre
l’essence et l’opйration, comme le montre Denys au onziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Mais parce que les
essences des rйalitйs nous sont inconnues tandis que leurs puissances se
manifestent а nous par des actes, nous employons souvent les noms des vertus ou
des puissances pour signifier les essences. Et parce que rien ne devient connu
que par ce qui lui est propre, il est nйcessaire, lorsqu’une essence est
dйsignйe par sa puissance, qu’elle le soit par une puissance qui lui est
propre. Or il se trouve en gйnйral, dans les puissances, que ce qui peut le
plus peut le moins, mais non l’inverse ; par exemple, « celui qui
peut porter mille livres peut en porter cent », comme il est dit au
premier livre sur le Ciel et le Monde.
Voilа pourquoi, si quelque rйalitй doit кtre dйsignйe par sa puissance, il est
nйcessaire qu’elle le soit par le dernier degrй de sa puissance. Or l’вme qui
est dans les plantes n’a que le plus bas degrй parmi les puissances de
l’вme ; c’est pourquoi elle est nommйe d’aprиs cette puissance lorsqu’elle
est appelйe nutritive ou vйgйtative. L’вme des bкtes, quant а elle, atteint un
degrй plus йlevй, а savoir celui du sens ; c’est pourquoi cette вme est
appelйe sensitive, ou mкme parfois « sens ». Mais l’вme humaine
atteint le plus haut degrй parmi les puissances de l’вme, et elle est nommйe
d’aprиs cela ; c’est pourquoi on l’appelle « intellective », et
parfois aussi « intelligence », et de mкme « esprit », en
tant qu’une telle puissance йmane d’elle naturellement, car elle lui est plus
propre qu’aux autres вmes.
On voit donc
clairement que le nom d’esprit dйsigne dans notre вme ce qu’il y a de plus haut
dans sa puissance. Puis donc que l’image divine se trouve en nous dans ce qu’il
y a en nous de plus йlevй, l’image n’appartiendra а l’essence de l’вme que par
l’esprit, en tant que « esprit » dйsigne la plus haute puissance de
l’вme. Et ainsi, en tant que l’image est dans l’esprit, « esprit »
dйsigne la puissance de l’вme et non l’essence ; ou s’il dйsigne
l’essence, ce n’est qu’en tant qu’une telle puissance йmane d’elle.
Rйponse aux objections :
1° Il est dit que
mens signifie l’essence, non en tant
que l’essence s’oppose а la puissance, mais en tant que l’essence absolue
s’oppose а ce qui se dit relativement. Et ainsi, l’esprit s’oppose а la
connaissance de soi, dans la mesure oщ l’esprit se rapporte а lui-mкme par la
connaissance alors que l’esprit lui-mкme se dit de faзon absolue. Ou bien l’on
peut dire que mens est pris par saint
Augustin comme signifiant l’essence de l’вme en mкme temps qu’une telle
puissance.
2° Les genres de
puissances de l’вme se distinguent de deux faзons : d’abord du cфtй de
l’objet, ensuite du cфtй du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au mкme.
Si donc on les distingue du cфtй de l’objet, alors on trouve les cinq genres de
puissances de l’вme йnumйrйs ci-dessus. Mais si on les distingue du cфtй du
sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’вme, а
savoir le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif. En effet, l’opйration de
l’вme peut se rapporter а la matiиre de trois faзons. D’abord en sorte qu’elle
s’exerce а la faзon d’une action matйrielle, et le principe de telles actions
est la puissance nutritive, dont les actes sont exercйs par les qualitйs
actives et passives, tout comme les autres actions matйrielles. Ensuite, en
sorte que l’opйration de l’вme n’atteigne pas la matiиre elle-mкme mais
seulement les circonstances de la matiиre, comme c’est le cas des actes de la
puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espиce est reзue sans la
matiиre, mais cependant avec les circonstances de la matiиre. Enfin, en sorte
que l’opйration de l’вme dйpasse et la matiиre, et les circonstances de la matiиre ;
et c’est le cas de la partie intellective de l’вme.
Donc, suivant
ces diffйrentes partitions des puissances de l’вme, deux puissances de l’вme
comparйes entre elles se trouvent ramenйes au mкme genre ou а des genres
diffйrents. En effet, si l’appйtit sensitif et l’appйtit intellectuel, qui est
la volontй, sont considйrйs en relation а l’objet, alors ils se ramиnent а un
genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien. Mais si on les
considиre quant au mode d’action, alors ils se ramиnent а des genres
diffйrents, car l’appйtit infйrieur se ramиnera au genre sensitif, tandis que
l’appйtit supйrieur se ramиnera au genre intellectif. En effet, de mкme que le
sens apprйhende son objet sous des circonstances matйrielles, c’est-а-dire en
tant qu’il est ici et maintenant, de mкme aussi l’appйtit sensitif se porte
vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appйtit supйrieur
tend vers son objet а la faзon dont l’intelligence l’apprйhende ; et
ainsi, quant au mode d’action, la volontй se ramиne au genre intellectif. Or le
mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent
sera parfait, plus son action sera parfaite. Voilа pourquoi, si l’on considиre
de telles puissances en tant qu’elles йmanent de l’essence de l’вme, qui est
pour ainsi dire leur sujet, la volontй se trouve coordonnйe а
l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appйtit infйrieur qui se
divise en irascible et en concupiscible. Et c’est pourquoi l’esprit peut, sans
кtre l’essence de l’вme, inclure la volontй et l’intelligence, en tant qu’il
dйsigne un certain genre de puissances de l’вme, en sorte que toutes les
puissances qui, dans leurs actes, sont entiиrement dйtachйes de la matiиre et
des circonstances de la matiиre sont comprises comme йtant incluses dans
l’esprit.
3° L’image de la
Trinitй dans l’homme est dйsignйe de multiples faзons par saint Augustin et les
autres saints ; et il n’est pas nйcessaire que l’une de ces dйsignations
corresponde а l’autre ; par exemple, il est clair que saint Augustin
dйsigne ainsi l’image de la Trinitй : esprit, connaissance et amour ;
et plus loin : mйmoire, intelligence et volontй. Et bien que la volontй et
l’amour se correspondent mutuellement, ainsi que la connaissance et
l’intelligence, cependant il n’est pas nйcessaire que l’esprit corresponde а la
mйmoire, puisque l’esprit contient toutes les trois choses que comporte l’autre
dйsignation. De mкme, la dйsignation de saint Augustin signalйe par l’objection
est encore diffйrente des deux prйcйdentes. Il n’est donc pas nйcessaire, si
aimer correspond а l’amour, et connaоtre а la connaissance, que кtre
corresponde а l’esprit comme son acte propre, en tant qu’il est esprit.
4° Les anges sont
appelйs esprits, non que l’esprit mкme de l’ange ou son intelligence, en tant
que ces noms dйsignent la puissance, soient son essence, mais parce qu’ils
n’ont rien d’autre, parmi les puissances de l’вme, que ce qui est compris sous
le nom d’esprit : aussi sont-ils totalement esprit. А notre вme, par
contre, parce qu’elle est l’acte du corps, sont adjointes d’autres puissances
qui ne sont pas comprises sous le nom d’esprit, а savoir les puissances
sensitive et nutritive ; c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’вme est
esprit comme on le dit de l’ange.
5° Vivre ajoute
quelque chose а кtre, et penser а vivre. Or, pour que l’image de Dieu se trouve
en quelque кtre, il est nйcessaire qu’il atteigne le dernier genre de
perfection auquel la crйature peut tendre ; si donc il a seulement l’кtre,
comme les pierres, ou l’кtre et le vivre, comme les plantes et les bкtes, la
notion d’image n’est pas conservйe en eux ; mais il est nйcessaire, pour
la parfaite notion d’image, que la crйature existe, vive et pense. En cela, en
effet, elle se conforme trиs parfaitement dans son genre aux attributs
essentiels. Or, dans la dйsignation de l’image, l’esprit tient la place de
l’essence divine, tandis que les trois choses que sont la mйmoire,
l’intelligence et la volontй tiennent la place des trois Personnes ; voilа
pourquoi saint Augustin met au compte de l’esprit les choses qui sont requises
pour l’image dans la crйature, lorsqu’il dit que « la mйmoire,
l’intelligence et la volontй sont une seule vie, un seul esprit, une seule
essence ». Et cependant, il n’est pas nйcessaire que l’esprit et la vie se
disent dans l’вme pour la mкme raison que l’essence, car en nous, кtre, vivre
et penser ne sont pas la mкme chose, comme c’est le cas en Dieu ;
cependant les trois choses ci-dessus sont appelйes une seule essence en tant
qu’elles procиdent de l’unique essence de l’вme, une seule vie en tant qu’elles
regardent un unique genre de vie, un seul esprit en tant que qu’elles sont
comprises dans un seul esprit comme des parties dans un tout, comme la vue et
l’ouпe sont comprises dans la partie sensitive de l’вme.
6° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique,
parce que les diffйrences substantielles des rйalitйs nous sont inconnues, on
emploie parfois а leur place dans les dйfinitions les diffйrences
accidentelles, dans la mesure oщ les accidents eux-mкmes dйsignent ou font
connaоtre l’essence, comme les effets propres font connaоtre la cause ;
c’est pourquoi le sensible, en tant qu’il est la diffйrence constitutive de
l’animal, n’est pas pris du nom de sens comme dйsignant une puissance, mais comme
dйsignant l’essence mкme de l’вme, de laquelle dйcoule une telle puissance. Et
il en est de mкme du rationnel, ou de la propriйtй « douй d’esprit ».
7° De mкme que la
partie sensitive de l’вme n’est pas conзue comme йtant une certaine puissance
en plus de toutes les puissances particuliиres qui sont comprises en elles,
mais comme un certain tout potentiel comprenant toutes ces puissances comme des
parties, de mкme aussi l’esprit n’est pas une certaine puissance en plus de la
mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, mais il est un certain tout
potentiel comprenant ces trois-lа ; comme nous voyons aussi que dans la
puissance de construire une maison est comprise la puissance de tailler les
pierres, d’йlever les murs, etc.
8° L’esprit ne se
rapporte pas а l’intelligence et а la volontй comme leur sujet, mais plutфt
comme un tout se rapporte а ses parties, pour autant que « esprit »
dйsigne la puissance elle-mкme. Mais si l’on prend « esprit » pour
dйsigner l’essence de l’вme en tant qu’une telle puissance йmane naturellement
d’elle, alors il dйsignera le sujet des puissances.
9°
Une
puissance particuliиre unique ne comprend pas en elle-mкme plusieurs
puissances ; mais rien n’empкche que plusieurs puissances soient comprises
comme des parties dans une puissance gйnйrale, comme plusieurs parties
organiques sont comprises dans une partie du corps, tels les doigts dans la
main. Article 2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
ce qui nous est commun avec les bкtes n’appartient pas а l’esprit. Or la
mйmoire nous est commune avec les bкtes, comme le montre saint Augustin au
dixiиme livre des Confessions. La
mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.
2° Le Philosophe
dit au livre sur la Mйmoire et la
Rйminiscence que la mйmoire n’appartient pas а l’intelligence mais а la
facultй sensible premiиre. Puis donc que l’esprit est la mкme chose que
l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que la mйmoire
ne soit pas dans l’esprit.
3° L’intelligence
et tout ce qui relиve de l’intelligence font abstraction de l’ici et du
maintenant, tandis que la mйmoire n’en fait pas abstraction ; en effet,
elle regarde un temps dйterminй, qui est le passй, car la mйmoire porte sur des
choses passйes, comme dit Cicйron. La mйmoire n’appartient donc pas а l’esprit
ou а l’intelligence.
4° Puisque dans
la mйmoire sont conservйes des choses qui ne sont pas apprйhendйes
actuellement, il est nйcessaire que, partout oщ l’on pose la mйmoire, apprйhender
diffиre de retenir. Or ils ne diffиrent pas dans l’intelligence mais seulement
dans le sens. En effet, s’ils peuvent diffйrer dans le sens, c’est parce que le
sens use d’un organe corporel, et que tout ce qui est gardй dans le corps n’est
pas apprйhendй. L’intelligence, par contre, n’use pas d’un organe
corporel ; c’est pourquoi rien n’est retenu en elle sinon
intelligiblement, et ainsi, il est nйcessaire que ce soit pensй actuellement.
La mйmoire n’est donc pas dans l’intelligence ou dans l’esprit.
5° Avant que
l’вme retienne en elle quelque chose, elle ne se remйmore pas. Or, avant de
recevoir des sens, d’oщ toute notre connaissance est issue, des espиces qu’elle
puisse retenir, elle est а l’image. Puis donc que l’esprit [litt. la mйmoire]
est une partie de l’image, il ne semble pas que la mйmoire puisse кtre dans
l’esprit.
6° L’esprit, en
tant qu’il est а l’image de Dieu, se porte vers Dieu. Or la mйmoire ne se porte
pas vers Dieu ; en effet, la mйmoire porte sur les choses qui sont
concernйes par le temps, alors que Dieu est tout а fait au-dessus du temps. La
mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.
7° Si la mйmoire
йtait une partie de l’esprit, les espиces intelligibles seraient conservйes
dans l’esprit lui-mкme comme elles le sont dans l’esprit de l’ange. Or l’ange,
en se tournant vers les espиces qu’il a en lui, peut penser. Donc notre esprit
aussi, en se tournant vers les espиces retenues ; et ainsi, il pourrait
penser sans se tourner vers des phantasmes, ce qui apparaоt manifestement faux.
En effet, si quelqu’un a une science en habitus, si grande soit-elle, et que
cependant l’organe de la puissance imaginative ou remйmorative est blessй, il
ne peut passer а l’acte ; ce qui ne serait pas le cas si l’esprit pouvait
penser en acte sans se tourner vers les puissances qui se servent d’organes. La
mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
« l’вme est le lieu des espиces, йtant entendu que ce n’est pas toute
l’вme, mais l’вme intellectuelle ». Or il appartient au lieu de conserver
ce qui est contenu en lui. Puis donc qu’il appartient а la mйmoire de conserver
les espиces, il semble qu’elle soit dans l’intelligence.
2° Ce qui se
rapporte indiffйremment а tout temps ne regarde pas un temps particulier. Or la
mйmoire, mкme au sens propre, se rapporte indiffйremment а tout temps, comme
dit saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, et il le prouve par les paroles de Virgile, qui a employй
au sens propre les noms de mйmoire et d’oubli. La mйmoire ne regarde donc pas
un temps particulier, mais tous. Elle appartient donc а l’intelligence.
3° La mйmoire,
prise au sens propre, porte sur des choses passйes. Or l’intelligence ne porte
pas seulement sur des choses prйsentes mais aussi sur des choses passйes. En
effet, l’intelligence forme une composition relative а n’importe quel temps
lorsqu’elle pense que l’homme a existй, existera et existe, comme cela est
clair au troisiиme livre sur l’Вme.
La mйmoire, а proprement parler, peut donc appartenir а l’intelligence.
4° De mкme que la
mйmoire porte sur des choses passйes, de mкme la providence porte sur des
choses futures, suivant Cicйron. Or la providence, prise au sens propre, est
dans la partie intellective. Donc la mйmoire aussi, pour la mкme raison.
Rйponse :
La mйmoire,
dans le langage usuel, s’entend de la connaissance des choses passйes. Or il
appartient au mкme de connaоtre le passй comme tel et le maintenant comme
tel : les deux relиvent du sens. En effet, de mкme que l’intelligence ne
connaоt pas le singulier en tant qu’il est ceci mais par une notion commune,
par exemple en tant qu’il est homme, ou blanc, ou encore particulier, mais non
en tant qu’il est cet homme ou ce particulier, de mкme aussi l’intelligence
connaоt le prйsent et le passй non en tant qu’ils sont ce maintenant et ce
passй. Puis donc que la mйmoire, dans son acception propre, regarde ce qui est
passй par rapport а ce maintenant, il est assurй que la mйmoire, а proprement
parler, n’est pas dans la partie intellective mais dans la sensitive seulement,
comme le prouve le Philosophe.
Mais parce que
l’intelligence pense non seulement l’intelligible mais aussi le fait qu’elle
pense tel intelligible, le nom de mйmoire peut s’йtendre а la connaissance par
laquelle, bien qu’on ne connaisse pas l’objet de la faзon susdite comme passй,
cependant on connaоt un objet dont on a dйjа eu connaissance, dans la mesure oщ
l’on sait avoir dйjа eu cette connaissance ; et ainsi, toute connaissance
non nouvellement reзue peut кtre appelйe mйmoire. Mais cela se produit de deux
faзons. D’abord, lorsque la considйration dйcoulant de la connaissance possйdйe
n’est pas interrompue mais continue ; ensuite, lorsqu’elle est
interrompue, et ainsi, elle est davantage passйe, aussi rйalise-t-elle plus
proprement la notion de mйmoire ; de la sorte, on dit que nous avons la
mйmoire de ce que nous connaissions dйjа habituellement et non en acte. Et dans
ce cas, la mйmoire est dans la partie intellective de notre вme ; et saint
Augustin semble prendre le nom de mйmoire en ce sens quand il la pose comme une
partie de l’image, car il veut que tout ce qui est tenu habituellement dans
l’esprit en sorte qu’il ne passe pas а l’acte appartienne а la mйmoire. Mais
les divers auteurs ont des positions diffйrentes sur la faзon dont cela peut se
produire.
En effet,
Avicenne affirme au sixiиme livre De
naturalibus que cela ne se produit pas (i. e.
que l’вme dйtienne habituellement une connaissance d’une rйalitй qu’elle ne
considиre pas actuellement) par une conservation actuelle des espиces dans la
partie intellective, mais il veut que les espиces actuellement non considйrйes
ne puissent кtre conservйes que dans la partie sensitive, soit par
l’imagination, qui est le trйsor des formes reзues des sens, soit par la
mйmoire, quant aux intentions particuliиres non reзues des sens. Dans
l’intelligence, l’espиce ne demeure pas si elle n’est pas considйrйe
actuellement, mais elle cesse d’кtre en elle aprиs la considйration ;
donc, lorsqu’elle veut de nouveau considйrer quelque chose actuellement, il est
nйcessaire que des espиces intelligibles dйcoulent de nouveau dans l’intellect
possible depuis l’intelligence agente. Et cependant, il ne s’ensuit pas, selon
lui, que chaque fois que quelqu’un doit de nouveau considйrer ce qu’il a dйjа
connu, il lui soit nйcessaire de l’apprendre а nouveau ou de le dйcouvrir comme
au dйbut, car une certaine aptitude est laissйe en lui par laquelle il se
tourne plus facilement qu’auparavant vers l’intellect agent pour recevoir de
lui les espиces qui en dйcoulent ; et cette aptitude est en nous l’habitus
de science. Et selon cette opinion, la mйmoire serait dans l’esprit sous la
forme non pas d’une rйtention des espиces, mais d’une aptitude а en recevoir de
nouveau. Mais cette opinion ne semble pas raisonnable. D’abord parce que,
l’intellect possible йtant d’une nature plus stable que le sens, il est
nйcessaire que l’espиce reзue en lui le soit d’une faзon plus stable ;
aussi les espиces peuvent-elles кtre mieux conservйes en lui que dans la partie
sensitive. Ensuite, parce que l’intelligence agente se comporte de faзon йgale
dans l’infusion des espиces qui conviennent а toutes les sciences. Si donc dans
l’intellect possible n’йtaient pas conservйes des espиces mais la seule
aptitude а se tourner vers l’intellect agent, l’homme resterait йgalement apte
а n’importe quel intelligible, et ainsi, un homme qui aurait appris une science
ne saurait pas pour autant celle-ci plus que les autres. En outre, cela semble
expressйment contraire а la sentence du Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, qui loue les anciens d’avoir
affirmй que l’вme est le lieu des espиces quant а sa partie intellective.
Voilа pourquoi
d’autres disent que les espиces intelligibles restent dans l’intellect possible
aprиs la considйration actuelle, et que leur ordonnance est l’habitus de
science ; et par consйquent, la puissance par laquelle notre esprit peut
retenir de telles espиces intelligibles aprиs la considйration actuelle sera
appelйe mйmoire ; et cela s’approche davantage de la signification propre
du nom de mйmoire.
Rйponse aux objections :
1° La mйmoire qui
nous est commune avec les bкtes est celle oщ sont conservйes les intentions
particuliиres ; et ce n’est pas celle-ci qui est dans l’esprit, mais
seulement celle oщ sont conservйes les espиces intelligibles.
2° Le Philosophe
parle de la mйmoire qui porte sur le passй comme relatif а ce maintenant en
tant qu’il est celui-ci ; et par consйquent, elle n’est pas dans l’esprit.
3° On voit dиs
lors clairement la rйponse au troisiиme argument.
4° Si apprйhender
en acte et retenir diffиrent dans l’intellect possible, ce n’est pas parce que
l’espиce serait en lui en quelque sorte corporellement, mais elle y est
seulement de faзon intelligible. Et cependant, il ne s’ensuit pas que l’on
pense sans arrкt par cette espиce, mais on le fait seulement lorsque
l’intellect possible devient parfaitement en acte de cette espиce. Parfois, au
contraire, il est imparfaitement en acte de celle-ci, c’est-а-dire avec un
certain mode intermйdiaire entre la pure puissance et l’acte pur. Et cela,
c’est connaоtre habituellement, et c’est la volontй qui fait passer de ce mode
de connaissance а l’acte parfait, elle qui, suivant Anselme, est le moteur de
toutes les puissances.
5° L’esprit est а
l’image surtout dans la mesure oщ il se porte vers Dieu et vers lui-mкme. Or il
est prйsent а lui-mкme, et de mкme Dieu lui est prйsent, avant que des espиces
soient reзues en provenance des rйalitйs sensibles ; en outre, si l’on dit
que l’esprit a une puissance remйmorative, ce n’est pas parce qu’il dйtient
quelque chose en acte, mais parce qu’il est capable de le faire.
6° La rйponse
ressort de ce qu’on a dit.
7° Nulle
puissance ne peut connaоtre quelque chose sans se tourner vers son objet, comme
la vue ne connaоt rien si elle ne se tourne vers la couleur. Puis donc que le
phantasme est а l’intellect possible ce que les rйalitйs sensibles sont au
sens, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, quelque espиce intelligible que
l’intelligence ait en elle, ce n’est cependant jamais qu’en se tournant vers le
phantasme qu’elle considиre actuellement quelque chose par cette espиce. Voilа
pourquoi, de mкme que notre intelligence dans l’йtat de voie a besoin des
phantasmes pour considйrer actuellement avant de recevoir un habitus, de mкme
aussi aprиs qu’elle l’a reзu. Mais il en va autrement pour les anges, qui n’ont
pas le phantasme comme objet de leur intelligence.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° On ne peut
dйduire de cette citation que la mйmoire soit dans l’esprit, sinon de la faзon
susdite et non au sens propre.
2° La parole de
saint Augustin est а entendre en ce sens que la mйmoire peut porter sur des
objets prйsents ; cependant on ne peut jamais parler de mйmoire sans que
quelque chose de passй entre en considйration, au moins du cфtй de la
connaissance elle-mкme. Et en ce sens йgalement, on dit que quelqu’un se
souvient de soi ou s’oublie, en tant que, tout en йtant prйsent а soi, il
conserve ou ne conserve pas une connaissance passйe de lui-mкme.
3° En tant que
l’intelligence connaоt les diffйrences des temps par des notions communes, elle
peut ainsi former des compositions selon n’importe quelle diffйrence de temps.
4° La providence
n’est dans l’intelligence que selon les notions gйnйrales du futur, mais elle
est appliquйe aux rйalitйs particuliиres au moyen de la raison particuliиre,
qui doit nйcesssairement intervenir entre la raison universelle motrice et le
mouvement qui s’ensuit dans les rйalitйs particuliиres, comme le montre le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Article 3 : La mйmoire se distingue-t-elle de
l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Des puissances
diffйrentes ont des actes diffйrents. Or l’intellect possible et la mйmoire,
telle qu’elle est posйe dans l’esprit, ont le mкme acte, qui est de retenir les
espиces ; cela, en effet, saint Augustin l’attribue а la mйmoire et le
Philosophe а l’intellect possible. La mйmoire ne se distingue donc pas de
l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre.
2° Il est propre
а l’intelligence, qui fait abstraction de l’ici et du maintenant, de recevoir
quelque chose sans regarder aucune diffйrence de temps. Or la mйmoire ne
regarde aucune diffйrence de temps car, suivant saint Augustin au quatorziиme
livre sur la Trinitй, la mйmoire
porte а la fois sur les choses passйes, prйsentes et futures. La mйmoire ne se
distingue donc pas de l’intelligence.
3° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй,
l’intelligence s’entend de deux faзons. D’abord, comme on dit que nous pensons
[litt. intelligeons] ce que nous considйrons en acte ; ensuite, comme on
dit que nous pensons ce que nous ne considйrons pas en acte. Or l’intelligence
selon laquelle on dit que nous pensons cela seul que nous considйrons en acte,
est la pensйe en acte, et ce n’est pas une puissance mais l’opйration d’une
puissance ; et ainsi, l’intelligence ne se distingue pas de la mйmoire
comme une puissance se distingue d’une autre. Et prise dans le sens oщ nous
pensons les choses que nous ne considйrons pas en acte, l’intelligence ne se
distingue nullement de la mйmoire mais lui appartient ; c’est ce que
montre saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, oщ il s’exprime ainsi : « Si nous nous reportons
а la mйmoire intйrieure par laquelle l’esprit se souvient de lui-mкme, а
l’intelligence intйrieure par laquelle il se comprend, а la volontй intйrieure
par laquelle il s’aime, lа oщ elles trois sont toujours ensemble, qu’elles
soient ou non considйrйes, il semble bien que l’image de la Trinitй appartienne
а la seule mйmoire. » L’intelligence ne se distingue donc nullement de la
mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre.
4° Si [le
rйpondant] dit que l’intelligence est une certaine puissance par laquelle l’вme
est capable de considйrer en acte, et qu’ainsi, l’intelligence selon laquelle
on dit que nous pensons seulement en considйrant se distingue aussi de la
mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre, alors en sens
contraire : il appartient а la mкme puissance d’avoir un habitus et d’user
de l’habitus. Or penser sans considйrer, c’est penser en habitus ; et
penser en considйrant, c’est user de l’habitus. Il appartient donc а la mкme
puissance de penser sans considйrer et de penser en considйrant ; cela ne
permet donc pas de diffйrencier l’intelligence de la mйmoire comme on
diffйrencie une puissance d’une autre puissance.
5° On ne trouve
dans la partie intellective de l’вme aucune autre puissance que la cognitive et
la motrice ou affective. Or la volontй est l’affective, ou motrice, tandis que
l’intelligence est la cognitive. La mйmoire n’est donc pas une puissance autre
que l’intelligence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre sur la Trinitй
que « l’вme a йtй faite а l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut se
servir de la raison et de l’intelligence pour comprendre et voir Dieu ».
Or c’est par sa puissance que l’вme peut voir. L’image est donc envisagйe dans
l’вme quant aux puissances. Or l’image est envisagйe dans l’вme en tant que ces
trois choses s’y trouvent : mйmoire, intelligence et volontй. Ces trois
choses sont donc trois puissances distinctes.
2° Si ces trois
choses ne sont pas trois puissances, il est nйcessaire que l’une d’elles soit
un acte ou une opйration. Or l’acte n’est pas toujours dans l’вme ; en
effet, ce n’est pas toujours actuellement qu’elle pense ou qu’elle veut. Ces
trois choses ne seront donc pas toujours dans l’вme, et ainsi, l’вme ne sera
pas toujours а l’image de Dieu, ce qui contredit saint Augustin.
3° Entre ces
trois termes se trouve une йgalitй par laquelle est reprйsentйe l’йgalitй des
Personnes divines. Or il ne se trouve pas d’йgalitй entre l’acte et l’habitus
ou la puissance, car la puissance s’йtend а plus de choses que l’habitus, et
l’habitus que l’acte ; car une puissance unique a plusieurs habitus, et
par un seul habitus sont йlicitйs plusieurs actes. Il est donc impossible que
l’un d’eux soit un habitus et l’autre un acte.
Rйponse :
L’image de la
Trinitй dans l’вme peut кtre dйterminйe de deux faзons : d’abord, dans le
sens d’une imitation parfaite de la Trinitй ; ensuite, dans le sens d’une
imitation imparfaite.
L’вme imite
parfaitement la Trinitй en tant qu’elle se souvient, pense actuellement et veut
actuellement. Et la raison en est que, dans cette Trinitй incrййe, la Personne
intermйdiaire de la Trinitй est le Verbe. Or il ne peut y avoir de verbe sans
une connaissance actuelle. C’est pourquoi, selon ce mode de l’imitation parfaite,
saint Augustin dйsigne l’image par ces trois termes : mйmoire,
intelligence et volontй, oщ « mйmoire » implique une connaissance
habituelle, « intelligence » une considйration actuelle йmanant de
cette connaissance, et « volontй » un mouvement actuel de la volontй
procйdant de la considйration. Et cela ressort expressйment de ce qu’il dit au
quatorziиme livre sur la Trinitй, en
ces termes : « Comme ici » — c’est-а-dire dans l’esprit —
« il ne peut y avoir de verbe sans considйration (car tout ce que nous disons
par ce verbe intйrieur qui n’appartient а aucune langue, est le fruit de la
considйration), nous reconnaissons que cette image se trouve plutфt dans ces
trois facultйs : mйmoire, intelligence, volontй. Ce que j’appelle
maintenant intelligence, c’est ce par quoi nous comprenons en
considйrant ; et ce que j’appelle volontй, c’est ce qui unit le terme
engendrй et le terme engendrant. »
L’image a le
caractиre d’une imitation imparfaite lorsqu’on la dйsigne par les habitus et
les puissances ; et c’est ainsi qu’au neuviиme livre sur la Trinitй l’image de la Trinitй dans l’вme
est dйterminйe au moyen des trois termes : esprit, connaissance et amour,
oщ « esprit » est le nom d’une puissance, et
« connaissance » et « amour » sont les noms d’habitus
existant en elle. Et tout comme il a posй la connaissance, il aurait pu poser
l’intelligence habituelle : en effet, l’une et l’autre peut кtre entendue
comme habituelle, ainsi qu’il ressort de ce qui est dit au quatorziиme livre
sur la Trinitй :
« Serait-il juste de dire : ce musicien sans doute connaоt la
musique, mais pour l’instant il ne la comprend pas, parce qu’il n’y pense
pas ; par contre il comprend pour l’instant la gйomйtrie, car c’est а elle
que, pour l’instant, il pense ? Phrase absurde, ce semble. » Et ainsi,
selon cette dйsignation, les deux termes que sont la connaissance et l’amour,
entendus comme habituels, appartiennent seulement а la mйmoire, comme le montre
une citation du mкme saint Augustin produite par l’objectant.
Mais parce que
les actes sont dans les puissances de faзon radicale, comme les effets dans les
causes, l’imitation parfaite — que l’on dйsigne par : mйmoire,
intelligence actuelle et volontй actuelle — peut se trouver originairement dans
les puissances par lesquelles l’вme peut se souvenir, penser actuellement et
vouloir, ainsi qu’il ressort des paroles de saint Augustin qui ont йtй citйes.
Et ainsi, l’image sera envisagйe quant aux puissances ; mais non de telle
faзon que la mйmoire puisse кtre, dans l’esprit, une autre puissance en plus de
l’intelligence. Et en voici la preuve.
Une diffйrence
des objets ne diversifie les puissances que si la diffйrence des objets
provient de ce qui survient par soi aux objets en tant qu’ils sont les objets
de telles puissances ; ainsi, le chaud et le froid, qui sont accidentels
au colorй en tant que tel, ne diversifient pas la puissance visuelle : en
effet, il appartient а la mкme puissance visuelle de voir le colorй chaud et
froid, doux et amer. Or, bien que l’esprit ou l’intelligence puisse en quelque
faзon connaоtre le passй, cependant, puisqu’il se comporte indiffйremment dans
la connaissance des choses prйsentes, passйes et futures, la diffйrence entre
le prйsent et le passй est accidentelle а l’intelligible en tant que tel. Donc,
bien que la mйmoire puisse кtre en quelque faзon dans l’esprit, cependant elle
ne peut pas кtre comme une certaine puissance distincte des autres par
elle-mкme, au sens oщ les philosophes parlent de la distinction des
puissances ; mais ce n’est que dans la partie sensitive de l’вme, qui se
porte vers le prйsent en tant que tel, que la mйmoire peut se trouver de cette
faзon ; si donc elle doit se porter vers le passй, une puissance plus
haute que le sens lui-mкme est requise.
Nйanmoins, bien
que la mйmoire ne soit pas une puissance distincte de l’intelligence, celle-ci
йtant prise comme une puissance, cependant on trouve aussi la Trinitй dans
l’вme en considйrant les puissances elles-mкmes, dans la mesure oщ une
puissance unique, qui est l’intelligence, a une relation а diffйrentes choses,
а savoir, а la dйtention habituelle de la connaissance de quelque chose, et а
sa considйration actuelle, tout comme saint Augustin distingue la raison
infйrieure de la raison supйrieure par une relation а diffйrentes choses.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
mйmoire, telle qu’elle est dans l’esprit, ne soit pas une autre puissance
distincte de l’intellect possible, cependant entre l’intellect possible et la
mйmoire se trouve une distinction due а une relation а diffйrentes choses, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2°,
3°, 4° & 5° Et il faut
rйpondre semblablement aux quatre objections suivantes.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Saint Augustin
parle ici de l’image trouvйe dans l’вme, mais non dans le sens d’une imitation
parfaite, qui a lieu lorsqu’elle imite actuellement la Trinitй en la pensant.
2° Il y a
toujours dans l’вme une image de la Trinitй en quelque faзon, mais non dans le
sens d’une imitation parfaite.
3° Entre la
puissance, l’acte et l’habitus, il peut y avoir une йgalitй, en tant qu’ils se
rapportent а un objet unique ; et c’est ainsi que l’image de la Trinitй se
trouve dans l’вme en tant qu’elle se porte vers Dieu. Et cependant, mкme si
l’on parle de faзon gйnйrale de la puissance, de l’habitus et de l’acte, une
йgalitй se trouve en eux, non certes quant а la propriйtй de leur nature, car
l’opйration, l’habitus et la puissance n’ont pas l’кtre de la mкme faзon, mais
quant а leur rapport а l’acte, d’aprиs lequel on considиre la quantitй de ces
trois choses ; et il n’est pas nйcessaire de prendre numйriquement un seul
acte ou un seul habitus, mais l’habitus et l’acte en gйnйral. Article 4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs
matйrielles ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’esprit ne
connaоt quelque chose que par une connaissance intellectuelle. Or, comme on le
lit dans la Glose а propos de
2 Cor 12, 2, « la vision intellectuelle est celle qui embrasse
ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont
pas ce qu’elles sont elles-mкmes ». Puis donc que les rйalitйs matйrielles
ne peuvent pas кtre dans l’вme par elles-mкmes mais seulement par « des
images semblables а elles, et qui ne sont pas ce qu’elles sont
elles-mкmes », il semble que l’esprit ne connaisse pas les choses matйrielles.
2° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Par l’esprit sont saisies des visions qui ne
sont ni corps ni ressemblances de corps. » Or les rйalitйs matйrielles
sont des corps et ont des ressemblances de corps. Elles ne sont donc pas
connues par l’esprit.
3° L’esprit, ou
l’intelligence, a la propriйtй de connaоtre les quidditйs des rйalitйs, car
l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme. Or la quidditй des
rйalitйs matйrielles n’est pas la corporйitй elle-mкme, sinon il serait
nйcessaire que tout ce qui a une quidditй soit corporel. L’esprit ne connaоt
donc pas les choses matйrielles.
4° La
connaissance de l’esprit s’ensuit de la forme, qui est le principe du connaоtre.
Or les formes intelligibles qui sont dans l’esprit sont tout а fait
immatйrielles. L’esprit ne peut donc connaоtre par elles les rйalitйs
matйrielles.
5° Toute
connaissance a lieu par assimilation. Or il ne peut y avoir d’assimilation
entre l’esprit et les choses matйrielles, car c’est l’unitй de la qualitй qui
fait la ressemblance ; or les qualitйs des rйalitйs matйrielles sont des
accidents corporels, qui ne peuvent exister dans l’esprit. L’esprit ne peut
donc pas connaоtre les choses matйrielles.
6° L’esprit ne
connaоt rien sinon en faisant abstraction de la matiиre et des circonstances de
la matiиre. Or les rйalitйs matйrielles, qui sont des rйalitйs naturelles, ne
peuvent, mкme par l’intelligence, кtre sйparйes de la matiиre, car celle-ci
entre dans leurs dйfinitions. Les choses matйrielles ne peuvent donc pas кtre
connues par l’esprit.
En sens contraire :
1° Les choses qui
appartiennent а la science naturelle sont connues par l’esprit. Or la science
naturelle porte sur des rйalitйs matйrielles. L’esprit connaоt donc les
rйalitйs matйrielles.
2° « Chacun
juge bien de ce qu’il sait, et lа, il est bon juge », comme il est dit au
premier livre de l’Йthique. Or, comme
dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, « les choses infйrieures de ce monde sont jugйes par
l’esprit ». Ces choses infйrieures et matйrielles sont donc pensйes par
l’esprit.
3° Par le sens,
nous ne connaissons que des choses matйrielles. Or la connaissance de l’esprit
provient du sens. L’esprit connaоt donc, lui aussi, les rйalitйs matйrielles.
Rйponse :
Toute
connaissance a lieu par quelque forme, qui est le principe de la connaissance
dans le connaissant. Or une telle forme peut кtre considйrйe de deux
faзons : d’abord quant а l’кtre qu’elle a dans le connaissant, ensuite
quant au rapport qu’elle a avec la rйalitй dont elle est une ressemblance.
Selon le premier rapport, elle fait que le connaissant connaisse
actuellement ; mais selon le second rapport, elle dйtermine la
connaissance а porter sur tel objet connaissable. Aussi le mode de connaissance
d’une rйalitй dйpend-elle de la condition du connaissant, en qui la forme est
reзue selon son mode d’кtre. En revanche, il n’est pas nйcessaire que la
rйalitй connue suive le mode d’кtre du connaissant, ou le mode avec lequel la
forme, qui est le principe de la connaissance, a l’кtre dans le
connaissant ; rien n’empкche donc que des rйalitйs matйrielles soient
connues au moyen de formes qui existent immatйriellement dans l’esprit. Or cela
ne se produit pas de la mкme faзon dans l’esprit humain, qui reзoit les formes
en provenance des rйalitйs, et dans l’esprit divin ou l’esprit angйlique, qui
ne reзoivent rien des rйalitйs.
En effet, dans
l’esprit qui reзoit la science en provenance des rйalitйs, les formes existent
par une certaine action des rйalitйs sur l’вme ; or toute action a lieu
par une forme ; les formes qui sont dans notre esprit regardent donc les
rйalitйs existant hors de l’вme en premier et principalement quant а leurs
formes. Or celles-ci ont deux modes : il en est qui ne se dйterminent
aucune matiиre, telles la ligne, la surface, et autres formes semblables ;
d’autres, par contre, se dйterminent une matiиre spйciale, comme c’est le cas
de toutes les formes naturelles. De la connaissance des formes qui ne se
dйterminent aucune matiиre ne rйsulte donc aucune connaissance de la
matiиre ; mais par la connaissance des formes qui se dйterminent une
matiиre, la matiиre elle-mкme aussi est connue en quelque faзon, а savoir, par
la relation qu’elle a avec la forme ; et pour cette raison, le Philosophe
dit au premier livre de la Physique
que la matiиre prime « est connaissable par analogie ». Et ainsi, par
la ressemblance de la forme, la rйalitй matйrielle elle-mкme est connue, comme
quelqu’un connaоtrait le nez camus par le fait mкme qu’il connaоt la camusitй.
Mais les formes
des rйalitйs existent dans l’esprit divin, et d’elles dйcoule l’кtre des
rйalitйs, qui est conjointement celui de la forme et de la matiиre ; aussi
ces formes regardent-elles immйdiatement la matiиre et la forme, non l’une par
l’autre ; et de mкme pour les formes de l’intelligence angйlique, qui sont
semblables aux formes de l’esprit divin, bien qu’elles ne soient pas causes des
rйalitйs.
Et ainsi, notre
esprit a une connaissance immatйrielle des rйalitйs matйrielles, tandis que
l’esprit divin et l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles plus
immatйriellement, et cependant plus parfaitement.
Rйponse aux objections :
1° Cette citation
peut кtre exposйe de deux faзons.
D’abord comme
relative а la vision intellectuelle quant а tout ce qui est compris sous
elle ; et ainsi, on appelle intellectuelle la vision des seules rйalitйs
« qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mкmes » ; non que cela s’entende des images qui
permettent de voir les rйalitйs par une vision intellectuelle, et qui sont pour
ainsi dire un mйdium de connaissance, mais parce que ces objets connus par
vision intellectuelle sont les rйalitйs elles-mкmes et non les images des
rйalitйs ; ce qui n’est pas le cas dans la vision corporelle, i. e. sensitive, ni dans la
spirituelle, i. e. imaginaire.
En effet, les objets de l’imagination et du sens sont des accidents au moyen
desquels une certaine figure ou image de la rйalitй est йtablie, alors que
l’objet de l’intelligence est l’essence mкme de la rйalitй — certes, elle
connaоt l’essence de la rйalitй par sa ressemblance, mais c’est comme par un
mйdium de connaissance, non comme par un objet vers lequel se porterait d’abord
sa vision.
Ou bien il faut
rйpondre que ce qui est dit dans la citation regarde la vision intellectuelle
en tant qu’elle dйpasse la vision imaginaire et la sensitive ; c’est
ainsi, en effet, que saint Augustin, dont la Glose emprunte les paroles, veut dйterminer la diffйrence des trois
visions, attribuant а la vision supйrieure ce en quoi elle dйpasse
l’infйrieure ; ainsi, il dit que la vision spirituelle a lieu lorsque nous
considйrons des choses absentes par certaines ressemblances, et cependant la
vision spirituelle ou imaginaire porte aussi sur les choses qui sont vues
actuellement ; mais puisque l’imagination voit aussi les choses absentes,
elle transcende le sens ; voilа pourquoi cela lui est pour ainsi dire
attribuй en propre. Semblablement aussi, la vision intellectuelle transcende
l’imagination et le sens parce qu’elle s’йtend aux choses qui sont
intelligibles par leur essence ; et c’est pourquoi saint Augustin lui
attribue cela comme lui йtant propre, bien qu’elle puisse aussi connaоtre les choses
matйrielles, qui sont connaissables par leurs ressemblances. C’est pourquoi
saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral que « par l’esprit sont jugйes ces connaissances
infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la
moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles ».
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° Si la
corporйitй est prise du corps en tant qu’il est dans le genre quantitй, alors
la corporйitй n’est pas la quidditй de la rйalitй naturelle, mais son accident,
c’est-а-dire la triple dimension. Mais si elle est prise du corps en tant qu’il
est dans le genre substance, alors le nom de corporйitй dйsigne l’essence de la
rйalitй naturelle. Et cependant, il ne s’ensuivra pas que toute quidditй soit
corporйitй, а moins de dire qu’il convient а la quidditй en tant que telle
d’кtre corporйitй.
4° Bien que les
formes, dans l’esprit, soient seulement immatйrielles, cependant elles peuvent
кtre des ressemblances de rйalitйs matйrielles. En effet, il n’est pas
nйcessaire que la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance aient la
mкme sorte d’кtre, mais il faut seulement qu’ils se rejoignent dans une mкme
notion ; comme la forme d’homme dans une statue dorйe n’a pas la mкme
sorte d’кtre que la forme de l’homme en chair et en os.
5° Bien que les
qualitйs corporelles ne puissent pas exister dans l’esprit, cependant il peut y
avoir en lui des ressemblances de qualitйs corporelles, et par elles l’esprit
est assimilй aux rйalitйs corporelles.
6° L’intelligence
connaоt en faisant abstraction de la matiиre particuliиre et de ses
circonstances, par exemple de cette chair et de ces os ; cependant il
n’est pas nйcessaire qu’elle fasse abstraction de la matiиre universelle ;
elle peut donc considйrer la forme naturelle dans la chair et les os, non
toutefois en ceux-ci. Article 5 : Notre esprit peut-il connaоtre les
choses matйrielles singuliиrement ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° De mкme que le
singulier a l’кtre en raison de la matiиre, de mкme aussi on appelle naturelles
les rйalitйs qui ont la matiиre dans leur dйfinition. Or l’esprit, tout
immatйriel qu’il est, peut connaоtre les rйalitйs naturelles. Il peut donc pour
la mкme raison connaоtre les rйalitйs singuliиres.
2° Nul ne juge
droitement ni ne dispose des choses sans les connaоtre. Or le sage, par
l’esprit, juge et dispose droitement des singuliers, comme par exemple de sa
famille et de ses biens. Nous connaissons donc par l’esprit les singuliers.
3° Nul ne connaоt
une composition sans connaоtre les termes extrкmes de la composition. Or c’est
l’esprit qui forme la composition suivante : « Socrate est
homme » ; en effet, une puissance sensitive, qui n’apprйhende pas
l’homme universellement, ne pourrait pas la former. L’esprit connaоt donc les
singuliers.
4° Nul ne peut
commander un acte sans en connaоtre l’objet. Or l’esprit, ou la raison,
commande l’acte du concupiscible et de l’irascible, comme on le voit clairement
au premier livre de l’Йthique. Puis donc
que les objets de ces puissances sont singuliers, l’esprit connaоtra les
singuliers.
5° Selon Boиce,
« tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut
aussi ». Or les puissances sensitives, qui sont infйrieures а l’esprit,
connaissent les singuliers. L’esprit peut donc bien davantage connaоtre les
singuliers.
6° Plus un esprit
est йlevй, plus sa connaissance est universelle, comme le montre clairement
Denys au douziиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Or l’esprit de l’ange est plus йlevй que l’esprit de l’homme, et
cependant l’ange connaоt les singuliers. C’est donc bien davantage le cas de
l’esprit humain.
En sens contraire :
1° Comme dit
Boиce : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on
sent. »
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, c’est de faзon diffйrente que l’esprit humain et
l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles.
En effet, la
connaissance humaine se porte vers les rйalitйs matйrielles d’abord quant а la
forme, et secondairement vers la matiиre en tant qu’elle a une relation а la
forme. Or, de mкme que toute forme est en elle-mкme universelle, de mкme la
relation а la forme ne fait connaоtre la matiиre que d’une connaissance
universelle. Or ce n’est pas la matiиre considйrйe ainsi qui est principe
d’individuation, mais celle qui est considйrйe singuliиrement, et qui est la
matiиre dйsignйe existant sous des dimensions dйterminйes : c’est par
celle-ci, en effet, que la forme est individuйe. Aussi le Philosophe dit-il au
septiиme livre de la Mйtaphysique que
« les parties de l’homme sont la forme et la matiиre prises
universellement, tandis que celles de Socrate sont cette forme-ci et cette
matiиre-ci ».
On voit donc
clairement que notre esprit ne peut pas connaоtre directement le singulier ;
mais le singulier est directement connu de nous par les puissances sensitives,
qui reзoivent les formes en provenance des rйalitйs dans un organe
corporel ; et ainsi, elles les reзoivent sous des dimensions dйterminйes
et de telle faзon qu’elles mиnent а la connaissance de la matiиre singuliиre.
En effet, de mкme que la forme universelle conduit а la connaissance de la
matiиre universelle, de mкme la forme individuelle mиne а la connaissance de la
matiиre dйsignйe, qui est principe d’individuation. Cependant l’esprit se mкle
par accident aux singuliers, en tant qu’il est en liaison avec les puissances
sensitives, qui sont tournйes vers les choses particuliиres. Et cette liaison a
lieu de deux faзons.
D’abord, en
tant que le mouvement de la partie sensitive a pour terme l’esprit, comme c’est
le cas du mouvement qui va des rйalitйs vers l’вme. Et dans ce cas, l’esprit
connaоt le singulier par une certaine rйflexion, c’est-а-dire en tant que
l’esprit, en connaissant son objet, qui est une nature universelle, revient а
la connaissance de son acte, et ultйrieurement а l’espиce qui est le principe
de son acte, et ultйrieurement au phantasme duquel l’espиce a йtй
abstraite ; et ainsi, il reзoit quelque connaissance du singulier.
Ensuite, en
tant que le mouvement qui va de l’вme vers les rйalitйs commence а l’esprit et
s’avance vers la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les
puissances infйrieures. Et ainsi, il se mкle aux singuliers moyennant la raison
particuliиre, qui est une certaine puissance de la partie sensitive qui compose
et divise les intentions individuelles, puissance appelйe aussi du nom de
cogitative, et qui a un organe dйterminй dans le corps, а savoir la cellule
mйdiane de la tкte. En effet, le jugement universel qu’a l’esprit sur les
choses а faire ne peut кtre appliquй а un acte particulier que par une
puissance intermйdiaire qui apprйhende le singulier, en sorte qu’il se produit
un certain syllogisme dont la majeure est universelle — c’est le jugement de
l’esprit —, la mineure est singuliиre — c’est l’apprйhension de la raison
particuliиre —, et la conclusion est l’йlection de l’њuvre singuliиre, comme on
le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme.
Mais l’esprit
de l’ange, parce qu’il connaоt les rйalitйs matйrielles par des formes qui
regardent immйdiatement la matiиre aussi bien que la forme, connaоt la matiиre
par un regard direct non seulement universellement, mais aussi
singuliиrement ; et l’esprit divin aussi, semblablement.
Rйponse aux objections :
1° La connaissance
qui envisage la matiиre selon son analogie avec la forme suffit pour faire
connaоtre la rйalitй naturelle mais non pour faire connaоtre le singulier,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
2° La disposition
que fait le sage des singuliers n’est l’њuvre de l’esprit que moyennant la
puissance cogitative, а laquelle il appartient de connaоtre les intentions
particuliиres, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Si
l’intelligence peut composer une proposition а partir d’un universel et d’un
singulier, c’est parce qu’elle connaоt le singulier par une certaine rйflexion,
comme on l’a dit.
4° L’intelligence
ou la raison connaоt universellement la fin а laquelle elle ordonne l’acte du
concupiscible et l’acte de l’irascible en les commandant. Mais elle applique
cette connaissance universelle aux singuliers par le moyen de la puissance
cogitative, comme on l’a dit.
5° Ce que peut
une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi, mais pas toujours de la
mкme faзon : parfois d’une autre faзon plus йlevйe. Et ainsi,
l’intelligence peut connaоtre les choses que connaоt le sens, mais d’une faзon
plus йlevйe que le sens : en effet, le sens les connaоt quant aux
dispositions matйrielles et aux accidents extйrieurs, tandis que l’intelligence
pйnиtre jusqu’а la nature profonde de l’espиce qui est dans les individus
eux-mкmes.
6° La
connaissance de l’esprit angйlique est plus universelle que la connaissance de
l’esprit humain, car elle s’йtend а plus de choses en usant de moins
d’intermйdiaires ; cependant elle est plus efficace que l’esprit humain
pour connaоtre les singuliers, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Article 6 : L’esprit humain reзoit-il une
connaissance provenant des choses sensibles ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Les choses qui
n’ont pas de matiиre en commun ne peuvent avoir d’action ni de passion, comme
le montrent Boиce au livre sur les Deux
Natures et le Philosophe au livre sur la Gйnйration. Or notre esprit n’a pas de matiиre en commun avec les
rйalitйs sensibles. Les choses sensibles ne peuvent donc pas agir sur notre
esprit pour y imprimer une connaissance.
2° L’objet de
l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or la quidditй de la rйalitй n’est
perзue par aucun sens. La connaissance de l’esprit n’est donc pas reзue en
provenance du sens.
3° Parlant de la
connaissance des intelligibles, saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions comment elle est acquise par
nous : « Ils s’y trouvaient donc », dit-il, c’est-а-dire les
intelligibles dans notre esprit, « mкme avant que je les apprisse ;
mais ils ne se trouvaient pas encore dans ma mйmoire. » Il semble donc que
les espиces intelligibles ne soient pas reзues dans l’esprit depuis les sens.
4° Comme le
prouve saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй, l’вme ne peut aimer que des choses connues. Or, avant
d’apprendre une science, on l’aime : cela ressort de ce qu’on la recherche
avec une grande application. Donc, avant d’apprendre cette science, on l’a dans
sa connaissance ; il semble donc que l’esprit ne reзoive pas la
connaissance depuis les rйalitйs sensibles.
5° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Ce n’est pas le corps qui forme cette image du
corps dans l’esprit, mais l’esprit lui-mкme qui la forme en soi avec une
merveilleuse rapiditй, qui contraste singuliиrement avec la lenteur du
corps. » Il semble donc que l’esprit ne reзoive pas les espиces
intelligibles depuis les sens, mais qu’il les forme lui-mкme en soi.
6° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Trinitй
que notre esprit « juge des rйalitйs corporelles selon les raisons
incorporelles et йternelles ». Or les raisons reзues des sens ne sont pas
telles ; il semble donc que l’esprit humain ne reзoive pas de connaissance
depuis les choses sensibles.
7° Si l’esprit
reзoit une connaissance depuis les choses sensibles, ce ne peut кtre que dans
la mesure oщ une espиce qui est reзue depuis les choses sensibles meut
l’intellect possible. Or une telle espиce ne peut pas mouvoir l’intellect
possible. En effet, elle ne le meut pas tant qu’elle est encore dans
l’imagination car, lorsqu’elle y est, elle n’est pas encore intelligible en
acte mais seulement en puissance ; or l’intelligence n’est mue que par
l’intelligible en acte, tout comme la vue n’est mue que par le visible en
acte ; semblablement, elle ne meut pas l’intellect possible en existant
dans l’intellect agent, qui ne peut recevoir aucune espиce, sinon il ne
diffйrerait pas de l’intellect possible ; ni, de mкme, lorsqu’elle existe
dans l’intellect possible lui-mкme, car la forme dйjа inhйrente au sujet ne
meut pas le sujet, mais se repose en quelque sorte en lui ; ni non plus en
existant par soi, puisque les espиces intelligibles ne sont pas des substances
mais sont du genre accident, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique. Il n’est donc aucunement possible que notre esprit
reзoive la science depuis les choses sensibles.
8° L’agent est
plus noble que le patient, comme le montrent saint Augustin au douziиme livre
sur la Genиse au sens littйral et le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme.
Or ce qui reзoit est а la chose de laquelle il reзoit ce que le patient est а
l’agent. Puis donc que l’esprit est bien plus noble que les choses sensibles et
que les sens eux-mкmes, il ne pourra pas recevoir d’eux une connaissance.
9° Le Philosophe
dit au septiиme livre de la Physique
que « l’вme, en s’apaisant, devient savante et prudente ». Or l’вme
ne pourrait pas recevoir la science depuis les choses sensibles sans кtre mue
en quelque faзon par elles. L’вme ne reзoit donc pas la science depuis les
choses sensibles.
En sens contraire :
1° Comme dit le
Philosophe, et l’expйrience le prouve, celui qui manque d’un sens manque d’une
science, comme il manque aux aveugles la science des couleurs. Or cela n’aurait
pas lieu si l’вme recevait la science d’ailleurs que des sens. Elle reзoit donc
la connaissance depuis les choses sensibles par les sens.
2° Toute notre
connaissance consiste originairement dans la connaissance des premiers
principes indйmontrables. Or la connaissance de ceux-ci provient du sens, comme
on le voit clairement а la fin des Seconds
Analytiques. Notre science provient donc du sens.
3° « La
nature ne fait rien en vain, et ne nйglige rien de ce qui est
nйcessaire. » Or les sens auraient йtй donnйs en vain а l’вme si elle ne
recevait par eux une connaissance des rйalitйs. Notre esprit reзoit donc une
connaissance depuis les choses sensibles.
Rйponse :
Sur cette
question les anciens eurent de multiples opinions. Certains affirmиrent que
l’origine de notre science se trouve totalement dans une cause extйrieure qui
est sйparйe de la matiиre ; et cette opinion se divise en deux йcoles.
Certains, comme
les platoniciens, posиrent que les formes des rйalitйs sensibles йtaient
sйparйes de la matiиre, et ainsi, йtaient intelligibles en acte, et que c’est
par la participation de la matiиre sensible а ces formes que les individus
йtaient produits dans la nature, et par une participation а ces formes que les
esprits humains avaient la science. Et ainsi, ils prйtendaient que les formes
susdites йtaient le principe de la gйnйration et de la science, comme le
rapporte le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique. Mais cette position a йtй suffisamment rйprouvйe par
le Philosophe ; celui-ci montre en effet qu’il n’y a lieu de poser les
formes des rйalitйs sensibles que dans la matiиre sensible, puisqu’on ne peut
pas mкme penser universellement les formes naturelles sans la matiиre sensible,
comme le camus sans le nez.
C’est pourquoi
d’autres n’attribuиrent pas des formes sйparйes aux choses sensibles mais
posиrent seulement les intelligences, que nous appelons anges, et affirmиrent
que l’origine de notre science se trouvait totalement en de telles substances
sйparйes. Aussi Avicenne voulut-il que, de mкme que les formes sensibles ne
sont acquises dans la matiиre sensible que par l’influence de l’intelligence
agente, de mкme les formes intelligibles ne soient imprimйes dans les esprits
humains que par l’intelligence agente, qui n’est pas une partie de l’вme mais
une substance sйparйe, comme lui-mкme le prйtendait. Cependant l’вme a besoin
des sens, comme ce qui l’excite et la dispose а la science, de mкme que les
agents infйrieurs prйparent la matiиre а recevoir la forme en provenance de
l’intelligence agente. Mais cette opinion ne semble pas non plus
raisonnable : car selon elle il n’y aurait pas de dйpendance nйcessaire
entre la connaissance de l’esprit humain et les puissances sensitives ; or
c’est le contraire qui apparaоt manifestement : d’une part, en effet, si
un sens vient а manquer, la science des sensibles correspondants manque aussi,
et d’autre part notre esprit ne peut considйrer actuellement aussi les choses
sues habituellement s’il ne forme des phantasmes, et c’est pourquoi la
considйration est empкchйe lorsque l’organe de l’imagination est blessй. En
outre, la position susdite фte les principes prochains des rйalitйs si toutes
les choses infйrieures obtiennent leurs formes, tant intelligibles que
sensibles, immйdiatement d’une substance sйparйe.
Une autre
opinion consista а poser que l’origine de notre science se trouvait totalement
dans une cause intйrieure ; et celle-lа aussi se divise en deux йcoles.
Certains, en
effet, affirmиrent que les вmes humaines contenaient en elles-mкmes la connaissance
de toutes les rйalitйs, mais que la connaissance susdite йtait obscurcie par
l’union au corps. Aussi prйtendaient-ils que nous avons besoin des sens et de
l’application pour que les empкchements а la science soient enlevйs ; ils
disaient qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer : par exemple,
il apparaоt de faзon manifeste que les choses que nous entendons ou que nous
voyons nous font nous remйmorer celles que nous savions dйjа. Mais cette
position ne semble pas non plus raisonnable. En effet, si l’union de l’вme au
corps est naturelle, il est impossible que la science naturelle soit totalement
empкchйe par elle ; et ainsi, si cette opinion йtait vraie, nous ne
souffririons pas de la complиte ignorance des choses pour lesquelles nous n’avons
pas de sens. Et cette opinion serait en accord avec celle qui affirme que les
вmes ont йtй crййes avant les corps, et ensuite unies aux corps ; car
alors la composition du corps et de l’вme ne serait pas naturelle, mais
surviendrait accidentellement а l’вme elle-mкme. Or, tant selon la foi que
selon les sentences des philosophes, cette opinion est jugйe rйprйhensible.
D’autres
prйtendirent que l’вme йtait а elle-mкme cause de science : en effet, elle
ne reзoit pas la science depuis les choses sensibles comme si les ressemblances
des rйalitйs parvenaient а l’вme en quelque sorte par une action des choses
sensibles, mais c’est l’вme elle-mкme qui, а la prйsence des choses sensibles,
forme en soi les ressemblances de celles-ci. Mais cette position ne semble pas
totalement raisonnable. En effet, aucun agent n’agit si ce n’est dans la mesure
oщ il est en acte ; si donc l’вme forme en soi les ressemblances de toutes
les rйalitйs, il est nйcessaire qu’elle-mкme ait actuellement en soi ces
ressemblances des rйalitйs ; et ainsi, cette position reviendra а
l’opinion susdite, qui affirme que la science de toutes les rйalitйs est
naturellement dйposйe dans l’вme humaine.
Voilа pourquoi,
comparйe aux positions susmentionnйes, la sentence du Philosophe est plus
raisonnable : elle pose que la science de notre esprit vient en partie de
l’intйrieur et en partie de l’extйrieur ; non seulement de rйalitйs
sйparйes de la matiиre, mais aussi des choses sensibles elles-mкmes. En effet,
lorsque notre esprit est comparй aux rйalitйs sensibles qui sont hors de l’вme,
on trouve qu’il entretient avec elles deux relations. D’abord comme acte
relativement а une puissance : c’est-а-dire en tant que les rйalitйs qui
sont hors de l’вme sont intelligibles en puissance, tandis que l’esprit lui-mкme
est intelligible en acte ; et selon cette relation, on pose dans l’вme un
intellect agent qui rende intelligibles en acte les intelligibles en puissance.
Ensuite comme puissance relativement а un acte : c’est-а-dire en tant que,
dans notre esprit, les formes dйterminйes des rйalitйs sont seulement en
puissance, elles qui sont en acte dans les rйalitйs hors de l’вme ; et
selon cette relation, on pose dans notre вme l’intellect possible, auquel il
appartient de recevoir les formes qui ont йtй abstraites des rйalitйs sensibles
et rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent.
Et assurйment,
cette lumiиre de l’intellect agent dans l’вme provient, comme de son origine
premiиre, des substances sйparйes et surtout de Dieu. Il est donc vrai que
notre esprit reзoit la science depuis les choses sensibles ; nйanmoins
l’вme elle-mкme forme en soi les ressemblances des rйalitйs, en tant que les
formes qui sont abstraites des choses sensibles sont rendues intelligibles en
acte par la lumiиre de l’intellect agent, afin qu’elles puissent кtre reзues
dans l’intellect possible. Et ainsi йgalement, dans la lumiиre de l’intellect
agent nous est donnйe en quelque sorte originairement toute science, par
l’intermйdiaire des conceptions universelles qui sont immйdiatement connues а
la lumiиre de l’intellect agent et par lesquelles, comme par des principes
universels, nous jugeons des autres choses et les prйconnaissons en
ceux-ci ; si bien que dans cette mesure aussi se vйrifie l’opinion selon
laquelle les choses que nous apprenons йtaient dйjа prйsentes dans notre
connaissance.
Rйponse aux objections :
1° Les formes
sensibles, ou abstraites des choses sensibles, ne peuvent agir sur notre esprit
que dans la mesure oщ elles sont rendues immatйrielles par la lumiиre de
l’intellect agent, et ainsi, elles sont en quelque sorte rendues homogиnes а
l’intellect possible sur lequel elles agissent.
2° La puissance
supйrieure et la puissance infйrieure n’agissent pas envers le mкme de faзon
semblable, mais la supйrieure agit plus excellemment ; et c’est pourquoi
la forme qui est reзue depuis les rйalitйs ne permet pas au sens de connaоtre
la rйalitй aussi efficacement que l’intelligence, mais le sens est conduit par
elle comme par la main а la connaissance des accidents extйrieurs, tandis que
l’intelligence parvient а la quidditй dйpouillйe en la sйparant de toutes les
dispositions matйrielles. C’est pourquoi, si l’on dit que la connaissance de
l’esprit a son origine dans le sens, ce n’est pas que le sens apprйhende tout
ce que l’esprit connaоt, mais c’est parce que, а partir des choses que le sens
apprйhende, l’esprit est conduit comme par la main а des choses ultйrieures,
tout comme les sensibles, une fois pensйs, mиnent aux intelligibles des
rйalitйs divines.
3° La parole de
saint Augustin doit кtre rйfйrйe а la prйconnaissance par laquelle les
particuliers sont dйjа connus dans les principes universels ; de cette
faзon, en effet, il est vrai que les choses que nous apprenons йtaient dйjа
dans notre вme.
4° On peut aimer
une science avant de l’acquйrir, dans la mesure oщ on la connaоt d’une certaine
connaissance universelle, en connaissant l’utilitй de cette science, ou bien
par la vue, ou de quelque autre faзon.
5° Que l’вme se
dйtermine formellement elle-mкme, cela doit s’entendre en ce sens que les
formes rendues intelligibles par l’action de l’intellect agent dйterminent
formellement l’intellect possible, comme on l’a dit ; et aussi en ce sens
que la puissance imaginative peut former les formes des diffйrents sensibles ;
ce qui apparaоt surtout lorsque nous imaginons des choses que nous n’avons
jamais perзues par le sens.
6° Les premiers
principes, dont la connaissance nous est innйe, sont des ressemblances de la
vйritй incrййe ; donc, dans la mesure oщ nous jugeons par eux sur d’autres
choses, on dit que nous jugeons sur les rйalitйs par les raisons immuables ou
par la vйritй incrййe. Cependant, ce que saint Augustin dit ici doit кtre
rйfйrй а la raison supйrieure, qui adhиre а la contemplation des rйalitйs йternelles ;
et bien qu’elle soit premiиre en dignitй, nйanmoins son opйration est
temporellement postйrieure, car « les perfections invisibles de Dieu sont
rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres »
(Rom. 1, 20).
7° Lorsque
l’intellect possible reзoit les espиces des rйalitйs а partir des phantasmes,
ceux-ci se comportent comme un agent instrumental ou secondaire, tandis que
l’intellect agent se comporte comme un agent principal ou premier. Voilа
pourquoi l’effet de l’action est laissй dans l’intellect possible suivant la
condition de l’un et de l’autre, et non suivant celle de l’un des deux
seulement ; aussi l’intellect possible reзoit-il les formes comme
intelligibles en acte grвce а la vertu de l’intellect agent, mais comme des
ressemblances de rйalitйs dйterminйes grвce а la connaissance des phantasmes.
Et ainsi, les formes intelligibles ne sont en acte ni en existant par soi, ni
dans l’imagination, ni dans l’intellect agent, mais seulement dans l’intellect
possible.
8° Bien que
l’intellect possible soit, dans l’absolu, plus noble que le phantasme,
cependant rien n’empкche que le phantasme soit plus noble а un certain point de
vue, c’est-а-dire en tant que le phantasme est actuellement la ressemblance de
telle rйalitй, ce qui ne convient а l’intellect possible qu’en puissance. Et
ainsi, le phantasme peut agir d’une certaine faзon sur l’intellect possible en
vertu de la lumiиre de l’intellect agent, tout comme la couleur peut agir sur
la vue en vertu de la lumiиre corporelle.
9° Le repos en lequel
la science s’accomplit exclut le mouvement des passions matйrielles, mais non
le mouvement et la passion pris communйment, au sens oщ subir et кtre mы se
disent de n’importe quel acte de recevoir ; ainsi, en effet, le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
« penser, c’est subir une certaine passion ». Article 7 : L’image de la Trinitй est-elle dans
l’esprit en tant qu’il connaоt les choses matйrielles, ou seulement en tant
qu’il connaоt les йternelles ?
Objections :
Il semble que
ce ne soit pas seulement en tant qu’il connaоt les йternelles.
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
« quand nous cherchons dans l’вme une trinitй, nous la cherchons dans
l’вme tout entiиre : nous ne sйparons pas la raison qui agit sur le temporel
de celle qui contemple l’йternel ». Or l’esprit n’est а l’image que dans
la mesure oщ une trinitй se trouve en lui. L’esprit est donc а l’image non
seulement en tant qu’il adhиre а la contemplation des choses йternelles, mais
aussi en tant qu’il adhиre а l’action des choses temporelles.
2° L’image de la
Trinitй est envisagйe dans l’вme en tant que sont reprйsentйes en celle-ci
l’йgalitй des Personnes et leur origine. Or l’йgalitй des Personnes est plus
reprйsentйe dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles qu’en
tant qu’il connaоt les йternelles, puisque les йternelles dйpassent infiniment
l’esprit, tandis que l’esprit ne dйpasse pas infiniment les temporelles.
L’origine des Personnes est aussi reprйsentйe dans la connaissance des choses
temporelles, tout comme dans celle des йternelles, car dans l’un et l’autre cas
une connaissance procиde de l’esprit, et de la connaissance procиde un amour.
L’image de la Trinitй est donc dans l’esprit non seulement en tant qu’il
connaоt les choses йternelles, mais aussi en tant qu’il connaоt les
temporelles.
3° La
ressemblance rйside dans la puissance d’aimer, tandis que l’image rйside dans
la puissance de connaоtre, comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16. Or notre
esprit connaоt d’abord les choses matйrielles et ensuite les йternelles,
puisque c’est en partant des matйrielles qu’il parvient aux йternelles ;
et il les connaоt aussi plus parfaitement, puisqu’il comprend les matйrielles
mais non les йternelles. L’image est donc plus dans l’esprit en tant qu’il se
rapporte aux choses temporelles qu’en tant qu’il se rapporte aux йternelles.
4° L’image de la
Trinitй se trouve dans l’вme d’une certaine faзon selon les puissances, comme
on l’a dйjа dit. Or les puissances se rapportent indiffйremment а tous les
objets relativement auxquels elles sont dйterminйes. L’image de Dieu se trouve
donc dans l’esprit relativement а n’importe quels objets.
5° Ce qui est vu
en soi-mкme est vu plus parfaitement que ce qui est vu dans sa ressemblance. Or
l’вme se voit en elle-mкme, mais ne voit Dieu que dans une ressemblance, dans
l’йtat de voie. Elle se connaоt donc plus parfaitement qu’elle ne connaоt
Dieu ; et ainsi, l’image de la Trinitй doit кtre envisagйe dans l’вme en
tant qu’elle se connaоt elle-mкme plutфt qu’en tant qu’elle connaоt Dieu,
puisque l’image de la Trinitй se trouve en nous quant а ce que nous avons de
plus parfait dans notre nature, comme dit saint Augustin.
6° L’йgalitй des
Personnes est reprйsentйe dans notre esprit en tant que toute la mйmoire, toute
l’intelligence et toute la volontй se saisissent mutuellement, comme le montre
saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй.
Or cette comprйhension mutuelle ne manifesterait pas leur йgalitй si elles ne
se comprenaient pas quant а tous leurs objets. L’image de la Trinitй se trouve
donc dans les puissances de l’esprit relativement а tous les objets.
7° De mкme que
l’image est dans la puissance de connaоtre, de mкme la charitй est dans la
puissance d’aimer. Or la charitй ne regarde pas seulement Dieu mais aussi le
prochain, et c’est pourquoi l’on attribue deux actes а la charitй, а savoir
l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc l’image, elle aussi, est dans
l’esprit non seulement en tant qu’il connaоt Dieu, mais aussi en tant qu’il
connaоt les crйatures.
8° Les puissances
de l’esprit en lesquelles consiste l’image sont perfectionnйes par des habitus,
par lesquels, dit-on, l’image dйformйe est restaurйe et perfectionnйe. Or les
puissances de l’esprit n’ont pas besoin d’habitus dans la mesure oщ elles se
rapportent aux choses йternelles, mais seulement dans la mesure oщ elles se
rapportent aux temporelles : en effet, les habitus existent pour que les
puissances soient rйglйes par eux, or l’erreur ne peut survenir dans les choses
йternelles au point qu’il y ait besoin d’une rиgle, mais c’est le cas seulement
pour les choses temporelles. L’image rйside donc dans l’esprit en tant qu’il
connaоt les choses temporelles plutфt qu’en tant qu’il connaоt les йternelles.
9° La Trinitй
incrййe est reprйsentйe dans l’image de notre esprit, surtout quant а la
consubstantialitй et l’йgalitй mutuelle. Or ces deux choses se rencontrent
aussi dans la puissance sensitive, car le sensible et le sens en acte
deviennent un, et l’espиce sensible n’est reзue dans le sens que suivant sa
capacitй. L’image de la Trinitй se trouve donc aussi dans la puissance
sensitive, et donc а bien plus forte raison dans l’esprit, en tant qu’il
connaоt les choses temporelles.
10° Les tournures
mйtaphoriques se prennent selon des ressemblances car, suivant le Philosophe,
« toutes les fois qu’on se sert de la mйtaphore on le fait toujours en vue
de quelque ressemblance ». Or le transfert aux rйalitйs divines par
tournure mйtaphorique se fait plus а partir de certaines crйatures qu’а partir
de l’esprit lui-mкme, comme on le voit clairement pour le rayon solaire, comme
dit Denys au quatriиme chapitre des Noms
divins. Des crйatures sensibles peuvent donc кtre mieux appelйes « а
l’image » que l’esprit lui-mкme. Et ainsi, rien ne semble empкcher
l’esprit d’кtre а l’image en tant qu’il connaоt les choses temporelles.
11° Boиce dit au
livre sur la Trinitй que les formes
qui sont dans la matiиre sont les images des rйalitйs qui sont sans matiиre. Or
les formes qui existent dans la matiиre sont les formes sensibles. Les formes
sensibles sont donc les images de Dieu mкme ; et ainsi, l’esprit semble
кtre а l’image de Dieu en tant qu’il les connaоt.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй
que la trinitй que l’on trouve dans la science infйrieure, « bien qu’elle
appartienne dйjа а l’homme intйrieur, il ne faut cependant pas encore dire ni
penser qu’elle est image de Dieu ». Or la science infйrieure est celle par
laquelle l’esprit contemple les choses temporelles ; en cela, en effet,
elle se distingue de la sagesse des choses йternelles. L’image de la Trinitй ne
se prend donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles.
2° Les parties de
l’image doivent correspondre, dans l’ordre, aux trois Personnes. Or l’ordre des
Personnes ne se trouve pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses
temporelles. Dans la connaissance des choses temporelles, en effet,
l’intelligence ne procиde pas de la mйmoire, comme le Verbe du Pиre, mais c’est
plutфt la mйmoire qui procиde de l’intelligence, car nous nous remйmorons les
choses que nous avons dйjа pensйes. L’image ne rйside donc pas dans l’esprit en
tant qu’il connaоt les choses temporelles.
3° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Trinitй :
« Une fois distribuйes les fonctions de l’esprit », c’est-а-dire
l’ayant divisй en contemplation de l’йternel et action sur le temporel,
« c’est seulement en ce qui regarde la contemplation des rйalitйs
йternelles que nous trouvons non seulement une trinitй, mais l’image de
Dieu ; quant а ce qui regarde l’action sur le temporel, on peut sans doute
y dйcouvrir une trinitй, mais non l’image de Dieu » ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° L’image de la
Trinitй existe toujours dans l’вme, mais non la connaissance des rйalitйs
temporelles, puisque celle-ci est obtenue par acquisition. L’image de la
Trinitй ne se trouve donc pas dans l’вme en tant qu’elle connaоt les choses
temporelles.
Rйponse :
La ressemblance
accomplit la notion d’image. Il ne suffit cependant pas d’une ressemblance
quelconque pour obtenir la notion d’image, mais il faut la ressemblance trиs
expresse par laquelle une chose est reprйsentйe quant а la raison formelle de
son espиce ; et c’est pourquoi, dans les choses corporelles, les images
des rйalitйs se prennent plus suivant les figures, qui sont les signes propres
des espиces, que suivant les couleurs et les autres accidents. Or on trouve
dans notre вme une ressemblance de la Trinitй incrййe en n’importe quelle connaissance
de soi, non seulement en celle de l’esprit mais aussi en celle du sens, comme
le montre saint Augustin au onziиme livre sur la Trinitй ; mais l’image de Dieu se dйcouvre seulement dans
cette connaissance de l’esprit suivant laquelle se rencontre une plus expresse
ressemblance de Dieu dans notre esprit.
Si donc nous
distinguons par les objets la connaissance de l’esprit, trois connaissances se
trouvent dans notre esprit, а savoir : la connaissance par laquelle
l’esprit connaоt Dieu, celle par laquelle il se connaоt lui-mкme, et celle par
laquelle il connaоt les choses temporelles.
Donc, dans cette connaissance par laquelle l’esprit connaоt les choses
temporelles, on ne trouve de ressemblance expresse de la Trinitй incrййe ni par
conformation — car les rйalitйs matйrielles sont plus dissemblables а Dieu que
l’esprit lui-mкme, donc la dйtermination formelle de l’esprit par la science de
ces rйalitйs ne rend pas celui-ci trиs conforme а Dieu — ni, de mкme, par
analogie, йtant donnй que la rйalitй temporelle, qui gйnиre dans l’вme sa
connaissance ou son intelligence actuelle, ne fait pas une mкme substance avec
l’esprit lui-mкme, mais elle est une chose йtrangиre а sa nature ; et par
consйquent, la consubstantialitй de la Trinitй incrййe ne peut pas кtre
reprйsentйe par cela. En revanche, dans la connaissance par laquelle notre
esprit se connaоt lui-mкme se trouve par analogie une reprйsentation de la
Trinitй incrййe, en tant que l’esprit qui se connaоt ainsi engendre un verbe de
soi, et que des deux procиde un amour, comme le Pиre qui se dit lui-mкme
engendre son Verbe de toute йternitй, et que des deux procиde le Saint-Esprit.
Enfin, dans la connaissance par laquelle l’esprit connaоt Dieu mкme, l’esprit
est lui-mкme conformй а Dieu, de mкme que tout connaissant, en tant que tel,
est assimilй au connu.
Or la
ressemblance qui a lieu par conformitй, comme la ressemblance de la vue et de
la couleur, est plus grande que celle qui a lieu par analogie, comme celle de
la vue et de l’intelligence, qui sont а l’йgard de leurs objets dans un rapport
semblable. Par consйquent, une plus expresse ressemblance de la Trinitй se
trouve dans l’esprit en tant qu’il connaоt Dieu qu’en tant qu’il se connaоt
lui-mкme. Voilа pourquoi l’image de la Trinitй au sens propre est dans l’esprit
d’abord et principalement en tant qu’il connaоt Dieu ; mais d’une certaine
faзon et secondairement, elle y est aussi en tant qu’il se connaоt lui-mкme, et
surtout lorsqu’il se considиre lui-mкme tel qu’il est image de Dieu, de sorte
que sa considйration ne s’arrкte pas а soi mais s’avance jusqu’а Dieu. Par
contre, dans la considйration des rйalitйs temporelles ne se trouve pas l’image
mais une certaine ressemblance de la Trinitй, qui peut relever davantage du
vestige, tout comme la ressemblance que saint Augustin dйcouvre dans les
puissances sensitives.
Rйponse aux objections :
1° Certes,
quelque trinitй se trouve dans l’esprit en tant qu’il s’йtend а l’action sur
les choses temporelles ; cependant on ne dit pas que cette trinitй est une
image de la Trinitй incrййe, ainsi qu’il ressort de ce que saint Augustin
ajoute au mкme endroit.
2° L’йgalitй des
Personnes divines est plus reprйsentйe dans la connaissance des choses
йternelles que dans celle des temporelles. En effet, l’йgalitй ne doit pas кtre
considйrйe entre l’objet et la puissance, mais entre une puissance et une
autre. Or, bien qu’il y ait une plus grande inйgalitй entre notre esprit et
Dieu qu’entre notre esprit et la rйalitй temporelle, cependant une plus grande
йgalitй se trouve entre la mйmoire que notre esprit a de Dieu et l’intelligence
et l’amour actuels qu’il a de lui, qu’entre la mйmoire qu’il a des rйalitйs
temporelles et l’intelligence et l’amour qu’il a d’elles. En effet, Dieu
lui-mкme est connaissable et aimable par soi, et ainsi, il est autant pensй et
aimй par l’esprit de chacun qu’il est prйsent а l’esprit, lui dont la prйsence
dans l’esprit est la mйmoire de lui dans l’esprit ; et ainsi, la mйmoire
que l’on a de lui est йgalйe par l’intelligence, et celle-ci l’est par la volontй
ou l’amour. Par contre, les rйalitйs matйrielles ne sont pas intelligibles ni
aimables par soi. Voilа pourquoi une telle йgalitй ne se trouve pas dans
l’esprit relativement а elles, ni non plus la mкme relation d’origine,
puisqu’elles sont prйsentes а notre mйmoire parce qu’elles ont йtй pensйes par
nous, et ainsi, la mйmoire provient de l’intelligence plutфt que
l’inverse ; mais relativement а Dieu lui-mкme, c’est le contraire qui se
produit dans l’esprit crйй, car c’est la prйsence de Dieu qui fait participer
l’esprit а la lumiиre intellectuelle, en sorte qu’il puisse penser.
3° Bien que la
connaissance que nous avons des rйalitйs temporelles soit temporellement
antйrieure а la connaissance que nous avons de Dieu, cependant celle-ci est
premiиre en dignitй. Et que les choses matйrielles nous soient plus
parfaitement connues que Dieu n’est pas un empкchement, car la plus petite
connaissance que l’on peut dйtenir au sujet de Dieu dйpasse toute la
connaissance que l’on a au sujet de la crйature. En effet, la noblesse d’une
science dйpend de la noblesse de l’objet su, comme on le voit clairement au
dйbut du premier livre sur l’Вme ;
et c’est pourquoi le Philosophe, au onziиme livre sur les Animaux, prйfиre la science limitйe que nous avons des rйalitйs cйlestes
а toute celle que nous avons des rйalitйs infйrieures.
4° Bien que les
puissances s’йtendent а tous leurs objets, cependant leur capacitй est estimйe
d’aprиs le dernier degrй de leur pouvoir, comme on le voit clairement au
premier livre sur le Ciel et le Monde.
Voilа pourquoi ce qui relиve de la plus grande perfection des puissances de
l’esprit, а savoir, кtre а l’image de Dieu, leur est attribuй au regard de leur
plus noble objet, qui est Dieu.
5° Bien que
l’esprit se connaisse plus parfaitement qu’il ne connaоt Dieu, cependant la
connaissance qu’il a de Dieu est plus noble, et il est par elle davantage
conformй а Dieu, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il est par elle
davantage а l’image de Dieu.
6° Bien que
l’йgalitй appartienne а l’image qui se trouve dans notre esprit, il n’est
cependant pas nйcessaire que l’image soit envisagйe relativement а toutes les
choses au regard desquelles une йgalitй se rencontre en lui, йtant donnй que
plusieurs autres choses sont requises pour que l’image y soit ; l’argument
n’est donc pas concluant.
7° Bien que la
charitй, qui accomplit l’image, regarde le prochain, cependant elle ne le
regarde pas comme objet principal, puisque son objet principal est Dieu
seul ; dans le prochain, en effet, la charitй n’aime rien d’autre que
Dieu.
8° Mкme en tant
qu’elles se rapportent а Dieu, les puissances de l’image sont perfectionnйes
par des habitus comme la foi, l’espйrance et la charitй, la sagesse, et
d’autres du mкme genre. En effet, bien que dans les rйalitйs йternelles
elles-mкmes il ne se trouve pas d’erreur de leur cфtй, cependant l’erreur peut
advenir а notre intelligence dans leur connaissance, car la difficultй,
lorsqu’on les connaоt, ne vient pas d’elles mais de notre cфtй, comme il est
dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
9° Il ne se
trouve pas de consubstantialitй entre le sensible et le sens, йtant donnй que
le sensible lui-mкme est йtranger а l’essence du sens ; ni non plus
d’йgalitй, puisque le visible n’est pas toujours vu autant qu’il est visible.
10° Des crйatures
irrationnelles peuvent, par une certaine ressemblance, кtre plus assimilйes а
Dieu que mкme des rationnelles, quant а l’efficace de la causalitй, comme on le
voit bien pour le rayon solaire, par lequel toutes choses parmi les infйrieures
sont causйes et rйnovйes, ce qui le fait ressembler а la divine bontй, qui
cause tout, comme dit Denys. Cependant, quant aux propriйtйs qui lui sont
inhйrentes, la crйature rationnelle est plus semblable а Dieu que n’importe
quelle crйature irrationnelle. Toutefois des tournures mйtaphoriques sont assez
souvent transfйrйes des crйatures irrationnelles а Dieu, et cela se produit en
raison de leur dissemblance car, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, si les choses qui
sont dans les crйatures plus viles sont plus frйquemment transfйrйes aux choses
divines, c’est afin d’фter toute occasion d’erreur : en effet, un
transfert fait а partir de crйatures plus nobles pourrait induire а estimer que
les choses qui йtaient dites mйtaphoriquement seraient а entendre en propriйtй
de termes ; ce que nul ne peut conjecturer s’agissant de ces crйatures
plus viles.
11° Boиce pose que
les formes matйrielles sont les images non de Dieu mais de formes
immatйrielles, c’est-а-dire de raisons idйales existant dans l’esprit divin,
desquelles elles proviennent selon une ressemblance parfaite. Article 8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par
son essence ou par une espиce ?
Objections :
Il semble que
ce soit par une espиce.
1° Comme dit le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
« notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun
phantasme de l’essence mкme de l’вme ne peut кtre reзu. Il est donc nйcessaire
que notre esprit se pense lui-mкme par quelque autre espиce abstraite des
phantasmes.
2° Les choses que
l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or
beaucoup se sont trompйs au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient
qu’il йtait air, d’autres qu’il йtait feu, et qu’ils affirmaient а son sujet
beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son
essence.
3° [Le rйpondant] disait que l’esprit voit
par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant
ce qu’il est. En sens contraire : savoir
une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque
l’essence de la rйalitй est identique а sa quidditй. Si donc l’вme se voyait
elle-mкme par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son
вme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.
4° Notre вme est
une forme unie а la matiиre. Or toute forme de cette sorte est connue par
abstraction de l’espиce depuis la matiиre et les circonstances matйrielles.
L’вme est donc connue par une espиce abstraite.
5° Penser n’est
pas seulement l’acte de l’вme, mais celui du composй, comme il est dit au
premier livre sur l’Вme. Or tout acte
de ce genre est commun а l’вme et au corps. Il est donc nйcessaire que,
lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du cфtй du corps. Or cela
n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-mкme par son essence, sans aucune
espиce abstraite depuis les sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas
lui-mкme par son essence.
6° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense
pas les autres choses par leur essence mais par des espиces. Donc l’esprit non
plus ne se pense pas lui-mкme par son essence.
7° On connaоt les
puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de
l’вme ne peut кtre connue que si ses puissances sont connues, puisque la
puissance d’une rйalitй fait connaоtre la rйalitй elle-mкme. Il est donc
nйcessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espиces de
ses objets.
8° L’intelligible
est а l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance
est requise entre le sens et le sensible, et de lа vient que l’њil ne puisse se
voir lui-mкme. Une certaine distance est donc requise aussi dans la
connaissance intellectuelle, si bien que l’intelligence ne peut jamais se
penser par son essence.
9° Selon le
Philosophe au premier livre des Seconds
Analytiques, la dйmonstration circulaire est impossible, car il
s’ensuivrait que quelque chose serait manifestй par soi-mкme, et ainsi il
s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а soi et plus connu que soi, ce
qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-mкme par son essence, ce qui
est connu sera identique а ce par quoi l’on connaоt. Le mкme inconvйnient
s’ensuit donc, c’est-а-dire que quelque chose serait antйrieur а soi et plus
connu que soi.
10° Denys dit au
septiиme chapitre des Noms divins que
l’вme connaоt la vйritй des existants par un certain cercle. Or le mouvement
circulaire va du mкme au mкme. Il semble donc que l’вme, sortant d’elle-mкme
lorsqu’elle pense, revienne par les rйalitйs extйrieures а la connaissance de
soi-mкme ; et ainsi, elle ne se pensera pas par son essence.
11° Tant que
demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence
а cause de la prйsence de celle-ci, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est
toujours prйsente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en
mкme temps, il ne penserait jamais rien d’autre.
12° Les choses
postйrieures sont plus composйes que les antйrieures. Or penser est postйrieur
а кtre. On rencontre donc dans l’intelligence de l’вme une plus grande
composition que dans son кtre. Or, dans l’вme, ce qui est n’est pas identique а
ce par quoi il est. Ce qui est pensй n’est donc pas non plus en elle identique
а ce par quoi il est pensй ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-mкme
par son essence.
13° Le mкme ne
peut pas кtre la forme d’une chose et formellement dйterminй par cette chose.
Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’вme, est comme
une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de
l’вme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est
pensйe est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas
lui-mкme par son essence.
14° L’вme est une
certaine substance qui subsiste par soi, tandis que les formes intelligibles ne
sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles
formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’вme ne
peut donc pas кtre comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait
lui-mкme.
15° Puisqu’on
distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui
sont d’une mкme espиce sont pensйs de la mкme faзon du point de vue de
l’espиce. Or l’вme de Pierre est de la mкme espиce que celle de Paul. L’вme de
Pierre se pense donc elle-mкme comme elle pense l’вme de Paul. Or elle ne pense
pas l’вme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense
donc pas non plus elle-mкme par son essence.
16° La forme est
plus simple que ce qui est formellement dйterminй par elle. Or l’esprit n’est
pas plus simple que lui-mкme. Il n’est donc pas formellement dйterminй par
lui-mкme ; puis donc qu’il est formellement dйterminй par ce par quoi il
connaоt, il ne se connaоtra pas par lui-mкme.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй :
« L’esprit se connaоt lui-mкme par lui-mкme, йtant incorporel. Car s’il ne
se connaоt, il ne s’aime pas. »
2° А propos de
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision
que l’on appelle intellectuelle sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni
choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels
sont l’esprit lui-mкme et toute sainte affection de l’вme. » Or, comme il
est dit dans la mкme glose, « la vision intellectuelle embrasse ces
rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mкmes ». L’esprit ne se connaоt donc pas lui-mкme par
une chose qui ne lui serait pas identique.
3° Comme il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme,
« dans les choses immatйrielles, il y a identitй entre le pensй et ce par
quoi il est pensй ». Or l’esprit est une certaine rйalitй immatйrielle. Il
est donc pensй par son essence.
4° Tout ce qui
est prйsent а l’intelligence comme intelligible est pensй par l’intelligence.
Or l’essence mкme de l’вme est prйsente а l’intelligence а la faзon d’un
intelligible : en effet, elle lui est prйsente par sa vйritй, et la vйritй
est la raison de l’acte de penser comme la bontй est la raison de l’acte
d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-mкme par son essence.
5° L’espиce par
laquelle une chose est pensйe est plus simple que la chose qui est pensйe par
son intermйdiaire. Or l’вme n’a pas d’espиce plus simple qu’elle, et qui puisse
кtre abstraite d’elle. L’вme ne se pense donc pas par une espиce mais par son
essence.
6° Toute science
a lieu par assimilation de celui qui sait а ce qui est su. Or rien d’autre
n’est plus semblable а l’вme que son essence. Elle ne se pense donc par rien
d’autre que par son essence.
7° Ce qui est
cause de ce que d’autres soient connaissables, n’est pas connu par autre chose
que par soi-mкme. Or l’вme est cause de ce que les autres rйalitйs matйrielles
soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure
oщ nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre
de la Mйtaphysique. L’вme se pense
donc seulement par elle-mкme.
8° La science qui
concerne l’вme est trиs certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Вme. Or le plus certain n’est pas connu
au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’вme par un autre
moyen qu’elle-mкme.
9° Toute espиce par
laquelle notre вme pense est abstraite depuis les choses sensibles. Or il n’est
aucun sensible duquel l’вme puisse abstraire sa quidditй. L’вme ne se connaоt
donc pas elle-mкme par une ressemblance.
10° De mкme que la
lumiиre corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de mкme
l’вme fait par sa lumiиre que toutes les choses matйrielles soient actuellement
intelligibles, comme on le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme. Or la lumiиre corporelle est vue
par elle-mкme, non par une ressemblance d’elle-mкme. Donc l’вme, elle aussi,
est pensйe par son essence, non par une ressemblance.
11° Comme dit le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
« l’intellect agent n’est pas tantфt pensant et tantфt non », mais il
pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-mкme, et il ne pourrait mкme
pas cela s’il se pensait par une espиce abstraite depuis les sens, car alors il
ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son
essence.
Rйponse :
Lorsqu’on se
demande si l’on connaоt une chose par son essence, cette question peut
s’entendre de deux faзons. D’abord, en sorte que l’expression « par son
essence » se rйfиre а la rйalitй connue elle-mкme ; on comprend alors
comme connu par son essence ce dont on connaоt l’essence, et non ce dont on ne
connaоt pas l’essence mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que
cette expression se rйfиre а ce par quoi une chose est connue ; on
comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence mкme
est ce par quoi l’on connaоt. Et c’est de cette faзon que l’on se demande
prйsentement si l’вme se pense elle-mкme par son essence.
Et pour voir
clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’вme deux
connaissances, comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй : l’une par laquelle l’вme
de chacun se connaоt seulement quant а ce qui lui est propre, l’autre par
laquelle l’вme est connue quant а ce qui est commun а toutes les вmes. Cette
connaissance que l’on a de toute вme en gйnйral est donc celle par laquelle on
connaоt la nature de l’вme, tandis que la connaissance que l’on a de l’вme
quant а ce qui lui est propre est la connaissance de l’вme en tant qu’elle a
l’кtre en tel individu. C’est pourquoi cette derniиre connaissance fait
connaоtre si l’вme existe, comme lorsqu’on perзoit que l’on a une вme ; et
l’autre fait savoir ce qu’est l’вme et quels sont ses accidents par soi.
Donc, en ce qui
concerne la premiиre connaissance, il faut distinguer, car connaоtre une chose
se rйalise en habitus ou en acte. Ainsi, quant а la connaissance actuelle par
laquelle on considиre en acte que l’on a une вme, je dis ceci : on connaоt
l’вme par ses actes. En effet, on perзoit que l’on a une вme, que l’on vit et
que l’on est, parce qu’on perзoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on
exerce d’autres њuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le
Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique :
« Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or,
nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous
sommes. » Or nul ne perзoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense
quelque chose : car penser quelque chose est antйrieur а penser que l’on
pense ; voilа pourquoi l’вme parvient а percevoir actuellement qu’elle
est, par ce qu’elle pense ou sent. Mais quant а la connaissance habituelle, je
dis ceci : l’вme se voit par son essence, c’est-а-dire que, du fait mкme
que son essence lui est prйsente, elle est capable de passer а l’acte de
connaissance d’elle-mкme ; de mкme, dиs lors qu’on a l’habitus d’une
science, par la prйsence mкme de l’habitus on est capable de percevoir les
choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’вme perзoive qu’elle
existe, et qu’elle soit attentive а ce qui se passe en elle, aucun habitus
n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’вme, qui est
prйsente а l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’йmanent les actes en
lesquels elle est actuellement perзue.
Mais si nous
parlons de la connaissance de l’вme qui a lieu lorsque l’esprit humain est
dйfini par une connaissance spйciale ou gйnйrale, alors il semble qu’il faille
а nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nйcessaire que
deux choses concourent : l’apprйhension, et le jugement sur la rйalitй
apprйhendйe ; aussi la connaissance par laquelle on connaоt la nature de
l’вme peut-elle кtre considйrйe et quant а l’apprйhension, et quant au
jugement.
Si donc on la
considиre quant а l’apprйhension, je dis ceci : nous connaissons la nature
de l’вme par les espиces que nous abstrayons depuis les sens. En effet, notre
вme tient la derniиre place dans le genre des substances intellectuelles, comme
la matiиre prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le
Commentateur le montre au troisiиme livre sur l’Вme. En effet, de mкme que la matiиre prime est en puissance а
toutes les formes sensibles, de mкme aussi notre intellect possible est en
puissance а toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme
une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre dans
l’ordre des sensibles. Voilа pourquoi, de mкme que la matiиre n’est sensible
que par une forme qui lui survient, de mкme l’intellect possible n’est
intelligible que par une espиce surajoutйe. Donc notre esprit ne peut se penser
de telle faзon qu’il s’apprйhende lui-mкme immйdiatement, mais parce qu’il
apprйhende les autres choses il arrive а se connaоtre, tout comme la nature de
la matiиre prime est connue par le fait mкme qu’elle est rйceptrice de telles
formes. On en a l’йvidence lorsqu’on regarde la faзon dont les philosophes ont
recherchй la nature de l’вme. En effet, observant que l’вme humaine connaоt les
natures universelles des rйalitйs, ils perзurent que l’espиce par laquelle nous
pensons est immatйrielle, sinon elle serait individuйe, et ainsi, elle ne
mиnerait pas а la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espиce
intelligible est immatйrielle, ils dйduisirent que l’intelligence est une
certaine rйalitй qui ne dйpend pas de la matiиre, et de lа, ils s’avancиrent
dans la connaissance des autres propriйtйs de l’вme intellective. Et c’est ce
que dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme : « l’intelligence est intelligible comme les autres
intelligibles » ; ce que le Commentateur expose en disant que « l’intelligence
est pensйe au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres
intelligibles » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espиce
intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible
en acte, alors que dans les autres rйalitйs elle est comme intelligible en
puissance.
Mais si l’on
considиre la connaissance que nous avons de la nature de l’вme quant au
jugement qui nous fait dйclarer qu’il en est comme nous l’avions apprйhendй par
la dйduction susmentionnйe, alors nous avons connaissance de l’вme en tant que
« nous avons une intuition de l’inviolable vйritй, d’aprиs laquelle nous
dйfinissons de faзon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’вme
de tel ou tel homme, mais ce qu’elle doit кtre d’aprиs les raisons
йternelles », comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй ; or nous avons l’intuition
de cette inviolable vйritй dans sa ressemblance, qui est imprimйe dans notre
esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme
йvidentes par soi, et d’aprиs lesquelles nous examinons toutes les autres,
jugeant de tout selon elles.
Ainsi donc, il
est clair que notre esprit se connaоt lui-mкme d’une certaine faзon par son
essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre faзon par une intention ou
par une espиce, comme disent le Philosophe et le Commentateur ; d’une
autre encore par intuition de la vйritй inviolable, comme dit aussi saint
Augustin. Il faut donc rйpondre en outre aux deux sйries d’arguments, de la
faзon suivante.
Rйponse aux objections :
1° Notre
intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire а partir des
phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance
habituelle de choses autres qu’elle, c’est-а-dire qui ne sont pas en elle,
avant l’abstraction susdite, йtant donnй que les espиces des autres
intelligibles ne lui sont pas innйes. Mais son essence lui est innйe, de sorte
qu’il ne lui est pas nйcessaire de l’acquйrir а partir des phantasmes ; de
mкme, l’agent naturel non plus ne fournit pas а la matiиre son essence, mais
seulement sa forme, qui est а la matiиre naturelle ce que la forme intelligible
est а la matiиre sensible, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Voilа pourquoi l’esprit, avant
d’abstraire а partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par
laquelle il peut percevoir qu’il existe.
2° Nul jamais ne
se trompe parce qu’il ne percevrait pas qu’il vit : cela relиve en effet
de la connaissance par laquelle quelqu’un connaоt de faзon singuliиre ce qui se
passe dans son вme ; et quant а cette connaissance, on a dit que l’вme est
connue par son essence de faзon habituelle. Mais il arrive а beaucoup d’errer
dans la connaissance de la nature mкme de l’вme en son espиce ; et de ce point
de vue, cette partie des objections conclut vrai.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Bien que l’вme
soit unie а la matiиre comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise а la
matiиre au point d’кtre rendue matйrielle et donc non intelligible en acte mais
seulement en puissance par abstraction depuis la matiиre.
5° Cette
objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’вme ne se perзoit
exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.
6° Cette parole
du Philosophe doit кtre entendue en ce sens que l’intelligence pense
d’elle-mкme ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement
connaissance de son existence.
7° Et il faut
rйpondre semblablement au septiиme argument.
8° L’opйration
sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action
locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance dйterminйe ; par
contre, l’opйration de l’intelligence n’est pas dйterminйe а un lieu, il n’en
va donc pas de mкme.
9° On dit de deux
faзons que l’on connaоt une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe
de la connaissance de cette autre а la connaissance de la premiиre, et l’on dit
en ce sens que l’on connaоt les conclusions par les principes ; et de
cette faзon, on ne peut pas connaоtre une chose par elle-mкme. Ensuite, on dit
que l’on connaоt une chose par une autre comme par ce en quoi la premiиre est
connue, et dans ce cas il n’est pas nйcessaire que ce par quoi l’on connaоt
soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien
n’empкche donc que quelque chose soit connu par soi-mкme, comme Dieu se connaоt
lui-mкme par soi ; et ainsi йgalement, l’вme se connaоt elle-mкme d’une
certaine faзon par son essence.
10° On remarque un
certain cercle dans la connaissance de l’вme dans la mesure oщ elle recherche
en raisonnant la vйritй des existants ; donc Denys dit cela pour montrer
en quoi la connaissance de l’вme est infйrieure а celle de l’ange. Or voici en
quoi se fonde cette circularitй : la raison, partant des principes,
parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement
elle examine les conclusions trouvйes en les analysant par les principes. Cela
est donc йtranger а notre propos.
11° De mкme qu’il
n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй en acte ce dont la connaissance
est possйdйe habituellement par des espиces existant dans l’intelligence, de
mкme aussi il n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй actuellement
l’esprit lui-mкme, dont la connaissance est habituellement en nous parce que
son essence mкme est prйsente а notre intelligence.
12° Ce qui est
pensй et ce par quoi il est pensй n’ont pas entre eux le mкme rapport que ce
qui est et ce par quoi il est. En effet, кtre est l’acte de l’йtant, tandis que
penser n’est pas l’acte de ce qui est pensй mais de celui qui pense ; ce
par quoi une chose est pensйe se rapporte donc а celui qui pense comme ce par
quoi une chose est se rapporte а ce qu’elle est. Voilа pourquoi, de mкme que,
dans l’вme, ce par quoi elle est diffиre de ce qu’elle est, de mкme ce par quoi
elle pense, c’est-а-dire la puissance intellective, qui est le principe de
l’acte de penser, diffиre de son essence. Et il n’en dйcoule pas nйcessairement
que l’espиce par laquelle elle est pensйe diffиre de ce qui est pensй.
13° La puissance
intellective est la forme de l’вme elle-mкme quant а l’acte d’кtre, йtant donnй
qu’elle a l’кtre dans l’вme comme une propriйtй a l’кtre dans un sujet ;
mais quant а l’acte de penser, rien n’empкche que ce soit l’inverse.
14° La
connaissance par laquelle l’вme se connaоt elle-mкme est dans le genre accident
non quant а ce par quoi elle est connue de faзon habituelle, mais seulement
quant а l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est
pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuviиme livre sur la Trinitй, que la connaissance est
substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaоt lui-mкme.
15° Cette
objection vaut pour la connaissance de l’вme telle qu’on la connaоt quant а la
nature de l’espиce, qui est commune а toutes les вmes.
16° Lorsque
l’esprit se pense lui-mкme, il n’est pas lui-mкme la forme de l’esprit, car
rien n’est la forme de soi-mкme ; mais il se comporte а la faзon d’une
forme, en tant que son action, par laquelle il se connaоt, a pour terme
lui-mкme. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit plus simple que lui-mкme,
sauf peut-кtre du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant que ce
qui est pensй est considйrй comme plus simple que l’intelligence elle-mкme qui
pense, йtant considйrй comme sa perfection.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La parole de
saint Augustin est а entendre en ce sens que l’esprit se connaоt lui-mкme par
soi, parce qu’il vient de l’esprit lui-mкme qu’il puisse passer а l’acte pour
se connaоtre actuellement en percevant son existence, tout comme il vient de
l’espиce dйtenue habituellement dans l’esprit que celui-ci puisse considйrer
actuellement telle rйalitй. Mais quelle est sa nature mкme d’esprit, l’esprit
ne peut le percevoir que par une considйration de son objet, comme on l’a dit.
2° La parole de
la Glose selon laquelle « la
vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs, etc. » doit кtre rйfйrйe а
l’objet de la connaissance plutфt qu’а ce par quoi il est pensй ; et cela
est йvident lorsqu’on considиre ce qui est dit des autres visions. En effet, il
est dit dans la mкme glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par
la vision spirituelle, i. e.
imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les
choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet,
si l’on rйfйrait cela а ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il
n’y aurait aucune diffйrence entre la vision corporelle et la spirituelle ou
imaginaire, car mкme la vision corporelle se fait par une ressemblance de
corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’њil, mais une
ressemblance de la pierre. Mais la diffйrence entre les visions susmentionnйes
consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-mкme, tandis que
la vision imaginaire a comme terme et comme objet une image du corps ; de
mкme aussi, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces
rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce
qu’elles sont elles-mкmes », il n’est pas signifiй que la vision
intellectuelle ne se fait pas par des espиces qui ne sont pas identiques aux
rйalitйs pensйes, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une
ressemblance de la rйalitй mais l’essence mкme de la rйalitй. En effet, de mкme
que par la vision corporelle on regarde le corps lui-mкme et non une
ressemblance de corps, bien que l’on regarde par une ressemblance de corps, de
mкme dans la vision intellectuelle on regarde l’essence mкme de la rйalitй sans
regarder une ressemblance de cette rйalitй, bien que l’on regarde parfois cette
essence par une ressemblance ; et l’expйrience en fournit aussi la preuve.
En effet, lorsque nous pensons l’вme, nous ne nous fabriquons pas un simulacre
d’вme que nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision
imaginaire, mais nous considйrons l’essence mкme de l’вme. Cela n’exclut
cependant pas que cette vision ait lieu par une espиce.
3° La parole du
Philosophe est а entendre de l’intelligence qui est entiиrement sйparйe de la
matiиre, comme l’explique le Commentateur au mкme endroit, telles les
intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence
humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spйculative serait identique а la
rйalitй sue, ce qui est impossible, comme le dйduit aussi le Commentateur au
mкme endroit.
4° L’вme est
prйsente а elle-mкme comme intelligible, c’est-а-dire de faзon а pouvoir кtre
pensйe ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensйe par elle-mкme, mais а
partir de son objet, comme on l’a dit.
5° L’вme n’est
pas connue au moyen d’une autre espиce abstraite а partir d’elle, mais au moyen
de l’espиce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en
acte ; l’argument n’est donc pas concluant.
6° Bien que notre
вme soit trиs semblable а elle-mкme, cependant elle ne peut pas кtre le
principe de la connaissance de soi-mкme en tant qu’espиce intelligible, de mкme
que la matiиre prime ne le peut pas non plus, йtant donnй que notre
intelligence se tient dans l’ordre des intelligibles comme la matiиre prime
dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.
7° L’вme est
cause de ce que d’autres soient connaissables, non comme mйdium de connaissance
mais en tant que c’est par l’acte de l’вme que les rйalitйs matйrielles sont
rendues intelligibles.
8° La science qui
concerne l’вme est trиs certaine, dans la mesure oщ chacun expйrimente en
soi-mкme qu’il a une вme et que les actes de l’вme sont en lui ; mais
connaоtre ce qu’est l’вme est trиs difficile ; c’est pourquoi le
Philosophe ajoute au mкme endroit que « c’est une chose des plus
difficiles que d’acquйrir une connaissance assurйe а son sujet ».
9° L’вme n’est
pas connue par une espиce abstraite depuis les choses sensibles au sens oщ
cette espиce serait comprise comme une ressemblance de l’вme, mais parce qu’en
considйrant la nature de l’espиce qui est abstraite depuis les choses
sensibles, on trouve la nature de l’вme en laquelle une telle espиce est reзue,
comme on connaоt la matiиre а partir de la forme.
10° On ne voit la
lumiиre corporelle par elle-mкme que dans la mesure oщ elle est la raison
formelle de la visibilitй des choses visibles et une certaine forme qui leur
donne un кtre actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumiиre mкme qui est
dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de
mкme que ce n’est pas l’espиce de la pierre qui est dans l’њil, mais sa
ressemblance, de mкme il est impossible que la forme de la lumiиre qui est dans
le soleil soit elle-mкme identique dans l’њil. Et semblablement aussi, nous
pensons par elle-mкme la lumiиre de l’intellect agent dans la mesure oщ elle
est la raison formelle des espиces intelligibles, les rendant intelligibles en
acte.
11° Cette parole
du Philosophe peut кtre exposйe de deux faзons, suivant les deux opinions sur
l’intellect agent. En effet, certains ont prйtendu que l’intellect agent йtait
une substance sйparйe, une parmi les autres intelligences, et que par
consйquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences.
D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de
l’вme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas
tantфt pensant et tantфt non, car la cause pour laquelle on est tantфt pensant
et tantфt non, n’est pas de son cфtй mais du cфtй de l’intellect possible. En
effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opйration de l’intellect agent
concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent
qui reзoit quelque chose de l’extйrieur, mais seulement l’intellect possible.
Donc, pour que nous pensions toujours, il n’y a pas de manque quant а ce que
notre considйration nйcessite du cфtй de l’intellect agent, mais quant а ce
qu’elle nйcessite du cфtй de l’intellect possible, qui n’est complйtй que par
les espиces intelligibles abstraites depuis les sens. Article 9 : Est-ce par leur essence ou par une
ressemblance que notre esprit connaоt les habitus existant dans l’вme ?
Objections :
Il semble que
ce soit par leur essence.
1° А propos de
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « La dilection, on
ne la voit pas autrement prйsente, en cette forme qui fait qu’elle est ce
qu’elle est, et autrement absente, en quelque image qui lui serait
semblable ; mais, dans la mesure oщ elle peut кtre vue par l’esprit, l’un
la voit davantage, l’autre moins. » C’est donc par son essence et non par
une ressemblance d’elle que l’esprit voit la dilection ; et, pour la mкme
raison, n’importe quel autre habitus.
2° Saint Augustin
dit au dixiиme livre sur la Trinitй :
« Qu’y a-t-il en effet d’aussi prйsent а la connaissance que ce qui est
prйsent а l’вme ? » Or les habitus de l’вme sont prйsents а l’esprit
par leur essence. L’esprit les connaоt donc par leur essence.
3° « Ce par
quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage. » Or les habitus de
l’esprit sont la cause de ce que d’autres choses, qui se trouvent sous les
habitus, soient connues. L’esprit connaоt donc surtout les habitus eux-mкmes
par leur essence.
4° Tout ce qui
est connu de l’esprit par sa ressemblance a йtй dans le sens avant de survenir
dans l’esprit. Par contre, jamais un habitus de l’esprit n’arrive dans le sens.
L’esprit ne connaоt donc pas les habitus par une ressemblance.
5° Plus une chose
est proche de l’esprit, plus l’esprit la connaоt. Or l’habitus est plus proche
de la puissance intellective de l’esprit que l’acte, et l’acte que l’objet.
L’esprit connaоt donc plus l’habitus qu’il ne connaоt l’acte ou l’objet ;
et ainsi, il connaоt l’habitus par son essence et non par les actes ou par les
objets.
6° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral que l’esprit et l’art sont connus par le mкme genre de
vision. Or l’esprit est connu de lui-mкme par son essence. L’art est donc, lui
aussi, connu par son essence, et semblablement les autres habitus de l’esprit.
7° Le vrai est а
l’intelligence ce que le bien est а la volontй. Or le bien n’est pas dans la
volontй par sa ressemblance. Le vrai n’est donc pas non plus connu de l’intelligence
par sa ressemblance ; donc, tout ce que l’intelligence connaоt, elle le
connaоt par l’essence et non par une ressemblance.
8° Saint Augustin
dit au treiziиme livre sur la Trinitй :
« Ce n’est pas ainsi qu’est vue la foi dans le cњur oщ elle est, par celui
en qui elle est », c’est-а-dire comme on voit l’вme d’un autre homme par
les mouvements de son corps ; « mais on la possиde de science
certaine, la conscience le crie ». Par consйquent, la science de l’esprit
possиde la foi dans la mesure oщ la conscience crie. Or la conscience crie la
foi pour autant qu’elle est actuellement en elle. La foi est donc sue par
l’esprit en tant qu’elle est actuellement dans l’esprit par son essence.
9° La forme est
tout а fait proportionnйe а ce dont elle est la forme. Or les habitus existant
dans l’esprit sont des formes de l’esprit. Ils sont donc tout а fait
proportionnйs а l’esprit ; notre esprit les connaоt donc immйdiatement par
l’essence.
10° L’intelligence
connaоt l’espиce intelligible qui est en elle, et elle ne la connaоt pas par
une autre espиce mais par son essence, car sinon il faudrait aller а l’infini.
Or ceci n’a lieu que parce que les espиces elles-mкmes dйterminent formellement
l’intelligence. Puis donc que l’intelligence est de mкme formellement dйterminйe
par les habitus, il semble que l’esprit les connaisse par l’essence.
11° L’esprit ne
connaоt les habitus que par vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle
porte sur les choses que l’on voit par leur essence. L’esprit voit donc les
habitus par leur essence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au dixiиme livre des Confessions :
« Voyez ce qu’il y a dans ma mйmoire : des champs, des antres, des
cavernes innombrables, tout cela rempli а l’infini de toute espиce de choses,
innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c’est le cas de tous les
corps ; les autres, comme les arts, y sont rйellement prйsentes ;
d’autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions : ce
sont les йtats affectifs de l’вme, que la mйmoire conserve alors que l’вme ne
les ressent plus. » Il semble donc que les affections de l’вme soient
connues non par leur essence mais par des notions d’elles ; et c’est
aussi, pour la mкme raison, le cas des habitus des vertus, qui rиglent de
telles affections.
2° Saint Augustin
dit au onziиme livre de la Citй de Dieu :
« Un autre sens, en effet, celui de l’homme intйrieur, bien supйrieur а
l’autre » — i. e. au sens
corporel — « nous permet de sentir le juste et l’injuste : le juste
par une espиce intelligible, l’injuste par la privation de cette espиce. »
Or ce sont les habitus des vertus et des vices qu’il appelle « le juste et
l’injuste ». Les habitus de l’вme sont donc connus par une espиce et non
par leur essence.
3° Rien n’est
connu de l’intelligence par l’essence sinon ce qui est actuellement en elle. Or
les habitus des vertus ne sont pas actuellement dans l’intelligence mais dans
la volontй. L’intelligence ne les connaоt donc pas par leur essence.
4° La vision
intellectuelle l’emporte sur la corporelle. Elle s’accompagne donc d’un
meilleur discernement. Or, dans la vision corporelle, l’espиce par laquelle une
chose est vue diffиre toujours de la rйalitй qui est vue par son intermйdiaire.
Les habitus qui sont vus par vision intellectuelle ne sont donc pas vus de
l’esprit par l’essence mais par d’autres espиces.
5° Rien n’est
recherchй s’il n’est connu, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or les habitus de l’вme sont
recherchйs par des hommes qui ne les ont pas. Ces habitus sont donc connus
d’eux, mais non par leur essence, puisqu’ils ne les ont pas. Donc par leur
espиce.
6° Hugues de
Saint-Victor distingue trois yeux en l’homme : celui de la raison, celui
de l’intelligence et celui de la chair. L’њil de l’intelligence est celui par
lequel on voit Dieu, et il dit que celui-ci a йtй arrachй aprиs le pйchй. L’њil
de la chair est celui par lequel on voit les choses corporelles de ce monde, et
celui-lа est demeurй intact aprиs le pйchй. L’њil de la raison est celui par
lequel on connaоt les intelligibles crййs, et celui-lа est devenu chassieux
aprиs le pйchй, car nous connaissons les intelligibles en partie, non
totalement. Or ce qui est vu seulement en partie n’est jamais connu par
l’essence. Puis donc que les habitus de l’esprit sont intelligibles, il semble
que l’esprit ne les voie pas par l’essence.
7° Par son
essence, Dieu est bien plus prйsent а notre esprit que les habitus, puisqu’il
est lui-mкme intime а n’importe quelle rйalitй. Or la prйsence de Dieu dans
l’esprit ne fait pas que notre esprit voie Dieu par l’essence. L’esprit ne voit
donc pas non plus les habitus par l’essence, bien qu’ils soient prйsents en
lui.
8°
L’intelligence, qui est pensante en puissance, nйcessite, pour penser en acte,
d’кtre amenйe а l’acte par une chose, qui est ce par quoi l’intelligence pense
actuellement. Or l’essence de l’habitus, en tant qu’elle est prйsente а
l’esprit, n’amиne pas l’intelligence de la puissance а l’acte, car sinon il
serait nйcessaire que les habitus soient pensйs actuellement aussi longtemps
qu’ils sont prйsents dans l’вme. L’essence des habitus n’est donc pas ce par
quoi ils sont pensйs.
Rйponse :
Comme c’йtait
le cas pour l’вme, il y a aussi deux connaissances de l’habitus : l’une
par laquelle on sait si l’on possиde un habitus, l’autre par laquelle on sait
ce qu’est l’habitus. Cependant ces deux connaissances ne s’ordonnent pas
relativement а l’habitus comme relativement а l’вme. En effet, la connaissance
par laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose celle par laquelle on sait
ce qu’est cet habitus : car je ne peux pas savoir que j’ai la chastetй si
je ne sais pas ce qu’est la chastetй. Mais du cфtй de l’вme il n’en va pas
ainsi. En effet, beaucoup savent qu’ils ont une вme sans savoir ce qu’est
l’вme. Et la raison de cette diversitй est que, tant pour l’habitus que pour
l’вme, nous ne percevons qu’ils sont en nous qu’en percevant les actes dont ils
sont les principes. Or l’habitus est par son essence le principe de tel
acte ; si donc l’on connaоt l’habitus comme principe de tel acte, on sait
de lui ce qu’il est : par exemple, si je sais que la chastetй est ce par
quoi l’on se retient des plaisirs illicites existant dans la sexualitй, je sais
de la chastetй ce qu’elle est. L’вme, par contre, n’est pas principe d’actes par
son essence mais par ses puissances ; donc, ayant perзu les actes de
l’вme, on perзoit que le principe de tels actes est en elle, comme dans le cas
du mouvement et du sens, mais cela ne fait pas connaоtre la nature de l’вme.
Si donc nous
parlons des habitus en tant que nous savons d’eux ce qu’ils sont, deux choses
sont а envisager dans leur connaissance, а savoir : l’apprйhension, et le
jugement.
Quant а
l’apprйhension, il est nйcessaire que leur connaissance soit saisie par les
objets et les actes, et ils ne peuvent eux-mкmes кtre apprйhendйs par leur
essence. La raison en est que la vertu de n’importe quelle puissance de l’вme
est dйterminйe а son objet, et c’est pourquoi son action tend d’abord et
principalement vers l’objet. Mais sur les choses par lesquelles elle se dirige
vers l’objet, elle n’a de pouvoir que par un certain retour ; par exemple,
nous voyons que la vue se dirige d’abord vers la couleur, mais elle ne se
dirige vers l’acte de sa vision que par un certain retour, lorsqu’en voyant la
couleur elle voit qu’elle voit. Ce retour a lieu dans le sens de faзon
incomplиte, mais de faзon complиte dans l’intelligence, qui revient а la
connaissance de son essence par un retour complet. Or notre intelligence, dans
l’йtat de voie, est aux phantasmes ce que la vue est aux couleurs, comme il est
dit au troisiиme livre sur l’Вme :
non pas, certes, qu’elle connaisse les phantasmes eux-mкmes comme la vue
connaоt les couleurs, mais en sorte qu’elle connaisse les choses dont ce sont
les phantasmes. Par consйquent, l’action de notre intelligence tend d’abord
vers les choses qui sont apprйhendйes au moyen des phantasmes, et ensuite elle
revient а la connaissance de son acte ; et ultйrieurement vers les
espиces, les habitus et les puissances, et l’essence de l’esprit lui-mкme. En
effet, ils ne se rapportent pas а l’intelligence comme des objets premiers,
mais comme ce qui lui permet de se porter vers l’objet.
Le jugement sur
chaque chose se fonde sur ce qui est la mesure de cette chose. Or n’importe
quel habitus est mesurй d’une certaine faзon par ce а quoi il est
ordonnй ; et cela entre en rapport avec notre connaissance de trois
faзons. Parfois, en effet, cela est reзu depuis le sens, soit la vue soit
l’ouпe, comme lorsque nous voyons l’utilitй de la grammaire ou de la mйdecine
ou que d’autres nous l’apprennent, et la connaissance de cette utilitй nous
fait savoir ce qu’est la grammaire ou la mйdecine. Parfois aussi, cela est
donnй а la connaissance naturelle ; et on le voit surtout pour les habitus
des vertus, dont la raison naturelle dicte les fins. Mais d’autres fois, cela
est infusй par Dieu, comme on le voit clairement pour la foi, l’espйrance et
les autres habitus infus de ce genre. Et parce que la connaissance naturelle,
en nous, provient elle aussi de l’illumination divine, la vйritй incrййe est
consultйe dans ces deux derniers cas. Par consйquent, le jugement en lequel
s’accomplit la connaissance de la nature de l’habitus dйpend soit de ce que
nous recevons des sens, soit de notre consultation de la vйritй incrййe.
Quant а la
connaissance par laquelle nous savons si nous possйdons des habitus, il faut
considйrer deux choses : la connaissance habituelle, et la connaissance
actuelle.
Nous percevons
actuellement que nous avons des habitus, par les actes des habitus que nous
sentons en nous ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au deuxiиme livre
de l’Йthique que « l’on doit
tenir pour indice des habitus le plaisir qui s’ajoute а l’њuvre ».
Mais quant а la
connaissance habituelle, on dit que les habitus de l’esprit sont connus par
eux-mкmes. En effet, ce qui fait connaоtre habituellement quelque chose, c’est
ce qui permet а quelqu’un de pouvoir progresser dans l’acte de connaissance de
la rйalitй que l’on dit кtre habituellement connue. Or, du fait mкme que les habitus
sont dans l’esprit par leur essence, l’esprit peut progresser jusqu’а percevoir
actuellement qu’il possиde des habitus, dans la mesure oщ il peut, par ceux
qu’il a, passer aux actes en lesquels ils sont perзus actuellement. Mais а ce
sujet, il existe une diffйrence entre les habitus de la partie cognitive et
ceux de l’affective : l’habitus de la partie cognitive est le principe а
la fois de l’acte mкme grвce auquel l’habitus est perзu, et aussi de la
connaissance par laquelle il est perзu, car la connaissance actuelle procиde
elle-mкme de l’habitus cognitif ; tandis que l’habitus de la partie
affective est certes le principe de l’acte grвce auquel l’habitus peut кtre
perзu, mais pas de la connaissance par laquelle il est perзu. Et ainsi, on voit
clairement que l’habitus de la partie cognitive, du fait mкme qu’il est dans
l’esprit par son essence, est le principe prochain de la connaissance qu’on a
de lui, alors que l’habitus de la partie affective est un principe pour ainsi
dire йloignй, en tant qu’il n’est pas la cause de la connaissance mais de
l’origine de sa rйception ; voilа pourquoi saint Augustin dit au dixiиme
livre des Confessions que les arts
sont connus par leur prйsence, mais les affections de l’вme par certaines
notions.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de la Glose doit кtre rйfйrйe а
l’objet de la connaissance et non au mйdium de connaissance : en effet,
lorsque nous connaissons la dilection, nous considйrons l’essence mкme de la
dilection, non une ressemblance de celle-ci, comme cela se produit dans la
vision imaginaire.
2° Il est dit que
l’esprit ne connaоt rien mieux que ce qui est en lui parce que, pour les choses
qui sont hors de lui, il n’est pas nйcessaire qu’il ait en lui de quoi pouvoir
en atteindre la connaissance. En revanche, quant aux choses qui sont en lui, il
peut en atteindre la connaissance actuelle par celles qu’il a auprиs de lui,
bien qu’elles soient aussi connues par d’autres moyens.
3° L’habitus
n’est pas la cause de la connaissance des autres choses comme ce qui, sitфt
connu, fait connaоtre les autres, а la faзon dont les principes sont la cause
de la connaissance des conclusions ; mais il l’est en ce sens que l’вme
est perfectionnйe par l’habitus pour connaоtre quelque chose. Et ainsi, il
n’est pas pour les choses connues une cause quasi univoque, comme lorsqu’un
premier connu est cause de la connaissance d’un second, mais une cause quasi
йquivoque, qui ne reзoit pas la mкme dйnomination ; comme la blancheur
fait le blanc, bien qu’elle-mкme ne soit pas blanche : elle est ce par
quoi une chose est blanche. Semblablement aussi, l’habitus n’est pas en tant
que tel la cause de la connaissance comme ce qui est connu, mais comme ce par
quoi une chose est connue ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il
soit plus connu que les choses qui sont connues par son intermйdiaire.
4° L’вme ne
connaоt pas l’habitus par une espиce de lui abstraite depuis le sens, mais par
les espиces des choses qui sont connues au moyen de l’habitus : par le
fait mкme que d’autres choses sont connues, l’habitus aussi est connu comme
principe de leur connaissance.
5° Bien que
l’habitus soit plus proche de la puissance que l’acte, cependant l’acte est
plus proche de l’objet, qui est le connu, tandis que la puissance est le
principe de connaissance ; voilа pourquoi l’acte est connu avant
l’habitus, mais l’habitus est davantage principe de connaissance.
6° L’art est un
habitus de la partie intellective et, quant а la connaissance habituelle, il
est perзu par son possesseur de la mкme faзon que l’esprit, c’est-а-dire par sa
prйsence.
7° Le mouvement
ou l’opйration de la partie cognitive s’accomplit dans l’esprit lui-mкme ;
voilа pourquoi il est nйcessaire, pour qu’une chose soit connue, qu’il y ait
d’elle quelque ressemblance dans l’esprit ; surtout si, par son essence,
elle n’est pas unie а l’esprit comme objet de connaissance. Mais le mouvement
ou l’opйration de la partie affective commence а l’вme et a pour terme les
rйalitйs, et c’est pourquoi aucune ressemblance de la rйalitй n’est requise dans
la volontй pour la dйterminer formellement, comme c’йtait le cas dans
l’intelligence.
8° La foi est un
habitus de la partie intellective ; donc, du fait mкme qu’elle est dans
l’esprit, elle incline celui-ci а l’acte d’intelligence dans lequel la foi elle-mкme
est vue ; mais il en va autrement pour d’autres habitus qui sont dans la
partie affective.
9° Les habitus de
l’esprit lui sont tout а fait proportionnйs, comme la forme est proportionnйe
au sujet, et la perfection au perfectible, mais non comme l’objet а la
puissance.
10° L’intelligence
connaоt l’espиce intelligible non par son essence, ni par une espиce de
l’espиce, mais en connaissant l’objet dont c’est l’espиce, par une certaine
rйflexion, comme on l’a dit.
11° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit dans la question prйcйdente.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Dans cette
citation, saint Augustin distingue trois modes de connaissance. L’un d’eux
porte sur les choses qui sont hors de l’вme et dont nous ne pouvons avoir
connaissance par celles qui sont en nous, mais il est nйcessaire pour les
connaоtre que leurs images ou leurs ressemblances arrivent en nous. Un autre
mode porte sur les choses qui sont dans la partie intellective ; et il dit
qu’elles sont connues par leur prйsence, car c’est par elles que nous passons а
l’acte de penser, et en cet acte sont connues les choses qui sont des principes
de la pensйe ; et c’est pourquoi il dit que les arts sont connus par leur
prйsence. Le troisiиme mode porte sur les choses qui concernent la partie
affective, et la raison formelle de leur connaissance n’est pas dans
l’intelligence mais dans la volontй ; voilа pourquoi ce n’est pas par leur
prйsence, qui est dans la volontй, mais par sa notion ou sa dйfinition, qui est
dans l’intelligence, qu’elles sont connues comme par un principe
immйdiat ; toutefois les habitus de la partie affective sont aussi par
leur prйsence un certain principe йloignй de connaissance, en tant qu’ils
йlicitent des actes en lesquels l’intelligence les connaоt ; de sorte que
l’on peut dire aussi que, d’une certaine faзon, ils sont connus par leur
prйsence.
2° L’espиce par
laquelle on connaоt la justice n’est rien d’autre que la notion mкme de
justice, et sa privation fait connaоtre l’injustice. Or cette espиce ou notion
n’est pas une chose abstraite а partir de la justice, mais c’est ce qui est
l’achиvement de son кtre, comme une diffйrence spйcifique.
3° Penser, а
proprement parler, n’est pas le fait de l’intelligence, mais de l’вme par
l’intelligence ; de mкme que chauffer n’est pas non plus le fait de la
chaleur, mais du feu par la chaleur. Et ces deux parties que sont
l’intelligence et la volontй ne doivent pas кtre conзues dans l’вme comme
localement distinctes, telles la vue et l’ouпe, qui sont les actes d’organes ;
aussi ce qui est dans la volontй est-il йgalement prйsent а l’вme qui pense.
L’вme revient donc, par l’intelligence, а la connaissance non seulement de
l’acte de l’intelligence mais aussi de l’acte de la volontй ; tout comme
elle revient par la volontй а la recherche et а l’amour non seulement de l’acte
de la volontй mais aussi de l’acte de l’intelligence.
4° Le
discernement qui appartient а la perfection de la connaissance n’est pas celui
qui fait distinguer ce qui est pensй de ce par quoi l’on pense — car alors la
connaissance par laquelle Dieu se connaоt serait trиs imparfaite — mais celui
qui fait distinguer entre ce qui est connu et toutes les autres choses.
5° Les habitus de
l’esprit sont connus par ceux qui ne les ont pas, non certes de cette connaissance
qui fait percevoir qu’on les possиde, mais de celle qui fait savoir ce qu’ils
sont, ou qui fait percevoir que d’autres les possиdent ; ce qui n’a pas
lieu par prйsence mais d’une autre faзon, comme on l’a dit.
6° Il est dit que
l’њil de la raison est chassieux а l’йgard des intelligibles crййs, parce qu’il
ne pense rien en acte sinon en recevant depuis les choses sensibles, que les
intelligibles dйpassent en excellence ; voilа pourquoi il est trouvй
imparfait а connaоtre les intelligibles. Cependant rien n’interdit que les
choses qui sont dans la raison inclinent immйdiatement par leur essence aux
actes en lesquels elles sont connues, comme on l’a dit.
7° Bien que Dieu
soit plus prйsent а notre esprit que ne le sont les habitus, cependant les objets
que nous connaissons naturellement ne nous permettent pas de voir aussi
parfaitement l’essence divine que celle des habitus, car les habitus sont
proportionnйs aux objets eux-mкmes et aux actes, et sont leurs principes
prochains, ce qui ne peut se dire de Dieu.
8° Bien que la
prйsence d’un habitus dans l’esprit ne lui fasse pas connaоtre actuellement
l’habitus lui-mкme, cependant elle le perfectionne actuellement par un habitus
pouvant йliciter un acte par oщ l’habitus soit connu. Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a
la charitй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est vu
par l’essence est perзu en toute certitude. Or celui qui a la charitй la voit
par l’essence, comme dit saint Augustin. La charitй est donc perзue par celui
qui l’a.
2° La charitй
cause un plaisir, surtout dans ses actes. Or les habitus des vertus morales
sont perзus grвce au plaisir qu’ils causent dans les actes des vertus, comme le
montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.
La charitй est donc, elle aussi, perзue par celui qui l’a.
3° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Trinitй :
« On connaоt mieux l’amour dont on aime que le frиre que l’on aime. »
Or, le frиre que l’on aime, on sait en toute certitude qu’il existe. On sait
donc aussi en toute certitude que l’amour dont on aime est en soi.
4° L’inclination
de la charitй est plus forte que celle de n’importe quelle autre vertu. Or on
sait de faзon certaine que d’autres vertus sont en soi, parce qu’on est inclinй
vers leurs actes : en effet, pour celui qui a l’habitus de justice, il est
difficile de commettre l’injustice mais facile de pratiquer la justice, comme
il est dit au cinquiиme livre de l’Йthique,
et n’importe qui peut percevoir en soi cette facilitй. Nimporte qui peut donc
percevoir aussi qu’il a la charitй.
5° Le Philosophe
dit au deuxiиme livre des Seconds
Analytiques qu’il est impossible que nous ayons des habitus trиs nobles et
qu’ils nous soient cachйs. Or la charitй est un habitus trиs noble. Il est donc
aberrant de dire que celui qui a la charitй ne sait pas qu’il l’a.
6° La grвce est
une lumiиre spirituelle. Or ceux qui sont baignйs de lumiиre perзoivent cela
mкme en toute certitude. Ceux qui ont la grвce savent donc en toute certitude
qu’ils ont la grвce ; et il en est de mкme pour la charitй, sans laquelle
on ne possиde pas la grвce.
7° Selon saint
Augustin au livre sur la Trinitй, nul
ne peut aimer ce qui est inconnu. Or on aime en soi la charitй. On sait donc
que la charitй est en soi.
8° « L’onction
enseigne toutes choses » nйcessaires au salut. Or avoir la charitй est
nйcessaire au salut. Celui qui a la charitй sait donc qu’il l’a.
9° Le
Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique
que la vertu est plus certaine que tout art. Or celui qui possиde un art sait
qu’il l’a. Il sait donc aussi quand il a la vertu ; et par consйquent, il
sait quand il a la charitй, qui est la plus grande des vertus.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccl. 9, 1 : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de
haine. » Or celui qui a la charitй est digne de l’amour divin ;
Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » Donc personne
ne sait qu’il a la charitй.
2° Nul ne peut
savoir de faзon certaine quand Dieu doit venir habiter en lui ;
Job 9, 11 : « S’il vient а moi, je ne le verrai point. » Or
Dieu habite en l’homme par la charitй ; 1 Jn 4, 16 :
« Quiconque demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en
lui. » Nul ne peut donc savoir de faзon certaine qu’il a la charitй.
Rйponse :
Quelqu’un qui a
la charitй peut, а partir de quelques indices probables, conjecturer qu’il a la
charitй ; par exemple, lorsqu’il se voit prкt aux њuvres spirituelles, et
а dйtester efficacement les choses mauvaises, et par les autres choses de ce
genre que la charitй opиre en l’homme. Mais nul ne peut savoir en toute
certitude qu’il a la charitй, а moins que cela ne lui soit divinement rйvйlй.
Et la raison en
est que, comme la question prйcйdente l’a fait apparaоtre, la connaissance par
laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose la connaissance par laquelle
on sait de cet habitus ce qu’il est. Or on ne peut savoir ce qu’est un habitus
que si l’on porte sur lui un jugement fondй sur ce а quoi cet habitus est
ordonnй, et qui est la mesure de cet habitus. Or ce а quoi la charitй est
ordonnйe est incomprйhensible, car son objet immйdiat et sa fin, c’est Dieu, la
souveraine bontй, а laquelle la charitй nous unit ; on ne peut donc pas
savoir, а partir de l’acte d’amour que l’on perзoit en soi-mкme, s’il parvient
а unir а Dieu de la faзon requise pour rйaliser la notion de charitй.
Rйponse aux objections :
1° La charitй est
vue par l’essence, en tant qu’elle-mкme est par son essence le principe de
l’acte d’amour en lequel l’un et l’autre sont connus ; et ainsi, elle est
aussi par son essence le principe, quoique йloignй, de la connaissance que l’on
a d’elle. Cependant il n’est pas nйcessaire qu’elle soit perзue de faзon
certaine, car cet acte d’amour, que nous percevons en nous quant а ce qui en
est perceptible, n’est pas une preuve suffisante de la charitй, а cause de la
ressemblance entre l’amour naturel et l’amour gratuit.
2° Le plaisir qui
est laissй dans l’acte par la charitй peut aussi кtre causй par un habitus
acquis ; voilа pourquoi il n’est pas une preuve suffisante pour dйmontrer
la charitй, car les signes communs ne font pas percevoir quelque chose avec
certitude.
3° Bien que
l’esprit connaisse en toute certitude l’amour, en tant que tel, dont il aime un
frиre, cependant il ne sait pas en toute certitude que c’est de la charitй.
4° Bien que
l’inclination par laquelle la charitй incline а agir soit un certain principe
pour apprйhender la charitй, cependant elle ne suffit pas pour percevoir
parfaitement la charitй. En effet, nul ne peut percevoir qu’il a un habitus а
moins de savoir parfaitement ce а quoi l’habitus est ordonnй, ce qui permet de
juger de l’habitus ; et cela ne peut кtre su dans le cas de la charitй.
5° Le Philosophe
parle des habitus de la partie intellective, qui, s’ils sont parfaits, ne
peuvent кtre cachйs а ceux qui les possиdent, йtant donnй que la certitude fait
partie de leur perfection ; par consйquent, quiconque sait, sait qu’il
sait, puisque savoir c’est « connaоtre la cause de la rйalitй, et que
c’est la cause de cette rйalitй-lа, et qu’il est impossible qu’il en soit
autrement » ; et semblablement, celui qui a l’habitus de
l’intelligence des principes sait qu’il a cet habitus. Par contre, la
perfection de la charitй ne consiste pas dans la certitude de la connaissance
mais dans la force de l’amour ; il n’en va donc pas de mкme.
6° Dans les
choses qui se disent mйtaphoriquement, il n’est pas nйcessaire de constater une
ressemblance а tous points de vue. Et ainsi, la grвce est comparable а la
lumiиre non pas comme si elle s’imposait manifestement aux regards de l’esprit
de mкme que la lumiиre corporelle s’impose а ceux du corps, mais dans la mesure
oщ la grвce est le principe de la vie spirituelle comme la lumiиre des corps
cйlestes est en quelque sorte le commencement de la vie corporelle pour les
choses infйrieures de ce monde, comme dit Denys ; et aussi quant а
quelques autres ressemblances.
7° « Avoir
soi-mкme la charitй » peut s’entendre de deux faзons. D’abord pris dans le
discours, ensuite pris comme un nom. D’une part, pris dans le discours, comme
lorsqu’on dit : « Il est vrai que quelqu’un a la charitй. »
D’autre part il est pris comme un nom lorsque nous affirmons quelque chose de
ce dictum : « avoir la
charitй », ou de ce qu’il signifie. Or il n’appartient pas а la volontй de
composer ni de diviser, mais seulement de se porter vers les rйalitйs
elles-mкmes, dont les aspects sont le bien et le mal ; et c’est pourquoi,
lorsqu’on dit : « J’aime ou je veux avoir moi-mкme la
charitй », l’expression « avoir moi-mкme la charitй » est
considйrйe comme un certain nom, comme si l’on disait : « Je veux ce
qui est “avoir moi-mкme la charitй” » ; et cela, rien ne l’empкche
d’кtre connu de moi : en effet, je sais ce qu’est « avoir moi-mкme la
charitй », mкme si je ne l’ai pas. Par consйquent, mкme celui qui n’a pas
la charitй en recherche la possession ; il ne s’ensuit cependant pas qu’il
sache avoir soi-mкme la charitй en tant que cela est pris dans le discours,
c’est-а-dire en ce sens qu’il aurait la charitй.
8° Bien qu’avoir
la charitй soit nйcessaire au salut, cependant il n’est pas nйcessaire de
savoir qu’on a la charitй ; bien au contraire, il est plus expйdient en
gйnйral de ne pas le savoir, car cela permet de conserver davantage de
sollicitude et d’humilitй. Quant а l’affirmation que « l’onction enseigne
toutes choses » nйcessaires au salut, elle s’entend de toutes les choses
dont la connaissance est nйcessaire au salut.
9° Il est
dit que la vertu est plus certaine que tout art, par une certitude
d’inclination vers une seule chose, et non par une certitude de connaissance.
Car la vertu, comme dit Cicйron, incline vers une seule chose а la faзon d’une
certaine nature ; or la nature atteint une unique fin plus certainement et
plus directement que l’art ; et c’est en ce sens йgalement qu’il est dit
que « la vertu est plus certaine que l’art », non que l’on perзoive
plus certainement en soi la prйsence de la vertu que celle de l’art. Article 11 : L’esprit dans l’йtat de voie
peut-il voir Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le
Seigneur dit de Moпse en Nombr. 12, 8 : « Je lui parle bouche а
bouche, et il voit Dieu clairement et non sous des йnigmes. » Or cela,
c’est-а-dire voir sans йnigme, c’est voir Dieu dans son essence ; puis
donc que Moпse йtait encore dans l’йtat de voie, il semble que quelqu’un dans
l’йtat de voie puisse voir Dieu dans son essence.
2° А propos
de Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit :
« Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute
perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel par l’acuitй
de leur contemplation. » Or la clartй de Dieu est son essence, comme il
est dit dans la mкme glose. On peut donc, en vivant dans cette chair mortelle,
voir Dieu dans son essence.
3° Le Christ
eut une intelligence de mкme nature que celle que nous avons. Or l’йtat de voie
n’empкchait pas son intelligence de voir Dieu dans son essence. Nous pouvons
donc, nous aussi, dans l’йtat de voie, voir Dieu dans son essence.
4° Dieu est connu
par vision intellectuelle dans l’йtat de voie ; d’oщ Rom. 1,
20 : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а
l’intelligence par le moyen de ses њuvres. » Or la vision intellectuelle
est celle par laquelle les rйalitйs sont vues en elles-mкmes, comme dit saint
Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral. Notre esprit dans l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans
son essence.
5° Le
Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme
que notre вme est en quelque sorte toutes choses, car le sens est tous les
sensibles et l’intelligence tous les intelligibles. Or l’essence divine est au
plus haut point un intelligible. Donc mкme dans l’йtat de voie, auquel se
rйfиre le Philosophe, notre intelligence peut voir Dieu dans son essence, tout
comme notre sens peut sentir tous les sensibles.
6° En Dieu, de
mкme qu’il y a une immense bontй, de mкme aussi il y a une immense vйritй. Or,
bien que la divine bontй soit immense, elle peut кtre immйdiatement aimйe de
nous dans l’йtat de voie. La vйritй de son essence peut donc кtre vue immйdiatement
dans l’йtat de voie.
7° Notre
intelligence a йtй faite pour voir Dieu. Si donc elle ne peut pas voir dans
l’йtat de voie, c’est seulement а cause de quelque voile ; et mкme, il y
en a deux : celui de la faute et celui de la crйature. Le voile de la
faute n’existait pas dans l’йtat d’innocence, et maintenant aussi il est enlevй
aux saints ; 2 Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le
visage dйcouvert, rйflйchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur,
etc. » ; quant au voile de la crйature, il ne peut pas empкcher la
vision de l’essence divine, semble-t-il, car Dieu est plus intime а notre
esprit qu’aucune crйature. Donc notre esprit, dans l’йtat de voie, voit Dieu
dans son essence.
8° Tout ce
qui est dans une autre chose, y est selon le mode de ce qui reзoit. Or Dieu,
dans son essence, est en notre esprit. Puis donc que le mode de notre esprit
est l’intellectualitй elle-mкme, il semble que l’essence divine soit dans notre
esprit en tant qu’intelligible ; et ainsi, notre esprit dans l’йtat de voie
pense Dieu dans son essence.
9° Cassiodore
dit : « La santй de l’esprit humain pense cette clartй
inaccessible. » Or notre esprit est guйri par la grвce. Celui qui a la
grвce peut donc voir dans l’йtat de voie l’essence divine, qui est la clartй
inaccessible.
10° De mкme que
l’йtant qui se prйdique de toutes choses est premier en gйnйralitй, de mкme
l’йtant par lequel toutes choses sont causйes est premier en causalitй, et
c’est Dieu. Or l’йtant qui est premier en gйnйralitй est la premiиre conception
de notre intelligence, mкme dans l’йtat de voie. Nous pouvons donc aussi dans
l’йtat de voie connaоtre immйdiatement dans son essence l’йtant qui est premier
en causalitй.
11° Pour
qu’il y ait vision, il faut un voyant, un objet vu et une intention. Or ces
trois choses se rencontrent dans notre esprit relativement а l’essence
divine : en effet, notre esprit lui-mкme peut naturellement voir l’essence
divine, йtant fait pour cela ; l’essence divine est aussi actuellement
prйsente а notre esprit ; l’intention ne manque pas non plus, car chaque
fois que notre esprit se tourne vers la crйature, il se tourne aussi vers Dieu,
puisqu’il y a une ressemblance de Dieu dans la crйature. Notre esprit dans
l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans son essence.
12° Saint
Augustin dit au douziиme livre des Confessions :
« Lorsque nous voyons tous deux que tes paroles sont vraies, lorsque nous
voyons tous deux que mes paroles sont vraies, oщ le voyons-nous, je t’en
prie ? Йvidemment ce n’est pas en toi que je le vois et ce n’est pas en
moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vйritй, qui
est au-dessus de nos esprits. » Or l’immuable vйritй est l’essence divine,
en laquelle rien ne peut кtre vu sans qu’elle-mкme soit vue. Donc, dans l’йtat
de voie, nous voyons l’essence divine et nous regardons en elle toute vйritй.
13° La
vйritй, en tant que telle, est connaissable. La vйritй suprкme est donc
suprкmement connaissable. Or c’est l’essence divine. Nous pouvons donc, mкme
dans l’йtat de voie, connaоtre l’essence divine en tant que suprкmement
connaissable.
14° Il est dit en
Gen. 32,30 : « J’ai vu le Seigneur face а face. » Or, comme
on le lit dans une certaine glose, « la face est cette forme divine, dans
laquelle il n’a point vu d’usurpation а s’йgaler а Dieu ». Or cette forme
est l’essence divine. Donc Jacob, dans l’йtat de voie, a vu Dieu dans son
essence.
En sens contraire :
1°
1 Tim. 6, 16 : « … qui habite une lumiиre inaccessible, que
nul homme n’a vu ni ne peut voir. »
2° Ex. 33,
20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » La Glose de saint Grйgoire :
« Dieu a bien pu кtre vu de quelques-uns durant cette vie corruptible par
des images bornйes, mais non dans la lumiиre mкme de son йternitй, qui n’est
renfermйe dans aucunes bornes. » Or cette lumiиre est l’essence divine.
Nul ne peut donc durant cette vie corruptible voir Dieu dans son essence.
3° Saint
Bernard dit que, bien que Dieu puisse кtre aimй tout entier dans l’йtat de
voie, cependant il ne peut pas кtre pensй tout entier ; or, si on le
voyait dans son essence, on le penserait tout entier ; donc, dans l’йtat
de voie, on ne le voit pas dans son essence.
4° Notre
intelligence pense avec le continu et le temps, comme dit le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme. Or
l’essence divine dйpasse tout continu et tout temps. Donc, dans l’йtat de voie,
notre intelligence ne peut pas voir Dieu dans son essence.
5° L’essence
divine est plus distante du don de Dieu que l’acte premier n’est distant de
l’acte second. Or parfois, а cause d’une vision de Dieu dans la contemplation
grвce au don d’intelligence ou de sagesse, l’вme est sйparйe du corps quant aux
opйrations des sens, qui sont des actes seconds. Si donc elle voit Dieu dans
son essence, il est nйcessaire qu’elle soit sйparйe du corps, mкme en temps qu’elle
est son acte premier. Or cela n’a pas lieu tant que l’homme est dans l’йtat de
voie. Donc, dans l’йtat de voie, nul ne peut voir Dieu dans son essence.
Rйponse :
Une action peut
convenir а quelqu’un de deux faзons. D’abord, en sorte que le principe de cette
opйration soit en celui qui opиre, comme nous le constatons dans toutes les
actions naturelles. Ensuite, en sorte que le principe de cette opйration ou de
ce mouvement йmane d’un principe extйrieur, comme c’est le cas des mouvements
violents, et comme c’est le cas des њuvres miraculeuses, qui n’adviennent que
par la puissance divine, comme l’illumination d’un aveugle, la rйsurrection
d’un mort, et autres choses semblables.
La vision de
Dieu dans son essence ne peut donc convenir а notre esprit dans l’йtat de voie
selon le premier mode. Dans la connaissance naturelle, en effet, notre esprit
regarde les phantasmes comme des objets desquels il reзoit les espиces
intelligibles, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; par consйquent, tout ce qu’il pense selon l’йtat de
voie, il le pense par de telles espиces abstraites depuis les phantasmes. Or
aucune espиce de cette sorte ne suffit а reprйsenter l’essence divine, ou mкme
celle de n’importe quelle autre essence sйparйe, puisque les quidditйs des rйalitйs
sensibles, dont les espиces intelligibles abstraites depuis les phantasmes sont
des ressemblances, sont d’une autre nature que les essences des substances
immatйrielles mкmes crййes, et que l’essence divine bien plus encore. Donc
notre esprit, par la connaissance naturelle dont nous faisons l’expйrience dans
l’йtat de voie, ne peut voir dans leur essence ni Dieu ni les anges. Cependant
les anges peuvent кtre vus dans leur essence par des espиces intelligibles
diffйrentes de leurs essences, mais non l’essence divine, qui dйpasse tout
genre et est hors de tout genre, de sorte qu’aucune espиce crййe ne peut кtre
trouvйe adйquate а la reprйsenter.
Il est donc
nйcessaire, si Dieu doit кtre vu dans son essence, qu’il ne soit vu par aucune
espиce crййe, mais que son essence elle-mкme devienne la forme intelligible de
l’intelligence qui le voit, ce qui ne peut se faire sans que l’intelligence
crййe soit disposйe а cela par la lumiиre de gloire. Et ainsi, lorsqu’il voit
Dieu dans son essence par la disposition de la lumiиre infuse, l’esprit atteint
le terme de la voie, qui est la gloire ; et ainsi, il n’est plus dans la
voie. Or, de mкme que les corps sont soumis а la toute-puissance divine, de
mкme aussi les esprits. Donc, de mкme que celle-ci peut amener des corps а des
effets dont la disposition ne se trouve pas dans les corps en question, comme
elle fit marcher Pierre sur les eaux sans lui donner la dot d’agilitй, de mкme
elle peut amener l’esprit а кtre uni а l’essence divine dans l’йtat de voie а
la faзon dont il lui est uni dans la patrie, sans qu’il soit baignй de la
lumiиre de gloire. Et lorsque cela se produit, il est nйcessaire que l’esprit
abandonne le mode de connaissance par lequel il abstrait depuis les phantasmes,
tout comme le corps corruptible, lorsque l’acte d’agilitй lui est
miraculeusement confйrй, n’est pas en mкme temps en acte de pesanteur. Voilа
pourquoi ceux а qui il est ainsi donnй de voir Dieu dans son essence sont
entiиrement abstraits des actes des sens, afin que toute l’вme soit recueillie
pour regarder l’essence divine. Et c’est pourquoi on dit qu’ils sont ravis,
comme si, par la force d’une nature supйrieure, ils йtaient abstraits de ce qui
leur convenait par nature.
Ainsi donc,
suivant le cours ordinaire des choses, personne dans l’йtat de voie ne voit
Dieu dans son essence. Et s’il est miraculeusement accordй а quelques-uns de
voir Dieu dans son essence sans que leur вme soit encore totalement sйparйe de
la chair mortelle, ils ne sont cependant pas totalement dans l’йtat de voie,
йtant donnй qu’ils n’ont pas les actes des sens, dont nous nous servons dans
l’йtat de voie sujet а la mort.
Rйponse aux objections :
1° Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral et dans sa Lettre а
Pauline sur la vision de Dieu, ces paroles montrent que Moпse a vu Dieu
dans son essence en un certain ravissement, comme il est dit aussi de saint
Paul en 2 Cor. 12, 2, si bien que le lйgislateur des Juifs et le
Docteur des nations sont йgaux en cela.
2° Saint Grйgoire
parle de ceux qui, par l’acuitй de la contemplation, s’йlиvent jusqu’а voir
l’essence divine en un ravissement ; et c’est pourquoi il ajoute :
« Quiconque voit la sagesse que Dieu est, meurt totalement а cette
vie. »
3° Il y eut ceci
de singulier dans le Christ, qu’il йtait en mкme temps dans l’йtat de voie et
dans l’йtat de saisie. Et cela lui convenait parce qu’il йtait Dieu et
homme ; c’est pourquoi tout ce qui regardait la nature humaine йtait en
son pouvoir, en sorte que chaque puissance de l’вme et du corps йtait disposйe
comme lui-mкme en disposait. Par consйquent, ni la douleur du corps n’empкchait
la contemplation de l’esprit, ni la fruition de l’esprit ne diminuait la
douleur du corps ; et ainsi, son intelligence йclairйe par la lumiиre de
gloire voyait Dieu dans son essence, en sorte cependant que la gloire ne
s’йtendait pas aux parties infйrieures. Et ainsi, il йtait en mкme temps dans
l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, ce qui ne peut se dire des autres
hommes, en lesquels rejaillit nйcessairement quelque chose des puissances
supйrieures sur les infйrieures, tandis que les supйrieures sont entraоnйes par
les passions fortes des infйrieures.
4° Dieu est connu
par vision intellectuelle dans l’йtat de voie, non en sorte que l’on sache de
Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Et sous cet aspect nous
connaissons son essence, comprenant qu’elle est placйe au-dessus de tout, bien
qu’une telle connaissance se fasse au moyen de ressemblances. Quant а la parole
de saint Augustin, elle doit кtre rйfйrйe а ce qui est connu, non а ce par quoi
l’on connaоt, ainsi qu’il ressort des prйcйdentes questions.
5° Notre
intelligence, mкme dans l’йtat de voie, peut connaоtre en quelque sorte
l’essence divine, non pas de faзon а savoir d’elle ce qu’elle est, mais
seulement ce qu’elle n’est pas.
6°
Nous
pouvons aimer Dieu immйdiatement, sans aimer autre chose avant, bien que ce
soit parfois par l’amour d’autres rйalitйs visibles que nous sommes ravis vers
les rйalitйs invisibles ; mais nous ne pouvons pas connaоtre Dieu
immйdiatement dans l’йtat de voie sans connaоtre autre chose avant. Et la
raison en est que, puisque la volontй suit l’intelligence, l’opйration de la
volontй commence lа oщ l’opйration de l’intelligence a son terme. Or
l’intelligence, par un processus des effets aux causes, parvient enfin а
quelque connaissance de Dieu mкme, en connaissant de lui ce qu’il n’est
pas ; et ainsi, la volontй se porte vers ce qui lui est prйsentй par
l’intelligence, sans qu’il lui soit nйcessaire de repasser par tous les
intermйdiaires par lesquels l’intelligence est passйe.
7° Notre
intelligence, bien qu’elle ait йtй faite pour voir Dieu, ne l’a cependant pas
йtй pour qu’elle puisse voir Dieu par sa puissance naturelle, mais par la
lumiиre de gloire а elle infusйe. Voilа pourquoi, une fois que tout voile est
фtй, il n’est pas encore nйcessaire que l’intelligence voie Dieu dans son
essence, si elle n’est pas йclairйe par la lumiиre de gloire. En effet,
l’absence mкme de la gloire sera pour elle un empкchement а la vision de Dieu.
8° Avec
l’intellectualitй, qu’il a comme un certain propre, notre esprit possиde aussi
l’кtre, en commun avec les autres choses ; donc, bien que Dieu soit en
lui, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il soit toujours en lui comme une
forme intelligible, mais comme celui qui donne l’кtre, comme il l’est dans les
autres crйatures. Or, bien qu’il donne l’кtre de faзon gйnйrale а toutes les
crйatures, il donne cependant а n’importe quelle crйature un mode d’кtre
propre ; et ainsi, mкme dans la mesure oщ il est en toutes choses par son
essence, sa prйsence et sa puissance, Dieu se trouve кtre de faзon diffйrente
dans les divers кtres, et en chacun selon son propre mode d’кtre.
9° Il y a deux
santйs de l’esprit : l’une qui le guйrit de la faute par la grвce de la
foi, et cette santй fait voir cette clartй inaccessible comme par un miroir et
en йnigme. L’autre est exempte de toute faute, peine et misиre : c’est
celle qui aura lieu par la gloire, et cette santй fera voir Dieu face а face.
Ces deux visions sont distinguйes en 1 Cor. 13, 12 : « Nous
voyons maintenant comme par un miroir… face. »
10° L’йtant qui
est premier par gйnйralitй ne dйpasse la proportion d’aucune chose, puisqu’il
est identique par essence а n’importe quelle rйalitй ; voilа pourquoi
lui-mкme est connu dans la connaissance de n’importe quelle rйalitй. Mais
l’йtant qui est premier par causalitй dйpasse toutes les autres rйalitйs hors
de toute proportion ; il ne peut donc кtre connu adйquatement dans la
connaissance d’aucune autre chose. Et c’est pourquoi, dans l’йtat de voie, oщ
nous pensons par des espиces abstraites depuis les rйalitйs, nous connaissons
adйquatement l’йtant commun, mais non l’йtant incrйй.
11° Bien que
l’essence divine soit prйsente а notre intelligence, cependant, tant qu’elle
n’est pas perfectionnйe par la lumiиre de gloire, elle ne lui est pas unie
comme une forme intelligible qu’elle puisse penser. En effet, l’esprit lui-mкme
n’a pas la facultй de voir Dieu dans son essence avant d’кtre йclairй par la
lumiиre susdite. Et ainsi, il manque et la facultй du voyant, et la prйsence de
l’objet vu. L’intention non plus n’est pas toujours lа ; en effet, bien
qu’il se trouve dans la crйature une certaine ressemblance du Crйateur,
cependant ce n’est pas chaque fois que nous nous tournons vers la crйature que
nous nous tournons vers elle en tant qu’elle est une ressemblance du Crйateur.
Il n’est donc pas nйcessaire que notre intention se porte toujours vers Dieu.
12° La Glose dit, а propos de ce passage du
Psaume 11, 1 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes, etc. », qu’а
partir d’une seule vйritй incrййe « plusieurs vйritйs sont imprimйes dans
les esprits humains, de mкme que d’un seul visage rejaillissent plusieurs
ressemblances en diffйrents miroirs » ou en un unique miroir brisй. Par
consйquent, on dit que nous voyons quelque chose dans la vйritй incrййe lorsque
par sa ressemblance qui rejaillit dans notre esprit nous jugeons d’une chose,
comme quand nous portons un jugement sur des conclusions au moyen de principes
йvidents par soi. Il n’est donc pas nйcessaire que la vйritй incrййe elle-mкme
soit vue de nous dans son essence.
13° La vйritй
suprкme, autant qu’il est en elle, est suprкmement connaissable ; mais de
notre cфtй, il se produit qu’elle est moins connaissable pour nous, comme le
montre le Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.
14° Cette citation
est expliquйe de deux faзons dans la Glose.
D’abord en sorte qu’on l’entende de la vision imaginaire ; c’est pourquoi
la Glose interlinйaire dit :
« “J’ai vu le Seigneur face а face” : non que Dieu puisse кtre vu,
mais il a vu la forme en laquelle Dieu lui a parlй. » D’une autre faзon,
la Glose de saint Grйgoire entend
cela de la vision intellectuelle, par laquelle les saints regardent la vйritй
divine dans la contemplation ; non certes en sachant d’elle ce qu’elle
est, mais plutфt ce qu’elle n’est pas ; aussi saint Grйgoire dit-il au
mкme endroit : « Par l’impression qu’elle ressent, l’вme comprend
qu’elle ne voit pas la vйritй aussi grande qu’elle est. Aussi, plus elle en
approche, et plus elle s’en croit йloignйe, car si elle ne la voyait pas en
quelque faзon, elle ne sentirait pas qu’elle ne peut pas la voir. » Et peu
aprиs il ajoute : « Cette vision que nous avons de Dieu par le moyen
de la contemplation, vision qui n’est ni pleine ni permanente mais qui est
comme une certaine imitation de vision, est appelйe le visage de Dieu. Car
comme nous reconnaissons quelqu’un а son visage, nous appellons ici “visage” la
connaissance de Dieu. » Article 12 : L’existence de Dieu est-elle
йvidente par soi pour l’esprit humain, comme les premiers principes de la
dйmonstration, dont l’esprit humain ne peut penser le non-кtre ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Les choses
dont la connaissance a naturellement йtй mise en nous sont pour nous йvidentes
par soi. Or « chacun a, par nature, semйe en lui, la connaissance qu’il y
a un Dieu », comme dit saint Jean Damascиne. L’existence de Dieu est donc
йvidente par soi.
2° Dieu est
« ce dont rien de plus grand ne peut кtre pensй », comme dit Anselme.
Or ce dont on ne peut pas penser le non-кtre est plus grand que ce dont on peut
penser le non-кtre. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.
3° Dieu est la
vйritй mкme. Or nul ne peut penser le non-кtre de la vйritй, car si l’on pose
qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe : en effet, si la vйritй
n’existe pas, il est vrai que la vйritй n’existe pas. On ne peut donc pas
penser le non-кtre de Dieu.
4° Dieu est
lui-mкme son кtre. Or on ne peut penser que le mкme ne se prйdique pas du mкme,
comme par exemple que l’homme ne soit pas homme. On ne peut donc pas penser le
non-кtre de Dieu.
5° Toutes choses
dйsirent le souverain bien, comme dit Boиce. Or le souverain bien est Dieu
seul. Toutes choses dйsirent donc Dieu. Or ce qui n’est pas connu ne peut pas
кtre dйsirй. La commune conception de tous est donc que Dieu existe ; on
ne peut donc pas penser son non-кtre.
6° La vйritй
premiиre surpasse toute vйritй crййe. Or quelque vйritй crййe est si йvidente
qu’on ne peut pas penser son non-кtre, comme par exemple la vйritй de cette
proposition : « L’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en
mкme temps. » Il est donc bien moins possible de penser le non-кtre de la
vйritй incrййe, qui est Dieu.
7° L’кtre
est possйdй par Dieu plus vйritablement que par l’вme humaine. Or l’вme ne peut
pas penser son non-кtre. Elle peut donc bien moins encore penser le non-кtre de
Dieu.
8° Tout ce qui
est, il a d’abord йtй vrai que c’йtait а venir. Or la vйritй est. Il a donc
d’abord йtй vrai qu’elle йtait а venir, et ce, en vertu seulement de la vйritй.
On ne peut donc pas penser que la vйritй n’a pas toujours йtй. Or Dieu est la
vйritй. On ne peut donc pas penser que Dieu n’est pas ou n’a pas toujours йtй.
9° [Le rйpondant] disait qu’il y a
dans le cours de cet argument un sophisme, celui du relatif et de
l’absolu ; car en disant qu’une vйritй йtait а venir avant qu’elle fыt, on
n’exprime pas quelque chose de vrai absolument, mais seulement
relativement ; et ainsi, on ne peut pas conclure absolument que la vйritй
existait. En sens contraire : tout vrai
relatif se ramиne а quelque vrai absolu, comme tout imparfait se ramиne а
quelque parfait. Si donc il йtait vrai relativement qu’une vйritй йtait а
venir, il йtait nйcessaire que quelque chose fыt vrai absolument ; et
ainsi, il йtait absolument vrai de dire que la vйritй existait.
10° Le nom propre
de Dieu est « Celui qui est », comme on le voit clairement en
Ex. 3, 14. Or on ne peut pas penser le non-кtre de l’йtant. On ne peut
donc pas non plus penser le non-кtre de Dieu.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 13, 1 : « L’insensй a dit dans son cњur : Il n’y a point
de Dieu. »
2° [Le rйpondant] disait que l’existence de
Dieu est йvidente par soi dans un habitus de l’esprit, mais que son non-кtre
peut кtre pensй actuellement. En sens contraire :
on ne peut pas estimer par la raison intйrieure le contraire de ce qui est
connu par un habitus naturel, comme les premiers principes de la dйmonstration.
Si donc l’on peut estimer en acte le contraire de l’existence de Dieu, elle ne
sera pas йvidente par soi dans un habitus.
3° Les choses qui
sont йvidentes par soi sont connues sans aucune dйduction des effets aux
causes ; en effet, elles sont connues dиs que les termes le sont, comme il
est dit au premier livre des Seconds
Analytiques. Or nous ne connaissons l’existence de Dieu qu’en regardant son
effet ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu…
par le moyen de ses њuvres » ; l’existence de Dieu n’est donc pas
йvidente par soi.
4° On ne peut
connaоtre l’existence de quelqu’un sans savoir ce qu’il est. Or, dans l’йtat
prйsent, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est. Son existence n’est
donc pas connue de nous ; encore moins est-elle йvidente.
5° L’existence de
Dieu est un article de foi. Or l’article est ce que la foi suggиre et que la
raison contredit. Or les choses que la raison contredit ne sont pas йvidentes
par soi. L’existence de Dieu n’est donc pas йvidente par soi.
6° Rien n’est
plus certain pour l’homme que sa foi, comme dit saint Augustin. Or un doute
peut s’йlever en nous sur les choses qui appartiennent а la foi, donc sur
n’importe quelles autres aussi ; et ainsi, on peut penser le non-кtre de
Dieu.
7° La
connaissance de Dieu appartient а la sagesse. Or tous n’ont pas la sagesse.
L’existence de Dieu n’est donc pas connue de tous, elle n’est donc pas йvidente
par soi.
8° Saint Augustin
dit au livre sur la Trinitй que
« le souverain bien ne peut se montrer qu’а des esprits parfaitement
purifiйs ». Or tous n’ont pas des esprits parfaitement purifiйs. Donc tous
ne connaissent pas le souverain bien, c’est-а-dire l’existence de Dieu.
9° De deux
choses quelconques que la raison distingue, l’une peut кtre pensйe sans
l’autre ; par exemple, nous pouvons penser Dieu sans penser qu’il est bon,
comme le montre Boиce au livre des Semaines.
Or en Dieu, l’essence et l’existence diffиrent de raison. On peut donc penser
son essence sans penser qu’il existe, et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
10° Pour Dieu,
кtre Dieu et кtre juste sont une mкme chose. Or certains avancent l’opinion que
Dieu n’est pas juste, disant que des maux plaisent а Dieu. Quelques-uns peuvent
donc avoir l’opinion que Dieu n’existe pas, et ainsi, l’existence de Dieu n’est
pas йvidente par soi.
Rйponse :
On trouve trois
opinions sur cette question. Certains, en effet, comme le rapporte Rabbi Moпse,
prйtendirent que l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, ni non plus
sue par dйmonstration, mais seulement reзue par la foi ; et ce qui les
poussait а dire cela, c’йtait la faiblesse des raisons que beaucoup avancent
pour prouver l’existence de Dieu. D’autres, comme Avicenne, affirmиrent que
l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, mais qu’elle est sue par
dйmonstration. D’autres encore, comme Anselme, sont d’avis que l’existence de
Dieu est йvidente par soi, au point que nul ne peut penser intйrieurement que
Dieu n’existe pas, quoique l’on puisse profйrer cela extйrieurement et penser
intйrieurement les mots par lesquels on le profиre. La premiиre opinion
apparaоt manifestement fausse. En effet, l’existence de Dieu se trouve prouvйe
par d’irrйfragables dйmonstrations, mкme par des philosophes, quoique
quelques-uns invoquent des raisons futiles pour montrer cela. Quant aux deux
opinions suivantes, elles sont vraies toutes deux а un certain point de vue.
En effet, il y
a deux faзons pour une chose d’кtre йvidente par soi : en soi, et pour
nous. Ainsi l’existence de Dieu est йvidente par soi en soi, mais non pour
nous ; aussi nous est-il nйcessaire, pour connaоtre cela, d’avoir des
dйmonstrations partant des effets. Et cela apparaоt de la faзon suivante. Pour
qu’une chose soit йvidente par soi en soi, il est seulement exigй que le
prйdicat entre dans la notion du sujet ; dans ce cas, en effet, le sujet
ne peut кtre pensй sans qu’il soit clair que le prйdicat est en lui. Mais pour
qu’une chose soit йvidente par soi pour nous, il est nйcessaire que la notion
du sujet, en laquelle le prйdicat est inclus, soit connue de nous. Et de lа
vient que certaines choses sont йvidentes par soi pour tous, а savoir, lorsque
de telles propositions ont des sujets dont la notion est connue de tous :
par exemple, que n’importe quel tout est plus grand que sa partie ; en
effet, tout le monde qui sait ce qu’est le tout et ce qu’est la partie.
D’autres choses, en revanche, sont йvidentes par soi seulement pour les sages,
qui connaissent les dйfinitions des termes alors que la foule les ignore. Et
c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines
qu’il y a « deux modes de conceptions communes. L’une est commune а tous,
comme : “Si vous retranchez des parties йgales de choses йgales, etc.”
L’autre est celle qui appartient seulement aux plus savants, comme par
exemple : “Les choses incorporelles ne sont pas dans un lieu”, conception
que non pas la foule mais les savants reconnaissent » : car la
considйration de la foule ne peut pas transcender l’imagination pour atteindre
la notion de rйalitй incorporelle.
Or l’existence
n’est incluse dans la notion d’aucune crйature ; en effet, l’existence de
n’importe quelle crйature est autre que sa quidditй ; on ne peut donc dire
d’aucune crйature que son existence est йvidente par soi, mкme en soi. Mais en
Dieu, son existence est incluse dans la notion de sa quidditй, car en lui sont
identiques l’existence et ce qui est, comme dit Boиce, et la mкme question est
de savoir s’il existe et ce qu’il est, comme dit Avicenne ; voilа pourquoi
il est йvident par soi en soi. Mais parce que la quidditй de Dieu ne nous est
pas connue, son existence n’est pas йvidente pour nous mais a besoin d’une
dйmonstration. Mais dans la patrie, oщ nous verrons son essence, l’existence de
Dieu sera pour nous bien plus йvidente par soi qu’il n’est prйsentement йvident
que l’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en mкme temps.
Ainsi donc,
parce que les deux termes de la question sont vrais а un certain point de vue,
il est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.
Rйponse aux objections :
1° Il est dit que
la connaissance de l’existence de Dieu a naturellement йtй semйe en tous, parce
qu’en tous a naturellement йtй semй quelque chose а partir d’oщ l’on peut
parvenir а connaоtre l’existence de Dieu.
2° Cet argument
serait probant si c’йtait а cause de Dieu lui-mкme que Dieu n’est pas йvident
par soi ; or en fait, s’il peut кtre pensй comme non existant, c’est а
cause de nous, qui manquons а connaоtre des choses qui sont en soi trиs
йvidentes. Donc, que Dieu puisse кtre pensй comme non existant n’empкche pas
qu’il soit aussi ce dont on ne peut rien penser de plus grand.
3° La vйritй est
fondйe sur l’йtant ; donc, de mкme qu’il est йvident par soi que l’йtant
commun existe, de mкme aussi il est йvident par soi que la vйritй existe. Mais
il n’est pas йvident par soi pour nous qu’il y ait un йtant premier qui soit la
cause de tout йtant, jusqu’а ce que, ou bien la foi le reзoive, ou bien la
dйmonstration le prouve ; il n’est donc pas non plus йvident par soi que
toute vйritй vient d’une vйritй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que l’existence
de Dieu soit йvidente par soi.
4° Cet argument
serait probant s’il nous йtait йvident par soi que la dйitй mкme est l’кtre de
Dieu ; et assurйment, cela ne nous est pas йvident par soi, puisque nous
ne voyons pas Dieu dans son essence ; mais nous avons besoin, pour le
maintenir, soit de la dйmonstration, soit de la foi.
5° Le souverain
bien est dйsirй de deux faзons : d’abord dans son essence, et ainsi toutes
choses ne dйsirent pas le souverain bien ; ensuite dans sa ressemblance,
et ainsi toutes choses dйsirent le souverain bien, car une chose n’est
dйsirable qu’en tant qu’il se trouve en elle une ressemblance du souverain
bien. On ne peut donc pas en dйduire que l’existence de Dieu, qui est par
essence le souverain bien, soit йvidente par soi.
6° Bien que la
vйritй incrййe dйpasse toute vйritй crййe, rien n’empкche cependant que la
vйritй crййe soit plus йvidente pour nous que l’incrййe : en effet, les
choses qui sont moins йvidentes en soi le sont plus pour nous, suivant le
Philosophe.
7° On peut
entendre de deux faзons que le non-кtre d’une chose est pensй. D’abord en sorte
que ces deux termes viennent en mкme temps dans l’apprйhension ; et dans
ce cas, rien n’empкche que quelqu’un pense son propre non-кtre, comme il pense
qu’un jour il n’a pas existй. Mais ainsi, il ne peut pas venir en mкme temps
dans l’apprйhension qu’une chose est le tout et qu’elle est plus petite que la
partie, car l’un des termes exclut l’autre. Ensuite, en sorte qu’un assentiment
soit apportй а cette apprйhension ; et dans ce cas, nul ne peut penser
avec assentiment son propre non-кtre, car dиs lors qu’il pense quelque chose,
il perзoit qu’il existe.
8° Ce qui est
maintenant, il n’a pas nйcessairement йtй vrai qu’il a d’abord йtй а venir, а
moins de supposer que quelque chose existait lorsqu’il est dit que c’йtait а
venir. Et si nous envisageons le cas impossible oщ un jour rien n’aurait
existй, alors, une fois supposй cela, rien ne sera vrai que matйriellement
seulement : en effet, la matiиre de la vйritй est non seulement l’кtre mais
aussi le non-кtre, car il arrive que l’on dise le vrai а propos de l’йtant et
du non-йtant. Et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y eut alors vйritй, si ce
n’est matйriellement, et donc а un certain point de vue.
9° Que ce
qui est vrai relativement se ramиne а la vйritй ou au vrai absolu, cela est
nйcessaire si l’on suppose que la vйritй existe, mais non autrement.
10° Bien que le
nom de Dieu soit « Celui qui est », cependant cela n’est pas йvident
par soi pour nous ; l’argument n’est donc pas concluant.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Voici comment
Anselme, dans son Proslogion,
explique qu’il soit affirmй que l’insensй a dit dans son cњur « Il
n’y a point de Dieu » : il a pensй ces paroles, mais n’a pu penser
cela par la raison intйrieure.
2° C’est de la
mкme faзon, quant а l’habitus et quant а l’acte, que l’existence de Dieu est
йvidente par soi ou ne l’est pas.
3° C’est а cause
de l’imperfection de notre connaissance que nous ne pouvons connaоtre
l’existence de Dieu que par les effets ; cela n’exclut donc pas qu’elle
soit йvidente par soi en elle-mкme.
4° Pour connaоtre
l’existence d’une chose, il n’est pas nйcessaire de savoir d’elle ce qu’elle
est par une dйfinition, mais ce qui est signifiй par son nom.
5° L’existence de
Dieu n’est pas un article de foi, mais prйcиde l’article ; а moins d’y
associer quelque autre chose, par exemple que Dieu a l’unitй d’essence avec la
trinitй des Personnes, et d’autres semblables.
6° Les choses qui
appartiennent а la foi sont connues trиs certainement, au sens oщ la certitude
implique la fermetй de l’adhйsion : en effet, le croyant n’adhиre а rien
plus fermement qu’aux choses qu’il tient par la foi. Mais elles ne sont pas
connues trиs certainement au sens oщ la certitude implique l’apaisement de l’intelligence
dans la rйalitй connue : en effet, si le croyant donne son assentiment aux
choses qu’il croit, cela ne vient pas de ce que son intelligence, en vertu de
quelques principes, a pour terme ces choses crйdibles, mais de la volontй qui
incline l’intelligence а assentir а ces choses crues. Et de lа vient qu’un
mouvement de doute peut s’йlever dans le croyant sur les choses qui
appartiennent а la foi.
7° La
sagesse ne consiste pas seulement а savoir que Dieu existe, mais aussi en ce
que nous accйdons а la connaissance de ce qu’il est ; et cela, nous ne
pouvons le connaоtre dans l’йtat de voie que pour autant que nous savons ce
qu’il n’est pas. En effet, celui qui connaоt une chose en tant qu’elle est
distincte de toutes les autres, approche de la connaissance par laquelle on
sait ce qu’elle est ; et la citation de saint Augustin invoquйe ensuite
s’entend aussi de cette connaissance.
8° On voit dиs
lors clairement la rйponse au huitiиme argument.
9° Les
choses qui sont distinctes de raison ne peuvent pas toujours кtre pensйes comme
sйparйes l’une de l’autre, bien qu’elles puissent кtre pensйes sйparйment. En
effet, bien qu’on puisse penser Dieu sans penser sa bontй, cependant on ne peut
penser que Dieu existe et ne soit pas bon ; donc, bien qu’en Dieu ce qui
est et l’existence soient distincts de raison, cependant il n’en dйcoule pas
que son non-кtre puisse кtre pensй.
10° Dieu est connu
non seulement dans son effet de justice, mais aussi dans ses autres
effets ; donc, а supposer que quelqu’un ne le connaisse pas comme juste,
il ne s’ensuit pas qu’il ne soit aucunement connu. Et il n’est pas possible
qu’aucun de ses effets ne soit connu, puisque l’йtant commun, qui ne peut pas
кtre inconnu, est son effet. Article 13 : La trinitй des Personnes peut-elle
кtre connue par la raison naturelle ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est dit en
Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu, [son
йternelle puissance et sa divinitй]… par le moyen de ses њuvres » ;
or la Glose rapporte les perfections
invisibles а la Personne du Pиre, la puissance йternelle а celle du Fils, la
divinitй а celle du Saint-Esprit. Nous pouvons donc arriver а connaоtre la
Trinitй par la raison naturelle а partir des crйatures.
2° On sait par la
connaissance naturelle qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance, et qu’en
lui est l’origine de toute la puissance. Il est donc nйcessaire de lui
attribuer la premiиre puissance. Or la premiиre puissance est une puissance
gйnйrative. Nous pouvons donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu
la puissance gйnйrative. Or, une fois posйe en Dieu la puissance gйnйrative, la
distinction des Personnes s’ensuit nйcessairement. Nous pouvons donc connaоtre
par la raison naturelle la distinction des Personnes. Et voici comment
[l’objectant] prouvait que la puissance gйnйrative est la premiиre puissance.
L’ordre des puissances suit l’ordre des opйrations. Or, entre toutes les
opйrations, la premiиre est la pensйe, car il est prouvй que celui qui agit par
son intelligence est premier, et en lui la pensйe, du point de vue de notre
maniиre de connaоtre, est antйrieure au vouloir et а l’agir. La puissance
intellective est donc la premiиre des puissances. Or la puissance intellective
est une puissance gйnйrative, car quiconque pense engendre en soi-mкme sa
connaissance. La puissance gйnйrative est donc la premiиre des puissances.
3° Tout йquivoque
se ramиne а un univoque, comme toute multitude se ramиne а l’unitй. Or la
procession des crйatures а partir de Dieu est une procession йquivoque, puisque
les crйatures n’ont en commun avec Dieu ni le nom ni la notion. Il est donc
nйcessaire de poser par la raison naturelle qu’une procession univoque
prйexiste en Dieu, selon laquelle Dieu procиde de Dieu ; et une fois
celle-ci posйe, la distinction des Personnes en Dieu s’ensuit.
4° Une certaine
glose dit au sujet de l’Apocalypse qu’il n’y avait pas de secte qui se fыt
trompйe sur la Personne du Pиre. Or c’eыt йtй une trиs grande erreur sur la
Personne du Pиre que de poser qu’il n’a pas de Fils. Donc mкme la secte des
philosophes, qui ont connu Dieu par la raison naturelle, a posй le Pиre et le
Fils en Dieu.
5° Comme dit
Boиce dans son Arithmйtique, une
йgalitй prйcиde toute inйgalitй. Or il y a une inйgalitй entre le Crйateur et
la crйature. Il est donc nйcessaire de poser en Dieu une йgalitй avant cette
inйgalitй. Or il ne peut y avoir lа d’йgalitй que s’il y a distinction, car
rien n’est йgal а soi-mкme, de mкme que rien n’est semblable а soi-mкme, comme
dit saint Hilaire. Il est donc nйcessaire de poser une distinction de Personnes
en Dieu selon la raison naturelle.
6° La raison
naturelle parvient а йtablir qu’il y a en Dieu le suprкme agrйment. Or
« aucun bien n’est agrйablement possйdй s’il n’est partagй », comme
dit Boиce. On peut donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu des
Personnes distinctes, qui retirent de leur sociйtй une possession agrйable de
la bontй.
7° La raison
naturelle parvient au Crйateur par la ressemblance de la crйature. Or la
ressemblance du Crйateur se trouve dans la crйature non seulement quant aux
attributs essentiels mais aussi quant aux propriйtйs des Personnes. Nous
pouvons donc parvenir aux propriйtйs des Personnes par la raison naturelle.
8° Les
philosophes n’ont eu la connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or
quelques-uns d’entre eux sont parvenus а connaоtre la Trinitй ; c’est
pourquoi il est dit au premier livre sur le Ciel
et le Monde : « et par ce nombre » — le nombre trois —
« nous nous sommes mis а magnifier le Crйateur ». Donc, etc.
9° Saint
Augustin rapporte au dixiиme livre de la Citй
de Dieu que le philosophe Porphyre a posй un Dieu Pиre, et un Fils engendrй
par lui ; il dit aussi au livre des Confessions
que dans certains livres de Platon il a
trouvй ce qui est йcrit au dйbut de l’Йvangile de saint Jean : « Au
commencement йtait le Verbe, etc. » jusqu’а « le Verbe s’est fait
chair » exclus ; or dans ces paroles apparaоt manifestement la
distinction des Personnes. On peut donc par la raison naturelle parvenir а
connaоtre la Trinitй.
10° Mкme par la
raison naturelle, les philosophes auraient accordй que Dieu peut dire quelque
chose. Or dire, cela entraоne en Dieu l’йmission du Verbe et la distinction des
Personnes. On peut donc connaоtre la trinitй des Personnes par la raison
naturelle.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Hйbr. 11, 1 : « la foi est la substance des choses que l’on
doit espйrer, et la preuve de celles qu’on ne voit pas. » Or les choses
qui sont connues par la raison naturelle sont des choses que l’on voit. Puis
donc que la trinitй des Personnes appartient aux articles de foi, il semble
qu’on ne puisse pas la connaоtre par la raison naturelle.
2° Saint Grйgoire
dit : « La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui
fournissait des preuves expйrimentales. » Or le mйrite consiste surtout
dans la foi en la Trinitй. Cela ne peut donc pas кtre connu par la raison
naturelle.
Rйponse :
La trinitй des
Personnes est connue de deux faзons. D’abord quant aux propriйtйs par
lesquelles les Personnes se distinguent ; et si l’on connaоt ces
propriйtйs, la Trinitй est vraiment connue en Dieu. Ensuite par les attributs
essentiels, qui sont appropriйs aux Personnes, comme la puissance l’est au
Pиre, la sagesse au Fils, la bontй au Saint-Esprit ; mais par de tels
attributs la Trinitй ne peut pas кtre parfaitement connue, car mкme si l’on фte
par l’intelligence la Trinitй, ceux-ci demeurent en Dieu ; mais si l’on
suppose la Trinitй, de tels attributs sont appropriйs aux Personnes а cause
d’une ressemblance aux propriйtйs des Personnes.
Or on peut
connaоtre par la raison naturelle ces appropriations aux Personnes, mais
nullement les propriйtйs des Personnes. Et la raison en est qu’il ne peut
йmaner d’un agent une action а laquelle ses instruments ne peuvent
s’йtendre ; comme l’art du forgeron ne peut bвtir, car les instruments du
forgeron ne s’йtendent pas а cet effet. Or les premiers principes de la
dйmonstration, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme, sont en nous comme les instruments
de l’intellect agent, dont la lumiиre fait en nous la vigueur de la raison
naturelle. Par consйquent, notre raison naturelle ne peut atteindre а la
connaissance de rien qui dйpasse l’extension des premiers principes. Or la
connaissance des premiers principes a son origine dans les choses sensibles,
comme le montre le philosophe au deuxiиme livre des Seconds Analytiques. Or on ne peut arriver а partir des sensibles а
connaоtre les propriйtйs des Personnes comme on passe des effets aux causes,
car tout ce qu’il y a de causalitй en Dieu relиve de l’essence, puisque Dieu
est cause des rйalitйs par son essence. Or les propriйtйs des Personnes sont
des relations par lesquelles les Personnes ne se rapportent pas aux crйatures,
mais l’une а l’autre. C’est pourquoi nous ne pouvons pas arriver aux propriйtйs
des Personnes par la raison naturelle.
Rйponse aux objections :
1° Cette
explication de la Glose s’entend des
appropriations aux Personnes, non de leurs propriйtйs.
2° On peut
йtablir adйquatement par la raison naturelle que la puissance intellective est
la premiиre des puissances, mais non qu’elle est une puissance gйnйrative. En
effet, puisqu’en Dieu celui qui pense, l’acte de penser et l’objet pensй sont
identiques, la raison naturelle ne contraint pas а poser que Dieu, en pensant,
engendre une chose distincte de lui.
3° Toute
multitude prйsuppose une unitй, et toute йquivocitй une univocitй ;
cependant toute gйnйration йquivoque ne prйsuppose pas une gйnйration univoque,
mais c’est plutфt l’inverse, si l’on suit la raison naturelle. En effet, les
causes йquivoques sont par soi des causes de l’espиce ; elles ont donc une
causalitй sur toute l’espиce ; alors que les causes univoques ne sont pas
des causes de l’espиce par soi, mais en ceci ou cela ; aucune cause
univoque n’a donc de causalitй relativement а toute l’espиce, sinon quelque
chose serait cause de soi-mкme, ce qui est impossible ; l’argument n’est
donc pas concluant.
4° Cette Glose s’entend des sectes d’hйrйtiques
qui sortirent de l’Йglise ; les sectes des Gentils ne sont donc pas incluses
parmi elles.
5° Mкme sans
supposer une distinction de Personnes, nous pouvons poser l’йgalitй en Dieu, en
tant que nous disons sa bontй йgale а sa sagesse. Ou bien l’on peut rйpondre
que l’on considиre deux choses dans l’йgalitй : la cause de l’йgalitй, et
les suppфts de l’йgalitй. La cause de l’йgalitй est l’unitй, tandis que la
cause des autres proportions est un nombre. Donc de ce cфtй, l’йgalitй prйcиde
l’inйgalitй, comme l’unitй prйcиde le nombre. Mais les suppфts de l’йgalitй
sont plusieurs ; et ceux-ci ne sont pas prйsupposйs aux suppфts de
l’inйgalitй ; sinon il serait nйcessaire qu’une dualitй prйcиde toute
unitй, car l’йgalitй se trouve en premier dans la dualitй, tandis qu’entre
l’unitй et la dualitй il y a inйgalitй.
6° La parole de
Boиce est а entendre de ceux qui n’ont pas en eux-mкmes la parfaite bontй, mais
dont l’un a besoin du secours de l’autre, et c’est pourquoi l’agrйment ne
s’accomplit pas sans associй. Mais Dieu lui-mкme a en soi la plйnitude de la
bontй ; il n’est donc pas nйcessaire а son plein agrйment de poser en lui
une sociйtй.
7° Bien que
parmi les crйatures se trouvent des choses qui ressemblent aux Personnes quant
aux propriйtйs, cependant on ne peut conclure de ces ressemblances qu’il en est
de mкme en Dieu, car les choses qui se trouvent distinctes dans les crйatures
se rencontrent sans distinction dans le Crйateur.
8° Aristote
n’entendait pas poser le nombre trois en Dieu, mais montrer la perfection du
nombre trois par le fait que les anciens observaient ce nombre dans les
sacrifices et les priиres.
9° Ces
paroles des philosophes s’entendent des appropriations aux Personnes et non de
leurs propriйtйs.
10° Un philosophe
n’accorderait jamais selon la raison naturelle que Dieu dise, au sens oщ
« dire » implique la distinction des Personnes, mais seulement en un
sens essentiel. Question 11 : [Le maоtre (De
Magistro)]
Introduction
Article 1 :
Enseigner et кtre appelй maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu
seul ? Article 2 :
Quelqu’un peut-il кtre appelй son propre maоtre ? Article 3 : Un
homme peut-il кtre enseignй par un ange ? Article 4 :
Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?
Article 1 : Enseigner et кtre appelй
maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?
Objections :
Il semble que
Dieu seul enseigne et doive кtre appelй maоtre.
1° Mt 23,
8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre », et juste avant :
« Ne vous faites point appeler Rabbi » ; et la Glose dit а ce propos : « de
peur que vous ne donniez l’honneur divin а des hommes, ou que vous ne preniez
pour vous ce qui appartient а Dieu ». Кtre maоtre et enseigner semble donc
appartenir а Dieu seul.
2° Si l’homme
enseigne, c’est seulement par des signes ; car s’il semble aussi enseigner
des choses au moyen des rйalitйs elles-mкmes, par exemple si, quelqu’un ayant
demandй ce qu’est marcher, il marche, cela ne suffit cependant pas pour
enseigner si aucun signe n’est ajoutй, comme le prouve saint Augustin au livre
sur le Maоtre : en effet,
plusieurs choses sont prйsentes dans une mкme rйalitй, et c’est pourquoi on ne
saura pas sous quel rapport se fait la dйmonstration au sujet de cette rйalitй,
si c’est quant а la substance ou quant а l’un de ses accidents. Or on ne peut
arriver а la connaissance des rйalitйs par des signes : en effet, la
connaissance des rйalitйs est supйrieure а celle des signes, puisque la
connaissance des signes est ordonnйe а celle des rйalitйs comme а une
fin ; or l’effet n’est pas supйrieur а sa cause. Nul ne peut donc
transmettre а un autre la connaissance de rйalitйs, et ainsi, nul ne peut
enseigner autrui.
3° Si les signes
de quelques rйalitйs sont proposйs а quelqu’un par un homme, alors ou bien
celui а qui ils sont proposйs connaоt les rйalitйs dont ce sont les signes, ou
bien non. S’il connaоt ces rйalitйs, il ne sera pas enseignй а leur sujet. Et
s’il ne les connaоt pas, alors, les rйalitйs йtant ignorйes, les significations
des signes ne peuvent pas non plus кtre connues ; en effet, parce qu’il ne
connaоt pas la rйalitй qu’est la pierre, il ne peut pas savoir ce que le nom de
pierre signifie. Or, si l’on ignore la signification des signes, on ne peut
rien apprendre par des signes. Si donc l’homme ne fait rien d’autre pour
enseigner que proposer des signes, il semble qu’on ne puisse pas кtre enseignй
par un homme.
4° Enseigner
n’est rien d’autre que causer en quelque faзon la science en autrui. Or le
sujet de la science est l’intelligence, alors que les signes sensibles, par
lesquels seuls il semble que l’homme peut enseigner, ne parviennent pas jusqu’а
la partie intellective mais s’arrкtent dans la puissance sensitive. On ne peut
donc pas кtre enseignй par un homme.
5° Si la science
est causйe en un homme par un autre, alors ou bien elle йtait en celui qui
apprend, ou bien elle n’y йtait pas. Si elle n’y йtait pas et qu’elle est
causйe en cet homme par un autre, alors un homme crйe la science en un autre,
ce qui est impossible. Et si elle y йtait dйjа, alors ou bien elle йtait en
acte parfait, et dans ce cas elle ne peut pas кtre causйe, car ce qui est ne
devient pas, ou bien elle y йtait en tant que raison sйminale ; or les
raisons sйminales ne peuvent кtre amenйes а l’acte par aucune puissance crййe,
mais elles sont introduites par Dieu seul dans la nature, comme dit saint
Augustin au livre sur la Genиse au sens
littйral. Il reste donc qu’un homme ne peut aucunement en enseigner un
autre.
6° La science est
un certain accident. Or l’accident ne change pas de sujet. Puis donc que
l’enseignement n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transfusion de science
du maоtre vers le disciple, un homme ne peut pas en enseigner un autre.
7° А propos
de Rom. 10, 17 : « La foi vient de ce qu’on entend », la Glose dit : « Bien que Dieu
enseigne intйrieurement, cependant le hйraut annonce extйrieurement. » Or
la science est causйe intйrieurement dans l’esprit, et non extйrieurement dans
le sens. L’homme est donc enseignй par Dieu seul, non par un homme.
8° Saint Augustin
dit au livre sur le Maоtre :
« Dieu seul a une chaire dans les cieux, lui qui enseigne la vйritй sur la
terre ; l’homme, par contre, est а la chaire ce que le paysan est а
l’arbre. » Or le paysan n’est pas auteur, mais cultivateur de l’arbre. On
ne peut donc pas dire que l’homme est celui qui enseigne la science, mais celui
qui dispose а la science.
9° Si
l’homme est un vйritable enseignant, il est nйcessaire qu’il enseigne la
vйritй. Or quiconque enseigne la vйritй йclaire l’esprit, puisque la vйritй est
la lumiиre de l’esprit. L’homme йclairera donc l’esprit, s’il enseigne. Or cela
est faux, puisque c’est Dieu « qui йclaire tout homme venant en ce
monde » (Jn 1, 9). Un homme ne peut donc pas vraiment en enseigner un
autre.
10° Si un homme en
enseigne un autre, il est nйcessaire qu’il le rende, de savant en puissance,
savant en acte. Il est donc nйcessaire que sa science soit amenйe de puissance
а acte. Or ce qui est amenй de puissance а acte doit nйcessairement кtre
changй. La science ou la sagesse sera donc changйe, ce qui s’oppose а saint
Augustin, qui dit au livre des 83
Questions que « la sagesse, quand elle paraоt en l’homme, ne subit pas
de transformation, mais transforme l’homme ».
11° La science
n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transcription des rйalitйs dans l’вme,
puisque la science est, dit-on, une assimilation de celui qui sait а ce qui est
su. Or un homme ne peut pas transcrire les ressemblances des rйalitйs dans
l’вme d’un autre, car alors il opйrerait en lui intйrieurement, ce qui
n’appartient qu’а Dieu. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.
12° Boиce dit au
livre sur la Consolation que l’esprit
de l’homme, par l’enseignement, est seulement incitй а savoir. Or celui qui
incite l’intelligence а savoir ne le fait pas savoir, de mкme que celui qui
incite quelqu’un а voir corporellement ne le fait pas voir. Un homme ne fait
donc pas savoir un autre homme ; et ainsi, on ne peut pas dire au sens
propre qu’il l’enseigne.
13° Pour la
science est requise la certitude de la connaissance, sinon ce n’est pas la
science mais l’opinion ou la croyance, comme dit saint Augustin au livre sur le
Maоtre. Or un homme ne peut pas
produire la certitude en un autre homme par les signes sensibles qu’il met
devant lui : en effet, ce qui est dans le sens est plus oblique que ce qui
est dans l’intelligence, tandis que la certitude se produit toujours par
quelque chose de plus droit. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.
14° Pour la
science, seules sont requises la lumiиre intelligible et l’espиce. Or ni l’une
ni l’autre ne peut кtre causйe en un homme par un autre, car il serait nйcessaire
que l’homme crйe quelque chose, puisque de telles formes simples semblent ne
pouvoir кtre produites que par crйation. L’homme ne peut donc pas causer la
science en un autre, ni par consйquent enseigner.
15° Rien, sinon
Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, comme dit saint Augustin. Or la
science est une certaine forme de l’esprit. Donc Dieu seul cause la science
dans l’вme.
16° De mкme que la
faute est dans l’esprit, de mкme aussi l’ignorance. Or Dieu seul purifie
l’esprit de la faute ; Is. 43, 25 : « C’est moi qui efface
tes fautes pour l’amour de moi. » Donc Dieu seul purifie l’esprit de
l’ignorance, et ainsi, lui seul enseigne.
17° Puisque
la science est une connaissance certaine, on la reзoit de celui par la parole
de qui vient la certitude. Or la certitude ne vient pas de ce qu’on entend un
homme parler, sinon tout ce qu’un homme dit а quelqu’un serait nйcessairement
йtabli pour lui comme certain ; mais la certitude ne vient que dans la
mesure oщ il entend la vйritй parler au-dedans, et c’est elle йgalement qu’il
consulte pour obtenir la certitude sur ce qu’il entend dire par un homme. Ce
n’est donc pas l’homme qui enseigne, mais la vйritй qui parle au-dedans, et qui
est Dieu.
18° Nul n’apprend
par la parole d’autrui les choses qu’avant cette parole il aurait lui aussi
rйpondues si on l’avait interrogй. Or le disciple, avant que le maоtre ne lui
parle, aurait rйpondu sur les choses que propose le maоtre, si on l’avait
interrogй : en effet, il ne serait pas enseignй par la parole du maоtre
s’il ne savait que les choses sont telles que le maоtre les propose. Un homme
n’est donc pas enseignй par la parole d’un autre homme.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Tim. 1, 11 : « C’est pour cela que j’ai йtй йtabli le
prйdicateur et le maоtre des nations. » L’homme peut donc а la fois кtre
maоtre et кtre appelй maоtre.
2°
2 Tim. 3, 14 : « Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as
appris, et dont tu as la certitude. » La Glose : « par moi comme par un docteur
vйridique » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
3° En Mt 23,
8 et 9, il est dit en mкme temps : « Vous n’avez qu’un
Maоtre » et « Vous n’avez qu’un Pиre ». Or, que Dieu soit le
Pиre de tous n’exclut pas que l’homme aussi puisse vйritablement кtre appelй
pиre. Cela n’exclut donc pas non plus que l’homme puisse vйritablement кtre
appelй maоtre.
4° А propos de
Rom. 10, 15 : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes,
etc. », la Glose dit :
« Ce sont les pieds qui йclairent l’Йglise. » Or elle parle des
apфtres. Puis donc qu’йclairer est l’acte du docteur, il semble qu’enseigner
convienne aux hommes.
5° Comme il est
dit au quatriиme livre des Mйtйorologiques,
chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut engendrer son semblable. Or la
science est une certaine connaissance parfaite. Donc l’homme qui a une science
peut enseigner un autre homme.
6° Saint Augustin
dit au second livre sur la Genиse contre
les manichйens que, comme la terre, qui, avant le pйchй, йtait arrosйe par
une source, aprиs le pйchй eut besoin de la pluie tombant des nuages, ainsi
l’esprit humain, qui est signifiй par la terre, йtait fйcondй avant le pйchй
par la source de la vйritй, mais eut besoin aprиs le pйchй de l’enseignement
des autres, comme d’une pluie tombant des nuages. Donc l’homme, au moins aprиs
le pйchй, est enseignй par l’homme.
Rйponse :
Sur trois
questions se rencontre la mкme diversitй d’opinions, а savoir : sur la
production des formes en l’кtre, sur l’acquisition des vertus, et sur
l’acquisition des sciences.
Certains, en
effet, ont prйtendu que toutes les formes sensibles venaient d’un agent
extйrieur, qui est une substance ou une forme sйparйe qu’ils appellent
donatrice de formes ou intelligence agente ; ils ont aussi affirmй que
tous les agents infйrieurs naturels ne faisaient que prйparer la matiиre а la
rйception de la forme. Semblablement, Avicenne dit dans sa Mйtaphysique que « la cause de l’habitus du bien honnкte n’est
pas notre action, mais l’action empкche le contraire de cet habitus et rend
apte а cet habitus, afin qu’il vienne de la substance qui perfectionne les вmes
des hommes et qui est l’intelligence agente ou une substance semblable а
celle-ci ». De mкme aussi, ils affirment que la science n’est effectuйe en
nous que par un agent sйparй ; c’est pourquoi Avicenne pose au sixiиme
livre De naturalibus que les formes
intelligibles s’йcoulent dans notre esprit depuis l’intelligence agente.
Mais d’autres
ont йmis une opinion contraire, а savoir, que toutes ces choses йtaient
dйposйes dans les rйalitйs et qu’elles n’avaient pas de cause de l’extйrieur,
mais que l’action extйrieure ne faisait que les manifester. En effet, certains
ont affirmй que toutes les formes naturelles existaient actuellement, cachйes
dans la matiиre, et que l’agent naturel ne faisait rien d’autre que les extraire
de cet йtat cachй pour les manifester. Semblablement aussi, quelques-uns ont
affirmй que tous les habitus des vertus йtaient mis en nous par la nature, et
que l’exercice des њuvres фtait les empкchements par lesquels les habitus
susdits йtaient comme occultйs, comme on фte la rouille par un limage afin de
manifester la clartй du fer. De mкme aussi, quelques-uns ont prйtendu que la
science de toutes choses йtait concrййe а l’вme, et que tel enseignement et
tels secours extйrieurs de la science ne faisaient que conduire l’вme а se
remйmorer ou а considйrer les choses qu’elles savait dйjа ; et c’est
pourquoi ils disent qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer.
Or ces deux
opinions sont l’une et l’autre dйnuйes de raison. En effet, la premiиre exclut
les causes prochaines lorsqu’elle attribue aux seules causes premiиres tous les
effets qui se produisent dans les rйalitйs infйrieures ; ce qui est
dйroger а l’ordre de l’univers, qui est structurй par l’ordre et la connexion
des causes, la cause premiиre, dans son йminente bontй, donnant aux autres
rйalitйs non seulement d’кtre, mais encore d’кtre causes. La seconde opinion
revient quasiment au mкme inconvйnient : en effet, ce qui фte un
empкchement n’est moteur que par accident, comme il est dit au huitiиme livre
de la Physique ; par consйquent,
si les agents infйrieurs ne font rien d’autre que manifester ce qui йtait cachй
en фtant les empкchements occultant les formes et les habitus des vertus et des
sciences, il s’ensuivra que tous les agents infйrieurs n’agissent que par
accident.
Voilа pourquoi,
suivant l’enseignement d’Aristote, il faut adopter une voie intermйdiaire entre
les deux prйcйdentes sur tous les points susmentionnйs. En effet, si les formes
naturelles prйexistent bien dans la matiиre, ce n’est pas en acte, comme
disaient certains, mais seulement en puissance, d’oщ elles sont amenйes en acte
par un agent extйrieur prochain, et pas seulement par l’agent premier, comme
l’autre opinion le prйtendait. Semblablement aussi, suivant la sentence du mкme
Aristote au sixiиme livre de l’Йthique,
les habitus des vertus, avant leur accomplissement, prйexistent en nous en
certaines inclinations naturelles qui sont des commencements de vertus, mais
ensuite sont amenйs а l’accomplissement convenable par l’exercice des њuvres.
Et il faut dire de mкme, au sujet de l’acquisition de la science, qu’en nous
prйexistent certaines semences des sciences, c’est-а-dire les premiиres
conceptions de l’intelligence, qui sont immйdiatement connues а la lumiиre de l’intellect
agent au moyen des espиces abstraites depuis les choses sensibles, que ces
conceptions soient complexes, comme les axiomes, ou incomplexes, comme la
notion d’йtant, d’un, etc., que l’intelligence apprйhende immйdiatement. Or
dans ces principes universels sont incluses toutes les connaissances suivantes
comme en des raisons sйminales. Donc, lorsque l’esprit est amenй, а partir de
ces connaissances universelles, а connaоtre actuellement des choses
particuliиres qui йtaient dйjа connues dans l’universel et comme en puissance,
alors on dit que l’on acquiert la science.
Il faut
cependant savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de prйexister en
puissance dans les rйalitйs naturelles. D’abord en puissance active complиte,
c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur est suffisamment puissant pour
amener en acte parfait, comme on le voit dans la guйrison : en effet, le
malade est amenй а la santй par la puissance naturelle qui est en lui. Ensuite
en puissance passive, c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur n’est pas
suffisant pour amener а l’acte, comme on le voit clairement dans le cas de
l’air qui devient feu : en effet, cela ne pouvait pas se produire par
quelque puissance existant dans l’air. Donc, quand une chose prйexiste en
puissance active complиte, alors l’agent extйrieur n’agit qu’en aidant l’agent
intйrieur, et en lui procurant ce qui lui permet de passer а l’acte ;
comme le mйdecin, dans la guйrison, est le serviteur de la nature qui opиre
principalement, en confortant celle-ci et en apportant des remиdes, desquels la
nature se sert comme d’instruments pour la guйrison. Mais quand une chose
prйexiste seulement en puissance passive, alors c’est principalement l’agent
extйrieur qui amиne de puissance а acte ; comme le feu, а partir de l’air,
qui est feu en puissance, fait du feu en acte. Donc la science, en celui qui
apprend, prйexiste en puissance non purement passive, mais active ; sinon
l’homme ne pourrait pas acquйrir la science par lui-mкme.
Donc, de mкme
qu’il y a deux faзons pour quelqu’un d’кtre guйri : d’abord par
l’opйration de la nature seulement, ensuite par la nature avec l’aide de la
mйdecine ; de mкme aussi il y a deux faзons d’acquйrir la science :
d’abord, quand la raison naturelle arrive par elle-mкme а la connaissance de
choses ignorйes, et ce mode est appelй invention ; ensuite, quand
quelqu’un vient extйrieurement en aide а la raison naturelle, et ce mode est
appelй discipline. Or, dans les choses qui sont produites par la nature et par
l’art, l’art opиre de la mкme faзon et par les mкmes moyens que la nature. En
effet, de mкme que la nature amиnerait la santй chez celui qui souffre du froid
en le rйchauffant, de mкme aussi agirait le mйdecin ; et c’est pourquoi on
dit que l’art imite la nature. Et il en va de mкme dans l’acquisition de la
science : c’est de la mкme faзon que l’enseignant amиne autrui а savoir
les choses inconnues, et que l’on se dirige soi-mкme par voie d’invention vers
la connaissance de l’inconnu. Or le processus de la raison qui parvient а la
connaissance de l’inconnu par voie d’invention consiste а appliquer а des
matiиres dйterminйes les principes communs йvidents par soi, et а progresser de
lа vers des conclusions particuliиres, et de celles-ci а d’autres ; et
c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre en tant qu’il lui expose
par des signes ce processus rationnel qu’il opиre en lui-mкme par la raison
naturelle, et ainsi la raison naturelle du disciple parvient, par ce qui lui
est ainsi proposй, comme par des instruments, а la connaissance de choses
inconnues. Donc, de mкme que l’on dit que le mйdecin cause la santй chez le
malade par l’opйration de la nature, de mкme aussi on dit que l’homme cause la
science en autrui par l’opйration de la raison naturelle de celui-ci ; et
c’est cela, enseigner ; c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un
autre, et qu’il est son maоtre. Et dans le mкme sens, le Philosophe dit au
premier livre des Seconds Analytiques
que la dйmonstration est « un syllogisme producteur de science ».
Mais si
quelqu’un propose а un autre des choses qui ne sont pas incluses dans des
principes йvidents par soi, ou dont l’inclusion n’est pas manifeste, il ne
produira pas en lui la science, mais peut-кtre l’opinion ou la foi, bien que
cela aussi soit causй en quelque faзon par les principes innйs. En effet,
partant des principes йvidents par soi, il considиre que les choses qui en
dйcoulent nйcessairement sont а tenir de faзon certaine et que celles qui leur
sont contraires sont а rejeter totalement, alors qu’aux autres choses il peut
apporter ou non son assentiment.
Or la lumiиre
de la raison par laquelle de tels principes nous sont connus est mise en nous
par Dieu, comme une certaine ressemblance, se reflйtant en nous, de la vйritй
incrййe. Puis donc que tout enseignement humain ne peut avoir d’efficace qu’en
vertu de cette lumiиre, il est assurй que Dieu seul est celui qui enseigne
intйrieurement et principalement, de mкme que c’est la nature qui guйrit
intйrieurement et principalement ; nйanmoins on dit de l’homme, au sens
propre, et qu’il guйrit, et qu’il enseigne, de la faзon susdite.
Rйponse aux objections :
1° Le Seigneur
ayant prescrit aux disciples de ne pas se faire appeler maоtres, la Glose, pour que cela ne puisse pas кtre
compris comme absolument interdit, expose comment il faut entendre cette
prohibition. En effet, il nous est dйfendu d’appeler un homme
« maоtre » si nous lui donnons ainsi la principautй du magistиre, qui
revient а Dieu, et que nous mettons pour ainsi dire notre espoir dans la
sagesse des hommes, plutфt que de consulter, sur les choses que nous entendons
l’homme dire, la vйritй divine qui parle en nous par l’impression de sa
ressemblance, grвce а laquelle nous pouvons juger de toutes choses.
2° La
connaissance des rйalitйs n’est pas effectuйe en nous par la connaissance des
signes, mais par la connaissance d’autres rйalitйs plus certaines, а savoir les
principes, qui nous sont proposйs par des signes, et sont appliquйs а des
choses qui nous йtaient d’abord inconnues au plein sens du terme, quoique connues
de nous а un certain point de vue, comme on l’a dit. En effet, c’est la
connaissance des principes et non celle des signes qui produit en nous la
science des conclusions.
3° Les choses qui
nous sont enseignйes par des signes, pour une part nous les connaissons, et
pour une autre part nous les ignorons ; par exemple, si l’on nous enseigne
ce qu’est l’homme, il est nйcessaire que nous sachions par avance quelque chose
de lui, а savoir, la notion d’animal, ou de substance, ou au moins celle de l’йtant
lui-mкme, qui ne peut pas nous кtre inconnue. Et semblablement, si l’on nous
enseigne quelque conclusion, il est nйcessaire que nous sachions par avance,
concernant la passion et le sujet, ce qu’ils sont, mкme si nous connaissons
dйjа les principes au moyen desquels la conclusion est enseignйe ; en
effet, « toute discipline part d’une connaissance prйexistante »,
comme il est dit au dйbut des Analytiques
postйrieurs. L’argument n’est donc pas concluant.
4° Des signes
sensibles, qui sont reзus dans la puissance sensitive, l’intelligence extrait
les intentions intelligibles dont elle se sert pour produire en soi la science.
En effet, ce ne sont pas les signes qui sont la cause prochaine de la science,
mais la raison procйdant discursivement des principes aux conclusions, comme on
l’a dit.
5°
En
celui qui est enseignй, la science prйexistait, non certes en acte complet,
mais comme en des raisons sйminales, dans la mesure oщ les conceptions
universelles dont la connaissance est naturellement dйposйe en nous sont comme
des semences de toutes les connaissances suivantes. Or, bien que les raisons
sйminales ne soient pas amenйes а l’acte par une puissance crййe comme si
elles-mкmes йtaient infusйes par quelque puissance crййe, cependant ce qui est
originairement et virtuellement en elles peut кtre amenй а l’acte par l’action
d’une puissance crййe.
6° On dit que
l’enseignant transfuse la science dans le disciple, non pas comme si la science
qui est dans le maоtre passait, numйriquement identique, dans le disciple, mais
parce que par l’enseignement est produite dans le disciple une science
semblable а celle qui est dans le maоtre, amenйe de puissance а acte, comme on
l’a dit.
7° De mкme que
l’on dit du mйdecin qu’il cause la santй, bien qu’il opиre extйrieurement
tandis que la nature opиre seule intйrieurement, de mкme aussi on dit que
l’homme enseigne la vйritй, bien qu’il annonce extйrieurement tandis que Dieu
enseigne intйrieurement.
8° Saint
Augustin, lorsqu’il prouve au livre sur le Maоtre
que Dieu seul enseigne, n’entend pas exclure que l’homme enseigne
extйrieurement, mais il veut dire que seul Dieu lui-mкme enseigne
intйrieurement.
9°
L’homme
peut кtre appelй vrai enseignant, et l’on peut dire vйritablement qu’il
enseigne la vйritй et mкme qu’il йclaire l’esprit, non comme s’il infusait la
lumiиre de la raison, mais en tant que, par les choses qu’il propose
extйrieurement, il assiste pour ainsi dire la lumiиre de la raison jusqu’а la
perfection de la science ; et c’est en ce sens qu’il est dit en Йph. 3,
8 : « C’est а moi, le moindre de tous les saints, qu’a йtй accordйe
cette grвce… d’йclairer tous les hommes, etc. »
10° Il y a deux
sagesses, la crййe et l’incrййe ; on dit que les deux sont infusйes а
l’homme, et que par leur infusion l’homme change en s’amйliorant. La sagesse
incrййe n’est nullement changeante, et la crййe change en nous par accident,
non par soi. En effet, il y a deux faзons de considйrer celle-ci. D’abord
relativement aux rйalitйs йternelles sur lesquelles elle porte, et de cette
faзon elle est tout а fait immuable. Ensuite selon l’кtre qu’elle a dans le
sujet, et ainsi, elle change par accident lorsque le sujet, de possesseur de la
sagesse en puissance, change pour devenir possesseur en acte. En effet, les
formes intelligibles en lesquelles consiste la sagesse sont aussi bien des
ressemblances des rйalitйs que des formes perfectionnant l’intelligence.
11° Les formes
intelligibles dont est constituйe la science reзue au moyen de l’enseignement
sont transcrites dans le disciple de faзon immйdiate par l’intellect agent,
mais de faзon mйdiate par celui qui enseigne. En effet, l’enseignant propose
les signes des rйalitйs intelligibles, desquels l’intellect agent extrait les
intentions intelligibles qu’il transcrit dans l’intellect possible. Donc, pour
ce qui est de causer la science dans l’intelligence, les paroles mкmes de
l’enseignant, soit entendues soit vues dans un йcrit, se comportent comme les
rйalitйs qui sont hors de l’вme, car des unes et des autres l’intellect agent
extrait les intentions intelligibles ; quoique les paroles de
l’enseignant, en tant qu’elles sont des signes d’intentions intelligibles,
soient une cause de science plus prochaine que les choses sensibles qui sont
hors de l’вme.
12° Le cas de
l’intelligence n’est pas tout а fait semblable а celui de la vue corporelle. En
effet, la vue corporelle n’est pas une puissance qui confronte — sinon elle
partirait de certains de ses objets pour parvenir а d’autres —, mais tous ses
objets lui sont visibles aussitфt qu’elle se tourne vers eux ; le
possesseur de la puissance visuelle se rapporte donc а la vision de tous les
objets visibles comme le possesseur d’un habitus se rapporte а la considйration
des choses qu’il sait habituellement ; voilа pourquoi celui qui voit n’a
pas besoin qu’un autre l’incite а voir, sinon dans la mesure oщ sa vue est
dirigйe par un autre vers quelque objet visible, par exemple par un doigt ou
quelque chose de ce genre. Mais la puissance intellective, йtant une puissance
qui confronte, part de certains objets pour arriver а d’autres ; elle ne
se comporte donc pas uniformйment а l’йgard de tous les objets а considйrer,
mais elle en voit immйdiatement certains, qui sont йvidents par soi, et en eux
sont implicitement contenus certains autres qu’elle ne peut penser que par le
travail de la raison, en explicitant ce qui est implicitement contenu dans les
principes ; donc, pour connaоtre de telles choses, avant qu’elle ait un
habitus, elle est non seulement en puissance accidentelle mais aussi en
puissance essentielle : en effet, elle a besoin d’un moteur qui l’amиne en
acte au moyen de l’enseignement, comme il est dit au huitiиme livre de la Physique, ce dont n’a pas besoin celui
qui connaоt dйjа quelque chose habituellement. L’enseignant incite donc
l’intelligence а savoir les choses qu’il enseigne, comme un moteur essentiel
qui amиne de la puissance а l’acte ; mais celui qui montre une rйalitй а
la vue corporelle incite celle-ci comme un moteur par accident, tout comme
celui qui a un habitus de science peut кtre incitй а considйrer quelque chose.
13° La certitude
de science vient tout entiиre de la certitude des principes : en effet,
lorsque les conclusions sont analysйes par les principes, c’est alors qu’elles
sont sues avec certitude. Voilа pourquoi, si une chose est sue avec certitude,
cela vient de la lumiиre de la raison, mise au-dedans de nous par Dieu, et par
laquelle Dieu parle en nous, et cela ne vient de l’homme qui enseigne au-dehors
que dans la mesure oщ il analyse les conclusions par les principes en nous enseignant
— cependant nous n’en recevrions pas nous-mкmes la certitude de science s’il
n’y avait en nous la certitude des principes par lesquels sont analysйes les
conclusions.
14° L’homme qui
enseigne extйrieurement ne rйpand pas la lumiиre intelligible, mais il est
d’une certaine faзon la cause de l’espиce intelligible, en tant qu’il nous
propose certains signes des intentions intelligibles, que notre intelligence
extrait de ces signes et enferme en elle-mкme.
15° Lorsqu’il est
dit que rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, cela
s’entend de sa forme ultime, sans laquelle il est rйputй informe, mкme s’il a
de nombreuses autres formes. Et cette forme est celle par laquelle il se tourne
vers le Verbe et adhиre а lui ; et c’est par elle seule que la nature
rationnelle est dite formйe, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral.
16° La faute est
dans la volontй, en laquelle Dieu seul peut imprimer, comme on le verra
clairement dans un article suivant, tandis que l’ignorance est dans
l’intelligence, en laquelle mкme une puissance crййe peut imprimer, comme
l’intellect agent imprime les espиces intelligibles dans l’intellect possible,
grвce auquel la science est causйe dans notre вme а partir des rйalitйs
sensibles et de l’enseignement de l’homme, comme on l’a dit.
17° Comme on
l’a dit, on ne doit la certitude de la science qu’а Dieu seul, qui a mis en
nous la lumiиre de la raison, par laquelle nous connaissons les principes dont
provient la certitude de la science ; et cependant, d’une certaine faзon, la
science est aussi causйe en nous par l’homme, comme on l’a dit.
18° Le disciple,
interrogй avant que le maоtre ne parle, rйpondrait certes sur les principes au
moyen desquels il est enseignй, mais non sur les conclusions qu’on lui
enseigne ; il n’apprend donc pas du maоtre les principes, mais seulement
les conclusions. Article 2 : Quelqu’un peut-il кtre appelй son
propre maоtre ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° L’action doit
кtre attribuйe а la cause principale plutфt qu’а la cause instrumentale. Or la
cause quasi principale de la science causйe en nous est l’intellect agent.
Quant а l’homme qui enseigne extйrieurement, il est la cause quasi
instrumentale qui propose а l’intellect agent des instruments qui conduisent а
la science. L’intellect agent enseigne donc plus que l’homme ne le fait
extйrieurement. Si donc, а cause de sa parole extйrieure, celui qui parle
extйrieurement est appelй le maоtre de celui qui l’йcoute, а bien plus forte
raison, а cause de la lumiиre de l’intellect agent, celui qui йcoute doit-il
кtre appelй son propre maоtre.
2° On n’apprend
quelque chose que dans la mesure oщ l’on parvient а la certitude de la
connaissance. Or celle-ci est en nous grвce aux principes connus naturellement
dans la lumiиre de l’intellect agent. Enseigner convient donc surtout а
l’intellect agent ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
3° Enseigner
convient plus proprement а Dieu qu’а l’homme ; d’oщ Mt 23, 8 :
« Vous n’avez qu’un Maоtre. » Or Dieu nous enseigne en tant qu’il
nous transmet la lumiиre de la raison, par laquelle nous pouvons juger de tout.
L’action d’enseigner doit donc кtre attribuйe surtout а cette lumiиre ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Savoir quelque
chose par voie d’invention est plus parfait qu’apprendre d’autrui, comme on le
voit clairement au premier livre de l’Йthique.
Si donc l’on emploie le nom de maоtre а cause de ce mode d’acquisition de la
science par lequel on apprend d’un autre la science, en sorte que l’un est le
maоtre de l’autre, а bien plus forte raison doit-on employer le nom de maоtre а
cause de ce mode de rйception de la science par voie d’invention, si bien qu’on
est appelй son propre maоtre.
5° De mкme qu’on
est amenй а la vertu par un autre ou par soi-mкme, de mкme on est conduit а la
science par soi-mкme dans l’invention, ou par un autre dans l’apprentissage. Or
ceux qui parviennent aux њuvres des vertus sans instituteur ni lйgislateur
extйrieur, on dit qu’ils sont а eux-mкmes leur propre loi ; Rom. 2,
14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi, accomplissent
naturellement ce que la loi commande, ils sont eux-mкmes leur propre
loi. » Celui qui acquiert la science par lui-mкme doit donc lui aussi кtre
appelй son propre maоtre.
6° L’enseignant
est cause de science comme le mйdecin est cause de santй, comme on l’a dit. Or
le mйdecin se guйrit lui-mкme. On peut donc aussi s’enseigner soi-mкme.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
dit au huitiиme livre de la Physique
qu’il est impossible que l’enseignant apprenne, car il est nйcessaire que
l’enseignant ait la science et que celui qui apprend ne l’ait pas. Il n’est
donc pas possible que l’on s’enseigne soi-mкme, ou que l’on puisse кtre appelй
son propre maоtre.
2° La maоtrise
implique une relation de supйrioritй, tout comme la seigneurie. Or nul ne peut
avoir de telles relations avec lui-mкme : en effet, personne n’est son
propre pиre ou son propre seigneur. Donc personne ne peut non plus кtre appelй
son propre maоtre.
Rйponse :
Quelqu’un peut,
sans aucun doute, par la lumiиre de la raison qui lui a йtй donnйe et sans
l’aide d’un enseignement extйrieur, arriver а connaоtre de nombreuses choses
inconnues, comme on le voit clairement pour tout homme qui acquiert la science
par voie d’invention ; et de la sorte, d’une certaine faзon, quelqu’un est
pour lui-mкme une cause de savoir ; cependant cela ne permet pas de dire
au sens propre qu’il est son propre maоtre, ou qu’il s’enseigne lui-mкme.
En effet, nous
trouvons dans les rйalitйs naturelles deux sortes d’agents principaux, comme on
le voit clairement chez le Philosophe au septiиme livre de la Mйtaphysique. En effet, il est un
certain agent qui renferme en soi tout ce qui est causй par lui dans son
effet ; soit identiquement, comme c’est le cas des agents univoques, soit
de faзon plus йminente, comme c’est le cas des agents йquivoques. Mais il est
d’autres agents en lesquels ne prйexiste qu’une partie des choses qui sont
agies ; comme la santй est causйe par un mouvement, ou bien par quelque
remиde chaud, en lequel la chaleur se trouve soit actuellement soit
virtuellement : la chaleur n’est pas toute la santй, mais elle est une
partie de la santй. Ainsi donc, il y a dans les premiers agents la parfaite
notion de l’action, mais non dans les agents du second mode, car un agent agit
dans la mesure oщ il est en acte ; puis donc qu’il n’est que partiellement
en acte de l’effet а amener, il ne sera pas parfaitement agent.
Or
l’enseignement implique une activitй parfaite de la science en celui qui
enseigne ou dans le maоtre ; il est donc nйcessaire que la science que
celui-ci cause en autrui existe en lui de faзon explicite et parfaite, comme
celui qui apprend l’acquiert grвce а l’enseignement. Mais quand on acquiert la
science par un principe intйrieur, ce qui est cause agente de la science ne
possиde la science а acquйrir que partiellement, c’est-а-dire quant aux raisons
sйminales de la science que sont les principes communs ; voilа pourquoi on
ne peut pas fonder sur une telle causalitй le titre de docteur ou de maоtre, а
proprement parler.
Rйponse aux objections :
1° Bien qu’а un
certain point de vue la cause principale soit plutфt l’intellect agent que
l’homme qui enseigne extйrieurement, cependant la science ne prйexiste pas dans
le premier de faзon complиte, comme en celui qui enseigne ; l’argument
n’est donc pas concluant.
2° Il faut
rйpondre semblablement, comme au premier argument.
3° Dieu connaоt
explicitement tout ce qui est enseignй par lui а l’homme, donc la notion de maоtre
peut convenablement lui кtre attribuйe ; mais il en va autrement de
l’intellect agent, pour la raison dйjа exposйe.
4° Bien que, du
cфtй de celui qui reзoit la science, le mode soit plus parfait dans
l’acquisition de la science par voie d’invention, en tant que cela le signale
comme plus apte а savoir, cependant, du cфtй de celui qui cause la science, il
y a un mode plus parfait par l’enseignement, car l’enseignant, qui connaоt
explicitement toute la science, peut amener а la science plus facilement qu’on
ne pourrait y кtre amenй par soi-mкme, йtant donnй qu’il connaоt dйjа les
principes de la science dans une certaine gйnйralitй.
5°
La
loi se comporte dans le domaine de l’agir comme le principe dans le domaine
spйculatif, mais non comme le maоtre ; si donc quelqu’un est sa propre
loi, il ne s’ensuit pas qu’il puisse кtre а lui-mкme son propre maоtre.
6° Le mйdecin
guйrit en tant qu’il a dйjа la santй, non en acte mais dans la connaissance de
l’art ; tandis que le maоtre enseigne en tant qu’il a actuellement la
science. Par consйquent, celui qui n’a pas la santй en acte peut la causer en
soi, parce qu’il a la santй dans la connaissance de l’art ; mais il est
impossible que quelqu’un, actuellement, ait la science et ne l’ait pas, en
sorte qu’il puisse кtre ainsi enseignй par lui-mкme. Article 3 : Un homme peut-il кtre enseignй par
un ange ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Si un ange
enseigne, alors il enseigne soit intйrieurement, soit extйrieurement. Or il ne
le fait pas intйrieurement, car cela n’appartient qu’а Dieu, comme dit saint
Augustin ; ni extйrieurement, semble-t-il, car enseigner extйrieurement,
c’est enseigner par des signes sensibles, comme dit saint Augustin au livre sur
le Maоtre ; or les anges ne nous
enseignent pas par de tels signes sensibles, sauf peut-кtre ceux qui
apparaissent de faзon sensible. Les anges ne nous enseignent donc pas, а moins
d’apparaоtre de faзon sensible, ce qui advient hors du cours gйnйral des
choses, comme par miracle.
2° [Le rйpondant] disait que les anges nous
enseignent en quelque sorte extйrieurement, en tant qu’ils impriment dans notre
imagination. En sens contraire : l’espиce
imprimйe dans l’imagination ne suffit pas pour imaginer en acte, si l’intention
n’est pas lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or un ange ne peut introduire
en nous une intention, puisque l’intention est un acte de la volontй, en
laquelle Dieu seul peut imprimer. Un ange ne peut donc pas non plus nous
enseigner en imprimant dans l’imagination, puisque nous ne pouvons кtre
enseignйs par l’intermйdiaire de l’imagination qu’en imaginant actuellement
quelque chose.
3° Si des anges
nous enseignent sans apparition sensible, ce ne peut кtre qu’en tant qu’ils
йclairent l’intelligence, qu’ils ne peuvent pas йclairer, semble-t-il :
car ils ne transmettent ni la lumiиre naturelle, qui, йtant concrййe а
l’esprit, vient de Dieu seul, ni non plus la lumiиre de la grвce, que Dieu seul
infuse. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner sans une apparition
visible.
4° Chaque fois
qu’un homme est enseignй par un autre, il est nйcessaire que celui qui apprend
regarde les concepts de celui qui enseigne, afin qu’il y ait dans l’esprit du
disciple un processus vers la science, comme il y a dans l’esprit de
l’enseignant un processus а partir de la science. Or l’homme ne peut voir les
concepts de l’ange. En effet, il ne les voit pas en eux-mкmes, comme il ne voit
pas non plus les concepts d’un autre homme : bien moins encore, puisqu’ils
sont plus distants ; ni non plus en des signes sensibles, sauf peut-кtre
lorsque les anges apparaissent sensiblement, ce dont nous ne traitons pas
maintenant. Ce cas mis а part, les anges ne peuvent donc pas nous enseigner.
5° Enseigner
appartient а celui « qui illumine tout homme venant en ce monde »,
comme on le voit clairement dans la Glose
а propos de Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre, le
Christ. » Or cela ne revient pas а l’ange, mais а la seule lumiиre
incrййe, comme on le voit en Jn 1, 9.
6° Quiconque en
enseigne un autre, l’amиne а la vйritй, et ainsi, il cause la vйritй dans son
вme. Or Dieu seul a une causalitй sur la vйritй, car, puisque la vйritй est une
lumiиre intelligible et une forme simple, elle ne vient pas а l’кtre
successivement, et ainsi, elle ne peut кtre produite que par crйation, ce qui
revient а Dieu seul. Puis donc que les anges ne sont pas crйateurs, comme dit
saint Jean Damascиne, il semble qu’ils ne puissent pas eux-mкmes enseigner.
7° Une
illumination indйfectible ne peut procйder que d’une lumiиre indйfectible, йtant
donnй que, si la lumiиre s’en va, le sujet cesse d’кtre йclairй. Or une
certaine illumination indйfectible est exigйe dans l’enseignement, parce que la
science porte sur les choses nйcessaires, qui existent toujours. L’enseignement
ne procиde donc que d’une lumiиre indйfectible. Or une telle lumiиre n’est pas
la lumiиre des anges, puisque leur lumiиre dйfaillirait si elle n’йtait
divinement conservйe. Un ange ne peut donc pas enseigner.
8° Il est dit en
Jn 1, 38 que deux des disciples de Jean suivaient Jйsus, et qu’а sa
question : « Que cherchez-vous ? » ils rйpondirent :
« Rabbi (c’est-а-dire Maоtre), oщ demeurez-vous ? » Or la Glose dit en cet endroit que « par
ce nom ils manifestent leur foi » ; et une autre glose dit :
« Il les interroge, non qu’il ignore la rйponse, mais c’est pour que leur
rйponse soit mйritoire et qu’а celui qui demandait “que”, requйrant ainsi une
chose, ils rйpondent non une chose mais une personne. » En somme, ils
confessent par cette rйponse qu’il est une certaine personne, par cette
confession ils manifestent leur foi, et en cela ils mйritent. Or le mйrite de
la foi chrйtienne consiste en ce que nous confessons que le Christ est une
Personne divine. Кtre maоtre appartient donc а la seule Personne divine.
9° Quiconque
enseigne doit nйcessairement manifester la vйritй. Or la vйritй, йtant une
certaine lumiиre intelligible, nous est plus connue qu’un ange. Nous ne sommes
donc pas enseignйs par un ange, puisque les choses plus connues ne sont pas
manifestйes par de moins connues.
10° Saint Augustin
dit au livre sur la Trinitй que notre
esprit est immйdiatement formй par Dieu, sans l’intermйdiaire d’aucune
crйature. Or l’ange est une certaine crйature. Il ne s’interpose donc pas entre
Dieu et l’esprit humain pour former celui-ci, en tant que supйrieur а l’esprit
et infйrieur а Dieu ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre enseignй par un
ange.
11° De mкme que
notre volontй parvient jusqu’а Dieu lui-mкme, de mкme notre intelligence peut
atteindre la contemplation de son essence. Or Dieu lui-mкme forme immйdiatement
notre volontй par l’infusion de la grвce, sans l’intermйdiaire d’aucun ange. Il
forme donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun
intermйdiaire.
12° Toute
connaissance a lieu par quelque espиce. Si donc un ange enseigne un homme, il
est nйcessaire qu’il cause en lui une espиce par laquelle il connaisse. Or cela
n’est possible que de deux faзons : soit en crйant une espиce, ce qui ne
convient nullement а un ange, comme le veut saint Jean Damascиne ; soit en
йclairant les espиces qui sont dans les phantasmes, afin qu’а partir d’eux les
espиces intelligibles se reflиtent dans l’intellect possible de l’homme ;
et cela semble revenir а l’erreur de ces philosophes qui prйtendent que
l’intellect agent, dont le rфle est d’йclairer les phantasmes, est une
substance sйparйe. Et ainsi, un ange ne peut pas enseigner.
13° L’intelligence
de l’ange est plus distante de l’intelligence de l’homme que celle-ci ne l’est
de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut pas recevoir ce qui est dans
l’intelligence humaine : en effet, l’imagination ne peut saisir que des
formes particuliиres, et l’intelligence n’en contient pas de telles.
L’intelligence humaine n’est donc pas non plus capable de recevoir les choses
qui sont dans l’esprit angйlique ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre
enseignй par l’ange.
14° La lumiиre
dont une chose est йclairйe doit кtre proportionnйe aux parties йclairйes,
comme la lumiиre corporelle est proportionnйe aux couleurs. Or la lumiиre
angйlique, йtant purement spirituelle, n’est pas proportionnйe aux phantasmes,
qui sont en quelque sorte corporels, puisqu’ils sont contenus dans un organe
corporel. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner en йclairant nos
phantasmes, comme on le disait.
15° Tout ce qui
est connu est connu soit par son essence, soit par une ressemblance. Or la
connaissance permettant а l’esprit humain de connaоtre les rйalitйs par leur
essence ne peut pas кtre causйe par un ange, car alors il serait nйcessaire que
les vertus et les autres choses qui sont contenues au-dedans de l’вme soient
imprimйes par les anges eux-mкmes, puisque de telles choses sont connues par
leur essence. Semblablement, la connaissance des rйalitйs qui sont connues par
leurs ressemblances ne peut pas non plus кtre causйe par eux, puisque les
rйalitйs а connaоtre sont plus proches que l’ange des ressemblances mкmes qui
sont dans le connaissant. L’ange ne peut donc en aucune faзon кtre pour l’homme
une cause de connaissance, ce qui est l’enseigner.
16° Bien qu’il incite
extйrieurement la nature а produire des effets naturels, le paysan n’est pas
appelй crйateur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral. Donc, pour la
mкme raison, les anges ne doivent pas non plus кtre appelйs enseignants ou
maоtres, bien qu’ils incitent l’intelligence de l’homme а savoir.
17° L’ange
est supйrieur а l’homme ; par consйquent, s’il enseigne, il est nйcessaire
que son enseignement dйpasse celui de l’homme. Or cela est impossible. En
effet, l’enseignement de l’homme peut porter sur ce qui a des causes
dйterminйes dans la nature. Quant aux autres choses, c’est-а-dire les futurs
contingents, elles ne peuvent pas кtre enseignйes par les anges, puisque
ceux-ci ne savent pas ces choses par leur connaissance naturelle, Dieu seul
ayant la science des futurs. Les anges ne peuvent donc pas enseigner les
hommes.
En sens contraire :
1° Denys dit au
quatriиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste : « Je vois que le mystиre divin de l’humanitй du Christ
fut d’abord rйvйlй aux anges, et qu’ensuite, par leur mйdiation, la grвce de
cette connaissance descendit jusqu’а nous. »
2° Ce que peut
l’infйrieur, le supйrieur le peut aussi, et bien plus noblement, comme le
montre Denys dans la Hiйrarchie cйleste ;
or l’ordre des hommes est infйrieur а celui des anges ; puis donc qu’un
homme peut enseigner un autre homme, а bien plus forte raison l’ange peut-il le
faire.
3° L’ordre de la
divine sagesse se rencontre plus parfaitement dans les substances spirituelles
que dans les corporelles ; or il appartient а l’ordre des corps infйrieurs
que ceux-ci obtiennent leurs perfections par l’impression des corps
supйrieurs ; donc les esprits infйrieurs aussi, c’est-а-dire les esprits
humains, atteignent la perfection de la science grвce а l’impression des
esprits supйrieurs que sont les anges.
4° Tout ce qui
est en puissance peut кtre amenй а l’acte par ce qui est en acte ; et ce
qui est moins en acte, par ce qui est plus parfaitement en acte. Or
l’intelligence angйlique est plus en acte que l’intelligence humaine. Celle-ci
peut donc кtre amenйe а l’acte de la science par l’intelligence
angйlique ; et ainsi, un ange peut enseigner un homme.
5° Saint Augustin
dit au livre sur le Don de la
persйvйrance que certains reзoivent immйdiatement de Dieu l’enseignement du
salut, d’autres d’un ange, d’autres encore d’un homme. Donc non seulement Dieu
mais aussi l’ange et l’homme enseignent.
6°
« Йclairer la maison » se dit de ce qui envoie de la lumiиre, comme
le soleil, mais aussi de celui qui ouvre une fenкtre qui fait obstacle а la
lumiиre. Or, bien que Dieu seul infuse а l’esprit la lumiиre de la vйritй,
cependant l’ange ou l’homme peuvent фter quelque empкchement а la perception de
la lumiиre. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange ou l’homme peuvent
enseigner.
Rйponse :
L’ange opиre а
l’endroit de l’homme de deux faзons. D’abord а notre faзon, c’est-а-dire
lorsqu’il apparaоt sensiblement а l’homme, soit en assumant un corps, soit de
n’importe quelle autre faзon, et qu’il l’instruit par une parole sensible. Et
ce n’est pas ainsi que nous enquкtons а prйsent sur l’enseignement de l’ange,
car de la sorte l’ange n’enseigne pas autrement que l’homme. Ensuite l’ange
opиre а notre endroit а sa faзon, c’est-а-dire invisiblement ; et le but
de cette question est de savoir comment l’homme peut кtre enseignй de cette
faзon par un ange.
Il faut donc
savoir que, l’ange йtant intermйdiaire entre l’homme et Dieu, un mode
intermйdiaire d’enseignement lui convient selon l’ordre de la nature : un
mode infйrieur а Dieu, mais supйrieur а l’homme. Mais on ne peut percevoir
comment cela est vrai que si l’on voit comment Dieu enseigne et comment l’homme
enseigne. Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a entre
l’intelligence et la vue corporelle la diffйrence suivante : la vue
corporelle a tous ses objets йgalement prкts а кtre connus ; en effet, le
sens n’est pas une puissance qui confronte, sinon il lui serait nйcessaire de
partir de l’un de ses objets pour atteindre l’autre. Pour l’intelligence, en
revanche, tous les intelligibles ne sont pas йgalement prкts а кtre connus,
mais elle peut en regarder certains immйdiatement, tandis qu’elle ne regarde
les autres qu’en partant de ceux qui ont йtй vus antйrieurement. Ainsi donc,
l’homme prend connaissance de l’inconnu grвce а deux choses, а savoir :
grвce а la lumiиre intellectuelle, et grвce aux premiиres conceptions йvidentes
par soi, qui sont а cette lumiиre, qui est celle de l’intellect agent, ce que
les instruments sont а l’artisan.
Donc, quant а
ces deux choses, Dieu est la cause de la science de l’homme de la plus йminente
faзon, car а la fois il a ornй l’вme elle-mкme de la lumiиre intellectuelle, et
il a imprimй en elle la connaissance des premiers principes, qui sont comme des
semences des sciences, tout comme il a imprimй dans les autres rйalitйs
naturelles les raisons sйminales de tous les effets а produire.
Et parce qu’un
homme, selon l’ordre de la nature, est йgal а un autre homme quant а l’espиce
de la lumiиre intellectuelle, il ne peut aucunement кtre cause de science pour
un autre homme en causant ou en augmentant en lui la lumiиre. Mais du cфtй oщ
la science des choses inconnues est causйe par les principes йvidents par soi,
un homme est en quelque sorte cause de science pour un autre homme, non comme
lui transmettant la connaissance des principes, mais, comme on l’a dit, en tant
qu’il amиne а l’acte, par certains signes sensibles montrйs au sens extйrieur,
ce qui йtait contenu implicitement et comme en puissance dans les principes.
Mais l’ange, parce
qu’il a naturellement une lumiиre intellectuelle plus parfaite que celle de
l’homme, peut кtre pour l’homme une cause de science des deux cфtйs, quoique
d’une faзon infйrieure а celle de Dieu et supйrieure а celle de l’homme. En
effet, du cфtй de la lumiиre, bien qu’il ne puisse pas infuser la lumiиre
intellectuelle comme Dieu le fait, il peut cependant renforcer la lumiиre
infusйe, pour que l’on voie plus parfaitement. En effet, tout ce qui est
imparfait en quelque genre, lorsqu’il est uni а un plus parfait dans ce genre,
voit sa vertu renforcйe, tout comme nous constatons, parmi les corps, que le
corps localisй est renforcй par le corps localisant, qui se rapporte а lui
comme l’acte а la puissance, comme on le lit au quatriиme livre de la Physique. Du cфtй des principes
йgalement, l’ange peut enseigner l’homme, non pas certes en transmettant la
connaissance des principes eux-mкmes comme Dieu le fait, ni en proposant sous
des signes sensibles la dйduction des conclusions а partir des principes comme
l’homme le fait, mais en formant dans l’imagination des formes qui peuvent кtre
formйes par l’йbranlement de l’organe corporel, comme c’est manifestement le
cas de ceux qui dorment et des malades mentaux, qui subissent divers phantasmes
selon la diversitй des vapeurs qui leur montent а la tкte. Et de cette faзon,
« par l’immixtion d’un esprit йtranger, il peut se faire que celui-ci, par
de telles images, montre ce qu’il sait а celui auquel il se mкle », comme
dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral.
Rйponse aux objections :
1° Un ange qui
enseigne invisiblement enseigne certes intйrieurement, si on compare cet
enseignement а celui de l’homme, qui est proposй aux sens extйrieurs ;
mais comparй а celui de Dieu, qui opиre au-dedans de l’esprit en infusant la
lumiиre, l’enseignement de l’ange est considйrй comme extйrieur.
2° Bien que
l’intention de la volontй ne puisse pas кtre contrainte, cependant l’intention
de la partie sensitive peut кtre contrainte ; par exemple, lorsque quelqu’un
est piquй, il est dans la nйcessitй d’avoir l’intention de sa blessure ;
et il en va de mкme pour toutes les autres puissances sensitives qui usent d’un
organe corporel ; et une telle intention suffit pour l’imagination.
3° L’ange
n’infuse ni la lumiиre de grвce ni la lumiиre de nature ; mais il renforce
la lumiиre de nature divinement infusйe, comme on l’a dit.
4° De mкme qu’il
y a parmi les rйalitйs naturelles un agent univoque, qui imprime une forme а la
faзon dont il la possиde, et un agent йquivoque, qui la possиde autrement qu’il
ne l’imprime, de mкme en est-il aussi pour l’enseignement, car un homme en
enseigne un autre en agent quasi univoque, et c’est pourquoi il transmet la
science а un autre а la faзon dont il la possиde lui-mкme, c’est-а-dire en
descendant des causes aux effets, d’oщ la nйcessitй que les concepts mкme de
l’enseignant soient manifestйs par des signes а celui qui apprend. Mais l’ange
enseigne en agent quasi йquivoque : en effet, il connaоt
intellectuellement ce qu’il manifeste а l’homme par la voie du raisonnement.
L’homme est donc enseignй par l’ange non pas de telle faзon que les concepts de
l’ange lui soient manifestйs, mais que soit causйe en l’homme, selon le mode de
celui-ci, la science de choses qui sont connues de l’ange selon un mode bien
diffйrent.
5° Le Seigneur
parle de ce mode d’enseignement qui convient а Dieu seul, comme le montre la Glose au mкme endroit ; et nous
n’attribuons pas а l’ange cette faзon d’enseigner.
6° Celui qui
enseigne ne cause pas la vйritй, mais il cause la connaissance de la vйritй en
celui qui apprend. En effet, les propositions qui sont enseignйes sont vraies
avant mкme qu’on ne les sache, car la vйritй ne dйpend pas de notre science
mais de l’existence des rйalitйs.
7° Bien que
la science que nous acquйrons par l’enseignement porte sur des rйalitйs
indйfectibles, cependant la science elle-mкme peut dйfaillir ; il n’est
donc pas nйcessaire que l’illumination de l’enseignement vienne d’une lumiиre
indйfectible ; ou bien, si elle vient d’une lumiиre indйfectible comme
d’un principe premier, cependant une lumiиre crййe et dйfectible, pouvant кtre
comme un principe intermйdiaire, n’est pas tout а fait exclue.
8° On remarque
parmi les disciples du Christ un certain progrиs de la foi : d’abord ils
le vйnйraient comme un homme sage et un maоtre, et ensuite il se tournиrent
vers lui comme vers Dieu qui enseigne. C’est pourquoi une certaine glose dit un
peu plus bas : « Parce que Nathanaлl connut que le Christ absent
avait vu ce qu’il avait fait lui-mкme en un autre lieu, ce qui est un indice de
la divinitй, il confessa non seulement le Maоtre mais aussi le Fils de
Dieu. »
9° Ce n’est
pas en montrant sa propre substance que l’ange manifeste une vйritй inconnue,
mais en proposant une autre vйritй plus connue, ou encore en renforзant la
lumiиre de l’intelligence. L’argument n’est donc pas concluant.
10° L’intention de
saint Augustin n’est pas de dire que l’esprit angйlique n’est pas d’une nature
plus йminente que l’esprit humain, mais que l’ange ne vient pas en
intermйdiaire entre Dieu et l’esprit humain de telle faзon que celui-ci reзoive
son ultime formation par une union а l’ange, ainsi que certains l’ont prйtendu,
disant que l’ultime bйatitude de l’homme consiste en ce que notre intelligence
soit unie а une intelligence dont la bйatitude est d’кtre unie а Dieu mкme.
11° Il y a en nous
des puissances qui sont contraintes par le sujet et l’objet, comme les
puissances sensitives, qui sont stimulйes et par l’йbranlement de leur organe,
et par la force de l’objet. L’intelligence, pour sa part, n’est pas contrainte
par le sujet, puisqu’elle n’use pas d’un organe corporel, mais elle est
contrainte par l’objet, car l’efficace de la dйmonstration contraint de
consentir а la conclusion. Quant а la volontй, elle n’est contrainte ni par le
sujet ni par l’objet, mais elle se meut vers ceci ou cela а sa propre
instigation ; et c’est pourquoi Dieu seul, qui opиre intйrieurement, peut
imprimer dans la volontй ; alors que dans l’intelligence l’homme ou l’ange
aussi peuvent imprimer en quelque sorte, en reprйsentant des objets qui
puissent la contraindre.
12° L’ange ne crйe
pas les espиces dans notre esprit et n’йclaire pas non plus immйdiatement les
phantasmes, mais l’union de sa lumiиre avec celle de notre intelligence permet
а notre intelligence d’йclairer plus efficacement les phantasmes. Et cependant,
mкme si l’ange йclairait immйdiatement les phantasmes, il ne s’ensuivrait pas
pour autant que la position de ces philosophes soit vraie : en effet, bien
qu’il appartienne а l’intellect agent d’йclairer les phantasmes, on pourrait
dire cependant que cela n’appartient pas qu’а lui seul.
13° L’imagination
peut recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine, mais selon un autre
mode ; et semblablement, l’intelligence humaine peut, selon son mode,
saisir ce qui est dans l’intelligence angйlique. Nйanmoins, bien que
l’intelligence de l’homme s’apparente davantage а l’imagination quant au sujet,
en tant que ce sont des puissances d’une mкme вme, cependant elle s’apparente davantage
а l’intelligence angйlique quant au genre, car l’une et l’autre est une
puissance immatйrielle.
14° Rien n’empкche
que le spirituel soit proportionnй pour agir dans le corporel, car rien
n’empкche que des infйrieurs subissent quelque chose de la part des supйrieurs.
15° L’ange n’est
pas une cause pour l’homme quant а la connaissance qu’il a des rйalitйs par
leur essence, mais quant а celle qu’il a par des ressemblances ; non que
l’ange soit plus proche des rйalitйs que ne le sont leurs ressemblances, mais
parce qu’il fait celles-ci se reflйter dans l’esprit, soit en mouvant
l’imagination, soit en renforзant la lumiиre de l’intelligence.
16°
« Crйer » implique la causalitй premiиre, qui est due а Dieu
seul ; « faire », par contre, implique la causalitй en gйnйral,
et de mкme « enseigner », quant а la science. Voilа pourquoi Dieu
seul est appelй crйateur, alors que « faiseur » et
« enseignant » peuvent se dire et de Dieu, et de l’ange, et de
l’homme.
17° Mкme а
propos de ce qui a des causes dйterminйes dans la nature, l’ange peut enseigner
plus de choses que l’homme, de mкme qu’il connaоt aussi plus de choses ;
et ce qu’il enseigne, il peut aussi l’enseigner selon un mode plus noble ;
l’argument n’est donc pas concluant. Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie
active ou de la vie contemplative ?
Objections :
Il semble que
ce soit un acte de la vie contemplative.
1° « La vie
active cesse avec le corps », comme dit saint Grйgoire dans ses Homйlies sur Йzйchiel. Or l’enseignement
ne cesse pas avec le corps, car mкme les anges, qui n’ont pas de corps,
enseignent, comme on l’a dit. Il semble donc qu’enseigner relиve de la vie
contemplative.
2° Comme dit
saint Grйgoire dans ses Homйlies sur
Йzйchiel, « on vit d’abord la vie active avant d’arriver а la
contemplative ». Or l’enseignement suit la contemplation, et ne la prйcиde
pas. Enseigner ne relиve donc pas de la vie active.
3° Comme dit
saint Grйgoire au mкme endroit, « la vie active, tout occupйe au travail,
voit mal ». Or celui qui enseigne doit nйcessairement voir plus que celui
qui simplement contemple. Enseigner appartient donc а la vie contemplative
plutфt qu’а l’active.
4° C’est par un
mкme principe que chaque chose est parfaite en soi et qu’elle transmet а
d’autres une semblable perfection, comme c’est par la mкme chaleur que le feu
est chaud et qu’il chauffe. Or, que quelqu’un soit parfait en lui-mкme dans la
considйration des rйalitйs divines, regarde la vie contemplative.
L’enseignement, qui est la transfusion de cette mкme perfection en autrui,
regarde donc aussi la vie contemplative.
5° La vie active
se tourne vers les rйalitйs temporelles. Or l’enseignement se tourne
principalement vers les rйalitйs йternelles, car l’enseignement de celles-ci
est plus йminent et plus parfait. L’enseignement ne concerne donc pas la vie
active, mais la contemplative.
En sens contraire :
1° Saint Grйgoire
dit dans la mкme homйlie : « La vie active, c’est de donner du pain а
l’affamй, d’instruire l’ignorant par la parole de sagesse. »
2° Les њuvres de
misйricorde appartiennent а la vie active. Or enseigner est au nombre des
aumфnes spirituelles. Enseigner appartient donc а la vie active.
Rйponse :
La vie
contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par la fin et la
matiиre.
En effet, la
matiиre de la vie active, ce sont les rйalitйs temporelles, vers lesquels se
tourne l’activitй humaine, tandis que la matiиre de la vie contemplative, ce
sont les raisons connaissables des rйalitйs, auxquelles s’attache le
contemplatif.
Et cette diversitй
de matiиre vient d’une diversitй de la fin : de mкme aussi, dans tous les
autres domaines, la matiиre est dйterminйe par l’exigence de la fin. En effet,
la fin de la vie contemplative est la vue de la vйritй — au sens oщ nous
traitons maintenant de la vie contemplative — de la vйritй, dis-je,
incrййe, selon le mode possible а celui qui contemple ; et cette vйritй
est vue imparfaitement en cette vie, mais sera vue parfaitement dans la vie
future. Et c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la vie contemplative
commence ici-bas, pour se parfaire dans la patrie cйleste ». Mais la fin
de la vie active est l’opйration par laquelle on tend а l’utilitй des plus
proches.
Or nous
trouvons deux matiиres dans l’acte d’enseigner, un indice en est le double accusatif
auquel cet acte est associй [en latin]. En effet, une matiиre de cet acte est
la rйalitй mкme qui est enseignйe, et l’autre matiиre est celui а qui la
science est transmise. Donc, du point de vue de la premiиre matiиre, l’acte
d’enseignement relиve de la vie contemplative, mais du point de vue de la
seconde, il relиve de la vie active.
Mais du cфtй de
la fin, on trouve que l’enseignement relиve seulement de la vie active, car son
ultime matiиre, en laquelle la fin voulue est obtenue, est la matiиre de la vie
active. Il concerne donc la vie active plutфt que la contemplative, bien qu’il
appartienne aussi а cette derniиre en quelque faзon, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit.
Rйponse aux objections :
1° La vie active
cesse avec le corps pour autant qu’elle s’exerce avec peine et subvient aux
infirmitйs des plus proches ; et c’est en ce sens que saint Grйgoire dit
au mкme endroit : « La vie active est laborieuse, puisqu’elle se
fatigue а њuvrer », deux choses qui n’auront pas lieu dans la vie future.
Et pourtant, il y a parmi les esprits cйlestes une action hiйrarchique, comme
dit Denys, et cette action a un autre mode que la vie active que nous menons
maintenant en cette vie. Et c’est pourquoi l’enseignement qui existera alors
n’a qu’un lointain rapport avec l’enseignement d’ici-bas.
2° Saint Grйgoire
dit au mкme endroit : « L’ordre normal est de tendre de la vie active
а la contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit а se
reporter de la vie contemplative vers la vie active ; l’вme toute chaude
grвce а la contemplation, on vivra plus parfaitement la vie active. » Il
faut cependant savoir que l’active prйcиde la contemplative quant aux actes qui
n’ont aucune matiиre en commun avec la contemplative ; mais quant aux actes
qui reзoivent leur matiиre de la contemplative, il est nйcessaire que l’active
suive la contemplative.
3° La vision de
l’enseignant est le principe de l’enseignement, mais l’enseignement lui-mкme
consiste plutфt dans la transfusion de la science des rйalitйs vues que dans
leur vision ; par consйquent, la vision de l’enseignant relиve plus de la
contemplation que de l’action.
4° Cet argument
prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, de mкme que
la chaleur n’est pas le chauffage lui-mкme, mais le principe du
chauffage ; or la vie contemplative se trouve кtre le principe de l’active
en tant qu’elle la dirige, comme а l’inverse la vie active dispose а la
contemplative.
5° La solution
ressort de ce qu’on a dit, car du point de vue de la premiиre matiиre
l’enseignement rejoint la contemplation, comme on l’a dit. Question 13 : : [Le
ravissement]
Introduction
Article 1 :
Qu’est-ce que le ravissement ? Article 2 :
Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ? Article 3 :
L’intelligence d’un homme dans l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision
de Dieu dans son essence sans кtre abstraite des sens ? Article 4 :
Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu
dans son essence ? Article 5 :
Qu’est-ce que l’Apфtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?
Article 1 : Qu’est-ce que le
ravissement ?
Objections :
Voici comment le dйcrivent les maоtres :
« Le ravissement est une йlйvation, par une force de nature supйrieure, depuis
l’йtat qui suit la nature vers un йtat qui est contre nature. » Et il
semble que cela ne convienne pas.
1°
Comme
dit saint Augustin, « l’intelligence de l’homme connaоt Dieu
naturellement ». Or dans le ravissement, l’intelligence de l’homme est
йlevйe а la connaissance de Dieu. Elle n’est donc pas йlevйe vers un йtat qui
est contre nature, mais vers un йtat qui suit la nature.
2° L’esprit crйй
dйpend plus de l’incrйй que le corps infйrieur ne dйpend du supйrieur. Or les
impressions des corps supйrieurs sont naturelles aux corps infйrieurs, comme
dit le Commentateur au troisiиme livre du Ciel
et le Monde. Donc l’йlйvation de l’esprit humain, bien qu’elle soit faite
par une force de nature supйrieure, est seulement naturelle.
3° А propos de
Rom. 11, 24 : « tu as йtй entй, contrairement а ta nature,
sur l’olivier franc », la Glose
dit que « Dieu, auteur de la nature, ne fait rien contre la nature ;
car la nature est, pour chaque chose, ce qu’elle a reзu de celui de qui vient
toute mesure et tout ordre naturel ». Or l’йlйvation du ravissement est
faite par Dieu, qui est le crйateur de la nature humaine. Elle n’est donc pas
contre nature, mais suit la nature.
4° [Le rйpondant] disait que le ravissement
est dit contre nature parce qu’il est fait divinement, non а la faзon de
l’esprit humain. En sens contraire : Denys
dit au huitiиme livre des Noms divins
que la justice de Dieu se remarque en ce qu’il distribue а toutes les rйalitйs
suivant leur mesure et leur dignitй. Or Dieu ne peut rien faire contre sa
justice. Il ne donne donc а aucune rйalitй ce qui ne serait pas а sa mesure.
5° Si la mesure
de l’homme est changйe sous quelque aspect, elle ne l’est pas au point que le
bien de l’homme soit фtй ; car Dieu n’est pas la cause d’une dйtйrioration
de l’homme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Or le bien de l’homme est de vivre suivant la raison
et d’opйrer volontairement, comme le montre clairement Denys au quatriиme livre
des Noms divins. Puis donc que la
violence est contraire au volontaire, et dйtruit le bien de la raison —
car si la nйcessitй est attristante c’est parce qu’elle s’oppose а la volontй,
comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique —,
il semble que Dieu ne fait en l’homme aucune violente йlйvation contre
nature ; mais cela semble кtre le cas dans le ravissement, comme le nom
mкme l’implique, et comme la description susdite le signifie lorsqu’elle dit «
par une force de nature supйrieure ».
6° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
la grande force des sensibles corrompt le sens, mais la grande force des
intelligibles ne corrompt pas l’intelligence. Or si le sens n’arrive pas а
connaоtre les sensibles trиs forts, c’est parce qu’il est corrompu par eux.
L’intelligence peut donc naturellement connaоtre les intelligibles, si forts
soient-ils. Donc, quels que soient les intelligibles auxquels l’esprit de
l’homme est йlevй, ce ne sera pas une йlйvation contre nature.
7° Saint
Augustin dit au livre sur l’Esprit et
l’Вme que « l’вme et l’ange sont йgaux en nature mais inйgaux par la
fonction ». Or il n’est pas contre la nature de l’ange de connaоtre les
choses auxquelles les hommes sont йlevйs dans le ravissement. L’йlйvation du
ravissement n’est donc pas non plus contre nature pour l’homme.
8° Si un
mouvement est naturel, alors l’arrivйe au terme du mouvement sera naturelle
aussi, puisque aucun mouvement n’est infini. Or l’esprit de l’homme est mы
naturellement vers Dieu ; cela se voit clairement en ce qu’il n’a point de
repos qu’il ne soit parvenu а lui ; d’oщ ce que dit saint Augustin au
premier livre des Confessions :
« Vous nous avez faits pour vous, Seigneur ; et notre cњur est
inquiet jusqu’а ce qu’il se repose en vous. » Cette йlйvation par laquelle
l’esprit atteint Dieu, comme c’est le cas dans le ravissement, n’est donc pas contre
nature.
9° [Le rйpondant] disait qu’кtre portй
vers Dieu est naturel а l’esprit humain non par lui-mкme, mais seulement par
une prйdйtermination divine ; et ainsi, cela n’est pas absolument naturel.
En sens contraire : la nature infйrieure
n’opиre ni ne tend vers une fin que par une prйdйtermination divine, et c’est
pourquoi l’on dit que l’њuvre de la nature est une њuvre de
l’intelligence ; et cependant, nous disons que les mouvement et les
opйrations des rйalitйs naturelles sont absolument naturelles. Si donc кtre
portй vers Dieu est naturel а l’esprit par une prйdйtermination divine, on doit
le juger absolument naturel.
10° L’вme est
d’abord en soi, et sous cet aspect on l’appelle esprit, avant d’кtre en tant
que conjointe, aspect sous lequel elle est appelйe вme. Or l’acte de l’вme en
tant qu’elle est un certain esprit est de connaоtre Dieu et les autres
substances sйparйes ; mais en tant qu’elle est unie au corps, son acte est
de connaоtre les rйalitйs corporelles et sensibles. La connaissance des
intelligibles est donc dans l’вme avant celle des sensibles. Puis donc que la
connaissance des sensibles est naturelle а l’вme, la connaissance des
intelligibles divins lui sera naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
11° Une chose
est plus naturellement ordonnйe au dernier terme qu’au mйdium, puisque la
relation au mйdium se fait а cause de la relation au dernier terme. Or les
rйalitйs sensibles sont des mйdiums par lesquels on parvient а la connaissance
de Dieu ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de
Dieu […] sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses
њuvres. » Et la connaissance des sensibles est naturelle а l’homme. Donc
la connaissance des intelligibles aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
12° Rien de
ce qui est fait par quelque puissance naturelle ne peut кtre dit absolument
contre nature. Or certaines choses, comme des herbes ou des pierres, ont des
vertus naturelles qui attirent l’esprit hors des sens et lui font voir des
choses admirables ; et cela semble avoir lieu dans un ravissement. Le
ravissement n’est donc pas une йlйvation contre nature.
En sens contraire :
1° А propos de
2 Cor. 2, 12 : « je connais un homme dans le Christ,
etc. », la Glose dit :
« ravi, c’est-а-dire йlevй contre la nature ». Le ravissement est
donc une йlйvation contre nature.
Rйponse :
А l’homme
appartient une certaine opйration en tant qu’il est homme, opйration qui lui
est naturelle, comme а n’importe quelle autre chose appartient une certaine
opйration de cette chose en tant que telle, ainsi le feu ou la pierre.
Or dans les
rйalitйs naturelles, il se produit de deux faзons qu’une chose soit transportйe
hors de son opйration naturelle. D’abord par un dйfaut de la puissance propre, d’oщ
que vienne un tel dйfaut, soit d’une cause extйrieure, soit d’une cause
intйrieure ; comme lorsque par un dйfaut de la puissance formatrice dans
la semence est engendrй un fњtus monstrueux. Ensuite par l’opйration de la
puissance divine, au commandement de laquelle toute nature obйit, comme cela se
passe dans les miracles ; ainsi lorsqu’une vierge conзoit, ou qu’un
aveugle voit clair.
Et de mкme
aussi, l’homme peut abandonner de deux faзons son opйration naturelle et
propre. Or l’opйration propre de l’homme est de penser par l’intermйdiaire de
l’imagination et du sens ; car l’opйration de l’homme par laquelle il
adhиre aux seules rйalitйs intellectuelles, laissant de cфtй toutes les
rйalitйs infйrieures, ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais en tant que
quelque chose de divin existe en lui, comme il est dit au dixiиme livre de l’Йthique ; quant а l’opйration par
laquelle il adhиre aux seules rйalitйs sensibles en dehors de l’intelligence et
de la raison, elle ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais suivant la
nature qu’il partage avec les bкtes. Ainsi donc, il est transportй hors du mode
naturel de sa connaissance lorsque, abstrait des sens, il regarde des choses
hors du sens. Ce transport se fait donc parfois par un dйfaut de la puissance propre,
comme cela se produit chez les frйnйtiques et autres malades mentaux ; et
cette abstraction des sens n’est pas une йlйvation de l’homme, mais plutфt un
abaissement. Parfois, en revanche, une telle abstraction se fait par la
puissance divine : et c’est alors proprement une certaine йlйvation, car,
puisque l’agent s’assimile le patient, l’abstraction qui se fait par la
puissance divine, qui est au-dessus de l’homme, est vers quelque chose de plus
haut que ce qui est naturel а l’homme.
Ainsi donc,
dans la description susdite du ravissement, par laquelle celui-ci est dйfini
comme un certain mouvement, son genre est touchй dans le terme
« йlйvation » ; la cause efficiente lorsqu’il est dit « par une
force de nature supйrieure » ; les deux termes du mouvement, dйpart
et arrivйe, dans l’expression suivante : « depuis l’йtat qui suit la
nature vers un йtat qui est contre nature ».
Rйponse aux objections :
1° La
connaissance de Dieu se produit de multiples faзons : par son essence, et
par les rйalitйs sensibles, ou encore par les effets intelligibles. De mкme
aussi, l’on doit distinguer а propos de ce qui est naturel а l’homme. Pour la
mкme et unique rйalitй, quelque chose est selon la nature et contre la nature,
suivant ses divers йtats : parce que la nature de la rйalitй n’est pas la
mкme lorsqu’elle est en devenir et lorsqu’elle est dans son кtre parfait, comme
dit Rabbi Moпse ; par exemple, la quantitй complиte — et autres
choses de ce genre — est naturelle а l’homme quand il est parvenu а l’вge
parfait, mais il serait contre nature, pour l’enfant, de naоtre avec la
quantitй parfaite. Ainsi donc, il faut rйpondre qu’il est naturel а
l’intelligence humaine suivant n’importe quel йtat de connaоtre Dieu en quelque
faзon ; mais а son dйbut, c’est-а-dire dans l’йtat de voie, il lui est
naturel de connaоtre Dieu par les crйatures sensibles. Mais il lui est naturel
de parvenir а connaоtre Dieu par lui-mкme dans sa consommation, c’est-а-dire
dans l’йtat de la patrie. Et par consйquent, s’il est йlevй dans l’йtat de voie
а connaоtre Dieu suivant l’йtat de la patrie, cela sera contre nature, comme il
serait contre nature qu’un enfant nouveau-nй ait une barbe.
2° Il y a deux
natures : la particuliиre, qui est propre а chaque rйalitй, et
l’universelle, qui embrasse tout l’ordre des causes naturelles. Et pour cette
raison, il y a deux faзons de dire qu’une chose suit la nature ou est contre
nature : d’abord quant а la nature particuliиre, ensuite quant а la nature
universelle ; par exemple, toute corruption, tout dйfaut et toute sйnilitй
sont contre la nature particuliиre ; mais cependant, il est naturel
suivant la nature universelle que tout ce qui est composй de contraires se
corrompe. Ainsi, parce que l’ordre universel des causes comporte que les
infйrieurs soient mus par leurs supйrieurs, tout mouvement qui se fait dans la
nature infйrieure par l’impression du supйrieur, soit dans les rйalitйs
corporelles, soit dans les spirituelles, est certes naturel selon la nature
universelle, mais pas toujours selon la nature particuliиre ; sauf lorsque
la nature supйrieure imprime dans l’infйrieure de telle faзon que l’impression
elle-mкme soit sa nature. Et de la sorte, on voit clairement comment l’on peut
dire des choses que Dieu fait dans les crйatures qu’elles suivent la nature ou
sont contre nature.
3° On voit dиs
lors clairement la rйponse а la troisiиme objection. On peut aussi rйpondre que
cette йlйvation est dite contre nature parce qu’elle est contre le cours
habituel de la nature, comme la Glose
expose Rom. 11, 24.
4° Bien que Dieu
n’agisse jamais contre la justice, il fait cependant quelque chose au-delа de
la justice. En effet, il y a quelque chose contre la justice quand on enlиve а
quelqu’un ce qui lui est dы ; comme on le voit dans les affaires humaines,
lorsque l’un vole а l’autre. Mais si, par une certaine libйralitй, il donne ce
qui n’est pas dы, ce n’est pas contre la justice, mais au-delа de la justice.
Ainsi donc, lorsque Dieu йlиve l’esprit humain dans l’йtat de voie au-dessus de
son mode, il n’agit pas contre la justice, mais au-delа de la justice.
5° Dиs lors que
l’њuvre de l’homme a la bontй du mйrite, elle suit nйcessairement la raison et
la volontй. Mais le bien qui lui est confйrй dans le ravissement n’est pas de
ce genre ; il n’est donc pas nйcessaire qu’il procиde de la volontй
humaine, mais seulement de la puissance divine. Et cependant, on ne peut pas
tout а fait dire qu’il y a violence, sauf au sens oщ l’on parle de mouvement
violent quand une pierre est lancйe vers le bas plus vite que le mouvement naturel
ne la dispose : cependant, le violent est proprement ce en quoi le patient
ne contribue nullement, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique.
6° Le sens et
l’intelligence ont ceci de commun, que l’un et l’autre reзoivent imparfaitement
l’intelligible ou le sensible trиs fort, quoique l’un et l’autre en reзoivent
quelque chose. Mais leur diffйrence rйside en ceci : en йtant mы par le
sensible trиs fort, le sens se corrompt, au point de ne pouvoir ensuite
connaоtre des sensibles moindres ; tandis qu’en recevant l’intelligible
trиs fort, l’intelligence est renforcйe, en sorte qu’elle peut mieux connaоtre
ensuite de moindres intelligibles. Il est donc clair que la citation du
Philosophe susmentionnйe est йtrangиre а notre propos.
7° L’ange et l’вme
sont appelйs йgaux en nature seulement quant а l’йtat de la consommation
derniиre, en lequel les hommes seront comme les anges dans le ciel, comme il
est dit en Mt 22, 30. Ou bien en tant qu’ils ont en commun la nature
intellectuelle, quoiqu’elle se trouve plus parfaite dans les anges.
8° L’arrivйe au
terme du mouvement naturel est naturelle, non pas au dйbut ou au milieu, mais а
la fin du mouvement ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.
9° Les opйrations
des rйalitйs naturelles qui viennent d’une prйdйtermination divine sont
appelйes naturelles quand les principes de ces opйrations sont mis dans les
rйalitйs de telle faзon qu’ils en soient la nature ; mais ce n’est pas
ainsi que Dieu donne а l’homme l’йlйvation du ravissement, il n’en va donc pas
de mкme.
10° Ce qui est
premier dans l’intention de la nature est parfois dernier dans le temps, comme
l’acte se rapporte а la puissance dans le mкme sujet rйcйpteur : car
l’existence en acte est antйrieure quant а la nature, bien que temporellement
la mкme et unique rйalitй soit en puissance avant d’кtre en acte. Et
semblablement l’opйration de l’вme en tant qu’elle est esprit est antйrieure
quant а l’intention de la nature, mais elle est temporellement
postйrieure ; si donc une opйration est faite au temps de l’autre, ce sera
contre la nature.
11° Bien que la
relation au mйdium existe pour la relation au dernier terme, cependant l’on
n’arrive naturellement au dernier terme que par le mйdium ; et s’il en va
autrement, l’arrivйe ne sera pas naturelle ; et tel est le cas prйsent.
12° L’abstraction
des sens qui se fait par la vertu de certaines choses naturelles se ramиne а
l’abstraction qui a lieu par un dйfaut de la puissance propre : en effet,
ces choses n’ont une nature qui abstrait des sens que dans la mesure oщ elles
engourdissent les sens ; il est donc clair qu’une telle abstraction du
sens est йtrangиre au ravissement. Article 2 : Saint Paul dans son
ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А propos de
Йph. 4, 18 : « ils ont l’intelligence obscurcie par les
tйnиbres », la Glose dit :
« Tout homme qui pense est йclairй par une certaine lumiиre
intйrieure. » Si donc l’intelligence est йlevйe а la vision de Dieu, il
est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par quelque lumiиre proportionnйe а une
telle vision. Or une telle lumiиre n’est autre que la lumiиre de gloire, dont
parle le psaume : « dans votre lumiиre nous verrons la
lumiиre ». Donc seule une intelligence bienheureuse peut voir Dieu dans
son essence. Et ainsi, saint Paul dans son ravissement n’a pas pu voir Dieu
dans son essence, puisqu’il n’йtait pas glorifiй.
2° [Le rйpondant] disait que saint Paul fut
bienheureux а ce moment-lа. En sens contraire :
la perpйtuitй entre dans la notion de bйatitude, comme dit saint Augustin au
livre de la Citй de Dieu. Or cet йtat
n’est pas demeurй perpйtuellement en saint Paul. Il ne fut donc pas bienheureux
dans cet йtat.
3° De la gloire
de l’вme rejaillit une gloire sur le corps. Or le corps de saint Paul ne fut
pas glorifiй. Son esprit ne fut donc pas non plus йclairй par la lumiиre de
gloire ; et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.
4° [Le rйpondant] disait que lorsqu’il vit
Dieu dans son essence, mкme dans cet йtat il ne fut pas bienheureux absolument
mais relativement. En sens contraire :
pour que quelqu’un soit bienheureux absolument, seuls sont requis un acte de la
gloire, et une qualitй de la gloire qui est le principe de cet acte ;
ainsi le corps de saint Pierre eыt йtй glorifiй absolument si en plus d’кtre
portй sur les eaux, il avait eu aussi en lui le principe de cet acte, qui
s’appelle l’agilitй. Or la clartй qui est le principe de la vision de Dieu,
elle-mкme acte de la gloire, est une qualitй de la gloire. Si donc l’esprit de
saint Paul a vu Dieu dans son essence et fut йclairй par la lumiиre qui est le
principe de cette vision, alors il fut glorifiй absolument.
5° Saint Paul
dans son ravissement eut la foi et l’espйrance. Or ces choses ne peuvent
subsister en mкme temps que la vision de Dieu dans son essence ; car la
foi porte sur ce qu’on ne voit pas, comme il est dit en Hйbr. 11, 1,
et « ce qu’on voit, pourquoi l’espйrer ? » comme il est dit en
Rom. 8, 24. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.
6° La charitй de
la patrie n’est pas un principe de mйrite. Or saint Paul dans son ravissement
fut en йtat de mйriter, car son вme n’йtait pas encore dйtachйe du corps
corruptible, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Il n’a donc pas
eu la charitй de la patrie. Or lа oщ se trouve la vision de la patrie, qui est
parfaite, lа aussi se trouve la charitй de la patrie, qui est parfaite ;
car autant l’on connaоt Dieu, autant l’on aime. Il n’a donc pas vu Dieu dans
son essence.
7° L’essence
divine ne peut кtre vue sans joie, comme le montre clairement saint Augustin au
premier livre sur la Trinitй. Si donc
saint Paul a vu Dieu dans son essence, il se dйlectait dans cette vision ;
il ne voulait donc pas en кtre sйparй ; en outre, Dieu ne l’a pas sйparй
malgrй lui, car йtant souverainement libйral, il ne retire pas ses biens,
autant que cela dйpend de lui. Saint Paul n’aurait donc jamais йtй sйparй de
cet йtat ; ce qui est faux ; il n’a donc pas vu Dieu dans son
essence.
8° Aucun homme
ayant quelque bien par un mйrite ne le perd а moins de pйcher. Puis donc que
voir Dieu dans son essence est quelque chose que l’on obtient par mйrite, celui
qui voit Dieu dans son essence ne peut кtre йloignй de cette vision, а moins
peut-кtre qu’il ne lui arrive de pйcher ; mais on ne peut pas dire cela de
saint Paul, qui dit de lui-mкme en Rom. 8, 38-39 : « je
suis assurй que ni la mort ni la vie […] ne pourra me sйparer, etc. », et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus
9° Puisqu’il
est dit que saint Paul fut ravi, on se demande en quoi son ravissement diffиre
du sommeil d’Adam et du ravissement de saint Jean l’Йvangйliste, dont lui-mкme
dit en Apoc. 1, 10 qu’il fut ravi en esprit, et du transport de l’вme
en lequel fut saint Pierre en Act. 11, 5.
En sens contraire :
1° Ce que dit
Saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral et aussi dans sa Lettre
а Pauline sur la vision de Dieu, et ce que l’on trouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12,
tous ces textes mentionnent expressйment que saint Paul dans son ravissement a
vu Dieu dans son essence.
Rйponse :
Sur ce point,
certains ont prйtendu que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu non pas
dans son essence, mais par quelque vision mйdiane entre la vision de la voie et
celle de la patrie. Et cette vision mйdiane peut se concevoir comme celle qui
est naturelle а l’ange : de la sorte, celui-ci voit Dieu par une
connaissance naturelle, non certes dans son essence, mais par des espиces
intelligibles, en considйrant sa propre essence qui est une certaine ressemblance
de l’essence intelligible incrййe, comme il est dit au livre des Causes que l’intelligence sait ce qui
est au-dessus d’elle en tant qu’elle est causйe par lui. Et ainsi, l’on pense
que saint Paul aussi dans son ravissement a vu Dieu par l’йclat de quelque
lumiиre intellectuelle dans son esprit. Quant а la connaissance de la voie, qui
se fait par le miroir et l’йnigme des crйatures sensibles, elle est naturelle а
l’homme ; tandis que la connaissance de la patrie, par laquelle Dieu est
vu dans son essence, est naturelle а Dieu seul.
Mais cette
opinion contredit les paroles de saint Augustin, qui dit expressйment dans les
textes susmentionnйs que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son
essence. Et il n’est pas non plus probable que le ministre de l’Ancien
Testament auprиs des Juifs ait vu Dieu dans son essence, comme on le dйduit de
ce passage de Nombr. 12, 8 : « il voit le Seigneur
clairement, et non sous des йnigmes et des figures », et que cela n’ait
pas йtй concйdй au ministre du Nouveau Testament, le Docteur des nations,
d’autant plus que l’Apфtre lui-mкme argumente ainsi en
2 Cor. 3, 9 : « Si le ministиre de condamnation a йtй
accompagnй de gloire, le ministиre de la justice en aura incomparablement
davantage. »
Toutefois, il
ne fut pas bienheureux absolument, mais seulement relativement, bien que son
esprit ait йtй йclairй par une lumiиre surnaturelle pour voir Dieu ; ce
qui peut кtre prouvй par l’exemple de la lumiиre corporelle. En certaines
choses, en effet, la lumiиre venant du soleil se rencontre comme une certaine
forme immanente rendue quasi connaturelle : ainsi dans les йtoiles, dans
l’escarboucle et autres choses semblables. En d’autres, par contre, la lumiиre
venant du soleil est reзue comme une certaine passion transitoire, comme dans
l’air : car la lumiиre dans l’air n’est pas rendue comme une forme
permanente quasi connaturelle, mais elle passe quand le soleil s’en va. De mкme
aussi la lumiиre de gloire est rйpandue de deux faзons sur l’esprit. D’abord, а
la faзon d’une forme rendue connaturelle et permanente, et ainsi, elle rend
l’esprit bienheureux absolument, et c’est ainsi qu’elle est rйpandue sur les
bienheureux dans la patrie. Ensuite, la lumiиre de gloire touche l’esprit
humain comme une certaine passion transitoire : et c’est ainsi que
l’esprit de saint Paul dans son ravissement fut йclairй par la lumiиre de
gloire. Le nom lui-mкme de ravissement montre aussi que cela fut fait
hвtivement et en passant. Il ne fut donc pas glorifiй absolument, et n’eut pas
la dot de gloire, puisque cette clartй ne fut pas rendue sa propriйtй ; et
pour cette raison, elle ne descendit pas de l’вme sur le corps, et il ne
demeura pas perpйtuellement dans cet йtat.
Rйponse aux objections :
1°
а 4°
On voit dиs lors clairement la rйponse aux quatre premiers arguments.
5° А la venue de
la pleine vision, la foi se retire. Donc, dans la mesure oщ il y eut en saint
Paul la vision de Dieu dans son essence, la foi йtait absente ; or la
vision de Dieu dans son essence y fut suivant l’acte et non suivant l’habitus
de la gloire. Donc la foi, au contraire, y fut suivant l’habitus, non suivant
l’acte ; de mкme pour l’espйrance.
6° Bien que saint
Paul fыt alors en йtat de mйriter, cependant il ne mйritait pas en acte а ce
moment-lа ; car de mкme qu’il eut l’acte de vision de la patrie, de mкme
il eut l’acte de charitй de la patrie. Certains prйtendent cependant que, bien
qu’il eыt l’acte de la vision de la patrie, il n’eut cependant pas l’acte de la
charitй de la patrie, car si son intelligence fut ravie, toutefois sa volontй
ne le fut pas. Mais cela va expressйment contre ce que, а propos de
2 Cor. 12, 4 : « ravi dans le paradis », la Glose dit : « dans cette
tranquillitй dont jouissent ceux qui sont dans la Jйrusalem cйleste. » Or
la jouissance se fait par l’amour.
7° La condition
mкme de la lumiиre йclairant son esprit explique que cette vision ne soit point
demeurйe en saint Paul, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
8° Bien que la
vision de Dieu parmi les bienheureux provienne du mйrite, cependant elle n’a
pas йtй donnйe а saint Paul comme la rйcompense du mйrite ; l’argument
n’est donc pas concluant.
Cependant il
faut savoir que ces deux derniers arguments, par leur conclusion, ne s’opposent
pas plus а ce que saint Paul ait vu Dieu dans son essence, qu’а ce qu’il ait vu
d’une quelconque faзon au-dessus du mode commun.
9°
А
ce que l’on demandait en dernier lieu, il faut rйpondre que le transport de
l’вme, l’extase et le ravissement, tout cela revкt le mкme sens dans les
Йcritures, et signifie une certaine йlйvation depuis les sensibles extйrieurs,
auxquels nous nous appliquons naturellement, vers des choses qui sont au-dessus
de l’homme. Mais cela se produit de deux faзons. Parfois, en effet,
l’abstraction des choses extйrieures s’entend quant а l’intention seulement,
comme quand on use des sens et des rйalitйs extйrieures, mais que toute notre
intention se porte а regarder et а aimer les rйalitйs divines ; et ainsi,
n’importe quel contemplateur et amant des rйalitйs divines est dans le transport
de l’вme, l’extase ou le ravissement : c’est pourquoi Denys dit au
quatriиme chapitre des Noms divins :
« l’amour divin fait entrer en extase » ; et saint Grйgoire,
parlant du contemplateur au livre des Moralia,
dit : « Celui qui est ravi vers la comprйhension des rйalitйs
intйrieures ferme ses yeux aux choses visibles. » De la seconde faзon,
suivant un sens plus frйquent des noms susdits, l’extase, le ravissement ou le
transport de l’вme a lieu lorsque l’on est abstrait, mкme actuellement, de
l’usage des sens et des rйalitйs sensibles pour voir des choses
surnaturellement. Or l’on voit surnaturellement au-delа du sens, de
l’intelligence et de l’imagination, comme on l’a dit dans la question sur la
prophйtie. Voilа pourquoi saint Augustin distingue deux ravissements, au
douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral : l’un par lequel l’esprit est ravi depuis les sens vers une
vision imaginaire, et il en fut ainsi de saint Pierre et de saint Jean dans
l’Apocalypse, comme le dit saint Augustin au mкme endroit ; l’autre par
lequel l’esprit est ravi en mкme temps depuis les sens et l’imagination, vers
une vision intellectuelle ; et cela de deux faзons. D’abord lorsque
l’intelligence pense Dieu par des йmissions intelligibles, ce qui est propre
aux anges ; et telle fut l’extase d’Adam, et c’est pourquoi, а propos de
Gen. 2, 21, il est dit dans la Glose
que « l’on peut lйgitimement penser que cette extase fut envoyйe а Adam
pour que son esprit, devenu participant de la cour angйlique et introduit dans
le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres ». Ensuite
lorsque l’intelligence voit Dieu dans son essence ; et c’est vers cela que
saint Paul fut ravi, comme on l’a dit. Article 3 : L’intelligence d’un homme dans
l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision de Dieu dans son essence sans
кtre abstraite des sens ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La nature de
l’homme est la mкme dans l’йtat de voie et aprиs la rйsurrection : il ne
ressusciterait pas numйriquement identique s’il n’йtait pas aussi spйcifiquement
identique. Or aprиs la rйsurrection les saints verront en esprit Dieu dans son
essence sans кtre abstraits de leurs sens. La mкme chose est donc possible
йgalement pour les hommes dans l’йtat de voie.
2° [Le rйpondant] disait que le corps de
l’homme dans l’йtat de voie, parce qu’il est corruptible, alourdit
l’intelligence de sorte qu’elle ne peut se porter librement vers Dieu si elle
n’est pas dйtachйe des sens corporels ; et cette corruption n’existera
assurйment pas aprиs la rйsurrection. En sens
contraire : rien n’est empкchй, de mкme que rien ne souffre, que
par son contraire. Or la corruption du corps ne semble pas кtre contraire а
l’acte de l’intelligence, puisque l’intelligence n’est pas l’acte du corps. La
corruption du corps n’empкche donc pas que l’intelligence puisse librement se
porter vers Dieu.
3° Il est avйrй
que le Christ a assumй notre mortalitй et la corruption qui est la peine du
pйchй. Or son intelligence jouissait continuellement de la vision de Dieu,
alors qu’il n’y avait pas toujours en lui abstraction des sens extйrieurs. La
corruption du corps ne fait donc pas que l’intelligence ne puisse se porter
vers Dieu sans qu’elle soit abstraite des sens.
4° Saint Paul,
aprиs avoir vu Dieu dans son essence, se souvint des choses qu’il avait
contemplйes dans cette vision ; car il ne dirait pas en
2 Cor. 12, 4 qu’il « entendit des paroles ineffables qu’il
n’est pas permis а l’homme de rapporter », s’il ne s’en souvenait pas.
Lors donc qu’il voyait Dieu dans son essence, quelque chose s’imprimait dans sa
mйmoire. Or la mйmoire appartient а la partie sensitive, comme le montre
clairement le Philosophe au livre sur la Mйmoire
et la Rйminiscence. Donc, quand un homme dans l’йtat de voie voit Dieu dans
son essence, il n’est pas entiиrement abstrait des sens corporels.
5° Les puissances
sensitives sont plus proches entre elles que les intellectives ne le sont des
sensitives. Or l’imagination, qui est au nombre des sensitives, peut кtre en
acte de saisir n’importe quels objets imaginaires sans abstraction des sens
extйrieurs. L’intelligence peut donc, elle aussi, кtre en acte de voir Dieu
sans abstraction des puissances sensitives.
6° Ce qui suit la
nature n’exige pas que lui prйexiste rien de ce qui est contre nature. Or il
est naturel а l’intelligence humaine de voir Dieu dans son essence, puisqu’elle
a йtй crййe pour cela. Puis donc que pour l’homme l’abstraction des sens est
contre nature, car la connaissance sensitive lui est connaturelle, il semble
qu’il n’ait pas besoin de l’abstraction des sens pour voir Dieu dans son
essence.
7° Il n’est
d’abstraction que de choses unies. Or l’intelligence, dont l’objet est Dieu,
comme il est dit au livre sur l’Esprit et
l’Вme, ne semble pas кtre unie aux sens corporels, mais en кtre trиs
distante. L’homme n’a donc pas besoin d’кtre abstrait des sens pour voir par
l’intelligence Dieu dans son essence.
8° Il semble que
si saint Paul fut йlevй а la vision de Dieu, c’йtait afin qu’il fыt tйmoin de
la gloire qui est promise aux saints ; aussi saint Augustin dit-il au
douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral : « Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu
montrer а ce si grand Apфtre docteur des nations, ravi jusqu’а cette sublime
vision, la vie en laquelle aprиs cette vie il doit vivre йternellement ? »
Or dans cette vision des saints que connaоtront aprиs cette vie ceux qui
verront Dieu, aprиs la rйsurrection, il ne sera pas fait abstraction des sens.
Donc en saint Paul non plus une telle abstraction ne semble pas avoir eu lieu,
lorsqu’il vit Dieu dans son essence.
9° Les
martyrs, dans les souffrances mкmes de leurs tourments, percevaient
intйrieurement quelque chose de la gloire divine ; c’est pourquoi saint
Vincent disait : « Me voici dйsormais йlevй en l’air, tyran, et plus
haut que le monde, je mйprise tous tes chefs. » Et dans d’autres passions
de saints, on lit de nombreux passages qui semblent rendre le mкme son. Or il
est avйrй qu’il n’y avait pas en eux abstraction des sens, sinon ils n’auraient
pas eu le sens de la douleur. L’abstraction des sens n’est donc pas requise
pour que l’on soit participant de la gloire au moyen de laquelle Dieu est vu
dans son essence.
10° L’intelligence
pratique est plus proche que la spйculative de l’opйration qui se tourne vers
les sensibles. Or il n’est pas nйcessaire que l’intelligence pratique
s’applique toujours aux choses que l’homme opиre dans le domaine sensible,
comme dit Avicenne dans sa Sufficientia.
Autrement, il adviendrait que le meilleur cithariste paraоtraоt fort peu
habile, si а chaque percussion des cordes il lui fallait employer la
considйration de l’art : il en rйsulterait une excessive interruption des
sons, qui empкcherait la mйlodie attendue. L’intelligence spйculative est donc
bien moins encore forcйe de s’appliquer aux choses que l’homme opиre dans le
domaine sensible ; et de la sorte, il lui reste la libertй de se porter
vers n’importe quels intelligibles, mкme vers l’essence divine, pendant que les
puissances sensitives sont occupйes aux opйrations sensibles.
11° Pendant
qu’il voyait Dieu dans son essence, saint Paul avait encore la foi. Or il
appartient а la foi de voir comme par un miroir, en йnigme. Donc saint Paul,
pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, voyait comme par un miroir, en
йnigme. Or la connaissance en йnigme est comme par un miroir, et se fait au
moyen des rйalitйs sensibles. En mкme temps, donc, il voyait Dieu dans son
essence et s’appliquait aux choses sensibles ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, et on le retrouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12 : « En cette forme
oщ Dieu se montre tel qu’il est, nul ne le verra en vivant de cette vie
mortelle avec ces sens corporels ; mais ce sera seulement celui qui meurt
en quelque faзon а cette vie, ou bien en sortant complиtement du corps, ou bien
en йtant tellement dйtournй et sйparй des sens charnels qu’il ne sache plus au
juste s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emportй
vers cette vision. »
2° А propos de
2 Cor. 5, 13 : « Si nous avons йtй hors de nous-mкme,
c’est pour Dieu, etc. », la Glose
dit : « Le transport de l’вme signifie que l’esprit est йlevй а
l’intelligence des choses cйlestes, au point que la mйmoire laisse йchapper
pour ainsi dire les choses infйrieures. Tous les saints auxquels Dieu a rйvйlй
ses mystиres si йlevйs au-dessus du monde ont йtй dans ce transport de
l’вme. » Quiconque voit Dieu dans son essence doit donc nйcessairement
кtre dйtournй de la considйration des choses infйrieures, et par consйquent de
l’usage des sens, par lesquels on ne considиre que des choses infйrieures.
3° Il est dit
dans le Psaume : « Lа sera Benjamin, le plus petit, tout hors de
lui. » ; la Glose :
« Benjamin, c’est-а-dire Paul, tout hors de lui, c’est-а-dire l’esprit
sйparй des sens corporels, comme lorsqu’il fut ravi jusqu’au troisiиme
ciel » ; or on entend par troisiиme ciel la vision de Dieu dans son
essence, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. La vision de Dieu dans son essence
requiert donc la sйparation des sens corporels.
4° L’opйration de
l’intelligence qui est йlevйe а la vision de l’essence de Dieu est plus
efficace que n’importe quelle opйration de l’imagination. Or il arrive que
l’homme, а cause de la vйhйmence de l’imagination, soit abstrait des sens
corporels. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire qu’il en soit
abstrait quand il est promu а la vision de Dieu.
5° Saint Bernard
dit : « La consolation divine est dйlicate, elle ne sera pas donnйe а
ceux qui en admettent une autre. » Donc, pour la mкme raison, la vision de
Dieu n’est pas compatible avec la vision d’une autre chose ; ni, par
consйquent, avec l’usage des sens.
6° Pour voir Dieu
dans son essence, une suprкme puretй de cњur est requise ; comme on lit en
Mt 5, 8 : « Bienheureux ceux qui ont le cњur pur, etc. » Or
le cњur est souillй de deux faзons : par le pйchй et par les imaginations
matйrielles ; cela ressort de ce que dit Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « On doit
penser qu’elles sont pures, » — il s’agit des essences
cйlestes — « non pas seulement en ce sens qu’elles sont libres de
toute tache et de toute souillure, » — par lа il mentionne l’impuretй
du pйchй, qui jamais ne fut dans les anges bienheureux — « et
qu’elles ignorent nos imaginations matйrielles » — par lа il
mentionne l’impuretй qui vient par les imaginations ; comme le montre
clairement Hugues de Saint-Victor. Il est donc nйcessaire que l’esprit de celui
qui voit Dieu dans son essence soit abstrait non seulement des sens extйrieurs,
mais aussi des phantasmes intйrieurs.
7° Il est dit en
1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait,
ce qui est imparfait sera aboli. » Or « parfait » dйsigne ici la
vision de Dieu dans son essence, et « imparfait » la vision comme par
un miroir et en йnigme, qui se fait au moyen des sensibles. Lors donc que
quelqu’un est йlevй а la vision de Dieu dans son essence, il est abstrait de la
vision des sensibles.
Rйponse :
Comme il ressort
de l’enseignement de saint Augustin, l’homme йtabli dans ce corps mortel ne
peut voir Dieu dans son essence а moins d’кtre sйparй des sens corporels. Et la
raison de cette affirmation peut se prendre de deux considйrations.
D’abord, de ce
qui est commun а l’intelligence et aux autres puissances de l’вme. En effet,
nous trouvons dans toutes les puissances de l’вme que lorsqu’une puissance
s’applique а son acte, l’autre ou bien est affaiblie dans son acte, ou bien en
est totalement abstraite ; ainsi il est clair, chez celui en qui
l’opйration visuelle est trиs intense, que son ouпe ne perзoit pas les choses
que l’on dit, а moins peut-кtre qu’elles n’attirent l’attention de l’auditeur
par leur vйhйmence. Et la raison en est que pour l’acte d’une puissance cognitive
une tension est requise, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or la tension d’un seul ne peut
se porter а plusieurs choses en mкme temps, sauf dans le cas oщ ces choses sont
ordonnйes entre elles de telle faзon qu’elles soient prises comme une
seule ; de mкme aussi, un mouvement ou une opйration ne peuvent avoir deux
termes qui ne soient ordonnйs entre eux. Par consйquent, comme il n’y a qu’une
вme en laquelle toutes les puissances cognitives sont fondйes, la tension d’une
mкme et unique вme est requise pour les actes de toutes les puissances
cognitives : voilа pourquoi, lorsque l’вme est totalement tendue vers
l’acte de l’une, l’homme est totalement abstrait de l’acte de l’autre
puissance. Or, pour que l’intelligence soit йlevйe а la vision de l’essence
divine, il est nйcessaire que toute la tension soit rassemblйe dans cette
vision, puisque c’est un intelligible trиs vйhйment, auquel l’intelligence ne
peut atteindre que si elle tend vers lui de tout son effort : et c’est pourquoi
il est nйcessaire, lorsque l’esprit est йlevй а la vision de Dieu, que l’homme
soit tout а fait abstrait des sens corporels.
Ensuite, la
raison de la mкme affirmation peut se prendre de ce qui est propre а
l’intelligence. En effet, puisque la connaissance des choses est obtenue en
tant qu’elles sont en acte, et non en tant qu’elles sont en puissance, comme il
est dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique,
l’intelligence qui dйtient le sommet de la connaissance porte proprement sur
les choses immatйrielles, qui sont au plus haut point en acte. Tout
intelligible est donc soit exempt de matiиre en soi, soit abstrait de la
matiиre par l’action de l’intelligence : voilа pourquoi plus
l’intelligence est pure pour ainsi dire du contact des choses matйrielles, plus
elle est parfaite. Et c’est pourquoi l’intelligence humaine, parce qu’elle
touche les choses matйrielles en regardant vers les phantasmes dont elle
abstrait les espиces intelligibles, est d’une efficacitй moindre que
l’intelligence angйlique, qui regarde toujours vers des formes purement
immatйrielles. Nйanmoins, dans la mesure oщ la puretй de la connaissance
intellectuelle n’est pas entiиrement obscurcie dans l’intelligence
humaine — comme c’est le cas dans les sens, dont la connaissance ne peut
se porter au-delа des rйalitйs matйrielles — du fait mкme qu’il reste en
elle de la puretй, il y a en elle une facultй pour la contemplation des choses
qui sont purement immatйrielles. Voilа pourquoi, si un jour elle est йlevйe
au-delа du mode commun а la vision du sommet des choses immatйrielles,
c’est-а-dire а la vision de l’essence divine, il est nйcessaire qu’au moins
dans cet acte elle soit entiиrement abstraite de la vision des choses
matйrielles. Puis donc que les puissances sensitives ne se tournent que vers
les choses matйrielles, l’on ne peut voir l’essence divine que si l’on est
entiиrement abstrait de l’usage des sens corporels.
Rйponse aux objections :
1° Ce n’est pas
sous le mкme rapport que l’вme bienheureuse sera unie а son corps aprиs la
rйsurrection et qu’elle l’est maintenant. А la rйsurrection, en effet, le corps
sera tout а fait soumis а l’esprit, au point que les propriйtйs de la gloire
rejailliront de l’esprit lui-mкme sur le corps, et c’est pourquoi les corps
sont appelйs spirituels. Or quand deux choses s’unissent, et que l’une dйtient
la totale domination sur l’autre, il n’y a point lа de mйlange, puisque l’autre
passe totalement au pouvoir de celui qui domine ; ainsi, lorsqu’une goutte
d’eau est versйe dans mille amphores de vin, cela ne nuit en rien а la puretй
du vin. Voilа pourquoi il n’y aura а la rйsurrection aucune impuretй de
l’intelligence en raison d’une quelconque union au corps, et sa puissance ne
sera en rien affaiblie ; et par consйquent elle contemplera l’essence
divine sans abstraction des sens corporels. Mais maintenant, le corps n’est pas
soumis de cette faзon а l’esprit ; le point de vue n’est donc pas
semblable.
2° Ce qui rend
notre corps corruptible, c’est qu’il n’est pas lui-mкme pleinement soumis а
l’вme : car s’il lui йtait pleinement soumis, l’immortalitй rejaillirait
de l’вme sur le corps, comme il en sera aprиs la rйsurrection. Et de lа vient
que la corruption du corps alourdit l’intelligence : en effet, bien qu’en
elle-mкme elle ne s’oppose pas а l’intelligence, cependant sa cause nuit а la
puretй de l’intelligence.
3° Comme il йtait
Dieu et homme, le Christ avait un pouvoir plйnier sur toutes les parties de son
вme, et sur son corps ; c’est pourquoi, par la puissance divine, autant
qu’il convenait а notre rйparation, il permettait а chaque puissance de l’вme
de faire ce qui lui йtait propre, comme dit saint Jean Damascиne. Et ainsi, il
n’йtait nйcessaire, en lui, ni qu’il y ait rejaillissement d’une puissance sur
l’autre, ni qu’une puissance soit abstraite de son acte par la vйhйmence de
l’acte d’une autre ; ainsi donc, que son intelligence voie Dieu ne rendait
pas nйcessaire l’abstraction des sens corporels. Il en va autrement pour les
autres hommes, en qui une certaine liaison des puissances de l’вme entre elles
amиne nйcessairement le rejaillissement d’une puissance sur l’autre ou
l’empкchement de l’une par l’autre.
4° Aprиs qu’il
eut cessй de voir Dieu dans son essence, saint Paul se souvint des choses qu’il
avait connues dans cette vision, par des espиces demeurant dans son
intelligence et qui йtaient comme des restes de la vision passйe. En effet,
bien qu’il vоt le Verbe de Dieu dans son essence et qu’en le voyant il connыt
de nombreuses choses, et qu’ainsi cette vision ne se fit par des espиces ni
quant au Verbe lui-mкme ni quant aux choses vues dans le Verbe mais par la
seule essence du Verbe, cependant par la vue mкme du Verbe certaines
ressemblances des rйalitйs vues s’imprimaient dans son intelligence, et par
elles il pouvait ensuite connaоtre les choses qu’il avait vues auparavant par
l’essence du Verbe. Et а partir de ces espиces intelligibles, par une certaine
application а des formes ou concepts particuliers conservйs dans la mйmoire ou
l’imagination, il pouvait ensuite se souvenir des choses qu’il avait vues
auparavant, mкme par l’acte de la mйmoire qui est une puissance sensitive. Et
ainsi, il n’est pas nйcessaire de poser que dans l’acte mкme de la vision de
Dieu il se soit passй quelque chose dans la mйmoire qui йtait en lui une partie
de la puissance sensitive, mais ce fut seulement dans l’esprit.
5° Bien que
l’abstraction des sens extйrieurs ne rйsulte pas de n’importe quel acte de la
puissance imaginative, cette abstraction a lieu cependant lorsque l’acte de
l’imagination est vйhйment. Et semblablement, il n’est pas nйcessaire que
l’abstraction des sens rйsulte de n’importe quel acte de l’intelligence. Il est
toutefois nйcessaire qu’elle s’ensuive de l’acte trиs vйhйment qu’est la vision
de Dieu dans son essence.
6° Bien qu’il
soit naturel а l’intelligence humaine d’arriver un jour а la vision de
l’essence divine, il ne lui est cependant pas naturel d’y parvenir dans le
prйsent йtat de voie, comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas
concluant.
7°
Bien
que notre intelligence, par laquelle nous apprйhendons les rйalitйs divines, ne
soit pas mкlйe aux sens dans la voie d’apprйhension, elle leur est cependant
mкlйe dans la voie de jugement. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme
livre sur la Genиse au sens littйral
que « par la lumiиre de l’intelligence sont jugйes ces connaissances
infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la
moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles » ; voilа
pourquoi l’on dit parfois que l’intelligence est abstraite des sens lorsqu’elle
ne juge pas а leur sujet mais s’applique а contempler les seules rйalitйs
supйrieures.
8° La substance
de la bйatitude des saints consiste dans la vision de l’essence divine ;
c’est pourquoi saint Augustin dit que cette vue est toute notre rйcompense.
Donc, du fait mкme qu’il a vu l’essence divine, saint Paul a pu кtre un digne
tйmoin de cette bйatitude. Et cependant, il n’йtait pas nйcessaire qu’il
expйrimentвt en lui-mкme tout ce que connaоtront les bienheureux, mais il
fallait qu’а partir des choses qu’il expйrimentait il puisse aussi en savoir
d’autres : car il n’йtait pas ravi pour кtre bienheureux, mais pour кtre
tйmoin de la bйatitude.
9°
Les
martyrs, au milieu des tourments, percevaient quelque chose de la gloire
divine, non pas comme s’ils la buvaient а sa source, comme ceux qui voient Dieu
dans son essence, mais ils йtaient rafraоchis par quelque aspersion de cette
gloire ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral :
« Lа » — c’est-а-dire lа oщ Dieu est vu dans son essence —
« on boit le bonheur а sa source, d’oщ s’йpanche sur notre vie humaine
quelque chose qui nous permet de vivre avec tempйrance, force, justice et
prudence parmi les tentations de ce monde. »
10°
L’intelligence
spйculative n’est pas forcйe de prкter attention а ce que l’on opиre dans le
domaine sensible, mais elle peut s’occuper а d’autres intelligibles. Cependant,
il peut y avoir dans l’acte de spйculation une vйhйmence telle, qu’elle
abstraira entiиrement de l’opйration sensible.
11°
Bien
que saint Paul ait eu dans cet acte l’habitus de foi, il n’en avait cependant
point l’acte, l’argument n’est donc pas concluant. Article 4 : Quelle abstraction est-elle
requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
ce soit l’abstraction de l’union mкme par laquelle l’вme est unie au corps
comme sa forme.
1° Les puissances
de l’вme vйgйtative sont plus matйrielles que celles mкme de l’вme sensitive.
Or pour que l’intelligence voie Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il
soit fait abstraction des sens, comme on l’a dйjа dit. Donc, а bien plus forte
raison, pour la puretй de cette vision est requise l’abstraction des actes de
l’вme vйgйtative. Or cette abstraction ne peut se faire dans l’йtat de la vie
animale, aussi longtemps que l’вme est unie au corps comme sa forme, car, comme
dit le Philosophe, « les animaux se nourrissent toujours ». Pour la
vision de l’essence divine est donc requise l’abstraction de l’union par laquelle
l’вme est unie au corps comme sa forme.
2° А propos de
Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Augustin dit :
« Il montre qu’il ne saurait se manifester tel qu’il est а cette vie de
notre chair corruptible, mais il le peut dans la vie oщ, pour vivre, il faut
mourir а cette vie-ci. » Et la Glose
de saint Grйgoire, au mкme endroit : « Celui qui contemple la sagesse que
Dieu est, meurt entiиrement а cette vie. » Or la mort se fait par la
sйparation de l’вme et du corps, auquel elle йtait unie comme sa forme. Il est
donc nйcessaire, pour que Dieu soit vu dans son essence, que se produise une
sйparation en tout point de l’вme et du corps.
3° Pour les
vivants, кtre, c’est vivre, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or l’кtre de l’homme vivant existe
par l’union de l’вme au corps comme sa forme. Or il est dit en
Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. »
Donc, tant que l’вme est unie au corps comme sa forme, elle ne peut voir Dieu
dans son essence.
4° L’union par
laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte que celle par
laquelle elle lui est unie comme son moteur, et dont proviennent les opйrations
des puissances qui opиrent par des organes corporels. Or cette seconde union
empкche la vision de l’essence divine, et c’est ce qui rend nйcessaire
l’abstraction des sens corporels. Donc а bien plus forte raison la premiиre
union aussi l’empкchera-t-elle ; et ainsi, il sera nйcessaire qu’il soit
fait abstraction d’elle.
5°
La
puissance ne s’йlиve pas au-dessus du mode de l’essence, puisque la puissance
dйcoule de l’essence et s’enracine en elle. Si donc l’essence de l’вme est unie
au corps matйriel comme sa forme, il ne pourra se faire que la puissance
intellective soit йlevйe а des choses qui sont tout а fait immatйrielles ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° En l’вme, une
plus grande impuretй est contractйe en raison de son union au corps qu’en
raison de son union а une ressemblance corporelle. Or pour que l’esprit voie
Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il soit dйpouillй des ressemblances
du corps, qui sont apprйhendйes au moyen de l’imagination et du sens, comme on
l’a dit. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire, pour qu’il voie Dieu
dans son essence, qu’il soit sйparй du corps.
7° 2 Cor. 5, 6-7 :
« Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes йloignйs du
Seigneur, car nous marchons par la foi, et non par la clartй. » Donc, tant
que l’вme est dans le corps, elle ne peut voir Dieu dans sa clartй propre.
En sens contraire :
1° А propos de
Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit :
« Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute
perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel. » Or
la clartй de Dieu est son essence, comme il est dit dans la mкme glose. Il
n’est donc pas nйcessaire, pour que l’essence de Dieu soit vue, que l’вme soit
entiиrement sйparйe du corps.
2° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral que l’вme est ravie non seulement vers une vision imaginaire,
mais aussi vers une vision intellectuelle oщ la vйritй apparaоt avec йvidence,
l’вme йtant dйtournйe des sens moins que dans la mort, mais plus que dans le
sommeil. Donc, pour que l’вme voie la vйritй incrййe dont saint Augustin parle
en cet endroit, il n’est pas requis de sйparation du corps du point de vue de
son union comme forme.
3° La mкme chose
ressort clairement de ce que dit saint Augustin dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu : « Il n’est pas incroyable
que quelques saints qui n’йtaient pas encore dйlivrйs de la vie, au point de ne
laisser que leurs cadavres а ensevelir, aient reзu de Dieu la grвce d’une si
grande rйvйlation, » c’est-а-dire de voir Dieu dans son essence. L’вme
encore unie au corps comme sa forme peut donc voir Dieu.
Rйponse :
Pour la vision
de l’essence divine, qui est l’acte le plus parfait de l’intelligence, est
requise l’abstraction des choses qui sont de nature а empкcher la vйhйmence de
l’acte intellectif, et qui sont empкchйes par elle. Or cela se produit dans
certains cas par soi, en d’autres seulement par accident.
Les opйrations
intellectives et sensitives s’empкchent mutuellement par soi, d’abord pour la
raison que dans l’une et l’autre opйration il est nйcessaire qu’il y ait une
tension, et ensuite parce que l’intelligence est en quelque sorte mкlйe aux
opйrations sensibles, puisqu’elle reзoit ce qui provient des phantasmes, et de
la sorte la puretй de l’intelligence est souillйe d’une certaine faзon par les
opйrations sensibles, comme on l’a dйjа dit.
Mais pour que
l’вme soit unie au corps comme sa forme, aucune tension n’est requise, puisque
cette union ne dйpend pas de la volontй de l’вme, mais plutфt de la nature. De
mкme aussi, la puretй de l’вme n’est pas directement souillйe par une telle
union. En effet, l’вme n’est pas unie au corps comme sa forme par le moyen de
ses puissances, mais par son essence, puisqu’il n’y a rien d’intermйdiaire
entre la forme et la matiиre, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Mйtaphysique. Et cependant, l’essence de
l’вme n’est pas unie au corps de telle faзon qu’elle suive totalement la
condition de celui-ci, comme les autres formes matйrielles, qui sont comme
entiиrement plongйes dans la matiиre, au point que nulle puissance ou action
autre que matйrielle ne peut en sortir. Mais de l’essence de l’вme procиdent
non seulement des facultйs ou puissances en quelque sorte corporelles, йtant
les actes d’organes corporels — c’est-а-dire les facultйs sensitives et
vйgйtatives —, mais aussi les facultйs intellectives, qui sont tout а fait
immatйrielles, n’йtant les actes d’aucun corps ni d’aucune partie du corps,
comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme. Il est donc clair que les facultйs intellectives ne procиdent
pas de l’essence de l’вme du cфtй oщ elle est unie au corps, mais plutфt en
tant qu’elle demeure libre du corps, ne lui йtant pas totalement
assujettie ; et ainsi, l’union de l’вme avec le corps n’atteint pas
l’opйration de l’intelligence, au point de pouvoir empкcher sa puretй. Donc, а
proprement parler, si intense soit-elle, l’opйration de l’intelligence n’exige
pas l’abstraction de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa
forme.
De mкme,
l’abstraction des opйrations de l’вme vйgйtative n’est pas non plus requise. En
effet, les opйrations de cette partie de l’вme sont quasi naturelles, la preuve
en est qu’elles s’accomplissent par la vertu des qualitйs actives et passives,
que sont le chaud et le froid, l’humide et le sec. Elles n’obйissent donc pas а
la raison ou а la volontй, comme cela est clairement montrй au premier livre de
l’Йthique. Et ainsi, l’on voit а
l’йvidence que la tension n’est pas requise pour ce genre d’actions ; et
par consйquent il n’est pas nйcessaire que la tension, par leurs actes, soit
dйtournйe de l’opйration intellective. De mкme, l’opйration intellective n’est
pas non plus mкlйe en quelque sorte а ce genre d’opйrations, puisque ni elle ne
reзoit ce qui provient d’elles, car elles ne sont pas cognitives, ni
l’intelligence n’use d’un instrument corporel, qui serait nйcessairement
sustentй par les opйrations de l’вme vйgйtative, comme cela se produit pour les
organes des puissances sensitives ; et ainsi, aucun prйjudice n’est fait а
la puretй de l’intelligence par les opйrations de l’вme vйgйtative. Il ressort
donc clairement qu’а proprement parler, l’opйration de l’вme vйgйtative et
celle de l’intelligence ne s’empкchent pas l’une l’autre.
Cependant, un
empкchement de l’une par l’autre peut survenir par accident, c’est-а-dire dans
la mesure oщ l’intelligence reзoit ce qui provient des phantasmes, qui sont
dans des organes corporels, qui sont nйcessairement nourris et conservйs par
l’acte de l’вme vйgйtative. Et ainsi, leur disposition change suivant les actes
de la puissance nutritive, et par consйquent l’opйration de la puissance
sensitive aussi, de laquelle l’intelligence reзoit. Et de la sorte, par
accident aussi, l’opйration de l’intelligence elle-mкme est empкchйe, comme
cela est clair pendant le sommeil et aprиs le repas. Et aussi, а l’inverse,
l’opйration de l’intelligence empкche celle de l’вme vйgйtative de la faзon
suivante : pour l’opйration de l’intelligence est requise l’opйration de
la puissance imaginative, dont la vйhйmence rйclame le concours de la chaleur
et des esprits corporels ; et ainsi, l’acte de la puissance nutritive est
empкchйe par la vйhйmence de la contemplation. Mais cela n’a pas lieu dans la
contemplation par laquelle on voit l’essence de Dieu, puisqu’une telle contemplation
n’a pas besoin de l’opйration de l’imagination.
Et ainsi, il
ressort clairement que, pour voir Dieu dans son essence, l’abstraction des
actes de l’вme vйgйtative n’est aucunement requise, ni mкme leur
affaiblissement ; mais seulement celle des actes des puissances
sensitives.
Rйponse aux objections :
1° Bien que les
puissances de l’вme vйgйtative soient plus matйrielles que celles de l’вme
sensitive, avec cela cependant elles sont aussi plus йloignйes de
l’intelligence, et ainsi, elles peuvent moins empкcher la vйhйmence de
l’intelligence ou кtre empкchйes par elle.
2°
« Vivre » s’emploie de deux faзons. D’abord pour dйsigner l’кtre mкme
du vivant, qui rйsulte de ce que l’вme est unie au corps comme sa forme.
Ensuite, « vivre » s’emploie pour dйsigner l’opйration de la
vie ; ainsi le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme distingue-t-il le vivre selon le penser et le sentir, et les
autres opйrations de l’вme. Et de mкme, puisque la mort est la privation de la
vie, il est nйcessaire de la distinguer semblablement, de sorte qu’elle dйsigne
tantфt la privation de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa
forme, tantфt la privation des њuvres de la vie. C’est pourquoi saint Augustin
dit dans son livre sur la Genиse au sens
littйral : « celui qui meurt en quelque faзon а cette vie, ou
bien en sortant complиtement du corps, ou bien en йtant dйtournй et sйparй des
sens charnels » ; et c’est le sens de « mourir » dans les gloses
citйes, on le voit bien dans la suite de la Glose
de saint Grйgoire : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est,
meurt entiиrement а cette vie, dit-il, pour n’кtre pas retenu par son
amour. »
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Du fait mкme
que l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte,
il s’ensuit qu’il peut moins en кtre fait abstraction.
5° Cet argument
conclurait а bon droit si l’essence de l’вme йtait unie au corps de telle faзon
qu’elle soit entiиrement soumise au corps ; mais nous avons dйjа dit que
c’йtait faux.
6° Bien que la
ressemblance corporelle qui est requise pour l’opйration de l’imagination et du
sens soit plus immatйrielle que le corps lui-mкme, cependant elle se tient
aussi plus prиs des opйrations de l’intelligence ; voilа pourquoi elle
peut davantage les empкcher, comme on l’a dit.
7° La parole de
l’Apфtre doit кtre comprise dans ce sens : il est dit que nous sommes dans
le corps, non seulement parce que l’вme est unie au corps comme sa forme, mais
aussi parce que nous usons des sens corporels. Article 5 : Qu’est-ce que l’Apфtre a su de
son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?
Objections :
Il semble qu’il
ait su si son вme йtait dans son corps.
1° Il le sut
lui-mкme mieux qu’aucun de ceux qui ont suivi. Or beaucoup ont communйment dйterminй
que l’вme de saint Paul fut alors dans son corps, unie а celui-ci comme sa
forme. Donc а bien plus forte raison saint Paul l’a-t-il su.
2° Saint Paul,
dans ce ravissement, a su ce qu’il voyait, et par quelle vision il
voyait ; cela ressort de ce qu’il dit : « Je connais un homme
[…] qui fut ravi jusqu’au troisiиme ciel. » Il a donc su ce qu’йtait ce
ciel, si c’йtait une rйalitй corporelle ou spirituelle, et s’il l’a vu
spirituellement ou corporellement. Or il s’ensuit qu’il a su s’il voyait dans
son corps ou hors de son corps : car une vision corporelle ne peut avoir
lieu que par le corps, tandis qu’une intellectuelle a toujours lieu sans le
corps. Il a donc su lui-mкme s’il йtait dans son corps ou hors de son corps.
3° Comme il le
dit lui-mкme, il a connu un homme ravi jusqu’au troisiиme ciel. Or
« homme » dйsigne le composй d’вme et de corps. Il a donc su que son
вme йtait unie а son corps.
4° Il a su
lui-mкme qu’il йtait ravi, comme cela est clair dans ses paroles. Or on ne dit
pas que les morts sont ravis. Il a donc su lui-mкme qu’il n’йtait pas
mort ; et ainsi, il a su que son вme йtait unie а son corps.
5° Dans son
ravissement, il a vu Dieu de cette vision par laquelle les saints voient Dieu
dans la patrie, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu.
Or les вmes des saints qui sont dans la patrie savent si elles sont dans leur
corps ou hors de leur corps. L’Apфtre l’a donc su, lui aussi.
6° Saint Grйgoire
dit : « Qu’y a-t-il que ne voit pas celui qui voit celui qui voit
tout ? » ; ce qui semble concerner principalement les choses qui
importent aux voyants eux-mкmes. Or il importe а l’вme au plus haut point de
savoir si elle est ou non unie а son corps. L’вme de saint Paul savait donc si
elle йtait ou non unie а son corps.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme dans le Christ,
qui fut ravi il y a quatorze ans (si ce fut avec son corps ou sans son corps,
je ne sais, Dieu le sait), etc. » Il ne savait donc pas s’il йtait dans
son corps ou hors de son corps.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a plusieurs opinions. En effet, certains ont pensй que l’Apфtre disait
qu’il ignorait non pas si son вme йtait ou non unie а son corps dans ce ravissement,
mais s’il йtait ravi en mкme temps en corps et en вme — de sorte qu’il
aurait йtй portй corporellement dans le ciel, comme on lit que Habacuc fut
portй, au dernier chapitre du livre de Daniel — ou bien seulement en вme,
c’est-а-dire en des visions de Dieu, comme il est dit en
Йzech. 40, 2 : « Il me mena dans une vision divine au pays
d’Israлl » ; et cette interprйtation d’un certain Juif, saint Jйrфme
l’exprime dans le Prologue sur Daniel,
oщ il dit : « Enfin notre apфtre n’osa point affirmer qu’il avait йtй
ravi dans son corps, mais il dit : “si ce fut avec son corps ou sans son
corps, je ne sais”. » Mais saint Augustin rйprouve cette interprйtation au
douziиme livre sur la Genиse au sens
littйral. Car d’aprиs les paroles de l’Apфtre, il est avйrй que lui-mкme a
su qu’il йtait ravi jusqu’au troisiиme ciel. Il est donc йtabli que le ciel en
lequel il fut ravi est vraiment le ciel, non une ressemblance du ciel. Car si,
lorsqu’il dit qu’il avait йtй ravi au ciel, il avait voulu signifier : « c’est-а-dire
а la vision imaginaire d’une ressemblance du ciel », il aurait pu de la
mкme faзon affirmer qu’il avait йtй ravi dans son corps, c’est-а-dire dans une
ressemblance de son corps. Et ainsi, il n’aurait pas йtй nйcessaire de
distinguer ce qu’il savait de ce qu’il ignorait, car il aurait su l’un et
l’autre йgalement : et qu’il йtait ravi au ciel, et qu’il йtait ravi dans
son corps, c’est-а-dire dans une ressemblance de son corps, comme cela se
produit dans les rкves. Il savait donc avec certitude que ce vers quoi il avait
йtй ravi, йtait vraiment le ciel ; il savait donc si c’йtait un corps ou
une rйalitй incorporelle. Car si c’йtait un corps, il y йtait ravi
corporellement ; mais si c’йtait une rйalitй incorporelle, il ne pouvait
pas y кtre ravi corporellement. Il reste donc que l’Apфtre ne douta pas si ce
ravissement йtait corporel ou seulement spirituel ; mais il savait par la
seule intelligence qu’il avait йtй ravi en ce ciel, et il douta si dans ce
ravissement son вme йtait ou non dans son corps.
Et certains
autres accordent ce point ; mais ils prйtendent que, bien que dans ce
ravissement l’Apфtre ne le sыt pas, cependant il le sut par la suite,
conjecturant а partir de cette vision qu’il avait eue auparavant. Car dans ce
ravissement, tout son esprit йtait portй vers les rйalitйs divines, et il ne
percevait pas si son вme йtait ou non dans son corps. Mais cela aussi contredit
expressйment les paroles de l’Apфtre. En effet, de mкme qu’il distingue ce
qu’il a su de ce qu’il a ignorй, de mкme il distingue le prйsent du
passй : il raconte comme un йvйnement passй qu’un homme fut ravi voici
quatorze ans jusqu’au troisiиme ciel, mais c’est comme prйsent qu’il avoue
savoir quelque chose et ignorer autre chose. Donc quatorze ans aprиs ce
ravissement il ignorait encore s’il avait йtй dans son corps ou hors de son
corps, lorsqu’il fut ravi.
Voilа pourquoi
d’autres encore affirment qu’il ne sut ni dans son ravissement, ni aprиs, si
son вme йtait dans son corps en quelque faзon, et non absolument. En effet, ils
prйtendent qu’il savait, tant а ce moment-lа que par la suite, que son вme
йtait unie а son corps comme sa forme, mais qu’il ne savait pas si elle йtait
unie а son corps de telle faзon qu’elle reзыt quelque chose des sens. Ou bien,
selon d’autres, si les puissances nutritives par lesquelles l’вme administre le
corps exerзaient leurs actes. Mais cela non plus ne semble pas consonant aux
paroles de l’Apфtre, qui dit ne pas savoir s’il йtait dans son corps ou hors de
son corps, absolument ; et en outre, cela n’aurait pas semblй trиs а
propos de dire qu’il ne savait pas s’il йtait dans son corps de telle ou telle
faзon, par laquelle son вme n’йtait pas entiиrement sйparйe de son corps.
Et c’est
pourquoi il faut rйpondre qu’il ignorait absolument si son вme йtait ou non
unie а son corps : et c’est ce que saint Augustin conclut au douziиme
livre sur la Genиse au sens littйral, aprиs
une longue recherche, en disant : « En consйquence, il nous reste de
comprendre que son ignorance portait prйcisйment sur ceci : а savoir si,
au moment oщ il fut ravi au troisiиme ciel, il йtait dans son corps а la
maniиre dont l’вme est dans le corps quand on dit que le corps est
vivant — soit qu’il fыt йveillй, soit qu’il dormоt, soit que son вme fыt
dans l’extase, ravie aux sens du corps — ou bien s’il йtait tout а fait
hors de son corps, а tel point que celui-ci gisait mort jusqu’а ce que, cette
vision achevйe, son вme fыt rendue а ses membres morts, non comme un homme qui
s’йveillerait de son sommeil ou qui, aprиs le ravissement de l’extase,
retrouverait а nouveau ses sens, mais comme un homme tout а fait mort qui
reviendrait а la vie. »
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, « йtait-ce dans son corps ou hors de son corps,
l’Apфtre en doute : puis donc qu’il en doute, qui d’entre nous osera se
dire certain ? » Aussi saint Augustin laisse-t-il cela indйterminй.
Quant а ce que les auteurs suivants dйterminent а ce propos, ils parlent en
toute probabilitй plutфt qu’avec certitude. En effet, dиs lors qu’il a pu se
faire que cette вme demeurant encore unie soit ravie а la faзon dont l’Apфtre
se dit ravi, comme il ressort de ce qu’on a dit, il est plus probable qu’elle
soit demeurйe unie.
2° Cet argument
vaut contre l’interprйtation des paroles de l’Apфtre posйe en premier, oщ l’on
pense que l’Apфtre avait doutй non pas de la condition du ravissement,
c’est-а-dire si l’вme йtait unie а son corps, mais du mode de ravissement,
c’est-а-dire s’il fut ravi corporellement ou seulement spirituellement.
3° Il arrive, par
synecdoque, qu’une partie de l’homme soit appelйe homme, et surtout l’вme, qui
est la plus йminente partie de l’homme. Quoique l’on puisse aussi penser que
celui qu’il dit ravi n’йtait pas homme lorsqu’il fut ravi, mais aprиs quatorze
ans, c’est-а-dire quand l’Apфtre disait : « Je connais un homme dans
le Christ » ; et il ne dit pas que l’homme fut ravi jusqu’au
troisiиme ciel.
4° Supposй que
l’вme de l’Apфtre fut, dans cet йtat, sйparйe du corps, cette sйparation n’eut
cependant pas lieu par quelque mode naturel, mais par la puissance de Dieu
retirant l’вme elle-mкme du corps, non pour qu’elle demeure absolument sйparйe,
mais pour un temps. Et c’est pourquoi il a pu кtre appelй ravi, bien que tout
mort ne puisse pas кtre appelй ainsi.
5° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral : « Bien que l’Apфtre soustrait aux sens
corporels ait йtй ravi au troisiиme ciel et au paradis, il lui a certainement
manquй une chose pour avoir cette pleine et parfaite connaissance, telle
qu’elle se trouve parmi les anges : c’est de ne pas savoir s’il йtait avec
ou sans son corps. Mais cette connaissance ne lui fera plus dйfaut lorsque, une
fois les corps recouvrйs а la rйsurrection des morts, ce corps corruptible sera
revкtu d’incorruptibilitй. » Et ainsi, il est clair que, bien que sa
vision fыt semblable а celle des bienheureux а un certain point de vue,
cependant elle fut aussi plus imparfaite а un autre point de vue.
6° Saint Paul ne
fut pas ravi en la vision de Dieu pour qu’il soit bienheureux absolument, mais
pour qu’il soit tйmoin de la bйatitude des saints, et des mystиres divins qui
lui furent rйvйlйs. Par consйquent, il ne vit dans la vision du Verbe que les
choses pour la connaissance desquelles il йtait ravi, et non toutes choses,
comme ce sera le cas des bienheureux, surtout aprиs la rйsurrection. Car alors,
comme poursuit saint Augustin, « toutes choses seront йvidentes, sans
aucune faussetй, sans aucune ignorance ». Question 14 : [La foi]
Introduction
Article 1 :
Qu’est-ce que croire ? Article 2 :
Qu’est-ce que la foi ? Article 3 : La
foi est-elle une vertu ? Article 4 : En
quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ? Article 5 : La
forme de la foi est-elle la charitй ? Article 6 : La
foi informe est-elle une vertu ? Article 7 : Y
a-t-il un mкme habitus pour la foi informe et la foi formйe ? Article 8 :
L’objet propre de la foi est-il la vйritй premiиre ? Article 9 : La
foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ? Article 10 :
Est-il nйcessaire а l’homme d’avoir la foi ? Article 11 :
Est-il nйcessaire de croire explicitement ? Article 12 : La
foi des modernes est-elle identique а celle des anciens ?
Article 1 : Qu’est-ce que croire ?
Objections :
Saint Augustin
dit au livre sur la Prйdestination des
saints, et l’on retrouve cela dans la Glose
а propos de 2 Cor. 3, 5 : « non que nous soyons
capables, etc. », que « croire, c’est rйflйchir avec
assentiment ». Il semble que ce soit aberrant.
1° Celui qui sait
est distinct de celui qui croit, comme saint Augustin le montre clairement au
livre sur la Vision de Dieu. Or celui
qui sait, en tant que tel, rйflйchit et donne son assentiment. On ne dйcrit
donc pas convenablement l’acte de croire quand on dit que « croire, c’est
rйflйchir avec assentiment ».
2° La rйflexion
implique une certaine recherche : en effet, le mot latin cogitare (rйflйchir) revient, pour ainsi
dire, а co-agitare, c’est-а-dire
discuter, et confronter une chose а l’autre. Or la notion de foi exclut la
recherche, car saint Jean Damascиne dit que « la foi est un assentiment
sans recherche ». C’est donc а tort que l’on dit que « croire, c’est
rйflйchir avec assentiment ».
3° Croire est un
acte de l’intelligence. Or l’assentiment semble appartenir а la volontй :
car c’est par elle, dit-on, que nous consentons а quelque chose. L’assentiment
n’appartient donc pas а l’acte de croire.
4° On ne dit de
quelqu’un qu’il rйflйchit, que s’il considиre des choses actuellement, comme
saint Augustin le montre clairement au quatorziиme livre sur la Trinitй. Or mкme celui qui ne rйflйchit
а rien actuellement, on dit qu’il croit : ainsi le fidиle endormi. Croire
n’est donc pas rйflйchir.
5° Une lumiиre
simple est le principe d’une connaissance simple. Or la foi est une certaine
lumiиre simple, comme Denys le montre clairement au septiиme chapitre des Noms divins. L’acte de croire qui a lieu
par la foi est donc une connaissance simple ; et ainsi, il n’est pas
l’acte de rйflйchir, qui implique une connaissance par confrontation.
6° La foi, comme
on le dit communйment, donne son assentiment а la vйritй premiиre pour
elle-mкme. Or celui qui donne son assentiment а quelque chose en confrontant,
ne le donne pas pour cette chose, mais pour une autre chose а laquelle il
confronte. Il n’y a donc pas de confrontation dans l’acte de croire, et ainsi,
il n’y a pas non plus de rйflexion.
7° Il est
dit que la foi est plus certaine que toute science et toute connaissance. Or
les principes, а cause de leur certitude, sont connus sans rйflexion ni
confrontation. L’acte de croire est donc, lui aussi, sans rйflexion.
8° La puissance
spirituelle est plus puissante que la corporelle. La lumiиre spirituelle est
donc, elle aussi, plus efficace que la corporelle. Or la lumiиre corporelle
extйrieure perfectionne l’њil pour qu’il connaisse immйdiatement les visibles
corporels, ce pour quoi la lumiиre innйe ne suffisait pas. La lumiиre
spirituelle qui vient de Dieu perfectionnera donc l’intelligence pour qu’elle
connaisse aussi les choses pour lesquelles la raison naturelle ne suffit pas,
sans aucune confrontation ni rйflexion ; et ainsi, l’acte de croire a lieu
sans rйflexion.
9° La
puissance cogitative est posйe par les philosophes dans la partie sensitive. Or
croire n’appartient qu’а l’esprit, comme dit saint Augustin. Croire n’est donc
pas rйflйchir (cogitare).
Rйponse :
La description
que fait saint Augustin de l’acte de croire est adйquate, puisque par une telle
dйfinition son кtre est montrй, ainsi que sa distinction de tous les autres
actes de l’intelligence ; et en voici la preuve.
Notre
intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Вme, a deux opйrations. L’une par laquelle elle forme les simples
quidditйs des rйalitйs, comme ce qu’est l’homme, ou ce qu’est l’animal ;
et dans cette opйration ne se rencontrent pas le vrai par soi, ni le faux, et
dans les expressions incomplexes non plus. L’autre opйration de l’intelligence
est celle par laquelle elle compose et divise, en affirmant et en niant :
et c’est en celle-ci que l’on trouve le vrai et le faux, comme aussi dans
l’expression complexe, qui est son signe. Or l’acte de croire ne se trouve pas
dans la premiиre opйration, mais seulement dans la seconde : en effet,
nous croyons au vrai et nous refusons de croire le faux. Et c’est aussi la
raison pour laquelle, chez les Arabes, la premiиre opйration de l’intelligence
est appelйe imagination de l’intelligence, et la seconde est appelйe foi, comme
cela ressort clairement des paroles du Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.
Or puisque
l’intellect possible, en ce qui le concerne, est en puissance relativement а
toutes les formes intelligibles, comme aussi la matiиre prime l’est
relativement а toutes les formes sensibles, il n’est pas non plus, quant а lui,
dйterminй а adhйrer а la composition plutфt qu’а la division, ou vice versa. Or tout ce qui est
indйterminй par rapport а deux choses, n’est dйterminй а l’une d’elles que par
quelque chose qui le meut. Or l’intellect possible n’est mы que par deux
choses, qui sont l’objet propre, qui est la forme intelligible, c’est-а-dire la
quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, et par la volontй, qui meut toutes les autres puissances,
comme dit Anselme. Ainsi donc, notre intellect possible se rapporte diversement
aux parties de la contradiction.
Parfois, en
effet, elle n’est pas inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre, soit а cause du
dйfaut des moteurs, comme dans les problиmes dont nous n’avons pas les
solutions ; soit а cause de l’apparente йgalitй des choses qui meuvent а
l’une et l’autre partie. Et telle est la disposition de celui qui doute :
il fluctue entre les deux parties de la contradiction.
Quelquefois,
par contre, l’intelligence est inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre ;
cependant cette chose qui incline ne meut pas suffisamment l’intelligence pour
la dйterminer totalement а l’une des parties ; par consйquent, elle
accepte certes une partie, mais doute toujours de l’opposйe. Et telle est la
disposition de celui qui a une opinion : il accepte une partie de la
contradiction avec la crainte de l’autre.
Mais parfois,
l’intellect possible est dйterminй а adhйrer totalement а une seule
partie ; or il l’est tantфt par l’intelligible, tantфt par la volontй. Par
l’intelligible, soit mйdiatement, soit immйdiatement. Immйdiatement, lorsque
par les intelligibles eux-mкmes la vйritй des propositions apparaоt
immйdiatement et infailliblement а l’intelligence. Et telle est la disposition
de celui qui a l’intelligence des principes, qui sont immйdiatement connus dиs
que les termes le sont, comme dit le Philosophe. Et ainsi, par la quidditй
elle-mкme, l’intelligence est immйdiatement dйterminйe а ce genre de
propositions. Mйdiatement, lorsqu’une fois connues les dйfinitions des termes,
l’intelligence est dйterminйe а l’une des parties de la contradiction en vertu
des premiers principes. Et telle est la disposition de celui qui sait. Mais
parfois, l’intelligence ne peut кtre dйterminйe а l’une des parties de la
contradiction ni immйdiatement par les dйfinitions mкmes des termes, comme dans
les principes, ni non plus par la force des principes, comme c’est le cas dans
les conclusions d’une dйmonstration ; mais elle est dйterminйe par la
volontй, qui choisit d’assentir а une seule partie de faзon prйcise et
dйterminйe, а cause d’une chose qui est suffisante а mouvoir la volontй mais
non а mouvoir l’intelligence, par exemple parce qu’il semble bon ou convenable
d’assentir а cette partie. Et telle est la disposition du croyant, comme
lorsque quelqu’un croit aux paroles d’un homme parce que cela lui paraоt
convenable ou utile. Et ainsi йgalement nous sommes mus а croire aux paroles de
Dieu parce qu’une rйcompense de vie йternelle, si nous avons cru, nous est
promise : et par cette rйcompense la volontй est mue а assentir aux choses
qui sont dites, bien que l’intelligence ne soit pas mue par une chose qu’elle
comprend. Voilа pourquoi saint Augustin dit que l’on peut faire d’autres choses
malgrй soi, mais « on ne peut croire sans le vouloir ».
Il ressort donc
de ce qu’on a dit que l’assentiment ne se rencontre pas dans cette opйration de
l’intelligence par laquelle elle forme les simples quidditйs des rйalitйs,
puisque le vrai et le faux n’y sont pas ; car on dit que nous assentons а
quelque chose seulement lorsque nous y adhйrons comme au vrai. De mкme aussi,
celui qui doute n’a pas d’assentiment, puisqu’il n’adhиre pas а une partie
plutфt qu’а l’autre. Non plus, de mкme, celui qui a une opinion, puisque son
accceptation de l’une des parties n’est pas affermie. Or la sentence, comme
disent Isaac et Avicenne, « est la conception distincte et trиs certaine
de l’une des parties de la contradiction » ; et
« assentir » vient de « sentence ». Celui qui a
l’intelligence [des principes] a certes un assentiment, parce qu’il adhиre de
faзon trиs certaine а l’une des parties ; mais il n’a pas la rйflexion,
parce qu’il est dйterminй а une seule chose sans aucune confrontation. Celui
qui sait, en revanche, possиde et la rйflexion et l’assentiment ; mais une
rйflexion qui cause l’assentiment, et un assentiment terminant la rйflexion.
Car par la confrontation mкme des principes aux conclusions, il donne son
assentiment aux conclusions en les analysant par les principes, et lа s’arrкte
et se repose le mouvement de celui qui rйflйchit. Dans la science, en effet, le
mouvement de la raison commence par l’intelligence des principes, et se termine
au mкme point par la voie d’analyse ; et ainsi, elle ne possиde pas
l’assentiment et la rйflexion comme а йgalitй, mais la rйflexion induit
l’assentiment, et l’assentiment met la rйflexion au repos. Mais dans la foi,
l’assentiment et la rйflexion sont comme а йgalitй. Car l’assentiment n’est pas
causй par la rйflexion, mais par la volontй, comme on l’a dit. Mais parce que
l’intelligence n’est pas dйterminйe а une seule chose de telle sorte qu’elle
soit amenйe а son terme propre, qui est la vision de quelque intelligible, de
lа vient que son mouvement n’est pas encore apaisй, mais possиde encore une
rйflexion et une recherche а propos des choses qu’elle croit, bien qu’elle y
donne un trиs ferme assentiment. Car en ce qui la concerne, elle demeure
insatisfaite, et n’est pas dйterminйe а un seul terme, mais elle est dйterminйe
seulement de l’extйrieur. Et de lа vient que l’intelligence du croyant est dite
captivйe, parce qu’elle est tenue par des termes йtrangers et non propres.
2 Cor. 10, 5 : « Nous rйduisons en captivitй tous les
esprits, etc. » De lа vient aussi qu’il peut s’йlever dans le croyant un
mouvement contraire а ce qu’il tient trиs fermement, quoique cela n’ait pas lieu
dans l’intelligent ou le savant.
Ainsi donc, par
l’assentiment, l’acte de croire est sйparй de l’opйration par laquelle
l’intelligence regarde les formes simples, les quidditйs, ainsi que du doute et
de l’opinion ; par la rйflexion, il se sйpare de l’intelligence [des
principes] ; et parce qu’il comporte ensemble et comme а йgalitй
l’assentiment et la rйflexion, il se sйpare de la science.
Rйponse aux objections :
1° On voit dиs
lors clairement la solution au premier argument.
2° La foi est
appelйe un assentiment sans recherche, en ce sens que le consentement ou
l’assentiment de la foi n’est pas causй par une recherche de la raison ;
cependant, cela n’exclut pas qu’il demeure dans l’intelligence du croyant une
rйflexion ou une confrontation а propos des choses qu’il croit.
3° La volontй se
rapporte а une puissance prйcйdente — l’intelligence —, mais tel
n’est pas le cas de l’intelligence. Et si l’assentiment appartient proprement а
l’intelligence, c’est parce qu’il implique une adhйsion absolue а ce а quoi
l’assentiment est donnй ; tandis que le consentement appartient proprement
а la volontй, car consentir, c’est partager les sentiments d’autrui, et ainsi,
cela implique une relation ou une comparaison а quelque chose qui prйcиde.
4° Parce que les
habitus sont connus au moyen des actes, et que les principes des actes sont les
habitus eux-mкmes, de lа vient que parfois l’on dйsigne les habitus par les
noms des actes ; et ainsi, les noms des actes sont tantфt pris au sens
propre, c’est-а-dire pour les actes mкmes, tantфt pour les habitus. Donc le
croire, pour autant qu’il implique l’acte de foi, comporte toujours une
considйration actuelle ; mais non dans le sens oщ le croire est pris comme
un habitus : en ce sens, l’on dit que le dormeur croit, parce qu’il
possиde l’habitus de foi.
5° La foi
comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de
perfection est cette fermetй qui appartient а l’assentiment ; mais la part
d’imperfection est la carence de vision, а cause de laquelle il reste encore
dans l’esprit du croyant un mouvement de rйflexion. La part de perfection,
c’est-а-dire l’assentiment, est donc causйe par la lumiиre simple qu’est la
foi ; mais dans la mesure oщ cette lumiиre n’est pas parfaitement
participйe, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement фtйe :
et ainsi, il reste en elle un mouvement inapaisй de rйflexion.
6° Cet argument
prouve, ou conclut, que la rйflexion n’est pas la cause de l’assentiment de
foi ; mais non qu’elle n’accompagne pas l’assentiment de foi.
7° La certitude
peut impliquer deux choses : а savoir, la fermetй de l’adhйsion ; et
de ce point de vue, la foi est plus certaine que toute intelligence et toute
science, car la vйritй premiиre, qui cause l’assentiment de foi, est une cause
plus forte que la lumiиre de la raison, qui cause l’assentiment de
l’intelligence ou de la science. Elle implique aussi l’йvidence de ce а quoi
l’assentiment est donnй ; et de ce point de vue, la foi n’a pas la
certitude, mais la science et l’intelligence l’ont : et de lа vient que
l’intelligence [des principes] ne comporte pas de rйflexion.
8° Cet argument
conclurait а bon droit si nous participions parfaitement а cette lumiиre
spirituelle : et ce sera le cas dans la patrie, oщ nous verrons
parfaitement les choses que nous croyons maintenant. Mais pour l’heure, si les
choses pour la connaissance desquelles cette lumiиre perfectionne
n’apparaissent pas manifestement, cela vient d’une participation dйfectueuse а
cette lumiиre spirituelle, non de son [manque d’] efficacitй.
9°
La
puissance cogitative est ce qu’il y a de plus йlevй dans la partie sensitive,
et c’est pourquoi elle atteint d’une certaine faзon la partie intellective, de
sorte qu’elle participe а ce qu’il y a de plus bas dans la partie intellective,
c’est-а-dire le processus discursif de la raison, suivant la rиgle donnйe par
Denys au septiиme chapitre des Noms
divins : « l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй est unie а
l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne ». Voilа pourquoi la puissance
cogitative est elle-mкme appelйe raison particuliиre, comme cela est clairement
montrй par le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et cela ne vaut que pour l’homme, car а sa place il y a
chez les bкtes l’estimation naturelle. Et c’est pourquoi la raison universelle,
qui est dans la partie intellective, est parfois aussi appelйe elle-mкme
cogitative, а cause de la ressemblance d’opйration. Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?
L’Apфtre dit en
Hйbr. 11, 1 que c’est « la substance des choses que l’on doit
espйrer, et la preuve (argumentum) de
celles qu’on ne voit pas ».
Objections :
Il semble qu’il
dise mal.
1° Aucune qualitй
n’est une substance. Or la foi est une qualitй, puisqu’elle est une vertu, ce
qui est une qualitй bonne, etc. La foi n’est donc pas une substance.
2° L’кtre
spirituel est surajoutй а l’кtre naturel, et il en est la perfection ;
aussi doit-il lui кtre semblable. Or dans l’кtre naturel de l’homme, on dit que
la substance est l’essence mкme de l’вme, qui est l’acte premier, et non la
puissance, qui est le principe de l’acte second. Donc dans l’кtre spirituel non
plus, l’on ne doit pas dire que la substance est la foi elle-mкme — ou
quelque autre vertu, qui est principe prochain d’opйration, et donc
perfectionne la puissance — mais plutфt la grвce, dont provient l’кtre
spirituel lui-mкme comme d’un acte premier, et qui perfectionne l’essence mкme
de l’вme.
3° [Le rйpondant]
disait que la foi est appelйe substance en tant qu’elle est la premiиre entre
les vertus. En sens contraire, il y a trois faзons de considйrer les vertus :
du point de vue des habitus, de celui des objets et de celui des puissances. Or
quant aux habitus, la foi n’est pas avant les autres. En effet, il semble qu’on
ne donne cette dйfinition de la foi que dans la mesure oщ celle-ci est formйe,
car c’est dans ce cas seulement qu’elle est un fondement, comme dit saint
Augustin. Or les habitus gratuits sont tous infusйs en mкme temps. De mкme
quant aux objets, la foi ne semble pas non plus кtre avant les autres. Car la
foi ne tend pas plus а la vйritй premiиre, qui semble кtre son objet propre,
que la charitй ne tend au souverain bien, ou l’espйrance а ce qu’il y a de plus
ardu, ou а la souveraine libйralitй de Dieu. De mкme aussi quant aux
puissances, car toute vertu gratuite semble regarder la volontй. La foi n’est
donc nullement antйrieure aux autres ; et ainsi, on ne doit pas la dire
fondement ou substance des autres.
4° Les choses que
l’on doit espйrer rйsident en nous plus par la charitй que par la foi. Cette
dйfinition semble donc mieux convenir а la charitй qu’а la foi.
5° Puisque
l’espйrance est engendrйe par la foi, comme le montre clairement la Glose en Mt 1, 2, si l’on
dйfinit correctement l’espйrance, il est nйcessaire de poser la foi dans sa
dйfinition ; or l’espйrance est posйe dans la dйfinition de la chose а
espйrer. Si donc celle-ci est posйe dans la dйfinition de la foi, il y aura un
cercle dans les dйfinitions ; ce qui est aberrant, car alors quelque chose
sera antйrieur а soi-mкme et plus connu que soi-mкme. Il se produira en effet
que le mкme sera posй dans sa propre dйfinition, si nous remplaзons les noms
par leurs dйfinitions ; il arrivera aussi que des dйfinitions soient sans
fin.
6° Les
objets d’habitus diffйrents sont diffйrents. Or les vertus thйologales ont la
mкme chose pour fin et pour objet. Il est donc nйcessaire, dans les vertus
thйologales, que les fins de vertus diffйrentes soient diffйrentes. Or la chose
а espйrer est la fin propre de l’espйrance. Elle ne doit donc кtre posйe dans
la dйfinition de la foi ni comme fin ni comme objet.
7° La foi est
perfectionnйe plutфt par la charitй que par l’espйrance ; et c’est
pourquoi on dit qu’elle est formйe par la charitй. Dans la dйfinition de la
foi, l’on doit donc poser l’objet de la charitй, qui est le bien ou ce qu’il
faut aimer, plutфt que l’objet de l’espйrance, qui est la chose que l’on doit
espйrer.
8° La foi regarde
surtout les articles eux-mкmes. Or tous les articles ne concernent pas les
choses que l’on doit espйrer, mais seulement un ou deux : la rйsurrection
de la chair et la vie йternelle. La chose que l’on doit espйrer ne devait donc
pas кtre posйe dans la dйfinition de la foi.
9° L’argument est
un acte de la raison. Or la foi porte sur des choses qui sont au-dessus de la
raison. La foi ne doit donc pas кtre appelйe argumentum.
10° Deux
mouvements sont dans l’вme : l’un de l’вme, l’autre vers l’вme. Dans le
mouvement vers l’вme, le principe est extйrieur, tandis que dans le mouvement
qui part d’elle, il est intйrieur. Or le principe intйrieur et le principe
extйrieur ne peuvent кtre identiques. Il ne peut donc y avoir un mкme principe
pour le mouvement qui va vers l’вme et pour celui qui part de l’вme. Or la
connaissance s’accomplit dans un mouvement vers l’вme ; mais l’amour, dans
un mouvement qui part d’elle. Donc ni la foi ni rien d’autre ne peut кtre
principe d’amour et de connaissance ; il est donc aberrant de poser dans
la dйfinition de la foi quelque chose qui appartient а l’amour, а savoir
« la substance des choses que l’on doit espйrer », et quelque chose
qui appartient а la connaissance, а savoir « la preuve de celles qu’on ne
voit pas ».
11° Un habitus
unique ne peut appartenir а diverses puissances. Or les puissances affective et
intellective sont diffйrentes. Puis donc que la foi est un habitus unique, il
ne peut concerner la connaissance et l’amour ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
12° Un habitus
unique a un acte unique. Puis donc que deux actes sont posйs dans la dйfinition
de la foi — а savoir, faire que les choses que l’on doit espйrer
subsistent en nous, et quant а cet acte il est dit : « la substance
des choses que l’on doit espйrer », et convaincre l’esprit, et quant а cet
autre il est dit : « la preuve de celles qu’on ne voit
pas » — il semble qu’elle soit dйcrite de faзon aberrante.
13° L’intelligence
est antйrieure а la volontй. Or la mention « la substance des choses que
l’on doit espйrer » concerne la volontй, tandis que ce qui suit :
« la preuve de celles qu’on ne voit pas » concerne l’intelligence.
Les parties de la description susmentionnйe sont donc mal ordonnйes.
14° L’argument est
ainsi nommй parce qu’il argue pour que l’esprit donne son assentiment а quelque
chose. Or l’esprit est convaincu d’assentir а des choses parce qu’elles lui
deviennent apparentes. Il semble donc qu’il y ait une opposition dans les
termes du second membre : « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».
15° La foi est une
certaine connaissance. Or toute connaissance vient de ce qu’une chose apparaоt
а celui qui connaоt ; en effet, tant dans la connaissance sensitive que
dans l’intellective, quelque chose apparaоt. Il est donc aberrant de dire que
la foi porte sur des choses qu’on ne voit pas.
Rйponse :
Selon certains,
l’Apфtre ne veut pas montrer par cette dйfinition ce qu’est la foi, mais plutфt
ce qu’elle fait. Mais, semble-t-il, il faudrait plutфt dire que cette
notification de la foi en est une dйfinition trиs complиte : non qu’elle
soit donnйe suivant la forme canonique de la dйfinition, mais parce qu’en elle,
toutes les choses exigйes pour la dйfinition de la foi sont suffisamment
touchйes. En effet, il suffit parfois aux philosophes eux-mкmes de signaler les
principes des syllogismes et des dйfinitions, car lorsqu’on est en leur
possession, il n’est pas difficile de revenir а une forme rigoureuse selon les
rиgles de l’art. Or trois considйrations vont en fournir la preuve.
D’abord
celle-ci, que tous les principes dont l’кtre de la foi dйpend sont indiquйs
dans cette dйfinition. En effet, la disposition du croyant, comme on l’a dйjа
dit, est telle que l’intelligence est dйterminйe а quelque chose par la
volontй, et la volontй n’agit qu’en tant qu’elle est mue par son objet, qui est
le bien appйtible et la fin ; par consйquent, deux principes sont requis
pour la foi : un premier qui est le bien qui meut la volontй, et en second
lieu ce а quoi l’intelligence donne son assentiment sous l’action de la
volontй. Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime
la volontй, est double. L’un d’eux est proportionnй а la nature humaine, car
les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la
fйlicitй dont les philosophes ont parlй : soit la contemplative, qui
consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord
dans l’acte de la prudence, et consйquemment dans les actes des autres vertus
morales. L’autre est le bien de l’homme qui dйpasse la mesure de la nature
humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni mкme
pour le connaоtre ou le dйsirer, mais il est promis а l’homme par la seule
libйralitй divine ; 1 Cor. 2, 9 : « l’њil n’a
point vu, etc. », et ce bien est la vie йternelle. Et par lui, la volontй
est inclinйe а assentir aux choses qu’elle tient par la foi ; Jn 6, 40 :
« Quiconque voit le Fils et croit en lui, a la vie йternelle. » Or
rien ne peut кtre ordonnй а quelque fin s’il ne prйexiste en lui un certain
rapport а la fin, d’oщ provienne en lui le dйsir de la fin ; et c’est le
cas lorsqu’un commencement de la fin se fait en lui, car quelque chose ne recherche
le bien que dans la mesure oщ il possиde quelque ressemblance de ce bien. Et
c’est pourquoi il y a dans la nature humaine un certain commencement de ce bien
qui est proportionnй а la nature : car en elle prйexistent naturellement
les principes des dйmonstrations йvidents par soi, qui sont des semences de la
contemplation de la sagesse, ainsi que les principes du droit naturel, qui sont
les semences des vertus morales. Il est donc йgalement nйcessaire, pour que
l’homme soit ordonnй au bien de la vie йternelle, qu’un certain commencement de
celle-ci se fasse en celui а qui elle est promise. Or la vie йternelle consiste
dans la pleine connaissance de Dieu, comme le montre clairement
Jn 17, 3 : « Or la vie йternelle, c’est, etc. » ;
il est donc nйcessaire qu’un commencement de cette connaissance surnaturelle se
fasse en nous ; et cela a lieu par la foi, qui tient par une lumiиre
infuse les choses qui dйpassent la connaissance naturelle. Or la rиgle
gйnйrale, dans les touts qui ont des parties ordonnйes, c’est que la premiиre
partie, en laquelle se trouve un commencement de l’ensemble, est appelйe la
substance du tout : par exemple les fondations de la maison, et la carиne
d’un vaisseau ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la
Mйtaphysique que si l’йtant йtait un
tout unique, sa premiиre partie serait la substance. Et ainsi, la foi, en tant
qu’elle est en nous un certain commencement de la vie йternelle, que nous
espйrons par la promesse divine, est appelйe la substance des choses que l’on
doit espйrer : et donc en cela est touchй le rapport de la foi au bien qui
meut la volontй, qui а son tour dйtermine l’intelligence. Or la volontй mue par
le bien susdit propose а l’intelligence naturelle une chose non apparente comme
йtant digne qu’il y soit assenti ; et de la sorte, elle la dйtermine а ce
non-apparent, c’est-а-dire pour qu’elle y donne son assentiment. Donc, de mкme
que l’intelligible qui est vu par l’intelligence dйtermine celle-ci, et pour
cette raison l’on dit qu’il convainc l’esprit, de mкme aussi une chose non
apparente а l’intelligence la dйtermine, et convainc l’esprit du fait mкme que
la volontй a acceptй qu’il y soit assenti. Voilа pourquoi selon une autre leзon
la foi est appelйe conviction, parce qu’elle convainc l’intelligence de la
faзon susdite ; et ainsi, dans la mention « la preuve de celles qu’on
ne voit pas » est touchйe la comparaison de la foi а ce а quoi
l’intelligence donne son assentiment. Ainsi donc, nous avons la matiиre de la
foi ou son objet dans la mention « de celles qu’on ne voit
pas » ; l’acte dans la mention « la preuve » ; la
relation а la fin dans la mention « la substance des choses que l’on doit
espйrer ». Or l’acte renvoie et au genre, c’est-а-dire а l’habitus, qui
est connu par l’acte, et au sujet, qui est l’esprit ; et il n’en faut pas
plus pour dйfinir une vertu. Il est facile, dиs lors, de former
artificiellement une dйfinition qui suive ce qu’on a dit : nous dirons que
la foi est un habitus de l’esprit, par lequel la vie йternelle commence en nous,
et qui fait assentir l’intelligence а des choses qu’on ne voit pas.
La deuxiиme
preuve est que, par cette dйfinition, la foi est distinguйe de toutes les
autres choses. En effet, par la mention « de celles qu’on ne voit
pas », la foi est distinguйe de la science et de l’intelligence [des
principes]. Par la mention « la preuve », elle est distinguйe de
l’opinion et du doute, en lesquels l’esprit n’est pas convaincu, c’est-а-dire
n’est pas dйterminй а une seule chose ; et semblablement, de tous les
habitus qui ne sont pas cognitifs. Par la mention « la substance des
choses que l’on doit espйrer », elle est distinguйe de la foi prise
communйment, au sens oщ l’on dit que nous croyons ce dont nous avons une
opinion vйhйmente, ou reposant sur le tйmoignage de quelque homme ; et en
outre, elle est distinguйe de la prudence et des autres habitus cognitifs, qui
ne sont pas ordonnйs aux choses que l’on doit espйrer ; ou bien, s’ils
leur sont ordonnйs, ce n’est point par eux que se fait le propre commencement
en nous des choses que l’on doit espйrer.
La troisiиme
preuve vient de la considйration suivante : tous ceux qui ont voulu
dйfinir la foi n’ont pu la dйfinir autrement qu’en renfermant sous d’autres
termes soit toute la dйfinition, soit une partie de celle-ci. Car ce que dit
saint Jean Damascиne : « la foi est la substance des choses que l’on
espиre, la preuve de celles qu’on ne voit pas », il est clair que c’est
expressйment identique а ce que l’Apфtre dit. Mais ce que saint Jean Damascиne
ajoute : « c’est aussi l’espoir, qui ne doute ni ne discute de ce que
Dieu nous a annoncй et de l’exaucement de nos priиres », est une sorte
d’explication de ce qu’il avait dit : « la substance des choses que
l’on doit espйrer ». En effet, les choses que l’on doit espйrer sont principalement
les rйcompenses qui nous sont promises par Dieu ; et secondairement toutes
les autres choses nйcessaires а cela, que nous demandons а Dieu, et dont on a
une espйrance certaine par la foi ; or celle-ci ne peut ni faire dйfaut —
et c’est pourquoi il est dit : « qui ne doute » — ni кtre
justement rйprouvйe comme vaine, et c’est pourquoi il est dit « ni ne
discute ». Quant а ce que dit saint Augustin : « la foi est la
vertu par laquelle on croit les choses qu’on ne voit pas », et encore
saint Jean Damascиne : « la foi est un assentiment sans
recherches », et Hugues de Saint-Victor : « la foi est une
certitude de l’вme sur des choses absentes, supйrieure а l’opinion et
infйrieure а la science », tout cela est identique а ce que dit
l’Apфtre : « la preuve de celles qu’on ne voit pas ». Cependant
la foi est dite « infйrieure а la science », parce qu’elle n’a pas la
vision comme la science, bien qu’elle ait une adhйsion aussi ferme. Et elle est
dite « supйrieure а l’opinion » а cause de la fermetй de l’assentiment.
Et de la sorte, elle est dite « infйrieure а la science » en tant
qu’elle traite « de celles qu’on ne voit pas », et « supйrieure
а l’opinion » en tant qu’elle est « la preuve ». Les autres
choses ressortent clairement de ce qu’on a dйjа dit. Enfin, ce que dit Denys au
septiиme chapitre des Noms divins :
« la foi est la base inйbranlable des fidиles qu’elle йtablit dans la
vйritй et en qui elle йtablit la vйritй », cela est identique а ce que dit
l’Apфtre : « la substance des choses que l’on doit espйrer ». En
effet, la connaissance de la vйritй est la chose que l’on doit espйrer, puisque
la bйatitude n’est rien d’autre que la joie de la vйritй, comme dit saint
Augustin au livre des Confessions.
Rйponse aux objections :
1° La foi est
appelйe substance, non qu’elle soit dans le genre de la substance, mais par une
certaine ressemblance а la substance, c’est-а-dire en tant qu’elle est un
premier commencement et comme une certain fondement de toute la vie
spirituelle, comme la substance est le fondement de tous les йtants.
2° L’Apфtre veut
comparer la foi non pas aux choses qui sont au-dedans, mais а celles qui sont
au-dehors. Or, bien que l’essence de l’вme, dans l’кtre naturel, soit premier
et substance relativement aux puissances et aux habitus, et а tout ce qui en
dйcoule et qui est au-dedans, cependant la relation aux rйalitйs extйrieures ne
se rencontre pas dans l’essence, mais en premier dans la puissance ; ni,
de mкme, dans la grвce, mais dans la vertu, et en premier dans la foi. L’on ne
pouvait donc dire que la substance des choses que l’on doit espйrer йtait la
grвce, mais la foi.
3° La foi prйcиde
les autres vertus et du cфtй de l’objet, et du cфtй de la puissance, et du cфtй
de l’habitus. Du cфtй de l’objet, non point parce qu’elle-mкme tendrait plus
vers son objet que les autres vertus vers le leur, mais parce que son objet
meut naturellement avant celui de la charitй et des autres vertus. Et cela est
йvident, car le bien ne meut que s’il est connu auparavant, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme ;
alors que le vrai, pour mouvoir l’intelligence, n’a besoin d’aucun mouvement de
l’appйtit. Et de lа vient aussi que l’acte de foi est naturellement avant
l’acte de charitй ; et de mкme aussi pour les habitus, bien qu’ils soient
temporellement simultanйs, lorsque la foi est formйe ; et pour la mкme
raison la puissance cognitive est naturellement avant l’affective. Or la foi
est dans la cognitive : cela ressort de ce que l’objet propre de la foi
est le vrai, et non le bien ; mais elle a d’une certaine faзon un
achиvement dans la volontй, comme on le dira plus loin.
4° Il ressort
maintenant de ce qu’on a dit que le premier commencement des choses que l’on
doit espйrer ne se fait pas en nous par la charitй, mais par la foi ; et
la charitй n’est pas non plus une preuve ; cette description ne lui
convient donc nullement.
5° Parce que le
bien qui incline а la foi dйpasse la raison, il est aussi impossible а
nommer ; voilа pourquoi l’Apфtre, en faisant une pйriphrase, a posй а sa
place la chose que l’on doit espйrer ; ce qui se produit frйquemment dans
les dйfinitions.
6° Toute
puissance a une fin, qui est son bien ; cependant, toute puissance ne se
rapporte pas а la notion de fin ou de bien en tant que tel, mais c’est
seulement la volontй. Et si la volontй meut toutes les autres puissances, c’est
parce que tout mouvement commence par l’intention de la fin. Donc, bien que le
vrai soit la fin de la foi, cependant le vrai n’implique pas la notion de
fin ; il ne devait donc pas кtre posй comme la fin de la foi, mais ce
devait кtre quelque chose qui appartienne а la volontй.
7° La chose qu’il
faut aimer peut кtre prйsente ou absente, mais la chose que l’on doit espйrer
ne peut кtre qu’absente. Rom. 8, 24 : « car ce qu’on voit,
pourquoi l’espйrer ? » Puis donc que la foi porte sur des choses
absentes, sa fin est plus proprement exprimйe par la chose que l’on doit
espйrer que par la chose qu’il faut aimer.
8° L’article est
comme la matiиre de la foi ; or la chose а espйrer n’est pas posйe comme
matiиre, mais comme fin ; l’argument n’est donc pas concluant.
9°
« Argument » se dit en plusieurs sens. Parfois, en effet, il signifie
l’acte mкme de la raison discourant des principes aux conclusions ; et
parce que toute la force de l’argument consiste
dans le moyen terme, ce dernier est parfois appelй lui aussi argument. Et de lа
vient aussi qu’on appelle parfois arguments les prйambules des livres, en
lesquels on offre quelque brиve anticipation de toute l’њuvre qui suit. Et
parce que l’argument permet de manifester quelque chose, et que le principe de
la manifestation est la lumiиre, la lumiиre par laquelle une chose est connue
peut кtre elle-mкme appelйe « argument ». Et de ces quatre faзons la
foi peut кtre appelйe argument. De la premiиre faзon, dans la mesure oщ la
raison donne son assentiment а quelque chose parce que Dieu l’a dit ; et
ainsi, l’assentiment est causй dans le croyant par l’autoritй de celui qui
parle ; car en dialectique aussi, quelque argument se prend de l’autoritй.
De la deuxiиme faзon, la foi est appelйe « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas », en tant que la foi
des fidиles est un mйdium pour prouver que les choses qu’on ne voit pas
existent ; ou bien en tant que la foi des pиres nous est un mйdium qui
nous porte а croire ; ou encore en tant que la foi а un article est un
mйdium pour la foi а un autre article, comme la Rйsurrection du Christ pour la
rйsurrection gйnйrale, comme cela est йvident en 1 Cor. 16, 12.
De la troisiиme faзon, dans la mesure oщ la foi est elle-mкme une certaine
anticipation brиve de la connaissance que nous aurons dans le futur. De la
quatriиme faзon, quant а la lumiиre mкme de la foi, grвce а laquelle les choses
crйdibles sont connues. Et si l’on dit que la foi est au-dessus de la raison,
ce n’est pas qu’il n’y ait dans la foi nul acte de raison, mais c’est parce que
la raison ne peut conduire а la vision des choses qui appartiennent а la foi.
10° L’acte de foi
rйside essentiellement dans la connaissance, et lа est sa perfection quant а la
forme ou l’espиce : on le voit bien par l’objet, comme on l’a dit. Mais
quant а la fin, l’acte de foi est perfectionnй dans l’amour, car c’est la
charitй qui donne а la foi d’кtre mйritoire de la fin. Le commencement de la
foi est aussi dans l’amour, en tant que la volontй dйtermine l’intelligence а
assentir aux choses qui appartiennent а la foi. Mais cette volontй n’est un
acte ni de charitй ni d’espйrance, c’est un certain appйtit du bien promis. Et
ainsi, il est clair que la foi n’est pas dans les deux puissances comme dans un
sujet.
11° On voit dиs
lors clairement la rйponse а la onziиme objection.
12° Dans la
mention « la substance des choses que l’on doit espйrer », ce n’est
pas l’acte de foi qui est touchй, mais seulement la relation а la fin. L’acte
de foi est touchй par comparaison а l’objet dans la mention « la preuve de
celles qu’on ne voit pas ».
13° Ce а quoi
l’intelligence donne son assentiment ne meut pas celle-ci par une vertu propre,
mais par l’inclination de la volontй. C’est pourquoi le bien qui meut la
volontй se comporte dans l’assentiment de foi comme un premier moteur, tandis
que ce а quoi l’intelligence donne son assentiment est comme un moteur mы.
Voilа pourquoi, dans la dйfinition de la foi, la comparaison de celle-ci au
bien de la volontй est posйe avant l’objet propre.
14° La foi ne
convainc pas l’esprit par l’йvidence de la chose, mais par l’inclination de la
volontй, comme on l’a dit, l’argument n’est donc pas concluant.
15° La
connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment.
Quant а la vision, la connaissance s’oppose а la foi ; c’est pourquoi
saint Grйgoire dit que « les choses qui sont visibles ne relиvent pas de
la foi, mais de la connaissance » ; et selon saint Augustin au livre
sur la Vision de Dieu, sont dites
« vues » les choses qui sont а portйe du sens ou de l’intelligence.
Et l’on dit que des choses sont а portйe de l’intelligence lorsqu’elles ne
dйpassent pas sa capacitй. Mais quant а la certitude de l’assentiment, la foi
est une connaissance, et pour cette raison elle peut aussi кtre appelйe science
et vision, suivant ce passage de 1 Cor. 13, 12 :
« Nous voyons maintenant comme par un miroir, en йnigme. » Et c’est
ce que dit saint Augustin au livre sur la Vision
de Dieu : « Si donc nous pouvons dire en toute convenance que
nous savons ce que nous croyons d’une maniиre certaine, nous pouvons dire aussi
que nous voyons avec les yeux de l’esprit ce que la raison permet de croire,
bien que cela ne soit pas prйsent а nos sens. » Article 3 : La foi est-elle une vertu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La vertu
s’oppose а la connaissance ; et c’est pourquoi la science et la vertu sont
posйs comme des genres diffйrents, comme cela est clairement montrй au
quatriиme livre des Topiques. Or la
foi est contenue dans la connaissance. Elle n’est donc pas une vertu.
2° [Le rйpondant] disait que, de mкme que
l’ignorance est un vice parce qu’il est causй par une certaine nйgligence а
savoir, de mкme aussi la foi est une vertu parce qu’elle consiste dans la
volontй du croyant. En sens contraire :
une chose ne peut кtre une faute du seul fait qu’elle est causйe par une
faute ; sinon la peine en tant que telle serait une faute ; donc
l’ignorance ne peut pas non plus кtre appelйe vice parce qu’elle naоt du vice
de nйgligence ; donc, pour la mкme raison, que la foi s’ensuive de la
volontй ne peut non plus la faire appeler vertu.
3° On dйfinit la
vertu par rapport au bien ; en effet, la vertu est « ce qui rend bon
celui qui la possиde, et bonne son њuvre », comme il est dit au deuxiиme
livre de l’Йthique. Or l’objet de la
foi est le vrai, et non le bien. La foi n’est donc pas une vertu.
4° [Le rйpondant] disait que le vrai qui
est l’objet de la foi est la vйritй premiиre, qui est en outre le souverain
bien ; et de la sorte, la foi est une vertu. En
sens contraire : La distinction des habitus et des actes se prend
de la distinction formelle, et non matйrielle, des objets : sinon, la vue
et l’ouпe appartiendraient а la mкme puissance, car il arrive que le mкme soit
audible et visible. Or, quelque identiques que soient rйellement ce qui est
bien et ce qui est vrai, la notion de vrai et celle de bien sont cependant
formellement diffйrentes. L’habitus qui tend au vrai suivant la notion de vrai
se distingue donc de celui qui tend au bien sous l’aspect du bien ; et
ainsi, l’on distinguera la foi de la vertu.
5° Le mйdium et
les extrкmes sont dans le mкme genre, comme le montre clairement le Philosophe
au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or la foi est intermйdiaire entre la science et l’opinion ; Hugues de
Saint-Victor dit en effet que « la foi est une certitude de l’esprit,
supйrieure а l’opinion et infйrieure а la science ». Or ni l’opinion ni la
science n’est une vertu. Donc la foi non plus.
6° La prйsence de
l’objet n’фte pas l’habitus de la vertu. Or l’objet de la foi est la vйritй
premiиre, et quand celle-ci sera а portйe de notre esprit de sorte que nous la
voyions, alors ce ne sera plus la foi mais la vision. La foi n’est donc pas une
vertu.
7° « La
vertu est le dernier degrй de la puissance », comme il est dit au premier
livre sur le Ciel et le Monde. Or la
foi n’est pas le dernier degrй de la puissance humaine, car celle-ci peut
quelque chose de plus : la claire vision. La foi n’est donc pas une vertu.
8° Selon saint Augustin
au livre sur le Bien du mariage,
c’est par les vertus que les puissances sont apprкtйes а leurs actes. Or la foi
n’apprкte pas l’intelligence, mais plutфt l’empкche : car par elle
l’intelligence est assujettie, comme on le voit bien en
2 Cor. 10, 5. La foi n’est donc pas une vertu.
9° Le Philosophe
divise la vertu en intellectuelle et morale. Et c’est lа une division par
opposйs immйdiats, car l’intellectuelle est celle qui est dans le raisonnable
par essence, tandis que la morale est celle qui est dans le raisonnable par
participation ; et le raisonnable ne peut кtre pris autrement, ni la vertu
humaine exister hors du raisonnable, pris en quelque faзon. Or la foi n’est pas
une vertu morale, car alors les actions et les passions seraient sa matiиre. Ni
de mкme intellectuelle, puisqu’elle n’est aucune des cinq que le Philosophe
pose au sixiиme livre de l’Йthique :
car elle n’est ni la sagesse, ni l’intelligence, ni la science, ni l’art, ni la
prudence. La foi n’est donc nullement une vertu.
10° Ce qui
convient а une chose par l’extйrieur, ne rйside pas en elle essentiellement
mais accidentellement. Or кtre une vertu ne convient а la foi que par autre
chose, comme on le disait, c’est-а-dire par la volontй. Il est donc accidentel
а la foi d’кtre une vertu ; et ainsi, on ne peut la poser comme une espиce
de vertu.
11° Dans la
prophйtie, il y a une connaissance plus parfaite que dans la foi. Or la
prophйtie n’est pas posйe comme une vertu. La foi ne doit donc pas non plus
кtre appelйe une vertu.
En sens contraire :
1° La vertu est
la disposition du parfait au meilleur. Or cela convient а la foi ; car
elle dispose l’homme а la bйatitude, qui est le meilleur. La foi est donc une
vertu.
2° Tout habitus
par lequel on est confortй dans l’action et fortifiй dans la passion, est une
vertu. Or la foi est telle : « la foi est agissante par la
charitй » (Gal. 5, 6). Elle fortifie aussi les fidиles pour
rйsister au Diable, comme il est dit en 1 Pet. 5, 9. Elle est
donc une vertu.
3° Hugues de
Saint-Victor dit qu’il y a trois vertus sacramentelles par lesquelles nous
sommes initiйs, ce sont la foi, l’espйrance et la charitй ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Tous posent que
la foi est une vertu. Pour le voir clairement, il faut noter que la vertu,
suivant l’acception premiиre de son nom, signifie l’achиvement de la puissance
active. Or il y a deux puissances actives : l’une dont l’action a pour
terme une chose faite au-dehors, comme l’action de la puissance йdificative a pour
terme l’йdifice ; l’autre dont l’action ne se termine pas au-dehors, mais
rйside dans l’agent lui-mкme, comme la vision en celui qui voit, ainsi qu’on le
trouve chez le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or dans ces deux puissances, l’achиvement se comprend
diffйremment. Car les actes des premiиres puissances, comme dit le Philosophe
au mкme endroit, ne sont pas dans celui qui fait mais dans ce qui est
fait ; et c’est pourquoi l’achиvement de la puissance y est considйrй dans
ce qui est fait. Ainsi dit-on que la vertu de celui qui porte des poids rйside
en ce qu’il porte le plus grand poids, comme on le voit clairement au premier
livre sur le Ciel et le Monde ;
et semblablement, la vertu du bвtisseur rйside en ce qu’il construit la
meilleure maison. Mais parce que l’acte de l’autre puissance rйside dans
l’agent, non dans une chose faite, l’achиvement de cette puissance se comprend
suivant le mode d’action ; c’est-а-dire en sorte qu’il opиre bien et
convenablement, ce qui permet а son acte d’кtre appelй bon. Et de lа vient que
dans ce genre de puissances, on appelle vertu ce qui rend l’њuvre bonne.
Mais le bien
ultime que considиrent le philosophe et le thйologien n’est pas le mкme. En
effet, le philosophe considиre comme le bien ultime ce qui est proportionnй aux
forces humaines, et consiste dans l’acte de l’homme lui-mкme ; aussi
dit-il que la fйlicitй est une certaine opйration. Voilа pourquoi, selon le
Philosophe, l’acte bon, dont le principe est appelй vertu, est appelй tel dans
l’absolu, en tant qu’il s’ajoute а la puissance en la perfectionnant. Par
consйquent, tout habitus que le Philosophe trouve йlicitant un tel acte, il dit
que c’est une vertu, qu’elle soit dans la partie intellective — comme la
science, l’intelligence et ce genre de vertus intellectuelles, dont l’acte est
le bien de la puissance elle-mкme, qui est de considйrer le vrai — ou dans
la partie affective, comme la tempйrance, la force et les autres vertus
morales.
Mais le
thйologien considиre comme le bien ultime ce qui dйpasse le pouvoir de la
nature, а savoir la vie йternelle, comme on l’a dйjа dit. C’est pourquoi, dans
les actes humains, il ne considиre pas le bien dans l’absolu — car il n’y
pose pas la fin — mais en relation а ce bien qu’il pose comme fin : il
affirme que cet acte seul est complиtement bon, qui est ordonnй du bien
prochain au bien final, c’est-а-dire qui est mйritoire de la vie
йternelle ; et tout acte tel, il l’appelle un acte de vertu ; et tout
habitus йlicitant proprement un tel acte est appelй par lui vertu. Or un acte
ne peut кtre appelй mйritoire que lorsqu’il est йtabli au pouvoir de celui qui
opиre : car celui qui mйrite, il est nйcessaire qu’il produise quelque
chose ; et il ne peut produire que ce qui est sien en quelque faзon,
c’est-а-dire ce qui vient de lui. Or un acte rйside en notre pouvoir dans la
mesure oщ il appartient а la volontй : qu’il lui appartienne comme йlicitй
par elle, ainsi aimer et vouloir, ou bien comme commandй par elle, ainsi
marcher et parler. Donc relativement а n’importe quel acte de ce genre peut
кtre posйe une vertu, qui йlicite des actes parfaits dans un tel genre d’actes.
Or l’acte de croire, comme on l’a dйjа dit, ne comporte d’assentiment que par
le commandement de la volontй ; donc dans son кtre, cet acte dйpend de la
volontй. Et de lа vient que l’acte de croire peut lui-mкme кtre
mйritoire ; et la foi, qui est l’habitus qui l’йlicite, est une vertu
selon le thйologien.
Rйponse aux objections :
1° La
connaissance et la science ne s’opposent pas а la vertu considйrйe dans
l’absolu, mais а la vertu morale, qui est appelйe vertu plus communйment.
2° Bien qu’il ne
suffise pas а la notion de vice ou de vertu qu’une chose soit causйe par un
vice ou une vertu, cependant il suffit, pour qu’un acte soit un acte de vice ou
de vertu, qu’il puisse кtre commandй par un vice ou une vertu.
3° Le bien auquel
la vertu ordonne ne doit pas кtre envisagй comme l’objet d’un acte, mais ce
bien est l’acte parfait lui-mкme, que la vertu йlicite. Or bien que le vrai
diffиre rationnellement du bien, cependant le fait mкme de considйrer le vrai
est un certain bien de l’intelligence ; et le fait mкme d’assentir а la
vйritй premiиre pour elle-mкme est un certain bien mйritoire. C’est pourquoi la
foi, qui est ordonnйe а cet acte, est appelйe vertu.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° Au sens oщ
nous parlons maintenant de la vertu, ni la science ni l’opinion ne peut кtre
appelйe vertu, mais seulement la foi. Et quant а ce qui dans la foi appartient
а la volontй, par oщ elle rentre, comme on l’a vu, dans le genre de la vertu,
elle n’est pas intermйdiaire entre la science et l’opinion, car dans la science
et l’opinion aucune inclination ne vient de la volontй, mais seulement de la
raison. Mais si nous parlions de celles-ci quant а ce qui appartient а la
connaissance, alors ni l’opinion ni la foi ne serait une vertu, puisqu’elles
n’ont pas une connaissance complиte, mais que seule la science en a une.
6° La vйritй
premiиre n’est objet propre de la foi que sous l’aspect suivant : en tant
qu’on ne la voit pas ; et cela ressort clairement de la dйfinition de
l’Apфtre, oщ l’objet propre de la foi est posй comme non apparent. Par
consйquent, lorsque la vйritй premiиre sera а portйe de l’intelligence, elle
perdra la raison formelle d’objet.
7° On dit que la
foi est le dernier degrй de la puissance, en tant qu’elle achиve la puissance
pour qu’elle йlicite l’acte bon et mйritoire. Or il n’est pas requis, pour la
raison formelle de vertu, que par elle soit йlicitй l’acte le meilleur que
cette puissance peut йliciter, puisqu’il arrive qu’il y ait dans la mкme
puissance plusieurs vertus, dont l’une йlicite un acte plus noble que l’autre,
par exemple la magnificence et la libйralitй.
8° Chaque fois
que deux choses sont ordonnйes entre elles, la perfection de l’infйrieure est
d’кtre soumis а la supйrieure ; ainsi le concupiscible, qui est soumis а
la raison. Donc on ne dit pas que l’habitus de la vertu apprкte le
concupiscible а l’acte pour qu’il la fasse librement s’йchapper vers les
concupiscibles, mais parce qu’il la rend parfaitement soumise а la raison. De
mкme aussi, le bien de l’intelligence elle-mкme est d’кtre soumise а la volontй
qui adhиre а Dieu ; c’est pourquoi l’on dit que la foi apprкte
l’intelligence, en tant qu’elle l’assujettit а une telle volontй.
9° La foi n’est
une vertu ni intellectuelle ni morale, mais elle est une vertu thйologale. Or
les vertus thйologales, bien qu’elles rejoignent les intellectuelles ou les
morales quant au sujet, en diffиrent cependant par l’objet. Car l’objet des
vertus thйologales est la fin ultime elle-mкme, tandis que l’objet des autres,
ce sont les moyens. Or, si certaines vertus regardant la fin elle-mкme sont
posйes par les thйologiens et non par les philosophes, c’est parce que la fin de
la vie humaine, que les philosophes considиrent, ne dйpasse pas le pouvoir de
la nature : par consйquent, l’homme y tend par une inclination
naturelle ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire qu’il soit йlevй par des
habitus а tendre vers cette fin, comme il est nйcessaire qu’il soit йlevй а
tendre vers la fin qui dйpasse le pouvoir de la nature, et que les thйologiens
considиrent.
10° La foi n’est
dans l’intelligence que pour autant qu’elle est commandйe par la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Donc, bien que ce qui est du cфtй de la
volontй puisse кtre dit accidentel а l’intelligence, cela est cependant
essentiel а la foi, comme ce qui appartient а la raison est accidentel au
concupiscible, mais essentiel а la tempйrance.
11° La prophйtie
ne dйpend pas de la volontй de celui qui prophйtise, comme il est dit en
2 Pet. 1, 21, tandis que la foi provient en quelque sorte de la
volontй du croyant ; voilа pourquoi la prophйtie ne peut, comme la foi,
кtre appelйe une vertu. Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle
comme dans un sujet ?
Objections :
Il semble que
ce ne soit pas dans la partie cognitive, mais dans l’affective.
1° La vertu
semble кtre dans la partie affective, puisque la vertu est un certain
« amour ordonnй », comme dit saint Augustin au livre sur les Mњurs de l’Йglise. Or la foi est une
vertu. Elle est donc dans la partie affective.
2° La vertu
implique une certaine perfection ; elle est en effet « la disposition
du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme livre de la Physique. Or, la foi ayant une part de
perfection et une part d’imperfection, la part d’imperfection est du cфtй de la
connaissance, tandis que la part de perfection vient de la volontй et consiste
а adhйrer fermement aux choses invisibles. Donc, en tant que vertu, elle est
dans l’affective.
3° Saint Augustin
йcrit dans sa Lettre а Consentius que
l’enfant, « quoiqu’il n’ait pas encore la foi qui rйside dans la volontй
de croire, » est dйjа devenu fidиle par le sacrement de la foi ; d’oщ
l’on tire expressйment que la foi est dans la volontй.
4° Au livre sur
la Prйdestination des saints, saint
Augustin dit que la foi qui consiste dans la volontй de croire est concernйe
par ce passage de l’Apфtre : « Qu’as-tu que tu n’aies
reзu ? » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° La disposition
et la perfection semblent appartenir au mкme sujet. Or la foi dispose а la
gloire, qui est dans l’affective. La foi rйside donc, elle aussi, dans
l’affective.
6° Le mйrite
rйside dans la volontй, car seule la volontй a la maоtrise de son acte. Or
l’acte de foi est mйritoire. C’est donc un acte de la volontй ; et ainsi,
il semble qu’il rйside dans la volontй.
7° [Le rйpondant] disait qu’elle est en
mкme temps dans l’affective et la cognitive. En sens
contraire : un habitus unique ne peut appartenir а deux puissances.
Or la foi est un unique habitus. Elle ne peut donc кtre dans l’affective et la
cognitive, qui sont deux puissances.
En sens contraire :
1° Un habitus qui
perfectionne une puissance a son objet en commun avec elle : sinon il ne
pourrait y avoir un acte unique de la puissance et de l’habitus. Or la foi n’a
pas son objet en commun avec l’affective, mais seulement avec la cognitive, car
l’objet de l’une et de l’autre est le vrai. La foi est donc dans la cognitive.
2° Saint Augustin
dit dans sa Lettre а Consentius que
la foi est une illumination de l’esprit relativement а la vйritй premiиre. Or
кtre йclairй appartient а la cognitive. La foi est donc dans la partie
cognitive.
3° Si l’on dit
que la foi est dans la volontй, ce sera uniquement parce que nous croyons en le
voulant. Or semblablement, nous effectuons toutes les њuvres des vertus en les
connaissant, comme cela est clairement montrй au deuxiиme livre de l’Йthique. Donc, pour la mкme raison,
toutes les vertus seraient dans la partie cognitive ; ce qui est
йvidemment faux.
4° Par la grвce
qui est dans les vertus est restaurйe l’image, qui consiste dans les trois
puissances : la mйmoire, l’intelligence et la volontй. Or les trois vertus
qui ont en premier un rapport а la grвce sont la foi, l’espйrance et la
charitй. L’une d’elle sera donc dans l’intelligence. Or il est avйrй que ce
n’est pas l’espйrance ni la charitй. C’est donc la foi.
5° La puissance
cognitive est au probable et а l’improbable ce que l’affective est а
l’approuvable et au rйprouvable. Or la vertu par laquelle ce qui est
rйprouvable selon la raison humaine est approuvй — а savoir la charitй,
par laquelle l’ennemi est aimй, lui qui semble naturellement rйprouvable —
est dans l’affective. Donc la foi, par laquelle est prouvй ou affirmй ce qui
semble improbable а la raison, sera dans la cognitive.
Rйponse :
Sur cette
question, plusieurs opinions ont йtй avancйes. Certains ont prйtendu que la foi
йtait dans les deux puissances, l’affective et la cognitive. Mais cela n’est
nullement possible, si l’on pense qu’elle est а йgalitй dans les deux
puissances. En effet, un unique habitus ne peut avoir qu’un seul acte ; et
un acte unique ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй. C’est pourquoi
certains d’entre eux ont affirmй qu’elle est principalement dans l’affective.
Mais cela ne semble pas vrai, puisque l’acte de croire implique lui-mкme une
certaine rйflexion, comme le montre clairement saint Augustin. Or la rйflexion
est un acte de la cognitive ; la foi est aussi appelйe d’une certaine
faзon science et vision, comme on l’a dйjа dit, et celles-ci appartiennent
toutes deux а la cognitive.
D’autres disent
que la foi est dans l’intelligence, mais pratique ; car ils disent que
c’est а l’intelligence pratique que l’amour incline, ou que c’est elle que suit
l’amour, ou elle qui incline а l’њuvre ; et ces trois choses se
rencontrent dans la foi. Car par l’amour, l’on est inclinй а la foi : en
effet, nous croyons parce que nous voulons. L’amour mкme suit la foi, en tant
que l’acte de foi engendre en quelque sorte l’acte de charitй. L’amour dirige
aussi vers l’њuvre : « car la foi opиre par la charitй »
(Gal. 5, 6). Mais ceux-ci ne semblent pas comprendre ce qu’est
l’intelligence pratique. En effet, l’intelligence pratique est identique а
l’intelligence opйrative : donc seule l’extension а l’њuvre fait qu’une
intelligence est pratique. Or la relation а l’amour, soit antйcйdent soit
consйquent, ne l’entraоne pas hors du genre de l’intelligence spйculative. Car
si l’on n’йtait pas appliquй а la spйculation mкme de la vйritй, il n’y aurait
jamais de dйlectation dans l’acte de l’intelligence spйculative : ce qui
va contre le Philosophe qui affirme au dixiиme livre de l’Йthique qu’il y a une trиs pure dйlectation dans l’acte de la
spйculative. Et ce n’est pas n’importe quelle relation а l’њuvre qui fait que
l’intelligence est pratique : car la simple spйculation peut кtre pour
quelqu’un une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : par exemple, le
philosophe spйcule que l’вme est immortelle, et de lа comme d’une cause
йloignйe il prend occasion d’opйrer quelque chose. Mais l’intelligence pratique
doit nйcessairement кtre la rиgle prochaine de l’њuvre, pour prendre par lа en
considйration l’opйrable lui-mкme, ainsi que les raisons d’opйrer ou les causes
de l’њuvre. Or il est avйrй que l’objet de la foi n’est pas le vrai opйrable,
mais le vrai incrйй, sur lequel seul un acte de l’intelligence spйculative peut
porter. Par consйquent, la foi est dans l’intelligence spйculative, bien que la
foi soit comme une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : et pour
cette raison, l’opйration ne lui est attribuйe que par l’intermйdiaire de
l’amour.
Il faut
cependant savoir qu’elle n’est pas dans l’intelligence spйculative de faзon
absolue, mais pour autant qu’elle est soumise au commandement de la
volontй ; comme aussi la tempйrance est dans le concupiscible pour autant
qu’elle participe en quelque faзon а la raison. En effet, йtant donnй que, pour
la bontй de l’acte d’une puissance, il est requis que cette puissance soit
soumise а quelque puissance supйrieure en suivant son commandement, non
seulement il est requis de la puissance supйrieure qu’elle soit parfaite а
commander ou а diriger avec rectitude, mais aussi de l’infйrieure qu’elle soit
parfaite а obйir promptement. Aussi, celui qui a une raison droite mais un
concupiscible insoumis n’a pas la vertu de tempйrance, parce qu’il est harcelй
par les passions, bien qu’il ne soit pas conduit par elles : et dans ce
cas, il ne fait pas l’acte de vertu facilement et dйlectablement, ce qui est
exigй pour la vertu ; mais il est nйcessaire, pour que la tempйrance soit
possйdйe, que le concupiscible lui-mкme soit perfectionnй par un habitus, afin
qu’il soit soumis а la volontй sans difficultй. Et semblablement, (il est
nйcessaire) pour que l’intelligence suive promptement le commandement de la
volontй, qu’il y ait un habitus dans l’intelligence spйculative
elle-mкme ; et c’est l’habitus de foi divinement infusй.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de saint Augustin s’entend des vertus morales, dont il parle en cet endroit. Ou
bien l’on peut dire qu’il parle des vertus quant а leur forme, qui est la
charitй.
2° Il y a une
certaine perfection de la cognitive en ce qu’elle obtempиre а la volontй qui
adhиre а Dieu.
3° Saint Augustin
parle de l’acte de foi en disant qu’il est dans la volontй non pas comme dans
un sujet mais comme dans une cause, en tant qu’il est commandй par la volontй.
4° Il faut
rйpondre de la mкme faзon au quatriиme argument.
5° Il n’est pas
nйcessaire que la disposition et l’habitus soient dans le mкme, si ce n’est
lorsque la disposition devient elle-mкme habitus ; comme on le voit
clairement dans les membres du corps, en lequel la disposition d’un membre
cause un effet dans un autre membre ; et semblablement dans les puissances
de l’вme, car de la bonne disposition de l’imagination s’ensuit dans
l’intelligence la perfection de la connaissance.
6° « Acte de
la volontй » se dit non seulement de l’acte que la volontй йlicite, mais
aussi de celui que la volontй commande ; voilа pourquoi le mйrite peut
rйsider dans les deux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
7° Un unique
habitus ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй ; mais il peut appartenir
а l’une en tant qu’elle a une relation а l’autre ; et c’est le cas de la
foi. Article 5 : La forme de la foi est-elle la
charitй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Si deux choses
se divisent par opposition, l’une ne peut кtre la forme de l’autre. Or la foi
et la charitй se divisent par opposition. La charitй n’est donc pas la forme de
la foi.
2° [Le rйpondant] disait que, considйrйes
en elles-mкmes, elles se divisent par opposition ; mais en tant
qu’ordonnйes а une fin unique, qu’elles mйritent par leurs actes, la charitй
est alors la forme de la foi. En sens contraire :
parmi les causes, deux sont extrinsиques, l’agent et la fin, et deux sont
intrinsиques, la forme et la matiиre. Or, que deux causes diffйrentes entre
elles se rejoignent en un unique principe extrinsиque, n’est pas une raison
pour qu’elles se rejoignent en un unique principe intrinsиque. Donc, que la
charitй soit la forme de la foi ne peut pas venir de ce que la foi et la
charitй sont ordonnйes а une fin unique.
3° [Le rйpondant] disait que la charitй
n’est pas la forme intrinsиque de la foi, mais extrinsиque, quasi exemplaire. En sens contraire : la reproduction reзoit son
espиce du modиle, c’est pourquoi saint Hilaire dit que « l’image est une
espиce qui ne diffиre pas de la chose qu’elle imite ». Or la foi ne reзoit
pas son espиce de la charitй. La charitй ne peut donc кtre la forme exemplaire
de la foi.
4° Toute forme
est soit substantielle, soit accidentelle, soit exemplaire. Or la charitй n’est
par forme substantielle de la foi, car dans ce cas elle serait indispensable а
son intйgritй ; ni non plus forme accidentelle, car alors la foi serait
plus noble que la charitй, comme le sujet est plus noble que l’accident ;
ni enfin exemplaire, car alors la charitй pourrait exister sans la foi, comme
le modиle peut exister sans la reproduction. La charitй n’est donc pas la forme
de la foi.
5° La rйcompense
correspond au mйrite. Or la rйcompense consiste principalement dans les trois
dots que sont la vision, qui succиde а la foi, la saisie, qui succиde а
l’espйrance, et la fruition, qui correspond а la charitй. Mais on dit que la
rйcompense consiste principalement dans la vision ; c’est pourquoi saint
Augustin dit que « cette vue est toute notre rйcompense ». Donc le
mйrite, comme la rйcompense, doit кtre attribuй а la foi ; et ainsi, parce
qu’elles sont ordonnйes au mйrite, la foi semble кtre la forme de la charitй
plutфt que l’inverse.
6° La perfection
d’un perfectible unique est unique. Or la forme de la foi est la grвce. Sa
forme n’est donc pas la charitй, puisque la charitй n’est pas identique а la
grвce.
7° А propos de
Mt 1, 2 : « Abraham engendra Isaac, etc. », la Glose dit : « la foi
l’espйrance, et l’espйrance la charitй » ; ce qui s’entend des actes
et non des habitus. L’acte de charitй dйpend donc de l’acte de foi. Or la forme
ne dйpend pas de ce dont elle est la forme, mais c’est l’inverse. La charitй
n’est donc pas la forme de la foi en tant qu’elles sont ordonnйes а l’acte
mйritoire.
8° On distingue
les habitus par les objets. Or les objets de la foi et de la charitй sont
diffйrents : ce sont le bien et le vrai. Donc leurs habitus, eux aussi, se
distinguent formellement. Or tout acte vient de la forme. Les actes de ces
habitus sont donc diffйrents ; et ainsi, mкme relativement а l’acte, il
n’est pas possible que la charitй soit la forme de la foi.
9° La charitй est
la forme de la foi en ce sens qu’elle dйtermine formellement la foi ; si
donc la charitй ne dйtermine formellement la foi que relativement а l’acte, la
charitй ne sera pas la forme de la foi, mais de l’acte de foi.
10° En
1 Cor. 13, 13, l’Apфtre dit : « Maintenant ces trois
choses demeurent : la foi, l’espйrance, la charitй » ; dans ce
passage, la foi, l’espйrance et la charitй sont distinguйes par opposition. Or
il semble qu’il parle de la foi formйe, car la foi informe n’est pas posйe
comme une vertu, comme on le dira. La foi formйe s’oppose donc а la
charitй ; la charitй ne peut donc кtre la forme de la foi.
11° Pour qu’un
acte soit un acte de vertu, on requiert de lui qu’il soit droit et qu’il soit
volontaire. Or, de mкme que le principe de l’acte volontaire est la volontй, de
mкme le principe de l’acte droit est la raison. Donc, de mкme que ce qui
appartient а la volontй est requis pour l’acte de vertu, de mкme ce qui
appartient а la raison l’est aussi. Et ainsi, de mкme que la charitй, qui est
dans la volontй, est la forme des vertus, de mкme aussi la foi, qui est dans la
raison. Et de la sorte, l’une ne doit pas кtre appelйe la forme de l’autre.
12° C’est par le
mкme principe qu’une chose est vivifiйe et qu’elle est formйe. Or la vie
spirituelle est attribuйe а la foi, comme on le voit clairement en
Hab. 2, 4 : « Mon juste vit de la foi. » La formation
des vertus doit donc, elle aussi, кtre attribuйe а la foi plutфt qu’а la
charitй.
13° En celui qui a
la grвce, l’acte de foi est formй. Or il est possible que l’acte de foi de tel
homme n’ait aucune relation а la charitй. L’acte de foi peut donc кtre formй
non par la charitй ; et ainsi, il ne semble pas que, mкme relativement а
l’acte, la charitй soit la forme de la foi.
En sens contraire :
1° La forme de la
foi est ce sans quoi la foi est informe. Or la foi sans la charitй est informe.
La charitй est donc la forme de la foi.
2° Saint Ambroise
dit que « la charitй est la mиre de toutes les vertus, elle qui les
dйtermine toutes formellement ».
3° Une vertu est
dite formйe pour autant qu’elle peut йliciter un acte mйritoire. Or aucun acte
ne peut кtre mйritoire et agrйable а Dieu, s’il ne procиde de l’amour. La
charitй est donc la forme de toutes les vertus.
4° C’est а sa
forme qu’une chose doit l’efficace de son opйration. Or la foi doit l’efficace
de son opйration а la charitй, car « la foi est agissante par la
charitй » (Gal. 5, 6). La charitй est donc la forme de la foi.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a diffйrentes opinions. En effet, certains ont prйtendu que la forme de la
foi et des autres vertus йtait la grвce elle-mкme, non une autre vertu, а moins
de poser que la grвce est essentiellement identique а la vertu. Mais cela est
impossible. Car, que la grвce diffиre de la vertu essentiellement ou qu’elle en
diffиre seulement rationnellement, la grвce se rapporte а l’essence de l’вme,
tandis que la vertu se rapporte а la puissance. Or, bien que l’essence soit la
racine de toutes les puissances, cependant toutes les puissances ne dйrivent
pas de l’essence а йgalitй, puisque certaines sont naturellement antйrieures
aux autres, et meuvent les autres. Il est donc йgalement nйcessaire que les
habitus qui sont dans les puissances infйrieures soient formйs par les habitus
qui sont dans les supйrieures ; et ainsi, la formation des vertus
infйrieures doit provenir de quelque vertu supйrieure, non immйdiatement de la
grвce.
C’est pourquoi
l’on dit quasi communйment que la charitй, йtant la principale des vertus, est
la forme des autres vertus, non seulement en tant qu’elle est identique а la
grвce ou que la grвce lui est insйparablement associйe, mais encore du fait
mкme qu’elle est charitй ; et ainsi, on dit йgalement qu’elle est la forme
de la foi. Mais comment la foi est formйe par la charitй, cela doit se
comprendre de la faзon suivante.
Chaque fois que
l’on a deux principes moteurs ou agents ordonnйs l’un а l’autre, ce qui dans
l’effet provient de l’agent supйrieur est quasi formel, tandis que ce qui
provient de l’agent infйrieur est quasi matйriel. Et cela se voit clairement
tant dans les rйalitйs naturelles que dans les morales. En effet, dans l’acte
de la puissance nutritive, la facultй de l’вme est comme un agent premier,
alors que la chaleur ignйe est comme un agent instrumental, comme il est dit au
deuxiиme livre sur l’Вme ; or ce
qui, dans la chair, qui est accrue par la nutrition, est du cфtй de la chaleur
ignйe, comme l’agrйgation des parties, ou la siccitй, ou quelque autre chose de
ce genre, cela est matйriel par rapport а l’espиce de la chair, qui vient de la
facultй de l’вme. De mкme aussi, puisque la raison commande aux puissances
infйrieures que sont l’irascible et le concupiscible, ce qui dans l’habitus du
concupiscible est du cфtй du concupiscible, а savoir un certain penchant а user
en quelque faзon des objets de convoitise, est quasi matйriel dans la
tempйrance, tandis que l’ordre, qui appartient а la raison, ainsi que la
rectitude, sont comme sa forme. Et il en va de mкme aussi dans les autres
vertus morales ; voilа pourquoi certains philosophes appelaient
« sciences » toutes les vertus, comme il est dit au sixiиme livre de
l’Йthique. Puis donc que la foi est
dans l’intelligence pour autant qu’elle est mue et commandйe par la volontй, ce
qui est du cфtй de la connaissance est quasi matйriel en elle, tandis que sa
formation doit кtre envisagйe du cфtй de la volontй. Et de la sorte, puisque la
charitй est la perfection de la volontй, la foi est informйe par la charitй.
Et le mкme
raisonnement vaut pour toutes les autres vertus telles qu’elles sont
considйrйes par le thйologien, c’est-а-dire en tant qu’elles sont les principes
de l’acte mйritoire. Mais un acte ne peut кtre mйritoire que s’il est volontaire,
comme on l’a dйjа dit. Et ainsi, l’on voit clairement que toutes les vertus que
le thйologien considиre sont dans les puissances de l’вme en tant qu’elles sont
mues par la volontй.
Rйponse aux objections :
1° L’on ne dit
pas que la charitй est la forme de la foi comme on dit que la forme est une
partie de l’essence — car dans ce cas elle ne pourrait s’opposer а la
foi — mais en tant que la foi reзoit de la charitй quelque
perfection ; ainsi йgalement dans l’univers, l’on dit que les йlйments supйrieurs
sont comme la forme des infйrieurs, tel l’air pour l’eau et l’eau pour la
terre, comme il est dit au quatriиme livre de la Physique.
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° La faзon dont
la charitй est appelйe forme est proche de la faзon dont nous appelons forme le
modиle ; car la part de perfection qui est dans la foi est amenйe par la
charitй ; de sorte que la charitй la possиde essentiellement, tandis que
la foi et les autres vertus, par participation.
4° Puisque l’habitus
mкme de charitй n’est pas intrinsиque а la foi, il ne peut кtre appelй sa forme
ni substantielle ni accidentelle ; mais il peut en quelque sorte кtre
appelй forme exemplaire. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que la charitй
puisse exister sans la foi. En effet, la foi n’a pas pour modиle la charitй en
tant qu’elle est foi — car ainsi, du cфtй de ce qui dans la foi appartient
а la connaissance, la foi prйcиde la charitй — mais seulement en tant
qu’elle est parfaite. Et ainsi, rien n’empкche que la foi, sous un aspect, soit
antйrieure а la charitй, de sorte que sans elle la charitй ne puisse pas
exister, et que sous un autre aspect celle-ci soit le modиle de la foi, qu’elle
forme toujours parce que la foi lui est toujours prйsente. Mais ce qui dans la
foi est causй par la charitй est intrinsиque а la foi, et nous dirons plus loin
comment cela est accidentel ou substantiel а la foi.
5° La volontй et
l’intelligence se prйcиdent l’une l’autre de diffйrentes faзons. En effet,
l’intelligence prйcиde la volontй dans la voie de rйception : car pour
qu’une chose meuve la volontй, il est nйcessaire qu’elle soit d’abord reзue
dans l’intelligence, comme cela est clairement montrй au troisiиme livre sur l’Вme. Mais dans le mouvoir ou l’agir, la
volontй est antйrieure : car toute action ou mouvement provient de la
volontй du bien ; et c’est pourquoi l’on dit que toutes les puissances
infйrieures sont mues par la volontй, dont l’objet propre est le bien sous
l’aspect de bien. Or la rйcompense se rйfиre au mode de rйception, mais le
mйrite au mode d’action ; et de lа vient que toute la rйcompense est
principalement attribuйe а l’intelligence ; et il est dit que « cette
vue est toute notre rйcompense », car la rйcompense commence dans
l’intelligence et elle est consommйe dans la volontй. Le mйrite est attribuй а
la charitй, car la premiиre а mouvoir pour opйrer les њuvres mйritoires est la
volontй, que la charitй perfectionne.
6° Qu’une chose
ait plusieurs perfections de mкme ordre, est impossible. Mais la grвce est
comme la perfection premiиre des vertus, tandis que la charitй est comme la
perfection prochaine.
7° L’acte de foi
qui prйcиde la charitй est un acte imparfait, attendant de la charitй sa
perfection ; en effet, la foi est antйrieure а la charitй sous un aspect,
et postйrieure sous un autre, comme on l’a dit.
8° Cette
objection vaut pour l’acte de foi qui est envisagй en soi, non en tant qu’il
est perfectionnй par la charitй.
9° Quand la
puissance supйrieure est parfaite, sa perfection cause une perfection dans
l’infйrieure ; et ainsi, puisque la charitй est dans la volontй, sa
perfection rejaillit en quelque sorte sur l’intelligence : et de la sorte
la charitй forme non seulement l’acte de foi, mais aussi la foi elle-mкme.
10° Dans cette
citation, l’Apфtre semble parler de ces habitus sans considйrer en eux la
raison formelle de vertu, mais plutфt qu’ils sont certains dons et certaines
perfections. Voilа pourquoi dans la mкme partie de son йpоtre il fait mention
de la prophйtie et de certaines autres grвces donnйes gratuitement, et qui ne
sont pas posйes comme des vertus. Cependant, s’il parle d’elles en tant
qu’elles sont des vertus, l’argument n’est toujours pas concluant. En effet, il
arrive que des choses soient distinguйes par opposition, alors que l’une est la
cause ou la perfection de l’autre ; par exemple le mouvement local
s’oppose aux autres mouvements, alors qu’il est leur cause ; et ainsi, la
charitй s’oppose aux autres vertus, bien qu’elle soit leur forme.
11° La raison peut
кtre envisagйe de deux faзons : d’abord en soi, ensuite en tant qu’elle
gouverne les puissances infйrieures. Donc, en tant qu’elle gouverne les
puissances infйrieures, elle est perfectionnйe par la prudence. Et de lа vient
que toutes les autres vertus morales, par lesquelles les puissances infйrieures
sont perfectionnйes, sont formйes par la prudence comme par une forme
prochaine. Mais la foi perfectionne la raison considйrйe en soi, en tant
qu’elle est spйculatrice du vrai ; il ne lui appartient donc pas de former
les vertus infйrieures, mais d’кtre formйe par la charitй, qui forme aussi les
autres, et la prudence elle-mкme : car c’est aussi en vue de la fin qui
est l’objet de la charitй que la prudence elle-mкme raisonne sur les moyens.
12° Une chose
commune est attribuйe spйcialement а quelque chose de deux faзons : soit
parce qu’elle lui convient trиs parfaitement, comme si nous attribuions le
connaоtre а l’intelligence ; soit parce qu’on la rencontre en premier en
lui : ainsi le vivre est attribuй а l’вme vйgйtative, comme cela est
clairement montrй au premier livre sur l’Вme,
parce que la vie apparaоt premiиrement dans ses actes. La vie spirituelle est
donc attribuйe а la foi, parce qu’elle apparaоt en premier dans son acte, bien
que son achиvement soit dans la charitй, et celle-ci est par consйquent la
forme des autres vertus.
13° En celui qui a
la charitй, il ne peut exister un acte de vertu qui ne soit pas formй par la
charitй. En effet, ou bien cet acte sera ordonnй vers la fin convenable, et ce
ne peut кtre que par la charitй en celui qui a la charitй ; ou bien il
n’est pas ordonnй vers la fin convenable, et dans ce cas il ne sera pas un acte
de vertu. Il est donc impossible que l’acte de foi soit formй par la grвce et
non par la charitй : car la grвce n’a de relation а l’acte que moyennant
la charitй. Article 6 : La foi informe est-elle une
vertu ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce que la foi
reзoit de la charitй ne peut кtre essentiel а la foi elle-mкme, puisque la foi
peut exister sans cela. Or une chose n’est pas placйe dans un genre par ce qui
lui est accidentel. Кtre formйe par la charitй ne place donc pas la foi dans le
genre de la vertu : elle est donc une vertu sans la forme de la charitй.
2° Rien n’est
opposй au vice que la vertu ou le vice. Or l’infidйlitй, qui est un vice, est
opposйe а la foi informe non comme а un vice ; donc comme а une
vertu ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus
3° [Le rйpondant] disait que l’infidйlitй
n’est opposйe qu’а la foi formйe. En sens
contraire : les habitus dont les actes sont opposйs sont
nйcessairement opposйs. Or les actes de la foi informe et de l’infidйlitй sont
opposйs : ce sont l’assentiment et le dissentiment. La foi informe est
donc opposйe а l’infidйlitй.
4° La vertu ne
semble pas кtre autre chose qu’un habitus perfectionnant une puissance. Or
l’intelligence est perfectionnйe par la foi informe. Celle-ci est donc une
vertu.
5° Les habitus
infus sont plus nobles que les habitus acquis. Or les habitus acquis que sont
les habitus politiques sont appelйs vertus mкme sans la charitй, tels qu’ils
sont posйs par les philosophes. Donc а bien plus forte raison, йtant un habitus
infus, la foi qui est un habitus informe est-elle une vertu.
6° Saint Augustin
dit que les vertus autres que la charitй peuvent exister sans la grвce. Donc la
foi informe, qui existe sans la grвce, est elle aussi une vertu.
En sens contraire :
1° Toutes les
vertus sont connexes, de sorte que celui qui en a une les a toutes, comme dit
saint Augustin. Or la foi informe n’est pas associйe aux autres. Elle n’est
donc pas une vertu.
2° Il n’y a
aucune vertu dans les dйmons. Or il y a en eux la foi informe, car « les
dйmons croient » (Jacq. 2, 19). La foi informe n’est donc pas
une vertu.
Rйponse :
Si l’on prend
la vertu au sens propre, la foi informe n’est pas une vertu. Et la raison en
est que la vertu, а proprement parler, est un habitus pouvant йliciter un acte
parfait. Or quand un acte dйpend de deux puissances, il ne peut кtre appelй
parfait que si la perfection se rencontre dans l’une et l’autre
puissance ; et on le voit clairement tant dans les vertus morales que dans
les intellectuelles.
En effet, la
connaissance des conclusions exige deux choses : l’intelligence des
principes, et la raison qui mиne les principes aux conclusions. Donc, soit que
l’on se trompe ou que l’on doute sur les principes, soit que le raisonnement
soit dйfaillant, ou encore que l’on n’en comprenne pas la force, l’on n’aura
pas en soi la parfaite connaissance des conclusions ; ni, par consйquent,
la science, qui est une vertu intellectuelle.
De mкme aussi,
l’acte convenable du concupiscible dйpend а la fois du concupiscible et de la
raison. Si donc la raison n’est pas perfectionnйe par la prudence, l’acte du
concupiscible ne peut кtre parfait, aussi enclin au bien que soit le
concupiscible ; pour cette raison, ni la tempйrance ni aucune vertu morale
ne peut exister sans la prudence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.
Puis donc que
l’acte de croire dйpend а la fois de l’intelligence et de la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, un tel acte ne peut кtre parfait que si а
la fois la volontй est perfectionnйe par la charitй, et l’intelligence par la
foi. Et de lа vient que la foi informe ne peut кtre une vertu.
Rйponse aux objections :
1° Une chose peut
кtre accidentelle а une autre considйrйe dans son genre naturel, et lui кtre
essentiel relativement au genre moral, c’est-а-dire au vice et а la
vertu ; ainsi la fin convenable pour le repas, ou n’importe quelle autre circonstance
due. Et semblablement, ce que la foi reзoit de la charitй lui est accidentel
quant а son genre naturel, mais essentiel relativement au genre moral ; et
ceci la pose, par consйquent, dans le genre de la vertu.
2° Le vice n’est
pas seulement opposй а la vertu parfaite, mais aussi а ce qui imparfait dans le
genre de la vertu, comme l’intempйrance а l’inclination naturelle qui est dans
le concupiscible pour le bien ; et l’infidйlitй s’oppose ainsi а la foi
informe.
3° Nous
l’accordons.
4° Par la foi
informe, l’intelligence n’est pas conduite а une perfection qui suffise pour la
vertu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
5° Les
philosophes ne considиrent pas les vertus comme des principes de l’acte
mйritoire ; voilа pourquoi les habitus non formйs par la charitй peuvent
кtre appelйs vertus selon eux, mais non selon le thйologien.
6° Saint Augustin
prend pour des vertus au sens large tous les habitus qui perfectionnent en vue
d’actes louables. Ou bien l’on peut dire que saint Augustin ne pense pas que
les habitus existant sans la grвce peuvent кtre appelйs des vertus, mais que
des habitus qui sont des vertus quand ils sont avec la grвce, demeurent sans la
grвce ; cependant ils ne sont pas alors des vertus. Article 7 : Y a-t-il un mкme habitus pour la
foi informe et la foi formйe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La grвce qui
survient n’a pas une moindre efficace dans le fidиle que dans l’infidиle. Or
dans l’infidиle, quand il se convertit, l’habitus de foi est infusй en mкme
temps que la grвce. Donc de mкme aussi dans le fidиle ; et ainsi,
l’habitus de foi formйe est autre que l’habitus de foi informe.
2° La foi informe
est le principe de la crainte servile, tandis que la foi formйe est celui de la
crainte chaste ou initiale. Or, la crainte filiale ou chaste survenant, la
crainte servile est chassйe. Donc, а la venue de la foi formйe, la foi informe
est chassйe, et ainsi, l’habitus n’est pas le mкme pour les deux.
3° Comme dit
Boиce, les accidents peuvent кtre corrompus, mais non altйrйs. Or l’habitus de
foi informe est un certain accident. Il ne peut donc кtre altйrй pour devenir
lui-mкme formй.
4° La vie
survenant, ce qui est mort s’en va. Or la foi informe, « qui est sans les
њuvres, est morte », comme il est dit en Jacq. 2, 26. А la venue
de la charitй, qui est le principe de la vie, la foi informe est donc фtйe, et
ainsi, elle ne devient pas formйe.
5° Deux accidents
ne deviennent pas un seul. Or la foi informe est un certain accident. Il ne
peut donc se faire que la charitй et elle deviennent un ; ce qui
semblerait nйcessaire si la foi informe devenait elle-mкme formйe.
6° Tout ce qui
diffиre par le genre diffиre aussi par l’espиce et le nombre. Or la foi informe
et la foi formйe diffиrent par le genre, puisque l’une est une vertu et l’autre
non. Elles diffиrent donc aussi par l’espиce et le nombre.
7° On distingue
les habitus par les actes. Or la foi formйe et l’informe ont des actes
diffйrents : croire en Dieu et croire а Dieu, ou croire Dieu. Ce sont donc
des habitus diffйrents.
8° Des habitus
diffйrents sont фtйs par des vices diffйrents, puisque chaque chose est фtйe
par son contraire, et qu’une seule est contraire а une autre. Or la foi formйe
est фtйe par le pйchй de fornication ; mais non la foi informe, qui ne
l’est que par le pйchй d’infidйlitй. La foi informe et la foi formйe sont donc
des habitus diffйrents.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 2, 26 : « La foi sans les њuvres est
morte » ; la Glose :
« par lesquelles elle revit ». C’est donc la foi informe elle-mкme,
qui a йtй morte, qui est formйe et revit.
2° Les rйalitйs
ne sont pas diversifiйes par ce qui est en dehors de leur essence. Or la
charitй est en dehors de l’essence de la foi. Кtre avec ou sans la charitй ne
diversifie donc pas l’habitus de foi.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a diffйrentes opinions. En effet, certains prйtendent que l’habitus qui a
йtй informe ne devient jamais formй, mais qu’avec la grвce elle-mкme est infusй
un certain habitus nouveau, qui est la foi formйe, et qu’а sa venue, l’habitus
de foi informe s’en va. Mais cela est impossible, car rien n’est chassй que par
son opposй. Si donc l’habitus de foi informe est chassй par l’habitus de foi
formйe, puisqu’il ne lui est opposй que sous l’aspect de l’informitй il sera
nйcessaire que l’informitй elle-mкme fasse partie de l’essence de la foi
informe, et ainsi, elle sera par son essence un habitus mauvais, et ne pourra
кtre un don de Dieu. En outre, lorsque quelqu’un pиche mortellement, la grвce
et la foi formйe sont фtйes, et cependant nous voyons la foi demeurer. Et ce
qu’ils affirment n’est pas probable, а savoir que le don de la foi informe lui
serait alors de nouveau infusй : car dans ce cas, du fait mкme que
quelqu’un pиche, il serait disposй а recevoir un don de Dieu.
Et c’est pourquoi
d’autres disent qu’а la venue de la charitй, ce n’est point l’habitus qui est
фtй, mais seulement l’acte de la foi informe. Mais cela non plus ne peut se
soutenir, car alors un habitus demeurerait inutilement. Et de plus, puisque
l’acte de foi informe n’a pas de contrariйtй essentielle avec l’acte de foi
formйe, il ne peut кtre empкchй par lui.
Et l’on ne peut
pas dire non plus que les deux actes et les deux habitus existent ensemble, car
tout acte que fait la foi informe, la foi formйe peut le faire. Le mкme acte
viendrait donc de deux habitus, ce qui ne convient pas.
Voilа pourquoi
il faut dire avec d’autres que, lorsque survient la charitй, la foi informe
demeure, et elle-mкme devient formйe ; et ainsi, seule l’informitй est
фtйe. Ce que l’on peut voir de la faзon suivante.
Dans les
puissances ou les habitus, la diversitй se prend d’une double
considйration : des objets, et des diffйrents modes d’action. La diversitй
des objets diffйrencie par l’essence les puissances et les habitus, comme la
vue diffиre de l’ouпe, et la chastetй de la force. Mais quant au mode d’action,
les puissances ne sont pas diffйrenciйes par l’essence, mais par le complet et
l’incomplet. En effet, voir plus ou moins clairement, ou exercer plus ou moins
promptement l’њuvre de chastetй, ne diffйrencient pas la puissance visuelle ou
l’habitus de chastetй, mais montrent que la puissance et l’habitus sont plus ou
moins parfaits.
Or la foi
formйe et la foi informe ne diffиrent pas par l’objet, mais seulement par le
mode d’action. Car la foi formйe donne а la vйritй premiиre son assentiment
d’une volontй parfaite, tandis que la foi informe, d’une volontй imparfaite. La
foi formйe et l’informe ne se distinguent donc pas comme deux habitus
diffйrents, mais comme un habitus parfait et imparfait. Par consйquent, puisque
le mкme habitus qui йtait auparavant imparfait peut devenir parfait, l’habitus
mкme de foi informe devient ensuite formй.
Rйponse aux objections :
1° La grвce n’a
pas une moindre efficace lorsqu’elle est infusйe au fidиle que lorsqu’elle est
infusйe а l’infidиle, mais c’est par accident qu’elle ne cause pas en celui qui
a la foi un autre habitus de foi, parce qu’elle trouve cet habitus ; de
mкme, par le cours d’un professeur, l’ignorant est enseignй, mais le savant
n’acquiert pas un nouvel habitus : il est fortifiй dans la science qu’il
avait dйjа.
2° Lorsque
survient la charitй, la crainte servile n’est pas exclue quant а la substance
du don, mais seulement quant а la servilitй. Et de mкme aussi lorsque survient
la grвce, la foi n’est фtйe que quant а l’informitй.
3° Bien que
l’accident ne puisse кtre altйrй, cependant le sujet de l’accident est altйrй
suivant quelque accident ; et ainsi, l’on dit que cet accident varie,
comme la blancheur devient plus ou moins grande lorsque le sujet est altйrй
suivant la blancheur.
4° La vie
survenant, il n’est pas nйcessaire que ce qui est mort soit фtй, mais que la
mort soit фtйe ; et ainsi, ce n’est pas la foi informe qui est фtйe par la
charitй, mais l’informitй.
5° Bien que deux
accidents ne deviennent pas un, cependant un accident peut кtre perfectionnй
par un autre, comme la couleur par la lumiиre ; et ainsi, la foi est
perfectionnйe par la charitй.
6° On dit que la
foi informe et la foi formйe diffиrent par le genre, non pas comme si elles
existaient en des genres diffйrents, mais comme le parfait qui atteint la
raison formelle du genre et l’imparfait qui ne l’atteint pas encore. Il n’est
donc pas nйcessaire qu’elles diffиrent numйriquement, comme ce n’est pas non
plus nйcessaire pour l’embryon et l’animal.
7° Croire а Dieu,
croire Dieu et croire en Dieu, ces expressions ne dйsignent pas diffйrents
actes, mais diffйrentes circonstances du mкme acte de vertu. En effet, il y a
dans la foi une part de connaissance, en tant que la foi est une preuve. Et
ainsi, quant au principe de cette argumentation, l’acte de foi se dit
« croire а Dieu » : car si le croyant est mы а assentir а une
chose, c’est parce qu’elle est dite par Dieu. Quant а la conclusion а laquelle
il donne son assentiment, l’acte de foi se dit « croire Dieu » :
car la vйritй premiиre est l’objet propre de la foi. Et quant а la part de
volontй, l’acte de foi se dit « croire en Dieu ». Mais ce n’est
parfaitement un acte de vertu que s’il a toutes ces circonstances.
8° Par la
fornication et les autres pйchйs, hormis l’infidйlitй, la foi formйe est фtйe
non quant а la substance de l’habitus, mais seulement quant а la forme. Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la
vйritй premiиre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La foi est
expliquйe dans le Symbole. Or dans le Symbole sont posйes de nombreuses choses
qui concernent les crйatures. L’objet de la foi n’est donc pas seulement la
vйritй premiиre.
2° [Le rйpondant] disait que les choses
qui, dans le Symbole, concernent les crйatures, se rapportent а la foi comme
par accident et secondairement. En sens
contraire : la considйration d’une science s’йtend par soi а toutes
les choses auxquelles s’йtend l’efficace du mйdium propre par lequel elle
procиde. Or le mйdium de la foi consiste а croire а Dieu qui dit quelque
chose ; car ce qui meut le fidиle а assentir, c’est qu’il pense qu’une
chose a йtй dite par Dieu. Or on doit croire а Dieu non seulement au sujet de
la vйritй premiиre, mais au sujet de n’importe quelle vйritй. N’importe quelle
vйritй est donc par elle-mкme matiиre et objet de foi.
3° On distingue
les actes par les objets. Or l’acte de foi et la vision de Dieu dans sa forme
sont des actes diffйrents. Puis donc que l’objet de la vision susdite est la
vйritй premiиre elle-mкme, celle-ci ne sera pas objet de l’acte de foi.
4° La vйritй
premiиre est а la foi ce que la lumiиre est а la vue. Or la lumiиre n’est pas
objet par soi de la vue, mais c’est plutфt la couleur en acte, comme dit
Ptolйmйe. La vйritй premiиre n’est donc pas non plus objet par soi de la foi.
5° La foi porte
sur des objets complexes ; а eux seuls, en effet, l’on peut assentir comme
а des choses vraies. Or la vйritй premiиre est une vйritй incomplexe. L’objet
de la foi n’est donc pas la vйritй premiиre.
6° Si la vйritй
premiиre йtait objet par soi de la foi, rien de ce qui concerne purement la
crйature ne concernerait la foi. Or la rйsurrection de la chair concerne
purement la crйature ; et cependant elle est au nombre des articles de
foi. La vйritй premiиre n’est donc pas seulement par soi objet de la foi.
7° De mкme que le
visible est objet de la vue, de mкme le crйdible est objet de la foi. Or de
nombreuses choses autres que la vйritй premiиre sont crйdibles. La vйritй
premiиre n’est donc pas par soi objet de foi.
8° La
connaissance que l’on a des choses relatives entre elles est la mкme, йtant
donnй que l’une est incluse dans la dйfinition de l’autre. Or le Crйateur et la
crйature se disent relativement. Donc, quel que soit l’habitus cognitif dont le
Crйateur est objet, la crйature en sera aussi l’objet ; et ainsi, il est
impossible que la vйritй premiиre seulement soit objet de foi.
9° En n’importe
quelle connaissance, ce а quoi nous sommes amenйs est l’objet, et ce par quoi
nous y sommes amenйs est le mйdium. Or dans la foi, nous sommes amenйs а
assentir а des vйritйs а la fois sur Dieu et sur les crйatures par la vйritй
premiиre, en tant que nous croyons Dieu vйridique. La vйritй premiиre ne se
comporte donc pas dans la foi comme l’objet de connaissance, mais plutфt comme
le mйdium.
10° De mкme que la
charitй est une vertu thйologale, de mкme йgalement la foi. Or la charitй n’a
pas seulement Dieu pour objet, mais aussi le prochain ; et c’est pourquoi
deux prйceptes de charitй sont donnйs concernant l’amour de Dieu et celui du
prochain. Donc la foi aussi a pour objet non seulement la vйritй premiиre, mais
aussi la vйritй crййe.
11° Saint Augustin
dit que, dans la patrie, nous verrons les rйalitйs elles-mкmes, tandis qu’ici
nous regardons les images des rйalitйs. Or la vision de foi appartient а l’йtat
de voie. La vision de foi se fait donc par des images. Or les images par
lesquelles notre intelligence voit, sont les rйalitйs crййes. L’objet de la foi
est donc la vйritй crййe.
12° La foi est
intermйdiaire entre la science et l’opinion, comme le montre clairement la
dйfinition d’Hugues de Saint-Victor. Or la science et l’opinion portent sur un
objet complexe. Donc la foi aussi ; et ainsi, son objet ne peut кtre la
vйritй premiиre, qui est simple.
13° Le principe de
la foi semble кtre la rйvйlation prophйtique, par laquelle nous ont йtй
annoncйes les rйalitйs divines. Or l’objet de la prophйtie n’est pas la vйritй
premiиre, mais bien au contraire les rйalitйs crййes, qui sont concernйes par
des diffйrences temporelles dйterminйes. L’objet de la foi n’est donc pas non
plus la vйritй premiиre.
14° La vйritй
contingente n’est pas la vйritй premiиre. Or quelque vйritй de foi est une
vйritй contingente. En effet, que le Christ ait souffert, cela a йtй
contingent, puisque cela йtait dйpendant de son libre arbitre et aussi de celui
des meurtriers, et cependant la foi porte sur la Passion du Christ. La vйritй
premiиre n’est donc pas l’objet propre de la foi.
15° La foi, а
proprement parler, ne porte que sur des objets complexes. Or, en certains
articles de foi, la vйritй premiиre se prйsente comme incomplexe ; comme
lorsque nous disons que Dieu a souffert ou est mort. La vйritй premiиre n’y est
donc pas touchйe comme objet de foi.
16° La vйritй
premiиre a un double rapport а la foi : elle l’atteste, et c’est sur elle
que la foi porte. Or l’on ne peut la poser comme objet de foi en tant qu’elle
l’atteste, car dans ce cas, elle est hors de l’essence de la foi ; ni non
plus comme ce sur quoi elle porte, car alors tous les йnoncйs qui seraient
formйs concernant la vйritй premiиre seraient des choses crйdibles ; ce
qui est manifestement faux. La vйritй premiиre n’est donc pas objet propre de
la foi.
En sens contraire :
1° Denys dit que
la foi porte sur « la vйritй simple, perpйtuelle, immuable ». Or
seule la vйritй premiиre est telle ; donc, etc.
2° Une vertu
thйologale a la mкme chose pour fin et pour objet. Or la fin de la foi est la
vйritй premiиre, dont la foi mйrite la vision а dйcouvert. Son objet est donc,
lui aussi, la vйritй premiиre.
3° Saint Isidore
dit que l’article est une perception de la vйritй divine. Or la foi est
contenue dans les articles. La vйritй divine est donc l’objet de la foi.
4° La foi est au
vrai ce que la charitй est au bien. Or l’objet par soi de la charitй est le
souverain bien, car la charitй aime Dieu, et le prochain pour Dieu. L’objet de
la foi est donc la vйritй premiиre.
Rйponse :
L’objet par soi
de la foi est la vйritй premiиre. Et voici comment le comprendre. Un habitus
n’est une vertu que si son acte est toujours bon ; car sinon il ne serait
pas la perfection de la puissance. Puis donc que l’acte de l’intelligence est
bon parce qu’il considиre le vrai, il est nйcessaire que l’habitus existant
dans l’intelligence ne puisse кtre une vertu que s’il est tel que par lui on
dise infailliblement le vrai ; et pour cette raison, ce n’est pas
l’opinion qui est une vertu intellectuelle, mais la science et l’intelligence
[des principes], comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.
Mais la foi,
que l’on pose comme une vertu, ne peut devoir cela а l’йvidence mкme des
choses, puisqu’elle porte sur ce que l’on ne voit pas. Il est donc nйcessaire
qu’elle le tienne de ce qu’elle adhиre а quelque tйmoignage en lequel la vйritй
se rencontre infailliblement. Or de mкme que tout кtre crйй, en ce qui le
concerne, est vain et dйfectueux, а moins d’кtre maintenu par l’кtre incrйй, de
mкme aussi toute vйritй crййe est dйfectueuse, а moins d’кtre rectifiйe par la
vйritй incrййe. C’est pourquoi assentir au tйmoignage de l’ange ou de l’homme
ne conduirait pas infailliblement а la vйritй si l’on ne considйrait en eux le
tйmoignage de Dieu qui parle. Il est donc nйcessaire que la foi, qui est posйe
comme une vertu, fasse adhйrer l’intelligence de l’homme а cette vйritй qui
consiste dans la connaissance divine, en transcendant la vйritй de sa propre
intelligence. Et ainsi, le fidиle, « par la vйritй simple, perpйtuelle,
immuable, est dйlivrй des variations instables de l’erreur », comme dit
Denys au septiиme chapitre des Noms
divins.
Or la vйritй de
la connaissance divine se comporte ainsi : elle porte premiиrement et
principalement sur la rйalitй incrййe elle-mкme, et en quelque sorte
consйquemment sur les crйatures, en tant que Dieu en se connaissant connaоt
toutes les autres choses. Et ainsi, la foi, qui unit l’homme а la connaissance
divine par l’assentiment, a Dieu mкme comme objet principal ; et les
autres choses, quelles qu’elles soient, comme adjointes par voie de
consйquence.
Rйponse aux objections :
1° Tout ce qui,
dans le Symbole, concerne les crйatures, n’est matiиre de foi que dans la
mesure oщ quelque chose de la vйritй premiиre lui est adjoint ; en effet,
la Passion elle-mкme ne se tient sous la foi que dans la mesure oщ nous croyons
que Dieu a souffert, et la Rйsurrection seulement dans la mesure oщ nous
croyons qu’elle s’est faite par la puissance divine.
2° Bien qu’il
faille croire а propos de tout par le tйmoignage divin, cependant celui-ci,
comme aussi la connaissance divine, porte premiиrement et principalement sur
soi-mкme, et consйquemment sur les autres choses ;
Jn 8, 18 : « Je me rends tйmoignage а moi-mкme, et mon Pиre
qui m’a envoyй me rend aussi tйmoignage. » La foi (porte) donc principalement
sur Dieu, et sur les autres par voie de consйquence.
3° La vйritй
premiиre est objet de la vision de la patrie comme apparaissant dans sa forme,
mais objet de la foi comme non apparente ; donc, bien que l’objet des deux
actes soit rйellement identique, cependant il n’est pas le mкme
rationnellement. Et ainsi, l’objet formellement diffйrent fait diffйrer
l’espиce de l’acte.
4° La lumiиre est
d’une certaine faзon l’objet de la vue, et d’une autre faзon elle ne l’est pas.
En effet, en tant que la lumiиre n’est vue par nos yeux que parce qu’elle
s’unit, par rйflexion ou autrement, а un corps dйterminй, on ne dit pas qu’elle
est objet par soi de la vue, mais on le dit plutфt de la couleur, qui est
toujours dans un corps dйterminй. Mais en tant que rien ne peut кtre vu qu’au
moyen de la lumiиre, on dit que la lumiиre est le premier visible, comme le dit
le mкme Ptolйmйe. Et de la sorte, la vйritй premiиre est aussi premiиrement et
par soi objet de la foi.
5° La rйalitй
connue est appelйe objet de connaissance, en tant qu’elle subsiste en elle-mкme
hors de celui qui connaоt, bien qu’il n’y ait connaissance d’une telle chose
que par ce qui, d’elle, est dans le connaissant ; ainsi la couleur de la
pierre, qui est objet de la vue, n’est connue que par son espиce dans l’њil.
Donc la vйritй premiиre, qui est simple en elle-mкme, est objet de la
foi ; mais notre intelligence la reзoit а sa faзon, par voie de
composition. Et ainsi, йtant donnй qu’а la composition faite elle donne son
assentiment comme а une proposition vraie, elle tend vers la vйritй premiиre
comme vers un objet ; et ainsi, rien n’empкche que l’objet de la foi soit
la vйritй premiиre, bien que la foi porte sur des objets complexes.
6° La
rйsurrection de la chair et les autres choses de ce genre appartiennent aussi а
la vйritй premiиre, en tant qu’elles sont l’њuvre de la puissance divine.
7° Toutes les
choses crйdibles, dиs lors qu’elles sont attestйes par Dieu, doivent
nйcessairement porter principalement sur la vйritй premiиre, et secondairement
sur les rйalitйs crййes, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans le corps de
l’article. Quant aux autres choses crйdibles, elles ne sont pas objets de la
foi dont nous parlons maintenant.
8° Le Crйateur
n’est pas objet de la foi sous l’aspect de Crйateur, mais comme vйritй
premiиre. Il n’est donc pas nйcessaire que l’objet par soi de la foi soit la
crйature : en effet, ce n’est pas parce que la connaissance que l’on a du
maоtre et de l’esclave, en tant que tels, est la mкme, que quiconque connaоt
quelque chose du maоtre, connaоt quelque chose de l’esclave.
9° Bien que par
la vйritй premiиre nous soyons amenйs aux crйatures, cependant elle nous
conduit principalement а elle-mкme, car elle tйmoigne principalement
d’elle-mкme ; la vйritй premiиre se comporte donc dans la foi comme le
mйdium et comme l’objet.
10° La charitй
envers le prochain n’aime que Dieu ; il ne s’ensuit donc pas que l’objet
de la charitй soit quelque chose d’autre que le souverain bien.
11° Les images par
lesquelles la foi regarde quelque chose sont non pas l’objet de la foi, mais ce
par quoi la foi tend vers son objet.
12° Bien que la
foi porte sur un objet complexe quant а ce qui est en nous, cependant, quant а
ce vers quoi la foi nous conduit comme vers un objet, elle porte sur une vйritй
simple.
13° Bien que la prophйtie
ait pour matiиre les rйalitйs crййes et temporelles, cependant elle a pour fin
la rйalitй incrййe. En effet, toutes les rйvйlations prophйtiques, mкme celles
qui concernent les rйalitйs crййes, sont ordonnйes а ce que Dieu soit connu de
nous. Voilа pourquoi la prophйtie amиne а la foi comme а une fin. Et il n’est
pas nйcessaire que l’objet ou la matiиre soit identique pour la prophйtie et
pour la foi : bien que la foi et la prophйtie portent parfois sur la mкme
chose, ce n’est cependant pas sous le mкme aspect ; par exemple, il y eut
sur la Passion du Christ la prophйtie des anciens et la foi ; mais la
prophйtie quant а ce qui en elle йtait temporel, la foi quant а ce qui en elle
йtait йternel.
14° La foi ne
porte sur la Passion que dans la mesure oщ elle est unie а la vйritй йternelle,
en tant que la Passion est rйfйrйe а Dieu. De plus, bien que la Passion,
considйrйe en elle-mкme, soit contingente, cependant, en tant qu’elle se tient
sous la prescience divine, telle qu’elle est objet de foi et de prophйtie, elle
a une vйritй immuable.
15° Le sujet est
pour toute la proposition comme une matiиre ; donc, bien qu’en de telles
propositions, quand nous disons : « Dieu a souffert », seul le
sujet dйsigne quelque chose d’incrйй, cependant l’on dit que toute la
proposition porte sur une rйalitй incrййe comme sur une matiиre : et de la
sorte, il n’est pas exclu que la foi ait la vйritй premiиre pour objet.
16° La vйritй
premiиre est appelйe objet de la foi, parce que c’est sur elle que la foi
porte. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que n’importe quel йnoncй formй а
propos de Dieu soit une chose crйdible, mais seulement celui qu’atteste la
vйritй divine ; de mкme aussi, le corps mobile est le sujet de la
philosophie de la nature, et cependant tous les йnoncйs qui peuvent кtre formйs
sur le corps mobile ne sont pas des objets de science, mais ceux-lа seulement
qui sont manifestйs par les principes de la philosophie de la nature. Or le
tйmoignage de la vйritй premiиre se comporte dans la foi comme le principe dans
les sciences dйmonstratives. Article 9 : La foi peut-elle porter sur des
choses que l’on sait ?
Objections : Il semble que
oui.
1° Tout ce qui
peut кtre prouvй par un raisonnement nйcessaire peut кtre su. Or, selon Richard
de Saint-Victor, pour tout ce qu’il faut croire, il ne manque pas de raison non
seulement probable, mais aussi nйcessaire. La science peut donc porter sur les
choses que l’on croit.
2° La lumiиre de
la grвce infusйe divinement est plus efficace que la lumiиre de la nature. Or
les choses qui nous sont manifestйes par la lumiиre naturelle de la raison sont
sues ou comprises de nous, et pas seulement crues. Donc celles qui viennent а
notre connaissance par la lumiиre de la foi divinement infusйe sont sues de
nous, et pas seulement crues.
3° Le tйmoignage
de Dieu est plus certain et plus efficace que celui d’un homme, si savant
soit-il. Or il arrive que celui dont le discours repose sur la parole d’un
savant, ait la science : on le voit clairement dans les sciences
subalternйes, dont les principes reposent sur les sciences subalternantes. Donc
а bien plus forte raison la science peut-elle porter sur les choses qui
appartiennent а la foi, puisqu’elles reposent sur le tйmoignage divin.
4° Chaque fois
que l’intelligence est contrainte par nйcessitй а assentir, elle a la science
des choses auxquelles elle donne son assentiment : en effet, une infйrence
а partir de principes nйcessaires cause la science. Or celui qui croit donne
son assentiment par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi : il
est dit en effet en Jacq. 2, 19 que « les dйmons croient,
et ils tremblent » ; ce qui ne peut avoir lieu par leur volontй,
puisque celle-ci ne peut кtre louable ; et ainsi, il reste qu’ils
consentent par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi. La science peut
donc porter sur celles-ci.
5° Les choses que
l’on connaоt naturellement, sont sues, ou plus certainement connues que celles
qui sont sues. Or « la connaissance de Dieu a йtй naturellement semйe en
tous », comme dit saint Jean Damascиne ; et la foi est un moyen de
connaоtre Dieu. Les choses qui appartiennent а la foi peuvent donc кtre sues.
6° L’opinion est
plus loin de la science que la foi. Or la science et l’opinion peuvent porter
sur un mкme objet : par exemple, si l’on sait une seule et mкme conclusion
а la fois par un syllogisme dйmonstratif et par un syllogisme dialectique. La
science et la foi peuvent donc, elles aussi, porter sur un mкme objet.
7° Que le
Christ a йtй conзu, est article de foi. Or la bienheureuse Vierge l’a su par
expйrience. La mкme chose peut donc кtre en mкme temps sue et crue.
8° Que Dieu
est un, est posй parmi les choses crйdibles. Or cela est prouvй
dйmonstrativement par les philosophes ; et ainsi, cela peut кtre su. La
foi et la science peuvent donc porter sur un mкme objet.
9° L’existence de
Dieu est une certaine chose crйdible. Mais nous ne croyons pas cela parce que
c’est agrйable а Dieu : car nul ne peut estimer qu’une chose est agrйable
а Dieu, s’il n’estime d’abord que le Dieu qui agrйe existe ; et ainsi,
l’estimation par laquelle on estime que Dieu existe, prйcиde l’estimation par
laquelle on pense qu’une chose est agrйable а Dieu, et elle ne peut кtre causйe
par celle-ci. Or ce qui nous conduit а croire ce que nous ignorons, c’est que
nous croyons que cela est agrйable а Dieu. L’existence de Dieu est donc crue et
sue.
En sens contraire :
1° La matiиre ou
l’objet principal de la foi est la vйritй premiиre. Or la science de l’homme ne
peut porter sur la vйritй premiиre, c’est-а-dire sur Dieu, comme on le voit
chez Denys, au premier chapitre des Noms
divins. La foi et la science ne peuvent donc pas porter sur le mкme objet.
2° La science est
perfectionnйe par la raison. Or la raison anйantit la force de la foi :
« La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des
preuves expйrimentales. » La foi et la science ne se rejoignent donc pas
dans un mкme objet.
3°
1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait,
ce qui est partiel prendra fin. » Or la connaissance de foi est partielle,
c’est-а-dire imparfaite, tandis que la connaissance de science est parfaite.
Donc la science abolit la foi.
Rйponse :
Selon saint
Augustin au livre sur la Vision de Dieu,
« on croit les choses qui ne sont pas prйsentes а nos sens, si elles
s’appuient sur un tйmoignage qui prйsente quelque probabilitй ; mais on
voit celles qui sont а portйe des sens du corps et de l’esprit ». Et cette
diffйrence est йvidente quant aux choses qui tombent sous les sens du
corps : en effet, l’on voit manifestement ce qui en elles est а portйe des
sens et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui dans les sens de l’esprit est dit кtre
а portйe, voilа qui est plus cachй. Cependant, ces choses sont dites а portйe
de l’intelligence, qui ne dйpassent pas sa capacitй, de sorte que le regard de
l’intelligence s’y йtablit : car ce n’est pas а cause du tйmoignage d’un
autre que l’on donne son assentiment а de telles choses, mais а cause du
tйmoignage de sa propre intelligence. Mais les choses qui dйpassent la
puissance de l’intelligence, il est dit qu’elles ne sont pas prйsentes aux sens
de l’esprit, de sorte que l’intelligence ne peut s’y йtablir ; par
consйquent, nous ne pouvons pas y assentir а cause de notre propre tйmoignage,
mais а cause d’un tйmoignage d’un autre : et voilа proprement ce que l’on
appelle des choses crues.
L’objet de la
foi est donc proprement ce qui n’est pas prйsent а l’intelligence — en
effet, on croit les choses qui ne sont pas prйsentes, mais on voit celles qui
sont prйsentes, comme dit saint Augustin dans le mкme livre — ou encore la
rйalitй non apparente, c’est-а-dire la rйalitй qu’on ne voit pas : car,
comme il est dit en Hйbr. 11, 1, « la foi est la preuve des
choses qu’on ne voit pas ». Or chaque fois que manque la raison formelle
de l’objet propre, il est nйcessaire que l’acte lui aussi fasse dйfaut ;
donc, aussitфt qu’une chose commence а кtre prйsente ou apparente, elle ne peut
se tenir sous l’acte de foi comme son objet. Or tout ce qui est su, au sens
propre de la science, est connu au moyen d’une analyse par les principes
premiers, qui sont par soi а portйe de l’intelligence ; et ainsi, toute
science s’accomplit dans la vision d’une rйalitй prйsente. Il est donc
impossible que la foi et la science portent sur un mкme objet.
Cependant, il
faut savoir qu’une chose peut кtre crйdible de deux faзons. D’abord absolument,
а savoir, ce qui dйpasse la puissance de l’intelligence de tous les hommes qui
sont dans l’йtat de voie ; par exemple, que Dieu est trine et un, et les
choses de ce genre. Et il est impossible qu’un homme ait la science de ces
choses, mais n’importe quel fidиle donne son assentiment а ce genre de choses а
cause du tйmoignage de Dieu, а la portйe de qui elles sont, et de qui elles
sont connues. Ensuite, une chose est crйdible non pas absolument mais
relativement а quelqu’un : c’est ce qui ne dйpasse pas la puissance de
tous les hommes, mais seulement de quelques-uns ; ainsi les choses qui
peuvent кtre sues dйmonstrativement au sujet de Dieu, comme l’affirmation que
Dieu est un ou incorporel, et les choses de ce genre. Et quant а elles, rien
n’empкche qu’elles soient sues par quelques-uns qui en ont les dйmonstrations,
et crues par les autres qui n’en ont pas perзu les dйmonstrations. Mais il est
impossible qu’elles soient sues et crues par le mкme.
Rйponse aux objections :
1° Tout ce qui
doit кtre cru, si ce n’est pas йvident par soi, a une raison non seulement
probable, mais nйcessaire, « quoiqu’il arrive qu’elle soit inconnue de
notre industrie » comme l’ajoute Richard au mкme endroit ; les
raisons des choses crйdibles nous sont donc inconnues, mais sont connues de
Dieu et des bienheureux, qui sur ces choses n’ont pas la foi mais la vision.
2° Bien que la
lumiиre divinement infusйe soit plus efficace que la lumiиre naturelle,
cependant nous n’y participons pas parfaitement dans l’йtat prйsent, mais
imparfaitement. Voilа pourquoi, en raison de son imparfaite participation, il
se produit que nous ne sommes pas conduits par cette lumiиre infuse а la vision
des choses pour lesquelles la connaissance est donnйe ; mais ce sera le
cas dans la patrie, lorsque nous participerons parfaitement а cette lumiиre, et
oщ « dans la lumiиre de Dieu nous verrons la lumiиre » [Ps. 35].
3° Celui qui a
une science subalternйe n’atteint pas parfaitement la raison formelle de
science, si ce n’est en tant que sa connaissance est unie en quelque sorte а la
connaissance de celui qui a la science subalternante. Nйanmoins, on attribue au
savant infйrieur la science non pas des choses qu’il suppose, mais des conclusions
qui dйcoulent nйcessairement des principes supposйs. Et de la sorte, on peut
attribuer aussi au fidиle la science des choses qui sont conclues а partir des
articles de foi.
4° Ce n’est pas
par leur volontй que les dйmons donnent leur assentiment aux choses qu’ils sont
dits croire, mais en йtant contraints par l’йvidence des preuves qui dйmontrent
que ce que les fidиles croient est vrai ; quoique ces preuves ne fassent
pas apparaоtre ce qui est cru au point que l’on puisse dire qu’ils ont la vision
des choses qui sont crues. Par consйquent, l’acte de croire est attribuй quasi
йquivoquement aux hommes fidиles et aux dйmons : et la foi n’est pas en
ceux-ci par une lumiиre de grвce infuse comme c’est le cas pour les fidиles.
5° La foi ne
porte pas sur Dieu quant а ce que l’on connaоt de lui naturellement, mais quant
а ce qui dйpasse la connaissance naturelle.
6° Il ne semble
pas possible que l’on ait en mкme temps science et opinion sur un mкme
objet : car l’opinion s’accompagne de la crainte de l’autre partie,
crainte que la science exclut. Et semblablement, il n’est pas possible que la
foi et la science portent sur un mкme objet.
7° La
bienheureuse Vierge pouvait certes savoir qu’elle n’avait pas conзu son fils en
s’unissant а un homme ; mais par quelle puissance cette conception avait
eu lieu, elle ne put le savoir, mais elle crut а l’Ange qui lui dit :
« l’Esprit Saint surviendra en toi, etc. »
8° Que Dieu est
un, dans la mesure oщ cela est dйmontrй, n’est pas posй comme un article de
foi, mais comme prйsupposй aux articles : en effet, la connaissance de foi
prйsuppose une connaissance naturelle, comme la grвce prйsuppose aussi la
nature. Mais l’unitй de l’essence divine telle qu’elle est posйe par les
fidиles, c’est-а-dire avec la toute-puissance et la providence de toutes
choses, et d’autres choses du mкme genre, qui ne peuvent pas кtre prouvйes,
constitue un article.
9° Quelqu’un peut
commencer а croire ce qu’il ne croyait pas auparavant, mais estimait plus
faiblement ; il est donc possible que quelqu’un, avant de croire que Dieu
existe, ait estimй que Dieu existe, et qu’il lui plaоt que l’on croie qu’il
existe. Et ainsi, quelqu’un peut croire, parce que cela plaоt а Dieu, que Dieu
existe, bien que ce ne soit pas non plus un article, mais un antйcйdent а
l’article, car cela est prouvй dйmonstrativement. Article 10 : Est-il nйcessaire а l’homme
d’avoir la foi ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme il
est dit en Deut. 32, 4, « les њuvres de Dieu sont
parfaites ». Or une chose n’est parfaite que si elle est pourvue de ce qui
lui est nйcessaire pour obtenir sa fin propre. Chaque chose, dиs
l’йtablissement de sa nature, a donc йtй pourvue de ce qui lui suffit pour
obtenir sa fin ultime. Or les choses qui appartiennent а la foi sont au-dessus
de la connaissance qui convient а l’homme par sa condition naturelle. La foi,
par laquelle de telles choses sont reзues ou connues, n’est donc pas nйcessaire
а l’homme pour qu’il obtienne sa fin.
2° [Le rйpondant] disait que l’homme,
par sa condition naturelle, a йtй pourvu de tout ce qui est nйcessaire pour
obtenir une fin naturelle telle que la fйlicitй de la voie que posent les
philosophes, mais non pour obtenir la fin surnaturelle qui est la bйatitude
йternelle. En sens contraire : l’homme,
dиs l’йtablissement de sa nature, a йtй fait pour кtre participant de la
bйatitude йternelle : c’est en effet pour cela que Dieu a йtabli une
nature raisonnable capable de lui, comme on le lit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 1. Donc dans la
nature mкme de l’homme ont dы кtre dйposйs les principes par lesquels il puisse
obtenir sa cette fin.
3° De mкme
que la connaissance est nйcessaire pour obtenir la fin, de mкme aussi
l’opйration. Or, pour l’obtention de la fin surnaturelle nous sont donnйs des
habitus de vertus ordonnant non pas а d’autres њuvres que celles auxquelles
nous sommes ordonnйs par la raison naturelle, mais aux mкmes њuvres а faire de
faзon plus parfaite : en effet, la chastetй infuse et la chastetй acquise
semblent avoir le mкme acte, qui est de rйfrйner les plaisirs de la sexualitй.
Il йtait donc nйcessaire, pour l’obtention de la fin surnaturelle, que nous
soit infusй un habitus cognitif ordonnй а connaоtre non pas d’autres choses que
celles que nous pouvons connaоtre naturellement, mais les mкmes choses de faзon
plus parfaite : et ainsi, il ne semble pas qu’il ait йtй nйcessaire au
salut d’avoir foi а ce qui n’apparaоt pas а la raison.
4° La puissance
n’a pas besoin d’habitus pour ce а quoi elle est naturellement
dйterminйe ; on le voit clairement dans les puissances irrationnelles, qui
accomplissent leurs њuvres sans l’intermйdiaire d’un habitus, comme les
puissances nutritive et gйnйrative. Or l’intelligence humaine est naturellement
dйterminйe а connaоtre Dieu. Elle n’a donc pas besoin de l’habitus de foi pour
кtre amenйe а la connaissance de Dieu.
5° Ce qui
peut obtenir la fin par soi-mкme est plus parfait que ce qui ne peut pas
l’obtenir par soi-mкme. Or les autres animaux peuvent obtenir leurs fins par
les principes naturels. Puis donc que l’homme est plus parfait qu’eux, il
semble que la connaissance naturelle lui suffise pour obtenir sa fin ; et
ainsi, il n’a pas besoin de la foi.
6° Ce qui
est rйputй vicieux ne semble pas кtre nйcessaire au salut. Or кtre crйdule est
rйputй vicieux ; c’est pourquoi il est dit en
Eccli. 19, 4 : « Celui qui croit trop vite est lйger de
cњur. » Croire n’est donc pas nйcessaire au salut.
7° Puisqu’il
faut surtout croire Dieu, nous devons croire davantage celui dont il est mieux
йtabli que Dieu lui a parlй. Or il est mieux йtabli que Dieu parle par
l’instinct de la raison naturelle que par quelque prophиte ou apфtre, puisqu’il
est trиs certain que Dieu est l’auteur de toute la nature. Nous devons donc
adhйrer aux choses que dicte la raison plutфt qu’а celles prкchйes par les
apфtres ou les prophиtes, et sur lesquelles porte la foi. Puis donc que de
telles choses semblent parfois contredire celles que dicte la raison
naturelle — comme lorsque l’on dit que Dieu est trine et un, ou qu’une
vierge a conзu, et d’autres de ce genre —, il semble qu’il ne convienne
pas d’apporter foi а de telles choses.
8° Ce qui
est aboli а la venue d’une autre chose ne semble pas кtre nйcessaire pour
obtenir celle-ci : en effet, le premier ne serait point aboli s’il n’avait
quelque opposition а la seconde ; or l’opposй n’amиne point а son opposй,
mais plutфt en dйtourne. Or la foi est abolie а la venue de la gloire. Elle
n’est donc pas nйcessaire pour obtenir la gloire.
9° Rien n’a
besoin, pour obtenir sa fin, de ce par quoi il est dйtruit. Or la foi dйtruit
la raison ; car comme dit saint Grйgoire, « la foi n’aurait pas de
mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales ».
La raison n’a donc pas besoin de la foi pour obtenir sa fin.
10° L’hйrйtique
n’a pas l’habitus de foi. Mais il arrive que l’hйrйtique croie des vйritйs qui
sont au-dessus du pouvoir de la raison ; par exemple, il croit que le Fils
de Dieu s’est incarnй, quoiqu’il ne croie pas qu’il ait souffert. L’habitus de
foi n’est donc pas nйcessaire pour connaоtre les choses qui sont au-dessus de
la raison.
11° Quand une
chose est confirmйe par plusieurs intermйdiaires, si l’un d’eux n’a pas de
soliditй, toute la confirmation manque d’efficace, comme on le voit bien dans
les dйductions par syllogismes, oщ la preuve est inefficace dиs que l’une des
nombreuses propositions est fausse ou douteuse. Or les choses qui appartiennent
а la foi sont venues а nous par de nombreux intermйdiaires. Elles ont en effet
йtй dites par Dieu aux apфtres ou aux prophиtes, et par eux а leurs
successeurs, et de nouveau а d’autres, et ainsi, elles sont parvenues jusqu’а
nous par diffйrents intermйdiaires. Or il n’est pas certain que dans tous ces
intermйdiaires il y ait l’infaillible vйritй, car ayant йtй des hommes, ils ont
pu кtre trompйs et tromper. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude sur les
choses qui appartiennent а la foi ; et ainsi, il semble stupide d’y
assentir.
12° Ce qui
diminue le mйrite de la vie йternelle ne semble pas nйcessaire pour obtenir la
vie йternelle. Or, puisque la difficultй contribue au mйrite, l’habitus, qui
donne la facilitй, diminue le mйrite. L’habitus de foi n’est donc pas
nйcessaire au salut.
13° Les
puissances rationnelles sont plus nobles que les naturelles. Or les naturelles
n’ont pas besoin d’habitus pour leurs actes. L’intelligence n’a donc pas non
plus besoin de l’habitus de foi pour ses actes.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Hйbr. 11, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire а
Dieu. »
2° Une chose est
nйcessaire au salut, si, lorsqu’il ne l’a pas, l’homme est damnй. Or la foi est
telle ; Mc 16, 16 : « Celui qui ne croira pas, sera
condamnй. » La foi est donc nйcessaire au salut.
3° Une vie plus
haute a besoin d’une connaissance plus haute. Or la vie de la grвce (est) plus
haute que la vie de la nature. Elle a donc besoin de quelque connaissance
surnaturelle, qui est la connaissance de foi.
Rйponse :
Avoir la foi
aux choses qui sont au-dessus de la raison, cela est nйcessaire pour obtenir la
vie йternelle. Et voici comment le comprendre.
Une chose ne se
trouve amenйe de l’imparfait au parfait, que par l’action de quelque parfait.
Et l’imparfait ne reзoit pas parfaitement dиs le dйbut l’action du
parfait ; mais d’abord imparfaitement et ensuite plus parfaitement, et
ainsi de suite, jusqu’а ce qu’il arrive а la perfection. Et cela est manifeste
dans toutes les rйalitйs naturelles qui obtiennent quelque perfection par la
succession du temps. Et nous constatons aussi la mкme chose dans les њuvres
humaines, et surtout dans les apprentissages. Au dйbut, en effet, l’homme est
imparfait dans la connaissance. Et pour obtenir la perfection de la science, il
a besoin de quelque instructeur qui le mиne а la perfection de la
science ; ce que celui-ci ne pourrait faire, s’il n’avait lui-mкme
parfaitement la science, par exemple en comprenant les raisons des choses qui
se tiennent sous la science. Or il ne transmet pas au disciple dиs le dйbut de
son enseignement les raisons des objets de science dont il veut l’entretenir,
car alors celui-ci aurait parfaitement la science dиs le dйbut ; mais il
lui transmet certaines choses dont le disciple ne sait point les raisons au
premier temps de son instruction ; mais il les saura aprиs un progrиs dans
la science. Voilа pourquoi l’on dit que celui qui apprend doit croire : et
sinon il ne pourrait parvenir а la science parfaite, c’est-а-dire s’il ne
supposait pas les choses qui lui sont transmises au dйbut, et dont il ne peut
alors comprendre les raisons.
Or la derniиre
perfection а laquelle l’homme est ordonnй consiste dans la parfaite
connaissance de Dieu, а laquelle il ne peut assurйment parvenir que par
l’opйration et comme l’instruction de Dieu, qui est le parfait connaisseur de
soi. Or l’homme n’est pas immйdiatement capable, а son dйbut, de cette parfaite
connaissance ; il est donc nйcessaire qu’il reзoive, par la voie de la
croyance, des notions par lesquelles il est comme conduit par la main jusqu’а
parvenir а la connaissance parfaite. Or certaines d’entre elles sont telles que
l’on ne peut en avoir une parfaite connaissance en cette vie, car elles
dйpassent totalement la puissance de la raison humaine : et il est
nйcessaire de croire ces choses aussi longtemps que nous sommes dans l’йtat de
voie ; mais nous les verrons parfaitement dans l’йtat de la patrie. Il en
est d’autres que nous pouvons en cette vie parvenir а connaоtre parfaitement,
comme celles qui peuvent кtre prouvйes dйmonstrativement а propos de
Dieu ; et pourtant, il est nйcessaire de les croire au dйbut, pour cinq
raisons que donne Rabbi Moпse. La premiиre est la profondeur et la subtilitй de
ces objets de connaissance, qui sont trиs йloignйs des sens : c’est
pourquoi l’homme au dйbut n’est pas apte а les connaоtre parfaitement. La
deuxiиme cause est la faiblesse de l’intelligence humaine а son dйbut. La
troisiиme est le nombre des choses qui sont prйsupposйes а leur dйmonstration,
et que l’homme ne peut apprendre qu’en un temps trиs long. La quatriиme est la
mauvaise disposition а savoir, que certains doivent а leur mauvais tempйrament.
La cinquiиme est la nйcessitй d’кtre occupй а procurer les choses nйcessaires а
la vie.
Tout cela fait
apparaоtre que, s’il йtait nйcessaire de ne recevoir que par dйmonstration les
choses qu’il faut connaоtre de Dieu, trиs peu pourraient y parvenir, et eux-mкmes
ne le pourraient qu’aprиs un long temps. On voit donc clairement de quelle
faзon salutaire a йtй procurйe aux hommes la voie de la foi, par laquelle un
accиs facile au salut est а tout moment ouvert а tous.
Rйponse aux objections :
1° L’homme est
parfaitement pourvu dans sa condition naturelle, dans la mesure oщ, pour
obtenir la fin qui est au pouvoir de la nature, lui sont donnйs des principes
qui suffisent а кtre la cause de cette fin. Par contre, pour la fin qui dйpasse
la puissance de la nature ne sont pas donnйs des principes qui soient causes de
la fin, mais des principes qui rendent l’homme capable des moyens par lesquels
on parvient а la fin ; car comme dit saint Augustin, « il appartient
а la nature des hommes de pouvoir avoir la foi et la charitй ; mais avoir
celles-ci, c’est la grвce des fidиles. »
2° Dиs son
premier йtablissement, la nature humaine a йtй ordonnйe а la fin qu’est la
bйatitude, non comme а une fin due а l’homme en fonction de sa nature, mais par
la seule libйralitй divine. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que les
principes de la nature suffisent pour obtenir cette fin, а moins qu’ils ne
soient aidйs par les dons que surajoute la libйralitй divine.
3° Celui qui est
loin de la fin peut avoir la connaissance et l’amour de la fin, mais il ne peut
opйrer sur la fin : seulement sur les moyens. Voilа pourquoi, dans l’йtat
de voie, nous avons besoin de la foi pour parvenir а la fin surnaturelle, afin
de connaоtre par elle cette fin а laquelle la connaissance naturelle n’atteint
pas. Quant а la vertu naturelle, elle atteint les moyens, mais non en tant
qu’ils sont ordonnйs а cette fin. Et ainsi, nous avons besoin des habitus
infus, non pour opйrer d’autres choses que celles que dicte la raison
naturelle, mais pour faire les mкmes choses de faзon plus parfaite ; mais
il n’en va pas de mкme du cфtй de la connaissance, pour la raison
susmentionnйe.
4° L’intelligence
n’est pas dйterminйe naturellement aux choses qui appartiennent а la foi, comme
si elle les connaissait naturellement ; mais d’une certaine faзon, elle
est naturellement ordonnйe а les connaоtre, comme on dit que la nature est
ordonnйe а la grвce par institution divine. Cela n’exclut donc pas que nous
ayons besoin de l’habitus de foi.
5° L’homme est
plus parfait que les autres animaux, et cependant les choses qui lui sont
nйcessaires pour obtenir la fin ne lui sont pas dйterminйes par la nature
elle-mкme, comme pour les autres animaux, et ce pour deux raisons. D’abord,
parce que l’homme est ordonnй а une fin plus haute ; et c’est pourquoi,
mкme s’il a besoin de plus nombreux secours pour l’obtenir, et que les
principes naturels ne lui suffisent pas, il sera nйanmoins plus parfait.
Ensuite parce que, pour l’homme, qu’il puisse avoir de multiples voies pour
obtenir sa fin, cela mкme appartient а sa perfection. Il ne pouvait donc lui
кtre dйterminй une voie naturelle unique, comme aux autres animaux ; mais
а la place de tout ce dont la nature a pourvu les autres animaux, la raison a
йtй donnйe а l’homme, par laquelle il peut а la fois se prйparer les choses
nйcessaires а cette vie, et se disposer а recevoir les secours divins pour la
vie future.
6° « Кtre
crйdule » sonne comme un vice, parce que cela dйsigne la superfluitй dans
le croire, comme « picoler » dйsigne la superfluitй dans le boire.
Mais celui qui croit en Dieu ne dйpasse pas la mesure dans le croire, car on ne
peut pas croire trop en lui ; l’argument n’est donc pas concluant.
7° Par les
apфtres et les prophиtes, jamais rien n’est divinement rйvйlй qui soit contraire
aux choses que dicte la raison naturelle. Cependant, il est dit quelque chose
qui dйpasse la comprйhension de la raison, et c’est pourquoi cela semble кtre
incompatible avec la raison, bien que ce ne soit pas le cas ; de mкme
aussi, le paysan estime incompatible avec la raison que le soleil soit plus
grand que la terre, et que la diagonale soit incommensurable au cфtй ; et
pourtant, ces choses apparaissent raisonnables au sage.
8° La foi sera
abolie par la gloire а cause de la part d’imperfection qui est en elle :
et dans cette mesure, elle a quelque opposition avec la perfection de la
gloire ; mais quant а ce qu’il y a de connaissance dans la foi, elle est
nйcessaire au salut. Car il n’est pas aberrant que des choses imparfaites qui
sont ordonnйes а la perfection de la fin cessent а la venue de la fin, comme le
mouvement а la venue du repos, qui est sa fin.
9° La foi ne
dйtruit pas la raison, mais la dйpasse et la perfectionne, comme on l’a dit.
10° L’hйrйtique
n’a pas l’habitus de foi, mкme s’il ne refuse de croire qu’un seul article, car
les habitus infus sont фtйs par un seul acte contraire. L’habitus de foi a
aussi cette efficacitй, que l’intelligence du fidиle est empкchйe par lui
d’assentir aux choses contraires а la foi, tout comme la chastetй rйfrиne quant
а ce qui est contraire а la chastetй. Et si l’hйrйtique croit des choses qui
dйpassent la connaissance naturelle, ce n’est pas par quelque habitus infus,
car cet habitus le dirigerait йgalement vers tous les objets de foi, mais c’est
par une certaine estimation humaine, comme les paпens aussi croient sur Dieu
des choses qui dйpassent la nature.
11° Tous les
moyens par lesquels la foi vient а nous sont hors de soupзon. En effet, nous
croyons aux prophиtes et aux apфtres parce que Dieu leur a rendu tйmoignage en
faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 :
« confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et
aux successeurs des apфtres et des prophиtes, nous ne croyons que dans la
mesure oщ ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissйes dans leurs
йcrits.
12° Il y a deux
sortes de difficultйs : l’une vient de la nature de l’њuvre, et une telle
difficultй contribue au mйrite ; l’autre vient de la mauvaise disposition
ou de la lenteur de la volontй, et celle-lа diminue plutфt le mйrite ; et
l’habitus l’фte, mais non la premiиre.
13° Les puissances
naturelles sont dйterminйes а une seule chose et n’ont pas besoin d’un habitus
qui les dйtermine, comme c’est le cas des puissances rationnelles, qui ont des
objets opposйs.
Article 11 : Est-il nйcessaire de croire
explicitement ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’on ne
doit pas poser une chose, s’il s’ensuit une absurditй. Or, si nous posons qu’il
est nйcessaire au salut de croire explicitement quelque chose, il s’ensuit une
absurditй. En effet, il est possible qu’un homme soit йlevй dans la forкt, ou
mкme parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaоtre de la foi
explicitement. Et ainsi, il y aura un homme qui sera damnй par nйcessitй ;
ce qui est aberrant. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit nйcessaire de croire
quelque chose explicitement.
2° Nous ne
sommes pas tenus а ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or, pour que nous
croyions quelque chose explicitement, nous avons besoin d’une ouпe intйrieure ou
extйrieure : car « la foi vient de ce qu’on a entendu », comme
il est dit en Rom. 10, 17 ; et entendre n’est au pouvoir d’un
homme que s’il y a quelqu’un qui parle. Et ainsi, il n’est pas de nйcessitй de
salut de croire quelque chose explicitement.
3° Ce qui
est trиs subtil ne doit pas кtre livrй aux ignorants. Or rien n’est plus subtil
et йlevй que ce qui dйpasse la raison, comme sont les articles de foi. De
telles choses ne doivent donc pas кtre livrйes au peuple. Et ainsi tous, du
moins, ne sont pas tenus de croire quelque chose explicitement
4° L’homme n’est
pas tenu de croire ce que mкme les anges ne savent pas. Or, avant
l’Incarnation, les anges ont ignorй le mystиre de l’Incarnation, comme saint
Jйrфme semble le dire. Donc, au moins en ce temps-lа, les hommes n’йtaient pas
tenus de savoir ou de croire explicitement quelque chose au sujet du
Rйdempteur.
5° De
nombreux Gentils furent sauvйs avant la venue du Christ, comme dit Denys au
neuviиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Or ceux-ci ne pouvaient rien connaоtre d’explicite au sujet du
Rйdempteur, puisque les prophиtes n’йtaient pas venus а eux. Croire
explicitement les articles concernant le Rйdempteur ne semble donc pas
nйcessaire au salut.
6° Parmi les
articles concernant le Rйdempteur, il en est un sur la descente aux enfers. Or
saint Jean a doutй а propos de cet article, selon saint Grйgoire, lorsqu’il
demanda : « Es-tu celui qui doit venir ? »
(Mt 11, 3). Puis donc qu’il йtait parmi les plus grands — car il
n’йtait pas « de plus grand que lui parmi les enfants des femmes »,
comme il est dit au mкme endroit — il semble que pas mкme les plus grands
ne soient tenus de connaоtre explicitement les articles concernant le
Rйdempteur.
En sens contraire :
Il semble qu’il
soit de nйcessitй de salut de tout croire explicitement.
1° Tout
appartient de la mкme faзon а la foi. Donc, pour la mкme raison qu’il est
nйcessaire de croire explicitement un article, il est nйcessaire aussi de les
croire tous.
2° Chacun est
tenu d’йviter toutes les erreurs qui sont contre la foi. Or, on ne peut le
faire que si l’on connaоt explicitement tous les articles auxquels s’opposent
les erreurs. Il est donc nйcessaire de les croire tous explicitement.
3° De mкme
que les commandements dirigent dans les choses а opйrer, ainsi les articles
dans les choses а croire. Or tout homme est tenu de savoir tous les
commandements du Dйcalogue ; car il ne serait pas excusй s’il enfreignait
l’un d’eux par ignorance. Tout homme est donc aussi tenu de croire
explicitement tous les articles.
4° Dieu, de mкme
qu’il est objet de foi, est aussi objet de charitй. Or rien ne doit кtre
implicitement aimй en Dieu. Rien non plus ne doit donc кtre implicitement cru
de lui.
5° L’hйrйtique,
si simple d’esprit soit-il, est examinй sur tous les articles de foi ; ce
qui n’aurait pas lieu, s’il n’йtait tenu de les croire tous explicitement. Et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° L’habitus
de foi est spйcifiquement le mкme en tous les fidиles. Si donc quelques fidиles
sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, il semble
que tous y soient aussi tenus.
7° Croire de
faзon informe ne suffit pas pour le salut. Or croire implicitement, c’est
croire de faзon informe, car souvent les prйlats, sur la foi de qui s’appuie la
foi des simples qui croient implicitement, ont une foi informe. Croire
implicitement ne suffit donc pas pour le salut.
Rйponse :
On appelle
proprement implicite ce en quoi de nombreuses choses sont contenues comme en un
seul ; et explicite, ce en quoi chacune d’elles est considйrйe en
elle-mкme. Et ces appellations sont transfйrйes des rйalitйs corporelles aux
spirituelles. Par consйquent, lorsque de nombreuses choses sont virtuellement
contenues en quelqu’une, on dit qu’elles sont en elle implicitement, comme les
conclusions dans les principes ; et une chose est explicitement contenue
dans une autre lorsqu’elle y existe en acte. Celui qui connaоt des principes
universels a donc une connaissance implicite de toutes les conclusions particuliиres,
mais celui qui considиre actuellement les conclusions, on dit qu’il les connaоt
explicitement. Et ainsi, l’on dit que nous croyons des choses explicitement,
quand nous y adhйrons aprиs les avoir actuellement pensйes ; et
implicitement, quand nous adhйrons а certaines choses en lesquelles celles-ci
sont contenues comme dans des principes universels : par exemple, celui
qui croit que la foi de l’Йglise est vraie, croit en cela comme implicitement
chacune des choses qui sont contenues dans la foi de l’Йglise.
Ainsi, il faut
savoir qu’il y a quelque chose, dans la foi, que tous et en tout temps sont
tenus de croire explicitement ; il y a en elle d’autres choses qui sont а
croire explicitement en tout temps, mais non par tous ; tandis que
d’autres, par tous mais non en tout temps ; d’autres enfin, ni par tous ni
en tout temps.
En effet, que
quelque chose doive nйcessairement кtre cru explicitement en tout temps par
tout fidиle, cela apparaоt ainsi : la rйception de la foi se trouve en
nous, relativement а la perfection ultime, comme la rйception par le disciple
des choses que le maоtre lui transmet d’abord, et par lesquelles il est dirigй
dans son avancement. Or il ne pourrait pas кtre dirigй s’il ne considйrait
actuellement certaines choses. Il est donc nйcessaire que le disciple reзoive
actuellement quelque chose а considйrer ; et semblablement, il est
nйcessaire que tout fidиle croie explicitement quelque chose. Et ce sont les
deux que l’Apфtre mentionne en Hйbr. 11, 6 : « Il faut que
celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rйmunйrateur
de ceux qui le cherchent. » Par consйquent, tout homme est tenu de croire
explicitement, et en tout temps, que Dieu existe et exerce une providence sur
les affaires humaines.
Or il n’est pas
possible qu’un homme dans l’йtat de voie connaisse explicitement toute la
science que Dieu a, et en laquelle consiste notre bйatitude ; mais il est
possible а quelqu’un dans l’йtat de voie de connaоtre explicitement toutes les
choses qui sont proposйes au genre humain dans cet йtat comme des rudiments
pour qu’il se dirige vers la fin : et l’on dit qu’un tel homme a une foi
parfaite quant а l’explication. Mais tous n’ont pas cette perfection ; et
c’est pourquoi des degrйs sont йtablis dans l’Йglise, en sorte que certains
sont prйposйs aux autres pour les instruire dans la foi. Tous ne sont donc pas
tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, mais seulement
ceux qui sont йtablis comme enseignants de la foi, tels les prйlats et ceux qui
ont le soin des вmes.
Et cependant,
mкme ceux-ci ne sont pas tenus de tout croire explicitement en tout temps. En
effet, de mкme qu’un homme progresse dans la foi par la succession des temps,
ainsi en va-t-il pour tout le genre humain ; c’est pourquoi saint Grйgoire
dit : « Avec les progrиs du temps a grandi la connaissance de
Dieu. » Or la plйnitude du temps, comme perfection de l’вge du genre
humain, est au temps de la grвce ; donc en ce temps, les plus grands sont
tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi. Mais aux temps
prйcйdents, mкme les plus grands n’йtaient pas tenus de tout croire
explicitement ; et aprиs le temps de la loi et des prophиtes, de plus
nombreuses choses йtaient crues explicitement qu’auparavant.
Donc, dans
l’йtat d’avant le pйchй, ils n’йtaient pas tenus de croire explicitement les
choses qui concernent le Rйdempteur, car la nйcessitй du Rйdempteur n’existait
pas encore ; cependant ils croyaient ces choses implicitement dans la
divine providence ; c’est-а-dire en tant qu’ils croyaient que Dieu
procurerait а ceux qui l’aiment toutes les choses nйcessaires au salut. Mais
avant le pйchй et aprиs, en tout temps il fut nйcessaire que les plus grands
aient une foi explicite sur la Trinitй ; mais pas les plus petits aprиs le
pйchй jusqu’au temps de la grвce ; car avant le pйchй, il n’y aurait
peut-кtre pas eu cette distinction selon laquelle certains seraient instruits
par d’autres sur la foi. Et de mкme aussi aprиs le pйchй jusqu’au temps de la
grвce, les plus grands йtaient tenus d’avoir explicitement la foi au
Rйdempteur ; mais les plus petits implicitement, soit dans la foi des
patriarches et des prophиtes, soit dans la divine providence. Mais au temps de
la grвce, tous, les plus grands et les plus petits, sont tenus d’avoir une foi
explicite а la Trinitй et au Rйdempteur. Les plus petits ne sont cependant pas
tenus de croire explicitement toutes les choses crйdibles concernant la Trinitй
ou le Rйdempteur, mais seulement les plus grands. Les plus petits sont tenus de
croire explicitement les articles gйnйraux, par exemple que Dieu est un et
trine, que le Fils de Dieu s’est incarnй, qu’il est mort et qu’il est
ressuscitй, et d’autres de ce genre, dont l’Йglise fait des fкtes.
Rйponse aux objections :
1° Il ne s’ensuit
aucune absurditй lorsque l’on pose que tout homme est tenu de croire
explicitement quelque chose, mкme s’il est йlevй dans la forкt ou parmi les
bкtes : en effet, il revient а la divine providence de procurer а tout
homme les choses nйcessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empкchement
du cфtй de cet homme. Car si quelqu’un, йlevй de la sorte, suivait la conduite
de la raison naturelle dans l’appйtit du bien et la fuite du mal, il faut tenir
pour certain que Dieu ou bien lui rйvйlerait par une inspiration intйrieure les
choses qui sont nйcessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque
prйdicateur de la foi, comme il envoya Pierre а Corneille (Act. 10).
2° Bien qu’il ne
soit pas en notre pouvoir de connaоtre par nous-mкmes les choses qui
appartiennent а la foi, cependant, si nous faisons ce qui est en nous,
c’est-а-dire si nous suivons la conduite de la raison naturelle, Dieu ne
manquera pas de nous envoyer ce qui nous est nйcessaire.
3° Les choses qui
appartiennent а la foi ne sont pas proposйes aux simples comme devant кtre
exposйes en dйtail, mais dans une certaine gйnйralitй : car c’est ainsi
qu’ils sont tenus de les croire explicitement, comme on l’a dit.
4° Les anges,
selon Denys et saint Augustin, ont connu le mystиre de l’Incarnation du Christ
avant mкme les hommes, puisque les prophиtes eux-mкmes ont йtй instruits а ce
sujet par les anges. Mais saint Jйrфme dit qu’ils apprennent ce mystиre par
l’Йglise, parce que le mystиre du salut des nations s’accomplissait а la
prйdication des apфtres ; et ainsi, quant а certaines circonstances, ils
en avaient une plus pleine connaissance, voyant dйsormais prйsent ce qu’ils
avaient prйvu comme futur.
5° Les Gentils
n’йtaient pas censйs instruire de la foi divine. Par consйquent, si sages
fussent-ils de la sagesse du monde, ils doivent кtre comptйs parmi les plus
petits : voilа pourquoi il suffisait pour eux qu’ils aient la foi
concernant le Rйdempteur implicitement, soit dans la foi de la loi et des
prophиtes, soit mкme dans la divine providence. Cependant il est probable que
le mystиre de notre rйdemption ait aussi йtй rйvйlй а de nombreux Gentils avant
la venue du Christ, comme il ressort des prйdictions de la Sybille.
6°
Bien
qu’en son temps saint Jean-Baptiste dыt кtre comptй parmi les plus grands,
parce qu’il fut instituй par Dieu hйraut de la vйritй, cependant il n’йtait pas
nйcessaire qu’il croie explicitement tout ce que l’on croit explicitement au
temps de la grвce rйvйlйe, aprиs la Passion et la Rйsurrection du Christ :
de son temps, en effet, la connaissance de la vйritй n’йtait pas encore
parvenue а son achиvement, ce qui eut lieu principalement а l’avиnement de
l’Esprit Saint. Cependant, certains disent que Jean a demandй cela comme venant
non de lui-mкme, mais de ses disciples, qui doutaient sur le Christ. D’autres
disent aussi que ce ne fut pas la question de quelqu’un qui doute, mais de
quelqu’un qui admirerait pieusement l’humilitй du Christ, s’il daignait
descendre aux enfers.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Toutes les
choses qui appartiennent а la foi n’ont pas la mкme importance (car certaines
sont plus obscures que d’autres, et certaines sont plus nйcessaires que
d’autres) pour que l’homme soit dirigй vers la fin ; voilа pourquoi il est
nйcessaire de croire explicitement certains articles plutфt que d’autres.
2° Mкme celui qui
ne croit pas explicitement tous les articles peut йviter toutes les
erreurs : car l’habitus de foi l’empкche d’assentir а des choses
contraires aux articles, mкme s’il ne connaоt ceux-ci qu’implicitement ;
de sorte que lorsqu’elles lui sont proposйes, il les tient pour insolites et
suspectes, et diffиre son assentiment jusqu’а ce qu’il soit instruit par celui
а qui il revient de dйterminer les choses douteuses en matiиre de foi.
3° Les
commandements du Dйcalogue portent sur ce que dicte la raison naturelle ;
par consйquent, tout homme est tenu de les connaоtre explicitement, et ce n’est
pas le mкme cas pour les articles de foi, qui sont au-dessus de la raison.
4° L’amour ne se
distingue pas par l’implicite et l’explicite, si ce n’est dans la mesure oщ
l’amour suit la foi, йtant donnй que l’amour a pour terme la rйalitй mкme qui
est hors de l’вme, et qui subsiste en particulier. La connaissance, par contre,
a pour terme ce qui est dans l’apprйhension de l’вme, qui peut apprйhender
quelque chose soit en gйnйral, soit en particulier ; voilа pourquoi il
n’en va pas de mкme pour la foi et pour la charitй.
5° Si un homme
simple qui est accusй d’hйrйsie est examinй sur tous les articles, ce n’est pas
qu’il soit tenu de les croire tous explicitement, mais c’est parce qu’il est
tenu de ne pas assentir avec pertinacitй au contraire de l’un des articles.
6° Si l’on croit
explicitement les choses qu’il suffit aux autres de croire implicitement, ce
n’est pas а cause d’une diffйrence d’habitus de foi, mais а cause d’un office
diffйrent. Car celui qui a qualitй de docteur de la foi doit savoir
explicitement les choses qu’il doit ou qu’il est tenu d’enseigner ; et
dans la mesure oщ il est plus йlevй dans son office, il doit aussi avoir une
science plus parfaite des choses qui appartiennent а la foi.
7° Les plus
petits n’ont pas une foi implicite dans la foi d’hommes particuliers, mais dans
celle de l’Йglise, qui ne peut кtre informe. Et en outre, si l’on dit que l’un
a une foi implicite dans celle d’un autre, ce n’est pas parce qu’il partage
avec lui la faзon de croire, formйe ou informe, mais parce qu’il partage avec
lui ce qui est cru. Article 12 : La foi des modernes est-elle
identique а celle des anciens ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La
science universelle diffиre de la science particuliиre. Or les anciens
connaissaient en gйnйral, pour ainsi dire, les choses qui appartiennent а la
foi, les croyant implicitement ; tandis que les modernes les connaissent
en particulier, les croyant explicitement. La foi des modernes n’est donc pas
la mкme que celle des anciens.
2° La foi
porte sur un йnoncй. Or ce ne sont pas les mкmes йnoncйs que nous croyons et
qu’ils ont cru ; par exemple, que le Christ naоtra, et que le Christ est
nй. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.
3° Un temps
dйterminй, dans les choses qui appartiennent а la foi, fait partie des choses
nйcessaires pour croire : en effet, l’on est rйputй infidиle si l’on croit
que le Christ n’est pas encore venu, mais doit venir. Or, entre notre foi et
celle des anciens, les temps varient : car nous croyons passй ce qu’ils
croyaient futur. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.
En sens contraire :
1°
Йph. 4, 5 : « Un seul Seigneur, une seule foi. »
Rйponse :
Il faut tenir
pour assurй que la foi des anciens et des modernes est unique : sinon,
l’Йglise ne serait pas une. Mais pour le soutenir, certains ont prйtendu que
l’йnoncй au passй que nous croyons йtait le mкme que l’йnoncй au futur que les
anciens ont cru. Mais il semble aberrant que la variation des parties
essentielles d’une composition laisse la composition identique ; nous
voyons aussi les compositions varier par d’autres accidents de verbe et de nom.
C’est pourquoi
d’autres ont affirmй que les йnoncйs que nous croyons sont diffйrents de ceux
qu’ils ont cru, mais que la foi ne porte pas sur des йnoncйs mais sur la
rйalitй ; or la rйalitй est la mкme, quoique les йnoncйs soient
diffйrents. Ils disent, en effet, qu’il convient par soi а la foi de croire а
la Rйsurrection du Christ, mais qu’il est quasi accidentel de la croire
prйsente ou passйe. Mais cela aussi apparaоt erronй : car, puisque l’acte
de croire implique un assentiment, il ne peut porter que sur la composition, en
laquelle se rencontrent le vrai et le faux. Lors donc que je dis que je crois а
la Rйsurrection, il est nйcessaire d’entendre quelque composition, et ce,
suivant un temps, que l’вme ajoute toujours lorsqu’elle compose ou divise,
comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ;
de sorte que le sens (est) le suivant : je crois а la Rйsurrection,
c’est-а-dire que je crois que la Rйsurrection existe, ou a existй, ou existera.
Voilа pourquoi
l’on doit rйpondre que l’objet de la foi peut кtre considйrй de deux faзons.
Soit en lui-mкme, en tant qu’il est hors de l’вme, et dans ce cas il est
proprement objet, et l’habitus reзoit de lui la multitude ou l’unitй ;
soit en tant que participй en celui qui connaоt. Il faut donc rйpondre que si
l’on prend ce qui est l’objet de la foi, c’est-а-dire la rйalitй crue, en tant
qu’il est hors de l’вme, alors c’est une seule rйalitй qui se rapporte а nous
et aux anciens : et ainsi, de son unitй la foi reзoit l’unitй. Mais si on
le considиre comme il est lorsque nous le recevons, alors il se diversifie en
divers йnoncйs ; mais cette diversitй ne diversifie pas la foi. On voit
dиs lors clairement que la foi, de toutes faзons, est unique.
Rйponse aux objections :
1° Savoir en
gйnйral et en particulier ne diversifie la science que quant а la faзon de
savoir, et non quant а la rйalitй sue, qui donne l’unitй а l’habitus.
2° La rйponse
ressort de ce qui a йtй dit.
3° Le temps ne
varie pas suivant ce qui existe dans la rйalitй, mais suivant la diverse
relation а nous ou aux anciens : car le temps oщ le Christ a souffert est
unique, mais selon les diffйrents rapports а tel ou tel, il est dit passй ou
futur, relativement aux prйcйdents ou aux suivants. Question 15 : [Raison
supйrieure et infйrieure]
Introduction
Article 1 :
L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances
diffйrentes ? Article 2 : La
raison supйrieure et la raison infйrieure sont-elles des puissances
diffйrentes ? Article 3 : Le
pйchй peut-il exister dans la raison supйrieure ou infйrieure ? Article 4 : La dйlectation
morose est-elle un pйchй mortel ? Article 5 : Le
pйchй vйniel peut-il exister dans la raison supйrieure ?
Article 1 : L’intelligence et la raison
sont-elles en l’homme des puissances diffйrentes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme :
« Si nous voulons monter des puissances infйrieures aux supйrieures, nous
rencontrons d’abord le sens, puis l’imagination, ensuite la raison, puis
l’intellect, puis l’intelligence ; et au sommet se trouve la sagesse, qui
est Dieu mкme. » Or l’imagination et le sens sont des puissances
diffйrentes. Donc la raison et l’intellect aussi.
2° L’homme, comme
dit saint Grйgoire, s’apparente а toute crйature ; et pour cette raison,
on dit qu’il est toute crйature. Or ce par quoi l’homme s’apparente aux plantes
est une certaine puissance de l’вme, а savoir la vйgйtative, distincte de la
raison, qui est une puissance propre а l’homme en tant que tel ; et il en
va de mкme pour ce par quoi il s’apparente aux bкtes, а savoir le sens. Donc,
pour la mкme raison, ce par quoi il s’apparente aux anges, qui sont au-dessus
de l’homme, а savoir l’intelligence, est une puissance autre que la raison, qui
est propre au genre humain, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation.
3° De mкme que
les perceptions des sens propres ont pour terme le sens commun, qui juge
d’elles, de mкme aussi le processus discursif de la raison a pour terme
l’intelligence, afin qu’un jugement soit portй sur la confrontation de la
raison ; en effet, l’homme juge sur les propositions que la raison
confronte lorsqu’il parvient par voie d’analyse jusqu’aux principes, sur
lesquels porte l’intelligence ; et c’est pourquoi l’art de juger est
appelй analytique. Donc, de mкme que le sens commun est une puissance autre que
le sens propre, de mкme aussi l’intelligence est autre que la raison.
4° Saisir et
juger sont des actes qui exigent des puissances diffйrentes, comme on le voit
clairement pour le sens propre et le sens commun : le premier saisit et le
second juge. Or, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « tout ce que le sens perзoit, l’imagination
le reprйsente, la considйration le forme, le gйnie le scrute, la raison le
juge, la mйmoire le conserve, l’intelligence le saisit. » La raison et
l’intelligence sont donc des puissances diffйrentes.
5° Entre ce qui
est composй au plein sens du terme et l’acte simple, le rapport est le mкme
qu’entre ce qui est simple а tout point de vue et l’acte composй. Or
l’intelligence divine, qui est simple а tout point de vue, n’a pas un acte
composй mais un acte trиs simple. Donc notre raison, qui est composйe en tant
qu’elle agit par confrontation, n’a pas un acte simple. En revanche, l’acte de
l’intelligence est simple : en effet, c’est l’intelligence des indivisibles,
comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
L’intelligence et la raison ne sont donc pas une puissance unique.
6° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme
et le Commentateur au mкme endroit, l’вme rationnelle se connaоt elle-mкme par
quelque ressemblance. Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, l’esprit, en lequel se trouve
l’image, se connaоt par lui-mкme. La raison et l’esprit, ou l’intelligence, ne
sont donc pas identiques.
7° Les
puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or les
objets de la raison et ceux de l’intellect sont extrкmement diffйrents :
en effet, comme il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Вme, « l’вme perзoit les corps par le sens, par l’imagination les
ressemblances des corps, par la raison les natures des corps, par l’intellect
l’esprit crйй, par l’intelligence l’esprit incrйй » ; et la nature
corporelle diffиre extrкmement de l’esprit crйй. L’intellect et la raison sont
donc des puissances diffйrentes.
8° Boиce dit au
cinquiиme livre sur la Consolation :
« Le sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considиrent l’homme
lui-mкme chacun diffйremment. En effet, le sens regarde la figure йtablie dans
une matiиre sous-jacente ; l’imagination, la figure seule, sans la
matiиre ; la raison transcende la figure et, par une considйration
universelle, йvalue l’espиce elle-mкme, qui existe dans les singuliers ;
l’intelligence est un њil supйrieur : dйpassant le cadre de l’univers,
elle regarde par la pure acuitй de l’esprit cette forme simple
elle-mкme. » Donc, de mкme que l’imagination est une puissance diffйrente
du sens — en effet, l’imagination considиre la forme non dans la matiиre,
alors que le sens la considиre йtablie dans la matiиre —, de mкme
l’intelligence, qui considиre la forme de faзon absolue, est une puissance
autre que la raison, qui considиre la forme universelle existant dans les
particuliers.
En outre, Boиce
dit au quatriиme livre sur la Consolation :
« Entre l’intelligence et le raisonnement, entre ce qui est et ce qui
devient, entre l’йternitй et le temps, entre le point central et le cercle, il
y a le mкme rapport qu’entre la sйrie mobile du destin et la stable simplicitй
de la providence divine. » Or il est avйrй que la providence diffиre
essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’йternitй et la
gйnйration de l’кtre lui-mкme. La raison diffиre donc aussi de l’intelligence.
9° Comme dit
Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation,
« la raison appartient seulement au genre humain, comme l’intelligence
appartient seule au divin ». Or ce qui est divin et ce qui est humain ne
peuvent avoir en commun la mкme sorte de puissance. La raison et l’intelligence
ne sont donc pas une mкme puissance.
10° L’ordre des
puissances suit l’ordre des actes. Or, recevoir quelque chose dans l’absolu —
acte qui semble propre а l’intelligence — est antйrieur а confronter — acte qui
appartient а la raison. L’intelligence est donc antйrieure а la raison. Or rien
n’est antйrieur а soi-mкme. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une
mкme puissance.
11° L’entitй de la
rйalitй peut se considйrer non seulement dans l’absolu mais encore en telle
chose ; or aucune de ces deux considйrations ne fait dйfaut а l’вme
humaine. Il est donc nйcessaire qu’il y ait dans l’вme humaine deux
puissances : l’une qui fasse connaоtre l’entitй absolue, et c’est
l’intelligence, l’autre l’entitй dans une autre chose, ce qui semble appartenir
а la raison ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
12° Comme il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Вme,
« la raison est un regard de l’esprit par lequel celui-ci distingue le
bien du mal, йlit les vertus et aime Dieu » ; or cela semble relever
de la volontй, qui est une puissance autre que l’intelligence. La raison est
donc, elle aussi, une puissance autre que l’intelligence.
13° Une division
oppose le rationnel au concupiscible et а l’irascible ; or l’irascible et
le concupiscible appartiennent а l’appйtitive. Donc la raison aussi ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
14° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
la volontй, qui s’oppose а l’intelligence, est dans la partie
rationnelle ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Il y a ce que
saint Augustin semble dire au quinziиme livre sur la Trinitй, dans ce passage : « Nous voilа parvenus jusqu’а
l’image de Dieu : l’homme, plus exactement ce par quoi l’homme dйpasse les
autres animaux, je veux dire la raison, l’intelligence et tout autre privilиge
de l’вme rationnelle et intellectuelle, qui appartient а cette rйalitй que nous
appelons mens ou animus. » D’oщ l’on dйduit qu’il semble prendre la raison et
l’intelligence pour une mкme rйalitй.
2° Au troisiиme
livre sur la Genиse au sens littйral
— et on le retrouve dans la Glose а
propos de Йph. 4, 23 : « Renouvelez-vous spirituellement en
l’esprit de votre вme » — on lit ceci : « Comprenons que l’homme
est а l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux sans raison,
c’est-а-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus
apte а dйsigner cette prйrogative. » Il semble donc que raison et
intelligence, selon saint Augustin, soient diffйrents noms pour une mкme
puissance.
3° Comme dit
saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй,
« l’image de cette nature supйrieure а toute autre nature doit кtre
cherchйe et trouvйe en nous, en ce que notre nature a de meilleur ». Or
l’image de Dieu est en nous dans la partie supйrieure de la raison, comme il
est dit aux douziиme et quinziиme livre sur la Trinitй. Donc, en l’homme, aucune puissance n’est au-dessus de la
raison. Or l’intelligence ou l’intellect, s’ils йtaient autre chose que la
raison, seraient au-dessus d’elle, comme le montrent les citations prйcйdentes
de Boиce et du livre sur l’Esprit et
l’Вme. L’intellect n’est donc pas en l’homme une puissance autre que la
raison.
4° Plus une
puissance est immatйrielle, plus elle peut s’йtendre а de nombreux objets. Or
le sens commun, qui est une puissance matйrielle, confronte les sensibles propres
en les distinguant l’un de l’autre ; il a aussi connaissance d’eux dans
l’absolu, sinon il ne pourrait pas distinguer entre eux, comme il est prouvй au
deuxiиme livre sur l’Вme. Donc a fortiori la raison, qui est une
puissance plus immatйrielle, peut non seulement confronter mais aussi recevoir
dans l’absolu, ce qui appartient а l’intelligence ; et ainsi,
l’intelligence et la raison ne semblent pas кtre des puissances diffйrentes.
5° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme que
« l’esprit capable de recevoir les universels, ornй de la ressemblance de
toutes les rйalitйs », on dit que c’est l’вme avec « une certaine
puissance et dignitй naturelle ». Or ce dont le nom dйsigne toute l’вme ne
doit pas кtre distinguй d’une puissance de l’вme. L’esprit ne doit donc pas
кtre distinguй de la raison, qui est une certaine puissance de l’вme ; ni
de mкme l’intelligence, car elle semble кtre identique а l’esprit.
6° Deux
compositions se rencontrent dans l’вme humaine : l’une par laquelle elle
compose et divise le couple sujet-prйdicat, en formant des propositions ;
l’autre par laquelle elle compose les principes avec les conclusions en les
confrontant. Or dans la premiиre composition, c’est la mкme puissance de l’вme
humaine qui apprйhende les formes simples elles-mкmes, c’est-а-dire le prйdicat
et le sujet, suivant leurs quidditйs propres, et qui forme la proposition en
composant : en effet, les deux fonctions sont attribuйes а l’intellect
possible au troisiиme livre sur l’Вme.
Donc semblablement aussi, il y aura une seule puissance qui reзoit les
principes eux-mкmes, ce qui appartient а l’intelligence, et qui ordonne les
principes а la conclusion, ce qui appartient а la raison.
7° Il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Вme :
« l’вme est un esprit intellectuel ou rationnel » ; d’oщ il
apparaоt que la raison est identique а l’intelligence.
8° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Trinitй :
« Au moment oщ nous commenзons а rencontrer en l’вme des propriйtйs qui ne
nous sont pas communes avec les animaux, c’est alors que la raison est
concernйe. » Cela mкme concerne aussi l’intelligence, suivant le
Philosophe au livre sur l’Вme. La
raison et l’intelligence sont donc identiques.
9° Une
diffйrence des objets quant а des conditions accidentelles ne prouve pas la diversitй
des puissances. En effet, l’homme colorй et la pierre colorйe sont sentis par
la mкme puissance, car кtre homme ou pierre est accidentel au sensible en tant
que tel. Or les objets qui, au livre sur l’Esprit
et l’Вme, sont assignйs а l’intellect et а la raison, а savoir l’esprit
crйй et la nature corporelle, ne diffиrent pas mais se rejoignent en tant que
connaissables par soi. En effet, de mкme que l’esprit incorporel crйй est
intelligible par le fait mкme qu’il est immatйriel, de mкme aussi les natures
corporelles ne sont pensйes qu’en tant qu’elles sont sйparйes de la matiиre ;
et ainsi, en tant qu’ils sont connus, ils sont tous unifiйs sous la raison
formelle de connaissable, c’est-а-dire en tant qu’immatйriels. La raison et
l’intellect ne sont donc pas des puissances diffйrentes.
10° Toute
puissance qui compare deux choses entre elles a nйcessairement la connaissance
de l’une et de l’autre dans l’absolu ; ainsi le Philosophe prouve-t-il au
deuxiиme livre sur l’Вme qu’il y a
nйcessairement en nous une puissance qui connaоt le blanc et le doux, puisque
nous distinguons entre l’un et l’autre. Or, de mкme que celui qui distingue
diverses choses les compare entre elles, de mкme aussi celui qui confronte
compare une chose а l’autre. Il appartient donc а la puissance qui confronte,
c’est-а-dire а la raison, de recevoir aussi quelque chose dans l’absolu, ce qui
relиve de l’intelligence.
11° Il est plus
noble de confronter que d’кtre confrontй, de mкme qu’agir est plus noble que
subir. Or un mкme principe permet а une chose d’кtre pensйe et d’кtre
confrontйe. Un mкme principe permet donc aussi а l’вme de penser et de
confronter. La raison et l’intelligence sont donc identiques.
12° Un habitus
unique n’est pas en diffйrentes puissances. Or ce peut кtre par le mкme habitus
que nous confrontons et que nous recevons quelque chose dans l’absolu :
ainsi la foi, qui reзoit quelque chose de faзon absolue en tant qu’elle adhиre
а la vйritй premiиre elle-mкme, mais confronte en tant qu’elle regarde celle-ci
dans le miroir des crйatures avec pour ainsi dire un certain parcours. C’est
donc la mкme puissance qui confronte et qui reзoit quelque chose dans l’absolu.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de rechercher la
diffйrence entre l’intelligence et la raison.
Il faut donc
savoir, suivant saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй, que, de mкme qu’il y a entre les substances corporelles un
certain ordre d’aprиs lequel certaines sont dites supйrieures et rйgulatrices des
autres, de mкme aussi il y a un certain ordre entre les substances
spirituelles. Or il semble y avoir entre les corps supйrieurs et les infйrieurs
cette diffйrence, que les infйrieurs obtiennent leur кtre parfait par un
mouvement, а savoir par la gйnйration, l’altйration et l’accroissement, comme
on le voit clairement pour les pierres, les plantes et les animaux, tandis que
les supйrieurs ont leur кtre parfait en substance, puissance, quantitй et
figure, sans aucun mouvement et dиs leur commencement, comme on le voit
clairement pour le soleil, la lune et les йtoiles.
Or la
perfection de la nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vйritй.
Il y a donc certaines substances spirituelles supйrieures qui obtiennent
aussitфt la connaissance de la vйritй sans aucun mouvement ni processus
discursif, dans une rйception premiиre et soudaine ou simple, comme c’est le
cas pour les anges, ce qui fait dire qu’ils ont une intelligence dйiforme. Mais
il y en a d’autres, infйrieures, qui ne peuvent parvenir а la parfaite
connaissance de la vйritй que par un certain mouvement qui les fait procйder
discursivement d’une chose а l’autre, en sorte qu’elles atteignent la
connaissance des choses inconnues а partir des connues, et cela est proprement
les cas des вmes humaines. De lа vient que les anges eux-mкmes sont appelйs
substances intellectuelles, tandis que les вmes sont appelйes substances
rationnelles. En effet, le nom d’intelligence semble dйsigner la connaissance
simple et absolue ; car on dit que quelqu’un pense [litt. intellige] parce
qu’il lit en quelque sorte la vйritй а l’intйrieur, dans l’essence mкme de la
rйalitй. Quant au nom de raison, il dйsigne un certain processus discursif par
lequel l’вme humaine atteint ou parvient а la connaissance d’une chose а partir
d’une autre. Et c’est pourquoi Isaac dit au livre sur les Dйfinitions que le raisonnement est un parcours de la cause vers
l’effet.
Mais tout
mouvement procиde de l’immobile, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur
la Genиse au sens littйral ; en
outre, la fin du mouvement est le repos, comme il est dit au cinquiиme livre de
la Physique, et ainsi, le mouvement
se rapporte au repos а la fois comme а un principe et comme а un terme. De mкme
aussi la raison se rapporte а l’intelligence comme le mouvement au repos, et
comme la gйnйration а l’кtre, comme le montre clairement une prйcйdente
citation de Boиce ; elle se rapporte а l’intelligence comme а un principe
et comme а un terme. Comme а un principe, car l’esprit humain ne pourrait pas
procйder discursivement d’une chose а l’autre si son processus discursif ne
commenзait par quelque simple rйception d’une vйritй, rйception qui relиve de
l’intelligence des principes. Semblablement aussi, le processus discursif de la
raison ne parviendrait pas а quelque chose de certain si ce qui est trouvй par
ce processus n’йtait confrontй aux principes premiers par lesquels la raison
analyse, si bien que l’intelligence se trouve кtre le principe de la raison
quant а la voie d’invention, et son terme quant а la voie de jugement.
Donc, bien que
la connaissance de l’вme humaine ait lieu proprement par la voie de la raison,
il y a cependant en elle quelque participation de cette connaissance simple qui
se rencontre dans les substances supйrieures et qui nous fait dire qu’elles ont
une puissance intellectuelle ; et cela concorde avec le principe que donne
Denys au septiиme chapitre des Noms
divins, selon lequel « la sagesse divine allie toujours l’extrйmitй
infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang
subalterne », c’est-а-dire que la nature infйrieure а son sommet atteint
quelque chose tout en bas de la nature supйrieure. Et c’est assurйment cette
diffйrence entre les anges et les вmes que Denys montre au septiиme chapitre
des Noms divins lorsqu’il dit :
« C’est d’elle » — c’est-а-dire de la sagesse divine — « que les
puissances angйliques, intelligibles et intelligentes, reзoivent leurs simples
et bienheureuses notions. Cette science divine, elles ne la tirent pas d’une analyse
d’йlйments, de sensations ni de raisonnements laborieux ; mais c’est de
faзon simple qu’elles saisissent les intelligibles divins. » Plus loin, il
ajoute au sujet des вmes : « C’est encore de cette sagesse divine que
les вmes reзoivent le pouvoir de raisonner, c’est-а-dire d’une part de tourner
discursivement et circulairement autour de la vйritй mкme des кtres — le
caractиre discursif et plural de leurs argumentations les situe alors
au-dessous des intelligences unies —, d’autre part de ramener par enveloppement
le multiple а l’un — elles mйritent alors de s’йgaler aux modes intellectifs
des anges, dans la mesure du moins oщ c’est chose possible et convenable а des
вmes. » Et il dit cela parce que ce qui appartient а la nature supйrieure peut
exister dans la nature infйrieure non point parfaitement mais selon quelque
faible participation : par exemple, il n’y a pas de raison dans la nature
sensitive mais quelque participation de la raison, en tant que les bкtes ont
une certaine prudence naturelle, comme on le voit clairement au dйbut du livre
de la Mйtaphysique.
Or ce qui est
ainsi participй n’est pas dйtenu comme une possession, c’est-а-dire comme
quelque chose de parfaitement soumis а la puissance de celui qui l’a ; en
ce sens, il est dit au premier livre de la Mйtaphysique
que la connaissance de Dieu est une possession divine et non humaine. On
n’assigne donc aucune puissance pour ce qui est dйtenu de cette faзon ;
par exemple, on ne dit pas que les bкtes ont une raison, bien qu’elles aient
quelque part а la prudence : cela est en eux par une certaine estimation
naturelle. Semblablement, il n’y a pas non plus en l’homme une puissance
spйciale unique par laquelle il obtiendrait de faзon simple et absolue, sans
processus discursif, la connaissance de la vйritй ; mais une telle
rйception de la vйritй est en lui par un certain habitus naturel, qui est
appelй l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une puissance
sйparйe de la raison et que l’on appellerait intelligence, mais c’est la raison
elle-mкme qui est appelйe intelligence en raison de la part qu’elle prend а la
simplicitй intellectuelle, et de cette part proviennent le principe et le terme
dans son opйration propre. Et c’est pourquoi le livre sur l’Esprit et l’Вme attribue а la raison
l’acte propre de l’intelligence, et ce qui est le propre de la raison est
prйsentй comme l’acte de la raison, lorsqu’il est dit que « la raison est
le regard de l’esprit voyant le vrai par lui-mкme, et le raisonnement est
l’enquкte de la raison. »
De plus, а
supposer qu’une puissance nous convienne proprement et parfaitement pour la
rйception simple et absolue de la vйritй qui est en nous, elle ne serait
cependant pas une puissance autre que la raison, et en voici la preuve. En
effet, selon Avicenne au sixiиme livre De
naturalibus, des actes diffйrents manifestent une diffйrence de puissances
seulement lorsqu’ils ne peuvent pas кtre rapportйs au mкme principe ; par
exemple, dans les rйalitйs corporelles, recevoir et retenir ne se ramиnent pas
au mкme principe, mais le premier а l’humide et le second au sec. Voilа
pourquoi l’imagination, qui retient les formes corporelles dans un organe
corporel, est une puissance autre que le sens, qui reзoit les formes susdites
par un organe corporel. Or l’acte de la raison, qui est de procйder
discursivement, et celui de l’intelligence, qui est d’apprйhender simplement la
vйritй, sont l’un а l’autre ce que la gйnйration est а l’кtre, et ce que le
mouvement est au repos. Or se reposer et se mouvoir se ramиnent au mкme
principe partout ils se rencontrent ensemble, car c’est par la mкme nature
qu’une chose se repose en un lieu et qu’elle se meut vers ce lieu ; mais
ce qui se repose et ce qui est mы sont entre eux comme le parfait et
l’imparfait. Et c’est pourquoi la puissance qui procиde discursivement et celle
qui reзoit la vйritй ne seront pas diffйrentes, mais seront une seule puissance
qui, en tant qu’elle est parfaite, connaоt la vйritй de faзon absolue, mais en
tant qu’elle est imparfaite, a besoin d’un processus discursif.
La raison prise
au sens propre ne peut donc nullement кtre en nous une puissance autre que
l’intelligence. Cependant la puissance cogitative, qui est une puissance de
l’вme sensitive, est parfois elle-mкme appelйe « raison » car elle
confronte entre elles les formes individuelles comme la raison proprement dite
confronte les formes universelles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre
sur l’Вme. Et cette puissance a un
organe dйterminй, а savoir la cellule mйdiane du cerveau ; et cette
« raison » est sans nul doute une puissance autre que l’intelligence,
mais ce n’est pas d’elle que nous voulons parler pour le moment.
Rйponse aux objections :
1° Le livre sur
l’Esprit et l’Вme n’est pas
authentique, et on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Cependant, pour
soutenir sa position, on peut dire que son auteur n’entend pas dans ce passage
distinguer les puissances de l’вme mais montrer les divers degrйs par lesquels
l’вme progresse dans la connaissance : ainsi le sens lui fait connaоtre
les formes dans la matiиre, l’imagination les formes accidentelles, sans la
matiиre toutefois, mais avec les circonstances de la matiиre, la raison la
forme essentielle elle-mкme des rйalitйs matйrielles sans la matiиre
individuelle ; et de lа elle s’йlиve encore en ayant quelque connaissance
des esprits crййs, et on dit alors qu’elle a l’intellect, car de tels esprits
connaissent en prioritй les substances qui existent sans aucune matiиre ;
puis encore au-delа elle atteint quelque connaissance de Dieu mкme, et dans ce
cas on dit qu’elle a l’intelligence, nom qui dйsigne proprement l’acte de
l’intellect, йtant donnй que connaоtre Dieu est propre а Dieu, dont l’intellect
est son intelligence, c’est-а-dire son acte d’intellection.
2° Comme dit
Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation,
« la puissance supйrieure embrasse l’infйrieure, tandis que l’infйrieure
ne s’йlиve nullement vers la supйrieure » ; la nature supйrieure a
donc pleinement pouvoir sur le domaine de la nature infйrieure, mais pas
pleinement sur le domaine d’une nature encore supйrieure. Voilа pourquoi la
nature de l’вme rationnelle a des puissances pour le domaine de la nature
sensitive ou vйgйtative, mais non pour celui de la nature intellectuelle, qui
est au-dessus d’elle.
3° Puisque,
suivant le Philosophe, le sens commun perзoit tous les sensibles, il est
nйcessaire qu’il se porte vers eux sous une unique raison formelle commune,
sinon il n’aurait pas un unique objet par soi ; mais aucun des sens
propres ne peut atteindre cette commune raison formelle de l’objet. La raison,
en revanche, parvient comme а son terme dans la simple rйception, comme lorsque
le processus discursif de la raison se conclut dans la science. Il n’est donc
pas nйcessaire que l’intelligence soit en nous une puissance autre que la
raison comme le sens commun est une puissance autre que les sens propres.
4° Juger n’est
pas une propriйtй de la raison qui permettrait de la distinguer de
l’intelligence, car mкme l’intelligence juge que ceci est vrai et que cela est
faux. Mais si le jugement est attribuй а la raison et la saisie а
l’intelligence, c’est parce que le jugement s’effectue gйnйralement en nous au
moyen d’une analyse par les principes, tandis que la simple saisie de la vйritй
est opйrйe par l’intelligence.
5°
Ce
qui est simple а tout point de vue est totalement dйnuй de composition, mais
les йlйments simples sont conservйs dans les rйalitйs composйes. Et de lа vient
qu’on ne trouve pas dans le simple ce qui appartient au composй en tant que
tel ; par exemple, le corps simple n’a pas la saveur, qui est la
consйquence d’un mйlange ; mais les corps mixtes ont ce qui relиve des
corps simples, quoique sur un mode plus imparfait : ainsi le chaud et le
froid, le lйger et le lourd se rencontrent dans les corps mixtes. Voilа
pourquoi aucune composition ne se trouve dans l’intelligence divine, qui est
tout а fait simple ; mais notre raison, bien qu’elle soit composйe, a
pouvoir sur quelque acte simple, puisqu’il se rencontre en elle quelque chose
de la nature du simple, comme le modиle se retrouve dans son image ; elle
a aussi pouvoir sur quelque acte composй, soit en tant qu’elle compose le
prйdicat avec le sujet, soit en tant qu’elle compose les principes relativement
а la conclusion. C’est donc en nous la mкme puissance qui connaоt les simples
quidditйs des rйalitйs, qui forme les propositions, et qui raisonne ; de
ces actes le dernier est propre а la raison en tant que telle, les deux autres
pouvant appartenir aussi а l’intelligence en tant que telle. C’est pourquoi le
second se trouve dans les anges, puisqu’ils connaissent par plusieurs espиces,
mais seul le premier est en Dieu, qui, en connaissant son essence, pense toutes
choses, tant les simples que les complexes.
6° L’вme se
connaоt en quelque sorte par elle-mкme, au sens oщ cet acte de connaоtre consiste
а dйtenir en soi la connaissance de soi ; et en quelque sorte elle se
connaоt par l’espиce de l’intelligible, dans la mesure oщ l’acte de connaоtre
implique connaissance et distinction de soi ; et ainsi, le Philosophe et
saint Augustin parlent de la mкme chose. L’argument n’est donc pas concluant.
7° Une telle
diffйrence des objets ne peut diversifier les puissances, йtant donnй qu’elle
procиde de diffйrences accidentelles, comme on l’a prouvй dans une objection.
Or, si la nature corporelle est prйsentйe comme l’objet de la raison, c’est
parce que le propre de la connaissance humaine est d’avoir son origine dans le
sens et le phantasme. Par consйquent, c’est d’abord sur les natures des
rйalitйs sensibles que se fixe le regard de notre intelligence, qui est appelй
proprement raison, en tant que la raison est propre au genre humain. Mais de lа
il s’йlиve encore en connaissant l’esprit crйй ou incrйй, et cela lui convient
en tant qu’il a quelque part а la nature supйrieure plutфt que selon ce qui lui
est propre et parfaitement convenable.
8° Boиce veut que
l’intelligence et la raison soient des puissances cognitives diffйrentes, non
cependant dans un mкme sujet, mais en des sujets diffйrents. En effet, il veut
que la raison appartienne aux hommes, et c’est pourquoi il dit que l’homme
connaоt les formes universelles dans les rйalitйs particuliиres, car la
connaissance humaine s’exerce proprement а l’йgard des formes abstraites des
sens. Mais il veut que l’intelligence appartienne aux substances supйrieures,
qui apprйhendent du premier regard les formes entiиrement immatйrielles ;
et s’il veut que la raison n’atteigne jamais ce qui relиve de l’intelligence,
c’est parce que nous ne pouvons pas parvenir а la vision des quidditйs des
substances immatйrielles avec la faiblesse de notre connaissance prйsente. Mais
ce sera le cas dans la patrie, lorsque la gloire nous rendra dйiformes.
9°
En
tant qu’elles sont en des sujets diffйrents, la raison et l’intelligence ne
sont pas une puissance unique ; mais la prйsente enquкte porte sur elles
en tant qu’elles se trouvent toutes deux dans l’homme.
10° Cet argument
vaut pour les actes qui appartiennent а des puissances diffйrentes. Mais il
arrive qu’une mкme puissance ait diffйrents actes, dont l’un prйcиde
l’autre ; par exemple, l’acte de l’intellect possible est de penser la
quidditй et de former les propositions.
11° L’вme connaоt
les deux, mais par la mкme puissance. Cependant il semble кtre propre а l’вme
humaine, en tant qu’elle est rationnelle, de connaоtre l’entitй en ceci.
Connaоtre l’entitй dans l’absolu semble appartenir davantage aux substances
supйrieures, ainsi qu’il ressort d’une citation prйcйdente.
12° Aimer Dieu et
йlire les vertus, cela est attribuй а la raison, non que ces choses lui
appartiennent immйdiatement, mais en tant que c’est par le jugement de la
raison que la volontй est disposйe а l’йgard de Dieu comme vers une fin et а
l’йgard des vertus comme vers des moyens. Et de cette faзon йgalement le
rationnel est opposй а l’irascible et au concupiscible, car nous sommes
inclinйs а agir soit par le jugement de la raison, soit par la passion, qui est
dans l’irascible ou dans le concupiscible. On dit aussi que la volontй est dans
la raison, en tant qu’elle est dans la partie rationnelle de l’вme, comme on
dit que la mйmoire est dans le sensitif, non qu’elle soit cette mкme puissance
mais en tant qu’elle est dans la partie sensitive.
13°
&
14°
On voit dиs lors clairement la solution aux treiziиme et quatorziиme arguments. Article 2 : La raison supйrieure et la raison
infйrieure sont-elles des puissances diffйrentes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
l’image de la Trinitй est dans la partie supйrieure de la raison, et non dans
l’infйrieure. Or l’image de Dieu dans l’вme consiste en trois puissances. La
raison infйrieure ne concerne donc pas la ou les mкmes puissances que la
supйrieure ; et ainsi, elles semblent кtre des puissances diffйrentes.
2° Puisque la
partie se dit relativement au tout, l’une et l’autre se trouvent de la mкme
faзon dans un genre donnй. Or on dit que l’вme est un tout seulement
potentiel ; les diffйrentes parties de l’вme sont donc des puissances
diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure sont dйsignйes par saint
Augustin comme diffйrentes parties de la raison. Ce sont donc des puissances
diffйrentes.
3° Tout ce qui
est йternel est nйcessaire, et tout ce qui est changeant et temporel est
contingent, comme le montre le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or la partie de l’вme qui
est appelйe scientifique par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique se tourne vers les rйalitйs
nйcessaires, tandis que la raisonnante ou opinative se tourne vers les
contingentes. Puis donc que la raison supйrieure, suivant saint Augustin,
adhиre aux rйalitйs йternelles tandis que l’infйrieure dispose les rйalitйs
temporelles et caduques, il semble que la raisonnante soit identique а la
raison infйrieure et la scientifique а la supйrieure. Or la scientifique et la
raisonnante sont des puissances diffйrentes, comme le montre le Philosophe au
mкme endroit. La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc, elles aussi, des
puissances diffйrentes.
4° Comme dit le
Philosophe au mкme endroit, relativement а des objets de genres diffйrents il
faut dйterminer des puissances de l’вme diffйrentes, puisque toute puissance de
l’вme qui est dйterminйe а quelque genre, l’est а cause d’une
ressemblance ; et ainsi, la diversitй des objets selon le genre tйmoigne
de la diversitй des puissances. Or l’йternel et le corruptible sont des
rйalitйs tout а fait diffйrentes par le genre, puisque le corruptible et
l’incorruptible n’ont pas mкme en commun le genre, comme il est dit au dixiиme
livre de la Mйtaphysique. La raison
supйrieure, qui a pour objet les rйalitйs йternelles, est donc une puissance
autre que la raison infйrieure, qui a pour matiиre les rйalitйs caduques.
5°
Les
puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or le
vrai, qui est objet de contemplation, est un autre objet que le bien, qui est
objet d’opйration. La raison supйrieure, qui contemple le vrai, est donc aussi
une autre puissance que la raison infйrieure, qui opиre le bien.
6° Ce qui en soi
n’est pas un, l’est encore moins si on le met en rapport avec autre chose. Or
la raison supйrieure n’est pas une puissance unique, mais plusieurs, puisqu’il
y a en elle l’image, qui consiste en trois puissances. On ne peut donc pas dire
non plus que la raison supйrieure et la raison infйrieure soient une puissance
unique.
7° La raison est
plus simple que le sens. Or, dans la partie sensitive, on ne trouve pas qu’une
mкme puissance ait diverses fonctions. Donc bien moins encore une puissance
unique peut-elle avoir diverses fonctions dans la partie intellective. Or la
raison se dйdouble en supйrieure et infйrieure selon les fonctions, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
Ce sont donc des puissances diffйrentes.
8° Chaque fois
qu’on attribue а l’вme des choses qui ne peuvent se ramener а un mкme principe,
il est nйcessaire de dйfinir en consйquence dans l’вme diffйrentes puissances,
comme recevoir et retenir font distinguer l’imagination du sens. Or l’йternel
et le corruptible ne peuvent se ramener а des principes identiques, car les
principes prochains des rйalitйs corruptibles et incorruptibles ne sont pas les
mкmes, comme il est prouvй au onziиme livre de la Mйtaphysique. Ils ne doivent donc pas кtre attribuйs а la mкme
puissance de l’вme, et ainsi, la raison supйrieure et la raison infйrieure sont
des puissances diffйrentes.
9°
Saint
Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй
que les trois choses qui ont concouru au pйchй de l’homme, а savoir l’homme, la
femme et le serpent, signifient trois choses qui sont en nous, а savoir la
raison supйrieure, l’infйrieure et la sensualitй. Or la sensualitй est une
puissance autre que la raison infйrieure. Celle-ci est donc йgalement autre que
la supйrieure.
10° Une puissance
unique ne peut pas en mкme temps pйcher et ne pas pйcher. Or parfois la raison infйrieure
pиche sans que la raison supйrieure pиche, comme le montre saint Augustin au
livre sur la Trinitй. La raison
infйrieure et la supйrieure ne sont donc pas une puissance unique.
11° Des
perfections diffйrentes appartiennent а des perfectibles diffйrents, puisque
l’acte propre requiert une puissance propre. Or les habitus de l’вme sont les
perfections des puissances. Les diffйrents habitus appartiennent donc а des
puissances diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure s’adonnent
respectivement а la sagesse et а la science, qui sont des habitus diffйrents.
La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc des puissances diffйrentes.
12° Une puissance,
quelle qu’elle soit, est perfectionnйe par son acte. Or une diversitй d’actes
amиne ou manifeste une diversitй de puissances. Donc, partout oщ se trouve une
diversitй d’actes, on doit conclure а la diversitй des puissances. Or la raison
supйrieure et l’infйrieure ont des actes diffйrents, car la raison se dйdouble
selon les fonctions, comme dit saint Augustin. Ce sont donc des puissances
diffйrentes.
13° La diffйrence
entre la raison supйrieure et l’infйrieure est plus grande qu’entre l’intellect
agent et l’intellect possible, puisque l’acte de ces derniers concerne le mкme
intelligible, alors que l’acte des deux premiиres concerne des objets
diffйrents, comme on l’a dit. Or l’intellect agent et l’intellect possible sont
des puissances diffйrentes. Donc la raison supйrieure et la raison infйrieure
aussi.
14° Tout ce qui
provient d’une chose est diffйrent de cette chose, car nulle rйalitй n’est
cause de soi-mкme. Or la raison infйrieure provient de la supйrieure, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
C’est donc une autre puissance que la supйrieure.
15° Rien n’est mы
par soi-mкme, comme il est prouvй au septiиme livre de la Physique. Or la raison supйrieure meut l’infйrieure, en tant
qu’elle la dirige et la gouverne. La raison supйrieure et la raison infйrieure
sont donc des puissances diffйrentes.
En sens contraire :
1° Les diffйrentes
puissances de l’вme sont des rйalitйs diffйrentes. Or la raison supйrieure et
l’infйrieure ne sont pas des rйalitйs diffйrentes ; c’est pourquoi saint
Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй :
« Quand nous parlons de la nature de l’вme humaine, nous parlons d’une
seule rйalitй : le double aspect que je viens de distinguer n’est qu’un
dйdoublement selon les fonctions. » La raison supйrieure et l’infйrieure
ne sont donc pas des puissances diffйrentes.
2° Une puissance
peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatйrielle. Or la
raison est plus immatйrielle que le sens. Or par la mкme puissance sensitive, а
savoir la vue, on voit а la fois des rйalitйs йternelles ou incorruptibles et
perpйtuelles, comme les corps cйlestes, et des corruptibles, comme les rйalitйs
infйrieures de ce monde. C’est donc aussi la mкme puissance de la raison qui
contemple les rйalitйs йternelles et qui dispose les temporelles.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de connaоtre d’abord
deux choses : comment les puissances de l’вme se distinguent, et comment
la raison supйrieure et la raison infйrieure diffиrent entre elles. Ces deux
choses permettront d’en connaоtre une troisiиme, celle qui nous occupe а l’instant,
а savoir, si la raison supйrieure et la raison infйrieure sont une puissance
unique ou diffйrentes puissances.
Il faut donc
savoir que la diversitй des puissances se voit par les actes et par les objets.
Or certains prйtendent qu’il faut entendre cela en ce sens que la diversitй des
actes et des objets serait non pas la cause mais seulement le signe de la
diversitй des puissances. D’autres disent que la diversitй des objets est cause
de la diversitй des puissances pour les puissances passives, et non pour les
actives. Mais si l’on apporte une considйration attentive, on trouve que dans
les deux sortes de puissances les actes et les objets sont non seulement des
signes mais aussi, en quelque faзon, des causes de la diversitй. En effet, tout
ce dont l’кtre existe seulement en vue de quelque fin a un mode qui lui est
dйterminй par la fin а laquelle il est ordonnй ; une scie, par exemple,
est dйterminйe et quant а la matiиre, et quant а la forme, pour qu’elle
convienne а sa fin, qui est de couper. Or toute puissance de l’вme, soit active
soit passive, est ordonnйe а son acte comme а une fin, comme on le voit
clairement au neuviиme livre de la Mйtaphysique ;
par consйquent, chaque puissance a un mode et une espиce dйterminйs selon ce
qui peut convenir pour un tel acte. Voilа pourquoi, si l’on a diversifiй les
puissances, c’est parce que la diversitй des actes requйrait divers principes
par lesquels ils soient йlicitйs. Par ailleurs, puisque l’objet se rapporte а
l’acte comme un terme, et que les actes sont spйcifiйs par leurs termes, comme
cela est clair au cinquiиme livre de la Physique,
il est nйcessaire que les actes se distinguent aussi par les objets ; et
c’est pourquoi la diversitй des objets amиne une diversitй des puissances.
Mais la
diversitй des objets peut кtre envisagйe de deux faзons : d’abord suivant
la nature des rйalitйs ; ensuite suivant les diverses raisons formelles
des objets. Suivant la nature des rйalitйs, comme la couleur et la
saveur ; suivant la diverse raison formelle de l’objet, comme le bien et
le vrai.
Or, puisque les
puissances qui sont les actes d’organes dйterminйs ne peuvent s’йtendre au-delа
de la disposition de leurs organes, et qu’un seul et mкme organe ne peut pas
кtre adaptй pour connaоtre toutes les natures, il faut nйcessairement que les
puissances qui sont liйes а des organes soient dйterminйes pour concerner
certaines natures, а savoir, les natures corporelles. En effet, l’opйration qui
s’exerce par un organe corporel ne peut s’йtendre au-delа de la nature
corporelle. Mais puisqu’il se trouve dans la nature corporelle quelque chose
que tous les corps ont en commun et quelque chose en quoi les divers corps
diffиrent, il se pourra qu’une puissance liйe au corps soit adaptйe а tous les
corps suivant ce qu’ils ont de commun : telle l’imagination, en tant que
tous les corps se rejoignent sous le rapport de la quantitй, de la figure et de
leurs consйquences — c’est pourquoi l’imagination s’йtend non seulement aux
rйalitйs naturelles mais aussi aux rйalitйs mathйmatiques — ; tel aussi le
sens commun, en tant que dans tous les corps naturels, auxquels seuls il
s’йtend, se trouve une puissance active ou un principe de changement. D’autres
puissances, par contre, seront adaptйes а ce en quoi les corps se diversifient,
suivant les diverses faзons de changer : c’est le cas de la vue pour la
couleur, de l’ouпe pour le son, etc. Donc, de ce que la partie sensitive use
d’un organe dans son opйration, deux choses rйsultent pour elle, а
savoir : d’une part, qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance qui
regarderait un objet commun а tous les йtants, car sinon elle transcenderait
toutes les rйalitйs corporelles ; et d’autre part, qu’il est possible de
trouver en elle diverses puissances, selon la nature diverse des objets, parce
que la condition de l’organe peut кtre adaptйe а cette nature-ci ou а celle-lа. ` Mais cette
partie de l’вme qui, dans son acte, ne se sert pas d’un organe corporel reste
non pas dйterminйe mais infinie, d’une certaine faзon, en tant qu’elle est
immatйrielle ; voilа pourquoi sa portйe s’йtend а un objet commun а tous
les кtres. C’est pourquoi l’on dit que l’objet de l’intelligence est une chose
qui se trouve dans tous les genres d’йtants. Et c’est aussi pourquoi le
Philosophe dit que l’intellect est « ce qui produit tous [les
intelligibles] et ce qui devient tous [les intelligibles] ». Il n’est donc
pas possible de distinguer diffйrentes puissances dans la partie intellective
pour correspondre aux diffйrentes natures des objets, mais seulement pour
correspondre а diverses notions d’objet, c’est-а-dire en tant que l’acte de
l’вme se porte parfois vers une seule et mкme chose selon diverses raisons
formelles. Et c’est ainsi que le bien et le vrai, dans la partie intellective,
diffйrencient l’intelligence de la volontй : en effet, l’intelligence se
porte vers le vrai intelligible comme vers une forme, puisqu’il est nйcessaire
que l’intelligence soit formellement dйterminйe par ce qui est pensй ; et
la volontй se porte vers le bien comme vers une fin. C’est pourquoi le Philosophe
dit aussi au sixiиme livre de la Mйtaphysique
que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les rйalitйs, puisque la forme
est au-dedans et la fin au-dehors. Or ce n’est pas sous le mкme aspect que la
fin et la forme perfectionnent, et ainsi, le bien et le vrai n’ont pas la mкme
raison formelle d’objet. Ainsi йgalement, l’intellect possible se distingue de
l’intellect agent. En effet, une chose n’est pas objet sous le mкme rapport en
tant qu’elle est en acte et en tant qu’elle est en puissance, ou bien en tant
qu’elle agit et en tant qu’elle subit : car l’intelligible en acte est
objet de l’intellect possible en agissant pour ainsi dire sur lui, en tant
qu’il passe de puissance а acte par l’intelligible en acte, tandis que
l’intelligible en puissance est objet de l’intellect agent en tant qu’il
devient par celui-ci intelligible en acte. Ainsi donc, on voit clairement
comment on peut distinguer les puissances dans la partie intellective.
La raison
supйrieure et l’infйrieure, quant а elles, se distinguent de la faзon suivante.
Il est des natures supйrieures а l’вme rationnelle, et d’autres infйrieures а
elle. Mais puisque tout ce qui est pensй l’est selon le mode de celui qui
pense, la pensйe des rйalitйs qui sont au-dessus de l’вme est, dans l’вme
rationnelle, infйrieure aux rйalitйs pensйes elles-mкmes ; en revanche, la
pensйe des rйalitйs qui sont au-dessous de l’вme est, dans l’вme, supйrieure
aux rйalitйs elles-mкmes, puisque celles-ci ont en elle un кtre plus noble
qu’en elles-mкmes. Et ainsi, l’вme a envers ces deux genres de rйalitйs une
relation diffйrente, et de lа rйsulte pour elle une diversitй de fonctions. En
effet, dans la mesure oщ elle regarde vers les natures supйrieures — soit
qu’elle contemple leur vйritй et leur nature dans l’absolu, soit qu’elle
reзoive d’elles une idйe et comme un modиle pour opйrer —, elle est appelйe
raison supйrieure ; mais dans la mesure oщ elle se tourne vers les
rйalitйs infйrieures — soit pour les regarder par la contemplation, soit pour
les disposer par l’action —, elle est appelйe raison infйrieure.
Or les deux
sortes de natures, la supйrieure et l’infйrieure, sont apprйhendйes par l’вme
humaine suivant la notion commune d’intelligible : la supйrieure en tant
qu’elle est immatйrielle en elle-mкme, l’infйrieure en tant qu’elle est
dйpouillйe de la matiиre par l’acte de l’вme. On voit donc clairement que les
noms de raison supйrieure et raison infйrieure ne dйsignent pas des puissances
diffйrentes, mais une seule et mкme puissance se rapportant diversement а des rйalitйs
diffйrentes.
Rйponse aux objections :
1° Comme on l’a
dit dans la question sur l’esprit, l’image de la Trinitй dans l’вme est certes
fondйe dans les puissances comme dans une racine, mais on la trouve de faзon
achevйe dans les actes des puissances ; et c’est ainsi que l’image est
dite concerner la raison supйrieure et non l’infйrieure.
2° L’expression
« partie d’une puissance » ne dйsigne pas toujours une puissance
distincte, mais on entend parfois « partie d’une puissance » au sens
d’une partie des objets, selon lesquels on envisage une division de la quantitй
virtuelle ; par exemple, si quelqu’un peut porter cent livres, on dira de
celui qui n’en peut porter que cinquante que sa puissance a une partie de la
puissance du premier, bien que ce soit spйcifiquement la mкme puissance. Et de
cette faзon, la partie supйrieure et la partie infйrieure de la raison sont
appelйes « parties de la raison », en tant qu’elles se portent vers
une partie des objets regardйs par la raison prise communйment.
3° La scientifique
et la raisonnante ou opinative ne sont pas identiques а la raison supйrieure ni
а l’infйrieure, car mкme au sujet des natures infйrieures, que regarde la
raison infйrieure, peuvent кtre formulйes des propositions nйcessaires, qui
relиvent de la scientifique : sinon la physique et la mathйmatique ne
seraient pas des sciences ; semblablement aussi, la raison supйrieure se
tourne en quelque faзon vers les actes humains dйpendants du libre arbitre, et
par lа mкme contingents, sinon le pйchй qui parfois les accompagne ne serait
pas attribuй а la raison supйrieure. Et ainsi, la raison supйrieure n’est pas
totalement sйparйe de la raisonnante ou opinative.
Or la
scientifique et la raisonnante sont assurйment des puissances diffйrentes, car
elles se distinguent quant а la notion mкme d’intelligible. En effet, puisque
l’acte d’une puissance ne s’йtend pas au-delа de la portйe de son objet, toute
opйration qui ne peut pas кtre ramenйe а la mкme raison formelle d’objet doit
nйcessairement appartenir а une autre puissance ayant une autre raison formelle
d’objet. Or l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme ; et
pour cette raison, l’action de l’intelligence s’йtend aussi loin que peut
s’йtendre la portйe de la quidditй. Or c’est par elle que les principes
premiers eux-mкmes sont immйdiatement connus, et une fois qu’ils le sont, on
parvient en raisonnant а la connaissance des conclusions ; et la puissance
qui est de nature а analyser les conclusions par les quidditйs, le Philosophe
l’appelle la scientifique. Mais il y a des choses pour lesquelles il n’est pas
possible de poursuivre une telle analyse jusqu’а parvenir aux quidditйs, et ce,
а cause de l’incertitude de leur кtre, comme c’est le cas pour les contingents en
tant que tels. De telles choses ne sont donc pas connues par la quidditй, qui
йtait l’objet propre de l’intelligence, mais d’une autre faзon, а savoir par
une certaine conjecture sur ces rйalitйs dont on ne peut pas avoir une pleine
certitude. Une autre puissance est donc requise pour cela. Or cette puissance
ne peut mener l’enquкte de la raison jusqu’а son terme et, pour ainsi dire, а
son repos, mais se maintient dans l’enquкte elle-mкme comme en mouvement,
produisant seulement une opinion а propos de ce qu’elle examine ; aussi
cette puissance est-elle nommйe, d’aprиs ce qui est comme le terme de son
opйration, raisonnante ou opinative.
Mais la raison
supйrieure et la raison infйrieure se distinguent par les natures mкmes [des
objets], et c’est pourquoi ce ne sont pas des puissances diffйrentes comme la
scientifique et l’opinative.
4° Les objets de
la scientifique et de la raisonnante diffиrent par le genre quant au propre
genre qu’est le connaissable, puisqu’ils sont connus selon des raisons
formelles genйriquement diffйrentes. Mais les rйalitйs йternelles et les
temporelles ont des natures de genres diffйrents, et ne diffиrent pas quant а
la notion de connaissable, selon laquelle doit кtre envisagйe la ressemblance
entre la puissance et l’objet.
5°
Le
vrai, objet de contemplation, et le bien, objet d’opйration, concernent des
puissances diffйrentes, а savoir l’intelligence et la volontй. Mais ce n’est
pas par lа que l’on distingue la raison supйrieure et la raison infйrieure,
puisque l’une et l’autre peut кtre et spйculative et active, quoique
relativement а des objets diffйrents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
6° Rien n’empкche
que ce qui contient en soi une multitude soit un avec un autre qui contient en soi
une multitude, si la mкme multitude est contenue dans les deux : comme ce
tas et cet amas de pierres sont une seule et mкme chose. Et de cette faзon, la
raison supйrieure et l’infйrieure sont une puissance unique, bien que l’une et
l’autre contiennent en quelque faзon plusieurs puissances ; en effet,
elles contiennent toutes deux les mкmes. Par ailleurs, on ne dit pas qu’il y a
plusieurs puissances dans la raison supйrieure comme si la puissance mкme de la
raison йtait divisйe en plusieurs puissances, mais en tant que la volontй est
comprise sous l’intelligence : non qu’elles soient une puissance unique,
mais parce que la volontй est mue par l’apprйhension de l’intelligence.
7° Mкme dans la
partie sensitive il existe une puissance ayant diverses fonctions : par
exemple l’imagination, qui a pour fonctions de conserver ce qui est reзu des
sens et de le reprйsenter ensuite а l’intelligence. Cependant, puisqu’une
puissance peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus
immatйrielle, rien n’empкcherait qu’il existe une mкme puissance ayant diverses
fonctions dans la partie intellective et qu’il n’en existe pas dans la partie
sensitive.
8° Bien que
l’йternel et le temporel ne se ramиnent pas aux mкmes principes prochains,
cependant la connaissance de l’йternel et du temporel se ramиne а un mкme
principe, puisque l’un et l’autre sont apprйhendйs par l’intelligence selon
l’unique raison formelle d’immatйrialitй.
9°
De
mкme qu’а la nature humaine appartenaient l’homme et la femme, qu’unissait un
mariage charnel, et non le serpent, de mкme а la nature de la raison supйrieure
appartient la raison infйrieure, signifiй par la femme, et non la sensualitй,
signifiйe par le serpent, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
10° Puisque pйcher
est un certain acte, il n’appartient pas а proprement parler а la raison
supйrieure ni а l’infйrieure, mais а l’homme, selon celle-ci ou celle-lа. Et si
une puissance unique se rapporte а divers objets, il n’y a pas d’inconvйnient а
ce qu’il y ait pйchй selon un rapport et non selon un autre, de mкme que,
lorsque plusieurs habitus sont dans une seule puissance, il arrive que l’on
pиche selon l’acte d’un habitus et non selon l’acte de l’autre ; comme ce
serait le cas si un mкme homme, йtant а la fois grammairien et gйomиtre,
йnonзait des vйritйs sur les droites en faisant un solescisme.
11° Lorsqu’une
perfection accomplit un perfectible selon toute la capacitй de celui-ci, il est
impossible qu’un perfectible unique ait plusieurs perfections de mкme ordre. Voilа
pourquoi il est impossible que la matiиre soit perfectionnйe en mкme temps par
deux formes substantielles, car une seule matiиre n’est capable que d’un seul
кtre substantiel. Mais il en va autrement pour les formes accidentelles, qui ne
perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur puissance ; il est donc
possible qu’un seul perfectible ait plusieurs accidents. Et c’est pourquoi il
est йgalement possible qu’une seule puissance ait plusieurs habitus, puisque
les habitus des puissances sont des perfections accidentelles ; en effet,
ils viennent s’ajouter aprиs la complиte notion de puissance.
12° Comme dit
Avicenne au sixiиme livre De naturalibus,
la diversitй des actes tantфt dйnote une diversitй de puissances, tantфt non.
En effet, on peut trouver de cinq faзons une diversitй dans les actes de l’вme.
Premiиrement, selon la force et la faiblesse, comme opiner et croire.
Deuxiиmement, selon la vitesse et la lenteur, comme courir et se mouvoir.
Troisiиmement, selon l’habitus et la privation, comme se reposer et se mouvoir.
Quatriиmement, selon un rapport а des contraires dans le mкme genre, comme
sentir le blanc et sentir le noir. Cinquiиmement, lorsque les actes sont de
genres diffйrents, comme apprйhender et mouvoir, ou sentir le son et sentir la
couleur. Ainsi donc, les deux premiиres sortes de diversitй ne dйnotent pas une
diversitй de puissances, car sinon il faudrait qu’il y ait dans l’вme autant de
puissances distinctes qu’il se trouve de degrйs de force et de faiblesse dans
les actes, ou de vitesse et de lenteur. Ni de mкme pour les troisiиme et
quatriиme sortes, puisqu’il appartient а la mкme puissance de se rapporter aux
deux opposйs. Mais c’est seulement la cinquiиme sorte de diversitй qui dйnote
une diversitй de puissances, а condition de prйciser que les actes de genres
diffйrents sont ceux qui n’ont pas une commune raison formelle d’objet ;
et par consйquent, la diversitй des actes de la raison supйrieure et de la
raison infйrieure ne dйnote pas une diversitй de puissances, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit.
13° L’intellect
agent et l’intellect possible diffиrent plus entre eux que la raison supйrieure
et la raison infйrieure, puisque l’intellect agent et l’intellect possible
regardent des objets formellement divers, encore que non matйriellement. En
effet, ils regardent chacun une notion d’objet diffйrente, bien qu’il soit
possible de les trouver toutes deux dans la mкme rйalitй intelligible :
car une mкme et unique chose peut кtre d’abord intelligible en puissance et
ensuite intelligible en acte. Par contre, la raison supйrieure et l’infйrieure
regardent des objets matйriellement diffйrents, et non formellement, puisqu’ils
regardent des natures diffйrentes selon une seule notion d’objet, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit. Or la diversitй formelle est plus grande que la
diversitй matйrielle ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.
14° Il est dit que
la raison infйrieure provient de la supйrieure, а cause des choses que
considиre la raison infйrieure, et qui proviennent de celles que considиre la
raison supйrieure : en effet, les raisons infйrieures proviennent des
supйrieures. Rien n’empкche, par consйquent, que la raison infйrieure et la
raison supйrieure soient une puissance unique ; de mкme, nous constatons
qu’il appartient а la mкme puissance de considйrer les principes de la science
subalternante et ceux de la science subalternйe, bien que ceux-ci proviennent
de ceux-lа.
15° Si l’on dit
que la raison supйrieure meut la raison infйrieure, c’est parce que les raisons
infйrieures doivent кtre rйglйes d’aprиs les supйrieures, tout comme la science
subalternйe est rйglйe par la subalternante. Article 3 : Le pйchй peut-il exister dans la
raison supйrieure ou infйrieure ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence est toujours droite. Or la raison est la mкme puissance que
l’intelligence, comme on l’a obtenu prйcйdemment. Donc la raison, elle aussi,
est toujours droite ; il n’y a donc pas de pйchй en elle.
2° Tout ce qui
peut recevoir une perfection, s’il peut recevoir un dйfaut, ne pourra avoir en
soi que le dйfaut opposй а cette perfection, car c’est le mкme sujet qui peut
recevoir les contraires. Or, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la perfection propre de la
raison supйrieure est la sagesse, et celle de la raison infйrieure est la
science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autre pйchй que l’ignorance et la
sottise.
3° Selon saint
Augustin, tout pйchй est dans la volontй. Or la raison est une autre puissance
que la volontй. Le pйchй n’est donc pas dans la raison.
4° Rien ne peut
recevoir son contraire, car des contraires ne peuvent pas кtre ensemble. Or
tout pйchй de l’homme est contraire а la raison, car le mal de l’homme est
d’кtre contre la raison, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Le pйchй ne peut donc pas
exister dans la raison.
5° Le pйchй qui
est commis en quelque matiиre ne peut pas кtre attribuй а une puissance qui ne
s’йtend pas а cette matiиre. Or la raison supйrieure a pour matiиre les
rйalitйs йternelles, et non ce qui peut dйlecter la chair. Le pйchй qui est
commis en ce qui peut dйlecter la chair ne doit donc nullement кtre attribuй а
la raison supйrieure, quoique saint Augustin dise que le consentement а l’acte
est attribuй а la raison supйrieure.
6° Saint Augustin
dit que la raison supйrieure est celle qui contemple les rйalitйs supйrieures
et adhиre а elles, et ce, par l’amour ; or il ne peut en rйsulter de
pйchй ; le pйchй ne peut donc pas exister dans la raison supйrieure.
7° Le plus fort
n’est pas vaincu par le plus faible. Or la raison est la plus forte des choses
qui se trouvent en nous. Elle ne peut donc pas кtre vaincue par la
concupiscence, la colиre ou autre chose de ce genre ; et ainsi, il ne peut
y avoir de pйchй en elle.
En sens contraire :
1° Il appartient
au mкme de mйriter et de dйmйriter. Or le mйrite rйside dans un acte de la
raison. Donc le dйmйrite aussi.
2° Selon le
Philosophe, le pйchй se produit non seulement par la passion, mais aussi par
l’йlection. Or l’йlection consiste en un acte de la raison, puisqu’elle suit le
conseil, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique. Il arrive donc que le pйchй soit dans la raison.
3° Par la raison,
nous nous dirigeons aussi bien dans le domaine spйculatif que dans le domaine
de l’agir. Or dans le domaine spйculatif, il arrive qu’il y ait un pйchй
concernant la raison, comme lorsqu’on commet un paralogisme en raisonnant. Donc
dans le domaine de l’agir aussi, il arrive que le pйchй soit dans la raison.
Rйponse :
Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
le pйchй est tantфt dans la raison supйrieure, tantфt dans la raison
infйrieure. Mais pour comprendre cela, il est nйcessaire de connaоtre d’abord
deux choses, а savoir : quel acte peut кtre attribuй а la raison, et
ensuite lequel peut кtre attribuй а la raison supйrieure et lequel а la raison
infйrieure.
Il faut donc
savoir que, de mкme qu’il y a deux apprйhensives, а savoir l’infйrieure, qui
est la sensitive, et la supйrieure, qui est l’intellective ou rationnelle, de
mкme aussi il y a deux appйtitives, а savoir l’infйrieure, que l’on appelle
sensualitй et qui se divise en irascible et concupiscible, et la supйrieure,
qui est appelйe volontй. Or, а un certain point de vue, ces deux sortes
d’appйtitives se rapportent а leurs apprйhensives de faзon semblable, et а un
autre point de vue de faзon diffйrente. De faзon semblable, parce qu’en aucun
des deux appйtits il ne peut y avoir de mouvement а moins qu’une apprйhension
ne prйcиde. En effet, l’objet d’appйtit ne meut l’appйtit, soit supйrieur soit
infйrieur, qu’une fois apprйhendй soit par l’intelligence soit par
l’imagination et le sens ; et c’est pourquoi l’on appelle moteur non
seulement l’appйtit mais aussi l’intelligence, l’imagination et le sens. De
faзon diffйrente, parce qu’il y a dans l’appйtit infйrieur une certaine
inclination naturelle par laquelle l’appйtit est, en quelque faзon,
naturellement contraint а tendre vers l’objet d’appйtit. Par contre, l’appйtit
supйrieur n’est pas dйterminй а l’un ou l’autre, car l’appйtit supйrieur est
libre, au contraire de l’infйrieur. Et de lа vient que le mouvement de
l’appйtit infйrieur ne se trouve pas attribuй а la puissance apprйhensive, car
la cause de ce mouvement n’est pas dans l’apprйhension mais dans l’inclination
de l’appйtit ; en revanche, le mouvement de l’appйtit supйrieur est
attribuй а son apprйhensive, c’est-а-dire а la raison, car l’inclination de
l’appйtit supйrieur vers ceci ou cela est causйe par le jugement de la raison.
Et c’est pourquoi nous distinguons les puissances motrices en rationnelle,
irascible et concupiscible, nommant dans la partie supйrieure ce qui relиve de
l’apprйhension, mais dans l’infйrieure ce qui relиve de l’appйtit. Ainsi donc,
on voit clairement qu’un acte est attribuй а la raison de deux faзons. D’abord
parce qu’il lui appartient immйdiatement, йtant йlicitй par la raison
elle-mкme, comme par exemple confronter les choses а faire ou а savoir.
Ensuite, parce qu’il lui appartient moyennant la volontй, qui est mue par le
jugement de la raison.
Or, de mкme que
le mouvement de l’appйtit qui suit le jugement de la raison est attribuй а la
raison, de mкme le mouvement de l’appйtit qui suit la dйlibйration de la raison
supйrieure est attribuй а la raison supйrieure ; par exemple, lorsqu’on
dйlibиre sur les choses а faire en considйrant qu’une chose est agrйable а Dieu
ou prescrite par la loi divine, ou de faзon similaire. Mais il appartiendra а
la raison infйrieure lorsque le mouvement de l’appйtit suit le jugement de la
raison infйrieure, comme lorsqu’on dйlibиre sur les choses а faire en tenant
compte des causes infйrieures, par exemple en considйrant la laideur de l’acte,
la dignitй de la raison, l’offense faite aux hommes, ou quelque chose de ce genre.
Or ces deux modes de considйrations sont ordonnйs entre eux. En effet, selon le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique,
la fin tient lieu de principe dans le domaine de l’agir. Or dans les sciences
spйculatives le jugement de la raison n’est accompli que lorsque les
conclusions sont analysйes par les principes premiers. Par consйquent, dans le
domaine de l’agir aussi il ne sera accompli que lorsqu’on se ramиnera а la fin
ultime : car c’est alors seulement que la raison donnera l’ultime sentence
au sujet de ce qu’il faut opйrer, et cette sentence est le consentement а
l’acte. Et de lа vient que le consentement а l’acte est attribuй а la raison
supйrieure, qui considиre la fin ultime, tandis que la dйlectation et la
complaisance dans la dйlectation, ou le consentement, sont attribuйs par saint
Augustin а la raison infйrieure.
Donc, quand
quelqu’un pиche en consentant а un acte mauvais, il y a pйchй dans la raison
supйrieure, mais s’il pиche par la seule dйlectation avec quelque dйlibйration,
on dit que le pйchй est dans la raison infйrieure, parce que celle-ci s’occupe
immйdiatement de disposer les rйalitйs infйrieures. Et ainsi, on dit que le
pйchй est dans la raison supйrieure ou infйrieure en tant que le mouvement de
l’appйtitive est attribuй а la raison. Mais quand on considиre l’acte propre de
la raison, on dit qu’il y a pйchй dans la raison supйrieure ou infйrieure
lorsqu’elle se trompe dans sa propre confrontation.
Rйponse aux objections :
1° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
de mкme que le sens ne se trompe jamais dans les sensibles propres, alors qu’il
peut se tromper sur les sensibles communs et par accident, de mкme
l’intelligence ne se trompe jamais sur son objet propre, а savoir la quidditй,
sauf peut-кtre par accident ; ni sur les principes premiers, qui sont
connus de nous aussitфt que les termes le sont ; mais elle se trompe en
confrontant, et en appliquant les principes communs aux conclusions
particuliиres, et ainsi, il arrive que la raison soit privйe de sa rectitude et
que le pйchй soit en elle.
2° En soi, а la
sagesse et а la science s’opposent directement la sottise et l’ignorance ;
mais indirectement aussi tous les autres pйchйs, en quelque faзon, c’est-а-dire
en tant que le gouvernement de la sagesse et de la science, qui est requis dans
le domaine de l’agir, est gвtй par le pйchй, et c’est pourquoi l’on dit que
tout homme mйchant est ignorant.
3° Il n’est pas
dit que le pйchй est dans la volontй comme en un sujet mais comme dans une
cause, car pour qu’il y ait pйchй il faut qu’il y ait volontaire ; or ce
qui est causй par la volontй est aussi attribuй а la raison, comme on l’a dйjа
expliquй.
4° Il est dit que
le pйchй de l’homme est contre la raison, en tant qu’il est contre la raison
droite, en laquelle le pйchй ne peut exister.
5° La raison
supйrieure se porte vers les raisons йternelles directement, comme vers ses
objets propres, mais elle fait retour en quelque sorte de celles-ci aux
rйalitйs temporelles et caduques en tant qu’elle juge par ces raisons йternelles
sur de telles rйalitйs temporelles ; et ainsi, lorsque son jugement est
dйfectueux en quelque matiиre, ce pйchй est mis au compte de la raison
supйrieure.
6° Bien que la
raison supйrieure soit ordonnйe pour adhйrer aux rйalitйs йternelles, cependant
elle n’y adhиre pas toujours, et ainsi le pйchй peut exister en elle.
7° Socrate
faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il voulait montrer que celui qui sait
ne vient jamais а pйcher, car la science, йtant plus forte, n’est pas vaincue
par la passion. А quoi le Philosophe rйpond au septiиme livre de l’Йthique en distinguant science
universelle et science particuliиre, et de mкme, science en habitus et science
en acte, et il distingue а nouveau la science en habitus en posant que
l’habitus peut кtre libre ou bien liй, comme cela se produit chez les hommes
ivres. Ainsi donc, il arrive que le dйtenteur d’une science universelle en acte
n’ait dans le particulier, qui est le domaine de l’agir, qu’une science en
habitus liй par la concupiscence ou par une autre passion, si bien que le
jugement de la raison sur la chose particuliиre а faire ne peut pas кtre
formellement dйterminй par la science universelle. Et ainsi, il arrive que la
raison se trompe dans l’йlection ; et c’est une telle erreur d’йlection
qui rend ignorant tout homme mйchant, si grande que soit sa science dans
l’universel. Et de cette faзon йgalement, la raison est amenйe а pйcher en tant
qu’elle est liйe par la concupiscence. Article 4 : La dйlectation morose, qui a lieu
dans la raison infйrieure par un consentement а la dйlectation sans
consentement а l’acte, est-elle un pйchй mortel ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin dans l’Enchiridion, le
geste de se frapper la poitrine et l’Oraison dominicale sont des remиdes indiquйs
contre le pйchй vйniel. Or le consentement а la dйlectation sans consentement а
l’acte est mis au nombre des pйchйs auxquels on porte remиde en se frappant la
poitrine et en rйcitant l’Oraison dominicale. En effet, saint Augustin dit au
douziиme livre sur la Trinitй :
« Йvidemment, lorsque l’вme se complaоt seulement en pensйe aux choses
dйfendues, dйcidйe, il est vrai, а ne pas le commettre, mais aimant а retenir
et а retourner des images qu’elle eыt dы rejeter dиs la premiиre atteinte, il
ne faut pas nier qu’il y ait pйchй ; ce pйchй toutefois est moindre que si
l’on se dйcidait а le commettre йgalement en acte. Aussi doit-on demander
pardon de telles pensйes, se frapper la poitrine, dire : “Pardonnez-nous
nos offenses”, etc. » Le susdit consentement а la dйlectation n’est donc
pas un pйchй mortel.
2° Le
consentement au pйchй vйniel est vйniel, tout comme le consentement au pйchй
mortel est mortel ; or la dйlectation est un pйchй vйniel. Le consentement
а celle-ci sera donc lui aussi vйniel.
3° Nous trouvons
dans l’acte de fornication deux choses а causes desquelles il peut кtre jugй
mauvais, а savoir : la vйhйmence de la dйlectation, qui absorbe la raison,
et le prйjudice qui s’ensuit de l’acte, c’est-а-dire l’incertitude de la
filiation et les autres inconvйnients de ce genre qui s’ensuivraient si l’union
des sexes n’йtait pas rйglйe par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que
la fornication soit un pйchй mortel en raison de la dйlectation, car cette
vйhйmence de dйlectation se trouve dans l’acte conjugal, qui n’est pas un
pйchй. Ce n’est donc un pйchй mortel qu’а cause du prйjudice qui s’ensuit de
l’acte ; celui qui consent а la dйlectation de la fornication et non а
l’acte n’aborde donc pas la fornication du cфtй oщ elle est un pйchй mortel ;
et ainsi, il ne semble pas pйcher mortellement.
4° L’homicide
n’est pas moins un pйchй que la fornication. Or celui qui pense а l’homicide,
qui prend plaisir а cette pensйe et consent а la dйlectation, ne pиche pas
mortellement ; sinon tous ceux qui йprouvent du plaisir а entendre des
histoires de guerre, s’ils consentaient а cette dйlectation, pйcheraient
mortellement, ce qui paraоt improbable. Le consentement а la dйlectation de la
fornication n’est donc pas non plus un pйchй mortel.
5° Puisque le pйchй
vйniel et le mortel sont а une distance quasi infinie l’un de l’autre, ce qui
s’йvalue par la distance entre leurs peines respectives, le pйchй vйniel ne
peut pas devenir mortel. Or la dйlectation qui rйside seulement dans la pensйe
est vйnielle avant le consentement. Lors donc que le consentement survient,
elle ne peut pas devenir mortelle.
6° Le pйchй
mortel consiste а se dйtourner de Dieu. Or se dйtourner de Dieu ne relиve pas
de la raison infйrieure mais de la supйrieure, de laquelle relиve aussi la
conversion : en effet, les opposйs appartiennent au mкme sujet ; le
pйchй mortel ne peut donc pas exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le
consentement а la dйlectation, que saint Augustin met sur le compte de la
raison infйrieure, ne sera pas pйchй mortel.
7° Comme dit
saint Augustin au second livre sur la Genиse
contre les manichйens, « si notre dйsir est excitй а pйcher, c’est
que, comme dйjа pour la femme, il y aura eu persuasion. Parfois cependant, la
raison rйfrиne et rйprime virilement le dйsir mкme quand il a йtй excitй. Quand
il en va ainsi, nous ne tombons pas dans le pйchй ». Il semble en rйsulter
que, dans le mariage spirituel qui nous est intйrieur, si c’est la femme qui
pиche et non l’homme, il n’y a pas de pйchй. Or, quand on consent а la
dйlectation et non а l’acte, c’est la femme qui pиche et non l’homme, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.
Le consentement а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel.
8° Selon le
Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique,
la dйlectation suit en bien et en mal l’opйration qui la cause. Or l’acte
extйrieur de fornication, qui consiste en un mouvement corporel, est autre que
l’acte intйrieur, c’est-а-dire la pensйe. La dйlectation qui s’ensuit de l’acte
intйrieur sera donc autre, elle aussi, que celle qui s’ensuit de l’acte
extйrieur. Or l’acte intйrieur n’est pas un pйchй mortel par son genre comme
l’йtait l’acte extйrieur. La dйlectation intйrieure n’est donc pas non plus du
genre du pйchй mortel ; il semble donc que le consentement а une telle
dйlectation ne soit pas un pйchй mortel.
9° Il semble
que soit pйchй mortel cela seul qui est interdit par la loi divine, comme le
montre la dйfinition du pйchй donnйe par saint Augustin : « Le pйchй
est une action, une parole ou un dйsir contraire а la loi de Dieu. » Or le
consentement а la dйlectation ne se trouve pas interdit par la loi divine. Ce
n’est donc pas un pйchй mortel.
10° Il semble
qu’on doive juger de la mкme faзon le consentement interprйtatif et le
consentement exprиs. Or le consentement interprйtatif ne semble pas кtre un
pйchй mortel, car le pйchй n’est transfйrй а une puissance que par l’acte de
cette puissance ; or dans le consentement interprйtatif ne se trouve pas
un acte de la raison, qui est dite consentir, mais la seule nйgligence а
rйprimer les mouvements illicites. Le consentement interprйtatif а la
dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel ; ni, de mкme, le consentement
exprиs.
11° Comme on l’a
dit, un pйchй est mortel parce qu’il est contraire au prйcepte divin ;
autrement Dieu ne serait pas mйprisй lors de la transgression du prйcepte, et
ainsi, l’esprit du pйcheur ne se dйtournerait pas de Dieu. Or la raison
infйrieure ne s’occupe pas de la notion de prйcepte divin : en effet,
c’est le rфle de la raison supйrieure, qui consulte les raisons йternelles. Le
pйchй mortel ne peut donc exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le
consentement susdit n’est pas mortel.
12° Puisqu’il y a
deux choses dans le pйchй, а savoir la conversion et l’aversion, l’aversion s’ensuit
de la conversion. En effet, par le fait mкme que l’on se tourne vers l’un des
contraires, on se dйtourne de l’autre. Or celui qui consent а la dйlectation et
non а l’acte ne se tourne pas pleinement vers le bien transitoire, car
l’achиvement consiste dans l’acte. Il n’y a donc pas non plus complиte
aversion, ni donc pйchй mortel.
13° Comme il est
dit dans la Glose au dйbut du livre
de Jйrйmie, « Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir ».
Or, si quelqu’un se dйlectait dans la mйditation des prйceptes divins et
consentait а une telle dйlectation sans avoir le propos de mettre en actes les
prйceptes divins, il ne mйriterait pas de rйcompense. Il ne mйrite donc pas de
peine s’il consent а la dйlectation du pйchй, pourvu qu’il ne dйcide pas d’accomplir
celui-ci effectivement ; et dans ce cas, il ne semble pas pйcher
mortellement.
14° La partie
infйrieure de la raison est comparйe а la femme. Or la femme ne dйpend pas de
sa propre volontй, car « elle n’a pas pouvoir sur son corps », comme
dit l’Apфtre. La partie infйrieure de la raison ne dйpend donc pas non plus de
sa volontй, et ainsi, elle ne peut pas pйcher.
En sens contraire :
1° Nul n’est
damnй si ce n’est pour un pйchй mortel. Or l’homme sera damnй pour un
consentement а la dйlectation ; c’est pourquoi saint Augustin dit au
douziиme livre sur la Trinitй :
« L’homme sera condamnй tout entier, а moins que ces pйchйs de simple
pensйe, qu’il ne veut pas commettre en acte mais auxquels il veut prendre
plaisir intйrieurement, ne soient remis par la grвce du Mйdiateur. » Le
consentement а la dйlectation est donc un pйchй mortel.
2° La dйlectation
qui accompagne une action et l’action elle-mкme se ramиnent au mкme genre de
pйchй, tout comme l’њuvre vertueuse et la dйlectation qui l’accompagne se
ramиnent а la mкme vertu ; en effet, il appartient а l’homme juste et de
faire des actions justes, et de prendre plaisir aux њuvres justes, comme on le
voit clairement au premier livre de l’Йthique.
Or l’acte mкme de fornication est dans le genre du pйchй mortel ; donc la
dйlectation а la pensйe de la fornication aussi, et par consйquent le
consentement а cette dйlectation sera un pйchй mortel.
3° Si le pйchй ne
pouvait pas exister dans la raison infйrieure, alors les paпens, qui ne
dйlibйraient de leurs actions que selon les raisons infйrieures, n’auraient pas
pйchй mortellement en forniquant ou en commettant un acte de ce genre, ce qui
est manifestement faux. Le pйchй mortel peut donc exister dans la raison
infйrieure.
Rйponse :
Se demander si
la dйlectation morose est un pйchй mortel ou si le consentement а la
dйlectation en est un, c’est une seule et mкme question. En effet, il n’y a pas
de doute possible а propos de la dйlectation morose, si par
« morose » on entend un retard de temps. En effet, il est certain que
la longueur du temps ne peut donner а l’acte la raison formelle de pйchй mortel
si rien d’autre n’intervient, puisque ce n’est pas une circonstance infiniment
aggravante. Mais ce qu’on peut se demander, c’est si la dйlectation qui doit son
appellation de morose а ce que le consentement de la raison vient s’ajouter,
est un pйchй mortel. Sur ce point, quelques-uns ont йmis diverses opinions.
Certains ont
prйtendu que ce n’est pas un pйchй mortel mais vйniel. Mais cette opinion
semble s’opposer aux paroles de saint Augustin, qui menace de damnation l’homme
qui aurait eu un tel consentement, comme ce qu’on a citй de lui le fait voir
clairement. De plus, le sentiment quasi commun des modernes contredit cette
opinion. En outre, elle semble mettre en pйril le salut des вmes, puisque le
consentement а une telle dйlectation peut trиs vite faire tomber l’homme dans
le pйchй.
C’est pourquoi
il semble qu’il faille plutфt assentir а l’autre opinion, qui affirme qu’un tel
consentement est un pйchй mortel ; et la vйritй de cette opinion se prend
de la considйration suivante. Il faut savoir que, de mкme que l’acte extйrieur
de fornication s’accompagne d’une dйlectation sensible, de mкme aussi l’acte de
pensйe s’accompagne d’une certaine dйlectation intйrieure. Or deux dйlectations
s’ensuivent de la pensйe : l’une du cфtй de la pensйe elle-mкme, et
l’autre du cфtй de l’objet mкme qui est pensй. En effet, nous prenons parfois
plaisir а penser а cause de la pensйe elle-mкme, qui nous fait obtenir une certaine
connaissance actuelle de certaines choses, bien que ces choses nous
dйplaisent : c’est ainsi qu’un homme juste pense aux pйchйs, en les
discutant ou en les confrontant, et qu’il prend plaisir а la vйritй de cette
pensйe. Mais lorsque c’est la rйalitй pensйe qui meut la volontй et l’attire,
alors la dйlectation s’ensuit а cause des choses pensйes elles-mкmes. Et
certes, pour certains actes, ces deux modes de pensйe diffиrent manifestement
et se distinguent clairement ; mais leur distinction est plus cachйe lorsque
les pensйes portent sur les pйchйs de la chair, car la corruption du
concupiscible fait que la pensйe de tels objets de convoitise est aussitфt
suivie d’un mouvement dans le concupiscible, mouvement causй par les objets de
convoitise eux-mкmes.
Ainsi donc, la
dйlectation qui s’ensuit de la pensйe du cфtй de la pensйe elle-mкme se ramиne
а un genre tout autre que la dйlectation de l’acte extйrieur. Par consйquent,
une telle dйlectation rйsultant de la pensйe de choses aussi mauvaises
soient-elles n’est en rien un pйchй mais une dйlectation louable quand on se
dйlecte dans la connaissance du vrai, ou bien, s’il y a lа quelque penchant
immodйrй, elle sera contenue sous le pйchй de curiositй.
Mais la
dйlectation qui suit la pensйe du cфtй de la rйalitй pensйe rentre dans le mкme
genre que la dйlectation acccompagnant l’acte extйrieur. En effet, comme il est
dit au onziиme livre de la Mйtaphysique,
la dйlectation rйside par soi dans l’acte, mais l’espoir et le souvenir sont
dйlectables а cause de l’acte. Il est donc йtabli que c’est le mкme dйsordre
qui rend dйsordonnйe en son genre une telle dйlectation et qui rend dйsordonnйe
la dйlectation extйrieure. Donc, supposй que la dйlectation extйrieure soit
celle d’un pйchй mortel, alors la dйlectation intйrieure considйrйe en soi et
dans l’absolu est du genre du pйchй mortel. Or, chaque fois que la raison, par
l’approbation, se soumet au pйchй mortel, il y a pйchй mortel ; en effet,
la rectitude de la justice est exclue de la raison lorsque celle-ci se soumet а
l’injustice par son approbation. Et c’est au moment oщ elle consent а cette
dйlectation perverse qu’elle s’y soumet. C’est une premiиre soumission qui est
un assujettissement а elle ; et il rйsulte parfois de cet assujettissement
que, pour obtenir plus parfaitement cette dйlectation, elle йlit l’acte
dйsordonnй lui-mкme. Et plus elle tend а de nombreux dйsordres pour obtenir la
dйlectation, plus elle progresse dans le pйchй. Cependant la racine premiиre de
tout ce processus sera le consentement par lequel elle a acceptй la
dйlectation ; c’est donc lа que le pйchй mortel commence.
C’est pourquoi
nous accordons sans rйserve que le consentement а la dйlectation de la
fornication ou d’un autre pйchй mortel est un pйchй mortel. D’oщ il rйsulte
aussi que tout ce que l’homme fait par suite du consentement а une telle
dйlectation, afin de nourrir et de conserver ce genre de dйlectation, tels les
attouchements indйcents, les baisers sensuels, etc., tout cela est pйchй
mortel.
Rйponse aux objections :
1° Comme dit
saint Augustin dans l’Enchiridion,
l’Oraison dominicale et les autres pratiques de ce genre ne valent pas
seulement pour effacer les pйchйs vйniels, mais aussi pour la rйmission des
pйchйs mortels, quoiqu’ils ne suffisent pas aussi bien а effacer les mortels
que les vйniels.
2° La dйlectation
qui accompagne la pensйe de fornication du cфtй de l’objet pensй est mortelle
quant а son genre, mais par accident elle est seulement pйchй vйniel,
c’est-а-dire en tant qu’elle prйvient le consentement dйlibйrй, en lequel
s’accomplit la notion de pйchй mortel ; car sans ce consentement, mкme si
le corps йtait souillй par violence, il n’y aurait pas pйchй mortel ; en
effet, comme dit sainte Lucie, le corps ne peut pas кtre souillй de la
souillure du pйchй sans le consentement de l’esprit. Voilа pourquoi, lorsque le
consentement survient, l’accident susdit est фtй et le pйchй devient mortel,
comme ce serait aussi le cas pour la victime d’un viol, si elle consentait.
3° Tout le
dйsordre de la fornication, d’oщ qu’il vienne, rejaillit sur la dйlectation
causйe par elle ; c’est pourquoi celui qui approuve une dйlectation de ce
genre pиche mortellement.
4° Si quelqu’un
prenait plaisir а la pensйe de l’homicide а cause de la rйalitй pensйe
elle-mкme, ce ne serait qu’а cause de l’amour qu’il aurait pour l’homicide, et
ainsi, il pйcherait mortellement ; mais si quelqu’un prenait plaisir а une
telle pensйe а cause de la connaissance des choses auxquelles il pense, ou pour
quelque autre raison de ce genre, le pйchй ne sera pas toujours mortel, mais se
ramиnera а quelque autre genre de pйchй que l’homicide, а savoir la curiositй
ou quelque chose comme cela.
5° La dйlectation
qui a йtй vйnielle ne sera jamais mortelle si elle reste numйriquement
identique ; mais l’acte de consentement qui survient sera pйchй mortel.
6° Bien que seule
la raison supйrieure se tourne par elle-mкme vers Dieu, cependant la raison
infйrieure est rendue participante de cette conversion en quelque faзon, en
tant qu’elle est rйglйe par la raison supйrieure, tout comme l’irascible et le
concupiscible, dit-on, participent en quelque faзon а la raison, en tant qu’ils
lui obйissent. Et ainsi, l’aversion qui fait le pйchй mortel peut relever de la
raison infйrieure.
7° Saint
Augustin, au livre sur la Genиse contre
les manichйens, n’expose pas ces trois choses comme au livre sur la Trinitй. En effet, au douziиme livre sur
la Trinitй, il associe le serpent а
la sensualitй, la femme а la raison infйrieure, l’homme а la raison
supйrieure ; mais au livre sur la Genиse
contre les manichйens, il associe le serpent au sens, la femme а la
convoitise ou а la sensualitй, l’homme а la raison. Il est donc clair que
l’argument n’est pas concluant.
8° L’acte
intйrieur, c’est-а-dire la pensйe, procure une dйlectation — celle qui s’ensuit
de la pensйe par elle-mкme — d’un mode autre que la dйlectation de l’acte
extйrieur, tandis que la dйlectation qui accompagne la pensйe du cфtй de l’acte
pensй se ramиne au mкme genre, car nul ne prend plaisir а une chose s’il n’est
favorablement disposй envers elle et ne l’apprйhende comme convenable. Par
consйquent, celui qui consent а la dйlectation intйrieure approuve aussi la
dйlectation extйrieure et veut en jouir, au moins en y pensant.
9° Le
consentement а la dйlectation est interdit par le prйcepte : « Tu ne
convoiteras pas, etc. », car ce n’est pas sans raison que des prйceptes
diffйrents sont donnйs dans la loi pour l’acte extйrieur et la convoitise
intйrieure. Cependant, ne serait-il interdit par aucun prйcepte spйcial, du
fait mкme que la fornication est interdite, toutes les consйquences qui se
rattachent au mкme acte le sont йgalement.
10° Avant que la
raison n’йvalue la dйlectation ou le prйjudice que celle-ci peut causer, elle
n’a pas de consentement interprйtatif, mкme si elle ne rйsiste pas ; mais
lorsque la raison fait porter son йvaluation sur la dйlectation qui s’йlиve et
le prйjudice qui s’ensuit, par exemple lorsque l’homme perзoit qu’une telle
dйlectation l’incline totalement vers le pйchй et qu’il s’y prйcipite s’il ne
rйsiste expressйment, il semble consentir. Et alors le pйchй est transfйrй а la
raison par l’acte de celle-ci, car agir et ne pas agir, quand on doit agir, se
ramиnent au genre de l’acte, dans la mesure oщ le pйchй d’omission se ramиne au
pйchй d’action.
11° La force du
prйcepte divin parvient jusqu’а la raison infйrieure, en tant qu’elle a part au
gouvernement de la raison supйrieure, comme on l’a dйjа dit.
12° La conversion
par laquelle, aprиs dйlibйration, on se tourne vers une chose dans le genre du
mal, suffit pour la notion de pйchй mortel ; quoique aprиs cet
accomplissement puisse s’ajouter un autre accomplissement.
13° Comme dit
Denys, « le bien procиde d’une cause unique, totale et parfaite, tandis
que le mal rйsulte de dйfauts particuliers » ; et ainsi, une chose
exige plus de conditions pour кtre un bien mйritoire que pour кtre un mal
dйmйritoire, quoique Dieu soit plus enclin а rйcompenser les bonnes actions
qu’а punir les mauvaises. Par consйquent, le consentement а la dйlectation sans
consentement а l’acte ne suffit pas pour mйriter, mais il suffit dans le mal
pour dйmйriter.
14° La femme, de
droit, ne doit rien vouloir contre ce que l’homme ordonne convenablement ;
de fait, pourtant, elle peut vouloir et veut parfois le contraire ; il en
va de mкme aussi pour la raison infйrieure.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les arguments en sens contraire, bien que le dernier conclue faussement. En
effet, il procиde comme si le paпen ne pouvait pas pйcher selon la raison
supйrieure, ce qui est faux. Il n’est personne, en effet, qui n’estime que la
fin de la vie humaine rйside en une chose ; et lorsque celle-ci est prise
comme principe de dйlibйration, la raison supйrieure est concernйe. Article 5 : Le pйchй vйniel peut-il exister
dans la raison supйrieure ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il appartient
а la raison supйrieure d’adhйrer aux raisons йternelles. Le pйchй ne peut donc
exister en elle qu’en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles. Or
s’йcarter des raisons йternelles est un pйchй mortel. Donc, dans la raison
supйrieure, le pйchй ne peut qu’кtre mortel.
2° Le pйchй
vйniel devient mortel par le mйpris. Or, dйlibйrer qu’une chose est mauvaise et
doit кtre punie par Dieu, et consentir pourtant а la commettre, cela ne semble
pas кtre exempt de mйpris. Il semble donc que chaque fois qu’aprиs dйlibйration
de la raison supйrieure on consent а un acte de pйchй, mкme vйniel, il y ait
pйchй mortel.
3° Il existe dans
l’вme une chose en laquelle il ne peut y avoir de pйchй que vйniel, а savoir la
sensualitй, et autre chose oщ peuvent se trouver et le vйniel et le mortel,
ainsi la raison infйrieure ; il semble donc qu’il existe aussi dans l’вme
une chose en laquelle il n’y ait que le pйchй mortel. Or ce n’est pas la syndйrиse,
car il n’y a aucun pйchй en elle. C’est donc le cas de la raison supйrieure.
4° Dans l’ange et
dans l’homme dans l’йtat d’innocence, le pйchй vйniel ne pouvait pas exister,
puisque le pйchй vйniel naоt de la corruption de la chair, qui n’existait pas
alors. Or la raison supйrieure est йloignйe de la corruption de la chair. Le
pйchй vйniel ne peut donc pas exister en elle.
En sens contraire :
1° Le
consentement а l’acte du pйchй n’est pas plus grave que l’acte mкme du pйchй.
Or le consentement а l’acte du pйchй vйniel relиve de la raison supйrieure.
Donc le pйchй vйniel aussi.
2° Un soudain
mouvement contre la foi est un pйchй vйniel ; or il n’a lieu que dans la
raison supйrieure. Le pйchй vйniel existe donc en celle-ci.
Rйponse :
Dans la raison supйrieure
peuvent exister le pйchй vйniel et le pйchй mortel ; cependant il est une
matiиre concernant laquelle il ne peut y avoir dans la raison supйrieure que le
pйchй mortel ; et en voici la preuve.
La raison
supйrieure a un acte qui concerne directement une certaine matiиre, а savoir
les raisons йternelles, et indirectement une autre matiиre, а savoir les
rйalitйs temporelles, dont elle juge selon les raisons йternelles.
Touchant sa
matiиre propre, c’est-а-dire les raisons йternelles, elle a deux actes, le
soudain et le dйlibйrй. Or, puisque le pйchй mortel n’est accompli qu’aprиs un
acte de dйlibйration, il pourra y avoir dans la raison supйrieure un pйchй
vйniel quand le mouvement est soudain, et mortel quand le mouvement est
dйlibйrй, comme on le voit bien dans le cas du pйchй contre la foi.
Mais concernant
la matiиre des rйalitйs temporelles, elle n’a qu’un acte dйlibйrй, car elle ne
se porte vers ces choses qu’en leur confrontant les raisons йternelles. Donc,
quant а une telle matiиre, si elle est dans le genre du pйchй mortel, l’acte de
la raison supйrieure sera toujours un pйchй mortel, mais si elle est dans le
genre du pйchй vйniel, il sera vйniel, comme cela est clair dans le cas de
celui qui consent а une parole oiseuse.
Rйponse aux objections :
1° La raison
supйrieure pиche en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles, pas seulement
lorsqu’elle agit contre elles, mais aussi lorsqu’elle agit en dehors d’elles,
ce qui est pйchй vйniel.
2° Ce n’est pas
n’importe quel mйpris qui fait le pйchй mortel, mais le mйpris de Dieu :
c’est en effet par lui seul que l’homme se dйtourne de Dieu. Or, quand on
consent а un pйchй vйniel aprиs une dйlibйration aussi longue soit-elle, on ne
mйprise pas Dieu, sauf peut-кtre si l’on estimait que ce pйchй йtait contraire
а un prйcepte divin. L’argument n’est donc pas concluant.
3° Que seul le
pйchй vйniel puisse exister dans la sensualitй, est dы а l’imperfection de
celle-ci. La raison, elle, est une puissance parfaite, et c’est pourquoi le
pйchй peut exister en elle selon toutes les diffйrences qui sont les
siennes : en effet, son acte peut кtre complet en n’importe quel genre.
Par consйquent, s’il est dans le genre du pйchй vйniel, il y aura pйchй
vйniel ; s’il est dans le genre du pйchй mortel, il y aura pйchй mortel.
4° Bien que la
raison supйrieure ne soit pas immйdiatement unie а la chair, cependant la
corruption de la chair parvient jusqu’а elle, dans la mesure oщ les puissances
supйrieures reзoivent en provenance des infйrieures. Question
16 : : [La syndйrиse]
Introduction
Article 1 : La
syndйrиse est-elle une puissance ou un habitus ? Article 2 : La
syndйrиse peut-elle pйcher ? Article 3 : La
syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?
Article 1 : La syndйrиse est-elle une
puissance ou un habitus ?
Objections :
Il semble
qu’elle soit une puissance.
1° Les parties
d’une mкme division sont du mкme genre. Or, dans la Glose de saint Jйrфme sur Йzйch. 1, 9, une division oppose la
syndйrиse а la raison, а l’irascible et au concupiscible. Puis donc que l’irascible,
le concupiscible et la raison sont des puissances, la syndйrиse sera une
puissance.
2° [Le rйpondant] disait que son nom ne
dйsigne pas simplement une puissance, mais une puissance avec un habitus. En sens contraire : aucune division n’oppose le
sujet avec accident au sujet pris simplement ; elle ne conviendrait pas,
en effet, la division qui diffйrencierait, parmi les animaux, l’homme de
l’homme blanc. Puis donc que l’habitus est а la puissance ce que l’accident est
au sujet, il semble qu’aucune division ne puisse convenablement opposer ce qui
implique seulement la puissance, comme la raison, le concupiscible et
l’irascible, а ce qui dйsigne la puissance avec un habitus.
3° Il arrive
qu’une puissance ait diffйrents habitus. Si donc une distinction opposait une
puissance а l’autre en raison d’un habitus, la division qui permet de
distinguer entre elles les parties de l’вme devrait avoir autant de membres que
les puissances ont d’habitus.
4° Une seule et
mкme chose ne peut pas rйgler et кtre rйglйe. Or la puissance est rйglйe par
l’habitus. Une puissance et un habitus ne peuvent donc pas coпncider en sorte
qu’un nom unique dйsigne en mкme temps la puissance et l’habitus.
5° Rien n’est
inscrit dans l’habitus, mais seulement dans la puissance. Or les principes
universels du droit sont, dit-on, inscrits dans la syndйrиse. Son nom dйsigne
donc simplement une puissance.
6° Deux choses ne
peuvent devenir un qu’aprиs le changement de l’une d’elles. Or cet habitus
naturel que, dit-on, le nom de syndйrиse signifie, ne change pas, car il est
nйcessaire que les choses naturelles demeurent ; et les puissances de
l’вme non plus ne changent pas. Et ainsi, semble-t-il, l’habitus et la
puissance ne peuvent pas devenir un de telle sorte que les deux puissent кtre
dйsignйs par un seul nom.
7° La
sensualitй est opposйe а la syndйrиse, car de mкme que la sensualitй incline
toujours au mal, de mкme la syndйrиse incline toujours au bien. Or la
sensualitй est simplement une puissance, sans habitus. Le nom de syndйrиse
dйsigne donc, lui aussi, simplement une puissance.
8° Comme il est
dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
la notion que le nom signifie, c’est la dйfinition. Ce qui n’est pas un en
sorte qu’on puisse le dйfinir, ne peut donc pas кtre dйsignй par un seul nom.
Or l’agrйgat de sujet et d’accident, par exemple lorsque je dis :
« homme blanc », ne peut pas кtre dйfini, comme cela est prouvй au
septiиme livre de la Mйtaphysique. Et
ainsi, l’agrйgat de puissance et d’habitus non plus ; une puissance avec
habitus ne peut donc pas кtre dйsignйe par un seul nom.
9° Le nom de
raison supйrieure dйsigne simplement une puissance. Or la syndйrиse est la mкme
chose que la raison supйrieure, semble-t-il : en effet, comme dit saint
Augustin au livre sur le Libre Arbitre,
dans le jugement naturel que nous appelons syndйrиse, sont prйsentes
« certaines rиgles et les lumiиres des vertus, vraies et immuables ».
Or adhйrer aux raisons immuables, suivant saint Augustin au douziиme livre sur
la Trinitй, est le propre de la raison
supйrieure. La syndйrиse est donc simplement une puissance.
10° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
tout ce qui est dans l’вme est puissance, ou habitus, ou passion. Donc, ou bien
la division du Philosophe est insuffisante, ou bien il n’y a rien dans l’вme
qui soit en mкme temps puissance et habitus.
11° Des contraires
ne peuvent pas кtre dans le mкme. Or nous avons un foyer innй qui incline
toujours au mal. Il ne peut donc pas y avoir en nous un habitus inclinant
toujours au bien ; et ainsi, la syndйrиse, qui incline toujours au bien,
n’est pas un habitus, ni une puissance avec habitus, mais simplement une
puissance.
12° Pour agir, il
suffit d’une puissance et d’un habitus. Si donc la syndйrиse est une puissance
avec un habitus innй, alors, puisque la syndйrиse incline au bien, il suffira а
l’homme de ses ressources purement naturelles pour bien agir ; ce qui
paraоt кtre l’hйrйsie de Pйlage.
13° Si la
syndйrиse est une puissance avec un habitus, elle sera une puissance non point
passive, mais active, puisqu’elle a une opйration. Or, de mкme que la puissance
passive est fondйe sur la matiиre, de mкme l’active est fondйe sur la forme. Et
il y a deux formes dans l’вme humaine : l’une par laquelle l’вme rejoint
les anges en tant qu’elle est esprit, et celle-ci est supйrieure ;
l’autre, infйrieure, par laquelle l’вme vivifie le corps en tant qu’elle est
вme. Il est donc nйcessaire que la syndйrиse soit fondйe ou bien sur la forme
supйrieure, ou bien sur la forme infйrieure. Dans le premier cas, elle est la
raison supйrieure ; dans l’autre, elle est la raison infйrieure. Or le nom
de raison supйrieure comme celui de raison infйrieure dйsigne simplement une
puissance. La syndйrиse est donc simplement une puissance.
14° Si le nom
de syndйrиse dйsigne une puissance avec un habitus, il s’agit uniquement d’un
habitus innй ; en effet, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, il
serait possible de perdre la syndйrиse. Or le nom de syndйrиse ne dйsigne pas
un habitus innй. Il dйsigne donc simplement une puissance. Preuve de la
mineure : aucun habitus qui prйsuppose un acte temporel n’est un habitus
innй. Or la syndйrиse prйsuppose un acte temporel : en effet, il
appartient а la syndйrиse de reprocher le mal et d’inciter au bien, ce qui ne
peut avoir lieu sans qu’auparavant le bien et le mal soient actuellement
connus. La syndйrиse prйsuppose donc un acte temporel.
15° La fonction de
la syndйrиse semble кtre de juger, et c’est pourquoi elle est appelйe jugement
naturel. Or le libre arbitre doit son nom а l’acte de juger. La syndйrиse est
donc la mкme chose que le libre arbitre. Or le libre arbitre est simplement une
puissance. Donc la syndйrиse aussi.
16° Si la
syndйrиse est une puissance avec un habitus, йtant composйe pour ainsi dire de
l’une et de l’autre, ce ne sera point par cette composition logique qui
constitue l’espиce а partir du genre et de la diffйrence, car la puissance ne
se rapporte pas а l’habitus comme le genre а la diffйrence : autrement, en
effet, n’importe quel habitus ajoutй а une puissance constituerait une
puissance spйciale. C’est donc une composition naturelle. Or, dans la
composition naturelle, le composй est autre que les composants, comme cela est
prouvй au septiиme livre de la Mйtaphysique.
La syndйrиse ne sera donc ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose
d’autre ; ce qui est impossible. Il reste donc qu’elle est simplement une
puissance.
En sens contraire :
1° Si la
syndйrиse est une puissance, il est nйcessaire qu’elle soit une puissance
rationnelle. Or les puissances rationnelles ont des objets opposйs. La
syndйrиse aura donc des objets opposйs ; ce qui est manifestement faux,
car elle incite toujours au bien, et jamais au mal.
2° Si la
syndйrиse est une puissance, elle est soit identique а la raison, soit autre.
Or elle ne lui est pas identique, car une division l’oppose а la raison dans la
Glose dйjа citйe de saint Jйrфme sur
Йzйch. 1. On ne peut pas dire non plus qu’elle est une autre puissance que
la raison : en effet, une puissance spйciale requiert un acte
spйcial ; or il n’est attribuй а la syndйrиse aucun acte que la raison ne
puisse faire, car la raison elle-mкme et incite au bien, et rйprouve le mal. La
syndйrиse n’est donc nullement une puissance.
3° Le foyer
incline toujours au mal, tandis que la syndйrиse incline toujours au bien. Ces
deux s’opposent donc directement. Or le foyer est un habitus, ou se comporte а
la faзon d’un habitus : en effet, le foyer est la concupiscence elle-mкme,
qui est habituelle chez les enfants, suivant saint Augustin, et actuelle chez
les adultes. La syndйrиse est donc elle aussi un habitus.
4° Si la
syndйrиse est une puissance, alors elle est soit cognitive, soit motrice. Or il
est avйrй qu’elle n’est pas simplement cognitive, йtant donnй que son acte est
d’incliner au bien et de rйprouver le mal. Si donc c’est une puissance, elle
sera motrice. Or on voit que cela est faux, parce que les puissances motrices
sont adйquatement divisйes en irascible, concupiscible et rationnelle, et
qu’une division leur oppose la syndйrиse, comme on l’a dit. La syndйrиse n’est
donc aucunement une puissance.
5° De mкme que,
dans la partie opйrative de l’вme, la syndйrиse ne se trompe jamais, de mкme,
dans la partie spйculative, l’intelligence des principes ne se trompe jamais.
Or l’intelligence des principes est un certain habitus, comme le montre le
Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique.
La syndйrиse est donc elle aussi un certain habitus.
Rйponse :
Sur cette
question se rencontrent diffйrentes opinions. Certains disent en effet que le
nom de syndйrиse dйsigne simplement une puissance, autre que la raison et
supйrieure а elle. D’autres disent que la syndйrиse, certes, est simplement une
puissance, mais qu’elle est rйellement identique а la raison, et en diffиre par
le point de vue. En effet, la raison est considйrйe comme raison en tant
qu’elle raisonne et confronte, et ainsi, elle est appelйe puissance
rationnelle ; et on la considиre comme nature en tant qu’elle connaоt
naturellement quelque chose, et ainsi, elle est appelйe syndйrиse. D’autres
disent enfin que le nom de syndйrиse dйsigne la puissance mкme de la raison
avec un habitus naturel. Mais voici comment on peut voir laquelle de ces
opinions est la plus vraie.
Comme dit Denys
au septiиme chapitre des Noms divins,
« la sagesse divine allie l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et
l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne » ; en effet, les natures
ordonnйes entre elles se comportent comme des corps contigus, dont le plus bas
touche а son sommet l’extrйmitй infйrieure du plus haut ; et c’est
pourquoi la nature infйrieure atteint а son sommet une chose qui est propre а
la nature supйrieure, en y participant imparfaitement. Or la nature de l’вme
humaine est au-dessous de la nature angйlique, si nous considйrons la faзon naturelle
de connaоtre de l’une et de l’autre. En effet, la faзon de connaоtre naturelle
et propre а la nature angйlique est qu’elle connaisse la vйritй sans enquкte ni
processus discursif, tandis que la faзon propre а l’вme humaine est qu’elle
parvienne а connaоtre la vйritй en enquкtant et en discourant d’une chose а
l’autre. Et c’est pourquoi l’вme humaine, quant а ce qu’il y a en elle de plus
haut, atteint quelque chose de ce qui est propre а la nature angйlique,
c’est-а-dire qu’elle a ainsi connaissance de certaines choses subitement et
sans enquкte, bien que sous ce rapport aussi elle se trouve infйrieure а
l’ange, en tant qu’elle ne peut connaоtre la vйritй sans recevoir en provenance
des sens, mкme pour ces choses.
Or dans la
nature angйlique se trouvent deux connaissances : la spйculative, par
laquelle elle regarde la vйritй mкme des rйalitйs, simplement et en soi ;
et la pratique, tant d’aprиs les philosophes, qui affirment que les anges sont
les moteurs des orbes cйlestes et que toutes les formes naturelles prйexistent
dans leur prйconception, que d’aprиs les thйologiens, qui disent que les anges
servent Dieu par des ministиres spirituels, selon lesquels se fait la
distinction des ordres. Voilа pourquoi, dans la mesure oщ la nature humaine
atteint l’angйlique, il est nйcessaire qu’il y ait aussi en elle une
connaissance de la vйritй sans enquкte, а la fois dans le domaine spйculatif et
dans le domaine pratique ; et cette connaissance doit кtre le principe de
toute la connaissance qui suit, pratique ou spйculative, puisqu’il est
nйcessaire que les principes soient plus certains et plus stables. Aussi est-il
nйcessaire que cette connaissance soit dans l’homme naturellement, puisque
cette connaissance est pour ainsi dire un certain germe de toute la connaissance
qui suit, et qu’en toutes les natures prйexistent certaines semences naturelles
des opйrations et des effets qui suivent. Il faut йgalement que cette
connaissance soit habituelle, afin qu’elle soit prкte а l’emploi au moment oщ
ce sera nйcessaire.
Donc, de mкme
que l’вme humaine a un certain habitus naturel par lequel elle connaоt les
principes des sciences spйculatives, et que nous appelons l’intelligence des
principes, de mкme aussi se trouve en elle un certain habitus naturel des
premiers principes des choses а faire, qui sont les premiers principes du droit
naturel, et cet habitus relиve de la syndйrиse. Or cet habitus ne se trouve pas
dans une autre puissance que la raison, sauf peut-кtre si nous posons que
l’intelligence est une puissance distincte de la raison, mais le contraire a
dйjа йtй dit. Il reste donc que le nom de syndйrиse dйsigne soit simplement
l’habitus naturel semblable а l’habitus des principes, soit la puissance mкme
de la raison avec un tel habitus. Quoi qu’il en soit, la diffйrence n’est pas
importante, car cela ne fait hйsiter que sur la signification du nom. Mais
appeler syndйrиse la puissance mкme de la raison sans aucun habitus, en tant
qu’elle connaоt naturellement, cela est impossible, car la connaissance
naturelle convient а la raison moyennant un habitus naturel, comme on le voit
clairement dans le cas de l’intelligence des principes.
Rйponse aux objections :
1° Des choses
peuvent faire partie d’une mкme division dиs lors qu’elles ont une chose en
commun, quelle qu’elle soit, genre ou accident. Ainsi, dans cette division
quadripartite qui oppose la syndйrиse а trois puissances, les membres de la
division ne sont pas distinguйs les uns des autres parce qu’ils ont en commun
une puissance, mais parce qu’ils ont en commun un principe moteur. Il ne
s’ensuit donc pas que la syndйrиse soit une puissance, mais qu’elle est un
certain principe moteur.
2° Lorsque
l’accident confиre au sujet quelque chose de spйcial en plus de ce qui lui
convient par sa nature, rien n’empкche qu’une division oppose l’accident au
sujet, ou le sujet avec accident au sujet pris simplement : comme si
j’opposais la surface colorйe а la surface prise simplement, car la surface
prise simplement est quelque chose de mathйmatique, mais la dire colorйe la transfиre
au genre de la rйalitй naturelle. De mкme aussi, le nom de raison dйsigne la
connaissance selon le mode humain, mais l’habitus naturel la transfиre а la
condition d’un autre genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Par
consйquent, rien n’empкche ou bien d’opposer l’habitus lui-mкme а la puissance
dans une division du principe moteur, ou bien d’opposer la puissance habituelle
elle-mкme а la puissance prise simplement.
3° Les autres
habitus qui sont dans la puissance rationnelle meuvent d’une mкme faзon, de
cette faзon qui est propre а la raison en tant que telle ; voilа pourquoi
ces habitus ne peuvent pas кtre opposйs а la raison comme l’habitus naturel
d’aprиs lequel on nomme la syndйrиse.
4° On dit que le
nom de syndйrиse signifie la puissance et l’habitus, non pas comme si une mкme
rйalitй йtait puissance et habitus, mais parce qu’on dйsigne par un nom unique
la puissance elle-mкme avec l’habitus sous lequel elle se trouve.
5° Il y a deux
faзons d’entendre qu’une chose est йcrite dans une autre. D’abord comme dans un
sujet, et ainsi, une chose ne peut кtre йcrite dans l’вme que quant а la
puissance. Ensuite comme dans un contenant, et ainsi, rien n’empкche qu’une
chose soit йcrite aussi dans un habitus, au sens oщ nous disons que chaque chose
relevant de la gйomйtrie est inscrite dans la gйomйtrie elle-mкme.
6° Cet argument
vaut lorsque deux choses s’unissent comme dans un mйlange. Or ce n’est pas
ainsi que l’habitus et la puissance s’unissent, mais comme l’accident et le
sujet.
7° Que la sensualitй
incline toujours au mal, vient de la corruption du foyer, et cette corruption
est en elle а la faзon d’un certain habitus. Et ainsi, la syndйrиse doit aussi
а quelque habitus naturel d’incliner toujours au bien.
8° L’homme blanc
ne peut pas кtre dйfini par une dйfinition proprement dite, telle la dйfinition
des substances, qui signifie ce qui est un par soi ; mais il peut кtre
dйfini par un sorte de dйfinition а un certain point de vue, en tant que
l’accident et le sujet deviennent un а un certain point de vue. Et une telle
unitй suffit pour qu’un nom unique puisse кtre donnй ; c’est pourquoi le
Philosophe dit aussi au mкme endroit que le sujet avec accident peut кtre
dйsignй par un seul nom.
9° Le nom de
syndйrиse ne dйsigne ni la raison supйrieure, ni l’infйrieure, mais quelque
chose qui se rapporte communйment а l’une et а l’autre. En effet, dans
l’habitus mкme des principes universels du droit sont contenues certaines
choses qui appartiennent aux raisons йternelles, comme l’affirmation que l’on
doit obйir а Dieu, et d’autres qui appartiennent aux raisons infйrieures, comme
le devoir de vivre selon la raison. Mais on ne dit pas dans le mкme sens que la
syndйrиse et la raison supйrieure sont tendues vers les choses immuables. En
effet, « immuable » a parfois le sens d’une immuabilitй de nature, et
c’est ainsi que les rйalitйs divines sont immuables, et l’on dit en ce sens que
la raison supйrieure adhиre aux choses immuables. Parfois aussi,
« immuable » a le sens d’une nйcessitй de la vйritй, bien qu’elle
porte aussi sur des rйalitйs changeantes selon la nature : comme la vйritй
que n’importe quel tout est plus grand que sa partie est immuable mкme dans les
rйalitйs changeantes. Et c’est en ce sens que l’on dit de la syndйrиse qu’elle
adhиre aux choses immuables.
10°
Bien
que tout ce qui est dans l’вme soit seulement habitus, ou seulement puissance,
ou seulement passion, cependant tout ce qui est nommй dans l’вme n’est pas
l’une de ces choses seulement : en effet, l’intelligence peut unir les
choses qui sont rйellement distinctes et les dйsigner par un seul nom.
11° Cet habitus
innй qui incline au mal regarde la partie infйrieure de l’вme, par oщ elle est
est unie au corps, tandis que l’habitus qui incline naturellement au bien
regarde la partie supйrieure. Voilа pourquoi ces deux habitus contraires
n’appartiennent pas au mкme sous le mкme rapport.
12° L’habitus
accompagnant la puissance suffit pour l’acte relevant de cet habitus. Or l’acte
de cet habitus naturel que dйsigne le nom de syndйrиse est de rйprouver le mal
et d’incliner au bien ; aussi l’homme peut-il naturellement exercer cet
acte. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme ait le pouvoir d’accomplir une њuvre
mйritoire par ses ressources purement naturelles. En effet, c’est le propre de l’impiйtй
pйlagienne d’assigner cela а la seule facultй naturelle.
13° Le nom de
syndйrиse, en tant qu’il dйsigne une puissance, semble dйsigner plutфt une
puissance passive qu’une puissance active. En effet, on ne distingue pas la
puissance active de la passive en ce qu’elle a une opйration, car puisque toute
puissance de l’вme, active aussi bien que passive, a quelque opйration,
n’importe quelle puissance de l’вme serait active. Mais l’on connaоt leur
distinction par le rapport entre la puissance et l’objet. En effet, si l’objet
se rapporte а la puissance comme subissant et transmuй, alors la puissance sera
active ; mais si а l’inverse il se rapporte а elle comme agent et moteur,
alors la puissance est passive. Et de lа vient que toutes les puissances de l’вme
vйgйtative sont actives, car l’aliment est transmuй par la puissance de l’вme
tant dans la nutrition que dans l’accroissement et aussi dans la
gйnйration ; mais les puissances sensitives sont toutes passives, car
elles sont mues et actuйes par les objets sensibles. Quant а l’intelligence,
quelque puissance est active et quelque autre passive : par
l’intelligence, en effet, l’intelligible en puissance devient intelligible en
acte, ce qui est l’effet de l’intellect agent ; et ainsi, l’intellect agent
est une puissance active. Par ailleurs, l’intelligible en acte fait lui-mкme
que l’intelligence en puissance soit intelligence en acte ; et ainsi,
l’intellect possible est une puissance passive. Or ce n’est pas l’intellect
agent que l’on pose comme sujet des habitus, mais plutфt l’intellect
possible ; et c’est pourquoi cette puissance qui se trouve sous l’habitus
naturel semble plutфt кtre la puissance passive que l’active. Mais а supposer
que ce soit la puissance active, le raisonnement ne se poursuit pas correctement :
en effet, il n’y a pas deux formes dans l’вme, mais seulement une, qui est son
essence, car par son essence elle est esprit, et par son essence elle est la
forme du corps, non par quelque chose d’ajoutй. La raison supйrieure et
l’infйrieure ne sont donc pas fondйes sur deux formes, mais sur l’unique
essence de l’вme. Il n’est pas vrai non plus que la raison infйrieure soit
fondйe sur l’essence de l’вme sous son aspect de forme du corps ; en
effet, seules sont ainsi fondйes dans l’essence de l’вme les puissances qui
sont liйes а des organes, et ce n’est pas le cas de la raison infйrieure. А
supposer йgalement que cette puissance que dйsigne le nom de syndйrиse soit
identique а la raison supйrieure ou infйrieure, rien n’empкche de donner le nom
de raison а cette puissance en elle-mкme, et le nom de syndйrиse а la mкme
puissance avec l’habitus qui inhиre а elle.
14° L’acte de
connaissance n’est pas prйsupposй а la puissance ou а l’habitus de syndйrиse,
mais а son acte. Cela n’exclut donc pas que l’habitus de syndйrиse soit innй.
15° Il y a deux
jugements, а savoir : le jugement sur l’universel, et celui-ci relиve de
la syndйrиse, et le jugement sur la chose particuliиre а faire, et celui-lа est
le jugement d’йlection, qui relиve du libre arbitre ; il ne s’ensuit donc
pas qu’ils soient identiques.
16° Il y a
plusieurs compositions physiques et naturelles. En effet, il y a la composition
du mixte а partir des йlйments ; et c’est au sujet de cette composition
que le Philosophe dit que la forme du mixte doit nйcessairement кtre tout а
fait diffйrente des йlйments eux-mкmes. Il y a aussi la composition de forme
substantielle et de matiиre, dont rйsulte un troisiиme terme, la forme de
l’espиce ; et celle-ci n’est pas entiиrement autre que la matiиre et la
forme, mais se rapporte а elles comme le tout а ses parties. Il y a encore la
composition de sujet et d’accident, oщ nul troisiиme terme ne dйcoule des
deux ; et telle est la composition de puissance et d’habitus. Article 2 : La syndйrиse peut-elle pйcher ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Dans la Glose de saint Jйrфme, aprиs la mention
de la syndйrиse faite а propos d’Йzйch. 1, 9, il est dit :
« nous voyons qu’elle se prйcipite parfois. » Or la prйcipitation
dans le domaine de l’agir n’est rien d’autre que le pйchй. La syndйrиse peut
donc pйcher.
2° Bien que
pйcher ne soit pas un acte de l’habitus а proprement parler, ni de la
puissance, mais de l’homme — car les actes appartiennent aux singuliers —,
cependant on dit qu’un habitus ou une puissance pиche, en tant que par l’acte
d’un habitus ou d’une puissance l’homme est amenй а pйcher. Or, par l’acte de
la syndйrиse, l’homme est parfois amenй а pйcher, car il est dit en Jn 16,
2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira faire une
chose agrйable а Dieu » ; et ainsi, quelques-uns йtaient inclinйs au
meurtre des apфtres parce qu’ils jugeaient qu’il fallait faire une chose
agrйable а Dieu, jugement qui relиve certainement de la syndйrиse. Donc la
syndйrиse pиche.
3° Il est dit en
Jйr. 2, 16 : « Les fils de Memphis t’ont souillйe jusqu’au
sommet de la tкte. » Or le sommet de la tкte est la partie supйrieure de
l’вme, comme dit la Glose а propos de
ce passage du Psaume 7, 17 : « son injustice lui descendra
sur le sommet de la tкte » ; et ainsi, il se rattache а la syndйrиse,
qui est ce qu’il y a de plus haut dans l’вme. Donc les dйmons, eux aussi,
souillent la syndйrиse par le pйchй.
4° Une puissance
rationnelle a des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la syndйrиse est
une puissance rationnelle. Elle a donc des objets opposйs ; elle peut donc
faire le bien, et pйcher.
5° Les contraires
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la vertu et le pйchй sont
contraires. Puis donc qu’il y a dans la syndйrиse un acte de vertu, car elle
incite au bien, il y aura aussi en elle un acte de pйchй.
6° La syndйrиse
est dans le domaine de l’agir ce que l’intelligence des principes est dans le
domaine spйculatif. Or toute opйration de la raison spйculative est issue des
premiers principes. Toute opйration de la raison pratique tire donc son origine
de la syndйrиse. Donc, de mкme qu’on attribue а la syndйrиse l’opйration de la
raison pratique qui est selon la vertu, de mкme on lui attribuera l’opйration
de la raison qui est selon le pйchй.
7° La peine
correspond а la faute. Or, chez les damnйs, toute l’вme sera punie, mкme quant
а la syndйrиse. La syndйrиse pиche donc, elle aussi.
En sens contraire :
1° Le bien peut
кtre plus pur que le mal, car il est un bien auquel rien de mal n’est
mкlй ; mais rien n’est mauvais au point de ne pas avoir quelque mйlange de
bien. Or il y a en nous quelque chose qui incline toujours au mal, c’est le
foyer. Il y aura donc aussi quelque chose qui incline toujours au bien. Cela ne
semble кtre rien d’autre que la syndйrиse. Et ainsi, la syndйrиse ne pиche
jamais.
2° Ce qui rйside
naturellement en quelque chose, y rйside toujours. Or il est naturel а la
syndйrиse de rйprouver le mal. Celle-ci ne consent donc jamais au mal ;
elle ne pиche donc pas.
Rйponse :
La nature, en
toutes ses њuvres, tend au bien et а la conservation des choses qui se font par
l’opйration de la nature ; voilа pourquoi, dans toutes les њuvres de la
nature, les principes sont toujours permanents, immuables, et conservent leur
rectitude ; en effet, « il est nйcessaire que les principes
demeurent », comme il est dit au premier livre de la Physique. Car aucune fermetй ou certitude ne serait possible dans
les choses qui sont issues des principes, si les principes n’йtaient eux-mкmes
fermement йtablis. Et de lа vient que toutes les choses changeantes se ramиnent
а quelque premier immobile.
De lа vient
aussi que toute la connaissance spйculative dйrive de quelque connaissance trиs
certaine, inaccessible а l’erreur, et qui est la connaissance des premiers
principes universels, par rapport auxquels ce qui est connu est examinй, et
d’aprиs lesquels tout vrai est approuvй et tout faux rejetй. Et si quelque
erreur pouvait survenir en eux, aucune certitude ne se rencontrerait dans toute
la connaissance qui suit.
Par consйquent,
dans les њuvres humaines aussi, pour qu’une rectitude puisse exister en elles,
il est nйcessaire qu’il y ait un principe permanent qui ait une rectitude
immuable, et par rapport auquel toutes les њuvres humaines soient examinйes, en
sorte que ce principe permanent s’oppose а tout mal et donne son assentiment а
tout bien. Et ce principe est la syndйrиse, dont la fonction est de rйprouver
le mal et d’incliner au bien ; voilа pourquoi nous accordons qu’il ne peut
y avoir de pйchй en elle.
Rйponse aux objections :
1° Dans
l’universel, la syndйrиse ne se prйcipite jamais. Mais dans l’application mкme
du principe universel а un acte particulier, l’erreur peut se produire, а cause
d’une fausse dйduction ou de l’assomption de quelque chose de faux. Voilа
pourquoi il n’a pas dit simplement que la syndйrиse se prйcipite, mais que la
conscience se prйcipite, elle qui applique а des њuvres particuliиres le
jugement universel de la syndйrиse.
2° Lorsque, dans
un syllogisme, une conclusion fausse est amenйe par deux propositions dont
l’une est vraie et l’autre fausse, le vice de la conclusion n’est pas attribuй
а la proposition vraie, mais а la fausse. Voilа pourquoi, lorsque les
meurtriers des apфtres jugeaient qu’ils faisaient une chose agrйable а Dieu, le
vice de ce jugement ne venait pas du jugement universel de la syndйrиse, qui
est qu’il faut faire une chose agrйable а Dieu, mais du jugement faux de la
raison supйrieure, qui jugeait que le meurtre des apфtres йtait agrйable а
Dieu. Voilа pourquoi on ne doit pas accorder qu’un acte de syndйrиse les ait
inclinйs а pйcher.
3° De mкme que le
sommet de la tкte est la plus haute partie du corps, de mкme le sommet de l’вme
dйsigne la plus haute partie de l’вme ; aussi le sommet de l’вme
s’entend-il de diverses faзons, suivant les diffйrentes distinctions des
parties de l’вme. Si l’on distingue la partie intellective de la sensitive,
toute la partie intellective peut кtre appelйe le sommet de l’вme. Si l’on
distingue en outre la partie intellective en raison supйrieure et infйrieure,
la raison supйrieure sera appelйe sommet. En distinguant encore la raison en
jugement naturel et dйlibйration de la raison, on dira que le jugement naturel
est le sommet. Donc, lorsqu’il est dit que l’вme est souillйe jusqu’au sommet,
cela doit se comprendre en ce sens que le nom de sommet dйsigne la raison
supйrieure, et non dans le sens oщ il dйsigne la syndйrиse.
4° La puissance
rationnelle, qui a de soi des objets opposйs, est parfois dйterminйe а une
seule chose par un habitus, surtout si l’habitus est complet. Or le nom de
syndйrиse dйsigne la puissance rationnelle non pas en elle-mкme, mais
perfectionnйe par un habitus trиs certain.
5° L’acte de la
syndйrиse n’est pas absolument un acte de vertu, mais un prйalable а l’acte de
vertu, comme les ressources naturelles sont des prйalables aux vertus gratuites
et acquises.
6° De mкme que,
dans le domaine spйculatif, bien que l’argument faux tire son origine des
principes il ne doit cependant pas sa faussetй aux principes premiers mais au
mauvais usage des principes, de mкme aussi cela se produit dans le domaine de
l’agir ; l’argument n’est donc pas concluant.
7° Saint
Augustin montre au douziиme livre sur la Trinitй
que cet argument n’est pas valable. Il dit en effet que l’homme tout entier est
condamnй pour le pйchй de la seule raison infйrieure, et ce, parce que l’une et
l’autre raison appartient а une personne unique, а laquelle il revient en
propre de pйcher. Voilа pourquoi la peine correspond directement а la personne,
et non а la puissance, sinon en tant que la puissance appartient а la
personne ; en effet, pour le pйchй que l’homme a commis par une partie de
lui-mкme, la personne elle-mкme mйrite la peine quant а tout ce qui est contenu
en elle. Voilа pourquoi aussi dans la justice sйculiиre, pour l’homicide que
l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie. Article 3 : La syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° А propos de ce
passage du Psaume : « Ils se sont corrompus et sont devenus
abominables », la Glose
dit : « corrompus, c’est-а-dire privйs de toute lumiиre de la
raison ». Or la lumiиre de la syndйrиse est la lumiиre de la raison. La
syndйrиse disparaоt donc en quelques-uns.
2° Les hйrйtiques
n’ont parfois aucun remords de leur infidйlitй, alors que l’infidйlitй est un
pйchй. Puis donc que la fonction de la syndйrиse est de rйprouver le pйchй, il
semble qu’elle ait disparu en eux.
3° Selon le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique,
celui qui a l’habitus d’un vice est corrompu quant aux principes de l’agir. Or
les principes de l’agir relиvent de la syndйrиse. La syndйrиse a donc disparu
en tout homme ayant l’habitus d’un vice,.
4° Prov. 18,
3 : « Lorsque le mйchant est venu au plus profond des pйchйs, il
mйprise tout » ; et quand cela se produit, « la syndйrиse n’a
plus sa place », comme dit saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch. 1, 9. La syndйrиse disparaоt donc en
certains.
5° Dans les
bienheureux, toute inclination au mal est йcartйe. Donc а l’inverse, dans les
damnйs, toute inclination au bien est йcartйe ; or la syndйrиse incline au
bien ; elle disparaоt donc en ces derniers.
En sens contraire :
1°Isaпe, dernier
chap. : « Leur ver ne mourra point » ; et cela s’entend,
d’aprиs saint Augustin, du ver de la conscience qui est le remords de
conscience ; or le remords de conscience vient de ce que la syndйrиse
rйprouve le mal. La syndйrиse ne disparaоt donc pas.
2° Dans l’abоme
des pйchйs, le lieu le plus profond est occupй par le dйsespoir, qui est le
pйchй contre le Saint-Esprit. Or mкme chez les dйsespйrйs, la syndйrиse ne
disparaоt pas, comme le montre saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch., qui dit que la syndйrиse « n’a mкme pas
disparu en Caпn », et pourtant il est certain qu’il fut dйsespйrй,
puisqu’il a dit en Gen. 4, 3 : « Mon iniquitй est trop grande
pour pouvoir en obtenir le pardon. » Nous retrouvons donc la mкme
conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Que la
syndйrиse disparaisse, cela peut s’entendre de deux faзons.
D’abord quant а
la lumiиre habituelle elle-mкme ; et il est impossible que la syndйrиse
disparaisse ainsi, comme il est impossible que l’вme de l’homme soit privйe de
la lumiиre de l’intellect agent, par lequel viennent а notre connaissance les
premiers principes tant dans le domaine spйculatif que dans celui de
l’agir ; en effet, cette lumiиre est de la nature de l’вme elle-mкme,
puisque c’est par elle que l’вme est intellectuelle ; il est dit а son
sujet dans le Psaume : « La lumiиre de votre visage, Seigneur, a йtй
imprimйe sur nous comme un signe », c’est-а-dire une lumiиre qui nous
montre les biens, car il rйpond а ce qu’il disait : « Beaucoup
disent : “Qui nous fera voir les biens ?” »
Ensuite quant а
l’acte ; et ce, de deux faзons. De la premiиre, on dit que l’acte de la
syndйrиse disparaоt, en tant que l’acte de la syndйrиse est entiиrement
interceptй. Et il arrive que l’acte de la syndйrиse disparaisse ainsi en ceux
qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ni aucun usage de la raison, et ce, а
cause d’un empкchement provenant d’une blessure des organes corporels, de la
part desquels notre raison a besoin de recevoir. De la seconde faзon, en tant
que l’acte de la syndйrиse est dйtournй vers le contraire. Et il est impossible
que le jugement de la syndйrиse sur l’universel disparaisse de la sorte, mais
il disparaоt quant а la chose particuliиre а faire, chaque fois que l’on pиche
dans l’йlection : en effet, la force de la concupiscence ou d’une autre
passion absorbe tellement la raison que le jugement universel de la syndйrиse,
lors de l’йlection, n’est pas appliquй а l’acte particulier. Cela ne signifie
cependant pas que la syndйrиse disparaisse purement et simplement, mais
seulement а un certain point de vue. Donc, absolument parlant, nous accordons
que la syndйrиse ne disparaоt jamais.
Rйponse aux objections :
1° Des pйcheurs
sont dits privйs de toute lumiиre de la raison, quant а l’acte
d’йlection ; la raison se trompe dans l’йlection parce qu’elle est
absorbйe par quelque passion ou abaissйe par quelque habitus, si bien que la
lumiиre de la syndйrиse n’est plus suivie lors de l’йlection.
2° Chez les
hйrйtiques, а cause de l’erreur qui est dans leur raison supйrieure, la
conscience ne rйprouve pas leur infidйlitй, car а cause de cette erreur il se
produit que le jugement de la syndйrиse n’est pas appliquй а ce cas
particulier. Dans l’universel, en effet, le jugement de la syndйrиse demeure en
eux, car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire aux choses qui sont dites
par Dieu ; mais l’erreur qu’ils suivent dans leur raison supйrieure, c’est
de ne pas croire que telle chose a йtй dite par Dieu.
3° Celui qui a
l’habitus d’un vice est assurйment corrompu quant aux principes de l’agir, non
dans l’universel, mais dans la chose particuliиre а faire, c’est-а-dire en tant
que la raison est abaissйe par l’habitus du vice, si bien qu’elle n’applique
pas le jugement universel а l’њuvre particuliиre lors de l’йlection. Et c’est
aussi en ce sens qu’il est dit du mйchant arrivй au plus profond des pйchйs,
qu’il mйprise tout.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° Le mal est en
dehors de la nature, c’est pourquoi rien n’empкche que l’inclination au mal
soit йcartйe des bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien proviennent
de la nature elle-mкme ; donc, tant que la nature demeure, l’inclination
au bien ne peut кtre фtйe, mкme des damnйs.
Question 17 : [La conscience morale]
Introduction
Article 1 : La
conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ? Article 2 : La
conscience peut-elle se tromper ? Article 3 : La
conscience oblige-t-elle ? Article 4 : La
conscience erronйe oblige-t-elle ? Article 5 : La
conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un
commandement du prйlat ?
Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?
Objections :
Il semble que
ce soit une puissance.
1° Saint Jйrфme,
dans la Glose sur Йzйch. 1, 9,
aprиs avoir fait mention de la syndйrиse, dit : « Nous voyons que
cette conscience se prйcipite parfois » ; d’oщ il semble rйsulter que
la conscience est identique а la syndйrиse. Or la syndйrиse est une puissance,
d’une certaine faзon. Donc la conscience aussi.
2° Seule une
puissance de l’вme peut кtre le sujet d’un vice. Or la conscience est le sujet
de la souillure du pйchй, comme on le voit clairement en Tite 1, 15 :
« Leur esprit est souillй, ainsi que leur conscience. » La conscience
est donc une puissance.
3° [Le rйpondant] disait que la souillure
n’est pas dans la conscience comme en un sujet. En
sens contraire : rien ne peut, en restant numйriquement identique,
кtre souillй et pur, а moins d’кtre le sujet de la souillure. Or tout ce qui
passe de la souillure а la puretй en restant numйriquement identique est tantфt
pur, tantфt souillй. Tout ce qui passe de la souillure а la puretй, ou vice versa, est donc le sujet de la
souillure et de la puretй. Or la conscience passe de la souillure а la
puretй ; Hйbr. 9, 14 : « Le sang du Christ […] purifiera
notre conscience des њuvres mortes, pour servir le Dieu vivant. » La
conscience est donc une puissance.
4° On dit que la
conscience est le dictamen de la
raison, dictamen qui n’est assurйment
rien d’autre que le jugement de la raison. Or le jugement de la raison
appartient au libre arbitre, sous le nom duquel on le dйsigne aussi. Il semble
donc que le libre arbitre et la conscience soient identiques. Or le libre
arbitre est une puissance. Donc la conscience aussi.
5° Saint Basile
dit que la conscience est un jugement naturel ; or le jugement naturel est
la syndйrиse ; la conscience est donc identique а la syndйrиse ; or
la syndйrиse est en quelque sorte une puissance, donc la conscience aussi.
6° Le pйchй ne
peut кtre que dans la volontй ou dans la raison. Or le pйchй est dans la
conscience. La conscience est donc la raison ou la volontй. Or la raison et la
volontй sont des puissances. Donc la conscience aussi.
7° Ni de
l’habitus ni de l’acte on ne dit qu’ils savent. Or on dit de la conscience
qu’elle sait ; Eccl. 7, 23 : « Car ta conscience sait que
tu as souvent dit du mal des autres. » La conscience n’est donc ni un
habitus ni un acte ; c’est donc une puissance.
8° Origиne dit
que la conscience est « un esprit correcteur et pйdagogue, associй а
l’вme, qui la sйpare du mal et la fait adhйrer au bien ». Or le nom
d’esprit dйsigne une puissance de l’вme, ou mкme son essence. La nom de
conscience dйsigne donc une puissance de l’вme.
9° La
conscience est soit un acte, soit un habitus, soit une puissance. Or ce n’est
pas un acte, car l’acte ne demeure pas toujours, et il n’existe pas dans le
dormeur, dont on dit pourtant qu’il a une conscience. Ce n’est pas non plus un
habitus ; c’est donc une puissance.
Et voici
comment montrer que ce n’est pas un habitus.
1° Aucun habitus
de la raison ne porte sur des objets particuliers ; or la conscience porte
sur des actes particuliers ; la conscience n’est donc pas un habitus de la
raison ; ni d’aucune autre puissance, puisque la conscience appartient а
la raison.
2° Il n’y a dans
la raison que des habitus spйculatifs et des habitus opйratifs. Or la
conscience n’est pas un habitus spйculatif, puisqu’elle a une relation а
l’њuvre ; elle n’est pas non plus un habitus opйratif, puisqu’elle n’est
ni l’art ni la prudence : eux seuls, en effet, sont posйs dans la partie
opйrative par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. La conscience n’est donc pas un habitus. Que la conscience
ne soit pas l’art, cela est manifeste. Qu’elle ne soit pas non plus la
prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite raison de l’agir
humain, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or elle ne regarde pas les actions singuliиres, car
celles-ci ne peuvent avoir de raison, puisqu’elles sont en nombre infini ;
en outre, il s’ensuivrait que la prudence serait, а proprement parler, accrue
par la considйration de trиs nombreux actes singuliers, ce qui ne semble pas
кtre vrai. Or la conscience regarde les њuvres singuliиres. La conscience n’est
donc pas la prudence.
3° [Le rйpondant] disait que la conscience
est un certain habitus par lequel le jugement universel de la raison est
appliquй а une њuvre particuliиre. En sens
contraire : ce qui peut se faire par un seul habitus n’en requiert
pas deux. Or le dйtenteur d’un habitus universel peut l’appliquer au singulier
avec la seule intervention de la puissance sensitive : par exemple,
l’habitus qui permet а quelqu’un de savoir que toute mule est stйrile lui
permettra de savoir que telle mule est stйrile lorsqu’il aura perзu par le sens
que c’est une mule. Donc, pour appliquer le jugement universel а l’acte particulier,
aucun habitus n’est requis. Par consйquent, la conscience n’est pas un habitus,
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Tout habitus
est soit naturel, soit infus, soit acquis. Or la conscience n’est pas un
habitus naturel, car un tel habitus est identique en tous, alors que tous n’ont
pas la mкme conscience. Ce n’est pas non plus un habitus infus, car un tel
habitus est toujours droit, tandis que parfois la conscience ne l’est pas. Ce
n’est pas non plus un habitus acquis, car autrement il n’y aurait pas de
conscience chez les enfants, ni en l’homme avant qu’il ait acquis l’habitus par
de nombreux actes. La conscience n’est donc pas un habitus, et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
5° L’habitus,
selon le Philosophe, est acquis par des actes nombreux. Or c’est par un seul
acte que l’on a une conscience. La conscience n’est donc pas un habitus.
6° La conscience
est une peine pour les damnйs, comme on le trouve dans la Glose а propos de 2 Cor 1, 12. Or l’habitus n’est pas une
peine, mais plutфt une perfection de celui qui le possиde. La conscience n’est
donc pas un habitus.
En sens contraire :
Il semble que
la conscience soit un habitus.
1° La conscience,
selon saint Jean Damascиne, « est la loi de notre intelligence ». Or
la loi de l’intelligence est l’habitus des principes universels du droit. La
conscience est donc un habitus.
2° А propos de
Rom. 2, 14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi,
etc. », la Glose dit :
« Bien que les paпens n’aient pas la loi йcrite, ils ont nйanmoins la loi
naturelle que chacun comprend, et qui rend chacun conscient de ce qu’est le
bien et le mal. » D’oщ il semble rйsulter que c’est la loi naturelle qui
rend chacun conscient. Or tout homme est conscient par la conscience. La conscience
est donc la loi naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
3° Le nom de
science dйsigne l’habitus des conclusions. Or la conscience est une certaine
science. C’est donc un habitus.
4° Un habitus est
gйnйrй par des actes multipliйs. Or on opиre frйquemment selon la conscience.
Par de tels actes est donc gйnйrй un habitus, que l’on peut appeler conscience.
5° А propos de
1 Tim. 1, 5 : « La fin des commandements, c’est la charitй
qui naоt d’un cњur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincиre », la Glose dit : « d’une bonne
conscience, c’est-а-dire de l’espйrance ». Or l’espйrance est un certain
habitus. Donc la conscience aussi.
6° Ce qui, en
nous, vient d’un envoi de Dieu, semble кtre un habitus infus. Or, selon saint
Jean Damascиne au quatriиme livre, de mкme que le foyer provient d’un envoi du
dйmon, de mкme la conscience existe par un envoi de Dieu. La conscience est
donc un habitus infus.
7° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
tout ce qui est dans l’вme est soit puissance, soit habitus, soit passion. Or
la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mйriter
ni dйmйriter, « ni кtre louй ni кtre blвmй », comme dit le Philosophe
au mкme endroit. Ce n’est pas non plus une puissance, car la puissance ne peut
pas кtre quittйe, alors que la conscience peut l’кtre. La conscience est donc
un habitus.
En sens contraire :
Il semble que
la conscience soit un acte.
1° On dit que la
conscience accuse ou excuse. Or on ne peut кtre accusй ou excusй que par la
considйration actuelle de quelque chose. La conscience est donc un acte.
2° Le savoir
qui consiste en une confrontation, est un savoir en acte. Or le nom de
conscience dйsigne une science avec une confrontation : en effet, on dit
« кtre conscient » comme on dirait « savoir ensemble ». La
conscience est donc une science actuelle.
Rйponse :
Selon certains,
le mot « conscience » se dit de trois faзons. Tantфt il est employй
pour dйsigner la rйalitй mкme dont on a conscience, tout comme le mot
« foi » est employй pour dйsigner la rйalitй que l’on croit ;
tantфt il signifie la puissance qui nous rend conscients ; et tantфt un
habitus ; certains disent aussi qu’il est parfois employй pour dйsigner un
acte. Et la raison de cette distinction semble кtre la suivante : puisque
la conscience possиde un acte, et qu’а propos de l’acte on considиre l’objet,
la puissance, l’habitus et l’acte lui-mкme, il se rencontre parfois un nom
dйsignant ces quatre choses de faзon йquivoque. Par exemple, le nom d’intellectus signifie tantфt la rйalitй
pensйe (rem intellectam), comme on
dit que les noms signifient les concepts
(intellectus), tantфt la puissance intellective elle-mкme, tantфt un
certain habitus, tantфt mкme un acte. Cependant, dans ces dйsignations, il faut
suivre le langage courant, car il faut « user des noms comme la plupart le
font », comme il est dit au deuxiиme livre des Topiques. Il semble bien que, selon le langage courant, le mot
« conscience » soit employй pour dйsigner la rйalitй dont on a
conscience, comme lorsqu’on dit : « Que je te dise ma
conscience », c’est-а-dire : « ce qui est dans ma
conscience ». Mais ce nom ne peut pas кtre attribuй au sens propre а une
puissance ou а un habitus, mais seulement а un acte, car seule cette signification
recouvre tout ce qui se dit de la conscience.
En effet, il
faut savoir qu’il n’est d’usage de dйsigner l’acte et la puissance ou l’habitus
par un mкme nom que lorsqu’un acte est l’acte propre d’une puissance ou d’un
habitus, comme voir est propre а la puissance visuelle, et savoir en acte est
propre а l’habitus de science ; c’est pourquoi le nom « vue »
dйsigne tantфt la puissance, tantфt l’acte ; et de mкme pour
« science ». Mais si l’on a un acte qui convient а plusieurs ou а
tous les habitus ou puissances, l’usage n’est pas qu’une puissance ou un
habitus soit nommй d’aprиs un tel nom d’acte, comme on le voit bien pour le nom
« usage » : en effet, il signifie l’acte de n’importe quel
habitus. L’acte de n’importe quel habitus ou puissance est effectivement un
certain usage de ce dont il est l’acte. Aussi le nom « usage »
signifie-t-il l’acte de telle faзon qu’il ne signifie aucunement la puissance
ou l’habitus. Et il semble en aller de mкme pour la conscience. En effet, le
nom « conscience » signifie l’application de la science а quelque
chose ; c’est pourquoi l’on dit « кtre conscient » comme on
dirait « savoir simultanйment ». Or n’importe quelle science peut
кtre appliquйe а quelque chose ; le mot « conscience » ne peut
donc dйsigner un habitus spйcial ou une puissance, mais il dйsigne l’acte
lui-mкme, c’est-а-dire l’application de n’importe quel habitus ou de n’importe
quelle connaissance а un acte particulier.
Or une
connaissance s’applique а un acte de deux faзons : d’abord en considйrant
si l’acte existe ou a existй ; ensuite en considйrant si l’acte est droit
ou ne l’est pas. Et selon le premier mode d’application, on dit que nous avons
conscience d’un acte en tant que nous savons que cet acte a йtй commis ou
non ; comme il est d’usage courant de dire : « cela n’a pas eu
lieu, а ma connaissance [litt. а ma conscience] », c’est-а-dire : je
ne sais pas si cela est arrivй ou a existй. Et l’on reconnaоt cette faзon de
parler en Gen. 43, 22 : « Qui a mis notre argent dans nos sacs,
cela n’est pas dans nos consciences » ; et en Eccl. 7, 23 :
« Ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » Et en
ce sens, on dit que la conscience tйmoigne de quelque chose ; Rom. 9,
1 : « Ma conscience m’en rend tйmoignage, etc. » Selon l’autre
mode d’application, par lequel la connaissance est appliquйe а l’acte pour
savoir s’il est droit, il y a deux voies : l’une par laquelle nous nous
dirigeons au moyen de l’habitus de science pour faire ou ne pas faire quelque
chose ; l’autre par laquelle, а la lumiиre de l’habitus de science, on
examine l’acte, aprиs qu’il a йtй commis, pour savoir s’il est droit ou non. Et
ces deux voies se distinguent dans le domaine de l’agir comme les deux voies
que l’on rencontre aussi dans le domaine spйculatif, а savoir la voie d’invention
et la voie de jugement. En effet, la voie par laquelle, comme en dйlibйrant,
nous considйrons au moyen de la science ce qu’il faut faire, est semblable а
l’invention, par laquelle nous dйcouvrons les conclusions а partir des
principes. Et celle par laquelle nous examinons les choses qui ont dйjа йtй
faites et dйcidons si elles sont droites, est comme la voie de jugement, en
laquelle les conclusions sont analysйes par les principes.
Or nous
employons le nom de conscience selon les deux modes d’application. En effet,
dans la mesure oщ la science est appliquйe а l’acte comme ce qui dirige vers
lui, on dit que la conscience incite, induit, ou oblige. Mais dans la mesure oщ
la science est appliquйe а l’acte а la faзon d’un examen des choses qui ont dйjа
йtй faites, on dit que la conscience accuse ou cause du remords, lorsque ce qui
a йtй fait est trouvй en dйsaccord avec la science а la lumiиre de laquelle se
fait l’examen, et l’on dit au contraire qu’elle dйfend ou excuse lorsqu’on
trouve que ce qui a йtй fait a procйdй selon la forme de la science. Mais il
faut savoir que dans la premiиre application, oщ la science est appliquйe а un
acte pour savoir s’il a йtй commis, il y a application а un acte particulier
d’une connaissance sensitive telle que la mйmoire, par laquelle nous nous
souvenons de ce qui a йtй fait, ou telle que le sens, par lequel nous percevons
cet acte particulier que nous posons maintenant. Par contre, dans les deuxiиme
et troisiиme applications, oщ nous dйlibйrons sur ce qu’il faut faire ou
examinons ce qui a dйjа йtй fait, ce sont des habitus de la raison opйrative
qui sont appliquйs а un acte, а savoir l’habitus de syndйrиse et celui de
sagesse, qui perfectionnent la raison supйrieure, et celui de science, qui
perfectionne la raison infйrieure, qu’ils soient appliquйs tous ensemble ou
l’un d’eux seulement. C’est а la lumiиre de ces habitus que nous examinons ce
que nous avons fait, et selon eux que nous dйlibйrons sur les choses а faire.
Cependant, l’examen porte non seulement sur ce qui a йtй fait mais aussi sur ce
qui est а faire, tandis que la dйlibйration porte seulement sur ce qui est а
faire.
Rйponse aux objections :
1° Lorsque saint
Jйrфme dit : « Nous voyons que cette conscience se prйcipite »,
il ne dйsigne pas la syndйrиse, dont il avait dit qu’elle йtait l’йtincelle de
la conscience, mais il dйsigne la conscience elle-mкme, dont il avait fait
mention auparavant. Ou bien l’on peut dire que toute la force de la conscience
qui examine ou dйlibиre dйpend du jugement de la syndйrиse, de mкme que toute
la vйritй de la raison spйculative dйpend des principes premiers. C’est
pourquoi il appelle « conscience » la syndйrиse, en tant que la
premiиre agit par la puissance de la seconde ; d’autant plus qu’il voulait
alors exprimer la dйfaillance qui pouvait affecter la syndйrиse : en
effet, elle ne dйfaille pas dans l’universel, mais dans l’application aux
singuliers, et ainsi, la syndйrиse ne dйfaille pas en soi mais en quelque sorte
dans la conscience. Voilа pourquoi, en expliquant la dйfaillance de la
syndйrиse, il a uni а celle-ci la conscience.
2° Il n’est pas
dit que la souillure est dans la conscience comme en un sujet, mais comme
l’objet su est dans la connaissance ; en effet, on dit de quelqu’un qu’il
a la conscience souillйe lorsqu’il est conscient de quelque souillure.
3° On dit que la
conscience souillйe est purifiйe, en ce sens que celui qui auparavant avait
conscience d’un pйchй sait ensuite qu’il en est purifiй, et de la sorte on dit
qu’il a une conscience pure. C’est donc la mкme conscience qui йtait d’abord
impure et qui ensuite est pure ; non pas, certes, que la conscience soit
le sujet de la puretй et de l’impuretй, mais parce que l’une et l’autre sont
connues par la conscience qui examine ; non qu’il y ait un acte numйriquement
identique par lequel on se savait d’abord impur et on se sait ensuite pur, mais
c’est parce que l’un et l’autre sont connus par les mкmes principes, tout comme
est tenue pour identique la considйration qui procиde des mкmes principes.
4° Le jugement de
la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux а un certain point
de vue, et se rejoignent а un autre point de vue. Ils se rejoignent dans la
mesure oщ ils portent tous deux sur tel acte particulier — en effet, le
jugement convient а la conscience dans la voie d’examen —, et en cela leurs
jugements respectifs diffиrent du jugement de la syndйrиse. Mais le jugement de
la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux, parce que le
jugement de la conscience consiste en une pure connaissance, tandis que le
jugement du libre arbitre consiste dans une application de la connaissance а la
partie affective, et ce jugement est bien sыr le jugement d’йlection. Voilа
pourquoi il arrive parfois que le jugement du libre arbitre soit perverti, mais
non le jugement de la conscience. Comme lorsque quelqu’un examine un acte qu’il
est sur le point de faire, et qu’il juge, en regardant encore pour ainsi dire
dans le miroir des principes, que cet acte est mauvais, par exemple l’acte de
forniquer avec telle femme ; mais commence-t-il а appliquer ce jugement а
l’action, alors se prйsentent de toute part les nombreuses circonstances qui
entourent l’acte lui-mкme, comme par exemple le plaisir de la fornication, dont
la convoitise lie la raison pour йviter que son dictamen ne dйbouche sur une йlection. Et c’est ainsi qu’il se
trompe en йlisant ; il ne se trompe pas dans sa conscience, mais il agit
contre sa conscience ; et si l’on dit qu’il fait cela avec mauvaise
conscience, c’est en tant que ce qu’il fait ne concorde pas avec le jugement de
la science. Par consйquent, il est clair que la conscience n’est pas
nйcessairement identique au libre arbitre.
5°
On
dit que la conscience est un jugement naturel, en tant que l’examen ou la
dйlibйration de la conscience dйpend du jugement naturel, comme on l’a dйjа
dit.
6° Le pйchй est
dans la raison et dans la volontй comme en un sujet, mais il est dans la
conscience d’une autre faзon, comme on l’a dit.
7° On dit que la
conscience sait quelque chose, non pas au sens propre, mais par une tournure de
langage selon laquelle ce par quoi nous savons est dit savoir.
8° Il est dit que
la conscience est esprit, c’est-а-dire une impulsion de notre esprit, en
prenant « esprit » dans le sens de « raison ».
9°
La
conscience n’est ni une puissance ni un habitus, mais un acte. Et bien que
l’acte de conscience n’ait pas toujours lieu et n’existe pas chez le dormeur,
cependant l’acte lui-mкme demeure en sa racine, c’est-а-dire dans les habitus
qui peuvent кtre appliquйs а un acte.
Quant aux
arguments qui prouvent que la conscience n’est pas un habitus, nous les
accordons.
Rйponse
aux arguments objectant en sens contraire que c’est un habitus :
1° Il est dit que
la conscience est la loi de notre intelligence parce qu’elle est un jugement de
la raison dйduit de la loi naturelle.
2° Il relиve de
la mкme tournure de langage de dire que quelqu’un est rendu conscient
« par la loi naturelle », et qu’il pense selon des principes ;
mais on dit qu’il est rendu conscient « par la conscience » comme on
dit qu’il pense par l’acte mкme de la pensйe.
3° Bien que la
science soit un habitus, cependant l’application de la science а quelque chose
n’est pas un habitus mais un acte ; et c’est ce que signifie le nom de
conscience.
4° L’habitus gйnйrй
par les actes n’est pas d’une autre sorte que l’habitus qui йlicite les actes,
mais ou bien un habitus de mкme nature est gйnйrй, comme par les actes de
charitй infuse est gйnйrй un habitus de dilection acquise, ou bien un habitus
prйexistant est augmentй : par exemple, en celui qui a un habitus acquis
de tempйrance, l’habitus est lui-mкme augmentй par des actes de tempйrance. Et
ainsi, puisque l’acte de conscience procиde des habitus de sagesse et de
science, il ne gйnйrera pas un habitus autre que ceux-ci, mais ces habitus
seront perfectionnйs.
5°
Lorsqu’on
dit que la conscience est une espйrance, il y a prйdication par la cause :
en effet, la bonne conscience fait que l’homme ait une bonne espйrance, comme
la Glose l’explique au mкme endroit.
6° Mкme les
habitus naturels sont en nous par un envoi divin ; donc, la conscience
йtant un acte issu de l’habitus naturel de syndйrиse, la conscience est dite
provenir d’un envoi divin de la mкme faзon que toute notre connaissance de la
vйritй est dite venir de Dieu, qui a mis dans notre nature la connaissance des
premiers principes.
7° Dans cette
division du Philosophe, l’acte est inclus dans l’habitus, puisqu’il avait
prouvй que les habitus sont gйnйrйs par des actes et qu’ils sont le principe
d’actes semblables ; et ainsi, la conscience n’est ni une passion ni une
puissance, mais un acte qui se ramиne а un habitus.
Quant aux
arguments qui prouvent que la conscience est un acte, nous les accordons. Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le jugement
naturel ne se trompe jamais ; or la conscience est un jugement naturel,
d’aprиs saint Basile ; elle ne se trompe donc pas.
2° La conscience
ajoute quelque chose а la science, et ce qu’elle ajoute ne diminue en rien la
notion de science. Or la science ne se trompe jamais, car elle est un habitus
par lequel on dit toujours le vrai, comme on le voit clairement au sixiиme
livre de l’Йthique. Donc la
conscience non plus ne peut pas se tromper.
3° La syndйrиse
est « l’йtincelle de la conscience », comme il est dit dans la Glose а propos d’Йzйch. 1, 9. La
conscience est donc а la syndйrиse ce que le feu est а l’йtincelle. Or
l’opйration et le mouvement d’un feu et ceux de son йtincelle sont identiques.
Donc ceux de la conscience et de la syndйrиse aussi. Or la syndйrиse ne se
trompe pas. Donc la conscience non plus.
4° La conscience,
selon saint Jean Damascиne au quatriиme livre, est « la loi de notre
intelligence ». Or la loi de notre intelligence est plus certaine que l’intelligence
elle-mкme ; or « l’intelligence est toujours droite », comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Donc а bien plus forte raison la conscience est-t-elle toujours droite.
5°
La
raison, du cфtй oщ elle touche а la syndйrиse, ne se trompe pas. Or la
conscience est faite de la raison unie а la syndйrиse. La conscience ne se
trompe donc jamais.
6° Au tribunal,
on s’en tient а la parole des tйmoins. Or le tйmoin, au tribunal divin, c’est
la conscience, comme on le voit clairement en Rom. 2, 15 :
« leur conscience tйmoignant pour eux, etc. » Puis donc que le
jugement divin ne peut jamais se tromper, il semble que la conscience non plus
ne puisse jamais se tromper.
7° En tout
domaine, la rиgle qui rйgit les autres choses doit avoir une rectitude sans
dйfaillance. Or la conscience est une certaine rиgle des њuvres humaines. Il
est donc nйcessaire que la conscience soit toujours droite.
8° L’espйrance
s’appuie sur la conscience, comme on le dйduit de la Glose а propos de 1 Tim. 1, 5 : « d’un cњur pur
et d’une bonne conscience, etc. » ; or l’espйrance est trиs certaine,
comme on le voit en Hйbr. 6, 18, oщ il est dit : « Nous avons un
appui trиs certain, nous qui avons mis notre refuge dans la garde de
l’espйrance qui nous est proposйe, etc. » La conscience a donc une
rectitude indйfectible.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 16, 2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira
faire une chose agrйable а Dieu. » Ceux qui tuaient les apфtres avaient
donc une conscience qui leur dictait de les tuer. Or cela йtait erronй. Donc la
conscience se trompe.
2° La conscience
implique une certaine confrontation. Or la raison peut se tromper en
confrontant. La conscience peut donc se tromper.
Rйponse :
Comme on l’a
dit, la conscience n’est rien d’autre qu’une application de la science а un
acte particulier. Et il arrive qu’il y ait une erreur dans cette application,
de deux faзons : d’abord parce que ce qui est appliquй contient en soi une
erreur ; ensuite parce que l’application n’est pas correcte. De mкme aussi
dans le syllogisme, le pйchй survient de deux faзons : soit parce qu’on se
sert de propositions fausses, soit parce qu’on ne raisonne pas correctement.
L’emploi de
propositions fausses se produit d’un cфtй [de l’application] et ne se produit
pas de l’autre. En effet, on a dit prйcйdemment que, par la conscience, on
applique а l’examen d’un acte particulier la connaissance de la syndйrиse, de
la raison supйrieure et de la raison infйrieure. Or, puisque l’acte est
particulier et que le jugement de la syndйrиse est universel, le jugement de la
syndйrиse ne peut кtre appliquй а l’acte que si l’on fait l’assomption d’une
proposition particuliиre. Et celle-ci est tantфt fournie par la raison
supйrieure, tantфt par la raison infйrieure ; et ainsi, la conscience
s’accomplit comme en un certain syllogisme particulier ; par exemple, si
l’on profиre par un jugement de syndйrиse que rien de ce qui est interdit par
la loi de Dieu ne doit кtre fait, et que l’on assume par la connaissance de la
raison supйrieure que la fornication avec telle femme est contre la loi de
Dieu, alors l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut
s’abstenir de cette fornication. D’un cфtй, dans le jugement universel de la
syndйrиse, aucune erreur ne se produit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit ; mais de l’autre cфtй, dans le jugement de la raison supйrieure, il
arrive qu’il y ait un pйchй, comme lorsqu’on estime кtre conforme ou opposй а
la loi de Dieu ce qui ne l’est pas, ainsi les hйrйtiques qui croient que le
serment est interdit par Dieu ; et ainsi, l’erreur se produit dans la
conscience а cause de la faussetй qui existait dans la partie supйrieure de la
raison. Et semblablement, il peut se produire une erreur dans la conscience а
cause d’une erreur qui existe dans la partie infйrieure de la raison :
comme lorsqu’on se trompe sur la notion civile du juste et de l’injuste, de
l’honnкte et du malhonnкte.
Mais l’erreur
survient aussi, dans la conscience, parce que l’application ne se fait pas de
faзon correcte ; car de mкme qu’en raisonnant par syllogisme dans le
domaine spйculatif il arrive que l’on nйglige la forme qui convient pour
argumenter, et que de lа se produise une faussetй dans la conclusion, de mкme
cela advient aussi pour le syllogisme qui est exigй dans le domaine pratique,
comme on l’a dit. Il faut cependant savoir que dans certains cas la conscience
ne peut jamais se tromper, а savoir lorsque l’acte particulier auquel la
conscience s’applique est de soi l’objet d’un jugement universel dans la
syndйrиse. En effet, de mкme que dans le domaine spйculatif il n’arrive pas que
l’on se trompe sur des conclusions particuliиres qui sont assumйes directement
et dans les mкmes termes sous des principes universels — par exemple, personne
ne se trompe а propos cette affirmation : « Tel tout est plus grand
que sa partie », ni de mкme а propos de celle-ci : « N’importe
quel tout est plus grand que sa partie » —, ainsi йgalement, aucune
conscience ne peut se tromper а propos des affirmations suivantes :
« Dieu ne doit pas кtre aimй par moi », et : « Il faut
faire quelque chose de mal », йtant donnй que dans l’un et l’autre
syllogisme, tant celui du domaine spйculatif que celui du domaine pratique, а
la fois la majeure est йvidente par soi, car elle existe dans un jugement
universel, et la mineure l’est aussi, car le mкme y est prйdiquй de lui-mкme de
faзon particuliиre, comme lorsqu’on dit : « N’importe quel tout est
plus grand que sa partie. Ce tout est un tout. Il est donc plus grand que sa
partie. »
Rйponse aux objections :
1° Il est dit que
la conscience est un jugement naturel en tant qu’elle est une certaine
conclusion dйduite du jugement naturel et en laquelle l’erreur peut se
produire : non certes а cause d’une erreur du jugement naturel, mais а
cause d’une erreur dans la proposition particuliиre assumйe, ou а cause de la
faзon aberrante de raisonner, comme on l’a dit.
2° La conscience
ajoute а la science l’application de celle-ci а un acte particulier, et il peut
y avoir une erreur dans l’application elle-mкme, bien qu’il n’y ait pas
d’erreur dans la science. Ou bien l’on peut dire que, lorsque je parle de
conscience, je n’implique pas la science prise seulement au sens strict, en
tant qu’elle porte seulement sur des choses vraies, mais au sens large d’une
connaissance quelconque, au sens oщ tout ce que nous connaissons, on dit dans
le langage usuel et commun que nous le savons.
3° De mкme que
l’йtincelle est ce que le feu a de plus pur et ce qui le survole tout entier,
de mкme la syndйrиse est ce qui se trouve de plus haut dans le jugement de la
conscience ; et c’est suivant cette mйtaphore que la syndйrиse est appelйe
l’йtincelle de la conscience. Il n’est pas pour autant nйcessaire qu’а tous les
autres points de vue la syndйrиse soit а la conscience ce que l’йtincelle est
au feu. Et cependant, mкme dans le feu matйriel, il arrive qu’а cause du
mйlange avec une matiиre йtrangиre un mode affecte le feu et non l’йtincelle,
en raison de la puretй de celle-ci ; de mкme aussi, parce que la conscience
se mкle а des objets particuliers, qui sont comme une matiиre йtrangиre а la
raison, une erreur peut affecter la conscience et non la syndйrиse, qui demeure
dans sa puretй.
4° La conscience
est appelйe « loi de l’intelligence » quant а ce qui lui vient de la
syndйrиse ; et son erreur ne vient jamais de lа mais d’ailleurs, comme on
l’a dit.
5°
Bien
que la raison ne soit pas erronйe par son union а la syndйrиse, cependant la
raison supйrieure ou infйrieure peut, en йtant erronйe, кtre appliquйe а la
syndйrиse, comme une mineure fausse est unie а une majeure vraie.
6° Au tribunal,
on s’en tient а la parole des tйmoins lorsque leurs dйclarations ne peuvent
кtre convaincues de faussetй par des preuves manifestes. Or, en celui qui a une
conscience erronйe, le tйmoignage de la conscience est convaincu de faussetй
par le dictamen de la syndйrиse
lui-mкme ; et dans ce cas, au tribunal divin, on ne s’en tiendra pas а ce
que dit la conscience errante, mais plutфt au dictamen de la loi naturelle.
7° Ce n’est pas
la conscience qui est la rиgle premiиre des њuvres humaines, mais plutфt la
syndйrиse ; la conscience, elle, est comme une rиgle rйglйe ; il n’y
a donc rien d’йtonnant si une erreur peut se produire en elle.
8° L’espйrance
qui est fondйe sur la conscience droite est certaine : c’est l’espйrance
gratuite. Mais l’espйrance qui est fondй sur une conscience erronйe est celle
dont il est dit en Prov. 10, 28 : « L’espйrance des mйchants
pйrira. » Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Nul n’est
obligй а des actions si ce n’est par quelque loi. Or l’homme ne se fait pas а
lui-mкme une loi. Puis donc que la conscience vient d’un acte de l’homme, elle
n’oblige pas.
2° On n’est pas
obligй de suivre les conseils. Or la conscience se comporte а la faзon d’un
conseil : а l’instar du conseil, en effet, elle semble prйcйder
l’йlection. La conscience n’oblige donc pas.
3° Nul n’est
obligй sinon par un supйrieur. Or la conscience de l’homme n’est pas supйrieure
а l’homme lui-mкme. L’homme n’est donc pas obligй par sa conscience.
4° Il appartient
au mкme d’obliger et de dйlier de l’obligation. Or la conscience ne suffit pas
pour absoudre l’homme. Ni non plus, par consйquent, pour obliger.
En sens contraire :
1° Eccl. 7,
23 : « Ta conscience sait. » La Glose : « Par un tel juge, aucun malfaiteur n’est
acquittй. » Or le prйcepte du juge oblige. Le dictamen de la conscience oblige donc aussi.
2° А propos de
Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi,
etc. », Origиne dit : « L’Apфtre veut que je ne dise, ne pense
ni ne fasse rien que selon la conscience. » Donc la conscience oblige.
Rйponse :
Sans nul doute,
la conscience oblige.
Et pour voir
comment elle oblige, il faut savoir que l’obligation [litt. l’action de lier],
mйtaphoriquement transfйrйe des rйalitйs corporelles aux spirituelles, implique
l’imposition d’une nйcessitй. En effet, celui qui est liй est dans la nйcessitй
de demeurer dans le lieu oщ il est liй, et le pouvoir de se tourner vers
d’autres choses lui est фtй. Il est donc clair que le lien n’a pas lieu pour
les choses qui sont nйcessaires par elles-mкmes : en effet, nous ne
pouvons pas dire que le feu soit liй а ce qu’il se porte vers le haut, bien
qu’il soit nйcessaire qu’il se porte vers le haut ; mais le lien n’a lieu
que pour les choses nйcessaires auxquelles la nйcessitй est imposйe par autre
chose. Or deux nйcessitйs peuvent кtre imposйes par un autre agent. L’une est
celle de contrainte, et par elle quelqu’un est dans l’absolue nйcessitй de
faire ce а quoi il est dйterminй par l’action de l’agent, sinon il ne s’agirait
pas proprement de contrainte mais plutфt d’incitation ; l’autre nйcessitй
est conditionnйe, а savoir, par la supposition de la fin : comme on impose
а quelqu’un la nйcessitй de ne pas obtenir sa rйcompense s’il ne fait pas telle
chose. La premiиre nйcessitй, qui est celle de contrainte, n’a pas lieu dans
les mouvements de la volontй mais seulement dans les rйalitйs corporelles,
йtant donnй que la volontй est naturellement libre de contrainte. Mais la
seconde nйcessitй peut кtre imposйe а la volontй : ainsi par exemple, il
lui est nйcessaire d’йlire telle chose si elle doit obtenir ce bien, ou si elle
doit йviter ce mal. En un tel domaine, en effet, on tient pour йquivalent de ne
pas avoir un mal ou d’avoir un bien, comme le Philosophe le montre clairement
au cinquiиme livre de l’Йthique.
Or, de mкme que
la nйcessitй de contrainte est imposйe aux rйalitйs corporelles au moyen d’une
action, de mкme aussi cette nйcessitй conditionnйe est imposйe а la volontй par
une action. Or l’action par laquelle la volontй est mue est le commandement de
celui qui rйgit et gouverne ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au
cinquiиme livre de la Mйtaphysique
que le roi est principe de mouvement par son commandement. Donc, entre le
commandement d’un chef et le fait d’obliger en matiиre volontaire par cette
sorte de lien qui peut advenir а la volontй, le rapport est semblable а celui
qui existe entre l’action corporelle et le fait de lier les rйalitйs
corporelles par une nйcessitй de contrainte. Or l’action corporelle de l’agent
n’amиne jamais de nйcessitй dans une autre rйalitй que par un contact de cette
action avec la rйalitй sur laquelle il agit ; et par consйquent, quelqu’un
n’est obligй par le commandement d’un roi ou d’un maоtre que si le commandement
atteint celui auquel il est enjoint ; or c’est par la connaissance qu’il
l’atteint. On n’est donc obligй par un prйcepte que moyennant la connaissance
de ce prйcepte. Voilа pourquoi celui qui n’est pas capable de connaоtre le
prйcepte n’est pas obligй par lui ; et l’on ne dit de quelqu’un qui ignore
le prйcepte qu’il est obligй d’accomplir le prйcepte, que dans la mesure oщ il
est tenu de connaоtre le prйcepte ; mais s’il n’est pas tenu de le
connaоtre et qu’il ne le connaоt pas, il n’est nullement obligй par le
prйcepte.
Donc, de mкme
que dans le domaine des corps l’agent corporel n’agit que par contact, de mкme
dans le domaine des esprits le prйcepte n’oblige que par la connaissance.
Aussi, de mкme que le toucher et la puissance de l’agent agissent par la mкme
force, puisque le toucher n’agit que par la puissance de l’agent et que
celle-ci n’agit que moyennant le toucher, de mкme aussi le prйcepte et la
connaissance obligent par la mкme force, puisque la connaissance n’oblige que
par la puissance du prйcepte et que celui-ci n’oblige que moyennant la
connaissance. Il est donc йtabli, puisque la conscience n’est rien d’autre que
l’application de la connaissance а un acte, que la conscience est dite obliger
par la force du prйcepte divin.
Rйponse aux objections :
1° L’homme ne se
fait pas а lui-mкme une loi ; mais par l’acte de sa connaissance, par
laquelle il connaоt la loi faite par un autre, il est obligй d’accomplir la
loi.
2°
« Conseil » se dit de deux faзons : parfois, en effet, le
conseil n’est rien d’autre que l’acte de la raison qui enquкte sur les choses а
faire ; et ce conseil est а l’йlection ce que le syllogisme ou la question
est а la conclusion, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre
de l’Йthique. Et le conseil pris en
ce sens ne s’oppose pas au prйcepte, car nous pratiquons aussi cette sorte de
conseil а propos des choses qui sont dans le prйcepte ; par consйquent, il
arrive que l’on soit obligй par un tel conseil. Or le conseil ainsi conзu se
trouve dans la conscience quant а un mode d’application, c’est-а-dire lorsqu’on
enquкte sur l’agir. D’une autre faзon, le conseil signifie la persuasion ou
l’incitation а faire quelque chose, celle-ci n’ayant pas de force contraignante ;
et un tel conseil, dont les exhortations amicales sont un exemple, s’oppose au
prйcepte. Et de ce conseil procиde parfois aussi la conscience : en effet,
la connaissance de ce conseil est parfois appliquйe а un acte particulier. Or,
puisque la conscience n’oblige que par la force de ce qu’il y a en elle, la
conscience qui s’ensuit du conseil ne peut pas obliger autrement que le conseil
lui-mкme ; et celui-ci oblige а ne pas le mйpriser, mais non а
l’accomplir.
3° Bien que
l’homme ne soit pas supйrieur а lui-mкme, cependant celui dont il connaоt le
prйcepte lui est supйrieur, et ainsi, il est obligй par sa conscience.
4° Lorsqu’on
pиche dans l’erreur elle-mкme, comme quand on se trompe sur les choses qu’on
est tenu de savoir, alors la conscience erronйe ne suffit pas pour absoudre.
Mais si l’erreur portait sur des choses qu’on n’est pas tenu de savoir, on est
absous par sa conscience, comme on le voit clairement pour celui qui pиche par
ignorance de son acte, tel celui qui s’approche d’une autre femme qu’il croit
кtre son йpouse. Article 4 : La conscience erronйe oblige-t-elle ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Augustin, « le pйchй est une action, une parole ou un dйsir
contraire а la loi de Dieu ». Donc seule la loi de Dieu oblige а pйcher [si
on ne la suit pas]. Or la conscience erronйe n’est pas selon la loi de Dieu.
Elle n’oblige donc pas а pйcher [si on ne la suit pas].
2° А propos de
Rom. 13, 1 : « Que toute вme soit soumise aux autoritйs,
etc. », la Glose de saint
Augustin dit qu’il ne faut pas obйir а une autoritй infйrieure contre le
prйcepte d’une supйrieure ; par exemple, on ne doit pas obйir au proconsul
si l’empereur commande le contraire. Or la conscience erronйe est infйrieure а
Dieu lui-mкme. Lors donc que la conscience commande des choses contraires aux
prйceptes de Dieu, le prйcepte de la conscience errante ne semble nullement
obliger.
3° Selon saint
Ambroise, « le pйchй est une transgression de la loi divine et une
dйsobйissance aux commandements cйlestes ». Donc, quiconque s’йcarte de
l’obйissance а la loi divine, pиche. Or la conscience erronйe, c’est-а-dire
quand on a la conscience de devoir faire ce qui est interdit par la loi divine,
fait s’йcarter de l’obйissance а l’autoritй divine. La conscience erronйe
induit donc au pйchй si on l’observe, plutфt qu’elle n’oblige а pйcher si on ne
l’observe pas.
4° Selon le
droit, si quelqu’un a conscience que son йpouse lui est apparentйe а un degrй
prohibй, et que cette conscience soit probable, alors il doit la suivre mкme
contre le prйcepte de l’Йglise, mкme si une excommunication s’y ajoute ;
mais si cette conscience n’est pas probable, il n’est pas obligй de la suivre,
mais il doit plutфt obйir а l’Йglise. Or la conscience erronйe, surtout si elle
porte sur des choses mauvaises par elles-mкmes, n’est nullement probable. Une
telle conscience n’oblige donc pas.
5° Dieu est plus
misйricordieux qu’un maоtre temporel. Or le maоtre temporel n’impute pas а
pйchй ce que l’homme commet par erreur. Donc une conscience errante, devant Dieu,
oblige bien moins encore а pйcher.
6° [Le rйpondant] disait que la conscience
erronйe oblige en matiиre indiffйrente, mais non pour ce qui est mauvais par
soi. En sens contraire : si l’on dit que
la conscience n’oblige pas pour ce qui est mauvais par soi, c’est parce que le dictamen de la raison naturelle est а
l’opposй. Or semblablement aussi, la raison naturelle dicte le contraire de la
conscience erronйe qui se trompe en matiиre indiffйrente. Donc de mкme, cette
conscience erronйe n’oblige pas.
7° L’acte
indiffйrent se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre. Or ce qui est tel ne
doit pas nйcessairement кtre fait ou йvitй. La conscience n’oblige donc pas par
nйcessitй а accomplir des actes indiffйrents.
8° Si quelqu’un
agit contre la loi de Dieu а cause d’une conscience erronйe, il n’est pas
excusй du pйchй. Si donc mкme celui qui agit contre une conscience ainsi
errante pйchait, il s’ensuivrait que, soit qu’il agisse selon la conscience
erronйe, soit qu’il n’agisse pas, il tomberait dans le pйchй ; il serait
donc perplexe, sans pouvoir йviter le pйchй ; mais cela semble impossible,
car « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », d’aprиs saint
Augustin. Il est donc impossible qu’une conscience ainsi errante oblige.
9° Tout
pйchй se ramиne а quelque genre de pйchй. Or si la conscience de quelqu’un lui
dicte de forniquer, l’abstention de fornication ne peut se ramener а un genre
de pйchй. Il ne pйcherait donc pas en agissant ainsi contre sa
conscience ; une telle conscience n’oblige donc pas.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, est
pйchй. » La Glose :
« i. e. selon la conscience, est pйchй, mкme si c’est bon en
soi ». Or la conscience qui interdit ce qui est bon est une conscience
erronйe. Donc une telle conscience oblige.
2° Observer les
prescriptions lйgales aprиs que la grвce eut йtй rйvйlйe, n’йtait pas
indiffйrent mais mauvais par soi ; c’est pourquoi il est dit en
Gal. 5, 2 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous
servira de rien. » Et pourtant, la conscience de devoir garder la
circoncision obligeait ; aussi est-il ajoutй au mкme endroit :
« Au contraire, je dйclare а tout homme qui se fait circoncire, qu’il est
tenu d’accomplir la Loi tout entiиre. » La conscience erronйe oblige donc,
mкme pour des choses mauvaises par soi.
3° Le pйchй
rйside principalement dans la volontй ; et quiconque veut transgresser le
prйcepte divin, a une volontй mauvaise ; donc il pиche. Or quiconque croit
qu’une chose est un prйcepte et veut le transgresser, a la volontй de ne pas
garder la loi ; donc il pиche. Et celui qui a une conscience erronйe, que
ce soit pour des choses qui sont mauvaises par soi ou pour des choses
quelconques, croit que ce qui est contraire а sa conscience est contre la loi
de Dieu. Donc, s’il veut faire cela, il veut le faire contre la loi de Dieu, et
ainsi, il pиche ; par consйquent la conscience, si erronйe soit-elle,
oblige а pйcher [si on ne la suit pas].
4° La conscience,
selon saint Jean Damascиne, est « la loi de notre
intelligence » ; or agir contre la loi est pйchй ; agir d’une
quelconque faзon contre la conscience l’est donc aussi.
5° Un prйcepte
oblige. Or ce que la conscience dicte, cela est devenu prйcepte. Donc, si
erronйe que soit la conscience, elle oblige.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a diffйrentes opinions. Certains disent, en effet, que la conscience peut
se tromper, soit pour les choses qui sont mauvaises par soi, soit pour les
choses indiffйrentes. Ainsi la conscience qui se trompe sur des choses qui sont
mauvaises par soi n’oblige pas, mais elle oblige pour les choses indiffйrentes.
Mais ceux qui disent cela ne semblent pas comprendre ce que veut dire « la
conscience oblige ». En effet, on dit que la conscience oblige, en ce sens
que, si l’on n’accomplit pas ce qu’elle dit, on tombe dans le pйchй ; mais
non en ce sens que celui qui l’accomplit agirait droitement. Car sinon, on
dirait du conseil qu’il oblige : en effet, celui qui accomplit le conseil
agit droitement ; et pourtant, on dit que nous ne sommes pas obligйs de
suivre les conseils, car celui qui nйglige le conseil ne pиche pas ; mais
on dit que nous sommes obligйs de suivre les prйceptes, car si nous n’observons
pas les prйceptes, nous tombons dans le pйchй. Si donc l’on dit que la conscience
oblige а faire quelque chose, ce n’est pas que, si on le fait, cela soit rendu
bon par une telle conscience, mais parce que, si on ne le fait pas, on tombe
dans le pйchй. Or il ne semble pas possible que quelqu’un йchappe au pйchй si
sa conscience, si errante soit-elle, dicte qu’une chose, qu’elle soit
indiffйrente ou mкme mauvaise par soi, est prйcepte de Dieu, et qu’il dйcide de
faire le contraire, une telle conscience demeurant. En effet, autant qu’il est
en lui, il a par le fait mкme la volontй de ne pas observer la loi de
Dieu ; et par consйquent, il pиche mortellement. Donc, bien qu’une telle
conscience, qui est erronйe, puisse кtre quittйe, nйanmoins, tant qu’elle
demeure, elle oblige, car celui qui la transgresse tombe nйcessairement dans le
pйchй.
Cependant ce
n’est pas de la mкme faзon que la conscience droite et la conscience erronйe
obligent : la droite oblige au plein sens du terme et par soi, tandis que
l’erronйe oblige а un certain point de vue et par accident.
Et je dis que
la droite oblige au plein sens du terme, parce qu’elle oblige de faзon absolue
et en toute йventualitй. En effet, si quelqu’un a la conscience de devoir
йviter l’adultиre, cette conscience ne peut pas кtre quittйe sans pйchй, car
dans le fait mкme de la quitter en se trompant, il pйcherait gravement ;
et tant qu’elle demeure, elle ne peut sans pйchй кtre nйgligйe dans un acte.
Elle oblige donc de faзon absolue et en toute йventualitй. Mais la conscience
erronйe n’oblige qu’а un certain point de vue, puisque sous condition. En
effet, celui а qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer, n’est
obligй, si bien qu’il ne peut abandonner la fornication sans pйchй, que sous la
condition suivante : si une telle conscience persiste. Or cette condition
peut кtre фtйe, et cela sans pйchй. Par consйquent, une telle conscience
n’oblige pas en toute йventualitй : en effet, quelque chose peut avoir
lieu, а savoir l’abandon de la conscience, et une fois cela advenu, on n’est
plus obligй. Or ce qui existe seulement sous une condition, on dit qu’il existe
а un certain point de vue.
Je dis aussi
que la conscience droite oblige par soi, mais l’erronйe par accident ; et
en voici la preuve. Celui qui veut ou aime l’un а cause de l’autre, aime par
soi cet autre а cause duquel il aime le premier, mais celui-ci, qu’il aime а
cause de l’autre, il l’aime comme par accident ; par exemple, celui qui
aime le vin parce qu’il est doux, aime le doux par soi, mais le vin par
accident. Or celui qui a une conscience erronйe en croyant qu’elle est droite
(sinon il ne se tromperait pas), adhиre а la conscience erronйe а cause de la
rectitude qu’il croit exister en elle ; il adhиre par soi а la conscience
droite, mais comme par accident а l’erronйe, en tant que cette conscience,
qu’il croit кtre droite, se trouve кtre erronйe. Et de lа vient que la
conscience droite l’oblige par soi, et l’erronйe par accident.
Et cette
solution peut se dйduire des paroles du Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, oщ il pose quasiment la mкme
question, а savoir, s’il faut appeler incontinent seulement celui qui s’йcarte
de la raison droite, ou йgalement celui qui s’йcarte de la raison fausse. Et il
rйsout en disant que l’incontinent s’йcarte par soi de la raison droite, et par
accident de la fausse ; et de l’une purement et simplement, mais de
l’autre а un certain point de vue, car ce qui est par soi est purement et
simplement, tandis que ce qui est par accident est а un certain point de vue.
Rйponse aux objections :
1° Bien que ce
que dicte la conscience erronйe ne soit pas conforme а la loi de Dieu,
cependant celui qui se trompe reзoit cela comme la loi mкme de Dieu. Si donc il
s’en йcarte, il s’йcarte par soi de la loi de Dieu, quoiqu’il se trouve par
accident qu’il ne s’йcarte pas de la loi de Dieu.
2° Cet argument
est probant lorsque le prйcepte de l’autoritй supйrieure et celui de l’autoritй
infйrieure sont distincts, et que l’un et l’autre parviennent par soi
distinctement а celui qui est obligй par le prйcepte. Mais ce n’est pas le cas
ici, car le dictamen de la conscience
n’est rien d’autre que le fait que le prйcepte de Dieu parvienne а celui qui a
la conscience, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il y aurait similitude
avec l’exemple proposй si le prйcepte de l’empereur ne pouvait jamais arriver а
quelqu’un que par l’intermйdiaire du proconsul, et que celui-ci n’exerзait son
commandement qu’en rйcitant pour ainsi dire le prйcepte de l’empereur. Alors,
en effet, ce serait la mкme chose de mйpriser le prйcepte de l’empereur et
celui du proconsul, que celui-ci dise vrai ou qu’il mente.
3° La conscience
erronйe qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi dicte des
choses contraires а la loi de Dieu, et pourtant, ce qu’elle dicte, elle dit que
c’est la loi de Dieu. Voilа pourquoi le transgresseur de cette conscience se
rend quasiment transgresseur de la loi de Dieu ; quoiqu’il pиche
mortellement aussi, celui qui, suivant cette conscience et l’accomplissant par
des actes, agit contre la loi de Dieu : car le pйchй йtait dans l’erreur
mкme, puisqu’elle venait de son ignorance de ce qu’il devait savoir.
4° Lorsque la
conscience n’est pas probable, alors on doit la quitter ; cependant, tant
qu’elle demeure, si l’on agit contre elle, on pиche mortellement. Cela ne
permet donc pas de prouver que la conscience erronйe n’oblige pas tant qu’elle
demeure, mais seulement qu’elle n’oblige pas au plein sens du terme et en toute
йventualitй.
5° La conclusion
de cet argument n’est pas que la conscience erronйe n’oblige pas а pйcher si on
ne la suit pas, mais que si on la suit elle excuse du pйchй. Cet argument est
donc йtranger а notre propos. Mais il conclut vrai lorsque l’erreur elle-mкme
n’est pas un pйchй ; par exemple, lorsqu’elle se produit par une ignorance
du fait. Mais si c’est par une ignorance du droit, il ne conclut pas bien, car
cette ignorance est un pйchй ; dans ce cas, en effet, devant un juge
sйculier non plus, celui qui allиgue son ignorance d’une loi qu’il doit
connaоtre n’est pas excusй.
6° Bien qu’il y
ait dans la raison naturelle de quoi pouvoir procйder au contraire de ce que
dicte la conscience erronйe, que l’erreur porte sur des choses indiffйrentes ou
bien sur des choses mauvaises par soi, cependant la raison naturelle ne le
dicte pas en acte ; en effet, si elle dictait le contraire, la conscience
ne se tromperait pas.
7° Bien que
l’acte indiffйrent, autant qu’il est en lui, se rapporte indiffйremment а l’un
ou l’autre, cependant, pour celui qui estime que cet acte est objet de
prйcepte, il devient non indiffйrent, а cause de son estimation.
8° Celui qui a la
conscience de devoir forniquer n’est pas perplexe au plein sens du terme, car
il peut faire une chose telle que, une fois cette chose accomplie, il ne
tombera pas dans le pйchй, а savoir, quitter la conscience erronйe ; mais
il est perplexe а un certain point de vue, c’est-а-dire tant que demeure la
conscience erronйe. Et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que, une fois supposй
quelque chose, l’homme ne puisse йviter le pйchй ; par exemple, si l’on
suppose une intention de vaine gloire, celui qui est tenu de faire l’aumфne ne
peut йviter le pйchй ; en effet, s’il donne avec une telle intention, il
pиche, et s’il ne donne pas, il est un transgresseur.
9° Lorsque
la conscience erronйe dicte de faire quelque chose, elle le dicte sous quelque
raison formelle de bien, comme si c’йtait une њuvre de justice, de tempйrance,
ou d’autres choses semblables ; aussi son transgresseur tombe-t-il dans le
vice contraire а la vertu sous l’apparence de laquelle la conscience dicte
cela. Ou bien, si elle le dicte sous l’apparence du prйcepte divin, ou de
quelque prйlat seulement, le transgresseur de sa conscience tombera dans le
pйchй de dйsobйissance. Article 5 : La conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prйlat ?
Objections :
Il semble
qu’elle oblige moins.
1° Le religieux
subordonnй a fait vњu d’obйir а son prйlat. Or il est tenu d’accomplir son vњu,
comme il est dit dans un psaume : « Faites des vњux et
acquittez-vous-en. » Il semble donc qu’il soit tenu d’obйir au prйlat
contre sa conscience, et ainsi, au prйlat plus qu’а la conscience.
2° Il faut
toujours obйir au prйlat dans les choses qui ne sont pas contre Dieu. Or les
choses indiffйrentes ne sont pas contre Dieu. On est donc tenu d’obйir au prйlat
en ces choses ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Il faut obйir
а l’autoritй supйrieure plutфt qu’а l’autoritй infйrieure, comme on le trouve
dans la Glose а propos de
Rom. 13, 2. Or l’вme du prйlat est supйrieure а l’вme du subordonnй.
Celui-ci est donc obligй par le commandement du prйlat plus que par sa propre
conscience.
4° Le subordonnй
ne doit pas juger du commandement du prйlat, mais c’est plutфt le prйlat qui
doit juger des actes du subordonnй. Or celui-ci jugerait du commandement du
prйlat s’il s’en йcartait а cause de sa conscience. Donc, quelque contraire que
soit le dictamen de la conscience en
matiиre indiffйrente, on doit plutфt s’en tenir au commandement du prйlat.
En sens contraire :
1° Le lien
spirituel est plus fort que le corporel, et l’intйrieur que l’extйrieur. Or la
conscience est un lien spirituel intйrieur, tandis que la prйlature est un lien
extйrieur et corporel, semble-t-il, car toute prйlature rйsulte d’une
dispensation temporelle ; lors donc qu’on sera parvenu а l’йternitй, elle
sera abolie, comme on le lit dans la Glose
а propos de 1 Cor. 15, 24. Il semble donc qu’il faille obйir а la
conscience plutфt qu’au prйlat.
Rйponse :
La solution de
cette question peut convenablement apparaоtre aprиs ce qui a йtй dit. En effet,
on a dйjа dit que la conscience n’oblige que par la force du prйcepte divin,
soit selon la loi йcrite, soit selon la loi de nature mise en nous. Comparer le
lien de la conscience а celui que cause le prйcepte du prйlat, ce n’est donc
pas autre chose que comparer le lien du prйcepte divin а celui du prйcepte du
prйlat. Puis donc que le prйcepte divin oblige contre le prйcepte du prйlat et
plus que celui-ci, le lien de la conscience sera aussi plus grand que celui du
prйcepte du prйlat, et la conscience obligera mкme si le prйcepte du prйlat va
en sens contraire.
Cependant cela
se rйalise diffйremment dans le cas d’une conscience droite et dans le cas
d’une conscience erronйe. En effet, la conscience droite oblige au plein sens
du terme, et parfaitement, contre le prйcepte du prйlat. Au plein sens du
terme, car son obligation ne peut pas кtre фtйe, puisqu’une telle conscience ne
peut pas кtre quittйe sans pйchй. Parfaitement, car la conscience droite
n’oblige pas seulement en sorte que celui qui ne la suit pas tombe dans le
pйchй, mais aussi en sorte que celui qui la suit est exempt de pйchй, quelque
opposй que soit le prйcepte du prйlat. La conscience erronйe, quant а elle,
oblige mкme en matiиre indiffйrente contre le prйcepte du prйlat, а un certain
point de vue et imparfaitement. А un certain point de vue, car elle n’oblige
pas en toute йventualitй, mais sous la condition de sa persistance : en
effet, on peut et on doit quitter une telle conscience. Imparfaitement, car elle
oblige en ce sens que celui qui ne la suit pas tombe dans le pйchй, mais non
pas en ce sens que celui qui la suit alors que le prйcepte du prйlat est en
sens contraire йviterait le pйchй, si toutefois le prйcepte du prйlat oblige
pour cette chose indiffйrente ; en un tel cas, en effet, on pиche, soit
qu’on n’agisse pas, car on le fait contre la conscience, ou qu’on agisse, car
on dйsobйit au prйlat. Mais on pиche plus si l’on ne fait pas ce que dicte la
conscience, tant que celle-ci persiste, car elle oblige plus que le prйcepte du
prйlat.
Rйponse aux objections :
1° Celui qui a
fait vњu d’obйissance est tenu d’obйir dans les choses auxquelles s’йtend le
bien de l’obйissance ; et il n’est ni dйliй de cette obligation par
l’erreur de la conscience, ni non plus du lien de la conscience par cette
obligation ; et ainsi demeurent en lui deux obligations contraires. L’une
d’elles, а savoir celle qui vient de la conscience, est plus grande car plus
intense, mais plus petite car moins solide ; et c’est l’inverse pour l’autre.
En effet, l’obligation а l’йgard du prйlat ne peut pas кtre rompue comme la
conscience erronйe peut кtre quittйe.
2° Bien que cette
њuvre soit en soi indiffйrente, cependant elle devient non indiffйrente par le dictamen de la conscience.
3° Bien que le
prйlat soit supйrieur au subordonnй, cependant la conscience oblige sous
l’apparence du prйcepte divin, et Dieu est plus grand que le prйlat.
4° Le subordonnй
n’a pas а juger du prйcepte du prйlat, mais de l’accomplissement du prйcepte,
qui le regarde а lui, subordonnй. En effet, chacun est tenu d’examiner ses
actes а la lumiиre de la science qu’il a reзue de Dieu, qu’elle soit naturelle,
acquise ou infuse ; car tout homme doit agir suivant la raison. Question 18 : [La connaissance du premier
homme dans l’йtat d’innocence]
Article
1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ? Article
2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu par les crйatures ? Article
3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ? Article
4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les
crйatures ? Article
5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ? Article
6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ? Article
7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu
la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ? Article
8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement
l’usage de la raison ?
Article 1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le Maоtre dit
au quatriиme livre des Sentences, dist. 1,
que « l’homme avant le pйchй a vu Dieu sans mйdium ». Or voir Dieu
sans mйdium, c’est le voir dans son essence. Donc, dans l’йtat d’innocence, il
a vu Dieu dans son essence.
2° [Le rйpondant] disait que le Maоtre
pense qu’Adam a vu Dieu sans mйdium quant au nuage de la faute, mais non sans
l’intermйdiaire de la crйature. En sens
contraire : le Maоtre dit au mкme endroit que « parce que nous
voyons Dieu par un mйdium, il est nйcessaire que nous arrivions а lui par les
crйatures visibles ». Il semble donc qu’il pense а l’intermйdiaire de la
crйature. Or voir sans l’intermйdiaire de la crйature, c’est voir dans
l’essence. Donc, etc.
3° Il est dit en
Philipp. 4, 7 : « la paix de Dieu qui surpasse toute
pensйe » ; ce que la Glose,
au mкme endroit — en le comprenant de la paix que Dieu fait parmi les йlus
dans la patrie — expose ainsi : « toute pensйe, c’est-а-dire
notre intelligence, non l’intelligence de ceux qui voient toujours la face du
Pиre ». D’oщ l’on peut conclure que la paix ou la joie des bienheureux
dйpasse l’intelligence de tous ceux qui ne jouissent pas de cette joie. Or
Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu la joie des bienheureux, et c’est pourquoi
saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues :
« en se rйpandant hors de lui-mкme par le pйchй, il ne fut plus capable de
voir les joies de la cйleste patrie qu’il contemplait auparavant ». Donc
Adam, dans cet йtat, jouissait de la joie de la patrie cйleste.
4° Hugues de
Saint-Victor dit que l’homme dans cet йtat connaissait son Crйateur de telle
sorte qu’une prйsence de contemplation permettait alors de le distinguer plus
clairement. Or, voir Dieu par une prйsence de contemplation, c’est,
semble-t-il, le voir dans son essence. Donc Adam, dans cet йtat, a vu Dieu dans
son essence.
5° L’homme a йtй
fait pour voir Dieu : en effet, si Dieu a fait la crйature raisonnable,
c’est pour qu’elle prenne part а sa bйatitude, qui consiste dans sa vision,
comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 1. Si donc Adam, dans l’йtat d’innocence, ne voyait pas Dieu dans son
essence, c’йtait seulement parce qu’un mйdium l’en empкchait. Or le mйdium de
la faute ne l’empкchait pas, car il en йtait alors exempt ; ni non plus le
mйdium de la crйature, car Dieu est plus intime а l’вme de l’homme que
n’importe quelle crйature. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu Dieu dans
son essence.
6° De mкme que la
partie affective de l’homme n’est rendue parfaite que par le bien souverain, de
mкme la cognitive ne l’est que par la vйritй suprкme, comme on le voit
clairement au livre sur l’Esprit et
l’Вme. Or chacun possиde en soi le dйsir de sa propre perfection. Donc Adam
en son premier йtat dйsirait voir Dieu dans son essence. Or quiconque n’a pas
ce qu’il dйsire, est affligй. Si donc Adam ne voyait alors pas Dieu dans son
essence, il йtait affligй. Mais cela est faux, car l’affliction, йtant une
peine, ne peut prйcйder la faute. Il a donc vu Dieu dans son essence.
7° L’вme de
l’homme a йtй faite а l’image de Dieu de faзon а кtre formйe а partir de la
vйritй premiиre elle-mкme sans qu’aucune crйature s’interpose, comme il est dit
au livre sur l’Esprit et l’Вme. Or
l’image demeurait intиgre et pure dans l’homme dans l’йtat d’innocence. Il se
portait donc vers la vйritй suprкme elle-mкme sans aucun mйdium ; et
ainsi, il voyait Dieu dans son essence.
8° Pour que nous
connaissions une chose en acte, la seule condition requise est que l’espиce
devienne intelligible en acte par abstraction de la matiиre et des
circonstances de la matiиre, ce qui revient а l’intellect agent, et qu’elle
soit reзue dans l’intelligence, ce qui revient а l’intellect possible. Or
l’essence divine est intelligible par soi, йtant entiиrement sйparйe de la
matiиre ; en outre, elle йtait intime а l’вme de l’homme lui-mкme, puisque
l’on dit que Dieu est en toutes choses par son essence. Puis donc qu’il n’y
avait aucun empкchement en l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence, il semble
qu’elle voyait Dieu dans son essence.
9° Puisque
l’вme d’Adam dans l’йtat d’innocence йtait ordonnйe comme elle le devait, la
raison supйrieure n’йtait pas moins parfaite а l’йgard de son objet que
l’infйrieure а l’йgard de son objet propre. Or la raison infйrieure, а laquelle
il appartenait de tendre vers les rйalitйs temporelles, pouvait voir
immйdiatement ces choses temporelles. Donc la raison supйrieure, а laquelle il
appartenait de regarder les rйalitйs йternelles, pouvait voir aussi l’essence
йternelle de Dieu immйdiatement.
10° Ce par quoi
une chose devient sensible en acte, est immйdiatement connu par le sens de la
vue : c’est la lumiиre. Ce par quoi une chose devient actuellement intelligible,
est donc aussi connu immйdiatement par l’intelligence de l’homme. Or une chose
ne rend une autre actuellement intelligible que dans la mesure oщ elle est
elle-mкme en acte ; et ainsi, puisque Dieu seul est acte pur, il est
lui-mкme ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles. L’intelligence de
l’homme en son йtat premier voyait donc Dieu immйdiatement, puisqu’elle n’avait
alors aucun empкchement.
11° Saint Jean
Damascиne dit que l’homme dans l’йtat d’innocence « jouissait d’une vie
heureuse et riche de toute fйlicitй ». Or la bйatitude de la vie consiste
en ce que Dieu soit vu dans son essence. Il a donc alors vu Dieu dans son
essence.
12° Le mкme
Damascиne dit que l’homme йtait alors « nourri comme un autre ange par le
fruit suave de la contemplation ». Or les anges voient Dieu dans son
essence. Donc Adam aussi, dans cet йtat, a vu Dieu dans son essence.
13° La nature de
l’homme йtait plus parfaite dans l’йtat d’innocence que dans l’йtat d’aprиs le
pйchй. Or dans ce dernier йtat, il a йtй concйdй а quelques-uns de voir Dieu
dans son essence alors qu’ils йtaient encore dans cette vie mortelle, comme
saint Augustin le dit de saint Paul et de Moпse au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et dans le
livre sur la Vision de Dieu. Donc а bien
plus forte raison Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu Dieu dans son
essence.
14° А propos
de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme
un profond sommeil, etc. », la Glose
dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu
comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu,
entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Il semble donc que ce sommeil
fut un certain ravissement. Or ceux qui sont ravis voient Dieu dans son
essence. Adam l’a donc aussi vu dans son essence.
15° Selon saint
Jean Damascиne, Adam ne fut pas placй seulement dans un paradis corporel, mais
aussi dans un spirituel. Or le paradis spirituel n’est rien d’autre que la
bйatitude qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence. Il a donc vu
Dieu dans son essence.
16° Saint
Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu que dans l’йtat d’innocence « rien n’йtait refusй aux dйsirs
d’une volontй bonne ». Or la volontй bonne pouvait dйsirer de voir Dieu
dans son essence. Cela n’йtait donc pas refusй aux premiers parents ; et
ainsi, ils voyaient Dieu dans son essence.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au premier livre sur la Trinitй
que la vue de Dieu est toute la rйcompense des saints. Or Adam, dans l’йtat
d’innocence, n’йtait pas bienheureux. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.
2° Dieu, dans
l’йtat de voie, peut certes кtre aimй tout entier, mais non кtre vu tout
entier. Or il serait vu tout entier s’il йtait vu dans son essence, puisque son
essence est simple. Puis donc qu’Adam йtait dans l’йtat de voie, il n’a pas pu
voir Dieu dans son essence.
3° L’вme accablйe
du poids de la chair perd la connaissance distincte des rйalitйs ; aussi
Boиce dit-il au livre sur la Consolation :
« elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Or dans l’йtat
d’innocence l’вme de l’homme йtait quelque peu abaissйe par le corps, pas
autant toutefois qu’aprиs le pйchй. Elle йtait donc empкchйe de voir l’essence
divine, pour laquelle est requise la plus parfaite disposition d’esprit.
4° Кtre en mкme
temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, est propre au Christ seul.
Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat de voie, et cela ressort de
ce qu’il a pu pйcher ; il n’йtait donc pas dans l’йtat de saisie, et ainsi,
il n’a pas vu Dieu dans son essence.
Rйponse :
Certains ont
prйtendu que la vision de Dieu dans son essence a lieu non seulement dans la
patrie, mais aussi dans l’йtat de voie, non toutefois aussi parfaitement dans
l’йtat de voie que dans la patrie. Pour eux, l’homme dans l’йtat d’innocence
eut une vision intermйdiaire entre la vision des bienheureux et la vision des
hommes aprиs le pйchй ; car il a vu moins parfaitement que les
bienheureux, et plus parfaitement que l’homme ne l’aura pu aprиs le pйchй. Mais
cette affirmation est contraire aux tйmoignages de l’Йcriture, qui concordent
pour poser l’ultime bйatitude de l’homme dans la vision de Dieu ; par
consйquent, du fait mкme que l’on voit Dieu dans son essence, l’on est
bienheureux. Et ainsi, personne encore en chemin vers la bйatitude n’a pu voir
Dieu dans son essence, pas mкme Adam dans l’йtat d’innocence, comme le veut
l’opinion commune. Et la vйritй de cela peut aussi кtre montrйe par la raison.
En effet, il y
a lieu de dйfinir pour chaque nature un terme ultime, en lequel consiste sa
perfection derniиre. La perfection de l’homme, en tant que tel, ne consiste que
dans l’acte de l’intelligence, а laquelle il doit sa nature d’homme. Or dans
l’opйration de l’intelligence, diffйrents degrйs peuvent кtre distinguйs de
deux faзons. D’une premiиre faзon, en raison de la diversitй des intelligibles.
Car plus quelqu’un comprend parfaitement un intelligible, plus son intelligence
est parfaite ; voilа pourquoi il est dit au dixiиme livre de l’Йthique que la plus parfaite opйration
de l’intelligence est celle de l’intelligence bien disposйe envers le meilleur
intelligible, comme la plus belle vision corporelle est celle de la vue « bien
disposйe envers le plus beau des objets qui tombent sous le regard ». De
l’autre faзon, les degrйs dans l’opйration de l’intelligence se prennent du
mode d’intellection. Car il est possible qu’un seul et mкme intelligible soit
compris diffйremment par des sujets diffйrents, par l’un plus parfaitement, par
l’autre moins.
Or il n’est pas
possible que le terme ultime de la perfection humaine soit envisagй suivant
quelque mode d’intellection, car dans ces modes peuvent кtre considйrйs une
infinitй de degrйs de plus ou moins parfaite intelligence. Et nul а part Dieu,
qui comprend tout dans une infinie clartй, n’est si parfaitement intelligent
que l’on ne puisse imaginer qu’un autre кtre pense plus parfaitement. Il est
donc nйcessaire que le terme ultime de la perfection humaine soit dans
l’intellection de quelque intelligible trиs parfait, qui est l’essence divine.
Donc, chaque crйature raisonnable est bienheureuse en ceci qu’elle voit
l’essence de Dieu, non en ce qu’elle la voit aussi clairement, ou plus, ou
moins. La vision du bienheureux ne se distingue donc pas de la vision de l’homme
dans l’йtat de voie par une plus ou moins grande perfection, mais par le fait
de voir ou de ne pas voir. Voilа pourquoi Adam, puisqu’il йtait encore en
chemin vers la bйatitude, n’a pas vu Dieu dans son essence.
Rйponse aux objections :
1° Trois mйdiums
peuvent кtre considйrйs dans une vision : celui sous lequel on voit, celui
par lequel on voit, qui est l’espиce de la rйalitй vue, et celui dont on reзoit
la connaissance de la rйalitй vue. Par exemple dans la vision corporelle, le
mйdium sous lequel on voit est la lumiиre, par laquelle une chose devient
visible en acte et la vue est perfectionnйe pour la vision ; le mйdium par
lequel on voit est l’espиce, existant dans l’њil, de la rйalitй sensible,
espиce qui, en tant que forme du voyant comme tel, est le principe de
l’opйration visuelle ; le mйdium dont on reзoit la connaissance de la
rйalitй vue est par exemple un miroir, а partir duquel, parfois, l’espиce de
quelque objet visible, par exemple une pierre, passe dans l’њil, et non
immйdiatement а partir de la pierre elle-mкme.
Et ces trois
mйdiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle : de sorte qu’а
la lumiиre corporelle corresponde la lumiиre de l’intellect agent, comme un
mйdium sous lequel l’intelligence voit ; а l’espиce visible, l’espиce
intelligible, par laquelle l’intellect possible devient actuellement
connaissant ; et au mйdium dont on reзoit comme а partir d’un miroir la
connaissance de l’objet vu, est comparй l’effet а partir duquel nous arrivons а
connaоtre la cause ; car ainsi, la ressemblance de la cause est imprimйe а
notre intelligence non pas immйdiatement depuis la cause, mais depuis l’effet,
en lequel resplendit la ressemblance de la cause. Aussi ce genre de
connaissance est-il appelй spйculaire, а cause de sa ressemblance avec la
vision dans un miroir.
Pour connaоtre
Dieu, l’homme dans l’йtat d’aprиs le pйchй a donc besoin d’un mйdium, qui est
comme un miroir en lequel se reflиte la ressemblance de Dieu lui-mкme. Car il
est nйcessaire que nous arrivions aux perfections invisibles de Dieu par le
moyen de ses crйatures, comme il est dit en Rom. 1, 20. L’homme dans
l’йtat d’innocence n’avait pas besoin de ce mйdium, mais il avait besoin de
celui qui est comme l’espиce de la rйalitй vue ; car il voyait Dieu par
quelque lumiиre spirituelle divinement insinuйe а l’esprit de l’homme, et qui
йtait comme une ressemblance expresse de la lumiиre incrййe. Mais il n’aura pas
besoin de ce mйdium dans la patrie, car il verra l’essence de Dieu en
elle-mкme, non par une ressemblance de celle-ci, qu’elle soit intelligible ou
sensible, puisque aucune ressemblance crййe ne peut reprйsenter Dieu si
parfaitement qu’un homme voyant par elle puisse connaоtre l’essence mкme de
Dieu. Cependant, il aura besoin dans la patrie de la lumiиre de gloire, qui
sera comme un mйdium sous lequel on voit, suivant ce passage du Psaume
35, 10 : « dans ta lumiиre nous verrons la lumiиre », parce
que cette vision n’est naturelle а aucune crйature, mais а Dieu seul, et par
consйquent aucune crйature ne peut y atteindre par sa nature, mais pour
l’obtenir il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par une lumiиre divinement
йmise. La deuxiиme vision qui a lieu par un mйdium, qui est l’espиce, est
naturelle а l’ange ; mais elle est au-dessus de la nature de l’homme ;
c’est pourquoi il a besoin pour elle de la lumiиre de la grвce. La troisiиme
convient а la nature de l’homme ; voilа pourquoi elle seule lui est
laissйe aprиs le pйchй. Et ainsi, il ressort que la vision par laquelle l’homme
a vu Dieu dans l’йtat d’innocence fut intermйdiaire entre la vision par
laquelle nous voyons maintenant et la vision des bienheureux.
On voit donc
clairement que l’homme aprиs le pйchй a besoin de trois mйdiums pour voir Dieu,
а savoir : la crйature elle-mкme, par laquelle il monte vers la
connaissance divine ; la ressemblance de Dieu lui-mкme, qu’il reзoit de la
crйature ; et la lumiиre, par laquelle il est perfectionnй pour кtre
dirigй vers Dieu, que ce soit la lumiиre de la nature, comme l’intellect agent,
ou la lumiиre de la grвce, comme la lumiиre de la foi ou de la sagesse. Dans
l’йtat d’avant le pйchй, il avait besoin de deux mйdiums, а savoir : celui
qui est une ressemblance de Dieu, et celui qui est une lumiиre йlevant ou
dirigeant l’esprit. Les bienheureux, quant а eux, n’ont besoin que d’un mйdium,
а savoir la lumiиre de gloire qui йlиve l’esprit. Et Dieu lui-mкme se voit sans
aucun mйdium, car il est lui-mкme la lumiиre par laquelle il se voit.
2° Le Maоtre
n’exclut pas qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ait vu Dieu par une ressemblance
crййe comme par un mйdium ; mais il dit qu’il n’avait pas besoin pour cela
de l’intermйdiaire d’une crйature visible.
3° Adam, dans
l’йtat d’innocence, ne voyait pas les joies de la cour cйleste au point de
comprendre ce qu’elles йtaient ou quelle йtait leur grandeur, car cela
appartient aux seuls bienheureux ; mais il connaissait leur existence,
puisqu’il en avait quelque participation.
4° Dieu, dans la
contemplation, est vu par un mйdium qui est la lumiиre de la sagesse, qui йlиve
l’esprit pour qu’il distingue les choses divines ; mais non en sorte que
l’essence divine elle-mкme soit vue immйdiatement. Et c’est de cette faзon que
les contemplatifs le voient aussi par la grвce dans l’йtat d’aprиs le pйchй,
quoique plus parfaitement dans l’йtat d’innocence.
5° L’homme йtait
fait pour voir Dieu non au dйbut, mais au terme ultime de sa perfection ;
voilа pourquoi s’il n’a pas vu Dieu au premier temps de sa crйation, ce ne fut
pas parce qu’un obstacle l’en empкchait, mais seulement par sa propre imperfection,
parce qu’il n’avait pas encore en soi la perfection qui est requise pour voir
l’essence divine.
6° Adam, dans
l’йtat d’innocence, dйsirait voir Dieu dans son essence ; mais son dйsir
йtait ordonnй : il tendait en effet а voir Dieu quand ce serait le temps.
Ne point voir Dieu avant le temps convenable ne causait donc en lui aucune
affliction.
7° On dit que
notre esprit est formй immйdiatement а partir de la vйritй premiиre elle-mкme,
non qu’il ne la connaisse quelquefois par l’intermйdiaire d’un habitus, d’une
espиce ou d’une crйature, mais comme la reproduction est formйe sur son modиle
immйdiat. Certains ont prйtendu en effet, comme on le voit chez Denys au livre
des Noms divins, que les plus hauts
parmi les кtres sont les modиles des infйrieurs, et qu’ainsi l’вme de l’homme
procиde de Dieu par l’intermйdiaire de l’ange, et qu’il est formй sur le modиle
divin par l’intermйdiaire du modиle angйlique. Et cela est exclu par les
paroles citйes. Car l’esprit humain est crйй immйdiatement par Dieu, et il est
formй immйdiatement а partir de lui comme а partir d’un modиle ; et c’est
pour cela qu’il est aussi bйatifiй immйdiatement en lui comme en sa fin.
8° Bien que Dieu
soit intelligible par soi au plus haut point, et qu’il fыt prйsent а l’esprit
de l’homme dans l’йtat d’innocence, cependant il ne lui йtait pas prйsent comme
une forme intelligible, car l’intelligence de l’homme n’avait pas encore la
perfection qui est requise pour cela.
9°
L’objet
de la raison supйrieure, en sa condition naturelle, n’est pas l’essence divine
elle-mкme, mais certaines raisons dйrivant de Dieu dans l’esprit et reзues
aussi par les crйatures, raisons par lesquelles nous sommes perfectionnйs pour
regarder les rйalitйs йternelles.
10° Le principe
immйdiat et prochain par lequel les choses qui sont intelligibles en puissance
le deviennent en acte, est l’intellect agent ; mais le principe premier
par lequel toutes choses deviennent intelligibles, est la lumiиre incrййe
elle-mкme. Et ainsi, l’essence divine elle-mкme est aux intelligibles ce que la
substance du soleil est aux visibles corporels. Or il n’est pas nйcessaire que
celui qui voit une couleur, voie la substance du soleil ; mais qu’il voie
la lumiиre du soleil, dans la mesure oщ la couleur est йclairйe par elle. De
mкme aussi, il n’est pas nйcessaire que celui qui connaоt quelque intelligible
voie l’essence divine ; mais qu’il perзoive la lumiиre intelligible, qui
dйcoule originairement de Dieu, dans la mesure oщ c’est par elle qu’une chose
est actuellement intelligible.
11° La parole de
saint Jean Damascиne doit кtre entendue en ce sens qu’Adam йtait bienheureux
non pas au plein sens du terme, mais d’une certaine bйatitude qui convenait а
son йtat ; de mкme aussi, il est dit de quelques-uns qu’ils sont
relativement bienheureux mкme dans un йtat de malheur, en raison d’une
perfection qui se trouve en eux : « Bienheureux les pauvres en
esprit, etc. » (Mt 5, 5).
12° Mкme l’ange
dans l’йtat de nature crййe n’a pas vu Dieu dans son essence : cela ne lui
revient que par la gloire. Adam, quant а lui, a eu par grвce, dans l’йtat
d’innocence, le mode de vision que l’ange a par nature, comme on l’a dit ;
voilа pourquoi il est dit qu’il a vu comme un autre ange.
13° Moпse et saint
Paul avaient vu Dieu dans son essence par une certaine grвce privilйgiйe. Mais
bien qu’ils fussent encore dans l’йtat de voie de faзon absolue, cependant,
sous un certain rapport, en tant qu’ils voyaient Dieu dans son essence, ils
n’йtaient pas dans l’йtat de voie. Voilа pourquoi il ne convenait pas mкme а
Adam, dans l’йtat d’innocence, oщ il йtait encore en l’йtat de voie, de voir
Dieu dans son essence. S’il fut pourtant, par quelque ravissement, йlevй
au-dessus de la connaissance commune qui lui convenait alors, de faзon а voir
Dieu dans son essence, cela n’est pas aberrant, puisqu’une telle grвce a pu
кtre confйrйe а l’homme dans l’йtat d’innocence comme elle le fut а l’homme
dans l’йtat d’aprиs le pйchй.
14° Si nous
pensons que cette extase d’Adam йtait similaire au ravissement de saint Paul,
alors nous dirons que cette vision йtait au-dessus du mode commun de vision qui
lui convenait alors. Mais parce qu’on ne trouve pas dit expressйment que
pendant ce sommeil il a vu Dieu dans son essence, nous pouvons dire que dans
cette extase il fut йlevй non pas а la vision de l’essence mкme de Dieu, mais а
la connaissance de certaines choses concernant les divins mystиres, plus
profondes que celles que le mode commun de la connaissance humaine ne lui
aurait alors valu.
15° Le paradis
spirituel, en tant qu’il dйsigne la parfaite dйlectation qui rend bienheureux,
consiste dans la vision de Dieu ; mais en tant qu’il dйsigne simplement la
dйlectation que l’on йprouve de Dieu, le paradis spirituel consiste en
n’importe quelle contemplation de Dieu.
16° La volontй
n’eыt pas йtй bonne et ordonnйe, si elle avait dйsirй avoir а ce moment-lа ce
qui ne lui convenait pas alors ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas
concluant. Article 2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu а travers les crйatures ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Connaоtre Dieu
а travers la crйature, c’est connaоtre la cause par l’effet. Or cette
connaissance procиde par confrontation ou invention ; et puisqu’elle est
faible et imparfaite, elle ne convenait pas а l’homme dans l’йtat d’innocence.
Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, n’a pas vu Dieu а travers les crйatures.
2° Si l’on фte la
cause, l’effet est фtй. Or saint Isidore donne la raison pour laquelle l’homme
a vu Dieu а travers les crйatures : c’est que, s’йtant dйtournй du
Crйateur, il s’est tournй vers les crйatures. Mais ce n’йtait pas encore le cas
dans l’йtat d’innocence. Donc l’homme ne voyait alors pas Dieu а travers les
crйatures.
3° Selon Hugues
de Saint-Victor, l’homme dans cet йtat connaissait Dieu par une prйsence de contemplation.
Or dans la contemplation, Dieu est vu sans le mйdium de la crйature. L’homme ne
voyait donc pas Dieu а travers les crйatures.
4° Saint Isidore
dit que l’ange, crйй avant toute crйature, n’a pas connu Dieu а travers la
crйature. Or l’homme dans l’йtat d’innocence a vu Dieu comme un autre ange,
selon saint Jean Damascиne. L’homme non plus n’a donc pas connu Dieu а partir
des crйatures.
5° Les tйnиbres
ne sont pas une raison formelle permettant de connaоtre la lumiиre. Or toute
crйature, comparйe au Crйateur, est tйnиbres. Le Crйateur ne peut donc кtre
connu а travers la crйature.
6° Saint
Augustin dit au onziиme livre sur la Genиse
au sens littйral : « Peut-кtre, dis-je, Dieu leur parlait-il
ainsi » — c’est-а-dire а nos premiers parents — « encore
qu’ils ne participassent point а la divine sagesse au mкme degrй que les anges.
Mais, а leur maniиre humaine et de faзon moins parfaite, peut-кtre est-ce ainsi
qu’ils recevaient la visite et la parole de Dieu. » Il semble que l’on
puisse en conclure que l’homme dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par le
mкme genre de connaissance que les anges. Or les anges ne connaissent pas Dieu
а travers les crйatures, comme le montrent clairement saint Augustin au
deuxiиme livre sur la Genиse au sens
littйral, et Denys au septiиme chapitre des Noms divins. L’homme dans l’йtat d’innocence ne connaissait donc
pas Dieu а travers les crйatures.
7° L’вme de
l’homme est plus semblable а Dieu qu’une crйature sensible. Lors donc que l’вme
de l’homme йtait dans sa puretй, elle ne tendait pas а la connaissance de Dieu
а travers la crйature visible.
8° Si l’on pose
une connaissance plus parfaite, la moins parfaite devient superflue. Or l’homme
dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par une prйsence de contemplation,
comme il ressort de la citation prйcйdente de Hugues de Saint-Victor. Il n’a
donc pas connu Dieu а travers les crйatures.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre qu’Adam a йtй йtabli dans le paradis corporel,
pour qu’il y considиre son Crйateur а travers les crйatures.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question, il faut savoir que, selon Boиce au
livre sur la Consolation, la nature a
son commencement en ce qui est parfait. Et cette considйration vaut aussi pour
les њuvres de Dieu. En effet, en n’importe laquelle de ses њuvres, les choses
qui sont les premiиres ont la perfection. Or, Adam fut йtabli par Dieu dans
l’йtat d’innocence comme le principe de tout le genre humain, non seulement
pour que la nature humaine fыt propagйe par lui dans une descendance, mais
aussi pour qu’il transmоt а d’autres la justice originelle ; il est donc
nйcessaire de poser que l’homme dans l’йtat d’innocence avait deux
perfections : l’une naturelle, l’autre gratuitement accordйe par Dieu en
plus de ce qui йtait dы aux principes naturels.
Or selon la
perfection naturelle, il ne pouvait lui convenir de connaоtre Dieu qu’а partir
des crйatures ; et en voici la preuve. Dans un genre donnй, la puissance
passive ne s’йtend qu’aux objets auxquels s’йtend la puissance active ;
voilа pourquoi le Commentateur dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique qu’il n’est point, dans la nature, de puissance
passive а laquelle ne corresponde une puissance active. Or, dans la nature
humaine se trouvent deux puissances pour l’intellection : l’une quasi
passive, qui est l’intellect possible, l’autre quasi active, qui est
l’intellect agent ; et c’est pourquoi l’intellect possible, dans son
fonctionnement naturel, n’est en puissance qu’aux formes qui sont rendues actuellement
intelligibles par l’intellect agent. Et celles-ci ne sont autres que les formes
sensibles des rйalitйs, qui sont abstraites des phantasmes ; car les
substances immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes, et non parce que
nous les rendrions intelligibles. Par consйquent, notre intellect possible ne
peut s’йtendre а des intelligibles qu’а travers les formes qu’il abstrait des
phantasmes ; et de lа vient que nous ne pouvons connaоtre naturellement
Dieu ou d’autres substances immatйrielles qu’а travers les rйalitйs sensibles.
Mais l’homme
dans l’йtat d’innocence devait а la perfection de la grвce de connaоtre Dieu
par une inspiration intйrieure venant d’une irradiation de la sagesse
divine ; et de cette faзon, il connaissait Dieu non point а partir des
crйatures visibles, mais par une certaine ressemblance spirituelle imprimйe
dans son esprit. Ainsi donc, une double connaissance de Dieu йtait en
l’homme : l’une par laquelle il connaissait Dieu comme font les anges, par
inspiration intйrieure ; l’autre par laquelle il connaissait Dieu comme
nous faisons, а travers les crйatures sensibles.
Cependant,
cette seconde connaissance d’Adam diffйrait de la nфtre, comme la recherche de
celui qui a l’habitus de science et qui, en partant de ses connaissances,
considиre les choses qu’il savait dйjа, diffиre de la recherche de celui qui
apprend et qui, en partant de ses connaissances, s’efforce de parvenir aux
choses inconnues. En effet, nous ne pouvons avoir connaissance de Dieu sinon en
parvenant а le connaоtre а partir des crйatures. Mais Adam, а partir des
crйatures, considйrait Dieu qui lui йtait connu autrement, c’est-а-dire par une
illumination intйrieure.
Rйponse aux objections :
1° La
connaissance par confrontation qui nous fait aller des choses connues aux
inconnues est imparfaite, puisque par elle on cherche une chose quasi ignorйe.
Mais telle ne fut pas la connaissance par confrontation dont l’homme usait dans
l’йtat d’innocence. Cependant, rien n’empкche de dire que mкme une chose
imparfaite convenait а l’homme dans cet йtat, non certes quant а ce qui йtait
dы а sa nature, mais par rapport а une nature plus йlevйe : car la nature
humaine ne fut pas aussi parfaite dans sa crйation que l’angйlique ou la
divine.
2° Saint Isidore
explique pourquoi l’homme devait nйcessairement avoir connaissance de Dieu,
quasiment inconnu, а partir des crйatures ; et l’homme dans l’йtat
d’innocence n’avait pas besoin de cela, comme on l’a dit dans le corps de
l’article.
3° Outre cette
connaissance de contemplation, il avait une autre connaissance de Dieu, qui lui
faisait connaоtre Dieu а partir des crйatures, comme on l’a dit.
4° Adam йtait
conforme а l’ange par la grвce, dans la connaissance de contemplation ;
mais en plus de cela, il avait une autre connaissance convenant а sa nature,
comme on l’a dit.
5° La crйature
est tйnиbres, en tant qu’elle est faite а partir de rien ; mais en tant
qu’elle vient de Dieu, elle a part а quelque ressemblance de lui, et ainsi,
elle conduit а sa ressemblance.
6° Saint Augustin
parle ici de la connaissance qui a lieu par inspiration divine, et cela ressort
de ce qu’il mentionne ici la parole de Dieu. Et il ne passe pas complиtement
sous silence l’autre mode de connaissance, puisqu’il ajoute :
« Peut-кtre aussi » leur parlait-il « en se servant des
crйatures, soit а l’aide d’images corporelles au cours d’une extase de
l’esprit, soit а l’aide de quelque apparence prйsentйe а leurs sens
mкmes. »
7° Bien que l’вme
soit plus semblable а Dieu qu’une autre crйature, cependant elle ne peut
parvenir а la connaissance de sa nature jusqu’а la distinguer des autres, que
par les crйatures sensibles, qui sont а l’origine de notre connaissance.
8° Bien qu’Adam
ait vu Dieu par la lumiиre de la contemplation, cependant la connaissance qui
le fit considйrer Dieu а partir des crйatures n’est pas de trop : ainsi il
connaissait la mкme chose de plusieurs faзons, et il avait non seulement une
connaissance gratuite, mais encore une naturelle. Article 3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La
connaissance de foi est une connaissance en йnigme, comme on le voit clairement
en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par
un miroir, etc. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, eut une vision non en
йnigme, mais а dйcouvert. Il n’a donc pas eu la foi.
2° Hugues de
Saint-Victor dit : « Il a connu son Crйateur, mais non de cette
connaissance par laquelle les croyants, par la foi, le cherchent maintenant
comme absent. » Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Saint
Grйgoire, au quatriиme livre des Dialogues,
dit que la foi convient а ceux qui « ne peuvent pas savoir par
l’expйrience » les choses qu’ils doivent croire. Or Adam, comme il est dit
au mкme endroit, a connu par l’expйrience les choses que nous croyons. Il n’a
donc pas eu la foi.
4° La foi ne
porte pas seulement sur le Crйateur, mais aussi sur le Rйdempteur. Or Adam,
dans l’йtat d’innocence, ne semble avoir rien connu du Rйdempteur, car il
n’avait pas la prescience de sa chute, sans laquelle il n’y aurait pas eu de
rйdemption. Adam n’a donc alors pas eu la foi.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre de la Citй de
Dieu qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, avait « une charitй nйe d’un
cњur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincиre ». Il a donc eu la
foi.
2° Il a eu toutes
les vertus, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 29. Donc la foi aussi.
Rйponse :
Adam, dans son
premier йtat, a eu la foi : et cela apparaоt si nous considйrons l’objet
de la foi. En effet, la vйritй premiиre elle-mкme, pour autant qu’elle
n’apparaоt pas, est l’objet de la foi — et je dis qu’elle n’apparaоt pas,
ni dans son espиce, comme elle apparaоt aux bienheureux, ni par la raison naturelle,
comme certains philosophes ont des connaissances sur Dieu, par exemple qu’il
est intelligent, et incorporel, et autres choses de ce genre. Or Adam savait
non seulement ce qui peut кtre connu de Dieu par la raison naturelle, mais plus
encore ; et cependant, il n’йtait pas arrivй а voir l’essence de
Dieu : il est donc йtabli qu’il avait sur Dieu une connaissance de foi.
Mais la foi se
divise suivant deux auditions et deux paroles. La foi, en effet, vient de ce
qu’on entend, comme il est dit en Rom. 10, 17. Car il y a une
certaine parole extйrieure par laquelle Dieu parle au moyen des
prйdicateurs ; et une certaine parole intйrieure, par laquelle il nous
parle au moyen d’une inspiration intйrieure. Et l’on appelle inspiration
intйrieure une certaine parole а la ressemblance de la parole extйrieure :
de mкme, en effet, que dans la parole extйrieure nous profйrons а l’adresse de
l’auditeur non pas la chose mкme que nous voulons notifier, mais le signe de
cette chose, c’est-а-dire une expression vocale, ainsi Dieu, lorsqu’il inspire
intйrieurement, ne prйsente pas son essence а notre vue, mais quelque signe de
son essence, qui est une ressemblance spirituelle de sa sagesse. Or la foi naоt
des deux auditions dans les cњurs des fidиles. D’une part, par l’audition intйrieure,
chez ceux qui ont en premier reзu et enseignй la foi, comme les apфtres et les
prophиtes ; c’est pourquoi il est dit au Psaume 84, 9 :
« J’йcouterai ce que le Seigneur Dieu dira au-dedans de moi. »
D’autre part, par la seconde audition, la foi naоt dans les cњurs des autres
fidиles, qui reзoivent la connaissance de la foi par d’autres hommes.
Or Adam a eu la
foi comme en tant que premier enseignй par Dieu ; voilа pourquoi il dut
avoir la foi par une parole intйrieure.
Rйponse aux objections :
1° Il n’eut pas
une connaissance si claire qu’elle suffоt а фter l’obscuritй de la foi, qui
n’est фtйe que lorsque la vйritй premiиre devient apparente.
2° Hugues exclut
du premier homme la connaissance de foi telle qu’elle nous appartient, а nous
qui l’avons non par une rйvйlation qui nous est adressйe, mais en adhйrant aux
rйvйlations adressйes а d’autres hommes.
3° L’expйrience
que l’homme eut ne fut pas comme l’expйrience de ceux qui voient Dieu dans son
essence, comme on l’a dйjа dit ; elle ne suffit donc pas pour abolir la
foi.
4° Adam n’avait
pas explicitement la foi concernant le Rйdempteur, mais seulement
implicitement, dans la mesure oщ il croyait que Dieu le pourvoirait
suffisamment de tout ce qui serait nйcessaire а son salut. Article 4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les crйatures ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il n’a pas eu
connaissance des futurs, puisque cela est propre а Dieu seul, comme on le voit
en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui arriveront plus
tard, et nous reconnaоtrons que vous кtes des dieux. » Or de nombreuses
choses, parmi les crйatures, йtaient а venir. Il n’a donc pas eu connaissance
de toutes les crйatures.
2° Comme dit
Avicenne au sixiиme livre De naturalibus,
les sens extйrieurs sont nйcessaires а l’вme humaine pour qu’elle acquiиre par
eux une science parfaite des rйalitйs. Si donc l’вme d’Adam a eu la science de
toutes les rйalitйs dиs sa crйation, les sens lui auront йtй confйrйs en
vain : ce qui est impossible, puisque rien n’est vain dans les њuvres de
Dieu. Il n’a donc pas eu la science de toutes les crйatures.
3° Comme dit
Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation,
« dиs lors recouverte du nuage des membres, elle ne s’est pas totalement
oubliйe, et elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Ce passage
montre que l’вme, au premier temps de sa crйation, a cette connaissance confuse
par laquelle on connaоt les rйalitйs en gйnйral ; et non cette
connaissance distincte par laquelle on connaоt les choses particuliиres dans
leur nature propre. Si donc Adam a eu la connaissance qu’il convient а l’вme
humaine d’avoir а sa crйation, il semble qu’elle n’ait pas eu connaissance des
crйatures distinctement, mais seulement dans une certaine confusion.
4° L’on n’a une
connaissance propre d’une rйalitй que par son espиce propre existant dans
l’вme. Or l’вme humaine, comme il ressort des paroles du Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme, est а son
dйbut comme une table sur laquelle rien n’est йcrit. Adam n’a donc pas pu avoir
au premier temps de sa crйation une connaissance propre des crйatures.
5° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il ne
l’eыt pas par facultй naturelle, cependant il l’eut par un don de Dieu. En sens contraire : tous les hommes, au premier
temps de leur crйation, sont йgaux quant au mйrite, et semblables quant а la
nature. Si donc la parfaite connaissance des rйalitйs fut divinement confйrйe а
Adam au premier temps de sa crйation, il semble que pour la mкme raison elle
serait confйrйe а tous les autres hommes а leur commencement ; ce qui,
nous le voyons, est faux.
6° Rien de ce qui
est mы vers la perfection de la connaissance n’est au terme de la perfection.
Or Adam йtait mы vers la perfection de la connaissance. Il n’йtait donc pas au
terme de la connaissance, oщ il aurait eu la connaissance quasi parfaite des
crйatures. Preuve de la mineure : l’intelligence, selon le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme, n’est rien
de ce qui existe, avant qu’elle pense ; mais aprиs qu’elle a pensй, elle
est actuellement quelqu’une des choses qui existent ; et ainsi, tantфt
elle est en acte l’une des choses qui existent, tantфt non. Or tout ce qui se
comporte ainsi est en mouvement vers l’acte parfait. L’intelligence humaine а
son dйbut est donc en mouvement vers la connaissance parfaite. Et ainsi,
l’intelligence d’Adam а son dйbut n’йtait pas au terme de la science parfaite,
mais en mouvement vers la perfection.
7° Il appartient
а l’excellence de la nature angйlique que les anges aussitфt crййs soient
remplis de la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles, comme on le voit
au livre des Causes :
« Toute intelligence est pleine de formes. » Or la nature humaine
n’atteint pas l’excellence de la nature angйlique. Il ne convenait donc pas а
l’вme du premier homme d’avoir dиs son commencement la connaissance de toutes
les rйalitйs.
8° L’intelligence
ne peut penser que lorsqu’elle devient actuellement l’intelligible lui-mкme. Or
l’intelligence humaine ne peut devenir simultanйment en acte plusieurs
intelligibles. Elle ne peut donc pas connaоtre en mкme temps plusieurs
intelligibles ; et ainsi, le premier homme n’a pas pu avoir connaissance
de toutes les rйalitйs en mкme temps.
9° Un perfectible
unique a une seule perfection, car une puissance unique n’est perfectionnйe а
un moment donnй que par un seul acte d’un seul genre ; par exemple, il ne
peut y avoir dans la matiиre prime qu’une forme substantielle, et sur le corps
qu’une seule couleur. Or l’intelligence humaine est perfectible en puissance
par les habitus des sciences. Il est donc impossible qu’il y ait dans l’вme
plusieurs habitus en mкme temps. Et ainsi, l’вme d’Adam ne put avoir la science
de toutes les rйalitйs, puisque des rйalitйs diverses sont connues par des
habitus diffйrents.
10° Si Adam a
connu toutes les crйatures, alors il les a connues soit dans le Verbe, soit
dans leur nature propre, soit dans son intelligence. Or il ne les a pas connues
dans le Verbe, car cette connaissance est celle des bienheureux qui voient le
Verbe ; ni non plus dans leur nature propre, car toutes les crйatures
n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; ni enfin dans sa propre
intelligence : car il n’est pas contre la perfection du premier йtat que
la puissance supйrieure reзoive de l’infйrieure, comme l’imagination du sens,
et ainsi, il convenait а l’вme humaine que l’intelligence reзыt du sens ;
et ainsi, puisqu’il n’eыt pas perзu toutes les crйatures par le sens, elles ne
pouvaient pas кtre toutes dans son intelligence. Il n’eut donc en aucune faзon
la science de toutes les crйatures.
11° Adam fut crйй
dans un йtat oщ il pourrait progresser dans la mкme proportion quant а
l’intelligence et quant а la volontй. Or celui qui a la connaissance de toutes
les rйalitйs ne peut progresser en elle. Il n’a donc pas eu alors la science de
toutes les rйalitйs.
12° Saint Augustin
semble dire au huitiиme livre sur la Genиse
au sens littйral qu’Adam fut mis dans le paradis pour travailler, non par
nйcessitй, mais pour le plaisir de l’agriculture, qui vient de ce que « la
raison humaine dialogue en quelque sorte avec la nature, lorsque aprиs qu’on a
semй, plantй les rejetons, […] la force vitale de chaque racine et de chaque
germe est interrogйe pour ainsi dire sur ce qu’elle peut ou ne peut pas ».
Or, interroger la nature sur sa vertu n’est rien d’autre que reconnaоtre les
forces de la nature par la vue des њuvres de la nature. Adam avait donc besoin de prendre connaissance des rйalitйs а
partir des rйalitйs ; et ainsi, il n’avait pas la science de toutes les
crйatures.
13° Adam, dans
l’йtat d’innocence, ne fut pas plus parfait que les bienheureux anges. Or
ceux-ci ne savent pas tout ; c’est pourquoi le bienheureux Denys dit au
sixiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique que « les natures supйrieures purgent de toute
ignorance les natures de rang infйrieur ». Donc l’homme dans l’йtat
d’innocence, lui non plus, n’a pas tout su.
14° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Divination
des dйmons, les dйmons ne peuvent connaоtre les secrets des cњurs que dans
la mesure oщ ils sont revйlйs par les mouvements du corps. Puis donc que
l’intelligence angйlique est plus perspicace que l’intelligence humaine, il
semble qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ne put non plus connaоtre les secrets
des cњurs. Et ainsi, il n’avait pas la connaissance de toutes les crйatures.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre de la Citй de
Dieu que dan cet йtat, « rien n’йtait refusй aux dйsirs d’une volontй
bonne » . Or il pouvait, d’une volontй bonne, vouloir possйder la science
de toutes choses. Il eut donc la science de toutes choses.
2° Adam йtait
plus а l’image [de Dieu] dans son вme que dans son corps. Or Adam, en son tout
premier йtat, fut parfait quant au corps, en вge et en taille, dans tous ses
membres. Il fut donc йgalement parfait dans son вme quant а toute science.
3° La perfection
de la nature crййe est plus grande que la perfection de la nature dйchue. Or la
connaissance des futurs appartient а la condition de la nature dйchue ;
c’est pourquoi certains d’entre les saints ont йtй promus а cette perfection,
en sorte qu’ils connaissaient les futurs par le don de prophйtie, aprиs la
chute de la nature. Donc а bien plus forte raison Adam eut-il lui aussi la
connaissance des futurs, et bien plus encore des choses prйsentes.
4° [Cet argument
fait dйfaut.]
5° Les noms des
rйalitйs doivent s’accorder avec leurs propriйtйs. Or Adam a donnй des noms aux
rйalitйs, comme on le voit clairement en Gen. 2, 19. Il a donc
lui-mкme pleinement connu la nature des rйalitйs.
Rйponse :
Il y eut en
Adam deux connaissances : la connaissance naturelle, et la connaissance de
grвce.
La connaissance
naturelle de l’homme peut s’йtendre а tout ce que nous pouvons connaоtre par le
moyen de la raison naturelle. Et de cette connaissance naturelle il faut
envisager le principe et le terme. Son principe est dans une certaine
connaissance confuse de toutes choses : en effet, l’homme a naturellement
en lui la connaissance des principes universels, en lesquels prйexistent
virtuellement comme en des semences tous les objets de science qui peuvent кtre
connus par la raison naturelle. Le terme de cette connaissance est atteint
lorsque les choses qui sont virtuellement dans les principes eux-mкmes sont
dйveloppйes en acte : de mкme lorsque, а partir de la semence de l’animal,
en laquelle prйexistent virtuellement tous les membres de l’animal, est produit
un animal ayant tous ses membres parfaits et distincts, l’on dit que le terme
de la gйnйration de l’animal est atteint. Or il йtait nйcessaire qu’Adam, au
premier temps de sa crйation, ait une connaissance naturelle non seulement
quant а son principe, mais aussi quant au terme, puisqu’il йtait йtabli
lui-mкme comme pиre de tout le genre humain. Or les enfants doivent recevoir de
leur pиre non seulement l’existence par l’engendrement, mais aussi
l’instruction par l’enseignement. Et parce qu’il ne convient pas а quelqu’un
d’кtre principe en tant qu’il est en puissance, mais en tant qu’il est en
acte — la raison en est que l’acte est naturellement avant la puissance,
et que l’opйration de la nature commence toujours par ce qui est
parfait —, de lа vient la nйcessitй pour le premier homme d’кtre йtabli
lors mкme de sa crйation au terme de sa perfection et quant au corps, afin
qu’il fыt un principe convenable de gйnйration pour tout le genre humain, et
quant а la connaissance, afin qu’il fыt un principe suffisant d’enseignement.
Donc, de mкme que, dans son corps, rien qui appartоnt а la perfection du corps
lui-mкme n’йtait non dйveloppй en acte, de mкme tout ce qui йtait sйminalement
ou virtuellement dans les premiers principes de la raison йtait entiиrement
dйveloppй en une parfaite connaissance de toutes les choses auxquelles pouvait
s’йtendre la vertu des premiers principes. Il faut donc rйpondre que tout ce
qu’un homme a jamais pu rйussir а connaоtre des rйalitйs par son gйnie naturel,
Adam l’a su habituellement d’une connaissance naturelle.
Mais il y a
beaucoup de choses, dans les crйatures, qui ne peuvent кtre connues par la
raison naturelle, c’est-а-dire auxquelles la force des premiers principes ne
s’йtend pas : ainsi les futurs contingents, les pensйes des cњurs et les
dispositions des crйatures, pour autant qu’elles sont soumises а la divine
providence ; car il ne pouvait pas comprendre la divine providence, donc
l’ordre des crйatures elles-mкmes non plus, pour autant qu’elles sont soumises
а la divine providence, qui ordonne parfois les crйatures а plusieurs choses
qui dйpassent le pouvoir de la nature. Mais pour connaоtre ces choses jusqu’а
un certain point, il йtait aidй par une autre connaissance, qui est la
connaissance de grвce, par laquelle Dieu lui parlait intйrieurement, comme dit
saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse.
Mais le premier homme n’йtait pas йtabli dans cette connaissance comme s’il
йtait au terme de la perfection elle-mкme, car le terme de la connaissance
gratuite n’est que dans la vision de la gloire, а laquelle il n’йtait pas
encore parvenu ; voilа pourquoi il ne connaissait pas toutes les choses de
ce genre, mais autant qu’il lui en йtait divinement rйvйlй.
Et ainsi, il
est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.
Rйponse aux objections :
1° Il est des
futurs qui peuvent кtre connus а l’avance naturellement, dans leurs
causes ; et de ceux-ci Adam a eu connaissance. Quant aux autres, qui ne
peuvent кtre connus naturellement, il n’a pas eu connaissance de tous, mais
seulement de ceux qui lui furent divinement rйvйlйs.
2° Adam dut
possйder parfaitement tout ce que requiert la nature humaine. Or, de mкme que
la puissance augmentative est donnйe а l’homme pour qu’il parvienne а la
quantitй parfaite, de mкme aussi les sens sont donnйs а l’вme humaine pour
qu’elle acquiиre la perfection de la science. Donc, de mкme qu’Adam a eu la
puissance augmentative non pour croоtre par elle, mais pour que rien ne lui
manque de ce qui est requis pour la perfection de la nature, de mкme aussi il a
eu des sens, non pour acquйrir la science par eux, mais pour avoir une nature
humaine parfaite et en outre pour expйrimenter par les sens ce qu’il savait
habituellement.
3° Adam, en tant
qu’il йtait йtabli principe de toute la nature humaine, eut autre chose que ce
qui convient communйment а tous. Il lui revenait, en effet, en tant qu’il йtait
l’instructeur de tout le genre humain, de ne pas avoir une connaissance
confuse, mais distincte, pour pouvoir enseigner par ce moyen. Et pour cela
aussi, il йtait nйcessaire que son intelligence ne fыt pas а son dйbut comme
une table non йcrite, mais qu’il eыt aussi par opйration divine la pleine
science des rйalitйs. Et cela n’appartenait pas aux autres hommes, qui
n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain.
4°,
5° &
6°
On voit dиs lors clairement la solution aux quatriиme, cinquiиme et sixiиme
arguments.
7° Que l’ange ait
йtй crйй dans la pleine connaissance des rйalitйs naturelles, lui revient comme
un dы de sa nature, mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui le doit а
l’opйration divine ; voilа pourquoi la nature humaine demeure au-dessous
de l’angйlique. De mкme aussi, le corps de l’homme est naturellement moins
parfait que le corps cйleste, quoique le corps d’Adam ait reзu au dйpart sa
quantitй parfaite par la vertu divine, ce qui appartient au corps cйleste comme
dы а sa nature.
8° L’intelligence
d’Adam ne pouvait pas кtre plusieurs intelligibles actuellement, au sens oщ
elle aurait йtй informйe actuellement par eux ; cependant, elle pouvait
кtre habituellement informйe en mкme temps par plusieurs.
9° Cet argument
est probant lorsque cette puissance est totalement perfectionnйe par une
perfection unique, comme la forme substantielle perfectionne la matiиre, et la
couleur la puissance de la surface. Mais un unique habitus de science ne
complиte pas la puissance de l’intelligence quant а tous les
intelligibles ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
10° Adam a eu
connaissance de toutes les natures non pas dans le Verbe, mais dans leur nature
propre et dans son intelligence. Et les espиces des rйalitйs permettent de
distinguer ces deux faзons de connaоtre non pas en tant qu’une chose est connue
par elles, mais en tant qu’elles-mкmes sont connues : car mкme lorsque
l’intelligence connaоt les rйalitйs dans leur nature propre, elle ne les
connaоt que par leurs espиces, qu’elle a en soi. Lors donc que, par les espиces
qu’elle a en soi, l’intelligence est conduite vers les rйalitйs mкmes qui sont
hors de l’вme, alors on dit qu’elle connaоt les rйalitйs dans leur nature
propre. Mais quand l’intelligence s’arrкte aux espиces elles-mкmes, considйrant
la nature et la disposition de ces espиces, alors on dit que l’homme connaоt
les rйalitйs dans son intelligence, comme par exemple lorsqu’il pense qu’il
pense, et de quelle faзon il pense.
Donc l’argument
de l’objectant, а savoir que toutes choses n’йtaient pas encore dans leur
nature propre, et ainsi ne pouvaient pas кtre connues dans leur nature propre,
conclut а tort. En effet, l’on dit de deux faзons que l’on connaоt une chose
dans sa nature propre. D’abord comme une йnonciation : c’est-а-dire
lorsqu’on connaоt que la chose est dans sa nature propre, ce qui peut кtre le
cas seulement quand elle existe dans sa nature propre. Et ainsi, Adam n’a pas
connu toutes les crйatures dans leur nature propre, car toutes les crйatures
n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; а moins de dire qu’elles
n’йtaient pas parfaitement dans leur nature propre, mais imparfaitement :
car tout ce qui a йtй produit ensuite a prйcйdй en quelque sorte dans les
њuvres des six jours, comme le montre clairement saint Augustin dans son
ouvrage sur la Genиse au sens littйral.
On dit d’une autre faзon que l’on connaоt une chose dans sa nature propre,
comme une dйfinition : c’est-а-dire lorsque l’on connaоt ce qu’est la
nature propre d’une chose. Et dans ce cas, mкme une chose non existante peut
кtre connue dans sa nature propre ; au point que, si tous les lions
йtaient morts, je pourrais savoir ce qu’est un lion. Et ainsi, Adam pouvait
connaоtre dans leur nature propre mкme les choses qui n’existaient pas alors.
De mкme aussi,
rien n’empкche que toutes les crйatures aient йtй dans son intelligence par leurs
ressemblances, encore qu’il ne les ait pas toutes saisies par le sens ;
car, bien qu’il ne s’oppose pas а la dignitй du premier йtat que la puissance
supйrieure reзoive de l’infйrieure, il allait cependant contre la perfection
qui йtait due au premier homme qu’il fыt crйй sans la plйnitude de la science,
et dыt recevoir la science seulement des sens.
11° De deux
faзons, Adam put progresser dans la connaissance. D’abord quant aux choses
qu’il ignorait, c’est-а-dire auxquelles la raison naturelle ne peut pas
s’йtendre. Et en elles, il put progresser en partie par une rйvйlation divine,
ainsi dans la connaissance des mystиres divins ; en partie par
l’expйrience des sens, comme dans la connaissance des futurs qui, lorsqu’ils
s’accomplissaient, auraient pu lui devenir connus, alors qu’auparavant ils lui
йtaient inconnus. Ensuite, mкme quant а ce qu’il savait : c’est-а-dire que
ce qu’il savait seulement par la science de l’esprit, il pouvait ensuite le
connaоtre aussi par expйrience du sens.
12° Ces paroles de
saint Augustin ne doivent pas кtre entendues en ce sens qu’il aurait йtй
nйcessaire а Adam de connaоtre la vertu de la nature par les њuvres de la
nature ; mais en ce sens qu’il expйrimentait que la nature, qu’il
connaissait intйrieurement en son esprit, opйrait conformйment а ce qui
prйexistait dans sa connaissance ; et cela lui йtait dйlectable.
13° Les anges ne
sont pas purifiйs de la nescience des rйalitйs naturelles, mais de la nescience
des mystиres divins ; et cette nescience fut aussi en Adam, comme on l’a
dit. Et lui-mкme aussi a eu besoin pour ceux-ci de l’illumination angйlique.
14° Les secrets
des cњurs font partie, eux aussi, des choses а la connaissance desquelles la
raison naturelle ne peut s’йtendre ; il faut donc juger pareillement de ceux-ci
et de la connaissance des futurs contingents.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Adam ne
pouvait vouloir d’une volontй bonne que ce qu’il voulait de faзon
ordonnйe ; de la sorte, ce qu’il voulait, il dйsirait l’avoir en son
temps, et ne voulait pas ce qui ne lui convenait pas.
2° Adam, quant au
corps, eut la perfection naturelle, non la surnaturelle, qui est la perfection
de la gloire ; il ne s’ensuit donc pas qu’il ait eu dans son вme la
perfection d’une connaissance autre que naturelle.
3° La
connaissance des futurs а l’avance est certes une perfection de la nature
humaine, car celle-ci en est perfectionnйe mкme aprиs la chute ; mais non
de telle sorte qu’elle soit naturelle а l’homme ; il n’йtait donc pas
nйcessaire qu’Adam eыt une telle perfection. En effet, il convient au Christ
seul que lui aient йtй confйrйes toutes les choses que les autres saints ont
eues par grвce, parce qu’il est lui-mкme pour nous le principe de la grвce,
comme Adam fut le principe de la nature ; en raison de quoi la perfection
de la connaissance naturelle lui йtait due.
4° Il entrait
dans la notion d’йtat d’innocence qu’Adam eыt toutes les vertus ; car si
l’une quelconque lui avait manquй, il n’aurait pas eu la justice originelle.
Mais avoir toute connaissance n’est pas nйcessaire а l’innocence ; il n’en
va donc pas de mкme.
5° On lit qu’Adam
donna des noms aux animaux, et il connut pleinement leurs natures, et par
consйquent celles de toutes les autres rйalitйs naturelles ; mais il ne
s’ensuit pas qu’il ait connu les choses qui sont au-dessus de la connaissance
naturelle. Article 5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Saint Grйgoire
dit au quatriиme livre des Dialogues :
« Dans son paradis, l’homme avait pris l’habitude de savourer les paroles
de Dieu, d’кtre prйsent aux esprits des bienheureux anges grвce а sa puretй de
cњur et а l’altitude de sa vision. » Il semble donc que, par la hauteur de
sa vision, il soit parvenu а voir les anges eux-mкmes.
2° А propos de
Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un
profond sommeil, etc. », la Glose
dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu
comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu,
entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Or il ne put кtre participant
de la cour angйlique sans connaоtre les anges. Il a donc eu connaissance des
anges.
3° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre, dist. 23, que l’homme fut dotй de la connaissance des
choses faites pour lui. Or, parmi les autres crйatures, les anges aussi ont йtй
faits pour l’homme, en quelque faзon, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre,
dist. 1. Il a donc eu connaissance des anges.
4° Il est plus
difficile de rendre intelligible en acte une chose qui est intelligible en
puissance, et de la penser, que de penser une chose qui est de soi actuellement
intelligible. Or l’intelligence d’Adam pouvait rendre actuellement
intelligibles les espиces des rйalitйs matйrielles, qui sont de soi
intelligibles en puissance, et avoir par ce moyen l’intelligence des rйalitйs
matйrielles. Donc а bien plus forte raison pouvait-il avoir l’intelligence des
essences mкmes des anges, qui sont de soi actuellement intelligibles,
puisqu’elles sont exemptes de matiиre.
5° Si quelqu’un
ne comprend pas davantage les choses qui de soi sont plus intelligibles, cela
vient d’une imperfection de son intelligence. Or les essences des anges sont de
soi plus intelligibles que les essences des rйalitйs matйrielles ; et il
n’y avait aucune imperfection dans l’intelligence d’Adam. Puis donc qu’il
connaissait les rйalitйs matйrielles dans leur essence, а bien plus forte
raison pouvait-il connaоtre les anges dans leur essence.
6° L’intelligence
peut penser les rйalitйs matйrielles, en abstrayant la quidditй du suppфt
matйriel ; et si cette quidditй est de nouveau un suppфt ayant une
quidditй, elle pourra pour la mкme raison abstraire de celui-ci la
quidditй ; et puisque l’on ne peut pas remonter а l’infini, elle arrivera
enfin а penser une quidditй simple n’ayant pas de quidditй. Or telle est la
quidditй de la substance sйparйe, c’est-а-dire de l’ange. L’intelligence d’Adam
a donc pu connaоtre l’essence de l’ange.
7° D’aprиs le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence, йtant une puissance non unie а un organe, n’est pas corrompue
par un intelligible trиs fort : en effet, aprиs avoir pensй un trиs grand
intelligible, elle ne comprend pas moins les plus infйrieurs, mais
davantage ; tandis que le contraire se passe dans le sens. Or
l’intelligence d’Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait intиgre et parfaite. La
force d’un intelligible ne le gкnait donc pas au point qu’il ne pыt le penser.
Et ainsi, il pouvait connaоtre les anges dans leur essence, puisque rien ne semble
empкcher cette connaissance si ce n’est la force de l’intelligible lui-mкme.
8° Comme on l’a
dйjа dit, Adam, aussitфt crйй, eut toute la connaissance а laquelle l’homme
peut parvenir naturellement. Or l’homme peut parvenir naturellement а connaоtre
dans leur essence les substances sйparйes, comme il ressort de nombreuses
sentences des Philosophes, que le Commentateur signale au troisiиme livre sur
l’Вme. Adam connaissait donc les
anges dans leur essence.
9° Il est avйrй
qu’Adam connaissait son вme dans son essence. Or l’essence de l’вme est exempte
de matiиre, comme celle de l’ange. Il pouvait donc aussi connaоtre l’ange dans
son essence.
10° La
connaissance d’Adam fut intermйdiaire entre notre connaissance et celle des
bienheureux. Or les bienheureux connaissent et voient l’essence de Dieu, tandis
que nous, nous connaissons les essences des rйalitйs matйrielles ; or
entre Dieu et les rйalitйs matйrielles, il y a les substances spirituelles, que
sont les anges. Adam a donc connu les anges dans leur essence.
En sens contraire :
1° Aucune
puissance ne peut, en connaissant, s’йtendre au-delа de son objet. Or les
objets de l’вme intellective sont les phantasmes, qui sont а l’вme intellective
ce que les sensibles sont au sens, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Notre вme ne peut donc йtendre sa
connaissance qu’aux choses qu’elle peut atteindre а partir des phantasmes. Or
l’essence des anges dйpasse tous les phantasmes. L’homme ne peut donc, par la
connaissance naturelle en laquelle nous avons dit qu’Adam йtait parfait,
parvenir а connaоtre les anges dans leur essence.
2° [Le rйpondant] disait que, bien que
l’ange ne puisse pas кtre apprйhendй par les phantasmes, cependant quelque
effet de lui peut кtre saisi dans un phantasme, et l’ange кtre connu а partir
d’un tel effet. En sens contraire : aucun
effet qui n’йgale pas sa cause ne suffit pour que l’essence de sa cause soit
connue au moyen de lui ; sinon, ceux qui connaissent Dieu par les
crйatures verraient l’essence de Dieu, ce qui est faux. Or l’effet corporel,
qui seul peut кtre saisi dans un phantasme, est un effet tel qu’il n’йgale
point la puissance de l’ange. Donc, par un tel effet, l’on ne peut connaоtre de
l’ange ce qu’il est, mais seulement qu’il existe.
3° [Le rйpondant] disait qu’Adam pouvait
connaоtre les anges par quelque effet intelligible, suivant ce que dit
Avicenne, а savoir que la prйsence en nous des intelligences n’est rien d’autre
que la prйsence en nous de leurs impressions. En sens
contraire : tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui
suivant le mode d’кtre de ce en quoi il est reзu. Or le mode d’кtre de l’вme
humaine est au-dessous du mode d’кtre de la nature angйlique. L’impression
faite par l’ange sur l’вme humaine, ou la lumiиre angйlique par laquelle il йclaire
l’esprit humain, est donc dans l’вme humaine avec un mode d’кtre infйrieur а la
nature angйlique. Puis donc que l’вme connaоt une chose suivant le mode d’кtre
avec lequel l’objet connu est en elle, l’вme, par une telle impression, ne
parviendra pas а connaоtre l’ange tel qu’il est dans son essence.
Rйponse :
Une chose peut
кtre connue au moyen de deux connaissances. Par l’une, on sait d’elle si elle
existe ; et Adam, dans l’йtat d’innocence, connaissait ainsi les anges, а
la fois d’une connaissance naturelle et par rйvйlation divine, bien plus
familiиrement et pleinement que nous ne les connaissons. Par l’autre, on sait
de la chose ce qu’elle est : ce qui est connaоtre une chose dans son
essence ; et Adam, me semble-t-il, dans l’йtat d’innocence, ne connaissait
pas les anges ainsi. On en trouve la raison en ce qu’une double connaissance
est attribuйe а Adam : la connaissance naturelle et la connaissance de
grвce.
Qu’il n’ait pas
connu les anges dans leur essence au moyen d’une connaissance naturelle, on
peut en кtre certain par le raisonnement suivant. En aucun genre, la puissance
passive naturelle ne s’йtend au-delа de ce а quoi s’йtend la puissance active
du mкme genre ; de mкme, on ne rencontre de puissance passive dans la
nature que relativement aux choses auxquelles peut s’йtendre quelque puissance
active naturelle, comme dit le Commentateur au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or, dans l’intelligence de
l’вme humaine se trouvent deux puissances : l’une quasi passive,
l’intellect possible, et l’autre quasi active, l’intellect agent. L’intellect
possible est donc naturellement en puissance а ce que surviennent en lui
seulement les choses que l’intellect agent est de nature а produire :
quoique cela n’exclue pas que d’autres choses puissent arriver en lui par
l’opйration divine, comme c’est aussi le cas dans la nature corporelle par une
opйration miraculeuse. D’autre part, par l’action de l’intellect agent ne
deviennent pas intelligibles les choses qui sont de soi intelligibles, telles
les essences des anges, mais celles qui sont de soi intelligibles en puissance,
comme c’est le cas des essences des rйalitйs matйrielles, qui sont saisies par
le sens et l’imagination ; il ne survient donc naturellement dans
l’intellect possible que les espиces intelligibles qui ont йtй abstraites des
phantasmes. Mais par de telles espиces, il est impossible de parvenir а la
vision de l’essence de la substance sйparйe, puisqu’elles sont sans proportion
avec les essences spirituelles elles-mкmes et comme d’un autre genre qu’elles.
Voilа pourquoi l’homme ne peut, par une connaissance naturelle, parvenir а
connaоtre les anges dans leur essence.
De mкme aussi,
Adam ne l’a pas pu au moyen d’une connaissance de grвce. En effet, la
connaissance de grвce est plus йlevйe que la connaissance de nature ; mais
cette йlйvation peut кtre entendue soit quant а l’intelligible, soit quant au
mode d’intellection. Quant а l’intelligible, la connaissance de l’homme est
йlevйe par la grвce sans mкme un changement d’йtat, comme nous sommes йlevйs
par la grвce de la foi а connaоtre les choses qui sont au-dessus de la
raison ; et semblablement par la grвce de la prophйtie. Mais quant а la
faзon de connaоtre, la connaissance humaine n’est йlevйe que si l’йtat est
changй. Or le mode par lequel l’intelligence connaоt naturellement consiste а
recevoir ce qui provient des phantasmes, comme on l’a dit dans cet article. Par
consйquent, si l’homme n’est pas changй d’йtat, il est nйcessaire que mкme dans
la connaissance de grвce, qui se fait par la rйvйlation divine, l’intelligence
regarde toujours vers les phantasmes ; et c’est ce que dit Denys :
« Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй
des voiles sacrйs. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat
de voie ; il lui йtait donc nйcessaire, en toute connaissance de grвce, de
regarder vers les phantasmes. Mais cette faзon de connaоtre ne permet pas de
voir les essences des anges, comme on l’a dйjа dit. Donc, ni au moyen d’une
connaissance naturelle ni au moyen d’une connaissance gratuite, Adam n’a connu
les anges dans leur essence ; а moins peut-кtre de le supposer йlevй par
la grвce а un йtat plus haut, comme le fut saint Paul dans son ravissement.
Rйponse aux objections :
1° De cette
citation de saint Grйgoire, l’on peut seulement dйduire qu’Adam a connu les
anges dans une certaine hauteur de vision, non cependant au point de parvenir а
connaоtre leur essence.
2° Si l’on pense
que le sommeil d’Adam fut une extase telle que le ravissement de saint Paul,
alors rien n’empкcherait de dire qu’au cours de ce ravissement il vit les anges
dans leur essence ; mais ce sera au-dessus du mode commun de connaissance
qui lui convenait alors. Si, par contre, on dit que ce sommeil ne fut pas une
extase telle qu’Adam ait йtй, а un certain point de vue, йlevй а l’йtat des
bienheureux, mais plutфt comme l’esprit des prophиtes est йlevй ordinairement а
la contemplation des mystиres divins, ainsi que les mots de la Glose semblent l’exprimer, alors il est
dit qu’il fut participant de la cour angйlique en raison d’une certaine
йminence de la connaissance, qui ne parvenait cependant point jusqu’aux
essences angйliques.
3° Adam eut
connaissance des anges, dans la mesure oщ ils йtaient faits pour lui. Il sut en
effet qu’ils йtaient ses compagnons de bйatitude et les serviteurs de son salut
dans l’йtat de voie, parce qu’il connut la distinction des ordres ainsi que
leurs offices bien plus parfaitement que nous ne les connaissons.
4° La difficultй
dans l’intellection survient de deux faзons. D’abord du cфtй de l’objet
connaissable, ensuite du cфtй de celui qui connaоt. Du cфtй de l’objet
connaissable, il est plus difficile de rendre quelque chose intelligible et de
le penser, que de penser ce qui est intelligible en soi ; mais du cфtй de
celui qui connaоt, ce qui est en soi intelligible peut кtre plus difficile а
connaоtre. Et c’est le cas de l’intelligence humaine, parce qu’elle n’est pas
proportionnйe pour penser naturellement les essences sйparйes, la raison en
ayant dйjа йtй indiquйe dans le corps de l’article.
5° L’intelligence
d’Adam ne souffrait pas de la carence d’une perfection qui aurait dы alors кtre
en lui. Cependant, il avait des imperfections naturelles, parmi lesquelles
йtait celle-ci, qu’il lui йtait nйcessaire, lorsqu’il connaissait, de regarder
vers des phantasmes ; et cela, en effet, est naturel а l’intelligence
humaine, dиs lors qu’elle est unie au corps, et qu’elle est la plus infйrieure
par sa nature dans l’ordre des intelligences.
6° L’intelligence
peut, en abstrayant, parvenir а la quidditй d’une rйalitй matйrielle sans autre
quidditй ultйrieure ; et elle peut en effet la penser, parce qu’elle
l’abstrait des phantasmes et que cette quidditй est rendue intelligible par la
lumiиre de l’intellect agent, ce qui donne а l’intelligence de pouvoir кtre
perfectionnйe par elle comme par une perfection propre. Mais depuis cette
quidditй, elle ne peut se hausser а la connaissance de l’essence de la
substance sйparйe, йtant donnй que la premiиre quidditй est totalement
impuissante а reprйsenter l’autre quidditй ; puisque la quidditй ne se
trouve pas du tout de la mкme faзon dans les substances sйparйes et dans les
rйalitйs matйrielles, mais quasi йquivoquement, comme dit le Commentateur au
troisiиme livre sur l’Вme. Mкme en
supposant que cette quidditй lui permette de savoir que la quidditй de la
substance sйparйe est telle dans une certaine gйnйralitй, elle n’aurait
cependant pas encore une vision de l’essence de l’ange qui lui permette de
connaоtre la diffйrence de chaque essence sйparйe avec les autres essences
sйparйes.
7° Bien que
l’intelligence humaine ne soit pas corrompue par un intelligible trиs fort,
cependant on rencontre en elle un manque de la proportion nйcessaire pour
qu’elle puisse naturellement atteindre les choses trиs intelligibles. On ne
peut donc pas dйduire des paroles du Philosophe qu’elle pense les choses
suprкmement intelligibles, mais seulement que si elle les pensait, elle ne
comprendrait pas moins les autres intelligibles.
8° Le Philosophe
laisse cette question sans rйponse au troisiиme livre sur l’Вme, oщ il cherche si l’intelligence
conjointe peut penser les essences sйparйes ; et l’on ne trouve pas qu’il
l’ait rйsolue ailleurs, dans ceux de ses livres qui nous sont parvenus. Quant а
ses successeurs, ils ont йtй en dйsaccord sur ce point. Certains ont prйtendu
que notre intelligence ne peut parvenir а penser les essences sйparйes.
D’autres, en revanche, ont posй qu’elle pouvait y arriver. Parmi eux, certains
ont usй de raisons insuffisantes, tel Avempace, de qui vient l’argument pris de
la quidditй, et Thйmistius, de qui vient l’argument pris de la facilitй de
l’intellection, arguments que le Commentateur rйsout au troisiиme livre sur l’Вme. D’autres ont usй de positions
йtrangиres et opposйes а la foi, tels Alexandre et le Commentateur Averroиs
lui-mкme.
Alexandre dit
que l’intellect possible, puisqu’il est, d’aprиs lui, sujet а gйnйration et а
corruption, ne peut aucunement arriver а penser les substances sйparйes ;
mais au terme de sa perfection, il parvient а ce que l’intellect agent, dont il
fait une certaine substance sйparйe, nous soit uni comme une forme ; et
dans cet йtat, nous penserons par l’intellect agent comme nous pensons
maintenant par l’intellect possible. Et parce que l’intellect agent, йtant une
substance sйparйe, pense les substances sйparйes, de lа vient que dans cet йtat
nous penserons les substances sйparйes ; et en cela consiste l’ultime
fйlicitй de l’homme, selon lui.
Or il ne semble
pas possible que ce qui est incorruptible et sйparй, tel l’intellect agent,
soit uni comme une forme а l’intellect possible, qui, selon Alexandre, est
corruptible et matйriel ; voilа pourquoi il a semblй а d’autres que
l’intellect possible йtait lui-mкme aussi sйparй et incorruptible. Ainsi
Thйmistius dit-il que l’intelligence aussi est sйparйe, et qu’il est dans sa
nature de penser non seulement les rйalitйs matйrielles, mais aussi les
substances sйparйes ; et que ses intelligibles ne sont pas nouveaux mais
йternels ; et que l’intelligence spйculative, par laquelle nous pensons,
est composйe de l’intellect agent et de l’intellect possible.
Mais s’il en
est ainsi, alors, puisque l’intellect possible nous est uni au commencement,
nous pourrions connaоtre dиs le dйbut les substances sйparйes. Et c’est
pourquoi le Commentateur pose une troisiиme voie intermйdiaire entre l’opinion
d’Alexandre et de Thйmistius. Il dit en effet que l’intellect possible est
sйparй et йternel, en quoi il s’accorde avec Thйmistius et diffиre
d’Alexandre ; cependant, il dit que les intelligibles spйculatifs sont
nouveaux, et effectuйs par l’action de l’intellect agent, en quoi il s’accorde
avec Alexandre et diffиre de Thйmistius. Et il dit que ces intelligibles ont
une double existence : l’une par laquelle ils sont fondйs sur les phantasmes,
et par lа ils sont en nous ; l’autre par laquelle ils sont dans
l’intellect possible, qui est ainsi uni а nous par l’intermйdiaire de ces
intelligibles. Or l’intellect agent est а ces intelligibles ce que la forme est
а la matiиre. En effet, puisque l’intellect possible reзoit а la fois ces
intelligibles, qui sont fondйs dans les phantasmes, et aussi l’intellect agent,
et que l’intellect agent est plus parfait, il est nйcessaire que la proportion
de l’intellect agent а ces intelligibles qui sont en nous soit comme la
proportion de la forme а la matiиre ; comme il en est de la proportion
entre la lumiиre et la couleur, qui sont reзues dans le diaphane ; et il
en va de mкme de tous les couples de choses reзues en un, dont l’une est plus
parfaite que l’autre. Lors donc que s’accomplit en nous la gйnйration de tels
intelligibles, alors l’intellect agent nous est parfaitement uni comme une
forme : et ainsi, nous pourrons par l’intellect agent connaоtre les
substances sйparйes, comme nous pouvons maintenant connaоtre par l’intelligence
qui est en habitus.
Il ressort donc
des paroles de ces philosophes qu’ils ne pouvaient trouver la faзon dont nous
penserions les substances sйparйes sans penser au moyen de quelque substance
sйparйe. Or, l’idйe que l’intellect possible ou l’intellect agent est une
substance sйparйe n’est pas en accord avec la vйritй de la foi, ni non plus
avec l’avis du Philosophe, qui pose au troisiиme livre sur l’Вme que l’intellect agent et l’intellect
possible sont quelque chose de l’вme humaine. Voilа pourquoi, une fois cette
position retenue, il ne semble pas possible que l’homme parvienne а connaоtre
d’une connaissance naturelle les essences sйparйes.
9° L’homme dans
l’йtat d’innocence, en pensant parfaitement quelque intelligible, connaissait parfaitement
aussi l’acte d’intellection ; et parce que l’acte d’intellection est un
effet proportionnй et йgal а la puissance d’oщ il sort, de lа vient qu’il
comprenait parfaitement l’essence de son вme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ait
compris l’essence de l’ange, puisqu’un tel acte d’intellection n’йgale pas la
puissance de l’intelligence.
10° De mкme que la
nature angйlique est intermйdiaire entre la nature divine et la corporelle, de
mкme aussi la connaissance par laquelle on connaоt l’essence angйlique est
intermйdiaire entre la connaissance par laquelle on connaоt l’essence divine et
celle par laquelle on connaоt l’essence de la rйalitй matйrielle. Mais entre
les deux extrкmes peuvent exister de nombreux intermйdiaires ; et il n’est
pas nйcessaire que quiconque dйpasse l’un des extrкmes arrive а n’importe quel
mйdium, mais qu’il arrive а quelque mйdium. L’homme dans l’йtat d’innocence
parvint donc а quelque mйdium, celui qui consiste а recevoir la connaissance de
Dieu non pas des crйatures sensibles, mais d’une rйvйlation intйrieure ;
et non а ce mйdium qui consiste а connaоtre l’essence angйlique, mйdium auquel,
cependant, l’ange parvint lors de sa crйation, quand il n’йtait pas encore
bienheureux. Article 6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Comme dit
saint Ambroise, tout pйchй vient d’une erreur. Or Adam a pu pйcher ; donc
aussi se tromper.
2° La volontй ne
porte que sur le bien, ou sur le bien estimй. Or, lorsque la volontй porte sur
le bien, on ne pиche pas. Il n’y a donc pйchй que lorsqu’une estimation
prйcйdente fait estimer une chose comme bonne et qu’elle ne l’est pas. Or toute
estimation de ce genre est une certaine erreur. Donc Adam, avant qu’il eыt
pйchй, fut trompй dans l’йtat d’innocence.
3° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 21, que si la femme n’a pas redoutй le serpent qui lui parlait,
c’est parce que, sachant qu’il avait йtй crйй, elle pensa qu’il avait aussi
reзu de Dieu la charge de parler. Mais c’йtait faux. La femme a donc eu une
opinion fausse avant de pйcher ; elle fut donc trompйe.
4° Comme dit le
Maоtre dans la mкme distinction, et aussi saint Augustin dans son ouvrage sur
la Genиse au sens littйral, le diable
eut la permission de venir sous une apparence telle que sa mйchancetй pыt кtre
facilement dйcouverte. Or, quelle que soit l’apparence sous laquelle il venait,
il aurait pu кtre dйcouvert, si l’homme dans l’йtat d’innocence ne pouvait кtre
trompй. Il a donc pu кtre trompй.
5° La femme,
aprиs avoir entendu la promesse du serpent, espйra qu’elle pourrait en obtenir
l’accomplissement ; sinon elle aurait dйsirй sottement, alors qu’il n’y
eut pas de sottise avant le pйchй. Or nul n’espиre ce qui, а son avis, est
impossible. Puis donc que ce que le dйmon promettait йtait impossible, il
semble qu’avant le pйchй la femme ait йtй trompйe en croyant cela.
6° L’intelligence
de l’homme dans l’йtat d’innocence procйdait par confrontation, et avait besoin
de dйlibйration. Or, elle n’avait besoin de dйlibйration que pour йviter
l’erreur. Elle pouvait donc se tromper dans l’йtat d’innocence.
7° L’intelligence
du dйmon, n’йtant pas unie а un corps, semble кtre bien plus perspicace que
l’intelligence de l’homme, mкme dans l’йtat d’innocence, intelligence qui йtait
unie а un corps. Or le dйmon a pu кtre trompй ; c’est pourquoi les saints
disent que lorsque les dйmons voyaient le Christ supporter des infirmitйs, ils
l’estimaient un pur homme, mais quand ils le voyaient faire des miracles, alors
ils estimaient qu’il йtait Dieu. Donc а bien plus forte raison l’homme dans
l’йtat d’innocence a-t-il pu кtre trompй.
8° Au moment oщ
l’homme pйcha de son premier pйchй, dans cet acte mкme il n’йtait pas encore en
l’йtat de faute ; car sinon, puisque l’йtat de faute est causй par le
pйchй, il y aurait un autre pйchй avant le premier. Or, dans l’acte par lequel
l’homme a pйchй la premiиre fois, il a йtй trompй. L’homme a donc pu кtre
trompй avant l’йtat de faute.
9° Saint
Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « celle-ci » —
c’est-а-dire la connaissance trompeuse — « йtait dangereuse pour
Adam, tout frais modelй ». Or quiconque a une connaissance trompeuse, est
trompй. Adam a donc йtй trompй tout frais modelй.
10° La
connaissance spйculative s’oppose а l’amour. Or il peut y avoir pйchй dans la
partie affective sans qu’il y ait aucune erreur dans la partie
spйculative ; car bien souvent, ayant la science, nous agissons contre la
science. Il a donc pu y avoir aussi pour le premier homme une erreur dans la
partie spйculative avant qu’il y eыt pйchй dans l’affective.
11° Comme on le
lit dans la Glose, а propos de
1 Tim. 2, 14 : « Ce n’est pas Adam qui fut sйduit,
etc. », « Adam ne fut pas sйduit de la mкme faзon que la femme, qui
pensa que ce que le diable suggйrait йtait vrai ; cependant, on peut
croire qu’il fut sйduit en ce qu’il crut vйniel le pйchй qui йtait
mortel. » Donc Adam, avant le pйchй, a pu кtre trompй.
12° Nul n’est
dйlivrй de l’erreur si ce n’est par la connaissance de la vйritй. Or Adam ne
savait pas tout. Il ne pouvait donc pas кtre exempt d’erreur en toutes choses.
13° Si [le
rйpondant] dit qu’il йtait prйservй de l’erreur par la divine providence, alors
en sens contraire : la divine providence subvient surtout dans les cas de
nйcessitй. Or dans la plus grande nйcessitй, lorsqu’il lui eыt йtй trиs utile
d’кtre dйlivrй de la sйduction, la divine providence ne le mit pas hors
d’atteinte de la sйduction. Donc, dans les autres cas, il eыt йtй bien moins
encore dйlivrй de l’erreur.
14° L’homme
dans l’йtat d’innocence aurait dormi, comme dit Boиce au livre des Deux Natures, et pour la mкme raison
aussi, il aurait rкvй. Or dans le rкve, n’importe quel homme est trompй,
puisqu’il adhиre en quelque sorte aux ressemblances des rйalitйs comme aux
rйalitйs mкmes. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a pu кtre trompй.
15° Adam, dans
l’йtat d’innocence, aurait usй des sens corporels. Or dans la connaissance
sensitive, l’erreur se produit souvent, comme lorsqu’une chose est vue double,
et lorsque ce qui est vu de loin semble petit. Donc Adam, dans l’йtat
d’innocence, n’eыt pas йtй libre de toute erreur.
En sens contraire :
1° Comme dit
saint Augustin, « prendre le faux pour le vrai […], ce n’est pas la nature
de l’homme tel qu’il a йtй crйй, mais la peine de l’homme depuis qu’il a йtй
condamnй ». Donc, dans l’йtat d’innocence, il ne pouvait pas кtre
trompй — ce qui est prendre le faux pour le vrai.
2° L’вme est plus
noble que le corps. Or, dans l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait souffrir
d’aucun dйfaut dans le corps. Donc bien moins encore de l’erreur, qui est un
dйfaut de l’вme.
3° Dans l’йtat
d’innocence, rien ne pouvait кtre contre la volontй de l’homme, car alors la
douleur eыt pu se trouver en lui. Or кtre trompй est, pour tous, contraire а la
volontй, selon saint Augustin, mкme pour ceux qui veulent tromper. Donc, dans
l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait pas кtre trompй.
4° Toute erreur
est soit une faute, soit une peine : mais ni l’une ni l’autre ne pouvait
exister dans l’йtat d’innocence. Donc l’erreur non plus.
5° Quand, dans
l’вme, ce qui est supйrieur domine l’infйrieur, il ne peut y avoir
d’erreur ; car toute la connaissance de l’homme est rectifiйe par ce qui
est supйrieur dans l’вme, а savoir la syndйrиse et l’intelligence des
principes. Or, dans l’йtat d’innocence, ce qui en l’homme est infйrieur йtait
entiиrement soumis au supйrieur. Donc l’erreur, alors, ne pouvait pas exister.
6° Selon saint
Augustin, « il appartient а la nature des hommes de pouvoir croire ;
mais croire, c’est la grвce des fidиles. » Donc pour la mкme raison, il
appartient а la nature de pouvoir кtre trompйe, mais кtre trompй appartient au
vice. Or dans l’йtat d’innocence le vice n’existait pas. Il ne pouvait donc pas
y avoir non plus d’erreur.
7° Comme dit
saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, l’homme dans l’йtat d’innocence,
« dans le dйlice du fruit suave de la contemplation, йtait nourri par
elle », c’est-а-dire par la contemplation. Or lorsque l’homme se tourne
vers les rйalitйs divines, il n’est pas trompй. Donc Adam, dans cet йtat, ne
pouvait pas кtre trompй.
8° Saint Jйrфme
dit : « Tout mal que nous souffrons, nos pйchйs l’ont mйritй. »
Or l’erreur est un mal. Elle n’a donc pas pu exister avant le pйchй.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que, puisque Adam n’a pas eu la science
d’absolument toutes choses, mais qu’il en a connu certaines et ignorй d’autres,
sur celles dont il avait connaissance il ne pouvait nullement кtre trompй, par
exemple sur celles qui sont connues naturellement, et sur celles qui lui
йtaient rйvйlйes divinement ; mais que sur d’autres, dont il n’avait pas
la science, comme les pensйes des cњurs, les futurs contingents et les
singuliers non prйsents au sens, il pouvait certes avoir une fausse estimation,
en opinant avec lйgиretй sur ce genre de choses en faveur de quelque faussetй,
mais sans y apporter un assentiment totalement dйterminй. Et c’est pourquoi ils
prйtendent que l’erreur ne pouvait trouver place en lui, et qu’il ne pouvait
pas non plus prendre le vrai pour le faux, car tout cela implique un
assentiment dйterminй а ce qui est faux. D’autres se sont efforcйs de rйprouver
cette position en objectant que saint Augustin appelle toute estimation fausse
une erreur, et qu’il dit aussi que toute erreur est un mal, dans les grandes
choses un grand mal, un petit dans les petites. Mais l’on ne doit pas s’y
appesantir : car lorsqu’il s’agit de rйalitйs, il faut suspendre les
questions purement verbales. Donc, je dis que non seulement l’erreur ne put
exister dans l’йtat d’innocence, mais pas mкme une quelconque opinion
fausse ; et en voici la preuve.
Bien que, dans
l’йtat d’innocence, il ait pu y avoir une carence de quelque bien, cependant il
ne pouvait nullement y avoir une corruption de bien. Or le bien de l’intelligence
elle-mкme est la connaissance de la vйritй ; voilа pourquoi les habitus
par lesquels l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre le vrai sont
appelйs vertus, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique, en tant qu’ils rendent bon l’acte de l’intelligence. Or la
faussetй est non seulement une carence de vйritй, mais aussi la corruption de
celle-ci. En effet, ils ne sont pas dans un mкme rapport а la vйritй, celui qui
n’a absolument pas la connaissance de la vйritй, en qui il y a une carence de vйritй
sans toutefois qu’il opine en faveur du contraire, et celui qui a une opinion
fausse et dont l’estimation a йtй corrompue par la faussetй. Par consйquent, de
mкme que le vrai est le bien de l’intelligence, de mкme le faux en est le mal,
et c’est pourquoi l’habitus de l’opinion n’est pas une vertu intellectuelle,
car il arrive que l’on dise par lui le faux, comme il est dit au sixiиme livre
de l’Йthique. Or aucun acte de vertu
ne peut кtre mauvais, si bien que l’opinion fausse elle-mкme est un certain acte
mauvais de l’intelligence. Puis donc que dans l’йtat d’innocence il n’y eut
aucune corruption et aucun mal, il n’a pu y avoir dans l’йtat d’innocence
aucune opinion fausse.
Le Commentateur
dit aussi au troisiиme livre sur l’Вme
que l’opinion fausse est aux objets de connaissance ce que le monstre est а la
nature corporelle. En effet, l’opinion fausse survient en dehors de l’intention
des premiers principes eux-mкmes, qui sont comme les vertus sйminales de la
connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la
puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que « tout mal
est en dehors de l’intention », comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Par consйquent, de mкme que
dans la conception du corps humain dans l’йtat d’innocence aucune monstruositй
ne serait advenue, de mкme aussi dans son intelligence aucune faussetй n’eыt pu
exister.
Une autre
preuve vient de ce que le dйsordre se produit toujours lorsqu’une chose est mue
par un motif non propre ; par exemple, si la volontй est mue par un objet
dйlectable au sens, alors qu’elle doit seulement кtre mue par l’honnкte. Or le
motif propre de l’intelligence est ce qui a une infaillible vйritй. Donc,
chaque fois que l’intelligence est mue par quelque preuve faillible, il y a
quelque dйsordre en elle, qu’elle soit mue parfaitement ou imparfaitement.
Aussi, puisque aucun dйsordre n’a pu exister dans l’intelligence de l’homme
dans l’йtat d’innocence, jamais l’intelligence de l’homme n’eыt йtй inclinйe
vers une partie plutфt que vers l’autre, si ce n’est par quelque motif
infaillible. Il ressort de cela non seulement qu’il n’aurait pu y avoir en lui
d’opinion fausse, mais qu’il n’y eut en lui absolument aucune opinion ; et
tout ce qu’il aurait connu, il l’aurait connu dans la certitude.
Rйponse aux objections :
1° Cette erreur
dont tout pйchй procиde, est l’erreur d’йlection, consistant а choisir ce qui
ne doit pas l’кtre, et а cause de laquelle tout mйchant est appelй ignorant par
le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique.
Or cette erreur prйsuppose un dйsordre dans la partie appйtitive. Car c’est
parce que l’appйtit sensitif est affectй а son objet dйlectable et que
l’appйtit supйrieur ne s’y oppose pas, que la raison est empкchйe de conduire
au choix de ce qu’elle tient habituellement. Et ainsi, il est clair que cette
erreur ne prйcиde pas entiиrement le pйchй, mais le suit.
2° Ce qui est
apprйhendй comme bien apparent ne peut кtre entiиrement dйpourvu de bontй, mais
est bon а un certain point de vue ; et c’est а ce point de vue qu’il est
apprйhendй au dйbut comme bon ; par exemple, lorsqu’une nourriture
dйfendue est apprйhendйe comme belle а la vue et dйlectable au goыt, et que
l’appйtit sensitif se porte vers un tel bien comme vers son objet propre. Mais quand
l’appйtit supйrieur suit l’infйrieur, alors il suit ce qui est bon relativement
comme si c’йtait absolument bon pour lui ; et dans ce cas, du dйsordre de
l’appйtit s’ensuit l’erreur d’йlection, comme on l’a dit.
3° Cet argument
semble aller contre les deux opinions, si nous pensons que la femme a cru que
le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole ; car ceux-lа mкmes
qui croient que l’homme dans l’йtat d’innocence a pu se tromper, ne croient
nullement qu’il a pu se tromper en distinguant les natures des choses,
puisqu’il a eu pleine connaissance des rйalitйs naturelles. Or, il va contre la
nature du serpent qu’il ait par nature l’usage de la parole, puisque cela
n’appartient qu’а l’animal raisonnable. Voilа pourquoi il est nйcessaire de
dire que la femme n’a pas cru que le serpent avait reзu l’usage de la parole
dans sa nature, mais dans quelque puissance opйrant secrиtement au-dedans de
lui ; et elle n’examina pas si celle-ci venait de Dieu ou du dйmon.
4° Cette
raison — pour laquelle il apparut sous l’apparence d’un serpent —
doit s’entendre ainsi : non en ce sens qu’il n’aurait pas pu кtre
dйcouvert quelle que soit son apparence, mais parce que sous une telle
apparence il pouvait кtre plus facilement dйcouvert.
5° La femme a
espйrй qu’elle pourrait obtenir en quelque faзon ce que le serpent a promis, et
elle a cru que cela йtait possible en quelque sorte ; et en cela, elle fut
sйduite, selon l’Apфtre en 1 Tim. 2, 14. Mais cette sйduction
fut prйcйdйe par un certain йlиvement de l’esprit qui la fit dйsirer son
excellence d’une maniиre dйrйglйe, et qu’elle conзut aussitфt aprиs avoir
entendu les paroles du serpent, comme souvent les hommes s’йlиvent au-dessus
d’eux-mкmes aprиs avoir entendu des paroles d’adulation. Et cet йlиvement
prйcйdent porta sur sa propre excellence en gйnйral : ce fut le premier
pйchй, que suivit la sйduction, parce qu’elle crut que ce que le serpent disait
йtait vrai ; alors s’ensuivit l’йlиvement par lequel elle dйsira en
particulier cette excellence que le serpent promettait.
6° L’intelligence
de l’homme dans l’йtat d’innocence avait besoin de dйlibйration pour ne pas
tomber dans l’erreur, comme il avait besoin de manger pour que son corps ne
dйfaillоt point. Mais l’homme avait une si droite dйlibйration qu’en dйlibйrant
il pouvait йviter toute erreur, comme en mangeant il pouvait йviter toute
dйfaillance corporelle. Donc, de mкme que s’il ne mangeait pas il pйchait par
omission, de mкme s’il ne dйlibйrait pas, alors qu’il en avait le temps ;
et dans ce cas, l’erreur suivait le pйchй.
7° De mкme
que l’homme dans l’йtat d’innocence йtait dйfendu contre la passion corporelle
intйrieure, comme la fiиvre et autres choses semblables, par l’efficace de la
nature, et contre l’extйrieure, comme le coup et la blessure, non par quelque puissance
intйrieure, puisqu’il n’avait pas la dot d’impassibilitй, mais par la
providence divine qui le conservait exempt de toute nuisance ; de mкme
aussi, contre l’erreur qui se produit а l’intйrieur quand on commet un
paralogisme il йtait dйfendu par la vigueur de sa propre raison, et contre
l’extйrieure par le secours divin qui l’assistait pour tout ce qui lui йtait
nйcessaire — mais le secours divin n’assiste pas les dйmons, et c’est
pourquoi il peuvent кtre trompйs.
8° Les actes
momentanйs ont leur effet au moment mкme oщ ils commencent а exister, comme
l’њil voit а l’instant mкme oщ l’air est йclairй. Or le mouvement de la volontй
en lequel consiste premiиrement le pйchй, est en un instant. Par consйquent, а
l’instant mкme oщ il pйcha, il fut dйchu de l’йtat d’innocence ; et ainsi,
il a pu кtre trompй а cet instant.
9° Saint
Jean Damascиne parle de la ruse par laquelle le premier homme, dans le pйchй
mкme, a йtй trompй. Et assurйment, il a commis ce pйchй tout frais
modelй ; car il n’a pas persйvйrй longtemps dans l’йtat d’innocence.
10° Parce que
l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence йtait unie au souverain bien, aucun
dйfaut ne pouvait exister en l’homme aussi longtemps qu’une telle union
persйvйrait. Or cette union йtait rйalisйe principalement par la volontй :
donc, avant que la partie affective ne soit corrompue, il ne pouvait y avoir ni
erreur dans l’intelligence, ni aucun dйfaut dans le corps ; quoique а
l’inverse, il ait pu y avoir un dйfaut dans la volontй sans qu’un dйfaut prйexistвt
dans l’intelligence spйculative, йtant donnй que l’union а Dieu ne s’accomplit
pas dans l’intelligence, mais dans la volontй.
11° Cette fausse
opinion par laquelle Adam crut vйniel ce qui йtait mortifиre, fut prйcйdйe en
lui par un йlиvement de l’esprit, comme on l’a dit aussi de la femme.
12° Dans les
choses dont il n’avait pas la connaissance, il pouvait кtre dйfendu contre
l’erreur en partie de l’intйrieur, car son intelligence n’eыt йtй inclinйe vers
l’une ou l’autre partie que par un motif suffisant, et pour une part plus
importante par la divine providence, qui l’eыt conservй exempt d’erreur.
13° Dans l’йtat oщ
il pйcha, le secours divin n’eыt pas manquй pour qu’il ne soit pas sйduit, s’il
se fыt tournй vers Dieu ; mais parce qu’il ne le fit pas, il tomba dans le
pйchй et la sйduction ; et cependant, cette sйduction fut la consйquence
du pйchй, comme il ressort de ce qu’on a dit.
14° Certains
prйtendent qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, n’aurait pas rкvй. Mais ce n’est
pas nйcessaire. En effet, la vision du rкve n’est pas dans la partie
intellective, mais dans la partie sensitive ; par consйquent, l’erreur
n’eыt pas йtй dans l’intelligence, qui n’aurait pas eu un libre exercice
pendant le sommeil, mais plutфt dans la partie sensitive.
15° Quand le sens
reprйsente suivant qu’il reзoit, il n’y a pas de faussetй dans le sens, comme
dit saint Augustin au livre sur la Vraie
Religion, mais la faussetй est dans l’intelligence jugeant qu’il en est
dans les rйalitйs comme le sens le montre. Mais le cas ne se serait jamais
produit en Adam, car l’intelligence ou bien aurait cessй de juger, comme dans
le sommeil, ou bien aurait jugй sur les sensibles dans l’йtat de veille et son
jugement aurait йtй vrai. Article 7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon Anselme,
« tel fut Adam, tels aussi les enfants qu’il aurait engendrйs ». Or
Adam eut la pleine science de toutes les rйalitйs naturelles, comme on l’a dйjа
dit. Ses enfants nouveau-nйs l’auraient donc eue aussi.
2° De mкme que la
volontй est perfectionnйe par la vertu, de mкme l’intelligence l’est par la
science. Or les enfants d’Adam nйs dans l’йtat d’innocence seraient nйs aussitфt
avec la plйnitude de toutes les vertus : car il aurait transfusй en eux la
justice originelle, comme dit Anselme. Et donc semblablement, ils auraient eu
toute science.
3° Selon Bиde,
l’infirmitй, la concupiscence, l’ignorance et la mйchancetй sont des
consйquences du pйchй. Or, parmi les enfants nouveau-nйs, il n’y aurait eu
aucune concupiscence, ni infirmitй, ni mйchancetй ; donc aucune ignorance
non plus, et ainsi, ils auraient eu toute science.
4° Il convenait
qu’ils naquissent parfaits dans l’вme plus encore que dans le corps. Or ils
seraient nйs sans aucun dйfaut dans le corps. Donc sans aucune ignorance non
plus dans l’вme.
5° L’homme dans
l’йtat d’innocence, suivant saint Jean Damascиne, fut comme un autre ange. Or
les anges, dиs leur crйation, ont eu connaissance de toutes les rйalitйs
naturelles. Donc les hommes dans l’йtat d’innocence йgalement, pour la mкme
raison.
6° L’вme d’Adam
et les вmes de ses enfants furent de mкme nature. Or l’вme d’Adam а son
commencement fut crййe pleine de toute la science de la nature, comme on l’a
dit. Les вmes de ses enfants auraient donc йtй crййes aussi dans la mкme
plйnitude de science.
7° А l’homme est
due une plus grande perfection de connaissance qu’aux autres animaux. Or les
autres animaux ont dиs leur naissance une estimation naturelle de ce qui leur
convient ou leur nuit : ainsi l’agneau fuit le loup, et il suit sa mиre
dиs sa naissance. Donc а bien plus forte raison les enfants dans l’йtat
d’innocence auraient-ils eu une science parfaite.
En sens contraire :
1° Hugues de
Saint-Victor dit que « ils ne seraient pas nйs parfaits en la science,
mais ils y seraient parvenus aprиs un laps de temps ».
2° Puisque l’вme
est la perfection du corps, il est nйcessaire que l’вme et le corps progressent
proportionnellement. Or les enfants dans l’йtat d’innocence n’auraient pas eu
une taille parfaite dans leur corps, comme Adam l’a eue au premier temps de sa
crйation. Donc, pour la mкme raison, ils n’auraient pas eu la pleine science,
comme l’a eue Adam.
3° Il appartient
aux enfants de recevoir de leur pиre l’existence, la nature et l’instruction.
Or, si les enfants d’Adam nouveau-nйs avaient eu la pleine science, ils
n’auraient pas pu recevoir de lui l’instruction. L’ordre complet de la
paternitй n’eыt donc pas йtй conservй entre eux et leur premier parent.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. En effet, certains prйtendent que les enfants dans l’йtat
d’innocence, quant aux choses qui appartiennent а l’вme, auraient йtй parfaits
comme Adam, et quant aux vertus, et quant а la science. Mais qu’ils ne fussent
pas parfaits dans leur corps, cela venait de la nйcessitй du sein maternel, car
il leur fallait naоtre. D’autres, а la suite d’Hugues, disent que, de mкme que
dans leur corps ils n’auraient pas immйdiatement reзu la taille parfaite mais
auraient progressй vers elle avec le temps, de mкme aussi ils seraient parvenus
avec le temps а la science parfaite.
Or, pour savoir
laquelle de ces opinions est la plus vraie, il faut savoir qu’il n’en va pas de
mкme d’Adam et de ses enfants nouveau-nйs. En effet, parce qu’il йtait йtabli
comme le principe de tout le genre humain, il йtait nйcessaire qu’Adam,
aussitфt crйй, eыt non seulement ce qui appartient au principe de la perfection
naturelle, mais aussi ce qui appartient а son terme. Mais ses enfants, qui
n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain, mais comme issus du
principe, ne devaient pas nйcessairement кtre йtablis au terme de la perfection
naturelle. Il suffisait qu’ils aient, nouveau-nйs, autant de perfection que le
requiert le commencement de la perfection naturelle. Or le commencement de la
perfection naturelle quant а la connaissance est diversement dйfini par les
deux opinions suivantes.
Certains, comme
les Platoniciens, ont posй que l’вme vient au corps pleine de toutes les
sciences, mais qu’elle est opprimйe par le nuage du corps, et empкchйe de
pouvoir user librement de la science possйdйe, sauf quant а certaines
connaissances universelles ; mais ensuite, par l’exercice de l’йtude et
des sens, de tels empкchements sont levйs, de sorte qu’elle peut librement user
de sa science : et ainsi, ils disent qu’apprendre est la mкme chose que se
souvenir. Mais si cette opinion йtait vraie, alors il serait nйcessaire de dire
que les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient eu la science de
toutes choses, car le corps dans cet йtat йtait entiиrement soumis а l’вme, et
par consйquent l’вme ne pouvait pas кtre opprimйe par la masse du corps au
point de perdre en quelque sorte sa perfection. Mais cette opinion semble
supposer que la nature de l’вme est identique а celle de l’ange, de sorte que
l’вme a la pleine science dиs sa crйation, comme il est dit que l’intelligence
est crййe pleine de formes ; et pour cette raison, les platoniciens disaient
que les вmes avaient existй avant les corps, et qu’aprиs le corps elles
retourneraient aux йtoiles semblables, comme des intelligences ; mais
cette opinion ne s’accorde assurйment pas avec la vйritй catholique.
Et c’est
pourquoi d’autres disent, suivant l’opinion d’Aristote, que l’intelligence
humaine est la derniиre dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre prime
dans l’ordre des sensibles ; et de mкme que la matiиre, considйrйe dans
son essence, n’a aucune forme, de mкme l’intelligence humaine а son dйbut est
comme une table sur laquelle rien n’est йcrit, mais ensuite la science est
acquise en elle au moyen des sens, par la puissance de l’intellect agent. Ainsi
donc, le principe de la connaissance humaine naturelle est d’кtre d’une part en
puissance а tous les objets de connaissance, mais d’autre part de n’avoir au
dйbut la connaissance que des choses qui sont immйdiatement connues par la
lumiиre de l’intellect agent, comme les premiers principes universels. Et
ainsi, il n’йtait pas nйcessaire que les enfants d’Adam aient eu toute science
dиs leur naissance ; mais ils y seraient parvenus en progressant dans le
temps.
Toutefois, il
est nйcessaire de poser en eux quelque science parfaite, celle des choses а
choisir ou а йviter, qui appartient а la prudence, car sans la prudence les
autres vertus ne peuvent pas exister, comme cela est prouvй au sixiиme livre de
l’Йthique : or il йtait
nйcessaire que les enfants les eussent, а cause de la justice originelle. Et
cette opinion me semble la plus vraie, si l’on considиre ce que requйrait
l’intйgritй de la nature. Quant а savoir
si quelque autre chose leur aurait йtй confйrйe en plus de ce que requiert
l’intйgritй de la nature, on ne peut rien affirmer а ce sujet, puisque aucune
autoritй ne l’a expressйment enseignй.
Rйponse aux objections :
1° Tel fut Adam,
tels les enfants qu’il aurait engendrйs, quant aux choses qui lui йtaient dues
en raison la nature de l’espиce. Mais quant aux choses qui lui йtaient dues
comme principe de tout le genre humain, il n’йtait pas nйcessaire que les
enfants naquissent semblables а lui.
2° Pour la
parfaite union а Dieu, que requйrait l’йtat d’innocence, toutes les vertus
йtaient nйcessaires, mais non toutes les sciences.
3° Bien que les
enfants nouveau-nйs n’eussent pas eu toute science, cependant ils n’auraient
pas eu l’ignorance qui s’ensuit du pйchй, et qui est la nescience de choses qui
doivent кtre sues : en effet, ils auraient eu la nescience de choses dont
leur йtat ne requйrait pas la connaissance.
4° Mкme dans le corps
des enfants, il n’y aurait eu aucun dйfaut les privant d’un bien qui leur йtait
dы alors ; cependant il y avait dans leurs corps la carence de quelque
bien qui leur serait advenu ensuite, comme la taille parfaite et les dots de
gloire. Et il faut rйpondre semblablement du cфtй de l’вme.
5° Les anges,
dans l’йchelle de la nature, sont plus йlevйs que les вmes, quoique, quant aux
bienfaits de la grвce, les вmes puissent leur кtre йgales ; il n’est donc
pas nйcessaire d’admettre pour la nature de l’вme ce qui est dы naturellement а
l’ange. Par ailleurs, il est dit que l’homme dans l’йtat d’innocence est comme
un autre ange, а cause de la plйnitude de grвce.
6° Bien que l’вme
d’Adam et les вmes de ses enfants soient de mкme nature, elles n’ont cependant point
le mкme rфle : car l’вme d’Adam йtait йtablie comme une certaine source
d’oщ l’instruction passerait en tous les descendants ; voilа pourquoi il
йtait nйcessaire qu’elle soit immйdiatement parfaite, ce qui n’йtait pas
nйcessaire pour les вmes des enfants.
7° Les bкtes
reзoivent а leur commencement une estimation naturelle pour connaоtre le nocif
et le convenable, car ils ne peuvent y parvenir par leur propre recherche. Mais
l’homme, par la recherche rationnelle, peut parvenir а cela et а beaucoup d’autres
choses ; il n’йtait donc pas nйcessaire que toute science se trouvвt
naturellement dans l’homme. Et cependant, la science des choses а faire, qui
appartient а la prudence, est plus naturelle а l’homme que la science
spйculative ; c’est pourquoi l’on trouve des hommes naturellement
prudents, mais non naturellement savants, comme il est dit au sixiиme livre de
l’Йthique. Et c’est aussi la raison
pour laquelle les hommes n’oublient pas facilement la prudence, comme c’est le
cas pour la science. Et ainsi, les enfants eussent йtй alors parfaits plutфt en
ce qui regarde la prudence qu’en ce qui regarde la science spйculative, comme
on l’a dit. Article 8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° S’ils avaient
йtй empкchйs, ce n’aurait pu кtre que par un dйfaut du corps. Or le corps dans
cet йtat ne rйsistait en rien а l’вme. L’usage de la raison ne pouvait donc pas
non plus кtre empкchй.
2° La vertu ou la
puissance qui ne se sert pas d’un organe n’est pas empкchйe dans son opйration
par l’imperfection d’un organe. Or l’intelligence est une puissance qui ne se
sert pas d’un organe, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. L’acte de l’intelligence ne pouvait
donc pas кtre empкchй alors par l’imperfection d’un organe corporel.
3° Si [le
rйpondant] dit qu’il йtait empкchй par un dйfaut du corps, parce que
l’intelligence recevait ce qui provient des sens, alors en sens
contraire : l’intelligence est supйrieure а une puissance sensitive. Or il
ne semble pas кtre dans l’ordre que le supйrieur reзoive de l’infйrieur. Puis
donc qu’il n’y avait aucun dйsordre dans la nature de l’homme en cet йtat, il
semble qu’il n’йtait pas nйcessaire que l’intelligence reзыt ce qui provient
des sens.
4° L’intelligence
a besoin des sens pour acquйrir par eux la science ; mais une fois qu’elle
a acquis la science, elle n’a plus besoin d’eux, de mкme que l’homme n’a plus
besoin du cheval aprиs qu’il a accompli son trajet, comme dit Avicenne. Or,
suivant une certaine opinion, les enfants dans l’йtat d’innocence ont
pleinement eu l’habitus de toutes les sciences. L’imperfection des organes
sensibles ne pouvait donc pas les empйcher d’user de la science qu’ils
possйdaient.
5° L’imperfection
des organes corporels empкche plus le sens que l’intelligence, mais les enfants
ne souffrent pas d’une imperfection corporelle telle qu’ils ne puissent ni voir
ni entendre. Leur intelligence n’est donc pas non plus empкchйe par une
imperfection corporelle, mais, semble-t-il, par la peine du premier pйchй. Or
cela n’aurait pas йtй le cas avant le pйchй. Les enfants nouveau-nйs auraient
donc eu alors le plein usage de l’intelligence.
6° L’estimation
naturelle est aux bкtes ce que la connaissance naturellement possйdйe est а
l’homme. Or les bкtes peuvent dиs leur naissance se servir de l’estimation
naturelle. Les enfants dans l’йtat d’innocence pouvaient donc user aussi de la
connaissance naturelle, au moins de celle des premiers principes.
7°
Sag. 9, 15 : « Le corps qui se corrompt appesantit
l’вme. » Or le corps de l’homme dans l’йtat d’innocence n’йtait pas
corruptible. L’вme n’en йtait donc pas appesantie au point de ne pas avoir le
libre usage de la raison.
En sens contraire :
1° Toute action
commune а l’вme et au corps est empкchйe par une imperfection du corps. Or
l’intellection est une action commune а l’вme et au corps, comme cela est
montrй au premier livre sur l’Вme.
Donc, par le dйfaut ou l’imperfection dont les enfants souffraient dans le
corps, l’usage de la raison pouvait кtre empкchй.
2° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
« l’вme ne pense absolument pas sans phantasme ». Or l’usage de
l’imagination est empкchй par l’imperfection d’un organe corporel. Donc l’usage
de l’intelligence aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions. En effet, certains disent que les enfants dans l’йtat
d’innocence auraient eu le plein usage de tous les membres corporels ; et
que cette maladresse des membres que l’on voit maintenant chez les enfants,
telle qu’ils ne peuvent se servir des pieds pour avancer ni des mains pour
tailler, etc., provient totalement du premier pйchй.
D’autres,
considйrant que de telles maladresses sont causйes par les principes naturels,
par exemple l’humiditй, qui abonde nйcessairement chez les enfants, disent que
mкme dans l’йtat d’innocence les membres des enfants n’auraient pas йtй tout а
fait habiles dans leurs actes, sans кtre cependant tout а fait aussi dйfectueux
qu’ils le sont maintenant : car maintenant, а ce qui relиve de la nature,
s’ajoute ce qui relиve de la corruption. Et assurйment, cette opinion semble
plus probable.
Puis donc qu’il
est nйcessaire que l’humiditй abonde chez les enfants dans le cerveau, en
lequel les puissances imaginative, estimative, la mйmoire et le sens commun ont
leurs organes, il йtait nйcessaire que les actes de ces puissances surtout
soient empкchйs, et par consйquent l’intelligence, qui reзoit immйdiatement ce
qui provient de telles puissances et se tourne vers elles chaque fois qu’elle
est en acte ; et cependant, l’usage de l’intelligence n’aurait pas йtй
aussi liй chez les enfants qu’il ne l’est maintenant. Et si l’autre opinion
йtait vraie, alors l’usage de l’intelligence n’aurait йtй en rien liй chez les
enfants.
Rйponse aux objections :
1° L’вme peut
кtre empкchйe par le corps de deux faзons. D’abord par mode de contrariйtй, ce
qui se produit lorsque le corps rйsiste а l’вme et l’obscurcit : ce qui
n’aurait certes pas eu lieu dans l’йtat d’innocence. Ensuite, par mode
d’impuissance et d’imperfection, c’est-а-dire en tant que le corps ne suffit
pas а accomplir tout ce dont l’вme, pour sa part, serait capable ; et
ainsi, rien ne s’opposait а ce que l’вme dans l’йtat d’innocence soit empкchйe
par le corps. En effet, il est certain qu’elle йtait alors empкchйe par le
corps d’obйir а la poussйe, et de changer de lieu aussi facilement que
lorsqu’elle est sйparйe ; et de cette faзon, elle йtait empкchйe de
pouvoir user parfaitement de ses puissances. Cependant, il n’y aurait eu en
cela aucune douleur, car l’вme, а cause de son йtat ordonnй, n’aurait commandй
que ce que le corps pouvait exйcuter.
2° Bien que
l’intelligence ne se serve pas d’un organe, cependant elle reзoit ce qui
provient de puissances qui usent d’un organe ; voilа pourquoi son acte est
empкchй par l’embarras ou l’imperfection des organes corporels.
3° L’espиce
intelligible doit а l’intellect agent, qui est une puissance supйrieure а
l’intellect possible, ce qui en elle est formel, et par quoi elle est
actuellement intelligible ; quoique ce qui est matйriel en elle soit
abstrait des phantasmes. Voilа pourquoi l’intellect possible reзoit plus
proprement ce qui provient du supйrieur que de l’infйrieur, puisque ce qui
vient de l’infйrieur ne peut кtre reзu par l’intellect possible que pour autant
qu’il reзoit la forme d’intelligibilitй de l’intellect agent. Ou bien il faut
rйpondre que les puissances infйrieures sont aussi supйrieures а un certain
point de vue, surtout dans leur puissance d’agir et de causer, du fait mкme
qu’elles sont plus proches des rйalitйs extйrieures, qui sont la cause et la
mesure de notre connaissance. Et de lа vient que le sens, non par soi mais
parce qu’il est formellement dйterminй par l’espиce de la rйalitй sensible,
sert а l’imagination, et ainsi de suite.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la
puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme а des objets. Par
consйquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non
seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la
science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance
imaginative est abоmй, comme c’est le cas des frйnйtiques, alors l’homme ne peut
mкme pas se servir de la science dйjа acquise, tant que l’вme est dans le
corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’вme sйparйe du corps, et qui a un
autre mode d’intellection.
5° L’organe de la
puissance imaginative, de la mйmoire et de la cogitative est dans le cerveau
lui-mкme, qui est un lieu de trиs grande humiditй dans le corps humain. C’est
pourquoi, а cause aussi de l’abondance d’humiditй qui est chez les enfants, les
actes de ces puissances sont mкme plus empкchйs que ceux des sens extйrieurs.
Or l’intelligence reзoit immйdiatement ce qui provient non des sens extйrieurs,
mais des sens internes.
6° Certains
autres animaux sont naturellement de tempйrament sec : voilа pourquoi
au premier temps de leur crйation il n’y a pas en eux une abondance d’humiditй
telle que les actes des sens internes soient beaucoup empкchйs. Mais l’homme
est naturellement d’un tempйrament modйrй, et il est nйcessaire qu’abonde en
lui le chaud et l’humide : et c’est pourquoi au premier temps de sa
gйnйration il est nйcessaire que se trouve en lui une humiditй
proportionnellement plus grande. En effet, dans toutes les gйnйrations
d’animaux et de plantes, le dйbut se trouve dans le liquide.
7° Le corps qui
se corrompt appesantit l’вme non seulement par l’impuissance mais aussi par la
rйsistance et l’obscurcissement. Mais le corps de l’homme dans l’йtat
d’innocence empкchait les actes de l’вme seulement par une imperfection de
puissance ou de disposition. Question 19 : [La connaissance de l’вme
aprиs la mort]
Article 1 : L’вme,
aprиs la mort, peut-elle penser ? Article 2 :
L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?
Article 1 : L’вme, aprиs la mort, peut-elle penser ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Aucune
opйration commune а l’вme et au corps ne peut demeurer dans l’вme aprиs la
mort. Or penser est une opйration commune а l’вme et au corps ; en effet,
le Philosophe dit au premier livre sur l’Вme
que « dire que l’вme pense, c’est comme si l’on disait qu’elle tisse ou
qu’elle bвtit ». L’вme, aprиs la mort, ne peut donc penser.
2° [Le rйpondant] disait que le Philosophe
parle de l’acte d’intellection qui convient а l’вme dans sa face infйrieure, et
non de celui qui lui convient dans sa face supйrieure. En
sens contraire : la face supйrieure de l’вme est celle par laquelle
elle se tourne vers les rйalitйs divines. Or, mкme quand l’homme pense quelque
chose par rйvйlation divine, sa pensйe dйpend du corps, car il est nйcessaire
que cette pensйe aussi ait lieu par une conversion aux phantasmes, qui sont
dans un organe corporel. En effet, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Le
rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй des voiles
sacrйs » ; et il appelle « voiles » les formes corporelles
mкmes sous lesquelles les rйalitйs spirituelles sont rйvйlйes. La pensйe qui
convient а l’вme dans sa face supйrieure dйpend donc du corps ; et ainsi,
la pensйe ne reste en aucune faзon dans l’вme aprиs la mort.
3° Il est dit en
Eccl. 9, 5 : « Les vivants savent qu’ils doivent mourir,
mais les morts ne connaissent rien de plus » ; la Glose : « parce qu’ils
n’avancent plus ». Il semble donc que l’вme, aprиs la mort, ou ne connaоt
rien, si l’expression « de plus » est prise temporellement, ou du
moins ne peut penser les choses qu’elle n’a pas dйjа pensйes ; car alors
elle progresserait, ce qui s’oppose а la Glose.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
les objets sensibles sont au sens ce que les phantasmes sont а l’вme
intellective. Or le sens ne peut rien sentir si des objets sensibles ne lui
sont pas prйsentйs. Donc l’вme humaine non plus ne peut rien penser si des
phantasmes ne lui sont pas prйsentйs. Or les phantasmes ne lui sont pas
prйsentйs aprиs la mort ; car ils ne sont prйsentйs que dans un organe
corporel. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.
5° [Le rйpondant] disait que le Philosophe
parle de l’вme dans son йtat d’union au corps. En sens
contraire : on dйtermine l’objet de la puissance en fonction de la
nature de la puissance elle-mкme. Or la nature de l’вme intellective est la
mкme avant et aprиs la mort. Si donc l’вme intellective avant la mort est
ordonnйe aux phantasmes comme а des objets, il semble qu’il en va de mкme aussi
aprиs la mort ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° L’вme ne peut
penser si la puissance intellective lui est фtйe. Or aprиs la mort, les
puissances intellectives que sont l’intellect agent et l’intellect possible ne
restent pas dans l’вme. En effet, de telles puissances lui conviennent а cause
de l’union de l’вme et du corps ; car si elle n’йtait pas unie au corps,
elle n’aurait pas ces puissances, comme l’ange non plus ne les a pas. L’вme,
aprиs la mort, ne peut donc pas penser.
7° Le
Philosophe dit au premier livre sur l’Вme
que la pensйe est corrompue lorsque quelque chose est corrompu а l’intйrieur.
Or cet intйrieur dont parle le Philosophe est corrompu а la mort. Il n’y aura
donc pas de pensйe aprиs la mort.
8° Si l’вme aprиs
la mort pense, il est nйcessaire qu’elle pense au moyen de quelque puissance ;
car tout ce qui agit, agit par une puissance active, et ce qui subit, subit par
une puissance passive. Elle pense donc soit par la mкme puissance qu’elle a eue
dans l’йtat de voie, soit par une autre. Si c’est par une autre, alors il
semble que lorsqu’elle est sйparйe du corps, de nouvelles puissances lui
naissent en plus ; ce qui ne semble pas probable. Et si c’est par la mкme,
cela non plus ne semble pas probable, puisque les puissances qu’elle a
maintenant sont en elle en raison de l’union au corps, union qui cesse а la
mort. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.
9° Si la
puissance intellective demeure en elle, elle demeure soit dans la mesure oщ
elle est fondйe dans la substance de l’вme, soit dans la mesure oщ elle se
rapporte а l’acte. Or ce n’est pas dans la mesure oщ elle est fondйe dans la
substance de l’вme : car si elle demeurait seulement ainsi, elle ne
pourrait rien penser d’autre qu’elle-mкme. Ni non plus dans la mesure oщ elle
se rapporte а l’acte : car dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte,
elle est perfectionnйe par les habitus qu’elle a acquis dans le corps, habitus
qui assurйment dйpendent du corps. Il semble donc que la puissance intellective
ne demeure pas aprиs la mort ; et ainsi, l’вme aprиs la mort ne pensera pas.
10° Tout ce qui
est pensй, est pensй soit au moyen de l’essence de celui qui pense, soit au
moyen de l’essence de la rйalitй pensйe, soit au moyen de la ressemblance en
celui qui pense de la rйalitй pensйe. Or, l’on ne peut pas dire que l’вme ne
pense la rйalitй qu’au moyen de l’essence de la rйalitй pensйe elle-mкme :
car alors elle ne penserait que soi-mкme, les habitus, et les autres choses
dont les essences sont actuellement en elle. Semblablement, on ne peut pas dire
qu’elle ne pense qu’au moyen de l’essence d’elle-mкme pensant : car alors,
si elle pensait d’autres choses que soi, il serait nйcessaire que son essence
soit le modиle des autres rйalitйs, comme l’essence divine est le modиle de
toutes les rйalitйs ; et par ce moyen, Dieu, en pensant son essence, pense
toutes les autres choses, ce qui ne peut pas se dire de l’вme. Ni, de mкme, au
moyen des ressemblances en l’вme des rйalitйs pensйes : car il semblerait
qu’elle pense surtout au moyen des espиces qu’elle a acquises dans le corps. Et
l’on ne peut pas dire qu’elle ne pense que par elles : car alors les вmes
des enfants, qui n’ont rien reзu des sens, ne penseraient rien aprиs la mort.
Il semble donc qu’en aucune faзon l’вme aprиs la mort ne peut penser.
11° Si [le
rйpondant] dit qu’elle connaоtra par des espиces concrййes, alors en sens
contraire : tout ce qui est concrйй а l’вme, lui convient indiffйremment
qu’elle soit dans le corps ou sйparйe du corps. Si donc l’вme humaine possиde
des espиces concrййes pour pouvoir connaоtre, la connaissance au moyen de
telles espиces lui convient non seulement aprиs qu’elle est sйparйe du corps,
mais aussi pendant qu’elle est dans le corps ; et ainsi, il semble que les
espиces qu’elle reзoit des rйalitйs seraient superflues.
12° Et si [le
rйpondant] dit que, pendant qu’elle est unie au corps, elle est empкchйe par le
corps de pouvoir s’en servir, alors en sens contraire : si le corps
empкche l’usage des ces espиces, ce sera soit en raison de la nature
corporelle, soit en raison de la corruption. Or ce n’est pas en raison de la
nature corporelle, car elle n’a aucune contrariйtй avec l’intelligence ;
or une chose ne peut кtre naturellement empкchйe que par son contraire. Ni, de
mкme, en raison de la corruption : car alors, dans l’йtat d’innocence,
quand une telle corruption n’existait pas, l’homme aurait pu se servir de ce
genre d’espиces innйes, et dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de
l’intermйdiaire des sens pour que l’вme reзoive les espиces provenant des
rйalitйs ; ce qui semble кtre faux. Il semble donc que l’вme sйparйe ne
pense pas par des espиces innйes.
13° Et si [le
rйpondant] dit qu’elle pense par des espиces infuses, alors en sens
contraire : ce genre d’espиces lui est infusй soit par Dieu, soit par un
ange. Or ce n’est pas par un ange, car il serait alors nйcessaire que de telles
espиces soient crййes par l’ange dans l’вme. Ni, de mкme, par Dieu, car il
n’est pas probable que Dieu infuse ses dons а ceux qui sont en enfer ;
d’oщ il s’ensuivrait que les вmes en enfer ne penseraient pas. Et ainsi, il ne
semble pas que l’вme sйparйe pense par des espиces infuses.
14° Saint
Augustin, au dixiиme livre sur la Trinitй,
chap. 5, dйterminant la faзon dont l’вme connaоt, dit ceci :
« Comme l’вme ne peut emporter ces corps а l’intйrieur d’elle-mкme, en ce
qui est comme le domaine de la nature incorporelle, elle roule en elle leurs
images et entraоne ces images faites d’elle-mкme en elle-mкme. Elle leur donne
pour les former quelque chose de sa propre substance ; elle conserve
pourtant le pouvoir de juger de telles images : ce pouvoir, c’est
proprement l’esprit, l’intelligence raisonnable, qui demeure comme principe de
jugement. Car ces parties de l’вme qu’informent les ressemblances corporelles,
nous sentons qu’elles nous sont communes avec les animaux. » En ces paroles,
il est exprimй que le jugement de l’вme raisonnable porte sur les images par
lesquelles sont informйes les puissances sensitives. Or de telles images ne
demeurent pas aprиs la mort, puisqu’elles sont reзues dans un organe corporel.
Le jugement de l’вme raisonnable, qui est sa pensйe, ne demeure donc pas non
plus dans l’вme aprиs la mort.
En sens contraire :
1° Selon saint
Jean Damascиne, « aucune essence ne peut кtre privйe de son opйration
propre ». Or l’opйration propre а l’вme raisonnable est de penser. L’вme
pense donc, aprиs la mort.
2° De mкme qu’une
chose est rendue passive par son union а un corps matйriel, de mкme elle est
rendue active par sйparation de ce mкme corps ; en effet, le chaud agit et
subit suivant l’union de la chaleur et de la matiиre ; et s’il y avait une
chaleur sans matiиre, elle agirait et ne subirait pas. Donc l’вme aussi est
rendue tout а fait active par la sйparation du corps. Or, que les puissances de
l’вme ne puissent pas connaоtre par elles-mкmes sans des objets extйrieurs,
cela leur convient en tant qu’elles sont passives, comme le Philosophe le dit
du sens, au deuxiиme livre sur l’Вme.
Donc l’вme, aprиs la sйparation du corps, pourra penser par soi-mкme sans
recevoir ce qui provient des objets.
3° Saint Augustin
dit au neuviиme livre sur la Trinitй
que « de mкme que l’вme recueille au moyen des sens corporels les
connaissances qu’elle a des rйalitйs corporelles, de mкme les connaissances
qu’elle a des rйalitйs incorporelles, elle les recueille par elle-mкme ».
Or elle sera toujours prйsente а elle-mкme. Elle pourra donc au moins avoir la
pensйe des rйalitйs incorporelles.
4° Comme on le
voit dans la citation prйcйdente de saint Augustin, l’вme connaоt les rйalitйs
corporelles en roulant leurs images et en les entraоnant en elle-mкme. Or elle
pourra faire cela plus librement aprиs la sйparation du corps ; d’autant
plus que saint Augustin dit dans la citation en question qu’elle le fait par
elle-mкme. Elle pourra donc mieux penser une fois sйparйe du corps.
5° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme que l’вme
sйparйe du corps entraоne avec elle ses puissances. Or c’est en raison de ses
puissances qu’elle est appelйe cognitive. Elle pourra donc connaоtre, aprиs la
mort.
Rйponse :
Comme dit le
Philosophe au premier livre sur l’Вme,
si aucune des opйrations de l’вme elle-mкme ne lui est propre, c’est-а-dire si
elle ne peut en avoir une sans le corps, alors il est impossible que l’вme soit
elle-mкme sйparйe du corps. En effet, l’opйration d’une rйalitй quelconque est
pour ainsi dire sa fin, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur en elle. Par
consйquent, de mкme que nous soutenons fermement, suivant la foi catholique,
que l’вme aprиs la mort demeure sйparйe du corps, de mкme aussi il est
nйcessaire de soutenir qu’existant sans le corps elle peut penser. Mais il est
difficile de concevoir la faзon dont elle pense, car il est nйcessaire de poser
qu’elle a un autre mode d’intellection que maintenant ; puisqu’il apparaоt
maintenant avec йvidence qu’elle ne peut penser que si elle se tourne vers les
phantasmes, qui ne restent absolument pas aprиs la mort.
Certains disent
que, de mкme qu’elle reзoit maintenant les espиces provenant des rйalitйs
sensibles par l’intermйdiaire des sens, de mкme elle pourra alors recevoir sans
l’intervention d’aucun sens. Mais cela semble impossible, car le passage d’un
extrкme а l’autre extrкme ne se fait que par des mйdiums. Or l’espиce a, dans
la rйalitй sensible elle-mкme, une existence trиs matйrielle, mais dans
l’intelligence, une existence trиs spirituelle ; il est donc nйcessaire
qu’elle passe а cette spiritualitй par l’intermйdiaire de certains degrйs, par
exemple : dans le sens, elle a une existence plus spirituelle que dans la
rйalitй sensible, dans l’imagination encore plus spirituelle que dans le sens,
et ainsi de suite en montant.
C’est pourquoi
d’autres affirment que l’вme pense aprиs la mort au moyen des espиces des
rйalitйs qu’elle a reзues des sens lorsqu’elle йtait dans le corps, et
conservйes dans l’вme elle-mкme. Mais cette opinion est rйprouvйe par certains
auteurs qui suivent l’opinion d’Avicenne. En effet, puisque l’вme intellective
ne se sert pas d’un organe corporel quant а l’intelligence, une chose ne peut
exister dans la partie intellective de l’вme qu’en tant qu’intelligible. Mais
dans les puissances qui usent d’un organe corporel, une chose peut кtre
conservйe non en tant que connaissable mais comme en un certain sujet
corporel ; et c’est pourquoi il arrive qu’il y ait des puissances
sensitives qui n’apprйhendent pas toujours actuellement les espиces ou les
concepts conservйs en elles, comme cela est clair pour l’imagination et la
mйmoire. De la sorte, il semble que dans la partie intellective rien ne soit
conservй qui ne soit apprйhendй actuellement ; et ainsi, en aucune faзon
l’вme ne peut penser aprиs la mort au moyen d’espиces dйjа reзues des rйalitйs.
Mais cela ne
semble pas vrai, car tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui
suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Or, puisque la substance immatйrielle
a un кtre plus fixe et plus stable que la substance corporelle, les espиces
seront reзues dans la partie intellective de faзon plus ferme et immobile que
dans aucune rйalitй matйrielle. Et bien qu’elles soient reзues en elle en tant
qu’intelligibles, il n’est cependant pas nйcessaire qu’elles soient toujours
pensйes en acte, car elle ne sont pas toujours en acte parfait, ni en puissance
pure ; mais en acte incomplet, qui est intermйdiaire entre la puissance et
l’acte, ce qui revient а une existence habituelle dans l’intelligence. Et c’est
pourquoi le Philosophe veut que l’вme intellective soit le lieu des espиces, au
troisiиme livre sur l’Вme, parce
qu’elle les retient en elle et les conserve. Mais cependant, de telles espиces
dйjа reзues et conservйes ne suffisent pas а la connaissance qu’il est
nйcessaire de poser dans l’вme sйparйe ; d’abord а cause des вmes des
enfants, ensuite parce que de nombreuses choses seront connues de l’вme sйparйe
qui ne sont pas connues de nous maintenant, comme les peines de l’enfer, et
autres choses semblables.
Voilа pourquoi
d’autres prйtendent que l’вme sйparйe, bien qu’elle ne reзoive pas ce qui
provient des rйalitйs, a cependant le pouvoir de se conformer aux rйalitйs а
connaоtre lorsqu’elle est en leur prйsence ; comme nous voyons que
l’imagination compose par elle-mкme des formes qu’elle n’a jamais reзues par
les sens. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car il est impossible qu’une
seule et mкme chose se fasse passer de la puissance а l’acte. Or notre вme est
en puissance aux ressemblances des rйalitйs par lesquelles elle connaоt. Il est
donc nйcessaire qu’elles soient mises en acte non par l’вme elle-mкme, mais par
une chose qui a ces ressemblances en acte : soit par les rйalitйs mкmes,
soit par Dieu, en qui toutes les formes sont en acte. Par consйquent, ni
l’intelligence ni mкme l’imagination ne compose de forme nouvellement, si ce
n’est а partir de choses prйexistantes ; par exemple, celle-ci compose la
forme de montagne d’or а partir des ressemblances prйexistantes d’or et de
montagne.
Et c’est
pourquoi d’autres disent que les formes par lesquelles l’вme sйparйe pense lui
sont imprimйes par Dieu dиs sa crйation mкme, et que c’est par elles, selon
certains, que nous pensons, mкme maintenant ; de sorte que l’вme n’obtient
pas de nouvelles espиces par les sens, mais elle est seulement excitйe а
regarder les espиces qu’elles a en soi, conformйment а l’opinion des
Platoniciens, qui voulaient qu’apprendre ne fыt rien d’autre que se souvenir.
Mais l’expйrience contredit cette opinion. En effet, nous constatons que celui
qui manque d’un sens, manque d’une science, par exemple celui qui n’a pas la
vue ne peut avoir de science concernant les couleurs ; ce qui ne serait
point, si l’вme n’avait pas besoin pour connaоtre de recevoir des espиces
depuis les sens.
Mais selon
d’autres, l’вme unie au corps ne pense rien au moyen de ces espиces concrййes,
йtant empкchйe par le corps ; mais elle pensera par elles quand elle sera
sйparйe du corps. Mais cela aussi semble dur а admettre, que les espиces qui
sont naturellement mises dans l’вme soient totalement empкchйes par le corps,
alors que l’union du corps et de l’вme n’est pas accidentelle а l’вme, mais
naturelle. En effet, nous ne rencontrons jamais que, lorsque deux choses sont naturelles
а une rйalitй, l’une soit le total empкchement de l’autre ; sinon l’autre
existerait inutilement. Cette position est aussi en dйsaccord avec l’opinion du
Philosophe qui, au troisiиme livre sur l’Вme,
compare l’intelligence humaine а une table sur laquelle rien n’est йcrit.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement en disant que chaque chose reзoit l’influence de son
supйrieur suivant le mode de son кtre. Or l’вme raisonnable possиde l’кtre en
un certain mode intermйdiaire entre les formes sйparйes et les formes
matйrielles. En effet, les formes sйparйes que sont les anges reзoivent de Dieu
un кtre indйpendant de toute matiиre, et qui n’est en aucune matiиre. Les
formes matйrielles, par contre, reзoivent de Dieu un кtre а la fois existant
dans la matiиre, et dйpendant de la matiиre, car il ne peut кtre conservй sans
matiиre. Mais l’вme raisonnable tient de Dieu un кtre existant certes dans la
matiиre — en tant qu’elle est la forme du corps, et par lа unie au corps
dans son кtre — mais non dйpendant du corps, car l’кtre de l’вme peut se
conserver sans le corps. Et c’est pourquoi l’вme raisonnable reзoit l’influence
de Dieu d’une faзon intermйdiaire entre les anges et les substances
matйrielles. Car elle reзoit la lumiиre intellectuelle de telle faзon que sa
connaissance intellective se rйfиre au corps, en tant qu’elle reзoit (les
phantasmes) en provenance des puissances corporelles, et qu’elle doive regarder
vers eux lorsqu’elle considиre en acte ; en quoi elle se trouve infйrieure
aux anges. Et cependant cette lumiиre n’est pas liйe au corps de sorte que son
opйration s’accomplisse par un organe corporel ; en quoi elle se trouve
supйrieure а toute forme matйrielle, qui n’a point d’opйration а laquelle la
matiиre ne participe. Mais quand l’вme sera sйparйe du corps, de mкme qu’elle
n’aura son кtre ni dйpendant du corps ni existant dans le corps, de mкme aussi
elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle de telle sorte
qu’elle ne sera pas liйe au corps comme si elle s’exerзait par lui, et n’aura
absolument aucune relation avec le corps.
Et ainsi,
lorsque l’вme nouvellement crййe est infusйe au corps, il ne lui est donnй de
connaissance intellectuelle qu’en relation avec les puissances
corporelles : par exemple, il lui est donnй de pouvoir par l’intellect
agent rendre intelligibles en acte les phantasmes, qui sont intelligibles en
puissance, et recevoir par l’intellect possible les espиces ainsi abstraites.
Et de lа vient que, tant qu’elle a un кtre uni au corps dans le prйsent йtat de
voie, mкme les choses dont les espиces sont conservйes en elle, elle ne les
connaоt qu’en regardant vers les phantasmes. Et toujours pour la mкme raison,
des rйvйlations de Dieu ne lui sont faites que sous les apparences des
phantasmes, et elle ne peut pas non plus penser les substances sйparйes,
celles-ci ne pouvant кtre adйquatement connues au moyen des espиces des
rйalitйs sensibles. Mais quand elle aura un кtre dйgagй du corps, alors elle
recevra l’influence de la connaissance intellectuelle а la faзon dont les anges
reзoivent, sans aucune rйfйrence au corps, c’est-а-dire qu’elle recevra de Dieu
lui-mкme les espиces des rйalitйs, et il ne sera pas nйcessaire, pour penser en
acte par ces espиces ou par celles qu’elle a dйjа acquises, de se tourner vers
des phantasmes ; il ne lui sera pas moins possible de voir d’une
connaissance naturelle les substances sйparйes elles-mкmes, que sont les anges
ou les dйmons, mais non pas Dieu, ce qui n’est accordй а aucune crйature sans
la grвce.
De tout cela,
l’on peut dйduire que l’вme aprиs la mort pense de trois faзons : d’abord
par les espиces qu’elle a reзues des rйalitйs pendant qu’elle йtait dans le
corps ; ensuite par les espиces divinement infusйes lors mкme de sa
sйparation d’avec le corps ; enfin en voyant les substances sйparйes et en
regardant en elles les espиces des rйalitйs. Mais ce dernier mode n’est pas
soumis а son arbitre, mais plutфt а l’arbitre de la substance sйparйe, qui
ouvre son intelligence en parlant et ferme celle-ci en se taisant ; et
l’on a dit ailleurs en quoi consistait cette parole.
Rйponse aux objections :
1° L’opйration de
l’intelligence qui est commune а l’вme et au corps est l’opйration qui convient
maintenant а l’вme intellective en relation avec les puissances corporelles,
que l’on considиre cette opйration dans la partie supйrieure de l’вme, ou dans
la partie infйrieure. Mais aprиs la mort, l’вme sйparйe du corps aura une
opйration qui ne se fera point par un organe corporel et n’aura aucune relation
avec le corps.
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° Cette citation
parle de l’avancement du mйrite ; et cela ressort d’une autre glose qui
dit au mкme endroit : « certains affirment qu’aprиs la mort les
mйrites croissent et dйcroissent » ; si bien que le
sens est : « ils n’avancent plus » dans la connaissance,
c’est-а-dire pour avoir un plus grand mйrite ou une plus grande rйcompense, ou
pour qu’une connaissance plus claire leur soit due ; et le sens n’est pas
qu’ensuite il ne connaоtraient rien de ce qu’ils ignoraient auparavant :
il est en effet йtabli qu’ils connaоtront alors les peines de l’enfer, qu’ils
ne connaissent pas maintenant.
4° Le Philosophe,
au troisiиme livre sur l’Вme, ne
parle que de l’intelligence unie au corps ; car sinon, la considйration de
l’intelligence ne concernerait pas le physicien.
5° Bien que la
nature de l’вme soit la mкme avant et aprиs la mort quant а la nature de
l’espиce, cependant le mode d’existence n’est pas le mкme, et par consйquent le
mode d’opйration non plus.
6° Dans l’вme
sйparйe demeureront la puissance intellective, et l’intellect agent, et
l’intellect possible : car de telles puissances ne sont pas causйes dans
l’вme par le corps ; quoique, lorsqu’elles existent dans l’вme unie au
corps, elles aient une relation avec le corps, qu’elles n’auront pas dans l’вme
sйparйe.
7° Le Philosophe
parle de la pensйe qui nous convient maintenant par rapport aux
phantasmes : en effet, elle est empкchйe lorsque l’organe corporel est
empкchй, et totalement corrompue lorsqu’il est corrompu.
8° Les mкmes
puissances intellectives qui sont maintenant dans l’вme seront dans l’вme
sйparйe, car elles sont naturelles ; or il est nйcessaire que les
puissances naturelles demeurent, quoiqu’elles aient maintenant avec le corps
une relation qu’elles n’auront pas alors, comme on l’a dit.
9°
Les
puissances intellectives demeurent dans l’вme sйparйe, tant du cфtй oщ elles
sont enracinйes dans l’essence de l’вme, que du cфtй oщ elles se rapportent а
l’acte ; et il n’est pas nйcessaire que les habitus qui ont йtй acquis
dans le corps soient dйtruits ; sauf peut-кtre suivant l’opinion
susmentionnйe, qui prйtend qu’une espиce ne reste dans l’intelligence qu’au
moment oщ elle est actuellement pensйe. Supposй aussi que ces habitus ne
restent pas, la puissance intellective resterait ordonnйe aux actes de l’autre
sorte.
10° L’вme aprиs la
mort pense par des espиces. Et elle peut assurйment penser au moyen des espиces
qu’elle a acquises dans le corps, bien que celles-ci ne suffisent pas tout а
fait, comme l’objection le mentionne.
11°
&
12°
Nous accordons les deux arguments suivants.
13° L’infusion des
dons gratuits ne parvient pas а ceux qui sont en enfer ; mais ceux-ci ne
sont pas privйs de la participation aux dons qui appartiennent а l’йtat de
nature : car rien n’est universellement privй de la participation du bien,
comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste. Or la susdite infusion d’espиces, qui se fait lors de la
sйparation de l’вme et du corps, relиve de la condition naturelle de la
substance sйparйe ; voilа pourquoi les вmes des damnйs ne sont pas non
plus privйes d’une telle infusion.
14° Saint Augustin
veut montrer par ces paroles comment l’вme s’entoure des ressemblances des
rйalitйs corporelles, au point d’estimer parfois qu’elle-mкme est un corps,
comme on le voit clairement dans les opinions des anciens philosophes. Et il
dit que cela se produit parce que l’вme, tendue vers les corps, s’applique а
ceux-ci au moyen des sens extйrieurs, et par ce moyen s’efforce d’introduire vers
soi les corps eux-mкmes autant que possible. Or, йtant elle-mкme incorporelle,
elle ne peut « emporter les corps eux-mкmes » а l’intйrieur de soi,
mais elle introduit les ressemblances des corps « comme dans le domaine de
la nature incorporelle » : encore que les formes existant dans
l’imagination soient sans matiиre, elles ne parviennent cependant pas jusqu’au
domaine de la nature incorporelle, n’йtant pas encore dйgagйes des dйpendances
de la matiиre. Or il est dit qu’elle « entraоne » ces ressemblances,
en tant qu’elle les abstrait quasi subitement des rйalitйs sensibles. Il est
dit qu’elle les « roule », en tant qu’elle les simplifie, ou en tant
qu’elle les compose et les divise. Elle les « fait en elle-mкme », en
tant qu’elles sont reзues dans la puissance de l’вme, c’est-а-dire
l’imaginative. Elle les « fait d’elle-mкme », car c’est l’вme
elle-mкme qui forme en soi de telles imaginations, de sorte que l’expression
« de » indique le principe efficient. Voilа pourquoi il ajoute que
l’вme « donne pour former ces espиces quelque chose de sa propre
substance », c’est-а-dire qu’une certaine partie de l’вme enracinйe dans
sa substance est affectйe а la charge de former les images. Mais tout ce qui
juge de quelque chose doit nйcessairement en кtre libre — et c’est
pourquoi l’intelligence est faite pure et sans mйlange, afin de juger toutes
choses, suivant le Philosophe — ; par consйquent, pour que l’вme juge sur
de telles images, qui ne sont pas les rйalitйs elles-mкmes, mais les
ressemblances des rйalitйs, il est nйcessaire qu’il y ait dans l’вme quelque
chose de supйrieur, qui n’est pas occupй par ces images : et c’est
l’esprit, qui peut juger sur de telles images. Cependant, il n’est pas
nйcessaire que l’esprit juge de ces seules images, mais il juge parfois aussi
de ces choses qui ne sont ni des corps, ni des ressemblances de corps. Article 2 : L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Si elle
connaоt les singuliers, c’est soit au moyen d’espиces concrййes, soit au moyen
d’espиces acquises. Or ce n’est pas par des espиces acquises, car dans la
partie intellective sont reзues des espиces non pas singuliиres, mais
universelles ; « et seul ce genre de l’вme est sйparй du corps, comme
l’йternel du corruptible », suivant le Philosophe. Ni, de mкme, par des
espиces concrййes, car, les singuliers йtant infiniment nombreux, il serait
nйcessaire de poser qu’une infinitй d’espиces lui seraient concrййes, ce qui
est impossible. L’вme sйparйe ne connaоt donc pas les singuliers.
2° [Le rйpondant] disait qu’elle connaоt
les singuliers par une espиce universelle. En sens
contraire : une espиce indistincte ne peut кtre le principe d’une
connaissance distincte. Or l’espиce universelle est indistincte, tandis que la
connaissance des singuliers est une connaissance distincte. L’вme sйparйe ne
peut donc pas connaоtre les singuliers par des espиces universelles.
3° [Le rйpondant] disait que l’вme sйparйe,
en prйsence du singulier, se conforme а celui-ci, et ainsi le connaоt. En sens contraire : quand le singulier est
prйsent а l’вme, ou bien quelque chose passe du singulier vers l’вme, ou bien
rien ne passe. Si quelque chose passe, l’вme sйparйe reзoit donc quelque chose
des singuliers, ce qui semble discordant. Et si rien ne passe, les espиces
existant dans l’вme demeurent donc communes, et ainsi, rien de singulier ne
peut кtre connu par leur intermйdiaire.
4° Rien
d’existant en puissance ne se fait passer de la puissance а l’acte. Or l’вme
cognitive est en puissance aux rйalitйs connaissables. Elle ne peut donc
elle-mкme se faire passer а l’acte, pour se conformer а elles. Et ainsi, il
semble que l’вme sйparйe, en prйsence des singuliers, ne les connaisse pas.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Lc 16, 23 que le riche en enfer a connu Abraham et Lazare, et qu’il
gardait la connaissance de ses frиres encore vivants. L’вme sйparйe connaоt
donc les singuliers.
2° La douleur
n’est pas sans connaissance. Or l’вme supportera la douleur du feu et des
autres peines de l’enfer. Elle connaоtra donc les singuliers.
Rйponse :
Comme on l’a
dit, l’вme sйparйe connaоt de deux faзons : d’abord au moyen d’espиces
infusйes lors mкme de la sйparation ; ensuite par les espиces qu’elles a
reзues dans le corps.
Et quant а la
premiиre faзon, l’on doit attribuer а l’вme sйparйe une connaissance semblable
а la connaissance angйlique ; donc, de mкme que les anges connaissent les
singuliers par des espиces concrййes, de mкme aussi l’вme les connaоt par des
espиces mises en elle lors mкme de la sйparation. En effet, puisque les idйes
existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs quant а la forme et
la matiиre, il est nйcessaire qu’elles en soient les modиles et les
ressemblances quant а l’une et l’autre. La rйalitй est donc connue par leur
moyen non seulement dans la nature du genre et de l’espиce, qui se prend des
principes formels, mais aussi dans sa singularitй, dont le principe est la
matiиre. Mais les formes concrййes aux esprits angйliques, et celles que les
вmes acquiиrent lors de leur sйparation, sont des ressemblances de ces raisons
idйales qui sont dans l’esprit divin ; de sorte que, de mкme que les
rйalitйs dйrivent de ces idйes pour subsister en forme et matiиre, de mкme les
espиces dйrivent dans les esprits crййs, pour leur faire connaоtre les rйalitйs
et quant а la forme, et quant а la matiиre, c’est-а-dire et quant а la nature
universelle, et quant а la nature singuliиre : et ainsi, au moyen de
telles espиces l’вme sйparйe connaоt les singuliers.
Quant aux
espиces qui sont reзues des sens, elles sont semblables aux rйalitйs dans la
mesure seulement oщ les rйalitйs peuvent agir ; c’est-а-dire par la forme.
Voilа pourquoi les singuliers ne peuvent pas кtre connus par leur
intermйdiaire, sauf peut-кtre en tant qu’elles sont reзues dans une puissance
usant d’un organe corporel, en laquelle elles sont reзues en quelque sorte
matйriellement, et donc particuliиrement. Mais dans l’intelligence, qui est
tout а fait exempte de matiиre, elles ne peuvent кtre le principe que d’une
connaissance universelle, sauf peut-кtre par une certaine rйflexion sur les
phantasmes а partir desquels les espиces intelligibles sont abstraites. Mais
cette rйflexion ne pourra pas avoir lieu aprиs la mort et la corruption des
phantasmes. Cependant, l’вme pourra appliquer de telles formes universelles aux
singuliers dont elle a connaissance de l’autre faзon.
Rйponse aux objections :
1° L’вme sйparйe
ne connaоt pas les singuliers par les espиces acquises dans le corps, ni par
des espиces concrййes, mais par des espиces mises en elle lors de la
sйparation. Et cependant, il n’est pas nйcessaire pour qu’elle connaisse les
singuliers qu’une infinitй d’espиces lui soient alors aussi infusйes :
d’une part parce que les singuliers qui doivent кtre connus d’elle ne sont pas infiniment
nombreux actuellement ; d’autre part parce qu’au moyen d’une unique
ressemblance de l’espиce, la substance sйparйe peut connaоtre tous les
individus de cette espиce, en tant que cette ressemblance de l’espиce est faite
ressemblance propre de chacun des singuliers suivant le rapport propre а tel ou
tel individu, comme on l’a dit des anges dans la question sur les anges, et
comme cela est clair pour l’essence divine, qui est la similitude propre non
seulement des individus d’une seule espиce, mais de tous les йtants, suivant
les divers rapports aux diffйrentes rйalitйs.
2° Bien que les
espиces par lesquelles l’вme sйparйe connaоt les singuliers soient en
elles-mкmes immatйrielles, et donc universelles, elles sont cependant des
ressemblances de la rйalitй et quant а la nature universelle et quant а la
nature singuliиre ; voilа pourquoi rien n’empкche que des singuliers
soient connus par leur intermйdiaire.
3° &
4° Nous
accordons les autres arguments. Question 21 : [Le bien]
Introduction
Article 1 : Le
bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ? Article 2 :
L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ? Article 3 : Le
bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ? Article 4 :
Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ? Article 5 : Le
bien crйй est-il bon par son essence ? Article 6 : Le
bien crйй consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint
Augustin ?
Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Chaque chose,
par son essence, est un йtant. Or la crйature n’est pas bonne par essence mais
par participation. Le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant quant а la
rйalitй.
2° Puisque le
bien inclut l’йtant dans sa notion, et que cependant le bien est distinct de
l’йtant quant а la notion, il est nйcessaire que la notion de bien ajoute
quelque chose а la notion d’йtant. Or, l’on ne peut pas dire qu’il ajoute а
l’йtant une nйgation, comme l’un, qui ajoute а l’йtant l’indivision, car toute
la notion de bien consiste en une position. Le bien ajoute donc positivement
quelque chose а l’йtant ; et ainsi, il semble qu’il ajoute rйellement
quelque chose.
3° [Le rйpondant] disait qu’il ajoute une
relation а la fin. En sens contraire :
dans ce cas, le bien ne serait rien d’autre qu’un йtant relatif. Or l’йtant
relatif concerne un genre d’йtant dйterminй, celui de la relation. Le bien est
donc dans un prйdicament dйterminй ; ce qui s’oppose au Philosophe au
premier livre de l’Йthique, oщ il
pose le bien dans tous les genres.
4° Comme on peut
le dйduire des paroles de Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, le bien est diffusif de soi et de l’кtre. Donc ce qui
fait qu’une chose est diffusive rend cette chose bonne. Or diffuser implique
une certaine action ; et l’action procиde de l’essence par l’intermйdiaire
de la puissance. Une chose est donc appelйe bonne en raison de la puissance
ajoutйe а l’essence ; et ainsi, le bien ajoute rйellement quelque chose а
l’кtre.
5° Plus on
s’йloigne de l’unique principe simple, plus on trouve dans les rйalitйs une
grande diversitй. Or en Dieu, l’йtant et le bien sont un par la rйalitй, et se
distinguent par la notion. Donc, dans les crйatures, ils se distinguent plus
que par la notion ; et ainsi, ils se distinguent par la rйalitй, puisqu’au-dessus
de la distinction de notion il n’y a que la distinction de rйalitй.
6° Les prйdicats
accidentels ajoutent rйellement а l’essence de la rйalitй. Or la bontй est
accidentelle а la rйalitй crййe ; sinon elle ne pourrait pas perdre la
bontй. Le bien ajoute donc rйellement quelque chose а l’йtant.
7° Tout ce
qui se dit par dйtermination formelle d’une chose, ajoute а celle-ci rйellement
quelque chose, йtant donnй que rien n’est dйterminй formellement par soi-mкme.
Or le bien se dit par dйtermination formelle, comme il est dit dans le
commentaire du livre des Causes ;
le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant.
8° En outre, rien
n’est dйterminй par soi-mкme ; or le bien dйtermine l’йtant ; le bien
ajoute donc quelque chose а l’йtant.
9° [Le rйpondant] disait que le bien
dйtermine l’йtant quant а la notion. En sens
contraire : ou bien quelque chose correspond а cette notion dans la
rйalitй, ou bien rien n’y correspond. Si rien n’y correspond, il s’ensuivra que
cette notion est inutile et vaine ; et si quelque chose correspond dans la
rйalitй, on obtient donc ce qu’on cherchait : que le bien ajoute
rйellement quelque chose а l’йtant.
10° La
relation est spйcifiйe par son terme. Or le bien signifie une relation а un
terme dйterminй, qui est la fin. Le bien signifie donc une relation spйcifique.
Or tout йtant spйcifiй ajoute rйellement quelque chose а l’йtant commun. Le
bien ajoute donc rйellement, lui aussi, quelque chose а l’йtant.
11° De mкme que le
bien et l’йtant sont convertibles, de mкme l’homme et « кtre capable de
rire ». Or bien que « кtre capable de rire » soit convertible
avec l’homme, cependant il ajoute rйellement а l’homme, а savoir le propre mкme
de l’homme, qui est du genre des accidents. Donc le bien aussi ajoute rйellement
а l’йtant.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que « c’est parce que Dieu est bon que nous sommes, et c’est dans la
mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Il semble donc que le bien
n’ajoute rien а l’йtant.
2° Chaque fois
que deux choses sont dans un rapport tel que l’une ajoute а l’autre par la
rйalitй ou par la notion, l’une d’elles peut кtre pensйe sans l’autre. Or
l’йtant ne peut кtre pensй sans le bien. Le bien n’ajoute donc rien а l’йtant,
ni par la rйalitй ni par la notion. Preuve de la mineure : Dieu peut faire
plus que l’homme ne peut penser. Or Dieu ne peut pas faire un йtant qui ne soit
bon ; car par le fait mкme qu’il vient du Bien, il est bon, comme le
montre Boиce au livre des Semaines.
L’intelligence ne peut donc pas non plus penser cela.
Rйponse :
Une chose peut
ajouter а une autre de trois faзons. D’abord, en ajoutant une rйalitй qui soit
hors de l’essence de la chose а laquelle on dit qu’elle s’ajoute ; par
exemple, le blanc ajoute quelque chose au corps, car l’essence de la blancheur
est hors de l’essence du corps. Ensuite, on dit qu’une chose ajoute а une autre
comme en la contractant et en la dйterminant ; par exemple, l’homme ajoute
quelque chose а l’animal : non qu’il y ait en l’homme quelque rйalitй qui
soit complиtement hors de l’essence de l’animal — sinon il serait
nйcessaire de dire que tout ce qu’est l’homme n’est pas l’animal, mais que
l’animal est une partie de l’homme — mais l’animal est contractй par
l’homme, car ce qui est contenu de faзon dйterminйe et actuelle dans la notion
d’homme est implicitement et quasi potentiellement contenu dans la notion
d’animal. Ainsi il entre dans la notion d’homme d’avoir une вme raisonnable,
mais il entre dans la notion d’animal d’avoir une вme, sans dйterminer si elle
est raisonnable ou non raisonnable ; cependant cette dйtermination,
suivant laquelle on dit que l’homme ajoute а l’animal, est fondйe en quelque
rйalitй. Enfin, on dit qu’une chose ajoute а une autre quant а la notion
seulement ; c’est-а-dire quand quelque chose entre dans la notion de l’une
sans entrer dans la notion de l’autre, et cependant n’est rien dans la rйalitй
mais seulement dans la raison, qu’il contracte ou non ce а quoi on dit qu’il
s’ajoute. En effet, « aveugle » ajoute quelque chose а l’homme, а savoir
la cйcitй, qui n’est pas une chose qui est dans la rйalitй, mais seulement un
йtant de raison, la raison comprenant les privations ; et l’homme est
contractй par cela, car tout homme n’est pas aveugle ; mais quand on dit
la taupe aveugle, il ne se fait aucune contraction par cet ajout.
Or il est
impossible qu’une chose ajoute quelque chose а l’йtant universel de la premiиre
faзon, quoiqu’il puisse y avoir ainsi une addition а quelque йtant
particulier ; en effet, il n’est aucune rйalitй de nature qui soit hors de
l’essence de l’йtant universel, quoiqu’il existe quelque rйalitй hors de
l’essence de cet йtant-ci. De la deuxiиme faзon, certaines choses se trouvent
ajouter а l’йtant, car l’йtant est contractй par les dix genres, dont chacun
ajoute quelque chose а l’йtant ; non certes un accident, ou quelque
diffйrence qui serait hors de l’essence de l’йtant, mais un mode d’кtre
dйterminй, qui est fondй dans l’essence mкme de la rйalitй. Et de cette faзon,
le bien n’ajoute rien а l’йtant, puisque le bien se divise йgalement en dix
genres, comme l’йtant, ainsi qu’on le voit au premier livre de l’Йthique.
Voilа pourquoi
il est nйcessaire ou bien qu’il n’ajoute rien а l’йtant, ou bien qu’il ajoute
quelque chose qui soit seulement dans la raison. En effet, s’il ajoutait quelque
chose de rйel, il serait nйcessaire que l’йtant soit contractй par la notion de
bien а quelque genre spйcial. Or, puisque l’йtant est ce qui rentre en premier
dans la conception de l’intelligence, comme dit Avicenne, il est nйcessaire que
tout autre nom ou bien soit synonyme d’йtant, ce qui ne peut se dire du bien,
puisqu’il n’est pas frivole de dire qu’un йtant est bon ; ou bien qu’il
ajoute quelque chose au moins quant а la notion ; et dans ce cas, il est
nйcessaire que le bien, puisqu’il ne contracte pas l’йtant, ajoute а l’йtant
quelque chose qui soit seulement de raison. Or ce qui est seulement de raison
ne peut кtre que deux choses : une nйgation ou quelque relation. En effet,
toute position absolue signifie une chose existant dans la rйalitй.
Ainsi donc, а
l’йtant, qui est la premiиre conception de l’intelligence, l’un ajoute ce qui
est seulement de raison, а savoir une nйgation : en effet, l’on dit
« un » comme on dirait « йtant indivis ». Mais le vrai et le
bien se disent positivement ; ils ne peuvent donc ajouter qu’une relation
qui soit seulement de raison. Or, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de
la Mйtaphysique, il se trouve que
cette relation est seulement de raison, dans laquelle le sujet de la relation
ne dйpend pas du terme, mais l’inverse, puisque la relation elle-mкme est une
certaine dйpendance, comme cela est clair pour la science et l’objet de
science, le sens et le sensible. En effet la science dйpend de l’objet de
science, mais non l’inverse ; c’est pourquoi la relation par laquelle la
science est rйfйrйe а l’objet de science est rйelle, tandis que la relation par
laquelle l’objet de science est rйfйrй а la science est seulement de
raison : car l’objet de science est dit relatif, suivant le Philosophe,
non qu’il soit lui-mкme rйfйrй, mais parce qu’autre chose lui est rйfйrй. Et il
en est ainsi dans toutes les autres choses qui se comportent comme la mesure et
le mesurй, ou la cause de perfection et le perfectible. Il est donc nйcessaire
que le vrai et le bien ajoutent а la notion d’йtant une relation de cause de
perfection.
Or il y a deux
choses а considйrer en n’importe quel йtant : la nature mкme de l’espиce,
et l’existence par laquelle une chose subsiste dans cette espиce. Et ainsi, un
йtant peut causer la perfection de deux faзons. D’abord par la nature de
l’espиce seulement. Dans ce cas, l’intelligence qui perзoit la nature de
l’йtant est perfectionnйe par celui-ci. Et cependant, l’йtant n’est pas en elle
dans son existence naturelle ; aussi cette faзon de perfectionner est-elle
ajoutйe а l’йtant par le vrai. En effet, le vrai est dans l’esprit, comme dit
le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique ;
et chaque йtant est appelй vrai dans la mesure ou il est conformй ou
conformable а l’intelligence ; voilа pourquoi tous ceux qui dйfinissent
correctement le vrai posent l’intelligence dans sa dйfinition. Ensuite, l’йtant
cause la perfection d’autre chose non seulement par la nature de son espиce,
mais aussi par l’existence qu’il a dans la rйalitй. Et c’est de cette faзon que
le bien cause la perfection. En effet, le bien est dans les rйalitйs, comme dit
le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique.
Or, dans la mesure oщ un йtant cause par son existence la perfection et
l’accomplissement d’un autre, il est une fin relativement а celui qu’il
perfectionne ; et de lа vient que tous ceux qui dйfinissent correctement
le bien posent dans sa notion quelque chose qui appartient а la relation de
fin ; c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « ceux qui disent que
le bien est ce que toute chose recherche, l’ont trиs bien dйfini ».
Ainsi donc, en
premier et principalement, on appelle bon l’йtant qui cause la perfection de
l’autre а la faзon d’une fin ; mais secondairement, on appelle bonne une
chose qui mиne а la fin, comme l’utile est appelй bon ; ou une chose qui
est de nature а obtenir la fin, comme on appelle sain non seulement ce qui a la
santй, mais aussi ce qui la produit, la conserve et la signifie.
Rйponse aux objections :
1° Puisque
l’йtant se dit absolument et que le bien ajoute une relation de cause finale,
l’essence mкme de la rйalitй considйrйe absolument suffit pour permettre а une
chose d’кtre appelйe йtant, mais non d’кtre appelйe bonne ; en effet, de
mкme que dans les autres genres de causes la relation de cause seconde dйpend
de la relation de cause premiиre, tandis que la relation de cause premiиre ne
dйpend de rien d’autre, de mкme en est-il dans les causes finales : les
fins secondes participent а la relation de cause finale relativement а la fin
ultime, mais la fin ultime elle-mкme a cette relation par soi. Et de lа vient
que l’essence de Dieu, qui est la fin ultime des rйalitйs, suffit а permettre
que Dieu soit appelй bon ; mais une fois posйe l’essence de la crйature,
la rйalitй n’est pas encore appelйe bonne, si ce n’est par une relation а Dieu,
qui lui donne d’кtre une cause finale. Et si l’on dit que la crйature n’est pas
bonne par essence mais par participation, c’est d’une premiиre faзon, en tant
que l’essence elle-mкme, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est
considйrйe comme autre chose que la relation а Dieu — а cette relation
elle doit d’кtre une cause finale, et а Dieu elle est ordonnйe comme а une fin.
Mais d’une autre faзon, la crйature peut кtre appelйe bonne par essence :
en tant que l’essence de la crйature ne se trouve pas sans la relation а la
bontй de Dieu ; et c’est ce que veut dire Boиce au livre des Semaines.
2° Ce qui est
seulement de raison est impliquй non seulement par la nйgation mais aussi par
une certaine relation, comme on l’a dit.
3° Toute relation
rйelle est dans un genre dйterminй ; mais les relations non rйelles
peuvent concerner tout йtant.
4° Bien que
« diffuser » semble en toute propriйtй de terme impliquer l’opйration
d’une cause efficiente, cependant cela peut impliquer au sens large la relation
de n’importe quelle cause, comme « influer », « faire », et
autres termes de ce genre. Et lorsqu’il est dit que le bien est diffusif par sa
nature, la diffusion n’est pas а prendre au sens oщ elle implique l’opйration
d’une cause efficiente, mais au sens oщ elle implique la relation de cause
finale ; et une telle diffusion a lieu sans l’intermйdiaire d’aucune
puissance ajoutйe. Le bien signifie la diffusion de la cause finale et non de
la cause agente, d’une part parce que l’efficiente, en tant que telle, n’est
pas la mesure et la perfection de la rйalitй, mais plutфt son
commencement ; d’autre part aussi parce que l’effet participe а la cause
efficiente seulement par assimilation de la forme, tandis que la rйalitй
obtient la fin par tout son кtre, et en cela consistait la notion de bien.
5° De deux
faзons, des choses peuvent кtre un en Dieu quant а la rйalitй. D’abord,
seulement du cфtй du sujet oщ elles se trouvent et non par leur propre nature, comme
la science et la puissance. En effet, la science est identique а la puissance
quant а la rйalitй, non point par la raison qu’elle est science, mais qu’elle
est divine. Et les choses qui sont ainsi un en Dieu par la rйalitй, se trouvent
diffйrer dans les crйatures quant а la rйalitй. Ensuite, par la nature mкme des
choses que l’on dit кtre rйellement un en Dieu. Et c’est ainsi que le bien et
l’йtant sont rйellement un en Dieu, car il entre dans la notion de bien de ne
pas diffйrer de l’йtant quant а la rйalitй ; voilа pourquoi partout oщ
l’on rencontre le bien et l’йtant, il sont identiques quant а la rйalitй.
6° De mкme qu’un
certain йtant est essentiel, et un autre est accidentel, de mкme aussi un
certain bien est accidentel, et un autre essentiel ; et une chose perd la
bontй de la mкme faзon qu’elle perd l’кtre substantiel ou accidentel.
7° А cause de la
relation susmentionnйe, il arrive que l’on dise que le bien dйtermine
formellement l’йtant quant а la notion.
8° On voit dиs
lors clairement la rйponse au huitiиme argument.
9°
А
cette notion quelque chose correspond dans la rйalitй, а savoir la rйelle
dйpendance de ce qui est ordonnй а la fin envers la fin elle-mкme, comme c’est
aussi le cas dans les autres relations de raison.
10° Quoique le bien
signifie une relation spйciale, celle de fin, cependant cette relation convient
а n’importe quel йtant, et ne pose rien dans l’йtant quant а la rйalitй ;
l’argument n’est donc pas concluant.
11° Bien que
« кtre capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant
cela ajoute а l’homme une nature йtrangиre, qui est hors de l’essence de
l’homme ; or rien ne peut кtre ainsi ajoutй а l’йtant, comme on l’a dit.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Nous
l’accordons, parce que le bien n’ajoute pas а l’йtant quant а la rйalitй.
2° La seconde
objection entend prouver que le bien n’ajoute pas non plus quant а la
notion ; voilа pourquoi il faut rйpondre qu’une chose peut кtre pensйe de
deux faзons sans une autre. D’abord comme dans une йnonciation, c’est-а-dire
lorsque l’on entend qu’une chose est sans l’autre ; et de cette faзon,
tout ce que l’intelligence peut penser sans une autre chose, Dieu peut le
faire. Mais l’йtant ne peut pas кtre ainsi pensй sans le bien, au sens oщ
l’intelligence penserait qu’une chose est un йtant et n’est pas bonne. Ensuite,
l’on peut penser une chose sans l’autre comme dans une dйfinition, c’est-а-dire
de telle sorte que l’on pense а l’une sans en mкme temps penser а
l’autre : comme l’animal est pensй sans l’homme ni toutes les autres
espиces ; et ainsi, l’йtant peut кtre pensй sans le bien. Et cependant, il
ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire un йtant sans bien, car l’action mкme de
faire consiste а amener quelque chose а l’existence. Article 2 : L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Les opposйs
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or le bien et le mal sont opposйs.
Puis donc que le mal n’est pas naturellement en toute chose — car, comme
dit Avicenne, « le mal n’existe pas au-delа du disque de la
lune » — il semble que le bien non plus ne se rencontre pas en toute
chose ; et ainsi, le bien n’est pas convertible avec l’йtant.
2° Chaque fois
que deux choses sont telles que l’une a une plus grande extension que l’autre,
elles ne sont pas convertibles entre elles. Or, comme dit le commentateur
Maxime au quatriиme chapitre des Noms
divins, le bien s’йtend а plus de choses que l’йtant ; en effet, il
s’йtend au non-йtants, qui sont appelйs а l’existence par le bien. Le bien et
l’йtant ne sont donc pas convertibles.
3° Comme dit
Algazel, le bien est la perfection dont l’apprйhension est dйlectable. Or tout
йtant n’a pas la perfection ; en effet, la matiиre prime n’a aucune
perfection. Tout йtant n’est donc pas bon.
4° En
mathйmatique, il y a l’йtant, mais il n’y a pas le bien, comme le Philosophe le
montre au troisiиme livre de la Mйtaphysique.
Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.
5° Il est dit au
livre des Causes que la premiиre de
toutes les rйalitйs crййes est l’existence. Or, suivant le Philosophe dans les Catйgories, « est antйrieur ce qui
est impliquй sans rйciprocitй ». L’implication de l’йtant par le bien
n’est donc pas rйciproque ; et ainsi, le bien et l’йtant ne sont pas
convertibles.
6° Ce qui
est divisй n’est pas convertible avec l’une des choses qui le divisent, comme
l’animal avec le raisonnable. Or l’йtant est divisй par le bien et le mal,
puisque de nombreux йtants sont appelйs mauvais. Le bien et l’йtant ne sont
donc pas convertibles.
7° La privation,
elle aussi, suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, est appelйe йtant, d’une certaine faзon. Or elle ne
peut en aucune faзon кtre appelйe bien ; sinon le mal, dont la raison
formelle consiste dans la privation, serait bon. Le bien et l’йtant ne sont
donc pas convertibles.
8° Selon Boиce au
livre des Semaines, « s’il est
dit que toutes choses sont bonnes, c’est parce qu’elles viennent du Bien qu’est
Dieu ». Or la bontй de Dieu est sa sagesse mкme et sa justice. Donc, pour
la mкme raison, tout ce qui vient de Dieu serait sagesse et chose juste, ce qui
est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir que toutes choses seraient
bonnes.
En sens contraire :
1° Une chose ne
tend que vers ce qui lui ressemble. Or tout йtant tend vers le bien, comme dit
Boиce au livre des Semaines. Tout
йtant est donc bon ; et il ne peut rien y avoir de bon qui ne soit en
quelque faзon. Le bien et l’йtant sont donc convertibles.
2° Du bien, rien
ne peut venir qui ne soit bon. Or tout йtant procиde de la divine bontй. Tout
йtant est donc bon ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
Puisque la
notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection pour une
autre а la faзon d’une fin, tout ce qui se trouve кtre une fin est aussi un
bien. Or deux conditions entrent dans la notion de fin : que la chose soit
recherchйe ou dйsirйe par ceux qui n’atteignent pas encore la fin, et qu’elle
soit aimйe, et comme goыtйe avec dйlectation, par ceux qui participent а la
fin : puisqu’il appartient а la mкme nature de tendre vers la fin et de se
reposer d’une certaine faзon dans la fin, comme c’est par la mкme nature que la
pierre se meut vers le centre et qu’elle se repose au centre.
Or ces deux
conditions se trouvent convenir а l’кtre lui-mкme. En effet, les choses qui ne
participent pas encore а l’кtre, y tendent par un certain appйtit
naturel ; et c’est pourquoi la matiиre recherche la forme, suivant le
Philosophe au premier livre de la Physique.
D’autre part, tout ce qui a dйjа l’кtre aime naturellement cet кtre qui est le
sien, et le conserve de toute sa force ; aussi Boиce dit-il au troisiиme
livre sur la Consolation :
« La divine providence a donnй aux choses qu’elle a crййes cette cause de
permanence, peut-кtre la plus grande, qui est de dйsirer naturellement
demeurer, autant qu’elles le peuvent. C’est pourquoi rien ne peut te faire
douter que toutes les choses qui existent recherchent naturellement la
constance et la permanence, et йvitent la ruine. »
L’кtre lui-mкme
est donc un bien. Par consйquent, de mкme qu’il est impossible que quelque
chose soit un йtant sans avoir l’кtre, de mкme il est nйcessaire que tout
йtant, par le fait mкme qu’il a l’кtre, soit bon ; quoique dans certains
йtants, de nombreuses autres raisons de bontй s’ajoutent aussi а leur кtre, par
lequel ils subsistent. D’autre part, puisque le bien inclut la notion d’йtant,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, il est impossible qu’une chose soit
bonne sans кtre un йtant ; et ainsi, il reste que le bien et l’йtant sont
convertibles.
Rйponse aux objections :
1° Le bien et le
mal sont opposйs comme la privation et l’habitus ; or il n’est pas
nйcessaire que la privation soit naturellement en tout sujet oщ l’habitus
existe ; il n’est donc pas nйcessaire que le mal soit naturellement en
tout sujet oщ le bien existe naturellement. Dans les contraires, mкme lorsque
l’un se trouve naturellement en un sujet, l’autre ne s’y trouve pas
naturellement, suivant le Philosophe dans les Catйgories. Mais le bien existe naturellement en tout йtant,
puisqu’il est appelй bon en raison mкme de son existence naturelle.
2° Le bien
s’йtend aux non-йtants non pas par prйdication mais par causalitй, en tant que
les non-йtants recherchent le bien — nous appelons
« non-йtants » les choses qui sont en puissance et non en acte. Mais
l’кtre n’a pas la causalitй, si ce n’est peut-кtre sous l’aspect de la cause
exemplaire ; mais cette causalitй ne s’йtend assurйment qu’aux choses qui
participent actuellement а l’кtre.
3° De mкme que la
matiиre prime est un йtant en puissance et non en acte, de mкme aussi elle est
parfaite en puissance et non en acte, bonne en puissance et non en acte.
4° Les objets
dont traite le mathйmaticien, par l’existence qu’ils ont dans les rйalitйs,
sont bons. En effet, l’existence mкme de la ligne ou du nombre est bonne, mais
ceux-ci ne sont pas considйrйs par le mathйmaticien dans leur existence mais
seulement dans la nature de l’espиce ; car il les considиre abstraitement,
et ils ne sont pas abstraits dans l’existence mais seulement dans la raison. Or
on a dйjа dit que le bien ne suit la nature de l’espиce qu’en raison de
l’existence qu’elle a en quelque rйalitй ; voilа pourquoi la notion de
bien ne convient pas а la ligne ou au nombre tels qu’ils se tiennent sous la
considйration du mathйmaticien, bien que la ligne et le nombre soient bons.
5° L’йtant est
appelй antйrieur au bien, non pas au sens que l’objection donne а
« antйrieur », mais d’une autre faзon, comme l’absolu est antйrieur
au relatif.
6° Une chose peut
кtre appelйe bonne tant en raison de son кtre qu’en raison de quelque propriйtй
ou relation ajoutйe ; comme l’homme est appelй bon а la fois en tant qu’il
est et en tant qu’il est juste et chaste, ou ordonnй а la bйatitude. Donc, du
point de vue de la premiиre bontй, l’йtant est convertible avec le bien ;
mais du point de vue de la seconde, le bien divise l’йtant.
7° On dit de la
privation qu’elle est un йtant non pas de nature mais seulement de
raison ; et de mкme aussi, elle est un bien de raison. Car connaоtre la
privation, et quoi que ce soit de semblable, est bon ; et la connaissance
du mal, suivant Boиce, ne peut manquer а celui qui est bon.
8° Selon Boиce,
une chose est appelйe bonne en raison de son кtre mкme ; mais elle est
appelйe juste en raison de son action. Or l’кtre est diffusй en toutes les
choses qui procиdent de Dieu, tandis que tout ne participe pas а cet agir
auquel la justice est ordonnйe. En effet, bien qu’en Dieu l’agir et l’кtre
soient identiques, et que par suite sa justice soit sa bontй, cependant agir et
кtre sont deux choses diffйrentes dans les crйatures. L’кtre peut donc кtre
communiquй а celui а qui l’agir n’est pas communiquй, et pour ceux а qui les
deux sont communiquйs, l’кtre est diffйrent de l’agir. C’est pourquoi les
hommes qui sont bons et justes sont bons en tant qu’ils sont, mais ils ne sont
pas justes en tant qu’ils sont mais en tant qu’ils ont un certain habitus
ordonnй а l’agir ; et l’on peut dire de mкme de la sagesse et des autres choses
de ce genre.
Ou bien l’on
peut rйpondre autrement, suivant le mкme auteur : кtre juste, sage et
autres choses semblables sont des biens spйciaux, puisque ce sont des
perfections spйciales ; tandis que le bien dйsigne quelque chose de
parfait dans l’absolu. De Dieu parfait lui-mкme procиdent donc les rйalitйs
parfaites, mais non avec le mкme mode de perfection qui fait que Dieu est
parfait ; car ce qui est fait n’a pas le mode de l’agent mais celui de
l’њuvre ; et tout ce qui reзoit de Dieu la perfection ne le reзoit pas de
la mкme faзon. Voilа pourquoi, de mкme qu’il est commun а Dieu et а toutes les
crйatures d’кtre parfait dans l’absolu, mais non d’кtre parfait de telle ou
telle faзon, de mкme кtre bon convient а Dieu et а toutes les crйatures, mais
avoir cette bontй qui est sagesse ou qui est justice, il n’est pas nйcessaire
que cela soit commun а tous ; mais certaines choses conviennent seulement
а Dieu, comme l’йternitй et la toute-puissance, d’autres а certaines crйatures
et а Dieu, comme la sagesse, la justice et autres choses semblables. Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce qui est
dans les rйalitйs est antйrieur а ce qui est seulement dans l’apprйhension,
йtant donnй que notre apprйhension est causйe et mesurйe par les rйalitйs. Or,
suivant le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, le bien est dans les rйalitйs, et le vrai dans
l’esprit. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.
2° Une chose est
parfaite en soi dans sa notion avant d’кtre cause de perfection pour autrui. Or
une chose est appelйe bonne en tant qu’elle est parfaite en soi, et vraie en
tant qu’elle est cause de perfection pour autrui. Le bien est donc antйrieur au
vrai.
3° On parle de
bien en se rйfйrant а la cause finale, et de vrai en se rйfйrant а la cause
formelle. Or la cause finale est antйrieure а la cause formelle, car la fin est
la cause des causes. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.
4° Le bien
particulier est postйrieur au bien universel. Or le vrai est un certain bien
particulier, car il est le bien de l’intelligence, comme dit le Philosophe au
sixiиme livre de l’Йthique. Le bien
est donc naturellement antйrieur au vrai quant а la notion.
5° Le bien inclut
la notion de fin. Or le premier dans l’intention est la fin. L’intention du
bien est donc antйrieure а l’intention du vrai.
En sens contraire :
1° Le bien est
cause de perfection de la volontй, et le vrai est cause de perfection de
l’intelligence. Or l’intelligence prйcиde naturellement la volontй. Donc le
vrai aussi prйcиde le bien.
2° Plus une chose
est immatйrielle, plus elle est premiиre. Or le vrai est plus immatйriel que le
bien, car le bien se rencontre dans les rйalitйs naturelles, le vrai seulement
dans l’esprit immatйriel. Le vrai est donc naturellement antйrieur au bien.
Rйponse :
Tant le vrai
que le bien, comme on l’a dit, sont des perfections, ou des causes de
perfections. Or l’ordre entre des perfections peut кtre envisagй de deux
faзons : d’abord du cфtй des perfections elles-mкmes ; ensuite du
cфtй des perfectibles.
Donc, а
considйrer le vrai et le bien en soi, le vrai est antйrieur au bien dans sa
notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une rйalitй selon la
nature de l’espиce, tandis que le bien, non seulement selon la nature de
l’espиce mais aussi selon l’кtre qu’il a rйellement. Et ainsi, la notion de
bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en
quelque sorte par addition а celle-ci ; et ainsi, le bien prйsuppose le
vrai, et le vrai prйsuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par
l’apprйhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il
est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique.
Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considиre en
soi : aprиs l’йtant vient l’un, ensuite le vrai aprиs l’un, et enfin,
aprиs le vrai, le bien.
Mais si l’on
envisage l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, alors а
l’inverse le bien est naturellement antйrieur au vrai, pour deux raisons.
D’abord, parce
que la perfection du bien s’йtend а plus de choses que la perfection du vrai.
En effet, seules sont de nature а кtre perfectionnйes par le vrai les rйalitйs
qui peuvent percevoir quelque йtant en elles-mкmes, ou le possйder en
elles-mкmes dans sa notion, et non dans l’кtre que l’йtant a en lui-mкme :
de telles rйalitйs sont seulement celles qui reзoivent quelque chose
immatйriellement, et ce sont les cognitives ; car l’espиce de la pierre
est dans l’вme, mais non avec l’кtre qu’elle a dans la pierre. En revanche,
mкme les rйalitйs qui reзoivent une chose avec son кtre matйriel sont de nature
а кtre perfectionnйes par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce
qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espиce que
selon l’кtre, comme on l’a dйjа dit. Voilа pourquoi toutes choses recherchent
le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet,
c’est-а-dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai,
apparaоt la relation du perfectible а la perfection qu’est le bien ou le vrai.
Ensuite, parce
que mкme les rйalitйs qui sont de nature а кtre perfectionnйes par le bien et
le vrai, sont perfectionnйes par le bien avant de l’кtre par le vrai : en
effet, parce qu’elles participent а l’кtre, elles sont perfectionnйes par le
bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose,
elles sont perfectionnйes par le vrai. Or la connaissance est postйrieure а
l’кtre ; et c’est pourquoi, dans cette considйration qui part des
perfectibles, le bien prйcиde le vrai.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
vaut pour l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, mais non
du cфtй du vrai et du bien eux-mкmes : en effet, l’esprit est seul
perfectible par le vrai, tandis que toute rйalitй est perfectible par le bien.
2° Le bien n’est
pas seulement parfait, mais aussi cause de perfection, de mкme que le vrai,
comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° La fin, en
tant que cause, est antйrieure а l’une des autres causes ; et l’effet est
perfectionnй par sa cause ; cet argument vaut donc pour la relation du
perfectible а la perfection, en laquelle le bien est antйrieur. Mais а
considйrer la forme et la fin dans l’absolu, puisque la forme est elle-mкme
fin, la forme considйrйe en soi est antйrieure а la forme considйrйe comme la
fin d’une autre chose ; or la notion de vrai rйsulte de l’espиce mкme, en
tant qu’elle est pensйe comme elle est.
4° Il est dit que
le vrai est un certain bien, en tant qu’il a l’кtre en quelque perfectible
spйcial, et ainsi, cette objection concerne aussi la relation du perfectible а
la perfection.
5° On dit que la
fin est premiиre dans l’intention par rapport aux moyens, mais non par rapport
aux autres causes, si ce n’est dans la mesure oщ elles sont elles-mкmes des
moyens ; et ainsi, il faut rйpondre comme а la troisiиme objection. Et
cependant, il faut savoir que lorsque l’on dit que la fin est premiиre dans
l’intention, le mot « intention » dйsigne l’acte de l’esprit, qui est
de tendre. Mais lorsque nous comparons l’intention du bien et celle du vrai,
« intention » dйsigne la notion signifiйe par la dйfinition ; le
mot est donc pris йquivoquement dans l’un et l’autre cas.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Une chose est
de nature а кtre perfectionnйe par le bien non seulement par l’intermйdiaire de
la volontй, mais aussi en tant qu’elle a l’existence ; donc, bien que
l’intelligence soit antйrieure а la volontй, il ne s’ensuit pas qu’une chose
soit perfectionnйe par le vrai avant de l’кtre par le bien.
2° Cet argument
vaut pour le vrai et le bien en tant qu’ils sont considйrйs en eux-mкmes ;
il doit donc кtre accordй. Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon Boиce au
livre des Semaines, « si, par
impossible, nous pensons que Dieu est, tandis que notre intelligence fait
abstraction de sa bontй, il s’ensuivra que toutes les autres choses sont des
йtants, mais qu’ils ne sont pas bons ». En revanche, si nous pensons en
Dieu la bontй, il s’ensuivra que toutes choses sont bonnes, tout comme elles
sont des йtants. Toutes choses sont donc appelйes bonnes d’aprиs la bontй
premiиre.
2° [Le rйpondant] disait : s’il se
fait que lorsque la bontй n’est pas pensйe en Dieu il n’y a pas de bontй dans
les crйatures, c’est parce que la bontй de la crйature est causйe par la bontй
de Dieu, et non parce que la rйalitй serait formellement nommйe bonne d’aprиs
la bontй de Dieu. En sens contraire :
chaque fois qu’une chose est nommйe telle d’aprиs le seul rapport а une autre
chose, elle n’est pas nommйe telle d’aprиs quelque chose qui lui serait
formellement inhйrent, mais d’aprиs ce qui est hors d’elle, et auquel elle est
rapportйe ; comme l’urine, que l’on dit кtre saine parce qu’elle signifie
la santй de l’animal, n’est pas nommйe saine d’aprиs une santй qui lui serait
inhйrente, mais d’aprиs la santй de l’animal signifiйe par elle. Or on dit que
la crйature est bonne par rйfйrence а la bontй premiиre, parce que chaque chose
est appelйe bonne pour autant qu’elle est dйrivйe du bien premier, comme dit
Boиce au livre des Semaines. La
crйature n’est donc pas nommйe bonne d’aprиs quelque bontй formelle qui
existerait en elle, mais d’aprиs la bontй divine elle-mкme.
3° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Trinitй :
« Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois,
si tu le peux, le bien mкme : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa
bontй d’un autre bien, mais est la bontй de tout bien. » Or toutes choses
sont appelйes bonnes d’aprиs le bien mкme qui est la bontй de tout bien. C’est
donc d’aprиs la divine bontй, dont il parle, que toutes choses sont appelйes
bonnes.
4° Puisque toute
crйature est bonne, elle est bonne soit par une bontй qui lui est inhйrente,
soit par la seule bontй premiиre. Si c’est par une bontй qui lui est inhйrente,
alors, puisque cette bontй est aussi une certaine crйature, elle-mкme aussi
sera bonne ; donc, soit par la bontй qu’elle est elle-mкme, soit par une
autre. Si c’est par la bontй qu’elle est elle-mкme, elle sera donc la bontй
premiиre : en effet, la dйfinition du bien premier, comme on le voit dans
la citation de saint Augustin susmentionnйe, est d’кtre bon par soi-mкme ;
et ainsi, on obtient ce qu’on cherchait : la crйature est bonne par la
bontй premiиre. Mais si cette bontй est bonne par une autre bontй, la mкme
question demeure а son sujet : donc, ou bien il faudra remonter а
l’infini, ce qui est impossible, ou bien il faudra arriver а une bontй nommant
la crйature, et qui est bonne par elle-mкme : et ce sera la bontй
premiиre. Il est donc nйcessaire, de toute faзon, que la crйature soit bonne
par la bontй premiиre.
5° Selon Anselme,
toute chose vraie est vraie par la vйritй premiиre. Or la bontй premiиre est
aux choses bonnes ce que la vйritй premiиre est aux choses vraies. Toutes
choses sont donc bonnes par la bontй premiиre.
6° Ce qui n’a pas
de pouvoir sur le moins, n’en a pas sur le plus. Or кtre est moins qu’кtre
bon ; et la crйature n’a pas de pouvoir sur l’кtre, puisque tout кtre
vient de Dieu. Elle n’a donc pas de pouvoir sur le fait d’кtre bon ; la
bontй d’aprиs laquelle une chose est appelйe bonne n’est donc pas une bontй
crййe.
7° Кtre, suivant
saint Hilaire, est propre а Dieu. Or le propre est ce qui convient а un seul.
Il n’y a donc pas d’autre кtre que Dieu mкme. Or toutes choses sont bonnes en
tant qu’elles ont l’кtre. Toutes choses sont donc bonnes par l’кtre divin
lui-mкme, qui est sa bontй.
8° La bontй
premiиre n’ajoute rien а la bontй ; sinon la bontй premiиre serait
composйe. Or il est vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй. Il est
donc йgalement vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre.
9° [Le rйpondant] disait lui-mкme que la
bontй premiиre ajoute а la bontй absolue dans sa notion et non dans la rйalitй.
En sens contraire : la notion а laquelle
rien ne correspond dans la rйalitй est inutile et vaine. Or elle n’est pas
vaine, la notion par laquelle nous pensons la bontй premiиre. Si donc elle
ajoute quelque chose dans la notion, elle ajoutera aussi dans la rйalitй :
ce qui est impossible ; et ainsi, elle n’ajoute pas mкme dans la notion.
Et de la sorte, on dira que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre,
comme elles le sont aussi par la bontй absolue.
En sens contraire :
1° Toutes choses
sont bonnes en tant qu’elles sont des йtants, car, suivant saint Augustin,
« c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Or ce
n’est pas d’aprиs l’essence premiиre que toutes choses sont formellement
appelйes йtants, mais d’aprиs l’essence crййe. Ce n’est donc pas non plus par
la bontй premiиre que toutes choses sont bonnes formellement, mais par la bontй
crййe.
2° Le variable
n’est pas formellement dйterminй par l’invariable, puisqu’ils sont opposйs. Or
toute crйature est variable, tandis que la bontй premiиre est invariable. Ce
n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne
formellement.
3° Toute forme
est proportionnйe а son perfectible. Or la bontй premiиre, puisqu’elle est
infinie, n’est pas proportionnйe а la crйature, puisque celle-ci est finie. Ce
n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne formellement.
4° Selon saint
Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй,
chap. 3, toutes les choses crййes « sont bonnes par participation du
bien ». Or la bontй premiиre n’est pas elle-mкme par participation du
bien, car elle est la bontй totale et parfaite. Ce n’est donc pas par la bontй
premiиre que toutes choses sont bonnes formellement.
5° On dit que la
crйature a un vestige de la Trinitй, en tant qu’elle est une, vraie et
bonne ; et ainsi, le bien relиve du vestige. Or le vestige et ses parties
sont quelque chose de crйй. La crйature est donc bonne par une bontй crййe.
6° La bontй
premiиre est trиs simple. Elle n’est donc ni composйe en soi, ni composable
avec autre chose ; et ainsi, elle ne peut кtre la forme de quelque chose,
puisque la forme entre en composition avec ce dont elle est la forme. Or la
bontй par laquelle on dit que des choses sont bonnes, est une certaine forme,
puisque tout кtre vient de la forme. Ce n’est donc pas par la bontй premiиre
que les crйatures sont bonnes formellement.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a eu diverses positions. Certains, conduits par des arguments sans valeur,
se sont йgarйs au point de poser que Dieu йtait la substance de n’importe
quelle rйalitй. Et certains parmi eux,
comme David de Dinant, ont posй qu’il йtait identique а la matiиre prime.
D’autres, par contre, ont posй qu’il йtait la forme de n’importe quelle
rйalitй. Mais assurйment, la faussetй de cette erreur se dйcouvre tout de
suite. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu pensent qu’il est le principe
effectif de toutes choses, puisqu’il est nйcessaire que tous les йtants
dйrivent d’un unique йtant premier. Or la cause efficiente, suivant
l’enseignement du Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, n’entre pas avec la cause matйrielle dans le mкme sujet,
puisqu’elles ont des notions contraires ; en effet, chaque chose est
agissante pour autant qu’elle est en acte, tandis que la dйfinition de la
matiиre est d’кtre en puissance. L’efficient et la forme de l’effet, quant а
eux, sont spйcifiquement identiques, dans la mesure oщ tout agent produit son
semblable, mais non identiques numйriquement, car le mкme ne peut faire et кtre
fait. De cela il ressort que l’essence divine elle-mкme n’est ni la matiиre ni
la forme d’une rйalitй, en sorte que la crйature ne peut кtre appelйe
formellement bonne d’aprиs elle comme d’aprиs une forme unie.
En revanche,
n’importe quelle forme est une certaine ressemblance de Dieu. Voilа pourquoi
les platoniciens ont affirmй que toutes choses sont bonnes formellement par la
bontй premiиre, non comme par une forme unie, mais comme par une forme sйparйe.
Et pour comprendre ceci, il faut savoir que les choses qui peuvent кtre
sйparйes dans l’intelligence, Platon les posait sйparйes aussi dans
l’кtre ; et ainsi, de mкme que l’homme peut кtre pensй en dehors de
Socrate et Platon, de mкme il posait que l’homme existe en dehors de Socrate et
de Platon, et il l’appelait « homme par soi », et « idйe de
l’homme », par la participation de laquelle Socrate et Platon йtaient
appelйs hommes. Or, de mкme qu’il trouvait un homme commun а Socrate et а
Platon, et а tous les autres, de mкme aussi il trouvait que le bien йtait
commun а tous les biens, et que le bien pouvait кtre pensй sans que l’on pense
ce bien ou cet autre ; et c’est pourquoi il posait que le bien йtait
sйparй, en dehors de tous les biens particuliers : et il posait que
celui-ci йtait le bien par soi, ou l’idйe du bien, par la participation de
laquelle toutes choses seraient appelйes des biens ; comme le montre le
Philosophe au premier livre de l’Йthique.
Mais il y avait cette diffйrence entre l’idйe du bien et l’idйe de l’homme, que
l’idйe de l’homme ne s’йtendait pas а toutes choses, tandis que l’idйe du bien
s’йtendait а tout, mкme aux idйes. Car l’idйe mкme du bien est aussi un certain
bien particulier. Voilа pourquoi il йtait nйcessaire de dire que le bien par
soi йtait lui-mкme le principe universel de toutes les rйalitйs, lequel est
Dieu. Il s’ensuit donc, suivant cette opinion, que toutes choses seraient
nommйes bonnes d’aprиs la bontй premiиre elle-mкme, qui est Dieu, de mкme que
Socrate et Platon, selon Platon, йtaient appelйs hommes par participation de
l’homme sйparй, non d’aprиs une humanitй qui leur fыt inhйrente.
Et c’est en
quelque sorte cette opinion que les porrйtains ont suivie. En effet, ils
disaient que le bien est prйdiquй de la crйature simplement, lorsque nous
disons : « l’homme est bon », et avec un ajout, lorsque nous
disons : « Socrate est un homme bon ». Ils disaient donc que la
crйature est appelйe bonne simplement, non d’aprиs une bontй inhйrente mais
d’aprиs la bontй premiиre, comme si la bontй absolue et commune йtait elle-mкme
la bontй divine ; mais lorsque la crйature est appelйe ce bien ou cet
autre, elle est nommйe d’aprиs la bontй crййe, car les bontйs particuliиres
crййes sont comme les idйes particuliиres, suivant Platon. Mais cette position
est rйprouvйe de plusieurs faзons par le Philosophe : d’une part par la
raison que les quidditйs et les formes des rйalitйs sont dans les rйalitйs
particuliиres elles-mкmes, et ne sont pas sйparйes d’elles, comme cela est
prouvй de multiples faзons au septiиme livre de la Mйtaphysique ; d’autre part, mкme en supposant les idйes, il
prouve que cette position serait sans fondement spйcialement dans le cas du
bien, parce que le bien ne se dit pas univoquement des choses bonnes, et qu’а
de telles choses ne correspondait pas une idйe unique, selon Platon ; et
c’est par cette voie que le Philosophe s’oppose а lui au premier livre de l’Йthique.
Cependant, en
ce qui concerne spйcialement notre propos, la faussetй de la position susdite
apparaоt ainsi : tout agent se trouve produire son semblable ; si
donc la bontй premiиre est cause de tous les biens, il est nйcessaire qu’elle
imprime sa ressemblance dans toutes les rйalitйs causйes, et ainsi, chaque
chose sera appelйe bonne comme d’aprиs une forme inhйrente, par la ressemblance
du souverain bien qui lui est donnйe, et en outre d’aprиs la bontй premiиre
comme d’aprиs le modиle et la cause de toute bontй crййe. Et moyennant cela,
l’opinion de Platon peut se soutenir. Ainsi donc, nous disons, suivant
l’opinion commune, que toutes choses sont bonnes formellement par une bontй
crййe comme par une forme inhйrente, et par la bontй incrййe comme par une
forme exemplaire.
Rйponse aux objections :
1° Comme on l’a
dйjа mentionnй, la raison pour laquelle les crйatures ne seraient pas bonnes si
l’on ne pensait la bontй en Dieu, est que la bontй de la crйature est une
reproduction de la bontй divine ; il ne s’ensuit donc pas que la crйature
soit appelйe bonne d’aprиs la bontй incrййe, si ce n’est comme d’aprиs une
forme exemplaire.
2° De deux faзons
une chose est nommйe par rйfйrence а une autre chose. D’abord quand le rapport
lui-mкme est la notion de la dйnomination, et c’est ainsi que l’urine est
appelйe saine par rapport а la santй de l’animal. En effet, la notion de sain,
dans le sens oщ il est prйdiquй de l’urine, est d’кtre le signe de la santй de
l’animal. Et en de telles choses, ce qui est nommй par rйfйrence а autre chose
n’est pas nommй d’aprиs une forme qui lui serait inhйrente, mais d’aprиs
quelque chose d’extйrieur auquel il est rapportй. Ensuite, une chose est nommйe
par rйfйrence а autre chose, quand le rapport n’est pas la notion de la
dйnomination, mais la cause, comme si l’air йtait appelй йclairant d’aprиs le
soleil : non que le rapport mкme de l’air au soleil soit la clartй de
l’air, mais parce que l’opposition directe de l’air au soleil est la cause de
ce qu’il йclaire. Et c’est de cette faзon que la crйature est appelйe bonne par
rйfйrence а Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.
3° Saint Augustin
suit sur de nombreux points l’opinion de Platon, autant que cela peut se faire
dans la vйritй de la foi ; voilа pourquoi ses paroles sont а entendre
ainsi : il est dit que la divine bontй elle-mкme est la bontй de tout
bien, en tant qu’elle est la cause efficiente premiиre et exemplaire de tout
bien, sans que soit exclue la bontй crййe d’aprиs laquelle les crйatures sont
nommйes bonnes comme d’aprиs une forme inhйrente.
4° Le cas des
formes gйnйrales n’est pas le mкme que celui des formes spйciales. Dans les
formes spйciales, en effet, la prйdication du concret sur l’abstrait n’est pas
admise, de sorte que l’on ne dit pas : « la blancheur est
blanche », ni : « la chaleur est chaude », ainsi que Denys
le montre clairement au deuxiиme chapitre des Noms divins. Mais dans les formes gйnйrales, une telle prйdication
est admise : nous disons en effet que l’essence est un йtant, que la bontй
est bonne, l’unitй une, et ainsi de suite. La raison en est que ce qui rentre
en premier dans l’apprйhension de l’intelligence est l’йtant ; il est donc
nйcessaire que l’intelligence attribue ce qu’est l’йtant а tout ce qui est
apprйhendй par elle. Voilа pourquoi lorsqu’elle apprйhende l’essence de quelque
йtant, elle dit que cette essence est un йtant ; et semblablement chaque
forme gйnйrale ou spйciale, ainsi : « la bontй est un йtant, la
blancheur est un йtant, etc. » Et parce qu’il y a des choses qui
accompagnent insйparablement la notion d’йtant, comme l’un, le bien, etc., il
est nйcessaire que ces choses, pour la mкme raison que l’йtant, soient
prйdiquйes de n’importe quelle chose apprйhendйe. C’est pourquoi nous disons :
« l’essence est une et bonne » ; et semblablement nous
disons : « l’unitй est une et bonne » ; et de mкme aussi
pour la bontй et la blancheur, et pour n’importe quelle forme gйnйrale ou
spйciale. Mais le blanc, parce qu’il est spйcial, n’accompagne pas
insйparablement la notion d’йtant ; la forme de blancheur peut donc кtre
apprйhendйe sans qu’il lui soit attribuй d’кtre blanc ; c’est pourquoi
nous ne sommes pas contraints а dire : « la blancheur est
blanche ». Le blanc se dit en effet d’une seule faзon, tandis que l’йtant,
l’un, le bien et les autres choses de ce genre, qu’il est nйcessaire de dire de
n’importe quelle chose apprйhendйe, se disent de multiples faзons. En effet,
une chose est appelйe йtant, parce qu’elle subsiste en soi ; une autre,
comme la forme, parce qu’elle est le principe de la subsistance ; une autre,
comme la qualitй, parce qu’elle est la disposition de ce qui subsiste ;
une autre, comme la cйcitй, parce qu’elle est la privation de la disposition de
ce qui subsiste. Voilа pourquoi lorsque nous disons : « l’essence est
un йtant », si l’on raisonne ainsi : « donc elle est un йtant
par quelque chose, soit par soi-mкme soit par autre chose », la
consйquence n’est pas valable, car on ne disait pas « кtre un йtant »
а la faзon dont quelque chose qui subsiste dans son кtre est un йtant, mais
comme ce par quoi quelque chose est. Il n’est donc pas nйcessaire de chercher
comment l’essence elle-mкme est par quelque chose, mais comment quelque chose
d’autre est par l’essence. Semblablement, lorsque l’on dit que la bontй est
bonne, elle n’est pas appelйe bonne comme si elle subsistait dans la bontй,
mais comme nous appelons bon ce par quoi quelque chose est bon. Et ainsi, il
n’est pas nйcessaire de se demander si la bontй est bonne par la bontй qu’elle
est elle-mкme ou par une autre, mais si, par la bontй elle-mкme, il est quelque
chose de bon qui soit autre que la bontй elle-mкme, comme c’est le cas dans les
crйatures ; ou qui soit identique а la bontй elle-mкme, comme c’est le cas
en Dieu.
5° De mкme aussi,
il faut distinguer au sujet de la vйritй : toutes choses sont vraies par
la vйritй premiиre comme par le premier modиle, bien qu’elles soient vraies par
la vйritй crййe comme par une forme inhйrente. Mais cependant, le cas de la
vйritй n’est pas le mкme que celui de la bontй. En effet, la notion mкme de
vйritй consiste dans une certaine adйquation ou commensuration. Or une chose
est nommйe mesurйe ou commensurйe d’aprиs quelque chose d’extйrieur, comme
l’йtoffe d’aprиs la brasse. Et c’est ainsi qu’Anselme pense que toutes choses
sont vraies par la vйritй premiиre : en tant que chaque chose est
commensurйe а l’intelligence divine lorsqu’elle accomplit ce pour quoi la
divine providence l’a ordonnйe ou connue d’avance. Par contre, la notion de
bontй ne consiste pas dans une commensuration ; il n’en va donc pas de mкme.
6° La crйature
n’a pas de pouvoir sur l’кtre en sorte qu’elle ait l’кtre par elle-mкme ;
elle a cependant quelque pouvoir sur l’кtre dans la mesure oщ elle est le
principe formel de l’кtre, car ainsi, n’importe quelle forme a un pouvoir sur
l’кtre. Et c’est aussi de cette faзon, comme principe formel, que la bontй
crййe a un pouvoir sur le fait d’кtre bon.
7° Lorsque l’on
dit : « кtre est propre а Dieu », il ne faut pas comprendre
qu’il n’y a pas d’autre кtre que l’кtre incrйй ; mais que seul cet кtre
est dit proprement кtre, parce que, en raison de son immuabilitй, il ne connaоt
pas l’кtre passй ni l’кtre futur. L’кtre de la crйature est dit кtre, par une
certaine ressemblance а l’кtre premier, puisqu’il est mйlangй d’кtre passй ou
d’кtre futur, en raison de la variabilitй de la crйature. Ou bien l’on peut
rйpondre qu’кtre est propre а Dieu parce que Dieu seul est son кtre ;
quoique d’autres choses aient l’кtre, lequel кtre n’est pas l’кtre divin.
8° La bontй
premiиre n’ajoute rien а la bontй absolue quant а la rйalitй ; mais elle
ajoute quelque chose quant а la notion.
9° Comme dit le
commentateur du livre des Causes, la
bontй pure elle-mкme est individuйe et se sйpare d’avec toutes les autres par
le fait mкme qu’elle n’admet pas d’addition. En effet, il n’entre pas
absolument dans la notion de bontй d’admettre ou non l’addition. Car s’il
entrait dans sa notion d’admettre l’addition, alors n’importe quelle bontй
admettrait l’addition, et aucune ne serait la bontй pure. De mкme aussi, s’il
entrait dans sa notion de ne pas admettre l’addition, aucune bontй ne
l’admettrait, et toute bontй serait la bontй pure, tout comme ni le raisonnable
ni l’irrationnel n’entre dans la notion d’animal. Voilа pourquoi le fait mкme
de ne pas pouvoir admettre l’addition contracte la bontй absolue, et distingue
la bontй premiиre, qui est la bontй pure, des autres bontйs. Ne pas admettre
l’addition, puisque c’est une nйgation, est un йtant de raison, et cependant il
est fondй sur la simplicitй de la bontй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que
la notion soit inutile et vaine. Article 5 : Le bien crйй est-il bon par son essence ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Ce sans quoi
une rйalitй ne peut exister, semble кtre essentiel а celle-ci. Or la crйature
ne peut exister sans la bontй, car il ne peut exister quelque chose de crйй par
Dieu qui ne soit bon. La crйature est donc bonne par essence.
2° C’est au mкme
[principe] que la crйature doit d’кtre et d’кtre bonne, car par le fait mкme
qu’elle a l’кtre, elle est bonne, comme on l’a dйjа montrй. Or la crйature a
l’кtre par son essence. Elle est donc bonne aussi par son essence.
3° Tout ce qui
convient а quelque rйalitй en tant que telle, lui est essentiel. Or le bien
convient а la crйature en tant qu’elle est, car, comme dit saint Augustin,
« c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». La
crйature est donc bonne par son essence.
4° Puisque la
bontй est une certaine forme crййe inhйrente а la crйature, comme on l’a
montrй, elle sera une forme soit substantielle, soit accidentelle. Dans ce
dernier cas, la crйature pourra кtre un jour sans elle ; mais on ne peut
pas dire cela de la crйature. Il reste donc que la bontй est une forme
substantielle. Or toute forme de ce genre est soit l’essence de la rйalitй, soit
une partie de l’essence. La crйature est donc bonne par son essence.
5° Selon Boиce au
livre des Semaines, les crйatures
sont bonnes en tant qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Or c’est par leur
essence qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Elles sont donc bonnes par leur
essence
6° Ce d’aprиs
quoi l’on nomme est toujours plus simple ou aussi simple que ce qui est nommй.
Or aucune forme ajoutйe а l’essence n’est plus simple ou aussi simple que
l’essence elle-mкme. Celle-ci n’est donc nommйe d’aprиs aucune forme ajoutйe а
elle ; en effet, nous ne pouvons pas dire que l’essence soit blanche. Or
l’essence mкme de la rйalitй est nommйe d’aprиs la bontй ; car n’importe
quelle essence est bonne. La bontй n’est donc pas une forme ajoutйe а l’essence ;
et ainsi, n’importe quelle crйature est bonne par son essence.
7° Tout comme
l’un, le bien est convertible avec l’йtant. Or l’unitй d’aprиs laquelle on
parle de l’un qui est convertible avec l’йtant, ne dйsigne pas une forme
ajoutйe а l’essence de la rйalitй, comme dit le Commentateur au quatriиme livre
de la Mйtaphysique, mais chaque
rйalitй est une par son essence. Chacune est donc йgalement bonne par son
essence.
8° Si la crйature
est bonne par quelque bontй ajoutйe а l’essence, alors, puisque tout ce qui
est, est bon, cette bontй aussi sera bonne, puisqu’elle est une certaine
rйalitй. Non par une autre bontй, car alors on irait а l’infini, mais par son
essence. Donc, pour la mкme raison, on pourra poser que la crйature elle-mкme
йtait bonne par son essence.
En sens contraire :
1° Rien de ce qui
est dit d’une chose par participation, ne lui convient par son essence. Or la
crйature est appelйe bonne par participation, comme le montre clairement saint
Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй,
chap. 3. La crйature n’est donc pas bonne par son essence.
2° Tout ce qui
est bon par son essence, est un bien substantiel. Or les crйatures ne sont pas
des biens substantiels, comme le montre clairement Boиce au livre des Semaines. Les crйatures ne sont donc pas
bonnes par essence.
3° Si une chose
est prйdiquйe essentiellement d’un sujet, quel qu’il soit, l’opposй de cette
chose ne peut кtre prйdiquй de ce sujet. Or l’opposй du bien, qui est le mal,
est prйdiquй de quelque crйature. La crйature n’est donc pas bonne par essence.
Rйponse :
Selon trois
auteurs, il est nйcessaire de dire que les crйatures ne sont pas bonnes par
essence mais par participation : ce sont saint Augustin, Boиce et l’auteur
du livre des Causes, qui dit que Dieu
seul est la bontй pure. Cependant, c’est par des raisons diffйrentes qu’ils
sont portйs а cette unique position.
Pour le voir
clairement, il faut savoir que, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme
que l’кtre se diversifie en substantiel et accidentel, de mкme aussi la bontй
se diversifie, avec cependant cette diffйrence entre les deux : кtre un
йtant dans l’absolu se dit d’une chose pour son кtre substantiel, mais pour
l’кtre accidentel on ne parle pas d’кtre dans l’absolu ; aussi, puisque la
gйnйration est le mouvement vers l’кtre, lorsque quelque chose reзoit l’кtre
substantiel on dit qu’il est gйnйrй au plein sens du terme, mais lorsqu’il
reзoit l’кtre accidentel on dit qu’il est gйnйrй а un certain point de vue. Et
il en est de mкme pour la corruption, par laquelle l’кtre est perdu. Mais pour
le bien, c’est l’inverse. Car relativement а la bontй substantielle une chose
est appelйe bonne а un certain point de vue, tandis que relativement а
l’accidentelle une chose est appelйe bonne au plein sens du terme. C’est
pourquoi nous disons que l’homme injuste est bon non pas au plein sens du
terme, mais а un certain point de vue, en tant qu’il est homme ; en
revanche, nous disons que l’homme juste est bon au plein sens du terme. Et
voici la raison de cette diffйrence. On dit de chaque chose qu’elle est un
йtant, en tant qu’elle est considйrйe de faзon absolue ; mais qu’elle est
bonne — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — par un rapport aux autres. Or
une chose est perfectionnйe en elle-mкme pour subsister par les principes
essentiels ; mais pour se rapporter comme elle le doit а tout ce qui est
hors d’elle, elle est perfectionnйe uniquement par l’intermйdiaire des
accidents ajoutйs а l’essence : car les opйrations par lesquelles une
chose est en quelque sorte unie а une autre procиdent de l’essence par
l’intermйdiaire des vertus ajoutйes а l’essence ; aussi n’acquiert-elle la
bontй dans l’absolu que dans la mesure oщ elle est complйtйe dans les principes
substantiels et dans les accidentels. Or tout ce que la crйature a de perfection
par les principes essentiels et accidentels rйunis ensemble, tout cela, Dieu
l’a par son unique кtre simple. En effet, son essence est sa sagesse, et sa
justice, et sa force, et autres choses semblables qui, en nous, sont ajoutйes а
l’essence. Voilа pourquoi la bontй absolue elle-mкme est en Dieu identique а
son essence, tandis qu’en nous elle est considйrйe comme associйe aux choses
qui s’ajoutent а l’essence. Et c’est pourquoi la bontй complиte et absolue
augmente et diminue et est totalement фtйe, mais non en Dieu ; quoique la
bontй substantielle demeure toujours en nous. Et c’est de cette faзon que saint
Augustin semble dire que Dieu est bon par essence et non par participation.
Mais il se
trouve encore une autre diffйrence entre la bontй de Dieu et la nфtre. La bontй
essentielle n’est pas envisagйe dans une considйration absolue de la nature,
mais dans l’кtre de celle-ci ; car l’humanitй n’inclut la notion de bien
ou de bontй qu’en tant qu’elle a l’кtre. Or la nature ou l’essence divine est
elle-mкme son кtre, tandis que la nature ou l’essence de n’importe quelle
rйalitй crййe n’est pas son кtre mais elle est un кtre participant d’autre
chose. Et ainsi, en Dieu est l’кtre pur, car Dieu mкme est son кtre subsistant,
tandis que dans la crйature est un кtre reзu ou participй. Par consйquent, а
supposer que la bontй absolue soit dite de la rйalitй crййe dans son кtre
substantiel, elle continuerait nйanmoins encore а avoir la bontй par
participation, comme elle a aussi un кtre participй ; tandis que Dieu est
la bontй par essence, en tant que son essence est son кtre. Et telle semble
кtre l’intention du philosophe au livre des Causes,
qui dit que seule la bontй divine est la bontй pure.
Mais il se
trouve encore une autre diffйrence entre la bontй divine et celle de la
crйature. La bontй inclut la notion de cause finale. Or Dieu est cause finale,
puisqu’il est la fin ultime de tout, comme aussi le premier principe de tout.
Par consйquent il est nйcessaire que toute autre fin n’inclue la relation ou la
notion de fin que dans une relation а la cause premiиre, car la cause seconde
n’influe sur l’effet que si l’on prйsuppose l’influx de la cause premiиre,
comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Et donc le bien, qui inclut la notion de fin, ne peut кtre
dit de la crйature qu’en prйsupposant la relation du Crйateur а la crйature.
Donc, supposй que la crйature soit son кtre mкme, comme Dieu est son кtre,
l’кtre de la crйature n’inclurait cependant pas encore la notion de bien, а
moins de prйsupposer la relation au Crйateur ; et c’est pourquoi elle
serait encore appelйe bonne par participation et non absolument dans ce qu’elle
est. Mais l’кtre divin, qui est bon sans rien prйsupposer d’autre, est bon par
soi-mкme ; et telle semble кtre l’intention de Boиce au livre des Semaines.
Rйponse aux objections :
1° La crйature ne
peut pas ne pas кtre bonne par la bontй essentielle, qui est la bontй а un
certain point de vue ; elle peut cependant ne pas кtre bonne par la bontй
accidentelle, qui est la bontй absolue et simple. De plus, cette bontй qui est
envisagйe dans l’кtre substantiel n’est pas l’essence mкme de la rйalitй, mais
un кtre participй ; et cela, mкme en prйsupposant la relation а l’кtre
premier subsistant par soi.
2° Ce qui donne
l’кtre а la rйalitй, lui donne aussi le bien а un certain point de vue,
c’est-а-dire dans l’кtre substantiel ; mais il ne lui donne pas
formellement d’avoir l’кtre au plein sens du terme, ni l’« кtre bon »
au plein sens du terme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour
cette raison l’argument n’est pas concluant.
3°
&
4°
Et il faut rйpondre de mкme aux troisiиme et quatriиme objections.
5° La crйature
vient de Dieu non seulement dans son essence, mais aussi dans son кtre, en
lequel consiste surtout la notion de bontй substantielle, et aussi dans les
perfections ajoutйes, en lesquelles consiste la bontй absolue ; et ces
choses ne sont pas l’essence de la rйalitй. De plus, le rapport mкme par lequel
l’essence de la rйalitй est rapportйe а Dieu comme au principe, est autre que l’essence.
6° L’essence est
appelйe bonne de la mкme faзon que l’йtant ; donc, de mкme qu’elle a
l’кtre par participation, de mкme aussi elle est bonne par participation. En
effet, l’кtre et le bien pris communйment sont plus simples que l’essence,
parce qu’ils sont aussi plus communs, puisqu’ils se disent non seulement de
l’essence, mais encore de ce qui subsiste par l’essence, et aussi des accidents
eux-mкmes.
7° L’un qui est
convertible avec l’йtant, se dit sous l’aspect d’une nйgation, qu’il ajoute а l’йtant ;
le bien, lui, n’ajoute pas de nйgation а l’йtant, mais sa notion consiste en
une position : voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
8° La bontй de la
rйalitй est appelйe bonne de la mкme faзon que l’кtre de la rйalitй est appelй
йtant : non qu’elle ait un autre кtre, mais parce que c’est d’aprиs cet
кtre que la rйalitй est dite кtre, et parce que c’est d’aprиs cette bontй que
la rйalitй est appelйe bonne. Donc, de ce que l’кtre de la substance de la
rйalitй n’est pas appelй йtant d’aprиs un autre кtre que lui, il ne suit pas
qu’elle-mкme ne soit pas nommйe d’aprиs un кtre qu’elle n’est pas ; et de
mкme, cet argument ne vaut pas non plus pour la bontй. Mais il vaut pour
l’unitй, а propos de laquelle le Commentateur l’introduit au quatriиme livre de
la Mйtaphysique, car l’un se comporte
indiffйremment а l’йgard de l’essence ou de l’кtre ; l’essence de la
rйalitй est donc une par elle-mкme, non а cause de son кtre, et ainsi, elle
n’est pas une par quelque participation, comme cela se produit pour l’йtant et
le bien. Article 6 : Le bien de la crйature consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint Augustin ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le bien inclut
la notion de fin, suivant le Philosophe. Or toute la notion de fin consiste
dans un ordre. Toute la notion de bien consiste donc aussi dans un ordre ;
et ainsi, les deux autres sont superflus.
2° L’йtant, le
bien et l’un diffиrent dans leurs concepts. Or la notion d’йtant consiste en
une espиce, et celle de l’un consiste en un mode. La notion de bien ne consiste
donc pas en une espиce ni en un mode.
3° L’espиce
dйsigne la cause formelle. Or, selon certains, le bien et le vrai se
distinguent en ce que le vrai implique la notion de cause formelle, et le bien
celle de cause finale. L’espиce n’appartient donc pas а la notion de bien.
4° Puisque le
bien et le mal sont opposйs, on les envisage а propos du mкme sujet. Or, comme
dit saint Augustin au livre des 83
Questions, « le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation
de toute espиce ». Toute la notion du bien consiste donc dans la position
de l’espиce ; et ainsi, а ce qu’il semble, le mode et l’ordre sont
superflus.
5° Le mode fait
partie des choses qui accompagnent la rйalitй. Or il est une bontй qui
appartient а l’essence de la rйalitй. Le mode n’entre donc pas dans la notion
de bien.
6° Ce que Dieu
peut faire par un seul, il ne le fait pas par plusieurs. Or Dieu a pu faire la
crйature par l’un de ces trois, car l’un quelconque d’entre eux est d’une
certaine bontй. Il n’est donc pas nйcessaire que n’importe lequel de ces trois
soit requis pour la notion de bien.
7° Si ces
trois choses entrent dans la notion de bontй, alors il est nйcessaire qu’elles
soient en n’importe quel bien. Or l’une quelconque de ces trois choses est
bonne. Elles sont donc en n’importe laquelle d’entre elles ; et ainsi,
l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre.
8° Si ces trois
choses sont bonnes, il est nйcessaire qu’elles aient mode, espиce et ordre. Il
y aura donc un mode pour le mode, et une espиce pour l’espиce, et ainsi а
l’infini.
9° Le mode,
l’espиce et l’ordre sont diminuйs par le pйchй, suivant saint Augustin. Or la
bontй substantielle de la rйalitй n’est pas diminuйe par le pйchй. La notion de
bien ne consiste donc pas universellement dans les trois choses susdites.
10° Ce qui entre
dans la notion de bien ne reзoit pas la prйdication du mal. Or ces trois choses
reзoivent la prйdication du mal, suivant saint Augustin au livre sur la Nature du bien : l’on dit en effet
« un mauvais mode, une mauvaise espиce, etc. ». La notion de bien ne
consiste donc pas dans ces trois choses.
11° Saint Ambroise
dit dans l’Hexaлmйron que « la
nature de la lumiиre n’est pas dans le nombre, le poids et la mesure, comme
pour une autre crйature ». Or par ces trois, suivant saint Augustin, sont
constituйes les trois choses dont nous parlons. Puis donc que la lumiиre est
bonne, la notion de bien n’inclut pas les trois choses dont nous parlons.
12° Selon saint
Bernard, le mode de la charitй est de n’avoir pas de mode ; et cependant,
la charitй est bonne. Elle ne requiert donc pas les trois choses susdites.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur la Nature du bien
que « lа oщ ces trois sont grands, les biens sont grands ; oщ ils
sont petits, les biens sont petits ; oщ ils sont nuls, il n’y a aucun
bien ». La notion de bien consiste donc dans ces trois.
2° Saint Augustin
dit dans le mкme livre que des choses sont appelйes bonnes dans la mesure oщ
elles sont « modйrйes, formйes, ordonnйes ».
3° La crйature
est appelйe bonne d’aprиs un rapport а Dieu, comme le veut Boиce au livre des Semaines. Or Dieu a, touchant la
crйature, une relation de triple cause : l’efficiente, la finale et la
formelle exemplaire. Par consйquent, on dit aussi que la crйature est bonne par
une relation а Dieu quant а cette triple cause. Or, en tant qu’elle est
comparйe а Dieu comme а une cause efficiente, elle a un mode qui lui est
prйdйterminй par Dieu ; comparйe а lui comme а une cause exemplaire, elle
a une espиce ; et comparйe а lui comme а une fin, elle a un ordre. Le bien
de la crйature consiste donc en un mode, une espиce et un ordre.
4° Toutes les
crйatures sont ordonnйes а Dieu par l’intermйdiaire de la crйature raisonnable,
qui est seule capable de la bйatitude. Et il en est ainsi pour autant que cela
est connu par la crйature raisonnable. Puis donc que la crйature est bonne par
ceci qu’elle est ordonnйe а Dieu, trois choses sont requises pour qu’elle soit
bonne : qu’elle soit existante, qu’elle soit connaissable, qu’elle soit
ordonnйe. Or elle est existante par quelque mode, connaissable par l’espиce, et
ordonnйe par l’ordre. C’est donc en ces trois choses que consiste le bien de la
crйature.
5° Il est dit en
Sag. 11, 21 : « vous avez tout rйglй avec mesure, nombre et
poids ». Or, suivant saint Augustin au quatriиme livre sur la Genиse au sens littйral, « la
mesure assigne а toute chose sa limite, le nombre lui donne sa forme, et le
poids son ordre ». La bontй de la crйature consiste donc en ces
trois : le mode, l’espиce et l’ordre, puisque la crйature est bonne pour
autant qu’elle est disposйe par Dieu.
Rйponse :
La notion de
bien consiste dans les trois choses en question, suivant ce que dit saint
Augustin.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir qu’un nom peut impliquer un rapport de deux faзons.
D’abord, en sorte que le nom soit donnй pour signifier le rapport lui-mкme,
comme le nom de pиre, ou de fils, ou la paternitй elle-mкme. En revanche, on
dit de certains noms qu’ils impliquent un rapport, parce qu’ils signifient une
rйalitй d’un certain genre, qu’accompagne le rapport, bien que le nom ne soit
pas donnй pour signifier le rapport lui-mкme ; par exemple, le nom de
science est donnй pour signifier une certaine qualitй, que suit un certain
rapport, mais non pour signifier le rapport lui-mкme. Et c’est de cette faзon
que la notion de bien implique un rapport : non que le nom mкme de bien
signifie le seul rapport lui-mкme, mais il signifie ce que le rapport
accompagne, avec le rapport lui-mкme. Or le rapport impliquй dans le nom de
bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose est de
nature а perfectionner non seulement selon la nature de l’espиce, mais aussi
selon l’кtre qu’elle a dans la rйalitй ; car c’est de cette faзon que la fin
perfectionne ce qui lui est ordonnй. Mais puisque les crйatures ne sont pas
leur кtre, il est nйcessaire qu’elles aient un кtre reзu ; et par
consйquent, leur кtre est fini et dйterminй par la mesure de ce en quoi il est
reзu.
Ainsi donc,
parmi ces trois choses que pose saint Augustin, la derniиre, qui est l’ordre,
est le rapport qu’implique le nom de bien, tandis que les deux autres, l’espиce
et le mode, causent ce rapport. En effet, l’espиce se rapporte а la nature mкme
de l’espиce, qui, parce qu’elle a l’кtre en quelque chose, est reзue avec un
certain mode dйterminй, puisque tout ce qui est en quelque chose, est en lui
suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Ainsi donc, chaque bien, en tant qu’il
est cause de perfection selon la nature de l’espиce en mкme temps que selon
l’кtre, a un mode, une espиce et un ordre. Une espиce quant а la nature mкme de
l’espиce, un mode quant а l’кtre, un ordre quant а la relation mкme de cause de
perfection.
Rйponse aux objections :
1° Cet argument
serait probant si le nom de bien йtait donnй pour signifier la relation
elle-mкme ; ce qui est faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et
pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.
2° Le bien
diffиre de l’йtant et de l’un par la notion, non pas comme s’ils avaient des
notions opposйes, mais parce que la notion de bien inclut les notions d’йtant
et d’un, et ajoute quelque chose.
3° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique,
de mкme que dans les nombres n’importe quelle unitй ajoutйe ou фtйe change l’espиce
du nombre, de mкme dans les dйfinitions n’importe quel ajout ou retranchement
йtablit une espиce diffйrente. C’est donc seulement par l’espиce mкme que la
notion de vrai est йtablie, en tant que le vrai perfectionne selon la seule
nature de l’espиce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais c’est par
l’espиce en mкme temps que par le nombre qu’est йtablie la notion de bien, qui
est cause de perfection non seulement selon l’espиce mais aussi selon l’кtre.
4° Lorsque saint
Augustin dit que le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation de
toute espиce, il n’exclut pas les deux autres : car, comme il le dit
lui-mкme dans le mкme livre, « lа oщ il y a espиce, il y a nйcessairement
mode ». L’ordre, lui aussi, s’ensuit de l’espиce et du mode. Mais saint
Augustin nomme seulement l’espиce, parce que les deux autres s’ensuivent de
l’espиce elle-mкme.
5° Partout oщ une
chose est reзue, il est nйcessaire qu’il y ait un mode, puisque ce qui est reзu
est limitй par ce qui reзoit ; aussi, puisque l’кtre de la crйature, tant
accidentel qu’essentiel, est reзu, le mode se rencontre non seulement dans les
parties accidentelles mais aussi dans les substantielles.
6° Puisque la
notion de bien est йtablie dans ces trois choses, Dieu n’a pas pu faire qu’une
chose soit bonne sans qu’elle ait l’espиce, le mode et l’ordre ; de mкme
qu’il n’a pas pu faire qu’il y ait un homme qui ne soit pas un animal
raisonnable.
7° Le mode,
l’espиce et l’ordre, chacun d’eux aussi est bon, en disant « bon »
non pas au sens oщ ce qui subsiste dans la bontй est bon, mais au sens oщ un
principe de bontй est bon. Il n’est donc pas nйcessaire que chacun d’eux ait un
mode, une espиce et un ordre, de mкme qu’il n’est pas nйcessaire que la forme
ait une forme, bien qu’elle soit un йtant, et que tout йtant existe par la
forme. Et certains le disent ainsi : lorsque l’on dit que tout a un mode,
une espиce et un ordre, cela s’entend des choses crййes, non des concrййes.
8° On voit dиs
lors clairement la solution au huitiиme argument.
9° Certains
disent que le mode, l’espиce et l’ordre, tels qu’ils constituent le bien de la
nature, et tels qu’ils sont diminuйs par le pйchй dans la mesure oщ ils
concernent le bien moral, sont identiques dans la rйalitй mais diffиrent dans
la notion ; comme il est clair, dans le cas de la volontй, que celle-ci,
une et identique, peut кtre considйrйe en tant qu’elle est une certaine nature
— il y a alors en elle un mode, une espиce et un ordre, qui constituent le bien
de la nature — ou bien en tant qu’elle est volontй, telle qu’elle est ordonnйe
а la grвce : et dans ce cas, il lui est attribuй un mode, une espиce et un
ordre qui peuvent diminuer par le pйchй, et qui constituent le bien moral. Ou
bien l’on peut rйpondre mieux : puisque le bien s’ensuit de l’кtre, et que
le bien est constituй par l’espиce, le mode et l’ordre, de mкme que l’кtre
substantiel est autre que l’accidentel, de mкme il est assurй que la forme
substantielle est autre que l’accidentelle ; et toutes deux ont un mode et
un ordre propres.
10° Selon saint
Augustin dans son livre sur la Nature du
bien, si le mode, l’espиce et l’ordre sont appelйs mauvais, ce n’est pas
qu’ils soient mauvais en eux-mкmes, mais c’est « soit parce qu’ils sont
moindres que ce qu’ils devraient кtre, soit parce qu’ils ne sont pas appropriйs
aux choses auxquelles ils doivent кtre appropriйs » ; ils sont donc
appelйs mauvais а cause de quelque privation concernant le mode, l’espиce et
l’ordre, mais non par eux-mкmes.
11° Puisque la
lumiиre a une espиce et une puissance limitйes, la parole de saint Ambroise ne
doit pas кtre entendue comme si la lumiиre йtait tout а fait dйpourvue de mode,
mais en ce sens qu’elle n’est pas dйterminйe а l’йgard des choses corporelles,
йtant donnй qu’elle s’йtend а toutes les rйalitйs corporelles, parce que toutes
sont de nature ou bien а кtre йclairйes, ou bien а recevoir d’autres effets par
la lumiиre, comme cela est clairement montrй par Denys au quatriиme chapitre
des Noms divins.
12° La charitй,
par son кtre qu’elle a en un sujet, a un mode, et ainsi, elle est une certaine
crйature ; mais en tant qu’elle est comparйe а l’objet infini qu’est Dieu,
elle n’a pas un mode au-delа duquel notre charitй ne doive pas opйrer. Question 22 : [L’appйtit du bien et la volontй]
Introduction
Article 1 : Toute
chose recherche-t-elle le bien ? Article 2 :
Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ? Article 3 :
L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ? Article 4 :
Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant
а l’appйtitive de la partie sensitive ? Article 5 : La
volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ? Article 6 : La
volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ? Article 7 : En
voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ? Article 8 : Dieu
peut-il contraindre la volontй ? Article 9 : Une
crйature peut-elle changer la volontй, ou imprimer en elle ? Article 10 : La
volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ? Article 11 : La
volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le
contraire ? Article 12 : La
volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ? Article 13 :
L’intention est-elle un acte de la volontй ? Article 14 :
Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a
l’intention des moyens ? Article 15 :
L’йlection est-elle un acte de la volontй ?
Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’йtant se
comporte de la mкme faзon а l’йgard du vrai et а l’йgard du bien, puisqu’il est
convertible avec l’un et l’autre ; en outre, l’appйtit se rapporte au bien
comme la connaissance se rapporte au vrai. Or tout йtant ne connaоt pas le
vrai. Tout йtant ne recherche donc pas non plus le bien.
2° Si l’on фte le
prйcйdent, le suivant est фtй. Or, chez l’animal, la connaissance prйcиde
l’appйtit. Et la connaissance ne s’йtend nullement aux choses inanimйes au
point que nous disions qu’elles connaissent naturellement ; l’appйtit ne
s’йtendra donc pas non plus а ces mкmes choses au point que nous disions
qu’elles recherchent naturellement le bien.
3° Selon Boиce au
livre des Semaines, l’on dit de
chaque chose qu’elle en recherche une autre, en tant qu’elle lui est semblable.
Si donc une rйalitй recherche le bien, il est nйcessaire qu’elle soit semblable
au bien. Or, puisque les choses semblables sont celles dont la qualitй ou la
forme est une, il est nйcessaire que la forme du bien soit en ce qui recherche
le bien. Or il est impossible qu’elle y soit dans son кtre de nature, car la rйalitй
ne rechercherait plus le bien ; en effet, ce que l’on a, on ne le
recherche pas. Il est donc nйcessaire que la forme du bien prйexiste par mode
d’intention en ce qui recherche le bien. Or chaque fois qu’une chose est de
cette faзon en un sujet, celui-ci est connaissant. L’appйtit du bien ne peut
donc exister que parmi les sujets connaissants ; et nous retrouvons ainsi
la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Si toute chose
recherche le bien, il est nйcessaire d’entendre cela du bien que toute chose
peut avoir ; car rien ne recherche naturellement ou rationnellement ce
qu’il lui est impossible d’avoir. Or le bien qui s’йtend а tous les йtants
n’est autre que l’кtre. Dire que toute chose recherche le bien йquivaut donc а
dire que toute chose recherche l’кtre. Or tout ne recherche pas l’кtre ;
au contraire, aucune chose, semble-t-il ; car toutes ont l’кtre, et une
chose ne recherche que ce qu’elle n’a pas, comme saint Augustin le montre
clairement au livre sur la Trinitй,
ainsi que le Philosophe au premier livre de la Physique. Toute chose ne recherche donc pas le bien.
5° L’un, le vrai
et le bien sont йgalement convertibles avec l’йtant. Or tous les йtants ne
recherchent pas l’un et le vrai. Donc le bien non plus.
6° Selon le
Philosophe, certains agissent contre la raison alors qu’ils ont une raison
droite. Or ils n’agiraient pas s’ils ne recherchaient ou ne voulaient ; et
ce qui est contre la raison est mal. Certains recherchent donc le mal ;
toute chose ne recherche donc pas le bien.
7° Le bien
que l’on dit recherchй par toute chose, d’aprиs le Commentateur au dйbut de l’Йthique, est l’кtre. Or certains ne
recherchent pas l’кtre, mais plutфt le non-кtre, ainsi les damnйs en enfer, qui
dйsirent mкme la mort de l’вme afin de n’кtre plus du tout. Toute chose ne
recherche donc pas le bien.
8° Les puissances
appйtitives sont а leurs objets ce que les apprйhensives sont aux leurs. Or la
puissance apprйhensive doit, pour connaоtre, кtre dйpouillйe de l’espиce de son
objet, comme la pupille doit кtre dйpouillйe de la couleur. Ce qui recherche le
bien doit donc aussi кtre dйpouillй de l’espиce du bien. Or toute chose a
l’espиce du bien. Donc rien ne recherche le bien.
9° Opйrer
quelque chose pour une fin, cela convient а la fois au Crйateur, а la nature et
а celui qui agit а dessein. Or le Crйateur et celui qui agit а dessein — une
crйature telle que l’homme — en opйrant pour une fin et en dйsirant ou en
aimant le bien, ont la connaissance de la fin ou du bien. Il est donc
nйcessaire aussi que la nature — qui est comme une intermйdiaire entre les
deux, puisqu’elle prйsuppose l’њuvre de la crйation et qu’elle est prйsupposйe
dans l’њuvre de l’art —, si elle doit rechercher la fin pour laquelle elle
opиre, connaisse celle-ci. Or elle ne la connaоt pas. Les rйalitйs naturelles
ne recherchent donc pas non plus le bien.
10° Tout ce dont
on a l’appйtit, on le cherche. Or, suivant Platon, on ne peut rien chercher
dont on n’a pas la connaissance : par exemple, si quelqu’un cherchait un
esclave fugitif sans avoir connaissance de lui, lorsqu’il le trouverait, il ne
saurait pas qu’il l’a trouvй. Les choses qui n’ont pas la connaissance du bien
n’en ont donc pas l’appйtit.
11° Rechercher la
fin est le propre de ce qui est ordonnй а la fin. Or la fin ultime, qui est
Dieu, n’est pas ordonnйe а la fin. Elle ne recherche donc pas la fin ou le
bien ; et ainsi, toute chose ne recherche pas le bien.
12° La nature est
dйterminйe а une seule chose. Si donc les rйalitйs recherchent naturellement le
bien, elles ne devraient pas rechercher naturellement quelque autre bien. Or
toute chose recherche naturellement la paix, comme le montrent clairement saint
Augustin au dix-neuviиme livre de la Citй
de Dieu, et Denys au douziиme chapitre des Noms divins ; et en outre toute chose recherche le beau, comme
le montre aussi Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Toute chose ne recherche donc pas naturellement le
bien.
13° De mкme que
l’on recherche la fin quand on ne l’a pas, de mкme on se dйlecte en elle une
fois qu’on la possиde. Or nous ne disons pas que les rйalitйs inanimйes se
dйlectent dans le bien. On ne doit donc pas dire non plus qu’elles recherchent
le bien.
En sens contraire :
1° Denys dit au
quatriиme chapitre des Noms divins :
« Les crйatures aspirent au “beau et bien” ; ce qu’elles font, elles
le font toujours pour un bien, du moins apparent ; elles prennent
inйvitablement le bien pour mobile et pour but de leurs intentions. »
2° Le Philosophe
dit au premier livre de l’Йthique que
« certains ont correctement dйfini le bien en disant que le bien est ce
que toute chose recherche ».
3° Tout ce qui
agit, agit pour une fin, comme le Philosophe le montre clairement au deuxiиme
livre de la Mйtaphysique. Or, ce qui
agit pour quelque chose, le recherche. Toute chose recherche donc la fin et le
bien, qui inclut la notion de fin.
4° Toute chose
recherche sa perfection. Or chaque chose, dиs lors qu’elle est parfaite, est
bonne. Toute chose recherche donc le bien.
Rйponse :
Toutes choses
recherchent le bien, non seulement celles qui ont une connaissance, mais aussi
celles qui en sont dйpourvues. Et pour le voir clairement, il faut savoir que
certains philosophes anciens ont prйtendu que les effets qui ont lieu dans la
nature viennent par la nйcessitй des causes prйcйdentes, sans que les causes
naturelles soient mises en accord avec de tels effets ; ce que le
Philosophe rйprouve ainsi au deuxiиme livre de la Physique : dans cette hypothиse, si de tels profits et accords
n’йtaient en aucune faзon dans une intention, ils se produiraient par hasard,
et ainsi ils auraient lieu non pas la plupart du temps mais dans une moindre
mesure, comme les autres choses que nous disons arriver par hasard ; par
consйquent, il est nйcessaire de dire que toutes les rйalitйs naturelles sont
ordonnйes et disposйes en accord avec leurs effets.
Or, de deux
faзons une chose se trouve кtre ordonnйe ou dirigйe comme vers une fin :
d’abord par soi-mкme, comme l’homme qui se dirige lui-mкme vers le lieu oщ il
tend ; ensuite, par autre chose, comme la flиche qui est envoyйe par
l’archer vers un lieu dйterminй. Seules les choses qui connaissent la fin
peuvent кtre dirigйes par elles-mкmes vers une fin ; en effet, il est
nйcessaire que celui qui dirige ait connaissance de ce vers quoi il dirige. Par
contre, mкme les choses qui ne connaissent pas la fin peuvent кtre dirigйes par
autre chose vers une fin dйterminйe, comme cela est clair dans l’exemple de la
flиche. Or cela se produit de deux faзons. Parfois, la chose qui est dirigйe
vers la fin est seulement lancйe et mue par celui qui envoie, sans qu’elle
reзoive de lui aucune forme par laquelle cette direction ou cette inclination
lui convienne ; et une telle inclination est violente : ainsi la
flиche est-elle inclinйe par l’archer vers une cible dйterminйe. Parfois, au
contraire, ce qui est dirigй ou inclinй vers une fin obtient de l’envoyeur ou
du moteur une forme par laquelle une telle inclination lui convient :
aussi une telle inclination sera-t-elle naturelle, ayant pour ainsi dire un
principe naturel ; comme celui qui a donnй une pesanteur а la pierre, l’a
inclinйe а ce qu’elle se porte naturellement vers le bas ; et c’est de
cette faзon que celui qui gйnиre est un moteur pour les lourds et les lйgers,
suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique. Et c’est ainsi que toutes les rйalitйs naturelles sont
inclinйes vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mкmes quelque
principe d’inclination grвce auquel leur inclination est naturelle, de sorte
qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mкmes vers les fins convenables, et ne
sont pas seulement conduites. En effet, ce sont seulement les rйalitйs
violentes qui sont conduites, car elles ne coopиrent en rien au moteur ;
mais les rйalitйs naturelles vont aussi vers la fin, en tant qu’elles
coopиrent, par le principe mis en elles, а ce qui incline et dirige.
Or, ce qui est
inclinй ou dirigй vers une chose par une autre, est inclinй vers ce qui est
dans l’intention de celui qui incline ou dirige ; ainsi, la flиche est
envoyйe vers la cible mкme qui est dans l’intention de l’archer. Puis donc que
toutes les rйalitйs naturelles sont inclinйes par une certaine inclination
naturelle vers leurs fins par le premier moteur, qui est Dieu, il est
nйcessaire que ce vers quoi chaque chose est naturellement inclinйe soit ce qui
est voulu par Dieu, ou dans son intention. Or, puisque Dieu n’a pas d’autre fin
de sa volontй que lui-mкme, et qu’il est lui-mкme l’essence de la bontй, il est
nйcessaire que toutes les autres choses soient naturellement inclinйes vers le
bien. Or rechercher n’est rien d’autre que chercher quelque chose, tendre pour
ainsi dire vers une chose en йtant ordonnй а celle-ci. Puis donc que toutes
choses sont ordonnйes et dirigйes par Dieu vers le bien, et de telle sorte
qu’il y ait en chacune un principe par lequel elle-mкme tend vers le bien,
cherchant pour ainsi dire le bien lui-mкme, il est nйcessaire de dire que toute
chose recherche naturellement le bien. En effet, si toute chose йtait inclinйe
vers le bien sans avoir en soi aucun principe d’inclination, on pourrait la
dire conduite vers le bien, mais non recherchant le bien ; au contraire,
en raison du principe mis au-dedans, toute chose est dite rechercher le bien,
comme tendant spontanйment vers le bien : et c’est pourquoi il est dit en
Sag. 8, 1 que la divine Sagesse « dispose tout avec
douceur », car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce а quoi
elle est divinement ordonnйe.
Rйponse aux objections :
1° Le vrai et le
bien sont а l’йgard de l’йtant dans des rapports semblables sous un certain
aspect, et dissemblables sous un autre. En effet, ils sont dans des rapports
semblables quant а la conversion de la prйdication : car de mкme que
chaque йtant est bon, de mкme aussi il est vrai ; mais quant а la relation
de cause de perfection, ils sont dans des rapports dissemblables : car le
vrai n’entretient pas avec tous les йtants la relation de cause de perfection,
comme le bien, parce que la perfection du vrai se prend de la nature de
l’espиce seulement, donc seules les rйalitйs immatйrielles peuvent кtre
perfectionnйes par le vrai, car elles seules peuvent recevoir la nature de
l’espиce sans l’кtre matйriel ; en revanche, le bien йtant cause de
perfection par la nature de l’espиce et en mкme temps par l’кtre, il peut
perfectionner tant les rйalitйs matйrielles que les immatйrielles. Voilа
pourquoi toute chose peut rechercher le bien, mais toute chose ne peut pas
connaоtre le vrai.
2° Certains
disent que, de mкme que l’appйtit naturel est en toute chose, de mкme la
connaissance naturelle est aussi en toute chose. Mais cela ne peut pas кtre
vrai : car, puisque la connaissance se fait par assimilation, la
ressemblance dans l’кtre de nature ne fait pas connaоtre, mais empкche plutфt
la connaissance ; et c’est pourquoi il est nйcessaire que les organes des
sens soient dйpouillйs des espиces des choses sensibles, afin de pouvoir les
recevoir selon l’кtre spirituel, qui cause la connaissance. Par consйquent, les
rйalitйs qui ne peuvent en aucune faзon recevoir quelque chose autrement que
selon l’кtre matйriel, ne peuvent nullement connaоtre ; elles peuvent
cependant rechercher, en tant qu’elles sont ordonnйes а quelque rйalitй
existant dans l’кtre de nature. L’appйtit, en effet, au contraire de la
connaissance, ne concerne pas nйcessairement l’кtre spirituel. L’appйtit peut
donc кtre naturel, mais pas la connaissance. Et cependant, que l’appйtit suive
la connaissance, chez les animaux, n’est pas un empкchement : car mкme
dans les rйalitйs naturelles, l’appйtit suit l’apprйhension ou la connaissance,
non cependant la connaissance de ceux mкmes qui ont l’appйtit, mais la
connaissance de celui qui les ordonne vers la fin.
3° Tout ce qui
recherche une chose, la recherche en tant qu’elle a quelque ressemblance avec
lui. Et la ressemblance qui est selon l’кtre spirituel ne suffit pas — sinon
l’animal rechercherait nйcessairement tout ce qu’il connaоt — mais il faut que
la ressemblance soit selon l’кtre de nature. Or cette ressemblance se prend de
deux faзons. D’abord en tant que la forme de l’un est dans l’autre en acte parfait ;
et dans ce cas, dиs lors qu’une chose est ainsi assimilйe а la fin, elle ne
tend pas vers la fin, mais s’y repose. Ensuite, de ce que la forme de l’un est
dans l’autre incomplиtement, c’est-а-dire en puissance ; et dans ce cas,
en tant qu’une chose a en soi la forme de la fin et du bien en puissance, elle
tend vers le bien ou la fin, et le recherche. Et si l’on dit que la matiиre
recherche la forme, c’est en tant que la forme est en elle en puissance. Voilа
aussi pourquoi plus cette puissance est parfaite et proche de l’acte, plus elle
cause une inclination vйhйmente ; d’oщ il se produit que tout mouvement
naturel vers la fin s’intensifie quand ce qui tend vers la fin lui devient plus
semblable.
4° Lorsque l’on
dit : « toute chose recherche le bien », il n’est pas nйcessaire
de dйterminer le bien а ceci ou cela, mais de le prendre dans sa gйnйralitй,
car chaque chose recherche le bien qui lui convient naturellement. Cependant,
si le bien est dйterminй а un seul, ce sera l’кtre. Et que toute chose ait
l’кtre n’est pas un empкchement, car les choses qui ont l’кtre recherchent sa
continuation ; et ce qui a l’кtre en acte d’une faзon, a l’кtre en
puissance d’une autre faзon ; ainsi l’air est actuellement air, et
potentiellement feu ; et de la sorte, ce qui a l’кtre actuellement,
recherche un кtre actuel.
5° L’un et le
vrai n’incluent pas la notion de fin, comme le bien ; voilа pourquoi ils
n’impliquent pas non plus la notion d’objet d’appйtit.
6° Ceux qui
agissent contre la raison recherchent eux aussi le bien par soi ; par
exemple, celui qui fornique est attentif а ce qui est bon et dйlectable quant
au sens, mais que ce soit mal quant а la raison, cela est hors de son
intention. Le bien est donc dйsirй par soi, mais le mal par accident.
7° C’est de faзon
semblable qu’une chose est bonne ou non, et qu’elle est ou non objet d’appйtit.
Or on a dйjа dit que ce n’est pas d’aprиs son кtre substantiel qu’une chose est
appelйe bonne au plein sens du terme et absolument, а moins que l’on n’ajoute
les autres perfections dues : voilа pourquoi l’кtre substantiel lui-mкme
n’est pas absolument objet d’appйtit, а moins que ne lui soient unies les
perfections dues. C’est pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique : « Vivre paraоt а
tous agrйable. Bien entendu, nous ne voulons pas parler ici d’une vie mйchante,
corrompue, accablйe de peines. » Une telle vie est en effet mauvaise dans
l’absolu, et а fuir dans l’absolu, quoiqu’elle soit objet d’appйtit sous un
certain aspect. Or dans la fuite et dans l’appйtit, c’est tout un pour une
chose d’кtre bonne et d’кtre corruptrice du mal, ou d’кtre mauvaise et d’кtre
corruptrice du bien. Car ne pas avoir de mal, cela mкme nous l’appelons un
bien, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de l’Йthique. Le non-кtre est donc un bien, en tant qu’il фte une vie de
tristesses ou de mйchancetй, qui est mauvaise dans l’absolu, bien qu’elle soit
bonne sous un certain aspect. Et de cette faзon, le non-кtre peut кtre dйsirй
sous l’aspect du bien.
8° Dans les
puissances apprйhensives, il n’est pas toujours vrai que la puissance soit
totalement dйpouillйe de l’espиce de son objet. En effet, cela est fallacieux
dans le cas des puissances qui ont un objet universel, comme l’intelligence,
dont l’objet est un « quelque chose », alors qu’elle a une
quidditй ; cependant, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe des formes
qu’elle reзoit. Cela est йgalement fallacieux dans le cas du toucher, car bien
qu’il ait des objets spйciaux, ils sont cependant nйcessaires а l’animal. C’est
pourquoi son organe ne peut кtre tout а fait sans chaud ni froid ;
cependant, il est en quelque sorte hors du chaud et du froid, en tant qu’il est
moyennement tempйrй, et que le milieu n’est aucun des extrкmes. L’appйtit,
quant а lui, a un objet commun, le bien. Il n’est donc pas totalement dйpouillй
du bien, mais de ce bien qu’il recherche ; il l’a cependant en puissance,
et en cela il lui ressemble ; comme la puissance apprйhensive est aussi en
puissance а l’espиce de son objet.
9°
Ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit, la connaissance de la fin est requise en tout
ce qui dirige vers la fin. La nature, elle, ne dirige pas vers la fin, mais
elle est dirigйe. Dieu, par contre, et aussi celui qui agit а dessein, quel
qu’il soit, dirigent vers la fin ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’ils
aient connaissance de la fin, au contraire de la rйalitй naturelle.
10° Cet argument
vaut pour celui qui recherche la fin en se dirigeant pour ainsi dire lui-mкme
vers la fin, car il lui est nйcessaire de savoir quand il sera parvenu а la
fin ; mais cela n’est pas nйcessaire pour ce qui est seulement dirigй vers
la fin.
11° C’est par la
mкme nature qu’une chose tend vers une fin qu’elle n’a pas encore, et qu’elle
se dйlecte dans la fin une fois qu’elle la possиde ; de mкme que c’est par
la mкme nature que la terre se meut vers le bas et qu’elle s’y repose. Il ne
convient donc pas а la fin ultime de tendre vers la fin, mais de jouir de la
fin qu’elle est elle-mкme. Et bien que l’on ne puisse pas appeler cela
proprement un appйtit, c’est cependant quelque chose qui concerne le genre de
l’appйtit, et d’oщ tout appйtit dйrive. Car par le fait mкme que Dieu jouit de
soi, il dirige les autres vers soi.
12° Que l’appйtit
ait pour terme le bien, la paix et le beau, ne signifie pas qu’il ait pour
terme des choses diffйrentes. Car par le fait mкme que l’on recherche le bien,
on recherche en mкme temps et le beau et la paix. D’une part le beau, en tant
qu’il est en lui-mкme rйglй et spйcifiй, ce qui est inclus dans la notion de
bien ; mais le bien ajoute une relation de cause de perfection pour
d’autres. Donc quiconque recherche le bien, recherche par lа mкme le beau.
D’autre part, la paix implique le retrait des choses qui perturbent et
empкchent l’obtention du bien ; or, par le fait mкme que l’on dйsire une
chose, on dйsire aussi le retrait de ses empкchements. C’est donc en mкme temps
et d’un mкme appйtit que l’on recherche le bien, le beau et la paix.
13° La dйlectation
inclut dans sa notion la connaissance du bien qui dйlecte ; et pour cette
raison, seuls ceux qui connaissent la fin peuvent se dйlecter dans la fin
possйdйe. Mais l’appйtit n’implique pas la connaissance dans son sujet, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit. Nйanmoins, prenant la dйlectation en un sens
large et impropre, Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins que le « beau et bien » est, pour toute
chose, dйlectable et aimable. Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La rйalitй est
ordonnйe а Dieu en tant qu’il est connaissable et objet d’appйtit. Or les
choses qui sont ordonnйes а lui en tant qu’il est connaissable ne le
connaissent pas toutes, car les connaissants ne connaissent pas tous Dieu. Donc
celles qui sont ordonnйes а lui comme а un objet d’appйtit ne le recherchent
pas toutes non plus.
2° Le bien qui
est dйsirй par toute chose, suivant le Philosophe au premier livre de l’Йthique, est l’кtre, comme le veut le
Commentateur au mкme endroit. Or Dieu n’est pas l’кtre de toute chose. Il n’est
donc pas ce bien qui est dйsirй par toute chose.
3° Nul ne
recherche ce qu’il fuit. Or certains fuient Dieu, puisqu’ils le haпssent, comme
on le lit au Psaume 73, 23 : « L’orgueil de ceux qui vous
haпssent monte toujours » ; et il est dit en
Job 21, 14 : « Ils disaient а Dieu : “Retire-toi de
nous.” » Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.
4° Nul ne
recherche ce qu’il possиde. Or certains, comme les bienheureux, qui jouissent
de Dieu, le possиdent lui-mкme. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.
5° L’appйtit
naturel ne porte que sur ce qui peut кtre possйdй. Or seule la crйature
raisonnable peut possйder Dieu, puisque seule elle est а l’image de Dieu, et
que « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capable de
Dieu », comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu
naturellement.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre des Soliloques :
« Tout ce qui peut aimer, aime Dieu. » Or toute chose peut aimer, car
toute chose recherche le bien. Toute chose recherche donc Dieu.
2° Chaque chose
recherche naturellement sa fin, pour laquelle elle existe. Or toute chose est
ordonnйe а Dieu comme а une fin ; Prov. 16, 4 : « Le
Seigneur a tout fait pour lui-mкme. » Toute chose recherche donc Dieu
naturellement.
Rйponse :
Toute chose
recherche naturellement Dieu implicitement, et non explicitement. Et pour le
voir clairement, il faut savoir que la cause secondaire ne peut influer sur son
effet que dans la mesure oщ elle reзoit la vertu de la cause premiиre. Or, de
mкme que influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de mкme influer, pour
la cause finale, c’est кtre recherchй et dйsirй. Voilа pourquoi, de mкme que
l’agent secondaire n’agit que par la vertu existant en lui de l’agent premier,
de mкme la fin secondaire n’est recherchйe que grвce а la vertu existant en
elle de la fin principale : c’est-а-dire en tant qu’elle lui est ordonnйe,
ou en tant qu’elle porte sa ressemblance. Et c’est pourquoi, de mкme que Dieu,
parce qu’il est le premier efficient, agit en tout agent, de mкme, parce qu’il
est la fin ultime, il est recherchй en toute fin. Mais cela, c’est rechercher
Dieu lui-mкme implicitement.
En effet, la
vertu de la cause premiиre est dans la cause seconde, comme aussi les principes
sont dans les conclusions ; or, analyser les conclusions par les
principes, ou ramener les causes secondes aux causes premiиres, cela
n’appartient qu’а la puissance rationnelle. Par consйquent, seule la nature
raisonnable peut amener а Dieu lui-mкme les fins secondaires par une certaine
voie d’analyse, de telle sorte qu’elle recherche Dieu lui-mкme explicitement.
Et de mкme que dans les sciences dйmonstratives la conclusion n’est sue
correctement qu’au moyen de l’analyse par les principes premiers, de mкme
l’appйtit de la crйature rationnelle n’est droit que par l’appйtit explicite de
Dieu mкme, en acte ou en habitus.
Rйponse aux objections :
1° Tous les
connaissants connaissent aussi Dieu implicitement en n’importe quel objet
connu. En effet, de mкme qu’une chose n’est objet d’appйtit que par la
ressemblance de la bontй premiиre, de mкme une chose n’est connaissable que par
la ressemblance de la vйritй premiиre.
2° L’кtre crйй
est lui-mкme une ressemblance de la bontй divine ; par consйquent, dans la
mesure oщ des choses dйsirent l’кtre, elles dйsirent la ressemblance de Dieu
ainsi que Dieu implicitement.
3° Dieu peut кtre
considйrй de deux faзons ; soit en lui-mкme, soit dans ses effets. En
lui-mкme, puisqu’il est l’essence mкme de la bontй, il ne peut pas ne pas кtre
aimй ; il est donc aimй par tous ceux qui le voient dans son essence, et
lа, plus on le connaоt, plus on l’aime. Mais dans certains de ses effets, en
tant qu’ils sont contraires а la volontй, comme le sont les peines infligйes,
ou les prйceptes qui semblent pesants, Dieu lui-mкme est fui, et pris en haine
en quelque sorte. Et cependant, il est nйcessaire que ceux qui le haпssent
quant а certains effets l’aiment en d’autres effets ; comme les dйmons
eux-mкmes, suivant Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, recherchent naturellement l’кtre et la vie, et en cela
ils recherchent et aiment Dieu lui-mкme.
4° Les
bienheureux qui jouissent dйjа de Dieu recherchent la continuation de la
fruition ; et de plus, la fruition elle-mкme est comme un certain habitus
dйjа perfectionnй par l’objet de son appйtit, quoique le nom d’appйtit implique
une imperfection.
5° La crйature
raisonnable est seule capable de Dieu, car elle seule peut le connaоtre et
l’aimer explicitement ; mais les autres crйatures participent а la
ressemblance divine, et ainsi, elles recherchent Dieu mкme. Article 3 : L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Les puissances
de l’вme ne sont ordonnйes qu’aux њuvres de la vie. Or on appelle њuvres de la
vie celles par lesquelles les rйalitйs animйes se distinguent des
inanimйes ; mais les animйes ne se distinguent pas des inanimйes par
l’appйtit, car les inanimйes aussi recherchent le bien. L’appйtit n’est donc
pas une puissance spйciale de l’вme.
2° L’appйtit ne
semble кtre rien d’autre qu’une certaine direction vers la fin. Or l’appйtit
naturel suffit а diriger une chose vers la fin. Il n’est donc pas nйcessaire
d’ajouter un appйtit animal qui soit une puissance spйciale de l’вme.
3° Les opйrations
et les puissances diffиrent par les termes. Or le terme de l’appйtit naturel
est le mкme que celui de l’appйtit animal : c’est le bien. La puissance ou
l’opйration est donc la mкme. Or l’appйtit naturel n’est pas une puissance de
l’вme. Donc l’appйtit animal non plus.
4° L’appйtit
porte sur une rйalitй que l’on ne possиde pas, suivant saint Augustin. Or chez
les animaux, le bien est dйjа possйdй par la connaissance. Donc, chez les
animaux, la connaissance du bien n’est pas suivie par un appйtit qui requerrait
une puissance spйciale.
5° Une puissance
spйciale est ordonnйe а un acte spйcial, et non а un acte commun а toutes les
puissances de l’вme. Or rechercher le bien est commun а toutes les puissances
de l’вme ; ce qui se voit clairement en ceci que n’importe quelle
puissance recherche son objet, et se dйlecte en lui. L’appйtit n’est donc pas
une puissance spйciale de l’вme.
6° Si la
puissance appйtitive recherche le bien, alors elle recherche ou le bien
communйment, ou le bien pour soi. Si elle recherche le bien communйment, alors,
puisque toute autre puissance recherche quelque bien particulier, la puissance
appйtitive ne sera pas une puissance spйciale, mais universelle. Et si elle
recherche le bien pour soi, alors, puisque n’importe quelle autre puissance
recherche aussi le bien pour soi, n’importe quelle autre puissance pourra, pour
la mкme raison, кtre appelйe appйtit. Il n’y aura donc pas une puissance qui
doive spйcialement кtre appelйe appйtit.
En sens contraire :
1° Le Philosophe
a posй l’appйtitive comme une puissance spйciale de l’вme, au troisiиme livre
sur l’Вme.
Rйponse :
L’appйtit est
une puissance spйciale de l’вme. Et pour le voir clairement, il faut savoir
que, puisque les puissances de l’вme sont ordonnйes aux њuvres qui sont propres
aux rйalitйs animйes, une opйration a le privilиge qu’une puissance spйciale de
l’вme lui soit assignйe pour autant qu’elle-mкme est une opйration propre de la
rйalitй animйe. Or il se trouve quelque opйration qui, d’une certaine faзon,
est commune aux rйalitйs animйes et aux inanimйes, mais qui, d’une autre faзon,
est propre aux animйes : par exemple, se mouvoir et s’engendrer.
En effet, les
rйalitйs simplement spirituelles ont une nature pour mouvoir, mais non pour
кtre mues. Les corps, eux, sont mus ; et bien que l’un puisse mouvoir
l’autre, cependant, aucun d’eux ne peut se mouvoir lui-mкme ; car les
rйalitйs qui se meuvent, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique, sont divisйes en deux parties,
dont l’une est motrice et l’autre mue. Or cela ne peut assurйment pas exister
dans les rйalitйs purement corporelles ; car leurs formes ne peuvent кtre
motrices, bien qu’elles puissent кtre principe de mouvement, йtant ce par quoi
une chose est mue ; par exemple dans le mouvement de la terre, la
pesanteur est un principe par lequel la terre est mue, elle n’est cependant pas
un moteur. Et il en est ainsi d’une part а cause de la simplicitй des corps
inanimйs, qui n’ont pas dans leurs parties une diversitй telle qu’une partie
puisse кtre motrice et l’autre mue ; d’autre part aussi а cause de la
qualitй infйrieure et de la matйrialitй des formes. Celles-ci, en effet, йtant
trиs йloignйes des formes sйparйes, dont le propre est de mouvoir, n’ont pas la
possibilitй de mouvoir, mais seulement d’кtre principes de mouvement.
Les rйalitйs
animйes, en revanche, sont composйes de nature spirituelle et de nature
corporelle ; il peut donc y avoir en elles une partie motrice et l’autre
mue, tant suivant le mouvement local que suivant d’autres mouvements. Se
mouvoir devient ainsi une action propre aux rйalitйs animйes elles-mкmes, dans
la mesure oщ d’elles-mкmes elles se meuvent en des espиces dйterminйes de
mouvement ; voilа pourquoi l’on trouve dans les animaux des puissances
spйciales ordonnйes : par exemple, chez les animaux, pour le mouvement
local, la puissance motrice ; communйment chez les plantes et les animaux,
la puissance augmentative pour le mouvement d’accroissement, la nutritive pour
le mouvement d’altйration, la gйnйrative pour le mouvement de gйnйration.
De mкme aussi
l’appйtit, qui, en un sens, est commun а tous, devient en quelque sorte spйcial
aux rйalitйs animйes, c’est-а-dire aux animaux, parce qu’il y a en eux а la
fois l’appйtit et le moteur de l’appйtit. En effet, le bien apprйhendй est
lui-mкme le moteur de l’appйtit, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur
l’Вme. Par consйquent, de mкme que
les animaux ont le privilиge d’кtre mus par eux-mкmes, de mкme aussi ils
recherchent par eux-mкmes. Et pour cette raison, de mкme que la puissance
motrice est une puissance spйciale dans l’вme, il en va de mкme aussi de la
puissance appйtitive.
Rйponse aux objections :
1° La solution
ressort de ce qui a dйjа йtй dit.
2° Parce que les
animaux sont de nature а participer а la bontй divine plus excellemment que les
autres rйalitйs infйrieures, de lа vient qu’ils ont besoin de nombreuses
opйrations et secours pour leur perfection ; par exemple, celui qui peut
obtenir la santй parfaite par de multiples exercices, est plus proche de la
santй que celui qui ne peut jouir que d’une faible santй, et par lа mкme n’a
besoin que d’un faible exercice, suivant l’exemple du Philosophe au deuxiиme
livre sur le Ciel et le Monde. Aussi,
puisque l’appйtit naturel est dйterminй а une seule chose et qu’il ne peut кtre
multiforme ni s’йtendre а autant de choses diverses que les animaux en ont
besoin, il йtait nйcessaire que fыt ajoutй aux animaux un appйtit animal
s’ensuivant de l’apprйhension, afin qu’ayant apprйhendй une multitude de choses
l’animal se portвt vers diffйrents biens.
3° Quoique le
bien soit recherchй tant par l’appйtit naturel que par l’appйtit animal,
cependant l’appйtit naturel ne fait pas rechercher le bien par soi-mкme, comme
le fait l’appйtit animal ; par consйquent, pour rechercher le bien par
appйtit animal, une puissance est exigйe, qui n’est pas exigйe pour rechercher
par appйtit naturel. Et pour cette raison, le bien vers lequel tend l’appйtit
naturel est dйterminй et uniforme ; mais il en va autrement du bien qui
est recherchй par appйtit animal. Et une conclusion semblable peut кtre donnйe
а propos de la puissance motrice.
4° Le sujet qui
recherche le bien ne cherche pas а avoir le bien dans l’кtre intentionnel,
comme le connaissant le possиde, mais dans l’кtre naturel ; voilа pourquoi
si l’animal possиde le bien en tant qu’il le connaоt, cela n’exclut pas qu’il
puisse le rechercher.
5° Chaque
puissance recherche son objet par un appйtit naturel ; mais l’appйtit
animal relиve d’une puissance spйciale. Et parce que l’appйtit naturel est
dйterminй а une seule chose alors que l’appйtit animal suit l’apprйhension, de
lа vient que chaque puissance recherche un bien dйterminй tandis que que la
puissance appйtitive recherche n’importe quel bien apprйhendй. Cependant, il ne
s’ensuit pas qu’elle soit une puissance gйnйrale, car elle recherche le bien
commun d’une faзon spйciale.
6° On voit dиs
lors clairement la solution au dernier argument. Article 4 : Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant а l’appйtitive de la partie sensitive ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La diffйrence
accidentelle des objets ne diversifie pas les puissances. Or les objets de la
volontй et de l’appйtit ne diffиrent que par des diffйrences accidentelles au
bien, qui est par soi l’objet de l’appйtit. En effet, ils ne semblent diffйrer
qu’en ceci que la volontй porte sur le bien apprйhendй par l’intelligence
tandis que l’appйtit sensitif porte sur le bien apprйhendй par le sens, choses
qui sont accidentelles au bien en tant que tel. La volontй n’est donc pas une
puissance autre que l’appйtit.
2° Les puissances
appйtitives sensitive et intellective diffиrent par le particulier et
l’universel ; car le sens apprйhende les particuliers, tandis que
l’intelligence apprйhende les universels. Or cela ne permet pas de distinguer
l’appйtit de la partie sensitive de celui de la partie intellective, car tout
appйtit porte sur le bien existant dans la rйalitй, et qui n’est pas universel
mais singulier. On ne doit donc pas dire que l’appйtit rationnel, qui est la
volontй, soit une puissance autre que l’appйtit sensitif, а la faзon dont
l’intelligence est une puissance autre que le sens.
3° De mкme que la
puissance appйtitive s’ensuit de l’apprйhension, ainsi la puissance motrice
s’ensuit de l’appйtitive. Or la motrice n’est pas diffйrente pour les кtres
raisonnables et pour les кtres sans raison. Donc l’appйtitive non plus ;
et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Au premier
livre sur l’Вme, le Philosophe
distingue cinq genres de puissances et opйrations de l’вme : le premier
inclut la gйnйration, la nutrition et l’accroissement ; le deuxiиme, le
sens ; le troisiиme, l’appйtit ; le quatriиme, le mouvement suivant
le lieu ; le cinquiиme, l’intelligence. Or ici, l’intelligence est
distinguйe du sens, mais l’appйtit intellectif n’est pas distinguй de l’appйtit
sensitif. Il semble donc que la puissance appйtitive supйrieure ne soit pas
distincte de l’infйrieure comme la puissance apprйhensive supйrieure l’est de
l’apprйhensive infйrieure.
En sens contraire :
1° Le Philosophe,
au troisiиme livre sur l’Вme,
distingue la volontй de l’appйtit sensitif.
2° Les choses qui
sont ordonnйes entre elles, quelles qu’elles soient, doivent nйcessairement
кtre distinctes. Or l’appйtit intellectif est supйrieur а l’appйtit sensitif,
suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, et de plus il le meut comme une sphиre meut une autre sphиre,
ainsi qu’il est dit au mкme endroit. La volontй est donc une puissance autre
que l’appйtit sensitif.
Rйponse :
La volontй est
une puissance autre que l’appйtit sensitif. Et pour le voir clairement, il faut
savoir que, de mкme que l’appйtit sensitif se distingue de l’appйtit naturel
par un mode de recherche plus parfait, de mкme aussi pour l’appйtit rationnel
et l’appйtit sensitif. En effet, plus une nature est proche de Dieu, plus
expressive est en elle la ressemblance de la dignitй divine. Or il revient а la
dignitй divine de mouvoir, incliner et diriger toutes choses, Dieu lui-mкme
n’йtant mы, inclinй ou dirigй par rien d’autre. Par consйquent, plus une nature
est voisine de Dieu, moins elle est inclinйe par autre chose, et plus elle est
de nature а s’incliner elle-mкme.
Ainsi, la
nature insensible qui, en raison de sa matйrialitй, est la plus йloignйe de
Dieu, est certes inclinйe vers une fin, cependant il n’y a pas en elle quelque
chose qui incline, mais seulement un principe d’inclination, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dйjа dit. La nature sensitive, йtant plus proche de Dieu,
a en elle-mкme quelque chose qui incline, а savoir l’objet d’appйtit
apprйhendй ; toutefois, cette inclination n’est pas au pouvoir de l’animal
mкme qui est inclinй, mais elle lui est dйterminйe d’ailleurs. En effet,
l’animal ne peut, а la vue de l’objet dйlectable, ne pas le convoiter ;
car les animaux n’ont pas eux-mкmes la domination de leur inclination ;
c’est pourquoi ils n’agissent pas, mais sont plutфt agis, suivant saint Jean
Damascиne ; et cela, parce que la puissance appйtitive sensitive a un organe
corporel, et se rapproche ainsi des dispositions de la matiиre et des rйalitйs
corporelles, en sorte qu’elle est mue plutфt qu’elle ne meut.
Mais la nature
rationnelle, qui est trиs voisine de Dieu, n’a pas seulement l’inclination vers
quelque chose, comme les rйalitйs inanimйes, ni seulement le moteur de cette
inclination qui lui est pour ainsi dire dйterminйe d’ailleurs, comme la nature
sensible, mais outre cela elle a en son pouvoir l’inclination elle-mкme, de
sorte qu’il n’est pas nйcessaire pour elle d’кtre inclinйe vers l’objet
d’appйtit apprйhendй, mais elle peut кtre inclinйe ou non. Et ainsi, cette
inclination ne lui est pas dйterminйe par autre chose, mais par elle-mкme. Et
cela lui convient parce qu’elle n’use pas d’un organe corporel ; et ainsi,
s’йloignant de la nature mobile, elle accиde а la nature de moteur et d’agent.
Et qu’une chose se dйtermine а soi-mкme une inclination vers la fin, ne peut se
produire que si elle connaоt la fin et la relation de la fin aux moyens :
ce qui est le propre de la raison seulement. Voilа pourquoi un tel appйtit, que
nul autre ne dйtermine nйcessairement, suit l’apprйhension de la raison ;
par consйquent, l’appйtit rationnel, que l’on appelle volontй, est une
puissance autre que l’appйtit sensitif.
Rйponse aux objections :
1° La volontй ne
se distingue pas de l’appйtit sensitif directement par le fait de suivre cette
apprйhension-ci ou une autre, mais par celui de se dйterminer а soi-mкme une
inclination ou d’avoir une inclination dйterminйe par autre chose ; et ces
deux choses exigent une diffйrence des puissances. Mais une telle diffйrence
requiert la diffйrence des apprйhensions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dйjа dit. C’est donc pour ainsi dire consйquemment, et non principalement, que
la distinction des appйtitives se prend de la distinction des apprйhensives.
2° Bien que
l’appйtit tende toujours vers quelque chose qui existe dans la rйalitй,
c’est-а-dire а la faзon du particulier et non de l’universel, cependant il est
tantфt mы а la recherche par l’apprйhension de quelque condition universelle —
par exemple, nous recherchons tel bien d’aprиs la simple considйration que le
bien doit кtre recherchй —, tantфt par l’apprйhension du particulier dans sa
particularitй. Voilа pourquoi, de mкme que l’appйtit se distingue consйquemment
par la diffйrence de l’apprйhension qu’il suit, de mкme il se distingue aussi
consйquemment par l’universel et le particulier.
3° Puisque les
mouvements et les opйrations sont dans les singuliers, et que d’une proposition
universelle on ne peut descendre а une conclusion particuliиre que moyennant
une mineure particuliиre, la conception universelle de l’intelligence ne peut
кtre appliquйe а l’йlection de l’њuvre — qui est une quasi-conclusion dans
l’ordre du faire, comme il est dit au septiиme livre de l’Йthique — que moyennant une apprйhension particuliиre. Voilа
pourquoi le mouvement qui suit l’apprйhension universelle de l’intelligence
moyennant l’apprйhension particuliиre du sens, ne requiert pas diffйrentes
puissances motrices, l’une correspondant а l’intelligence et l’autre au sens,
comme c’est le cas de l’appйtit qui s’ensuit immйdiatement de l’apprйhension.
En outre, la motrice impйrйe, que mentionne l’objection, est une puissance liйe
aux muscles et aux nerfs ; elle ne peut donc pas appartenir а la partie
intellective, qui n’use pas d’un organe.
4° Parce que le
sens et l’intelligence diffиrent par les raisons formelles de l’apprйhensible
en tant que tel, ils appartiennent а diffйrents genres de puissances : en
effet, le sens tend а apprйhender le particulier, l’intelligence а apprйhender
l’universel. Mais les appйtits supйrieur et infйrieur ne diffиrent point par
des diffйrences de l’appйtible en tant que tel, puisque les deux appйtits
tendent parfois vers le mкme bien ; mais ils diffиrent par leurs faзons
diffйrentes de rechercher, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilа
pourquoi ce sont certes des puissances diffйrentes, mais non des genres de
puissances diffйrents. Article 5 : La volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Selon saint
Augustin au treiziиme livre sur la Trinitй,
tous dйsirent d’une seule volontй la bйatitude. Or, ce qui est dйsirй
communйment par tous, est dйsirй par nйcessitй ; car si ce n’йtait pas par
nйcessitй, il arriverait que ce ne soit pas dйsirй par quelqu’un. La volontй
dйsire donc quelque chose par nйcessitй.
2° Tout moteur
ayant une puissance parfaite meut son mobile par nйcessitй. Or, suivant le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
le bien est moteur de la volontй dans la mesure oщ il est apprйhendй. Puis donc
qu’il est une chose qui est un bien parfait, par exemple Dieu et la bйatitude,
comme il est dit йgalement au premier livre de l’Йthique, il y aura quelque chose qui mouvra la volontй par
nйcessitй ; et ainsi, quelque chose est recherchй nйcessairement par la
volontй.
3°
L’immatйrialitй est la cause de ce qu’une puissance ne puisse pas кtre
contrainte ; en effet, les puissances liйes а des organes sont
contraintes, comme cela est particuliиrement clair dans le cas de la puissance
motrice. Or l’intelligence est une puissance plus immatйrielle que la
volontй ; et cela apparaоt en ce qu’elle a un objet plus immatйriel, qui
est l’universel, alors que l’objet de la volontй est le bien existant dans les
rйalitйs particuliиres. Puis donc que l’intelligence est contrainte а tenir
quelque chose par nйcessitй, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il semble que la volontй
aussi recherche quelque chose par nйcessitй.
4° La nйcessitй
n’est йcartйe de la volontй qu’en raison de la libertй, а laquelle la nйcessitй
semble opposйe. Or toute nйcessitй n’empкche pas la libertй ; c’est
pourquoi saint Augustin dit au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : « Si nous dйfinissons la nйcessitй :
ce qui nous permet de dire “il est nйcessaire que telle chose soit ou se fasse
ainsi”, je ne vois pas pourquoi nous aurions а craindre qu’elle ne nous prive
de libre volontй. » La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй.
5° Est
nйcessaire, ce qui ne peut pas ne pas кtre. Or Dieu ne peut pas ne pas vouloir
le bien, de mкme qu’il ne peut pas ne pas кtre bon. Il veut donc nйcessairement
le bien ; et ainsi, quelque volontй veut une chose nйcessairement.
6° Selon saint
Grйgoire, « le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne
bientфt par son poids а un autre pйchй ». Or le pйchй n’est commis que par
la volontй, selon saint Augustin. Puis donc que l’entraоnement est un certain
mouvement violent, comme cela est clair au septiиme livre de la Physique, quelqu’un peut кtre violemment
contraint а vouloir quelque chose par nйcessitй.
7° D’aprиs ce que
dit le Maоtre au livre premier, dist. 25, reprenant les paroles de saint
Augustin, « dans le deuxiиme йtat » — c’est-а-dire dans l’йtat de
faute — « l’homme ne peut pas ne pas pйcher, et mкme mortellement avant la
rйparation, aprиs la rйparation au moins vйniellement ». Or le pйchй, tant
mortel que vйniel, est volontaire. Il y a donc un йtat de l’homme en lequel
celui-ci ne peut pas ne pas vouloir ce en quoi consiste le pйchй ; et
ainsi, la volontй veut quelque chose par nйcessitй.
8° Plus une chose
peut naturellement mouvoir, plus elle peut naturellement causer la nйcessitй.
Or le bien peut mouvoir plus que le vrai, puisque le bien est dans les rйalitйs
tandis que le vrai est seulement dans l’esprit, comme il est dit au sixiиme
livre de la Mйtaphysique. Puis donc
que le vrai contraint l’intelligence, а bien plus forte raison le bien
contraint-il la volontй.
9° Le bien
imprime plus fortement que le vrai ; et cela ressort de ce que l’amour,
qui est l’empreinte du bien, est plus unitif que la connaissance, qui est
l’empreinte du vrai : en effet, suivant saint Augustin, l’amour est une
certaine vie unissant l’aimant а l’aimй. Le bien peut donc plus causer la
nйcessitй dans la volontй que le vrai dans l’intelligence ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
10° Plus une
puissance a de pouvoir sur ses objets, moins elle peut кtre contrainte par eux.
Or la raison a plus de pouvoir sur ses objets que la volontй : en effet,
suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la raison forme en soi les espиces des rйalitйs, au
contraire de la volontй, qui est mue par les objets d’appйtit. La volontй peut
donc кtre contrainte par les objets d’appйtit plus que la raison ne peut l’кtre
par les objets de connaissance ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
11° Ce qui inhиre
par soi, inhиre par nйcessitй. Or il est un vouloir qui inhиre par soi а la
volontй. La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй. Preuve de la
mineure : le souverain bien est voulu par soi. Donc, chaque fois que la
volontй se porte vers lui, elle veut par elle-mкme. Or elle se porte toujours
vers lui, car elle se porte naturellement vers lui. La volontй veut donc toujours
par soi le souverain bien.
12° La nйcessitй
se rencontre dans la connaissance de la science. Or, de mкme que tous les
hommes veulent naturellement savoir, suivant le Philosophe au premier livre de
la Mйtaphysique, de mкme aussi ils
veulent naturellement le bien. La nйcessitй se rencontre donc dans la volontй
du bien.
13° La Glose, а propos de Rom. 7, 15 sqq., dit que la volontй veut
naturellement le bien. Or les choses qui inhиrent par nature, sont par
nйcessitй. La volontй veut donc le bien par nйcessitй.
14° Tout ce qui
s’accroоt et diminue, peut aussi кtre totalement фtй. Or la libertй de la
volontй s’accroоt et diminue : en effet, l’homme eut avant le pйchй un
arbitre plus libre qu’aprиs le pйchй, suivant saint Augustin. La libertй de la
volontй peut donc кtre totalement фtйe ; et ainsi, la volontй peut кtre
contrainte par nйcessitй.
En sens contraire :
1° Selon saint
Augustin au cinquiиme livre de la Citй de
Dieu, si une chose est volontaire, elle n’est pas nйcessaire. Or tout ce
que nous voulons est volontaire. La volontй ne veut donc rien par nйcessitй.
2° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. Or ce qui est tel, ne
peut кtre contraint par rien ; la volontй ne peut donc кtre contrainte de
telle sorte qu’elle veuille quelque chose par nйcessitй.
3° La libertй
s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй est libre. Elle ne veut donc rien par
nйcessitй.
4° Saint Bernard
dit que le libre arbitre « а cause de sa noblesse innйe, n’est mы par
aucune nйcessitй ». Or la dignitй de la volontй ne peut кtre фtйe. La
volontй ne peut donc rien vouloir par nйcessitй.
5° Les puissances
rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la volontй est
une puissance rationnelle ; en effet, elle se trouve dans la raison, comme
il est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Elle a donc des objets opposйs ; voilа pourquoi elle n’est dйterminйe а
rien par nйcessitй.
6° Ce qui est
dйterminй а quelque chose par nйcessitй, est naturellement dйterminй а cela. Or
une division oppose la volontй а l’appйtit naturel. La volontй ne veut donc
rien par nйcessitй.
7° Dиs lors
qu’une chose est volontaire, on dit qu’elle est en nous de telle sorte que nous
en soyons maоtres. Or ce qui est en nous et dont nous sommes maоtres, nous
pouvons le vouloir et ne pas le vouloir. Donc, tout ce que la volontй veut,
elle peut le vouloir et ne pas le vouloir ; et ainsi, elle ne veut rien
par nйcessitй.
Rйponse :
Comme on peut
le dйduire des paroles de saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, chap. 11, il y a deux
nйcessitйs : la nйcessitй de contrainte, et celle-ci ne peut en aucune
faзon avoir place dans la volontй ; et la nйcessitй d’inclination
naturelle, comme nous disons que Dieu vit par nйcessitй : et c’est par une
telle nйcessitй que la volontй « veut quelque chose par nйcessitй ».
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que dans les rйalitйs ordonnйes entre elles, il est
nйcessaire que le premier mode soit inclus dans le second, et que dans le
second se trouve non seulement ce qui lui revient par sa nature propre, mais
aussi ce qui lui revient par la nature du premier ; ainsi, il convient а
l’homme non seulement d’user de la raison, ce qui lui revient par sa diffйrence
propre, qui est le raisonnable, mais aussi d’user du sens ou de l’aliment, ce
qui lui revient aussi par son genre, qui est l’animal ou le vivant. Et de mкme
aussi, nous voyons dans les sens que, le sens du toucher йtant comme le
fondement des autres sens, l’on trouve dans l’organe de chaque sens non
seulement les propriйtйs du sens dont il est l’organe propre, mais aussi les
propriйtйs du toucher : ainsi, l’њil ne sent pas seulement le blanc et le
noir, en tant qu’il est l’organe de la vue, mais il sent aussi le chaud et le
froid, et il est corrompu par leurs excиs, en tant qu’il est l’organe du
toucher.
Or la nature et
la volontй sont ordonnйes de telle faзon que la volontй est elle-mкme aussi une
certaine nature ; car tout ce qui se trouve dans la rйalitй est appelй
« une certaine nature ». Voilа pourquoi il est nйcessaire de trouver
dans la volontй non seulement ce qui est appartient а la volontй, mais aussi ce
qui appartient а la nature. Or il appartient а n’importe quelle nature crййe
d’кtre ordonnйe par Dieu au bien, recherchant celui-ci naturellement. Il y a
donc dans la volontй elle-mкme un certain appйtit naturel du bien qui lui
convient. Et en plus de cela, elle peut rechercher quelque chose suivant sa
propre dйtermination, non par nйcessitй ; ce qui lui revient en tant
qu’elle est volontй.
Or, la relation
entre la nature et la volontй est semblable а la relation entre les choses que
la volontй veut naturellement et celles pour lesquelles elle est dйterminйe par
elle-mкme et non par la nature. Voilа pourquoi, de mкme que la nature est le
fondement de la volontй, de mкme aussi l’objet d’appйtit qui est recherchй
naturellement est le principe et le fondement des autres objets d’appйtit. Or
dans les objets d’appйtit, la fin est le fondement et le principe des moyens,
puisque les moyens ne sont recherchйs qu’en raison de la fin. Voilа pourquoi ce
que la volontй veut par nйcessitй, йtant pour ainsi dire dйterminйe а cela par
une inclination naturelle, c’est la fin ultime, telle la bйatitude, et les
choses qui y sont incluses, comme l’кtre, la connaissance de la vйritй,
etc. ; par contre, elle n’est pas dйterminйe aux autres choses par
nйcessitй ni par une inclination naturelle, mais par une disposition propre
sans aucune nйcessitй.
Et bien que la
volontй veuille la fin ultime par une certaine inclination nйcessaire, on ne
doit cependant en aucune faзon accorder qu’elle soit contrainte а vouloir cela.
En effet, la contrainte n’est rien d’autre que l’introduction d’une certaine
violence. Or l’acte violent est, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « celui dont le principe
est au-dehors, sans que le patient contribue en rien » ; comme si
l’on projetait une pierre en haut : car, autant qu’il est en elle, elle
n’est nullement inclinйe а ce mouvement. Or, puisque la volontй est elle-mкme
une certaine inclination, йtant donnй qu’elle est une certain appйtit, il ne
peut se produire que la volontй veuille une chose et que son inclination ne
soit pas vers cela ; et ainsi, il ne peut se produire que la volontй
veuille quelque chose par contrainte ou violence, bien qu’elle veuille quelque
chose par une inclination naturelle. Il est donc clair que la volontй ne veut
rien nйcessairement d’une nйcessitй de contrainte, mais qu’elle veut cependant
quelque chose nйcessairement d’une nйcessitй d’inclination naturelle.
Rйponse aux objections :
1° Cet appйtit
commun de la bйatitude ne procиde pas d’une contrainte, mais d’une inclination
naturelle.
2° Si
efficacement qu’un bien meuve la volontй, il ne peut cependant pas la
contraindre : car en posant qu’elle veut une chose, on pose qu’elle a une
inclination vers cette chose, ce qui est opposй а la contrainte. Mais а cause
de la perfection d’un bien, il se produit que la volontй est dйterminйe а
celui-ci par une inclination de nйcessitй naturelle.
3° L’intelligence
pense naturellement quelque chose, comme la volontй veut aussi naturellement
quelque chose ; mais la contrainte n’est point, par sa nature, opposйe а
l’intelligence, comme elle l’est а la volontй. En effet, bien que
l’intelligence ait une inclination vers quelque chose, son nom ne dйsigne
cependant pas l’inclination mкme de l’homme, tandis que le nom de volontй
dйsigne l’inclination mкme de l’homme. Par consйquent, tout ce qui se fait
suivant la volontй, se fait suivant l’inclination de l’homme, et par suite ne
peut кtre violent. Mais l’opйration de l’intelligence peut кtre contre
l’inclination de l’homme, qui est la volontй ; comme lorsqu’une opinion
plaоt а quelqu’un, mais que par l’efficace des arguments il est conduit а
assentir au contraire par son intelligence.
4° Saint Augustin
parle de la nйcessitй naturelle, que nous n’excluons pas de la volontй а
l’йgard de certains objets ; et cette nйcessitй se rencontre aussi dans la
volontй divine, comme aussi dans l’кtre divin ; en effet, il est lui-mкme
nйcessaire par soi, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.
5° On voit dиs
lors clairement la solution au cinquiиme argument.
6° Le pйchй
commis n’entraоne pas en contraignant la volontй, mais en l’inclinant : en
tant qu’il prive de la grвce, par laquelle l’homme йtait fortifiй contre le
pйchй, et aussi en tant que par l’acte du pйchй sont laissйs dans l’вme une
disposition et un habitus inclinant au pйchй suivant.
7° Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que l’homme, en quelque йtat de pйchй
mortel qu’il soit, peut йviter le pйchй mortel grвce а la libertй de sa
volontй ; et ils exposent l’expression : « il ne peut pas ne pas
pйcher » comme suit : « il ne peut pas ne pas avoir de
pйchй » — de mкme que « voir » signifie « avoir la
vue » et « user de la vue » — mais il peut, selon eux, ne
pas pйcher, c’est-а-dire ne pas user du pйchй. Et de ce point de vue, il est
clair qu’aucune nйcessitй de consentir au pйchй n’est introduite dans la
volontй. D’autres disent que, de mкme que l’homme dans l’йtat de la vie
prйsente ne peut йviter le pйchй vйniel — non qu’il ne puisse йviter celui-ci
ou celui-lа, mais il ne peut les йviter tous, en sorte qu’il n’en commette
aucun —, de mкme en va-t-il aussi pour les pйchйs mortels en celui qui n’a pas
la grвce. Et de ce point de vue aussi, il est clair que la volontй n’est pas
dans la nйcessitй de vouloir ceci ou cela, bien que sans la grвce elle se
trouve manquer d’une indйfectible inclination vers le bien.
8° Une forme
reзue en quelque chose ne meut pas ce en quoi elle est reзue, mais avoir une
telle forme, cela mкme c’est avoir йtй mы ; par contre, ce qui reзoit est
mы par l’agent extйrieur : ainsi le corps qui devient chaud par le feu
n’est-il pas mы par la chaleur reзue, mais par le feu. Ainsi йgalement l’intelligence
n’est pas mue par l’espиce dйjа reзue, ou par la vйritй qui s’ensuit de cette
espиce, mais par une rйalitй extйrieure qui imprime dans l’intelligence, tel
l’intellect agent, ou le phantasme, ou quelque autre chose de ce genre. En
outre, de mкme que le vrai est proportionnй а l’intelligence, de mкme aussi le
bien est proportionnй а la volontй. Par consйquent, que le vrai soit dans
l’apprйhension ne le rend pas moins apte а mouvoir naturellement l’intelligence
que le bien la volontй. En outre, que la volontй ne soit pas contrainte par le
bien ne vient pas d’une insuffisance du bien а mouvoir, mais de la nature mкme
de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
9° On voit dиs
lors clairement la rйponse au neuviиme argument.
10° La rйalitй qui
est hors de l’вme n’imprime son espиce dans l’intellect possible que par
l’opйration de l’intellect agent : et c’est pourquoi l’on dit que l’вme
forme en elle-mкme les formes des rйalitйs. Et de mкme aussi, ce n’est pas sans
une opйration de la volontй que la volontй tend vers l’objet d’appйtit.
L’argument n’est donc pas concluant. En outre, on peut rйpondre comme aux deux
objections prйcйdentes.
11° Le bien
premier est voulu par soi, et la volontй le veut par soi et naturellement,
cependant elle ne le veut pas toujours en acte. En effet, il n’est pas
nйcessaire que les choses qui conviennent naturellement а l’вme soient toujours
en acte dans l’вme ; de mкme que les principes qui sont connus
naturellement ne sont pas toujours considйrйs en acte.
12° Il ne s’agit
pas de la mкme nйcessitй lorsque nous connaissons quelque chose nйcessairement
par la science, et lorsque nous recherchons la science par nйcessitй : en
effet, le premier peut se produire par une nйcessitй de contrainte, mais le
second seulement par une nйcessitй d’inclination naturelle. Et de mкme aussi,
la volontй veut le bien par nйcessitй, en tant qu’elle veut le bien
naturellement.
13° On voit dиs
lors clairement la rйponse au treiziиme argument.
14° La libertй qui
s’accroоt et diminue est la libertй par rapport au pйchй et а la misиre, et non
la libertй par rapport а la contrainte ; il ne s’ensuit donc pas que la
volontй puisse кtre amenйe а кtre contrainte.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Cette citation
doit кtre entendue de la nйcessitй de contrainte, qui s’oppose а la volontй, et
non de la nйcessitй d’inclination naturelle, qui, suivant saint Augustin au
cinquiиme livre de la Citй de Dieu,
ne s’oppose pas а la volontй.
2° Si la volontй
se porte nйcessairement par inclination naturelle vers quelque chose, cela
n’est pas dы а son impuissance mais а sa force ; de mкme que le lourd est
d’autant plus fort qu’il est portй vers le bas par une plus grande nйcessitй.
Mais si elle йtait contrainte par autre chose, il faudrait attribuer cela а sa
faiblesse.
3° La libertй,
suivant saint Augustin, s’oppose а la nйcessitй de contrainte, mais non а la
nйcessitй d’inclination naturelle.
4° La nйcessitй
naturelle ne s’oppose pas а la dignitй de la volontй, mais seule la nйcessitй
de contrainte s’y oppose.
5° La volontй, en
tant qu’elle est rationnelle, a des objets opposйs : et dire cela, c’est
la considйrer en ce qui lui est propre ; mais en tant qu’elle est une
certaine nature, rien n’empкche qu’elle soit dйterminйe а une seule chose.
6° La volontй
s’oppose а l’appйtit naturel pris dans un sens restreint, c’est-а-dire а celui
qui est seulement naturel, comme l’homme s’oppose а ce qui est seulement animal
; par contre, elle ne s’oppose pas а l’appйtit naturel considйrй dans l’absolu,
mais elle l’inclut, comme l’homme inclut l’animal.
7° Cet argument
aussi vaut pour la volontй en tant que telle ; en effet, il est propre а
la volontй en tant que telle d’кtre maоtresse de ses actes. Article 6 : La volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Plus une chose
est noble, plus elle est immuable. Or vivre est plus noble qu’кtre, penser que
vivre, et vouloir que penser. Vouloir est donc plus immuable qu’кtre. Or l’кtre
de l’вme qui veut est immuable, car il est incorruptible. Donc son vouloir
aussi est immuable ; et ainsi, tout ce qu’elle veut, elle le veut
immuablement et nйcessairement.
2° Plus une chose
est conforme а Dieu, plus elle est immuable. Or l’вme est plus conformйe а Dieu
par la seconde conformitй, qui est celle de la ressemblance, que par la
premiиre conformitй, qui est celle de l’image. Or dans la premiиre conformitй,
elle a l’immuabilitй ; car l’вme ne peut perdre l’image, suivant le Psaume
38, 7 : « l’homme passe comme une image ». Donc suivant la
seconde conformitй aussi, qui est celle de la ressemblance, consistant dans
l’ordination requise de la volontй, il aura l’immuabilitй, en sorte que la
volontй veuille immuablement le bien et ne puisse vouloir le mal.
3° La puissance
est а l’йtant potentiel ce que l’acte est а l’йtant en acte. Or Dieu, йtant bon
en acte, ne peut faire quelque chose de mauvais en acte. Donc sa puissance, qui
est bonne, ne peut non plus produire une chose qui soit mauvaise en
puissance ; et ainsi, la volontй que la puissance divine a produite n’a
pas de pouvoir pour le mal.
4° Selon le
Philosophe aux sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les fins sont aux moyens, dans l’ordre du faire et de
l’appйtit, ce que les principes sont aux conclusions dans les sciences
dйmonstratives. Or, par les principes qui sont connus naturellement est
introduite une nйcessitй dans l’intelligence, de sorte qu’elle connaоt les
conclusions par nйcessitй. Puis donc que la volontй veut par nйcessitй la fin
ultime de la faзon dйjа exposйe, elle voudra aussi par nйcessitй toutes les
autres choses qui sont ordonnйes а la fin ultime.
5° Tout ce qui
est naturellement dйterminй а une chose, obtient cette chose par nйcessitй, а
moins qu’il n’y ait un empкchement. Or la volontй veut naturellement le bien,
comme dit la Glose а propos de
Rom. 7, 15. Elle veut donc immuablement le bien, puisqu’il n’est rien
qui puisse l’empкcher, йtant donnй qu’elle est la plus puissante aprиs Dieu,
selon saint Bernard.
6° De mкme que
les tйnиbres sont opposйes а la lumiиre, de mкme le mal est opposй au bien. Or
la vue, qui est naturellement dйterminйe а connaоtre la lumiиre et les corps
lumineux, les voit si naturellement qu’elle ne peut pas voir ce qui est
tйnйbreux. Donc la volontй aussi, dont l’objet est le bien, veut si
immuablement le bien qu’elle ne pourra aucunement vouloir le mal. Et ainsi, la
volontй a quelque nйcessitй non seulement а l’йgard de la fin ultime, mais
aussi а l’йgard des autres choses.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit que « c’est la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre
selon la justice ». La volontй ne se rapporte donc immuablement ni au bien
ni au mal.
2° Selon saint
Augustin, « le pйchй est а ce point volontaire que, si le volontaire est
absent, il n’y a pas de pйchй ». Si donc le pйchй ne vient aucunement de
la volontй, le pйchй n’existera aucunement ; ce qui est faux, comme
l’expйrience le montre.
Rйponse :
Une chose est
dite nйcessaire, parce qu’elle est immuablement dйterminйe а un seul terme.
Aussi, puisque la volontй se rapporte а de nombreuses choses de faзon
indйterminйe, elle n’a pas de nйcessitй а l’йgard de toutes, mais а l’йgard de
celles-lа seules auxquelles elle est dйterminйe par une inclination naturelle,
comme on l’a dit. Or tout mobile se ramиne, comme а un principe, а un immobile,
et l’indйterminй а un dйterminй ; pour cette raison, il est nйcessaire que
ce а quoi la volontй est dйterminйe soit le principe de son appйtit des choses
auxquelles elle n’est pas dйterminйe ; et cela, c’est la fin ultime, comme
on l’a dit. Or l’indйtermination de la volontй se rencontre relativement а
trois choses : l’objet, l’acte, et la relation а la fin.
Relativement а
l’objet, la volontй est indйterminйe quant aux moyens, non quant а la fin
ultime elle-mкme, comme on l’a dit. Et il en est ainsi, parce que l’on peut
parvenir а la fin ultime par de nombreuses voies, et qu’а des sujets divers
conviennent des voies diverses pour parvenir а elle. Voilа pourquoi l’appйtit
de la volontй ne peut кtre dйterminй dans les moyens, contrairement aux
rйalitйs naturelles, qui n’ont, pour une fin certaine et dйterminйe, que des
voies certaines et dйterminйes. Et ainsi, l’on voit clairement que les rйalitйs
naturelles recherchent les moyens par nйcessitй comme elles font pour la
fin ; de sorte que l’on ne peut rien concevoir en elles qu’elles puissent
rechercher ou ne pas rechercher. La volontй, par contre, recherche la fin
ultime par nйcessitй, de sorte qu’elle ne peut pas ne pas la rechercher, mais
elle ne recherche par nйcessitй aucun des moyens. Par consйquent, quant а de
telles choses, il est en son pouvoir de rechercher ceci ou cela.
Ensuite, la
volontй est indйterminйe aussi relativement а l’acte ; car mкme а l’йgard
d’un objet dйterminй, elle peut user de son acte quand elle veut, ou ne pas en
user ; en effet, elle peut passer а l’acte de vouloir quant а n’importe
quel objet, ou ne pas passer а l’acte. Et cela ne se produit pas dans les
rйalitйs naturelles : en effet, le lourd descend toujours en acte vers le
bas, а moins qu’une chose ne l’empкche. Et cela vient de ce que les rйalitйs
inanimйes ne sont pas mues par elles-mкmes, mais par d’autres choses ; il
n’est donc pas en leur pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir ;
tandis que les rйalitйs animйes se meuvent par elles-mкmes ; et de lа
vient que la volontй peut vouloir et ne pas vouloir.
Enfin, il y a
une indйtermination de la volontй touchant la relation а la fin, en tant que la
volontй peut rechercher ce qui est ordonnй а la fin convenable suivant la
vйritй, ou seulement selon l’apparence. Et cette indйtermination vient de deux
choses : de l’indйtermination а l’йgard de l’objet dans les moyens, et en
outre, de l’indйtermination de l’apprйhension, qui peut кtre droite ou
non ; en effet, de mкme que d’un principe vrai donnй ne s’ensuit une
conclusion fausse que par quelque faussetй de la raison, soit qu’elle pose une
mineure fausse, soit qu’elle ordonne faussement le principe а la conclusion, de
mкme aussi, dиs lors qu’on a en soi un appйtit droit de la fin ultime, il ne
peut s’ensuivre que l’on recherche quelque chose de faзon dйsordonnйe, que si
la raison prenait comme pouvant кtre ordonnй а la fin une chose qui ne le peut
pas ; par exemple, celui qui recherche naturellement la bйatitude avec un
appйtit droit, ne serait jamais conduit а rechercher la fornication, sauf en
tant qu’il l’apprйhende comme un certain bien de l’homme, en tant qu’elle est
un certain objet dйlectable, et ainsi il l’apprйhende comme pouvant кtre
ordonnй а la bйatitude, comme une certaine image de celle-ci. Et de lа s’ensuit
une indйtermination de la volontй, par laquelle celle-ci peut rechercher le
bien ou le mal.
Or, puisque la
volontй est appelйe libre en tant qu’elle n’a pas de nйcessitй, la libertй de
la volontй sera considйrйe а trois points de vue : quant а l’acte, en tant
qu’elle peut vouloir et ne pas vouloir ; quant а l’objet, en tant qu’elle
peut vouloir ceci ou cela, et mкme son opposй ; et quant au rapport а la
fin, en tant qu’elle peut vouloir le bien ou le mal. Quant au premier de ces
points de vue, la libertй est dans la volontй en n’importe quel йtat de la
nature et quant а n’importe quel objet. En effet, toute volontй a son acte en
son pouvoir relativement а n’importe quel objet. Le deuxiиme de ces points de
vue regarde certains objets, c’est-а-dire les moyens et non la fin
elle-mкme ; et lа aussi, en n’importe quel йtat de la nature. Le troisiиme
point de vue ne regarde pas tous les objets, mais certains, c’est-а-dire les
moyens ; et non pas relativement а n’importe quel йtat de la nature, mais
а celui-lа seul en lequel la nature peut faillir. Car lа oщ l’apprйhension et
la confrontation sont indйfectibles, il ne peut y avoir de volontй du mal, mкme
dans les moyens, comme on le voit clairement dans le cas des bienheureux. Et c’est
pourquoi l’on dit que vouloir le mal n’est ni une libertй, ni une partie de la
libertй, quoique ce soit un certain signe de libertй.
Rйponse aux objections :
1° L’вme ne tient
pas d’elle-mкme la dйtermination de son кtre, mais d’autre chose ; en revanche,
elle-mкme se dйtermine son vouloir ; voilа pourquoi, bien que l’кtre soit
immuable, cependant son vouloir est indйterminй, et peut par consйquent
s’inflйchir en divers sens. Et cependant, il n’est pas vrai que le penser ou le
vouloir soit plus noble que l’кtre, si on les sйpare de l’кtre : au
contraire, l’кtre est alors plus noble qu’eux, suivant Denys au cinquiиme
chapitre des Noms divins.
2° La conformitй
de l’image se prend des puissances naturelles, qui lui sont dйterminйes par la
nature ; voilа pourquoi cette conformitй demeure toujours. Mais la seconde
conformitй, qui est celle de la ressemblance, a lieu par la grвce, et par les
habitus et les actes des vertus, auxquels l’вme est ordonnйe par l’acte de la
volontй, qui est йtabli en son pouvoir ; voilа pourquoi cette conformitй
ne demeure pas toujours.
3° Il n’y a pas
en Dieu la puissance passive ou matйrielle, qui s’oppose а l’acte, et pour
laquelle vaut l’objection, mais la puissance active, qui est l’acte lui-mкme,
car chaque chose est capable d’agir dans la mesure oщ elle est en acte. Et
cependant, ce n’est pas en tant qu’elle vient de Dieu que la volontй a le
pouvoir s’inflйchir vers le mal, mais en tant qu’elle vient du nйant.
4° Dans les
sciences dйmonstratives, les conclusions se rapportent aux principes de telle
faзon que si l’on фte la conclusion, le principe est фtй ; et ainsi, а
cause de cette dйtermination des conclusions relativement aux principes,
l’intelligence est contrainte par les principes eux-mкmes а assentir aux conclusions.
Mais les moyens n’ont pas а l’йgard de la fin cette dйtermination que, si l’on
фte l’un d’eux, la fin est фtйe, puisque l’on peut parvenir а la fin ultime par
des voies diverses, soit suivant la vйritй, soit selon l’apparence. Voilа
pourquoi la nйcessitй qui est dans l’appйtit volontaire relativement а la fin
n’induit pas en lui une nйcessitй relativement aux moyens.
5° La volontй
veut naturellement le bien, mais pas de faзon dйterminйe ce bien-ci ou
celui-lа ; de mкme que la vue voit naturellement la couleur, mais pas de
faзon dйterminйe celle-ci ou celle-lа. Et pour cette raison, tout ce qu’elle
veut, elle le veut sous l’aspect du bien ; il n’est cependant pas
nйcessaire qu’elle veuille toujours ce bien-ci ou celui-lа.
6° Aucune chose
n’est mauvaise au point qu’elle ne puisse avoir aucune apparence de bien ;
et en raison de cette bontй, elle est capable de mouvoir l’appйtit. Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce que l’on
veut par nйcessitй, on le veut naturellement. Or nous ne mйritons pas par ce
qui est naturel. Nous ne mйritons donc pas par une telle volontй.
2° Le mйrite et
le dйmйrite affectent le mкme sujet. Or nul ne dйmйrite en ce qu’il ne peut
йviter, suivant saint Augustin. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par
nйcessitй.
3° L’on ne mйrite
que par un acte de vertu. Or tout acte de vertu vient d’une йlection, et non
d’une inclination naturelle. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par nйcessitй.
En sens contraire :
1° N’importe
quelle crйature recherche Dieu naturellement et par nйcessitй. Or, dans l’amour
de Dieu, nous mйritons. On peut donc mйriter en ce que l’on veut
nйcessairement.
2° La bйatitude
consiste dans la vie йternelle. Or, en recherchant la vie йternelle, les saints
mйritent. L’on mйrite donc, en voulant ce que l’on veut naturellement.
Rйponse :
En voulant ce
que l’on veut naturellement, d’une certaine faзon l’on mйrite, et d’une autre
faзon non. Et pour le voir clairement, il faut savoir que l’homme et les autres
animaux n’ont pas йtй naturellement pourvus de la mкme maniиre, tant pour le
corps que pour l’вme.
En effet, les
autres animaux, quant au corps, ont йtй pourvus de tйguments spйciaux : un
cuir dur, des plumes et d’autres choses semblables ; ainsi que de dйfenses
particuliиres, comme des cornes, des griffes, etc. ; et ce, parce qu’ils
ont peu de procйdйs d’opйration, et qu’а ces procйdйs peuvent кtre ordonnйs des
instruments dйterminйs. Mais l’homme a йtй pourvu de ces choses en gйnйral, la
nature lui ayant donnй des mains, afin que par elles il puisse se prйparer а la
fois divers tйguments et diverses dйfenses ; et ce, parce que la raison de
l’homme est si multiple et s’йtend а des choses si diffйrentes, qu’il ne peut
lui кtre prйparй suffisamment d’instruments dйterminйs.
De mкme aussi
du cфtй de l’apprйhension, aux autres animaux ont йtй donnйes certaines
conceptions spйciales relevant de l’estimation naturelle et qui leur sont
nйcessaires ; par exemple au mouton, que le loup soit son ennemi, et
autres choses de ce genre ; mais а l’homme, au lieu de ces choses, ont йtй
donnйs les principes universels connus naturellement, par lesquels il peut
raisonner sur tout ce qui lui est nйcessaire.
Et il en va de
mкme aussi du cфtй de l’appйtit. En effet, aux autres rйalitйs a йtй donnй
l’appйtit naturel d’une chose dйterminйe, comme au lourd, qu’il soit en bas, et
а chaque animal aussi, ce qui lui est convenable suivant sa nature ; mais
а l’homme a йtй donnй l’appйtit de sa fin ultime en gйnйral, de sorte qu’il
recherche naturellement d’кtre achevй dans la bontй. Mais en quoi cet
achиvement consiste, si c’est dans les vertus, ou dans les sciences, ou dans
les plaisirs, ou en d’autres choses comme celles-ci, cela ne lui est pas
dйterminй par la nature.
Lors donc que,
par sa propre raison, aidй de la grвce divine, il apprйhende comme sa bйatitude
quelque bien spйcial en lequel sa bйatitude consiste vraiment, alors il mйrite,
non parce qu’il tend а la bйatitude qu’il recherche naturellement, mais parce
qu’il recherche cette chose particuliиre qu’il ne recherche pas naturellement —
ainsi la vision de Dieu —, en laquelle pourtant sa bйatitude consiste
vйritablement. Mais si quelqu’un, par une raison erronйe, est conduit а
rechercher quelque chose de spйcial comme sa bйatitude, par exemple les
plaisirs corporels, en lesquels cependant sa bйatitude ne consiste pas
vйritablement, dans ce cas, en recherchant la bйatitude, il dйmйrite, non pas
parce qu’il recherche la bйatitude, mais parce que, de maniиre indue, il recherche
comme bйatitude cette chose en laquelle la bйatitude ne se trouve pas. Il est
donc clair que, lorsque l’on veut ce que l’on veut naturellement, ce n’est en
soi ni mйritoire ni dйmйritoire ; mais dans la mesure oщ on le dйtermine а
ceci ou cela, ce peut кtre soit mйritoire soit dйmйritoire. Et c’est de cette
faзon que les saints mйritent en recherchant Dieu et la vie йternelle.
Rйponse aux objections :
On voit dиs
lors clairement la solution aux arguments. Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volontй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Quiconque fait
tourner une chose du cфtй qu’il veut, peut contraindre celle-ci. Or, comme il
est dit en Prov. 21, 1, « le cњur du roi est dans la main de
Dieu, il le fera tourner du cфtй qu’il voudra. » Dieu peut donc
contraindre la volontй.
2° А propos de
Rom. 1, 24 : « Aussi Dieu les a-t-il livrйs, etc. », la Glose de saint Augustin dit :
« Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner
leur volontй comme il veut, soit au bien en raison de sa misйricorde, soit au
mal en raison de ce qui leur est dы. » Dieu peut donc contraindre la
volontй.
3° Si le fini
agit de faзon finie, l’infini agira de faзon infinie. Or quelque crйature finie
entraоne la volontй de faзon finie : car, comme dit Cicйron, l’honnкte est
ce qui nous entraоne par sa force, et nous attire par sa dignitй. Dieu, qui a
une puissance infinie dans son action, peut donc totalement contraindre la
volontй.
4° On dit, au
sens propre, que l’on est contraint а quelque chose, lorsqu’on ne peut pas ne
pas le faire, qu’on le veuille ou non. Or la volontй ne peut pas ne pas vouloir
ce que Dieu, par volontй de bon plaisir, veut qu’elle veuille ; sinon la
volontй de Dieu serait inefficace а l’йgard de notre volontй. Dieu peut donc
contraindre la volontй.
5° Il y a en
toute crйature une obйissance parfaite au Crйateur. Or la volontй est une
certaine crйature ; il y a donc en elle une obйissance parfaite au
Crйateur ; Dieu peut donc la contraindre а ce qu’il veut.
En sens contraire :
1° Кtre libre de
contrainte est naturel а la volontй. Or on ne peut фter а personne ses qualitйs
naturelles. La volontй ne peut donc кtre contrainte par Dieu.
2° Dieu ne peut
faire que des opposйs soient vrais en mкme temps. Or le volontaire et le
violent sont opposйs, car le violent est une espиce d’involontaire, comme on le
voit clairement au troisiиme livre de l’Йthique.
Dieu ne peut donc faire que la volontй veuille quelque chose par
contrainte ; et ainsi, il ne peut contraindre la volontй.
Rйponse :
Dieu peut faire
changer la volontй par nйcessitй, mais il ne peut cependant la contraindre. En
effet, quelque changement que la volontй subisse quant а son objet, on ne dit
pas qu’elle y est contrainte. Et la raison en est que vouloir quelque chose,
cela mкme est une inclination а cette chose, tandis que la contrainte ou la
violence est contraire а l’inclination de la rйalitй qui est contrainte. Lors
donc que Dieu fait changer la volontй, il fait qu’а l’inclination prйcйdente
succиde une autre inclination, de sorte que la premiиre est фtйe et que la
seconde demeure. Par consйquent, ce а quoi il induit la volontй n’est pas
contraire а l’inclination dйsormais existente, mais а l’inclination qui йtait
auparavant dans la volontй : il n’y a donc pas violence ni contrainte. De
mкme, il y a dans la pierre, en raison de sa pesanteur, une inclination vers le
bas ; or, tandis que cette inclination persйvиre, si on jette la pierre en
l’air, il y aura violence. En revanche, si Dieu фte de la pierre l’inclination
de pesanteur et lui donne une inclination de lйgиretй, alors кtre emportйe en
haut ne lui fera pas violence ; et ainsi, le changement du mouvement peut
кtre sans violence. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre que Dieu fait changer
la volontй sans la contraindre.
Or Dieu peut
faire changer la volontй, puisqu’il opиre lui-mкme dans la volontй comme il le
fait dans la nature ; aussi, de mкme que toute action naturelle vient de
Dieu, de mкme toute action de la volontй, en tant qu’elle est une action, ne
vient pas seulement de la volontй comme d’un agent immйdiat, mais aussi de Dieu
comme de l’agent premier, qui imprime plus fortement. Par consйquent, de mкme
que la volontй peut changer son acte en direction d’un autre objet, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, de mкme aussi et bien plus encore, Dieu le peut. Or
il fait changer la volontй de deux faзons. D’abord en mouvant seulement,
c’est-а-dire quand il meut la volontй а vouloir quelque chose, sans qu’il
imprime aucune forme dans la volontй ; ainsi fait-il parfois, sans
l’apposition d’un habitus, que l’homme veuille ce qu’il ne voulait pas
auparavant. Ensuite, en imprimant une forme dans la volontй elle-mкme. En
effet, de mкme que, par la nature mкme que Dieu a donnйe а la volontй, celle-ci
est inclinйe а vouloir quelque chose, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de
mкme par un ajout tel que la grвce ou la vertu, l’вme est inclinйe а vouloir en
outre une chose а laquelle elle n’йtait pas auparavant dйterminйe par une
inclination naturelle. Mais cette inclination ajoutйe est tantфt parfaite,
tantфt imparfaite. Quand elle est parfaite, elle donne une inclination
nйcessaire vers ce а quoi elle dйtermine — de mкme que, par nйcessitй, la
volontй est inclinйe par la nature а rechercher la fin — comme c’est le cas des
bienheureux, en lesquels la charitй parfaite incline suffisamment au bien, non
seulement quant а la fin ultime, mais aussi quant aux moyens. Mais parfois, la
forme ajoutйe n’est pas absolument parfaite, comme c’est le cas de ceux qui
sont dans l’йtat de voie ; et alors, la volontй est certes inclinйe par la
forme ajoutйe, mais non par nйcessitй.
Rйponse aux objections :
On voit dиs
lors clairement la solution aux arguments. Car la premiиre sйrie d’objections
prouvait que Dieu peut faire changer la volontй, tandis que la seconde sйrie,
qu’il ne peut pas la contraindre ; or les deux sont vrais, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit.
Cependant, il
faut savoir que, lorsque la glose citйe dit que Dieu agit dans le cњur des
hommes pour incliner leur volontй au mal, il ne faut pas le comprendre, ainsi
que la Glose le dit au mкme endroit,
comme si Dieu communiquait la mйchancetй ; mais en ce sens que, de mкme
qu’il appose la grвce, par oщ la volontй des hommes est inclinйe au bien, de
mкme il la retire а certains ; et une fois celle-ci retirйe, leur volontй
s’incurve vers le mal. Article 9 : Une crйature peut-elle faire changer la volontй, ou imprimer en elle ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La volontй est
elle-mкme une certaine crйature. Or la volontй change son acte comme elle veut.
Il semble donc qu’une crйature fasse changer la volontй et la contraigne.
2° Il est plus
difficile de changer le tout que la partie. Or, suivant certains philosophes,
les corps cйlestes font changer d’avis toute une multitude. Ils peuvent donc а
bien plus forte raison, semble-t-il, contraindre la volontй d’un seul.
3° Quiconque est
vaincu par quelqu’un, est contraint par lui. Or, suivant le Philosophe au
septiиme livre de l’Йthique, les
incontinents sont vaincus par les passions. Les passions font donc changer et
contraignent la volontй de l’incontinent.
4° Selon saint
Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй,
les supйrieurs, tant parmi les esprits que parmi les corps, meuvent les
infйrieurs, selon un certain ordre naturel. Or, de mкme que l’intelligence des
bienheureux anges est supйrieure а la nфtre, et plus parfaite, de mкme aussi
leur volontй est plus parfaite que la nфtre. Donc, de mкme qu’ils peuvent par
leur intelligence imprimer dans notre intelligence en l’йclairant, suivant
l’enseignement de Denys, de mкme il semble qu’ils puissent par leur volontй
imprimer en quelque sorte dans la nфtre en la faisant changer.
5° Selon Denys,
les anges supйrieurs йclairent, purifient et perfectionnent les infйrieurs. Or,
de mкme que l’illumination regarde l’intelligence, de mкme la purification
semble regarder la volontй. Donc, de mкme que les anges peuvent imprimer dans
l’intelligence, de mкme aussi ils peuvent imprimer dans la volontй.
6° Une chose est
plus apte а кtre changйe par une nature supйrieure que par une infйrieure. Or,
de mкme que l’appйtit sensitif est infйrieur а notre volontй, de mкme la
volontй angйlique est supйrieure а celle-ci. Puis donc que l’appйtit sensitif
fait parfois changer la volontй, а bien plus forte raison la volontй angйlique
pourra-t-elle faire changer notre volontй.
7° En
Lc 14, 23, le pиre de famille dit а son serviteur :
« Forcez les gens d’entrer. » Or on entre а ce souper par la volontй.
Notre volontй peut donc кtre forcйe а quelque chose par l’ange, qui est le
ministre de Dieu.
En sens contraire :
1° Saint Bernard
dit : « Le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. » Or
rien n’est changй que par un plus fort. Rien ne peut donc changer la volontй.
2° Le mйrite et
le dйmйrite rйsident en quelque faзon dans la volontй. Si donc une crйature
pouvait faire changer la volontй, elle pourrait rendre quelqu’un juste ou
pйcheur ; ce qui est faux, car on ne devient pйcheur que par soi-mкme, et
l’on ne devient juste que par l’opйration de Dieu et sa propre coopйration.
Rйponse :
Que la volontй
soit changйe par quelque chose, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord,
en ce sens qu’elle est changйe par son objet, comme la volontй est changйe par
son objet d’appйtit : et ce n’est pas ainsi que nous cherchons ici ce qui
fait changer la volontй. En effet, on l’a dйjа montrй, il y a un bien qui meut
la volontй par nйcessitй а la faзon d’un objet, quoique la volontй ne soit pas
contrainte. Ensuite, on peut comprendre que la volontй est changйe par quelque
chose а la faзon d’une cause efficiente ; et dans ce cas, nous disons non
seulement qu’aucune crйature ne peut contraindre la volontй en agissant en
elle, car Dieu mкme ne le pourrait pas, mais encore que nulle crйature ne peut
agir directement dans la volontй pour la faire changer nйcessairement ou
l’incliner d’une quelconque faзon, ce que Dieu peut ; mais indirectement,
une crйature peut en quelque sorte incliner la volontй, non toutefois la faire
changer nйcessairement. Et en voici la raison. Puisque l’acte de la volontй
est, pour ainsi dire, intermйdiaire entre la puissance et l’objet, le
changement de l’acte de volontй peut кtre considйrй soit du cфtй de la volontй
elle-mкme, soit du cфtй de l’objet.
Du cфtй de la
volontй, seul peut changer l’acte de la volontй ce qui opиre au-dedans de la
volontй : la volontй elle-mкme, et ce qui est la cause de l’кtre de la
volontй, c’est-а-dire, suivant la foi, Dieu seul. Par consйquent, Dieu seul
peut transfйrer d’un objet а l’autre, comme il veut, l’inclination qu’il a
donnйe а la volontй. Mais suivant ceux qui posent que l’вme a йtй crййe par des
intelligences (ce qui est pourtant contraire а la foi), l’ange lui-mкme, ou
l’intelligence, a un effet intйrieur а la volontй, en tant qu’il cause l’кtre
qui est intйrieur а la volontй elle-mкme ; et c’est la raison pour
laquelle Avicenne prйtend que, de mкme que les corps cйlestes font changer nos
corps, de mкme la volontй des вmes cйlestes fait changer nos volontйs ; ce
qui est cependant tout а fait hйrйtique.
Mais si l’on
considиre l’acte de la volontй du cфtй de l’objet, alors on trouve deux objets
de la volontй. L’un, vers lequel une inclination naturelle est dйterminйe par
nйcessitй, et cet objet est donnй et proposй а la volontй par le Crйateur, qui
lui a donnй une inclination naturelle vers cet objet ; par consйquent,
personne si ce n’est Dieu seul ne peut faire changer nйcessairement la volontй
par un tel objet. L’autre est un objet de la volontй qui est certes de nature а
incliner la volontй, en tant qu’il y a en lui quelque ressemblance ou relation
а l’йgard de la fin ultime dйsirйe naturellement ; cependant, cet objet ne
fait pas changer la volontй par nйcessitй, comme on l’a dйjа dit, car on ne
trouve pas en lui seul une relation а la fin ultime dйsirйe nйcessairement. Et
par l’intermйdiaire de cet objet, une crйature peut incliner la volontй jusqu’а
un certain point, non toutefois la faire changer nйcessairement ; comme on
le voit clairement lorsque quelqu’un persuade quelqu’un d’autre de faire une
chose en lui prйsentant l’utilitй ou l’honnкtetй de celle-ci ; il est
cependant au pouvoir de la volontй de l’accepter ou non, йtant donnй qu’elle
n’y est pas dйterminйe naturellement.
Ainsi donc, il
est clair qu’aucune crйature ne peut faire changer directement la volontй en
agissant pour ainsi dire au-dedans de la volontй elle-mкme ; mais elle
peut, en proposant quelque chose а la volontй, l’induire en quelque sorte
extйrieurement, non toutefois la faire changer nйcessairement.
Rйponse aux objections :
1° La volontй
peut se changer elle-mкme quant а certains objets, et mкme directement,
puisqu’elle est maоtresse de ses actes ; et quand on dit qu’elle n’est pas
directement changйe par la crйature, on pense а une autre crйature. Elle ne
peut cependant pas se contraindre, car une contradiction est impliquйe dans
l’idйe qu’une chose serait contrainte par elle-mкme : en effet, l’acte
violent est celui auquel le patient ne contribue en rien, mais auquel l’auteur
de la violence contribue. Par consйquent, la volontй ne peut pas se
contraindre, car alors elle-mкme contribuerait en quelque chose dans cette
violence, en tant qu’elle se contraindrait, et ne contribuerait en rien, en
tant qu’elle serait contrainte : ce qui est impossible ; et c’est
aussi de cette faзon que le Philosophe prouve au cinquiиme livre de l’Йthique que nul ne souffre une injustice
de sa propre part, car celui qui souffre l’injustice, souffre quelque chose
contre sa volontй ; mais s’il commet l’injustice, c’est suivant sa
volontй.
2° Les corps
cйlestes ne peuvent faire changer par nйcessitй ni la volontй d’un homme ni
celle d’une multitude, mais ils peuvent faire changer les corps eux-mкmes. Or
la volontй est, d’une certaine faзon, inclinйe par le corps lui-mкme, quoique
non nйcessairement, car elle peut rйsister : ainsi les colйriques sont-ils
inclinйs а la colиre par tempйrament naturel, cependant un colйrique peut, par
la volontй, rйsister а cette inclination. Or, aux inclinations corporelles
seuls rйsistent les sages, qui sont en petit nombre en regard des
insensйs : car « le nombre des insensйs est infini »
(Eccl. 1, 15). Et s’il est dit que les corps cйlestes font changer la
multitude, c’est parce que la multitude suit les inclinations
corporelles ; mais ils ne font pas changer tel ou tel, qui rйsiste par la
prudence а l’inclination susdite.
3° Il n’est pas
dit que l’incontinent est vaincu par les passions comme si les passions
corporelles contraignaient ou faisaient changer elles-mкmes nйcessairement la
volontй ; sinon, l’incontinent ne devrait pas кtre puni, car la peine
n’est pas due а l’involontaire. Or on ne dit pas que l’incontinent opиre
involontairement, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; mais l’on dit que
l’incontinent est vaincu par les passions, dans la mesure oщ il cиde
volontairement а leur impulsion.
4° Les anges
n’impriment pas dans l’intelligence comme s’ils opйraient quelque chose
intйrieurement dans l’intelligence ; mais ils le font seulement du cфtй de
l’objet, en tant qu’ils proposent quelque intelligible par lequel notre
intelligence est а la fois renforcйe et convaincue d’assentir. Mais l’objet de
la volontй proposй par l’ange ne fait pas changer la volontй par nйcessitй,
comme on l’a dit ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
5° Cette
purification par laquelle les anges sont purifiйs regarde l’intelligence, car
c’est une purification de la nescience, comme dit Denys au sixiиme chapitre de
la Hiйrarchie ecclйsiastique ;
cependant, si elle regardait la volontй, il faudrait dire qu’ils purifient
comme par persuasion.
6° Ce qui est
infйrieur а la volontй, comme le corps ou l’appйtit sensitif, ne change pas la
volontй comme par une action directe sur la volontй, mais il le fait seulement
du cфtй de l’objet. En effet, l’objet de la volontй est le bien
apprйhendй ; mais le bien apprйhendй par la raison universelle ne meut que
moyennant une apprйhension particuliиre, comme il est dit au troisiиme livre
sur l’Вme, йtant donnй que les actes
existent dans des circonstances particuliиres. Or, par la passion mкme de l’appйtit
sensitif — dont la cause peut parfois кtre le tempйrament du corps ou une
quelconque impression corporelle, йtant donnй que cet appйtit use d’un organe —
l’apprйhension particuliиre est elle-mкme empкchйe et parfois totalement liйe,
si bien que ce que la raison supйrieure dicte en gйnйral n’est pas appliquй
actuellement а telle circonstance particuliиre. Alors la volontй, dans son
appйtit, est mue vers le bien que l’apprйhension particuliиre lui fait
connaоtre, omettant celui que la raison universelle lui fait connaоtre. Et
c’est de cette faзon que de telles passions inclinent la volontй ;
cependant, elles ne la font pas changer par nйcessitй, car il est au pouvoir de
la volontй de rйprimer de telles passions, afin que l’usage de la raison n’en soit
pas empкchй, suivant ce passage de Gen. 4, 7 : « sa
concupiscence » — celle du pйchй — « sera sous toi ».
7° Cette action
de forcer, dont il est fait mention ici, n’est pas une contrainte, mais une
persuasion efficace, soit par des moyens rudes, soit par des moyens doux. Article 10 : La volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Les
puissances se distinguent par les objets. Or l’objet de l’intelligence est le
vrai, tandis que celui de la volontй est le bien. Puis donc que le vrai et le
bien sont identiques quant au suppфt et diffиrent quant а la raison formelle,
il semble que l’intelligence et la volontй soient rйellement identiques, et
diffиrent seulement de raison.
2° Selon le
Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme,
la volontй est dans la raison. Donc, ou bien elle est identique а la raison, ou
bien elle est une partie de la raison. Or la raison est la mкme puissance que
l’intelligence. Donc la volontй aussi.
3° Les
puissances de l’вme se divisent communйment en raisonnable, concupiscible et
irascible. Or la volontй se distingue de l’irascible et du concupiscible. Elle
est donc contenue dans le raisonnable.
4° Partout ou
l’on trouve un objet identique rйellement et quant а la notion, il y a une
seule puissance. Or la volontй et l’intelligence pratique ont un objet
identique rйellement et quant а la notion : en effet, ils semblent avoir
tous deux le bien pour objet. L’intelligence pratique n’est donc pas une autre
puissance que la volontй. Or l’intelligence spйculative n’est pas une autre
puissance que l’intelligence pratique, car suivant le Philosophe au troisiиme
livre sur l’Вme, le spйculatif
devient pratique par extension. La volontй et l’intelligence sont donc purement
et simplement une seule puissance.
5° De mкme
que pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, il est nйcessaire que ce
soit le mкme qui connaisse les deux choses entre lesquelles on considиre la
diffйrence, de mкme il est nйcessaire que ce soit le mкme qui connaisse et qui
veuille. Or, pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, comme entre le
blanc et le doux, il est nйcessaire que ce soit la mкme puissance qui connaisse
les deux : ce qui permet au Philosophe de prouver, au deuxiиme livre sur
l’Вme, que le sens commun existe. Donc,
pour la mкme raison, il est nйcessaire qu’il y ait une puissance unique qui
connaisse et qui veuille ; et ainsi, l’intelligence et la volontй sont une
puissance unique, semble-t-il.
En sens contraire :
1° L’appйtitif
est un genre de l’вme autre que l’intellectif, suivant le Philosophe. Or la
volontй est contenue dans l’appйtitif. La volontй est donc une autre puissance
que l’intelligence.
2° L’intelligence
peut кtre contrainte, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Or la volontй ne peut кtre
contrainte, comme on l’a dit. L’intelligence et la volontй ne sont donc pas une
puissance unique.
Rйponse :
La volontй et
l’intelligence sont des puissances diffйrentes, et mкme elles relиvent de
genres de puissances diffйrents.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, bien que la distinction des puissances se
prenne des actes et des objets, ce n’est pas n’importe quelle diffйrence
d’objets qui manifeste la diversitй des puissances, mais la diffйrence des
objets en tant qu’objets, et non quelque diffйrence accidentelle, je veux
dire : qui serait accidentelle а l’objet en tant que tel. En effet, кtre
animй ou inanimй est accidentel au sensible en tant que tel, bien que ces
diffйrences soient essentielles aux rйalitйs mкmes qui sont senties. Voilа
pourquoi les puissances sensitives ne se diffйrencient pas par ces diffйrences,
mais par l’audible, le visible et le tangible, qui sont des diffйrences du
sensible en tant que tel, c’est-а-dire par l’кtre sensible avec ou sans mйdium.
Et, d’une part,
lorsque les diffйrences essentielles des objets en tant que tels sont comprises
comme divisant par soi quelque objet spйcial de l’вme, il en rйsulte que les
puissances sont diversifiйes, mais non les genres de puissances ; ainsi,
le sensible ne dйsigne pas l’objet de l’вme dans l’absolu, mais un certain
objet que divisent par soi les diffйrences susdites. C’est pourquoi la vue,
l’ouпe et le toucher sont des puissances spйciales diffйrentes relevant du mкme
genre de puissances de l’вme, c’est-а-dire du sens. Mais, d’autre part, lorsque
les diffйrences considйrйes divisent l’objet lui-mкme pris communйment, alors
une telle diffйrence fait connaоtre des genres de puissances diffйrents.
Or on dit
qu’une chose est objet de l’вme, parce qu’elle a quelque relation а l’вme.
Donc, lа ou nous rencontrons diverses sortes de relation а l’вme, nous trouvons
une diffйrence par soi de l’objet de l’вme, manifestant un genre diffйrent de
puissances de l’вme. Or il se trouve que la rйalitй a deux relations а l’вme :
l’une, en tant que la rйalitй est elle-mкme dans l’вme suivant le mode d’кtre
de l’вme, et non suivant le mode d’кtre qui est le sien ; l’autre, en tant
que l’вme est en rapport avec la rйalitй existant dans son кtre. Et ainsi, une
chose est objet de l’вme de deux faзons. D’abord, en tant qu’elle est de nature
а exister dans l’вme non suivant son кtre propre, mais suivant le mode d’кtre
de l’вme, c’est-а-dire spirituellement : et c’est la notion de
connaissable en tant que tel. Ensuite, une chose est objet de l’вme en tant que
l’вme est inclinйe vers elle et ordonnйe а elle suivant le mode de la rйalitй
elle-mкme existant en soi : et c’est la notion d’objet d’appйtit en tant
que tel. Par consйquent, le cognitif et l’appйtitif constituent dans l’вme des
genres de puissances diffйrents. Il est donc nйcessaire, puisque l’intelligence
est comprise dans le cognitif et la volontй dans l’appйtitif, que la volontй et
l’intelligence soient des puissances diffйrentes, mкme quant au genre.
Rйponse aux objections :
1° La distinction
des puissances se manifeste par les objets considйrйs non pas suivant la
rйalitй, mais suivant la notion : car ce sont les notions des objets qui
spйcifient les opйrations mкmes des puissances. Voilа pourquoi lа oщ la notion
de l’objet est diffйrente, nous trouvons une puissance diffйrente, bien que ce
soit la mкme rйalitй qui gоt sous les deux notions, comme c’est le cas du bien
et du vrai. Et cela se voit clairement aussi dans les rйalitйs
matйrielles : car dans la mesure oщ l’air est chaud en puissance, il subit
le feu en tant que celui-ci est chaud ; mais dans la mesure oщ l’air est
diaphane, il subit le feu en tant que celui-ci est lumineux ; et dans
l’air ne se trouve pas une puissance identique permettant de le dire diaphane
et chaud en puissance, bien que ce soit un feu identique qui agisse sur les
deux puissances.
2° Une puissance
peut кtre considйrйe de deux faзons : soit en relation а son objet, soit
en relation а l’essence de l’вme en laquelle elle s’enracine. Si donc l’on
considиre la volontй en relation а l’objet, alors elle relиve d’un autre genre
de l’вme que l’intelligence, et ainsi la volontй s’oppose а la raison et а
l’intelligence, comme on l’a dit. Par contre, si l’on considиre la volontй
d’aprиs ce en quoi elle s’enracine, alors, puisque la volontй, tout comme
l’intelligence, n’a pas d’organe corporel, la volontй et l’intelligence se
ramиneront а la mкme partie de l’вme. Et de la sorte, l’intelligence ou la
raison est parfois prise comme incluant les deux en elle-mкme ; on dit
alors que la volontй est dans la raison. Et ainsi, lorsqu’il inclut
l’intelligence et la volontй, le raisonnable se trouve opposй а l’irascible et
au concupiscible.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° L’objet de l’intelligence
pratique n’est pas le bien, mais le vrai relatif а l’њuvre.
5° Vouloir et
connaоtre ne sont pas des actes de mкme raison formelle ; voilа pourquoi
ils ne peuvent relever d’une seule puissance, comme connaоtre le doux et le
blanc ; il n’en va donc pas de mкme. Article 11 : La volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?
Objections :
Il semble que
l’intelligence soit plus noble et plus haute.
1° La
noblesse de l’вme consiste en ce qu’elle est а l’image de Dieu. Or l’вme est а
l’image de Dieu par la raison ou l’intelligence ; c’est pourquoi saint
Augustin dit au troisiиme livre sur la Genиse
au sens littйral : « Nous comprenons que l’homme est а l’image de
Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les autres animaux, c’est-а-dire par la
raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte а dйsigner cette
prйrogative. » La plus excellente puissance de l’вme est donc
l’intelligence.
2° [Le rйpondant] disait lui-mкme que,
de mкme que l’image est dans l’intelligence, de mкme est-elle aussi dans la
volontй, puisque l’image, suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй, se prend de la mйmoire, de
l’intelligence et de la volontй. En sens
contraire : puisque la noblesse de l’вme se prend de l’image, il est
nйcessaire que la plus excellente partie de l’вme soit lа oщ la notion d’image
se trouve le plus proprement. Or, mкme si l’image est dans la volontй et dans
l’intelligence, elle est plus proprement dans l’intelligence que dans la
volontй ; et c’est pourquoi le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16, que l’image
est dans la connaissance de la vйritй, et que la ressemblance est dans l’amour
du bien. Il est donc encore nйcessaire que l’intelligence soit plus noble que
la volontй.
3° Puisque
nous jugeons des puissances par les actes, il est nйcessaire que la puissance
dont l’acte est plus noble soit plus noble. Or penser est plus noble que
vouloir. L’intelligence est donc plus noble que la volontй. Preuve de la
mineure : puisque les actes sont spйcifiйs par leurs termes, il est
nйcessaire que soit plus noble l’acte dont le terme est plus noble. Or l’acte
de l’intelligence se rйalise par un mouvement vers l’вme, tandis que l’acte de
la volontй se rйalise par un mouvement de l’вme vers les rйalitйs. Puis donc
que l’вme est plus noble que les rйalitйs extйrieures, penser sera plus noble
que vouloir.
4° Dans toutes
les choses ordonnйes entre elles, plus une chose est distante de la plus basse,
plus elle est haute. Or la plus basse parmi les puissances de l’вme est le
sens. Et la volontй est plus proche du sens que l’intelligence, car la volontй
a en commun avec les puissances sensitives la condition de son objet ; en
effet, de mкme que le sens porte sur des particuliers, de mкme aussi la volontй :
car nous voulons une santй particuliиre, et non cet universel qu’est la santй.
Mais l’intelligence porte sur les universels. L’intelligence est donc une
puissance plus haute que la volontй.
5° Ce qui
gouverne est plus noble que ce qui est gouvernй. Or l’intelligence gouverne la
volontй. Elle est donc plus noble que la volontй.
6° Ce dont
une chose provient, a sur elle une influence et une supйrioritй, s’il est
d’essence diffйrente. Or l’intelligence vient de la mйmoire, comme le Fils
vient du Pиre ; et la volontй, de la mйmoire et de l’intelligence, comme
l’Esprit-Saint vient du Pиre et du Fils. L’intelligence a donc une influence
sur la volontй et lui est supйrieure.
7° Plus un
acte est simple et immatйriel, plus il est noble. Or l’acte de l’intelligence
est plus simple que celui de la volontй, et plus immatйriel : car
l’intelligence abstrait de la matiиre, et non la volontй. L’acte de
l’intelligence est donc plus noble que celui de la volontй.
8° L’intelligence
dans l’вme est comparйe а la splendeur dans les rйalitйs matйrielles, et la
volontй, ou l’affectivitй, а la chaleur, ainsi qu’il ressort des paroles des
saints. Or la splendeur est plus noble que la chaleur, puisque c’est la qualitй
d’un corps plus noble. L’intelligence est donc plus noble que la volontй.
9° Ce qui
est le propre de l’homme en tant qu’homme, suivant le Philosophe dans son Йthique, est plus noble que ce qui est
commun а l’homme et aux autres animaux. Or penser est le propre de l’homme,
tandis que vouloir convient aussi aux autres animaux : c’est pourquoi le
Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique
que « les enfants et les bкtes sont capables d’agir volontairement ».
L’intelligence est donc plus noble que la volontй.
10° Plus une chose
est proche de la fin, plus elle est noble, puisque ce qu’il y a de bontй dans
les moyens vient de la fin. Or l’intelligence semble кtre plus proche de la fin
que la volontй. En effet, l’homme atteint la fin en la connaissant avant de
l’atteindre par la volontй en la recherchant. L’intelligence est donc plus
noble que la volontй.
11° Selon
saint Grйgoire au sixiиme livre des Moralia,
la vie contemplative est de plus grand mйrite que la vie active. Or la
contemplative relиve de l’intelligence, et l’active, de la volontй.
L’intelligence est donc, elle aussi, plus noble que la volontй.
12° Le
Philosophe dit au dixiиme livre de l’Йthique
que l’intelligence est la meilleure des choses qui sont en nous. Elle est donc
plus noble que la volontй.
En sens contraire :
1° L’habitus
d’une puissance plus parfaite est plus parfait. Or l’habitus par lequel la
volontй est perfectionnйe, c’est-а-dire la charitй, est plus noble que la foi
et la science, par lesquelles l’intelligence est perfectionnйe, comme l’Apфtre
le montre clairement en 1 Cor. 13, 2. La volontй est donc plus
noble que l’intelligence.
2° Ce qui est
libre de ses mouvements est plus noble que ce qui n’est pas libre. Or
l’intelligence n’est pas libre de ses mouvements, puisqu’elle peut кtre
contrainte, alors que la volontй est libre, puisqu’elle ne peut кtre
contrainte. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.
3° L’ordre
des puissances suit l’ordre des objets. Or le bien, qui est l’objet de la
volontй, est plus noble que le vrai, qui est l’objet de l’intelligence. La
volontй est donc, elle aussi, plus noble que l’intelligence.
4° Selon Denys au
cinquiиme chapitre des Noms divins,
plus une participation а la divinitй est commune, plus elle est noble. Or la
volontй est plus commune que l’intelligence, car certaines choses participent
de la volontй, qui ne participent pas de l’intelligence, comme on l’a dйjа dit.
La volontй est donc plus noble que l’intelligence.
5° Plus une
chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Or la volontй est plus proche de
Dieu que l’intelligence : car, comme dit Hugues de Saint-Victor а propos
du septiиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste, « l’amour entre lа oщ la connaissance reste dehors : en
effet, nous aimons plus Dieu que nous ne pouvons le connaоtre ». La
volontй est donc plus noble que l’intelligence.
Rйponse :
Une chose peut
кtre dite plus йminente qu’une autre au plein sens du terme, ou а un certain
point de vue. Pour montrer qu’une chose est meilleure qu’une autre au plein
sens du terme, il est nйcessaire que leur comparaison soit prise de leurs
principes essentiels, et non de leurs principes accidentels ; car sinon,
on montrerait par lа que l’une dйpasse l’autre а un certain point de vue. Par
exemple, si l’on compare l’homme au lion quant а leurs diffйrences
essentielles, on le trouve plus noble que le lion au plein sens du terme, parce
que l’homme est un animal raisonnable, tandis que lion est sans raison ;
mais le lion est plus excellent que l’homme, si on le compare quant а la force
corporelle : et cela, c’est кtre plus noble а un certain point de vue.
Donc, pour voir laquelle de ces puissances, la volontй ou l’intelligence, est
supйrieure au plein sens du terme, il faut considйrer cela d’aprиs leurs
diffйrences par soi.
Or la
perfection et la dignitй de l’intelligence consiste en ce que l’espиce de la
rйalitй pensйe rйside dans l’intelligence elle-mкme, puisque par lа elle pense
actuellement, et qu’en cela apparaоt toute sa dignitй. La noblesse de la
volontй et de son acte, quant а elle, rйside en ce que l’вme est ordonnйe а
quelque rйalitй noble suivant l’кtre que cette rйalitй a en elle-mкme. Or il
est plus parfait, absolument parlant, d’avoir en soi la noblesse d’une autre
rйalitй, que d’кtre en rapport avec une rйalitй noble existant hors de soi. Par
consйquent la volontй et l’intelligence, si on les considиre dans l’absolu,
sans les comparer а cette rйalitй ou а cette autre, sont ainsi ordonnйes entre
elles : l’intelligence est plus йminente, au plein sens du terme, que la
volontй.
Mais il arrive
qu’il soit plus йminent d’кtre en quelque faзon en rapport avec une rйalitй
noble, que d’avoir en soi la noblesse de celle-ci : а savoir, quand on
possиde la noblesse de cette rйalitй d’une faзon bien infйrieure а la faзon
dont cette rйalitй la possиde en elle-mкme. Mais si la noblesse de cette rйalitй
est dans une autre rйalitй aussi noblement ou plus noblement que dans la
rйalitй de dйpart, alors, sans aucun doute, il sera plus noble pour l’autre
d’avoir en soi la noblesse de cette rйalitй que d’кtre ordonnйe en quelque
faзon que ce soit а la rйalitй noble elle-mкme. Or, les formes des rйalitйs qui
sont supйrieures а l’вme, l’intelligence les perзoit sur un mode infйrieur а
celui qu’elles ont dans les rйalitйs mкmes : en effet, une chose est reзue
dans l’intelligence suivant le mode d’кtre de celle-ci, comme il est dit au
livre des Causes. Et pour la mкme
raison, les formes des rйalitйs qui sont infйrieures а l’вme, telles les formes
corporelles, sont plus nobles dans l’вme que dans les rйalitйs mкmes.
Ainsi donc,
l’intelligence peut кtre comparйe а la volontй de trois faзons. D’abord dans
l’absolu et en gйnйral, non relativement а telle ou telle rйalitй ; et
dans ce cas, l’intelligence est plus йminente que la volontй, de mкme que
possйder ce qu’il y a de dignitй dans une rйalitй est plus parfait qu’кtre en
rapport avec sa noblesse. Ensuite, relativement aux rйalitйs matйrielles
sensibles : et dans ce cas, l’intelligence est de nouveau plus noble, au
plein sens du terme, que la volontй, comme par exemple penser une pierre est
plus noble que vouloir une pierre : car la forme de la pierre est d’une
faзon plus noble dans l’intelligence, telle qu’elle est pensйe par
l’intelligence, qu’elle n’est en elle-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la
volontй. Enfin, relativement aux rйalitйs divines qui sont supйrieures а
l’вme ; et dans ce cas, vouloir est plus йminent que penser, par exemple
vouloir Dieu ou l’aimer est plus йminent que le connaоtre : car la divine
bontй est plus parfaitement en Dieu lui-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la
volontй, que participйe en nous, telle qu’elle est connue par l’intelligence.
Rйponse aux objections :
1° Saint Augustin
prend la raison et l’intelligence pour dйsigner toute la partie intellective,
qui comprend en soi et l’apprйhension de l’intelligence et l’appйtit de la
volontй ; et ainsi, la volontй n’est pas exclue de l’image.
2° Le Maоtre
approprie l’imagination а la raison, parce qu’elle est antйrieure, et la
ressemblance а l’amour, parce que dans son rapport а Dieu la connaissance est
complйtйe par l’amour, de mкme que l’image est perfectionnйe et embellie par
les couleurs et autres choses de ce genre, par lesquelles elle devient
semblable au modиle.
3° Cet argument
vaut pour les rйalitйs qui sont moins nobles que l’вme ; mais l’on peut
prouver par le mкme raisonnement la prййminence de la volontй dans son rapport
aux rйalitйs plus nobles que l’вme.
4° La volontй n’a
d’objet commun avec les sens que dans la mesure oщ elle se porte vers les
rйalitйs sensibles, qui sont infйrieures а l’вme ; mais dans la mesure oщ
elle se porte vers les rйalitйs intelligibles et divines, elle s’йloigne plus
des sens que l’intelligence, puisque celle-ci peut moins saisir les rйalitйs
divines que la volontй ne les recherche et ne les aime.
5° L’intelligence
gouverne la volontй non pas comme en l’inclinant а ce vers quoi elle tend, mais
comme en lui montrant vers oщ elle doit tendre. Lors donc que le pouvoir de
l’intelligence de montrer quelque chose de noble est plus faible que
l’inclination de la volontй а s’y porter, la volontй est supйrieure а
l’intelligence.
6°
La
volontй ne procиde pas directement de l’intelligence, mais de l’essence de
l’вme, l’intelligence йtant prйsupposйe. Cela ne manifeste donc pas un ordre de
dignitй, mais seulement un ordre d’origine, suivant lequel l’intelligence est
naturellement antйrieure а la volontй.
7° L’intelligence
n’abstrait de la matiиre que lorsqu’elle pense les rйalitйs sensibles et
matйrielles. Mais lorsqu’elle pense les rйalitйs qui sont au-dessus d’elle,
elle n’abstrait pas, mais reзoit au contraire moins simplement que les rйalitйs
ne sont en elles-mкmes ; par consйquent l’acte de la volontй, qui se porte
vers ces rйalitйs telles qu’elles sont en elles-mкmes, reste plus simple et
plus noble.
8° Les paroles
dans lesquelles l’intelligence est comparйe а la splendeur et la volontй а la
chaleur, sont mйtaphoriques ; et comme dit le Maоtre au troisiиme livre
des Sentences, sur de telles paroles
il ne faut pas bвtir un argument. Denys dit aussi dans son Йpоtre а Tite que la thйologie symbolique n’est pas argumentative.
9° L’homme seul
peut penser, et de mкme, vouloir ; quoique l’appйtit existe en d’autres
que l’homme.
10° Bien que l’вme
se porte d’abord vers Dieu par l’intelligence avant de le faire par la volontй,
cependant la volontй parvient а lui plus parfaitement que l’intelligence, comme
on l’a dit.
11° La volontй
n’est pas exclue de la contemplation ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit
dans ses Homйlies sur Йzйchiel que la
vie contemplative consiste а aimer Dieu et le prochain. La prййminence de la vie
contemplative sur la vie active ne porte donc pas prйjudice а la volontй.
12°
Le
Philosophe parle de l’intelligence au sens oщ ce terme est pris pour dйsigner
la partie intellective, qui comprend en elle la volontй. Ou bien l’on peut dire
qu’il considиre l’intelligence et les autres puissances de l’вme dans l’absolu,
non en tant qu’elles se rapportent а tel ou tel objet.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La charitй est
un habitus perfectionnant la volontй relativement а Dieu ; et dans une
telle relation, la volontй est plus noble que l’intelligence.
2° La libertй de
la volontй ne manifeste pas que celle-ci est plus noble dans l’absolu, mais
plus noble lorsqu’elle meut : ce que l’on verra clairement plus loin.
3° Puisque le
vrai est un certain bien — c’est en effet le bien de l’intelligence, comme le
montre clairement le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique — il ne faut pas dire que le bien est plus noble que le
vrai ; ni, de mкme, que l’animal est plus noble que l’homme, puisque l’homme
inclut en soi la noblesse de l’animal et y ajoute. En effet, nous parlons
maintenant du vrai et du bien en tant qu’ils sont les objets de la volontй et
de l’intelligence.
4° Le vouloir ne
se rencontre pas en plus de sujets que le penser, quoique l’appйtit se trouve
en plus de sujets. Il faut cependant savoir que, dans cet argument, la citation
de Denys n’est pas faite conformйment а son intention, pour deux raisons.
D’abord, parce que Denys parle du cas oщ l’un est inclus dans la notion de
l’autre, comme l’кtre dans le vivre, et le vivre dans le penser, lorsqu’il dit
que l’un est plus simple que l’autre. Ensuite parce que, bien que la
participation qui est la plus simple soit la plus noble, cependant, si on la
considиre avec le mode qu’on lui trouve dans les rйalitйs dйpourvues des
perfections ajoutйes, elle sera moins noble ; par exemple, si l’on
considиre l’кtre, qui est plus noble que le vivre, avec le mode en lequel les
rйalitйs inanimйes existent, ce mode d’кtre sera moins noble que l’кtre des
vivants, qui est le vivre. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que ce qui a une
plus grande extension soit toujours plus noble ; sinon il faudrait dire
que le sens est plus noble que l’intelligence, et la puissance nutritive que la
sensitive.
5° Cet argument
vaut pour la volontй en relation а Dieu ; et dans ce cas, on accorde
qu’elle est plus noble. Article 12 : La volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le moteur
est naturellement antйrieur а l’objet mы. Or la volontй est postйrieure а
l’intelligence ; en effet, rien n’est aimй ou dйsirй s’il n’est connu,
suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй.
La volontй ne meut donc pas l’intelligence.
2° Si la
volontй meut l’intelligence а son acte, alors il s’ensuit que l’intelligence
pense parce que la volontй veut qu’elle pense. Or la volontй ne veut que ce qui
est pensй. L’intelligence pense donc le fait mкme de penser, avant que la
volontй le veuille. Or, avant que l’intelligence ne pensвt cela, il est
nйcessaire de poser que la volontй le voulait, car l’intelligence est supposйe
mue par la volontй. On doit donc remonter а l’infini, ou bien il faut admettre
que la volontй ne meut pas l’intelligence.
3° Toute
puissance passive est mue par son objet. Or la volontй est une puissance
passive ; elle est en effet un appйtit moteur et mы, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme. Elle est
donc mue par son objet. Or son objet est le bien pensй ou apprйhendй, comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Donc l’intelligence, ou une autre puissance apprйhensive, meut la volontй, et
non l’inverse.
4° Si l’on
dit qu’une puissance en meut une autre, c’est uniquement а cause du
commandement que l’une a sur l’autre. Or commander appartient а la raison, comme
il est dit au premier livre de l’Йthique.
Il appartient donc а la raison, et non а la volontй, de mouvoir les autres
puissances
5° Selon
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, le moteur et l’agent sont plus nobles que l’objet mы ou
agi. Or l’intelligence, au moins dans son rapport aux sensibles, est plus noble
que la volontй, comme on l’a dit. Donc, au moins dans ce rapport, elle n’est
pas mue par la volontй.
En sens contraire :
1° Anselme
dit au livre De similitudinibus, chap. 2,
que la volontй meut toutes les puissances de l’вme.
2° Selon
saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse
au sens littйral, tout mouvement procиde de l’immobile. Or parmi les
puissances de l’вme, la volontй seule est immobile, dans la mesure oщ nul ne
peut la contraindre. Toutes les autres puissances sont donc mues par la
volontй.
3° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre des Mйtйorologiques,
tout mouvement est pour une fin. Or le bien et la fin sont objets de la
volontй. La volontй meut donc les autres puissances.
4° Selon
saint Augustin, l’amour rйalise dans les esprits ce que le poids fait dans les
corps. Or le poids meut les corps. L’amour de la volontй meut donc les
puissances spirituelles de l’вme.
Rйponse :
L’intelligence
meut en quelque faзon la volontй, et d’une autre faзon la volontй meut
l’intelligence et les autres puissances.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que mouvoir se dit tant de la fin que de
l’efficient, mais diffйremment. En effet, puisqu’en n’importe quelle action
l’on considиre deux choses : l’agent et la raison de l’action — comme dans
le chauffage, le feu est l’agent, et la chaleur la raison de l’action — ainsi,
dans l’action de mouvoir, mouvoir se dit de la fin comme de la raison du
mouvement, et de l’efficient comme de l’agent du mouvement, c’est-а-dire de ce
qui amиne le mobile de la puissance а l’acte. Or la raison de l’action est la
forme de l’agent par laquelle il agit ; il est donc nйcessaire qu’elle
soit dans l’agent pour qu’il agisse. Or elle n’est pas en celui-ci par son кtre
de nature parfait, car lorsque celui-ci est possйdй, le mouvement se
repose ; mais elle est dans l’agent par mode d’intention, car la fin est
premiиre dans l’intention mais postйrieure dans l’кtre. Voilа pourquoi la fin
prйexiste dans le moteur proprement par l’intelligence, а laquelle il revient
de recevoir quelque chose par mode d’intention et non en l’кtre de nature. Par
consйquent, l’intelligence meut la volontй а la faзon dont mouvoir se dit de la
fin, c’est-а-dire en tant qu’elle prйconзoit la notion de la fin et la propose
а la volontй.
Mais mouvoir а
la faзon d’une cause agente revient а la volontй, et non а l’intelligence,
йtant donnй que la volontй se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles existent en
elles-mкmes, tandis que l’intelligence se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles
existent de faзon spirituelle dans l’вme. Or agir et кtre mы convient aux
rйalitйs suivant l’кtre propre par lequel elles subsistent en elles-mкmes, et
non en tant qu’elles sont dans l’вme par mode d’intention ; en effet, la
chaleur ne chauffe pas dans l’вme, mais dans le feu. Et ainsi, le rapport de la
volontй aux rйalitйs se fait а la faзon dont le mouvement leur convient, mais
non le rapport de l’intelligence. En outre, l’acte de la volontй est une
certaine inclination vers quelque chose, mais non l’acte de
l’intelligence ; or l’inclination est une disposition du moteur en tant
qu’il meut comme efficient. On voit donc clairement que la volontй, et non
l’intelligence, peut mouvoir а la faзon d’une cause agente.
Or, parce
qu’elles sont immatйrielles, il revient aux puissances supйrieures de l’вme de
faire retour sur elles-mкmes ; ainsi, tant la volontй que l’intelligence
font retour sur elles-mкmes, et l’une sur l’autre, et sur l’essence de l’вme,
et sur toutes ses puissances. En effet, l’intelligence se pense elle-mкme, et
pense la volontй, l’essence de l’вme et toutes les puissances de l’вme ;
et semblablement, la volontй veut qu’elle-mкme veuille, et que l’intelligence
pense, et elle veut l’essence de l’вme, etc. Or lorsqu’une puissance se porte
sur une autre, elle se rapporte а elle avec ce qui est propre а cette
derniиre : par exemple, lorsque l’intelligence pense que la volontй veut,
elle reзoit en elle-mкme la notion de vouloir ; et c’est pourquoi la
volontй elle-mкme, lorsqu’elle se porte sur les puissances de l’вme, se porte
vers elles comme vers des rйalitйs auxquelles conviennent le mouvement et
l’opйration, et elle incline chacune d’elles а son opйration propre. Et de la
sorte, la volontй meut а la faзon d’une cause agente non seulement les rйalitйs
extйrieures, mais aussi les puissances mкmes de l’вme.
Rйponse aux objections :
1° Puisqu’il y a
dans le retour sur soi une certaine ressemblance avec le mouvement circulaire,
oщ le terme du mouvement est ce qui d’abord йtait son principe, il est
nйcessaire de dire, dans le cas du retour sur soi, que ce qui йtait d’abord
antйrieur devient ensuite postйrieur. Voilа pourquoi, bien que l’intelligence
soit par elle-mкme antйrieure а la volontй, cependant, par le retour sur soi,
elle est rendue postйrieure а la volontй ; et ainsi, la volontй peut
mouvoir l’intelligence.
2° Il n’y a pas
lieu de remonter а l’infini ; on s’arrкte en effet а l’appйtit naturel,
par lequel l’intelligence est inclinйe vers son acte.
3° Cet argument
montre que l’intelligence meut а la faзon d’une fin ; c’est en effet de
cette faзon que le bien apprйhendй se rapporte а la volontй.
4° Le
commandement relиve et de la volontй, et de la raison, sous des rapports
diffйrents : de la volontй, en tant que le commandement implique une
certaine inclination ; de la raison, en tant que cette inclination est
distribuйe et ordonnйe comme devant кtre exйcutйe par tel ou tel.
5° N’importe
quelle puissance dйpasse l’autre en ce qui lui est propre : ainsi le
toucher se rapporte-t-il plus parfaitement а la chaleur, qu’il sent par
lui-mкme, que la vue, qui la sent par accident ; et semblablement,
l’intelligence se rapporte plus complиtement au vrai que la volontй ; et
la volontй se rapporte plus parfaitement au bien qui est dans les rйalitйs, que
l’intelligence. Par consйquent, bien que l’intelligence soit plus noble, au
plein sens du terme, que la volontй, au moins relativement а certaines
rйalitйs, cependant la volontй est trouvйe plus noble sous l’aspect du
mouvement, qui convient а la volontй par la nature propre de son objet. Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volontй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А propos de
Lc 11, 34 : « la lampe de ton corps, c’est ton њil »,
la Glose dit :
« c’est-а-dire ton intention ». Or l’њil, dans l’вme, est la raison
ou l’intelligence. L’intention appartient donc а la raison ou а l’intelligence,
et non а la volontй.
2° [Le rйpondant] disait qu’elle appartient
а la volontй en relation а la raison, et c’est pourquoi elle est comparйe а
l’њil. En sens contraire : l’acte d’une
puissance supйrieure et premiиre ne dйpend pas de l’acte d’une puissance
postйrieure. Or, dans l’action, la volontй prйcиde l’intelligence, car la
volontй meut l’intelligence, comme on l’a dit. L’acte de la volontй ne dйpend
donc pas de la raison. Si donc l’intention йtait un acte de la volontй, il
n’appartiendrait aucunement а la raison.
3° [Le rйpondant] disait que l’acte de la
volontй dйpend de la raison, en tant que la connaissance de l’objet voulu est
prйsupposйe au vouloir ; et ainsi l’intention, bien qu’elle soit un acte
de volontй, appartient en quelque sorte а la raison. En
sens contraire : il n’est pas d’acte de volontй qui ne prйsuppose
une connaissance. Donc, suivant ce raisonnement, aucun acte ne devrait кtre
simplement attribuй а la volontй, ni vouloir ni aimer, mais tout acte devrait
l’кtre en mкme temps а la volontй et а la raison ; ce qui est faux. Donc
le point de dйpart aussi, а savoir, que l’intention serait un acte de la
volontй.
4° Le nom mкme
d’intention implique une relation а la fin. Or rapporter quelque chose а la fin
relиve de la raison. L’intention appartient donc а la raison.
5° [Le rйpondant] disait que dans
l’intention, il y a non seulement une relation а la fin, mais aussi un acte de
la volontй qui se rapporte а la fin ; et le nom d’intention signifie les
deux. En sens contraire : cet acte est
sous-jacent а la relation а la fin, comme le matйriel est sous-jacent au
formel. Or on nomme une chose d’aprиs le formel plutфt que d’aprиs le matйriel.
L’intention est donc nommйe plutфt d’aprиs ce qui appartient а la raison que
d’aprиs ce qui appartient а la volontй ; et ainsi, on doit affirmer que
c’est un acte de la raison plutфt que de la volontй.
6° De mкme que le
premier moteur dirige toute la nature, de mкme la raison dirige la volontй. Or
l’intention, dans les rйalitйs naturelles, est attribuйe plus proprement au
premier moteur qu’aux rйalitйs naturelles elles-mкmes, puisqu’on ne dit des
rйalitйs naturelles qu’elles tendent vers quelque chose, qu’en tant qu’elles
sont dirigйes par le premier moteur. Donc, dans les puissances de l’вme aussi,
l’on doit attribuer l’intention plutфt а la raison qu’а la volontй.
7° L’intention, а
proprement parler, n’appartient qu’а un sujet connaissant. Or la volontй n’est
pas connaissante. L’intention n’appartient donc pas а la volontй.
8° Les choses qui
ne sont aucunement un, ne peuvent avoir un acte un. Or la volontй et la raison
ne sont aucunement un, puisqu’elles relиvent de genres diffйrents de puissances
de l’вme ; en effet, la volontй est dans l’appйtitif, tandis que la raison
est dans l’intellectif. La raison et la volontй ne peuvent donc avoir un mкme
acte ; et de la sorte, si l’intention est en quelque faзon l’acte de la
raison, elle ne sera pas l’acte de la volontй.
9° La volontй,
suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, chap. 21, porte seulement sur la fin. Or, dans un
ordre unique, il n’y a qu’une fin. La volontй, par son acte, se rapporte donc а
une seule chose. Or lа oщ il n’y a qu’une seule chose, il n’y a pas d’ordre.
Puis donc que l’intention implique un ordre, il semble qu’elle n’appartienne
aucunement а la volontй.
10° L’intention ne
semble pas кtre autre chose que la direction de la volontй vers la fin ultime.
Or diriger la volontй appartient а la raison. L’intention relиve donc de la
raison.
11° De mкme que,
dans la dйpravation du pйchй, l’erreur appartient а la raison, le mйpris а
l’irascible et le dйsordre de la volontй au concupiscible, de mкme, а
l’inverse, dans la rйforme de l’вme, la foi appartient а la raison, l’espйrance
а l’irascible et la charitй au concupiscible. Or, suivant saint Augustin, c’est
la foi qui dirige l’intention. L’intention appartient donc а la raison.
12° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
la volontй porte sur les choses possibles et les choses impossibles, tandis que
l’intention porte seulement sur les choses possibles. L’intention n’appartient
donc pas а la volontй.
13° Ce qui n’est
pas dans l’вme, n’est pas dans la volontй. Or l’intention n’est pas dans
l’вme : car elle n’est ni une puissance, car alors elle serait naturelle,
et le mйrite ne rйsiderait pas en elle ; ni un habitus, car alors elle
existerait en celui qui dort ; ni une passion, car elle appartiendrait
alors а la partie sensitive, comme on le voit clairement au septiиme livre de
l’Йthique. Or il n’y a que ces trois
choses dans l’вme, comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. L’intention n’est donc pas dans la volontй.
14° Ordonner est
le propre de la raison, puisque cela appartient au sage, comme il est dit au
premier livre de la Mйtaphysique. Or
l’intention est une certaine ordination vers la fin. Elle appartient donc а la
raison.
15° L’intention
appartient а ce qui est distant de la fin : en effet, le prйfixe
« in- » implique une distance. Or la raison est plus distante de la
fin que la volontй, car la raison montre seulement la fin, tandis que la
volontй adhиre а la fin comme а son objet propre. Avoir une intention relиve
donc de la raison plutфt que de la volontй.
16° Tout acte de
la volontй lui appartient soit dans l’absolu, soit dans son
rapport aux puissances supйrieures, soit dans son rapport aux puissances
infйrieures. Or avoir une intention n’est pas l’acte de la volontй dans
l’absolu, car alors il serait la mкme chose que vouloir ou aimer ; ce
n’est pas non plus son acte relativement au supйrieur, c’est-а-dire а la
raison, car dans ce cas son acte est l’йlection ; ni relativement aux
infйrieurs, puisque dans ce cas son acte est le commandement. Avoir une
intention n’est donc aucunement un acte de volontй.
En sens contraire :
1° L’intention
porte seulement sur la fin. Or la fin et le bien sont objets de la volontй.
L’intention appartient donc а la volontй.
2° Avoir une
intention, c’est poursuivre une certaine chose. Or la poursuite ou la fuite
relиve de la volontй, non de la raison ; mais dire qu’une chose est а
poursuivre ou а fuir, cela seulement relиve de la raison. L’intention
appartient donc а la volontй.
3° Tout mйrite
rйside dans la volontй. Or l’intention est mйritoire, et c’est d’elle surtout
que se prennent le mйrite et le dйmйrite. L’intention appartient donc а la
volontй.
4° Saint Ambroise
dit : « La volontй donne un nom а ton њuvre. » Or un acte est
jugй bon ou mauvais en raison de l’intention. L’intention semble donc кtre
contenue dans la volontй ; et ainsi, elle semble appartenir а la volontй
et non а la raison.
Rйponse :
L’intention est
un acte de la volontй : et cela ressort clairement de son objet. En effet,
il est nйcessaire que la puissance et l’acte aient en commun l’objet, puisque
la puissance n’est ordonnйe а l’objet que par l’acte ; car il est
nйcessaire que la puissance visuelle et la vision aient le mкme objet, qui est
la couleur. Puis donc que l’objet de cet acte qui est l’intention est le bien,
qui est une fin, qui est aussi l’objet de la volontй, il est nйcessaire que
l’intention soit un acte de volontй. Cependant, elle n’est pas un acte de la
volontй dans l’absolu, mais en relation а la raison.
Et pour le voir
clairement il faut savoir que, chaque fois qu’il y a deux agents ordonnйs entre
eux, le second agent peut mouvoir ou agir de deux faзons : d’abord comme
il convient а sa nature ; ensuite comme il convient а la nature de l’agent
supйrieur. En effet, l’impression de l’agent supйrieur demeure dans
l’infйrieur, si bien que l’agent infйrieur agit non seulement par son action
propre, mais aussi par l’action de l’agent supйrieur ; de mкme que la
sphиre du soleil est mue par son mouvement propre, qui est accompli dans
l’espace d’une annйe, et par le mouvement du premier mobile, qui est le
mouvement diurne ; semblablement, l’eau est mue par son mouvement propre
en tendant vers le centre, et elle a un certain mouvement par l’impression de
la lune, qui la meut, comme on le voit bien dans le flux et le reflux de la
mer. Les corps mixtes ont, eux aussi, certaines opйrations qui leur sont
propres, qui rйsultent de la nature des quatre йlйments, comme tendre vers le
bas, chauffer, refroidir ; et ils ont d’autres opйrations par l’impression
des corps cйlestes, comme l’aimant attire le fer. Et bien qu’aucune action de
l’agent infйrieur n’ait lieu sans que soit prйsupposйe l’action du supйrieur,
cependant l’action qui lui convient par sa nature lui est attribuйe dans
l’absolu, comme il est attribuй а l’eau de se mouvoir vers le bas ; mais
celle qui lui revient par l’impression de l’agent supйrieur ne lui est pas
attribuйe dans l’absolu, mais en relation а autre chose : ainsi, on dit que
le flux et le reflux est le mouvement propre de la mer, non en tant qu’elle est
de l’eau, mais en tant qu’elle est mue par la lune.
Or la raison et
la volontй sont des puissances opйratives ordonnйes entre elles ; et si on
les considиre dans l’absolu, la raison est premiиre, bien que par le retour sur
soi la volontй soit rendue premiиre et supйrieure, en tant qu’elle meut la
raison. Par consйquent, la volontй peut avoir deux actes. L’un qui lui revient
par sa nature, en tant qu’elle tend vers son objet propre dans l’absolu ;
et cet acte est attribuй а la volontй simplement, ainsi vouloir et aimer,
quoique pour cet acte un acte de la raison soit prйsupposй. Mais elle a un
autre acte, qui lui revient en vertu de ce qui est laissй en elle par
l’impression de la raison. En effet, puisque le propre de la raison est
d’ordonner et de confronter, chaque fois qu’apparaоt dans l’acte de la volontй
une confrontation ou une ordination, un tel acte appartiendra а la volontй non
dans l’absolu, mais en relation а la raison ; et c’est de cette faзon
qu’avoir une intention est un acte de volontй, puisque avoir une intention
n’est rien d’autre, semble-t-il, que tendre vers autre chose comme vers une fin
en raison de ce que l’on veut. Et ainsi, avoir une intention diffиre du vouloir
en ce que le vouloir tend vers la fin dans l’absolu, tandis qu’avoir une
intention implique une relation а la fin, en tant que c’est а la fin que sont
ordonnйs les moyens. En effet, la volontй йtant mue vers son objet, qui lui est
proposй par la raison, elle est mue diffйremment selon qu’il lui est
diversement proposй. Par consйquent, lorsque la raison lui propose quelque
chose comme bon dans l’absolu, la volontй est mue vers cela dans
l’absolu ; et cela, c’est vouloir. Mais quand elle lui propose quelque chose
sous l’aspect d’un bien auquel d’autres choses sont ordonnйes comme а une fin,
alors elle tend vers cela avec un certain ordre, qui se rencontre dans l’acte
de la volontй non par la nature propre de celle-ci, mais suivant l’exigence de
la raison. Et ainsi, avoir une intention est un acte de la volontй en relation
а la raison.
Rйponse aux objections :
1° L’intention
est assimilйe а l’њil quant а ce que l’on trouve de propre а la raison dans
l’intention.
2° La raison meut
d’une certaine faзon la volontй, et la volontй meut d’une autre faзon la
raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et ainsi, l’une comme
l’autre est premiиre, а des points de vue diffйrents, et l’acte peut кtre
attribuй а chacune en relation а l’autre.
3° Bien que tout
acte de la volontй prйsuppose la connaissance de la raison, cependant ce qui
est propre а la raison n’apparaоt pas toujours dans l’acte de la volontй, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
4° La relation
active а la fin appartient а la raison : en effet, il lui appartient de
rapporter а la fin ; mais la relation passive peut appartenir а n’importe
quelle chose dirigйe vers la fin ou rapportйe а la fin par la raison : et
ainsi, elle peut appartenir а la volontй. Et c’est de cette faзon que la
relation а la fin relиve de l’intention.
5° On voit dиs
lors clairement la solution au cinquiиme argument.
6° Dans le
premier moteur se trouvent non seulement la connaissance, mais aussi la
volontй ; voilа pourquoi l’intention peut lui кtre attribuйe proprement.
Mais seule la connaissance appartient а la raison ; il n’en va donc pas de
mкme.
7° Avoir une
intention appartient au non connaissant, puisque les rйalitйs naturelles ont
l’intention de la fin, quoique l’intention prйsuppose une connaissance. Mais si
nous parlons de l’intention de l’вme, alors elle appartient seulement au
connaissant, tout comme le vouloir. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’avoir
une intention et vouloir soient des actes de la puissance mкme а laquelle il
revient de connaоtre, mais il est nйcessaire qu’ils soient des actes du mкme
suppфt : en effet, connaоtre ou avoir une intention ne se dit pas
proprement d’une puissance, mais du suppфt par la puissance.
8° La raison et
la volontй sont un quant а l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et
ainsi, rien n’empкche qu’un acte unique appartienne aux deux ; а l’un
immйdiatement, mais а l’autre mйdiatement.
9° Certes, les
moyens n’йtant dйsirйs que pour la fin, la volontй porte principalement sur la
fin ; elle n’en porte cependant pas moins sur les moyens. En effet, si le
Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique
que la volontй porte sur la fin et l’йlection sur les moyens, ce n’est pas que
la volontй porte toujours sur la fin, mais c’est qu’elle le fait parfois, et de
faзon principale ; et par ceci que l’йlection ne porte jamais sur la fin,
on montre que l’йlection et le vouloir ne sont pas identiques.
10° La direction
active vers la fin appartient а la raison, mais la direction passive peut
appartenir а la volontй ; et c’est ainsi qu’elle appartient а l’intention.
11° La foi dirige
l’intention, comme la raison dirige la volontй ; par consйquent, de mкme
que la foi appartient а la raison, ainsi l’intention appartient-elle а la
volontй.
12° La volontй ne
porte pas toujours sur des choses impossibles, mais elle le fait parfois ;
et cela suffit, dans l’esprit du Philosophe, pour montrer la diffйrence entre
la volontй et l’йlection, qui porte toujours sur des choses possibles, de sorte
qu’йlire n’est pas tout а fait identique а vouloir ; et semblablement,
avoir une intention n’est pas non plus tout а fait identique а vouloir ;
mais cela n’exclut pas que ce soit un acte de la volontй.
13° L’intention
est un certain acte de l’вme. Mais les actions de l’вme ne sont pas contenues
dans cette division trine du Philosophe, car les actions n’appartiennent pas а
l’вme comme si elles йtaient en elle, mais plutфt comme йmanant d’elle. Ou bien
l’on peut dire que les actions sont comprises dans les habitus, comme ce qui
dйpend d’un principe est contenu dans son principe.
14° Ordonner est
le propre de la raison, mais кtre ordonnй peut appartenir а la volontй ;
et c’est ainsi que l’intention implique une ordination.
15° Cet argument
serait probant si rien d’autre n’йtait requis pour l’intention que la distance
seule ; or une inclination est requise, qui revient а la volontй et non а
la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.
16° L’intention
est un acte de la volontй en relation а la raison qui ordonne les moyens а la
fin elle-mкme ; mais l’йlection est un acte de la volontй en relation а la
raison qui compare entre eux les moyens : et c’est pour cela que
l’intention et l’йlection diffиrent. Article 14 : Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est
impossible que le mкme acte soit en mкme temps bon et mauvais. Or il arrive
qu’il y ait une volontй mauvaise avec une bonne intention ; comme lorsque
quelqu’un veut voler pour faire l’aumфne. L’intention et la volontй ne sont
donc pas un mкme acte.
2° Selon le
Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique,
le mouvement qui a un terme mйdian et celui qui a un terme extrкme diffиrent
par l’espиce. Or le moyen et la fin se comportent d’une certaine faзon comme le
mйdium et les extrкmes. L’intention de la fin et la volontй du moyen diffиrent
donc par l’espиce ; et ainsi, elles ne sont pas un acte unique.
3° Selon le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique,
les fins sont dans le domaine pratique ce que sont les principes dans les
sciences dйmonstratives. Or la pensйe des principes et la considйration des
conclusions ne se font pas par un mкme acte de l’intelligence spйculative. Et
cela ressort de ce qu’ils sont йlicitйs par des habitus diffйrents ; en
effet, l’intelligence est l’habitus des principes, tandis que la science est
l’habitus des conclusions. Donc, dans le domaine opйratif, ce n’est pas par le
mкme acte de volontй que nous avons l’intention de la fin et que nous voulons
les moyens.
4° Les actes se
distinguent par les objets. Or la fin et le moyen sont des objets diffйrents.
L’intention de la fin et la volontй du moyen ne sont donc pas le mкme acte.
En sens contraire :
1° Deux actes ne
peuvent appartenir en mкme temps а la mкme puissance. Or la volontй, en mкme
temps qu’elle veut le moyen, a l’intention de la fin. L’intention de la fin et
la volontй du moyen ne sont donc pas des actes diffйrents.
2° De mкme que la
lumiиre est pour la couleur la raison de sa visibilitй, de mкme la fin est pour
les moyens la raison de leur appйtibilitй. Or c’est par le mкme acte que la vue
voit la couleur et la lumiиre. C’est donc par le mкme acte que la volontй veut
le moyen et a l’intention de la fin ; l’intention de la fin et la volontй
ne sont donc pas des actes diffйrents.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a deux opinions, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 28. En effet,
certains ont posй que la volontй du moyen йtait un autre acte que l’intention
de la fin. Mais а l’inverse, d’autres ont affirmй que l’acte йtait le mкme, et
que leur distinction йtait seulement due а la diversitй des rйalitйs. Or
chacune des deux opinions est vraie а un certain point de vue.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, puisque l’unitй de l’acte doit кtre dйduite de
l’unitй de l’objet, s’il y a deux choses qui sont un en quelque faзon, l’acte
qui se porte vers elles en tant qu’elles sont un, sera un ; mais l’acte
qui se porte vers elles en tant qu’elles sont deux, sera double. Ainsi, les
parties de la ligne sont deux d’une certaine faзon, et un d’une autre faзon,
c’est-а-dire dans la mesure oщ elles sont unies dans le tout ; voilа
pourquoi l’acte de vision, s’il se porte vers les deux parties de la ligne en
tant qu’elles sont deux, c’est-а-dire vers l’une et l’autre par soi en ce qui
leur est propre, alors il y aura deux visions, et elles ne pourront кtre vues
en mкme temps ; mais s’il se porte vers la ligne entiиre comprenant les
deux parties, il y aura une vision unique et toute la ligne sera vue en mкme
temps.
Or, toutes les
choses qui sont ordonnйes entre elles sont certes plusieurs, en tant qu’elles
sont des rйalitйs considйrйes par soi ; mais elles sont un dans l’ordre
qui les ordonne entre elles. Voilа pourquoi l’acte de l’вme qui se porte vers
elles en tant qu’elles sont ordonnйes entre elles est un, tandis que l’acte de
l’вme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont considйrйes en elles-mкmes
est multiple ; comme on le voit clairement dans la considйration d’une
statue de Mercure : si quelqu’un considиre celle-ci comme une certaine
rйalitй, autre sera sa considйration, et autre la considйration de Mercure,
dont la statue est l’image ; mais si la statue est considйrйe comme
l’image de Mercure, il y aura un mкme mode de considйration dirigй vers la
statue et vers Mercure. Semblablement, lorsque le mouvement de la volontй se
porte vers la fin et vers le moyen, s’il se porte vers eux en tant que l’un et
l’autre sont une certaine rйalitй existant par soi, il y aura des mouvements de
la volontй diffйrents ; et dans ce cas, l’opinion qui affirme que
l’intention de la fin et la volontй du moyen sont des actes diffйrents, est
vraie. Mais si la volontй se porte vers l’un d’eux en tant qu’il a une relation
а l’autre, alors il y a un acte unique de la volontй vers les deux ; et
dans ce cas, l’opinion qui pose que l’intention de la fin et la volontй du
moyen sont un seul acte, est vraie.
Mais si l’on
examine correctement la notion d’intention, on trouve que cette derniиre
opinion est plus vraie que l’autre. En effet, le mouvement de la volontй vers
la fin n’est pas appelй dans l’absolu « intention », mais simplement
« vouloir » ; et l’on appelle « intention »
l’inclination de la volontй vers la fin en tant que les moyens ont la fin pour
terme. En effet, celui qui veut la santй, on dit simplement qu’il la
veut ; mais on dit qu’il en a l’intention, seulement quand il veut quelque
chose en vue de la santй. Voilа pourquoi il faut accorder que l’intention n’est
pas numйriquement un autre acte que la volontй.
Rйponse aux objections :
1° Bien qu’un
mкme acte ne puisse кtre bon et mauvais, cependant un acte mauvais peut avoir
quelque circonstance bonne ; par exemple, c’est un acte vicieux de manger
plus qu’il ne faut, mкme si l’on mange quand on le doit. Et ainsi, la volontй
par laquelle on veut voler pour nourrir les pauvres est un acte mauvais au
plein sens du terme, avec cependant quelque circonstance bonne : car le
but est au nombre des circonstances.
2° La parole du
Philosophe doit s’entendre du cas oщ l’on s’arrкte au mйdium ; en effet,
lorsqu’on passe par le mйdium pour aller au terme, alors le mouvement est
numйriquement un. Et de la sorte, quand la volontй est mue vers le moyen avec
une relation а la fin, il y a un seul mouvement.
3° Quand la conclusion
et le principe sont tous les deux considйrйs par soi, il y a des considйrations
diffйrentes ; mais quand on considиre le principe en relation а la
conclusion, il y a une mкme considйration pour les deux, comme cela se passe
dans le syllogisme.
4° La fin et le
moyen sont un unique objet, pour autant que l’on considиre l’un en relation а
l’autre. Article 15 : L’йlection est-elle un acte de la volontй ?
Objections :
Il semble que
non, et que ce soit un acte de la raison.
1° L’ignorance
n’appartient pas а la volontй, mais а la raison. Or la dйpravation de
l’йlection est une certaine ignorance ; c’est pourquoi l’on dit que tout
homme vicieux est ignorant, d’une ignorance de l’йlection, comme on le voit
clairement au troisiиme livre de l’Йthique.
L’йlection appartient donc, elle aussi, а la raison.
2° De mкme
que l’enquкte et l’argumentation appartiennent а la raison, de mкme aussi la
conclusion. Or l’йlection est comme une certaine conclusion du conseil, comme
on le voit clairement aux troisiиme et septiиme livre de l’Йthique. Puis donc que le conseil appartient а la raison, il en
sera de mкme de l’йlection.
3° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique,
la vertu morale consiste principalement dans l’йlection. Or, comme celui-ci le
dit au sixiиme livre de l’Йthique, ce
qui, dans les vertus morales, appartient а la prudence, est le principal, qui
accomplit formellement la notion de vertu. L’йlection appartient donc а la
prudence. Or la prudence est dans la raison. Donc l’йlection aussi.
4° L’йlection
implique un certain discernement. Or discerner est propre а la raison. Donc
йlire aussi.
En sens contraire :
1° Йlire c’est,
entre deux choses proposйes, choisir l’une de prйfйrence а l’autre, comme on le
voit clairement chez saint Jean Damascиne. Or choisir est un acte de la volontй
et non de la raison. Donc йlire aussi.
2° Le Philosophe
dit au troisiиme livre de l’Йthique
que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or le dйsir
appartient а la volontй et non а la raison. Donc l’йlection aussi.
Rйponse :
L’йlection
contient en soi une part de volontй et une part de raison. Quant а savoir si
elle est proprement un acte de la volontй ou de la raison, le Philosophe semble
laisser cette question dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique, oщ il dit que l’йlection est soit un appйtit de
l’intellectif, c’est-а-dire un appйtit en relation а l’intelligence, soit
l’intelligence de l’appйtitif, c’est-а-dire l’intelligence en relation а
l’appйtit. Or le premier est plus vrai : c’est un acte de la volontй en
relation а la raison.
En effet, que
ce soit directement un acte de la volontй, cela est йvident pour deux raisons.
D’abord, а cause de la nature de l’objet ; car l’objet propre de
l’йlection est le moyen, qui relиve de la notion de bien, le bien йtant l’objet
de la volontй ; car « bien » se dit а la fois de la fin, par
exemple du bien honnкte ou dйlectable, et du moyen, par exemple du bien utile.
Ensuite, а cause de la nature de l’acte lui-mкme. En effet, l’йlection est la
derniиre approbation par laquelle on approuve une chose pour la
poursuivre ; et assurйment, cela ne relиve pas de la raison mais de la
volontй. Car, si fort que la raison prйfиre une chose а l’autre, cette
prйfйrence n’est pas encore approuvйe en vue d’opйrer, jusqu’а ce que la
volontй soit inclinйe vers l’une plutфt que vers l’autre : en effet, la
volontй ne suit pas la raison par nйcessitй.
Cependant
l’йlection est un acte de la volontй non pas dans l’absolu, mais en relation а
la raison, йtant donnй qu’apparaоt dans l’йlection ce qui est propre а la
raison : confronter une chose а l’autre, et la lui prйfйrer ; et cela
se trouve assurйment dans l’acte de la volontй par l’impression de la raison,
dans la mesure oщ la raison elle-mкme propose une chose а la volontй non comme
simplement utile, mais comme plus utile pour la fin.
Ainsi donc, il
est clair que vouloir, йlire et avoir l’intention sont des actes de la volontй.
Vouloir, dans la mesure oщ la raison propose а la volontй un bien dans
l’absolu, qu’il soit а йlire pour lui-mкme, comme la fin, ou pour autre chose,
comme le moyen : pour l’un et l’autre, en effet, nous disons que nous
« voulons ». Йlire est un acte de la volontй, dans la mesure oщ la
raison lui propose le bien comme plus utile pour la fin. Avoir l’intention,
dans la mesure oщ la raison lui propose le bien comme une fin а obtenir par un
moyen.
Rйponse aux objections :
1° L’ignorance
est attribuйe а l’йlection quant а ce que celle-ci a de raison.
2° L’enquкte
pratique a deux conclusions : l’une qui est dans la raison, а savoir la
sentence, qui est un jugement sur ce qui a йtй dйlibйrй ; l’autre qui est
dans la volontй, а savoir l’йlection, et elle est appelйe conclusion par une
certaine similitude, car de mкme que dans le domaine spйculatif on s’arrкte en
dernier а la conclusion, de mкme dans le domaine opйratif on s’arrкte en
dernier а l’opйration.
3° On dit que
l’йlection est le principal dans la vertu morale, et du cфtй de ce qu’elle a de
raison, et du cфtй de ce qu’elle a de volontй : en effet, les deux sont
requis pour la notion de vertu morale ; et l’йlection est appelйe
« principal » par rapport aux actes extйrieurs. Il n’est donc pas
nйcessaire que l’йlection soit totalement un acte de prudence ; mais elle
a quelque part а la prudence, comme aussi а la raison.
4° Le
discernement se trouve dans l’йlection dans la mesure oщ elle appartient а la
raison, ce qui est propre а celle-ci йtant suivi par la volontй lorsqu’elle
йlit. Question 23 : [La volontй de Dieu]
Introduction
Article 1 :
Convient-il que Dieu ait une volontй ? Article 2 :
Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ? Article 3 : La
volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et
volontй de signe ? Article 4 :
Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ? Article 5 : La
volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ? Article 6 : La
justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de
Dieu ? Article 7 :
Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ? Article 8 :
Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet
voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous
savons que Dieu veut ?
Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volontй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il convient
que tout кtre ayant une volontй agisse suivant l’йlection de sa volontй. Or
Dieu n’agit pas suivant l’йlection de sa volontй ; en effet, comme dit
Denys au quatriиme chapitre des Noms
divins : « comme notre soleil matйriel, sans qu’il le comprenne
ou qu’il le veuille, mais par le seul fait de son existence, йclaire toutes
choses, de mкme la divine bontй ». Il ne convient donc pas que Dieu ait
une volontй.
2° Des effets
nйcessaires ne peuvent venir d’une cause contingente. Or la volontй est une
cause contingente, puisqu’elle se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre.
Elle ne peut donc кtre la cause de choses nйcessaires. Or Dieu est la cause de
toutes choses, des nйcessaires comme des contingentes. Il n’agit donc pas par
volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
3° Ce qui
implique une relation а une cause ne convient pas а ce qui n’a pas de cause. Or
Dieu, йtant la cause premiиre de toutes choses, n’a pas de cause. Puis donc que
la volontй implique une relation а la cause finale — car la volontй porte sur
la fin, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique — il semble que la volontй ne convienne pas а Dieu.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
le volontaire mйrite louange ou blвme, mais l’involontaire, pardon et
misйricorde. La notion de volontaire ne convient donc pas lа oщ la notion de
louable ne convient pas. Or celle-ci ne convient pas а Dieu, car la louange,
comme il est dit au premier livre de l’Йthique,
ne revient pas aux meilleurs, mais а ceux qui sont ordonnйs au meilleur ;
par contre, l’honneur revient aux meilleurs. Il ne convient donc pas que Dieu
ait une volontй.
5° Les opposйs
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or deux involontaires sont opposйs au
volontaire, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique : l’involontaire par ignorance, et l’involontaire par
violence. Or l’involontaire par violence ne convient pas а Dieu, car la
contrainte n’a pas de place en Dieu ; ni l’involontaire par ignorance, car
Dieu connaоt lui-mкme toutes choses. Donc le volontaire non plus ne convient
pas а Dieu.
6° Comme il est
dit au livre des Rиgles de la foi, il
y a deux volontйs : l’affective, touchant les actes intйrieurs, et
l’effective, touchant les actes extйrieurs. Or « la volontй
affective » — comme il y est dit — « contribue au mйrite, tandis que
la volontй effective accomplit le mйrite ». Or il ne convient pas а Dieu
de mйriter. Ni, par consйquent, d’avoir en quelque faзon une volontй.
7° Dieu est
un moteur non mы, car, suivant Boиce, « demeurant immobile, il donne а
toutes choses de se mouvoir » ; tandis que la volontй est un moteur
mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et c’est pourquoi le Philosophe, au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, prouve qu’il meut
« comme un objet dйsirй et pensй », par la raison qu’il est un moteur
non mы. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.
8° La volontй est
un certain appйtit, car elle est contenue dans la partie appйtitive de l’вme. Or
l’appйtit a une imperfection : en effet, il porte sur ce qui n’est pas
possйdй, selon saint Augustin. Puis donc qu’aucune imperfection n’a de place en
Dieu, il ne semble pas convenir qu’il ait une volontй.
9° Rien de
ce qui a des objets opposйs ne semble convenir а Dieu, puisque de telles choses
sont soumises а la gйnйration et а la corruption, desquelles Dieu est trиs
йloignй. Or la volontй a des objets opposйs, puisqu’elle se tient parmi les
puissances rationnelles, qui ont des objets opposйs, selon le Philosophe. La
volontй ne convient donc pas а Dieu.
10° Saint Augustin
dit au treiziиme livre de la Citй de Dieu
que Dieu n’est pas disposй diffйremment а l’йgard des rйalitйs lorsqu’elles
existent et lorsqu’elles n’existent pas. Or, lorsqu’elles n’existent pas, Dieu
ne veut pas que les rйalitйs existent : en effet, elles existeraient, s’il
le voulait. Lors donc qu’elles existent, Dieu ne veut pas non plus qu’elles
existent.
11° Il ne convient
pas а Dieu d’кtre perfectionnй, mais de perfectionner. Or il revient а la
volontй d’кtre perfectionnйe par le bien, comme а l’intelligence d’кtre
perfectionnйe par le vrai. La volontй ne convient donc pas а Dieu.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 113 B, 3 : « Tout ce que Dieu a voulu, il l’a
fait. » Il semble donc qu’il ait une volontй, et que les rйalitйs aient
йtй crййes par sa volontй.
2° La bйatitude
se trouve surtout en Dieu. Or la bйatitude requiert la volontй car, suivant
saint Augustin, on appelle bienheureux celui qui a tout ce qu’il veut, et qui
ne veut rien de mal. La volontй convient donc а Dieu.
3° Partout oщ se
trouvent des conditions plus parfaites pour la volontй, celle-ci existe plus
parfaitement. Or les plus parfaites conditions de la volontй se trouvent en
Dieu : en effet, il n’y a en lui aucune distance entre la volontй et le
sujet, car son essence est sa volontй ; ni entre la volontй et l’acte, car
son action est son essence ; ni entre la volontй et la fin, ou l’objet,
car sa volontй est sa bontй. La volontй se trouve donc trиs parfaitement en
Dieu.
4° La volontй est
la racine de la libertй. Or la libertй convient principalement а Dieu ;
est libre, en effet, celui qui est cause de soi, suivant le Philosophe au
premier livre de Mйtaphysique ;
ce qui est surtout vrai de Dieu. La volontй se trouve donc en Dieu.
Rйponse :
La volontй se
trouve trиs proprement en Dieu. Et pour le voir clairement, il faut savoir que
la connaissance et la volontй sont enracinйes, dans la substance spirituelle,
sur les diverses relations de celle-ci aux rйalitйs.
Il est en effet
une premiиre relation de la substance spirituelle aux rйalitйs, en tant que
celles-ci sont en quelque sorte dans la substance spirituelle elle-mкme :
non certes en leur кtre propre, comme le posaient les anciens, qui disaient que
nous connaissons la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc., mais dans leur
notion propre. Car ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme, mais l’espиce de
la pierre, ou sa notion, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Et parce que la notion absolue de
la rйalitй ne peut se rencontrer sans composition concrиte que dans la
substance immatйrielle, la connaissance n’est pas attribuйe а toutes les
rйalitйs, mais seulement aux immatйrielles ; et le degrй de connaissance
dйpend du degrй d’immatйrialitй, de sorte que les rйalitйs qui sont les plus
immatйrielles sont les plus aptes а la connaissance ; et parce qu’en elles
leur essence elle-mкme est immatйrielle, celle-ci se comporte envers elles
comme un mйdium de connaissance ; ainsi par exemple, Dieu connaоt par son
essence lui-mкme et toutes les autres choses.
D’autre part,
la volontй et n’importe quel appйtit sont fondйs sur la relation par laquelle
la substance spirituelle se rйfиre aux rйalitйs en tant qu’elle a un rapport а
ces rйalitйs existant en elles-mкmes. Et parce qu’il appartient а n’importe
quelle rйalitй, tant matйrielle qu’immatйrielle, d’avoir une relation а une
autre rйalitй, il convient que n’importe quelle rйalitй ait un appйtit, soit
naturel, soit animal, soit rationnel ou intellectuel ; mais il se
rencontre diversement dans les diffйrentes rйalitйs. En effet, puisque la
rйalitй doit кtre ordonnйe а une autre rйalitй au moyen d’une chose qu’elle a
en soi, elle est diversement ordonnйe а autre chose selon les diffйrentes
faзons d’avoir une chose en soi.
Ainsi, les
rйalitйs matйrielles, dans lesquelles tout ce qui est en elles est comme liй et
agrйgй а la matiиre, n’ont pas d’ordination libre aux autres rйalitйs, mais une
ordination rйsultant de la nйcessitй d’une disposition naturelle. Par
consйquent, les rйalitйs matйrielles ne sont pas pour elles-mкmes les causes de
cette ordination, comme si elles s’ordonnaient d’elles-mкmes а ce vers quoi
elles sont ordonnйes, mais leur ordination vient d’ailleurs, c’est-а-dire d’oщ
leur vient leur disposition naturelle. Voilа pourquoi il convient qu’elles
aient seulement un appйtit naturel.
Mais pour les
substances immatйrielles et aptes а la connaissance, il y a quelque chose qui
n’est absolument pas agrйgй ni liй а la matiиre, et ce, suivant le degrй de
leur immatйrialitй ; aussi de ce fait mкme sont-elles ordonnйes aux
rйalitйs par une ordination libre, dont elles-mкmes sont causes, s’ordonnant
pour ainsi dire а ce а quoi elles sont ordonnйes. Voilа pourquoi il convient
qu’elles fassent ou recherchent quelque chose volontairement et spontanйment.
En effet, si le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan йtait une forme
matйrielle ayant une existence dйterminйe, il n’inclinerait que suivant le mode
d’кtre dйterminй qu’il aurait ; par consйquent, l’artisan ne resterait pas
libre de faire la maison ou de ne pas la faire, ou bien de la faire ainsi ou
autrement. Mais parce que la forme de la maison dans l’esprit de l’artisan est
la notion absolue de maison, ne se rapportant pas, autant qu’il est en elle, а
l’кtre plutфt qu’au non-кtre, ni а кtre ainsi plutфt qu’а кtre autrement quant
aux dispositions accidentelles de la maison, il reste а l’artisan une libre
inclination а faire ou а ne pas faire la maison.
Mais dans les
substances sensitives, bien que les formes des rйalitйs soient reзues sans la
matiиre, elles ne sont cependant pas reзues tout а fait immatйriellement ni
sans les circonstances de la matiиre, йtant reзues dans un organe
corporel ; pour cette raison l’inclination n’est pas entiиrement libre en
elles, quoiqu’il y ait en elles quelque imitation ou ressemblance de libertй.
En effet, l’appйtit les incline vers quelque chose par elles-mкmes, en tant
qu’elles recherchent quelque chose d’aprиs une apprйhension ; mais кtre
inclinй vers ce qu’elles recherchent, ou ne pas кtre inclinй, cela n’est pas
soumis а leur disposition.
Mais dans la
nature intellectuelle, oщ quelque chose est parfaitement reзu de faзon
immatйrielle, on rencontre la parfaite notion d’inclination libre ; et
c’est cette libre inclination qui constitue la notion de volontй. Voilа
pourquoi aux rйalitйs matйrielles n’est pas attribuйe la volontй, mais
l’appйtit naturel ; et а l’вme sensitive est attribuй non la volontй, mais
l’appйtit animal ; et c’est а la seule substance intellective qu’est
attribuйe la volontй. Et plus elle est immatйrielle, mieux lui convient la
notion de volontй. Par consйquent, Dieu йtant au sommet de l’immatйrialitй, la
volontй lui convient suprкmement et trиs proprement.
Rйponse aux objections :
1° Denys, par ces
paroles, n’entend pas exclure de Dieu la volontй ni l’йlection, mais il veut
montrer son influence universelle sur les rйalitйs. En effet, la communication
qu’il fait de sa bontй ne consiste pas а choisir certaines rйalitйs pour les
rendre participantes de sa bontй tandis qu’il exclurait complиtement certaines
autres de la participation de sa bontй ; au contraire, « il donne а
tous libйralement » comme il est dit en Jacq. 1, 5 ; on dit
pourtant qu’il йlit, dans la mesure oщ il donne а certains plus qu’а d’autres,
suivant l’ordre de sa sagesse.
2° La volontй de
Dieu n’est pas une cause contingente, йtant donnй que ce qu’il veut, il le veut
immuablement ; voilа pourquoi, en raison mкme de son immuabilitй, les
rйalitйs nйcessaires peuvent кtre causйes ; et d’autant plus qu’aucune
rйalitй crййe n’est nйcessaire, considйrйe en soi, mais elle est possible en
elle-mкme et nйcessaire par autre chose.
3° La volontй
porte sur quelque chose de deux faзons : de faзon principale, ou de faзon
secondaire. Principalement, la volontй porte sur la fin, qui est la raison de
vouloir toutes les autres choses ; secondairement, elle porte sur les
moyens, que nous voulons en vue de la fin. Or la volontй n’a pas de relation а
cet objet voulu qui est secondaire comme а une cause, mais seulement а l’objet
voulu principal, qui est la fin. Mais il faut savoir que la volontй et l’objet
voulu se distinguent parfois dans la rйalitй, et alors l’objet voulu se
rapporte а la volontй rйellement comme cause finale ; par contre, si la
volontй et l’objet voulu se distinguent seulement dans la raison, alors l’objet
voulu ne sera la cause finale de la volontй que du point de vue de notre
maniиre de signifier. La volontй divine se rapporte donc а sa bontй comme а une
fin, bontй qui, dans la rйalitй, est identique а sa volontй : elle en est
distinguйe seulement du point de vue de notre maniиre de signifier. Il reste
donc que rien n’est cause de la volontй divine rйellement, mais seulement du
point de vue de notre maniиre de signifier. Et il n’est pas aberrant de
signifier quelque chose en Dieu а la faзon d’une cause ; de la sorte, en
effet, la divinitй est signifiйe en Dieu comme ayant а son йgard le rapport de
cause formelle. Quant aux rйalitйs crййes, que Dieu veut, elles ne se comportent
pas а l’йgard de la volontй divine comme des fins, mais comme ordonnйes а la
fin : en effet, si Dieu veut que les crйatures existent, c’est pour qu’en
elles soit manifestйe sa bontй, et pour que sa bontй, qui ne peut кtre
multipliйe dans son essence, soit rйpandue en plusieurs au moins par la
participation de sa ressemblance.
4° La louange
n’est pas due а la volontй pour n’importe lequel de ses actes, si l’on prend la
louange au sens strict, comme fait le Philosophe ; mais elle lui est due
pour autant que la volontй se rapporte aux moyens. En effet, il est avйrй que
l’acte de volontй se trouve non seulement dans les њuvres de vertu, qui sont
louables, mais aussi dans l’acte de la fйlicitй, qui porte sur les choses
honorables : il est certain, en effet, que la fйlicitй procure du plaisir.
Et cependant, la louange est aussi attribuйe а Dieu, puisqu’en de nombreux
endroits de l’Йcriture nous sommes invitйs а louer Dieu ; mais la louange
est alors prise plus communйment que ne fait le Philosophe. Ou bien l’on peut
dire que la louange, mкme prise au sens propre, convient а Dieu, en tant que
par sa volontй il ordonne les crйatures а lui-mкme comme а une fin.
5° [Dans
certaines йditions seulement.] Les contraires sont de nature а affecter le mкme
sujet, а moins que l’un des deux n’y soit par nature ; or il appartient а
la nature divine d’кtre а tous йgards le souverain bien ; par consйquent,
l’involontaire ne peut кtre en elle.
6° Il y a en Dieu
la volontй affective et la volontй effective : en effet, il veut vouloir,
et il veut faire ce qu’il fait ; mais il n’est pas nйcessaire que partout
oщ l’une de ces deux se trouve, l’on trouve le mйrite, mais seulement dans la
nature imparfaite tendant vers la perfection.
7° Quand l’objet
voulu est autre que la volontй, l’objet voulu meut rйellement la volontй ;
mais quand l’objet voulu est identique а la volontй, alors il ne meut que du
point de vue de notre maniиre de signifier. Et quant а cette faзon de parler,
d’aprиs le Commentateur au huitiиme livre de la Physique, se vйrifie la parole de Platon disant que le premier
moteur se meut soi-mкme, c’est-а-dire en tant qu’il se pense et se veut
lui-mкme. Et cependant, qu’il veuille les crйatures n’entraоne pas qu’il soit
mы par elles ; car il ne veut les crйatures qu’en raison de sa bontй,
comme on l’a dit.
8° C’est par la
mкme nature qu’une chose est mue vers le terme qu’elle n’obtient pas encore, et
qu’elle se repose dans le terme qu’elle a dйjа obtenu. Par consйquent, il
appartient а la mкme puissance de tendre vers le bien lorsqu’elle ne l’a pas
encore, et de l’aimer et de se dйlecter en lui une fois qu’il est
possйdй ; et ces deux actes concernent la puissance appйtitive, bien
qu’elle soit nommйe plutфt d’aprиs l’acte par lequel elle tend vers ce qu’elle
n’a pas, et c’est pourquoi l’on dit que l’appйtit est propre а l’imparfait.
Mais la volontй se rapporte indiffйremment а l’un ou а l’autre acte ; par
consйquent, la volontй convient а Dieu par sa propre notion, mais non
l’appйtit.
9°
Il
ne convient pas que Dieu ait des objets opposйs quant а ce qui se trouve dans
son essence, mais il a des objets opposйs quant aux effets dans les crйatures,
qu’il peut faire et ne pas faire.
10° Lorsqu’il ne
fait pas les rйalitйs, Dieu veut que les rйalitйs existent ; nйanmoins il
ne veut pas qu’elles existent а ce moment-lа ; par consйquent, l’objection
procиde d’une supposition fausse.
11° Dieu ne peut
кtre perfectionnй par quelque chose dans la rйalitй ; cependant, du point
de vue de notre maniиre de signifier, l’on signifie parfois qu’il est perfectionnй
par quelque chose, comme lorsque je dis que Dieu pense quelque chose. En effet,
de mкme que l’objet voulu est la perfection de la volontй, de mкme
l’intelligible est la perfection de l’intelligence. Mais en Dieu, le premier
intelligible est identique а l’intelligence, et le premier objet voulu est
identique а la volontй. Article 2 : Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’ordre
prйsuppose la distinction. Or il n’y a pas de distinction dans la volontй de
Dieu, puisque c’est par un seul acte simple qu’il veut tout ce qu’il veut.
L’antйcйdent et le consйquent, qui introduisent un ordre, ne sont donc pas dans
la volontй divine.
2° [Le rйpondant]
disait que dans la volontй divine, bien qu’il n’y ait pas de distinction du
cфtй du sujet qui veut, il y a cependant une distinction du cфtй des objets
voulus. En sens contraire, on ne peut poser un ordre dans la volontй que de
deux faзons, du cфtй des objets voulus : soit relativement а divers
objets, soit relativement а un seul. Si c’est relativement а divers objets
voulus, il s’ensuit que la volontй antйcйdente se dit des premiиres crйatures,
tandis que la consйquente se dit des crйatures suivantes : ce qui est
faux. Et si c’est relativement а un seul objet voulu, ce ne peut кtre que
d’aprиs les diverses circonstances considйrйes dans cet objet. Mais cela ne
peut mettre de distinction ni d’ordre dans la volontй, puisque la volontй se
rapporte а la rйalitй telle qu’elle existe dans sa nature ; or la rйalitй
dans sa nature est entourйe de toutes ses conditions. L’antйcйdent et le
consйquent ne peuvent donc aucunement кtre posйs dans la volontй divine.
3° La science et
la puissance se rapportent aux crйatures comme la volontй. Or l’ordre des
crйatures ne nous fait pas distinguer la science et la puissance en
antйcйdentes et consйquentes. La volontй ne doit donc pas non plus кtre
distinguйe de cette faзon.
4° Ce qui ne
reзoit d’autrui ni changement ni empкchement, n’est pas jugй par autrui, mais
seulement par lui-mкme. Or la volontй divine ne peut кtre changйe ni empкchйe
par personne ; elle ne doit donc pas non plus кtre jugйe par autrui, mais
seulement par elle-mкme. Or, suivant saint Jean Damascиne, la volontй
antйcйdente se dit en Dieu, et vient de lui, tandis que la consйquente est
causйe par nous. On ne doit donc pas opposer en Dieu la volontй consйquente а
l’antйcйdente.
5° Dans la partie
affective, il semble n’y avoir d’ordre qu’en fonction de la cognitive, car
l’ordre appartient а la raison. Or on attribue а Dieu non pas la connaissance
qui a un ordre, c’est-а-dire la raison, mais la connaissance simple,
c’est-а-dire l’intelligence. On ne doit donc pas non plus poser dans sa volontй
l’ordre d’antйcйdent et de consйquent.
6° Boиce dit au
livre sur la Consolation, que Dieu
voit toutes choses d’un seul regard de l’esprit. Donc, pour la mкme raison, il
s’йtend а tout ce qu’il veut par un acte unique et simple de la volontй ;
on ne doit donc pas poser dans sa volontй l’antйcйdent ni le consйquent.
7° Dieu connaоt
les rйalitйs en lui-mкme et dans la nature propre des rйalitйs ; et bien
que les rйalitйs soient dans leur nature propre aprиs avoir йtй dans le Verbe,
cependant on ne pose pas l’antйcйdent ni le consйquent dans la connaissance de Dieu.
On ne doit donc pas non plus les poser dans sa volontй.
8° De mкme que
l’кtre divin est mesurй par l’йternitй, de mкme aussi la volontй divine. Or la
durйe de l’кtre divin, parce qu’elle est mesurйe par l’йternitй, est toute
simultanйe, n’ayant ni avant ni aprиs. On ne doit donc pas non plus poser
l’antйcйdent ni le consйquent dans la volontй divine.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « Il faut savoir que Dieu, de
volontй antйcйdente, veut que tous soient sauvйs » ; mais non de
volontй consйquente, comme il l’ajoute ensuite. La distinction en antйcйdent et
consйquent convient donc а la volontй divine.
2° La volontй
habituelle йternelle convient а Dieu en tant que Dieu, et la volontй actuelle
lui convient en tant que Crйateur, qui veut que les rйalitйs existent
actuellement. Or cette volontй se compare а la premiиre comme le consйquent а
l’antйcйdent. On trouve donc l’antйcйdent et le consйquent dans la volontй
divine.
Rйponse :
La volontй
divine est convenablement distinguйe en antйcйdente et consйquente. Et le sens
de cette distinction doit se prendre des paroles de saint Jean Damascиne, qui
l’a introduite ; il dit en effet au deuxiиme livre que « la volontй
antйcйdente est le bon plaisir de Dieu, qui vient de lui, alors que la volontй
consйquente est la permission qui est causйe par nous ».
Et pour le voir
clairement, il faut savoir qu’en n’importe quelle action, il y a quelque chose
а considйrer du cфtй de l’agent, et autre chose du cфtй de ce qui reзoit ;
et de mкme que l’agent est antйrieur et principal par rapport а l’effet, de
mкme ce qui est du cфtй de l’agent est naturellement antйrieur а ce qui est du
cфtй de l’effet ; par exemple, dans l’opйration de la nature, on voit
clairement que la production d’un animal parfait vient du cфtй de la puissance
formative, qui est dans la semence ; mais du cфtй de la matiиre
rйceptrice, qui est parfois mal disposйe, il advient quelquefois que ne soit
pas produit un animal parfait, comme c’est le cas dans les enfantements
monstrueux. Et ainsi, nous disons qu’il est de l’intention premiиre de la
nature que l’animal parfait soit produit ; mais, que soit produit un
animal imparfait, cela vient de l’intention seconde de la nature qui, ne
pouvant transmettre а la matiиre, а cause de la mauvaise disposition de
celle-ci, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable.
Et une
considйration similaire doit avoir lieu pour l’opйration de Dieu dans les
crйatures. En effet, bien qu’il n’ait pas lui-mкme besoin de matiиre dans son
opйration, et qu’il ait crйй les rйalitйs au commencement sans aucune matiиre
prйexistante, maintenant toutefois il opиre dans les rйalitйs qu’il a dйjа
crййes, en les administrant, et en prйsupposant la nature qu’il leur a dйjа
donnйe ; et quoiqu’il puisse фter aux crйatures tout empкchement qui les
rend inaptes а la perfection, cependant, suivant l’ordre de sa sagesse, il
dispose des rйalitйs selon leur condition, en sorte qu’il donne а chacune selon
son mode d’кtre. Donc, ce а quoi Dieu a ordonnй la crйature, autant qu’il est
en lui, on dit que cela est voulu par lui comme par une intention premiиre, ou
par une volontй antйcйdente. Mais lorsque la crйature est empкchйe d’atteindre
cette fin а cause de son imperfection, Dieu nйanmoins accomplit en elle la part
de bontй dont elle est capable ; et cela est, pour ainsi dire, d’intention
seconde, et on le nomme volontй consйquente.
Donc, parce que
Dieu a fait tous les hommes pour la bйatitude, on dit qu’il veut le salut de
tous par volontй antйcйdente ; mais parce que certains s’opposent а leur
propre salut — et l’ordre de sa sagesse ne les laisse pas venir au salut а
cause de leur imperfection — il accomplit en eux d’une autre faзon ce qui
appartient а sa bontй, c’est-а-dire en les damnant par sa justice ; de
sorte que, au moment oщ ils se sйparent du premier ordre de volontй, ils
dйchoient dans le second ; et tandis qu’ils ne font pas la volontй de
Dieu, la volontй de Dieu s’accomplit en eux. Quant а l’imperfection mкme du
pйchй, par laquelle quelqu’un se rend digne de la peine dans le prйsent ou le
futur, elle n’est voulue de Dieu ni par volontй antйcйdente ni par volontй
consйquente, mais elle est seulement permise par lui. Et cependant, il ne faut
pas conclure de ce qui prйcиde que l’intention de Dieu puisse кtre rйduite а
nйant : car celui qui n’est pas sauvй, Dieu savait dйjа de toute йternitй
qu’il ne serait pas sauvй ; et il ne l’ordonne pas au salut par l’ordre de
prйdestination, qui est un ordre de volontй absolue. Mais pour sa part, il lui
a donnй une nature ordonnйe а la bйatitude йternelle.
Rйponse aux objections :
1° Dans la
volontй divine, il n’y a ni ordre ni distinction du cфtй de l’acte de volontй,
mais seulement du cфtй des objets voulus.
2° L’ordre de la
volontй divine ne se prend pas des divers objets voulus, mais se refиre а un
seul et mкme objet voulu, а cause des diverses choses trouvйes en lui. Par
exemple, Dieu veut de volontй antйcйdente qu’un homme soit sauvй, en raison de
sa nature humaine, qu’il a faite pour le salut ; mais il veut de volontй
consйquente qu’il soit damnй, а cause des pйchйs qui se trouvent en lui. Or,
bien que la rйalitй vers laquelle se porte l’acte de volontй soit avec toutes
ses conditions, cependant il n’est pas nйcessaire que n’importe laquelle de ces
conditions qui se trouvent dans l’objet voulu soit la raison qui meut la
volontй ; ainsi, le vin ne meut pas l’appйtit du buveur en raison de la
vertu enivrante qu’il possиde, mais en raison de sa douceur, bien que les deux
se trouvent en mкme temps dans le vin.
3° La volontй
divine est le principe immйdiat des crйatures, si l’on ordonne les attributs
divins du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant qu’ils sont
appliquйs а l’њuvre ; en effet, la puissance ne se met en њuvre que
dirigйe par la science, et dйterminйe par la volontй а faire quelque
chose ; voilа pourquoi l’ordre des rйalitйs se rapporte plutфt а la
volontй divine qu’а la puissance ou а la science. Ou bien l’on peut dire que la
notion de volontй consiste, comme on l’a dit, dans le rapport du sujet qui veut
aux rйalitйs elles-mкmes ; mais l’on dit que les rйalitйs sont sues, ou
possibles а un agent, en tant qu’elles sont en lui de faзon intelligible ou
virtuelle. Or les rйalitйs n’ont pas d’ordre pour autant qu’elles sont en Dieu,
mais pour autant qu’elles sont en elles-mкmes ; voilа pourquoi l’ordre des
rйalitйs n’est pas attribuй а la science ou а la puissance, mais seulement а la
volontй.
4° Bien que la
volontй divine ne soit pas empкchйe ni changйe par quelqu’un d’autre, cependant,
suivant l’ordre de la sagesse, elle se porte vers une chose selon la condition
de celle-ci ; et ainsi, quelque chose est attribuй а la volontй divine de
notre cфtй.
5° Cet argument
vaut pour l’ordre de la volontй du cфtй de l’acte lui-mкme ; et dans ce
cas, l’ordre d’antйcйdent et de consйquent ne s’y trouve pas.
6° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
7° Bien que la
rйalitй ait l’existence dans sa nature aprиs l’avoir eue en Dieu, cependant
Dieu ne la connaоt pas dans sa nature propre aprиs qu’il la connaоt en
lui-mкme : car par le fait mкme que Dieu connaоt sa propre essence, il
regarde les rйalitйs а la fois comme elles sont en lui-mкme et comme elles sont
dans leur nature propre.
8° Dans la
volontй de Dieu, on ne pose pas l’antйcйdent et le consйquent pour introduire
un ordre de succession, qui s’oppose а l’йternitй, mais pour signifier ses
diffйrents rapports aux objets voulus. Article 3 : La volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et volontй de signe ?
Objections :
Il semble que
non.
1° De mкme que
les choses qui sont faites dans les crйatures sont des signes de la volontй
divine, de mкme aussi elles sont des signes de la science et de la puissance.
Or la science et la puissance ne sont pas distinguйes en puissance et science
qui sont l’essence de Dieu, d’une part, et leurs signes d’autre part. La
volontй ne doit donc pas non plus кtre distinguйe de cette faзon en volontй de
bon plaisir qui est l’essence divine, et volontй de signe.
2° Que Dieu
veuille quelque chose par volontй de bon plaisir, montre que l’acte de la
volontй divine s’y porte, afin d’кtre ainsi agrйable а Dieu. Donc, ou bien ce
vers quoi se porte la volontй de signe est agrйable а Dieu, ou bien non. S’il
est agrйable а Dieu, il veut donc cela par volontй de bon plaisir ; et
dans ce cas, la volontй de signe ne doit pas кtre distinguйe de la volontй de
bon plaisir. Et s’il n’est pas agrйable а Dieu, il est pourtant signifiй par la
volontй de signe comme lui йtant agrйable ; le signe de la volontй divine
sera donc faux ; et ainsi, on ne doit pas poser de tels signes de la
volontй divine dans l’enseignement de la vйritй.
3° Toute volontй
est dans le sujet qui veut. Or tout ce qui est en Dieu est l’essence divine. Si
donc la volontй de signe est attribuйe а Dieu, elle sera identique а l’essence
divine ; et ainsi, elle n’est pas distincte de la volontй de bon
plaisir ; car on appelle volontй de bon plaisir celle qui est l’essence
divine elle-mкme, comme dit le Maоtre au premier livre des Sentences, dist. 45.
4° Tout ce que
veut Dieu est bon. Or le signe de la volontй divine doit correspondre а la
volontй divine. Le signe de la volontй ne doit donc pas porter sur le mal. Puis
donc que la permission porte sur le mal, et de mкme la dйfense, il semble qu’on
ne doive pas les poser comme signes de la volontй divine.
5° Comme on
rencontre le bien et le meilleur, de mкme on rencontre le mal et le pire. Or
relativement au bien et au meilleur on distingue deux volontйs de signe :
le prйcepte, qui porte sur le bien, et le conseil, qui porte sur le bien
meilleur. Donc, de mкme aussi, on doit poser deux volontйs de signe
relativement au mal et au pire.
6° La volontй de
Dieu est plus inclinйe au bien qu’au mal. Or le signe de la volontй qui regarde
le mal, c’est-а-dire la permission, ne peut jamais кtre empкchй. Le prйcepte et
le conseil, qui sont relatifs au bien, ne devraient donc pas non plus admettre
d’empкchement ; ce qui, pourtant, est manifestement faux.
7° Si des choses
s’accompagnent mutuellement, l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre. Or la
volontй de bon plaisir et l’opйration de Dieu s’accompagnent : en effet,
il n’opиre rien qu’il ne veuille par volontй de bon plaisir ; et il ne
veut rien par volontй de bon plaisir, dans les crйatures, sans l’opйrer, suivant
ce passage du Psaume 113 B, 3 : « Tout ce qu’il a voulu, il
l’a fait. » L’opйration ne doit donc pas кtre posйe sous la volontй de
signe, qui s’oppose а la volontй de bon plaisir.
Rйponse :
Dans les
rйalitйs divines, il y a deux faзons de parler. L’une suivant le sens propre,
c’est-а-dire quand nous attribuons а Dieu ce qui lui convient par sa nature,
bien que cela lui convienne toujours plus йminemment que notre esprit ne le
conзoit, ou notre langue ne le profиre, et c’est pourquoi aucune de nos paroles
sur Dieu ne peut кtre pleinement propre. L’autre faзon est suivant le sens
figuratif, ou tropique, ou symbolique. En effet, parce que Dieu lui-mкme, en
tant qu’il existe en soi, dйpasse la puissance de notre esprit, il est
nйcessaire que nous parlions de lui au moyen des choses qui se trouvent en
nous. Et ainsi, nous attribuons а Dieu les noms des rйalitйs sensibles, comme
lorsque nous le nommons lumiиre, ou bien lion, ou autre chose de ce genre. Et
assurйment, la vйritй de ces faзons de parler est fondйe sur ceci qu’aucune
crйature, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, n’est universellement privйe de la
participation du bien ; voilа pourquoi dans chaque crйature l’on peut
trouver des propriйtйs reprйsentant sous quelque rapport la divine bontй ;
et ainsi, le nom est transfйrй а Dieu, en tant que la rйalitй signifiйe par le
nom est un signe de la divine bontй. Donc, quel que soit le signe employй en
Dieu а la place du signifiй, on a une faзon de parler tropique.
Or l’une et
l’autre de ces deux faзons de parler s’appliquent dans la volontй divine. En
effet, la notion de volontй se trouve en Dieu proprement, comme on l’a dйjа
dit ; et ainsi, la volontй se dit proprement de Dieu, et c’est la volontй
de bon plaisir, que l’on distingue en antйcйdente et consйquente, comme on l’a
dit. Mais la volontй s’accompagne en nous d’une certaine passion de l’вme, et
c’est pourquoi, de mкme que les autres noms de passions se disent
mйtaphoriquement de Dieu, de mкme aussi le nom de volontй.
Or le nom de
colиre se dit de Dieu, parce qu’en lui se trouve un effet qui, chez nous, est
habituellement celui de l’homme irritй : la punition ; c’est pourquoi
la punition mкme dont il punit est appelйe colиre de Dieu. Et par une semblable
faзon de parler, on appelle « volontйs de Dieu » les choses qui sont
habituellement chez nous des signes de la volontй : et l’on parle de
volontй de signe, en ce sens que le signe mкme qui est d’ordinaire celui de la
volontй est appelй volontй.
Or, puisque la
volontй peut кtre signifiйe et en tant qu’elle йnonce des propositions sur ce
qu’il faut faire, et en tant qu’elle donne une impulsion vers l’њuvre, on
attribue des signes а la volontй de l’une et l’autre faзon. En effet, en tant
qu’elle йnonce des propositions sur ce qu’il faut faire quant а la fuite du
mal, son signe est la dйfense. Et quant а la poursuite du bien, il y a deux
signes de la volontй : car relativement au bien nйcessaire, sans lequel la
volontй ne peut obtenir sa fin, le signe de la volontй est le prйcepte, mais
relativement au bien utile, par lequel la fin est acquise plus facilement et
plus commodйment, le signe de la volontй est le conseil. En tant que la volontй
donne une impulsion vers l’њuvre, deux signes lui sont attribuйs ; l’un
exprimй, l’opйration : en effet, ce que quelqu’un opиre, indique qu’il le
veut expressйment ; l’autre est le signe interprйtatif, c’est-а-dire la
permission ; car celui qui n’interdit pas une chose qu’il peut empкcher,
interprйtativement il semble consentir а cette chose ; et cela est
impliquй dans le nom de permission.
Rйponse aux objections :
1° Bien que Dieu
puisse tout et sache tout, il ne veut cependant pas tout ; voilа pourquoi,
en plus des signes trouvйs chez les crйatures, par lesquels on montre qu’il est
savant, puissant et voulant, on assigne а sa volontй certains signes, pour
montrer ce que Dieu veut, et pas seulement qu’il est voulant. Ou bien l’on peut
dire que la science et la puissance ne sont pas accompagnйes d’un mode de
passion, comme la volontй telle qu’elle se trouve en nous. Voilа pourquoi la
volontй est plus proche des choses qui se disent mйtaphoriquement de Dieu que
la puissance et la science ; et ainsi, nous appelons plus facilement
volontй, en parlant mйtaphoriquement, les signes de la volontй, que science et
puissance, les signes de la science et de la puissance.
2° Bien que Dieu
ne veuille pas tout ce qu’il prescrit ou permet, il veut cependant quelque
chose а ce sujet. En effet, il veut que tous soient dйbiteurs de ce qu’il
prescrit, et que ce qu’il permet soit en notre puissance ; et c’est cette
volontй divine que le prйcepte et la permission signifient. Ou bien l’on peut
dire que la volontй de signe n’est pas appelйe ainsi parce qu’elle signifie que
Dieu veut cela, mais parce qu’on appelle volontй ce qui est d’ordinaire chez
nous un signe de volontй. Mais ce qui est habituellement le signe d’une rйalitй
n’est pas nйcessairement faux quand ne lui correspond pas ce qu’il signifie
d’ordinaire, sauf dans le cas prйcis oщ il est employй pour signifier cela.
Donc, bien que prescrire soit chez nous le signe que l’on veut telle chose,
cependant, chaque fois que Dieu ou l’homme prescrit une chose, il n’est pas
nйcessairement signifiй qu’il veut que cela soit. Il ne s’ensuit donc pas que
ce soit un signe faux. Et de lа vient qu’il n’y a pas toujours mensonge dans
les actes, quand on fait une action par laquelle une chose est habituellement
signifiйe, et que celle-ci n’est pas lа. Mais dans la parole, si ce qu’elle
signifie n’est pas lа, il y a nйcessairement faussetй, car les paroles ont йtй
instituйes pour кtre des signes ; si donc le signifiй ne leur correspond
pas, il y a faussetй. Or les actions n’ont pas йtй instituйes pour signifier,
mais pour que quelque chose ait lieu par elles, et il est accidentel que par
elles quelque chose soit signifiй ; et c’est pourquoi il n’y a pas
toujours faussetй en elles si le signifiй ne correspond pas, mais seulement
lorsque l’agent les applique а signifier.
3° La volontй de
signe n’est pas en Dieu, mais de Dieu ; car c’est un effet de Dieu, et
c’est par un tel effet que la volontй de l’homme est habituellement signifiйe
chez nous.
4° Bien que la
volontй de Dieu ne se rйfиre pas au mal pour qu’il soit fait, elle s’y rйfиre
cependant pour l’empкcher en l’interdisant, ou pour l’йtablir en notre pouvoir
en le permettant.
5° Puisque tout
ce vers quoi la volontй tend, a une relation а la fin, qui est la raison de
vouloir toutes choses, et que les maux n’ont pas de relation а la fin, tous les
maux ont une seule place relativement а la volontй divine tout comme
relativement а la fin ; mais les biens qui sont ordonnйs а la fin, la
volontй se rapporte а eux diversement, suivant les diffйrentes relations qu’ils
ont а la fin. Et pour cette raison, il y a diffйrents signes pour le bien et le
meilleur, mais non pour le mal et le pire.
6° La volontй de
signe ne s’oppose pas а la volontй de bon plaisir en ce qu’elle est accomplie
ou non : donc, bien que la volontй de bon plaisir soit toujours accomplie,
une chose qui est accomplie peut cependant relever de la volontй de
signe : c’est pourquoi Dieu veut quelquefois par volontй de bon plaisir
les choses qu’il prescrit ou conseille. Mais la volontй de signe se distingue
de la volontй de bon plaisir, en ce que l’une est Dieu lui-mкme, l’autre est
son effet, comme on l’a dйjа dit. Et il faut savoir que la volontй de signe se
rapporte de trois faзons а la volontй de bon plaisir : il est en effet une
certaine volontй de signe qui n’a jamais le mкme objet que la volontй de bon
plaisir, telle la permission, par laquelle il permet que les maux se
produisent, puisqu’il ne veut jamais que les maux se produisent ; une
autre, comme l’opйration, a toujours le mкme objet qu’elle ; une autre
enfin a parfois le mкme objet qu’elle et parfois non, comme le prйcepte, la
dйfense et le conseil.
7° On voit dиs
lors clairement la solution au dernier argument. Article 4 : Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Tout ce qui
est йternel est nйcessaire. Or Dieu veut de toute йternitй tout ce qu’il veut.
Il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.
2° [Le rйpondant] disait que le vouloir
divin est nйcessaire et йternel du cфtй de la volontй, qui est l’essence
divine, et du cфtй de ce qui est la raison du vouloir, c’est-а-dire la divine
bontй ; mais non quant au rapport de la volontй а l’objet voulu. En sens contraire : le fait mкme que Dieu
veuille quelque chose implique une relation de la volontй а l’objet voulu. Or,
que Dieu veuille quelque chose, cela mкme est йternel. La relation mкme de la
volontй а l’objet voulu est donc йternelle et nйcessaire.
3° [Le rйpondant] disait que la relation а
l’objet voulu est йternelle et nйcessaire en tant que l’objet voulu est dans la
raison exemplaire, mais non en tant qu’il est en lui-mкme, ou dans sa nature
propre. En sens contraire : une chose est
voulue, dans la mesure oщ la volontй se rapporte а elle. Si donc de toute
йternitй la volontй de Dieu ne se rapporte pas а l’objet voulu en tant qu’il
est en lui-mкme, mais en tant qu’il est dans la raison exemplaire du vouloir,
alors quelque chose de temporel, comme par exemple le salut de Pierre, ne
serait pas voulu par Dieu de toute йternitй, c’est-а-dire tel qu’il serait dans
sa nature propre, mais il serait seulement voulu de toute йternitй tel qu’il
serait dans les raisons йternelles ; ce qui est manifestement faux.
4° Tout ce que
Dieu a voulu ou veut, aprиs qu’il veut ou a voulu cela, il ne peut pas ne pas
le vouloir ou ne pas l’avoir voulu. Or tout ce que Dieu veut, il n’a jamais йtй
sans le vouloir, йtant donnй qu’il a toujours et de toute йternitй voulu tout
ce qu’il veut. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir tout ce qu’il veut ;
il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.
5° [Le rйpondant] disait que cet argument
vaut dans la mesure oщ l’on considиre le vouloir de Dieu quant au sujet mкme
qui veut, ou quant а la raison du vouloir, mais non quant а la relation par
laquelle il se rapporte а l’objet voulu. En sens
contraire : crйer est un acte qui implique toujours un rapport а
l’effet, car il connote un effet temporel. Or cet argument serait vйrifiй pour
la crйation, si l’on supposait que Dieu a toujours crйй ; car ce qu’il a
crйй, il ne peut pas ne pas l’avoir crйй. La conclusion s’ensuit donc
nйcessairement, en tant que le vouloir divin se rapporte а l’objet voulu.
6° Pour Dieu,
l’кtre et le vouloir sont identiques. Or il est nйcessaire que Dieu soit tout
ce qu’il est, car « dans les кtres йternels, il n’y a pas de diffйrence
entre le possible et le rйel », selon le Philosophe au troisiиme livre de
la Physique. Il est donc йgalement
nйcessaire que Dieu veuille tout ce qu’il veut.
7° [Le rйpondant] disait que, bien que le
vouloir et l’кtre soient identiques dans la rйalitй, cependant ils diffиrent du
point de vue de notre maniиre de signifier, car le vouloir est signifiй а la
faзon d’un acte qui passe vers autre chose. En sens
contraire : l’кtre de Dieu aussi, bien qu’il soit en rйalitй
identique а l’essence, en diffиre cependant, du point de vue de notre maniиre
de signifier, car l’кtre est signifiй а la faзon d’un acte. Il n’y a donc pas,
de ce point de vue, de diffйrence entre l’кtre et le vouloir.
8° L’йternitй
s’oppose а la succession. Or le vouloir divin est mesurй par l’йternitй. Il ne
peut donc y avoir lа de succession. Or il y aurait succession, si Dieu ne
voulait pas ce qu’il a voulu de toute йternitй, ou s’il voulait ce qu’il n’a
pas voulu. Il est donc impossible qu’il veuille ce qu’il n’a pas voulu, ou
qu’il ne veuille pas ce qu’il a voulu. Donc, tout ce qu’il veut, il le veut par
nйcessitй ; et tout ce qu’il ne veut pas, c’est par nйcessitй qu’il ne le
veut pas.
9° Il est
impossible, pour quiconque a voulu quelque chose de nйcessaire, de ne pas
l’avoir voulu, car ce qui a йtй fait, ne peut pas ne pas avoir йtй. Or en Dieu,
vouloir et avoir voulu sont identiques, parce que l’acte de sa volontй n’est
pas nouveau mais йternel. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir ce qu’il
veut ; et ainsi, il veut par nйcessitй ce qu’il veut.
10° [Le rйpondant] disait qu’il veut par nйcessitй
quant а la raison du vouloir, mais non quant а l’objet voulu lui-mкme. En sens contraire : pour Dieu, la raison de
vouloir est lui-mкme, lui qui veut de lui-mкme tout ce qu’il veut. Si donc il
se veut lui-mкme par nйcessitй, il voudra aussi toutes les autres choses par
nйcessitй.
11° La raison du
vouloir est la fin. Or la fin, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique et au septiиme livre de l’Йthique, se comporte dans le domaine de
l’appйtit et de l’opйration comme le principe dans les dйmonstrations. Or, dans
les dйmonstrations, si les principes sont nйcessaires, une conclusion
nйcessaire s’ensuit. Donc, dans le domaine de l’appйtit йgalement, si quelqu’un
veut la fin, il veut par nйcessitй les moyens ; et de la sorte, si le vouloir
divin est nйcessaire quant а la raison du vouloir, il sera nйcessaire par
rapport aux objets voulus.
12° Quiconque peut
vouloir une chose et ne pas la vouloir, peut commencer а la vouloir. Or Dieu ne
peut pas commencer а vouloir quelque chose. Il ne peut donc pas vouloir une
chose et ne pas la vouloir ; et ainsi, il veut par nйcessitй tout ce qu’il
veut.
13° De mкme que la
volontй de Dieu implique un rapport aux crйatures, de mкme aussi sa puissance
et sa science. Or il est nйcessaire que Dieu puisse tout ce qu’il peut, et il
est nйcessaire qu’il sache tout ce qu’il sait. Il est donc nйcessaire qu’il
veuille tout ce qu’il veut.
14° Ce qui se
comporte toujours uniformйment, est nйcessaire. Or le rapport de la volontй
divine aux objets voulus se comporte toujours uniformйment. Il est donc
nйcessaire ; et ainsi, le vouloir divin est nйcessaire quant а la relation
а la substance de l’objet voulu.
15° Si Dieu veut
que l’Antйchrist arrive, il s’ensuit par nйcessitй que l’Antйchrist arrivera,
bien qu’il ne soit pas nйcessaire qu’il arrive. Or il n’en serait pas ainsi,
s’il n’y avait un rapport nйcessaire ou une relation nйcessaire de la volontй
divine а l’objet voulu. Le vouloir divin est donc lui-mкme nйcessaire, en tant
qu’il implique un rapport de la volontй а l’objet voulu.
16° La relation de
la volontй divine а la raison du vouloir est la cause de la relation de la
volontй divine а l’objet voulu ; en effet c’est а cause de la raison du
vouloir que la volontй se porte vers quelque objet voulu ; et aucun mйdium
contingent ne vient entre les deux relations. Or si l’on pose une cause
nйcessaire, il s’ensuit un effet nйcessaire, а moins que n’intervienne une
cause intermйdiaire contingente. Puis donc que le vouloir divin est nйcessaire
relativement а la raison du vouloir, il sera nйcessaire relativement а l’objet
voulu ; et ainsi, Dieu veut par nйcessitй tout ce qu’il veut.
En sens contraire :
1° La volontй de
Dieu est plus libre que notre volontй. Or ce qu’elle veut, notre volontй ne le
veut pas par nйcessitй. Donc la volontй de Dieu non plus.
2° La nйcessitй
est opposйe а la volontй gratuite. Or Dieu veut le salut des hommes par une
volontй gratuite. Il ne veut donc pas par nйcessitй.
3° Rien
d’extйrieur а Dieu ne peut imposer de nйcessitй а Dieu ; si donc il voulait
quelque chose par nйcessitй, il ne voudrait cela que par une nйcessitй de sa
nature. Donc, que l’on pose que Dieu agit par volontй ou par nйcessitй de
nature, la consйquence sera identique. Or, pour ceux qui posent que Dieu agit
par nйcessitй de nature, il s’ensuit que tout a йtй fait par lui de toute
йternitй. La mкme chose s’ensuivra donc pour nous, qui posons qu’il fait tout
par volontй.
Rйponse :
Il est
indubitablement vrai que le vouloir divin a une nйcessitй du cфtй du sujet mкme
qui veut, et de l’acte : car l’action de Dieu est son essence, et il est
assurй qu’elle est йternelle. La question n’est donc pas lа ; mais il
s’agit de savoir si le vouloir lui-mкme a une nйcessitй par rapport а l’objet
voulu : et assurйment, ce rapport est compris lorsque nous disons que Dieu
veut ceci ou cela ; c’est en effet ce que l’on cherche, lorsque nous
demandons si Dieu veut quelque chose par nйcessitй.
Il faut donc
savoir que n’importe quelle volontй a deux objets ; l’un principal, et
l’autre quasi secondaire. L’objet voulu principal est celui vers lequel la
volontй se porte suivant sa nature, йtant donnй que la volontй est elle-mкme
une certaine nature, et qu’elle a une relation naturelle а quelque chose ;
et cette chose est ce que la volontй veut naturellement : ainsi, la
volontй humaine recherche naturellement la bйatitude, et relativement а cet
objet voulu la volontй a une nйcessitй, puisqu’elle tend vers lui а la faзon de
la nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas кtre heureux, ou
кtre malheureux. Les objets voulus secondaires, eux, sont ceux qui sont
ordonnйs а cet objet voulu principal comme а une fin. Et la volontй se comporte
diffйremment а l’йgard de ces deux objets voulus, comme l’intelligence se
comporte diffйremment а l’йgard des principes qu’elle connaоt naturellement et
а l’йgard des conclusions qu’elle en tire.
La volontй
divine a donc pour objet voulu principal ce qu’elle veut naturellement, et qui
est comme la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa bontй elle-mкme, а cause de
laquelle il veut tout ce qu’il veut d’autre que lui-mкme : en effet, il
veut les crйatures а cause de sa bontй, comme dit saint Augustin, c’est-а-dire
afin que sa bontй, qui ne peut кtre multipliйe dans son essence, soit rйpandue
en plusieurs au moins par une certaine participation de sa ressemblance. Par
consйquent, les choses qu’il veut, concernant les crйatures, sont pour ainsi
dire ses objets voulus secondaires, qu’il veut а cause de sa bontй ; si
bien que la divine bontй est pour sa volontй la raison de vouloir toutes
choses, de mкme que son essence est pour lui la raison de connaоtre toutes
choses.
Relativement а
cet objet voulu principal qui est sa bontй, la volontй divine a donc une
nйcessitй, non certes de contrainte, mais d’ordre naturel, qui ne s’oppose pas
а la libertй, selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : en effet, Dieu ne
peut pas vouloir ne pas кtre bon, et par consйquent ne pas кtre intelligent, ou
puissant, ou n’importe laquelle des choses que la notion de sa bontй inclut.
Mais il n’a de nйcessitй relativement а aucun autre objet voulu. En effet,
puisque la raison de vouloir les moyens est la fin elle-mкme, le moyen se
rapporte а la volontй comme il se rapporte а la fin. Si donc le moyen est comme
proportionnй а la fin, c’est-а-dire en sorte qu’il inclue parfaitement la fin,
et que la fin ne puisse кtre possйdйe sans lui, alors, de mкme que la fin est
recherchйe par nйcessitй, de mкme le moyen est recherchй par nйcessitй ;
surtout dans le cas d’une volontй qui ne peut pas transgresser la rиgle de la
sagesse. C’est en effet sur le mкme plan, semble-t-il, que l’on dйsire la
continuation de la vie, et la prise de nourriture par laquelle la vie est
conservйe et sans laquelle la vie ne peut кtre conservйe. Mais de mкme qu’aucun
effet divin n’йgale la puissance de la cause, de mкme rien de ce qui est
ordonnй а Dieu comme а une fin, n’est йgal а la fin : en effet, aucune
crйature n’est parfaitement assimilйe а Dieu, cela n’appartient qu’au Verbe
incrйй. D’oщ vient que, si noble que soit le mode suivant lequel une pure
crйature est ordonnйe а Dieu en lui йtant en quelque sorte assimilйe, il est
possible qu’une autre crйature soit ordonnйe а Dieu lui-mкme et reprйsente la
divine bontй suivant un mode aussi noble.
Il est donc
clair que la volontй de Dieu n’a pas de nйcessitй de vouloir, par amour pour sa
bontй, ceci ou cela concernant la crйature ; et il n’y a pas en lui de
nйcessitй touchant toute la crйation, йtant donnй que la bontй de Dieu est
parfaite en soi, mкme si aucune crйature n’existait, car « il n’a pas
besoin de nos biens », comme il est dit au Psaume 15, 2. En
effet, la divine bontй n’est pas une fin telle qu’elle soit accomplie par les
moyens, mais c’est plutфt par elle que sont accomplies et perfectionnйes les
choses qui lui sont ordonnйes. C’est pourquoi Avicenne dit que l’action de Dieu
seul est purement libйrale, car les choses qu’il veut ou opиre concernant la
crйature ne lui ajoutent rien.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que tout ce que Dieu veut en lui-mкme, il le veut par
nйcessitй ; mais tout ce qu’il veut concernant la crйature, il ne le veut
pas par nйcessitй.
Rйponse aux objections :
1° Une chose est
appelйe nйcessaire de deux faзons : d’abord dans l’absolu, ensuite par
supposition. Dans l’absolu, une chose est dite nйcessaire, а cause de la
nйcessaire relation mutuelle entre les termes qui sont posйs dans une
proposition ; par exemple, l’homme est animal, ou le tout est plus grand
que sa partie, ou autre chose de ce genre. Le nйcessaire par supposition est ce
qui n’est pas nйcessaire de soi, mais seulement si l’on pose autre chose ;
par exemple, que Socrate ait couru : en effet, Socrate, autant qu’il est
en lui, ne se rapporte pas а cela plus qu’а son opposй ; mais si l’on fait
la supposition qu’il a couru, il est impossible qu’il n’ait pas couru. Ainsi
donc, je dis qu’il n’est pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille quelque
chose dans les crйatures, par exemple que Pierre soit sauvй, йtant donnй que la
volontй divine n’a point а cet йgard de relation nйcessaire, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit ; mais si l’on fait la supposition que Dieu veut
cela ou l’a voulu, il est impossible qu’il ne l’ait pas voulu ou ne le veuille
pas, йtant donnй que sa volontй est immuable. C’est pourquoi une nйcessitй de
ce genre est appelйe chez les thйologiens une nйcessitй d’immuabilitй. Mais
qu’il ne soit pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille, cela vient du cфtй
de l’objet voulu, qui n’atteint pas la parfaite proportion а la fin, comme on
l’a dit ; et quant а ce point, la rйponse dйjа donnйe se vйrifie. Et il
faut faire la mкme distinction pour l’йternel que pour le nйcessaire.
2° Cette relation
impliquйe est nйcessaire et йternelle par supposition, mais non dans
l’absolu ; et ce, en tant qu’elle a pour terme l’objet voulu, non
seulement tel qu’il est exemplairement dans la raison du vouloir, mais aussi
tel qu’il est temporellement dans sa nature propre.
3°
Par
consйquent, nous accordons le troisiиme argument.
4° Il est
nйcessaire par supposition, mais non dans l’absolu, que Dieu veuille ou ait
voulu quelque chose aprиs qu’il veut ou a voulu, tout comme il est nйcessaire
par supposition que Socrate ait couru, aprиs qu’il a couru ; et il en va
de mкme de la crйation et de n’importe quel acte de la volontй divine qui a
pour terme quelque chose d’extйrieur.
5° Par
consйquent, nous accordons le cinquiиme argument.
6° Bien que
l’кtre divin lui-mкme soit nйcessaire en soi, cependant les crйatures ne
viennent pas de Dieu par nйcessitй, mais par libre volontй. Voilа pourquoi les
choses qui impliquent un rapport entre Dieu et la venue des crйatures а l’кtre,
comme vouloir, crйer, etc., ne sont pas nйcessaires dans l’absolu, comme le
sont celles qui se disent de Dieu en lui-mкme, comme кtre bon, vivant, sage,
etc.
7° « Кtre »
ne dйsigne pas un acte qui serait une opйration passant vers une chose
extйrieure а produire temporellement, mais il dйsigne un acte pour ainsi dire
premier ; par contre, « vouloir » dйsigne l’acte second, qui est
l’opйration ; ainsi donc, en raison des diffйrentes faзons de signifier,
on attribue а l’кtre divin une chose qui n’est pas attribuйe au vouloir divin.
8° Il n’est pas
impliquй de succession, si nous disons que Dieu peut vouloir une chose et ne
pas la vouloir, а moins de comprendre ainsi : on suppose qu’il veut
quelque chose, et on pose qu’ensuite il ne le veut pas. Mais cela est exclu,
parce que nous posons que « Dieu veut quelque chose » est nйcessaire
par supposition.
9° Que Dieu ait
voulu ce qu’il a voulu, est nйcessaire par supposition, mais non dans
l’absolu ; et semblablement, que Dieu veuille ce qu’il veut.
10° Bien que Dieu,
par nйcessitй, veuille кtre, il ne s’ensuit cependant pas qu’il veuille les
autres choses par nйcessitй : en effet, on ne dit qu’une chose est
nйcessaire par la nature de la fin, que si elle est telle que, sans elle, la
fin ne peut кtre possйdйe, comme cela est clair au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Mais tel n’est pas le cas
prйsent.
11° Dans les
syllogismes, si le principe est nйcessaire, il ne s’ensuit une conclusion
nйcessaire que si la relation du principe а la conclusion est nйcessaire. Et
par consйquent, si nйcessaire que soit la fin, aucune nйcessitй ne passera de
la fin au moyen, а moins que le moyen n’ait une relation nйcessaire а la fin,
de sorte que sans lui la fin ne puisse кtre ; et de mкme, bien que les
principes puissent кtre vrais, si la conclusion est fausse parce qu’il manque
la relation nйcessaire, de la nйcessitй des principes ne suit pas que la
conclusion soit nйcessaire.
12° Quiconque peut
vouloir et ne pas vouloir, s’il peut vouloir aprиs ne pas avoir voulu, et ne
pas vouloir aprиs avoir voulu, il peut commencer а vouloir. En effet, s’il
veut, il peut cesser de vouloir, et de nouveau commencer а vouloir ; et
s’il ne veut pas, il peut immйdiatement commencer а vouloir. Or Dieu ne peut
pas ainsi vouloir et ne pas vouloir, а cause de l’immuabilitй de la volontй
divine. Mais il peut vouloir et ne pas vouloir, dans la mesure oщ sa volontй,
autant qu’il est en elle, n’est pas obligйe de vouloir. Il reste donc qu’il est
nйcessaire par supposition, et non dans l’absolu, que Dieu veuille quelque
chose.
13° La science et
la puissance, bien qu’elles impliquent un rapport aux crйatures, relиvent
cependant de la perfection mкme de l’essence divine, en laquelle une chose ne
peut кtre que nйcessaire par soi. En effet, on dit que quelqu’un sait, en ce
sens que la rйalitй sue est dans le sujet qui sait ; et l’on dit qu’il
peut faire quelque chose, en ce sens qu’il est en acte complet relativement а
la chose а faire. Or tout ce qui est en Dieu, il est nйcessaire que cela soit
en lui ; et tout ce que Dieu est actuellement, il est nйcessaire qu’il le
soit actuellement. Mais quand on dit que Dieu veut quelque chose, il n’est pas
signifiй que ce quelque chose est en Dieu, mais il est seulement impliquй une
relation de Dieu lui-mкme а la rйalisation de cette chose en sa nature
propre ; voilа pourquoi de ce cфtй, la condition de nйcessitй absolue fait
dйfaut, comme on l’a dйjа dit.
14° Ce rapport se
comporte toujours uniformйment а cause de l’immuabilitй de la volontй
divine ; c’est pourquoi l’argument ne conclut que pour la nйcessitй qui
est par supposition.
15° La volontй a
un double rapport envers l’objet voulu : elle a en effet un premier
rapport а lui en tant qu’il est voulu ; et elle en a un second au mкme, en
tant qu’il doit кtre produit en acte par la volontй ; et ce rapport-ci
prйsuppose le premier. En effet, nous pensons premiиrement que la volontй veut
quelque chose ; ensuite, par le fait mкme qu’elle le veut, nous pensons
qu’elle le produira dans la rйalitй, si c’est une volontй efficace. Le premier
rapport de la volontй divine а l’objet voulu n’est donc pas nйcessaire dans
l’absolu, а cause du manque de proportion entre l’objet voulu et la fin, qui
est la raison du vouloir, comme on l’a dit ; il n’est donc pas nйcessaire
dans l’absolu que Dieu veuille cela. Mais le second rapport est nйcessaire а
cause de l’efficace de la volontй divine ; et de lа vient que, si Dieu
veut une chose par volontй de bon plaisir, il s’ensuit nйcessairement qu’elle
se produira.
16° Bien qu’aucune
cause intermйdiaire contingente ne survienne entre les deux relations que
l’objection mentionne, cependant, а cause du dйfaut de proportion de la
premiиre relation, celle-ci n’induit pas de nйcessitй en la seconde, ainsi
qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Ce qui est
objectй en sens contraire concernant la libertй de la volontй a dйjа йtй rйsolu
en ce que ce n’est pas la nйcessitй de l’ordre naturel qui s’oppose а la
libertй, mais la seule nйcessitй de contrainte.
2°
&
3°
Nous accordons les autres objections. Article 5 : La volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Dиs que la
cause suffisante est posйe, il est nйcessaire que l’effet le soit ; et
Avicenne le prouve, dans sa Mйtaphysique,
de la faзon suivante. Si, une fois la
cause posйe, l’effet n’est pas nйcessairement posй, celui-ci est donc encore,
aprиs la position de la cause, ouvert а l’un et l’autre, c’est-а-dire а l’кtre
et au non-кtre. Or, ce qui est en puissance а deux choses, n’est dйterminй а
l’une d’elles que s’il y a quelque chose qui dйtermine. Donc, aprиs la position
de la cause, il faut encore poser quelque chose qui fasse que l’effet
existe ; et ainsi, cette cause n’йtait pas suffisante. Si donc la cause
est suffisante, il faut qu’il soit nйcessaire, dиs que celle-ci est posйe, que
l’effet le soit. Or la volontй divine est une cause suffisante ; et ce
n’est pas une cause contingente, mais nйcessaire. Les rйalitйs voulues par Dieu
sont donc nйcessaires.
2° [Le rйpondant] disait que d’une cause
nйcessaire s’ensuit parfois un effet contingent а cause de la contingence de la
cause intermйdiaire, de mкme que d’une majeure nйcessaire s’ensuit une
conclusion contingente а cause d’une mineure contingente. En sens contraire : chaque fois que d’une cause
nйcessaire s’ensuit un effet contingent а cause de la contingence d’une cause
seconde, cela provient de l’imperfection de la cause seconde ; ainsi, la
floraison des arbres est contingente et non nйcessaire — а cause d’un йventuel
dйfaut de la vertu pullulative, qui est la cause intermйdiaire — bien que le
mouvement du soleil, qui est la cause premiиre, soit une cause nйcessaire. Or
la volontй divine peut фter tout dйfaut а la cause seconde, et tout
empкchement. La contingence de la cause seconde n’empкche donc pas que l’effet
soit nйcessaire а cause de la nйcessitй de la volontй divine.
3° Lorsque
l’effet est contingent а cause de la contingence de la cause seconde, et que la
cause premiиre est nйcessaire, le non-кtre de l’effet peut avoir lieu en mкme
temps que l’кtre de la cause premiиre ; ainsi, la non-floraison d’un arbre
au printemps peut avoir lieu avec le mouvement du soleil. Mais le non-кtre de
ce qui est voulu par Dieu ne peut avoir lieu avec la volontй divine. En effet,
ces deux choses sont incompatibles : que Dieu veuille qu’une chose existe,
et que cette chose n’existe pas. La contingence des causes secondes n’empкche
donc pas que les objets voulus par Dieu soient nйcessaires а cause de la
nйcessitй de la volontй divine.
4° [Le rйpondant] disait que, bien que le
non-кtre de l’effet ne puisse avoir lieu avec la volontй divine, cependant,
parce que la cause seconde peut faire dйfaut, l’effet lui-mкme est contingent. En sens contraire : l’effet ne manque que si la
cause seconde fait dйfaut. Or il est impossible que la cause seconde fasse
dйfaut en prйsence de la volontй divine : car dans ce cas, il y aurait en
mкme temps la volontй divine et le non-кtre de ce qui est voulu par Dieu, ce
qui est manifestement faux. La contingence des causes secondes n’empкche donc
pas que l’effet de la volontй divine ne soit nйcessaire.
En sens contraire :
1° Tous les biens
existent par la volontй de Dieu. Si donc la volontй divine impose une nйcessitй
aux rйalitйs, tous les biens qui sont dans le monde existeront par
nйcessitй ; et ainsi, le libre arbitre sera фtй, ainsi que les autres
causes contingentes.
Rйponse :
La volontй divine
n’impose pas de nйcessitй а toutes les rйalitйs. Et certains en donnent une
raison en partant de la constatation suivante : bien que cette volontй
soit la cause premiиre de toutes les rйalitйs, elle produit certains effets par
le moyen de causes secondes qui sont contingentes et peuvent faire
dйfaut ; aussi l’effet suit-il la contingence de la cause prochaine, et
non la nйcessitй de la cause premiиre. Mais cela semble concorder avec ceux qui
prйtendaient que tout procйdait de Dieu par nйcessitй de nature : en sorte
que d’un unique principe simple procйdait immйdiatement un кtre unique ayant
quelque multiplicitй, et par l’intermйdiaire de celui-ci procиde la multitude.
Semblablement, ils disent que d’un кtre unique absolument immobile procиde
quelque chose qui est immobile quant а la substance, mais mobile et instable
quant а la position, et par l’intermйdiaire duquel la gйnйration et la
corruption se produisent dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; or,
selon cette voie, on ne pourrait pas poser que la multitude et les rйalitйs
corruptibles et contingentes sont immйdiatement causйes par Dieu, ce qui est
йvidemment contraire а la foi, qui donne la multitude des rйalitйs corruptibles
comme immйdiatement causйe par Dieu : tels, par exemple, les premiers individus
des arbres et des bкtes. Voilа pourquoi il est nйcessaire d’assigner а la
contingence dans les rйalitйs une autre raison principale, а laquelle la cause
susdite soit subordonnйe.
En effet, il
est nйcessaire que le patient soit assimilй а l’agent ; et si l’agent est
trиs fort, il y aura une parfaite ressemblance entre l’effet et la cause
agente ; mais si l’agent est faible, la ressemblance sera
imparfaite ; ainsi, а cause de la force de la puissance formative dans la
semence, le fils est assimilй au pиre non seulement quant а la nature de
l’espиce, mais en de nombreux autres accidents ; mais а l’inverse, а cause
de la faiblesse de la puissance susdite, l’assimilation en question est
annihilйe, comme il est dit au livre sur les Animaux.
Or la volontй
divine est un agent trиs fort. Il est donc nйcessaire que son effet lui soit
assimilй sous tous rapports : de sorte que non seulement il advient ce que
Dieu veut qu’il advienne — ce qui est, pour ainsi dire, кtre assimilй quant а
l’espиce — mais encore, que cela advient а la faзon dont Dieu veut que cela
advienne, par exemple de faзon nйcessaire ou contingente, rapide ou lente, ce
qui est comme une certaine assimilation quant aux accidents. Et mкme, la
volontй divine fixe par avance ce mode aux rйalitйs par l’ordre de sa sagesse.
Et selon qu’il dispose que des rйalitйs se produisent de telle ou telle faзon,
il leur adapte des causes d’aprиs le mode de sa disposition ; cependant,
il pourrait amener ce mode dans les rйalitйs mкme sans la mйdiation de ces causes.
Et ainsi, nous ne disons pas que quelques-uns des effets divins sont
contingents seulement а cause de la contingence des causes secondes, mais c’est
plutфt а cause de la disposition de la volontй divine qui a prйparй un tel
ordre pour les rйalitйs.
Rйponse aux objections :
1° Ce
raisonnement vaut pour les causes qui agissent par nйcessitй de nature, et
quant aux effets immйdiats, mais non pour les causes volontaires ; car une
chose s’ensuit de la volontй de la mкme faзon qu’elle dispose, et non de la
mкme faзon qu’elle a l’existence, comme c’est le cas dans les causes naturelles
en lesquelles une assimilation se remarque entre la cause et l’effet quant а la
condition ; alors que dans les causes volontaires on remarque une
assimilation en tant que la volontй de l’agent s’accomplit dans l’effet, comme
on l’a dit. Le raisonnement ne vaut pas non plus pour les causes naturelles
quant aux effets mйdiats.
2° Bien que Dieu
puisse фter tout empкchement а la cause seconde quand il le veut, il ne veut
cependant pas toujours l’фter ; et ainsi demeure la contingence dans la
cause seconde, et par consйquent dans l’effet.
3° Bien que le
non-кtre de l’effet de la volontй divine ne puisse avoir lieu en mкme temps que
la volontй divine, cependant la puissance de manquer а l’effet a lieu en mкme
temps que la volontй divine. Car les deux propositions suivantes ne sont pas
incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et
« celui-ci peut кtre damnй » ; mais les deux suivantes sont incompatibles :
« Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et « celui-ci est
damnй ».
4° Il faut
rйpondre semblablement au quatriиme argument concernant l’effet de la cause
intermйdiaire. Article 6 : La justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de Dieu ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Anselme dit
dans son Monologion : « Cela
seul est juste que Tu veux. » La justice dйpend donc seulement de la
volontй de Dieu.
2° Une chose est
juste dans la mesure oщ elle s’accorde а la loi. Or la loi ne semble pas кtre
autre chose qu’une explication de la volontй du prince ; car « ce qui
plaоt au prince, a force de loi », comme dit le Lйgislateur. Puis donc que
le prince de toutes choses est la volontй divine, il semble que d’elle seule
dйpende toute la notion de justice.
3° La justice
politique, qui existe dans les affaires humaines, reproduit la justice
naturelle, qui consiste en ce que n’importe quelle rйalitй accomplit sa nature.
Or chaque rйalitй participe а l’ordre de sa nature а cause de la volontй
divine ; saint Hilaire dit en effet au livre sur le Symbole que « la volontй de Dieu a donnй une essence а toutes
les crйatures ». Toute justice dйpend donc seulement de la volontй de
Dieu.
4° Puisque la
justice est une certaine rectitude, elle dйpend de l’imitation d’une rиgle. Or
la rиgle de l’effet est sa cause convenable. Puis donc que la plus puissante
cause de toutes choses est la volontй divine, il semble qu’elle-mкme soit la
rиgle premiиre, d’aprиs laquelle est jugй tout ce qui est juste.
5° La volontй de
Dieu ne peut кtre que juste. Si donc la notion de justice dйpendait d’autre
chose que de la volontй divine, cela restreindrait et en quelque sorte lierait
la volontй divine, ce qui est impossible.
6° Toute volontй
qui est juste par une autre raison qu’elle-mкme, se comporte de telle faзon que
sa raison doit кtre recherchйe. Or il ne faut pas chercher la cause de la
volontй de Dieu, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La notion de justice ne dйpend donc de rien d’autre
que de la volontй divine.
En sens contraire :
1° Les њuvres de
justice se distinguent des њuvres de misйricorde. Or les њuvres de la divine
misйricorde dйpendent de sa volontй. Quelque chose d’autre que la seule volontй
de Dieu est donc exigй pour la notion de justice.
2° Selon Anselme au
livre sur la Vйritй, la justice est
la rectitude de la volontй. Or la rectitude de la volontй est autre que la
volontй : en nous, dans la rйalitй, puisque notre volontй peut кtre droite
ou non ; en Dieu, au moins dans la raison, ou du point de vue de notre
maniиre de connaоtre. La notion de justice ne dйpend donc pas seulement de la
volontй divine.
Rйponse :
Puisque la
justice est une certaine rectitude, comme dit Anselme, ou une adйquation, selon
le Philosophe, il est nйcessaire que la notion de justice dйpende en premier de
ce en quoi l’on trouve en premier la notion de rиgle, d’aprиs laquelle
l’йgalitй et la rectitude de la justice sont йtablies dans les rйalitйs. Or la
volontй n’est pas une rиgle premiиre, mais une rиgle guidйe : en effet, elle
est dirigйe par la raison et l’intelligence, non seulement chez nous, mais
aussi en Dieu ; quoique chez nous l’intelligence soit, dans la rйalitй,
autre que la volontй, et par consйquent la volontй n’est pas identique а la
rectitude de la volontй ; tandis qu’en Dieu, l’intelligence et la volontй
sont identiques dans la rйalitй, et pour cette raison, la rectitude de la
volontй et la volontй elle-mкme sont identiques.
Voilа pourquoi
le premier principe dont dйpend la notion de toute justice, est la sagesse de l’intelligence
divine, qui a йtabli les rйalitйs dans une proportion convenable, et entre
elles, et relativement а leur cause ; et c’est en cette proportion que
consiste la notion de justice crййe. Mais dire que la justice dйpend de la
simple volontй, c’est dire que la volontй divine ne procиde pas suivant l’ordre
de la sagesse, ce qui est un blasphиme.
Rйponse aux objections :
1° Rien ne peut
кtre juste s’il n’est voulu par Dieu ; cependant, ce qui est voulu par
Dieu a une cause premiиre de justice dans l’ordre de la sagesse divine.
2° Bien que la
volontй du prince ait force de loi puisqu’elle contraint par le fait mкme
qu’elle est volontй, cependant elle n’est justice que si elle est conduite par
la raison.
3° Dieu opиre
dans les rйalitйs naturelles de deux faзons : d’abord en йtablissant les
natures elles-mкmes ; ensuite en procurant а chaque rйalitй ce qui
convient а sa nature.
Or la notion de
justice requiert une dette, et donc, puisque l’йtablissement des crйatures
elles-mкmes n’est aucunement une chose due mais une chose volontaire, la
premiиre opйration n’est pas une justice, mais dйpend de la simple volontй
divine ; sauf peut-кtre si l’on dit qu’elle est une justice а cause de la
relation entre la rйalitй mкme qui est produite et la volontй : en effet,
il est dы que tout ce que Dieu veut, advienne, par le fait mкme que Dieu le
veut ; mais pour accomplir cette relation, la sagesse dirige comme une
rиgle premiиre.
Dans la seconde
opйration, la notion de dette se trouve non du cфtй de l’agent, puisque Dieu
n’est le dйbiteur de personne, mais du cфtй de celui qui reзoit : en
effet, il est dы а chaque rйalitй naturelle qu’elle ait ce que sa nature exige,
tant dans les principes essentiels que dans les accidentels. Or ce dы dйpend de
la sagesse divine, en tant que la rйalitй naturelle doit кtre telle qu’elle
imite sa propre idйe qui est dans l’esprit divin ; et de cette faзon, on
trouve la sagesse divine elle-mкme comme la rиgle premiиre de la justice
naturelle.
Et dans toutes
les opйrations divines par lesquelles Dieu accorde а la crйature quelque chose
en plus de ce qui est dы а la nature, par exemple dans les dons des grвces, on
trouve le mкme mode de justice que celui qui est assignй dans la premiиre
opйration par laquelle il a йtabli les natures.
4° La volontй
divine, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, prйsuppose la sagesse,
qui accomplit en premier la notion de rиgle.
5° En Dieu,
l’intelligence et la volontй ne diffиrent pas dans la rйalitй ; c’est
pourquoi, de ce que l’intelligence dirige la volontй et la dйtermine а quelque
chose, il ne suit pas que la volontй est restreinte par une autre chose, mais
qu’elle est mue suivant sa nature, puisqu’il est naturel а cette volontй
qu’elle agisse toujours selon l’ordre de la sagesse.
6° La volontй
divine, du cфtй du sujet qui veut, ne peut avoir une cause qui soit autre que
la volontй elle-mкme, et qui soit pour elle la raison du vouloir : car la
volontй, la sagesse et la bontй sont identiques en Dieu dans la rйalitй. Mais
du cфtй de l’objet voulu, la volontй divine a une raison, qui est la raison du
vouloir et non du sujet qui veut, en tant que l’objet voulu lui-mкme est
ordonnй а quelque chose par dette ou convenance ; et cet ordre appartient
assurйment а la sagesse divine, qui est par consйquent la racine premiиre de la
justice. Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ?
Objections :
Il semble que
non.
1° А
l’impossible, nul n’est tenu. Or il nous est impossible de conformer notre
volontй а la volontй divine, puisque celle-ci nous est inconnue. Nous ne sommes
donc pas tenus а la conformitй susdite.
2° Quiconque ne
fait pas ce а quoi il est tenu, pиche. Si donc nous sommes tenus de conformer
notre volontй а la volontй divine, nous pйchons en ne l’y conformant pas. Or
quiconque pиche mortellement, ne conforme pas sa volontй а la volontй divine en
ce en quoi il pиche. Donc, par lа mкme, il pиche. Or il pиche par un autre
pйchй spйcial, par exemple celui de voler ou de forniquer. Quiconque pиche
commet donc deux pйchйs ; ce qui paraоt absurde.
3° [Le rйpondant] disait que le prйcepte
concernant la conformitй de notre volontй а la volontй divine est
affirmatif ; donc, bien qu’il oblige toujours, il n’oblige cependant pas
[а s’y conformer] а tout moment ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que
notre volontй pиche chaque fois qu’elle n’est pas conformйe. En sens contraire : bien que celui qui ne garde
pas le prйcepte affirmatif ne pиche pas а tout moment oщ il ne le garde pas,
cependant il pиche toutes les fois qu’il fait le contraire ; comme
quelqu’un pиche toutes les fois qu’il dйshonore ses parents, quoiqu’il ne pиche
pas toujours quand il ne les honore pas actuellement. Or celui qui pиche
mortellement, agit au contraire de la conformitй susdite. Il pиche donc par lа
mкme.
4° Quiconque ne
garde pas ce а quoi il est tenu, est un transgresseur. Or, celui qui pиche
vйniellement ne conforme pas sa volontй а la volontй divine. Si donc il est
tenu de l’y conformer, il sera transgresseur, et ainsi il pиchera mortellement.
5° [Le rйpondant] disait qu’il n’est pas
tenu de conformer sa volontй au moment oщ il pиche vйniellement, car les
prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout moment. En
sens contraire : quiconque ne garde pas un prйcepte affirmatif au
lieu et au temps oщ il y est obligй, est jugй comme transgresseur. Or le temps
de conformer notre volontй а la volontй divine ne semble pas pouvoir кtre
dйterminй autrement que comme celui oщ la volontй passe а l’acte. Donc, chaque
fois que la volontй passe а l’acte, si elle n’est pas conformйe а la volontй
divine, il semble qu’il y ait pйchй ; et ainsi, quand on pиche
vйniellement, il semble qu’il y ait pйchй mortel.
6° А
l’impossible, nul n’est tenu. Or les obstinйs ne peuvent pas conformer leur
volontй а la volontй divine. Ils ne sont donc pas tenus а cette
conformitй ; et ainsi, les autres non plus, sinon les obstinйs en
retireraient un avantage.
7° Puisque Dieu
veut par charitй tout ce qu’il veut, car il est lui-mкme la charitй, si nous
sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine, alors nous sommes
tenus d’avoir la charitй. Or, celui qui n’a pas la charitй ne peut l’obtenir
que s’il s’y prйpare diligemment. Celui qui n’a pas la charitй est donc tenu de
se prйparer continuellement а avoir la charitй. Et ainsi, а n’importe quel
moment oщ il n’a pas la charitй, il pиche, puisque cela vient d’un manque de
prйparation.
8° La forme de
l’acte consiste surtout dans le mode de l’agir ; si donc nous sommes tenus
а la conformitй а la volontй divine, il est nйcessaire que nous voulions
quelque chose а la faзon dont Dieu veut. Or, on peut imiter en quelque faзon le
mode de la volontй divine et par un amour naturel, et par un amour gratuit.
Mais la conformitй dont nous parlons ne peut кtre envisagйe dans l’amour naturel,
car c’est de cette faзon que les infidиles et les pйcheurs conforment leur
volontй а la volontй divine, lorsque l’amour naturel du bien fleurit en eux.
Semblablement, on ne peut l’envisager quant а l’amour gratuit, qui est la
charitй, car dans ce cas, nous serions tenus de vouloir par charitй tout ce que
nous voulons ; ce qui est contre l’opinion d’un grand nombre, qui disent
que le mode n’est pas objet de prйcepte. Il semble donc que nous ne soyons pas
tenus de conformer notre volontй а la volontй divine.
9° « La
volontй de Dieu est aussi distante de la volontй de l’homme, que Dieu est
distant de l’homme » comme dit la Glose
а propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes
droits sied la louange. » Or Dieu est si distant de l’homme, que l’homme ne
peut lui кtre conformй. En effet, puisque Dieu est infiniment distant de
l’homme, il ne peut y avoir aucune proportion de celui-ci а Dieu. La volontй de
l’homme ne pourra donc pas non plus кtre conformйe а la volontй divine.
10° On appelle
« conformes » les choses qui ont en commun une forme unique. Si donc
notre volontй peut кtre conformйe а la volontй divine, il est nйcessaire qu’il
y ait quelque forme unique qui soit commune aux deux volontйs ; et dans ce
cas, il y aurait quelque chose de plus simple que la volontй divine, ce qui est
impossible.
11° La conformatio est une relation
d’йquivalence. Or, en de telles relations, les deux extrкmes se rapportent l’un
а l’autre par la mкme relation ; par exemple, on dit que l’ami est un ami
pour l’ami, et le frиre un frиre pour le frиre. Si donc notre volontй peut кtre
conformйe а la volontй divine, de sorte que nous soyons tenus а cette
conformitй, la volontй divine pourra aussi кtre conformйe а la nфtre ; ce
qui semble aberrant.
12° Les choses qui
sont objets de prйcepte, et auxquelles nous sommes tenus, sont celles que nous
pouvons faire et ne pas faire. Or nous ne pouvons pas faire en sorte de ne pas
conformer notre volontй а la volontй divine ; car, comme dit Anselme, de
mкme qu’au-dedans d’un corps sphйrique, plus on s’йloigne d’un cфtй de la
circonfйrence, plus on s’approche de l’autre, de mкme, ce qui d’un cфtй
s’йcarte de la volontй de Dieu, accomplit d’un autre cфtй la volontй divine.
Nous ne sommes donc pas tenus а la conformitй susdite comme nous sommes tenus
aux choses qui sont objets de prйcepte.
En sens contraire :
1° А propos de ce
passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la
louange » la Glose dit :
« Les hommes droits sont ceux qui dirigent leur cњur suivant la volontй de
Dieu. » Or n’importe qui est tenu d’кtre droit. N’importe qui est donc
tenu а la conformitй susdite.
2° Chaque chose
doit кtre conformйe а sa rиgle. Or la volontй divine est la rиgle de notre
volontй, puisque la rectitude de la volontй se trouve en premier en Dieu. Notre
volontй doit donc кtre conformйe а la volontй divine.
Rйponse :
N’importe qui
est tenu de conformer sa volontй а la volontй divine. Et la raison de cela peut
se dйduire du ce que, en n’importe quel genre, il y a un unique premier, qui
est la mesure de tout ce qui est dans ce genre, et en lequel la nature du genre
se trouve trиs parfaitement : ainsi la nature de la couleur se trouve dans
la blancheur, qui est appelйe la mesure de toutes les couleurs, tant on sait
pour chacune de celles-ci combien elle participe а la nature du genre, en
voyant sa proximitй de la blancheur ou son йloignement d’elle, comme il est dit
au dixiиme livre de la Mйtaphysique.
Et de cette faзon, Dieu lui-mкme est la mesure de tous les йtants, comme on
peut le dйduire des paroles du Commentateur au mкme endroit. En effet, chaque
chose a part а l’кtre pour autant qu’elle s’approche de lui par la
ressemblance ; mais dans la mesure oщ elle en est trouvйe dissemblable,
elle s’approche du non-кtre. Et il est nйcessaire de dire la mкme chose pour
tout ce qui se trouve а la fois en Dieu et dans les crйatures. Aussi son
intelligence est-elle la mesure de toute connaissance, sa bontй la mesure de
toute bontй, et, pour parler plus spйcialement, sa bonne volontй la mesure de
toute bonne volontй. Chaque volontй est donc bonne dиs lors qu’elle est
conformйe а la volontй divine. Par consйquent, puisque n’importe qui est tenu
d’avoir une bonne volontй, il est pareillement tenu d’avoir une volontй
conforme а la volontй divine.
Mais il faut
savoir que cette conformitй peut кtre diversement envisagйe. En effet, nous
parlons ici de la volontй qui est un acte ; car la conformitй entre Dieu
et nous quant а la puissance de volontй est naturelle, et relиve de
l’image ; elle n’est donc pas objet de prйcepte. Mais l’acte de la volontй
divine a non seulement la propriйtй d’кtre un acte de volontй, mais en mкme
temps d’кtre la cause de tout ce qui est. L’acte de notre volontй peut donc
кtre conformй а la volontй divine soit comme l’effet а la cause, soit comme la
volontй а la volontй.
La conformitй
de l’effet а la cause se rencontre diffйremment dans les causes naturelles et
dans les causes volontaires. Dans les causes naturelles, en effet, la
conformitй se prend de la ressemblance de nature, comme un homme engendre un
homme, et le feu gйnиre le feu ; mais dans les causes volontaires, on dit
que l’effet est conformй а la cause parce que dans l’effet s’accomplit sa
cause : ainsi le produit de l’art est-il assimilй а sa cause, non qu’il
soit de mкme nature que l’art qui est dans l’esprit de l’artisan, mais parce
que la forme de l’art est accomplie dans le produit de l’art. Et semblablement,
l’effet de la volontй est conformй а celle-ci lorsque advient ce que la volontй
a disposй. Et ainsi, l’acte de notre volontй est conformй а la volontй divine
dиs lors que nous voulons ce que Dieu veut que nous voulions.
La conformitй
de volontй а volontй, quant а elle, peut s’envisager de deux faзons :
d’abord en la forme de l’espиce, pour ainsi dire, comme l’homme est semblable а
l’homme ; ensuite en une forme surajoutйe, comme le sage ressemble au
sage ; et je dis qu’il y a assimilation en l’espиce quand l’objet auquel
l’acte doit son espиce est commun. Or il y a deux choses а considйrer dans
l’objet de la volontй. L’une qui est quasi matйrielle : la rйalitй mкme
qui est voulue ; l’autre qui est quasi formelle : la raison du
vouloir, qui est la fin ; comme dans l’objet de la vue, la couleur est
quasi matйrielle, et la lumiиre quasi formelle, car c’est par elle que la
couleur est rendue visible en acte. Et ainsi, du cфtй de l’objet peuvent кtre
trouvйes deux conformitйs. L’une du cфtй de l’objet voulu, comme lorsque
l’homme veut une chose que Dieu veut ; et c’est pour ainsi dire le point
de vue de la cause matйrielle, car l’objet est comme la matiиre de l’acte, et
c’est pourquoi cette conformitй est moindre que les autres. L’autre est du cфtй
de la raison du vouloir, ou du cфtй de la fin, comme lorsqu’on veut quelque
chose pour la mкme raison que Dieu ; et cette conformitй a lieu du point
de vue de la cause finale. Quant а la forme surajoutйe а l’acte, elle est un
mode qu’il tient de l’habitus qui йlicite. Et ainsi, on dit que notre volontй
est conforme а la volontй divine, lorsque nous voulons quelque chose par
charitй, comme Dieu ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause
formelle.
Rйponse aux objections :
1° La volontй de
Dieu ne peut nous кtre pleinement connue ; par consйquent, nous ne pouvons
pas conformer pleinement notre volontй а la sienne ; mais dans la mesure
oщ nous la connaissons, nous pouvons la conformer et nous y sommes tenus.
2°
L’homme
ne commet pas deux pйchйs en un seul acte, puisque l’essence mкme du pйchй est
l’acte ; cependant, il peut y avoir dans un acte unique deux difformitйs
de pйchй ; et ce, quand s’ajoute а l’acte de quelque pйchй spйcial une
circonstance qui le fait passer а la difformitй d’un autre pйchй ; comme
lorsque quelqu’un vole le bien d’autrui pour le dйpenser avec des femmes
publiques, l’acte de rapine reзoit la difformitй de la luxure par la
circonstance de but. Mais quand une chose relative а la difformitй se trouve
dans l’acte d’un pйchй en plus de la difformitй spйciale de ce pйchй, et que
cette chose est commune а tout pйchй, le pйchй n’en est pas rendu double, et la
difformitй du pйchй non plus, йtant donnй que de telles choses, qui se trouvent
communйment en tout pйchй, sont quasiment des principes essentiels du pйchй en
tant que tel, et sont incluses dans la difformitй de n’importe quel pйchй
spйcial, comme les principes du genre sont inclus dans la notion de
l’espиce ; voilа pourquoi elles ne font pas nombre avec la difformitй
spйciale du pйchй : ainsi se dйtourner de Dieu, ne pas obйir а la loi
divine, etc., et l’on doit compter parmi ces choses le manque de cette conformitй
dont nous parlons. Il n’est donc pas nйcessaire qu’un tel manque rende double
le pйchй ou la difformitй du pйchй.
3° Bien que celui
qui fait quelque chose de contraire а la conformitй, pиche par lа mкme,
cependant, comme c’est gйnйral, cela ne fait pas nombre avec le spйcial.
4° Celui qui
pиche vйniellement, bien qu’il ne conforme pas actuellement sa volontй а la
volontй divine, la conforme cependant habituellement ; et il n’est pas
tenu de toujours passer а l’acte, mais de le faire en lieu et en temps
voulus ; cependant, il est tenu de ne jamais faire le contraire. Et en
pйchant vйniellement, il n’agit pas contre la conformitй susdite, mais en
dehors d’elle ; il ne s’ensuit donc pas qu’il pиche mortellement.
5° Le prйcepte
concernant la conformitй de la volontй n’oblige pas а tout moment oщ notre
volontй passe а l’acte, mais au moment oщ l’on est tenu de penser а l’йtat de
son salut ; par exemple, lorsqu’on est tenu de se confesser, ou de
recevoir les sacrements, ou de faire quelque chose de ce genre.
6° Il y a deux
faзons d’кtre appelй obstinй. D’abord, au plein sens du terme, c’est-а-dire
lorsque l’on a une volontй irrйversible, adhйrant au mal. Et c’est le cas de
ces obstinйs qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie.
Or ceux qui sont en enfer sont encore tenus а la conformitй dont il
s’agit ; et bien qu’ils ne puissent y parvenir, ils ont cependant йtй
eux-mкmes la cause de cette impuissance ; donc, en ne conformant pas leur
volontй, ils pиchent, bien qu’ils ne dйmйritent peut-кtre pas, йtant donnй
qu’ils ne sont pas en l’йtat de voie. Ensuite, on est appelй obstinй а un
certain point de vue, lorsque l’on a une volontй adhйrant au mal, non pas
entiиrement irrйversible, mais difficilement rйversible. Et c’est de cette
faзon que certains sont appelйs obstinйs en cette vie. Et ceux-ci peuvent
conformer leur volontй а la volontй divine ; donc, non seulement ils
pиchent en ne l’y conformant pas, mais encore ils dйmйritent.
7° N’importe qui
est tenu, autant qu’il est en lui, d’avoir la charitй ; et s’il ne fait
pas ce qui est en lui, il pиche par un pйchй d’omission. Il n’est cependant pas
nйcessaire qu’а tout moment oщ il ne le fait pas, il pиche, mais seulement au
moment oщ il йtait tenu de le faire ; par exemple, lorsque la nйcessitй
йtait toute proche de faire quelque chose qui ne peut кtre fait sans la
charitй, comme de recevoir les sacrements.
8° Nous sommes
tenus а quelque chose de deux faзons. D’abord, de telle faзon que si nous ne le
faisons pas, nous encourons une peine, ce qui est proprement кtre tenu а
quelque chose ; et ainsi, suivant l’opinion la plus commune, nous ne
sommes pas tenus de faire quelque chose par charitй, mais de faire quelque
chose par amour naturel, car tout ce qui est fait sans avoir au moins cet amour,
est mal fait. Et j’appelle amour naturel non seulement celui qui nous a йtй
donnй avec notre nature, et qui est commun а tous, comme ceci que tous
recherchent la bйatitude, mais aussi cet amour auquel on peut parvenir par les
principes naturels, et qui se trouve dans les actes bons de leur nature, et
aussi dans les vertus politiques. Ensuite, on dit que nous sommes tenus а
quelque chose, parce que sans cela nous ne pouvons obtenir la fin qu’est la
bйatitude ; et ainsi, nous sommes tenus de faire quelque chose par
charitй, car sans elle rien ne peut кtre mйritoire de la vie йternelle. Et de
la sorte, on voit clairement comment le mode de charitй est en quelque faзon
objet de prйcepte, et d’une autre faзon non.
9° L’homme est
conformй а Dieu, puisqu’il est fait а l’image et а la ressemblance de Dieu. Or,
parce qu’il est infiniment distant de Dieu, il ne peut y avoir de proportion
entre lui et Dieu, au sens de cette proportion qui se trouve proprement dans
les quantitйs, et qui comprend une mesure dйterminйe de deux quantitйs
comparйes entre elles. Cependant, dans la mesure oщ le nom de proportion a йtй
affectй а la signification de n’importe quelle relation entre deux
rйalitйs — par exemple, quand nous disons qu’il y a une ressemblance de
proportion en ceci : le pilote est au navire ce que le prince est а la
citй —, rien n’empкche de dire qu’il y a quelque proportion entre l’homme
et Dieu, puisqu’il est avec lui en quelque relation, comme кtre causй par lui,
et lui кtre soumis. Ou bien l’on peut dire que, bien qu’il ne puisse y avoir
entre le fini et l’infini une proportion au sens propre, il peut cependant y
avoir une proportionnalitй, qui est la ressemblance de deux proportions :
en effet, nous disons que quatre est proportionnй а deux parce que c’en est le double,
mais que six est proportionnable а quatre parce que quatre est а deux ce que
six est а trois. Semblablement, bien que le fini et l’infini ne puissent кtre
proportionnйs, ils peuvent cependant кtre proportionnables, car le fini est
йgal au fini comme l’infini est йgal а l’infini. Et c’est de cette faзon qu’il
y a ressemblance entre la crйature et Dieu : parce que la crйature se
rapporte а ce qui lui est propre comme Dieu aux choses qui lui conviennent.
10° On ne dit pas
que la crйature est conformйe а Dieu comme s’il participait а la mкme forme
qu’elle, mais parce que Dieu est substantiellement la forme elle-mкme, а
laquelle la crйature participe par une certaine imitation ; comme si le
feu йtait semblable а la chaleur existant par soi sйparйment.
11° Bien que la
ressemblance et la conformitй soient des relations d’йquivalence, cependant
chaque extrкme n’est pas toujours nommй relativement а l’autre ; mais
seulement lorsque la forme de laquelle se prend la ressemblance ou la
conformitй existe sous le mкme rapport dans les deux extrкmes, comme la
blancheur en deux hommes, parce que l’on peut dire convenablement des deux
qu’ils ont la forme de l’autre ; ce qui est signifiй lorsque l’un est
appelй semblable а l’autre. Mais lorsque la forme est en l’un principalement et
en l’autre comme secondairement, la ressemblance n’est pas convertible ;
par exemple, nous disons que la statue d’Hercule ressemble а Hercule, mais non
l’inverse ; en effet, on ne peut pas dire qu’Hercule ait la forme de la
statue, mais seulement que la statue a la forme d’Hercule. Et de cette faзon,
l’on dit que les crйatures sont semblables et conformes а Dieu, et non
l’inverse. Mais la conformatio йtant un mouvement vers la
conformitй, elle n’implique pas de relation d’йquivalence, mais prйsuppose une
chose vers la conformitй de laquelle l’autre soit mue ; les suivants sont
donc conformйs aux premiers, mais non vice
versa.
12° La parole
d’Anselme ne doit pas кtre entendue en ce sens que l’homme ferait toujours la
volontй divine autant qu’il est en lui, mais en ce sens que la volontй divine
s’accomplit toujours а son sujet, qu’il le veuille ou non. Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Saint Paul
dйsirait « кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ »,
comme il est dit en Philipp. 1, 23. Mais Dieu ne voulait pas cela, et
c’est pourquoi il est йcrit au mкme endroit : « Je sais que je
resterai а cause de vous. » Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que
Dieu veut, alors saint Paul, en dйsirant кtre dйgagй des liens du corps et кtre
avec le Christ, pйchait ; ce qui est absurde.
2° Ce que Dieu
sait, il peut le rйvйler а autrui. Or Dieu sait qu’un tel est rйprouvй. Il peut
donc rйvйler а quelqu’un sa rйprobation. Si donc l’on pose qu’il la rйvиle а
quelqu’un, il s’ensuit que celui-ci est tenu de vouloir sa damnation, si nous
sommes tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut. Mais vouloir sa
damnation est contraire а la charitй, par laquelle n’importe qui s’aime pour la
vie йternelle. Quelqu’un serait donc tenu de vouloir contre la charitй ;
ce qui est aberrant.
3° Nous sommes
tenus d’obйir au supйrieur comme а Dieu, puisque nous lui obйissons а la place
de Dieu. Or l’infйrieur n’est pas tenu de faire ou de vouloir tout ce qu’il
sait que le supйrieur veut, mкme s’il sait que le supйrieur veut qu’il le
fasse, а moins qu’il ne le lui prescrive expressйment. Nous ne sommes donc pas
tenus de vouloir tout ce que Dieu sait, ou tout ce que Dieu veut que nous
voulions.
4° Tout ce qui
est louable et honnкte, se trouve dans le Christ trиs parfaitement et sans
aucun mйlange contraire. Or le Christ a voulu en quelque sorte le contraire de
ce qu’il savait que Dieu voulait ; en effet, il a eu quelque volontй de ne
pas souffrir, comme le montre la priиre qui fut la sienne en
Mt 26, 39 : « Mon Pиre, s’il est possible, que ce calice
passe loin de moi ! », alors que Dieu voulait qu’il souffrоt. Vouloir
tout ce que Dieu veut n’est donc pas louable, et nous ne sommes pas tenus а
cela.
5° Saint Augustin
dit au livre de la Citй de Dieu :
« La tristesse porte sur ce qui nous arrive contre notre grй. » Or la
bienheureuse Vierge йprouva de la douleur de la mort de son Fils, douleur que
signifient les paroles de Simйon disant en Lc 2, 35 :
« Vous-mкme, un glaive transpercera votre вme. » La bienheureuse
Vierge ne voulait donc pas que le Christ souffrоt, tandis que Dieu le voulait.
Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, la bienheureuse Vierge a
pйchй en cela, ce qui est aberrant. Et ainsi, il semble que nous ne soyons pas
tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu.
En sens contraire :
1° А propos du
Psaume 100, 4 : « Le cњur faux ne m’est pas attachй », la Glose dit : « Il a un cњur
tortu, celui qui ne veut pas tout ce que Dieu veut. » Or n’importe qui est
tenu d’йviter la contorsion du cњur. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce
que Dieu veut.
2° Selon Cicйron,
le propre des amis est de vouloir la mкme chose et de ne pas vouloir la mкme
chose. Or n’importe qui est tenu d’avoir de l’amitiй pour Dieu. N’importe qui
est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut et de ne pas vouloir ce qu’il ne veut
pas.
3° Si nous devons
conformer notre volontй а la volontй divine, c’est parce que la volontй de Dieu
est la rиgle de la nфtre, comme dit la Glose
а propos du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la
louange. » Or l’objet voulu de Dieu est la rиgle de tout autre objet
voulu, puisqu’il est le premier voulu, et que le premier, en n’importe quel
genre, est la mesure des choses qui viennent aprиs, comme il est dit au dixiиme
livre de la Mйtaphysique. Nous sommes
donc tenus de conformer les objets voulus de nous а l’objet voulu de Dieu.
4° Le pйchй
consiste surtout dans la perversitй de l’йlection. Or l’йlection est perverse
quand un moindre bien est prйfйrй а un plus grand. Or, c’est ce que fait
quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, puisqu’il est avйrй que ce que Dieu
veut est le meilleur. Donc, quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, pиche.
5° Selon le
Philosophe, le vertueux est la rиgle et la mesure de tous les actes humains. Or
le Christ est suprкmement vertueux. C’est donc surtout au Christ que nous
devons nous conformer comme а une rиgle et а une mesure. Or le Christ
conformait sa volontй а la volontй divine quant aux objets voulus, ce que font
tous les bienheureux. Nous sommes donc tenus, nous aussi, de conformer notre
volontй а la volontй divine quant aux objets voulus.
Rйponse :
D’une certaine
faзon, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans
l’objet voulu, mais d’une autre faзon non.
Comme on l’a
dit, en effet, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine
en tant que la bontй de la volontй divine est la rиgle et la mesure de toute
bonne volontй. Or, puisque le bien dйpend de la fin, la volontй est appelйe
bonne relativement а la raison du vouloir, qui est la fin. Or le rapport de la
volontй а l’objet voulu ne fait pas, dans l’absolu, que l’acte de la volontй
soit bon, puisque l’objet mкme qui est voulu se rapporte quasi matйriellement а
la raison du vouloir, qui est la fin droite : en effet, un seul et mкme
objet que l’on veut peut кtre bien ou mal recherchй, selon qu’il est ordonnй а
diverses fins ; et inversement, on peut vouloir convenablement des objets
qui sont diffйrents et contraires, en rapportant l’un et l’autre а une fin
droite. Donc, bien que la volontй de Dieu ne puisse кtre que bonne, et qu’il
veuille convenablement tout ce qu’il veut, cependant la bontй dans l’acte mкme
de la volontй divine se prend de la raison du vouloir, c’est-а-dire de la fin а
laquelle il ordonne tout ce qu’il veut, et qui est sa bontй. Voilа pourquoi
nous sommes tenus d’кtre conformйs а la volontй divine dans la fin purement et
simplement ; et dans l’objet voulu, seulement dans la mesure oщ cet objet
voulu est considйrй en relation а la fin. Et assurйment, cette relation doit
toujours nous plaire, bien que ce mкme objet puisse а juste titre nous dйplaire
suivant quelque autre considйration, par exemple en tant qu’il peut кtre
ordonnй а une fin contraire. Et de lа vient que la volontй humaine se trouve
кtre conformйe а la volontй divine dans l’objet voulu, pour autant qu’il se
rapporte а la fin de la volontй divine.
En effet, la
volontй des bienheureux, qui sont dans une continuelle contemplation de la
bontй divine et rиglent par elle toutes leurs affections, parce qu’ils
connaissent pleinement la relation а celle-ci de chacune des choses qu’ils
doivent dйsirer, cette volontй est conformйe а la volontй divine en n’importe
quel objet voulu d’elle : en effet, tout ce qu’ils savent que Dieu veut,
ils le veulent dans l’absolu, et sans aucun mouvement contraire. Mais les
pйcheurs, qui se sont dйtournйs de la volontй de la divine bontй, sont la
plupart du temps en dйsaccord avec les choses que Dieu veut, les rйprouvant et
n’y donnant aucun assentiment de la raison. Quant aux justes dans l’йtat de
voie, dont la volontй adhиre а la divine bontй — et cependant ils ne la
contemplent pas assez parfaitement pour percevoir clairement toute la relation
а la divine bontй des choses qu’ils doivent vouloir — ils sont conformйs а la
volontй divine quant а ces objets voulus dont ils perзoivent la raison, bien
qu’il y ait en eux quelque affection contraire, affection louable toutefois а
cause d’une autre relation considйrйe dans ces objets. Cependant, ils ne
suivent pas obstinйment cette affection, mais la subordonnent а la volontй
divine, puisqu’il leur plaоt que l’ordre de la volontй divine soit accompli en
toutes choses ; comme celui qui, dans l’affection de sa piйtй filiale,
veut que son pиre vive, alors que Dieu veut qu’il meure : s’il est juste,
il subordonne cette volontй qui lui est propre а la volontй divine, afin de
souffrir avec rйsignation si la volontй de Dieu s’accomplit contrairement а la
sienne propre.
Rйponse aux objections :
1° Saint Paul
dйsirait кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ, comme un bien
en soi ; nйanmoins le contraire lui plaisait, eu йgard au fruit que Dieu
voulait qu’il advоnt par sa vie ; et c’est pourquoi il
disait : « mais il est nйcessaire que je demeure dans la chair а
cause de vous ».
2° Bien que, de
puissance absolue, Dieu puisse rйvйler а quelqu’un sa damnation, cependant cela
ne peut se faire de puissance ordinaire, car une telle rйvйlation le
contraindrait а dйsespйrer. Et si une telle rйvйlation йtait faite а quelqu’un,
elle devrait кtre comprise non pas а la faзon d’une prophйtie de prйdestination
ou de prescience, mais а la faзon d’une prophйtie de menace, dont la
signification suppose un certain йtat des mйrites. Mais а supposer qu’il faille
la comprendre comme une prophйtie de prescience, celui а qui une telle rйvйlation
serait faite ne serait pas encore tenu de vouloir sa damnation dans l’absolu,
mais dans l’ordre de la justice, par lequel Dieu veut damner ceux qui
persistent dans le pйchй. Car Dieu, de son cфtй, ne veut pas damner quelqu’un,
mais il le veut d’aprиs ce qui vient de nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dйjа dit. Vouloir sa propre damnation dans l’absolu ne serait donc pas
conformer sa volontй а la volontй divine, mais а la volontй du pйchй.
3° Ce n’est pas
la volontй du supйrieur qui est la rиgle de notre volontй comme la volontй
divine, mais sa prescription ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
4° La Passion du
Christ pouvait кtre considйrйe de deux faзons : d’abord en soi,
c’est-а-dire en tant qu’elle йtait une certaine affliction d’un innocent ;
ensuite, relativement au fruit auquel Dieu l’ordonnait ; et ainsi, elle
йtait voulue de Dieu, mais non de la premiиre faзon. La volontй du Christ qui
pouvait considйrer cet ordre, c’est-а-dire la volontй de raison, voulait donc
cette Passion, tout comme Dieu ; mais la volontй de sensualitй, dont le
propre est de ne pas confronter, mais de se porter dans l’absolu vers quelque
chose, ne voulait pas cette Passion. Et en cela aussi, d’une certaine faзon,
elle йtait conformйe а Dieu dans l’objet voulu, car Dieu lui-mкme n’aurait pas
voulu non plus la Passion du Christ considйrйe seulement en soi.
5° La volontй de
la bienheureuse Vierge n’admettait pas la Passion du Christ considйrйe en
soi ; cependant, elle voulait le fruit de salut qui s’ensuivait de la
Passion du Christ, et ainsi, elle йtait conformйe а la volontй divine quant а
ce qu’elle voulait.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Les paroles de
la Glose doivent se comprendre des
objets voulus par la volontй divine en tant qu’ils se tiennent en relation а la
fin, et non dans l’absolu.
2° L’amitiй
consiste dans la concorde des volontйs plutфt quant а la fin que quant aux
objets voulus eux-mкmes. En effet, le mйdecin qui refuserait du vin а un
patient fiйvreux а cause de son dйsir de le voir guйri, serait plus son ami que
s’il acquiesзait au dйsir de celui-ci de boire du vin au pйril de sa santй.
3° Comme on l’a
dйjа dit, le premier objet voulu par Dieu, et qui est la mesure et la rиgle de
tous les autres objets voulus, est la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa
bontй ; et il ne veut toutes les autres choses qu’а cause de cette
fin ; voilа pourquoi, lorsque notre volontй est conformйe а la volontй
divine dans la fin, tous les objets voulus de nous sont rйglйs sur le premier
objet voulu.
4° L’йlection
inclut en soi et le jugement de la raison, et l’appйtit. Si donc quelqu’un
prйfиre par un jugement ce qui est moins bon а ce qui est meilleur, il y aura
perversitй de l’йlection ; mais non s’il le prйfиre dans l’appйtit ;
en effet, l’homme n’est pas tenu de poursuivre toujours les meilleures choses
dans son action, а moins qu’elles ne soient telles que l’on y est obligй par un
prйcepte ; car sinon, n’importe qui serait tenu de suivre les conseils de
perfection, dont il est certain qu’ils sont meilleurs.
5° Il est
certaines choses en lesquelles nous pouvons admirer le Christ, non l’imiter,
comme celles qui relиvent de sa divinitй, et de la bйatitude qu’il eut, йtant
encore dans l’йtat de voie ; tel aussi le fait que le Christ, mкme quant
aux objets voulus, conformвt sa volontй de raison а la volontй divine. Question
24 : [Le choix
libre]
Introduction
Article 1 :
L’homme est-il douй de libre arbitre ? Article 2 : Le
libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ? Article 3 : Le
libre arbitre existe-t-il en Dieu ? Article 4 : Le
libre arbitre est-il ou non une puissance ? Article 5 : Le
libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ? Article 6 : Le
libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ? Article 7 :
Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй
dans le bien ? Article 8 : Le
libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don
de la grвce ? Article 9 : Le
libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le
bien ? Article 10 : Le
libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre]
immuablement affermi ? Article 11 : Le
libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le
mal ? Article 12 : Le
libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le
pйchй mortel ? Article 13 : Un
homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ? Article 14 : Le
libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ? Article 15 :
L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?
Article 1 : L’homme est-il douй de libre arbitre ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme il est
dit en Jйr. 10, 23, « ce n’est pas а l’homme qu’appartient sa
voie, ce n’est pas а l’homme de marcher et de diriger ses pas ». Or on dit
que quelqu’un est douй de libre arbitre, parce qu’il est maоtre de ses њuvres.
L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre.
2° [Le rйpondant] disait que la parole du
prophиte se comprend des actes mйritoires, qui ne sont pas au pouvoir naturel
de l’homme. En sens contraire : pour les
choses qui ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas douйs de libre
arbitre. Si donc les mйrites ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas
douйs de libre arbitre pour mйriter ; et ainsi, les actes mйritoires ne
procиdent pas du libre arbitre.
3° Selon le
Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique,
« est libre, ce qui est cause de soi ». Or l’esprit humain a une
autre cause de son mouvement que lui-mкme, et c’est Dieu ; car а propos de
ce passage de Rom. 1, 26 : « c’est pourquoi Dieu les a
livrйs », la Glose dit :
« Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner
leur volontй comme il veut. » L’esprit humain n’est donc pas douй de libre
arbitre.
4° [Le rйpondant] disait que l’esprit
humain est comme la cause principale de son acte, et que Dieu en est comme la
cause йloignйe ; et que cela n’empкche pas la libertй de l’esprit. En sens contraire : plus une cause influe sur
l’effet, plus elle est principale. Or la cause premiиre influe plus sur l’effet
que la cause seconde, comme il est dit au livre des Causes. La cause premiиre est donc principale par rapport а la
cause seconde. Et ainsi, ce n’est pas notre esprit qui est la cause principale
de son acte, mais Dieu.
5° Tout ce qui
meut, est comme un instrument, comme le montre clairement le Commentateur au
huitiиme livre de la Physique. Or
l’instrument n’est pas libre pour agir, puisqu’il n’agit que dans la mesure oщ
quelqu’un se sert de lui. Puis donc que l’esprit humain n’opиre que s’il est mы
par Dieu, il semble qu’il ne soit pas douй de libre arbitre.
6° Il est dit que
« le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, par
laquelle on йlit le bien avec l’assistance de la grвce, ou le mal si celle-ci
manque ». Or nombreux sont ceux qui n’ont pas la grвce. Ils ne peuvent
donc pas librement йlire le bien ; et ainsi, ils n’ont pas le libre
arbitre pour les biens.
7° L’esclavage
est opposй а la libertй. Or on rencontre en l’homme l’esclavage du pйchй, car
« quiconque se livre au pйchй est esclave du pйchй », comme il est
dit en Jn 8, 34. Il n’y a donc pas de libre arbitre en l’homme.
8° Anselme dit au
livre sur le Libre Arbitre :
« Si nous avions la puissance de pйcher et de ne pas pйcher, nous
n’aurions pas besoin de la grвce. » Or la puissance de pйcher et de ne pas
pйcher est le libre arbitre. Puis donc que nous avons besoin de la grвce, nous
n’avons pas le libre arbitre.
9° Chaque
chose doit кtre nommйe d’aprиs le meilleur, comme on le lit chez le Philosophe
au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le
meilleur parmi les actes humains, ce sont les actes mйritoires. Puis donc que
l’homme n’a pas de libre arbitre pour ceux-ci — car, comme il est dit en
Jn 15, 5, « sans moi, vous ne pouvez rien faire », ce qui
se comprend des actes mйritoires —, il semble que l’on ne doive pas dire que
l’homme est douй de libre arbitre.
10° Saint Augustin
dit que, parce que l’homme « n’a pas voulu s’abstenir du pйchй quand
il l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand
il le voudrait ». Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de pйcher et de
ne pas pйcher. Et ainsi, il semble qu’il ne soit pas maоtre de ses actes, ni
douй de libre arbitre.
11° Saint Bernard
distingue trois libertйs : la libertй de l’arbitre, la libertй de conseil
et la libertй de bon plaisir ; et il dit que la libertй de l’arbitre est
celle par laquelle nous discernons ce qui est permis, la libertй de conseil
celle par laquelle nous discernons ce qui est expйdient, la libertй de bon
plaisir celle par laquelle nous discernons ce qui plaоt. Or le discernement
humain a йtй blessй par l’ignorance. Il semble donc que la libertй de
l’arbitre, qui consiste dans un discernement, n’est pas restйe dans l’homme
aprиs le pйchй.
12° L’homme n’a
pas de libertй pour les choses relativement auxquelles il a une nйcessitй. Or
l’homme a une nйcessitй relativement aux pйchйs, car aprиs le pйchй, suivant
saint Augustin, il est nйcessaire que l’homme pиche, avant la rйparation
mortellement, aprиs la rйparation au moins vйniellement. L’homme n’est donc pas
douй de libre arbitre pour les pйchйs.
13° Tout ce que
Dieu sait d’avance, doit nйcessairement se produire, puisque la prescience de
Dieu ne peut se tromper. Or Dieu connaоt d’avance tous les actes humains. Ils
se produisent donc par nйcessitй ; et ainsi, l’homme n’est pas douй de
libre arbitre pour agir.
14° Plus un
mobile est proche du premier moteur, plus il est uniforme dans son mouvement,
comme on le voit clairement dans le cas des corps cйlestes, dont les mouvements
sont uniformes. Or, puisque toute crйature est mue par Dieu — en effet, il meut
la crйature corporelle а travers le temps et le lieu, et la spirituelle а
travers le temps, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral —, la crйature
raisonnable est un mobile trиs proche de Dieu, qui est le premier moteur de
toutes choses. Elle a donc un mouvement trиs uniforme. Et ainsi, sa puissance
ne s’йtend pas а plusieurs choses, pour qu’on puisse la dire douйe par lа de
libre arbitre.
15° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel
et le Monde, il appartient а la noblesse du ciel suprкme que celui-ci
obtienne sa fin par un mouvement unique. Or l’вme raisonnable est plus noble
que ce ciel, puisque l’esprit est prйfйrй au corps, suivant saint Augustin au
huitiиme livre de la Citй de Dieu.
L’вme humaine a donc un mouvement unique ; et ainsi, elle ne semble pas
кtre douйe de libre arbitre.
16° Il
convenait а la divine bontй de placer au mieux la plus sublime crйature. Or ce
qui adhиre immuablement au meilleur est placй au mieux. Il convenait donc que
la nature raisonnable, qui est la plus sublime des crйatures, soit ainsi faite
par Dieu, qu’elle adhиre а lui immuablement ; ce qu’elle n’aurait pas, semble-t-il,
si elle йtait douйe de libre arbitre. Il convenait donc que la nature
raisonnable soit faite sans libre arbitre.
17° Les
philosophes dйfinissent le libre arbitre comme un libre jugement sur la
raison ; et le jugement de la raison peut кtre contraint par la force de
la dйmonstration. Or, ce qui est contraint, n’est pas libre. L’homme n’est donc
pas douй de libre arbitre.
18° Si
l’intelligence ou la raison peut кtre contrainte, c’est parce qu’il existe
quelque vrai sans mйlange de faussetй ni apparence de faussetй, et c’est
pourquoi l’intelligence ne peut pas йviter d’y assentir. Or semblablement, on
trouve quelque bien auquel rien de mal n’est mкlй, ni vйritablement, ni selon
l’apparence. Puis donc que le bien est l’objet de la volontй comme le vrai est
celui de l’intelligence, il semble que, de mкme que l’intelligence est
contrainte, de mкme aussi la volontй, de sorte que l’homme n’a de libertй ni
quant а la volontй ni quant а la raison. Et ainsi, il n’aura pas le libre
arbitre, qui est une facultй de la volontй et de la raison.
19° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
« le but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ». Or
il n’est pas en notre pouvoir d’кtre tels ou tels ; puisque l’homme tient
cela de sa naissance, et dйpend, comme il semble а certains, de la disposition
des йtoiles. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’approuver telle fin ou telle
autre. Or tout jugement sur ce qu’il faut faire se prend de la fin. Nous ne
sommes donc pas douйs de libre arbitre.
20° Le libre
s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй de l’homme a une nйcessitй а l’йgard de
certaines choses ; en effet, il veut par nйcessitй la bйatitude. Il n’a
donc pas de libertй а l’йgard de toutes choses ; et ainsi, il n’est pas
douй de libre arbitre pour tout.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Eccli. 15, 14 : « Dieu, au commencement, a crйй l’homme, et
il l’a laissй dans la main de son conseil » ; la Glose : « c’est-а-dire au pouvoir du libre
arbitre ».
2° On trouve dans
les rйalitйs un agent qui agit а partir de rien, et non par nйcessitй, et c’est
Dieu ; on trouve aussi un agent qui agit а partir de quelque chose, et par
nйcessitй, tels les agents naturels. Or, si l’on pose les extrкmes dans la
rйalitй, il s’ensuit que les intermйdiaires sont posйs, suivant le Philosophe
au deuxiиme livre sur le Ciel et le
Monde. Mais, entre ces deux, il ne peut y avoir que deux intermйdiaires.
L’un d’eux, ce qui agit а partir de rien et par nйcessitй, ne peut
exister ; en effet, agir а partir de rien n’appartient qu’а Dieu, qui
n’agit pas par nйcessitй mais par volontй. Il reste donc qu’il existe une chose
agissant а partir de quelque chose, et non par nйcessitй ; et c’est la
nature raisonnable, qui agit а partir d’une matiиre prйsupposйe, et non par
nйcessitй mais par la libertй de l’arbitre.
3° Le libre
arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or on trouve en l’homme
la raison et la volontй. Donc le libre arbitre aussi.
4° Selon le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
le conseil ne porte que sur les choses qui sont en nous. Or les hommes prennent
conseil au sujet de leurs actes. Les hommes sont donc maоtres de leurs actes,
et par consйquent, douйs de libre arbitre.
5° Les dйfenses
et les prйceptes ne doivent кtre donnйs qu’а celui qui peut faire et ne pas
faire, car sinon, ils seraient donnйs inutilement. Or des dйfenses et des
prйceptes sont divinement donnйs а l’homme. Il est donc au pouvoir de l’homme
de faire et de ne pas faire ; et ainsi, il est douй de libre arbitre.
6° Nul ne doit
кtre puni ou rйcompensй pour ce qu’il n’est pas en son pouvoir de faire et de
ne pas faire. Or l’homme est justement puni et rйcompensй par Dieu pour ses
њuvres. L’homme peut donc opйrer et ne pas opйrer ; et ainsi, il est douй
de libre arbitre.
7° Pour tout ce
qui advient, il est nйcessaire de poser quelque cause. Or, pour les actes
humains, nous ne pouvons pas poser comme cause Dieu lui-mкme
immйdiatement : car les choses qui viennent immйdiatement de Dieu ne
peuvent кtre que bonnes, tandis que les actes humains sont tantфt bons, tantфt
mauvais. Semblablement, on ne peut pas dire que la nйcessitй soit la cause des
actes humains, car les choses qui adviennent par nйcessitй sont celles qui se
comportent toujours rйguliиrement, ce que nous ne voyons pas dans les actes
humains. Semblablement, on ne peut pas dire que le destin ou la disposition des
йtoiles soit leur cause, car il serait nйcessaire que les actes humains se
produisent par nйcessitй, tout comme la cause est nйcessaire. La nature ne peut
pas non plus кtre leur cause, c’est ce que montre la diversitй des actes
humains : en effet, la nature est dйterminйe а une seule chose, et n’y
manque que rarement. La fortune ou le hasard ne peut pas non plus кtre la cause
des actes humains, car la fortune et le hasard sont causes de choses qui
adviennent rarement et hors de l’intention, comme il est dit au deuxiиme livre
de la Physique, ce qui n’apparaоt pas
dans les actes humains. Il reste donc que l’homme lui-mкme qui agit est le
principe de ses propres actes, et qu’il est par consйquent douй de libre
arbitre.
Rйponse :
Sans aucune
incertitude, il est nйcessaire de poser que l’homme est libre par son arbitre.
En effet, la foi y astreint, puisque sans libre arbitre il ne peut y avoir de
mйrite ou de dйmйrite, de juste peine ou de rйcompense. А cela induisent aussi
des preuves manifestes faisant apparaоtre que c’est librement que l’homme йlit
une chose et repousse l’autre. А cela contraint aussi un raisonnement йvident,
par lequel nous procйderons а notre investigation de la faзon suivante, en
remontant а l’origine du libre arbitre.
Dans les
rйalitйs qui se meuvent ou font quelque chose, on trouve cette diffйrence, que
certaines ont en elles-mкmes le principe de leur mouvement ou de leur
opйration, tandis que d’autres l’ont en dehors d’elles, comme celles qui sont
mues par violence, et en lesquelles le principe est au-dehors, le patient
n’apportant aucune contribution, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; et en celles-ci, nous ne
pouvons pas poser le libre arbitre, йtant donnй qu’elles ne sont pas la cause
de leur mouvement, alors que le libre est ce qui est cause de soi, suivant le
Philosophe au dйbut de la Mйtaphysique.
Mais parmi les
rйalitйs dont le principe du mouvement et de l’њuvre est en elles-mкmes,
certaines sont ainsi faites qu’elles se meuvent elles-mкmes, tels les
animaux ; mais il en est d’autres qui ne se meuvent pas elles-mкmes, bien
qu’elles aient en soi quelque principe de leur mouvement, tels les lourds et
les lйgers : en effet, ils ne se meuvent pas eux-mкmes, puisqu’ils ne
peuvent кtre distinguйs en deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre
mue, comme on le trouve chez les animaux ; quoique leur mouvement
s’ensuive d’un principe qu’ils ont en eux-mкmes : la forme ; et parce
qu’ils tiennent celle-ci d’un gйnйrant, l’on dit que le gйnйrant les meut par
eux-mкmes, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, mais que, par accident, ils sont mus par ce qui фte
l’empкchement ; et ceux-ci se meuvent par eux-mкmes, mais non d’eux-mкmes.
Et c’est pourquoi le libre arbitre ne se trouve pas en eux, car ils ne sont pas
а eux-mкmes la cause de l’agir ou du mouvement ; mais ils sont astreints а
agir ou а se mouvoir par ce qu’ils ont reзu d’autre chose.
Mais parmi les
rйalitйs qui se meuvent d’elles-mкmes, certaines ont leurs mouvements qui
viennent du jugement de la raison, tandis que pour d’autres, les mouvements
viennent d’un jugement naturel. Les hommes agissent et se meuvent par un
jugement de la raison : en effet, ils confrontent les choses а
faire ; tandis que toutes les bкtes agissent et se meuvent par un jugement
naturel. Et cela ressort clairement, d’une part, de ce que toutes celles qui
sont de la mкme espиce opиrent semblablement — ainsi, toutes les hirondelles
font leur nid de la mкme faзon —, et d’autre part de ce qu’elles ont un
jugement pour une њuvre dйterminйe et non pour toute њuvre ; ainsi, les
abeilles n’ont pas d’industrie pour opйrer autre chose que des rayons de
miel ; et il en va de mкme pour les autres animaux.
Par consйquent,
а qui considиre droitement, il apparaоt que le jugement sur les choses а faire
est attribuй aux bкtes de la mкme faзon que le mouvement et l’action sont
attribuйs aux corps naturels inanimйs ; en effet, de mкme que les lourds
et les lйgers ne se meuvent pas eux-mкmes de faзon а кtre ainsi la cause de
leur mouvement, de mкme les bкtes ne jugent pas non plus par leur jugement,
mais elles suivent le jugement que Dieu a mis en elles. Et de la sorte, elles
ne sont pas la cause de leur arbitre, et n’ont pas la libertй de l’arbitre.
L’homme, en revanche, jugeant par la puissance de la raison sur les choses а
faire, peut juger depuis son arbitre, en tant qu’il connaоt la nature de la fin
et du moyen, ainsi que la relation et l’ordre entre l’un et l’autre ;
voilа pourquoi il n’est pas seulement la cause de soi-mкme dans son mouvement,
mais aussi dans son jugement ; et c’est pourquoi il est douй de libre
arbitre, c’est-а-dire de libre jugement pour agir ou ne pas agir.
Rйponse aux objections :
1° Dans l’њuvre
de l’homme, on peut trouver deux choses : l’йlection des њuvres, et
celle-ci est toujours йtablie au pouvoir de l’homme, et la gestion ou
l’exйcution des њuvres, et celle-lа n’est pas toujours au pouvoir de l’homme,
mais, par le gouvernement de la divine providence, le propos de l’homme est
tantфt conduit а son terme, tantфt non. Voilа pourquoi l’on ne dit pas que
l’homme est libre de ses actions, mais de son йlection, qui est le jugement sur
les choses а faire. Et c’est ce que montre le nom mкme de libre arbitre. Ou
bien l’on peut faire une distinction sur l’њuvre mйritoire, comme cela est
pratiquй dans les objections. Cependant, la premiиre rйponse est de saint
Grйgoire de Nysse.
2° L’њuvre
mйritoire ne diffиre pas de l’њuvre non mйritoire quant а l’objet de l’action,
mais quant а la faзon d’agir : en effet, il n’est rien qu’un homme fasse
de faзon mйritoire et par charitй, qu’un autre ne puisse faire ou vouloir sans
mйrite. Voilа pourquoi, que l’homme ne puisse faire des actes mйritoires sans
la grвce, ne dйroge pas а la libertй parfaite : car on dit que l’homme est
douй de libre arbitre en ce sens qu’il peut faire ceci ou cela, non en ce sens
qu’il peut agir ainsi ou autrement ; car, suivant le Philosophe, celui qui
n’a pas encore l’habitus de la vertu, n’a pas en son pouvoir d’agir а la faзon
dont le vertueux agit, si ce n’est en tant qu’il peut acquйrir l’habitus de la
vertu. Or, bien que l’homme ne puisse acquйrir par son libre arbitre la grвce
qui rend les њuvres mйritoires, il peut cependant se prйparer а avoir la grвce,
que Dieu ne lui refusera pas s’il fait ce qui est en lui. Voilа pourquoi il
n’est pas tout а fait hors du pouvoir du libre arbitre de faire des њuvres
mйritoires, quoique le pouvoir du libre arbitre ne suffise pas par soi а cela,
йtant donnй que le mode qui est requis pour le mйrite excиde la capacitй de la
nature, au lieu que le mode confйrй aux њuvres par les vertus politiques ne la
dйpasse pas. Mais personne ne dirait que l’homme n’est pas douй de libre
arbitre parce qu’il ne peut pas vouloir ou йlire а la faзon de Dieu ou de
l’ange.
3° Dieu opиre en
chaque agent et suivant le mode de cet agent, comme la cause premiиre opиre
dans l’opйration de la cause seconde, puisque la cause seconde ne peut passer а
l’acte que par la puissance de la cause premiиre. Donc, que Dieu soit une cause
opйrant dans les cњurs des hommes, n’exclut pas que les esprits humains
eux-mкmes soient causes de leurs mouvements ; par consйquent, la notion de
libertй n’est pas фtйe.
4° On dit que la
cause premiиre est principale absolument parlant, pour la raison qu’elle influe
davantage sur l’effet ; mais la cause seconde est principale а un certain
point de vue, en tant que l’effet lui est davantage conformй.
5°
« Instrument » se dit de deux faзons. D’abord proprement,
c’est-а-dire quand une chose est mue par autre chose de telle sorte qu’aucun
principe d’un tel mouvement ne lui est confйrй par le moteur : comme la
scie est mue par le menuisier ; et un tel instrument est dйnuй de libertй.
Ensuite, « instrument » dйsigne plus communйment tout ce qui est un
moteur mы par autre chose, que le principe de son mouvement soit en lui ou non.
Et dans ce cas, il n’est pas nйcessaire que la notion de libertй soit
complиtement exclue de l’instrument, car une chose peut кtre mue par autre
chose, et cependant se mouvoir elle-mкme ; et c’est le cas de l’esprit
humain.
6° Celui qui n’a
pas la grвce peut йlire le bien, mais pas de faзon mйritoire ; et cela ne
dйroge pas а la libertй de l’arbitre, comme on l’a dit.
7° L’esclavage du
pйchй n’implique pas de contrainte, mais soit une inclination, en tant que le
pйchй prйcйdent induit en quelque sorte aux suivants, soit un dйfaut de la
vertu naturelle, qui ne peut se dйlivrer de la tache du pйchй, auquel elle
s’est soumise une fois. Voilа pourquoi l’homme demeure toujours libre de
contrainte, ce qui le rend naturellement douй de libre arbitre.
8° Anselme, dans
ce passage, parle comme un objectant ; en effet, il montre par la suite
que le besoin de la grвce ne contredit pas le libre arbitre.
9°
Le
pouvoir du libre arbitre s’йtend а l’њuvre mкme qui est mйritoire, bien que ce
ne soit pas sans Dieu, sans lequel il n’est rien au monde qui puisse
agir ; mais le mouvement par lequel l’њuvre devient mйritoire dйpasse la
capacitй de la nature, comme on l’a dit.
10° Sur ce sujet,
il y a deux opinions. Certains disent que l’homme en йtat de pйchй mortel ne
peut йviter longtemps de pйcher mortellement ; cependant, il peut йviter
ce pйchй mortel ou cet autre, comme tous le disent communйment des pйchйs
vйniels. Et ainsi, cette nйcessitй ne semble pas enlever la libertй de
l’arbitre. L’autre opinion est que l’homme en йtat de pйchй mortel peut йviter
tout pйchй ; cependant, il ne peut pas йviter d’кtre sous le pйchй, car il
ne peut par lui-mкme ressusciter du pйchй, au lieu qu’il a pu par lui-mкme
tomber dans le pйchй. Et suivant cette opinion, la libertй de l’arbitre se
soutient plus facilement. Mais cette question sera posйe plus loin, quand il
s’agira du pouvoir du libre arbitre.
11° Notre volontй
se porte vers un moyen ou vers une fin ; et vers une fin honnкte ou
dйlectable, suivant la triple distinction du bien en honnкte, utile et
dйlectable. Saint Bernard pose donc la libertй de l’arbitre relativement а la
fin honnкte, la libertй de conseil relativement au bien utile, qui est un
moyen, et la libertй de bon plaisir relativement au bien dйlectable. Or, bien
que le discernement ait йtй diminuй par l’ignorance, il n’a cependant pas йtй
totalement фtй ; voilа pourquoi la libertй de l’arbitre a certes йtй
affaiblie par le pйchй, mais pas entiиrement perdue.
12° Aprиs le pйchй
et avant la rйparation, l’homme est dans la nйcessitй de pйcher, c’est-а-dire
d’avoir un pйchй, mais il n’est pas dans la nйcessitй d’user du pйchй, selon
une premiиre opinion. Ainsi donc, « pйcher » se dit de deux faзons,
tout comme « voir », suivant le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme. Ou bien, selon une autre opinion,
il est dans la nйcessitй de pйcher en quelque pйchй, quoiqu’il n’ait de
nйcessitй а l’йgard d’aucun.
13° De la
prescience de Dieu, on ne peut conclure que nos actes soient nйcessaires de
nйcessitй absolue, appelйe aussi nйcessitй du consйquent, mais d’une nйcessitй
conditionnйe, que l’on appelle nйcessitй de consйquence, comme on le voit clairement
chez Boиce, а la fin de la Consolation de
la philosophie.
14° « Кtre
mы » se dit de deux faзons. D’abord proprement, comme le Philosophe
dйfinit le mouvement au troisiиme livre de la Physique, disant que le mouvement « est l’acte de ce qui
existe en puissance en tant que tel ». Et dans ce cas, il est vrai que
plus un mobile est proche du premier moteur, plus on trouve on lui une grand
uniformitй de mouvement : car plus il est proche du premier moteur, plus
il est parfait et existe davantage en acte, et moins en puissance, et c’est
pourquoi il est susceptible de mouvements moins nombreux. Ensuite, on appelle
« mouvement » au sens large n’importe quelle opйration, comme penser
et sentir. Et en prenant ainsi le mouvement, le Philosophe dit au troisiиme
livre sur l’Вme que le mouvement est
l’acte du parfait : car chaque chose opиre en tant qu’elle est en acte. Et
dans ce cas, la proposition est vraie d’une certaine faзon, mais non d’une
autre. En effet, si l’uniformitй du mouvement est considйrйe du cфtй des
effets, alors elle est fausse, car plus un opйrant est puissant et parfait,
plus sa puissance s’йtend а de nombreux effets. Mais si on l’envisage quant au
mode d’action, alors la proposition est vraie, car plus un opйrant est parfait,
plus il conserve le mкme mode dans son action, car il varie moins par sa nature
et sa disposition, et donc par le mode d’action. Or on dit que les esprits
raisonnables sont mobiles non dans le premier sens de « mouvement »,
car un tel mouvement n’est que celui des corps, mais dans le second. Ainsi
Platon a-t-il lui aussi posй que le premier moteur se mouvait lui-mкme, en tant
qu’il se veut et se pense, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Voilа pourquoi il n’est pas
nйcessaire que les esprits raisonnables soient dйterminйs а quelques
effets ; mais ils ont une efficace relativement а de nombreuses choses, et
sous ce rapport la libertй leur convient.
15° Il n’est pas
toujours nйcessaire que ce qui peut obtenir sa fin par des opйrations ou des
mouvements moins nombreux, soit plus noble ; car parfois, une chose
obtient par de plus nombreuses opйrations une fin plus parfaite que ne peut en
obtenir une autre par une seule opйration, comme le Philosophe le dit au mкme
endroit. Et de la sorte, les esprits raisonnables sont trouvйs plus parfaits
que le ciel suprкme, qui a seulement un seul mouvement, car ils obtiennent une
fin plus parfaite, quoique par des opйrations plus nombreuses.
16°
La
crйature, il est vrai, serait meilleure si elle adhйrait immuablement а Dieu,
cependant celle qui peut adhйrer et ne pas adhйrer а Dieu est bonne ; et
ainsi, l’univers oщ se trouvent l’une et l’autre crйature est meilleur que si
l’une des deux seulement s’y trouvait. Et c’est la rйponse de saint Augustin.
Ou bien l’on peut dire, suivant saint Grйgoire de Nysse et saint Jean
Damascиne, qu’il est impossible qu’une crйature, par sa propre nature, adhиre а
Dieu d’une volontй immuable, йtant donnй que, venant du nйant, elle peut кtre
inflйchie. Cependant, si quelque crйature adhйrait immuablement а Dieu, elle ne
serait pas pour cela privйe de libre arbitre, car elle peut, en adhйrant, faire
et ne pas faire de nombreuses choses.
17° Le jugement
auquel la libertй est attribuйe, est le jugement d’йlection, et non celui que
l’homme prononce sur les conclusions dans les sciences spйculatives ; car
l’йlection est elle-mкme comme une certaine science de ce qui a dйjа йtй
dйlibйrй.
18° De mкme qu’il
existe un vrai que l’intelligence reзoit par nйcessitй parce qu’il n’est pas
mйlangй de faux, tels les premiers principes de la dйmonstration, de mкme il
existe un bien que la volontй recherche par nйcessitй parce qu’il n’est pas
mйlangй de mal, а savoir, la fйlicitй elle-mкme. Cependant, il ne s’ensuit pas
que la volontй soit contrainte par cet objet : car la contrainte dйsigne
une chose contraire а la volontй, celle-ci йtant proprement l’inclination de
celui qui veut ; et elle ne dйsigne pas une chose contraire а
l’intelligence, celle-ci ne signifiant pas l’inclination de celui qui pense. Et
la nйcessitй de ce bien n’induit pas la nйcessitй de la volontй а l’йgard des
autres objets qu’elle doit vouloir — comme la nйcessitй des premiers principes
induit la nйcessitй pour l’intelligence d’assentir aux conclusions —, йtant
donnй que les autres objets voulus n’ont pas de relation nйcessaire а ce
premier objet voulu, vйritablement ou selon l’apparence, en sorte que sans eux
le premier objet voulu ne puisse кtre possйdй — comme les conclusions
dйmonstratives ont une relation nйcessaire aux principes par lesquels elles
sont dйmontrйes, de sorte que, si les conclusions ne sont pas vraies, il est
nйcessaire que les principes ne soient pas vrais.
19° Les hommes ne
tiennent de leur naissance aucune disposition immйdiatement dans l’вme
intellective, par laquelle ils soient nйcessairement inclinйs а йlire une
fin : ni du corps cйleste, ni d’aucune autre chose ; si ce n’est
qu’ils ont en eux par leur propre nature un appйtit nйcessaire de la fin
ultime, c’est-а-dire de la bйatitude, ce qui n’empкche pas la libertй de
l’arbitre, puisque diverses voies demeurent йligibles pour l’obtention de cette
fin ; et ce, parce que les corps cйlestes n’impriment pas immйdiatement
dans l’вme raisonnable. Mais de la naissance rйsulte une disposition dans le
corps du nouveau-nй tant par la puissance des corps cйlestes que par les causes
infйrieures, qui sont la semence et la matiиre du fњtus ; disposition qui,
d’une certaine faзon, rend l’вme encline а йlire quelque chose, dans la mesure
oщ l’йlection de l’вme raisonnable est inclinйe par les passions, qui sont dans
l’appйtit sensitif, lui-mкme йtant une puissance corporelle qui suit les
dispositions du corps. Mais cela n’introduit en lui aucune nйcessitй de
l’йlection, puisqu’il est au pouvoir de l’вme raisonnable de recevoir mais
aussi de repousser les passions naissantes. Par la suite, l’homme est rendu tel
ou tel par un habitus acquis, dont nous sommes la cause, ou par un habitus
infus, qui n’est pas donnй sans notre consentement, bien que nous n’en soyons
pas la cause. Et cet habitus a pour effet que l’homme recherche efficacement la
fin accordйe а cet habitus. Et cependant, celui-ci n’introduit pas de
nйcessitй, ni n’enlиve la libertй de l’йlection.
20° Puisque
l’йlection est un certain jugement sur les choses а faire, ou une consйquence
de ce jugement, ce dont il peut y avoir йlection, c’est ce qui est objet de
notre jugement. Or le jugement, dans les choses а faire, se prend de la fin,
comme la conclusion se prend des principes. Donc, de mкme que nous ne jugeons
pas des premiers principes en les examinant, mais que nous y assentons
naturellement et examinons toutes les autres choses d’aprиs eux, de mкme aussi
dans le domaine de l’appйtit, nous ne jugeons pas de la fin ultime par un
jugement de discussion ou d’examen, mais nous l’approuvons naturellement, et
c’est pourquoi il n’y a pas sur elle йlection, mais volontй. Nous avons donc а
son йgard une volontй libre, puisque la nйcessitй d’inclination naturelle ne
s’oppose pas а la libertй, suivant saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu ; mais non un libre
jugement, а proprement parler, puisqu’elle n’est pas objet d’йlection. Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° On dit que
nous sommes douйs de libre arbitre, en ce sens que nos actes sont volontaires.
Or les enfants comme les bкtes ont en commun le volontaire, suivant le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique.
Le libre arbitre existe donc chez les bкtes.
2° Selon le
Philosophe au huitiиme livre de la Physique,
en tout ce qui se meut soi-mкme, il y a le pouvoir de se mouvoir et de
s’immobiliser. Or les bкtes se meuvent d’elles-mкmes ; elles peuvent donc
se mouvoir et s’immobiliser. Or on dit que nous sommes douйs de libre arbitre,
en ce sens qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose, comme on le voit
clairement chez saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne. Le libre
arbitre existe donc chez les bкtes.
3° Le libre
arbitre implique deux choses : le jugement et la libertй, et les deux
peuvent se trouver chez les bкtes. En effet, elles ont un jugement sur les
choses а faire, ce qui ressort de ce qu’elles poursuivent une chose et en
йvitent une autre ; elles ont aussi la libertй, puisqu’elles peuvent se
mouvoir et s’immobiliser. Le libre arbitre existe donc en elles.
4° Dиs que la
cause est posйe, l’effet est posй. Or saint Jean Damascиne a posй ceci comme
cause de la libertй de l’arbitre, que notre вme commence par une mutation, car
elle vient du nйant, et c’est pourquoi elle est changeante et en puissance а de
nombreuses choses. Or l’вme de la bкte commence par une mutation. Le libre
arbitre existe donc en elle.
5° On appelle
« libre » ce qui n’est pas liй а quelque chose. Or l’вme de la bкte
n’est pas liйe а l’un des opposйs, car sa puissance n’est pas dйterminйe а une
seule chose comme la puissance des rйalitйs naturelles, qui font toujours la
mкme chose. L’вme de la bкte a donc le libre arbitre.
6° La peine n’est
due qu’а celui qui a le libre arbitre. Or on trouve frйquemment dans l’ancienne
loi une peine infligйe aux bкtes, comme cela est clair en Ex. 19 pour la
bкte qui touche la montagne, et au chap. 21 pour le bњuf qui frappe de la
corne, et en Lйv. 20 pour la bкte avec laquelle une femme s’est corrompue.
Les bкtes semblent donc кtre douйes de libre arbitre.
7° Le signe que
l’homme est douй de libre arbitre, comme disent les saints, est qu’il est
poussй au bien et retirй du mal par des prйceptes. Or nous constatons que les
bкtes sont attirйes par des bienfaits et mues par des prйceptes, ou effrayйes
par des menaces, afin qu’elles fassent une chose ou en quittent une autre. Les
bкtes sont donc douйes de libre arbitre.
8° Le prйcepte
divin n’est donnй qu’а celui qui a le libre arbitre. Or un prйcepte divin est
donnй а une bкte : ainsi en Jon. 4, 7, d’aprиs une autre
version, il est dit que « le Seigneur commanda au vers, et il piqua le
lierre ». Les bкtes ont donc le libre arbitre.
En sens contraire :
1° Si l’homme est
а l’image de Dieu, il semble que ce soit parce qu’il est douй de libre arbitre,
comme dit saint Jean Damascиne et aussi saint Bernard. Or les bкtes ne sont pas
а l’image de Dieu. Elles ne sont donc pas douйes de libre arbitre.
2° Tout ce qui
est douй de libre arbitre, agit, et n’est pas seulement agi. Or les bкtes
n’agissent pas, mais sont agies, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme
livre. Les bкtes ne sont donc pas douйes de libre arbitre.
Rйponse :
Les bкtes ne
sont aucunement douйes de libre arbitre. Et pour le voir clairement, il faut
savoir que, puisque trois choses concourent а notre opйration, а savoir la
connaissance, l’appйtit et l’opйration elle-mкme, toute la notion de libertй
dйpend du mode de connaissance. En effet, l’appйtit suit la connaissance,
puisque l’appйtit ne porte que sur le bien que la puissance cognitive lui
propose. Et si parfois l’appйtit semble ne pas suivre la connaissance, c’est
parce que le jugement de l’appйtit et celui de la connaissance ne portent pas
sur le mкme objet : en effet, l’appйtit porte sur la chose particuliиre а
faire, tandis que le jugement de la raison porte parfois sur quelque universel,
qui est parfois contraire а l’appйtit. Mais le jugement sur cette chose
particuliиre а faire а un moment donnй ne peut jamais кtre contraire а
l’appйtit. Car celui qui veut forniquer, bien qu’il sache universellement que
la fornication est un mal, juge cependant que l’acte de fornication est pour
lui un bien а un moment donnй, et il l’йlit sous l’apparence du bien. En effet,
personne n’agit en ayant l’intention du mal, comme dit Denys. Or, s’il n’y a
pas d’empкchement, le mouvement ou l’opйration suit l’appйtit. Voilа pourquoi,
si le jugement de la cognitive n’est pas au pouvoir de quelqu’un mais reзoit
d’ailleurs sa dйtermination, l’appйtit non plus ne sera pas en son pouvoir, et
par consйquent le mouvement ou l’opйration ne le sera pas non plus dans
l’absolu.
Or le jugement
est au pouvoir de celui qui juge, dans la mesure oщ il peut juger sur son
jugement : en effet, sur ce qui est en notre pouvoir, nous pouvons juger.
Or juger de son jugement n’appartient qu’а la raison, qui fait retour sur son
acte, et connaоt les relations des rйalitйs dont elle juge, et par lesquelles
elle juge ; c’est pourquoi toute la racine de la libertй est йtablie dans
la raison. Donc, dans la mesure oщ une chose se rapporte а la raison, elle se
rapporte aussi au libre arbitre. Or la raison ne se trouve pleinement et
parfaitement qu’en l’homme ; c’est donc seulement en lui que le libre
arbitre se trouve en plйnitude.
Mais les bкtes
ont quelque ressemblance de raison, en tant qu’elles ont part а une certaine
prudence naturelle, йtant donnй que la nature infйrieure atteint en quelque
faзon ce qui appartient а la nature supйrieure. Et cette ressemblance consiste
en ce qu’elles ont un jugement ordonnй sur des objets. Mais ce jugement leur
vient d’une estimation naturelle, non d’une confrontation, puisqu’elles
ignorent la raison de leur jugement ; c’est pourquoi un jugement de ce
genre ne s’йtend pas а toutes choses, comme le jugement de la raison, mais а
certaines choses dйterminйes. Et de mкme, il y a en elles une certaine
ressemblance du libre arbitre, en tant qu’elles peuvent faire ou ne pas faire
une seule et mкme chose, suivant leur jugement, de sorte qu’il y a en elles
comme une certaine libertй conditionnйe : en effet, elles peuvent agir, si
elles jugent qu’il faut agir, ou ne pas agir, si elles ne jugent pas ainsi.
Mais parce que leur jugement est dйterminй а une seule chose, et l’appйtit et
l’action sont par consйquent dйterminйs а une seule chose ; c’est pourquoi,
suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Genиse au sens littйral, « elles sont mues par des
reprйsentations visuelles » ; et suivant saint Jean Damascиne, elles
sont agies par les passions : en effet, elles jugent naturellement de
telle faзon sur telle reprйsentation visuelle et sur telle passion ; aussi
telle vision d’une chose ou telle passion qui s’йlиve en eux les met-elle dans
la nйcessitй de se mouvoir pour йviter ou poursuivre, comme le mouton est dans
la nйcessitй de craindre et de fuir а la vue du loup, tandis que le chien, si
la passion de colиre s’йlиve en lui, est dans la nйcessitй d’aboyer et de
poursuivre pour nuire.
Mais l’homme
n’est pas nйcessairement mы par les choses qui se prйsentent а lui, ou par les
passions qui s’йlиvent en lui, parce qu’il peut les recevoir ou les
repousser ; voilа pourquoi l’homme est douй de libre arbitre, mais non la
bкte.
Rйponse aux objections :
1° Le volontaire
est posй par le Philosophe chez les bкtes non pas en tant qu’il s’accorde а la
volontй, mais en tant qu’il s’oppose au violent ; ainsi, il est dit que le
volontaire est chez les bкtes et les enfants, non qu’ils aient l’usage d’une
libre йlection, mais parce qu’ils font quelque chose de leur propre mouvement.
2° La puissance
motrice des bкtes, considйrйe en elle-mкme, n’est pas inclinйe vers l’un des
opposйs plus que vers l’autre ; ainsi est-il dit qu’ils peuvent se mouvoir
et s’immobiliser. Mais le jugement par lequel la puissance motrice est
appliquйe а l’un des opposйs, est dйterminй ; et par consйquent, elles ne
sont pas douйes de libre arbitre.
3° Bien qu’il y
ait chez les bкtes une certaine indiffйrence des actions, cependant l’on ne
peut pas dire au sens propre qu’il y ait en eux une libertй des actions,
c’est-а-dire d’agir ou de ne pas agir : d’une part, parce que les actions,
йtant exercйes par le corps, peuvent кtre contraintes ou empкchйes non
seulement dans le cas des bкtes, mais aussi dans le cas des hommes, et c’est
pourquoi on ne dit pas mкme de l’homme qu’il est libre de son action ;
d’autre part aussi parce que, bien qu’il y ait chez la bкte, si l’on considиre
l’action elle-mкme en soi, une indiffйrence quant а l’agir et le non-agir,
cependant, si l’on considиre la relation de l’action au jugement, d’oщ vient sa
dйtermination а une seule chose, alors une certaine obligation s’йtend aussi
aux actions elles-mкmes, de sorte que la notion de libertй ne peut кtre trouvйe
en elles de faзon absolue. Mais supposй qu’il y ait chez les bкtes quelque
libertй et quelque jugement, il ne s’ensuivrait cependant pas qu’il y ait chez
elles la libertй du jugement, puisque leur jugement est naturellement dйterminй
а une seule chose.
4° Commencer par
une mutation, ou venir du nйant, n’est pas assignй par saint Jean Damascиne
comme la cause du libre arbitre, mais comme la cause de la flexibilitй du libre
arbitre vers le mal ; et ce qui est donnй comme la cause du libre arbitre
tant par saint Jean Damascиne que par saint Grйgoire et aussi saint Augustin,
c’est la raison.
5° Bien que la
puissance motrice chez les bкtes ne soit pas dйterminйe а une seule chose,
cependant leur jugement sur les choses а faire est dйterminй а une seule chose,
comme on l’a dit.
6° Puisque les
bкtes ont йtй faites pour le service de l’homme, on dispose des bкtes comme il
convient aux hommes, а cause desquels elles ont йtй faites. Les bкtes sont donc
punies par la loi divine, non qu’elles pиchent, mais parce que leur peine punit
les hommes dans leur possession, ou les effraie en raison de la duretй mкme de
la peine, ou encore les instruit en leur signifiant un mystиre.
7° Tant les
hommes que les bкtes sont conduits par des bienfaits et dйtournйs par des
chвtiments, ou par des prйceptes et des dйfenses ; mais de faзon
diffйrente, car si les mкmes choses sont reprйsentйes а l’homme de la mкme
faзon, que ce soient des prйceptes et des dйfenses, ou des bienfaits et des
chвtiments, il est en son pouvoir de les йlire ou de les йviter par le jugement
de la raison ; mais chez les bкtes, il y a un jugement naturel dйterminй а
ce que la chose qui se prйsente ou survient d’une certaine faзon, soit reзue ou
йvitйe de la mкme faзon. Mais il arrive que, au souvenir des bienfaits ou des
chвtiments passйs, les bкtes apprйhendent quelque chose comme ami, et а
poursuivre ou а espйrer ; et autre chose comme ennemi, et а йviter ou а
craindre ; voilа pourquoi, aprиs des chвtiments, la passion de crainte qui
s’йlиve en eux les induit а obйir au geste de l’instructeur. Et ce genre de
chose se passe chez les bкtes non pas nйcessairement а cause de la libertй de
l’arbitre, mais а cause de l’indiffйrence des actions.
8° Selon saint
Augustin au neuviиme livre sur la Genиse
au sens littйral, au sujet de la faзon dont le prйcepte divin fut donnй aux
bкtes, « il ne faut pas croire qu’une voix venue de la nuйe ait donnй un
ordre а l’aide de ces paroles que les кtres raisonnables qui les entendent ont
l’habitude de comprendre et d’exйcuter. Les bкtes et les oiseaux, en effet,
n’ont pas reзu ce pouvoir ; а leur maniиre cependant ils obйissent а Dieu,
non par le libre arbitre d’une volontй rationnelle, mais, de mкme que Dieu,
sans кtre lui-mкme mы dans le temps, meut toutes choses en temps opportun […],
ainsi sont-ils mus dans le temps pour exйcuter ses ordres. » Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le libre
arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or la raison ne convient
pas а Dieu, puisqu’elle dйsigne une connaissance discursive, tandis que Dieu
connaоt tout d’un simple regard. Le libre arbitre ne convient donc pas а Dieu.
2° Le libre
arbitre est la facultй par laquelle on йlit le bien et le mal, comme le montre
clairement saint Augustin. Or la facultй d’йlire le mal n’existe pas en Dieu.
Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.
3° Le libre arbitre
est une puissance qui a des actes opposйs. Or Dieu n’a pas des actes opposйs,
puisqu’il est immuable, et qu’il ne peut кtre inflйchi vers le mal. Le libre
arbitre n’existe donc pas en Dieu.
4° Йlire est
l’acte du libre arbitre, comme il ressort de la dйfinition susdite. Or
l’йlection ne convient pas а Dieu, puisqu’elle suit le conseil, qui est propre
а celui qui doute et qui enquкte. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.
En sens contraire :
1° Anselme
dit : « Si le pouvoir de pйcher entrait dans la dйfinition du libre
arbitre, alors ni Dieu ni les anges n’auraient de libre arbitre ; ce qui
est absurde. » Il est donc aberrant de dire que Dieu n’a pas de libre
arbitre.
2°
1 Cor. 12, 11 : « C’est un seul et mкme Esprit qui
produit tous ces dons, les distribuant а chacun en particulier, comme il lui
plaоt » ; la Glose :
« d’aprиs le libre arbitre de sa volontй ». Le Saint-Esprit a donc un
libre arbitre et, pour la mкme raison, le Pиre et le Fils aussi.
Rйponse :
On peut trouver
le libre arbitre en Dieu ; mais de faзon diffйrente en lui, dans les
anges, et dans les hommes.
En effet, que
le libre arbitre existe en Dieu, apparaоt par le fait qu’il possиde lui-mкme la
fin de sa volontй, fin qu’il veut naturellement et qui est sa bontй, tandis
qu’il veut toutes les autres choses comme ordonnйes а cette fin ; mais, а
proprement parler, il ne les veut pas nйcessairement, comme on l’a montrй dans
la question prйcйdente, йtant donnй que sa bontй n’a pas besoin des choses qui
lui sont ordonnйes, si ce n’est pour sa manifestation, qui peut se faire
convenablement de plusieurs faзons ; il lui reste ainsi un libre jugement
pour vouloir ceci ou cela, comme c’est le cas pour nous. Et c’est pourquoi il
est nйcessaire de dire que le libre arbitre se trouve en Dieu, et semblablement
dans les anges ; en effet, ceux-ci ne veulent pas par nйcessitй tout ce
qu’ils veulent ; mais ce qu’ils veulent, ils le veulent par un libre
jugement, tout comme nous.
Cependant, le
libre arbitre se trouve diffйremment en nous, dans les anges, et en Dieu. En
effet, si ce qui est premier varie, il est nйcessaire que ce qui suit varie. Or
la facultй du libre arbitre prйsuppose deux choses : la nature, et la
puissance cognitive.
La nature est
d’un autre mode en Dieu que dans les hommes et que dans les anges. Car la
nature divine est incrййe, et elle est son кtre et sa bontй ; aussi ne
peut-il y avoir de dйfaut en lui ni quant а l’кtre ni quant а la bontй. Mais la
nature humaine et la nature angйlique sont crййes, ayant pour principe le nйant ;
par consйquent, autant qu’il est en elles, elles ont la possibilitй de faillir.
Et c’est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut nullement кtre inflйchi vers
le mal, tandis que le libre arbitre de l’homme et de l’ange, considйrй dans ses
principes naturels, peut кtre inflйchi vers le mal.
La connaissance
aussi se trouve avec un mode diffйrent en l’homme, en Dieu, et dans les anges.
En effet, l’homme a une connaissance voilйe, et prend connaissance de la vйritй
par un processus discursif ; c’est pourquoi le doute et la difficultй lui
surviennent lorsqu’il distingue et juge, car « les pensйes des hommes sont
timides, et nos prйvoyances sont incertaines » comme il est dit en
Sag. 9, 14. Mais en Dieu, et dans les anges а leur faзon, il y a une
connaissance simple de la vйritй, sans processus discursif ni enquкte ;
aussi la difficultй ou le doute n’ont-ils pas de place en eux lorsqu’ils
distinguent ou jugent. Voilа pourquoi Dieu et l’ange ont en leur libre arbitre
une prompte йlection, tandis que l’homme est sujet а la difficultй lorsqu’il
йlit, а cause de l’incertitude et du doute.
Et ainsi, l’on
voit clairement que le libre arbitre de l’ange occupe une place mйdiane entre
le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, ayant part en quelque faзon aux
deux extrкmes.
Rйponse aux objections :
1° Le mot
« raison » est parfois pris largement dans le sens de toute
connaissance immatйrielle ; et en ce sens, la raison se trouve en
Dieu ; c’est pourquoi Denys met la raison au nombre des noms divins, au
septiиme chapitre des Noms divins.
D’une autre faзon, ce mot est pris proprement pour dйsigner la puissance
cognitive avec processus discursif ; et en ce sens, la raison ne se trouve
ni en Dieu ni dans les anges, mais seulement dans les hommes. L’on peut donc
dire que la raison, dans la dйfinition du libre arbitre, est posйe avec la
premiиre acception. Mais si on la prend dans la seconde acception, alors le
libre arbitre est dйfini avec le mode qu’il a dans les hommes.
2° Le pouvoir
d’йlire le mal n’entre pas dans la notion de libre arbitre, mais c’est une
consйquence du libre arbitre, lorsqu’il existe dans une nature crййe ayant la
possibilitй de faillir.
3° La volontй
divine a des actes opposйs : non qu’elle veuille une chose et ensuite ne
la veuille pas, ce qui s’opposerait а son immuabilitй ; ni qu’elle puisse
vouloir le bien et le mal, car cela poserait une faillibilitй en Dieu ;
mais parce qu’elle peut vouloir ceci et ne pas le vouloir.
4° Que l’йlection
suive le conseil, qui s’effectue avec enquкte, s’ajoute а l’йlection telle
qu’elle se trouve dans la nature raisonnable, qui prend connaissance de la
vйritй par un processus discursif de la raison ; mais dans la nature
intellectuelle, qui a une rйception simple de la vйritй, l’йlection se trouve
sans enquкte prйcйdente. Et c’est ainsi que l’йlection existe en Dieu. Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le libre
arbitre, suivant saint Augustin, est une facultй de la volontй et de la raison.
Or le mot « facultй » йvoque un pouvoir facile. Puis donc que la
facilitй de la puissance vient de l’habitus — car, selon saint Augustin,
l’habitus est ce qui permet d’agir facilement —, il semble que le libre arbitre
soit un habitus.
2° Parmi les
opйrations, certaines sont morales, d’autres naturelles. Or la facultй qui sert
aux opйrations morales, est un habitus, non une puissance, comme cela est clair
dans le cas des vertus morales. Le libre arbitre, qui implique une facilitй
pour les opйrations naturelles, est donc lui aussi un habitus, non une
puissance.
3° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de la Physique,
si la nature faisait un navire, elle le ferait comme l’art. La facilitй
naturelle est donc de mкme nature que la facilitй qui advient par l’art. Or la
facilitй qui advient par l’art est un certain habitus acquis par des њuvres,
comme on le voit clairement avec les vertus morales, si nous disons advenir par
l’art tout ce qui est fait selon la raison. La facultй ou facilitй naturelle
qu’est le libre arbitre sera donc un certain habitus.
4° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
les habitus nous font agir de telle ou telle faзon, et les puissances nous font
simplement agir. Or l’expression de libre arbitre dйsigne non seulement ce par
quoi nous agissons, mais ce par quoi nous agissons de telle faзon, c’est-а-dire
librement. L’expression de libre arbitre dйsigne donc un habitus.
5° [Le rйpondant] disait que lorsque l’on
dit : « l’habitus nous fait agir de telle ou telle faзon », il
faut comprendre : « bien ou mal ». En
sens contraire : ce qui entre dans la notion d’habitus est commun а
tout habitus. Or bien ou mal agir n’est pas commun а tout habitus, car les
habitus spйculatifs ne se rapportent pas au bien ou au mal, semble-t-il. Bien
ou mal agir n’entre donc pas dans la notion d’habitus.
6° Ce qui est фtй
par le pйchй ne peut кtre une puissance, mais un habitus. Or le libre arbitre
est фtй par le pйchй car, comme dit saint Augustin, « en usant mal de son
libre arbitre, l’homme se perdit et le perdit ». Le libre arbitre est donc
un habitus et non une puissance.
7° [Le rйpondant] disait que la parole de
saint Augustin s’entend de la libertй de la grвce, qui existe par un habitus. En sens contraire : selon saint Augustin,
personne ne mйsuse de l’habitus de la grвce. Le libre arbitre, dont on mйsuse,
ne peut donc кtre compris comme la libertй de la grвce.
8° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est « un habitus de l’esprit qui est libre de
soi-mкme » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Il est plus
facile de passer а l’acte de la connaissance qu’а l’acte de l’opйration. Or il
a йtй donnй а la puissance cognitive un habitus naturel, l’intelligence des
principes, qui est au sommet de la connaissance. А la puissance opйrative ou
motrice a donc aussi йtй donnй quelque habitus naturel. Puis donc que le libre
arbitre semble tenir le plus haut rang parmi les moteurs, il semble qu’il soit
un habitus, ou une puissance perfectionnйe par un habitus.
10° Une puissance
n’est restreinte que par un habitus. Or la volontй et la raison sont
restreintes dans le libre arbitre : en effet, la volontй porte sur les
choses possibles et les impossibles, tandis que le libre arbitre ne porte pas
sur les impossibles ; semblablement, la raison porte sur les choses qui
sont en nous et sur celles qui ne sont pas en nous, tandis que le libre arbitre
porte seulement sur celles qui sont en nous. L’expression de libre arbitre
dйsigne donc un habitus.
11° De mкme que le
nom de puissance dйsigne une chose qui s’ajoute а l’essence, de mкme le nom de
facultй dйsigne une chose qui s’ajoute а la puissance. Or ce qui s’ajoute а la
puissance, c’est l’habitus. Puis donc que le libre arbitre est une facultй, il
semble qu’il soit un habitus.
12° Saint Augustin
dit que le libre arbitre est « un mouvement vital et rationnel de
l’вme ». Or le nom de mouvement dйsigne un acte. Le libre arbitre est donc
un acte et non une puissance.
13° Le jugement,
selon Boиce, est l’acte de celui qui juge. Or l’arbitre est la mкme chose que
le jugement. L’arbitre est donc lui aussi un acte. Or ajouter
« libre » ne le fait pas sortir du genre de l’acte, car on appelle
libres les actes qui sont au pouvoir de l’agent. Le libre arbitre est donc un
acte et non une puissance.
14° Selon saint
Augustin au livre sur la Trinitй, ce
qui dйpasse son sujet est en lui essentiellement, non accidentellement :
par lа, il prouve que l’amour et la connaissance sont dans l’esprit
essentiellement, car l’esprit aime et connaоt non seulement soi-mкme, mais
aussi d’autres choses. Or le libre arbitre s’йtend au-delа du sujet, car l’вme
agit librement sur les choses qui sont au-dehors d’elle. Le libre arbitre est
donc dans l’вme essentiellement ; et ainsi, il n’est pas une puissance,
puisque la puissance s’ajoute а l’essence.
15° Aucune
puissance ne se met elle-mкme en acte. Or le libre arbitre se met en acte quand
il veut. Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.
En sens contraire :
1° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
chap. 5, trois choses sont dans l’вme : la puissance, l’habitus et la
passion. Or le libre arbitre n’est pas une passion, puisqu’il est dans la
partie supйrieure de l’вme, tandis que la passion et la qualitй passible sont
seulement relatives а la partie sensitive ; semblablement, il n’est pas un
habitus, puisqu’il est le sujet de la grвce — en effet, il se rapporte а
la grвce, suivant saint Augustin, comme le cheval au cavalier — alors
qu’un habitus ne peut кtre le sujet d’un autre habitus. Il reste donc que le
libre arbitre est une puissance.
2° Il semble y
avoir cette diffйrence entre la puissance et l’habitus, que la puissance qui a
des objets opposйs est dйterminйe а un seul objet par l’habitus. Or
l’expression de libre arbitre dйsigne une chose ayant des objets opposйs et nullement
dйterminйe а un seul objet. Le libre arbitre est donc une puissance et non un
habitus.
3° Saint Bernard
dit : « Фte le libre arbitre, il n’y a plus rien а sauver. » Or
ce qui est sauvй est l’вme, ou une puissance de l’вme. Puis donc que le libre
arbitre n’est pas l’вme, car il relиve seulement de la partie supйrieure, il
reste qu’il est une puissance.
4° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24 : « Cette puissance de l’вme raisonnable, par laquelle
elle peut vouloir le bien ou le mal en distinguant l’un de l’autre, est appelйe
libre arbitre. » Et ainsi, le libre arbitre est une puissance.
5° Anselme dit
que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй
pour elle-mкme ». Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
L’expression de
libre arbitre, si l’on envisage son sens, dйsigne un acte ; mais le
langage usuel l’a amenйe а signifier ce qui est le principe de l’acte. En
effet, lorsque nous disons que l’homme jouit du libre arbitre, non ne voulons
pas dire qu’il juge librement en acte, mais qu’il a en lui-mкme de quoi pouvoir
juger librement.
Si donc cet
acte de juger librement a en soi quelque chose qui excиde la force de la
puissance, alors l’expression de libre arbitre dйsignera un habitus, ou une
puissance perfectionnйe par un habitus ; ainsi, se mettre en colиre avec
mesure implique une chose qui dйpasse la force de l’irascible, car l’irascible
ne peut par lui-mкme rйfrйner la passion de colиre, а moins d’кtre perfectionnй
par un habitus, grвce auquel la mesure de la raison est imprimйe en lui. Mais
si juger librement n’implique pas en soi une chose qui dйpasse la force de la
puissance, l’expression de libre arbitre dйsignera simplement la
puissance ; ainsi, se mettre en colиre ne dйpasse pas la force de la
puissance irascible, donc son principe propre est la puissance, et non un
habitus.
Or il est avйrй
que l’acte de juger, si l’on n’y ajoute rien, ne passe pas la force de la
puissance, йtant donnй que c’est l’acte d’une puissance — la raison — par sa
nature propre, sans qu’un habitus surajoutй soit requis. Et de mкme, ajouter
« librement » ne dйpasse pas non plus la force de la puissance. Car
on dit qu’une chose se fait librement lorsqu’elle est au pouvoir de celui qui
agit. Or, qu’une chose soit en notre pouvoir, cela est en nous par une
puissance — la volontй — et non par un habitus. Voilа pourquoi l’expression de
libre arbitre ne dйsigne pas un habitus, mais la puissance de volontй ou de
raison, l’une en relation а l’autre. En effet, l’acte d’йlection est produit
ainsi, c’est-а-dire de l’une d’elles en relation а l’autre, suivant la parole
du Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique,
disant que l’йlection est l’appйtit de l’intellectif, ou l’intelligence de
l’appйtitif.
De ce qui prйcиde
ressort aussi le motif pour lequel certains ont prйtendu que le libre arbitre
йtait un habitus. En effet, certains ont affirmй cela а cause de ce qui est
ajoutй par le libre arbitre а la volontй et а la raison, c’est-а-dire la
relation de l’une а l’autre. Mais cela ne peut inclure la notion d’habitus, si
l’on prend le nom d’habitus au sens propre : car l’habitus est une
certaine qualitй, par laquelle la puissance est inclinйe а l’acte. D’autres ont
prйtendu que le libre arbitre йtait une puissance habituelle, au vu de la
facilitй qui nous fait juger librement. Mais cela, comme on l’a dйjа dit,
n’excиde pas la notion de puissance.
Rйponse aux objections :
1° On dit qu’une
chose est facile de deux faзons : d’abord а cause de l’йloignement d’un
empкchement ; ensuite а cause de l’adjonction d’une aide. Ainsi, la
facilitй qui accompagne l’habitus rйsulte de l’adjonction d’une aide, car
l’habitus incline la puissance а l’acte. Or l’expression de libre arbitre ne
dйsigne pas cette facilitй, йtant donnй que, autant qu’il est en lui, le libre
arbitre n’est pas inclinй vers un objet plutфt que vers l’autre ; mais
elle dйsigne la facilitй qui rйsulte de l’йloignement d’un empкchement, parce
que le libre arbitre n’est empкchй dans son opйration propre par aucune
contrainte. Voilа pourquoi saint Augustin a proprement dйsignй le libre arbitre
comme une facultй, non comme une facilitй : car la facultй semble
impliquer qu’une chose est au pouvoir de celui qui a la facultй.
2°
&
3°
Et il faut rйpondre de mкme aux deuxiиme et troisiиme arguments, qui portent
sur la facilitй de l’habitus.
4° Dans l’acte,
on peut considйrer deux mouvements : l’un qui relиve de la notion
d’habitus, comme quand on fait bien ou mal quelque chose ; l’autre qui
relиve de la notion de puissance, comme connaоtre immatйriellement convient а
l’intelligence par la nature mкme de cette puissance. Ainsi, le mode impliquй
dans ce que j’appelle « juger librement », ne relиve pas d’un habitus
ajoutй mais de la puissance mкme de la raison, comme on l’a dit.
5° [La solution
au cinquiиme argument fait dйfaut.]
6° L’homme, en
usant mal du libre arbitre, ne l’a pas perdu totalement, mais а un certain
point de vue : car aprиs le pйchй il ne peut pas кtre sans pйchй, comme il
pouvait l’кtre avant le pйchй.
7° Bien que nul
ne puisse mйsuser de la grвce, on peut cependant mйsuser d’un libre arbitre
ayant la libertй de la grвce, au sens oщ nous mйsusons de ce qui est le
principe du mauvais usage, tel l’habitus ou la puissance. Mais au sens oщ nous
mйsusons d’une chose comme de l’objet de l’usage, il arrive que l’on mйsuse des
vertus et de la grвce, comme cela est clair pour le cas de ceux qui
s’enorgueillissent des vertus.
8° Saint Bernard
prend l’habitus improprement, dans le sens d’une quelconque facilitй.
9° Une puissance
peut avoir besoin d’un habitus pour deux raisons. D’abord, parce que
l’opйration qui doit кtre effectuйe par la puissance excиde la force de la
puissance, bien qu’elle n’excиde pas la force de toute la nature humaine.
Ensuite, parce qu’elle excиde la force de toute la nature humaine. Et de cette
seconde faзon, toutes les puissances de l’вme par lesquelles des actes
mйritoires sont йlicitйs ont besoin d’habitus, qu’elles soient affectives ou
intellectives ; car elles n’ont de pouvoir sur ce genre d’actes que si des
habitus de grвce leur sont ajoutйs.
Mais de la
premiиre faзon, l’intelligence a besoin d’un habitus, йtant donnй qu’elle ne
peut penser une chose sans lui кtre assimilйe par une espиce intelligible. Il
est donc nйcessaire que soient ajoutйes des espиces par lesquelles
l’intelligence passe а l’acte ; or une quelconque ordination des espиces
fait un habitus.
Et pour la mкme
raison, les puissances appйtitives infйrieures, c’est-а-dire l’irascible et le
concupiscible, ont besoin d’habitus pour кtre perfectionnйes par les vertus
morales. En effet, que leurs actes soient rйfrйnйs, cela ne dйpasse pas la
nature humaine, mais cela dйpasse la force des puissances susdites. Il est donc
nйcessaire que ce qui appartient а la puissance supйrieure, c’est-а-dire а la
raison, soit imprimй en elles ; et cette empreinte mкme de la raison dans
les puissances infйrieures accomplit formellement les vertus morales.
Mais la
puissance affective supйrieure n’a pas ainsi besoin d’un habitus, car elle tend
naturellement vers le bien qui lui est connaturel, comme vers son objet propre.
Aussi est-il seulement requis, pour qu’elle veuille le bien, que celui-ci lui
soit montrй par la puissance cognitive. Voilа pourquoi les philosophes n’ont
pas posй d’habitus dans la volontй, ni naturel ni acquis ; mais pour
diriger dans le domaine opйratif, ils ont posй la prudence dans la raison, et
la tempйrance, la force et les autres vertus morales dans l’irascible et le
concupiscible. Selon les thйologiens, en revanche, on pose dans la volontй
l’habitus de charitй pour les actes mйritoires.
10° Cette
restriction de la raison et de la volontй ne se fait pas par un habitus ajoutй,
mais par la relation d’une puissance а l’autre.
11° La facultй qui
opиre par l’inclination d’un habitus, ajoute а la puissance une chose qui est
d’une autre nature, c’est-а-dire l’habitus ; mais la facultй qui opиre par
йloignement de la contrainte, ajoute а la puissance une raison dйterminйe,
appartenant cependant а la nature mкme de la puissance ; comme la
diffйrence, qui est ajoutйe au genre, appartient а la nature de l’espиce.
12° Saint Augustin
dйfinit le libre arbitre par son acte propre, йtant donnй que les puissances
sont connues par leurs actes ; cette prйdication n’est donc pas
essentielle mais causale.
13° Bien qu’en
propriйtй de termes l’expression de libre arbitre dйsigne un acte, cependant le
langage usuel l’a transfйrйe а signifier le principe de l’acte.
14° La
connaissance et l’amour peuvent se rapporter а l’esprit de deux faзons. D’abord
comme а l’aimant et au connaissant ; et dans ce cas, ils ne dйpassent pas
l’esprit, et ne s’йcartent pas de la ressemblance des autres accidents.
Ensuite, ils peuvent se rapporter а l’esprit comme а l’aimй et au connu ;
et dans ce cas, ils dйpassent l’esprit, car l’esprit aime et connaоt non
seulement soi-mкme, mais aussi les autres choses ; et ainsi, ils
s’йcartent de la ressemblance des autres accidents. Car les autres accidents,
dans le rapport qu’ils ont au sujet, ne se rapportent pas а quelque chose
d’extйrieur ; mais c’est en agissant qu’ils se rapportent а l’extйrieur,
et en inhйrant qu’ils se rapportent au sujet. Mais l’amour et la connaissance
se rapportent de quelque unique faзon au sujet et aux choses extйrieures ;
quoiqu’il y ait un mode par lequel ils se rapportent seulement au sujet. Ainsi
donc, il n’est pas nйcessaire que l’amour et la connaissance soient essentiels
а l’esprit, sauf lorsque l’esprit est connu et aimй dans son essence.
15° [Dans
certaines йditions seulement.] Cet argument vaut pour la puissance passive
d’exister — telle la matiиre prime —, qui ne se met pas elle-mкme en
acte ; mais il ne vaut pas pour la puissance opйrative — tel le libre
arbitre —, qui est amenйe а l’acte par l’objet. Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?
Objections :
Il semble qu’il
soit plusieurs puissances.
1° Comme dit
saint Augustin, le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison.
Or la raison et la volontй sont des puissances diffйrentes. Le libre arbitre se
rattache donc а diffйrentes puissances.
2° Les puissances
sont connues par les actes. Or les actes de diverses puissances sont attribuйs
au libre arbitre ; en effet, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme
livre, а propos du libre arbitre, « les deux solutions dйpendent de
nous : s’йbranler ou non, se remuer ou non, dйsirer ou non, etc. »,
toutes choses dont il est certain qu’elles relиvent de plusieurs puissances. Le
libre arbitre est donc plusieurs puissances.
3° Boиce dit au livre
sur la Consolation : « Le
libre arbitre est dans les substances divines » — c’est-а-dire dans les
anges — « par ceci qu’il y a en eux un jugement pйnйtrant et une volontй
intиgre. » Or la pйnйtration du jugement relиve de la raison. Le libre
arbitre inclut donc en soi la volontй et la raison ; et ainsi, le libre
arbitre est plusieurs puissances.
4° [Le rйpondant] disait que c’est une
puissance unique ayant la vertu de deux. En sens
contraire : de mкme que l’on trouve dans la partie supйrieure de
l’вme une puissance cognitive et une puissance affective, de mкme aussi dans la
partie infйrieure. Or dans la partie infйrieure, il n’y a pas de puissance qui
ait en soi la vertu de la cognitive et de l’affective. Donc dans la partie
supйrieure non plus.
5° Boиce dit au
livre sur la Consolation de la
philosophie que « la suprкme servitude, c’est quand les esprits
humains livrйs aux vices sont bientфt obscurcis dans le nuage de la science et
troublйs par des affections dangereuses ». Or la servitude dont il est parlй
ici, est contraire au libre arbitre. Le libre arbitre inclut donc en soi la
raison et la volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
En sens contraire :
1° L’homme est
appelй un microcosme, en tant que la ressemblance du macrocosme se trouve en
lui. Or, dans le macrocosme, on ne trouve pas deux natures extrкmes sans une
intermйdiaire. Donc, dans l’homme non plus, on ne trouve pas deux puissances
extrкmes sans une intermйdiaire. Or il se rencontre en l’homme une puissance qui
tend toujours vers le bien : la syndйrиse ; et une autre quasiment
opposйe а celle-ci, et qui incline toujours vers le mal : la sensualitй.
Il se rencontre donc une puissance qui se rapporte au bien et au mal, et c’est
le libre arbitre. Et ainsi, il semble que le libre arbitre soit une puissance
unique.
Rйponse :
Deux
considйrations ont poussй certains а poser que le libre arbitre йtait plusieurs
puissances. А l’origine de la premiиre, il y avait le constat que, par le libre
arbitre, nous avons un pouvoir sur les actes de toutes les puissances ;
c’est pourquoi ils posaient que le libre arbitre йtait comme un tout universel
pour toutes les puissances. Mais cela n’est pas possible, car alors il
s’ensuivrait qu’il y a en nous de nombreux libres arbitres, а cause de la
multitude des puissances ; en effet, plusieurs hommes sont plusieurs кtres
vivants. Et la raison susdite ne nous contraint pas а poser cela ; car
tous les actes des diverses puissances ne se rapportent au libre arbitre que
moyennant un acte unique, celui d’йlire : en effet, nous nous mouvons par
le libre arbitre dans la mesure oщ, par le libre arbitre, nous йlisons de nous
mouvoir, et de mкme pour les autres actes. Cela ne montre donc pas que le libre
arbitre est plusieurs puissances, mais qu’il est une puissance unique mouvant
par sa vertu diverses puissances.
Mais une autre
considйration poussait certains autres а poser la pluralitй des puissances dans
le libre arbitre. Ils partaient du constat que des choses relevant de diverses
puissances se rencontraient dans l’acte du libre arbitre : le jugement,
qui appartient а la raison, et l’appйtit, qui appartient а la volontй. De lа,
il prйtendirent que le libre arbitre rassemblait en lui-mкme plusieurs
puissances а la faзon dont le tout intйgral contient ses parties. Mais cela est
impossible. En effet, puisque l’acte qui est attribuй au libre arbitre est un
acte spйcial unique, celui d’йlire, il ne peut йmaner immйdiatement de deux
puissances ; mais il йmane de l’une immйdiatement, et de l’autre mйdiatement,
c’est-а-dire en tant que ce qui appartient а la premiиre puissance est laissй
dans la seconde. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance unique.
Rйponse aux objections :
1° Saint Augustin
dit que le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, parce
l’homme est ordonnй а l’acte du libre arbitre par l’une et l’autre puissance,
quoique non immйdiatement.
2° Le libre
arbitre n’est ordonnй aux actes des diverses puissances que moyennant son
unique acte propre, comme on l’a dit.
3° Boиce attribue
au libre arbitre ce qui appartient а diverses puissances, en tant que l’homme
est ordonnй а l’acte du libre arbitre а travers diffйrentes puissances, comme
on l’a dit.
4° Dans la partie
irrationnelle et infйrieure de l’вme, il y a seulement une simple apprйhension
par la partie cognitive, et non une autre confrontation ou ordination, comme
c’est dйjа le cas dans la partie apprйhensive rationnelle. Voilа pourquoi, dans
la partie sensitive, l’appйtit se porte simplement vers l’objet, sans qu’aucun
ordre soit laissй par l’apprйhensive dans l’appйtitive. Aussi n’y a-t-il dans
la partie sensitive aucune puissance qui comprenne en soi en quelque faзon
l’apprйhensive et l’appйtitive, comme c’est le cas dans la partie rationnelle.
5° Il faut
rйpondre comme au quatriиme argument. Article 6 : Le libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ?
Objections :
Il semble qu’il
soit une autre puissance.
1° Ce qui est
prйdiquй d’une chose essentiellement, ne doit pas кtre posй obliquement dans sa
dйfinition, comme « animal » ne doit pas кtre posй obliquement dans
la dйfinition de l’homme. Or la raison et la volontй sont posйs obliquement
dans la dйfinition du libre arbitre ; en effet, elle est appelйe « facultй
de la volontй et de la raison ». Le libre arbitre n’est donc pas la raison
ou la volontй, mais une puissance autre que ces deux.
2° Les
diffйrences des puissances sont connues par les diffйrences des actes. Or
йlire, qui est l’acte du libre arbitre, diffиre de vouloir, qui est l’acte de
la volontй, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Le libre arbitre est donc une
puissance autre que la volontй.
3° Dans
l’expression de libre arbitre, l’arbitre est posй dans l’abstrait, mais la libertй
dans le concret. Or l’arbitre appartient а la raison, la libertй а la volontй.
Ce qui appartient а la raison convient donc essentiellement au libre arbitre,
tandis que ce qui appartient а la volontй lui convient pour ainsi dire
dйnominativement et actuellement ; et ainsi, le libre arbitre semble кtre
la raison plutфt que la volontй.
4° Selon saint
Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, nous sommes douйs de libre arbitre
dans la mesure oщ nous sommes raisonnables. Or nous sommes raisonnables dans la
mesure oщ nous avons la raison. Nous sommes donc douйs de libre arbitre dans la
mesure oщ nous avons la raison ; et de la sorte, il semble que le libre
arbitre soit la raison.
5° L’ordre des
puissances dйpend de l’ordre des habitus. Or l’acte de la foi, qui est un
habitus de la raison, est formй par la charitй, qui est un habitus de la
volontй. Un acte de la raison est donc formй par la volontй, et non l’inverse.
Et de la sorte, si l’acte du libre arbitre appartient aux deux puissances que
sont la volontй et la raison, а l’une comme а celle qui йlicite, et а l’autre
comme celle qui forme, il semble qu’il appartienne а la raison comme а celle
qui йlicite ; et ainsi, le libre arbitre est essentiellement la raison, et
par consйquent il est une autre puissance que la volontй.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au troisiиme livre, chap. 14 : « Le libre arbitre
n’est rien d’autre que la volontй. »
2° Le Philosophe
dit au troisiиme livre de l’Йthique
que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or l’йlection est
l’acte du libre arbitre. Le libre arbitre est donc la puissance appйtitive. Or
elle n’est pas l’appйtit infйrieur, qui se divise en irascible et
concupiscible, car dans ce cas les bкtes auraient le libre arbitre. Elle est donc
l’appйtit supйrieur ; et celui-ci est la volontй, suivant le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme. Le libre
arbitre est donc la volontй.
Rйponse :
Certains
prйtendent que le libre arbitre est une troisiиme puissance, autre que la
volontй et que la raison, parce qu’il voient que l’acte du libre arbitre —
йlire — est diffйrent а la fois de l’acte de la simple volontй et de l’acte de
la raison. Car l’acte de la raison consiste dans la seule connaissance, la
volontй a son acte relativement au bien qui est fin, et le libre arbitre
relativement au bien qui est moyen. Donc, de mкme que le bien qui est moyen
rйsulte de la notion de fin, et que l’appйtit du bien rйsulte de la
connaissance, de mкme ils disent que, d’une certaine faзon, par un ordre
naturel, la volontй procиde de la raison, et que de ces deux procиde une
troisiиme puissance qui est le libre arbitre. Mais cela ne peut pas se soutenir
convenablement. En effet, l’objet et ce qui est la raison de l’objet relиvent
de la mкme puissance, comme la couleur et la lumiиre relиvent de la vue. Or
toute la raison de l’appйtibilitй du moyen, en tant que tel, est la fin. Il est
donc impossible que rechercher la fin relиve d’une autre puissance que
rechercher le moyen. Et cette diffйrence entre la fin, qui est recherchйe dans
l’absolu, et le moyen, qui est recherchй en relation а autre chose, ne peut
induire une distinction des puissances appйtitives. Car l’ordination de l’un а
l’autre n’est pas par soi dans l’appйtit, mais par autre chose, c’est-а-dire
par la raison, а laquelle il appartient d’ordonner et de confronter ; elle
ne peut donc кtre une diffйrence spйcifique constituant une espиce de
l’appйtit.
Quant а savoir
si йlire est un acte de la raison ou de la volontй, le Philosophe semble
laisser cela dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique ; supposant toutefois que c’est en quelque faзon une
vertu des deux, il dit que l’йlection est soit l’intelligence de l’appйtitif,
soit l’appйtit de l’intellectif. En revanche, il dit au troisiиme livre de l’Йthique que c’est un appйtit,
dйfinissant l’йlection comme le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or, que
cela soit vrai, et l’objet lui-mкme en fournit la preuve — car de mкme que le
dйlectable et l’honnкte, qui incluent la notion de fin, sont objets de la puissance
appйtitive, de mкme aussi le bien utile, qui est proprement йlu —, et le nom le
fait voir clairement : car le libre arbitre, comme on l’a dit, est la
puissance par laquelle l’homme peut juger librement. Or, si une chose est
appelйe principe de ce qu’un acte est fait d’une certaine faзon, il n’est pas
nйcessaire qu’elle soit purement et simplement le principe de cet acte, mais
l’on signifie qu’elle en est le principe d’une certaine faзon ; de mкme,
en disant que la grammaire est la science du parler correct, on ne dit pas
qu’elle est purement et simplement le principe de la parole, car l’homme peut
parler sans la grammaire, mais qu’elle est le principe de la correction dans la
parole. Ainsi йgalement, « la puissance qui nous fait juger librement »
ne s’entend pas de celle qui nous fait purement et simplement juger, ce qui
appartient а la raison, mais de celle qui donne la libertй lorsqu’on juge, ce
qui appartient а la volontй. C’est pourquoi le libre arbitre est la volontй
elle-mкme ; et il ne renvoie pas а celle-ci dans l’absolu, mais
relativement а un acte d’elle, celui d’йlire.
Rйponse aux objections :
1° L’expression
de libre arbitre ne dйsigne pas la volontй dans l’absolu mais en relation а la
raison ; c’est pourquoi, pour signifier cela, la volontй et la raison sont
posйs obliquement dans la dйfinition du libre arbitre.
2° Bien qu’йlire
soit un autre acte que vouloir, cependant cette diffйrence ne peut induire une
distinction des puissances.
3° Bien que le
jugement appartienne а la raison, cependant la libertй dans le jugement
appartient immйdiatement а la volontй.
4° Nous sommes
appelйs raisonnables non seulement d’aprиs la puissance de la raison, mais
aussi d’aprиs l’вme raisonnable, dont la volontй est une puissance ; et
c’est dans la mesure oщ nous sommes ainsi raisonnables que nous sommes dits
douйs de libre arbitre. Cependant, si le terme « raisonnables » йtait
pris de la puissance de la raison, la citation en question signifierait que la
raison est l’origine premiиre du libre arbitre, mais non le principe immйdiat
de l’йlection.
5° La volontй
meut d’une certaine faзon la raison en commandant son acte, et la raison meut
la volontй en lui proposant son objet, qui est la fin, et de lа vient que l’une
et l’autre des deux puissances peut en quelque faзon кtre formйe par l’autre. Article 7 : Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй dans le bien ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La nature
spirituelle est plus noble que la corporelle. Or il convient а quelque nature
corporelle, telle la nature de corps cйleste, qu’aucun dйsordre ne puisse
exister dans son mouvement. Donc а bien plus forte raison peut-il exister une
nature crййe spirituelle, capable de libre arbitre, dans les mouvements de
laquelle aucun dйsordre ne puisse exister naturellement ; et cela, c’est
кtre impeccable, ou кtre confirmй dans le bien.
2° [Le rйpondant] disait qu’il appartient а
la noblesse de la crйature spirituelle de pouvoir mйriter ; ce qui serait
impossible, si elle ne pouvait pas pйcher et ne pas pйcher. En sens contraire : pouvoir mйriter convient а
une crйature spirituelle en ceci qu’elle a la maоtrise de son acte. Or, si elle
ne pouvait faire que de bons actes, la maоtrise de son acte lui demeurerait
nйanmoins : en effet, elle pourrait faire ou ne pas faire quelque bien
sans tomber dans le mal, ou du moins choisir entre le bien et le meilleur. Il
n’est donc pas requis, pour mйriter, que l’on puisse pйcher.
3° Le libre
arbitre, par lequel nous mйritons avec le secours de la grвce, est une
puissance active. Or faillir n’entre pas dans la notion de puissance active. La
crйature spirituelle peut donc avoir une puissance pour mйriter, si elle est
naturellement impeccable.
4° Anselme dit
que le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. Or
la libertй est la raison pour laquelle l’homme est capable de mйrite. Si donc
l’on фte la puissance de pйcher, il restera encore а l’homme la puissance de
mйriter.
5° Selon saint
Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne, la raison pour laquelle la crйature
est variable quant au libre arbitre est qu’elle vient du nйant. Or, pour la
crйature, pouvoir tomber dans le nйant s’ensuit plus immйdiatement de ce
qu’elle vient du nйant que pouvoir faire le mal. Or on trouve une crйature qui
est naturellement incorruptible, comme l’вme et les corps cйlestes. On peut
donc а bien plus forte raison trouver une crйature spirituelle qui soit
naturellement impeccable.
6° Ce que Dieu
fait en l’un, il peut le faire en d’autres. Or Dieu donne а la crйature
spirituelle de tendre si immuablement par sa nature vers quelque bien, а savoir
la fйlicitй, qu’elle ne peut nullement tendre vers le contraire. Donc, pour la
mкme raison, il pourrait confйrer а une crйature le privilиge de rechercher
naturellement tout bien de telle faзon qu’elle ne puisse aucunement кtre
inclinйe au mal.
7° Dieu йtant le
souverain bien, il se communique souverainement ; tout ce dont la crйature
est capable est donc communiquй а la crйature. Or la crйature est capable de
cette perfection qu’est la confirmation dans le bien, ou l’impeccabilitй ;
et on le voit clairement, car cela est concйdй par grвce а quelques crйatures.
Quelque crйature est donc naturellement impeccable, ou confirmйe dans le bien.
8° La substance
est le principe de la vertu, et la vertu est le principe de l’opйration. Or
quelque crйature est naturellement immuable quant а la substance. Il peut donc
exister quelque crйature naturellement immuable quant а l’opйration, en sorte
qu’elle soit naturellement impeccable.
9° Ce qui
convient а la crйature en raison du principe par lequel elle existe, lui
convient plus essentiellement que ce qui lui convient en raison du principe
dont elle provient ; car l’effet reзoit la ressemblance de la cause par
laquelle il est, mais il a une opposition а ce dont il provient : les
opposйs proviennent des opposйs, comme le blanc du noir. Or la confirmation
dans le bien convient а quelque crйature par Dieu, par lequel elle existe. On
doit donc dire que la confirmation dans le bien lui est bien plus naturelle que
le pouvoir de pйcher, qui lui convient en tant qu’elle provient du nйant.
10° La fйlicitй
civile a une immuabilitй. Or l’homme peut par ses principes naturels parvenir а
la fйlicitй civile. Il peut donc avoir naturellement l’immuabilitй dans le
bien.
11° Ce que l’on a
par nature, est immuable. Or l’homme recherche le bien naturellement. Et donc
immuablement.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit que si la crйature raisonnable peut кtre inflйchie vers le mal
dans son йlection, c’est parce qu’elle vient du nйant. Or il ne peut exister de
crйature qui ne vienne du nйant. Il ne peut donc exister de crйature dont le
libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien.
2° Une propriйtй
de la nature supйrieure ne peut convenir naturellement а la nature infйrieure,
que si celle-ci se convertit en la nature supйrieure ; par exemple, il ne
peut se faire que l’eau soit naturellement chaude, que si elle se convertit en
la nature du feu ou de l’air. Or, avoir une bontй indйfectible est une
propriйtй de la nature divine. Il est donc impossible que cela convienne
naturellement а une autre nature, а moins que celle-ci ne se convertisse en la
nature divine, ce qui est impossible.
3° Le libre
arbitre ne se trouve en aucune crйature autre que l’ange et l’homme. Or tant
l’ange que l’homme a pйchй. Aucune crйature n’a donc son libre arbitre
naturellement confirmй dans le bien.
4° Aucune
crйature raisonnable n’est empкchйe d’obtenir la bйatitude, si ce n’est en
raison du pйchй. Si donc une crйature raisonnable йtait naturellement
impeccable, elle pourrait parvenir а la bйatitude sans la grвce par ses simples
principes naturels ; ce qui ressemble fort а l’hйrйsie pйlagienne.
Rйponse :
Il n’existe ni
ne peut exister aucune crйature dont le libre arbitre soit naturellement
confirmй dans le bien en sorte qu’il lui convienne par ses seuls principes
naturels de ne pouvoir pйcher. Et en voici la raison.
Le dйfaut de
l’action est causй par un dйfaut des principes d’action ; par consйquent,
s’il existe un кtre en lequel les principes d’action ne peuvent ni faillir en
eux-mкmes, ni кtre empкchйs par quelque chose d’extйrieur, alors il est
impossible que l’action de cet кtre dйfaille, comme cela est clair pour les
mouvements des corps cйlestes. Mais la dйfaillance dans les actions est
possible pour les кtres en lesquels les principes de l’agir peuvent faillir ou
кtre empкchйs, comme on le voit dans le cas des кtres sujets а la gйnйration et
а la corruption, qui, en raison de leur transmutabilitй, ont un dйfaut dans
leurs principes actifs, et de lа proviennent leurs actions dйficientes ;
et c’est pourquoi le pйchй se produit frйquemment dans les opйrations de la
nature, les enfantements monstrueux en sont la preuve. Car le pйchй n’est rien
d’autre — que ce terme soit employй pour les rйalitйs naturelles, artificielles
ou volontaires — que le dйfaut ou le dйsordre de l’action propre, lorsqu’une
chose est faite non comme elle doit l’кtre, ainsi qu’on le voit clairement au
deuxiиme livre de la Physique.
Or, dans
l’agir, la nature raisonnable douйe de libre arbitre est diffйrente de toute
autre nature. En effet, une autre nature est ordonnйe а quelque bien
particulier, et ses actions sont dйterminйes relativement а ce bien ;
tandis que la nature raisonnable est simplement ordonnйe au bien. Car de mкme
que le vrai dans l’absolu est l’objet de l’intelligence, de mкme aussi le bien
dans l’absolu est l’objet de la volontй ; et de lа vient que la volontй
s’йtend au principe universel des biens, auquel nul autre appйtit ne peut
parvenir. Et c’est pourquoi la crйature raisonnable n’a pas des actions
dйterminйes, mais se comporte avec une certaine indiffйrence envers les actions
matйrielles.
Or, toute
action vient de l’agent sous l’aspect d’une certaine ressemblance : ainsi
le chaud chauffe-t-il ; si donc il y a un agent qui est ordonnй dans son
action а quelque bien particulier, il est nйcessaire, pour que son action soit
naturellement indйfectible, que la notion de ce bien soit en lui naturellement et
immuablement ; par exemple, si une chaleur immuable est naturellement dans
un corps, il chauffe immuablement. Et c’est pourquoi la nature raisonnable, qui
est ordonnйe au bien dans l’absolu par des actions variйes, ne peut avoir
naturellement des actions qui ne s’йcartent pas du bien, que si la notion de
bien universel et parfait est en elle naturellement et immuablement ; ce
qui, assurйment, ne peut exister que par la nature divine. Car Dieu seul est
l’acte pur ne recevant le mйlange d’aucune puissance, et par suite, il est la
bontй pure et absolue. Mais une crйature quelconque, puisqu’elle a dans sa
nature un mйlange de puissance, est un bien particulier ; et ce mйlange de
puissance lui advient parce qu’elle est tirйe du nйant. D’oщ il suit que, parmi
les natures raisonnables, seul Dieu a un libre arbitre naturellement impeccable
et confirmй dans le bien, tandis que cela ne peut exister dans la crйature,
parce qu’elle vient du nйant, comme disent saint Jean Damascиne et saint
Grйgoire de Nysse ; et tel est le bien particulier en lequel se fonde la
notion de mal, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins.
Rйponse aux objections :
1° Les crйatures
corporelles, comme on l’a dit, sont ordonnйes а quelque bien particulier par
des actions dйterminйes. Voilа pourquoi, pour que l’erreur et le pйchй soient
naturellement absents de leurs actions, il suffit qu’elles soient par leur
nature affermies dans quelque bien particulier ; ce qui ne suffit pas pour
des natures spirituelles ordonnйes au bien dans l’absolu, comme on l’a dit.
2° Кtre
naturellement impeccable et avoir la maоtrise de son acte ne sont pas opposйs,
puisque les deux conviennent а Dieu ; mais le premier s’oppose au second
dans une nature crййe, qui est un bien particulier : en effet, aucune
crйature ayant des actions dйterminйes ordonnйes а un bien particulier ne peut
avoir la maоtrise de son acte.
3° Bien que
faillir n’entre pas dans la notion de puissance active, cependant кtre
faillible entre dans la notion de la puissance active qui n’a pas en elle-mкme
pour son action des principes suffisants et immuables.
4° Bien que
pouvoir pйcher ne soit pas une partie de la libertй de l’arbitre, cependant
cela accompagne la libertй dans la nature crййe.
5° C’est par
autre chose que la crйature obtient un кtre dйterminй et particulier. Par
consйquent, la crйature peut avoir un кtre stable et immuable, bien que la
notion de bien absolu et parfait ne se trouve pas en elle naturellement. En
revanche, c’est par ses actions qu’elle est ordonnable au bien dans l’absolu ;
voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
6° Tout esprit
raisonnable recherche naturellement la fйlicitй de faзon indйterminйe et en
gйnйral, et а cet йgard il ne peut faillir ; mais de faзon particuliиre,
il n’y a pas de mouvement dйterminй de la volontй de la crйature pour chercher
la fйlicitй en ceci ou cela. Et ainsi, quelqu’un peut pйcher en recherchant la
fйlicitй, s’il la cherche lа oщ il ne doit pas la chercher, comme celui qui
cherche la fйlicitй dans les plaisirs ; et il en est ainsi а l’йgard de
tous les biens : car rien n’est recherchй que sous l’aspect du bien, comme
dit Denys. Et la raison en est, qu’il y a naturellement dans l’esprit l’appйtit
du bien, mais non de tel ou tel bien ; c’est pourquoi en cela, le pйchй
peut survenir.
7° La crйature
est capable d’impeccabilitй, mais non en sorte qu’elle l’ait
naturellement ; l’argument n’est donc pas concluant.
8° L’opйration
droite procйdant du libre arbitre n’a pas pour principe la seule substance, ni
la vertu ou la puissance ; mais elle requiert une application convenable
de la volontй а des choses qui sont au-dehors, comme la fin et d’autres choses
de ce genre. Voilа pourquoi, alors qu’il n’existe aucun dйfaut dans la
substance de l’вme ou dans la nature du libre arbitre, il peut s’ensuivre un
dйfaut dans son action. L’impeccabilitй naturelle ne peut donc pas se dйduire
de l’immuabilitй naturelle de la substance.
9° Dieu est la
cause de la crйature non seulement quant а ses principes naturels, mais aussi
quant а ses perfections ajoutйes. Il n’est donc pas nйcessaire que tout ce que
la crйature tient de Dieu lui soit naturel, mais seulement ce que Dieu lui a
donnй en instituant sa nature ; et la confirmation dans le bien n’est pas
de ce genre.
10° Puisque la
fйlicitй civile n’est pas la fйlicitй au plein sens du terme, elle n’a pas
l’immuabilitй au plein sens du terme ; mais elle est appelйe immuable,
parce qu’elle n’est pas facilement renversйe. Cependant, si la fйlicitй civile
йtait immuable au plein sens du terme, il ne s’ensuivrait pas que le libre
arbitre soit naturellement confirmй dans le bien. Car nous n’appelons pas
naturel ce qui peut кtre acquis par les principes naturels — de cette faзon,
les vertus politiques peuvent кtre appelйes naturelles — mais ce qui rйsulte
d’une nйcessitй des principes de la nature.
11° Bien que
l’homme recherche naturellement le bien en gйnйral, cependant il ne le
recherche pas naturellement de maniиre spйciale, comme on l’a dit ; et
c’est de ce cфtй que survient le pйchй et le dйfaut. Article 8 : Le libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don de la grвce ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La grвce, en
advenant а la nature, ne la dйtruit pas. Puis donc que le pouvoir d’кtre
inflйchi vers le mal se trouve naturellement dans le libre arbitre de la
crйature, il semble que cela ne puisse pas lui кtre фtй par la grвce.
2° Il est au
pouvoir du libre arbitre d’user ou non de la grвce, car le libre arbitre ne
peut pas кtre contraint par la grвce. Or, si le libre arbitre n’use pas de la
grвce versйe en lui, il tombe dans le mal. Aucune grвce ne peut donc, en
advenant, confirmer le libre arbitre dans le bien.
3° Le libre
arbitre a la maоtrise de son acte. Or, user de la grвce est un certain acte du
libre arbitre. User ou ne pas user est donc au pouvoir du libre arbitre ;
et ainsi, il ne peut pas кtre confirmй par la grвce.
4° La flexibilitй
vers le mal est dans le libre arbitre de la crйature parce qu’elle vient du
nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Or aucune grвce ne peut фter а la
crйature le fait de venir du nйant. Aucune grвce ne pourra donc confirmer le
libre arbitre dans le bien.
5° Saint Bernard
dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu, et qu’il ne reзoit
accroissement ni de la justice ni de la grвce, ni, de la faute,
amoindrissement. Or la confirmation dans le bien, en advenant au libre arbitre,
augmente celui-ci : car, suivant saint Augustin, « dans les grandeurs
non matйrielles, c’est une mкme chose d’кtre plus grand et d’кtre meilleur ».
Le libre arbitre ne peut donc pas кtre confirmй dans le bien par la grвce.
6° Comme il est
dit au livre des Causes, « ce
qui est en quelque chose, y existe avec le mode de ce en quoi il est ». Or
le libre arbitre, par sa nature, peut se mouvoir vers le bien et le mal. La
grвce qui lui advient est donc reзue en lui de telle faзon qu’il puisse se
mouvoir vers le bien et le mal. Et ainsi, il semble qu’elle ne puisse pas le
confirmer dans le bien.
7° Tout ce que
Dieu ajoute а la crйature, il pourrait, semble-t-il, le lui confйrer au premier
temps de sa crйation. Si donc le libre arbitre peut кtre confirmй par une grвce
surajoutйe, il pourrait кtre confirmй par quelque don fait а la crйature
spirituelle elle-mкme au moment de la crйation de sa nature ; et ainsi,
elle serait naturellement confirmйe dans le bien ; ce qui est impossible,
comme on l’a dit. Elle ne peut donc pas кtre confirmйe par grвce.
En sens contraire :
1° Les saints qui
sont dans la patrie sont confirmйs dans le bien, en sorte que dйsormais ils ne
peuvent plus pйcher ; sinon ils ne seraient pas sыrs de leur bйatitude, ni
par consйquent bienheureux. Or cette confirmation n’est pas en eux par nature,
comme on l’a dit. Elle est donc par grвce. Et ainsi, le libre arbitre peut кtre
confirmй par un don de la grвce.
2° De mкme que le
libre arbitre de l’homme doit а sa nature de pouvoir кtre inflйchi vers le mal,
de mкme le corps humain doit а sa nature d’кtre corruptible. Or le corps
humain, par le don de la grвce, est rendu incorruptible ;
1 Cor. 15, 53 : « Il faut que ce corps corruptible
revкte l’incorruptibilitй. » Le libre arbitre peut donc кtre confirmй dans
le bien par la grвce.
Rйponse :
Sur cette
question, Origиne s’est trompй : il voulait en effet que le libre arbitre
de la crйature ne fыt en aucune maniиre confirmй dans le bien, pas mкme chez
les bienheureux, sauf dans le Christ, а cause de son union au Verbe. Et cette
erreur le contraignait а poser que la bйatitude des saints et des anges n’йtait
pas perpйtuelle, mais devait finir un jour ; or il s’ensuit qu’elle n’est
pas vйritable, puisque l’immuabilitй et la sйcuritй entrent dans la notion de
la bйatitude. Voilа pourquoi, а cause de cet inconvйnient qui en rйsulte, sa
position doit кtre entiиrement rйprouvйe.
Il faut donc
affirmer sans rйserve que le libre arbitre peut кtre confirmй dans le bien par
la grвce. Et cela ressort de la considйration suivante. Si le libre arbitre de
la crйature ne peut pas кtre naturellement confirmй dans le bien, c’est parce
qu’il n’a pas dans sa nature la notion du bien parfait et absolu, mais d’un
certain bien particulier ; or, а ce bien parfait et absolu, qui est Dieu,
le libre arbitre est uni par la grвce. Par consйquent, si l’union devient
parfaite, en sorte que Dieu soit lui-mкme pour le libre arbitre toute la cause
de l’agir, il ne pourra pas кtre inflйchi vers le mal. Et cela se produit
assurйment en quelques-uns, principalement chez les bienheureux ; et en
voici la preuve.
La volontй tend
naturellement vers le bien comme vers son objet ; et si elle tend parfois
vers le mal, cela n’a lieu que parce que le mal lui est prйsentй sous l’aspect
du bien. En effet, le mal est involontaire, comme dit Denys au quatriиme
chapitre des Noms divins. Le pйchй,
c’est-а-dire rechercher le mal, ne peut donc exister dans le mouvement de la
volontй que si dans la puissance apprйhensive prйexiste un dйfaut а cause
duquel le mal lui est proposй comme un bien. Or ce dйfaut dans la raison peut
survenir de deux faзons.
D’abord par la
raison elle-mкme : en effet, il y a en elle naturellement et immuablement,
sans erreur, la connaissance du bien en gйnйral — tant du bien qui est fin que
du bien qui est moyen — mais non en particulier, et sur ce point elle peut se
tromper, en estimant comme une fin ce qui n’en est pas une, ou comme utile pour
la fin ce qui n’est pas utile. Et c’est pourquoi la volontй recherche
naturellement le bien qui est fin, c’est-а-dire la fйlicitй en gйnйral, et
semblablement le bien qui est moyen, car chacun recherche naturellement son
utilitй ; mais c’est en recherchant telle ou telle fin, ou en йlisant
telle ou telle chose utile, que survient un pйchй de la volontй.
Ensuite, la
raison dйfaille par quelque chose d’extйrieur, lorsque, а cause des puissances
infйrieures qui sont mues intensйment vers quelque chose, l’acte de la raison
est interrompu, de sorte qu’elle ne propose pas clairement ni fermement а la
volontй son jugement sur le bien ; comme lorsque quelqu’un a une
estimation droite de la chastetй а garder, mais, par convoitise de ce qui peut
dйlecter, recherche le contraire de la chastetй, а cause de ce que le jugement
de la raison est en quelque sorte liй par la convoitise, comme dit le
Philosophe au septiиme livre de l’Йthique.
Or, ces dйfauts
seront l’un et l’autre totalement фtйs aux bienheureux par leur union а Dieu.
Car, voyant l’essence divine, ils connaоtront que Dieu mкme est la fin qui doit
кtre souverainement aimйe ; ils sauront aussi de faзon particuliиre tout
ce qui unit а lui et tout ce qui sйpare de lui, connaissant Dieu non seulement
en soi, mais aussi en tant qu’il est la raison des autres choses ; et
l’esprit sera tellement fortifiй par cette clartй de la connaissance, qu’aucun
mouvement ne pourra s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre la
rиgle de la raison. Par consйquent, de mкme que nous recherchons maintenant de
faзon immuable le bien en gйnйral, de mкme les esprits des bienheureux
recherchent immuablement de faзon particuliиre le bien convenable ; et il
y aura en eux, au-dessus de l’inclination naturelle de la volontй, une charitй
parfaite les attachant totalement а Dieu. En aucune faзon le pйchй ne pourra
donc survenir en eux, et ainsi, ils seront confirmйs par la grвce.
Rйponse aux objections :
1° C’est а cause
de l’imperfection de la nature crййe que celle-ci peut кtre inflйchie vers le
mal ; et la grвce qui confirme dans le bien фte cette imperfection en
perfectionnant la nature, comme la lumiиre qui advient а l’air фte son
obscuritй, qu’il a naturellement sans la lumiиre.
2° Il est au
pouvoir du libre arbitre de ne pas user d’un habitus ; cependant, ne pas
user d’un habitus, cela mкme peut lui кtre proposй sous l’aspect du bien ;
ce qui, entendu de la grвce, ne peut avoir lieu chez les bienheureux, comme on
l’a dit.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Parce que le
libre arbitre vient du nйant, il lui convient de n’кtre pas naturellement
confirmй dans le bien ; et il ne peut pas lui кtre accordй par grвce
d’кtre naturellement confirmй dans le bien par la grвce. Mais il ne convient pas
au libre arbitre, en tant qu’il vient du nйant, de ne pouvoir aucunement кtre
confirmй dans le bien ; de mкme qu’il y a dans l’air, par sa nature, non
pas de ne pouvoir aucunement кtre illuminй, mais de ne pas кtre naturellement
lumineux en acte.
5° Saint Bernard
parle du libre arbitre quant а la libertй de toute contrainte, qui ne reзoit
pas le plus ou le moins en intensitй.
6° Ce qui est
reзu en quelque chose, on peut en considйrer et l’кtre et la nature. Quant а
son кtre, il existe en ce en quoi il est reзu avec le mode de ce qui le reзoit,
mais il attire cependant vers sa nature cela mкme qui le reзoit ; par
exemple, la chaleur reзue dans l’eau a l’existence dans l’eau avec le mode de
l’eau, c’est-а-dire en tant qu’elle est dans l’eau comme un accident dans un
sujet ; cependant, elle tire l’eau hors de sa disposition naturelle pour
qu’elle devienne chaude et fasse acte de chaleur ; et semblablement pour
la lumiиre et l’air, quoique cela ne se fasse pas contre la nature de l’air. De
mкme aussi, la grвce, quant а son кtre, est dans le libre arbitre avec le mode
de celui-ci, comme un accident dans un sujet ; mais cependant, elle attire
le libre arbitre vers la nature de son immuabilitй, en l’unissant а Dieu.
7° Le bien
parfait, qui est Dieu, peut кtre uni а l’esprit humain par la grвce, mais non
par la nature ; voilа pourquoi le libre arbitre peut кtre confirmй dans le
bien par la grвce mais non par la nature. Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le bien ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le principe,
dans le domaine de l’appйtit, est la fin, comme dit le Philosophe au septiиme
livre de l’Йthique, de mкme que, dans le domaine spйculatif, ce sont les
axiomes. Or, dans le domaine spйculatif, l’intelligence n’est confirmйe dans la
vйritй, en recevant la certitude de la science, qu’aprиs avoir fait une analyse
par les axiomes premiers. Donc le libre arbitre aussi ne peut кtre confirmй
dans le bien qu’aprиs кtre parvenu а la fin ultime. Or cela n’a pas lieu dans
l’йtat de voie. Le libre arbitre en l’йtat de voie ne peut donc pas кtre
confirmй dans le bien.
2° La nature
humaine n’est pas supйrieure а la nature angйlique. Or la confirmation du libre
arbitre n’a pas йtй confйrйe aux anges avant l’йtat de gloire. Elle ne doit
donc pas non plus кtre confйrйe aux hommes.
3° Le mouvement
ne se repose que dans la fin. Or le libre arbitre ne parvient pas а sa fin,
tant qu’il est dans l’йtat de voie. Sa mobilitй n’est donc pas non plus apaisйe
au point de ne pouvoir se porter vers le bien et le mal.
4° Tant qu’une
chose est imparfaite, elle peut faillir. Or l’imperfection n’est point фtйe aux
hommes tant qu’ils sont dans l’йtat de voie : « Nous voyons
maintenant comme par un miroir, en йnigme », comme il est dit en 1 Cor. 13, 12.
Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, il peut faillir par le pйchй.
5° Tant que
quelqu’un est en йtat de mйriter, ce qui augmente le mйrite ne doit pas lui
кtre retirй. Or, pouvoir pйcher contribue au mйrite ; c’est pourquoi il
est dit а la louange de l’homme juste en Eccli. 31, 10 :
« Il a pu violer la loi et ne l’a point violйe ; faire le mal, et il
ne l’a pas fait. » Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, oщ il
peut mйriter, son libre arbitre ne doit pas кtre confirmй dans le bien.
6° De mкme que le
dйfaut du libre arbitre est le pйchй, de mкme le dйfaut du corps est la
corruption. Or le corps de l’homme ne devient pas incorruptible dans l’йtat de
voie. Le libre arbitre de l’homme ne peut donc pas non plus, en l’йtat de voie,
кtre confirmй dans le bien.
En sens contraire :
1° La
bienheureuse Vierge, dans l’йtat de voie, fut confirmйe dans le bien ;
car, comme dit saint Augustin, lorsque l’on parle de pйchйs, il ne doit pas
кtre fait mention d’elle.
2° Les apфtres
furent confirmйs dans le bien par la venue du Saint-Esprit, comme on le voit
dans ce passage du Ps. 74, 4 : « c’est moi qui ai affermi
ses colonnes », que la Glose
expose en le comprenant des apфtres.
Rйponse :
L’on peut кtre
confirmй dans le bien de deux faзons. D’abord au plein sens du terme,
c’est-а-dire en sorte que l’on ait en soi un principe de fermetй suffisant pour
que l’on ne puisse absolument pas pйcher. Et les bienheureux sont ainsi
confirmйs dans le bien, pour la raison dйjа exposйe. Ensuite, quelques-uns sont
dits confirmйs dans le bien parce qu’il leur est donnй un don de grвce par
lequel il sont inclinйs vers le bien de telle faзon qu’ils ne peuvent pas
facilement s’йcarter du bien ; par lа, cependant, ils ne sont pas retirйs
du mal au point de ne pas pouvoir du tout pйcher, а moins que la divine
providence ne les protиge. Ainsi est-il dit de l’immortalitй d’Adam : on
le donne pour immortel, non qu’il ait pu, par quelque principe intйrieur, кtre
entiиrement protйgй de toute atteinte mortelle extйrieure, par exemple de la
blessure du glaive et autres choses de ce genre ; mais il йtait gardй de
ces atteintes par la divine providence. Et de cette faзon, quelques-uns peuvent
кtre confirmйs dans le bien en l’йtat de voie, mais non de la premiиre faзon ;
et en voici la preuve.
L’on ne peut
кtre rendu entiиrement impeccable, que si toute origine du pйchй est фtйe. Or
l’origine du pйchй est soit dans l’erreur de la raison, qui se trompe de faзon
particuliиre а propos de la fin du bien et а propos des biens utiles, qu’il
recherche naturellement en gйnйral ; soit en ce que le jugement de la
raison est interrompu а cause d’une passion des puissances infйrieures. Or,
bien qu’il puisse кtre accordй а un homme en l’йtat de voie que la raison ne se
trompe aucunement а propos de la fin du bien et а l’йgard des biens utiles de
faзon particuliиre, grвce aux dons de sagesse et de conseil, cependant, que le
jugement de la raison ne puisse кtre interrompu, cela excиde l’йtat de voie,
pour deux raisons. D’abord et principalement parce que, pour la raison, кtre
toujours en acte de droite contemplation dans l’йtat de voie, en sorte que la
raison de toutes les њuvres soit Dieu, est impossible. Ensuite, parce qu’il ne
se produit point, dans l’йtat de voie, que les puissances infйrieures soient
soumises а la raison au point que l’acte de la raison ne soit nullement empкchй
а cause d’elles, sauf dans le Seigneur Jйsus-Christ, qui fut simultanйment dans
l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie.
Mais cependant,
par la grвce de la voie, l’homme peut кtre attachй au bien de telle faзon qu’il
ne puisse que trиs difficilement pйcher : ainsi, en effet, les puissances
infйrieures sont rйfrйnйes par les vertus infuses, la volontй est inclinйe plus
fortement vers Dieu, et la raison est rendue parfaite dans la contemplation de
la vйritй divine, dont la continuation provenant de la ferveur de l’amour
retire l’homme du pйchй. Et tout ce qui manque pour la confirmation est
complйtй par la garde de la divine providence, en ceux que l’on dit confirmйs ;
c’est-а-dire que chaque fois qu’il s’introduit une occasion de pйcher, leur
esprit est divinement stimulй pour rйsister.
Rйponse aux objections :
1° La volontй
parvient а la fin non seulement quand elle possиde parfaitement la fin, mais
aussi, d’une certaine faзon, quand elle la dйsire intensйment ; et l’on
peut de cette faзon кtre en quelque sorte confirmй dans le bien en l’йtat de
voie.
2° Les dons de la
grвce ne suivent pas nйcessairement l’ordre de la nature ; voilа pourquoi,
bien que la nature humaine ne soit pas plus digne que la nature angйlique,
cependant une plus grande grвce а йtй confйrйe а un homme qu’а un ange, comme
par exemple а la bienheureuse Vierge, et au Christ-homme. La confirmation dans
le bien convenait а la bienheureuse Vierge, parce qu’elle йtait la mиre de la
divine Sagesse, qui « ne peut кtre susceptible de la moindre
impuretй », comme il est dit en Sag. 7, 25. Semblablement, elle
convenait aux apфtres, parce qu’ils йtaient comme le fondement et la base de
tout l’йdifice ecclйsiastique ; c’est pourquoi il fallait qu’ils fussent
fermes.
3° Il faut
rйpondre au troisiиme argument comme au premier.
4° On peut voir
par cet argument que quelqu’un, dans l’йtat de voie, n’est pas complиtement
confirmй, comme il n’est pas non plus complиtement parfait ; mais il peut
en quelque faзon кtre dit confirmй, comme il peut aussi кtre dit parfait.
5° Pouvoir pйcher
ne contribue pas au mйrite, mais а la manifestation du mйrite, en tant que cela
montre que l’њuvre bonne est volontaire ; et si cela est posй parmi les
louanges de l’homme juste, c’est parce que la louange est la manifestation de
la vertu.
6° La corruption
du corps contribue matйriellement au mйrite, lorsque quelqu’un en use avec
patience ; voilа pourquoi la grвce ne l’фte pas а l’homme qui est en йtat
de mйriter.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1°
&
2°
La solution des objections en sens contraire ressort de ce qu’on a dit. Article 10 : Le libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre] immuablement affermi ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le pйchй,
comme dit saint Augustin au onziиme livre de la Citй de Dieu, est contre nature. Or rien de ce qui est contre
nature n’est perpйtuel, suivant le Philosophe au dйbut du Ciel et le Monde. Le pйchй ne peut donc pas demeurer
perpйtuellement dans le libre arbitre.
2° La nature
spirituelle est plus puissante que la nature corporelle. Or, si l’on fait venir
sur la nature corporelle quelque accident prйternaturel, elle revient а ce qui
convient а sa nature, а moins que cet accident apportй ne soit conservй par une
cause agissant continuellement ; par exemple, si de l’eau est chauffйe,
elle revient au froid naturel, а moins qu’il n’y ait une chose qui conserve
perpйtuellement la chaleur. Si donc il advient а la nature spirituelle du libre
arbitre de tomber dans le pйchй, elle ne demeurera pas non plus soumise
perpйtuellement au pйchй, mais reviendra un jour а l’йtat de justice, а moins
que l’on n’indique une cause qui conserve perpйtuellement la mйchancetй en
lui ; mais on ne peut la dйterminer, semble-t-il.
3° [Le rйpondant] disait qu’il y a une
cause, tant intйrieure qu’extйrieure, qui induit le pйchй et le conserve :
la cause intйrieure est la volontй elle-mкme ; l’extйrieure est l’objet
mкme de la volontй, c’est-а-dire ce qui attire vers le pйchй. En sens contraire : la rйalitй qui est hors de
l’вme est bonne. Or le bien ne peut кtre cause du mal que par accident. La
rйalitй qui est hors de l’вme n’est donc cause du pйchй que par accident. Or toute
cause par accident se ramиne а une cause par soi ; et ainsi, il est
nйcessaire de poser une chose qui soit une cause par soi du pйchй ; ce qui
ne peut кtre que la volontй. Or, quand la volontй est inclinйe vers quelque
chose, il lui reste la facultй de tendre encore vers l’opposй, puisque ce vers
quoi elle est inclinйe ne lui фte pas sa nature, par laquelle elle a pouvoir
sur les opposйs. Ni la volontй ni rien d’autre ne peut donc кtre une cause
faisant que le libre arbitre adhиre au pйchй immuablement et comme
nйcessairement.
4° Selon le
Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique,
il y a deux nйcessaires : l’un ayant sa nйcessitй par soi, l’autre par
autre chose. Or, que le pйchй soit dans le libre arbitre, ne peut кtre
nйcessaire comme ce qui a sa nйcessitй par soi, car cela est le propre de Dieu
seul, comme dit Avicenne ; de mкme, ce n’est pas non plus nйcessaire comme
ce qui a sa nйcessitй par autre chose, car tout nйcessaire de ce genre se
ramиne а ce qui est nйcessaire par soi ; or Dieu ne peut кtre cause du
pйchй. Il ne peut donc en aucune faзon кtre nйcessaire que le libre arbitre
puisse demeurer dans le pйchй. Et ainsi, le libre arbitre d’aucune crйature
n’adhиre immuablement au pйchй.
5° Saint
Augustin, au cinquiиme livre de la Citй
de Dieu, semble distinguer deux nйcessitйs : l’une d’elles supprime la
libertй, en faisant qu’une chose n’est pas en notre pouvoir, et on l’appelle
nйcessitй de contrainte ; l’autre est celle qui ne supprime pas la
libertй, et c’est la nйcessitй d’inclination naturelle. Or il n’est pas
nйcessaire que le pйchй soit dans le libre arbitre par cette derniиre
nйcessitй, puisque le pйchй n’est pas naturel mais plutфt contre nature ;
ni de mкme par la premiиre nйcessitй, car alors la libertй de l’arbitre serait
фtйe. Il n’est donc nullement nйcessaire ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
6° Anselme dit
que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй
pour elle-mкme ». Si donc il existait un libre arbitre qui ne puisse avoir
la droiture de volontй, il perdrait la raison formelle de sa propre nature, ce
qui est impossible.
7° Le libre
arbitre ne reзoit pas le plus et le moins. Or le libre arbitre qui n’a pas de
pouvoir sur le bien est moindre que celui qui a ce pouvoir. Il n’existe donc
pas de libre arbitre qui n’ait pouvoir sur le bien.
8° Le mouvement
volontaire est au repos volontaire ce que le mouvement naturel est au repos
naturel. Or, suivant le Philosophe, si le mouvement est naturel, le repos aussi
est naturel ; et si le mouvement est volontaire, le repos aussi est
volontaire. Or le mouvement par lequel le pйchй est commis, est volontaire. Le
repos par lequel on persiste dans le pйchй commis est donc lui aussi
volontaire, donc pas nйcessaire.
9° La
volontй est au bien et au mal ce que l’intelligence est au vrai et au faux. Or
l’intelligence n’adhиre jamais au faux au point de ne pouvoir кtre ramenйe а la
connaissance du vrai. La volontй n’adhиre donc jamais au mal au point de ne
pouvoir кtre ramenйe а l’amour du bien.
10° Selon Anselme
au livre sur le Libre Arbitre, le
pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. L’acte
essentiel de la libertй est donc d’avoir un pouvoir sur le bien. Si donc le
libre arbitre d’une crйature n’a pas de pouvoir sur le bien, il sera inutile,
puisque chaque rйalitй est vaine si elle est privйe de son acte propre, car
chaque chose existe pour son opйration, comme dit le Philosophe au deuxiиme
livre sur le Ciel et le Monde.
11° Le libre
arbitre n’a de pouvoir que sur le bien ou sur le mal. Si donc le pouvoir de
pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй, il reste que toute la
libertй est de pouvoir faire le bien, et ainsi, la crйature qui ne pourra pas
faire le bien n’aura rien de la libertй. Et ainsi, le libre arbitre ne peut pas
кtre confirmй dans le mal au point de ne pouvoir aucunement faire le bien.
12° Selon Hugues
de Saint-Victor, la mutation qui se fait par les principes accidentels ne
change rien aux principes essentiels de la rйalitй. Or, pouvoir faire le bien
est essentiel au libre arbitre, comme on l’a prouvй. Puis donc que le pйchй
advient accidentellement au libre arbitre, celui-ci ne pourra pas кtre changй
par le pйchй au point de perdre son pouvoir sur le bien.
13° Les facultйs
naturelles, comme on dit communйment, sont blessйes par le pйchй, mais ne sont
pas totalement фtйes. Or, avoir un pouvoir sur le bien est naturel au libre
arbitre. Le pйchй ne le rend donc jamais obstinй dans le mal au point qu’il
n’ait pas de pouvoir sur le bien.
14° Si le
pйchй cause dans le libre arbitre l’obstination dans le mal, il le fait ou bien
en retirant quelque chose des facultйs naturelles, ou bien en y ajoutant. Or ce
n’est pas en retirant, car dans les dйmons les dons naturels demeurent intacts,
comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms
divins. Ni, de mкme, en y ajoutant, car, ce qui est ajoutй йtant un
accident, il est nйcessaire qu’il soit dans le sujet avec le mode de ce qui le
reзoit ; et ainsi, puisque le libre arbitre peut кtre inflйchi vers l’un
ou l’autre des opposйs, cela ne le fera pas adhйrer immuablement au mal. Le
libre arbitre ne peut donc en aucune faзon кtre totalement confirmй dans le
mal.
15° Saint Bernard
dit qu’il est impossible que la volontй ne s’obйisse pas а elle-mкme. Or le pйchй
et l’acte bon sont commis en voulant. Il est donc impossible que le libre
arbitre ne puisse pas vouloir le bien, s’il veut. Or, ce que quelqu’un peut
s’il veut, ne lui est pas impossible. Faire le bien n’est donc pas impossible а
quiconque possиde le libre arbitre de sa volontй.
16° La
charitй est plus forte que la cupiditй qui attire vers le pйchй : car la
charitй aime la loi de Dieu plus que la cupiditй n’aime les monceaux d’or et
d’argent, comme dit la Glose а propos
du Ps. 118, 72 : « Mieux vaut pour moi la loi de ta bouche,
etc. » Or les dйmons ou les hommes sont tombйs de la charitй dans le
pйchй. А bien plus forte raison peuvent-ils donc revenir а la recherche du
bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
17° La bontй et la
rectitude de l’appйtit sont opposйs а son obstination. Or les dйmons et les
damnйs on un appйtit bon et droit, car ils recherchent le bien et le meilleur,
c’est-а-dire vivre et penser, comme dit Denys. Ils n’ont donc pas un libre
arbitre obstinй dans le mal.
18° Anselme, au
livre sur le Libre Arbitre, dйcouvre
la mкme notion de libre arbitre en Dieu, en l’ange et en l’homme. Or le libre
arbitre de Dieu ne peut кtre obstinй dans le mal. Donc en l’ange et en l’homme
non plus.
En sens contraire :
1° А la fйlicitй
des bienheureux s’oppose le malheur des damnйs. Or il appartient а la fйlicitй
des bienheureux qu’ils aient un libre arbitre affermi dans le bien au point de
ne pouvoir aucunement se dйtourner vers le mal. Il appartient donc aussi au
malheur des damnйs qu’ils soient confirmйs dans le mal au point de n’avoir
aucunement pouvoir sur le bien.
2° Saint Augustin
dit expressйment la mкme chose dans le Livre
а Pierre sur la foi.
3° Le retour
depuis le pйchй vers le bien n’est ouvert que par la pйnitence. Or la pйnitence
n’a pas lieu pour le mauvais ange. Il est donc immuablement confirmй dans le
mal. Preuve de la mineure : la pйnitence ne semble pas avoir lieu pour
celui qui pиche par mйchancetй. Or l’ange a pйchй par mйchancetй ; car,
puisqu’il a une intelligence dйiforme, lorsqu’il considиre une chose, il voit
en mкme temps tout ce qui appartient а cette chose, et ainsi, il ne peut pйcher
qu’avec une science certaine. La pйnitence n’a donc pas lieu pour lui.
4° Selon saint
Jean Damascиne, « ce que la mort est pour les hommes, la chute l’est pour
les anges ». Or les hommes, aprиs la mort, ne sont pas capables de
pйnitence. Donc les anges non plus, aprиs la chute. Preuve de la mineure :
saint Augustin dit au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « parce qu’il n’y aura pas de lieu de
conversion aprиs cette vie pour ceux qui meurent sans la grвce, qu’aucune
priиre ne soit faite pour eux » ; et ainsi, il est clair qu’aprиs la
mort les hommes ne sont pas capables de pйnitence.
Rйponse :
Sur cette question,
il se trouve qu’Origиne s’est trompй : en effet, il a prйtendu qu’aprиs de
longs espaces de temps, le retour а la justice serait ouvert tant aux dйmons
qu’aux hommes ; et il йtait enclin а cette affirmation а cause de la
libertй de l’arbitre. Mais cet avis dйplut а tous les docteurs catholiques,
comme dit saint Augustin au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu ; non qu’ils enviassent le salut aux dйmons et
aux hommes damnйs, mais parce qu’il faudrait dire, pour la mкme raison, que la
justice et la gloire des anges et des hommes bienheureux devrait un jour se
terminer — en effet, que la gloire des bons et le malheur des damnйs seront
perpйtuels, cela est montrй en mкme temps en Mt 25, 46, oщ il est
dit : « Ceux-ci s’en iront а l’йternel supplice, et les justes а la
vie йternelle. » — ce qu’Origиne semblait aussi tenir pour vrai.
C’est pourquoi
l’on doit accorder sans rйserve que le libre arbitre des dйmons eux-mкmes est
si obstinй dans le mal qu’ils ne peuvent revenir а bien vouloir. Et la raison
doit en кtre prise nйcessairement du cфtй oщ est causйe la dйlivrance du pйchй,
а laquelle concourent deux choses : la grвce divine opйrant
principalement, et la volontй humaine coopйrant а la grвce ; car, suivant
saint Augustin, « celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans
toi ». La cause de la confirmation dans le mal doit donc se prendre en
partie de Dieu, et en partie du libre arbitre. De Dieu, d’une part, non comme
causant ou conservant la mйchancetй, mais comme n’accordant pas la grвce ;
et c’est mкme sa justice qui l’exige : en effet, il est juste que ceux qui
n’ont pas voulu bien vouloir tandis qu’ils pouvaient, soient conduits а ce
malheur de ne pas pouvoir du tout bien vouloir. Du cфtй du libre arbitre,
d’autre part, la cause de la rйversibilitй ou de l’irrйversibilitй du pйchй
doit se prendre de ce par quoi l’homme est tombй dans le pйchй. Or, puisque
l’appйtit du bien est naturellement en n’importe quelle crйature, nul n’est
induit а pйcher que sous quelque espиce de bien apparent. En effet, bien que le
fornicateur sache que la fornication est mauvaise en gйnйral, cependant,
lorsqu’il consent а la fornication, il estime que la fornication est pour lui,
а un moment donnй, un bien а faire. Et dans cette estimation, trois choses sont
а prendre en compte.
La premiиre
d’entre elles est l’йlan mкme de la passion, par exemple de la convoitise ou de
la colиre, par laquelle le jugement de la raison est interrompu, afin qu’elle
ne juge pas actuellement de faзon particuliиre ce qu’elle tient habituellement
en gйnйral, mais suive l’inclination de la passion, et consente а ce vers quoi
la passion tend comme vers un bien par soi. La deuxiиme est l’inclination de
l’habitus : celui-ci йtant comme une certaine nature pour son possesseur —
ainsi le Philosophe dit-il au livre sur la Mйmoire
et la Rйminiscence que l’habitude est une autre nature, et Cicйron, dans
ses livres de Rhйtorique, que la
vertu s’accorde а la raison а la faзon d’une nature —, pour la mкme raison
l’habitus du vice incline comme une certaine nature vers ce qui lui
convient ; d’oщ il se produit que, а celui qui a l’habitus de la luxure,
ce qui convient а la luxure semble bon, comme connaturel. Et c’est ce que dit
le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique :
que le « but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ».
La troisiиme est la fausse estimation de la raison dans l’objet d’йlection
particulier ; et celle-ci provient soit de l’une des deux choses
susmentionnйes, а savoir l’йlan de la passion ou l’inclination de l’habitus, soit
encore de l’ignorance gйnйrale, comme lorsque quelqu’un est dans cette erreur,
que la fornication ne serait pas un pйchй.
Contre la
premiиre d’entre elles, donc, le libre arbitre a un remиde pour pouvoir
dйlaisser le pйchй. En effet, celui en qui il y a un йlan de passion a une
droite estimation de la fin, qui est comme le principe dans le domaine de
l’opйration, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. Par consйquent, de mкme que, par l’estimation vraie qu’il
a du principe, l’homme peut repousser de soi les erreurs, s’il en a dans ses
conclusions, de mкme, кtre droitement disposй а l’йgard de la fin lui permet de
repousser de soi tout assaut des passions ; c’est pourquoi le Philosophe
dit au septiиme livre de l’Йthique
que « l’incontinent, qui pиche а cause d’une passion, est capable de
pйnitence et de guйrison ». Semblablement, il a un remиde contre
l’inclination de l’habitus. En effet, aucun habitus ne corrompt toutes les
puissances de l’вme ; et ainsi, lorsqu’une puissance a йtй corrompue par
un habitus, l’homme, parce qu’il reste de la rectitude dans les autres
puissances, est induit а mйditer et а faire les choses qui sont contraires а
cet habitus ; par exemple, si quelqu’un a un concupiscible corrompu par
l’habitus de luxure, il est stimulй par l’irascible lui-mкme а entreprendre
quelque chose de difficile, dont la pratique фte la mollesse de la
luxure ; ainsi, le Philosophe dit-il dans les Catйgories que « l’homme vicieux, s’il se conduit de meilleure
faзon dans sa vie et ses discours, pourra progresser dans le bien ».
Contre la troisiиme aussi, il a un remиde : car ce que l’homme reзoit, il
le reзoit comme raisonnablement, c’est-а-dire par voie d’enquкte et de
confrontation. Lors donc que la raison se trompe en quelque chose, quelle que
soit l’erreur qui en est la cause, elle peut кtre фtйe par des raisonnements
contraires ; et de lа vient que l’homme peut renoncer au pйchй.
Mais en l’ange,
le pйchй ne peut venir d’une passion : car, suivant le Philosophe au
septiиme livre de l’Йthique, la
passion n’existe que dans la partie sensible de l’вme, que les anges n’ont pas.
Dans le pйchй de l’ange, deux seules choses concourent donc :
l’inclination habituelle vers le pйchй, et l’estimation fausse de la puissance
cognitive sur l’objet d’йlection particulier. Mais puisqu’il n’y a point dans
les anges une multitude de puissances appйtitives comme il y en a dans les
hommes, lorsque leur appйtit tend vers quelque chose, il est totalement inclinй
vers cette chose, en sorte qu’il n’a aucune inclination qui l’induise au
contraire. Et parce qu’ils n’ont pas une raison mais une intelligence, tout ce
qu’ils estiment, ils le reзoivent suivant un mode intelligible. Or ce qui est
admis intelligiblement, est admis irrйversiblement ; comme quand on admet
que le tout est plus grand que sa partie. C’est pourquoi les anges ne peuvent
dйposer l’estimation qu’ils ont une fois reзue, qu’elle soit vraie ou qu’elle
soit fausse.
Il ressort donc
de ce qui a йtй dit prйcйdemment, que la cause de la confirmation des dйmons
dans le mal dйpend de trois choses, auxquelles se ramиnent toutes les raisons
donnйes par les docteurs. La premiиre et la principale est la justice
divine ; c’est pourquoi l’on indique comme cause de leur obstination que,
parce qu’ils ne sont pas tombйs par quelqu’un d’autre, ils ne doivent pas non
plus se relever par quelqu’un d’autre ; ou toute autre raison comme
celle-ci, qui se rattacherait а la convenance de la justice divine. La deuxiиme
est l’indivisibilitй de la puissance appйtitive ; aussi certains
disent-ils que, parce que l’ange est simple, il se tourne totalement vers ce
vers quoi il se tourne ; ce qu’il faut comprendre non pas de la simplicitй
de l’essence, mais de la simplicitй qui фte la division des puissances d’un
mкme genre. La troisiиme est la connaissance intellective ; et c’est ce
que certains disent : que les anges ont pйchй irrйmйdiablement, parce
qu’ils ont pйchй contre une intelligence dйiforme.
Rйponse aux objections :
1° Il y a deux
faзons d’appeler quelque chose naturel. On appelle d’abord ainsi ce qui a un
principe suffisant, duquel il s’ensuit par nйcessitй, а moins qu’une chose ne
l’empкche ; par exemple, il est naturel а la terre de se mouvoir vers le
bas ; et а ce sujet, le Philosophe pense que rien de ce qui est contre nature
n’est perpйtuel. Ensuite, on dit qu’une chose est naturelle а une autre, parce
que celle-ci a vers la premiиre une inclination naturelle, bien qu’elle n’ait
pas en elle-mкme pour cette chose un principe suffisant, duquel elle
s’ensuivrait nйcessairement ; par exemple, on dit qu’il est naturel а la
femme de concevoir un enfant, ce qu’elle ne peut toutefois que si elle reзoit
la semence d’un mвle. Or rien n’empкche que ce qui est contre ce naturel-lа
soit perpйtuel ; comme dans le cas oщ une femme resterait perpйtuellement
sans postйritй. Et de cette faзon, il est naturel au libre arbitre de tendre
vers le bien, et contre nature de pйcher. L’argument n’est donc pas concluant.
Ou bien l’on peut dire que bien que, pour l’esprit raisonnable considйrй dans son
institution, le pйchй soit contre nature, cependant, en tant qu’il a adhйrй au
pйchй, il lui est devenu quasi naturel, comme dit saint Augustin au livre sur
la Perfection de la justice. Toutefois,
le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique
que, lorsque l’homme passe de la vertu au vice, il devient comme autre,
йtant donnй qu’il passe pour ainsi dire а une autre nature.
2° Il n’en va pas
de mкme pour la nature corporelle et la spirituelle. En effet, la nature
corporelle est une nature dйterminйe d’un genre unique ; voilа pourquoi
une chose ne peut lui кtre rendue naturelle que si sa nature est totalement
corrompue ; par exemple, la chaleur ne peut devenir naturelle а l’eau que
si l’espиce de l’eau se corrompt en elle ; et de lа vient qu’elle retourne
а sa nature quand on enlиve ce qui l’en empкche. Mais la nature spirituelle,
quant а son кtre second, a йtй faite indйterminйe et capable de tout ;
ainsi est-il dit au troisiиme livre sur l’Вme
que l’вme est en quelque sorte toutes choses ; et en adhйrant а une chose,
elle est rendue une avec elle ; comme l’intelligence devient d’une
certaine faзon l’intelligible lui-mкme lorsqu’elle pense, et que la volontй
devient l’objet d’appйtit lui-mкme lorsqu’elle aime. Et ainsi, bien que
l’inclination de la volontй soit naturellement vers une chose, cependant le
contraire peut, par l’amour, lui кtre rendu naturel au point qu’elle ne
revienne pas а l’йtat antйrieur, а moins qu’une cause ne fasse cela. Et de
cette faзon, le pйchй est rendu comme naturel а celui qui adhиre au
pйchй ; rien n’empкche donc que le libre arbitre reste perpйtuellement
dans le pйchй.
3° La cause par
soi du pйchй est la volontй, et par elle, le pйchй est conservй : en
effet, bien qu’au dйpart elle se comportвt indiffйremment envers les deux opposйs,
cependant, aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй, celui-ci lui est rendu comme
naturel ; et dиs lors, autant que cela dйpend d’elle, elle demeure
immuablement en lui.
4° Cette
nйcessitй de demeurer dans le pйchй se ramиne а Dieu comme а une cause, de deux
faзons : d’abord du cфtй de la justice elle-mкme, comme on l’a dit,
c’est-а-dire en tant qu’il n’appose point la grвce qui guйrit ; ensuite,
en tant qu’il a crйй une nature telle qu’а la fois elle puisse pйcher, et qu’il
lui soit nйcessaire de demeurer dans le pйchй par la condition de sa nature,
aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй.
5° Puisque le
pйchй est pour l’esprit raisonnable un effet quasi naturel, cette nйcessitй ne
sera pas une nйcessitй de contrainte, mais d’inclination quasi naturelle.
6° Il y a en tout
dйtenteur du libre arbitre le pouvoir de garder la droiture de volontй
lorsqu’il l’a, comme dit Anselme. Mais les dйmons et les autres damnйs ne
peuvent pas la garder, puisqu’ils ne l’ont pas.
7° Le libre
arbitre, en tant qu’il est dit libre de contrainte, ne reзoit pas le plus et le
moins ; mais si l’on considиre sa libertй par rapport au pйchй et au
malheur, on dit qu’il est plus libre dans un йtat que dans un autre.
8° L’effet de la
nature est toujours naturel ; et de lа vient que son action et son
mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le
mouvement de la volontй peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel,
en tant que la volontй et l’art aident la nature ; par consйquent, il peut
y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos consйquent sera naturel
et dйcoulant nйcessairement ; par exemple, d’un coup volontaire s’ensuit
une mort naturelle et nйcessaire.
9° Si
l’intelligence de l’ange admet quelque estimation fausse, il ne peut la dйposer,
pour la raison susmentionnйe. Le raisonnement procиde donc d’une supposition
fausse.
10° Bien que
quelqu’un soit sйparй de sa fin prochaine, il ne s’ensuit pourtant pas qu’il
soit entiиrement inutile, car il reste encore la relation а la fin
ultime ; voilа pourquoi, bien que le libre arbitre soit sйparй de son
opйration bonne, а laquelle il est naturellement ordonnй, cependant il n’est
pas inutile, car cela mкme va а la gloire de Dieu, qui est la fin ultime, en
tant que par lа sa justice est manifestйe.
11° Le pйchй n’est
commis par le libre arbitre que par l’йlection d’un bien apparent ; par
consйquent, quelque chose du bien demeure en n’importe quelle action
peccamineuse. Et quant а ce bien, la libertй est conservйe ; en effet, si
l’apparence de bien йtait enlevйe, l’йlection, qui est l’acte du libre arbitre,
cesserait.
12° Pouvoir le
bien est essentiel au libre arbitre non comme appartenant а l’кtre premier,
mais а l’кtre second ; tandis que Hugues parle des choses qui sont
essentielles quant а l’кtre premier de la rйalitй.
13° Cet argument
vaut pour le naturel qui entre dans la constitution de la nature, et non pour
le naturel auquel la nature est ordonnйe ; et c’est de cette faзon qu’il
est naturel de pouvoir faire le bien.
14° Le pйchй
qui advient au libre arbitre ne supprime rien des principes essentiels, car
alors l’espиce du libre arbitre ne demeurerait pas ; mais quelque chose
est ajoutй par le pйchй, а savoir une certaine rйunion du libre arbitre а la
fin mauvaise, qui lui est rendue en quelque sorte naturelle. Et dиs lors, elle
a une nйcessitй, comme toutes les autres choses qui sont naturelles au libre
arbitre.
15° La volontй
s’obйit toujours а elle-mкme, d’une certaine faзon, c’est-а-dire que l’homme
veut en quelque maniиre ce qu’il veut vouloir. Mais d’une autre faзon, elle ne
s’obйit pas toujours, c’est-а-dire en tant que l’on ne veut pas parfaitement et
efficacement ce qu’on voudrait vouloir parfaitement et efficacement, comme dit
saint Augustin. Et si la volontй des dйmons s’obйit а elle-mкme, il ne s’ensuit
pas pour autant que leur libre arbitre n’est pas confirmй dans le mal, car il
est impossible qu’il veuille vouloir efficacement le bien ; donc, mкme si
cette conditionnelle йtait vraie, il ne s’ensuivrait pas que le consйquent soit
possible, puisque l’antйcйdent est impossible.
16° La
charitй est plus forte que le pйchй, autant qu’il est en elle, si la
comparaison se fait entre l’une et l’autre suivant le mкme mode de possession,
c’est-а-dire en sorte que de part et d’autre on prenne un libre arbitre
parvenant au terme, ou encore dans l’йtat de voie. Mais cependant, ce qui est
au terme de la mйchancetй se rapporte plus fermement а la mйchancetй que ce qui
est dans la voie de la charitй ne se rapporte а la charitй. Or les dйmons ou bien
n’ont jamais eu la charitй, selon certains, ou bien, s’ils l’ont eue, ils ne
l’ont jamais eue que comme en l’йtat de voie. Et semblablement, les hommes
damnйs n’ont pu tomber que de la grвce de l’йtat de voie.
17° Ce
raisonnement vaut pour la bontй et la rectitude de la nature elle-mкme, non du
libre arbitre. En effet, l’appйtit par lequel les dйmons recherchent le bien et
le meilleur, est une certaine inclination de la nature elle-mкme, et qui ne
vient pas de l’йlection du libre arbitre. Voilа pourquoi cette rectitude ne
s’oppose pas а l’obstination du libre arbitre.
18° Anselme trouve
la notion commune du libre arbitre en Dieu, dans les anges et dans les hommes,
grвce а une certaine analogie trиs commune ; c’est pourquoi il n’est pas
nйcessaire qu’а tous les points de vue spйciaux l’on dйcouvre une ressemblance. Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le mal ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Le
chвtiment mйritй par la nature dйchue est en tous avant la rйparation de
celle-ci. Or le pйchй de la nature dйchue mйrite l’obstination, comme dit la Glose en Rom. 9, 18. Donc
n’importe quel homme dans l’йtat de voie, avant la rйparation, est obstinй.
2° Le pйchй
contre le Saint-Esprit, quant а toutes ses espиces, peut se trouver dans
l’homme en йtat de voie. Or l’obstination est une espиce du pйchй contre le
Saint-Esprit, comme on le voit au deuxiиme livre des Sentences. Quelqu’un dans l’йtat de voie peut donc кtre obstinй.
3° Nul homme
en йtat de pйchй ne peut revenir au bien, а moins qu’une inclination au bien ne
demeure en lui. Or quiconque tombe dans le pйchй mortel est dйpourvu de toute
inclination au bien. En effet, l’on pиche mortellement par un amour dйsordonnй.
Or l’amour, suivant saint Augustin, est dans les esprits comme le poids est
dans les corps ; et le corps pesant est inclinй en un sens unique, comme
la pierre vers le bas, de telle sorte qu’il ne lui reste aucune inclination
vers le haut. Et ainsi, il ne reste pas non plus au pйcheur, semble-t-il,
d’inclination au bien. Quiconque pиche mortellement est donc obstinй dans le
mal.
4° Nul ne revient
du mal de faute que par la pйnitence. Or celui qui pиche par mйchancetй est
incapable de pйnitence, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, car il est corrompu quant au
principe des objets d’йlection, c’est-а-dire quant а la fin. Puis donc qu’il
arrive que quelqu’un pиche par mйchancetй dans l’йtat de voie, il semble qu’il
soit possible que quelqu’un dans l’йtat de voie soit obstinй dans le mal.
5° [Le rйpondant] disait que, bien
qu’un tel homme soit incapable de pйnitence par ses propres forces, cependant
il peut кtre ramenй а la pйnitence par le don de la grвce divine. En sens contraire : quand une chose est
impossible par les causes infйrieures bien qu’elle puisse s’accomplir par
l’opйration divine, nous disons tout bonnement qu’elle est impossible ;
comme voir, pour un aveugle, ou ressusciter, pour un mort. Si donc quelqu’un
n’est pas capable de pйnitence par ses propres forces, l’on doit dire tout
bonnement qu’il est obstinй dans le mal, bien qu’il puisse кtre ramenй а la
pйnitence par la puissance divine.
6° Toute
maladie qui opиre contre son traitement, est incurable, d’aprиs les mйdecins.
Or le pйchй contre le Saint-Esprit opиre contre son traitement, qui est la
grвce divine, par laquelle on est dйlivrй du pйchй. Quelqu’un peut donc avoir
dans l’йtat de voie une maladie spirituelle incurable, et ainsi, il peut кtre
obstinй dans le mal.
7° Dans le
mкme sens, semble-t-il, il est dit en Mt 12, 32 que le pйchй contre
le Saint-Esprit est irrйmissible ; et cependant, des hommes dans l’йtat de
voie commettent ce pйchй.
8° Saint
Augustin, au vingt et uniиme livre de la Citй
de Dieu, et saint Grйgoire, dans les Moralia,
donnent la cause pour laquelle les saints ne prieront pas pour les damnйs au
jour du jugement : c’est parce qu’ils ne peuvent pas revenir а l’йtat de
justice. Or il en est, dans l’йtat de voie, pour lesquels on ne doit pas
prier ; 1 Jn 5, 16 : « Il y a un pйchй qui va а
la mort ; et ce n’est pas pour lui que je dis de prier » ; et en
Jйr. 7, 16 : « Et toi, n’intercиde pas en faveur de ce
peuple, n’йlиve pour lui ni plainte ni priиre, et n’insiste pas auprиs de moi,
car je ne t’йcouterai pas. » Quelques-uns dans l’йtat de voie sont donc si
obstinйs qu’ils ne peuvent revenir а l’йtat de justice.
9° De mкme
qu’кtre confirmй dans le bien appartient а la gloire des saints, de mкme кtre
confirmй dans le mal appartient au malheur des damnйs. Or un homme en l’йtat de
voie peut кtre confirmй dans le bien, comme on l’a dйjа dit. Donc, pour la mкme
raison, il semble qu’un homme dans l’йtat de voie puisse кtre obstinй dans le
mal.
10° Saint Augustin
s’exprime ainsi dans le Livre а Pierre
sur la foi : « L’ange est douй d’un plus grand pouvoir que
l’homme. » Or l’ange, aprиs le pйchй, n’a pu revenir а la justice. L’homme
ne le peut donc pas non plus. Et ainsi, quelqu’un dans l’йtat de voie est
obstinй.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au livre sur les Paroles du Seigneur
— et on le lit dans la Glose а propos
de Rom. 2, 5 — : « Tant que l’homme est dans cette vie, on
ne peut prononcer ce jugement contre cette impйnitence, ou contre le cњur
impйnitent. Car on ne doit dйsespйrer de la conversion d’aucun pйcheur, tant
que la patience de Dieu l’invite а la pйnitence. » Et ainsi, il semble que
personne dans l’йtat de voie ne soit obstinй dans le mal.
2° А propos du
Ps. 67, 23 : « Je me rendrai au fond de la mer », il
est dit [dans la Glose] :
c’est-а-dire vers ceux « qui йtaient les plus dйsespйrйs » ; et
ainsi, ceux qui semblent кtre les plus dйsespйrйs en cette vie, se tournent un
jour vers Dieu, et Dieu vers eux.
3° А propos
du Ps. 147, 6 : « Il jette ses glaзons par morceaux »,
la Glose dit : « Il appelle
“glaзons” les obstinйs, dont il fait parfois aussi des pasteurs, c’est-а-dire
qu’il les fait tels qu’ils paissent les autres de la parole de
Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° Une maladie
peut кtre incurable soit а cause de la nature de la maladie, soit а cause de
l’impйritie du mйdecin, soit а cause de la mauvaise disposition du sujet. Or la
maladie spirituelle de l’homme dans l’йtat de voie, c’est-а-dire le pйchй,
n’est pas incurable par la nature de la maladie : en effet, il n’est pas
parvenu au terme de la mйchancetй ; ni non plus par l’impйritie du
mйdecin, car Dieu а la fois sait et peut soigner ; ni enfin par la
mauvaise disposition de l’homme, car de mкme qu’il est tombй par quelqu’un
d’autre, de mкme il peut se relever par quelqu’un d’autre. L’homme dans l’йtat
de voie ne peut donc en aucune faзon кtre confirmй dans le mal.
Rйponse :
L’obstination
implique une certaine fermetй dans le pйchй, qui rende impossible а quelqu’un
de revenir du pйchй. Or, que quelqu’un ne puisse revenir du pйchй, cela peut se
comprendre de deux faзons. D’abord, en ce sens que ses forces ne suffisent pas
pour qu’il soit totalement dйlivrй du pйchй ; et ainsi, de n’importe quel
homme tombant dans le pйchй mortel, on dit qu’il ne peut pas revenir а la
justice. Mais cette fermetй dans le pйchй ne permet pas d’appeler proprement
quelqu’un obstinй. Dans un autre sens, quelqu’un a une telle fermetй dans le
pйchй, qu’il ne peut mкme pas coopйrer pour se relever du pйchй. Mais il y a
deux cas. Dans le premier, il ne peut aucunement coopйrer ; et telle est
la parfaite obstination, qui est celle des dйmons. En effet, leur esprit est si
affermi dans le mal, que tout mouvement de leur libre arbitre est dйsordonnй,
et pйchй ; voilа pourquoi ils ne peuvent nullement se prйparer а avoir la
grвce, par laquelle le pйchй est remis. Dans le second cas, il ne peut pas
facilement coopйrer pour sortir du pйchй ; et telle est l’obstination
imparfaite, qui peut кtre celle de quelqu’un dans l’йtat de voie, c’est-а-dire
quand il a une volontй si affermie dans le pйchй que ses mouvements vers le
bien ne s’йlиvent que faiblement. Cependant, parce que quelques-uns s’йlиvent,
ils offrent une voie pour se prйparer а la grвce.
La raison pour
laquelle un homme dans l’йtat de voie ne peut кtre si obstinй dans le mal qu’il
ne puisse coopйrer а sa dйlivrance, ressort de ce qui a йtй dit : car,
d’une part, une passion se dйnoue ou se rйprime, d’autre part, l’habitus ne
corrompt pas totalement l’вme, et enfin la raison n’adhиre pas au faux avec une
pertinacitй telle qu’elle ne puisse en кtre dйtournйe par un argument
contraire. Mais aprиs l’йtat de voie, l’вme sйparйe ne pensera plus en recevant
а partir des sens, ni ne sera en acte des puissances appйtitives sensitives. Et
ainsi, l’вme sйparйe est conformйe а l’ange а la fois quant а la faзon de
penser, et quant а l’indivisibilitй de l’appйtit, qui йtaient les causes de
l’obstination en l’ange pйcheur ; c’est donc pour la mкme raison qu’il y
aura obstination dans l’вme sйparйe. Et а la rйsurrection, le corps suivra la
condition de l’вme ; voilа pourquoi l’вme ne reviendra pas а l’йtat qui
est maintenant le sien et en lequel il lui est nйcessaire de recevoir а partir
du corps, alors qu’elle usera pourtant des instruments corporels. Et ainsi, la
mкme raison de l’obstination demeurera.
Rйponse aux objections :
1° Le pйchй de la
nature dйchue est dit mйriter l’obstination, en tant que ce mкme pйchй mйrite
la damnation йternelle : en effet, par le dйmйrite du premier pйchй, toute
la nature humaine serait soumise а la damnation, si quelques-uns n’en йtaient
arrachйs par la grвce du Rйdempteur ; mais non en sorte que l’homme soit
obstinй dиs sa naissance, ni qu’il soit damnй de l’ultime damnation.
2° Cet argument
parle de l’obstination imparfaite, par laquelle on n’est pas confirmй dans le
mal au plein sens du terme ; c’est en effet une espиce du pйchй contre
l’Esprit Saint.
3° Saint Augustin
compare l’amour au poids, parce que l’un et l’autre inclinent. Cependant, il
n’est pas nйcessaire qu’il y ait ressemblance а tous points de vue. Voilа
pourquoi il ne s’ensuit pas que celui qui aime quelque chose n’ait aucune
inclination vers le contraire ; sauf peut-кtre pour l’amour trиs parfait,
comme celui des saints dans la patrie.
4° On dit de
celui qui pиche par mйchancetй qu’il est incapable de pйnitence, non qu’il ne
puisse aucunement faire pйnitence, mais parce qu’il ne peut le faire
facilement. En effet, on ne se repent pas parfaitement avec la seule
exhortation de la raison, car l’exhortation procиde d’un principe, c’est-а-dire
de la fin, а l’йgard duquel le mйchant est corrompu ; cependant, il peut
кtre amenй а faire pйnitence en s’habituant peu а peu au contraire. Et s’il
peut кtre amenй а cette habitude, c’est d’une part а cause de sa faзon
d’estimer, car il reзoit raisonnablement et comme par confrontation, et d’autre
part parce que toute sa puissance appйtitive ne tend pas vers une seule chose.
Or l’habitude permet d’acquйrir la droite notion du principe, c’est-а-dire de
la fin appйtible. C’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « la raison n’enseigne
les principes ni dans le domaine spйculatif, ni dans le domaine de
l’opйration ; mais c’est la vertu, soit naturelle, soit acquise par
l’habitude, qui fait que l’on opine droitement sur le principe ».
5° Quand la
nature infйrieure peut disposer а quelque chose, ou coopйrer d’une maniиre
quelconque, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible, bien que cela ne
puisse кtre accompli que par l’opйration divine ; de mкme, nous ne disons
pas tout bonnement qu’il est impossible au fruit du sein maternel d’кtre animй
d’une вme raisonnable. Et semblablement, bien que la dйlivrance du pйchй se
fasse par l’opйration divine, cependant, parce que le libre arbitre y coopиre,
on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible.
6°
Bien
que celui qui pиche contre le Saint-Esprit opиre contre la grвce de l’Esprit
Saint par l’inclination du pйchй, cependant, parce que ce pйchй ne corrompt pas
totalement l’вme, il reste un mouvement, quoique faible, par lequel elle peut
en quelque faзon coopйrer а la grвce : en effet, elle ne rйsiste pas
toujours actuellement а la grвce.
7° Le pйchй
contre le Saint-Esprit est appelй irrйmissible, non pas au point de ne pouvoir
кtre remis en cette vie, mais c’est parce qu’il ne peut pas facilement кtre
remis en cette vie. Et la raison de cette difficultй est que le pйchй en
question s’oppose directement а la grвce, par laquelle le pйchй est remis. Ou
bien il est appelй irrйmissible parce que, йtant commis par mйchancetй, il n’a
pas en lui-mкme la cause de la rйmission, comme le pйchй qui est commis par
faiblesse ou par ignorance.
8° Il n’est
dйfendu а personne de prier pour les pйcheurs en cette vie, quels qu’ils
soient. Mais dans les paroles de l’apфtre citйes, il est signifiй que prier
pour ceux qui sont endurcis dans le pйchй n’est pas l’affaire de n’importe qui,
mais de quelque homme parfait. Ou bien l’apфtre parle du pйchй qui va а la
mort, c’est-а-dire qui dure jusqu’а la mort. Et dans les paroles du prophиte,
il est montrй que ce peuple, par un juste jugement de Dieu, йtait indigne
d’obtenir misйricorde, sans qu’ils fussent totalement obstinйs dans le mal.
9° La
confirmation dans le bien a lieu par le don divin. Voilа pourquoi rien
n’empкche que, par un privilиge spйcial de la grвce, cela ne soit accordй а
quelques hommes dans l’йtat de voie, bien que, de la sorte, ils ne soient pas
confirmйs dans le bien comme les bienheureux dans la patrie, ainsi qu’on l’a
dйjа dit. Mais cela ne peut кtre dit de la confirmation dans le mal.
10° Le fait mкme
que l’ange йtait douй d’un plus grand pouvoir entraоne qu’il se soit obstinй
dans le pйchй juste aprиs la premiиre йlection, ainsi qu’il ressort de ce qu’on
a dit. Et saint Augustin n’entend pas prouver que l’homme est obstinй dans le
pйchй, mais qu’il ne suffit pas а se relever du pйchй par lui-mкme. Article 12 : Le libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le pйchй mortel ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit en
Rom. 7, 15 : « car je ne fais pas le bien que je veux, mais
je fais le mal que je hais » ; et il parle en la personne d’un homme
damnй, comme dit une certaine glose а cet endroit. L’homme sans la grвce ne
peut donc йviter le pйchй.
2° Le pйchй
actuel mortel est plus grave que le pйchй originel. Or un homme avec le pйchй
originel, s’il est adulte, ne peut sans la grвce йviter de pйcher
mortellement : car dans ce cas il йviterait la condamnation а la peine
sensible, qui est due au pйchй actuel mortel ; et ainsi, puisqu’il n’y a
pas pour les adultes de milieu entre cette condamnation et la gloire de la vie
йternelle, il s’ensuivrait qu’il peut acquйrir la vie йternelle sans la grвce,
ce qui est l’hйrйsie pйlagienne. Il est donc bien moins possible а un homme en
йtat de pйchй mortel d’йviter le pйchй, sauf s’il reзoit la grвce.
3° А propos de
Rom. 7, 19 : « mais je fais ce que je ne veux pas,
etc. » la Glose de saint
Augustin dit : « Ici est dйcrit l’йtat de l’homme sous la loi, avant
la grвce. C’est le temps oщ il est vaincu par ses pйchйs en cherchant а vivre
dans la justice par ses propres forces et sans le secours de la grвce du
Libйrateur », elle qui dйlivre le libre arbitre « pour qu’il croie au
Libйrateur, et ainsi ne pиche pas contre la loi ». Or pйcher contre la
loi, c’est pйcher mortellement. Il semble donc que l’homme sans la grвce ne
puisse йviter le pйchй mortel.
4° Saint Augustin
dit au livre sur la Perfection de la
justice que la mйchancetй est а l’вme ce que la courbure est au tibia, et
que l’acte peccamineux est comparable а la claudication. Or la claudication ne
peut кtre йvitйe par celui qui a un tibia courbe, а moins que le tibia ne soit
d’abord guйri. Le pйchй mortel ne peut donc pas non plus кtre йvitй par celui
qui est dans le pйchй, а moins qu’il ne soit d’abord dйlivrй du pйchй par la
grвce.
5° Saint Grйgoire
dit : « Le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne
bientфt par son poids а un autre pйchй. » Or il n’est dйtruit que par la
grвce. Donc, sans la grвce, l’homme pйcheur ne peut йviter le pйchй.
6° Selon saint
Augustin, la crainte et la colиre sont des passions et des pйchйs. Or l’homme
ne peut pas йviter les passions par le libre arbitre. Il ne peut donc pas non
plus s’abstenir des pйchйs.
7° Ce qui
est nйcessaire ne peut кtre йvitй. Or les pйchйs sont des choses nйcessaires,
comme on le voit clairement dans ce passage du Psaume 24, 17 :
« Dйlivrez-moi des nйcessitйs oщ je suis rйduit. » L’homme ne peut
donc йviter le pйchй par le libre arbitre.
8° Saint Augustin
dit : « Il y a quelque pйchй, puisque “la chair convoite contre
l’esprit”. » Or il n’est pas au pouvoir du libre arbitre que la chair ne
convoite pas contre l’esprit. Le pouvoir du libre arbitre ne s’йtend donc pas
jusqu’а faire que le pйchй soit йvitй.
9° La
puissance de mourir s’ensuit de la puissance de pйcher ; en effet, l’homme
dans l’йtat d’innocence ne pouvait mourir que parce qu’il pouvait pйcher. La
nйcessitй de mourir est donc une consйquence de la nйcessitй de pйcher. Or
l’homme dans l’йtat prйsent ne peut йviter de mourir. Il ne peut donc pas non
plus йviter de pйcher.
10° Selon saint
Augustin, si l’homme pouvait se maintenir dans l’йtat d’innocence, c’est parce
qu’il avait l’intйgritй de nature, exempte de toute tache de pйchй. Or cette
intйgritй n’existe pas en l’homme pйcheur sйparй de la grвce. Il ne peut donc
pas se maintenir, mais il lui est nйcessaire de tomber aprиs le pйchй.
11° Au vainqueur
est due la couronne, comme on le voit clairement en Apoc. 2, 10. Or,
si quelqu’un йvite le pйchй lorsqu’il est tentй de pйcher, il vaincra le pйchй
et le diable ; Jacq. 4, 7 : « Rйsistez au diable, et
il s’enfuira de vous. » Si donc quelqu’un peut, sans la grвce, йviter le
pйchй, il pourra sans la grвce mйriter la couronne ; ce qui est hйrйtique.
12° Saint Augustin
dit au livre des Rйvisions :
« La volontй ne peut pas rйsister а la convoitise qui la presse. » Or
la convoitise induit au pйchй. La volontй humaine ne peut donc, sans la grвce,
йviter le pйchй.
13° Celui qui a un
habitus, agit nйcessairement selon cet habitus. Or celui qui est dans le pйchй
a l’habitus du pйchй. Il semble donc qu’il ne puisse pas йviter de pйcher.
14° Le libre
arbitre, suivant saint Augustin, est « ce par quoi on йlit le bien avec
l’assistance de la grвce, et le mal quand cesse l’assistance de la grвce ».
Il semble donc que celui qui n’a pas la grвce йlise toujours le mal par son
libre arbitre.
15° Quiconque peut
ne pas pйcher, peut vaincre le monde ; en effet, nul ne vainc le monde
autrement qu’en cessant de pйcher. Or personne ne peut vaincre le monde que par
la grвce ; car, comme il est dit en 1 Jn 5, 4, « la
victoire qui vainc le monde, c’est notre foi ». On ne peut donc sans la
grвce йviter le pйchй.
16° Le
prйcepte d’aimer Dieu est affirmatif, et ainsi il oblige а ce qu’on l’observe
en temps et en lieu, au point que, s’il n’est pas observй, l’homme pиche
mortellement. Or, on ne peut observer le prйcepte de la charitй sans la
grвce ; car, comme il est dit en Rom. 5, 5, « l’amour de
Dieu est rйpandu dans nos cњurs par l’Esprit Saint qui nous a йtй donnй ».
L’homme ne peut donc, sans la grвce, faire en sorte de ne pas pйcher
mortellement.
17° Selon saint
Augustin, le prйcepte de la misйricorde envers soi-mкme est inclus dans celui
de la misйricorde envers le prochain. Or on pйcherait mortellement si l’on ne
faisait pas misйricorde au prochain en danger de mort corporelle. Donc а bien
plus forte raison pиche-t-on mortellement si, en ne se repentant pas du pйchй,
on ne fait pas misйricorde а soi-mкme en йtat de pйchй ; et ainsi, а moins
que le pйchй ne soit dйtruit par la pйnitence, l’homme ne peut йviter de
pйcher.
18° Le mйpris de
Dieu est au pйchй ce que l’amour de Dieu est а la vertu. Or il est nйcessaire
que tout homme vertueux aime Dieu. Il est donc nйcessaire que tout pйcheur
mйprise Dieu, et de la sorte, pиche ; et nous retrouvons ainsi la mкme
conclusion que ci-dessus.
19° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
d’habitus semblables procиdent des actes semblables. Si donc quelqu’un est dans
le pйchй, il est nйcessaire, semble-t-il, qu’il ait а produire des actes
semblables, c’est-а-dire des actes de pйchй.
20° Puisque la
forme est le principe de l’opйration, ce qui n’a pas une forme n’a pas
l’opйration propre а cette forme. Or se dйtourner du mal est l’opйration de la
justice. Puis donc que celui qui est dans le pйchй n’a pas la justice, il
semble qu’il ne puisse pas se dйtourner du mal.
21° Le Maоtre dit
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 25, que « aprиs le pйchй et avant la rйparation de la grвce, le
libre arbitre est pressй par la convoitise et vaincu, et il a la faiblesse dans
le mal s’il n’a pas la grвce dans le bien ; voilа pourquoi il peut
damnablement pйcher » ; et ainsi, l’on ne peut sans la grвce йviter
le pйchй mortel.
22° Si [le
rйpondant] dit que ce qui ne peut pas ne pas pйcher, au sens de ne pas avoir de
pйchй, peut cependant ne pas pйcher, au sens de ne pas user du pйchй, alors en
sens contraire : les pйlagiens accordaient cela, et cependant saint
Augustin blвme leur opinion sur ce sujet au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, en ces termes : « Les
pйlagiens disent aussi que la grвce de Dieu qui a йtй donnйe par la foi en
Jйsus-Christ, et qui n’est ni la loi ni la nature, n’a d’autre effet que de
remettre les pйchйs : nous n’en aurions besoin ni pour йviter le pйchй, ni
pour triompher des obstacles au bien. Mais si cela йtait vrai, aprиs avoir dit
dans l’Oraison dominicale : “Pardonnez-nous nos offenses”, nous
n’ajouterions pas : “et ne nous laissez pas succomber а la tentation”.
Nous formulons la premiиre demande pour que les pйchйs soient remis ; la
seconde, pour qu’ils soient йvitйs ou vaincus ; ce que nous n’aurions
aucune raison de demander au Pиre qui est dans les cieux, si nous en йtions
capables par la force de la volontй humaine. » Il semble donc que la
rйponse [du rйpondant] soit nulle.
23° Saint Augustin
dit au livre sur la Nature et la Grвce :
« La lumiиre de la vйritй abandonne, а juste titre, le prйvaricateur de la
Loi ; celui-ci, sans elle, est de toute maniиre aveugle et obligatoirement
pйchera davantage, se blessera en tombant et, une fois blessй, ne se relиvera
pas. » Le pйcheur sйparй de la grвce est donc, lui aussi, dans la
nйcessitй de pйcher.
En sens contraire :
1° Saint Jйrфme
dit au pape saint Damase : « Pour notre part, nous disons que les
hommes peuvent toujours pйcher et ne pas pйcher, en sorte que nous affirmons
кtre toujours douйs de libre arbitre. » Donc, dire que l’homme dans l’йtat
de pйchй ne peut йviter le pйchй, c’est nier la libertй de l’arbitre ; ce
qui est hйrйtique.
2° Si un dйfaut
est dans un agent, et qu’il est en son pouvoir d’en user ou de ne pas en user,
il ne lui est pas nйcessaire de faillir dans son action ; par exemple, si
un tibia courbe pouvait ne pas user de sa courbure en marchant, il pourrait ne
pas boiter. Or le libre arbitre soumis au pйchй peut user ou non du pйchй,
йtant donnй qu’user du pйchй est un acte du libre arbitre, qui a la maоtrise de
son acte. Donc, si enfoncй qu’il soit dans le pйchй, il peut ne pas pйcher.
3° Il est dit au
Ps. 118, 95 : « Les pйcheurs m’ont attendu pour me
perdre » ; la Glose :
« c’est-а-dire mon consentement ». On n’est donc amenй а pйcher qu’en
consentant. Or le consentement est au pouvoir du libre arbitre. On peut donc ne
pas pйcher par le libre arbitre.
4° Parce que le dйmon
ne peut pas ne pas pйcher, on dit qu’il a pйchй irrйmйdiablement. Or l’homme a
pйchй non irrйmйdiablement, comme on dit communйment. Il peut donc ne pas
pйcher.
5° On ne passe
d’un extrкme а l’autre que par un stade intermйdiaire. Or l’homme avant le
pйchй a la puissance de ne pas pйcher. Il n’est donc pas, immйdiatement aprиs
le pйchй, conduit а l’autre extrкme, en sorte qu’il ne puisse pas ne pas
pйcher.
6° Le libre
arbitre du pйcheur peut pйcher. Or il ne le peut qu’en йlisant, puisque йlire
est l’acte du libre arbitre : de mкme que la vue aussi n’opиre qu’en
voyant. Or l’йlection, йtant le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй, suivant le
Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
suit le conseil, qui ne porte que sur les choses qui sont en nous, comme il est
dit au mкme endroit. Йviter le pйchй, ou le faire, est donc au pouvoir de
l’homme en йtat de pйchй.
7° Selon
saint Augustin, « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », car
alors ce serait nйcessaire. Si donc quelqu’un en йtat de pйchй ne peut йviter
le pйchй, il ne pиche pas en commettant le pйchй ; ce qui est absurde.
8° Le libre
arbitre est йgalement libre de contrainte avant et aprиs le pйchй. Or la
nйcessitй de pйcher semble se rattacher а la contrainte, йtant donnй que, mкme
si nous ne voulons pas, cette nйcessitй est en nous. L’homme n’a donc pas,
aprиs le pйchй, la nйcessitй de pйcher.
9° Toute
nйcessitй est soit de contrainte, soit d’inclination naturelle. Or la nйcessitй
de pйcher n’est pas une nйcessitй d’inclination naturelle, car alors la nature
serait mauvaise, car elle inclinerait au mal. Si donc il y avait dans le
pйcheur la nйcessitй de pйcher, il serait contraint de pйcher.
10° Ce qui est
nйcessaire n’est pas volontaire. Si donc celui qui est dans le pйchй doit
nйcessairement pйcher, le pйchй n’est pas volontaire ; ce qui est faux.
11° Si le pйcheur
est dans la nйcessitй de pйcher, cette nйcessitй ne lui convient qu’en raison
du pйchй. Or il peut sortir du pйchй ; sinon il ne serait pas commandй aux
pйcheurs, en Is. 52, 11 : « Partez, sortez de lа, ne
touchez rien d’impur ! » Le pйcheur peut donc ne pas pйcher.
Rйponse :
Sur cette
question, des hйrйsies contraires se sont йlevйes. Certains, en effet, estimant
la nature de l’esprit humain d’aprиs les natures corporelles, ont йmis
l’opinion que tout ce vers quoi l’esprit humain leur semblait inclinй, l’homme
l’opйrait par nйcessitй ; et de lа, ils sont tombйs en des erreurs
contraires. Car l’esprit humain a deux inclinations contraires. L’une vers le
bien, а l’instigation de la raison ; et en la considйrant, Jovinien
prйtendit que l’homme ne pouvait pas pйcher. L’autre inclination est dans
l’esprit de l’homme par les puissances infйrieures, et surtout en tant qu’elles
sont corrompues par le pйchй originel : par elle, l’esprit est inclinй а
йlire les choses qui sont dйlectables selon le sens charnel. Et considйrant
cette inclination, les manichйens dirent que l’homme pиche nйcessairement, et
qu’il ne peut en aucune faзon йviter le pйchй. Et ainsi, les uns et les autres,
quoique par des voies contraires, sont tombйs dans le mкme inconvйnient de nier
le libre arbitre ; en effet, l’homme ne sera pas douй de libre arbitre
s’il est par nйcessitй poussй au bien ou au mal. Et que cela soit aberrant, est
prouvй а la fois par l’expйrience, par les enseignements des philosophes et par
les divines Йcritures, comme on l’a dйjа montrй dans une certaine mesure. C’est
pourquoi Pйlage se dressa en rйaction а cela : voulant dйfendre le libre
arbitre, il s’opposa а la grвce de Dieu en disant que l’homme pouvait йviter le
pйchй sans la grвce de Dieu. Mais assurйment, cette erreur contredit trиs
ouvertement la doctrine йvangйlique, aussi a-t-elle йtй condamnйe par l’Йglise.
La foi
catholique, pour sa part, emprunta une voie mйdiane, sauvant la libertй de
l’arbitre sans exclure pour autant la nйcessitй de la grвce. Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, le libre arbitre йtant une certaine puissance
йtablie au-dessous de la raison et au-dessus de la puissance motrice exйcutive,
on trouve de deux faзons qu’une chose est hors du pouvoir du libre arbitre.
D’abord, parce qu’elle excиde l’efficace de la motrice exйcutive, qui opиre au
commandement du libre arbitre ; par exemple, voler n’est pas soumis au
libre arbitre de l’homme, car cela excиde la puissance motrice en l’homme.
Ensuite, une chose peut кtre hors du pouvoir du libre arbitre parce qu’elle ne
s’йtend pas а l’acte mкme de la raison. En effet, puisque l’acte du libre
arbitre est l’йlection, qui suit le conseil, c’est-а-dire la dйlibйration de la
raison, le libre arbitre ne peut s’йtendre а ce qui йchappe а la dйlibйration
de la raison, comme c’est le cas des choses qui se prйsentent de faзon non
prйmйditйe. Donc, de la premiиre faзon, commettre le pйchй ou l’йviteer
n’excиde pas le pouvoir du libre arbitre, car bien que l’accomplissement du
pйchй au moyen d’un acte extйrieur soit menй par l’exйcution de la puissance
motrice, cependant le pйchй est accompli dans la volontй mкme, avant
l’exйcution de l’њuvre, par le seul consentement. Par consйquent, le dйfaut de
la puissance motrice n’empкche pas le libre arbitre de faire ou d’йviter le
pйchй, quoiqu’il l’empкche parfois de l’exйcuter, comme lorsque quelqu’un veut
tuer, forniquer ou voler, mais ne le peut pas. Mais de la seconde faзon, commettre
le pйchй ou l’йviter peut excйder le pouvoir du libre arbitre, c’est-а-dire
lorsqu’un pйchй se prйsente soudain et comme inopinйment, et йchappe ainsi а
l’йlection du libre arbitre, bien que le libre arbitre puisse le faire ou
l’йviter, s’il dirigeait vers cela son attention ou son effort. Or de deux
faзons une chose se produit en nous comme inopinйment.
D’abord par
l’йlan de la passion : en effet, le mouvement de colиre ou de convoitise
prйcиde parfois la dйlibйration de la raison. Et ce mouvement qui tend а
l’illicite а cause de la corruption de la nature, est un pйchй vйniel. Voilа
pourquoi, dans l’йtat de nature corrompue, il n’est pas au pouvoir du libre
arbitre d’йviter tous les pйchйs de ce genre, parce qu’ils йchappent а son
acte, bien qu’il puisse empкcher l’un de ces mouvements s’il s’efforce contre
lui. Mais il n’est pas possible que l’homme s’efforce continuellement d’йviter
de tels mouvements, а cause des occupations variйes de l’esprit humain, et а
cause de son nйcessaire repos. Et cela se produit parce que les puissances
infйrieures ne sont pas totalement soumises а la raison comme elles l’йtaient
dans l’йtat d’innocence, quand il йtait trиs facile а l’homme d’йviter par le
libre arbitre tous les pйchйs de ce genre et chacun d’eux, car aucun mouvement
ne pouvait s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre le dictamen de la raison. Mais dans l’йtat
prйsent, l’homme n’est pas ramenй а cette rectitude par la grвce, pour parler
en gйnйral ; mais nous attendons cette rectitude pour l’йtat de gloire.
Voilа pourquoi, dans cet йtat de misиre, aprиs la rйparation de la grвce,
l’homme ne peut pas йviter tous les pйchйs vйniels, bien que cela ne porte en
rien prйjudice а la libertй de l’arbitre.
Ensuite, une
chose arrive en nous comme inopinйment par l’inclination d’un habitus ; en
effet, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se
montre sans peur et sans trouble devant un pйril surgi а l’improviste que
devant un pйril attendu ». En effet, l’opйration vient d’autant plus de
l’habitus qu’elle vient moins de la prйmйditation : car les choses
attendues, c’est-а-dire connues d’avance, on les йlira par la raison et la
rйflexion, sans habitus ; mais ce qui surgit а l’improviste est йlu par un
habitus. Et il ne faut pas comprendre que l’opйration par l’habitus de vertu
pourrait кtre tout а fait sans dйlibйration, puisque la vertu est un habitus
йlectif, mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est dйjа dйterminйe dans
son йlection ; par consйquent, chaque fois qu’une chose se prйsente comme
accordйe а cette fin, elle est aussitфt йlue, а moins qu’elle ne soit empкchйe
par une dйlibйration plus attentive et plus longue.
Or l’homme qui
est dans le pйchй mortel adhиre habituellement au pйchй. En effet, bien qu’il
n’ait pas toujours l’habitus du vice, car un habitus n’est pas engendrй par un
acte unique de luxure, cependant la volontй de celui qui pиche, aprиs avoir
abandonnй le bien immuable, a adhйrй au bien transitoire comme а une fin, et la
puissance et l’inclination d’une telle adhйsion demeurent en elle jusqu’а ce
qu’elle adhиre de nouveau au bien immuable comme а une fin. Voilа pourquoi,
lorsque se prйsente а un homme ainsi disposй une chose а faire qui convienne а
l’йlection prйcйdente, il est soudain portй vers elle par l’йlection, а moins
qu’il ne se retienne lui-mкme par une longue dйlibйration. Et cependant, qu’il
йlise ainsi soudainement cette chose ne l’excuse pas du pйchй mortel, qui a
besoin d’une dйlibйration : car pour le pйchй mortel, cette dйlibйration
suffit par laquelle on considиre attentivement que ce qui est йlu est pйchй
mortel et contre Dieu. Mais cette dйlibйration ne suffit pas а retirer celui
qui est dans le pйchй mortel. En effet, quelqu’un n’est retirй de faire une
chose vers laquelle il est inclinй, que dans la mesure oщ elle lui est proposйe
comme mauvaise. Or celui qui a dйjа rйpudiй le bien immuable pour le bien
transitoire, n’estime plus comme mal de se dйtourner du bien immuable, et en
cela la notion de pйchй mortel est accompli ; il n’est donc pas retirй de
pйcher par le fait mкme qu’il remarque qu’une chose est pйchй mortel, mais il
est nйcessaire de poursuivre la considйration plus avant jusqu’а parvenir а
quelque chose qu’il ne puisse pas ne pas estimer mauvais, comme le malheur ou
autre chose de ce genre.
Donc, avant que
se produise en l’homme ainsi disposй une dйlibйration aussi longue qu’il est
requis pour qu’il йvite le pйchй mortel, le consentement au pйchй mortel
prйcиde. Voilа pourquoi, si l’on suppose l’adhйsion du libre arbitre au pйchй
mortel, ou а une fin indue, il n’est pas en son pouvoir d’йviter tous les
pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux s’il s’efforce а
l’encontre : car mкme s’il a йvitй l’un ou l’autre en se mettant а dйlibйrer
aussi longtemps qu’il est requis, il ne peut cependant pas faire que le
consentement au pйchй mortel n’ait pas lieu parfois avant une telle
dйlibйration, puisqu’il est impossible que l’homme soit toujours, ni longtemps,
dans une vigilance aussi grande qu’il est requis pour cela, а cause des
nombreuses occupations de l’esprit humain. Or, il n’est йloignй de cette
disposition que par la grвce, qui seule fait que l’esprit humain adhиre par la
charitй au bien immuable comme а une fin.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que nous n’фtons ni le libre arbitre, puisque nous disons
que le libre arbitre peut йviter ou faire n’importe quel pйchй en particulier,
ni non plus la nйcessitй de la grвce, puisque nous disons, d’une part, que
l’homme ne peut йviter tous les pйchйs vйniels, bien qu’il puisse йviter chacun
d’eux — mкme si l’homme a la grвce, avant que celle-ci ne soit perfectionnйe
dans l’йtat de gloire — et ce, а cause du foyer de corruption ; et d’autre
part, que l’homme en йtat de pйchй mortel, sйparй de la grвce, ne peut йviter
tous les pйchйs mortels, а moins que la grвce ne survienne, bien qu’il puisse
йviter chacun d’eux, et ce, а cause de l’adhйsion habituelle de la volontй а
une fin dйsordonnйe ; et saint Augustin compare ces deux choses а la
courbure du tibia, d’oщ s’ensuit la nйcessitй de boiter.
Et ainsi se
vйrifient les sentences des docteurs, qui semblent diffйrer sur ce sujet. Car
certains d’entre eux disent que l’homme sans la grвce habituelle sanctifiante
peut йviter le pйchй mortel, non toutefois sans le secours divin, qui par sa
providence gouverne l’homme pour qu’il fasse le bien et йvite le mal :
cela est vrai, en effet, lorsqu’il voudra s’efforcer contre le pйchй ;
d’oщ il se produit que chaque pйchй peut кtre йvitй. Mais d’autres disent que
l’homme sans la grвce ne peut rester longtemps sans pйcher mortellement ;
et c’est assurйment vrai dans la mesure oщ un homme habituellement disposй а
pйcher ne reste pas longtemps sans que s’offre soudain а lui quelque chose а
opйrer, et а cette occasion il tombe dans le consentement au pйchй mortel par
l’inclination d’un habitus mauvais, puisqu’il n’est pas possible que l’homme
soit longtemps vigilant, au point de mettre un soin suffisant а йviter le pйchй
mortel.
Donc, comme les
deux sйries d’arguments concluent vrai en quelque faзon et faux d’une autre
faзon, il faut rйpondre aux deux.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apфtre peut кtre entendue, suivant les diverses expositions, et du pйchй
mortel, et du mal du pйchй mortel, dans la mesure oщ il parle en la personne de
l’homme pйcheur ; ou du mal du pйchй vйniel quant aux premiers mouvements,
dans la mesure oщ il parle en sa personne ou en celle des autres justes. Et des
deux faзons, il faut comprendre que, puisque la volontй naturelle tend а йviter
de tout mal, l’homme pйcheur ne peut faire en sorte, sans la grвce, d’йviter
tous les pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux ; et ainsi,
il ne peut sans la grвce accomplir la volontй naturelle ; et il en est de
mкme du juste relativement aux pйchйs vйniels.
2° Il est
impossible qu’un adulte soit dans le seul pйchй originel sans la grвce :
car dиs qu’il aura reзu l’usage du libre arbitre, s’il s’est prйparй а la
grвce, il aura la grвce ; sinon, la nйgligence elle-mкme lui sera imputйe
а pйchй mortel. L’argument susdit semble aussi supposer l’inconvйnient auquel
il conduit. En effet, s’il est possible qu’un adulte soit dans le seul pйchй
originel, alors, s’il arrive qu’il meure dans l’instant mкme, il tiendra le
milieu entre les bienheureux et ceux qui sont punis d’une peine sensible ;
et c’est а cet inconvйnient que conduit l’argument susdit. Cependant, pour ne
pas s’arrкter а cela, il faut savoir qu’il y a dans le pйchй originel une
aversion habituelle du bien immuable, puisque celui qui a le pйchй originel n’a
pas le cњur uni а Dieu par la charitй ; et ainsi, quant а l’aversion
habituelle, il en est de mкme de celui qui est dans le pйchй originel et de
celui qui est dans le pйchй mortel, quoique dans ce dernier cas il y ait en plus
de cela une conversion habituelle а une fin indue. En outre, si quelqu’un
йchappe а la damnation par le libre arbitre, il ne s’ensuit pas qu’il puisse
pour autant acquйrir la gloire par les forces du libre arbitre : cela est
plus grand, comme il ressort de ce qui a йtй dit de l’homme dans l’йtat
d’innocence.
3° L’homme sans
la grвce est vaincu par le pйchй, en sorte qu’il agit contre la loi ; car
s’il peut йviter tel ou tel pйchй par des efforts contraires, il ne peut
cependant pas les йviter tous, pour la raison dйjа mentionnйe.
4° L’exemple de
la courbure, donnй par saint Augustin, n’est pas analogue, а un certain point
de vue : en effet, il n’est pas au pouvoir du tibia d’user de la courbure
ou de ne pas en user, aussi est-il nйcessaire que tout mouvement du tibia
courbe soit une claudication ; tandis que le libre arbitre peut user ou
non de sa courbure, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il pиche en
tous ses actes, quels qu’ils soient, mais il peut parfois йviter le pйchй. En
revanche, l’exemple est ressemblant en ce qu’il n’est pas possible de tous les
йviter, comme on l’a dit.
5° Bien que le
pйchй non dйtruit par la pйnitence entraоne vers un autre pйchй par une
inclination, cependant il n’est pas nйcessaire que le libre arbitre obйisse
toujours а cette inclination, mais il peut faire des efforts contre elle dans
un acte particulier.
6° La crainte et
la colиre, en tant que passions, sont des pйchйs non pas mortels mais vйniels,
car elles sont des mouvements premiers.
7° Les
pйchйs sont appelйs nйcessaires, en tant qu’ils ne peuvent pas tous кtre
йvitйs, bien qu’ils puissent кtre йvitйs en particulier.
8° Lorsque la
chair convoite contre l’esprit, il y a un vice, mais de pйchй vйniel.
9° La
nйcessitй de pйcher soit vйniellement soit mortellement accompagne celle de
mourir, sauf pour des personnes privilйgiйes, а savoir, le Christ et la
bienheureuse Vierge ; mais non la nйcessitй de pйcher mortellement, comme
on le voit bien dans le cas de ceux qui ont la grвce.
10° [Dans
certaines йditions seulement :] On rйpond au dixiиme argument comme au
septiиme. [En d’autres :] Cette intйgritй amena l’homme а pouvoir йviter
non seulement chaque pйchй, mais aussi tous les pйchйs ; mais cela n’est
pas possible sans la grвce dans l’йtat prйsent.
11° La couronne
est donnйe а celui qui vainc totalement le diable et le pйchй. Mais celui qui
йvite un seul pйchй en persйvйrant dans un autre, йtant esclave, n’est
vainqueur qu’а un certain point de vue, il ne mйrite donc pas la couronne.
12° La convoitise
ne peut pas кtre comprise comme contraignant absolument le libre arbitre, car
celui-ci est toujours libre de contrainte ; mais il est dit qu’elle
contraint, а cause de la vйhйmence de l’inclination, а laquelle cependant on
peut rйsister, quoique avec difficultй.
13° Le libre
arbitre peut user d’un habitus ou ne pas en user. Il n’est donc pas nйcessaire
que l’on agisse toujours selon l’habitus ; mais on peut parfois agir
contre l’habitus, quoique avec difficultй. Cependant, si l’habitus demeure, il
ne peut arriver que l’on reste longtemps sans rien faire selon l’habitus.
14° Quand la
grвce cesse, le libre arbitre peut par lui-mкme йlire le mal ; il n’est
cependant pas nйcessaire que, sans la grвce sanctifiante, il йlise toujours le
mal.
15° De ce que l’on
йvite le pйchй, il ne s’ensuit pas que l’on vainque le monde, а moins d’кtre
tout а fait exempt de pйchй, comme on l’a dit.
16° Un
prйcepte a deux faзons d’кtre observй. D’abord, de telle faзon que son
observation mйrite la gloire ; et dans ce cas, nul ne peut sans la grвce
observer le prйcepte susdit, ni les autres prйceptes. Ensuite, de telle faзon
que son observation fait йviter la peine ; et en ce cas, il peut кtre
observй sans la grвce sanctifiante. Il est observй de la premiиre faзon quand
la substance de l’acte est accomplie avec le mode convenable, qu’apporte la
charitй ; et ainsi, le prйcepte susdit de la charitй n’est pas tant un
prйcepte que la fin du prйcepte et la forme des autres prйceptes. Il est
observй de la seconde faзon quand la seule substance de l’acte est
accomplie ; ce qui se produit en gйnйral en celui qui n’a pas l’habitus de
charitй : en effet, l’injuste aussi peut faire des choses justes, suivant
le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.
17° Cet argument
est йtranger а notre propos. En effet, а supposer que quelqu’un commette un
nouveau pйchй lorsqu’en ne se prйparant point а la pйnitence il ne se fait pas
misйricorde, il peut cependant йviter ce pйchй, puisqu’il peut se prйparer.
Toutefois, il n’est pas nйcessaire que le pйcheur commette un nouveau pйchй
chaque fois qu’il omet de se faire misйricorde par la pйnitence, mais c’est
seulement lorsqu’il y est tenu par quelque cause spйciale.
18° L’homme
vertueux peut ne pas aimer Dieu actuellement mais faire le contraire, comme
cela est clair lorsqu’il pиche.
19° Bien que les
habitus donnent toujours des actes semblables, cependant celui qui a un habitus
peut accomplir un acte contraire а l’habitus, car il ne lui est pas nйcessaire
de toujours user de l’habitus.
20° Celui qui n’a
pas la justice peut faire un acte de justice imparfait, qui consiste а faire
des choses justes ; et ce, а cause des principes du droit naturel dйposйs
dans la raison ; mais il ne peut pas faire un acte de justice parfait, qui
consiste а faire justement des choses justes. Et ainsi, un injuste peut parfois
se dйtourner du mal.
21° La parole du
Maоtre ne doit pas кtre comprise en ce sens qu’il est nйcessaire que l’homme en
йtat de pйchй mortel succombe а n’importe quelle tentation ; mais en ce
sens que, а moins d’кtre dйlivrй du pйchй par la grвce, il tombera un jour en
quelque pйchй mortel.
22° S’il nous est
nйcessaire de demander dans l’Oraison dominicale non seulement que les pйchйs
passйs nous soient remis, mais aussi que nous soyons dйlivrйs des pйchйs futurs,
c’est parce que, а moins que l’homme ne soit dйlivrй par la grвce, il lui est
nйcessaire de tomber parfois dans le pйchй, de la faзon susdite ;
quoiqu’il puisse йviter tel ou tel par des efforts contraires.
23° Celui qui est
abandonnй par la lumiиre de la grвce doit nйcessairement tomber un jour ;
cependant, il n’est pas nйcessaire qu’il succombe а n’importe quelle tentation.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Si le pйcheur
ne pouvait йviter le pйchй par des efforts contraires, cela porterait prйjudice
а la libertй ; mais il n’y a pas de prйjudice а la libertй de l’arbitre,
si l’homme ne peut faire en sorte d’кtre dans un constant souci de rйsister au
pйchй ; or, si l’homme n’y prend pas garde, l’inclination habituelle
l’entraоne vers ce qui convient а l’habitus.
2° Parce qu’il a
la maоtrise de son acte, le libre arbitre peut, chaque fois qu’il s’y applique,
ne pas user de son dйfaut propre. Mais parce qu’il lui est impossible de
toujours y veiller, il s’ensuit parfois qu’il manque son acte.
3° Le pйchй ne se
fait pas sans le consentement du libre arbitre ; mais le consentement suit
l’inclination habituelle, sauf si une longue dйlibйration le prйcиde, comme on
l’a dit.
4° On dit que
l’homme est tombй non irrйmйdiablement, parce qu’il peut trouver remиde avec
l’aide de la grвce, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas.
5° Ne pas pouvoir
pйcher, et ne pas pouvoir ne pas pйcher, sont contraires ; mais pouvoir
pйcher et ne pas pйcher, est un moyen terme entre eux. L’argument suppose donc
le faux.
6° Йlire et
dйlibйrer ne portent que sur les choses qui sont en nous. Mais, comme il est
dit au troisiиme livre de l’Йthique,
les choses que nous faisons par des amis, nous les faisons en quelque sorte par
nous-mкmes ; voilа pourquoi le libre arbitre peut exercer son йlection et
sa dйlibйration non seulement sur les choses pour lesquelles son propre pouvoir
suffit, mais aussi sur celles pour lesquelles il a besoin du secours divin.
7° Un homme
en йtat de pйchй mortel peut йviter tous les pйchйs mortels par le secours de
la grвce ; il peut aussi йviter chacun d’eux par vertu naturelle, mais non
tous ; voilа pourquoi il ne s’ensuit pas qu’il ne pиche pas en commettant
le pйchй.
8° La nйcessitй
de pйcher n’implique pas une contrainte du libre arbitre. En effet, bien que
l’homme ne puisse se soustraire а cette nйcessitй par lui-mкme, il peut
cependant rйsister jusqu’а un certain point а la nйcessitй en question, en tant
qu’il peut йviter chaque pйchй, mais non tous.
9° Le pйchй
est rendu quasi naturel au pйcheur : en effet, l’habitus opиre comme une
certaine nature en celui qui l’a ; c’est pourquoi la nйcessitй qui vient
d’un habitus se ramиne а l’inclination naturelle.
10° Selon saint
Augustin, une chose peut кtre nйcessaire et cependant volontaire ; en
effet, la volontй a nйcessairement de l’aversion pour le malheur ; et ce,
а cause de l’inclination naturelle а laquelle est assimilйe l’inclination de
l’habitus.
11° L’homme en
йtat de pйchй ne peut aucunement se soustraire au pйchй dйjа commis, sinon par
le secours de la grвce, car il n’est affranchi du pйchй, qui s’accomplit dans
l’aversion, que si son esprit adhиre а Dieu par la charitй, qui ne vient pas du
libre arbitre mais est rйpandue dans le cњur des saints par l’Esprit Saint,
comme il est dit en Rom. 5, 5. Article 13 : Un homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Nul n’est dans
la nйcessitй de demander а Dieu ce qu’il peut par lui-mкme. Or, quelque grвce
que l’on possиde, on est dans la nйcessitй de demander а Dieu d’кtre dйlivrй
des pйchйs futurs ; c’est pourquoi l’Apфtre dit en
2 Cor. 13, 7, en s’adressant aux fidиles et aux saints :
« Cependant nous prions Dieu que vous ne fassiez rien de mal. » Ceux
qui ont la grвce ne peuvent donc pas йviter le pйchй.
2° Ceux qui ont
la grвce sont dans la nйcessitй de dire l’Oraison dominicale. Or il est demandй
en elle que l’homme persйvиre sans pйchй, suivant l’exposition de saint
Cyprien, comme le rapporte saint Augustin au livre sur le Don de la persйvйrance. Celui qui a la grвce ne peut donc par
lui-mкme йviter le pйchй.
3° La
persйvйrance est un don du Saint-Esprit. Or, avoir les dons du Saint-Esprit
n’est pas au pouvoir de celui qui a la grвce. Puis donc que s’abstenir du pйchй
mortel jusqu’а la fin de la vie appartient а la persйvйrance, il semble que
celui qui a la grвce ne puisse pas йviter le pйchй mortel.
4° Le vice du
pйchй est а l’кtre de grвce ce que le nйant est а l’кtre de nature. Or la
crйature qui a obtenu de Dieu l’кtre de nature, ne peut se conserver elle-mкme
dans l’кtre de nature de telle sorte qu’elle ne retombe pas dans le nйant, si
elle n’est conservйe par la main du Crйateur. Un homme qui a obtenu la grвce ne
peut donc par lui-mкme faire en sorte de ne pas tomber dans le pйchй mortel.
En sens contraire :
1° Il est dit en
2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Or elle ne
suffit pas, si, par elle, le pйchй mortel ne peut кtre йvitй. L’homme peut donc
йviter le pйchй mortel par la grвce.
2° Cela se voit
par les paroles du Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 25, oщ il s’exprime ainsi : « Aprиs
la rйparation, l’homme, avant d’кtre confirmй, est pressй par la convoitise,
mais il n’est pas vaincu ; et s’il est faible dans le mal, il a cependant
la grвce dans le bien ; de sorte qu’il peut pйcher, а cause de la libertй
et de la faiblesse, et ne pas pйcher mortellement, а cause de la libertй et du
secours de la grвce. »
Rйponse :
Ce n’est pas la
mкme chose de dire que l’on peut s’abstenir du pйchй, et de dire que l’on peut
persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans l’abstention du pйchй.
En effet, quand
on dit que quelqu’un peut s’abstenir du pйchй, la puissance porte seulement sur
une nйgation, c’est-а-dire qu’il peut ne pas pйcher ; et n’importe quel
homme en йtat de grвce le peut, s’agissant du pйchй mortel, car il n’y a en
celui qui a la grвce aucune inclination habituelle vers le pйchй, il y a bien
plutфt en lui une inclination habituelle а йviter le pйchй. Voilа pourquoi,
quand une chose se prйsente а lui sous l’aspect de pйchй mortel, il s’en йcarte
par une inclination habituelle, а moins qu’il ne fasse des efforts contraires,
en suivant ses convoitises ; cependant, il n’est pas dans la nйcessitй de
suivre celles-ci, bien qu’il ne puisse йviter qu’un mouvement de concupiscence
ne s’йlиve en prйcйdant totalement l’acte du libre arbitre. Ainsi donc, parce
qu’il ne peut pas faire qu’un mouvement de concupiscence ne prйvienne pas
totalement l’acte du libre arbitre, il ne peut йviter tous les pйchйs vйniels.
Mais parce qu’aucun mouvement du libre arbitre ne prйcиde en lui la pleine
dйlibйration en l’entraоnant au pйchй comme par l’inclination d’un habitus,
pour cette raison il peut йviter tous les pйchйs mortels.
Mais quand on
dit : « Celui-ci peut persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans
l’abstention du pйchй », la puissance porte sur quelque chose
d’affirmatif, c’est-а-dire que quelqu’un se pose en un йtat tel que le pйchй ne
puisse exister en lui ; car l’homme ne pourrait, par un acte du libre
arbitre, se rendre persйvйrant, que s’il se rendait impeccable. Or cela ne
rentre pas au pouvoir du libre arbitre, car la vertu motrice exйcutive ne s’y
йtend pas. Voilа pourquoi l’homme ne peut кtre pour lui-mкme une cause de
persйvйrance, mais il est dans la nйcessitй de demander celle-ci а Dieu.
Rйponse aux objections :
1° L’Apфtre
priait pour qu’ils ne fissent rien de mal, parce qu’ils ne pourraient pas
suffisamment persйvйrer dans l’abstinence du mal sans l’aide du secours divin.
2° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
3° La
persйvйrance a deux acceptions. En effet, elle est parfois une vertu
spйciale ; et dans ce cas, elle est un certain habitus, dont l’acte
consiste а avoir le propos d’opйrer fermement. Et ainsi, tout homme qui a la
grвce, a la persйvйrance, quoiqu’il ne persйvиre pas nйcessairement jusqu’а la
fin. On prend « persйvйrance » dans l’autre acception, lorsqu’elle
est une certaine circonstance de la vertu, signifiant la permanence de la vertu
jusqu’а la fin de la vie. Et dans ce cas, la persйvйrance n’est pas au pouvoir
de celui qui a la grвce.
4° De mкme que,
lorsque nous parlons de nature, nous n’excluons pas ce par quoi la nature est
conservйe dans l’кtre, de mкme, lorsque nous parlons de grвce, nous n’excluons
pas l’opйration divine conservant la grвce dans l’кtre ; car sans elle,
nul ne peut persister, ni dans l’кtre de nature, ni dans l’кtre de grвce. Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Un prйcepte
n’est pas donnй pour une chose impossible ; c’est pourquoi saint Jйrфme
dit : « Maudit soit celui qui dit que Dieu a prescrit а l’homme
quelque chose d’impossible. » Or il est prescrit а l’homme de faire le
bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.
2° Nul ne doit кtre
blвmй s’il ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme juste est blвmй
s’il omet de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre
arbitre.
3° Par le libre
arbitre, l’homme peut en quelque faзon йviter le pйchй, au moins pour un acte
particulier. Or йviter le pйchй est un bien. L’homme peut donc faire quelque
bien par le libre arbitre.
4° Chaque rйalitй
a plus de pouvoir sur ce qui lui est naturel que sur ce qui, pour elle, est
contre nature. Or le libre arbitre est naturellement ordonnй au bien, tandis
que le pйchй est pour lui contre nature. Il a donc plus de pouvoir sur le bien
que sur le mal. Or il a pouvoir sur le mal par lui-mкme. Donc а bien plus forte
raison sur le bien.
5° La crйature
dйtient en soi la ressemblance du Crйateur sous le rapport du vestige, et bien
plus encore sous le rapport de l’image. Or le Crйateur peut faire le bien par
lui-mкme. Donc la crйature aussi ; et surtout le libre arbitre, qui est
« а l’image ».
6° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
c’est par les mкmes activitйs que la vertu est gйnйrйe et corrompue. Or la
vertu peut кtre corrompue par le libre arbitre, car le pйchй mortel, que
l’homme peut faire par le libre arbitre, corrompt la vertu. L’homme a donc, par
le libre arbitre, un pouvoir sur la gйnйration du bien qu’est la vertu.
7° Il est
dit en 1 Jn 5, 3 : « ses commandements ne sont pas
pйnibles ». Or, ce qui n’est pas pйnible, l’homme peut le faire par le
libre arbitre. L’homme peut donc accomplir les commandements par le libre
arbitre : ce qui est un trиs grand bien.
8° Selon Anselme
au livre sur le Libre Arbitre, le
libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour
elle-mкme » ; or on ne garde la droiture de volontй que si l’on agit
bien. On peut donc faire le bien par le libre arbitre.
9° La grвce
est plus forte que le pйchй. Or la grвce ne lie pas le libre arbitre au point
que l’homme ne puisse faire de pйchй. Le pйchй ne lie donc pas non plus le
libre arbitre au point que l’homme en йtat de pйchй, sans la grвce, ne puisse
faire le bien.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Rom. 7, 18 : « Le vouloir est а ma portйe, mais non le
pouvoir d’accomplir le bien. » L’homme ne peut donc pas faire le bien par
le libre arbitre.
2° L’homme ne
peut faire le bien que par un acte soit intйrieur soit extйrieur. Or le libre
arbitre ne suffit pour aucun des deux, car, comme il est dit en
Rom. 9, 16, « l’йlection ne dйpend ni de celui qui veut »,
c’est-а-dire du vouloir (qui se rattache а l’acte intйrieur), « ni de
celui qui court », c’est-а-dire de l’agitation (qui se rattache а l’acte
extйrieur), « mais de Dieu qui fait misйricorde ». Le libre arbitre
sans la grвce ne peut donc nullement faire le bien.
3° А propos de ce
passage de Rom. 7, 15 : « je fais le mal que je hais »,
la Glose dit : « Certes,
l’homme veut naturellement le bien, mais la volontй est toujours dйpourvue d’un
tel effet, si elle applique son vouloir sans la grвce de Dieu. » L’homme
sans la grвce ne peut donc effectuer le bien.
4° La conception
du bien prйcиde l’opйration du bien, comme le montre clairement le Philosophe
au deuxiиme livre de l’Йthique. Or
l’homme ne peut concevoir le bien par lui-mкme, car il est dit en
2 Cor. 3, 5 : « ce n’est pas que nous soyons par
nous-mкme capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-mкme ».
L’homme ne peut donc pas opйrer le bien par lui-mкme.
Rйponse :
Aucune rйalitй
n’agit au-delа de son espиce ; mais chaque rйalitй peut agir selon
l’exigence de son espиce, puisque aucune rйalitй n’est privйe de son action
propre. Or il y a deux biens : un certain bien qui est proportionnй а la
nature humaine, et un autre qui passe le pouvoir de la nature humaine. Et ces
deux biens, si nous parlons d’actes, ne diffиrent pas d’aprиs la substance de
l’acte, mais d’aprиs le mode d’agir ; par exemple, l’acte de faire
l’aumфne est un bien proportionnй aux forces humaines, dans la mesure oщ c’est
par une certaine bienfaisance et un certain amour naturels que l’homme y est
mы ; mais il passe le pouvoir de la nature humaine pour autant que l’homme
y est conduit par la charitй, qui unit l’esprit de l’homme а Dieu. Il est donc
йtabli que le libre arbitre, sans la grвce, n’a pas de pouvoir sur le bien qui
est au-dessus de la nature humaine ; et parce que l’homme mйrite la vie йternelle
par un tel bien, il est assurй que l’homme ne peut mйriter sans la grвce. Mais
le bien qui est proportionnй а la nature humaine, l’homme peut l’accomplir par
le libre arbitre ; c’est pourquoi saint Augustin dit que l’homme peut, par
le libre arbitre, cultiver des champs, bвtir des maisons, et faire bien
d’autres bonnes choses sans grвce agissante.
Mais, quoique
l’homme puisse faire de tels biens sans la grвce sanctifiante, il ne peut
cependant pas les faire sans Dieu, puisque aucune rйalitй ne peut exercer son
opйration naturelle sinon par la puissance divine, car la cause seconde n’agit
que par la vertu de cause premiиre, comme il est dit au livre des Causes. Et cela est vrai tant dans le
cas des agents naturels que dans celui des agents volontaires. Cependant, ce
n’est pas vrai de la mкme faзon dans les deux cas. Dans les rйalitйs
naturelles, en effet, Dieu est cause de l’opйration naturelle, en tant qu’il
donne et conserve ce qui, dans la rйalitй, est le principe naturel de
l’opйration, d’oщ s’ensuit une opйration dйterminйe par nйcessitй ; comme
lorsqu’il conserve dans la terre la pesanteur, qui est le principe du mouvement
vers le bas. La volontй de l’homme, en revanche, n’est pas dйterminйe а une
opйration unique, mais elle se rapporte indiffйremment а plusieurs ; et
ainsi, elle est d’une certaine faзon en puissance, а moins d’кtre mue par
quelque principe actif, que celui-ci lui soit reprйsentй extйrieurement, comme
c’est le cas du bien apprйhendй, ou qu’il opиre intйrieurement en elle, comme
c’est le cas de Dieu lui-mкme, comme dit saint Augustin au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, montrant de
multiples faзons que Dieu opиre dans les cњurs des hommes. De plus, tous les
mouvements extйrieurs sont rйglйs par la divine providence, puisque Dieu
lui-mкme juge que quelqu’un doit кtre stimulй au bien par telles ou telles
actions. Si donc nous voulons appeler « grвce de Dieu » non pas un
don habituel, mais la misйricorde mкme de Dieu, par laquelle il opиre
intйrieurement le mouvement de l’esprit et ordonne les choses extйrieures au
salut de l’homme, alors l’homme ne peut pas faire un seul bien sans la grвce de
Dieu. Mais dans le langage courant, on emploie le nom de grвce pour dйsigner un
don habituel qui justifie.
Et ainsi, l’on
voit clairement que les deux sйries d’arguments concluent faux en quelque
faзon ; aussi doit-on rйpondre aux deux.
Rйponse aux objections :
1° Ce que Dieu
prescrit n’est pas, pour l’homme, impossible а garder, car а la fois il peut
garder la substance de l’acte par le libre arbitre, et il peut garder par le
don de la grвce — mais non par le seul libre arbitre — le mode par lequel cet
acte est йlevй au-dessus du pouvoir de la nature, c’est-а-dire en tant qu’il
est fait par charitй.
2° L’homme qui
n’accomplit pas les prйceptes est justement blвmй, car c’est par sa nйgligence
qu’il n’a pas la grвce par laquelle il peut garder les commandements quant au
mode, bien qu’il puisse nйanmoins les garder quant а la substance par le libre
arbitre.
3° En faisant un
acte du genre des actes bons, l’homme йvite le pйchй, quoiqu’il ne mйrite pas
la rйcompense ; voilа pourquoi, bien que l’homme puisse, par le libre
arbitre, йviter quelque pйchй, il ne s’ensuit cependant pas qu’il ait pouvoir
sur le bien mйritoire par le seul libre arbitre.
4° Par le libre
arbitre, l’homme a pouvoir sur le bien qui est connaturel а l’homme ; mais
le bien mйritoire est au-dessus de sa nature, comme on l’a dit.
5° Bien qu’il y
ait dans la crйature une ressemblance du Crйateur, elle n’est cependant pas
parfaite ; en effet, cela est propre au seul Fils ; voilа pourquoi il
n’est pas nйcessaire que tout ce qui se trouve en Dieu se trouve dans la
crйature.
6° Le Philosophe
parle de la vertu politique, qui s’acquiert par des actes, et non de la vertu
infuse, qui seule est le principe de l’acte mйritoire.
7° Comme dit
saint Augustin au livre sur la Nature et
la Grвce, les prйceptes de Dieu sont perзus comme faciles а l’amour, et
comme pйnibles а la crainte ; il ne s’ensuit donc pas que l’homme puisse
les accomplir parfaitement, sinon l’homme qui a la charitй ; mais celui
qui ne l’a pas, bien qu’il puisse en accomplir un quant а la substance et avec
difficultй, il ne peut cependant pas les accomplir tous, comme il ne peut pas
non plus йviter tous les pйchйs.
8° Bien que le
libre arbitre puisse garder la droiture qu’il a, cependant, quand il n’a pas la
droiture, il ne peut pas la garder.
9° Le libre
arbitre n’a pas besoin de lien pour ne pas avoir de pouvoir sur le bien
mйritoire, parce que celui-ci dйpasse sa nature ; de mкme que l’homme,
mкme s’il n’est pas liй, ne peut pas voler.
Rйponse aux objections en sens contraire :
On voit
clairement la solution des arguments en sens contraire, car ou ils valent pour
le bien mйritoire, ou ils montrent que l’homme ne peut faire aucun bien sans
l’opйration de Dieu. Article 15 : L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° En vain
l’homme est-il incitй а ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme est incitй а se
prйparer а la grвce : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai
vers vous » (Zach. 1, 3). L’homme sans la grвce peut donc se
prйparer а la grвce.
2° Il semble
en кtre ainsi, d’aprиs ce qu’on lit en Apoc. 3, 20 : « Si
quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » Il semble donc qu’il
appartienne а l’homme d’ouvrir son cњur а Dieu, ce qui est se prйparer а la
grвce.
3° Selon
Anselme, la cause pour laquelle on n’a pas la grвce n’est pas que Dieu ne la
donne pas, mais qu’on ne la reзoit pas. Or il n’en serait pas ainsi, si l’homme
ne pouvait sans la grвce se prйparer а avoir la grвce. L’homme peut donc, par
le libre arbitre, se prйparer а la grвce.
4° Il est dit en
Is. 1, 19 : « Si vous voulez m’йcouter, vous serez
rassasiйs des biens de la terre » ; et ainsi, il est en la volontй de
l’homme que celui-ci approche de Dieu et soit rempli de la grвce.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui
m’a envoyй ne l’attire. »
2° Il est dit au
Ps. 42, 3 : « Rйpandez sur moi votre lumiиre et votre
vйritй ; elles me conduiront. »
3° Dans la
priиre, nous demandons а Dieu qu’il nous tourne vers lui, comme on le voit
clairement au Ps. 84, 5 : « Convertissez-nous, ф Dieu notre
Sauveur. » Or il ne serait pas nйcessaire que l’homme demande cela, s’il
pouvait par le libre arbitre se prйparer а la grвce. Il semble donc qu’il ne le
puisse pas sans la grвce.
Rйponse :
Certains disent
que l’homme ne peut se prйparer а avoir la grвce que par quelque grвce
gratuitement donnйe.
Or, d’une part,
il semble que ce ne soit pas vrai, si par « grвce gratuitement
donnйe » ils entendent quelque don habituel de la grвce, et ce pour deux
raisons. D’abord parce que, si l’on affirme que la prйparation а la grвce est
nйcessaire, c’est pour manifester une certaine raison, de notre cфtй, pour
laquelle la grвce sanctifiante est donnйe а certains et non а d’autres. Or si
la prйparation mкme а la grвce ne peut кtre sans quelque grвce habituelle,
alors ou bien cette grвce est donnйe а tous, ou bien non. Si elle est donnйe а
tous, elle ne semble pas кtre autre chose qu’un don naturel, car on ne trouve
rien de commun а tous les hommes sinon ce qui est naturel ; et les choses
naturelles peuvent elles-mкmes кtre appelйes grвces, en tant qu’elles sont donnйes
par Dieu а l’homme sans mйrites prйcйdents. Et si elle n’est pas donnйe а tous,
il sera de nouveau nйcessaire de revenir а la prйparation, et de poser pour la
mкme raison une autre grвce, et ainsi а l’infini ; il est donc meilleur de
s’arrкter au premier cas. Ensuite, parce que « se prйparer а la
grвce » se dit en d’autres termes : « faire ce qui est en
soi », comme on dit couramment que si l’homme fait ce qui est en lui, Dieu
lui donne la grвce. Or, « кtre en quelqu’un » se dit de ce qui est en
son pouvoir. Si donc l’homme ne peut, par le libre arbitre, se prйparer а la
grвce, « faire ce qui est en soi » ne sera pas « se prйparer а
la grвce ».
Mais d’autre
part, si par « grвce gratuitement donnйe » ils entendent la divine
providence, par laquelle l’homme est misйricordieusement dirigй vers le bien,
alors il est vrai que sans la grвce l’homme ne peut se prйparer а avoir la
grвce sanctifiante. Et cela se voit clairement par deux raisons. D’abord, parce
qu’il est impossible que l’homme commence nouvellement une chose, s’il n’est
rien qui le meuve ; ainsi le Philosophe montre-t-il au huitiиme livre de
la Physique que les mouvements des
кtres animйs, aprиs un repos, doivent кtre prйcйdйs d’autres mouvements par
lesquels l’вme est stimulйe а agir. Et ainsi, quand l’homme commence а se
prйparer а la grвce en tournant nouvellement sa volontй vers Dieu, il est
nйcessaire qu’il y soit amenй par des actions extйrieures, par exemple un
avertissement extйrieur, ou une maladie corporelle, ou quelque chose de
semblable ; ou bien par quelque impulsion intйrieure, selon que Dieu agit
dans les esprits des hommes ; ou encore de l’une et l’autre faзon. Or
toutes ces choses sont procurйes а l’homme par la misйricorde divine ; et
ainsi, il se produit par la misйricorde divine que l’homme se prйpare а la
grвce. Ensuite, parce que n’importe quel mouvement de la volontй n’est pas une
suffisante prйparation а la grвce, de mкme que n’importe quelle douleur ne
suffit pas pour la rйmission du pйchй ; mais il est nйcessaire qu’il y ait
un mode dйterminй. Et assurйment, ce mode ne peut pas кtre connu de l’homme,
puisque le don mкme de la grвce excиde la connaissance de l’homme : en
effet, le mode de prйparation а la forme ne peut кtre connu sans que soit
connue la forme elle-mкme. Or, chaque fois que, pour faire quelque chose, est
requis un mode dйterminй d’opйration inconnu а l’opйrant, l’opйrant a besoin
d’un gouvernant et d’un dirigeant. Il est donc clair que le libre arbitre ne
peut se prйparer а la grвce que s’il y est dirigй divinement. Et pour ces deux
raisons, on cherche dans les Йcritures par deux sortes de discours а flйchir
Dieu pour qu’il opиre en nous cette prйparation а la grвce. D’abord, en
demandant qu’il nous convertisse, comme s’il nous dйtournait de ce en quoi nous
errons et nous tournait vers lui ; et ce, а cause de la premiиre raison,
comme lorsqu’il est dit : « Convertissez-nous, ф Dieu notre
Sauveur. » Ensuite, en demandant qu’il nous dirige, comme lorsqu’il est
dit : « Dirigez-moi dans votre vйritй » ; et ce, а cause de
la seconde raison.
Rйponse aux objections :
1° Il nous semble
nous-mкmes nous convertir а Dieu, parce que nous pouvons le faire, mais ce
n’est pas sans le secours divin ; et c’est pourquoi nous lui
demandons : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et nous nous
convertirons » (Lam. 5, 21).
2° Nous pouvons
ouvrir notre cњur а Dieu, mais non sans le secours divin ; et c’est
pourquoi il est demandй а Dieu en 2 Macc. 1, 4 : « Que
le Seigneur ouvre votre cњur а sa loi et а ses prйceptes, et qu’il vous donne
la paix. »
3°
&
4°
Et il faut rйpondre ainsi aux autres arguments : car l’homme ne peut ni se
prйparer ni vouloir, si Dieu n’opиre cela en lui, comme on l’a dit. Question
25 : [La
sensibilitй]
Introduction
Article 1 : La
sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ? Article 2 : La
sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en
plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ? Article 3 :
L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou
aussi dans le supйrieur ? Article 4 : La
sensualitй obйit-elle а la raison ? Article 5 : Le
pйchй peut-il exister dans la sensualitй ? Article 6 : Le
concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ? Article 7 : La sensualitй
peut-elle, en cette vie, кtre guйrie de la corruption susdite ?
Article 1 : La sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ?
Objections :
Il semble que
ce soit une puissance cognitive.
1° Comme dit le
Maоtre au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24, « ce que, dans notre вme, tu trouves de commun avec les
bкtes, appartient а la sensualitй ». Or les puissances sensitives
cognitives nous sont communes avec les bкtes. Elles appartiennent donc а la
sensualitй.
2° Saint Augustin,
au douziиme livre sur la Trinitй, dit
que « le mouvement de l’вme sensitive, mouvement qui est tournй vers les
sens corporels, nous est commun avec les animaux, et il est йtranger а la
raison qui s’adonne а la sagesse » ; ce qu’il expose en ajoutant
ceci : « Les sens corporels en effet perзoivent les corps, tandis que
la raison spirituelle qui s’applique а la sagesse a l’intelligence des rйalitйs
йternelles et immuables. » Or il appartient а la puissance cognitive de
sentir les rйalitйs corporelles. La sensualitй, dont l’acte est le mouvement
sensitif, est donc une puissance cognitive.
3° [Le rйpondant] disait que saint Augustin
ajoute cela pour manifester les objets des sens : en effet, le mouvement
de la sensualitй est tournй vers les sens corporels en tant qu’il se tourne
vers les rйalitйs sensibles. En sens contraire :
saint Augustin ajoute cela pour montrer comment la sensualitй est йtrangиre а
la raison. Or, vers les corps, que saint Augustin dit кtre les objets des sens,
la raison se tourne aussi, l’infйrieure en disposant et la supйrieure en
jugeant ; et de la sorte, la sensualitй n’est pas rendue йtrangиre а la
raison. Le propos de saint Augustin n’est donc pas celui que l’on disait.
4° Dans la
progression du pйchй qui se fait en nous, comme saint Augustin le dit au mкme
endroit, la sensualitй tient la place du serpent. Or le serpent, dans la
tentation de nos premiers parents, se comporta comme celui qui annonce et
propose le pйchй ; et cela relиve de la puissance cognitive et non de l’appйtitive,
car le propre de celle-ci est de se porter vers le pйchй. La sensualitй est
donc une puissance cognitive.
5° Saint Augustin
dit au mкme livre que « la sensualitй voisine avec la raison qui
s’applique а la science ». Or elle ne voisinerait pas avec elle, si elle
йtait seulement appйtitive, puisque la raison qui s’applique а la science est
cognitive : car alors, elle appartiendrait а un autre genre de puissances
de l’вme. La sensualitй est donc cognitive, et pas seulement appйtitive.
6° La sensualitй,
selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, se distingue а la fois de la raison supйrieure et de
l’infйrieure, en lesquelles l’appйtit supйrieur, qui est la volontй, est
contenu ; sinon le pйchй mortel ne pourrait exister en elles. Or l’appйtit
infйrieur ne se distingue pas de l’appйtit supйrieur comme une autre puissance,
comme on le prouvera. la sensualitй n’est donc pas l’appйtit infйrieur. Mais
elle est une puissance infйrieure de l’вme, comme cela ressort de sa
dйfinition. Elle est donc une puissance cognitive infйrieure. Preuve de la
mineure : une diffйrence des objets par accident n’indique pas une
diffйrence des puissances par l’espиce. En effet, voir l’homme et voir l’вne ne
divisent pas la vue, car l’homme et l’вne sont accidentels au visible en tant
que tel. Or l’objet d’appйtit apprйhendй par le sens et celui qui l’est par
l’intelligence — par lа, semble-t-il, on distingue l’appйtit supйrieur de
l’infйrieur — sont accidentels а l’objet d’appйtit en tant que tel, puisque
l’objet d’appйtit en tant que tel est le bien, auquel il est accidentel d’кtre
apprйhendй par le sens ou par l’intelligence. L’appйtit infйrieur n’est donc
pas une puissance autre que le supйrieur.
7° [Le rйpondant] disait que les deux
appйtits susmentionnйs se distinguent d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien
а un moment donnй. En sens contraire :
l’appйtit est au bien ce que l’intelligence est au vrai. Or le vrai dans
l’absolu et le vrai а un moment donnй, qui est contingent, ne divisent pas
l’intelligence en deux puissances. On ne peut donc pas non plus diviser
l’appйtit en deux puissances d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien а un
moment donnй.
8° Le bien а un
moment donnй est le bien apparent, semble-t-il, tandis que le bien dans
l’absolu est le vrai bien. Or l’appйtit supйrieur consent parfois au bien
apparent, et l’appйtit infйrieur recherche parfois un vrai bien, comme les
choses qui sont nйcessaires au corps. Le bien а un moment donnй et le bien dans
l’absolu ne distinguent donc pas les appйtits supйrieur et infйrieur ; et
nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° La
puissance sensitive s’oppose а l’appйtitive, comme le montre clairement le
Philosophe au premier livre sur l’Вme,
oщ il distingue cinq genres d’actions de l’вme, а savoir : nourrir,
sentir, rechercher, se mouvoir selon le lieu et penser. Or la sensualitй est
contenue dans la puissance sensitive, comme son nom mкme le montre. La
sensualitй est donc une puissance non pas appйtitive mais cognitive.
10° Lorsque la
dйfinition est commune, le dйfini est commun. Or la dйfinition de la
sensualitй, que le Maоtre donne au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, convient а la raison infйrieure, qui se
tourne parfois vers les sens du corps et vers les choses qui appartiennent au
corps. La raison infйrieure et la sensualitй sont donc une mкme chose. Or la
raison est une puissance cognitive ; donc la sensualitй aussi.
En sens contraire :
1° Il est dit
dans la dйfinition de la sensualitй qu’elle est « un appйtit des choses
qui appartiennent au corps ».
2° Il y a pйchй
lorsqu’on recherche, et non lorsqu’on ne fait que connaоtre. Or, comme dit
saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
il y a dans la sensualitй quelque pйchй trиs lйger. La sensualitй est donc une
puissance appйtitive.
Rйponse :
La sensualitй
ne semble pas кtre autre chose que la puissance appйtitive de la partie
sensitive : et l’on parle de « sensualitй » comme d’une chose
dйcoulant du sens. En effet, le mouvement de la partie appйtitive naоt en
quelque sorte de l’apprйhension, car toute opйration du principe passif a son
origine dans le principe actif. Or l’appйtit est une puissance passive, car il
est mы par l’objet d’appйtit, qui est un moteur non mы, comme il est dit au
troisiиme livre sur l’Вme. Et l’objet
d’appйtit ne meut l’appйtit qu’une fois apprйhendй. Donc, en tant que la
puissance appйtitive infйrieure est mue par l’objet d’appйtit apprйhendй par le
sens, son mouvement est appelй « sensuel », et la puissance elle-mкme
est nommйe « sensualitй ».
Or cet appйtit
sensitif tient le milieu entre l’appйtit naturel et l’appйtit supйrieur
rationnel, que l’on nomme volontй. Et l’on peut le constater de la faзon
suivante. En n’importe quel objet d’appйtit, deux choses peuvent кtre
considйrйes : la chose mкme qui est recherchйe, et la raison de
l’appйtibilitй, comme le plaisir, l’utilitй, ou quelque chose de ce genre.
L’appйtit
naturel tend donc vers la chose appйtible elle-mкme, sans aucune apprйhension
de la raison de l’appйtibilitй : en effet, l’appйtit naturel n’est rien
d’autre qu’une certaine inclination de la rйalitй et une relation а une chose
qui lui convient, comme une pierre se porte vers un lieu infйrieur. Mais parce
que la rйalitй naturelle est dйterminйe dans son кtre naturel, et que son
inclination vers une chose dйterminйe est unique, aucune apprйhension n’est
exigйe, qui distinguerait la chose appйtible de la non appйtible d’aprиs la
raison de l’appйtibilitй. Mais cette apprйhension est prйsupposйe en celui qui,
en instituant la nature, a donnй а chaque nature l’inclination propre qui lui
convient.
L’appйtit
supйrieur, en revanche, c’est-а-dire la volontй, tend directement vers la
raison de l’appйtibilitй, dans l’absolu ; ainsi, la volontй recherche
premiиrement et principalement la bontй elle-mкme, ou l’utilitй, ou quelque
chose de ce genre ; et c’est secondairement qu’elle recherche telle ou
telle chose, en tant que celle-ci participe а la raison susdite ; et ce,
parce que la nature raisonnable a une capacitй telle, qu’une inclination vers
une seule chose dйterminйe ne lui suffirait pas, mais qu’elle a besoin de
choses nombreuses et diverses ; voilа pourquoi son inclination va vers
quelque chose de commun qui se trouve en plusieurs, et ainsi, elle tend par
l’apprйhension de cette chose commune vers la chose appйtible en laquelle elle
sait qu’une telle raison doit кtre recherchйe.
Quant а
l’appйtit infйrieur de la partie sensitive, qui est appelй sensualitй, il tend
vers la chose appйtible elle-mкme, en tant que s’y trouve ce qui est la raison
de l’appйtibilitй : en effet, il ne tend pas vers la raison mкme de
l’appйtibilitй, car l’appйtit infйrieur ne recherche pas la bontй mкme, ni
l’utilitй ou le plaisir, mais cette chose utile ou cette chose
dйlectable ; et en cela, l’appйtit sensible est au-dessous de l’appйtit
rationnel ; mais parce qu’il ne tend pas seulement vers telle ou telle
chose, mais vers tout ce qui lui est utile ou dйlectable, il est au-dessus de
l’appйtit naturel ; et c’est pourquoi il a besoin d’une apprйhension qui
distingue le dйlectable du non dйlectable. Et la preuve йvidente de cette
distinction est que l’appйtit naturel a une nйcessitй а l’йgard de la chose
mкme vers laquelle il tend, comme le pesant recherche naturellement le lieu
infйrieur, tandis que l’appйtit sensitif n’a pas de nйcessitй pour une chose
avant qu’elle soit apprйhendйe sous l’aspect du dйlectable ou de l’utile, mais
une fois apprйhendй ce qui est dйlectable, il s’y porte par nйcessitй : en
effet, la bкte qui aperзoit une chose dйlectable ne peut pas ne pas la rechercher.
La volontй, quant а elle, a une nйcessitй а l’йgard de la bontй et de l’utilitй
elles-mкmes — c’est en effet par nйcessitй que l’homme veut le bien — mais elle
n’a pas de nйcessitй а l’йgard de telle ou telle chose, quelque bonne et utile
qu’on l’apprйhende ; et il en est ainsi, parce que chaque puissance a une
certaine relation nйcessaire avec son objet propre. Cela nous donne а entendre
que l’objet de l’appйtit naturel est cette chose en tant qu’elle est telle
chose, tandis que celui de l’appйtit sensitif est cette chose en tant qu’elle
convient ou qu’elle est dйlectable, comme l’eau en tant qu’elle convient au
goыt, et non en tant qu’elle est eau ; et l’objet propre de la volontй est
le bien lui-mкme dans l’absolu.
Et par
consйquent, l’apprйhension du sens et celle de l’intelligence diffиrent, car il
appartient au sens d’apprйhender ce colorй, alors qu’il appartient а
l’intelligence d’apprйhender la nature mкme de la couleur. Ainsi donc, on voit
clairement que la volontй et la sensualitй sont des appйtits qui diffиrent par
l’espиce, de mкme que cette chose bonne et la bontй mкme sont recherchйes sous
des rapports diffйrents : car la bontй est recherchйe pour elle-mкme,
tandis que cette chose est recherchйe en raison de quelque participation. Voilа
pourquoi, de mкme que les choses participantes se disent par participation,
comme cette chose est dite bonne d’aprиs la bontй, de mкme l’appйtit supйrieur
gouverne l’appйtit infйrieur, et de la mкme faзon l’intelligence juge des
choses que le sens apprйhende.
Ainsi donc,
l’objet propre de la sensualitй est la chose bonne ou convenante pour celui qui
sent ; et cela se rйalise de deux faзons. D’abord, parce que cette chose
convient а l’кtre mкme de celui qui sent, comme la nourriture et la boisson, et
les autres choses de ce genre ; ensuite, parce qu’elle convient au sens
pour qu’il sente, comme la belle couleur convient а la vue pour qu’elle voie,
et le son modйrй convient а l’ouпe pour qu’elle entende, etc. Et le Maоtre
caractйrise complиtement la sensualitй, de la faзon suivante : lorsqu’il
dit qu’elle est « une certaine puissance infйrieure de l’вme », sa
distinction de l’appйtit supйrieur est signifiйe ; et par ces mots :
« de laquelle vient un mouvement qui est tournй vers les sens du
corps », est montrйe sa relation aux choses qui conviennent au sens pour
qu’il sente ; et par ceux-ci : « et un appйtit des choses qui
appartiennent au corps », est montrйe sa relation aux choses qui
conviennent pour conserver l’кtre de celui qui sent.
Rйponse aux objections :
1° De trois
faзons une chose appartient а la sensualitй. D’abord comme ce qui est de
l’essence de la sensualitй ; et ainsi, seules les puissances appйtitives
appartiennent а la sensualitй. Ensuite, comme ce qui est prйsupposй а la
sensualitй ; et ainsi, les puissances sensitives apprйhensives
appartiennent а la sensualitй. Enfin, comme ce qui satisfait а la
sensualitй ; et ainsi, les puissances motrices exйcutantes appartiennent а
la sensualitй. Et par consйquent, il est vrai que toutes les choses qui nous
sont communes avec les bкtes relиvent en quelque faзon de la sensualitй, bien
que toutes ne soient pas de l’essence de la sensualitй.
2° Saint Augustin
ajoute ces paroles pour expliquer quels sont les actes des sens extйrieurs,
vers lesquels est tournй le mouvement de la sensualitй ; il ne dit pas que
l’acte mкme de sentir les rйalitйs corporelles soit le mouvement de sensualitй.
3° La raison
infйrieure a un mouvement vers les sens du corps, mais non point а la faзon
dont les sens perзoivent leurs objets : car les sens perзoivent leurs
objets particuliиrement, tandis que la raison infйrieure exerce son acte sur
les rйalitйs sensibles d’aprиs une intention universelle. Mais la sensualitй
tend vers les objets des sens comme les sens eux-mкmes, c’est-а-dire
particuliиrement.
4° Dans la
tentation de nos premiers parents, le serpent non seulement proposa quelque
chose comme digne d’кtre recherchй, mais encore il trompa en suggйrant cela. Or
l’homme n’aurait pas йtй trompй par la proposition d’un sensible dйlectable, si
le jugement de la raison n’avait йtй liй par la passion de la partie
appйtitive ; et ainsi, la sensualitй est une puissance appйtitive.
5° Il est dit que
la sensualitй voisine avec la raison qui s’applique а la science, non quant au
genre de puissance, mais quant aux objets : car l’une et l’autre se
tournent vers les choses temporelles, quoique de faзon diffйrente, comme on l’a
dit.
6° La diversitй
des apprйhensions serait accidentelle aux puissances appйtitives, si а la
diversitй des apprйhensions n’йtait liйe la diversitй des choses apprйhendйes.
Car le sens, qui ne porte que sur des particuliers, n’apprйhende pas la bontй
absolue, mais tel bien, tandis que l’intelligence, parce qu’elle porte sur des
universels, apprйhende la bontй absolue ; et c’est pourquoi l’appйtit
infйrieur se diffйrencie du supйrieur, comme on l’a dit.
7° Le bien vers
lequel se porte l’appйtit sensible est le bien particulier, qui est considйrй
en un lieu et а un moment donnйs, qu’il soit nйcessaire ou contingent ;
car voir le soleil, cela aussi est dйlectable а la vue, comme on le lit en
Eccl. 11, 7, que ce soit un vrai bien ou un bien apparent.
8° On voit dиs
lors clairement la rйponse au huitiиme argument.
9°
La
partie sensitive se prend de deux faзons. Parfois, en tant qu’elle s’oppose а
l’appйtitive ; et dans ce cas, elle contient seulement les puissances
apprйhensives. Et de cette faзon, la sensualitй n’appartient а la partie
sensitive que comme а ce qui est son origine, pour ainsi dire ; aussi
peut-elle кtre nommйe d’aprиs elle. Mais parfois, on la prend en tant qu’elle
comprend en soi et l’appйtitive et la motrice, au sens oщ l’вme sensitive
s’oppose а la rationnelle et а la vйgйtative ; et dans ce cas, la
sensualitй est incluse dans la partie sensitive de l’вme.
10° La raison
infйrieure ne se tourne pas de la mкme faзon que la sensualitй vers les sens du
corps ni vers les choses qui appartiennent au corps, comme on l’a dйjа
dit ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant. Article 2 : La sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ?
Objections :
Il semble
qu’elle soit une seule puissance simple, non divisйe en plusieurs puissances.
1° Dans la
dйfinition de la sensualitй, il est dit qu’elle est « une certaine
puissance infйrieure de l’вme » ; or on ne dirait pas cela, si elle
contenait en soi plusieurs puissances. Il semble donc qu’elle ne soit pas
divisйe en plusieurs puissances.
2° Une mкme
puissance de l’вme « porte sur une seule contrariйtй, comme la vue porte
sur le blanc et le noir », comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le convenable et le nuisible
sont contraires. La mкme puissance de l’вme se rapporte donc aux deux. Or le
concupiscible se rapporte au convenable, tandis que l’irascible se rapporte au
nuisible. La mкme puissance est donc irascible et concupiscible ; et
ainsi, la sensualitй n’est pas divisйe en plusieurs puissances.
3° C’est par la
mкme puissance que l’on s’йloigne d’un extrкme et que l’on s’approche de
l’autre, comme c’est en raison de la pesanteur que la pierre s’йloigne du lieu
le plus йlevй et s’approche du lieu le plus bas. Or, par la puissance
irascible, l’вme s’йloigne du nuisible en le fuyant, tandis que par la
puissance concupiscible elle s’approche du convenable en le convoitant. La mкme
puissance de l’вme est donc irascible et concupiscible ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
4° L’objet propre
de la joie est le convenable. Or la joie n’existe que dans le concupiscible.
L’objet propre du concupiscible est donc le convenable. Or le convenable est
l’objet de toute la sensualitй, comme le montre bien la dйfinition de la
sensualitй dйjа exposйe : car les choses qui appartiennent au corps sont
les choses convenables pour le corps. Toute la sensualitй n’est donc rien
d’autre que le concupiscible. Donc, ou bien l’irascible et le concupiscible
sont identiques, ou bien l’irascible n’appartient pas а la sensualitй ; et
en tout йtat de cause, on a ce qu’on cherchait, а savoir que la sensualitй est
une seule puissance simple.
5° [Le rйpondant] disait que l’objet de la
sensualitй est aussi le nuisible, ou le disconvenant, auquel s’йtend
l’irascible. En sens contraire : de mкme
que le convenable est l’objet de la joie, de mкme le nuisible ou le
disconvenant est l’objet de la tristesse. Or tant la joie que la tristesse sont
dans le concupiscible. Donc, tant le convenable que le nuisible sont objets du
concupiscible ; et ainsi, tout ce qui est objet de la sensualitй est objet
du concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
6° L’appйtit
sensitif prйsuppose l’apprйhension. Or c’est par la mкme puissance apprйhensive
que sont apprйhendйs le convenable et le nuisible. La mкme puissance appйtitive
se rapporte donc aux deux ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus.
7° Selon saint
Augustin, la haine est une colиre invйtйrйe. Or la haine est dans le
concupiscible, comme il est prouvй au deuxiиme livre des Topiques, parce que l’amour est en celui-ci tandis que la colиre
est dans l’irascible. L’irascible et le concupiscible sont donc la mкme
puissance : car sinon, la colиre ne pourrait кtre dans les deux.
8° Ce qui, en
l’вme, appartient а n’importe quelle puissance, ne requiert pas une puissance
dйterminйe distincte des autres. Or convoiter appartient а n’importe quelle
puissance de l’вme : cela ressort clairement de ce que n’importe quelle
puissance de l’вme se dйlecte dans son objet, et le convoite. А la convoitise
ne doit donc pas кtre ordonnйe une puissance distincte des autres ; et
ainsi, le concupiscible n’est pas une puissance autre que l’irascible.
9° Les puissances
se distinguent par les actes. Or en n’importe quel acte de l’irascible est
inclus un acte du concupiscible ; car la colиre a la convoitise de la
vengeance, et ainsi de suite. Le concupiscible n’est donc pas une puissance
autre que l’irascible.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne distingue l’appйtit sensitif en irascible et concupiscible, et de
mкme saint Grйgoire de Nysse dans le livre qu’il йcrit sur l’вme et ses
puissances. Or l’appйtit infйrieur est la sensualitй. La sensualitй contient
donc en soi plusieurs puissances.
2° Dans le livre
sur l’Esprit et l’Вme, on distingue
ces trois puissances motrices : la rationnelle, la concupiscible et
l’irascible. Or la rationnelle est une puissance autre que l’irascible.
L’irascible diffиre donc aussi de la concupiscible.
3° Le Philosophe,
au troisiиme livre sur l’Вme, pose
dans l’appйtit sensitif le dйsir et l’impulsion, c’est-а-dire l’irascible et le
concupiscible, qui sont diffйrents l’un de l’autre.
Rйponse :
L’appйtit
appelй « sensualitй » contient ces deux puissances, а savoir
l’irascible et le concupiscible, qui sont des puissances diffйrentes l’une de
l’autre ; et cela peut se voir de la faзon suivante. Car l’appйtit
sensitif a un certain rapport de convenance avec l’appйtit naturel, en tant que
l’un et l’autre tendent vers une chose qui convient au sujet.
Or il se trouve
que l’appйtit naturel tend vers deux choses, suivant les deux opйrations de la
rйalitй naturelle. L’une d’elles est celle par laquelle la rйalitй naturelle
s’efforce d’acquйrir ce qui conserve sa nature ; comme le lourd se meut
vers le bas, afin d’y кtre conservй. L’autre est celle par laquelle la rйalitй
naturelle dйtruit ses contraires par une qualitй active ; et cela est
assurйment nйcessaire au corruptible, car s’il n’avait pas une puissance par
laquelle vaincre son contraire, il serait corrompu par lui. Ainsi donc,
l’appйtit naturel tend vers deux choses, а savoir : а obtenir ce qui
convient а la nature et lui est ami, et а remporter une certaine victoire sur
ce qui lui est adverse ; et la premiиre s’effectue pour ainsi dire par
mode de rйception, tandis que la seconde s’effectue par mode d’action ;
par consйquent, elles se ramиnent а des principes diffйrents, car recevoir et
agir ne proviennent pas du mкme principe : le feu, par exemple, qui est
portй vers le haut par sa lйgиretй, corrompt les contraires par sa chaleur.
De mкme, ces
deux choses se rencontrent dans l’appйtit sensitif : car l’animal, par la
puissance appйtitive, recherche ce qui lui convient et lui est ami, et ce par
la puissance concupiscible, dont l’objet propre est ce qui est dйlectable selon
le sens ; il cherche aussi а remporter une suprйmatie et une victoire sur
les choses qui lui sont contraires, et ce par la puissance irascible ; et
c’est pourquoi l’on dit que son objet est quelque chose d’ardu. Et ainsi, il
est clair que l’irascible est une puissance autre que le concupiscible. Car une
chose tient de ce qu’elle est dйlectable et de ce qu’elle est ardue des raisons
d’appйtibilitй diffйrentes, puisque ce qui est ardu sйpare quelquefois de la
dйlectation, et mкle а des choses qui attristent ; comme lorsque l’animal,
laissant le plaisir auquel il s’adonnait, engage une lutte et n’en est pas
retirй par les douleurs qu’il endure. De plus, l’un d’eux, le concupiscible,
semble ordonnй а la rйception : en effet, celui-ci cherche а ce que son
objet dйlectable lui soit uni ; mais l’autre, l’irascible, est ordonnй а
l’action, car c’est par une action qu’il surmonte ce qui lui est contraire ou
nuisible, se plaзant au-dessus de cela а une certaine hauteur victorieuse. Or
on trouve communйment dans les puissances de l’вme que la rйception et l’action
relиvent de puissances diffйrentes, comme on le voit bien dans le cas de
l’intellect agent et de l’intellect possible. Et de lа vient que, selon
Avicenne, la force et la faiblesse du cњur appartiennent а l’irascible, comme а
une puissance ordonnйe а l’action, tandis que la dilatation et le serrement du
cњur appartiennent au concupiscible, comme а une puissance ordonnйe а la
rйception.
Il ressort donc
de ce qu’on a dit, que l’irascible est en quelque sorte ordonnй au
concupiscible, comme son dйfenseur. En effet, s’il a йtй nйcessaire а l’animal
d’obtenir par l’irascible la victoire sur les adversitйs, c’йtait pour que le
concupiscible s’emparвt de son objet dйlectable sans en кtre empкchй : la
preuve en est que la lutte intervient entre les animaux pour les choses
dйlectables que sont l’accouplement et la nutrition, comme il est dit au
huitiиme livre sur les Animaux. Et de
lа vient que toutes les passions de l’irascible ont leur principe et leur fin
dans le concupiscible : en effet, la colиre commence par une tristesse
infligйe, qui est dans le concupiscible, et se termine, une fois la vengeance
acquise, а la joie, qui est de nouveau dans le concupiscible ; et
semblablement, l’espoir commence par le dйsir ou l’amour, et se termine dans la
dйlectation.
Mais il faut
savoir que, tant du cфtй des puissances apprйhensives que du cфtй des
appйtitives de la partie sensitive, autre est ce qui convient а l’вme sensitive
suivant sa nature propre, et autre ce qui lui convient en tant qu’elle a quelque
petite participation а la raison, atteignant en son sommet le plus bas degrй de
celle-ci ; comme Denys, au septiиme chapitre des Noms divins, dit que la sagesse divine « allie l’extrйmitй
infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang
subalterne ». De mкme, la puissance imaginative convient а l’вme sensitive
suivant sa notion propre, car c’est en elle que sont mises de cфtй les formes
reзues par le sens ; mais la puissance estimative, par laquelle l’animal
apprйhende les intentions non reзues par le sens, comme l’amitiй ou l’inimitiй,
est dans l’вme sensitive en tant qu’elle participe quelque peu а la
raison ; et c’est pourquoi l’on dit, au vu de cette estimation, que les
animaux ont une certaine prudence, comme cela est clair au dйbut de la Mйtaphysique ; ainsi le mouton
fuit-il le loup, dont il n’a jamais senti l’inimitiй. Et il en va de mкme du
cфtй de la partie appйtitive. Car, que l’animal recherche ce qui est dйlectable
selon le sens — ce qui relиve du concupiscible —, est conforme а la notion
propre de l’вme sensitive ; mais que, ayant abandonnй l’objet dйlectable,
il recherche la victoire, qu’il obtient avec douleur — ce qui relиve de
l’irascible —, lui convient en tant qu’il atteint en quelque faзon l’appйtit
supйrieur ; aussi l’irascible est-il plus proche de la raison et de la
volontй que le concupiscible. Et c’est pourquoi celui qui ne contient pas sa
colиre est moins honteux que celui qui ne contient pas sa convoitise, comme
йtant moins privй de raison, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.
On voit donc
clairement, aprиs ce qui a йtй dit, que l’irascible et le concupiscible sont
des puissances diffйrentes, et ce qu’est l’objet de l’un et de l’autre ;
on voit aussi comment l’irascible aide le concupiscible, comment il est
supйrieur а celui-ci et plus digne que lui, comme c’est aussi le cas de
l’estimative parmi les autres puissances apprйhensives de la partie sensitive.
Rйponse aux objections :
1° La sensualitй
est appelйe puissance au singulier, car elle est une quant au genre,
quoiqu’elle soit divisйe en parties.
2° Tant le
convenant, objet de dйlectation, que le nuisible, objet de tristesse,
concernent le concupiscible, en tant que l’un est а fuir et l’autre а
obtenir ; mais avoir une certaine hauteur au-dessus de l’un et de l’autre,
en sorte que le nuisible puisse кtre surmontй et le dйlectable possйdй avec une
certaine sйcuritй, cela revient а l’irascible.
3° S’йloigner du
nuisible et s’approcher du dйlectable, l’un et l’autre relиvent du concupiscible ;
mais attaquer et vaincre ce qui peut кtre nuisible, c’est le propre de
l’irascible.
4°
&
5°
La rйponse aux quatriиme et cinquiиme argument est dиs lors йvidente : car
le convenant est objet du concupiscible en tant qu’il est dйlectable, mais
objet de toute la sensualitй en tant qu’il est d’une quelconque faзon expйdient
pour l’animal, soit par la voie de l’ardu, soit par la voie du dйlectable.
6° La mкme
puissance appйtitive concupiscible poursuit ce qui convient et fuit ce qui ne
convient pas ; l’irascible et le concupiscible ne se distinguent donc pas
d’aprиs le convenant et le nuisible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
7° Lorsqu’il est
dit que la haine est une colиre invйtйrйe, c’est une prйdication par la cause
et non par l’essence ; car les passions de l’irascible se terminent aux
passions du concupiscible, comme on l’a dit.
8° Convoiter par
un appйtit animal, cela relиve du seul concupiscible ; mais convoiter par
un appйtit naturel, relиve de n’importe quelle puissance : car n’importe quelle
puissance de l’вme est une certaine nature, et elle est naturellement inclinйe
vers quelque chose. Et il faut distinguer de la mкme faзon а propos de l’amour
et de la dйlectation, et des autres choses de ce genre.
9° Dans la
dйfinition des passions de l’irascible est posй un acte commun de la puissance
appйtitive, celui de rechercher ; mais aucun relevant du concupiscible, а
moins qu’il ne soit principe ou terme, comme si l’on disait que la colиre est
un appйtit de vengeance а cause d’un attristement prйcйdent. Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou aussi dans le supйrieur ?
Objections :
Il semble
qu’ils soient aussi dans le supйrieur.
1° L’appйtit
supйrieur s’йtend а plus de choses que l’appйtit infйrieur, puisqu’il porte а
la fois sur les rйalitйs corporelles et sur les spirituelles. Si donc l’appйtit
infйrieur est divisй en deux puissances, l’irascible et le concupiscible, а
bien plus forte raison le supйrieur doit-il lui aussi кtre divisй.
2° Toutes les
puissances qui appartiennent а l’вme en elle-mкme, concernent la partie
supйrieure, car les puissances infйrieures sont communes а l’вme et au corps.
Or l’irascible et le concupiscible appartiennent а l’вme en elle-mкme :
c’est pourquoi il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Вme : « L’вme possиde ces puissances avant d’кtre mкlйe au
corps, car elles lui sont naturelles, et ne sont pas autre chose qu’elle-mкme.
En effet, toute la substance de l’вme, pleine et parfaite, consiste dans ces
trois choses que sont la rationnalitй, la concupiscibilitй et
l’irascibilitй. » L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а
l’appйtit supйrieur.
3° Selon le
Philosophe, au livre sur l’Вme ainsi
qu’au onziиme livre de la Mйtaphysique,
seule la partie rationnelle de l’вme est sйparable du corps. Or l’irascible et
le concupiscible demeurent dans l’вme sйparйe du corps, comme il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme.
L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie rationnelle.
4° L’image de la Trinitй
doit кtre cherchйe dans la partie supйrieure de l’вme. Or, selon certains,
l’image est reconnue dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible.
L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie supйrieure.
5° On dit que la
charitй est dans le concupiscible, tandis que l’espйrance est dans l’irascible.
Or la charitй et l’espйrance ne sont pas dans l’appйtit sensitif, qui ne peut
s’йtendre aux rйalitйs immatйrielles. L’irascible et le concupiscible ne sont
donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.
6° On appelle
« puissances humaines » celles que l’homme a de plus que les autres
animaux, et qui appartiennent а la partie supйrieure de l’вme. Or, deux
irascibles sont distinguйs par des maоtres : l’humain et le non
humain ; et de mкme pour le concupiscible. Les puissances susdites ne sont
donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.
7° Les opйrations
des puissances sensitives tant apprйhensives qu’appйtitives ne demeurent pas
dans l’вme sйparйe, car elles s’exercent au moyen d’organes corporels ;
sinon l’вme sensitive, chez les bкtes, serait incorruptible, puisqu’elle serait
capable d’avoir son opйration par elle-mкme. Or, dans l’вme sйparйe, la joie et
la tristesse demeurent, ainsi que l’amour et la crainte, et d’autres choses de
ce genre qui sont attribuйes а l’irascible et au concupiscible. L’irascible et
le concupiscible ne sont donc pas seulement dans la partie sensitive, mais
aussi dans l’intellective.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne, saint Grйgoire de Nysse et le Philosophe affirment qu’ils sont
seulement dans l’appйtit sensitif.
Rйponse :
Puisque l’acte
des parties appйtitives prйsuppose l’acte des apprйhensives, la distinction des
appйtitives entre elles est aussi, en quelque faзon, semblable а la distinction
des apprйhensives. Or, parmi les puissances apprйhensives, nous trouvons que
l’apprйhensive supйrieure demeure une et indivise vis-а-vis des choses par
rapport auxquelles les apprйhensives infйrieures se distinguent ; en
effet, c’est par une seule puissance intellective que nous connaissons tous les
sensibles quant а leurs natures, par rapport auxquelles les puissances
sensitives se distinguent. C’est pourquoi, suivant saint Augustin, extйrieurement,
ce qui voit et ce qui entend sont diffйrents ; mais intйrieurement, dans
l’intelligence, c’est le mкme. Et il en va de mкme pour les appйtitives :
l’appйtitive supйrieure est unique pour tous les objets d’appйtit, bien que les
appйtitives infйrieures se distinguent par rapport aux diffйrents objets
d’appйtit.
Et des deux
cфtйs, la raison en est que la puissance supйrieure a un objet universel,
tandis que les puissances infйrieures ont des objets particuliers. Or de
nombreuses choses conviennent par soi aux rйalitйs particuliиres, mais se
rapportent par accident а l’universel. Aussi, puisque ce n’est pas la
diffйrence accidentelle qui diversifie l’espиce mais seulement celle qui est
par soi, les puissances infйrieures sont-elles trouvйes distinctes selon l’espиce,
tandis que la puissance supйrieure demeure indivise ; par exemple, on voit
clairement que l’objet de l’intelligence est la quidditй, donc la mкme
puissance d’intelligence s’йtend а tout ce qui a une quidditй, et elle n’est
pas diversifiйe par des diffйrences qui ne diversifient pas la notion de
quidditй. Mais parce que l’objet du sens est le corps, qui est de nature а
mouvoir un organe du sens, il est nйcessaire que les puissances se diversifient
d’aprиs les diverses raisons formelles de mouvement ; ainsi la puissance
de vision est-elle autre que celle d’audition, car la couleur et le son meuvent
le sens sous des rapports diffйrents. Et il en va de mкme du cфtй des
appйtitives : car l’objet de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit, est le
bien dans l’absolu, tandis que l’objet de l’appйtit infйrieur est la rйalitй
profitable en quelque faзon а l’animal. Or l’ardu et le dйlectable ne sont pas
convenables pour l’animal suivant la mкme notion, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dйjа dit. Par lа, donc, se diversifie essentiellement l’objet de
l’appйtit infйrieur, mais non l’objet de l’appйtit supйrieur, qui tend vers le
bien dans l’absolu, quel qu’en soit le mode.
Il faut
cependant savoir que, de mкme que l’intelligence a une opйration touchant les
mкmes choses que le sens, mais d’une faзon plus йlevйe, puisqu’elle connaоt
universellement et immatйriellement ce que le sens connaоt matйriellement et
particuliиrement, de mкme l’appйtit supйrieur a une opйration concernant les
mкmes choses que les appйtits infйrieurs, quoique d’une faзon plus йlevйe. Car
les appйtits infйrieurs tendent vers leurs objets matйriellement et avec
quelque passion corporelle — et les noms d’irascible et de concupiscible sont
donnйs d’aprиs ces passions —, tandis que l’appйtit supйrieur a des actes
semblables а l’appйtit infйrieur, mais sans aucune passion. Et ainsi, les
opйrations de l’appйtit supйrieur reзoivent parfois le nom des passions :
par exemple, la volontй de vengeance est appelйe colиre, et le repos de la
volontй sur un objet de dilection est appelй amour. Et pour la mкme raison, la
volontй elle-mкme, qui produit ces actes, est parfois appelйe irascible et
concupiscible, non toutefois proprement, mais par une certaine
ressemblance ; ni de telle sorte qu’il y ait, dans la volontй, des
puissances diffйrentes semblables а l’irascible et au concupiscible.
Rйponse aux objections :
1° Bien que
l’appйtit supйrieur s’йtende а plus de choses que l’infйrieur, cependant, parce
qu’il a pour objet propre le bien universel, il n’est pas divisй en plusieurs
puissances.
2° Ce livre n’est
pas de saint Augustin, et il n’est pas nйcessaire de le recevoir comme une
autoritй ; cependant, on peut dire qu’il raisonne sur l’irascible et le
concupiscible dits par mode de ressemblance ; ou bien il envisage
l’origine des puissances : car toutes les puissances sensitives dйcoulent
de l’essence de l’вme.
3° Sur les
puissances sensitives de l’вme, il y a deux opinions. En effet, certains disent
qu’elles demeurent quant а leur essence dans l’вme sйparйe ; d’autres,
qu’elles demeurent dans l’essence de l’вme comme dans une racine. Et de quelque
faзon que l’on s’exprime, l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas
autrement que les autres puissances sensitives ; c’est pourquoi, dans le
livre susmentionnй, il est dit aussi que l’вme, en s’йloignant du corps,
entraоne avec soi le sens et l’imagination.
4° Saint
Augustin, au livre sur la Trinitй,
dйcouvre de nombreux modes de la Trinitй dans notre вme, en lesquels il y a
quelque ressemblance de la Trinitй incrййe, bien que la vraie notion de l’image
soit seulement dans l’esprit ; et en raison de la ressemblance susdite,
quelques-uns posent l’image dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible,
bien que ce ne soit pas au sens propre.
5° La charitй et
l’espйrance ne sont pas dans l’irascible et le concupiscible, а proprement
parler, puisque la dilection de la charitй et l’attente de l’espйrance sont
sans passion. Mais la charitй est dite кtre dans le concupiscible, en tant
qu’elle est dans la volontй, et que celle-ci a des actes semblables au
concupiscible ; et pour une semblable raison, on dit que l’espйrance est
dans l’irascible.
6° L’irascible et
le concupiscible sont appelйs humains ou rationnels, non par essence, comme
s’ils appartenaient а la partie supйrieure, mais par participation, en tant
qu’ils obйissent а la raison et participent а son gouvernement, comme dit saint
Jean Damascиne.
7° La joie et la
crainte, qui sont des passions, ne demeurent pas dans l’вme sйparйe,
puisqu’elles s’accomplissent avec un changement corporel ; mais les actes
de la volontй semblables а ces passions demeurent. Article 4 : La sensualitй obйit-elle а la raison ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est dit en
Rom. 7, 15 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais
je fais le mal que je hais. » Or cela est dit, comme l’expose une certaine
glose, а cause du mouvement de la sensualitй. La sensualitй n’obйit donc pas а
la volontй ni а la raison.
2° Il est dit au
mкme endroit (7, 23) : « Je sens dans mes membres une autre loi
qui combat contre la loi de mon esprit. » Or cette loi est la
concupiscence. Elle combat donc contre la loi de l’esprit, c’est-а-dire contre
la raison ; et ainsi, elle ne lui obйit pas.
3° Les puissances
appйtitives sont ordonnйes entre elles comme le sont les apprйhensives. Or
l’intelligence n’a pas en son pouvoir les actes des sens extйrieurs : en
effet, l’intelligence ne dйcide pas tout ce que nous voyons ou entendons. Les
mouvements de la sensualitй ne sont donc pas non plus au pouvoir de l’appйtit
rationnel.
4° En nous, les
principes naturels ne sont pas soumis а la raison. Or la sensualitй tend par un
йlan naturel vers son objet d’appйtit. Le mouvement de la sensualitй n’est donc
pas soumis а la raison.
5° Les mouvements
de la sensualitй sont les passions de l’вme, pour lesquelles sont requises des
dispositions corporelles dйterminйes, comme le note Avicenne : pour la
colиre, par exemple, un sang chaud et subtil ; pour la joie, un sang
tempйrй. Or la disposition corporelle n’est pas soumise а la raison. Donc le
mouvement de la sensualitй non plus.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit que l’irascible et le concupiscible, qui sont les parties de la
sensualitй, participent en quelque faзon а la raison. Le mouvement de la sensualitй
est donc, lui aussi, au pouvoir de la raison. Cette mкme conclusion se trouve
dans les paroles du Philosophe au premier livre de l’Йthique, et dans saint Grйgoire de Nysse.
Rйponse :
Dans la sйrie
des mobiles et des moteurs, il faut parvenir а un premier qui se meut lui-mкme,
et par lequel est mы ce qui n’est pas mы par soi ; car tout ce qui est par
autre chose se ramиne а ce qui est par soi, comme on le lit au huitiиme livre
de la Physique. Par consйquent,
puisque la volontй se meut elle-mкme йtant donnй qu’elle est maоtresse de son
acte, il est nйcessaire que les autres puissances, qui ne se meuvent pas
elles-mкmes, soient mues par elle en quelque faзon. Or, chacune des autres
puissances a d’autant plus de part au mouvement de la volontй qu’elle s’en
approche davantage. Les puissances appйtitives infйrieures elles-mкmes, йtant
trиs proches de la volontй, lui obйissent donc quant а leurs actes principaux,
tandis que les autres puissances plus йloignйes, comme la nutritive et la
gйnйrative, sont mues par la volontй quant а quelques-uns de leurs actes
extйrieurs. Or les appйtitives infйrieures, qui sont l’irascible et le
concupiscible, sont soumises а la raison de trois faзons.
D’abord du cфtй
de la raison elle-mкme ; en effet, puisque la mкme rйalitй, considйrйe
sous divers aspects, peut кtre rendue dйlectable ou redoutable, la raison
oppose а la sensualitй par le moyen de l’imagination quelque rйalitй sous
l’aspect du dйlectable ou de l’attristant, comme bon lui semble ; et
ainsi, la sensualitй est mue а la joie ou а la tristesse. Et c’est pourquoi le
Philosophe dit au premier livre de l’Йthique
que « la raison pousse aux meilleures actions ».
Ensuite du cфtй
de la volontй ; en effet, il en est ainsi, dans les puissances ordonnйes
et reliйes entre elles, que le mouvement qui anime l’une d’elles, surtout si
c’est la supйrieure, rejaillit sur l’autre. C’est pourquoi, lorsque le
mouvement de la volontй se porte sur une chose par l’йlection, l’irascible et
le concupiscible suivent le mouvement de la volontй. Aussi est-il dit au
troisiиme livre sur l’Вme que
l’appйtit meut l’appйtit, c’est-а-dire le supйrieur l’infйrieur, comme une
sphиre meut une autre sphиre parmi les corps cйlestes.
Enfin, du cфtй
de la puissance motrice exйcutive ; en effet, de mкme que dans une armйe
la marche au combat dйpend du commandement du gйnйral, de mкme en nous la
puissance motrice ne meut les membres qu’au commandement de ce qui domine en
nous, c’est-а-dire de la raison, quel que soit le mouvement qui a lieu dans les
puissances infйrieures. Ainsi la raison rйprime-t-elle l’irascible et le
concupiscible, afin qu’ils ne passent pas а l’acte extйrieur ; et c’est
pourquoi il est dit en Gen. 4, 7 : « Ta concupiscence sera
sous toi. »
Et ainsi, l’on
voit clairement que le concupiscible et l’irascible sont soumis а la
raison ; et de mкme pour la sensualitй, bien que le nom de sensualitй
concerne ces puissances non en tant qu’elles ont part а la raison, mais d’aprиs
la nature de la partie sensitive. Par consйquent, la soumission а la raison ne
se dit pas aussi proprement de la sensualitй que de l’irascible et du
concupiscible.
Rйponse aux objections :
1° Cette parole
de l’Apфtre signifie qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empкcher
universellement tous les mouvements dйsordonnйs de la sensualitй ; bien
que nous puissions empкcher chacun d’eux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a
dit.
2° La sensualitй,
autant qu’il est en elle, combat contre la raison ; cependant la raison
peut la rйprimer, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
3° Les puissances
apprйhensives infйrieures obйissent а la supйrieure, comme cela est clair dans
le cas de l’imagination et des autres sens intйrieurs ; mais si le sens
extйrieur n’obйit pas а l’intelligence, cela vient de ce qu’il a besoin, pour
sentir, de la rйalitй sensible, sans laquelle il ne peut passer а l’acte.
4° L’appйtitive
infйrieure ne tend naturellement vers une autre rйalitй qu’aprиs que celle-ci
lui est proposйe sous l’aspect de son objet propre, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Puis donc qu’il est au pouvoir de la raison de proposer une seule
et mкme chose sous divers aspects, par exemple une nourriture comme dйlectable
et comme mortelle, la raison peut mouvoir la sensualitй vers diffйrents actes.
5° La disposition
corporelle relative au tempйrament du corps n’est pas soumise а la
raison ; mais cela n’est pas requis pour que les passions susdites
existent en acte, par contre il est nйcessaire que l’homme soit enclin а
celles-ci. Quant а la transmutation actuelle du corps — comme la montйe du sang
vers le cњur, ou autre chose de ce genre, qui accompagne actuellement de telles
passions —, elle suit l’imagination, et par consйquent est soumise а la raison. Article 5 : Le pйchй peut-il exister dans la sensualitй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin, « on ne pиche jamais que par la volontй ». Or la sensualitй
est distincte de la volontй. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.
2° Dans l’вme
sйparйe, les pйchйs demeurent. Or la sensualitй ne demeure pas dans l’вme
sйparйe, puisqu’elle est une puissance du composй. Donc, etc.
3° Son acte
s’exerce au moyen du corps. Or le sujet de la puissance est aussi le sujet de
l’acte, suivant le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille. Le pйchй n’existe donc pas dans la
sensualitй.
4° Selon saint
Augustin au cinquiиme livre de la Citй de
Dieu, il est une chose qui agit et n’est pas agi, tel Dieu, et le pйchй
n’existe pas en lui ; il y en a une qui agit et est agie, la volontй, en
laquelle il est avйrй que le pйchй existe ; et il y a quelque chose qui
est agi et n’agit pas, telle la sensualitй. Le pйchй n’existe donc pas non plus
en elle.
5° [Le rйpondant] disait que le pйchй peut
exister dans la sensualitй par le fait mкme que la raison peut empкcher son
mouvement. En sens contraire : dans le
fait que la raison puisse empкcher et n’empкche pas, est reprйsentй le
consentement interprйtatif de la raison ; et assurйment, celui-ci ne
suffit pas pour le pйchй, puisqu’il ne suffit pas pour le mйrite sans
consentement exprиs : car Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а
punir, comme dit une certaine glose au dйbut du livre de Jйrйmie. Donc cet
argument non plus ne permet pas de dire que le pйchй est dans la sensualitй.
6° « Nul ne
pиche en ce qu’il ne peut йviter. » Or nous ne pouvons pas йviter que les
mouvements de la sensualitй soient dйsordonnйs : en effet, comme dit saint
Augustin, parce que l’homme « n’a pas voulu йviter le mal quand il
l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand il
le voudrait ». Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.
7° Quand le
mouvement de la sensualitй va vers quelque chose de licite, il n’y a pas de
pйchй ; comme lorsque l’йpoux est mы vers son йpouse. Or la sensualitй ne
discerne pas entre le licite et l’illicite. Il n’y aura donc pas non plus de
pйchй quand elle est mue vers l’illicite.
8° La vertu et le
vice sont contraires. Or la vertu ne peut exister dans la sensualitй. Donc le
vice non plus.
9° Le pйchй
est en ce а quoi il est imputй. Or le pйchй n’est pas imputй а la sensualitй,
puisqu’elle n’est pas maоtresse de son acte, mais а la volontй. Le pйchй
n’existe donc pas dans la sensualitй.
10° Ce qui est
matйriel dans le pйchй mortel peut exister dans la sensualitй ; et
cependant, nous ne disons pas que le pйchй mortel y existe, car ce qui est
formel dans le pйchй mortel n’existe pas en elle. Or ce qui est formel dans le
pйchй vйniel, c’est-а-dire la privation de l’ordre dы, n’existe pas dans la
sensualitй, mais dans la raison, а laquelle il revient d’ordonner. Le pйchй
vйniel n’existe donc pas dans la sensualitй.
11° Si l’aveugle
qui est conduit par un voyant tombe dans une fosse, ce n’est pas le pйchй de
l’aveugle, mais du voyant. Puis donc que la sensualitй est quasiment aveugle а
l’йgard des rйalitйs divines, si elle tombe dans l’illicite, ce ne sera pas son
pйchй, mais celui de la raison, qui doit la gouverner.
12° De mкme que la
sensualitй est en quelque sorte gouvernйe par la raison, de mкme aussi les
membres extйrieurs ; et pourtant, nous ne disons pas que le pйchй existe
en ceux-ci. Donc dans la sensualitй non plus.
13° La disposition
et la forme sont dans le mкme sujet, car les actes des principes actifs sont
dans le patient bien disposй. Or le pйchй vйniel est une disposition au mortel.
Puis donc que le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй, le vйniel non
plus.
14° L’acte de
fornication est plus proche de la sensualitй que de la raison. Si donc le pйchй
pouvait exister dans la sensualitй, ce serait le pйchй mortel, celui de
fornication ; et puisque cela est faux, il semble que le pйchй ne puisse
exister en elle.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit : « Le pйchй existe, puisque “la chair convoite contre
l’esprit”. » Or cette convoitise de la chair appartient а la sensualitй.
Le pйchй peut donc exister en elle.
2° Le Maоtre dit,
au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24, qu’il y a un pйchй vйniel dans la sensualitй.
Rйponse :
Le pйchй n’est
rien d’autre qu’un acte manquant а l’ordre droit, qui devait exister ; et
telle est l’acception de « pйchй » dans le domaine de la nature et
dans celui de l’art, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique. Mais quand l’acte dйfaillant
est moral, c’est alors que le pйchй est mortel. Or un acte est moral parce
qu’il est en quelque sorte en nous : alors, en effet, lui est due la
louange ou le blвme ; voilа pourquoi l’acte qui est parfaitement en notre
pouvoir, est parfaitement moral ; et en lui peut se trouver la notion de
pйchй mortel, comme c’est le cas des actes que la volontй йlicite ou commande.
Or l’acte de
sensualitй n’est pas parfaitement en notre pouvoir, йtant donnй qu’il prйvient
le jugement de la raison ; cependant, il est en quelque faзon en notre
pouvoir, en tant que la sensualitй est soumise а la raison, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dit. Voilа pourquoi son acte atteint le genre des actes moraux,
mais imparfaitement. Dans la sensualitй, par consйquent, ne peut exister le
pйchй mortel, qui est le pйchй parfait, mais seulement le vйniel, en lequel se
trouve la notion imparfaite de pйchй mortel.
Rйponse aux objections :
1° Il y a deux
sujets pour une chose : le premier, et le secondaire ; par exemple,
la surface est le sujet premier de la couleur, et le corps le sujet secondaire,
en tant qu’il est placй sous la surface. Semblablement, on dit que le sujet
premier du pйchй est la volontй ; la sensualitй, quant а elle, est le
sujet du pйchй en tant qu’elle participe en quelque faзon а la volontй.
2° Les notes des
pйchйs demeurent dans la conscience, quelle que soit la puissance qui les a
commis ; donc supposй, comme cela a йtй dit, que la sensualitй ne demeure
aucunement, le pйchй de la sensualitй peut demeurer. Quant а cette question, а
savoir si la sensualitй demeure, elle doit кtre traitйe ailleurs.
3° L’acte de la
sensualitй est en nous en quelque faзon, non а cause de la nature de la
sensualitй, mais en tant que les puissances de la sensualitй sont rationnelles
par participation.
4° Bien qu’agir
n’appartienne pas а la sensualitй considйrйe en elle-mкme, cependant cela lui
appartient en tant qu’elle participe en quelque faзon а la raison.
5° On ne dit pas
que le pйchй existe dans la sensualitй а cause du consentement interprйtatif de
la raison : en effet, quand le mouvement de la sensualitй prйvient le
jugement de la raison, il n’y a de consentement ni interprйtatif ni
exprиs ; mais par le fait mкme que la sensualitй peut кtre soumise а la
raison, son acte, bien qu’il prйvienne la raison, est un pйchй. Il faut
cependant savoir que, bien que le consentement interprйtatif suffise parfois
pour le pйchй, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il suffise pour le
mйrite : en effet, plus de conditions sont requises pour le bien que pour
le mal, puisque le mal rйsulte de dйfauts particuliers, tandis que le bien
procиde d’une cause entiиre et totale, comme dit Denys au quatriиme livre des Noms divins.
6° Nous pouvons
certes йviter chacun des pйchйs de sensualitй, mais pas tous, ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit dans une autre question.
7° Lorsque
quelqu’un approche de son йpouse par concupiscence, pourvu qu’il n’excиde pas
les limites du mariage, il y a pйchй vйniel ; on voit donc clairement que,
dans l’йpoux, le mouvement mкme de la concupiscence prйvenant le jugement de la
raison est pйchй vйniel. Mais si la raison dйtermine ce qu’il est licite de
convoiter, mкme si la sensualitй se porte vers cela, il n’y aura aucun pйchй.
8° La vertu
morale existe dans les puissances de la sensualitй, c’est-а-dire dans
l’irascible et le concupiscible, comme le montre le Philosophe au troisiиme
livre de l’Йthique, oщ il dit que la
tempйrance et la force appartiennent aux parties irrationnelles. Mais parce que
le nom de sensualitй dйsigne ces puissances quant а l’inclination naturelle au
sens, qui va au contraire de la raison, et non en tant qu’elles ont part а la
raison, on dit plus proprement que le vice est dans la sensualitй, et la vertu
dans l’irascible et le concupiscible. Cependant, le pйchй qui est dans la
sensualitй ne s’oppose pas а la vertu ; l’argument n’est donc pas
concluant.
9° Tout
pйchй est imputй а l’homme en tant qu’il a une volontй ; et cependant, on
dit que le pйchй est en quelque sorte dans la puissance dont l’acte vient а
кtre difforme.
10° Le matйriel,
dans le pйchй mortel, peut avoir trois acceptions. D’abord, comme l’objet est
la matiиre de l’acte ; et ainsi, la matiиre du pйchй mortel est parfois
dans la sensualitй, comme lorsque quelqu’un consent а la dйlectation de la
sensualitй. Ensuite, comme l’acte extйrieur est matйriel par rapport а l’acte
intйrieur qui est le formel dans le pйchй mortel, puisque les actes extйrieur
et intйrieur sont un seul pйchй ; et de cette faзon aussi, l’acte de la
sensualitй peut jouer le rфle de matiиre dans le pйchй mortel. Enfin, le
matйriel dans le pйchй mortel est la conversion au bien transitoire comme а une
fin, tandis que le formel est l’aversion du bien immuable ; et dans ce
cas, ce qui est matйriel dans le pйchй mortel ne peut exister dans la
sensualitй. Et si le pйchй mortel ne peut y exister, il ne s’ensuit pas que le
vйniel n’y soit pas, pour la raison dйjа mentionnйe.
11° On dit que le
pйchй est dans la sensualitй, non qu’il lui soit imputй, mais parce qu’il est
commis par son acte. C’est а l’homme qu’il est imputй, en tant que cet acte est
йtabli en son pouvoir.
12° Les membres
extйrieurs sont seulement mus, tandis que les puissances appйtitives
infйrieures sont motrices а la ressemblance de la volontй ; donc, en tant
qu’elles participent en quelque faзon а la volontй, elles peuvent кtre le sujet
du pйchй.
13° Il y a deux
dispositions. L’une par laquelle le patient est disposй а recevoir la forme, et
une telle disposition est dans le mкme sujet que la forme ; l’autre par
laquelle l’agent est disposй а agir, et de celle-lа il n’est pas vrai qu’elle
soit dans le mкme sujet que la forme а laquelle elle dispose. Or le pйchй
vйniel, qui est dans la sensualitй, est une disposition de ce genre au pйchй
mortel, qui est dans la raison : car la sensualitй est comme un agent,
dans le pйchй mortel, en tant qu’elle incline la raison а pйcher.
14° Bien que
l’acte de fornication soit plus proche du concupiscible que de la raison quant
а la notion d’objet, il est cependant plus proche de la raison quant а la
notion de commandement : car les membres extйrieurs ne sont appliquйs а
l’acte que par le commandement de la raison ; par consйquent, le pйchй
mortel peut exister en eux, mais non dans l’acte de la sensualitй, qui prйvient
le jugement de la raison. Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La corruption
et l’infection de la nature humaine proviennent du pйchй originel. Or le pйchй
originel est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, comme certains le
disent, car l’вme le contracte par son union au corps auquel elle est unie par
son essence. Puis donc que toutes les puissances sont йgalement proches de
l’essence de l’вme, йtant enracinйes en elle, il semble que l’infection et la
corruption ne soient pas plus dans le concupiscible que dans l’irascible et les
autres puissances.
2° Par la
corruption de la nature, il y a en nous une certaine inclination au pйchй. Or
les pйchйs de l’irascible sont plus graves que ceux du concupiscible car, selon
saint Grйgoire, les pйchйs spirituels sont plus fautifs que les charnels. L’irascible
est donc plus corrompu que le concupiscible.
3° Par la
corruption de la nature se produisent en nous de subits mouvements de l’вme. Or
les mouvements de l’irascible semblent кtre plus subits que ceux du
concupiscible : en effet, l’irascible est mы avec une certaine force
d’вme, le concupiscible avec une certaine mollesse d’вme. L’irascible est donc
plus corrompu que le concupiscible.
4° Une telle
corruption et infection, dont nous parlons, est une corruption de la nature, et
transmise par la gйnйration. Or les pйchйs de l’irascible sont plus naturels et
sont mieux transmis des parents aux enfants que les pйchйs du concupiscible,
comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.
5° La corruption,
en nous, vient du pйchй de notre premier pиre. Or le pйchй de notre premier
pиre fut l’orgueil ou l’a superbe, qui est dans l’irascible. Donc, en nous
aussi, l’irascible est plus corrompu que le concupiscible.
En sens contraire :
1° Lа oщ la honte
est plus grande, la corruption et l’infection sont aussi plus grandes. Or,
suivant le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique, celui qui ne contient pas sa concupiscence est plus
honteux que celui qui ne contient pas sa colиre. Le concupiscible est donc plus
corrompu et infectй que l’irascible.
2° Nous sommes
davantage corrompus lа oщ nous rйsistons plus difficilement. Or il est plus
difficile de combattre contre la voluptй, qui regarde la concupiscence, que
contre la colиre, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous sommes donc plus corrompus
dans le concupiscible que dans l’irascible.
Rйponse :
La corruption
et l’infection du pйchй originel ont entre elles cette diffйrence, que
l’infection regarde la faute, mais la corruption la peine.
Or on dit de
deux faзons que la faute originelle est dans une puissance de l’вme :
essentiellement, ou causalement. Essentiellement, elle est soit dans l’essence
mкme de l’вme, soit dans la partie intellective, oщ йtait la justice originelle,
qui est фtйe par le pйchй originel. Causalement, la faute originelle est dans
les autres puissances qui atteignent l’acte de l’engendrement de l’homme, par
laquelle le pйchй originel est transmis ; et en effet, la puissance
gйnйrative l’atteint comme son exйcutante, la puissance concupiscible comme
celle qui le commande en raison de la dйlectation, le sens du toucher comme
percevant la dйlectation. Voilа pourquoi cette infection est attribuйe, parmi
les sens, au toucher, parmi les appйtitives, au concupiscible, et entre toutes
les puissances de l’вme, а la gйnйrative, que l’on dit кtre infectйe et
corrompue.
La corruption
de l’вme dont nous parlons doit кtre considйrйe а la maniиre de la corruption
corporelle. Et celle-ci vient de ce que, le contenant s’йtant retirй, chacune
des parties contraires tend vers ce qui lui convient selon la nature, et ainsi
se produit la dissolution du corps. Semblablement, aprиs le retrait de la
justice originelle, par laquelle la raison dans l’йtat d’innocence tenait les
puissances infйrieures entiиrement soumises а elle, chacune des puissances
infйrieures tend vers ce qui lui est propre : le concupiscible vers la
dйlectation, l’irascible vers la colиre, etc. ; c’est pourquoi le
Philosophe, au premier livre de l’Йthique,
compare de telles parties de l’вme aux parties dissoutes du corps. Or, de mкme
que l’on ne dit pas que la corruption corporelle est dans l’вme, au retrait de
laquelle le corps se dissout, mais dans le corps dissous, de mкme une telle
corruption est dans les puissances sensitives en tant que, privйes du frein de
la raison, elles se portent vers divers objets, mais non dans la raison
elle-mкme, si ce n’est en tant qu’elle aussi est privйe de sa perfection
propre, йtant sйparйe de Dieu. Voilа pourquoi plus l’une des puissances
infйrieures s’йloigne de la raison, plus elle est corrompue ; puis donc
que l’irascible est plus proche de la raison, ayant dans son mouvement quelque
part а la raison, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, l’irascible sera moins corrompu
que le concupiscible.
Rйponse aux objections :
1° Bien que
toutes les puissances soient enracinйes dans l’essence de l’вme, cependant
certaines dйcoulent de l’essence de l’вme avant les autres, et ont une relation
diffйrente а la cause de [l’infection] originelle ; et ainsi, la
corruption et l’infection du pйchй originel ne sont pas en toutes de la mкme
faзon.
2° Par le fait
mкme que le mouvement de la raison est davantage participй dans l’irascible,
les pйchйs de l’irascible sont plus graves ; mais les pйchйs du
concupiscible sont plus honteux. En effet, le discernement mкme de la raison
augmente la faute, de mкme que l’ignorance allиge la faute ; mais
s’йloigner de la raison, en laquelle consiste toute la dignitй humaine, tend а
la honte ; cela montre donc bien que le concupiscible est davantage
corrompu, dans la mesure oщ il s’йcarte davantage de la raison.
3° Le mouvement
de l’irascible et du concupiscible peut кtre considйrй de deux faзons :
dans l’appйtit et dans l’exйcution. Dans l’appйtit, le mouvement du
concupiscible est plus subit que celui de l’irascible, car l’irascible se meut
comme en dйlibйrant, et en confrontant la vengeance projetйe а l’injure reзue,
ainsi qu’il est dit au septiиme livre de l’Йthique ;
tandis que le concupiscible, а la seule apprйhension de l’objet dйlectable, se
meut vers la jouissance de celui-ci, comme il est dit au mкme endroit. Par
contre, dans l’exйcution, le mouvement de l’irascible est plus subit que celui
du concupiscible ; car l’irascible agit avec une certaine assurance et une
certaine force, alors que le concupiscible tend insidieusement, avec une
certaine mollesse, vers l’acquisition de l’objet proposй. C’est pourquoi le
Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique
que « l’homme irascible n’emploie pas la ruse, mais agit au grand
jour ; tandis que la convoitise emploie la ruse » ; et il cite
le vers d’Homиre : « Aphrodite ourdit ses ruses, et sa ceinture est
brodйe », signifiant la tromperie dont use Vйnus pour dйrober
l’intelligence mкme а l’homme trиs sage.
4° On dit de deux
faзons qu’une chose est naturelle : soit quant а la nature de l’espиce,
soit quant а la nature de l’individu. Quant а la nature de l’espиce, les pйchйs
du concupiscible sont plus naturels que les pйchйs de l’irascible ; c’est
pourquoi le Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique que « le sentiment du plaisir nous est transmis а tous
depuis notre enfance et nous accompagne pour ainsi dire toute la
vie » ; mais quant а la nature de l’individu, les pйchйs de
l’irascible sont plus naturels. Et la raison en est que, si l’on considиre le
mouvement de l’appйtit sensitif du cфtй de l’вme, le concupiscible tend plus
naturellement vers son objet, йtant en lui-mкme plus naturel et commun :
il porte en effet sur la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce
genre par lesquelles la nature est conservйe ; mais si l’on considиre un
tel mouvement du cфtй du corps, il se fait une plus grande transmutation et une
plus grande commotion du tempйrament corporel par le mouvement de la colиre que
par celui de la convoitise, pour parler communйment et toutes proportions
gardйes. Voilа pourquoi le tempйrament corporel, en lequel les enfants
ressemblent le plus souvent а leurs parents, contribue davantage а la
domination de la colиre qu’а celle de la convoitise. Et pour cette raison, les
enfants imitent plus leurs parents dans les pйchйs de colиre que dans ceux de
convoitise ; en effet, ce qui se tient du cфtй de l’вme se rapporte а
l’espиce, mais ce qui vient d’un tempйrament corporel dйterminй se rapporte
davantage а l’individu. Or le pйchй originel est le pйchй de toute la nature
humaine. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.
5° La corruption
se produit en nous dans un ordre inverse de celui d’Adam, car en Adam l’вme a
corrompu le corps, et la personne la nature, tandis que pour nous c’est
l’inverse. Donc, bien que le pйchй d’Adam ait d’abord concernй l’irascible, en
nous cependant la corruption regarde davantage le concupiscible. Article 7 : La sensualitй, en cette vie, peut-elle кtre guйrie de la corruption susdite ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La corruption
en question est appelйe « foyer ». Or il est dit de la bienheureuse
Vierge qu’elle fut en cette vie totalement dйlivrйe du foyer, surtout aprиs la
conception du Fils de Dieu. La sensualitй est donc guйrissable en cette vie.
2° Tout ce qui
obйit а la raison peut recevoir la rectitude de la raison. Or les puissances de
la sensualitй, que sont l’irascible et le concupiscible, obйissent а la raison,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La sensualitй peut donc recevoir la
rectitude de la raison, et ainsi elle peut кtre guйrie de la corruption
contraire.
3° La vertu est
opposйe au pйchй. Or la vertu peut exister dans la sensualitй : car, comme
dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique,
« la tempйrance et la force appartiennent aux parties
irrationnelles ». La sensualitй peut donc en cette vie кtre guйrie de la
corruption du pйchй.
4° Il appartient
а la corruption de la sensualitй que de celle-ci procиdent des mouvements
dйsordonnйs, qui sont de mauvaises convoitises. Or l’homme tempйrant n’a pas de
telles convoitises, et en cela il diffиre du continent, qui les a, mais ne les
suit pas, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. La sensualitй, en cette vie,
peut donc кtre totalement guйrie.
5° Si cette
corruption est incurable, alors la raison en est soit du cфtй de celui qui
soigne, soit du cфtй de la mйdecine, soit du cфtй de la maladie, soit du cфtй
de la nature а soigner. Or ce n’est pas du cфtй de celui qui soigne,
c’est-а-dire de Dieu, car il est tout-puissant ; ni du cфtй de la mйdecine
car, comme il est dit en Rom. 5, 15, le don du Christ est plus fort
que le pйchй d’Adam, par lequel une telle corruption a йtй amenйe ; ni du
cфtй de la maladie, car elle est contre nature, puisqu’elle n’a pas йtй йtablie
dans la nature ; ni du cфtй de la nature : en effet, il serait utile
que cette maladie se rйsorbe, puisqu’elle rend l’homme enclin au mal et lent а
faire le bien. La sensualitй, en cette vie, est donc guйrissable.
En sens contraire :
1° La nйcessitй
de mourir a pour consйquence la nйcessitй de pйcher au moins vйniellement. Or,
en cette vie, la nйcessitй de mourir n’est pas фtйe. Donc la nйcessitй de
pйcher vйniellement non plus ; ni, par consйquent, la corruption de la
sensualitй, dont provient la nйcessitй susdite.
2° Si la
sensualitй йtait guйrissable en cette vie, elle serait surtout guйrie par les
sacrements de l’Йglise, qui sont des remиdes spirituels. Or elle demeure encore
aprиs la rйception des sacrements, comme l’expйrience le fait clairement voir.
La sensualitй n’est donc pas guйrissable en cette vie.
Rйponse :
La sensualitй,
en cette vie, ne peut кtre guйrie que par un miracle. Et la raison en est, que
ce qui est naturel ne peut кtre modifiй que par une force surnaturelle. Or une
telle corruption, dont on dit qu’elle corrompt les parties de l’вme, suit en
quelque sorte l’inclination de la nature. En effet, s’il fut accordй а l’homme
dans son premier йtat que la raison contоnt totalement les puissances
infйrieures, et l’вme le corps, ce ne fut point par la vertu des principes
naturels, mais par celle de la justice originelle ajoutйe par la libйralitй
divine. Or, quand cette justice eut йtй abolie par le pйchй, l’homme revint а
l’йtat qui lui convenait d’aprиs ses principes naturels ; c’est pourquoi
Denys dit, au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique, que la nature humaine, par le pйchй, « a йtй justement
conduite а une fin qui rappelвt son principe ». Donc, de mкme que l’homme
meurt naturellement et ne peut кtre ramenй а l’immortalitй que miraculeusement,
de mкme le concupiscible tend naturellement vers l’objet dйlectable — et
l’irascible vers l’objet ardu — en dehors des bornes de la raison. Que cette
corruption se rйsorbe, ne peut donc avoir lieu que miraculeusement, par
l’action d’une force surnaturelle.
Rйponse aux objections :
1° C’est
miraculeusement que la bienheureuse Vierge fut dйlivrйe du foyer.
2° L’irascible et
le concupiscible obйissent а la raison, en tant que leurs mouvements sont ou
ordonnйs ou rйprimйs par la raison ; non cependant de telle faзon que leur
inclination soit totalement фtйe.
3° La vertu
existant dans l’irascible et le concupiscible ne s’oppose pas а la corruption
en question, et c’est pourquoi elle ne l’фte pas totalement ; mais elle
s’oppose а la prйdominance de l’inclination des puissances susdites vers leurs
objets, et cela est фtй par la vertu.
4° L’homme
tempйrant, suivant le Philosophe, est entiиrement exempt non pas des
convoitises, mais des convoitises vйhйmentes, telles qu’elles peuvent exister
chez le continent.
5° De toutes ces
quatre choses il rйsulte que la sensualitй n’est pas guйrie en cette vie. En
effet, bien que Dieu soit lui-mкme capable de guйrir, il a cependant disposй
selon l’ordre de sa sagesse que l’on ne serait pas guйri en cette vie.
Semblablement, bien que le don de la grвce qui nous est confйrйe par le Christ
soit plus efficace que le pйchй du premier homme, il n’est cependant pas
ordonnй а йcarter la corruption susdite, qui appartient а la nature, mais а
йcarter la faute de la personne. De mкme aussi, bien qu’une telle corruption
soit contre l’йtat de la nature dans son institution premiиre, elle est
cependant une consйquence de la nature abandonnйe а elle-mкme. Il est йgalement
utile а l’homme, pour йviter le vice de la superbe, que l’infirmitй de la
sensualitй demeure ; 2 Cor. 12, 7 : « De crainte
que l’excellence de ces rйvйlations ne vоnt а m’enfler d’orgueil, il m’a йtй
mis une йcharde dans ma chair » ; voilа pourquoi cette infirmitй
demeure en l’homme aprиs le baptкme, de mкme qu’un sage mйdecin laisse non
guйrie une maladie qui ne pourrait кtre guйrie sans le risque d’une maladie
plus grave. Question
26 : [Les
passions de l’вme]
Introduction
Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps
souffre-t-elle ? Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ? Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance
appйtitive sensitive ? Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions
de l’вme, d’oщ se prennent-elles ? Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse
sont-elles les quatre passions principales ? Article 6 : Mйritons-nous par les passions ? Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle
celui-ci ? Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le
Christ ? Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du
Christ quant а la raison supйrieure ? Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la
raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice
versa ?
Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps souffre-t-elle ?
Objections :
Il semble
qu’elle ne subisse pas un feu corporel.
1° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « ce qui agit l’emporte sur ce qui subit ».
Or l’вme l’emporte sur n’importe quel corps. Elle ne peut donc pas subir un feu
corporel.
2° [Le rйpondant] disait que le feu agit
sur l’вme en tant qu’il est l’instrument de la divine justice vengeresse. En sens contraire : l’instrument n’accomplit
l’action instrumentale qu’en exerзant une action naturelle, de mкme que l’eau
du baptкme sanctifie l’вme en lavant le corps, et que la scie fait un banc en
coupant le bois. Or le feu ne peut avoir aucune action naturelle а l’йgard de
l’вme comme instrument de la divine justice. Donc, etc.
3° [Le rйpondant] disait que l’action
naturelle du feu est de brыler, et ainsi, qu’il agit naturellement sur l’вme en
tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes. En sens contraire : les choses qui peuvent кtre
brыlйes, dont on dit que l’вme les porte avec soi, ce sont les pйchйs, auxquels
ne s’oppose pas le feu corporel. Puis donc que toute action naturelle existe en
raison d’une contrariйtй, il semble que l’вme ne puisse pas subir un feu
corporel en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes.
4° Saint Augustin
dit au douziиme livre sur la Genиse au
sens littйral : « Ce qui affecte les вmes en bien ou en mal, au
sortir du corps, n’est pas chose corporelle, mais seulement semblable aux
choses corporelles. » Le feu par lequel l’вme sйparйe est punie n’est donc
pas corporel.
5° Saint Jean
Damascиne dit а la fin du quatriиme livre : « Le diable, ses dйmons
et son homme а lui, l’Antйchrist, avec les impies et les pйcheurs, seront
livrйs au feu йternel, non pas un feu matйriel comme le nфtre, mais celui que
Dieu connaоt. » Or tout feu corporel est matйriel. Le feu que subit l’вme
sйparйe n’est donc pas corporel.
6° [Le rйpondant] disait que ce feu
corporel afflige l’вme en tant qu’il est vu par elle, comme dit saint Grйgoire
au quatriиme livre des Dialogues :
« elle souffre du feu parce qu’elle le voit » ; et ainsi, ce qui
afflige immйdiatement l’вme n’est pas un corps mais la ressemblance du corps
apprйhendйe. En sens contraire : la
vision, parce qu’elle est vue, est la perfection de celui qui voit. Donc, parce
qu’elle est vue, elle n’amиne pas l’affliction de celui qui voit, mais plutфt
sa dйlectation. Si donc une chose vue afflige, ce sera en tant qu’elle est nocive
pour autrui. Or le feu ne peut pas affliger l’вme en agissant sur elle, comme
on l’a montrй. L’вme ne souffre donc pas non plus du feu parce qu’elle le voit.
7° Il y a
une proportion entre l’agent et le patient. Or il n’y a aucune proportion entre
l’incorporel et le corps. Puis donc que l’вme est incorporelle, ne peut pas
subir un feu corporel.
8° Si le feu
corporel n’agit pas naturellement sur l’вme, il est nйcessaire que cela ait
lieu par quelque vertu surajoutйe. Cette vertu est donc soit corporelle, soit
spirituelle. Elle ne peut pas кtre spirituelle, car la rйalitй corporelle ne
reзoit pas la vertu spirituelle. Et si elle est corporelle, puisque l’вme
l’emporte sur toute vertu corporelle, le feu ne pourra pas agir sur elle par
cette vertu. L’вme ne peut donc subir ni naturellement ni surnaturellement.
9° [Le rйpondant] disait que l’вme,
par le pйchй, est rendue moins noble que la crйature corporelle. En sens contraire : saint Augustin dit au livre
sur la Vraie Religion que « la
substance vivante est plus digne que n’importe quelle substance non
vivante ». Or l’вme rationnelle, aprиs le pйchй, reste encore vivante
d’une vie naturelle. Elle n’est donc pas rendue moins digne que le feu
corporel, qui est une substance non vivante.
10° Si ce feu
corporel afflige l’вme, ce n’est qu’en tant qu’il est apprйhendй ou senti comme
nuisible. Or une chose nuit parce qu’elle фte quelque chose ; c’est
pourquoi saint Augustin dit que « si le mal nuit, c’est parce qu’il enlиve
un bien ». Or le feu corporel ne peut rien enlever а l’вme. Il ne peut
donc pas l’affliger.
11° [Le rйpondant] disait qu’il фte la
gloire de la vision de Dieu. En sens contraire :
les enfants qui sont damnйs pour le seul pйchй originel, n’ont pas la vision de
Dieu. Si donc le feu corporel n’enlиve rien d’autre aux damnйs, la peine de
ceux qui sont punis en enfer pour des pйchйs actuels ne sera pas plus grande
que celle des enfants qui sont punis dans les limbes ; ce qui va contre
saint Augustin.
12° Tout ce qui
agit sur une autre chose, imprime en elle la ressemblance de sa forme, par
laquelle il agit. Or le feu agit par la chaleur. Puis donc que l’вme ne peut
кtre chauffйe, il semble qu’elle ne puisse pas subir le feu.
13° Dieu est plus
enclin а faire misйricorde qu’а punir. Or celui qui n’est pas volontaire et qui
rйsiste, surtout s’il est adulte, n’est pas aidй par les instruments de la
divine misйricorde que sont les sacrements. L’вme ne recevra donc pas de peine
malgrй elle par l’instrument de la divine justice qu’est le feu corporel. Or il
est avйrй qu’elle ne la reзoit pas volontairement. L’вme n’est donc en aucune
faзon punie par le feu corporel.
14° Tout ce
qui subit quelque chose, est en quelque sorte mы par lui. Or le feu corporel ne
peut mouvoir l’вme selon aucune espиce de mouvement, comme on le voit
clairement par induction. L’вme ne peut donc pas subir un feu corporel.
15° Tout ce qui
subit quelque chose, a une matiиre en commun avec lui, comme le montre Boиce au
livre sur les deux natures et l’unique Personne du Christ. Or l’вme et le feu
corporel n’ont pas de matiиre commune. L’вme ne peut donc pas subir un feu
corporel.
En sens contraire :
1° En
Lc 16, 24, le riche placй en enfer seulement quant а son вme
dit : « Je suis torturй dans cette flamme. »
2° Saint Grйgoire
s’exprime ainsi au quinziиme livre des Moralia :
« Le feu de l’enfer йtant corporel, brыle les corps des rйprouvйs qui y
sont envoyйs, sans qu’on prenne soin ni de l’allumer, ni de lui fournir aucune
matiиre pour son aliment ; mais crйй une fois pour toutes, il dure sans
jamais s’йteindre : il n’a besoin ni qu’on l’allume ni qu’on ranime son
ardeur. »
3° Cassiodore dit
au livre sur l’Вme que l’вme sйparйe
du corps entend et voit par ses sens plus efficacement que lorsqu’elle est dans
le corps. Or, lorsqu’elle est dans le corps, elle est affligйe par quelque
corps parce qu’elle le sent. Donc а bien plus forte raison quand elle est
sйparйe du corps.
4° De mкme que
l’вme est incorporelle, de mкme aussi les dйmons. Or les dйmons subissent un
feu corporel, comme on le voit clairement en Mt 25, 41 :
« Maudits, allez au feu йternel. » Donc l’вme sйparйe aussi.
5° La
justification de l’вme est une plus grande chose que sa punition. Or, des
rйalitйs corporelles agissent sur l’вme pour sa justification, en tant qu’elles
sont des instruments de la divine misйricorde, comme c’est manifestement le cas
des sacrements de l’Йglise. Des rйalitйs corporelles peuvent donc agir sur
l’вme pour sa punition, en tant qu’elles sont des instruments de la divine
justice.
6° Le moins noble
peut subir le plus noble. Or le feu corporel est plus noble que l’вme du damnй.
Les вmes des damnйs peuvent donc subir un feu corporel. Preuve de la
mineure : tout йtant est plus noble qu’un non-йtant. Or le non-кtre est
plus noble que l’кtre de l’вme des damnйs, comme on le voit clairement en
Mt 26, 24 : « Mieux vaudrait pour lui que cet homme-lа ne
fыt pas nй. » Tout йtant est plus noble que l’вme damnйe, et donc le feu
corporel aussi.
Rйponse :
Pour voir
clairement la rйponse а cette question et aux suivantes, il est nйcessaire de
savoir ce qu’est proprement la passion. Ainsi, il faut savoir que le nom de
passion se prend de deux faзons : communйment, et proprement. Communйment,
le nom de passion dйsigne la rйception de quelque chose d’une quelconque
faзon ; et en cela, on suit la signification du vocable, car
« passion » vient du grec « patin », qui signifie recevoir.
Mais l’on parle proprement de passion, en tant que l’action et la passion
consistent en un mouvement, c’est-а-dire en tant qu’une chose est reзue dans le
patient par voie de mouvement. Et parce que tout mouvement s’йtablit entre des
contraires, il est nйcessaire que ce qui est reзu dans le patient soit
contraire а une chose qui est abandonnйe par le patient. Or, du point de vue de
ce qui est reзu dans le patient, le patient est assimilй а l’agent ; et de
lа vient que, si l’on prend la passion au sens propre, l’agent s’oppose au
patient, et « toute passion [en devenant plus intense] dйfait la
substance » [livre des Topiques].
Or une telle passion est seulement selon le mouvement d’altйration. Car dans le
mouvement local, ce n’est pas une chose immobile qui est reзue, mais le mobile
lui-mкme qui est reзu en un lieu. Dans le mouvement d’augmentation et de
diminution, ce n’est pas la forme qui est reзue ou abandonnйe, mais quelque
chose de substantiel, par exemple l’aliment, dont l’addition ou la soustraction
a pour consйquence la grandeur ou la petitesse de la quantitй. Dans la
gйnйration et la corruption, il n’y a de mouvement et de contrariйtй qu’en
raison d’une altйration prйcйdente. Et ainsi, c’est seulement selon
l’altйration qu’il y a proprement une passion, selon laquelle une forme
contraire est reзue et l’autre est chassйe. Donc, parce que l’action proprement
dite s’accompagne d’un certain rejet, le patient йtant transmuй d’une qualitй
antйrieure vers une contraire, le nom de passion prend un sens plus large dans
le langage usuel, de sorte que l’on parle de passion pour celui qui est d’une
faзon quelconque empкchй d’avoir ce qui lui revenait ; comme si nous
disions que le lourd « subit » un empкchement de se mouvoir vers le
bas, et que l’homme « subit » si on l’empкche de faire sa volontй.
Ainsi, la
passion dans sa premiиre acception se trouve dans l’вme et en n’importe quelle
crйature, йtant donnй que toute crйature est mкlйe de potentialitй, et que pour
cette raison toute crйature subsistante est rйceptive de quelque chose. Mais la
passion dans sa seconde acception ne se rencontre que lа oщ il y a mouvement et
contrariйtй. Or le mouvement ne se trouve que dans les corps, et la contrariйtй
des formes ou des qualitйs dans les seules rйalitйs soumises а la gйnйration et
а la corruption. Par consйquent, seules de telles choses peuvent proprement
subir de cette faзon. C’est pourquoi l’вme, йtant incorporelle, ne peut subir
de cette faзon ; et mкme si elle reзoit quelque chose, cela ne se fait
cependant point par transmutation d’un contraire а l’autre, mais par simple
influx de l’agent, comme l’air est йclairй par le soleil. Enfin, de la troisiиme
faзon, en laquelle le nom de passion est pris mйtaphoriquement, l’вme peut
subir dans la mesure oщ son opйration peut кtre empкchйe.
Certains, donc,
remarquant que la passion ne peut exister proprement dans l’вme, prйtendirent
que tout ce qui est dit dans les Йcritures sur les peines corporelles des
damnйs doit s’entendre mйtaphoriquement : ainsi, au moyen de telles peines
corporelles connues parmi nous seraient signifiйes les afflictions spirituelles
dont les esprits damnйs sont punis ; comme, а l’inverse, au moyen des
dйlectations corporelles promises dans les Йcritures nous comprenons les
dйlectations spirituelles des bienheureux. Et une telle opinion semble avoir
йtй celle d’Origиne et d’Algazel. Mais parce qu’en croyant а la rйsurrection
nous ne croyons pas seulement qu’il y aura plus tard une peine des esprits mais
aussi des corps, et que les corps ne peuvent кtre punis que d’une peine
corporelle, la mкme peine est due aux hommes aprиs la rйsurrection et aux
esprits, comme on le voit clairement en Mt 25, 41, oщ il est
dit : « Maudits, allez au feu йternel, etc. » Voilа pourquoi il
est nйcessaire de dire, comme le prouve saint Augustin au vingt et uniиme livre
de la Citй de Dieu, que les esprits
eux-mкmes sont affectйs en quelque faзon de peines corporelles. Et il n’en va
pas de la gloire des bienheureux comme de la peine des damnйs : car les
bienheureux sont йlevйs а ce qui dйpasse leur nature, et c’est pourquoi ils
sont bйatifiйs par la jouissance de la divinitй, tandis que les damnйs sont abaissйs
vers ce qui est au-dessous d’eux, et c’est pourquoi ils sont punis de tourments
corporels.
Aussi d’autres
affirmиrent-ils que l’вme sйparйe sera assurйment affectйe de quelques peines,
non corporelles toutefois, mais semblables aux corporelles ; а ces peines
ressemblent celles qui affligent ceux qui dorment. Et tel semble avoir йtй le
sentiment de saint Augustin, au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et d’Avicenne. Mais il ne peut en кtre
ainsi. En effet, de telles ressemblances de corps ne peuvent кtre des
ressemblances intelligibles, car celles-ci sont universelles, et leur
considйration apporterait а l’вme non pas une affliction, mais plutфt la joie
qui se trouve dans la considйration de la vйritй. Il est donc nйcessaire de
comprendre cela des ressemblances imaginatives, qui йvidemment ne peuvent
exister que dans un organe corporel, comme le Philosophe le prouve. Mais cela
fait bien sыr dйfaut et а l’вme sйparйe et aux esprits des dйmons.
C’est pourquoi
d’autres disent que l’вme sйparйe est soumise aux corps eux-mкmes. Mais comment
cela est possible, les diffйrents auteurs l’indiquent de diverses faзons.
Certains disent
que l’вme sйparйe use de ses sens ; ainsi, en sentant le feu corporel,
elle est punie par le feu. Et c’est ce que saint Grйgoire paraоt dire au
quatriиme livre des Dialogues :
que l’вme « souffre du feu parce qu’elle le voit ». Mais cela ne
semble pas vrai. D’abord, parce que les actes des puissances sensitives ne
peuvent exister que moyennant des organes corporels ; sinon les вmes
sensitives des bкtes seraient incorruptibles, capables qu’elles seraient
d’avoir des opйrations par elles-mкmes. Ensuite parce que, supposй que les вmes
sйparйes sentent, elles ne pourraient cependant pas кtre affligйes par les
rйalitйs sensibles : car le sensible est la perfection de celui qui sent
en tant que tel, comme l’intelligible pour celui qui pense. Une chose sentie ou
pensйe n’apporte donc pas de douleur ou de tristesse en tant que telle, mais en
tant qu’elle est nuisible ou qu’elle est apprйhendйe comme nuisible. Il est
donc nйcessaire de trouver la faзon dont le feu pourrait кtre nuisible а l’вme
sйparйe. Et ce ne peut кtre ce que certains disent : que, bien que ce feu
corporel ne puisse кtre nuisible а l’esprit, il peut cependant кtre apprйhendй
comme nuisible, ce qui semble en accord avec ce que dit saint Grйgoire au
quatriиme livre des Dialogues :
« parce que le diable se voit brыler, il brыle ». En effet, il n’est
pas probable que les dйmons, qui ont une excellente pйnйtration d’esprit, ne
connaissent pas leur nature et celle du feu corporel bien mieux que nous, mais
croient faussement que le feu corporel peut leur nuire. C’est pourquoi il faut
dire que c’est vraiment, et pas seulement selon l’apparence, qu’ils sont
affligйs par un feu corporel ; et c’est ce que dit saint Grйgoire au
quatriиme livre des Dialogues :
« De l’Йvangile nous pouvons tirer que l’вme subit son incendie non
seulement en voyant, mais par une expйrience. »
Et quelques-uns
en dйterminent ainsi le mode : ils disent que le feu corporel, en tant
qu’instrument de la divine justice, peut agir sur l’вme, bien qu’il ne le
puisse pas selon sa nature. Il est en effet de nombreuses choses qui ne
suffisent pas а exercer un effet par leur propre nature, mais qui le peuvent en
tant qu’instruments d’un autre agent ; par exemple, le feu йlйmentaire ne
suffit а gйnйrer la chair que comme instrument de la puissance nutritive. Mais
cela ne semble pas suffisant : car l’instrument n’effectue cette action
qui dйpasse sa nature propre, qu’en exerзant quelque action connaturelle, comme
on l’a dit dans une objection. Il est donc nйcessaire de trouver une faзon dont
l’вme subit en quelque sorte naturellement un feu corporel.
Et voici
comment cela peut кtre compris. Il arrive de deux faзons que la substance
corporelle soit unie а un corps : d’abord comme forme, en tant qu’elle
vivifie le corps, ensuite comme le moteur est uni au mobile, ou comme
l’occupant d’un lieu est uni а celui-ci, par quelque opйration ou par quelque
relation. Mais parce que la forme et ce dont elle est la forme ont un кtre
unique, l’union de la substance spirituelle а la corporelle а la faзon d’une
forme est une union quant а l’кtre. Or l’кtre d’aucune rйalitй n’est soumis а
son pouvoir ; voilа pourquoi il n’est pas au pouvoir de la substance
spirituelle d’кtre unie au corps ou d’en кtre sйparй а la faзon d’une
forme : cela est rйalisй par la loi de la nature ou par la vertu divine.
Mais parce que l’opйration de la rйalitй est au pouvoir de celui qui opиre
volontairement, il est au pouvoir de la nature spirituelle d’кtre unie au corps
а la faзon d’un moteur ou de l’occupant d’un lieu, et d’en кtre sйparй, suivant
l’ordre de la nature ; mais que la substance spirituelle unie de cette
faзon а la corporelle soit retenue et empкchйe par celle-ci, et lui soit
quasiment liйe, est au-dessus de la nature. Ce feu corporel agissant comme
instrument de la divine justice fait donc quelque chose qui dйpasse la force de
la nature, а savoir, retenir l’вme, ou la lier ; mais l’union elle-mкme selon
le mode susdit est naturelle.
Et ainsi, l’вme
subit un feu corporel de la troisiиme faзon susmentionnйe, comme tout ce qui
est empкchй d’avoir son action propre ou autre chose qui lui revient, nous
disons qu’il « subit » ; et saint Augustin mentionne cette faзon
de subir au vingt et uniиme livre de la Citй
de Dieu, en ces termes : « Pourquoi ne dirions-nous pas que les
esprits incorporels puissent кtre affligйs de la peine d’un feu corporel, en
des modes rйels, quoique merveilleux, si les esprits des hommes, incorporels
assurйment eux aussi, ont pu а prйsent кtre enfermйs dans des membres corporels
et pourront alors кtre rivйs а leurs propres corps par des chaоnes
indissolubles. […] Ils adhйreront donc, ces esprits incorporels des dйmons, а
des feux corporels pour en кtre torturйs ; non que ces feux auxquels ils
adhйreront reзoivent un souffle de vie par cette jointure et en deviennent des
кtres animйs […], mais dans cette йtreinte d’un genre merveilleux et
inexprimable, ils recevront du feu leur chвtiment sans donner la vie au
feu. » Saint Grйgoire la mentionne au quatriиme livre des Dialogues en disant : « Si la
Vйritй dйpeint le riche pйcheur damnй dans les flammes, quel sage pourrait nier
que les вmes des rйprouvйs soient prisonniиres des flammes ? »
Rйponse aux objections :
1° Il est
nйcessaire que l’agent l’emporte sur le patient non pas dans l’absolu, mais en
tant qu’il est agent ; et ainsi le feu, en tant qu’il agit sur l’вme comme
l’instrument de la divine justice, l’emporte sur l’вme, mais non dans l’absolu.
2° Dans cette
passion et cette action, il y a quelque chose de naturel, comme on l’a dit.
3° Cette
objection s’appuie sur le second sens de « passion », celle qui est
par contrariйtй de formes ; et ce ne peut кtre ici le cas.
4° Sur ce point,
saint Augustin ne dйtermine rien expressйment au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais il
parle sur le mode du doute, en enquкtant. C’est pourquoi il ne dit pas
absolument que ce qui affecte les вmes sйparйes « n’est pas chose corporelle
mais seulement semblable aux choses corporelles », mais il parle sous
condition, а savoir que si cette chose йtait telle, les вmes pourraient
cependant кtre affectйes par elle soit de joie soit de tristesse. Et
semblablement, ce qu’il dit, а savoir que « l’вme n’est emportйe en
quelque lieu corporel qu’avec une sorte de corps », il le dit avec
disjonction, ajoutant : « ou n’y est pas emportйe selon un mouvement
local », c’est-а-dire par commensuration au lieu.
5° Dans la peine
de l’вme sйparйe, on doit considйrer deux choses : l’affligeant premier et
l’affligeant prochain. L’affligeant premier est le feu corporel lui-mкme, qui
retient l’вme de la faзon susdite ; mais cela n’apporterait pas de
tristesse а l’вme s’il n’йtait apprйhendй par elle. Aussi l’affligeant prochain
est-il ce feu retenant apprйhendй ; et ce feu n’est pas matйriel mais
spirituel ; et la parole de saint Jean Damascиne peut ainsi se vйrifier.
Ou bien l’on peut dire qu’il le dit non matйriel, en tant qu’il ne punit pas
l’вme en agissant matйriellement, comme il punit les corps.
6° Ce feu est
apprйhendй comme nuisible, en tant qu’il est retenant ou liant ; et ainsi,
sa vision peut кtre afflictive.
7° Entre le
spirituel et le corporel il n’y a certes pas de proportion, si l’on prend
« proportion » au sens propre, suivant une relation dйterminйe entre des
quantitйs dimensives ou des quantitйs virtuelles, comme deux corps sont
proportionnйs entre eux en dimension et en vertu : en effet, la vertu de
la substance spirituelle n’est pas du mкme genre que la vertu corporelle.
Cependant, si l’on prend « proportion » au sens large d’une relation
quelconque, alors il y a une proportion entre le spirituel et le corporel,
grвce а laquelle le spirituel peut agir naturellement sur le corporel, quoique l’inverse
ne soit possible que par la force divine.
8° L’instrument a
une action instrumentale, en tant qu’il est mы par l’agent principal, et par ce
mouvement il a part en quelque sorte а la vertu de l’agent principal, mais non
en sorte que cette vertu soit dans l’instrument selon son кtre parfait, car le
mouvement est un acte imparfait. Or l’objection procиde comme si une vertu
parfaite йtait requise dans l’instrument pour qu’il ait une action
instrumentale.
9°
L’вme
pйcheresse est, dans l’absolu, plus noble par sa nature que n’importe quelle
vertu corporelle ; mais par la faute, elle est rendue moins noble que le
feu corporel, non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est l’instrument de la
divine justice.
10° Ce feu nuit а
l’вme, non en sorte qu’il lui enlиve quelque forme absolument inhйrente, mais
en tant qu’il empкche l’action de sa substance, comme on l’a dit, en la
retenant.
11° Pour les
enfants, а cause d’un manque de grвce, il y a seulement l’absence de la vision
de Dieu, sans rien de contraire qui l’empкche activement ; mais les damnйs
en enfer sont non seulement privйs de la vision de Dieu а cause du manque de
grвce, mais encore en sont empкchйs comme par son contraire, йtant accaparйs
par des peines corporelles.
12° L’вme ne subit
pas le feu comme si elle йtait altйrйe par lui, mais de la faзon qu’on a dйjа
dite.
13° Le volontaire
entre dans la notion de justice, et non dans la notion de peine, mais plutфt
s’oppose а celle-ci ; voilа pourquoi les instruments de la divine
misйricorde, qui sont faits pour justifier, n’agissent pas dans l’вme qui
rйsiste, tandis que les instruments de la divine justice, qui sont faits pour
punir, agissent dans l’вme qui rйsiste.
14° Cette
objection vaut pour la passion proprement dite, qui consiste en un mouvement,
et dont nous ne parlons pas maintenant.
15° Il est
nйcessaire, pour qu’il y ait passion а proprement parler, qu’une chose ait une
nature soumise а la contrariйtй, comme on l’a dit ; et pour qu’il y ait
passion mutuelle, il est nйcessaire qu’il y ait une matiиre commune. Cependant,
une chose peut subir une autre chose avec laquelle elle n’a pas de matiиre
commune, comme les corps infйrieurs subissent le soleil ; et une chose
peut subir en quelque faзon sans avoir aucunement de matiиre, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dйjа dit.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Parce que les
objections qui sont en sens contraire ont quelque vйritй dans la conclusion
mais non dans le raisonnement, il faut y rйpondre par ordre.
1° Saint Augustin
montre que cette preuve est invalide, au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « Je dirais а
la vйritй que ces esprits, dйnuйs de tout corps, brыleront de la maniиre dont
brыlait aux enfers ce riche quand il disait : “Je suis torturй dans cette
flamme” ; si je ne remarquais qu’on pourrait rйpliquer а juste titre que
cette flamme йtait de mкme nature que les yeux qu’il leva et qui lui firent
voir Lazare, de mкme que sa langue pour laquelle il dйsira qu’on lui versвt un
peu de liquide, telle enfin que le doigt de Lazare auquel il demanda de lui
rendre ce service : lа, cependant, les вmes йtaient sans corps. Ainsi donc
peut-on comprendre aussi comme incorporelle cette flamme qui le brыle. »
Et ainsi, on voit clairement que cette citation n’est pas efficace pour prouver
ce que l’on se proposait, а moins d’ajouter autre chose.
2° Le feu de
l’enfer brыle les substances incorporelles corporellement du cфtй de l’agent,
et non du cфtй du patient ; mais de cette faзon-ci, il brыlera
corporellement les corps des damnйs.
3° La parole de
Cassiodore ne semble pas кtre vraie, si l’on parle des sens extйrieurs ;
cependant, pour qu’elle se vйrifie, il est nйcessaire de la comprendre des sens
intйrieurs spirituels.
4° А cette
citation de l’Йvangile on pourrait rйpondre que c’est un feu spirituel, si ce
n’est que les corps des damnйs ne pourraient pas кtre punis par lui ; cet
argument prouve donc suffisamment ce que l’on se proposait.
5° Et de mкme
l’argument suivant, qui procиde par comparaison.
6° L’вme damnйe,
en tant qu’elle est une certaine nature, est meilleure que le non-йtant ;
mais dans la mesure oщ elle est soumise au malheur et а la faute, on comprend
la parole du Seigneur disant « il vaudrait mieux pour lui n’кtre pas
nй ». Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ?
Objections :
Il semble
qu’elle ne subisse pas par accident.
1° Comme il est
dit au livre sur l’Esprit et l’Вme,
« а cause de l’amitiй entre le corps et l’вme, l’вme unie au corps ne peut
pas кtre libre, et ne peut pas mourir ; elle peut cependant craindre la
mort ». Or craindre, c’est en quelque sorte subir. L’вme unie au corps
subit donc en elle-mкme, car c’est en elle-mкme qu’il lui revient de ne pouvoir
mourir.
2° Tout ce qui
donne а une perfection а une autre chose, l’emporte sur elle. Or le corps donne
une perfection а l’вme, car l’вme est unie au corps pour y кtre perfectionnйe.
Le corps l’emporte donc sur l’вme ; et ainsi, l’вme peut subir par
elle-mкme le corps auquel elle est unie.
3° L’вme se meut
selon le lieu par accident, car c’est par accident qu’elle est dans le lieu oщ
le corps est par soi ; mais la forme ou la qualitй qui est dans le corps
par elle-mкme, ne semble pas кtre dans l’вme par accident. Puis donc que la
passion dйpend de la forme ou de la qualitй — car elle dйpend du mouvement
d’altйration —, il semble que l’вme dans le corps ne puisse subir par accident.
4° Le mouvement
par accident s’oppose au mouvement quant а la partie, comme on le voit
clairement au cinquiиme livre de la Physique.
Or l’вme est une partie du composй, qui se meut par soi, comme il ressort du
premier livre sur l’Вme. On ne doit
donc pas dire qu’elle se meut par accident mais comme une partie, au mouvement
du tout.
5° Ce qui est par
soi est antйrieur а ce qui est par accident. Or, dans les passions de l’вme, ce
qui est du cфtй de l’вme est antйrieur а ce qui est du cфtй du corps ; car
c’est par l’apprйhension et l’appйtit de l’вme que le corps est transmuй, comme
on le voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres
passions semblables. On ne doit donc pas dire que dans ces passions l’вme subit
par accident et le corps par soi.
6° Pour chaque
chose, ce qui en elle est formel est principal par rapport а ce qui en elle est
matйriel. Or, dans les passions de l’вme, ce qui est du cфtй de l’вme est
formel, tandis que ce qui est du cфtй du corps est matйriel ; voici en
effet la dйfinition formelle de la colиre : « la colиre est le dйsir
de vengeance », et en voici la dйfinition matйrielle : « la
colиre est l’йbullition du sang autour du cњur ». En de telles passions,
ce qui est du cфtй de l’вme est donc principal par rapport а ce qui est du cфtй
du corps ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
7° La joie, la
tristesse et les autres passions de l’вme ne sont pas dans l’вme sans le corps,
et de mкme pour l’acte de sentir. Or on ne dit pas que l’вme sent par accident.
On ne doit donc pas dire non plus que l’вme subit par accident.
En sens contraire :
1° La passion est
un certain mouvement selon l’altйration, comme on l’a dit, en prenant
« passion » au sens propre. Or l’вme n’est altйrйe que par accident.
Elle ne subit donc que par accident.
2° Les puissances
de l’вme ne sont pas plus parfaites que la substance mкme de l’вme. Or, suivant
le Philosophe au premier livre sur l’Вme,
les puissances ne vieillissent pas par elles-mкmes mais par le dйfaut du corps.
L’вme ne subit donc pas non plus par elle-mкme mais seulement par accident.
3° Tout ce qui se
meut par soi, est divisible, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique. Or l’вme est indivisible. Elle
ne se meut donc pas par elle-mкme ; et ainsi, elle ne subit pas non plus
par elle-mкme.
Rйponse :
Si nous prenons
la passion au sens propre, il est impossible а un кtre incorporel de subir
[litt. pвtir], comme on l’a dйjа dit. Donc, ce qui subit par soi une
passion propre, c’est le corps. Si donc la passion proprement dite appartient а
l’вme en quelque faзon, ce n’est que dans la mesure oщ l’вme est unie au corps,
et ainsi, elle appartient а l’вme par accident. Or celle-ci est unie au corps
de deux faзons : d’abord comme forme, en tant qu’elle donne l’кtre au
corps en le vivifiant ; ensuite comme moteur, en tant qu’elle exerce ses
opйrations par le corps. Et des deux faзons l’вme subit par accident, mais
diversement. Car ce qui est composй de matiиre et de forme, agit en raison de
la forme, et de mкme il subit en raison de la matiиre ; voilа pourquoi la
passion commence par la matiиre, et d’une certaine faзon, par accident,
concerne la forme ; mais la passion du patient dйcoule de l’agent, йtant
donnй que la passion est l’effet de l’action.
De deux faзons
la passion du corps est donc attribuйe а l’вme par accident. D’abord, de telle
sorte que la passion commence au corps et a pour terme l’вme, en tant qu’elle
est unie au corps comme sa forme ; et cette passion-ci est une certaine
passion corporelle ; comme lorsque le corps est blessй, l’union du corps
et de l’вme est affaiblie, et ainsi, l’вme elle-mкme subit par accident, elle
qui est unie au corps par son кtre. Ensuite, de telle sorte que la passion
commence а l’вme en tant qu’elle est le moteur du corps, et a pour terme le
corps ; et cette passion-lа est appelйe passion animale ; comme on le
voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres passions
semblables, car celles-ci s’accomplissent par l’apprйhension et l’appйtit de
l’вme, qui sont suivis d’une transmutation du corps ; de mкme que la
transmutation du mobile s’ensuit de l’opйration du moteur selon tout mode
disposant le mobile а obйir а la motion du moteur. Et dans ce cas, le corps
йtant transmuй par quelque altйration, on dit que l’вme elle-mкme subit par
accident.
Rйponse aux objections :
1° L’вme ne
craint pas la mort, c’est-а-dire qu’elle ne craint pas de mourir
elle-mкme ; mais elle craint la mort du composй par sйparation d’elle-mкme
et du corps. Et si elle craint sa mort а elle, c’est seulement dans la mesure
oщ elle se demande si, а la corruption du corps, l’вme ne se corromprait pas
par accident. Donc, ni la mort ne peut convenir а l’вme par soi, ni la passion
de crainte ne lui convient sans l’union au corps.
2° Bien que l’вme
soit perfectionnйe dans le corps, cependant elle n’est pas perfectionnйe par le
corps, comme le prouve saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais elle
est perfectionnйe par Dieu, ou se perfectionne elle-mкme avec l’aide du corps
qui lui est soumis ; comme l’intellect possible est perfectionnй par la
vertu de l’intellect agent, avec l’aide des phantasmes qui, grвce а celui-ci,
deviennent actuellement intelligibles.
3° Bien que la
qualitй du corps ne convienne aucunement а l’вme, cependant l’кtre du composй
est commun а l’вme et au corps, et semblablement l’opйration du composй ;
c’est pourquoi la passion du corps rejaillit sur l’вme par accident.
4° Une passion
n’advient au composй de corps et d’вme qu’en raison du corps ; aussi la
passion n’advient-elle а l’вme que par accident. Or l’argument procиde comme si
la passion convenait au tout en raison du tout, et non en raison de l’une des
parties.
5° La colиre — et
de mкme n’importe quelle passion de l’вme — peut кtre considйrйe de deux
faзons : d’abord suivant la notion propre de colиre, et dans ce cas elle
est dans l’вme avant d’кtre dans le corps ; ensuite en tant que passion,
et dans ce cas elle est d’abord dans le corps, car c’est lа qu’elle reзoit en
premier la notion de passion. Voilа pourquoi nous ne disons pas que l’вme se
met en colиre par accident, mais nous disons qu’elle subit par accident.
6° On voit dиs
lors clairement la solution au sixiиme argument.
7° On ne dit pas
« l’вme se rйjouit par accident », ni « l’вme sent par
accident », pour la mкme raison, quoique l’on dise que l’вme subit par
accident. Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appйtitive sensitive ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le Christ
souffrait en toute son вme, comme le montre clairement le
Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de maux »,
ce que la Glose comprend de ses
souffrances. Or la totalitй de l’вme, cela se rйfиre aux puissances. En
n’importe quelle puissance de l’вme il peut donc y avoir passion, et ainsi, pas
seulement dans l’appйtitive sensitive.
2° Tout mouvement
ou opйration convenant а l’вme en elle-mкme, en plus du corps, appartient а la
partie intellective, non а la sensitive. Or, comme dit saint Augustin au
quatorziиme livre de la Citй de Dieu,
« ce n’est pas sous la seule influence de la chair que l’вme йprouve le
dйsir, la crainte, le plaisir, le chagrin ; c’est aussi par elle-mкme
qu’elle peut кtre agitйe de ces mouvements ». De telles passions ne sont
donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive.
3° La volontй
appartient а la partie intellective, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or, comme dit saint Augustin au
quatorziиme livre de la Citй de Dieu,
« la volontй est en tous ces mouvements » — que sont la crainte, la joie,
etc. — « ou plutфt tous ces mouvements ne sont rien d’autre que des
volontйs. Qu’est le dйsir ou la joie, en effet, sinon la volontй qui consent а
ce que nous voulons ? Qu’est la crainte ou la tristesse, sinon la volontй
qui nous dйtourne de ce que nous refusons ? » De telles passions sont
donc dans la partie intellective.
4° Agir et subir
n’appartiennent pas а la mкme puissance. Or le sens semble кtre une puissance
active : on dit en effet que le basilic tue par son regard, et la femme en
pйriode de menstruation infecte un miroir en y portant les yeux, comme on le
voit clairement au livre sur le Sommeil
et la Veille. La passion de l’вme n’est donc pas situйe dans la partie
sensitive.
5° La puissance
active est plus noble que la puissance passive. Or les puissances vйgйtatives
sont actives, et moins nobles que les puissances sensitives. Les sensitives
sont donc actives ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
6° Les puissances
rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la tristesse
s’oppose а la dйlectation. Puis donc que la dйlectation rйside proprement dans
la partie intellective, comme on le voit clairement aux septiиme et dixiиme
livres de l’Йthique, il semble que la
tristesse y soit ; et ainsi, les passions peuvent кtre dans la partie
intellective.
7° [Le rйpondant] disait que la parole
du Philosophe s’entend des actes opposйs. En sens
contraire : la science et l’ignorance, qui sont opposйes, sont dans
la partie intellective, et ne sont cependant pas des actes. La parole du
Philosophe ne doit donc pas seulement se comprendre des actes.
8° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de la Physique,
le mкme est cause de choses contraires par son absence et sa prйsence, comme le
pilote est la cause du salut ou de la submersion du navire. Or l’intelligible
prйsent cause une dйlectation dans la partie intellective. L’intelligible
absent cause donc une tristesse en celle-ci ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
9° Saint
Jean Damascиne dit au deuxiиme livre que « la douleur n’est pas la
passion ; ce n’en est que le sentiment ». La douleur est donc dans la
puissance sensitive, et non dans l’appйtitive ; et il en va de mкme, pour
la mкme raison, de la dйlectation et des autres choses appelйes « passions
de l’вme ».
10° Selon saint
Jean Damascиne au deuxiиme livre, ainsi que le Philosophe au deuxiиme livre de
l’Йthique, la passion est ce qui est
suivi par la joie et la tristesse. Les passions de l’вme prйcиdent donc la joie
et la tristesse. Or la joie et la tristesse sont dans la partie appйtitive. Les
passions de l’вme sont donc dans la partie qui prйcиde l’appйtitive ;
elles sont donc dans l’apprйhensive, qui prйcиde l’appйtitive.
11° De mкme que
dans les opйrations de la partie appйtitive sensitive le corps est transmuй, de
mкme aussi dans les opйrations de la sensitive apprйhensive. La passion n’est
donc pas seulement dans l’appйtitive, mais aussi dans l’apprйhensive.
12° La passion, а
proprement parler, s’effectue par le rejet d’une chose et la rйception de son
contraire. Or cela se produit dans la partie intellective : car la faute
est rejetйe et la grвce est reзue, l’habitus de luxure est rejetй et l’habitus
de chastetй est introduit. Il y a donc proprement passion dans la partie
supйrieure de l’вme.
13° Le mouvement
de l’appйtitive sensitive suit l’apprйhension du sens. Or parfois, telles
passions de l’вme sont йveillйes en nous par des objets qui ne peuvent кtre
apprйhendйs par le sens : par exemple, la vergogne d’un acte honteux, la
crainte de voler. De telles choses ne peuvent donc кtre dans la partie
appйtitive sensitive ; et par consйquent, il reste qu’elles sont dans la
partie appйtitive rationnelle, c’est-а-dire dans la volontй.
14° L’espoir
est mis au nombre des passions de l’вme. Or l’espoir est dans la partie
intellective de l’вme : en effet, les saints Pиres qui йtaient dans les
limbes avaient un espoir, et pourtant le mouvement de la partie sensitive ne
demeure pas dans l’вme sйparйe. Les passions sont donc dans la partie
intellective de l’вme.
15° L’image est
dans la partie intellective. Or, par les puissances qui entrent dans l’image,
l’вme subit, car celles-ci, qui sont maintenant perfectionnйes par la grвce,
seront perfectionnйes dans l’йtat de gloire par la gloire de la fruition. La
passion n’est donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive de l’вme.
16° Selon saint
Jean Damascиne, la passion est un mouvement d’une chose а l’autre. Or
l’intelligence est mue d’une chose а l’autre, lorsqu’elle passe des principes
aux conclusions. Il y a donc passion dans l’intelligence ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
17° Le Philosophe
dit au troisiиme livre sur l’Вme que
penser, c’est en quelque sorte subir. Or c’est dans l’intelligence que l’on
pense. Il y a donc une passion dans l’intelligence.
18° Denys dit de
Hiйrothйe, au deuxiиme chapitre des Noms
divins : « Il a appris les choses divines en les
subissant. » Or il ne pouvait subir les choses divines dans la partie
sensitive, qui n’est pas capable des choses divines. La passion n’est donc pas
seulement dans la partie sensitive ; et ainsi, elle n’est pas seulement
dans l’appйtit sensitif.
19° [Dans
certaines йditions seulement.] А ce qui est dans l’вme par accident, aucune
puissance dйterminйe de l’вme ne doit кtre ordonnйe ; en effet, ni une
science ni une puissance dйterminйe ne porte sur des choses qui sont par
accident. Or l’вme ne subit que par accident ; la passion n’est donc pas
en quelque puissance dйterminйe de l’вme, et ainsi, elle n’est pas seulement
dans l’appйtit sensitif.
En sens contraire :
1° Saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « La passion est le mouvement de la
puissance appйtitive а la reprйsentation du bien ou du mal » ; et
aussi : « La passion est le mouvement irraisonnй de l’вme percevant
le bien ou le mal. » La passion est donc seulement dans la partie
appйtitive irrationnelle.
2° La passion, а
proprement parler, dйpend d’un mouvement d’altйration, comme on l’a dit. Or
l’altйration n’est que dans la partie sensitive de l’вme, comme il est prouvй
au septiиme livre de la Physique. La
passion n’est donc que dans la partie sensitive.
Rйponse :
La passion, а
proprement parler, n’est que dans l’appйtitive sensitive, comme il ressort des
deux dйfinitions de la passion que donnent saint Jean Damascиne et saint
Grйgoire de Nysse ; et en voici la preuve. La passion se dit de trois
faзons, comme on l’a dit.
D’abord
communйment, au sens oщ toute rйception est une passion ; et ainsi, la
passion est en n’importe quelle partie de l’вme, et pas seulement dans
l’appйtitive sensitive ; en effet, prenant la passion en ce sens, le
Commentateur dit au livre sur l’Вme
que les puissances de l’вme vйgйtative sont toutes actives, que les puissances
de l’вme sensitive sont toutes passives, et que celles de l’вme rationnelle
sont en partie actives а cause de l’intellect agent, et en partie passives а
cause de l’intellect possible. Or, bien que ce mode de passion convienne aux
puissances apprйhensives et appйtitives, il convient cependant davantage aux
appйtitives ; en effet, l’opйration de l’apprйhensive porte sur la rйalitй
apprйhendйe comme elle existe en celui qui apprйhende, tandis que l’opйration
de l’appйtitive porte sur la rйalitй comme elle existe en elle-mкme ; ce
qui est reзu dans l’appйtitive a donc plus la nature de la rйalitй appйtible
que ce qui est reзu dans l’apprйhensive n’a de propre а la rйalitй
apprйhendйe ; c’est pourquoi le vrai, qui perfectionne l’intelligence, est
dans l’esprit, tandis que le bien, qui perfectionne l’appйtitive, est dans les
rйalitйs, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique.
Ensuite, on
appelle « passion » au sens propre, celle qui consiste dans le rejet
d’un contraire et la rйception de l’autre par voie de transmutation ; et
ce mode de passion ne peut convenir а l’вme qu’en raison du corps ; et ce,
de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ;
et dans ce cas, elle compatit au corps qui subit une passion corporelle.
Ensuite, en tant qu’elle lui est unie comme moteur ; et dans ce cas se
produit par l’opйration de l’вme une transmutation dans le corps, passion qui
est appelйe animale, comme on l’a dit. La susdite passion corporelle atteint
donc les puissances dans la mesure oщ elles sont enracinйes dans l’essence de
l’вme, йtant donnй que l’вme est forme du corps par son essence, et ainsi,
cette passion regarde en premier lieu l’essence de l’вme ; elle peut
cependant кtre attribuйe а une puissance, de trois faзons.
Premiиrement,
en tant que celle-ci est enracinйe dans l’essence de l’вme ; et ainsi,
puisque toutes les puissances sont enracinйes dans l’essence de l’вme, la
passion en question appartient а toutes les puissances.
Deuxiиmement,
en tant que les actes des puissances sont empкchйs par une blessure du
corps ; et ainsi, la passion susmentionnйe appartient а toutes les
puissances qui utilisent des organes corporels — car les actes de toutes
celles-ci sont empкchйs par une blessure des organes —, mais indirectement. Et
de cette faзon, elle appartient aussi aux puissances n’utilisant pas d’organes
corporels, c’est-а-dire les intellectives, en tant qu’elles reзoivent de
puissances usant d’organes ; ainsi se produit-il qu’aprиs une blessure de
l’organe de la puissance imaginative l’opйration de l’intelligence est
empкchйe, parce que l’intelligence a besoin de phantasmes dans son opйration.
Troisiиmement,
cette passion appartient а quelque puissance en tant qu’elle
l’apprйhende ; et dans ce cas, elle appartient proprement au sens du
toucher ; car le toucher est le sens des choses dont est composй l’animal,
et semblablement, des choses par lesquelles l’animal est corrompu. Mais puisque
au cours de la passion animale le corps est transmuй par l’opйration de l’вme,
la passion animale doit кtre dans la puissance qui est adjointe а un organe
corporel et а laquelle il appartient de transmuer le corps. Voilа pourquoi une
telle passion n’est pas dans la partie intellective, qui n’est l’acte d’aucun
organe corporel ; ni non plus dans l’apprйhensive sensitive, car un
mouvement ne s’ensuit de l’apprйhension du sens que moyennant l’appйtitive, qui
est le moteur immйdiat. L’organe corporel, c’est-а-dire le cњur, oщ rйside le
principe du mouvement, est donc aussitфt disposй selon le mode d’opйration de
cette passion, en une disposition telle qu’elle convienne а l’exйcution de ce
vers quoi l’appйtit sensitif est inclinй. C’est pourquoi il entre en
effervescence dans la colиre, et dans la crainte se refroidit et se resserre
d’une certaine faзon. Et ainsi, la passion animale se rencontre proprement dans
la seule appйtitive sensitive. Il est en effet йtabli que les puissances de
l’вme vйgйtative, bien qu’elles utilisent un organe, ne sont pas passives mais actives.
Et la passion convient plus proprement а la puissance appйtitive qu’а
l’apprйhensive, comme on l’a dit au dйbut ; et c’est une raison pour
laquelle l’appйtitive sensitive est plus proprement le sujet de la passion que
la sensitive apprйhensive ; comme aussi l’affective supйrieure elle-mкme
s’approche plus de la notion propre de passion que l’intellective.
Enfin, la
passion se disait mйtaphoriquement, en tant qu’une chose est en quelque sorte
empкchйe d’avoir ce qui lui convient. De cette faзon, les puissances de l’вme
subissent pour autant qu’elles sont empкchйes d’exercer leurs actes propres. Et
cela se produit en quelque faзon dans toutes les puissances de l’вme, comme on
l’a dit.
Mais
maintenant, nous parlons de la passion animale proprement dite, qui, comme on
l’a montrй, se trouve dans la seule appйtitive sensitive.
Rйponse aux objections :
1° Toute l’вme du
Christ subissait une passion corporelle ; et ainsi, cette passion
appartenait а toutes les puissances, au moins dans la mesure oщ elles sont
enracinйes dans l’essence de l’вme ; mais non en sorte qu’une passion
animale ait йtй en n’importe quelle puissance de l’вme comme dans son sujet
propre.
2° Saint Augustin
parle contre certains platoniciens qui disaient que le principe de toutes ces passions
йtait dans la chair. Or saint Augustin montre que si la chair n’йtait
aucunement corrompue, le principe de toutes ces passions pourrait кtre dans
l’вme. Voilа pourquoi il ne dit pas que de telles passions s’accomplissent sans
la chair, mais que ce n’est pas seulement а cause de la chair que l’вme est
affectйe de ces passions.
3° Ou bien saint
Augustin prend le nom de volontй au sens large pour dйsigner n’importe quel
appйtit, ou bien il prend la crainte, la joie et les autres passions de ce
genre pour dйsigner les actes de volontй semblables aux passions qui sont dans
l’appйtit sensitif. En effet, comme on l’a dit dans la question sur la
sensualitй, il y a aussi dans la volontй elle-mкme, d’une certaine faзon, la
joie, la tristesse et les autres passions de ce genre ; mais non en sorte
qu’elles soient des passions а proprement parler. Ou bien l’on peut rйpondre
que saint Augustin appelle ces passions « volontйs », en tant que
l’homme est amenй а ces passions par un acte de la volontй, puisque l’appйtit
infйrieur suit l’inclination de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit dans la
question sur la sensualitй. C’est pourquoi saint Augustin ajoute lui-mкme
ensuite : « Comme la volontй de l’homme est attirйe ou rebutйe, ainsi
elle se change et se transforme en ces diffйrentes affections. »
4° Le sens n’est
pas une puissance active, mais passive. En effet, on n’appelle pas
« active » la puissance ayant un acte qui est une opйration, car
alors toute puissance de l’вme serait active ; mais on appelle
« active » une puissance qui se rapporte а son objet comme l’agent au
patient. Or le sens se rapporte au sensible comme le patient а l’agent, йtant
donnй que le sensible transmue le sens. Que si le sensible est parfois transmuй
par le sens, c’est par accident, en tant que l’organe du sens a lui-mкme une
qualitй qui le rend naturellement apte а changer quelque corps. Cette infection
que la femme en pйriode de menstruation communique au miroir, ou celle qui
permet au basilic de tuer un homme en le regardant, n’apportent donc rien а la
vision ; mais la vision est accomplie en ce que l’espиce visible est reзue
dans la vue, ce qui est en quelque sorte subir. Ainsi, le sens est une
puissance passive. De plus, supposй que le sens fasse activement quelque chose,
il ne s’ensuivrait pas que nulle passion ne puisse exister dans le sens ;
rien n’empкche en effet que le mкme soit actif et passif relativement а des
choses diffйrentes. Supposй, en outre, que le sens, dont le nom dйsigne une
puissance apprйhensive, ne soit capable d’aucune passion, il ne serait pas pour
cela exclu qu’une passion puisse exister dans l’appйtitive sensitive.
5° Bien que
l’actif soit, dans l’absolu, plus noble que le passif relativement au mкme,
rien n’empкche cependant un passif d’кtre plus noble qu’un actif, dans la
mesure oщ le passif subit une passion plus noble que l’action par laquelle
l’actif agit, comme par exemple la passion а laquelle l’intellect possible doit
son nom de puissance passive. Et le sens aussi, en recevant quelque chose
immatйriellement, est plus noble que l’action par laquelle la puissance
vйgйtative agit matйriellement, c’est-а-dire au moyen des qualitйs
йlйmentaires.
6° La dйlectation
qui est dans la partie intellective par union а l’intelligible convenable n’a
pas de contraire, car il faudrait que l’intelligible convenable ait un
contraire qui soit la cause du contraire [de la dйlectation]. Or cela est
impossible, йtant donnй que rien n’est contraire а l’espиce intelligible ;
en effet, les espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme, comme
il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique ;
c’est pourquoi l’homme йprouve une dйlectation non seulement par la pensйe de
bonnes choses, mais aussi par la pensйe de mauvaises choses, en tant qu’il
pense. Car la pensйe de mauvaises choses est elle-mкme un bien pour
l’intelligence ; et ainsi, la dйlectation intellectuelle n’a pas de
contraire. Cependant, on dit que la tristesse ou la douleur existe dans la
partie intellective de l’вme, pour parler communйment, en tant que l’intelligence
pense quelque chose de nuisible а l’homme, et auquel la volontй s’oppose. Mais
parce que cette chose nuisible n’est pas nuisible а l’intelligence en tant
qu’elle est pensante, cette tristesse ou cette douleur ne s’oppose pas а la
dйlectation de l’intelligence, qui dйpend de ce qui est convenable а
l’intelligence en tant qu’elle pense.
7° La
puissance rationnelle a des objets contraires d’une certaine faзon qui lui est
propre, et d’une autre faзon qui est commune а elle et а toutes les autres
[puissances]. En effet, que la puissance rationnelle soit le sujet d’accidents
contraires, cela lui est commun avec les autres [puissances], car tous les
contraires ont le mкme sujet ; mais qu’elle ait des actions contraires,
cela lui est propre, car les puissances naturelles sont dйterminйes а une seule
chose. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que les puissances rationnelles ont
des objets opposйs.
8° L’absence du
pilote n’est la cause de la submersion du navire que par accident, c’est-а-dire
en tant qu’elle фte la providence du pilote, par laquelle la submersion du
navire йtait empкchйe ; et semblablement, l’enlиvement ou l’absence de
l’intelligible n’est pas la cause de la tristesse, mais de la non-dйlectation.
Car les effets sont а proportion des causes : c’est pourquoi penser et ne
pas penser, qui s’opposent contradictoirement, sont la cause de la dйlectation
et de la non-dйlectation, qui sont aussi contradictoires, mais non de la
dйlectation et de l’abattement, qui sont contraires. Et si l’on prend ce qui
est contraire а la pensйe de la vйritй, c’est-а-dire l’erreur, celle-ci ne peut
кtre cause de tristesse : car ou bien l’erreur est estimйe comme vйritй,
et dans ce cas l’erreur dйlecte comme le fait la vйritй ; ou bien elle est
connue comme erreur, ce qui n’est possible qu’en connaissant la vйritй, et dans
ce cas, l’erreur cause de nouveau une dйlectation lorsqu’on la pense.
9° La
tristesse et la douleur diffиrent de la faзon suivante : la tristesse est
une certaine passion animale, c’est-а-dire qu’elle commence dans l’apprйhension
du nuisible, et a pour terme l’opйration de l’appйtit et, au-delа, la
transmutation du corps ; tandis que la douleur dйpend de la passion
corporelle. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que « “douleur”
s’emploie ordinairement а propos du corps » ; voilа pourquoi la
douleur commence par la blessure du corps et a pour terme l’apprйhension du
sens du toucher, et c’est pourquoi elle est dans le sens du toucher comme en ce
qui l’apprйhende, comme on l’a dit.
10° Que la joie et
la tristesse s’ensuivent de la passion, c’est ce que disent а la fois saint
Jean Damascиne et le Philosophe, mais en des sens diffйrents. En effet, saint
Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, en des termes identiques, parlent de
la passion corporelle, dont l’apprйhension cause la joie ou la tristesse, et
dont l’expйrience par le sens cause la douleur. Mais le Philosophe au deuxiиme
livre de l’Йthique parle sans aucun
doute des passions animales, voulant que toutes les passions de l’вme soient
suivies par la joie et la tristesse. Et la raison en est, qu’entre toutes les
passions de la puissance concupiscible, la joie et la tristesse, qui sont
causйes par l’obtention de l’objet convenant ou nuisible, tiennent la derniиre place ;
or toutes les passions de l’irascible ont pour terme les passions du
concupiscible, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй. Il reste
donc que toutes les passions de l’вme ont pour terme la joie et la tristesse.
Mais il ne s’ensuit selon aucun des deux points de vue que les passions soient
dans l’apprйhensive, car la passion corporelle est dans la nature mкme du
corps, et les autres passions animales sont dans la mкme partie appйtitive que
la joie et la tristesse, mais quant aux premiers de ses actes. Et s’il n’y
avait pas d’ordre dans les actes de l’appйtitive, il suivrait des paroles du
Philosophe que les passions animales ne seraient pas dans l’appйtitive, oщ sont
la joie et la tristesse, mais dans l’apprйhensive.
11° Ni le sens ni
une autre puissance apprйhensive ne meut immйdiatement, mais seulement au moyen
de l’appйtitive ; voilа pourquoi le corps, lors de l’opйration de la
puissance sensitive apprйhensive, n’est changй quant а ses dispositions
matйrielles que s’il survient un mouvement de l’appйtitive, aussitфt suivi par
la transmutation du corps qui se dispose а obйir. Donc, bien que la puissance
apprйhensive sensitive soit changйe en mкme temps que l’organe corporel, il n’y
a cependant pas lа de passion а proprement parler : car dans l’opйration
du sens, l’organe corporel n’est pas transmuй, а proprement parler, si ce n’est
par un changement spirituel, en tant que les espиces des sensibles sont reзues
sans matiиre dans les organes des sens, comme il est dit au deuxiиme livre sur
l’Вme.
12° Bien que, dans
la partie intellective, une chose soit rejetйe et une autre reзue, cela ne se
fait cependant pas par voie de transmutation — la rйception et le rejet se
feraient alors d’une maniиre continue —, mais par un simple influx des habitus infus :
car en un instant la grвce est infusйe, par laquelle la faute est subitement
chassйe. Quant а l’altйration qui va du vice а la vertu, ou de l’ignorance а la
science, elle atteint la partie intellective par accident, alors que dans la
partie sensitive la transmutation est par soi, comme on le voit clairement au
septiиme livre de l’Йthique. Car, de
ce qu’il se produit une transmutation dans la partie sensitive, quelque
perfection rejaillit soudain dans la partie intellective, de telle sorte que ce
qui se fait dans la partie intellective est le terme de la transmutation
existant dans la partie sensitive : comme l’illumination est le terme d’un
mouvement local, et comme la gйnйration est simplement le terme d’une
altйration. Et il faut comprendre cela des habitus acquis.
13° De
l’apprйhension d’une chose par l’intelligence peut suivre une passion dans
l’appйtit infйrieur, de deux faзons. D’abord en tant que ce qui est pensй de
faзon universelle par l’intelligence est formй de faзon particuliиre dans l’imagination,
et ainsi l’appйtit infйrieur est mы : comme lorsque l’intelligence du
croyant admet intelligiblement les peines futures, et forme leurs phantasmes en
imaginant le feu qui brыle, le ver qui ronge et autres choses semblables, d’oщ
suit la passion de crainte dans l’appйtit sensitif. Ensuite en tant que, par
suite de l’apprйhension de l’intelligence, est mы l’appйtit supйrieur, dont un
certain rejaillissement ou un certain commandement remue l’appйtit infйrieur.
14° L’espoir
qui demeure dans l’вme sйparйe n’est pas une passion, mais il est soit un
habitus, soit un acte de volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.
15° De la
bйatification ou du perfectionnement de l’image, on peut seulement dйduire
qu’il y a une passion dans la partie intellective, au sens oщ toute rйception
est appellйe passion.
16° On dit que la
passion est le mouvement d’un йtat reзu а un autre йtat reзu, mais non d’un
objet opйrй а un autre objet opйrй ; or c’est ainsi qu’il y a dans
l’intelligence un mouvement d’une chose а l’autre.
17° On dit que
penser, c’est subir, en prenant ce terme communйment, en tant que toute
rйception est une passion.
18° Cette passion
dont parle Denys n’est rien d’autre que l’affection pour les choses divines,
qui est plutфt une passion qu’une simple apprйhension, ainsi qu’il ressort de
ce qu’on a dйjа dit. En effet, de l’affection mкme pour les choses divines
provient leur manifestation, suivant ce passage de Jn 14, 21 :
« Celui qui m’aime sera aimй de mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me
manifesterai moi-mкme а lui. » Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions de l’вme, d’oщ se prennent-elles ?
Objections :
Il semble
qu’elles ne se prennent pas du bien et du mal.
1° L’audace est
opposйe а la crainte. Or l’une et l’autre passion est relative au mal, car ce
que la crainte fuit, l’audace l’entreprend. La contrariйtй des passions de
l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.
2° L’espoir est
opposй au dйsespoir. Or l’un et l’autre sont relatifs au bien, que l’espoir
attend d’obtenir, tandis que le dйsespoir croit ne pas l’obtenir. La
contrariйtй des passions de l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.
3° Saint Jean
Damascиne, au deuxiиme livre, ainsi que saint Grйgoire de Nysse, distinguent
les passions de l’вme suivant le prйsent et le futur, et suivant le bien et le
mal : ainsi, l’espoir et le dйsir portent sur le bien futur, la voluptй et
la dйlectation, ou la joie, sur le bien prйsent, la crainte sur le mal futur,
la tristesse sur le mal prйsent. Or le prйsent et le futur se rapportent au
bien et au mal par accident. La diffйrence des passions de l’вme ne se prend
donc pas par soi du bien et du mal.
4° Saint
Augustin, au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, distingue ainsi entre la tristesse et la douleur : la
tristesse appartient а l’вme, la douleur au corps ; or cela ne concerne
pas les notions de bien et de mal. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que
ci-dessus.
5° L’exultation,
la joie, l’allйgresse, la dйlectation, l’enjouement et l’hilaritй ont une certaine
diffйrence, sinon deux d’entre eux seraient inutilement rйunis, comme cela
apparaоt en Is. 35, 10 : « la joie et l’allйgresse les
envahiront ». Puis donc que toutes ces choses se disent relativement au
bien, il semble que le bien et le mal ne diversifient pas les passions de
l’вme.
6° Saint Jean
Damascиne distingue au deuxiиme livre quatre espиces de tristesse, qui
sont : l’abattement, le chagrin, l’envie et la pitiй, auxquels s’ajoute la
pйnitence ; et toutes ces choses se disent relativement au mal. Nous
retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
7° Il distingue
lui-mкme six espиces de crainte : la pusillanimitй, la pudeur, la honte,
l’йtonnement, la frayeur et l’angoisse, qui ne concernent pas la diffйrence
susdite. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.
8° Denys, au
quatriиme chapitre des Noms divins,
ajoute la jalousie а l’amour, l’une et l’autre йtant des passions relatives au
bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
En sens contraire :
1° Les actes se
distinguent par les objets. Or les passions de l’вme sont des actes de la
puissance appйtitive, dont l’objet est le bien et le mal. Elles se distinguent
donc suivant le bien et le mal.
2° Selon le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
les passions de l’вme sont ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Or la
joie et la tristesse se distinguent suivant le bien et le mal. Le bien et le
mal distinguent donc les passions de l’вme.
Rйponse :
Trois
distinctions se rencontrent dans les passions de l’вme.
Suivant la
premiиre, elles diffиrent quasiment par le genre, car elles concernent diverses
puissances de l’вme ; ainsi distingue-t-on les passions du concupiscible
de celles de l’irascible. La raison de cette distinction des passions se prend
de la raison mкme qui fait distinguer les puissances. En effet, il a йtй dit
plus haut, dans la question sur la sensualitй, que l’objet du concupiscible est
le dйlectable selon le sens, tandis que celui de l’irascible est une chose
ardue ou serrйe ; par consйquent, les passions relevant du concupiscible
sont celles en lesquelles est impliquйe une relation а l’objet simplement
dйlectable au sens, ou а son contraire, tandis que celles qui relиvent de
l’irascible sont celles qui sont ordonnйes а quelque chose d’ardu autour d’un
tel objet. Et ainsi apparaоt la diffйrence entre le dйsir et l’espoir :
car on parle de dйsir lorsque l’appйtit est mы vers une chose dйlectable,
tandis que l’espoir implique une certaine йlйvation de l’appйtit vers un bien
qui est estimй ardu ou difficile. Et il en va de mкme pour les autres
[passions].
Suivant la
deuxiиme distinction des passions de l’вme, on distingue, pour ainsi dire, des
espиces existant dans la mкme puissance.
Dans les
passions du concupiscible, cette distinction se prend de deux considйrations.
D’abord, de la contrariйtй des objets ; ainsi distingue-t-on la joie, qui
est relative au bien, de la tristesse, qui est relative au mal. Ensuite, de ce
que la puissance concupiscible est ordonnйe au mкme objet suivant divers degrйs
considйrйs dans le progrиs du mouvement appйtitif. En effet, l’objet dйlectable
lui-mкme est d’abord uni en quelque faзon а celui qui le recherche, en tant
qu’il est apprйhendй comme semblable ou convenant ; et de lа suit la
passion d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une certaine dйtermination formelle
de l’appйtit par l’appйtible lui-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que
l’amour est une certaine union de l’aimant et de l’aimй. Or ce qui est ainsi
uni en quelque faзon, on cherche en outre а ce qu’il soit rйellement uni,
c’est-а-dire de telle sorte que l’aimant jouisse de l’aimй ; et ainsi naоt
la passion de dйsir ; et lorsque celui-ci est obtenu dans la rйalitй, il
engendre la joie. Ainsi donc, le premier degrй qui est dans la mouvement du
concupiscible est l’amour, le deuxiиme le dйsir, et le dernier la joie. Et а
l’inverse de ces passions, il faut prendre celles qui sont ordonnйes au mal,
ainsi la haine contre l’amour, la fuite contre le dйsir, la tristesse contre la
joie.
Les passions de
l’irascible, comme on l’a dit dans une autre question, naissent des passions du
concupiscible, et se terminent а elles. Voilа pourquoi l’on trouve en elles une
distinction semblable а celle du concupiscible ; et de plus, il y a en
elles une distinction propre d’aprиs la notion de l’objet propre. Du cфtй du
concupiscible, il y a la distinction selon laquelle les passions se distinguent
suivant le bien et le mal, ou d’aprиs le dйlectable et son contraire ; et
en outre selon que l’objet est rйellement possйdй ou non. Mais la distinction
propre de l’irascible lui-mкme est que ses passions se distinguent d’aprиs ce
qui excиde ou n’excиde pas la capacitй du sujet, et ce, selon une
estimation ; en effet, ces considйrations semblent distinguer l’ardu comme
des diffйrences par soi. La passion, dans l’irascible, peut donc кtre soit
relative au bien, soit relative au mal. Si elle est relative au bien, celui-ci
est possйdй ou ne l’est pas. Relativement au bien possйdй, aucune passion ne
peut кtre dans l’irascible, car le bien, dиs lors qu’on le possиde dйjа, ne
procure aucune difficultй а celui qui possиde, donc la notion d’ardu n’y est
pas conservйe. Relativement au bien non encore possйdй — en lequel la notion
d’ardu peut кtre satisfaite а cause de la difficultй d’obtention —, si ce bien
est estimй comme passant la capacitй, il cause le dйsespoir, mais s’il est
estimй comme ne la dйpassant pas, il cause l’espoir. Que si l’on considиre le
mouvement de l’irascible vers le mal, il y aura deux cas : vers le mal non
encore possйdй — et qui est estimй comme ardu en tant qu’il est difficile а
йviter —, ou comme dйjа possйdй ou conjoint — et il est lui aussi ardu en tant
qu’il est estimй difficile а repousser. Si c’est relativement au mal non encore
prйsent, alors si ce mal est estimй comme passant la capacitй, il cause en ce
cas la passion de crainte, et s’il est estimй comme ne la dйpassant pas, il
cause alors la passion d’audace. Mais si le mal est prйsent, alors il est
estimй soit comme ne dйpassant pas la capacitй, et dans ce cas il cause la
passion de colиre, soit comme la dйpassant, et ainsi il ne cause aucune passion
dans l’irascible, mais la passion de tristesse demeure dans le seul
concupiscible. Cette distinction, qui se conзoit selon les divers degrйs pris
dans le mouvement appйtitif, n’est donc la cause d’aucune contrariйtй, car de
telles passions diffиrent suivant le parfait et l’imparfait, comme on le voit
clairement dans le cas du dйsir et de la joie ; mais la distinction qui
dйpend de la contrariйtй de l’objet cause proprement la contrariйtй dans les
passions. Par consйquent, les passions de l’вme se conзoivent dans le
concupiscible suivant le bien et le mal : ainsi la joie et la tristesse,
l’amour et la haine ; tandis que dans l’irascible, on peut concevoir deux
contrariйtйs. L’une suivant la distinction de l’objet propre, c’est-а-dire
selon qu’il passe ou non la capacitй, et ainsi sont contraires l’espoir et le
dйsespoir, l’audace et la crainte, et cette contrariйtй est davantage
propre ; l’autre suivant la diffйrence de l’objet du concupiscible,
c’est-а-dire selon le bien et le mal, et de cette faзon, l’espoir et la crainte
semblent кtre en contrariйtй. Quant а la colиre, elle ne peut avoir de passion
contraire ni d’une faзon ni de l’autre : ni d’aprиs la contrariйtй du bien
et du mal, car relativement au bien prйsent il n’y a pas de passion dans
l’irascible ; ni de mкme d’aprиs la contrariйtй de ce qui passe ou non la
capacitй, car le mal qui dйpasse la capacitй ne cause aucune passion dans
l’irascible, comme on l’a dit. C’est pourquoi la colиre, parmi les autres
passions, a ceci de propre que rien ne lui est contraire.
La troisiиme
diffйrence des passions de l’вme est quasi accidentelle, et elle se produit de
deux faзons. D’abord suivant le plus ou le moins d’intensitй : ainsi, la
jalousie implique une intensitй d’amour, et la fureur une intensitй de colиre.
Ensuite, suivant des diffйrences matйrielles entre le bien et le mal, comme
diffиrent la pitiй et l’envie, qui sont des espиces de tristesse : car
l’envie est la tristesse de la prospйritй d’autrui en tant qu’elle est estimйe
comme notre propre mal, tandis que la pitiй est la tristesse de l’adversitй
d’autrui, en tant qu’elle est estimйe comme notre propre mal. Et l’on doit
faire une semblable considйration pour certaines autres passions.
Rйponse aux objections :
1° L’objet de
l’irascible est le bien et le mal non dans l’absolu, mais avec la
circonstance d’« ardu » ; il y a donc contrariйtй dans les
passions non seulement suivant le bien et le mal, mais aussi d’aprиs les
diffйrences qui distinguent l’ardu tant dans le bien que dans le mal.
2° On voit dиs
lors clairement la solution au deuxiиme argument.
3° Le prйsent et
le futur sont pris comme des diffйrences pour distinguer les puissances de
l’вme, en tant que le futur n’est pas encore conjoint rйellement, tandis que le
prйsent l’est dйjа ; or le mouvement de l’appйtit est plus parfait vers ce
qui est rйellement conjoint que vers ce qui est rйellement distant ; par
consйquent, bien que le futur et le prйsent causent quelque distinction des
passions, ils ne causent cependant aucune contrariйtй, tout comme le parfait et
de l’imparfait.
4° La douleur, si
on la prend au sens propre, ne doit pas кtre comptйe au nombre des passions de
l’вme, car elle n’a rien du cфtй de l’вme, que la seule apprйhension. En effet,
la douleur est le sens de la blessure, et cette blessure est йvidemment du cфtй
du corps. Voilа pourquoi saint Augustin ajoute au mкme endroit qu’en traitant
des passions de l’вme, il a prйfйrй se servir du nom de tristesse plutфt que de
celui de douleur ; car la tristesse s’accomplit dans l’appйtitive
elle-mкme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.
5° La dйlectation
et la joie diffиrent de la mкme faзon que la tristesse et la douleur : car
la dйlectation sensitive implique, du cфtй du corps, l’union de ce qui
convient, et du cфtй de l’вme, le sens de cette convenance ; et
semblablement, la dйlectation spirituelle implique une certaine union
rationnelle de convenant а convenant, et la perception de cette union. C’est
pourquoi Platon, dйfinissant la dйlectation sensitive, dit que « la
dйlectation est la gйnйration sensitive dans la nature » ; Aristote,
lui, dйfinissant gйnйralement la dйlectation, dit que « la dйlectation est
l’opйration naturelle de l’habitus sans empкchement ». En effet,
l’opйration convenante est elle-mкme ce conjoint convenant qui cause la
dйlectation, surtout la spirituelle ; et ainsi, la dйlectation commence
des deux cфtйs par l’union rйelle, et s’accomplit dans son apprйhension. La
joie, par contre, commence dans l’apprйhension et a son terme dans la
volontй ; c’est pourquoi la dйlectation est parfois cause de joie, comme
la douleur est cause de tristesse. La joie diffиre de l’allйgresse et des
autres passions accidentellement, suivant le plus ou le moins d’intensitй. Car
les autres impliquent une certaine intensitй de joie ; cette intensitй se
prend soit de la disposition intйrieure, et c’est le cas de l’allйgresse, qui
implique une dilatation intйrieure du cњur : en effet, « allйgresse »
sonne [en latin] comme « largeur » ; soit de ce que l’intensitй
de la joie intйrieure йclate en certains signes extйrieurs, et telle est
l’exultation : en effet, le terme « exultation » vient de ce que
la joie intйrieure saute en quelque sorte а l’extйrieur ; et ce saut se
remarque soit au changement du visage — en lequel apparaissent en premier les
signes de l’affectivitй, а cause de sa proximitй avec la puissance imaginative
—, et c’est l’hilaritй ; soit а ce que les paroles aussi bien que les
gestes sont disposйs suivant l’intensitй de la joie intйrieure, et c’est
l’enjouement.
6° Les espиces de
tristesse que pose saint Jean Damascиne sont des modes de la tristesse qui
ajoutent а celle-ci certaines diffйrences accidentelles : soit а cause de
l’intensitй du mouvement, et ainsi, dans la mesure oщ cette intensitй consiste
en une disposition intйrieure, on parle de l’abattement, qui est « une
tristesse qui accable », entendons : le cњur, au point qu’il ne lui
plaise pas de faire quelque chose ; soit en tant qu’elle se manifeste par
une disposition extйrieure, et c’est alors le chagrin, qui est « une
tristesse qui фte la voix ». Et du cфtй de l’objet, en tant que ce qui est
en autrui est rйputй comme notre propre mal : d’une part, si le bien d’autrui
est rйputй comme notre propre mal, il y aura envie ; d’autre part, si le
mal d’autrui est rйputй comme notre propre mal, il y aura pitiй. La pйnitence,
quant а elle, n’ajoute а la tristesse gйnйrale aucune notion spйciale,
puisqu’elle porte simplement sur notre propre mal ; voilа pourquoi saint
Jean Damascиne la passe sous silence. On peut cependant dйterminer de nombreux
modes de tristesse, si l’on considиre tout ce qui se rapporte accidentellement
au mal qui cause la tristesse.
7° Puisque la
crainte est une certaine passion venant d’un objet nuisible apprйhendй comme
dйpassant la capacitй, les modes de la crainte se diversifieront suivant la
diffйrence entre de tels objets nuisibles ; et cela peut se rapporter de
trois faзons au sujet. D’abord, relativement а sa propre opйration ; et
dans ce cas, en tant que l’on craint sa propre opйration comme laborieuse, il y
a pusillanimitй ; en tant qu’on la craint comme laide, il y a la honte,
qui est « une crainte dans l’acte laid ». Ensuite, relativement а la
connaissance, en tant qu’un objet connaissable est apprйhendй comme dйpassant
totalement la connaissance, et ainsi, sa considйration est apprйhendйe comme
inutile et comme nuisible. Or, qu’il dйpasse la connaissance, cela peut se
produire soit а cause de sa grandeur, il y a alors l’йtonnement, qui est
« une crainte venant d’une grande imagination » ; soit а
cause de son caractиre insolite, et alors c’est la frayeur, qui est « une
crainte venant d’une imagination inaccoutumйe », suivant saint Jean
Damascиne. Enfin, relativement а la passion qui vient par autre chose ; et
l’on peut craindre cette passion soit en raison de la laideur, et telle est la
pudeur, qui est « une crainte dans l’attente d’un reproche » ;
soit en raison d’une blessure, et c’est alors l’angoisse, par laquelle l’homme
craint de tomber en quelque infortune.
8° La jalousie
ajoute а l’amour une certaine intensitй ; c’est en effet un amour vйhйment
qui ne souffre pas le partage en l’aimй. Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Saint
Augustin, йnumйrant au quatorziиme livre de la Citй de Dieu les quatre passions principales, pose la convoitise а
la place de l’espoir ; et il semble que cela soit pris des paroles de
Virgile qui, dйsignant les passions principales, a dit : « De lа
leurs craintes, leurs convoitises, leurs tristesses et leurs joies, etc. »
2° Plus une chose
est parfaite, plus elle semble кtre principale. Or le mouvement d’audace est
plus parfait que le mouvement d’espoir, dans la mesure oщ il tend vers son
objet avec une plus grande intensitй. L’audace est donc plus que l’espoir une
passion principale.
3° Chaque chose
est nommйe d’aprиs ce qui est principal. Or la puissance irascible est nommйe d’aprиs
l’ire. La colиre doit donc кtre comptйe au nombre des passions principales.
4° De mкme qu’il
y a dans l’irascible une passion relative au futur, de mкme aussi dans le
concupiscible. Or la passion qui est dans le concupiscible relativement au
futur, c’est-а-dire le dйsir, n’est pas posйe comme une passion principale.
Donc la crainte et l’espoir non plus, qui sont pareillement relatives au futur
dans l’irascible.
5° On appelle
principal ce qui est premier parmi les autres choses : car кtre principe,
selon saint Grйgoire, c’est кtre premier parmi les autres. Or, parmi les autres
passions, l’amour est premier : de l’amour, en effet, naissent toutes les
autres passions. L’amour devrait donc кtre posй comme une passion principale.
6° Les passions
principales semblent кtre celles dont dйpendent les autres. Or de la joie et de
la tristesse semblent dйpendre toutes les autres passions, car la passion de
l’вme est ce qui est suivi par la joie et la tristesse, suivant le Philosophe
au deuxiиme livre de l’Йthique. Les
passions principales sont donc seulement les deux suivantes : la joie et
la tristesse.
7° [Le rйpondant]
disait que la joie et la tristesse sont principales dans le concupiscible,
tandis que l’espoir et la crainte sont principales dans l’irascible. En sens
contraire, il est dit au livre sur l’Esprit
et l’Вme, au quatriиme chapitre : « Du concupiscible naissent la
joie et l’espoir, de l’irascible la douleur et la crainte. »
8° Suivant le
propre de la puissance irascible, l’espoir est opposй au dйsespoir, et la
crainte а l’audace. Or on pose du cфtй du concupiscible deux passions
principales contraires suivant le propre du concupiscible : ce sont la
joie et la tristesse. On devrait donc poser comme principales, du cфtй de
l’irascible, soit l’espoir et le dйsespoir, soit la crainte et l’audace.
En sens contraire :
1° Il est dit au
livre sur l’Esprit et l’Вme, au
quatriиme chapitre : « L’affection est manifestement partagйe en
quatre, puisque nous nous rйjouissons dйjа de ce que nous aimons, ou nous
espйrons nous en rйjouir, et que nous souffrons dйjа de ce que nous haпssons,
ou nous craignons d’en souffrir. » Les quatre passions principales sont
donc celles-ci : la joie, la douleur ou la tristesse, l’espoir et la
crainte.
2° Йnumйrant les
passions principales, Boиce dit au livre sur la Consolation : « Chasse les joies, chasse la crainte, mets
l’espoir en fuite, et que la douleur ne soit pas ici. » Et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
Rйponse :
Les principales
passions de l’вme sont au nombre de quatre : ce sont la tristesse, la
joie, l’espoir et la crainte. Et la raison en est la suivante.
On appelle
passions principales celles qui sont avant les autres, et en sont l’origine.
Or, puisque les passions de l’вme sont dans la partie appйtitive, les premiиres
passions seront celles qui naissent immйdiatement de l’objet de l’appйtitive,
et cet objet est йvidemment le bien et le mal ; mais celles qui s’йlиvent
au moyen des autres seront quasi secondaires. Or, pour qu’une passion naisse
immйdiatement du bien ou du mal, deux choses sont requises. La premiиre est
qu’elle naisse par soi du bien et du mal, car ce qui est par accident n’est pas
premier ; la seconde, qu’elle s’йlиve sans rien de prйsupposй ; si
bien qu’une passion est appelйe principale а deux conditions : qu’elle ne
provienne ni par accident ni postйrieurement de l’objet qui remplit le rфle de
principe actif.
Or la passion
qui provient par soi du bien est celle qui procиde du bien en tant que tel,
tandis que celle qui provient du bien en tant qu’il est un mal, en provient par
accident ; et la considйration inverse doit кtre faite pour le mal. Or le
bien, en tant qu’il est un bien, attire et entraоne vers soi ; si donc une
passion appartient а un appйtit tendant vers le bien, ce sera une passion qui
s’ensuit du bien par soi. Mais repousser l’appйtit est le propre du mal en tant
que tel ; si donc une passion est relative au bien, et que par elle le
bien est йvitй, cette passion ne viendra pas du bien par soi, mais en tant qu’il
est apprйhendй en quelque sorte comme un mal. Et а l’inverse il faut
considйrer, pour le mal, que la passion qui consiste dans la fuite du mal
provient du mal par soi, tandis que celle qui consiste en un accиs au mal en
provient par accident. On voit donc clairement comment une passion naоt par soi
du bien ou du mal.
Mais parce que
plus une chose est derniиre dans l’obtention de la fin, plus elle est premiиre
dans l’intention et l’appйtit, les passions qui consistent dans l’exйcution de
la fin naissent du bien ou du mal sans en prйsupposer d’autres, et elles sont
prйsupposйes а la naissance des autres. Or la joie et la tristesse proviennent
de l’obtention mкme du bien et du mal, et par soi, car la joie provient du bien
en tant que tel, et la tristesse, du mal en tant que tel. Et semblablement,
toutes les autres passions du concupiscible proviennent par soi du bien ou du
mal ; et cela vient de ce que l’objet du concupiscible est le bien ou le
mal dans sa notion absolue. Toutefois les autres passions du concupiscible
prйsupposent la joie et la tristesse а la faзon d’une cause : car si le
bien concupiscible devient aimй et dйsirй, c’est parce qu’il est apprйhendй
comme dйlectable ; tandis que le mal devient odieux et doit кtre йvitй, en
tant qu’il est apprйhendй comme objet de tristesse. Et ainsi, dans l’ordre de
l’appйtit, la joie et la tristesse sont premiиres, quoiqu’elles soient
derniиres dans l’ordre de l’exйcution.
Dans
l’irascible, par contre, toutes les passions ne s’ensuivent pas par soi du bien
ou du mal, mais certaines par soi et d’autres par accident ; et cela vient
de ce que le bien ou le mal ne sont pas objets de l’irascible dans leur notion
absolue, mais en tant que s’y ajoute une condition, celle d’кtre d’ardu, qui
nous fait а la fois repousser le bien comme dйpassant notre capacitй, et tendre
vers le mal dans la mesure oщ il peut кtre йcartй ou soumis. Mais il ne peut y
avoir dans l’irascible aucune passion qui s’ensuive du bien ou du mal sans
qu’une autre soit prйsupposйe. En effet, le bien, aprиs кtre possйdй, ne cause
aucune passion dans l’irascible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit ; et le mal prйsent cause certes une passion dans l’irascible, mais
c’est par accident, non par soi, c’est-а-dire en tant que l’on tend vers le mal
prйsent comme une chose а йcarter et а soumettre, comme c’est manifestement le
cas de la colиre.
Ainsi donc, il
ressort de ce qu’on a dit, qu’il y a des passions qui naissent du bien et du
mal en premier et par soi, telles la joie et la tristesse ; d’autres qui
naissent par soi mais non premiиrement, comme toutes les autres passions du
concupiscible et ces deux de l’irascible que sont la crainte et l’espoir, et
dont l’une implique la fuite du mal, l’autre l’accиs au bien ; d’autres,
ni par soi ni en premier, comme les autres qui sont dans l’irascible, par
exemple le dйsespoir, l’audace et la colиre, qui impliquent un accиs au mal ou
un retrait du bien.
Ainsi donc, les
passions principales entre toutes sont la joie et la tristesse. La crainte et
l’espoir, elles, sont principales dans leur genre, car elles ne prйsupposent
pas de passion dans la puissance oщ elles sont, c’est-а-dire dans l’irascible.
Quant aux autres passions du concupiscible, comme l’amour, le dйsir, la haine
et la fuite, bien qu’elles viennent par soi du bien ou du mal, elles ne sont
cependant pas premiиres en leur genre, puisqu’elles en prйsupposent d’autres
qui existent dans la mкme puissance ; et ainsi, elles ne peuvent кtre
appelйes principales ni au plein sens du terme ni dans un genre. Et ainsi, il
reste que les passions principales ne sont que quatre : la joie et la
tristesse, l’espoir et la crainte.
Rйponse aux objections :
1° Une autre
passion dans la mкme puissance prйcиde la convoitise ou le dйsir, а savoir la
joie, qui est la raison du dйsir ; celui-ci ne peut donc pas кtre une
passion principale. Quant а l’espoir, bien qu’il prйsuppose une autre passion,
celle-ci n’est cependant pas dans la mкme puissance, mais dans le
concupiscible : en effet, toutes les passions de l’irascible naissent des
passions du concupiscible, comme on l’a dit dans une autre question ;
aussi l’espoir peut-il кtre une passion principale. Saint Augustin, pour sa
part, pose le dйsir ou la convoitise а la place de l’espoir, а cause d’une
certaine ressemblance qui existe entre eux : car l’une et l’autre passion
est relative au bien non encore possйdй.
2° L’audace ne
peut кtre une passion principale, car elle naоt du mal par accident,
puisqu’elle est relative au mal par voie d’entreprise. En effet, l’audace
entreprend le mal, en tant qu’elle estime que la victoire sur le mal et son
rejet est un certain bien, et de l’espoir d’un tel bien naоt l’audace. Et
ainsi, une fine observation fait trouver l’espoir antйrieur а l’audace, car
l’espoir de la victoire, ou du moins celui d’йchapper au mal, cause l’audace.
3° La colиre naоt
du mal par accident, c’est-а-dire en tant que l’homme irritй estime que la
vengeance du mal qui lui est infligй est un bien, et tend vers elle ;
l’espoir de tirer vengeance est donc la cause de la colиre : c’est
pourquoi, lorsque quelqu’un est lйsй par quelqu’un а qui il ne pense pas
pouvoir infliger de vengeance, il ne s’irrite pas, mais s’attriste seulement,
ou il craint, comme dit Avicenne, comme par exemple si un paysan est lйsй par
son roi. Voilа pourquoi la colиre ne peut кtre une passion principale ;
elle prйsuppose en effet non seulement la tristesse, qui est dans le
concupiscible, mais aussi l’espoir, qui est dans l’irascible. Et l’irascible
est nommй d’aprиs l’ire, parce que c’est la derniиre des passions qui sont dans
l’irascible.
4° Les passions
qui sont dans le concupiscible relativement au futur, naissent en quelque sorte
des passions existant dans la mкme puissance relativement au prйsent ;
mais les passions qui sont relatives au futur dans l’irascible, ne naissent pas
de passions relatives au prйsent dans la mкme puissance, mais dans une autre
puissance, а savoir la joie et la tristesse ; il n’en va donc pas de mкme.
5° Dans la voie
d’exйcution ou d’obtention, l’amour est la premiиre passion ; mais dans la
voie d’intention, la joie est avant l’amour, et elle est la raison
d’aimer ; йtant donnй, surtout, que l’amour est une passion du
concupiscible.
6° La joie et la
tristesse sont principales entre toutes les autres, comme on l’a dit. Nйanmoins,
l’espoir et la crainte sont principales dans leur genre, ainsi qu’il ressort de
ce qu’on a dit.
7° Ce livre
n’йtant pas de saint Augustin, il ne nous met pas dans la nйcessitй de recevoir
son autoritй ; et particuliиrement ici, oщ il semble contenir une faussetй
expresse. En effet, l’espoir n’est pas dans le concupiscible mais dans
l’irascible, et la tristesse n’est pas dans l’irascible mais dans le
concupiscible. Cependant, s’il fallait dйfendre cette citation, l’on pourrait
dire que l’on parle des puissances d’aprиs les dйfinitions des noms : en
effet, la convoitise porte sur le bien, et pour cette raison toutes les
passions ordonnйes au bien sont attribuйes au concupiscible. La colиre, de son
cфtй, vient de quelque mal infligй, et c’est pourquoi toutes les passions qui
sont relatives au mal peuvent кtre attribuйes а l’irascible. Et dans cette
mesure, on attribue la tristesse а l’irascible et l’espoir au concupiscible.
8° La contrariйtй
qui est propre aux passions de l’irascible, c’est-а-dire ce qui passe ou non la
capacitй, fait naоtre par accident du bien ou du mal l’une des passions ;
en effet, ce qui dйpasse la capacitй induit au retrait, tandis que ce qui ne la
dйpasse pas induit а l’accиs. Voilа pourquoi, si l’on considиre ces diffйrences
dans le bien, la passion qui s’ensuit de ce qui dйpasse la capacitй proviendra
du bien par accident ; et si c’est а l’йgard du mal, la passion qui sera
par accident sera celle qui s’ensuit de ce qui n’excиde pas la capacitй. Il ne
peut donc y avoir dans l’irascible deux passions principales qui soient
directement contraires, comme l’espoir et le dйsespoir, ou l’audace et la
crainte, comme l’йtaient la joie et la tristesse dans le concupiscible. Article 6 : Mйritons-nous par les passions ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° En
accomplissant les prйceptes, nous mйritons. Or nous sommes amenйs par les
prйceptes divins а nous rйjouir, а craindre, а souffrir, et а d’autres passions
semblables, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu. Nous mйritons donc par les
passions.
2° Selon saint
Augustin au mкme livre, de telles passions ne sont pas sans volontй ; bien
au contraire, elles ne sont rien d’autre que des volontйs. Or, par les actes de
la volontй, nous pouvons mйriter non seulement matйriellement mais aussi
formellement. Donc par de telles passions aussi.
3° Les passions
animales sont plus prиs de la notion de volontaire que les corporelles. Or les
passions animales sont en quelque sorte en nous, en tant que le concupiscible
et l’irascible obйissent а la raison ; mais pas les passions corporelles.
Or celles-ci sont mйritoires, comme on le voit bien pour les martyrs, qui ont
mйritй l’aurйole du martyre par des souffrances corporelles. Donc а bien plus
forte raison les passions animales sont-elles mйritoires.
4° [Le rйpondant] disait que les passions
corporelles sont mйritoires en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire : la volontй de souffrir pour
le Christ peut exister aussi en un homme qui ne souffrira jamais, et pourtant
il n’aura jamais l’aurйole. La souffrance corporelle mйrite donc l’aurйole non
seulement en tant qu’elle est voulue, mais aussi en tant qu’elle est
actuellement expйrimentйe.
5° Ce dont
l’intensitй a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, est mйritoire par
soi et pas seulement matйriellement. Or l’intensitй de la souffrance corporelle
a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, car plus on souffre, plus
glorieuse sera la couronne, dit-on. On mйrite donc par les passions en
elles-mкmes, et pas seulement matйriellement.
6° Hugues de
Saint-Victor dit que « aprиs la volontй vient l’њuvre, afin que la volontй
croisse dans son њuvre » ; et ainsi, l’њuvre extйrieure contribue au
mйrite. Or semblablement, la volontй peut croоtre dans la passion. La passion
contribue donc au mйrite ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
7° Puisque
le mйrite rйside dans la volontй, ce en quoi la volontй a son terme quant а la
forme et а l’achиvement, doit nйcessairement regarder le mйrite quant а la forme
et а l’achиvement. Or la passion, en tant qu’elle est voulue, est objet de la
volontй, et ainsi elle dйtermine la volontй quasi formellement. La passion
elle-mкme regarde donc formellement le mйrite.
8° Certains
confesseurs supportent de plus pйnibles choses que des martyrs, et c’est
pourquoi l’on dit d’eux qu’ils ont endurй un long martyre, alors que la passion
de certains martyrs a pris fin en un bref espace de temps ; et cependant,
l’aurйole n’est pas due aux confesseurs. Et ainsi, il semble que la passion
corporelle du martyre mйrite elle-mкme en soi l’aurйole.
9° А propos
de ce passage de Jacq. 1, 2 : « Ne voyez qu’un sujet de
joie, mes frиres », la Glose
dit : « la tribulation dans le prйsent et la justice dans le futur
augmentent la couronne ». Or elles ne l’augmentent qu’en mйritant. Puis
donc que la tribulation est une passion, la passion est mйritoire.
10° La mкme chose
semble ressortir de ce qui est dit au Psaume 115, 15 : « C’est
une chose prйcieuse devant les yeux du Seigneur que la mort de ses
saints. » Or, dire « prйcieuse » йquivaut а dire « digne de
prix ». Or le prix du labeur est la rйcompense, que nous mйritons par nos
labeurs. Nous pouvons donc mйriter par les passions.
11° [Le rйpondant]
disait que nous mйritons par les passions en tant qu’elles sont voulues. En
sens contraire, sainte Lucie a dit : « Si, malgrй moi, vous ordonner
de me faire violer, cela ne fera qu’augmenter ma chastetй pour la
couronne. » La passion mкme de corruption, qu’elle aurait endurйe dans sa
vie, lui aurait donc йtй mйritoire de la couronne. Et ainsi, la passion ne
mйrite pas seulement parce qu’elle est volontaire.
12° La difficultй
est nйcessaire pour le mйrite ; on le voit clairement en considйrant ce
que dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences,
dist. 24, а savoir, que l’homme dans l’йtat d’innocence ne mйritait pas,
car rien ne le poussait au mal ni ne le retirait du bien. Puis donc que les
passions procurent de la difficultй, il semble qu’elles contribuent par
elles-mкmes au mйrite.
13° La crainte est
une certaine passion. Or nous pouvons mйriter formellement par elle,
puisqu’elle est dans la partie intellective, comme c’est йvidemment le cas
lorsque nous craignons les choses que nous ne connaissons que par
l’intelligence, comme les peines йternelles. Nous pouvons donc mйriter par les
passions.
14° La
rйcompense correspond au mйrite. Or la rйcompense glorieuse ne sera pas
seulement dans l’вme, mais aussi dans le corps. Le mйrite ne rйside donc pas
seulement dans l’action de l’вme, mais aussi dans la passion du corps.
15° Lа oщ la
difficultй est plus grande, le degrй de mйrite est aussi plus grand. Or la
difficultй est plus grande du cфtй des passions que du cфtй des opйrations de
la volontй. Les passions sont donc plus mйritoires que les actes de la volontй,
qui sont cependant formellement mйritoires.
16° Par les
vertus, nous mйritons formellement. Or certaines passions sont posйes par les
saints comme des vertus, ainsi la misйricorde et la pйnitence ; d’autres
sont posйes par les philosophes comme des milieux louables entre des vices
extrкmes, comme la honte et la juste indignation sont mentionnйes par le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique,
et tout cela se ramиne а la vertu. Nous mйritons donc formellement par les
passions.
17° Le mйrite et
le dйmйrite йtant contraires, ils sont dans le mкme genre. Or le dйmйrite se
trouve dans le mкme genre que les passions : car les premiers mouvements
qui sont des pйchйs, sont des passions ; la colиre aussi et l’acйdie sont
des passions, et elles sont cependant posйes comme des vices capitaux ; et
l’Apфtre, en Rom. 1, 26, appelle « passions d’ignominie »
les pйchйs contre nature. Nous mйritons donc par les passions.
En sens contraire :
1° Rien ne peut
кtre mйritoire que ce qui est en nous, car suivant saint Augustin, « c’est
la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre selon la
justice ». Or les passions ne sont pas en nous, car, comme dit saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, « nous cйdons aux passions malgrй nous ». Nous ne
mйritons donc pas par les passions.
2° Ce qui prйcиde
la volontй ne peut кtre mйritoire, puisque le mйrite dйpend de la volontй. Or
les passions de l’вme prйcиdent l’acte de la volontй, puisqu’elles sont dans la
partie sensitive, tandis que l’acte de la volontй est dans la partie
intellective, et que l’intellective reзoit en provenance de la sensitive. Les
passions de l’вme ne peuvent donc pas кtre mйritoires.
3° Tout mйrite
est louable. Or, « nos passions ne nous attirent ni louanges ni
blвmes », suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous ne mйritons donc pas par
les passions.
4° Il y eut dans
le Christ une plus grande efficacitй de mйrite qu’en nous. Or le Christ n’a pas
mйritй par sa Passion. Donc nous non plus, nous ne mйritons pas par les
passions. Preuve de la mineure : mйriter, c’est faire nфtre ce qui ne
l’est pas, ou faire davantage nфtre ce qui l’йtait moins. Or le Christ n’a pas
pu faire sien ce qui ne l’йtait pas, ni faire davantage sien ce qui l’йtait
moins, car depuis le premier instant de sa conception lui йtait parfaitement dы
tout ce qui est objet de mйrite. Le Christ n’a donc rien mйritй par la Passion.
5° [Le rйpondant] disait qu’il a mйritй en
rendant sien а plusieurs titres ce qui йtait sien а un seul. En sens contraire : un double lien cause une
plus grande obligation. Donc semblablement, une double raison de devoir fait
aussi devoir davantage. Si donc le Christ n’a pas pu faire qu’une chose lui
soit davantage due, il n’a pas pu faire non plus qu’une chose lui soit due а
plusieurs titres.
6° La difficultй
diminue le volontaire. Puis donc que le mйrite doit кtre volontaire, il semble
que la difficultй diminue le mйrite. Or les passions causent de la difficultй.
Elles diminuent donc le mйrite plutфt qu’elles n’y contribuent.
Rйponse :
Les passions ne
nous font pas mйriter par soi mais comme par accident, si l’on prend
« mйriter » au sens propre. Or, puisque le terme
« mйriter » fait rйfйrence а [un mot latin signifiant]
« rйcompense », mйriter signifie proprement « obtenir pour soi
un avantage en rйcompense » ; et assurйment, cela ne se produit que
lorsque nous donnons une chose qui est digne de ce que nous sommes censйs
mйriter. Or nous ne pouvons donner que ce qui nous appartient, dont nous sommes
maоtres. Et nous sommes maоtres de nos actes par la volontй ; non
seulement de ceux qui sont immйdiatement йlicitйs par la volontй, comme aimer
et vouloir, mais encore de ceux qui, commandйs par la volontй, sont йlicitйs
par d’autres puissances, comme marcher, parler, etc. Or ces actes ne sont
dignes d’кtre comme un prix en regard de la vie йternelle que dans la mesure oщ
ils sont informйs par la grвce et la charitй. Pour qu’un acte soit mйritoire
par soi, il est donc nйcessaire qu’il soit un acte de la volontй qui commande ou
qui йlicite, et en outre, qu’il soit informй par la charitй. Mais parce que le
principe de l’acte est l’habitus et la puissance, et aussi l’objet lui-mкme, on
dit en quelque sorte secondairement que nous mйritons tant par les habitus que
par les puissances et par les objets. Mais ce qui est mйritoire premiиrement et
par soi, c’est l’acte volontaire informй par la grвce.
Or les passions
n’appartiennent а la volontй ni en tant qu’elle commande, ni en tant qu’elle
йlicite : en effet, le principe des passions, en tant que tel, n’est pas
en nous ; mais c’est parce que des choses sont en nous qu’elles sont
appelйes volontaires ; par consйquent, les passions prйviennent parfois
l’acte de la volontй. Voilа pourquoi les passions ne nous font pas mйriter par
soi ; cependant, dans la mesure oщ elles accompagnent en quelque faзon la
volontй, elles se rapportent en quelque faзon au mйrite, si bien que l’on peut
dire qu’elles sont mйritoires comme par accident.
Or la passion
se rapporte а la volontй de trois faзons. D’abord comme objet de la
volontй ; et ainsi, on dit que les passions sont mйritoires, en tant
qu’elles sont voulues ou aimйes. Dans ce cas, en effet, ce qui nous fait
mйriter par soi sera non pas la passion elle-mкme, mais la volontй de la
passion. Ensuite, en tant qu’une passion stimule la volontй, ou
l’intensifie ; et cela peut se produire de deux faзons : par soi, ou
par accident. Par soi, lorsque la passion excite la volontй vers ce qui lui est
semblable, comme lorsque, par convoitise, la volontй est inclinйe а consentir а
l’objet concupiscible, et par colиre, а vouloir la vengeance. Par accident,
lorsque la passion, en certaines occasions, excite la volontй а l’acte
contraire ; comme en l’homme chaste, lorsque s’йlиve une passion de
concupiscence, la volontй rйsiste par un plus grand effort ; car en face
des choses difficiles, nous nous efforзons davantage. Et ainsi, on dit que les
passions sont mйritoires, en tant que la volontй stimulйe par la passion est
mйritoire. D’une troisiиme faзon lorsque, а l’inverse, la passion est excitйe
par la volontй, le mouvement de l’appйtit supйrieur rejaillissant sur
l’infйrieur : ainsi lorsque, par volontй, on dйteste la laideur du pйchй,
par lа mкme l’appйtit infйrieur est disposй а la honte ; et ainsi, on dit
que la honte est louable ou mйritoire, en raison de la volontй qui la cause.
Dans le premier
cas, la passion se rapporte donc а la volontй comme son objet ; dans le
deuxiиme, comme son principe ; dans le troisiиme, comme son effet. Par
consйquent, le premier cas est plus йloignй du mйrite ; en effet, l’or ou
l’argent pourrait pour la mкme raison кtre appelй mйritoire ou dйmйritoire,
puisqu’en voulant une telle chose nous mйritons ou dйmйritons. Le dernier cas
est plus proche du mйrite, puisque c’est l’effet qui reзoit de la cause, et non
l’inverse. Et ainsi, en prenant le mйrite au sens propre, les passions ne nous
font mйriter que par accident.
Mais le mйrite
peut кtre pris au sens large : en ce sens, on dit de n’importe quelle
disposition faisant convenir а quelque chose, qu’elle le mйrite ; comme si
nous disions qu’une femme mйrite d’йpouser le roi en raison de sa beautй. Et
ainsi, l’on dit que nous mйritons par les passions corporelles, en tant que ces
passions nous rendent en quelque sorte aptes а recueillir quelque gloire.
Rйponse aux objections :
1° Par les
prйceptes de Dieu, nous sommes avertis d’avoir а nous rйjouir et а craindre, au
sens oщ la joie, la crainte et ce genre de choses consistent dans un acte de la
volontй et ne sont pas des passions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit ; ou bien en tant que de telles passions s’ensuivent de la volontй.
2° Saint Augustin
dit que ces passions sont des volontйs, en tant qu’elles s’ensuivent en nous de
la volontй ; c’est pourquoi il ajoute : « Bref, la volontй de
l’homme est attirйe ou rebutйe selon la diversitй des objets qu’elle recherche
ou qu’elle fuit, et ainsi elle se change et se transforme en ces diffйrentes
affections. » Ou bien il parle d’elles en tant qu’elles donnent leur nom а
certains actes de la volontй, comme on l’a dit.
3° La passion
corporelle du martyr ne contribue au mйrite de la rйcompense essentielle que
dans la mesure oщ elle est voulue ; quant а la rйcompense accidentelle,
qui est l’aurйole, le martyre y est ordonnй par mode de mйrite en tant qu’il
cause une certaine convenance relativement а l’aurйole : il est en effet
convenable que celui qui est conformй au Christ dans sa Passion lui soit
conformй dans la gloire ; Rom 8, 17 : « si toutefois
nous souffrons avec lui, pour кtre glorifiйs avec lui ». Il faut cependant
savoir que la volontй ne peut se rapporter de la mкme faзon aux passions
corporelles lorsque l’homme ne les endure pas et lorsqu’il les endure, а cause
de leur вpretй. C’est pourquoi, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, en de telles circonstances il
suffit au courageux de ne pas s’attrister. Voilа pourquoi la passion corporelle
actuellement supportйe est а la fois la preuve d’une volontй ferme et
constante, et en est une stimulation, puisqu’en face des difficultйs l’homme
fait des efforts. Et ainsi, l’aurйole n’est pas due au confesseur, bien qu’elle
soit due au martyr.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° L’intensitй de
la souffrance a pour consйquence l’intensitй des rйcompenses, soit en raison
d’une certaine convenance, soit en raison de la volontй qui est plus intense.
6° Bien que la
volontй croisse dans la passion et dans l’acte extйrieur, cependant les deux
cas ne sont pas semblables : car l’acte est commandй par la volontй, mais
pas la passion. Leur rapport au mйrite n’est donc pas semblable.
7° L’objet
dйtermine la volontй quant а l’espиce de l’acte ; or le mйrite, а
proprement parler, ne rйside pas dans l’acte quant а l’espиce de l’acte, mais
quant а la racine, qui est la charitй. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire
que nous mйritions formellement par la passion, bien qu’elle se comporte comme
un objet.
8° Toute la peine
que supporte un confesseur sur une longue durйe ne peut йquivaloir а la mort
que le martyr endure en un moment, quant au genre de l’њuvre. Car la mort le
prive de ce qui est aimable au plus haut point, а savoir, vivre et
exister ; aussi est-ce le plus redoutable des objets de crainte, suivant
le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ;
et la vertu de force s’exerce surtout а son йgard. Et cela se voit clairement
si l’on remarque que des hommes fatiguйs par de longues afflictions redoutent
la mort, comme s’ils aimaient mieux endurer d’autres afflictions plutфt que la
mort. Voilа pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique que le vertueux s’expose а la
mort, prйfйrant une seule bonne et grande action а de nombreuses petites ;
comme si l’acte de courage que l’on fait en acceptant la mort surpassait de
nombreuses autres opйrations vertueuses. Aussi le plus petit martyr mйrite-t-il
plus, quant au genre de l’њuvre, que n’importe quel confesseur. Cependant,
quant а la racine de l’њuvre, un confesseur peut mйriter davantage, en tant
qu’il opиre par une plus grande charitй : car la rйcompense essentielle
correspond а la racine de la charitй, tandis que l’accidentelle correspond au
genre de l’acte. De lа vient qu’un confesseur peut surpasser un martyr quant а
la rйcompense essentielle, mais кtre surpassй par lui quant а la rйcompense accidentelle.
9° Cette
glose parle de la tribulation en tant qu’elle est voulue, ou qu’elle stimule la
volontй.
10° Il faut
rйpondre de la mкme faзon.
11° Pour la vierge
qui serait corrompue а cause du Christ, la corruption elle-mкme serait
mйritoire, comme les autres souffrances des martyrs ; non pas que la
corruption elle-mкme serait volontaire, mais parce que son antйcйdent serait
volontaire, а savoir, la permanence de la vierge dans la confession du Christ,
chose qui entraоne sa corruption ; et ainsi, cette corruption serait
volontaire, non d’une volontй absolue mais d’une volontй quasi conditionnйe, en
tant qu’elle aime mieux endurer cet opprobre que renier le Christ.
12° Il y a deux
difficultйs. L’une qui vient de la grandeur de l’action et de sa bontй, et
cette difficultй est requise pour la vertu ; l’autre qui est du cфtй de
l’agent, en tant qu’il est imparfait ou embarrassй quant aux opйrations
droites, et cette difficultй фte ou diminue la vertu ; et c’est ainsi que
les passions causent une difficultй. Donc la premiиre difficultй, qui est du
cфtй de l’acte, contribue par soi au mйrite, comme la bontй de l’acte ;
tandis que la seconde, qui vient de la faiblesse de celui qui opиre, ne
contribue pas au mйrite, sauf peut-кtre occasionnellement, en tant qu’elle est
l’occasion d’un plus grand effort. Mais il n’est pas vrai qu’Adam, s’il eut la
grвce en son premier йtat, n’ait pas pu mйriter, bien que rien ne le poussвt au
mal : car s’il eыt persistй, il fыt un jour parvenu а la gloire, et il est
certain que ce n’aurait pas йtй sans mйrite. Et le Maоtre ne dit pas qu’il
n’aurait pas pu mйriter en son premier йtat : il dit qu’il pouvait йviter
le pйchй sans la grвce, puisque rien ne le poussait au mal. Mais sans la grвce,
rien ne peut кtre mйritoire.
13° Cette crainte
des peines йternelles, qui est mйritoire par soi, est dans la volontй, et n’est
pas une passion а proprement parler, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа
dit. Cependant les peines йternelles peuvent exciter dans l’appйtit infйrieur
la passion de crainte, soit par rejaillissement de l’appйtit supйrieur sur
l’infйrieur, soit parce que la conception des peines йternelles par
l’intelligence se forme dans l’imagination, et ainsi l’appйtit infйrieur est mы
par la passion de crainte. Mais cette crainte ne se rapporte au mйrite que par
accident, comme on l’a dit.
14° [Dans
certaines йditions seulement :] La rйcompense correspond au mйrite quant а
la commensuration, car la quantitй de la rйcompense dйpend de la quantitй du
mйrite ; mais elle ne lui correspond pas toujours prйcisйment quant au
suppфt : en effet, quelqu’un peut mйriter а autrui la premiиre grвce. Et
ainsi, dans le cas envisagй, le corps sera rйcompensй non parce que le corps
lui-mкme aura mйritй, mais parce que l’вme aura mйritй par la volontй quelque
gloire pour le corps. [En d’autres :] De mкme que la rйcompense, par
accident et comme par un certain rejaillissement, passe de l’вme au corps, de
mкme aussi le mйrite vient principalement de la volontй, et passe par les
opйrations corporelles comme par accident, en tant qu’elles sont commandйes par
la volontй.
15° Si nous
parlons de la difficultй de notre cфtй, alors les passions ont plus de
difficultй que les actes de la volontй ; mais dans ce cas, la difficultй
ne contribue au mйrite que par accident, comme on l’a dit ; et de mкme
pour les passions. Mais si nous parlons de la difficultй qui vient de
l’excellence ou de la bontй de la rйalitй qui contribue par soi au mйrite,
alors la difficultй est plus grande du cфtй des actes de la volontй.
16° Les passions
sont mйritoires en tant qu’elles sont des effets et des signes de la bonne
volontй ; comme cela est clair pour la honte, qui indique que la volontй
de l’homme s’oppose а la laideur du pйchй, et pour la misйricorde, qui est un
signe d’amour. Voilа pourquoi les saints prennent parfois les noms de ces
passions pour dйsigner les habitus par lesquels est attirйe la volontй, qui est
le principe de ces passions.
17° Les premiers
mouvements n’ont pas la nature complиte de pйchй ou de dйmйrite, mais sont
comme des dispositions au dйmйrite, comme le pйchй vйniel est une disposition
au pйchй mortel ; il n’est donc pas nйcessaire que les mouvements de
sensualitй soient eux-mкmes en soi des mйrites, car le mйrite ne peut кtre
qu’un acte volontaire, comme on l’a dit. Quant aux passions mentionnйes, elles
sont parfois appelйes vices, en tant que l’on dйsigne par les noms des passions
soit des actes de la volontй, soit des habitus. Les vices contre nature sont
aussi appelйs passions — bien qu’ils soient des actes volontaires —, en tant
que par de tels vices la nature est dйrangйe de son ordre.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° Nous cйdons
malgrй nous aux passions, non quant au consentement, puisque nous n’y
consentons que par la volontй, mais quant а quelque transmutation corporelle,
telle que le rire, les pleurs, et autres choses semblables. Elles sont donc
mйritoires ou dйmйritoires en tant que nous y consentons ou que nous nous en
йcartons volontairement.
2° Bien que les
passions de l’appйtit infйrieur prйviennent parfois l’acte de la volontй, ce
n’est cependant pas toujours le cas. En effet, les puissances appйtitives ne
sont pas ordonnйes de la mкme faзon que les apprйhensives. Car notre
intelligence reзoit en provenance du sens, et c’est pourquoi l’opйration de
l’intelligence ne peut avoir lieu s’il ne prйexiste une autre opйration du
sens ; tandis que la volontй ne reзoit pas en provenance de l’appйtit
infйrieur, mais elle le meut plutфt . Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que
la passion de l’appйtit infйrieur prйcиde l’acte de la volontй.
3° Bien que les
passions ne soient pas louables en elles-mкmes, elles peuvent cependant кtre
louables par accident, comme on l’a dit.
4° Le Christ, par
sa Passion, a mйritй pour lui-mкme et pour nous : pour lui-mкme, d’une
part, la gloire du corps ; et bien qu’il ait mйritй celle-ci par d’autres
mйrites prйcйdents, cependant, par une certaine convenance, la gloire de la
rйsurrection est proprement la rйcompense de la Passion, car l’exaltation est la
rйcompense propre de l’humilitй. D’autre part, il a mйritй pour nous, en tant
que dans sa Passion il a satisfait pour le pйchй de tout le genre humain ;
et ce ne fut pas par des њuvres prйcйdentes, quoique par elles il ait mйritй
pour nous : en effet, le caractиre pйnible est requis pour la
satisfaction, comme pour compenser d’une certaine faзon la dйlectation du
pйchй.
5° Le Christ, par
sa Passion, n’a pas fait passer la gloire de son corps de non due а due, ni de
moins due а davantage due ; cependant il a fait qu’elle soit due d’une
autre faзon qui n’йtait pas la sienne auparavant. Et pourtant, il ne s’ensuit
pas qu’elle soit devenue davantage due : cela s’ensuivrait, en effet, si
la cause de la dette йtait ou augmentйe ou multipliйe, comme c’est le cas
lorsqu’une obligation est augmentйe par une double promesse ; ce qui n’eut
pas lieu pour le mйrite du Christ, car sa grвce ne fut pas augmentйe.
6° La difficultй
empкche par elle-mкme le volontaire, mais elle l’augmente par accident, dans la
mesure oщ l’on fait des efforts а l’encontre d’une difficultй. Cependant, la
difficultй elle-mкme contribue а la satisfaction en raison de son caractиre
pйnible. Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle celui-ci ? Autrement dit, qui mйrite davantage : celui qui fait du bien а un pauvre avec une certaine compassion de pitiй, ou celui qui le fait sans aucune passion, par le seul jugement de la raison ?
Objections :
Celui qui agit
par le seul jugement de la raison semble mйriter davantage.
1° Le mйrite est
opposй au pйchй. Or, celui qui fait un pйchй par la seule йlection, pиche plus
que celui qui pиche poussй par une passion : en effet, on dit que le
premier pиche par une mйchancetй avйrйe, et le second par faiblesse. Celui donc
qui fait le bien par le seul jugement de la raison mйrite plus que celui qui le
fait avec quelque passion de pitiй.
2° [Le rйpondant] disait que, pour qu’une
chose soit mйritoire ou soit un acte de vertu, est non seulement requis le bien
qui est fait, mais aussi la bonne faзon de le faire, ce qui ne peut se trouver
sans l’affection de la pitiй. En sens contraire :
pour qu’un acte soit bien fait, trois choses sont requises, suivant le
Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique :
la volontй qui йlit l’acte, la raison qui йtablit le milieu dans l’acte, la
relation de l’habitus а la fin convenable. Or ces trois choses peuvent exister
sans la passion de pitiй en celui qui fait l’aumфne. Donc non seulement ce qui
est fait, mais aussi la bonne faзon de faire peut exister sans elle. Preuve de
la mineure : les trois choses susdites se font toutes par un acte de la
volontй et de la raison. Or l’acte de la volontй et de la raison ne dйpend pas
de la passion : car la raison et la volontй meuvent les puissances
infйrieures en lesquelles sont les passions ; or la motion du moteur ne
dйpend pas du mouvement du mobile. Les trois choses susmentionnйes peuvent donc
exister sans passion.
3° L’acte de
vertu exige le discernement de la raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire
dit dans les Moralia que « si
les autres vertus ne font pas avec prudence ce qu’elles dйsirent, elles ne
peuvent кtre de vraies vertus ». Or toutes les passions empкchent le
jugement ou le discernement de la raison ; c’est pourquoi Salluste dit
dans le Catilinaire :
« Tout homme qui dйlibиre sur un cas douteux doit кtre exempt de haine,
d’amitiй, de colиre et de pitiй : car l’esprit distingue malaisйment le
vrai а travers de pareils sentiments. » Ainsi, de telles passions
diminuent la qualitй de la vertu, et donc le mйrite.
4° Le
concupiscible n’empкche pas moins que l’irascible le jugement de la raison. Or
la passion de l’irascible liйe а l’acte de vertu trouble le jugement de la
raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la colиre qui vient
du zиle trouble les yeux de l’вme ». Donc, etc.
5° La vertu est
« la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme
livre de la Physique. Ce par quoi
nous approchons davantage des кtres parfaits est donc en nous plus vertueux. Or
ceux qui opиrent par le jugement de la raison sans passion sont davantage
semblables а Dieu et aux anges : en effet, Dieu punit sans colиre, et
relиve la misиre sans la passion de pitiй. Il est donc plus vertueux de faire
le bien sans ces passions.
6° Les vertus de
l’вme purifiйe sont plus dignes que les autres. Or, comme dit Macrobe dans le Songe de Scipion, « les vertus de
l’вme purifiйes font complиtement oublier les passions ». L’acte de vertu
accompli sans passion est donc plus louable et plus mйritoire.
7° En nous, plus
l’amour de charitй est purifiй de l’amour charnel, plus il est louable :
en effet, l’amour entre nous ne doit pas кtre charnel mais spirituel, comme dit
saint Augustin dans sa Rиgle. Or la
passion d’amour s’accompagne d’un certain caractиre charnel. L’acte de charitй
sans la passion d’amour est donc plus louable ; et le mкme raisonnement
vaut pour les autres passions.
8° Cicйron dit au
livre des Devoirs :
« Jugeons de ces bonnes dispositions non d’aprиs une certaine ardeur de
l’affection, mais d’aprиs leur soliditй. » Or l’ardeur appartient а la
passion. La passion diminue donc la qualitй de l’acte de vertu.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quatorziиme livre de la Citй de
Dieu : « Tant que nous portons, en effet, l’infirmitй de cette
vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’йprouvions absolument
aucune de ces passions. Ainsi l’Apфtre blвmait et exйcrait certains hommes
qu’il accusait d’кtre dйpourvus d’affection. De mкme le psalmiste incrimine
ceux dont il dit : “J’ai attendu quelqu’un qui partageвt ma tristesse et
il n’y a eu personne.” » Et ainsi, il semble que nous ne puissions pas
vivre selon la justice sans les passions.
2° Saint Augustin
dit au neuviиme livre de la Citй de Dieu :
« S’irriter contre un pйcheur pour le corriger, s’attrister avec un
affligй pour le consoler, s’effrayer а la vue d’un homme en pйril pour
l’empкcher de pйrir, je ne vois pas, а le considйrer sainement, qu’on trouve lа
matiиre а critique. Les stoпciens, il est vrai, blвment habituellement la
misйricorde. […] Bien plus belle, bien plus humaine, bien plus conforme
aux sentiments d’une вme pieuse, fut la louange adressйe par Cicйron а
Cйsar : « De tes vertus, aucune n’est plus admirable ni plus agrйable
que ta misйricorde. » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
Rйponse :
Les passions de
l’вme peuvent avoir deux relations а la volontй : soit qu’elles la
prйcиdent, soit qu’elles la suivent. Les passions la prйcиdent, en tant
qu’elles poussent la volontй а vouloir quelque chose ; elles la suivent, dans
la mesure oщ la vйhйmence mкme de la volontй, par un certain rejaillissement,
йbranle l’appйtit infйrieur selon ces passions, ou bien aussi en tant que la
volontй elle-mкme suscite spontanйment ces passions et les stimule.
Lors donc
qu’elles prйcиdent la volontй, elles diminuent sa qualitй, car l’acte de
volontй est louable en tant qu’il est ordonnй au bien par la raison avec la
mesure et le mode convenables. Et assurйment, cette mesure et ce mode ne sont
conservйs que lorsque l’action s’accomplit avec discernement ; et quand
l’homme est provoquй par l’йlan de la passion а vouloir une chose, mкme bonne,
ce discernement n’est pas conservй, mais le mode de l’action variera selon que
l’йlan de la passion est grand ou petit, et ainsi il n’adviendra pas que la
mesure convenable soit gardйe, sinon par hasard.
Lorsqu’elles
suivent la volontй, elles ne diminuent pas la qualitй ou la bontй de l’acte,
car elles seront rйglйes suivant le jugement de la raison, duquel s’ensuit la
volontй. Mais elles ajoutent plutфt а la bontй de l’acte, а deux points de vue.
D’abord а la
faзon d’un signe : car la passion mкme qui s’ensuit dans l’appйtit
infйrieur est le signe que le mouvement de la volontй est intense. Il n’est pas
possible, en effet, dans la nature passible, que la volontй se meuve fortement
vers quelque chose sans qu’une passion s’ensuive dans la partie infйrieure.
C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Tant que nous
portons l’infirmitй de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous
n’йprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu aprиs, il ajoute
la cause en disant : « N’йprouver en effet aucune douleur, tant que
nous sommes en ce sйjour de misиre, cela s’obtient, trиs chиrement, au prix de
la cruautй de l’вme et de l’insensibilitй du corps. »
Ensuite а la
faзon d’une aide : car lorsque la volontй йlit quelque chose par le
jugement de la raison, elle le fait plus promptement et plus facilement si, en
plus de cela, une passion est excitйe dans la partie infйrieure, l’appйtitive
infйrieure йtant proche du mouvement du corps. Aussi saint Augustin dit-il au
neuviиme livre de la Citй de Dieu :
« Or ce mouvement de misйricorde sert la raison quand la misйricorde se
manifeste sans compromettre la justice. » Et c’est ce que le Philosophe
dit au troisiиme livre de l’Йthique,
citant le vers d’Homиre : « йveille ta force et ton
irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant а la vertu de
force, la passion de colиre qui suit l’йlection de la vertu contribue а la plus
grande promptitude de l’acte ; mais si elle la prйcйdait, elle
perturberait le mode de la vertu.
Rйponse aux objections :
1° La notion
parfaite de qualitй ou de vice rйside dans le volontaire ; c’est pourquoi
ce qui diminue le degrй de volontaire, diminue le degrй de qualitй dans le
bien, et de vice dans le mal. Or la passion qui prйcиde l’йlection diminue le
degrй de volontaire, et c’est pourquoi elle diminue la qualitй de l’acte bon et
le vice de l’acte mauvais. Mais la passion qui suit est le signe de la grandeur
de la volontй, comme on l’a dit ; par consйquent, de mкme qu’elle ajoute а
la qualitй dans le bien, elle ajoute au vice dans le mal. Or on dit qu’il pиche
par passion, celui que la passion pousse а choisir le pйchй ; mais celui
qui, pour avoir choisi le pйchй, tombe dans la passion, on ne dit pas qu’il
pиche par passion, mais avec passion. Il est donc vrai qu’agir par passion
diminue et la qualitй, et le vice ; mais agir avec passion peut augmenter
l’un et l’autre.
2° Le mouvement
de la vertu, qui consiste dans la volontй parfaite, ne peut exister sans
passion ; non que la volontй dйpende de la passion, mais parce que, dans
la nature passible, de la volontй parfaite s’ensuit nйcessairement la passion.
3° Dans l’њuvre
de la vertu, et l’йlection et l’exйcution sont nйcessaires. Pour l’йlection est
requis le discernement, et pour l’exйcution de ce qui est dйjа dйterminй est
requise la promptitude. Il n’est pas trиs nйcessaire а l’homme en train
d’exйcuter actuellement une њuvre de beaucoup rйflйchir sur l’њuvre :
cela, en effet, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique,
le gкnerait plutфt qu’il ne le servirait ; comme on le voit bien dans le
cas du cithariste, qui serait fortement gкnй s’il joignait une pensйe а chaque
toucher de corde ; et semblablement pour le copiste, s’il rйflйchissait
chaque fois qu’il forme une lettre. Et de lа vient que la passion qui prйvient
l’йlection empкche l’acte de la vertu, en tant qu’elle empкche le jugement de
la raison, qui est nйcessaire lors de l’йlection ; mais une fois que, par
un pur jugement de la raison, l’йlection est accomplie, la passion qui suit est
plus utile que nuisible ; car si elle trouble en quelque faзon le jugement
de la raison, elle contribue cependant а la promptitude de l’exйcution.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° Dieu et l’ange
ne sont pas capables de recevoir la passion, et c’est pourquoi aucune passion
ne s’ensuit en eux de leur volontй parfaite ; mais ce serait le cas s’ils
йtaient capables de passion. Ainsi, le langage humain a coutume d’employer [les
noms des passions] pour les anges а cause d’une certaine ressemblance des
њuvres, non а cause de l’infirmitй des affections.
6° Ceux qui ont
les vertus d’une вme purifiйe, sont en quelque faзon exempts des passions qui
inclinent vers le contraire de ce que la vertu йlit, ainsi que des passions qui
poussent la volontй ; mais non de celles qui suivent la volontй.
7° Si la passion
d’amour prйcиde la dilection de la volontй, cela concerne le caractиre charnel
de l’amour, mais non si elle la suit ; en effet, cela se rapporte alors а
la ferveur de la charitй, qui consiste en ce que la dilection qui se trouve
dans la partie supйrieure rejaillit par sa vйhйmence sur la partie infйrieure
jusqu’а la modifier.
8° On voit dиs
lors clairement la solution au huitiиme argument. Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin au douziиme livre sur la Trinitй,
tout ce qui agit l’emporte sur ce qui subit. Or rien de crйй ne l’emporte sur
l’вme du Christ. Il ne put donc pas y avoir de passion dans l’вme du Christ.
2° Selon Macrobe,
« il appartient а la force de l’вme purifiйe d’ignorer les passions, non
de les vaincre ». Or le Christ eut au plus haut point les vertus de l’вme
purifiйe. Il n’y eut donc pas en lui de telles passions.
3° Selon saint
Jean Damascиne, « la passion est le mouvement de l’вme appйtitive
soupзonnant le bien ou le mal ». Or il n’y eut pas de soupзon dans le
Christ, car cela se rattache а l’ignorance. Il n’y eut donc en lui aucune
passion de l’вme.
4° Selon saint
Augustin, « la passion est un mouvement de l’вme contraire а la
raison ». Or dans le Christ, aucun mouvement ne fut contre la raison. Il
n’y eut donc en lui aucune passion de l’вme.
5° Le Christ ne
fut pas infйrieur aux anges quant а son вme, mais seulement quant а l’infirmitй
de la chair. Or il n’y a pas de passion dans les anges, comme dit saint
Augustin au neuviиme livre de la Citй de
Dieu. Il n’y en eut donc pas non plus dans l’вme du Christ.
6° Le Christ fut
plus parfait en son вme que l’homme dans son premier йtat. Or l’homme dans son
premier йtat n’йtait pas soumis а ces passions : car, comme dit saint
Augustin au neuviиme livre de la Citй de
Dieu, « il faut rapporter а l’infirmitй de la vie prйsente les
affections de ce genre que nous йprouvons au cours de toutes nos bonnes
actions » ; or il n’y avait pas d’infirmitй dans le premier йtat. Il
n’y avait donc pas non plus de telles passions dans le Christ.
7° Selon saint
Augustin, « la douleur est le sentiment de la division ou de la
corruption ». Or il n’y eut dans le Christ aucun sentiment de corruption
ni de division, car, comme dit saint Hilaire, « il eut la violence de la
souffrance sans le sentiment de la douleur » ; et il n’y eut pas en
lui de division ou de corruption, car aucune dйperdition ne put affecter le
souverain bien. Il n’y eut donc pas de douleur dans le Christ.
8° Lа oщ la cause
est la mкme, l’effet est aussi le mкme. Or il n’y aura aucune passion dans les
corps des saints, pour la raison qu’ils seront purifiйs du foyer et unis aux
вmes glorieuses. Puis donc que le corps du Christ fut dans ce cas, il semble
que la douleur d’une passion corporelle n’ait pas pu exister en lui.
9° On ne souffre
ou ne s’attriste que si l’on a perdu son bien : car si le mal est
attristant, c’est parce qu’il enlиve un bien. Or le bien de l’homme est la
vertu ; par cela seul, en effet, l’homme est rendu bon. Puis donc que ce
bien ne fut pas enlevй au Christ, il n’y eut pas en lui de tristesse ni de
douleur.
10° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, « quand elle porte sur ce que nous subissons malgrй nous,
cette forme de volontй est la tristesse ». Or rien n’arriva au Christ sans
qu’il l’ait voulu. Il n’y eut donc pas en lui de passion de tristesse ni de
douleur.
11°On ne
s’attriste ou ne souffre raisonnablement qu’en raison d’une blessure. Or, comme
le prouve saint Chrysostome, « nul n’est blessй que par
soi-mкme » ; ce qui n’a pas lieu pour le sage. Puis donc que le
Christ fut trиs sage, il n’y eut pas de tristesse en lui.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Mc 14, 33 : « Jйsus commenзa а sentir de la frayeur,
de l’abattement et de l’angoisse. »
2° Saint Augustin
dit que « si la volontй est droite, ces mouvements sont irrйprochables, et
mкme dignes de louange ». Or, dans le Christ, la volontй fut droite. Ces
mouvements furent donc en lui.
3° Les dйfauts de
cette vie qui ne s’opposent pas а la perfection de la grвce existиrent dans le
Christ. Or de telles passions ne s’opposent pas а la perfection de la grвce,
mais sont plutфt causйes par la grвce, comme le montre saint Augustin au
quatorziиme livre de la Citй de Dieu :
« ces sentiments proviennent de l’amour du bien et de la sainte
charitй ». Il y eut donc de telles passions dans le Christ.
Rйponse :
Ces passions
existent diffйremment dans les pйcheurs, dans les justes, parfaits et
imparfaits, dans le Christ homme, dans le premier homme et les
bienheureux ; car elles n’existent absolument pas dans les anges et en
Dieu, puisque il n’y a pas en eux la puissance appйtitive sensitive dont de
telles passions sont les mouvements. Or, pour voir clairement ce qui prйcиde,
il faut savoir que de telles passions de l’вme peuvent se distinguer au moyen de
quatre diffйrences, et selon cette distinction, elles sont plus ou moins
proprement des passions.
Premiиrement,
selon qu’une passion de l’вme nous affecte par ce qui est contraire ou
nuisible, ou par ce qui est convenable et avantageux. Et la notion de passion
est mieux conservйe lorsque l’affection s’ensuit d’une chose nuisible que si
elle s’ensuit d’une chose avantageuse, parce que la passion implique une
certaine transmutation du patient de sa disposition naturelle vers une
disposition contraire. Et de lа vient que la douleur, la tristesse, la crainte
et les autres passions de ce genre, qui sont relatives au mal, sont plus des
passions que la joie, l’amour et les autres semblables, qui sont relatives au
bien ; quoiqu’en celles-ci la notion de passion soit conservйe, en tant
que le cњur se dilate ou s’йchauffe par elles, ou se dispose en quelque sorte
autrement qu’il n’est disposй en gйnйral ; et c’est pourquoi il arrive que
l’on meure de ce genre d’affections.
En deuxiиme
lieu, selon que la passion vient totalement du dehors, ou qu’elle vient de
quelque principe intйrieur ; cependant, la notion de passion est mieux
conservйe lorsqu’elle vient du dehors que lorsqu’elle vient de l’intйrieur. La
passion vient du dehors lorsqu’elle est excitйe а l’improviste par l’arrivйe
d’une chose convenable ou nuisible ; et elle vient de l’intйrieur quand
ces passions sont causйes par la volontй elle-mкme, de la faзon dйjа
mentionnйe ; et dans ce cas, elles ne sont pas imprйvues, puisqu’elles
suivent le jugement de la raison.
Troisiиmement,
selon qu’une chose est totalement ou non totalement transmuйe. Car ce qui est
altйrй en quelque faзon et n’est pas totalement transmuй, nous ne disons pas
qu’il « subit » aussi proprement que ce qui est totalement transmuй
vers le contraire : en effet, nous disons plus proprement que l’homme
subit une infirmitй si tout son corps est infirme, que si la maladie survient
en quelque partie de celui-ci. Or l’homme est totalement transmuй par de telles
affections lorsqu’elles ne s’arrкtent pas а l’appйtit infйrieur, mais attirent
aussi а elles le supйrieur. Quand elles sont dans le seul appйtit infйrieur,
l’homme est changй par elles en partie, pour ainsi dire ; c’est pourquoi
on les appelle alors « propassions », mais « passions »
dans le premier cas.
En quatriиme
lieu, selon que la transmutation a plus ou moins d’intensitй. Celles qui en ont
moins sont moins proprement appelйes passions ; c’est pourquoi saint Jean
Damascиne dit au deuxiиme livre : « Tout ce qui est passible n’est
pas appelй passion pour autant, mais seulement quand la passion est assez
intense pour atteindre le seuil de cette sensibilitй ; les motions
mineures et imperceptibles ne sont pas encore des passions. »
Il faut donc
savoir que dans les hommes en l’йtat de voie, s’ils sont pйcheurs, il y a des
passions relatives au bien et relatives au mal, non seulement prйvues, mais
aussi imprйvues, et intenses, et frйquentes, et consommйes ; c’est
pourquoi ils sont dits « а la remorque de leurs passions », au premier
livre de l’Йthique. Mais dans les
justes, elles ne sont jamais consommйes, car en eux, la raison n’est jamais
menйe par les passions ; elles sont cependant vйhйmentes chez les
imparfaits, mais faibles chez les parfaits, les puissances infйrieures йtant
domptйes par l’habitus des vertus morales. Ils ont toutefois des passions non
seulement prйvues, mais aussi imprйvues, et relatives non seulement au bien,
mais aussi au mal. Chez les bienheureux, en revanche, et dans l’homme en son
premier йtat, ainsi que dans le Christ en son йtat d’infirmitй, de telles
passions ne sont jamais imprйvues, йtant donnй que, а cause de la parfaite
obйissance en eux des puissances infйrieures aux supйrieures, aucun mouvement
ne s’йlиve dans l’appйtit infйrieur sans suivre le dictamen de la raison ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne
dit : « Les passions naturelles, dans le Seigneur, ne prйcйdaient pas
sa volontй ; […] c’est le voulant qu’il eut faim, le voulant qu’il eut
crainte. » Et il faut considйrer semblablement le cas des bienheureux
aprиs la rйsurrection, et celui des hommes dans le premier йtat. Mais avec
cette diffйrence, qu’il y eut dans le Christ des passions non seulement
relatives au bien, mais aussi relatives au mal : en effet, il avait un
corps passible, aussi les passions de crainte, de tristesse et autres
pouvaient-elles naturellement provenir en lui de l’imagination du
nuisible ; tandis que dans le premier йtat et chez les bienheureux, il ne
peut y avoir apprйhension d’une chose comme nuisible ; voilа pourquoi il
n’y a en eux de passion que relativement au bien, comme l’amour, la joie, etc.,
mais non la tristesse ou la colиre, ni rien de semblable.
Ainsi donc,
nous accordons qu’il y eut dans le Christ de vraies passions ; c’est
pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Conformйment а un dessein dйterminй, le
Christ a voulu йprouver ces sentiments dans son вme humaine, comme il a voulu
se faire homme. »
Rйponse aux objections :
1° Il n’est pas
nйcessaire que ce qui agit l’emporte dans l’absolu sur ce qui subit, mais а un
certain point de vue, c’est-а-dire en tant qu’il agit : et ainsi, rien
n’empкche que l’objet de l’вme du Christ l’emporte sur elle, en tant qu’il est
actif et que l’вme du Christ a quelque puissance passive.
2° Selon saint
Augustin au neuviиme livre de la Citй de
Dieu, il y eut sur ce point un dйbat entre les stoпciens et les
pйripatйticiens, mais qui semblait кtre plus une question de mots que de
rйalitйs. Car les stoпciens disaient que de telles passions ne pouvaient en
aucune faзon exister dans l’вme du sage. Or ils appelaient sage celui qui est
parfait dans les vertus, ayant pour ainsi dire la vertu de l’вme purifiйe. Les
pйripatйticiens, de leur cфtй, disent que ces passions de l’вme existent dans
le sage, mais rйglйes et soumises а la raison. Or saint Augustin prouve par
l’aveu d’un certain stoпcien que les stoпciens voulaient que de tels sentiments
imprйvus existent dans l’вme du sage, sans toutefois qu’ils soient approuvйs ou
qu’il y soit consenti ; et ils ne les appelaient pas des passions, mais
des quasi-visions ou des imaginations. D’oщ il ressort qu’en rйalitй les
stoпciens ne disaient pas autre chose que les pйripatйticiens, mais il y avait
seulement un dйsaccord sur les mots ; car ce que les pйripatйticiens
nommaient « passions », les stoпciens l’appelaient autrement. Ainsi
donc, suivant l’avis des stoпciens, Macrobe et Plotin disent que les passions
ne coexistent pas avec la vertu de l’вme purifiйe : non qu’il n’y ait pas
des mouvements imprйvus des passions dans les hommes d’une telle vertu, mais
parce que ces mouvements n’entraоnent pas la raison, et ne sont pas vйhйments
au point de beaucoup troubler la paix ; et dans le mкme sens, le
Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique
que les convoitises, chez les tempйrants, ne sont pas fortes comme elles le
sont chez les continents, quoique ni dans les uns ni dans les autres la raison
ne soit entraоnйe au consentement. Ou bien l’on peut dire, et c’est mieux, que
puisque de telles passions naissent du bien et du mal, on doit les distinguer
d’aprиs la diffйrence des biens et des maux. En effet, certains biens et maux
sont naturels, comme la nourriture, la boisson, la santй ou la maladie du
corps, etc., alors que d’autres ne sont pas naturels, comme les richesses, les
honneurs et autres choses de ce genre, dont s’occupe la vie civile. Or Plotin
et Macrobe distinguent les vertus de l’вme purifiйe par opposition aux vertus
politiques. Cela montre clairement que les vertus de l’вme purifiйe se
rencontrent en ceux qui sont totalement йloignйs du mode de vie civil, et
vaquent а la seule contemplation de la sagesse. Voilа pourquoi aucune passion
ne s’ensuit en eux des biens ou des maux civils ; ils ne sont toutefois
pas exempts des passions qui s’ensuivent des biens ou des maux naturels.
3° Tout ce qui
est causй par une cause faible peut кtre causй par une cause plus forte. Or
l’estimation certaine est une cause plus forte pour exciter les passions que le
soupзon ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne a posй celui-ci comme le
minimum pouvant causer une passion, donnant ainsi а entendre qu’elle est causйe
plus forte par une cause plus forte.
4° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, l’impassibilitй se dit en deux sens : d’abord en tant qu’elle
prive des affections qui se produisent contre la raison et troublent
l’esprit ; ensuite en tant qu’elle exclut tout sentiment. Dans la citation
susdite, la passion est donc prise dans le sens oщ elle s’oppose а la premiиre
impassibilitй, mais non dans le sens oщ elle s’oppose а la seconde. Et c’est
seulement ainsi qu’elle fut dans le Christ.
5° Le Christ fut
supйrieur aux anges en son вme intellective ; cependant il eut un appйtit
sensitif grвce auquel les passions pouvaient exister en lui, et que les anges
n’ont pas.
6° Il y eut dans
le premier homme quelques passions comme la joie et l’amour, qui sont relatifs
au bien, mais non la douleur ou la crainte, qui sont relatives au mal ; et
celles-ci se rapportent а l’infirmitй prйsente, qu’Adam n’a pas eue, mais que
le Christ a volontairement assumйe.
7° Il y eut dans
le Christ une vraie blessure du corps, et un vrai sentiment de blessure ;
c’est, en effet, quant а sa divinitй qu’il est le souverain bien auquel rien ne
peut кtre enlevй, mais non quant а son corps. Et la parole de saint Hilaire, а
ce que disent certains, a йtй ensuite rйtractйe par lui. Ou bien l’on peut dire
que, s’il a dit que le Christ n’a pas eu le sentiment de la douleur, ce n’est
pas qu’il n’ait pas senti la douleur, mais c’est parce que cette sensation
n’est pas allйe jusqu’а modifier sa raison.
8° Suivant le
cours ordinaire des choses, par le fait mкme que l’вme est glorifiйe, le corps
qui lui est uni est rendu glorieux, et impassible а l’йgard de la
blessure ; c’est pourquoi saint Augustin dit dans sa Lettre а Dioscore : « Dieu a crйй l’вme avec une nature
si puissante que, de la plйnitude du bonheur dont elle jouira а la fin des
temps et qui a йtй promise par Dieu а ses saints, rejaillira sur notre nature
infйrieure, c’est-а-dire le corps, non la bйatitude qui est le propre de
l’intelligence comprenant le bien dont elle jouit, mais la plйnitude de la
santй, c’est-а-dire la vigueur de l’incorruptibilitй. » Or le Christ,
ayant en son pouvoir son вme et son corps, avait, а cause de la puissance de la
divinitй et par une certaine disposition, а la fois la bйatitude dans son вme
et la passibilitй dans son corps, le Verbe permettant au corps ce qui lui est
propre, comme dit saint Jean Damascиne ; il y eut donc dans le Christ ceci
de singulier, que la gloire ne rejaillit pas sur le corps depuis la plйnitude
de bйatitude de l’вme.
9° Les stoпciens
n’appelaient « bien de l’homme » que ce qui mйritait aux hommes le
qualificatif de bon, c’est-а-dire les vertus de l’вme. Les autres choses,
comme les biens corporels et ce qui relиve de la fortune extйrieure, ils ne les
appelaient pas des biens mais des aises ; cependant les pйripatйticiens
les appelaient des biens, mais du dernier rang, tandis que les vertus йtaient
pour eux de trиs grands biens. Or cette diffйrence n’йtait que verbale. De mкme
en effet que, selon les pйripatйticiens, les biens du dernier rang font naоtre
des mouvements dans l’вme du sage, quoique la raison n’en soit pas troublйe, de
mкme aussi les stoпciens disaient cela des aises. Et ainsi, il n’est pas vrai
que dans l’вme du sage la tristesse ne puisse naоtre que du dйfaut de vertu.
10° Bien que, dans
le Christ, le corps ne fыt pas blessй sans que la raison le voulыt, cependant
la blessure йtait opposйe а l’appйtit de sensualitй ; et ainsi, il y eut
lа de la tristesse.
11° Saint Jean
Chrysostome parle de la blessure qui rend quelqu’un misйrable, c’est-а-dire qui
le prive du bien de la vertu ; mais la tristesse ne naоt pas seulement
d’une telle blessure, chez le sage, comme on l’a dit. L’argument n’est donc pas
concluant. Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Quand
l’йmotion de la passion atteint la raison, on dit alors que l’homme est
perturbй et menй par la passion. Or il n’appartient pas au sage d’кtre perturbй
et menй par la passion. Puis donc que le Christ fut trиs sage, il semble qu’en
lui la douleur ne parvint pas jusqu’а la raison supйrieure.
2° Chaque
puissance se dйlecte, dit-on, par la convenance de l’objet propre. La douleur
aussi ne doit donc кtre attribuйe а une puissance qu’а cause de la nuisance qui
survient du cфtй de l’objet. Or le Christ ne souffrait d’aucun dйfaut ni
empкchement relativement aux rйalitйs йternelles, qui sont les objets de la raison
supйrieure. La passion de douleur ne fut donc pas dans la raison supйrieure du
Christ.
3° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, la douleur appartient aux passions corporelles. Or la douleur ne
concerne l’вme que dans la mesure oщ elle est unie au corps. Or l’вme n’est pas
unie au corps par la raison supйrieure, puisque, suivant le Philosophe au
troisiиme livre sur l’Вme,
l’intelligence n’est l’acte d’aucun corps. La douleur ne peut donc pas exister
dans la raison supйrieure.
4° [Le rйpondant] disait que la raison
supйrieure n’est pas unie au corps par son opйration, mais lui est cependant
unie comme une forme. En sens contraire :
selon le Philosophe au livre sur le Sommeil
et la Veille, la puissance et l’action appartiennent au mкme. Si donc
l’acte de l’intelligence appartient а l’вme sans кtre commun au corps, la
puissance intellective n’appartiendra pas non plus а l’вme en tant qu’elle est
unie au corps, et ainsi, la raison supйrieure ne sera pas unie au corps comme
une forme.
5° Selon saint
Jean Damascиne, la passion est un mouvement de la partie irrationnelle et
appйtitive. Or la douleur, la tristesse et les autres choses de ce genre sont
des passions. Elles ne furent donc pas, chez le Christ, dans la partie de la
raison supйrieure.
6° Selon saint
Augustin au quatorziиme livre de la Citй
de Dieu, la douleur ou la tristesse est une des choses « qui nous
arrivent contre notre grй ». Or le Christ, par sa raison supйrieure,
voulait sa passion corporelle, et rien n’e se produisit contre sa volontй, qui
йtait trиs parfaitement conforme а la volontй divine. Il n’y eut donc pas de
tristesse ou de douleur dans la raison supйrieure du Christ.
7° [Le rйpondant] disait que la raison
supйrieure, comme raison, voulait la passion du corps, mais non comme nature. En sens contraire : la raison est la mкme
puissance, considйrйe comme raison et considйrйe comme nature : en effet,
une considйration diffйrente ne fait pas varier la substance de la rйalitй. Si
donc la raison supйrieure voulait une chose comme raison et ne la voulait pas
comme nature, la mкme puissance, au mкme instant, voulait tout ensemble une
chose et ne la voulait pas ; ce qui est impossible.
8° Selon le
Philosophe, aucune tristesse n’est opposйe ou contraire а la dйlectation qui
est dans la considйration. Or la dйlectation de la raison supйrieure a lieu
lorsqu’elle contemple les rйalitйs йternelles. Il ne peut donc y avoir en elle
aucune douleur ou tristesse. En effet, cette tristesse ou cette douleur
s’opposerait а la dйlectation contemplative. Et ainsi, il n’y eut pas de
passion de douleur ni de tristesse dans l’вme du Christ quant а la raison
supйrieure.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de
maux » ; la Glose :
« non de vices, mais de douleurs ». La douleur fut donc en n’importe
quelle partie de l’вme du Christ ; et ainsi, elle fut dans la raison
supйrieure.
2° La
satisfaction correspond а la faute. Or le Christ, dans sa Passion, a satisfait
pour la faute du premier homme. Puis donc que cette faute parvint jusqu’а la
raison supйrieure, la Passion du Christ dut atteindre, elle aussi, la raison
supйrieure.
3° Comme dit la Glose а propos de « mon вme est
remplie de maux », l’вme, en souffrant, compatit au corps auquel elle est
unie. Or la raison comme raison implique un rapport au corps : la preuve
en est que pour les anges, qui n’ont pas de corps qui leur soit naturellement
uni, nous ne disons pas « raison », mais « intelligence »,
tandis que pour les вmes unies aux corps, nous disons « raison ».
C’est donc dans la raison supйrieure en tant que raison qu’il y eut la douleur
de la Passion du Christ.
4° Toute l’вme,
suivant saint Augustin, est dans tout le corps. N’importe laquelle de ses
parties est donc unie au corps. Or la raison supйrieure, comme raison, est une
certaine partie de l’вme. Elle est donc unie au corps ; et ainsi, par la
douleur, elle compatit au corps souffrant.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dйjа dit, il y a deux passions qui font subir l’вme par
accident : l’une corporelle, qui commence par le corps et a son terme dans
l’вme en tant qu’elle est unie au corps ; l’autre est la passion animale,
qui a pour cause que l’вme apprйhende une chose par laquelle est mы l’appйtit,
dont le mouvement est suivi d’une certaine transmutation corporelle.
Si donc nous
parlons de la premiиre passion, а laquelle se rattache la douleur, il faut
dire, suivant saint Augustin, que la douleur de la Passion du Christ fut d’une
certaine faзon dans sa raison supйrieure, et d’une autre faзon non. En effet,
il y a deux choses dans la douleur : la blessure, et la perception
expйrimentale de la blessure. La blessure est principalement dans le corps,
mais consйquemment dans l’вme en tant qu’elle est unie au corps. Or l’вme est
unie au corps par son essence ; et dans l’essence de l’вme toutes les
puissances sont enracinйes ; par consйquent, dans le Christ, cette
blessure concernait l’вme et toutes ses parties, la raison supйrieure aussi, en
tant qu’elle est fondйe dans l’essence de l’вme ; par contre, la
perception expйrimentale de la blessure concerne le seul sens du toucher, comme
on l’a dйjа dit.
Si nous parlons
de la passion animale, la tristesse, qui est proprement une passion animale, ne
peut exister que dans la partie de l’вme par l’objet de laquelle la tristesse
se produit, et elle se produit par l’apprйhension et l’appйtit de cet objet. Or
aucune forme de tristesse ne pouvait survenir dans l’вme du Christ par l’objet
de la raison supйrieure, c’est-а-dire du cфtй des rйalitйs йternelles dont
elles jouissait trиs parfaitement ; voilа pourquoi la tristesse animale ne
put exister dans la raison supйrieure de l’вme du Christ.
Dans le Christ,
donc, en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, la raison
supйrieure souffrait de la douleur corporelle ; mais elle ne souffrait pas
de la tristesse animale, puisque par son acte propre elle se rapportait а la
contemplation des rйalitйs йternelles.
Rйponse aux objections :
1° L’homme est
perturbй et menй par la passion, lorsque la raison, dans son opйration propre,
suit les inclinations de la passion en consentant et en йlisant ; or la
douleur corporelle n’atteignit pas la raison supйrieure de l’вme du Christ en
transmuant sa propre raison, mais seulement en tant qu’elle est enracinйe dans
l’essence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.
2° Bien que la
douleur ne fыt pas dans la raison supйrieure de l’вme du Christ si on la
rapporte а son objet propre, elle fut cependant en elle si on la rapporte а sa
racine propre, qui est l’essence de l’вme.
3° La puissance
peut кtre l’acte du corps de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est une
certaine puissance ; et dans ce cas on dit qu’elle est l’acte du corps, en
tant qu’elle dйtermine formellement un organe corporel pour qu’il exйcute son
acte propre, comme la puissance visuelle perfectionne l’њil pour qu’il
accomplisse l’acte de la vision ; et ce n’est pas ainsi que l’intelligence
est l’acte du corps. Ensuite, du point de vue de l’essence en laquelle elle est
fondйe ; et dans ce cas, tant l’intelligence que les autres puissances
sont unies au corps comme une forme, en tant qu’elles sont dans l’вme, qui est
par son essence la forme du corps.
4° Cette
objection est probante du point de vue de la puissance, mais non en tant que celle-ci
est enracinйe dans l’essence de l’вme.
5° Saint Jean
Damascиne parle de la passion animale ; et cette passion est dans
l’appйtitive sensitive comme en son sujet propre, mais elle est dans
l’apprйhensive quasi causalement, en tant que c’est par l’objet apprйhendй que
le mouvement de passion s’йlиve dans l’appйtitive. Or il y a aussi dans
l’appйtit supйrieur des opйrations semblables aux passions de l’appйtit
infйrieur, et cette ressemblance explique pourquoi les noms des passions sont
parfois attribuйs aux anges et а Dieu, comme dit saint Augustin au neuviиme
livre de la Citй de Dieu. Et de cette
faзon, on dit parfois que la tristesse est dans la raison supйrieure, quant а
l’apprйhensive et а l’appйtitive. Cependant, ce n’est pas ainsi que nous disons
que la douleur fut dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant
qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, comme on l’a dit.
6° Cette
objection prouve qu’il n’y eut pas de douleur dans la raison supйrieure, si on
la rapporte а son objet par son opйration propre ; ainsi, en effet, rien
ne se produisit sans qu’elle le voulыt.
7° La distinction
entre la raison comme raison et la raison comme nature peut кtre comprise de
deux faзons.
De la premiиre
faзon, la raison « comme nature » est appelйe raison en tant qu’elle
appartient а la nature de la crйature rationnelle, c’est-а-dire que, йtant
fondйe dans l’essence de l’вme, elle donne au corps l’кtre naturel ; mais
on parle de la raison « comme raison » d’aprиs ce qui est le propre
de la raison en tant qu’elle est raison, et c’est son acte, car les puissances
se dйfinissent par les actes. Ainsi, parce que la douleur n’est pas dans la
raison supйrieure en tant qu’elle se rapporte а son objet par son acte propre
mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, on dit que la
raison supйrieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison. Et il
en va de mкme pour la vue, qui est fondйe sur le toucher en tant que l’organe
de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure
de deux faзons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est
йmoussйe par une lumiиre trиs forte, et c’est la souffrance de la vue comme
vue ; ensuite en tant qu’elle est fondйe dans le toucher, comme lorsque
l’њil est piquй ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est
pas la souffrance de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain
toucher.
La distinction
susdite peut кtre comprise autrement : nous disons alors que la raison est
comprise comme nature, en tant que la raison se rapporte aux choses qu’elle
connaоt ou recherche naturellement ; mais nous disons qu’elle est comprise
comme raison, en tant qu’elle est ordonnйe а connaоtre ou rechercher quelque
chose par une certaine confrontation, йtant donnй que le propre de la raison
est de confronter. Or il est des choses qui, considйrйes en elles-mкmes, sont а
йviter, mais sont recherchйes en relation а autre chose : par exemple, la
faim et la soif, considйrйes en elles-mкmes, sont а йviter, mais, si on les considиre
comme utiles au salut de l’вme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi,
la raison comme raison se rйjouit а leur sujet, tandis que la raison comme
nature s’attriste а cause d’elles. Ainsi йgalement, la passion corporelle du
Christ considйrйe en soi йtait а йviter : c’est pourquoi la raison comme
nature s’en attristait et ne la voulait pas ; mais en tant qu’elle йtait
ordonnйe au salut du genre humain, alors elle йtait bonne et objet
d’appйtit ; et ainsi, la raison comme raison la voulait et en retirait une
joie.
Cependant on ne
peut rapporter cela а la raison supйrieure, mais seulement а l’infйrieure, qui
tend vers les choses qui appartiennent au corps comme vers un objet propre, et
c’est pourquoi elle peut se porter vers les passions du corps et dans l’absolu,
et avec confrontation. Mais la raison supйrieure ne tend pas vers les choses
qui appartiennent au corps comme vers des objets : en effet, elle ne tend
ainsi que vers les rйalitйs йternelles ; elle regarde vers les rйalitйs
corporelles en jugeant d’elles par les raisons йternelles, vers lesquelles elle
tend non seulement pour les voir mais aussi pour les consulter. Et ainsi la
raison supйrieure, dans le Christ, ne regardait vers la passion du corps qu’en
relation aux raisons йternelles, qui le faisaient se rйjouir de sa Passion en
tant qu’elle йtait agrйable а Dieu. Par consйquent, en aucune faзon la
tristesse ou la douleur n’avait de place dans la raison supйrieure du point de
vue de son opйration propre.
Et il n’est pas
aberrant que la mкme puissance veuille en relation а autre chose cela mкme
qu’elle ne veut pas en soi : car il peut se faire que ce qui n’est pas bon
en soi reзoive une certaine bontй de sa relation а autre chose ; quoique
cela n’ait pas lieu chez le Christ dans la raison supйrieure relativement а la
passion du corps, а laquelle elle n’est ordonnйe que comme а un objet voulu,
ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
8° La
considйration peut causer de la dйlectation de deux faзons. D’abord du cфtй de
l’opйration qu’est la considйration ; et ainsi, aucune tristesse n’est
opposйe ou contraire а la dйlectation qui est dans la considйration, car cette
considйration qui est cause de dйlectation n’a pas de considйration contraire
qui serait cause de tristesse : en effet, toute considйration est
dйlectable. Mais il n’en va pas de mкme du cфtй du sens, car et la tristesse et
la douleur surviennent par les opйrations des sens ; ainsi, nous nous
dйlectons du toucher de ce qui convient, mais nous souffrons du toucher de ce
qui est nuisible. Ensuite, la considйration cause de la dйlectation du cфtй de
l’objet considйrй, c’est-а-dire en tant qu’une chose est considйrйe comme bonne
ou comme mauvaise. Et ainsi, de la considйration peuvent survenir la
dйlectation et la tristesse contraire ; car dans ce cas, le fait mкme de
ne pas penser cause aussi de la tristesse, en tant qu’il est considйrй comme un
certain mal, alors qu’en soi il ne cause que la nйgation de la dйlectation.
Cependant, ce n’est pas de cette faзon que nous disons que la douleur est dans
la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinйe
dans l’essence de l’вme.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La Glose ne dit pas que l’вme du Christ
soit remplie de tristesse, mais qu’elle est remplie de douleurs, en tant
qu’elle compatit au corps. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la passion de
douleur concerne la raison supйrieure, si ce n’est en tant qu’elle est dans
l’essence de l’вme ; car ainsi, elle est unie au corps.
2° La Passion du
Christ n’йtait satisfactoire que dans la mesure oщ elle fut reзue
volontairement et par charitй ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la
douleur soit dans la partie supйrieure de la raison du Christ du point de vue
de son opйration propre, comme la faute fut en Adam par l’opйration de sa
raison supйrieure : car le mouvement mкme de charitй de celui qui souffre,
mouvement qui est dans la partie supйrieure de sa raison, correspond, dans la
satisfaction, а ce qui dans la faute dйpendit de la raison supйrieure.
3° Deux choses
sont comprises dans la raison, а savoir : une certaine participation а la
puissance intellectuelle, et en outre un obscurcissement ou une imperfection.
L’imperfection de la puissance intellectuelle accompagne donc l’вme parce
qu’elle peut кtre unie au corps, tandis que la puissance intellectuelle est en
elle parce qu’elle n’est pas abaissйe sous le corps comme les formes
matйrielles. Aussi, puisque l’opйration de la raison est dans l’вme en tant
qu’elle participe а la puissance intellectuelle, une telle opйration n’est pas
exercйe par l’intermйdiaire du corps.
4° La raison
comme raison ne dйsigne pas une puissance distincte de la raison comme nature,
mais dйsigne un certaine faзon de considйrer la puissance elle-mкme. Or, bien
que quelque puissance de l’вme, suivant une certaine faзon de la considйrer, ne
soit pas concernйe par la passion, il n’est cependant pas exclu que toute l’вme
souffre. Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La bйatitude
est plus proprement dans l’вme que dans le corps. Or le corps ne peut кtre
appelй bienheureux ou glorieux en mкme temps qu’il souffre, car l’impassibilitй
appartient а la gloire du corps. Il ne put donc y avoir non plus, dans la
raison supйrieure du Christ, en mкme temps la passion de douleur et la joie de
la fruition.
2° Le Philosophe
dit au septiиme livre de l’Йthique
que n’importe quelle dйlectation chasse la tristesse contraire, et que si elle
est vйhйmente, elle chasse toute tristesse. Or la dйlectation dont la raison
supйrieure de l’вme du Christ jouissait par la divinitй, fut trиs vйhйmente.
Elle a donc chassй du Christ toute tristesse et toute douleur.
3° La raison
supйrieure contemple plus clairement que saint Paul dans son ravissement. Or
l’вme de saint Paul, par la contemplation du vrai, fut abstraite du corps non
seulement quant а l’opйration de la raison, mais aussi quant aux opйrations
sensitives. Le Christ n’a donc pas non plus йprouvй de douleur, ni quant а la
raison ni quant au sens.
4° D’une cause
forte s’ensuit un effet fort. Or l’opйration de l’вme est cause de changement
corporel : par exemple, il est йvident que l’imagination des choses
effrayantes ou dйlectables dispose le corps au froid ou а la chaleur. Puis donc
qu’il y eut dans l’вme, quant а la raison supйrieure, une joie trиs vйhйmente,
il semble que le corps fut transmuй par cette joie. Et ainsi, la douleur ne put
exister ni dans le corps, ni dans la raison supйrieure en tant qu’elle est unie
au corps.
5° La vision de
Dieu dans son essence est plus efficace que la vision de Dieu dans une crйature
assujettie. Or la vision en laquelle Moпse vit Dieu dans une crйature
assujettie, fit qu’il ne fut pas affligй par la faim quand il jeыna quarante
jours. Donc а bien plus forte raison la vision de Dieu dans son essence, qui
convenait au Christ quant а la raison supйrieure, a-t-elle йloignй toute
affliction corporelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que
ci-dessus.
6° Ce qui est en
un sommet, d’oщ il peut nйanmoins se retirer, ne subit aucun mйlange du
contraire ; ainsi la chaleur du feu, qui est en un sommet, ne subit aucun
mйlange de froid, encore que cette chaleur soit transmuable. Or la joie de la
fruition fut dans la raison supйrieure en un sommet et immuablement. Il n’y eut
donc lа aucun mйlange de douleur.
7° L’homme
est bйatifiй et en son вme, et en son corps. Or il a perdu les deux bйatitudes
par le pйchй. Mais dans le Christ, la nature humaine a йtй rendue а la
bйatitude de l’вme, qui consiste en ce que la raison supйrieure jouissait de la
divinitй. Donc а bien plus forte raison a-t-elle йtй rendue а la bйatitude du
corps, qui est moindre. Et ainsi, il n’y eut pas non plus de douleur en lui
quant au corps ; ni, par consйquent, dans la raison supйrieure en tant
qu’elle est unie au corps.
8° De mкme que
l’вme du Christ est unie au Verbe, de mкme aussi sa chair. Or, si sa chair
avait йtй glorifiйe par l’union au Verbe, aucune douleur n’aurait pu exister en
elle. Puis donc que la raison supйrieure fut bйatifiйe par l’union au Verbe,
aucune douleur ne pouvait exister en elle.
9° Selon
saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse
au sens littйral, la joie et la douleur sont dans l’вme par leur essence.
Or la joie et la douleur sont contraires. Puis donc que des contraires ne
peuvent кtre dans le mкme quant а l’essence, il semble qu’il n’ait pu y avoir
dans la partie supйrieure de la raison en mкme temps la joie de la fruition et
la douleur de la Passion.
10° La douleur
s’ensuit de l’apprйhension du nuisible, la joie, de l’apprйhension du
convenant. Or il n’est pas possible d’apprйhender en mкme temps le nuisible et
le convenant, car on ne peut penser que ce qui est un, suivant le Philosophe.
Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure en mкme temps la douleur et la
joie.
11° La raison a un
plus grand pouvoir sur la sensualitй dans la nature intиgre que la sensualitй
n’en a sur la raison dans la nature corrompue. Or, dans la nature corrompue, la
sensualitй entraоne aprиs soi la raison. Donc а bien plus forte raison dans le
Christ, en qui la nature humaine fut intиgre, la raison entraоnait-elle aprиs
soi la sensualitй. Or toute la sensualitй participait а la joie de la fruition,
qui йtait dans la raison : d’oщ il ressort que l’вme du Christ йtait
totalement dйpourvue de douleur.
12° L’infirmitй
contractйe est plus grande que l’infirmitй assumйe ; et semblablement,
l’union dans la Personne est supйrieure а l’union par la grвce. Or, dans les
trois enfants, qui avaient l’infirmitй contractйe, l’union а Dieu par la grвce
garda leurs corps impassibles а l’йgard de la blessure du feu. Donc а bien plus
forte raison dans le Christ, qui n’eut que l’infirmitй assumйe, l’union dans la
Personne du Verbe de Dieu et la fruition de celui-ci conservиrent-elles la
raison exempte de la douleur de la Passion.
13° La joie de la
fruition, dans la raison supйrieure, vient de ce que celle-ci est tournйe vers
Dieu, tandis que la douleur de la Passion vient de ce qu’elle est tournйe vers
le corps. Or la raison, йtant simple, ne peut en mкme temps se tourner vers
Dieu et vers le corps, car ce qui est simple est entiиrement tournй vers ce
vers quoi il est tournй. Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure du
Christ en mкme temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.
14° [Le rйpondant] disait qu’il y eut
deux йtats dans le Christ : l’йtat de voie et l’йtat de saisie ; et
suivant ces deux йtats, il put y avoir ainsi en lui la joie de la fruition et
la douleur de la Passion. En sens contraire :
le double йtat du Christ n’фte pas la contrariйtй qui existe entre la joie et
la douleur, et ne diversifie pas le sujet de la joie et de la douleur. Or des
contraires ne peuvent pas exister dans le mкme sujet. Le double йtat du Christ
ne fait donc pas qu’il puisse y avoir en lui, quant а la raison supйrieure, en
mкme temps la douleur et la joie.
15° Les йtats de
voie et de saisie, ou bien sont contraires, ou bien ne le sont pas. S’ils sont
contraires, alors ils ne peuvent кtre en mкme temps dans le Christ. Et s’ils ne
sont pas contraires, alors, puisque les contraires ont des causes contraires,
il semble que le double йtat ne puisse pas кtre une cause pour qu’il y ait dans
le Christ en mкme temps la joie et la douleur, qui sont contraires.
16° Lorsqu’une
puissance est tendue vers son acte, l’autre puissance est retirйe du sien. Donc
а bien plus forte raison, lorsqu’une puissance est tendue vers un acte,
elle-mкme se retire d’un autre acte. Or il y eut dans la raison supйrieure une
joie intense. Elle йtait donc par lа entiиrement retirйe de la douleur.
17° [Le rйpondant] disait que la douleur
йtait matйrielle relativement а la joie ; par consйquent, la joie n’йtait
pas empкchйe par la douleur. En sens contraire :
la douleur provenait de la passion du corps, la joie provenait de la vision de
Dieu. La douleur de la Passion n’йtait donc pas matйrielle relativement а la
joie de la fruition ; et ainsi, la douleur et la joie ne purent coexister
dans la raison supйrieure du Christ.
En sens contraire :
1° Les effets
sont а proportion des causes. Or l’union de l’вme du Christ au corps йtait
cause de douleur, tandis que son union а la divinitй йtait cause de joie. Mais
ces deux unions ne s’empкchent pas ; il y eut donc dans le Christ en mкme
temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.
2° Le Christ fut
dans le mкme instant vйritablement dans l’йtat de voie et vйritablement dans
l’йtat de saisie. Il eut donc ce qui relиve de l’йtat de voie et de l’йtat de
saisie. Or il appartient а l’йtat de saisie de se rйjouir intensйment de la
fruition divine, et а l’йtat de voie de sentir les douleurs corporelles. Il y
eut donc dans le Christ en mкme temps la douleur de la Passion et la joie de la
fruition.
Rйponse :
Dans le Christ,
les deux choses en question, а savoir la joie de la fruition et la douleur de
la passion corporelle, ne se sont nullement empкchйes.
Et pour le voir
clairement, il faut savoir que, dans l’ordre de la nature, а cause de la
liaison des puissances de l’вme dans l’unique essence, et de l’вme et du corps
dans l’кtre unique du composй, les puissances supйrieures et infйrieures, et
aussi le corps, font dйriver les uns sur les autres ce qui surabonde en l’un
d’eux ; et de lа vient que le corps est transmuй selon le chaud et le
froid par l’apprйhension de l’вme, et parfois jusqu’а la santй et la maladie,
et jusqu’а la mort : il arrive en effet que l’on encoure la mort а cause
de la joie, de la tristesse ou de l’amour. Et de lа vient qu’il se fait un rejaillissement
de la gloire mкme de l’вme sur le corps qui doit кtre glorifiй, comme le montre
clairement une prйcйdente citation de saint Augustin. Et semblablement, а
l’inverse, la transmutation du corps rejaillit sur l’вme ; en effet, l’вme
unie au corps imite ses tempйraments quant а la folie, la docilitй et les
autres choses de ce genre, comme il est dit au livre des Six Principes. De mкme, il se fait un rejaillissement des
puissances supйrieures sur les infйrieures, puisqu’un mouvement intense de la
volontй est suivi d’une passion dans l’appйtit sensitif, et que par une
contemplation intense les puissances animales sont retirйes de leurs actes ou
empкchйes de les exercer. Et а l’inverse, il se fait un rejaillissement des
puissances infйrieures sur les supйrieures, comme lorsque, par la vйhйmence des
passions qui existent dans l’appйtit sensitif, la raison est entйnйbrйe au
point de juger comme bon au plein sens du terme ce а quoi l’homme est affectй
par la passion.
Mais il en va
autrement dans le Christ. Car, а cause de la puissance divine du Verbe, l’ordre
de la nature йtait soumis а sa volontй ; il pouvait donc advenir que le
rejaillissement susdit — soit de l’вme sur le corps et vice versa, soit des puissances supйrieures sur les infйrieures et vice versa — ne se produise pas, la
puissance du Verbe faisant cela afin que la vйritй de la nature humaine fыt
attestйe quant а chacune de ses parties, et que le mystиre de notre rйparation
s’accomplоt convenablement en tout point. C’est pourquoi saint Jean Damascиne
dit au troisiиme livre : « Il йtait poussй selon sa nature par le
Verbe qui, dans son йconomie, voulait et permettait qu’il souffrоt et fоt tout
ce qui lui est propre, pour qu’on ait foi en la vйritй par toutes les њuvres de
sa nature. »
Ainsi donc, on
voit clairement que, puisqu’il y avait une joie souveraine dans la raison
supйrieure en tant que l’вme jouissait de Dieu par son opйration, cette joie
demeurait elle-mкme dans la raison supйrieure et ne dйcoulait pas sur les
puissances infйrieures de l’вme, ni sur le corps, sinon aucune douleur ni
passion n’eыt pu exister en lui. Et ainsi, l’effet de la fruition ne parvint
pas а l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ni en tant
qu’elle est la racine des puissances infйrieures ; car dans ce cas, cet
effet serait parvenu aussi au corps et aux puissances infйrieures, comme cela
se produit chez les bienheureux aprиs la rйsurrection. De mкme, а l’inverse,
parce que la douleur venait de la blessure du corps dans le corps lui-mкme et
dans l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ainsi que dans
les puissances infйrieures, elle ne pouvait pas atteindre la raison supйrieure
en tant qu’elle se tourne vers Dieu par son acte, ce qui aurait en quelque
sorte empкchй cette conversion.
Il reste donc
que la douleur elle-mкme atteignait la raison supйrieure en tant qu’elle est
enracinйe dans l’essence de l’вme ; et la joie souveraine йtait en elle en
tant qu’elle jouissait de Dieu par son acte. Et ainsi, cette joie convenait par
soi а la raison supйrieure, car c’йtait par l’acte propre de celle-ci ;
tandis que la douleur lui convenait comme par accident, car c’йtait а cause de
l’essence de l’вme, en laquelle elle est fondйe.
Rйponse aux objections :
1° De mкme que
Dieu est le bien et la vie de l’вme, de mкme l’вme est le bien et la vie du
corps ; mais il n’est pas vrai, а l’inverse, que le corps soit le bien de
l’вme. Or la passibilitй est un certain empкchement ou une nuisance touchant
l’union de l’вme et du corps. Voilа pourquoi le corps ne peut кtre bienheureux
а sa faзon en йtant passible, c’est-а-dire en ayant un empкchement concernant
la participation de son bien ; c’est pourquoi l’impassibilitй appartient а
la gloire du corps. Mais la bйatitude de l’вme consiste tout entiиre dans la
fruition de son bien, qui est Dieu ; par consйquent, l’вme qui jouit de
Dieu est parfaitement bienheureuse, mкme s’il advenait qu’elle fыt passible du
cфtй oщ elle est unie au corps, comme ce fut le cas pour le Christ.
2° Qu’une joie
vйhйmente chasse toute tristesse mкme non contraire, se produit par un
rejaillissement des puissances l’une sur l’autre, rejaillissement qui n’exista
pas dans le Christ, comme on l’a dit ; et c’est pour cette raison que les
puissances infйrieures de saint Paul lui-mкme, par la vйhйmence de la
contemplation, furent abstraites de leurs actes.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Et c’est aussi
pour cette raison qu’il se produit un changement dans le corps par l’opйration
de l’вme ; d’oщ apparaоt clairement la solution au quatriиme argument.
5° De lа vient
que Moпse, grвce а la contemplation, n’йtait aucunement ou йtait moins affligй
par la faim et la soif, bien qu’il vоt Dieu dans une crйature assujettie ;
et ainsi, la solution au cinquiиme argument est йvidente.
6° Dans le
Christ, aucun mйlange ne se fit entre la joie et la douleur. Car la joie fut
dans la raison supйrieure du cфtй par lequel elle est le principe de son
acte : c’est ainsi en effet qu’elle jouissait de Dieu ; tandis que la
douleur йtait en elle seulement parce que la blessure du corps l’atteignait en
tant qu’acte du corps, par l’intermйdiaire de l’essence en laquelle elle йtait
enracinйe, en sorte que cependant l’acte de la raison supйrieure n’йtait
nullement empкchй ; et par consйquent, il y avait а la fois une pure joie
et une pure douleur, et ainsi l’une et l’autre en un sommet.
7° Par une
certaine йconomie, il advint que la gloire de l’вme, mais non celle du corps,
fut confйrйe au Christ au premier temps de sa conception, afin que par la
gloire de l’вme il communiquвt avec Dieu, et que par la passibilitй du corps il
nous fыt semblable ; et qu’ainsi il fыt un mйdiateur convenable entre Dieu
et les hommes, nous conduisant а la gloire et offrant sa Passion а Dieu de
notre part, suivant ce passage de Hйbr. 2, 10 : « Il йtait
bien digne de celui qui voulait conduire а la gloire un grand nombre de fils,
qu’il fыt rendu parfait par la souffrance. »
8° L’вme du
Christ fut unie au Verbe de deux faзons : d’abord par l’acte de fruition,
et cette union la rendit bienheureuse ; ensuite par l’union [dans la
Personne], et par celle-ci elle n’eut pas la bйatitude mais elle eut d’кtre
l’вme de Dieu. Or, dans le cas oщ l’вme aurait йtй assumйe dans l’unitй de la
Personne sans la fruition, elle n’aurait pas йtй bienheureuse а proprement
parler : car Dieu lui-mкme n’est bienheureux que parce qu’il jouit de
lui-mкme. Si donc le corps du Christ est glorieux, ce n’est pas par le fait
mкme qu’il a йtй assumй par le Fils de Dieu dans l’unitй de la Personne, mais
seulement parce que la gloire est descendue de l’вme en lui ; et
assurйment, il n’йtait pas glorieux avant la Passion.
9° Que des
contraires soient par soi dans le mкme, est impossible ; cependant, il
arrive que des mouvements contraires soient dans le mкme, en sorte que l’un des
mouvements lui convienne par soi, et l’autre par accident ; comme lorsque
quelqu’un, marchant sur un navire, se porte au contraire de ce vers quoi le
navire se meut. Ainsi, la joie йtait par soi dans la raison supйrieure de l’вme
du Christ, car c’йtait par un acte propre, tandis que la douleur y йtait par
accident, car c’йtait par la souffrance du corps. Ou bien l’on peut dire que
cette joie et cette douleur n’йtaient pas contraires, puisqu’elles ne portaient
pas sur la mкme chose.
10° L’intelligence
ne peut penser en mкme temps au moyen de diffйrentes espиces ; mais elle
peut, par une seule espиce, penser en mкme temps plusieurs choses, ou penser en
quelque autre faзon plusieurs choses comme une. Et ainsi, l’intelligence de l’вme
du Christ et celle de n’importe quel bienheureux pensent de nombreuses choses
en mкme temps, en tant que, voyant l’essence divine, elles connaissent les
autres choses. Cependant, supposй que l’вme du Christ ne puisse penser qu’une
seule chose а la fois, cela n’empкche pas qu’il puisse en mкme temps penser une
chose et en sentir une autre par un sens corporel. Et de ces deux objets
apprйhendйs s’ensuivait dans l’вme du Christ la joie de la fruition par la
vision de Dieu, et la douleur de la Passion par la sensation de ce qui nuit.
Supposй en outre qu’il ne puisse pas en mкme temps penser une chose et en
sentir ou en imaginer une autre, les appйtits supйrieur et infйrieur pourraient
cependant кtre affectйs de faзons diffйrentes par cette chose pensйe, en sorte
que le supйrieur se rйjouirait et l’infйrieur craindrait ou souffrirait ;
comme cela se passe en celui qui espиre obtenir la santй par quelque mйdication
effrayante : car la mйdication elle-mкme, considйrйe comme salutaire par
la raison, produit la joie dans la volontй, mais amиne la crainte dans
l’appйtit infйrieur en raison de son caractиre effrayant.
11° Cet argument
vaut pour le cours ordinaire des choses. Mais il йtait particulier au Christ
qu’il n’y eыt pas de rejaillissement d’une puissance sur l’autre.
12° Le corps des
enfants ne fut pas rendu impassible dans la fournaise, mais par la puissance
divine il advint miraculeusement que des corps qui йtaient passibles ne soient
pas blessйs par le feu, comme il aurait pu se faire par la puissance divine que
ni l’вme du Christ ni le corps ne subissent rien. Mais on a dit pourquoi cela
ne se fit pas.
13° La conversion
d’une puissance vers une chose a lieu par un acte de cette puissance ; et
ainsi, la joie fut dans la raison supйrieure par une conversion а Dieu, vers
lequel elle йtait totalement tournйe ; tandis que la douleur fut dans la
raison supйrieure par l’inhйsion de celle-ci ou son adhйrence а l’essence de
l’вme comme а sa racine.
14° L’йtat de
voie est un йtat d’imperfection, alors que l’йtat de saisie est un йtat de
perfection. Le Christ fut donc dans l’йtat de voie dans la mesure oщ il portait
un corps passible, et de mкme pour l’вme ; mais il йtait dans l’йtat de
saisie, dans la mesure oщ il jouissait parfaitement de Dieu par l’acte de la raison
supйrieure. Et assurйment, cela pouvait exister dans le Christ, parce que le
rejaillissement mutuel йtait empкchй par la puissance divine, comme on l’a
dit ; et c’est aussi pour cette raison que la joie et la tristesse
pouvaient coexister en lui. Et si l’on dit que ces deux choses йtaient en lui
suivant les deux йtats, c’est parce qu’avoir les deux йtats et subir en mкme
temps la douleur et la joie procйdaient de la mкme cause.
15° Bien que
l’йtat de voie et celui de saisie soient quasiment contraires, cependant ils
pouvaient coexister dans le Christ, non sous le mкme aspect, mais а divers
points de vue. Car l’йtat de saisie йtait en lui en tant qu’il adhйrait а Dieu
par la fruition quant а la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie йtait
en lui en tant que, par une union naturelle, l’вme йtait unie au corps passible
et la raison supйrieure а l’вme elle-mкme : de sorte que l’йtat de saisie
relevait de l’acte de la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie relevait
du corps passible et de ce qui s’ensuit.
16° Il y eut
ceci de particulier dans le Christ, pour la raison dйjа йnoncйe, que, si fort
qu’une puissance tendоt vers son acte, l’autre n’йtait pas retirйe de son acte,
et jusqu’а un certain point n’йtait pas empкchйe. Et ainsi, la joie de la
raison supйrieure n’йtait empкchйe ni par la douleur qui йtait dans le sens par
l’acte du sens, ni par la douleur en tant qu’elle йtait dans la raison
supйrieure : car cette douleur n’йtait pas en elle par son acte, mais
l’atteignait en quelque faзon en tant qu’elle йtait fondйe dans l’essence de
l’вme.
17° De mкme que la
connaissance bienheureuse porte principalement sur l’essence divine, et
secondairement sur les choses qui sont connues dans l’essence divine, de mкme
l’amour et la joie des bienheureux portent principalement sur Dieu, et
secondairement sur les choses dont ils se rйjouissent а cause de Dieu. Et
ainsi, d’une certaine faзon, la douleur de la Passion pouvait кtre matйrielle
relativement а la joie de la fruition : en effet, cette joie portait principalement
sur Dieu, secondairement sur les choses qui йtaient agrйables а Dieu ; et
ainsi, elle portait sur la douleur, en tant qu’elle йtait acceptйe par Dieu,
йtant ordonnйe au salut du genre humain. Question
27 : [La grвce]
Introduction
Article 1 : La
grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ? Article 2 : La
grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ? Article 3 : Une
crйature peut-elle кtre cause de grвce ? Article 4 : Les
sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ? Article 5 : N’y
a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ? Article 6 : La
grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ? Article 7 : La
grвce est-elle dans les sacrements ?
Article 1 : La grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Selon saint
Augustin, de mкme que l’вme est la vie du corps, de mкme Dieu est la vie de
l’вme. Or l’вme est la vie du corps sans la mйdiation d’aucune autre forme. Il
en va donc de mкme pour Dieu et l’вme ; et ainsi, la vie donnйe par grвce
ne l’est pas par une forme crййe existant dans l’вme.
2° La grвce
sanctifiante, dont nous parlons, ne semble pas кtre autre chose que ce par quoi
l’homme est agrйable а Dieu. Or on dit que l’homme est agrйable а Dieu en ce
sens qu’il est agrйй par Dieu. Or « agrйй » se dit de quelqu’un
d’aprиs l’agrйment de Dieu, agrйment qui est assurйment en Dieu ; tout
comme quelqu’un est dit agrйable а l’homme, non d’aprиs quelque chose qui
serait dans l’agrйй, mais d’aprиs l’agrйment qui est dans celui qui agrйe. La
grвce ne pose donc rien dans l’homme, mais seulement en Dieu.
3° Nous
approchons plus de Dieu par l’кtre spirituel de la grвce que par l’кtre
naturel. Or Dieu a fait en nous l’кtre naturel sans la mйdiation d’aucune autre
cause, car il nous a crййs immйdiatement. Il fait donc aussi en nous l’кtre
spirituel sans la mйdiation de rien d’autre ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
4° La grвce est
une certaine santй de l’вme. Or la santй ne semble rien poser d’autre, en
l’homme sain, que les humeurs йgales elles-mкmes. La grвce non plus ne pose
donc pas de forme dans l’вme, mais prйsuppose des puissances de l’вme rendues
йgales par l’йgalitй de la justice.
5° La grвce ne
semble pas кtre autre chose qu’une certaine libйralitй : donner
gratuitement semble en effet кtre la mкme chose que donner libйralement. Or la
libйralitй n’est pas en celui qui reзoit, mais en celui qui donne. La grвce est
donc, elle aussi, en Dieu qui nous donne ses biens, non en nous.
6° Aucune
crйature n’est plus noble que l’вme du Christ. Or la grвce est plus noble, car
par elle l’вme du Christ est ennoblie. La grвce n’est donc pas quelque chose de
crйй dans l’вme.
7° La grвce
est а la volontй ce que la vйritй est а l’intelligence. Or il y a une seule
vйritй que toutes les intelligences saisissent, selon Anselme. Il y a donc une
seule grвce par laquelle toutes les volontйs sont perfectionnйes. Or nulle
chose crййe unique ne peut кtre en plusieurs. La grвce n’est donc pas quelque
chose de crйй.
8° Rien n’est
dans un genre s’il n’est composй. Or la grвce n’est pas composйe, mais elle est
une forme simple. Elle n’est donc pas dans un genre. Or toute chose crййe est
en quelque genre. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй.
9° Si la
grвce est quelque chose dans l’вme, elle ne semble кtre qu’un habitus. En
effet, trois choses sont dans l’вme, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de
l’Йthique : la puissance,
l’habitus et la passion. Or la grвce n’est pas une puissance, car alors elle
serait naturelle ; elle n’est pas non plus une passion, car alors elle
regarderait principalement la partie irrationnelle ; mais en outre elle
n’est pas un habitus, car l’habitus est une qualitй difficilement mobile,
suivant le Philosophe dans les Catйgories,
tandis que la grвce s’йloigne trиs facilement, puisque par un seul acte de
pйchй mortel. La grвce n’est donc pas quelque chose dans l’вme.
10° Selon saint
Augustin, rien de crйй ne vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu. Or la
grвce vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu, car notre вme est unie а
Dieu par la grвce. La grвce n’est donc rien de crйй.
11° L’homme est
plus noble et plus parfait que les autres crйatures. Or rien n’est ajoutй aux
autres crйatures, en plus de leurs principes naturels, pour qu’elles soient
agrййes par Dieu, et cependant elles sont approuvйes par Dieu, suivant ce
passage de Gen. 1, 31 : « Dieu vit toutes les choses qu’il
avait faites, et elles йtaient trиs bonnes. » Donc aux principes naturels de
l’homme non plus, rien n’est ajoutй qui le fasse dire agrйable а Dieu ; et
ainsi, la grвce n’est pas positivement quelque chose dans l’вme.
En sens contraire :
1° А propos de ce
passage du Psaume 103, 15 : « Vous lui donnez l’huile pour
qu’elle rйpande la joie sur son visage », la Glose dit : « La grвce est un certain йclat de l’вme, qui
attire un saint amour. » Or l’йclat est positivement quelque chose dans
l’вme, et quelque chose de crйй. Donc la grвce aussi.
2° On dit que
Dieu, par la grвce, est dans les saints d’une certaine faзon spйciale au-dessus
des autres crйatures. Or on ne dit que Dieu est d’une nouvelle faзon en
quelqu’un, qu’en raison d’un effet. La grвce est donc un effet de Dieu dans
l’вme.
3° Saint Jean
Damascиne dit que la grвce est une dйlectation de l’вme. Or la dйlectation est
quelque chose de crйй dans l’вme. Donc la grвce aussi.
4° Toute action a
lieu par quelque forme. Or l’action mйritoire a lieu par la grвce. La grвce est
donc une forme dans l’вme.
Rйponse :
Le nom de
« grвce » a deux acceptions usuelles. D’abord, il dйsigne une chose
qui est donnйe gratuitement, comme nous avons coutume de dire : « Je
te fais cette grвce. » Ensuite, il dйsigne l’agrйment par lequel quelqu’un
est agrйй d’autrui, comme nous disons : « Celui-ci a la grвce du
roi », parce qu’il est agrйable au roi. Et ces deux significations ont une
relation mutuelle : en effet, une chose n’est donnйe gratuitement que
parce que celui а qui elle est donnйe est agrйable en quelque faзon. Ainsi,
dans les choses de Dieu йgalement, nous parlons de deux grвces : l’une est
appelйe grвce gratuitement donnйe, tels les dons de prophйtie, de sagesse et
autres, et ce n’est pas sur elle que porte la prйsente question, car il est
avйrй qu’une telle grвce est quelque chose de crйй dans l’вme ; l’autre
est appelйe grвce sanctifiante [litt. qui rend agrйable], elle signifie que
l’homme est agrйable а Dieu, et c’est d’elle que nous parlons maintenant.
Et il est
manifeste que cette grвce pose quelque chose en Dieu : elle pose en effet
l’acte de la volontй divine agrйant tel homme ; mais avec cela, cette
grвce pose-t-elle quelque chose dans l’homme mкme qui est agrйй ? Cela fut
douteux pour certains : certains affirmaient qu’une telle grвce n’йtait
rien de crйй dans l’вme mais seulement en Dieu. Mais cela ne peut se
soutenir : car agrйer quelqu’un, ou l’aimer, ce qui est la mкme chose,
n’est pour Dieu rien d’autre que lui vouloir quelque bien. Or Dieu veut pour
toutes les crйatures le bien de la nature, et c’est pourquoi l’on dit qu’il
aime toutes choses : « Vous aimez tout ce qui est »
(Sag. 11, 25) ; et qu’il approuve toutes choses :
« Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites »
(Gen. 1, 31). Cependant ce n’est pas en raison d’un tel agrйment que
nous disons habituellement de quelqu’un qu’il a la grвce de Dieu, mais en tant
que Dieu veut pour lui un bien surnaturel, qui est la vie йternelle ;
ainsi en Is. 64, 4 : « L’њil n’a point vu, hors vous seul,
mon Dieu, ce que vous avez prйparй а ceux qui vous aiment. » C’est
pourquoi il est dit en Rom. 6, 23 : « le don gratuit de
Dieu, c’est la vie йternelle ». Mais Dieu ne veut pas ce bien pour
quelqu’un d’indigne. Or l’homme, par sa nature, n’est pas digne d’un si grand
bien, puisqu’il est surnaturel. Voilа pourquoi, par le fait mкme de poser
quelqu’un comme agrйable а Dieu relativement а ce bien, on pose qu’il est digne
d’un tel bien dйpassant ses principes naturels ; mais, bien sыr, cela ne
meut pas la volontй divine а ordonner l’homme а ce bien, c’est plutфt
l’inverse : du fait mкme que Dieu, par sa volontй, ordonne quelqu’un а la
vie йternelle, il lui octroie quelque chose qui le rende digne de la vie
йternelle. Et c’est ce qui est dit en Col. 1, 12 : « [Dieu]
qui, en nous йclairant de sa lumiиre, nous a rendus dignes d’avoir part au sort
et а l’hйritage des saints. » Et la raison en est que, de mкme que la
science de Dieu est cause des rйalitйs, et n’est pas causйe par elles comme
notre science, de mкme sa volontй est rйalisatrice du bien, et n’est pas causйe
par lui comme notre volontй.
Ainsi donc, on
dit que l’homme a la grвce de Dieu, non seulement parce qu’il est aimй de Dieu
pour la vie йternelle, mais aussi parce qu’il lui est donnй un don par lequel
il est digne de la vie йternelle, et ce don s’appelle la grвce sanctifiante.
Autrement, en effet, on pourrait dire de celui qui est dans le pйchй mortel
qu’il est dans la grвce, si la grвce impliquait seulement l’agrйment divin,
puisqu’il arrive qu’un pйcheur soit prйdestinй а avoir la vie йternelle. Ainsi
donc, la grвce sanctifiante peut кtre dite « gratuitement donnйe »,
mais l’inverse n’est pas vrai ; car tout don gratuitement donnй ne nous
rend pas dignes de la vie йternelle.
Rйponse aux objections :
1° L’вme est la
cause formelle de la vie corporelle ; aussi vivifie-t-elle le corps sans
la mйdiation d’aucune forme. Dieu, lui, vivifie l’вme non pas comme une cause
formelle mais comme une cause efficiente, et c’est pourquoi il y a une forme
intermйdiaire ; ainsi par exemple, le peintre rend le mur blanc de maniиre
efficiente, par l’intermйdiaire de la blancheur, tandis que la blancheur le
rend blanc sans l’intermйdiaire d’aucune forme, parce qu’elle rend blanc
formellement.
2° L’agrйment qui
est dans la volontй divine relativement au bien йternel, produit elle-mкme dans
l’homme agrйй une chose qui le rende digne d’obtenir ce bien ; ce qui n’a
pas lieu dans l’agrйment humain. Et par consйquent, la grвce sanctifiante est
quelque chose de crйй dans l’вme.
3° Par la
crйation, Dieu fait en nous l’кtre naturel sans l’intermйdiaire d’aucune cause
agente, mais nйanmoins par l’intermйdiaire de quelque cause formelle : en
effet, la forme naturelle est le principe de l’кtre naturel. Et semblablement,
Dieu fait en nous l’кtre spirituel gratuit sans la mйdiation d’aucun agent,
mais nйanmoins par la mйdiation d’une forme crййe, qui est la grвce.
4° La santй est
une certaine qualitй corporelle causйe par des humeurs йgales : en effet,
elle est posйe dans la premiиre espиce de qualitй ; et par consйquent,
l’argument raisonne а partir du faux.
5° Il s’ensuit de
la libйralitй mкme de Dieu, par laquelle il veut pour nous le bien йternel,
qu’il y a en nous une chose donnйe par lui et par laquelle nous sommes rendus
dignes de ce bien.
6° Dans l’absolu,
aucune crйature n’est plus noble que l’вme du Christ ; mais d’un certain
point de vue, tout accident de l’вme est plus noble que celle-ci, en tant qu’il
se rapporte а elle comme sa forme. Ou bien l’on peut dire que la grвce n’est
pas plus noble que l’вme du Christ en tant que chose crййe, mais en tant qu’elle
est une certaine ressemblance de la divine bontй, plus expresse que la
ressemblance naturelle qui est dans l’вme du Christ.
7° Une est la
vйritй premiиre incrййe, par laquelle cependant de nombreuses vйritйs, comme
des ressemblances de la vйritй premiиre, sont causйes dans les esprits crййs,
comme dit la Glose а propos de ce
passage du Psaume 11, 2 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes,
etc. » Semblablement, une est la bontй incrййe, qui, par la participation
de la grвce, a de nombreuses ressemblances dans les esprits crййs. Il faut
cependant savoir que la grвce ne se rapporte pas а la volontй de la mкme faзon
que la vйritй se rapporte а l’intelligence : car la vйritй se rapporte а
l’intelligence comme un objet, tandis que la grвce se rapporte а la volontй
comme une forme qui la dйtermine formellement. Or il arrive qu’il y ait un mкme
objet pour diffйrentes puissances, mais pas une mкme forme.
8° Tout ce qui
est dans le genre substance est composй par composition rйelle, йtant donnй que
ce qui est dans le prйdicament substance est subsistant dans son кtre, et qu’il
est nйcessaire que son кtre soit autre que lui-mкme : sinon il ne pourrait
pas diffйrer, quant а l’кtre, des choses avec lesquelles il a en commun la
notion de sa quidditй ; et cela est requis pour toutes les choses qui sont
directement dans le prйdicament ; voilа pourquoi tout ce qui est
directement dans le prйdicament substance est au moins composй d’кtre et de
quidditй. Il y a cependant dans le prйdicament substance, par rйduction, certaines
choses, comme les principes de la substance subsistante, en lesquelles la
composition susdite ne se rencontre pas ; en effet, elles ne subsistent
pas, aussi n’ont-elles pas d’кtre propre. Semblablement les accidents, parce
qu’ils ne subsistent pas, n’ont pas proprement un кtre ; mais le sujet est
tel par eux, et c’est pourquoi on les appelle proprement « appartenant а
l’йtant » plutфt que « йtants ». Pour qu’une chose soit dans un
prйdicament d’accident, il est donc requis non pas qu’elle soit composйe par composition
rйelle, mais seulement par composition de raison, en genre et diffйrence ;
et c’est une telle composition qui se trouve dans la grвce.
9°
Bien
que la grвce soit perdue par un seul acte de pйchй mortel, cependant elle n’est
pas facilement perdue ; car pour celui qui a la grвce, il n’est pas facile
d’exercer cet acte, а cause de l’inclination qu’il a vers le contraire ;
ainsi le Philosophe dit-il au cinquiиme livre de l’Йthique qu’il est difficile pour le juste de commettre des
injustices.
10° Rien ne vient
en intermйdiaire entre notre esprit et Dieu, ni а la faзon d’un efficient, car
il est immйdiatement crйй et justifiй par Dieu, ni а la faзon d’un d’objet
bйatifiant, car l’вme devient bienheureuse par la fruition mкme de Dieu.
Cependant quelque chose peut кtre un mйdium formel qui assimile l’вme а Dieu.
11° Les crйatures
irrationnelles ne sont agrййes par Dieu que relativement aux biens
naturels ; c’est pourquoi l’agrйment divin n’ajoute rien en eux а la
condition naturelle par laquelle ils sont proportionnйs а ce genre de biens.
L’homme, en revanche, est agrйй par Dieu relativement au bien surnaturel ;
voilа pourquoi est requise une chose surajoutйe aux principes naturels, et par
laquelle il soit proportionnй а ce bien. Article 2 : La grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La grвce
sanctifiante est en nous ce don de Dieu grвce auquel nous lui sommes agrйables.
Or cela se rйalise par la charitй ; Prov. 8, 17 :
« J’aime ceux qui m’aiment. » La grвce sanctifiante est donc la mкme
chose que la charitй.
2° Saint Augustin
dit que ce bienfait de Dieu qui devance et prйpare la volontй de l’homme, est
la foi ; non cependant la foi informe, mais formйe, celle qui se rйalise
par la charitй. Puis donc que ce bienfait est la grвce sanctifiante, il semble
que la charitй soit la grвce elle-mкme.
3° Si le
Saint-Esprit est envoyй invisiblement vers quelqu’un, c’est pour l’habiter.
C’est donc suivant le mкme don qu’il est envoyй et qu’il habite. Or on dit qu’il
est envoyй suivant le don de charitй, comme le Fils l’est suivant le don de
sagesse, а cause de la ressemblance de ces dons avec les Personnes ; on
dit aussi que l’Esprit Saint habite l’вme par la grвce ; la grвce est donc
la mкme chose que la charitй.
4° La grвce est
ce don par lequel nous sommes rendus dignes d’avoir la vie йternelle. Or c’est
par la charitй que l’on est rendu digne de la vie йternelle, comme on le voit
clairement en Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimй de
mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-mкme а
lui » ; et la vie йternelle consiste dans cette manifestation. La
charitй est donc la mкme chose que la grвce.
5° On peut
considйrer que deux choses entrent dans la notion de charitй : que
l’homme, par elle, soit cher а Dieu, et que l’homme, par elle, regarde Dieu
comme cher. Or, que l’homme soit cher а Dieu, entre en premier dans la notion
de charitй, et qu’il regarde Dieu comme cher, vient en second, comme cela est
clair en 1 Jn 4, 10 : « Ce n’est pas nous qui avons
aimй Dieu, mais c’est lui qui nous a aimйs le premier. » Or la notion de
grвce consiste en ce que l’on soit, par elle, habituellement agrйable а Dieu.
Puis donc qu’кtre cher а Dieu est la mкme chose qu’кtre agrйable а Dieu, il
semble que la grвce soit la mкme chose que la charitй.
6° Saint Augustin
dit que « la charitй est le seul don qui distingue les fils du royaume des
fils de la perdition » ; car les autres dons sont communs aux bons et
aux mauvais. Or la grвce sanctifiante distingue les fils de la perdition des
fils du royaume, et elle n’existe que dans les bons. Elle est donc la mкme
chose que la charitй.
7° La grвce
sanctifiante, йtant un certain accident, ne peut кtre que dans le genre
qualitй, et seulement dans la premiиre espиce, qui est l’habitus ou la
disposition ; et puisqu’elle n’est pas une science, elle ne semble pas
кtre autre chose qu’une vertu ; et aucune vertu ne peut кtre appelйe
grвce, que la charitй, qui est la forme des vertus. La grвce est donc la
charitй.
En sens contraire :
1° Rien ne se
devance soi-mкme. Or la grвce devance la charitй, comme dit saint Augustin au
deuxiиme livre sur la Prйdestination des
saints. La grвce n’est donc pas la mкme chose que la charitй.
2°
Rom. 5, 5 : « La charitй de Dieu a йtй rйpandue dans nos
cњurs par le Saint-Esprit qui nous a йtй donnй. » Le don du Saint-Esprit
prйcиde donc la charitй comme la cause prйcиde l’effet. Or l’Esprit Saint est
donnй suivant l’un de ses dons. Il y a donc en nous un don qui prйcиde la
charitй ; et ce ne semble pas кtre autre chose que la grвce. La grвce est
donc autre chose que la charitй.
3° La grвce est
toujours en son acte, car elle rend toujours l’homme agrйable ; tandis que
la charitй n’est pas toujours en son acte, car celui qui a la charitй n’aime
pas toujours actuellement. La charitй n’est donc pas la grвce.
4° La charitй est
un certain amour. Or c’est par l’amour que nous sommes aimants. C’est donc
proprement par la charitй que nous sommes aimants. Or nous ne sommes pas
agrйables а Dieu parce que nous sommes aimants, mais c’est plutфt le
contraire ; car nos actes ne sont pas la cause de la grвce, mais c’est
l’inverse. La grвce, par laquelle nous sommes agrйables а Dieu, est donc autre
chose que la charitй.
5° Ce qui est
commun а plusieurs, n’est pas en l’un d’eux а cause d’une chose qui lui soit
propre. Or produire un acte mйritoire est commun а toute vertu. Cela ne
convient donc а aucune en ce qu’elle a de propre ; а la charitй non plus,
par consйquent. Cela lui convient donc sous un rapport commun а elle et aux
autres vertus. Or l’acte mйritoire a lieu par la grвce. La grвce implique donc
quelque chose de commun а la charitй et aux autres vertus. Mais pas commun par
prйdication, semble-t-il, car dans ce cas, il y aurait autant de grвces qu’il y
a de vertus. Cette chose est donc commune а la faзon d’une cause ; et
ainsi, la grвce est, par essence, autre que la charitй.
6° La charitй
perfectionne l’вme relativement а l’objet aimable. Or la grвce n’implique pas
de rapport а un objet — puisqu’elle n’implique pas non plus de rapport а un
acte — mais а un certain кtre, а savoir, кtre agrйable а Dieu. La grвce n’est
donc pas la charitй.
Rйponse :
Certains disent
que la grвce, par essence, est identique а la vertu quant а la rйalitй, mais
qu’elle en diffиre quant а la notion, si bien que l’on parle de vertu en ce
sens qu’elle perfectionne l’acte, mais de grвce en ce sens qu’elle rend l’homme
et son acte agrйables а Dieu ; et parmi les vertus, la charitй surtout est
grвce, selon eux. D’autres disent au contraire que la charitй et la grвce
diffиrent par essence, et qu’aucune vertu n’est grвce par essence ; et
cette opinion semble plus raisonnable.
En effet, les
fins des diverses natures йtant diffйrentes, trois choses sont prйsupposйes
pour obtenir quelque fin dans les rйalitйs naturelles : une nature
proportionnйe а cette fin, une inclination vers cette fin, qui est la fin de
l’appйtit naturel, et un mouvement vers la fin ; ainsi par exemple, il est
clair qu’il y a dans la terre une certaine nature par laquelle il lui convient
d’кtre au centre ; et de cette nature s’ensuit une inclination vers le
lieu central, qui lui fait rechercher naturellement un tel lieu, puisque c’est
par violence qu’elle est tenue йloignйe de ce lieu ; et c’est pourquoi, en
l’absence d’empкchement, elle se meut toujours vers le bas. Quant а l’homme,
par sa nature, il est proportionnй а une certaine fin, dont il a un appйtit
naturel ; et il peut agir par ses puissances naturelles pour obtenir cette
fin ; cette fin est une contemplation des rйalitйs divines telle qu’elle
est possible а l’homme suivant le pouvoir de la nature, et c’est en elle que
les philosophes ont placй la fйlicitй derniиre de l’homme.
Mais il est une
fin а laquelle l’homme est prйparй par Dieu et qui dйpasse la proportion de la
nature humaine, а savoir la vie йternelle, qui consiste dans la vision de Dieu
dans son essence, vision qui excиde la proportion de n’importe quelle nature
crййe, йtant connaturelle а Dieu seul. Il est donc nйcessaire que quelque chose
soit donnй а l’homme, non seulement par quoi il opиre en vue de la fin, ou par
quoi son appйtit soit inclinй vers cette fin, mais aussi par quoi la nature
mкme de l’homme soit йlevйe а une certaine dignitй en vertu de laquelle une
telle fin lui soit appropriйe : et c’est pour cela que la grвce est
donnйe ; alors que, pour incliner la volontй vers cette fin, c’est la
charitй qui est donnйe, et pour exйcuter les њuvres par lesquelles on acquiert
la fin susdite, les autres vertus sont donnйes.
Voilа pourquoi,
de mкme que, dans les rйalitйs naturelles, la nature elle-mкme est autre chose
que l’inclination de la nature et que son mouvement ou son opйration, de mкme
aussi dans les rйalitйs gratuites la grвce est autre chose que la charitй et
que les autres vertus. Et que cette comparaison soit correctement conзue, c’est
ce que montre clairement Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, oщ il dit que l’on ne peut avoir une opйration
spirituelle que si l’on reзoit d’abord l’кtre spirituel, de mкme que l’on ne
peut pas non plus avoir l’opйration d’une nature sans avoir d’abord l’кtre dans
cette nature.
Rйponse aux objections :
1° Dieu aime ceux
qui l’aiment, non cependant en sorte que l’amour de ceux qui l’aiment soit la
raison pour laquelle il aime lui-mкme, mais c’est plutфt l’inverse.
2° Il est dit que
la foi est une grвce prйvenante, en tant que dans le mouvement de la foi
apparaоt en premier l’effet de la grвce prйvenante.
3° Toute la
Trinitй habite en nous par la grвce, mais l’inhabitation peut кtre appropriйe spйcialement
а une Personne suivant un autre don spйcial qui a une ressemblance avec la
Personne elle-mкme, et en raison duquel on dit que la Personne est envoyйe.
4° La charitй ne
suffirait pas pour mйriter le bien йternel, si l’on ne prйsupposait l’idonйitй
de celui qui mйrite, et qui a lieu par la grвce ; autrement, en effet,
notre amour ne serait pas vraiment digne d’une telle rйcompense.
5° Il n’est pas
aberrant qu’une chose soit premiиre quant а la rйalitй, et cependant seconde
dans la notion de quelque nom ; ainsi, la cause de la santй est dans le
sujet de la santй avant la santй elle-mкme, et cependant le terme de
« sain » signifie celui qui a la santй avant de signifier la cause de
la santй. Semblablement, bien que l’amour dont Dieu nous aime soit antйrieur а
l’amour dont nous l’aimons, cependant il entre d’abord dans la notion de la
charitй qu’elle nous rende Dieu cher, et ensuite qu’elle nous rende chers а
Dieu ; en effet, le premier appartient а l’amour en tant qu’amour, mais
non le second.
6° Que seule la
charitй distingue les fils de la perdition des fils du royaume, cela lui
convient parce qu’elle ne peut pas кtre informe, comme les autres vertus ;
cela n’exclut donc pas la grвce, par laquelle la charitй elle-mкme est formйe.
7° La grвce est
dans la premiиre espиce de qualitй, bien qu’elle ne puisse pas кtre appelйe
proprement habitus, car elle n’est pas immйdiatement ordonnйe а l’acte mais а
un certain кtre spirituel qu’elle produit dans l’вme, et elle est comme une
disposition qui est relative а la gloire, qui est la grвce consommйe.
Cependant, on ne trouve rien de semblable а la grвce dans les accidents de
l’вme que les philosophes ont connus, car les philosophes n’ont connu que les
accidents de l’вme qui sont ordonnйs aux actes proportionnйs а la nature
humaine.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments, bien que certains d’entre eux ne concluent pas
rigoureusement. Article 3 : Une crйature peut-elle кtre cause de grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° En
Jn 20, 23, le Seigneur dit а ses disciples : « Les pйchйs seront
remis а ceux а qui vous les remettrez. » Cela montre clairement que les
hommes peuvent remettre les pйchйs. Or les pйchйs ne sont remis que par grвce.
Les hommes peuvent donc confйrer la grвce.
2° Denys dit au
treiziиme chapitre de la Hiйrarchie
cйleste que, de mкme que les corps plus proches du soleil reзoivent de lui
la lumiиre et la diffusent sur les autres corps, de mкme les substances qui
approchent Dieu reзoivent plus pleinement sa lumiиre et la transmettent aux
autres. Or la lumiиre divine est la grвce. Certaines crйatures qui reзoivent
plus pleinement la grвce peuvent donc la transmettre aux autres.
3° Le bien, selon
Denys, est diffusif de soi. Ce qui a plus de bien a donc plus de diffusion. Or
les formes spirituelles ont plus de bien que les corporelles, йtant plus
proches du souverain bien. Puis donc que les formes corporelles qui sont dans
des crйatures sont le principe de leur propre communication dans la ressemblance
de l’espиce, а bien plus forte raison celui qui a la grвce pourra-t-il causer
la grвce en autrui.
4° De mкme que la
volontй est perfectionnйe par la lumiиre divine de la grвce, de mкme
l’intelligence est perfectionnйe par la lumiиre de la vйritй. Or une crйature
peut procurer а une autre la lumiиre de l’intelligence : cela ressort de
ce que, suivant Denys, les anges supйrieurs illuminent les infйrieurs ; et
cette illumination est mкme, selon lui, « une assomption de la science
divine ». La crйature rationnelle peut donc procurer la grвce aux autres.
5° Le Christ est
notre tкte, dans sa nature humaine. Or il appartient а la tкte de diffuser vers
les membres les sens et les mouvements. Le Christ, dans sa nature humaine,
rйpand donc les sens et les mouvements spirituels — par lesquels il faut
entendre les grвces, suivant saint Augustin — vers les membres du Corps
mystique.
6° [Le rйpondant] disait que le Christ,
dans sa nature humaine, rйpand la grвce sur les hommes par ministиre. En sens contraire : le Christ, au-dessus de tous
les autres, est lui seul la tкte de l’Йglise. Or il convient aux autres
ministres de l’Йglise d’agir par mode de ministиre pour la collation de la
grвce. Il ne suffit donc pas, pour accomplir la notion de tкte, qu’il rйpande
la grвce par mode de ministиre.
7° La mort
et la Rйsurrection du Christ lui conviennent dans sa nature humaine. Or, comme
dit la Glose а propos de ce passage
du Psaume 29, 6 : « les pleurs se rйpandront le
soir », la Rйsurrection du Christ est la cause de la rйsurrection de l’вme
dans le prйsent et du corps dans le futur ; et la rйsurrection de l’вme
dans le prйsent a lieu par la grвce ; le Christ est donc cause de la grвce
dans sa nature humaine.
8° La forme
substantielle, qui donne l’кtre et la vie, est plus noble que n’importe quelle
forme accidentelle. Or quelque agent crйй a pouvoir sur la forme substantielle
qui donne l’кtre et la vie, а savoir la forme vйgйtative et sensitive. Donc а
bien plus forte raison a-t-il pouvoir sur la forme accidentelle, qui est la grвce.
9° [Le rйpondant] disait que, si la
crйature ne peut causer la grвce, c’est parce que, n’йtant pas tirйe de la
puissance de la matiиre, la grвce n’advient que par crйation ; or crййr
est propre а la puissance infinie, а cause de la distance infinie entre l’йtant
et le nйant ; et ainsi, cela ne peut convenir а aucune crйature. En sens contraire : il est impossible de
franchir les infinis. Or il advient que soit franchie la distance qui est entre
l’йtant et le nйant, car la crйature tomberait par elle-mкme dans le nйant, si
elle n’йtait tenue par la main du Crйateur, suivant saint Grйgoire. Il n’y a
donc pas une distance infinie entre l’йtant et le nйant.
10° Pouvoir crййr
la grвce implique une puissance infinie non pas au plein sens du terme, mais seulement
d’un certain point de vue ; cela ressort clairement de ce que, si nous
disions que Dieu ne peut rien faire d’autre que la grвce, nous ne dirions pas
qu’il a une puissance infinie au plein sens du terme. Or il n’est pas aberrant
que soit confйrйe а une crйature une puissance infinie d’un certain point de
vue, car la grвce elle-mкme a d’une certaine faзon une puissance infinie, en
tant qu’elle unit au bien infini. Rien n’empкche donc que la crйature ait la
puissance de causer la grвce.
11° Il appartient
а la gloire d’un roi qu’il ait а son service des soldats puissants et
valeureux. Il appartient donc а la gloire de Dieu que ceux qui lui sont soumis
soient d’un grand pouvoir. La supposition qu’un saint puisse confйrer la grвce
n’est donc en rien prйjudiciable а la gloire divine.
12° Il est dit en
Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en
Jйsus-Christ ». Or, comme il est dit en Rom. 10, 17, « la
foi vient de ce qu’on entend, et l’on entend parce que la parole du Christ a
йtй prкchйe ». Puis donc que la parole du Christ vient du prйdicateur, il
semble que la grвce, ou la justice, vienne du prйdicateur de la foi.
13° Chacun peut
donner а autrui ce qui est sien. Or la grвce, ou le Saint-Esprit, appartient а
quelque homme, car elle lui est donnйe. Quelqu’un peut donc donner la grвce ou
le Saint-Esprit а autrui.
14° Personne
ne doit rendre compte de ce qui n’est pas en son pouvoir. Or les prйlats de
l’Йglise doivent rendre compte des вmes de leurs subordonnйs ;
Hйbr. 13, 7 : « Ce sont eux qui veillent pour le bien de
vos вmes comme devant en rendre compte. » Les вmes des subordonnйs sont
donc au pouvoir des prйlats, en sorte qu’ils peuvent les justifier par la
grвce.
15° Les ministres
de Dieu sont plus agrйables а Dieu que les ministres d’un roi temporel ne sont
agrйables а ce roi. Or les ministres du roi peuvent procurer а quelqu’un la
grвce du roi. Les ministres de Dieu peuvent donc procurer la grвce.
16° Tout ce qui
est cause de la cause, est cause de l’effet. Or le prкtre est cause de
l’imposition des mains, qui est cause de ce que le Saint-Esprit soit
donnй ; Act. 8, 17 : « Ils leur imposaient les mains,
et ils recevaient le Saint-Esprit. » Le prкtre est donc cause de la grвce,
en laquelle le Saint-Esprit est donnй.
17° Toute
puissance communicable а la crйature lui a йtй communiquйe, car si Dieu a pu et
n’a pas voulu communiquer, c’est qu’il йtait jaloux ; ainsi saint Augustin
argumente-t-il pour prouver l’йgalitй du Fils. Or le pouvoir de confйrer la
grвce fut communicable а la crйature, comme dit le Maоtre au quatriиme livre,
dist. 5. Le pouvoir de confйrer la grвce a donc йtй communiquй а quelque
crйature.
18° Selon Denys,
la loi de la divinitй est que, par les кtres de rang moyen, les derniers soit
ramenйs а Dieu. Or le retour de la crйature rationnelle vers Dieu a lieu
surtout par la grвce. C’est donc par les crйatures rationnelles supйrieures que
les infйrieures obtiennent la grвce.
19° Chasser le
principal est plus que chasser l’accessoire. Or aux hommes a йtй donnй le
pouvoir d’expulser les dйmons, qui sont pour nous la cause de la mйchancetй,
comme cela est clair en Lc 10, 17 et en Mt 10, 8. Aux
hommes a donc йtй donnй le pouvoir de chasser les pйchйs, et ainsi, de confйrer
la grвce.
20° [Le rйpondant] disait qu’il fait cela
par ministиre. En sens contraire : Le
prкtre du nouveau Testament est supйrieur au prкtre de la loi ancienne. Or le
prкtre de la loi ancienne agit par mode de ministиre. Le prкtre du nouveau
Testament a donc quelque chose de plus que le ministиre.
21° L’вme vit
de la vie de nature et de la vie de la grвce. Or elle communique la vie de
nature а autre chose : le corps. Elle peut donc aussi communiquer а autrui
la vie de la grвce.
22° La faute et la
grвce sont contraires. Or l’вme peut кtre pour elle-mкme cause de faute. Elle
peut donc кtre pour elle-mкme cause de grвce.
23° L’homme est
appelй microcosme, en tant qu’il porte en soi une ressemblance du macrocosme.
Or, dans le macrocosme, quelque effet spirituel, а savoir l’вme sensitive et
vйgйtative, vient d’une crйature. Donc dans le microcosme aussi, c’est-а-dire
dans l’homme, l’effet spirituel qu’est la grвce vient d’une crйature.
24° Selon le
Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique,
chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut faire une autre chose semblable а elle ;
et il parle de la perfection de la nature. Or la perfection de la grвce est
plus grande que celle de la nature. Un homme ayant la perfection de la grвce
peut donc йtablir autrui en la grвce.
25° L’action de la
forme est attribuйe а ce qui a la forme ; par exemple chauffer, qui est
l’acte de la chaleur, est attribuй au feu. Or justifier est l’acte de la
justice. On doit donc l’attribuer au juste. Or la justification n’a lieu que
par la grвce. Le juste peut donc, lui aussi, donner la grвce.
En sens contraire :
1° Saint Augustin
dit au quinziиme livre sur la Trinitй
que les hommes saints ne peuvent pas donner le Saint-Esprit. Or dans le don de
la grвce, l’Esprit Saint est donnй. L’homme saint ne peut donc pas donner la
grвce.
2° Si l’homme
ayant la grвce peut donner la grвce а autrui, ce n’est pas en la crйant en lui
а partir de rien, car crйer n’appartient qu’а Dieu ; ni non plus en
donnant gйnйreusement quelque chose de la grвce qu’il a lui-mкme, car alors sa
grвce diminuerait, et il serait moins agrйable а Dieu parce qu’il fait une
њuvre agrйable а Dieu, ce qui est aberrant. L’homme ne peut donc en aucune
faзon donner la grвce а autrui.
3° Anselme prouve
en son livre Pourquoi un Dieu-homme
que la rйparation du genre humain ne pouvait se faire par un ange, car alors
l’homme serait dйbiteur de son salut а un ange, et ne pourrait aucunement
parvenir а l’йgalitй avec l’ange. Or le salut de l’homme se rйalise par la
grвce. Le mкme inconvйnient s’ensuivrait donc, si l’ange donnait la grвce а
l’homme. Et bien moins encore l’homme donne-t-il la grвce а l’homme. Aucune
crйature ne peut donc donner la grвce.
4° Selon saint
Augustin, il est plus grand de justifier un impie que de crйer le ciel et la
terre. Or c’est par la grвce que l’impie est justifiй. Puis donc qu’aucune
crйature ne peut crйer le ciel et la terre, aucune ne pourra non plus confйrer
la grвce.
5° Toute action a
lieu par une union entre l’agent et le patient. Or aucune crйature ne pйnиtre
dans l’esprit, en lequel est la grвce. Aucune crйature ne peut donc confйrer la
grвce.
Rйponse :
Il faut
accorder sans rйserve qu’aucune crйature ne peut crйer la grвce par mode
d’efficience, bien qu’une crйature puisse exercer un ministиre ordonnй а la
rйception de la grвce. Et il y a trois raisons а cela.
La premiиre se
prend de la condition de la grвce elle-mкme. En effet, comme on l’a dit, la
grвce est une certaine perfection qui йlиve l’вme а un certain кtre
surnaturel ; or aucun effet surnaturel ne peut venir d’une crйature, pour
deux raisons. D’abord, parce que promouvoir une rйalitй au-delа de son йtat de
nature n’appartient qu’а celui qui a le privilиge de fixer et de limiter les
degrйs de la nature ; or il est assurй que cela est le propre de Dieu
seul. Ensuite, parce qu’une vertu crййe n’agit que si l’on prйsuppose la
puissance de la matiиre, ou de quelque chose qui en tienne lieu. Or la
puissance naturelle de la crйature ne s’йtend pas au-delа des perfections
naturelles ; par consйquent, une crйature ne peut effectuer aucune
opйration surnaturelle. Et de lа vient que les miracles ne se produisent que
par l’action de la puissance divine, bien qu’une crйature coopиre а
l’accomplissement du miracle, que ce soit en priant ou bien en exerзant un
ministиre en quelque autre faзon. Et pour cette raison, aucune crйature ne peut
causer la grвce par mode d’efficience.
La deuxiиme
raison se prend de l’opйration de la grвce. Car par la grвce, la volontй de
l’homme est changйe : en effet, c’est elle qui prйpare la volontй de
l’homme а vouloir le bien, suivant saint Augustin. Or changer la volontй est
propre а Dieu seul, bien que l’on puisse en quelque faзon changer
l’intelligence d’autrui. Et la raison en est la suivante : puisque les
principes d’un acte sont la puissance et l’objet, l’acte d’une puissance peut
кtre changй de deux faзons. D’abord du cфtй de la puissance, lorsque quelqu’un
opиre dans la puissance elle-mкme ; ce qui n’appartient qu’а Dieu pour les
puissances qui ne sont pas liйes а des organes, c’est-а-dire l’intelligence et
la volontй ; car dans les autres puissances, un autre peut agir en quelque
faзon par accident, en tant qu’il a une action sur les organes. Ensuite du cфtй
de l’objet, c’est-а-dire en employant un objet qui meuve la puissance. Or
l’objet ne meut pas la volontй par nйcessitй, sauf ce qui est naturellement
voulu, comme la bйatitude ou quelque chose de ce genre, qui est proposй а la
volontй par Dieu seul. Quant aux autres objets, ils ne meuvent pas la volontй
par nйcessitй. Mais les premiers principes connus naturellement meuvent l’intelligence
par nйcessitй, et non seulement eux mais aussi les conclusions qui ne sont pas
connues naturellement, а cause de leur relation nйcessaire aux principes ;
а savoir que cette relation nйcessaire ne se trouve pas entre la volontй des
autres biens et le bien dйsirй naturellement, puisque l’on peut parvenir de
multiples faзons, du moins le croit-on, а ce bien dйsirй naturellement. Une
crйature peut donc suffisamment mouvoir l’intelligence du cфtй de l’objet, mais
non la volontй. Et du cфtй de la puissance, ni l’intelligence ni la volontй.
Donc, parce que nulle crйature ne peut changer la volontй, aucune crйature ne
pourra non plus confйrer la grвce, par laquelle la volontй est changйe.
La troisiиme
raison se prend de la fin de la grвce elle-mкme. En effet, la fin est
proportionnйe au principe agent, йtant donnй que la fin et le principe de tout
l’univers sont une seule chose. Voilа pourquoi, de mкme que la premiиre action
par laquelle les rйalitйs sont produites а l’existence, c’est-а-dire la
crйation, vient de Dieu seul, qui est le principe premier et la fin ultime des
crйatures, de mкme la collation de la grвce, par laquelle l’esprit rationnel
est immйdiatement uni а la fin ultime, vient de Dieu seul.
Rйponse aux objections :
1° Seul Dieu
remet les pйchйs activement, comme on le voit clairement en
Is. 43, 25 : « C’est moi-mкme qui efface vos iniquitйs pour
l’amour de moi » ; quant aux hommes, on dit qu’ils les remettent par
ministиre.
2° Denys parle de
la diffusion de la lumiиre divine par mode d’enseignement ; de la sorte,
en effet, les anges infйrieurs sont йclairйs par les supйrieurs, et c’est ce
qu’il veut dire ici.
3° Ce n’est pas
parce que la grвce manque de bontй que celui qui l’a ne peut pas la rйpandre
sur autrui, mais c’est а cause de son excellence et en mкme temps а cause de
l’imperfection de celui qui l’a : car elle-mкme transcende l’йtat de la
nature crййe, et celui qui l’a n’y participe pas de maniиre assez parfaite pour
pouvoir la communiquer.
4° Il n’en va pas
de mкme de la volontй et de l’intelligence, pour la raison susmentionnйe.
5° Le Christ, en
tant que Dieu, infuse la grвce par mode d’efficience ; en tant qu’homme,
par ministиre ; c’est pourquoi il est dit en Rom. 15, 8 :
« J’affirme, en effet, que le Christ a йtй ministre des circoncis, pour
montrer la fidйlitй de Dieu et accomplir les promesses faites а leurs
pиres. »
6° Le Christ,
dans sa nature humaine, est appelй tкte de l’Йglise au regard des autres
ministres, parce qu’il a eu un plus haut ministиre que tous les autres, en tant
que c’est par la foi en lui que nous sommes sanctifiйs, par l’invocation de son
nom que nous sommes imprйgnйs des sacrements, et par la vertu de sa Passion que
toute la nature humaine est purifiйe du pйchй de notre premier pиre ; et
il y a de nombreuses autres choses de ce genre qui conviennent au Christ en
particulier.
7° Comme dit
saint Jean Damascиne au troisiиme livre, l’humanitй du Christ fut elle-mкme
comme un certain instrument de la divinitй ; voilа pourquoi ce qui
appartient а l’humanitй, comme la Rйsurrection, la Passion, etc., se rapporte
de faзon quasi instrumentale а l’effet de la divinitй. Ainsi donc, la
Rйsurrection du Christ ne cause pas en nous la rйsurrection spirituelle comme
une cause agissant principalement, mais comme une cause instrumentale. Ou bien
l’on peut dire qu’elle est la cause de notre rйsurrection spirituelle en tant
que nous sommes bйatifiйs par la foi en lui. Ou bien encore, qu’elle est la
cause exemplaire de la rйsurrection spirituelle, en tant qu’il y a dans la Rйsurrection
du Christ elle-mкme une certaine ressemblance de notre rйsurrection
spirituelle.
8° L’вme
sensitive et l’вme vйgйtative, comme aussi les autres formes naturelles,
n’excиdent pas l’йtat de nature crййe ; voilа pourquoi l’agent naturel, si
l’on prйsuppose la puissance qui est dans la nature relativement а de telles
formes, a en quelque faзon pouvoir sur leur production ; mais il n’en va
pas de mкme pour la grвce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
9° L’argumentation
[du rйpondant] n’est pas tout а fait suffisante. Car кtre crйй appartient
proprement а la rйalitй subsistante, а laquelle appartiennent proprement l’кtre
et le devenir ; mais les formes non subsistantes, soit substantielles soit
accidentelles, ne sont pas proprement crййes, mais concrййes, de mкme qu’elles
n’ont pas l’кtre par soi, mais dans autre chose ; et bien qu’elles n’aient
pas de matiиre ex qua, qui soit une
partie d’elles, elles ont cependant une matiиre in qua, dont elles dйpendent, et par la mutation de laquelle elles
sont produites en l’кtre ; en sorte que leur devenir est proprement la
transmutation de leurs sujets ; par consйquent, а cause de la matiиre in qua, elles ne sont pas proprement
crййes. Mais il en va autrement de l’вme rationnelle, qui est une forme
subsistante ; aussi кtre crййe lui convient-il proprement.
Cependant, si
l’on suppose cette argumentation, il faut rйsoudre l’objection en disant
qu’elle conclut faux et faussement. En effet, il faut lui opposer que la
distance entre deux choses peut se comporter de trois faзons. D’abord, elle
peut кtre infinie des deux cфtйs ; par exemple, si l’une avait une
blancheur infinie, et l’autre une noirceur infinie. Et c’est de cette faзon
qu’il y a une infinie distance entre l’кtre divin et le non-кtre absolu. Ensuite,
elle peut кtre finie des deux cфtйs ; comme si l’une a une blancheur finie
et l’autre une noirceur finie. Et c’est ainsi que l’кtre crйй est distant du
non-кtre relatif. Enfin, elle peut кtre finie d’un cфtй et infinie de
l’autre ; comme si l’une avait une blancheur finie et l’autre une noirceur
infinie. Et telle est la distance entre l’кtre crйй et le non-кtre
absolu ; car l’кtre crйй est fini, mais le non-кtre absolu est infini, en
tant qu’il excиde tout manque imaginable. Cette distance peut donc кtre franchie
du cфtй oщ elle est finie, en tant que l’кtre fini lui-mкme est soit acquis
soit perdu ; mais non du cфtй oщ elle est infinie.
10° Pouvoir causer
la grвce relиve d’une puissance infinie au pein sens du terme, en tant que
c’est le propre de la puissance qui institue la nature, et cette puissance est
infinie ; aussi ces deux choses sont-elles incompatibles : pouvoir
donner la grвce et ne pas pouvoir faire d’autres choses.
11° Il appartient
а la gloire du roi que ses soldats aient une puissance de telle nature et de
telle grandeur qu’elle ne les soustraie pas а la soumission au roi, et non une
puissance qui les retirerait de sa sujйtion. Or, par la puissance de confйrer
la grвce, la crйature serait йgalйe а Dieu, puisqu’elle aurait une puissance
infinie. Ce serait donc une dйrogation а la gloire divine, si une crйature
avait une telle puissance.
12° Ce qu’on
entend n’est pas la cause suffisante de la foi ; et la preuve en est que
beaucoup entendent et ne croient pas. Mais la cause de la foi est Celui qui
fait assentir le croyant aux choses qui sont dites. Or il n’est pas poussй а
assentir par quelque nйcessitй de la raison, mais par la volontй ; voilа
pourquoi l’homme qui annonce extйrieurement ne cause pas la foi, mais c’est
Dieu qui la cause, lui qui seul peut changer la volontй. Et il cause la foi
chez le croyant en inclinant la volontй et en йclairant l’intelligence par la
lumiиre de foi, afin qu’il ne s’oppose pas aux choses qui sont proposйes par le
prйdicateur. Le prйdicateur, lui, se comporte comme quelqu’un qui dispose
extйrieurement а la foi.
13° Ce qui est
mien comme ma possession, je peux le donner а autrui, mais non ce qui est mien
comme une forme inhйrente : en effet, je ne peux pas donner а autrui ma
couleur ou ma quantitй. Or c’est ainsi que la grвce appartient а l’homme, et
non de la premiиre faзon.
14° Bien que
le prйlat ne puisse pas donner la grвce а un subordonnй, il peut cependant, en
avertissant ou en corrigeant, coopйrer а ce que la grвce soit donnйe а
quelqu’un, ou а ce que, une fois donnйe, elle ne soit pas perdue ; et
c’est sous ce rapport qu’il est tenu de rendre compte des вmes de ses
subordonnйs.
15° Les ministres
du roi temporel ne procurent а quelqu’un la grвce du roi que par mode
d’intercession. Et par consйquent, les ministres de Dieu peuvent procurer а un
pйcheur la grвce divine en l’obtenant par des priиres, mais non en la causant
de maniиre efficiente.
16° L’imposition
de la main ne cause pas la venue de l’Esprit Saint, mais celui-ci survient en
mкme temps que l’imposition de la main. C’est pourquoi, dans le texte, il n’est
pas dit que les apфtres en imposant les mains donnaient le Saint-Esprit, mais
qu’ils imposaient les mains et que les fidиles recevaient le Saint-Esprit.
Cependant, si l’on dit que l’imposition des mains est en quelque faзon la cause
de la rйception de l’Esprit Saint, comme les sacrements sont la cause de la
grвce, ainsi qu’on le dira plus loin, alors l’imposition de la main n’aura pas
cet effet en tant qu’elle vient de l’homme, mais par institution divine.
17° L’opinion du
Maоtre, ici, а savoir que le pouvoir de crйer et de justifier puisse кtre
confйrй а la crйature, n’est pas soutenue communйment ; encore que le
Maоtre ne dise pas qu’а la crйature puisse кtre confйrй le pouvoir de justifier
par autoritй, mais seulement par ministиre. Et cependant, s’il est communicable
а la crйature, il ne s’ensuit pas qu’il soit communiquй. En effet, quand on dit
que tout ce qui est communicable а la crйature lui est communiquй, il faut
l’entendre des choses que la nature requiert, mais non de celles qui peuvent
кtre ajoutйes aux principes naturels par la seule libйralitй divine ; а
leur sujet, en effet, aucune jalousie n’apparaоt si elles ne sont pas
confйrйes. Aussi le cas n’est-il pas semblable pour le Fils, car il entre dans
la notion de filiation que le fils ait la nature de celui qui engendre. Si donc
Dieu le Pиre ne communiquait pas la plйnitude de sa nature au Fils, il
semblerait que cela se ramиne soit а de l’impuissance, soit а de la
jalousie ; et surtout du point de vue de ceux qui disaient que le Pиre
engendre le Fils par nйcessitй de nature.
18° La parole de
Denys ne doit pas s’entendre en ce sens que les кtres infйrieurs seraient unis
а la fin ultime par la puissance des causes intermйdiaires, mais en ce sens que
les causes intermйdiaires disposent а cette union, soit par illumination, soit
par un quelconque autre ministиre.
19° Ce pouvoir fut
donnй aux apфtres pour expulser les dйmons des corps, et il est certain que
cela est moindre que chasser le pйchй de l’вme. En outre, il ne leur fut pas
donnй d’expulser les dйmons par leur propre puissance, mais par l’invocation du
nom du Christ, en obtenant cela par la priиre ; ce qui est dit en
Mc 16, 14 le montre clairement : « en mon nom, ils
chasseront les dйmons ».
20° Le prкtre de
la loi ancienne n’agit pas mкme par mode de ministиre pour la collation de la
grвce, si ce n’est de faзon йloignйe, par l’exhortation et l’enseignement. En
effet, les sacrements de la loi ancienne, dont il йtait le ministre, ne confйraient
pas la grвce, comme la confиrent les sacrements de la loi nouvelle, dont le
prкtre du nouveau Testament est le ministre ; par consйquent, le sacerdoce
nouveau est plus digne que l’ancien, comme le prouve l’Apфtre dans l’Йpоtre aux
Hйbreux.
21° L’вme ne
se rapporte pas de la mкme faзon а la vie naturelle et а la vie de la grвce. En
effet, elle se rapporte а la vie de la grвce comme ce qui vit par autre chose,
mais а la vie de nature comme ce par quoi autre chose vit. Voilа pourquoi elle
ne peut pas communiquer la vie de la grвce, mais elle reзoit cette vie
communiquйe ; en revanche, elle communique la vie de la nature, et
cependant ne la communique qu’en tant qu’elle est formellement unie au corps.
Or il n’est pas possible que l’вme soit formellement unie а une autre вme qui
peut vivre de la vie de la grвce ; il n’en va donc pas de mкme.
22° Il n’est pas
impossible qu’un agent agisse selon son espиce ou au-dessous ; mais rien
ne peut agir au-dessus de son espиce. Or la grвce est au-dessus de la nature de
l’вme ; mais la faute est soit au niveau de la nature, relativement а la
partie animale, soit au-dessous de la nature, relativement а la raison ;
il n’en va donc pas de mкme pour la faute et pour la grвce.
23° Dans le
microcosme qu’est l’homme, un accident spirituel n’excйdant pas la nature est
causй en quelque faзon par une puissance crййe, а savoir, la science dans le
disciple par le docteur ; mais non la grвce, car elle dйpasse la nature.
L’вme sensitive et vйgйtative, elle, est contenue sous l’ordre naturel.
24° La perfection
de la grвce est supйrieure а la perfection de la nature du cфtй de la forme qui
perfectionne, mais non du cфtй du perfectible. Car, d’une certaine faзon, ce
qui est naturel est possйdй plus parfaitement que ce qui est au-dessus de la
nature, en tant qu’il est proportionnй а la puissance active naturelle, dont le
don surnaturel excиde la proportion ; voilа pourquoi elle ne peut pas
transmettre un don surnaturel par sa propre puissance, bien qu’elle puisse
faire une chose semblable а elle dans la nature. Et cependant, cela n’est pas
universellement vrai ; car les crйatures plus parfaites ne peuvent pas
faire une chose semblable а elles, comme le soleil ne peut pas produire un
autre soleil, ni l’ange un autre ange ; mais cela est vrai seulement pour
les crйatures corruptibles, auxquelles une puissance gйnйrative a йtй procurйe
par Dieu, afin que l’кtre, qui ne peut кtre continuй selon l’individu, soit
continuй selon l’espиce.
25° Il y a deux
actes de la forme. L’un qui est l’opйration, par exemple chauffer, et c’est un
acte second ; et un tel acte de la forme est attribuй au suppфt. L’autre
acte de la forme est la dйtermination formelle de la matiиre, et c’est un acte
premier, comme vivifier le corps est l’acte de l’вme ; et un tel acte
n’est pas attribuй au suppфt de la forme. Or c’est ainsi que justifier est
l’acte de la justice ou de la grвce. Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Comme dit
saint Bernard au sermon sur la Cиne du
Seigneur, « de mкme que le chanoine est revкtu de sa charge par le
livre, l’abbй par la crosse et l’йvкque par l’anneau, de mкme les grвces, dans
leur diversitй, sont transmises par des sacrements divers ». Or le livre
n’est pas la cause du canonicat, ni la crosse celle de la dignitй d’abbй, ni
l’anneau celle de l’йpiscopat ; les sacrements ne sont donc pas non plus
causes de grвce.
2° Si le
sacrement est cause de grвce, cette cause est soit principale, soit
instrumentale. Or elle n’est pas principale, car Dieu seul est ainsi cause de
grвce, comme on l’a dit. Ni non plus instrumentale, car tout instrument a une
action naturelle selon laquelle il opиre de faзon instrumentale ; tandis
que le sacrement, йtant quelque chose de corporel, ne peut avoir aucune action
naturelle а l’йgard de l’вme, qui est rйceptrice de la grвce ; et ainsi,
il ne peut pas кtre cause instrumentale de la grвce.
3° Toute cause
active est soit perfective, soit dispositive, comme on peut le dйduire des
paroles d’Avicenne. Or le sacrement n’est pas cause perfective de la grвce, car
alors il serait cause principale de la grвce ; ni non plus dispositive,
car la disposition а la grвce est dans le mкme sujet que la grвce, c’est-а-dire
dans l’вme, que la rйalitй corporelle n’atteint pas. Le sacrement n’est donc
nullement cause de grвce.
4° S’il est cause
de grвce, c’est soit par vertu propre, soit par quelque vertu ajoutйe. Non par
vertu propre, car alors n’importe quelle eau sanctifierait comme l’eau du
baptкme. Ni, de mкme, par une vertu ajoutйe, car tout ce qui est reзu en autre
chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit ; et ainsi,
puisque le sacrement est un йlйment matйriel, comme dit Hugues de Saint-Victor,
il ne recevra qu’une vertu matйrielle, qui ne suffit pas pour produire la forme
spirituelle. Le sacrement n’est donc nullement cause de grвce.
5° Cette vertu
reзue dans l’йlйment matйriel sera soit corporelle, soit incorporelle. Si elle
est incorporelle, alors, puisqu’elle est un certain accident et que son sujet
est un corps, l’accident sera plus digne que le sujet : car l’incorporel
est plus noble que le corps. Et si c’est une vertu corporelle, et qu’elle cause
la grвce, qui est une forme spirituelle et incorporelle, il s’ensuit que l’effet
serait plus noble que la cause, ce qui est de nouveau impossible. Il est donc
impossible que le sacrement cause la grвce.
6° Si [le
rйpondant] disait qu’une telle vertu ajoutйe n’est pas quelque chose de complet
dans une espиce, mais une certaine chose incomplиte, alors en sens
contraire : l’incomplet ne peut pas кtre la cause du complet. Or la grвce
est une certaine chose complиte. Une telle vertu incomplиte ne peut donc pas
кtre cause de grвce.
7° L’agent
parfait doit avoir un instrument parfait. Or les sacrements agissent comme des
instruments de Dieu, qui est un agent trиs parfait. Ils doivent donc кtre
parfaits, et avoir une vertu parfaite.
8° Selon Denys au
cinquiиme chapitre de la Hiйrarchie
ecclйsiastique, la loi de la divinitй est que les кtres de rang moyen
soient ramenйs par les premiers, et les derniers par ceux de rang moyen. Il est
donc contre la loi de la divinitй que, par les derniers, ceux de rang moyen ou
les premiers soient ramenйs а Dieu. Or, dans l’ordre des crйatures, les
corporelles sont les derniиres, et les substances spirituelles sont les
premiиres. Il ne convient donc pas que la grвce, par laquelle l’esprit humain
est ramenй а Dieu, soit confйrйe а cet esprit par des йlйments corporels.
9° Saint
Augustin, au livre des 83 Questions,
distingue deux actions de Dieu : l’une qu’il opиre par une crйature
assujettie, et l’autre qu’il fait immйdiatement par lui-mкme, et йclairer les
вmes est de cette derniиre sorte. Or, confйrer la grвce а l’вme, c’est
l’йclairer. Dieu ne se sert donc pas d’un sacrement comme d’un instrument
intermйdiaire pour confйrer la grвce.
10° Si а l’йlйment
matйriel est confйrйe une vertu par laquelle il puisse causer la grвce, alors
ou bien cette vertu demeure aprиs que le sacrement est accompli, ou bien elle
ne demeure pas. Si oui, alors, une fois l’eau du baptкme sanctifiйe par la
parole de vie, si quelqu’un y est baptisй aprиs le baptкme de quelqu’un
d’autre, il sera baptisй en l’absence de paroles profйrйes ; ce qui est
faux. Et si elle ne demeure pas, alors, puisqu’on ne peut rien assigner de
contraire qui la corrompe, c’est par elle-mкme qu’elle cesse ; et il
semble aberrant — puisqu’elle est un certain кtre spirituel, et parmi les plus
grands biens, йtant cause de la grвce — qu’elle s’йvanouisse si subitement.
11° L’agent
l’emporte sur le patient ; ainsi saint Augustin prouve-t-il au douziиme
livre sur la Genиse au sens littйral
que le corps n’imprime pas dans l’вme les images par lesquelles il connaоt. Or
un corps non uni а l’вme est plus йloignй de causer la forme surnaturelle de la
grвce, que le corps uni de causer en elle un effet naturel. Il ne semble donc
aucunement possible que de tels йlйments corporels, qui sont dans les
sacrements, soient causes de grвce.
12° L’вme se
dispose plus efficacement а avoir la grвce qu’elle n’est disposйe par les
sacrements, car la disposition qu’elle fait d’elle-mкme conduit а la grвce sans
le sacrement, mais l’inverse n’est pas vrai. Or, bien que l’вme se dispose а la
grвce, elle ne se montre pas comme une cause de grвce. Donc, bien que les
sacrements disposent en quelque faзon а la grвce, on ne doit pas les appeler
des causes de grвce.
13° Un artisan
expert n’use d’un instrument que comme il convient а l’instrument ; ainsi
un menuisier ne se sert pas d’un marteau pour couper. Or Dieu est un artisan
trиs expert. Il n’use donc pas d’un instrument corporel pour produire un effet
spirituel, qui ne convient pas а la nature corporelle.
14° Un sage
mйdecin emploie de plus forts remиdes pour les maladies plus fortes. Or la
maladie du pйchй est trиs forte. Donc, pour la guйrir par la collation de la
grвce, Dieu a dы appliquer des remиdes plus forts, et non des йlйments
corporels.
15° La recrйation
de l’вme doit correspondre а sa crйation par une ressemblance. Or Dieu a crйй
l’вme sans l’intermйdiaire d’aucune crйature. Donc semblablement, il doit la
recrйer par la grвce sans l’intermйdiaire d’un sacrement.
16° Avoir des
aides est, pour un agent, un signe d’impuissance. Or les instruments aident а
obtenir l’effet de l’agent principal. Il ne convient donc pas а Dieu, qui est
un agent trиs puissant, de confйrer la grвce par des sacrements comme par des
instruments.
17° En tout
instrument, une action naturelle de celui-ci est requise, qui contribue en
quelque faзon а l’effet voulu par l’agent principal. Or l’action naturelle de
l’йlйment matйriel ne semble rien faire pour l’effet de la grвce, que Dieu veut
rйaliser dans l’вme : dans le baptкme, en effet, l’ablution ne regarde pas
l’вme de plus prиs que l’eau elle-mкme. De tels sacrements n’agissent donc pas
а la faзon d’un d’instrument pour produire la grвce.
18° Les sacrements
ne sont pas confйrйs sans ministre. Si donc les sacrements sont en quelque
sorte des causes de grвce, l’homme sera aussi en quelque faзon une cause de
grвce ; ce qui s’oppose а la parole de saint Augustin disant que « le
pouvoir de justifier n’a pas йtй confйrй а l’homme, afin que l’on ne mette pas
son espoir en l’homme ».
19° Dans la grвce,
le Saint-Esprit est donnй. Si donc les sacrements sont des causes de grвce, il
seront la cause du don du Saint-Esprit ; ce qui s’oppose а saint Augustin
qui dit qu’aucune crйature « ne peut donner l’Esprit Saint ». Les
sacrements ne sont donc aucunement causes de grвce.
En sens contraire :
1° Le Maоtre, au
quatriиme livre des Sentences,
dist. 1, dйfinissant le sacrement de la loi nouvelle, s’exprime
ainsi : « Le sacrement est la forme visible de la grвce invisible, de
sorte qu’il en porte l’image et en est la cause.
2° Saint Ambroise
dit que la grвce est plus forte que la faute ; et l’Apфtre le montre
clairement en Rom. 5, 15. Or la faute est causйe dans l’вme par
l’infection du corps. La grвce peut donc кtre causйe dans l’вme par la
sanctification d’un йlйment corporel.
3° Par
l’institution des sacrements, ou quelque chose est ajoutй aux йlйments
naturels, ou rien n’est ajoutй. Si rien n’est ajoutй, alors rien n’est confйrй
au monde par l’institution des sacrements, ce qui est aberrant. Mais si une
chose est ajoutйe, alors, puisque ce n’est pas en vain, cette chose pourra
effectuer ce qu’elle ne pouvait pas effectuer auparavant. Or ce ne peut кtre
que la grвce, puisque les sacrements ont йtй instituйs pour cela. Les
sacrements peuvent donc avoir la grвce pour effet.
4° [Le rйpondant] disait que seul est
ajoutй un certain ordre relatif а la grвce. En sens
contraire : l’ordre est une certaine relation. Or la relation est
toujours fondйe sur quelque chose d’absolu, et c’est pourquoi le mouvement est
par accident dans le genre relation. Si donc un ordre est ajoutй, il est nйcessaire
que quelque chose d’absolu soit ajoutй.
5° L’absolu n’est
pas causй par le relatif, car le relatif a un кtre trиs faible. Si donc
l’institution n’ajoute aux sacrements qu’une relation, ils ne pourront pas
sanctifier par institution ; ce qui va contre Hugues de Saint-Victor.
6° [Le rйpondant] disait que ce n’est pas
cette relation qui est cause de sanctification, mais la puissance divine
prйsente aux sacrements. En sens contraire :
ou bien la puissance divine, qui est Dieu lui-mкme, est prйsente aux sacrements
aprиs l’institution autrement qu’avant l’institution, ou bien elle n’est pas
prйsente autrement. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas d’autre effet aprиs
l’institution qu’avant. Mais si elle est prйsente autrement, alors, puisque
l’on ne dit de Dieu qu’il est d’une faзon nouvelle dans une crйature que parce
qu’il fait en elle un nouvel effet, il sera nйcessaire que quelque chose soit
nouvellement ajoutй aux sacrements eux-mкmes ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus.
7° En certains
sacrements est requise une matiиre sanctifiйe, comme dans l’extrкme-onction et
la confirmation. Or cette sanctification n’est pas faite inutilement. Une vertu
spirituelle est donc confйrйe par elle aux sacrements, et cette vertu leur
permettra d’кtre en quelque faзon des causes de grвce, puisqu’elle est ordonnйe
а cela.
Rйponse :
Il est
nйcessaire d’affirmer que les sacrements de la loi nouvelle sont en quelque
faзon causes de grвce. En effet, on disait de la loi qu’elle tuait et qu’elle
augmentait la transgression, parce qu’elle donnait la connaissance du pйchй
mais ne confйrait pas la grвce qui vient en aide contre le pйchй. Si donc la
loi nouvelle ne confйrait pas la grвce, on dirait de mкme qu’elle tue et
qu’elle augmente la transgression ; or l’Apфtre enseigne le contraire. Et
elle ne confиre pas la grвce par la seule instruction — car la loi ancienne
avait cela — mais aussi par ses sacrements, en causant en quelque faзon la
grвce ; c’est pourquoi l’Йglise ne se contente pas du catйchisme par
lequel elle instruit celui qui se prйsente, mais elle lui ajoute des sacrements
pour que soit possйdйe la grвce, que les sacrements de la loi ancienne ne
confйraient pas mais signifiaient seulement. Or les signes se rattachent а
l’instruction. Ainsi donc, parce que la loi ancienne instruisait seulement, ses
sacrements йtaient seulement des signes de la grвce ; mais parce que la
loi nouvelle а la fois instruit et justifie, ses sacrements sont а la fois
signes et causes de la grвce. Mais comment ils sont causes, tous ne
l’enseignent pas de la mкme faзon.
Certains disent
en effet qu’ils sont causes de grвce non parce qu’ils opиrent quelque chose,
par une vertu mise en eux, pour que soit possйdйe la grвce, mais parce que la
grвce est donnйe, а leur rйception, par Dieu qui est prйsent aux sacrements, de
sorte qu’on les appelle causes de grвce а la faзon d’une cause sine qua non ; et il donnent
l’exemple suivant : le porteur d’un denier de plomb reзoit cent livres,
non point parce que le denier de plomb serait une cause agissant pour que l’on
reзoive cent livres, mais parce que celui qui peut donner a dйcrйtй que tout
porteur d’un tel denier recevrait une telle somme. Semblablement, Dieu a
dйcrйtй que quiconque reзoit le sacrement sans feinte, reзevrait la grвce, non
pas en provenance des sacrements, mais de Dieu mкme ; et ils disent que
tel йtait le sentiment du Maоtre au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, lorsqu’il disait que celui qui reзoit le
sacrement « cherche le salut en des choses infйrieures а soi, non
toutefois en provenance d’elles ». Mais cette opinion ne semble pas
conserver suffisamment la dignitй des sacrements de la loi nouvelle. En effet,
а bien considйrer l’exemple qu’ils proposent, et d’autres semblables, on ne
trouve pas que ce qu’ils appellent une cause sine qua non se rapporte а l’effet autrement que comme un signe. En
effet, le denier de plomb n’est qu’un signe de la rйception de la somme, et la
crosse n’est qu’un signe du pouvoir qui est confйrй а l’abbй. Par consйquent,
si les sacrements de la loi nouvelle se rapportent ainsi а la grвce, il
s’ensuit qu’il ne sont que des signes de la grвce, et ainsi, ils n’auront rien
de plus que les sacrements de la loi ancienne. А moins peut-кtre que l’on ne
dise que les sacrements de la loi nouvelle sont des signes de la grвce donnйe
en mкme temps qu’eux, tandis que ceux de la loi ancienne sont des signes de la
grвce promise. Mais cela regarde plus la circonstance de temps que la dignitй
des sacrements : car en ce temps-lа, la grвce йtait promise, alors que
c’est maintenant le temps de la plйnitude de la grвce, parce que la rйparation
de la nature humaine est dйjа faite ; donc, de ce point de vue, si nos
sacrements avaient eu lieu alors avec tout ce qu’ils ont maintenant, ils
n’auraient rien fait de plus que ceux-lа, et ceux-lа ne feraient maintenant pas
moins que les nфtres, sans que rien leur soit ajoutй. Voilа pourquoi il faut
rйpondre autrement, et dire que les sacrements de la loi nouvelle opиrent
quelque chose pour que soit possйdйe la grвce.
Or une chose a
deux faзons d’agir pour produire un effet. D’abord comme un agent par
soi ; et « agir par soi » se dit de ce qui agit par une forme
qui inhиre а lui а la faзon d’une nature complиte, qu’il tienne cette forme de
lui-mкme ou d’autre chose, soit naturellement, soit violemment ; et c’est
de cette faзon que l’on dit que le soleil et la lune йclairent, et que le feu
chauffe, ainsi que le fer enflammй et l’eau chaude. Ensuite, une chose agit de
faзon instrumentale pour produire un effet ; et ce n’est pas par une forme
qui inhиre а elle qu’elle agit pour produire l’effet, mais elle agit seulement
en tant qu’elle est mue par un agent par soi. En effet, la notion d’instrument
en tant qu’instrument consiste а mouvoir en йtant mы ; ainsi, ce que la forme
complиte est а l’agent par soi, le mouvement par lequel l’agent principal meut
l’instrument l’est а celui-ci, comme la scie agit pour produire le banc. En
effet, bien que la scie ait une action qui lui convient par sa forme propre,
par exemple diviser, cependant elle a un effet qui ne lui convient qu’en tant
qu’elle est mue par l’artisan, а savoir, faire une incision droite et qui
convienne а la forme de l’art. Et ainsi, l’instrument a deux opйrations :
l’une qui lui convient par sa forme propre, l’autre qui lui convient en tant
qu’il est mы par l’agent par soi, et celle-ci dйpasse la puissance de la forme
propre.
Il faut donc
rйpondre que ni le sacrement ni aucune crйature ne peuvent donner la grвce а la
faзon d’un agent par soi, car cela n’appartient qu’а la puissance divine, ainsi
qu’il ressort de l’article prйcйdent ; mais les sacrements agissent de
faзon instrumentale pour produire la grвce ; et en voici la preuve. Saint
Jean Damascиne dit, au troisiиme livre, que la nature humaine йtait dans le
Christ comme un certain organe de la divinitй ; voilа pourquoi la nature
humaine avait quelque part dans l’opйration de la puissance divine : par
exemple, c’est par un toucher que le Christ purifia le lйpreux ; ainsi, en
effet, le toucher du Christ causait de faзon instrumentale la santй du lйpreux.
Or, de mкme que la nature humaine йtait, dans le Christ, associйe de faзon
instrumentale aux effets de la puissance divine quant aux effets corporels, de
mкme quant aux spirituels ; c’est pourquoi le sang du Christ versй pour
nous eut la puissance de laver les pйchйs ; Apoc. 1, 5 :
« il nous a lavйs de nos pйchйs dans son sang » ; et
Rom. 3, 24 : « justifiйs […] en son sang ». Et ainsi,
l’humanitй du Christ est cause instrumentale de justification ; et cette
cause nous est appliquйe spirituellement par la foi et corporellement par les
sacrements — car l’humanitй du Christ est а la fois esprit et corps — afin que
nous percevions en nous l’effet de la sanctification qui a lieu par le Christ.
Aussi le plus parfait sacrement est-il celui en lequel le corps du Christ est
rйellement contenu, а savoir l’Eucharistie, et il est la consommation de tous
les autres, comme dit Denys dans la Hiйrarchie
ecclйsiastique. Les autres sacrements, eux, participent en quelque faзon а
la vertu par laquelle l’humanitй du Christ agit de faзon instrumentale pour
produire la justification, et c’est pourquoi l’Apфtre dit de celui qui est
sanctifiй par le baptкme qu’il est « sanctifiй par le sang du
Christ » (Hйbr. 10, 10). Il est donc affirmй que la Passion du
Christ opиre dans les sacrements de la loi nouvelle. Et par consйquent, les
sacrements de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme agissant de faзon
instrumentale pour produire la grвce.
Rйponse aux objections :
1° Saint Bernard
йvoque insuffisamment la notion des sacrements de la loi nouvelle, lorsqu’il
parle d’eux en tant qu’ils sont des signes et non en tant qu’ils sont des
causes.
2° Les sacrements
de la loi nouvelle ne sont pas causes principales de grвce, comme des agents
par soi, mais causes instrumentales. Et а l’instar des autres instruments, ils
ont deux actions : l’une qui excиde la forme propre et a lieu par la vertu
de la forme de l’agent principal, qui est Dieu, et tel est l’acte de
justifier ; l’autre qu’ils exercent par leur forme propre, par exemple
laver ou oindre ; et cette action atteint corporellement l’homme mкme qui
est justifiй, quant au corps par soi, et par accident quant а l’вme, qui sent
une telle action corporelle ; spirituellement, elle atteint l’вme elle-mкme,
en tant que celle-ci la perзoit dans son intelligence comme un certain signe de
la purification spirituelle.
3° Parce que la
fin ultime correspond а l’agent premier comme le principal au principal, ce
n’est pas la fin ultime qui est attribuйe а ce qui agit non principalement,
mais la disposition а la fin ultime. Et ainsi, on dit que les sacrements sont
causes de grвce а la faзon d’instruments qui disposent.
4° Pour produire
la grвce, les sacrements n’agissent pas par la vertu de leur forme propre, car
dans ce cas ils opйreraient comme des agents par soi ; mais ils agissent
par la vertu de l’agent principal qui est Dieu, vertu qui existe en eux. Or
cette vertu n’a pas un кtre complet dans la nature, mais elle est, dans un
genre de l’йtant, quelque chose d’incomplet. Et cela se voit clairement
ainsi : l’instrument meut en tant qu’il est mы ; or le mouvement est
un acte imparfait, suivant le Philosophe ; par consйquent, de mкme que les
choses qui meuvent en tant qu’elles sont dйjа assimilйes а l’agent comme si elles
йtaient au terme du mouvement, meuvent par une forme parfaite, de mкme celles
qui meuvent en tant qu’elles sont dans l’« кtre mы » lui-mкme,
meuvent par une vertu incomplиte. Et pour que l’air meuve la vue, une telle
vertu est en lui dans la mesure oщ la couleur du mur le transmue comme en
devenir et non comme en acte accompli ; aussi l’espиce de la couleur
existe-t-elle dans l’air par mode d’intention, et non par mode d’йtant complet
comme elle existe sur le mur. Semblablement, les sacrements agissent pour
produire la grвce parce que Dieu les meut pour ainsi dire vers cet effet. Et ce
mouvement englobe l’institution, la sanctification et l’application а celui qui
approche des sacrements ; c’est pourquoi ils ont une vertu non par mode
d’йtant complet, mais comme incomplиtement. Et ainsi, il n’est pas aberrant que
la vertu spirituelle soit dans une rйalitй matйrielle, comme les espиces des
couleurs sont spirituellement dans l’air.
5° А proprement
parler, cette vertu ne peut кtre appelйe ni corporelle, ni incorporelle :
en effet, corporel et incorporel sont des diffйrences de l’йtant complet. Mais
on dit proprement que la vertu est relative а l’incorporel, comme le mouvement
est plutфt appelй « relatif а l’йtant » que « йtant ». Or
l’objection procиde comme si cette vertu йtait une certaine forme complиte.
6° L’incomplet ne
peut кtre la cause du complet comme un agent par soi ; cependant
l’incomplet peut кtre ordonnй en quelque faзon au complet а la faзon d’une
cause instrumentale, comme nous disons que le mouvement de l’instrument est la
cause de la forme induite par l’agent principal.
7° Il est de
la perfection de l’instrument non pas qu’il agisse par une vertu complиte, mais
qu’il agisse en tant qu’il est mы, et par consйquent, par une vertu
incomplиte ; il ne s’ensuit donc pas que les sacrements soient des
instruments imparfaits, bien que leur vertu ne soit pas un йtant complet.
8° L’instrument
se rapporte а l’action comme une chose par laquelle on agit, plutфt que comme
une chose qui agit : en effet, il appartient а l’agent principal qu’il
agisse par un instrument. Et de la sorte, bien que les derniers ne ramиnent pas
vers Dieu les premiers ou ceux de rang moyen, ils peuvent cependant se
comporter comme des кtres par lesquels se fait le retour а Dieu des premiers et
de ceux de rang moyen. C’est pourquoi Denys dit qu’il nous est naturel d’кtre
conduits vers Dieu par les sensibles comme par la main. C’est aussi la cause
qu’il donne de la nйcessitй de sacrements visibles, au premier chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.
9° Il
convient а Dieu d’йclairer l’вme sans l’intermйdiaire d’une crйature qui agisse
pour produire l’illumination de l’вme comme un agent principal et par
soi ; cependant il peut y avoir un mйdium agissant de faзon instrumentale
et dispositive.
10° Il est des
sacrements pour lesquels une matiиre sanctifiйe est requise, comme dans
l’extrкme-onction et la confirmation ; il en est d’autres pour lesquels
elle n’est pas requise par une nйcessitй du sacrement. Il est donc vrai pour
tous que la vertu du sacrement ne consiste pas seulement dans la matiиre, mais
dans la matiиre et la forme en mкme temps, ces deux choses йtant un seul
sacrement ; par consйquent, la matiиre du sacrement peut bien кtre
appliquйe а un homme, sans la forme convenable des paroles et les autres choses
qui sont requises pour cela, l’effet du sacrement ne s’ensuit pas. Mais dans
les sacrements qui ont besoin d’une matiиre sanctifiйe, la vertu du sacrement,
aprиs l’usage du sacrement, reste dans la matiиre partiellement et non
complиtement. Et dans les sacrements qui n’ont pas besoin de matiиre
sanctifiйe, rien ne reste aprиs l’usage du sacrement ; aussi l’eau en
laquelle un baptкme a йtй cйlйbrй n’a-t-elle rien de plus qu’une autre eau,
sauf peut-кtre а cause du mйlange de chrкme, qui n’est cependant pas de
nйcessitй pour le sacrement. Et il n’est pas aberrant que cette vertu cesse,
car cette vertu se comporte comme existant en devenir et dans l’« кtre
mы », comme on l’a dit ; et une telle vertu cesse lorsque cesse la
motion du moteur : en effet, aussitфt que le moteur cesse de mouvoir, le
mobile cesse aussi d’кtre mы.
11° Bien que
l’йlйment corporel soit moins noble que l’вme et pour cette raison ne puisse
rien effectuer dans l’вme par la vertu de sa nature propre, cependant il peut
effectuer quelque chose dans l’вme en tant qu’instrument agissant dans la
puissance divine.
12° L’вme agit en
disposant а la grвce en vertu de sa nature propre, tandis que le sacrement le
fait par la puissance divine comme instrument de celle-ci ; il n’en va
donc pas de mкme.
13° Par sa forme
propre, le sacrement signifie ou est de nature а signifier l’effet auquel il
est divinement ordonnй ; et par consйquent, il est un instrument
convenable, car les sacrements causent en signifiant.
14° Les sacrements
de la loi nouvelle ne sont pas des remиdes faibles, mais forts, en tant que la
Passion du Christ opиre en eux. Par contre, les sacrements de la loi ancienne,
qui ont prйcйdй la Passion du Christ, sont appelйs faibles, comme on le voit
clairement en Gal. 4, 9 : « Comment retournez-vous а ces
pauvres et faibles rudiments ? »
15° La crйation ne
prйsuppose rien qui puisse recevoir l’action d’un agent instrumental ;
mais la recrйation le prйsuppose ; il n’en va donc pas de mкme.
16° Ce n’est pas
parce qu’il en a besoin que Dieu se sert d’instruments ou de causes
intermйdiaires dans son action, mais pour une convenance des effets. En effet,
il est convenable que les remиdes divins nous soient procurйs suivant notre
mode, c’est-а-dire par les rйalitйs sensibles, comme dit Denys au premier
chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.
17° L’action
naturelle de l’instrument matйriel aide а obtenir l’effet du sacrement, en tant
que par elle le sacrement est appliquй au receveur, et en tant que la
signification du sacrement est accomplie par l’action susdite, comme la
signification du baptкme est accomplie par l’ablution.
18° Il est des
sacrements pour lesquels un ministre dйterminй n’est pas requis, comme on le
voit dans le cas du baptкme ; et pour ceux-ci, la vertu du sacrement ne
rйside nullement dans le ministre. Mais il en est d’autres pour lesquels un
ministre dйterminй est requis, et la vertu de ceux-lа rйside partiellement dans
le ministre, comme aussi dans la matiиre et la forme. Toutefois, on dit du ministre
qu’il ne justifie que par mode de ministиre, en tant qu’il agit pour produire
la justification en confйrant le sacrement.
19° Le
Saint-Esprit n’est donnй que par celui qui cause la grвce comme un agent
principal, ce qui n’appartient qu’а Dieu ; voilа pourquoi Dieu seul donne
le Saint-Esprit. Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Rien n’est
divisй contre soi-mкme ; or la grвce se subdivise en opйrante et
coopйrante. Il y a donc diffйrentes grвces : l’opйrante et la
coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas qu’une grвce sanctifiante dans un
homme.
2° [Le rйpondant] disait qu’il y a, quant а
l’habitus, une seule grвce opйrante et coopйrante, mais que la division se
prend des diffйrents actes. En sens contraire :
les habitus se distinguent par les actes. Si donc les actes sont diffйrents, il
ne pourra y avoir un seul habitus pour l’une et l’autre grвce.
3° Nul n’a besoin
de demander ce qu’il a dйjа. Or celui qui a la grвce prйvenante trouve
nйcessaire de demander la subsйquente, suivant saint Augustin. Il n’y a donc
pas une unique grвce prйvenante et subsйquente.
4° [Le rйpondant] disait que celui qui a la
grвce prйvenante ne demande pas la grвce subsйquente comme une autre grвce,
mais comme la conservation de la mкme grвce. En sens
contraire : la grвce est plus puissante que la nature. Or l’homme
dans l’йtat de nature intиgre a pu se maintenir par lui-mкme en ce qu’il avait
reзu, comme il est dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24. Celui qui a reзu la grвce prйvenante peut
donc se maintenir en elle ; et ainsi, il n’a pas besoin de demander cela.
5° La forme se
diversifie d’aprиs la diversitй des perfectibles. Or la grвce est la forme des
vertus. Puis donc que les vertus sont nombreuses, la grвce ne pourra кtre
unique.
6° La grвce
prйvenante concerne la voie, tandis que la grвce subsйquente concerne la
gloire ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « Elle nous devance
pour que nous vivions selon la piйtй, elle nous suit pour que nous vivions а
jamais avec Dieu ; elle nous devance pour que nous soyons appelйs, elle
nous suit pour que nous soyons glorifiйs. » Or la grвce de la voie n’est
pas la mкme que la grвce de la patrie, puisqu’il n’y a pas une mкme perfection
pour la nature crййe et pour la nature glorifiйe, comme dit le Maоtre au
deuxiиme livre, dist. 3. La grвce prйvenante et la grвce subsйquente ne
sont donc pas la mкme chose.
7° La grвce
opйrante concerne l’acte intйrieur, mais la grвce coopйrante, l’acte
extйrieur ; c’est pourquoi saint Augustin dit qu’elle « prйvient pour
que l’on veuille, et suit pour que l’on ne veuille pas en vain ». Or ce
n’est pas la mкme chose qui est au principe de l’acte intйrieur et de l’acte
extйrieur ; par exemple dans le cas des vertus, on voit clairement que la
charitй est donnйe pour l’acte intйrieur, mais que la force, la justice et
autres vertus semblables sont donnйes pour les actes extйrieurs. Ce n’est donc
pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante, ou prйvenante et subsйquente.
8° De mкme que la
faute est dans l’вme un dйfaut du cфtй de la volontй, de mкme l’ignorance est
un dйfaut du cфtй de l’intelligence. Or aucun habitus unique ne chasse toute
ignorance de l’intelligence. Il ne peut donc pas non plus y avoir un habitus
unique qui chasse toute faute de la volontй. Or la grвce chasse toute faute. La
grвce n’est donc pas un habitus unique.
9° La grвce et la
faute sont contraires. Or une faute unique n’infecte pas toutes les puissances
de l’вme. Une grвce unique ne peut donc pas non plus les perfectionner toutes.
10° А propos de ce
passage de Ex. 33, 13 : « Si j’ai trouvй grвce », la Glose dit : « Pour les saints,
une seule grвce ne suffit pas. Il en est une qui prйcиde, afin qu’ils
connaissent et aiment Dieu ; l’autre est celle qui suit, afin qu’ils se
gardent purs, inviolйs, et qu’ils progressent. » Et ainsi, il n’y a pas
qu’une grвce dans un homme.
11° Un mode
diffйrent comportant une difficultй spйciale requiert un habitus
diffйrent ; ainsi, pour confйrer de grands dons, qui par leur grandeur
font difficultй, une vertu spйciale — la magnificence — est requise en plus de
la libйralitй, qui se limite aux dons communs. Or, bien vouloir avec
persйvйrance ajoute а bien vouloir simplement une difficultй spйciale ;
par ailleurs, bien vouloir simplement est le propre de la grвce prйvenante,
tandis que bien vouloir avec persйvйrance est le propre de la grвce
subsйquente ; c’est pourquoi saint Augustin dit que la grвce prйvient pour
que l’homme veuille, et qu’elle suit pour qu’il accomplisse ou persiste. La
grвce subsйquente est donc un autre habitus que la grвce prйvenante.
12° Les sacrements
de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme on l’a dit. Or les diffйrents
sacrements ne sont pas ordonnйs au mкme effet. Il y a donc en l’homme diverses
grвces, qui sont confйrйes par les diffйrents sacrements.
13° [Le rйpondant] disait que les sacrements
suivants ne sont pas confйrйs pour amener une autre grвce, mais pour augmenter
celle que l’on possиde. En sens contraire :
l’augmentation de la grвce ne fait pas varier l’espиce de la grвce. Si donc les
causes sont а proportion des effets, il s’ensuivrait de la rйponse
susmentionnйe que les sacrements ne diffйreraient pas par l’espиce.
14° [Le rйpondant] disait que les
sacrements diffиrent par l’espиce selon les diffйrentes grвces gratuitement
donnйes qui sont confйrйes dans les divers sacrements, et qui sont les effets
propres des sacrements. En sens contraire :
la grвce gratuitement donnйe ne s’oppose pas а la faute. Puis donc que les
sacrements sont surtout ordonnйs contre la faute, il semble que les effets
propres des sacrements, d’aprиs lesquels les sacrements se distinguent, ne sont
pas des grвces gratuitement donnйes.
15° Diverses
blessures sont infligйes а l’вme par les diffйrents pйchйs, et toutes sont
assurйment guйries par la grвce. Puis donc qu’aux diverses blessures
correspondent diffйrents remиdes — car, selon la parole de saint Jйrфme,
« ce qui guйrit le talon ne guйrit pas l’њil » —, il semble qu’il y
ait diffйrentes grвces.
16° Le mкme ne
peut pas simultanйment кtre possйdй et non possйdй par le mкme. Or
quelques-uns, comme les petits enfants baptisйs, ont la grвce opйrante sans
avoir la grвce coopйrante. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et
coopйrante.
17° La grвce est
proportionnйe а la nature comme la perfection est proportionnйe au perfectible.
Or ainsi en est-il dans la nature humaine, que l’кtre et l’opйration ne
viennent pas immйdiatement du mкme principe : car l’вme est principe
d’кtre par son essence, mais principe d’opйration par sa puissance. Puis donc
que, dans les rйalitйs gratuites, la grвce opйrante ou prйvenante est le
principe d’oщ provient l’кtre spirituel, alors que la grвce coopйrante est le
principe de l’opйration spirituelle, il semble que ce ne soit pas la mкme grвce
qui est opйrante et coopйrante.
18° Un habitus
unique ne peut produire deux actes tout ensemble et au mкme instant. Or l’acte
de la grвce opйrante, qui est de justifier ou de guйrir l’вme, et l’acte de la
grвce coopйrante ou subsйquente, qui est d’agir avec justice, sont simultanйs
dans l’вme. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et
coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas une seule grвce dans l’homme.
En sens contraire :
1° Lа oщ une
seule chose suffit, il est superflu d’en poser plusieurs. Or une seule grвce
suffit а l’homme pour le salut, car il est dit en
2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Il n’y a
donc qu’une seule grвce dans l’homme.
2° La relation ne
diversifie pas l’essence de la rйalitй. Or la grвce coopйrante n’ajoute а la
grвce opйrante qu’une relation. C’est donc essentiellement la mкme grвce qui
est opйrante et coopйrante.
Rйponse :
Ainsi qu’il
ressort de ce qu’on a dit, on appelle « grвce » soit celle qui est
gratuitement donnйe, soit celle qui est sanctifiante.
Or il est
manifeste qu’il y a diverses grвces gratuitement donnйes. Il existe en effet
diverses choses qui sont confйrйes а l’homme divinement et gratuitement,
au-dessus du mйrite et du pouvoir de la nature humaine, telles la prophйtie,
l’opйration des miracles et autres choses semblables, dont l’Apфtre dit en
1 Cor. 12, 4 : « Il y a diversitй de grвces. »
Mais la prйsente recherche ne porte pas sur celles-ci.
La grвce
sanctifiante, elle, comme on peut le voir d’aprиs ce qui a йtй dit, se prend de
deux faзons : d’abord au sens de l’agrйment divin, qui est la volontй
gratuite de Dieu ; ensuite au sens d’un certain don crйй qui perfectionne
l’homme formellement et le rend digne de la vie йternelle.
Si donc l’on
prend la grвce de cette seconde faзon, il est impossible qu’il y ait plusieurs
grвces en un seul homme. Et la raison en est la suivante : le terme de
« grвce » signifie que, par elle, l’homme est suffisamment ordonnй а
la vie йternelle ; en effet, gratus
[i. e. agrйable] est une
faзon de dire « agrйй par Dieu pour qu’il ait la vie йternelle ». Or,
si l’on affirme qu’une chose ordonne suffisamment а quelque terme unique, cette
chose doit nйcessairement кtre unique ; car s’il y en avait plusieurs,
aucune d’elles ne suffirait, ou bien l’une d’elles serait superflue. Mais il en
dйcoule nйcessairement que la grвce aussi est une unique chose simple. En
effet, il serait possible que rien qui soit un ne rende suffisamment digne de
la vie йternelle, mais pour cela l’homme serait rendu digne par plusieurs choses,
par exemple par plusieurs vertus ; que si l’en йtait ainsi, aucune de ces
nombreuses choses ne pourrait кtre appelйe grвce, mais toutes en mкme temps
seraient appelйes une grвce unique, car de toutes celles-ci ne rйsulterait dans
l’homme qu’une seule dignitй relativement а la vie йternelle. Or ce n’est pas
ainsi que la grвce est une, mais elle l’est comme l’est un seul habitus
simple : et ce, parce que l’habitus se diversifie dans l’вme relativement
aux divers actes ; or les actes eux-mкmes ne sont pas la raison de
l’agrйment divin, mais c’est d’abord l’homme qui est agrйй par Dieu, ensuite
ses actes, comme on le lit en Gen. 4, 4 : « Le Seigneur
regarda favorablement Abel et ses prйsents. » Par consйquent, ce don que
Dieu accorde а ceux qu’il agrйe dans son royaume et dans sa gloire, est
prйsupposй aux perfections ou aux habitus par lesquels les actes humains sont
perfectionnйs pour кtre dignes d’кtre agrййs par Dieu. Et ainsi, il est
nйcessaire que l’habitus de la grвce demeure indivis, йtant antйrieur aux
choses par lesquelles se fait la distinction des habitus dans l’вme.
Mais si l’on
prend la grвce sanctifiante de la premiиre faзon, c’est-а-dire au sens de la
volontй gratuite de Dieu, alors il est avйrй qu’il n’y a, du cфtй de Dieu mкme
agrйant, qu’une seule grвce de Dieu, non seulement pour un homme mais aussi
pour tous : car rien de ce qui est en lui ne peut кtre divers ; en
revanche, elle peut кtre multiple du cфtй des effets divins : ainsi
disons-nous que tout effet que Dieu produit en nous par sa volontй gratuite,
par laquelle il nous agrйe dans son royaume, relиve de la grвce sanctifiante,
comme celui de nous envoyer de bonnes pensйes et de saintes affections. Ainsi
donc la grвce, en tant qu’elle est un certain don habituel en nous, est unique ;
mais en tant qu’elle implique quelque effet divin en nous ordonnй а notre
salut, on peut parler de multiples grвces en nous.
Rйponse aux objections :
1° La grвce
opйrante peut кtre distinguйe de la grвce coopйrante tant du cфtй de la volontй
gratuite de Dieu que du cфtй du don qui nous est confйrй. En effet, la grвce
est appelйe opйrante relativement а l’effet qu’elle seule produit, et
coopйrante relativement а l’effet qu’elle ne cause pas seule, mais avec la
coopйration du libre arbitre. Donc, du cфtй de la volontй gratuite de Dieu, on
appellera grвce opйrante la justification mкme de l’impie, qui se fait par
l’infusion du don gratuit lui-mкme. En effet, seule la volontй gratuite de Dieu
cause en nous ce don, et le libre arbitre n’en est aucunement la cause, si ce
n’est а la faзon d’une disposition suffisante. Du cфtй de cette mкme volontй,
la grвce sera appelйe coopйrante en ce sens qu’elle opиre dans le libre arbitre
en causant son mouvement, en libйrant l’exйcution de l’acte extйrieur et en
facilitant la persйvйrance, toutes choses en lesquelles le libre arbitre a une
part d’action. Et de la sorte, il est certain que la grвce opйrante diffиre de
la grвce coopйrante. Mais du cфtй du don gratuit, c’est essentiellement la mкme
grвce qui sera appelйe opйrante et coopйrante : opйrante, en tant qu’elle
dйtermine formellement l’вme, si bien que « opйrant » se comprend
formellement а la faзon dont on dit que la blancheur fait le mur blanc, car
cela n’est aucunement l’acte du libre arbitre ; et on l’appellera coopйrante
en tant qu’elle incline а l’acte intйrieur et extйrieur, et en tant qu’elle
donne la facultй de persйvйrer jusqu’а la fin.
2° Les divers
effets qui sont attribuйs а la grвce opйrante et coopйrante ne peuvent
diversifier l’habitus ; car les effets qui sont attribuйs а la grвce
opйrante sont causes de ceux qui sont attribuйs а la grвce coopйrante : en
effet, de ce que la volontй est formellement dйterminйe par quelque habitus, il
suit qu’elle passe а l’acte de vouloir, et par l’acte mкme de vouloir est causй
l’acte extйrieur. En outre, c’est par la fermetй de l’habitus qu’est causйe la
rйsistance que nous opposons au pйchй. Et ainsi, c’est un mкme et unique
habitus de grвce qui dйtermine formellement l’вme, йlicite l’acte intйrieur et
extйrieur, et en quelque sorte fait persйvйrer, en tant qu’il rйsiste aux
tentations.
3° Si fort que
soit son habitus de grвce, l’homme a cependant toujours besoin de l’opйration
divine, par laquelle Dieu opиre en nous selon les modes susmentionnйs ; et
ce, а cause de l’infirmitй de notre nature et de la multitude des empкchements,
qui n’existaient assurйment pas dans l’йtat de nature crййe ; c’est
pourquoi l’homme, alors, pouvait plus se tenir debout par lui-mкme que ne le
peuvent maintenant ceux qui ont la grвce, non certes а cause d’une imperfection
de la grвce, mais а cause de l’infirmitй de la nature ; quoique, mкme
alors, ils aient eu besoin de la providence divine qui les dirige et les aide.
Voilа pourquoi celui qui a la grвce a besoin de demander le secours divin, qui
relиve de la grвce coopйrante.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° La grвce n’est
pas appelйe forme des vertus comme si elle йtait une partie essentielle des
vertus : alors, en effet, il serait nйcessaire que la multiplication des
vertus multipliвt la grвce ; mais elle est appelйe forme des vertus en
tant qu’elle complиte formellement l’acte de vertu. Or de trois faзons l’acte
de vertu est formellement dйterminй. D’abord en tant que la substance de l’acte
est environnйe par les circonstances requises, par la limitation desquelles il
est йtabli dans le milieu de la vertu. Et l’acte de vertu tient cela de la
prudence ; car le milieu de la vertu se prend de la raison droite, comme
il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique.
Et ainsi, la prudence est appelйe la forme de toutes les vertus morales. Or
l’acte de vertu ainsi йtabli dans le milieu est quasi matйriel au regard de la
relation а la fin ultime, relation qui est ajoutйe а l’acte de vertu par le
commandement de la charitй ; et ainsi, on dit que la charitй est la forme
de toutes les autres vertus. Mais de surcroоt, la grвce ajoute l’efficace du
mйrite : en effet, la valeur d’aucune de nos њuvres n’est estimйe digne de
la gloire йternelle, si l’on ne prйsuppose l’agrйment divin ; et ainsi, on
dit que la grвce est la forme et de la charitй, et des autres vertus.
6° La grвce est
appelйe prйvenante et subsйquente d’aprиs l’ordre des choses qui se trouvent
dans l’кtre gratuit ; et la premiиre de ces choses est la dйtermination
formelle du sujet, ou la justification de l’impie, ce qui est la mкme
chose ; la deuxiиme est l’acte de la volontй ; la troisiиme est
l’acte extйrieur ; la quatriиme est le progrиs spirituel et la
persйvйrance dans le bien ; la cinquiиme est l’obtention de la rйcompense.
Ainsi l’on distingue d’une premiиre faзon la grвce prйvenante de la subsйquente
en appelant grвce prйvenante celle par laquelle l’impie est justifiй, et la
subsйquente celle par laquelle le justifiй agit. D’une deuxiиme faзon, en appelant
prйvenante celle par laquelle quelqu’un veut droitement, et subsйquente celle
par laquelle il exйcute la volontй droite en une њuvre extйrieure. D’une
troisiиme faзon, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а toutes ces
choses, mais la subsйquente, а la persйvйrance dans les mкmes choses. D’une
quatriиme, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а tout l’йtat de
mйrite, et la subsйquente, а la rйcompense.
Or dans les
trois premiиres distinctions, on voit clairement а partir de ce qu’on a dit de
la grвce opйrante et de la coopйrante comment la grвce prйvenante et la
subsйquente sont identiques ou diffйrentes, car de ces trois faзons la grвce
prйvenante et subsйquente semble кtre la mкme chose que la grвce opйrante et
coopйrante. Mais selon la quatriиme distinction, si l’on considиre en lui-mкme
le don gratuit qui est appelй grвce, on trouve que la grвce prйvenante est la
mкme chose que la subsйquente. En effet, de mкme que la charitй de la voie
n’est pas фtйe mais demeure dans la patrie avec augmentation, pour la raison
qu’elle n’implique aucun dйfaut dans sa notion, de mкme la grвce, puisqu’elle
n’implique aucun dйfaut dans sa notion, devient gloire par son
augmentation : et si l’on dit que la perfection de la nature, quant а la
grвce, est diffйrente dans l’йtat de voie et dans celui de la patrie, c’est а
cause d’une diversitй non pas dans la forme qui perfectionne, mais dans la
mesure de la perfection. Mais si nous prenons la grвce avec toutes les vertus
qu’elle informe, alors la grвce et la gloire ne sont pas la mкme chose, car
certaines vertus comme la foi et l’espйrance sont abolies dans la patrie.
7° Bien que les
actes extйrieur et intйrieur soient des perfectibles diffйrents, ils sont
cependant ordonnйs entre eux, car l’un est la cause de l’autre, comme on l’a
dit.
8° Il faut
considйrer deux choses dans le pйchй : la conversion et l’aversion. Quant
а la conversion, les pйchйs se distinguent les uns des autres, mais dans
l’aversion ils sont connexes, en tant que l’homme se dйtourne du bien immuable
par n’importe quel pйchй mortel. Les vertus s’opposent donc aux pйchйs du cфtй
de la conversion ; et ainsi, des pйchйs diffйrents sont chassйs par des
vertus diffйrentes, de mкme que des ignorances diffйrentes le sont par des
sciences diffйrentes. Mais du cфtй de l’aversion, tous sont remis par une seule
chose, qui est la grвce. Quant aux ignorances, elles n’ont pas entre elles en
une unique connexion ; il n’en va donc pas de mкme.
9° Il ne se
trouve pas qu’une faute unique perfectionne formellement toutes les fautes,
comme un unique habitus de vertu ou de grвce perfectionne toutes les
vertus ; et pour cette raison, une faute unique n’infecte pas toutes les
puissances comme une grвce unique les perfectionne — non qu’elle soit en toutes
comme en un sujet, mais en tant qu’elle dйtermine formellement les actes de
toutes les puissances.
10° Cette grвce
qui suit se comprend soit comme un autre effet de la volontй gratuite de Dieu,
soit comme le mкme habitus de grвce rйfйrй а un autre effet, ainsi qu’il ressort
de ce qu’on a dйjа dit.
11° Avoir
fermement, immuablement un habitus et le mettre en њuvre, est une condition qui
est requise pour toute vertu, comme le montre clairement le Philosophe au
deuxiиme livre de l’Йthique :
voilа pourquoi ce mode ne requiert pas d’habitus spйcial.
12° De mкme que
les diverses vertus et les divers dons du Saint-Esprit sont ordonnйs а
diffйrents actes, de mкme les divers effets des sacrements sont comme
diffйrents remиdes du pйchй, des participations а la vertu de la Passion du
Seigneur qui dйpendent de la grвce sanctifiante comme les vertus et les dons.
Mais les vertus et les dons ont un nom spйcial, parce que les actes auxquels
ils sont ordonnйs sont manifestes : aussi les distingue-t-on de la grвce
par leur nom. Par contre, les dйfauts du pйchй, contre lesquels les sacrements
sont instituйs, sont cachйs ; c’est pourquoi les effets des sacrements
n’ont pas de nom propre, mais sont appelйs du nom de grвce : on les
appelle « grвces sacramentelles », et c’est par elles comme par des
effets propres que les sacrements se distinguent. Or ces effets relиvent de la
grвce sanctifiante, qui est jointe а ces effets ; et ainsi, avec leurs
effets propres, les sacrements ont un effet commun, la grвce
sanctifiante ; et celle-ci, par le sacrement, est а la fois donnйe а qui
ne l’a pas, et augmentйe pour qui l’a.
13°
&
14° On voit dиs lors clairement la solution aux
treiziиme et quatorziиme arguments.
15° Tous les
pйchйs infligent une unique blessure du cфtй de l’aversion, comme on l’a dit,
et ainsi, ils sont guйris par un unique don de grвce ; mais du cфtй de la
conversion, ils infligent diverses blessures, qui sont guйries par les
diffйrentes vertus, et par les diffйrents effets des sacrements.
16° Chez les
petits enfants, bien que la grвce ne soit pas coopйrante en acte, elle l’est
cependant en puissance : en effet, la grвce opйrante qu’ils ont reзue sera
suffisante pour coopйrer au libre arbitre lorsqu’ils pourront avoir l’usage de
celui-ci.
17° De mкme que
l’essence de l’вme est immйdiatement principe d’кtre tandis qu’elle est
principe d’opйration par l’intermйdiaire des puissances, de mкme l’effet
immйdiat de la grвce est de confйrer l’кtre spirituel, ce qui relиve de la
dйtermination formelle du sujet, en l’occurrence de la justification de
l’impie, laquelle est l’effet de la grвce opйrante, tandis que l’effet de la
grвce par l’intermйdiaire des vertus et des dons est d’йliciter les actes
mйritoires, ce qui relиve de la grвce coopйrante.
18° Un habitus
unique ne peut causer au mкme instant deux actes qui seraient des opйrations
distinctes et non ordonnйes entre elles ; mais un habitus unique peut
causer deux actes dont l’un est une opйration et l’autre la dйtermination
formelle d’un sujet, ou bien deux opйrations dont l’une soit la cause de
l’autre, comme l’acte intйrieur est la cause de l’acte extйrieur, et tel est le
rapport des actes de la grвce opйrante et coopйrante, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. Article 6 : La grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ?
Objections :
Il semble que
non.
1° L’habitus ou
la perfection qui est dans l’essence doit кtre а l’effet de l’essence ce que
l’habitus qui est dans la puissance est а l’effet de la puissance. Or l’habitus
qui est dans une puissance perfectionne la puissance relativement а son acte,
comme la charitй perfectionne la volontй relativement au vouloir ; et
l’effet propre de l’essence de l’вme est l’кtre, que l’вme confиre au corps,
car l’вme est dans son essence la forme du corps. Puis donc que la grвce ne
perfectionne pas relativement а l’кtre naturel, que l’вme confиre au corps,
elle ne sera pas dans l’essence de l’вme comme en un sujet.
2° Les opposйs
sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la grвce et la faute sont opposйs.
Puis donc que la faute n’est pas dans l’essence de l’вme — cela ressort de ce
que rien n’est фtй de l’essence de l’вme, alors que pourtant le pйchй ou la
faute, suivant saint Augustin, est une privation du mode, de l’espиce et de
l’ordre —, il semble que la grвce ne soit pas dans l’essence de l’вme comme en
un sujet.
3° Les choses
gratuites prйsupposent les naturelles. Or les puissances sont des propriйtйs
naturelles de l’вme, suivant Avicenne. La grвce n’est donc pas dans l’essence
de l’вme si l’on ne prйsuppose la puissance ; et ainsi, elle est
immйdiatement dans la puissance comme en un sujet.
4° Un habitus ou
une forme quelconque se trouve lа ou se trouve son effet. Or n’importe quel
effet de la grвce, tant opйrante que coopйrante, se trouve dans les puissances,
comme on le voit par induction sur chaque effet. La grвce est donc dans les
puissances de l’вme comme en un sujet.
5° L’image de la
recrйation correspond а l’image de la crйation ; et ces deux images sont
distinguйes dans la Glose а propos de
ce passage du Psaume 4, 7 : « La lumiиre de votre visage,
Seigneur, a йtй imprimйe sur nous comme un signe. » Or l’image de la
crйation se prend des puissances, а savoir, de la mйmoire, de l’intelligence et
de la volontй, qui sont trois puissances de l’вme, comme dit la Maоtre au premier
livre des Sentences, dist. 3. La
grвce regarde donc les puissances de l’вme.
6° Les habitus
acquis s’opposent aux habitus infus. Or tous les habitus acquis sont dans les
puissances de l’вme. Donc la grвce aussi, qui est un don habituel infus.
7° Selon
saint Augustin, la bonne volontй de l’homme est prйparйe par la grвce. Or cela
signifie seulement que la volontй est perfectionnйe par la grвce. La grвce est
donc une perfection de la volontй ; et ainsi, elle est dans la volontй
comme en un sujet, et non dans l’essence de l’вme.
En sens contraire :
1° La grвce est
dans l’вme en tant que celle-ci est ordonnйe а Dieu. Or toute l’вme est
ordonnйe а Dieu, en tant qu’elle se trouve en puissance а en recevoir quelque
chose. L’вme est donc rйceptive de la grвce dans sa totalitй. Or le tout, dans
l’вme, est la substance mкme de l’вme, tandis que les parties en sont les
puissances. L’вme est donc le sujet de la grвce par sa substance.
2° Le premier don
de Dieu se trouve en ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu. Or la
grвce est le premier don de Dieu en nous : en effet, elle prйcиde et la
foi et la charitй, ainsi que les autres vertus semblables, comme le montre
clairement saint Augustin au deuxiиme livre sur la Prйdestination des saints. Or ce qui est premier en nous, et plus
proche de Dieu, c’est l’essence de l’вme, de laquelle dйrivent les puissances.
La grвce est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.
3° Le mкme кtre
crйй ne peut кtre en divers sujets. Or la grвce est quelque chose de crйй. Elle
ne peut donc кtre en diverses puissances. Or, puisque la grвce s’йtend aux
actes de toutes les puissances en tant qu’ils peuvent кtre mйritoires, elle est
soit dans l’essence de l’вme, soit dans toutes les puissances. Or elle n’est
pas en toutes ; elle est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.
4° La cause
secondaire reзoit l’influence de la cause premiиre avant que ne la reзoivent
les effets de la cause secondaire. Or l’essence de l’вme est le principe des
puissances ; et ainsi, elle est leur cause secondaire, Dieu йtant leur
cause premiиre. L’essence de l’вme reзoit donc l’influence de la grвce avant
que les puissances ne la reзoivent.
Rйponse :
Comme on l’a
dйjа dit, il y a deux opinions sur la grвce. L’une affirme que la grвce et la vertu
sont essentiellement une mкme chose ; et selon elle, il est nйcessaire de
dire que la grвce est vйritablement dans la puissance de l’вme comme en un
sujet, йtant donnй que la vertu qui perfectionne relativement а l’opйration ne
peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’opйration : mais
on peut dire par une certaine appropriation, selon cette opinion, que la grвce
regarde l’essence et la vertu la puissance, parce que la grвce et la vertu,
encore qu’elles ne diffиrent pas par l’essence, diffиrent du moins par la
notion ; car le don de la grвce concerne l’вme elle-mкme avant de
concerner son acte, puisque l’вme n’est pas agrййe de Dieu а cause de son acte,
mais c’est l’inverse, comme on l’a dit.
L’autre
opinion, que nous soutenons, est que la grвce et la vertu ne sont pas
identiques dans leur essence. Et par consйquent, il est nйcessaire de dire que
la grвce est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, et non dans les
puissances ; car puisque la puissance, en tant que telle, est ordonnйe а
l’opйration, il est nйcessaire que la perfection de la puissance soit ordonnйe
а l’opйration selon sa notion propre. Or ce qui fait la notion de vertu, c’est
d’кtre cause prochaine de perfection pour agir droitement ; il serait donc
nйcessaire, si la grвce йtait dans la puissance de l’вme, qu’elle soit
identique а quelqu’une des vertus. Si donc l’on ne soutient pas cela, il est
nйcessaire de dire que la grвce est dans l’essence de l’вme, perfectionnant
celle-ci en tant qu’elle lui donne un certain кtre spirituel et la rend, par
une certaine assimilation, participante de la nature divine, comme on le lit en
2 Pet. 1, 4 ; de mкme que les vertus perfectionnent les
puissances pour qu’elles opиrent droitement.
Rйponse aux objections :
1° Bien que la
grвce ne soit pas le principe de l’кtre naturel, elle perfectionne cependant
l’кtre naturel, en tant qu’elle ajoute l’кtre spirituel.
2° La faute
actuelle ne peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’acte.
Mais la faute originelle est en l’вme dans son essence, par laquelle elle est
unie а la chair comme sa forme, l’infection originelle йtant contractйe dans
l’вme depuis la chair. Et bien qu’aucun des principes essentiels ne soit фtй а
l’вme, l’ordre de l’essence mкme de l’вme est cependant empкchй par une sorte
d’йloignement, comme des dispositions contraires йloignent de l’acte de la
forme la puissance de la matiиre.
3° Les choses
gratuites prйsupposent les naturelles, si les unes et les autres sont prises
proportionnellement ; ainsi donc, la vertu, qui est le principe gratuit de
l’opйration, prйsuppose la puissance, qui est le principe naturel de la mкme
opйration ; et la grвce, qui est le principe de l’кtre spirituel,
prйsuppose l’essence de l’вme, qui est le principe de l’кtre naturel.
4° C’est dans
l’essence de l’вme que se trouve l’effet premier et immйdiat de la grвce,
c’est-а-dire la forme selon l’кtre spirituel.
5° L’image de la
crйation rйside et dans l’essence, et dans les puissances, en tant que par
l’essence de l’вme est reprйsentйe l’unitй de l’essence divine, et que par la
distinction des puissances est reprйsentйe la distinction des Personnes :
et semblablement, l’image de la recrйation consiste dans la grвce et les
vertus.
6° Les habitus
acquis sont causйs par nos actes, aussi n’appartiennent-ils а l’вme que par
l’intermйdiaire des puissances auxquelles appartiennent les actes. La grвce, en
revanche, est causйe par l’influence divine ; il n’en va donc pas de mкme.
7° La grвce
prйpare la volontй par l’intermйdiaire de la charitй, dont la grвce est la
forme. Article 7 : La grвce est-elle dans les sacrements ?
Objections :
Il semble que
non.
1° La faute
s’oppose а la grвce. Or la faute n’est pas dans une chose corporelle. La grвce
n’est donc pas non plus dans les sacrements, qui sont des йlйments matйriels,
suivant Hugues de Saint-Victor.
2° La grвce
ordonne а la gloire. Or seule la nature rationnelle est capable de gloire.
C’est donc en elle seule que la grвce peut exister ; et ainsi, elle n’est
pas dans les sacrements.
3° On met la
grвce au nombre des plus grands biens. Or les plus grands biens sont dans des
biens moyens comme en des sujets. Puis donc que l’вme et ses puissances sont
des biens moyens, il semble que la grвce ne puisse pas кtre dans un autre
sujet ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.
4° Le sujet
spirituel est а l’accident spirituel ce que le sujet corporel est а l’accident
corporel. Donc par commutation, le sujet spirituel est а l’accident corporel ce
que le sujet corporel est а l’accident spirituel. Or l’accident corporel ne
peut exister en aucun sujet spirituel. L’accident spirituel, qui est la grвce,
ne peut donc pas non plus exister dans les йlйments corporels que sont les
sacrements.
En sens contraire :
1° Hugues de
Saint-Victor dit que « les sacrements, par leur sanctification,
contiennent la grвce invisible ».
2° En
Gal. 4, 9, l’Apфtre dit que les sacrements de la loi ancienne sont
« de pauvres et faibles rudiments » ; parce qu’ils ne
contiennent pas la grвce, comme dit la Glose.
Si donc il n’y avait pas la grвce dans les sacrements de la loi nouvelle, ils
seraient eux-mкmes de pauvres et faibles rudiments, ce qui est absurde.
3° А propos de ce
passage du Psaume 17, 12 : « Il fit des tйnиbres, etc. »,
la Glose dit que la rйmission des
pйchйs a йtй placйe dans le baptкme. Or la rйmission des pйchйs a lieu par la
grвce. La grвce est donc dans le sacrement de baptкme, et dans les autres pour
une raison semblable.
Rйponse :
La grвce est
dans les sacrements, non comme un accident dans un sujet, mais comme l’effet
dans la cause, а la faзon dont les sacrements peuvent кtre causes de grвce. Or
il y a deux faзons de dire que l’effet est dans la cause.
D’abord en tant
que la cause a une maоtrise sur l’effet, comme on dit que nos actes sont en
nous ; et nul effet n’est ainsi dans la cause instrumentale, qui ne meut
qu’en йtant mue ; ce n’est donc pas ainsi que la grвce est dans les
sacrements.
Ensuite, par sa
ressemblance, en tant que la cause produit un effet qui lui est
semblable ; et cela advient de quatre faзons. Premiиrement, lorsque la
ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre naturel, et suivant la
mкme notion, comme c’est le cas pour les effets univoques ; et c’est ainsi
que l’on peut dire que la chaleur de l’air est dans le feu qui le chauffe.
Deuxiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а
l’кtre naturel, mais pas suivant la mкme notion, comme on le voit clairement
dans les effets йquivoques, et c’est de cette faзon que la chaleur de l’air est
dans le soleil. Troisiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la
cause quant а l’кtre non pas naturel mais spirituel, au repos cependant, comme
les ressemblances des produits de l’art sont dans l’esprit de l’artisan :
en effet, la forme de la maison dans le bвtisseur n’est pas une certaine
nature, comme la vertu calйfactive dans le soleil ou la chaleur dans le feu,
mais elle est une certaine intention intelligible reposant dans l’вme.
Quatriиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause ni suivant
la mкme notion, ni comme une certaine nature, ni comme en un repos, mais а la
faзon d’un certain йcoulement : comme les ressemblances des effets sont
dans les instruments par l’intermйdiaire desquels s’йcoulent les formes depuis
les causes principales vers les effets. Et c’est de cette faзon que la grвce
est dans les sacrements ; et elle y est d’autant moins que les sacrements
atteignent directement et immйdiatement non pas la grвce elle-mкme dont nous
parlons maintenant, mais les effets propres, qui sont appelйs grвces
sacramentelles, d’oщ s’ensuit l’infusion de la grвce sanctifiante, ou son
augmentation.
Rйponse aux objections :
1° Une faute
existe dans quelque chose de purement corporel comme dans une cause, а savoir,
le pйchй originel dans la semence.
2°
&
3°
Les deuxiиme et troisiиme arguments concluent que la grвce n’est pas dans les
sacrements comme en des sujets.
4° Le spirituel
ne peut pas кtre instrument d’une rйalitй corporelle, ni inversement ;
voilа pourquoi la commutation de la proportion ne tient pas dans le
raisonnement.
Rйponse aux objections en sens contraire :
Nous accordons
les autres arguments qui sont en sens contraire ; de telle faзon,
cependant, que l’on comprenne que la grвce est dans les sacrements comme en des
causes instrumentales et des dispositions ; et ce, en raison de la vertu
par laquelle ils agissent pour produire la grвce. Question 28
: [La justification des
pйcheurs]
Introduction
Article 1 : La
justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ? Article 2 : La
rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ? Article 3 :
Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ? Article 4 :
Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce
un mouvement vers Dieu ? Article 5 :
Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre
dirigй vers le pйchй ? Article 6 :
L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme
chose ? Article 7 : La
rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la
grвce ? Article 8 :
Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il
naturellement l’infusion de la grвce ? Article 9 : La
justification de l’impie se fait-elle en un instant ?
Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Le terme de
« justification » vient de la justice, qui est une seule vertu. Or la
rйmission des pйchйs ne se fait pas par une vertu seulement, car les pйchйs ne
s’opposent pas а une vertu seulement, mais а toutes. La justification n’est
donc pas la rйmission des pйchйs.
2° [Le rйpondant] disait que la rйmission
des pйchйs se fait par la justice gйnйrale. En sens
contraire : la justice gйnйrale, suivant le Philosophe au cinquiиme
livre de l’Йthique, est la mкme chose
que toute vertu. Or la rйmission des pйchйs n’est pas un effet de la vertu,
mais de la grвce. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre appelйe
« justification », mais plutфt « don de la grвce ».
3° Si la
rйmission des pйchйs se fait par quelque vertu, elle doit se faire surtout par
celle qui ne peut coexister avec le pйchй. Or telle est la charitй, qui n’est
jamais informe. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la
justice, mais plutфt а la charitй.
4° La mкme
conclusion semble ressortir de ce passage de Prov. 10, 12 :
« La charitй couvre toutes les fautes. »
5° Le pйchй est
la mort spirituelle de l’вme. Or la mort s’oppose а la vie. Puis donc que la
vie spirituelle, dans l’Йcriture, est surtout attribuйe а la foi, comme on le
voit en Hab. 2, 4 et Rom. 1, 17 : « Le juste vit
de la foi », il semble que la rйmission des pйchйs doive кtre attribuйe а
la foi et non а la justice.
6° La mкme
conclusion semble ressortir de ce passage de Act. 15, 9 :
« ayant purifiй leurs cњurs par la foi ».
7° La
justification prйcиde la grвce comme le mouvement prйcиde le terme d’arrivйe.
Or la rйmission des pйchйs suit la grвce comme l’effet suit la cause. La
justification est donc antйrieure а la rйmission des pйchйs ; et ainsi,
elles ne sont pas une mкme chose.
8° L’acte de la
justice consiste а rendre le dы. Or au pйcheur n’est pas dы le pardon mais
plutфt la peine. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la
justice.
9° La
justice regarde le mйrite, tandis que la misйricorde regarde la misиre, comme
dit saint Bernard. Or aucun mйrite n’appartient au pйcheur, mais il est plutфt
dans un йtat de misиre : « le pйchй rend les peuples
misйrables », comme on le lit en Prov. 14, 34. La rйmission des
pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice, mais plutфt а la
misйricorde.
10° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il
n’y ait pas de mйrite en justice dans le pйcheur, il y a cependant en lui un
mйrite par convenance. En sens contraire :
la justice regarde l’йgalitй. Or le mйrite par convenance n’est pas йgal а la
rйcompense. Le mйrite par convenance ne suffit donc pas pour rйaliser la notion
de justice.
11° La rйmission
des pйchйs est l’une des quatre choses qui sont requises pour la justification
de l’impie. La justification de l’impie n’est donc pas la rйmission des pйchйs.
12° Quiconque
devient juste est justifiй. Or quelqu’un a йtй fait juste sans que des pйchйs
lui aient йtй remis : le Christ, et le premier homme dans l’йtat
d’innocence, s’il eut la grвce. La justification n’est donc pas la rйmission
des pйchйs.
En sens contraire :
1° А propos de ce
passage de Rom. 8, 30 : « ceux qu’il a appelйs, il les a
aussi justifiйs », il est dit dans la Glose :
« par la rйmission des pйchйs ». La rйmission des pйchйs est donc la
justification.
Rйponse :
Il y a une
diffйrence entre le mouvement et la mutation. Car c’est par un seul mouvement
qu’une chose affirmativement signifiйe est abandonnйe et qu’une autre
affirmativement signifiйe est acquise : en effet, c’est un mouvement de
sujet а sujet, comme il est dit au cinquiиme livre de la Physique. Et l’on entend par sujet cette chose montrйe
affirmativement, comme le blanc et le noir. Par consйquent, c’est par un seul
mouvement d’altйration que le blanc est abandonnй et que le noir est acquis.
Mais dans les mutations, qui sont la gйnйration et la corruption, il en va
autrement ; car la gйnйration est une mutation d’un non-sujet vers un
sujet, comme de non blanc а blanc ; et la corruption est une mutation d’un
sujet vers un non-sujet, comme de blanc а non blanc. Voilа pourquoi, dans
l’abandon d’une chose affirmйe et dans l’acquisition de l’autre, il est
nйcessaire de comprendre deux mutations, dont l’une soit une gйnйration et
l’autre une corruption, soit au plein sens du terme, soit а un certain point de
vue. Si, par consйquent, dans le passage qui se fait de la blancheur а la
noirceur, on considиre le mouvement lui-mкme, le mкme mouvement est reprйsentй
par l’enlиvement de l’une et l’introduction de l’autre ; par contre, cela
ne signifie pas une mкme mutation, mais diffйrentes mutations, qui cependant
s’accompagnent mutuellement, car la gйnйration de l’une n’est pas sans la
corruption de l’autre.
Or la
justification signifie le mouvement vers la justice, comme le blanchissement
signifie le mouvement vers la blancheur ; quoique la justification puisse
signifier l’effet formel de la justice, car la justice justifie comme la
blancheur rend blanc. Si donc l’on prend la justification comme un certain
mouvement, alors, puisqu’il est nйcessaire de concevoir un mкme mouvement par
lequel le pйchй est фtй et la justice est amenйe, la justification sera la mкme
chose que la rйmission des pйchйs, diffйrant seulement par la notion, en tant
que les deux dйsignent le mкme mouvement, mais l’une par rapport au terme de
dйpart, l’autre par rapport au terme d’arrivйe. Mais si l’on prend la
justification selon la voie de la mutation, alors la justification signifie une
mutation — la gйnйration de la justice —, et la rйmission des pйchйs une autre
mutation — la corruption de la faute. Et de la sorte, la justification et la
rйmission des pйchйs ne seront la mкme chose que par concomitance. Mais que
l’on prenne la justification d’une faзon ou de l’autre, il est nйcessaire de la
nommer d’aprиs une justice qui soit opposйe а n’importe quel pйchй ; car
le mouvement a lieu d’un contraire а un contraire, et la gйnйration et la
corruption s’accompagnant l’une l’autre portent aussi sur des contraires.
Or il y a trois
faзons de parler de justice. D’abord en tant qu’elle est une certaine vertu
spйciale opposйe aux autres vertus cardinales : en ce sens, on appelle
justice ce qui dirige l’homme dans ce qui est relatif aux йchanges de la vie,
tels les divers contrats. Or cette vertu n’est pas contraire а tout pйchй, mais
seulement а ceux qui se font autour de tels йchanges, comme le vol, la rapine,
etc. On ne peut donc pas prendre ici la justice en ce sens.
Ensuite, on
appelle justice lйgale celle qui, suivant le Philosophe, est toute vertu, ne
diffйrant de la vertu que par la notion. En effet, la vertu, en tant qu’elle
ordonne son acte au bien commun, auquel tend aussi le lйgislateur, est appelйe
justice lйgale, car elle garde la loi ; comme le courageux, lorsqu’il combat
vaillamment dans l’armйe pour le salut de la chose publique. Ainsi donc il est
clair que, bien que la justice lйgale soit d’une certaine faзon toute vertu,
cependant n’importe quel acte de vertu n’est pas un acte de justice lйgale,
mais seulement celui qui est ordonnй au bien commun, ce qui peut кtre le cas de
l’acte de n’importe quelle vertu ; et ainsi, par consйquent, tout acte de
pйchй n’est pas non plus opposй а la justice lйgale. La justification, qui est
la rйmission des pйchйs, ne peut donc pas non plus кtre nommйe d’aprиs la
justice lйgale.
Enfin,
« justice » dйsigne un certain йtat propre, suivant lequel l’homme se
comporte dans l’ordre dы relativement а Dieu, au prochain et а lui-mкme, de
sorte qu’en lui les puissances infйrieures sont soumises а la supйrieure ;
et le Philosophe, au cinquiиme livre de l’Йthique,
appelle cela « justice dite mйtaphoriquement », parce qu’on la
considиre entre diverses puissances de la mкme personne, alors que la justice
proprement dite est toujours entre des personnes diffйrentes. Et а cette
justice s’oppose tout pйchй, puisque par n’importe quel pйchй est corrompu
quelque chose de l’ordre susdit. Voilа pourquoi la justification est nommйe
d’aprиs cette justice, soit comme le mouvement d’aprиs le terme, soit comme
l’effet formel d’aprиs la forme.
Rйponse aux objections :
1° Cette
objection vaut pour la justice spйciale.
2° Le terme de
« justification » ne vient pas de la justice lйgale, qui est toute
vertu, mais de la justice qui implique une droiture gйnйrale dans l’вme, et
d’aprиs laquelle la justification est nommйe, plutфt que d’aprиs la
grвce : car tout pйchй s’oppose а cette justice directement et
immйdiatement, puisqu’il atteint toutes les puissances de l’вme, tandis que la
grвce est dans l’essence de l’вme.
3° La charitй est
appelйe cause de la rйmission des pйchйs, en tant que l’homme, par elle, est
uni а Dieu, duquel il йtait dйtournй par le pйchй. Cependant, tout pйchй
s’oppose directement et immйdiatement non pas а la charitй, mais а la justice
susmentionnйe.
4° On voit dиs
lors clairement la solution au quatriиme argument.
5° La vie
spirituelle est attribuйe а la foi, parce que c’est dans l’acte de foi que la
vie spirituelle se manifeste en premier ; de mкme, il est dit au deuxiиme
livre sur l’Вme que le vivre est dans
les vivants par l’вme vйgйtative, parce que c’est dans son acte que la vie se
manifeste en premier ; cependant, tout acte de la vie naturelle n’a pas
lieu par l’вme vйgйtative. Et semblablement, tout acte de la vie spirituelle
n’appartient pas а la foi, mais aux autres vertus. Par consйquent, tout pйchй
ne s’oppose pas directement et immйdiatement а la foi.
6° La
purification des cњurs est attribuйe а la foi, parce que le mouvement de la foi
apparaоt en premier dans la purification susdite : « pour s’approcher
de Dieu, il faut croire premiиrement qu’il y a un Dieu », comme on le lit
en Hйbr. 11, 6.
7° De mкme que la
justification peut кtre prise comme le mouvement vers la justice, et comme
l’effet formel de la justice, de mкme aussi pour la rйmission de la
faute : car de mкme que la justice justifie formellement, de mкme aussi
elle rejette formellement la faute, comme la blancheur rejette formellement la
noirceur. Ainsi donc la rйmission de la faute, en tant qu’elle est l’effet
formel de la justice ou de la grвce, suit la grвce ; et de mкme pour la
justification. Mais en tant qu’elle est signifiйe comme un certain mouvement,
elle est conзue comme antйrieure а la grвce, tout comme la justification.
8° Une opйration
peut кtre nommйe de deux faзons : d’aprиs le principe, et d’aprиs la
fin ; ainsi, l’action que le mйdecin exerce sur le malade est appelйe
mйdication du cфtй du principe, car elle est l’effet de la mйdecine, mais du
cфtй de la fin elle est appelйe guйrison, parce qu’elle est une voie vers la
santй. Ainsi donc, la rйmission des pйchйs est appelйe justification du cфtй du
terme ou de la fin ; elle est aussi appelйe misйricorde du cфtй du
principe, en tant qu’elle est l’њuvre de la divine misйricorde ; quoique
dans la rйmission des pйchйs quelque justice aussi soit observйe, en tant que
« toutes les voies du Seigneur sont misйricorde et vйritй », et
surtout du cфtй de Dieu, parce qu’en remettant les pйchйs il fait ce qui
convient а Dieu, comme dit Anselme dans le Proslogion :
« Quand vous йpargnez les mйchants, c’est juste parce que digne de
vous. » Et c’est ce qui est dit au Psaume 30, 2 :
« dйlivrez-moi selon votre justice ». En quelque faзon aussi, mais
non suffisamment, la justice apparaоt du cфtй de celui а qui le pйchй est
remis, en tant qu’en lui se trouve quelque disposition а la grвce, quoique
insuffisante.
9°
&
10° On
voit dиs lors clairement la rйponse aux neuviиme et dixiиme arguments.
11° La rйmission
des pйchйs, en quelque faзon, se distingue de la justification soit rйellement
soit par la notion ; et ainsi, elle est opposйe а l’infusion de la grвce,
et on la pose comme une des quatre choses qui sont requises pour la
justification de l’impie.
12° La collation
de la justice appartient а la justification en tant que telle ; mais en
tant qu’elle est justification de l’impie, la rйmission des pйchйs lui
appartient ; et de cette faзon, elle ne convient pas au Christ, ni non
plus а l’homme dans l’йtat d’innocence. Article 2 : La rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Il est plus
facile de dйtruire que de construire. Or l’homme suffit par lui-mкme а
construire le pйchй. Il suffit donc par lui-mкme а le dйtruire ; et ainsi,
la rйmission des pйchйs peut se faire sans la grвce.
2° Des pйchйs
contraires ne peuvent coexister dans le mкme sujet. Or quelqu’un qui a йtй dans
un pйchй peut par lui-mкme passer а un pйchй contraire : par exemple,
celui qui a йtй avare peut par lui-mкme devenir prodigue. Quelqu’un peut donc
par lui-mкme sortir du pйchй en lequel il a йtй ; et ainsi, semble-t-il,
la grвce n’est pas requise pour la rйmission des pйchйs.
3° [Le rйpondant] disait que les pйchйs
sont contraires comme des actes contraires, et non comme des formes contraires.
En sens contraire : le pйchй demeure
encore, une fois passй quant а l’acte, comme dit saint Augustin au livre sur le
Mariage et la Concupiscence ; et
il ne suffit pas pour la rйmission des pйchйs que l’acte du pйchй soit passй.
Il reste donc du pйchй quelque chose qui a besoin de rйmission. Or les effets
de choses contraires sont contraires. Les choses qui restent de pйchйs
contraires sont donc contraires ; et ainsi, elles ne peuvent
coexister ; et ainsi, la mкme chose s’ensuivra que prйcйdemment.
4° Si deux
contraires sont mйdiats, l’un peut кtre фtй sans que l’autre soit
introduit ; par exemple, la noirceur peut кtre chassйe sans l’introduction
de la blancheur. Or entre l’йtat de faute et l’йtat de grвce, il y a quelque
йtat moyen, а savoir, l’йtat de nature crййe, en lequel, suivant certains,
l’homme n’eut ni la grвce ni la faute. Il n’est donc pas nйcessaire, pour la
rйmission de la faute, que l’on reзoive la grвce.
5° Dieu peut plus
rйparer que l’homme ne peut corrompre. Or l’homme a pu, de l’йtat de nature en
lequel il n’avait pas la grвce, tomber dans l’йtat de faute. Dieu peut donc,
sans la grвce, ramener l’homme de l’йtat de faute а celui de nature.
6° Il est dit que
le pйchй, une fois passй quant а l’acte, demeure quant а l’obligation а la
peine, suivant saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence, en tant que l’acte du pйchй passй est
imputй а chвtiment. Donc а l’inverse, on dit qu’il est remis en tant qu’il
n’est pas imputй а chвtiment, suivant ce passage du Psaume 31, 2 :
« Heureux l’homme а qui le Seigneur n’a imputй aucun pйchй. » Or,
imputer ou ne pas imputer pose quelque chose en Dieu seulement. Donc, pour la
rйmission du pйchй, la grвce n’est pas requise en celui а qui le pйchй est
remis.
7° Quiconque
est totalement cause d’une chose, a totalement pouvoir sur elle pour la
dйtruire et la construire, car si l’opйration de la cause cesse, l’effet cesse.
Or l’homme est totalement cause du pйchй. Il a donc totalement pouvoir sur le
pйchй pour le dйtruire ou le construire ; et ainsi, semble-t-il, l’homme
n’a pas besoin de la grвce pour la rйmission du pйchй.
8° Puisque le
pйchй est dans l’вme, la rйmission des pйchйs ne peut кtre faite que par ce qui
pйnиtre dans l’вme. Or Dieu seul pйnиtre dans l’вme, suivant saint Augustin.
Dieu seul remet donc le pйchй par lui-mкme sans la grвce.
9° Si la
grвce фte la faute, alors c’est soit une grвce qui est, soit une grвce qui
n’est pas. Or ce n’est pas une grвce qui n’est pas, car ce qui n’est pas ne
fait rien ; ni de mкme une grвce qui est, car, puisqu’elle est un
accident, son кtre est d’inhйrer ; et lorsque la grвce inhиre, la faute
n’est plus lа, et ainsi ne peut pas кtre chassйe. La grвce n’est donc pas
requise pour la rйmission de la faute.
10° La grвce et la
faute ne peuvent pas coexister dans l’вme. Si donc la grвce est infusйe pour
remettre la faute, il est nйcessaire que la faute ait d’abord йtй dans l’вme,
lorsque la grвce n’y йtait pas. Lors donc que la faute aura cessй d’кtre, on
pourra concevoir un dernier instant en lequel la faute йtait lа ; et semblablement,
puisque la grвce commence а кtre, il est nйcessaire de concevoir un premier
instant oщ la grвce inhиre ; et il est nйcessaire que ces instants soient
deux, car la grвce et la faute n’inhиrent pas en mкme temps. Or entre deux
instants quelconques se trouve un temps intermйdiaire, comme il est prouvй au
sixiиme livre de la Physique. Il y
aura donc un temps en lequel l’homme n’a ni la faute ni la grвce ; et
ainsi, semble-t-il, la grвce n’est pas nйcessaire pour la rйmission de la
faute.
11° Saint Augustin
dit que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous donne ses dons, et non
l’inverse. Le don de la grвce prйsuppose donc l’amour divin. Or cet amour divin
par lequel Dieu le Pиre aime son Fils unique et les membres de celui-ci, ne
s’applique pas а l’homme en йtat de faute. La rйmission de la faute prйcиde
donc la grвce dans l’ordre de la nature ; et ainsi, la grвce n’est pas
requise pour la rйmission des pйchйs.
12° Dans la loi
ancienne, comme Bиde le montre clairement, le pйchй originel йtait remis par la
circoncision. Or la circoncision ne confйrait pas la grвce, car, puisque la
plus petite grвce suffit pour rйsister а n’importe quelle tentation, l’homme
sous la loi ancienne aurait eu de quoi pouvoir vaincre la concupiscence ;
et ainsi, la loi ancienne n’eыt pas tuй occasionnellement, comme il est dit en
Rom. 7, 8 & 11, et ainsi, la mort du Christ n’eыt pas
йtй nйcessaire : « car si la justice s’acquiert par la loi,
Jйsus-Christ sera donc mort en vain », comme il est dit en
Gal. 2, 21. Or cela est aberrant. Il semble donc aberrant que la
circoncision ait confйrй la grвce ; la rйmission des pйchйs peut donc se
faire sans la grвce.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 77, 39 : « Il se souvenait qu’ils n’йtaient que chair, un
souffle qui s’en va et ne revient plus. » La Glose : « allant au pйchй par lui-mкme, et ne revenant
pas du pйchй par lui-mкme ; aussi Dieu rappelle-t-il les hommes par la
grвce, car ils ne peuvent revenir par eux-mкmes ».
2° Il est dit en
Rom. 3, 24 : « justifiйs gratuitement par sa grвce ».
Rйponse :
La rйmission
des pйchйs ne peut nullement avoir lieu sans la grвce sanctifiante. Et pour le
voir clairement, il faut savoir ceci. Il y a deux choses dans le pйchй :
l’aversion et la conversion ; or la rйmission et la retenue du pйchй ne
regardent pas la conversion, mais plutфt l’aversion et la consйquence de
l’aversion ; voilа pourquoi, lorsque quelqu’un cesse d’avoir la volontй de
pйcher, le pйchй ne lui est pas remis de ce seul fait, mкme s’il passe а la
volontй contraire. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence :
« Si cesser de pйcher йtait la mкme chose que d’кtre sans pйchй,
l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous
pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle
ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu qu’il vous les
pardonne.” » Or on dit que le pйchй est remis, dans la mesure oщ
l’aversion et les choses qui la suivent en raison du pйchй passй sont guйries.
Or il y a du cфtй de l’aversion trois choses qui s’accompagnent mutuellement,
et en raison desquelles la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la
grвce : l’aversion, l’offense et l’obligation а la peine.
L’aversion
s’entend par rapport au bien immuable, que l’on pouvait avoir, et relativement
auquel on se fait impuissant ; sinon l’aversion ne serait pas coupable.
L’aversion susdite ne peut donc кtre фtйe que s’il se fait une union au bien
immuable, dont on s’est sйparй par le pйchй. Or cette union n’a lieu que par la
grвce, par laquelle Dieu habite dans les esprits et l’esprit inhиre а Dieu
lui-mкme par l’amour de charitй. Pour guйrir l’aversion susdite, l’infusion de
la grвce et de la charitй est donc requise, de mкme que pour la guйrison de la
cйcitй est requise la restitution de la puissance visuelle.
L’offense qui
s’ensuit du pйchй ne peut non plus кtre abolie sans la grвce, que l’offense
soit prise du cфtй de l’homme, en tant que l’homme offense Dieu en pйchant, ou
du cфtй de Dieu, en tant qu’il est hostile au pйcheur, suivant ce passage du
Ps. 5, 7 : « Vous haпssez tous ceux qui commettent
l’iniquitй. » En effet, quiconque place une rйalitй digne aprиs une
indigne, lui fait injure, et d’autant plus que la rйalitй est digne. Or
quiconque se constitue une fin dans la rйalitй temporelle — ce que fait tout
homme qui pиche mortellement —, met par lа mкme, quant а son effet, la crйature
avant le Crйateur, aimant plus la crйature que le Crйateur ; car la fin
est ce qui est aimй au plus haut point. Puis donc que Dieu dйpasse а l’infini
la crйature, celui qui pиche mortellement commettra contre Dieu une offense
infinie du cфtй de la dignitй de celui auquel, d’une certaine faзon, une injure
est faite par le pйchй, lorsque Dieu lui-mкme est mйprisй ainsi que son
prйcepte. C’est pourquoi les forces humaines ne suffisent pas pour abolir cette
offense, mais le don de la grвce divine est requis. On dit aussi que Dieu
lui-mкme est hostile au pйcheur, ou qu’il le hait, non d’une haine qui s’oppose
а l’amour par lequel il aime toutes choses — car ainsi, il ne hait rien de ce
qu’il a fait, comme il est dit en Sag. 11, 25 —, mais qui s’oppose а
l’amour par lequel il aime les saints en leur prйparant des biens йternels. Or
l’effet de cet amour est le don de la grвce sanctifiante, comme on l’a dit dans
la question sur la grвce. Par consйquent, l’offense qui rend Dieu hostile а
l’homme ne peut кtre фtйe que par le don de la grвce.
Enfin,
l’obligation а la peine venant du pйchй n’est pas seulement une obligation а la
peine sensible, mais surtout а la peine du dam, qui est la privation de gloire.
L’obligation а la peine n’est donc pas фtйe, tant que n’est pas donnй а l’homme
ce par quoi il peut parvenir а la gloire. Or cela, c’est la grвce : voilа
pourquoi la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la grвce.
Rйponse aux objections :
1° Le pйchй est
lui-mкme une certaine destruction de la grвce, alors que sa rйmission en est
une construction. C’est pourquoi il est plus facile de tomber dans le pйchй que
d’en sortir.
2° Les pйchйs ont
une contrariйtй du cфtй de la conversion, et ce n’est pas de lа que se prend la
rйmission des pйchйs, comme on l’a dit. Du cфtй de l’aversion et de ce qui suit
l’aversion, ils sont en convenance. Rien n’empкche donc que l’obligation а la
peine venant des actes contraires prйcйdents demeure dans l’вme ; en
effet, celui qui passe de l’avarice а la prodigalitй ne cesse pas d’avoir
l’obligation а la peine venant de l’avarice, mais seulement l’acte ou l’habitus
de celle-ci.
3° Bien que les
pйchйs soient contraires du cфtй de la conversion, il n’est cependant pas
nйcessaire que les aversions ou les peines restantes soient contraires, car
elles sont par accident les effets de contraires, puisqu’elles surviennent en
dehors de l’intention de l’agent. Or de la contrariйtй des causes s’ensuit une
contrariйtй dans les effets qui sont par soi, et non dans ceux qui sont par
accident. Et c’est pourquoi les actes contraires sont suivis d’habitus et de
dispositions contraires ; car de telles choses sont les effets des actes
de pйchй selon leur espиce.
4° Supposйe vraie
l’opinion selon laquelle il fut un temps oщ Adam n’eut ni la grвce ni la faute
— quoique certains ne l’accordent pas —, il faut rйpondre que rien
n’empкche que des contraires soient mйdiats par rapport а un sujet pris
simplement, et immйdiats quant а un temps dйterminй ; par exemple,
« aveugle » et « voyant » sont mйdiats chez le chien, mais
pas aprиs le neuviиme jour. De mкme aussi pour l’homme, la grвce et la faute,
par rapport а l’йtat de nature crййe, sont entre elles comme des contraires
mйdiats. Mais aprиs le temps oщ Adam eut reзu ou pu recevoir la grвce en sorte
qu’elle passвt а tous ses descendants, l’absence de grвce est toujours due а
une faute actuelle ou originelle.
5° Bien que,
selon certains auteurs, Adam n’ait pas eu la grвce dans l’йtat de sa crйation,
les mкmes auteurs affirment qu’il a acquis la grвce avant la chute. Il est donc
tombй de l’йtat de grвce et pas seulement de l’йtat de nature. Cependant, s’il
йtait tombй du seul йtat de nature, le don de la grвce divine eыt йtй nйanmoins
requis pour expier l’offense infinie.
6° De mкme que
l’amour dont Dieu nous aime laisse en consйquence quelque effet en nous, а
savoir la grвce, par laquelle nous sommes rendus dignes de la vie йternelle
vers laquelle elle nous dirige, ainsi le fait mкme que Dieu ne nous impute pas
nos crimes laisse en nous par voie de consйquence une chose qui nous rend
dignes d’кtre absous de la peine susdite, et cette chose est la grвce.
7° Le
pйcheur est cause par soi du pйchй quant а la conversion ; mais quant а
l’aversion et aux choses qui la suivent, il est cause par accident,
puisqu’elles ne sont pas dans son intention. En effet, ces choses ne peuvent
pas avoir de cause par soi, puisque c’est d’elles que vient la notion de mal
dans le pйchй ; car le mal n’a pas de cause, suivant Denys au quatriиme
chapitre des Noms divins. Ou bien il
faut rйpondre, et c’est mieux, que le pйcheur est la cause du pйchй quant au
devenir, mais il n’est pas la cause de la permanence des choses qui sont
laissйes par le pйchй ; au contraire, la cause de ces choses est en partie
la justice divine — par laquelle il a justement йtй ordonnй que celui qui n’a
pas voulu se tenir en la grвce lorsqu’il le pouvait, ne le puisse plus mкme
s’il le veut —, et en partie l’imperfection des puissances de la nature,
qui ne suffisent pas pour l’expiation, pour les raisons dйjа donnйes. Par
exemple, l’homme qui se prйcipite dans une fosse est la cause de la chute
elle-mкme, mais le repos qui s’ensuit vient de la nature. Il ne peut donc pas
sortir de la fosse comme il a pu s’y jeter. Et il en est de mкme dans notre
propos.
8° Il y a deux
faзons de comprendre l’opйration de rйmission de la faute : de maniиre
efficiente, et formellement ; par exemple, rendre blanc de maniиre
efficiente convient au peintre, rendre blanc formellement convient а la
blancheur. Ainsi la grвce est un mйdium dans la rйmission de la faute, non
comme une chose qui agit par mode d’efficience, mais comme une chose qui n’agit
que formellement. Or, lorsqu’on dit que Dieu seul pйnиtre dans l’вme, on
n’exclut pas les qualitйs de l’вme soit naturelles soit gratuites — en effet,
l’вme est formellement dйterminйe par elles —, mais on exclut les autres
substances subsistantes, qui ne peuvent кtre au-dedans de l’вme comme y est
Dieu, qui est plus intimement dans l’вme que les formes susdites, йtant donnй
que Dieu est dans l’кtre mкme de l’вme comme le causant et le conservant,
tandis que les formes ou les qualitйs susdites n’atteignent pas cela, mais se
tiennent pour ainsi dire autour de l’essence de l’вme.
9° La grвce
qui est et inhиre, chasse la faute, non la faute qui est, mais celle qui n’est
pas et qui йtait auparavant. En effet, elle ne chasse pas la faute а la faзon
d’une cause efficiente — car il faudrait alors qu’elle agisse sur la faute
existante pour la chasser, comme le feu agit sur l’air existant pour le
corrompre —, mais elle chasse la faute formellement. Car du fait mкme qu’elle
dйtermine formellement le sujet, il s’ensuit que la faute n’est pas dans le
sujet, comme on le voit clairement dans le cas de la santй et de la maladie.
10° Il y a
plusieurs rйponses courantes а cette objection et а d’autres semblables. La
premiиre est que, bien que l’instant soit rйellement un, il est cependant
nombreux quant а la notion, en tant qu’il est le commencement du futur et la
fin du passй. Et ainsi, rien n’empкche qu’il y ait dans l’вme tout ensemble et
au mкme instant la faute et la grвce ; de sorte, cependant, que la faute
soit dans cet instant en tant qu’il est la fin du passй, et la grвce en tant
qu’il est le commencement du futur. Mais cela ne peut se maintenir, car кtre le
commencement du futur et la fin du passй, cela implique divers aspects de
l’instant, par lesquels sa substance n’est pas multipliйe, mais reste
une ; et ainsi, rйellement, il s’ensuit que la faute et la grвce sont dans
l’вme en un mкme [quantum]
indivisible de temps — car le nom d’instant dйsigne le [quantum] indivisible de temps — or cela, c’est кtre en mкme temps,
et ainsi, il s’ensuit que des contraires inhиrent en mкme temps. En outre,
suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, « lorsque quelque chose en se mouvant se sert d’un
point comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’un repos intervienne au
milieu » ; et par cette raison, il prouve que les mouvements qui
reviennent en arriиre ne sont pas continus. Si donc quelqu’un se sert d’un
instant comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’il conзoive quelque instant
intermйdiaire : et ainsi, l’вme sera а un moment sans grвce ni faute, ce
qui est aberrant.
Voilа pourquoi
d’autres disent que, de mкme qu’entre deux points d’une ligne vient une ligne
intermйdiaire, mais non entre deux points de deux lignes qui se touchent, de
mкme il n’est pas nйcessaire qu’entre l’instant qui est le dernier du temps oщ
la faute inhйrait, et l’instant qui est le premier du temps oщ la grвce inhиre,
il y ait un temps intermйdaire, puisque ce sont des instants de divers temps.
Mais cela ne peut pas non plus se soutenir. Car la ligne, йtant une mesure
intйrieure, se divise selon une distinction des rйalitйs. Mais le temps est une
mesure extйrieure, et il est un relativement а tout ce qui est dans le
temps : en effet, ce n’est pas par des temps diffйrents que sont mesurйs
l’кtre de la faute et l’кtre de la grвce, а moins d’entendre par « temps
diffйrent » une autre partie du mкme temps continu. Il est donc nйcessaire
qu’entre deux instants quelconques, dйsignйs relativement а n’importe quelles
rйalitйs, il y ait un temps intermйdiaire. En outre, deux points de deux lignes
qui se touchent et inscrites en des corps localisйs, sont unies par un point
unique inscrit dans une ligne extйrieure du corps localisant, car les choses
dont les extrйmitйs sont ensemble sont contiguлs. Supposй donc que diffйrentes
choses aient des temps diffйrents, non continus mais quasi contigus, il sera
nйanmoins nйcessaire que dans le temps mesurant extйrieurement corresponde а
leurs termes un seul instant indivisible ; et ainsi reviendra
l’inconvйnient susmentionnй, а savoir que la faute et la grвce sont en mкme
temps.
Aussi d’autres
disent-ils que de telles mutations spirituelles ne sont pas mesurйes par le
temps qui est le nombre du mouvement du ciel — йtant donnй que l’вme, comme
n’importe quelle substance spirituelle, est au-dessus du temps —, mais qu’elles
ont un temps propre, en tant qu’il se trouve en elles un avant et un aprиs. Et
cependant, un tel temps n’est pas continu, puisque la continuitй du temps,
suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Physique, s’ensuit de la continuitй du mouvement ; or les
affections de l’вme ne sont pas continues. Mais cela aussi est hors de notre
propos. Car on mesure par le temps non seulement les choses qui sont par
elles-mкmes dans le temps, comme le mouvement du ciel, mais aussi celles qui
ont par accident une relation au mouvement du ciel, en tant qu’elles rйsultent
d’autres choses qui ont par elles-mкmes une relation au temps susdit. Ainsi en
est-il йgalement dans la justification de l’impie, qui rйsulte de pensйes, de
paroles et d’autres mouvements semblables, qui sont par eux-mкmes mesurйs par
le temps du mouvement du ciel.
Voilа pourquoi
il faut rйpondre autrement, et dire que l’on ne peut concevoir de dernier
instant en lequel le pйcheur a la faute, mais qu’on peut concevoir un dernier
temps. Par ailleurs, on conзoit de fait un premier instant en lequel il a eu la
grвce : cet instant est le terme de ce temps en lequel il a eu la faute.
Or aucun intermйdiaire ne vient entre un temps et le terme d’un temps. Il n’est
donc pas nйcessaire de concevoir un temps ou un instant en lequel quelqu’un n’a
ni la faute ni la grвce. Et voici comment le montrer. Puisque l’infusion de la
grвce a lieu en un instant, elle est le terme d’un certain continu, par exemple
l’acte de la mйditation par laquelle la volontй se dispose а recevoir la
grвce ; et le terme de ce mouvement est la rйmission de la faute, car la
faute est remise par le fait mкme que la grвce est infusйe. А cet instant, il y
a donc pour la premiиre fois le terme de la rйmission de la faute, c’est-а-dire
ne pas avoir de faute, et celui de l’infusion de la grвce, c’est-а-dire avoir
la grвce. Donc, dans tout le temps prйcйdent qui se termine а cet instant, et
par lequel йtait mesurй le mouvement de la mйditation susdite, le pйcheur avait
la faute et n’avait pas la grвce, sauf au dernier instant seulement, comme on
l’a dit. Mais avant le dernier instant de ce temps, il n’y a pas lieu d’en
concevoir un autre immйdiatement prochain, car quelque instant que l’on
conзoive autre que le dernier, il y aura entre lui et le dernier une infinitй
d’instants intermйdiaires. Et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas lieu de
concevoir de dernier instant en lequel le justifiй a la faute et n’a pas la
grвce ; mais l’on peut concevoir le premier instant oщ il a la grвce et
n’a pas la faute. Et cette solution peut se dйduire des paroles du Philosophe
au huitiиme livre de la Physique.
11° De mкme que
Dieu cause en nous par son amour le don de la grвce, de mкme aussi il cause par
son amour la rйmission de la faute ; il n’est donc pas nйcessaire que la
rйmission de la faute prйcиde la grвce. Mais ce serait le cas si la rйmission
de la faute prйcйdait l’amour de Dieu et n’en йtait pas la consйquence.
12° Les sacrements
causent en signifiant ; en effet, ils causent ce qu’ils figurent. Et parce
que la circoncision a sa signification dans l’acte d’фter, son efficace йtait
directement ordonnйe а l’enlиvement de la faute originelle, et а la grвce par
voie de consйquence : soit que la grвce fыt donnйe en vertu de la circoncision
а la faзon dont elle est donnйe en vertu du baptкme, comme certains le disent,
soit qu’elle fыt donnйe par Dieu en concomitance avec la circoncision. Et
ainsi, la rйmission de la faute ne se faisait pas sans la grвce ;
cependant, cette grвce-lа ne rйprimait pas aussi parfaitement la concupiscence
que la grвce baptismale. Il йtait donc plus difficile de rйsister а la
concupiscence pour le circoncis que ce n’est le cas pour le baptisй ; et
il est dit que la loi ancienne, prenant occasion de cela, tuait occasionnellement,
bien que la circoncision ne fыt pas contenue parmi les sacrements de la loi
mosaпque, йtant donnйe qu’elle ne vient pas de Moпse, mais des pиres, comme il
est dit en Jn 7, 22. Et par consйquent, si quelque grвce йtait donnйe
dans la circoncision, cela ne contredit pas le fait que la loi ancienne ne
justifiait pas. Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui peut
convenir а ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ne requiert pas l’usage
du libre arbitre. Or la justification convient aux enfants qui n’ont pas encore
l’usage du libre arbitre et qui sont justifiйs par le baptкme. La justification
de l’impie ne requiert donc pas l’usage du libre arbitre.
2° [Le rйpondant] disait que cela est
spйcial aux enfants qui sont seulement tenus par un pйchй qui leur vient
d’ailleurs ; et cela n’a pas lieu chez les adultes, qui sont tenus par
leurs propres pйchйs. En sens contraire :
saint Augustin dit au quatriиme livre des Confessions
qu’un certain ami а lui, « travaillй par la fiиvre, resta longtemps couchй
sans connaissance, dans la sueur des moribonds, et comme il n’y avait plus
d’espoir, il fut baptisй dans l’inconscience ; moi, je ne me faisais pas
de souci, et je prйsumais que son вme garderait plutфt ce qu’elle avait reзu de
moi, et non pas ce qui s’opйrait sur le corps d’un inconscient. Or il en йtait
bien autrement, car il revint а la vie. » Or le retour а la vie se fait
par la grвce justifiante. La grвce justifiante est donc parfois confйrйe а
l’adulte sans mouvement de son libre arbitre.
3° [Le rйpondant] disait que cela a lieu
seulement lorsque l’homme est justifiй par un sacrement. En sens contraire : Dieu n’a pas liй sa
puissance aux sacrements. Puis donc que la justification est une њuvre de Dieu,
dйpendante de sa puissance, il semble que mкme sans les sacrements un adulte
puisse кtre justifiй indйpendamment du mouvement du libre arbitre.
4° L’homme peut
кtre dans un йtat oщ il serait adulte et n’aurait pas de pйchй actuel, mais
seulement le pйchй originel. En effet, au premier instant oщ l’on est adulte,
si l’on n’est pas baptisй, on est encore soumis au pйchй originel, et cependant
l’on n’a pas encore de pйchй actuel, car on n’a encore commis aucune transgression
qui nous fasse tenir pour coupable de pйchй. De plus, on n’est pas encore
coupable d’omission, car les prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout
moment ; il n’est donc pas nйcessaire que l’homme, au premier instant oщ
il est adulte, observe aussitфt les prйceptes affirmatifs. Ainsi donc, l’adulte
peut avoir le pйchй originel sans aucun pйchй actuel, semble-t-il. Si donc cela
est cause que l’enfant peut кtre justifiй sans mouvement du libre arbitre, il
semble que la mкme raison existe chez l’adulte.
5° Chaque fois
qu’une chose est communйment en plusieurs autres, il est nйcessaire qu’elle
leur convienne en raison d’une cause commune. Or кtre justifiй convient aux
enfants et aux adultes ; puis donc que seule la grвce est la cause de la
justification chez les enfants, il semble que, mкme sans l’usage du libre
arbitre, elle suffise pour la justification chez les adultes.
6° De mкme que la
justice est un don de Dieu, de mкme aussi la sagesse. Or Salomon a reзu la
sagesse en dormant, comme on le lit en 1 Reg. 3, 5. Pour la mкme
raison, l’homme peut donc recevoir la grвce justifiante en dormant et sans
l’usage du libre arbitre.
7° [Le rйpondant] disait que c’est а
cause d’un mйrite prйcйdent que Salomon a reзu la sagesse en dormant. En sens contraire : de mкme que chez les bons la
volontй est requise, de mкme aussi chez les mйchants, car il n’est de pйchй que
volontaire. Or la volontй qui prйcиde le sommeil ne fait pas que ce qui est
opйrй pendant le sommeil soit un pйchй. Rien non plus ne contribue donc а ce
qu’un don divin soit reзu pendant le sommeil.
8° De mкme que
chez le dormeur l’usage du libre arbitre est liй, de mкme aussi chez le malade.
Or le malade est justifiй sans l’usage du libre arbitre, comme le montre la
citation prйcйdente de saint Augustin. Donc le dormeur aussi ; et nous
retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
9° Dieu est
plus puissant que tout agent crйй. Or le soleil matйriel rйpand sa lumiиre dans
l’air sans aucune prйparation prйcйdente dans l’air lui-mкme. Donc а bien plus
forte raison Dieu infuse-t-il la lumiиre de la grвce dans l’вme sans aucune
prйparation ayant lieu par l’acte du libre arbitre.
10° Puisque, selon
Denys, le bien est communicatif de soi, Dieu, qui est le souverain bien, se
communique souverainement lui-mкme. Or cela ne serait pas, s’il ne se
communiquait et а celui qui se prйpare, et а celui qui ne se prйpare pas.
L’usage du libre arbitre n’est donc pas requis dans la justification de l’impie
comme une prйparation du cфtй de l’homme.
11° Saint Augustin
dit au huitiиme livre sur la Genиse au
sens littйral que Dieu fait en l’homme la justice comme le soleil fait dans
l’air la lumiиre, qui cesse lorsque cesse l’influx du soleil, et non comme
l’artisan qui fabrique un coffre et n’opиre plus rien en lui une fois qu’il est
fait. Or le soleil opиre dans l’air de la mкme faзon au premier instant oщ
l’air est йclairй et lorsque la lumiиre persiste en lui. Dieu opиre donc la
justice dans l’homme de la mкme faзon au premier instant oщ il est justifiй et
lorsque la justice est conservйe en lui. Or la justice est conservйe en l’homme
quand cesse l’usage du libre arbitre, comme on le voit bien dans le cas du
dormeur. L’homme peut donc кtre justifiй dиs le dйbut sans aucun mouvement du
libre arbitre.
12° La disposition
qui est requise par nйcessitй pour l’introduction d’une forme se comporte de
telle sorte que la forme ne peut pas demeurer sans elle ; comme c’est
clairement le cas de la chaleur et de la forme du feu. Or la justice peut
demeurer sans l’usage du libre arbitre, comme chez le dormeur. L’usage du libre
arbitre n’est donc pas une disposition qui est requise par nйcessitй pour
l’infusion de la grвce.
13° Une chose qui
est naturellement antйrieure et peut exister ou ne pas exister sans une chose
postйrieure, ne requiert pas celle-ci pour que l’on dise qu’elle inhиre, comme
cela se voit clairement dans le cas de la pesanteur et de la descente, sans
laquelle la pesanteur peut exister, par exemple lorsqu’un corps lourd est
empкchй dans son mouvement. Or la grвce est naturellement antйrieure а l’usage
du libre arbitre, sans lequel elle peut exister ou ne pas exister ; en
effet, elle est son principe formel, comme la pesanteur est celui du mouvement
naturel. La grвce peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre arbitre.
14° Notre
faible corps introduit dans l’вme la faute originelle sans nul usage du libre
arbitre. Donc а bien plus forte raison, Dieu, qui est trиs puissant, ne
requiert pas l’usage du libre arbitre pour infuser la grвce.
15° Dieu est plus
enclin а faire misйricorde qu’а condamner, comme dit la Glose au dйbut de Jйrйmie. Or Dieu punit les enfants qui meurent
sans baptкme sans qu’ils aient eu aucun usage du libre arbitre. А bien plus
forte raison fera-t-il donc misйricorde en infusant la grвce.
16° La disposition
а la forme, qui est exigйe en celui qui reзoit la forme, ne vient pas du
receveur lui-mкme, mais d’autre chose ; par exemple, la chaleur qui
prйcиde dans le bois comme disposition а la forme du feu, ne vient pas du bois
lui-mкme. Or l’usage du libre arbitre vient de l’homme qui doit кtre justifiй.
Il n’est donc pas requis comme une disposition pour avoir la grвce.
17° La
justification a lieu par l’infusion de la grвce et des vertus. Or, suivant
saint Augustin, Dieu seul, sans nous, opиre en nous la vertu. Notre opйration,
qui a lieu par l’usage du libre arbitre, n’est donc pas requise pour la
justification.
18° Selon l’Apфtre
en Rom. 4, 4, « la rйcompense qui se donne а quelqu’un pour ses
њuvres ne lui est pas imputйe comme une grвce, mais comme une dette ». Or
l’usage du libre arbitre est une certaine opйration. Si donc l’usage du libre
arbitre est requis pour la justification, la justification n’aura pas lieu par
grвce, mais comme un dы ; ce qui est hйrйtique.
19° Celui qui
opиre contre la grвce est plus йloignй d’elle que celui qui n’opиre pas du
tout. Or Dieu donne parfois la grвce а un homme qui, par son libre arbitre,
agit contre elle, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, а qui il est
dit en Act. 9, 5 : « Il t’est dur de regimber contre
l’aiguillon. » Donc а bien plus forte raison la grвce est-elle parfois
infusйe а un homme sans l’usage du libre arbitre.
20° Un agent d’une
puissance infinie ne requiert aucune disposition dans le patient : en
effet, plus l’agent est puissant, moindre est la disposition prйexistante avec
laquelle il accomplit son effet. Or Dieu est un agent d’une puissance infinie,
si bien qu’il ne requiert pas de matiиre prйexistante mais opиre а partir de
rien. Bien moins encore requiert-il donc une disposition ; et ainsi, dans
la justification de l’impie, qui est une њuvre divine, il ne requiert pas
l’usage du libre arbitre comme une disposition du cфtй de l’homme.
En sens contraire :
1° А propos de
1 Reg. 3, 5 : « Demande-moi ce que tu veux que je te
donne », la Glose dit :
« La grвce de Dieu requiert le libre arbitre. » Or la justification
se fait par la grвce de Dieu, comme on le lit en Rom. 3, 24. L’usage
du libre arbitre est donc requis pour la justification.
2° Saint Bernard
dit que la justification ne peut avoir lieu ni sans le consentement de celui
qui la reзoit, ni sans la grвce de celui qui la donne. Or le consentement de
celui qui la reзoit est l’acte du libre arbitre. L’homme ne peut donc pas кtre
justifiй sans l’usage du libre arbitre.
3° Pour recevoir
une forme, une disposition est requise dans le receveur : en effet, ce
n’est pas n’importe quelle forme qui est reзue en n’importe quel sujet. Or
l’acte du libre arbitre se comporte comme une disposition а la grвce. L’usage
du libre arbitre est donc requis pour la rйception de la grвce justifiante.
4° Dans la
justification de l’impie, un certain mariage spirituel est contractй entre
l’homme et Dieu ; Os. 2, 19 : « Je te fiancerai а moi
dans la justice. » Or, dans le mariage charnel, un consentement mutuel est
requis. Donc а bien plus forte raison dans la justification de l’impie. Et
ainsi y est requis l’usage du libre arbitre.
5° La
justification de l’impie ne se fait pas sans la charitй, car, comme il est dit
en Prov. 10, 12, « la charitй couvre toutes les fautes ».
Or, puisque la charitй est une certaine amitiй, elle s’accompagne d’un amour en
retour, comme le montre clairement le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique. Or l’amour mutuel requiert des
deux cфtйs l’usage du libre arbitre. La justification ne peut donc avoir lieu
sans l’usage du libre arbitre.
Rйponse :
Personne, ayant
l’usage du libre arbitre, ne peut кtre justifiй sans un usage du libre arbitre
qui ait lieu а l’instant mкme de sa justification. Mais en ceux qui ne sont pas
en possession de leur volontй, comme les enfants, cela n’est pas requis pour la
justification. Et de cela, trois raisons peuvent кtre donnйes.
La premiиre se
prend de la relation mutuelle de l’agent et du patient. Dans les rйalitйs
corporelles, en effet, il est clair que l’action n’est pas accomplie sans un
contact par lequel ou bien l’agent seul touche le patient, quand le patient
n’est pas de nature а toucher l’agent, comme lorsque les corps supйrieurs
agissent sur les rйalitйs infйrieures de ce monde en les touchant et sans кtre
touchйs par elles ; ou bien l’agent et le patient se touchent
mutuellement, quand l’un et l’autre sont de nature а toucher et а кtre touchйs,
comme lorsque le feu agit sur l’eau et vice
versa. Ainsi йgalement, dans les rйalitйs spirituelles, quand le contact
mutuel a lieu naturellement, l’action ne s’accomplit pas sans contact
mutuel ; sinon, il suffit que l’agent touche le patient. Or Dieu lui-mкme,
qui justifie l’impie, touche l’вme en causant la grвce en elle ; c’est pourquoi,
а propos du Psaume 143, 5 : « Touchez les montagnes »,
la Glose dit : « de votre
grвce ». Et l’esprit humain touche Dieu en quelque faзon, en le
connaissant ou en l’aimant ; et c’est pourquoi, chez les adultes, qui
peuvent connaоtre et aimer Dieu, il est requis un usage du libre arbitre par
lequel ils connaissent et aiment Dieu ; et c’est la conversion а Dieu dont
il est dit en Zach. 1, 3 : « Retournez-vous vers moi, et je
me retournerai vers vous. » Quant aux enfants qui n’ont pas l’usage du
libre arbitre, ils ne peuvent pas connaоtre et aimer Dieu ; il suffit donc
pour leur justification que Dieu les touche par l’infusion de la grвce.
La deuxiиme
raison se prend de la notion mкme de justification. En effet, suivant Anselme
au livre sur la Vйritй, la justice est
« la droiture de la volontй gardйe pour elle-mкme » ; la
justification est donc un certain changement de la volontй. Or on prend le nom
de « volontй » tant pour dйsigner la puissance elle-mкme que pour
dйsigner l’acte de la puissance. L’acte de la puissance de volontй ne peut кtre
changй qu’avec la coopйration de celle-ci : car s’il ne venait pas d’elle,
il ne serait pas son acte. Mais quant а la puissance de volontй, de mкme
qu’elle a йtй faite sans sa coopйration, de mкme elle peut кtre changйe sans sa
coopйration. Or, pour la justification des adultes est requis un changement de
l’acte de la volontй ; en effet, c’est par l’acte de la volontй qu’ils se
sont tournйs vers une chose de faзon dйsordonnйe, et cette conversion ne peut
кtre changйe que par un acte contraire de la volontй ; voilа pourquoi
l’acte du libre arbitre est requis pour la justification des adultes. Mais les
enfants, qui n’ont pas la volontй tournйe vers quelque chose par un acte de
leur propre volontй, mais ont seulement une puissance de volontй coupablement
dйchue de la justice originelle, peuvent кtre justifiйs sans mouvement de leur
propre volontй.
La troisiиme
raison se prend de la ressemblance de l’opйration divine dans les rйalitйs
corporelles. En effet, si Dieu produit quelque effet que la nature peut а
nouveau produire, il le produit suivant la mкme disposition que la nature. Par
exemple, si Dieu guйrit quelqu’un miraculeusement, il causera la santй en lui
avec une certaine йgalitй des humeurs, et c’est aussi en produisant une telle
йgalitй que la nature guйrit parfois quelqu’un, suivant la parole du Philosophe
disant au deuxiиme livre de la Physique
que si la nature faisait une њuvre d’art, elle la ferait de la mкme faзon que
l’art, et vice versa. Or, par ses
principes naturels, l’homme peut avoir la justice de deux faзons : d’abord
comme naturelle ou innйe, en ce sens que certains sont enclins par leur nature
mкme aux њuvres de la justice ; ensuite comme acquise. Ainsi, la justice
infuse par laquelle les adultes sont justifiйs est semblable а la justice
acquise par les њuvres ; par consйquent, de mкme que dans la justice
politique acquise est requis un acte de volontй par lequel on aime la justice,
de mкme aussi la justification ne s’accomplit pas chez les adultes sans l’usage
du libre arbitre. Mais la justice infuse par laquelle les petits enfants sont
justifiйs est semblable а l’aptitude naturelle а la justice, qui se trouve
aussi chez les enfants ; et l’usage du libre arbitre n’est requis ni pour
l’une, ni pour l’autre.
Rйponse aux objections :
1° Parce que les
enfants n’ont pas de quoi pouvoir se tourner vers la cause justifiante,
celle-ci, c’est-а-dire la Passion du Christ, leur est appliquйe par le
sacrement de baptкme, et par lа ils sont justifiйs.
2° Concernant
l’adulte qui n’est pas en possession de son esprit, il faut distinguer :
s’il n’a jamais eu l’usage de sa raison, le mкme jugement vaut pour lui et pour
les petits enfants ; mais s’il a eu un jour le jugement de sa raison,
alors, s’il a dйsirй le baptкme au temps oщ il a eu l’usage de la raison, et
qu’au temps de sa folie il est baptisй sans connaissance ou а son corps
dйfendant, il obtient l’effet du baptкme а cause de la volontй
prйcйdente ; surtout si, aprиs le baptкme, il rйcupиre l’usage du libre
arbitre et que ce qui a йtй fait lui plaоt ; et c’est le cas dans ce
passage de saint Augustin ; car les efforts qu’il fait а l’encontre ne lui
sont pas imputйs, puisqu’il n’agit pas par volontй mais par imagination. Mais
si, lorsqu’il йtait en possession de son esprit, il n’a pas dйsirй le baptкme,
il ne faut pas le lui procurer s’il est sans connaissance ou qu’il rйsiste, en
quelque danger de mort qu’il soit : en effet, il sera jugй d’aprиs le
dernier instant oщ il fut en possession de son esprit. Et s’il lui est procurй,
il ne reзoit ni le sacrement, ni la rйalitй du sacrement ; quoiqu’une
disposition puisse кtre miraculeusement laissйe en lui par l’invocation mкme de
la Trinitй et la sanctification de l’eau, de sorte que, lorsqu’il aura rйcupйrй
l’usage du libre arbitre, il sera plus facilement changй pour le bien.
3° Mкme sans
sacrement, Dieu infuse la grвce а de petits enfants, comme c’est manifestement
le cas de ceux qui sont sanctifiйs dans le sein maternel. Semblablement, il
pourrait confйrer la grвce sans sacrement а un adulte qui ne serait pas en
possession de son esprit, de la mкme faзon qu’il la confиre avec le sacrement.
4° Qu’un adulte
ait le pйchй originel sans pйchй actuel, cette supposition est estimйe
impossible par certains auteurs. En effet, lorsqu’il commence а кtre adulte,
s’il fait ce qui est en lui, la grвce lui sera donnйe, par laquelle il sera
exempt du pйchй originel ; que s’il ne le fait pas, il sera coupable d’un
pйchй d’omission. Car, puisque n’importe qui est tenu d’йviter le pйchй, et que
cela ne peut se faire que si l’on se donne une fin convenable, n’importe qui
est tenu, dиs qu’il est en possession de son esprit, de se tourner vers Dieu,
et d’йtablir en lui sa fin ; et par lа, il est disposй а la grвce. En
outre, saint Augustin dit que « la concupiscence du pйchй originel rend le
petit enfant enclin а la convoitise, mais quant а l’adulte, elle le fait
convoiter en acte ». En effet, il ne peut pas arriver facilement que
quelqu’un, infectй du pйchй originel, ne se soumette pas а la convoitise du
pйchй par le consentement au pйchй.
5° La
justification est dans le petit enfant et dans l’adulte en raison d’une cause
unique et commune, c’est-а-dire en raison de la grвce ; cependant,
celle-ci est diversement reзue en l’un et en l’autre, selon la condition
diffйrente de l’un et de l’autre. En effet, tout ce qui est reзu en quelque
chose, est en lui suivant le mode d’кtre du receveur. Et de lа vient que, chez
l’adulte, la grвce est reзue avec l’usage du libre arbitre, mais non chez le
petit enfant.
6° Il y a trois
faзons possibles de rйpondre а cela. D’abord en disant que ce sommeil durant
lequel la sagesse fut infusйe а Salomon ne fut pas un sommeil naturel, mais le
sommeil de la prophйtie, dont on lit en Nombr. 12, 6 :
« S’il se trouve parmi vous un prophиte du Seigneur, je lui apparaоtrai en
vision, ou je lui parlerai en songe. » Or, dans ce sommeil, l’usage du
libre arbitre n’est pas liй.
Ensuite on peut
dire que, de mкme qu’il est requis, pour l’infusion de la justice, que la
volontй, qui est son sujet, se tourne vers Dieu, de mкme il est requis, dans
l’infusion de la sagesse, que l’intelligence se tourne vers Dieu. Or, pendant
le sommeil, l’intelligence peut se tourner vers Dieu, mais non le libre arbitre
ou la volontй. Et en voici la raison. Deux choses appartiennent а
l’intelligence : percevoir, et juger des choses perзues. Or
l’intelligence, lorsqu’on dort, n’est pas empкchйe de percevoir quelque chose,
soit en provenance de choses qu’elle a dйjа considйrйes — et c’est pourquoi
l’homme fait parfois des syllogismes en dormant —, soit par l’illumination de
quelque substance supйrieure, que l’intelligence du dormeur est plus apte а
percevoir, а cause du repos oщ elle se trouve du cфtй des actes des sens, et
surtout lorsque les phantasmes sont apaisйs ; c’est pourquoi il est dit en
Job, 33, 15-16 : « Pendant les songes, dans les
visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablйs de sommeil et qu’ils
dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et les
instruit de ce qu’ils doivent savoir. » Et telle est la cause principale
de ce que des futurs sont vus а l’avance dans le sommeil. Mais le parfait
jugement de l’intelligence ne peut avoir lieu pendant le sommeil, йtant donnй
que le sens est alors liй, lui qui est le premier principe de notre
connaissance. En effet, le jugement se fait au moyen d’une analyse par les
principes ; par consйquent, il est nйcessaire que nous jugions de toutes
choses d’aprиs ce que nous recevons par le sens, comme il est dit au troisiиme
livre sur le Ciel et le Monde. Or
l’usage du libre arbitre suit le jugement de la raison ; voilа pourquoi
l’usage du libre arbitre, par lequel la volontй se tourne vers Dieu, ne peut
pas кtre suffisant lorsqu’on dort : car bien qu’il soit un mouvement de la
volontй, il suit l’imagination plutфt que le complet jugement de la
raison ; et ainsi, l’homme peut percevoir la sagesse en dormant, mais non
la justice.
Enfin, on peut
dire que l’intelligence est contrainte par l’intelligible, alors que la volontй
ne peut pas кtre contrainte par l’objet d’appйtit. La sagesse, qui est la
droiture de l’intelligence, peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre
arbitre, mais non la justice, qui est la droiture de la volontй.
7° Le
mouvement du libre arbitre qui prйcиde dans l’йtat de veille ne peut faire que
l’acte du dormeur soit mйritoire ou dйmйritoire, considйrй en lui-mкme ;
cependant, il peut faire qu’il ait quelque degrй de bontй ou de mйchancetй, en
tant que la vertu de l’acte du veilleur est laissйe dans l’activitй du dormeur,
comme la vertu de la cause est laissйe dans l’effet. Et de lа vient que les
vertueux font en dormant de meilleurs songes que d’autres non vertueux, comme
il est dit au premier livre de l’Йthique ;
c’est aussi pour cela que la pollution nocturne est parfois considйrйe comme
coupable. Ainsi йgalement, Salomon put en veillant se disposer а la sagesse
qu’il devait recevoir en dormant.
8° Le sacrement
de baptкme ne doit pas кtre procurй а un malade lorsqu’il n’est pas en
possession de son esprit, mкme s’il a eu auparavant le dйsir du baptкme, sauf
si l’on craint pour sa vie, ce qui n’est assurйment pas le cas du
dormeur ; les deux cas ne sont donc pas semblables sur ce point, mais ils
le sont pour le reste.
9° L’air,
par la nature de son espиce, est dans l’ultime disposition pour recevoir la
lumiиre, en raison de sa diaphanйitй ; voilа pourquoi il est йclairй dиs
que se prйsente l’astre йclairant ; et aucune autre prйparation n’est
requise, sauf peut-кtre l’йloignement d’un obstacle. Mais l’вme intellectuelle
n’est pas dans l’ultime disposition pour recevoir la justice, sauf lorsqu’elle
veut en acte, car la puissance s’accomplit par l’acte, par lequel elle est
dйterminйe а l’un des opposйs, alors qu’elle est de soi en puissance aux
deux ; comme une matiиre qui est en puissance а plusieurs formes est
adaptйe, par des dispositions, а une forme plutфt qu’а une autre.
10° Dieu, dans son
infinie bontй, se communique lui-mкme aux crйatures par quelque ressemblance de
sa bontй, qu’il leur donne gйnйreusement par le fait mкme qu’il communique sa
bontй de la meilleure faзon ; et cette meilleure faзon suppose qu’il
prodigue ses dons avec ordre, suivant sa sagesse, c’est-а-dire а chacun selon
sa condition ; et de lа vient qu’une disposition ou une prйparation est
requise du cфtй de ceux auxquels Dieu prodigue ses dons. Ou bien l’on peut
rйpondre que cette objection vaut pour la prйparation qui prйcиde
temporellement l’infusion de la grвce, et sans laquelle Dieu accorde parfois la
grвce, opйrant subitement chez quelqu’un le mouvement de contrition et infusant
la grвce ; car, comme il est dit en Eccli. 11, 23 :
« Il est aisй а Dieu d’enrichir tout d’un coup celui qui est
pauvre. » Mais cela n’exclut pas l’usage du libre arbitre qui a lieu а
l’instant mкme oщ la grвce est infusйe. Car il se manifeste une plus parfaite
communication de la bontй divine en ce que Dieu opиre dans l’homme
simultanйment l’habitus et l’acte de justice, que s’il y opйrait seulement
l’habitus.
11° De mкme que le
soleil est la cause de la lumiиre non seulement quant а l’кtre, mais aussi
quant au devenir, de mкme aussi Dieu est la cause de la grвce et quant а
l’кtre, et quant au devenir. Or, pour le devenir d’une rйalitй, qui implique un
certain changement, est requise une chose qui n’est pas requise pour l’кtre de
cette rйalitй ; par exemple il est requis, lorsque la lumiиre arrive dans
l’air, que l’air se rapporte au soleil d’une autre faзon qu’auparavant ;
ce qui se fait par le mouvement du soleil, mouvement sans lequel il pourrait y
avoir conservation de la lumiиre dans l’air, si le soleil est toujours prйsent.
Et semblablement, il est requis pour le devenir de la grвce elle-mкme que la
volontй se comporte envers Dieu autrement qu’avant ; et pour cela est
exigй un changement de la volontй, qui n’a pas lieu chez les adultes sans
l’usage du libre arbitre, comme on l’a dit.
12°
Telle
disposition est requise pour le devenir d’une rйalitй, qui ne l’est pas pour
l’кtre de cette rйalitй, comme on le voit surtout dans la gйnйration des
animaux et des plantes ; par consйquent, rien n’empкche, si de telles
dispositions cessent une fois que la rйalitй est advenue, que celle-ci soit
nйanmoins conservйe dans son кtre. Et ainsi, lorsque cesse le mouvement du
libre arbitre qui йtait nйcessaire а la justification, la justice peut demeurer
habituellement.
13° Rien n’empкche
qu’une chose naturellement antйrieure et ne pouvant advenir sans une chose
postйrieure, puisse nйanmoins exister sans celle-ci ; par exemple, l’вme
йtant la cause formelle, efficiente et finale du corps, comme il est dit au
deuxiиme livre sur l’Вme, elle est
naturellement antйrieure au corps et peut exister sans le corps, et pourtant,
selon l’ordre de la nature, elle ne peut advenir que dans le corps. Et il en va
de mкme pour la grвce et l’usage du libre arbitre.
14° Le corps
infecte l’вme par le pйchй originel du fait mкme qu’il lui est uni. Or ce pйchй
ne regarde pas la volontй de celui qui est infectй, mais sa nature ; voilа
pourquoi il n’est pas йtonnant que l’usage du libre arbitre ne soit pas requis pour
une telle infection. Semblablement, l’вme de l’enfant obtient la grвce par le
fait mкme qu’il est uni au Christ par le sacrement de baptкme sans l’usage du
libre arbitre. Mais chez les adultes, l’usage du libre arbitre est requis, pour
la raison susmentionnйe.
15° En disant que
Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir, on n’exclut pas que de
plus nombreuses conditions soient requises pour le bien que Dieu opиre en nous
en faisant misйricorde, que pour le mal que Dieu punit en nous, car, suivant
Denys, le bien procиde d’une cause entiиre et totale, tandis que le mal rйsulte
de dйfauts particuliers. Mais par lа, il est montrй que Dieu fait misйricorde
suivant ce qui vient de lui, alors qu’il punit suivant ce qui vient de nous, et
qui est tel qu’il ne peut y кtre ordonnй que par la peine ; par
consйquent, il fait misйricorde par son intention principale, mais il punit
pour ainsi dire en dehors de l’intention de la volontй antйcйdente, selon la
volontй consйquente. Et cependant, on peut rйpondre а l’objection proposйe en
disant qu’а l’infection du pйchй originel, par laquelle l’вme est infectйe
avant qu’elle ait l’usage du libre arbitre, correspond par une certaine
ressemblance la justification des enfants avant qu’ils aient l’usage du libre
arbitre.
16° Les rйalitйs
naturelles peuvent кtre disposйes а la forme par une certaine violence, en
sorte que le principe de la disposition soit au-dehors, sans que le patient
contribue en rien ; en elles, par consйquent, la disposition а la forme ne
vient pas d’un principe intйrieur, mais du dehors. Mais la volontй ne peut pas
subir de violence ; voilа pourquoi le cas n’est pas semblable.
17° Dieu produit
en nous des vertus sans que nous les causions, mais non toutefois sans que nous
y consentions.
18° L’acte du
libre arbitre qui a lieu dans la justification de l’impie ne se rapporte pas de
la mкme faзon а l’habitus de la justice gйnйrale, dont il a йtй question, et а
son exйcution et son accroissement. А l’habitus, d’une part, il ne peut pas se
rapporter comme un mйrite, йtant donnй qu’а l’instant mкme est infusйe la
justice, qui est le principe du mйrite : il s’y rapporte seulement comme
une disposition. Mais d’autre part, il se rapporte а l’exйcution de la justice
et а son accroissement sous l’aspect du mйrite, car l’homme, par le premier
acte informй par la grвce, mйrite le secours divin dans les choses susdites.
Ainsi donc, la justice n’est pas accordйe aux њuvres humaines comme une
rйcompense, mais l’accroissement et la continuation de la justice est en quelque
sorte une rйcompense par rapport aux actes mйritoires prйcйdents.
19° Bien que saint
Paul, avant qu’il eыt йtй justifiй, attaquвt directement la grвce de la foi,
cependant, а l’instant mкme de sa justification, il consentit par son libre
arbitre йbranlй par la grвce. En effet, Dieu peut en un instant envoyer а
quelqu’un le mouvement de volontй gratuite sans lequel il n’y a pas de
justification ; mais celle-ci peut avoir lieu sans prйparation prйcйdente.
20° Cette
disposition n’est pas requise а cause de l’impuissance de l’agent, mais а cause
de la condition du receveur, c’est-а-dire de la volontй, qui ne peut pas кtre
changйe par violence, mais qui l’est par son propre mouvement. Or ce mouvement
du libre arbitre ne se rapporte pas seulement а la grвce comme une disposition,
mais aussi comme un achиvement : en effet, les opйrations sont des
accomplissements des habitus ; par consйquent, que l’habitus soit
introduit en mкme temps que son opйration, prouve la perfection de l’agent, car
la perfection de l’effet montre la perfection de la cause. Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Ce qui suit la
justification n’est pas requis pour la justification. Or, puisque le mouvement
vers Dieu vient de la grвce, il suit la grвce ; c’est pourquoi il est dit
en Lam. 5, 21 : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et
nous nous convertirons. » Le mouvement du libre arbitre vers Dieu n’est
donc pas parmi les choses qui sont requises pour la justification.
2° Le mouvement
du libre arbitre est requis pour la justification comme une certaine
disposition du cфtй du libre arbitre. Or ce а quoi l’homme a besoin d’кtre
attirй, ne regarde pas le libre arbitre. Puis donc que l’homme, pour qu’il se
convertisse а Dieu, a besoin d’кtre attirй, suivant ce passage de
Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui
m’a envoyй ne l’attire », il semble que le mouvement du libre arbitre vers
Dieu ne soit pas parmi les choses qui sont requises pour la justification de
l’impie.
3° L’homme
parvient а la justice par la voie de la crainte : « car celui qui est
sans crainte ne pourra devenir juste », comme il est dit en
Eccli. 1, 28. Or l’homme, par la crainte, n’est pas mы vers Dieu mais
plutфt vers les peines. Le mouvement du libre arbitre qui est requis pour la
justification de l’impie n’est donc pas un mouvement vers Dieu.
4° [Le rйpondant] disait que cela est vrai
pour la crainte servile, mais non pour la crainte filiale. En sens contraire : Toute crainte inclut dans sa
notion une fuite. Or, par la fuite, on s’йcarte de ce que l’on fuit, et l’on ne
s’en approche pas. Donc, en ce qu’il craint Dieu, l’homme n’est pas mы vers
Dieu, mais s’йcarte plutфt de lui.
5° Si un mouvement
du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, celui-lа surtout
devrait кtre requis, par lequel l’homme est mы vers Dieu de la faзon la plus
achevйe. Or l’homme est mы vers Dieu de faзon plus achevйe par la charitй que
par la foi. Si donc un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la
justification, on ne devrait pas attribuer la justification а la foi mais
plutфt а la charitй ; or c’est le contraire qui apparaоt en
Rom. 5, 1 : « Йtant justifiйs par la foi, ayons la paix
avec Dieu. »
6° Le mouvement
du libre arbitre qui est requis dans la justification est comme l’ultime
disposition а la grвce, avec laquelle la grвce est infusйe. Or la disposition а
la forme avec laquelle la forme est introduite, est telle qu’elle ne peut pas
exister sans la forme, puisqu’il y a une nйcessitй а l’йgard de la forme. Puis
donc que le mouvement de foi peut exister sans la grвce, il semble que la
justification ne doive pas кtre attribuйe au mouvement de foi.
7° L’homme peut
connaоtre Dieu par la raison naturelle. Or la foi n’est requise pour la
justification que pour autant qu’elle fasse connaоtre Dieu. Il semble donc que
l’homme puisse кtre justifiй sans mouvement de foi.
8° De mкme que
par le mouvement de foi l’homme connaоt Dieu, de mкme aussi par l’acte de
sagesse. La justification ne doit donc pas кtre mise au compte de la foi plutфt
que de la sagesse.
9° Dans la foi
sont contenus de nombreux articles. Si donc un mouvement de foi est requis pour
la justification, il semble qu’il soit nйcessaire de penser а tous les articles
de foi, ce qui ne peut se faire subitement.
10° Il est dit en
Jacq. 4, 6 que « Dieu donne sa grвce aux humbles » ;
et ainsi, pour la justification de l’impie est requis un mouvement d’humilitй,
qui n’est pas un mouvement vers Dieu, sinon l’humilitй aurait Dieu pour objet
et pour fin, et serait une vertu thйologale. Le mouvement qui est requis pour
la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement du libre arbitre vers
Dieu.
11° Dans la
justification de l’impie, la volontй de l’homme se tourne vers la justice. Le
mouvement du libre arbitre doit donc кtre un acte de justice, qui n’est pas un
mouvement vers Dieu.
12° Le rфle de
l’homme dans la justification de l’impie consiste а фter un empкchement, comme
on dit de celui qui ouvre la fenкtre qu’il cause l’йclairement de la maison. Or
l’empкchement а la grвce est le pйchй. Du cфtй du justifiй n’est donc pas
requis un mouvement du libre arbitre vers Dieu, mais seulement contre le pйchй.
En sens contraire :
1° Il est dit en
Jacq. 4, 8 : « Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera
de vous. » Or Dieu s’approche de nous par l’infusion de la grвce. Donc,
pour que nous soyons justifiйs par la grвce, il est nйcessaire que nous nous
approchions de Dieu par un mouvement du libre arbitre vers lui.
2° La
justification de l’impie est une certaine illumination de l’homme. Or il est
dit au Psaume 33, 6 : « Approchez-vous de lui, afin que
vous en soyez йclairйs. » Puis donc que l’homme ne s’approche pas de Dieu
par une dйmarche du corps mais par des mouvements de l’esprit, comme dit saint
Augustin, il semble qu’un mouvement du libre arbitre soit requis pour la
justification de l’impie.
3° Il est dit en
Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie
l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. » Donc, pour que l’impie soit
justifiй, un mouvement de foi vers Dieu est requis.
Rйponse :
Comme on l’a
dйjа dit, le mouvement du libre arbitre qui a lieu dans la justification est
requis afin que l’homme touche la cause justifiante par un acte propre. Or la
cause justifiante est Dieu, qui a opйrй notre justification par le mystиre de
son Incarnation, par laquelle il s’est fait le mйdiateur de Dieu et des hommes.
Voilа pourquoi un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification
de l’impie.
Mais puisque le
libre arbitre peut se mouvoir vers Dieu de multiples faзons, le mouvement
requis par nйcessitй pour la justification semble кtre celui qui est antйrieur
aux autres et inclus dans tous les autres, et c’est le mouvement de foi :
« Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie d’abord qu’il
existe », comme on le lit en Hйbr. 11, 6. Personne ne peut se
mouvoir vers Dieu par un autre mouvement, quel qu’il soit, s’il ne se meut en
mкme temps que cela par le mouvement de foi, car tous les autres mouvements de
l’esprit vers Dieu qui justifie regardent la volontй, seul le mouvement de foi
regarde l’intelligence. Or la volontй n’est mue vers son objet qu’en tant que
celui-ci est apprйhendй ; en effet, le bien apprйhendй meut la volontй,
comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme.
Un mouvement de la partie apprйhensive est donc requis pour le mouvement de
l’affective, comme la motion du moteur pour l’« кtre mы » du mobile.
Et de cette faзon, un mouvement de foi est inclus dans le mouvement de charitй,
et en n’importe quel autre mouvement par lequel l’esprit se meut vers Dieu.
Mais parce que
la justice rйside de maniиre achevйe dans la volontй, pour cette raison, si
l’homme se convertissait а Dieu seulement par l’intelligence, il ne toucherait
pas Dieu par ce qui reзoit la justice, c’est-а-dire par la volontй, et ainsi,
il ne pourrait pas кtre justifiй. Il est donc requis non seulement que
l’intelligence se convertisse а Dieu, mais aussi la volontй. Or le premier
mouvement de la volontй vers quelque chose est le mouvement d’amour, comme on
l’a dit dans la question sur les passions de l’вme ; et ce mouvement est
inclus dans le dйsir comme la cause dans l’effet ; en effet, on dйsire une
chose comme un objet aimй. L’espoir, quant а lui, implique un certain dйsir
avec un certain sursaut de l’вme, comme si elle tendait vers quelque chose
d’ardu. Donc, de mкme qu’un mouvement de connaissance a lieu en mкme temps que
le mouvement d’amour, de mкme le mouvement d’amour a lieu avec un mouvement
d’espoir ou de dйsir ; car de mкme que l’objet apprйhendй meut l’amour, de
mкme l’amour meut le dйsir ou l’espoir. Ainsi donc, dans la justification de
l’impie, le libre arbitre se meut vers Dieu par un mouvement de foi,
d’espйrance et de charitй : en effet, il est nйcessaire que le justifiй se
convertisse а Dieu en l’aimant avec l’espoir du pardon. Et ces trois choses
sont comptйes pour un seul mouvement complet, en tant que l’un est inclus dans
l’autre ; cependant, ce mouvement est nommй d’aprиs la foi, йtant donnй
que celle-ci contient virtuellement en elle-mкme les autres mouvements, et
qu’elle est incluse en eux.
Rйponse aux objections :
1° Se mouvoir
vers Dieu par le libre arbitre, suit d’une certaine faзon l’infusion de la
grвce, dans l’ordre de la nature, mais non temporellement, comme on le verra
clairement plus loin. Or l’infusion de la grвce est l’une des choses qui sont
requises pour la justification ; cela n’entraоne donc pas que le mouvement
du libre arbitre vers Dieu suive la justification.
2° Cette
attirance n’implique pas une violence, mais une opйration divine par laquelle
Dieu opиre dans le libre arbitre en le tournant oщ il veut ; et ainsi, ce
а quoi l’homme est attirй regarde en quelque sorte le libre arbitre.
3° La crainte servile,
qui n’a de regard que pour la peine, est requise pour la justification comme
une disposition prйcйdente, mais non comme entrant dans la substance de la
justification : car elle ne peut coexister avec la charitй, mais а la
venue de la charitй la crainte s’en va ; d’oщ
1 Jn 4, 18 : « Il n’y a point de crainte dans
l’amour. » Mais la crainte filiale, qui craint la sйparation, est incluse
virtuellement dans le mouvement d’amour : en effet, dйsirer l’union а
l’aimй et craindre la sйparation relиvent de la mкme notion.
4° La crainte
filiale inclut quelque fuite ; non toutefois la fuite de Dieu, mais la
fuite de la sйparation de Dieu, ou de l’йgalitй avec Dieu, йtant donnй que la
crainte implique une certaine rйvйrence par laquelle l’homme n’ose pas se comparer
а la divine majestй, mais se soumet а elle.
5° Un mouvement
de charitй vers Dieu est requis, mais dans ce mouvement est cependant inclus un
mouvement de foi, comme on l’a dit.
6° Bien que
croire а Dieu ou croire Dieu puisse se faire sans la justice, cependant croire
en Dieu, ce qui est l’acte de foi formйe, ne peut pas se faire sans la grвce ou
la justice. Et un tel acte de croire est requis pour la justification, comme on
le voit clairement en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit
en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. »
7° Aprиs la chute
de la nature humaine, l’homme ne peut кtre rйparй que par le mйdiateur de Dieu
et des hommes, Jйsus-Christ ; et ce mystиre, celui de la mйdiation du
Christ, est tenu par la seule foi. C’est pourquoi la connaissance naturelle ne
suffit pas pour la justification de l’impie, mais il est requis d’avoir la foi
en Jйsus-Christ, soit explicitement soit implicitement, selon les divers temps
et les diverses personnes. Et c’est ce qui est dit en Rom. 3, 22 :
« justice de Dieu par la foi en Jйsus-Christ ».
8° Ce que
l’intelligence des principes naturellement connus est а la sagesse ou а la
science acquise par la raison, c’est-а-dire un principe, la foi l’est
relativement а la sagesse infuse ; par consйquent, le premier mouvement
vers Dieu de connaissance gratuite n’appartient pas а la sagesse ni а la
science infuse, mais а la foi.
9° Bien que les
articles de foi soient nombreux, il n’est cependant pas nйcessaire de penser
actuellement а eux tous а l’instant mкme de la justification, mais seulement de
considйrer Dieu а travers l’article affirmant qu’il justifie et remet les
pйchйs ; en effet, les articles sur l’Incarnation et la Passion du Christ
y sont implicitement inclus, ainsi que les autres choses qui sont requises pour
notre justification.
10° Un mouvement
d’humilitй s’ensuit du mouvement de foi dans la mesure oщ, ayant considйrй la
hauteur de la divine majestй, on se soumet soi-mкme а elle ; et ainsi, le
mouvement d’humilitй n’est pas le premier qui est requis dans la justification.
11° Dans la
justice gйnйrale, dont nous parlons maintenant, est incluse l’ordination
convenable de l’homme а Dieu, comme on l’a dйjа dit ; et ainsi, tant la
foi que l’espйrance et que la charitй est contenue dans une telle justice.
12° Le pйchй
empкche la grвce surtout en raison de l’aversion ; voilа pourquoi, afin
d’фter cet empкchement, il est requis une conversion du libre arbitre а Dieu. Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Un mouvement
de charitй suffit pour la rйmission ; Lc 7, 47 :
« Beaucoup de pйchйs lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimй. »
Or le mouvement de charitй se porte directement vers Dieu. Donc, pour la
justification de l’impie, un mouvement vers Dieu suffit, et il n’est pas requis
de mouvement dirigй vers le pйchй.
2° Le bien
immuable est plus efficace que le bien transitoire. Or la conversion au bien
transitoire suffit pour que l’homme tombe dans le pйchй. La conversion au bien
immuable suffit donc pour que l’homme soit justifiй.
3° L’homme ne
peut avoir un mouvement dirigй vers le pйchй que s’il pense au pйchй. Or
personne ne peut penser а ce que la mйmoire ne possиde pas ; or il arrive
que l’on ait oubliй le pйchй commis. Si donc un mouvement du libre arbitre
dirigй vers le pйchй est requis pour la justification de l’impie, il semble que
tel homme qui a oubliй ses pйchйs ne puisse jamais кtre justifiй.
4° Il arrive
qu’un homme se soit laissй entraоner а nombreux crimes. Si donc un mouvement du
libre arbitre est requis dans la justification, il semble, pour la mкme raison,
qu’il lui faille en cet instant penser а chacun de ses pйchйs ; ce qui est
impossible, car il n’a pas de raison de penser а l’un plutфt qu’а l’autre.
5° Quiconque se
tourne vers une chose comme vers une fin ultime, se dйtourne par lа mкme d’une
autre fin ultime, car il est impossible qu’un seul ait plusieurs fins ultimes.
Or lorsque l’homme, par la foi formйe, se meut vers Dieu, il se meut vers lui
comme vers une fin ultime. Il se dйtourne donc par lа mкme du pйchй ; et
ainsi, il ne semble pas qu’un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй
soit nйcessaire.
6° Le mouvement
qui part du pйchй et le mouvement dirigй vers lui ne sont pas identiques, de
mкme que le mouvement qui part du blanc n’est pas le mкme que le mouvement
dirigй vers le blanc. Or la justification est un mouvement qui part du pйchй.
Ce n’est donc pas un mouvement dirigй vers le pйchй.
En sens contraire :
1° Il est dit au
Psaume 31, 5 : « Je confesserai contre moi-mкme mon
injustice au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiйtй de mon pйchй. » Or
l’homme ne peut dire cela qu’en pensant au pйchй. Un mouvement du libre arbitre
dirigй vers le pйchй est donc requis pour la justification.
2° Pour la
justification de l’impie est requise la contrition, qui est la premiиre partie
de la pйnitence, par laquelle les pйchйs sont фtйs. Or la contrition est la
douleur au sujet du pйchй. Un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй
est donc requis dans la justification de l’impie.
Rйponse :
La
justification de l’impie ajoute quelque chose а la justification pure et
simple. Car la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la
justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rйmission de la
faute ; et cette rйmission ne vient pas uniquement de ce que l’homme
s’abstient du pйchй, mais quelque chose de plus est requis. C’est pourquoi
saint Augustin dit au livre sur le Mariage
et la Concupiscence : « Si cesser de pйcher йtait la mкme chose
que d’кtre sans pйchй, l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon
fils, avez-vous pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas
suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu
qu’il vous les pardonne.” » Ainsi donc, pour la justification pure et
simple est requise une conversion de l’homme, par le libre arbitre, а la cause
justifiante, conversion qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu. Mais
dans la justification de l’impie, il est requis en plus de cela que l’on se
convertisse а la destruction du pйchй passй. Or de mкme qu’il se fait une
conversion а Dieu dиs lors que l’homme connaоt Dieu par la foi et l’aime, et
qu’il dйsire ou espиre la grвce, de mкme il est nйcessaire qu’une conversion du
libre arbitre dirigйe vers le pйchй ait lieu dиs lors que l’homme se reconnaоt
pйcheur, ce qui relиve de l’humilitй, et qu’il dйteste le pйchй passй, en sorte
qu’il soit mйcontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer.
Rйponse aux objections :
1° L’amour divin
ne peut exister sans une dйtestation de ce qui sйpare de Dieu ; voilа
pourquoi, en plus du mouvement d’amour vers Dieu, il est requis dans la
justification une dйtestation du pйchй. Et c’est pourquoi sainte Madeleine, а
qui il fut dit : « beaucoup de pйchйs lui sont remis », avait
versй des larmes pour ses pйchйs.
2° La conversion
au bien immuable suffit pour la justification pure et simple ; mais pour
la justification de l’impie est aussi requis un mouvement dirigй vers le pйchй,
comme on l’a dit, car, pour que l’homme soit justifiй du pйchй passй, il ne
suffit pas seulement qu’il veuille la justice et ne pиche pas, mais il faut
encore qu’il agisse contre l’iniquitй passйe en la dйtestant. Et il n’est pas
requis, chez celui qui pиche, de dйtestation de Dieu ou de la justice, sinon
par voie de consйquence : car ce qui est bon, personne ne l’a en haine, si
ce n’est en tant qu’il est incompatible avec un autre bien que l’on aime ;
le pйcheur ne hait donc la justice et Dieu que par accident, c’est-а-dire du
fait mкme qu’il aime immodйrйment un bien transitoire.
3° Il n’est pas
nйcessaire qu’au moment mкme de la justification l’on pense а tel ou tel pйchй
de faзon dйterminйe, mais seulement que l’on soit affligй de s’кtre dйtournй de
Dieu par sa propre faute : soit absolument, soit sous la condition que
l’on se soit dйtournй, c’est-а-dire lorsqu’on ignore si l’on s’est jamais
dйtournй de Dieu par le pйchй mortel ; et par un mouvement de ce genre, celui
qui a oubliй peut кtre contrit du pйchй.
4° Tous les
pйchйs ont en commun l’aversion de Dieu, en raison de laquelle ils empкchent la
grвce ; il n’est donc pas requis, pour la justification, qu’au moment mкme
de la justification l’on pense а chaque pйchй : il suffit de penser que
l’on s’est dйtournй de Dieu par sa faute. Mais le ressouvenir de chaque pйchй
doit ou prйcйder, ou au moins suivre la justification.
5° De ce que l’on
s’est donnй Dieu comme fin, il suit que l’on ne place pas sa fin dans le pйchй,
et ainsi, que l’on se dйtourne du propos de pйcher. Mais cela ne suffit pas
pour la destruction du pйchй passй, comme on l’a dit ; l’argument n’est
donc pas concluant.
6° Le mouvement
du libre arbitre dirigй vers le pйchй pour le poursuivre ou l’embrasser, est opposй
а la justification, mais non le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй
pour le fuir : en effet, ce mouvement s’accorde avec la justification, qui
est un mouvement qui part du pйchй, car la fuite d’une chose est un mouvement
qui part de cette chose. Article 6 : L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme chose ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° Proposer une
affirmation et en йcarter la nйgation sont une mкme chose. Or la faute ne
semble pas кtre autre chose que le dйfaut de grвce. Il semble donc que le
retrait de la faute soit la mкme chose que l’infusion de la grвce.
2° La grвce et la
faute s’opposent comme les tйnиbres et la lumiиre. Or le retrait des tйnиbres
et l’introduction de la lumiиre sont une mкme chose. La rйmission de la faute
et l’infusion de la grвce sont donc une mкme chose.
3° Le retrait de
la faute s’entend surtout de la destruction de la souillure. Or la souillure ne
semble rien кtre de positif dans l’вme, car alors elle viendrait en quelque faзon
de Dieu ; et ainsi, il semble qu’elle soit seulement une privation ;
or elle n’est privation que de ce avec quoi elle ne peut pas exister, et c’est
la grвce. Le retrait de la faute n’est donc rien d’autre que l’infusion de la
grвce.
4° [Le rйpondant] disait que la souillure
ne pose pas seulement l’absence de la grвce, mais aussi une aptitude et une
dette relativement а la grвce qu’il faut avoir. En
sens contraire : toute privation pose une aptitude dans le sujet,
puisque le retrait de la privation et l’introduction de l’habitus sont une mкme
chose. Cela n’empкche donc pas que le retrait de la faute et l’infusion de la
grвce soient une mкme chose.
5° Selon le
Philosophe, la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre. Puis donc
que le retrait de la faute en est une certaine corruption, et que l’infusion de
la grвce est une certaine gйnйration de celle-ci, l’infusion de la grвce est la
mкme chose que le retrait de la faute.
En sens contraire :
1° Parmi les
quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie, figurent ces
deux que sont l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.
2° Si deux choses
quelconques sont telles que l’une peut exister sans l’autre, elles ne sont pas
identiques. Or l’infusion de la grвce peut exister sans la rйmission d’aucune
faute, comme pour les anges bienheureux, pour le premier homme avant la chute,
ainsi que pour le Christ. La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne
sont donc pas identiques.
Rйponse :
La rйmission de
la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose, et en voici la
preuve. Les mutations se distinguent par les termes. Le terme de l’infusion de
la grвce est que la grвce inhиre, et le terme de la rйmission de la faute est
que la faute n’existe pas. Or il faut remarquer entre les opposйs une certaine
diffйrence, de la faзon suivante.
Certains
opposйs sont tels que l’un et l’autre posent une nature, comme le blanc et le
noir ; et en de tels opposйs, la nйgation de l’un ou de l’autre est une
nйgation rйelle, c’est-а-dire d’une rйalitй. Voilа pourquoi, puisque
l’affirmation n’est pas une nйgation — car кtre blanc n’est pas la mкme chose
que ne pas кtre noir —, mais qu’elles diffиrent rйellement, la corruption du
noir, dont le terme est que le noir n’existe pas, et la gйnйration du blanc,
dont le terme est que le blanc existe, sont rйellement des mutations
diffйrentes, bien qu’il y ait un seul mouvement, comme on l’a dйjа dit.
D’autres
opposйs sont tels que l’un seulement est une certaine nature, tandis que l’autre
n’est que le retrait ou la nйgation de celle-ci, comme cela est clair pour ceux
qui s’opposent selon l’affirmation et la nйgation, ou selon la privation et la
possession ; et pour de tels opposйs, la nйgation de l’opposй qui pose une
nature, est rйelle, car elle porte sur quelque rйalitй, tandis que la nйgation
de l’autre opposй n’est pas rйelle, car elle ne porte pas sur une
rйalitй : en effet, c’est une nйgation de nйgation ; voilа pourquoi
cette nйgation de nйgation, qu’est la nйgation de l’autre opposй, ne diffиre en
rien, quant а la rйalitй, de la position de l’autre ; aussi la gйnйration
du blanc est-elle la mкme chose, quant а la rйalitй, que la corruption du non
blanc. Mais parce que la nйgation, bien qu’elle ne soit pas une rйalitй de la nature,
est cependant une rйalitй de la raison, la nйgation de la nйgation, quant а la
notion, ou du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que
la position de l’affirmation ; et ainsi, la corruption du non blanc, du
point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que la gйnйration
du blanc.
Il est donc
clair que, si la faute n’est absolument rien de positif, l’infusion de la grвce
et la rйmission de la faute sont identiques quant а la rйalitй, mais non
identiques quant а la notion. Mais si la faute pose quelque chose non quant а
la notion mais rйellement, alors la rйmission de la faute est autre chose que
l’infusion de la grвce, si on les considиre comme des mutations, bien que du
point de vue du mouvement elles soient un, comme on l’a dйjа dit. Or la faute
pose quelque chose, et pas seulement l’absence de grвce. En effet, l’absence de
grвce, considйrйe en elle-mкme, est seulement une peine, et n’est une faute que
dans la mesure oщ elle est laissйe par un acte volontaire prйcйdent ; comme
les tйnиbres ne sont de l’ombre que dans la mesure oщ elles sont laissйes par
l’interposition d’un corps opaque. Donc, de mкme que l’enlиvement de l’ombre
implique non seulement le retrait des tйnиbres mais aussi celui du corps qui
fait obstacle, de mкme la rйmission de la faute implique non seulement
l’enlиvement de l’absence de grвce mais aussi l’enlиvement de l’empкchement de
la grвce, qui venait du prйcйdent acte de pйchй ; non pas en sorte que cet
acte n’ait pas йtй, car cela est impossible, mais en sorte que l’influx de la
grвce ne soit pas empкchй а cause de lui. Ainsi donc, il est clair que la
rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose
quant а la rйalitй.
Rйponse aux objections :
1°, 2°, 3°
&
4° On voit dиs lors clairement la solution aux
quatre premiers arguments.
5° Le Philosophe
dit que la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre, par
concomitance — car elles sont nйcessairement simultanйes —, ou bien а cause de
l’unitй du mouvement qui a pour terme ces deux mutations. Article 7 : La rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° А propos de ce
passage du Psaume 62, 3 : « je me suis prйsentй devant vous
comme dans votre sanctuaire », la Glose
dit : « Si l’on n’abandonne pas d’abord le mal, on ne parviendra
jamais au bien. » Or la rйmission de la faute fait abandonner le mal, et
l’infusion de la grвce fait parvenir au bien. La rйmission de la faute est donc
naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.
2° Dans l’ordre
de la nature, le receveur se conзoit avant la rйception elle-mкme. Or la forme
n’est reзue que dans une matiиre propre. Il faut donc concevoir la matiиre
propre avant la rйception de la forme. Or, pour que la matiиre soit propre а
une forme, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe de la forme contraire. La
matiиre est donc naturellement dйpouillйe d’une forme avant de recevoir une
autre forme ; et ainsi, la rйmission de la faute est naturellement
antйrieure а l’infusion de la grвce.
3° [Le rйpondant] disait que la grвce, en
tant qu’elle se rapporte а Dieu qui infuse la grвce, est naturellement
antйrieure а la rйmission de la faute ; mais en tant qu’elle a une
relation au sujet, elle est postйrieure а la rйmission de la faute. En sens contraire : dans l’infusion de la grвce
est inclus le rapport de la grвce а son sujet, auquel elle est infusйe. Si donc
elle est postйrieure par ce rapport au sujet, il semble que l’infusion de la
grвce, dans l’absolu, vienne naturellement aprиs la rйmission de la faute.
4° [Le rйpondant] disait que la grвce a
deux rapports au sujet : l’un, en tant qu’elle dйtermine formellement le
sujet, et de ce point de vue, elle est postйrieure а la rйmission de la
faute ; l’autre, par lequel elle chasse du sujet la faute, et ainsi,
l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la rйmission de la faute. En sens contraire : la grвce chasse la faute en
raison de son opposition а elle. Or les opposйs se chassent mutuellement,
puisqu’ils ne se tolиrent pas dans le mкme sujet. Donc, du fait mкme que la
grвce dйtermine formellement le sujet, elle chasse la faute. Et ainsi, il n’est
pas possible que la grвce, par son rapport au sujet qu’elle dйtermine
formellement, soit postйrieure, et par son rapport а la faute qu’elle chasse,
soit antйrieure.
5° L’кtre d’une
rйalitй est naturellement antйrieur а son agir. Or, puisque la grвce est un
accident, son кtre est d’inhйrer. Le rapport de la grвce au sujet qu’elle
dйtermine formellement est donc naturellement antйrieur а son rapport au
contraire qu’elle chasse. Et ainsi, la rйponse susmentionnйe ne semble pas
pouvoir tenir.
6° La fuite du
mal est naturellement antйrieure а la pratique du bien. Or la rйmission de la
faute regarde la fuite du mal, tandis que l’infusion de la grвce est ordonnйe а
la pratique du bien. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure
а l’infusion de la grвce.
7° L’ordre des
causes suit l’ordre des effets. Or l’effet de la rйmission de la faute est
d’кtre pur, tandis que l’effet de l’infusion de la grвce est d’кtre agrйable.
Кtre pur est naturellement antйrieur а кtre agrйable, car tout ce qui est
agrйable est pur, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, suivant le
Philosophe, « est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй ».
La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la
grвce.
8° La faute et la
grвce sont entre elles comme des formes contraires dans la nature. Or, dans les
rйalitйs naturelles, l’expulsion d’une forme est naturellement antйrieure а
l’introduction d’une autre, йtant donnй qu’il ne se produit pas que des formes
contraires coexistent dans une matiиre ; il est donc nйcessaire de
concevoir la forme qui existait auparavant comme chassйe avant que la nouvelle
forme soit introduite. La rйmission de la faute est donc naturellement
antйrieure а l’infusion de la grвce.
9° S’йloigner du
terme de dйpart est naturellement antйrieur а parvenir au terme d’arrivйe. Or,
dans la justification de l’impie, la faute se comporte comme le terme dont on
s’йloigne par la rйmission de la faute, tandis que le terme d’arrivйe est la
grвce elle-mкme, а laquelle on parvient par son infusion. La rйmission de la
faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.
10° [Le rйpondant] disait que l’infusion de
la grвce est postйrieure, en tant que la grвce est le terme de la
justification ; mais en tant qu’elle est le principe qui dispose en фtant
le contraire, elle est antйrieure. En sens
contraire : un agent d’une puissance infinie n’exige pas de disposition
dans la matiиre sur laquelle il opиre. Or l’infusion de la grвce vient d’un
agent d’une puissance infinie, а savoir, de Dieu. Aucune disposition n’est donc
exigйe.
11° Nulle forme
venant totalement de l’extйrieur n’exige une disposition dans la matiиre. Or la
grвce est de ce genre. Donc, etc.
12° La rйmission
de la faute et l’infusion de la grвce se comportent comme une purification et
une illumination. Or, suivant Denys, la purification se place avant
l’illumination. La rйmission de la faute prйcиde donc naturellement l’infusion
de la grвce.
13° Si, dans la
justification de l’impie, Dieu opйrait successivement, il фterait d’abord la
faute et ensuite infuserait la grвce ; comme la nature, dans le
blanchissement, фte la noirceur avant d’amener la blancheur. Or, que Dieu opиre
subitement la justification, фte l’ordre du temps, non celui de la nature. La
rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la
grвce.
En sens contraire :
1° La cause
prйcиde naturellement l’effet. Or la grвce n’est cause de la rйmission de la
faute que dans la mesure oщ elle est infusйe. L’infusion de la grвce prйcиde
donc naturellement la rйmission de la faute.
2° L’agent
naturel ne chasse de la matiиre la forme contraire qu’en amenant dans la matiиre
la ressemblance de sa forme. Donc Dieu, pour la mкme raison, n’фte lui aussi la
faute de l’вme qu’en amenant en elle la ressemblance de sa bontй, c’est-а-dire
la grвce ; et ainsi, l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la
rйmission de la faute.
3° De mкme que la
faute est parfois remise par la grвce, de mкme la grвce est parfois chassйe par
la faute. Or la grвce est chassйe par une faute qui prйcиde l’expulsion de la
grвce. Donc semblablement, la faute est remise par une grвce qui prйcиde la rйmission
de la faute.
4° C’est en la
crйant que Dieu infuse la grвce, et en l’infusant qu’il la crйe. Or la crйation
de la grвce est naturellement antйrieure а la rйmission de la faute. L’infusion
de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la faute.
5° L’agent est
naturellement antйrieur au patient. Or, dans la justification de l’impie, la
grвce est du cфtй de l’agent, et la faute du cфtй du patient ou du receveur.
L’infusion de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la
faute.
Rйponse :
En n’importe
quel genre de cause, la cause est naturellement antйrieure а l’effet. Or il
arrive que le mкme soit cause et effet relativement au mкme, suivant des genres
de causes diffйrents ; comme la purification est cause de la santй dans le
genre de la cause efficiente, tandis que la santй est cause de purification
suivant le genre de la cause finale ; semblablement, la matiиre est cause
de la forme, en quelque faзon, en tant qu’elle supporte la forme, et la forme
est d’une autre faзon la cause de la matiиre, en tant qu’elle donne а celle-ci
d’exister actuellement. Voilа pourquoi rien n’empкche qu’une chose soit avant
et aprиs une autre, suivant des genres de causes diffйrents. Mais cependant, il
faut appeler purement et simplement antйrieur dans l’ordre de la nature ce qui
est antйrieur suivant le genre de cette cause qui est antйrieure sous l’aspect
de la causalitй, telle la fin, qui est appelйe cause des causes, parce que
c’est а la cause finale que toutes les autres causes doivent d’кtre
causes : car l’efficient n’agit que pour la fin, et c’est par l’action de
l’efficient que la forme perfectionne la matiиre et que la matiиre supporte la
forme.
Il faut donc
dire que chaque fois qu’une forme est chassйe d’une matiиre et qu’une autre
forme est amenйe, l’expulsion de la forme prйcйdente est naturellement
antйrieure sous l’aspect de la cause matйrielle : en effet, toute
disposition а la forme se ramиne а la cause matйrielle ; et, pour la
matiиre, кtre dйpouillйe de la forme contraire est une certaine disposition а
la rйception de la forme. De plus, le sujet, c’est-а-dire la matiиre, comme il
est dit au premier livre de la Physique,
est nombrable : en effet, il est nombrй quant а la notion, en tant qu’en
lui, en plus de la substance du sujet, se trouve la privation, qui se tient du
cфtй de la matiиre et du sujet. Mais sous l’aspect de la cause formelle, est
naturellement antйrieure l’introduction de la forme, qui perfectionne
formellement le sujet et chasse le contraire. De plus, la forme et la fin
reviennent numйriquement au mкme, tandis que la forme et l’efficient reviennent
au mкme spйcifiquement, en tant que la forme est la ressemblance de
l’agent ; aussi l’introduction de la forme est-elle naturellement
antйrieure suivant l’ordre de la cause efficiente et finale ; et cela
montre clairement, d’aprиs ce qui a йtй dit, qu’elle est purement et simplement
antйrieure dans l’ordre de la nature.
Ainsi donc, on
voit clairement que, absolument parlant, selon l’ordre de la nature, l’infusion
de la grвce est antйrieure а la rйmission de la faute ; mais suivant
l’ordre de la cause matйrielle, c’est l’inverse.
Rйponse aux objections :
1° Le point de
vue oщ se place cette glose est celui de l’йvitement de l’њuvre mauvaise et de
la pratique de l’њuvre bonne : en effet, rejeter le mal est une moindre
chose que de faire le bien, et par consйquent, c’est une chose naturellement
antйrieure ; mais son point de vue n’est pas celui des habitus qui sont
infusйs ou chassйs.
2° Cet argument
raisonne suivant l’ordre de la cause matйrielle, selon lequel, du point de vue
du sujet, l’infusion de la grвce est postйrieure.
3° On voit dиs
lors clairement la solution au troisiиme argument.
4° Cette
objection raisonne suivant l’ordre de la cause formelle : c’est en effet
formellement que la grвce, en inhйrant, chasse la faute.
5° La grвce ne
chasse pas la faute de maniиre efficiente, mais formellement ; elle
n’existe donc pas avant qu’elle chasse la faute, mais en mкme temps.
6° Cette
objection, comme la premiиre, raisonne du point de vue des opйrations et non
des habitus.
7° Кtre pur n’est
pas l’effet propre de la rйmission de la faute, car cela est possible sans
l’idйe de rйmission de faute, comme en l’homme dans l’йtat d’innocence ;
mais l’effet propre de la rйmission de la faute est de devenir pur, et cela
n’est pas plus commun que d’кtre agrйable, car nul ne peut devenir pur si ce
n’est par la grвce. Il faut cependant savoir que par cet argument ne serait
prouvйe la prioritй naturelle que dans l’ordre de la cause matйrielle, car les
genres se rapportent aux espиces а la faзon d’une matiиre.
8° Il faut faire
la mкme distinction pour les formes naturelles que pour le sujet qui nous
occupe.
9° S’йloigner du
terme de dйpart est antйrieur dans la voie de la gйnйration et du mouvement,
puisque cette voie se ramиne а l’ordre de la matiиre, car le mouvement est
l’acte de ce qui existe en puissance ; mais accйder au terme d’arrivйe est
antйrieur suivant l’ordre de la cause finale.
10° Dans les
њuvres de Dieu, il n’est pas requis de disposition а cause de l’impuissance de
l’agent, mais а cause de la condition de l’effet ; et une telle
disposition, а savoir le retrait du contraire, est particuliиrement nйcessaire,
car des contraires ne peuvent coexister.
11° La forme qui
vient totalement de l’extйrieur requiert une disposition convenable dans le
sujet, soit prйexistante, comme la lumiиre requiert la diaphanйitй dans l’air,
soit imprimйe en mкme temps par le mкme agent, comme la chaleur parfaite est
introduite en mкme temps que la forme du feu. Et semblablement, la faute est
chassйe par Dieu en mкme temps que la grвce est infusйe.
12° Dans l’ordre
de la purification et de l’illumination, il faut employer une distinction
semblable а celle du cas prйsent.
13° Si Dieu opйrait
successivement la justification, l’expulsion de la faute serait antйrieure
quant au temps, mais postйrieure quant а la nature : en effet, l’ordre du
temps suit l’ordre du mouvement et de la matiиre. Et en ce sens, le Philosophe
dit que, dans un mкme sujet, l’acte est postйrieur а la puissance quant au
temps, mais antйrieur quant а la nature ; car c’est d’aprиs ce qui est
antйrieur dans l’ordre de la cause finale qu’une chose est dite purement et
simplement antйrieure quant а la nature, comme on l’a dit. Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il naturellement l’infusion de la grвce ?
Objections :
Il semble que
oui.
1° La cause
prйcиde naturellement l’effet. Or la contrition est cause de la rйmission de la
faute. Elle la prйcиde donc naturellement ; et par consйquent, elle
prйcиde l’infusion de la grвce, car elles vont ensemble.
2° [Le rйpondant] disait que la contrition
n’est cause de la rйmission de la faute qu’а la faзon d’une disposition
matйrielle. En sens contraire : la
contrition est cause sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion
de la grвce. En effet, puisque la pйnitence est un sacrement de la loi
nouvelle, elle cause la grвce, et ainsi, elle cause la rйmission de la
faute ; et elle ne fait pas cela en raison de ses autres parties que sont
la confession et la satisfaction, qui prйsupposent la grвce et la rйmission de
la faute ; et ainsi, il reste que la contrition elle-mкme est cause
sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion de la grвce. Or la
cause sacramentelle est une cause instrumentale, comme il ressort de la
question prйcйdente. Puis donc que l’instrument se ramиne au genre de la cause
efficiente, la contrition ne sera pas cause de la rйmission de la faute comme
une disposition matйrielle, mais plutфt dans le genre de la cause efficiente.
3° L’attrition
prйcиde l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute. Or la contrition ne
diffиre de l’attrition que par l’intensitй de la douleur, qui ne modifie pas
l’espиce. La contrition prйcиde donc au moins naturellement l’infusion de la
grвce et la rйmission de la faute.
4° Il est dit au
Psaume 88, 15 : « La justice et l’йquitй sont la prйparation de
votre trфne. » Or l’вme devient le trфne de Dieu par l’infusion de la
grвce et la rйmission de la faute. Puis donc que l’homme pratique la justice et
l’йquitй en йtant contrit de son pйchй, il semble que la contrition soit une
prйparation pour l’infusion de la grвce ; et ainsi, elle est naturellement
antйrieure.
5° Le mouvement
vers un terme prйcиde naturellement le terme. Or la contrition est un certain
mouvement qui tend vers la destruction du pйchй. Elle prйcиde donc
naturellement la rйmission de la faute.
6° Saint Augustin
dit : « Celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans
toi » ; et ainsi, le mouvement du libre arbitre, qui vient de notre
cфtй, est requis pour la justification, et la prйcиde naturellement. Or la
justification a pour terme la rйmission de la faute. Le mouvement du libre arbitre
prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.
7° Dans le
mariage charnel, le consentement mutuel prйcиde l’union. Or par l’infusion de
la grвce est contractй un certain mariage spirituel de l’вme avec Dieu, suivant
ce passage d’Osйe, 2, 19 : « Je te fiancerai а moi dans la
justice. » Le mouvement du libre arbitre, par lequel a lieu le
consentement de l’вme а Dieu, prйcиde donc naturellement l’infusion de la
grвce.
8° Dans les
choses qui sont mues par elles-mкmes, la motion du moteur extйrieur se rapporte
а l’« кtre mы » du mobile comme dans celles qui sont mues par autre
chose. Or la motion qui est celle de l’agent extйrieur, qu’il meuve comme agent
principal ou comme auxiliaire, prйcиde naturellement l’« кtre mы » du
mobile. Puis donc que, dans la justification de l’impie, l’вme n’est pas
totalement mue mais se meut elle-mкme d’une certaine faзon, comme auxiliaire,
suivant ce passage de 1 Cor. 3, 9 : « Nous sommes les
coopйrateurs de Dieu », il semble que l’opйration mкme de l’вme,
c’est-а-dire le mouvement du libre arbitre, prйcиde naturellement la rйmission
de la faute, par laquelle l’вme est mue du vice а la vertu.
En sens contraire :
1° La contrition
est un acte mйritoire. Or l’acte mйritoire n’a lieu que par la grвce. La grвce
est donc la cause de la contrition. Or la cause prйcиde naturellement l’effet.
L’infusion de la grвce prйcиde donc naturellement la contrition.
2° А propos de ce
passage de Rom. 5, 1 : « йtant justifiйs par la
foi etc. », la Glose
dit : « Aucun mйrite humain ne prйcиde la grвce de Dieu. » Or la
contrition est un certain mйrite humain. Elle ne prйcиde donc pas l’infusion de
la grвce.
3° [Le rйpondant] disait qu’elle prйcиde
comme une certaine disposition. En sens
contraire : la disposition est moins parfaite que la forme а laquelle
elle dispose. Or la contrition dйsigne quelque chose de plus parfait que la
grвce. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce. Preuve de la
mineure : l’acte second est d’une plus grande perfection que l’acte
premier, puisqu’il se comporte а la faзon d’un habitus. Or la contrition est un
acte second, puisqu’il est l’opйration de la grвce, de mкme que considйrer est
l’opйration de la science. Donc, de mкme que la considйration existe plus
parfaitement que la science, de mкme la contrition existe plus parfaitement que
la grвce.
4° L’effet de la
cause efficiente n’est jamais une disposition а celle-ci car, dans la voie du
mouvement, il suit l’efficient, alors que, dans la mкme voie, la disposition
prйcиde ce а quoi elle dispose. Or la contrition se rapporte а la grвce comme
l’effet de la cause efficiente se rapporte а sa cause efficiente. La contrition
n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons ainsi la
mкme conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : l’habitus et la puissance
se ramиnent au mкme genre de cause, puisque l’habitus supplйe а ce qui manque а
la puissance. Or la puissance est cause de l’acte dans le genre de la cause
efficiente. Donc l’habitus aussi. Or la grвce se rapporte а la contrition comme
l’habitus а l’acte. La contrition se rapporte donc а la grвce comme l’effet а
la cause efficiente.
5° Ce qui ne
contribue en rien а l’introduction de la forme, n’est pas une disposition а la
forme. Or la contrition ne contribue en rien а l’infusion de la grвce, car sans
la contrition il peut y avoir infusion de la grвce, comme c’est clairement le
cas du Christ, des anges, et du premier homme dans l’йtat d’innocence. La
contrition n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
6° Saint Bernard
dit que deux choses sont requises pour l’њuvre de notre salut, а savoir, Dieu
qui donne, et le libre arbitre qui reзoit. Or le don est naturellement
antйrieur а la rйception. La grвce, qui, dans notre justification, est du cфtй
de Dieu qui donne, prйcиde donc naturellement la contrition, qui est du cфtй du
libre arbitre qui reзoit.
7° La contrition
ne peut coexister avec le pйchй. La rйmission du pйchй prйcиde donc
naturellement la contrition.
Rйponse :
Sur ce sujet,
il y a trois opinions. Certains prйtendent que le mouvement du libre arbitre,
dans l’absolu, prйcиde naturellement l’infusion de la grвce. Ils disent en
effet que ce mouvement du libre arbitre n’est pas la contrition mais
l’attrition, qui n’est pas un acte de foi formйe, mais de foi informe. Mais
cela ne semble pas pertinent, car toute douleur du pйchй, en celui qui a la
grвce, est contrition ; et semblablement, tout acte de foi uni а la grвce
est un acte de foi formйe. L’acte de foi informe et l’attrition, dont ceux-ci
parlent, prйcиdent donc temporellement l’infusion de la grвce. Et nous ne
parlons pas а prйsent de tels mouvements du libre arbitre, mais de ceux qui
coexistent avec l’infusion de la grвce, et sans lesquels la justification ne
peut avoir lieu chez les adultes ; car elle le peut sans les mouvements
prйcйdents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.
Voilа pourquoi
d’autres disent que ces mouvements sont mйritoires et informйs par la grвce,
aussi suivent-ils naturellement la grвce ; et ils prйcиdent naturellement
la rйmission de la faute, car la grвce opиre par ces actes la rйmission de la
faute. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car ce qui cause une chose par opйration,
cause а la faзon d’une cause efficiente. Si donc la grвce cause la rйmission de
la faute par un acte de contrition et de foi formйe, elle la causera а la faзon
d’une cause efficiente ; ce qui n’est pas possible. Car la cause qui
dйtruit quelque chose par mode d’efficience est posйe dans l’кtre avant que ce
qu’elle dйtruit soit dans le non-кtre ; car elle n’agirait pas pour la
destruction de ce qui n’existe plus. Il s’ensuivrait donc que la grвce serait
dans l’вme avant que la faute soit remise ; ce qui est impossible. Il est
donc clair que la grвce n’est pas la cause de la rйmission de la faute par
quelque opйration, mais par la dйtermination formelle du sujet, dйtermination
qui est impliquйe dans l’infusion de la grвce ; voilа pourquoi rien
d’intermйdiaire ne vient entre l’infusion de la grвce et la rйmission de la
faute.
Il est donc nйcessaire
d’affirmer, suivant une autre opinion, que les mouvements susdits se rapportent
l’un а l’autre dans le mкme ordre, de sorte que, dans l’ordre de la nature,
d’une certaine faзon ils prйcиdent, et d’une autre faзon ils suivent. Car si
l’on considиre l’ordre de la nature suivant la notion de cause matйrielle,
alors le mouvement du libre arbitre prйcиde naturellement l’infusion de la
grвce comme la disposition matйrielle prйcиde la forme. Mais si on le considиre
suivant la notion de cause formelle, c’est l’inverse. Et dans les rйalitйs
naturelles, semblable est le cas de la disposition qui est une nйcessitй pour
la forme : elle prйcиde la forme substantielle d’une certaine faзon,
c’est-а-dire suivant la notion de cause matйrielle ; en effet, la disposition
matйrielle se tient du cфtй de la matiиre. Mais d’une autre faзon, c’est-а-dire
du cфtй de la cause formelle, la forme substantielle est antйrieure, en tant
qu’elle perfectionne et la matiиre, et les accidents matйriels.
Rйponse aux objections :
1° La contrition
est cause de la rйmission de la faute, en tant qu’elle est une disposition а la
grвce.
2° Le sacrement
de pйnitence a le privilиge de confйrer la grвce par le pouvoir des clefs,
auxquelles le pйnitent se soumet. Si donc l’on considиre la contrition en
elle-mкme, elle ne se rapporte а la grвce qu’а la faзon d’une
disposition ; mais si on la considиre en tant qu’elle a le pouvoir des
clefs dans son vњu, alors elle opиre sacramentellement en vertu du sacrement de
pйnitence, de mкme qu’elle opиre en vertu du baptкme, comme c’est clairement le
cas pour l’adulte qui a le sacrement du baptкme seulement dans son vњu. Il n’en
rйsulte donc pas que la contrition soit cause efficiente de la rйmission de la
faute, а proprement parler, mais c’est le pouvoir des clefs, ou le baptкme, qui
est cause efficiente. Ou bien l’on peut dire que la contrition se rapporte а la
rйmission de la faute а la faзon d’une cause efficiente quant а l’obligation а
la peine temporelle, mais quant а la souillure et а l’obligation а la peine
йternelle elle s’y rapporte seulement а la faзon d’une disposition.
3° La contrition
ne diffиre pas de l’attrition prйcйdente seulement par l’intensitй de la
douleur, mais par la dйtermination formelle de la grвce ; et ainsi, la
contrition a relativement а la grвce une relation de postйrioritй que
l’attrition n’a pas.
4° Cette
prйparation a lieu а la faзon d’une disposition matйrielle.
5° La contrition
est un mouvement vers la rйmission de la faute non comme distante d’elle, mais
comme unie а elle ; aussi la considиre-t-on comme йtant en mouvement
achevй plutфt qu’en « кtre mы » ; et cependant, le mouvement
prйcиde le terme dans l’ordre de la cause matйrielle, car le mouvement est
l’acte de ce qui existe en puissance.
6° « Il ne
te justifiera pas sans toi » doit s’entendre ainsi : sans que tu
te disposes а la grвce en quelque faзon ; et de la sorte, il n’est pas
nйcessaire que le mouvement du libre arbitre prйcиde, si ce n’est а la faзon
d’une disposition.
7° Le
consentement est la cause efficiente du mariage charnel, mais le mouvement du
libre arbitre n’est pas la cause efficiente de l’infusion de la grвce ;
voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.
8° Dans la
justification de l’impie, l’homme est le coopйrateur de Dieu non pas comme s’il
effectuait la grвce en mкme temps que lui, mais seulement comme celui qui se
prйpare а la grвce.
Rйponse aux objections en sens contraire :
1° La contrition
a lieu par la grвce comme par ce qui la dйtermine formellement ; et de la
sorte, il s’ensuit que la grвce est antйrieure sous l’aspect de la cause
formelle.
2° Le mйrite
humain ne prйcиde pas la grвce sous le rapport du mйrite, c’est-а-dire en sorte
que la grвce soit objet de mйrite ; l’acte humain peut cependant prйcйder
la grвce comme une disposition matйrielle.
3° La contrition
a lieu par le libre arbitre et par la grвce. En tant qu’elle procиde du libre
arbitre, elle est une disposition а la grвce, disposition qui coexiste avec la
grвce, comme la disposition qui est une nйcessitй coexiste avec la forme. Mais
en tant qu’elle a lieu par la grвce, elle se rapporte а la grвce comme un acte
second.
4° De mкme que
l’habitus perfectionne formellement la puissance, de mкme ce qui est laissй
dans l’acte par l’habitus est formel au regard de la substance de l’acte, que
la puissance fournit ; et ainsi, l’habitus est le principe formel de
l’acte formй, bien qu’il inclue la notion de cause efficiente au regard de la
formation.
5° La disposition
ne contribue pas а la forme par mode d’efficience, mais seulement matйriellement,
en tant que, par la disposition, la matiиre est rendue adйquate а la rйception
de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue а l’infusion de la
grвce en celui qui a une faute, bien qu’elle ne soit pas requise chez
l’innocent. En effet, plus de choses sont requises dispositivement pour le
retrait de la forme contraire avec introduction simultanйe de la forme, que
pour la seule introduction de la forme.
6° Ce qui est du
cфtй de celui qui donne, est antйrieur formellement ; mais ce qui est du
cфtй du receveur, est antйrieur matйriellement.
7° Cet argument
n’entraоne pas que le retrait de la faute prйcиde la contrition, car d’une
certaine faзon la faute est remise par la contrition elle-mкme, de mкme que la
forme de l’eau est chassйe par une chaleur extrкme ; et ainsi, elles
n’existent pas ensemble ; et semblablement, la faute et la contrition non
plus. Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?
Objections :
Il semble que
non.
1° Il est
impossible qu’une mкme puissance ait plusieurs mouvements tout ensemble et au
mкme instant ; comme une unique matiиre n’est pas non plus tout ensemble
et au mкme instant sous diverses formes disparates. Or deux mouvements du libre
arbitre sont requis dans la justification de l’impie, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dit. La justification de l’impie ne peut donc pas avoir lieu en un
instant.
2° [Le rйpondant] disait que ces deux
mouvements appartiennent а des puissances diffйrentes : car le mouvement
du libre arbitre vers Dieu appartient au concupiscible, tandis que le mouvement
du libre arbitre dirigй vers le pйchй, йtant une certaine dйtestation du pйchй,
est dans l’irascible. En sens contraire :
dйtester est la mкme chose que haпr. Or la haine est dans le concupiscible,
tout comme l’amour, suivant le Philosophe au deuxiиme livre des Topiques. Dйtester n’est donc pas dans
l’irascible.
3° L’irascible et
le concupiscible, suivant saint Jean Damascиne, sont les parties de l’appйtit
sensitif. Or l’appйtit sensitif ne s’йtend qu’au bien qui lui convient, ou а
son contraire ; mais Dieu lui-mкme, et le pйchй sous son aspect de pйchй,
en tant qu’il est dйtestable, ne sont pas tels. Ces mouvements ne relиvent donc
pas du concupiscible ni de l’irascible, mais de la volontй ; et par consйquent,
ils appartiennent а une puissance unique.
4° [Le rйpondant] disait que le mouvement
du libre arbitre vers Dieu est un mouvement de foi, qui relиve de
l’intelligence, tandis que la contrition relиve de la volontй, а laquelle il
revient de souffrir du pйchй ; et ainsi, ils n’appartiennent pas а une
puissance unique. En sens contraire :
selon saint Augustin, « on ne peut croire sans le vouloir ». Donc,
bien qu’un acte de l’intelligence soit requis dans la croyance, un acte de la
volontй n’y est pas moins requis ; et ainsi, il reste que deux mouvements
de la mкme puissance sont requis pour la justification de l’impie.
5° Il appartient
au mкme de se mouvoir depuis un terme et vers un terme. Or dйtester le pйchй,
c’est se mouvoir depuis un terme, et se mouvoir vers Dieu, c’est se mouvoir
vers un terme. La contrition, qui est une dйtestation du pйchй, appartient donc
а la mкme puissance а laquelle appartient le mouvement vers Dieu ; et
ainsi, ils ne peuvent pas coexister.
6° Rien ne se
meut en mкme temps vers des termes diffйrents et contraires. Or Dieu et le
pйchй sont des termes diffйrents et contraires. L’вme ne peut donc pas se
mouvoir en mкme temps vers Dieu et vers le pйchй ; et nous retrouvons
ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.
7° La grвce n’est
donnйe qu’а celui qui est digne. Or tant que l’on est soumis а la faute, on
n’est pas digne de la grвce. Il est donc nйcessaire que la faute soit chassйe
avant que la grвce soit infusйe. Et ainsi la justification, qui inclut ces deux
choses, n’a pas lieu en un instant.
8° Une forme qui
reзoit le plus et le moins doit, semble-t-il, advenir successivement en un
sujet, de mкme que la forme qui ne reзoit pas le plus et le moins est reзue
subitement en un sujet, comme on le voit clairement pour les formes substantielles.
Or la grвce a une intensitй dans un sujet. Il semble donc qu’elle soit
introduite successivement ; et ainsi, l’infusion de la grвce n’a pas lieu
en un instant ; et par consйquent, la justification de l’impie non plus.
9° Comme en
n’importe quelle mutation, il est nйcessaire de poser deux termes dans la
justification de l’impie : le terme de dйpart et le terme d’arrivйe. Or
les deux termes de n’importe quelle mutation sont incontingents, c’est-а-dire
qu’ils ne peuvent coexister. Deux choses dont l’une est antйrieure а l’autre
sont donc incluses dans la justification de l’impie. Et ainsi, la justification
de l’impie est successive, et non en un instant.
10° Rien de ce qui
est en devenir avant d’кtre en acte accompli, ne se fait en un instant. Or la
grвce est en devenir avant d’кtre en acte accompli. L’infusion de la grвce n’a
donc pas lieu en un instant ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion
que ci-dessus. Preuve de la mineure : dans les rйalitйs permanentes, ce
qui devient n’existe pas ; mais lorsqu’il est fait, il existe dйsormais.
Or la grвce est au nombre des rйalitйs permanentes. Si donc elle devient en
mкme temps qu’elle est faite, en mкme temps elle existe et n’existe pas ;
ce qui est impossible.
11° Tout mouvement
est dans la durйe. Or dans la justification de l’impie est requis un certain
mouvement du libre arbitre. La justification de l’impie se fait donc dans la
durйe ; et ainsi, pas en un instant.
12° Pour la
justification de l’impie, la contrition des pйchйs est requise. Or, lorsque
quelqu’un a commis de nombreux pйchйs, il ne peut en un mкme instant ni кtre
contrit de tous ses pйchйs ni rйflйchir sur eux tous. La justification de
l’impie ne peut donc avoir lieu en un instant.
13° Chaque fois
qu’entre les extrкmes d’une mutation existe quelque mйdium, la mutation est
successive, non instantanйe. Or quelque mйdium existe entre la faute et la
grвce, а savoir, l’йtat de nature crййe. La justification de l’impie est donc
une mutation successive.
14° La faute
et la grвce ne coexistent pas dans l’вme. Le dernier instant oщ la faute est en
elle est donc autre que le premier instant oщ la grвce est en elle. Or entre
deux instants quelconques vient un temps intermйdiaire. Entre l’expulsion de la
faute et l’infusion de la grвce vient donc un temps intermйdiaire. Or la
justification inclut l’une et l’autre. La justification a donc lieu dans la
durйe, et non en un instant.
En sens contraire :
1° La
justification de l’impie est une certaine illumination spirituelle. Or
l’illumination corporelle a lieu en un instant, non dans la durйe. Puis donc
que les rйalitйs spirituelles sont plus simples que les corporelles et moins
soumises au temps, il semble que la justification de l’impie ait lieu en un
instant.
2° Plus un agent
est puissant, moindre est le temps qu’il met а produire son effet. Or l’acteur
de la justification est Dieu, qui est d’une puissance infinie. La justification
a donc lieu en un instant.
3° Il est dit au
livre des Causes que la substance et
l’action d’une substance spirituelle, par exemple l’вme, a lieu en un instant
d’йternitй, et non dans le temps.
4° А l’instant
mкme oщ il y a dans la matiиre une disposition achevйe, il y a aussi la forme.
Or le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est une
complиte disposition а la grвce. Donc, а l’instant mкme oщ ont lieu ces
mouvements, il y a la grвce.
Rйponse :
La
justification de l’impie a lieu en un instant. Et pour le voir clairement, il
faut savoir que, quand on dit qu’une mutation a lieu en un instant, il ne faut
pas comprendre que ses deux termes sont dans un instant ; en effet, cela
est impossible, puisque toute mutation a lieu entre des termes opposйs, а
proprement parler ; mais il faut comprendre que le passage d’un terme а
l’autre a lieu en un instant ; et cela se produit avec quelques opposйs,
et non avec d’autres.
En effet,
lorsqu’il faut admettre quelque mйdium entre les termes du mouvement, il est
nйcessaire que le passage d’un terme а l’autre soit successif, car le mйdium
est ce vers quoi est d’abord mutй ce qui est mы continыment, avant d’кtre mutй
vers le terme ultime, comme le Philosophe le montre clairement au cinquiиme
livre de la Physique ; et
j’entends « mйdium » selon n’importe quelle distance des extrкmes,
que ce soit une distance en position, comme dans le mouvement local, ou bien
une distance quant а la notion de quantitй, comme dans le mouvement
d’accroissement et de diminution, ou encore quant а la notion de forme, comme
dans l’altйration ; et ce, que ce mйdium soit d’une autre espиce, comme le
gris entre le blanc et le noir, ou bien de la mкme espиce, comme le moins chaud
entre le plus chaud et le froid.
Mais lorsque
entre les deux termes de la mutation ou du mouvement ne peut exister un mйdium
de l’une des faзons susdites, alors le passage d’un terme а l’autre n’est pas
dans la durйe, mais en un instant. Et cela a lieu quand les deux termes du
mouvement sont une affirmation et une nйgation, ou bien une privation et une
forme. Car entre l’affirmation et la nйgation, il n’y a aucunement de
mйdium ; ni entre la privation et la forme, dans le receveur propre ;
et j’envisage ici le cas oщ une chose d’une autre espиce est intermйdiaire
entre les extrкmes. Mais dans le cas oщ il y a quelque mйdium selon le plus ou
le moins d’intensitй, bien qu’il ne puisse y avoir de mйdium par soi, il peut
cependant y avoir un mйdium par accident. Car la nйgation ou la privation, а
proprement parler, n’a pas plus ou moins d’intensitй ; mais par accident,
quant а sa cause, on peut en considйrer quelque intensitй plus ou moins
grande : de la sorte, celui qui a l’њil arrachй est dit plus aveugle que
celui qui a un bandeau sur l’њil, йtant donnй que la cause de la cйcitй est
plus radicale. Ainsi donc, si l’on prend de telles mutations par leurs termes propres,
а proprement parler il est nйcessaire qu’elles soient instantanйes, et non dans
la durйe ; ainsi en est-il de l’illumination, de la gйnйration et de la
corruption, et d’autres choses semblables. Mais si on les prend quant aux
causes de leurs termes, on peut considйrer en elles une succession ; comme
c’est manifestement le cas de l’illumination : car bien que l’air passe
subitement des tйnиbres а la lumiиre, cependant la cause de l’obscuritй est
фtйe successivement, а savoir l’absence du soleil, qui devient successivement
prйsent par un mouvement local ; et ainsi, l’illumination est le terme du
mouvement local, et elle est indivisible, comme n’importe quel terme du
continu.
Ainsi donc, je
dis que les extrкmes de la justification sont la grвce et la privation de la
grвce, entre lesquelles il ne vient pas de mйdium dans le receveur
propre ; il est donc nйcessaire que le passage de l’une а l’autre ait lieu
en un instant — bien que la cause de cette privation soit фtйe successivement,
soit dans la mesure oщ l’homme, en pensant, se dispose а la grвce, soit du
moins dans la mesure oщ un temps se passe aprиs que Dieu a prйordonnй qu’il
donnerait la grвce —, et ainsi, l’infusion de la grвce se fait en un instant.
Et parce que l’expulsion de la faute est l’effet formel de la grвce infusйe, de
lа vient que toute la justification de l’impie a lieu en un instant. Car la
forme, la disposition а la forme achevйe et l’abandon de l’autre forme, tout a
lieu en un instant.
Rйponse aux objections :
1° Quand il y a
deux mouvements tout а fait disparates, ils ne peuvent coexister dans la mкme
puissance que si l’un est la raison de l’autre. Alors, en effet, ils peuvent
exister ensemble, car ils sont d’une certaine faзon un unique mouvement ;
ainsi, quand on recherche quelque chose pour une fin, on recherche en mкme
temps la fin et le moyen ; et semblablement, quand on fuit ce qui s’oppose
а la fin, on recherche la fin en mкme temps que l’on fuit le contraire. Et
semblablement, la volontй se meut vers Dieu en mкme temps qu’elle hait le
pйchй, car il est contre Dieu.
2° De tels
mouvements du libre arbitre regardent la volontй, non l’irascible et le
concupiscible ; et ce, parce que leur objet est quelque chose
d’intelligible, non quelque chose de sensible. Cependant, on les trouve parfois
attribuйs а l’irascible et au concupiscible, parce que la volontй elle-mкme est
appelйe irascible et concupiscible, а cause de la ressemblance de l’acte. Et
dans ce cas, la contrition peut кtre attribuйe а la fois au concupiscible, en
tant que l’homme hait le pйchй, et а l’irascible, en tant qu’il s’irrite contre
le pйchй, se proposant d’en tirer vengeance.
3°,
4° &
5°
On voit dиs lors clairement la solution aux troisiиme, quatriиme et cinquiиme
arguments.
6° La volontй ne
se meut pas en mкme temps а la poursuite de choses contraires ; mais elle
peut se mouvoir en mкme temps а la fuite de l’un et а la poursuite de l’autre,
surtout si la poursuite de l’un est la raison de la fuite de l’autre.
7° La grвce est
donnйe а celui qui est digne, non en sorte que l’on soit suffisamment digne
avant d’avoir la grвce, mais parce que, du fait mкme qu’elle est donnйe, elle
rend l’homme digne ; il est donc digne de la grвce en mкme temps qu’il a
la grвce.
8° Pour qu’une
forme soit reзue successivement en un sujet, ce n’est pas son plus ou moins
d’intensitй dans le sujet qui fait quelque chose, mais le plus ou moins
d’intensitй de la forme contraire ou du terme opposй. Or la privation de la
grвce ne reзoit le plus ou le moins que par accident, en raison de sa cause, comme
on l’a dйjа dit ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que la grвce soit
reзue successivement dans le sujet. Si elle diminuait en intensitй dans le
sujet, cela pourrait contribuer а ce que la grвce soit abandonnйe
successivement ; mais la grвce ne diminue pas en intensitй dans le mкme
sujet ; voilа pourquoi elle n’est ni abandonnйe successivement, йtant
donnй qu’elle-mкme ne diminue pas en intensitй, ni introduite successivement,
йtant donnй que sa privation ne diminue pas en intensitй.
9° La solution
ressort de ce qui prйcиde : car on ne dit pas que la mutation est en un
instant pour signifier que ses deux termes existeraient au mкme instant, comme
on l’a dit.
10° Le devenir
d’une rйalitй permanente peut se prendre de deux faзons. D’abord proprement ;
et dans ce cas, on dit qu’une rйalitй devient, tant que dure le mouvement dont
le terme est la gйnйration de la rйalitй ; et ainsi, dans les rйalitйs
permanentes, ce qui devient n’existe pas, mais le devenir de la rйalitй existe
а travers la succession, suivant ce que dit le Philosophe au sixiиme livre de
la Physique : « ce qui
devient, devenait et deviendra ». Ensuite, le devenir se dit
improprement : de la sorte, on dit d’une chose qu’elle devient, au premier
instant oщ elle est faite ; et ce, parce que cet instant, en tant qu’il
est le terme du temps antйrieur oщ elle devenait, s’approprie ce qui est dы au
temps antйrieur. Et dans ce cas, il n’est pas vrai que ce qui devient n’est
pas, mais il est vrai qu’il existe maintenant pour la premiиre fois, et avant
cela, n’existait pas ; et c’est ainsi qu’il faut comprendre que, pour les
choses qui adviennent subitement, le devenir et l’кtre accompli sont en mкme
temps.
11° Le mouvement
n’est pas pris ici en tant qu’il est un passage de la puissance а l’acte, car
dans ce cas il est mesurй par le temps ; mais « mouvement du libre
arbitre » dйsigne son opйration mкme, qui est l’acte du parfait, comme il
est dit au troisiиme livre sur l’Вme ;
et ainsi, il peut avoir lieu en un instant, de mкme que l’кtre parfait est en
un instant.
12° А l’instant oщ
l’homme est justifiй, il est nйcessaire qu’il ait une contrition non pas de
chaque pйchй en particulier, mais de tous en gйnйral, la contrition spйciale de
chaque pйchй ayant lieu avant ou aprиs.
13° Aprиs que
l’homme est tombй dans la faute, il ne peut y avoir de mйdium entre la grвce et
la faute, car la faute n’est фtйe que par la grвce, ainsi qu’il ressort de ce
qu’on a dйjа dit ; et la grвce n’est perdue que par la faute ; bien
qu’avant la faute il y ait eu un йtat intermйdiaire entre la grвce et la faute,
suivant l’opinion de certains.
14° Il ne
faut pas admettre de dernier instant en lequel la faute a existй, mais un
dernier temps, comme on l’a dйjа dit.
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