"29 Questions disputées sur la vérité" - читать интересную книгу автора (Aquinas St. Thomas)

Question 1

 

 

© et traduction par les moines de l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. (Complet 21 aoыt 2007)

LES 29 QUESTIONS DISPUTЙES SUR LA VЙRITЙ

EN PRЙSENCE DE MAОTRE THOMAS D'AQUIN

Docteur de l'Йglise

(Cette sйrie de questions disputйes a йtй dйfendue de 1256 а 1259, donc en dйbut de la carriиre professorale de saint Thomas)

 

La traduction sera petit а petit entiиrement effectuйe par les moines de l’abbaye sainte Madeleine du Barroux, France.

Premiиre йdition йdition http://docteurangelique.free.fr, 2005, 2006, 2007.

Les њuvres complиtes de saint Thomas d’Aquin

 

Il manque encore les questions 8, 12, 20, 29.

Pour le moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions :

 

 

Question 1 : [La vйritй] 1

Question 2 : [La science de Dieu] 45

Question 3 : [Les idйes en Dieu] 111

Question 4 : [Le Verbe] 139

Question 5 : [La providence] 165

Question 6 : [La prйdestination] 208

Question 7 : [Le livre de vie] 234

Question 9 : [La communication de la science des anges par des illuminations et des paroles.] 253

Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de la Trinitй] 277

Question 11 : [Le maоtre (De Magistro)] 336

Question 13 : : [Le ravissement] 356

Question 14 : [La foi] 378

Question 15 : [Raison supйrieure et infйrieure] 427

Question 16 : : [La syndйrиse] 454

Question 17 : [La conscience morale] 466

Question 18 : [La connaissance du premier homme dans l’йtat d’innocence] 485

Question 19 : [La connaissance de l’вme aprиs la mort] 521

Question 21 : [Le bien] 531

Question 22 : [L’appйtit du bien et la volontй] 556

Question 23 : [La volontй de Dieu] 606

Question 24 : [Le choix libre] 638

Question 25 : [La sensibilitй] 701

Question 26 : [Les passions de l’вme] 725

Question 27 : [La grвce] 779

Question 28 : [La justification des pйcheurs] 814

 

 

Question 1 : [La vйritй]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que la vйritй ?

Article 2 : La vйritй se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que dans les rйalitйs ?

Article 3 : La vйritй est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et divise ?

Article 4 : Y a-t-il une seule vйritй par laquelle toutes choses sont vraies ?

Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй premiиre, une autre vйritй йternelle ?

Article 6 : La vйritй crййe est-elle immuable ?

Article 7 : La vйritй se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?

Article 8 : Toute vйritй autre vient-elle de la vйritй premiиre ?

Article 9 : La vйritй est-elle dans le sens ?

Article 10 : Quelque rйalitй est-elle fausse ?

Article 11 : La faussetй est-elle dans les sens ?

Article 12 : La faussetй est-elle dans l’intelligence ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que la vйritй ?

 

Objections :

 

Il semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose que l’йtant.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est. » Or ce qui est, n’est rien d’autre que l’йtant. « Vrai » signifie donc tout а fait la mкme chose que « йtant ».

 

Le rйpondant disait qu’ils sont une mкme chose quant aux suppфts, mais qu’ils diffиrent par la notion. En sens contraire : la notion d’une chose, quelle qu’elle soit, est ce qui est signifiй par sa dйfinition. Or saint Augustin assigne « ce qui est » comme une dйfinition du vrai, aprиs avoir rйprouvй certaines autres dйfinitions. Puis donc que le vrai et l’йtant se rejoignent en ce qui est, il semble qu’ils soient une mкme chose quant а la notion.

 

Les choses qui diffиrent par la notion, quelles qu’elles soient, se comportent de telle faзon que l’une peut кtre pensйe sans l’autre ; c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines que l’on peut penser que Dieu existe, si par l’intelligence on йcarte momentanйment sa bontй. Or en aucune faзon on ne peut penser l’йtant si l’on йcarte le vrai, car ce qui permet de le penser, c’est qu’il est vrai. Le vrai et l’йtant ne diffиrent donc pas quant а la notion.

 

Si le vrai n’est pas la mкme chose que l’йtant, il est nйcessaire qu’il soit une disposition de l’йtant. Or il ne peut pas кtre une disposition de l’йtant. En effet, il n’est pas une disposition qui corrompt totalement, sinon on dйduirait : « c’est vrai, donc c’est un non-йtant », comme on dйduit : « c’est un homme mort, donc ce n’est pas un homme. » Semblablement, le vrai n’est pas une disposition diminuante, sinon on ne dйduirait pas ainsi : « Cela est vrai, donc cela est », de mкme qu’on ne peut pas dйduire ainsi : « Il est blanc quant а ses dents, donc il est blanc. » De mкme, le vrai n’est pas une disposition contractante ou spйcifiante, car alors il ne serait pas convertible avec l’йtant. Le vrai et l’йtant sont donc tout а fait la mкme chose.

 

Les choses dont la disposition est une, sont les mкmes. Or le vrai et l’йtant ont la mкme disposition. Ils sont donc identiques. En effet, il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique : « La disposition d’une chose dans l’кtre est comme sa disposition dans la vйritй. » Le vrai et l’йtant sont donc tout а fait identiques.

 

Toutes les choses qui ne sont pas identiques diffиrent en quelque faзon. Or le vrai et l’йtant ne diffиrent aucunement. En effet, ils ne diffиrent pas par l’essence, puisque tout йtant, par son essence, est vrai ; ni par des diffйrences, car il serait alors nйcessaire qu’ils se rejoignent en quelque genre commun. Ils sont donc tout а fait identiques.

 

En outre, s’ils ne sont pas tout а fait la mкme chose, il est nйcessaire que le vrai ajoute quelque chose а l’йtant. Or le vrai n’ajoute rien а l’йtant, puisqu’il est mкme en plus de choses que l’йtant : ce que le Philosophe montre clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique, oщ il dit que nous disons le vrai en le dйfinissant, quand nous disons que ce qui est existe, et que ce qui n’est pas n’existe pas ; et ainsi, le vrai inclut l’йtant et le non-йtant. Le vrai n’ajoute donc rien а l’йtant ; et ainsi, il semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose que l’йtant.

 

 

En sens contraire :

 

La rйpйtition inutile de la mкme chose est une futilitй. Si donc le vrai йtait la mкme chose que l’йtant, il y aurait futilitй quand on dit « vrai йtant » ; ce qui est faux. Ils ne sont donc pas la mкme chose.

 

L’йtant et le bien sont convertibles. Or le vrai n’est pas convertible avec le bien, car il est une chose vraie qui n’est pas un bien : par exemple, que quelqu’un fornique. Le vrai n’est donc pas non plus convertible avec l’йtant, et ainsi, ils ne sont pas une mкme chose.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, dans toutes les crйatures, « l’кtre diffиre de ce qui est ». Or le vrai dйsigne l’кtre de la rйalitй. Donc, dans les choses crййes, le vrai est diffйrent de ce qui est. Or ce qui est, est la mкme chose que l’йtant. Donc le vrai, dans les crйatures, est diffйrent de l’йtant.

 

Il est nйcessaire que toutes les choses qui se rapportent l’une а l’autre comme antйrieur et postйrieur soient diffйrentes. Or le vrai et l’йtant se comportent de la faзon susdite car, comme il est dit au livre des Causes, « la premiиre des rйalitйs crййes est l’кtre » ; et le commentateur dit au mкme livre que toutes les autres choses sont dites selon une dйtermination formelle de l’йtant, et ainsi, elles sont postйrieures а l’йtant. Le vrai et l’кtre sont donc diffйrents.

 

Les choses qui se disent de faзon commune de la cause et des effets, sont plus un dans la cause que dans les effets, et sont surtout plus un en Dieu que dans les crйatures. Or en Dieu, ces quatre choses : l’йtant, l’un, le vrai et le bien, sont appropriйes de telle faзon que l’йtant concerne l’essence, l’un la Personne du Pиre, le vrai la Personne du Fils, le bien la Personne du Saint-Esprit. Et les Personnes divines ne diffиrent pas seulement par la notion, mais aussi rйellement ; c’est pourquoi elles ne se prйdiquent pas l’une de l’autre. Donc dans les crйatures, а bien plus forte raison, les quatre choses susdites doivent diffйrer plus que par la notion.

 

 

Rйponse :

 

De mкme que dans l’ordre du dйmontrable il est nйcessaire de se ramener а des principes que l’intelligence connaоt par elle-mкme, de mкme aussi quand on dйcouvre ce qu’est chaque chose ; sinon, dans les deux cas, on irait а l’infini et ainsi la science et la connaissance des choses se perdraient tout а fait. Or ce que l’intelligence conзoit en premier comme le plus connu et en quoi il rйsout toutes les conceptions, est l’йtant, comme dit Avicenne au dйbut de sa Mйtaphysique. Par consйquent, il est nйcessaire que toutes les autres conceptions de l’intelligence soient entendues par addition а l’йtant. Or а l’йtant ne peuvent s’ajouter des choses pour ainsi dire йtrangиres, а la faзon dont la diffйrence s’ajoute au genre, ou l’accident au sujet, car n’importe quelle nature est essentiellement йtant ; c’est pourquoi le Philosophe prouve lui aussi au troisiиme livre de la Mйtaphysique que l’йtant ne peut pas кtre un genre, mais que, si l’on dit que des choses ajoutent а l’йtant, c’est en tant qu’elles expriment un mode de l’йtant lui-mкme, mode non exprimй par le nom d’йtant.

 

Or cela se produit de deux faзons. D’abord, en sorte que le mode exprimй soit un mode spйcial de l’йtant — il y a, en effet, diffйrents degrйs d’entitй, selon lesquels diffйrents modes d’кtre se conзoivent, et les divers genres de rйalitйs sont pris selon ces modes — ; car la substance n’ajoute а l’йtant aucune diffйrence qui dйsignerait une nature ajoutйe а l’йtant, mais on exprime par le nom de substance un certain mode spйcial d’кtre, а savoir, l’йtant par soi ; et il en est de mкme dans les autres genres. Ensuite, en sorte que le mode exprimй soit un mode gйnйral accompagnant tout йtant ; et ce mode peut кtre entendu de deux faзons : d’abord comme accompagnant chaque йtant en soi, ensuite comme accompagnant un йtant relativement а un autre.

 

Si on l’entend de la premiиre faзon, on distingue selon qu’une chose est exprimйe dans l’йtant affirmativement ou nйgativement. Or, on ne trouve rien qui, dit affirmativement et dans l’absolu, puisse кtre conзu en tout йtant, si ce n’est son essence, par laquelle on dit qu’il existe ; et c’est ainsi que s’applique le nom de « rйalitй » qui, selon Avicenne au dйbut de sa Mйtaphysique, diffиre de « йtant » en ce que « йtant » est pris de l’acte d’кtre, tandis que le nom de « rйalitй » exprime la quidditй ou l’essence de l’йtant. Quant а la nйgation accompagnant tout кtre dans l’absolu, c’est l’indivision ; et celle-ci est exprimйe par le nom de « un » ; en effet, « un » ne signifie rien d’autre qu’un йtant non divisй.

 

Si l’on entend le mode de l’йtant de la seconde faзon, c’est-а-dire suivant une relation d’une chose а l’autre, alors il peut y avoir deux cas. Ce peut кtre d’abord suivant une opposition de l’une а l’autre ; et c’est ce qu’exprime le nom « quelque chose », car il se dit [en latin] aliquid, comme si l’on disait aliud quid [litt. quelque autre chose] ; donc, de mкme que l’йtant est appelй « un » en tant qu’il est indivis en soi, de mкme il est appelй « quelque chose » en tant qu’on le distingue des autres. Ce peut кtre ensuite suivant une convenance d’un йtant а un autre ; et cela n’est vraiment possible que si l’on prend une chose qui soit de nature а s’accorder avec tout йtant ; or telle est l’вme, qui « d’une certaine faзon est toute chose », comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et dans l’вme, il y a la puissance cognitive et l’appйtitive. La convenance de l’йtant avec l’appйtit est donc exprimйe par le nom de « bien » — ainsi est-il dit au dйbut de l’Йthique que « le bien est ce que toute chose recherche » —, tandis que sa convenance avec l’intelligence est exprimйe par le nom de « vrai ».

 

Or toute connaissance s’accomplit par assimilation du connaissant а la rйalitй connue, si bien que ladite assimilation est la cause de la connaissance : ainsi la vue connaоt la couleur parce qu’elle est disposйe selon l’espиce de la couleur. La premiиre comparaison entre l’йtant et l’intelligence est donc que l’йtant concorde avec l’intelligence ; cet accord est mкme appelй « adйquation de l’intelligence et de la rйalitй » ; et c’est en cela que la notion de vrai s’accomplit formellement. Voilа donc ce que le vrai ajoute а l’йtant : la conformitй ou l’adйquation de la rйalitй et de l’intelligence ; et de cette conformitй s’ensuit, comme nous l’avons dit, la connaissance de la rйalitй. Ainsi donc, l’entitй de la rйalitй prйcиde la notion de vйritй, tandis que la connaissance est un certain effet de la vйritй.

 

Par consйquent, le vrai ou la vйritй se trouve dйfini de trois faзons : d’abord, d’aprиs ce qui prйcиde la notion de vйritй, et en quoi le vrai est fondй ; et c’est ainsi que saint Augustin donne au livre des Soliloques cette dйfinition : « Le vrai est ce qui est » ; et Avicenne, dans sa Mйtaphysique : « La vйritй de chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour elle » ; et un certain auteur s’exprime ainsi : « Le vrai est l’indivision de l’кtre et de ce qui est. » Ensuite on dйfinit d’aprиs ce en quoi la notion de vrai s’accomplit formellement ; et en ce sens, Isaac dit : « La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence » ; et Anselme, au livre sur la Vйritй : « La vйritй est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir » — en effet, cette rectitude a le sens d’une certaine adйquation —, et le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique que nous disons le vrai en le dйfinissant, quand nous disons que ce qui est existe, ou que ce qui n’est pas n’existe pas. Enfin le vrai se dйfinit selon l’effet consйcutif. Et c’est en ce sens que saint Hilaire dit : « Le vrai fait clairement voir l’кtre, et le manifeste » ; et saint Augustin, au livre sur la Vraie Religion : « C’est la vйritй qui montre ce qui est » ; et au mкme livre : « C’est par la vйritй que nous jugeons des choses infйrieures. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette dйfinition de saint Augustin concerne la vйritй en tant qu’elle a un fondement dans la rйalitй, et non en tant que la notion de vrai s’accomplit dans l’adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. Ou bien il faut rйpondre que lorsqu’il est dit : le vrai est ce qui « est », l’expression « est » n’y est pas employйe en tant qu’elle signifie l’acte d’кtre, mais en tant qu’elle dйnote l’intelligence qui compose, c’est-а-dire en tant qu’elle signifie l’affirmation de la proposition ; le sens est alors le suivant : le vrai est « ce qui est », i. e. quand l’кtre est affirmй d’une chose qui est ; de sorte que la dйfinition de saint Augustin se ramиnerait а celle du Philosophe mentionnйe prйcйdemment.

 

La solution au deuxiиme argument ressort clairement de ce qu’on a dit.

 

Penser une chose sans l’autre, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord, en ce sens qu’une chose est pensйe sans que l’autre le soit. Et en ce sens, les choses qui diffиrent par la notion sont telles que l’une peut кtre pensйe sans l’autre. Ensuite, penser une chose sans l’autre peut s’entendre en ce sens qu’elle est pensйe sans que l’autre existe ; et dans ce cas, l’йtant ne peut кtre pensй sans le vrai, car l’йtant ne peut кtre pensй sans qu’il concorde ou soit en adйquation avec l’intelligence. Il n’est cependant pas nйcessaire que quiconque pense la notion d’йtant pense la notion de vrai, de mкme que quiconque pense l’йtant ne pense pas l’intellect agent ; et pourtant, rien ne peut кtre pensй sans l’intellect agent.

 

Le vrai est une disposition de l’йtant, non comme s’il ajoutait quelque nature ou comme s’il exprimait un mode spйcial de l’йtant, mais en tant qu’il exprime quelque chose qui se trouve gйnйralement en tout йtant, et qui n’est cependant pas exprimй par le nom d’йtant ; par consйquent, il n’est pas nйcessaire qu’il soit une disposition qui soit corrompe, soit diminue, soit contracte а une partie.

 

La disposition n’est pas entendue ici comme йtant dans le genre qualitй, mais comme impliquant un certain ordre ; en effet, puisque les choses qui sont causes de l’кtre des autres sont suprкmement йtants et que celles qui sont causes de vйritй sont suprкmement vraies, le Philosophe conclut que l’ordre d’une rйalitй est le mкme dans l’кtre et dans la vйritй, c’est-а-dire que lа oщ l’on trouve ce qui est suprкmement йtant, il y a le suprкmement vrai. Et donc il en est ainsi non pas parce que l’йtant et le vrai seraient identiques par la notion, mais parce qu’une chose est d’autant plus naturellement en adйquation а l’intelligence qu’elle a plus d’entitй ; et par consйquent, la notion de vrai suit la notion d’кtre.

 

Le vrai et l’йtant diffиrent par la notion, parce que dans la notion de vrai se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion d’кtre, et non en sorte que dans la notion d’кtre se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion de vrai ; ils ne diffиrent donc pas par l’essence, ni ne se distinguent l’un de l’autre par des diffйrences opposйes.

 

Le vrai n’est pas en plus de choses que l’йtant, car l’йtant se dit du non-йtant, en un certain sens, dans la mesure oщ le non-йtant est apprйhendй par l’intelligence ; c’est pourquoi le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique qu’en un sens on appelle « йtant » la nйgation ou la privation de l’йtant ; c’est aussi la raison pour laquelle Avicenne dit au dйbut de sa Mйtaphysique que l’йnonciation ne peut кtre formйe qu’au sujet de l’йtant, car il est nйcessaire que ce а propos de quoi la proposition est formйe soit apprйhendй par l’intelligence. D’oщ il ressort que tout vrai est en quelque faзon un йtant.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

S’il n’y a pas futilitй quand on dit « vrai йtant », c’est parce que par le nom de vrai est exprimй quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom d’йtant, et non parce qu’ils diffйreraient rйellement.

 

Bien qu’il soit un mal que celui-lа fornique, cependant une chose se conforme d’autant plus naturellement а l’intelligence qu’elle a davantage d’entitй, et la notion de vrai s’y trouve en consйquence ; et ainsi, il est clair que ni le vrai ne dйpasse l’йtant, ni il n’est dйpassй par lui.

 

Lorsqu’il est dit : « L’кtre diffиre de ce qui est », l’acte d’кtre est distinguй de ce а quoi cet acte convient ; or le nom d’йtant est pris de l’acte d’кtre et non de ce а quoi celui-ci convient, l’argument n’est donc pas concluant.

 

Si le vrai est postйrieur а l’йtant, c’est parce que la notion de vrai diffиre de la notion d’йtant de la faзon susdite.

 

Cet argument a trois dйfauts. D’abord, bien que les Personnes divines soient rйellement distinctes, cependant les choses qui leur sont appropriйes ne diffиrent pas rйellement, mais seulement par la notion. Ensuite, bien que les Personnes soient rйellement distinctes entre elles, elles ne sont cependant pas rйellement distinctes de l’essence ; c’est pourquoi le vrai, qui est appropriй а la Personne du Fils, n’est pas rйellement distinct de l’йtant, qui se tient du cфtй de l’essence. Enfin, bien que l’йtant, l’un, le vrai et le bien soient plus unis en Dieu que dans les rйalitйs crййes, cependant, de ce qu’ils sont distincts en Dieu, il ne dйcoule pas nйcessairement qu’ils soient aussi rйellement distincts dans les choses crййes. Cela se produit en effet pour les choses qui ne doivent pas а leur notion le fait d’кtre un en rйalitй : comme la sagesse et la puissance, qui, alors qu’elles sont rйellement un en Dieu, sont rйellement distinctes dans les crйatures ; mais l’йtant, l’un, le vrai et le bien doivent а leur notion le fait d’кtre un en rйalitй ; donc, partout oщ on peut les trouver, ils sont rйellement un, quoique l’unitй de la rйalitй qui les unit en Dieu soit plus parfaite que l’unitй de la rйalitй qui les unit dans les crйatures.

Article 2 : La vйritй se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que dans les rйalitйs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme on l’a dit, le vrai est convertible avec l’йtant. Or l’йtant se trouve principalement dans les rйalitйs, plutфt que dans l’вme. Donc le vrai aussi.

 

Les rйalitйs sont dans l’вme non par essence, mais par leur espиce, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Si donc la vйritй se trouve principalement dans l’вme, elle ne sera pas l’essence de la rйalitй, mais sa ressemblance et son espиce, et le vrai sera l’espиce de l’йtant qui existe hors de l’вme. Or l’espиce de la rйalitй, espиce qui existe dans l’вme, ne se prйdique pas de la rйalitй qui est hors de l’вme, et de mкme, n’est pas convertible avec elle : car кtre convertible, c’est кtre prйdiquй de faзon convertible. Donc le vrai non plus ne sera pas convertible avec l’йtant ; ce qui est faux.

 

Tout ce qui est en quelque chose, suit ce en quoi il est. Si donc la vйritй est principalement dans l’вme, alors le jugement sur la vйritй suivra l’estimation de l’вme ; et ainsi reviendra l’erreur des anciens philosophes qui disaient que tout ce que l’on opine dans l’intelligence est vrai, et que deux contradictoires sont vraies ensemble ; ce qui est absurde.

 

Si la vйritй est principalement dans l’intelligence, il est nйcessaire de poser dans la dйfinition de la vйritй quelque chose qui concerne l’intelligence. Or saint Augustin rйprouve une dйfinition de ce genre au livre des Soliloques, comme aussi la suivante : « Le vrai est ce qui est tel qu’on le voit », car alors, ce qui ne serait pas vu ne serait pas vrai, ce qui est manifestement faux pour les minйraux les plus cachйs, qui sont dans les entrailles de la terre ; et semblablement, il rйprouve et rejette cette dйfinition : « Le vrai est ce qui est tel qu’un connaissant le voit, s’il veut et peut connaоtre », car alors, quelque chose ne serait vrai que si un connaissant voulait et pouvait connaоtre. Le mкme raisonnement vaudrait donc aussi pour toute autre dйfinition en laquelle on poserait quelque chose concernant l’intelligence. La vйritй n’est donc pas principalement dans l’intelligence.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le faux et le vrai ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit. »

 

« La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. » Or cette adйquation ne peut exister que dans l’intelligence. La vйritй n’est donc, elle aussi, que dans l’intelligence.

 

 

Rйponse :

 

Quand une chose se dit de plusieurs avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il est nйcessaire que le prйdicat commun se dise en premier non pas de celle qui est comme la cause des autres, mais de celle en laquelle la notion de ce prйdicat commun s’accomplit en premier ; par exemple, « sain » se dit premiиrement de l’animal, en lequel se trouve en premier la parfaite notion de santй, bien que la mйdecine soit appelйe saine en tant qu’elle a pour effet la santй. Voilа pourquoi il est nйcessaire, puisque le vrai se dit de plusieurs choses avec antйrioritй de l’une sur l’autre, que le vrai se dise en premier de celle oщ se trouve premiиrement la complиte notion de vйritй.

 

Or l’achиvement de n’importe quel mouvement ou opйration est dans son terme ; et le mouvement de la puissance cognitive a pour terme l’вme : en effet, il est nйcessaire que l’objet connu soit dans le sujet connaissant а la faзon du connaissant ; par contre, le mouvement de l’appйtitive a pour terme les rйalitйs ; de lа vient que le Philosophe pose au troisiиme livre sur l’Вme un certain cercle dans les actes de l’вme, de la faзon suivante : la rйalitй qui est hors de l’вme meut l’intelligence, une fois pensйe elle meut l’appйtit, et l’appйtit tend а atteindre la rйalitй qui йtait au dйpart du mouvement. Or, comme on l’a dit, le bien implique une relation de l’йtant а l’appйtit, alors que le vrai implique une relation а l’intelligence ; de lа vient ce que le Philosophe dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : que le bien et le mal sont dans les rйalitйs, tandis que le vrai et le faux sont dans l’esprit. Et la rйalitй n’est appelйe vraie que dans la mesure oщ elle est adйquate а l’intelligence ; par consйquent le vrai se trouve postйrieurement dans les rйalitйs, et premiиrement dans l’intelligence.

 

Mais il faut savoir qu’une rйalitй se rapporte а l’intelligence pratique autrement qu’а l’intelligence spйculative. En effet, l’intelligence pratique cause la rйalitй, c’est pourquoi elle est la mesure des rйalitйs qui adviennent par elle ; tandis que l’intelligence spйculative, parce qu’elle reзoit en provenance des rйalitйs, est en quelque sorte mue par les rйalitйs elles-mкmes, et ainsi, les rйalitйs la mesurent. D’oщ il ressort que les rйalitйs naturelles, en provenance desquelles notre intelligence reзoit la science, mesurent notre intelligence, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique, mais elles sont mesurйes par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses, comme les produits de l’art sont tous dans l’intelligence de l’artisan. Ainsi donc, l’intelligence divine mesure et n’est pas mesurйe, la rйalitй naturelle mesure et est mesurйe, et notre intelligence est mesurйe, et ne mesure pas les rйalitйs naturelles mais seulement les artificielles.

 

La rйalitй naturelle, йtablie entre les deux intelligences, est donc appelйe vraie suivant une adйquation а l’une ou а l’autre ; en effet, elle est appelйe vraie selon une adйquation а l’intelligence divine, en tant qu’elle remplit ce а quoi elle a йtй ordonnйe par l’intelligence divine, comme le montrent clairement Anselme au livre sur la Vйritй, saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, et Avicenne dans la dйfinition citйe, а savoir : « La vйritй de chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour elle » ; et la rйalitй est appelйe vraie selon une adйquation а l’intelligence humaine, en tant qu’elle est de nature а produire une estimation vraie d’elle-mкme ; comme, а l’inverse, on appelle fausses « celles qui paraissent naturellement ce qu’elles ne sont pas, ou telles qu’elles ne sont pas », comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Et la premiиre notion de vйritй est dans la rйalitй avant la seconde, car le rapport а l’intelligence divine prйcиde le rapport а l’intelligence humaine ; c’est pourquoi, mкme si l’intelligence humaine n’existait pas, les rйalitйs serait encore appelйes vraies relativement а l’intelligence divine. Mais si l’on considйrait le cas impossible oщ, les rйalitйs demeurant, les deux intelligences disparaоtraient, alors la notion de vйritй ne demeurerait aucunement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, le vrai se dit en premier de l’intelligence vraie, et en dernier de la rйalitй qui lui est adйquate ; et de l’une et l’autre faзon le vrai est convertible avec l’йtant, mais diffйremment. En effet, au sens oщ il se dit des rйalitйs, le vrai est convertible avec l’йtant par prйdication, car tout йtant est adйquat а l’intelligence divine et peut se rendre adйquate l’intelligence humaine, et vice versa. Mais si l’on entend le vrai au sens oщ il se dit de l’intelligence, alors il est convertible avec l’йtant qui est hors de l’вme, non par prйdication, mais par consйquence, йtant donnй qu’а n’importe quelle intelligence vraie doit nйcessairement correspondre un йtant, et vice versa.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Ce qui est en quelque chose ne suit ce en quoi il est que lorsqu’il est causй par ses principes ; ainsi la lumiиre, qui est causйe dans l’air depuis l’extйrieur, c’est-а-dire par le soleil, suit le mouvement du soleil plutфt que l’air. Semblablement aussi, la vйritй qui est causйe dans l’вme depuis les rйalitйs ne suit pas l’estimation de l’вme mais l’existence des rйalitйs, « puisque le discours est appelй vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas », et de mкme aussi l’intelligence.

 

Saint Augustin parle de la vision de l’intelligence humaine, de laquelle la vйritй de la rйalitй ne dйpend pas : en effet, il est de nombreuses choses qui ne sont pas connues de notre intelligence. Cependant il n’en est aucune que l’intelligence divine ne connaisse en acte, et que l’intelligence humaine ne connaisse en puissance, puisqu’il est dit que l’intellect agent est « ce qui produit tous [les intelligibles] », et que l’intellect possible est « ce qui devient tous [les intelligibles] ». On peut donc poser dans la dйfinition de la chose vraie la vision en acte de l’intelligence divine, mais celle de l’intelligence humaine seulement en puissance, comme il ressort de ce qui prйcиde.

Article 3 : La vйritй est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et divise ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

On dit que le vrai dйpend du rapport entre l’йtant et l’intelligence. Or le premier rapport de l’intelligence aux rйalitйs a lieu lorsqu’elle forme les quidditйs des rйalitйs, en concevant leurs dйfinitions. Le vrai se trouve donc principalement et premiиrement dans cette opйration de l’intelligence.

 

« Le vrai est adйquation des rйalitйs et de l’intelligence. » Or, de mкme que l’intelligence qui compose et divise peut кtre adйquate aux rйalitйs, de mкme aussi l’intelligence qui conзoit les quidditйs des rйalitйs. La vйritй n’est donc pas seulement dans l’intelligence qui compose et divise.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le vrai et le faux ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit ; et ils ne sont pas mкme dans l’esprit pour les [formes] simples et pour la quidditй. »

 

Au troisiиme livre sur l’Вme : « L’intelligence des indivisibles a lieu dans les choses oщ le vrai et le faux n’ont pas de place. »

 

 

Rйponse :

 

De mкme que le vrai se trouve premiиrement dans l’intelligence et ensuite dans les choses, de mкme aussi il se trouve premiиrement dans l’acte de l’intelligence qui compose et divise et ensuite dans l’acte de l’intelligence qui forme la quidditй des rйalitйs.

 

En effet, la notion de vrai consiste dans l’adйquation de la rйalitй et de l’intelligence ; or le mкme n’est pas adйquat а soi-mкme, mais l’йgalitй porte sur des choses diffйrentes ; c’est pourquoi la notion de vйritй se trouve dans l’intelligence en premier lа oщ elle commence а avoir en propre une chose que la rйalitй extйrieure а l’вme n’a pas ; mais cette rйalitй a quelque chose qui y correspond, et entre les deux l’adйquation peut se concevoir. Or l’intelligence qui forme la quidditй des rйalitйs n’a qu’une ressemblance de la rйalitй qui existe hors de l’вme, comme c’est le cas du sens en tant qu’il reзoit l’espиce du sensible ; mais lorsque l’intelligence commence а juger de la rйalitй apprйhendйe, alors son jugement mкme est pour elle un certain propre qui ne se trouve pas а l’extйrieur dans la rйalitй. Et quand il est adйquat а ce qui est а l’extйrieur dans la rйalitй, le jugement est appelй vrai. Or l’intelligence juge de la rйalitй apprйhendйe quand elle dit qu’une chose est ou n’est pas, ce qui est le fait de l’intelligence qui compose et divise. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixiиme livre de la Mйtaphysique que « la composition et la division sont dans l’intelligence et non dans les rйalitйs ». Et de lа vient que la vйritй se trouve premiиrement dans la composition et la division de l’intelligence.

 

De faзon secondaire, le vrai se dit ensuite pour l’intelligence qui forme les quidditйs ou les dйfinitions des rйalitйs. La dйfinition est donc appelйe vraie ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse : comme lorsque la dйfinition est affirmйe de ce dont elle n’est pas la dйfinition, par exemple si l’on assignait au triangle la dйfinition du cercle ; ou encore, lorsque les parties de la dйfinition ne peuvent pas кtre composйes entre elles, par exemple si l’on donnait de quelque rйalitй la dйfinition « animal insensible », car la composition qui est impliquйe, а savoir « quelque animal est insensible », est fausse. Et ainsi, la dйfinition n’est appelйe vraie ou fausse que relativement а la composition, comme aussi la rйalitй est appelйe vraie relativement а l’intelligence.

 

De ce qu’on a dit, il ressort donc que le vrai se dit d’abord de la composition ou de la division de l’intelligence ; il se dit ensuite des dйfinitions des rйalitйs, dans la mesure oщ une composition vraie ou fausse est impliquйe en elles ; en troisiиme lieu, des rйalitйs, dans la mesure oщ elles sont adйquates а l’intelligence divine, ou naturellement aptes а кtre en adйquation а l’intelligence humaine ; en quatriиme lieu il se dit de l’homme, parce qu’il peut faire choix du vrai, ou que, par les choses qu’il dit ou qu’il fait, il donne une opinion vraie ou fausse de lui-mкme ou des autres. Quant aux formules, elles reзoivent la prйdication de vйritй comme les pensйes qu’elles signifient.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la formation de la quidditй soit la premiиre opйration de l’intelligence, cependant elle ne fournit pas а l’intelligence un propre qui puisse кtre adйquat а la rйalitй ; voilа pourquoi la vйritй n’y est pas proprement.

 

On voit dиs lors clairement la solution au second argument.

Article 4 : Y a-t-il une seule vйritй par laquelle toutes choses sont vraies ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй que la vйritй est aux rйalitйs vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or le temps se rapporte а toutes les choses temporelles de telle faзon qu’il y a un seul temps. La vйritй se rapportera donc а toutes les choses vraies de telle faзon qu’il y aura une seule vйritй.

 

[Le rйpondant] disait que la vйritй se dit de deux faзons : d’abord en tant qu’elle est identique а l’entitй de la rйalitй, comme saint Augustin la dйfinit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est » ; et ainsi, il est nйcessaire qu’il y ait plusieurs vйritйs, puisqu’il y a plusieurs essences des rйalitйs. Ensuite en tant qu’elle s’exprime dans l’intelligence, comme saint Hilaire la dйfinit : « Le vrai fait clairement voir l’кtre » ; et de cette faзon, puisque rien ne peut manifester quelque chose а l’intelligence si ce n’est par la vertu de la vйritй premiиre divine, toutes les vйritйs sont un, d’une certaine faзon, lorsqu’elle meuvent l’intelligence, de mкme que toutes les couleurs sont йgalement un lorsqu’elles meuvent la vue, en tant qu’elles la meuvent, c’est-а-dire en raison de l’unique lumiиre. En sens contraire : le temps de toutes les choses temporelles est numйriquement un. Si donc la vйritй est aux rйalitйs vraies ce que le temps est aux choses temporelles, il est nйcessaire que toutes les choses vraies aient une vйritй numйriquement une ; et il ne suffit pas que toutes les vйritйs soient un lorsqu’elles meuvent, ou qu’elles soient une dans le modиle.

 

Anselme argumente ainsi au livre sur la Vйritй : si plusieurs choses vraies ont plusieurs vйritйs, il est nйcessaire que les vйritйs varient selon la variйtй des choses vraies. Or la variation des rйalitйs vraies ne fait pas varier les vйritйs car, une fois dйtruites les rйalitйs vraies ou droites, il reste encore la vйritй et la rectitude suivant lesquelles elles sont vraies ou droites. Il y a donc une seule vйritй. Il prouve la mineure par ceci que, une fois dйtruit le signe, il reste encore la rectitude de la signification, car il est correct de signifier ce que ce signe signifiait ; et pour la mкme raison, une fois dйtruit n’importe quoi de vrai ou de droit, sa rectitude ou sa vйritй demeure.

 

Dans les choses crййes, rien n’est ce dont il est la vйritй ; par exemple, la vйritй de l’homme n’est pas l’homme, et la vйritй de la chair n’est pas la chair. Or n’importe quel йtant crйй est vrai. Donc aucun йtant crйй n’est vйritй ; toute vйritй est donc un incrйй, et ainsi, il y a une seule vйritй.

 

Rien n’est plus grand que l’esprit humain, si ce n’est Dieu, comme dit saint Augustin. Or la vйritй, comme il le prouve au livre des Soliloques, est plus grande que l’esprit humain, car on ne peut pas dire qu’elle soit plus petite : dans ce cas, en effet, l’esprit humain aurait а juger de la vйritй, ce qui est faux, car il juge non pas d’elle, mais selon elle, tout comme le juge ne juge pas de la loi, mais selon elle, ainsi que le mкme saint Augustin le dit au livre de la Vraie Religion. Semblablement, on ne peut pas dire non plus qu’elle lui soit йgale, car l’вme juge toutes choses selon la vйritй, mais elle ne juge pas toutes choses selon elle-mкme. Il n’y a donc de vйritй que Dieu ; et ainsi, il y a une seule vйritй.

 

Voici comment saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vйritй n’est pas perзue par un sens du corps : on ne perзoit par un sens que ce qui est changeant ; or la vйritй est immuable ; elle n’est donc pas perзue par un sens. On peut argumenter semblablement : toute chose crййe est changeante ; or la vйritй n’est pas changeante ; elle n’est donc pas une crйature ; elle est donc une rйalitй incrййe ; il y a donc une seule vйritй.

 

Au mкme endroit, saint Augustin argumente dans le mкme sens de cette faзon : « Il n’est point d’objet sensible qui n’offre quelque apparence de faussetй, sans qu’on puisse en faire la discrimination. En effet, pour ne citer que ce fait, tout ce dont nous avons la sensation physique, mкme quand cela ne tombe pas actuellement sous les sens, nous en йprouvons pourtant les images tout comme si c’йtait prйsent, soit dans le sommeil, soit dans l’hallucination. » Or la vйritй n’a aucune apparence de faussetй. La vйritй n’est donc pas perзue par le sens. On peut argumenter semblablement : tout crйй a quelque apparence de faussetй, en tant qu’il a quelque dйfaut ; donc rien de crйй n’est vйritй ; et ainsi, il y a une seule vйritй.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « De mкme que la ressemblance est la forme des choses semblables, de mкme la vйritй est la forme des choses vraies. » Or, plusieurs choses semblables ont plusieurs ressemblances. Plusieurs choses vraies ont donc plusieurs vйritйs.

 

De mкme que toute vйritй crййe dйrive de la vйritй incrййe comme d’un modиle et tient d’elle sa vйritй, de mкme toute lumiиre intelligible dйrive comme d’un modиle de la premiиre lumiиre incrййe et lui doit sa puissance de manifestation. Cependant nous disons qu’il y a plusieurs lumiиres intelligibles, comme le montre clairement Denys. Il semble donc que, d’une faзon semblable, il faille accorder sans rйserve qu’il y a plusieurs vйritйs.

 

Bien que les couleurs doivent а la puissance de la lumiиre de mouvoir la vue, on dit tout bonnement que les couleurs sont nombreuses et diffйrentes, et ce n’est qu’а un certain point de vue qu’elles peuvent кtre dites un. Donc, bien que toutes les vйritйs crййes s’expriment aussi а l’intelligence par la vertu de la vйritй premiиre, on ne pourra cependant pas en dйduire que la vйritй est une, si ce n’est а un certain point de vue.

 

De mкme que la vйritй crййe ne peut se manifester а l’intelligence que par la vertu de la vйritй incrййe, de mкme aucune puissance ne peut agir dans la crйature si ce n’est par la vertu de la puissance incrййe. Et nous ne disons nullement que toutes les choses qui ont une puissance ont une puissance unique. Il ne faut donc pas davantage dire que toutes les choses vraies ont une vйritй unique.

 

Par rapport aux rйalitйs, Dieu est dans une triple relation de cause, а savoir : efficiente, exemplaire et finale ; et par une certaine appropriation, l’entitй des rйalitйs se rapporte а Dieu comme а une cause efficiente, la vйritй comme а une cause exemplaire, la bontй comme а une cause finale, bien que chacune puisse aussi кtre rapportйe а chacune en propriйtй de termes. Or aucune faзon de parler ne nous permet de dire que tous les biens ont une seule bontй, ou tous les кtres une seule entitй. Nous ne devons donc pas dire non plus que toutes les choses vraies ont une seule vйritй.

 

Bien qu’il y ait une unique vйritй incrййe, modиle toutes les vйritйs crййes, cependant celles-ci ne la reproduisent pas de la mкme faзon ; car, bien qu’elle se rapporte а toutes semblablement, cependant toutes ne se rapportent pas а elle semblablement, comme il est dit au livre des Causes ; et c’est pourquoi la vйritй des choses nйcessaires et celle des choses contingentes la reproduisent diffйremment. Or une faзon diffйrente d’imiter le modиle divin produit une diversitй dans les rйalitйs crййes ; il y a donc, au plein sens du terme, plusieurs vйritйs crййes.

 

« La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. » Or il ne peut y avoir une unique adйquation entre l’intelligence et des rйalitйs qui diffиrent par l’espиce. Puis donc que les rйalitйs vraies diffиrent par l’espиce, il ne peut y avoir une unique vйritй de toutes les choses vraies.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Il faut croire que la nature de l’esprit humain est tellement liйe aux rйalitйs intelligibles que tout ce qu’il connaоt est vu de lui dans une certaine lumiиre de son genre а lui. » Or la lumiиre par laquelle l’вme connaоt toutes choses est la vйritй. La vйritй est donc du genre de l’вme elle-mкme, et ainsi, il est nйcessaire que la vйritй soit une rйalitй crййe ; il y aura donc, en des crйatures diffйrentes, des vйritйs diffйrentes.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, la vйritй se trouve proprement dans l’intelligence humaine ou divine, comme la santй dans l’animal ; et la vйritй se trouve dans les autres rйalitйs par une relation а l’intelligence, tout comme la santй se dit de certaines autres choses en tant qu’elles produisent ou conservent la santй de l’animal. La vйritй est donc dans l’intelligence divine premiиrement et proprement, dans l’intelligence humaine proprement mais secondairement, et dans les rйalitйs, improprement et secondairement, car elle n’y est que par un rapport а l’une des deux vйritйs.

 

Il y a donc une seule vйritй de l’intelligence divine, de laquelle dйrivent dans l’intelligence humaine plusieurs vйritйs, « de mкme que d’un seul visage d’homme rejaillissent plusieurs ressemblances dans un miroir », comme dit la Glose а propos de ce verset : « Les vйritйs ont йtй altйrйes par les enfants des hommes. » Et les vйritйs qui sont dans les rйalitйs sont nombreuses, comme aussi les entitйs des rйalitйs. La vйritй qui se dit des rйalitйs relativement а l’intelligence humaine est, d’une certaine faзon, accidentelle aux rйalitйs, car, supposй que l’intelligence humaine n’existe pas ni ne puisse exister, la rйalitй demeurerait encore dans son essence. Mais la vйritй qui est dite d’elles relativement а l’intelligence divine leur est insйparablement consйcutive, puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intelligence divine qui les amиne а l’existence. De plus, la vйritй est dans la rйalitй relativement а l’intelligence divine avant d’y кtre relativement а l’intelligence humaine, puisque la rйalitй se rapporte а l’intelligence divine comme а une cause, mais а l’humaine, d’une certaine faзon, comme а un effet, en tant que l’intelligence reзoit la science en provenance des rйalitйs. Ainsi donc, c’est principalement par rapport а la vйritй de l’intelligence divine qu’une rйalitй est dite vraie, plutфt que par rapport а la vйritй de l’intelligence humaine.

 

Si donc l’on prend cette vйritй proprement dite selon laquelle toutes choses sont vraies principalement, alors toutes choses sont vraies d’une seule vйritй, а savoir, de la vйritй de l’intelligence divine : et c’est en ce sens qu’Anselme parle de la vйritй au livre sur la Vйritй. Mais si l’on prend cette vйritй proprement dite selon laquelle les rйalitйs sont appelйes vraies secondairement, alors plusieurs choses vraies ont plusieurs vйritйs, et mкme une seule chose vraie a plusieurs vйritйs en diffйrentes вmes. Et si l’on prend la vйritй improprement dite selon laquelle toutes choses sont appelйes vraies, alors plusieurs choses vraies ont plusieurs vйritйs, mais une seule chose vraie a une seule vйritй.

 

Et les rйalitйs sont nommйes vraies d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence divine ou dans l’intelligence humaine, comme la nourriture est nommйe saine d’aprиs la santй qui est dans l’animal, et non comme d’aprиs une forme inhйrente. En revanche, d’aprиs la vйritй qui est dans la rйalitй elle-mкme, et qui n’est rien d’autre que l’entitй adйquate а l’intelligence ou se la rendant adйquate, [la rйalitй] est nommйe [vraie] comme d’aprиs une forme inhйrente, comme la nourriture est nommйe saine d’aprиs sa qualitй, qui la fait appeler saine.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le temps est aux choses temporelles ce que la mesure est au mesurй ; il est donc clair qu’Anselme parle de cette vйritй qui est la mesure de toutes les rйalitйs vraies, et celle-ci est numйriquement unique, de mкme que le temps est un, comme conclut le deuxiиme argument. Mais la vйritй qui est dans l’intelligence humaine, ou dans les rйalitйs mкmes, n’est pas aux rйalitйs ce que la mesure extrinsиque et commune est aux choses mesurйes, mais ou bien elle est ce que le mesurй est а la mesure, comme c’est le cas de la vйritй de l’intelligence humaine, et ainsi, il est nйcessaire qu’elle varie selon la variйtй des rйalitйs, ou bien elle est comme une mesure intrinsиque, comme c’est le cas de la vйritй qui est dans les rйalitйs mкmes ; et il est nйcessaire que ces mesures aussi se diversifient selon la pluralitй des choses mesurйes, de mкme que les diffйrents corps ont des dimensions diffйrentes.

 

Nous l’accordons.

 

La vйritй qui demeure aprиs la destruction des rйalitйs est la vйritй de l’intelligence divine, et cette vйritй est numйriquement une, au plein sens du terme, tandis que la vйritй qui est dans les rйalitйs ou dans l’вme varie avec la variation des rйalitйs.

 

Quand on dit : « aucune rйalitй n’est sa vйritй », cela se comprend des rйalitйs qui ont un кtre achevй dans la nature, comme quand on dit « aucune rйalitй n’est son кtre ». Et cependant, l’кtre de la rйalitй est une certaine rйalitй crййe ; de la mкme faзon, la vйritй de la rйalitй est quelque chose de crйй.

 

La vйritй selon laquelle l’вme juge de toutes choses est la vйritй premiиre. En effet, de mкme que de la vйritй de l’intelligence divine s’йcoulent vers l’intelligence angйlique les espиces innйes des rйalitйs, par lesquelles les anges connaissent toutes choses, de mкme de la vйritй de l’intelligence divine, comme d’un modиle, procиde en notre intelligence la vйritй des premiers principes, selon laquelle nous jugeons de toutes choses. Et parce que nous ne pourrions pas juger par elle si elle n’йtait une ressemblance de la vйritй premiиre, on dit que nous jugeons de toutes choses selon la vйritй premiиre.

 

Cette vйritй immuable est la vйritй premiиre ; et ni celle-ci n’est perзue par le sens, ni elle n’est quelque chose de crйй.

 

Mкme la vйritй crййe n’a aucune apparence de faussetй, bien que n’importe quelle crйature ait quelque apparence de faussetй ; car la crйature a quelque apparence de faussetй dans la mesure oщ elle est imparfaite, alors que la vйritй accompagne la rйalitй crййe non pas du cфtй oщ elle est imparfaite, mais pour autant que, conformйe а la vйritй premiиre, elle s’йloigne de l’imperfection.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La ressemblance se trouve proprement dans l’un et l’autre semblable, tandis que la vйritй, йtant une certaine convenance de l’intelligence et de la rйalitй, se trouve proprement non pas dans l’une et l’autre, mais dans l’intelligence ; par consйquent, puisqu’il y a une intelligence unique, la divine, qui par sa conformitй rend toutes choses vraies et les fait appeler vraies, il est nйcessaire que toutes les choses soient vraies d’aprиs une vйritй unique, bien qu’en plusieurs choses semblables il y ait des ressemblances diffйrentes.

 

Bien que la lumiиre intelligible ait pour modиle la lumiиre divine, cependant « lumiиre » se dit proprement des lumiиres intelligibles crййes ; mais « vйritй » ne se dit pas proprement des rйalitйs qui ont pour modиle l’intelligence divine ; voilа pourquoi nous ne disons pas la lumiиre une, comme nous disons la vйritй une.

 

Et il faut rйpondre semblablement au troisiиme argument sur les couleurs, car elles aussi sont proprement appelйes visibles, bien qu’on ne les voie que par la lumiиre.

 

& Et il faut rйpondre semblablement au quatriиme argument sur la puissance, et au cinquiиme sur l’entitй.

 

Bien que les rйalitйs reproduisent diversement la vйritй divine, cela n’exclut cependant pas qu’elles soient vraies par une vйritй unique et non par plusieurs, а proprement parler : car ce qui est diversement reзu dans les rйalitйs qui reproduisent le modиle n’est pas proprement appelй vйritй, comme il est proprement appelй vйritй dans le modиle.

 

Bien que les choses qui diffиrent par l’espиce ne soient pas, du cфtй des rйalitйs elles-mкmes, adйquates а l’intelligence divine par une adйquation unique, cependant l’intelligence divine, а laquelle toutes choses sont adйquates, est une ; et du cфtй de celle-ci, il y a une unique adйquation а toutes les rйalitйs, quoique toutes ne lui soient pas adйquates de la mкme faзon ; voilа pourquoi la vйritй de toutes les rйalitйs est une, de la faзon susdite.

 

Saint Augustin parle de la vйritй qui est une reproduction de l’esprit divin lui-mкme dans notre esprit, comme la ressemblance d’un visage rejaillit dans un miroir ; et de telles vйritйs, qui rejaillissent de la vйritй premiиre dans nos вmes, sont nombreuses, comme on l’a dit. Ou bien l’on peut rйpondre que, d’une certaine faзon, la vйritй premiиre est du genre de l’вme, en prenant le genre au sens large, comme on dit que toutes les choses intelligibles ou incorporelles sont d’un seul genre, ainsi qu’il est dit en Act. 17, 28 : « Car nous sommes les enfants et la race [litt. le genre] de Dieu. »

Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй premiиre, une autre vйritй йternelle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme, parlant de la vйritй des йnoncйs, dit dans son Monologion : « Soit que l’on dise que la vйritй a principe et fin, soit que l’on reconnaisse qu’elle n’en a pas, la vйritй ne peut кtre enclose par aucun principe ni fin. » Or on reconnaоt que toute vйritй, ou bien a un principe et une fin, ou bien n’a pas de principe ni de fin. Aucune vйritй n’est donc enclose par un principe et une fin. Or tout ce qui est tel, est йternel. Toute vйritй est donc йternelle.

 

Tout ce dont l’кtre est consйcutif а la destruction de son кtre, est йternel, car, que l’on pose qu’il est ou qu’il n’est pas, il s’ensuit qu’il est ; et quel que soit le temps oщ l’on se place, il est nйcessaire de poser pour chaque chose qu’elle est ou n’est pas. Or il s’ensuit de la destruction de la vйritй que la vйritй est ; car si la vйritй n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, et rien ne peut кtre vrai que par la vйritй. La vйritй est donc йternelle.

 

Si la vйritй des йnoncйs n’est pas йternelle, alors on pourra dйterminer en quel temps la vйritй des йnoncйs n’йtait pas. Or en ce temps-lа cet йnoncй йtait vrai : « Il n’est aucune vйritй des йnoncйs. » Donc la vйritй des йnoncйs йtait, ce qui est contraire а ce que l’on a supposй. On ne peut donc pas dire que la vйritй des йnoncйs n’est pas йternelle.

 

Au premier livre de la Physique, Le Philosophe prouve que la matiиre est йternelle — bien que ce soit faux — par la raison qu’elle demeure aprиs sa corruption et qu’elle est avant sa gйnйration, йtant donnй que, si elle est corrompue, elle se corrompt en quelque chose, et si elle est gйnйrйe, elle est gйnйrйe а partir de quelque chose ; or ce а partir de quoi une chose est gйnйrйe et ce en quoi une chose se corrompt, est matiиre. Or semblablement, si l’on pose que la vйritй est corrompue ou gйnйrйe, il s’ensuit qu’elle est avant sa gйnйration et aprиs sa corruption ; car si elle est gйnйrйe, elle est changйe du non-кtre а l’кtre, et si elle est corrompue, elle est changйe de l’кtre au non-кtre ; or, quand la vйritй n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, ce qui, de toute faзon, ne peut avoir lieu sans que la vйritй soit. La vйritй est donc йternelle.

 

Tout ce dont le non-кtre ne peut pas кtre pensй, est йternel, car tout ce qui peut ne pas кtre, on peut en penser le non-кtre. Or on ne peut pas penser que la vйritй des йnoncйs n’est pas, car l’intelligence ne peut rien penser sans penser que c’est vrai. La vйritй des йnoncйs est donc elle aussi йternelle.

 

Ce qui est futur a toujours йtй futur, et ce qui est passй sera toujours passй. Or une proposition au futur est vraie parce que quelque chose est futur, et une proposition au passй est vraie parce que quelque chose est passй. La vйritй d’une proposition au futur a donc toujours йtй, et la vйritй d’une proposition au passй sera toujours ; et ainsi, non seulement la vйritй premiиre est йternelle, mais de nombreuses autres aussi.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Libre Arbitre que « rien n’est plus йternel que la notion de cercle, et que deux et trois font cinq ». Or la vйritй de ces choses est une vйritй crййe. Il y a donc une vйritй йternelle en plus de la vйritй premiиre.

 

Pour la vйritй d’une йnonciation, il n’est pas nйcessaire que l’on йnonce actuellement quelque chose, mais il suffit qu’il y ait ce а propos de quoi l’йnonciation peut кtre formйe. Or, avant que le monde fыt, il y avait, en plus de Dieu, quelque chose а propos de quoi l’on aurait pu йnoncer. Donc, avant que le monde ne fыt fait, il y avait la vйritй des йnoncйs. Or ce qui fut avant le monde, est йternel. La vйritй des йnoncйs est donc йternelle. Preuve de la mineure : le monde a йtй fait de rien, c’est-а-dire aprиs le nйant. Donc, avant que le monde fыt, il y avait son non-кtre. Or l’йnonciation vraie ne se forme pas seulement а propos de ce qui est, mais aussi а propos de ce qui n’est pas : de mкme en effet qu’il nous arrive d’йnoncer en vйritй que ce qui est, est, de mкme nous arrive-t-il d’йnoncer en vйritй que ce qui n’est pas, n’est pas, comme on le voit clairement au premier livre du Pйri Hermкneias. Donc, avant que le monde fыt, il y eut de quoi pouvoir former une йnonciation vraie.

 

Tout ce qui est su est vrai pendant qu’il est su. Or Dieu a su de toute йternitй tous les йnoncйs. Il y a donc de toute йternitй une vйritй de tous les йnoncйs ; et ainsi, plusieurs vйritйs sont йternelles.

 

10° [Le rйpondant] disait qu’il s’ensuit de lа que ces choses sont vraies non pas en elles-mкmes, mais dans l’intelligence divine. En sens contraire : dans la mesure oщ des choses sont sues, il est nйcessaire qu’elles soient vraies. Or de toute йternitй, toutes choses sont sues de Dieu non seulement en tant qu’elles sont dans son esprit, mais aussi en tant qu’existantes en leur nature propre ; Eccli. 23, 29 : « Du Seigneur Dieu, avant qu’elles fussent crййes, toutes les choses йtaient connues, de mкme qu’aprиs leur achиvement il les considиre toutes. » Et ainsi, il ne connaоt pas les rйalitйs aprиs qu’elles ont йtй accomplies autrement qu’il ne les a connues de toute йternitй. Il y eut donc de toute йternitй plusieurs vйritйs non seulement dans l’intelligence divine, mais aussi en soi.

 

11° Une chose est dite кtre, au plein sens du terme, lorsqu’elle est dans son achиvement. Or la notion de vйritй s’accomplit dans l’intelligence. Si donc plusieurs choses vraies ont йtй dans l’intelligence divine de toute йternitй, il faut  accorder sans rйserve qu’il y a plusieurs vйritйs йternelles.

 

12° Sag. 1, 15 : « La justice est perpйtuelle et immortelle. » Or la vйritй est une partie de la justice, comme dit Cicйron dans la Rhйtorique. Elle est donc perpйtuelle et immortelle.

 

13° Les choses universelles sont perpйtuelles et incorruptibles. Or le vrai est suprкmement universel, car il est convertible avec l’йtant. La vйritй est donc perpйtuelle et incorruptible.

 

14° [Le rйpondant] disait que l’universel est corrompu non par soi, mais par accident. En sens contraire : une chose doit кtre nommйe plutфt d’aprиs ce qui lui convient par soi que d’aprиs ce qui lui convient par accident. Si donc la vйritй est de soi perpйtuelle et incorruptible et n’est corrompue ou gйnйrйe que par accident, il faut accorder que la vйritй dite universellement est йternelle.

 

15° De toute йternitй, Dieu fut antйrieur au monde. La relation d’antйrioritй est donc en Dieu de toute йternitй. Or, lorsque l’un de deux relatifs est posй, il est nйcessaire que le relatif restant soit posй. Il y eut donc de toute йternitй postйrioritй du monde par rapport а Dieu. Il y eut donc de toute йternitй une autre chose en dehors de Dieu, а laquelle la vйritй convient en quelque faзon ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

16° [Le rйpondant] disait que cette relation d’antйrioritй et de postйrioritй est quelque chose non dans la nature mais seulement dans la raison. En sens contraire : comme dit Boиce а la fin du livre sur la Consolation, Dieu est par nature antйrieur au monde, mкme si le monde avait toujours existй. Cette relation d’antйrioritй est donc une relation de nature et pas seulement de raison.

 

17° La vйritй de la signification est la rectitude de la signification. Or de toute йternitй il a йtй correct qu’une chose soit signifiйe. La vйritй de la signification a donc existй de toute йternitй.

 

18° Il a йtй vrai de toute йternitй que le Pиre a engendrй le Fils, et que le Saint-Esprit a procйdй de l’un et l’autre. Or ce sont plusieurs choses vraies. Plusieurs choses vraies existent donc de toute йternitй.

 

19° [Le rйpondant] disait que ces choses sont vraies par une vйritй unique, et qu’il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait plusieurs vйritйs de toute йternitй. En sens contraire : ce par quoi le Pиre est Pиre et engendre le Fils diffиre de ce par quoi le Fils est Fils et spire le Saint-Esprit. Or ce par quoi le Pиre est Pиre rend vraie cette proposition : « Le Pиre engendre le Fils », ou celle-lа : « Le Pиre est Pиre » ; et ce par quoi le Fils est Fils rend vraie celle-ci : « Le Fils est engendrй par le Pиre. » De telles propositions ne sont donc pas vraies par une vйritй unique.

 

20° Bien que « homme » et « capable de rire » soient convertibles, cependant la vйritй des deux propositions suivantes n’est pas toujours la mкme : « l’homme est homme » et « l’homme est capable de rire », йtant donnй que la propriйtй prйdiquйe par le nom d’homme n’est pas la mкme que celle prйdiquйe par l’expression « capable de rire » ; or semblablement, les noms de Pиre et de Fils n’impliquent pas la mкme propriйtй. Les propositions susdites n’ont donc pas la mкme vйritй.

 

21° [Le rйpondant] disait que ces propositions n’ont pas existй de toute йternitй. En sens contraire : chaque fois qu’il y a une intelligence qui peut йnoncer, il peut y avoir йnonciation. Or il y a eu de toute йternitй une intelligence divine qui pense que le Pиre est Pиre et que le Fils est Fils, et ainsi, qui йnonce ou dit, puisque, suivant Anselme, dire et penser sont une mкme chose pour l’esprit suprкme. Les йnonciations susdites ont donc existй de toute йternitй.

 

 

En sens contraire :

 

Rien de crйй n’est йternel. А part la vйritй premiиre, toute vйritй est crййe. Donc seule la vйritй premiиre est йternelle.

 

L’йtant et le vrai sont convertibles. Or un seul йtant est йternel. Donc une seule vйritй est йternelle.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, la vйritй implique une certaine adйquation et une commensuration ; une chose est donc nommйe vraie а la faзon dont elle est nommйe commensurйe. Or, le corps est mesurй tant par une mesure intrinsиque, comme la ligne, la surface ou la profondeur, que par une mesure extrinsиque, comme l’occupant d’un lieu est mesurй par le lieu, le mouvement par le temps, et l’йtoffe par l’aune. Quelque chose peut donc aussi кtre nommй vrai de deux faзons : d’abord d’aprиs une vйritй inhйrente ; ensuite d’aprиs une vйritй extrinsиque, et c’est ainsi que toutes les rйalitйs sont nommйes vraies d’aprиs la vйritй premiиre. Et parce que la vйritй qui est dans l’intelligence est mesurйe par les rйalitйs elles-mкmes, il s’ensuit que non seulement la vйritй de la rйalitй mais aussi la vйritй de l’intelligence, ou de l’йnonciation, qui signifie la pensйe, est nommйe d’aprиs la vйritй premiиre.

 

Mais dans cette adйquation ou commensuration de l’intelligence et de la rйalitй, il n’est pas nйcessaire que l’un et l’autre des extrкmes soient en acte. Car notre intelligence peut maintenant кtre adйquate aux choses qui existeront dans le futur mais n’existent pas maintenant ; autrement cette proposition ne serait pas vraie : « L’Antйchrist naоtra » ; cela est donc nommй vrai seulement d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence, mкme quand la rйalitй elle-mкme n’existe pas. Semblablement aussi, l’intelligence divine a pu de toute йternitй кtre adйquate aux choses qui n’ont pas existй de toute йternitй mais ont йtй faites dans le temps ; et ainsi, les choses qui sont dans le temps peuvent кtre nommйes vraies de toute йternitй d’aprиs la vйritй йternelle. Si donc nous prenons la vйritй des choses vraies crййes inhйrente а celles-ci, vйritй que nous trouvons dans les rйalitйs et dans l’intelligence crййe, alors n’est йternelle ni la vйritй des rйalitйs ni celle des йnoncйs, puisque les rйalitйs mкmes ou les intelligences auquelles ces vйritйs inhиrent n’existent pas de toute йternitй. Mais si l’on prend la vйritй des choses vraies crййes d’aprиs laquelle toutes choses sont nommйes vraies comme par une mesure extrinsиque, et c’est la vйritй premiиre, alors la vйritй de toutes les rйalitйs, de tous les йnoncйs et de toutes les intelligences est йternelle ; et l’йternitй d’une telle vйritй est trouvйe par saint Augustin au livre des Soliloques, ainsi que par Anselme dans son Monologion ; c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Tu peux comprendre comment j’ai prouvй dans mon Monologion, par la vйritй d’un propos, que la vйritй surйminente n’a ni principe ni fin. »

 

Or cette vйritй premiиre ne peut porter sur toutes choses sans кtre une. Dans notre intelligence, en effet, la vйritй se diversifie de deux faзons seulement : d’abord, а cause de la diversitй des choses connues, dont l’intelligence a diffйrentes connaissances, d’oщ rйsultent diffйrentes vйritйs dans l’вme ; ensuite, а cause des diffйrentes faзons de concevoir : en effet, la course de Socrate est une rйalitй unique, mais l’вme qui, en composant et divisant, pense du mкme coup le temps, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, pense diversement la course de Socrate comme prйsente, passйe et future ; et par consйquent, elle forme diverses conceptions en lesquelles se trouvent diffйrentes vйritйs. Or les deux modes susdits de diversitй ne peuvent se trouver dans la connaissance divine. En effet, Dieu n’a pas diffйrentes connaissances des diffйrentes rйalitйs, mais il connaоt toutes choses par une connaissance unique, car par une seule chose, c’est-а-dire par son essence, il connaоt toutes choses, « n’appliquant pas sa connaissance а chacune d’elles », comme dit Denys au livre des Noms divins. Semblablement aussi, sa connaissance ne regarde pas un temps, puisqu’elle est mesurйe par l’йternitй qui, contenant tout temps, fait abstraction de tout temps. Il reste donc qu’il n’y a pas plusieurs vйritйs de toute йternitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme Anselme s’explique lui-mкme au livre sur la Vйritй, il a dit que la vйritй des йnonciations n’йtait pas enclose par un principe et une fin, « non que ce propos » — c’est-а-dire le propos qu’il envisageait et qui signifiait en vйritй qu’une chose йtait future — « ait йtй sans principe, mais parce qu’on ne peut pas concevoir en quel temps le propos existerait et la vйritй lui ferait dйfaut ». Cela fait donc apparaоtre qu’il a voulu йtablir comme йtant sans principe ni fin non pas la vйritй inhйrente а la rйalitй crййe, ni le propos, mais la vйritй premiиre, d’aprиs laquelle l’йnonciation est appelйe vraie comme d’aprиs une mesure extrinsиque.

 

Hors de l’вme, nous trouvons deux choses, а savoir : la rйalitй elle-mкme, et les nйgations et privations de la rйalitй ; et assurйment, ces deux choses ne se rapportent pas de la mкme faзon а l’intelligence. Car la rйalitй elle-mкme, par l’espиce qu’elle possиde, est adйquate а l’intelligence divine comme le produit de l’art est adйquat а l’art ; et par la vertu de la mкme espиce, la rйalitй est de nature а se rendre adйquate notre intelligence, en tant que, par sa ressemblance reзue dans l’вme, elle produit une connaissance d’elle-mкme. Mais le non-йtant, considйrй hors de l’вme, n’a ni de quoi кtre coadйquat а l’intelligence divine, ni de quoi produire une connaissance de soi dans notre intelligence. Si donc le non-йtant est adйquat а une quelconque intelligence, ce n’est pas en raison de soi mais en raison de cette intelligence, qui reзoit en elle-mкme la notion de non-йtant. La rйalitй qui est positivement quelque chose hors de l’вme a donc en soi de quoi pouvoir кtre appelйe vraie, alors que dans le cas du non-кtre de la rйalitй, tout ce qu’on lui attribue de vйritй est du cфtй de l’intelligence. Donc, quand on dit : « Il est vrai que la vйritй n’est pas », puisque la vйritй signifiйe ici porte sur un non-йtant, elle n’a rien sinon dans l’intelligence. Par consйquent, de la destruction de la vйritй qui est dans la rйalitй, il s’ensuit seulement que la vйritй qui est dans l’intelligence existe. Et ainsi, il est clair que l’on peut seulement en conclure que la vйritй qui est dans l’intelligence est йternelle ; et de toute faзon, il est nйcessaire qu’elle soit dans une intelligence йternelle, et telle est la vйritй premiиre. Par l’argument susdit, on montre donc seulement que la vйritй premiиre est йternelle.

 

& On voit dиs lors clairement la solution aux troisiиme et quatriиme arguments.

 

On ne peut pas penser, dans l’absolu, que la vйritй n’est pas ; cependant, on peut penser qu’il n’est aucune vйritй crййe, comme on peut aussi penser qu’il n’est aucune crйature. En effet, l’intelligence peut penser qu’elle n’est pas et qu’elle ne pense pas, bien qu’elle ne pense jamais sans qu’elle soit ou qu’elle pense ; car il n’est pas nйcessaire que tout ce que l’intelligence possиde par la pensйe, elle le pense lorsqu’elle pense, car elle ne fait pas toujours retour sur elle-mкme ; voilа pourquoi il n’y a pas d’inconvйnient si elle pense que la vйritй crййe, sans laquelle elle ne peut penser, n’existe pas.

 

Ce qui est futur, en tant qu’il est futur, n’est pas, et de mкme pour ce qui est passй, en tant que tel. Par consйquent, on juge pareillement de la vйritй du passй et du futur, et de la vйritй du non-йtant : d’oщ l’on ne peut conclure а l’йternitй d’aucune vйritй, si ce n’est de la vйritй premiиre, comme on l’a dйjа dit.

 

La parole de saint Augustin doit кtre ainsi comprise : ces choses sont йternelles en tant qu’elles sont dans l’esprit divin ; ou bien il prend « йternel » au sens de « perpйtuel ».

 

Bien que l’on fasse une йnonciation vraie а propos de l’йtant et du non-йtant, cependant, l’йtant et le non-йtant ne se rapportent pas de la mкme faзon а la vйritй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; la solution de l’objection est dиs lors йvidente.

 

Dieu a su de toute йternitй de nombreux йnoncйs, mais cependant, il a su ces nombreux йnoncйs par une seule connaissance. Par consйquent, il n’y a eu de toute йternitй qu’une seule vйritй par laquelle fut vraie la connaissance divine des nombreuses rйalitйs devant avoir lieu dans le temps.

 

10° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, l’intelligence est adйquate non seulement aux choses qui sont en acte mais aussi а celles qui ne sont pas en acte, surtout l’intelligence divine, pour laquelle rien n’est passй ni futur. Par consйquent, bien que les rйalitйs n’aient pas йtй de toute йternitй dans leur nature propre, cependant l’intelligence divine fut adйquate aux rйalitйs devant avoir lieu dans le temps en leur nature propre ; voilа pourquoi elle eut de toute йternitй une connaissance vraie des rйalitйs йgalement dans leur nature propre, quoique les vйritйs des rйalitйs n’aient pas йtй de toute йternitй.

 

11° Bien que la notion de vйritй s’accomplisse dans l’intelligence, cependant la notion de rйalitй ne s’accomplit pas dans l’intelligence. Donc, bien que l’on accorde sans rйserve que la vйritй de toutes les rйalitйs йtait de toute йternitй parce qu’elle йtait dans l’intelligence divine, on ne peut cependant pas accorder sans rйserve que les rйalitйs aient йtй vraies de toute йternitй pour la raison qu’elles йtaient dans l’intelligence divine.

 

12° Cet argument se comprend de la justice divine. Ou bien, si on le comprend de la justice humaine, alors elle est appelйe perpйtuelle comme les rйalitйs naturelles sont elles aussi appelйes perpйtuelles : par exemple, nous disons que le feu se meut toujours vers le haut а cause de son inclination de nature, sauf s’il est empкchй. Et parce que la vertu, comme dit Cicйron, est « un habitus qui suit la raison а la faзon d’une nature », elle a, autant qu’il dйpend de sa nature de vertu, une inclination indйfectible vers son acte, bien qu’elle soit parfois empкchйe ; voilа pourquoi il est dit йgalement au dйbut du Digeste que « la justice est une volontй constante et perpйtuelle qui fait droit а chacun ». Et cependant, ce n’est pas la vйritй dont nous parlons maintenant qui est une partie de la justice, mais la vйritй qui existe dans les aveux que l’on doit faire au tribunal.

 

13° Ce qui est dit, а savoir que l’universel est perpйtuel et incorruptible, Avicenne l’expose de deux faзons : d’abord en sorte qu’il soit appelй perpйtuel et incorruptible en raison des particuliers, qui n’ont jamais commencй et ne cesseront jamais, selon les tenants de l’йternitй du monde — selon les philosophes, en effet, la gйnйration a lieu afin de sauver dans l’espиce l’кtre perpйtuel, qui ne peut кtre sauvй dans l’individu — ; ensuite, l’universel est appelй perpйtuel, parce qu’а la corruption de l’individu il n’est pas corrompu par soi mais par accident.

 

14° Une chose est attribuйe par soi а une autre de deux faзons : d’abord positivement, comme il est attribuй au feu de se porter en haut ; et l’on nomme une chose d’aprиs une telle attribution par soi plutфt que d’aprиs celle qui est par accident ; en effet, nous disons que le feu se porte en haut et appartient plutфt aux choses qui se portent en haut qu’а celles qui se portent vers le bas, bien que par accident le feu se porte quelquefois vers le bas, comme c’est clairement le cas du fer enflammй. Mais parfois, une chose est attribuйe par soi а une autre par mode de retrait, а savoir, par le fait que les choses qui sont de nature а induire une disposition contraire sont йloignйes d’elle. Si donc par accident l’une d’entre elles survient, cette disposition contraire s’йnoncera de faзon absolue ; par exemple, l’unitй est attribuйe par soi а la matiиre prime, non par position d’une forme qui unit, mais par retrait des formes qui diversifient. Lors donc que des formes distinguant la matiиre surviennent, on dit de faзon absolue qu’il y a plusieurs matiиres, plutфt qu’une. Et il en est ainsi dans notre propos : en effet, l’universel n’est pas appelй incorruptible comme s’il avait quelque forme d’intйgritй, mais parce que les dispositions matйrielles qui sont cause de corruption dans les individus ne lui conviennent pas par soi ; aussi dit-on de faзon absolue, de l’universel qui existe dans les rйalitйs particuliиres, qu’il se corrompt en ceci et en cela.

 

15° Alors que les autres genres, en tant que tels, posent quelque chose dans la nature — car la quantitй, par lа mкme qu’elle est quantitй, implique une chose —, seule la relation n’a pas, en tant que telle, la propriйtй de poser quelque chose dans la nature, car elle ne prйdique pas quelque chose, mais relativement а quelque chose ; c’est pourquoi l’on trouve des relations qui ne posent rien dans la nature mais seulement dans la raison ; et cela se produit en quatre cas, comme on peut le dйduire des paroles du Philosophe et d’Avicenne. D’abord, par exemple, quand une chose est rйfйrйe а elle-mкme, comme quand on dit « le mкme identique au mкme » ; en effet, si cette relation posait dans la nature quelque chose qui s’ajoute а ce qui est appelй identique, on pourrait aller а l’infini dans les relations, car la relation mкme par laquelle une rйalitй est appelйe identique serait identique а soi par quelque relation, et ainsi а l’infini. Ensuite, quand la relation est elle-mкme rйfйrйe а quelque chose. En effet, on ne peut pas dire que la paternitй soit rйfйrйe а son sujet par quelque relation intermйdiaire, car cette relation intermйdiaire aurait elle aussi besoin d’une autre relation intermйdiaire, et ainsi а l’infini. La relation qui est signifiйe dans le rapport de la paternitй au sujet n’est donc pas dans la nature mais seulement dans la raison. Troisiиmement, quand l’un des relatifs dйpend de l’autre, et non l’inverse : par exemple, la science dйpend de l’objet de science, et non l’inverse ; ainsi, la relation de la science а l’objet est quelque chose dans la nature, mais non celle de l’objet а la science, qui est seulement dans la raison. Quatriиmement, quand l’йtant est rapportй au non-йtant, comme lorsque nous disons que nous sommes antйrieurs а ceux qui doivent venir aprиs nous ; autrement, il s’ensuivrait que les relations pourraient кtre en nombre infini dans le mкme, si la gйnйration s’йtendait а l’infini dans le futur. Ainsi donc, les deux derniers cas font apparaоtre а l’йvidence que la relation d’antйrioritй en question ne pose rien dans la nature, mais seulement dans l’intelligence, car d’une part Dieu ne dйpend pas des crйatures, et d’autre part une telle prioritй implique un rapport de l’йtant au non-йtant. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait une vйritй йternelle, si ce n’est dans l’intelligence divine, qui seule est йternelle, et cette vйritй est la vйritй premiиre.

 

16° Bien que Dieu soit « par nature » antйrieur aux rйalitйs crййes, il ne s’ensuit cependant pas que cette relation soit une relation de nature, mais c’est parce qu’on la conзoit en considйrant la nature de ce qui est appelй antйrieur et de ce qui est appelй postйrieur ; comme aussi l’objet de science est appelй par nature antйrieur а la science, bien que la relation de l’objet а la science ne soit rien dans la nature.

 

17° Lorsqu’il est dit qu’en l’absence de signification il est correct qu’une chose soit signifiйe, cela se comprend selon l’ordonnance des rйalitйs qui existe dans l’intelligence divine, de mкme qu’en l’absence de coffre il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de l’art dans l’artisan. Donc de cela non plus, on ne peut pas conclure qu’il y ait une autre vйritй йternelle que la vйritй premiиre.

 

18° La notion de vrai est fondйe sur l’йtant. Or, bien que l’on pose en Dieu plusieurs Personnes et propriйtйs, on n’y pose cependant qu’un seul кtre, parce que l’кtre, en Dieu, ne se dit qu’essentiellement ; et tous ces йnoncйs : « le Pиre est » ou « Il engendre », « le Fils est » ou « Il est engendrй », et d’autres semblables, en tant qu’ils sont rйfйrйs а la rйalitй, n’ont qu’une seule vйritй, qui est la vйritй premiиre et йternelle.

 

19° Bien que ce par quoi le Pиre est Pиre soit autre que ce par quoi le Fils est Fils, car dans un cas c’est la paternitй et dans l’autre la filiation, cependant c’est par le mкme que le Pиre est et que le Fils est, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est unique. Et la notion de vйritй n’est pas fondйe sur la notion de paternitй ni de filiation en tant que telles, mais sur la notion d’entitй ; or la paternitй et la filiation sont une seule essence, et c’est pourquoi les deux ont une unique vйritй.

 

20° La propriйtй prйdiquйe par le nom d’homme et celle prйdiquйe par l’expression « capable de rire » ne sont pas identiques par essence, et n’ont pas un кtre unique, comme c’est le cas de la paternitй et de la filiation ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

21° L’intelligence divine ne connaоt les choses, si diverses soient-elles, que par une connaissance unique, mкme celles qui ont en elles-mкmes diverses vйritйs. А bien plus forte raison connaоt-elle donc par une connaissance unique tout ce genre de choses qui sont pensйes а propos des Personnes. Il n’y a donc йgalement pour toutes ces choses qu’une unique vйritй.

Article 6 : La vйritй crййe est-elle immuable ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Je vois que cet argument prouve que la vйritй demeure immuable. » Or l’argument prйcйdent a concernй la vйritй de la signification, comme il apparaоt par ce qui prйcиde. La vйritй des йnoncйs est donc immuable, ainsi que, pour la mкme raison, la vйritй de la rйalitй qu’elle signifie.

 

Si la vйritй de l’йnonciation change, elle change surtout au changement de la rйalitй. Or, la rйalitй ayant changй, la vйritй de la proposition demeure. La vйritй de l’йnonciation est donc immuable. Preuve de la mineure : la vйritй, suivant Anselme, est une certaine rectitude, en ce sens que quelque chose accomplit ce qu’il a reзu dans l’esprit divin. Or la proposition « Socrate est assis » a reзu dans l’esprit divin de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie mкme quand Socrate n’est pas assis. Donc, mкme lorsque Socrate n’est pas assis, la vйritй demeure en elle ; et ainsi, la vйritй de la proposition susdite ne change pas, mкme si la rйalitй change.

 

Si la vйritй change, ce ne peut кtre qu’aprиs le changement des choses en lesquelles se trouve la vйritй, de mкme qu’on ne dit que des formes changent que lorsque leurs sujets ont changй. Or la vйritй ne change pas au changement des choses vraies, car une fois les choses vraies dйtruites, la vйritй demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et Anselme. La vйritй est donc tout а fait immuable.

 

La vйritй de la rйalitй est cause de la vйritй de la proposition ; car « le discours est appelй vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas ». Or la vйritй de la rйalitй est immuable. Donc la vйritй de la proposition aussi. Preuve de la mineure : Anselme, au livre sur la Vйritй, prouve que la vйritй de l’йnonciation, par laquelle l’йnonciation accomplit ce qu’elle a reзu dans l’esprit divin, reste immuable. Or semblablement, n’importe quelle rйalitй accomplit ce que, dans l’esprit divin, elle a reзu de possйder. La vйritй de n’importe quelle rйalitй est donc immuable.

 

Ce qui demeure toujours aprиs l’accomplissement de tout changement, ne change jamais ; en effet, dans l’altйration des couleurs, nous ne disons pas que la surface change, car elle demeure aprиs n’importe quel changement des couleurs. Or la vйritй demeure dans la rйalitй aprиs n’importe quel changement de la rйalitй, car l’йtant et le vrai sont convertibles. La vйritй est donc immuable.

 

Lа oщ la cause est la mкme, l’effet est aussi le mкme. Or la cause de la vйritй des trois propositions suivantes est la mкme : « Socrate est assis », « Il sera assis », « Il a йtй assis », а savoir, la position assise de Socrate ; leur vйritй est donc la mкme. Or, si l’une des trois propositions susdites est vraie, il est semblablement nйcessaire que l’une des deux autres soit toujours vraie ; car si « Socrate est assis » est vrai une fois, alors « Socrate a йtй assis » ou « Socrate sera assis » a toujours йtй et sera toujours vrai. L’unique vйritй des trois propositions se comporte donc toujours d’une faзon unique, et ainsi, elle est immuable ; donc, pour la mкme raison, n’importe quelle autre vйritй aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Si les causes changent, les effets changent. Or les rйalitйs, qui sont causes de la vйritй de la proposition, changent. La vйritй des propositions change donc aussi.

 

 

Rйponse :

 

On dit de deux faзons que quelque chose change : d’abord, parce qu’il est le sujet du changement, comme nous disons que le corps est changeant. Et en ce sens aucune forme n’est changeante ; ainsi est-il dit que « la forme se maintient en une essence invariable ». Puis donc que la vйritй est signifiйe а la faзon d’une forme, la prйsente question n’est pas de savoir si la vйritй est changeante de cette faзon. Ensuite, on dit que quelque chose change, parce qu’un changement se produit selon lui ; par exemple, nous disons que la blancheur change, parce que le corps est altйrй selon elle ; et c’est en ce sens que l’on demande, concernant la vйritй, si elle est changeante.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que ce selon quoi il y a changement, on dit parfois qu’il change, mais parfois aussi qu’il ne change pas. En effet, quand il est inhйrent а la chose qui est mue selon lui, alors on dit que lui-mкme change aussi : par exemple, blancheur ou quantitй sont dites changer lorsqu’une chose change selon elles, йtant donnй qu’elles-mкmes, dans ce changement, se succиdent l’une а l’autre dans le sujet. Mais lorsque ce selon quoi il y a changement est extrinsиque, alors il n’est pas mы dans ce changement, mais demeure immobile. Par exemple, on ne dit pas que le lieu se meut quand on se meut selon le lieu — et c’est pourquoi il est dit au troisiиme livre de la Physique, que « le lieu est la limite immobile du contenant » — йtant donnй qu’on ne dit pas qu’il y a, par le mouvement local, une succession de lieux en un seul occupant, mais plutфt une succession de nombreux occupants dans un lieu unique. Quant aux formes inhйrentes, dont on dit qu’elles changent au changement du sujet, elles ont deux modes de changement, car « changer » se dit pour les formes gйnйrales autrement que pour les formes spйciales. En effet, la forme spйciale, aprиs le changement, ne reste la mкme ni quant а l’кtre ni quant а la notion : par exemple, la blancheur ne demeure nullement aprиs l’altйration ; mais la forme gйnйrale, aprиs le changement, reste la mкme quant а la notion, non quant а l’кtre : par exemple, aprиs le changement du blanc au noir, la couleur reste certes selon la notion commune de couleur, mais ce n’est pas la mкme espиce de couleur.

 

Or on a dit plus haut qu’une chose est nommйe vraie par la vйritй premiиre comme par une mesure extrinsиque, mais par la vйritй inhйrente comme par une mesure intrinsиque. Les rйalitйs crййes varient donc, certes, dans leur participation de la vйritй premiиre ; cependant la vйritй premiиre elle-mкme, d’aprиs laquelle elles sont appelйes vraies, ne change aucunement ; et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre : « Nos esprits voient cette vйritй tantфt mieux, tantфt moins ; tandis que celle-ci, demeurant en elle-mкme, ni ne s’accroоt, ni ne diminue. » Par contre, si nous prenons la vйritй inhйrente aux rйalitйs, alors on dit que la vйritй change dans la mesure oщ des choses changent selon la vйritй. Donc, comme on l’a dйjа dit, la vйritй dans les crйatures se trouve en deux choses : dans les rйalitйs mкmes, et dans l’intelligence ; en effet, la vйritй de l’action est comprise dans la vйritй de la rйalitй, et la vйritй de l’йnonciation dans la vйritй de la pensйe qu’elle signifie. Or la rйalitй est appelйe vraie et relativement а l’intelligence divine, et relativement а l’humaine.

 

Si donc l’on entend la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence divine, alors la vйritй de la rйalitй changeante change assurйment, non pas en faussetй, mais en une autre vйritй, car la vйritй est une forme suprкmement gйnйrale, puisque le vrai et l’йtant sont convertibles ; par consйquent, de mкme qu’aprиs n’importe quel changement la rйalitй reste un йtant, quoique autre, suivant l’autre forme par laquelle elle a l’кtre, de mкme elle demeure toujours vraie, mais par une autre vйritй, car quelque forme ou privation qu’elle acquiиre par le changement, la rйalitй est conformйe suivant celle-ci а l’intelligence divine, qui la connaоt telle qu’elle est, suivant n’importe quelle disposition.

 

Mais si l’on considиre la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence humaine, ou l’inverse, alors il se fait un changement tantфt de la vйritй en faussetй, tantфt d’une vйritй en une autre. En effet, puisque « la vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence » et que, si de choses йgales on фte des parts йgales, il reste encore des choses йgales, non toutefois de la mкme йgalitй, il est donc nйcessaire que lorsque l’intelligence et la rйalitй changent semblablement, la vйritй demeure, certes, mais diffйrente : comme si, Socrate йtant assis, l’on considиre que Socrate est assis, et qu’ensuite, Socrate n’йtant pas assis, on considиre qu’il n’est pas assis. Par contre, si quelque chose est фtй de l’un des йgaux et rien de l’autre, ou si des choses inйgales sont фtйes de l’un et de l’autre, il doit nйcessairement en rйsulter une inйgalitй, qui est а la faussetй ce que l’йgalitй est а la vйritй ; de lа vient que si, la pensйe йtant vraie, la rйalitй change sans que l’intelligence change, ou bien l’inverse, ou bien si les deux changent mais non semblablement, alors la faussetй en rйsultera, et il y aura ainsi changement de la vйritй en faussetй ; par exemple si, alors que Socrate est blanc, on pense qu’il est blanc, la pensйe est vraie ; et si aprиs cela on pense qu’il est noir alors que Socrate reste blanc, ou si, а l’inverse, Socrate devenu noir est encore pensй comme blanc ; ou si, devenu pвle, il est pensй comme rouge, alors la faussetй sera dans l’intelligence.

 

Et ainsi apparaоt clairement comment la vйritй change, et comment la vйritй ne change pas.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Anselme parle ici de la vйritй premiиre en tant que toutes choses sont appelйes vraies d’aprиs elle comme d’aprиs une mesure extrinsиque.

 

Parce que l’intelligence fait retour sur elle-mкme et se pense tout comme elle pense les autres rйalitйs, ainsi qu’il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, on peut considйrer de deux faзons les choses qui relиvent de l’intelligence, en ce qui concerne la notion de vйritй. D’abord, en tant qu’elles sont des rйalitйs ; et ainsi, la vйritй se dit d’elles tout comme elle se dit des autres rйalitйs, c’est-а-dire que, de mкme que la rйalitй est appelйe vraie parce que, lorsqu’elle conserve sa nature, elle accomplit ce qu’elle a reзu dans l’esprit divin, de mкme l’йnonciation est appelйe vraie lorsqu’elle conserve sa nature, qui lui a йtй dispensйe dans l’esprit divin et ne peut lui кtre фtйe tant que l’йnonciation elle-mкme demeure. Ensuite, on peut les considйrer dans leur rapport aux rйalitйs pensйes ; et ainsi, l’йnonciation est appelйe vraie quand elle est adйquate а la rйalitй, et une telle vйritй change, comme on l’a dit.

 

La vйritй qui demeure aprиs la destruction des rйalitйs vraies est la vйritй premiиre, qui ne change pas, mкme aprиs un changement des rйalitйs.

 

Tant que la rйalitй demeure, un changement ne peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles : par exemple, il est essentiel а l’йnonciation de signifier ce pour la signification de quoi elle a йtй йtablie ; il ne s’ensuit donc pas que la vйritй de la rйalitй n’est nullement changeante, mais qu’elle est immuable quant aux choses essentielles а la rйalitй, tant que celle-ci demeure ; cependant un changement survient en elles par la corruption de la rйalitй. Mais quant aux choses accidentelles, un changement peut survenir mкme si la rйalitй demeure ; et ainsi, quant aux choses accidentelles, il peut se faire un changement de la vйritй de la rйalitй.

 

Aprиs tout changement la vйritй demeure, mais non identique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

L’identitй de la vйritй ne dйpend pas seulement de l’identitй de la rйalitй, mais aussi de l’identitй de l’intellection, tout comme l’identitй de l’effet dйpend de l’identitй de l’agent et du patient. Or, bien que ce soit la mкme rйalitй qui est signifiйe par ces trois propositions, leur intellection n’est cependant pas identique, car dans la composition de l’intelligence s’ajoute le temps ; il y a donc diffйrentes intellections selon que le temps varie.

Article 7 : La vйritй se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle se dise personnellement.

 

En Dieu, tout ce qui implique une relation de principe se dit personnellement. Or c’est le cas de la vйritй, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, oщ il dit que la vйritй divine est « la suprкme ressemblance du principe sans aucune dissemblance, d’oщ naоt la faussetй » ; donc la vйritй, en Dieu, se dit personnellement.

 

De mкme que rien n’est semblable а soi, rien non plus n’est йgal а soi. Or la ressemblance en Dieu implique la distinction des Personnes, suivant saint Hilaire, parce que rien n’est semblable а soi ; donc, pour la mкme raison, l’йgalitй aussi l’implique. Or la vйritй est une certaine йgalitй ; elle implique donc en Dieu une distinction personnelle.

 

Tout ce qui implique en Dieu une йmanation, se dit personnellement. Or la vйritй, comme aussi le verbe, implique une certaine йmanation, car elle signifie la conception de l’intelligence. Donc, de mкme que le verbe se dit personnellement, de mкme aussi la vйritй.

 

 

En sens contraire :

 

Des trois Personnes unique est la vйritй, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй. Elle est donc quelque chose d’essentiel et non de personnel.

 

 

Rйponse :

 

En Dieu, la vйritй peut s’entendre de deux faзons : d’abord proprement, ensuite quasi mйtaphoriquement.

 

En effet, si l’on entend la vйritй proprement, alors elle impliquera l’йgalitй de l’intelligence divine et de la rйalitй. Or l’intelligence divine pense premiиrement la rйalitй qu’est son essence, par laquelle elle pense toutes les autres choses ; aussi la vйritй en Dieu implique-t-elle principalement l’йgalitй de l’intelligence divine et de la rйalitй qu’est son essence, et consйquemment celle de l’intelligence divine avec les rйalitйs crййes.

 

Or l’intelligence de Dieu et son essence ne sont pas adйquates entre elles comme le mesurant et le mesurй, puisque l’une n’est pas le principe de l’autre mais qu’elles sont tout а fait identiques ; aussi la vйritй rйsultant d’une telle йgalitй n’implique-t-elle aucune notion de principe, qu’il soit pris du cфtй de l’essence ou du cфtй de l’intelligence : elle y est une et la mкme ; en effet, de mкme que le pensant et la rйalitй pensйe y sont identiques, de mкme la vйritй de la rйalitй et la vйritй de l’intelligence y sont identiques, sans aucune connotation de principe.

 

En revanche, si l’on prend la vйritй de l’intelligence divine en tant qu’elle est adйquate aux rйalitйs crййes, alors la vйritй restera encore la mкme, comme c’est par le mкme que Dieu pense soi-mкme et les autres choses, mais cependant s’ajoute dans le concept de vйritй la notion de principe relativement aux crйatures, auxquelles l’intelligence divine se rapporte comme une mesure et une cause.

 

Or, en Dieu, tout nom qui n’implique pas la notion de principe ou de principiй, ou encore qui implique la notion de principe relativement aux crйatures, se dit essentiellement. Donc, en Dieu, si l’on prend la vйritй proprement, elle se dit essentiellement ; elle est cependant appropriйe а la Personne du Fils, comme l’art et les autres choses qui concernent l’intelligence.

 

La vйritй est entendue en Dieu mйtaphoriquement ou par ressemblance quand nous l’y considйrons suivant la notion avec laquelle on la trouve dans les rйalitйs crййes, en lesquelles on parle de vйritй lorsque la rйalitй crййe imite son principe, qui est l’intelligence divine. D’oщ en Dieu, semblablement, la vйritй est appelйe de cette faзon la suprкme imitation du Principe, imitation qui convient au Fils ; et selon cette acception de la vйritй, la vйritй convient proprement au Fils, et se dit personnellement ; et c’est ainsi que s’exprime saint Augustin au livre sur la Vraie Religion.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution au premier argument.

 

L’йgalitй implique parfois en Dieu une relation dйsignant une distinction personnelle, comme quand nous disons que le Pиre et le Fils sont йgaux ; et dans ce cas, on conзoit dans le nom d’йgalitй une distinction rйelle. Parfois, au contraire, on ne conзoit pas dans le nom d’йgalitй une distinction rйelle, mais seulement une distinction de raison, comme lorsque nous disons que la sagesse et la bontй divines sont йgales. Il n’est donc pas nйcessaire que l’йgalitй implique une distinction personnelle ; et telle est l’йgalitй impliquйe par le nom de vйritй, puisque c’est l’йgalitй de l’intelligence et de l’essence.

 

Bien que la vйritй soit conзue par l’intelligence, cependant la notion de conception n’est pas exprimйe par le nom de vйritй, comme elle l’est par le nom de verbe ; il n’en va donc pas de mкme.

Article 8 : Toute vйritй autre vient-elle de la vйritй premiиre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est vrai qu’un tel fornique ; or cela ne vient pas de la vйritй premiиre ; donc toute vйritй ne vient pas de la vйritй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait que la vйritй de signe ou d’intellection, selon laquelle cela est appelй vrai, vient de Dieu, mais non pas en tant que cela est rйfйrй а la rйalitй. En sens contraire : en plus de la vйritй premiиre, il y a non seulement la vйritй de signe ou d’intellection, mais aussi la vйritй de la rйalitй. Si donc ce vrai ne vient pas de Dieu en tant qu’il est rйfйrй а la rйalitй, alors cette vйritй de la rйalitй ne viendra pas de Dieu ; et ainsi, le propos est maintenu que toute vйritй autre ne vient pas de Dieu.

 

De « Un tel fornique » on dйduit : « Il est donc vrai qu’un tel fornique », et ce faisant, on descend de la vйritй d’une proposition а la vйritй d’un dictum, vйritй qui exprime celle de la rйalitй ; la vйritй susdite consiste donc en ce que cet acte est composй avec ce sujet. Or la vйritй du dictum ne viendrait pas de la composition d’un tel acte avec le sujet, si l’on ne considйrait la composition de l’acte existant dans sa difformitй ; la vйritй de la rйalitй n’existe donc pas seulement quant а l’essence mкme de l’acte, mais aussi quant а sa difformitй. Or l’acte considйrй dans sa difformitй ne vient nullement de Dieu. Donc toute vйritй de la rйalitй ne vient pas de Dieu.

 

Anselme dit que la rйalitй est appelйe vraie en tant qu’elle est comme elle doit кtre ; et parmi les faзons dont on peut dire que la rйalitй doit кtre, il en pose une, selon laquelle on dit qu’une rйalitй doit кtre parce qu’elle advient avec la permission de Dieu. Or la permission de Dieu s’йtend aussi а la difformitй de l’acte ; la vйritй de la rйalitй atteint donc aussi cette difformitй ; or cette difformitй ne vient nullement de Dieu ; donc toute vйritй ne vient pas de Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que, de mкme que la difformitй ou la privation n’est pas appelйe « йtant » au plein sens du terme mais а un certain point de vue, de mкme aussi on dit qu’elle a une vйritй non pas au plein sens du terme mais а un certain point de vue ; et une telle vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu. En sens contraire : le vrai ajoute а l’йtant une relation а l’intelligence. Or bien que la difformitй ou la privation en soi ne soit pas un йtant au plein sens du terme, elle est cependant, au plein sens du terme, apprйhendйe par l’intelligence ; donc, bien qu’elle n’ait pas une entitй au plein sens du terme, elle a une vйritй au plein sens du terme.

 

Tout [ce qui est] а un certain point de vue se ramиne а [ce qui est] au plein sens du terme ; par exemple, qu’un Йthiopien soit blanc quant а sa dent, se ramиne а ceci que la dent de l’Йthiopien est blanche au plein sens du terme. Si donc quelque vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu, alors tout ce qui est vrai au plein sens du terme ne viendra pas de Dieu ; ce qui est absurde.

 

Ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas cause de l’effet ; par exemple, Dieu n’est pas cause de la difformitй du pйchй, parce qu’il n’est pas cause du dйfaut dans le libre arbitre, par oщ se produit la difformitй du pйchй. Or, de mкme que l’кtre est cause de la vйritй des propositions affirmatives, de mкme le non-кtre pour les nйgatives. Puis donc que Dieu n’est pas cause de ce qui est non-кtre, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, il reste que Dieu n’est pas cause des propositions nйgatives ; et ainsi, toute vйritй ne vient pas de Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai est ce qui est tel qu’on le voit ». Or quelque mal est tel qu’on le voit ; donc quelque mal est vrai. Or aucun mal ne vient de Dieu ; donc toute chose vraie ne vient pas de Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que le mal n’est pas vu par l’espиce du mal, mais par l’espиce du bien. En sens contraire : l’espиce du bien ne fait jamais apparaоtre que le bien ; si donc le mal n’est vu que par l’espиce du bien, le mal n’apparaоtra jamais que comme bon ; ce qui est faux.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de 1 Cor. 12, 3 : « Personne ne peut dire, etc. », saint Ambroise dit : « Tout chose vraie, dite par n’importe qui, vient du Saint-Esprit. »

 

Toute bontй crййe vient de la bontй premiиre incrййe, qui est Dieu. Donc, pour la mкme raison, toute vйritй autre vient de la vйritй premiиre, qui est Dieu.

 

La notion de vйritй s’accomplit dans l’intelligence. Or toute intelligence vient de Dieu. Toute vйritй vient donc de Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai, c’est ce qui est ». Or tout кtre vient de Dieu ; donc toute vйritй aussi.

 

De mкme que le vrai est convertible avec l’йtant, de mкme aussi l’un, et vice versa. Or toute unitй vient de l’unitй premiиre, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion. Donc aussi, toute vйritй vient de la vйritй premiиre.

 

 

Rйponse :

 

Dans les rйalitйs crййes, la vйritй se trouve dans les rйalitйs et dans l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit : dans l’intelligence, en tant qu’elle est adйquate aux rйalitйs dont elle a connaissance ; et dans les rйalitйs, en tant qu’elles imitent l’intelligence divine, qui est leur mesure, comme l’art est la mesure de tous les produits de l’art ; et d’une autre faзon, en tant qu’elles sont de nature а causer une apprйhension vraie d’elles-mкmes dans l’intelligence humaine, qui est mesurйe par les rйalitйs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique.

 

Or la rйalitй qui existe hors de l’вme imite par sa forme l’art de l’intelligence divine ; par cette mкme forme elle est de nature а causer une apprйhension vraie dans l’intelligence humaine, et c’est aussi par cette forme que chaque rйalitй a l’кtre ; la vйritй des rйalitйs existantes inclut donc en sa notion l’entitй de celles-ci, et ajoute une relation d’adйquation а l’intelligence humaine ou divine. Mais les nйgations ou les privations qui existent hors de l’вme n’ont pas de forme soit pour imiter le modиle de l’art divin, soit pour apporter une connaissance d’elles-mкmes dans l’intelligence humaine ; et si elles sont adйquates а l’intelligence, cela est dы а l’intelligence, qui apprйhende leurs notions.

 

Ainsi donc, on voit clairement que, lorsque la pierre est appelйe vraie et que la cйcitй est appelйe vraie, la vйritй ne se rapporte pas а l’une et а l’autre de la mкme faзon : en effet, la vйritй dite de la pierre inclut en sa notion l’entitй de la pierre, et ajoute une relation а l’intelligence, relation causйe aussi du cфtй de la rйalitй mкme, puisqu’elle a quelque chose selon quoi elle peut кtre rйfйrйe ; mais la vйritй dite de la cйcitй n’inclut pas en soi la privation mкme qu’est la cйcitй, mais seulement la relation de la cйcitй а l’intelligence, relation qui n’a, du cфtй de la cйcitй elle-mкme, rien en quoi elle soit fondйe, puisque la cйcitй n’est pas йgalйe а l’intelligence en vertu d’une chose qu’elle aurait en soi.

 

Il est donc йvident que la vйritй trouvйe dans les rйalitйs crййes ne peut rien comprendre d’autre que l’entitй de la rйalitй et l’adйquation de la rйalitй а l’intelligence, ou l’йgalitй de l’intelligence avec les rйalitйs ou les privations des rйalitйs ; or tout cela vient de Dieu, car et la forme mкme de la rйalitй, par laquelle celle-ci est adйquate, vient de Dieu, et le vrai lui-mкme, en tant que bien de l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique — car le bien de chaque rйalitй consiste dans la parfaite opйration de cette rйalitй ; or l’opйration de l’intelligence n’est parfaite que dans la mesure oщ elle connaоt le vrai ; c’est donc en cela que consiste son bien en tant que tel — ; par consйquent, puisque tout bien vient de Dieu, ainsi que toute forme, il est nйcessaire de dire dans l’absolu que toute vйritй vient de Dieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsqu’on argumente ainsi : « Toute chose vraie vient de Dieu, or il est vrai qu’un tel fornique, donc, etc. », intervient un sophisme d’accident. En effet, comme ce qu’on a dйjа dit peut le faire apparaоtre, lorsque nous disons : « il est vrai qu’un tel fornique », nous ne disons pas cela comme si le dйfaut mкme qui est impliquй dans l’acte de fornication йtait inclus dans la notion de vйritй ; mais le vrai prйdique seulement l’adйquation de ceci а l’intelligence. On ne doit donc pas conclure qu’il vient de Dieu qu’un tel fornique, mais que sa vйritй vient de Dieu.

 

Les difformitйs et les autres dйfauts n’ont pas une vйritй comme les autres rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; voilа pourquoi, bien que la vйritй des dйfauts vienne de Dieu, on ne peut en conclure que la difformitй vient de Dieu.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, la vйritй ne consiste pas dans la composition qui est dans les rйalitйs, mais dans la composition que fait l’вme ; voilа pourquoi la vйritй ne consiste pas en ce que cet acte avec sa difformitй inhиre au sujet — car cela concerne la notion de bien ou de mal — mais en ce que l’acte qui inhиre ainsi au sujet est adйquat а l’apprйhension de l’вme.

 

Le bien, le dы et le droit, et toutes choses semblables, ne se rapportent pas de la mкme faзon а la permission divine et aux autres signes de volontй. Car dans les autres, on se rйfиre et а l’objet de l’acte de volontй, et а l’acte de volontй lui-mкme : par exemple, quand Dieu commande d’honorer ses parents, а la fois l’honneur des parents est lui-mкme un certain bien, et le commandement est bon aussi. Mais dans la permission, on se rйfиre seulement а l’acte de celui qui permet, et non а l’objet de la permission ; aussi est-il droit que Dieu permette que des difformitйs surviennent ; cependant il ne s’ensuit pas que la difformitй elle-mкme ait une rectitude.

 

La vйritй а un certain point de vue, qui convient aux nйgations et aux dйfauts, se ramиne а la vйritй au plein sens du terme, qui est dans l’intelligence et vient de Dieu ; voilа pourquoi la vйritй des dйfauts vient de Dieu, bien que les dйfauts eux-mкmes ne viennent pas de Dieu.

 

Le non-кtre n’est pas cause de la vйritй des propositions nйgatives comme s’il les produisait dans l’intelligence, mais c’est l’вme qui fait cela en se conformant au non-йtant qui est hors de l’вme ; le non-кtre existant hors de l’вme n’est donc pas cause efficiente de la vйritй dans l’вme, mais cause quasi exemplaire. L’objection, elle, valait pour une cause efficiente.

 

Bien que le mal ne vienne pas de Dieu, cependant, que le mal soit vu tel qu’il est, cela vient assurйment de Dieu ; donc la vйritй par laquelle il est vrai qu’il est mal, vient de Dieu.

 

Bien que le mal n’agisse sur l’вme que par l’espиce du bien, cependant, parce qu’il est un bien dйficient, l’вme dйcouvre en soi la notion de dйfaut, et en cela conзoit la notion de mal ; et c’est ainsi que le mal paraоt mal.

Article 9 : La vйritй est-elle dans le sens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Anselme dit que « la vйritй est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir ». Or le sens n’est pas de la nature de l’esprit. La vйritй n’est donc pas dans le sens.

 

Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vйritй n’est pas connue par les sens corporels, et ses arguments ont dйjа йtй donnйs. La vйritй n’est donc pas dans le sens.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « c’est la vйritй qui montre ce qui est ». Or ce qui est se montre non seulement а l’intelligence mais aussi au sens ; la vйritй est donc non seulement dans l’intelligence mais aussi dans le sens.

 

 

Rйponse :

 

La vйritй est dans l’intelligence et dans le sens, mais pas de la mкme faзon.

 

Elle est dans l’intelligence comme une consйquence de l’acte de l’intelligence et comme connue par l’intelligence. En effet, elle s’ensuit de l’opйration de l’intelligence en tant que le jugement de l’intelligence porte sur la rйalitй telle qu’elle est ; et elle est connue par l’intelligence en tant que l’intelligence fait retour sur son acte : non seulement en tant qu’elle connaоt son acte, mais aussi en tant qu’elle connaоt la proportion de celui-ci а la rйalitй ; or assurйment, cette proportion ne peut кtre connue qu’une fois connue la nature de l’acte lui-mкme, et celle-ci ne peut кtre connue sans que soit connue la nature du principe actif, qui est l’intelligence elle-mкme, dont la nature comporte qu’elle soit conformйe aux rйalitйs ; par consйquent, l’intelligence connaоt la vйritй dans la mesure oщ elle fait retour sur elle-mкme.

 

La vйritй est dans le sens comme une consйquence de son acte, c’est-а-dire tant que le jugement du sens porte sur la rйalitй telle qu’elle est ; mais cependant, elle n’est pas dans le sens comme connue par le sens, car bien que le sens juge sur les rйalitйs en vйritй, cependant il ne connaоt pas la vйritй par laquelle il juge en vйritй ; en effet, bien que le sens connaisse qu’il sent, cependant il ne connaоt pas sa nature, ni par consйquent la nature de son acte, ni sa proportion а la rйalitй, ni par suite sa vйritй. Et en voici la raison.

 

Parmi les йtants, ceux qui sont les plus parfaits, comme les substances intellectuelles, reviennent а leur essence par un retour complet : car dиs lors qu’ils connaissent une chose qui est placйe hors d’eux-mкmes, ils s’avancent en quelque sorte hors d’eux-mкmes ; mais dans la mesure oщ ils connaissent qu’ils connaissent, ils commencent dйjа а revenir а soi, parce que l’acte de connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et le connu. Mais ce retour est achevй lorsqu’ils connaissent leurs propres essences : c’est pourquoi il est dit au livre des Causes que « tout ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour complet ».

 

Mais le sens, qui parmi les autres [puissances] est plus proche de la substance intellectuelle, commence certes а revenir а son essence, car non seulement il connaоt le sensible, mais encore il connaоt qu’il sent ; cependant, son retour n’est pas achevй, car le sens ne connaоt pas son essence ; et Avicenne en dйtermine ainsi la raison : le sens ne connaоt rien si ce n’est par un organe corporel ; or il n’est pas possible qu’un organe corporel vienne en intermйdiaire entre la puissance sensitive et elle-mкme.

 

Quant aux puissances insensibles, elles ne font aucunement retour sur elles-mкmes, car elles ne connaissent pas qu’elles agissent, comme le feu ne connaоt pas qu’il chauffe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

& On voit dиs lors clairement la solution aux objections.

Article 10 : Quelque rйalitй est-elle fausse ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « le vrai, c’est ce qui est ». Le faux est donc ce qui n’est pas. Or ce qui n’est pas, n’est pas une rйalitй. Donc aucune rйalitй n’est fausse.

 

[Le rйpondant] disait que le vrai est une diffйrence de l’йtant ; et ainsi, de mкme que le vrai est ce qui est, de mкme aussi le faux. En sens contraire : aucune diffйrence qui divise n’est convertible avec ce dont elle est une diffйrence. Or le vrai est convertible avec l’йtant, comme on l’a dйjа dit ; le vrai n’est donc pas une diffйrence qui divise l’йtant, pour qu’on puisse appeler fausse une rйalitй.

 

« La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. » Or toute rйalitй est adйquate а l’intelligence divine, parce que rien ne peut кtre en soi autrement que l’intelligence divine le connaоt. Toute rйalitй est donc vraie ; aucune rйalitй n’est donc fausse.

 

Toute rйalitй a une vйritй par sa forme ; en effet, un homme est appelй vrai parce qu’il a la vraie forme d’homme. Or il n’est aucune rйalitй qui n’ait quelque forme, car tout кtre vient de la forme. N’importe quelle rйalitй est donc vraie ; donc aucune rйalitй n’est fausse.

 

Le vrai est au faux ce que le bien est au mal. Or, parce que le mal se trouve dans les rйalitйs, il n’est substantifiй que dans le bien, comme disent Denys et saint Augustin. Si donc la faussetй se trouve dans les rйalitйs, elle ne sera substantifiйe que dans le vrai ; ce qui ne semble pas possible, car alors, le mкme serait vrai et faux — ce qui est impossible —, comme le mкme est homme et blanc pour la raison que la blancheur est substantifiйe dans l’homme.

 

Saint Augustin, au livre des Soliloques, fait cette objection : si une rйalitй est appelйe fausse, c’est soit а cause de sa ressemblance, soit а cause de sa dissemblance. « Si c’est а cause de la dissemblance, il n’y aura plus rien qui ne puisse кtre qualifiй de faux, car il n’est rien qui ne soit dissemblable а quelque autre chose. Si c’est а cause de la ressemblance, toutes choses protestent, elles qui sont vraies justement parce qu’elles sont semblables. » La faussetй ne peut donc aucunement se trouver dans les rйalitйs.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dйfinit ainsi le faux : « le faux est ce qui offre de la ressemblance avec une autre chose » et ne parvient pas а ce dont il porte la ressemblance. Or toute crйature porte la ressemblance de Dieu. Puis donc qu’aucune crйature n’atteint Dieu lui-mкme par mode d’identitй, il semble que toute crйature soit fausse.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Tout corps est un vrai corps et une fausse unitй. » Or il dit cela parce que le corps imite l’unitй et cependant n’est pas l’unitй. Puis donc que n’importe quelle crйature, selon n’importe laquelle de ses perfections, imite la perfection divine et nйanmoins est infiniment distante de Dieu, il semble que toute crйature soit fausse.

 

De mкme que le vrai est convertible avec l’йtant, de mкme aussi le bien. Or, que le bien soit convertible avec l’йtant, n’empкche pas qu’une rйalitй soit trouvйe mauvaise ; donc, que le vrai soit convertible avec l’йtant, n’empкche pas non plus qu’une rйalitй soit trouvйe fausse.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй qu’il y a deux vйritйs pour une proposition : l’une, parce qu’elle signifie ce qu’elle a reзu de signifier, par exemple la proposition « Socrate est assis » signifie que Socrate est assis, que Socrate soit ou non assis ; l’autre, quand elle signifie ce pour quoi elle est faite — car elle est faite pour signifier l’кtre, quand il est — et dans ce cas, l’йnonciation est appelйe vraie proprement. Donc, pour la mкme raison, n’importe quelle rйalitй sera appelйe vraie lorsqu’elle accomplit ce pour quoi elle est, et fausse lorsqu’elle ne l’accomplit pas. Or toute rйalitй qui manque sa fin n’accomplit pas ce pour quoi elle est. Puis donc que de nombreuses rйalitйs sont telles, il semble que beaucoup soient fausses.

 

 

Rйponse :

 

De mкme que la vйritй consiste en une adйquation de la rйalitй et de l’intelligence, de mкme la faussetй rйside dans leur inйgalitй.

 

Or la rйalitй est en rapport а l’intelligence divine et а l’humaine, comme on l’a dйjа dit ; elle se rapporte а l’intelligence divine d’abord comme le mesurй а la mesure, quant aux choses qui se disent ou se trouvent positivement dans les rйalitйs, car tout ce genre de choses provient de l’art de l’intelligence divine ; ensuite comme le connu au connaissant, et ainsi, mкme les nйgations et les dйfauts sont adйquats а l’intelligence divine, car Dieu connaоt toutes les choses de ce genre, quoiqu’il ne les cause pas. On voit donc clairement que la rйalitй, de quelque faзon qu’elle se comporte, et sous quelque forme, privation ou dйfaut qu’elle existe, est adйquate а l’intelligence divine. Et ainsi, il est йvident que n’importe quelle rйalitй, relativement а l’intelligence divine, est vraie, et c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vйritй : « La vйritй est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, car elles sont ce qu’elles sont dans la vйritй surйminente. » Donc, relativement а l’intelligence divine, aucune rйalitй ne peut кtre appelйe fausse.

 

Mais quant а son rapport а l’intelligence humaine, on trouve parfois entre la rйalitй et l’intelligence une inйgalitй qui est causйe d’une certaine faзon par la rйalitй elle-mкme ; en effet, la rйalitй produit dans l’вme une connaissance d’elle-mкme par ce qui apparaоt d’elle extйrieurement, car notre connaissance tire son origine du sens, qui a pour objet par soi les qualitйs sensibles ; et c’est pourquoi il est dit au premier livre sur l’Вme que « les accidents contribuent pour une grande part а la connaissance de la quidditй » ; voilа pourquoi, lorsque dans une rйalitй apparaissent des qualitйs sensibles montrant une nature qui ne gоt pas sous ces qualitйs, on dit que cette rйalitй est fausse ; ainsi le philosophe dit-il au cinquiиme livre de la Mйtaphysique qu’on appelle fausses « les choses qui paraissent naturellement ou bien telles qu’elles ne sont pas, ou bien ce qu’elles ne sont pas » ; par exemple, on appelle faux un or sur lequel apparaоt extйrieurement la couleur de l’or et d’autres accidents de ce genre, alors qu’intйrieurement la nature de l’or ne gоt pas au-dessous. Et cependant, la rйalitй n’est pas cause de faussetй dans l’вme de telle sorte qu’elle cause nйcessairement la faussetй ; car la vйritй et la faussetй existent surtout dans le jugement de l’вme ; or l’вme, en tant qu’elle juge sur les rйalitйs, ne subit pas les rйalitйs, mais agit plutфt, d’une certaine faзon. Par consйquent, une rйalitй n’est pas appelйe fausse parce qu’elle produirait toujours une apprйhension fausse d’elle-mкme, mais parce qu’elle la produit naturellement par ce qui apparaоt d’elle.

 

Or, comme on l’a dit, le rapport de la rйalitй а l’intelligence divine lui est essentiel, et selon ce rapport elle est appelйe vraie par soi ; alors que le rapport а l’intelligence humaine lui est accidentel, et selon ce rapport elle n’est pas appelйe vraie dans l’absolu mais comme а un certain point de vue et en puissance. Pour cette raison, absolument parlant, toute rйalitй est vraie et aucune rйalitй n’est fausse ; mais а un certain point de vue, c’est-а-dire relativement а notre intelligence, des rйalitйs sont appelйes fausses ; et ainsi, il est nйcessaire de rйpondre aux arguments de part et d’autre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La dйfinition « le vrai, c’est ce qui est » n’exprime pas parfaitement la notion de vйritй, mais ne l’exprime que matйriellement, pour ainsi dire, sauf si l’expression « кtre » signifie l’affirmation de la proposition : de la sorte, on dirait que cela est vrai, que l’on dit ou pense кtre comme il est dans les rйalitйs, et de mкme aussi, on appellerait faux ce qui n’est pas, c’est-а-dire ce qui n’est pas comme il est dit ou pensй ; et cela peut se trouver dans les rйalitйs.

 

Le vrai, а proprement parler, ne peut кtre une diffйrence de l’йtant, car l’йtant n’a pas de diffйrence, comme cela est prouvй au troisiиme livre de la Mйtaphysique ; mais en quelque sorte, le vrai se rapporte а l’йtant а la faзon d’une diffйrence, comme c’est aussi le cas du bien, а savoir, en tant qu’ils expriment de l’йtant quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom d’йtant ; par consйquent le concept d’йtant est indйterminй au regard du concept de vrai, et ainsi, le concept de vrai se rapporte d’une certaine faзon au concept d’йtant comme la diffйrence au genre.

 

Cet argument doit кtre accordй, car il vaut pour la rйalitй relativement а l’intelligence divine.

 

Bien que n’importe quelle rйalitй ait quelque forme, cependant toute rйalitй n’a pas la forme dont il apparaоt des indices par les qualitйs sensibles ; et d’aprиs ces indices, la rйalitй est appelйe fausse en tant qu’elle est naturellement apte а produire une estimation fausse d’elle-mкme.

 

Quelque chose qui existe hors de l’вme est appelй faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, parce qu’il est de nature а produire une estimation fausse de lui-mкme ; or ce qui n’est rien, ne produit naturellement aucune estimation de lui-mкme, car il ne meut pas la puissance cognitive ; il est donc nйcessaire que ce qu’on appelle faux soit un йtant. Puis donc que tout йtant, en tant que tel, est vrai, il est nйcessaire que la faussetй qui existe dans les rйalitйs soit fondйe sur quelque vйritй ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Soliloques que l’acteur tragique qui reprйsente au thйвtre des personnages autres ne serait pas un faux Hector s’il n’йtait un vrai acteur ; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval s’il n’йtait une pure peinture. Et cependant, il ne s’ensuit pas que des contradictoires soient vraies, car l’affirmation et la nйgation par lesquelles on dit le vrai et le faux ne se rйfиrent pas au mкme.

 

Une rйalitй est appelйe fausse en tant qu’elle est de nature а tromper, et quand je dis « tromper », je signifie une certaine action amenant un dйfaut ; or rien n’est de nature а agir, si ce n’est en tant qu’il est un йtant, tandis que tout dйfaut est un non-йtant. Or chaque chose, dans la mesure oщ elle est un йtant, a la ressemblance du vrai, mais dans la mesure oщ elle n’en est pas un, elle s’йloigne de la ressemblance du vrai. Et c’est pourquoi ce dont je dis qu’il « trompe », quant а ce qu’il implique d’action, il tire son origine de la ressemblance, mais quant а ce qu’il implique de dйfaut, en quoi la notion de faussetй consiste formellement, il naоt de la dissemblance ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que la faussetй naоt de la dissemblance.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Ce n’est pas par n’importe quelle ressemblance que l’вme est de nature а кtre trompйe, mais par une grande ressemblance, en laquelle on ne peut pas facilement trouver une dissemblance ; aussi l’вme est-elle trompйe par une plus ou moins grande ressemblance, suivant sa plus ou moins grande perspicacitй а trouver la dissemblance. Et cependant, une rйalitй doit кtre йnoncйe fausse au plein sens du terme non pas dиs lors qu’elle induit n’importe qui en erreur, mais dиs lors qu’elle est de nature а tromper beaucoup d’hommes, et mкme des sages. Or, bien que les crйatures portent en elles-mкmes quelque ressemblance de Dieu, cependant une trиs grande dissemblance gоt dessous, si bien que seule une grande sottise peut amener l’esprit а кtre trompй par une telle ressemblance. C’est pourquoi les susdites ressemblance et dissemblance des crйatures par rapport а Dieu n’entraоnent pas que toutes les crйatures doivent кtre appelйes fausses.

 

Certains ont estimй que Dieu йtait corps ; et puisque Dieu est l’unitй par laquelle toutes choses sont un, ils estimиrent en consйquence que le corps йtait l’unitй mкme, а cause de sa ressemblance а l’unitй. Le corps est donc appelй une fausse unitй, dans la mesure oщ il a induit ou a pu induire quelques-uns en cette erreur de croire qu’il йtait l’unitй.

 

Il y a deux perfections : la premiиre et la seconde. La perfection premiиre est la forme de chaque chose, par laquelle elle a l’кtre ; aucune rйalitй n’en est donc privйe, tant qu’elle demeure. La perfection seconde est l’opйration, qui est la fin de la rйalitй, ou ce par quoi l’on parvient а la fin, et de cette perfection une rйalitй est parfois privйe. Or, de la premiиre perfection dйcoule dans les rйalitйs la notion de vrai, car par le fait mкme que la rйalitй a une forme, elle imite l’art de l’intelligence divine et fait naоtre dans l’вme la connaissance d’elle-mкme. Et de la perfection seconde s’ensuit dans la rйalitй la notion de bontй, qui provient de la fin. Voilа pourquoi le mal se trouve dans les rйalitйs purement et simplement, mais non le faux.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, le vrai est lui-mкme le bien de l’intelligence ; car l’opйration de l’intelligence est parfaite dans la mesure oщ sa conception est vraie ; et parce que l’йnonciation est le signe de l’intellection, sa vйritй est la fin de celle-ci. Mais ce n’est pas le cas des autres rйalitйs, et pour cette raison il n’en va pas de mкme.

Article 11 : La faussetй est-elle dans les sens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence est toujours droite, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’intelligence est dans l’homme la partie supйrieure ; les autres parties suivent donc aussi sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les choses infйrieures sont disposйes suivant le mouvement des supйrieures. Donc le sens, qui est la partie infйrieure de l’вme, sera lui aussi toujours droit : il n’y aura donc pas en lui de faussetй.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Les yeux mкmes ne nous trompent pas. Ils ne peuvent transmettre а l’вme que leur impression. Or, si tous les sens corporels transmettent leur impression telle quelle, je me demande bien ce que nous devrions en attendre de plus. » Il n’y a donc pas de faussetй dans les sens.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Il ne me semble pas que cette vйritй ou cette faussetй soient dans les sens, mais dans l’opinion. » Et ainsi, le propos est maintenu.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit : « La vйritй est bien dans nos sens, mais pas toujours. Car ils nous trompent parfois. »

 

Selon saint Augustin au livre des Soliloques, « on appelle “faux” ce qui est fort loin de ressembler au vrai, mais comporte cependant une certaine imitation du vrai ». Or le sens ressemble parfois а des choses qui ne sont pas ainsi dans la nature, comme il arrive parfois qu’une chose en paraisse deux, par exemple lorsqu’un њil est comprimй. Il y a donc faussetй dans le sens.

 

[Le rйpondant] disait que le sens ne se trompe pas dans le cas des sensibles propres, mais dans celui des sensibles communs. En sens contraire : chaque fois que l’on apprйhende quelque chose d’une rйalitй autrement qu’elle n’est, l’apprйhension est fausse. Or, quand on voit un corps blanc а travers une vitre verte, le sens l’apprйhende autrement qu’il n’est, parce qu’il l’apprйhende comme vert, et juge ainsi, а moins qu’un jugement supйrieur ne soit lа pour dйcouvrir la faussetй. Le sens se trompe donc aussi dans le cas des sensibles propres.

 

 

Rйponse :

 

Notre connaissance, qui tire son origine des rйalitйs, progresse dans cet ordre : elle commence premiиrement dans le sens, et s’accomplit en second lieu dans l’intelligence, si bien que le sens se trouve ainsi en quelque sorte intermйdiaire entre l’intelligence et les rйalitйs, car relativement aux rйalitйs il est comme une intelligence, et relativement а l’intelligence il est comme une certaine rйalitй. Voilа pourquoi l’on dit de deux faзons que la vйritй et la faussetй sont dans le sens : d’abord par une relation du sens а l’intelligence, et ainsi, on dit que le sens est vrai ou faux tout comme les rйalitйs, а savoir, en tant qu’elles produisent dans l’intelligence une estimation vraie ou fausse ; ensuite par une relation du sens aux rйalitйs, et ainsi, on dit que la vйritй ou la faussetй sont dans le sens tout comme dans l’intelligence, c’est-а-dire en tant qu’il juge кtre ce qui est ou ce qui n’est pas.

 

Si donc nous parlons du sens de la premiиre faзon, alors а un certain point de vue il y a faussetй dans le sens, et а un autre point de vue il n’y a pas faussetй : car а la fois le sens est une certaine rйalitй en soi, et il est indicatif d’une autre rйalitй. Si donc on le rapporte а l’intelligence en tant qu’il est une certaine rйalitй, alors la faussetй n’est aucunement dans le sens rapportй а l’intelligence : car tel il est disposй, tel il montre sa disposition а l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin, dans une citation prйcйdente, dit que les sens « ne peuvent transmettre а l’вme que leur impression ». Mais si le sens est rapportй а l’intelligence en tant qu’il est reprйsentatif d’une autre rйalitй, alors, puisqu’il la lui reprйsente parfois autrement qu’elle n’est, le sens est en consйquence appelй faux, en tant qu’il produit naturellement une estimation fausse dans l’intelligence, bien qu’il ne le fasse pas nйcessairement, comme on l’a dit а propos des rйalitйs, car l’intelligence juge de la mкme faзon sur les rйalitйs et sur ce que les sens lui prйsentent. Ainsi donc, le sens rapportй а l’intelligence produit toujours dans l’intelligence une estimation vraie de sa disposition propre, mais pas toujours de la disposition des rйalitйs.

 

Si l’on considиre le sens dans son rapport aux rйalitйs, alors la faussetй et la vйritй sont dans le sens de la mкme faзon que dans l’intelligence. Or dans l’intelligence, la vйritй et la faussetй se trouvent premiиrement et principalement dans le jugement [de l’intelligence] qui compose et divise ; mais dans la formation des quidditйs, elles ne se trouvent que relativement au jugement qui s’ensuit de la formation susdite. Voilа pourquoi la vйritй et la faussetй se disent proprement aussi dans le sens lorsqu’il juge sur les sensibles ; mais lorsqu’il apprйhende le sensible, la vйritй ou la faussetй n’y est pas proprement, mais seulement par une relation au jugement, а savoir, en tant que d’une telle apprйhension s’ensuit naturellement tel ou tel jugement.

 

Le jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est naturel, mais pour d’autres il a lieu par une certaine comparaison — qui chez l’homme est produite par la puissance cogitative, puissance de la partie sensitive remplacйe chez les autres animaux par l’estimative — et c’est ainsi que la facultй sensitive juge sur les sensibles communs et les sensibles par accident. Or l’action naturelle d’une rйalitй a toujours lieu d’une faзon unique, sauf si elle est empкchйe par accident, а cause d’un dйfaut intrinsиque ou bien d’un empкchement extйrieur ; le jugement du sens sur les sensibles propres est donc toujours vrai, а moins qu’il n’y ait un empкchement dans l’organe ou dans le milieu, mais le jugement du sens sur les sensibles communs ou par accident se trompe quelquefois. Et ainsi apparaоt clairement de quelle faзon la faussetй peut exister dans le jugement du sens.

 

Concernant l’apprйhension du sens, il faut savoir qu’il y a une certaine facultй apprйhensive qui apprйhende l’espиce sensible en prйsence de la rйalitй sensible, tel le sens propre ; alors qu’une autre l’apprйhende en l’absence de la rйalitй, telle l’imagination ; voilа pourquoi le sens apprйhende toujours la rйalitй comme elle est, а moins qu’il n’y ait un empкchement dans l’organe ou dans le milieu, tandis que l’imagination apprйhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle l’apprйhende comme prйsente alors qu’elle est absente ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique que ce n’est pas le sens mais l’imagination qui profиre la faussetй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans le macrocosme, les choses supйrieures ne reзoivent rien des infйrieures, mais c’est l’inverse ; tandis que dans le cas de l’homme, l’intelligence, qui est supйrieure, reзoit quelque chose en provenance du sens ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

&La solution aux autres objections se dйduit facilement de ce qu’on a dit.

Article 12 : La faussetй est-elle dans l’intelligence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence a deux opйrations : l’une par laquelle elle forme les quidditйs, et le faux n’est pas en celle-ci, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme ; l’autre par laquelle elle compose et divise, et le faux n’est pas non plus en celle-lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, en ces termes : « Nul ne comprend l’illusion. » La faussetй n’est donc pas dans l’intelligence.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 32 : « Quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. » La faussetй ne peut donc pas кtre dans l’intelligence.

 

Algazel dit : « Ou bien nous pensons une chose comme elle est, ou bien nous ne pensons pas. » Or quiconque pense une chose comme elle est, pense en vйritй ; l’intelligence est donc toujours vraie ; la faussetй n’est donc pas en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « lа oщ il y a composition de pensйes, lа est dйjа le vrai et le faux » ; la faussetй se trouve donc dans l’intelligence.

 

 

Rйponse :

 

Le nom « intelligence » est pris de ce que celle-ci connaоt les profondeurs de la rйalitй : car penser (intelligere) c’est, pour ainsi dire, lire а l’intйrieur (intus legere) ; en effet, le sens et l’imagination connaissent seulement les accidents extйrieurs, seule l’intelligence parvient а l’intйrieur et а l’essence de la rйalitй. Mais l’intelligence, au-delа, part des essences des rйalitйs, qu’elle a apprйhendйes, pour s’affairer de diverses faзons en raisonnant et en enquкtant. Le nom d’intelligence peut donc s’entendre de deux faзons.

 

D’abord, en tant qu’elle se rapporte seulement а ce d’aprиs quoi son nom lui a йtй premiиrement donnй ; et ainsi, l’on dit proprement que nous pensons, lorsque nous apprйhendons la quidditй des rйalitйs, ou lorsque nous pensons les choses qui sont immйdiatement connues par l’intelligence, sitфt connues les quidditйs des rйalitйs : tels sont les premiers principes, que nous connaissons dиs lors que nous en connaissons les termes ; et c’est pourquoi l’habitus des principes est appelй intelligence. Or la quidditй de la rйalitй est l’objet propre de l’intelligence ; donc, de mкme que la sensation des sensibles propres est toujours vraie, de mкme aussi l’intellection, lorsqu’elle connaоt la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Mais cependant, la faussetй peut s’y produire par accident, а savoir, en tant que l’intelligence compose et divise faussement ; et cela advient de deux faзons : soit en tant qu’elle attribue la dйfinition d’une chose а une autre, par exemple si elle concevait « animal rationnel mortel » comme une dйfinition de l’вne ; soit en tant qu’elle unit entre elles des parties de dйfinition qui ne peuvent кtre unies, par exemple si elle concevait comme une dйfinition de l’вne « animal irrationnel immortel », car la proposition « quelque animal irrationnel est immortel » est fausse. Et ainsi, on voit clairement qu’une dйfinition ne peut кtre fausse que dans la mesure oщ elle implique une affirmation fausse. Et ces deux modes de faussetй sont signalйs au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intelligence ne se trompe aucunement. Il est donc йvident que si l’intelligence est entendue selon l’action d’aprиs laquelle le nom d’intelligence lui est donnй, il n’y a pas de faussetй dans l’intelligence.

 

Ensuite, l’intelligence peut кtre entendue communйment, en tant qu’elle s’йtend а toutes ses opйrations, et ainsi, elle comprend l’opinion et le raisonnement ; et ainsi, il y a faussetй dans l’intelligence ; jamais, cependant, si l’analyse par les principes premiers est faite correctement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement les solutions aux objections.

Question 2 : [La science de Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : La science convient-elle а Dieu ?

Article 2 : Se connaоt-il lui-mкme ?

Article 3 : Connaоt-il d’autres choses que lui-mкme ?

Article 4 : A-t-il des rйalitйs une connaissance certaine et dйterminйe ?

Article 5 : Connaоt-il les singuliers ?

Article 6 : L’intelligence humaine connaоt-elle les singuliers ?

Article 7 : Dieu connaоt-il l’existence ou la non-existence actuelle des singuliers ?

Article 8 : Dieu connaоt-il les non-йtants ?

Article 9 : Dieu connaоt-il les infinis ?

Article 10 : Dieu peut-il faire des infinis ?

Article 11 : La science se dit-elle йquivoquement de Dieu et de nous ?

Article 12 : Dieu connaоt-il les futurs contingents ?

Article 13 : La science de Dieu est-elle variable ?

Article 14 : La science de Dieu est-elle cause des rйalitйs ?

Article 15 : Dieu connaоt-il les maux ?

 

 

Article 1 : La science convient-elle а Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui se rapporte а autre chose comme un ajout ne peut se trouver dans une rйalitй trиs simple. Or Dieu est trиs simple. Puis donc que la science se rapporte а l’essence comme un ajout, car le vivre ajoute а l’кtre et le savoir au vivre, il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait qu’en Dieu la science n’ajoute pas а l’essence, mais que le nom de science montre en lui une autre perfection que le nom d’essence. En sens contraire : une perfection est le nom d’une rйalitй. Or science et essence sont en Dieu une rйalitй absolument une. Une mкme perfection est donc montrйe par les noms de science et d’essence.

 

Aucun nom ne peut se dire de Dieu qu’il ne signifie toute sa perfection ; car si ce nom ne la signifie pas tout entiиre, il n’en signifie rien — puisqu’il ne se trouve pas de partie en Dieu — et ne peut alors lui кtre attribuй. Or le nom de science ne reprйsente pas toute la perfection divine, car Dieu « est au-dessus de tout nom qu’on lui donne », comme il est dit au livre des Causes. La science ne peut donc pas кtre attribuйe а Dieu.

 

La science est l’habitus de la conclusion et l’intelligence l’habitus des principes, comme le Philosophe le montre au sixiиme livre de l’Йthique. Or Dieu ne connaоt rien par mode de conclusion, car ainsi son intelligence passerait discursivement des principes aux conclusions, ce que Denys exclut mкme des anges, au septiиme chapitre des Noms divins. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

Tout ce qui est su, est su par le moyen d’une chose mieux connue. Or, pour Dieu, rien n’est plus connu ni moins connu. Il ne peut donc pas y avoir de science en Dieu.

 

Algazel dit que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intelligence du connaissant. Or une empreinte est tout а fait exclue s’agissant de Dieu, tant parce qu’elle implique une rйception, que parce qu’elle implique une composition. On ne peut donc pas attribuer la science а Dieu.

 

Rien de ce qui dйnote une imperfection ne peut кtre attribuй а Dieu. Or la science dйnote une imperfection, car elle est signifiйe comme un habitus ou un acte premier, l’acte de considйrer йtant signifiй comme un acte second, ainsi qu’il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or l’acte premier est imparfait par rapport а l’acte second, puisqu’il est en puissance par rapport а celui-ci. La science ne peut donc pas se trouver en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait qu’en Dieu la science est seulement en acte. En sens contraire : la science de Dieu est cause des rйalitйs. Or la science, si on l’attribue а Dieu, a йtй en lui de toute йternitй. Si donc la science n’a йtй en Dieu qu’en acte, il a amenй les rйalitйs а l’existence de toute йternitй, ce qui est faux.

 

Si quelque chose, en un кtre quelconque, se trouve correspondre а ce que nous concevons dans notre intelligence par le nom de science, alors nous savons de cet кtre non seulement qu’il est, mais encore ce qu’il est, parce que la science est quelque chose. Or nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement qu’il est, comme dit saint Jean Damascиne. Donc rien ne correspond en Dieu а la conception de l’intelligence exprimйe par le nom de science. La science n’est donc pas en lui.

 

10° Saint Augustin dit que « Dieu, qui йchappe а toute forme, ne peut кtre accessible а l’intelligence ». Or la science est une certaine forme que l’intelligence conзoit. Dieu йchappe donc а cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

11° L’intellection est plus simple que le savoir, et plus digne. Or, comme il est dit au livre des Causes, quand nous appelons Dieu intelligent, ou intelligence, nous ne le dйsignons pas d’un nom propre, mais du nom de son premier effet. Donc а bien plus forte raison le nom de science ne peut-il convenir а Dieu.

 

12° La qualitй implique une composition plus grande que la quantitй, car la qualitй n’inhиre а la substance qu’au moyen de la quantitй. Or, а cause de la simplicitй de Dieu, nous ne lui attribuons rien qui soit dans le genre de la quantitй : en effet, tout quantum a des parties. Puis donc que la science est dans le genre qualitй, elle ne doit nullement lui кtre attribuйe.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 11, 33 : « Ф profondeur des trйsors de la sagesse et de la science de Dieu, etc. »

 

Selon saint Anselme dans son Monologion, « il faut attribuer а Dieu tout ce dont l’кtre est, absolument et en tout, meilleur que le non-кtre ». Or la science est telle ; il faut donc l’attribuer а Dieu.

 

Trois choses seulement sont requises pour la science : la puissance active du connaissant, par laquelle il juge sur les rйalitйs, la rйalitй connue, et l’union de l’une et de l’autre. Or il y a en Dieu la plus haute puissance active, et son essence est suprкmement connaissable, et par consйquent il y a union des deux. Dieu est donc connaissant au plus haut point. Preuve de la mineure : comme il est dit au livre De intelligentiis, « la premiиre substance est lumiиre ». Or la lumiиre a au plus haut point une vertu active, ce qui ressort de ce qu’elle se diffuse et se multiplie elle-mкme ; elle est, de plus, suprкmement connaissable, c’est pourquoi elle manifeste aussi les autres choses. Donc la premiиre substance, qui est Dieu, а la fois possиde une puissance active pour connaоtre et est connaissable.

 

 

Rйponse :

 

Tous les auteurs attribuent а Dieu la science, quoique de diverses faзons.

 

Certains, en effet, incapables de transcender par leur intelligence le mode de la science crййe, ont cru que la science йtait en Dieu comme une disposition ajoutйe а son essence, tout comme elle est en nous, ce qui est entiиrement erronй et absurde. Dans cette hypothиse, en effet, Dieu ne serait pas suprкmement simple, car il y aurait en lui composition de substance et d’accident. En outre, Dieu ne serait pas lui-mкme son кtre car, comme dit Boиce au livre des Semaines, « ce qui est peut participer а quelque chose, mais l’кtre mкme ne participe nullement а quelque chose » ; si donc Dieu participait а la science comme а une disposition qui s’ajoute, il ne serait pas lui-mкme son кtre, et ainsi, il tiendrait l’кtre d’autre chose qui serait pour lui cause de l’кtre, de sorte qu’il ne serait pas Dieu.

 

Voilа pourquoi d’autres affirmиrent qu’en attribuant а Dieu la science ou quelque autre chose de ce genre, nous ne posons rien en lui, mais nous signifions qu’il est la cause de la science dans les rйalitйs crййes ; de sorte que si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il infuse la science aux crйatures. Mais bien que la vйritй de la proposition qui consiste а dire que Dieu a la science trouve quelque explication en ce qu’il cause la science, comme semblent le dire Origиne et saint Augustin, cependant ce ne peut кtre l’explication totale de cette vйritй. D’abord, parce que tout ce que Dieu cause dans les rйalitйs pourrait se prйdiquer de lui pour la mкme raison, et ainsi, on pourrait dire que Dieu se meut, parce qu’il cause le mouvement dans les rйalitйs ; ce qui pourtant ne se dit pas. Ensuite parce que les choses qui se disent des effets et des causes, on ne dit pas qu’elles sont dans les causes pour cette raison, c’est-а-dire en raison des effets ; mais elles sont plutфt dans les effets parce qu’elles se trouvent dans les causes ; par exemple, c’est parce que le feu est chaud qu’il infuse de la chaleur dans l’air, et non l’inverse. Et semblablement, c’est parce que Dieu a une nature « scientifique » qu’il infuse en nous la science, et non l’inverse.

 

Et c’est pourquoi d’autres prйtendirent qu’on attribue а Dieu la science et les autres choses de ce genre par une certaine ressemblance de proportion, comme lui sont attribuйes la colиre ou la misйricorde, ou d’autres passions semblables. En effet, Dieu est dit irritй, en tant qu’il produit un effet semblable а l’homme irritй — car il punit, ce qui est chez nous l’effet de la colиre —, quoique la passion de colиre ne puisse pas кtre en Dieu. Semblablement ils disent que, si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il produit un effet semblable а l’effet de celui qui a la science : en effet, de mкme que les њuvres de celui qui sait partent de principes dйterminйs et vont а des fins dйterminйes, de mкme en va-t-il pour les њuvres de la nature, qui ont Dieu pour auteur, comme on le voit clairement au deuxiиme livre de la Physique. Mais selon cette opinion, la science serait attribuйe а Dieu mйtaphoriquement, tout comme la colиre et les autres choses semblables, ce qui contredit les paroles de Denys et d’autres saints.

 

Aussi doit-on rйpondre autrement, en disant que la science attribuйe а Dieu signifie quelque chose qui est en Dieu, et de mкme pour la vie, l’essence, et les autres choses de ce genre ; et elles ne diffиrent pas quant а la rйalitй signifiйe, mais seulement du point de vue de notre maniиre de connaоtre. En Dieu, en effet, l’essence, la vie, la science et toutes les choses de ce genre qui se disent de lui, sont entiиrement la mкme rйalitй, mais notre intelligence a des conceptions diffйrentes lorsqu’elle pense en lui la vie, la science, etc.

 

Et cependant, ces conceptions ne sont pas fausses, car une conception de notre intelligence est vraie dans la mesure oщ elle reprйsente par une certaine assimilation la rйalitй pensйe ; car autrement elle serait fausse, si rien ne gisait dessous dans la rйalitй. Or notre intelligence ne peut reprйsenter Dieu par assimilation, а la faзon dont elle reprйsente les crйatures. Car lorsqu’elle pense une crйature, elle conзoit une certaine forme, qui est une ressemblance de la rйalitй selon toute la perfection de celle-ci, et ainsi, elle dйfinit les rйalitйs pensйes ; mais parce que Dieu dйpasse а l’infini notre intelligence, la forme conзue par notre intelligence ne peut reprйsenter complиtement l’essence divine, mais elle en contient une faible imitation ; ainsi voyons-nous йgalement, parmi les rйalitйs qui sont extйrieures а l’вme, que n’importe quelle rйalitй imite Dieu en quelque faзon, mais imparfaitement ; et c’est pourquoi des rйalitйs diverses imitent Dieu diffйremment, et reprйsentent par diverses formes l’unique et simple forme de Dieu, car dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui, en fait de perfection, se trouve de faзon distincte et multiple dans les crйatures, de mкme que toutes les propriйtйs des nombres prйexistent aussi d’une certaine faзon dans l’unitй, et que tous les pouvoirs des ministres, dans un royaume, sont unis dans le pouvoir du roi.

 

Mais s’il йtait une rйalitй qui reprйsentвt Dieu parfaitement, il y en aurait seulement une, car elle le reprйsenterait d’une seule faзon, et par une forme unique ; voilа pourquoi il n’y a qu’un seul Fils, qui est la parfaite image du Pиre. Semblablement aussi, notre intelligence reprйsente la perfection divine par diverses conceptions, car chacune d’elles est imparfaite ; en effet, si l’une d’elles йtait parfaite, il y en aurait seulement une, comme il y a seulement un verbe de l’intelligence divine.

 

Il y a donc dans notre intelligence plusieurs conceptions reprйsentant l’essence divine ; par consйquent, l’essence divine correspond а chacune d’elles comme une rйalitй correspond а son image imparfaite ; et ainsi, toutes ces conceptions de l’intelligence sont vraies, bien qu’il y ait plusieurs conceptions pour une unique rйalitй. Et parce que les noms ne signifient les rйalitйs que par l’intermйdiaire du concept, comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias, plusieurs noms sont donnйs а une rйalitй unique, selon diverses faзons de penser, ou selon diverses raisons formelles, ce qui est la mкme chose ; et cependant, а tous ceux-ci correspond quelque chose dans la rйalitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La science ne se rapporte а l’йtant comme un ajout que dans la mesure oщ l’intelligence considиre distinctement la science d’un йtant et son essence, car l’addition prйsuppose la distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne sont distinguйs — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — que du point de vue de notre maniиre de connaоtre, la science aussi ne se rapporte en lui а son essence comme un ajout que du point de vue de notre maniиre de connaоtre.

 

On ne peut pas dire en vйritй que la science en Dieu signifie une autre perfection que l’essence, mais on peut dire qu’elle est signifiйe а la faзon d’une autre perfection, dans la mesure oщ notre intelligence donne les noms susdits d’aprиs les diverses conceptions qu’il a de Dieu.

 

Puisque les noms sont les signes des concepts, un nom se rapporte а la totalitй d’une rйalitй а signifier comme l’intelligence s’y rapporte lorsqu’elle pense. Or notre intelligence peut penser Dieu tout entier, mais pas totalement : tout entier, parce qu’il est nйcessaire qu’on pense de lui soit le tout, soit rien, puisqu’il n’y a pas en lui la partie et le tout ; mais je dis non totalement, parce que l’intelligence ne le connaоt pas parfaitement, autant qu’il est lui-mкme connaissable dans sa nature. De mкme, celui qui connaоt cette conclusion : « la diagonale est incommensurable au cфtй » de faзon probable, c’est-а-dire parce que tout le monde le dit, ne la connaоt pas totalement, car il n’est pas parvenu au mode de connaissance parfait en lequel elle peut кtre connue, bien qu’il la connaisse tout entiиre, n’ignorant aucune de ses parties. Semblablement aussi, les noms qui sont dits de Dieu le signifient donc tout entier, mais non totalement.

 

Ce qui est en Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les crйatures avec quelque dйfaut ; pour cette raison, si nous attribuons а Dieu une chose trouvйe dans les crйatures, il est nйcessaire que nous retirions tout ce qui relиve de l’imperfection, afin que seul demeure ce qui relиve de la perfection, car la crйature n’imite Dieu qu’а ce point de vue. Donc, je dis que la science qui se trouve en nous a de la perfection et de l’imperfection. Sa certitude relиve de sa perfection, car ce qui est su est connu de faзon certaine. Mais а son imperfection se rattache le processus discursif de l’intelligence allant des principes aux conclusions sur lesquelles porte la science ; en effet, ce processus discursif se produit uniquement parce que l’intelligence qui connaоt les principes ne connaоt les conclusions qu’en puissance ; car si elle les connaissait en acte, il n’y aurait pas lа de processus discursif, puisque le mouvement n’est qu’un passage de puissance а acte. La science se dit donc en Dieu quant а la certitude sur les rйalitйs connues, mais non quant au susdit processus discursif, qui ne se trouve pas non plus parmi les anges, comme dit Denys.

 

Bien que rien ne soit pour Dieu plus connu ou moins connu, si l’on considиre le mode du connaissant, car il voit tout d’un mкme regard, cependant, si l’on considиre le mode de la rйalitй connue, Dieu sait que certaines choses sont plus connaissables en elles-mкmes, et d’autres moins ; par exemple, la plus connaissable entre toutes est son essence, par laquelle il connaоt toutes choses, et par nul processus discursif, puisqu’en mкme temps qu’il voit son essence il voit toutes choses. Donc, mкme quant а cet ordre que l’on peut considйrer dans la connaissance divine du cфtй des objets connus, la notion de science est conservйe en Dieu, car il connaоt toutes choses principalement par leur cause.

 

Cette parole d’Algazel doit s’entendre de notre science, que nous acquйrons parce que les rйalitйs impriment leurs ressemblances dans nos вmes ; mais dans la connaissance de Dieu, c’est l’inverse, car les formes dйrivent de son intelligence vers toutes les crйatures. Donc, de mкme que la science est en nous une empreinte des rйalitйs dans nos вmes, de mкme, а l’inverse, les formes des rйalitйs ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les rйalitйs.

 

La science que l’on pose en Dieu n’existe pas а la faзon d’un habitus mais plutфt а la faзon d’un acte, car Dieu connaоt toujours tout en acte.

 

L’effet ne procиde de la cause agente que suivant la condition de la cause ; aussi tout effet qui procиde selon une science suit-il la dйtermination de la science, qui dйlimite ses circonstances ; voilа pourquoi les rйalitйs dont la science de Dieu est la cause ne se produisent qu’au moment dйterminй par Dieu pour qu’elles se produisent ; il n’est pas donc pas nйcessaire que les rйalitйs existent de toute йternitй, bien que la science de Dieu ait йtй en acte de toute йternitй.

 

On dit que l’intelligence sait d’une chose ce qu’elle est, quand elle la dйfinit, c’est-а-dire lorsqu’elle conзoit au sujet de cette rйalitй une forme qui correspond en tout а cette rйalitй. Or il ressort de ce qu’on a dйjа dit que tout ce que notre intelligence conзoit au sujet de Dieu est imparfait а le reprйsenter ; voilа pourquoi ce qu’est Dieu lui-mкme nous demeure toujours cachй, et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de lui dans l’йtat de voie est de savoir que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons de lui, comme Denys le montre au premier chapitre de la Thйologie mystique.

 

10° Il est dit que Dieu « йchappe а toute forme de notre intelligence », non en sorte qu’aucune forme de notre intelligence ne le reprйsente en quelque faзon, mais parce qu’aucune ne le reprйsente parfaitement.

 

11° La notion que le nom signifie, c’est la dйfinition, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; voilа pourquoi le nom qui appartient en propre а la rйalitй, c’est celui dont le signifiй est la dйfinition [de cette rйalitй] ; et parce que, comme on l’a dit, aucune notion signifiйe par un nom ne dйfinit Dieu lui-mкme, aucun nom donnй par nous n’est proprement son nom, mais il est proprement le nom de la crйature qui est dйfinie par la notion signifiйe par le nom ; et cependant ces noms, qui sont des noms de crйatures, sont attribuйs а Dieu, parce que sa ressemblance est reprйsentйe en quelque faзon dans les crйatures.

 

12° La science qui est attribuйe а Dieu n’est pas une qualitй ; en outre, la qualitй qui vient s’ajouter а la quantitй est une qualitй corporelle, non une qualitй spirituelle comme la science.

Article 2 : Dieu se connaоt-il, a-t-il science de lui-mкme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Celui qui a une science est, par sa science, en relation а l’objet su. Or, comme dit Boиce au livre sur la Trinitй, « en Dieu, l’essence contient l’unitй, la relation diversifie la trinitй », i. e. la trinitй des Personnes. Il est donc nйcessaire qu’en Dieu l’objet su soit personnellement distinct de celui qui a la science. Or la distinction des Personnes en Dieu n’autorise pas la tournure rйflexive : en effet, on ne dit pas que le Pиre s’est engendrй parce qu’il a engendrй le Fils. On ne doit donc pas accorder qu’il y ait en Dieu la connaissance de soi-mкme.

 

Il est dit au livre des Causes : « Tout ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour complet. » Or Dieu ne revient pas а son essence, puisqu’il ne sort jamais de son essence, et qu’il ne peut y avoir de retour lorsque nul dйpart n’a prйcйdй. Dieu ne connaоt donc pas son essence, et ainsi, il n’a pas science de lui-mкme.

 

La science est l’assimilation de celui qui a la science а la rйalitй sue. Or rien n’est semblable а soi-mкme car, comme dit saint Hilaire, « il n’y a pas de ressemblance а soi-mкme ». Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.

 

La science ne porte que sur l’universel. Or Dieu n’est pas un universel, car tout universel est obtenu par abstraction, et rien ne peut кtre abstrait de Dieu, puisqu’il est trиs simple. Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.

 

Si Dieu avait science de lui-mкme, il se penserait, puisque penser est plus simple que savoir et par consйquent doit кtre davantage attribuй а Dieu. Or Dieu ne se pense pas. Il n’a donc pas non plus science de lui-mкme. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 16 : « Tout ce qui se pense soi-mкme, se comprend. » Or rien ne peut кtre compris s’il n’est fini, comme saint Augustin le montre au mкme endroit. Dieu ne se pense donc pas.

 

Au mкme endroit, saint Augustin argumente ainsi : « Et notre intelligence ne tient pas а кtre infinie, mкme si elle le pouvait, parce qu’elle entend кtre connue d’elle-mкme. » D’oщ l’on dйduit que ce qui veut se connaоtre ne veut pas кtre infini. Or Dieu veut кtre infini, puisqu’il l’est ; en effet, s’il йtait quelque chose qu’il ne voudrait pas кtre, il ne serait pas suprкmement heureux. Il ne veut donc pas кtre connu de lui-mкme ; il ne se connaоt donc pas.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que Dieu soit et veuille кtre infini au plein sens du terme, cependant il n’est pas infini pour lui-mкme, mais fini, et il ne veut pas non plus кtre infini de la sorte. En sens contraire : comme il est dit au troisiиme livre de la Physique, on dit qu’une chose est infinie en ce sens qu’elle est infranchissable, et finie dans la mesure oщ elle est franchissable. Or, comme cela est prouvй au sixiиme livre de la Physique, l’infini ne peut кtre franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne peut donc, tout en йtant infini, кtre fini pour lui-mкme.

 

Ce qui est bon pour Dieu, l’est dans l’absolu. Ce qui est fini pour Dieu, l’est donc aussi dans l’absolu. Or Dieu n’est pas fini dans l’absolu ; ni, par consйquent, fini pour lui-mкme.

 

Dieu ne se connaоt que dans la mesure oщ il se rapporte а lui-mкme. Si donc il est fini pour lui-mкme, il se connaоtra lui-mкme de faзon finie. Or il n’est pas fini. Il se connaоtra donc autrement qu’il n’est ; et ainsi, il aura de lui-mкme une connaissance fausse.

 

10° Parmi ceux qui connaissent Dieu, l’un connaоt plus que l’autre pour autant que son mode de connaissance dйpasse le mode de connaissance de l’autre. Or Dieu se connaоt infiniment plus qu’il n’est connu d’aucun autre. Le mode par lequel il se connaоt est donc infini ; il se connaоt donc lui-mкme infiniment, et ainsi, il n’est pas fini pour lui-mкme.

 

11° Voici comment Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que nul ne peut penser une rйalitй plus qu’un autre : « Quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, se trompe ; et quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. Ainsi, quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, ne la conзoit pas : on ne peut donc concevoir une chose que telle qu’elle est. » Or, puisque la rйalitй est d’une faзon unique, elle est pensйe par tous d’une faзon unique ; voilа pourquoi « aucune rйalitй n’est mieux pensйe par l’un que par l’autre ». Si donc Dieu se pensait lui-mкme, il ne se penserait pas plus qu’il n’est pensй par d’autres, et ainsi, la crйature serait а quelque titre йgale au Crйateur, ce qui est absurde.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que « la Sagesse divine, en se connaissant elle-mкme, connaоt toutes les autres choses ». Dieu se connaоt donc surtout lui-mкme.

 

 

Solution :

 

Dire que quelque chose se connaоt soi-mкme, c’est dire qu’il est connaissant et connu. Il est donc nйcessaire, pour considйrer de quelle faзon Dieu peut se connaоtre lui-mкme, de voir quelle nature peut permettre а quelque chose d’кtre connaissant et connu.

 

Il faut donc savoir qu’une rйalitй se trouve parfaite de deux faзons : d’abord par la perfection de son кtre, lequel lui convient en raison de son espиce propre. Or, parce que l’кtre spйcifique d’une rйalitй est distinct de l’кtre spйcifique d’une autre, en n’importe quelle rйalitй crййe la perfection considйrйe absolument fait d’autant plus dйfaut а la perfection susdite en chaque rйalitй, qu’il se trouve davantage de perfection dans les autres espиces ; de sorte que la perfection de toute rйalitй considйrйe en soi est imparfaite, йtant une partie de la perfection de l’univers entier, qui rйsulte des perfections rйunies des rйalitйs singuliиres. Aussi, pour qu’il y ait un remиde а cette imperfection, il se trouve un autre mode de perfection dans les rйalitйs crййes, en tant que la perfection qui est propre а une rйalitй se rencontre dans une autre rйalitй ; et telle est la perfection du connaissant comme tel, car quelque chose est connu par le connaissant dans la mesure oщ le connu est lui-mкme en quelque faзon dans le connaissant ; voilа pourquoi il est dit au troisiиme livre sur l’Вme que « l’вme est en quelque sorte toutes choses », parce qu’elle est de nature а connaоtre toutes choses. Et selon ce mode, il est possible que la perfection de tout l’univers existe en une seule rйalitй. Telle est par consйquent la derniиre perfection а laquelle l’вme puisse parvenir, d’aprиs les philosophes : qu’en elle soit dйcrite la perfection de tout l’ordre de l’univers et de ses causes ; et c’est mкme en cela qu’ils posиrent la fin ultime de l’homme, elle qui sera selon nous dans la vision de Dieu, car suivant saint Grйgoire, « que ne verraient-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit tout ? »

 

Or la perfection d’une rйalitй ne peut pas кtre en une autre avec l’кtre dйterminй qu’elle avait dans la premiиre rйalitй ; aussi est-il nйcessaire, pour que cette perfection soit de nature а кtre dans l’autre rйalitй, qu’elle soit considйrйe sans les choses qui sont de nature а la dйterminer. Et parce que les formes et les perfections des rйalitйs sont dйterminйes par la matiиre, de lа vient qu’une rйalitй est connaissable dans la mesure oщ elle est sйparйe de la matiиre. Il est donc nйcessaire que ce en quoi une telle perfection de la rйalitй est reзue soit lui aussi immatйriel ; car s’il йtait matйriel, la perfection serait reзue en lui avec un кtre dйterminй ; et ainsi, elle ne serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-а-dire а la faзon dont la perfection qui existe en l’une est de nature а кtre dans l’autre. Voilа pourquoi les anciens philosophes se sont trompйs, eux qui ont affirmй que le semblable йtait connu par le semblable, voulant signifier par lа que l’вme, qui connaоt toutes choses, йtait matйriellement constituйe de toutes choses, en sorte qu’elle connыt la terre par la terre, l’eau par l’eau, et ainsi de suite. En effet, ils estimиrent que la perfection de la rйalitй connue devait exister dans le connaissant а la faзon dont son кtre est dйterminй dans sa nature propre. Or ce n’est pas ainsi que la forme de la rйalitй connue est reзue dans le connaissant ; aussi le Commentateur dit-il au troisiиme livre sur l’Вme que le mode de rйception par lequel les formes sont reзues dans l’intellect possible et dans la matiиre prime n’est pas le mкme, car il est nйcessaire qu’une chose soit reзue immatйriellement dans l’intelligence qui connaоt.

 

Et ainsi, nous voyons que, dans les rйalitйs, la nature de la connaissance se trouve suivre l’ordre de l’immatйrialitй : en effet, les plantes et les autres choses qui leur sont infйrieures ne peuvent rien recevoir immatйriellement, et c’est pourquoi elles sont privйes de toute connaissance, comme cela est clair au deuxiиme livre sur l’Вme. Le sens, lui, reзoit certes des espиces sans matiиre, mais nйanmoins avec des conditions matйrielles. L’intelligence reзoit des espиces dйpouillйes mкme des conditions matйrielles. Semblablement, il y a aussi un ordre dans les choses connaissables. En effet, les rйalitйs matйrielles, comme dit le Commentateur, ne sont intelligibles que parce que nous les rendons intelligibles, car elles sont intelligibles en puissance seulement, mais sont rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent, comme les couleurs sont elles aussi rendues visibles en acte par la lumiиre du soleil. En revanche, les rйalitйs immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes ; elles sont donc mieux connues par nature, bien qu’elles soient moins connues de nous. Ainsi Puis donc que Dieu, йtant entiиrement exempt de toute potentialitй, est dans une extrкme sйparation de la matiиre, il reste qu’il est au plus haut point apte а connaоtre et au plus haut point connaissable ; donc, autant sa nature a rйellement l’кtre, autant la notion de connaissabilitй lui convient. Et parce que dans la mesure oщ sa nature lui appartient, Dieu est, il connaоt aussi, lui qui est au plus haut point apte а connaоtre, dans la mesure oщ sa nature lui appartient ; c’est pourquoi Avicenne dit au huitiиme livre de sa Mйtaphysique : « Il se pense et s’apprйhende lui-mкme en ceci que sa quidditй dйpouillйe » — i. e. dйpouillйe de la matiиre — « appartient а la rйalitй qu’il est lui-mкme. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

En Dieu, la trinitй des Personnes est diversifiйe par les relations qui sont rйellement en lui, а savoir les relations d’origine ; mais la relation qui est connotйe lorsqu’on dit « Dieu a science de lui-mкme » est une relation non pas rйelle, mais seulement de raison ; en effet, chaque fois que le mкme est rйfйrй а soi, une telle relation n’est pas quelque chose dans la rйalitй, mais seulement dans la raison, йtant donnй que la relation rйelle exige deux extrйmitйs.

 

La tournure employйe quand on dit : « Le connaisseur de soi revient а son essence », est une tournure mйtaphorique ; en effet, il n’y a pas de mouvement dans le penser, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Physique. Il n’y a donc pas lа non plus, а proprement parler, de dйpart ou de retour, mais on dit qu’il y a processus ou mouvement parce qu’on se rend d’une chose connaissable а une autre ; et en nous, cela se fait assurйment par un certain processus discursif selon lequel il y a une sortie et un retour dans notre вme au moment oщ elle se connaоt elle-mкme. En effet, l’acte qui йmane d’elle se termine d’abord а l’objet, ensuite elle fait retour sur l’acte, et enfin sur la puissance et l’essence, puisque les actes sont connus au moyen des objets et les puissances au moyen des actes. Mais dans la connaissance divine, comme on l’a dйjа dit, il n’y a pas de processus discursif comme si Dieu allait а l’inconnu par le connu. Nйanmoins, du cфtй des choses connaissables on peut trouver un certain circuit dans sa connaissance, а savoir, lorsque connaissant son essence il regarde les autres rйalitйs, en lesquelles il voit une ressemblance de son essence, et qu’ainsi il revient d’une certaine faзon а son essence, sans pour autant connaоtre son essence а partir d’autres rйalitйs, comme c’йtait le cas dans notre вme. Et cependant, il faut savoir qu’au livre des Causes le retour а son essence n’est pas appelй autrement que « la subsistance de la rйalitй en elle-mкme ». En effet, les formes qui ne subsistent pas en elles-mкmes sont rйpandues sur autre chose, et nullement rassemblйes en elles-mкmes ; mais les formes qui subsistent en elles-mкmes sont rйpandues sur les autres rйalitйs, les perfectionnant ou influant sur elles, de telle faзon qu’elles demeurent par soi en elles-mкmes ; et c’est de cette faзon que Dieu revient parfaitement а son essence car, pourvoyant а tout, et par suite sortant et procйdant pour ainsi dire vers toutes choses, il demeure fixe en lui-mкme et non mкlй aux autres choses.

 

La ressemblance qui est une relation rйelle requiert la distinction des rйalitйs ; mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison, il suffit d’une distinction de raison entre les termes semblables.

 

L’universel est intelligible parce qu’il est sйparй de la matiиre ; par consйquent, les choses qui ne sont pas sйparйes de la matiиre par un acte de notre intelligence mais sont par elles-mкmes libres de toute matiиre, sont connaissables au plus haut point ; et ainsi, Dieu est intelligible au plus haut point, bien qu’il ne soit pas un universel.

 

Dieu, а la fois, a science de lui-mкme, se pense et se comprend, bien que, absolument parlant, il soit infini. En effet, il n’est pas infini par privation, car la notion de l’infini par privation se rattache а la quantitй : il comporte en effet une partie aprиs l’autre, а l’infini. Si donc il doit кtre connu sous l’aspect de son infinitй, c’est-а-dire de telle faзon qu’il soit connu partie aprиs partie, il ne pourra nullement кtre compris, car on ne pourra jamais arriver а la fin, puisqu’il n’a pas de fin. Mais Dieu est appelй infini par nйgation, c’est-а-dire que son essence n’est pas limitйe par quelque chose. En effet, toute forme reзue en quelque chose a son terme selon le mode de ce qui reзoit ; puis donc que l’кtre divin, йtant lui-mкme son кtre, n’est pas reзu en quelque chose, en ce sens son кtre n’est pas fini, et par consйquent son essence est appelйe infinie. Et parce qu’en n’importe quelle intelligence crййe la puissance cognitive, йtant reзue en quelque chose, est finie, notre intelligence ne peut parvenir а connaоtre Dieu aussi clairement qu’il est connaissable ; et par consйquent il ne peut le comprendre, car il ne parvient pas en lui au terme de la connaissance, ce qui est comprendre, comme on l’a dйjа dit. Par contre, de la mкme faзon que l’essence de Dieu est infinie, sa puissance cognitive est aussi infinie : sa connaissance est donc aussi efficace que son essence ; voilа pourquoi il parvient а la parfaite connaissance de soi. Et si l’on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que par une telle comprйhension une limite soit fixйe au connu lui-mкme, mais c’est en raison de la perfection de cette connaissance а laquelle rien ne manque.

 

Puisque par sa nature notre intelligence est finie, elle ne peut comprendre ou penser parfaitement un infini ; voilа pourquoi, si l’on suppose que la nature de l’intelligence est telle, l’argument de saint Augustin est probant ; mais la nature de l’intelligence divine est autre, et c’est pourquoi la conclusion ne suit pas.

 

En rigueur de termes, Dieu n’est а proprement parler fini ni pour les autres ni pour lui-mкme ; mais si on le dit fini pour lui-mкme, c’est parce qu’il est connu par lui-mкme tout comme quelque chose de fini est connu par une intelligence finie. En effet, de mкme que l’intelligence finie peut parvenir au terme de la connaissance dans le cas d’une rйalitй finie, de mкme l’intelligence de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-mкme. Mais la notion d’infini qui a le sens d’infranchissable est celle de l’infini par privation, qui est йtranger а notre propos.

 

Pour tous ces prйdicats qui signifient la quantitй et regardent la perfection, si une chose est telle par rapport а Dieu, il s’ensuit qu’elle est telle dans l’absolu ; par exemple, si une chose est grande par rapport а Dieu, alors elle est grande dans l’absolu. Mais pour ceux qui regardent l’imperfection, cela ne s’ensuit pas : en effet, si une chose est petite par rapport а Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite dans l’absolu ; car toutes choses, comparйes а Dieu, ne sont rien, et pourtant elles ne sont pas rien dans l’absolu. Donc, ce qui est bon par rapport а Dieu, est bon dans l’absolu ; mais si une chose est finie pour Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit finie dans l’absolu, car le fini se rattache а une certaine imperfection, mais le bien, а une perfection ; dans les deux cas, cependant, est tel dans l’absolu ce qui au jugement de Dieu est trouvй tel.

 

Quand on dit : « Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie », cela peut s’entendre en deux sens : d’abord en sorte que « faзon » se rйfиre а la rйalitй connue ; le sens est alors qu’il connaоt qu’il est fini ; et avec ce sens la proposition est fausse, car dans ce cas sa connaissance serait fausse. Ensuite, en sorte que « faзon » soit rйfйrй au connaissant, et ainsi, on peut encore distinguer : d’abord de telle sorte que l’expression « de faзon finie » ne signifie rien d’autre que « de faзon parfaite » ; on dit alors qu’il connaоt de faзon finie, parce qu’il parvient au terme de la connaissance ; et ainsi, Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie. Ensuite de telle sorte que l’expression « de faзon finie » concerne l’efficace de la connaissance, et en ce sens il se connaоt de faзon infinie, car sa connaissance est infiniment efficace. Et qu’il soit fini pour lui-mкme de la faзon susmentionnйe, ne permet de conclure qu’il se connaоt de faзon finie que dans le sens oщ l’on a dit que c’йtait vrai.

 

10° Ce raisonnement vaut dans la mesure oщ l’expression « de faзon finie » regarde l’efficace de la connaissance ; et dans ce cas, il est clair qu’il ne se connaоt pas de faзon finie.

 

11° Quand nous disons que l’un pense plus que l’autre, cela peut s’entendre de deux faзons : d’abord en sorte que le mot « plus » concerne le mode de la rйalitй connue, et ainsi, aucun parmi les кtres pensants ne pense plus que l’autre au sujet de la rйalitй pensйe, en tant que telle ; en effet, quiconque attribue а la rйalitй pensйe plus ou moins que ne comporte la nature de la rйalitй, se trompe et ne pense pas. Ensuite, on peut rйfйrer cela au mode du connaissant ; et dans ce cas, l’un pense plus que l’autre dans la mesure oщ il pense avec plus de pйnйtration que l’autre, comme l’ange comparй а l’homme, et Dieu а l’ange, et ce а cause d’une plus puissante facultй de pensйe. Et la tournure employйe dans cette preuve, а savoir : « penser une rйalitй autrement qu’elle n’est », est а distinguer semblablement ; en effet, si le mot « autrement » dйsigne le mode de la rйalitй connue, alors aucun кtre pensant ne pense la rйalitй autrement qu’elle n’est, car ce serait penser que la rйalitй est autrement qu’elle n’est ; mais si « autrement » dйsigne le mode du connaissant, alors n’importe quel кtre qui pense une rйalitй matйrielle la pense autrement qu’elle n’est, car la rйalitй matйrielle, qui a l’кtre matйriellement, est pensйe seulement de faзon immatйrielle.

Article 3 : Dieu connaоt-il d’autres choses que lui-mкme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’objet pensй est une perfection de celui qui pense. Or rien d’autre que Dieu ne peut кtre une perfection de Dieu, car en ce cas il y aurait quelque chose de plus noble que lui. Donc rien d’autre que lui ne peut кtre pensй par lui.

 

[Le rйpondant] disait que la rйalitй ou la crйature, selon qu’elle est connue par Dieu, fait un avec lui. En sens contraire : la crйature ne fait un avec Dieu que selon qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaоt la crйature que selon qu’elle fait un avec lui, il ne connaоtra la crйature que selon qu’elle est en lui ; et ainsi, il ne la connaоtra pas en sa nature propre.

 

Si l’intelligence divine connaоt la crйature, elle la connaоt soit par son essence, soit par une autre chose extrinsиque. Si c’йtait par autre chose, un mйdium extrinsиque, alors, puisque tout mйdium par lequel on connaоt est une perfection du connaissant — car il est la forme de celui-ci en tant qu’il est connaissant, comme on le voit clairement pour l’espиce de la pierre dans la pupille —, il s’ensuivrait qu’une chose extйrieure а Dieu serait sa perfection, ce qui est absurde. Et si l’intelligence divine connaоt la crйature par son essence, alors, puisque son essence est autre chose que la crйature, il s’ensuivra qu’il connaоtra une chose а partir d’une autre. Or toute intelligence qui connaоt une chose а partir d’une autre est une intelligence qui procиde discursivement et en raisonnant. Il y a donc dans l’intelligence divine un processus discursif, et ainsi, elle sera imparfaite, ce qui est absurde.

 

Le mйdium par lequel une rйalitй est connue doit кtre proportionnй а ce qui est connu par lui. Or l’essence divine n’est pas proportionnйe а la crйature elle-mкme, puisqu’elle la dйpasse а l’infini et qu’il n’y a aucune proportion entre l’infini et le fini. Dieu ne peut donc pas, en connaissant son essence, connaоtre la crйature.

 

Le Philosophe prouve au onziиme livre de la Mйtaphysique que Dieu se connaоt seulement lui-mкme. Or « seulement » a le mкme sens que « pas avec autre chose ». Il ne connaоt donc pas les choses autres que lui.

 

S’il connaоt d’autres choses que lui, alors, puisqu’il se connaоt lui-mкme, il connaоtra lui-mкme et les autres choses soit par une mкme raison formelle, soit par des raisons formelles diffйrentes. Si c’est par la mкme, alors, puisqu’il se connaоt par son essence, il s’ensuit qu’il connaоtra aussi les autres rйalitйs par leurs essences, ce qui est impossible. Et si c’est par des raisons formelles diffйrentes, alors, puisque la connaissance du connaissant dйpend de la raison formelle par laquelle l’objet est connu, il se produira que de la multiplicitй et de la diversitй se rencontreront dans la connaissance divine, ce qui s’oppose а la simplicitй divine. Dieu ne connaоt donc aucunement la crйature.

 

La crйature est plus distante de Dieu que la Personne du Pиre n’est distante de la nature de la dйitй. Or Dieu ne connaоt pas par le mкme [mйdium] qu’il est Dieu et qu’il est Pиre : car dans la proposition « Il connaоt qu’il est Pиre », la notion de Pиre est incluse, mais ne l’est pas dans celle-ci : « Il connaоt qu’il est Dieu. » Donc а bien plus forte raison, s’il connaоt la crйature, il connaоtra soi-mкme et la crйature par des raisons formelles diffйrentes, ce qui est absurde, comme on l’a prouvй.

 

Les principes de l’кtre et du connaоtre sont les mкmes. Or le Pиre n’est pas Pиre et Dieu par le mкme [principe], comme dit saint Augustin. Le Pиre ne connaоt donc pas par le mкme [principe] qu’il est Pиre et qu’il est Dieu ; et а bien plus forte raison, s’il connaоt la crйature, il ne connaоtra pas par le mкme [principe] lui-mкme et la crйature.

 

La science est assimilation de celui qui sait а l’objet su. Or, entre Dieu et la crйature, l’assimilation est minime, puisque la distance y est trиs grande. Dieu a donc des crйatures une connaissance minime, voire nulle.

 

10° Tout ce que Dieu connaоt, il le voit. Or Dieu ne voit rien а l’extйrieur de lui-mкme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Il ne connaоt donc rien non plus en dehors de lui.

 

11° Le rapport entre la crйature et Dieu est identique а celui entre le point et la ligne ; c’est pourquoi Trismйgiste a dit : « Dieu est une sphиre intelligible dont le centre est partout et la circonfйrence nulle part », entendant par « centre » la crйature, comme l’explique Alain. Or rien ne se perd de la quantitй de la ligne, si l’on en retire un point. Rien non plus, donc, ne se perd de la perfection divine, si la connaissance de la crйature lui est retirйe. Or tout ce qui est en lui relиve de sa perfection, puisque rien n’est en lui de faзon accidentelle. Il n’a donc pas connaissance des crйatures.

 

12° Tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt de toute йternitй, йtant donnй que sa science ne varie pas. Or tout ce qu’il connaоt est йtant, car il n’y a de connaissance que de l’йtant. Tout ce que Dieu connaоt a donc existй de toute йternitй. Or aucune crйature n’a existй de toute йternitй. Il ne connaоt donc aucune crйature.

 

13° Tout ce qui est perfectionnй par une autre chose, a en soi une puissance passive relativement cette chose, car la perfection est comme la forme du parfait. Or Dieu n’a pas en lui-mкme de puissance passive ; en effet, celle-ci est principe de transmutation, laquelle est йtrangиre а Dieu. Il n’est donc pas perfectionnй par autre chose que lui. Or la perfection du connaissant dйpend de la chose connaissable, car la perfection du connaissant est dans ce qu’il connaоt en acte, et qui n’est autre que la chose connaissable. Dieu ne connaоt donc pas autre chose que lui-mкme.

 

14° Comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, « le moteur est par nature antйrieur а ce qui est mы ». Or, de mкme que le sensible meut le sens, comme il est dit au mкme endroit, de mкme l’intelligible meut l’intelligence. Si donc Dieu pensait quelque chose d’autre que lui, il s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а lui ; ce qui est absurde.

 

15° Tout ce qui est pensй cause une dйlectation dans le sujet qui pense ; c’est pourquoi on lit au premier livre de la Mйtaphysique : « Tous les hommes, par nature, dйsirent savoir ; et la preuve en est la dйlectation des sens », suivant la leзon de certains livres. Si donc Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-mкme, cette autre chose serait la cause d’une dйlectation en lui, ce qui est absurde.

 

16° Rien n’est connu que par sa nature d’йtant. Or la crйature tient plus du non-кtre que de l’кtre, comme on le voit chez saint Ambroise et en de nombreuses paroles de saints. La crйature est donc pour Dieu plus inconnue que connue.

 

17° Rien n’est apprйhendй que dans la mesure oщ il est vrai, de mкme que rien n’est recherchй que dans la mesure oщ il est bon. Or dans l’Йcriture, les crйatures visibles sont comparйes а un mensonge, comme on le voit clairement en Eccli. 34, 2 : « Comme celui qui embrasse l’ombre et poursuit la chaleur, tel est celui qui s’attache а des visions mensongиres. » Les crйatures sont donc pour Dieu plus inconnues que connues.

 

18° [Le rйpondant] disait que la crйature n’est appelйe non-йtant que par rapport а Dieu. En sens contraire : la crйature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle lui est rapportйe. Si donc la crйature, en tant qu’elle est rapportйe а Dieu, est un mensonge et un non-йtant, inconnaissable par consйquent, elle ne pourra aucunement кtre connue par Dieu.

 

19° Il n’est rien dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans le sens. Or on ne peut pas poser en Dieu la connaissance sensitive, car elle est matйrielle. Il ne pense donc pas les rйalitйs crййes, puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.

 

20° Les rйalitйs sont principalement connues par leurs causes, et surtout par les causes qui portent sur l’кtre de la rйalitй. Or, parmi les quatre causes, l’efficiente et la finale sont les causes du devenir, tandis que la forme et la matiиre sont causes de l’кtre de la rйalitй, car elles entrent dans sa constitution. Or Dieu est cause seulement efficiente et finale des rйalitйs. Ce qu’il connaоt des crйatures est donc minime.

 

 

En sens contraire :

 

Hйbr. 4, 13 : « Tout est а nu et а dйcouvert а ses yeux. »

 

Si l’un de deux relatifs est connu, l’autre est connu. Or le principe et le principiй se disent relativement. Puis donc que Dieu est principe des rйalitйs par son essence, il connaоt les crйatures en connaissant son essence.

 

Dieu est omnipotent. Il doit donc, pour la mкme raison, кtre appelй omniscient ; il ne connaоt donc pas seulement les rйalitйs dont on a la fruition, mais aussi celles dont on use.

 

Anaxagore a posй que l’intelligence « est sans mйlange afin de connaоtre toutes choses » ; et il en est louй par le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’intelligence divine est au plus haut point sans mйlange et pure. Elle connaоt donc toutes choses au plus haut point, pas seulement elle-mкme mais aussi les autres choses.

 

Plus une substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle peut comprendre. Or Dieu est une substance trиs simple. Il peut donc comprendre les formes de toutes les rйalitйs ; il connaоt donc toutes les rйalitйs, et pas seulement lui-mкme.

 

« Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage », suivant le Philosophe. Or Dieu est la cause de la connaissance des crйatures pour tous ceux qui les connaissent : en effet, il est lui-mкme « la vraie lumiиre qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il connaоt donc au plus haut point les crйatures.

 

Comme saint Augustin le prouve au livre sur la Trinitй, rien n’est aimй s’il n’est connu. Or Dieu « aime tout ce qui est » (Sg 11, 25). Il connaоt donc aussi toutes choses.

 

Il est dit au Psaume 93, 9 : « Celui qui a formй l’њil, ne voit-il pas ? », comme pour dire qu’il en est ainsi. Donc Dieu lui-mкme, qui a fait toutes choses, considиre et connaоt toutes choses.

 

Il est dit ailleurs dans un psaume : « C’est lui qui a formй un а un leurs cњurs, et qui connaоt toutes leurs њuvres. » Or ici, le faзonneur des cњurs est Dieu. Il connaоt donc les њuvres des hommes, et ainsi, d’autres choses que lui-mкme.

 

10° La mкme chose se dйduit de ce qui est dit ailleurs dans un psaume : « lui qui a fait les cieux avec intelligence ». Donc lui-mкme pense les cieux qu’il a crййs.

 

11° La cause une fois connue — surtout la formelle —, l’effet est connu. Or Dieu est la cause formelle exemplaire des crйatures. Puis donc qu’il se connaоt lui-mкme, il connaоtra aussi les crйatures.

 

 

Rйponse :

 

Sans doute aucun, il faut accorder non seulement que Dieu se connaоt lui-mкme, mais encore qu’il connaоt toutes les autres choses ; et voici d’abord comment cela peut se prouver. Tout ce qui tend naturellement vers une autre chose, tient cela nйcessairement de quelque [principe] qui le dirige vers la fin, sinon il y tendrait par hasard. Or nous trouvons dans les rйalitйs naturelles un appйtit naturel par lequel chaque rйalitй tend vers sa fin ; il est donc nйcessaire de poser, au-dessus de toutes les rйalitйs naturelles, une intelligence qui ait ordonnй les rйalitйs naturelles а leurs fins, et mis en elles une inclination ou un appйtit naturel. Mais une rйalitй ne peut pas кtre ordonnйe а une fin si la rйalitй elle-mкme n’est pas connue en mкme temps que la fin а laquelle elle doit кtre ordonnйe ; il est donc nйcessaire que dans l’intelligence divine, de laquelle la nature des choses et l’ordre naturel dans les rйalitйs tirent leur origine, il y ait une connaissance des rйalitйs naturelles ; et cette preuve est indiquйe par le Psaume 93, 9 en ces termes : « Celui qui a formй l’њil, ne voit-il pas ? », ce qui, comme dit Maпmonide, йquivaut а dire : « Celui qui a faзonnй un њil ainsi proportionnй а sa fin — qui est son acte, а savoir la vision — est-ce qu’il ne considиre pas la nature de l’њil ? »

 

Mais nous devons, au-delа, voir de quelle faзon il connaоt les crйatures. Il faut donc savoir que, puisque tout agent agit dans la mesure oщ il est en acte, il est nйcessaire que ce qui est effectuй par l’agent soit en quelque faзon dans l’agent ; et de lа vient que tout agent opиre une chose semblable а lui. Or tout ce qui est dans autre chose, y est selon le mode de ce qui reзoit ; si donc un principe actif est matйriel, son effet est en lui quasi matйriellement, car il y est comme dans une certaine vertu matйrielle ; mais si le principe actif est immatйriel, son effet sera aussi en lui de faзon immatйrielle. Or on a dйjа dit qu’une chose est connue par autre chose dans la mesure oщ elle y est reзue immatйriellement ; et de lа vient que les principes actifs matйriels ne connaissent pas leurs effets, car leurs effets ne sont pas en eux tels qu’ils sont connaissables ; par contre, dans les principes actifs immatйriels, les effets sont tels qu’ils sont connaissables, puisqu’ils y sont immatйriellement ; c’est pourquoi tout principe actif immatйriel connaоt son effet. De lа vient ce qui est dit au livre des Causes : « L’intelligence connaоt ce qui est sous elle en tant qu’elle en est la cause. » Puis donc que Dieu est principe actif immatйriel des rйalitйs, il s’ensuit qu’il y a en lui la connaissance de celles-ci.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’objet pensй est une perfection de celui qui pense, non а travers la rйalitй qui est connue — en effet, cette rйalitй est hors de celui qui pense —, mais а travers la ressemblance de celle-ci, par laquelle elle est connue ; car la perfection est dans le parfait, alors que ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme mais une ressemblance de la pierre. Mais la ressemblance de la rйalitй pensйe est dans l’intelligence de deux faзons : parfois comme autre chose que celui mкme qui pense, et parfois comme l’essence mкme de celui qui pense. Par exemple notre intelligence, en se connaissant elle-mкme, connaоt les autres intelligences dans la mesure oщ elle est elle-mкme une ressemblance des autres intelligences ; mais la ressemblance de la pierre qui existe en elle n’est pas l’essence mкme de l’intelligence : au contraire, elle est reзue en elle comme une forme dans une matiиre, pour ainsi dire. Or cette forme qui est autre chose que l’intelligence se rapporte parfois а la rйalitй dont elle est une ressemblance comme la cause de cette rйalitй, comme on le voit bien pour l’intelligence pratique, dont la forme est cause de la rйalitй opйrйe ; mais parfois elle est l’effet de la rйalitй, comme on le voit bien pour notre intelligence spйculative qui reзoit la connaissance depuis les rйalitйs. Donc, chaque fois que l’intelligence connaоt quelque rйalitй par une ressemblance qui n’est pas l’essence de celui qui pense, l’intelligence est perfectionnйe par autre chose qu’elle : mais si cette ressemblance est la cause de la rйalitй, l’intelligence sera perfectionnйe seulement par la ressemblance, et nullement par la rйalitй dont c’est la ressemblance, de mкme que ce n’est pas la maison qui est une perfection de l’art, mais c’est plutфt l’inverse. Par contre, si la ressemblance est un effet de la rйalitй, alors la rйalitй, elle aussi, sera d’une certaine faзon une perfection de l’intelligence, а savoir activement, sa ressemblance l’йtant formellement. Mais lorsque la ressemblance de la rйalitй connue est l’essence mкme de celui qui pense, l’intelligence n’est pas perfectionnйe par autre chose qu’elle-mкme, si ce n’est peut-кtre activement, par exemple si son essence est causйe par autre chose. Or l’intelligence divine n’a pas une science causйe par les rйalitйs, et la ressemblance de la rйalitй, par laquelle il connaоt les rйalitйs, n’est autre que son essence, qui n’est pas non plus causйe par autre chose ; par consйquent, de ce qu’il connaоt les rйalitйs ne suit nullement que son intelligence soit perfectionnйe par autre chose.

 

Dieu ne connaоt pas les rйalitйs seulement selon qu’elles sont en lui, si l’expression « selon que » se rapporte а la connaissance du cфtй de l’objet connu, car il connaоt, dans les rйalitйs, non seulement l’кtre qu’elles ont en lui selon qu’elles font un avec lui, mais aussi l’кtre qu’elles ont hors de lui selon qu’elles diffиrent de lui. Mais si l’expression « selon que » dйtermine la connaissance du cфtй du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne connaоt les rйalitйs que selon qu’elles sont en lui, car il les connaоt par une ressemblance de la rйalitй, ressemblance qui, existant en lui, lui est identique.

 

Voici comment Dieu connaоt les crйatures : selon qu’elles sont en lui. Or l’effet existant dans une cause efficiente quelconque n’est pas autre chose qu’elle, s’il s’agit de ce qui est une cause par soi — par exemple la maison, dans l’art, n’est pas autre chose que l’art lui-mкme —, car l’effet est dans le principe actif parce que le principe actif se l’assimile, et cela vient de ce mкme par quoi il agit ; si donc un principe actif agit seulement par sa forme, son effet est en lui parce qu’il a cette forme, et ne sera pas, en lui, distinct de sa forme. Semblablement, puisque Dieu agit par son essence, son effet n’est pas non plus en lui distinct de son essence, mais absolument un ; voilа pourquoi ce par quoi il connaоt l’effet n’est pas autre chose que son essence. Et cependant il ne s’ensuit pas que, lorsqu’il connaоt l’effet en connaissant son essence, il y ait un processus discursif dans son intelligence. Car on ne dit que l’intelligence procиde discursivement d’une chose а l’autre que lorsqu’elle apprйhende l’une et l’autre au moyen d’apprйhensions diffйrentes ; ainsi, l’intelligence humaine apprйhende la cause et l’effet par des actes diffйrents, et c’est pourquoi l’on dit de celle qui connaоt l’effet par les causes qu’elle procиde discursivement de la cause vers l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes diffйrents que la puissance cognitive se porte vers le mйdium par lequel elle connaоt et vers la rйalitй connue, alors il n’y a aucun processus discursif dans la connaissance ; ainsi, on ne dit pas de la vue qui connaоt une pierre au moyen de son espиce existant en elle, ou qui connaоt par un miroir une rйalitй qui s’y reflиte, qu’elle procиde discursivement, car c’est la mкme chose pour elle de se porter vers la ressemblance de la rйalitй et vers la rйalitй qui est connue au moyen d’une telle ressemblance. Or voici comment Dieu connaоt ses effets par son essence : comme une rйalitй est connue au moyen de sa ressemblance ; voilа pourquoi il connaоt d’une connaissance unique lui-mкme et les autres choses, comme Denys le dit aussi au septiиme chapitre des Noms divins en ces termes : « Donc, Dieu n’a pas d’une part une connaissance propre de lui-mкme, et d’autre part une connaissance commune comprenant tous les existants. » Il n’y a donc aucun processus discursif dans son intelligence.

 

Il y a deux faзons de dire qu’une chose est proportionnйe а une autre : d’abord parce qu’une proportion se remarque entre elles, comme nous disons que 4 est proportionnй а 2 parce que 4 se rapporte а 2 dans la proportion du double ; ensuite par maniиre de proportionnalitй, comme si nous disions que 6 et 8 sont proportionnйs parce que, de mкme que 6 est double de 3, de mкme 8 est double de 4 : en effet, la proportionnalitй est la ressemblance des proportions. Or en toute proportion, on considиre entre les choses dites proportionnйes une relation mutuelle au sens d’un dйpassement dйterminй de l’une sur l’autre ; aussi est-il impossible qu’un infini soit proportionnй au fini par mode de proportion. Mais entre celles qui sont dites proportionnйes par maniиre de proportionnalitй, on ne considиre pas une relation mutuelle, mais une relation semblable de deux choses а deux autres ; et dans ce cas, rien n’empкche qu’un infini soit proportionnй а un fini : car de mкme qu’un certain fini est йgal а un autre fini, de mкme, un infini est йgal а un autre infini. Et c’est de cette maniиre que le mйdium doit кtre proportionnй а ce qui est connu par lui, а savoir : tel le rapport entre le mйdium et la dйmonstration d’une chose, tel aussi doit кtre le rapport entre ce qui est connu par ce mйdium et le fait que la chose soit dйmontrйe ; et ainsi, rien n’empкche que l’essence divine soit le mйdium par lequel la crйature est connue.

 

Il y a deux faзons pour une chose d’кtre pensйe : d’abord en elle-mкme, а savoir lorsque la puissance du regard est formellement dйterminйe par cette rйalitй pensйe ou connue ; ensuite, une chose est vue dans une autre si, lorsque cette autre est connu, elle aussi est connue. Dieu se connaоt donc seulement en lui-mкme, et il connaоt les autres choses non en elles-mкmes mais en connaissant son essence ; et c’est en ce sens que le Philosophe a dit que Dieu se connaоt seulement lui-mкme ; et а cela s’accorde aussi la parole de Denys au septiиme chapitre des Noms divins : « Dieu, dit-il, connaоt les existants, non par une science qui viendrait des existants, mais par une science qui vient de lui-mкme. »

 

Si la raison formelle de la connaissance est prise du cфtй du connaissant, Dieu connaоt par la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses ; car а la fois le connaissant, l’acte de connaissance, et l’intermйdiaire de connaissance sont identiques. Mais si on la prend du cфtй de la rйalitй connue, alors il ne connaоt pas par la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses, car il n’y a pas pour lui-mкme et pour les autres choses une mкme relation au mйdium par lequel il connaоt ; en effet, c’est par essence qu’il est identique а ce mйdium, alors que les autres rйalitйs le sont par assimilation ; voilа pourquoi il se connaоt seulement lui-mкme par essence, tandis qu’il connaоt les autres choses par ressemblance ; cependant, c’est le mкme [mйdium] qui est son essence et qui est une ressemblance des autres choses.

 

Du cфtй du connaissant, c’est par une connaissance absolument identique que Dieu connaоt qu’il est Dieu et qu’il est le Pиre ; mais du cфtй du connu, ce par quoi il connaоt n’est pas identique ; en effet, il connaоt qu’il est Dieu par la dйitй, et qu’il est Pиre par la paternitй, qui, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, n’est pas identique а la dйitй, bien que ce soit rйellement une seule chose.

 

Ce qui est principe de l’кtre est aussi principe du connaоtre, du cфtй de la rйalitй connue, car c’est par ses principes qu’une rйalitй est connaissable ; mais ce par quoi elle est connue, du cфtй du connaissant, c’est la ressemblance de la rйalitй, ou de ses principes, ressemblance qui n’est pas principe d’кtre pour la rйalitй elle-mкme, sauf peut-кtre dans la connaissance pratique.

 

La ressemblance de deux choses entre elles peut кtre considйrйe de deux faзons : d’abord au sens d’une convenance en nature, et une telle ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu ; bien au contraire, nous voyons parfois que la connaissance est d’autant plus pйnйtrante qu’une telle ressemblance est moindre ; par exemple, йtant plus йloignйe de la matiиre, la ressemblance qui est dans l’intelligence ressemble moins а la pierre que celle qui est dans le sens, et pourtant, l’intelligence connaоt avec plus de pйnйtration que le sens. Ensuite quant а la reprйsentation, et cette ressemblance est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la ressemblance entre la crйature et Dieu soit minime au sens d’une convenance en nature, il y a cependant une trиs grande ressemblance en ce que l’essence divine reprйsente la crйature de faзon trиs expressive ; aussi l’intelligence divine connaоt-elle trиs bien la rйalitй.

 

10° Quand il est dit que Dieu ne voit rien hors de lui-mкme, il faut l’entendre de ce en quoi il voit, non de ce qu’il voit ; car ce en quoi il voit toutes choses est en lui-mкme.

 

11° Bien que rien ne se perde de la quantitй de la ligne si on lui retire un point en acte, cependant, si on le lui retire en sorte qu’elle ne puisse pas se terminer au point, la substance de la ligne sera perdue. Et il en est de mкme йgalement pour Dieu ; en effet, rien n’est perdu pour Dieu si l’on pose que sa crйature n’est pas ; mais quelque chose est perdu pour la perfection de Dieu si on lui enlиve le pouvoir de produire la crйature. Or, il ne connaоt pas les rйalitйs seulement en tant qu’elles sont en acte, mais йgalement en tant qu’elles sont en sa puissance.

 

12° Bien qu’il n’y ait de connaissance que de l’йtant, cependant il n’est pas nйcessaire que ce qui est connu soit un йtant dans sa nature au moment oщ il est connu ; en effet, de mкme que nous connaissons des choses distantes quant au lieu, de mкme nous connaissons des choses distantes quant au temps, comme on le voit clairement pour les choses passйes ; voilа pourquoi il n’est pas aberrant de poser une connaissance divine йternelle portant sur des rйalitйs non йternelles.

 

13° Si le nom de perfection est pris strictement, il ne peut кtre posй en Dieu, car rien n’est parfait que ce qui est fait. Mais en Dieu, le nom de perfection est pris plus nйgativement que positivement, de sorte que Dieu est appelй parfait parce qu’absolument rien ne lui fait dйfaut, et non parce qu’il y aurait en lui une chose en puissance а la perfection et qui serait perfectionnйe par une autre chose qui serait son acte ; voilа pourquoi il n’y a pas en lui de puissance passive.

 

14° L’intelligible et le sensible ne meuvent le sens ou l’intelligence que dans la mesure oщ la connaissance sensitive ou intellective est prise des rйalitйs ; or tel n’est pas le cas de la connaissance divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

15° Selon le Philosophe aux septiиme et dixiиme livres de l’Йthique, la dйlectation de l’intelligence vient d’une opйration convenante ; c’est pourquoi il y est dit que Dieu « jouit par une unique et simple opйration ». Donc, quelque intelligible est pour l’intelligence une cause de dйlectation dans la mesure oщ il est cause de son opйration. Or cela vient de ce qu’il produit en elle sa ressemblance, par laquelle l’opйration de l’intelligence est formellement dйterminйe. Il est donc clair que la rйalitй qui est pensйe n’est cause de dйlectation dans l’intelligence que lorsque la connaissance de l’intelligence est prise des rйalitйs, ce qui n’est pas le cas dans l’intelligence divine.

 

16° L’кtre, au plein sens du terme et en soi, s’entend du seul кtre divin, tout comme le bien, et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17 : « Personne n’est bon que Dieu seul. » Donc, plus une crйature s’approche de Dieu, plus elle a d’кtre, mais plus elle s’йloigne de lui, plus elle a de non-кtre. Or elle ne s’approche de Dieu que dans la mesure oщ elle participe а un кtre fini, alors que sa distance а Dieu est infinie ; aussi dit-on qu’elle a plus de non-кtre que d’кtre ; et cependant, cet кtre qu’elle possиde est connu de Dieu, puisqu’il vient de Dieu.

 

17° Il faut rйpondre semblablement que la crйature visible n’a de vйritй que dans la mesure oщ elle s’approche de la vйritй premiиre ; mais dans la mesure oщ elle s’en йloigne, elle a de la faussetй, comme Avicenne aussi le dit.

 

18° Une chose se rapporte а Dieu de deux faзons : soit par commensuration, et ainsi, la crйature rapportйe а Dieu se trouve comme nйant ; soit par conversion а Dieu, de qui elle reзoit l’кtre, et c’est seulement de cette faзon qu’elle possиde un кtre par lequel elle se rapporte а Dieu ; et de cette faзon aussi, elle est connaissable par Dieu.

 

19° Cette parole doit s’entendre de notre intelligence, qui reзoit la science depuis les rйalitйs ; en effet, la rйalitй est graduellement amenйe de sa matйrialitй а l’immatйrialitй de l’intelligence, c’est-а-dire moyennant l’immatйrialitй du sens ; aussi est-il nйcessaire que ce qui est dans notre intelligence ait d’abord йtй dans le sens, ce qui n’a pas lieu d’кtre dans le cas de l’intelligence divine.

 

20° Bien que l’agent naturel, comme dit Avicenne, ne soit cause que du devenir — la preuve en est qu’une fois cet agent dйtruit, l’кtre de la rйalitй ne cesse pas mais seulement son devenir —, cependant l’agent divin, qui communique l’кtre aux rйalitйs, est cause de l’кtre pour elles toutes, bien qu’il n’entre pas dans leur constitution. Il est toutefois une ressemblance des principes essentiels qui entrent dans la constitution de la rйalitй ; voilа pourquoi il connaоt non seulement le devenir de la rйalitй, mais encore son кtre et ses principes essentiels.

Article 4 : Dieu a-t-il des rйalitйs une connaissance propre et dйterminйe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit Boиce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ». Or en Dieu, la connaissance n’est pas sensitive mais seulement intellective. Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des rйalitйs.

 

Si Dieu connaоt les crйatures, il les connaоt soit par plusieurs [principes], soit par un seul ; si c’est par plusieurs, sa science se diversifie йgalement du cфtй du connaissant, car ce qui est connu est dans le connaissant. Et si c’est par un seul, puisqu’on ne peut avoir par un seul [principe] une connaissance distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

De mкme que Dieu est cause des rйalitйs parce qu’il leur communique l’кtre, de mкme le feu est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le feu se connaissait lui-mкme, en connaissant sa chaleur il ne connaоtrait les autres choses que dans la mesure oщ elles sont chaudes. Donc, en connaissant son essence, Dieu ne connaоt les autres choses que dans la mesure oщ elles sont des йtants. Or ce n’est pas lа avoir des rйalitйs une connaissance propre, mais trиs universelle. Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

On ne peut avoir d’une rйalitй une connaissance propre qu’au moyen d’une espиce qui ne contienne rien de plus ou de moins qu’il n’y a dans la rйalitй ; en effet, de mкme que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espиce qui lui serait infйrieure, comme celle du noir, de mкme elle serait imparfaitement connue par une espиce qui la dйpasserait, comme celle du blanc, en lequel la nature de la couleur se trouve trиs parfaitement [rйalisйe] ; aussi la blancheur est-elle la mesure de toutes les couleurs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Or, autant l’essence divine surpasse la crйature, autant la crйature est infйrieure а Dieu. Puis donc qu’en aucune faзon l’essence divine ne peut кtre proprement et complиtement connue au moyen de la crйature, la crйature ne peut pas non plus кtre connue proprement au moyen de l’essence divine. Or Dieu ne connaоt la crйature que par son essence. Il n’a donc pas des crйatures une connaissance propre.

 

Tout mйdium qui donne d’une rйalitй une connaissance propre peut кtre assumй comme moyen terme de dйmonstration pour conclure а cette rйalitй. Or tel n’est pas le rapport de l’essence divine а la crйature, sinon les crйatures existeraient en tout temps oщ l’essence divine a existй. En connaissant les crйatures par son essence, Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

Si Dieu connaоt la crйature, il la connaоt soit dans sa nature propre, soit dans une idйe. Si c’est dans sa nature propre, alors la nature propre de la crйature est un mйdium par lequel Dieu connaоt la crйature. Or le mйdium de connaissance est une perfection du connaissant. La nature de la crйature sera donc une perfection de l’intelligence divine, ce qui est absurde. Si, au contraire, il connaоt la crйature dans une idйe, alors, puisque l’idйe est plus йloignйe d’une rйalitй que les [principes] essentiels ou accidentels de celle-ci, il aura une moindre connaissance de la rйalitй que celle qui s’obtient par ses [principes] essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une rйalitй est obtenue soit par ses [principes] essentiels, soit par ses [principes] accidentels, car mкme « les accidents contribuent pour une grande part а la connaissance de la quidditй », comme il est dit au premier livre sur l’Вme. Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

On ne peut pas avoir d’un particulier une connaissance propre par un mйdium universel, de mкme qu’on ne peut pas avoir de l’homme une connaissance propre par l’animal. Or l’essence divine est le mйdium le plus universel, car il se rapporte communйment а la connaissance de toutes choses. Dieu ne peut donc avoir des crйatures une connaissance propre par son essence.

 

La disposition de la connaissance dйpend du mйdium de connaissance. L’on n’aura donc une connaissance propre que par un mйdium propre. Or l’essence divine ne peut кtre un mйdium propre pour connaоtre cette crйature-ci, car si elle l’йtait, elle ne serait plus pour une autre un mйdium propre de connaissance ; en effet, ce qui est а celle-ci et а une autre est commun aux deux et non propre а l’une d’elles. Dieu, qui connaоt les crйatures par son essence, n’a donc pas de celles-ci une connaissance propre.

 

Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que Dieu connaоt « immatйriellement les rйalitйs matйrielles, uniment les choses nombreuses », ou encore : indistinctement les choses distinctes. Or la faзon dont se rйalise la connaissance divine, c’est la faзon dont Dieu connaоt les rйalitйs. Dieu a donc des rйalitйs une connaissance indistincte, de sorte qu’il ne connaоt pas proprement ceci ou cela.

 

 

En sens contraire :

 

Nul ne peut distinguer entre les choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or Dieu connaоt les crйatures de telle faзon qu’il distingue entre elles ; en effet, il sait que celle-ci n’est pas celle-lа ; sinon, il ne donnerait pas а chacune selon ses capacitйs, ni ne rendrait а chacune selon ses њuvres, en jugeant justement des actions des hommes. Dieu a donc des rйalitйs une connaissance propre.

 

Rien d’imparfait ne doit кtre attribuй а Dieu. Or la connaissance qui fait connaоtre une chose en gйnйral et non en particulier est imparfaite, puisqu’il lui manque quelque chose. La connaissance que Dieu a des rйalitйs n’a donc pas lieu seulement en gйnйral, mais aussi en particulier.

 

Si Dieu ne connaissait pas des rйalitйs ce que nous-mкmes en connaissons, alors il se produirait que « Dieu, qui est le plus heureux, serait le moins sage », ce que le Philosophe tient lui aussi pour aberrant, au premier livre sur l’Вme et au troisiиme livre de la Mйtaphysique.

 

 

Rйponse :

 

Par le fait mкme que Dieu ordonne les rйalitйs а leur fin, on peut prouver que Dieu a une connaissance propre des rйalitйs ; car une rйalitй ne peut кtre ordonnйe а sa fin propre par une connaissance, que si sa nature propre, par laquelle elle a une relation dйterminйe а cette fin, est connue. Et si l’on demande comment cela est possible, la rйponse doit кtre envisagйe comme suit.

 

On ne connaоt l’effet en connaissant la cause, que parce que l’effet est la consйquence de la cause. Si donc il est une cause universelle dont l’action n’est dйterminйe а quelque effet que par le moyen d’une cause particuliиre, la connaissance de cette cause commune ne donnera pas une connaissance propre de l’effet, mais celui-ci sera seulement connu en gйnйral ; par exemple, l’action du soleil est dйterminйe а la production de cette plante-ci par le moyen de la puissance germinative qui est dans la terre ou dans la semence ; si donc le soleil se connaissait lui-mкme, il n’aurait pas de cette plante une connaissance propre mais seulement commune, а moins qu’avec cela il n’en connaisse la cause propre. Donc, pour que soit possйdйe une connaissance propre et parfaite de quelque effet, il est nйcessaire que toutes les connaissances des causes communes et propres soient rassemblйes dans le connaissant ; et c’est ce que dit le Philosophe au dйbut de la Physique : « L’on dit que nous connaissons chaque chose, lorsque nous connaissons les causes premiиres et les principes premiers, jusqu’aux йlйments », i. e. jusqu’aux causes propres, comme l’explique le Commentateur.

 

Or nous posons une chose dans la connaissance divine parce que Dieu lui-mкme en est la cause par son essence ; dans ce cas, en effet, la chose est en lui de telle faзon qu’elle puisse кtre connue. Puis donc qu’il est lui-mкme la cause de toutes les causes propres et communes, il connaоt lui-mкme par son essence toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la rйalitй qui en dйterminerait la nature commune et dont Dieu ne serait pas la cause ; voilа pourquoi la mкme raison qui permet d’affirmer que Dieu connaоt la nature commune des rйalitйs, permettra aussi de poser qu’il connaоt la nature propre de chacune, ainsi que ses causes propres. Et c’est cette raison que Denys йnonce au livre des Noms divins lorsqu’il dit : « Si Dieu a donnй l’кtre а tous les existants par une cause unique, alors il saura toutes choses par la mкme cause » ; et plus loin : « car la cause mкme de toutes choses, qui se connaоt elle-mкme, est inoccupйe quelque part, si elle ignore les choses qui existent par elle et dont elle est la cause. » Il appelle « кtre inoccupйe » le fait de manquer de causer une chose qui se trouve dans la rйalitй ; ce qui s’ensuivrait, si elle ignorait quelqu’une des choses qui sont dans la rйalitй.

 

Et ainsi, il ressort de ce qu’on a dit que tous les exemples que l’on donne pour manifester que Dieu connaоt par lui-mкme toutes choses, sont imparfaits ; comme ce que l’on avance а propos du point qui, dit-on, s’il se connaissait, connaоtrait les lignes ; et а propos de la lumiиre qui, en se connaissant, connaоtrait les couleurs ; en effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut кtre ramenй au point comme а une cause, ni tout ce qui est dans la couleur а la lumiиre ; un point qui se connaоtrait lui-mкme ne connaоtrait donc pas la ligne, si ce n’est en gйnйral, et de mкme pour la lumiиre et la couleur ; mais il en va autrement de la connaissance divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de Boиce doit кtre entendue de notre intelligence, non de l’intelligence divine, qui peut connaоtre les singuliers, comme il sera dit plus loin. Et cependant, notre intelligence, qui ne connaоt pas les singuliers, a des rйalitйs une connaissance propre, les connaissant par les notions propres de leur espиce ; par consйquent, mкme si l’intelligence divine ne connaissait pas les singuliers, elle pourrait nйanmoins avoir des rйalitйs une connaissance propre.

 

Dieu connaоt toutes choses par un seul [principe], qui est la raison formelle de plusieurs choses, а savoir son essence, qui est une ressemblance de toutes les rйalitйs ; et parce que son essence est la raison formelle propre de chaque rйalitй, il a de chacune une connaissance propre. Et si l’on demande comment un seul [principe] peut кtre la raison formelle propre et commune de plusieurs choses, la rйponse peut кtre envisagйe comme suit. L’essence divine est la raison formelle de quelque rйalitй dans la mesure oщ cette rйalitй imite l’essence divine. Or aucune rйalitй n’imite pleinement l’essence divine, autrement il ne pourrait y avoir qu’une seule imitation de Dieu, et ainsi, son essence ne serait la raison propre que d’un seul, comme le Pиre n’a qu’une seule image qui l’imite parfaitement : le Fils. Mais parce que la rйalitй crййe imite imparfaitement l’essence divine, il se produit que diverses rйalitйs l’imitent de diffйrentes faзons ; en aucune d’elles, cependant, il n’est de chose qui ne provienne de la ressemblance de l’essence divine ; voilа pourquoi ce qui est propre а chaque rйalitй a dans l’essence divine quelque chose а imiter ; et par consйquent, l’essence divine est une ressemblance de la rйalitй quant au propre de la rйalitй elle-mкme, de sorte qu’elle en est la raison formelle propre ; et pour la mкme raison, elle est la raison formelle propre d’une autre, et de toutes les autres. Elle est donc la raison commune de toutes choses, puisqu’elle-mкme est une seule rйalitй que toutes imitent ; mais elle est la raison formelle propre de celle-ci ou de celle-lа, dans la mesure oщ les rйalitйs l’imitent diversement ; et ainsi, l’essence divine donne une connaissance propre de chaque rйalitй, en tant qu’elle est la raison formelle propre de chacune.

 

Le feu n’est pas la cause des corps chauds quant а tout ce qui se trouve en eux, comme on l’a dit de l’essence divine ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

La blancheur surpasse la couleur verte quant а l’une des deux choses qui entrent dans la nature de la couleur, а savoir la lumiиre, qui est pour ainsi dire le [principe] formel dans la composition de la couleur ; et sous cet aspect, elle est la mesure des autres couleurs. Mais dans les couleurs se trouve quelque chose d’autre qui est pour ainsi dire le [principe] matйriel en elles, а savoir la limite du diaphane, et sous ce rapport la blancheur n’est pas une mesure des couleurs ; et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas dans l’espиce de la blancheur tout ce qui se trouve dans les autres couleurs ; voilа pourquoi l’espиce de la blancheur ne permet pas d’avoir une connaissance propre de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en est autrement de l’essence divine. En outre, les autres rйalitйs sont dans l’essence divine comme dans une cause, tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la blancheur comme dans une cause ; il n’en va donc pas de mкme.

 

La dйmonstration est une espиce d’argumentation qui s’accomplit par un certain processus discursif de l’intelligence ; par consйquent l’intelligence divine, qui est sans processus discursif, ne connaоt pas ses effets par son essence sur le mode de la dйmonstration, bien qu’elle ait par son essence une connaissance des rйalitйs plus certaine que celui qui dйmontre n’en peut avoir par la dйmonstration. De plus, quelqu’un comprendrait-il son essence, il connaоtrait par elle la nature des singuliers plus certainement qu’une conclusion n’est connue par un mйdium de dйmonstration. Et de ce que son essence est йternelle ne suit cependant pas que les effets de Dieu existent de toute йternitй : car les effets ne sont pas dans son essence en sorte qu’ils existent toujours en eux-mкmes, mais en sorte qu’ils existent en quelque temps, c’est-а-dire au temps dйterminй par la sagesse divine.

 

Dieu connaоt les rйalitйs dans leur nature propre, si cette dйtermination se rapporte а la connaissance du cфtй de l’objet connu ; mais si nous parlons de la connaissance du cфtй du connaissant, alors il connaоt les rйalitйs dans une idйe, i. e. par une idйe qui est une ressemblance de toutes les choses qui sont dans la rйalitй, а la fois des [principes] accidentels et des [principes] essentiels, bien qu’elle-mкme ne soit pas un accident de la rйalitй ni son essence ; ainsi йgalement dans notre intelligence, la ressemblance de la rйalitй n’est pas accidentelle ou essentielle а la rйalitй elle-mкme, mais c’est la ressemblance soit d’une essence, soit d’un accident.

 

L’essence divine est mйdium universel en tant que cause universelle. Or la cause universelle et la forme universelle ne se comportent pas de la mкme faзon pour faire connaоtre les rйalitйs. Car dans la forme universelle, l’effet est en puissance quasi matйrielle, de mкme que les diffйrences sont dans le genre sous le mкme rapport que les formes sont dans la matiиre, comme dit Porphyre ; dans la cause, en revanche, les effets sont en puissance active, comme la maison est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or chaque chose est connue dans la mesure oщ elle est en acte et non dans la mesure oщ elle est en puissance ; c’est pourquoi il ne suffit pas que les diffйrences qui spйcifient le genre soient en puissance en celui-ci pour que l’on ait par la forme du genre une connaissance propre de l’espиce ; mais que les [conditions] propres d’une rйalitй soient dans une cause active, cela suffit pour que l’on ait par cette cause une connaissance de cette rйalitй ; on ne connaоt donc pas une maison par le bois et par les pierres comme on la connaоt par sa forme, qui est dans l’artisan. Et parce que les conditions propres de chaque rйalitй sont en Dieu comme dans une cause active, l’essence divine peut, bien qu’elle soit un mйdium universel, procurer une connaissance propre de chaque rйalitй.

 

L’essence divine est un mйdium а la fois commun et propre, mais non sous le mкme aspect, comme on l’a dit.

 

Quand il est dit : « Dieu sait indistinctement les choses distinctes », si l’expression « indistinctement » dйtermine la connaissance du cфtй du connaissant, alors la proposition est vraie, et tel est le sens que lui donne Denys, car Dieu connaоt par une connaissance unique toutes les choses distinctes. Mais si « indistinctement » dйtermine la connaissance du cфtй de l’objet connu, alors la proposition est fausse : Dieu, en effet, connaоt la distinction entre une rйalitй et une autre, il connaоt aussi ce par quoi l’une se distingue de l’autre ; il a donc de chaque chose une connaissance propre.

Article 5 : Dieu connaоt-il les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Notre intelligence ne connaоt pas les singuliers, parce qu’elle est sйparйe de la matiиre. Or l’intelligence divine est bien plus sйparйe de la matiиre que la nфtre. Elle ne connaоt donc pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait que ce n’est pas seulement parce qu’elle est immatйrielle que notre intelligence ne connaоt pas les singuliers, mais c’est aussi parce qu’elle abstrait des rйalitйs sa connaissance. En sens contraire : notre intelligence ne reзoit rien des rйalitйs que par l’intermйdiaire du sens ou de l’imagination ; le sens et l’imagination reзoivent donc depuis les rйalitйs avant l’intelligence, et pourtant les singuliers sont connus par le sens et l’imagination. Que l’intelligence reзoive en provenance des rйalitйs n’est donc pas une raison pour qu’elle ne connaisse pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait que l’intelligence reзoit des rйalitйs une forme entiиrement dйpouillйe, mais il n’en va pas de mкme du sens ni de l’imagination. En sens contraire : le processus de dйpouillement de la forme reзue dans l’intelligence n’est pas une raison pour que l’intelligence ne connaisse pas les singuliers, du point de vue de son terme de dйpart ; bien au contraire, de ce point de vue elle devrait les connaоtre davantage, car elle doit toute son assimilation а ce qu’elle reзoit de la rйalitй. Il reste donc que le processus de dйpouillement de la forme n’empкche la connaissance du singulier que du point de vue du terme d’arrivйe, а savoir le dйpouillement que la forme a dans l’intelligence. Or ce dйpouillement de la forme vient seulement de ce que l’intelligence est exempte de matiиre. La seule raison pour laquelle notre intelligence ne connaоt pas les singuliers est donc qu’elle est sйparйe de la matiиre ; et ainsi, le propos est maintenu, que Dieu ne connaоt pas les singuliers.

 

Si Dieu connaоt les singuliers, il est nйcessaire qu’il les connaisse tous, car la mкme raison vaut pour un et pour tous. Or il ne les connaоt pas tous. Il n’en connaоt donc aucun. Preuve de la mineure : comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, « Pour beaucoup de choses, mieux vaut les ignorer que les savoir », i. e. les choses viles. Or, parmi les singuliers, beaucoup sont vils. Puis donc qu’il faut poser en Dieu tout ce qui est meilleur, il semble qu’il ne connaisse pas tous les singuliers.

 

Toute connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or il n’est aucune assimilation des singuliers а Dieu, car les singuliers sont changeants et matйriels, et ont beaucoup d’autres propriйtйs de ce genre, dont l’exact contraire est en Dieu. Dieu ne connaоt donc pas les singuliers.

 

Tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt parfaitement. Or on n’a d’une rйalitй une connaissance parfaite que lorsqu’on la connaоt а la faзon dont elle est. Or Dieu ne connaоt pas le singulier а la faзon dont il est, car le singulier existe matйriellement, tandis que Dieu connaоt immatйriellement. Il semble donc que Dieu ne puisse pas connaоtre parfaitement le singulier, et qu’ainsi, il ne le connaisse aucunement.

 

[Le rйpondant] disait qu’une connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la rйalitй selon son mode d’кtre, en prenant le mode du cфtй de l’objet connu, mais non s’il est pris du cфtй du connaissant. En sens contraire : la connaissance se fait par application du connu au connaissant. Il est donc nйcessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient le mкme, et ainsi, la distinction susdite paraоt nulle.

 

Selon le Philosophe, si quelqu’un veut trouver une rйalitй, il est nйcessaire qu’il en ait dйjа quelque notion ; et il ne suffit pas qu’il l’ait par une forme commune, si cette forme n’est pas contractйe par quelque chose. Par exemple, on ne pourrait pas chercher convenablement un serviteur qu’on a perdu, si l’on n’avait pas dйjа de lui quelque notion, car, quand bien mкme on le trouverait, on ne le reconnaоtrait pas ; et savoir qu’il est homme ne suffirait pas, car ainsi on ne le distinguerait pas des autres, mais il faut avoir de lui quelque notion au moyen des caractиres qui lui sont propres. Si donc Dieu doit connaоtre un singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaоt, а savoir son essence, soit contractйe par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a rien en lui par quoi elle puisse кtre contractйe, il semble qu’il ne connaisse pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait que l’espиce par laquelle Dieu connaоt est commune, en sorte cependant qu’elle est propre а chaque chose. En sens contraire : propre et commun sont opposйs l’un а l’autre. Il est donc impossible qu’une mкme chose soit une forme commune et propre.

 

10° Ce n’est pas par la lumiиre, qui est un mйdium dans la vision, que la connaissance de la vue est dйterminйe а quelque chose de colorй, mais elle est dйterminйe par l’objet qu’est la rйalitй colorйe elle-mкme. Or, dans la connaissance que Dieu a des rйalitйs, son essence se comporte comme un mйdium de connaissance, et comme une certaine lumiиre par laquelle toutes choses sont connues, comme Denys le dit aussi au septiиme chapitre des Noms divins. Sa connaissance n’est donc aucunement dйterminйe а quelque singulier, et ainsi, il ne connaоt pas les singuliers.

 

11° Puisqu’elle est une qualitй, la science est une forme telle que le sujet change lorsqu’elle varie. Or la science change lorsque les objets sus varient : car si je sais que tu es assis, dиs que tu te lиves j’ai perdu la science. Le sujet de science change donc lorsque les objets sus varient. Or Dieu ne peut nullement changer. Les singuliers, qui sont variables, ne peuvent donc кtre sus de lui.

 

12° Nul ne peut avoir la science du singulier sans avoir la science de ce par quoi le singulier est achevй. Or ce qui achиve le singulier en tant que tel, c’est la matiиre. Mais Dieu ne connaоt pas la matiиre. Donc les singuliers non plus. Preuve de la mineure : il est des choses, comme disent Boиce et le Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, qui sont pour nous trиs difficiles а connaоtre а cause de notre imperfection, par exemple celles qui sont trиs manifestes dans leur nature, comme les substances immatйrielles ; mais il en est d’autres que l’on ne connaоt pas а cause de leur imperfection, comme celles qui ont un minimum d’кtre, tels le mouvement, le temps, le vide, etc. Or, la matiиre prime a un minimum d’кtre. Dieu ne connaоt donc pas la matiиre, puisqu’en elle-mкme elle est inconnaissable.

 

13° [Le rйpondant] disait que, bien qu’elle soit inconnaissable pour notre intelligence, elle est cependant connaissable pour l’intelligence divine. En sens contraire : notre intelligence connaоt la rйalitй par une ressemblance reзue de la rйalitй, mais l’intelligence divine la connaоt par une ressemblance qui est cause de la rйalitй. Or, entre une ressemblance qui est cause de la rйalitй et la rйalitй mкme, une plus grande convenance est requise qu’avec une autre ressemblance. Or, s’il ne peut y avoir dans notre intelligence une ressemblance suffisante pour que la matiиre soit connue, c’est а cause de l’imperfection de la matiиre ; а bien plus forte raison cette imperfection fera-t-elle donc qu’il n’y ait pas dans l’intelligence divine une ressemblance de la matiиre pour que celle-ci soit connue.

 

14° Selon Algazel, la raison pour laquelle Dieu se connaоt lui-mкme, est que les trois choses qui sont requises pour penser — а savoir : une substance intelligente qui soit sйparйe de la matiиre, un intelligible sйparй de la matiиre, et l’union des deux — se trouvent en Dieu ; d’oщ l’on dйduit que rien n’est pensй que dans la mesure oщ il est sйparй de la matiиre. Or le singulier, en tant que tel, n’est pas sйparable de la matiиre. Le singulier ne peut donc pas кtre pensй.

 

15° La connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et l’objet ; et plus la connaissance descend du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque fois que la connaissance se porte vers une chose qui est hors du connaissant, elle descend vers autre chose. Puis donc que la connaissance divine est trиs parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, qui sont hors de lui.

 

16° De mкme que l’acte de connaissance dйpend de faзon essentielle de la puissance cognitive, de mкme il dйpend de faзon essentielle de l’objet connaissable. Or, il est aberrant de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est son essence, dйpende essentiellement d’une chose qui lui est extйrieure. Il est donc aberrant de dire que Dieu connaоt les singuliers, qui sont hors de lui.

 

17° Rien n’est connu si ce n’est avec le mode qu’il a dans le connaissant, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Or les rйalitйs sont en Dieu de faзon immatйrielle, de sorte qu’elles ne sont pas agrйgйes а la matiиre et а ses conditions. Dieu ne connaоt donc pas les choses qui dйpendent de la matiиre, tels les singuliers.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 1 Co 13, 12 : « Alors, je connaоtrai aussi bien que je suis connu. » Or l’Apфtre qui parlait йtait lui-mкme un certain singulier. Les singuliers sont donc connus de Dieu.

 

Les rйalitйs sont connues par Dieu en tant qu’il en est lui-mкme la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Or il est lui-mкme la cause des singuliers. Il connaоt donc les singuliers.

 

Il est impossible de connaоtre la nature de l’instrument si l’on ne connaоt pas ce а quoi l’instrument est ordonnй. Or les sens sont des puissances instrumentalement ordonnйes а la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens, et aussi, par consйquent, la nature de l’intelligence humaine, qui a pour objet les formes existant dans l’imagination ; ce qui est absurde.

 

La puissance de Dieu et sa sagesse sont йgales. Tout ce qui est soumis а sa puissance est donc soumis а sa science. Or sa puissance s’йtend а la production des singuliers. Sa science s’йtend donc elle aussi а leur connaissance.

 

Comme on l’a dйjа dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et distincte. Or cela n’aurait pas lieu s’il n’avait pas la science de ce par quoi les rйalitйs se distinguent entre elles. Il connaоt donc, pour n’importe quelle rйalitй, les conditions singuliиres par lesquelles une rйalitй se distingue d’une autre ; il connaоt donc les singuliers dans leur singularitй.

 

 

Rйponse :

 

On s’est trompй de plusieurs faзons sur cette question.

 

Certains, en effet, comme le Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique, voulant restreindre la nature de l’intelligence divine а la mesure de notre intelligence, ont tout bonnement niй que Dieu connыt les singuliers, sauf peut-кtre en gйnйral. Mais cette erreur peut кtre dйtruite par un argument du Philosophe, par lequel celui-ci prend а partie Empйdocle, au premier livre sur l’Вme et au troisiиme livre de la Mйtaphysique : si, en effet, comme il rйsultait des propos d’Empйdocle, Dieu ignorait la haine, que les autres connaissent, il s’ensuivrait que Dieu « serait trиs insensй, alors qu’il est trиs heureux » et par consйquent trиs sage ; il en irait donc aussi de mкme si l’on posait que Dieu ignore les singuliers, que nous connaissons tous.

 

Voilа pourquoi d’autres, tels Avicenne et ceux qui l’ont suivi, ont prйtendu que Dieu connaissait chacun des singuliers pour ainsi dire en gйnйral, connaissant toutes les causes universelles par lesquelles le singulier est produit ; par exemple, si celui qui йtudie les astres connaissait tous les mouvements du ciel et les distances des corps cйlestes, il connaоtrait chaque йclipse devant se produire avant cent ans ; toutefois, il ne la connaоtrait pas en tant qu’elle est un certain singulier, au point de savoir qu’elle est ou n’est pas maintenant, comme un paysan la connaоt pendant qu’il la voit ; et c’est de cette faзon qu’ils posent que Dieu connaоt les singuliers : non comme s’il regardait leur nature singuliиre, mais par une connaissance des causes universelles. Mais mкme cette position ne peut pas кtre maintenue, car de causes universelles ne rйsultent que des formes universelles, s’il n’y a rien par quoi individuer les formes. Or d’un assemblage de formes universelles, si nombreuses soient-elles, on ne constitue pas un singulier, car de la collection de ces formes on peut encore penser qu’elle existe en plusieurs ; voilа pourquoi, si quelqu’un connaissait une йclipse de la faзon susdite, par les causes universelles, il ne connaоtrait rien de singulier mais seulement de l’universel. Car а une cause universelle un effet universel est proportionnй, et а une cause particuliиre un effet particulier, de sorte que l’inconvйnient prйcйdent demeure : Dieu ignorerait les singuliers.

 

Et c’est pourquoi il faut accorder sans rйserve que Dieu connaоt tous les singuliers non seulement dans les causes universelles, mais aussi chacun selon sa nature propre et singuliиre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la science que Dieu a des rйalitйs est comparable а celle d’un artisan, йtant donnй qu’elle est la cause de toutes les rйalitйs, comme l’art est la cause des produits de l’art. Or l’artisan, par la forme d’art qu’il a en lui, connaоt le produit de l’art dans la mesure oщ il le produit ; or l’artisan ne produit que la forme, car c’est la nature qui a prйparй la matiиre pour les choses artificielles ; voilа pourquoi l’artisan, par son art, ne connaоt les produits de l’art que du point de vue de la forme. Or toute forme est de soi universelle ; aussi le bвtisseur connaоt-il certes par son art la maison en gйnйral, mais non celle-ci ou celle-lа, sauf s’il en prend connaissance par son sens. Mais si une forme d’art pouvait produire la matiиre tout comme elle peut produire la forme, alors il connaоtrait par elle le produit de l’art et du point de vue de la forme, et du point de vue de la matiиre. Puis donc que le principe de l’individuation est la matiиre, il le connaоtrait non seulement dans sa nature universelle, mais aussi en tant qu’il est un certain singulier. Et puisque l’art divin peut produire non seulement la forme mais aussi la matiиre, il existe donc dans son art non seulement une ressemblance de la forme, mais aussi de la matiиre ; et c’est pourquoi il connaоt les rйalitйs et quant а la forme, et quant а la matiиre ; ainsi, il ne connaоt pas seulement les universels mais aussi les singuliers.

 

Mais un doute subsiste alors : puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est, et qu’ainsi, la ressemblance de la rйalitй est en Dieu seulement de faзon immatйrielle, d’oщ vient que notre intelligence, du fait mкme qu’elle reзoit immatйriellement les formes des rйalitйs, ne connaisse pas les singuliers, et que Dieu les connaisse ? Mais la raison de ceci apparaоt manifestement si l’on considиre que la ressemblance de la rйalitй qui est dans notre intelligence et celle qui est dans l’intelligence divine n’ont pas la mкme relation а la rйalitй. En effet, celle qui est dans notre intelligence est reзue depuis la rйalitй en tant que celle-ci agit dans notre intelligence en agissant d’abord dans le sens ; or la matiиre, а cause de la faiblesse de son кtre, parce qu’elle est seulement un йtant en puissance, ne peut кtre principe d’action ; voilа pourquoi la rйalitй qui agit dans notre вme agit seulement par la forme. La ressemblance de la rйalitй, qui est imprimйe dans notre sens et qui, dйpouillйe par certains degrйs, arrive jusqu’а l’intelligence, est donc seulement une ressemblance de la forme. En revanche, la ressemblance des rйalitйs qui est dans l’intelligence divine, est productrice de la rйalitй ; or, qu’elle ait part а un кtre fort ou faible, une rйalitй ne doit cela qu’а Dieu ; et la ressemblance de toute rйalitй existe en Dieu dans la mesure oщ Dieu lui fait participer l’кtre ; la ressemblance immatйrielle qui est en Dieu n’est donc pas ressemblance que de la forme, mais aussi de la matiиre. Or, pour qu’une chose soit connue, il est nйcessaire que sa ressemblance soit dans le connaissant, mais non qu’elle y soit а la faзon dont elle existe dans la rйalitй ; de lа vient que notre intelligence ne connaоt pas les singuliers, dont la connaissance dйpend de la matiиre, car il n’y a pas en elle de ressemblance de la matiиre, et cela ne vient pas de ce que cette ressemblance y serait immatйriellement ; mais l’intelligence divine, qui a, quoique immatйriellement, une ressemblance de la matiиre, peut connaоtre les singuliers.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Notre intelligence, en plus d’кtre sйparйe de la matiиre, a une connaissance reзue des rйalitйs ; et ainsi, ni elle ne reзoit de faзon matйrielle, ni elle ne peut кtre une ressemblance de la matiиre ; voilа pourquoi elle ne connaоt pas les singuliers ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les sens et l’imagination sont des puissances liйes а des organes corporels ; voilа pourquoi les ressemblances des rйalitйs sont reзues en eux matйriellement, i. e. avec les conditions matйrielles — quoique sans la matiиre — et c’est pourquoi ils connaissent les singuliers. Autre est le cas de l’intelligence divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Il provient du terme du dйpouillement que la forme soit reзue immatйriellement, ce qui ne suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu ; en revanche, il provient du principe de cette action que la ressemblance de la matiиre ne soit pas reзue dans l’intelligence mais seulement celle de la forme ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Toute connaissance est en soi du genre des choses bonnes, mais il se produit par accident que la connaissance de certaines choses viles soit mauvaise, soit parce qu’elle est l’occasion de quelque acte honteux, et c’est pourquoi certaines sciences sont dйfendues, soit parce que certaines sciences dйtournent de choses meilleures, et dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour quelqu’un, ce qui ne peut se produire en Dieu.

 

La connaissance ne requiert pas une ressemblance de conformitй en nature, mais seulement une ressemblance de reprйsentation, comme une statue dorйe nous amиne а nous souvenir d’un homme. Or l’objection procиde comme si une ressemblance de conformitй en nature йtait requise pour la connaissance.

 

La perfection de la connaissance consiste а connaоtre qu’une rйalitй est а la faзon dont elle est, non en ce que le mode de la rйalitй connue soit dans le connaissant, comme on l’a dйjа dit souvent.

 

L’application du connu au connaissant, application qui fait la connaissance, doit кtre entendue non comme une identitй mais comme une certaine reprйsentation ; il n’est donc pas nйcessaire que le connaissant et le connu aient un mкme mode.

 

Cet argument vaudrait si la ressemblance par laquelle Dieu connaоt йtait commune de telle faзon qu’elle ne fыt pas propre а chaque chose ; mais le contraire en a dйjа йtй montrй.

 

Une mкme chose ne peut кtre commune et propre sous le mкme rapport, mais on a dйjа expliquй comment l’essence divine, par laquelle Dieu connaоt toutes choses, peut кtre une ressemblance commune а toutes et cependant propre а chacune.

 

10° Il y a deux mйdiums dans la vision corporelle : celui « sous lequel » elle connaоt, qui est la lumiиre, et par ce mйdium la vue n’est pas dйterminйe а un objet prйcis ; et il y a un autre mйdium « par lequel » elle connaоt, а savoir la ressemblance de la rйalitй connue, et par ce mйdium la vue est dйterminйe а un objet spйcial. Or, dans la connaissance que Dieu a des rйalitйs, l’essence divine tient lieu des deux ; voilа pourquoi elle peut faire connaоtre proprement chaque rйalitй.

 

11° La science de Dieu ne varie aucunement lorsque les objets connaissables varient ; car s’il se produit que notre science varie lorsqu’ils varient, c’est parce qu’elle connaоt les rйalitйs prйsentes, passйes et futures par diffйrentes conceptions ; et de lа vient que, dиs que Socrate n’est plus assis, la connaissance que l’on avait de sa position assise devient fausse. Mais Dieu voit les rйalitйs d’un mкme regard comme prйsentes, passйes et futures ; par consйquent, la mкme vйritй demeure dans son intelligence, quelle que soit la faзon dont la rйalitй varie.

 

12° Les choses qui ont un кtre imparfait manquent d’intelligibilitй pour notre intelligence parce qu’elles sont infйrieures sous le rapport de l’action ; mais il n’en est pas ainsi de l’intelligence divine, qui ne reзoit pas des rйalitйs la science, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Dans l’intelligence divine, qui est cause de la matiиre, il peut exister une ressemblance de la matiиre, qui imprime pour ainsi dire en celle-ci ; mais dans notre intelligence, il ne peut y avoir de ressemblance qui suffise pour la connaissance de la matiиre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

14° Bien que le singulier, en tant que tel, ne puisse кtre sйparй de la matiиre, il peut cependant кtre connu au moyen d’une ressemblance sйparйe de la matiиre, et qui est une ressemblance de la matiиre ; car ainsi, bien qu’elle soit sйparйe de la matiиre selon l’кtre, elle n’est cependant pas sйparйe selon la reprйsentation.

 

15° L’acte de la connaissance divine n’est pas quelque chose qui diffиre de son essence, puisqu’en Dieu la pensйe et l’acte de penser sont une mкme chose, car son action est son essence ; donc, qu’il connaisse quelque chose hors de lui-mкme ne permet pas de dire que sa connaissance descend ou tombe. En outre, on ne peut dire d’aucune action d’une puissance cognitive qu’elle descend, comme les actes des puissances naturelles qui passent de l’agent dans le patient ; car la connaissance n’implique pas un йcoulement depuis le connaissant vers le connu, comme c’est le cas dans les actions naturelles, mais plutфt l’existence du connu dans le connaissant.

 

16° L’acte de la connaissance divine n’est nullement en dйpendance de l’objet connu ; en effet, la relation impliquйe ne comporte pas une dйpendance de la connaissance elle-mкme au connu mais plutфt, au contraire, du connu lui-mкme а la connaissance ; de mкme, а l’inverse, la relation qui est impliquйe dans le nom de science dйsigne une dйpendance de notre science а l’йgard de l’objet de science. Et l’acte de connaissance ne se rapporte pas de la mкme faзon а l’objet et а la puissance cognitive ; en effet, il est substantifiй dans son кtre par la puissance cognitive, mais non par l’objet ; car l’acte est dans la puissance mкme, mais non dans l’objet.

 

17° Une chose est connue а la faзon dont elle est reprйsentйe dans le connaissant, et non а la faзon dont elle existe dans le connaissant. En effet, la ressemblance qui existe dans la facultй cognitive est principe de connaissance de la rйalitй non pas selon l’кtre qu’elle a dans la puissance cognitive, mais selon la relation qu’elle a avec la rйalitй connue. Et de lа vient que la rйalitй est connue non pas а la faзon dont la ressemblance de la rйalitй a l’кtre dans le connaissant, mais а la faзon dont la ressemblance existant dans l’intelligence est reprйsentative de la rйalitй ; voilа pourquoi, bien que la ressemblance de l’intelligence divine ait un кtre immatйriel, cependant, parce qu’elle est une ressemblance de la matiиre, elle est йgalement principe de connaissance des choses matйrielles, et ainsi, des singuliers.

Article 6 : L’intelligence humaine connaоt-elle les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

L’intelligence humaine connaоt en abstrayant la forme de la matiиre. Or l’abstraction de la forme depuis la matiиre ne lui фte pas sa particularitй, car mкme dans les mathйmatiques, qui sont abstraites de la matiиre, on peut considйrer des lignes particuliиres. Que notre intelligence soit immatйrielle ne l’empкche donc pas de connaоtre les singuliers.

 

Les singuliers ne se distinguent pas lorsqu’ils se rejoignent dans une nature commune, car plusieurs hommes sont un seul homme quant а leur participation а l’espиce. Si donc notre intelligence ne connaissait que des choses universelles, alors elle ne connaоtrait pas la distinction entre un singulier et un autre ; et ainsi, notre intelligence ne dirigerait pas dans les choses а faire, en lesquelles nous nous dirigeons par l’йlection, qui prйsuppose la distinction entre une chose et l’autre.

 

[Le rйpondant] disait que notre intelligence connaоt les singuliers parce qu’elle applique une forme universelle а un particulier. En sens contraire : notre intelligence ne peut appliquer une chose а une autre que si elle connaоt dйjа l’une et l’autre. La connaissance du singulier prйcиde donc l’application de l’universel au singulier ; l’application susdite ne peut donc кtre la cause de ce que notre intelligence connaоt le singulier.

 

Selon Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation de la philosophie, « tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi ». Or, comme il le dit au mкme endroit, l’intelligence est au-dessus de l’imagination, et l’imagination au-dessus du sens. Puis donc que le sens connaоt le singulier, notre intelligence pourra, elle aussi, connaоtre le singulier.

 

 

En sens contraire :

 

Boиce dit : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

 

Rйponse :

 

Toute action suit la condition de la forme active qui est le principe de l’action ; par exemple, le chauffage se mesure d’aprиs le degrй de chaleur. Or la ressemblance de l’objet connu, par laquelle la puissance cognitive est formellement dйterminйe, est le principe de la connaissance selon l’acte, comme la chaleur pour le chauffage ; voilа pourquoi il est nйcessaire que toute connaissance soit selon le mode de la forme qui est dans le connaissant. Par consйquent, puisque la ressemblance de la rйalitй qui est dans notre intelligence est reзue comme sйparйe de la matiиre et de toutes les conditions matйrielles, qui sont principes d’individuation, il reste que notre intelligence, а proprement parler, ne connaоt pas les singuliers, mais seulement les universels. En effet, toute forme en tant que telle est universelle, а moins qu’elle ne soit une forme subsistante, qui, par lа mкme qu’elle subsiste, est incommunicable.

 

Mais il advient par accident que notre intelligence connaоt le singulier ; en effet, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, les phantasmes sont а notre intelligence ce que les sensibles sont au sens, comme les couleurs, qui sont hors de l’вme, par rapport а la vue ; par consйquent, de mкme que l’espиce qui est dans le sens est abstraite des rйalitйs mкmes, et que par elle la connaissance du sens est en prise avec les rйalitйs sensibles elles-mкmes, de mкme notre intelligence abstrait des phantasmes une espиce, et par elle sa connaissance est en prise d’une certaine faзon avec les phantasmes. Seulement, il y a une diffйrence : la ressemblance qui est dans le sens est abstraite de la rйalitй comme d’un objet connaissable, et c’est pourquoi cette ressemblance permet de connaоtre la rйalitй elle-mкme par soi et directement ; par contre, la ressemblance qui est dans l’intelligence n’est pas abstraite du phantasme comme d’un objet connaissable, mais comme d’un mйdium de connaissance, а la faзon dont notre sens reзoit la ressemblance de la rйalitй qui est dans un miroir, lorsqu’il se porte vers elle non comme vers une certaine rйalitй, mais comme vers une ressemblance de la rйalitй. L’espиce que notre intelligence recueille ne la porte donc pas а connaоtre directement le phantasme, mais la rйalitй dont c’est le phantasme. Mais cependant, elle revient aussi par une sorte de rйflexion а la connaissance du phantasme lui-mкme, lorsqu’elle considиre la nature de son acte, de l’espиce а travers laquelle elle regarde, et de ce dont elle abstrait l’espиce, c’est-а-dire du phantasme ; de mкme, а travers la ressemblance qui est reзue dans la vue depuis le miroir, celle-ci se porte directement vers la connaissance de la rйalitй reflйtйe, mais par un certain retour elle se porte par celle-ci vers la ressemblance mкme qui est dans le miroir. Donc, dans la mesure oщ, par la ressemblance qu’elle a reзue du phantasme, notre intelligence fait retour sur le phantasme mкme dont elle a abstrait l’espиce, et qui est une ressemblance particuliиre, elle a une certaine connaissance du singulier, au sens d’une certaine prise de l’intelligence sur l’imagination.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La matiиre dont on fait abstraction est double : il y a la matiиre intelligible et la sensible, comme on le voit clairement au septiиme livre de la Mйtaphysique ; et je dis « intelligible », comme celle que l’on considиre dans la nature du continu, et « sensible », comme l’est la matiиre naturelle. Or l’une et l’autre se prend de deux faзons, c’est-а-dire comme dйsignйe et comme non dйsignйe. Et je dis « dйsignйe », en tant qu’on la considиre avec la dйtermination de ses dimensions, c’est-а-dire de celles-ci ou de celles-lа ; et « non dйsignйe », celle que l’on considиre sans la dйtermination des dimensions. En consйquence, il faut donc savoir que la matiиre dйsignйe est le principe de l’individuation, de laquelle abstrait toute intelligence, au sens oщ l’on dit qu’elle abstrait de l’ici et du maintenant. L’intelligence du physicien, elle, n’abstrait pas de la matiиre sensible non dйsignйe, car elle considиre l’homme, chair et os, dans la dйfinition duquel entre la matiиre sensible non dйsignйe. L’intelligence du mathйmaticien, par contre, abstrait totalement de la matiиre sensible, mais non de la matiиre intelligible non dйsignйe. On voit donc clairement que l’abstraction, qui est commune а toute intelligence, fait que la forme est universelle.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, non seulement l’intelligence, chez nous, est motrice mais aussi l’imagination, par laquelle la conception universelle de l’intelligence est appliquйe au particulier opйrable ; l’intelligence est donc comme un moteur йloignй, alors que la raison particuliиre et l’imagination sont un moteur prochain.

 

L’homme connaоt dйjа les singuliers par l’imagination et le sens, et c’est pourquoi il peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans l’intelligence ; а proprement parler, en effet, ce n’est pas le sens ou l’intelligence qui connaоt, mais l’homme par l’un et par l’autre, comme on le voit clairement au premier livre sur l’Вme.

 

Ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut йgalement ; non cependant de la mкme faзon, mais d’une faзon plus noble ; c’est pourquoi la mкme rйalitй que le sens connaоt, l’intelligence la connaоt aussi, mais plus noblement, car plus immatйriellement ; et par consйquent, si le sens connaоt le singulier, il ne s’ensuit pas que l’intelligence le connaisse.

Article 7 : А cause de la position d’Avicenne dйjа signalйe, on se demande si Dieu connaоt l’existence ou la non-existence actuelle du singulier, ce qui revient а se demander s’il connaоt les йnoncйs, et surtout ceux qui concernent les singuliers.

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence divine se tient toujours dans la mкme disposition. Or le singulier, selon qu’il existe ou n’existe pas actuellement, a des dispositions diffйrentes. L’intelligence divine ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

Parmi les puissances de l’вme, celles qui se rapportent de la mкme faзon а la rйalitй prйsente et а la rйalitй absente, comme l’imagination, ne connaissent pas l’existence ou la non-existence actuelle de la rйalitй : cela n’est connu que des puissances, tel le sens, qui ne portent pas de la mкme faзon sur les rйalitйs absentes et sur les prйsentes. Or l’intelligence divine se rapporte de la mкme faзon aux rйalitйs prйsentes ou absentes. Elle ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle des rйalitйs, mais elle connaоt simplement leur nature.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, la composition qui est signifiйe lorsqu’on dit qu’une chose existe ou n’existe pas, n’est pas dans les rйalitйs mais seulement dans notre intelligence. Or il ne peut y avoir de composition dans l’intelligence divine. Celle-ci ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence de la rйalitй.

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie » ; ce que saint Augustin explique en disant que les rйalitйs crййes sont en Dieu comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or la ressemblance du coffre que l’artisan a dans son esprit ne lui permet pas de connaоtre l’existence ou la non-existence du coffre. Dieu non plus ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence du singulier.

 

Plus une connaissance est noble, plus elle est semblable а la connaissance divine. Or la connaissance de l’intelligence qui comprend les dйfinitions des rйalitйs est plus noble que la connaissance sensitive, car l’intelligence qui dйfinit progresse vers l’intйrieur de la rйalitй, tandis que le sens est tournй vers l’extйrieur. Puis donc que l’intelligence qui dйfinit ne connaоt pas, au contraire du sens, l’existence ou la non-existence de la rйalitй, mais simplement sa nature, il semble qu’il faille surtout attribuer а Dieu le mode de connaissance qui fait connaоtre simplement la nature de la rйalitй sans que son existence ou sa non-existence soit connue. Dieu ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

Dieu connaоt chaque rйalitй par une idйe de la rйalitй, idйe qui est en lui. Or cette idйe se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй, qu’elle existe ou non, sinon cette idйe ne lui permettrait pas de connaоtre les futurs. Dieu ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence de la rйalitй.

 

 

En sens contraire :

 

Plus une connaissance est parfaite, plus elle comprend de nombreux aspects dans la rйalitй connue. Or la connaissance divine est trиs parfaite. Elle connaоt donc la rйalitй sous tous ses aspects ; et ainsi, elle connaоt son existence ou sa non-existence.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et distincte. Or il ne connaоtrait pas les rйalitйs distinctement s’il ne distinguait pas la rйalitй qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc qu’une rйalitй existe ou n’existe pas.

 

 

Rйponse :

 

Ce que l’essence universelle d’une espиce est а tous les accidents par soi de cette espиce, l’essence du singulier l’est а tous les accidents propres de ce singulier, comme sont tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait qu’ils sont individuйs en lui, ils lui deviennent propres. Or l’intelligence qui connaоt l’essence d’une espиce comprend par elle tous les accidents par soi de cette espиce : car, selon le Philosophe, la quidditй est le principe de toute dйmonstration qui conclut en attribuant des accidents propres au sujet. Et par consйquent, si l’on connaissait l’essence propre d’un singulier, on connaоtrait tous les accidents de ce singulier ; ce qui est impossible а notre intelligence, car la matiиre dйsignйe, dont notre intelligence abstrait, est de l’essence du singulier, et serait posйe dans la dйfinition du singulier s’il en avait une. Mais l’intelligence divine, qui apprйhende la matiиre, comprend non seulement l’essence universelle d’une espиce, mais йgalement l’essence singuliиre de chaque individu ; voilа pourquoi elle connaоt tous les accidents, а la fois ceux qui sont communs а l’espиce ou au genre tout entiers, et ceux qui sont propres а chaque singulier ; or l’un de ces accidents est le temps, en lequel se trouve tout singulier dans la nature, et c’est d’aprиs la dйtermination du temps que l’existence ou la non-existence actuelle du singulier est affirmйe. Aussi l’intelligence divine connaоt-elle l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier, et elle connaоt tous les autres йnoncйs que l’on peut former soit а propos des universels, soit а propos des individus.

 

Mais cependant, sur ce point, l’intelligence divine se comporte diffйremment de notre intelligence. Car notre intelligence forme diverses conceptions pour connaоtre le sujet et l’accident, ainsi que pour connaоtre les divers accidents ; voilа pourquoi elle procиde discursivement de la connaissance de la substance vers celle de l’accident ; en outre, pour connaоtre l’inhйrence de l’un en l’autre, elle compose une espиce avec l’autre, et les unit d’une certaine faзon ; et ainsi, elle forme en elle-mкme des йnoncйs. Mais l’intelligence divine connaоt par un seul, а savoir par son essence, toutes les substances et tous les accidents, et c’est pourquoi ni elle ne procиde discursivement de la substance vers l’accident, ni elle ne compose l’un avec l’autre ; mais lа oщ, dans notre intelligence, il y a composition des espиces, il y a dans l’intelligence divine une unitй sous tous rapports ; et par consйquent, elle connaоt les complexes d’une faзon incomplexe, de mкme qu’elle connaоt « simplement et uniment les choses nombreuses et immatйriellement les rйalitйs matйrielles ».

 

 

Rйponse aux objections :

 

C’est par une seule et mкme chose que l’intelligence divine connaоt toutes les dispositions pouvant varier dans la rйalitй ; aussi, demeurant toujours dans une disposition unique, elle connaоt toutes les dispositions des rйalitйs, quelle qu’en soit la variation.

 

La ressemblance qui est dans l’imagination n’est une ressemblance que de la rйalitй mкme, elle n’est pas une ressemblance pour connaоtre le temps en lequel se trouve la rйalitй ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, il n’en va donc pas de mкme.

 

Lа oщ, dans notre intelligence, il y a composition, dans l’intelligence divine il y a unitй ; mais la composition est une certaine imitation de l’unitй, et c’est pourquoi on l’appelle union ; et ainsi, on voit clairement que Dieu, sans composer, connaоt plus vйritablement les йnoncйs que ne fait l’intelligence mкme qui compose et divise.

 

Le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan n’est pas une ressemblance de tout ce qui peut convenir au coffre ; il en va donc diffйremment de la connaissance de l’artisan et de la connaissance divine.

 

Celui qui connaоt une dйfinition connaоt en puissance les йnoncйs que l’on dйmontre par la dйfinition ; mais dans l’intelligence divine, il n’y a pas de diffйrence entre кtre en acte et pouvoir ; donc, dиs lors qu’il connaоt les essences des rйalitйs, Dieu comprend immйdiatement tous les accidents qui s’ensuivent.

 

Si l’idйe qui est dans l’esprit divin se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй quelle qu’en soit la disposition, c’est parce qu’elle est une ressemblance de la rйalitй selon toute disposition de celle-ci, et c’est pourquoi elle permet d’avoir une connaissance de la rйalitй quelle qu’en soit la disposition.

Article 8 : Dieu connaоt-il les non-йtants et les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit Denys au premier chapitre des Noms divins, les connaissances ne portent que sur des existants. Or ce qui n’existe pas ni n’existera ni n’a existй, n’est nullement existant. Il ne peut donc pas y avoir de connaissance de Dieu а son sujet.

 

Toute connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intelligence divine ne peut кtre assimilйe а un non-йtant. Elle ne peut donc pas connaоtre un non-йtant.

 

La connaissance de Dieu porte sur les rйalitйs au moyen des idйes. Or il n’y a pas d’idйe du non-йtant. Dieu ne connaоt donc pas le non-йtant.

 

Tout ce que Dieu connaоt est dans son Verbe. Or, comme dit saint Anselme dans son Monologion, « de ce qui ne fut pas, n’est pas ni ne sera, il n’est point de verbe ». Dieu ne connaоt donc pas de telles choses.

 

Dieu ne connaоt que le vrai. Or le vrai et l’йtant sont convertibles. Dieu ne connaоt donc pas les choses qui ne sont pas.

 

 

En sens contraire :

 

Rom. 4, 17 : « Il appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui sont. » Or il n’appellerait pas les non-йtants s’il ne les connaissait pas. Il connaоt donc les non-йtants.

 

 

Rйponse :

 

Dieu a connaissance des rйalitйs crййes а la faзon dont un artisan connaоt les produits de l’art : par une connaissance qui est la cause des produits de l’art. Cette connaissance divine et notre connaissance ont donc, relativement aux rйalitйs connues, des relations opposйes : notre connaissance, en effet, йtant reзue des rйalitйs, est naturellement postйrieure aux rйalitйs, tandis que la connaissance que le Crйateur a des crйatures et celle que l’artisan a des produits de l’art prйcиdent naturellement les rйalitйs connues. Or, si l’on фte ce qui est antйrieur, ce qui est postйrieur est фtй, mais l’inverse n’est pas vrai ; et de lа vient que notre science ne peut porter sur les rйalitйs naturelles que si les rйalitйs elles-mкmes prйexistent, alors que dans l’intelligence divine, ou dans celle de l’artisan, la connaissance de la rйalitй a lieu indiffйremment, que la rйalitй existe ou non.

 

Mais il faut savoir que l’artisan a deux connaissances de la chose а faire : la spйculative et la pratique. Il a une connaissance spйculative ou thйorique quand il connaоt les raisons formelles de l’њuvre sans les appliquer а l’opйration par l’intention ; en revanche, quand il йtend les raisons formelles de l’њuvre а la fin de l’opйration par l’intention, c’est alors qu’il a une connaissance proprement pratique ; et c’est ainsi que la mйdecine est divisйe en thйorique et pratique, comme le dit Avicenne. D’oщ il ressort que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spйculative, puisque la connaissance pratique est effectuйe par une extension de la spйculative а l’њuvre. Or, si ce qui est postйrieur est фtй, ce qui est antйrieur demeure. On voit donc clairement qu’il peut y avoir chez l’artisan la connaissance d’un produit tantфt qu’il prйvoit de faire, tantфt qu’il prйvoit de ne jamais faire, comme lorsqu’il confectionne la forme d’un objet qu’il n’a pas l’intention de rйaliser ; or, cet objet qu’il ne prйvoit pas de rйaliser, il ne le regarde pas toujours comme existant en sa puissance — car il lui arrive d’imaginer tel objet que ses forces ne suffisent pas а rйaliser — mais il le considиre dans sa fin, c’est-а-dire qu’il voit que l’on pourrait arriver а telle fin au moyen de tel objet ; car, suivant le Philosophe aux sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les fins sont dans le domaine des choses opйrables comme les principes dans les choses spйculatives ; donc, de mкme que les conclusions sont connues dans les principes, de mкme les produits de l’art sont connus dans les fins.

 

On voit donc clairement que Dieu peut avoir connaissance de non-йtants : il a une connaissance quasi pratique de certains d’entre eux, а savoir, de ces choses qui ont existй, ou existent, ou existeront, et qui procиdent de sa science comme il en a disposй ; mais de certains autres, qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, c’est-а-dire de ceux qu’il a prйvu de ne jamais rйaliser, il a une connaissance quasi spйculative ; et bien que l’on puisse dire qu’il les regarde dans sa puissance, car il n’est rien qu’il ne puisse, cependant l’on dit de faзon plus adйquate qu’il les regarde dans sa bontй, laquelle est la fin de toutes les choses faites par lui : il voit, en effet, qu’il y a de nombreuses faзons de communiquer sa propre bontй autrement qu’elle n’est communiquйe aux rйalitйs existantes, passйes, prйsentes ou futures ; car les rйalitйs crййes ne peuvent dans leur ensemble йgaler sa bontй, si grandement semblent-elles y participer.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les choses qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, existent en quelque faзon dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif, ou dans sa bontй comme dans une cause finale.

 

La connaissance qui est reзue des rйalitйs connues consiste en une assimilation passive, par laquelle le connaissant est assimilй а des rйalitйs connues dйjа existantes ; mais la connaissance qui est cause des rйalitйs connues consiste en une assimilation active, par laquelle le connaissant s’assimile le connu ; et parce que Dieu peut s’assimiler ce qui ne lui est pas encore assimilй, il peut aussi avoir connaissance d’un non-йtant.

 

Si l’idйe est la forme de la connaissance pratique, et c’est sa dйfinition la plus courante, alors l’idйe ne porte que sur les choses qui ont existй, ou existent, ou existeront ; mais si elle est aussi la forme de la connaissance spйculative, alors rien n’empкche que l’idйe porte aussi sur d’autres choses qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront.

 

Le nom de Verbe dйsigne « la puissance opйrative du Pиre », а savoir celle par laquelle il opиre toutes choses ; voilа pourquoi le Verbe ne s’йtend qu’aux choses auxquelles s’йtend l’opйration divine ; et c’est pourquoi il est dit dans le Psaume : « Il a parlй, et toutes choses ont йtй faites » ; car bien que le Verbe connaisse les autres choses, il n’est cependant pas le verbe des autres choses.

 

Les choses qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, ont une vйritй dans la mesure oщ elles ont l’кtre, c’est-а-dire telles qu’elles existent dans leur principe actif ou final ; et c’est ainsi que Dieu les connaоt elles aussi.

Article 9 : Dieu connaоt-il les infinis ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre de la Citй de Dieu : « Tout ce qui est su est limitй par la comprйhension de celui qui sait. » Or ce qui est infini ne peut кtre limitй. Ce qui est infini n’est donc pas su de Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que Dieu sait les infinis par la science de simple connaissance et non par la science de vision. En sens contraire : toute science parfaite comprend et par consйquent limite ce qu’elle sait. Or en Dieu, de mкme que la science de vision est parfaite, de mкme aussi la science de simple connaissance. Donc, pas plus que la science de vision ne peut porter sur les infinis, la science de simple connaissance ne le peut.

 

Tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt par son intelligence. Or la connaissance de l’intelligence est appelйe vision. Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le sait par science de vision ; si donc il ne sait pas les infinis par science de vision, il ne les connaоt aucunement.

 

Toutes les choses qui sont connues de Dieu ont en Dieu leurs raisons formelles, qui sont en lui en acte. Si donc des infinis sont sus de Dieu, alors une infinitй de raisons formelles seront en lui en acte, ce qui semble impossible.

 

Tout ce que Dieu sait, il le connaоt parfaitement. Or rien n’est parfaitement connu si la connaissance du connaissant ne pйnиtre jusqu’aux profondeurs de la rйalitй. Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le pйnиtre, d’une certaine faзon. Or l’infini ne peut en aucune faзon кtre franchi, ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne connaоt donc nullement les infinis.

 

Quiconque regarde une chose, la limite par son regard. Or tout ce que Dieu connaоt, il le regarde. Ce qui est infini ne peut donc pas кtre connu de lui.

 

Si la science divine porte sur les infinis, elle-mкme aussi sera infinie. Or cela est impossible, puisque tout infini est imparfait, comme il est prouvй au troisiиme livre de la Physique. La science de Dieu ne porte donc nullement sur les infinis.

 

Ce qui s’oppose а la dйfinition de l’infini ne peut aucunement кtre attribuй а l’infini. Or кtre connu s’oppose а la dйfinition de l’infini. En effet, « est infini ce dont, quelle que soit l’йtendue qu’on en perзoive, quelque chose reste toujours а percevoir au-delа », comme il est dit au troisiиme livre de la Physique ; or ce qui est connu doit nйcessairement кtre perзu par le connaissant, et ce dont quelque chose est hors du connaissant n’est pas pleinement connu ; et ainsi, on voit bien qu’кtre pleinement connu par quelqu’un s’oppose а la dйfinition de l’infini. Puisque Dieu connaоt pleinement tout ce qu’il connaоt, il ne connaоt donc pas les infinis.

 

La science de Dieu est la mesure de la rйalitй sue. Or l’infini ne peut avoir de mesure. L’infini ne se tient donc pas sous la science de Dieu.

 

10° Mesurer n’est rien d’autre que se rendre certain de la quantitй du mesurй ; si donc Dieu connaissait l’infini, et savait par consйquent sa quantitй, il le mesurerait ; ce qui est impossible car l’infini, en tant que tel, est immense. Dieu ne connaоt donc pas l’infini.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre de la Citй de Dieu, « bien que les nombres infinis ne puissent кtre exprimйs par aucun nombre, [l’infinitй du nombre] ne saurait кtre incomprйhensible а Celui dont la science surpasse tout nombre ».

 

Puisque Dieu ne fait rien d’inconnu, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or Dieu peut faire des infinis. Il peut donc savoir les infinis.

 

Pour penser quelque chose, il faut l’immatйrialitй du cфtй de celui qui pense et du cфtй de ce qui est pensй, et l’union des deux. Or l’intelligence divine est infiniment plus immatйrielle qu’une intelligence crййe. Elle est donc infiniment plus capable de penser. Or une intelligence crййe peut connaоtre les infinis en puissance. L’intelligence divine peut donc connaоtre les infinis en acte.

 

Dieu sait toutes les choses qui existent, existeront et ont existй. Or, si le monde durait а l’infini, la gйnйration ne serait jamais finie, et ainsi, il y aurait une infinitй de singuliers. Or cela serait possible а Dieu. Il n’est donc pas impossible qu’il connaisse les infinis.

 

Comme dit le Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique, « toutes les proportions et les formes qui sont en puissance dans la matiиre prime sont en acte dans le premier moteur » ; et dans le mкme sens saint Augustin dit que les raisons sйminales des rйalitйs sont dans la matiиre prime, mais que les raisons causales sont en Dieu. Or il y a dans la matiиre prime une infinitй de formes en puissance, йtant donnй que sa puissance passive est infinie. Il y a donc aussi des infinis en acte dans le premier moteur, qui est Dieu. Or Dieu connaоt tout ce qui, en lui, est en acte. Il connaоt donc les infinis.

 

Saint Augustin, disputant au quinziиme livre de la Citй de Dieu contre les acadйmiciens qui niaient que quelque chose fыt vrai, montre que non seulement il y a une multitude nombreuse de choses vraies, mais qu’il y en a mкme une multitude infinie par une certaine rйduplication de l’intelligence sur elle-mкme, ou encore de l’affirmation sur elle-mкme : par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai que je dis quelque chose de vrai, et il est vrai que je dis que je dis quelque chose de vrai, et ainsi а l’infini. Or Dieu connaоt toutes les choses vraies. Dieu connaоt donc les infinis.

 

Tout ce qui est en Dieu est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu mкme. Or Dieu est infini, car il n’est aucunement compris. Sa science est donc, elle aussi, infinie ; il a donc lui-mкme la science des infinis.

 

Rйponse :

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre de la Citй de Dieu, certains voulurent juger de l’intelligence divine selon le mode de notre intelligence et prйtendirent que Dieu, tout comme nous, ne peut connaоtre les infinis ; or ils affirmaient qu’il connaissait les singuliers, et en outre ils posaient un monde йternel ; il s’ensuivait donc qu’il y aurait un retour de choses numйriquement identiques en des siиcles diffйrents, ce qui est complиtement absurde. Par consйquent, il faut affirmer que Dieu connaоt les infinis, comme on peut le montrer а partir de ce qui a dйjа йtй dйterminй. En effet, puisqu’il a lui-mкme la science non seulement des choses qui ont existй, existent ou existeront, mais encore de toutes celles qui sont de nature а participer sa bontй, et que de telles choses sont en nombre infini, йtant donnй que sa bontй est infinie, il reste qu’il connaоt lui-mкme les infinis ; mais il faut considйrer comment cela se fait.

 

Il faut donc savoir que, selon la puissance du mйdium de connaissance, la connaissance s’йtend а plus ou moins de choses ; par exemple, la ressemblance qui est reзue dans la vue est dйterminйe par les conditions particuliиres de la rйalitй, et c’est pourquoi elle ne peut mener а la connaissance que d’une seule rйalitй ; mais la ressemblance de la rйalitй qui est reзue dans l’intelligence est dйgagйe des conditions particuliиres, et donc, йtant plus йlevйe, elle peut mener а plus de choses. Et parce qu’une forme universelle unique est de nature а кtre participйe par un nombre infini de singuliers, de lа vient que l’intelligence connaоt d’une certaine faзon les infinis. Mais parce que cette ressemblance qui est dans l’intelligence ne mиne pas а la connaissance du singulier quant aux choses par lesquelles les singuliers se distinguent les uns des autres, mais seulement quant а leur nature commune, il en rйsulte que notre intelligence, par l’espиce qu’elle a en elle, ne peut connaоtre les infinis qu’en puissance ; en revanche, le mйdium par lequel Dieu connaоt, а savoir son essence, est une ressemblance des choses en nombre infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement quant а ce qui leur est commun, mais aussi quant а ce par quoi elles se distinguent les unes des autres, ainsi qu’il ressort de ce qui prйcиde; aussi la science divine a-t-elle une efficace pour connaоtre les infinis. Mais voici comment considйrer la maniиre dont elle connaоt les infinis en acte.

 

Rien n’empкche qu’une chose soit infinie d’une faзon et finie d’une autre, comme par exemple si quelque corps йtait infini en longueur mais fini en largeur. Et cela est possible semblablement dans les formes : par exemple, si nous supposons blanc quelque corps infini, la quantitй extensive de la blancheur, selon laquelle celle-ci est appelйe quantum par accident, sera infinie ; mais sa quantitй par soi, c’est-а-dire intensive, serait nйanmoins finie. Et il en est de mкme de n’importe quelle autre forme d’un corps infini, car toute forme reзue dans une matiиre est limitйe selon le mode de ce qui reзoit, et ainsi, elle n’a pas une intensitй infinie.

 

Or, de mкme que l’infini s’oppose а la connaissance, de mкme aussi il s’oppose au franchissement : en effet, l’infini ne peut кtre ni connu ni franchi. Nйanmoins, si quelque chose se meut sur l’infini mais non dans le sens de son infinitй, l’infini pourra кtre franchi ; par exemple, ce qui est infini en longueur et fini en largeur peut кtre franchi en largeur, mais non en longueur. Ainsi йgalement, si quelque infini est connu dans le sens oщ il est infini, en aucune faзon il ne peut кtre parfaitement connu ; en revanche, s’il est connu, mais non dans le sens oщ il est infini, alors il pourra кtre parfaitement connu : en effet, parce que la notion d’infini convient а la quantitй, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique, et que toute quantitй a de par sa notion un ordre des parties, il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens oщ il est infini lorsqu’il est apprйhendй partie aprиs partie. Par consйquent, si notre intelligence doit connaоtre ainsi un corps blanc infini, elle ne pourra en aucune faзon le connaоtre parfaitement, ni sa blancheur ; mais si elle connaоt la nature mкme de la blancheur ou de la corporйitй, qui se trouvent dans le corps infini, elle connaоtra ainsi l’infini parfaitement quant а toutes ses parties, mais non toutefois dans le sens oщ il est infini ; et ainsi, il est possible que notre intelligence en quelque sorte connaisse parfaitement l’infini continu, mais nullement les infinis en quantitй discrиte, йtant donnй qu’elle ne peut par une seule espиce connaоtre de nombreuses choses ; et de lа vient que, si elle doit considйrer de nombreuses choses, il lui est nйcessaire de les connaоtre l’une aprиs l’autre, et ainsi, elle connaоt la quantitй discrиte dans le sens oщ elle peut кtre infinie. Si donc elle connaissait une multitude infinie en acte, il s’ensuivrait qu’elle connaоtrait l’infini dans le sens oщ il est infini, ce qui est impossible.

 

Mais l’intelligence divine connaоt toutes choses par une espиce unique ; aussi sa connaissance porte-t-elle sur toutes choses en mкme temps et d’un seul regard ; et ainsi, elle ne connaоt pas la multitude suivant l’ordre de ses parties, de sorte qu’elle peut connaоtre une multitude infinie, mais non dans le sens de l’infini ; car si elle devait la connaоtre dans le sens de l’infini, en prenant une partie de la multitude aprиs l’autre, elle ne parviendrait jamais а la fin et ne connaоtrait donc pas parfaitement. Par consйquent, j’accorde sans rйserve que Dieu connaоt en acte les infinis dans l’absolu, et que ces infinis n’йgalent pas son intelligence comme lui-mкme йgale son intelligence en se connaissant : car l’essence, dans les infinis crййs, est finie quasi intensivement, comme la blancheur dans un corps infini, tandis que l’essence de Dieu est infinie sous tous rapports ; et par consйquent, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont comprйhensibles par lui.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la mesure oщ l’objet su ne dйpasse pas l’intelligence de celui qui sait au point de rester en partie hors de celle-ci, on dit que l’objet su est limitй par celui qui sait ; dans ce cas, en effet, il se rapporte а elle а la faзon d’une chose limitйe ; et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que cela se produise pour un infini qui n’est pas su dans le sens oщ il est infini.

 

La science de simple connaissance et la science de vision ne diffиrent nullement du cфtй de celui qui sait, mais seulement du cфtй de la rйalitй sue. En effet, la science de vision se dit en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui regarde des rйalitйs posйes hors d’elle-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que Dieu sait par science de vision uniquement les choses qui sont hors de lui, et qui sont soit prйsentes, soit passйes, soit futures. En revanche, la science de simple connaissance porte, comme on l’a dйjа prouvй, sur les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй. Et Dieu ne sait pas celles-ci d’une faзon et celles-lа d’une autre ; si donc Dieu ne voit pas les infinis, cela ne vient pas du cфtй de la science de vision, mais du cфtй des objets visibles eux-mкmes qui n’existent pas ; et а supposer l’existence d’infinis soit en acte soit successivement, il est hors de doute que Dieu les connaоtrait par science de vision.

 

La vue est proprement un certain sens corporel ; par consйquent, si l’on transfиre le nom de vision а la connaissance immatйrielle, ce ne sera que mйtaphoriquement. Or, en de telles tournures, la notion de vйritй diffиre suivant les diffйrentes ressemblances qui se trouvent dans les rйalitйs. Rien n’empкche donc d’appeler « vision » tantфt toute science divine, tantфt celle-lа seule qui porte sur les choses passйes, prйsentes ou futures.

 

Dieu mкme est par son essence la ressemblance de toutes choses, et une ressemblance propre de chacune ; par consйquent, si l’on dit qu’en Dieu les raisons formelles des rйalitйs sont plusieurs, c’est uniquement а cause de ses rapports aux diverses crйatures, et ces rapports ne sont, bien entendu, que des relations de raison. Or il n’est pas aberrant que des relations de raison soient multipliйes а l’infini, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique.

 

Le franchissement implique un mouvement d’une chose а une autre ; or, sans procйder discursivement mais par un seul regard simple, Dieu connaоt toutes les parties de l’infini, qu’il soit continu ou discret ; aussi connaоt-il parfaitement l’infini, sans pour autant le franchir en le pensant.

 

Il faut rйpondre comme au premier argument.

 

Cet argument vaut pour l’infini dit privativement, qui ne se trouve que dans les quantitйs ; en effet, tout ce qui est dit privativement est imparfait. Par contre, il ne vaut pas pour l’infini dit nйgativement, au sens oщ Dieu est dit infini, car il appartient а la perfection d’une chose de n’кtre terminйe par rien.

 

Cet argument prouve que l’infini ne peut кtre connu dans le sens oщ il est infini : car quelque portion de quantitй que l’on prenne, quelle qu’en soit la mesure, il en restera toujours а prendre. Mais Dieu ne connaоt pas l’infini de telle faзon qu’il passe d’une partie а une autre.

 

Ce qui est infini en quantitй a un кtre fini, comme on l’a dit, et par consйquent la science divine peut кtre la mesure de l’infini.

 

10° La notion de mesure consiste а obtenir une certitude sur la quantitй dйterminйe de quelque chose ; or Dieu n’a pas telle connaissance de l’infini qu’il en sache une quantitй dйterminйe, car l’infini n’en a pas ; кtre su par Dieu ne s’oppose donc pas а la notion d’infini.

Article 10 : Dieu peut-il faire des infinis ? a-t-on demandй incidemment.

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Les raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs, et l’une n’empкche pas l’action de l’autre. Puis donc que les raisons formelles sont en nombre infini dans l’esprit divin, il peut en rйsulter un nombre infini d’effets, exйcutйs par la puissance divine.

 

La puissance du Crйateur excиde infiniment la puissance de la crйature. Or il appartient а la puissance de la crйature de produire des infinis successivement. Dieu peut donc produire des infinis simultanйment.

 

Vaine est la puissance qui n’est pas amenйe а l’acte, surtout si elle ne peut pas y кtre amenйe. Or la puissance de Dieu porte sur les infinis. Une telle puissance serait donc vaine, si elle ne pouvait produire des infinis en acte.

 

 

En sens contraire :

 

Sйnиque dit : « L’idйe est le modиle des rйalitйs qui adviennent naturellement. » Or les infinis ne peuvent exister naturellement, et ainsi, il ne peuvent pas non plus кtre produits, semble-t-il, car ce qui ne peut pas exister ne peut pas кtre produit. Il n’y aura donc pas d’idйe des infinis en Dieu. Or Dieu ne peut rien opйrer que par une idйe ; Dieu ne peut donc pas opйrer des infinis.

 

Quand on dit que Dieu crйй les rйalitйs, on ne pose rien de nouveau du cфtй de celui qui crйe, mais seulement du cфtй de la crйature ; dire que Dieu crйe les rйalitйs revient donc, semble-t-il, а dire que les rйalitйs viennent а l’existence par Dieu. Donc, pour la mкme raison, dire que Dieu peut crйer les rйalitйs revient а dire que les rйalitйs peuvent venir а l’existence par Dieu. Or les rйalitйs ne peuvent кtre produites en nombre infini, car il n’y a pas dans la crйature de puissance а un acte infini. Dieu non plus ne peut donc pas faire des infinis en acte.

 

 

Rйponse :

 

On rencontre deux distinctions de l’infini.

 

D’abord, il se distingue en puissance et acte ; et l’on appelle infini en puissance celui qui consiste toujours en une succession, comme dans la gйnйration, le temps et la division du continu : en toutes ces choses il y a une puissance а l’infini, car elles sont toujours prises une partie aprиs l’autre ; mais il y aurait infini en acte si nous posions, par exemple, une ligne dйpourvue d’extrйmitйs.

 

Ensuite, on distingue l’infini par soi et par accident ; et le sens de cette distinction apparaоt clairement de la faзon suivante : la notion d’infini, comme on l’a dit, convient а la quantitй ; or la quantitй se dit de la quantitй discrиte avant de se dire de la quantitй continue ; par consйquent, pour voir comment l’infini est par soi et comment il est par accident, il faut considйrer que tantфt la multitude est requise par soi, tantфt elle est seulement par accident. La multitude est requise par soi, comme on le voit bien, dans les sйries ordonnйes de causes et d’effets dont l’un est en dйpendance essentielle de l’autre ; par exemple, l’вme meut la chaleur naturelle, qui met en branle les nerfs et les muscles, par lesquels sont mues les mains, qui meuvent un bвton, par lequel est mue une pierre ; dans cette sйrie, en effet, n’importe lequel des suivants dйpend par soi de n’importe lequel des prйcйdents. Mais il y a multitude par accident, quand toutes les choses qui sont contenues dans la multitude tiennent pour ainsi dire la place d’une seule, et qu’il importe peu qu’il y en ait une ou plusieurs, peu ou beaucoup ; par exemple, si un bвtisseur fait une maison, et qu’en la construisant il use successivement plusieurs scies, la multitude des scies n’est requise que par accident pour construire la maison, parce qu’une seule scie ne peut durer toujours ; et le nombre de scies, quel qu’il soit, ne fait aucune diffйrence pour la maison ; il n’y a donc aucune dйpendance entre l’une et l’autre, comme c’йtait le cas lorsque la multitude йtait requise par soi.

 

Donc, d’aprиs cela, diverses opinions furent йmises concernant l’infini. Certains philosophes anciens posиrent l’infini en acte non seulement par accident, mais aussi par soi, voulant que l’infini soit nйcessaire а ce qu’ils posaient comme le principe ; et c’est pourquoi ils posaient aussi un processus infini de causes. Mais le Philosophe rйprouve cette opinion au deuxiиme livre de la Mйtaphysique et au troisiиme livre de la Physique.

 

D’autres, а la suite d’Aristote, accordиrent que l’infini par soi ne peut se rencontrer ni en acte ni en puissance, car il n’est pas possible qu’une chose dйpende essentiellement d’une infinitй [de causes], auquel cas, en effet, son кtre ne serait jamais accompli. Mais ils posиrent que l’infini par accident existe non seulement en puissance mais aussi en acte ; c’est pourquoi Algazel, dans sa Mйtaphysique, affirme que les вmes humaines sйparйes des corps sont en nombre infini, car cela s’ensuit de ce que le monde, selon lui, est йternel ; et il n’estime pas cela aberrant, car il n’y a aucune dйpendance des вmes entre elles, aussi l’infini ne se trouve-t-il dans la multitude de ces вmes que par accident.

 

D’autres, par contre, ont posй que l’infini en acte ne peut exister ni par soi ni par accident ; mais que seul peut exister l’infini en puissance, qui consiste en une succession, comme il est enseignй au troisiиme livre de la Physique ; et c’est la position du Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Que l’infini ne puisse кtre en acte, cela peut avoir deux raisons : soit parce qu’кtre en acte s’oppose а l’infini par lа mкme qu’il est infini, soit pour une autre raison, comme par exemple se mouvoir vers le haut s’oppose au triangle de plomb, non parce qu’il est triangle, mais parce qu’il est en plomb.

 

Si donc l’infini peut par nature exister en acte, d’aprиs la seconde opinion, ou mкme, si autre chose que la notion mкme d’infini l’empкche d’exister, alors je dis que Dieu peut faire que l’infini existe en acte. En revanche, si кtre en acte s’oppose а l’infini dans sa notion, alors Dieu ne peut pas faire cela, comme il ne peut pas faire que l’homme soit un animal irrationnel, car cela reviendrait а ce que des contradictoires existent en mкme temps. Mais кtre en acte est-il ou non compatible avec l’infini dans sa notion ? Comme c’est une question soulevйe incidemment, qu’elle soit maintenant laissйe de cфtй pour кtre discutйe ailleurs. Et il faut rйpondre aux deux sйries d’arguments.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les raisons formelles qui sont dans l’esprit divin ne se rйalisent pas dans la crйature avec le mode qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode que permet la notion de crйature ; ainsi, bien que ces raisons formelles soient immatйrielles, les rйalitйs sont cependant produites а partir d’elles en l’кtre matйriel. Si donc il entre dans la notion d’infini de n’кtre pas en acte simultanйment mais en une succession, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de la Physique, alors les raisons formelles en nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se rйaliser toutes ensemble dans les crйatures, mais elles le peuvent successivement ; et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des infinis en acte.

 

On dit de deux faзons qu’une chose est impossible а la puissance de la crйature : d’abord en raison d’un dйfaut de puissance, et dans ce cas on affirme а bon droit que ce que la crйature ne peut pas, Dieu le peut. Ensuite, parce que ce qui est dit impossible а la crйature contient en soi une certaine incompatibilitй ; et de mкme que cela est impossible а la crйature, ce n’est pas non plus possible а Dieu, comme par exemple que deux contradictoires existent simultanйment ; et tel sera le cas de l’existence en acte de l’infini, si кtre en acte s’oppose а la notion d’infini.

 

Est vain ce qui ne parvient pas а la fin pour laquelle il existe, comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique ; donc, qu’une puissance ne soit pas amenйe а l’acte ne la fait appeler vaine que dans la mesure oщ son effet, ou son acte mкme, s’il est diffйrent d’elle, est la fin de la puissance. Or nul effet de la puissance divine n’est la fin de celle-ci, et son acte ne diffиre pas de Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Bien que, par nature, les infinis ne puissent exister simultanйment, cependant ils peuvent devenir ; car l’кtre de l’infini ne consiste pas а exister simultanйment, mais il est comme les choses qui sont en devenir, comme « le jour et le combat », ainsi qu’il est dit au troisiиme livre de la Physique. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire seulement les choses qui arrivent naturellement. En effet, l’idйe, d’aprиs la dйfinition susdite, relиve de la connaissance pratique, c’est-а-dire une connaissance qui est dйterminйe а l’acte par la volontй divine ; mais Dieu peut faire par sa volontй beaucoup d’autres choses que celles qu’il a dйterminйes pour qu’elles existent, ou aient existй, ou doivent exister.

 

Bien que, dans la crйation, seul soit nouveau ce qui est du cфtй de la crйature, cependant le nom de crйation n’implique pas seulement cela, mais encore ce qui est du cфtй de Dieu ; en effet, il signifie l’action divine, qui est son essence, et il connote l’effet dans la crйature, qui est de recevoir de Dieu l’existence ; il ne s’ensuit donc pas que la possibilitй pour Dieu de crйer quelque chose soit identique а la possibilitй pour une chose d’кtre crййe par lui ; sinon, avant que la crйature ne fыt, il n’aurait rien pu crйer sans que la puissance de la crйature prйexistвt, ce qui revient а poser une matiиre йternelle. Donc, bien que la puissance de la crйature ne permette pas l’existence d’infinis en acte, cela n’exclut pas que Dieu puisse faire des infinis en acte.

Article 11 : La science se dit-elle de faзon purement йquivoque de Dieu et de nous ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Partout oщ il y a une communautй d’univocitй ou d’analogie, il y a quelque ressemblance. Or il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la crйature et Dieu. Rien ne peut donc кtre commun aux deux par univocitй ou par analogie. Si donc le nom de science se dit de Dieu et de nous, ce sera seulement de faзon йquivoque. Preuve de la mineure. Il est dit en Is. 40, 18 : « А qui donc ferez-vous ressembler Dieu ? », comme pour dire qu’il ne peut ressembler а personne.

 

Partout oщ il y a quelque ressemblance, il y a un rapport. Or, il ne peut y avoir aucun rapport entre Dieu et la crйature, puisque la crйature est finie et que Dieu est infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Partout oщ il y a un rapport, il doit nйcessairement y avoir une forme que plusieurs possиdent plus ou moins, ou йgalement. Or cela ne peut se dire de Dieu et de la crйature, car il y aurait alors quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a donc pas de rapport entre lui et la crйature ; ni non plus, par consйquent, de ressemblance ni de communautй, si ce n’est d’йquivocitй seulement.

 

Les choses entre lesquelles il n’y a aucune ressemblance sont plus distantes que celles entre lesquelles il y a une ressemblance. Or il y a entre Dieu et la crйature une distance infinie, plus grande qu’aucune autre ; il n’y a donc pas de ressemblance entre eux, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La distance de la crйature а Dieu est plus grande que la distance de l’йtant crйй au non-йtant, puisque l’йtant crйй ne dйpasse le non-йtant que de la quantitй de son entitй, qui n’est pas infinie. Or rien ne peut кtre commun а l’йtant et au non-йtant, « si ce n’est par йquivocitй » seulement, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique : « comme, par exemple, si ce que nous appelons homme, d’autres l’appelaient non-homme ». Rien non plus ne peut donc кtre commun а Dieu et а la crйature, si ce n’est par pure йquivocation.

 

Dans toutes les analogies, il en est ainsi : ou bien un terme est posйe dans la dйfinition de l’autre, comme on pose la substance dans la dйfinition de l’accident et l’acte dans la dйfinition de la puissance, ou bien quelque chose d’identique est posй dans la dйfinition de l’un et de l’autre, comme la santй de l’animal est posйe dans la dйfinition du sain, qui se dit de l’urine et de la nourriture, celle-ci conservant et l’autre signifiant la santй. Or la crйature et Dieu ne sont pas ainsi entre eux, car ni l’un n’est posй dans la dйfinition de l’autre, ni quelque chose d’identique n’est posй dans la dйfinition des deux, mкme en supposant que Dieu ait une dйfinition. Il semble donc que rien ne puisse se dire de Dieu et des crйatures par analogie ; et ainsi, il reste que tout ce qui se dit d’eux communйment est dit de faзon purement йquivoque.

 

La diffйrence entre la substance et l’accident est plus grande qu’entre deux espиces de substance. Or, si un mкme nom est donnй pour signifier deux espиces de substances selon la notion propre de l’une et de l’autre, il est dit de celles-ci de faзon purement йquivoque, comme le nom de chien donnй а la constellation, а l’animal qui aboie et а l’animal marin. Donc а bien plus forte raison si un nom unique est donnй а la substance et а l’accident. Or notre science est accident, tandis que la science divine est substance. Donc le nom de science se dit de l’une et de l’autre de faзon purement йquivoque.

 

Notre science est seulement une certaine image de la science divine. Or le nom de la rйalitй ne convient а l’image que de faзon йquivoque, et c’est pourquoi « animal » se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de l’animal peint, suivant le Philosophe dans les Catйgories. Donc le nom de science se dit lui aussi de faзon purement йquivoque de la science de Dieu et de la nфtre.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique que ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres est parfait au plein sens du terme ; et c’est Dieu, comme dit le Commentateur au mкme endroit. Or on n’affirmerait pas que les perfections des autres genres se trouvent en lui, s’il n’y avait pas de ressemblance entre sa perfection et les perfections des autres genres. Il y a donc quelque ressemblance entre la crйature et lui ; donc la science, ou quoi que ce soit d’autre, ne se dit pas de faзon purement йquivoque de la crйature et de Dieu.

 

Il est dit en Gen. 1, 26 : « Faisons l’homme а notre image et а notre ressemblance. » Il y a donc quelque ressemblance entre la crйature et Dieu, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Il est impossible de dire qu’une chose est prйdiquйe univoquement de la crйature et de Dieu. En effet, dans tous les cas d’univocitй, la notion а laquelle renvoie le nom est commune aux deux termes desquels le nom est prйdiquй univoquement ; et ainsi, quant а la notion а laquelle renvoie ce nom, les termes univoques sont йgaux en quelque chose, bien que l’un puisse кtre avant ou aprиs l’autre du point de vue de l’кtre : par exemple, tous les nombres sont йgaux quant а la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature de la rйalitй, l’un soit par nature antйrieur а l’autre. Or la crйature, si parfaitement qu’elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir а ce qu’une chose lui convienne pour la mкme raison qu’elle convient а Dieu ; en effet, les choses qui sont en divers sujets selon la mкme notion sont communes а ceux-ci du point de vue de la notion de substance ou de quidditй, mais sont distinctes du point de vue de l’кtre. Or tout ce qui est en Dieu, est son propre кtre ; car de mкme qu’en lui l’essence est identique а l’кtre, de mкme en lui la science est la mкme chose qu’кtre connaissant ; puis donc que l’кtre qui est propre а une rйalitй ne peut кtre communiquй а une autre, il est impossible que la crйature parvienne а avoir quelque chose sous le mкme rapport que Dieu, de mкme qu’il est impossible qu’elle parvienne au mкme кtre. Et il en serait de mкme pour nous : si, en Socrate, l’homme et l’« кtre homme » ne diffйraient pas, il serait impossible que l’homme se dise univoquement de lui et de Platon, qui ont un кtre diffйrent.

 

Et cependant, on ne peut pas dire que tout ce qui se dit de Dieu et des crйatures soit prйdiquй de faзon tout а fait йquivoque ; car s’il n’y avait aucune convenance quant а la rйalitй entre la crйature et Dieu, son essence ne serait pas une ressemblance des crйatures, et ainsi, il ne connaоtrait pas les crйatures en connaissant son essence. Semblablement aussi, nous ne pourrions pas non plus parvenir а la connaissance de Dieu а partir des rйalitйs crййes ; et parmi les noms qui sont adaptйs aux crйatures, l’un ne devrait pas se dire de Dieu plutфt que l’autre ; car dans les cas d’йquivocitй, peu importe le nom que l’on donne, dиs lors qu’il ne se remarque aucune convenance de rйalitй.

 

Il faut donc affirmer que le nom de science ne se prйdique de la science de Dieu et de la nфtre ni tout а fait univoquement, ni de faзon purement йquivoque, mais par analogie, ce qui ne signifie rien d’autre que « selon une proportion ». Or il peut y avoir deux convenances selon une proportion, et l’on envisage la communautй d’analogie selon ces deux convenances. En effet, il y a une certaine convenance entre les termes qui ont entre eux une proportion, du fait qu’ils ont une distance dйterminйe ou une autre relation mutuelle : par exemple entre deux et un, du fait que deux est le double de un. Parfois aussi, la convenance est envisagйe non pas entre deux termes entre lesquels il y aurait une proportion, mais plutфt entre deux proportions : par exemple, six convient avec quatre par la raison que, de mкme que six est le double de trois, de mкme quatre est le double de deux. La premiиre convenance est donc celle de proportion, et la seconde celle de proportionnalitй ; et par consйquent, nous trouvons selon le mode de la premiиre convenance une chose dite analogiquement de deux termes dont l’un a une relation avec l’autre, comme l’йtant se dit de la substance et de l’accident en raison de la relation que l’accident a avec la substance, et comme « sain » se dit de l’urine et de l’animal parce que l’urine a quelque relation avec la santй de l’animal. Mais parfois, une chose se dit analogiquement selon le second mode de convenance, comme le nom de vision se dit de la vision corporelle et de l’intelligence parce que l’intelligence est dans l’esprit ce que la vue est dans l’њil. Pour ce qui se dit analogiquement de la premiиre faзon, il est donc nйcessaire qu’il y ait une relation dйterminйe entre les termes auxquels une chose est commune par analogie, et c’est pourquoi il est impossible qu’une chose se dise de Dieu et de la crйature selon ce mode d’analogie, car aucune crйature n’a avec Dieu une relation telle que la perfection divine puisse кtre dйterminйe par elle. Mais dans l’autre mode d’analogie, on n’envisage aucune relation dйterminйe entre les termes auxquels une chose est commune par analogie ; voilа pourquoi rien n’empкche qu’un nom se dise analogiquement de Dieu et de la crйature selon ce mode.

 

Cela se produit toutefois de deux faзons : tantфt, en effet, ce nom implique par son signifiй principal une chose en laquelle on ne peut envisager de convenance entre Dieu et la crйature, mкme selon le mode susdit, et tel est le cas de tout ce qui est dit symboliquement de Dieu, comme lorsqu’il est appelй lion, ou soleil, ou autre chose de ce genre, car dans la dйfinition de ces choses entre la matiиre, qui ne peut кtre attribuйe а Dieu ; tantфt le nom qui se dit de Dieu et de la crйature n’implique, par son signifiй principal, rien qui empкche d’envisager le mode de convenance susdit entre Dieu et la crйature, et tel est le cas de tous les noms qui n’incluent aucun dйfaut dans leur dйfinition, ni ne dйpendent de la matiиre quant а l’кtre, comme l’йtant, le bien, et autres choses semblables.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit Denys au neuviиme chapitre des Nom Divins, en aucune faзon Dieu ne doit кtre dit semblable aux crйatures, mais les crйatures peuvent en quelque faзon кtre dites semblables а Dieu. Car ce qui est fait а l’imitation de quelque chose, s’il l’imite parfaitement, peut dans l’absolu кtre dit semblable а lui, mais non l’inverse, car l’homme n’est pas dit semblable а son image, c’est le contraire qui est vrai ; et s’il l’imite imparfaitement, alors ce qui imite peut кtre dit а la fois semblable et dissemblable а ce а l’imitation de quoi il est fait : semblable, parce qu’il le reprйsente, mais non semblable, dans la mesure oщ il manque а la parfaite reprйsentation. Voilа pourquoi la Sainte Йcriture nie а tout point de vue que Dieu soit semblable aux crйatures ; mais que la crйature soit semblable а Dieu, tantфt elle l’accorde, tantфt elle le nie : elle l’accorde, lorsqu’elle dit que l’homme a йtй fait а la ressemblance de Dieu ; mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psaume : « Ф Dieu, qui sera semblable а vous ? »

 

Au premier livre des Topiques, le Philosophe pose deux modes de ressemblance : l’un, que l’on trouve en des genres diffйrents, et celui-ci se prend de la proportion ou de la proportionnalitй, comme quand une chose est а une autre ce qu’une troisiиme est а une quatriиme, comme il le dit au mкme endroit ; l’autre mode, que l’on trouve dans les choses qui sont du mкme genre, comme lorsque le mкme est en diffйrents sujets. Or le premier mode de ressemblance ne requiert pas de rapport suivant une relation dйterminйe, mais seulement le second mode ; il n’est donc pas nйcessaire d’йcarter de Dieu le premier mode de ressemblance relativement а la crйature.

 

Cette objection vaut manifestement pour la ressemblance du second mode, dont nous avons accordй qu’elle n’existait pas entre la crйature et Dieu.

 

La ressemblance qui diminue la distance est celle qui se fonde sur ce que deux termes participent а une seule chose, ou que l’un a avec l’autre une relation dйterminйe par laquelle l’intelligence peut comprendre l’un а partir de l’autre, et non celle qui existe par une convenance de proportions. En effet, une telle ressemblance se trouve semblablement en des termes trиs distants ou peu distants ; car la ressemblance de proportionnalitй n’est pas plus grande entre les rapports de deux а un et de six а trois, qu’entre les rapports de deux а un et de cent а cinquante. Voilа pourquoi la distance infinie de la crйature а Dieu n’фte pas la ressemblance susdite.

 

Mкme а l’йtant et au non-йtant quelque chose convient selon l’analogie, car le non-йtant lui-mкme est analogiquement appelй йtant, comme on le voit clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; et c’est pourquoi la distance qu’il y a entre la crйature et Dieu ne peut pas non plus empкcher la communautй d’analogie.

 

Cet argument vaut pour la communautй d’analogie qui s’entend selon une relation dйterminйe d’un terme а l’autre : alors, en effet, il est nйcessaire que l’un soit posй dans la dйfinition de l’autre, comme la substance dans la dйfinition de l’accident, ou qu’une chose unique soit posйe dans la dйfinition des deux termes, l’un et l’autre se disant par relation а une seule chose, comme la substance dans la dйfinition de la quantitй et de la qualitй.

 

Bien qu’entre deux espиces de substance il y ait une plus grande convenance qu’entre l’accident et la substance, cependant il est possible qu’un nom ne soit pas donnй а ces diffйrentes espиces en considйration d’une convenance existant entre elles ; et dans ce cas, le nom sera purement йquivoque. Mais un nom qui convient а la substance et а l’accident peut кtre donnй en considйration d’une convenance existant entre eux, et ainsi, il ne sera pas йquivoque mais analogue.

 

Le nom d’animal n’est pas donnй pour signifier la figure extйrieure du point de vue de laquelle une peinture imite un vйritable animal, mais pour signifier la nature intйrieure, du point de vue de laquelle la peinture n’imite pas ; voilа pourquoi le nom d’animal se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de l’animal peint ; par contre, le nom de science convient а la crйature et au Crйateur du point de vue de ce en quoi la crйature imite le Crйateur ; il ne se prйdique donc pas de l’un et de l’autre de faзon tout а fait йquivoque.

Article 12 : Dieu connaоt-il les futurs contingents singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien ne peut кtre su que le vrai, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or, dans les contingents singuliers et futurs, il n’y a pas de vйritй dйterminйe, comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias. Dieu n’a donc pas la science des futurs singuliers et contingents.

 

Ce qui a une consйquence impossible est impossible. Or la proposition « Dieu sait un singulier contingent et futur » a une consйquence impossible, а savoir que la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible qu’il sache un futur contingent singulier. Preuve de la mineure : supposons que Dieu sache quelque futur contingent singulier, par exemple « Socrate est assis ». Donc, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou bien ce n’est pas possible. Si cela n’est pas possible, il est donc impossible que Socrate ne soit pas assis ; il est donc nйcessaire que Socrate soit assis. Or on avait supposй que cela йtait contingent. Et s’il est possible qu’il ne soit pas assis, aucun inconvйnient ne doit s’ensuivre si on le pose. Or il s’ensuit que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que la science de Dieu se trompe.

 

[Le rйpondant] disait que le contingent, tel qu’il est en Dieu, est nйcessaire. En sens contraire : ce qui en soi est contingent, n’est nйcessaire du point de vue de Dieu que dans la mesure oщ il est en Dieu. Or, dans la mesure oщ il est en Dieu, il n’est pas distinct de lui. Si donc il n’est su de Dieu que dans la mesure oщ il est nйcessaire, il ne sera pas su de Dieu tel qu’il existe dans sa nature propre, en tant qu’il est distinct de lui.

 

Selon le Philosophe au premier livre des Premiers Analytiques, d’une majeure apodictique et d’une mineure assertorique s’ensuit une conclusion apodictique. Or cette proposition est vraie : « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement ». En effet, si ce dont Dieu connaоt l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nйcessaire qu’elle existe. Or aucun contingent n’existe nйcessairement. Aucun contingent n’est donc su par Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que lorsqu’on dit : « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », il n’est pas impliquй de nйcessitй du cфtй de la crйature, mais seulement du cфtй de Dieu qui sait. En sens contraire : lorsqu’on dit que « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », la nйcessitй est attribuйe au sujet du dictum. Or le sujet du dictum est ce qui est su par Dieu, non Dieu mкme qui sait. Cela n’implique donc une nйcessitй que du cфtй de la rйalitй sue.

 

Pour nous, plus une connaissance est certaine, moins elle peut porter sur les choses contingentes ; en effet, la science ne porte que sur les choses nйcessaires, car elle est plus certaine que l’opinion, qui peut porter sur les contingentes. Or la science de Dieu est trиs certaine. Elle ne peut donc porter que sur les choses nйcessaires.

 

En toute conditionnelle vraie, si l’antйcйdent est nйcessaire dans l’absolu, le consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu. Or cette conditionnelle est vraie : « si une chose a йtй sue par Dieu, elle existera ». Puis donc que l’antйcйdent « cela a йtй su par Dieu » est nйcessaire dans l’absolu, le consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu ; il est donc absolument nйcessaire que tout ce qui est su par Dieu existe. Or voici comment [l’objectant] prouvait que « cela a йtй su par Dieu » est nйcessaire dans l’absolu. C’est un certain dictum au passй. Or tout dictum au passй, s’il est vrai, est nйcessaire, car ce qui a йtй ne peut pas ne pas avoir йtй. C’est donc nйcessaire dans l’absolu. Autre argument : tout ce qui est йternel est nйcessaire ; or tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute йternitй ; il est donc absolument nйcessaire qu’il l’ait su.

 

Chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or les futurs contingents n’ont pas d’кtre. Ils n’ont donc pas non plus de vйritй ; la science ne peut donc pas porter sur eux.

 

Selon le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, celui qui ne pense pas une chose dйterminйe ne pense rien. Or le futur contingent, surtout s’il peut кtre indiffйremment l’un ou l’autre, n’est aucunement dйterminй, ni en lui-mкme ni dans sa cause. La science ne peut donc aucunement porter sur lui.

 

10° Hugues de Saint-Victor dit dans son De sacramentis que « Dieu ne connaоt rien hors de soi, ayant toutes choses en lui-mкme ». Or rien n’est contingent qu’en dehors de lui, car il n’y a pas de potentialitй en lui. Dieu ne connaоt donc aucunement le futur contingent.

 

11° Rien de contingent ne peut кtre connu par un mйdium nйcessaire, car si le mйdium est nйcessaire, la conclusion l’est aussi. Or Dieu connaоt toutes choses par ce mйdium qu’est son essence. Puis donc que ce mйdium est nйcessaire, il semble qu’il ne puisse connaоtre aucun contingent.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit dans le Psaume : « Lui qui a formй un а un leurs cњurs connaоt toutes leurs њuvres. » Or les њuvres des hommes sont contingentes, puisqu’elles dйpendent du libre arbitre. Dieu connaоt donc les futurs contingents.

 

Tout ce qui est nйcessaire est su par Dieu. Or tout contingent est nйcessaire en tant qu’il est rйfйrй а la connaissance divine, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Tout contingent est donc su par Dieu.

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que Dieu sait de faзon immuable les choses changeantes. Or, par lа mкme qu’une chose est changeante, elle est contingente, puisqu’on appelle contingent ce qui peut кtre et ne pas кtre. Dieu sait donc de faзon immuable les choses contingentes.

 

Dieu connaоt les rйalitйs dans la mesure oщ il est leur cause. Or Dieu est la cause non seulement des choses nйcessaires, mais aussi des contingentes. Il connaоt donc tant les nйcessaires que les contingentes.

 

Dieu connaоt les rйalitйs dans la mesure oщ existe en lui le modиle de toutes les rйalitйs. Or le modиle divin des choses contingentes et changeantes peut кtre immuable, comme celui des choses matйrielles est immatйriel, et que celui des composйes est simple. Donc, semble-t-il, de mкme que Dieu connaоt les choses composйes et matйrielles tout en йtant lui-mкme immatйriel et simple, de mкme il connaоt les contingents quoique la contingence n’ait pas de place en lui.

 

Savoir, c’est connaоtre la cause d’une rйalitй. Or Dieu sait la cause de tous les contingents, car il se sait lui-mкme, lui qui est la cause de toutes choses. Il sait donc les contingents.

 

Rйponse :

 

On s’est diversement trompй sur cette question. Certains, en effet, voulant juger de la science divine sur le mode de la nфtre, prйtendirent que Dieu ne connaissait pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car alors il n’exercerait pas sa providence sur les affaires humaines, qui adviennent de faзon contingente. Aussi d’autres affirmиrent-ils que Dieu a la science de tous les futurs, mais qu’ils adviennent tous par nйcessitй, autrement la science de Dieu se tromperait sur eux. Mais cela non plus n’est pas possible, car dans ce cas le libre arbitre serait perdu et il ne serait pas nйcessaire de demander conseil ; il serait йgalement injuste que des peines et des rйcompenses soient accordйes aux mйrites, dиs lors que tout se fait par nйcessitй.

 

C’est pourquoi il faut rйpondre que Dieu connaоt tous les futurs, et cependant cela n’empкche pas que des choses se produisent de faзon contingente. Pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et habitus cognitifs en lesquels la faussetй ne peut jamais exister, tels le sens, la science et l’intelligence des principes, mais il en est d’autres en lesquelles le faux peut exister, telles l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, dans la connaissance, la faussetй vient de ce qu’il n’en est pas dans la rйalitй comme celle-ci est apprйhendйe ; si donc une puissance cognitive est telle que la faussetй n’est jamais en elle, il est nйcessaire que son objet connaissable ne se dйtache jamais de ce que le connaissant apprйhende de lui. Or une chose nйcessaire ne peut кtre empкchйe d’exister, avant qu’elle ne se produise, йtant donnй que ses causes sont immuablement ordonnйes а sa production. C’est pourquoi les choses nйcessaires peuvent кtre connues par ces habitus qui sont toujours vrais, mкme quand elles sont futures, comme nous connaissons une йclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. En revanche, le contingent peut кtre empкchй avant d’кtre amenй а l’existence, car il n’est alors que dans ses causes, auxquelles peut survenir un empкchement en sorte qu’elles n’atteignent pas leur effet ; mais une fois que le contingent est amenй а l’existence, il ne peut plus dйsormais кtre empкchй. Voilа pourquoi la puissance ou l’habitus en lequel ne se trouve jamais de faussetй peut avoir un jugement sur un contingent dans la mesure oщ il est prйsent, comme le sens juge que Socrate est assis lorsqu’il est assis. D’oщ il ressort que le contingent, en tant que futur, ne peut кtre connu par aucune connaissance ne pouvant receler de faussetй ; puis donc que la science divine ne recиle pas et ne peut receler de faussetй, il serait impossible que Dieu ait la science des futurs contingents s’il les connaissait en tant que futurs. Or une chose est connue comme future lorsqu’il y a une relation de passй а futur entre la connaissance du connaissant et l’avиnement de la rйalitй. Or cette relation ne peut se trouver entre la connaissance divine et une quelconque rйalitй contingente ; mais la relation entre la connaissance divine et une rйalitй quelconque est comme la relation de prйsent а prйsent. Et l’on peut comprendre cela de la faзon suivante.

 

Si quelqu’un voyait de nombreuses personnes passant successivement par une voie, et cela pendant quelque temps, alors en chaque partie du temps il verrait actuellement quelques-uns des passants, si bien que dans le temps total de sa vision, il verrait actuellement tous les passants ; non cependant tous ensemble actuellement, car le temps de sa vision n’est pas tout simultanй. Mais si sa vision pouvait кtre toute simultanйe, il les verrait tous ensemble actuellement, bien que tous ne passent pas ensemble actuellement ; puis donc que la vision de la science divine est mesurйe par l’йternitй, qui est toute simultanйe et inclut cependant le temps tout entier sans manquer а aucune partie du temps, il s’ensuit que tout ce qui est fait dans le temps, Dieu le voit non comme futur, mais comme prйsent : car ce qui est vu par Dieu est certes futur pour une autre rйalitй а laquelle il succиde dans le temps ; mais pour la vision divine elle-mкme, qui n’est pas dans le temps mais hors du temps, il n’est pas futur, mais prйsent. Ainsi donc, nous voyons le futur comme futur, car il est futur pour notre vision, puisqu’elle est mesurйe par le temps ; mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur ; de mкme aussi, une file de passants serait vue autrement par celui qui serait dans la file et ne verrait que les choses qui sont devant lui, et par celui qui serait hors de la file des passants et les regarderait tous en mкme temps. Donc, de mкme que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses contingentes lorsqu’elles sont prйsentes, et cela n’empкche pourtant pas qu’elles adviennent de faзon contingente, de mкme Dieu voit infailliblement toutes les choses contingentes, qu’elles soient pour nous prйsentes, passйes ou futures, car elles ne sont pas futures pour lui, mais il les voit exister au moment oщ elles sont ; cela n’empкche donc pas qu’elles adviennent de faзon contingente.

 

Mais en cela, une difficultй se prйsente, йtant donnй que nous ne pouvons signifier la connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, en co-signifiant les diffйrences des temps : en effet, si on la signifiait en tant que science de Dieu, on devrait dire : « Dieu sait que cela est », plutфt que : « Dieu sait que cela sera », car il n’y a jamais pour lui de choses futures, mais toujours des choses prйsentes ; c’est aussi pour cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, que sa connaissance des futurs « est plus proprement appelйe “providence” que “prйvoyance”, car il voit ces choses “porro”, comme de loin, du point de vue de l’йternitй » ; quoique cette connaissance puisse кtre aussi appelйe prйvoyance, а cause de la relation entre ce qui est su par lui et les autres choses pour lesquelles cela est futur.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que, aussi longtemps qu’il est futur, le contingent ne soit pas dйterminй, cependant, dиs lors qu’il est produit dans la rйalitй, il a une vйritй dйterminйe ; et c’est de cette faзon que le regard de la connaissance divine se porte sur lui.

 

Comme on l’a dit, le contingent est rйfйrй а la connaissance divine comme il est posй exister dans la rйalitй ; or, dиs lors qu’il existe, il ne peut pas ne pas exister au moment oщ il existe, car « ce qui existe, existe nйcessairement quand il existe », comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias ; cependant, il ne s’ensuit pas qu’il soit absolument nйcessaire, ni que la science de Dieu se trompe, de mкme que ma vue ne se trompe pas non plus lorsque je vois que Socrate est assis, bien que cela soit contingent.

 

Si l’on dit que le contingent est nйcessaire, c’est dans la mesure oщ il est su par Dieu, car il est su par lui en tant qu’il est dйjа prйsent, mais non en tant qu’il est futur. De lа rйsulte pour lui quelque nйcessitй, si bien que l’on peut dire qu’il est advenu nйcessairement : en effet, il n’y a avиnement que de ce qui est futur, car ce qui existe dйjа ne peut pas advenir ultйrieurement, mais il est vrai que c’est advenu, et cela est nйcessaire.

 

Quand on dit « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », cette proposition a un double sens, car elle peut porter soit sur le dictum, soit sur la rйalitй. Si elle porte sur le dictum, alors elle est composйe et vraie, et le sens est que ce dictum : « tout ce qui est su par Dieu existe » est nйcessaire, car il est impossible que Dieu sache qu’une chose existe, et que celle-ci n’existe pas. Si elle porte sur la rйalitй, alors elle est divisйe et fausse, et le sens est que ce qui est su par Dieu existe nйcessairement : en effet, les rйalitйs qui sont sues par Dieu n’adviennent pas pour autant de faзon nйcessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction n’a lieu d’кtre que pour les formes qui peuvent se succйder l’une а l’autre dans un sujet, comme la blancheur et la noirceur, tandis qu’il est impossible qu’une chose soit sue par Dieu et ensuite ne le soit pas, et qu’ainsi la distinction susdite n’a pas lieu d’кtre ici, voici ce qu’il faut rйpondre : bien que la science de Dieu soit invariable et son mode toujours identique, cependant la disposition selon laquelle une rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu ne se rapporte pas toujours de la mкme faзon а la rйalitй elle-mкme ; en effet, la rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu en tant qu’elle est dans son actualitй, mais son actualitй ne convient pas toujours а la rйalitй ; la rйalitй peut donc кtre prise avec une telle disposition ou sans elle ; et ainsi, par voie de consйquence, elle peut кtre prise а la faзon dont elle est rйfйrйe а la connaissance de Dieu, ou bien d’une autre faзon ; et par consйquent, la distinction susdite est valable.

 

Si la proposition susdite porte sur la rйalitй, il est vrai que la nйcessitй est affirmйe а propos de cela mкme qui est su par Dieu ; mais si elle porte sur le dictum, la nйcessitй n’est pas affirmйe а propos de la rйalitй elle-mкme, mais а propos de la relation de la science а l’objet su.

 

Pas plus que notre science, la science de Dieu ne peut porter sur des futurs contingents, et bien moins encore si Dieu les connaissait comme futurs ; mais il les connaоt comme prйsents pour soi, et futurs pour les autres ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Sur cette question, il y a diffйrentes opinions.

 

Certains, en effet, ont dit que cet antйcйdent : « ceci a йtй su par Dieu » est contingent, car bien qu’il soit au passй, il implique cependant une relation au futur, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire ; comme lorsqu’on dit : « ceci devait se produire », cette affirmation au passй n’est pas nйcessaire, car ce qui devait se produire peut ne pas se produire, de mкme qu’il est dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration et la Corruption : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » Mais il n’en est rien, car lorsqu’on dit : « ceci doit se produire » ou « ceci devait se produire », on dйsigne la relation qui existe dans les causes de cette rйalitй par rapport а sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnйes а quelque effet puissent кtre empкchйes en sorte que l’effet ne s’ensuive pas, cependant on ne peut pas empкcher qu’а un moment elles y aient йtй ordonnйes ; donc, bien que ce qui doit se produire puisse ne pas se produire, cependant il ne peut jamais ne pas avoir dы se produire.

 

C’est pourquoi d’autres disent que cet antйcйdent est contingent, car il est composй de nйcessaire et de contingent : en effet, la science de Dieu est nйcessaire, mais l’objet su par lui est contingent, et les deux sont inclus dans l’antйcйdent susdit ; par exemple, cette affirmation aussi : « Socrate est un homme blanc » est contingente ; ou bien : « Socrate est un animal et il court ». Mais de nouveau, il n’en est rien, car ce n’est pas ce qui est posй matйriellement dans la phrase qui fait varier la vйritй de la proposition quant а la nйcessitй et la contingence, mais seulement la composition principale en laquelle est fondйe la vйritй de la proposition. Il y a donc le mкme degrй de nйcessitй et de contingence dans ces deux propositions : « je pense que l’homme est un animal », et « je pense que Socrate court ». Aussi, puisque l’acte principal signifiй dans cet antйcйdent : « Dieu sait que Socrate court » est nйcessaire, mкme si ce qui est posй matйriellement est contingent, cela n’empкche pas que l’antйcйdent susdit soit nйcessaire.

 

Et c’est pourquoi d’autres accordent sans rйserve qu’il est nйcessaire, mais ils disent que d’un antйcйdent absolument nйcessaire ne doit s’ensuivre un consйquent absolument nйcessaire que lorsque l’antйcйdent est cause prochaine du consйquent. En effet, s’il est cause йloignйe, la nйcessitй de l’effet peut кtre empкchйe par la contingence d’une cause prochaine ; par exemple, bien que le soleil soit une cause nйcessaire, cependant la floraison de l’arbre, qui est son effet, est contingente, car sa cause prochaine, а savoir la puissance gйnйrative de la plante, est variable. Mais cela non plus ne semble pas suffisant, car ce n’est pas en raison de la nature de la cause et de l’effet que d’un antйcйdent nйcessaire s’ensuit un consйquent nйcessaire, mais c’est plutфt en raison de la relation du consйquent а l’antйcйdent, parce que le contraire du consйquent n’est nullement compatible avec l’antйcйdent — ce qui arriverait si un antйcйdent nйcessaire йtait suivi d’un consйquent contingent — ; il est donc nйcessaire que ce soit le cas dans n’importe quelle conditionnelle, si elle est vraie, que l’antйcйdent soit un effet, une cause prochaine ou une cause йloignйe ; et si cela ne se rencontre pas dans la conditionnelle, alors elle ne sera aucunement vraie ; aussi cette conditionnelle est-elle fausse : « si le soleil se meut, l’arbre fleurira ».

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, et dire que cet antйcйdent est nйcessaire au plein sens du terme, et que le consйquent est absolument nйcessaire а la faзon dont il s’ensuit de l’antйcйdent. En effet, il n’en va pas de mкme pour les choses qui sont attribuйes а une rйalitй selon elle-mкme, et pour celles qui lui sont attribuйes en tant qu’elle est connue. Car celles qui lui sont attribuйes selon elle-mкme lui conviennent selon son mode, mais celles qui lui sont attribuйes ou s’ensuivent d’elle en tant qu’elle est connue sont selon le mode du connaissant. Si donc une chose ayant trait а la connaissance est signifiйe dans l’antйcйdent, il est nйcessaire que le consйquent soit entendu selon le mode du connaissant, et non selon le mode de la rйalitй connue ; comme lorsque je dis : « si je pense quelque chose, cela est immatйriel » ; en effet, il n’est pas nйcessaire que ce qui est pensй soit immatйriel, si ce n’est en tant qu’il est pensй ; et semblablement, lorsque je dis : « si Dieu sait une chose, elle existera », le consйquent est а entendre non pas selon la disposition de la rйalitй en elle-mкme, mais selon le mode du connaissant. Or, bien que la rйalitй en elle-mкme soit future, cependant elle est prйsente selon le mode du connaissant ; aussi vaudrait-il mieux dire : « si Dieu sait une chose, elle existe » plutфt que : « elle existera » ; le mкme jugement vaut donc pour cette proposition : « si Dieu sait une chose, elle existera » et pour celle-ci : « si je vois Socrate courir, Socrate court », car l’un et l’autre sont nйcessaires au moment oщ ils sont.

 

Bien que le contingent n’ait pas d’кtre tant qu’il est futur, cependant, dиs lors qu’il est prйsent, il a un кtre et une vйritй, et c’est ainsi qu’il se tient sous la vision divine, bien que Dieu connaisse aussi la relation d’une chose а l’autre et, par consйquent, sache qu’une chose est future pour une autre ; mais alors, il n’est pas aberrant de poser que Dieu sait devoir se produire une chose qui ne sera pas, dans la mesure oщ il sait que des causes sont inclinйes а quelque effet qui ne sera pas produit ; en effet, nous ne parlons pas maintenant de la connaissance du futur tel qu’il est vu par Dieu dans ses causes, mais tel qu’il est connu en lui-mкme : car ainsi, il est connu comme prйsent.

 

Tel qu’il est su par Dieu, le futur est prйsent, et ainsi, il est dйterminй а une partie de l’alternative, mкme si, tant qu’il est futur, il est ouvert aux deux.

 

10° Dieu ne connaоt rien hors de lui, si l’expression « hors de » se rйfиre а ce par quoi il connaоt ; mais si elle se rйfиre а ce qu’il connaоt, alors il connaоt quelque chose hors de lui ; et il en a dйjа йtй parlй.

 

11° Il y a deux mйdiums de connaissance. L’un est le moyen terme de la dйmonstration, et celui-ci doit кtre nйcessairement proportionnй а la conclusion, afin que, dиs qu’il est posй, la conclusion soit posйe ; et Dieu n’est pas un tel mйdium de connaissance relativement aux contingents. Il y a un autre mйdium de connaissance, qui est la ressemblance de la rйalitй connue, et l’essence divine est un tel mйdium de connaissance ; il n’est cependant adйquat а aucune chose, bien qu’il soit propre а chacune, comme on l’a dйjа dit.

Article 13 : La science de Dieu est-elle variable ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La science est assimilation de celui qui sait а la rйalitй sue. Or la science de Dieu est parfaite. Elle sera donc parfaitement assimilйe aux rйalitйs sues. Or ce qui est su par Dieu est variable. Sa science est donc variable.

 

Toute science qui peut se tromper est variable. Or la science de Dieu peut se tromper ; en effet, elle porte sur le contingent, qui peut ne pas кtre. Et s’il n’est pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc variable.

 

Notre science, qui a lieu par rйception en provenance des rйalitйs, suit le mode de celui qui sait. Donc la science de Dieu, qui a lieu en confйrant quelque chose aux rйalitйs, suit le mode de la rйalitй sue. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science est donc variable, elle aussi.

 

Si l’un de deux relatifs est фtй, l’autre aussi est фtй. Si donc l’un varie, l’autre aussi varie. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science l’est donc aussi.

 

Toute science qui peut s’accroоtre ou diminuer, peut varier. Or la science de Dieu peut s’accroоtre ou diminuer. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure : tout sujet qui sait tantфt plus de choses, tantфt moins, a une science qui varie. Le sujet qui peut en savoir plus qu’il ne sait, ou moins, a donc une science variable. Or Dieu peut en savoir plus qu’il ne sait ; en effet, il sait que des choses existent ou ont existй, ou existeront, celles qu’il fera ; et il pourrait en faire de plus nombreuses, qu’il ne fera jamais ; et ainsi, il pourrait savoir plus de choses qu’il ne sait ; et pour la mкme raison, il peut en savoir moins qu’il ne sait, car il peut retrancher quelque chose de celles qu’il fera. Sa science peut donc s’accroоtre et diminuer.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que des choses plus ou moins nombreuses puissent кtre soumises а la science divine, cependant, sa science ne varie pas. En sens contraire : de mкme que les possibles sont soumis а la puissance divine, de mкme, les rйalitйs connaissables sont soumis а la science divine. Or, si Dieu pouvait faire plus de choses qu’il ne l’a pu, sa puissance s’accroоtrait, et elle diminuerait si elle pouvait faire moins de choses. Donc, pour la mкme raison, s’il savait plus de choses qu’il n’a su auparavant, sa science s’accroоtrait.

 

А un moment donnй, Dieu a su que le Christ allait naоtre ; maintenant, il ne sait pas qu’il va naоtre, mais qu’il est dйjа nй. Dieu sait donc quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, et il a su quelque chose que maintenant il ne sait pas ; et ainsi, sa science varie.

 

De mкme qu’il faut а la science une rйalitй connaissable, de mкme il lui faut aussi un mode de connaissance. Or, si le mode de connaissance selon lequel Dieu sait variait, sa science serait variable. Donc, pour la mкme raison, puisque les rйalitйs connaissables par lui varient, sa science sera variable.

 

On dit qu’il y a en Dieu une science d’approbation selon laquelle il ne connaоt que les bons. Or Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvйs. Il peut donc savoir ce qu’il n’a d’abord pas su ; et ainsi, sa science semble variable.

 

10° De mкme que la science de Dieu est Dieu mкme, ainsi la puissance de Dieu est йgalement Dieu mкme. Or, nous disons que les rйalitйs sont amenйes а l’existence par la puissance de Dieu de faзon changeante. Donc, pour la mкme raison, les rйalitйs sont connues par la science de Dieu de faзon changeante, sans aucun prйjudice pour la perfection divine.

 

11° Toute science qui passe d’une chose а une autre est variable. Or telle est la science de Dieu, car il connaоt les rйalitйs par son essence. Elle est donc variable.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 1, 17 : « En qui il n’y a ni changement, etc. »

 

Le mouvement est « l’acte de l’imparfait », comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or il n’y a aucune imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.

 

Toutes les choses mues se ramиnent а un premier [principe] immobile. Or la cause premiиre de toutes les choses variables est la science divine, comme la cause de tous les produits de l’art est l’art. La science de Dieu est donc invariable.

 

 

Rйponse :

 

Puisque la science est intermйdiaire entre le connaissant et le connu, une variation peut se produire en elle de deux faзons : d’abord du cфtй du connaissant, ensuite du cфtй du connu. Du cфtй du connaissant, nous pouvons considйrer trois choses dans la science : la science elle-mкme, son acte et son mode. Et selon ces trois choses peut se produire une variation dans la science, du cфtй de celui qui sait.

 

Du cфtй de la science elle-mкme, en effet, une variation se produit en elle lorsqu’on acquiert nouvellement la science d’une chose qui n’йtait d’abord pas sue, ou quand on perd la science de ce qui d’abord йtait su. On remarque alors une gйnйration ou une corruption, ou bien un accroissement ou une diminution de la science elle-mкme. Or une telle variation ne peut se produire dans la science divine, car la science divine, comme on l’a dйjа montrй, porte non seulement sur les йtants mais aussi sur les non-йtants ; or il ne peut rien y avoir en plus de l’йtant et du non-йtant, car rien n’est intermйdiaire entre l’affirmation et la nйgation. Or quoique, d’une certaine faзon, c’est-а-dire en tant que la science est ordonnйe а une њuvre que fait la volontй, la science de Dieu porte seulement sur les choses existantes dans le prйsent, le passй ou le futur, cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, aucune variation n’en rйsulterait dans sa science, puisque sa science, autant qu’il est en elle, porte de faзon йgale sur les йtants et sur les non-йtants ; mais s’il en rйsultait quelque variation en Dieu, ce serait du cфtй de la volontй, qui dйtermine la science а une chose а laquelle elle ne la dйterminait d’abord pas.

 

Or, dans sa volontй non plus, aucune variation ne peut en rйsulter ; en effet, puisqu’il entre dans la notion de la volontй qu’elle produise librement son acte, elle peut, pour ce qui regarde sa notion mкme, se porter indiffйremment vers l’un ou l’autre des opposйs, c’est-а-dire vouloir ou ne pas vouloir faire ou ne pas faire ; cependant, il est impossible qu’en mкme temps elle veuille et ne veuille pas ; et dans la volontй divine, qui est immuable, il ne peut pas non plus se produire que Dieu ait d’abord voulu quelque chose, et ensuite ne veuille pas cette mкme chose selon le mкme temps, car alors sa volontй serait temporelle et non toute simultanйe. Par consйquent, si nous parlons de la nйcessitй absolue, il n’est pas nйcessaire qu’il veuille ce qu’il veut ; donc, absolument parlant, il est possible qu’il ne veuille pas ; mais si nous parlons de la nйcessitй qui vient d’une supposition, alors il est nйcessaire qu’il veuille, s’il veut ou a voulu ; et ainsi, en parlant d’aprиs la supposition susdite, c’est-а-dire s’il veut ou a voulu, il n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, puisqu’une mutation requiert deux termes, elle regarde toujours le dernier relativement au premier ; par consйquent, il ne s’ensuivrait que sa volontй est changeante que s’il lui йtait possible de ne pas vouloir ce qu’il veut aprиs l’avoir dйjа voulu. Et ainsi, manifestement, que plus ou moins de choses puissent кtre sues par lui selon ce mode de science, n’amиne aucune variation dans sa science ou dans sa volontй ; pour lui, en effet, pouvoir savoir plus de choses, c’est pouvoir par sa volontй dйterminer sa science а faire plus de choses.

 

Du cфtй de l’acte, une variation se produit dans la science de trois faзons. D’abord, parce que le sujet considиre actuellement ce qu’il ne considйrait pas auparavant, comme nous disons de celui qui passe de l’habitus а l’acte, qu’il varie. Or ce mode de variation ne peut exister dans la science de Dieu, car Dieu n’a pas la science selon un habitus mais seulement en acte, car il n’y a pas en lui de potentialitй comme il y en a dans l’habitus. Ensuite, dans l’acte de savoir une variation se produit parce que le sujet considиre tantфt une chose, tantфt une autre. Mais cela йgalement est impossible dans la connaissance divine, car Dieu voit toutes choses par une seule espиce, son essence, et c’est pourquoi il voit en mкme temps toutes choses. Enfin, une variation se produit parce qu’en considйrant l’on procиde discursivement d’une chose а l’autre ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu car, bien que le processus discursif requiиre deux termes pour qu’il puisse avoir lieu entre eux, on ne peut parler de processus discursif dans la science dиs que le sujet voit deux choses, s’il voit les deux d’un seul regard ; or c’est le cas dans la science divine, йtant donnй que Dieu voit toutes choses au moyen d’une seule espиce.

 

Du cфtй du mode de connaissance, une variation se produit dans la science parce qu’une chose est plus clairement ou plus parfaitement connue maintenant qu’auparavant ; ce qui peut avoir lieu pour deux raisons. D’abord en raison de la diversitй du mйdium par lequel se fait la connaissance, comme c’est le cas, par exemple, de celui qui a d’abord su quelque chose par un mйdium probable, et qui sait ensuite la mкme chose par un mйdium nйcessaire ; et cela ne peut pas non plus se produire en Dieu, car son essence, qu’il a pour mйdium de connaissance, est invariable. Ensuite, en raison de la puissance intellective, parce qu’un homme mieux disposй intellectuellement connaоt quelque chose avec plus d’acuitй, mкme si le mйdium est identique ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaоt est son essence, qui est invariable. Il reste donc que la science de Dieu est tout а fait invariable du cфtй du connaissant.

 

Du cфtй de la rйalitй connue, la science varie selon la vйritй et la faussetй, car si, l’estimation demeurant la mкme, la rйalitй change, alors l’estimation qui a d’abord йtй vraie sera fausse. Mais en Dieu, cela aussi est impossible, car le regard de la connaissance divine se porte vers la rйalitй comme elle est dans son actualitй, telle qu’elle est dйjа dйterminйe а une seule chose, et sous ce rapport elle ne peut varier ultйrieurement. En effet, si la rйalitй elle-mкme reзoit une autre disposition, celle-ci sera de nouveau soumise de la mкme faзon а la vision divine. Et par consйquent, la science de Dieu n’est nullement variable.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’assimilation de la science а l’objet su n’a pas lieu dans une conformitй de nature, mais par reprйsentation ; la science des rйalitйs variables n’est donc pas nйcessairement variable.

 

Bien que, considйrй en soi, l’objet su par Dieu puisse кtre autrement, cependant il est soumis а la connaissance divine de telle faзon qu’il ne peut se prйsenter autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Toute science, qu’elle ait lieu par rйception en provenance des rйalitйs ou par impression sur les rйalitйs, suit le mode de celui qui sait ; en effet, ces deux sciences viennent de ce que la ressemblance de la rйalitй connue est dans le connaissant, or ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est.

 

Ce а quoi la science divine se rapporte, en tant qu’il est soumis а la science divine, est invariable ; par consйquent, la science, elle aussi, est invariable quant а la vйritй, qui peut varier par un changement de la relation susdite.

 

Quand on dit : « Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas », mкme si l’on parle de la science de vision, cela peut кtre entendu de deux faзons : d’abord en un sens composй, c’est-а-dire en supposant que Dieu n’ait pas su ce qu’on dit qu’il peut savoir ; et dans ce cas, l’affirmation est fausse, car ces deux choses ne peuvent кtre vraies ensemble, а savoir, que Dieu n’ait pas su quelque chose, et qu’ensuite il le sache. Ensuite, en un sens divisй ; et dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse dans ce pouvoir ; l’affirmation est donc vraie en ce sens, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Mais bien qu’en un certain sens on accorde que Dieu peut savoir ce qu’il ne savait d’abord pas, on ne peut cependant accorder en aucun sens l’affirmation « Dieu peut savoir plus de choses qu’il ne sait » ; car, puisque dire « plus de choses » implique un rapport а ce qui existe auparavant, l’affirmation est toujours entendue en un sens composй. Et pour la mкme raison, on ne doit nullement accorder que la science de Dieu puisse s’accroоtre ou diminuer.

 

Nous l’accordons.

 

Dieu sait les йnoncйs sans composer ni diviser, comme on l’a dйjа dit, et c’est pourquoi, de mкme qu’il connaоt les diverses rйalitйs de la mкme faзon lorsqu’elles sont et lorsqu’elles ne sont pas, de mкme il connaоt les divers йnoncйs de la mкme faзon lorsqu’ils sont vrais et lorsqu’ils sont faux, car il sait que chacun est vrai au temps oщ il est vrai. En effet, il sait que cet йnoncй : « Socrate court » est vrai quand il est vrai ; et de mкme celui-ci : « Socrate courra », et ainsi des autres йnoncйs. Voilа pourquoi, bien qu’il ne soit pas vrai, maintenant, que Socrate court, mais qu’il a couru, cependant Dieu sait les deux, car il regarde simultanйment les deux temps auxquels les deux йnoncйs sont vrais. Mais s’il savait l’йnoncй en le formant en lui-mкme, alors il ne saurait un йnoncй que lorsqu’il est vrai, comme c’est le cas pour nous, et ainsi, sa science varierait.

 

Le mode de la science est dans le sujet mкme qui sait, mais la rйalitй sue n’est pas avec sa nature dans le sujet mкme qui sait ; voilа pourquoi la science serait rendue variable par une variation du mode de la science, mais non par une variation des rйalitйs sues.

 

La rйponse ressort de ce qu’on a dit.

 

10° L’acte d’une puissance a son terme hors de l’agent, dans la rйalitй en sa nature propre, en laquelle la rйalitй a un кtre variable ; voilа pourquoi l’on accorde, du cфtй de la rйalitй produite, que la rйalitй est amenйe а l’existence de faзon changeante. La science, par contre, porte sur les rйalitйs en tant qu’elles sont en quelque faзon dans le connaissant ; puis donc que le connaissant est invariable, les rйalitйs sont connues par lui de faзon invariable.

 

11° Bien que Dieu connaisse les autres choses par son essence, il n’y a pas lа de passage, car c’est d’un mкme regard qu’il voit son essence et les autres choses.

Article 14 : La science de Dieu est-elle cause des rйalitйs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Dans son Commentaire sur l’Йpоtre aux Romains, Origиne dit : « Ce n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit advenir que cette chose sera ; mais c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu avant qu’elle ne se produise. » Il semble donc que les rйalitйs soient la cause de la science de Dieu, plutфt que l’inverse.

 

Dиs que la cause est posйe, l’effet est posй. Or la science de Dieu a existй de toute йternitй. Si donc elle-mкme est la cause des rйalitйs, il semble que les rйalitйs aient existй de toute йternitй, ce qui est hйrйtique.

 

D’une cause nйcessaire s’ensuit un effet nйcessaire ; les dйmonstrations qui font intervenir une cause nйcessaire ont donc aussi des conclusions nйcessaires. Or la science de Dieu est nйcessaire, puisqu’elle est йternelle. Les rйalitйs qui sont sues par Dieu seraient donc toutes nйcessaires, elles aussi, ce qui est absurde.

 

Si la science de Dieu est cause des rйalitйs, alors elle se rapporte aux rйalitйs de la mкme faзon que les rйalitйs se rapportent а notre science. Or la rйalitй communique son mode а notre science, car nous avons une science nйcessaire des rйalitйs nйcessaires. Si donc la science de Dieu йtait la cause des rйalitйs, elle imposerait son mode de nйcessitй а toutes les rйalitйs sues, ce qui est faux.

 

« La cause premiиre influe sur l’effet plus fortement que la cause seconde. » Or la science de Dieu, si elle est la cause des rйalitйs, sera cause premiиre. Puis donc que de causes secondes nйcessaires s’ensuit une nйcessitй dans les effets, а bien plus forte raison s’ensuivra-t-il de la science de Dieu une nйcessitй dans les rйalitйs ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Une science a un rapport plus essentiel avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme une cause qu’avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme un effet, car la cause imprime dans l’effet, mais l’inverse n’est pas vrai. Or notre science, qui se rapporte aux rйalitйs comme leur effet, requiert, pour кtre elle-mкme nйcessaire, une nйcessitй dans les rйalitйs sues. Si donc la science de Dieu йtait la cause des rйalitйs, а bien plus forte raison requerrait-elle une nйcessitй dans les rйalitйs sues ; et ainsi, elle ne connaоtrait pas les contingents, ce qui s’oppose а ce qu’on a dit prйcйdemment.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй : « Toutes ses crйatures, spirituelles et corporelles, Dieu ne les connaоt pas parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaоt. » La science de Dieu est donc cause des rйalitйs.

 

La science de Dieu est un certain art de crйer les rйalitйs ; aussi saint Augustin dit-il au sixiиme livre sur la Trinitй que le Verbe est « un art plein des raisons des vivants ». Or l’art est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des rйalitйs crййes.

 

L’opinion d’Anaxagore, que loue le Philosophe,  semble aller dans le mкme sens : Anaxagore affirmait que le premier principe des rйalitйs йtait une intelligence qui meut et distingue toutes choses.

 

 

Rйponse :

 

L’effet ne peut кtre plus simple que la cause ; il est donc nйcessaire que partout oщ se trouve une nature unique, on puisse se ramener а un unique principe de cette nature ; par exemple, tous les corps chauds se ramиnent а un premier chaud, le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres chauds, comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Or toute ressemblance se caractйrise par la communautй de quelque forme ; il est donc nйcessaire que toutes les choses qui sont semblables, quelles qu’elles soient, aient entre elles un rapport tel que ou bien l’une est la cause de l’autre, ou bien les deux sont causйes par une cause unique. Or il y a en toute science une assimilation de la science а l’objet su ; il est donc nйcessaire, ou que la science soit cause de l’objet su, ou que l’objet soit cause de la science, ou encore que les deux soient causйs par une cause unique. Or on ne peut pas dire que les rйalitйs sues par Dieu soient causes de science en lui, car les rйalitйs sont temporelles et la science de Dieu est йternelle, or le temporel ne peut кtre cause de l’йternel. Semblablement, on ne peut pas dire que la science de Dieu et les rйalitйs soient causйes par une cause unique, car rien en Dieu ne peut кtre causй, puisqu’il est lui-mкme tout ce qu’il a. Il reste donc que sa science est cause des rйalitйs. А l’inverse, notre science est causйe par les rйalitйs, dans la mesure oщ nous la recevons des rйalitйs. Quant а la science des anges, elle n’est  ni cause des rйalitйs ni causйe par elles, mais leur science et les rйalitйs proviennent d’une cause unique ; en effet, de mкme que Dieu infuse les formes naturelles dans les rйalitйs afin qu’elles subsistent, de mкme il infuse leurs ressemblances dans les esprits des anges pour qu’ils connaissent les rйalitйs.

 

Il faut cependant savoir que la science en tant que telle, tout comme la forme, n’implique pas une cause active ; en effet, l’action existe lorsqu’une chose йmane de l’agent, alors que la forme, en tant que telle, a l’existence en perfectionnant ce en quoi elle est, et en se reposant en lui ; aussi la forme n’est-elle principe d’action que moyennant une puissance ; et certes, en certaines choses, la forme est elle-mкme puissance, mais non par sa notion de forme ; en d’autres, par contre, la puissance est autre chose que la forme substantielle de la rйalitй, comme nous le voyons dans les corps, dont les actions n’йmanent que moyennant quelques-unes de leurs qualitйs. Semblablement aussi, la science se caractйrise par la prйsence d’une chose dans le sujet qui sait, et non par sa provenance de celui-ci ; voilа pourquoi un effet n’йmane jamais de la science que moyennant la volontй, qui implique par dйfinition un certain influx vers les choses voulues ; de mкme, une action ne sort jamais de la substance que moyennant une puissance, quoique la volontй et la science soient parfois identiques, comme en Dieu, mais parfois non, comme chez les autres кtres. Semblablement aussi, Dieu йtant la cause premiиre de toutes choses, des effets procиdent de lui par l’intermйdiaire de causes secondes ; donc, entre la science de Dieu, qui est cause de la rйalitй, et la rйalitй causйe elle-mкme, se rencontrent deux intermйdiaires : l’un du cфtй de Dieu, а savoir la volontй divine ; l’autre du cфtй des rйalitйs elles-mкmes quant а certains effets, а savoir les causes secondes, par l’intermйdiaire desquelles les rйalitйs proviennent de la science de Dieu. Or tout effet suit non seulement la condition de la cause premiиre, mais йgalement celle de la cause intermйdiaire ; voilа pourquoi les rйalitйs sues par Dieu procиdent de sa science selon le mode de sa volontй et selon le mode des causes secondes, et il n’est pas nйcessaire qu’elles suivent en tout le mode de sa science.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’intention d’Origиne est de dire que la science de Dieu n’est pas une cause amenant une nйcessitй dans l’objet su, au point qu’une chose soit contrainte de se produire parce que Dieu la connaоt. Et ce qu’il dit : « c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu », n’implique pas une cause d’кtre, mais seulement une cause d’infйrence.

 

Parce que les rйalitйs procиdent de la science moyennant la volontй, il n’est pas nйcessaire qu’elles viennent а l’кtre toutes les fois qu’il y a science, mais au moment dйterminй par la volontй.

 

L’effet suit la nйcessitй de la cause prochaine, qui peut кtre aussi un moyen terme pour dйmontrer l’effet ; mais il n’est pas nйcessaire qu’il suive la nйcessitй de la cause premiиre, car il peut кtre empкchй par une cause seconde, si celle-ci est contingente, comme on le voit clairement dans les effets qui sont produits, chez les кtres sujets а gйnйration et а corruption, par le mouvement des corps cйlestes moyennant les puissances infйrieures : en effet, а cause de la possible dйfaillance des puissances naturelles, ces effets sont contingents, bien que le mouvement du ciel se comporte toujours de la mкme faзon.

 

La rйalitй est cause prochaine de notre science, et c’est pourquoi elle lui communique son mode ; mais Dieu est cause premiиre, il n’en va donc pas de mкme. Ou bien il faut dire que, si notre science des rйalitйs nйcessaires est nйcessaire, ce n’est pas parce que les rйalitйs sues causent la science, mais plutфt а cause de la vйritй qui est requise dans la science et qui est adйquation aux rйalitйs sues.

 

Bien que la cause premiиre influe plus fortement que la cause seconde, cependant l’effet n’est accompli que lorsque survient l’opйration de la cause seconde ; voilа pourquoi, s’il y a dans la cause seconde une possibilitй de dйfaillir, la mкme possibilitй de dйfaillir est aussi dans l’effet, bien que la cause premiиre ne puisse dйfaillir ; mais si la cause premiиre le pouvait, а bien plus forte raison l’effet pourrait-il lui aussi dйfaillir. Par consйquent, les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet, le dйfaut de l’une ou de l’autre amиne un dйfaut dans l’effet ; si donc l’on pose l’une quelconque des deux comme contingente, il s’ensuit que l’effet est contingent ; mais si une seule des deux est posйe comme nйcessaire, l’effet ne sera pas nйcessaire, les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet. Or, si la cause premiиre est contingente, la cause seconde ne peut pas кtre nйcessaire ; c’est pourquoi la nйcessitй de la cause seconde entraоne une nйcessitй dans l’effet.

 

Il faut rйpondre comme au quatriиme argument.

Article 15 : Dieu connaоt-il les maux ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Toute science, ou bien est la cause de l’objet su, ou elle est causйe par lui, ou du moins elle procиde d’une mкme cause que lui. Or, ni la science de Dieu n’est la cause du mal, ni le mal ne la cause, ni rien d’autre n’est la cause de l’un et de l’autre. La science de Dieu ne porte donc pas sur les maux.

 

Comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or, comme disent Denys et saint Augustin, le mal n’est pas un йtant ; le mal n’est donc pas vrai. Or rien n’est su que le vrai. Le mal ne peut donc pas кtre su de Dieu.

 

Le Commentateur dit au troisiиme livre sur l’Вme que « l’intelligence qui est toujours en acte ne connaоt absolument pas la privation ». Or l’intelligence de Dieu, prйcisйment, est toujours en acte. Elle ne connaоt donc aucune privation. Or « le mal est une privation de bien », comme dit saint Augustin. Dieu ne connaоt donc pas le mal.

 

Tout ce qui est connu est connu soit au moyen du semblable, soit au moyen du contraire. Or le mal n’est pas semblable а l’essence de Dieu, par laquelle Dieu connaоt toutes choses, et il ne lui est pas non plus contraire, parce qu’il ne peut lui nuire, et que l’on appelle « mal » ce qui nuit. Dieu ne connaоt donc pas les maux.

 

Ce qui ne peut кtre appris ne peut кtre su. Or, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, le mal ne peut кtre appris : « par la discipline, en effet, on n’apprend que de bonnes choses ». Le mal ne peut donc pas кtre su ; il n’est donc pas connu par Dieu.

 

Celui qui sait la grammaire est grammairien. Celui qui sait le mal est donc mauvais. Or Dieu n’est pas mauvais ; il ne sait donc pas les maux.

 

 

En sens contraire :

 

Personne ne peut venger ce qu’il ignore. Or Dieu est le vengeur des maux. Il les connaоt donc.

 

Aucun bien ne manque а Dieu. Or la science des maux est bonne, car par elle on les йvite. Dieu a donc connaissance des maux.

 

 

Rйponse :

 

Selon le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, celui qui ne pense pas quelque chose d’un ne pense rien. Or une chose est une en йtant indivise en soi et distincte des autres ; donc nйcessairement, quiconque connaоt une chose connaоt sa distinction d’avec les autres. Or la premiиre notion de distinction rйside dans l’affirmation et la nйgation ; il est donc nйcessaire que quiconque sait une affirmation connaisse sa nйgation ; et parce que la privation n’est rien d’autre qu’une nйgation ayant un sujet, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, et que « l’un des deux contraires est toujours une privation », comme il est dit au mкme livre et au premier livre de la Physique, il en rйsulte que, par lа mкme qu’une chose est connue, sa privation et son contraire sont connus. Aussi est-il nйcessaire, puisque Dieu a une connaissance propre de tous ses effets, connaissant chacun comme distinct dans sa nature, qu’il connaisse toutes les nйgations et privations opposйes, et toutes les contrariйtйs qui se rencontrent dans les rйalitйs ; Puis donc que le mal est la privation du bien, il est nйcessaire, du fait mкme que Dieu connaоt tout bien et la mesure de toute chose, qu’il connaisse tout mal, quel qu’il soit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette proposition se vйrifie pour la science que l’on a d’une rйalitй au moyen de sa ressemblance. Or le mal n’est pas connu de Dieu par sa ressemblance mais par celle de son opposй ; donc, de ce que Dieu connaоt les maux il ne suit pas que Dieu soit la cause des maux, mais que Dieu est la cause du bien auquel le mal est opposй.

 

Le non-йtant, par lа mкme qu’il s’oppose а l’йtant, est appelй « йtant » en un certain sens, comme on le voit clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; et c’est pourquoi le mal, par lа mкme qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.

 

L’opinion du Commentateur йtait que Dieu, en connaissant son essence, ne connaоtrait pas de faзon dйterminйe chacun des effets comme distincts dans leur nature propre, mais seulement la nature de l’кtre, qui se trouve en tous. Or le mal ne s’oppose pas а l’йtant universel, mais а un йtant particulier ; d’oщ il rйsulte que Dieu ne connaоtrait pas le mal. Mais cette position est fausse, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; donc sa consйquence aussi, а savoir qu’il ne connaоtrait pas la privation ni les maux. En effet, dans l’intention du Commentateur, l’intelligence ne connaоt la privation que par l’absence en lui d’une forme, absence qui ne peut avoir lieu dans une intelligence qui est toujours en acte. Mais ce n’est pas nйcessaire, car par le fait mкme que la rйalitй est connue, la privation de la rйalitй est connue ; aussi les deux sont-elles connues par la prйsence de la forme dans l’intelligence.

 

L’opposition d’une chose а une autre peut кtre entendue de deux faзons : d’abord en gйnйral, comme nous disons que le mal s’oppose au bien, et c’est de cette faзon que le mal s’oppose а Dieu ; ensuite spйcialement, comme nous disons que ce blanc s’oppose а ce noir ; et ainsi, le mal ne s’oppose qu’а ce bien dont le mal peut priver et auquel il peut nuire ; et en ce sens, le mal n’est pas opposй а Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre de la Citй de Dieu que « tandis que le vice s’oppose а Dieu comme le mal au bien, il s’oppose а la nature qu’il vicie non seulement comme le mal au bien, mais aussi comme une chose nuisible ».

 

Le mal, en tant qu’il est su, est bon, car savoir le mal est un bien ; et ainsi, il est vrai que tout ce qui peut s’apprendre est bon, non qu’il soit bon en soi, mais seulement en tant qu’il est su.

 

La grammaire est connue lorsqu’on la possиde, mais ce n’est pas le cas du mal ; il n’en va donc pas de mкme.

Question 3 : [Les idйes en Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : Y a-t-il en Dieu des idйes ?

Article 2 : Faut-il poser une pluralitй d’idйes ?

Article 3 : Se rapportent-elles а la connaissance spйculative ?

Article 4 : Le mal a-t-il une idйe [en Dieu] ?

Article 5 : La matiиre prime a-t-elle une idйe [en Dieu] ?

Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ?

Article 7 : Les accidents ont-ils une idйe en Dieu ?

Article 8 : Les singuliers ont-ils une idйe en Dieu ?

 

 

Article 1 : Faut-il poser [en Dieu] des idйes ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La science de Dieu est trиs parfaite. Or la connaissance que l’on a d’une rйalitй par son essence est plus parfaite que celle que l’on a par sa ressemblance. Dieu ne connaоt donc pas les rйalitйs par leurs ressemblances, mais plutфt par leurs essences ; par consйquent, les ressemblances des rйalitйs, que l’on appelle idйes, ne sont pas en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que Dieu connaоt plus parfaitement les rйalitйs en les connaissant au moyen de son essence, qui est une ressemblance des rйalitйs, que s’il les connaissait par leurs essences. En sens contraire : la connaissance est l’assimilation а l’objet connu. Donc, plus le mйdium de connaissance est semblable et uni а la rйalitй connue, plus la rйalitй est parfaitement connue par lui. Or, l’essence des rйalitйs crййes est plus unie а celles-ci que l’essence divine. Dieu connaоtrait donc plus parfaitement les rйalitйs s’il les connaissait par leurs essences, qu’en les connaissant au moyen de son essence.

 

[Le rйpondant] disait que la perfection de la science consiste dans l’union du mйdium de connaissance non pas avec la rйalitй connue, mais plutфt avec celui qui connaоt. En sens contraire : l’espиce de la rйalitй, qui est dans l’intelligence, en tant qu’elle possиde l’existence en celle-ci, est particuliиre ; mais dans son rapport а l’objet connu, elle est universelle, parce qu’elle est la ressemblance de la rйalitй au point de vue de sa nature commune, et non selon des circonstances particuliиres. Et pourtant, la connaissance qui s’effectue par cette espиce n’est pas singuliиre mais universelle. La connaissance dйpend donc de la relation de l’espиce а la rйalitй connue, plutфt qu’au sujet qui connaоt.

 

Si le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon sur les idйes, c’est parce que celui-ci a posй que les formes des rйalitйs matйrielles existent sans matiиre. Or elles sont а bien plus forte raison sans matiиre si elles sont dans l’intelligence divine que si elles sont hors d’elle, car l’intelligence divine est au sommet de l’immatйrialitй. Il est donc encore plus aberrant de poser des idйes dans l’intelligence divine.

 

Le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon sur les idйes, en arguant que les idйes posйes par Platon ne peuvent gйnйrer, ni кtre gйnйrйes, et qu’ainsi elles sont inutiles. Or, si on les pose dans l’esprit divin, les idйes ne sont pas gйnйrйes, parce que tout gйnйrй est composй ; de mкme, elles ne gйnиrent pas : en effet, comme les rйalitйs gйnйrйes sont composйes, et que les gйnйrantes sont semblables aux gйnйrйes, il est nйcessaire que les gйnйrantes soient йgalement composйes. Il est donc aberrant de poser des idйes dans l’esprit divin.

 

Au septiиme chapitre des Noms Divins, Denys dit que Dieu connaоt les existants а partir des non-existants, et qu’il ne connaоt pas les rйalitйs selon une idйe. Or, on ne pose des idйes en Dieu que comme un moyen de connaоtre les rйalitйs. Il n’y a donc pas d’idйe dans l’esprit de Dieu.

 

Toute reproduction est proportionnйe а son modиle. Or, il n’y a aucune proportion de la crйature а Dieu, comme il n’y en a pas non plus du fini а l’infini. En Dieu, il ne peut donc pas exister de modиle des crйatures ; les idйes йtant des formes modиles, il semble donc qu’en Dieu il n’y a pas d’idйe des rйalitйs.

 

L’idйe est une rиgle pour connaоtre et opйrer. Or ce qui ne peut faillir en connaissant ni en opйrant n’a besoin de rиgle ni pour l’un ni pour l’autre. Puis donc que Dieu est tel, il ne semble pas nйcessaire de poser des idйes en lui.

 

De mкme que l’un dans la quantitй rйalise l’йgalitй, ainsi dans la qualitй l’un rйalise la ressemblance, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Or, а cause de la diffйrence qu’il y a entre Dieu et la crйature, la crйature ne peut en aucune faзon кtre йgale а Dieu, ni vice versa ; il n’y a donc pas non plus en Dieu de ressemblance а la crйature. Puis donc que le nom d’idйe signifie une ressemblance а la rйalitй, il semble qu’il n’y a pas en Dieu d’idйe des rйalitйs.

 

10° S’il y a des idйes en Dieu, ce ne sera que pour la production des crйatures. Or Anselme dit dans son Monologion : « Il est assez manifeste que dans le Verbe, par lequel tout a йtй fait, il n’y a pas les ressemblances des rйalitйs, mais une essence vraie et simple. » Il semble donc que les idйes, que l’on appelle ressemblances des rйalitйs, n’existent pas en Dieu.

 

11° Dieu connaоt de la mкme faзon et lui-mкme et les autres rйalitйs ; sinon sa science serait multiple et divisible. Or Dieu ne se connaоt pas lui-mкme par une idйe. Donc les autres rйalitйs non plus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre de la Citй de Dieu : « Celui qui nie qu’il y ait des idйes est infidиle, car il nie qu’il y ait un Fils. » Donc, etc.

 

Tout ce qui agit par son intelligence, a en soi la notion de son њuvre, а moins qu’il n’ignore ce qu’il fait. Or Dieu agit par son intelligence, sans ignorer ce qu’il fait. Il y a donc en lui les notions des rйalitйs, que l’on appelle idйes.

 

Comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique, trois causes se ramиnent а une seule, ce sont l’efficiente, la finale et la formelle. Or Dieu est la cause efficiente et finale des rйalitйs. Il est donc aussi la cause formelle exemplaire — car il ne peut кtre cette forme qui est une partie de la rйalitй — et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Une cause universelle ne produit un effet particulier que si elle est propre ou appropriйe. Or, tous les effets particuliers viennent de Dieu, qui est la cause universelle de tout. Il est donc nйcessaire qu’ils viennent de lui comme de la cause propre ou appropriйe de chacun. Or cela n’est possible qu’au moyen des raisons propres des rйalitйs, qui existent en lui. Il est donc nйcessaire qu’en lui existent les raisons des rйalitйs, c’est-а-dire les idйes.

 

Saint Augustin dit au livre sur l’Ordre : « Je regrette d’avoir dit qu’il y a deux mondes, le sensible et l’intelligible, non que cela ne soit vrai, mais parce que je l’ai dit comme venant de moi alors que cela avait йtй dit par les philosophes, et parce que cette faзon de parler n’est pas habituelle dans la Sainte Йcriture. » Or le monde intelligible n’est pas autre chose que l’idйe du monde. On est donc dans le vrai en posant les idйes.

 

Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation, en s’adressant а Dieu : « Vous faites venir toutes choses d’un exemple supйrieur, vous gouvernez par votre esprit un monde beau, йtant vous-mкme le Trиs-beau. » Le monde, avec tout ce qui est en lui, a donc en Dieu un modиle, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie », et ce, comme dit saint Augustin, parce que toutes les crйatures sont dans l’esprit divin comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or le coffre est dans l’esprit de l’artisan par sa ressemblance et son idйe. Des idйes de toutes les rйalitйs existent donc en Dieu.

 

Un miroir ne fait connaоtre des choses que si leurs ressemblances resplendissent en lui. Or le Verbe incrйй est un miroir faisant connaоtre toutes les crйatures, car par lui le Pиre se dit lui-mкme ainsi que toutes les autres rйalitйs. En lui se trouvent donc les ressemblances de toutes les rйalitйs.

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que le Fils est l’art du Pиre, plein de toutes les raisons des vivants. Or ces raisons ne sont pas autre chose que les idйes. Les idйes sont donc en Dieu.

 

10° Selon saint Augustin, il y a deux faзons de connaоtre les rйalitйs : par leur essence, et par leur ressemblance. Or Dieu ne connaоt pas les rйalitйs par leur essence, car seules les rйalitйs qui sont dans le connaissant par leur essence sont connues de cette faзon. Puis donc qu’il connaоt les rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il reste qu’il connaоt les rйalitйs par leurs ressemblances, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, nous pouvons en latin, comme par une sorte de traduction, rendre le nom d’idйes par celui de formes, ou d’espиces. On peut parler en trois sens de la forme d’une rйalitй. D’abord, il y a celle а partir de laquelle une rйalitй est formйe : ainsi la formation de l’effet procиde de la forme de l’agent. Mais il n’est pas nйcessaire а l’action que les effets parviennent а rйaliser complиtement la forme de l’agent, йtant souvent imparfaits, surtout s’il s’agit de causes йquivoques. Pour cette raison, la forme dont provient la formation d’une rйalitй n’est pas appelйe son idйe ni sa forme. En deuxiиme lieu, on appelle forme d’une rйalitй celle par laquelle cette rйalitй est formйe : ainsi l’вme est la forme de l’homme, et la figure de la statue est la forme du cuivre ; et bien que cette forme qui est une partie du composй soit appelйe en vйritй forme de celui-ci, l’on n’a cependant pas coutume de l’appeler son idйe ; parce que le nom d’idйe paraоt dйsigner une forme sйparйe de ce dont elle est la forme. En troisiиme lieu, on appelle forme d’une rйalitй celle pour laquelle cette rйalitй est formйe ; telle est la forme exemplaire, pour l’imitation de laquelle une rйalitй est constituйe ; et tel est le sens usuel du mot idйe, en sorte que l’idйe est identique а la forme qu’une rйalitй imite.

 

Mais il faut savoir qu’une rйalitй peut imiter une forme de deux faзons. D’abord par l’intention de l’agent : ainsi le tableau est rйalisй par le peintre afin qu’il imite quelqu’un dont la figure est reprйsentйe. Quelquefois, par contre, une telle imitation se produit par accident, malgrй l’intention, et par hasard : ainsi les peintres rйalisent souvent par hasard l’image d’une chose qui n’est pas dans leur intention. Or ce qui imite une forme par hasard, on ne dit pas que cela soit formй pour elle, parce que l’expression « pour » semble impliquer une relation а la fin ; puis donc que la forme exemplaire, ou l’idйe, est celle pour laquelle une rйalitй est formйe, il est nйcessaire qu’une chose imite par soi, et non par accident, cette forme exemplaire ou cette idйe.

 

En outre, nous constatons qu’une chose a deux faзons d’кtre opйrйe pour une fin. D’abord, en sorte que l’agent se dйtermine lui-mкme la fin, comme il en va de tous ceux qui agissent par leur intelligence. Parfois, au contraire, la fin est dйterminйe а l’agent par un autre agent, l’agent principal ; cela est clair dans le cas du mouvement de la flиche, qui se meut vers une fin dйterminйe, mais cette fin lui est dйterminйe par le lanceur ; et semblablement, l’opйration de la nature, qui avance vers une fin dйterminйe, prйsuppose une intelligence qui ait dйjа fixй une fin а la nature, et qui ordonne la nature а cette fin, et c’est а ce point de vue que l’on appelle toute њuvre de la nature une њuvre d’intelligence.

 

Si donc une chose est produite pour l’imitation d’une autre par un agent qui ne se dйtermine pas а lui-mкme la fin, alors la forme imitйe ne sera pas forme exemplaire ou idйe. Car nous ne disons pas de la forme de l’homme qui engendre qu’elle est l’idйe ou le modиle de l’homme engendrй, mais nous le disons seulement quand ce qui agit pour une fin se dйtermine а lui-mкme la fin, que cette forme soit dans l’agent ou hors de lui. En effet, nous disons de la forme de l’art dans l’artisan qu’elle est le modиle ou l’idйe du produit de l’art ; et semblablement de la forme qui est hors de l’artisan, pour l’imitation de laquelle il rйalise quelque chose.

 

Telle paraоt donc кtre la notion d’idйe : l’idйe est la forme qu’une chose imite par l’intention d’un agent qui se prйdйtermine la fin.

 

En consйquence, il est clair que ceux qui affirmaient que tout se produit par hasard ne pouvaient poser l’idйe. Mais cette opinion est rйprouvйe par les philosophes, car ce qui arrive par hasard, n’est qu’exceptionnellement rйgulier, tandis que nous voyons le cours de la nature procйder toujours de la mкme faзon, ou la plupart du temps. De mкme, les idйes ne peuvent pas non plus кtre posйes par ceux qui affirment que tout procиde de Dieu par une nйcessitй de nature et non par l’arbitre de la volontй : en effet, ce qui agit par nйcessitй de nature ne se prйdйtermine pas а soi-mкme la fin. Mais cette position est impossible, car tout ce qui agit pour une fin, s’il ne se dйtermine pas а lui-mкme la fin, c’est un autre [principe] supйrieur qui la lui dйtermine ; et ainsi, il y aura quelque cause supйrieure а lui ; or cela est impossible, car tous ceux qui parlent de Dieu le considиrent comme la cause premiиre de tous les йtants. Et voilа pourquoi, йcartant а la fois l’opinion d’Йpicure qui prйtendait que tout advient par hasard, et celle d’Empйdocle et des autres qui posaient que tout advient par nйcessitй de nature, Platon affirma l’existence des idйes. Et cette raison pour poser les idйes, c’est-а-dire а cause de la prйdйfinition des њuvres а faire, est indiquйe par Denys au cinquiиme chapitre des Noms Divins, lorsqu’il dit : « Ce que nous appelons modиles, ce sont toutes ces raisons, productrices d’essence, qui prйexistent chacune en Dieu, et que la thйologie nomme prйdйfinitions, ou encore dйcrets bons et divins, parce qu’ils dйfinissent et produisent toutes rйalitйs, et que c’est en vertu de ces dйcrets que le Suressentiel a d’avance dйfini et produit tous les кtres. »

 

Mais la forme exemplaire ou l’idйe est d’une certaine faзon une fin, et l’artisan reзoit d’elle la forme par laquelle il agit, si elle est hors de lui. Or il ne convient pas de poser que Dieu agirait pour une fin autre que lui-mкme et recevrait d’ailleurs ce qui lui permet d’agir. Pour cette raison, nous ne pouvons poser que les idйes sont hors de Dieu, mais seulement dans l’esprit divin.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La perfection de la connaissance peut кtre envisagйe soit du cфtй du connaissant, soit du cфtй de l’objet connu. L’affirmation selon laquelle la connaissance que permet l’essence est plus parfaite que celle que permet la ressemblance, est donc а considйrer du cфtй de l’objet. En effet, ce qui par soi-mкme est connaissable, est plus connu par soi que ce qui est connaissable non de soi-mкme mais seulement en tant qu’il est par sa ressemblance en celui qui connaоt. Et il n’est pas aberrant de poser que les rйalitйs crййes sont moins connaissables que l’essence divine, qui est par soi-mкme connaissable.

 

Deux choses sont nйcessaires а l’espиce qui est un mйdium de connaissance : reprйsenter la rйalitй connue, ce qui lui revient par sa proximitй avec l’objet а connaоtre ; et avoir une existence spirituelle, ou immatйrielle, ce qui lui revient parce qu’elle possиde l’кtre en celui qui connaоt. Ainsi une chose est mieux connue au moyen de l’espиce qui est dans l’intelligence, qu’au moyen de l’espиce qui est dans le sens, parce qu’elle est plus immatйrielle. Et semblablement, une chose est mieux connue par l’espиce de la rйalitй qui est dans l’esprit divin, qu’elle ne pourrait l’кtre par son essence elle-mкme — mкme en supposant que l’essence de la rйalitй puisse кtre un mйdium de connaissance, nonobstant sa matйrialitй.

 

Dans la connaissance, il y a deux choses а considйrer : la nature mкme de la connaissance — et celle-ci dйpend de l’espиce, en fonction du rapport qu’elle entretient avec l’intelligence en laquelle elle rйside —, et la dйtermination de la connaissance relativement а l’objet connu — et celle-ci dйpend de la relation de l’espиce а la rйalitй elle-mкme. Ainsi, plus l’espиce est semblable а la rйalitй connue par mode de reprйsentation, plus la connaissance est dйterminйe ; et plus elle accиde а l’immatйrialitй, qui est la nature du connaissant en tant que tel, plus elle fait connaоtre puissamment.

 

Il est contre la notion de formes naturelles que celles-ci soient par elles-mкmes immatйrielles ; mais il n’est pas aberrant qu’elles tiennent l’immatйrialitй d’un autre [sujet] en lequel elles sont ; ainsi dans notre intelligence, les formes des rйalitйs naturelles sont immatйrielles. Il est donc aberrant de poser que les idйes des rйalitйs naturelles sont par elles-mкmes subsistantes, mais non de les poser dans l’esprit divin.

 

Les idйes existant dans l’esprit divin ne sont ni gйnйrйes, ni gйnйrantes, en rigueur de termes ; mais elles sont crйatrices et productrices des rйalitйs ; ainsi saint Augustin, au livre des 83 Questions, dit : « Bien qu’elles ne voient le jour ni ne pйrissent, cependant tout ce qui peut se former et pйrir est dit formй par elles. » Et il n’est pas nйcessaire que l’agent premier, dans une composition, soit semblable au gйnйrй ; mais cela est nйcessaire pour l’agent prochain. Et prйcisйment Platon posait que les idйes йtaient le principe de la gйnйration, c’est-а-dire le principe prochain ; aussi le raisonnement de l’objection le contredit-il а bon droit.

 

L’intention de Denys est de dire que Dieu ne connaоt pas par une idйe prise des rйalitйs, ni en connaissant sйparйment les rйalitйs par l’idйe ; c’est pourquoi une autre traduction de ce passage dit : « Il ne considиre pas chaque objet dans sa vision. » Par consйquent, cela n’exclut pas entiиrement l’existence des idйes.

 

Bien qu’il ne puisse y avoir aucune proportion de la crйature а Dieu, cependant il peut y avoir une proportionnalitй ; et nous avons exposй frйquemment ce point dans la question prйcйdente.

 

Parce qu’il ne peut pas ne pas кtre, Dieu n’a pas besoin d’une essence qui soit autre chose que son existence. De mкme, parce qu’il ne peut faillir en connaissant ou en opйrant, il n’a pas besoin d’une rиgle autre que lui-mкme. Mais s’il ne peut faillir, c’est parce qu’il est lui-mкme sa propre rиgle ; de mкme que s’il ne peut pas ne pas кtre, c’est parce que son essence est son existence.

 

En Dieu, il n’y a pas de quantitй dimensive, selon laquelle l’йgalitй pourrait se concevoir ; mais la quantitй y est comme une quantitй intensive : en ce sens la blancheur est dite grande, parce qu’elle atteint parfaitement sa nature. Or l’intensitй d’une forme se rapporte au mode de possession de cette forme. Et bien que ce qui appartient а Dieu s’йtende en quelque sorte aux crйatures, cependant on ne peut nullement accorder que la crйature ait une chose comme Dieu la possиde ; aussi, quoique nous accordions qu’une ressemblance existe d’une certaine faзon entre Dieu et nous, nous n’accordons nullement qu’il y ait une йgalitй.

 

10° L’intention d’Anselme, comme il ressort d’un examen attentif de ses paroles, est de dire qu’il n’y a pas dans le Verbe une ressemblance prise des rйalitйs elles-mкmes, mais que toutes les formes des rйalitйs sont prises du Verbe ; voilа pourquoi il dit que le Verbe n’est pas une ressemblance des rйalitйs, mais que les rйalitйs sont des imitations du Verbe. Ainsi l’idйe n’est pas exclue, puisque l’idйe est la forme qu’une chose imite.

 

11° Dieu connaоt de la mкme faзon soi-mкme et les autres rйalitйs, si la faзon de connaоtre est prise du cфtй de celui qui connaоt, mais non si elle est prise du cфtй de la rйalitй connue : en effet, la crйature qui est connue par Dieu n’est pas rйellement identique au mйdium par lequel Dieu connaоt, mais celui-ci est rйellement identique а Dieu ; c’est pourquoi il n’en rйsulte aucune multiplicitй dans son essence.

 

Article 2 : Faut-il poser une pluralitй d’idйes ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En Dieu, les attributs essentiels ne sont pas moins vйritablement en lui que les attributs personnels. Or la pluralitй des propriйtйs personnelles induit la pluralitй des Personnes, а cause desquelles Dieu est appelй trine. Puis donc que les idйes, йtant communes aux trois Personnes, sont essentielles, si elles sont plusieurs en Dieu suivant la pluralitй des rйalitйs, il s’ensuit qu’il n’y a pas seulement trois Personnes en lui, mais une infinitй.

 

[Le rйpondant] disait que les idйes ne sont pas essentielles, car elles sont l’essence mкme. En sens contraire : la bontй, la sagesse et la puissance de Dieu sont son essence, et pourtant elles sont appelйes « attributs essentiels ». Donc les idйes aussi, bien qu’elles soient l’essence mкme, peuvent кtre dites essentielles.

 

Tout ce qui est attribuй а Dieu, doit lui кtre attribuй de la plus noble faзon. Or Dieu est le principe des rйalitйs ; l’on doit donc poser en lui au plus haut point tout ce qui se rapporte а la noblesse du principe. Or telle est l’unitй, car toute puissance unie est plutфt infinie que multipliйe, comme il est dit au livre des Causes. L’unitй souveraine est donc en Dieu. En consйquence, il est un non seulement rйellement, mais aussi rationnellement, car ce qui est un de l’une et l’autre faзon, est plus un que ce qui l’est d’une seule faзon ; et par consйquent, il n’y a pas en lui pluralitй de raisons ou d’idйes.

 

Le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique : « Est tout а fait un, ce qui ne peut кtre sйparй ni quant а l’intelligence, ni quant au temps, ni quant au lieu, ni quant а la raison ; et cela vaut particuliиrement dans le genre substance. » Si donc Dieu, parce qu’il est l’йtant parfait, est parfaitement un, il ne peut кtre sйparй quant а la raison ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

S’il y a plusieurs idйes, alors elles sont inйgales, car l’une contiendra seulement l’кtre, une autre l’кtre et le vivre, une autre aura en plus le penser, suivant que la rйalitй а laquelle appartient l’idйe est diversement assimilйe а Dieu. Puis donc qu’il est aberrant de poser une inйgalitй en Dieu, il semble qu’il ne puisse y avoir en lui une pluralitй d’idйes.

 

Dans les causes matйrielles, on s’arrкte а une matiиre prime unique, et semblablement dans les causes efficientes et finales. Dans les formelles, on s’arrкte donc aussi а une forme unique et premiиre. Or on aboutit ainsi aux idйes, parce que, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les principales formes ou raisons des rйalitйs. Il n’y a donc en Dieu qu’une seule idйe.

 

[Le rйpondant] disait que, bien qu’il y ait une seule forme premiиre, cependant on dit qu’il y a plusieurs idйes suivant les diffйrents rapports de celle-ci. En sens contraire : on ne peut pas dire que les idйes se diversifient а cause du rapport а Dieu en qui elles sont, puisqu’il est un ; ni а cause du rapport aux rйalitйs prйconзues en tant qu’elles sont dans la cause premiиre, puisqu’elles sont un en elle, comme le dit Denys ; ni а cause du rapport aux rйalitйs prйconзues en tant qu’elles existent dans leur nature propre, puisque ainsi les rйalitйs prйconзues sont temporelles alors que les idйes sont йternelles. Donc en aucune faзon les idйes ne peuvent кtre dites nombreuses par rapport а la forme premiиre.

 

Aucune relation qui est entre Dieu et la crйature n’est en Dieu, mais elle est seulement dans la crйature. Or l’idйe ou le modиle implique une relation de Dieu а la crйature. Cette relation n’est donc pas en Dieu mais dans la crйature. Puis donc que l’idйe est en Dieu, on ne peut diversifier les idйes par des rapports de ce genre.

 

L’intelligence qui pense au moyen de plusieurs choses est composйe, et passe de l’une а l’autre. Or cela est йtranger а l’intelligence divine. Puis donc que les idйes sont les raisons des rйalitйs et que Dieu pense par elles, il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idйes en Dieu.

 

En sens contraire :

 

Le mкme, suivant un mкme rapport, est de nature а ne produire que la mкme chose. Or Dieu fait des rйalitйs nombreuses et diffйrentes. Il cause donc les rйalitйs non pas suivant la mкme raison, mais selon plusieurs. Or les raisons au moyen desquelles les rйalitйs sont produites par Dieu sont les idйes. Il y a donc plusieurs idйes en Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Il reste que tout a йtй crйй au moyen d’une raison ; non pas la mкme pour l’homme et le cheval ; car il est absurde de le penser. » Chaque chose a donc йtй crййe par une raison propre ; il y a donc plusieurs idйes.

 

Saint Augustin dit dans sa Lettre а Nebridius que, de mкme qu’il est aberrant de dire que l’angle et le carrй ont une mкme raison, il est aberrant de dire qu’en Dieu, l’homme et cet homme ont une mкme raison. Il semble donc qu’il y ait plusieurs raisons idйales en Dieu.

 

« C’est par la foi que nous savons que les siиcles ont йtй formйs par la parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on voit ont йtй faites de choses invisibles » (He 11, 3). Or il appelle invisibles, au pluriel, les espиces idйales. Il y en a donc plusieurs.

 

Ainsi qu’il ressort des autoritйs dйjа citйes, les saints dйsignent les idйes par les noms d’art et de monde. Or l’art implique une certaine pluralitй, car c’est l’ensemble des prйceptes qui tendent а une seule fin ; et le monde aussi, semblablement, puisqu’il implique l’ensemble de toutes les crйatures. Il est donc nйcessaire de poser plusieurs idйes en Dieu.

 

 

Rйponse :

 

Certains, ayant posй que Dieu agit par son intelligence et non par nйcessitй de nature, ont prйtendu qu’il n’a qu’une seule intention, celle de la crйation en gйnйral, tandis que la distinction des crйatures aurait йtй rйalisйe par les causes secondes. Ils disent, en effet, que Dieu a d’abord crйй une intelligence, qui a produit trois choses : l’вme, le monde et une autre intelligence ; et qu’ainsi, progressivement, une pluralitй de rйalitйs procйda d’un principe premier unique. Et suivant cette opinion, il y aurait certes en Dieu une idйe, mais une seule et commune а toute la crйation, alors que les idйes propres de chaque rйalitй seraient dans les causes secondes ; dans le mкme sens, Denys rapporte au cinquiиme chapitre des Noms Divins qu’un certain philosophe Clйment posa que les principaux йtants йtaient les modиles des infйrieurs.

 

Mais cela ne peut кtre soutenu, car si l’intention de quelque agent se portait vers une seule chose, tout ce qui viendrait s’ajouter а ce dont il a eu principalement l’intention serait malgrй cette intention, et comme fortuit ; par exemple, si quelqu’un avait l’intention de faire un triangle, il dйpasserait son intention qu’il soit grand ou petit. Or le particulier vient s’ajouter au gйnйral qui le contient ; par consйquent, si l’intention de l’agent va seulement vers quelque chose de gйnйral, ce sera malgrй son intention qu’il sera dйterminй d’une quelconque faзon par quelque chose de particulier ; par exemple, si la nature avait l’intention de gйnйrer seulement un animal, il dйpasserait son intention que l’кtre gйnйrй soit homme ou cheval. Si donc l’intention de Dieu qui opиre ne regardait que la crйature en gйnйral, alors toute la distinction de la crйation adviendrait par hasard. Or il est aberrant de dire qu’elle est par accident par rapport а la cause premiиre, et par soi par rapport aux causes secondes : car ce qui est par soi est avant ce qui est par accident ; or le rapport d’une chose а la cause premiиre est avant son rapport а la cause seconde, comme cela est prouvй au livre des Causes ; il est donc impossible qu’elle soit par accident relativement а la cause premiиre et par soi relativement а la cause seconde. Mais l’inverse peut se produire : ainsi nous constatons que les rйalitйs qui arrivent par hasard de notre point de vue, sont dйjа connues de Dieu et ordonnйes par lui. Par consйquent, il est nйcessaire de dire que toute la distinction des rйalitйs est prйdйfinie par lui. Et voilа pourquoi il est nйcessaire de poser en Dieu la raison propre de chaque rйalitй, et par suite, de poser en lui plusieurs idйes.

 

Or le mode de cette pluralitй peut кtre envisagй comme suit. Une forme peut кtre de deux faзons dans l’intelligence. D’abord en sorte qu’elle soit le principe de l’acte de penser, comme la forme possйdйe par celui qui pense en tant qu’il pense ; et celle-ci est la ressemblance en lui de l’objet pensй. Ensuite de telle sorte qu’elle soit le terme de l’acte de penser, comme l’artisan, en pensant, imagine la forme de la maison ; et puisque cette forme est imaginйe au moyen de l’acte de penser, et comme effectuйe par cet acte, elle ne peut кtre le principe de l’acte de penser au point d’кtre le principe premier par quoi l’on pense ; mais elle joue plutфt le rфle d’objet pensй par lequel le sujet qui pense opиre quelque chose. Nйanmoins la forme susdite est le principe second par quoi l’on pense, car par la forme imaginйe l’artisan pense ce qui est а opйrer ; ainsi йgalement dans l’intelligence spйculative, nous constatons que l’espиce par laquelle l’intelligence est dйterminйe formellement pour penser en acte, est le principe premier par quoi l’on pense ; et, dиs lors qu’elle a йtй mise en acte, l’intelligence peut opйrer par une telle forme en formant les quidditйs des rйalitйs, et en composant et divisant ; par consйquent cette quidditй formйe dans l’intelligence — et aussi la composition et la division — est une certaine њuvre qu’elle possиde, par laquelle cependant l’intelligence vient а connaоtre la rйalitй extйrieure ; et ainsi, cette quidditй est pour ainsi dire le principe second par quoi l’on pense.

 

Or, si l’intelligence de l’artisan rйalisait quelque produit de l’art а la ressemblance d’elle-mкme, alors l’intelligence mкme de l’artisan serait une idйe, non pas, certes, en tant qu’intelligence, mais en tant qu’objet pensй. Et parmi les rйalitйs qui sont produites а l’imitation d’une autre chose, tantфt ce qui imite l’autre chose l’imite parfaitement, et dans ce cas l’intelligence opйrative prйconcevant la forme de la chose opйrйe a comme idйe la forme mкme de la rйalitй imitйe telle que cette rйalitй la possиde ; tantфt, au contraire, ce qui est а l’imitation de l’autre chose ne l’imite pas parfaitement, et dans ce cas, ce n’est pas absolument que l’intelligence opйrative prendrait la forme de la rйalitй imitйe comme idйe ou modиle de la rйalitй а opйrer, mais avec une proportion dйterminйe, suivant laquelle la reproduction trahirait ou imiterait le modиle principal. Donc, je dis que Dieu, qui opиre tout par son intelligence, produit tout а la ressemblance de son essence ; ainsi son essence est l’idйe des rйalitйs, non pas, certes, en tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensйe. Les rйalitйs crййes, quant а elles, n’imitent pas parfaitement l’essence divine ; par consйquent, l’essence est prise par l’intelligence divine comme l’idйe des rйalitйs non pas absolument, mais avec la proportion de la crйature devant exister а l’essence divine elle-mкme, suivant qu’elle la trahit ou bien l’imite.

 

Or, les diffйrentes rйalitйs l’imitent diversement, et chacune avec son propre mode, puisque chacune a un кtre distinct de l’autre ; et voilа pourquoi l’essence divine elle-mкme, comprise avec les divers rapports des rйalitйs а elle, est l’idйe de chaque rйalitй. Puis donc que les rapports des rйalitйs sont diffйrents, il est nйcessaire qu’il y ait une pluralitй d’idйes ; et certes, il y a une idйe unique de toutes les rйalitйs du cфtй de l’essence ; mais la pluralitй se rencontre du cфtй des divers rapports des crйatures а elle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Si les propriйtйs personnelles induisent une distinction des Personnes en Dieu, c’est parce qu’elles s’opposent entre elles d’une opposition de relation ; ainsi les propriйtйs non opposйes, telles la spiration commune et la paternitй, ne distinguent pas les Personnes. Or ni les idйes ni les autres attributs essentiels n’ont d’opposition entre eux ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Il n’en va pas de mкme pour les idйes et pour les attributs essentiels. En effet, la signification principale des attributs essentiels ne comporte rien de plus que l’essence du Crйateur ; aussi ne sont-ils pas diversifiйs, bien que Dieu se rapporte aux crйatures sous leurs aspects, en tant qu’il fait les bons selon la bontй, les sages selon la sagesse. Mais la signification principale de l’idйe comporte quelque chose d’autre, en plus de l’essence, c’est le rapport mкme de la crйature а l’essence, rapport qui complиte formellement la notion d’idйe, et en raison duquel on dit qu’il y a plusieurs idйes. Nйanmoins, pour autant qu’elles se rapportent а l’essence, rien n’empкche les idйes d’кtre appelйes essentielles.

 

La pluralitй de raisons revient parfois а une diffйrence de rйalitй : ainsi Socrate et Socrate assis diffиrent de raison, et cela revient а la diffйrence entre substance et accident ; et semblablement, homme et animal diffиrent de raison, et cette diffйrence revient а la diffйrence entre forme et matiиre, car le genre se prend de la matiиre tandis que la diffйrence spйcifique se prend de la forme ; aussi une telle diffйrence selon la raison s’oppose-t-elle tout а fait а l’unitй et а la simplicitй. Mais parfois, la diffйrence de raison ne revient pas а une diversitй de rйalitй, mais а la vйritй de la rйalitй, qui est diversement intelligible ; et c’est en ce sens que nous posons une pluralitй de raisons en Dieu ; ceci ne s’oppose donc pas а la suprкme unitй ou simplicitй.

 

Dans ce passage, le Philosophe nomme raison la dйfinition ; mais en Dieu, on ne doit pas entendre les diverses raisons comme des dйfinitions, car aucune de ces raisons ne comprend l’essence divine. Cela est donc йtranger а notre propos.

 

La forme qui est dans l’intelligence a un double rapport : d’une part а la rйalitй dont elle est la forme, d’autre part а ce en quoi elle est. Le premier rapport ne lui donne pas une qualitй, mais une relation : car les choses matйrielles n’ont pas une forme matйrielle, ni les choses sensibles une forme sensible. Mais l’autre rapport la qualifie, car elle suit le mode d’кtre de ce en quoi elle est. Par consйquent, de ce que certaines des rйalitйs prйconзues imitent plus parfaitement que d’autres l’essence divine, il suit que les idйes sont non pas inйgales, mais de choses inйgales.

 

La forme premiиre et unique а laquelle tout revient, est l’essence divine elle-mкme considйrйe en soi ; et c’est en la considйrant que l’intelligence divine invente, pour ainsi dire, diffйrents modes d’imitation de l’essence, en lesquels consiste la pluralitй des idйes.

 

Les idйes sont diversifiйes par les divers rapports aux rйalitйs qui existent dans leur nature propre ; et si ces rйalitйs sont temporelles, il n’est cependant pas nйcessaire que ces rapports soient temporels, car l’action de l’intelligence, mкme humaine, porte sur une chose mкme quand elle n’existe pas, comme lorsque nous considйrons les choses passйes. Or la relation suit l’action, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique ; aussi les rapports aux rйalitйs temporelles, dans l’intelligence divine, sont-ils йternels.

 

La relation qui existe entre Dieu et la crйature n’est pas en Dieu rйellement ; cependant, elle est en Dieu du point de vue de notre intelligence. Et semblablement, elle peut кtre en lui du point de vue de son intelligence, en tant qu’il considиre le rapport des rйalitйs а son essence ; et ainsi, ces rapports sont en Dieu en tant que pensйs par lui.

 

L’idйe n’est pas le principe premier par quoi une chose est pensйe, mais elle est l’objet pensй existant dans l’intelligence. Or l’uniformitй de l’intelligence dйpend de l’unitй du principe premier par quoi une chose est pensйe, comme l’unitй de l’action dйpend de l’unitй de la forme de l’agent, qui est le principe de l’action. Par consйquent, bien que les rapports pensйs par Dieu soient nombreux — en eux consiste la pluralitй des idйes —, cependant, parce qu’il les pense tous au moyen de son unique essence, son intelligence n’est pas multiple, mais une.

Article 3 : Les idйes se rapportent-elles а la connaissance spйculative, ou seulement а la connaissance pratique ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit seulement а la connaissance pratique.

 

Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les formes principales des rйalitйs, par lesquelles est formй tout ce qui naоt ou pйrit. Or rien n’est formй par la connaissance spйculative. La connaissance spйculative n’a donc pas d’idйe.

 

[Le rйpondant] disait que les idйes ne se rapportent pas seulement а ce qui naоt ou pйrit, mais encore а ce qui peut naоtre ou pйrir, comme saint Augustin le dit dans le mкme passage ; et par consйquent, l’idйe se rapporte aux choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй, mais qui pourtant peuvent exister, et dont Dieu a une connaissance spйculative. En sens contraire : on appelle pratique la science par laquelle on sait la faзon d’opйrer, mкme si l’on n’a jamais l’intention d’opйrer ; et ainsi une partie de la mйdecine est dite pratique. Or Dieu sait la faзon d’opйrer les choses qu’il peut faire, quoiqu’il ne se propose pas de les faire ; il en a donc aussi une connaissance pratique ; et par consйquent, de l’une et l’autre faзon l’idйe se rapporte а la connaissance pratique.

 

L’idйe n’est autre que la forme modиle. Or on ne peut parler de forme modиle que dans la connaissance pratique, car le modиle est ce pour l’imitation de quoi une autre chose est faite. Les idйes regardent donc seulement la connaissance pratique.

 

Selon le Philosophe, l’intelligence pratique porte sur les rйalitйs dont les principes sont en nous. Or les idйes qui existent dans l’intelligence divine sont les principes des rйalitйs prйconзues. Elles se rapportent donc а l’intelligence pratique.

 

Toutes les formes de l’intelligence ou bien proviennent des rйalitйs, ou bien leur sont destinйes : celles qui leur sont destinйes appartiennent а l’intelligence pratique, et celles qui en proviennent appartiennent а la spйculative. Or, aucune forme de l’intelligence divine ne provient des rйalitйs, puisque celle-ci n’en reзoit rien. Elles sont donc destinйes aux rйalitйs ; et par consйquent, elles se rapportent а l’intelligence pratique.

 

Si en Dieu, l’idйe de l’intelligence pratique diffиre de celle de l’intelligence spйculative, alors cette diversitй ne peut dйpendre de quelque chose d’absolu, car tout attribut de ce genre est unique en Dieu ; ni d’un rapport d’identitй, comme lorsque nous disons le mкme identique au mкme, parce qu’un tel rapport n’induit aucune pluralitй ; ni par un rapport de diversitй, car la cause n’est pas diversifiйe, quoique les effets le soient. On ne peut donc en aucune faзon distinguer l’idйe de la connaissance spйculative de celle de la connaissance pratique.

 

[Le rйpondant] disait que les deux idйes se distinguent en ceci, que l’idйe pratique est principe d’кtre, tandis que la spйculative est principe de connaissance. En sens contraire : les principes de l’кtre et de la connaissance sont les mкmes. L’idйe spйculative n’est donc pas distinguйe par lа de l’idйe pratique.

 

La connaissance spйculative ne semble pas кtre autre chose en Dieu que la simple connaissance de lui-mкme. Or la simple connaissance ne peut rien comporter d’autre en plus de la connaissance. Puis donc que l’idйe ajoute un rapport aux rйalitйs, il semble qu’elle ne se rapporte pas а la connaissance spйculative, mais seulement а la pratique.

 

La fin de l’intelligence pratique est le bien. Or, le rapport de l’idйe ne peut avoir pour terme que le bien, car les maux se produisent malgrй l’intention. L’idйe regarde donc la seule intelligence pratique.

 

En sens contraire :

 

La connaissance pratique ne s’йtend qu’aux choses а faire. Or Dieu connaоt au moyen des idйes non seulement les choses а faire, mais encore les choses prйsentes et faites. Les idйes ne s’йtendent donc pas seulement а la connaissance pratique.

 

Dieu connaоt plus parfaitement les crйatures qu’un artisan ne connaоt les produits de l’art. Or l’artisan crйй possиde, au moyen des formes par lesquelles il opиre, la connaissance spйculative des њuvres ; donc Dieu aussi, а bien plus forte raison.

 

La connaissance spйculative est celle qui considиre les principes et les causes des rйalitйs, ainsi que leurs passions. Or Dieu connaоt au moyen des idйes tout ce qui peut кtre connu parmi les rйalitйs. Donc en Dieu, les idйes ne se rapportent pas seulement а la connaissance pratique, mais aussi а la spйculative.

 

Rйponse :

 

Comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence pratique diffиre de la spйculative par la fin ; or la fin de la spйculative est la vйritй prise absolument, tandis que celle de l’intelligence pratique est l’opйration, comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Donc, une connaissance est dite pratique relativement а une њuvre, ce qui se produit de deux faзons. Parfois, elle est actuellement ordonnйe а une њuvre : ainsi l’artisan, ayant prйconзu une forme, se propose de l’introduire dans une matiиre ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance sont actuellement pratiques. Parfois, au contraire, la connaissance est certes ordonnable а l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnйe ; comme par exemple lorsque l’artisan imagine la forme d’un ouvrage, qu’il sait la faзon d’opйrer, et n’a cependant pas l’intention d’opйrer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement ordonnable а l’acte, alors elle est purement spйculative ; et cela se produit aussi de deux faзons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces rйalitйs qui ne peuvent par nature кtre produites au moyen de la science de celui qui connaоt, comme lorsque nous connaissons les rйalitйs naturelles. Parfois, au contraire, la rйalitй connue est certes opйrable au moyen de la science, cependant elle n’est pas considйrйe telle qu’elle est opйrable ; car par l’opйration, la rйalitй est produite а l’existence. Il est en effet des choses qui peuvent кtre sйparйes par l’intelligence sans кtre sйparables du point de vue de l’кtre. Quand donc on considиre une rйalitй opйrable par l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent кtre distinguйes du point de vue de l’кtre, la connaissance n’est pratique ni actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spйculative : ainsi, par exemple, un artisan considиre une maison en en recherchant les dispositions passives, le genre, les diffйrences et autres choses semblables que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’кtre dans la rйalitй mкme. Mais on considиre la rйalitй telle qu’elle est opйrable quand on considиre en elle tout ce qui est simultanйment requis pour son кtre.

 

Et de ces quatre faзons la connaissance de Dieu entretient un rapport avec les rйalitйs. En effet, sa science est cause des rйalitйs. Il en connaоt donc certaines en les ordonnant au propos de sa volontй afin qu’elles existent en un temps, quel qu’il soit, et il en a une connaissance actuellement pratique.

Il en connaоt d’autres, au contraire, qu’il n’a l’intention de faire en aucun temps, car il connaоt les choses qui ni n’ont existй ni n’existent ni n’existeront, comme on l’a dit dans la question prйcйdente ; et il en a certes une connaissance en acte, mais elle n’est  pratique que virtuellement, et non actuellement. Quant aux rйalitйs qu’il fait ou qu’il peut faire, il les considиre non seulement en tant qu’elles sont dans leur кtre propre, mais encore suivant tous les concepts que l’intelligence humaine peut analytiquement apprйhender en elles ; les rйalitйs par lui opйrables sont donc aussi connues de lui telles qu’elles ne sont pas opйrables. Il connaоt en outre certaines rйalitйs dont sa science ne peut pas кtre la cause, tels les maux. Par consйquent, c’est en toute vйritй que nous posons en Dieu et la connaissance pratique, et la connaissance spйculative.

 

Maintenant donc, il nous faut voir de laquelle de ces faзons l’idйe peut кtre posйe dans la connaissance divine. Comme dit saint Augustin, l’idйe est appelйe forme en propriйtй de terme ; mais si nous envisageons la rйalitй, l’idйe est la raison ou la ressemblance de la rйalitй. Or, en certaines formes, nous trouvons un double rapport : d’abord а ce qui est formй par elles, comme la science se rapporte а celui qui sait ; ensuite а ce qui est а l’extйrieur, comme la science se rapporte а l’objet de science ; cependant ce rapport n’est pas commun а toute forme, comme le premier. Par consйquent, le nom de forme implique seulement le premier rapport ; et c’est pourquoi la forme connote toujours un rapport de cause. Car la forme est en quelque sorte la cause de ce qui est formй par elle, qu’une telle formation se produise par mode d’inhйrence, comme dans les formes intrinsиques, ou bien par mode d’imitation, comme dans les formes exemplaires. Mais la ressemblance et la raison possиdent aussi le second rapport, par lequel ne leur convient pas la relation de cause. Si donc nous parlons de l’idйe selon la raison formelle signifiйe par son nom, alors elle ne s’йtend qu’а cette science par laquelle une chose peut кtre formйe ; et c’est la connaissance qui est actuellement pratique, ou celle qui ne l’est que virtuellement, et qui, d’une certaine faзon, est aussi spйculative. Mais si nous donnons а l’idйe le sens commun de ressemblance ou de raison, alors l’idйe peut se rapporter purement а la connaissance spйculative. Ou bien, en termes plus propres, disons que l’idйe regarde la connaissance actuellement ou virtuellement pratique, tandis que la ressemblance et la raison regardent aussi bien la pratique que la spйculative.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin rapporte la formation de l’idйe non seulement aux choses qui ont lieu, mais aussi а celles qui peuvent avoir lieu, et sur lesquelles, si elles n’ont jamais lieu, porte une connaissance en quelque sorte spйculative, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cet argument est probant pour la connaissance qui est pratique virtuellement et non actuellement ; et rien n’empкche de la dire spйculative en quelque sorte, parce qu’elle s’йloigne de l’opйration du point de vue de l’acte.

 

Le modиle, bien qu’il implique un rapport а ce qui est а l’extйrieur, a cependant relativement а cet extйrieur un rapport de cause ; et voilа pourquoi, au sens propre, il se rapporte а la connaissance qui est habituellement ou virtuellement pratique, et pas seulement а celle qui l’est actuellement : car une chose peut кtre appelйe modиle dиs qu’une rйalitй peut кtre faite pour l’imiter, mкme si cela ne se produit jamais ; et c’est aussi le cas pour les idйes.

 

L’intelligence pratique porte sur les choses dont les principes sont en nous, non pas n’importe comment, mais en tant qu’elles sont opйrables par nous. Nous pouvons donc avoir aussi une connaissance spйculative de rйalitйs dont les causes sont en nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

On ne distingue pas l’intelligence spйculative de l’intelligence pratique par la possession de formes provenant des rйalitйs ou destinйes а elles, car mкme en nous l’intelligence pratique a parfois des formes prises des rйalitйs : par exemple lorsqu’un artisan, а la vue de quelque ouvrage, conзoit la forme par laquelle il a l’intention d’opйrer. Par consйquent, il n’est donc pas non plus nйcessaire que toutes les formes qui appartiennent а l’intelligence spйculative soient reзues des rйalitйs.

 

On ne distingue pas en Dieu l’idйe pratique de l’idйe spйculative comme si elles йtaient deux idйes, mais parce que, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, le pratique ajoute au spйculatif une relation а l’acte ; de mкme, homme ajoute le rationnel а l’animal, et pourtant l’homme et l’animal ne sont pas deux rйalitйs.

 

Les principes de l’кtre et de la connaissance sont dits identiques, dans la mesure oщ tous les principes de l’кtre, quels qu’ils soient, sont йgalement principes de connaissance ; mais non l’inverse, puisque les effets sont parfois principes de la connaissance des causes. Rien n’empкche donc que les formes de l’intelligence spйculative soient seulement principes de connaissance, alors que les formes de l’intelligence pratique sont en mкme temps principes d’кtre et de connaissance.

 

La connaissance est appelйe simple non pour exclure le rapport de la science а l’objet de science, rapport qui accompagne insйparablement toute science, mais pour exclure l’ajout de ce qui est hors du genre de la connaissance, comme l’existence des rйalitйs, qu’ajoute la science de vision, ou la relation de la volontй а la production des rйalitйs connues, qu’ajoute la science d’approbation ; de mкme aussi, on appelle le feu corps simple, pour exclure non pas ses parties essentielles, mais le mйlange d’un corps йtranger.

 

Le vrai et le bien sont en mutuelle circumincession, car а la fois le vrai est un certain bien, et tout bien est vrai. Aussi le bien peut-il кtre considйrй par la connaissance spйculative, en tant que l’on considиre seulement sa vйritй, comme lorsque nous dйfinissons le bien et que nous montrons sa nature. Il peut йgalement кtre considйrй pratiquement, s’il est considйrй comme bien ; et c’est le cas si on le considиre en tant qu’il est la fin du mouvement ou de l’opйration. Et ainsi il est clair que, de ce que le rapport a pour terme le bien, il ne s’ensuit pas que les idйes, les ressemblances ou les raisons de l’intelligence divine se rapportent seulement а la connaissance pratique.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

En Dieu, les temps ne s’йcoulent pas ni ne dйfilent, car lui-mкme, par son йternitй qui est tout entiиre simultanйe, inclut le temps en son entier ; et par consйquent, il connaоt de la mкme faзon les choses prйsentes, passйes et futures ; et c’est ce qui est dit au livre de l’Ecclйsiastique : « Avant d’кtre crййes, toutes choses sont connues du Seigneur, elles le sont encore toutes aprиs leur achиvement » (Eccli. 23, 29). Et ainsi, de ce que mкme les rйalitйs passйes sont connues au moyen de l’idйe, il ne suit pas nйcessairement qu’elle excиde, en son acception propre, les limites de la connaissance pratique.

 

Si l’artisan crйй connaоt son ouvrage tel qu’il peut кtre amenй а l’existence, quoiqu’il n’ait pas l’intention d’opйrer, alors la connaissance qu’il en a au moyen des formes opйratives n’est pas tout а fait une connaissance spйculative, mais une connaissance habituellement pratique ; par contre, la connaissance par laquelle un artisan connaоt les produits de l’art, mais non tels qu’ils peuvent кtre amenйs par lui а l’existence, cette connaissance qui est purement spйculative n’a pas d’idйe correspondante, mais peut-кtre des raisons ou des ressemblances.

 

Il est commun а la science pratique et а la spйculative de procйder par des principes et des causes ; par consйquent, on ne peut prouver par cet argument ni qu’une science est spйculative, ni qu’elle est pratique.

Article 4 : Le mal a-t-il une idйe [en Dieu] ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dieu connaоt les maux d’une science de simple connaissance. Or l’idйe, prise au sens large de ressemblance ou de raison, correspond d’une certaine faзon а la science de simple connaissance. Le mal a donc une idйe en Dieu.

 

Rien n’empкche le mal d’кtre dans un bien qui ne lui est pas opposй. Or la ressemblance du mal n’est pas opposйe au bien, — comme la ressemblance du noir n’est pas non plus opposйe au blanc — car les espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme. Rien n’empкche donc de poser en Dieu, quoiqu’il soit le souverain bien, l’idйe ou la ressemblance du mal.

 

Partout oщ il y a communautй, il y a ressemblance. Or si une chose est une privation d’йtant, par lа mкme elle se voit attribuer l’йtant ; aussi au quatriиme livre de la Mйtaphysique est-il dit que les nйgations et les privations sont appelйes йtants. Donc, par le fait mкme que le mal est une privation de bien, il a une ressemblance en Dieu, qui est le souverain bien.

 

Tout ce qui est connu par lui-mкme, a une idйe en Dieu. Or le faux est connu par lui-mкme, comme le vrai ; car de mкme que les premiers principes sont connus par eux-mкmes dans leur vйritй, ainsi leurs opposйs sont connus par eux-mкmes dans leur faussetй. Le faux a donc une idйe en Dieu. Or le faux est un certain mal, de mкme que le vrai est le bien de l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Le mal a donc une idйe en Dieu.

 

Tout ce qui a une nature, a une idйe en Dieu. Or le vice, йtant contraire а la vertu, pose une nature dans le genre qualitй. Il a donc une idйe en Dieu. Or, par le fait mкme qu’il est vice, il est mauvais. Un mal a donc une idйe en Dieu.

 

Si le mal n’a pas d’idйe, c’est uniquement parce que le mal n’est pas un йtant. Or les formes cognitives peuvent concerner les non-йtants, car rien n’empкche d’imaginer des montagnes d’or, ou une chimиre. Rien non plus n’empкche donc l’idйe du mal d’кtre en Dieu.

 

Parmi des rйalitйs dйsignйes, ne pas avoir de signe c’est кtre dйsignй, comme cela est clair pour les brebis que l’on marque. Or l’idйe est un certain signe de la rйalitй prйconзue. Donc, par le fait mкme que le mal n’a pas d’idйe en Dieu alors que les rйalitйs bonnes en ont une, l’on doit dire que le mal est lui-mкme prйconзu ou formй.

 

Tout ce qui provient de Dieu, a une idйe en lui. Or le mal provient par Dieu, entendons le mal de peine. Il a donc une idйe en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Toute rйalitй prйconзue a un кtre dйterminй par une idйe. Or le mal n’a pas un кtre dйterminй, puisqu’il n’a pas l’кtre, mais qu’il est une privation d’йtant. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.

 

Selon Denys, l’idйe, ou modиle, est une prйdйfinition de la volontй divine. Or la volontй de Dieu n’est relative qu’а des biens. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.

 

Le mal est la privation d’espиce, de mode et d’ordre, selon saint Augustin. Or Platon a appelй espиces les idйes elles-mкmes. Le mal ne peut donc pas avoir d’idйe.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’idйe implique suivant sa dйfinition propre une forme qui est le principe de la formation d’une rйalitй. Puis donc que rien de ce qui est en Dieu ne peut кtre le principe du mal, le mal ne peut pas avoir d’idйe en Dieu, si l’on prend l’idйe au sens propre.

 

Mais il en est de mкme si on la prend communйment comme une raison ou une ressemblance ; car, selon saint Augustin, le mal est appelй ainsi par le fait mкme qu’il n’a pas de forme. Puis donc que la ressemblance se prend de la forme participйe en quelque faзon, et qu’une chose est dite mauvaise par le fait mкme qu’elle s’йloigne de la participation de la divinitй, il est impossible que le mal ait une ressemblance en Dieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La science de simple connaissance ne concerne pas seulement les maux, mais encore certains biens qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй, et c’est par rapport а eux que l’on pose l’idйe dans la science de simple connaissance, mais non par rapport aux maux.

 

Si l’on nie que le mal a une idйe en Dieu, ce n’est pas seulement parce qu’il lui est opposй ; mais parce qu’il n’a pas une nature lui permettant en quelque sorte de participer а une chose qui serait en Dieu, de telle sorte que sa ressemblance puisse кtre reзue.

 

La communautй par laquelle une chose est attribuйe communйment а l’йtant et au non-йtant est seulement de raison, car les nйgations et les privations ne sont que des йtants de raison ; or une telle communautй ne suffit pas pour la ressemblance dont il est question ici.

 

Que le principe suivant : « Aucun tout n’est plus grand que sa partie » soit faux, est quelque chose de vrai ; donc, connaоtre que c’est faux, c’est connaоtre quelque chose de vrai. Cependant la faussetй de ce principe n’est connue que par sa privation de vйritй, comme la cйcitй est connue par la privation de la vue.

 

Les actions mauvaises, pour autant qu’elles ont de l’кtre, sont bonnes et proviennent de Dieu, et il en va de mкme pour les habitus qui en sont les principes ou les effets ; ils ne posent donc aucune nature par la raison qu’ils sont des maux, mais seulement une privation.

 

Une chose a deux faзons d’кtre appelйe un non-йtant : soit parce que le non-кtre intervient dans sa dйfinition : ainsi la cйcitй est appelйe non-йtant ; et d’un tel non-йtant aucune forme ne peut кtre conзue ni dans l’intelligence ni dans l’imagination, et un non-йtant de cette sorte est un mal. Soit parce qu’il ne se rencontre pas dans la rйalitй, quoique la privation d’кtre ne soit pas elle-mкme comprise dans sa dйfinition ; et dans ce cas, rien n’empкche d’imaginer des non-йtants, ni de concevoir leurs formes.

 

Du fait mкme qu’il n’a pas d’idйe en Dieu, le mal est connu de Dieu au moyen de l’idйe du bien opposй ; et de cette faзon, il entretient avec la connaissance le mкme rapport que s’il avait une idйe ; non pas toutefois que la privation d’idйe lui tienne lieu d’idйe, car en Dieu, il ne peut y avoir de privation.

 

Le mal de peine vient de Dieu sous l’aspect de l’ordre de la justice, et ainsi, il est bon, et il a une idйe en Dieu.

Article 5 : La matiиre prime a-t-elle une idйe [en Dieu] ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’idйe, selon saint Augustin, est une forme. Or la matiиre prime n’a aucune forme. Aucune idйe ne lui correspond donc en Dieu.

 

La matiиre n’est un йtant qu’en puissance. Si donc l’idйe doit correspondre а la rйalitй prйconзue, alors il est nйcessaire, si la matiиre prime a une idйe, que son idйe ne soit qu’en puissance. Or en Dieu, la potentialitй est absente. La matiиre prime n’a donc pas d’idйe en lui.

 

En Dieu, les idйes portent sur des choses qui existent, ou peuvent exister. Or, la matiиre prime n’a pas ni ne peut avoir par elle-mкme une existence sйparйe. Elle n’a donc pas d’idйe en Dieu.

 

L’idйe existe pour qu’une chose soit formйe par elle. Or la matiиre prime ne peut jamais кtre formйe en sorte que la forme fasse partie de son essence. Si donc elle avait une idйe, cette idйe serait inutilement en Dieu, ce qui est absurde.

 

 

En sens contraire :

 

Tout ce qui vient а l’existence par Dieu, a une idйe en lui. Or telle est la matiиre. Elle a donc une idйe en Dieu.

 

Toute essence dйrive de l’essence divine. Tout ce qui a une essence, a donc une idйe en Dieu. Or telle est la matiиre prime. Donc, etc.

 

 

Rйponse :

 

Platon, qui se trouve кtre le premier а avoir parlй des idйes, n’a posй aucune idйe pour la matiиre prime, car il posait les idйes comme les causes des rйalitйs prйconзues ; et la matiиre prime n’йtait pas un effet de l’idйe, mais йtait pour elle une « concause ». Il posait en effet deux principes du cфtй de la matiиre, le grand et le petit, mais un seul du cфtй de la forme : l’idйe.

 

Pour notre part, nous affirmons que la matiиre est causйe par Dieu ; aussi est-il nйcessaire de poser que son idйe est d’une certaine faзon en Dieu, puisque tout ce qui est causй par lui renferme d’une faзon ou d’une autre une ressemblance de lui.

 

Mais cependant, si nous parlons de l’idйe au sens propre, on ne peut poser que la matiиre prime ait par elle-mкme en Dieu une idйe distincte de l’idйe de la forme ou du composй : car l’idйe proprement dite regarde la rйalitй telle qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; or la matiиre ne peut venir а l’existence sans une forme, et vice versa. Donc, а proprement parler, l’idйe ne correspond pas а la seule matiиre, ni а la seule forme ; mais au composй entier correspond une idйe unique, qui est productrice du tout, et quant а la forme, et quant а la matiиre.

 

En revanche, si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison, alors les choses qui peuvent кtre considйrйes distinctement peuvent avoir par elles-mкmes une idйe distincte, quoiqu’elles ne puissent exister sйparйment ; et dans ce cas, rien n’empкche que la matiиre prime ait une idйe, mкme par soi.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la matiиre prime soit informe, cependant il y a en elle une imitation de la forme premiиre : car mкme si son кtre est infirme, il est cependant une imitation du premier йtant ; et c’est pourquoi il peut avoir une ressemblance en Dieu.

 

Il n’est pas nйcessaire que l’idйe et la rйalitй prйconзue soient semblables par conformitй de nature, mais seulement par reprйsentation ; aussi les rйalitйs composйes ont-elles une idйe simple ; et semblablement, une chose existant en puissance a une ressemblance idйale en acte.

 

Bien que la matiиre ne puisse pas exister de soi, elle peut cependant кtre considйrйe en elle-mкme, et peut ainsi avoir une ressemblance par elle-mкme.

 

Cet argument est probant pour l’idйe actuellement ou virtuellement pratique, qui porte sur une rйalitй en tant qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; et une telle idйe ne convient pas а la matiиre prime.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La matiиre ne vient а l’existence par Dieu que dans un composй ; et dans ce cas, une idйe au sens propre lui correspond.

 

Il faut rйpondre de mкme : la matiиre, а proprement parler, n’a pas d’essence, mais elle est une partie de l’essence du tout.

Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Seul ce qui a un кtre dйterminй a une idйe. Or ce qui n’a pas existй, n’existe pas et n’existera pas, n’a aucunement un кtre dйterminй. Ni donc une idйe.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que cela n’ait pas un кtre dйterminй en soi, cela a cependant un кtre dйterminй en Dieu. En sens contraire : une chose est dйterminйe par sa distinction d’une autre. Or toutes choses, telles qu’elles sont en Dieu, sont un, et indistinctes l’une de l’autre. Donc en Dieu non plus cela n’a pas un кtre dйterminй.

 

Denys dit que les modиles sont les volontйs divines et bonnes qui sont prйdйterminatives et effectives des rйalitйs. Or ce qui ni n’a existй, ni n’existe, ni n’existera, n’a jamais йtй prйdйterminй par la volontй divine. Cela n’a donc pas d’idйe ou de modиle en Dieu.

 

L’idйe est ordonnйe а la production de la rйalitй. Si donc il y a une idйe de ce qui n’est jamais amenй а l’existence, il semble qu’elle soit inutile, ce qui est absurde. Donc, etc.

 

 

En sens contraire :

 

Dieu connaоt les rйalitйs au moyen des idйes. Or lui-mкme connaоt les rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй, comme on l’a dit prйcйdemment, dans la question sur la science de Dieu. Il y a donc aussi en lui une idйe des choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй.

 

La cause ne dйpend pas de l’effet. Or l’idйe est la cause de l’existence de la rйalitй. L’idйe ne dйpend donc nullement de l’existence de la rйalitй ; elle peut donc йgalement concerner les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй.

 

 

Rйponse :

 

L’idйe proprement dite regarde la connaissance pratique non seulement en acte, mais aussi en habitus. Or Dieu a une connaissance virtuellement pratique des choses qu’il peut faire, bien qu’elles n’aient jamais eu lieu et ne doivent jamais avoir lieu ; il reste donc que l’idйe peut porter sur les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ; non cependant de la mкme faзon qu’elle porte sur les choses qui existent, existeront ou ont existй ; car pour produire celles-ci elle est dйterminйe par un propos de la volontй divine, mais non pour les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ; et ainsi, ce genre de choses a en quelque sorte des idйes indйterminйes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que ce qui ni n’existe, ni n’a existй, ni n’existera, n’ait pas un кtre dйterminй en soi, il est cependant de faзon dйterminйe dans la connaissance de Dieu.

 

Кtre en Dieu et кtre dans la connaissance de Dieu sont deux choses diffйrentes : en effet, le mal n’est pas en Dieu, mais il est dans la science de Dieu. Car une rйalitй est dite кtre dans la science de Dieu pour autant qu’elle est connue de Dieu ; et parce que Dieu connaоt tout distinctement, comme on l’a dit dans la question prйcйdente, les rйalitйs sont distinctes dans sa science, bien qu’elles soient un en lui.

 

Bien que Dieu n’ait jamais voulu amener а l’existence de telles rйalitйs, dont il a des idйes, il veut cependant pouvoir les produire, et avoir la science de leur production ; et c’est pourquoi Denys ne dit pas que pour la raison formelle de modиle soit exigйe une volontй prйdйfinissante et efficiente, mais une volontй dйfinitive et effective.

 

La connaissance divine ordonne ces idйes non pas afin qu’une chose ait lieu par elles, mais afin qu’une chose puisse avoir lieu par elles.

Article 7 : Les accidents ont-ils une idйe en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il n’y a d’idйe que pour connaоtre et causer les rйalitйs. Or l’accident est connu au moyen de la substance, et causй par les principes de celle-ci. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il ait une idйe en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que l’accident est connu au moyen de la substance, mais que cette connaissance est celle de l’existence et non de l’essence. En sens contraire : l’essence est signifiйe par la dйfinition de la rйalitй, et surtout du point de vue du genre. Or la substance est posйe dans la dйfinition des accidents, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique, de sorte que le sujet est posй а la place du genre, comme dit le Commentateur dans le mкme passage, comme lorsqu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Donc, mкme quant а la connaissance de l’essence, l’accident est connu au moyen de la substance.

 

Tout ce qui a une idйe entre en sa participation. Or les accidents ne participent а rien, puisque participer n’est le fait que des substances, qui peuvent recevoir quelque chose ; ils n’ont donc pas d’idйe.

 

Dans les choses qui se disent avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il n’y a pas lieu d’admettre une idйe commune : ainsi dans les nombres et les figures, selon l’opinion de Platon, comme cela est clair au troisiиme livre de la Mйtaphysique et au premier de l’Йthique ; et la raison en est que le premier est comme l’idйe du second. Or l’йtant se dit de la substance et de l’accident avec antйrioritй de l’une sur l’autre. L’accident n’a donc pas d’idйe, mais la substance lui tient lieu d’idйe.

 

 

En sens contraire :

 

Tout ce qui est causй par Dieu a une idйe en lui. Or Dieu est cause non seulement des substances mais aussi des accidents. Les accidents ont donc une idйe en Dieu.

 

Tout ce qui est dans un genre doit se rattacher au premier de ce genre, comme tout corps chaud а la chaleur du feu. Or les idйes sont les formes principales, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Puis donc que les accidents sont des formes, il semble qu’elles aient des idйes en Dieu.

 

 

Rйponse :

 

Platon, qui introduisit le premier les idйes, n’en posa point pour les accidents, mais seulement pour les substances, comme il est clairement montrй par le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique. Et en voici la raison : Platon posa que les idйes йtaient les causes prochaines des rйalitйs ; aussi, lorsqu’il trouvait pour une chose une cause prochaine en dehors de l’idйe, il ne posait pas que cette chose avait une idйe ; et c’est pourquoi il disait que, dans les choses qui se disent avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il n’y a pas d’idйe commune, mais que le premier est l’idйe du second. Et Denys йvoque aussi cette opinion au livre des Noms Divins, chap. 5, en l’attribuant а un certain philosophe Clйment, qui disait que, parmi les йtants, les supйrieurs йtaient les modиles des infйrieurs ; et voilа pourquoi, l’accident йtant causй immйdiatement par la substance, Platon n’a pas posй les idйes des accidents.

 

Mais pour notre part, nous posons Dieu comme cause immйdiate de chaque rйalitй, parce qu’il opиre en toutes les causes secondes, et que tous les effets seconds proviennent de sa prйdйfinition ; aussi posons-nous en lui des idйes non seulement des premiers йtants mais aussi des seconds, et par consйquent des substances et des accidents ; mais de faзon diffйrente pour les divers accidents.

 

Certains sont en effet des accidents propres causйs par les principes du sujet, et qui, au point de vue de l’existence, ne sont jamais sйparйs de leurs sujets. Et de tels accidents sont amenйs а l’existence avec leur sujet en une opйration unique. Puis donc que l’idйe est au sens propre la forme de la rйalitй opйrable en tant que telle, il n’y aura pas pour de tels accidents une idйe distincte, mais il y aura une idйe unique du sujet avec tous ses accidents ; ainsi le bвtisseur possиde-t-il une forme unique pour la maison comme telle avec toutes les accidents qui s’y ajoutent, forme par laquelle il amиne simultanйment а l’existence la maison et tous les accidents en question, comme sa forme carrйe et d’autres de ce genre.

 

D’autres, par contre, sont des accidents qui ne suivent pas insйparablement leur sujet, ni ne dйpendent de ses principes. Et de tels accidents sont amenйs а l’existence par une autre opйration, en plus de celle par laquelle le sujet est produit ; par exemple, ce qui fait qu’un homme est homme n’entraоne pas qu’il soit grammairien, mais cela vient par une autre opйration. Et pour de tels accidents il y a en Dieu une idйe distincte de l’idйe du sujet : de mкme aussi l’artisan conзoit la forme de la peinture de la maison en plus de la forme de la maison.

 

Mais si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison, alors l’un et l’autre accident a une idйe distincte en Dieu, car ils peuvent кtre considйrйs par eux-mкmes distinctement ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de la Mйtaphysique qu’au point de vue de la connaissance, les accidents doivent avoir une idйe comme les substances ; mais que du point de vue des autres raisons pour lesquelles Platon posait les idйes, c’est-а-dire pour qu’elles soient les causes de la gйnйration et de l’existence, il semble que les idйes ne portent que sur les substances.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme on l’a dit, il y a en Dieu une idйe non seulement des premiers effets, mais aussi des seconds ; donc, bien que les accidents aient l’existence par la substance, il n’est pas exclu qu’ils aient des idйes.

 

L’accident peut кtre entendu de deux faзons : d’abord dans l’abstrait, et dans ce cas il est considйrй dans sa raison formelle propre, car c’est ainsi que nous dйfinissons pour les accidents le genre et l’espиce ; et de cette faзon, le sujet n’est pas posй comme genre dans la dйfinition de l’accident, mais comme diffйrence, comme quand on dit : « La camusitй est la courbure du nez. » Ensuite les accidents peuvent кtre entendus concrиtement, et dans ce cas ils sont pris comme faisant un par accident avec le sujet ; c’est pourquoi on ne leur dйfinit dans ce cas ni genre ni espиce, et ainsi, il est vrai que le sujet est posй comme un genre dans la dйfinition de l’accident.

 

Bien que l’accident ne soit pas participant , il est cependant la participation elle-mкme ; et ainsi, il est clair qu’а lui aussi correspond une idйe en Dieu, ou une ressemblance.

 

La rйponse ressort de ce qu’on a dit.

Article 8 : Les singuliers ont-ils une idйe en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les singuliers sont infiniment nombreux en puissance. Or en Dieu, il y a une idйe non seulement de ce qui est, mais aussi de ce qui peut кtre. Si donc il y avait en Dieu une idйe des singuliers, il y aurait en lui une infinitй d’idйes, ce qui semble absurde, puisqu’elle ne peuvent кtre infiniment nombreuses en acte.

 

Si les singuliers ont une idйe en Dieu, alors ou bien il y a une mкme idйe pour le singulier et pour l’espиce, ou bien il y a diffйrentes idйes. S’il y a diffйrentes idйes, alors il y a en Dieu plusieurs idйes d’une seule rйalitй, car l’idйe de l’espиce est aussi une idйe du singulier. Et s’il y a une seule et mкme idйe, alors, puisque tous les singuliers qui sont de mкme espиce ont en commun l’idйe de l’espиce, il n’y aura pour tous les singuliers qu’une seule idйe ; et ainsi, les singuliers n’auront pas une idйe distincte en Dieu.

 

Beaucoup parmi les singuliers se produisent par hasard. Or ce qui se produit ainsi n’est pas prйdйfini. Puis donc que l’idйe requiert une prйdйfinition, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que tous les singuliers n’aient pas une idйe en Dieu.

 

Certains singuliers rйsultent de la fusion de deux espиces, comme le mulet rйsulte de la fusion de l’вne et du cheval. Si donc de telles choses ont une idйe, il semble qu’а chacune d’elles correspondent deux idйes ; et cela semble absurde, puisqu’il est aberrant de poser la pluralitй dans la cause et l’unitй dans l’effet.

 

 

En sens contraire :

 

Les idйes sont en Dieu pour connaоtre et opйrer. Or Dieu connaоt et opиre les singuliers. Leurs idйes sont donc en lui.

 

Les idйes sont ordonnйes а l’existence des rйalitйs. Or les singuliers existent plus vraiment que les universels, puisque ceux-ci ne subsistent que dans les singuliers. Les singuliers doivent donc, plus que les universels, avoir des idйes.

 

 

Rйponse :

 

Platon n’a pas posй les idйes des singuliers, mais seulement celles des espиces ; et la raison en est double. D’abord, parce que selon lui, les idйes ne sont pas productrices de la matiиre mais seulement de la forme, dans notre monde infйrieur. Or le principe de la singularitй est la matiиre, tandis que par la forme chaque singulier est placй dans une espиce ; voilа pourquoi l’idйe ne correspond pas au singulier en tant qu’il est singulier, mais seulement du point de vue de l’espиce. Une autre raison a pu кtre que l’idйe ne porte que sur des choses qui sont par elles-mкmes objets d’intention, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or l’intention de la nature va principalement а la conservation de l’espиce ; donc, bien que la gйnйration ait pour terme cet homme, cependant l’intention de la nature est d’engendrer un homme. Et pour cette raison le Philosophe dit aussi au dix-neuviиme livre sur les Animaux qu’il faut dйterminer des causes finales pour les accidents des espиces et non pour ceux des singuliers, mais pour ceux-ci des causes efficientes et matйrielles seulement ; et c’est pourquoi l’idйe ne correspond pas au singulier, mais а l’espиce. Et pour la mкme raison Platon ne posait pas les idйes des genres, car l’intention de la nature n’a pas pour terme la production de la forme du genre, mais seulement de la forme de l’espиce.

 

Pour notre part, nous posons que Dieu est la cause du singulier et quant а la forme, et quant а la matiиre. Nous affirmons aussi que tous les singuliers sont prйdйfinis par la providence divine ; et c’est pourquoi il est nйcessaire que nous posions aussi les idйes des singuliers.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les idйes ne se diversifient que par les diffйrents rapports aux rйalitйs ; or il n’est pas aberrant pour des relations de raison de se diversifier а l’infini, comme dit Avicenne.

 

Si nous parlons de l’idйe au sens propre, en tant qu’elle porte sur la rйalitй а la faзon dont celle-ci peut кtre amenйe а l’existence, alors une idйe unique correspond au singulier, а l’espиce et au genre, individuйs dans le singulier lui-mкme, puisque Socrate, l’homme et l’animal ne sont pas distincts du point de vue de l’existence. Mais si nous entendons l’idйe au sens commun de ressemblance ou de raison, alors, puisque les considйrations de Socrate comme Socrate, comme homme et comme animal sont diffйrentes, plusieurs idйes leur correspondront en consйquence.

 

Bien que telle chose soit fortuite par rapport а l’agent prochain, rien cependant n’est fortuit par rapport а l’agent qui connaоt dйjа tout.

 

Le mulet a une espиce intermйdiaire entre l’вne et le cheval ; il n’est donc pas en deux espиces mais en une seule, qui est produite par l’union des semences : dans ce cas, en effet, la vertu active du mвle n’a pas pu conduire la matiиre de la femelle aux termes de sa propre espиce parfaite а cause du caractиre йtranger de la matiиre, mais il l’a amenйe а quelque chose de proche de son espиce ; et c’est pourquoi une idйe est attribuйe au mulet comme au cheval.

Question 4 : [Le Verbe]

 

Introduction

 

Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?

Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?

Article 3 : Le nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?

Article 4 : Le Pиre dit-il la crйature par le Verbe par lequel il se dit ?

Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une relation а la crйature ?

Article 6 : Les rйalitйs existent-elles plus vйritablement dans le Verbe ou en elles-mкmes ?

Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй ?

Article 8 : Tout ce qui a йtй fait est-il vie dans le Verbe ?

 

 

Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il y a deux verbes, а savoir : l’intйrieur et l’extйrieur. L’extйrieur ne peut pas se dire de Dieu au sens propre, puisqu’il est corporel et transitoire ; ni, de mкme, le verbe intйrieur, que saint Jean Damascиne dйfinit au deuxiиme livre en disant : « Le discours intйrieur est un mouvement de l’вme survenant dans sa puissance de rйflexion, sans йlocution. » Or on ne peut poser en Dieu ni mouvement ni rйflexion, celle-ci s’accomplissant par un certain processus discursif. Il semble donc qu’en aucune faзon le verbe ne se dise en Dieu au sens propre.

 

Saint Augustin prouve au quinziиme livre sur la Trinitй qu’un certain verbe appartient а l’esprit lui-mкme, puisqu’il est dit qu’il a une bouche, lui aussi, comme on le voit clairement en Mt 15, 11 : « c’est ce qui sort de la bouche de l’homme qui le souille », et la suite montre qu’il faut entendre cela de la bouche du cњur : « Mais ce qui sort de la bouche part du cњur. » Or la bouche ne se dit que de faзon mйtaphorique dans les rйalitйs spirituelles. Donc le verbe aussi.

 

Ce qui est dit en Jn 1, 3 : « Toutes choses ont йtй faites par lui », montre que le Verbe est intermйdiaire entre le Crйateur et les crйatures ; et par lа mкme, saint Augustin prouve que le Verbe n’est pas une crйature. Le mкme raisonnement permet donc de prouver que le Verbe n’est pas le Crйateur ; le nom de Verbe ne dйsigne donc rien qui soit en Dieu.

 

Le mйdium est а йgale distance des extrкmes. Si donc le Verbe est intermйdiaire entre le Pиre qui dit et la crйature qui est dite, il est nйcessaire que le Verbe se distingue essentiellement du Pиre, puisqu’il se distingue essentiellement des crйatures. Or rien en Dieu n’est distinct par essence. On ne parle donc pas de Verbe en Dieu au sens propre.

 

Ce qui ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, comme кtre homme, ou marcher, ou autre chose de ce genre, ne se dit jamais en Dieu au sens propre. Or la notion de verbe ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, car la notion de verbe vient de ce qu’il manifeste celui qui dit ; or le Fils ne manifeste le Pиre qu’en tant qu’il est incarnй, de mкme que notre verbe ne manifeste notre intelligence qu’en tant qu’il est uni а la voix. Ce n’est donc pas au sens propre que le Verbe se dit en Dieu.

 

S’il y avait en Dieu un verbe au sens propre, le Verbe qui a йtй de toute йternitй auprиs du Pиre et celui qui s’est incarnй dans le temps seraient le mкme, comme nous disons que c’est le mкme Fils. Or, semble-t-il, on ne peut pas dire cela, car le Verbe incarnй est comparable au verbe de la voix, tandis que le Verbe qui existe auprиs du Pиre est comparable au verbe de l’esprit, comme saint Augustin le montre clairement au quinziиme livre sur la Trinitй ; or le verbe profйrй avec la voix et le verbe qui existe dans le cњur ne sont pas le mкme. Il ne semble donc pas que le Verbe que l’on dit avoir йtй auprиs du Pиre de toute йternitй concerne proprement la nature divine.

 

 Plus l’effet est postйrieur, plus il inclut la notion de signe ; ainsi le vin est la cause finale du tonneau, et au-delа celle de l’anneau qui est accrochй pour marquer le tonneau ; aussi est-ce surtout l’anneau qui est un signe. Or le verbe qui est dans la voix est le dernier effet qui procиde de l’intelligence. La notion de signe convient donc plus а ce verbe qu’au concept de l’esprit ; et semblablement aussi la notion de « verbe », mot qui signifie а l’origine une manifestation. Or ce qui est dans les rйalitйs corporelles avant d’кtre dans les spirituelles ne se dit jamais de Dieu au sens propre. Le verbe ne se dit donc pas de lui au sens propre.

 

Chaque nom signifie surtout ce dont il provient. Or le nom de verbe provient soit de verberatio aeris [action de frapper l’air], soit de boatus [cri], puisque le verbe n’est rien d’autre qu’un verum boans [criant le vrai]. C’est donc surtout cela qui est signifiй par le nom de verbe. Or cela ne convient nullement а Dieu, sauf de faзon mйtaphorique. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

 Le verbe de quelqu’un qui dit semble кtre la ressemblance en lui de la rйalitй dite. Or le Pиre, en se pensant, ne se pense pas par une ressemblance, mais par son essence. Il semble donc qu’il n’engendre aucun verbe de lui-mкme du fait qu’il se regarde. Or, comme dit Anselme, « pour l’esprit suprкme, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

10° Ce qui se dit de Dieu par ressemblance avec la crйature ne se dit jamais de lui au sens propre, mais de faзon mйtaphorique. Or le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec le verbe qui est en nous, comme dit saint Augustin. Il semble donc qu’il se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, et non au sens propre.

 

11° Saint Basile dit que Dieu est appelй Verbe en tant que toutes choses sont profйrйes par lui ; Sagesse, car par lui toutes choses sont connues ; Lumiиre, car par lui toutes choses sont manifestйes. Or « profйrer » ne se dit pas en Dieu au sens propre, car l’action de profйrer regarde la voix. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

12° Le verbe de l’esprit est au Verbe йternel ce que le verbe de la voix est au Verbe incarnй, comme le montre clairement saint Augustin. Or le verbe de la voix ne se dit du Verbe incarnй que de faзon mйtaphorique. Donc le verbe intйrieur ne se dit aussi du Verbe йternel que de faзon mйtaphorique.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй : « Ce verbe, que nous cherchons а expliquer, est la connaissance unie а l’amour. » Or la connaissance et l’amour se disent en Dieu au sens propre. Donc le verbe aussi.

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй : « Le verbe qui sonne au-dehors est donc le signe du verbe qui luit au-dedans, et qui, avant tout autre, mйrite ce nom de verbe. Ce que nous profйrons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette expression, nous l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour apparaоtre au-dehors. » D’oщ il ressort que le nom de verbe se dit plus proprement du verbe spirituel que du corporel. Or tout ce qui se trouve plus proprement dans les rйalitйs spirituelles que dans les corporelles convient а Dieu de faзon trиs propre. C’est donc d’une faзon trиs propre que le verbe se dit en Dieu.

 

Richard de Saint-Victor dit que le verbe manifeste l’intelligence du sage. Or le Fils manifeste trиs vйritablement l’intelligence du Pиre. Le nom de verbe se dit donc en Dieu de faзon trиs propre.

 

Selon saint Augustin au quinziиme livre sur la Trinitй, le verbe n’est rien d’autre que la pensйe formйe. Or la pensйe divine n’est jamais formable mais toujours formйe, car elle est toujours dans son acte. Le verbe se dit donc en Dieu de faзon trиs propre.

 

Parmi les modes de l’un, celui qui est le plus simple est appelй un en premier et de faзon tout а fait propre. Donc semblablement aussi pour le verbe, celui qui est tout а fait simple est trиs proprement appelй verbe. Or le Verbe qui est en Dieu est trиs simple. Il est donc trиs proprement appelй verbe.

 

Selon les grammairiens, si cette partie du discours qui s’appelle verbe s’approprie un nom commun, c’est parce qu’elle est la perfection de tout le discours, йtant pour ainsi dire sa partie principale, et que le verbe manifeste les autres parties du discours, puisque le verbe fait comprendre le nom. Or le Verbe divin est la plus parfaite de toutes les rйalitйs et, de plus, il les manifeste. Il est donc trиs proprement appelй verbe.

 

 

Rйponse :

 

Notre faзon de nommer dйpend de la maniиre dont nous prenons connaissance des rйalitйs. Or parce que, la plupart du temps, les choses qui sont postйrieures dans la nature nous sont connues en premier, il suit frйquemment qu’un nom, quant а son attribution, se trouve d’abord dans une premiиre chose, alors que la rйalitй signifiйe par le nom existe d’abord dans une seconde, comme on le voit clairement pour les noms qui se disent de Dieu et des crйatures, tels l’йtant, le bien, etc., qui ont d’abord йtй donnйs aux crйatures, et de celles-ci ont йtй transfйrйs а la prйdication de Dieu, bien que l’кtre et le bien se trouvent d’abord en Dieu.

 

Or, puisque le verbe extйrieur est sensible, il nous est plus connu que le verbe intйrieur quant а l’attribution du nom. Aussi le verbe vocal est-il appelй verbe avant le verbe intйrieur, bien que le verbe intйrieur soit naturellement avant, puisqu’il est la cause а la fois efficiente et finale du verbe extйrieur. Cause finale, car nous exprimons le verbe vocal pour manifester le verbe intйrieur ; il est donc nйcessaire que le verbe intйrieur soit ce qui est signifiй par le verbe extйrieur. Or le verbe qui est profйrй extйrieurement signifie ce qui est pensй, non l’acte mкme de penser, ni cette intelligence qui est un habitus ou une puissance, si ce n’est en tant qu’ils sont pensйs eux aussi ; le verbe intйrieur est donc cela mкme qui est pensй intйrieurement. Cause efficiente car, puisque le verbe profйrй extйrieurement signifie de faзon arbitraire, son principe est la volontй, tout comme pour les autres produits de l’art ; voilа pourquoi, de mкme que, pour les autres produits de l’art, prйexiste dans l’esprit de l’artisan une certaine image du produit extйrieur, de mкme prйexiste, dans l’esprit de celui qui profиre le verbe extйrieur, un certain modиle de celui-ci.

 

Donc, de mкme que, dans le cas de l’artisan, nous considйrons trois choses, а savoir la fin du produit, son modиle et le produit lui-mкme dйjа rйalisй, de mкme aussi en celui qui parle se trouvent trois verbes : ce qui est conзu par l’intelligence est « le verbe du cњur profйrй sans la voix », et le verbe extйrieur est profйrй pour le signifier ; puis viennent le modиle du verbe extйrieur, appelй « le verbe intйrieur qui a l’image de la voix », et le verbe exprimй extйrieurement, qui est appelй « le verbe de la voix ». Et de mкme que, chez l’artisan, l’intention de la fin prйcиde, puis vient l’йlaboration de la forme du produit de l’art, et enfin celui-ci est amenй а l’existence, de mкme, en celui qui parle, le verbe du cњur est antйrieur au verbe qui a l’image de la voix, et en dernier vient le verbe de la voix.

 

Donc le verbe de la voix, йtant accompli corporellement, ne peut se dire de Dieu que de faзon mйtaphorique, c’est-а-dire а la faзon dont les crйatures qui sont produites par Dieu, ou leurs mouvements, sont elles-mкmes appelйes son verbe, en tant qu’elles signifient l’intelligence divine comme l’effet signifie la cause. Donc, pour la mкme raison, le verbe qui a l’image de la voix ne pourra pas non plus se dire de Dieu au sens propre, mais seulement de faзon mйtaphorique ; et c’est ainsi que les idйes des rйalitйs а produire sont appelйes verbe de Dieu. Mais le verbe du cњur, qui n’est rien d’autre que ce qui est actuellement considйrй par l’intelligence, se dit proprement de Dieu, car il est entiиrement йloignй de la matйrialitй, de la corporйitй et de tout dйfaut ; et de telles choses se disent proprement de Dieu, comme la science et l’objet su, l’acte de penser et l’objet pensй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Puisque le verbe intйrieur est ce qui est pensй, et que cela n’est en nous que lorsque nous pensons en acte, le verbe intйrieur requiert toujours une intelligence dans son acte, qui est celui de penser. Or l’acte mкme de l’intelligence est appelй mouvement, non celui de l’imparfait, tel qu’il est dйcrit au troisiиme livre de la Physique, mais le mouvement du parfait, qui est une opйration, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; voilа pourquoi saint Jean Damascиne a dit que le verbe intйrieur est un mouvement de l’esprit, quoiqu’il faille entendre par « mouvement » le terme du mouvement, c’est-а-dire par « opйration » ce qui est opйrй, comme on entend par « penser » ce qui est pensй. Et il n’est pas requis, pour la notion de verbe, que l’acte de l’intelligence qui a pour terme le verbe intйrieur se fasse avec un processus discursif, que la rйflexion semble impliquer : il suffit que, d’une faзon quelconque, une chose soit pensйe en acte. Pour nous, cependant, c’est le plus souvent par un processus discursif que nous disons quelque chose intйrieurement ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne et Anselme, en dйfinissant le verbe, emploient le mot « rйflexion » а la place de « considйration ».

 

L’argument de saint Augustin ne procиde pas du semblable, mais du moindre ; en effet, il semble que, dans le cњur, l’on doive moins parler de bouche que de verbe ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’intermйdiaire peut кtre envisagй de deux faзons. D’abord entre les deux extrйmitйs du mouvement, comme le gris est intermйdiaire entre le blanc et le noir dans le mouvement de noircissement ou de blanchissement. Ensuite entre l’agent et le patient, comme l’instrument de l’artisan est intermйdiaire entre celui-ci et le produit de l’art, et semblablement comme tout ce par quoi l’artisan agit ; et c’est de cette faзon que le Fils est un intermйdiaire entre le Pиre qui crйe et la crйature faite par le Verbe ; mais non entre Dieu qui crйe et la crйature, car le Verbe lui-mкme est aussi le Dieu qui crйe ; donc, de mкme que le Verbe n’est pas une crйature, de mкme il n’est pas le Pиre. Et cependant, indйpendamment de cela, la conclusion ne s’ensuivrait pas non plus. En effet, nous disons que Dieu crйe par sa sagesse dite essentiellement, si bien que sa sagesse peut ainsi кtre dite intermйdiaire entre Dieu et la crйature ; et pourtant, la sagesse elle-mкme est Dieu. Saint Augustin, quant а lui, prouve que le Verbe n’est pas une crйature non pas parce qu’il est intermйdiaire, mais parce qu’il est cause universelle de la crйation. En n’importe quel mouvement, en effet, on se ramиne а quelque [principe] premier qui n’est pas mы selon ce mouvement, comme tout ce qui peut кtre altйrй se ramиne а un premier altйrant non altйrй ; et de mкme, ce а quoi se ramиnent toutes les choses crййes est nйcessairement non crйй.

 

L’intermйdiaire que l’on considиre entre les termes du mouvement est tantфt pris а йgale distance des termes, tantфt non. Mais l’intermйdiaire qui est entre l’agent et le patient, s’il est certes intermйdiaire en tant qu’instrument, il est tantфt plus proche de l’agent premier, tantфt plus proche du dernier patient ; et parfois, il se tient а йgale distance de l’un et de l’autre : on le voit clairement dans le cas de l’agent dont l’action parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l’intermйdiaire qu’est la forme par laquelle l’agent opиre est toujours plus proche de l’agent, car elle est en lui vйritablement, tandis qu’elle n’est dans le patient que par sa ressemblance. Et c’est de cette faзon que l’on dit que le Verbe est intermйdiaire entre le Pиre et la crйature. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit а йgale distance du Pиre et de la crйature.

 

Bien que, parmi nous, la manifestation qui s’adresse а autrui ne se fasse qu’au moyen du verbe vocal, cependant une manifestation а soi-mкme se fait aussi par le verbe du cњur, et cette manifestation prйcиde l’autre ; aussi le verbe intйrieur est-il appelй verbe en premier. Semblablement aussi, le Pиre a йtй manifestй а tous par le Verbe incarnй, mais le Verbe engendrй de toute йternitй l’a manifestй а lui-mкme ; voilа pourquoi le nom de Verbe ne lui convient pas seulement en tant qu’il s’est incarnй.

 

Le Verbe incarnй a quelque ressemblance et quelque dissemblance avec le verbe de la voix. Il y a de semblable entre les deux — et cela les rend comparables — que, de mкme que le verbe intйrieur est manifestй par la voix, de mкme le Verbe йternel a йtй manifestй par la chair. Mais il y a dissemblance en ceci que la chair assumйe par le Verbe йternel n’est pas elle-mкme appelйe verbe, alors que l’expression vocale qui est assumйe pour manifester le verbe intйrieur est elle-mкme appelйe verbe ; voilа pourquoi le verbe de la voix est autre que le verbe du cњur ; mais le Verbe incarnй est identique au Verbe йternel, tout comme le verbe signifiй par la voix est identique au verbe du cњur.

 

La notion de signe convient а l’effet avant de convenir а la cause lorsque la cause est pour l’effet une cause de l’кtre et non du signifier, comme c’est le cas dans l’exemple proposй. Mais lorsque l’effet doit а la cause non seulement d’кtre mais aussi de signifier, alors, de mкme que la cause est antйrieure а l’effet quant а l’кtre, de mкme elle l’est quant au signifier ; et si le verbe intйrieur inclut la notion de signification et de manifestation avant le verbe extйrieur, c’est parce que le verbe extйrieur n’est йtabli comme signe que par le verbe intйrieur.

 

Il y a deux faзons de dire la provenance d’un nom : soit du cфtй de celui qui donne le nom, soit du cфtй de la rйalitй а laquelle il est donnй. Du cфtй de la rйalitй, ce dont le nom provient est, dit-on, ce qui complиte la notion de la rйalitй signifiйe par le nom, autrement dit la diffйrence spйcifique de cette rйalitй ; et c’est ce qui est principalement signifiй par le nom. Mais parce que les diffйrences essentielles nous sont inconnues, nous employons parfois а leur place les accidents ou les effets, comme il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique, et nous nommons la rйalitй en consйquence ; et dans ce cas, ce qui remplace la diffйrence essentielle est ce dont provient le nom du cфtй de celui qui le donne, comme [le nom latin de] la pierre provient de son effet, qui est de blesser le pied. Et ce n’est pas celui-ci, mais ce qu’il remplace, qui doit кtre principalement signifiй par le nom. Semblablement, je dis que le nom de verbe provient de verberatio ou de boatus du cфtй de celui qui donne le nom, non du cфtй de la rйalitй.

 

En ce qui concerne la notion de verbe, peu importe qu’une chose soit pensйe par ressemblance ou par essence. En effet, il est avйrй que le verbe intйrieur signifie tout ce qui peut кtre pensй, qu’il le soit par essence ou par ressemblance ; voilа pourquoi toute pensйe, qu’elle soit pensйe par essence ou par ressemblance, peut кtre appelйe verbe.

 

10° Parmi les noms qui se disent de Dieu et des crйatures, certains signifient des rйalitйs qui se trouvent d’abord en Dieu et ensuite dans les crйatures, quoique les noms aient d’abord йtй donnйs а des crйatures ; et de tels noms se disent proprement de Dieu, comme la bontй, la sagesse, etc. D’autres, par contre, signifient des rйalitйs qui ne conviennent pas а Dieu, mais il lui convient quelque chose de semblable а ces rйalitйs ; et de tels noms se disent de Dieu de faзon mйtaphorique, comme nous disons de Dieu qu’il est un lion ou qu’il marche. Donc, je dis que le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec notre verbe du point de vue de l’attribution du nom, non а cause d’une relation de la rйalitй ; il n’est donc pas nйcessaire qu’il se dise de faзon mйtaphorique.

 

11° L’action de profйrer relиve de la notion de verbe quant а ce dont provient le nom du cфtй de celui qui le donne, et non du cфtй de la rйalitй. Voilа pourquoi, bien que l’action de profйrer se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, il ne s’ensuit pas que « verbe » se dise de faзon mйtaphorique ; de mкme aussi, saint Jean Damascиne dit que le nom de Dieu provient de ethin, qui signifie brыler ; et cependant, bien que « brыler » se dise de Dieu de faзon mйtaphorique, ce n’est pourtant pas le cas du nom « Dieu ».

 

12° Le Verbe incarnй se rapporte au verbe de la voix seulement а cause d’une certaine ressemblance, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi le Verbe incarnй ne peut кtre appelй verbe de la voix que de faзon mйtaphorique. Mais le Verbe йternel se rapporte au verbe du cњur selon la vraie notion de verbe intйrieur ; voilа pourquoi le verbe se dit pour l’un et pour l’autre au sens propre.

Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?

 

Objections :

 

Il semble qu’on puisse aussi le dire essentiellement.

 

Le nom de verbe signifie а l’origine une manifestation, comme on l’a dit. Or l’essence divine peut se manifester par elle-mкme. Le verbe lui convient donc par soi, et ainsi, le verbe se dira essentiellement.

 

Ce qui est signifiй par le nom, c’est la dйfinition elle-mкme, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique. Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, le verbe est « la connaissance unie а l’amour » ; et selon Anselme dans son Monologion, « pour l’esprit suprкme, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Et dans l’une et l’autre dйfinition, il n’est rien qui ne soit dit essentiellement. Le verbe se dit donc essentiellement.

 

Tout ce qui est dit est verbe. Or le Pиre ne dit pas seulement lui-mкme, mais aussi le Fils et le Saint-Esprit, comme dit Anselme au livre dйjа citй. Le verbe est donc commun aux trois Personnes ; il se dit donc essentiellement.

 

Celui qui dit, quel qu’il soit, a un verbe qu’il dit, suivant saint Augustin au septiиme livre sur la Trinitй. Or, comme dit Anselme dans son Monologion, de mкme que le Pиre pense, le Fils pense et le Saint-Esprit pense, et cependant ce ne sont pas trois qui pensent mais un seul qui pense, de mкme le Pиre dit, le Fils dit et le Saint-Esprit dit, et cependant ce ne sont pas trois qui disent mais un seul qui dit. Un verbe correspond donc а l’un quelconque d’entre eux. Or rien n’est commun aux trois sinon l’essence. Le verbe se dit donc en Dieu essentiellement.

 

Dans notre intelligence, dire et penser ne diffиrent pas. Or en Dieu, le verbe se prend par ressemblance avec le verbe qui est dans l’intelligence. Donc en Dieu, dire n’est rien d’autre que penser ; donc le verbe, lui aussi, n’est rien d’autre que ce qui est pensй. Or ce qui est pensй, en Dieu, se dit essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

Comme dit saint Augustin, le verbe divin est la puissance opйrative du Pиre. Or la puissance opйrative se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi se dit essentiellement.

 

De mкme que l’amour implique une йmanation de la volontй, de mкme le verbe implique une йmanation de l’intelligence. Or l’amour se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

Ce qui, en Dieu, peut кtre pensй sans considйrer la distinction des Personnes, ne se dit pas personnellement. Or le verbe est tel, car mкme ceux qui nient la distinction des Personnes affirment que Dieu se dit lui-mкme. Le verbe ne se dit donc pas personnellement en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que seul le Fils est appelй verbe, et non le Pиre et le Fils ensemble. Or tout ce qui se dit essentiellement convient communйment а l’un et а l’autre. Le verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

Il est dit en Jn 1, 1 : « Le Verbe йtait auprиs de Dieu. » Or l’expression « auprиs de », йtant une prйposition transitive, implique une distinction. Le Verbe est donc distinct de Dieu. Or rien qui soit dit essentiellement n’est distinct en Dieu. Le Verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

Tout ce qui, en Dieu, implique une relation de Personne а Personne, se dit personnellement, non essentiellement. Or le verbe est tel. Donc, etc.

 

On peut citer aussi dans le mкme sens Richard de Saint-Victor, qui montre en son livre sur la Trinitй que seul le Fils est appelй verbe.

 

 

Rйponse :

 

Le verbe, tel qu’il se dit en Dieu de faзon mйtaphorique, au sens oщ la crйation est elle-mкme appelйe « verbe manifestant Dieu », appartient sans aucun doute а la Trinitй tout entiиre ; mais pour l’heure, nous enquкtons sur le verbe tel qu’il se dit en Dieu au sens propre. Et cette question paraоt trиs facile, а premiиre vue, car le verbe implique une certaine origine, par laquelle on distingue en Dieu les Personnes. Mais si on l’examine plus а fond, on la trouve assez difficile, йtant donnй que nous rencontrons en Dieu certaines choses qui impliquent une origine non quant а la rйalitй, mais seulement quant а la notion ; comme par exemple le nom d’opйration, qui implique sans aucun doute une chose qui procиde de celui qui opиre, et cependant ce processus n’existe que du point de vue de la notion seulement, et c’est pourquoi l’opйration ne se dit pas en Dieu personnellement mais essentiellement : car en Dieu, l’essence, la puissance et l’opйration ne diffиrent pas. On ne voit donc pas avec une йvidence immйdiate si le nom de verbe implique un processus rйel, comme le nom de Fils, ou seulement de raison, comme le nom d’opйration, et par consйquent, s’il se dit personnellement ou essentiellement.

 

Pour connaоtre cela, il faut donc savoir que le verbe de notre intelligence, dont la ressemblance nous permet de parler du verbe divin, est le terme de l’opйration de notre intelligence, cela mкme qui est pensй ; on l’appelle aussi la conception de l’intelligence, conception signifiable soit par une expression vocale incomplexe, comme c’est le cas lorsque l’intelligence forme les quidditйs des rйalitйs, soit par une expression complexe, ce qui se produit lorsque l’intelligence compose et divise. Or, en nous, tout objet pensй est une chose qui йmane rйellement d’autre chose : soit comme les conceptions des conclusions йmanent des principes, soit comme les conceptions des quidditйs des rйalitйs postйrieures йmanent des quidditйs des antйrieures, soit, du moins, comme la conception actuelle йmane de la connaissance habituelle. Et cela est universellement vrai de tout ce qui est pensй par nous, que ce soit par essence ou par ressemblance. En effet, la conception est elle-mкme l’effet de l’acte de penser ; donc, mкme lorsque l’esprit se pense lui-mкme, sa conception n’est pas l’esprit lui-mкme, mais une chose exprimйe par la connaissance de l’esprit. Ainsi donc, en nous, le verbe de l’intelligence inclut deux composantes, de par sa nature : кtre pensй, et кtre exprimй par autre chose.

 

Si donc le verbe se dit en Dieu par similitude avec ces deux composantes, alors le nom de verbe n’impliquera pas seulement un processus de raison, mais aussi un processus rйel. Mais s’il se dit par similitude avec l’une d’elles seulement, а savoir, кtre pensй, alors le nom de verbe n’impliquera pas en Dieu un processus rйel, mais seulement de raison, tout comme le nom de pensйe. Mais ce ne sera pas selon l’acception propre de « verbe », car si l’on фte а un mot l’un des composants de sa notion, l’acception ne sera plus propre. Si donc le verbe est entendu en Dieu au sens propre, il ne se dit que personnellement, mais si on l’entend au sens commun, il pourra aussi se dire essentiellement. Cependant, parce qu’il faut, d’aprиs le Philosophe, « user des noms comme la plupart le font », on doit imiter l’usage surtout dans les significations des noms ; et parce que tous les saints emploient communйment le nom de verbe comme attribut d’une Personne, il faut plutфt affirmer qu’il se dit personnellement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le verbe, de par sa notion, n’inclut pas seulement une manifestation, mais aussi un processus rйel d’une chose а partir d’une autre. Et parce que l’essence, quoiqu’elle se manifeste elle-mкme, n’йmane pas rйellement d’elle-mкme, elle ne peut pas кtre appelйe verbe qu’en raison de l’identitй entre essence et Personne, comme l’essence est aussi appelйe Pиre ou Fils.

 

La connaissance qui entre dans la dйfinition du verbe est а entendre comme la connaissance exprimйe par autre chose, et qui est en nous la connaissance actuelle. Or, bien que la sagesse ou la connaissance se dise en Dieu essentiellement, cependant la sagesse engendrйe ne se dit que personnellement. Semblablement aussi, ce que dit Anselme — « dire, c’est regarder en pensant » — doit, si l’on prend « dire » au sens propre, se comprendre du regard de la pensйe, en ce sens que par ce regard quelque chose йmane, а savoir, cela mкme qui est pensй.

 

La conception de l’intelligence est intermйdiaire entre l’intelligence et la rйalitй pensйe, car c’est par son intermйdiaire que l’opйration de l’intelligence atteint la rйalitй. Voilа pourquoi la conception de l’intelligence est non seulement ce qui est pensй, mais aussi ce par quoi la rйalitй est pensйe ; de sorte que « ce qui est pensй » peut dйsigner а la fois la rйalitй mкme et la conception de l’intelligence ; et semblablement, « ce qui est dit » peut dйsigner а la fois la rйalitй qui est dite par le verbe et le verbe lui-mкme, comme on le voit clairement aussi dans le cas du verbe extйrieur, car а la fois le nom lui-mкme est dit, et la rйalitй signifiйe par le nom est dite par ce nom. Donc je dis que le Pиre est dit, non comme verbe, mais comme rйalitй dite au moyen d’un verbe ; et de mкme pour le Saint-Esprit, car le Fils manifeste toute la Trinitй ; par consйquent, le Pиre dit toutes les trois Personnes par son unique Verbe.

 

En cela, Anselme paraоt se contredire. En effet, il dit que le verbe ne se dit que personnellement et convient au seul Fils, mais que « dire » convient aux trois Personnes ; pourtant, dire n’est rien d’autre qu’йmettre un verbe а partir de soi. De mкme aussi, а la parole d’Anselme s’oppose celle de saint Augustin affirmant au septiиme livre sur la Trinitй que ce n’est pas un seul qui dit, au sein de la Trinitй, mais c’est le Pиre par son Verbe ; donc, de mкme que le verbe au sens propre ne se dit en Dieu que personnellement et convient au seul Fils, de mкme « dire » convient aussi au seul Pиre. Mais Anselme prend « dire » au sens commun de penser, et « verbe » au sens propre ; et il aurait pu faire l’inverse si cela lui avait plu.

 

En nous, dire signifie non seulement penser, mais penser et en mкme temps exprimer а partir de soi une conception ; et nous ne pouvons pas penser autrement qu’en exprimant une telle conception ; voilа pourquoi, en nous, tout acte de penser est а proprement parler un acte de dire. Mais Dieu peut penser sans que rien procиde rйellement de lui-mкme car, en lui, celui qui pense est identique а ce qui est pensй et а l’acte de penser, ce qui n’est pas notre cas ; et c’est pourquoi, en Dieu, tout acte de penser n’est pas appelй « dire » а proprement parler.

 

De mкme que le Verbe n’est appelй « connaissance du Pиre » que comme une connaissance engendrйe par le Pиre, de mкme aussi il est йgalement appelй « puissance opйrative du Pиre » parce qu’il est puissance procйdant d’une puissance, le Pиre. Or une puissance qui procиde se dit personnellement. Et il en sera de mкme de la puissance opйrative qui procиde du Pиre.

 

Une chose peut procйder d’une autre de deux faзons : d’abord comme l’action procиde de l’agent, ou l’opйration de celui qui opиre ; ensuite, comme ce qui est opйrй procиde de celui qui opиre. Donc, le processus de l’opйration а partir de celui qui opиre ne pose pas de distinction entre une rйalitй existant par soi et une autre rйalitй existant par soi, mais il pose une distinction entre la perfection et ce qui est perfectionnй, car l’opйration est la perfection de celui qui opиre. Mais le processus de ce qui est opйrй pose une distinction entre une rйalitй et une autre. Or en Dieu, il ne peut pas y avoir rйellement de distinction entre perfection et perfectible. Cependant on trouve en Dieu des rйalitйs distinctes entre elles, а savoir les trois Personnes ; voilа pourquoi le processus qui est signifiй en Dieu comme celui d’une opйration а partir de celui qui opиre n’est que de raison, tandis que celui qui est signifiй comme un processus d’une rйalitй а partir d’un principe peut se rencontrer rйellement en Dieu. Or voici la diffйrence entre l’intelligence et la volontй : l’opйration de la volontй a pour terme les rйalitйs, en lesquelles il y a le bien et le mal, alors que l’opйration de l’intelligence a son terme dans l’esprit, en lequel se trouvent le vrai et le faux, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique. Voilа pourquoi la volontй n’a rien qui йmane d’elle-mкme et qui soit en elle, si ce n’est а la faзon d’une opйration, tandis que l’intelligence a en elle-mкme quelque chose qui йmane d’elle, non seulement а la faзon d’une opйration, mais aussi а la faзon d’une rйalitй opйrйe. Aussi le verbe est-il signifiй comme une rйalitй qui procиde, mais l’amour comme une opйration qui procиde ; l’amour n’est donc pas tel qu’il se dise personnellement, comme le verbe.

 

Si l’on ne considиre pas la distinction des Personnes, Dieu ne se dira pas lui-mкme au sens propre, et ce n’est pas au sens propre que certains, qui ne posent pas en Dieu la distinction des Personnes, comprennent cela.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

On pourrait facilement rйpondre а ce qui est objectй en sens contraire, si quelqu’un voulait soutenir la position contraire.

 

А ce que [l’opposant] objecte а partir des paroles de saint Augustin, on pourrait rйpondre que saint Augustin prend le verbe au sens oщ il implique une origine rйelle.

 

On pourrait rйpondre que, bien que la prйposition « auprиs de » implique une distinction, cependant cette distinction n’est pas impliquйe dans le nom de verbe ; donc, de ce que le Verbe est dit кtre auprиs du Pиre, on ne peut pas conclure que le Verbe soit dit personnellement, car on dit aussi « Dieu de Dieu » et « Dieu auprиs de Dieu ».

 

On pourrait rйpondre que cette relation est seulement de raison.

 

Comme pour la premiиre objection.

Article 3 : Le nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Basile dans son troisiиme sermon Sur l’Esprit Saint, « L’Esprit se rapporte au Fils de la mкme faзon que le Fils se rapporte au Pиre ; et c’est pourquoi, tandis que le Fils est le verbe de Dieu, l’Esprit est le verbe du Fils. » Le Saint-Esprit est donc appelй verbe.

 

En Hйbr. 1, 3, il est dit du Fils : « Comme il est la splendeur de sa gloire et le caractиre de sa substance, et qu’il soutient tout par la puissance de son verbe… » Le Fils a donc un verbe qui procиde de lui, et par lequel tout est soutenu. Or en Dieu, seul le Saint-Esprit procиde du Fils. Le Saint-Esprit est donc appelй verbe.

 

Comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, le verbe est « la connaissance unie а l’amour ». Or, de mкme que la connaissance est appropriйe au Fils, de mкme l’amour l’est au Saint-Esprit. Donc, de mкme que le nom de verbe convient au Fils, de mкme il convient aussi а l’Esprit Saint.

 

А propos de Hйbr. 1, 3 : « il soutient tout par la puissance de son verbe », la Glose dit que « verbe » dйsigne ici le commandement. Or le commandement est au nombre des signes de la volontй. Puis donc que le Saint-Esprit procиde par mode de volontй, il semble qu’on puisse l’appeler verbe.

 

Le verbe, de par sa notion, implique une manifestation. Or, de mкme que le Fils manifeste le Pиre, de mкme le Saint-Esprit manifeste le Pиre et le Fils ; c’est pourquoi il est dit en Jn 16, 13 que le Saint-Esprit « enseigne toute vйritй ». Le Saint-Esprit doit donc кtre appelй verbe.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que « le Fils est appelй Verbe pour la mкme raison qu’il est appelй Fils ». Or le Fils est appelй Fils parce qu’il est engendrй ; il est donc aussi appelй Verbe parce qu’il est engendrй. Or le Saint-Esprit n’est pas engendrй. Il n’est donc pas Verbe.

 

 

Rйponse :

 

L’usage des noms de verbe et d’image n’est pas le mкme chez nos saints et nous que chez les anciens docteurs des Grecs. Ceux-ci, en effet, ont employй les noms de verbe et d’image pour dйsigner tout ce qui procиde en Dieu ; aussi appelaient-ils verbe et image indiffйremment le Saint-Esprit et le Fils. Mais nos saints et nous, dans l’usage de ces noms, imitons la coutume de l’Йcriture canonique, qui n’emploie quasiment jamais le terme de verbe ou d’image si ce n’est pour le Fils. Il n’appartient pas а la prйsente question de traiter de l’image ; mais pour ce qui est du verbe, notre usage semble assez raisonnable.

 

En effet, le verbe implique une certaine manifestation ; or on ne rencontre de manifestation par soi que dans l’intelligence. Car, si une chose qui est hors de l’intelligence est dite manifester, c’est seulement dans la mesure oщ elle laisse dans l’intelligence quelque chose qui est ensuite principe manifestatif en celle-ci. Le manifestant prochain est donc dans l’intelligence, mais un manifestant lointain peut aussi exister hors d’elle. Aussi le nom de verbe se dit-il au sens propre de ce qui procиde de l’intelligence ; mais ce qui ne procиde pas de l’intelligence ne peut кtre appelй verbe que de faзon mйtaphorique, c’est-а-dire en tant qu’il manifeste en quelque faзon.

 

Donc je dis qu’en Dieu, seul le Fils procиde par voie d’intelligence, car il procиde d’un seul : en effet, le Saint-Esprit, qui procиde des deux, procиde par voie de volontй ; voilа pourquoi le Saint-Esprit ne peut кtre appelй verbe que de faзon mйtaphorique, au sens oщ l’on appelle « verbe » tout ce qui manifeste. Et c’est de cette faзon qu’il faut expliquer la citation de saint Basile.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au premier argument.

 

Le verbe, d’aprиs saint Basile, dйsigne ici le Saint-Esprit, et par consйquent il faut rйpondre comme au premier argument. Ou bien l’on peut dire, avec la Glose, qu’il dйsigne le commandement du Fils, qui est appelй verbe de faзon mйtaphorique car nous avons l’habitude de commander verbalement.

 

La connaissance entre dans la notion de verbe comme impliquant l’essence du verbe, tandis que l’amour entre dans la notion de verbe non comme regardant son essence, mais comme accompagnant le verbe, comme le montre la citation invoquйe ; voilа pourquoi on peut conclure non pas que le Saint-Esprit soit le Verbe, mais qu’il procиde du Verbe.

 

Le verbe manifeste non seulement ce qui est dans l’intelligence mais aussi ce qui est dans la volontй, dans la mesure oщ la volontй aussi est elle-mкme pensйe ; voilа pourquoi le commandement, bien qu’il soit un signe de la volontй, peut cependant кtre appelй verbe, et regarde l’intelligence.

 

La solution au cinquiиme argument ressort de ce qu’on a dit.

Article 4 : Le Pиre dit-il la crйature par le Verbe par lequel il se dit ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Lа oщ nous disons : « Le Pиre se dit », se trouvent seulement signifiйs celui qui dit et ce qui est dit, et des deux cфtйs c’est le Pиre seulement qui est signifiй. Puis donc que le Pиre ne produit de lui-mкme un verbe que dans la mesure oщ il se dit, il semble que la crйature ne soit pas dite par le verbe qui procиde du Pиre.

 

Le verbe par lequel chaque chose est dite est une ressemblance de celle-ci. Or le Verbe ne peut кtre appelй « ressemblance de la crйature », comme Anselme le prouve dans son Monologion, car ou bien le Verbe s’accorderait parfaitement avec les crйatures, et ainsi, il serait changeant comme elles, et la suprкme immuabilitй ne se trouverait plus en lui, ou bien il n’y aurait pas le suprкme accord, et dans ce cas, il n’y aura pas en lui la vйritй suprкme, car une ressemblance est d’autant plus vraie qu’elle s’accorde davantage avec ce dont elle est la ressemblance. Le Fils n’est donc pas le verbe par lequel serait dite la crйature.

 

On parle du verbe des crйatures en Dieu de la mкme faзon que l’on parle du verbe des produits de l’art chez l’artisan. Or le verbe des produits de l’art chez l’artisan n’est qu’une disposition concernant ces produits. Le verbe des crйatures en Dieu n’est donc qu’une disposition concernant les crйatures. Or la disposition concernant les crйatures en Dieu se dit essentiellement et non personnellement. Le verbe par lequel les crйatures sont dites n’est donc pas le Verbe qui se dit personnellement.

 

Tout verbe a, touchant ce qui est dit par lui, une relation de modиle ou d’image. De modиle, lorsque le verbe est la cause de la rйalitй, comme cela se produit dans l’intelligence pratique ; d’image, lorsqu’il est causй par la rйalitй, comme cela se produit dans notre intelligence spйculative. Or il ne peut y avoir en Dieu un verbe de la crйature qui soit une image de la crйature. Il est donc nйcessaire que le verbe de la crйature en Dieu soit le modиle de la crйature. Or le modиle de la crйature en Dieu est une idйe. Le verbe de la crйature en Dieu n’est donc rien d’autre qu’une idйe. Or une idйe ne se dit pas en Dieu personnellement, mais essentiellement. Le Verbe qui est dit personnellement en Dieu, et par lequel le Pиre se dit lui-mкme, n’est donc pas le verbe par lequel sont dites les crйatures.

 

La crйature est а une plus grande distance de Dieu que d’aucune crйature. Or, pour les diverses crйatures, il y a plusieurs idйes en Dieu. Ce n’est donc pas non plus par le mкme verbe que le Pиre se dit lui-mкme et qu’il dit les crйatures.

 

Selon saint Augustin, on parle de Verbe comme on parle d’Image. Or le Fils n’est pas l’image de la crйature, mais du seul Pиre ; le Fils n’est donc pas le verbe de la crйature.

 

Tout verbe procиde de ce dont il est le verbe. Or le Fils ne procиde pas de la crйature. Il n’est donc pas un verbe par lequel la crйature serait dite.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit que le Pиre, en se disant, a dit toute crйature. Or le verbe par lequel il s’est dit, est le Fils. Par le Verbe, qui est le Fils, il dit donc toute crйature.

 

Saint Augustin explique la phrase « Il a dit, et cela fut fait » de la faзon suivante : il a engendrй le Verbe, en lequel le Fiat йtait contenu. Par le Verbe, qui est le Fils, il a donc dit toute crйature.

 

L’artisan se tourne du mкme coup vers l’art et vers le produit de l’art. Or Dieu lui-mкme est l’art йternel, qui rйalise les crйatures comme des њuvres d’art. Le Pиre se tourne donc du mкme coup vers lui-mкme et vers toutes les crйatures ; et ainsi, en se disant, il dit toutes les crйatures.

 

Tout ce qui, en quelque genre, est postйrieur, se ramиne comme а une cause а ce qui est premier. Or les crйatures sont dites par Dieu. Elles se ramиnent donc au premier qui soit dit par Dieu. Or Dieu se dit lui-mкme en premier. Donc, par le fait mкme qu’il se dit, il dit toutes les crйatures.

 

 

Rйponse :

 

Le Fils procиde du Pиre а la fois par mode de nature, en tant qu’il procиde comme Fils, et par mode d’intelligence, en tant qu’il procиde comme Verbe. Et les deux modes de procession se rencontrent en nous, quoique ce ne soit pas quant а la mкme chose : en effet, il n’est rien, en nous, qui procиde d’autre chose par mode d’intelligence et de nature, car penser et кtre ne sont pas en nous la mкme chose, comme ils le sont en Dieu.

 

Or les deux modes de procession ont une semblable diffйrence selon qu’on les trouve en Dieu ou en nous. En effet, le fils d’un homme, qui procиde d’un homme, son pиre, par voie de nature, n’a pas en soi toute la substance du pиre, mais il reзoit une partie de sa substance. En revanche, le Fils de Dieu, en tant qu’il procиde du Pиre par voie de nature, reзoit en lui toute la nature du Pиre, au point que le Fils et le Pиre sont numйriquement d’une seule nature. Et une semblable diffйrence se trouve dans le processus qui a lieu par voie d’intelligence. En effet, le verbe qui, en nous, est exprimй par une considйration actuelle, naissant pour ainsi dire de quelque considйration de choses antйrieures ou au moins d’une connaissance habituelle, ne reзoit pas en lui tout ce qui existe en ce dont il naоt : car ce n’est pas le tout de ce que nous tenons par une connaissance habituelle qui est exprimй par l’intelligence dans la conception d’un seul verbe, mais quelque chose de ce tout. Semblablement, dans la considйration d’une seule conclusion n’est pas exprimй tout ce qui йtait virtuellement contenu dans les principes. Mais en Dieu, pour que son Verbe soit parfait, il est nйcessaire que celui-ci exprime tout ce qui est contenu en celui dont il naоt, et ce, d’autant plus que Dieu voit tout d’un seul regard, non sйparйment.

 

Ainsi donc, il est nйcessaire que tout ce qui est contenu dans la science du Pиre, tout cela soit exprimй par un seul Verbe de lui, et а la faзon dont cela est contenu dans sa science, en sorte que ce soit un vйritable verbe correspondant а son principe. Or le Pиre se connaоt par sa science, et en se connaissant il connaоt toutes les autres choses, et c’est pourquoi son verbe exprime principalement le Pиre lui-mкme, et consйquemment toutes les autres choses que le Pиre connaоt en se connaissant lui-mкme. Et ainsi, par le fait mкme qu’il est un verbe exprimant parfaitement le Pиre, le Fils exprime toute crйature. Et cet ordre est montrй dans les paroles d’Anselme, qui dit que [le Pиre], en se disant, a dit toute crйature.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsqu’on dit : « le Pиre se dit », dans cette diction est aussi incluse toute crйature, en tant que le Pиre, йtant le modиle de toute la crйation, contient par sa science toute crйature.

 

Anselme prend le nom de ressemblance au sens strict, tout comme Denys au neuviиme chapitre des Noms divins, oщ il dit que « pour les choses qui ont entre elles une relation d’йgalitй, nous admettons la rйciprocitй de la ressemblance », de sorte que l’une soit dite semblable а l’autre et vice versa. Mais dans celles qui sont entre elles comme la cause et l’effet, on ne trouve pas, а proprement parler, une rйciprocitй de la ressemblance : en effet, nous disons que l’image d’Hercule ressemble а Hercule, mais non l’inverse. Or le Verbe divin n’est pas fait а l’imitation de la crйature comme notre verbe, mais c’est plutфt l’inverse ; aussi Anselme veut-il que le Verbe ne soit pas une ressemblance de la crйature, mais que ce soit l’inverse. Si, en revanche, nous prenons la ressemblance au sens large, alors nous pouvons dire que le Verbe est une ressemblance de la crйature, non comme son image, mais comme modиle, comme aussi saint Augustin dit que les idйes sont les ressemblances des rйalitйs. Et cependant, de ce qu’il est immuable alors que les crйatures sont changeantes, il ne suit pas qu’il n’y ait pas dans le Verbe la plus haute vйritй : pour la vйritй d’un verbe, en effet, la ressemblance qui est exigйe avec la rйalitй qui est dite par le verbe n’est pas une ressemblance par conformitй de nature mais par reprйsentation, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

La disposition des crйatures n’est appelйe verbe, а proprement parler, que dans la mesure oщ elle йmane d’autre chose : c’est une disposition engendrйe, et elle se dit personnellement, tout comme la sagesse engendrйe, bien que la disposition prise dans l’absolu se dise essentiellement.

 

Le verbe diffиre de l’idйe : en effet, le nom d’idйe dйsigne la forme exemplaire dans l’absolu, tandis que « verbe de la crйature » dйsigne en Dieu une forme exemplaire йmanйe d’autre chose ; voilа pourquoi l’idйe, en Dieu, relиve de l’essence, mais le verbe, de la Personne.

 

Bien que Dieu, si l’on considиre sa nature en ce qu’elle a de propre, soit а trиs grande distance de la crйature, cependant il est le modиle de la crйature, et ce n’est pas une crйature qui est le modиle d’une autre ; voilа pourquoi le Verbe qui exprime Dieu exprime toute crйature, alors que l’idйe qui exprime une crйature n’exprime pas une autre crйature. D’oщ apparaоt aussi une autre diffйrence entre le Verbe et l’idйe : l’idйe regarde directement la crйature, et c’est pourquoi il y a plusieurs idйes pour plusieurs crйatures, tandis que le Verbe regarde directement Dieu, qu’il exprime en premier, et regarde les crйatures par voie de consйquence. Et parce que les crйatures, en tant qu’elles sont en Dieu, sont une seule chose, il y a un unique Verbe pour toutes les crйatures.

 

Lorsque saint Augustin dit qu’on parle de Verbe comme on parle d’Image, il entend cela quant а la propriйtй personnelle du Fils, qui est la mкme rйellement, que l’on parle selon elle de Fils, de Verbe ou d’Image. Mais quant а la faзon de signifier, il n’en va pas de mкme pour les trois noms susdits : en effet, la notion de verbe implique non seulement celle d’origine et celle d’imitation, mais aussi celle de manifestation ; et ainsi, le Verbe est en quelque faзon celui de la crйature, en tant que la crйature est manifestйe par lui.

 

Le verbe a plusieurs faзons d’кtre verbe de quelque chose : d’abord, en tant qu’il est verbe de celui qui dit, et ainsi, il procиde de celui dont il est le verbe ; ensuite, en tant qu’il est verbe de ce qu’il manifeste, et en ce sens, il n’est pas nйcessaire qu’il procиde de ce dont il est le verbe, si ce n’est lorsque la science dont procиde le verbe est causйe par les rйalitйs, ce qui n’est pas le cas pour Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une relation а la crйature ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Tout nom qui implique une relation а la crйature se dit de Dieu avec rйfйrence au temps, comme « Crйateur » et « Seigneur ». Or le nom de Verbe se dit de Dieu de toute йternitй. Il n’implique donc pas de relation а la crйature.

 

Tout nom relatif est relatif soit quant а l’кtre, soit quant а l’appellation. Or le nom de Verbe ne se rйfиre pas а la crйature quant а l’кtre, car alors le Verbe dйpendrait de celle-ci ; ni non plus quant а l’appellation, car il serait nйcessaire qu’il se rйfиre а la crйature au moyen d’un cas [latin], ce qui ne se trouve pas ; en effet, il semblerait surtout se rйfйrer а la crйature par un gйnitif, et l’on dirait alors : « il est le Verbe creaturж [litt. de la crйature] », ce qu’Anselme nie dans son Monologion. Le nom de Verbe n’implique donc pas de relation а la crйature.

 

On ne peut jamais penser un nom impliquant une relation а la crйature sans considйrer qu’une crйature existe actuellement ou potentiellement ; car il est nйcessaire que celui qui pense l’un des relatifs pense aussi l’autre. Or, si l’on ne considиre pas qu’une crйature existe ou existera, on pense encore le Verbe en Dieu, en tant que le Pиre se dit lui-mкme. Le nom de Verbe n’implique donc aucune relation а la crйature.

 

La relation de Dieu а la crйature ne peut кtre que comme celle de la cause а l’effet. Or, comme on le dйduit des paroles de Denys au deuxiиme chapitre des Noms divins, tout nom connotant un effet dans la crйature est commun а toute la Trinitй. Or le nom de Verbe n’est pas tel. Il n’implique donc aucune relation а la crйature.

 

Que Dieu se rapporte а la crйature n’est concevable que moyennant sa sagesse, sa puissance et sa bontй. Or toutes ces choses ne se disent du Verbe que par appropriation. Puis donc que le nom de Verbe n’est pas appropriй mais propre, il semble qu’il n’implique pas de relation а la crйature.

 

Bien que l’homme dispose les rйalitйs, cependant il n’est pas impliquй dans le nom d’homme de relation aux rйalitйs disposйes. Donc, bien que toutes choses soient disposйes par le Verbe, cependant le nom de Verbe n’impliquera pas de relation aux crйatures disposйes.

 

Le nom de Verbe se dit relativement, tout comme celui de Fils. Or toute la relation de Fils a pour terme le Pиre : en effet, il n’est de Fils que du Pиre. Donc de mкme pour toute la relation de Verbe ; le nom de Verbe n’implique donc pas de relation а la crйature.

 

Selon le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, tout relatif ne se dit en rйfйrence qu’а un seul, sinon le relatif aurait deux кtres, puisque l’кtre du relatif est de se rapporter а autre chose. Or le Verbe se dit en rйfйrence au Pиre. Il ne se dit donc pas en rйfйrence aux crйatures.

 

Si un nom unique est donnй а des choses spйcifiquement diffйrentes, il leur conviendra de faзon йquivoque, comme le nom de chien convient а l’animal qui aboie et а l’animal marin. Or l’infйrioritй et la supйrioritй sont diffйrentes espиces de relation. Si donc un nom unique implique l’une et l’autre relation, il sera nйcessaire que ce nom soit йquivoque. Or la relation du Verbe а la crйature n’est que de superioritй, tandis que celle du Verbe au Pиre est quasiment d’infйrioritй, non а cause d’une inйgalitй de dignitй, mais а cause du prestige du principe. Le nom de Verbe, qui implique une relation au Pиre, n’implique donc pas de relation а la crйature, а moins d’кtre pris de faзon йquivoque.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin s’exprime ainsi au livre des 83 Questions : « “Dans le principe, il y avait le Verbe.” Le mot grec logos signifie а la fois “raison” et “verbe” en latin. Mais dans ce passage nous traduisons plutфt par “verbe”, pour marquer non seulement le rapport avec le Pиre, mais aussi le rapport aux choses qui ont йtй faites au moyen du Verbe par la puissance opйrative. » D’oщ rйsulte clairement notre propos.

 

А propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois », la Glose dit : « une fois, c’est-а-dire qu’il a engendrй йternellement le Verbe, en lequel il a disposй toutes choses ». Or la disposition implique une relation aux choses disposйes. Le nom de Verbe se dit donc en rйfйrence aux crйatures.

 

Tout verbe implique une relation а ce qui est dit au moyen de lui. Or, comme dit Anselme, Dieu, en se disant, a dit toute crйature. Le Verbe implique donc une relation non seulement au Pиre mais aussi а la crйature.

 

Le Fils, parce qu’il est Fils, reprйsente parfaitement le Pиre en ce qu’il a d’intйrieur. Or le Verbe, par son nom, ajoute une manifestation ; et il ne peut y avoir d’autre manifestation que celle du Pиre par les crйatures, ce qui est comme une manifestation а l’extйrieur. Le nom de Verbe implique donc une relation а la crйature.

 

Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que « Dieu est appelй raison » ou verbe, « parce qu’il distribue la raison et la sagesse » ; et ainsi, l’on voit clairement que le verbe dit de Dieu implique la notion de cause. Or la cause se dit en rйfйrence а l’effet. Le nom de Verbe implique donc une relation aux crйatures.

 

L’intelligence pratique se rйfиre aux choses qui sont opйrйes par elle. Or le Verbe divin est le verbe d’une intelligence pratique, car il est un verbe opйratif, comme dit saint Jean Damascиne. Le nom de Verbe implique donc une relation а la crйature.

 

 

Rйponse :

 

Chaque fois que deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une dйpend de l’autre mais non l’inverse, il y a une relation rйelle en celle qui dйpend de l’autre, mais en celle dont elle dйpend existe seulement une relation de raison ; sachant, en effet, qu’on ne peut penser qu’une chose se rapporte а l’autre sans penser en mкme temps une relation opposйe du cфtй de l’autre, comme on le voit clairement dans le cas de la science, qui dйpend de l’objet connaissable et non l’inverse. Puis donc que toutes les crйatures dйpendent de Dieu mais non l’inverse, il y a dans les crйatures des relations rйelles par lesquelles elles se rapportent а Dieu, mais les relations opposйes existent en Dieu seulement quant а la notion. Et parce que les noms sont les signes des concepts, de lа vient que de Dieu se disent des noms qui impliquent une relation а la crйature, bien que cette relation soit seulement de raison, comme on l’a dit. En effet, les relations rйelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les Personnes se distinguent entre elles.

 

Or nous trouvons, parmi les noms relatifs, que certains sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes, comme le nom de ressemblance, tandis que d’autres sont donnйs pour signifier ce dont provient la relation, comme le nom de science l’est pour signifier une certaine qualitй de laquelle s’ensuit une certaine relation. Et nous trouvons cette diffйrence dans les noms relatifs qui se disent de Dieu, qu’ils se disent de lui de toute йternitй ou avec rйfйrence au temps. En effet, le nom de Pиre, qui se dit de Dieu de toute йternitй, et semblablement le nom de Seigneur, qui se dit de lui avec rйfйrence au temps, sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. Mais le nom de Crйateur, qui se dit de Dieu avec rйfйrence au temps, est donnй pour signifier une action divine de laquelle s’ensuit une certaine relation ; de mкme aussi, le nom de Verbe est donnй pour signifier quelque chose d’absolu avec ajout d’une relation ; car, comme dit saint Augustin, « Verbe » йquivaut а « Sagesse engendrйe ». Et cela n’empкche pas que « Verbe » se dise personnellement, car, de mкme que « Pиre » se dit personnellement, de mкme aussi « Dieu qui engendre », ou « Dieu engendrй ».

 

Or il arrive qu’une rйalitй absolue puisse avoir une relation а plusieurs choses. Et de lа vient que le nom qui est donnй pour signifier quelque chose d’absolu dont provient quelque relation peut se dire en rйfйrence а plusieurs choses : par exemple la science, en tant que telle, se dit en rйfйrence а l’objet connaissable, mais en tant qu’elle est un certain accident ou une certaine forme, elle se rapporte au sujet qui sait. Ainsi йgalement, le nom de verbe a une relation а la fois а celui qui dit et а ce qui est dit au moyen du verbe, et а cela il peut кtre dit relatif de deux faзons. D’abord quant а la convertibilitй du nom, auquel cas le verbe est dit relatif а ce qui est dit. Ensuite, relatif а la rйalitй а laquelle convient la notion de ce qui est dit. Or le Pиre se dit principalement lui-mкme en engendrant son Verbe, et dit les crйatures par voie de consйquence ; c’est donc principalement et comme par soi que le Verbe se rapporte au Pиre, mais par voie de consйquence et comme par accident qu’il se rapporte а la crйature ; il est en effet accidentel au Verbe que la crйature soit dite au moyen de lui.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour les noms qui impliquent une relation actuelle а la crйature, non pour ceux qui impliquent une relation habituelle ; et l’on appelle relation habituelle celle qui ne requiert pas que la crйature existe en acte au mкme moment ; et telles sont toutes les relations qui proviennent des actes de l’вme, car la volontй et l’intelligence peuvent aussi porter sur ce qui n’existe pas actuellement. Or le Verbe implique une procession de l’intelligence ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le nom de Verbe se dit en rйfйrence а la crйature non quant а la rйalitй, comme si la relation а la crйature existait rйellement en Dieu, mais quant а l’appellation. Et il n’est pas exclu de dire cela au moyen d’un cas [latin] ; en effet, je peux dire qu’il est le Verbe creaturж [litt. de la crйature], i. e. concernant la crйature, non provenant de la crйature ; et c’est en ce dernier sens qu’Anselme le nie. En outre, s’il n’йtait pas rйfйrй par un cas, il suffirait qu’il le soit d’une faзon quelconque, comme par exemple s’il l’йtait par une prйposition ajoutйe au cas : on dirait alors que le Verbe est ad creaturam, i. e. pour instituer [la crйature].

 

Cet argument vaut pour les noms qui impliquent par eux-mкmes une relation а la crйature. Or ce nom [de Verbe] n’est pas tel, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Du cфtй oщ le nom de Verbe implique quelque chose d’absolu, il a une relation de causalitй touchant la crйature ; mais par la relation d’origine rйelle qu’il implique, il est rendu personnel, et par lа il n’a pas de relation а la crйature.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au cinquiиme argument.

 

Le Verbe n’est pas seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est la disposition mкme du Pиre concernant la crйation des rйalitйs ; voilа pourquoi il se rapporte en quelque faзon а la crйature.

 

Le nom de fils implique seulement la relation de quelqu’un au principe dont il naоt ; mais celui de verbe implique une relation а la fois au principe par lequel il est dit, et а ce qui est comme son terme, а savoir ce qui est manifestй au moyen du verbe ; et cela, c’est principalement le Pиre, mais c’est par voie de consйquence la crйature, qui ne peut nullement кtre le principe d’une Personne divine ; voilа pourquoi le nom de Fils n’implique aucunement de relation а la crйature, au contraire de celui de Verbe.

 

Cet argument vaut pour les noms qui sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. En effet, il est impossible qu’une relation unique ait pour terme de nombreuses choses, sauf dans la mesure oщ ces nombreuses choses sont unies en quelque faзon.

 

Il faut rйpondre semblablement.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Les arguments qui sont en sens opposй concluent que le nom de Verbe se rйfиre en quelque faзon а la crйature, mais non qu’il implique cette relation par soi et quasi principalement ; et en ce sens ils doivent кtre accordйs.

Article 6 : Les rйalitйs existent-elles plus vйritablement dans le Verbe ou en elles-mкmes ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elles n’existent pas plus vйritablement dans le Verbe.

 

Une chose est plus vйritablement lа oщ elle est par son essence que lа oщ elle est seulement par sa ressemblance. Or les rйalitйs ne sont dans le Verbe que par leur ressemblance, tandis qu’elles sont en elles-mкmes par leur essence. Elles sont donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.

 

[Le rйpondant] disait que, si elles sont plus noblement dans le Verbe, c’est parce qu’elles y ont un кtre plus noble. En sens contraire : la rйalitй matйrielle a un кtre plus noble dans notre вme qu’en elle-mкme, comme saint Augustin aussi le dit au livre sur la Trinitй, et cependant elle est plus vйritablement en elle-mкme que dans notre вme. Donc, pour la mкme raison, elle est en elle-mкme plus vйritablement qu’elle n’est dans le Verbe.

 

Ce qui est en acte est plus vйritablement que ce qui est en puissance. Or la rйalitй en elle-mкme est en acte, tandis que dans le Verbe elle est seulement en puissance, comme le produit de l’art dans l’artisan. La rйalitй est donc en elle-mкme plus vйritablement que dans le Verbe.

 

L’ultime perfection de la rйalitй est son opйration. Or les rйalitйs existant en elles-mкmes ont des opйrations propres, qu’elles n’ont pas telles qu’elles sont dans le Verbe. Elles sont donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.

 

Seules sont comparables les choses qui sont du mкme ordre. Or l’кtre de la rйalitй en elle-mкme n’est pas du mкme ordre que l’кtre qu’elle a dans le Verbe. Donc, pour le moins, on ne peut pas dire qu’elle est dans le Verbe plus vйritablement qu’en elle-mкme.

 

 

En sens contraire :

 

« La crйature, dans le Crйateur, est l’essence crйatrice », comme dit Anselme. Or l’кtre incrйй est plus vйritablement que l’кtre crйй. La rйalitй a donc l’кtre dans le Verbe plus vйritablement qu’en elle-mкme.

 

De mкme que Platon prйtendait que les idйes des rйalitйs existaient hors de l’esprit divin, de mкme nous les posons, nous, dans l’esprit divin. Or, suivant Platon, l’homme sйparй йtait plus vйritablement homme que l’homme matйriel, et c’est pourquoi il appelait l’homme sйparй « homme par soi ». Donc, selon la position de la foi, les rйalitйs sont aussi dans le Verbe plus vйritablement qu’elles ne sont en elles-mкmes.

 

En chaque genre, ce qui est le plus vrai est la mesure de tout le genre. Or les ressemblances que les rйalitйs ont dans le Verbe sont des mesures de la vйritй qui est en toutes les rйalitйs, car une rйalitй est appelйe vraie dans la mesure oщ elle imite son modиle, qui est dans le Verbe. Les rйalitйs sont donc dans le Verbe plus vйritablement qu’en elles-mкmes.

 

 

Rйponse :

 

Comme dit Denys au deuxiиme chapitre des Noms divins, les effets imitent imparfaitement leurs causes, qui les surpassent. Et а cause de cette distance entre la cause et l’effet, une chose qui ne se prйdique pas de la cause se prйdique en vйritй de l’effet : il est clair, par exemple, qu’on ne dit pas au sens propre que les plaisirs jouissent, bien qu’ils soient pour nous des causes de jouissance ; et cela n’a lieu que parce que le mode d’кtre des causes est plus йlevй que les choses qui se prйdiquent des effets. Et nous trouvons cela dans toutes les causes agissant de faзon йquivoque ; par exemple, le soleil ne peut pas кtre appelй chaud, bien que les autres choses soient chauffйes par lui, et la raison en est la surйminence du soleil lui-mкme relativement aux choses qui sont appelйes chaudes.

 

Donc, lorsqu’on recherche si les rйalitйs sont en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe, il faut distinguer : car l’expression « plus vйritablement » peut dйsigner soit la vйritй de la rйalitй, soit la vйritй de la prйdication. Si elle dйsigne la vйritй de la rйalitй, alors sans aucun doute la vйritй des rйalitйs est plus grande dans le Verbe qu’en elles-mкmes. Mais si elle dйsigne la vйritй de la prйdication, c’est l’inverse : en effet, l’homme est plus vйritablement prйdiquй de la rйalitй qui est dans sa nature propre que de cette rйalitй en tant qu’elle est dans le Verbe. Et ce n’est pas а cause d’un dйfaut du Verbe, mais а cause de sa surйminence, comme on l’a dit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Si l’on entend cela de la vйritй de la prйdication, il est vrai au plein sens du terme qu’une chose est plus vйritablement lа oщ elle est par essence que lа oщ elle est par ressemblance. Mais si on l’entend de la vйritй de la rйalitй, alors elle est plus vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance qui est cause de la rйalitй, et moins vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance causйe par la rйalitй.

 

La ressemblance que la rйalitй a dans notre вme n’est pas cause de la rйalitй, contrairement а la ressemblance des rйalitйs dans le Verbe ; il n’en va donc pas de mкme.

 

La puissance active est plus parfaite que l’acte, qui est son effet ; et c’est de cette faзon que l’on dit que les crйatures sont en puissance dans le Verbe.

 

Bien que les crйatures, dans le Verbe, n’aient pas d’opйrations propres, elles ont cependant de plus nobles opйrations, en tant qu’elles sont productrices des rйalitйs et des opйrations de celles-ci.

 

Bien que l’кtre des crйatures dans le Verbe et leur кtre en elles-mкmes ne soient pas du mкme ordre selon une considйration univoque, cependant ils le sont en quelque faзon selon une considйration analogique.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Cet argument vaut pour la vйritй de la rйalitй, mais non pour la vйritй de la prйdication.

 

Platon est critiquй pour avoir affirmй que les formes naturelles existaient quant а leur raison formelle propre en dehors de la matiиre, comme si la matiиre se rapportait accidentellement aux espиces naturelles ; et selon cette opinion, les rйalitйs naturelles pourraient кtre prйdiquйes en vйritй de ces formes qui sont sans matiиre. Mais nous ne posons pas cela ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Il faut rйpondre comme а la premiиre objection.

Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Le nom de Verbe implique une chose йmanant de l’intelligence. Or l’intelligence divine se rapporte aussi aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu. Le Verbe peut donc aussi se rapporter а ces choses.

 

Selon saint Augustin au sixiиme livre sur la Trinitй, « le Fils est l’art du Pиre, plein des raisons des vivants ». Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « la raison, mкme non appliquйe а l’action, est а bon droit appelйe raison ». Le Verbe se rapporte donc aussi aux choses qui ni ne seront faites ni n’ont йtй faites.

 

Le Verbe ne serait pas parfait s’il ne contenait en soi toutes les choses qui sont dans la science de celui qui dit. Or, dans la science du Pиre qui dit, il y a des choses qui ne seront jamais ni n’ont йtй faites. Ces choses seront donc aussi dans le Verbe.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit dans son Monologion : « De ce qui ne fut pas, n’est ni ne sera, il ne peut y avoir de verbe. »

 

Il appartient а la puissance de celui qui dit, que tout ce qu’il dit soit fait. Or Dieu est trиs puissant. Son Verbe ne se rapporte donc а rien qui ne soit fait un jour.

 

 

Rйponse :

 

Il y a deux faзons pour une chose d’кtre dans le Verbe.

 

D’abord comme ce que le Verbe connaоt, ou ce qui peut кtre connu dans le Verbe, et ainsi se trouve йgalement dans le Verbe ce qui n’est pas ni ne sera ni n’a йtй fait, car cela est connu du Verbe comme du Pиre, et cela peut aussi кtre connu dans le Verbe, tout comme dans le Pиre.

 

On dit d’une autre faзon qu’une chose est dans le Verbe, comme ce qui est dit par le Verbe. Or tout ce qui est dit par un verbe est ordonnй d’une certaine faзon а l’exйcution, car c’est verbalement que nous incitons les autres а agir, et que nous destinons quelques-uns а l’exйcution de ce que nous avons conзu dans notre esprit ; et c’est pourquoi dire, pour Dieu, c’est disposer, comme le montre la Glose а propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois, etc. » Donc, de mкme que Dieu ne dispose que les choses qui existent, ou existeront, ou ont existй, de mкme il ne dit qu’elles ; par consйquent, le Verbe se rapporte seulement а ces choses, en tant que dites par lui. En revanche, la science, l’art et l’idйe, ou la raison, n’impliquent pas de relation а une exйcution, il n’en va donc pas de mкme pour eux et pour le Verbe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la rйponse aux objections.

Article 8 : Tout ce qui a йtй fait est-il vie dans le Verbe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le Verbe est cause des rйalitйs conformйment а ce qu’elles sont en lui. Si donc les rйalitйs sont vie dans le Verbe, le Verbe cause les rйalitйs par mode de vie. Or, de ce qu’il cause les rйalitйs par mode de bontй, il s’ensuit que toutes choses sont bonnes. Donc, de ce qu’il cause les rйalitйs par mode de vie, il s’ensuivra qu’elles sont toutes vivantes, ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi.

 

Les rйalitйs sont dans le Verbe comme les produits de l’art dans l’artisan. Or les produits de l’art dans l’artisan ne sont pas vie : en effet, ils ne sont ni la vie de l’artisan lui-mкme, qui vivait dйjа avant que les produits de l’art ne fussent en lui, ni la vie de ces produits, qui n’ont pas de vie. Donc les crйatures non plus ne sont pas vie dans le Verbe.

 

Dans l’Йcriture, la production de la vie est appropriйe au Saint-Esprit plutфt qu’au Verbe, comme cela est clair en Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie », et en plusieurs autres endroits. Or « Verbe » ne se dit pas de l’Esprit Saint, mais seulement du Fils, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il ne convient donc pas non plus de dire que la rйalitй est vie dans le Verbe.

 

La lumiиre intellectuelle est principe de vie. Or les rйalitйs ne sont pas lumiиre dans le Verbe. Il semble donc qu’elles ne soient pas vie en lui.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait йtait vie en lui. »

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, le mouvement du ciel est appelй « une certaine vie pour tout ce qui existe dans la nature ». Or le Verbe influe plus sur les crйatures que le mouvement du ciel n’influe sur la nature. Les rйalitйs, en tant qu’elles sont dans le Verbe, doivent donc кtre appelйes vie.

 

 

Rйponse :

 

Les rйalitйs, en tant qu’elles sont dans le Verbe, peuvent кtre considйrйes de deux faзons : d’abord par rapport au Verbe, ensuite par rapport aux rйalitйs existant dans leur nature propre ; et de deux faзons la ressemblance de la crйature dans le Verbe est vie.

 

En effet, nous disons que vit, au sens propre, ce qui a en soi le principe du mouvement ou d’une quelconque opйration. Car « vivre » s’est dit en premier de quelques кtres parce qu’on les a vus avoir en eux-mкmes quelque chose qui les meut selon un quelconque mouvement. Et de lа le nom de vie s’est йtendu а toutes les rйalitйs qui ont en elles-mкmes le principe d’une opйration propre ; aussi, parce que quelques-unes pensent ou sentent ou veulent, on dit qu’elles vivent, et pas seulement parce qu’elles se meuvent selon le lieu ou selon l’accroissement. Cet кtre que la rйalitй possиde en tant qu’elle se meut elle-mкme vers quelque opйration est donc appelй au sens propre la vie de la rйalitй, car « vivre est, pour un vivant, son кtre mкme », comme il est dit au second livre sur l’Вme.

 

Or en nous, aucune des opйrations vers lesquelles nous nous mouvons n’est notre кtre ; c’est pourquoi notre acte de penser n’est pas notre vie, а proprement parler, sauf si « vivre » est pris pour dйsigner l’њuvre, qui est signe de vie ; et semblablement, la ressemblance pensйe en nous n’est pas non plus notre vie. Mais l’acte de penser du Verbe est son кtre, et de mкme pour sa ressemblance ; la ressemblance de la crйature dans le Verbe est donc sa vie. Semblablement aussi, la ressemblance de la crйature est d’une certaine faзon la crйature elle-mкme, comme on dit que « l’вme, d’une certaine faзon, est toute chose ». Donc, parce que la ressemblance de la crйature dans le Verbe est productrice et motrice de la crйature existant dans sa nature propre, il se produit, d’une certaine faзon, que la crйature se meut elle-mкme et se conduit а l’кtre, а savoir en tant qu’elle est conduite а l’кtre et qu’elle est mue par sa ressemblance existant dans le Verbe. Et ainsi, la ressemblance de la crйature dans le Verbe est d’une certaine faзon la vie de la crйature.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Que la crйature existant dans le Verbe soit appelйe vie, ne concerne pas la raison formelle propre de la crйature, mais la faзon dont elle est dans le Verbe. Puis donc qu’elle n’est pas en elle-mкme de la mкme faзon, il ne s’ensuit pas qu’elle vive en elle-mкme, bien qu’elle soit vie dans le Verbe, de mкme qu’elle n’est pas immatйrielle en elle-mкme, bien qu’elle soit immatйrielle dans le Verbe. Mais la bontй, l’entitй et les choses de ce genre concernent la raison formelle propre de la crйature ; voilа pourquoi, de mкme que les crйatures sont bonnes en tant qu’elles sont dans le Verbe, de mкme elles le sont aussi en tant qu’elles sont dans leur nature propre.

 

Les ressemblances des rйalitйs dans l’artisan ne peuvent кtre appelйes vie au sens propre, car elles ne sont pas l’кtre mкme de l’artisan vivant, ni non plus son opйration elle-mкme, comme cela se produit en Dieu ; et cependant saint Augustin dit que le coffre vit dans l’esprit de l’artisan, mais c’est en ce sens que le coffre a dans l’esprit de l’artisan un кtre intelligible, qui appartient au genre de la vie.

 

La vie est attribuйe au Saint-Esprit en ce sens que Dieu est appelй la vie des rйalitйs, йtant lui-mкme en toutes les rйalitйs comme leur moteur, si bien que toutes les rйalitйs semblent en quelque sorte mues par un principe intйrieur ; par contre, la vie est appropriйe au Verbe en tant que les rйalitйs sont en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

De mкme que les ressemblances des rйalitйs dans le Verbe sont pour les rйalitйs une cause d’existence, de mкme elles sont pour les rйalitйs une cause de connaissance, en tant qu’elles sont imprimйes dans les esprits de telle faзon qu’ils puissent connaоtre les rйalitйs ; voilа pourquoi, de mкme qu’elles sont appelйes vie en tant qu’elles sont principes d’existence, de mкme elles sont appelйes lumiиre en tant qu’elles sont principes de connaissance.

Question 5 : [La providence]

 

Introduction

 

Article 1 : Auquel des attributs la providence se ramиne-t-elle ?

Article 2 : Le monde est-il gouvernй par la providence ?

Article 3 : La divine providence s’йtend-elle aux rйalitйs corruptibles ?

Article 4 : Tous les mouvements et les actions des corps infйrieurs de ce monde sont-ils soumis а la divine providence ?

Article 5 : Les actes humains sont-ils gouvernйs par la providence ?

Article 6 : Les bкtes et leurs actes sont-ils soumis а la divine providence ?

Article 7 : Les pйcheurs sont-ils gouvernйs par la divine providence ?

Article 8 : La crйation corporelle est-elle tout entiиre gouvernйe par la divine providence au moyen de la crйation angйlique ?

Article 9 : La divine providence dispose-t-elle les corps infйrieurs par les corps cйlestes ?

Article 10 : La divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps cйlestes ?

 

 

Article 1 : Auquel des attributs la providence se ramиne-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit seulement а la science.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation de la philosophie, « il est manifeste que la forme immobile et simple des choses а faire est la providence ». Or en Dieu, la forme des choses а faire est l’idйe, qui appartient а la science. La providence appartient donc aussi а la connaissance.

 

[Le rйpondant] disait que la providence appartient aussi а la volontй, en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. En sens contraire : en nous, la science pratique est la cause des rйalitйs connues. Or la science pratique est seulement dans la connaissance. Donc la providence aussi.

 

Boиce dit au livre dйjа citй : « La faзon de faire les choses, quand elle est considйrйe dans la puretй mкme de l’intelligence divine, est appelйe providence. » Or la puretй de l’intelligence semble appartenir а la connaissance spйculative. La providence appartient donc а la connaissance spйculative.

 

Boиce dit, au cinquiиme livre sur la Consolation de la philosophie, que la providence doit son nom « а ce que, placйe loin des rйalitйs infйrieures, elle voit toutes choses de loin, depuis le suprкme sommet des rйalitйs ». Or la vision de loin appartient а la connaissance, et surtout а la spйculative. La providence semble donc surtout appartenir а la connaissance spйculative.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, le destin est а la providence ce que le raisonnement est а l’intelligence. Or tant l’intelligence que le raisonnement appartiennent aux deux connaissances spйculative et pratique. Donc la providence aussi.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « La loi immuable rиgle toutes choses par un gouvernement admirable. » Or gouverner et rйgler appartiennent а la providence. La loi immuable est donc la providence elle-mкme. Or la loi appartient а la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 La loi naturelle est causйe en nous par la divine providence. Or la cause agit pour produire un effet par voie de ressemblance ; ainsi disons-nous que la bontй de Dieu est cause de la bontй dans les rйalitйs, l’essence, de l’кtre, et la vie, du vivre. La providence divine est donc une loi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Boиce dit au quatriиme livre sur la Consolation que « la providence est cette divine raison йtablie au principe suprкme de tout ». Or la raison de la rйalitй en Dieu est l’idйe, comme dit saint Augustin au livres des 83 Questions. La providence est donc l’idйe. Or l’idйe appartient а la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 La science pratique est ordonnйe soit а amener les rйalitйs а l’existence, soit а ordonner les rйalitйs dйjа produites. Or, produire les rйalitйs n’appartient pas а la providence, car la providence prйsuppose les rйalitйs pourvues ; de mкme, ordonner les rйalitйs produites ne lui appartient pas non plus, car cela se rapporte а la disposition. La providence n’appartient donc pas а la connaissance pratique, mais seulement а la spйculative.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble qu’elle appartienne а la volontй, car, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « la providence est la volontй de Dieu, en raison de laquelle tout ce qui existe reзoit une conduite convenable. »

 

Ceux qui savent ce qu’il faut faire et ne veulent cependant pas le faire, nous ne les appelons pas pourvoyeurs. La providence regarde donc plus la volontй que la connaissance.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, Dieu gouverne le monde par sa bontй. Or la bontй se rapporte а la volontй. Donc la providence йgalement, а laquelle il appartient de gouverner.

 

Disposer n’appartient pas а la science, mais а la volontй. Or, selon Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, la providence est la raison par laquelle Dieu dispose tout. La providence appartient donc а la volontй, non а la connaissance.

 

 Ce qui est pourvu, comme tel, n’est pas sage ou connu, mais il est bon. Donc le pourvoyeur non plus, comme tel, n’est pas sage mais bon ; et de la sorte, la providence n’appartient pas а la sagesse mais а la bontй ou а la volontй.

 

Mais par ailleurs il semble qu’elle appartienne а la puissance, car Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation : « La providence a mis dans les choses qu’elle a crййes une plus ou moins grande cause de permanence, si bien qu’elles dйsirent naturellement demeurer, autant que possible. » La providence est donc le principe de la crйation. Or la crйation est appropriйe а la puissance. La providence appartient donc а la puissance.

 

Le gouvernement est l’effet de la providence, comme il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3). Or, comme dit Hugues de Saint-Victor dans son De sacramentis, la volontй est comme ce qui commande, la sagesse est comme ce qui dirige, la puissance comme ce qui exйcute ; aussi la puissance est-elle plus proche du gouvernement que la science ou la volontй. La providence appartient donc plutфt а la puissance qu’а la science ou а la volontй.

 

 

Rйponse :

 

Ce qui se conзoit de Dieu, nous ne pouvons le connaоtre qu’а partir de ce qui est en nous, а cause de la faiblesse de notre intelligence. Aussi, pour savoir comment la providence se dit en Dieu, il nous faut voir comment la providence est en nous.

 

Il faut donc savoir que Cicйron pose la providence comme une partie de la prudence, au deuxiиme livre de l’Ancienne Rhйtorique, et elle en est comme le complйment. Car les deux autres parties, que sont la mйmoire et l’intelligence, ne sont que des prйparations а l’acte de prudence. Or la prudence, suivant le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, est la droite raison de l’agir humain. Et l’agir humain diffиre des choses rйalisables en ce que celles-ci passent de l’agent а une matiиre extйrieure, comme le banc et la maison, et la droite raison en est l’art ; tandis que l’on appelle agir humain les actions qui ne sortent pas de l’agent, mais sont des actes qui le perfectionnent, comme vivre chastement, se comporter avec patience, et autres semblables ; et la droite raison en est la prudence.

 

Or, dans cet agir humain, deux choses se prйsentent а notre considйration : la fin, et le moyen.La prudence dirige donc surtout dans les moyens ; en effet, quelqu’un est dit prudent lorsqu’il donne de bons conseils, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or le conseil ne porte pas sur la fin mais sur les moyens, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique. Mais la fin de l’agir humain prйexiste en nous de deux faзons : d’abord par la connaissance naturelle de la fin de l’homme ; cette connaissance naturelle, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, appartient а l’intelligence, qui porte sur les principes des choses а faire comme sur ceux des objets de spйculation ; et les principes des choses а faire sont les fins, comme il est dit au mкme livre. D’une autre faзon, quant а la disposition ; et ainsi, les fins de l’agir humain sont en nous par les vertus morales, par lesquelles l’homme est disposй а vivre justement, ou courageusement, ou avec tempйrance, ce qui est comme la fin prochaine de l’agir humain. Et semblablement, nous sommes perfectionnйs а l’йgard des moyens, et quant а la connaissance par le conseil, et quant а l’appйtit par l’йlection ; et en ces choses nous sommes dirigйs par la prudence.

 

Il est donc clair qu’il appartient а la prudence de disposer de faзon ordonnйe certaines choses relativement а la fin. Or, cette disposition des moyens vers la fin par la prudence a lieu а la faзon d’un certain raisonnement dont les principes sont les fins — car c’est d’elles qu’est tirйe toute l’ordonnance susdite dans toutes les choses а faire, comme cela apparaоt clairement pour les produits de l’art ; aussi, pour кtre prudent, il est requis d’кtre en bon rapport avec les fins elles-mкmes. Car il ne peut y avoir de droite raison sans que les principes de la raison soient conservйs. Et c’est pourquoi la prudence requiert а la fois l’intelligence des fins et les vertus morales par lesquelles l’intention est droitement placйe dans la fin ; et pour cette raison, il est nйcessaire que tout prudent soit vertueux, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or, en toutes les puissances et les actes ordonnйs de l’вme, il y a ceci de commun, que la puissance du premier est conservйe en tous ceux qui suivent ; voilа pourquoi dans la prudence sont d’une certaine faзon incluses et la volontй qui porte sur la fin, et la connaissance de la fin.

 

Ce qui a йtй dit fait donc voir comment la providence se rapporte aux autres attributs de Dieu. La science se rapporte а la connaissance а la fois de la fin et des moyens : par la science, en effet, Dieu connaоt soi-mкme et les crйatures. Mais la providence se rapporte seulement а la connaissance des moyens pour autant qu’ils sont ordonnйs а la fin ; et c’est pourquoi la providence, en Dieu, inclut а la fois la science et la volontй ; mais cependant, elle demeure essentiellement dans la connaissance, non certes spйculative, mais pratique. La puissance, quant а elle, est exйcutrice de la providence ; par consйquent, l’acte de la puissance prйsuppose l’acte de la providence qui la dirige ; la puissance n’est donc pas incluse dans la providence comme l’est la volontй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la rйalitй crййe, on peut considйrer deux choses : son espиce en elle-mкme, et sa relation а la fin. Et de ces deux choses, une forme a prйcйdй en Dieu. La forme exemplaire de la rйalitй selon son espиce pure et simple est donc l’idйe ; mais la forme de la rйalitй pour autant qu’elle est ordonnйe а la fin, c’est la providence. Or l’ordre que la divine providence a mis dans les rйalitйs est appelй destin, selon Boиce. La providence est donc au destin ce que l’idйe est а l’espиce de la rйalitй ; et cependant, bien que l’idйe puisse appartenir en quelque faзon а la connaissance spйculative, la providence se rapporte pourtant а la seule connaissance pratique ; elle implique en effet une relation а la fin, et ainsi а l’њuvre au moyen de laquelle on parvient а la fin.

 

La providence relиve plus de la volontй que la science pratique pure et simple : en effet, la science pratique pure et simple se rapporte communйment а la connaissance de la fin et des moyens ; elle ne prйsuppose donc pas la volontй de la fin, sinon la volontй serait en quelque sorte incluse dans la science, comme on l’a dit de la providence.

 

La puretй de l’intelligence est mentionnйe pour exclure de la providence non pas la volontй, mais le changement et la variйtй.

 

Dans ce passage, Boиce ne pose pas la dйfinition complиte de la providence, mais il donne la raison de son nom ; par consйquent, bien que la vision puisse se rapporter а la connaissance spйculative, il ne s’ensuit pas que la providence s’y rapporte. En outre, Boиce explique que la providence soit une vision de loin par la raison que Dieu lui-mкme, du plus haut sommet des rйalitйs, veille sur toutes choses. Or il est au plus haut sommet des rйalitйs parce qu’il cause et ordonne tout ; et de la sorte, on peut aussi relever dans les paroles de Boиce quelque chose qui se rapporte а la connaissance pratique.

 

Cette comparaison de Boиce s’entend de la ressemblance des rapports du simple au composй et du stable au mobile : en effet, de mкme que l’intelligence est simple et sans processus discursif tandis que la raison va за et lа en discourant sur diffйrentes choses, de mкme aussi la providence est simple et immobile alors que le destin est multiple et variable ; par consйquent, l’argument n’est pas probant.

 

Le nom de providence ne dйsigne pas proprement en Dieu la loi йternelle, mais quelque chose qui s’ensuit de la loi йternelle. En effet, on doit considйrer en Dieu la loi йternelle comme sont envisagйs en nous les principes naturellement connus des choses а faire, desquels nous partons pour tenir conseil et pour choisir ; et cela appartient а la prudence, ou а la providence. La loi de notre intelligence est donc а la prudence ce que le principe indйmontrable est а la dйmonstration. Et semblablement aussi, la loi йternelle n’est pas en Dieu la providence mкme, mais comme le principe de la providence ; et c’est pourquoi l’acte de providence est attribuй а la loi йternelle de faзon appropriйe, de mкme que tout l’effet de la dйmonstration est attribuй aux principes indйmontrables.

 

Dans les attributs divins, nous trouvons deux raisons formelles de causalitй : l’une par voie d’exemplaritй, comme nous disons que du premier vivant vient tout ce qui vit ; et cette raison formelle de causalitй est commune а tous les attributs. L’autre raison formelle suit la relation а l’objet de l’attribut, comme nous disons que la puissance est la cause des possibles, et la science celle des objets de science ; et suivant cette sorte de causalitй, il n’est pas nйcessaire que l’effet porte la ressemblance de la cause : en effet, les choses qui sont faites au moyen de la science ne sont pas nйcessairement science, mais objets de science. Et c’est de cette faзon que l’on pose la providence de Dieu comme la cause de tout ; par consйquent, bien que la loi de notre intelligence existe par la providence, il ne s’ensuit pas que la providence divine soit la loi йternelle.

 

Cette raison йtablie dans le principe suprкme n’est appelйe providence que si l’on ajoute la relation а la fin, а laquelle est prйsupposйe la volontй de la fin ; donc, bien qu’elle appartienne essentiellement а la connaissance, elle inclut cependant en quelque faзon la volontй.

 

Deux relations peuvent кtre considйrйes dans les rйalitйs : l’une en tant qu’elles йmanent du principe ; l’autre en tant qu’elles sont ordonnйes а la fin. La disposition concerne donc l’ordre avec lequel les rйalitйs йmanent du principe ; en effet, on dit que des choses sont disposйes parce qu’elles sont placйes par Dieu а diffйrents degrйs, comme l’artisan place diversement les parties de son ouvrage ; la disposition semble donc appartenir а l’art. Mais la providence implique la relation а la fin. Et ainsi, la providence diffиre de l’art divin et de la disposition, car l’art divin se dit par rapport а la production des rйalitйs, et la disposition par rapport а l’ordre des choses produites, tandis que le nom de providence signifie une relation а la fin. Or, de la fin du produit de l’art se dйduit tout ce qui est en lui, et la relation а la fin est plus proche de la fin que l’ordre des parties entre elles, qu’elle cause en quelque sorte ; voilа pourquoi la providence est en quelque sorte la cause de la disposition, et pour cette raison l’acte de disposition est frйquemment attribuй а la providence. Donc, bien que la providence ne soit ni l’art, qui regarde la production des rйalitйs, ni la disposition, qui regarde l’ordre des rйalitйs entre elles, il ne s’ensuit pourtant pas qu’elle n’appartienne pas а la connaissance pratique.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit que la providence est une volontй en ce sens qu’elle inclut et prйsuppose une volontй, comme nous l’avons dit.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, personne ne peut кtre prudent sans avoir les vertus morales, par lesquelles on est droitement disposй relativement aux fins ; comme nul ne peut bien dйmontrer sans кtre йclairй sur les principes de la dйmonstration. Et voilа aussi pourquoi nul n’est appelй pourvoyeur s’il n’a une volontй droite, et ce n’est pas parce que la providence serait dans la volontй.

 

L’on dit que Dieu gouverne par la bontй, non pas en ce sens que la bontй serait la providence mкme, mais parce qu’elle est le principe de la providence, puisqu’elle est une fin ; et aussi parce que la bontй divine est pour Dieu ce que la vertu morale est pour nous.

 

Bien que cela prйsuppose la volontй, disposer n’est pas un acte de la volontй : car ordonner — et cela est compris dans la disposition — appartient au sage, comme dit le Philosophe ; voilа pourquoi la disposition et la providence appartiennent essentiellement а la connaissance.

 

La providence se rapporte а son objet comme la science а l’objet de science, et non comme la science а celui qui connaоt ; il n’est donc pas nйcessaire que ce qui est pourvu, comme tel, soit sage, mais qu’il soit connu.

 

Nous accordons ces objections.

Article 2 : Le monde est-il gouvernй par la providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Qui agit par nйcessitй de nature, n’agit pas par providence. Or c’est par nйcessitй de nature que Dieu agit sur les rйalitйs crййes, car, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms Divins, « la divine bontй se rйpand sur tous les кtres comme, sans choix ni savoir prйalables, notre soleil envoie ses rayons sur tous les corps ». Dieu ne gouverne donc pas le monde par la providence.

 

Le principe multiforme vient aprиs le principe uniforme. Or la volontй est un principe multiforme, car elle a des objets opposйs ; donc la providence aussi, qui prйsuppose la volontй. Mais la nature est un principe uniforme, car elle est dйterminйe а une seule chose. La nature prйcиde donc la providence. Les rйalitйs naturelles ne sont donc pas gouvernйes par la providence.

 

[Le rйpondant] disait que le principe uniforme prйcиde le multiforme dans le mкme, non en plusieurs. En sens contraire : plus un principe a de puissance causale, plus il est antйrieur. Or plus il est uniforme, plus il a une grande puissance causale, car, comme il est dit au livre des Causes, toute puissance unie est plutфt infinie que multipliйe. Donc, qu’ils soient envisagйs dans le mкme ou en plusieurs, le principe uniforme prйcйdera le multiforme.

 

Selon Boиce dans son Arithmйtique, toute inйgalitй se ramиne а l’йgalitй, et toute multitude а l’unitй. Donc toute action de la volontй, qui a une multiplicitй d’objets, doit se ramener aussi а l’action de la nature, qui est simple et йgale ; et de la sorte, il est nйcessaire que l’agent premier agisse par son essence et sa nature, et non par providence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui est de soi dйterminй а une seule chose, n’a pas besoin de gouvernant, car le gouvernement est appliquй а un кtre pour qu’il n’aille pas dans un sens contraire. Or les rйalitйs naturelles sont par leur propre nature dйterminйes а une seule chose. Elles n’ont donc pas besoin de providence qui les gouverne.

 

 [Le rйpondant] disait qu’elles ont besoin du gouvernement de la providence pour кtre conservйes dans l’existence. En sens contraire : lа oщ il n’y a pas de puissance а la corruption, il n’est point besoin de conservateur extйrieur. Or, en certaines rйalitйs, il n’y a pas de puissance а la corruption, car il n’y en a pas non plus а la gйnйration, comme cela est clair dans le cas des corps cйlestes et des substances spirituelles, qui sont les parties principales du monde. Donc de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les conserve dans l’existence.

 

Il est des choses, dans la rйalitй, que pas mкme Dieu ne peut changer, comme le principe que rien ne peut кtre affirmй et niй de la mкme chose, et que ce qui a йtй ne peut pas ne pas avoir йtй, comme dit saint Augustin au livre Contre Faustus. Donc au moins de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les gouverne et les conserve.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur des rйalitйs n’est pas leur providence. Or les rйalitйs corporelles n’ont pas йtй faites par Dieu, puisque Dieu est esprit ; car il ne semble pas qu’un esprit puisse produire un corps, de mкme qu’un corps ne peut pas non plus produire un esprit. De telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes par la providence divine.

 

Le gouvernement des rйalitйs regarde la distinction mкme des rйalitйs. Or celle-ci ne semble pas provenir de Dieu, car il est dans un rapport uniforme а toutes choses, comme il est dit au livre des Causes. Les rйalitйs ne sont donc pas gouvernйes par la providence divine.

 

10° Les choses qui sont ordonnйes en elles-mкmes n’ont pas besoin d’кtre ordonnйes par autre chose. Or les rйalitйs naturelles sont ainsi, car, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme, « en toutes les choses qui sont selon la nature, il y a, pour la grandeur et l’augmentation, un terme et une raison dйterminйs ». Les rйalitйs naturelles ne sont donc pas ordonnйes par la providence divine.

 

11° Si les rйalitйs sont gouvernйes par la divine providence, alors nous pourrons examiner celle-ci а partir de l’ordre des rйalitйs. Or, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « il faut admirer tout, louer tout et admettre sans plus examiner toutes les њuvres de la providence ». Le monde n’est donc pas gouvernй par la providence.

 

 

En sens contraire :

 

Boиce dit : « Ф toi qui gouvernes le monde par une raison perpйtuelle ! »

 

Tout ce qui a un ordre certain est nйcessairement gouvernй par quelque providence. Or les rйalitйs naturelles ont un ordre certain dans leurs mouvements. Elles sont donc gouvernйes par la providence.

 

Les choses qui sont diffйrentes ne sont maintenues conjointes que par une providence qui les gouverne ; et c’est pourquoi certains philosophes furent amenйs а poser que l’вme йtait une harmonie, а cause de la conservation des contraires dans le corps de l’animal. Or dans le monde nous voyons des choses contraires et diffйrentes demeurer liйes l’une а l’autre. Le monde est donc gouvernй par une providence.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, « le destin met en mouvement toutes choses, rйparties selon les lieux, les formes et les temps ; et cette explication de l’ordre temporel, unifiйe par le regard de l’esprit divin, c’est la providence ». Puis donc que nous voyons que les rйalitйs sont distinctes selon les formes, les lieux et les temps, il est nйcessaire de poser le destin, et ainsi la providence.

 

Tout ce qui ne peut кtre conservй par soi-mкme dans l’existence a besoin de quelque gouvernant par lequel il soit conservй. Or, les rйalitйs crййes ne peuvent кtre conservйes par elles-mкmes dans l’existence, car les choses qui ont йtй faites de rien tendent par elles-mкmes au nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Il est donc nйcessaire qu’il y ait une providence gouvernant les rйalitйs.

 

 

Rйponse :

 

La providence regarde la relation а la fin ; voilа pourquoi tous ceux qui nient la cause finale doivent par une consйquence nйcessaire nier la providence, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre de la Physique. Or il y eut dans l’Antiquitй deux sortes de nйgateurs de la cause finale. En effet, certains philosophes trиs anciens posиrent seulement la cause matйrielle ; aussi, puisqu’ils ne posaient pas la cause agente, ils ne pouvaient pas non plus poser la fin, qui n’est cause que parce qu’elle meut l’agent. Mais d’autres vinrent ensuite qui posaient la cause agente, sans rien dire de la cause finale. Et selon les deux йcoles, tout arrivait par la nйcessitй des causes prйcйdentes, soit de la matiиre, soit de l’agent.

 

Mais voici comment cette position est rйprouvйe par les philosophes. Les causes matйrielle et agente, comme telles, sont pour l’effet une cause d’existence ; mais elles ne suffisent pas а causer dans l’effet une bontй qui le rende convenable а la fois en lui-mкme, pour qu’il puisse demeurer, et а l’йgard des autres, pour qu’il les aide. Par exemple, la chaleur a par dйfinition, autant qu’il est en elle, la propriйtй de dissoudre ; mais la dissolution n’est convenable et bonne que dans une certaine limite et suivant un mode dйterminй ; si donc nous ne posions dans la nature aucune autre cause en plus de la chaleur et des agents de cette sorte, nous ne pourrions dйterminer de cause pour laquelle les rйalitйs se produisent convenablement et bien. Or tout ce qui n’a pas de cause dйterminйe, arrive par hasard. Voilа pourquoi, selon la position susdite, il serait nйcessaire que toutes les convenances et utilitйs qui se trouvent dans les rйalitйs soient fortuites ; et c’est aussi ce qu’Empйdocle a posй, disant qu’il se produit par hasard que les parties des animaux, par amitiй, se rassemblent de telle sorte que l’animal puisse кtre conservй, et que cela se produit souvent. Mais il ne peut en кtre ainsi, car les choses qui se produisent par hasard sont plutфt rares ; or nous voyons que de telles convenances et utilitйs se produisent dans les њuvres de la nature soit toujours, soit la plupart du temps ; il est donc impossible qu’elles arrivent par hasard ; et ainsi, il est nйcessaire qu’elles viennent de l’intention d’une fin.

 

Mais ce qui n’a pas d’intelligence ou de connaissance ne peut tendre directement а une fin que si, par quelque connaissance, une fin lui est attribuйe, et qu’il est dirigй vers elle ; il est donc nйcessaire, puisque les rйalitйs naturelles n’ont pas de connaissance, que prйexiste une intelligence qui ordonne les rйalitйs naturelles а une fin, comme l’archer donne а la flиche un mouvement dйfini pour qu’elle tende а une fin dйterminйe ; par consйquent, de mкme que la percussion qui se fait au moyen d’une flиche est appelйe њuvre non seulement de la flиche mais aussi du lanceur, de mкme aussi toute њuvre de la nature est appelйe par les philosophes њuvre d’intelligence.

 

Et ainsi, il est nйcessaire que le monde soit gouvernй par la providence de cette intelligence qui a mis dans la nature l’ordre susdit. Et cette providence par laquelle Dieu gouverne le monde ressemble а la providence йconomique par laquelle on gouverne une famille, ou а la providence politique par laquelle on gouverne une citй ou un royaume, et par laquelle on ordonne а une fin les actes des autres ; car il ne peut y avoir en Dieu de providence relativement а lui-mкme, puisque tout ce qui est en lui est fin et non orientй vers une fin.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La ressemblance envisagйe par Denys se comprend ainsi : de mкme que le soleil, autant qu’il est en lui, n’exclut aucun corps de la communication de sa lumiиre, de mкme aussi la divine bontй n’exclut aucune crйature de la participation de soi ; mais il ne s’agit pas qu’elle opиre sans connaissance ni choix.

 

Un principe peut кtre appelй multiforme de deux faзons. D’abord quant а l’essence mкme du principe, c’est-а-dire en tant qu’il est composй : et ainsi, le principe multiforme est nйcessairement postйrieur а l’uniforme. Ensuite, par rapport а l’effet, et l’on appelle ainsi multiforme le principe qui s’йtend а plusieurs objets : le multiforme est alors antйrieur а l’uniforme, car plus un principe est simple, plus il s’йtend а de nombreux objets ; et c’est en ce sens que la volontй est dite principe multiforme tandis que la nature est dite principe uniforme.

 

Cet argument est probant pour l’uniformitй du principe suivant son essence.

 

Dieu est par son essence la cause des rйalitйs ; et de la sorte, toute pluralitй des rйalitйs se ramиne а un principe simple. Mais son essence n’est la cause des rйalitйs que parce qu’elle est connue, et donc parce que Dieu la veut communiquer а la crйature par voie d’assimilation ; les rйalitйs procиdent donc de l’essence divine par une relation de science et de volontй, et ainsi, par providence.

 

La rйalitй naturelle ne se donne pas sa propre dйtermination а une seule chose, mais elle la tient d’un autre [principe] ; voilа pourquoi la dйtermination appropriйe а l’effet dйmontre la providence, comme on l’a dit.

 

La corruption et la gйnйration peuvent s’entendre de deux faзons. D’abord en ce sens que la gйnйration et la corruption vont d’un йtant а un йtant contraire ; et de la sorte, un sujet possиde une puissance а la gйnйration et а la corruption parce que sa matiиre est en puissance а des formes contraires ; et ainsi, les corps cйlestes et les substances spirituelles ne sont en puissance ni а la gйnйration ni а la corruption. Ensuite, gйnйration et corruption se disent communйment pour n’importe quelle venue des rйalitйs а l’existence, et pour n’importe quel passage au non-кtre ; de sorte que mкme la crйation, par laquelle quelque chose est amenй du non-кtre а l’existence, est appelйe gйnйration, et l’annihilation d’une rйalitй est elle-mкme appelйe corruption. En ce sens, une chose est dite en puissance а la gйnйration, parce qu’il y a dans l’agent une puissance а la production de cette chose ; et semblablement, une chose est dite en puissance а la corruption, parce qu’il y a dans l’agent une puissance d’amener cette chose au non-кtre ; et de ce point de vue, toute crйature est en puissance а la corruption, car tout ce que Dieu a amenй а l’existence, il peut aussi le ramener au non-кtre. Or, pour que les crйatures subsistent, il est nйcessaire que Dieu opиre toujours en elles l’existence, comme dit saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral ; non pas comme la maison est produite par l’artisan, celle-ci demeurant encore lorsque son action cesse, mais comme l’illumination de l’air vient du soleil ; ainsi, par le simple fait que Dieu ne fournirait pas а la crйature l’existence qu’il a dйcidйe dans sa volontй, la crйature serait rйduite а nйant.

 

La nйcessitй des principes invoquйs est la consйquence de la providence et de la disposition de Dieu. Car, par le fait mкme que les rйalitйs ont йtй produites en telle nature, en laquelle elles ont un кtre dйterminй, elles ont йtй distinguйes de leurs nйgations ; et de cette distinction, il s’ensuit que l’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies ensemble ; et de lа vient la nйcessitй dans tous les autres principes, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique.

 

L’effet ne peut pas кtre plus йminent que la cause, mais il peut se trouver plus imparfait que la cause ; et parce que le corps est naturellement infйrieur а l’esprit, le corps ne peut pas produire l’esprit, mais l’inverse est vrai.

 

Dieu est dit indiffйrent aux rйalitйs, parce qu’il n’y a en lui aucune diversitй ; et cependant, il est lui-mкme la cause de la diversitй des rйalitйs, parce qu’il contient en soi par sa science les raisons des diffйrentes rйalitйs.

 

10° L’ordre qui est dans la nature, celle-ci ne se le donne pas, mais elle le tient d’un autre [principe] ; aussi la nature a-t-elle besoin d’une providence pour qu’un tel ordre soit йtabli en elle.

 

11° Les crйatures sont impuissantes а reprйsenter le Crйateur. Voilа pourquoi en aucune faзon nous ne pouvons arriver par les crйatures а connaоtre parfaitement le Crйateur ; et c’est aussi а cause de la faiblesse de notre intelligence, qui ne peut recevoir des crйatures au sujet de Dieu tout ce qu’elles manifestent de lui. Et s’il nous est dйfendu de sonder les choses qui sont en Dieu, c’est de peur que nous ne voulions parvenir а la fin de l’investigation, que suggиre le mot « sonder » : car dans ce cas, nous ne croirions sur Dieu que ce que notre intelligence peut renfermer. Mais il ne nous est pas interdit de scruter avec une modestie qui nous fasse nous reconnaоtre impuissants а comprendre parfaitement ; et c’est pourquoi saint Hilaire dit que « celui qui poursuit avec piйtй les rйalitйs infinies, bien qu’il ne parvienne jamais, tirera toujours profit de sa progression ».

Article 3 : La divine providence s’йtend-elle aux rйalitйs corruptibles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La cause et l’effet sont coordonnйs ensemble. Or les crйatures corruptibles sont causes de faute, comme cela est clair : la beautй de la femme est un aliment et une cause de la luxure ; et il est dit au livre de la Sagesse : « Les crйatures de Dieu sont devenues un piиge pour les pas des insensйs » (Sag. 14, 11). Puis donc que la faute est hors de l’ordre de la providence divine, il semble que les rйalitйs corruptibles ne soient pas soumises а l’ordre de la providence.

 

Rien de ce qui est pourvu par le sage n’est corrupteur de son effet, car dans ce cas, le sage serait contraire а soi, йdifiant et dйtruisant les mкmes choses. Or parmi les rйalitйs corruptibles, l’une se trouve contraire а l’autre et la corrompt. Elles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « il est nйcessaire que tout ce qui arrive par la providence se produise selon une raison droite, trиs bonne et trиs digne de Dieu, et comme il ne peut se faire de mieux ». Or les rйalitйs corruptibles pourraient devenir meilleures parce qu’incorruptibles. La providence divine ne s’йtend donc pas aux rйalitйs corruptibles.

 

Toutes les rйalitйs corruptibles ont la propriйtй naturelle de se corrompre ; sinon il ne serait pas nйcessaire que toutes les rйalitйs corruptibles se corrompent. Or la corruption, йtant une imperfection, n’est pas pourvue par Dieu, qui ne peut кtre la cause d’un dйfaut. Les natures corruptibles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

Comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms Divins, il n’appartient pas а la providence de perdre mais de conserver la nature. Il appartient donc а la providence du Dieu tout-puissant de conserver perpйtuellement les rйalitйs. Or les rйalitйs corruptibles ne sont pas perpйtuellement conservйes. Elles ne sont donc pas soumises а la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3).

 

En Sag. 12, 13, il est dit que c’est Dieu « qui prend soin de toutes choses ». Donc tant les rйalitйs corruptibles que les incorruptibles sont soumises а sa providence.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur des rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu est la cause efficiente de toutes les rйalitйs corruptibles. Il en est donc aussi la providence.

 

 

Rйponse :

 

La divine providence, par laquelle Dieu gouverne les rйalitйs, est semblable, comme on l’a dit, а la providence par laquelle un pиre de famille gouverne la maison, ou un roi la citй ou le royaume : et dans ces gouvernements il y a ceci de commun, que le bien commun est plus йminent que le bien particulier ; ainsi le bien de la nation est plus divin que celui de la citй, de la famille ou de la personne, comme on le lit au dйbut de l’Йthique. Par consйquent toute providence, si elle gouverne sagement, considиre ce qui satisfait la communautй plutфt que ce qui ne convient qu’а un seul.

 

Donc, nйgligeant cela, certains ont envisagй parmi les rйalitйs corruptibles quelques-unes qui, considйrйes en elles-mкmes, pourraient кtre meilleures, et, ne remarquant point l’ordre universel selon lequel chaque chose est placйe au mieux dans son ordre, ils prйtendirent que les rйalitйs corruptibles de ce monde ne sont pas gouvernйes par Dieu, mais seulement les incorruptibles ; et c’est en leur personne que s’exprime l’Йcriture en Job 22, 14 : « Il » — c’est-а-dire Dieu — « est environnй d’un nuage ; il ne considиre point ce qui se passe parmi nous, et il se promиne dans le ciel d’un pфle а l’autre. » Et ces rйalitйs corruptibles, ils posиrent ou bien qu’elles йtaient entraоnйes а l’aventure sans aucun gouvernement, ou bien qu’elles йtaient gouvernйes par un principe contraire.

 

Mais le Philosophe rйprouve cette opinion au onziиme livre de la Mйtaphysique par la comparaison de l’armйe, en laquelle nous rencontrons deux ordres : l’un par lequel les parties de l’armйe sont ordonnйes entre elles, l’autre par lequel elles sont ordonnйes а un bien extйrieur, le bien du chef ; et l’ordre par lequel les parties de l’armйe sont ordonnйes entre elles est en vue de l’ordre par lequel toute l’armйe est ordonnйe au chef ; par consйquent, sans la relation au chef, il n’y aurait pas d’ordre des parties de l’armйe entre elles. Donc, quelle que soit la multitude que nous rencontrons ordonnйe en elle-mкme, il est nйcessaire qu’elle soit ordonnйe а un principe extйrieur. Or les parties de l’univers, corruptibles et incorruptibles, sont ordonnйes entre elles non par accident mais par soi : nous constatons en effet que les corps cйlestes rendent service aux corps corruptibles soit toujours, soit la plupart du temps, suivant le mкme mode ; il est donc nйcessaire que toutes choses, corruptibles et incorruptibles, soient dans un unique ordre de providence d’un principe extйrieur qui est hors de l’univers. D’oщ le Philosophe conclut qu’il est nйcessaire de poser dans l’univers une souverainetй unique, et non plusieurs.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux faзons de pourvoir une chose : soit pour elle-mкme, soit pour autre chose. Ainsi, dans une maison, ce en quoi le bien de la maison consiste essentiellement, comme les enfants, les possessions et autres choses semblables, est pourvu pour soi ; mais les autres choses sont pourvues pour l’utilitй de ces derniers : ainsi les instruments, les animaux, etc. Et semblablement dans l’univers, les choses en lesquelles la perfection de l’univers consiste essentiellement sont pourvues pour elles-mкmes ; et celles-ci sont perpйtuelles, tout comme l’univers. Mais celles qui ne le sont pas ne sont pourvues que pour autre chose. Voilа pourquoi les substances spirituelles et les corps cйlestes, qui sont perpйtuels а la fois quant а l’espиce et quant а l’individu, sont pourvus pour eux-mкmes en espиce et en individu. Mais les rйalitйs corruptibles ne peuvent avoir de perpйtuitй qu’en espиce ; aussi ces espиces sont-elles pourvues pour elles-mкmes, mais leurs individus ne sont pourvus que pour conserver l’existence perpйtuelle de l’espиce. Et de ce point de vue, l’opinion est sauve de ceux qui affirment que la providence divine ne s’йtend aux rйalitйs de notre monde corruptible que dans la mesure de leur participation а la nature de l’espиce : car cela est vrai si on l’entend de la providence par laquelle des choses sont pourvues pour elles-mкmes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les crйatures corruptibles ne sont pas par elles-mкmes causes de faute, mais seulement occasions, et causes par accident ; or la cause par accident et l’effet ne sont pas nйcessairement coordonnйs ensemble.

 

Une sage providence n’envisage pas seulement les besoins de l’un de ceux qui lui sont soumis, mais plutфt ce qui est utile а tous. Donc, bien que la corruption d’une rйalitй dans l’univers soit dйfavorable а cette rйalitй, cependant elle est utile а la perfection de l’univers : car par la continuelle gйnйration et corruption des individus l’existence perpйtuelle est conservйe dans les espиces, en lesquelles consiste par elle-mкme la perfection de l’univers.

 

Certes, la rйalitй corruptible serait meilleure si elle avait l’incorruptibilitй ; cependant l’univers qui est fait de rйalitйs corruptibles et incorruptibles est meilleur que celui qui ne contiendrait que des rйalitйs incorruptibles, car l’une et l’autre nature est bonne, la corruptible et l’incorruptible ; or il est meilleur que deux biens existent plutфt qu’un seul. Et la multiplication des individus dans une nature unique ne pourrait pas йquivaloir а la diversitй des natures, puisque le bien de la nature, qui est communicable, surpasse le bien de l’individu, qui est singulier.

 

De mкme que les tйnиbres proviennent du soleil, non que celui-ci fasse quelque chose, mais parce qu’il n’envoie pas la lumiиre, de mкme la corruption provient de Dieu, non comme agissant, mais comme ne donnant pas la permanence.

 

Les choses qui sont pourvues par Dieu pour elles-mкmes demeurent perpйtuellement. Cela n’est pas nйcessaire pour celles qui ne sont pas pourvues pour elles-mкmes ; mais il leur faut demeurer autant qu’il est nйcessaire а celles pour lesquelles elles sont pourvues ; et c’est pourquoi certaines choses particuliиres, parce qu’elles ne sont pas pourvues pour elles-mкmes, se corrompent, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 4 : Tous les mouvements et les actions des corps infйrieurs de ce monde sont-ils soumis а la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En effet, Dieu n’est pas providence de ce dont il n’est pas l’auteur, car il est aberrant de dire que la providence des rйalitйs n’est pas leur auteur, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre. Or Dieu n’est pas l’auteur du mal, puisque toutes choses, pour autant qu’elles proviennent de lui, sont bonnes. Puis donc que de nombreux maux se produisent dans les mouvements et les actions des rйalitйs infйrieures de ce monde, il semble que leurs mouvements ne soient pas tous soumis а la divine providence.

 

Les mouvements contraires ne semblent pas appartenir а un mкme ordre. Or dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, on rencontre des mouvements et des actions contraires. Il est donc impossible qu’ils ne soient pas tous soumis а l’ordre de la divine providence.

 

Une chose n’est soumise а la providence que parce qu’elle est ordonnйe а une fin. Or le mal n’est pas ordonnй а une fin : bien au contraire, le mal est privation d’ordre. Le mal n’est donc pas soumis а la providence. Or, parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde, de nombreux maux se produisent. Donc, etc.

 

Il n’est pas prudent, celui qui tolиre qu’un mal arrive parmi ceux dont les actes sont soumis а sa providence, alors qu’il peut l’empкcher. Or Dieu est trиs prudent et trиs puissant. Puis donc que de nombreux maux surviennent parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde, il semble que leurs actes particuliers ne soient pas soumis а la divine providence.

 

[Le rйpondant] disait que si Dieu permet que des maux surviennent, c’est parce qu’il peut en retirer des biens. En sens contraire : le bien est plus puissant que le mal. Le bien peut donc mieux кtre retirй d’un bien que d’un mal ; il n’est donc pas nйcessaire que Dieu permette а des maux de se produire pour en retirer des biens.

 

De mкme que Dieu a tout crйй par sa bontй, de mкme aussi il gouverne toutes choses par sa bontй, comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation. Or la divine bontй ne permet pas qu’une chose mauvaise provienne de lui. La divine bontй ne permettra donc pas non plus qu’une chose mauvaise soit soumise а sa providence.

 

Rien de pourvu n’est fortuit. Si donc tous les mouvements des rйalitйs infйrieures de ce monde йtaient pourvus, rien ne se produirait par hasard, et dans ce cas, toutes choses se produiraient par nйcessitй, ce qui est impossible.

 

Si tout se produisait par une nйcessitй de la matiиre dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, celles-ci ne seraient pas dirigйes par la providence, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre de la Physique. Or, beaucoup d’entre elles se produisent par une nйcessitй de la matiиre. Donc celles-lа, du moins, ne sont pas soumises а la providence.

 

Personne de prudent ne permet le bien pour que vienne un mal. Donc, pour la mкme raison, personne de prudent ne permet le mal pour que vienne un bien. Or Dieu est prudent. Il ne permet donc pas que des maux se produisent afin que des biens se produisent ; et de la sorte, il semble que les maux qui surviennent parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas non plus soumis а la providence de concession.

 

10° Ce qui est rйprйhensible en l’homme ne doit nullement кtre attribuй а Dieu. Or il est rйprйhensible en l’homme de faire le mal pour obtenir un bien, comme cela est clair dans l’йpоtre aux Romains : « Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal afin qu’il en arrive du bien, comme la calomnie nous en accuse, et comme quelques-uns prйtendent que nous l’enseignons ? » (Rom. 3, 8). Il ne convient donc pas а Dieu que des maux soient soumis а sa providence pour que des biens en soient retirйs.

 

11° Si les actes des corps infйrieurs йtaient soumis а la divine providence, ils agiraient d’une faзon qui s’accorderait а la divine justice. Or les йlйments infйrieurs ne se trouvent pas agir ainsi, car le feu brыle la maison de l’homme juste comme celle de l’homme injuste. Les actes des corps infйrieurs ne sont donc pas soumis а la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en saint Matthieu : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ? Et il n’en tombe pas un sur la terre sans la permission de votre Pиre » (Mt 10, 29) ; а quoi la Glose ajoute : « Grande est la providence de Dieu, pour laquelle mкme les petites choses ne sont point cachйes. » Donc mкme les plus petits mouvements des rйalitйs infйrieures de ce monde sont soumis а la providence.

 

Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Nous voyons plus haut les rйalitйs cйlestes кtre ordonnйes selon la divine providence, et plus bas, les luminaires terrestres et les йtoiles resplendir, le jour et la nuit se succйder ; nous voyons que la terre fondйe sur les eaux en est baignйe et entourйe, que l’air rйpandu plus haut dйborde, que les arbustes et les animaux sont conзus et naissent, qu’ils croissent et vieillissent, qu’ils finissent, et que toutes les autres rйalitйs sont agitйes d’un mouvement naturel et intйrieur. » Tous les mouvements des corps infйrieurs sont donc soumis а la divine providence.

 

 

Rйponse :

 

Puisque le mкme est а la fois premier principe et fin ultime des rйalitйs, c’est de la mкme faзon que des choses йmanent du premier principe et qu’elles sont ordonnйes а la fin ultime. Or nous trouvons, dans l’йmanation des rйalitйs depuis le principe, que les choses qui sont proches du principe ont un кtre sans dйficience, tandis que celles qui en sont distantes ont un кtre corruptible, comme il est dit au deuxiиme livre de la Gйnйration ; par consйquent, dans la relation des rйalitйs а la fin, celles qui sont le plus proches de la fin ultime maintiennent sans йcart la relation а la fin, alors que celles qui en sont йloignйes s’йcartent parfois de cette relation. Or les mкmes choses sont proches ou йloignйes relativement au principe ou а la fin ; donc, de mкme que les rйalitйs incorruptibles ont un кtre sans dйficience, de mкme elles ne s’йcartent jamais, dans leurs actes, de la relation а la fin : tels sont les corps cйlestes, dont les mouvements ne dйvient jamais de leur cours naturel. Mais dans les corps corruptibles, de nombreux mouvements se produisent hors de l’ordre droit par une imperfection de la nature ; c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la Mйtaphysique que dans l’ordre de l’univers les substances incorruptibles sont semblables aux enfants dans une maison, qui њuvrent toujours pour le bien de la maison, tandis que les corps corruptibles sont comparables aux esclaves et aux animaux domestiques, dont les actions sortent frйquemment de l’ordre de celui qui gouverne la maison. Et pour cette raison йgalement, Avicenne dit que le mal n’existe pas au-delа du disque de la lune, mais seulement dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.

 

Et cependant, parmi les rйalitйs infйrieures, ces actes qui dйrogent а l’ordre droit ne sont pas tout а fait en dehors de l’ordre de la providence. Car une chose peut кtre soumise а la providence de deux faзons : d’abord comme ce а quoi autre chose est ordonnй ; ensuite, comme ce qui est ordonnй а autre chose. Or dans l’ordre des moyens, tous les intermйdiaires sont des fins et des moyens, comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique et au cinquiиme de la Mйtaphysique ; et voilа pourquoi tout ce qui est dans l’ordre droit de la providence est soumis а la providence non seulement comme ordonnй а autre chose, mais aussi comme ce а quoi autre chose est ordonnй. Mais ce qui sort de l’ordre droit est soumis а la providence seulement en tant qu’il est ordonnй а autre chose, et non en tant qu’autre chose lui est ordonnй. Par exemple, l’acte de la puissance gйnйrative, par laquelle l’homme engendre un homme parfait en nature, a йtй ordonnй par Dieu а une chose, qui est la forme humaine, et а cet acte est ordonnй autre chose, а savoir, la puissance gйnйrative ; mais l’acte imparfait par lequel des monstres sont parfois engendrйs dans la nature, est certes ordonnй par Dieu а quelque utilitй, mais rien d’autre n’est ordonnй а cet acte ; car il arrive par l’imperfection de quelque cause. Et dans le premier cas, il y a providence d’approbation, tandis que dans le second, il y a providence de concession, deux modes de la providence posйs par saint Jean Damascиne au deuxiиme livre.

 

Il faut cependant savoir que certains ont rйfйrй le mode providentiel susdit seulement а l’espиce des rйalitйs naturelles, et non aux singuliers, si ce n’est en tant qu’ils participent а la nature commune, car ils ne posaient pas en Dieu la connaissance des singuliers : ils disaient en effet que Dieu a ordonnй la nature d’une espиce de telle faзon que, de la puissance rйsultant de l’espиce, telle action dыt s’ensuivre, et que s’il advenait qu’elle fоt dйfaut, cela йtait ordonnй а telle utilitй, comme la corruption de l’un est ordonnй а la gйnйration de l’autre ; mais qu’il n’avait pas ordonnй telle puissance particuliиre а tel acte particulier, ni telle imperfection particuliиre а telle utilitй particuliиre. Pour notre part, nous disons que Dieu connaоt parfaitement toutes les rйalitйs particuliиres ; voilа pourquoi nous posons l’ordre providentiel susdit dans les singuliers, mкme en tant qu’ils sont singuliers.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour la providence d’approbation ; car dans ce cas, rien n’est pourvu par Dieu que ce qui est fait par lui en quelque faзon ; donc le mal, qui ne provient pas de Dieu, n’est pas soumis а la providence d’approbation, mais seulement а celle de concession.

 

Bien que les mouvements contraires n’appartiennent pas а un mкme ordre spйcial, ils appartiennent cependant а un mкme ordre gйnйral, comme par exemple les diffйrents ordres des diffйrents mйtiers qui sont ordonnйs dans le mкme ordre d’une mкme citй.

 

Bien que le mal, en tant qu’il vient d’un agent propre, soit dйsordonnй et soit dйfini par suite comme une privation d’ordre, rien n’empкche cependant qu’il soit ordonnй par un agent supйrieur ; et ainsi, il est soumis а la providence.

 

Qui est prudent supporte un petit mal pour qu’un grand bien ne soit pas empкchй ; et n’importe quel bien particulier est petit par rapport au bien d’une nature universelle. Or le mal provenant de certaines rйalitйs ne pourrait кtre empкchй sans que soit dйtruite leur nature, qui est telle qu’elle peut ou non faire dйfaut, et qui porte prйjudice а une rйalitй particuliиre tout en ajoutant cependant une certaine beautй dans l’univers. Voilа pourquoi Dieu, йtant trиs prudent, n’empкche pas les maux par sa providence, mais permet que chaque chose agisse selon l’exigence de sa nature ; car, comme dit Denys au livre des Noms Divins, il n’appartient pas а la providence de perdre la nature, mais de la conserver.

 

Il est un bien qui ne pourrait sortir que d’un mal, comme le bien de la patience ne sort que du mal de la persйcution, et le bien de la pйnitence que du mal de la faute ; et cela n’empкche pas la faiblesse du mal par rapport au bien, car de tels biens ne sont pas retirйs du mal comme d’une cause par soi, mais comme par accident et matйriellement.

 

Ce qui est produit doit nйcessairement avoir quant а son кtre la forme de ce qui produit, car la production d’une rйalitй a son terme dans l’кtre de la rйalitй ; ce qu’a produit un bon acteur ne peut donc кtre mal. Mais la providence ordonne la rйalitй а une fin. Or la relation а la fin rйsulte de l’кtre de la rйalitй ; voilа pourquoi il n’est pas impossible qu’un bon ordonne un mal au bien, mais il est impossible qu’un bon ordonne une chose au mal ; car de mкme que la bontй de celui qui produit amиne la forme de bontй dans les choses produites, de mкme la bontй du pourvoyeur amиne une relation au bien dans les choses pourvues.

 

On peut considйrer de deux faзons les effets qui se produisent parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde : d’abord dans une relation aux causes prochaines, et ainsi de nombreuses choses adviennent par hasard ; ensuite dans une relation а la cause premiиre, et ainsi rien n’advient par hasard dans le monde. Et cependant il ne s’ensuit pas que toutes choses adviennent nйcessairement, car les effets ne suivent pas en nйcessitй et contingence les causes premiиres, mais les causes prochaines.

 

Les choses qui surviennent par une nйcessitй de la matiиre rйsultent de natures ordonnйes а une fin, et en consйquence, ces choses peuvent elles aussi se tenir sous la providence, ce qui ne serait pas le cas si tout se produisait par une nйcessitй de la matiиre.

 

Le mal est contraire au bien. Or aucun contraire n’amиne par lui-mкme а son contraire, mais tout contraire amиne son contraire а son semblable ; ainsi le corps chaud n’amиne rien а la fraоcheur, sinon par accident, mais c’est plutфt le corps froid qui est ramenй а la chaleur par le corps chaud. Semblablement, aucun bien n’ordonne une chose au mal, mais il l’ordonne plutфt au bien.

 

10° Faire le mal, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, ne convient nullement aux bons ; par consйquent, faire le mal en vue d’un bien est rйprйhensible en l’homme, et ne peut кtre attribuй а Dieu. Mais ordonner un mal au bien, cela n’est pas contraire а la bontй de quelqu’un ; voilа pourquoi l’on attribue а Dieu de permettre le mal en vue d’en retirer un bien.

Article 5 : Les actes humains sont-ils gouvernйs par la providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « les choses qui sont en nous ne sont pas de la providence, mais de notre libre arbitre ». Or les actes qui sont en nous sont ceux qu’on appelle humains. Ceux-ci ne sont donc pas soumis а la divine providence.

 

Quelques-unes des choses qui sont soumises а la providence sont d’autant plus parfaitement pourvues qu’elles sont plus nobles. Or l’homme est plus noble que les crйatures insensibles, qui maintiennent toujours leur cours et ne s’йcartent que rarement de l’ordre droit ; mais les actes de l’homme s’йcartent frйquemment de l’ordre droit. Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la providence.

 

Le mal de faute est pour Dieu souverainement haпssable. Or nul pourvoyeur ne permet en vue d’une autre chose ce qui lui dйplaоt souverainement, car alors, l’absence de cette autre chose lui dйplairait davantage. Puis donc que Dieu permet que le mal de faute se produise dans les actes humains, il semble que ceux-ci ne soient pas gouvernйs par sa providence.

 

Ce qui est abandonnй а soi n’est pas gouvernй par la providence. Or Dieu « a laissй l’homme dans la main de son propre conseil », comme il est dit au livre de l’Ecclйsiastique (Eccli. 15, 14). Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la providence.

 

Il est dit au livre de l’Ecclйsiaste : « J’ai vu que la course n’est pas pour les prompts, ni la guerre pour les vaillants, mais que le temps et le hasard font toutes choses » (Eccl. 9, 11) ; et il parle des actes humains. Il semble donc que les actes humains soient le jouet du hasard, et ne soient pas gouvernйs par la providence.

 

Chez les кtres gouvernйs par la providence, des choses diffйrentes arrivent aux diffйrents individus. Or, dans les rйalitйs humaines, les mкmes choses adviennent aux bons et aux mйchants : « Tout advient йgalement au juste et а l’impie, au bon et au mйchant » (Eccl. 9, 2). Les rйalitйs humaines ne sont donc pas gouvernйes par la providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Saint Matthieu : « Vos cheveux mкmes sont tous comptйs » (Mt 10, 30). Donc mкme les plus petites choses, dans les actes humains, sont ordonnйes par la divine providence.

 

Punir, rйcompenser et donner des commandements sont des actes de la providence, car c’est par de tels actes que n’importe quelle providence gouverne ceux qui lui sont soumis. Or Dieu fait toutes ces choses а l’endroit des actes humains. Tous les actes humains sont donc soumis а la divine providence.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, plus une chose est proche du premier principe, plus noble est sa place sous l’ordre de la providence. Or parmi toutes les autres choses, les substances spirituelles s’approchent davantage du premier principe, et de lа vient qu’on les dit marquйes de son image ; et voilа pourquoi elles obtiennent de la divine providence non seulement d’кtre pourvues, mais aussi de pourvoir. Telle est la raison pour laquelle les substances en question ont le choix de leurs actes, mais non les autres crйatures qui sont seulement pourvues, et non pourvoyeuses.

 

Or, puisque la providence regarde la relation а la fin, il est nйcessaire qu’elle s’exerce suivant la rиgle de la fin ; et parce que le premier pourvoyeur est lui-mкme comme la fin de la providence, la rиgle de la providence lui est unie ; il est donc impossible qu’une imperfection vienne de sa part dans les choses pourvues par lui, de sorte qu’il n’y a d’imperfection en elles que de leur cфtй. Or les crйatures auxquelles la providence est communiquйe ne sont pas les fins de leur providence, mais sont ordonnйes а une autre fin, qui est Dieu ; il est donc nйcessaire qu’elles reзoivent de la rиgle divine la rectitude de leur providence. Et c’est pourquoi une imperfection peut se produire dans leur providence non seulement du cфtй des choses pourvues, mais encore du cфtй des pourvoyeuses. Toutefois, plus une crйature s’attache а la rиgle du premier pourvoyeur, plus l’ordre de la providence de cette crйature possиde une constante rectitude.

 

Donc, parce que de telles crйatures peuvent faillir dans leurs actes, et qu’elles sont les causes de leurs actes, il en rйsulte que leurs imperfections ont la raison formelle de faute, ce qui n’йtait pas le cas des imperfections des autres crйatures. Mais parce que de telles crйatures spirituelles sont incorruptibles mкme quant aux individus, mкme leurs individus sont pourvus pour soi ; et c’est pourquoi les imperfections qui se produisent en eux sont ordonnйes а la peine ou а la rйcompense suivant ce qui leur convient, et pas seulement en tant qu’ils sont ordonnйs а d’autres choses.

 

Et au nombre de ces crйatures est l’homme, car sa forme, c’est-а-dire son вme, est la crйature spirituelle qui est а la racine des actes humains, et qui donne au corps humain lui aussi une relation а l’immortalitй. Voilа pourquoi les actes humains sont soumis а la divine providence а la faзon dont les hommes sont eux-mкmes les providences de leurs actes, et leurs imperfections sont ordonnйes suivant ce qui leur convient, et pas seulement suivant ce qui convient а d’autres choses. Ainsi, le pйchй de l’homme est ordonnй par Dieu а son bien, comme lorsque, se relevant aprиs le pйchй, il est rendu plus humble ; ou du moins, ordonnй au bien qui est rйalisй en lui par la divine justice, lorsqu’il est puni pour un pйchй ; tandis que les imperfections se produisant dans les crйatures sensibles sont ordonnйes seulement а ce qui convient а d’autres choses, comme la corruption de ce feu est ordonnйe а la gйnйration de cet air. Aussi est-il dit au livre de la Sagesse, pour dйsigner ce mode spйcial de la providence par lequel Dieu gouverne les actes humains : « C’est avec une grande considйration que vous nous gouvernez » (Sag. 12, 18).

 

 

Rйponse aux objections :

 

La parole de saint Jean Damascиne ne doit pas кtre entendue en ce sens que les choses qui sont en nous, c’est-а-dire en notre choix, seraient entiиrement exclues de la divine providence ; mais en ce sens qu’elles ne sont pas dйterminйes а un seul objet par la divine providence, comme celles qui n’ont pas la libertй de l’arbitre.

 

Les rйalitйs naturelles insensibles ne sont pourvues que par Dieu ; voilа pourquoi il ne peut s’y produire d’imperfection du cфtй du pourvoyeur, mais seulement du cфtй des choses pourvues. Mais les actes humains peuvent avoir une imperfection du cфtй de la providence humaine ; et c’est pourquoi l’on trouve plus d’imperfections et de dйsordres dans les actes humains que dans les actes naturels. Et cependant, que l’homme ait la providence de ses actes, appartient а sa noblesse ; la multiplicitй des imperfections n’empкche donc pas que l’homme dйtienne sous la divine providence un rang plus noble.

 

Dieu aime davantage ce qui est meilleur, aussi prйfиre-t-il la prйsence d’une chose meilleure а l’absence d’un plus petit mal, l’absence de mal йtant aussi un certain bien ; et c’est pourquoi, afin d’en faire sortir des biens plus grands, il permet que quelques-uns tombent mкme en des maux de faute, qui sont d’un genre souverainement haпssable, quoique l’un d’eux lui soit plus haпssable qu’un autre ; pour guйrir l’un d’eux, il permet donc parfois que l’on tombe dans un autre.

 

Dieu a laissй l’homme dans la main de son propre conseil, parce qu’il l’a йtabli providence de ses propres actes ; mais cependant, la providence de l’homme sur ses actes n’exclut pas la divine providence sur ces mкmes actes, de mкme que les puissances actives des crйatures n’excluent pas non plus la puissance active de Dieu.

 

Quoique de nombreux actes humains se produisent par hasard si l’on considиre les causes infйrieures, rien cependant n’arrive par hasard si l’on considиre la divine providence, qui les dйpasse toutes. Que tant de choses parmi les actes humains se produisent alors que le contraire devrait arriver, comme on le constate si l’on considиre les causes infйrieures, montre aussi que les actes humains sont gouvernйs par la divine providence ; et par elle il se produit frйquemment que de plus puissants succombent : ce qui montre, en effet, que l’on est vainqueur par la divine providence plus que par la puissance humaine ; et il en est de mкme en d’autres cas.

 

Certes, parce que nous ne savons pas pour quelle raison la providence divine dispense chaque chose, il nous semble que tout advient pareillement aux bons et aux mйchants ; cependant il n’est pas douteux qu’en tous les biens et les maux qui adviennent soit aux bons soit aux mйchants il y ait une raison droite suivant laquelle la divine providence ordonne toutes choses. Et parce que nous ignorons cette raison, il nous semble qu’elles adviennent de faзon dйsordonnйe et dйraisonnable. Par exemple, а qui entrerait dans l’atelier d’un forgeron, il semblerait que les instruments de forge ont йtй inutilement multipliйs, s’il ne connaоt pas le mode d’emploi de chacun d’eux ; et pourtant, а qui considиre la puissance de l’art, il apparaоt que cette multiplication a une cause raisonnable.

Article 6 : Les bкtes et leurs actes sont-ils soumis а la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit dans la premiиre Йpоtre aux Corinthiens que « Dieu ne se met pas en peine des bњufs » (1Co 9, 9). Donc des autres bкtes non plus, pour la mкme raison.

 

Il est dit au livre d’Habacuc : « Vous traiteriez donc les hommes comme les poissons de la mer ? » (Ha 1, 14). Et ce sont les paroles du prophиte qui se plaint d’un bouleversement de l’ordre qui semble se produire dans les actes humains. Il semble donc que les actes des crйatures irrationnelles ne soient pas gouvernйs par la divine providence.

 

Si l’homme innocent йtait puni, et que sa peine ne tournвt point а son profit, il semblerait que les rйalitйs humaines ne soient pas gouvernйes par la providence. Or il n’y a pas de faute chez les bкtes ; et si elles sont parfois mises а mort, cela n’est pas ordonnй а leur bien, parce qu’il n’y a aucune rйcompense pour elles aprиs la mort. Leur vie n’est donc pas gouvernйe par la providence.

 

Un кtre n’est gouvernй par la divine providence que s’il est ordonnй а la fin voulue par celle-ci, et qui n’est autre que Dieu lui-mкme. Or les bкtes ne peuvent parvenir а la participation de Dieu, puisqu’elles ne sont pas capables de bйatitude. Il semble donc qu’elles ne soient pas gouvernйes par la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en saint Matthieu (10, 29), que pas un seul des passereaux ne tombe sur la terre sans la permission du Pиre cйleste.

 

Les bкtes sont plus parfaites que les crйatures insensibles. Or les autres crйatures sont soumis а la divine providence, et aussi tous leurs actes. Donc les bкtes aussi, а bien plus forte raison.

 

 

Rйponse :

 

Il y a eu deux erreurs sur cette question. Certains en effet ont prйtendu que les bкtes n’йtaient gouvernйes par la providence qu’en tant qu’elles participent а la nature de l’espиce, qui est pourvue et ordonnйe par Dieu ; et ils rapportent а ce mode de providence tout ce qui, dans la Sainte Йcriture, semble impliquer une providence de Dieu а l’йgard des animaux, comme ce passage : « Qui donne aux bкtes leur nourriture, et aux petits, etc. » (Ps. 146, 9) ; et encore : « Les petits des lions rugiront, etc. » (Ps. 103, 21) ; et de nombreux passages de ce genre. Mais cette erreur attribue а Dieu une trиs grande imperfection : car il est impossible qu’il connaisse les actes singuliers des bкtes et ne les ordonne pas, puisqu’il est suprкmement bon et qu’il rйpand par consйquent sa bontй sur toutes choses. L’erreur susdite porte donc atteinte soit а la science divine, en lui retirant la connaissance des particuliers, soit а la divine bontй, en lui retirant l’ordination des particuliers en tant que tels.

 

C’est pourquoi d’autres ont prйtendu que les actes des bкtes sont aussi soumis а la divine providence, et de la mкme faзon que les actes des crйatures raisonnables, de sorte qu’elle ne souffre pas qu’un mal arrive en elles sans l’ordonner а leur bien. Mais cela aussi s’йcarte de la raison, car la rйcompense ou la peine n’est due qu’а celui qui possиde le libre arbitre.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre que les bкtes et tous leurs actes, mкme dans leur singularitй, sont soumis а la divine providence, mais pas de la mкme faзon que les hommes et leurs actes : car il y a une providence des hommes pour eux-mкmes, mкme dans leur singularitй, alors que chacune des bкtes n’est pourvue que pour autre chose, comme on l’a dit des autres crйatures corruptibles. Et c’est pourquoi le mal qui arrive chez une bкte n’est pas ordonnй а son bien, mais au bien d’autre chose, comme la mort de l’вne est ordonnйe au bien du lion ou du loup. Mais le meurtre de l’homme qui est tuй par un lion est ordonnй non seulement а cela mais aussi, et principalement, а sa peine, ou а l’augmentation du mйrite, qui croоt par la patience.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le propos de l’Apфtre n’est pas d’йcarter universellement les bкtes du soin divin, mais de dire que Dieu n’en prend pas soin au point de donner а l’homme une loi en leur faveur, c’est-а-dire pour qu’il leur fasse du bien, ou qu’il s’abstienne de les tuer : car les bкtes sont faites pour l’usage des hommes ; elles ne sont donc pas pourvues pour elles-mкmes, mais pour l’homme.

 

Chez les poissons et les bкtes, Dieu a ordonnй que les plus puissants soumettent les plus faibles sans considйration d’un mйrite ou d’un dйmйrite, mais seulement pour la conservation du bien de la nature ; voilа pourquoi le Prophиte serait surpris si les rйalitйs humaines йtaient aussi gouvernйes de cette faзon, ce qui est aberrant.

 

Dans les rйalitйs humaines est requis un autre ordre providentiel que chez les bкtes ; si donc l’ordre par lequel les bкtes sont ordonnйes rйgnait seul dans les rйalitйs humaines, celles-ci sembleraient non pourvues ; cependant cet ordre suffit pour la providence des bкtes.

 

Dieu lui-mкme est la fin de toutes les crйatures, mais de diffйrentes faзons : il est appelй la fin de certaines crйatures, parce qu’elles ont une part а la ressemblance de Dieu ; et ceci est commun а toutes les crйatures. Mais de certaines d’entre elles il est la fin de telle faзon que celles-ci atteignent Dieu mкme par leur opйration ; et cela n’appartient qu’aux crйatures raisonnables, qui peuvent connaоtre et aimer Dieu, en qui rйside leur bйatitude.

Article 7 : Les pйcheurs sont-ils gouvernйs par la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En effet, ce qui est abandonnй а soi n’est pas gouvernй. Or les mйchants sont abandonnйs а eux-mкmes : « Je les ai abandonnйs aux dйsirs de leurs cњurs ; ils iront, etc. » (Ps. 80, 13). Les mйchants ne sont donc pas gouvernйs par la providence.

 

Il appartient а la providence par laquelle Dieu gouverne les hommes d’employer les anges а les garder. Or les hommes sont parfois abandonnйs des anges qui les gardent, et la voix de ceux-ci est rapportйe au livre de Jйrйmie : « Nous avons soignй Babylone, et elle n’a pas guйri ; abandonnons-la ! » (Jйr. 51, 9). Les mйchants ne sont donc pas gouvernйs par la divine providence.

 

Ce qui est donnй aux bons en rйcompense ne convient pas aux mйchants. Or il est promis aux bons en rйcompense qu’ils seraient gouvernйs par Dieu : « Les yeux du Seigneur sont sur les justes, etc. » (Ps. 33, 16). Donc, etc.

 

 

En sens contraire :

 

Personne ne punit justement ceux qui ne sont pas sous son gouvernement. Or Dieu punit justement les mйchants pour ce en quoi ils pиchent. Ils sont donc soumis а son gouvernement lui-mкme.

 

 

Rйponse :

 

La providence divine s’йtend aux hommes de deux faзons : d’abord en tant qu’ils sont eux-mкmes pourvus ; ensuite en tant qu’ils sont faits pourvoyeurs. Or, selon qu’en pourvoyant ils dйfaillent ou gardent la rectitude, ils sont appelйs bons ou mйchants ; et en tant qu’ils sont pourvus, des biens ou des maux leur sont donnйs par Dieu.

 

Et suivant qu’ils se comportent eux-mкmes de diffйrentes faзons en pourvoyant, il est diversement pourvu а leur endroit : car si, en pourvoyant, ils gardent l’ordre droit, alors la providence garde aussi pour eux un ordre qui convient а la dignitй humaine, а savoir que rien ne leur advient qui ne tourne а leur bien, et que tout ce qui leur arrive les incite au bien, selon ce passage de l’Йpitre aux Romains : « Pour ceux qui aiment Dieu, tout coopиre au bien » (Rom. 8, 28). Mais si, en pourvoyant, ils ne gardent pas l’ordre qui convient а la crйature raisonnable, mais qu’ils pourvoient suivant le mode des bкtes, alors la divine providence ordonnera aussi pour eux suivant l’ordre qui revient aux bкtes : de sorte que les choses qui en eux sont bonnes ou mauvaises ne soient pas ordonnйes а leur bien propre, mais au bien des autres, selon ce passage du Psaume : « L’homme, lorsqu’il йtait en honneur, ne l’a pas compris : il a йtй comparй, etc. » (Ps. 48, 13).

 

Il est donc clair que la divine providence gouverne d’une faзon plus йlevйe les bons que les mйchants : car lorsqu’ils sortent d’un ordre de la providence, qui consiste а faire la volontй de Dieu, les mйchants tombent dans un autre ordre, qui consiste en ce que la volontй divine s’accomplisse а leur sujet ; tandis que les bons sont quant а l’un et l’autre dans l’ordre droit de la providence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit de Dieu qu’il abandonne les mйchants, non pas en ce sens qu’ils seraient tout а fait йtrangers а sa providence, mais en ce sens qu’il n’ordonne pas leurs actes а leur avancement ; et cela surtout quant aux rйprouvйs.

 

Les anges qui sont dйputйs а la garde des hommes ne dйlaissent jamais totalement l’homme ; mais il est dit qu’ils le dйlaissent parce que, par un juste jugement de Dieu, ils lui permettent de tomber dans la faute ou dans la peine.

 

Un mode spйcial de la providence est promis aux bons en rйcompense ; et il ne revient pas aux mйchants, comme on l’a dit.

Article 8 : La crйation corporelle est-elle tout entiиre gouvernйe par la divine providence au moyen de la crйation angйlique ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit au livre de Job : « Qui d’autre a-t-il mis sur la terre, ou qui a-t-il йtabli sur l’univers qu’il a crйй ? » (Job 34, 13), ce que saint Grйgoire commente ainsi : « Car il gouverne le monde par lui-mкme, celui qui l’a crйй par lui-mкme. » Dieu ne gouverne donc pas la crйation corporelle au moyen de la spirituelle.

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre qu’il est aberrant de dire que l’auteur des rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu seul est l’auteur immйdiat des crйatures corporelles. Il gouverne donc aussi les crйatures corporelles sans intermйdiaire.

 

Hugues de Saint-Victor dit, dans son De sacramentis, que la divine providence est sa prйdestination, qui est la souveraine sagesse et la souveraine bontй. Or le bien souverain, ou la souveraine sagesse, n’est communiquй а aucune crйature. Donc la providence non plus ; il ne pourvoit donc pas aux besoins des crйatures corporelles par l’intermйdiaire des spirituelles.

 

Les crйatures corporelles sont gouvernйes par la providence en tant qu’elles sont ordonnйes а une fin. Or les corps sont ordonnйs а une fin par leurs opйrations naturelles, qui rйsultent de leurs natures dйterminйes. Puis donc que les natures dйterminйes des corps naturels ne proviennent pas des crйatures spirituelles, mais immйdiatement de Dieu, il semble qu’ils ne soient pas gouvernйs au moyen des substances spirituelles.

 

Saint Augustin, au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral, distingue deux opйrations de la providence : l’une naturelle, l’autre volontaire ; et il dit que la naturelle est celle qui donne l’accroissement aux arbres et aux plantes, tandis que la volontaire se rйalise par les њuvres des anges et des hommes ; et de la sorte, il est clair que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par l’opйration naturelle de la providence. Elles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des anges, car alors l’opйration serait volontaire.

 

Ce qui est attribuй а quelqu’un en raison de sa dignitй ne convient pas а celui qui n’a pas une semblable dignitй. Or, comme dit saint Jйrфme, « grande est la dignitй des вmes, pour qu’elles aient chacune un ange dйputй а sa garde ». Or cette dignitй ne se rencontre pas dans les crйatures corporelles. Elles ne sont donc pas confiйes а la providence et au gouvernement des anges.

 

Les effets et le cours attendu des rйalitйs corporelles de ce monde sont frйquemment empкchйs. Or ce ne serait pas le cas si elles йtaient gouvernйes au moyen des anges : car, ou bien ces dйfauts se produiraient par leur volontй, ce qui est impossible puisqu’ils ont йtй йtablis au contraire pour gouverner la nature dans son ordre exact ; ou bien cela arriverait contre leur grй, ce qui est encore impossible, car ils ne seraient pas bienheureux si quelque chose arrivait contre leur grй. Les crйatures corporelles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des spirituelles.

 

Plus une cause est excellente et puissante, plus son effet est parfait. Or les causes infйrieures produisent des effets qui peuvent кtre conservйs dans l’existence, mкme en l’absence de l’opйration de la cause qui les produit, comme le couteau en l’absence de l’opйration du forgeron. Donc а bien plus forte raison les effets divins pourront-ils subsister par eux-mкmes sans le gouvernement d’aucune cause pourvoyeuse ; et voilа pourquoi ils n’ont pas besoin d’кtre gouvernйs par les anges.

 

La divine bontй a crйй l’univers entier pour se manifester, suivant ce passage du livre des Proverbes : « Le Seigneur a tout opйrй pour lui-mкme » (Prov. 16, 4). Or la divine bontй, comme dit aussi saint Augustin, se manifeste plus dans la diversitй des natures que dans la multitude des choses de mкme nature ; c’est pourquoi elle n’a pas fait toutes les crйatures raisonnables ou existantes par soi, mais certaines irrationnelles, et certaines existantes en autre chose, comme les accidents. Il semble donc que, pour une plus grande manifestation de soi, elle ait fait non seulement des crйatures qui ont besoin d’un gouvernement йtranger, mais aussi quelques autres qui n’ont besoin d’aucun gouvernement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° L’acte de la crйature se divise en premier et second. L’acte premier est la forme, et l’existence que donne la forme. La forme est appelйe acte premiиrement premier, et l’existence, acte secondement premier. L’acte second est l’opйration. Or les rйalitйs corporelles proviennent immйdiatement de Dieu quant а l’acte premier. Les actes seconds sont donc eux aussi causйs immйdiatement par Dieu. Or nul ne gouverne quelqu’un sans кtre en quelque faзon la cause de son opйration. De telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des spirituelles.

 

11° Il y a deux faзons de gouverner : d’abord par influx de lumiиre ou de connaissance, comme le maоtre gouverne les йcoles, et le recteur la citй ; ensuite par influx de mouvement, comme le pilote gouverne le navire. Or les crйatures spirituelles ne gouvernent pas les corporelles par influx de connaissance ou de lumiиre, car les rйalitйs corporelles de ce monde ne reзoivent pas la connaissance. Ni davantage par influx de mouvement, car le moteur doit nйcessairement кtre uni au mobile, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Physique ; or les substances spirituelles ne sont pas unies aux corps infйrieurs de ce monde. Donc en aucune faзon les substances corporelles ne sont gouvernйes au moyen des spirituelles.

 

12° Selon l’avis de saint Augustin, Dieu a crйй en un mкme instant un monde parfait en toutes ses parties, afin qu’en cela sa puissance soit davantage manifestйe. Or, semblablement aussi, sa providence serait davantage signalйe si elle gouvernait toutes choses immйdiatement. Elle ne gouverne donc pas les crйatures corporelles au moyen des spirituelles.

 

13° Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation : « Dieu dispose toutes choses par soi seul. » Les rйalitйs corporelles ne sont donc pas disposйes au moyen des spirituelles.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues : « Dans ce monde visible, rien ne peut кtre agencй que par une crйature invisible. »

 

Saint Augustin dit au troisiиme livre De la Trinitй : « Toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes en un certain ordre par l’esprit de vie. »

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Dieu fait certaines choses par lui-mкme, comme illuminer les вmes et les rendre bienheureuses, tandis qu’il fait les autres par la crйature ordonnйe а son service selon ses mйrites par des lois irrйprochables : car la providence divine s’йtend jusqu’а l’administration des passereaux, et jusqu’а la beautй de l’herbe des champs, et mкme jusqu’au nombre de nos cheveux. » Or la crйature ordonnйe au service de Dieu par des lois irrйprochables est la crйature angйlique. Dieu gouverne donc par elle les rйalitйs corporelles.

 

Commentant ce passage du livre des Nombres : « Balaam se leva le matin, et ayant prйparй, etc. » (Nb 22, 21), Origиne dit dans la Glose : « Le monde a besoin des anges, qui sont au-dessus des bкtes et prйsident а la naissance des animaux, des jeunes pousses, des plantations, et aux accroissements des autres кtres. »

 

Hugues de Saint-Victor dit que par le ministиre des anges non seulement la vie humaine est gouvernйe, mais aussi les choses qui sont ordonnйes а la vie des hommes. Or toutes les rйalitйs corporelles sont ordonnйes а l’homme. Toutes sont donc gouvernйes au moyen des anges.

 

En toutes les choses qui sont coordonnйes entre elles, les premiиres agissent sur les suivantes, et non l’inverse. Or les substances spirituelles sont antйrieures aux substances corporelles, comme plus proches du premier кtre. Les substances corporelles sont donc gouvernйes par l’actions des spirituelles, et non l’inverse.

 

L’homme est appelй un microcosme, parce que l’вme gouverne le corps humain а la faзon dont Dieu gouverne tout l’univers ; et en cela, l’вme est dite plus а l’image de Dieu que les anges. Or notre вme gouverne le corps au moyen de certains esprits qui sont certes spirituels par rapport au corps, mais corporels par rapport а l’вme. Dieu gouvernera donc lui aussi la crйature corporelle au moyen des crйatures spirituelles.

 

Notre вme exerce certaines opйrations de faзon immйdiate, ainsi le penser et le vouloir ; mais d’autres au moyen d’instruments corporels, ainsi les opйrations de l’вme sensitive et vйgйtative. Or Dieu exerce certaines opйrations de faзon immйdiate, comme bйatifier les вmes, et d’autres qu’il opиre dans les plus hautes substances. Des opйrations divines auront donc lieu aussi dans les substances les plus basses, par l’intermйdiaire des substances les plus hautes.

 

La cause premiиre n’enlиve pas son opйration а la cause seconde, mais elle la fortifie, comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Or, si Dieu gouvernait toutes choses immйdiatement, alors les causes secondes ne pourraient avoir aucune opйration. Dieu gouverne donc les rйalitйs infйrieures par les supйrieures.

 

10° Dans l’univers, il y a quelque chose de gouvernй et non gouvernant, comme les derniers des corps ; et quelque chose de gouvernant et non gouvernй, comme Dieu. Il y aura donc quelque chose de gouvernant et gouvernй, ce qui est entre les deux. Dieu gouverne donc les crйatures infйrieures au moyen des supйrieures.

 

 

Rйponse :

 

La cause de la production des rйalitйs est la divine bontй, comme disent Denys et saint Augustin. Dieu voulut, en effet, autant que possible, communiquer la perfection de sa bontй а une crйature autre que lui. Or la divine bontй a une double perfection : d’abord par soi, c’est-а-dire en tant qu’elle contient surйminemment en soi toute perfection. Ensuite, en tant qu’elle influe sur les rйalitйs, c’est-а-dire en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. Il convenait donc а la divine bontй que l’une et l’autre perfection fussent communiquйes а la crйature, c’est-а-dire que la rйalitй crййe non seulement tоnt de la divine bontй l’existence et la bontй, mais aussi qu’elle donnвt а autre chose l’existence et la bontй ; ainsi йgalement le soleil, par la diffusion de ses rayons, rend les corps non seulement illuminйs, mais aussi illuminants, l’ordre йtant toutefois conservй selon lequel les choses qui sont plus conformes au soleil reзoivent davantage de sa lumiиre, et par lа mкme non seulement ce qui leur suffit, mais encore de quoi en rйpandre l’influx sur d’autres.

 

Voilа pourquoi, dans l’ordre de l’univers, les crйatures supйrieures tiennent de l’influence de la divine bontй non seulement d’кtre bonnes en elles-mкmes, mais aussi d’кtre la cause de la bontй d’autres crйatures qui ont le dernier mode de participation а la divine bontй, c’est-а-dire seulement pour кtre, et non pour causer d’autres choses. Et c’est pourquoi l’agent est toujours plus noble que le patient, comme disent saint Augustin et le Philosophe. Or, parmi les crйatures supйrieures, les plus proches de Dieu sont les crйatures raisonnables, qui sont а la ressemblance de Dieu, vivent et pensent ; aussi leur est-il confйrй par la divine bontй non seulement d’influer sur d’autres crйatures, mais encore de dйtenir le mode d’influence de Dieu, а savoir par volontй et non par nйcessitй de nature. Dieu gouverne donc les crйatures infйrieures а la fois par les crйatures spirituelles et par les plus dignes des crйatures corporelles ; mais il pourvoit par les crйatures corporelles de faзon а ne point les faire pourvoyeuses mais seulement agentes, tandis que par les crйatures spirituelles il pourvoit de faзon а les faire pourvoyeuses.

 

Mais un ordre se rencontre aussi chez les crйatures raisonnables. Parmi elles, en effet, les вmes raisonnables tiennent le dernier rang, et leur lumiиre est voilйe par rapport а la lumiиre qui est dans les anges ; voilа pourquoi elles ont une connaissance plus particuliиre, comme dit Denys ; aussi leur providence est-elle restreinte а peu de chose : aux rйalitйs humaines et а celles qui peuvent servir а la vie humaine. Mais la providence des anges est universelle et s’йtend sur toute la crйation corporelle ; et c’est pourquoi tant les saints que les philosophes disent que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par la divine providence au moyen des anges.

 

Cependant, il nous est nйcessaire de nous sйparer des philosophes en ceci. Certains d’entre eux posent que les rйalitйs corporelles non seulement sont administrйes mais encore ont йtй crййes par la providence des anges ; or cela est йtranger а la foi. Il est donc nйcessaire de poser, suivant les avis des saints, que les rйalitйs corporelles de ce monde ne sont administrйes au moyen des anges que par voie de mouvement, c’est-а-dire en tant qu’ils meuvent les corps supйrieurs, par les mouvements desquels sont causйs les mouvements des corps infйrieurs.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La formule exclusive exclut de l’opйration non pas l’instrument, mais un autre agent principal. Par exemple, si l’on dit : « seul Socrate fait un couteau », ce n’est pas l’opйration du marteau qui est exclue, mais celle d’un autre forgeron. De mкme aussi ce qui est dit — que Dieu gouverne le monde par lui-mкme — exclut non pas l’opйration des causes infйrieures, par lesquelles Dieu agit comme par des instruments intermйdiaires, mais la direction d’un autre [agent] qui gouvernerait principalement.

 

Le gouvernement de la rйalitй concerne sa relation а la fin. Or la relation de la rйalitй а la fin prйsuppose son existence ; mais l’existence ne prйsuppose rien d’autre ; voilа pourquoi la crйation, par laquelle les rйalitйs furent amenйes а l’existence, appartient seulement а la cause qui n’en prйsuppose aucune autre qui la soutienne ; mais le gouvernement peut appartenir aux causes qui en prйsupposent d’autres ; par consйquent, il n’est pas nйcessaire que Dieu ait crйй au moyen des causes au moyen desquelles il gouverne.

 

Les choses que les crйatures reзoivent de Dieu ne peuvent кtre en celles-ci comme elles sont en Dieu ; voilа pourquoi entre les noms qui sont dits de Dieu apparaоt la diffйrence suivante : ceux qui expriment simplement une perfection sont communicables aux crйatures, mais ceux qui expriment en plus d’une perfection la faзon dont ils se trouvent en Dieu, ne peuvent кtre communiquйs aux crйatures ; ainsi la toute-puissance, la souveraine sagesse, et la souveraine bontй. Donc, а l’йvidence, quoique le souverain bien ne soit pas communiquй а la crйature, la providence peut cependant кtre communiquйe.

 

Bien que l’йtablissement de la nature, par lequel les rйalitйs corporelles sont inclinйes vers la fin, provienne immйdiatement de Dieu, cependant leur mouvement et leur action peuvent se produire par l’intermйdiaire des anges ; de mкme aussi dans la nature infйrieure les raisons sйminales ne proviennent que de Dieu, mais la providence de l’agriculteur les aide а passer а l’acte ; donc, de mкme que l’agriculteur gouverne la croissance du champ, de mкme toute opйration de la crйation corporelle est administrйe par les anges.

 

Saint Augustin distingue entre l’opйration naturelle de la providence et l’opйration volontaire d’aprиs la considйration des principes prochains de l’opйration, car le principe prochain de quelque opйration soumise а la providence est la nature, et celui de quelque autre la volontй ; mais le principe йloignй de toutes est la volontй, au moins la volontй divine ; l’argument n’est donc pas probant.

 

Toutes les rйalitйs corporelles sont soumises а la divine providence, et pourtant l’on dit qu’elle n’a souci que des hommes, en raison de son mode spйcial ; ainsi йgalement, bien que toutes les rйalitйs corporelles soient soumises au gouvernement des anges, cependant, parce qu’ils sont plus spйcialement dйputйs а la garde des hommes, cela est attribuй а la dignitй des вmes.

 

La volontй du Dieu qui gouverne n’est pas opposйe aux imperfections qui se produisent dans les rйalitйs, mais elle les accorde ou les permet ; il en est absolument de mкme aussi pour les volontйs des anges, qui se conforment parfaitement а la volontй divine.

 

Comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique, aucun effet ne peut demeurer si l’on фte ce qui йtait sa cause, en tant que telle. Or parmi les causes infйrieures, certaines sont causes du devenir, d’autres sont causes de l’existence. Et l’on appelle cause du devenir ce qui tire une forme de la puissance de la matiиre par un mouvement, comme le forgeron est la cause efficiente du couteau ; tandis que la cause de l’existence d’une rйalitй est ce dont l’existence d’une rйalitй dйpend par soi, comme l’existence de la lumiиre dans l’air dйpend du soleil. Donc, une fois фtй le forgeron, le devenir du couteau cesse, mais non son existence ; par contre, le soleil йtant absent, l’existence de la lumiиre dans l’air cesse ; et semblablement, l’action divine cessant, l’existence de la crйature cesserait tout а fait, puisque Dieu est pour les rйalitйs la cause non seulement du devenir, mais aussi de l’existence.

 

La condition consistant а possйder l’existence sans que rien la conserve, n’est pas possible pour la crйature : car cela rйpugne а la dйfinition de la crйature, qui, en tant que telle, a un кtre causй, et par lа mкme dйpendant d’autrui.

 

10° Plus de choses sont requises pour l’acte second que pour l’acte premier : voilа pourquoi il n’est pas aberrant qu’une chose soit la cause d’une autre quant au mouvement et а l’opйration, et ne soit pas sa cause quant а l’кtre.

 

11° La crйation spirituelle gouverne la corporelle par influx de mouvement ; et il n’en rйsulte pas nйcessairement que [les crйatures spirituelles] soient unies а tous les corps, mais seulement а ceux qu’elles meuvent immйdiatement, les premiers corps ; et elles ne leur sont pas unies comme des formes, comme certains l’ont posй, mais seulement comme des moteurs.

 

12° La grandeur de la providence et de la bontй divines est plus manifestйe en ce que Dieu gouverne les rйalitйs infйrieures par les supйrieures, que s’il gouvernait toutes choses immйdiatement : car de la sorte, la perfection de la divine bontй est communiquйe aux crйatures sous de plus nombreux rapports, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Quand on dit qu’une chose se produit par une autre, la prйposition « par » implique la cause de l’opйration. Or, puisque l’opйration est intermйdiaire entre l’opйrateur et l’opйrй, cette prйposition peut impliquer la cause de l’opйration soit parce que celle-ci se termine а l’opйrй, et l’on dit ainsi que par un instrument une chose parvient а l’existence ; soit parce qu’elle йmane de l’opйrateur, et l’on dit ainsi que par la forme de l’agent une chose parvient а l’existence ; en effet, ce n’est pas l’instrument qui est la cause de l’agent pour qu’il agisse, mais seulement la forme de l’agent, ou un agent supйrieur, tandis que l’instrument est cause pour l’opйrй de ce qu’il reзoit l’action de l’agent. Lors donc qu’il est dit que Dieu dispose toutes choses par soi seul, l’expression « par » dйsigne la cause de la disposition divine en tant qu’elle йmane de Dieu qui dispose ; et de la sorte, il est dit qu’il dispose par soi seul parce qu’il n’est pas mы par un autre supйrieur qui disposerait, et qu’il ne dispose pas non plus par une forme йtrangиre, mais par sa propre bontй.

Article 9 : La divine providence dispose-t-elle les corps infйrieurs par les corps cйlestes ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre : « Nous disons, nous, que ceux-ci » — c’est-а-dire les corps supйrieurs — « ne sont la cause ni de ce qui advient, ni de la corruption de ce qui est corruptible. » Puis donc que les rйalitйs infйrieures de ce monde sont gйnйrables et corruptibles, elles ne sont pas disposйes par les corps supйrieurs.

 

[Le rйpondant] disait : il est dit qu’ils n’en sont pas la cause parce qu’ils n’induisent pas de nйcessitй dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. En sens contraire : Si l’effet du corps cйleste dans les rйalitйs infйrieures de ce monde est empкchй, ce ne peut кtre qu’en raison d’une disposition qui se rencontre en elles. Or, si elles sont gouvernйes par les rйalitйs supйrieures, il est nйcessaire de rapporter aussi cette disposition empкchante а quelque puissance d’un corps cйleste. L’empкchement ne peut donc exister parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde que suivant l’exigence des supйrieures ; et de la sorte, si les supйrieures ont une nйcessitй dans leurs mouvements, elles amиneront aussi une nйcessitй dans les infйrieures, si elles sont gouvernйes par les supйrieures.

 

Pour qu’une action s’accomplisse, il suffit d’un agent et d’un patient. Or, dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, on rencontre des puissances actives naturelles, et aussi des puissances passives. La puissance d’un corps cйleste n’est donc pas exigйe pour leurs actions ; elles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des corps cйlestes.

 

Saint Augustin dit que l’on rencontre dans la rйalitй un agi non agent, tels les corps, un agent non agi, tel Dieu, et un agent agi, telles les substances spirituelles. Or les corps cйlestes sont des rйalitйs purement corporelles. Ils n’ont donc pas la puissance d’agir sur les rйalitйs infйrieures de ce monde ; et par consйquent, celles-ci ne sont pas disposйes au moyen d’eux.

 

Si le corps cйleste a une action dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, alors ou bien il agit comme corps, c’est-а-dire par une forme corporelle, ou bien il agit par quelque chose d’autre. Or ce n’est pas comme corps, car dans ce cas, l’agir conviendrait а n’importe quel corps ; or il ne semble pas en кtre ainsi, suivant saint Augustin. Si donc [les corps cйlestes] agissent, ils le font par quelque chose d’autre ; et par consйquent, l’action doit кtre attribuйe а cette puissance incorporelle et non aux corps cйlestes eux-mкmes ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui ne convient pas au premier, ne convient pas non plus au suivant. Or, comme dit le Commentateur au livre sur la Substance du monde, les formes corporelles prйsupposent des dimensions indйterminйes dans la matiиre ; or les dimensions n’agissent pas, car la quantitй n’est le principe d’aucune action. Les formes corporelles ne sont donc pas non plus les principes des actions ; et par consйquent, un corps n’a d’action que par une puissance incorporelle existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Au deuxiиme livre des Causes, sur la proposition suivante : « Toute вme noble a trois opйrations, etc. », le commentateur dit que l’вme agit sur la nature avec la puissance divine qui est en elle. Or l’вme est bien plus noble que le corps. Le corps ne peut donc lui aussi avoir une action sur l’вme que par une puissance divine existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Ce qui est plus simple n’est pas mы par ce qui est moins simple. Or, les raisons sйminales qui sont dans la matiиre des corps infйrieurs sont plus simples que la puissance corporelle du ciel lui-mкme, car cette puissance est йtendue dans la matiиre, ce qui ne peut se dire des raisons sйminales. Les raisons sйminales des corps infйrieurs ne peuvent donc кtre mues par la puissance du corps cйleste ; et ainsi, les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas gouvernйes dans leurs mouvements par les corps cйlestes.

 

Saint Augustin, au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, dit : « Est-il rien qui appartienne au corps autant que le sexe mкme du corps ? et cependant, des jumeaux de sexes diffйrents ont pu кtre conзus sous les mкmes positions astrales. » Donc, mкme sur les rйalitйs corporelles, les corps supйrieurs n’ont pas d’influx ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° La cause premiиre influe plus sur l’effet de la cause seconde que la cause seconde elle-mкme, comme il est dit au dйbut du livre des Causes. Or, si les corps infйrieurs sont disposйs par les corps supйrieurs, alors les puissances des corps supйrieurs seront comme des causes premiиres par rapport aux puissances des infйrieurs, qui seront comme des causes secondes. Les effets se produisant dans les corps infйrieurs de ce monde suivront donc plus la disposition des corps cйlestes que la puissance des corps infйrieurs. Or dans les corps cйlestes se trouve une nйcessitй, parce qu’ils sont rйguliers. Les effets infйrieurs seront donc eux aussi nйcessaires. Mais cela est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir, que les corps infйrieurs seraient disposйs par les supйrieurs.

 

11° Le mouvement du ciel est naturel, comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et par consйquent, il semble qu’il ne soit pas volontaire ou capable de choix ; et ainsi, les choses qui sont causйes par lui ne sont pas causйes par un choix ; elles ne sont donc pas soumises а la providence. Or il est aberrant de dire que les corps infйrieurs ne sont pas gouvernйs par la providence. Il est donc aberrant de dire que le mouvement des corps supйrieurs est la cause des infйrieurs.

 

12° Dиs que la cause est posйe, l’effet est posй. L’existence de la cause prйcиde donc celle de l’effet. Or si l’antйcйdent est nйcessaire, le consйquent l’est aussi. Si donc la cause est nйcessaire, l’effet l’est aussi. Or les effets qui se produisent dans les corps infйrieurs ne sont pas nйcessaires mais contingents. Ils ne sont donc pas causйs par le mouvement du ciel, qui est nйcessaire puisqu’il est naturel ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

13° Ce pour quoi autre chose est fait, est plus noble que lui. Or tout a йtй fait pour l’homme, mкme les corps cйlestes, comme il est dit au livre du Deutйronome : « De peur que, les yeux levйs au ciel, tu ne voies le soleil, la lune et tous les astres du ciel, et que, sйduit par l’erreur, tu ne les adores, et tu n’offres un culte а des choses que le Seigneur ton Dieu a crййes pour servir а toutes les nations qui sont sous le ciel » (Dt 4, 19). L’homme est donc plus digne que les crйatures cйlestes. Or le plus vil n’influe pas sur le plus noble. Les corps cйlestes n’influent donc pas sur le corps humain ; ni, pour la mкme raison, sur les autres corps qui sont antйrieurs au corps humain, tels les йlйments.

 

14° [Le rйpondant] disait que l’homme est plus noble que les corps cйlestes quant а l’вme, mais non quant au corps. En sens contraire : la perfection d’un perfectible plus noble est plus noble. Or le corps de l’homme a une forme plus noble que le corps cйleste, car la forme du ciel est purement corporelle, et l’вme raisonnable est bien plus noble qu’elle. Le corps humain est donc lui aussi plus noble que le corps cйleste.

 

15° Un contraire n’est pas la cause de son contraire. Or la puissance du corps cйleste est parfois contraire aux effets qui doivent кtre amenйs dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; par exemple, un corps cйleste meut parfois а l’humiditй, tandis que le mйdecin veut digйrer la matiиre par dessiccation afin d’amener la santй, qu’il procure parfois alors mкme que le corps cйleste est dans la disposition contraire. Les corps cйlestes ne sont donc pas la cause des effets corporels dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.

 

16° Puisque toute action a lieu par contact, ce qui ne touche pas n’agit pas. Or les corps cйlestes ne touchent pas les rйalitйs infйrieures de ce monde. Ils n’agissent donc pas sur elles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

17° [Le rйpondant] disait que les corps cйlestes touchent celles-ci par un mйdium. En sens contraire : chaque fois qu’il y a contact et action par un mйdium, il est nйcessaire que celui-ci reзoive l’effet de l’agent avant l’extrкme ; ainsi, le feu chauffe d’abord l’air et nous ensuite. Or les effets des йtoiles et du soleil ne peuvent pas кtre reзus dans les orbes infйrieurs, qui sont de la nature de la quinte essence et de la sorte ne peuvent recevoir la chaleur ou le froid, ou les autres dispositions que l’on trouve dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Une action ne peut donc se propager des corps suprкmes а celles-ci par leur intermйdiaire.

 

18° La providence se communique а ce qui est son mйdium. Or la providence ne peut pas кtre communiquйe aux corps cйlestes, puisqu’ils n’ont pas la raison. Ils ne peuvent donc кtre un mйdium dans l’action de pourvoir les rйalitйs.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au troisiиme livre sur la Trinitй : « Les corps plus йpais et plus faibles sont dirigйs dans un certain ordre par les plus subtils et les plus puissants. » Or les corps cйlestes sont plus subtils et puissants que les infйrieurs. Les corps infйrieurs de ce monde sont donc dirigйs par eux.

 

Au quatriиme chapitre des Noms Divins, Denys dit que le rayon solaire concourt а l’engendrement des corps visibles, il les meut de faзon а leur donner la vie, les nourrit et les accroоt. Or, dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, ces effets sont les plus nobles. Tous les autres effets corporels sont donc, eux aussi, produits par la divine providence au moyen des corps cйlestes.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, ce qui est premier en un genre est la cause des choses viennent aprиs dans ce genre. Or les corps cйlestes sont premiers dans le genre des corps, et leurs mouvements sont premiers parmi les autres mouvements corporels ; ils sont donc la cause des rйalitйs corporelles qui sont mues ici-bas ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Le Philosophe dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration que la translation du soleil le long de l’Йcliptique est la cause de la gйnйration et de la corruption parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde ; les gйnйrations et les corruptions sont donc aussi mesurйes par le mouvement susdit. Il dit aussi au livre sur les Animaux que toutes les diffйrences qui sont dans les кtres conзus viennent des corps cйlestes. Les rйalitйs infйrieures de ce monde sont donc disposйes au moyen de ceux-ci.

 

Rabbi Moпse dit que le ciel est dans le monde comme le cњur dans l’animal. Or c’est au moyen du cњur que l’вme gouverne tous les autres membres. Tous les autres corps sont donc gouvernйs par Dieu au moyen du ciel.

 

 

Rйponse :

 

Une intention commune а tous les philosophes fut de ramener la multitude а l’unitй, et la variйtй а l’uniformitй, autant que possible. Aussi les anciens, considйrant la diversitй des actions dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, tentиrent de les ramener а quelques principes moins nombreux et plus simples, c’est-а-dire а des йlйments, nombreux, ou а un seul, et а des qualitйs йlйmentaires. Mais cette position n’est pas raisonnable. Il se trouve en effet que les qualitйs йlйmentaires se comportent dans les actions des rйalitйs naturelles comme des principes instrumentaux. La preuve en est qu’elles n’ont pas la mкme faзon d’agir dans tous les cas, et que leurs actions ne parviennent pas au mкme terme ; car autre est leur effet dans l’or et dans le bois, et dans la chair de l’animal ; ce qui ne serait pas si elles n’agissaient sous la rйgulation d’un autre [agent]. Or l’action de l’agent principal ne se rapporte pas а l’action de l’instrument comme а un principe, mais c’est plutфt l’inverse ; par exemple, l’effet de l’art ne doit pas кtre attribuй а la scie, mais а l’artisan ; les effets naturels ne peuvent donc кtre rapportйs aux qualitйs йlйmentaires comme а des principes premiers.

 

C’est pourquoi d’autres, les Platoniciens, les ont ramenйs а des formes simples et sйparйes comme а des principes premiers : car c’est d’elles, comme ils disaient, que proviennent l’existence et la gйnйration dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, ainsi que toute propriйtй naturelle. Mais cela non plus ne peut se soutenir. Car d’une cause rйguliиre provient un effet rйgulier ; or ces formes йtaient posйes comme йtant immobiles ; il serait donc nйcessaire que la gйnйration soit toujours causйe par elles de faзon uniforme dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; mais nous avons l’йvidence sensible du contraire. Aussi est-il nйcessaire de poser que les principes de la gйnйration, de la corruption et des autres mouvements qui s’ensuivent dans les rйalitйs infйrieures de ce monde sont des principes qui ne se sont pas rйguliers ; il faut cependant qu’ils demeurent constamment comme les principes premiers de la gйnйration, afin que la gйnйration puisse кtre continuelle : et voilа pourquoi il est nйcessaire qu’ils soient invariables selon la substance, mais soient mus selon le lieu : de sorte que par leurs allйes et venues ils produisent des mouvements contraires et variйs dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; et tels sont les corps cйlestes ; et c’est pourquoi il est nйcessaire de rapporter а ceux-ci tous les effets corporels comme а des causes.

 

Mais en cela mкme, il y eut deux erreurs. Certains, en effet, rapportиrent les rйalitйs infйrieures de ce monde aux corps cйlestes comme а des causes absolument premiиres, parce qu’ils ne reconnaissaient aucune substance incorporelle ; ils prйtendirent donc que les premiers parmi les corps йtaient les premiers entre les йtants. Mais il apparaоt clairement que cela est faux. Car tout ce qui est mы doit nйcessairement se rapporter а un principe immuable, puisque rien n’est mы par soi-mкme, et qu’on ne peut pas remonter а l’infini. Or le corps cйleste, bien qu’il ne varie pas selon la gйnйration et la corruption, ou selon quelque mouvement qui modifierait une chose qui serait dans sa substance, est pourtant mы selon le lieu ; il est donc nйcessaire de faire retour а quelque principe antйrieur, de telle sorte que les choses qui sont altйrйes sont par un certain ordre ramenйes а un altйrant non altйrй mais mы selon le lieu, et ensuite а ce qui n’est mы en aucune faзon.

 

Mais d’autres ont posй que les corps cйlestes йtaient les causes des rйalitйs infйrieures de ce monde non seulement quant au mouvement, mais aussi quant а leur premier йtablissement ; ainsi Avicenne dit-il dans sa Mйtaphysique que ce qui est commun а tous les corps cйlestes, c’est-а-dire la nature du mouvement circulaire, cause dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ce qui leur est commun, c’est-а-dire la matiиre prime ; et que ce en quoi les corps cйlestes diffиrent les uns des autres cause la diversitй des formes dans les rйalitйs infйrieures de ce monde : de telle sorte que les corps cйlestes soient intermйdiaires entre Dieu et celles-ci, mкme dans la voie de crйation, d’une certaine faзon. Mais cela est йtranger а la foi, qui pose que toute nature est crййe immйdiatement par Dieu dans son йtablissement premier, et qu’une crйature est mue par une autre, йtant prйsupposйes les puissances naturelles attribuйes а l’une et l’autre crйature par l’њuvre de Dieu. Voilа pourquoi nous posons que les corps cйlestes ne sont causes des infйrieurs que par voie de mouvement, et qu’ainsi, ils sont des mйdiums dans l’њuvre de gouvernement, mais non dans l’њuvre de crйation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Jean Damascиne veut exclure des corps cйlestes par rapport aux rйalitйs infйrieures de ce monde la causalitй premiиre, ou mкme celle qui induit une nйcessitй. Car bien que les corps cйlestes agissent toujours de la mкme faзon, cependant leur effet est reзu dans les rйalitйs infйrieures selon le mode des corps infйrieurs, qui se trouvent frйquemment dans des dispositions contraires ; les puissances cйlestes n’induisent donc pas toujours leurs effets dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, а cause de l’empкchement d’une disposition contraire. Et c’est ce que le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille : il se produit frйquemment des signes de pluies et de vents, intempйries qui, cependant, ne se produisent pas, а cause de dispositions contraires plus fortes.

 

Ces dispositions qui s’opposent а la puissance cйleste ne sont pas causйes dans leur premier йtablissement par le corps cйleste, mais par l’opйration divine, par laquelle le feu est rendu chaud, et l’eau froide, et ainsi de suite ; et de la sorte, il n’est pas nйcessaire de ramener aux causes cйlestes tous les empкchements de cette sorte.

 

Les puissances actives dans les rйalitйs infйrieures de ce monde sont seulement instrumentales ; donc, de mкme que l’instrument ne meut qu’en йtant mы par l’agent principal, de mкme les puissances actives infйrieures ne peuvent non plus agir sans кtre mues par les corps cйlestes.

 

Cette objection йvoque une certaine opinion figurant au livre La Source de Vie, et qui pose qu’aucun corps n’agit par une puissance corporelle, mais que la quantitй qui est dans la matiиre empкche la forme d’agir ; et que toute action qui est attribuйe а un corps appartient а une puissance spirituelle opйrant dans ce corps. Et Rabbi Moпse dit que cette opinion est celle des docteurs de la loi des Maures : ils disent en effet que le feu ne chauffe pas, mais que c’est Dieu qui chauffe dans le feu. Mais cette position est stupide, puisqu’elle enlиve а toutes les rйalitйs les opйrations naturelles ; et elle est contraire aux paroles des philosophes et des saints. C’est pourquoi nous disons que les corps agissent par une puissance corporelle, mais que Dieu opиre nйanmoins en toutes les rйalitйs comme la cause premiиre opиre dans la cause seconde. Ce qui est affirmй, а savoir que les corps ne sont qu’agis et n’agissent pas, doit donc кtre entendu au sens oщ « agir » se dit de ce qui a la domination sur son action ; et c’est en s’exprimant ainsi que saint Jean Damascиne dit que les bкtes n’agissent pas, mais sont agies. Par lа, il n’est cependant pas exclu qu’elles agissent au sens oщ « agir » signifie exercer une action.

 

L’agent est toujours diffйrent du patient ou contraire а lui, comme il est dit au premier livre sur la Gйnйration ; et c’est pourquoi il ne revient pas au corps d’agir sur un autre corps suivant ce qu’il a de commun avec lui, mais suivant ce en quoi il est distinct de lui. Voilа pourquoi le corps n’agit pas comme corps, mais comme tel corps ; de mкme aussi, l’animal ne raisonne pas en tant qu’animal, mais en tant qu’homme ; et semblablement, le feu ne chauffe pas en tant qu’il est feu, mais en tant qu’il est chaud ; et de mкme aussi pour le corps cйleste.

 

Dans la matiиre, les dimensions sont prйsupposйes aux formes naturelles, non en acte achevй mais en acte incomplet ; voilа pourquoi elles sont premiиres dans la voie de la matiиre et de la gйnйration, tandis que la forme est premiиre dans la voie de l’accomplissement. Or une chose agit dans la mesure oщ elle est complиte et qu’elle est un йtant en acte, non dans la mesure oщ elle est en puissance ; car de ce point de vue, elle subit ; et donc, si la matiиre ou les dimensions prйexistant en elle n’agissent pas, il ne s’ensuit pas que la forme n’agisse pas ; mais c’est l’inverse. Par contre, si elles ne subissaient pas, il s’ensuivrait que la forme ne subit pas ; et pourtant la forme du corps cйleste n’est pas en lui au moyen de telles dimensions, comme dit le Commentateur au mкme endroit.

 

L’ordre des effets doit correspondre а l’ordre des causes. Or dans les causes, selon l’auteur de ce livre, on rencontre un ordre tel qu’il y a d’abord la cause premiиre, Dieu, vient ensuite l’intelligence, et troisiиmement l’вme. Par consйquent, le premier effet, qui est l’кtre, est attribuй proprement а la cause premiиre ; le deuxiиme, qui est le connaоtre, est attribuй а l’intelligence ; et le troisiиme, qui est le mouvoir, est attribuй а l’вme. Mais cependant, la cause seconde agit toujours en vertu de la cause premiиre, et ainsi, elle a quelque chose de son opйration ; de mкme aussi, les orbes infйrieurs ont quelque chose du mouvement du premier orbe ; et donc l’intelligence, selon lui, non seulement pense, mais encore elle donne l’кtre ; et l’вme, qui selon lui est produite par l’intelligence, non seulement meut, ce qui est l’action de l’animal, mais encore pense, ce qui est une action intellectuelle, et donne l’кtre, ce qui est une action divine ; et je dis ceci de l’вme noble, que cet auteur conзoit comme l’вme d’un corps cйleste ou n’importe quelle autre вme raisonnable. Ainsi donc, il n’est pas nйcessaire que la puissance divine meuve seule immйdiatement, mais les causes infйrieures le peuvent aussi par des puissances propres, en tant qu’elles participent а la puissance des causes supйrieures.

 

Selon saint Augustin, on appelle raisons sйminales toutes les puissances actives et passives confйrйes par Dieu aux crйatures, et au moyen desquelles il amиne а l’existence les effets naturels ; aussi dit-il lui-mкme au troisiиme livre sur la Trinitй que, de mкme que les mиres sont enceintes, de mкme le monde est lourd des causes de ce qui naоt, exposant ce qu’il avait dit plus haut а propos des raisons sйminales, qu’il avait aussi appelйes des puissances et des facultйs distribuйes aux rйalitйs. Donc, au nombre de ces raisons sйminales sont aussi les puissances actives des corps cйlestes, qui sont plus nobles que les puissances actives des corps infйrieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ; et elles sont appelйes raisons sйminales parce que tous les effets sont originairement dans les causes actives comme en des semences. Cependant, si l’on entend par raisons sйminales les commencements des formes qui sont dans la matiиre prime en tant qu’elle est en puissance а toutes les formes, comme certains le veulent, alors, bien que cela ne s’accorde guиre aux paroles de saint Augustin, l’on peut dire cependant que leur simplicitй est due а leur imperfection, comme la matiиre prime aussi est simple ; voilа pourquoi, comme pour la matiиre prime, il n’en rйsulte pas qu’elles ne soient pas mues.

 

Il est nйcessaire de rapporter la diffйrence des sexes а des causes cйlestes. En effet, tout agent tend а s’assimiler le patient, autant que possible ; la puissance active qui est dans la semence du mвle tend donc toujours а amener ce qui est conзu au sexe masculin, qui est plus parfait ; aussi le sexe fйminin survient-il hors de l’intention de la nature particuliиre de l’agent. Si donc il n’y avait pas quelque puissance pour tendre au sexe fйminin, la gйnйration fйminine serait tout а fait fortuite, comme pour les monstres ; voilа pourquoi il est dit que, bien qu’elle soit hors de l’intention de la nature particuliиre, en raison de quoi la femelle est appelйe un mвle mutilй, cependant elle est de l’intention de la nature universelle, qui est la puissance du corps cйleste, comme dit Avicenne. Mais il peut y avoir du cфtй de la matiиre un empкchement faisant que ni la puissance cйleste ni la puissance particuliиre n’obtient son effet, qui est la production du sexe masculin ; aussi une femelle est-elle parfois engendrйe alors mкme qu’existe dans le corps cйleste une disposition au contraire, а cause d’une mauvaise disposition de la matiиre ; ou bien а l’inverse, le sexe masculin sera engendrй contre la disposition du corps cйleste, а cause de la victoire de la puissance particuliиre sur la matiиre. Donc il se produit que dans la conception des jumeaux la matiиre est sйparйe par l’opйration de la nature, une partie obйissant plus que l’autre а la puissance de l’agent, а cause de l’indigence de l’autre ; et c’est pourquoi d’un cфtй un sexe fйminin est engendrй, et de l’autre un masculin, que le corps cйleste dispose а l’un ou а l’autre ; cependant, cela peut mieux se produire lorsque le corps cйleste dispose au sexe fйminin.

 

10° On dit que la cause premiиre influe plus que la seconde, parce que son effet dans le causй est plus intime et permanent que l’effet de la cause seconde ; cependant, l’effet est davantage semblable а la cause seconde, car c’est par elle que l’action de la cause premiиre est dйterminйe en quelque sorte а cet effet.

 

11° Bien que le mouvement cйleste, en tant qu’il est l’acte d’un corps mobile, ne soit pas un mouvement volontaire, cependant, en tant qu’il est l’acte du moteur, il est volontaire, c’est-а-dire causй par quelque volontй ; et de ce point de vue, les choses qui sont causйes par ce mouvement peuvent se tenir sous la providence.

 

12° L’effet ne rйsulte de la cause premiиre qu’une fois posйe la cause seconde ; aussi la nйcessitй de la cause premiиre n’amиne-t-elle une nйcessitй dans l’effet qu’une fois posйe la nйcessitй dans la cause seconde.

 

13° Le corps cйleste n’est pas fait pour l’homme comme pour une fin principale, mais sa fin principale est la bontй divine. En outre, que l’homme soit plus noble que le corps cйleste, ne vient pas de la nature du corps, mais de la nature de l’вme raisonnable. Enfin, supposй que le corps de l’homme soit plus noble dans l’absolu que le corps cйleste, rien n’empкcherait le corps cйleste d’кtre plus noble que le corps humain sous quelque aspect, c’est-а-dire en tant qu’il a une puissance active au lieu que l’autre a une puissance passive, et ainsi il pourra agir sur lui ; ainsi йgalement le feu, en tant qu’il est chaud en acte, agit sur le corps humain en tant que celui-ci est chaud en puissance.

 

14° L’вme raisonnable est а la fois une certaine substance et l’acte du corps. Donc, en tant qu’elle est une substance, elle est plus noble que la forme cйleste, mais non en tant qu’elle est l’acte du corps. On peut aussi rйpondre que l’вme est la perfection du corps humain а la fois comme forme et comme moteur ; or le corps cйleste, parce qu’il est parfait, ne requiert pas une substance spirituelle pour le perfectionner comme une forme, mais seulement celle qui le perfectionne comme un moteur ; et cette perfection selon la nature est plus noble que l’вme humaine. Quoique certains aussi aient posй que les moteurs unis aux orbes cйlestes йtaient leurs formes ; mais cela est laissй dans le doute par saint Augustin dans son commentaire sur la Genиse au sens littйral. Saint Jйrфme aussi, commentant Eccl. 1, 6 : « tournoyant de toutes parts, etc. », semble l’affirmer ; la Glose dit : « Il a nommй le soleil esprit, comme s’il avait вme, souffle et vigueur. » Cependant, saint Jean Damascиne dit le contraire au deuxiиme livre : « Que nul n’estime les cieux ou les luminaires comme animйs : car ils sont inanimйs et insensibles. »

 

15° Mкme l’action d’un contraire qui s’oppose а la puissance active d’un corps cйleste a une cause dans le ciel : en effet, les philosophes posent que les rйalitйs infйrieures sont conservйes dans leurs actions par le mouvement premier ; et ainsi, ce contraire qui agit en empкchant l’effet d’un corps cйleste, par exemple le chaud qui empкche l’humidification venant de la lune, a lui aussi une cause cйleste ; et de la sorte, mкme la santй qui s’ensuit ne s’oppose pas tout а fait а l’action du corps cйleste, mais y a quelque racine.

 

16° Les corps cйlestes touchent les rйalitйs infйrieures, mais ne sont pas touchйes par elles, comme il est dit au premier livre sur la Gйnйration ; et l’un quelconque d’entre eux ne touche pas l’une quelconque de celles-ci immйdiatement, mais par un mйdium, comme on l’a dit.

 

17° L’action de l’agent est reзue dans le mйdium en fonction du mode de celui-ci ; et voilа pourquoi elle est parfois reзue autrement dans le mйdium que dans l’extrкme ; ainsi la puissance de l’aimant qui attire est portйe vers le fer par le moyen de l’air, qui n’est pas attirй ; et la puissance du poisson qui engourdit la main est portйe vers la main par le moyen du filet qu’elle n’engourdit pas, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Quant aux corps cйlestes, ils ont assurйment toutes les qualitйs qui existent dans les infйrieurs, suivant leur mode, c’est-а-dire originairement et non comme elles sont en ces derniers ; et c’est pourquoi les actions des corps suprкmes ne sont pas reзues dans les orbes intermйdiaires en sorte que ceux-ci soient altйrйs, comme le sont les rйalitйs infйrieures de ce monde.

 

18° La providence gouverne les rйalitйs infйrieures de ce monde par les corps supйrieurs ; non pas en sorte que la providence divine soit communiquйe а ces corps, mais parce qu’ils sont faits instruments de la divine providence ; comme l’art n’est pas communiquй au marteau qui en est l’instrument.

Article 10 : La divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps cйlestes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Saint Jean Damascиne dit que les corps cйlestes йtablissent en nous des tempйraments, des habitus et des dispositions. Or, les habitus et les dispositions appartiennent а l’intelligence et а la volontй, qui sont les principes des actes humains. Dieu dispose donc les actes humains au moyen des corps cйlestes.

 

 Il est dit au livre des Six Principes que l’вme unie au corps imite le tempйrament du corps. Or les corps cйlestes impriment dans le tempйrament humain. Donc aussi dans l’вme elle-mкme ; et de la sorte, ils peuvent кtre la cause des actes humains.

 

 Tout ce qui agit dans le premier, agit dans le suivant. Or l’essence de l’вme est antйrieure а ses puissances, que sont la volontй et l’intelligence, puisqu’elles sont issues de l’essence de l’вme. Puis donc que les corps cйlestes impriment dans l’essence mкme de l’вme raisonnable (car ils impriment en elle en tant qu’elle est l’acte du corps, ce qui lui revient par son essence), il semble que les corps cйlestes impriment dans l’intelligence et la volontй ; et par consйquent, ils sont les principes des actes humains.

 

L’instrument agit non seulement par sa propre vertu, mais encore par la vertu de l’agent principal. Or le corps cйleste йtant un moteur mы, il est l’instrument de la substance spirituelle motrice ; et son mouvement est non seulement l’acte du corps mы, mais l’acte de l’esprit moteur. Son mouvement agit donc non seulement par la vertu du corps mы, mais aussi par la vertu de l’esprit moteur. Or, de mкme que ce corps cйleste surpasse le corps humain, de mкme cet esprit surpasse l’esprit humain. Donc, de mкme que ce mouvement imprime dans le corps humain, de mкme il imprime dans l’вme humaine, et de la sorte, il semble que [les corps cйlestes] soient les principes des actes humains.

 

 L’expйrience montre que des hommes sont disposйs depuis leur naissance а l’apprentissage ou а l’exercice de mйtiers : certains sont disposйs pour кtre forgerons, d’autres pour кtre mйdecins, et ainsi de suite ; et cela ne peut кtre rapportй aux principes prochains de la gйnйration comme а une cause, car parfois, les enfants se trouvent disposйs а des choses auxquelles les parents n’йtaient pas inclinйs. Il est donc nйcessaire que cette diversitй de dispositions se rapporte aux corps cйlestes comme а une cause. Or on ne peut pas affirmer que de telles dispositions sont dans les вmes au moyen des corps, car les qualitйs corporelles n’opиrent nullement pour ces inclinations comme elles opиrent pour la colиre, la joie, et les autres passions de l’вme comme celles-ci. Les corps cйlestes impriment donc immйdiatement et directement dans les вmes humaines ; et de la sorte, les actes humains sont disposйs au moyen des corps cйlestes eux-mкmes.

 

 Certains parmi les actes humains semblent surpasser les autres : ce sont rйgner, diriger les guerres, et autres semblables. Or, comme dit Isaac au premier livre sur les Dйfinitions, « Dieu a fait rйgner un orbe sur les royaumes et sur les guerres. » Donc, а bien plus forte raison les autres actes humains sont-ils disposйs au moyen des corps cйlestes.

 

 Il est plus facile de changer la partie que le tout. Or parfois, par la vertu des corps cйlestes tout le peuple d’une mкme province est excitй а faire la guerre, comme disent les philosophes. Donc, а bien plus forte raison un homme particulier est-il excitй par la vertu des corps cйlestes.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « Ils ne sont absolument pas la cause de nos actes » — il s’agit des corps cйlestes — « car mis par le Crйateur en possession d’un libre arbitre, nous sommes maоtres de nos actes. »

 

Vont dans le mкme sens ce que saint Augustin dйtermine au cinquiиme livre de la Citй de Dieu et а la fin du livre sur la Genиse au sens littйral, et ce que saint Grйgoire dйtermine dans l’homйlie sur l’Йpiphanie.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement dans cette question, il faut savoir quels actes sont appelйs humains. Les actes proprement appelйs humains sont ceux dont l’homme est lui-mкme le maоtre ; or l’homme est maоtre de ses actes par la volontй ou par le libre arbitre ; cette question tourne donc autour des actes de la volontй et du libre arbitre. En effet, les autres actes qui sont dans l’homme sans кtre soumis au commandement de la volontй, comme les actes des puissances nutritive et gйnйrative, sont soumis aux puissances cйlestes comme les autres actes corporels.

 

Or il y a eu plusieurs erreurs concernant les actes humains dont nous parlons. Certains, en effet, ont posй que les actes humains ne relevaient pas de la divine providence et ne se rapportaient pas а une cause, si ce n’est а notre providence. Et Cicйron semble avoir йtй de cet avis, comme dit saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car la volontй est un moteur mы, comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme ; il est donc nйcessaire de rapporter son acte а quelque principe premier, qui est un moteur non mы.

 

Aussi d’autres ont-ils rapportй tous les actes de la volontй aux corps cйlestes, posant que le sens et l’intelligence sont en nous une mкme chose, et que, par consйquent, toutes les vertus de l’вme sont corporelles, et ainsi, sont soumises aux actions des corps cйlestes. Mais le Philosophe dйtruit cette position au troisiиme livre sur l’Вme, montrant que l’intelligence est une puissance immatйrielle, et que son action n’est pas corporelle ; et, comme il est dit au seiziиme livre sur les Animaux, « ce dont les principes agissent sans le corps a nйcessairement des principes incorporels » ; il est donc impossible que les actions de l’intelligence et de la volontй se ramиnent au sens propre а des principes corporels.

 

Et c’est pourquoi Avicenne a posй dans sa Mйtaphysique que, de mкme que l’homme est composй d’вme et de corps, de mкme aussi le corps cйleste ; et de mкme que les actions et les mouvements du corps humain se rapportent aux corps cйlestes, de mкme toutes les actions de l’вme se rapportent aux вmes cйlestes comme а des principes, de sorte que toute volontй qui est en nous est causйe par la volontй d’une вme cйleste. Et cela peut assurйment s’accorder а l’opinion qu’il a de la fin de l’homme, qui est selon lui dans l’union de l’вme humaine а l’вme cйleste, ou а l’Intelligence. En effet, puisque la perfection de la volontй est la fin et le bien, qui est son objet, comme le visible est l’objet de la vue, il est nйcessaire que ce qui agit sur la volontй inclue aussi la notion de fin, car l’efficient n’agit que dans la mesure oщ il imprime sa forme dans ce qui peut la recevoir. Mais d’aprиs l’enseignement de la foi, Dieu lui-mкme est immйdiatement la fin de la vie humaine ; en effet, c’est en jouissant de sa vision que nous serons bйatifiйs ; voilа pourquoi lui seul peut imprimer dans notre volontй.

 

Mais il est nйcessaire que l’ordre des mobiles corresponde а l’ordre des moteurs. Or dans la relation а la fin, que la providence regarde, on rencontre d’abord en nous la volontй, а laquelle se rapporte en premier la raison formelle de bien et de fin, et elle se sert de tout ce qui est en nous comme d’instruments pour obtenir la fin ; quoique, sous un autre aspect, l’intelligence prйcиde la volontй. Plus prиs de la volontй, il y a l’intelligence, et plus йloignйes sont les puissances corporelles. Voilа pourquoi Dieu lui-mкme, qui est pourvoyeur absolument premier, imprime seul dans notre volontй. L’ange, qui le suit dans l’ordre des causes, imprime dans notre intelligence, йtant donnй que nous sommes йclairйs, purifiйs et perfectionnйs par les anges, comme dit Denys. Et les corps, qui sont des agents infйrieurs, peuvent imprimer dans les puissances sensibles et en d’autres puissances attachйes а des organes. Mais йtant donnй que le mouvement d’une puissance de l’вme rejaillit sur l’autre, il se produit que l’impression du corps cйleste rejaillit sur l’intelligence comme par accident, et ensuite sur la volontй ; et semblablement, l’impression de l’ange sur l’intelligence rejaillit sur la volontй par accident.

 

Mais cependant, de ce point de vue, la disposition de l’intelligence relativement aux puissances sensitives est autre que celle de la volontй ; en effet, notre intelligence est naturellement mue par la puissance sensitive apprйhensive а la faзon dont l’objet meut la puissance, car le phantasme est а l’intellect possible ce que la couleur est а la vue, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et c’est pourquoi, une fois perturbйe la puissance sensitive intйrieure, l’intelligence est nйcessairement perturbйe ; ainsi voyons-nous que lorsque l’organe de l’imagination est blessй, l’action de l’intelligence est empкchйe. Et de cette faзon, l’action ou l’impression du corps cйleste peut rejaillir sur l’intelligence comme par voie de nйcessitй ; par accident toutefois, comme c’йtait par soi sur les corps. Et je dis : nйcessitй, а moins qu’il n’y ait une disposition contraire du cфtй du mobile. Mais l’appйtit sensitif n’est pas naturellement moteur de la volontй, c’est l’inverse, car l’appйtit supйrieur meut l’appйtit infйrieur comme la sphиre meut la sphиre, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et, si fortement que l’appйtit infйrieur soit perturbй par une passion comme la colиre ou la concupiscence, il n’est pas nйcessaire que la volontй soit perturbйe ; bien au contraire, elle a la puissance de repousser une telle perturbation, comme il est dit au livre de la Genиse : « Ta concupiscence sera sous toi » (Gen. 4, 7). Et c’est pourquoi, dans les actes humains, aucune nйcessitй n’est induite par les corps cйlestes ni du cфtй des rйcepteurs ni du cфtй des agents, mais seulement une inclination, que la volontй peut aussi repousser par une vertu acquise ou infuse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Jean Damascиne envisage les dispositions et habitus corporels.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’вme, quant а l’acte de volontй, ne suit pas nйcessairement la disposition du corps, mais du tempйrament du corps provient seulement une inclination aux choses sur lesquelles porte la volontй.

 

Cet argument serait probant si le corps cйleste pouvait imprimer par lui-mкme dans l’essence de l’вme ; mais l’impression du corps cйleste ne parvient а l’essence de l’вme que par accident, c’est-а-dire par la mutation du corps dont celle-ci est l’acte. Or la volontй n’est pas issue de l’essence de l’вme en raison de son union au corps ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’instrument de l’agent spirituel ne dйploie une puissance spirituelle qu’en agissant par une puissance corporelle. Or le corps cйleste ne peut agir par une puissance corporelle que sur un corps ; voilа pourquoi mкme l’action qui dйploie une puissance spirituelle ne peut parvenir а l’вme que par accident, c’est-а-dire au moyen du corps. Mais son action peut se produire dans le corps de deux faзons : c’est en effet par une puissance corporelle qu’elle meut les qualitйs йlйmentaires que sont le chaud et le froid, et d’autres semblables ; mais c’est par une puissance spirituelle qu’elle amиne а l’espиce et aux effets rйsultant de l’espиce entiиre, qui ne peuvent кtre ramenйs aux qualitйs йlйmentaires.

 

Il est un effet des corps cйlestes dans les corps infйrieurs de ce monde qui n’est pas causй au moyen du chaud et du froid : par exemple, l’aimant attire le fer ; et de cette faзon, le corps cйleste laisse dans le corps humain une disposition par laquelle il se produit que l’вme unie а lui est inclinйe а tel ou tel mйtier.

 

La parole d’Isaac, si elle doit кtre conservйe, doit s’entendre uniquement de l’inclination, comme on l’a dit.

 

La multitude suit dans la plupart des cas les inclinations naturelles, parce que les hommes de la multitude acquiescent aux passions ; mais les sages, par la raison, vainquent les passions et les inclinations susdites. Voilа pourquoi il est plus probable pour une multitude qu’elle opиre ce а quoi incline le corps cйleste, que pour un homme singulier, qui vainc peut-кtre par la raison l’inclination susdite. Il en serait de mкme si l’on imaginait une multitude d’hommes bilieux : il ne se produirait pas facilement qu’elle ne fыt point mue а la colиre, quoique cela puisse mieux se produire pour un seul.

Question 6 : [La prйdestination]

 

Introduction

 

Article 1 : La prйdestination appartient-elle а la science ou а la volontй ?

Article 2 : La prescience des mйrites est-elle la cause et la raison de la prйdestination ?

Article 3 : La prйdestination est-elle certaine ?

Article 4 : Le nombre des prйdestinйs est-il certain ?

Article 5 : Les prйdestinйs ont-il la certitude de leur prйdestination ?

Article 6 : La prйdestination peut-elle кtre aidйe par les priиres des saints ?

 

 

 

Article 1 : La prйdestination appartient-elle а la science ou а la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle appartienne [seulement] а la volontй, comme а un genre.

 

Comme dit saint Augustin au livre sur la Prйdestination des saints, la prйdestination est un propos de faire misйricorde. Or le propos appartient а la volontй. Donc la prйdestination aussi.

 

La prйdestination semble кtre identique а l’йlection йternelle, dont il est dit en Йph. 1, 4 : « il nous a йlus en lui avant la crйation du monde », car les mкmes sont appelйs йlus et prйdestinйs. Or l’йlection, selon le Philosophe aux sixiиme et dixiиme livres de l’Йthique, appartient а l’appйtit plutфt qu’а l’intelligence. La prйdestination appartient donc aussi а la volontй plutфt qu’а la science.

 

[Le rйpondant] disait que l’йlection prйcиde la prйdestination, et ne lui est pas identique. En sens contraire : la volontй suit la science, et ne la prйcиde pas. Or l’йlection appartient а la volontй. Si donc l’йlection prйcиde la prйdestination, celle-ci ne peut appartenir а la science.

 

Si la prйdestination appartenait а la science, il semblerait que la prйdestination soit identique а la prescience ; et dans ce cas, quiconque saurait d’avance le salut de quelqu’un le prйdestinerait. Or cela est faux. En effet, les prophиtes ont su d’avance le salut des nations et ne les ont pas prйdestinйes. Donc, etc.

 

La prйdestination implique une causalitй. Or la causalitй n’entre pas dans la notion de science, mais plutфt dans celle de volontй. La prйdestination appartient donc а la volontй plutфt qu’а la science.

 

La volontй diffиre de la puissance en ceci, que la puissance regarde les effets seulement dans le futur (car il n’y a pas de puissance par rapport aux choses qui existent ou ont existй), tandis que la volontй regarde indiffйremment l’effet prйsent et futur. Or la prйdestination a un effet dans le prйsent et dans le futur ; et c’est pourquoi saint Augustin dit que la prйdestination est une prйparation de la grвce dans le prйsent et de la gloire dans le futur. La prйdestination appartient donc а la volontй.

 

 La science ne regarde pas les rйalitйs comme faites ou а faire, mais plutфt comme connues ou а connaоtre ; la prйdestination, elle, regarde ce qui est а faire. La prйdestination n’appartient donc pas а la science.

 

L’effet reзoit son nom de la cause prochaine plutфt que de la cause йloignйe, comme l’homme engendrй, de l’homme qui engendre plutфt que du soleil. Or la prйparation provient de la science et de la volontй ; mais la science est une cause antйrieure et plus йloignйe que la volontй. La prйparation appartient donc а la volontй plutфt qu’а la science. Or la prйdestination est la prйparation de quelqu’un а la gloire, comme dit saint Augustin. La prйdestination appartiendra donc, elle aussi, а la volontй plutфt qu’а la science.

 

 Lorsque plusieurs mouvements sont ordonnйs а un seul terme, l’ensemble des mouvements coordonnйs reзoit le nom du dernier d’entre eux ; ainsi, pour faire sortir la forme substantielle de la puissance de la matiиre, on ordonne d’abord une altйration, puis une gйnйration, et le tout est appelй gйnйration. Or pour prйparer quelque chose, on ordonne d’abord un mouvement de science et ensuite un mouvement de volontй. Le tout doit donc кtre attribuй а la volontй ; et ainsi la prйdestination semble кtre surtout dans la volontй.

 

10° Si l’un de deux contraires est appropriй а quelque chose, l’autre est tout а fait йloignй de cette mкme chose. Or les maux sont surtout appropriйs а la divine prescience : nous disons en effet des mйchants qu’ils sont connus d’avance ; la prescience ne regarde donc pas les biens. Or la prйdestination concerne seulement les biens du salut. Elle n’appartient donc pas а la prescience.

 

11° Ce qui est dit au sens propre n’a pas besoin de l’ajout d’une glose. Or dans la Sainte Йcriture, lorsque la connaissance est mentionnйe en rapport au bien, elle est glosйe comme approbation, comme cela est clair en I Cor. 8, 3 : « Si quelqu’un aime Dieu, celui-lа est connu de lui » « c’est-а-dire approuvй » ; et en II Tim. 2, 19 : « Le Seigneur connaоt ceux qui sont а lui » « c’est-а-dire approuve ». La connaissance ne porte donc pas proprement sur les bons. Donc, etc.

 

12° Prйparer appartient а la puissance motrice, car cela concerne l’њuvre. Or la prйdestination est une prйparation, comme on l’a dit. La prйdestination appartient donc а la puissance motrice, donc а la volontй et non а la science.

 

13° La raison reproduite suit la raison modиle. Or dans la raison humaine, qui est reproduite а partir de la divine, nous voyons que la prйparation appartient а la volontй et non а la science. Il en sera donc de mкme dans la prйparation divine ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

14° Tous les attributs divins sont rйellement la mкme chose, mais leur diffйrence se montre par la diversitй des effets. Une chose que l’on dit de Dieu doit donc кtre rapportйe а l’attribut divin auquel son effet est appropriй. Or la grвce et la gloire sont les effets de la prйdestination, et sont appropriйes а la volontй ou а la bontй. La prйdestination appartient donc aussi а la volontй, non а la science.

 

 

En sens contraire :

 

« Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prйdestinйs » (Rom. 8, 29). А propos de ce passage, la Glose dit : « La prйdestination est la prescience et la prйparation des bienfaits de Dieu », etc.

 

Tout prйdestinй est connu, mais la rйciproque est fausse. Le prйdestinй est donc dans le genre du connu. La prйdestination est donc aussi dans le genre de la science.

 

Chaque chose est а mettre plutфt dans le genre de ce qui lui convient toujours que dans le genre de ce qui ne lui convient pas toujours. Or ce qui est du cфtй de la science convient toujours а la prйdestination : en effet, la prescience accompagne toujours la prйdestination, alors que l’apposition de la grвce, qui se fait par la volontй, ne l’accompagne pas toujours, car la prйdestination est йternelle tandis que l’apposition de la grвce est temporelle. La prйdestination doit donc кtre mise dans le genre de la science plutфt que de la volontй.

 

Le Philosophe compte les habitus cognitifs et opйratifs au nombre des vertus intellectuelles, qui appartiennent а la raison plutфt qu’а l’appйtit, comme cela est clair pour la prudence et l’art au sixiиme livre de l’Йthique. Or la prйdestination implique un principe cognitif et opйratif, car elle est а la fois prescience et prйparation, comme on le voit par la dйfinition dйjа citйe. La prйdestination appartient donc а la connaissance plutфt qu’а la volontй.

 

 Les contraires sont dans le mкme genre. Or la rйprobation est contraire а la prйdestination. Puis donc que la rйprobation est dans le genre de la science, car Dieu connaоt d’avance la mйchancetй des rйprouvйs et ne la fait pas, il semble que la prйdestination soit aussi dans le genre de la science.

 

 

Rйponse :

 

La destinatio, d’oщ vient le nom de prйdestination, implique l’envoi de quelqu’un vers une fin : ainsi, on dit qu’il « destine un messager », celui qui l’envoie faire quelque chose. Et parce que ce que nous nous proposons de faire, nous le dirigeons vers l’exйcution comme vers une fin, l’on dit que nous « destinons » ce que nous nous proposons de faire, comme ce qui est dit d’Йlйazar en II Macc. 6, 20 : « il rйsolut [litt. : il destina] » dans son cњur « de ne rien faire contre la loi par amour de la vie ». Mais le prйfixe « prй- », qui est accolй, ajoute une relation au futur ; par consйquent, tandis que l’on ne peut « destiner » que ce qui existe, l’on peut prйdestiner aussi ce qui n’existe pas. Et sous ces deux aspects, la prйdestination se place sous la providence comme une partie de celle-ci. En effet, on a dit dans la question prйcйdente que la direction vers la fin appartenait а la providence ; la providence est aussi posйe par Cicйron relativement au futur ; et certains dйfinissent que la providence est « une connaissance prйsente maniant un йvйnement futur ».

 

Mais cependant, la prйdestination diffиre de la providence sur deux points. La providence, en effet, implique une ordination а la fin en gйnйral, et s’йtend par consйquent а tout ce que Dieu ordonne а quelque fin, soit les кtres raisonnables soit les irrationnels, soit les biens soit les maux, alors que la prйdestination regarde seulement la fin qui est possible pour une crйature raisonnable, c’est-а-dire la gloire ; voilа pourquoi il n’y a de prйdestination que des hommes, et relativement aux choses du salut. Il y a aussi une autre diffйrence. En effet, deux choses sont а considйrer en toute ordination а la fin : l’ordre lui-mкme, et l’issue ou le rйsultat de l’ordre ; car ce n’est pas tout ce qui est ordonnй а la fin qui obtient la fin. La providence regarde donc seulement l’ordre relatif а la fin, de sorte que tous les hommes sont ordonnйs а la bйatitude par la providence de Dieu. Mais la prйdestination regarde aussi l’issue ou le rйsultat de l’ordre, de sorte qu’elle ne concerne que ceux qui obtiendront la gloire. La prйdestination est donc а l’issue ou au rйsultat de l’ordre ce que la providence est а l’application de l’ordre ; car, que quelques-uns obtiennent cette fin qu’est la gloire, ne vient pas principalement de leurs propres forces, mais du secours de la grвce divinement confйrй.

 

Donc, nous avons dit au sujet de la providence qu’elle consiste dans un acte de la raison, comme la prudence dont elle est une partie, йtant donnй qu’il appartient а la seule raison de diriger ou d’ordonner ; de mкme aussi la prйdestination consiste dans un acte de la raison qui dirige ou ordonne vers la fin. Mais la direction vers la fin prйsuppose la volontй de la fin : car nul n’ordonne quelque chose vers une fin qu’il ne veut pas ; et par consйquent, l’йlection parfaite de la prudence ne peut exister qu’en celui qui a la vertu morale, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique : car c’est par la vertu morale que l’intention de quelqu’un est stabilisйe dans la fin, а laquelle la prudence ordonne. Or la fin vers laquelle la prйdestination dirige n’est pas considйrйe en gйnйral, mais dans son rapport а celui qui obtient cette fin, et qui doit кtre distinct, pour le dirigeant, de ceux qui n’obtiendront pas cette fin ; voilа pourquoi la prйdestination prйsuppose l’amour, par lequel Dieu veut le salut de quelqu’un. Donc, de mкme que le prudent n’ordonne а la fin qu’en tant qu’il est tempйrant ou juste, de mкme Dieu ne prйdestine qu’en tant qu’il est aimant. L’йlection aussi est prйsupposйe, par laquelle celui qui est infailliblement dirigй vers la fin est sйparй des autres qui ne sont pas ainsi ordonnйs а la fin. Or cette sйparation n’est pas due а une diffйrence rencontrйe en ceux qui sont sйparйs, et qui pourrait inciter а l’amour : car « avant mкme que les enfants fussent nйs, et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal, il fut dit : “J’ai aimй Jacob, et j’ai haп Йsaь”», comme il est dit en Rom. 9, 11-13. Aussi la prйdestination prйsuppose-t-elle l’йlection et l’amour, et l’йlection prйsuppose l’amour.

 

Mais deux choses s’ensuivent de la prйdestination : l’obtention de la fin, c’est-а-dire la glorification, et la collation du secours pour l’obtention de la fin, c’est-а-dire l’apposition de la grвce, apposition qui se rattache а la vocation ; et ainsi, deux effets sont associйs а la prйdestination : la grвce et la gloire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il en est ainsi, dans les actes de l’вme, que l’acte prйcйdent est inclus en quelque sorte virtuellement dans le suivant ; et parce que la prйdestination prйsuppose l’amour, qui est un acte de la volontй, quelque chose appartenant а la volontй est inclus dans la notion de prйdestination, et pour cela le propos et d’autres choses appartenant а la volontй sont parfois posйs dans la dйfinition de la prйdestination.

 

La prйdestination n’est pas identique а l’йlection, mais la prйsuppose, comme on l’a dit ; et c’est pourquoi les mкmes sont prйdestinйs et йlus.

 

Puisque l’йlection appartient а la volontй et la direction а la raison, la direction prйcиde toujours l’йlection, si on les rapporte au mкme ; mais si on les rapporte а des choses diverses, alors il n’est pas aberrant que l’йlection prйcиde la prйdestination, qui implique la notion de direction : car l’йlection, comme elle est entendue ici, concerne celui qui est dirigй vers la fin ; or il faut concevoir en premier celui qui est dirigй vers la fin, et ensuite le fait mкme de diriger vers la fin ; voilа pourquoi l’йlection prйcиde la prйdestination dans le cas prйsent.

 

Bien qu’elle soit mise dans le genre de la science, la prйdestination ajoute cependant quelque chose а la science et а la prescience : la direction ou l’ordination vers la fin, comme la prudence ajoute а la connaissance ; donc, de mкme que celui qui sait ce qu’il faut faire n’est pas toujours prudent, de mкme tout prescient n’est pas prйdestinant.

 

Bien que la causalitй n’entre pas dans la notion de science en tant que telle, elle entre cependant dans la notion de science en tant que celle-ci dirige et ordonne vers la fin, ce qui n’appartient pas а la volontй mais seulement а la raison ; ainsi йgalement la pensйe entre dans la notion d’animal raisonnable non en tant qu’animal mais en tant que raisonnable.

 

De mкme que la volontй regarde l’effet prйsent et futur, de mкme aussi la science ; donc, de ce point de vue, on ne peut prouver que la prйdestination appartient а l’un d’eux plutфt qu’а l’autre. Mais cependant la prйdestination, au sens propre, ne regarde que le futur, qui est dйsignй par le prйfixe, qui implique une relation au futur ; et l’on ne dit pas identiquement « avoir un effet dans le prйsent » et « avoir un effet prйsent », car « кtre dans le prйsent » se dit de tout ce qui appartient а l’йtat de cette vie, qu’il soit prйsent, passй ou futur.

 

Bien que la science en tant que science ne regarde pas les choses а faire, cependant la science pratique regarde les choses а faire ; et c’est а une telle science que la prйdestination se rapporte.

 

La prйparation implique au sens propre la disposition de la puissance а l’acte. Or il y a deux puissances : active et passive ; et c’est pourquoi il y a deux prйparations : l’une du patient, et l’on dit ainsi que la matiиre est prйparйe а la forme ; l’autre de l’agent, et l’on dit ainsi que quelqu’un se prйpare а faire quelque chose ; et c’est une telle prйparation qu’implique la prйdestination, qui ne peut rien poser d’autre en Dieu que l’ordination mкme de quelqu’un vers la fin. Or le principe prochain de l’ordination est la raison, mais le principe йloignй est la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi, selon l’argument invoquй, la prйdestination est attribuйe principalement а la raison, plutфt qu’а la volontй.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

10° Les maux sont appropriйs а la prescience, non que la prescience porte plus proprement sur les maux que sur les biens, mais parce que les biens ont autre chose de correspondant en Dieu que la prescience, tandis que les maux ne l’ont pas ; comme aussi le convertible qui n’indique pas la substance s’approprie le nom de propre — qui convient aussi proprement а la dйfinition — parce que la dйfinition ajoute quelque excellence.

 

11° L’ajout d’une glose ne signifie pas toujours l’impropriйtй, mais il est parfois nйcessaire pour spйcifier ce qui est dit en gйnйral ; et c’est ainsi que la connaissance est glosйe par l’approbation.

 

12° Prйparer ou ordonner appartient seulement а la puissance motrice ; mais la volontй n’est pas seule motrice, la raison pratique l’est aussi, comme cela est clair au troisiиme livre sur l’Вme.

 

13° Mкme dans la raison humaine il en est ainsi, que la prйparation, en tant qu’elle implique une ordination ou une direction vers la fin, est un acte propre de la raison et non de la volontй.

 

14° Dans l’attribut divin, il faut considйrer non seulement l’effet, mais aussi son rapport а l’effet : car l’effet de la science, de la puissance et de la volontй est le mкme, mais ces trois noms n’impliquent pas le mкme rapport а cet effet. Or le rapport impliquй par la prйdestination а son effet s’accorde plus avec le rapport de la science en tant que dirigeante, qu’avec le rapport de la puissance et de la volontй ; voilа pourquoi la prйdestination se rapporte а la science.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments.

 

Quoique l’on aurait pu rйpondre au deuxiиme que tout ce qui a une extension plus grande n’est pas un genre, car cela peut кtre prйdiquй accidentellement.

 

On aurait pu aussi rйpondre au troisiиme que bien que donner la grвce n’accompagne pas toujours la prйdestination, cependant vouloir la donner l’accompagne toujours.

 

On aurait pu aussi rйpondre au cinquiиme que la rйprobation s’oppose directement non pas а la prйdestination mais а l’йlection, car celui qui choisit prend l’un et rejette l’autre, et cela s’appelle rйprouver ; donc la rйprobation aussi, quant а la raison formelle signifiйe par son nom, appartient plutфt а la volontй : car rйprouver est comme refuser ; а moins peut-кtre que l’on identifie « rйprouver » а « juger indigne d’кtre admis ». Mais si l’on dit que la rйprobation appartient en Dieu а la prescience, c’est parce que rien n’est positivement en Dieu du cфtй de la volontй par rapport au mal de faute ; car il ne veut pas la faute comme il veut la grвce. Et cependant, la rйprobation est йgalement appelйe prйparation quant а la peine, que Dieu veut aussi d’une volontй consйquente mais non antйcйdente.

Article 2 : La prescience des mйrites est-elle la cause et la raison de la prйdestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

А propos de Rom. 9, 15 : « je ferai misйricorde а qui je fais misйricorde », la Glose de saint Ambroise dit : « Je ferai misйricorde а celui dont je sais d’avance qu’il reviendra de tout cњur а moi aprиs son erreur. Voilа ce qu’est donner а qui il faut donner et ne pas donner а qui il ne faut pas ; de la sorte, il appelle celui dont il sait qu’il obйit, et n’appelle pas celui dont il sait qu’il n’obйit pas. » Or obйir et revenir de tout cњur au Seigneur, cela appartient au mйrite, et les choses contraires, au dйmйrite. La prescience du mйrite et du dйmйrite est donc la cause de ce que Dieu se propose de faire misйricorde а quelqu’un ou d’exclure quelqu’un de la misйricorde ; et cela, c’est prйdestiner ou rйprouver.

 

La prйdestination inclut en soi la volontй divine du salut de l’homme ; et l’on ne peut dire qu’elle inclue la seule volontй antйcйdente, car par cette volontй Dieu veut que tous soient sauvйs, comme il est dit en 1 Tim. 2, 4, et dans ce cas, il s’ensuivrait que tous les hommes seraient prйdestinйs ; il reste donc qu’elle inclut la volontй consйquente. Or la volontй consйquente, comme dit saint Jean Damascиne, a sa cause en nous, en tant que nous nous comportons diversement de faзon а mйriter le salut ou la damnation. Nos mйrites connus d’avance par Dieu sont donc la cause de la prйdestination.

 

On appelle prйdestination principalement un propos divin de sauver l’homme. Or la cause du salut de l’homme est le mйrite de l’homme ; la science aussi est la cause et la raison de la volontй, car l’appйtible connu meut la volontй. La prescience des mйrites est donc la cause de la prйdestination, puisque les deux choses que contient la prescience sont la cause des deux choses contenues dans la prйdestination.

 

La rйprobation et la prйdestination signifient l’essence divine, et connotent un effet ; or dans l’essence divine, il n’y a aucune diversitй. Toute la diffйrence entre la prйdestination et la rйprobation vient donc des effets. Or les effets sont considйrйs de notre cфtй. C’est donc de notre cфtй que se trouve la cause de la sйparation entre prйdestinйs et rйprouvйs, sйparation qui se fait par la prйdestination. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

De mкme que le soleil, pour ce qui dйpend de lui, a le mкme rapport avec tous les corps qu’il peut illuminer, bien que tous ne puissent йgalement participer а sa lumiиre, ainsi Dieu a le mкme rapport avec toutes choses bien que toutes ne soient pas йgalement а mкme de participer а sa bontй, comme le disent communйment les saints et les philosophes. Or, par suite de cette relation semblable du soleil а tous les corps, ce n’est pas le soleil qui est la cause de la diversitй suivant laquelle une chose est obscure et l’autre lumineuse, mais ce sont les diffйrentes dispositions des corps а recevoir sa lumiиre. Et donc semblablement, la cause de la diversitй par laquelle certains parviennent au salut et d’autres sont damnйs, ou certains sont prйdestinйs et d’autres rйprouvйs, n’est pas du cфtй de Dieu mais du nфtre ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Le bien est communicatif de lui-mкme. Il appartient donc au souverain bien de se communiquer lui-mкme souverainement, suivant la capacitй de chacun. Si donc il ne se communique pas а un кtre, c’est parce que celui-ci n’est pas capable de lui. Or quelqu’un est capable ou incapable du salut, auquel la prйdestination ordonne, а cause de la qualitй de ses mйrites. Les mйrites connus d’avance sont donc la cause de ce que certains sont prйdestinйs et d’autres non.

 

 А propos de Nombr. 3, 12 : « j’ai pris les lйvites, etc. », la Glose d’Origиne dit : « Par une dйcision divine, Jacob le puоnй est devenu le premier-nй. En effet, en vertu du propos du cњur qui n’йchappait pas а Dieu, “avant mкme qu’ils fussent nйs dans ce monde et qu’ils eussent fait le bien ou le mal” le Seigneur dйclare а leur sujet : “J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en haine.” » Or cela concerne la prйdestination de Jacob, comme les saints l’exposent communйment. La prescience du propos que Jacob aurait dans son cњur fut donc la raison de sa prйdestination ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La prйdestination ne peut pas кtre injuste, puisque toutes les voies du Seigneur sont misйricorde et vйritй ; et l’on ne peut envisager dans ce cas une justice autre que distributive entre Dieu et les hommes : en effet, il ne peut кtre question ici de la justice commutative, puisque Dieu, qui n’a pas besoin de nos biens, ne reзoit rien de nous. Or la justice distributive ne donne inйgalement qu’а des sujets inйgaux ; et l’inйgalitй ne peut кtre considйrйe entre les hommes que selon la diffйrence des mйrites. Que Dieu prйdestine l’un et pas l’autre, cela vient donc de la prescience de mйrites diffйrents.

 

 La prйdestination prйsuppose l’йlection, comme on l’a dйjа dit. Or l’йlection ne peut кtre raisonnable que s’il existe une raison pour laquelle l’un est distinguй de l’autre ; et dans l’йlection dont nous parlons, on ne peut dйfinir de raison de cette distinction qu’а partir des mйrites. Puis donc que l’йlection de Dieu ne peut кtre irrationnelle, elle procиde de la prйvision des mйrites, et par consйquent la prйdestination aussi.

 

10° Exposant Mal. 1, 2 : « J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en haine », saint Augustin dit que « cette volontй de Dieu » par laquelle il a йlu l’un et rйprouvй l’autre « ne peut кtre injuste : en effet, elle vient de mйrites trиs cachйs ». Or ces mйrites trиs cachйs ne peuvent кtre entendus dans le cas prйsent qu’en ce sens qu’ils sont dans la prescience. La prйdestination vient donc de la prescience des mйrites.

 

11° Le bon usage de la grвce est au dernier effet de la prйdestination ce que l’abus de la grвce est а l’effet de rйprobation. Or l’abus de la grвce fut pour Judas la raison de sa rйprobation ; car il est devenu rйprouvй parce qu’il est mort sans la grвce. Et ce n’est pas parce que Dieu n’a pas voulu lui donner la grвce qu’il ne l’a pas eue, mais parce que lui-mкme n’a pas voulu la recevoir, comme disent Anselme et Denys. Le bon usage de la grвce, pour saint Pierre ou pour n’importe quel autre, est donc la cause de ce qu’il a йtй йlu ou prйdestinй.

 

12° L’on peut mйriter pour un autre la premiиre grвce ; et pour la mкme raison, il semble que l’on puisse lui mйriter la continuation de la grвce jusqu’а la fin. Or la consйquence de la grвce finale est que l’on est prйdestinй. La prйdestination peut donc provenir des mйrites.

 

13° « Est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй », selon le Philosophe ; or la prescience entretient avec la prйdestination un tel rapport, car Dieu connaоt d’avance tout ce qu’il prйdestine, mais il connaоt d’avance les maux, qu’il ne prйdestine pas. La prescience est donc antйrieure а la prйdestination. Or en tout ordre, le premier est la cause du suivant. La prescience est donc la cause de la prйdestination.

 

14° Le nom de prйdestination vient de destinatio ou envoi. Or la connaissance prйcиde l’envoi ou la destinatio : car on n’envoie que ce que l’on connaоt. La connaissance est donc antйrieure а la prйdestination, et ainsi, elle semble en кtre la cause ; et nous retrouvons la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de Rom. 9, 11 : « non en vertu des њuvres, mais par le choix de celui qui appelle, il fut dit », la Glose dit : « Il montre que cela — “J’ai aimй Jacob, etc.” — ne fut pas dit а cause de mйrites antйrieurs, ni, de mкme, а cause de mйrites futurs. » Et plus bas, а propos de « Y a-t-il de l’injustice en Dieu ? » (Rom. 9, 14) : « Que personne ne dise que Dieu a choisi l’un et rйprouvй l’autre parce qu’il prйvoyait leurs њuvres futures. » Et nous retrouvons un cas semblable.

 

La grвce est l’effet de la prйdestination, mais le principe du mйrite. Il est donc impossible que la prescience des mйrites soit la cause de la prйdestination.

 

L’Apфtre dit а Tite, 3, 5 : « non а cause des њuvres de justice que nous faisions, mais selon sa misйricorde, etc. » La prйdestination du salut de l’homme ne provient donc pas de la prescience des mйrites.

 

Si la prescience des mйrites йtait la cause de la prйdestination, nul ne serait prйdestinй qui ne doive avoir des mйrites. Or quelques-uns sont tels, comme cela est clair dans le cas des enfants. La prescience des mйrites n’est donc pas la cause de la prйdestination.

 

 

Rйponse :

 

Il y a cette diffйrence entre la cause et l’effet, que tout ce qui est cause de la cause doit nйcessairement кtre cause de l’effet ; mais ce qui est cause de l’effet n’est pas nйcessairement cause de la cause ; par exemple, il est clair que la cause premiиre produit son effet au moyen de la cause seconde, et par consйquent la cause seconde cause en quelque sorte l’effet de la cause premiиre, dont elle n’est cependant pas la cause.

 

Or, dans la prйdestination, il faut envisager deux choses : la prйdestination йternelle elle-mкme, et son double effet temporel, c’est-а-dire la grвce et la gloire. L’une de celles-ci, la gloire, a pour cause mйritoire l’acte humain ; mais l’acte humain ne peut кtre cause de la grвce par mode de mйrite, il peut l’кtre comme une certaine disposition matйrielle, en tant que nous sommes prйparйs par des actes а recevoir la grвce. Mais il ne s’ensuit pas que nos actes, qu’ils prйcиdent la grвce ou la suivent, soient la cause de la prйdestination elle-mкme. Pour trouver la cause de la prйdestination, il est nйcessaire de considйrer ce qu’on a dйjа dit, que la prйdestination est une certaine direction vers la fin, њuvre de la raison mue par la volontй ; une chose peut donc кtre cause de la prйdestination dans la mesure oщ elle peut mouvoir la volontй.

 

А ce sujet, il faut savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de mouvoir la volontй : d’abord а la faзon d’une dette, ensuite sans l’idйe de dette. Or une chose peut mouvoir la volontй а la faзon d’une dette de deux faзons : d’abord dans l’absolu, ensuite en supposant autre chose. Dans l’absolu, c’est la fin ultime elle-mкme, qui est l’objet de la volontй : et elle meut la volontй de telle faзon qu’elle ne peut s’en dйtourner ; c’est pourquoi aucun homme ne peut ne pas vouloir кtre heureux, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre. Mais en supposant autre chose, ce sans quoi la fin ne peut кtre possйdйe meut selon une dette. Et ce sans quoi la fin peut кtre possйdйe, mais qui contribue au bien-кtre de la fin elle-mкme, ne meut pas la volontй selon une dette, mais l’inclination de la volontй vers lui est libre. Mais cependant, dиs lors que la volontй est librement inclinйe vers lui, elle est inclinйe а la faзon d’une dette vers tout ce sans quoi il ne peut кtre possйdй, en supposant toutefois ce que l’on posait comme voulu en premier : par exemple, le roi dans sa libйralitй fait quelqu’un soldat, mais parce qu’il ne peut кtre soldat sans avoir un cheval, il devient dы et nйcessaire qu’il lui donne un cheval, en supposant la libйralitй susdite. Or la fin de la volontй divine est sa bontй mкme, qui ne dйpend d’aucune autre chose ; elle n’a donc besoin de rien d’autre pour кtre possйdйe par Dieu ; voilа pourquoi sa volontй est inclinйe а faire en premier quelque chose non pas а la faзon d’une dette, mais seulement libйralement, parce que sa bontй est manifestйe dans son њuvre. Mais dиs que l’on suppose que Dieu veut faire quelque chose, alors il s’ensuit а la faзon d’une certaine dette, en supposant sa libйralitй, qu’il fasse ce sans quoi cette rйalitй voulue ne peut exister ; par exemple, s’il veut faire un homme, qu’il lui donne la raison.

 

Or partout oщ se rencontre une chose sans laquelle une autre voulue de Dieu pourrait exister, la premiиre ne vient pas de lui selon l’idйe d’une dette, mais de sa pure libйralitй. Or la perfection de la grвce et celle de la gloire sont des biens tels que sans eux la nature peut exister, car ils dйpassent les limites de la puissance naturelle ; donc, que Dieu veuille donner а quelqu’un la grвce et la gloire, cela vient de sa pure libйralitй. Or dans le cas des choses qui viennent de sa pure libйralitй, la cause du vouloir est la surabondante affection pour la fin de celui qui veut, et en cette fin l’on reconnaоt la perfection de la bontй mкme. Aussi la cause de la prйdestination n’est-elle rien d’autre que la bontй de Dieu.

 

Et l’on peut aussi rйsoudre de la faзon susdite une certaine controverse qui avait lieu entre plusieurs, certains prйtendant que tout procйdait de Dieu par simple volontй, d’autres affirmant que tout procйdait de Dieu selon une dette. Or ces deux opinions sont fausses : car la premiиre dйtruit l’ordre nйcessaire qui existe entre les effets divins, et la seconde pose que tout procиde de Dieu par nйcessitй de nature. Il faut choisir une voie moyenne consistant а poser que les choses qui sont voulues par Dieu en premier viennent de lui par simple volontй, tandis que celles qui sont requises pour cela procиdent selon une dette, avec cependant la supposition suivante : que la dette ne rende pas Dieu dйbiteur envers les choses, mais envers sa volontй, pour l’accomplissement de laquelle est dы ce que l’on dit procйder de Dieu selon une dette.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’usage convenable de la grвce est une certaine chose а laquelle la divine providence ordonne la grвce confйrйe ; par consйquent, il est impossible que le droit usage de la grвce connu d’avance soit lui-mкme cause motrice du don de la grвce. Ce que saint Ambroise dit : « Je donnerai la grвce а celui dont je sais qu’il reviendra de tout cњur а moi », doit donc кtre entendu non pas comme si le retour parfait du cњur inclinait la volontй а donner la grвce, mais en ce sens qu’il ordonne la grвce donnйe а ce que, par la grвce reзue, l’on se tourne parfaitement vers Dieu.

 

La prйdestination inclut la volontй consйquente, qui regarde d’ue certaine faзon ce qui est de notre cфtй, non certes comme une chose qui inclinerait la volontй divine а vouloir, mais comme une chose а la production de laquelle la volontй divine ordonne la grвce ; ou mкme comme une chose qui dispose d’une certaine faзon а la grвce, et mйrite la gloire.

 

La science est motrice de la volontй, mais pas n’importe quelle science : la science de la fin, qui est l’objet moteur de la volontй ; voilа pourquoi l’amour que Dieu a pour sa bontй procиde de la connaissance de sa bontй ; et de lа vient sa volontй de la rйpandre sur d’autres ; mais il n’en rйsulte pas que la science des mйrites soit la cause de la volontй, telle qu’elle est incluse dans la prйdestination.

 

Bien que l’on distingue les diffйrents contenus des attributs divins par leurs divers effets, il n’en rйsulte cependant pas que les effets soit les causes des attributs divins : car on ne distingue pas les contenus des attributs par les choses qui sont en nous comme par des causes, mais plutфt comme par certains signes des causes ; voilа pourquoi il n’en rйsulte pas que les choses qui sont de notre cфtй soient la cause de ce que l’un soit rйprouvй et l’autre prйdestinй.

 

Nous pouvons considйrer de deux faзons la relation de Dieu aux rйalitйs. D’abord quant а la premiиre disposition des rйalitйs, qui dйpend de la sagesse divine йtablissant les divers degrйs dans les rйalitйs ; et dans ce cas, Dieu n’est pas dans le mкme rapport а toutes choses. Ensuite en tant qu’il pourvoit les rйalitйs dйjа disposйes ; et dans ce cas, il est dans le mкme rapport avec toutes choses, en tant qu’il donne йgalement а toutes selon leur mesure. Or а la premiиre disposition des rйalitйs appartiennent toutes les choses que l’on a dit procйder de Dieu suivant la simple volontй, et parmi lesquelles on compte aussi la prйparation а la grвce.

 

Il appartient а la divine bontй en tant qu’elle est infinie de distribuer а chaque chose, autant qu’elle en est capable, les perfections que chacune requiert selon sa nature ; mais cela ne concerne pas nйcessairement les perfections surajoutйes, parmi lesquelles figurent la gloire et la grвce ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le propos du cњur de Jacob connu d’avance par Dieu ne fut pas la cause de ce qu’il voulut lui donner la grвce, mais fut un certain bien auquel Dieu ordonna la grвce qui devait lui кtre donnйe. Et s’il est dit qu’en vertu du propos du cњur qui ne lui йchappait pas, il l’a aimй, c’est parce qu’il l’a aimй pour qu’il ait un tel propos dans son cњur, ou bien parce qu’il prйvit que le propos de son cњur serait une disposition а recevoir la grвce.

 

Dans le cas de choses qui doivent кtre distribuйes entre plusieurs selon ce qui est dы а chacun, il serait contre l’idйe de justice distributive que des choses inйgales soient donnйes а des йgaux ; mais dans le cas de choses qui sont donnйes par libйralitй, cela ne contredit en rien la justice ; car je peux donner а l’un et ne pas donner а l’autre, au grй de ma volontй. Or telle est la grвce ; et voilа pourquoi il ne va pas contre l’idйe de justice distributive que Dieu se propose de donner la grвce а l’un et non а l’autre, sans considйration d’aucune inйgalitй de mйrites.

 

L’йlection par laquelle Dieu rйprouve l’un et choisit l’autre est raisonnable ; cependant il n’est pas nйcessaire que la raison de l’йlection soit le mйrite ; mais la raison de l’йlection est la divine bontй. Quant а la raison de la rйprobation, elle est pour les hommes le pйchй originel, comme dit saint Augustin, ou bien le fait mкme qu’il n’y avait pas [en Dieu] de dette pour que la grвce leur fыt confйrйe. Car je peux raisonnablement vouloir refuser а quelqu’un une chose qui ne lui est pas due.

 

10° Le Maоtre, au livre I, dist. 41, dit que cette citation a йtй rйtractйe par saint Augustin dans une [њuvre] semblable. Ou si l’on doit la maintenir, il faut la rapporter а l’effet de la rйprobation et de la prйdestination, qui a une cause soit mйritoire soit dispositive.

 

11° La prescience de l’abus de la grвce ne fut pas pour Judas la cause de sa rйprobation, si ce n’est peut-кtre du cфtй de l’effet, bien que Dieu ne refuse la grвce а personne s’il veut la recevoir ; mais le fait mкme de vouloir recevoir la grвce nous vient de la prйdestination divine ; ce ne peut donc кtre la cause de la prйdestination.

 

12° Bien que le mйrite puisse кtre la cause de l’effet de la prйdestination, il ne peut cependant pas кtre la cause de la prйdestination.

 

13° Bien que ce qui est impliquй sans rйciprocitй soit antйrieur d’une certaine faзon, il ne s’ensuit cependant pas qu’il soit toujours antйrieur au sens oщ la cause est dite antйrieure, car dans ce cas, le colorй serait la cause de l’homme ; et pour cette raison, il ne s’ensuit pas que la prescience soit la cause de la prйdestination.

 

14° On voit dиs lors clairement la solution au dernier argument.

Article 3 : La prйdestination est-elle certaine ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Une cause dont l’effet peut varier n’est jamais certaine au regard de son effet. Or l’effet de la prйdestination peut varier, car celui qui est prйdestinй peut ne pas obtenir l’effet de la prйdestination ; cela ressort clairement de ce que dit saint Augustin, qui expose ce passage de l’Apocalypse : « tiens ferme ce que tu as, afin que personne ne ravisse, etc. » (Apoc. 3, 11) en disant : « Si un autre ne doit recevoir que si celui-ci a perdu, alors le nombre des йlus est certain. » Par lа, il semble que l’un pourrait perdre et un autre recevoir la couronne, qui est l’effet de la prйdestination.

 

De mкme que les rйalitйs naturelles sont soumises а la divine providence, de mкme aussi les rйalitйs humaines. Or seuls йmanent de leurs causes avec certitude suivant l’ordre de la divine providence les effets naturels que leurs causes produisent nйcessairement. Puis donc que l’effet de la prйdestination, qui est le salut de l’homme, ne vient pas des causes prochaines nйcessairement mais de faзon contingente, il semble que l’ordre de la prйdestination ne soit pas certain.

 

Si une cause a une relation certaine а un effet, cet effet adviendra nйcessairement, sauf si quelque chose peut rйsister а la puissance de la cause agente ; ainsi, les dispositions qui se rencontrent dans les corps infйrieurs rйsistent parfois а l’action des corps cйlestes, de sorte qu’ils ne produisent pas leurs propres effets, qu’ils produiraient nйcessairement s’il n’y avait pas quelque chose qui rйsiste. Or rien ne peut rйsister а la prйdestination divine : « Car qui peut s’opposer а sa volontй ? » comme il est dit en Rom. 9, 19. Si donc elle a une relation certaine а son effet, son effet sera produit nйcessairement.

 

[Le rйpondant] disait que la certitude de la prйdestination relativement а son effet s’accompagne de la prйsupposition de la cause seconde. En sens contraire : toute certitude qui s’accompagne de la supposition d’autre chose, n’est pas une certitude absolue mais conditionnelle ; ainsi, il n’est pas certain que le soleil cause un fruit dans la plante, si ce n’est avec la condition suivante : « si la puissance gйnйrative dans la plante est bien disposйe », puisque la certitude du soleil relativement а l’effet susdit prйsuppose la puissance de la plante comme une cause seconde. Si donc la certitude de la prйdestination divine s’accompagne de la prйsupposition d’une cause seconde, la certitude ne sera pas absolue mais seulement conditionnelle ; ainsi, il y a en moi la certitude que Socrate se meut s’il court, et que celui-ci sera sauvй s’il se prйpare ; et de la sorte, il n’y aura dans la prйdestination divine aucune autre certitude sur ceux qui doivent кtre sauvйs que celle que j’ai ; ce qui est absurde.

 

Il est dit en Job 34, 24 : « Il en exterminera une multitude innombrable, et il en йtablira d’autres en leur place. » Ce que saint Grйgoire expose en disant : « Certains йtant tombйs, d’autres recevront en partage le lieu de la vie. » Or le lieu de la vie est celui auquel la prйdestination ordonne. Un prйdestinй peut donc manquer l’effet de la prйdestination ; et ainsi, la prйdestination n’est pas certaine.

 

Selon Anselme, la vйritй de la prйdestination est la mкme que celle de la proposition au futur. Or la proposition au futur n’a pas de vйritй certaine et dйterminйe, mais peut varier, comme cela est clairement montrй par le Philosophe au livre du Pйri Hermкneias, et au deuxiиme livre sur la Gйnйration, oщ il est dit : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » La vйritй de la prйdestination n’est donc pas non plus certaine.

 

 Parfois, un prйdestinй est dans le pйchй mortel, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, lorsqu’il persйcutait l’Йglise. Or il peut persйvйrer dans le pйchй mortel jusqu’а la mort, ou bien кtre tuй immйdiatement ; et dans les deux cas, la prйdestination ne sera pas suivie de son effet. Il est donc possible que la prйdestination ne soit pas suivie de son effet.

 

[Le rйpondant] disait que lorsque l’on dit que le prйdestinй peut mourir dans le pйchй mortel, si l’on prend le sujet tel qu’il se tient sous la forme de la prйdestination, alors l’assertion est composйe et fausse ; mais si on le considиre sans une telle forme, alors elle est divisйe et vraie. En sens contraire : dans le cas des formes qui ne peuvent кtre фtйes du sujet, il est indiffйrent qu’une chose soit attribuйe au sujet considйrй sous la forme ou sans elle ; des deux faзons, en effet, l’assertion suivante est fausse : « Le corbeau noir peut кtre blanc. » Or la prйdestination est une telle forme, qui ne peut кtre фtйe du prйdestinй. La distinction susdite n’est donc pas pertinente dans ce cas.

 

 Si l’йternel est uni au temporel et au contingent, le tout sera temporel et contingent : comme cela est clair dans le cas de la crйation, qui est temporelle, bien qu’elle renferme dans sa notion l’essence йternelle de Dieu et l’effet temporel ; et semblablement la mission, qui implique la procession йternelle et un effet temporel. Or la prйdestination, bien qu’elle implique quelque chose d’йternel, implique cependant aussi avec cela un effet temporel. Le tout qu’est la prйdestination est donc temporel et contingent, et par consйquent, ne semble pas кtre certain.

 

10° Ce qui peut exister et ne pas exister n’est aucunement certain. Or la prйdestination divine du salut de quelqu’un peut exister et ne pas exister ; car de mкme que Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner et ne pas prйdestiner, de mкme aussi il peut maintenant avoir prйdestinй et ne pas avoir prйdestinй, puisque le prйsent, le passй et le futur ne diffиrent pas dans l’йternitй. La prйdestination n’est donc pas certaine.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 8, 29 : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prйdestinйs, etc. » La Glose : « La prйdestination est la prescience et la prйparation des bienfaits de Dieu, par quoi tous ceux qui sont dйlivrйs le sont trиs certainement. »

 

Ce dont la vйritй est immuable doit nйcessairement кtre certain. Or la vйritй de la prйdestination est immuable, comme dit saint Augustin au livre sur la Prйdestination des saints. La prйdestination est donc certaine.

 

Celui а qui convient la prйdestination, quel qu’il soit, elle lui convient de toute йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est invariable. La prйdestination est donc invariable, et par consйquent certaine.

 

La prйdestination inclut la prescience, comme cela est clair dans la glose citйe ; or la prescience est certaine, comme le prouve Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Donc la prйdestination aussi.

 

 

Rйponse :

 

Il y a deux certitudes : celle de connaissance et celle de relation. Il y a certitude de connaissance lorsque la connaissance ne s’йcarte en rien de ce qui se rencontre dans la rйalitй, mais qu’elle estime celle-ci comme elle est ; et parce qu’une estimation certaine sur la rйalitй s’obtient surtout par la cause de la rйalitй, le nom de certitude a йtй amenй а dйsigner la relation de la cause а l’effet, en sorte que la relation de la cause а l’effet est dite certaine lorsque la cause produit infailliblement l’effet. Donc, parce que la prescience de Dieu n’implique pas en gйnйral la relation de cause par rapport а tous ses objets, on ne considиre en elle que la certitude de connaissance ; mais parce que la prйdestination inclut la prescience et ajoute une relation de cause aux objets de celle-ci, en tant qu’elle est une certaine direction ou prйparation, pour cette raison l’on peut considйrer en elle, outre la certitude de connaissance, la certitude de relation ; et pour le moment, nous ne cherchons que ce qui concerne cette certitude de prйdestination : car ce qui concerne la certitude de connaissance que l’on trouve en elle peut clairement ressortir de ce qu’on a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

Or il faut savoir que, la prйdestination йtant une certaine partie de la providence, de mкme qu’elle ajoute а celle-ci quant а sa raison formelle, de mкme aussi sa certitude ajoute а la certitude de la providence. En effet, l’ordre de la providence est trouvй certain de deux faзons. D’abord en particulier, c’est-а-dire lorsque les rйalitйs qui sont ordonnйes vers une fin par la divine providence parviennent sans faute а cette fin particuliиre ; comme cela est clair dans le cas des mouvements cйlestes et de tout ce qui est mы nйcessairement dans la nature. Ensuite en gйnйral et non en particulier, comme nous le constatons dans les rйalitйs sujettes а la gйnйration et а la corruption, dont les puissances manquent parfois leurs effets propres, auxquels elles sont ordonnйes comme а des fins propres : ainsi, la puissance formatrice manque parfois le parfait achиvement des membres ; mais cependant, le dйfaut est lui-mкme divinement ordonnй а une fin, comme il ressort de ce qui a йtй dit lorsqu’on a traitй de la providence ; et de la sorte, rien ne peut manquer la fin gйnйrale de la providence, bien qu’il arrive qu’une chose manque une fin particuliиre. Mais l’ordre de la prйdestination est certain non seulement par rapport а la fin universelle, mais aussi par rapport а la fin particuliиre et dйterminйe, car celui qui a йtй ordonnй au salut par la prйdestination ne manque jamais d’obtenir le salut. Et pourtant, ce n’est pas de la mкme faзon que l’ordre de la prйdestination est certain par rapport а la fin particuliиre et que l’ordre de la providence l’йtait, car dans la providence, l’ordre n’йtait certain au regard de la fin particuliиre que lorsque la cause prochaine produisait nйcessairement son effet ; tandis que dans la prйdestination, la certitude se rencontre au regard de la fin singuliиre, et cependant, la cause prochaine, qui est le libre arbitre, ne produit cet effet que de faзon contingente. Aussi, il semble difficile d’accorder l’infaillibilitй de la prйdestination avec la libertй de l’arbitre. Car on ne peut pas dire que la prйdestination n’ajoute rien d’autre а la certitude de la providence que la certitude de la prescience ; de la sorte, on dirait que Dieu ordonne le prйdestinй au salut, comme n’importe quel autre ; mais avec cela, il sait du prйdestinй qu’il ne manquera pas le salut. Dans ce cas, en effet, on ne dirait pas que le prйdestinй diffиre du non-prйdestinй du cфtй de l’ordre, mais seulement du cфtй du rйsultat de la prescience ; et ainsi, la prescience serait la cause de la prйdestination, et la prйdestination ne serait pas due а l’йlection de celui qui prйdestine ; ce qui va contre l’autoritй de l’Йcriture et les paroles des saints.

 

Donc, outre la certitude de la prescience, l’ordre mкme de la prйdestination est aussi infailliblement certain ; et cependant, la cause prochaine du salut, le libre arbitre, ne lui est pas ordonnйe nйcessairement, mais de faзon contingente. Et voici comment l’on peut envisager cela. Nous trouvons en effet qu’un ordre infaillible existe par rapport а quelque chose de deux faзons. D’abord lorsqu’une cause unique et singuliиre amиne nйcessairement son effet par l’ordre de la divine providence ; ensuite, lorsque par le concours de nombreuses causes contingentes et faillibles, l’on parvient а un effet unique ; et Dieu ordonne chacune d’elles а l’obtention de l’effet а la place de celle qui a dйfailli, ou afin qu’une autre ne dйfaille pas ; ainsi constatons-nous que tous les singuliers d’une espиce sont corruptibles, et cependant la perpйtuitй de l’espиce peut кtre conservйe en eux suivant la nature par la succession de l’un а l’autre, la divine providence gouvernant de telle sorte que tous ne dйfaillent pas lorsque l’un dйfaille : et il en est ainsi dans la prйdestination. En effet, le libre arbitre peut manquer le salut ; cependant, en celui que Dieu prйdestine, Dieu prйpare tant d’autres secours que, ou bien il ne tombe pas, ou bien, s’il tombe, il se relиve : tels les exhortations, les suffrages des priиres, le don de la grвce et toutes les choses de ce genre, par lesquelles Dieu assiste l’homme pour le salut. Si donc nous considйrons le salut par rapport а la cause prochaine qu’est le libre arbitre, il n’est pas certain mais contingent ; mais par rapport а la cause premiиre qu’est la prйdestination, il est certain.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apocalypse peut s’entendre soit de la couronne de la justice prйsente, soit de la couronne de gloire. Qu’on l’entende de l’une ou l’autre faзon, on dit que l’un reзoit la couronne de l’autre а sa chute, en ce sens que les biens de l’un servent а l’autre soit en venant en aide а son mйrite, soit mкme en augmentant sa gloire а cause de la connexion de la charitй, qui fait que tous les biens des membres de l’Йglise sont communs ; et ainsi, il arrive que l’un reзoive la couronne de l’autre lorsque, celui-ci tombant par le pйchй et par consйquent n’obtenant pas la rйcompense de ses mйrites, un autre perзoit le fruit des mйrites que le premier a eus, comme il les aurait aussi perзus si l’autre avait persistй. Et il ne s’ensuit pas que la prйdestination soit jamais anйantie. Ou bien, l’on peut dire que l’un reзoit la couronne de l’autre, non que celui-ci perde la couronne qui lui a йtй prйdestinйe, mais c’est parce que parfois quelqu’un perd la couronne qui lui est due suivant la justice prйsente, et un autre est mis а sa place pour parfaire le nombre des йlus, comme les hommes ont йtй mis а la place des anges tombйs.

 

L’effet naturel qui se produit infailliblement par la divine providence rйsulte d’une cause prochaine ordonnйe nйcessairement а son effet ; or l’ordre de la prйdestination n’est pas certain de cette faзon, mais d’une autre, comme on l’a dit.

 

Le corps cйleste agit comme en amenant sur les rйalitйs infйrieures de ce monde une nйcessitй, autant qu’il est en lui ; voilа pourquoi son effet survient nйcessairement, а moins qu’il n’y ait quelque chose qui rйsiste. Mais Dieu n’agit pas dans la volontй par mode de nйcessitй, car il ne contraint pas la volontй mais la meut sans lui фter son mode, qui consiste dans une libertй ouverte indiffйremment sur l’un ou l’autre ; et c’est pourquoi, bien que rien ne rйsiste а la divine volontй, cependant la volontй, comme n’importe quelle rйalitй, exйcute la divine volontй suivant son mode, car la divine volontй a aussi donnй aux rйalitйs le mode lui-mкme, afin qu’ainsi sa volontй soit accomplie ; voilа pourquoi certaines choses accomplissent la divine volontй nйcessairement, d’autres de faзon contingente, bien que ce que Dieu veut se fasse toujours.

 

La cause seconde, qu’il est nйcessaire de supposer pour amener l’effet de la prйdestination, est aussi soumise а l’ordre de la prйdestination ; mais il n’en va pas de mкme dans les puissances infйrieures relativement а une puissance de l’agent supйrieur. Voilа pourquoi l’ordre de la prйdestination divine, bien qu’il s’accompagne de la supposition de la volontй humaine, est nйanmoins absolument certain, mкme si le contraire apparaоt dans l’exemple citй.

 

Ces paroles de Job et de saint Grйgoire doivent кtre rapportйes а l’йtat de la justice prйsente, duquel quelques-uns tombent parfois tandis que d’autres prennent leur place ; ceci ne permet donc pas de conclure а une incertitude concernant la prйdestination, car ceux qui finalement manquent а la grвce n’ont jamais йtй prйdestinйs.

 

Le rapprochement que fait Anselme est valable sous l’aspect suivant : de mкme que la vйritй de la proposition au futur n’enlиve pas au futur la contingence, de mкme la vйritй de la prйdestination non plus ; mais le cas diffиre sous cet autre aspect : la proposition au futur regarde le futur comme tel, et ainsi ne peut кtre certaine, tandis que la vйritй de la prescience et de la prйdestination regarde le futur comme prйsent, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu, et c’est pourquoi elle est certaine.

 

L’on peut dire de deux faзons qu’une chose peut. D’abord en considйrant la puissance qui est en elle, comme on dit que la pierre peut se mouvoir vers le bas. Ensuite, en considйrant ce qui est du cфtй d’autre chose, comme si je disais que la pierre peut se mouvoir vers le haut, non par une puissance qui serait en elle, mais par la puissance du lanceur. Lors donc que l’on dit : « Ce prйdestinй peut mourir dans le pйchй », si l’on considиre sa puissance, cela est vrai ; mais si nous parlons du prйdestinй suivant la relation qu’il a а autre chose, c’est-а-dire а Dieu qui prйdestine, dans ce cas cette relation est incompatible avec ce rйsultat, bien qu’elle soit compatible avec cette puissance. Voilа pourquoi la considйration du sujet peut кtre distinguйe suivant la distinction prйcйdente, c’est-а-dire avec ou sans forme.

 

La noirceur et la blancheur sont des formes existant dans le sujet qui est dit blanc ou noir ; et c’est pourquoi, tant que la forme susdite demeure dans le sujet, une chose qui serait incompatible avec elle ne pourrait кtre attribuйe au sujet ni en puissance, ni en acte. Au contraire, la prйdestination n’est pas une forme existant dans le prйdestinй, mais dans celui qui prйdestine, de mкme que l’objet su doit aussi son nom а la science qui est en celui qui sait ; voilа pourquoi mкme s’il se tient immobile sous l’ordre de la science, une chose peut cependant lui кtre attribuйe en considйration de sa nature, mкme si cela n’est pas compatible avec l’ordre de la prйdestination. En effet, la prйdestination est quelque chose qui vient en plus de l’homme qui est dit prйdestinй, comme la noirceur est quelque chose en plus de l’essence du corbeau, bien que ce ne soit pas quelque chose d’extйrieur au corbeau ; or, en considйration de la seule essence du corbeau, une chose qui est incompatible а sa noirceur peut lui кtre attribuйe ; et c’est ainsi que Porphyre dit que l’on peut concevoir un corbeau blanc. Et de mкme aussi dans le cas prйsent, а l’homme prйdestinй lui-mкme considйrй en soi peut кtre attribuйe une chose qui ne lui est pas attribuйe lorsqu’on considиre qu’il se tient sous la prйdestination.

 

La crйation et la mission, et autres choses semblables, impliquent la production d’un effet temporel, et c’est pourquoi elles posent l’existence d’un effet temporel ; et pour cela il est nйcessaire qu’elles soient temporelles, bien qu’elles renferment quelque chose d’йternel en elles-mкmes. Mais la prйdestination n’implique pas suivant son nom la production d’un effet temporel, mais seulement une relation а quelque chose de temporel, comme la volontй, la puissance et toutes les choses de ce genre ; et ainsi, parce que l’effet temporel, qui est aussi contingent, n’est pas posй comme existant en acte, il n’est pas nйcessaire que la prйdestination soit temporelle et contingente : car une chose peut кtre ordonnйe de toute йternitй et immuablement а quelque chose de temporel et de contingent.

 

10° Absolument parlant, Dieu peut prйdestiner chacun, ou ne pas le prйdestiner, ou bien l’avoir prйdestinй ou ne pas l’avoir prйdestinй : car l’acte de prйdestination, йtant mesurй par l’йternitй, n’entre jamais dans le passй, de mкme qu’il n’est jamais futur ; aussi est-il toujours considйrй comme sortant de la volontй par mode de libertй. Cependant, avec une supposition, cela devient impossible : en effet, il ne peut pas ne pas prйdestiner avec la supposition qu’il a prйdestinй, et vice versa, car il ne peut кtre changeant ; et par consйquent, il ne s’ensuit pas que la prйdestination puisse varier.

Article 4 : Le nombre des prйdestinйs est-il certain ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Aucun nombre auquel on peut ajouter n’est certain. Or une addition peut se faire au nombre des prйdestinйs, c’est ce que Moпse demande en Deut. 1, 11 : « Que le Seigneur, le Dieu de vos pиres, ajoute encore а ce nombre plusieurs milliers. » La Glose : « dйfini en Dieu, qui connaоt ceux qui sont а lui ». Or il demanderait en vain, si cela ne pouvait se faire. Le nombre des prйdestinйs n’est donc pas certain.

 

De mкme que la disposition des biens naturels est une prйparation а la grвce, de mкme nous sommes par la grвce prйparйs а la gloire. Or si pour quelqu’un, quel qu’il soit, les biens naturels constituent une prйparation suffisante, la grвce doit se trouver en lui. Donc en celui, quel qu’il soit, en qui doit se trouver la grвce, la gloire aussi devra se trouver. Or parfois, un non-prйdestinй a la grвce. Il aura donc la gloire ; il sera donc prйdestinй. Un non-prйdestinй peut donc devenir prйdestinй, et par consйquent le nombre des prйdestinйs peut кtre augmentй ; et ainsi, il ne sera pas certain.

 

Si quelqu’un, ayant la grвce, ne doit pas avoir la gloire, ce sera soit а cause d’un manque de la grвce, soit а cause d’un manque de celui qui donne la gloire. Or ce n’est pas par un manque de la grвce, qui, autant qu’il est en elle, dispose suffisamment а la gloire ; ni par un manque de celui qui donne la gloire, car, autant qu’il est en lui, il est prкt а donner а tous. Quiconque a la grвce aura donc nйcessairement la gloire ; et ainsi, un homme connu d’avance aura la gloire, et il sera prйdestinй, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Quiconque se prйpare suffisamment а la grвce, a la grвce. Or un homme connu d’avance peut se prйparer а la grвce. Il peut donc avoir la grвce. Or quiconque a la grвce peut persйvйrer en elle. L’homme connu d’avance peut donc persйvйrer jusqu’а la mort dans la grвce, et ainsi devenir prйdestinй, semble-t-il ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

[Le rйpondant] disait qu’il est nйcessaire de nйcessitй conditionnйe, quoique non absolue, que l’homme connu d’avance meure sans la grвce. En sens contraire : toute nйcessitй dйpourvue de principe et de fin et continue en son milieu, est simple et absolue, et non conditionnйe. Or telle est la nйcessitй de la prescience, puisqu’elle est йternelle. Elle est donc simple, et non conditionnйe.

 

Un nombre fini quelconque peut кtre dйpassй. Or le nombre des prйdestinйs est fini. Il peut donc exister un nombre plus grand que lui ; il n’est donc pas certain.

 

 Puisque le bien est communicatif de soi, l’infinie bontй ne peut mettre de terme а sa communication. Or la divine bontй se communique surtout aux prйdestinйs. Il ne lui appartient donc pas de fixer un nombre certain de prйdestinйs.

 

De mкme que la crйation des rйalitйs vient de la volontй divine, de mкme aussi la prйdestination des hommes. Or Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en a faites : « car le pouvoir est avec lui quand il le veut » comme il est dit en Sag. 12, 18. Donc semblablement, il n’en prйdestine pas tant qu’il ne puisse en prйdestiner davantage ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Tout ce que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner celui qu’il n’a pas prйdestinй. Il peut donc aussi le prйdestiner maintenant, et de la sorte, il peut se faire une addition au nombre des prйdestinйs.

 

10° Dans toutes les puissances qui ne sont pas dйterminйes а une seule chose, ce qui peut exister peut ne pas exister. Or la puissance de celui qui prйdestine au prйdestinй, et la puissance du prйdestinй а l’obtention de l’effet de la prйdestination sont ainsi, car а la fois celui qui prйdestine prйdestine par la volontй, et le prйdestinй obtient l’effet de la prйdestination par la volontй. Le prйdestinй peut donc кtre non prйdestinй, et le non prйdestinй peut кtre prйdestinй ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus

 

11° Sur ce passage de Lc 5, 6 : « leur filet se rompait », la Glose dit : « Dans l’Йglise de la circoncision le filet se rompt, car il n’entre pas autant de Juifs qu’il en йtait prйordonnйs en Dieu а la vie. » Le nombre de prйdestinйs peut donc кtre diminuй, et par consйquent, il n’est pas certain.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Correction et la Grвce : « Le nombre des prйdestinйs est certain, lui qui ne peut кtre ni augmentй ni diminuй. »

 

Saint Augustin dit dans l’Enchiridion : « La Jйrusalem d’en haut, notre mиre, la Citй de Dieu, ne subira pas de dommage dans le nombre de ses habitants, ou peut-кtre mкme une plus grande abondance y rйgnera. » Or les habitants de cette Citй sont les prйdestinйs. Le nombre des prйdestinйs ne peut donc кtre augmentй ni diminuй, et ainsi, il est certain.

 

Quiconque est prйdestinй, l’est de toute йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est immuable ; et ce qui n’a pas йtй de toute йternitй ne peut jamais кtre йternel. Celui qui n’est pas prйdestinй ne peut donc кtre prйdestinй, ni l’inverse.

 

Tous les prйdestinйs seront aprиs la rйsurrection avec leurs corps dans le ciel Empyrйe. Or ce lieu est fini, puisque tout corps est fini ; deux corps, mкme glorifiйs, comme on dit communйment, ne peuvent кtre en mкme temps. Il est donc nйcessaire que le nombre des prйdestinйs soit dйterminй.

 

 

Rйponse :

 

Voici comment, а propos de cette question, certains ont distinguй : ils ont affirmй que le nombre des prйdestinйs est certain si nous parlons du nombre nombrant, ou du nombre envisagй de faзon formelle ; mais il n’est pas certain si nous parlons du nombre nombrй, ou envisagй matйriellement ; ainsi dirait-on par exemple qu’il est certain qu’il y a cent prйdestinйs, mais qui sont ces cent, cela n’est pas certain. Et cet avis semble s’appuyer sur une parole de saint Augustin dйjа citйe, oщ il paraоt indiquer que l’un peut perdre et l’autre recevoir la couronne prйdestinйe, sans aucun changement cependant du nombre des prйdestinйs.

 

Or si cette opinion parle de la certitude par rapport а la cause premiиre, qui est Dieu prйdestinant, elle apparaоt tout а fait absurde, car Dieu lui-mкme a une connaissance certaine du nombre et formel et matйriel des prйdestinйs : il sait en effet combien et qui sont ceux qui doivent кtre sauvйs, et il ordonne infailliblement l’un et l’autre, de sorte qu’ainsi, du cфtй de Dieu, se trouve relativement aux deux nombres une certitude non seulement de connaissance mais aussi de relation. Mais si nous parlons de la certitude du nombre des prйdestinйs par rapport а la cause prochaine du salut de l’homme, а laquelle la prйdestination est ordonnйe, le jugement ne sera pas le mкme sur le nombre formel et sur le nombre matйriel. En effet, le nombre matйriel est soumis en quelque sorte а la volontй humaine, qui est changeante, parce que le salut de chacun est placй sous la libertй de l’arbitre comme sous une cause prochaine ; et ainsi, le nombre matйriel est en quelque sorte dйpourvu de certitude. Mais le nombre formel ne se tient aucunement sous la volontй humaine, йtant donnй qu’aucune volontй ne s’йtend а la faзon d’une causalitй а la totalitй du nombre des prйdestinйs ; voilа pourquoi le nombre formel demeure en tous points certain. Et de la sorte, la distinction susdite peut se soutenir, si l’on accorde cependant dans l’absolu que les deux nombres sont certains du cфtй de Dieu.

 

Il faut nйanmoins savoir que le nombre des prйdestinйs est appelй certain en ce sens qu’il ne subit pas d’addition ni de diminution. Or il subirait une addition si un homme connu d’avance pouvait devenir prйdestinй, ce qui serait opposй а la certitude de la prescience ou de la rйprobation ; et il subirait une diminution si un prйdestinй pouvait devenir non prйdestinй, ce qui est opposй а la certitude de la prйdestination. Et ainsi, il est clair que la certitude du nombre des prйdestinйs rйsulte d’une double certitude : de celle de la prйdestination, et de celle de la prescience ou de la rйprobation. Mais ces deux certitudes diffиrent, car la certitude de la prйdestination est une certitude de connaissance et de relation, comme on l’a dit, tandis que la certitude de la prescience est seulement une certitude de connaissance. En effet, Dieu ne prйordonne pas les hommes rйprouvйs а pйcher, comme il ordonne les prйdestinйs а mйriter.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette citation doit s’entendre non pas du nombre des prйdestinйs, mais du nombre de ceux qui sont dans l’йtat de la justice prйsente ; et cela ressort de l’Interlinйaire, qui dit en cet endroit : « par le nombre et le mйrite ». Or ce nombre est а la fois augmentй et diminuй, quoique la prйdйfinition de Dieu, par laquelle il prйdйfinit aussi ce nombre, ne se trompe jamais. En effet, elle dйfinit qu’en un temps ils sont plus nombreux et en un autre moins ; ou encore elle dйfinit par mode de sentence un nombre certain qui s’accorde а des raisons infйrieures, et cette dйfinition peut кtre changйe ; mais il en prйdйfinit un autre par mode de conseil selon des raisons supйrieures, et cette prйdйfinition est invariable, car comme dit saint Grйgoire : « Dieu change la sentence, mais non le conseil. »

 

Une prйparation ne dispose а avoir une perfection qu’en son temps ; ainsi, le tempйrament naturel dispose l’enfant а кtre fort ou sage, non certes au temps de l’enfance, mais au temps de l’вge parfait. Or le temps de la possession de la grвce est aussi celui de la prйparation de la nature ; aucun empкchement ne peut donc intervenir entre les deux ; et par consйquent, quel que soit le sujet oщ se trouve la prйparation de la nature, la grвce s’y trouve aussi. Mais le temps de la possession de la gloire n’est pas celui de la grвce ; un empкchement intermйdiaire peut donc intervenir entre les deux ; et pour cette raison, il n’est pas nйcessaire que l’homme connu d’avance qui a la grвce, doive aussi avoir la gloire.

 

Ce n’est ni par un manque de la grвce, ni par un manque de celui qui donne la gloire que celui qui a la grвce est privй de la gloire, mais par un manque de celui qui reзoit, et en qui un empкchement est intervenu.

 

Par le fait mкme que l’on pose qu’un homme est connu d’avance, on pose qu’il ne doit pas avoir la grвce finale, puisque la connaissance de Dieu se porte vers les rйalitйs futures comme vers les prйsentes, comme on l’a dit ailleurs ; voilа pourquoi, de mкme qu’кtre destinй а avoir la grвce finale est incompatible, pour une personne donnйe, avec ne pas кtre destinй а avoir la grвce finale, quoique ce soit possible en soi, de mкme cela est incompatible avec кtre connu d’avance, quoique cela soit possible en soi.

 

Que ce qui est connu de Dieu ne soit pas absolument nйcessaire, ce dйfaut ne vient pas de la science divine, mais de la cause prochaine. Quant а la nйcessitй susdite, elle tient son йternitй de la science divine, qui est йternelle — de sorte qu’elle est sans principe ni fin et qu’elle dure en son milieu — non de la cause prochaine, qui est temporelle et changeante.

 

Bien qu’il n’entre pas dans la notion de nombre fini de ne pouvoir кtre dйpassй, cependant, cela peut venir d’autre chose, c’est-а-dire de l’immuabilitй de la divine prescience, comme cela apparaоt dans le cas prйsent ; de mкme, que l’on ne puisse pas trouver une quantitй plus grande qu’une autre quantitй prise dans les rйalitйs naturelles, cela ne vient pas de la notion de quantitй, mais de la condition de la rйalitй naturelle.

 

La bontй divine ne se communique elle-mкme que suivant l’ordre de la sagesse ; tel est en effet le meilleur mode de communication. Or l’ordre de la divine sagesse requiert que tout soit fait en nombre, poids et mesure, comme il est dit en Sag. 11, 21 ; voilа pourquoi il convient а la divine bontй que le nombre des prйdestinйs soit certain.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, bien que l’on puisse absolument concйder que Dieu peut prйdestiner quiconque ou ne pas le prйdestiner, cependant, une fois supposй qu’il a prйdestinй, il ne peut pas ne pas prйdestiner, ou vice versa, car il ne peut кtre changeant. Voilа pourquoi l’on dit communйment que cette affirmation : « Dieu peut prйdestiner un non prйdestinй, ou ne pas prйdestiner un prйdestinй » est fausse en sens composй mais vraie en sens divisй. Et pour cette raison, toutes les assertions qui impliquent un sens composй sont fausses au plein sens du terme. Il ne faut donc pas accorder qu’il puisse кtre fait une addition ou une soustraction au nombre des prйdestinйs, car l’addition prйsuppose ce а quoi l’on ajoute, et la soustraction ce de quoi l’on soustrait ; et pour la mкme raison, on ne peut accorder que Dieu puisse en prйdestiner plus qu’il ne fait, ou moins. Et le cas de la crйation, que l’on avance, n’est pas le mкme, car la crйation est un certain acte qui a son terme dans l’effet extйrieur ; et c’est pourquoi, que Dieu crйe premiиrement quelque chose et ensuite ne le crйe pas, ne manifeste pas un changement en lui, mais seulement dans l’effet. Au contraire, la prйdestination et la prescience, et les choses de ce genre, sont des actes intйrieurs, en lesquels il ne pourrait y avoir de variation sans variation de Dieu ; voilа pourquoi l’on ne doit rien accorder qui se rattache а la variation de ces actes.

 

& 10° La rйponse а ces arguments ressort clairement de ce qui a йtй dit, car ils valent pour la puissance absolue, sans aucune prйsupposition de prйdestination faite ou non faite.

 

11° Cette glose doit s’entendre de la faзon suivante : il n’entre pas autant de Juifs qu’il y a au total de prйordonnйs а la vie, car les Juifs ne sont pas seuls prйdestinйs. Ou bien l’on peut dire qu’elle ne parle pas de la prйordination de la prйdestination, mais de la prйparation, par laquelle ils йtaient disposйs а la vie par la loi. Ou bien l’on peut dire aussi qu’il n’entrиrent pas aussi nombreux dans la primitive Йglise, car « quand la multitude des nations sera entrйe, alors tout Israлl sera sauvй » dans l’Йglise finale.

Article 5 : Les prйdestinйs ont-il la certitude de leur prйdestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme il est dit en I Jn 2, 27 : « l’onction nous enseigne sur toutes choses » et cela s’entend de tout ce qui regarde le salut. Or la prйdestination regarde au plus haut point le salut, car elle en est la cause. L’onction reзue rend donc tous les hommes certains au sujet de leur prйdestination.

 

Il convient а la divine bontй, а laquelle il appartient de tout faire de la meilleure faзon, de conduire les hommes а la rйcompense de la meilleure faзon. Or la meilleure faзon semble кtre que chacun soit certain de sa rйcompense. Chacun de ceux qui doivent parvenir а la rйcompense est donc rendu certain qu’il y parviendra ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Tous ceux que le chef d’armйe inscrit pour le mйrite du combat, il les inscrit aussi pour la rйcompense ; de la sorte, de mкme qu’ils sont certains du mйrite, ainsi sont-ils certains de la rйcompense. Or les hommes sont certains d’кtre dans l’йtat de mйriter. Ils sont donc йgalement certains qu’ils parviendront а la rйcompense. Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. »

 

 

Rйponse :

 

Il n’est pas aberrant que la prйdestination de quelqu’un lui soit rйvйlйe ; mais suivant la loi commune, il ne convient pas qu’elle soit rйvйlйe а tous, pour deux raisons. La premiиre d’entre elles peut se prendre du cфtй de ceux qui ne sont pas prйdestinйs. En effet, si а tous les prйdestinйs leur prйdestination йtait ainsi connue, alors il serait certain pour tous les non prйdestinйs qu’ils ne sont pas prйdestinйs, du fait mкme qu’ils ne se sauraient pas prйdestinйs ; et cela les amиnerait d’une certaine faзon au dйsespoir. La deuxiиme raison peut se prendre du cфtй des prйdestinйs eux-mкmes. En effet, la sйcuritй engendre la nйgligence. Or, s’ils йtaient certains de leur prйdestination, ils seraient sыrs de leur salut ; et ainsi, ils ne mettraient pas tant d’application а йviter les maux. Et pour cette raison, la divine providence a salutairement ordonnй que les hommes ignorent leur prйdestination ou leur rйprobation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsqu’il est dit que l’onction enseigne sur tout ce qui regarde le salut, il faut entendre cela des choses dont la connaissance regarde le salut, non de toutes celles qui en elles-mкmes regardent le salut. Or la connaissance de la prйdestination n’est pas nйcessaire au salut, mкme si la prйdestination elle-mкme est nйcessaire.

 

Ce ne serait pas une faзon convenable de donner la rйcompense que d’assurer d’une certitude absolue la possession de la rйcompense ; mais la faзon convenable est qu’а celui pour qui l’on prйpare la rйcompense, l’on donne une certitude conditionnйe, c’est-а-dire qu’il y parviendra sauf s’il la manque. Et une telle certitude est infusйe а tout prйdestinй par la vertu d’espйrance.

 

L’on ne peut mкme pas savoir avec certitude si l’on est en йtat de mйriter, quoique l’on puisse l’estimer avec probabilitй а partir de conjectures. En effet, les habitus ne peuvent jamais кtre connus que par les actes. Or les actes des vertus gratuites ont la plus grande ressemblance avec les actes des vertus acquises, de sorte que l’on ne peut facilement avoir la certitude de la grвce par ce genre d’actes, а moins peut-кtre qu’une rйvйlation nous en donne la certitude par un privilиge spйcial. En outre, dans le combat temporel, celui qui est inscrit pour le combat par le chef d’armйe n’est assurй de la rйcompense que sous condition, car « il n’obtient la couronne que s’il a luttй selon les rиgles ».

 

Article 6 : La prйdestination peut-elle кtre aidйe par les priиres des saints ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il appartient au mкme d’кtre aidй et d’кtre empкchй. Or la prйdestination ne peut кtre empкchйe. Elle ne peut donc pas non plus кtre aidйe par quelqu’un.

 

Si, une fois posйe ou enlevйe une chose, une autre a nйanmoins son effet, c’est que la premiиre ne l’aide pas. Or il est nйcessaire que la prйdestination ait son effet, puisqu’elle ne peut faillir, et ce, qu’une priиre soit faite ou non. La prйdestination n’est donc pas aidйe par les priиres.

 

Rien d’йternel n’est prйcйdй par quelque chose de temporel. Or la priиre est temporelle, tandis que la prйdestination est йternelle. La priиre ne peut donc pas prйcйder la prйdestination, et ainsi, elle ne peut pas non plus l’aider.

 

Les membres du Corps mystique portent en eux la ressemblance du corps naturel, comme cela est clair en I Cor. 12, 12 ss. Or un membre, dans le corps naturel, n’acquiert pas sa perfection par un autre. Donc dans le Corps mystique non plus. Or les membres du Corps mystique sont surtout rendus parfaits par l’effet de la prйdestination. Un homme n’est donc pas aidй а obtenir les effets de la prйdestination par les priиres d’un autre.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Gen. 25, 21 : « Isaac pria le Seigneur pour son йpouse Rйbecca, parce qu’elle йtait stйrile ; et le Seigneur l’exauзa, donnant а Rйbecca la vertu de concevoir. » Et de cette conception naquit Jacob, qui avait йtй prйdestinй de toute йternitй ; et jamais la prйdestination n’eыt йtй accomplie, s’il n’avait pas vu le jour. Or cela fut obtenu par la priиre d’Isaac ; la prйdestination est donc aidйe par les priиres des saints.

 

On lit dans un sermon sur la conversion de saint Paul, comme venant du Seigneur qui s’adresse а saint Paul : « J’avais disposй dans mon esprit de te perdre si mon serviteur Йtienne n’avait pas priй pour toi. » La priиre de saint Йtienne a donc dйlivrй saint Paul de la rйprobation ; c’est donc aussi par elle qu’il a йtй prйdestinй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Quelqu’un peut mйriter pour un autre la premiиre grвce. Donc, pour la mкme raison, la grвce finale aussi. Or quiconque a la grвce finale est prйdestinй. On peut donc кtre aidй par les priиres d’un autre pour кtre prйdestinй.

 

Saint Grйgoire a priй pour Trajan, et l’a dйlivrй de l’enfer, comme le raconte saint Jean Damascиne dans un sermon sur les morts ; et ainsi, il semble qu’il ait йtй dйlivrй de la sociйtй des rйprouvйs par les priиres de saint Grйgoire ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Les membres du Corps mystique sont semblables aux membres du corps naturel. Or un membre est aidй par un autre dans le corps naturel. Donc dans le Corps mystique йgalement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Que la prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se comprendre de deux faзons. D’abord, en ce sens que les priиres des saints aident а ce que quelqu’un soit prйdestinй ; et cela ne peut кtre vrai ni des priиres telles qu’elles existent dans leur nature propre, car elles sont temporelles tandis que la prйdestination est йternelle ; ni non plus en tant qu’elles existent dans la prescience de Dieu, car la prescience des mйrites, les siens propres ou ceux d’autrui, n’est pas cause de prйdestination, comme on l’a dit. Ensuite, que la prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se comprendre en ce sens que la priиre aide а obtenir l’effet de la prйdestination, comme quelqu’un est aidй par un instrument par lequel il parfait son њuvre ; et c’est en ces termes que tous ceux qui ont posй une providence de Dieu sur les rйalitйs humaines ont cherchй а rйsoudre cette question. Mais ils ont dйterminй diversement leurs positions.

 

Certains, en effet, considйrant l’immuabilitй de l’ordination divine, posиrent que la priиre et le sacrifice, ou des choses de ce genre, ne peuvent nullement кtre utiles. Et ce fut, dit-on, l’opinion des йpicuriens, qui prйtendaient que tout arrivait immuablement par la disposition des corps supйrieurs, qu’ils appelaient des dieux. D’autres ont affirmй que les sacrifices et les priиres sont efficaces dans la mesure oщ par de telles choses la prйordination de ceux а qui il revient de disposer des actes humains est changйe. Et ce fut, dit-on, l’opinion des stoпciens, qui posaient que toutes les rйalitйs йtaient gouvernйes par certains esprits, qu’ils appelaient des dieux ; et lorsque ceux-ci avaient prйdйfini quelque chose, l’on pouvait obtenir par des priиres et des sacrifices qu’une telle dйfinition soit changйe, une fois apaisйs les esprits des dieux, comme ils disaient. Et c’est а cet avis que semble presque se ranger Avicenne а la fin de sa Mйtaphysique : en effet, il pose que tout ce qui est opйrй dans les rйalitйs humaines, dont le principe est la volontй humaine, se ramиne aux volontйs des вmes cйlestes. Car il pose que les corps cйlestes sont animйs ; et que, de mкme que le corps cйleste a une influence sur le corps humain, de mкme les вmes cйlestes, selon lui, ont une influence sur les вmes humaines, et que de leur imagination s’ensuit ce qui se produit dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Et ainsi, selon lui, les sacrifices et les priиres sont efficaces pour que de telles вmes conзoivent ce que nous voulons qu’il advienne. Mais de telles positions sont йtrangиres а la foi ; car la premiиre position dйtruit la libertй de l’arbitre, tandis que la seconde dйtruit la certitude de la prйdestination.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, en disant que la prйdestination n’est jamais changйe ; mais cependant, les priиres et les autres bonnes њuvres sont efficaces pour obtenir l’effet de la prйdestination. Car en n’importe quel ordre de causes, il faut envisager non seulement la relation de la cause premiиre а l’effet, mais aussi la relation de la cause seconde а l’effet, et la relation de la cause premiиre а la seconde, car la cause seconde n’est ordonnйe а l’effet que par l’ordination de la cause premiиre. En effet, la cause premiиre donne а la seconde d’influer sur son effet, comme cela est clair au livre des Causes. Je dis, par consйquent, que l’effet de la prйdestination est le salut de l’homme, qui procиde d’elle comme de la cause premiиre ; mais il peut avoir de nombreuses autres causes prochaines quasi instrumentales, qui sont ordonnйes par la divine prйdestination au salut de l’homme, comme les instruments sont appliquйs par l’ouvrier а la rйalisation de l’effet de l’art. Donc, de mкme que la prйdestination a pour effet que tel homme soit sauvй, de mкme aussi elle a pour effet qu’il soit sauvй par les priиres d’un tel ou par tels mйrites. Et c’est ce que saint Grйgoire dit au premier livre des Dialogues : les choses que rйalisent les saints en priant sont prйdestinйes de telles sorte qu’elles soient obtenues par des priиres ; pour cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation : « les priиres, quand elles sont droites, ne peuvent кtre inefficaces ».

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il n’est rien qui puisse anйantir l’ordre de la prйdestination, et c’est pourquoi il ne peut кtre empкchй ; mais nombreuses sont les choses qui sont soumises а l’ordre de la prйdestination comme des causes intermйdiaires ; et l’on dit qu’elles aident la prйdestination, de la faзon susdite.

 

Dиs lors qu’il est prйdestinй que tel homme soit sauvй par telles priиres, les priиres ne peuvent кtre enlevйes sans enlever la prйdestination ; et de mкme pour le salut de l’homme, qui est l’effet de la prйdestination.

 

Cet argument procиde de ce que la priиre n’aide pas la prйdestination comme une cause ; et il faut accorder ce point.

 

Les effets de la prйdestination, qui sont la grвce et la gloire, ne se comportent pas а la faзon d’une perfection premiиre, mais d’une perfection seconde. Or les membres du corps naturel, bien qu’ils ne s’aident pas entre eux а obtenir les perfections premiиres, s’aident cependant quant aux perfections secondes ; et il est mкme dans le corps un membre qui, formй en premier, aide а la formation des autres membres, et c’est le cњur ; l’argument raisonne donc а partir du faux.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous l’accordons.

 

Saint Paul ne fut jamais rйprouvй suivant la disposition du conseil divin, qui est immuable, mais seulement suivant la disposition de la sentence divine, qui dйpend des causes infйrieures, lesquelles sont parfois changйes. Il ne s’ensuit donc pas que la priиre fut la cause de la prйdestination, mais seulement qu’elle aida а l’effet de la prйdestination.

 

Bien que la prйdestination et la grвce finale soient convertibles, il n’est cependant pas nйcessaire que tout ce qui est cause de la grвce finale, de quelque faзon que ce soit, soit йgalement cause de la prйdestination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit prйcйdemment.

 

Bien que Trajan fыt dans le lieu des rйprouvйs, cependant il n’йtait pas rйprouvй au plein sens du terme ; car il йtait prйdestinй qu’il serait sauvй par les priиres de saint Grйgoire.

 

Nous l’accordons.

Question 7 : [Le livre de vie]

 

Introduction

 

Article 1 : Le livre de vie est-il quelque chose de crйй ?

Article 2 : Le livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ?

Article 3 : Le livre de vie est-il appropriй au Fils ?

Article 4 : Le livre de vie est-il la mкme chose que la prйdestination ?

Article 5 : Le livre de vie se dit-il de la vie incrййe ?

Article 6 : Le livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les crйatures ?

Article 7 : Le livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grвce ?

Article 8 : Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?

 

 

 

Article 1 : Le livre de vie est-il quelque chose de crйй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Sur ce passage du livre de l’Apocalypse : « on en ouvrit un autre, qui йtait le livre de vie » (Apoc. 20, 12), la Glose dit : « c’est-а-dire le Christ, qui apparaоtra alors dans sa puissance, et donnera la vie aux siens ». Or le Christ apparaоtra lors du jugement sous la forme humaine, qui n’est pas quelque chose d’incrйй. Le livre de vie n’йvoque donc rien d’incrйй.

 

Saint Grйgoire dit dans les Moralia que le juge mкme qui doit venir est appelй livre de vie ; car quiconque le verra se rappellera aussitфt tout ce qu’il a fait. Or le jugement a йtй donnй au Christ selon la nature humaine, comme cela est clair en Jn 5, 27 : « Il lui a donnй le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme. » Le Christ est donc le livre de vie selon la nature humaine ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Le nom de livre se dit de ce qui est rйceptif de l’йcriture. Or une chose est dite rйceptive en raison d’une puissance matйrielle, qui ne peut exister en Dieu. Le livre de vie n’йvoque donc pas quelque chose d’incrйй.

 

Le nom de livre, puisqu’il implique une certaine collection, dйsigne une distinction et une diffйrence. Or dans la nature incrййe, qui est trиs simple, ne se rencontre aucune diversitй. Le nom de livre ne peut donc y кtre prйdiquй.

 

En quelque livre que ce soit, l’йcriture du livre diffиre du livre lui-mкme. Or l’йcriture du livre, ce sont des figures par lesquelles on connaоt ce qu’on lit dans le livre. Et les idйes par lesquelles Dieu connaоt les rйalitйs ne sont pas autre chose que l’essence divine. La nature incrййe ne peut donc elle-mкme кtre appelйe un livre.

 

[Le rйpondant] disait que bien qu’il n’y ait pas de diffйrence rйelle dans la nature divine, il y a cependant une diffйrence de raison. En sens contraire : ce qui est seulement de raison est seulement dans notre intelligence. Si donc la diffйrence que requiert le livre est seulement de raison, il est nйcessaire que le livre de vie soit seulement dans notre intelligence ; et par consйquent, il ne sera pas quelque chose d’incrйй.

 

 Le livre de vie semble кtre la connaissance que Dieu a de ceux qui doivent кtre sauvйs. Or la connaissance de ceux qui doivent кtre sauvйs est contenue sous la science de vision ; puis donc que l’вme du Christ voit dans le Verbe tout ce que Dieu connaоt par la science de vision, il semble qu’elle connaisse mкme le nombre des йlus ainsi que tous les йlus. L’вme du Christ peut donc кtre appelйe livre de vie ; et ainsi, celui-ci йvoque quelque chose de crйй.

 

Il est dit en Eccli. 24, 32 : « Tout ceci est le livre de vie. » La Glose : « c’est-а-dire le Nouveau et l’Ancien Testament ». Or le Nouveau et l’Ancien Testament sont quelque chose de crйй. Le livre de vie йvoque donc quelque chose de crйй.

 

 Le nom de livre semble se dire de ce qui a en soi quelque chose d’йcrit. Or l’йcriture requiert quelque absence d’uniformitй ; et c’est pourquoi notre intelligence а son dйbut est comparйe, а cause de sa puretй, а une table sur laquelle rien n’est йcrit. Or la nature divine est bien plus pure et plus simple que notre intelligence. Elle ne peut donc кtre appelйe livre.

 

10° Le livre est destinй а ce qu’on lise dedans. Or on ne peut pas dire que la nature divine serait un livre parce que Dieu lirait en soi-mкme, comme le montre saint Augustin, qui dit que Dieu n’est pas appelй livre de vie parce qu’il lirait en soi-mкme afin de connaоtre en soi ce qu’il ne savait pas auparavant. Et semblablement, il ne peut pas кtre appelй livre parce qu’un autre lirait en lui, car on ne peut lire quelque chose que lа oщ se rencontre une absence d’uniformitй : ainsi ne lit-on rien sur une feuille de papier non йcrite, а cause de son uniformitй. La nature divine incrййe ne peut donc кtre appelйe livre.

 

11° La connaissance sur les rйalitйs n’est pas reзue du livre comme d’une cause des rйalitйs, mais comme d’un signe. Or en Dieu, la connaissance sur les rйalitйs n’est pas reзue comme d’un signe mais comme d’une cause. La connaissance divine ne peut donc кtre appelйe livre de vie.

 

12° Rien n’est signe de soi-mкme. Or le livre est le signe de la vйritй. Puis donc que Dieu est la vйritй mкme, il ne peut pas lui-mкme кtre appelй livre.

 

13° Le livre est principe de science autrement que le maоtre. Or toute sagesse, dit-on, vient de Dieu comme d’un maоtre. Non comme d’un livre, par consйquent.

 

14° Les rйalitйs sont reprйsentйes dans un miroir autrement que dans un livre. Or Dieu est appelй miroir en Sag. 7, 26, pour la raison que toutes les rйalitйs sont reprйsentйes en lui. Il ne peut donc ni ne doit кtre appelй livre.

 

15° Le nom de livre se donne aussi а ceux qui sont transcrits а partir d’un livre original. Or les esprits des hommes et des anges sont en quelque sorte transcrits а partir de l’esprit divin, lorsqu’ils reзoivent de lui la connaissance sur les rйalitйs. Si donc l’esprit divin est appelй livre de vie, les esprits crййs doivent aussi кtre appelйs livres ; et par consйquent, le livre de vie n’йvoque pas toujours quelque chose d’incrйй.

 

16° Le livre de vie semble impliquer la reprйsentation de la vie, et une certaine causalitй sur la vie. Or tout cela convient au Christ en tant qu’homme, car en lui comme en un modиle est reprйsentйe toute la vie de la grвce et de la gloire, comme il est dit а Moпse en Ex. 25, 4 : « Va, et fais tout selon le modиle qui t’a йtй montrй sur la montagne. » Semblablement, il nous a lui-mкme mйritй la vie. Le Christ en tant qu’homme peut donc lui-mкme кtre appelй livre de vie.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au vingtiиme livre de la Citй de Dieu : « Il faut admettre une certaine force divine sous l’action de laquelle seront йvoquйes а la mйmoire de chacun toutes ses њuvres, et les bonnes et les mauvaises. C’est йvidemment cette force divine qui a reзu le nom de livre. » Or la force divine est quelque chose d’incrйй. Le livre de vie йvoque donc quelque chose d’incrйй.

 

Saint Augustin dit au mкme livre que le livre de vie est la prescience divine, qui ne peut se tromper. Or la prescience est quelque chose d’incrйй. Donc le livre de vie aussi.

 

 

Rйponse :

 

Le livre, en Dieu, ne peut se dire que mйtaphoriquement, de sorte que c’est la reprйsentation mкme de la vie qui est appelйe livre de vie. Et de ce point de vue, il faut savoir que la vie peut кtre reprйsentйe de deux faзons : d’abord la vie elle-mкme en soi ; ensuite en tant qu’elle peut кtre participйe par d’autres. Or la vie en soi peut кtre reprйsentйe de deux faзons. D’abord а la faзon d’un enseignement : et cette reprйsentation se rattache surtout а l’ouпe, qui est au plus haut point le sens de l’apprentissage, comme il est dit au dйbut du livre sur la Sensation et les Sensibles ; et de cette faзon, on appelle livre de vie ce en quoi est contenu l’enseignement sur l’obtention de la vie ; et ainsi, le Nouveau et l’Ancien Testament sont appelйs livre de vie. Ensuite, а la faзon d’un modиle : et cette reprйsentation se rattache а la vue ; et ainsi, le Christ lui-mкme est appelй livre de vie, car en lui comme en un modиle nous pouvons regarder comment il faut vivre pour parvenir а la vie йternelle.

 

Or maintenant, nous traitons du livre de vie non pas ainsi, mais en tant qu’il est la reprйsentation de ceux qui parviendront а la vie, et que l’on dit inscrits dans le livre de vie par une certaine ressemblance avec les rйalitйs humaines. En effet, en n’importe quelle multitude rйgie par la providence d’un gouverneur, nul n’est admis que suivant l’ordination du gouverneur ; voilа pourquoi ceux qui doivent кtre admis dans le collиge de la multitude sont inscrits comme membres de cette multitude ; et par cette inscription, le chef de la multitude est dirigй dans l’admission ou l’exclusion des membres de la multitude qui lui est soumise. Or la multitude qui est gouvernйe par la divine providence de la plus excellente faзon, c’est le collиge de l’Йglise triomphante, qui est aussi appelйe Citй de Dieu dans les Йcritures ; et c’est pourquoi l’inscription ou la reprйsentation de ceux qui doivent кtre admis dans cette sociйtй est appelйe livre de vie : et cela ressort de la faзon de s’exprimer des Йcritures. En effet, il est dit en Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie, dans les cieux », et en Is. 4, 3 : « seront appelйs saints tous ceux qui sont inscrits pour la vie dans Jйrusalem » ; et en Hйbr. 12, 22 : « Vous vous кtes approchйs de la citй du Dieu vivant qui est la Jйrusalem cйleste, des myriades qui forment le chњur des anges, de l’assemblйe des premiers-nйs inscrits dans les cieux. » Il est donc nйcessaire, pour reprendre la comparaison, que celui qui prйside а une telle multitude soit dirigй par cette inscription dans le don de la vie ; ce qui convient а Dieu seul. Or Dieu n’est pas dirigй par une chose crййe, puisqu’il est la rиgle que rien d’extйrieur ne dirige. Par consйquent, le livre de vie, au sens oщ nous en parlons maintenant, йvoque quelque chose d’incrйй.

 

Rйponse aux objections :

 

& La rйponse aux deux premiers arguments ressort de ce qui a йtй dit. En effet, la Glose et la citation de saint Grйgoire parlent du livre de vie suivant une autre acception, selon laquelle il est appelй le modиle de la vie : car а sa vue n’importe qui pourra savoir en quoi il se sera accordй avec le modиle et en quoi il s’en sera йcartй.

 

Pour les termes qui sont dits de Dieu mйtaphoriquement, il faut observer de faзon gйnйrale qu’ils sont employйs а la prйdication de Dieu dans un sens dйpourvu d’imperfection ; voilа pourquoi il faut leur фter tout ce qui se rattache а la matйrialitй, la privation ou la temporalitй. Or, que le livre soit rйceptif d’une impression extйrieure convient au livre en tant qu’il est temporel et nouvellement йcrit ; et ce n’est pas en ce sens qu’il entre dans la prйdication de Dieu.

 

Il est de la raison formelle de livre d’impliquer la diffйrence des choses qui sont connues par le livre, car par un seul livre est transmise la connaissance de plusieurs choses. Mais que, pour transmettre la connaissance de plusieurs choses, il soit nйcessaire qu’il y ait une diversitй dans le livre lui-mкme, cela vient de l’imperfection du livre : car le livre serait bien plus parfait s’il pouvait faire connaоtre par quelque chose d’unique tout ce qu’il expose par beaucoup. Puis donc que la souveraine perfection est en Dieu, il est lui-mкme un livre tel qu’il montre de nombreuses choses par ce qui est souverainement un.

 

C’est par l’imperfection du livre matйriel que les lettres йcrites en lui diffиrent de la feuille de papier sur laquelle elles sont йcrites : car cela relиve de sa composition, par laquelle il se trouve que ce qui contient n’est pas ce qui est contenu ; voilа pourquoi, en Dieu, de telles notions [prises] des rйalitйs diffиrent de son essence non pas rйellement, mais seulement de raison.

 

Bien que la diffйrence entre l’йcriture et ce sur quoi elle est йcrite soit seulement dans la raison, cependant la reprйsentation, qui achиve la raison formelle de livre, n’est pas seulement dans notre raison, mais en Dieu ; et c’est pourquoi le livre de vie est rйellement en Dieu.

 

Le livre de vie, comme on l’a dit, a le rфle de diriger Dieu, qui donne la vie, vers le don la vie. Or, bien que l’вme du Christ ait en soi la connaissance de tous ceux qui doivent кtre sauvйs, cependant ce n’est pas par cette connaissance que Dieu est dirigй, mais par la connaissance incrййe qu’il est lui-mкme. Aussi la science de l’вme du Christ ne peut-elle кtre appelйe livre de vie au sens oщ nous en parlons maintenant.

 

La rйponse ressort clairement de ce qui a йtй dit.

 

Bien qu’il n’y ait en Dieu aucune diversitй mais la souveraine puretй, cependant il est comparй au livre йcrit, et non а la table non йcrite, comme notre intelligence. En effet, notre intelligence est comparйe а la table rase parce qu’elle est en puissance а toutes les formes intelligibles, et n’en possиde aucune en acte ; mais dans l’intelligence divine, toutes les formes des rйalitйs sont en acte, et toutes sont un en elle ; voilа pourquoi la raison formelle d’йcriture y est accompagnйe de l’uniformitй.

 

10° Dans le livre de vie, а la fois Dieu lit, et d’autres peuvent lire pour autant que cela leur est donnй. Et saint Augustin ne veut pas йcarter l’idйe que Dieu lise dans le livre de vie, mais il veut dire qu’il ne lit pas pour connaоtre ce qu’il ne savait pas auparavant. D’autres aussi peuvent lire en lui, bien qu’il soit uniforme dans son ensemble, parce qu’il est par un seul et mкme principe la raison de choses diverses.

 

11° Il y a deux sortes de ressemblances de la rйalitй : l’une, qui est exemplaire, est la cause de la rйalitй ; l’autre, qui est reproduite, est l’effet et le signe de la rйalitй. Or chez nous, le livre est conformй а notre science, qui est causйe а partir des rйalitйs ; voilа pourquoi la connaissance sur les rйalitйs est reзue de lui non comme d’une cause, mais comme d’un signe. Mais la science de Dieu est la cause des rйalitйs, contenant les ressemblances exemplaires des rйalitйs ; et c’est pourquoi la science est reзue du livre de vie comme d’une cause et non comme d’un signe.

 

12° Le livre de vie est а la fois la vйritй mкme incrййe, et la ressemblance de la vйritй crййe, comme le livre crйй est le signe de la vйritй.

 

13° En Dieu, la cause exemplaire et l’efficiente reviennent au mкme ; voilа pourquoi, йtant cause exemplaire, il peut кtre appelй livre ; et йtant cause efficiente de la sagesse, il peut кtre appelй maоtre.

 

14° La reprйsentation du miroir diffиre de celle du livre en ceci que la premiиre se rapporte immйdiatement а la rйalitй, tandis que le livre s’y rapporte au moyen de la connaissance. En effet, dans le livre sont contenues des figures, qui sont les signes des mots, qui sont les signes des concepts, qui sont les ressemblances des rйalitйs ; tandis que dans le miroir, les formes mкmes des rйalitйs se reflиtent. Or en Dieu se reflиtent des deux faзons les espиces des rйalitйs, puisque lui-mкme connaоt les rйalitйs, et qu’il sait qu’il les connaоt ; voilа pourquoi s’y trouvent les raisons formelles de miroir et de livre.

 

15° Mкme les esprits des saints peuvent кtre appelйs livres, comme cela est clair en Apoc. 20, 12 : « Des livres furent ouverts », ce que saint Augustin expose comme s’agissant des cњurs des justes ; cependant, ils ne peuvent кtre appelйs livres de vie а la faзon dйcrite plus haut, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

16° Bien que le Christ, en tant qu’homme, soit en quelque sorte modиle et cause de la vie, cependant il n’est pas en tant qu’homme la cause de la vie de la gloire par son autoritй, ni le modиle dirigeant Dieu pour donner la vie ; il ne peut donc, en tant qu’homme, кtre appelй livre de vie.

Article 2 : Le livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit personnellement.

 

Il est dit au Psaume 39, verset 8 : « en tкte du livre il est йcrit de moi » ; la Glose : « auprиs du Pиre, qui est ma tкte ». Or rien n’a de tкte, en Dieu, sinon ce qui a un principe ; or ce qui a un principe se dit personnellement en Dieu. Le livre de vie se dit donc personnellement.

 

De mкme que le verbe йvoque une connaissance procйdant d’autre chose, de mкme aussi le livre, car l’йcriture du livre procиde de l’йcrivain. Or le verbe, pour la raison susdite, se dit personnellement en Dieu. Donc le livre de vie aussi.

 

[Le rйpondant] disait que le verbe implique une procession rйelle, mais le livre une procession de raison seulement. En sens contraire : nous ne pouvons nommer Dieu que d’aprиs les choses qui sont en nous. Or de mкme qu’en nous le verbe procиde d’un йnonciateur rйellement distinct de lui, de mкme aussi pour le livre et l’йcrivain. Donc, pour la mкme raison, l’un et l’autre impliqueront en Dieu une distinction rйelle.

 

Le verbe de la voix est plus distant de l’йnonciateur que le verbe du cњur ; et plus encore le verbe de l’йcriture, qui signifie le verbe de la voix. Si donc le verbe divin, qui se conзoit а la ressemblance du verbe du cњur, comme dit saint Augustin, se distingue rйellement de l’йnonciateur, а bien plus forte raison le livre, qui implique une йcriture.

 

Ce qui est attribuй а quelque chose doit nйcessairement lui convenir par tout ce qui entre dans sa notion. Or il est dans la notion de livre non seulement de reprйsenter quelque chose, mais aussi d’кtre йcrit par quelqu’un. Donc en Dieu, le nom de livre est considйrй en tant qu’il provient d’un autre ; et ainsi, il se dit personnellement.

 

De mкme qu’il entre dans la notion du livre d’кtre lu, de mкme aussi d’кtre йcrit. Or en tant qu’il est йcrit, il provient d’un autre ; mais en tant qu’il est lu, il est pour un autre. Il entre donc dans la notion du livre de provenir d’un autre et d’кtre pour un autre ; le livre de vie se dit donc personnellement.

 

 Le livre de vie йvoque une connaissance exprimйe par un autre. Or ce qui est exprimй par un autre sort de lui. Le livre de vie implique donc une relation d’origine, et ainsi, il se dit personnellement.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre de vie est la prйdestination divine elle-mкme, comme dit saint Augustin au livre de la Citй de Dieu, et comme on le trouve dans la Glose а propos de Apoc. 20, 12. Or la prйdestination se dit essentiellement et jamais personnellement. Donc le livre de vie aussi.

 

 

Rйponse :

 

Certains ont prйtendu que le livre de vie se disait tantфt personnellement, tantфt essentiellement : lorsqu’on le transfиre а Dieu sous le rapport de l’йcriture, il se dit personnellement, car il implique ainsi une origine d’un autre (en effet, un livre n’est йcrit que par un autre) ; et lorsqu’il implique la reprйsentation de ce qui est йcrit dans le livre, alors il se dit essentiellement.

 

Mais cette distinction ne semble pas raisonnable, car un nom qui est dit de Dieu ne se dit personnellement que s’il implique dans sa notion une relation d’origine, au sens oщ il est employй dans la prйdication de Dieu. Or pour les termes qui sont dits de Dieu mйtaphoriquement, la mйtaphore ne se prend pas suivant n’importe quelle ressemblance, mais suivant une communautй fondйe sur ce qui appartient proprement а la rйalitй dont le nom est transfйrй ; par exemple, le nom de lion n’est pas transfйrй а Dieu а cause d’une communautй fondйe sur la sensibilitй, mais а cause d’une communautй fondйe sur quelque propriйtй du lion. Le livre de vie n’est donc pas non plus transfйrй а Dieu suivant ce qui est commun а tout produit de l’art, mais suivant ce qui est propre au livre en tant que tel. Or procйder d’un йcrivain convient au livre non en tant que tel, mais en tant qu’il est un produit de l’art ; car de la sorte йgalement, la maison provient du bвtisseur et le couteau du forgeron. Mais la reprйsentation de ce qui est йcrit dans le livre appartient proprement au livre en tant que tel ; aussi, tant qu’une telle reprйsentation demeure, mкme s’il n’est pas йcrit par un autre, il sera assurйment un livre, mais il ne sera pas un produit de l’art. Il est donc clair que le livre n’est pas transfйrй а Dieu parce qu’il est йcrit par un autre, mais parce qu’il reprйsente ce qui est йcrit dans le livre. Et par consйquent, la reprйsentation йtant commune а toute la Trinitй, le livre ne se dit pas en Dieu personnellement mais seulement essentiellement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce qui se dit en Dieu essentiellement renvoie parfois aux personnes ; ainsi le nom de Dieu renvoie parfois а la personne du Pиre et parfois а la personne du Fils, comme quand on dit « Dieu qui engendre » ou « Dieu engendrй » ; et de mкme aussi le livre, bien qu’il se dise essentiellement, peut cependant renvoyer а la personne du Fils ; et en ce sens, on dit qu’il a une tкte ou un principe en Dieu.

 

Le verbe, suivant sa dйfinition employйe dans la prйdication de Dieu, implique une origine d’autre chose, comme on l’a dit dans la question sur le verbe, art. 1 et 2 ; mais le livre n’implique pas d’origine par sa dйfinition, suivant laquelle on le transfиre а Dieu ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Bien que le livre, chez nous, procиde rйellement de l’йcrivain comme le verbe procиde de l’йnonciateur, cependant cette procession n’est pas impliquйe dans le nom de livre comme elle l’est dans le nom de verbe ; en effet, la procession а partir de l’йcrivain n’est pas plus impliquйe dans le nom de livre que la procession а partir du bвtisseur ne l’est dans le nom de maison.

 

Cet argument serait probant s’il y avait dans la notion de livre la notion de verbe йcrit ; mais ce n’est pas vrai ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cet argument tient dans le cas de choses dites au sens propre ; quant а ce qui se dit mйtaphoriquement, comme le livre, il n’est pas nйcessaire qu’il convienne au sujet de la prйdication par tout ce qui lui convient proprement ; sinon il serait nйcessaire que Dieu, qui est appelй lion mйtaphoriquement, ait des griffes et des poils.

 

& La rйponse au sixiиme argument ressort de ce qu’on a dit, et de mкme pour le septiиme.

Article 3 : Le livre de vie est-il appropriй au Fils ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le livre de vie concerne la vie ; or la vie est attribuйe au Saint-Esprit dans les Йcritures ; Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie. » Le livre de vie doit donc aussi кtre appropriй au Saint-Esprit, et non au Fils.

 

En toute chose, le principe est le plus important. Or le Pиre est appelй tкte ou principe du livre, comme cela est clair au psaume 39, verset 9 : « en tкte du livre il est йcrit de moi ». C’est donc au Pиre que le nom de livre doit кtre appropriй.

 

Ce sur quoi une chose est йcrite est proprement un livre. Or on dit que quelque chose est йcrit dans la mйmoire. La mйmoire est donc un livre. Or la mйmoire est appropriйe au Pиre, comme l’intelligence au Fils, et la volontй au Saint-Esprit. Le livre de vie doit donc кtre appropriй au Pиre.

 

La tкte du livre est le Pиre. Or en tкte du livre, comme on le trouve dans le psaume, il est йcrit au sujet du Fils. Le Pиre est donc le livre du Fils, et ainsi le livre doit кtre appropriй au Pиre.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que le livre de vie est la prescience de Dieu. Or la science est appropriйe au Fils ; 1 Cor. 1, 24 : « Le Christ est la force de Dieu et la sagesse de Dieu. » Le livre de vie est donc aussi appropriй au Fils.

 

Le livre implique une reprйsentation, comme aussi le miroir, l’image, la figure et le caractиre. Or toutes ces choses sont attribuйes au Fils. Le livre de vie doit donc aussi кtre appropriй au Fils.

 

 

Rйponse :

 

Approprier, ce n’est rien d’autre qu’attirer le commun vers le propre. Or ce qui est commun а toute la Trinitй peut кtre attirй au propre d’une personne non parce que cela conviendrait plus а une personne qu’а l’autre — en effet, cela s’opposerait а l’йgalitй des personnes — mais parce que ce qui est commun a une plus grande ressemblance avec le propre d’une personne qu’avec le propre d’une autre ; par exemple, la bontй a une certaine convenance avec le propre du Saint-Esprit, qui procиde comme amour (la bontй est en effet l’objet de l’amour), et c’est pourquoi elle est appropriйe au Saint-Esprit ; et semblablement la puissance au Pиre, car la puissance en tant que telle est un certain principe, et il est propre au Pиre d’кtre le principe de toute la divinitй ; et pour la mкme raison la sagesse est appropriйe au Fils, car elle a une convenance avec ce qui lui est propre : en effet, le Fils procиde du Pиre comme verbe, ce qui dйsigne la procession de l’intelligence. Puis donc que le livre de vie concerne la connaissance, il doit кtre appropriй au Fils.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la vie soit appropriйe au Saint-Esprit, la connaissance de la vie est appropriйe au Fils ; et c’est elle que le livre de vie implique.

 

Le Pиre est appelй tкte du livre, non que la notion de livre lui convienne plus qu’au Fils, mais parce que le Fils, а qui on approprie le livre de vie, naоt du Pиre.

 

Il n’est pas absurde qu’une chose soit appropriйe а diffйrentes personnes sous divers rapports, comme le don de sagesse est appropriй au Saint-Esprit en tant qu’il est un don, car le principe de tout don est l’amour, mais il est appropriй au Fils en tant qu’il est sagesse. Semblablement aussi, la mйmoire est appropriйe au Pиre en tant qu’elle est un principe pour l’intelligence, mais en tant qu’elle est une certaine puissance cognitive elle est appropriйe au Fils. Et c’est de cette faзon que l’on dit que quelque chose est йcrit dans la mйmoire ; et ainsi, la mйmoire peut кtre un livre. Aussi le livre est-il plus appropriй au Fils qu’au Pиre.

 

Bien que le livre soit appropriй au Fils, cependant il convient aussi au Pиre, puisqu’il est commun et non propre ; voilа pourquoi il n’est pas absurde de dire que quelque chose est йcrit dans le Pиre.

Article 4 : Le livre de vie est-il la mкme chose que la prйdestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Saint Augustin dit que le livre de vie est la prйdestination de ceux auxquels est due la vie йternelle.

 

Nous connaissons les attributs divins par leurs effets. Or l’effet de la prйdestination et celui du livre de vie sont identiques : ce sont la grвce finale et la gloire. La prйdestination est donc identique au livre de vie.

 

Tout ce qui se dit mйtaphoriquement en Dieu doit nйcessairement se ramener а quelque chose qui se dit proprement. Or le livre de vie se dit mйtaphoriquement en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc nйcessaire de le ramener а quelque chose qui se dit proprement. Or on ne peut le ramener а autre chose qu’а la prйdestination. Le livre de vie est donc identique а la prйdestination.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre se dit de ce en quoi quelque chose est йcrit. Or la notion d’йcriture ne concerne pas la prйdestination. La prйdestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

Le livre, par dйfinition, n’implique aucune causalitй sur les choses auxquelles il se rapporte, tandis que la prйdestination en implique une. La prйdestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie se dit en Dieu а la ressemblance de l’йcriture par laquelle le prince d’une citй est dirigй dans l’admission ou l’exclusion des membres de sa citй. Or cette йcriture se trouve au milieu de deux opйrations. En effet, elle suit la dйtermination de ce prince, qui distingue ceux qu’il veut admettre de ceux qu’il exclut, et elle prйcиde l’admission ou l’exclusion elle-mкme ; car l’йcriture susdite n’est qu’une certaine reprйsentation de sa prйdestination. De mкme aussi, le livre de vie ne semble кtre rien d’autre qu’une certaine inscription de la prйdestination divine dans l’esprit de Dieu : car en prйdestinant, Dieu prйdйtermine ceux qui doivent кtre admis а la vie glorieuse. Or la connaissance de cette prйdestination demeure toujours en lui ; et [dire] qu’il sait en avoir prйdestinй certains, c’est [dire] que sa prйdestination est йcrite en lui comme dans un livre de vie. Donc le livre de vie et la prйdestination, а parler formellement, ne sont pas identiques ; mais matйriellement, le livre de vie est la prйdestination elle-mкme ; comme nous disons, en parlant matйriellement, que ce livre est la doctrine de l’Apфtre, parce que la doctrine de l’Apфtre y est inscrite et contenue. Et c’est de cette faзon que s’exprime saint Augustin lorsqu’il dit que le livre de vie est la prйdestination.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au premier argument.

 

Bien que le livre de vie et la prйdestination se rapportent au mкme effet, la faзon de s’y rapporter diffиre : la prйdestination regarde cet effet immйdiatement, mais le livre de vie s’y rapporte au moyen de la prйdestination ; de mкme aussi, il y a dans l’вme immйdiatement les ressemblances des rйalitйs, mais dans le livre sont inscrits les signes des mots, qui sont les notes des passions de l’вme ; et ainsi, le livre est mйdiatement le signe de la rйalitй.

 

Le livre de vie se ramиne а quelque chose qui se dit proprement en Dieu ; mais ce n’est pas la prйdestination, c’est la connaissance de la prйdestination, par laquelle Dieu sait qu’il en a prйdestinй certains.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

Aux arguments avancйs en sens contraire, il ne serait pas difficile de rйpondre.

Article 5 : Le livre de vie se dit-il de la vie incrййe ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Augustin, le livre de vie est la connaissance de Dieu. Or de mкme que Dieu connaоt la vie d’autrui, de mкme il connaоt la sienne. Le livre de vie regarde donc aussi la vie incrййe.

 

Le livre de vie est reprйsentatif de la vie. Mais non de la vie crййe : car le premier ne reprйsente pas le second, mais c’est l’inverse. Le livre de vie est donc reprйsentatif de la vie incrййe.

 

Ce qui se dit de plusieurs avec antйrioritй de l’un sur l’autre, se comprend, au sens obvie, de ce qui est dit en premier. Or la vie se dit de Dieu avant de se dire des crйatures, car sa vie est l’origine de toute vie, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Puis donc que, dans le livre de vie, la vie est nommйe au sens obvie, elle doit se comprendre de la vie incrййe.

 

De mкme que le livre implique une reprйsentation, de mкme aussi la figure implique une reprйsentation, d’autant plus que le livre reprйsente au moyen de certaines figures. Or le Fils est appelй la figure du Pиre, comme cela est clair en Hйbr. 1, 3. Le Fils peut donc кtre aussi appelй livre relativement а la vie du Pиre.

 

Le livre se rapporte а ce qui est йcrit dans le livre. Or dans le livre, il est йcrit au sujet du Fils, suivant ce passage du Psaume 39, verset 8 : « en tкte du livre il est йcrit de moi ». Or la vie du Fils est incrййe. Le livre de vie peut donc regarder la vie incrййe.

 

Le livre ne peut кtre identique а ce dont il est le livre, par rapport au mкme. Or la crйation est un livre par rapport а Dieu. Dieu ne peut donc pas кtre appelй livre par rapport а la vie crййe ; il reste donc que le livre de vie se dit de la vie incrййe.

 

Comme le livre se rapporte а la connaissance, de mкme aussi le verbe. Or le verbe appartient а l’essence divine elle-mкme avant d’appartenir а la crйation : car le Pиre, en se disant, dit toute la crйation. Le livre de vie regarde donc lui aussi la vie incrййe avant la vie crййe.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Augustin, le livre de vie est la prйdestination. Or la prйdestination regarde seulement les crйatures. Donc le livre de vie aussi.

 

Le livre ne reprйsente quelque chose que par des figures et des ressemblances. Or Dieu ne se connaоt pas lui-mкme par des ressemblances, mais par son essence. Il n’est donc pas un livre par rapport а lui-mкme.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie est une certaine inscription par laquelle celui qui donne la vie est dirigй dans ce don, suivant ce qui йtait prйordonnй pour un sujet ; voilа pourquoi la vie dont il s’agit dans le livre de vie a deux propriйtйs. D’abord, d’кtre acquise en йtant confйrйe par quelqu’un ; ensuite, de rйsulter de l’inscription susdite qui dirige vers elle. Or l’une et l’autre de ces propriйtйs font dйfaut а la vie incrййe, car la vie glorieuse n’existe pas en Dieu par acquisition, mais par nature ; et aucune connaissance ne prйcиde sa vie, mais la vie de Dieu prйcиde mкme sa connaissance, selon notre faзon de comprendre. Le livre de vie ne peut donc se dire de la vie incrййe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce n’est pas n’importe quelle connaissance de Dieu qui est appelйe livre de vie, mais celle qui porte sur la vie que doivent possйder les prйdestinйs, comme on peut le dйduire des paroles qui suivent.

 

Reprйsenter quelque chose, c’est contenir sa ressemblance. Or il y a deux sortes de ressemblances de la rйalitй. L’une est productrice de la rйalitй, comme celle qui est dans l’intelligence pratique ; et а la faзon de cette ressemblance, le premier peut reprйsenter le second. L’autre est la ressemblance reзue de la rйalitй dont elle est la ressemblance ; et de cette faзon, le suivant reprйsente le premier, et non l’inverse. Or le livre de vie reprйsente la vie non pas de cette faзon, mais de la premiиre.

 

Une chose dite au sens obvie se comprend parfois de ce qui se dit en second, et ce, en raison de quelque ajout ; par exemple, l’expression « un йtant dans un autre » signifie l’accident ; et semblablement la vie, en raison de ce qui est ajoutй, а savoir le livre, se comprend de la vie crййe, qui est appelйe vie en second.

 

La figure reprйsente ce dont elle est la figure comme un principe en quelque sorte, йtant donnй que la figure et l’image se dйduisent du modиle comme d’un principe ; mais le livre de vie reprйsente la vie comme dйpendante du principe qu’il est lui-mкme. Or il convient а Dieu d’кtre le principe du Fils, qui est la figure du Pиre, mais il ne convient pas а sa vie que quelque chose en soit le principe ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme de la vie et de la figure.

 

Ce passage du Psaume se comprend du Fils selon la nature humaine.

 

А la fois la cause reprйsente l’effet, et l’effet la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison, Dieu peut кtre dit le livre de la crйature, et vice versa.

 

Le verbe n’est pas signifiй comme principe de ce qui est dit par le verbe, comme le livre de vie, tel qu’il est envisagй ici ; il n’en va donc pas de mкme.

Article 6 : Le livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les crйatures ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

De mкme que la vie glorieuse est reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, de mкme aussi la vie naturelle. Or la connaissance de Dieu est appelйe livre de vie par rapport а la vie glorieuse. Elle doit donc aussi кtre appelйe livre par rapport а la vie naturelle.

 

La connaissance divine contient tout а la faзon de la vie ; car, comme il est dit en Jn 1, 3 « ce qui a йtй fait йtait vie en lui ». Le livre de vie doit donc se dire de toutes choses, et surtout des vivants.

 

De mкme que par la providence l’on est prйordonnй а la vie glorieuse, de mкme aussi а la vie naturelle. Or la connaissance de la prйordination а la vie glorieuse est appelйe livre de vie, comme on l’a dйjа dit. La connaissance de la prйordination а la vie naturelle est donc aussi appelйe livre de vie.

 

Sur ce passage de Apoc. 3, 5 : « je n’effacerai point leurs noms du livre de vie », la Glose dit : « Le livre de vie est la connaissance divine en laquelle tout subsiste. » Le livre de vie se rapporte donc а toutes choses ; et par consйquent, а la vie naturelle aussi.

 

Le livre de vie est une certaine connaissance de la vie glorieuse. Or la vie glorieuse ne peut кtre connue si l’on ne connaоt la vie naturelle. Le livre de vie regarde donc semblablement la vie naturelle.

 

Le nom de vie a йtй transfйrй de la vie naturelle а la vie glorieuse. Or une chose se dit plus vraiment de ce qui est dit proprement que de ce qui pris mйtaphoriquement. Le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que la vie glorieuse.

 

Ce qui est plus permanent et plus commun est plus noble. Or la vie naturelle est plus permanente que la vie de la gloire ou de la grвce ; et semblablement, elle est plus commune, car la vie naturelle accompagne la vie de la grвce et de la gloire, mais ce n’est pas rйciproque. La vie naturelle est donc plus noble que la vie de la grвce et de la gloire ; le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que celle de la grвce ou de la gloire.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre de vie est en quelque sorte la prйdestination, comme le montre saint Augustin. Or la prйdestination ne porte pas sur la vie naturelle. Donc le livre de vie non plus.

 

Le livre de vie concerne cette vie qui est donnйe immйdiatement par Dieu. Or la vie naturelle est donnйe par Dieu au moyen des causes naturelles. Le livre de vie ne concerne donc pas la vie naturelle.

 

 

Rйponse :

 

Le livre de vie est une certaine connaissance qui dirige dans le don de la vie celui qui la donne, comme on l’a dit. Or, lorsque nous donnons quelque chose, nous n’avons besoin de direction que parce qu’il est nйcessaire de distinguer ceux auxquels il faut donner de ceux auxquels il ne faut pas donner. Aussi le livre de vie se rapporte-t-il seulement а cette vie qui est donnйe avec йlection. Or la vie naturelle, comme les autres biens naturels, est fournie communйment а tous, selon la capacitй de chacun ; voilа pourquoi le livre de vie ne se rapporte pas а la vie naturelle, mais seulement а cette vie qui, suivant le propos de Dieu qui йlit, est donnйe а certains et non а d’autres.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la vie naturelle soit reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, comme aussi la vie glorieuse, cependant la connaissance de la vie naturelle n’est pas un livre de vie, comme la connaissance de la vie glorieuse, pour la raison susdite.

 

Le livre de vie n’est pas un livre qui vit ; mais un livre qui concerne la vie а laquelle certains, qui sont inscrits dans le livre, sont prйordonnйs par йlection.

 

La providence de Dieu octroie а quelques-uns la vie comme un dы de leur nature ; mais elle n’octroie la vie glorieuse que par le bon plaisir de sa volontй ; voilа pourquoi elle donne la vie naturelle а tous ceux qui peuvent la recevoir, mais non la vie glorieuse. Et pour cette raison, il n’est pas de livre de la vie naturelle, comme de la vie glorieuse.

 

Cette glose ne doit pas se comprendre comme si tout subsistait, c’est-а-dire йtait contenu dans le livre de vie ; mais en ce sens que tout ce qui est йcrit en lui, subsiste, c’est-а-dire est stable.

 

Le livre de vie n’implique pas seulement une connaissance de la vie glorieuse, mais aussi une certaine йlection ; et non une connaissance de la vie naturelle, comme on l’a dit.

 

La vie glorieuse nous est moins connue que la vie naturelle ; voilа pourquoi nous passons de la connaissance de la vie naturelle а celle de la vie glorieuse ; et semblablement, nous nommons la vie glorieuse d’aprиs la vie naturelle, bien que la vie soit davantage dans la vie glorieuse ; de mкme aussi, nous nommons Dieu d’aprиs ce qui est en nous. Il n’est donc pas nйcessaire que le nom de vie soit compris de la vie naturelle, quand il est dit au plein sens du terme.

 

La vie glorieuse est en soi est plus permanente que la vie naturelle, car la vie naturelle est stabilisйe par la vie glorieuse ; mais par accident, la vie naturelle est plus permanente que la vie glorieuse ; c’est-а-dire en tant qu’elle est plus proche du vivant, auquel est due selon son essence la vie naturelle et non la vie glorieuse. D’autre part, la vie naturelle est plus commune d’une certaine faзon, et d’une autre moins. En effet, une chose est appelйe commune de deux faзons. D’abord par consйcution ou prйdication ; c’est-а-dire lorsqu’une chose unique se rencontre en plusieurs sous un mкme aspect ; et dans ce cas, ce qui est plus commun n’est pas plus noble mais plus imparfait, comme l’animal par rapport а l’homme ; et c’est de cette faзon que la vie naturelle est plus commune que la vie glorieuse. Ensuite, par faзon de cause, comme la cause qui, demeurant numйriquement une, s’йtend а plusieurs effets ; et dans ce cas, ce qui est plus commun est plus noble, comme la conservation de la citй par rapport а la conservation de la famille. Mais de cette faзon, la vie naturelle n’est pas plus commune que la vie glorieuse.

Article 7 : Le livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est dans l’effet se trouve plus noblement dans la cause, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Or la gloire est l’effet de la grвce. La vie de la grвce est donc plus noble que la vie glorieuse ; le livre de vie regarde donc principalement la vie de la grвce, plutфt que la vie glorieuse.

 

Le livre de vie est une certaine inscription de la prйdestination, comme on l’a dйjа dit aux articles 1 et 5 de cette question. Or la prйdestination est en mкme temps la prйparation de la grвce et de la gloire. Le livre de vie regarde donc lui aussi en mкme temps l’une et l’autre vie.

 

Par le livre de vie, certains sont dйsignйs comme citoyens de cette citй en laquelle est la vie. Or de mкme que par la vie glorieuse certains sont faits citoyens de la Jйrusalem cйleste, de mкme par la vie de la grвce l’on est fait citoyen de l’Йglise militante. Le livre de vie regarde donc la vie de la grвce comme la vie glorieuse.

 

Ce qui se dit de plusieurs dйsigne, si on le dit au sens obvie, ce dont il se dit en premier. Or la vie de la grвce est antйrieure а la vie glorieuse. Donc, quand on dit « livre de vie », on le comprend de la vie de la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Celui qui possиde la justice prйsente a de faзon absolue la vie de la grвce. Or on ne dit pas de faзon absolue qu’il est йcrit dans le livre de vie, mais on le dit relativement, а savoir, suivant la justice prйsente. Le livre de vie ne regarde donc pas la vie de la grвce au sens absolu.

 

La fin est plus noble que les moyens. Or la vie glorieuse est la fin de la grвce. Elle est donc plus noble. La vie, au plein sens du terme, se comprend donc de la vie glorieuse, et par consйquent le livre de vie ne regarde au sens absolu que la vie glorieuse.

 

 

Rйponse :

 

Le livre de vie signifie une inscription de quelqu’un pour qu’il obtienne la vie comme une certaine rйcompense, et comme une possession, car pour de telles choses les hommes ont coutume d’кtre inscrits. Or « avoir en possession » se dit proprement pour une chose dont on dispose а volontй ; et en cela on ne souffre aucune imperfection. Ainsi le Philosophe dit-il au dйbut de la Mйtaphysique que la science qui porte sur Dieu n’est pas une possession de l’homme mais de Dieu, car Dieu seul se connaоt parfaitement, tandis que l’homme se trouve imparfait а le connaоtre. Voilа pourquoi l’on aura la vie comme une possession lorsque toute imperfection opposйe а la vie sera exclue par la vie. Or c’est ce que fait la vie glorieuse, en laquelle toute mort, et la corporelle et la spirituelle, sera complиtement absorbйe, au point que mкme la puissance de mourir ne demeurera point ; mais la vie de la grвce n’a pas cet effet. Et ainsi, le livre de vie regarde au sens absolu non pas la vie de la grвce, mais seulement la vie glorieuse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Certaines causes sont plus nobles que les choses dont elles sont causes, ainsi l’efficiente, la forme et la fin ; voilа pourquoi ce qui est en de telles causes est en elles plus noblement qu’en ce dont elles sont causes. Mais la matiиre est plus imparfaite que ce dont elle est cause ; et c’est pourquoi une chose est moins noblement dans la matiиre que dans l’objet matйriel ; en effet, elle est dans la matiиre incomplиtement et en puissance, et en acte dans l’objet matйriel. Or toute disposition qui prйpare le sujet а recevoir quelque perfection se ramиne а la cause matйrielle ; et c’est de cette faзon que la grвce est la cause de la gloire ; voilа pourquoi la vie est plus noblement dans la gloire que dans la grвce.

 

La prйdestination ne regarde la grвce que dans la mesure oщ elle est ordonnйe а la gloire ; aussi кtre prйdestinй ne convient-il qu’а ceux qui ont la grвce finale, que suit la gloire.

 

Bien que ceux qui ont la vie de la grвce soient des citoyens de l’Йglise militante, cependant l’йtat de l’Йglise militante n’est pas un йtat en lequel on ait pleinement la vie, puisque l’on reste en puissance а mourir ; voilа pourquoi le livre de vie ne s’y rapporte pas.

 

Bien que la vie de la grвce soit antйrieure а la vie glorieuse dans la voie de gйnйration, cependant la vie glorieuse est antйrieure suivant la voie de perfection, comme la fin est antйrieure aux moyens.

Article 8 : Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Sur ce passage de Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos noms etc. », la Glose dit  : « Si quelqu’un a fait des actions soit cйlestes soit terrestres, par elles il est йternellement fixй dans la mйmoire de Dieu comme s’il йtait notй par des lettres. » Or de mкme que par les њuvres cйlestes, qui sont les њuvres de la justice, l’on est ordonnй а la vie, de mкme par les њuvres terrestres, qui sont les њuvres du pйchй, l’on est ordonnй а la mort. Donc, comme il y a en Dieu une inscription ordonnйe а la vie, ainsi y a-t-il une inscription ordonnйe а la mort ; donc, de mкme qu’en Dieu l’on parle de livre de vie, ainsi doit-on parler en lui de livre de mort.

 

Si l’on pose le livre de vie, c’est parce que Dieu possиde en lui l’inscription de ceux qu’il a prйparйs pour les rйcompenses йternelles, а la ressemblance de l’inscription que le prince terrestre possиde de ceux qu’il a dйterminйs pour des dignitйs. Or de mкme que le prince de la citй possиde l’inscription des dignitйs et des rйcompenses, de mкme aussi celle des peines et des supplices. Donc semblablement, l’on doit aussi poser en Dieu un livre de mort.

 

De mкme que Dieu connaоt sa prйdestination, par laquelle il en a prйparй certains pour la vie, de mкme il connaоt sa rйprobation, par laquelle il en prйpare pour la mort. Or la connaissance mкme que Dieu a de sa prйdestination est appelйe livre de vie, comme on l’a dit а l’article 4 de cette question. La connaissance de la rйprobation doit donc aussi кtre appelйe livre de mort.

 

 

En sens contraire :

 

Selon Denys au dйbut du livre des Noms divins, on ne doit oser dire quelque chose sur Dieu qu’en s’appuyant sur l’autoritй de la Sainte Йcriture. Or le livre de mort ne se trouve pas mentionnй dans l’Йcriture comme le livre de vie. Nous ne devons donc pas poser un livre de mort.

 

 

Rйponse :

 

De ce qui est mis par йcrit dans un livre, l’on a une connaissance privilйgiйe par rapport aux autres choses ; et c’est pourquoi le livre doit se rapporter aux choses dont Dieu a une connaissance plus spйciale, parmi les autres qu’il connaоt. Or il y a en Dieu une double connaissance : celle de simple notion et celle d’approbation. La science de simple notion est commune а toutes choses, biens et maux ; mais la science d’approbation porte seulement sur les biens : voilа pourquoi les biens ont en Dieu une connaissance privilйgiйe par rapport aux autres choses, et pour cette raison on les dit inscrits dans un livre ; mais ce n’est pas le cas des maux. Aussi ne parle-t-on pas de livre de mort comme on parle de livre de vie.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Certains exposent les њuvres cйlestes comme s’agissant des њuvres de la vie contemplative, tandis que les њuvres terrestres seraient les њuvres de la vie active. Or par les unes et les autres on est inscrit pour la vie, non pour la mort ; et ainsi, l’une et l’autre inscription appartient au livre de vie, et aucune des deux au livre de mort. D’autres, par contre, entendent par les њuvres terrestres les њuvres du pйchй, par lesquelles, bien que de soi elles nous ordonnent а la mort, l’on est cependant ordonnй а la vie par accident, en tant qu’aprиs le pйchй on se relиve plus circonspect et plus humble. Ou bien l’on peut rйpondre, et c’est mieux, que lorsque l’on dit qu’une chose est connue par un autre, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord de telle sorte que la prйposition dйsigne la cause de la connaissance du cфtй de celui qui connaоt, et l’on ne peut comprendre ainsi dans le cas prйsent, car les њuvres que quelqu’un fait, bonnes ou mauvaises, ne sont la cause ni de la divine prescience ou de la prйdestination, ni de la rйprobation йternelle. Ensuite de telle sorte qu’elle dйsigne la cause du cфtй de l’objet connu, et c’est ainsi que l’on comprend dans le cas prйsent. En effet, l’on dit que quelqu’un est notй dans la mйmoire de Dieu par les њuvres qu’il a faites, non que de telles њuvres soient la cause pour laquelle Dieu connaоtrait, mais parce que Dieu sait qu’en raison de telles њuvres l’on est destinй а avoir la mort ou la vie. Il est donc clair que cette glose ne parle pas de l’inscription qui appartient au livre de vie, et qui est du cфtй de Dieu.

 

On inscrit des choses dans un livre afin qu’elles demeurent perpйtuellement dans la connaissance. Or ceux qui sont punis sont bannis de la connaissance des hommes par les peines elles-mкmes ; voilа pourquoi ils ne sont pas inscrits, si ce n’est peut-кtre pour un temps, jusqu’а ce que la peine leur soit infligйe. Mais ceux qui sont assignйs aux dignitйs et aux rйcompenses sont inscrits au plein sens du terme, afin qu’ils soient gardйs en perpйtuelle mйmoire.

 

Dieu n’a pas une connaissance privilйgiйe des rйprouvйs, comme des prйdestinйs ; il n’en va donc pas de mкme.

Question 9 : [La communication de la science des anges par des illuminations et des paroles.]

 

Article 1 : Un ange en йclaire-t-il un autre ?

Article 2 : Un ange infйrieur est-il toujours йclairй par un supйrieur ?

Article 3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire un autre, le purifie-t-il ?

Article 4 : Un ange parle-t-il а un autre ange ?

Article 5 : Les anges infйrieurs parlent-ils aux supйrieurs ?

Article 6 : Une distance locale dйterminйe est-elle requise pour qu’un ange parle а un autre ange ?

Article 7 : Un ange peut-il parler а un autre ange de telle faзon que les autres ne perзoivent pas ce qu’il dit ?

 

 

Article 1 : Un ange en йclaire-t-il un autre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin, Dieu seul peut former l’esprit. Or l’illumination de l’ange est une certaine formation de l’esprit йclairй, donc Dieu seul peut йclairer l’ange.

 

Parmi les anges, il n’y a d’autre lumiиre que celle de la grвce et celle de la nature. Or un ange n’en йclaire pas un autre par la lumiиre de la nature, car chacun tient immйdiatement de Dieu ses principes naturels ; ni, de mкme, par la lumiиre de la grвce, qui provient immйdiatement de Dieu seul. Un ange ne peut donc pas en йclairer un autre.

 

L’esprit est а la lumiиre spirituelle ce que le corps est а la lumiиre corporelle. Or le corps йclairй par une lumiиre surabondante n’est pas йclairй en mкme temps par une moindre lumiиre ; ainsi l’air йclairй par la lumiиre du soleil ne l’est pas en mкme temps par la lune. Puis donc que la lumiиre spirituelle de Dieu dйpasse n’importe quelle lumiиre crййe plus que la lumiиre du soleil ne dйpasse celle d’une bougie ou d’une йtoile, il semble que, tous les anges йtant йclairйs par Dieu, l’un ne soit pas йclairй par l’autre.

 

Si un ange en йclaire un autre, cela se fait soit par un mйdium, soit sans mйdium. Or ce n’est pas sans mйdium, car alors il serait nйcessaire qu’un ange soit uni par lui-mкme а l’autre ange йclairй, ce qui est impossible puisque Dieu seul pйnиtre les esprits. Ni, de mкme, par un mйdium : en effet, ce n’est pas par un mйdium corporel, puisqu’il ne peut recevoir la lumiиre spirituelle ; ni par un spirituel, car on ne peut poser d’autre mйdium spirituel que l’ange, et alors, ou bien il y aurait une infinitй de mйdiums, auquel cas aucune illumination ne pourrait s’ensuivre, puisqu’il est impossible de franchir une infinitй ; ou bien l’on arriverait а ce qu’un ange en йclaire un autre immйdiatement, mais on en a montrй l’impossibilitй. Il est donc impossible qu’un ange en йclaire un autre.

 

Si un ange en йclaire un autre, cela vient soit de ce qu’il lui transmet sa propre lumiиre, soit de ce qu’il lui donne quelque autre lumiиre. Or ce n’est pas de la premiиre faзon, car ainsi une seule et mкme lumiиre serait dans les diffйrents anges йclairйs. Ni de la seconde, car il serait alors nйcessaire que cette lumiиre soit faite par l’ange supйrieur, avec cette consйquence que l’ange serait le crйateur de cette lumiиre, puisque cette lumiиre n’est pas faite de matiиre. Il semble donc qu’un ange n’en йclaire pas un autre.

 

Si un ange est йclairй par un autre, il est nйcessaire que l’ange йclairй soit amenй de la puissance а l’acte, car кtre йclairй est un certain devenir. Or chaque fois qu’une chose est amenйe de la puissance а l’acte, il est nйcessaire que quelque chose en elle soit corrompu. Puis donc que rien ne se corrompt parmi les anges, il semble que l’un ne soit pas йclairй par l’autre.

 

 Si l’un est йclairй par l’autre, la lumiиre que l’un transmet а l’autre est soit une substance, soit un accident. Or elle ne peut кtre une substance, car la forme substantielle surajoutйe fait changer l’espиce, comme l’unitй l’espиce du nombre, ainsi qu’il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique ; et dans ce cas il s’ensuivrait que l’ange, par l’illumination, changerait d’espиce. Semblablement, elle ne peut кtre un accident, car l’accident ne s’йtend pas au-delа du sujet. Un ange n’en йclaire donc pas un autre.

 

Si notre vision tant corporelle que spirituelle a besoin de lumiиre, c’est afin que par celle-ci son objet, qui est intelligible et visible en puissance, devienne intelligible et visible en acte. Or l’objet de la connaissance angйlique est l’intelligible en acte, qui est l’essence divine elle-mкme, ou les espиces concrййes. Ils n’ont donc pas besoin de lumiиre intelligible pour connaоtre.

 

 Si l’un йclaire l’autre, c’est soit relativement а la connaissance naturelle, soit relativement а la connaissance de la grвce. Or ce n’est pas relativement а la connaissance naturelle, car tant pour les кtres supйrieurs que pour les infйrieurs, la connaissance naturelle est accomplie par des formes innйes. Ni, de mкme, quant а la connaissance de la grвce par laquelle ils connaissent les rйalitйs dans le Verbe, car tous les anges voient le Verbe immйdiatement. L’un n’йclaire donc pas l’autre.

 

10° Pour la connaissance intellectuelle ne sont requises que la forme intelligible et la lumiиre intelligible. Or un ange ne transmet а l’autre ni les formes intelligibles, qui sont concrййes, ni la lumiиre intelligible, puisque chacun est йclairй par Dieu, suivant Job 25, 3 : « Peut-on compter le nombre de ses soldats ? Et sur qui sa lumiиre ne se lиve-t-elle point ? » L’un n’йclaire donc pas l’autre.

 

11° L’illumination est ordonnйe а l’expulsion des tйnиbres. Or il n’y a point de tйnиbres ou d’obscuritй dans la connaissance des anges ; c’est pourquoi а propos de 2 Cor. 12, la Glose dit que « dans la rйgion des intelligibles » qui est manifestement la rйgion des anges, « sans aucune imagination du corps, l’esprit voit la vйritй transparente, que n’obscurcissent point les nuйes des opinions fausses ». Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.

 

12° L’intelligence angйlique est plus noble que l’intellect agent de notre вme. Or l’intellect agent de notre вme n’est jamais йclairй, mais il йclaire seulement. Donc les anges non plus ne sont pas йclairйs.

 

13° En Apoc. 21, 23, il est dit que « la citй (des bienheureux) n’a pas besoin du soleil ni de la lune, car c’est la lumiиre de Dieu qui l’йclairera » ; ce que la Glose expose ainsi : « le soleil et la lune, les docteurs grands et petits ». Puis donc que l’ange est dйjа citoyen de cette citй, il n’est йclairй que par Dieu seul.

 

14° Si un ange en йclaire un autre, cela se fait par une abondance de lumiиre soit naturelle, soit gratuite. Or ce n’est pas par une abondance de lumiиre naturelle, car, l’ange qui tomba йtant parmi les plus йlevйs, il eut les plus excellents dons naturels, qui demeurent entiers en lui, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, et de la sorte le dйmon йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Ni, de mкme, par une abondance de lumiиre de grвce, car un homme dans l’йtat de voie a plus de grвce que les anges infйrieurs, puisque par la puissance de la grвce certains hommes sont transfйrйs а l’ordre des anges supйrieurs ; et dans ce cas, l’homme vivant dans l’йtat de voie йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Un ange n’en йclaire pas donc un autre.

 

15° Denys dit au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « l’illumination est une assomption de la science divine ». Or seule peut кtre appelйe divine la science qui porte sur Dieu ou concerne les rйalitйs divines. Et de l’une et l’autre faзon, l’ange n’assume la science divine qu’en provenance de Dieu. Un ange n’en n’йclaire donc pas un autre.

 

16° Puisque la puissance de l’intelligence angйlique est entiиrement dйterminйe par les formes innйes, celles-ci suffisent pour connaоtre tout ce que l’ange peut connaоtre. Il n’est donc pas nйcessaire pour qu’il connaisse quelque chose qu’il soit йclairй par un ange supйrieur.

 

17° Tous les anges diffиrent entre eux par l’espиce ; ou du moins ceux qui sont d’ordres diffйrents. Or rien n’est йclairй par une lumiиre d’une autre espиce ; ainsi la rйalitй corporelle n’est pas йclairйe par la lumiиre spirituelle. Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.

 

18° La lumiиre de l’intelligence angйlique est plus parfaite que la lumiиre de notre intellect agent. Or la lumiиre de notre intellect agent suffit pour toutes les espиces que nous recevons des sens. La lumiиre de l’intelligence angйlique suffit donc aussi pour toutes les espиces innйes ; et de la sorte, il n’est pas nйcessaire de surajouter une autre lumiиre.

 

En sens contraire :

 

Denys dit au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que l’ordre de la hiйrarchie est que ceux-ci soient йclairйs et que ceux-lа йclairent ; donc, etc.

 

De mкme qu’il y a un ordre parmi les hommes, de mкme il y a un ordre parmi les anges, comme le montre clairement Denys. Or parmi les hommes, les supйrieurs йclairent les infйrieurs, comme il est dit en Йph. 3, 8-9 : « J’ai donc reзu, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints, cette grвce […] d’йclairer tous les hommes, etc. » Donc les anges supйrieurs йclairent les infйrieurs.

 

La lumiиre spirituelle est plus efficace que la lumiиre corporelle. Or les corps supйrieurs йclairent les infйrieurs. Les anges supйrieurs йclairent donc aussi les infйrieurs.

 

Rйponse :

 

Il nous est nйcessaire de parler de la lumiиre intellectuelle а la ressemblance de la lumiиre corporelle. Or la lumiиre corporelle est le mйdium par lequel nous voyons ; et elle sert а nos yeux de deux faзons : d’abord en ce que par elle devient pour nous actuellement visible ce qui йtait visible en puissance ; ensuite en ce que, par la nature de la lumiиre, les yeux sont eux-mкmes renforcйs pour voir ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’il y ait de la lumiиre dans la composition de l’organe.

 

Et par consйquent, la lumiиre intellectuelle peut кtre appelйe la vigueur mкme de l’intelligence pour penser, ou encore ce par quoi une chose nous devient connue. Ainsi, quelqu’un peut кtre йclairй par un autre sous deux aspects : en ce que son intelligence est renforcйe pour connaоtre des choses, et en ce que l’intelligence est guidйe d’une connaissance vers une autre. Et ces deux aspects sont unis dans l’intelligence, comme cela est clair lorsque l’intelligence de quelqu’un, par un mйdium qu’il conзoit en esprit, est renforcйe pour voir d’autres choses qu’elle ne pouvait pas voir auparavant. Donc, on dit qu’une intelligence est йclairйe par une autre lorsque lui est transmis un mйdium de connaissance, par lequel l’intelligence renforcйe a pouvoir sur des objets de connaissance sur lesquels elle n’avait pas de pouvoir auparavant.

 

Et parmi nous, cela se produit de deux faзons. D’abord par le discours ; comme lorsque l’enseignant transmet au disciple par sa parole quelque mйdium par lequel son intelligence est renforcйe pour comprendre des choses qu’il ne pouvait pas comprendre auparavant. Et dans ce cas, l’on dit que le maоtre йclaire le disciple. Ensuite, lorsque l’on propose а quelqu’un un signe sensible par lequel il peut кtre guidй vers la connaissance de quelque intelligible. Et ainsi, l’on dit que le prкtre йclaire le peuple, selon Denys, pour autant qu’il livre et montre au peuple les sacrements, qui sont des guides dans les intelligibles divins.

 

Mais les anges n’arrivent point а la connaissance des choses divines par des signes sensibles, et ils ne reзoivent pas les mйdiums intelligibles avec variйtй et processus discursif, comme nous les recevons, mais immatйriellement. Et c’est ce que dit Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, montrant comment les anges supйrieurs peuvent кtre йclairйs : « Les premiиres essences angйliques sont contemplatives, non qu’elles perзoivent les choses intellectuelles au moyen de symboles sensibles, ni que le spectacle de diverses et pieuses images les йlиve а Dieu ; mais elles sont inondйes d’une lumiиre qui surpasse toute connaissance spirituelle. » Donc l’illumination de l’ange par l’ange n’est autre que le renforcement de l’intelligence de l’ange infйrieur par une chose vue dans le supйrieur, pour en connaоtre d’autres. Et voici comment cela peut se faire. De mкme que, parmi les corps, les supйrieurs sont comme des actes relativement aux infйrieurs, tel le feu relativement а l’air, de mкme aussi les esprits supйrieurs sont comme des actes relativement aux infйrieurs. Or toute puissance est renforcйe et perfectionnйe par l’union а son acte ; et ainsi, les corps infйrieurs sont conservйs dans les supйrieurs, qui sont leur lieu ; voilа pourquoi les anges infйrieurs sont eux aussi renforcйs par leur union aux supйrieurs, union qui se fait par le regard de l’intelligence ; et c’est pourquoi l’on dit qu’ils sont йclairйs par eux.

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin parle de la formation ultime, dans laquelle l’esprit est formй par la grвce, qui provient immйdiatement de Dieu.

 

L’ange qui йclaire ne produit pas une nouvelle lumiиre de la grвce ou de la nature, sinon comme participйe. En effet, puisque tout ce qui est pensй est connu par la puissance de la lumiиre intellectuelle, l’objet mкme qui est connu inclut comme tel en soi la lumiиre intellectuelle comme participйe, et c’est par la puissance de celle-ci qu’il lui revient de renforcer l’intelligence, comme on le voit clairement lorsque le maоtre transmet au disciple le mйdium de quelque dйmonstration, en lequel la lumiиre de l’intellect agent est participйe comme dans un instrument. Car les premiers principes sont comme des instruments de l’intellect agent, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et semblablement aussi, tous les principes seconds qui contiennent les mйdiums propres des dйmonstrations. Ainsi, parce que l’ange supйrieur manifeste l’objet connu de lui а un autre ange, l’intelligence de ce dernier est renforcйe pour connaоtre des choses qu’il ne connaissait pas auparavant ; et de la sorte, il ne se produit pas en l’ange йclairй une nouvelle lumiиre de la nature ou de la grвce, mais la lumiиre qui йtait dйjа en lui est renforcйe par la lumiиre contenue dans l’objet perзu par l’ange supйrieur.

 

Il n’en va pas de mкme de la lumiиre corporelle et de la spirituelle. En effet, n’importe quel corps peut indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre corporelle ; et la raison en est que toute lumiиre corporelle est indiffйrente aux formes visibles. Mais n’importe quel esprit ne peut indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre, car toute lumiиre ne contient pas indiffйremment toutes les formes intelligibles ; en effet, la lumiиre suprкme contient les formes intelligibles les plus universelles. Voilа pourquoi, puisque l’intelligence infйrieure est proportionnйe pour recevoir la connaissance par des formes plus particuliиres, il ne lui suffit pas d’кtre йclairйe par une lumiиre supйrieure, mais il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par une lumiиre infйrieure pour кtre amenйe а la connaissance des rйalitйs, comme cela est clair parmi nous. En effet, le philosophe premier a connaissance de toutes les rйalitйs dans les principes universels. Le mйdecin, lui, considиre les rйalitйs surtout dans le particulier : c’est pourquoi il reзoit immйdiatement les principes non du philosophe premier, mais du physicien, qui a des principes plus contractйs que le philosophe premier. Mais le physicien, dont la considйration est plus universelle que celle du mйdecin, peut recevoir immйdiatement du philosophe premier les principes de sa considйration. Ainsi, puisque dans la lumiиre de l’intelligence divine les raisons des rйalitйs sont suprкmement unies comme en un principe unique tout а fait universel, les anges infйrieurs ne sont pas proportionnйs а recevoir la connaissance par cette seule lumiиre, а moins que ne lui soit adjointe la lumiиre des anges supйrieurs, en qui les formes intelligibles sont contractйes.

 

Un ange en йclaire un autre parfois par un mйdium, et parfois sans mйdium. Par un mйdium (spirituel, cependant), comme lorsque l’ange supйrieur йclaire un ange intermйdiaire et que celui-ci йclaire un ange plus bas par la puissance de la lumiиre de l’ange supйrieur. Sans mйdium, comme lorsque l’ange supйrieur йclaire l’ange existant immйdiatement au-dessous de lui. Et il n’est pas nйcessaire que l’йclairant soit uni а l’йclairй comme s’il pйnйtrait dans son esprit, mais ils sont comme unis entre eux par ceci que l’un regarde l’autre.

 

Le mкme mйdium, numйriquement unique, qui est connu par l’ange supйrieur, est connu par l’infйrieur ; mais la connaissance qu’en a l’ange supйrieur est autre que celle de l’ange infйrieur : et ainsi, la lumiиre est en quelque sorte identique, et en quelque sorte diffйrente. Et de ce qu’elle est diffйrente il ne s’ensuit pas qu’elle soit crййe par l’ange supйrieur : car les rйalitйs non subsistantes par elles-mкmes ne deviennent pas а proprement parler, de mкme qu’elles ne sont pas par soi ; ainsi, ce n’est pas la couleur qui devient, mais le colorй, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique. Ce n’est donc pas la lumiиre mкme de l’ange qui devient, mais c’est l’objet йclairй lui-mкme qui, de potentiellement йclairй, devient actuellement йclairй.

 

De mкme que dans l’illumination corporelle aucune forme n’est фtйe, mais seulement la privation de lumiиre que sont les tйnиbres, de mкme aussi dans l’illumination spirituelle : il n’est donc pas nйcessaire qu’il y ait lа une corruption, mais seulement l’enlиvement d’une nйgation.

 

Cette lumiиre de l’ange par laquelle on le dit йclairй, n’est pas la perfection essentielle de l’ange lui-mкme, mais une perfection seconde qui se ramиne а un genre accidentel : et il ne s’ensuit pas que l’accident s’йtende au-delа du sujet, car la connaissance par laquelle l’ange supйrieur est йclairй n’est pas numйriquement identique dans l’ange infйrieur ; mais elle l’est en espиce et en nature, en tant qu’elle appartient au mкme, comme aussi une lumiиre identique en espиce, non numйriquement, est dans l’air йclairй et le soleil йclairant.

 

Une chose qui йtait auparavant intelligible en puissance devient, par la lumiиre, intelligible actuellement ; mais cela est possible de deux faзons. D’abord en sorte que ce qui est en soi intelligible en puissance devienne intelligible actuellement, comme cela se produit parmi nous. Et dans ce cas, l’intelligence angйlique n’a pas besoin de lumiиre, puisqu’elle n’abstrait pas l’espиce des phantasmes. Ensuite de telle sorte que ce qui est intelligible en puissance pour quelque кtre intelligent devienne pour lui intelligible actuellement, comme les substances supйrieures deviennent pour nous intelligibles en acte grвce aux mйdiums par lesquels nous arrivons а les connaоtre. Et de cette faзon l’intelligence de l’ange a besoin de lumiиre pour кtre guidйe vers la connaissance actuelle des choses qu’elle est en puissance de connaоtre.

 

L’illumination par laquelle un ange en йclaire un autre ne concerne pas les choses qui appartiennent а la connaissance naturelle des anges, car tous ont ainsi dиs le dйbut de leur crйation une connaissance naturelle parfaite ; а moins peut-кtre que nous posions que les anges supйrieurs sont la cause des infйrieurs, ce qui est contre la foi. Mais cette connaissance concerne les choses qui sont rйvйlйes aux anges et dйpassent leur connaissance naturelle ; comme les mystиres divins ayant trait а l’Йglise supйrieure ou infйrieure. Voilа pourquoi Denys pose une action hiйrarchique. Et bien que tous voient le Verbe, il ne s’ensuit pas que tout ce que les anges supйrieurs voient dans le Verbe, les infйrieurs le voient aussi.

 

10° Lorsqu’un ange est йclairй par un autre, de nouvelles espиces ne lui sont pas infusйes, mais, а partir des mкmes espиces qu’il avait auparavant, son intelligence renforcйe par la lumiиre supйrieure devient, de la faзon dйjа mentionnйe, apte а connaоtre plus de choses : comme notre intelligence renforcйe par la lumiиre divine ou angйlique peut, а partir des mкmes phantasmes, parvenir а la connaissance de plus de choses qu’elle ne le pourrait par elle-mкme.

 

11° Bien qu’il n’y ait dans les anges aucune obscuritй source d’erreur, il y a cependant en eux la nescience de certaines choses qui dйpassent leur connaissance naturelle ; et c’est pourquoi ils ont besoin d’кtre йclairйs.

 

12° Aucune rйalitй, si matйrielle soit-elle, ne reзoit quelque chose par ce qui en elle est formel, mais seulement par ce qui en elle est matйriel ; ainsi, notre вme ne reзoit pas l’illumination quant а son intellect agent, mais quant а son intellect possible — comme aussi les rйalitйs corporelles ne reзoivent pas d’impression du cфtй de la forme, mais du cфtй de la matiиre — et cependant, notre intellect possible est plus simple qu’une forme matйrielle. Ainsi йgalement, l’intelligence de l’ange est йclairйe quant а ce qu’elle a de potentialitй, bien qu’elle soit elle-mкme plus noble que notre intellect agent, qui n’est pas йclairй.

 

13° Cette citation doit кtre entendue des choses qui appartiennent а la connaissance de la bйatitude, pour lesquelles tous les anges sont immйdiatement йclairйs par Dieu.

 

14° Cette illumination dont nous parlons se fait par la lumiиre de la grвce qui perfectionne la lumiиre de la nature. Et il ne s’ensuit pas que l’homme dans l’йtat de voie puisse йclairer l’ange : en effet, il n’a pas une grвce plus grande en acte, mais seulement virtuellement ; car il a la grвce par laquelle il peut mйriter un йtat plus parfait ; comme aussi le poulain qui vient de naоtre est virtuellement plus grand que l’вne, mais moins grand en quantitй actuelle.

 

15° Lorsque l’on dit que l’illumination est une assomption de science divine, la science est appelйe divine parce qu’elle tire son origine de l’illumination divine.

 

16° Les formes innйes suffisent pour connaоtre toutes les choses qui sont connues de l’ange par la connaissance naturelle ; mais pour celles qui sont au-dessus de la connaissance naturelle, ils ont besoin d’une lumiиre plus haute.

 

17° Parmi les anges d’espиces diffйrentes, il n’est pas nйcessaire qu’il y ait une lumiиre intelligible qui diffиre par l’espиce ; de mкme aussi, dans les corps diffйrant par l’espиce, la couleur est spйcifiquement identique. Et cela est surtout vrai de la lumiиre de la grвce, qui est aussi spйcifiquement la mкme parmi les hommes et parmi les anges.

 

18° La lumiиre de l’intellect agent suffit en nous pour les choses qui appartiennent а la connaissance naturelle ; mais pour les autres choses, une lumiиre plus haute est requise, comme celle de la foi ou de la prophйtie.

Article 2 : Un ange infйrieur est-il toujours йclairй par un supйrieur, ou parfois immйdiatement par Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit immйdiatement par Dieu.

 

L’ange infйrieur est en puissance а la grвce par sa volontй et а l’illumination par son intelligence. Or il reзoit de Dieu autant de grвce qu’il en est capable. Il reзoit donc de Dieu autant d’illumination qu’il en est capable ; et ainsi, il est йclairй immйdiatement par Dieu, non par un ange intermйdiaire.

 

De mкme que les supйrieurs sont des mйdiums entre Dieu et les anges infйrieurs, de mкme les infйrieurs sont des mйdiums entre les anges supйrieurs et nous. Or les anges supйrieurs nous йclairent parfois immйdiatement, comme le sйraphin йclaira Isaпe, cela est montrй en Is. 6, 6. Donc parfois aussi, les anges infйrieurs sont йclairйs immйdiatement par Dieu.

 

De mкme qu’il y a un certain ordre dйterminй parmi les substances spirituelles, de mкme aussi parmi les substances corporelles. Or la puissance divine opиre parfois dans les rйalitйs corporelles en laissant de cфtй les causes intermйdiaires ; par exemple, lorsqu’elle ressuscite un mort sans la coopйration du corps cйleste. Donc parfois aussi, elle йclaire les anges infйrieurs sans le ministиre des supйrieurs.

 

« Tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi. » Si donc l’ange supйrieur peut йclairer l’ange infйrieur, а bien plus forte raison Dieu peut-il l’йclairer immйdiatement ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que les illuminations divines soient toujours apportйes aux infйrieurs par les supйrieurs.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit que c’est une loi immuablement йtablie par la divinitй, que les кtres infйrieurs soient ramenйs vers Dieu par le moyen des supйrieurs. Les infйrieurs ne sont donc jamais йclairйs immйdiatement par Dieu.

 

De mкme que les anges sont par nature supйrieurs aux corps, de mкme les anges supйrieurs dйpassent les infйrieurs. Or rien n’est fait par Dieu dans les rйalitйs corporelles sans le ministиre des anges, pour ce qui concerne leur gouvernement ; cela est clairement montrй par saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй. Dieu ne fait donc rien non plus parmi les anges infйrieurs sinon par l’intermйdiaire des supйrieurs.

 

Les corps infйrieurs ne sont mus par les corps supйrieurs que grвce а des intermйdiaires ; ainsi la terre est-elle mue par le ciel au moyen de l’air. Or un ordre semblable rиgne parmi les corps et les esprits. Donc l’esprit suprкme, lui aussi, n’йclaire les infйrieurs que par des intermйdiaires.

 

 

Rйponse :

 

C’est un effet de la bontй de Dieu qu’il communique de sa perfection aux crйatures suivant leur mesure ; et c’est pourquoi il leur communique de sa bontй non seulement de faзon qu’elles soient en elles-mкmes des choses bonnes et parfaites, mais aussi de faзon qu’elles donnent а d’autres la perfection, en coopйrant а Dieu d’une certaine faзon. Et telle est la plus noble faзon d’imiter Dieu ; voilа pourquoi Denys dit au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « se rendre les coopйrateurs de Dieu est plus sublime que tout » ; et de lа vient cet ordre qui rиgne parmi les anges, suivant lequel certains en йclairent d’autres.

 

Mais les avis sont diversement partagйs sur cet ordre. Certains en effet, estiment que cet ordre est si fermement йtabli que rien ne survient jamais en dehors de lui, mais qu’il est conservй toujours et en tout. D’autres, par contre, pensent que cet ordre est йtabli de telle sorte que, selon cet ordre, il se produit frйquemment, mais parfois par des causes nйcessaires, qu’il soit mis de cфtй ; de mкme aussi le cours de la nature est parfois changй par la providence divine lorsque surgit quelque nouvelle cause, comme cela est clair dans le cas des miracles. Mais la premiиre opinion semble plus raisonnable, pour trois motifs. D’abord, puisqu’il appartient а la dignitй des anges supйrieurs que les infйrieurs soient йclairйs par eux, ce serait une dйrogation а leur dignitй s’ils йtaient quelquefois йclairйs en dehors d’eux. Ensuite, plus des choses sont proches de Dieu, qui est souverainement immuable, plus elles doivent кtre immuables ; c’est pourquoi les corps infйrieurs, qui sont trиs йloignйs de Dieu, dйvient parfois du cours naturel, tandis que les corps cйlestes gardent toujours le mouvement naturel. Il ne semble donc pas raisonnable que l’ordre des esprits cйlestes, qui sont trиs proches de Dieu, soit parfois changй. Enfin, parmi les rйalitйs qui appartiennent а l’йtat de nature, il ne se fait de changement, par la puissance divine, que pour quelque chose de meilleur, c’est-а-dire pour quelque chose qui regarde la grвce ou la gloire. Or il n’est pas d’йtat plus йlevй que l’йtat de gloire, en lequel on repиre les ordres des anges. Il ne semble donc pas raisonnable que les choses qui regardent les ordres des anges soient quelquefois changйes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dieu donne aux anges aussi bien la grвce que l’illumination suivant leur capacitй, avec cependant cette diffйrence que la grвce, qui regarde la volontй, est donnйe immйdiatement а tous par Dieu, йtant donnй qu’il n’y a pas d’ordre parmi leurs volontйs pour que l’un puisse imprimer en l’autre ; tandis que l’illumination descend de Dieu vers les derniers par les premiers et les intermйdiaires.

 

Au treiziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, Denys rйsout le problиme de deux faзons. D’abord, en disant que cet ange qui fut envoyй pour purifier les lиvres du prophиte, bien qu’il fыt parmi les infйrieurs, fut cependant appelй йquivoquement « sйraphin » parce qu’il purifia en brыlant, au moyen du charbon en feu qu’il avait pris de l’autel avec des pinces ; en effet, « sйraphin » signifie ardent ou brыlant. Voici l’autre solution : il dit que cet ange d’un ordre infйrieur, qui purifia les lиvres du prophиte, ne voulait pas le ramener а lui-mкme, mais а Dieu et а l’ange supйrieur, car il agissait par leur puissance а tous les deux : c’est pourquoi il lui montra Dieu et l’ange supйrieur ; de mкme aussi, l’on dit que l’йvкque absout quelqu’un lorsque le prкtre absout par son autoritй. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que le sйraphin soit nommй йquivoquement, ni que le sйraphin ait йclairй le prophиte immйdiatement.

 

Le cours naturel est surpassй par quelque йtat plus noble, а cause duquel il est digne qu’il soit parfois changй ; mais rien n’est plus noble que l’йtat de gloire ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Ce n’est pas а cause de l’impuissance de Dieu ou des anges supйrieurs que les infйrieurs sont йclairйs par Dieu et les premiers anges au moyen d’intermйdiaires ; mais c’est pour que soient conservйes la dignitй et la perfection de tous ; et c’est le cas lorsque plusieurs coopиrent avec Dieu а la mкme chose.

Article 3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire un autre, le purifie-t-il ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La purification s’entend de l’impuretй. Or il n’y a pas d’impuretй dans les anges. L’un ne peut donc pas purifier l’autre.

 

[Le rйpondant] disait que cette purification ne s’entend pas du pйchй mais de l’ignorance ou de la nescience. En sens contraire : puisque cette ignorance ne peut, dans les anges bienheureux, provenir du pйchй, car aucun pйchй ne fut en eux, elle ne proviendra que de la nature. Or les choses qui sont naturelles ne sont pas enlevйes tant que la nature demeure. L’ange ne peut donc кtre purifiй de l’ignorance.

 

L’illumination chasse les tйnиbres. Or l’on ne peut concevoir dans les anges d’autres tйnиbres que celles de l’ignorance ou de la nescience. Si donc la nescience est фtйe par la purification, alors la purification et l’illumination seront identiques et ne doivent pas кtre distinguйes.

 

[Le rйpondant] disait que l’illumination regarde le terme d’arrivйe tandis que la purification regarde le terme de dйpart. En sens contraire : en aucun mйdium l’on ne doit trouver un troisiиme terme en plus du terme de dйpart et du terme d’arrivйe. Si donc ces deux actions hiйrarchiques que sont la purification et l’illumination se distinguent en fonction des termes de dйpart et d’arrivйe, on ne devra point poser une troisiиme action ; ce qui s’oppose а Denys, qui pose en troisiиme lieu le perfectionnement.

 

Aussi longtemps qu’une chose est en йtat de progression, elle n’est pas encore parfaite. Or la connaissance des anges croоt en quelque sorte jusqu’au jour du jugement, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 11. Donc maintenant, l’un ne peut perfectionner l’autre.

 

De mкme que l’illumination est la cause de la purification, de mкme elle est la cause du perfectionnement. Or la cause est antйrieure а l’effet. Donc, de mкme que l’illumination prйcиde le perfectionnement, de mкme elle prйcиde la purification, s’il s’agit d’une purification de la nescience.

 

 

En sens contraire :

 

Voici comment Denys distingue et ordonne de telles actions au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « L’ordre hiйrarchique est que les uns soient purifiйs et que les autres purifient ; que les uns soient йclairйs et que les autres йclairent ; que les uns soient perfectionnйs et que les autres perfectionnent. »

 

 

Rйponse :

 

Ces trois actions opйrйes parmi les anges ne concernent que la rйception de la connaissance ; aussi Denys dit-il au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que la purification, l’illumination et le perfectionnement sont une assomption de la science divine. Mais voici comment doit кtre envisagйe leur distinction.

 

En n’importe quelle gйnйration ou mutation, l’on doit trouver deux termes : le terme de dйpart et le terme d’arrivйe. Or l’un et l’autre se trouvent diffйremment en divers sujets. En certains, en effet, le terme de dйpart est quelque chose de contraire а la perfection а acquйrir ; comme la noirceur est contraire а la blancheur, qui est acquise par le blanchissement. Quelquefois, par contre, la perfection а acquйrir n’a pas directement de contraire, mais il y a dйjа dans le sujet des dispositions qui sont contraires aux dispositions qui ordonnent а l’introduction de la perfection, comme cela est clair pour l’animation du corps. Parfois enfin, rien n’est prйsupposй si ce n’est la privation ou la nйgation de la forme qui doit кtre introduite ; comme dans l’illumination de l’air les tйnиbres viennent avant, et sont йloignйes par la prйsence de la lumiиre. De mкme aussi le terme d’arrivйe est parfois unique, comme dans le blanchissement le terme d’arrivйe est la blancheur ; et parfois il y a deux termes d’arrivйe, dont l’un est ordonnй а l’autre, comme on le voit bien dans l’altйration des йlйments, dont un terme est une disposition qui est la nйcessitй, et l’autre la forme substantielle elle-mкme.

 

Donc, dans la rйception de la connaissance, la diversitй susmentionnйe se rencontre quant au terme de dйpart : car parfois, en celui qui reзoit la science, prйexiste une erreur contraire а l’acquisition de la science ; quelquefois, en revanche, des dispositions contraires, comme l’impuretй de l’вme, ou l’attachement immodйrй aux rйalitйs sensibles, ou quelque chose d’autre ; parfois enfin prйexiste seulement la privation ou la nйgation de la connaissance, comme lorsque nous progressons de jour en jour dans la connaissance ; et c’est seulement ainsi que l’on doit envisager le terme de dйpart dans les anges. Du cфtй du terme d’arrivйe, il doit se trouver deux termes dans la rйception de la connaissance. Le premier est ce par quoi l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre quelque chose ; que ce soit la forme intelligible, ou la lumiиre intelligible, ou un quelconque mйdium de connaissance. Le second terme est la connaissance elle-mкme qui en dйcoule, et qui est le dernier terme dans la rйception de la connaissance.

 

Ainsi donc, la purification s’opиre parmi les anges par un retrait de la nescience ; c’est pourquoi Denys dit au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « l’assomption de la science divine purifie de l’ignorance ». L’illumination, quant а elle correspond au premier terme d’arrivйe : c’est pourquoi il dit au mкme endroit que les anges sont йclairйs en tant qu’une chose leur est manifestйe « par une illumination plus haute ». Et le perfectionnement concerne le dernier terme lui-mкme : c’est pourquoi il dit qu’ils sont perfectionnйs « dans cette mкme lumiиre, par la science des plus magnifiques instructions ». De cette faзon, l’on comprend que l’illumination et la perfection diffиrent comme la dйtermination formelle de la vue par l’espиce du visible et la connaissance du visible lui-mкme.

 

Et c’est pourquoi Denys dit au cinquiиme chapitre la Hiйrarchie ecclйsiastique que l’ordre des diacres fut instituй pour purifier, celui des prкtres pour йclairer, celui des йvкques pour perfectionner ; car les diacres avaient une fonction concernant les catйchumиnes et les йnergumиnes, en qui se trouvent des dispositions contraires а l’illumination, dispositions qui sont enlevйes par leur ministиre ; la fonction des prкtres est de communiquer et de montrer au peuple les sacrements, qui sont comme des intermйdiaires par lesquels nous sommes conduits vers les rйalitйs divines ; la fonction des йvкques, quant а elle, йtait d’ouvrir au peuple les rйalitйs spirituelles, qui йtaient voilйes dans la signification des sacrements.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit Denys au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique, la purification, dans le cas des anges, ne doit s’entendre d’aucune impuretй, mais seulement de la nescience.

 

On dit de deux faзons qu’une nйgation ou un dйfaut provient de la nature. D’abord, comme s’il йtait dы а la nature d’avoir une telle nйgation, comme par exemple il est naturel а l’вne de ne pas avoir de raison ; et ce genre d’imperfection naturelle n’est jamais enlevй tant qu’une telle nature demeure. Ensuite, on dit qu’une nйgation provient de la nature parce qu’il n’est pas dы а la nature d’avoir une telle perfection, et particuliиrement quand les ressources de la nature ne suffisent pas pour acquйrir une telle perfection ; et une telle imperfection naturelle est enlevйe, comme cela est clair pour l’ignorance qu’ont les enfants, et pour le dйfaut de gloire qui nous est фtй par la collation de la gloire. Et de mкme aussi, la nescience est фtйe des anges.

 

L’illumination et la purification, dans l’acquisition de la science angйlique, sont entre eux comme la gйnйration et la corruption dans l’acquisition de la forme naturelle ; et celles-ci sont un par le sujet, mais diffиrent de raison.

 

La rйponse ressort de ce qui a йtй dit.

 

Le perfectionnement, dans le cas prйsent, n’est pas considйrй relativement а toute la connaissance angйlique, mais relativement а une seule connaissance, qui est perfectionnйe lorsqu’on est conduit а la connaissance de quelque rйalitй.

 

De mкme que la forme est en quelque faзon la cause de la matiиre en tant qu’elle lui donne actuellement l’existence, tandis que la matiиre est d’une autre faзon la cause de la forme en tant qu’elle sustente celle-ci, de mкme aussi les choses qui sont du cфtй de la forme sont en quelque sorte antйrieures а celles qui sont du cфtй de la matiиre, et d’une autre faзon c’est l’inverse. Et parce que la privation se tient du cфtй de la matiиre, le retrait de la privation est antйrieur naturellement а l’introduction de la forme, suivant l’ordre par lequel la matiиre est antйrieure а la forme, et que l’on appelle l’ordre de la gйnйration ; mais l’introduction de la forme est antйrieure suivant l’ordre par lequel la forme est antйrieure а la matiиre, et qui est l’ordre de la perfection. Et la mкme considйration vaut pour l’ordre de l’illumination et du perfectionnement.

Article 4 : Un ange parle-t-il а un autre ange ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Grйgoire, а propos de Job 28, 17 : « On ne lui йgalera ni l’or ni le verre », au dix-huitiиme livre des Moralia : « Alors chacun sera aussi visible а autrui qu’il est maintenant cachй а lui-mкme. » Or maintenant, il n’est pas nйcessaire que quelqu’un se parle pour qu’il connaisse ce qu’il conзoit. Donc, dans la patrie, il ne sera pas non plus nйcessaire que l’un parle а l’autre pour montrer ce qu’il conзoit ; parmi les anges, qui sont bienheureux, la parole n’est donc pas non plus nйcessaire.

 

Saint Grйgoire dit au mкme endroit : « Lorsqu’on regarde le visage de chacun, l’on pйnиtre en mкme temps sa conscience. » Lа, par consйquent, la parole n’est point requise pour que l’un sache ce que l’autre a conзu.

 

Maxime, dans son Commentaire sur la Hiйrarchie ecclйsiastique, au chapitre 2, s’exprime ainsi en parlant des anges : « йtablis dans l’incorporйitй, s’approchant l’un de l’autre puis se retirant, contemplant les intelligences les uns des autres plus expressйment que tout discours, communicant les uns avec les autres par le silence de la parole. » Or le silence s’oppose а la parole. Les anges connaissent donc mutuellement leurs intelligences sans parole.

 

Toute parole se fait par quelque signe. Or il n’y a de signe que dans les rйalitйs sensibles, car « le signe est ce qui, en plus de l’espиce qu’il introduit dans les sens, fait venir autre chose dans la connaissance », comme il est dit au quatriиme livre des Sentences, dist. 1. Puis donc que les anges ne reзoivent pas la science des realitйs sensibles, il ne recevront pas la connaissance par des signes ; ni, par consйquent, par la parole.

 

Le signe semble кtre ce qui est plus connu quant а nous, mais moins connu par nature ; et c’est pourquoi le Commentateur distingue, au dйbut du livre de la Physique, la dйmonstration du signe et la dйmonstration simple, qui est la dйmonstration pour telle raison. Or l’ange ne reзoit pas la connaissance par les choses qui sont postйrieures dans la nature. Ni donc par un signe ; ni, par consйquent, par la parole.

 

Dans toute parole, il est nйcessaire qu’il y ait quelque chose pour exciter l’auditeur а prкter attention aux mots de celui qui parle, et cette chose est parmi nous la voix mкme de celui qui parle. Or cela ne peut кtre posй en l’ange. Ni donc la parole.

 

 Comme dit Platon, le discours nous a йtй donnй pour que nous connaissions les indications de la volontй. Or un ange connaоt les indications de la volontй d’un autre ange par lui-mкme, car elles sont spirituelles ; et l’ange connaоt toutes les choses spirituelles par la mкme connaissance. Puis donc que l’ange connaоt par lui-mкme la nature spirituelle de l’autre ange, il connaоtra par lui-mкme la volontй de celui-ci ; et ainsi, il n’a besoin d’aucune parole.

 

Les formes de l’intelligence angйlique sont ordonnйes а la connaissance des rйalitйs, comme les raisons des rйalitйs en Dieu sont ordonnйes а leur production, puisqu’elles leur sont semblables. Or la rйalitй, avec tout ce qui est en elle, soit au-dedans soit au-dehors, est produite au moyen des raisons idйales. Donc l’ange aussi, par la forme de son intelligence, connaоt l’ange et tout ce qui est intйrieur а l’ange ; et ainsi, il connaоt ce que celui-ci conзoit ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Il y a en nous deux paroles : l’intйrieure et l’extйrieure. Or on ne pose point l’extйrieure dans les anges, sinon il serait nйcessaire qu’ils forment des expressions vocales lorsque l’un parle а l’autre ; et la parole intйrieure n’est que la pensйe, comme cela est clairement montrй par Anselme et saint Augustin. On ne peut donc poser de parole dans les anges en plus de la pensйe.

 

10° Avicenne dit que la cause de la parole est, parmi nous, la multitude des dйsirs, qui provient de nombreux manques, on le voit bien, car le dйsir porte sur une rйalitй que l’on n’a pas, comme dit saint Augustin. Puis donc que l’on ne doit pas poser dans les anges une multitude de manques, on ne devra pas poser en eux la parole.

 

11° Un ange ne peut connaоtre la pensйe de l’autre par l’essence de la pensйe elle-mкme, puisqu’elle n’est pas prйsente а son intelligence par son essence. Il est donc nйcessaire qu’il la connaisse par quelque espиce. Or l’ange suffit par lui-mкme а connaоtre tout ce qui existe naturellement dans un autre ange par des espиces innйes. Donc, pour la mкme raison, il connaоtra par ces espиces tout ce qui se fait par volontй en l’autre ange. Et ainsi, il ne semble pas qu’il faille poser la parole parmi les anges pour que la conception de l’un vienne а la connaissance de l’autre.

 

12° Les mouvements et les signes ne sont pas faits pour l’ouпe mais pour la vue ; mais la parole est faite pour l’ouпe. Or les anges s’indiquent mutuellement leurs conceptions par des mouvements et des signes, comme il est dit dans la Glose, sur ce passage de 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. » L’ange ne communique donc pas par la parole.

 

13° La parole est un certain mouvement de la puissance cognitive. Or le mouvement de la cognitive a pour terme l’вme, et non ce qui est а l’extйrieur. Un ange ne s’ordonne donc pas а un autre ange par la parole afin de lui montrer ce qu’il conзoit.

 

14° Dans toute parole, il est nйcessaire que quelque chose d’inconnu soit manifestй par le connu, comme nous manifestons nos conceptions par des sons sensibles. Or cela ne peut кtre posй parmi les anges, car la nature de l’ange, qui est connue naturellement par l’autre ange, est sans figure, comme dit Denys ; et ainsi, rien ne peut advenir en elle par quoi serait montrй ce qui en elle est inconnu. La parole ne peut donc exister parmi les anges.

 

15° Les anges sont des lumiиres spirituelles. Or la lumiиre, par le fait mкme qu’elle est vue, se manifeste totalement. Donc, par le fait mкme que l’ange est vu, tout ce qui est en lui est totalement connu ; et ainsi, la parole n’a pas lieu d’кtre parmi eux.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, etc. » Or la langue serait inutile s’il n’y avait la parole. Donc les anges parlent.

 

Ce que peut la puissance infйrieure, la supйrieure le peut aussi, suivant Boиce. Or l’homme peut rйvйler а un autre homme ce qu’il a conзu. Donc, de mкme aussi, l’ange le peut. Or cela revient а ce qu’il parle. La parole existe donc parmi eux.

 

Saint Jean Damascиne dit que « les anges en prononзant un discours sans voix se transmettent mutuellement tant leurs pensйes que leurs dйcisions ». Or le discours ne se fait que par la parole. La parole existe donc parmi les anges.

 

Rйponse :

 

Il est nйcessaire de poser parmi les anges une sorte de parole. En effet, puisque l’ange ne connaоt pas les secrets du cњur de faзon spйciale et directe, comme on l’a йtabli dans la question prйcйdente sur la connaissance des anges, il est nйcessaire que l’un manifeste а l’autre ce qu’il a conзu ; et c’est cela, la parole des anges. Chez nous, en effet, on appelle parole la manifestation mкme du verbe intйrieur que nous concevons en esprit.

 

Mais comment les anges manifestent aux autres leurs conceptions, il faut l’envisager а partir de la ressemblance des rйalitйs naturelles, йtant donnй que les formes naturelles sont comme les images des immatйrielles, comme dit Boиce. Or nous trouvons trois faзons pour une forme d’exister dans la matiиre. D’abord imparfaitement, c’est-а-dire de faзon intermйdiaire entre la puissance et l’acte, comme les formes qui sont en devenir. Ensuite, en acte parfait, de cette perfection, dis-je, par laquelle ce qui a une forme est perfectionnй en soi-mкme. Enfin, en acte parfait, en tant que ce qui a une forme peut aussi communiquer а autre chose la perfection ; car il est telle chose lumineuse en soi, qui ne peut йclairer les autres.

 

De mкme aussi, la forme intelligible existe de trois faзons dans l’intelligence : d’abord comme moyennement entre la puissance et l’acte, c’est-а-dire quand elle est comme en habitus ; ensuite, comme en acte parfait quant au sujet intelligent lui-mкme, et c’est le cas lorsque le sujet pense en acte suivant la forme qu’il a en lui ; enfin, relativement а l’autre : et le passage d’une faзon а l’autre se fait, comme de la puissance а l’acte, par la volontй.

 

En effet, la volontй mкme de l’ange fait qu’il se tourne actuellement vers les formes qu’il avait en habitus ; et semblablement, la volontй de l’ange fait que l’intelligence de l’ange devienne encore plus parfaitement en acte de la forme existant en lui : en sorte qu’il est perfectionnй par une telle forme non seulement en lui-mкme, mais relativement а un autre. Et quand il en est ainsi, l’autre ange perзoit sa connaissance ; et c’est en ce sens que l’on dit qu’il parle а un autre ange.

 

Et il en serait de mкme parmi nous si notre intelligence pouvait se porter immйdiatement vers les intelligibles ; mais parce que notre intelligence reзoit naturellement а partir des rйalitйs sensibles, il est nйcessaire que certains signes sensibles soient adaptйs а l’expression des conceptions intйrieures, afin que les pensйes des cњurs nous soient manifestйes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La parole de saint Grйgoire peut s’entendre а la fois de la vision corporelle et de la spirituelle. Dans la patrie, en effet, une fois glorifiйs les corps des saints, l’un pourra voir de l’њil du corps l’intйrieur du corps de l’autre, qu’il ne peut pas mкme voir en soi maintenant ; car les corps glorieux seront pour ainsi dire traversables ; c’est pourquoi au mкme endroit saint Grйgoire les compare au verre. De mкme aussi, chacun verra de l’њil de l’esprit si un autre a la charitй, et la mesure de sa charitй, ce que l’on ne peut savoir maintenant а son propre sujet. Il n’est cependant pas nйcessaire que l’un connaisse en l’autre les pensйes actuelles dйpendantes de la volontй.

 

Il est dit que la conscience de l’autre est pйnйtrйe quant а l’habitus, et non quant aux pensйes actuelles.

 

Lа, le silence prive de la parole vocale telle qu’elle existe parmi nous, non de la spirituelle telle qu’elle existe parmi les anges.

 

On ne peut appeler signe, а proprement parler, qu’une chose de laquelle on passe а la connaissance d’autre chose comme discursivement ; et en ce sens, il n’y a pas de signe parmi les anges, puisque leur science n’est pas discursive, comme on l’a йtabli dans la question prйcйdente. Et si parmi nous les signes sont sensibles, c’est parce que notre connaissance, qui est discursive, naоt des rйalitйs sensibles. Mais nous pouvons communйment appeler signe n’importe quel objet connu en lequel quelque autre chose est connue ; et pour cette raison, la forme intelligible peut кtre appelйe signe de la rйalitй qui est connue par son intermйdiaire. Et de la sorte, les anges connaissent les rйalitйs par des signes ; et ainsi, un ange parle а l’autre par un signe, c’est-а-dire par une espиce en acte de laquelle son intelligence est parfaitement effectuйe, relativement а l’autre.

 

Bien que dans les rйalitйs naturelles, dont les effets nous sont plus connus que les causes, le signe soit ce qui est postйrieur en nature, cependant il n’est pas dans la dйfinition du signe au sens propre qu’il soit antйrieur ou postйrieur en nature, mais seulement qu’il nous soit dйjа connu ; c’est pourquoi tantфt nous prenons les effets comme les signes des causes, comme le pouls est le signe de la santй, et tantфt les causes comme les signes des effets, comme les dispositions des corps cйlestes sont les signes des orages et des pluies.

 

Les anges se tournent vers d’autres anges lorsqu’ils se mettent en acte de certaines formes en relation а eux, et par lа mкme ils les excitent en quelque sorte а leur prкter attention.

 

 C’est par le mкme genre de connaissance que l’ange connaоt toutes les rйalitйs spirituelles, c’est-а-dire intellectuellement ; mais connaоtre par soi ou par autre chose ne regarde pas l’espиce de connaissance, mais plutфt le mode de rйception de la connaissance. Il n’est donc pas nйcessaire, si un ange connaоt la nature de l’autre par lui-mкme, qu’il connaisse aussi la parole de l’autre par lui-mкme : car la pensйe de l’ange n’est pas aussi connaissable pour un autre ange que sa nature.

 

Cet argument serait probant si les formes de l’intelligence angйlique йtaient aussi efficaces pour connaоtre que le sont les raisons des rйalitйs en Dieu pour produire ; mais cela n’est pas vrai, puisqu’il n’y a aucune йgalitй entre la crйature et le Crйateur.

 

 Bien qu’il n’y ait point parmi les anges de parole extйrieure comme chez nous, c’est-а-dire par des signes sensibles, il y en a cependant d’une autre faзon : c’est l’ordination mкme de la pensйe а l’autre que l’on appelle parole extйrieure parmi les anges.

 

10° Il est dit que la multitude des dйsirs est la cause de la parole, parce que de la multitude des dйsirs s’ensuit la multitude des concepts, qui ne pourraient кtre exprimйs que par des signes extrкmement variйs. Mais les bкtes ont peu de concepts, qu’ils expriment en peu de signes naturels. Puis donc qu’il y a de nombreux concepts parmi les anges, la parole y est йgalement requise. Et la multitude des concepts ne requiert pas dans les anges d’autres dйsirs que celui de communiquer а l’autre ce que l’un a conзu en esprit, dйsir qui ne pose pas d’imperfection dans les anges.

 

11° Un ange connaоt la pensйe de l’autre par l’espиce innйe par laquelle il connaоt l’autre ange, car c’est par la mкme qu’il connaоt tout ce qu’il connaоt dans l’autre ange. Aussi, dиs que l’ange s’ordonne а l’autre ange par l’acte de quelque forme, cet ange connaоt sa pensйe ; et certes, cela dйpend de la volontй de l’ange. Mais le caractиre connaissable de la nature angйlique ne dйpend pas de la volontй de l’ange ; voilа pourquoi la parole n’est pas requise dans les anges pour connaоtre la nature, mais seulement pour connaоtre la pensйe.

 

12° Selon saint Augustin, la vue et l’ouпe diffиrent seulement а l’extйrieur, mais sont identiques а l’intйrieur, dans l’esprit ; car entendre et voir ne sont pas diffйrents dans l’esprit, mais seulement dans le sens extйrieur. Par consйquent, en l’ange, qui ne se sert que de l’esprit, il n’y a pas de diffйrence entre voir et entendre ; mais cependant, la parole se dit dans le cas anges а la ressemblance de celle qui a lieu parmi nous : en effet, c’est par l’audition que nous acquйrons des autres la science. Quant aux mouvements et aux signes, on peut les distinguer dans les anges de la faзon suivante : on appelle signe l’espиce elle-mкme, et mouvement l’ordination а l’autre. Et le pouvoir de faire cela est appelй langue.

 

13° La parole est un mouvement de la puissance cognitive, non qu’elle soit la connaissance elle-mкme, mais la manifestation de la connaissance ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’elle soit dirigйe vers autrui ; ainsi йgalement le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « la langue est faite pour signifier а autrui ».

 

14° L’essence de l’ange n’est pas figurable par une figure corporelle ; mais son intelligence est comme figurйe par une forme intelligible.

 

15° La lumiиre corporelle se manifeste elle-mкme par nйcessitй de nature ; c’est pourquoi elle se manifeste indiffйremment quant а tout ce qui est en elle. Mais dans le cas des anges, il y a la volontй, dont les conceptions ne peuvent кtre manifestes que suivant le commandement de la volontй ; voilа pourquoi la parole est nйcessaire.

Article 5 : Les anges infйrieurs parlent-ils aux supйrieurs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А propos de 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. », la Glose s’exprime ainsi : « C’est par les langues que les anges supйrieurs signifient aux infйrieurs ce que les premiers comprennent de la volontй de Dieu. » La parole, qui est l’acte de la langue, appartient donc aux seuls anges supйrieurs.

 

Celui qui parle, quel qu’il soit, fait quelque chose dans celui qui entend. Or les anges infйrieurs ne peuvent rien effectuer sur les supйrieurs, car les supйrieurs ne sont pas en puissance relativement aux infйrieurs, mais c’est plutфt l’inverse, puisque les supйrieurs ont davantage d’acte et moins de puissance. Les anges infйrieurs ne peuvent donc parler aux supйrieurs.

 

La parole ajoute а la pensйe l’infusion de la science. Or les anges infйrieurs ne peuvent infuser quoi que ce soit aux supйrieurs, car dans ce cas ils agiraient sur eux, ce qui est impossible. Ils ne leur parlent donc pas.

 

L’illumination n’est rien d’autre que la manifestation de quelque chose d’inconnu. Or la parole existe parmi les anges pour la manifestation de quelque chose d’inconnu. La parole est donc pour les anges une certaine illumination. Puis donc que les anges infйrieurs n’йclairent pas les supйrieurs, il semble que les infйrieurs ne parlent pas aux supйrieurs.

 

L’ange а qui s’adresse la parole connaоt en puissance ce qui est exprimй par la parole ; et par la parole, il est rendu actuellement connaissant. L’ange qui parle amиne donc de la puissance а l’acte celui а qui il parle. Or cela n’est pas possible aux anges infйrieurs а l’йgard des supйrieurs, car alors ils seraient plus nobles qu’eux. Les infйrieurs ne parlent donc pas aux supйrieurs.

 

Quiconque parle а un autre d’une chose que celui-ci ignore, l’enseigne. Si donc les anges infйrieurs parlent aux supйrieurs de leurs propres conceptions que ceux-ci ignorent, il semble qu’ils les enseignent ; et dans ce cas, ils les perfectionnent, puisque perfectionner, c’est enseigner, selon Denys ; et cela va contre l’ordre de la hiйrarchie, suivant lequel les infйrieurs sont perfectionnйs par les supйrieurs.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grйgoire dit au deuxiиme livre des Moralia que Dieu parle aux anges et que les anges parlent а Dieu. Donc, pour la mкme raison, les anges supйrieurs parlent aussi aux infйrieurs et vice versa.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de savoir comment l’illumination et la parole diffиrent parmi les anges ; et voici comment l’on peut envisager cela. Il y a deux raisons pour lesquelles une intelligence manque а connaоtre un objet connaissable. D’abord, а cause de l’absence de celui-ci ; ainsi, nous ne connaissons pas les actions des temps passйs ou d’autres lieux йloignйs, qui ne sont pas parvenues jusqu’а nous. Ensuite, а cause de l’imperfection de l’intelligence, qui n’est pas assez forte pour pouvoir atteindre les objets connaissables qui sont en elle : ainsi, l’intelligence a en elle toutes les conclusions dans les premiers principes connus naturellement, et cependant elle ne les connaоt que si elle est renforcйe par l’exercice ou l’enseignement. La parole est donc au sens propre ce qui conduit quelqu’un а la connaissance de l’inconnu, en lui rendant prйsente une chose qui sans cela йtait pour lui absente ; comme on le voit clairement parmi nous lorsque l’un rapporte а l’autre des choses que celui-ci n’a pas vues, et ainsi les lui rend en quelque sorte prйsentes par le langage. Mais il y a illumination quand l’intelligence est renforcйe pour connaоtre quelque chose au-dessus de ce qu’elle connaissait, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cependant il faut savoir que la parole peut exister parmi les anges et parmi nous sans illumination ; car il arrive parfois que des choses nous soient manifestйes par la parole, sans que l’intelligence en soit davantage renforcйe pour comprendre ; par exemple, lorsque des histoires me sont racontйes, ou quand un ange montre а un autre ce qu’il a conзu ; en effet, de telles choses peuvent indiffйremment кtre connues ou ignorйes par celui qui a une intelligence faible ou forte. Mais, tant parmi les anges que parmi nous, l’illumination s’accompagne toujours d’une parole. Car nous йclairons un autre en tant que nous lui transmettons quelque mйdium par lequel son intelligence est renforcйe pour connaоtre quelque chose ; et cela se fait par la parole. De mкme aussi, il est nйcessaire que cela se fasse dans les anges par une parole. En effet, l’ange supйrieur a connaissance des rйalitйs par des formes plus universelles ; l’ange infйrieur n’est donc pas proportionnй а recevoir la connaissance de l’ange supйrieur, а moins que l’ange supйrieur ne divise et distingue en quelque sorte sa connaissance, en concevant en soi ce sur quoi il veut йclairer, de telle faзon que cela soit comprйhensible pour l’ange infйrieur, et en manifestant ainsi sa conception а l’autre ange quand il l’йclaire ; et c’est pourquoi Denys dit au quinziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Chaque essence intellectuelle, par une sage providence, dйcompose la notion simple qu’elle a reзue d’une essence plus divine, et la multiplie pour йlever l’essence infйrieure. » Et il en est de mкme du maоtre, qui voit que le disciple ne peut saisir les choses que lui-mкme connaоt, а la faзon dont il connaоt ; et c’est pourquoi il s’applique а distinguer et а multiplier par des exemples, pour qu’ainsi le disciple puisse comprendre.

 

Il faut donc rйpondre que cette parole qui accompagne l’illumination est employйe seulement par les supйrieurs а l’adresse des infйrieurs ; mais quant а l’autre parole, elle est dite indiffйremment par les supйrieurs aux infйrieurs et

vice versa.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette glose concerne la parole qui accompagne l’illumination.

 

L’ange qui parle ne fait rien dans l’ange а qui il parle ; mais quelque chose se fait dans l’ange mкme qui parle, et dиs lors il est connu de l’autre, de la faзon dйjа indiquйe ; et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire que celui qui parle infuse quelque chose а celui а qui il parle.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

La rйponse ressort de ce qui a йtй dit.

 

L’ange а qui l’on parle devient actuellement connaissant, de potentiellement connaissant qu’il йtait : non qu’il soit lui-mкme amenй de la puissance а l’acte, mais parce que l’ange qui parle s’amиne lui-mкme de la puissance а l’acte, lorsqu’il se met en acte parfait de quelque forme relativement а l’autre ange.

 

L’enseignement porte proprement sur les choses par lesquelles l’intelligence est perfectionnйe. Mais qu’un ange connaisse la pensйe de l’autre n’appartient pas а la perfection de son intelligence ; de mкme qu’il n’appartient pas а la perfection de mon intelligence que je connaisse des rйalitйs absentes qui ne me concernent pas.

Article 6 : Une distance locale dйterminйe est-elle requise pour qu’un ange parle а un autre ange ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Partout oщ sont requis une approche et un йloignement, une distance dйterminйe est nйcessaire. Or les anges « qui s’approchent l’un de l’autre puis se retirent, contemplent les intelligences les uns des autres », comme dit Maxime а propos du deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Donc, etc.

 

Selon saint Jean Damascиne, l’ange est lа oщ il opиre. Si donc un ange parle а un autre ange, il est nйcessaire qu’il soit lа oщ se trouve celui а qui il parle, et ainsi une distance dйterminйe est requise.

 

Il est dit en Is. 6, 3 : « Ils se criaient l’un а l’autre. » Or la parole criйe n’a lieu d’кtre qu’en raison de la distance de celui а qui nous parlons. Il semble donc que la distance empкche la parole de l’ange.

 

Il est nйcessaire que la parole soit transportйe de celui qui parle а celui qui entend ; or cela est impossible s’il y a une distance locale entre l’ange qui parle et celui qui entend, car la parole spirituelle n’est pas transportйe par un mйdium corporel. La distance locale empкche donc la parole de l’ange.

 

Si l’вme de saint Pierre йtait ici, elle connaоtrait ce qui se fait ici ; mais puisqu’elle est dans le ciel, elle ne le connaоt pas ; c’est pourquoi а propos de Is. 63, 16 : « Abraham ne nous connaоt point », la Glose de saint Augustin dit : « Les morts, mкmes saints, ne savent pas ce que font les vivants, mкme leurs fils. » La distance locale empкche donc la connaissance de l’вme bienheureuse ; et pour la mкme raison celle de l’ange, et aussi sa parole.

 

 

En sens contraire :

 

La plus grande distance existe entre le paradis et l’enfer. Or ceux-ci se regardent mutuellement, surtout avant le jour du Jugement, comme cela est clairement montrй en Lc 16, 23 а propos de Lazare et du riche. Aucune distance locale n’empкche donc la connaissance de l’вme sйparйe, ni de mкme celle de l’ange ; ni sa parole, pour la mкme raison.

 

 

Rйponse :

 

L’action dйpend du mode de l’agent ; voilа pourquoi les choses qui sont corporelles et locales agissent de faзon corporelle et locale, tandis que celles qui sont spirituelles n’agissent que spirituellement. Puis donc que l’ange, en tant qu’il est intelligent, n’est nullement local, l’action de son intelligence n’a aucunement de proportion au lieu. Et donc, puisque la parole est l’opйration de l’intelligence elle-mкme, la proximitй ou la distance du lieu ne la concerne en rien ; de sorte que l’ange perзoit la parole de l’ange indiffйremment d’un lieu proche ou lointain, au sens oщ nous disons que les anges sont dans un lieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette approche et cet йloignement ne doivent pas кtre entendus au sens d’un lieu, mais au sens d’une conversion de l’un а l’autre.

 

Lorsqu’il est dit que l’ange est lа oщ il opиre, il faut comprendre cela de l’opйration par laquelle il agit sur un corps ; et cette opйration locale est du cфtй de ce qui est son terme. Mais la parole de l’ange n’est pas une telle opйration ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le cri que les sйraphins, est-il dit, ont poussй, dйsigne la grandeur des choses qu’ils profйraient, c’est-а-dire l’unitй de l’essence et la trinitй des Personnes, disant : « Saint, saint, etc. »

 

L’ange а qui la parole est adressйe, comme on l’a dit, ne reзoit rien de celui qui parle ; mais par l’espиce qu’il a en lui, il connaоt а la fois l’autre ange et sa parole. Il n’est donc pas nйcessaire de poser un mйdium par lequel une chose serait transportйe de l’un vers l’autre.

 

Saint Augustin parle de la connaissance naturelle des вmes, par laquelle mкme les saints ne peuvent savoir ce qui se fait ici-bas ; mais ils le connaissent par la puissance de la gloire, comme le dit expressйment saint Grйgoire au livre des Moralia, en exposant ce verset : « Que ses enfants soient honorйs, il n’en sait rien ; qu’ils soient dans l’abaissement, il l’ignore » (Job 14, 21). Mais les anges ont une connaissance naturelle plus йlevйe que celle de l’вme ; il n’en va donc pas de mкme pour l’ange et pour l’вme.

Article 7 : Un ange peut-il parler а un autre ange de telle faзon que les autres ne perзoivent pas sa parole ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien d’autre n’est requis pour la parole que l’espиce intelligible et la conversion а l’autre. Or cette espиce et cette conversion sont connues de la mкme faзon par tel ange et par tel autre. La parole d’un ange est donc perзue indiffйremment par tous les anges.

 

Un ange parle а tous les anges avec les mкmes mouvements. Si donc un ange connaоt la parole que lui adresse un autre, il connaоtra pour la mкme raison la parole que le mкme ange adresse aux autres.

 

Quiconque regarde un ange, perзoit son espиce, par laquelle il comprend et parle. Or les anges se regardent toujours les uns les autres. Un ange connaоt donc toujours la parole de l’autre, qu’il parle а lui ou а un autre.

 

Si un homme parle, il est entendu indiffйremment par tous ceux qui sont йgalement proches de lui, а moins qu’il n’y ait un dйfaut du cфtй de l’auditeur, par exemple s’il a une ouпe dйficiente. Or parfois un autre ange est plus prиs de l’ange qui parle que celui а qui il parle, suivant l’ordre de la nature ou mкme suivant le lieu. Il n’est donc pas entendu par celui-lа seul а qui il parle.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble aberrant de dire que nous pouvons faire quelque chose que les anges ne peuvent pas faire. Or l’homme peut faire connaоtre а un autre ce qu’il a conзu dans son cњur, de telle faзon que cela reste cachй а un troisiиme. L’ange peut donc lui aussi parler а un autre sans que cela soit perзu par un troisiиme.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, la pensйe d’un ange vient а la connaissance d’un autre а la faзon d’une parole spirituelle, par le fait mкme que l’ange se met en acte d’une espиce non seulement en lui-mкme, mais encore relativement а un autre ; et cela se fait par la propre volontй de l’ange qui parle. Or il n’est pas nйcessaire que les choses qui appartiennent а la volontй soient indiffйrentes а tous, mais elles dйpendent du mode fixй par la volontй ; voilа pourquoi la parole susdite ne sera pas indiffйrente а tous les anges, mais suivra ce que la volontй de l’ange qui parle aura dйterminй. Si donc l’ange, en son intelligence, est mis par sa propre volontй en acte d’une espиce relativement а un seul ange, sa parole sera perзue seulement par celui-ci ; mais si c’est relativement а plusieurs, elle sera perзue par plusieurs.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la parole, la conversion ou la direction n’est pas requise comme connue, mais comme faisant connaоtre. Donc, du fait mкme qu’un ange se tourne vers un autre, cette conversion fait connaоtre а celui-ci la pensйe de l’autre ange.

 

D’un point de vue gйnйral, il y a un seul mouvement par lequel un ange parle а tous ; mais d’un point de vue particulier, il y a autant de mouvements qu’il y a de conversions а diffйrents anges ; chacun connaоt donc suivant le mouvement opйrй vers lui.

 

Bien qu’un ange regarde l’autre, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il voie l’espиce en tant que moyen de sa pensйe actuelle, а moins que cet ange ne se tourne vers lui.

 

La parole humaine met en mouvement le sens de l’ouпe par une action qui procиde par nйcessitй de nature, puisque c’est par un йbranlement de l’air jusqu’а l’oreille ; mais il n’en va pas de mкme dans la parole de l’ange, comme on l’a dit aux articles 5 et 6 : tout dйpend de la volontй de l’ange qui parle.

Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de la Trinitй]

 

Introduction

 

Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinitй, est-il l’essence de l’вme ?

Article 2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ?

Article 3 : La mйmoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?

Article 4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs matйrielles ?

Article 5 : Notre esprit peut-il connaоtre les choses matйrielles singuliиrement ?

Article 6 : L’esprit humain reзoit-il une connaissance provenant des choses sensibles ?

Article 7 : L’image de la Trinitй est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses matйrielles ?

Article 8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par son essence ou par une espиce ?

Article 9 : Est-ce par leur essence que notre esprit connaоt les habitus existant dans l’вme ?

Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charitй ?

Article 11 : L’esprit dans l’йtat de voie peut-il voir Dieu dans son essence ?

Article 12 : L’existence de Dieu est-elle йvidente par soi pour l’esprit humain ?

Article 13 : La trinitй des Personnes peut-elle кtre connue par la raison naturelle ?

 

 

Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinitй, est-il l’essence de l’вme ou quelqu’une de ses puissances ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit l’essence mкme de l’вme.

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй que « mens et spiritus ne se disent pas relativement, mais dйsignent l’essence », qui n’est autre que l’essence de l’вme. L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.

 

Les divers genres de puissances de l’вme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appйtitif et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’вme : en effet, а la fin du premier livre sur l’Вme sont posйs les cinq genres les plus communs de puissances de l’вme, а savoir le vйgйtatif, le sensitif, l’appйtitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc que l’esprit inclut en soi l’intellectif et l’appйtitif — car saint Augustin pose l’intelligence et la volontй dans l’esprit —, il semble que l’esprit ne soit pas une puissance mais l’essence mкme de l’вme.

 

Saint Augustin dit au onziиme livre de la Citй de Dieu que nous sommes а l’image de Dieu en tant que « nous sommes, nous savons que nous sommes, et nous aimons l’un et l’autre » ; et au neuviиme livre sur la Trinitй, il dйsigne ainsi l’image de Dieu en nous : esprit, connaissance et amour. Puis donc que aimer est l’acte de l’amour, et connaоtre, l’acte de la connaissance, il semble qu’кtre soit l’acte de l’esprit. Or кtre est l’acte de l’essence. L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.

 

L’esprit se trouve en l’ange et en nous pour la mкme raison. Or l’essence mкme de l’ange est son esprit. C’est pourquoi Denys appelle frйquemment les anges « esprits intellectuels » ou « divins ». Notre esprit est donc aussi l’essence mкme de l’вme.

 

Saint Augustin dit au dixiиme livre sur la Trinitй que « la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont un seul esprit, une seule essence, une seule vie ». Donc, de mкme que la vie appartient а l’essence, de mкme aussi l’esprit.

 

Un accident ne peut pas кtre le principe d’une distinction substantielle. Or l’homme se distingue substantiellement des bкtes en ce qu’il a un esprit. L’esprit n’est donc pas un accident. Or la puissance de l’вme est une propriйtй de l’вme, suivant Avicenne, et ainsi, elle est du genre de l’accident. L’esprit n’est donc pas une puissance mais il est l’essence mкme de l’вme.

 

 Des actes spйcifiquement diffйrents n’йmanent pas d’une puissance unique. Or de l’esprit йmanent des actes spйcifiquement diffйrents, а savoir, se souvenir, penser et vouloir, comme le montre saint Augustin. L’esprit n’est donc pas une puissance de l’вme mais son essence mкme.

 

Une puissance n’est pas le sujet d’une autre puissance. Or l’esprit est le sujet de l’image qui consiste en trois puissances. L’esprit n’est donc pas une puissance mais l’essence mкme de l’вme.

 

 Aucune puissance n’inclut en soi plusieurs puissances. Or l’esprit inclut l’intelligence et la volontй. Il n’est donc pas une puissance mais l’essence.

 

 

En sens contraire :

 

L’вme n’a pas d’autres parties que ses puissances. Or l’esprit est une certaine partie supйrieure de l’вme, comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. L’esprit est donc une puissance de l’вme.

 

L’essence de l’вme est commune а toutes les puissances, car toutes s’enracinent en elle. Or l’esprit n’est pas commun а toutes les puissances, car une division l’oppose au sens. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme.

 

Dans l’essence de l’вme, il n’y a pas lieu d’admettre un plus haut et un plus bas. Or il y a dans l’esprit un plus haut et un plus bas : en effet, saint Augustin divise l’esprit en raison supйrieure et raison infйrieure. L’esprit est donc une puissance de l’вme, non l’essence.

 

L’essence de l’вme est principe de vie. Or l’esprit n’est pas principe de vie, mais de pensйe. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme mais une puissance de celle-ci.

 

Le sujet ne se prйdique pas de l’accident. Or l’esprit se prйdique de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, qui sont dans l’essence de l’вme comme en un sujet. L’esprit n’est donc pas l’essence de l’вme.

 

Selon saint Augustin au deuxiиme livre sur la Trinitй, l’вme n’est pas а l’image par tout elle-mкme, mais par quelque chose d’elle-mкme. Or elle est а l’image par l’esprit. Le nom d’esprit ne dйsigne donc pas toute l’вme mais quelque chose de l’вme.

 

Le nom de mens semble кtre pris de meminit [litt. il se souvient]. Or le nom de mйmoire dйsigne une puissance de l’вme. Mens dйsigne donc aussi une puissance de l’вme, et non l’essence.

 

 

Rйponse :

 

Le nom de mens est pris de mensurare [litt. mesurer]. Or les rйalitйs de chaque genre sont mesurйes par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre, comme on le voit clairement au dixiиme livre de la Mйtaphysique ; voilа pourquoi le nom de mens se dit de cette faзon, dans l’вme, tout comme le nom d’intelligence. En effet, seule l’intelligence reзoit une connaissance en provenance des rйalitйs en les mesurant pour ainsi dire а ses principes.

 

Or le nom d’intelligence, puisqu’il se dit relativement а un acte, dйsigne une puissance de l’вme ; en effet, la vertu ou la puissance est intermйdiaire entre l’essence et l’opйration, comme le montre Denys au onziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Mais parce que les essences des rйalitйs nous sont inconnues tandis que leurs puissances se manifestent а nous par des actes, nous employons souvent les noms des vertus ou des puissances pour signifier les essences. Et parce que rien ne devient connu que par ce qui lui est propre, il est nйcessaire, lorsqu’une essence est dйsignйe par sa puissance, qu’elle le soit par une puissance qui lui est propre. Or il se trouve en gйnйral, dans les puissances, que ce qui peut le plus peut le moins, mais non l’inverse ; par exemple, « celui qui peut porter mille livres peut en porter cent », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilа pourquoi, si quelque rйalitй doit кtre dйsignйe par sa puissance, il est nйcessaire qu’elle le soit par le dernier degrй de sa puissance. Or l’вme qui est dans les plantes n’a que le plus bas degrй parmi les puissances de l’вme ; c’est pourquoi elle est nommйe d’aprиs cette puissance lorsqu’elle est appelйe nutritive ou vйgйtative. L’вme des bкtes, quant а elle, atteint un degrй plus йlevй, а savoir celui du sens ; c’est pourquoi cette вme est appelйe sensitive, ou mкme parfois « sens ». Mais l’вme humaine atteint le plus haut degrй parmi les puissances de l’вme, et elle est nommйe d’aprиs cela ; c’est pourquoi on l’appelle « intellective », et parfois aussi « intelligence », et de mкme « esprit », en tant qu’une telle puissance йmane d’elle naturellement, car elle lui est plus propre qu’aux autres вmes.

 

On voit donc clairement que le nom d’esprit dйsigne dans notre вme ce qu’il y a de plus haut dans sa puissance. Puis donc que l’image divine se trouve en nous dans ce qu’il y a en nous de plus йlevй, l’image n’appartiendra а l’essence de l’вme que par l’esprit, en tant que « esprit » dйsigne la plus haute puissance de l’вme. Et ainsi, en tant que l’image est dans l’esprit, « esprit » dйsigne la puissance de l’вme et non l’essence ; ou s’il dйsigne l’essence, ce n’est qu’en tant qu’une telle puissance йmane d’elle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit que mens signifie l’essence, non en tant que l’essence s’oppose а la puissance, mais en tant que l’essence absolue s’oppose а ce qui se dit relativement. Et ainsi, l’esprit s’oppose а la connaissance de soi, dans la mesure oщ l’esprit se rapporte а lui-mкme par la connaissance alors que l’esprit lui-mкme se dit de faзon absolue. Ou bien l’on peut dire que mens est pris par saint Augustin comme signifiant l’essence de l’вme en mкme temps qu’une telle puissance.

 

Les genres de puissances de l’вme se distinguent de deux faзons : d’abord du cфtй de l’objet, ensuite du cфtй du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au mкme. Si donc on les distingue du cфtй de l’objet, alors on trouve les cinq genres de puissances de l’вme йnumйrйs ci-dessus. Mais si on les distingue du cфtй du sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’вme, а savoir le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif. En effet, l’opйration de l’вme peut se rapporter а la matiиre de trois faзons. D’abord en sorte qu’elle s’exerce а la faзon d’une action matйrielle, et le principe de telles actions est la puissance nutritive, dont les actes sont exercйs par les qualitйs actives et passives, tout comme les autres actions matйrielles. Ensuite, en sorte que l’opйration de l’вme n’atteigne pas la matiиre elle-mкme mais seulement les circonstances de la matiиre, comme c’est le cas des actes de la puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espиce est reзue sans la matiиre, mais cependant avec les circonstances de la matiиre. Enfin, en sorte que l’opйration de l’вme dйpasse et la matiиre, et les circonstances de la matiиre ; et c’est le cas de la partie intellective de l’вme.

 

Donc, suivant ces diffйrentes partitions des puissances de l’вme, deux puissances de l’вme comparйes entre elles se trouvent ramenйes au mкme genre ou а des genres diffйrents. En effet, si l’appйtit sensitif et l’appйtit intellectuel, qui est la volontй, sont considйrйs en relation а l’objet, alors ils se ramиnent а un genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien. Mais si on les considиre quant au mode d’action, alors ils se ramиnent а des genres diffйrents, car l’appйtit infйrieur se ramиnera au genre sensitif, tandis que l’appйtit supйrieur se ramиnera au genre intellectif. En effet, de mкme que le sens apprйhende son objet sous des circonstances matйrielles, c’est-а-dire en tant qu’il est ici et maintenant, de mкme aussi l’appйtit sensitif se porte vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appйtit supйrieur tend vers son objet а la faзon dont l’intelligence l’apprйhende ; et ainsi, quant au mode d’action, la volontй se ramиne au genre intellectif. Or le mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent sera parfait, plus son action sera parfaite. Voilа pourquoi, si l’on considиre de telles puissances en tant qu’elles йmanent de l’essence de l’вme, qui est pour ainsi dire leur sujet, la volontй se trouve coordonnйe а l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appйtit infйrieur qui se divise en irascible et en concupiscible. Et c’est pourquoi l’esprit peut, sans кtre l’essence de l’вme, inclure la volontй et l’intelligence, en tant qu’il dйsigne un certain genre de puissances de l’вme, en sorte que toutes les puissances qui, dans leurs actes, sont entiиrement dйtachйes de la matiиre et des circonstances de la matiиre sont comprises comme йtant incluses dans l’esprit.

 

L’image de la Trinitй dans l’homme est dйsignйe de multiples faзons par saint Augustin et les autres saints ; et il n’est pas nйcessaire que l’une de ces dйsignations corresponde а l’autre ; par exemple, il est clair que saint Augustin dйsigne ainsi l’image de la Trinitй : esprit, connaissance et amour ; et plus loin : mйmoire, intelligence et volontй. Et bien que la volontй et l’amour se correspondent mutuellement, ainsi que la connaissance et l’intelligence, cependant il n’est pas nйcessaire que l’esprit corresponde а la mйmoire, puisque l’esprit contient toutes les trois choses que comporte l’autre dйsignation. De mкme, la dйsignation de saint Augustin signalйe par l’objection est encore diffйrente des deux prйcйdentes. Il n’est donc pas nйcessaire, si aimer correspond а l’amour, et connaоtre а la connaissance, que кtre corresponde а l’esprit comme son acte propre, en tant qu’il est esprit.

 

Les anges sont appelйs esprits, non que l’esprit mкme de l’ange ou son intelligence, en tant que ces noms dйsignent la puissance, soient son essence, mais parce qu’ils n’ont rien d’autre, parmi les puissances de l’вme, que ce qui est compris sous le nom d’esprit : aussi sont-ils totalement esprit. А notre вme, par contre, parce qu’elle est l’acte du corps, sont adjointes d’autres puissances qui ne sont pas comprises sous le nom d’esprit, а savoir les puissances sensitive et nutritive ; c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’вme est esprit comme on le dit de l’ange.

 

Vivre ajoute quelque chose а кtre, et penser а vivre. Or, pour que l’image de Dieu se trouve en quelque кtre, il est nйcessaire qu’il atteigne le dernier genre de perfection auquel la crйature peut tendre ; si donc il a seulement l’кtre, comme les pierres, ou l’кtre et le vivre, comme les plantes et les bкtes, la notion d’image n’est pas conservйe en eux ; mais il est nйcessaire, pour la parfaite notion d’image, que la crйature existe, vive et pense. En cela, en effet, elle se conforme trиs parfaitement dans son genre aux attributs essentiels. Or, dans la dйsignation de l’image, l’esprit tient la place de l’essence divine, tandis que les trois choses que sont la mйmoire, l’intelligence et la volontй tiennent la place des trois Personnes ; voilа pourquoi saint Augustin met au compte de l’esprit les choses qui sont requises pour l’image dans la crйature, lorsqu’il dit que « la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont une seule vie, un seul esprit, une seule essence ». Et cependant, il n’est pas nйcessaire que l’esprit et la vie se disent dans l’вme pour la mкme raison que l’essence, car en nous, кtre, vivre et penser ne sont pas la mкme chose, comme c’est le cas en Dieu ; cependant les trois choses ci-dessus sont appelйes une seule essence en tant qu’elles procиdent de l’unique essence de l’вme, une seule vie en tant qu’elles regardent un unique genre de vie, un seul esprit en tant que qu’elles sont comprises dans un seul esprit comme des parties dans un tout, comme la vue et l’ouпe sont comprises dans la partie sensitive de l’вme.

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique, parce que les diffйrences substantielles des rйalitйs nous sont inconnues, on emploie parfois а leur place dans les dйfinitions les diffйrences accidentelles, dans la mesure oщ les accidents eux-mкmes dйsignent ou font connaоtre l’essence, comme les effets propres font connaоtre la cause ; c’est pourquoi le sensible, en tant qu’il est la diffйrence constitutive de l’animal, n’est pas pris du nom de sens comme dйsignant une puissance, mais comme dйsignant l’essence mкme de l’вme, de laquelle dйcoule une telle puissance. Et il en est de mкme du rationnel, ou de la propriйtй « douй d’esprit ».

 

De mкme que la partie sensitive de l’вme n’est pas conзue comme йtant une certaine puissance en plus de toutes les puissances particuliиres qui sont comprises en elles, mais comme un certain tout potentiel comprenant toutes ces puissances comme des parties, de mкme aussi l’esprit n’est pas une certaine puissance en plus de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, mais il est un certain tout potentiel comprenant ces trois-lа ; comme nous voyons aussi que dans la puissance de construire une maison est comprise la puissance de tailler les pierres, d’йlever les murs, etc.

 

L’esprit ne se rapporte pas а l’intelligence et а la volontй comme leur sujet, mais plutфt comme un tout se rapporte а ses parties, pour autant que « esprit » dйsigne la puissance elle-mкme. Mais si l’on prend « esprit » pour dйsigner l’essence de l’вme en tant qu’une telle puissance йmane naturellement d’elle, alors il dйsignera le sujet des puissances.

 

Une puissance particuliиre unique ne comprend pas en elle-mкme plusieurs puissances ; mais rien n’empкche que plusieurs puissances soient comprises comme des parties dans une puissance gйnйrale, comme plusieurs parties organiques sont comprises dans une partie du corps, tels les doigts dans la main.

Article 2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, ce qui nous est commun avec les bкtes n’appartient pas а l’esprit. Or la mйmoire nous est commune avec les bкtes, comme le montre saint Augustin au dixiиme livre des Confessions. La mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

Le Philosophe dit au livre sur la Mйmoire et la Rйminiscence que la mйmoire n’appartient pas а l’intelligence mais а la facultй sensible premiиre. Puis donc que l’esprit est la mкme chose que l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que la mйmoire ne soit pas dans l’esprit.

 

L’intelligence et tout ce qui relиve de l’intelligence font abstraction de l’ici et du maintenant, tandis que la mйmoire n’en fait pas abstraction ; en effet, elle regarde un temps dйterminй, qui est le passй, car la mйmoire porte sur des choses passйes, comme dit Cicйron. La mйmoire n’appartient donc pas а l’esprit ou а l’intelligence.

 

Puisque dans la mйmoire sont conservйes des choses qui ne sont pas apprйhendйes actuellement, il est nйcessaire que, partout oщ l’on pose la mйmoire, apprйhender diffиre de retenir. Or ils ne diffиrent pas dans l’intelligence mais seulement dans le sens. En effet, s’ils peuvent diffйrer dans le sens, c’est parce que le sens use d’un organe corporel, et que tout ce qui est gardй dans le corps n’est pas apprйhendй. L’intelligence, par contre, n’use pas d’un organe corporel ; c’est pourquoi rien n’est retenu en elle sinon intelligiblement, et ainsi, il est nйcessaire que ce soit pensй actuellement. La mйmoire n’est donc pas dans l’intelligence ou dans l’esprit.

 

Avant que l’вme retienne en elle quelque chose, elle ne se remйmore pas. Or, avant de recevoir des sens, d’oщ toute notre connaissance est issue, des espиces qu’elle puisse retenir, elle est а l’image. Puis donc que l’esprit [litt. la mйmoire] est une partie de l’image, il ne semble pas que la mйmoire puisse кtre dans l’esprit.

 

L’esprit, en tant qu’il est а l’image de Dieu, se porte vers Dieu. Or la mйmoire ne se porte pas vers Dieu ; en effet, la mйmoire porte sur les choses qui sont concernйes par le temps, alors que Dieu est tout а fait au-dessus du temps. La mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

Si la mйmoire йtait une partie de l’esprit, les espиces intelligibles seraient conservйes dans l’esprit lui-mкme comme elles le sont dans l’esprit de l’ange. Or l’ange, en se tournant vers les espиces qu’il a en lui, peut penser. Donc notre esprit aussi, en se tournant vers les espиces retenues ; et ainsi, il pourrait penser sans se tourner vers des phantasmes, ce qui apparaоt manifestement faux. En effet, si quelqu’un a une science en habitus, si grande soit-elle, et que cependant l’organe de la puissance imaginative ou remйmorative est blessй, il ne peut passer а l’acte ; ce qui ne serait pas le cas si l’esprit pouvait penser en acte sans se tourner vers les puissances qui se servent d’organes. La mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « l’вme est le lieu des espиces, йtant entendu que ce n’est pas toute l’вme, mais l’вme intellectuelle ». Or il appartient au lieu de conserver ce qui est contenu en lui. Puis donc qu’il appartient а la mйmoire de conserver les espиces, il semble qu’elle soit dans l’intelligence.

 

Ce qui se rapporte indiffйremment а tout temps ne regarde pas un temps particulier. Or la mйmoire, mкme au sens propre, se rapporte indiffйremment а tout temps, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, et il le prouve par les paroles de Virgile, qui a employй au sens propre les noms de mйmoire et d’oubli. La mйmoire ne regarde donc pas un temps particulier, mais tous. Elle appartient donc а l’intelligence.

 

La mйmoire, prise au sens propre, porte sur des choses passйes. Or l’intelligence ne porte pas seulement sur des choses prйsentes mais aussi sur des choses passйes. En effet, l’intelligence forme une composition relative а n’importe quel temps lorsqu’elle pense que l’homme a existй, existera et existe, comme cela est clair au troisiиme livre sur l’Вme. La mйmoire, а proprement parler, peut donc appartenir а l’intelligence.

 

De mкme que la mйmoire porte sur des choses passйes, de mкme la providence porte sur des choses futures, suivant Cicйron. Or la providence, prise au sens propre, est dans la partie intellective. Donc la mйmoire aussi, pour la mкme raison.

 

 

Rйponse :

 

La mйmoire, dans le langage usuel, s’entend de la connaissance des choses passйes. Or il appartient au mкme de connaоtre le passй comme tel et le maintenant comme tel : les deux relиvent du sens. En effet, de mкme que l’intelligence ne connaоt pas le singulier en tant qu’il est ceci mais par une notion commune, par exemple en tant qu’il est homme, ou blanc, ou encore particulier, mais non en tant qu’il est cet homme ou ce particulier, de mкme aussi l’intelligence connaоt le prйsent et le passй non en tant qu’ils sont ce maintenant et ce passй. Puis donc que la mйmoire, dans son acception propre, regarde ce qui est passй par rapport а ce maintenant, il est assurй que la mйmoire, а proprement parler, n’est pas dans la partie intellective mais dans la sensitive seulement, comme le prouve le Philosophe.

 

Mais parce que l’intelligence pense non seulement l’intelligible mais aussi le fait qu’elle pense tel intelligible, le nom de mйmoire peut s’йtendre а la connaissance par laquelle, bien qu’on ne connaisse pas l’objet de la faзon susdite comme passй, cependant on connaоt un objet dont on a dйjа eu connaissance, dans la mesure oщ l’on sait avoir dйjа eu cette connaissance ; et ainsi, toute connaissance non nouvellement reзue peut кtre appelйe mйmoire. Mais cela se produit de deux faзons. D’abord, lorsque la considйration dйcoulant de la connaissance possйdйe n’est pas interrompue mais continue ; ensuite, lorsqu’elle est interrompue, et ainsi, elle est davantage passйe, aussi rйalise-t-elle plus proprement la notion de mйmoire ; de la sorte, on dit que nous avons la mйmoire de ce que nous connaissions dйjа habituellement et non en acte. Et dans ce cas, la mйmoire est dans la partie intellective de notre вme ; et saint Augustin semble prendre le nom de mйmoire en ce sens quand il la pose comme une partie de l’image, car il veut que tout ce qui est tenu habituellement dans l’esprit en sorte qu’il ne passe pas а l’acte appartienne а la mйmoire. Mais les divers auteurs ont des positions diffйrentes sur la faзon dont cela peut se produire.

 

En effet, Avicenne affirme au sixiиme livre De naturalibus que cela ne se produit pas (i. e. que l’вme dйtienne habituellement une connaissance d’une rйalitй qu’elle ne considиre pas actuellement) par une conservation actuelle des espиces dans la partie intellective, mais il veut que les espиces actuellement non considйrйes ne puissent кtre conservйes que dans la partie sensitive, soit par l’imagination, qui est le trйsor des formes reзues des sens, soit par la mйmoire, quant aux intentions particuliиres non reзues des sens. Dans l’intelligence, l’espиce ne demeure pas si elle n’est pas considйrйe actuellement, mais elle cesse d’кtre en elle aprиs la considйration ; donc, lorsqu’elle veut de nouveau considйrer quelque chose actuellement, il est nйcessaire que des espиces intelligibles dйcoulent de nouveau dans l’intellect possible depuis l’intelligence agente. Et cependant, il ne s’ensuit pas, selon lui, que chaque fois que quelqu’un doit de nouveau considйrer ce qu’il a dйjа connu, il lui soit nйcessaire de l’apprendre а nouveau ou de le dйcouvrir comme au dйbut, car une certaine aptitude est laissйe en lui par laquelle il se tourne plus facilement qu’auparavant vers l’intellect agent pour recevoir de lui les espиces qui en dйcoulent ; et cette aptitude est en nous l’habitus de science. Et selon cette opinion, la mйmoire serait dans l’esprit sous la forme non pas d’une rйtention des espиces, mais d’une aptitude а en recevoir de nouveau. Mais cette opinion ne semble pas raisonnable. D’abord parce que, l’intellect possible йtant d’une nature plus stable que le sens, il est nйcessaire que l’espиce reзue en lui le soit d’une faзon plus stable ; aussi les espиces peuvent-elles кtre mieux conservйes en lui que dans la partie sensitive. Ensuite, parce que l’intelligence agente se comporte de faзon йgale dans l’infusion des espиces qui conviennent а toutes les sciences. Si donc dans l’intellect possible n’йtaient pas conservйes des espиces mais la seule aptitude а se tourner vers l’intellect agent, l’homme resterait йgalement apte а n’importe quel intelligible, et ainsi, un homme qui aurait appris une science ne saurait pas pour autant celle-ci plus que les autres. En outre, cela semble expressйment contraire а la sentence du Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, qui loue les anciens d’avoir affirmй que l’вme est le lieu des espиces quant а sa partie intellective.

 

Voilа pourquoi d’autres disent que les espиces intelligibles restent dans l’intellect possible aprиs la considйration actuelle, et que leur ordonnance est l’habitus de science ; et par consйquent, la puissance par laquelle notre esprit peut retenir de telles espиces intelligibles aprиs la considйration actuelle sera appelйe mйmoire ; et cela s’approche davantage de la signification propre du nom de mйmoire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La mйmoire qui nous est commune avec les bкtes est celle oщ sont conservйes les intentions particuliиres ; et ce n’est pas celle-ci qui est dans l’esprit, mais seulement celle oщ sont conservйes les espиces intelligibles.

 

Le Philosophe parle de la mйmoire qui porte sur le passй comme relatif а ce maintenant en tant qu’il est celui-ci ; et par consйquent, elle n’est pas dans l’esprit.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au troisiиme argument.

 

Si apprйhender en acte et retenir diffиrent dans l’intellect possible, ce n’est pas parce que l’espиce serait en lui en quelque sorte corporellement, mais elle y est seulement de faзon intelligible. Et cependant, il ne s’ensuit pas que l’on pense sans arrкt par cette espиce, mais on le fait seulement lorsque l’intellect possible devient parfaitement en acte de cette espиce. Parfois, au contraire, il est imparfaitement en acte de celle-ci, c’est-а-dire avec un certain mode intermйdiaire entre la pure puissance et l’acte pur. Et cela, c’est connaоtre habituellement, et c’est la volontй qui fait passer de ce mode de connaissance а l’acte parfait, elle qui, suivant Anselme, est le moteur de toutes les puissances.

 

L’esprit est а l’image surtout dans la mesure oщ il se porte vers Dieu et vers lui-mкme. Or il est prйsent а lui-mкme, et de mкme Dieu lui est prйsent, avant que des espиces soient reзues en provenance des rйalitйs sensibles ; en outre, si l’on dit que l’esprit a une puissance remйmorative, ce n’est pas parce qu’il dйtient quelque chose en acte, mais parce qu’il est capable de le faire.

 

La rйponse ressort de ce qu’on a dit.

 

Nulle puissance ne peut connaоtre quelque chose sans se tourner vers son objet, comme la vue ne connaоt rien si elle ne se tourne vers la couleur. Puis donc que le phantasme est а l’intellect possible ce que les rйalitйs sensibles sont au sens, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, quelque espиce intelligible que l’intelligence ait en elle, ce n’est cependant jamais qu’en se tournant vers le phantasme qu’elle considиre actuellement quelque chose par cette espиce. Voilа pourquoi, de mкme que notre intelligence dans l’йtat de voie a besoin des phantasmes pour considйrer actuellement avant de recevoir un habitus, de mкme aussi aprиs qu’elle l’a reзu. Mais il en va autrement pour les anges, qui n’ont pas le phantasme comme objet de leur intelligence.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

On ne peut dйduire de cette citation que la mйmoire soit dans l’esprit, sinon de la faзon susdite et non au sens propre.

 

La parole de saint Augustin est а entendre en ce sens que la mйmoire peut porter sur des objets prйsents ; cependant on ne peut jamais parler de mйmoire sans que quelque chose de passй entre en considйration, au moins du cфtй de la connaissance elle-mкme. Et en ce sens йgalement, on dit que quelqu’un se souvient de soi ou s’oublie, en tant que, tout en йtant prйsent а soi, il conserve ou ne conserve pas une connaissance passйe de lui-mкme.

 

En tant que l’intelligence connaоt les diffйrences des temps par des notions communes, elle peut ainsi former des compositions selon n’importe quelle diffйrence de temps.

 

La providence n’est dans l’intelligence que selon les notions gйnйrales du futur, mais elle est appliquйe aux rйalitйs particuliиres au moyen de la raison particuliиre, qui doit nйcesssairement intervenir entre la raison universelle motrice et le mouvement qui s’ensuit dans les rйalitйs particuliиres, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme.

Article 3 : La mйmoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Des puissances diffйrentes ont des actes diffйrents. Or l’intellect possible et la mйmoire, telle qu’elle est posйe dans l’esprit, ont le mкme acte, qui est de retenir les espиces ; cela, en effet, saint Augustin l’attribue а la mйmoire et le Philosophe а l’intellect possible. La mйmoire ne se distingue donc pas de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre.

 

Il est propre а l’intelligence, qui fait abstraction de l’ici et du maintenant, de recevoir quelque chose sans regarder aucune diffйrence de temps. Or la mйmoire ne regarde aucune diffйrence de temps car, suivant saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, la mйmoire porte а la fois sur les choses passйes, prйsentes et futures. La mйmoire ne se distingue donc pas de l’intelligence.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, l’intelligence s’entend de deux faзons. D’abord, comme on dit que nous pensons [litt. intelligeons] ce que nous considйrons en acte ; ensuite, comme on dit que nous pensons ce que nous ne considйrons pas en acte. Or l’intelligence selon laquelle on dit que nous pensons cela seul que nous considйrons en acte, est la pensйe en acte, et ce n’est pas une puissance mais l’opйration d’une puissance ; et ainsi, l’intelligence ne se distingue pas de la mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre. Et prise dans le sens oщ nous pensons les choses que nous ne considйrons pas en acte, l’intelligence ne se distingue nullement de la mйmoire mais lui appartient ; c’est ce que montre saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, oщ il s’exprime ainsi : « Si nous nous reportons а la mйmoire intйrieure par laquelle l’esprit se souvient de lui-mкme, а l’intelligence intйrieure par laquelle il se comprend, а la volontй intйrieure par laquelle il s’aime, lа oщ elles trois sont toujours ensemble, qu’elles soient ou non considйrйes, il semble bien que l’image de la Trinitй appartienne а la seule mйmoire. » L’intelligence ne se distingue donc nullement de la mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre.

 

Si [le rйpondant] dit que l’intelligence est une certaine puissance par laquelle l’вme est capable de considйrer en acte, et qu’ainsi, l’intelligence selon laquelle on dit que nous pensons seulement en considйrant se distingue aussi de la mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre, alors en sens contraire : il appartient а la mкme puissance d’avoir un habitus et d’user de l’habitus. Or penser sans considйrer, c’est penser en habitus ; et penser en considйrant, c’est user de l’habitus. Il appartient donc а la mкme puissance de penser sans considйrer et de penser en considйrant ; cela ne permet donc pas de diffйrencier l’intelligence de la mйmoire comme on diffйrencie une puissance d’une autre puissance.

 

On ne trouve dans la partie intellective de l’вme aucune autre puissance que la cognitive et la motrice ou affective. Or la volontй est l’affective, ou motrice, tandis que l’intelligence est la cognitive. La mйmoire n’est donc pas une puissance autre que l’intelligence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre sur la Trinitй que « l’вme a йtй faite а l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut se servir de la raison et de l’intelligence pour comprendre et voir Dieu ». Or c’est par sa puissance que l’вme peut voir. L’image est donc envisagйe dans l’вme quant aux puissances. Or l’image est envisagйe dans l’вme en tant que ces trois choses s’y trouvent : mйmoire, intelligence et volontй. Ces trois choses sont donc trois puissances distinctes.

 

Si ces trois choses ne sont pas trois puissances, il est nйcessaire que l’une d’elles soit un acte ou une opйration. Or l’acte n’est pas toujours dans l’вme ; en effet, ce n’est pas toujours actuellement qu’elle pense ou qu’elle veut. Ces trois choses ne seront donc pas toujours dans l’вme, et ainsi, l’вme ne sera pas toujours а l’image de Dieu, ce qui contredit saint Augustin.

 

Entre ces trois termes se trouve une йgalitй par laquelle est reprйsentйe l’йgalitй des Personnes divines. Or il ne se trouve pas d’йgalitй entre l’acte et l’habitus ou la puissance, car la puissance s’йtend а plus de choses que l’habitus, et l’habitus que l’acte ; car une puissance unique a plusieurs habitus, et par un seul habitus sont йlicitйs plusieurs actes. Il est donc impossible que l’un d’eux soit un habitus et l’autre un acte.

 

 

Rйponse :

 

L’image de la Trinitй dans l’вme peut кtre dйterminйe de deux faзons : d’abord, dans le sens d’une imitation parfaite de la Trinitй ; ensuite, dans le sens d’une imitation imparfaite.

 

L’вme imite parfaitement la Trinitй en tant qu’elle se souvient, pense actuellement et veut actuellement. Et la raison en est que, dans cette Trinitй incrййe, la Personne intermйdiaire de la Trinitй est le Verbe. Or il ne peut y avoir de verbe sans une connaissance actuelle. C’est pourquoi, selon ce mode de l’imitation parfaite, saint Augustin dйsigne l’image par ces trois termes : mйmoire, intelligence et volontй, oщ « mйmoire » implique une connaissance habituelle, « intelligence » une considйration actuelle йmanant de cette connaissance, et « volontй » un mouvement actuel de la volontй procйdant de la considйration. Et cela ressort expressйment de ce qu’il dit au quatorziиme livre sur la Trinitй, en ces termes : « Comme ici » — c’est-а-dire dans l’esprit — « il ne peut y avoir de verbe sans considйration (car tout ce que nous disons par ce verbe intйrieur qui n’appartient а aucune langue, est le fruit de la considйration), nous reconnaissons que cette image se trouve plutфt dans ces trois facultйs : mйmoire, intelligence, volontй. Ce que j’appelle maintenant intelligence, c’est ce par quoi nous comprenons en considйrant ; et ce que j’appelle volontй, c’est ce qui unit le terme engendrй et le terme engendrant. »

 

L’image a le caractиre d’une imitation imparfaite lorsqu’on la dйsigne par les habitus et les puissances ; et c’est ainsi qu’au neuviиme livre sur la Trinitй l’image de la Trinitй dans l’вme est dйterminйe au moyen des trois termes : esprit, connaissance et amour, oщ « esprit » est le nom d’une puissance, et « connaissance » et « amour » sont les noms d’habitus existant en elle. Et tout comme il a posй la connaissance, il aurait pu poser l’intelligence habituelle : en effet, l’une et l’autre peut кtre entendue comme habituelle, ainsi qu’il ressort de ce qui est dit au quatorziиme livre sur la Trinitй : « Serait-il juste de dire : ce musicien sans doute connaоt la musique, mais pour l’instant il ne la comprend pas, parce qu’il n’y pense pas ; par contre il comprend pour l’instant la gйomйtrie, car c’est а elle que, pour l’instant, il pense ? Phrase absurde, ce semble. » Et ainsi, selon cette dйsignation, les deux termes que sont la connaissance et l’amour, entendus comme habituels, appartiennent seulement а la mйmoire, comme le montre une citation du mкme saint Augustin produite par l’objectant.

 

Mais parce que les actes sont dans les puissances de faзon radicale, comme les effets dans les causes, l’imitation parfaite — que l’on dйsigne par : mйmoire, intelligence actuelle et volontй actuelle — peut se trouver originairement dans les puissances par lesquelles l’вme peut se souvenir, penser actuellement et vouloir, ainsi qu’il ressort des paroles de saint Augustin qui ont йtй citйes. Et ainsi, l’image sera envisagйe quant aux puissances ; mais non de telle faзon que la mйmoire puisse кtre, dans l’esprit, une autre puissance en plus de l’intelligence. Et en voici la preuve.

 

Une diffйrence des objets ne diversifie les puissances que si la diffйrence des objets provient de ce qui survient par soi aux objets en tant qu’ils sont les objets de telles puissances ; ainsi, le chaud et le froid, qui sont accidentels au colorй en tant que tel, ne diversifient pas la puissance visuelle : en effet, il appartient а la mкme puissance visuelle de voir le colorй chaud et froid, doux et amer. Or, bien que l’esprit ou l’intelligence puisse en quelque faзon connaоtre le passй, cependant, puisqu’il se comporte indiffйremment dans la connaissance des choses prйsentes, passйes et futures, la diffйrence entre le prйsent et le passй est accidentelle а l’intelligible en tant que tel. Donc, bien que la mйmoire puisse кtre en quelque faзon dans l’esprit, cependant elle ne peut pas кtre comme une certaine puissance distincte des autres par elle-mкme, au sens oщ les philosophes parlent de la distinction des puissances ; mais ce n’est que dans la partie sensitive de l’вme, qui se porte vers le prйsent en tant que tel, que la mйmoire peut se trouver de cette faзon ; si donc elle doit se porter vers le passй, une puissance plus haute que le sens lui-mкme est requise.

 

Nйanmoins, bien que la mйmoire ne soit pas une puissance distincte de l’intelligence, celle-ci йtant prise comme une puissance, cependant on trouve aussi la Trinitй dans l’вme en considйrant les puissances elles-mкmes, dans la mesure oщ une puissance unique, qui est l’intelligence, a une relation а diffйrentes choses, а savoir, а la dйtention habituelle de la connaissance de quelque chose, et а sa considйration actuelle, tout comme saint Augustin distingue la raison infйrieure de la raison supйrieure par une relation а diffйrentes choses.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la mйmoire, telle qu’elle est dans l’esprit, ne soit pas une autre puissance distincte de l’intellect possible, cependant entre l’intellect possible et la mйmoire se trouve une distinction due а une relation а diffйrentes choses, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

2°, 3°, 4° & Et il faut rйpondre semblablement aux quatre objections suivantes.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Saint Augustin parle ici de l’image trouvйe dans l’вme, mais non dans le sens d’une imitation parfaite, qui a lieu lorsqu’elle imite actuellement la Trinitй en la pensant.

 

Il y a toujours dans l’вme une image de la Trinitй en quelque faзon, mais non dans le sens d’une imitation parfaite.

 

Entre la puissance, l’acte et l’habitus, il peut y avoir une йgalitй, en tant qu’ils se rapportent а un objet unique ; et c’est ainsi que l’image de la Trinitй se trouve dans l’вme en tant qu’elle se porte vers Dieu. Et cependant, mкme si l’on parle de faзon gйnйrale de la puissance, de l’habitus et de l’acte, une йgalitй se trouve en eux, non certes quant а la propriйtй de leur nature, car l’opйration, l’habitus et la puissance n’ont pas l’кtre de la mкme faзon, mais quant а leur rapport а l’acte, d’aprиs lequel on considиre la quantitй de ces trois choses ; et il n’est pas nйcessaire de prendre numйriquement un seul acte ou un seul habitus, mais l’habitus et l’acte en gйnйral.

Article 4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs matйrielles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’esprit ne connaоt quelque chose que par une connaissance intellectuelle. Or, comme on le lit dans la Glose а propos de 2 Cor 12, 2, « la vision intellectuelle est celle qui embrasse ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes ». Puis donc que les rйalitйs matйrielles ne peuvent pas кtre dans l’вme par elles-mкmes mais seulement par « des images semblables а elles, et qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes », il semble que l’esprit ne connaisse pas les choses matйrielles.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Par l’esprit sont saisies des visions qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps. » Or les rйalitйs matйrielles sont des corps et ont des ressemblances de corps. Elles ne sont donc pas connues par l’esprit.

 

L’esprit, ou l’intelligence, a la propriйtй de connaоtre les quidditйs des rйalitйs, car l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or la quidditй des rйalitйs matйrielles n’est pas la corporйitй elle-mкme, sinon il serait nйcessaire que tout ce qui a une quidditй soit corporel. L’esprit ne connaоt donc pas les choses matйrielles.

 

La connaissance de l’esprit s’ensuit de la forme, qui est le principe du connaоtre. Or les formes intelligibles qui sont dans l’esprit sont tout а fait immatйrielles. L’esprit ne peut donc connaоtre par elles les rйalitйs matйrielles.

 

Toute connaissance a lieu par assimilation. Or il ne peut y avoir d’assimilation entre l’esprit et les choses matйrielles, car c’est l’unitй de la qualitй qui fait la ressemblance ; or les qualitйs des rйalitйs matйrielles sont des accidents corporels, qui ne peuvent exister dans l’esprit. L’esprit ne peut donc pas connaоtre les choses matйrielles.

 

L’esprit ne connaоt rien sinon en faisant abstraction de la matiиre et des circonstances de la matiиre. Or les rйalitйs matйrielles, qui sont des rйalitйs naturelles, ne peuvent, mкme par l’intelligence, кtre sйparйes de la matiиre, car celle-ci entre dans leurs dйfinitions. Les choses matйrielles ne peuvent donc pas кtre connues par l’esprit.

 

 

En sens contraire :

 

Les choses qui appartiennent а la science naturelle sont connues par l’esprit. Or la science naturelle porte sur des rйalitйs matйrielles. L’esprit connaоt donc les rйalitйs matйrielles.

 

« Chacun juge bien de ce qu’il sait, et lа, il est bon juge », comme il est dit au premier livre de l’Йthique. Or, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, « les choses infйrieures de ce monde sont jugйes par l’esprit ». Ces choses infйrieures et matйrielles sont donc pensйes par l’esprit.

 

Par le sens, nous ne connaissons que des choses matйrielles. Or la connaissance de l’esprit provient du sens. L’esprit connaоt donc, lui aussi, les rйalitйs matйrielles.

 

 

Rйponse :

 

Toute connaissance a lieu par quelque forme, qui est le principe de la connaissance dans le connaissant. Or une telle forme peut кtre considйrйe de deux faзons : d’abord quant а l’кtre qu’elle a dans le connaissant, ensuite quant au rapport qu’elle a avec la rйalitй dont elle est une ressemblance. Selon le premier rapport, elle fait que le connaissant connaisse actuellement ; mais selon le second rapport, elle dйtermine la connaissance а porter sur tel objet connaissable. Aussi le mode de connaissance d’une rйalitй dйpend-elle de la condition du connaissant, en qui la forme est reзue selon son mode d’кtre. En revanche, il n’est pas nйcessaire que la rйalitй connue suive le mode d’кtre du connaissant, ou le mode avec lequel la forme, qui est le principe de la connaissance, a l’кtre dans le connaissant ; rien n’empкche donc que des rйalitйs matйrielles soient connues au moyen de formes qui existent immatйriellement dans l’esprit. Or cela ne se produit pas de la mкme faзon dans l’esprit humain, qui reзoit les formes en provenance des rйalitйs, et dans l’esprit divin ou l’esprit angйlique, qui ne reзoivent rien des rйalitйs.

 

En effet, dans l’esprit qui reзoit la science en provenance des rйalitйs, les formes existent par une certaine action des rйalitйs sur l’вme ; or toute action a lieu par une forme ; les formes qui sont dans notre esprit regardent donc les rйalitйs existant hors de l’вme en premier et principalement quant а leurs formes. Or celles-ci ont deux modes : il en est qui ne se dйterminent aucune matiиre, telles la ligne, la surface, et autres formes semblables ; d’autres, par contre, se dйterminent une matiиre spйciale, comme c’est le cas de toutes les formes naturelles. De la connaissance des formes qui ne se dйterminent aucune matiиre ne rйsulte donc aucune connaissance de la matiиre ; mais par la connaissance des formes qui se dйterminent une matiиre, la matiиre elle-mкme aussi est connue en quelque faзon, а savoir, par la relation qu’elle a avec la forme ; et pour cette raison, le Philosophe dit au premier livre de la Physique que la matiиre prime « est connaissable par analogie ». Et ainsi, par la ressemblance de la forme, la rйalitй matйrielle elle-mкme est connue, comme quelqu’un connaоtrait le nez camus par le fait mкme qu’il connaоt la camusitй.

 

Mais les formes des rйalitйs existent dans l’esprit divin, et d’elles dйcoule l’кtre des rйalitйs, qui est conjointement celui de la forme et de la matiиre ; aussi ces formes regardent-elles immйdiatement la matiиre et la forme, non l’une par l’autre ; et de mкme pour les formes de l’intelligence angйlique, qui sont semblables aux formes de l’esprit divin, bien qu’elles ne soient pas causes des rйalitйs.

 

Et ainsi, notre esprit a une connaissance immatйrielle des rйalitйs matйrielles, tandis que l’esprit divin et l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles plus immatйriellement, et cependant plus parfaitement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette citation peut кtre exposйe de deux faзons.

 

D’abord comme relative а la vision intellectuelle quant а tout ce qui est compris sous elle ; et ainsi, on appelle intellectuelle la vision des seules rйalitйs « qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes » ; non que cela s’entende des images qui permettent de voir les rйalitйs par une vision intellectuelle, et qui sont pour ainsi dire un mйdium de connaissance, mais parce que ces objets connus par vision intellectuelle sont les rйalitйs elles-mкmes et non les images des rйalitйs ; ce qui n’est pas le cas dans la vision corporelle, i. e. sensitive, ni dans la spirituelle, i. e. imaginaire. En effet, les objets de l’imagination et du sens sont des accidents au moyen desquels une certaine figure ou image de la rйalitй est йtablie, alors que l’objet de l’intelligence est l’essence mкme de la rйalitй — certes, elle connaоt l’essence de la rйalitй par sa ressemblance, mais c’est comme par un mйdium de connaissance, non comme par un objet vers lequel se porterait d’abord sa vision.

 

Ou bien il faut rйpondre que ce qui est dit dans la citation regarde la vision intellectuelle en tant qu’elle dйpasse la vision imaginaire et la sensitive ; c’est ainsi, en effet, que saint Augustin, dont la Glose emprunte les paroles, veut dйterminer la diffйrence des trois visions, attribuant а la vision supйrieure ce en quoi elle dйpasse l’infйrieure ; ainsi, il dit que la vision spirituelle a lieu lorsque nous considйrons des choses absentes par certaines ressemblances, et cependant la vision spirituelle ou imaginaire porte aussi sur les choses qui sont vues actuellement ; mais puisque l’imagination voit aussi les choses absentes, elle transcende le sens ; voilа pourquoi cela lui est pour ainsi dire attribuй en propre. Semblablement aussi, la vision intellectuelle transcende l’imagination et le sens parce qu’elle s’йtend aux choses qui sont intelligibles par leur essence ; et c’est pourquoi saint Augustin lui attribue cela comme lui йtant propre, bien qu’elle puisse aussi connaоtre les choses matйrielles, qui sont connaissables par leurs ressemblances. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que « par l’esprit sont jugйes ces connaissances infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles ».

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Si la corporйitй est prise du corps en tant qu’il est dans le genre quantitй, alors la corporйitй n’est pas la quidditй de la rйalitй naturelle, mais son accident, c’est-а-dire la triple dimension. Mais si elle est prise du corps en tant qu’il est dans le genre substance, alors le nom de corporйitй dйsigne l’essence de la rйalitй naturelle. Et cependant, il ne s’ensuivra pas que toute quidditй soit corporйitй, а moins de dire qu’il convient а la quidditй en tant que telle d’кtre corporйitй.

 

Bien que les formes, dans l’esprit, soient seulement immatйrielles, cependant elles peuvent кtre des ressemblances de rйalitйs matйrielles. En effet, il n’est pas nйcessaire que la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance aient la mкme sorte d’кtre, mais il faut seulement qu’ils se rejoignent dans une mкme notion ; comme la forme d’homme dans une statue dorйe n’a pas la mкme sorte d’кtre que la forme de l’homme en chair et en os.

 

Bien que les qualitйs corporelles ne puissent pas exister dans l’esprit, cependant il peut y avoir en lui des ressemblances de qualitйs corporelles, et par elles l’esprit est assimilй aux rйalitйs corporelles.

 

L’intelligence connaоt en faisant abstraction de la matiиre particuliиre et de ses circonstances, par exemple de cette chair et de ces os ; cependant il n’est pas nйcessaire qu’elle fasse abstraction de la matiиre universelle ; elle peut donc considйrer la forme naturelle dans la chair et les os, non toutefois en ceux-ci.

Article 5 : Notre esprit peut-il connaоtre les choses matйrielles singuliиrement ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

De mкme que le singulier a l’кtre en raison de la matiиre, de mкme aussi on appelle naturelles les rйalitйs qui ont la matiиre dans leur dйfinition. Or l’esprit, tout immatйriel qu’il est, peut connaоtre les rйalitйs naturelles. Il peut donc pour la mкme raison connaоtre les rйalitйs singuliиres.

 

Nul ne juge droitement ni ne dispose des choses sans les connaоtre. Or le sage, par l’esprit, juge et dispose droitement des singuliers, comme par exemple de sa famille et de ses biens. Nous connaissons donc par l’esprit les singuliers.

 

Nul ne connaоt une composition sans connaоtre les termes extrкmes de la composition. Or c’est l’esprit qui forme la composition suivante : « Socrate est homme » ; en effet, une puissance sensitive, qui n’apprйhende pas l’homme universellement, ne pourrait pas la former. L’esprit connaоt donc les singuliers.

 

Nul ne peut commander un acte sans en connaоtre l’objet. Or l’esprit, ou la raison, commande l’acte du concupiscible et de l’irascible, comme on le voit clairement au premier livre de l’Йthique. Puis donc que les objets de ces puissances sont singuliers, l’esprit connaоtra les singuliers.

 

Selon Boиce, « tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi ». Or les puissances sensitives, qui sont infйrieures а l’esprit, connaissent les singuliers. L’esprit peut donc bien davantage connaоtre les singuliers.

 

Plus un esprit est йlevй, plus sa connaissance est universelle, comme le montre clairement Denys au douziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Or l’esprit de l’ange est plus йlevй que l’esprit de l’homme, et cependant l’ange connaоt les singuliers. C’est donc bien davantage le cas de l’esprit humain.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit Boиce : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, c’est de faзon diffйrente que l’esprit humain et l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles.

 

En effet, la connaissance humaine se porte vers les rйalitйs matйrielles d’abord quant а la forme, et secondairement vers la matiиre en tant qu’elle a une relation а la forme. Or, de mкme que toute forme est en elle-mкme universelle, de mкme la relation а la forme ne fait connaоtre la matiиre que d’une connaissance universelle. Or ce n’est pas la matiиre considйrйe ainsi qui est principe d’individuation, mais celle qui est considйrйe singuliиrement, et qui est la matiиre dйsignйe existant sous des dimensions dйterminйes : c’est par celle-ci, en effet, que la forme est individuйe. Aussi le Philosophe dit-il au septiиme livre de la Mйtaphysique que « les parties de l’homme sont la forme et la matiиre prises universellement, tandis que celles de Socrate sont cette forme-ci et cette matiиre-ci ».

 

On voit donc clairement que notre esprit ne peut pas connaоtre directement le singulier ; mais le singulier est directement connu de nous par les puissances sensitives, qui reзoivent les formes en provenance des rйalitйs dans un organe corporel ; et ainsi, elles les reзoivent sous des dimensions dйterminйes et de telle faзon qu’elles mиnent а la connaissance de la matiиre singuliиre. En effet, de mкme que la forme universelle conduit а la connaissance de la matiиre universelle, de mкme la forme individuelle mиne а la connaissance de la matiиre dйsignйe, qui est principe d’individuation. Cependant l’esprit se mкle par accident aux singuliers, en tant qu’il est en liaison avec les puissances sensitives, qui sont tournйes vers les choses particuliиres. Et cette liaison a lieu de deux faзons.

 

D’abord, en tant que le mouvement de la partie sensitive a pour terme l’esprit, comme c’est le cas du mouvement qui va des rйalitйs vers l’вme. Et dans ce cas, l’esprit connaоt le singulier par une certaine rйflexion, c’est-а-dire en tant que l’esprit, en connaissant son objet, qui est une nature universelle, revient а la connaissance de son acte, et ultйrieurement а l’espиce qui est le principe de son acte, et ultйrieurement au phantasme duquel l’espиce a йtй abstraite ; et ainsi, il reзoit quelque connaissance du singulier.

 

Ensuite, en tant que le mouvement qui va de l’вme vers les rйalitйs commence а l’esprit et s’avance vers la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les puissances infйrieures. Et ainsi, il se mкle aux singuliers moyennant la raison particuliиre, qui est une certaine puissance de la partie sensitive qui compose et divise les intentions individuelles, puissance appelйe aussi du nom de cogitative, et qui a un organe dйterminй dans le corps, а savoir la cellule mйdiane de la tкte. En effet, le jugement universel qu’a l’esprit sur les choses а faire ne peut кtre appliquй а un acte particulier que par une puissance intermйdiaire qui apprйhende le singulier, en sorte qu’il se produit un certain syllogisme dont la majeure est universelle — c’est le jugement de l’esprit —, la mineure est singuliиre — c’est l’apprйhension de la raison particuliиre —, et la conclusion est l’йlection de l’њuvre singuliиre, comme on le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme.

 

Mais l’esprit de l’ange, parce qu’il connaоt les rйalitйs matйrielles par des formes qui regardent immйdiatement la matiиre aussi bien que la forme, connaоt la matiиre par un regard direct non seulement universellement, mais aussi singuliиrement ; et l’esprit divin aussi, semblablement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance qui envisage la matiиre selon son analogie avec la forme suffit pour faire connaоtre la rйalitй naturelle mais non pour faire connaоtre le singulier, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La disposition que fait le sage des singuliers n’est l’њuvre de l’esprit que moyennant la puissance cogitative, а laquelle il appartient de connaоtre les intentions particuliиres, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Si l’intelligence peut composer une proposition а partir d’un universel et d’un singulier, c’est parce qu’elle connaоt le singulier par une certaine rйflexion, comme on l’a dit.

 

L’intelligence ou la raison connaоt universellement la fin а laquelle elle ordonne l’acte du concupiscible et l’acte de l’irascible en les commandant. Mais elle applique cette connaissance universelle aux singuliers par le moyen de la puissance cogitative, comme on l’a dit.

 

Ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi, mais pas toujours de la mкme faзon : parfois d’une autre faзon plus йlevйe. Et ainsi, l’intelligence peut connaоtre les choses que connaоt le sens, mais d’une faзon plus йlevйe que le sens : en effet, le sens les connaоt quant aux dispositions matйrielles et aux accidents extйrieurs, tandis que l’intelligence pйnиtre jusqu’а la nature profonde de l’espиce qui est dans les individus eux-mкmes.

 

La connaissance de l’esprit angйlique est plus universelle que la connaissance de l’esprit humain, car elle s’йtend а plus de choses en usant de moins d’intermйdiaires ; cependant elle est plus efficace que l’esprit humain pour connaоtre les singuliers, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 6 : L’esprit humain reзoit-il une connaissance provenant des choses sensibles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les choses qui n’ont pas de matiиre en commun ne peuvent avoir d’action ni de passion, comme le montrent Boиce au livre sur les Deux Natures et le Philosophe au livre sur la Gйnйration. Or notre esprit n’a pas de matiиre en commun avec les rйalitйs sensibles. Les choses sensibles ne peuvent donc pas agir sur notre esprit pour y imprimer une connaissance.

 

L’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or la quidditй de la rйalitй n’est perзue par aucun sens. La connaissance de l’esprit n’est donc pas reзue en provenance du sens.

 

Parlant de la connaissance des intelligibles, saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions comment elle est acquise par nous : « Ils s’y trouvaient donc », dit-il, c’est-а-dire les intelligibles dans notre esprit, « mкme avant que je les apprisse ; mais ils ne se trouvaient pas encore dans ma mйmoire. » Il semble donc que les espиces intelligibles ne soient pas reзues dans l’esprit depuis les sens.

 

Comme le prouve saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй, l’вme ne peut aimer que des choses connues. Or, avant d’apprendre une science, on l’aime : cela ressort de ce qu’on la recherche avec une grande application. Donc, avant d’apprendre cette science, on l’a dans sa connaissance ; il semble donc que l’esprit ne reзoive pas la connaissance depuis les rйalitйs sensibles.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Ce n’est pas le corps qui forme cette image du corps dans l’esprit, mais l’esprit lui-mкme qui la forme en soi avec une merveilleuse rapiditй, qui contraste singuliиrement avec la lenteur du corps. » Il semble donc que l’esprit ne reзoive pas les espиces intelligibles depuis les sens, mais qu’il les forme lui-mкme en soi.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй que notre esprit « juge des rйalitйs corporelles selon les raisons incorporelles et йternelles ». Or les raisons reзues des sens ne sont pas telles ; il semble donc que l’esprit humain ne reзoive pas de connaissance depuis les choses sensibles.

 

Si l’esprit reзoit une connaissance depuis les choses sensibles, ce ne peut кtre que dans la mesure oщ une espиce qui est reзue depuis les choses sensibles meut l’intellect possible. Or une telle espиce ne peut pas mouvoir l’intellect possible. En effet, elle ne le meut pas tant qu’elle est encore dans l’imagination car, lorsqu’elle y est, elle n’est pas encore intelligible en acte mais seulement en puissance ; or l’intelligence n’est mue que par l’intelligible en acte, tout comme la vue n’est mue que par le visible en acte ; semblablement, elle ne meut pas l’intellect possible en existant dans l’intellect agent, qui ne peut recevoir aucune espиce, sinon il ne diffйrerait pas de l’intellect possible ; ni, de mкme, lorsqu’elle existe dans l’intellect possible lui-mкme, car la forme dйjа inhйrente au sujet ne meut pas le sujet, mais se repose en quelque sorte en lui ; ni non plus en existant par soi, puisque les espиces intelligibles ne sont pas des substances mais sont du genre accident, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique. Il n’est donc aucunement possible que notre esprit reзoive la science depuis les choses sensibles.

 

L’agent est plus noble que le patient, comme le montrent saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or ce qui reзoit est а la chose de laquelle il reзoit ce que le patient est а l’agent. Puis donc que l’esprit est bien plus noble que les choses sensibles et que les sens eux-mкmes, il ne pourra pas recevoir d’eux une connaissance.

 

Le Philosophe dit au septiиme livre de la Physique que « l’вme, en s’apaisant, devient savante et prudente ». Or l’вme ne pourrait pas recevoir la science depuis les choses sensibles sans кtre mue en quelque faзon par elles. L’вme ne reзoit donc pas la science depuis les choses sensibles.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit le Philosophe, et l’expйrience le prouve, celui qui manque d’un sens manque d’une science, comme il manque aux aveugles la science des couleurs. Or cela n’aurait pas lieu si l’вme recevait la science d’ailleurs que des sens. Elle reзoit donc la connaissance depuis les choses sensibles par les sens.

 

Toute notre connaissance consiste originairement dans la connaissance des premiers principes indйmontrables. Or la connaissance de ceux-ci provient du sens, comme on le voit clairement а la fin des Seconds Analytiques. Notre science provient donc du sens.

 

« La nature ne fait rien en vain, et ne nйglige rien de ce qui est nйcessaire. » Or les sens auraient йtй donnйs en vain а l’вme si elle ne recevait par eux une connaissance des rйalitйs. Notre esprit reзoit donc une connaissance depuis les choses sensibles.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question les anciens eurent de multiples opinions. Certains affirmиrent que l’origine de notre science se trouve totalement dans une cause extйrieure qui est sйparйe de la matiиre ; et cette opinion se divise en deux йcoles.

 

Certains, comme les platoniciens, posиrent que les formes des rйalitйs sensibles йtaient sйparйes de la matiиre, et ainsi, йtaient intelligibles en acte, et que c’est par la participation de la matiиre sensible а ces formes que les individus йtaient produits dans la nature, et par une participation а ces formes que les esprits humains avaient la science. Et ainsi, ils prйtendaient que les formes susdites йtaient le principe de la gйnйration et de la science, comme le rapporte le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique. Mais cette position a йtй suffisamment rйprouvйe par le Philosophe ; celui-ci montre en effet qu’il n’y a lieu de poser les formes des rйalitйs sensibles que dans la matiиre sensible, puisqu’on ne peut pas mкme penser universellement les formes naturelles sans la matiиre sensible, comme le camus sans le nez.

 

C’est pourquoi d’autres n’attribuиrent pas des formes sйparйes aux choses sensibles mais posиrent seulement les intelligences, que nous appelons anges, et affirmиrent que l’origine de notre science se trouvait totalement en de telles substances sйparйes. Aussi Avicenne voulut-il que, de mкme que les formes sensibles ne sont acquises dans la matiиre sensible que par l’influence de l’intelligence agente, de mкme les formes intelligibles ne soient imprimйes dans les esprits humains que par l’intelligence agente, qui n’est pas une partie de l’вme mais une substance sйparйe, comme lui-mкme le prйtendait. Cependant l’вme a besoin des sens, comme ce qui l’excite et la dispose а la science, de mкme que les agents infйrieurs prйparent la matiиre а recevoir la forme en provenance de l’intelligence agente. Mais cette opinion ne semble pas non plus raisonnable : car selon elle il n’y aurait pas de dйpendance nйcessaire entre la connaissance de l’esprit humain et les puissances sensitives ; or c’est le contraire qui apparaоt manifestement : d’une part, en effet, si un sens vient а manquer, la science des sensibles correspondants manque aussi, et d’autre part notre esprit ne peut considйrer actuellement aussi les choses sues habituellement s’il ne forme des phantasmes, et c’est pourquoi la considйration est empкchйe lorsque l’organe de l’imagination est blessй. En outre, la position susdite фte les principes prochains des rйalitйs si toutes les choses infйrieures obtiennent leurs formes, tant intelligibles que sensibles, immйdiatement d’une substance sйparйe.

 

Une autre opinion consista а poser que l’origine de notre science se trouvait totalement dans une cause intйrieure ; et celle-lа aussi se divise en deux йcoles.

 

Certains, en effet, affirmиrent que les вmes humaines contenaient en elles-mкmes la connaissance de toutes les rйalitйs, mais que la connaissance susdite йtait obscurcie par l’union au corps. Aussi prйtendaient-ils que nous avons besoin des sens et de l’application pour que les empкchements а la science soient enlevйs ; ils disaient qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer : par exemple, il apparaоt de faзon manifeste que les choses que nous entendons ou que nous voyons nous font nous remйmorer celles que nous savions dйjа. Mais cette position ne semble pas non plus raisonnable. En effet, si l’union de l’вme au corps est naturelle, il est impossible que la science naturelle soit totalement empкchйe par elle ; et ainsi, si cette opinion йtait vraie, nous ne souffririons pas de la complиte ignorance des choses pour lesquelles nous n’avons pas de sens. Et cette opinion serait en accord avec celle qui affirme que les вmes ont йtй crййes avant les corps, et ensuite unies aux corps ; car alors la composition du corps et de l’вme ne serait pas naturelle, mais surviendrait accidentellement а l’вme elle-mкme. Or, tant selon la foi que selon les sentences des philosophes, cette opinion est jugйe rйprйhensible.

 

D’autres prйtendirent que l’вme йtait а elle-mкme cause de science : en effet, elle ne reзoit pas la science depuis les choses sensibles comme si les ressemblances des rйalitйs parvenaient а l’вme en quelque sorte par une action des choses sensibles, mais c’est l’вme elle-mкme qui, а la prйsence des choses sensibles, forme en soi les ressemblances de celles-ci. Mais cette position ne semble pas totalement raisonnable. En effet, aucun agent n’agit si ce n’est dans la mesure oщ il est en acte ; si donc l’вme forme en soi les ressemblances de toutes les rйalitйs, il est nйcessaire qu’elle-mкme ait actuellement en soi ces ressemblances des rйalitйs ; et ainsi, cette position reviendra а l’opinion susdite, qui affirme que la science de toutes les rйalitйs est naturellement dйposйe dans l’вme humaine.

 

Voilа pourquoi, comparйe aux positions susmentionnйes, la sentence du Philosophe est plus raisonnable : elle pose que la science de notre esprit vient en partie de l’intйrieur et en partie de l’extйrieur ; non seulement de rйalitйs sйparйes de la matiиre, mais aussi des choses sensibles elles-mкmes. En effet, lorsque notre esprit est comparй aux rйalitйs sensibles qui sont hors de l’вme, on trouve qu’il entretient avec elles deux relations. D’abord comme acte relativement а une puissance : c’est-а-dire en tant que les rйalitйs qui sont hors de l’вme sont intelligibles en puissance, tandis que l’esprit lui-mкme est intelligible en acte ; et selon cette relation, on pose dans l’вme un intellect agent qui rende intelligibles en acte les intelligibles en puissance. Ensuite comme puissance relativement а un acte : c’est-а-dire en tant que, dans notre esprit, les formes dйterminйes des rйalitйs sont seulement en puissance, elles qui sont en acte dans les rйalitйs hors de l’вme ; et selon cette relation, on pose dans notre вme l’intellect possible, auquel il appartient de recevoir les formes qui ont йtй abstraites des rйalitйs sensibles et rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent.

 

Et assurйment, cette lumiиre de l’intellect agent dans l’вme provient, comme de son origine premiиre, des substances sйparйes et surtout de Dieu. Il est donc vrai que notre esprit reзoit la science depuis les choses sensibles ; nйanmoins l’вme elle-mкme forme en soi les ressemblances des rйalitйs, en tant que les formes qui sont abstraites des choses sensibles sont rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent, afin qu’elles puissent кtre reзues dans l’intellect possible. Et ainsi йgalement, dans la lumiиre de l’intellect agent nous est donnйe en quelque sorte originairement toute science, par l’intermйdiaire des conceptions universelles qui sont immйdiatement connues а la lumiиre de l’intellect agent et par lesquelles, comme par des principes universels, nous jugeons des autres choses et les prйconnaissons en ceux-ci ; si bien que dans cette mesure aussi se vйrifie l’opinion selon laquelle les choses que nous apprenons йtaient dйjа prйsentes dans notre connaissance.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les formes sensibles, ou abstraites des choses sensibles, ne peuvent agir sur notre esprit que dans la mesure oщ elles sont rendues immatйrielles par la lumiиre de l’intellect agent, et ainsi, elles sont en quelque sorte rendues homogиnes а l’intellect possible sur lequel elles agissent.

 

La puissance supйrieure et la puissance infйrieure n’agissent pas envers le mкme de faзon semblable, mais la supйrieure agit plus excellemment ; et c’est pourquoi la forme qui est reзue depuis les rйalitйs ne permet pas au sens de connaоtre la rйalitй aussi efficacement que l’intelligence, mais le sens est conduit par elle comme par la main а la connaissance des accidents extйrieurs, tandis que l’intelligence parvient а la quidditй dйpouillйe en la sйparant de toutes les dispositions matйrielles. C’est pourquoi, si l’on dit que la connaissance de l’esprit a son origine dans le sens, ce n’est pas que le sens apprйhende tout ce que l’esprit connaоt, mais c’est parce que, а partir des choses que le sens apprйhende, l’esprit est conduit comme par la main а des choses ultйrieures, tout comme les sensibles, une fois pensйs, mиnent aux intelligibles des rйalitйs divines.

 

La parole de saint Augustin doit кtre rйfйrйe а la prйconnaissance par laquelle les particuliers sont dйjа connus dans les principes universels ; de cette faзon, en effet, il est vrai que les choses que nous apprenons йtaient dйjа dans notre вme.

 

On peut aimer une science avant de l’acquйrir, dans la mesure oщ on la connaоt d’une certaine connaissance universelle, en connaissant l’utilitй de cette science, ou bien par la vue, ou de quelque autre faзon.

 

Que l’вme se dйtermine formellement elle-mкme, cela doit s’entendre en ce sens que les formes rendues intelligibles par l’action de l’intellect agent dйterminent formellement l’intellect possible, comme on l’a dit ; et aussi en ce sens que la puissance imaginative peut former les formes des diffйrents sensibles ; ce qui apparaоt surtout lorsque nous imaginons des choses que nous n’avons jamais perзues par le sens.

 

Les premiers principes, dont la connaissance nous est innйe, sont des ressemblances de la vйritй incrййe ; donc, dans la mesure oщ nous jugeons par eux sur d’autres choses, on dit que nous jugeons sur les rйalitйs par les raisons immuables ou par la vйritй incrййe. Cependant, ce que saint Augustin dit ici doit кtre rйfйrй а la raison supйrieure, qui adhиre а la contemplation des rйalitйs йternelles ; et bien qu’elle soit premiиre en dignitй, nйanmoins son opйration est temporellement postйrieure, car « les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres » (Rom. 1, 20).

 

Lorsque l’intellect possible reзoit les espиces des rйalitйs а partir des phantasmes, ceux-ci se comportent comme un agent instrumental ou secondaire, tandis que l’intellect agent se comporte comme un agent principal ou premier. Voilа pourquoi l’effet de l’action est laissй dans l’intellect possible suivant la condition de l’un et de l’autre, et non suivant celle de l’un des deux seulement ; aussi l’intellect possible reзoit-il les formes comme intelligibles en acte grвce а la vertu de l’intellect agent, mais comme des ressemblances de rйalitйs dйterminйes grвce а la connaissance des phantasmes. Et ainsi, les formes intelligibles ne sont en acte ni en existant par soi, ni dans l’imagination, ni dans l’intellect agent, mais seulement dans l’intellect possible.

 

Bien que l’intellect possible soit, dans l’absolu, plus noble que le phantasme, cependant rien n’empкche que le phantasme soit plus noble а un certain point de vue, c’est-а-dire en tant que le phantasme est actuellement la ressemblance de telle rйalitй, ce qui ne convient а l’intellect possible qu’en puissance. Et ainsi, le phantasme peut agir d’une certaine faзon sur l’intellect possible en vertu de la lumiиre de l’intellect agent, tout comme la couleur peut agir sur la vue en vertu de la lumiиre corporelle.

 

Le repos en lequel la science s’accomplit exclut le mouvement des passions matйrielles, mais non le mouvement et la passion pris communйment, au sens oщ subir et кtre mы se disent de n’importe quel acte de recevoir ; ainsi, en effet, le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « penser, c’est subir une certaine passion ».

Article 7 : L’image de la Trinitй est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses matйrielles, ou seulement en tant qu’il connaоt les йternelles ?

 

Objections :

 

Il semble que ce ne soit pas seulement en tant qu’il connaоt les йternelles.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, « quand nous cherchons dans l’вme une trinitй, nous la cherchons dans l’вme tout entiиre : nous ne sйparons pas la raison qui agit sur le temporel de celle qui contemple l’йternel ». Or l’esprit n’est а l’image que dans la mesure oщ une trinitй se trouve en lui. L’esprit est donc а l’image non seulement en tant qu’il adhиre а la contemplation des choses йternelles, mais aussi en tant qu’il adhиre а l’action des choses temporelles.

 

L’image de la Trinitй est envisagйe dans l’вme en tant que sont reprйsentйes en celle-ci l’йgalitй des Personnes et leur origine. Or l’йgalitй des Personnes est plus reprйsentйe dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles qu’en tant qu’il connaоt les йternelles, puisque les йternelles dйpassent infiniment l’esprit, tandis que l’esprit ne dйpasse pas infiniment les temporelles. L’origine des Personnes est aussi reprйsentйe dans la connaissance des choses temporelles, tout comme dans celle des йternelles, car dans l’un et l’autre cas une connaissance procиde de l’esprit, et de la connaissance procиde un amour. L’image de la Trinitй est donc dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaоt les choses йternelles, mais aussi en tant qu’il connaоt les temporelles.

 

La ressemblance rйside dans la puissance d’aimer, tandis que l’image rйside dans la puissance de connaоtre, comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16. Or notre esprit connaоt d’abord les choses matйrielles et ensuite les йternelles, puisque c’est en partant des matйrielles qu’il parvient aux йternelles ; et il les connaоt aussi plus parfaitement, puisqu’il comprend les matйrielles mais non les йternelles. L’image est donc plus dans l’esprit en tant qu’il se rapporte aux choses temporelles qu’en tant qu’il se rapporte aux йternelles.

 

L’image de la Trinitй se trouve dans l’вme d’une certaine faзon selon les puissances, comme on l’a dйjа dit. Or les puissances se rapportent indiffйremment а tous les objets relativement auxquels elles sont dйterminйes. L’image de Dieu se trouve donc dans l’esprit relativement а n’importe quels objets.

 

Ce qui est vu en soi-mкme est vu plus parfaitement que ce qui est vu dans sa ressemblance. Or l’вme se voit en elle-mкme, mais ne voit Dieu que dans une ressemblance, dans l’йtat de voie. Elle se connaоt donc plus parfaitement qu’elle ne connaоt Dieu ; et ainsi, l’image de la Trinitй doit кtre envisagйe dans l’вme en tant qu’elle se connaоt elle-mкme plutфt qu’en tant qu’elle connaоt Dieu, puisque l’image de la Trinitй se trouve en nous quant а ce que nous avons de plus parfait dans notre nature, comme dit saint Augustin.

 

L’йgalitй des Personnes est reprйsentйe dans notre esprit en tant que toute la mйmoire, toute l’intelligence et toute la volontй se saisissent mutuellement, comme le montre saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй. Or cette comprйhension mutuelle ne manifesterait pas leur йgalitй si elles ne se comprenaient pas quant а tous leurs objets. L’image de la Trinitй se trouve donc dans les puissances de l’esprit relativement а tous les objets.

 

De mкme que l’image est dans la puissance de connaоtre, de mкme la charitй est dans la puissance d’aimer. Or la charitй ne regarde pas seulement Dieu mais aussi le prochain, et c’est pourquoi l’on attribue deux actes а la charitй, а savoir l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc l’image, elle aussi, est dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaоt Dieu, mais aussi en tant qu’il connaоt les crйatures.

 

Les puissances de l’esprit en lesquelles consiste l’image sont perfectionnйes par des habitus, par lesquels, dit-on, l’image dйformйe est restaurйe et perfectionnйe. Or les puissances de l’esprit n’ont pas besoin d’habitus dans la mesure oщ elles se rapportent aux choses йternelles, mais seulement dans la mesure oщ elles se rapportent aux temporelles : en effet, les habitus existent pour que les puissances soient rйglйes par eux, or l’erreur ne peut survenir dans les choses йternelles au point qu’il y ait besoin d’une rиgle, mais c’est le cas seulement pour les choses temporelles. L’image rйside donc dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles plutфt qu’en tant qu’il connaоt les йternelles.

 

La Trinitй incrййe est reprйsentйe dans l’image de notre esprit, surtout quant а la consubstantialitй et l’йgalitй mutuelle. Or ces deux choses se rencontrent aussi dans la puissance sensitive, car le sensible et le sens en acte deviennent un, et l’espиce sensible n’est reзue dans le sens que suivant sa capacitй. L’image de la Trinitй se trouve donc aussi dans la puissance sensitive, et donc а bien plus forte raison dans l’esprit, en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

10° Les tournures mйtaphoriques se prennent selon des ressemblances car, suivant le Philosophe, « toutes les fois qu’on se sert de la mйtaphore on le fait toujours en vue de quelque ressemblance ». Or le transfert aux rйalitйs divines par tournure mйtaphorique se fait plus а partir de certaines crйatures qu’а partir de l’esprit lui-mкme, comme on le voit clairement pour le rayon solaire, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Des crйatures sensibles peuvent donc кtre mieux appelйes « а l’image » que l’esprit lui-mкme. Et ainsi, rien ne semble empкcher l’esprit d’кtre а l’image en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

11° Boиce dit au livre sur la Trinitй que les formes qui sont dans la matiиre sont les images des rйalitйs qui sont sans matiиre. Or les formes qui existent dans la matiиre sont les formes sensibles. Les formes sensibles sont donc les images de Dieu mкme ; et ainsi, l’esprit semble кtre а l’image de Dieu en tant qu’il les connaоt.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй que la trinitй que l’on trouve dans la science infйrieure, « bien qu’elle appartienne dйjа а l’homme intйrieur, il ne faut cependant pas encore dire ni penser qu’elle est image de Dieu ». Or la science infйrieure est celle par laquelle l’esprit contemple les choses temporelles ; en cela, en effet, elle se distingue de la sagesse des choses йternelles. L’image de la Trinitй ne se prend donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

Les parties de l’image doivent correspondre, dans l’ordre, aux trois Personnes. Or l’ordre des Personnes ne se trouve pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles. Dans la connaissance des choses temporelles, en effet, l’intelligence ne procиde pas de la mйmoire, comme le Verbe du Pиre, mais c’est plutфt la mйmoire qui procиde de l’intelligence, car nous nous remйmorons les choses que nous avons dйjа pensйes. L’image ne rйside donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Une fois distribuйes les fonctions de l’esprit », c’est-а-dire l’ayant divisй en contemplation de l’йternel et action sur le temporel, « c’est seulement en ce qui regarde la contemplation des rйalitйs йternelles que nous trouvons non seulement une trinitй, mais l’image de Dieu ; quant а ce qui regarde l’action sur le temporel, on peut sans doute y dйcouvrir une trinitй, mais non l’image de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’image de la Trinitй existe toujours dans l’вme, mais non la connaissance des rйalitйs temporelles, puisque celle-ci est obtenue par acquisition. L’image de la Trinitй ne se trouve donc pas dans l’вme en tant qu’elle connaоt les choses temporelles.

 

 

Rйponse :

 

La ressemblance accomplit la notion d’image. Il ne suffit cependant pas d’une ressemblance quelconque pour obtenir la notion d’image, mais il faut la ressemblance trиs expresse par laquelle une chose est reprйsentйe quant а la raison formelle de son espиce ; et c’est pourquoi, dans les choses corporelles, les images des rйalitйs se prennent plus suivant les figures, qui sont les signes propres des espиces, que suivant les couleurs et les autres accidents. Or on trouve dans notre вme une ressemblance de la Trinitй incrййe en n’importe quelle connaissance de soi, non seulement en celle de l’esprit mais aussi en celle du sens, comme le montre saint Augustin au onziиme livre sur la Trinitй ; mais l’image de Dieu se dйcouvre seulement dans cette connaissance de l’esprit suivant laquelle se rencontre une plus expresse ressemblance de Dieu dans notre esprit.

 

Si donc nous distinguons par les objets la connaissance de l’esprit, trois connaissances se trouvent dans notre esprit, а savoir : la connaissance par laquelle l’esprit connaоt Dieu, celle par laquelle il se connaоt lui-mкme, et celle par laquelle il connaоt les choses temporelles. Donc, dans cette connaissance par laquelle l’esprit connaоt les choses temporelles, on ne trouve de ressemblance expresse de la Trinitй incrййe ni par conformation — car les rйalitйs matйrielles sont plus dissemblables а Dieu que l’esprit lui-mкme, donc la dйtermination formelle de l’esprit par la science de ces rйalitйs ne rend pas celui-ci trиs conforme а Dieu — ni, de mкme, par analogie, йtant donnй que la rйalitй temporelle, qui gйnиre dans l’вme sa connaissance ou son intelligence actuelle, ne fait pas une mкme substance avec l’esprit lui-mкme, mais elle est une chose йtrangиre а sa nature ; et par consйquent, la consubstantialitй de la Trinitй incrййe ne peut pas кtre reprйsentйe par cela. En revanche, dans la connaissance par laquelle notre esprit se connaоt lui-mкme se trouve par analogie une reprйsentation de la Trinitй incrййe, en tant que l’esprit qui se connaоt ainsi engendre un verbe de soi, et que des deux procиde un amour, comme le Pиre qui se dit lui-mкme engendre son Verbe de toute йternitй, et que des deux procиde le Saint-Esprit. Enfin, dans la connaissance par laquelle l’esprit connaоt Dieu mкme, l’esprit est lui-mкme conformй а Dieu, de mкme que tout connaissant, en tant que tel, est assimilй au connu.

 

Or la ressemblance qui a lieu par conformitй, comme la ressemblance de la vue et de la couleur, est plus grande que celle qui a lieu par analogie, comme celle de la vue et de l’intelligence, qui sont а l’йgard de leurs objets dans un rapport semblable. Par consйquent, une plus expresse ressemblance de la Trinitй se trouve dans l’esprit en tant qu’il connaоt Dieu qu’en tant qu’il se connaоt lui-mкme. Voilа pourquoi l’image de la Trinitй au sens propre est dans l’esprit d’abord et principalement en tant qu’il connaоt Dieu ; mais d’une certaine faзon et secondairement, elle y est aussi en tant qu’il se connaоt lui-mкme, et surtout lorsqu’il se considиre lui-mкme tel qu’il est image de Dieu, de sorte que sa considйration ne s’arrкte pas а soi mais s’avance jusqu’а Dieu. Par contre, dans la considйration des rйalitйs temporelles ne se trouve pas l’image mais une certaine ressemblance de la Trinitй, qui peut relever davantage du vestige, tout comme la ressemblance que saint Augustin dйcouvre dans les puissances sensitives.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Certes, quelque trinitй se trouve dans l’esprit en tant qu’il s’йtend а l’action sur les choses temporelles ; cependant on ne dit pas que cette trinitй est une image de la Trinitй incrййe, ainsi qu’il ressort de ce que saint Augustin ajoute au mкme endroit.

 

L’йgalitй des Personnes divines est plus reprйsentйe dans la connaissance des choses йternelles que dans celle des temporelles. En effet, l’йgalitй ne doit pas кtre considйrйe entre l’objet et la puissance, mais entre une puissance et une autre. Or, bien qu’il y ait une plus grande inйgalitй entre notre esprit et Dieu qu’entre notre esprit et la rйalitй temporelle, cependant une plus grande йgalitй se trouve entre la mйmoire que notre esprit a de Dieu et l’intelligence et l’amour actuels qu’il a de lui, qu’entre la mйmoire qu’il a des rйalitйs temporelles et l’intelligence et l’amour qu’il a d’elles. En effet, Dieu lui-mкme est connaissable et aimable par soi, et ainsi, il est autant pensй et aimй par l’esprit de chacun qu’il est prйsent а l’esprit, lui dont la prйsence dans l’esprit est la mйmoire de lui dans l’esprit ; et ainsi, la mйmoire que l’on a de lui est йgalйe par l’intelligence, et celle-ci l’est par la volontй ou l’amour. Par contre, les rйalitйs matйrielles ne sont pas intelligibles ni aimables par soi. Voilа pourquoi une telle йgalitй ne se trouve pas dans l’esprit relativement а elles, ni non plus la mкme relation d’origine, puisqu’elles sont prйsentes а notre mйmoire parce qu’elles ont йtй pensйes par nous, et ainsi, la mйmoire provient de l’intelligence plutфt que l’inverse ; mais relativement а Dieu lui-mкme, c’est le contraire qui se produit dans l’esprit crйй, car c’est la prйsence de Dieu qui fait participer l’esprit а la lumiиre intellectuelle, en sorte qu’il puisse penser.

 

Bien que la connaissance que nous avons des rйalitйs temporelles soit temporellement antйrieure а la connaissance que nous avons de Dieu, cependant celle-ci est premiиre en dignitй. Et que les choses matйrielles nous soient plus parfaitement connues que Dieu n’est pas un empкchement, car la plus petite connaissance que l’on peut dйtenir au sujet de Dieu dйpasse toute la connaissance que l’on a au sujet de la crйature. En effet, la noblesse d’une science dйpend de la noblesse de l’objet su, comme on le voit clairement au dйbut du premier livre sur l’Вme ; et c’est pourquoi le Philosophe, au onziиme livre sur les Animaux, prйfиre la science limitйe que nous avons des rйalitйs cйlestes а toute celle que nous avons des rйalitйs infйrieures.

 

Bien que les puissances s’йtendent а tous leurs objets, cependant leur capacitй est estimйe d’aprиs le dernier degrй de leur pouvoir, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilа pourquoi ce qui relиve de la plus grande perfection des puissances de l’esprit, а savoir, кtre а l’image de Dieu, leur est attribuй au regard de leur plus noble objet, qui est Dieu.

 

Bien que l’esprit se connaisse plus parfaitement qu’il ne connaоt Dieu, cependant la connaissance qu’il a de Dieu est plus noble, et il est par elle davantage conformй а Dieu, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il est par elle davantage а l’image de Dieu.

 

Bien que l’йgalitй appartienne а l’image qui se trouve dans notre esprit, il n’est cependant pas nйcessaire que l’image soit envisagйe relativement а toutes les choses au regard desquelles une йgalitй se rencontre en lui, йtant donnй que plusieurs autres choses sont requises pour que l’image y soit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que la charitй, qui accomplit l’image, regarde le prochain, cependant elle ne le regarde pas comme objet principal, puisque son objet principal est Dieu seul ; dans le prochain, en effet, la charitй n’aime rien d’autre que Dieu.

 

Mкme en tant qu’elles se rapportent а Dieu, les puissances de l’image sont perfectionnйes par des habitus comme la foi, l’espйrance et la charitй, la sagesse, et d’autres du mкme genre. En effet, bien que dans les rйalitйs йternelles elles-mкmes il ne se trouve pas d’erreur de leur cфtй, cependant l’erreur peut advenir а notre intelligence dans leur connaissance, car la difficultй, lorsqu’on les connaоt, ne vient pas d’elles mais de notre cфtй, comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.

 

Il ne se trouve pas de consubstantialitй entre le sensible et le sens, йtant donnй que le sensible lui-mкme est йtranger а l’essence du sens ; ni non plus d’йgalitй, puisque le visible n’est pas toujours vu autant qu’il est visible.

 

10° Des crйatures irrationnelles peuvent, par une certaine ressemblance, кtre plus assimilйes а Dieu que mкme des rationnelles, quant а l’efficace de la causalitй, comme on le voit bien pour le rayon solaire, par lequel toutes choses parmi les infйrieures sont causйes et rйnovйes, ce qui le fait ressembler а la divine bontй, qui cause tout, comme dit Denys. Cependant, quant aux propriйtйs qui lui sont inhйrentes, la crйature rationnelle est plus semblable а Dieu que n’importe quelle crйature irrationnelle. Toutefois des tournures mйtaphoriques sont assez souvent transfйrйes des crйatures irrationnelles а Dieu, et cela se produit en raison de leur dissemblance car, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, si les choses qui sont dans les crйatures plus viles sont plus frйquemment transfйrйes aux choses divines, c’est afin d’фter toute occasion d’erreur : en effet, un transfert fait а partir de crйatures plus nobles pourrait induire а estimer que les choses qui йtaient dites mйtaphoriquement seraient а entendre en propriйtй de termes ; ce que nul ne peut conjecturer s’agissant de ces crйatures plus viles.

 

11° Boиce pose que les formes matйrielles sont les images non de Dieu mais de formes immatйrielles, c’est-а-dire de raisons idйales existant dans l’esprit divin, desquelles elles proviennent selon une ressemblance parfaite.

Article 8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par son essence ou par une espиce ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit par une espиce.

 

Comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, « notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun phantasme de l’essence mкme de l’вme ne peut кtre reзu. Il est donc nйcessaire que notre esprit se pense lui-mкme par quelque autre espиce abstraite des phantasmes.

 

Les choses que l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or beaucoup se sont trompйs au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient qu’il йtait air, d’autres qu’il йtait feu, et qu’ils affirmaient а son sujet beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son essence.

 

[Le rйpondant] disait que l’esprit voit par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant ce qu’il est. En sens contraire : savoir une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque l’essence de la rйalitй est identique а sa quidditй. Si donc l’вme se voyait elle-mкme par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son вme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.

 

Notre вme est une forme unie а la matiиre. Or toute forme de cette sorte est connue par abstraction de l’espиce depuis la matiиre et les circonstances matйrielles. L’вme est donc connue par une espиce abstraite.

 

Penser n’est pas seulement l’acte de l’вme, mais celui du composй, comme il est dit au premier livre sur l’Вme. Or tout acte de ce genre est commun а l’вme et au corps. Il est donc nйcessaire que, lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du cфtй du corps. Or cela n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-mкme par son essence, sans aucune espиce abstraite depuis les sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son essence.

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense pas les autres choses par leur essence mais par des espиces. Donc l’esprit non plus ne se pense pas lui-mкme par son essence.

 

On connaоt les puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de l’вme ne peut кtre connue que si ses puissances sont connues, puisque la puissance d’une rйalitй fait connaоtre la rйalitй elle-mкme. Il est donc nйcessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espиces de ses objets.

 

L’intelligible est а l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance est requise entre le sens et le sensible, et de lа vient que l’њil ne puisse se voir lui-mкme. Une certaine distance est donc requise aussi dans la connaissance intellectuelle, si bien que l’intelligence ne peut jamais se penser par son essence.

 

Selon le Philosophe au premier livre des Seconds Analytiques, la dйmonstration circulaire est impossible, car il s’ensuivrait que quelque chose serait manifestй par soi-mкme, et ainsi il s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а soi et plus connu que soi, ce qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-mкme par son essence, ce qui est connu sera identique а ce par quoi l’on connaоt. Le mкme inconvйnient s’ensuit donc, c’est-а-dire que quelque chose serait antйrieur а soi et plus connu que soi.

 

10° Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que l’вme connaоt la vйritй des existants par un certain cercle. Or le mouvement circulaire va du mкme au mкme. Il semble donc que l’вme, sortant d’elle-mкme lorsqu’elle pense, revienne par les rйalitйs extйrieures а la connaissance de soi-mкme ; et ainsi, elle ne se pensera pas par son essence.

 

11° Tant que demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence а cause de la prйsence de celle-ci, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est toujours prйsente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en mкme temps, il ne penserait jamais rien d’autre.

 

12° Les choses postйrieures sont plus composйes que les antйrieures. Or penser est postйrieur а кtre. On rencontre donc dans l’intelligence de l’вme une plus grande composition que dans son кtre. Or, dans l’вme, ce qui est n’est pas identique а ce par quoi il est. Ce qui est pensй n’est donc pas non plus en elle identique а ce par quoi il est pensй ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-mкme par son essence.

 

13° Le mкme ne peut pas кtre la forme d’une chose et formellement dйterminй par cette chose. Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’вme, est comme une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de l’вme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est pensйe est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son essence.

 

14° L’вme est une certaine substance qui subsiste par soi, tandis que les formes intelligibles ne sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’вme ne peut donc pas кtre comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait lui-mкme.

 

15° Puisqu’on distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui sont d’une mкme espиce sont pensйs de la mкme faзon du point de vue de l’espиce. Or l’вme de Pierre est de la mкme espиce que celle de Paul. L’вme de Pierre se pense donc elle-mкme comme elle pense l’вme de Paul. Or elle ne pense pas l’вme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense donc pas non plus elle-mкme par son essence.

 

16° La forme est plus simple que ce qui est formellement dйterminй par elle. Or l’esprit n’est pas plus simple que lui-mкme. Il n’est donc pas formellement dйterminй par lui-mкme ; puis donc qu’il est formellement dйterminй par ce par quoi il connaоt, il ne se connaоtra pas par lui-mкme.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй : « L’esprit se connaоt lui-mкme par lui-mкme, йtant incorporel. Car s’il ne se connaоt, il ne s’aime pas. »

 

А propos de 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision que l’on appelle intellectuelle sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels sont l’esprit lui-mкme et toute sainte affection de l’вme. » Or, comme il est dit dans la mкme glose, « la vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes ». L’esprit ne se connaоt donc pas lui-mкme par une chose qui ne lui serait pas identique.

 

Comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, « dans les choses immatйrielles, il y a identitй entre le pensй et ce par quoi il est pensй ». Or l’esprit est une certaine rйalitй immatйrielle. Il est donc pensй par son essence.

 

Tout ce qui est prйsent а l’intelligence comme intelligible est pensй par l’intelligence. Or l’essence mкme de l’вme est prйsente а l’intelligence а la faзon d’un intelligible : en effet, elle lui est prйsente par sa vйritй, et la vйritй est la raison de l’acte de penser comme la bontй est la raison de l’acte d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-mкme par son essence.

 

L’espиce par laquelle une chose est pensйe est plus simple que la chose qui est pensйe par son intermйdiaire. Or l’вme n’a pas d’espиce plus simple qu’elle, et qui puisse кtre abstraite d’elle. L’вme ne se pense donc pas par une espиce mais par son essence.

 

Toute science a lieu par assimilation de celui qui sait а ce qui est su. Or rien d’autre n’est plus semblable а l’вme que son essence. Elle ne se pense donc par rien d’autre que par son essence.

 

Ce qui est cause de ce que d’autres soient connaissables, n’est pas connu par autre chose que par soi-mкme. Or l’вme est cause de ce que les autres rйalitйs matйrielles soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure oщ nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. L’вme se pense donc seulement par elle-mкme.

 

La science qui concerne l’вme est trиs certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Вme. Or le plus certain n’est pas connu au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’вme par un autre moyen qu’elle-mкme.

 

Toute espиce par laquelle notre вme pense est abstraite depuis les choses sensibles. Or il n’est aucun sensible duquel l’вme puisse abstraire sa quidditй. L’вme ne se connaоt donc pas elle-mкme par une ressemblance.

 

10° De mкme que la lumiиre corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de mкme l’вme fait par sa lumiиre que toutes les choses matйrielles soient actuellement intelligibles, comme on le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme. Or la lumiиre corporelle est vue par elle-mкme, non par une ressemblance d’elle-mкme. Donc l’вme, elle aussi, est pensйe par son essence, non par une ressemblance.

 

11° Comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, « l’intellect agent n’est pas tantфt pensant et tantфt non », mais il pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-mкme, et il ne pourrait mкme pas cela s’il se pensait par une espиce abstraite depuis les sens, car alors il ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son essence.

 

 

Rйponse :

 

Lorsqu’on se demande si l’on connaоt une chose par son essence, cette question peut s’entendre de deux faзons. D’abord, en sorte que l’expression « par son essence » se rйfиre а la rйalitй connue elle-mкme ; on comprend alors comme connu par son essence ce dont on connaоt l’essence, et non ce dont on ne connaоt pas l’essence mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que cette expression se rйfиre а ce par quoi une chose est connue ; on comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence mкme est ce par quoi l’on connaоt. Et c’est de cette faзon que l’on se demande prйsentement si l’вme se pense elle-mкme par son essence.

 

Et pour voir clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’вme deux connaissances, comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй : l’une par laquelle l’вme de chacun se connaоt seulement quant а ce qui lui est propre, l’autre par laquelle l’вme est connue quant а ce qui est commun а toutes les вmes. Cette connaissance que l’on a de toute вme en gйnйral est donc celle par laquelle on connaоt la nature de l’вme, tandis que la connaissance que l’on a de l’вme quant а ce qui lui est propre est la connaissance de l’вme en tant qu’elle a l’кtre en tel individu. C’est pourquoi cette derniиre connaissance fait connaоtre si l’вme existe, comme lorsqu’on perзoit que l’on a une вme ; et l’autre fait savoir ce qu’est l’вme et quels sont ses accidents par soi.

 

Donc, en ce qui concerne la premiиre connaissance, il faut distinguer, car connaоtre une chose se rйalise en habitus ou en acte. Ainsi, quant а la connaissance actuelle par laquelle on considиre en acte que l’on a une вme, je dis ceci : on connaоt l’вme par ses actes. En effet, on perзoit que l’on a une вme, que l’on vit et que l’on est, parce qu’on perзoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on exerce d’autres њuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique : « Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or, nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous sommes. » Or nul ne perзoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense quelque chose : car penser quelque chose est antйrieur а penser que l’on pense ; voilа pourquoi l’вme parvient а percevoir actuellement qu’elle est, par ce qu’elle pense ou sent. Mais quant а la connaissance habituelle, je dis ceci : l’вme se voit par son essence, c’est-а-dire que, du fait mкme que son essence lui est prйsente, elle est capable de passer а l’acte de connaissance d’elle-mкme ; de mкme, dиs lors qu’on a l’habitus d’une science, par la prйsence mкme de l’habitus on est capable de percevoir les choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’вme perзoive qu’elle existe, et qu’elle soit attentive а ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’вme, qui est prйsente а l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’йmanent les actes en lesquels elle est actuellement perзue.

 

Mais si nous parlons de la connaissance de l’вme qui a lieu lorsque l’esprit humain est dйfini par une connaissance spйciale ou gйnйrale, alors il semble qu’il faille а nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nйcessaire que deux choses concourent : l’apprйhension, et le jugement sur la rйalitй apprйhendйe ; aussi la connaissance par laquelle on connaоt la nature de l’вme peut-elle кtre considйrйe et quant а l’apprйhension, et quant au jugement.

 

Si donc on la considиre quant а l’apprйhension, je dis ceci : nous connaissons la nature de l’вme par les espиces que nous abstrayons depuis les sens. En effet, notre вme tient la derniиre place dans le genre des substances intellectuelles, comme la matiиre prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le Commentateur le montre au troisiиme livre sur l’Вme. En effet, de mкme que la matiиre prime est en puissance а toutes les formes sensibles, de mкme aussi notre intellect possible est en puissance а toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre dans l’ordre des sensibles. Voilа pourquoi, de mкme que la matiиre n’est sensible que par une forme qui lui survient, de mкme l’intellect possible n’est intelligible que par une espиce surajoutйe. Donc notre esprit ne peut se penser de telle faзon qu’il s’apprйhende lui-mкme immйdiatement, mais parce qu’il apprйhende les autres choses il arrive а se connaоtre, tout comme la nature de la matiиre prime est connue par le fait mкme qu’elle est rйceptrice de telles formes. On en a l’йvidence lorsqu’on regarde la faзon dont les philosophes ont recherchй la nature de l’вme. En effet, observant que l’вme humaine connaоt les natures universelles des rйalitйs, ils perзurent que l’espиce par laquelle nous pensons est immatйrielle, sinon elle serait individuйe, et ainsi, elle ne mиnerait pas а la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espиce intelligible est immatйrielle, ils dйduisirent que l’intelligence est une certaine rйalitй qui ne dйpend pas de la matiиre, et de lа, ils s’avancиrent dans la connaissance des autres propriйtйs de l’вme intellective. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme : « l’intelligence est intelligible comme les autres intelligibles » ; ce que le Commentateur expose en disant que « l’intelligence est pensйe au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres intelligibles » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espиce intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible en acte, alors que dans les autres rйalitйs elle est comme intelligible en puissance.

 

Mais si l’on considиre la connaissance que nous avons de la nature de l’вme quant au jugement qui nous fait dйclarer qu’il en est comme nous l’avions apprйhendй par la dйduction susmentionnйe, alors nous avons connaissance de l’вme en tant que « nous avons une intuition de l’inviolable vйritй, d’aprиs laquelle nous dйfinissons de faзon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’вme de tel ou tel homme, mais ce qu’elle doit кtre d’aprиs les raisons йternelles », comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй ; or nous avons l’intuition de cette inviolable vйritй dans sa ressemblance, qui est imprimйe dans notre esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme йvidentes par soi, et d’aprиs lesquelles nous examinons toutes les autres, jugeant de tout selon elles.

 

Ainsi donc, il est clair que notre esprit se connaоt lui-mкme d’une certaine faзon par son essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre faзon par une intention ou par une espиce, comme disent le Philosophe et le Commentateur ; d’une autre encore par intuition de la vйritй inviolable, comme dit aussi saint Augustin. Il faut donc rйpondre en outre aux deux sйries d’arguments, de la faзon suivante.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Notre intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire а partir des phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance habituelle de choses autres qu’elle, c’est-а-dire qui ne sont pas en elle, avant l’abstraction susdite, йtant donnй que les espиces des autres intelligibles ne lui sont pas innйes. Mais son essence lui est innйe, de sorte qu’il ne lui est pas nйcessaire de l’acquйrir а partir des phantasmes ; de mкme, l’agent naturel non plus ne fournit pas а la matiиre son essence, mais seulement sa forme, qui est а la matiиre naturelle ce que la forme intelligible est а la matiиre sensible, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Voilа pourquoi l’esprit, avant d’abstraire а partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par laquelle il peut percevoir qu’il existe.

 

Nul jamais ne se trompe parce qu’il ne percevrait pas qu’il vit : cela relиve en effet de la connaissance par laquelle quelqu’un connaоt de faзon singuliиre ce qui se passe dans son вme ; et quant а cette connaissance, on a dit que l’вme est connue par son essence de faзon habituelle. Mais il arrive а beaucoup d’errer dans la connaissance de la nature mкme de l’вme en son espиce ; et de ce point de vue, cette partie des objections conclut vrai.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Bien que l’вme soit unie а la matiиre comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise а la matiиre au point d’кtre rendue matйrielle et donc non intelligible en acte mais seulement en puissance par abstraction depuis la matiиre.

 

Cette objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’вme ne se perзoit exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.

 

Cette parole du Philosophe doit кtre entendue en ce sens que l’intelligence pense d’elle-mкme ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement connaissance de son existence.

 

Et il faut rйpondre semblablement au septiиme argument.

 

L’opйration sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance dйterminйe ; par contre, l’opйration de l’intelligence n’est pas dйterminйe а un lieu, il n’en va donc pas de mкme.

 

On dit de deux faзons que l’on connaоt une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe de la connaissance de cette autre а la connaissance de la premiиre, et l’on dit en ce sens que l’on connaоt les conclusions par les principes ; et de cette faзon, on ne peut pas connaоtre une chose par elle-mкme. Ensuite, on dit que l’on connaоt une chose par une autre comme par ce en quoi la premiиre est connue, et dans ce cas il n’est pas nйcessaire que ce par quoi l’on connaоt soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien n’empкche donc que quelque chose soit connu par soi-mкme, comme Dieu se connaоt lui-mкme par soi ; et ainsi йgalement, l’вme se connaоt elle-mкme d’une certaine faзon par son essence.

 

10° On remarque un certain cercle dans la connaissance de l’вme dans la mesure oщ elle recherche en raisonnant la vйritй des existants ; donc Denys dit cela pour montrer en quoi la connaissance de l’вme est infйrieure а celle de l’ange. Or voici en quoi se fonde cette circularitй : la raison, partant des principes, parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement elle examine les conclusions trouvйes en les analysant par les principes. Cela est donc йtranger а notre propos.

 

11° De mкme qu’il n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй en acte ce dont la connaissance est possйdйe habituellement par des espиces existant dans l’intelligence, de mкme aussi il n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй actuellement l’esprit lui-mкme, dont la connaissance est habituellement en nous parce que son essence mкme est prйsente а notre intelligence.

 

12° Ce qui est pensй et ce par quoi il est pensй n’ont pas entre eux le mкme rapport que ce qui est et ce par quoi il est. En effet, кtre est l’acte de l’йtant, tandis que penser n’est pas l’acte de ce qui est pensй mais de celui qui pense ; ce par quoi une chose est pensйe se rapporte donc а celui qui pense comme ce par quoi une chose est se rapporte а ce qu’elle est. Voilа pourquoi, de mкme que, dans l’вme, ce par quoi elle est diffиre de ce qu’elle est, de mкme ce par quoi elle pense, c’est-а-dire la puissance intellective, qui est le principe de l’acte de penser, diffиre de son essence. Et il n’en dйcoule pas nйcessairement que l’espиce par laquelle elle est pensйe diffиre de ce qui est pensй.

 

13° La puissance intellective est la forme de l’вme elle-mкme quant а l’acte d’кtre, йtant donnй qu’elle a l’кtre dans l’вme comme une propriйtй a l’кtre dans un sujet ; mais quant а l’acte de penser, rien n’empкche que ce soit l’inverse.

 

14° La connaissance par laquelle l’вme se connaоt elle-mкme est dans le genre accident non quant а ce par quoi elle est connue de faзon habituelle, mais seulement quant а l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuviиme livre sur la Trinitй, que la connaissance est substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaоt lui-mкme.

 

15° Cette objection vaut pour la connaissance de l’вme telle qu’on la connaоt quant а la nature de l’espиce, qui est commune а toutes les вmes.

 

16° Lorsque l’esprit se pense lui-mкme, il n’est pas lui-mкme la forme de l’esprit, car rien n’est la forme de soi-mкme ; mais il se comporte а la faзon d’une forme, en tant que son action, par laquelle il se connaоt, a pour terme lui-mкme. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit plus simple que lui-mкme, sauf peut-кtre du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant que ce qui est pensй est considйrй comme plus simple que l’intelligence elle-mкme qui pense, йtant considйrй comme sa perfection.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La parole de saint Augustin est а entendre en ce sens que l’esprit se connaоt lui-mкme par soi, parce qu’il vient de l’esprit lui-mкme qu’il puisse passer а l’acte pour se connaоtre actuellement en percevant son existence, tout comme il vient de l’espиce dйtenue habituellement dans l’esprit que celui-ci puisse considйrer actuellement telle rйalitй. Mais quelle est sa nature mкme d’esprit, l’esprit ne peut le percevoir que par une considйration de son objet, comme on l’a dit.

 

La parole de la Glose selon laquelle « la vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs, etc. » doit кtre rйfйrйe а l’objet de la connaissance plutфt qu’а ce par quoi il est pensй ; et cela est йvident lorsqu’on considиre ce qui est dit des autres visions. En effet, il est dit dans la mкme glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par la vision spirituelle, i. e. imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet, si l’on rйfйrait cela а ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il n’y aurait aucune diffйrence entre la vision corporelle et la spirituelle ou imaginaire, car mкme la vision corporelle se fait par une ressemblance de corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’њil, mais une ressemblance de la pierre. Mais la diffйrence entre les visions susmentionnйes consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-mкme, tandis que la vision imaginaire a comme terme et comme objet une image du corps ; de mкme aussi, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes », il n’est pas signifiй que la vision intellectuelle ne se fait pas par des espиces qui ne sont pas identiques aux rйalitйs pensйes, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une ressemblance de la rйalitй mais l’essence mкme de la rйalitй. En effet, de mкme que par la vision corporelle on regarde le corps lui-mкme et non une ressemblance de corps, bien que l’on regarde par une ressemblance de corps, de mкme dans la vision intellectuelle on regarde l’essence mкme de la rйalitй sans regarder une ressemblance de cette rйalitй, bien que l’on regarde parfois cette essence par une ressemblance ; et l’expйrience en fournit aussi la preuve. En effet, lorsque nous pensons l’вme, nous ne nous fabriquons pas un simulacre d’вme que nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision imaginaire, mais nous considйrons l’essence mкme de l’вme. Cela n’exclut cependant pas que cette vision ait lieu par une espиce.

 

La parole du Philosophe est а entendre de l’intelligence qui est entiиrement sйparйe de la matiиre, comme l’explique le Commentateur au mкme endroit, telles les intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spйculative serait identique а la rйalitй sue, ce qui est impossible, comme le dйduit aussi le Commentateur au mкme endroit.

 

L’вme est prйsente а elle-mкme comme intelligible, c’est-а-dire de faзon а pouvoir кtre pensйe ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensйe par elle-mкme, mais а partir de son objet, comme on l’a dit.

 

L’вme n’est pas connue au moyen d’une autre espиce abstraite а partir d’elle, mais au moyen de l’espиce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en acte ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que notre вme soit trиs semblable а elle-mкme, cependant elle ne peut pas кtre le principe de la connaissance de soi-mкme en tant qu’espиce intelligible, de mкme que la matiиre prime ne le peut pas non plus, йtant donnй que notre intelligence se tient dans l’ordre des intelligibles comme la matiиre prime dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.

 

L’вme est cause de ce que d’autres soient connaissables, non comme mйdium de connaissance mais en tant que c’est par l’acte de l’вme que les rйalitйs matйrielles sont rendues intelligibles.

 

La science qui concerne l’вme est trиs certaine, dans la mesure oщ chacun expйrimente en soi-mкme qu’il a une вme et que les actes de l’вme sont en lui ; mais connaоtre ce qu’est l’вme est trиs difficile ; c’est pourquoi le Philosophe ajoute au mкme endroit que « c’est une chose des plus difficiles que d’acquйrir une connaissance assurйe а son sujet ».

 

L’вme n’est pas connue par une espиce abstraite depuis les choses sensibles au sens oщ cette espиce serait comprise comme une ressemblance de l’вme, mais parce qu’en considйrant la nature de l’espиce qui est abstraite depuis les choses sensibles, on trouve la nature de l’вme en laquelle une telle espиce est reзue, comme on connaоt la matiиre а partir de la forme.

 

10° On ne voit la lumiиre corporelle par elle-mкme que dans la mesure oщ elle est la raison formelle de la visibilitй des choses visibles et une certaine forme qui leur donne un кtre actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumiиre mкme qui est dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de mкme que ce n’est pas l’espиce de la pierre qui est dans l’њil, mais sa ressemblance, de mкme il est impossible que la forme de la lumiиre qui est dans le soleil soit elle-mкme identique dans l’њil. Et semblablement aussi, nous pensons par elle-mкme la lumiиre de l’intellect agent dans la mesure oщ elle est la raison formelle des espиces intelligibles, les rendant intelligibles en acte.

 

11° Cette parole du Philosophe peut кtre exposйe de deux faзons, suivant les deux opinions sur l’intellect agent. En effet, certains ont prйtendu que l’intellect agent йtait une substance sйparйe, une parmi les autres intelligences, et que par consйquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences. D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de l’вme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas tantфt pensant et tantфt non, car la cause pour laquelle on est tantфt pensant et tantфt non, n’est pas de son cфtй mais du cфtй de l’intellect possible. En effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opйration de l’intellect agent concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent qui reзoit quelque chose de l’extйrieur, mais seulement l’intellect possible. Donc, pour que nous pensions toujours, il n’y a pas de manque quant а ce que notre considйration nйcessite du cфtй de l’intellect agent, mais quant а ce qu’elle nйcessite du cфtй de l’intellect possible, qui n’est complйtй que par les espиces intelligibles abstraites depuis les sens.

Article 9 : Est-ce par leur essence ou par une ressemblance que notre esprit connaоt les habitus existant dans l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit par leur essence.

 

А propos de 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « La dilection, on ne la voit pas autrement prйsente, en cette forme qui fait qu’elle est ce qu’elle est, et autrement absente, en quelque image qui lui serait semblable ; mais, dans la mesure oщ elle peut кtre vue par l’esprit, l’un la voit davantage, l’autre moins. » C’est donc par son essence et non par une ressemblance d’elle que l’esprit voit la dilection ; et, pour la mкme raison, n’importe quel autre habitus.

 

Saint Augustin dit au dixiиme livre sur la Trinitй : « Qu’y a-t-il en effet d’aussi prйsent а la connaissance que ce qui est prйsent а l’вme ? » Or les habitus de l’вme sont prйsents а l’esprit par leur essence. L’esprit les connaоt donc par leur essence.

 

« Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage. » Or les habitus de l’esprit sont la cause de ce que d’autres choses, qui se trouvent sous les habitus, soient connues. L’esprit connaоt donc surtout les habitus eux-mкmes par leur essence.

 

Tout ce qui est connu de l’esprit par sa ressemblance a йtй dans le sens avant de survenir dans l’esprit. Par contre, jamais un habitus de l’esprit n’arrive dans le sens. L’esprit ne connaоt donc pas les habitus par une ressemblance.

 

Plus une chose est proche de l’esprit, plus l’esprit la connaоt. Or l’habitus est plus proche de la puissance intellective de l’esprit que l’acte, et l’acte que l’objet. L’esprit connaоt donc plus l’habitus qu’il ne connaоt l’acte ou l’objet ; et ainsi, il connaоt l’habitus par son essence et non par les actes ou par les objets.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que l’esprit et l’art sont connus par le mкme genre de vision. Or l’esprit est connu de lui-mкme par son essence. L’art est donc, lui aussi, connu par son essence, et semblablement les autres habitus de l’esprit.

 

Le vrai est а l’intelligence ce que le bien est а la volontй. Or le bien n’est pas dans la volontй par sa ressemblance. Le vrai n’est donc pas non plus connu de l’intelligence par sa ressemblance ; donc, tout ce que l’intelligence connaоt, elle le connaоt par l’essence et non par une ressemblance.

 

Saint Augustin dit au treiziиme livre sur la Trinitй : « Ce n’est pas ainsi qu’est vue la foi dans le cњur oщ elle est, par celui en qui elle est », c’est-а-dire comme on voit l’вme d’un autre homme par les mouvements de son corps ; « mais on la possиde de science certaine, la conscience le crie ». Par consйquent, la science de l’esprit possиde la foi dans la mesure oщ la conscience crie. Or la conscience crie la foi pour autant qu’elle est actuellement en elle. La foi est donc sue par l’esprit en tant qu’elle est actuellement dans l’esprit par son essence.

 

La forme est tout а fait proportionnйe а ce dont elle est la forme. Or les habitus existant dans l’esprit sont des formes de l’esprit. Ils sont donc tout а fait proportionnйs а l’esprit ; notre esprit les connaоt donc immйdiatement par l’essence.

 

10° L’intelligence connaоt l’espиce intelligible qui est en elle, et elle ne la connaоt pas par une autre espиce mais par son essence, car sinon il faudrait aller а l’infini. Or ceci n’a lieu que parce que les espиces elles-mкmes dйterminent formellement l’intelligence. Puis donc que l’intelligence est de mкme formellement dйterminйe par les habitus, il semble que l’esprit les connaisse par l’essence.

 

11° L’esprit ne connaоt les habitus que par vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle porte sur les choses que l’on voit par leur essence. L’esprit voit donc les habitus par leur essence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions : « Voyez ce qu’il y a dans ma mйmoire : des champs, des antres, des cavernes innombrables, tout cela rempli а l’infini de toute espиce de choses, innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c’est le cas de tous les corps ; les autres, comme les arts, y sont rйellement prйsentes ; d’autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions : ce sont les йtats affectifs de l’вme, que la mйmoire conserve alors que l’вme ne les ressent plus. » Il semble donc que les affections de l’вme soient connues non par leur essence mais par des notions d’elles ; et c’est aussi, pour la mкme raison, le cas des habitus des vertus, qui rиglent de telles affections.

 

Saint Augustin dit au onziиme livre de la Citй de Dieu : « Un autre sens, en effet, celui de l’homme intйrieur, bien supйrieur а l’autre » — i. e. au sens corporel — « nous permet de sentir le juste et l’injuste : le juste par une espиce intelligible, l’injuste par la privation de cette espиce. » Or ce sont les habitus des vertus et des vices qu’il appelle « le juste et l’injuste ». Les habitus de l’вme sont donc connus par une espиce et non par leur essence.

 

Rien n’est connu de l’intelligence par l’essence sinon ce qui est actuellement en elle. Or les habitus des vertus ne sont pas actuellement dans l’intelligence mais dans la volontй. L’intelligence ne les connaоt donc pas par leur essence.

 

La vision intellectuelle l’emporte sur la corporelle. Elle s’accompagne donc d’un meilleur discernement. Or, dans la vision corporelle, l’espиce par laquelle une chose est vue diffиre toujours de la rйalitй qui est vue par son intermйdiaire. Les habitus qui sont vus par vision intellectuelle ne sont donc pas vus de l’esprit par l’essence mais par d’autres espиces.

 

Rien n’est recherchй s’il n’est connu, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or les habitus de l’вme sont recherchйs par des hommes qui ne les ont pas. Ces habitus sont donc connus d’eux, mais non par leur essence, puisqu’ils ne les ont pas. Donc par leur espиce.

 

Hugues de Saint-Victor distingue trois yeux en l’homme : celui de la raison, celui de l’intelligence et celui de la chair. L’њil de l’intelligence est celui par lequel on voit Dieu, et il dit que celui-ci a йtй arrachй aprиs le pйchй. L’њil de la chair est celui par lequel on voit les choses corporelles de ce monde, et celui-lа est demeurй intact aprиs le pйchй. L’њil de la raison est celui par lequel on connaоt les intelligibles crййs, et celui-lа est devenu chassieux aprиs le pйchй, car nous connaissons les intelligibles en partie, non totalement. Or ce qui est vu seulement en partie n’est jamais connu par l’essence. Puis donc que les habitus de l’esprit sont intelligibles, il semble que l’esprit ne les voie pas par l’essence.

 

Par son essence, Dieu est bien plus prйsent а notre esprit que les habitus, puisqu’il est lui-mкme intime а n’importe quelle rйalitй. Or la prйsence de Dieu dans l’esprit ne fait pas que notre esprit voie Dieu par l’essence. L’esprit ne voit donc pas non plus les habitus par l’essence, bien qu’ils soient prйsents en lui.

 

L’intelligence, qui est pensante en puissance, nйcessite, pour penser en acte, d’кtre amenйe а l’acte par une chose, qui est ce par quoi l’intelligence pense actuellement. Or l’essence de l’habitus, en tant qu’elle est prйsente а l’esprit, n’amиne pas l’intelligence de la puissance а l’acte, car sinon il serait nйcessaire que les habitus soient pensйs actuellement aussi longtemps qu’ils sont prйsents dans l’вme. L’essence des habitus n’est donc pas ce par quoi ils sont pensйs.

 

 

Rйponse :

 

Comme c’йtait le cas pour l’вme, il y a aussi deux connaissances de l’habitus : l’une par laquelle on sait si l’on possиde un habitus, l’autre par laquelle on sait ce qu’est l’habitus. Cependant ces deux connaissances ne s’ordonnent pas relativement а l’habitus comme relativement а l’вme. En effet, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose celle par laquelle on sait ce qu’est cet habitus : car je ne peux pas savoir que j’ai la chastetй si je ne sais pas ce qu’est la chastetй. Mais du cфtй de l’вme il n’en va pas ainsi. En effet, beaucoup savent qu’ils ont une вme sans savoir ce qu’est l’вme. Et la raison de cette diversitй est que, tant pour l’habitus que pour l’вme, nous ne percevons qu’ils sont en nous qu’en percevant les actes dont ils sont les principes. Or l’habitus est par son essence le principe de tel acte ; si donc l’on connaоt l’habitus comme principe de tel acte, on sait de lui ce qu’il est : par exemple, si je sais que la chastetй est ce par quoi l’on se retient des plaisirs illicites existant dans la sexualitй, je sais de la chastetй ce qu’elle est. L’вme, par contre, n’est pas principe d’actes par son essence mais par ses puissances ; donc, ayant perзu les actes de l’вme, on perзoit que le principe de tels actes est en elle, comme dans le cas du mouvement et du sens, mais cela ne fait pas connaоtre la nature de l’вme.

 

Si donc nous parlons des habitus en tant que nous savons d’eux ce qu’ils sont, deux choses sont а envisager dans leur connaissance, а savoir : l’apprйhension, et le jugement.

 

Quant а l’apprйhension, il est nйcessaire que leur connaissance soit saisie par les objets et les actes, et ils ne peuvent eux-mкmes кtre apprйhendйs par leur essence. La raison en est que la vertu de n’importe quelle puissance de l’вme est dйterminйe а son objet, et c’est pourquoi son action tend d’abord et principalement vers l’objet. Mais sur les choses par lesquelles elle se dirige vers l’objet, elle n’a de pouvoir que par un certain retour ; par exemple, nous voyons que la vue se dirige d’abord vers la couleur, mais elle ne se dirige vers l’acte de sa vision que par un certain retour, lorsqu’en voyant la couleur elle voit qu’elle voit. Ce retour a lieu dans le sens de faзon incomplиte, mais de faзon complиte dans l’intelligence, qui revient а la connaissance de son essence par un retour complet. Or notre intelligence, dans l’йtat de voie, est aux phantasmes ce que la vue est aux couleurs, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme : non pas, certes, qu’elle connaisse les phantasmes eux-mкmes comme la vue connaоt les couleurs, mais en sorte qu’elle connaisse les choses dont ce sont les phantasmes. Par consйquent, l’action de notre intelligence tend d’abord vers les choses qui sont apprйhendйes au moyen des phantasmes, et ensuite elle revient а la connaissance de son acte ; et ultйrieurement vers les espиces, les habitus et les puissances, et l’essence de l’esprit lui-mкme. En effet, ils ne se rapportent pas а l’intelligence comme des objets premiers, mais comme ce qui lui permet de se porter vers l’objet.

 

Le jugement sur chaque chose se fonde sur ce qui est la mesure de cette chose. Or n’importe quel habitus est mesurй d’une certaine faзon par ce а quoi il est ordonnй ; et cela entre en rapport avec notre connaissance de trois faзons. Parfois, en effet, cela est reзu depuis le sens, soit la vue soit l’ouпe, comme lorsque nous voyons l’utilitй de la grammaire ou de la mйdecine ou que d’autres nous l’apprennent, et la connaissance de cette utilitй nous fait savoir ce qu’est la grammaire ou la mйdecine. Parfois aussi, cela est donnй а la connaissance naturelle ; et on le voit surtout pour les habitus des vertus, dont la raison naturelle dicte les fins. Mais d’autres fois, cela est infusй par Dieu, comme on le voit clairement pour la foi, l’espйrance et les autres habitus infus de ce genre. Et parce que la connaissance naturelle, en nous, provient elle aussi de l’illumination divine, la vйritй incrййe est consultйe dans ces deux derniers cas. Par consйquent, le jugement en lequel s’accomplit la connaissance de la nature de l’habitus dйpend soit de ce que nous recevons des sens, soit de notre consultation de la vйritй incrййe.

 

Quant а la connaissance par laquelle nous savons si nous possйdons des habitus, il faut considйrer deux choses : la connaissance habituelle, et la connaissance actuelle.

 

Nous percevons actuellement que nous avons des habitus, par les actes des habitus que nous sentons en nous ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au deuxiиme livre de l’Йthique que « l’on doit tenir pour indice des habitus le plaisir qui s’ajoute а l’њuvre ».

 

Mais quant а la connaissance habituelle, on dit que les habitus de l’esprit sont connus par eux-mкmes. En effet, ce qui fait connaоtre habituellement quelque chose, c’est ce qui permet а quelqu’un de pouvoir progresser dans l’acte de connaissance de la rйalitй que l’on dit кtre habituellement connue. Or, du fait mкme que les habitus sont dans l’esprit par leur essence, l’esprit peut progresser jusqu’а percevoir actuellement qu’il possиde des habitus, dans la mesure oщ il peut, par ceux qu’il a, passer aux actes en lesquels ils sont perзus actuellement. Mais а ce sujet, il existe une diffйrence entre les habitus de la partie cognitive et ceux de l’affective : l’habitus de la partie cognitive est le principe а la fois de l’acte mкme grвce auquel l’habitus est perзu, et aussi de la connaissance par laquelle il est perзu, car la connaissance actuelle procиde elle-mкme de l’habitus cognitif ; tandis que l’habitus de la partie affective est certes le principe de l’acte grвce auquel l’habitus peut кtre perзu, mais pas de la connaissance par laquelle il est perзu. Et ainsi, on voit clairement que l’habitus de la partie cognitive, du fait mкme qu’il est dans l’esprit par son essence, est le principe prochain de la connaissance qu’on a de lui, alors que l’habitus de la partie affective est un principe pour ainsi dire йloignй, en tant qu’il n’est pas la cause de la connaissance mais de l’origine de sa rйception ; voilа pourquoi saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions que les arts sont connus par leur prйsence, mais les affections de l’вme par certaines notions.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de la Glose doit кtre rйfйrйe а l’objet de la connaissance et non au mйdium de connaissance : en effet, lorsque nous connaissons la dilection, nous considйrons l’essence mкme de la dilection, non une ressemblance de celle-ci, comme cela se produit dans la vision imaginaire.

 

Il est dit que l’esprit ne connaоt rien mieux que ce qui est en lui parce que, pour les choses qui sont hors de lui, il n’est pas nйcessaire qu’il ait en lui de quoi pouvoir en atteindre la connaissance. En revanche, quant aux choses qui sont en lui, il peut en atteindre la connaissance actuelle par celles qu’il a auprиs de lui, bien qu’elles soient aussi connues par d’autres moyens.

 

L’habitus n’est pas la cause de la connaissance des autres choses comme ce qui, sitфt connu, fait connaоtre les autres, а la faзon dont les principes sont la cause de la connaissance des conclusions ; mais il l’est en ce sens que l’вme est perfectionnйe par l’habitus pour connaоtre quelque chose. Et ainsi, il n’est pas pour les choses connues une cause quasi univoque, comme lorsqu’un premier connu est cause de la connaissance d’un second, mais une cause quasi йquivoque, qui ne reзoit pas la mкme dйnomination ; comme la blancheur fait le blanc, bien qu’elle-mкme ne soit pas blanche : elle est ce par quoi une chose est blanche. Semblablement aussi, l’habitus n’est pas en tant que tel la cause de la connaissance comme ce qui est connu, mais comme ce par quoi une chose est connue ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il soit plus connu que les choses qui sont connues par son intermйdiaire.

 

L’вme ne connaоt pas l’habitus par une espиce de lui abstraite depuis le sens, mais par les espиces des choses qui sont connues au moyen de l’habitus : par le fait mкme que d’autres choses sont connues, l’habitus aussi est connu comme principe de leur connaissance.

 

Bien que l’habitus soit plus proche de la puissance que l’acte, cependant l’acte est plus proche de l’objet, qui est le connu, tandis que la puissance est le principe de connaissance ; voilа pourquoi l’acte est connu avant l’habitus, mais l’habitus est davantage principe de connaissance.

 

L’art est un habitus de la partie intellective et, quant а la connaissance habituelle, il est perзu par son possesseur de la mкme faзon que l’esprit, c’est-а-dire par sa prйsence.

 

Le mouvement ou l’opйration de la partie cognitive s’accomplit dans l’esprit lui-mкme ; voilа pourquoi il est nйcessaire, pour qu’une chose soit connue, qu’il y ait d’elle quelque ressemblance dans l’esprit ; surtout si, par son essence, elle n’est pas unie а l’esprit comme objet de connaissance. Mais le mouvement ou l’opйration de la partie affective commence а l’вme et a pour terme les rйalitйs, et c’est pourquoi aucune ressemblance de la rйalitй n’est requise dans la volontй pour la dйterminer formellement, comme c’йtait le cas dans l’intelligence.

 

La foi est un habitus de la partie intellective ; donc, du fait mкme qu’elle est dans l’esprit, elle incline celui-ci а l’acte d’intelligence dans lequel la foi elle-mкme est vue ; mais il en va autrement pour d’autres habitus qui sont dans la partie affective.

 

Les habitus de l’esprit lui sont tout а fait proportionnйs, comme la forme est proportionnйe au sujet, et la perfection au perfectible, mais non comme l’objet а la puissance.

 

10° L’intelligence connaоt l’espиce intelligible non par son essence, ni par une espиce de l’espиce, mais en connaissant l’objet dont c’est l’espиce, par une certaine rйflexion, comme on l’a dit.

 

11° La rйponse ressort de ce qui a йtй dit dans la question prйcйdente.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Dans cette citation, saint Augustin distingue trois modes de connaissance. L’un d’eux porte sur les choses qui sont hors de l’вme et dont nous ne pouvons avoir connaissance par celles qui sont en nous, mais il est nйcessaire pour les connaоtre que leurs images ou leurs ressemblances arrivent en nous. Un autre mode porte sur les choses qui sont dans la partie intellective ; et il dit qu’elles sont connues par leur prйsence, car c’est par elles que nous passons а l’acte de penser, et en cet acte sont connues les choses qui sont des principes de la pensйe ; et c’est pourquoi il dit que les arts sont connus par leur prйsence. Le troisiиme mode porte sur les choses qui concernent la partie affective, et la raison formelle de leur connaissance n’est pas dans l’intelligence mais dans la volontй ; voilа pourquoi ce n’est pas par leur prйsence, qui est dans la volontй, mais par sa notion ou sa dйfinition, qui est dans l’intelligence, qu’elles sont connues comme par un principe immйdiat ; toutefois les habitus de la partie affective sont aussi par leur prйsence un certain principe йloignй de connaissance, en tant qu’ils йlicitent des actes en lesquels l’intelligence les connaоt ; de sorte que l’on peut dire aussi que, d’une certaine faзon, ils sont connus par leur prйsence.

 

L’espиce par laquelle on connaоt la justice n’est rien d’autre que la notion mкme de justice, et sa privation fait connaоtre l’injustice. Or cette espиce ou notion n’est pas une chose abstraite а partir de la justice, mais c’est ce qui est l’achиvement de son кtre, comme une diffйrence spйcifique.

 

Penser, а proprement parler, n’est pas le fait de l’intelligence, mais de l’вme par l’intelligence ; de mкme que chauffer n’est pas non plus le fait de la chaleur, mais du feu par la chaleur. Et ces deux parties que sont l’intelligence et la volontй ne doivent pas кtre conзues dans l’вme comme localement distinctes, telles la vue et l’ouпe, qui sont les actes d’organes ; aussi ce qui est dans la volontй est-il йgalement prйsent а l’вme qui pense. L’вme revient donc, par l’intelligence, а la connaissance non seulement de l’acte de l’intelligence mais aussi de l’acte de la volontй ; tout comme elle revient par la volontй а la recherche et а l’amour non seulement de l’acte de la volontй mais aussi de l’acte de l’intelligence.

 

Le discernement qui appartient а la perfection de la connaissance n’est pas celui qui fait distinguer ce qui est pensй de ce par quoi l’on pense — car alors la connaissance par laquelle Dieu se connaоt serait trиs imparfaite — mais celui qui fait distinguer entre ce qui est connu et toutes les autres choses.

 

Les habitus de l’esprit sont connus par ceux qui ne les ont pas, non certes de cette connaissance qui fait percevoir qu’on les possиde, mais de celle qui fait savoir ce qu’ils sont, ou qui fait percevoir que d’autres les possиdent ; ce qui n’a pas lieu par prйsence mais d’une autre faзon, comme on l’a dit.

 

Il est dit que l’њil de la raison est chassieux а l’йgard des intelligibles crййs, parce qu’il ne pense rien en acte sinon en recevant depuis les choses sensibles, que les intelligibles dйpassent en excellence ; voilа pourquoi il est trouvй imparfait а connaоtre les intelligibles. Cependant rien n’interdit que les choses qui sont dans la raison inclinent immйdiatement par leur essence aux actes en lesquels elles sont connues, comme on l’a dit.

 

Bien que Dieu soit plus prйsent а notre esprit que ne le sont les habitus, cependant les objets que nous connaissons naturellement ne nous permettent pas de voir aussi parfaitement l’essence divine que celle des habitus, car les habitus sont proportionnйs aux objets eux-mкmes et aux actes, et sont leurs principes prochains, ce qui ne peut se dire de Dieu.

 

Bien que la prйsence d’un habitus dans l’esprit ne lui fasse pas connaоtre actuellement l’habitus lui-mкme, cependant elle le perfectionne actuellement par un habitus pouvant йliciter un acte par oщ l’habitus soit connu.

Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charitй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est vu par l’essence est perзu en toute certitude. Or celui qui a la charitй la voit par l’essence, comme dit saint Augustin. La charitй est donc perзue par celui qui l’a.

 

La charitй cause un plaisir, surtout dans ses actes. Or les habitus des vertus morales sont perзus grвce au plaisir qu’ils causent dans les actes des vertus, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. La charitй est donc, elle aussi, perзue par celui qui l’a.

 

Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Trinitй : « On connaоt mieux l’amour dont on aime que le frиre que l’on aime. » Or, le frиre que l’on aime, on sait en toute certitude qu’il existe. On sait donc aussi en toute certitude que l’amour dont on aime est en soi.

 

L’inclination de la charitй est plus forte que celle de n’importe quelle autre vertu. Or on sait de faзon certaine que d’autres vertus sont en soi, parce qu’on est inclinй vers leurs actes : en effet, pour celui qui a l’habitus de justice, il est difficile de commettre l’injustice mais facile de pratiquer la justice, comme il est dit au cinquiиme livre de l’Йthique, et n’importe qui peut percevoir en soi cette facilitй. Nimporte qui peut donc percevoir aussi qu’il a la charitй.

 

Le Philosophe dit au deuxiиme livre des Seconds Analytiques qu’il est impossible que nous ayons des habitus trиs nobles et qu’ils nous soient cachйs. Or la charitй est un habitus trиs noble. Il est donc aberrant de dire que celui qui a la charitй ne sait pas qu’il l’a.

 

La grвce est une lumiиre spirituelle. Or ceux qui sont baignйs de lumiиre perзoivent cela mкme en toute certitude. Ceux qui ont la grвce savent donc en toute certitude qu’ils ont la grвce ; et il en est de mкme pour la charitй, sans laquelle on ne possиde pas la grвce.

 

Selon saint Augustin au livre sur la Trinitй, nul ne peut aimer ce qui est inconnu. Or on aime en soi la charitй. On sait donc que la charitй est en soi.

 

 « L’onction enseigne toutes choses » nйcessaires au salut. Or avoir la charitй est nйcessaire au salut. Celui qui a la charitй sait donc qu’il l’a.

 

 Le Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique que la vertu est plus certaine que tout art. Or celui qui possиde un art sait qu’il l’a. Il sait donc aussi quand il a la vertu ; et par consйquent, il sait quand il a la charitй, qui est la plus grande des vertus.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. » Or celui qui a la charitй est digne de l’amour divin ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » Donc personne ne sait qu’il a la charitй.

 

Nul ne peut savoir de faзon certaine quand Dieu doit venir habiter en lui ; Job 9, 11 : « S’il vient а moi, je ne le verrai point. » Or Dieu habite en l’homme par la charitй ; 1 Jn 4, 16 : « Quiconque demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » Nul ne peut donc savoir de faзon certaine qu’il a la charitй.

 

 

Rйponse :

 

Quelqu’un qui a la charitй peut, а partir de quelques indices probables, conjecturer qu’il a la charitй ; par exemple, lorsqu’il se voit prкt aux њuvres spirituelles, et а dйtester efficacement les choses mauvaises, et par les autres choses de ce genre que la charitй opиre en l’homme. Mais nul ne peut savoir en toute certitude qu’il a la charitй, а moins que cela ne lui soit divinement rйvйlй.

 

Et la raison en est que, comme la question prйcйdente l’a fait apparaоtre, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose la connaissance par laquelle on sait de cet habitus ce qu’il est. Or on ne peut savoir ce qu’est un habitus que si l’on porte sur lui un jugement fondй sur ce а quoi cet habitus est ordonnй, et qui est la mesure de cet habitus. Or ce а quoi la charitй est ordonnйe est incomprйhensible, car son objet immйdiat et sa fin, c’est Dieu, la souveraine bontй, а laquelle la charitй nous unit ; on ne peut donc pas savoir, а partir de l’acte d’amour que l’on perзoit en soi-mкme, s’il parvient а unir а Dieu de la faзon requise pour rйaliser la notion de charitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La charitй est vue par l’essence, en tant qu’elle-mкme est par son essence le principe de l’acte d’amour en lequel l’un et l’autre sont connus ; et ainsi, elle est aussi par son essence le principe, quoique йloignй, de la connaissance que l’on a d’elle. Cependant il n’est pas nйcessaire qu’elle soit perзue de faзon certaine, car cet acte d’amour, que nous percevons en nous quant а ce qui en est perceptible, n’est pas une preuve suffisante de la charitй, а cause de la ressemblance entre l’amour naturel et l’amour gratuit.

 

Le plaisir qui est laissй dans l’acte par la charitй peut aussi кtre causй par un habitus acquis ; voilа pourquoi il n’est pas une preuve suffisante pour dйmontrer la charitй, car les signes communs ne font pas percevoir quelque chose avec certitude.

 

Bien que l’esprit connaisse en toute certitude l’amour, en tant que tel, dont il aime un frиre, cependant il ne sait pas en toute certitude que c’est de la charitй.

 

Bien que l’inclination par laquelle la charitй incline а agir soit un certain principe pour apprйhender la charitй, cependant elle ne suffit pas pour percevoir parfaitement la charitй. En effet, nul ne peut percevoir qu’il a un habitus а moins de savoir parfaitement ce а quoi l’habitus est ordonnй, ce qui permet de juger de l’habitus ; et cela ne peut кtre su dans le cas de la charitй.

 

Le Philosophe parle des habitus de la partie intellective, qui, s’ils sont parfaits, ne peuvent кtre cachйs а ceux qui les possиdent, йtant donnй que la certitude fait partie de leur perfection ; par consйquent, quiconque sait, sait qu’il sait, puisque savoir c’est « connaоtre la cause de la rйalitй, et que c’est la cause de cette rйalitй-lа, et qu’il est impossible qu’il en soit autrement » ; et semblablement, celui qui a l’habitus de l’intelligence des principes sait qu’il a cet habitus. Par contre, la perfection de la charitй ne consiste pas dans la certitude de la connaissance mais dans la force de l’amour ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Dans les choses qui se disent mйtaphoriquement, il n’est pas nйcessaire de constater une ressemblance а tous points de vue. Et ainsi, la grвce est comparable а la lumiиre non pas comme si elle s’imposait manifestement aux regards de l’esprit de mкme que la lumiиre corporelle s’impose а ceux du corps, mais dans la mesure oщ la grвce est le principe de la vie spirituelle comme la lumiиre des corps cйlestes est en quelque sorte le commencement de la vie corporelle pour les choses infйrieures de ce monde, comme dit Denys ; et aussi quant а quelques autres ressemblances.

 

 « Avoir soi-mкme la charitй » peut s’entendre de deux faзons. D’abord pris dans le discours, ensuite pris comme un nom. D’une part, pris dans le discours, comme lorsqu’on dit : « Il est vrai que quelqu’un a la charitй. » D’autre part il est pris comme un nom lorsque nous affirmons quelque chose de ce dictum : « avoir la charitй », ou de ce qu’il signifie. Or il n’appartient pas а la volontй de composer ni de diviser, mais seulement de se porter vers les rйalitйs elles-mкmes, dont les aspects sont le bien et le mal ; et c’est pourquoi, lorsqu’on dit : « J’aime ou je veux avoir moi-mкme la charitй », l’expression « avoir moi-mкme la charitй » est considйrйe comme un certain nom, comme si l’on disait : « Je veux ce qui est “avoir moi-mкme la charitй” » ; et cela, rien ne l’empкche d’кtre connu de moi : en effet, je sais ce qu’est « avoir moi-mкme la charitй », mкme si je ne l’ai pas. Par consйquent, mкme celui qui n’a pas la charitй en recherche la possession ; il ne s’ensuit cependant pas qu’il sache avoir soi-mкme la charitй en tant que cela est pris dans le discours, c’est-а-dire en ce sens qu’il aurait la charitй.

 

Bien qu’avoir la charitй soit nйcessaire au salut, cependant il n’est pas nйcessaire de savoir qu’on a la charitй ; bien au contraire, il est plus expйdient en gйnйral de ne pas le savoir, car cela permet de conserver davantage de sollicitude et d’humilitй. Quant а l’affirmation que « l’onction enseigne toutes choses » nйcessaires au salut, elle s’entend de toutes les choses dont la connaissance est nйcessaire au salut.

 

 Il est dit que la vertu est plus certaine que tout art, par une certitude d’inclination vers une seule chose, et non par une certitude de connaissance. Car la vertu, comme dit Cicйron, incline vers une seule chose а la faзon d’une certaine nature ; or la nature atteint une unique fin plus certainement et plus directement que l’art ; et c’est en ce sens йgalement qu’il est dit que « la vertu est plus certaine que l’art », non que l’on perзoive plus certainement en soi la prйsence de la vertu que celle de l’art.

Article 11 : L’esprit dans l’йtat de voie peut-il voir Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Le Seigneur dit de Moпse en Nombr. 12, 8 : « Je lui parle bouche а bouche, et il voit Dieu clairement et non sous des йnigmes. » Or cela, c’est-а-dire voir sans йnigme, c’est voir Dieu dans son essence ; puis donc que Moпse йtait encore dans l’йtat de voie, il semble que quelqu’un dans l’йtat de voie puisse voir Dieu dans son essence.

 

 А propos de Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel par l’acuitй de leur contemplation. » Or la clartй de Dieu est son essence, comme il est dit dans la mкme glose. On peut donc, en vivant dans cette chair mortelle, voir Dieu dans son essence.

 

 Le Christ eut une intelligence de mкme nature que celle que nous avons. Or l’йtat de voie n’empкchait pas son intelligence de voir Dieu dans son essence. Nous pouvons donc, nous aussi, dans l’йtat de voie, voir Dieu dans son essence.

 

Dieu est connu par vision intellectuelle dans l’йtat de voie ; d’oщ Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres. » Or la vision intellectuelle est celle par laquelle les rйalitйs sont vues en elles-mкmes, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Notre esprit dans l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

 Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que notre вme est en quelque sorte toutes choses, car le sens est tous les sensibles et l’intelligence tous les intelligibles. Or l’essence divine est au plus haut point un intelligible. Donc mкme dans l’йtat de voie, auquel se rйfиre le Philosophe, notre intelligence peut voir Dieu dans son essence, tout comme notre sens peut sentir tous les sensibles.

 

En Dieu, de mкme qu’il y a une immense bontй, de mкme aussi il y a une immense vйritй. Or, bien que la divine bontй soit immense, elle peut кtre immйdiatement aimйe de nous dans l’йtat de voie. La vйritй de son essence peut donc кtre vue immйdiatement dans l’йtat de voie.

 

 Notre intelligence a йtй faite pour voir Dieu. Si donc elle ne peut pas voir dans l’йtat de voie, c’est seulement а cause de quelque voile ; et mкme, il y en a deux : celui de la faute et celui de la crйature. Le voile de la faute n’existait pas dans l’йtat d’innocence, et maintenant aussi il est enlevй aux saints ; 2 Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le visage dйcouvert, rйflйchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur, etc. » ; quant au voile de la crйature, il ne peut pas empкcher la vision de l’essence divine, semble-t-il, car Dieu est plus intime а notre esprit qu’aucune crйature. Donc notre esprit, dans l’йtat de voie, voit Dieu dans son essence.

 

 Tout ce qui est dans une autre chose, y est selon le mode de ce qui reзoit. Or Dieu, dans son essence, est en notre esprit. Puis donc que le mode de notre esprit est l’intellectualitй elle-mкme, il semble que l’essence divine soit dans notre esprit en tant qu’intelligible ; et ainsi, notre esprit dans l’йtat de voie pense Dieu dans son essence.

 

 Cassiodore dit : « La santй de l’esprit humain pense cette clartй inaccessible. » Or notre esprit est guйri par la grвce. Celui qui a la grвce peut donc voir dans l’йtat de voie l’essence divine, qui est la clartй inaccessible.

 

10° De mкme que l’йtant qui se prйdique de toutes choses est premier en gйnйralitй, de mкme l’йtant par lequel toutes choses sont causйes est premier en causalitй, et c’est Dieu. Or l’йtant qui est premier en gйnйralitй est la premiиre conception de notre intelligence, mкme dans l’йtat de voie. Nous pouvons donc aussi dans l’йtat de voie connaоtre immйdiatement dans son essence l’йtant qui est premier en causalitй.

 

11° Pour qu’il y ait vision, il faut un voyant, un objet vu et une intention. Or ces trois choses se rencontrent dans notre esprit relativement а l’essence divine : en effet, notre esprit lui-mкme peut naturellement voir l’essence divine, йtant fait pour cela ; l’essence divine est aussi actuellement prйsente а notre esprit ; l’intention ne manque pas non plus, car chaque fois que notre esprit se tourne vers la crйature, il se tourne aussi vers Dieu, puisqu’il y a une ressemblance de Dieu dans la crйature. Notre esprit dans l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

12° Saint Augustin dit au douziиme livre des Confessions : « Lorsque nous voyons tous deux que tes paroles sont vraies, lorsque nous voyons tous deux que mes paroles sont vraies, oщ le voyons-nous, je t’en prie ? Йvidemment ce n’est pas en toi que je le vois et ce n’est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vйritй, qui est au-dessus de nos esprits. » Or l’immuable vйritй est l’essence divine, en laquelle rien ne peut кtre vu sans qu’elle-mкme soit vue. Donc, dans l’йtat de voie, nous voyons l’essence divine et nous regardons en elle toute vйritй.

 

13° La vйritй, en tant que telle, est connaissable. La vйritй suprкme est donc suprкmement connaissable. Or c’est l’essence divine. Nous pouvons donc, mкme dans l’йtat de voie, connaоtre l’essence divine en tant que suprкmement connaissable.

 

14° Il est dit en Gen. 32,30 : « J’ai vu le Seigneur face а face. » Or, comme on le lit dans une certaine glose, « la face est cette forme divine, dans laquelle il n’a point vu d’usurpation а s’йgaler а Dieu ». Or cette forme est l’essence divine. Donc Jacob, dans l’йtat de voie, a vu Dieu dans son essence.

 

 

En sens contraire :

 

1 Tim. 6, 16 : « … qui habite une lumiиre inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir. »

 

Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » La Glose de saint Grйgoire : « Dieu a bien pu кtre vu de quelques-uns durant cette vie corruptible par des images bornйes, mais non dans la lumiиre mкme de son йternitй, qui n’est renfermйe dans aucunes bornes. » Or cette lumiиre est l’essence divine. Nul ne peut donc durant cette vie corruptible voir Dieu dans son essence.

 

 Saint Bernard dit que, bien que Dieu puisse кtre aimй tout entier dans l’йtat de voie, cependant il ne peut pas кtre pensй tout entier ; or, si on le voyait dans son essence, on le penserait tout entier ; donc, dans l’йtat de voie, on ne le voit pas dans son essence.

 

Notre intelligence pense avec le continu et le temps, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’essence divine dйpasse tout continu et tout temps. Donc, dans l’йtat de voie, notre intelligence ne peut pas voir Dieu dans son essence.

 

L’essence divine est plus distante du don de Dieu que l’acte premier n’est distant de l’acte second. Or parfois, а cause d’une vision de Dieu dans la contemplation grвce au don d’intelligence ou de sagesse, l’вme est sйparйe du corps quant aux opйrations des sens, qui sont des actes seconds. Si donc elle voit Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’elle soit sйparйe du corps, mкme en temps qu’elle est son acte premier. Or cela n’a pas lieu tant que l’homme est dans l’йtat de voie. Donc, dans l’йtat de voie, nul ne peut voir Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse :

 

Une action peut convenir а quelqu’un de deux faзons. D’abord, en sorte que le principe de cette opйration soit en celui qui opиre, comme nous le constatons dans toutes les actions naturelles. Ensuite, en sorte que le principe de cette opйration ou de ce mouvement йmane d’un principe extйrieur, comme c’est le cas des mouvements violents, et comme c’est le cas des њuvres miraculeuses, qui n’adviennent que par la puissance divine, comme l’illumination d’un aveugle, la rйsurrection d’un mort, et autres choses semblables.

 

La vision de Dieu dans son essence ne peut donc convenir а notre esprit dans l’йtat de voie selon le premier mode. Dans la connaissance naturelle, en effet, notre esprit regarde les phantasmes comme des objets desquels il reзoit les espиces intelligibles, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; par consйquent, tout ce qu’il pense selon l’йtat de voie, il le pense par de telles espиces abstraites depuis les phantasmes. Or aucune espиce de cette sorte ne suffit а reprйsenter l’essence divine, ou mкme celle de n’importe quelle autre essence sйparйe, puisque les quidditйs des rйalitйs sensibles, dont les espиces intelligibles abstraites depuis les phantasmes sont des ressemblances, sont d’une autre nature que les essences des substances immatйrielles mкmes crййes, et que l’essence divine bien plus encore. Donc notre esprit, par la connaissance naturelle dont nous faisons l’expйrience dans l’йtat de voie, ne peut voir dans leur essence ni Dieu ni les anges. Cependant les anges peuvent кtre vus dans leur essence par des espиces intelligibles diffйrentes de leurs essences, mais non l’essence divine, qui dйpasse tout genre et est hors de tout genre, de sorte qu’aucune espиce crййe ne peut кtre trouvйe adйquate а la reprйsenter.

 

Il est donc nйcessaire, si Dieu doit кtre vu dans son essence, qu’il ne soit vu par aucune espиce crййe, mais que son essence elle-mкme devienne la forme intelligible de l’intelligence qui le voit, ce qui ne peut se faire sans que l’intelligence crййe soit disposйe а cela par la lumiиre de gloire. Et ainsi, lorsqu’il voit Dieu dans son essence par la disposition de la lumiиre infuse, l’esprit atteint le terme de la voie, qui est la gloire ; et ainsi, il n’est plus dans la voie. Or, de mкme que les corps sont soumis а la toute-puissance divine, de mкme aussi les esprits. Donc, de mкme que celle-ci peut amener des corps а des effets dont la disposition ne se trouve pas dans les corps en question, comme elle fit marcher Pierre sur les eaux sans lui donner la dot d’agilitй, de mкme elle peut amener l’esprit а кtre uni а l’essence divine dans l’йtat de voie а la faзon dont il lui est uni dans la patrie, sans qu’il soit baignй de la lumiиre de gloire. Et lorsque cela se produit, il est nйcessaire que l’esprit abandonne le mode de connaissance par lequel il abstrait depuis les phantasmes, tout comme le corps corruptible, lorsque l’acte d’agilitй lui est miraculeusement confйrй, n’est pas en mкme temps en acte de pesanteur. Voilа pourquoi ceux а qui il est ainsi donnй de voir Dieu dans son essence sont entiиrement abstraits des actes des sens, afin que toute l’вme soit recueillie pour regarder l’essence divine. Et c’est pourquoi on dit qu’ils sont ravis, comme si, par la force d’une nature supйrieure, ils йtaient abstraits de ce qui leur convenait par nature.

 

Ainsi donc, suivant le cours ordinaire des choses, personne dans l’йtat de voie ne voit Dieu dans son essence. Et s’il est miraculeusement accordй а quelques-uns de voir Dieu dans son essence sans que leur вme soit encore totalement sйparйe de la chair mortelle, ils ne sont cependant pas totalement dans l’йtat de voie, йtant donnй qu’ils n’ont pas les actes des sens, dont nous nous servons dans l’йtat de voie sujet а la mort.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et dans sa Lettre а Pauline sur la vision de Dieu, ces paroles montrent que Moпse a vu Dieu dans son essence en un certain ravissement, comme il est dit aussi de saint Paul en 2 Cor. 12, 2, si bien que le lйgislateur des Juifs et le Docteur des nations sont йgaux en cela.

 

Saint Grйgoire parle de ceux qui, par l’acuitй de la contemplation, s’йlиvent jusqu’а voir l’essence divine en un ravissement ; et c’est pourquoi il ajoute : « Quiconque voit la sagesse que Dieu est, meurt totalement а cette vie. »

 

Il y eut ceci de singulier dans le Christ, qu’il йtait en mкme temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie. Et cela lui convenait parce qu’il йtait Dieu et homme ; c’est pourquoi tout ce qui regardait la nature humaine йtait en son pouvoir, en sorte que chaque puissance de l’вme et du corps йtait disposйe comme lui-mкme en disposait. Par consйquent, ni la douleur du corps n’empкchait la contemplation de l’esprit, ni la fruition de l’esprit ne diminuait la douleur du corps ; et ainsi, son intelligence йclairйe par la lumiиre de gloire voyait Dieu dans son essence, en sorte cependant que la gloire ne s’йtendait pas aux parties infйrieures. Et ainsi, il йtait en mкme temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, ce qui ne peut se dire des autres hommes, en lesquels rejaillit nйcessairement quelque chose des puissances supйrieures sur les infйrieures, tandis que les supйrieures sont entraоnйes par les passions fortes des infйrieures.

 

Dieu est connu par vision intellectuelle dans l’йtat de voie, non en sorte que l’on sache de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Et sous cet aspect nous connaissons son essence, comprenant qu’elle est placйe au-dessus de tout, bien qu’une telle connaissance se fasse au moyen de ressemblances. Quant а la parole de saint Augustin, elle doit кtre rйfйrйe а ce qui est connu, non а ce par quoi l’on connaоt, ainsi qu’il ressort des prйcйdentes questions.

 

Notre intelligence, mкme dans l’йtat de voie, peut connaоtre en quelque sorte l’essence divine, non pas de faзon а savoir d’elle ce qu’elle est, mais seulement ce qu’elle n’est pas.

 

Nous pouvons aimer Dieu immйdiatement, sans aimer autre chose avant, bien que ce soit parfois par l’amour d’autres rйalitйs visibles que nous sommes ravis vers les rйalitйs invisibles ; mais nous ne pouvons pas connaоtre Dieu immйdiatement dans l’йtat de voie sans connaоtre autre chose avant. Et la raison en est que, puisque la volontй suit l’intelligence, l’opйration de la volontй commence lа oщ l’opйration de l’intelligence a son terme. Or l’intelligence, par un processus des effets aux causes, parvient enfin а quelque connaissance de Dieu mкme, en connaissant de lui ce qu’il n’est pas ; et ainsi, la volontй se porte vers ce qui lui est prйsentй par l’intelligence, sans qu’il lui soit nйcessaire de repasser par tous les intermйdiaires par lesquels l’intelligence est passйe.

 

Notre intelligence, bien qu’elle ait йtй faite pour voir Dieu, ne l’a cependant pas йtй pour qu’elle puisse voir Dieu par sa puissance naturelle, mais par la lumiиre de gloire а elle infusйe. Voilа pourquoi, une fois que tout voile est фtй, il n’est pas encore nйcessaire que l’intelligence voie Dieu dans son essence, si elle n’est pas йclairйe par la lumiиre de gloire. En effet, l’absence mкme de la gloire sera pour elle un empкchement а la vision de Dieu.

 

Avec l’intellectualitй, qu’il a comme un certain propre, notre esprit possиde aussi l’кtre, en commun avec les autres choses ; donc, bien que Dieu soit en lui, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il soit toujours en lui comme une forme intelligible, mais comme celui qui donne l’кtre, comme il l’est dans les autres crйatures. Or, bien qu’il donne l’кtre de faзon gйnйrale а toutes les crйatures, il donne cependant а n’importe quelle crйature un mode d’кtre propre ; et ainsi, mкme dans la mesure oщ il est en toutes choses par son essence, sa prйsence et sa puissance, Dieu se trouve кtre de faзon diffйrente dans les divers кtres, et en chacun selon son propre mode d’кtre.

 

Il y a deux santйs de l’esprit : l’une qui le guйrit de la faute par la grвce de la foi, et cette santй fait voir cette clartй inaccessible comme par un miroir et en йnigme. L’autre est exempte de toute faute, peine et misиre : c’est celle qui aura lieu par la gloire, et cette santй fera voir Dieu face а face. Ces deux visions sont distinguйes en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir… face. »

 

10° L’йtant qui est premier par gйnйralitй ne dйpasse la proportion d’aucune chose, puisqu’il est identique par essence а n’importe quelle rйalitй ; voilа pourquoi lui-mкme est connu dans la connaissance de n’importe quelle rйalitй. Mais l’йtant qui est premier par causalitй dйpasse toutes les autres rйalitйs hors de toute proportion ; il ne peut donc кtre connu adйquatement dans la connaissance d’aucune autre chose. Et c’est pourquoi, dans l’йtat de voie, oщ nous pensons par des espиces abstraites depuis les rйalitйs, nous connaissons adйquatement l’йtant commun, mais non l’йtant incrйй.

 

11° Bien que l’essence divine soit prйsente а notre intelligence, cependant, tant qu’elle n’est pas perfectionnйe par la lumiиre de gloire, elle ne lui est pas unie comme une forme intelligible qu’elle puisse penser. En effet, l’esprit lui-mкme n’a pas la facultй de voir Dieu dans son essence avant d’кtre йclairй par la lumiиre susdite. Et ainsi, il manque et la facultй du voyant, et la prйsence de l’objet vu. L’intention non plus n’est pas toujours lа ; en effet, bien qu’il se trouve dans la crйature une certaine ressemblance du Crйateur, cependant ce n’est pas chaque fois que nous nous tournons vers la crйature que nous nous tournons vers elle en tant qu’elle est une ressemblance du Crйateur. Il n’est donc pas nйcessaire que notre intention se porte toujours vers Dieu.

 

12° La Glose dit, а propos de ce passage du Psaume 11, 1 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes, etc. », qu’а partir d’une seule vйritй incrййe « plusieurs vйritйs sont imprimйes dans les esprits humains, de mкme que d’un seul visage rejaillissent plusieurs ressemblances en diffйrents miroirs » ou en un unique miroir brisй. Par consйquent, on dit que nous voyons quelque chose dans la vйritй incrййe lorsque par sa ressemblance qui rejaillit dans notre esprit nous jugeons d’une chose, comme quand nous portons un jugement sur des conclusions au moyen de principes йvidents par soi. Il n’est donc pas nйcessaire que la vйritй incrййe elle-mкme soit vue de nous dans son essence.

 

13° La vйritй suprкme, autant qu’il est en elle, est suprкmement connaissable ; mais de notre cфtй, il se produit qu’elle est moins connaissable pour nous, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.

 

14° Cette citation est expliquйe de deux faзons dans la Glose. D’abord en sorte qu’on l’entende de la vision imaginaire ; c’est pourquoi la Glose interlinйaire dit : « “J’ai vu le Seigneur face а face” : non que Dieu puisse кtre vu, mais il a vu la forme en laquelle Dieu lui a parlй. » D’une autre faзon, la Glose de saint Grйgoire entend cela de la vision intellectuelle, par laquelle les saints regardent la vйritй divine dans la contemplation ; non certes en sachant d’elle ce qu’elle est, mais plutфt ce qu’elle n’est pas ; aussi saint Grйgoire dit-il au mкme endroit : « Par l’impression qu’elle ressent, l’вme comprend qu’elle ne voit pas la vйritй aussi grande qu’elle est. Aussi, plus elle en approche, et plus elle s’en croit йloignйe, car si elle ne la voyait pas en quelque faзon, elle ne sentirait pas qu’elle ne peut pas la voir. » Et peu aprиs il ajoute : « Cette vision que nous avons de Dieu par le moyen de la contemplation, vision qui n’est ni pleine ni permanente mais qui est comme une certaine imitation de vision, est appelйe le visage de Dieu. Car comme nous reconnaissons quelqu’un а son visage, nous appellons ici “visage” la connaissance de Dieu. »

Article 12 : L’existence de Dieu est-elle йvidente par soi pour l’esprit humain, comme les premiers principes de la dйmonstration, dont l’esprit humain ne peut penser le non-кtre ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Les choses dont la connaissance a naturellement йtй mise en nous sont pour nous йvidentes par soi. Or « chacun a, par nature, semйe en lui, la connaissance qu’il y a un Dieu », comme dit saint Jean Damascиne. L’existence de Dieu est donc йvidente par soi.

 

Dieu est « ce dont rien de plus grand ne peut кtre pensй », comme dit Anselme. Or ce dont on ne peut pas penser le non-кtre est plus grand que ce dont on peut penser le non-кtre. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.

 

Dieu est la vйritй mкme. Or nul ne peut penser le non-кtre de la vйritй, car si l’on pose qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe : en effet, si la vйritй n’existe pas, il est vrai que la vйritй n’existe pas. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.

 

Dieu est lui-mкme son кtre. Or on ne peut penser que le mкme ne se prйdique pas du mкme, comme par exemple que l’homme ne soit pas homme. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.

 

Toutes choses dйsirent le souverain bien, comme dit Boиce. Or le souverain bien est Dieu seul. Toutes choses dйsirent donc Dieu. Or ce qui n’est pas connu ne peut pas кtre dйsirй. La commune conception de tous est donc que Dieu existe ; on ne peut donc pas penser son non-кtre.

 

La vйritй premiиre surpasse toute vйritй crййe. Or quelque vйritй crййe est si йvidente qu’on ne peut pas penser son non-кtre, comme par exemple la vйritй de cette proposition : « L’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en mкme temps. » Il est donc bien moins possible de penser le non-кtre de la vйritй incrййe, qui est Dieu.

 

 L’кtre est possйdй par Dieu plus vйritablement que par l’вme humaine. Or l’вme ne peut pas penser son non-кtre. Elle peut donc bien moins encore penser le non-кtre de Dieu.

 

Tout ce qui est, il a d’abord йtй vrai que c’йtait а venir. Or la vйritй est. Il a donc d’abord йtй vrai qu’elle йtait а venir, et ce, en vertu seulement de la vйritй. On ne peut donc pas penser que la vйritй n’a pas toujours йtй. Or Dieu est la vйritй. On ne peut donc pas penser que Dieu n’est pas ou n’a pas toujours йtй.

 

 [Le rйpondant] disait qu’il y a dans le cours de cet argument un sophisme, celui du relatif et de l’absolu ; car en disant qu’une vйritй йtait а venir avant qu’elle fыt, on n’exprime pas quelque chose de vrai absolument, mais seulement relativement ; et ainsi, on ne peut pas conclure absolument que la vйritй existait. En sens contraire : tout vrai relatif se ramиne а quelque vrai absolu, comme tout imparfait se ramиne а quelque parfait. Si donc il йtait vrai relativement qu’une vйritй йtait а venir, il йtait nйcessaire que quelque chose fыt vrai absolument ; et ainsi, il йtait absolument vrai de dire que la vйritй existait.

 

10° Le nom propre de Dieu est « Celui qui est », comme on le voit clairement en Ex. 3, 14. Or on ne peut pas penser le non-кtre de l’йtant. On ne peut donc pas non plus penser le non-кtre de Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 13, 1 : « L’insensй a dit dans son cњur : Il n’y a point de Dieu. »

 

[Le rйpondant] disait que l’existence de Dieu est йvidente par soi dans un habitus de l’esprit, mais que son non-кtre peut кtre pensй actuellement. En sens contraire : on ne peut pas estimer par la raison intйrieure le contraire de ce qui est connu par un habitus naturel, comme les premiers principes de la dйmonstration. Si donc l’on peut estimer en acte le contraire de l’existence de Dieu, elle ne sera pas йvidente par soi dans un habitus.

 

Les choses qui sont йvidentes par soi sont connues sans aucune dйduction des effets aux causes ; en effet, elles sont connues dиs que les termes le sont, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or nous ne connaissons l’existence de Dieu qu’en regardant son effet ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu… par le moyen de ses њuvres » ; l’existence de Dieu n’est donc pas йvidente par soi.

 

On ne peut connaоtre l’existence de quelqu’un sans savoir ce qu’il est. Or, dans l’йtat prйsent, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est. Son existence n’est donc pas connue de nous ; encore moins est-elle йvidente.

 

L’existence de Dieu est un article de foi. Or l’article est ce que la foi suggиre et que la raison contredit. Or les choses que la raison contredit ne sont pas йvidentes par soi. L’existence de Dieu n’est donc pas йvidente par soi.

 

Rien n’est plus certain pour l’homme que sa foi, comme dit saint Augustin. Or un doute peut s’йlever en nous sur les choses qui appartiennent а la foi, donc sur n’importe quelles autres aussi ; et ainsi, on peut penser le non-кtre de Dieu.

 

 La connaissance de Dieu appartient а la sagesse. Or tous n’ont pas la sagesse. L’existence de Dieu n’est donc pas connue de tous, elle n’est donc pas йvidente par soi.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Trinitй que « le souverain bien ne peut se montrer qu’а des esprits parfaitement purifiйs ». Or tous n’ont pas des esprits parfaitement purifiйs. Donc tous ne connaissent pas le souverain bien, c’est-а-dire l’existence de Dieu.

 

 De deux choses quelconques que la raison distingue, l’une peut кtre pensйe sans l’autre ; par exemple, nous pouvons penser Dieu sans penser qu’il est bon, comme le montre Boиce au livre des Semaines. Or en Dieu, l’essence et l’existence diffиrent de raison. On peut donc penser son essence sans penser qu’il existe, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° Pour Dieu, кtre Dieu et кtre juste sont une mкme chose. Or certains avancent l’opinion que Dieu n’est pas juste, disant que des maux plaisent а Dieu. Quelques-uns peuvent donc avoir l’opinion que Dieu n’existe pas, et ainsi, l’existence de Dieu n’est pas йvidente par soi.

 

 

Rйponse :

 

On trouve trois opinions sur cette question. Certains, en effet, comme le rapporte Rabbi Moпse, prйtendirent que l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, ni non plus sue par dйmonstration, mais seulement reзue par la foi ; et ce qui les poussait а dire cela, c’йtait la faiblesse des raisons que beaucoup avancent pour prouver l’existence de Dieu. D’autres, comme Avicenne, affirmиrent que l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, mais qu’elle est sue par dйmonstration. D’autres encore, comme Anselme, sont d’avis que l’existence de Dieu est йvidente par soi, au point que nul ne peut penser intйrieurement que Dieu n’existe pas, quoique l’on puisse profйrer cela extйrieurement et penser intйrieurement les mots par lesquels on le profиre. La premiиre opinion apparaоt manifestement fausse. En effet, l’existence de Dieu se trouve prouvйe par d’irrйfragables dйmonstrations, mкme par des philosophes, quoique quelques-uns invoquent des raisons futiles pour montrer cela. Quant aux deux opinions suivantes, elles sont vraies toutes deux а un certain point de vue.

 

En effet, il y a deux faзons pour une chose d’кtre йvidente par soi : en soi, et pour nous. Ainsi l’existence de Dieu est йvidente par soi en soi, mais non pour nous ; aussi nous est-il nйcessaire, pour connaоtre cela, d’avoir des dйmonstrations partant des effets. Et cela apparaоt de la faзon suivante. Pour qu’une chose soit йvidente par soi en soi, il est seulement exigй que le prйdicat entre dans la notion du sujet ; dans ce cas, en effet, le sujet ne peut кtre pensй sans qu’il soit clair que le prйdicat est en lui. Mais pour qu’une chose soit йvidente par soi pour nous, il est nйcessaire que la notion du sujet, en laquelle le prйdicat est inclus, soit connue de nous. Et de lа vient que certaines choses sont йvidentes par soi pour tous, а savoir, lorsque de telles propositions ont des sujets dont la notion est connue de tous : par exemple, que n’importe quel tout est plus grand que sa partie ; en effet, tout le monde qui sait ce qu’est le tout et ce qu’est la partie. D’autres choses, en revanche, sont йvidentes par soi seulement pour les sages, qui connaissent les dйfinitions des termes alors que la foule les ignore. Et c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines qu’il y a « deux modes de conceptions communes. L’une est commune а tous, comme : “Si vous retranchez des parties йgales de choses йgales, etc.” L’autre est celle qui appartient seulement aux plus savants, comme par exemple : “Les choses incorporelles ne sont pas dans un lieu”, conception que non pas la foule mais les savants reconnaissent » : car la considйration de la foule ne peut pas transcender l’imagination pour atteindre la notion de rйalitй incorporelle.

 

Or l’existence n’est incluse dans la notion d’aucune crйature ; en effet, l’existence de n’importe quelle crйature est autre que sa quidditй ; on ne peut donc dire d’aucune crйature que son existence est йvidente par soi, mкme en soi. Mais en Dieu, son existence est incluse dans la notion de sa quidditй, car en lui sont identiques l’existence et ce qui est, comme dit Boиce, et la mкme question est de savoir s’il existe et ce qu’il est, comme dit Avicenne ; voilа pourquoi il est йvident par soi en soi. Mais parce que la quidditй de Dieu ne nous est pas connue, son existence n’est pas йvidente pour nous mais a besoin d’une dйmonstration. Mais dans la patrie, oщ nous verrons son essence, l’existence de Dieu sera pour nous bien plus йvidente par soi qu’il n’est prйsentement йvident que l’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en mкme temps.

 

Ainsi donc, parce que les deux termes de la question sont vrais а un certain point de vue, il est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit que la connaissance de l’existence de Dieu a naturellement йtй semйe en tous, parce qu’en tous a naturellement йtй semй quelque chose а partir d’oщ l’on peut parvenir а connaоtre l’existence de Dieu.

 

Cet argument serait probant si c’йtait а cause de Dieu lui-mкme que Dieu n’est pas йvident par soi ; or en fait, s’il peut кtre pensй comme non existant, c’est а cause de nous, qui manquons а connaоtre des choses qui sont en soi trиs йvidentes. Donc, que Dieu puisse кtre pensй comme non existant n’empкche pas qu’il soit aussi ce dont on ne peut rien penser de plus grand.

 

La vйritй est fondйe sur l’йtant ; donc, de mкme qu’il est йvident par soi que l’йtant commun existe, de mкme aussi il est йvident par soi que la vйritй existe. Mais il n’est pas йvident par soi pour nous qu’il y ait un йtant premier qui soit la cause de tout йtant, jusqu’а ce que, ou bien la foi le reзoive, ou bien la dйmonstration le prouve ; il n’est donc pas non plus йvident par soi que toute vйritй vient d’une vйritй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que l’existence de Dieu soit йvidente par soi.

 

Cet argument serait probant s’il nous йtait йvident par soi que la dйitй mкme est l’кtre de Dieu ; et assurйment, cela ne nous est pas йvident par soi, puisque nous ne voyons pas Dieu dans son essence ; mais nous avons besoin, pour le maintenir, soit de la dйmonstration, soit de la foi.

 

Le souverain bien est dйsirй de deux faзons : d’abord dans son essence, et ainsi toutes choses ne dйsirent pas le souverain bien ; ensuite dans sa ressemblance, et ainsi toutes choses dйsirent le souverain bien, car une chose n’est dйsirable qu’en tant qu’il se trouve en elle une ressemblance du souverain bien. On ne peut donc pas en dйduire que l’existence de Dieu, qui est par essence le souverain bien, soit йvidente par soi.

 

Bien que la vйritй incrййe dйpasse toute vйritй crййe, rien n’empкche cependant que la vйritй crййe soit plus йvidente pour nous que l’incrййe : en effet, les choses qui sont moins йvidentes en soi le sont plus pour nous, suivant le Philosophe.

 

 On peut entendre de deux faзons que le non-кtre d’une chose est pensй. D’abord en sorte que ces deux termes viennent en mкme temps dans l’apprйhension ; et dans ce cas, rien n’empкche que quelqu’un pense son propre non-кtre, comme il pense qu’un jour il n’a pas existй. Mais ainsi, il ne peut pas venir en mкme temps dans l’apprйhension qu’une chose est le tout et qu’elle est plus petite que la partie, car l’un des termes exclut l’autre. Ensuite, en sorte qu’un assentiment soit apportй а cette apprйhension ; et dans ce cas, nul ne peut penser avec assentiment son propre non-кtre, car dиs lors qu’il pense quelque chose, il perзoit qu’il existe.

 

Ce qui est maintenant, il n’a pas nйcessairement йtй vrai qu’il a d’abord йtй а venir, а moins de supposer que quelque chose existait lorsqu’il est dit que c’йtait а venir. Et si nous envisageons le cas impossible oщ un jour rien n’aurait existй, alors, une fois supposй cela, rien ne sera vrai que matйriellement seulement : en effet, la matiиre de la vйritй est non seulement l’кtre mais aussi le non-кtre, car il arrive que l’on dise le vrai а propos de l’йtant et du non-йtant. Et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y eut alors vйritй, si ce n’est matйriellement, et donc а un certain point de vue.

 

 Que ce qui est vrai relativement se ramиne а la vйritй ou au vrai absolu, cela est nйcessaire si l’on suppose que la vйritй existe, mais non autrement.

 

10° Bien que le nom de Dieu soit « Celui qui est », cependant cela n’est pas йvident par soi pour nous ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Voici comment Anselme, dans son Proslogion, explique qu’il soit affirmй que l’insensй a dit dans son cњur « Il n’y a point de Dieu » : il a pensй ces paroles, mais n’a pu penser cela par la raison intйrieure.

 

C’est de la mкme faзon, quant а l’habitus et quant а l’acte, que l’existence de Dieu est йvidente par soi ou ne l’est pas.

 

C’est а cause de l’imperfection de notre connaissance que nous ne pouvons connaоtre l’existence de Dieu que par les effets ; cela n’exclut donc pas qu’elle soit йvidente par soi en elle-mкme.

 

Pour connaоtre l’existence d’une chose, il n’est pas nйcessaire de savoir d’elle ce qu’elle est par une dйfinition, mais ce qui est signifiй par son nom.

 

L’existence de Dieu n’est pas un article de foi, mais prйcиde l’article ; а moins d’y associer quelque autre chose, par exemple que Dieu a l’unitй d’essence avec la trinitй des Personnes, et d’autres semblables.

 

Les choses qui appartiennent а la foi sont connues trиs certainement, au sens oщ la certitude implique la fermetй de l’adhйsion : en effet, le croyant n’adhиre а rien plus fermement qu’aux choses qu’il tient par la foi. Mais elles ne sont pas connues trиs certainement au sens oщ la certitude implique l’apaisement de l’intelligence dans la rйalitй connue : en effet, si le croyant donne son assentiment aux choses qu’il croit, cela ne vient pas de ce que son intelligence, en vertu de quelques principes, a pour terme ces choses crйdibles, mais de la volontй qui incline l’intelligence а assentir а ces choses crues. Et de lа vient qu’un mouvement de doute peut s’йlever dans le croyant sur les choses qui appartiennent а la foi.

 

 La sagesse ne consiste pas seulement а savoir que Dieu existe, mais aussi en ce que nous accйdons а la connaissance de ce qu’il est ; et cela, nous ne pouvons le connaоtre dans l’йtat de voie que pour autant que nous savons ce qu’il n’est pas. En effet, celui qui connaоt une chose en tant qu’elle est distincte de toutes les autres, approche de la connaissance par laquelle on sait ce qu’elle est ; et la citation de saint Augustin invoquйe ensuite s’entend aussi de cette connaissance.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au huitiиme argument.

 

 Les choses qui sont distinctes de raison ne peuvent pas toujours кtre pensйes comme sйparйes l’une de l’autre, bien qu’elles puissent кtre pensйes sйparйment. En effet, bien qu’on puisse penser Dieu sans penser sa bontй, cependant on ne peut penser que Dieu existe et ne soit pas bon ; donc, bien qu’en Dieu ce qui est et l’existence soient distincts de raison, cependant il n’en dйcoule pas que son non-кtre puisse кtre pensй.

 

10° Dieu est connu non seulement dans son effet de justice, mais aussi dans ses autres effets ; donc, а supposer que quelqu’un ne le connaisse pas comme juste, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit aucunement connu. Et il n’est pas possible qu’aucun de ses effets ne soit connu, puisque l’йtant commun, qui ne peut pas кtre inconnu, est son effet.

Article 13 : La trinitй des Personnes peut-elle кtre connue par la raison naturelle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est dit en Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu, [son йternelle puissance et sa divinitй]… par le moyen de ses њuvres » ; or la Glose rapporte les perfections invisibles а la Personne du Pиre, la puissance йternelle а celle du Fils, la divinitй а celle du Saint-Esprit. Nous pouvons donc arriver а connaоtre la Trinitй par la raison naturelle а partir des crйatures.

 

On sait par la connaissance naturelle qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance, et qu’en lui est l’origine de toute la puissance. Il est donc nйcessaire de lui attribuer la premiиre puissance. Or la premiиre puissance est une puissance gйnйrative. Nous pouvons donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu la puissance gйnйrative. Or, une fois posйe en Dieu la puissance gйnйrative, la distinction des Personnes s’ensuit nйcessairement. Nous pouvons donc connaоtre par la raison naturelle la distinction des Personnes. Et voici comment [l’objectant] prouvait que la puissance gйnйrative est la premiиre puissance. L’ordre des puissances suit l’ordre des opйrations. Or, entre toutes les opйrations, la premiиre est la pensйe, car il est prouvй que celui qui agit par son intelligence est premier, et en lui la pensйe, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est antйrieure au vouloir et а l’agir. La puissance intellective est donc la premiиre des puissances. Or la puissance intellective est une puissance gйnйrative, car quiconque pense engendre en soi-mкme sa connaissance. La puissance gйnйrative est donc la premiиre des puissances.

 

Tout йquivoque se ramиne а un univoque, comme toute multitude se ramиne а l’unitй. Or la procession des crйatures а partir de Dieu est une procession йquivoque, puisque les crйatures n’ont en commun avec Dieu ni le nom ni la notion. Il est donc nйcessaire de poser par la raison naturelle qu’une procession univoque prйexiste en Dieu, selon laquelle Dieu procиde de Dieu ; et une fois celle-ci posйe, la distinction des Personnes en Dieu s’ensuit.

 

Une certaine glose dit au sujet de l’Apocalypse qu’il n’y avait pas de secte qui se fыt trompйe sur la Personne du Pиre. Or c’eыt йtй une trиs grande erreur sur la Personne du Pиre que de poser qu’il n’a pas de Fils. Donc mкme la secte des philosophes, qui ont connu Dieu par la raison naturelle, a posй le Pиre et le Fils en Dieu.

 

Comme dit Boиce dans son Arithmйtique, une йgalitй prйcиde toute inйgalitй. Or il y a une inйgalitй entre le Crйateur et la crйature. Il est donc nйcessaire de poser en Dieu une йgalitй avant cette inйgalitй. Or il ne peut y avoir lа d’йgalitй que s’il y a distinction, car rien n’est йgal а soi-mкme, de mкme que rien n’est semblable а soi-mкme, comme dit saint Hilaire. Il est donc nйcessaire de poser une distinction de Personnes en Dieu selon la raison naturelle.

 

La raison naturelle parvient а йtablir qu’il y a en Dieu le suprкme agrйment. Or « aucun bien n’est agrйablement possйdй s’il n’est partagй », comme dit Boиce. On peut donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu des Personnes distinctes, qui retirent de leur sociйtй une possession agrйable de la bontй.

 

 La raison naturelle parvient au Crйateur par la ressemblance de la crйature. Or la ressemblance du Crйateur se trouve dans la crйature non seulement quant aux attributs essentiels mais aussi quant aux propriйtйs des Personnes. Nous pouvons donc parvenir aux propriйtйs des Personnes par la raison naturelle.

 

Les philosophes n’ont eu la connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or quelques-uns d’entre eux sont parvenus а connaоtre la Trinitй ; c’est pourquoi il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde : « et par ce nombre » — le nombre trois — « nous nous sommes mis а magnifier le Crйateur ». Donc, etc.

 

 Saint Augustin rapporte au dixiиme livre de la Citй de Dieu que le philosophe Porphyre a posй un Dieu Pиre, et un Fils engendrй par lui ; il dit aussi au livre des Confessions que dans  certains livres de Platon il a trouvй ce qui est йcrit au dйbut de l’Йvangile de saint Jean : « Au commencement йtait le Verbe, etc. » jusqu’а « le Verbe s’est fait chair » exclus ; or dans ces paroles apparaоt manifestement la distinction des Personnes. On peut donc par la raison naturelle parvenir а connaоtre la Trinitй.

 

10° Mкme par la raison naturelle, les philosophes auraient accordй que Dieu peut dire quelque chose. Or dire, cela entraоne en Dieu l’йmission du Verbe et la distinction des Personnes. On peut donc connaоtre la trinitй des Personnes par la raison naturelle.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Hйbr. 11, 1 : « la foi est la substance des choses que l’on doit espйrer, et la preuve de celles qu’on ne voit pas. » Or les choses qui sont connues par la raison naturelle sont des choses que l’on voit. Puis donc que la trinitй des Personnes appartient aux articles de foi, il semble qu’on ne puisse pas la connaоtre par la raison naturelle.

 

Saint Grйgoire dit : « La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales. » Or le mйrite consiste surtout dans la foi en la Trinitй. Cela ne peut donc pas кtre connu par la raison naturelle.

 

 

Rйponse :

 

La trinitй des Personnes est connue de deux faзons. D’abord quant aux propriйtйs par lesquelles les Personnes se distinguent ; et si l’on connaоt ces propriйtйs, la Trinitй est vraiment connue en Dieu. Ensuite par les attributs essentiels, qui sont appropriйs aux Personnes, comme la puissance l’est au Pиre, la sagesse au Fils, la bontй au Saint-Esprit ; mais par de tels attributs la Trinitй ne peut pas кtre parfaitement connue, car mкme si l’on фte par l’intelligence la Trinitй, ceux-ci demeurent en Dieu ; mais si l’on suppose la Trinitй, de tels attributs sont appropriйs aux Personnes а cause d’une ressemblance aux propriйtйs des Personnes.

 

Or on peut connaоtre par la raison naturelle ces appropriations aux Personnes, mais nullement les propriйtйs des Personnes. Et la raison en est qu’il ne peut йmaner d’un agent une action а laquelle ses instruments ne peuvent s’йtendre ; comme l’art du forgeron ne peut bвtir, car les instruments du forgeron ne s’йtendent pas а cet effet. Or les premiers principes de la dйmonstration, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme, sont en nous comme les instruments de l’intellect agent, dont la lumiиre fait en nous la vigueur de la raison naturelle. Par consйquent, notre raison naturelle ne peut atteindre а la connaissance de rien qui dйpasse l’extension des premiers principes. Or la connaissance des premiers principes a son origine dans les choses sensibles, comme le montre le philosophe au deuxiиme livre des Seconds Analytiques. Or on ne peut arriver а partir des sensibles а connaоtre les propriйtйs des Personnes comme on passe des effets aux causes, car tout ce qu’il y a de causalitй en Dieu relиve de l’essence, puisque Dieu est cause des rйalitйs par son essence. Or les propriйtйs des Personnes sont des relations par lesquelles les Personnes ne se rapportent pas aux crйatures, mais l’une а l’autre. C’est pourquoi nous ne pouvons pas arriver aux propriйtйs des Personnes par la raison naturelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette explication de la Glose s’entend des appropriations aux Personnes, non de leurs propriйtйs.

 

On peut йtablir adйquatement par la raison naturelle que la puissance intellective est la premiиre des puissances, mais non qu’elle est une puissance gйnйrative. En effet, puisqu’en Dieu celui qui pense, l’acte de penser et l’objet pensй sont identiques, la raison naturelle ne contraint pas а poser que Dieu, en pensant, engendre une chose distincte de lui.

 

Toute multitude prйsuppose une unitй, et toute йquivocitй une univocitй ; cependant toute gйnйration йquivoque ne prйsuppose pas une gйnйration univoque, mais c’est plutфt l’inverse, si l’on suit la raison naturelle. En effet, les causes йquivoques sont par soi des causes de l’espиce ; elles ont donc une causalitй sur toute l’espиce ; alors que les causes univoques ne sont pas des causes de l’espиce par soi, mais en ceci ou cela ; aucune cause univoque n’a donc de causalitй relativement а toute l’espиce, sinon quelque chose serait cause de soi-mкme, ce qui est impossible ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cette Glose s’entend des sectes d’hйrйtiques qui sortirent de l’Йglise ; les sectes des Gentils ne sont donc pas incluses parmi elles.

 

Mкme sans supposer une distinction de Personnes, nous pouvons poser l’йgalitй en Dieu, en tant que nous disons sa bontй йgale а sa sagesse. Ou bien l’on peut rйpondre que l’on considиre deux choses dans l’йgalitй : la cause de l’йgalitй, et les suppфts de l’йgalitй. La cause de l’йgalitй est l’unitй, tandis que la cause des autres proportions est un nombre. Donc de ce cфtй, l’йgalitй prйcиde l’inйgalitй, comme l’unitй prйcиde le nombre. Mais les suppфts de l’йgalitй sont plusieurs ; et ceux-ci ne sont pas prйsupposйs aux suppфts de l’inйgalitй ; sinon il serait nйcessaire qu’une dualitй prйcиde toute unitй, car l’йgalitй se trouve en premier dans la dualitй, tandis qu’entre l’unitй et la dualitй il y a inйgalitй.

 

La parole de Boиce est а entendre de ceux qui n’ont pas en eux-mкmes la parfaite bontй, mais dont l’un a besoin du secours de l’autre, et c’est pourquoi l’agrйment ne s’accomplit pas sans associй. Mais Dieu lui-mкme a en soi la plйnitude de la bontй ; il n’est donc pas nйcessaire а son plein agrйment de poser en lui une sociйtй.

 

 Bien que parmi les crйatures se trouvent des choses qui ressemblent aux Personnes quant aux propriйtйs, cependant on ne peut conclure de ces ressemblances qu’il en est de mкme en Dieu, car les choses qui se trouvent distinctes dans les crйatures se rencontrent sans distinction dans le Crйateur.

 

Aristote n’entendait pas poser le nombre trois en Dieu, mais montrer la perfection du nombre trois par le fait que les anciens observaient ce nombre dans les sacrifices et les priиres.

 

 Ces paroles des philosophes s’entendent des appropriations aux Personnes et non de leurs propriйtйs.

 

10° Un philosophe n’accorderait jamais selon la raison naturelle que Dieu dise, au sens oщ « dire » implique la distinction des Personnes, mais seulement en un sens essentiel.

Question 11 : [Le maоtre (De Magistro)]

 

Introduction

 

Article 1 : Enseigner et кtre appelй maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?

Article 2 : Quelqu’un peut-il кtre appelй son propre maоtre ?

Article 3 : Un homme peut-il кtre enseignй par un ange ?

Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

 

 

Article 1 : Enseigner et кtre appelй maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?

 

Objections :

 

Il semble que Dieu seul enseigne et doive кtre appelй maоtre.

 

Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre », et juste avant : « Ne vous faites point appeler Rabbi » ; et la Glose dit а ce propos : « de peur que vous ne donniez l’honneur divin а des hommes, ou que vous ne preniez pour vous ce qui appartient а Dieu ». Кtre maоtre et enseigner semble donc appartenir а Dieu seul.

 

Si l’homme enseigne, c’est seulement par des signes ; car s’il semble aussi enseigner des choses au moyen des rйalitйs elles-mкmes, par exemple si, quelqu’un ayant demandй ce qu’est marcher, il marche, cela ne suffit cependant pas pour enseigner si aucun signe n’est ajoutй, comme le prouve saint Augustin au livre sur le Maоtre : en effet, plusieurs choses sont prйsentes dans une mкme rйalitй, et c’est pourquoi on ne saura pas sous quel rapport se fait la dйmonstration au sujet de cette rйalitй, si c’est quant а la substance ou quant а l’un de ses accidents. Or on ne peut arriver а la connaissance des rйalitйs par des signes : en effet, la connaissance des rйalitйs est supйrieure а celle des signes, puisque la connaissance des signes est ordonnйe а celle des rйalitйs comme а une fin ; or l’effet n’est pas supйrieur а sa cause. Nul ne peut donc transmettre а un autre la connaissance de rйalitйs, et ainsi, nul ne peut enseigner autrui.

 

Si les signes de quelques rйalitйs sont proposйs а quelqu’un par un homme, alors ou bien celui а qui ils sont proposйs connaоt les rйalitйs dont ce sont les signes, ou bien non. S’il connaоt ces rйalitйs, il ne sera pas enseignй а leur sujet. Et s’il ne les connaоt pas, alors, les rйalitйs йtant ignorйes, les significations des signes ne peuvent pas non plus кtre connues ; en effet, parce qu’il ne connaоt pas la rйalitй qu’est la pierre, il ne peut pas savoir ce que le nom de pierre signifie. Or, si l’on ignore la signification des signes, on ne peut rien apprendre par des signes. Si donc l’homme ne fait rien d’autre pour enseigner que proposer des signes, il semble qu’on ne puisse pas кtre enseignй par un homme.

 

Enseigner n’est rien d’autre que causer en quelque faзon la science en autrui. Or le sujet de la science est l’intelligence, alors que les signes sensibles, par lesquels seuls il semble que l’homme peut enseigner, ne parviennent pas jusqu’а la partie intellective mais s’arrкtent dans la puissance sensitive. On ne peut donc pas кtre enseignй par un homme.

 

Si la science est causйe en un homme par un autre, alors ou bien elle йtait en celui qui apprend, ou bien elle n’y йtait pas. Si elle n’y йtait pas et qu’elle est causйe en cet homme par un autre, alors un homme crйe la science en un autre, ce qui est impossible. Et si elle y йtait dйjа, alors ou bien elle йtait en acte parfait, et dans ce cas elle ne peut pas кtre causйe, car ce qui est ne devient pas, ou bien elle y йtait en tant que raison sйminale ; or les raisons sйminales ne peuvent кtre amenйes а l’acte par aucune puissance crййe, mais elles sont introduites par Dieu seul dans la nature, comme dit saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral. Il reste donc qu’un homme ne peut aucunement en enseigner un autre.

 

La science est un certain accident. Or l’accident ne change pas de sujet. Puis donc que l’enseignement n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transfusion de science du maоtre vers le disciple, un homme ne peut pas en enseigner un autre.

 

 А propos de Rom. 10, 17 : « La foi vient de ce qu’on entend », la Glose dit : « Bien que Dieu enseigne intйrieurement, cependant le hйraut annonce extйrieurement. » Or la science est causйe intйrieurement dans l’esprit, et non extйrieurement dans le sens. L’homme est donc enseignй par Dieu seul, non par un homme.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Maоtre : « Dieu seul a une chaire dans les cieux, lui qui enseigne la vйritй sur la terre ; l’homme, par contre, est а la chaire ce que le paysan est а l’arbre. » Or le paysan n’est pas auteur, mais cultivateur de l’arbre. On ne peut donc pas dire que l’homme est celui qui enseigne la science, mais celui qui dispose а la science.

 

 Si l’homme est un vйritable enseignant, il est nйcessaire qu’il enseigne la vйritй. Or quiconque enseigne la vйritй йclaire l’esprit, puisque la vйritй est la lumiиre de l’esprit. L’homme йclairera donc l’esprit, s’il enseigne. Or cela est faux, puisque c’est Dieu « qui йclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Un homme ne peut donc pas vraiment en enseigner un autre.

 

10° Si un homme en enseigne un autre, il est nйcessaire qu’il le rende, de savant en puissance, savant en acte. Il est donc nйcessaire que sa science soit amenйe de puissance а acte. Or ce qui est amenй de puissance а acte doit nйcessairement кtre changй. La science ou la sagesse sera donc changйe, ce qui s’oppose а saint Augustin, qui dit au livre des 83 Questions que « la sagesse, quand elle paraоt en l’homme, ne subit pas de transformation, mais transforme l’homme ».

 

11° La science n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transcription des rйalitйs dans l’вme, puisque la science est, dit-on, une assimilation de celui qui sait а ce qui est su. Or un homme ne peut pas transcrire les ressemblances des rйalitйs dans l’вme d’un autre, car alors il opйrerait en lui intйrieurement, ce qui n’appartient qu’а Dieu. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

12° Boиce dit au livre sur la Consolation que l’esprit de l’homme, par l’enseignement, est seulement incitй а savoir. Or celui qui incite l’intelligence а savoir ne le fait pas savoir, de mкme que celui qui incite quelqu’un а voir corporellement ne le fait pas voir. Un homme ne fait donc pas savoir un autre homme ; et ainsi, on ne peut pas dire au sens propre qu’il l’enseigne.

 

13° Pour la science est requise la certitude de la connaissance, sinon ce n’est pas la science mais l’opinion ou la croyance, comme dit saint Augustin au livre sur le Maоtre. Or un homme ne peut pas produire la certitude en un autre homme par les signes sensibles qu’il met devant lui : en effet, ce qui est dans le sens est plus oblique que ce qui est dans l’intelligence, tandis que la certitude se produit toujours par quelque chose de plus droit. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

14° Pour la science, seules sont requises la lumiиre intelligible et l’espиce. Or ni l’une ni l’autre ne peut кtre causйe en un homme par un autre, car il serait nйcessaire que l’homme crйe quelque chose, puisque de telles formes simples semblent ne pouvoir кtre produites que par crйation. L’homme ne peut donc pas causer la science en un autre, ni par consйquent enseigner.

 

15° Rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, comme dit saint Augustin. Or la science est une certaine forme de l’esprit. Donc Dieu seul cause la science dans l’вme.

 

16° De mкme que la faute est dans l’esprit, de mкme aussi l’ignorance. Or Dieu seul purifie l’esprit de la faute ; Is. 43, 25 : « C’est moi qui efface tes fautes pour l’amour de moi. » Donc Dieu seul purifie l’esprit de l’ignorance, et ainsi, lui seul enseigne.

 

17° Puisque la science est une connaissance certaine, on la reзoit de celui par la parole de qui vient la certitude. Or la certitude ne vient pas de ce qu’on entend un homme parler, sinon tout ce qu’un homme dit а quelqu’un serait nйcessairement йtabli pour lui comme certain ; mais la certitude ne vient que dans la mesure oщ il entend la vйritй parler au-dedans, et c’est elle йgalement qu’il consulte pour obtenir la certitude sur ce qu’il entend dire par un homme. Ce n’est donc pas l’homme qui enseigne, mais la vйritй qui parle au-dedans, et qui est Dieu.

 

18° Nul n’apprend par la parole d’autrui les choses qu’avant cette parole il aurait lui aussi rйpondues si on l’avait interrogй. Or le disciple, avant que le maоtre ne lui parle, aurait rйpondu sur les choses que propose le maоtre, si on l’avait interrogй : en effet, il ne serait pas enseignй par la parole du maоtre s’il ne savait que les choses sont telles que le maоtre les propose. Un homme n’est donc pas enseignй par la parole d’un autre homme.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Tim. 1, 11 : « C’est pour cela que j’ai йtй йtabli le prйdicateur et le maоtre des nations. » L’homme peut donc а la fois кtre maоtre et кtre appelй maоtre.

 

2 Tim. 3, 14 : « Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as appris, et dont tu as la certitude. » La Glose : « par moi comme par un docteur vйridique » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

En Mt 23, 8 et 9, il est dit en mкme temps : « Vous n’avez qu’un Maоtre » et « Vous n’avez qu’un Pиre ». Or, que Dieu soit le Pиre de tous n’exclut pas que l’homme aussi puisse vйritablement кtre appelй pиre. Cela n’exclut donc pas non plus que l’homme puisse vйritablement кtre appelй maоtre.

 

А propos de Rom. 10, 15 : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes, etc. », la Glose dit : « Ce sont les pieds qui йclairent l’Йglise. » Or elle parle des apфtres. Puis donc qu’йclairer est l’acte du docteur, il semble qu’enseigner convienne aux hommes.

 

Comme il est dit au quatriиme livre des Mйtйorologiques, chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut engendrer son semblable. Or la science est une certaine connaissance parfaite. Donc l’homme qui a une science peut enseigner un autre homme.

 

Saint Augustin dit au second livre sur la Genиse contre les manichйens que, comme la terre, qui, avant le pйchй, йtait arrosйe par une source, aprиs le pйchй eut besoin de la pluie tombant des nuages, ainsi l’esprit humain, qui est signifiй par la terre, йtait fйcondй avant le pйchй par la source de la vйritй, mais eut besoin aprиs le pйchй de l’enseignement des autres, comme d’une pluie tombant des nuages. Donc l’homme, au moins aprиs le pйchй, est enseignй par l’homme.

 

 

Rйponse :

 

Sur trois questions se rencontre la mкme diversitй d’opinions, а savoir : sur la production des formes en l’кtre, sur l’acquisition des vertus, et sur l’acquisition des sciences.

 

Certains, en effet, ont prйtendu que toutes les formes sensibles venaient d’un agent extйrieur, qui est une substance ou une forme sйparйe qu’ils appellent donatrice de formes ou intelligence agente ; ils ont aussi affirmй que tous les agents infйrieurs naturels ne faisaient que prйparer la matiиre а la rйception de la forme. Semblablement, Avicenne dit dans sa Mйtaphysique que « la cause de l’habitus du bien honnкte n’est pas notre action, mais l’action empкche le contraire de cet habitus et rend apte а cet habitus, afin qu’il vienne de la substance qui perfectionne les вmes des hommes et qui est l’intelligence agente ou une substance semblable а celle-ci ». De mкme aussi, ils affirment que la science n’est effectuйe en nous que par un agent sйparй ; c’est pourquoi Avicenne pose au sixiиme livre De naturalibus que les formes intelligibles s’йcoulent dans notre esprit depuis l’intelligence agente.

 

Mais d’autres ont йmis une opinion contraire, а savoir, que toutes ces choses йtaient dйposйes dans les rйalitйs et qu’elles n’avaient pas de cause de l’extйrieur, mais que l’action extйrieure ne faisait que les manifester. En effet, certains ont affirmй que toutes les formes naturelles existaient actuellement, cachйes dans la matiиre, et que l’agent naturel ne faisait rien d’autre que les extraire de cet йtat cachй pour les manifester. Semblablement aussi, quelques-uns ont affirmй que tous les habitus des vertus йtaient mis en nous par la nature, et que l’exercice des њuvres фtait les empкchements par lesquels les habitus susdits йtaient comme occultйs, comme on фte la rouille par un limage afin de manifester la clartй du fer. De mкme aussi, quelques-uns ont prйtendu que la science de toutes choses йtait concrййe а l’вme, et que tel enseignement et tels secours extйrieurs de la science ne faisaient que conduire l’вme а se remйmorer ou а considйrer les choses qu’elles savait dйjа ; et c’est pourquoi ils disent qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer.

 

Or ces deux opinions sont l’une et l’autre dйnuйes de raison. En effet, la premiиre exclut les causes prochaines lorsqu’elle attribue aux seules causes premiиres tous les effets qui se produisent dans les rйalitйs infйrieures ; ce qui est dйroger а l’ordre de l’univers, qui est structurй par l’ordre et la connexion des causes, la cause premiиre, dans son йminente bontй, donnant aux autres rйalitйs non seulement d’кtre, mais encore d’кtre causes. La seconde opinion revient quasiment au mкme inconvйnient : en effet, ce qui фte un empкchement n’est moteur que par accident, comme il est dit au huitiиme livre de la Physique ; par consйquent, si les agents infйrieurs ne font rien d’autre que manifester ce qui йtait cachй en фtant les empкchements occultant les formes et les habitus des vertus et des sciences, il s’ensuivra que tous les agents infйrieurs n’agissent que par accident.

 

Voilа pourquoi, suivant l’enseignement d’Aristote, il faut adopter une voie intermйdiaire entre les deux prйcйdentes sur tous les points susmentionnйs. En effet, si les formes naturelles prйexistent bien dans la matiиre, ce n’est pas en acte, comme disaient certains, mais seulement en puissance, d’oщ elles sont amenйes en acte par un agent extйrieur prochain, et pas seulement par l’agent premier, comme l’autre opinion le prйtendait. Semblablement aussi, suivant la sentence du mкme Aristote au sixiиme livre de l’Йthique, les habitus des vertus, avant leur accomplissement, prйexistent en nous en certaines inclinations naturelles qui sont des commencements de vertus, mais ensuite sont amenйs а l’accomplissement convenable par l’exercice des њuvres. Et il faut dire de mкme, au sujet de l’acquisition de la science, qu’en nous prйexistent certaines semences des sciences, c’est-а-dire les premiиres conceptions de l’intelligence, qui sont immйdiatement connues а la lumiиre de l’intellect agent au moyen des espиces abstraites depuis les choses sensibles, que ces conceptions soient complexes, comme les axiomes, ou incomplexes, comme la notion d’йtant, d’un, etc., que l’intelligence apprйhende immйdiatement. Or dans ces principes universels sont incluses toutes les connaissances suivantes comme en des raisons sйminales. Donc, lorsque l’esprit est amenй, а partir de ces connaissances universelles, а connaоtre actuellement des choses particuliиres qui йtaient dйjа connues dans l’universel et comme en puissance, alors on dit que l’on acquiert la science.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de prйexister en puissance dans les rйalitйs naturelles. D’abord en puissance active complиte, c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur est suffisamment puissant pour amener en acte parfait, comme on le voit dans la guйrison : en effet, le malade est amenй а la santй par la puissance naturelle qui est en lui. Ensuite en puissance passive, c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur n’est pas suffisant pour amener а l’acte, comme on le voit clairement dans le cas de l’air qui devient feu : en effet, cela ne pouvait pas se produire par quelque puissance existant dans l’air. Donc, quand une chose prйexiste en puissance active complиte, alors l’agent extйrieur n’agit qu’en aidant l’agent intйrieur, et en lui procurant ce qui lui permet de passer а l’acte ; comme le mйdecin, dans la guйrison, est le serviteur de la nature qui opиre principalement, en confortant celle-ci et en apportant des remиdes, desquels la nature se sert comme d’instruments pour la guйrison. Mais quand une chose prйexiste seulement en puissance passive, alors c’est principalement l’agent extйrieur qui amиne de puissance а acte ; comme le feu, а partir de l’air, qui est feu en puissance, fait du feu en acte. Donc la science, en celui qui apprend, prйexiste en puissance non purement passive, mais active ; sinon l’homme ne pourrait pas acquйrir la science par lui-mкme.

 

Donc, de mкme qu’il y a deux faзons pour quelqu’un d’кtre guйri : d’abord par l’opйration de la nature seulement, ensuite par la nature avec l’aide de la mйdecine ; de mкme aussi il y a deux faзons d’acquйrir la science : d’abord, quand la raison naturelle arrive par elle-mкme а la connaissance de choses ignorйes, et ce mode est appelй invention ; ensuite, quand quelqu’un vient extйrieurement en aide а la raison naturelle, et ce mode est appelй discipline. Or, dans les choses qui sont produites par la nature et par l’art, l’art opиre de la mкme faзon et par les mкmes moyens que la nature. En effet, de mкme que la nature amиnerait la santй chez celui qui souffre du froid en le rйchauffant, de mкme aussi agirait le mйdecin ; et c’est pourquoi on dit que l’art imite la nature. Et il en va de mкme dans l’acquisition de la science : c’est de la mкme faзon que l’enseignant amиne autrui а savoir les choses inconnues, et que l’on se dirige soi-mкme par voie d’invention vers la connaissance de l’inconnu. Or le processus de la raison qui parvient а la connaissance de l’inconnu par voie d’invention consiste а appliquer а des matiиres dйterminйes les principes communs йvidents par soi, et а progresser de lа vers des conclusions particuliиres, et de celles-ci а d’autres ; et c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre en tant qu’il lui expose par des signes ce processus rationnel qu’il opиre en lui-mкme par la raison naturelle, et ainsi la raison naturelle du disciple parvient, par ce qui lui est ainsi proposй, comme par des instruments, а la connaissance de choses inconnues. Donc, de mкme que l’on dit que le mйdecin cause la santй chez le malade par l’opйration de la nature, de mкme aussi on dit que l’homme cause la science en autrui par l’opйration de la raison naturelle de celui-ci ; et c’est cela, enseigner ; c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre, et qu’il est son maоtre. Et dans le mкme sens, le Philosophe dit au premier livre des Seconds Analytiques que la dйmonstration est « un syllogisme producteur de science ».

 

Mais si quelqu’un propose а un autre des choses qui ne sont pas incluses dans des principes йvidents par soi, ou dont l’inclusion n’est pas manifeste, il ne produira pas en lui la science, mais peut-кtre l’opinion ou la foi, bien que cela aussi soit causй en quelque faзon par les principes innйs. En effet, partant des principes йvidents par soi, il considиre que les choses qui en dйcoulent nйcessairement sont а tenir de faзon certaine et que celles qui leur sont contraires sont а rejeter totalement, alors qu’aux autres choses il peut apporter ou non son assentiment.

 

Or la lumiиre de la raison par laquelle de tels principes nous sont connus est mise en nous par Dieu, comme une certaine ressemblance, se reflйtant en nous, de la vйritй incrййe. Puis donc que tout enseignement humain ne peut avoir d’efficace qu’en vertu de cette lumiиre, il est assurй que Dieu seul est celui qui enseigne intйrieurement et principalement, de mкme que c’est la nature qui guйrit intйrieurement et principalement ; nйanmoins on dit de l’homme, au sens propre, et qu’il guйrit, et qu’il enseigne, de la faзon susdite.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le Seigneur ayant prescrit aux disciples de ne pas se faire appeler maоtres, la Glose, pour que cela ne puisse pas кtre compris comme absolument interdit, expose comment il faut entendre cette prohibition. En effet, il nous est dйfendu d’appeler un homme « maоtre » si nous lui donnons ainsi la principautй du magistиre, qui revient а Dieu, et que nous mettons pour ainsi dire notre espoir dans la sagesse des hommes, plutфt que de consulter, sur les choses que nous entendons l’homme dire, la vйritй divine qui parle en nous par l’impression de sa ressemblance, grвce а laquelle nous pouvons juger de toutes choses.

 

La connaissance des rйalitйs n’est pas effectuйe en nous par la connaissance des signes, mais par la connaissance d’autres rйalitйs plus certaines, а savoir les principes, qui nous sont proposйs par des signes, et sont appliquйs а des choses qui nous йtaient d’abord inconnues au plein sens du terme, quoique connues de nous а un certain point de vue, comme on l’a dit. En effet, c’est la connaissance des principes et non celle des signes qui produit en nous la science des conclusions.

 

Les choses qui nous sont enseignйes par des signes, pour une part nous les connaissons, et pour une autre part nous les ignorons ; par exemple, si l’on nous enseigne ce qu’est l’homme, il est nйcessaire que nous sachions par avance quelque chose de lui, а savoir, la notion d’animal, ou de substance, ou au moins celle de l’йtant lui-mкme, qui ne peut pas nous кtre inconnue. Et semblablement, si l’on nous enseigne quelque conclusion, il est nйcessaire que nous sachions par avance, concernant la passion et le sujet, ce qu’ils sont, mкme si nous connaissons dйjа les principes au moyen desquels la conclusion est enseignйe ; en effet, « toute discipline part d’une connaissance prйexistante », comme il est dit au dйbut des Analytiques postйrieurs. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Des signes sensibles, qui sont reзus dans la puissance sensitive, l’intelligence extrait les intentions intelligibles dont elle se sert pour produire en soi la science. En effet, ce ne sont pas les signes qui sont la cause prochaine de la science, mais la raison procйdant discursivement des principes aux conclusions, comme on l’a dit.

 

En celui qui est enseignй, la science prйexistait, non certes en acte complet, mais comme en des raisons sйminales, dans la mesure oщ les conceptions universelles dont la connaissance est naturellement dйposйe en nous sont comme des semences de toutes les connaissances suivantes. Or, bien que les raisons sйminales ne soient pas amenйes а l’acte par une puissance crййe comme si elles-mкmes йtaient infusйes par quelque puissance crййe, cependant ce qui est originairement et virtuellement en elles peut кtre amenй а l’acte par l’action d’une puissance crййe.

 

On dit que l’enseignant transfuse la science dans le disciple, non pas comme si la science qui est dans le maоtre passait, numйriquement identique, dans le disciple, mais parce que par l’enseignement est produite dans le disciple une science semblable а celle qui est dans le maоtre, amenйe de puissance а acte, comme on l’a dit.

 

De mкme que l’on dit du mйdecin qu’il cause la santй, bien qu’il opиre extйrieurement tandis que la nature opиre seule intйrieurement, de mкme aussi on dit que l’homme enseigne la vйritй, bien qu’il annonce extйrieurement tandis que Dieu enseigne intйrieurement.

 

Saint Augustin, lorsqu’il prouve au livre sur le Maоtre que Dieu seul enseigne, n’entend pas exclure que l’homme enseigne extйrieurement, mais il veut dire que seul Dieu lui-mкme enseigne intйrieurement.

 

L’homme peut кtre appelй vrai enseignant, et l’on peut dire vйritablement qu’il enseigne la vйritй et mкme qu’il йclaire l’esprit, non comme s’il infusait la lumiиre de la raison, mais en tant que, par les choses qu’il propose extйrieurement, il assiste pour ainsi dire la lumiиre de la raison jusqu’а la perfection de la science ; et c’est en ce sens qu’il est dit en Йph. 3, 8 : « C’est а moi, le moindre de tous les saints, qu’a йtй accordйe cette grвce… d’йclairer tous les hommes, etc. »

 

10° Il y a deux sagesses, la crййe et l’incrййe ; on dit que les deux sont infusйes а l’homme, et que par leur infusion l’homme change en s’amйliorant. La sagesse incrййe n’est nullement changeante, et la crййe change en nous par accident, non par soi. En effet, il y a deux faзons de considйrer celle-ci. D’abord relativement aux rйalitйs йternelles sur lesquelles elle porte, et de cette faзon elle est tout а fait immuable. Ensuite selon l’кtre qu’elle a dans le sujet, et ainsi, elle change par accident lorsque le sujet, de possesseur de la sagesse en puissance, change pour devenir possesseur en acte. En effet, les formes intelligibles en lesquelles consiste la sagesse sont aussi bien des ressemblances des rйalitйs que des formes perfectionnant l’intelligence.

 

11° Les formes intelligibles dont est constituйe la science reзue au moyen de l’enseignement sont transcrites dans le disciple de faзon immйdiate par l’intellect agent, mais de faзon mйdiate par celui qui enseigne. En effet, l’enseignant propose les signes des rйalitйs intelligibles, desquels l’intellect agent extrait les intentions intelligibles qu’il transcrit dans l’intellect possible. Donc, pour ce qui est de causer la science dans l’intelligence, les paroles mкmes de l’enseignant, soit entendues soit vues dans un йcrit, se comportent comme les rйalitйs qui sont hors de l’вme, car des unes et des autres l’intellect agent extrait les intentions intelligibles ; quoique les paroles de l’enseignant, en tant qu’elles sont des signes d’intentions intelligibles, soient une cause de science plus prochaine que les choses sensibles qui sont hors de l’вme.

 

12° Le cas de l’intelligence n’est pas tout а fait semblable а celui de la vue corporelle. En effet, la vue corporelle n’est pas une puissance qui confronte — sinon elle partirait de certains de ses objets pour parvenir а d’autres —, mais tous ses objets lui sont visibles aussitфt qu’elle se tourne vers eux ; le possesseur de la puissance visuelle se rapporte donc а la vision de tous les objets visibles comme le possesseur d’un habitus se rapporte а la considйration des choses qu’il sait habituellement ; voilа pourquoi celui qui voit n’a pas besoin qu’un autre l’incite а voir, sinon dans la mesure oщ sa vue est dirigйe par un autre vers quelque objet visible, par exemple par un doigt ou quelque chose de ce genre. Mais la puissance intellective, йtant une puissance qui confronte, part de certains objets pour arriver а d’autres ; elle ne se comporte donc pas uniformйment а l’йgard de tous les objets а considйrer, mais elle en voit immйdiatement certains, qui sont йvidents par soi, et en eux sont implicitement contenus certains autres qu’elle ne peut penser que par le travail de la raison, en explicitant ce qui est implicitement contenu dans les principes ; donc, pour connaоtre de telles choses, avant qu’elle ait un habitus, elle est non seulement en puissance accidentelle mais aussi en puissance essentielle : en effet, elle a besoin d’un moteur qui l’amиne en acte au moyen de l’enseignement, comme il est dit au huitiиme livre de la Physique, ce dont n’a pas besoin celui qui connaоt dйjа quelque chose habituellement. L’enseignant incite donc l’intelligence а savoir les choses qu’il enseigne, comme un moteur essentiel qui amиne de la puissance а l’acte ; mais celui qui montre une rйalitй а la vue corporelle incite celle-ci comme un moteur par accident, tout comme celui qui a un habitus de science peut кtre incitй а considйrer quelque chose.

 

13° La certitude de science vient tout entiиre de la certitude des principes : en effet, lorsque les conclusions sont analysйes par les principes, c’est alors qu’elles sont sues avec certitude. Voilа pourquoi, si une chose est sue avec certitude, cela vient de la lumiиre de la raison, mise au-dedans de nous par Dieu, et par laquelle Dieu parle en nous, et cela ne vient de l’homme qui enseigne au-dehors que dans la mesure oщ il analyse les conclusions par les principes en nous enseignant — cependant nous n’en recevrions pas nous-mкmes la certitude de science s’il n’y avait en nous la certitude des principes par lesquels sont analysйes les conclusions.

 

14° L’homme qui enseigne extйrieurement ne rйpand pas la lumiиre intelligible, mais il est d’une certaine faзon la cause de l’espиce intelligible, en tant qu’il nous propose certains signes des intentions intelligibles, que notre intelligence extrait de ces signes et enferme en elle-mкme.

 

15° Lorsqu’il est dit que rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, cela s’entend de sa forme ultime, sans laquelle il est rйputй informe, mкme s’il a de nombreuses autres formes. Et cette forme est celle par laquelle il se tourne vers le Verbe et adhиre а lui ; et c’est par elle seule que la nature rationnelle est dite formйe, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral.

 

16° La faute est dans la volontй, en laquelle Dieu seul peut imprimer, comme on le verra clairement dans un article suivant, tandis que l’ignorance est dans l’intelligence, en laquelle mкme une puissance crййe peut imprimer, comme l’intellect agent imprime les espиces intelligibles dans l’intellect possible, grвce auquel la science est causйe dans notre вme а partir des rйalitйs sensibles et de l’enseignement de l’homme, comme on l’a dit.

 

17° Comme on l’a dit, on ne doit la certitude de la science qu’а Dieu seul, qui a mis en nous la lumiиre de la raison, par laquelle nous connaissons les principes dont provient la certitude de la science ; et cependant, d’une certaine faзon, la science est aussi causйe en nous par l’homme, comme on l’a dit.

 

18° Le disciple, interrogй avant que le maоtre ne parle, rйpondrait certes sur les principes au moyen desquels il est enseignй, mais non sur les conclusions qu’on lui enseigne ; il n’apprend donc pas du maоtre les principes, mais seulement les conclusions.

Article 2 : Quelqu’un peut-il кtre appelй son propre maоtre ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

L’action doit кtre attribuйe а la cause principale plutфt qu’а la cause instrumentale. Or la cause quasi principale de la science causйe en nous est l’intellect agent. Quant а l’homme qui enseigne extйrieurement, il est la cause quasi instrumentale qui propose а l’intellect agent des instruments qui conduisent а la science. L’intellect agent enseigne donc plus que l’homme ne le fait extйrieurement. Si donc, а cause de sa parole extйrieure, celui qui parle extйrieurement est appelй le maоtre de celui qui l’йcoute, а bien plus forte raison, а cause de la lumiиre de l’intellect agent, celui qui йcoute doit-il кtre appelй son propre maоtre.

 

On n’apprend quelque chose que dans la mesure oщ l’on parvient а la certitude de la connaissance. Or celle-ci est en nous grвce aux principes connus naturellement dans la lumiиre de l’intellect agent. Enseigner convient donc surtout а l’intellect agent ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Enseigner convient plus proprement а Dieu qu’а l’homme ; d’oщ Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre. » Or Dieu nous enseigne en tant qu’il nous transmet la lumiиre de la raison, par laquelle nous pouvons juger de tout. L’action d’enseigner doit donc кtre attribuйe surtout а cette lumiиre ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Savoir quelque chose par voie d’invention est plus parfait qu’apprendre d’autrui, comme on le voit clairement au premier livre de l’Йthique. Si donc l’on emploie le nom de maоtre а cause de ce mode d’acquisition de la science par lequel on apprend d’un autre la science, en sorte que l’un est le maоtre de l’autre, а bien plus forte raison doit-on employer le nom de maоtre а cause de ce mode de rйception de la science par voie d’invention, si bien qu’on est appelй son propre maоtre.

 

De mкme qu’on est amenй а la vertu par un autre ou par soi-mкme, de mкme on est conduit а la science par soi-mкme dans l’invention, ou par un autre dans l’apprentissage. Or ceux qui parviennent aux њuvres des vertus sans instituteur ni lйgislateur extйrieur, on dit qu’ils sont а eux-mкmes leur propre loi ; Rom. 2, 14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi, accomplissent naturellement ce que la loi commande, ils sont eux-mкmes leur propre loi. » Celui qui acquiert la science par lui-mкme doit donc lui aussi кtre appelй son propre maоtre.

 

L’enseignant est cause de science comme le mйdecin est cause de santй, comme on l’a dit. Or le mйdecin se guйrit lui-mкme. On peut donc aussi s’enseigner soi-mкme.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au huitiиme livre de la Physique qu’il est impossible que l’enseignant apprenne, car il est nйcessaire que l’enseignant ait la science et que celui qui apprend ne l’ait pas. Il n’est donc pas possible que l’on s’enseigne soi-mкme, ou que l’on puisse кtre appelй son propre maоtre.

 

La maоtrise implique une relation de supйrioritй, tout comme la seigneurie. Or nul ne peut avoir de telles relations avec lui-mкme : en effet, personne n’est son propre pиre ou son propre seigneur. Donc personne ne peut non plus кtre appelй son propre maоtre.

 

 

Rйponse :

 

Quelqu’un peut, sans aucun doute, par la lumiиre de la raison qui lui a йtй donnйe et sans l’aide d’un enseignement extйrieur, arriver а connaоtre de nombreuses choses inconnues, comme on le voit clairement pour tout homme qui acquiert la science par voie d’invention ; et de la sorte, d’une certaine faзon, quelqu’un est pour lui-mкme une cause de savoir ; cependant cela ne permet pas de dire au sens propre qu’il est son propre maоtre, ou qu’il s’enseigne lui-mкme.

 

En effet, nous trouvons dans les rйalitйs naturelles deux sortes d’agents principaux, comme on le voit clairement chez le Philosophe au septiиme livre de la Mйtaphysique. En effet, il est un certain agent qui renferme en soi tout ce qui est causй par lui dans son effet ; soit identiquement, comme c’est le cas des agents univoques, soit de faзon plus йminente, comme c’est le cas des agents йquivoques. Mais il est d’autres agents en lesquels ne prйexiste qu’une partie des choses qui sont agies ; comme la santй est causйe par un mouvement, ou bien par quelque remиde chaud, en lequel la chaleur se trouve soit actuellement soit virtuellement : la chaleur n’est pas toute la santй, mais elle est une partie de la santй. Ainsi donc, il y a dans les premiers agents la parfaite notion de l’action, mais non dans les agents du second mode, car un agent agit dans la mesure oщ il est en acte ; puis donc qu’il n’est que partiellement en acte de l’effet а amener, il ne sera pas parfaitement agent.

 

Or l’enseignement implique une activitй parfaite de la science en celui qui enseigne ou dans le maоtre ; il est donc nйcessaire que la science que celui-ci cause en autrui existe en lui de faзon explicite et parfaite, comme celui qui apprend l’acquiert grвce а l’enseignement. Mais quand on acquiert la science par un principe intйrieur, ce qui est cause agente de la science ne possиde la science а acquйrir que partiellement, c’est-а-dire quant aux raisons sйminales de la science que sont les principes communs ; voilа pourquoi on ne peut pas fonder sur une telle causalitй le titre de docteur ou de maоtre, а proprement parler.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien qu’а un certain point de vue la cause principale soit plutфt l’intellect agent que l’homme qui enseigne extйrieurement, cependant la science ne prйexiste pas dans le premier de faзon complиte, comme en celui qui enseigne ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Il faut rйpondre semblablement, comme au premier argument.

 

Dieu connaоt explicitement tout ce qui est enseignй par lui а l’homme, donc la notion de maоtre peut convenablement lui кtre attribuйe ; mais il en va autrement de l’intellect agent, pour la raison dйjа exposйe.

 

Bien que, du cфtй de celui qui reзoit la science, le mode soit plus parfait dans l’acquisition de la science par voie d’invention, en tant que cela le signale comme plus apte а savoir, cependant, du cфtй de celui qui cause la science, il y a un mode plus parfait par l’enseignement, car l’enseignant, qui connaоt explicitement toute la science, peut amener а la science plus facilement qu’on ne pourrait y кtre amenй par soi-mкme, йtant donnй qu’il connaоt dйjа les principes de la science dans une certaine gйnйralitй.

 

La loi se comporte dans le domaine de l’agir comme le principe dans le domaine spйculatif, mais non comme le maоtre ; si donc quelqu’un est sa propre loi, il ne s’ensuit pas qu’il puisse кtre а lui-mкme son propre maоtre.

 

Le mйdecin guйrit en tant qu’il a dйjа la santй, non en acte mais dans la connaissance de l’art ; tandis que le maоtre enseigne en tant qu’il a actuellement la science. Par consйquent, celui qui n’a pas la santй en acte peut la causer en soi, parce qu’il a la santй dans la connaissance de l’art ; mais il est impossible que quelqu’un, actuellement, ait la science et ne l’ait pas, en sorte qu’il puisse кtre ainsi enseignй par lui-mкme.

Article 3 : Un homme peut-il кtre enseignй par un ange ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si un ange enseigne, alors il enseigne soit intйrieurement, soit extйrieurement. Or il ne le fait pas intйrieurement, car cela n’appartient qu’а Dieu, comme dit saint Augustin ; ni extйrieurement, semble-t-il, car enseigner extйrieurement, c’est enseigner par des signes sensibles, comme dit saint Augustin au livre sur le Maоtre ; or les anges ne nous enseignent pas par de tels signes sensibles, sauf peut-кtre ceux qui apparaissent de faзon sensible. Les anges ne nous enseignent donc pas, а moins d’apparaоtre de faзon sensible, ce qui advient hors du cours gйnйral des choses, comme par miracle.

 

[Le rйpondant] disait que les anges nous enseignent en quelque sorte extйrieurement, en tant qu’ils impriment dans notre imagination. En sens contraire : l’espиce imprimйe dans l’imagination ne suffit pas pour imaginer en acte, si l’intention n’est pas lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or un ange ne peut introduire en nous une intention, puisque l’intention est un acte de la volontй, en laquelle Dieu seul peut imprimer. Un ange ne peut donc pas non plus nous enseigner en imprimant dans l’imagination, puisque nous ne pouvons кtre enseignйs par l’intermйdiaire de l’imagination qu’en imaginant actuellement quelque chose.

 

Si des anges nous enseignent sans apparition sensible, ce ne peut кtre qu’en tant qu’ils йclairent l’intelligence, qu’ils ne peuvent pas йclairer, semble-t-il : car ils ne transmettent ni la lumiиre naturelle, qui, йtant concrййe а l’esprit, vient de Dieu seul, ni non plus la lumiиre de la grвce, que Dieu seul infuse. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner sans une apparition visible.

 

Chaque fois qu’un homme est enseignй par un autre, il est nйcessaire que celui qui apprend regarde les concepts de celui qui enseigne, afin qu’il y ait dans l’esprit du disciple un processus vers la science, comme il y a dans l’esprit de l’enseignant un processus а partir de la science. Or l’homme ne peut voir les concepts de l’ange. En effet, il ne les voit pas en eux-mкmes, comme il ne voit pas non plus les concepts d’un autre homme : bien moins encore, puisqu’ils sont plus distants ; ni non plus en des signes sensibles, sauf peut-кtre lorsque les anges apparaissent sensiblement, ce dont nous ne traitons pas maintenant. Ce cas mis а part, les anges ne peuvent donc pas nous enseigner.

 

Enseigner appartient а celui « qui illumine tout homme venant en ce monde », comme on le voit clairement dans la Glose а propos de Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre, le Christ. » Or cela ne revient pas а l’ange, mais а la seule lumiиre incrййe, comme on le voit en Jn 1, 9.

 

Quiconque en enseigne un autre, l’amиne а la vйritй, et ainsi, il cause la vйritй dans son вme. Or Dieu seul a une causalitй sur la vйritй, car, puisque la vйritй est une lumiиre intelligible et une forme simple, elle ne vient pas а l’кtre successivement, et ainsi, elle ne peut кtre produite que par crйation, ce qui revient а Dieu seul. Puis donc que les anges ne sont pas crйateurs, comme dit saint Jean Damascиne, il semble qu’ils ne puissent pas eux-mкmes enseigner.

 

 Une illumination indйfectible ne peut procйder que d’une lumiиre indйfectible, йtant donnй que, si la lumiиre s’en va, le sujet cesse d’кtre йclairй. Or une certaine illumination indйfectible est exigйe dans l’enseignement, parce que la science porte sur les choses nйcessaires, qui existent toujours. L’enseignement ne procиde donc que d’une lumiиre indйfectible. Or une telle lumiиre n’est pas la lumiиre des anges, puisque leur lumiиre dйfaillirait si elle n’йtait divinement conservйe. Un ange ne peut donc pas enseigner.

 

Il est dit en Jn 1, 38 que deux des disciples de Jean suivaient Jйsus, et qu’а sa question : « Que cherchez-vous ? » ils rйpondirent : « Rabbi (c’est-а-dire Maоtre), oщ demeurez-vous ? » Or la Glose dit en cet endroit que « par ce nom ils manifestent leur foi » ; et une autre glose dit : « Il les interroge, non qu’il ignore la rйponse, mais c’est pour que leur rйponse soit mйritoire et qu’а celui qui demandait “que”, requйrant ainsi une chose, ils rйpondent non une chose mais une personne. » En somme, ils confessent par cette rйponse qu’il est une certaine personne, par cette confession ils manifestent leur foi, et en cela ils mйritent. Or le mйrite de la foi chrйtienne consiste en ce que nous confessons que le Christ est une Personne divine. Кtre maоtre appartient donc а la seule Personne divine.

 

 Quiconque enseigne doit nйcessairement manifester la vйritй. Or la vйritй, йtant une certaine lumiиre intelligible, nous est plus connue qu’un ange. Nous ne sommes donc pas enseignйs par un ange, puisque les choses plus connues ne sont pas manifestйes par de moins connues.

 

10° Saint Augustin dit au livre sur la Trinitй que notre esprit est immйdiatement formй par Dieu, sans l’intermйdiaire d’aucune crйature. Or l’ange est une certaine crйature. Il ne s’interpose donc pas entre Dieu et l’esprit humain pour former celui-ci, en tant que supйrieur а l’esprit et infйrieur а Dieu ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre enseignй par un ange.

 

11° De mкme que notre volontй parvient jusqu’а Dieu lui-mкme, de mкme notre intelligence peut atteindre la contemplation de son essence. Or Dieu lui-mкme forme immйdiatement notre volontй par l’infusion de la grвce, sans l’intermйdiaire d’aucun ange. Il forme donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun intermйdiaire.

 

12° Toute connaissance a lieu par quelque espиce. Si donc un ange enseigne un homme, il est nйcessaire qu’il cause en lui une espиce par laquelle il connaisse. Or cela n’est possible que de deux faзons : soit en crйant une espиce, ce qui ne convient nullement а un ange, comme le veut saint Jean Damascиne ; soit en йclairant les espиces qui sont dans les phantasmes, afin qu’а partir d’eux les espиces intelligibles se reflиtent dans l’intellect possible de l’homme ; et cela semble revenir а l’erreur de ces philosophes qui prйtendent que l’intellect agent, dont le rфle est d’йclairer les phantasmes, est une substance sйparйe. Et ainsi, un ange ne peut pas enseigner.

 

13° L’intelligence de l’ange est plus distante de l’intelligence de l’homme que celle-ci ne l’est de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut pas recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine : en effet, l’imagination ne peut saisir que des formes particuliиres, et l’intelligence n’en contient pas de telles. L’intelligence humaine n’est donc pas non plus capable de recevoir les choses qui sont dans l’esprit angйlique ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre enseignй par l’ange.

 

14° La lumiиre dont une chose est йclairйe doit кtre proportionnйe aux parties йclairйes, comme la lumiиre corporelle est proportionnйe aux couleurs. Or la lumiиre angйlique, йtant purement spirituelle, n’est pas proportionnйe aux phantasmes, qui sont en quelque sorte corporels, puisqu’ils sont contenus dans un organe corporel. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner en йclairant nos phantasmes, comme on le disait.

 

15° Tout ce qui est connu est connu soit par son essence, soit par une ressemblance. Or la connaissance permettant а l’esprit humain de connaоtre les rйalitйs par leur essence ne peut pas кtre causйe par un ange, car alors il serait nйcessaire que les vertus et les autres choses qui sont contenues au-dedans de l’вme soient imprimйes par les anges eux-mкmes, puisque de telles choses sont connues par leur essence. Semblablement, la connaissance des rйalitйs qui sont connues par leurs ressemblances ne peut pas non plus кtre causйe par eux, puisque les rйalitйs а connaоtre sont plus proches que l’ange des ressemblances mкmes qui sont dans le connaissant. L’ange ne peut donc en aucune faзon кtre pour l’homme une cause de connaissance, ce qui est l’enseigner.

 

16° Bien qu’il incite extйrieurement la nature а produire des effets naturels, le paysan n’est pas appelй crйateur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral. Donc, pour la mкme raison, les anges ne doivent pas non plus кtre appelйs enseignants ou maоtres, bien qu’ils incitent l’intelligence de l’homme а savoir.

 

17° L’ange est supйrieur а l’homme ; par consйquent, s’il enseigne, il est nйcessaire que son enseignement dйpasse celui de l’homme. Or cela est impossible. En effet, l’enseignement de l’homme peut porter sur ce qui a des causes dйterminйes dans la nature. Quant aux autres choses, c’est-а-dire les futurs contingents, elles ne peuvent pas кtre enseignйes par les anges, puisque ceux-ci ne savent pas ces choses par leur connaissance naturelle, Dieu seul ayant la science des futurs. Les anges ne peuvent donc pas enseigner les hommes.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au quatriиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Je vois que le mystиre divin de l’humanitй du Christ fut d’abord rйvйlй aux anges, et qu’ensuite, par leur mйdiation, la grвce de cette connaissance descendit jusqu’а nous. »

 

Ce que peut l’infйrieur, le supйrieur le peut aussi, et bien plus noblement, comme le montre Denys dans la Hiйrarchie cйleste ; or l’ordre des hommes est infйrieur а celui des anges ; puis donc qu’un homme peut enseigner un autre homme, а bien plus forte raison l’ange peut-il le faire.

 

L’ordre de la divine sagesse se rencontre plus parfaitement dans les substances spirituelles que dans les corporelles ; or il appartient а l’ordre des corps infйrieurs que ceux-ci obtiennent leurs perfections par l’impression des corps supйrieurs ; donc les esprits infйrieurs aussi, c’est-а-dire les esprits humains, atteignent la perfection de la science grвce а l’impression des esprits supйrieurs que sont les anges.

 

Tout ce qui est en puissance peut кtre amenй а l’acte par ce qui est en acte ; et ce qui est moins en acte, par ce qui est plus parfaitement en acte. Or l’intelligence angйlique est plus en acte que l’intelligence humaine. Celle-ci peut donc кtre amenйe а l’acte de la science par l’intelligence angйlique ; et ainsi, un ange peut enseigner un homme.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Don de la persйvйrance que certains reзoivent immйdiatement de Dieu l’enseignement du salut, d’autres d’un ange, d’autres encore d’un homme. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange et l’homme enseignent.

 

« Йclairer la maison » se dit de ce qui envoie de la lumiиre, comme le soleil, mais aussi de celui qui ouvre une fenкtre qui fait obstacle а la lumiиre. Or, bien que Dieu seul infuse а l’esprit la lumiиre de la vйritй, cependant l’ange ou l’homme peuvent фter quelque empкchement а la perception de la lumiиre. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange ou l’homme peuvent enseigner.

 

 

Rйponse :

 

L’ange opиre а l’endroit de l’homme de deux faзons. D’abord а notre faзon, c’est-а-dire lorsqu’il apparaоt sensiblement а l’homme, soit en assumant un corps, soit de n’importe quelle autre faзon, et qu’il l’instruit par une parole sensible. Et ce n’est pas ainsi que nous enquкtons а prйsent sur l’enseignement de l’ange, car de la sorte l’ange n’enseigne pas autrement que l’homme. Ensuite l’ange opиre а notre endroit а sa faзon, c’est-а-dire invisiblement ; et le but de cette question est de savoir comment l’homme peut кtre enseignй de cette faзon par un ange.

 

Il faut donc savoir que, l’ange йtant intermйdiaire entre l’homme et Dieu, un mode intermйdiaire d’enseignement lui convient selon l’ordre de la nature : un mode infйrieur а Dieu, mais supйrieur а l’homme. Mais on ne peut percevoir comment cela est vrai que si l’on voit comment Dieu enseigne et comment l’homme enseigne. Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a entre l’intelligence et la vue corporelle la diffйrence suivante : la vue corporelle a tous ses objets йgalement prкts а кtre connus ; en effet, le sens n’est pas une puissance qui confronte, sinon il lui serait nйcessaire de partir de l’un de ses objets pour atteindre l’autre. Pour l’intelligence, en revanche, tous les intelligibles ne sont pas йgalement prкts а кtre connus, mais elle peut en regarder certains immйdiatement, tandis qu’elle ne regarde les autres qu’en partant de ceux qui ont йtй vus antйrieurement. Ainsi donc, l’homme prend connaissance de l’inconnu grвce а deux choses, а savoir : grвce а la lumiиre intellectuelle, et grвce aux premiиres conceptions йvidentes par soi, qui sont а cette lumiиre, qui est celle de l’intellect agent, ce que les instruments sont а l’artisan.

 

Donc, quant а ces deux choses, Dieu est la cause de la science de l’homme de la plus йminente faзon, car а la fois il a ornй l’вme elle-mкme de la lumiиre intellectuelle, et il a imprimй en elle la connaissance des premiers principes, qui sont comme des semences des sciences, tout comme il a imprimй dans les autres rйalitйs naturelles les raisons sйminales de tous les effets а produire.

 

Et parce qu’un homme, selon l’ordre de la nature, est йgal а un autre homme quant а l’espиce de la lumiиre intellectuelle, il ne peut aucunement кtre cause de science pour un autre homme en causant ou en augmentant en lui la lumiиre. Mais du cфtй oщ la science des choses inconnues est causйe par les principes йvidents par soi, un homme est en quelque sorte cause de science pour un autre homme, non comme lui transmettant la connaissance des principes, mais, comme on l’a dit, en tant qu’il amиne а l’acte, par certains signes sensibles montrйs au sens extйrieur, ce qui йtait contenu implicitement et comme en puissance dans les principes.

 

Mais l’ange, parce qu’il a naturellement une lumiиre intellectuelle plus parfaite que celle de l’homme, peut кtre pour l’homme une cause de science des deux cфtйs, quoique d’une faзon infйrieure а celle de Dieu et supйrieure а celle de l’homme. En effet, du cфtй de la lumiиre, bien qu’il ne puisse pas infuser la lumiиre intellectuelle comme Dieu le fait, il peut cependant renforcer la lumiиre infusйe, pour que l’on voie plus parfaitement. En effet, tout ce qui est imparfait en quelque genre, lorsqu’il est uni а un plus parfait dans ce genre, voit sa vertu renforcйe, tout comme nous constatons, parmi les corps, que le corps localisй est renforcй par le corps localisant, qui se rapporte а lui comme l’acte а la puissance, comme on le lit au quatriиme livre de la Physique. Du cфtй des principes йgalement, l’ange peut enseigner l’homme, non pas certes en transmettant la connaissance des principes eux-mкmes comme Dieu le fait, ni en proposant sous des signes sensibles la dйduction des conclusions а partir des principes comme l’homme le fait, mais en formant dans l’imagination des formes qui peuvent кtre formйes par l’йbranlement de l’organe corporel, comme c’est manifestement le cas de ceux qui dorment et des malades mentaux, qui subissent divers phantasmes selon la diversitй des vapeurs qui leur montent а la tкte. Et de cette faзon, « par l’immixtion d’un esprit йtranger, il peut se faire que celui-ci, par de telles images, montre ce qu’il sait а celui auquel il se mкle », comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Un ange qui enseigne invisiblement enseigne certes intйrieurement, si on compare cet enseignement а celui de l’homme, qui est proposй aux sens extйrieurs ; mais comparй а celui de Dieu, qui opиre au-dedans de l’esprit en infusant la lumiиre, l’enseignement de l’ange est considйrй comme extйrieur.

 

Bien que l’intention de la volontй ne puisse pas кtre contrainte, cependant l’intention de la partie sensitive peut кtre contrainte ; par exemple, lorsque quelqu’un est piquй, il est dans la nйcessitй d’avoir l’intention de sa blessure ; et il en va de mкme pour toutes les autres puissances sensitives qui usent d’un organe corporel ; et une telle intention suffit pour l’imagination.

 

L’ange n’infuse ni la lumiиre de grвce ni la lumiиre de nature ; mais il renforce la lumiиre de nature divinement infusйe, comme on l’a dit.

 

De mкme qu’il y a parmi les rйalitйs naturelles un agent univoque, qui imprime une forme а la faзon dont il la possиde, et un agent йquivoque, qui la possиde autrement qu’il ne l’imprime, de mкme en est-il aussi pour l’enseignement, car un homme en enseigne un autre en agent quasi univoque, et c’est pourquoi il transmet la science а un autre а la faзon dont il la possиde lui-mкme, c’est-а-dire en descendant des causes aux effets, d’oщ la nйcessitй que les concepts mкme de l’enseignant soient manifestйs par des signes а celui qui apprend. Mais l’ange enseigne en agent quasi йquivoque : en effet, il connaоt intellectuellement ce qu’il manifeste а l’homme par la voie du raisonnement. L’homme est donc enseignй par l’ange non pas de telle faзon que les concepts de l’ange lui soient manifestйs, mais que soit causйe en l’homme, selon le mode de celui-ci, la science de choses qui sont connues de l’ange selon un mode bien diffйrent.

 

Le Seigneur parle de ce mode d’enseignement qui convient а Dieu seul, comme le montre la Glose au mкme endroit ; et nous n’attribuons pas а l’ange cette faзon d’enseigner.

 

Celui qui enseigne ne cause pas la vйritй, mais il cause la connaissance de la vйritй en celui qui apprend. En effet, les propositions qui sont enseignйes sont vraies avant mкme qu’on ne les sache, car la vйritй ne dйpend pas de notre science mais de l’existence des rйalitйs.

 

 Bien que la science que nous acquйrons par l’enseignement porte sur des rйalitйs indйfectibles, cependant la science elle-mкme peut dйfaillir ; il n’est donc pas nйcessaire que l’illumination de l’enseignement vienne d’une lumiиre indйfectible ; ou bien, si elle vient d’une lumiиre indйfectible comme d’un principe premier, cependant une lumiиre crййe et dйfectible, pouvant кtre comme un principe intermйdiaire, n’est pas tout а fait exclue.

 

On remarque parmi les disciples du Christ un certain progrиs de la foi : d’abord ils le vйnйraient comme un homme sage et un maоtre, et ensuite il se tournиrent vers lui comme vers Dieu qui enseigne. C’est pourquoi une certaine glose dit un peu plus bas : « Parce que Nathanaлl connut que le Christ absent avait vu ce qu’il avait fait lui-mкme en un autre lieu, ce qui est un indice de la divinitй, il confessa non seulement le Maоtre mais aussi le Fils de Dieu. »

 

 Ce n’est pas en montrant sa propre substance que l’ange manifeste une vйritй inconnue, mais en proposant une autre vйritй plus connue, ou encore en renforзant la lumiиre de l’intelligence. L’argument n’est donc pas concluant.

 

10° L’intention de saint Augustin n’est pas de dire que l’esprit angйlique n’est pas d’une nature plus йminente que l’esprit humain, mais que l’ange ne vient pas en intermйdiaire entre Dieu et l’esprit humain de telle faзon que celui-ci reзoive son ultime formation par une union а l’ange, ainsi que certains l’ont prйtendu, disant que l’ultime bйatitude de l’homme consiste en ce que notre intelligence soit unie а une intelligence dont la bйatitude est d’кtre unie а Dieu mкme.

 

11° Il y a en nous des puissances qui sont contraintes par le sujet et l’objet, comme les puissances sensitives, qui sont stimulйes et par l’йbranlement de leur organe, et par la force de l’objet. L’intelligence, pour sa part, n’est pas contrainte par le sujet, puisqu’elle n’use pas d’un organe corporel, mais elle est contrainte par l’objet, car l’efficace de la dйmonstration contraint de consentir а la conclusion. Quant а la volontй, elle n’est contrainte ni par le sujet ni par l’objet, mais elle se meut vers ceci ou cela а sa propre instigation ; et c’est pourquoi Dieu seul, qui opиre intйrieurement, peut imprimer dans la volontй ; alors que dans l’intelligence l’homme ou l’ange aussi peuvent imprimer en quelque sorte, en reprйsentant des objets qui puissent la contraindre.

 

12° L’ange ne crйe pas les espиces dans notre esprit et n’йclaire pas non plus immйdiatement les phantasmes, mais l’union de sa lumiиre avec celle de notre intelligence permet а notre intelligence d’йclairer plus efficacement les phantasmes. Et cependant, mкme si l’ange йclairait immйdiatement les phantasmes, il ne s’ensuivrait pas pour autant que la position de ces philosophes soit vraie : en effet, bien qu’il appartienne а l’intellect agent d’йclairer les phantasmes, on pourrait dire cependant que cela n’appartient pas qu’а lui seul.

 

13° L’imagination peut recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine, mais selon un autre mode ; et semblablement, l’intelligence humaine peut, selon son mode, saisir ce qui est dans l’intelligence angйlique. Nйanmoins, bien que l’intelligence de l’homme s’apparente davantage а l’imagination quant au sujet, en tant que ce sont des puissances d’une mкme вme, cependant elle s’apparente davantage а l’intelligence angйlique quant au genre, car l’une et l’autre est une puissance immatйrielle.

 

14° Rien n’empкche que le spirituel soit proportionnй pour agir dans le corporel, car rien n’empкche que des infйrieurs subissent quelque chose de la part des supйrieurs.

 

15° L’ange n’est pas une cause pour l’homme quant а la connaissance qu’il a des rйalitйs par leur essence, mais quant а celle qu’il a par des ressemblances ; non que l’ange soit plus proche des rйalitйs que ne le sont leurs ressemblances, mais parce qu’il fait celles-ci se reflйter dans l’esprit, soit en mouvant l’imagination, soit en renforзant la lumiиre de l’intelligence.

 

16° « Crйer » implique la causalitй premiиre, qui est due а Dieu seul ; « faire », par contre, implique la causalitй en gйnйral, et de mкme « enseigner », quant а la science. Voilа pourquoi Dieu seul est appelй crйateur, alors que « faiseur » et « enseignant » peuvent se dire et de Dieu, et de l’ange, et de l’homme.

 

17° Mкme а propos de ce qui a des causes dйterminйes dans la nature, l’ange peut enseigner plus de choses que l’homme, de mкme qu’il connaоt aussi plus de choses ; et ce qu’il enseigne, il peut aussi l’enseigner selon un mode plus noble ; l’argument n’est donc pas concluant.

Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit un acte de la vie contemplative.

 

« La vie active cesse avec le corps », comme dit saint Grйgoire dans ses Homйlies sur Йzйchiel. Or l’enseignement ne cesse pas avec le corps, car mкme les anges, qui n’ont pas de corps, enseignent, comme on l’a dit. Il semble donc qu’enseigner relиve de la vie contemplative.

 

Comme dit saint Grйgoire dans ses Homйlies sur Йzйchiel, « on vit d’abord la vie active avant d’arriver а la contemplative ». Or l’enseignement suit la contemplation, et ne la prйcиde pas. Enseigner ne relиve donc pas de la vie active.

 

Comme dit saint Grйgoire au mкme endroit, « la vie active, tout occupйe au travail, voit mal ». Or celui qui enseigne doit nйcessairement voir plus que celui qui simplement contemple. Enseigner appartient donc а la vie contemplative plutфt qu’а l’active.

 

C’est par un mкme principe que chaque chose est parfaite en soi et qu’elle transmet а d’autres une semblable perfection, comme c’est par la mкme chaleur que le feu est chaud et qu’il chauffe. Or, que quelqu’un soit parfait en lui-mкme dans la considйration des rйalitйs divines, regarde la vie contemplative. L’enseignement, qui est la transfusion de cette mкme perfection en autrui, regarde donc aussi la vie contemplative.

 

La vie active se tourne vers les rйalitйs temporelles. Or l’enseignement se tourne principalement vers les rйalitйs йternelles, car l’enseignement de celles-ci est plus йminent et plus parfait. L’enseignement ne concerne donc pas la vie active, mais la contemplative.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grйgoire dit dans la mкme homйlie : « La vie active, c’est de donner du pain а l’affamй, d’instruire l’ignorant par la parole de sagesse. »

 

Les њuvres de misйricorde appartiennent а la vie active. Or enseigner est au nombre des aumфnes spirituelles. Enseigner appartient donc а la vie active.

 

 

Rйponse :

 

La vie contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par la fin et la matiиre.

 

En effet, la matiиre de la vie active, ce sont les rйalitйs temporelles, vers lesquels se tourne l’activitй humaine, tandis que la matiиre de la vie contemplative, ce sont les raisons connaissables des rйalitйs, auxquelles s’attache le contemplatif.

 

Et cette diversitй de matiиre vient d’une diversitй de la fin : de mкme aussi, dans tous les autres domaines, la matiиre est dйterminйe par l’exigence de la fin. En effet, la fin de la vie contemplative est la vue de la vйritй — au sens oщ nous traitons maintenant de la vie contemplative — de la vйritй, dis-je, incrййe, selon le mode possible а celui qui contemple ; et cette vйritй est vue imparfaitement en cette vie, mais sera vue parfaitement dans la vie future. Et c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la vie contemplative commence ici-bas, pour se parfaire dans la patrie cйleste ». Mais la fin de la vie active est l’opйration par laquelle on tend а l’utilitй des plus proches.

 

Or nous trouvons deux matiиres dans l’acte d’enseigner, un indice en est le double accusatif auquel cet acte est associй [en latin]. En effet, une matiиre de cet acte est la rйalitй mкme qui est enseignйe, et l’autre matiиre est celui а qui la science est transmise. Donc, du point de vue de la premiиre matiиre, l’acte d’enseignement relиve de la vie contemplative, mais du point de vue de la seconde, il relиve de la vie active.

 

Mais du cфtй de la fin, on trouve que l’enseignement relиve seulement de la vie active, car son ultime matiиre, en laquelle la fin voulue est obtenue, est la matiиre de la vie active. Il concerne donc la vie active plutфt que la contemplative, bien qu’il appartienne aussi а cette derniиre en quelque faзon, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La vie active cesse avec le corps pour autant qu’elle s’exerce avec peine et subvient aux infirmitйs des plus proches ; et c’est en ce sens que saint Grйgoire dit au mкme endroit : « La vie active est laborieuse, puisqu’elle se fatigue а њuvrer », deux choses qui n’auront pas lieu dans la vie future. Et pourtant, il y a parmi les esprits cйlestes une action hiйrarchique, comme dit Denys, et cette action a un autre mode que la vie active que nous menons maintenant en cette vie. Et c’est pourquoi l’enseignement qui existera alors n’a qu’un lointain rapport avec l’enseignement d’ici-bas.

 

Saint Grйgoire dit au mкme endroit : « L’ordre normal est de tendre de la vie active а la contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit а se reporter de la vie contemplative vers la vie active ; l’вme toute chaude grвce а la contemplation, on vivra plus parfaitement la vie active. » Il faut cependant savoir que l’active prйcиde la contemplative quant aux actes qui n’ont aucune matiиre en commun avec la contemplative ; mais quant aux actes qui reзoivent leur matiиre de la contemplative, il est nйcessaire que l’active suive la contemplative.

 

La vision de l’enseignant est le principe de l’enseignement, mais l’enseignement lui-mкme consiste plutфt dans la transfusion de la science des rйalitйs vues que dans leur vision ; par consйquent, la vision de l’enseignant relиve plus de la contemplation que de l’action.

 

Cet argument prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, de mкme que la chaleur n’est pas le chauffage lui-mкme, mais le principe du chauffage ; or la vie contemplative se trouve кtre le principe de l’active en tant qu’elle la dirige, comme а l’inverse la vie active dispose а la contemplative.

 

La solution ressort de ce qu’on a dit, car du point de vue de la premiиre matiиre l’enseignement rejoint la contemplation, comme on l’a dit.

Question 13 : : [Le ravissement]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que le ravissement ?

Article 2 : Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?

Article 3 : L’intelligence d’un homme dans l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision de Dieu dans son essence sans кtre abstraite des sens ?

Article 4 : Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?

Article 5 : Qu’est-ce que l’Apфtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que le ravissement ?

 

Objections :

 

 Voici comment le dйcrivent les maоtres : « Le ravissement est une йlйvation, par une force de nature supйrieure, depuis l’йtat qui suit la nature vers un йtat qui est contre nature. » Et il semble que cela ne convienne pas.

 

Comme dit saint Augustin, « l’intelligence de l’homme connaоt Dieu naturellement ». Or dans le ravissement, l’intelligence de l’homme est йlevйe а la connaissance de Dieu. Elle n’est donc pas йlevйe vers un йtat qui est contre nature, mais vers un йtat qui suit la nature.

 

L’esprit crйй dйpend plus de l’incrйй que le corps infйrieur ne dйpend du supйrieur. Or les impressions des corps supйrieurs sont naturelles aux corps infйrieurs, comme dit le Commentateur au troisiиme livre du Ciel et le Monde. Donc l’йlйvation de l’esprit humain, bien qu’elle soit faite par une force de nature supйrieure, est seulement naturelle.

 

А propos de Rom. 11, 24 : « tu as йtй entй, contrairement а ta nature, sur l’olivier franc », la Glose dit que « Dieu, auteur de la nature, ne fait rien contre la nature ; car la nature est, pour chaque chose, ce qu’elle a reзu de celui de qui vient toute mesure et tout ordre naturel ». Or l’йlйvation du ravissement est faite par Dieu, qui est le crйateur de la nature humaine. Elle n’est donc pas contre nature, mais suit la nature.

 

[Le rйpondant] disait que le ravissement est dit contre nature parce qu’il est fait divinement, non а la faзon de l’esprit humain. En sens contraire : Denys dit au huitiиme livre des Noms divins que la justice de Dieu se remarque en ce qu’il distribue а toutes les rйalitйs suivant leur mesure et leur dignitй. Or Dieu ne peut rien faire contre sa justice. Il ne donne donc а aucune rйalitй ce qui ne serait pas а sa mesure.

 

Si la mesure de l’homme est changйe sous quelque aspect, elle ne l’est pas au point que le bien de l’homme soit фtй ; car Dieu n’est pas la cause d’une dйtйrioration de l’homme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Or le bien de l’homme est de vivre suivant la raison et d’opйrer volontairement, comme le montre clairement Denys au quatriиme livre des Noms divins. Puis donc que la violence est contraire au volontaire, et dйtruit le bien de la raison — car si la nйcessitй est attristante c’est parce qu’elle s’oppose а la volontй, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique —, il semble que Dieu ne fait en l’homme aucune violente йlйvation contre nature ; mais cela semble кtre le cas dans le ravissement, comme le nom mкme l’implique, et comme la description susdite le signifie lorsqu’elle dit « par une force de nature supйrieure ».

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la grande force des sensibles corrompt le sens, mais la grande force des intelligibles ne corrompt pas l’intelligence. Or si le sens n’arrive pas а connaоtre les sensibles trиs forts, c’est parce qu’il est corrompu par eux. L’intelligence peut donc naturellement connaоtre les intelligibles, si forts soient-ils. Donc, quels que soient les intelligibles auxquels l’esprit de l’homme est йlevй, ce ne sera pas une йlйvation contre nature.

 

 Saint Augustin dit au livre sur l’Esprit et l’Вme que « l’вme et l’ange sont йgaux en nature mais inйgaux par la fonction ». Or il n’est pas contre la nature de l’ange de connaоtre les choses auxquelles les hommes sont йlevйs dans le ravissement. L’йlйvation du ravissement n’est donc pas non plus contre nature pour l’homme.

 

Si un mouvement est naturel, alors l’arrivйe au terme du mouvement sera naturelle aussi, puisque aucun mouvement n’est infini. Or l’esprit de l’homme est mы naturellement vers Dieu ; cela se voit clairement en ce qu’il n’a point de repos qu’il ne soit parvenu а lui ; d’oщ ce que dit saint Augustin au premier livre des Confessions : « Vous nous avez faits pour vous, Seigneur ; et notre cњur est inquiet jusqu’а ce qu’il se repose en vous. » Cette йlйvation par laquelle l’esprit atteint Dieu, comme c’est le cas dans le ravissement, n’est donc pas contre nature.

 

 [Le rйpondant] disait qu’кtre portй vers Dieu est naturel а l’esprit humain non par lui-mкme, mais seulement par une prйdйtermination divine ; et ainsi, cela n’est pas absolument naturel. En sens contraire : la nature infйrieure n’opиre ni ne tend vers une fin que par une prйdйtermination divine, et c’est pourquoi l’on dit que l’њuvre de la nature est une њuvre de l’intelligence ; et cependant, nous disons que les mouvement et les opйrations des rйalitйs naturelles sont absolument naturelles. Si donc кtre portй vers Dieu est naturel а l’esprit par une prйdйtermination divine, on doit le juger absolument naturel.

 

10° L’вme est d’abord en soi, et sous cet aspect on l’appelle esprit, avant d’кtre en tant que conjointe, aspect sous lequel elle est appelйe вme. Or l’acte de l’вme en tant qu’elle est un certain esprit est de connaоtre Dieu et les autres substances sйparйes ; mais en tant qu’elle est unie au corps, son acte est de connaоtre les rйalitйs corporelles et sensibles. La connaissance des intelligibles est donc dans l’вme avant celle des sensibles. Puis donc que la connaissance des sensibles est naturelle а l’вme, la connaissance des intelligibles divins lui sera naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

11° Une chose est plus naturellement ordonnйe au dernier terme qu’au mйdium, puisque la relation au mйdium se fait а cause de la relation au dernier terme. Or les rйalitйs sensibles sont des mйdiums par lesquels on parvient а la connaissance de Dieu ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu […] sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres. » Et la connaissance des sensibles est naturelle а l’homme. Donc la connaissance des intelligibles aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

12° Rien de ce qui est fait par quelque puissance naturelle ne peut кtre dit absolument contre nature. Or certaines choses, comme des herbes ou des pierres, ont des vertus naturelles qui attirent l’esprit hors des sens et lui font voir des choses admirables ; et cela semble avoir lieu dans un ravissement. Le ravissement n’est donc pas une йlйvation contre nature.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de 2 Cor. 2, 12 : « je connais un homme dans le Christ, etc. », la Glose dit : « ravi, c’est-а-dire йlevй contre la nature ». Le ravissement est donc une йlйvation contre nature.

 

 

Rйponse :

 

А l’homme appartient une certaine opйration en tant qu’il est homme, opйration qui lui est naturelle, comme а n’importe quelle autre chose appartient une certaine opйration de cette chose en tant que telle, ainsi le feu ou la pierre.

 

Or dans les rйalitйs naturelles, il se produit de deux faзons qu’une chose soit transportйe hors de son opйration naturelle. D’abord par un dйfaut de la puissance propre, d’oщ que vienne un tel dйfaut, soit d’une cause extйrieure, soit d’une cause intйrieure ; comme lorsque par un dйfaut de la puissance formatrice dans la semence est engendrй un fњtus monstrueux. Ensuite par l’opйration de la puissance divine, au commandement de laquelle toute nature obйit, comme cela se passe dans les miracles ; ainsi lorsqu’une vierge conзoit, ou qu’un aveugle voit clair.

 

Et de mкme aussi, l’homme peut abandonner de deux faзons son opйration naturelle et propre. Or l’opйration propre de l’homme est de penser par l’intermйdiaire de l’imagination et du sens ; car l’opйration de l’homme par laquelle il adhиre aux seules rйalitйs intellectuelles, laissant de cфtй toutes les rйalitйs infйrieures, ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais en tant que quelque chose de divin existe en lui, comme il est dit au dixiиme livre de l’Йthique ; quant а l’opйration par laquelle il adhиre aux seules rйalitйs sensibles en dehors de l’intelligence et de la raison, elle ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais suivant la nature qu’il partage avec les bкtes. Ainsi donc, il est transportй hors du mode naturel de sa connaissance lorsque, abstrait des sens, il regarde des choses hors du sens. Ce transport se fait donc parfois par un dйfaut de la puissance propre, comme cela se produit chez les frйnйtiques et autres malades mentaux ; et cette abstraction des sens n’est pas une йlйvation de l’homme, mais plutфt un abaissement. Parfois, en revanche, une telle abstraction se fait par la puissance divine : et c’est alors proprement une certaine йlйvation, car, puisque l’agent s’assimile le patient, l’abstraction qui se fait par la puissance divine, qui est au-dessus de l’homme, est vers quelque chose de plus haut que ce qui est naturel а l’homme.

 

Ainsi donc, dans la description susdite du ravissement, par laquelle celui-ci est dйfini comme un certain mouvement, son genre est touchй dans le terme « йlйvation » ; la cause efficiente lorsqu’il est dit « par une force de nature supйrieure » ; les deux termes du mouvement, dйpart et arrivйe, dans l’expression suivante : « depuis l’йtat qui suit la nature vers un йtat qui est contre nature ».

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance de Dieu se produit de multiples faзons : par son essence, et par les rйalitйs sensibles, ou encore par les effets intelligibles. De mкme aussi, l’on doit distinguer а propos de ce qui est naturel а l’homme. Pour la mкme et unique rйalitй, quelque chose est selon la nature et contre la nature, suivant ses divers йtats : parce que la nature de la rйalitй n’est pas la mкme lorsqu’elle est en devenir et lorsqu’elle est dans son кtre parfait, comme dit Rabbi Moпse ; par exemple, la quantitй complиte — et autres choses de ce genre — est naturelle а l’homme quand il est parvenu а l’вge parfait, mais il serait contre nature, pour l’enfant, de naоtre avec la quantitй parfaite. Ainsi donc, il faut rйpondre qu’il est naturel а l’intelligence humaine suivant n’importe quel йtat de connaоtre Dieu en quelque faзon ; mais а son dйbut, c’est-а-dire dans l’йtat de voie, il lui est naturel de connaоtre Dieu par les crйatures sensibles. Mais il lui est naturel de parvenir а connaоtre Dieu par lui-mкme dans sa consommation, c’est-а-dire dans l’йtat de la patrie. Et par consйquent, s’il est йlevй dans l’йtat de voie а connaоtre Dieu suivant l’йtat de la patrie, cela sera contre nature, comme il serait contre nature qu’un enfant nouveau-nй ait une barbe.

 

Il y a deux natures : la particuliиre, qui est propre а chaque rйalitй, et l’universelle, qui embrasse tout l’ordre des causes naturelles. Et pour cette raison, il y a deux faзons de dire qu’une chose suit la nature ou est contre nature : d’abord quant а la nature particuliиre, ensuite quant а la nature universelle ; par exemple, toute corruption, tout dйfaut et toute sйnilitй sont contre la nature particuliиre ; mais cependant, il est naturel suivant la nature universelle que tout ce qui est composй de contraires se corrompe. Ainsi, parce que l’ordre universel des causes comporte que les infйrieurs soient mus par leurs supйrieurs, tout mouvement qui se fait dans la nature infйrieure par l’impression du supйrieur, soit dans les rйalitйs corporelles, soit dans les spirituelles, est certes naturel selon la nature universelle, mais pas toujours selon la nature particuliиre ; sauf lorsque la nature supйrieure imprime dans l’infйrieure de telle faзon que l’impression elle-mкme soit sa nature. Et de la sorte, on voit clairement comment l’on peut dire des choses que Dieu fait dans les crйatures qu’elles suivent la nature ou sont contre nature.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse а la troisiиme objection. On peut aussi rйpondre que cette йlйvation est dite contre nature parce qu’elle est contre le cours habituel de la nature, comme la Glose expose Rom. 11, 24.

 

Bien que Dieu n’agisse jamais contre la justice, il fait cependant quelque chose au-delа de la justice. En effet, il y a quelque chose contre la justice quand on enlиve а quelqu’un ce qui lui est dы ; comme on le voit dans les affaires humaines, lorsque l’un vole а l’autre. Mais si, par une certaine libйralitй, il donne ce qui n’est pas dы, ce n’est pas contre la justice, mais au-delа de la justice. Ainsi donc, lorsque Dieu йlиve l’esprit humain dans l’йtat de voie au-dessus de son mode, il n’agit pas contre la justice, mais au-delа de la justice.

 

Dиs lors que l’њuvre de l’homme a la bontй du mйrite, elle suit nйcessairement la raison et la volontй. Mais le bien qui lui est confйrй dans le ravissement n’est pas de ce genre ; il n’est donc pas nйcessaire qu’il procиde de la volontй humaine, mais seulement de la puissance divine. Et cependant, on ne peut pas tout а fait dire qu’il y a violence, sauf au sens oщ l’on parle de mouvement violent quand une pierre est lancйe vers le bas plus vite que le mouvement naturel ne la dispose : cependant, le violent est proprement ce en quoi le patient ne contribue nullement, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique.

 

Le sens et l’intelligence ont ceci de commun, que l’un et l’autre reзoivent imparfaitement l’intelligible ou le sensible trиs fort, quoique l’un et l’autre en reзoivent quelque chose. Mais leur diffйrence rйside en ceci : en йtant mы par le sensible trиs fort, le sens se corrompt, au point de ne pouvoir ensuite connaоtre des sensibles moindres ; tandis qu’en recevant l’intelligible trиs fort, l’intelligence est renforcйe, en sorte qu’elle peut mieux connaоtre ensuite de moindres intelligibles. Il est donc clair que la citation du Philosophe susmentionnйe est йtrangиre а notre propos.

 

L’ange et l’вme sont appelйs йgaux en nature seulement quant а l’йtat de la consommation derniиre, en lequel les hommes seront comme les anges dans le ciel, comme il est dit en Mt 22, 30. Ou bien en tant qu’ils ont en commun la nature intellectuelle, quoiqu’elle se trouve plus parfaite dans les anges.

 

L’arrivйe au terme du mouvement naturel est naturelle, non pas au dйbut ou au milieu, mais а la fin du mouvement ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.

 

Les opйrations des rйalitйs naturelles qui viennent d’une prйdйtermination divine sont appelйes naturelles quand les principes de ces opйrations sont mis dans les rйalitйs de telle faзon qu’ils en soient la nature ; mais ce n’est pas ainsi que Dieu donne а l’homme l’йlйvation du ravissement, il n’en va donc pas de mкme.

 

10° Ce qui est premier dans l’intention de la nature est parfois dernier dans le temps, comme l’acte se rapporte а la puissance dans le mкme sujet rйcйpteur : car l’existence en acte est antйrieure quant а la nature, bien que temporellement la mкme et unique rйalitй soit en puissance avant d’кtre en acte. Et semblablement l’opйration de l’вme en tant qu’elle est esprit est antйrieure quant а l’intention de la nature, mais elle est temporellement postйrieure ; si donc une opйration est faite au temps de l’autre, ce sera contre la nature.

 

11° Bien que la relation au mйdium existe pour la relation au dernier terme, cependant l’on n’arrive naturellement au dernier terme que par le mйdium ; et s’il en va autrement, l’arrivйe ne sera pas naturelle ; et tel est le cas prйsent.

 

12° L’abstraction des sens qui se fait par la vertu de certaines choses naturelles se ramиne а l’abstraction qui a lieu par un dйfaut de la puissance propre : en effet, ces choses n’ont une nature qui abstrait des sens que dans la mesure oщ elles engourdissent les sens ; il est donc clair qu’une telle abstraction du sens est йtrangиre au ravissement.

Article 2 : Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А propos de Йph. 4, 18 : « ils ont l’intelligence obscurcie par les tйnиbres », la Glose dit : « Tout homme qui pense est йclairй par une certaine lumiиre intйrieure. » Si donc l’intelligence est йlevйe а la vision de Dieu, il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par quelque lumiиre proportionnйe а une telle vision. Or une telle lumiиre n’est autre que la lumiиre de gloire, dont parle le psaume : « dans votre lumiиre nous verrons la lumiиre ». Donc seule une intelligence bienheureuse peut voir Dieu dans son essence. Et ainsi, saint Paul dans son ravissement n’a pas pu voir Dieu dans son essence, puisqu’il n’йtait pas glorifiй.

 

[Le rйpondant] disait que saint Paul fut bienheureux а ce moment-lа. En sens contraire : la perpйtuitй entre dans la notion de bйatitude, comme dit saint Augustin au livre de la Citй de Dieu. Or cet йtat n’est pas demeurй perpйtuellement en saint Paul. Il ne fut donc pas bienheureux dans cet йtat.

 

De la gloire de l’вme rejaillit une gloire sur le corps. Or le corps de saint Paul ne fut pas glorifiй. Son esprit ne fut donc pas non plus йclairй par la lumiиre de gloire ; et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

[Le rйpondant] disait que lorsqu’il vit Dieu dans son essence, mкme dans cet йtat il ne fut pas bienheureux absolument mais relativement. En sens contraire : pour que quelqu’un soit bienheureux absolument, seuls sont requis un acte de la gloire, et une qualitй de la gloire qui est le principe de cet acte ; ainsi le corps de saint Pierre eыt йtй glorifiй absolument si en plus d’кtre portй sur les eaux, il avait eu aussi en lui le principe de cet acte, qui s’appelle l’agilitй. Or la clartй qui est le principe de la vision de Dieu, elle-mкme acte de la gloire, est une qualitй de la gloire. Si donc l’esprit de saint Paul a vu Dieu dans son essence et fut йclairй par la lumiиre qui est le principe de cette vision, alors il fut glorifiй absolument.

 

Saint Paul dans son ravissement eut la foi et l’espйrance. Or ces choses ne peuvent subsister en mкme temps que la vision de Dieu dans son essence ; car la foi porte sur ce qu’on ne voit pas, comme il est dit en Hйbr. 11, 1, et « ce qu’on voit, pourquoi l’espйrer ? » comme il est dit en Rom. 8, 24. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

La charitй de la patrie n’est pas un principe de mйrite. Or saint Paul dans son ravissement fut en йtat de mйriter, car son вme n’йtait pas encore dйtachйe du corps corruptible, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Il n’a donc pas eu la charitй de la patrie. Or lа oщ se trouve la vision de la patrie, qui est parfaite, lа aussi se trouve la charitй de la patrie, qui est parfaite ; car autant l’on connaоt Dieu, autant l’on aime. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

 L’essence divine ne peut кtre vue sans joie, comme le montre clairement saint Augustin au premier livre sur la Trinitй. Si donc saint Paul a vu Dieu dans son essence, il se dйlectait dans cette vision ; il ne voulait donc pas en кtre sйparй ; en outre, Dieu ne l’a pas sйparй malgrй lui, car йtant souverainement libйral, il ne retire pas ses biens, autant que cela dйpend de lui. Saint Paul n’aurait donc jamais йtй sйparй de cet йtat ; ce qui est faux ; il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

Aucun homme ayant quelque bien par un mйrite ne le perd а moins de pйcher. Puis donc que voir Dieu dans son essence est quelque chose que l’on obtient par mйrite, celui qui voit Dieu dans son essence ne peut кtre йloignй de cette vision, а moins peut-кtre qu’il ne lui arrive de pйcher ; mais on ne peut pas dire cela de saint Paul, qui dit de lui-mкme en Rom. 8, 38-39 : « je suis assurй que ni la mort ni la vie […] ne pourra me sйparer, etc. », et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus

 

 Puisqu’il est dit que saint Paul fut ravi, on se demande en quoi son ravissement diffиre du sommeil d’Adam et du ravissement de saint Jean l’Йvangйliste, dont lui-mкme dit en Apoc. 1, 10 qu’il fut ravi en esprit, et du transport de l’вme en lequel fut saint Pierre en Act. 11, 5.

 

 

En sens contraire :

 

Ce que dit Saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et aussi dans sa Lettre а Pauline sur la vision de Dieu, et ce que l’on trouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12, tous ces textes mentionnent expressйment que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce point, certains ont prйtendu que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu non pas dans son essence, mais par quelque vision mйdiane entre la vision de la voie et celle de la patrie. Et cette vision mйdiane peut se concevoir comme celle qui est naturelle а l’ange : de la sorte, celui-ci voit Dieu par une connaissance naturelle, non certes dans son essence, mais par des espиces intelligibles, en considйrant sa propre essence qui est une certaine ressemblance de l’essence intelligible incrййe, comme il est dit au livre des Causes que l’intelligence sait ce qui est au-dessus d’elle en tant qu’elle est causйe par lui. Et ainsi, l’on pense que saint Paul aussi dans son ravissement a vu Dieu par l’йclat de quelque lumiиre intellectuelle dans son esprit. Quant а la connaissance de la voie, qui se fait par le miroir et l’йnigme des crйatures sensibles, elle est naturelle а l’homme ; tandis que la connaissance de la patrie, par laquelle Dieu est vu dans son essence, est naturelle а Dieu seul.

 

Mais cette opinion contredit les paroles de saint Augustin, qui dit expressйment dans les textes susmentionnйs que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son essence. Et il n’est pas non plus probable que le ministre de l’Ancien Testament auprиs des Juifs ait vu Dieu dans son essence, comme on le dйduit de ce passage de Nombr. 12, 8 : « il voit le Seigneur clairement, et non sous des йnigmes et des figures », et que cela n’ait pas йtй concйdй au ministre du Nouveau Testament, le Docteur des nations, d’autant plus que l’Apфtre lui-mкme argumente ainsi en 2 Cor. 3, 9 : « Si le ministиre de condamnation a йtй accompagnй de gloire, le ministиre de la justice en aura incomparablement davantage. »

 

Toutefois, il ne fut pas bienheureux absolument, mais seulement relativement, bien que son esprit ait йtй йclairй par une lumiиre surnaturelle pour voir Dieu ; ce qui peut кtre prouvй par l’exemple de la lumiиre corporelle. En certaines choses, en effet, la lumiиre venant du soleil se rencontre comme une certaine forme immanente rendue quasi connaturelle : ainsi dans les йtoiles, dans l’escarboucle et autres choses semblables. En d’autres, par contre, la lumiиre venant du soleil est reзue comme une certaine passion transitoire, comme dans l’air : car la lumiиre dans l’air n’est pas rendue comme une forme permanente quasi connaturelle, mais elle passe quand le soleil s’en va. De mкme aussi la lumiиre de gloire est rйpandue de deux faзons sur l’esprit. D’abord, а la faзon d’une forme rendue connaturelle et permanente, et ainsi, elle rend l’esprit bienheureux absolument, et c’est ainsi qu’elle est rйpandue sur les bienheureux dans la patrie. Ensuite, la lumiиre de gloire touche l’esprit humain comme une certaine passion transitoire : et c’est ainsi que l’esprit de saint Paul dans son ravissement fut йclairй par la lumiиre de gloire. Le nom lui-mкme de ravissement montre aussi que cela fut fait hвtivement et en passant. Il ne fut donc pas glorifiй absolument, et n’eut pas la dot de gloire, puisque cette clartй ne fut pas rendue sa propriйtй ; et pour cette raison, elle ne descendit pas de l’вme sur le corps, et il ne demeura pas perpйtuellement dans cet йtat.

 

 

Rйponse aux objections :

 

1° а 4° On voit dиs lors clairement la rйponse aux quatre premiers arguments.

 

А la venue de la pleine vision, la foi se retire. Donc, dans la mesure oщ il y eut en saint Paul la vision de Dieu dans son essence, la foi йtait absente ; or la vision de Dieu dans son essence y fut suivant l’acte et non suivant l’habitus de la gloire. Donc la foi, au contraire, y fut suivant l’habitus, non suivant l’acte ; de mкme pour l’espйrance.

 

Bien que saint Paul fыt alors en йtat de mйriter, cependant il ne mйritait pas en acte а ce moment-lа ; car de mкme qu’il eut l’acte de vision de la patrie, de mкme il eut l’acte de charitй de la patrie. Certains prйtendent cependant que, bien qu’il eыt l’acte de la vision de la patrie, il n’eut cependant pas l’acte de la charitй de la patrie, car si son intelligence fut ravie, toutefois sa volontй ne le fut pas. Mais cela va expressйment contre ce que, а propos de 2 Cor. 12, 4 : « ravi dans le paradis », la Glose dit : « dans cette tranquillitй dont jouissent ceux qui sont dans la Jйrusalem cйleste. » Or la jouissance se fait par l’amour.

 

La condition mкme de la lumiиre йclairant son esprit explique que cette vision ne soit point demeurйe en saint Paul, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Bien que la vision de Dieu parmi les bienheureux provienne du mйrite, cependant elle n’a pas йtй donnйe а saint Paul comme la rйcompense du mйrite ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cependant il faut savoir que ces deux derniers arguments, par leur conclusion, ne s’opposent pas plus а ce que saint Paul ait vu Dieu dans son essence, qu’а ce qu’il ait vu d’une quelconque faзon au-dessus du mode commun.

 

А ce que l’on demandait en dernier lieu, il faut rйpondre que le transport de l’вme, l’extase et le ravissement, tout cela revкt le mкme sens dans les Йcritures, et signifie une certaine йlйvation depuis les sensibles extйrieurs, auxquels nous nous appliquons naturellement, vers des choses qui sont au-dessus de l’homme. Mais cela se produit de deux faзons. Parfois, en effet, l’abstraction des choses extйrieures s’entend quant а l’intention seulement, comme quand on use des sens et des rйalitйs extйrieures, mais que toute notre intention se porte а regarder et а aimer les rйalitйs divines ; et ainsi, n’importe quel contemplateur et amant des rйalitйs divines est dans le transport de l’вme, l’extase ou le ravissement : c’est pourquoi Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins : « l’amour divin fait entrer en extase » ; et saint Grйgoire, parlant du contemplateur au livre des Moralia, dit : « Celui qui est ravi vers la comprйhension des rйalitйs intйrieures ferme ses yeux aux choses visibles. » De la seconde faзon, suivant un sens plus frйquent des noms susdits, l’extase, le ravissement ou le transport de l’вme a lieu lorsque l’on est abstrait, mкme actuellement, de l’usage des sens et des rйalitйs sensibles pour voir des choses surnaturellement. Or l’on voit surnaturellement au-delа du sens, de l’intelligence et de l’imagination, comme on l’a dit dans la question sur la prophйtie. Voilа pourquoi saint Augustin distingue deux ravissements, au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : l’un par lequel l’esprit est ravi depuis les sens vers une vision imaginaire, et il en fut ainsi de saint Pierre et de saint Jean dans l’Apocalypse, comme le dit saint Augustin au mкme endroit ; l’autre par lequel l’esprit est ravi en mкme temps depuis les sens et l’imagination, vers une vision intellectuelle ; et cela de deux faзons. D’abord lorsque l’intelligence pense Dieu par des йmissions intelligibles, ce qui est propre aux anges ; et telle fut l’extase d’Adam, et c’est pourquoi, а propos de Gen. 2, 21, il est dit dans la Glose que « l’on peut lйgitimement penser que cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres ». Ensuite lorsque l’intelligence voit Dieu dans son essence ; et c’est vers cela que saint Paul fut ravi, comme on l’a dit.

Article 3 : L’intelligence d’un homme dans l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision de Dieu dans son essence sans кtre abstraite des sens ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La nature de l’homme est la mкme dans l’йtat de voie et aprиs la rйsurrection : il ne ressusciterait pas numйriquement identique s’il n’йtait pas aussi spйcifiquement identique. Or aprиs la rйsurrection les saints verront en esprit Dieu dans son essence sans кtre abstraits de leurs sens. La mкme chose est donc possible йgalement pour les hommes dans l’йtat de voie.

 

[Le rйpondant] disait que le corps de l’homme dans l’йtat de voie, parce qu’il est corruptible, alourdit l’intelligence de sorte qu’elle ne peut se porter librement vers Dieu si elle n’est pas dйtachйe des sens corporels ; et cette corruption n’existera assurйment pas aprиs la rйsurrection. En sens contraire : rien n’est empкchй, de mкme que rien ne souffre, que par son contraire. Or la corruption du corps ne semble pas кtre contraire а l’acte de l’intelligence, puisque l’intelligence n’est pas l’acte du corps. La corruption du corps n’empкche donc pas que l’intelligence puisse librement se porter vers Dieu.

 

Il est avйrй que le Christ a assumй notre mortalitй et la corruption qui est la peine du pйchй. Or son intelligence jouissait continuellement de la vision de Dieu, alors qu’il n’y avait pas toujours en lui abstraction des sens extйrieurs. La corruption du corps ne fait donc pas que l’intelligence ne puisse se porter vers Dieu sans qu’elle soit abstraite des sens.

 

Saint Paul, aprиs avoir vu Dieu dans son essence, se souvint des choses qu’il avait contemplйes dans cette vision ; car il ne dirait pas en 2 Cor. 12, 4 qu’il « entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis а l’homme de rapporter », s’il ne s’en souvenait pas. Lors donc qu’il voyait Dieu dans son essence, quelque chose s’imprimait dans sa mйmoire. Or la mйmoire appartient а la partie sensitive, comme le montre clairement le Philosophe au livre sur la Mйmoire et la Rйminiscence. Donc, quand un homme dans l’йtat de voie voit Dieu dans son essence, il n’est pas entiиrement abstrait des sens corporels.

 

Les puissances sensitives sont plus proches entre elles que les intellectives ne le sont des sensitives. Or l’imagination, qui est au nombre des sensitives, peut кtre en acte de saisir n’importe quels objets imaginaires sans abstraction des sens extйrieurs. L’intelligence peut donc, elle aussi, кtre en acte de voir Dieu sans abstraction des puissances sensitives.

 

Ce qui suit la nature n’exige pas que lui prйexiste rien de ce qui est contre nature. Or il est naturel а l’intelligence humaine de voir Dieu dans son essence, puisqu’elle a йtй crййe pour cela. Puis donc que pour l’homme l’abstraction des sens est contre nature, car la connaissance sensitive lui est connaturelle, il semble qu’il n’ait pas besoin de l’abstraction des sens pour voir Dieu dans son essence.

 

 Il n’est d’abstraction que de choses unies. Or l’intelligence, dont l’objet est Dieu, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, ne semble pas кtre unie aux sens corporels, mais en кtre trиs distante. L’homme n’a donc pas besoin d’кtre abstrait des sens pour voir par l’intelligence Dieu dans son essence.

 

Il semble que si saint Paul fut йlevй а la vision de Dieu, c’йtait afin qu’il fыt tйmoin de la gloire qui est promise aux saints ; aussi saint Augustin dit-il au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu montrer а ce si grand Apфtre docteur des nations, ravi jusqu’а cette sublime vision, la vie en laquelle aprиs cette vie il doit vivre йternellement ? » Or dans cette vision des saints que connaоtront aprиs cette vie ceux qui verront Dieu, aprиs la rйsurrection, il ne sera pas fait abstraction des sens. Donc en saint Paul non plus une telle abstraction ne semble pas avoir eu lieu, lorsqu’il vit Dieu dans son essence.

 

 Les martyrs, dans les souffrances mкmes de leurs tourments, percevaient intйrieurement quelque chose de la gloire divine ; c’est pourquoi saint Vincent disait : « Me voici dйsormais йlevй en l’air, tyran, et plus haut que le monde, je mйprise tous tes chefs. » Et dans d’autres passions de saints, on lit de nombreux passages qui semblent rendre le mкme son. Or il est avйrй qu’il n’y avait pas en eux abstraction des sens, sinon ils n’auraient pas eu le sens de la douleur. L’abstraction des sens n’est donc pas requise pour que l’on soit participant de la gloire au moyen de laquelle Dieu est vu dans son essence.

 

10° L’intelligence pratique est plus proche que la spйculative de l’opйration qui se tourne vers les sensibles. Or il n’est pas nйcessaire que l’intelligence pratique s’applique toujours aux choses que l’homme opиre dans le domaine sensible, comme dit Avicenne dans sa Sufficientia. Autrement, il adviendrait que le meilleur cithariste paraоtraоt fort peu habile, si а chaque percussion des cordes il lui fallait employer la considйration de l’art : il en rйsulterait une excessive interruption des sons, qui empкcherait la mйlodie attendue. L’intelligence spйculative est donc bien moins encore forcйe de s’appliquer aux choses que l’homme opиre dans le domaine sensible ; et de la sorte, il lui reste la libertй de se porter vers n’importe quels intelligibles, mкme vers l’essence divine, pendant que les puissances sensitives sont occupйes aux opйrations sensibles.

 

11° Pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, saint Paul avait encore la foi. Or il appartient а la foi de voir comme par un miroir, en йnigme. Donc saint Paul, pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, voyait comme par un miroir, en йnigme. Or la connaissance en йnigme est comme par un miroir, et se fait au moyen des rйalitйs sensibles. En mкme temps, donc, il voyait Dieu dans son essence et s’appliquait aux choses sensibles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et on le retrouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12 : « En cette forme oщ Dieu se montre tel qu’il est, nul ne le verra en vivant de cette vie mortelle avec ces sens corporels ; mais ce sera seulement celui qui meurt en quelque faзon а cette vie, ou bien en sortant complиtement du corps, ou bien en йtant tellement dйtournй et sйparй des sens charnels qu’il ne sache plus au juste s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emportй vers cette vision. »

 

А propos de 2 Cor. 5, 13 : « Si nous avons йtй hors de nous-mкme, c’est pour Dieu, etc. », la Glose dit : « Le transport de l’вme signifie que l’esprit est йlevй а l’intelligence des choses cйlestes, au point que la mйmoire laisse йchapper pour ainsi dire les choses infйrieures. Tous les saints auxquels Dieu a rйvйlй ses mystиres si йlevйs au-dessus du monde ont йtй dans ce transport de l’вme. » Quiconque voit Dieu dans son essence doit donc nйcessairement кtre dйtournй de la considйration des choses infйrieures, et par consйquent de l’usage des sens, par lesquels on ne considиre que des choses infйrieures.

 

Il est dit dans le Psaume : « Lа sera Benjamin, le plus petit, tout hors de lui. » ; la Glose : « Benjamin, c’est-а-dire Paul, tout hors de lui, c’est-а-dire l’esprit sйparй des sens corporels, comme lorsqu’il fut ravi jusqu’au troisiиme ciel » ; or on entend par troisiиme ciel la vision de Dieu dans son essence, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. La vision de Dieu dans son essence requiert donc la sйparation des sens corporels.

 

L’opйration de l’intelligence qui est йlevйe а la vision de l’essence de Dieu est plus efficace que n’importe quelle opйration de l’imagination. Or il arrive que l’homme, а cause de la vйhйmence de l’imagination, soit abstrait des sens corporels. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire qu’il en soit abstrait quand il est promu а la vision de Dieu.

 

Saint Bernard dit : « La consolation divine est dйlicate, elle ne sera pas donnйe а ceux qui en admettent une autre. » Donc, pour la mкme raison, la vision de Dieu n’est pas compatible avec la vision d’une autre chose ; ni, par consйquent, avec l’usage des sens.

 

Pour voir Dieu dans son essence, une suprкme puretй de cњur est requise ; comme on lit en Mt 5, 8 : « Bienheureux ceux qui ont le cњur pur, etc. » Or le cњur est souillй de deux faзons : par le pйchй et par les imaginations matйrielles ; cela ressort de ce que dit Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « On doit penser qu’elles sont pures, » — il s’agit des essences cйlestes — « non pas seulement en ce sens qu’elles sont libres de toute tache et de toute souillure, » — par lа il mentionne l’impuretй du pйchй, qui jamais ne fut dans les anges bienheureux — « et qu’elles ignorent nos imaginations matйrielles » — par lа il mentionne l’impuretй qui vient par les imaginations ; comme le montre clairement Hugues de Saint-Victor. Il est donc nйcessaire que l’esprit de celui qui voit Dieu dans son essence soit abstrait non seulement des sens extйrieurs, mais aussi des phantasmes intйrieurs.

 

Il est dit en 1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est imparfait sera aboli. » Or « parfait » dйsigne ici la vision de Dieu dans son essence, et « imparfait » la vision comme par un miroir et en йnigme, qui se fait au moyen des sensibles. Lors donc que quelqu’un est йlevй а la vision de Dieu dans son essence, il est abstrait de la vision des sensibles.

 

 

Rйponse :

 

Comme il ressort de l’enseignement de saint Augustin, l’homme йtabli dans ce corps mortel ne peut voir Dieu dans son essence а moins d’кtre sйparй des sens corporels. Et la raison de cette affirmation peut se prendre de deux considйrations.

 

D’abord, de ce qui est commun а l’intelligence et aux autres puissances de l’вme. En effet, nous trouvons dans toutes les puissances de l’вme que lorsqu’une puissance s’applique а son acte, l’autre ou bien est affaiblie dans son acte, ou bien en est totalement abstraite ; ainsi il est clair, chez celui en qui l’opйration visuelle est trиs intense, que son ouпe ne perзoit pas les choses que l’on dit, а moins peut-кtre qu’elles n’attirent l’attention de l’auditeur par leur vйhйmence. Et la raison en est que pour l’acte d’une puissance cognitive une tension est requise, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or la tension d’un seul ne peut se porter а plusieurs choses en mкme temps, sauf dans le cas oщ ces choses sont ordonnйes entre elles de telle faзon qu’elles soient prises comme une seule ; de mкme aussi, un mouvement ou une opйration ne peuvent avoir deux termes qui ne soient ordonnйs entre eux. Par consйquent, comme il n’y a qu’une вme en laquelle toutes les puissances cognitives sont fondйes, la tension d’une mкme et unique вme est requise pour les actes de toutes les puissances cognitives : voilа pourquoi, lorsque l’вme est totalement tendue vers l’acte de l’une, l’homme est totalement abstrait de l’acte de l’autre puissance. Or, pour que l’intelligence soit йlevйe а la vision de l’essence divine, il est nйcessaire que toute la tension soit rassemblйe dans cette vision, puisque c’est un intelligible trиs vйhйment, auquel l’intelligence ne peut atteindre que si elle tend vers lui de tout son effort : et c’est pourquoi il est nйcessaire, lorsque l’esprit est йlevй а la vision de Dieu, que l’homme soit tout а fait abstrait des sens corporels.

 

Ensuite, la raison de la mкme affirmation peut se prendre de ce qui est propre а l’intelligence. En effet, puisque la connaissance des choses est obtenue en tant qu’elles sont en acte, et non en tant qu’elles sont en puissance, comme il est dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique, l’intelligence qui dйtient le sommet de la connaissance porte proprement sur les choses immatйrielles, qui sont au plus haut point en acte. Tout intelligible est donc soit exempt de matiиre en soi, soit abstrait de la matiиre par l’action de l’intelligence : voilа pourquoi plus l’intelligence est pure pour ainsi dire du contact des choses matйrielles, plus elle est parfaite. Et c’est pourquoi l’intelligence humaine, parce qu’elle touche les choses matйrielles en regardant vers les phantasmes dont elle abstrait les espиces intelligibles, est d’une efficacitй moindre que l’intelligence angйlique, qui regarde toujours vers des formes purement immatйrielles. Nйanmoins, dans la mesure oщ la puretй de la connaissance intellectuelle n’est pas entiиrement obscurcie dans l’intelligence humaine — comme c’est le cas dans les sens, dont la connaissance ne peut se porter au-delа des rйalitйs matйrielles — du fait mкme qu’il reste en elle de la puretй, il y a en elle une facultй pour la contemplation des choses qui sont purement immatйrielles. Voilа pourquoi, si un jour elle est йlevйe au-delа du mode commun а la vision du sommet des choses immatйrielles, c’est-а-dire а la vision de l’essence divine, il est nйcessaire qu’au moins dans cet acte elle soit entiиrement abstraite de la vision des choses matйrielles. Puis donc que les puissances sensitives ne se tournent que vers les choses matйrielles, l’on ne peut voir l’essence divine que si l’on est entiиrement abstrait de l’usage des sens corporels.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce n’est pas sous le mкme rapport que l’вme bienheureuse sera unie а son corps aprиs la rйsurrection et qu’elle l’est maintenant. А la rйsurrection, en effet, le corps sera tout а fait soumis а l’esprit, au point que les propriйtйs de la gloire rejailliront de l’esprit lui-mкme sur le corps, et c’est pourquoi les corps sont appelйs spirituels. Or quand deux choses s’unissent, et que l’une dйtient la totale domination sur l’autre, il n’y a point lа de mйlange, puisque l’autre passe totalement au pouvoir de celui qui domine ; ainsi, lorsqu’une goutte d’eau est versйe dans mille amphores de vin, cela ne nuit en rien а la puretй du vin. Voilа pourquoi il n’y aura а la rйsurrection aucune impuretй de l’intelligence en raison d’une quelconque union au corps, et sa puissance ne sera en rien affaiblie ; et par consйquent elle contemplera l’essence divine sans abstraction des sens corporels. Mais maintenant, le corps n’est pas soumis de cette faзon а l’esprit ; le point de vue n’est donc pas semblable.

 

Ce qui rend notre corps corruptible, c’est qu’il n’est pas lui-mкme pleinement soumis а l’вme : car s’il lui йtait pleinement soumis, l’immortalitй rejaillirait de l’вme sur le corps, comme il en sera aprиs la rйsurrection. Et de lа vient que la corruption du corps alourdit l’intelligence : en effet, bien qu’en elle-mкme elle ne s’oppose pas а l’intelligence, cependant sa cause nuit а la puretй de l’intelligence.

 

Comme il йtait Dieu et homme, le Christ avait un pouvoir plйnier sur toutes les parties de son вme, et sur son corps ; c’est pourquoi, par la puissance divine, autant qu’il convenait а notre rйparation, il permettait а chaque puissance de l’вme de faire ce qui lui йtait propre, comme dit saint Jean Damascиne. Et ainsi, il n’йtait nйcessaire, en lui, ni qu’il y ait rejaillissement d’une puissance sur l’autre, ni qu’une puissance soit abstraite de son acte par la vйhйmence de l’acte d’une autre ; ainsi donc, que son intelligence voie Dieu ne rendait pas nйcessaire l’abstraction des sens corporels. Il en va autrement pour les autres hommes, en qui une certaine liaison des puissances de l’вme entre elles amиne nйcessairement le rejaillissement d’une puissance sur l’autre ou l’empкchement de l’une par l’autre.

 

Aprиs qu’il eut cessй de voir Dieu dans son essence, saint Paul se souvint des choses qu’il avait connues dans cette vision, par des espиces demeurant dans son intelligence et qui йtaient comme des restes de la vision passйe. En effet, bien qu’il vоt le Verbe de Dieu dans son essence et qu’en le voyant il connыt de nombreuses choses, et qu’ainsi cette vision ne se fit par des espиces ni quant au Verbe lui-mкme ni quant aux choses vues dans le Verbe mais par la seule essence du Verbe, cependant par la vue mкme du Verbe certaines ressemblances des rйalitйs vues s’imprimaient dans son intelligence, et par elles il pouvait ensuite connaоtre les choses qu’il avait vues auparavant par l’essence du Verbe. Et а partir de ces espиces intelligibles, par une certaine application а des formes ou concepts particuliers conservйs dans la mйmoire ou l’imagination, il pouvait ensuite se souvenir des choses qu’il avait vues auparavant, mкme par l’acte de la mйmoire qui est une puissance sensitive. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire de poser que dans l’acte mкme de la vision de Dieu il se soit passй quelque chose dans la mйmoire qui йtait en lui une partie de la puissance sensitive, mais ce fut seulement dans l’esprit.

 

Bien que l’abstraction des sens extйrieurs ne rйsulte pas de n’importe quel acte de la puissance imaginative, cette abstraction a lieu cependant lorsque l’acte de l’imagination est vйhйment. Et semblablement, il n’est pas nйcessaire que l’abstraction des sens rйsulte de n’importe quel acte de l’intelligence. Il est toutefois nйcessaire qu’elle s’ensuive de l’acte trиs vйhйment qu’est la vision de Dieu dans son essence.

 

Bien qu’il soit naturel а l’intelligence humaine d’arriver un jour а la vision de l’essence divine, il ne lui est cependant pas naturel d’y parvenir dans le prйsent йtat de voie, comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que notre intelligence, par laquelle nous apprйhendons les rйalitйs divines, ne soit pas mкlйe aux sens dans la voie d’apprйhension, elle leur est cependant mкlйe dans la voie de jugement. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que « par la lumiиre de l’intelligence sont jugйes ces connaissances infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles » ; voilа pourquoi l’on dit parfois que l’intelligence est abstraite des sens lorsqu’elle ne juge pas а leur sujet mais s’applique а contempler les seules rйalitйs supйrieures.

 

La substance de la bйatitude des saints consiste dans la vision de l’essence divine ; c’est pourquoi saint Augustin dit que cette vue est toute notre rйcompense. Donc, du fait mкme qu’il a vu l’essence divine, saint Paul a pu кtre un digne tйmoin de cette bйatitude. Et cependant, il n’йtait pas nйcessaire qu’il expйrimentвt en lui-mкme tout ce que connaоtront les bienheureux, mais il fallait qu’а partir des choses qu’il expйrimentait il puisse aussi en savoir d’autres : car il n’йtait pas ravi pour кtre bienheureux, mais pour кtre tйmoin de la bйatitude.

 

Les martyrs, au milieu des tourments, percevaient quelque chose de la gloire divine, non pas comme s’ils la buvaient а sa source, comme ceux qui voient Dieu dans son essence, mais ils йtaient rafraоchis par quelque aspersion de cette gloire ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Lа » — c’est-а-dire lа oщ Dieu est vu dans son essence — « on boit le bonheur а sa source, d’oщ s’йpanche sur notre vie humaine quelque chose qui nous permet de vivre avec tempйrance, force, justice et prudence parmi les tentations de ce monde. »

 

10° L’intelligence spйculative n’est pas forcйe de prкter attention а ce que l’on opиre dans le domaine sensible, mais elle peut s’occuper а d’autres intelligibles. Cependant, il peut y avoir dans l’acte de spйculation une vйhйmence telle, qu’elle abstraira entiиrement de l’opйration sensible.

 

11° Bien que saint Paul ait eu dans cet acte l’habitus de foi, il n’en avait cependant point l’acte, l’argument n’est donc pas concluant.

Article 4 : Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit l’abstraction de l’union mкme par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme.

 

Les puissances de l’вme vйgйtative sont plus matйrielles que celles mкme de l’вme sensitive. Or pour que l’intelligence voie Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il soit fait abstraction des sens, comme on l’a dйjа dit. Donc, а bien plus forte raison, pour la puretй de cette vision est requise l’abstraction des actes de l’вme vйgйtative. Or cette abstraction ne peut se faire dans l’йtat de la vie animale, aussi longtemps que l’вme est unie au corps comme sa forme, car, comme dit le Philosophe, « les animaux se nourrissent toujours ». Pour la vision de l’essence divine est donc requise l’abstraction de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme.

 

А propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Augustin dit : « Il montre qu’il ne saurait se manifester tel qu’il est а cette vie de notre chair corruptible, mais il le peut dans la vie oщ, pour vivre, il faut mourir а cette vie-ci. » Et la Glose de saint Grйgoire, au mкme endroit : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, meurt entiиrement а cette vie. » Or la mort se fait par la sйparation de l’вme et du corps, auquel elle йtait unie comme sa forme. Il est donc nйcessaire, pour que Dieu soit vu dans son essence, que se produise une sйparation en tout point de l’вme et du corps.

 

Pour les vivants, кtre, c’est vivre, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or l’кtre de l’homme vivant existe par l’union de l’вme au corps comme sa forme. Or il est dit en Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » Donc, tant que l’вme est unie au corps comme sa forme, elle ne peut voir Dieu dans son essence.

 

L’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte que celle par laquelle elle lui est unie comme son moteur, et dont proviennent les opйrations des puissances qui opиrent par des organes corporels. Or cette seconde union empкche la vision de l’essence divine, et c’est ce qui rend nйcessaire l’abstraction des sens corporels. Donc а bien plus forte raison la premiиre union aussi l’empкchera-t-elle ; et ainsi, il sera nйcessaire qu’il soit fait abstraction d’elle.

 

La puissance ne s’йlиve pas au-dessus du mode de l’essence, puisque la puissance dйcoule de l’essence et s’enracine en elle. Si donc l’essence de l’вme est unie au corps matйriel comme sa forme, il ne pourra se faire que la puissance intellective soit йlevйe а des choses qui sont tout а fait immatйrielles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

En l’вme, une plus grande impuretй est contractйe en raison de son union au corps qu’en raison de son union а une ressemblance corporelle. Or pour que l’esprit voie Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il soit dйpouillй des ressemblances du corps, qui sont apprйhendйes au moyen de l’imagination et du sens, comme on l’a dit. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire, pour qu’il voie Dieu dans son essence, qu’il soit sйparй du corps.

 

 2 Cor. 5, 6-7 : « Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes йloignйs du Seigneur, car nous marchons par la foi, et non par la clartй. » Donc, tant que l’вme est dans le corps, elle ne peut voir Dieu dans sa clartй propre.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel. » Or la clartй de Dieu est son essence, comme il est dit dans la mкme glose. Il n’est donc pas nйcessaire, pour que l’essence de Dieu soit vue, que l’вme soit entiиrement sйparйe du corps.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que l’вme est ravie non seulement vers une vision imaginaire, mais aussi vers une vision intellectuelle oщ la vйritй apparaоt avec йvidence, l’вme йtant dйtournйe des sens moins que dans la mort, mais plus que dans le sommeil. Donc, pour que l’вme voie la vйritй incrййe dont saint Augustin parle en cet endroit, il n’est pas requis de sйparation du corps du point de vue de son union comme forme.

 

La mкme chose ressort clairement de ce que dit saint Augustin dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu : « Il n’est pas incroyable que quelques saints qui n’йtaient pas encore dйlivrйs de la vie, au point de ne laisser que leurs cadavres а ensevelir, aient reзu de Dieu la grвce d’une si grande rйvйlation, » c’est-а-dire de voir Dieu dans son essence. L’вme encore unie au corps comme sa forme peut donc voir Dieu.

 

 

Rйponse :

 

Pour la vision de l’essence divine, qui est l’acte le plus parfait de l’intelligence, est requise l’abstraction des choses qui sont de nature а empкcher la vйhйmence de l’acte intellectif, et qui sont empкchйes par elle. Or cela se produit dans certains cas par soi, en d’autres seulement par accident.

 

Les opйrations intellectives et sensitives s’empкchent mutuellement par soi, d’abord pour la raison que dans l’une et l’autre opйration il est nйcessaire qu’il y ait une tension, et ensuite parce que l’intelligence est en quelque sorte mкlйe aux opйrations sensibles, puisqu’elle reзoit ce qui provient des phantasmes, et de la sorte la puretй de l’intelligence est souillйe d’une certaine faзon par les opйrations sensibles, comme on l’a dйjа dit.

 

Mais pour que l’вme soit unie au corps comme sa forme, aucune tension n’est requise, puisque cette union ne dйpend pas de la volontй de l’вme, mais plutфt de la nature. De mкme aussi, la puretй de l’вme n’est pas directement souillйe par une telle union. En effet, l’вme n’est pas unie au corps comme sa forme par le moyen de ses puissances, mais par son essence, puisqu’il n’y a rien d’intermйdiaire entre la forme et la matiиre, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Mйtaphysique. Et cependant, l’essence de l’вme n’est pas unie au corps de telle faзon qu’elle suive totalement la condition de celui-ci, comme les autres formes matйrielles, qui sont comme entiиrement plongйes dans la matiиre, au point que nulle puissance ou action autre que matйrielle ne peut en sortir. Mais de l’essence de l’вme procиdent non seulement des facultйs ou puissances en quelque sorte corporelles, йtant les actes d’organes corporels — c’est-а-dire les facultйs sensitives et vйgйtatives —, mais aussi les facultйs intellectives, qui sont tout а fait immatйrielles, n’йtant les actes d’aucun corps ni d’aucune partie du corps, comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme. Il est donc clair que les facultйs intellectives ne procиdent pas de l’essence de l’вme du cфtй oщ elle est unie au corps, mais plutфt en tant qu’elle demeure libre du corps, ne lui йtant pas totalement assujettie ; et ainsi, l’union de l’вme avec le corps n’atteint pas l’opйration de l’intelligence, au point de pouvoir empкcher sa puretй. Donc, а proprement parler, si intense soit-elle, l’opйration de l’intelligence n’exige pas l’abstraction de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme.

 

De mкme, l’abstraction des opйrations de l’вme vйgйtative n’est pas non plus requise. En effet, les opйrations de cette partie de l’вme sont quasi naturelles, la preuve en est qu’elles s’accomplissent par la vertu des qualitйs actives et passives, que sont le chaud et le froid, l’humide et le sec. Elles n’obйissent donc pas а la raison ou а la volontй, comme cela est clairement montrй au premier livre de l’Йthique. Et ainsi, l’on voit а l’йvidence que la tension n’est pas requise pour ce genre d’actions ; et par consйquent il n’est pas nйcessaire que la tension, par leurs actes, soit dйtournйe de l’opйration intellective. De mкme, l’opйration intellective n’est pas non plus mкlйe en quelque sorte а ce genre d’opйrations, puisque ni elle ne reзoit ce qui provient d’elles, car elles ne sont pas cognitives, ni l’intelligence n’use d’un instrument corporel, qui serait nйcessairement sustentй par les opйrations de l’вme vйgйtative, comme cela se produit pour les organes des puissances sensitives ; et ainsi, aucun prйjudice n’est fait а la puretй de l’intelligence par les opйrations de l’вme vйgйtative. Il ressort donc clairement qu’а proprement parler, l’opйration de l’вme vйgйtative et celle de l’intelligence ne s’empкchent pas l’une l’autre.

 

Cependant, un empкchement de l’une par l’autre peut survenir par accident, c’est-а-dire dans la mesure oщ l’intelligence reзoit ce qui provient des phantasmes, qui sont dans des organes corporels, qui sont nйcessairement nourris et conservйs par l’acte de l’вme vйgйtative. Et ainsi, leur disposition change suivant les actes de la puissance nutritive, et par consйquent l’opйration de la puissance sensitive aussi, de laquelle l’intelligence reзoit. Et de la sorte, par accident aussi, l’opйration de l’intelligence elle-mкme est empкchйe, comme cela est clair pendant le sommeil et aprиs le repas. Et aussi, а l’inverse, l’opйration de l’intelligence empкche celle de l’вme vйgйtative de la faзon suivante : pour l’opйration de l’intelligence est requise l’opйration de la puissance imaginative, dont la vйhйmence rйclame le concours de la chaleur et des esprits corporels ; et ainsi, l’acte de la puissance nutritive est empкchйe par la vйhйmence de la contemplation. Mais cela n’a pas lieu dans la contemplation par laquelle on voit l’essence de Dieu, puisqu’une telle contemplation n’a pas besoin de l’opйration de l’imagination.

 

Et ainsi, il ressort clairement que, pour voir Dieu dans son essence, l’abstraction des actes de l’вme vйgйtative n’est aucunement requise, ni mкme leur affaiblissement ; mais seulement celle des actes des puissances sensitives.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que les puissances de l’вme vйgйtative soient plus matйrielles que celles de l’вme sensitive, avec cela cependant elles sont aussi plus йloignйes de l’intelligence, et ainsi, elles peuvent moins empкcher la vйhйmence de l’intelligence ou кtre empкchйes par elle.

 

« Vivre » s’emploie de deux faзons. D’abord pour dйsigner l’кtre mкme du vivant, qui rйsulte de ce que l’вme est unie au corps comme sa forme. Ensuite, « vivre » s’emploie pour dйsigner l’opйration de la vie ; ainsi le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme distingue-t-il le vivre selon le penser et le sentir, et les autres opйrations de l’вme. Et de mкme, puisque la mort est la privation de la vie, il est nйcessaire de la distinguer semblablement, de sorte qu’elle dйsigne tantфt la privation de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme, tantфt la privation des њuvres de la vie. C’est pourquoi saint Augustin dit dans son livre sur la Genиse au sens littйral : « celui qui meurt en quelque faзon а cette vie, ou bien en sortant complиtement du corps, ou bien en йtant dйtournй et sйparй des sens charnels » ; et c’est le sens de « mourir » dans les gloses citйes, on le voit bien dans la suite de la Glose de saint Grйgoire : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, meurt entiиrement а cette vie, dit-il, pour n’кtre pas retenu par son amour. »

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Du fait mкme que l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte, il s’ensuit qu’il peut moins en кtre fait abstraction.

 

Cet argument conclurait а bon droit si l’essence de l’вme йtait unie au corps de telle faзon qu’elle soit entiиrement soumise au corps ; mais nous avons dйjа dit que c’йtait faux.

 

Bien que la ressemblance corporelle qui est requise pour l’opйration de l’imagination et du sens soit plus immatйrielle que le corps lui-mкme, cependant elle se tient aussi plus prиs des opйrations de l’intelligence ; voilа pourquoi elle peut davantage les empкcher, comme on l’a dit.

 

La parole de l’Apфtre doit кtre comprise dans ce sens : il est dit que nous sommes dans le corps, non seulement parce que l’вme est unie au corps comme sa forme, mais aussi parce que nous usons des sens corporels.

Article 5 : Qu’est-ce que l’Apфtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il ait su si son вme йtait dans son corps.

 

Il le sut lui-mкme mieux qu’aucun de ceux qui ont suivi. Or beaucoup ont communйment dйterminй que l’вme de saint Paul fut alors dans son corps, unie а celui-ci comme sa forme. Donc а bien plus forte raison saint Paul l’a-t-il su.

 

Saint Paul, dans ce ravissement, a su ce qu’il voyait, et par quelle vision il voyait ; cela ressort de ce qu’il dit : « Je connais un homme […] qui fut ravi jusqu’au troisiиme ciel. » Il a donc su ce qu’йtait ce ciel, si c’йtait une rйalitй corporelle ou spirituelle, et s’il l’a vu spirituellement ou corporellement. Or il s’ensuit qu’il a su s’il voyait dans son corps ou hors de son corps : car une vision corporelle ne peut avoir lieu que par le corps, tandis qu’une intellectuelle a toujours lieu sans le corps. Il a donc su lui-mкme s’il йtait dans son corps ou hors de son corps.

 

Comme il le dit lui-mкme, il a connu un homme ravi jusqu’au troisiиme ciel. Or « homme » dйsigne le composй d’вme et de corps. Il a donc su que son вme йtait unie а son corps.

 

Il a su lui-mкme qu’il йtait ravi, comme cela est clair dans ses paroles. Or on ne dit pas que les morts sont ravis. Il a donc su lui-mкme qu’il n’йtait pas mort ; et ainsi, il a su que son вme йtait unie а son corps.

 

Dans son ravissement, il a vu Dieu de cette vision par laquelle les saints voient Dieu dans la patrie, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu. Or les вmes des saints qui sont dans la patrie savent si elles sont dans leur corps ou hors de leur corps. L’Apфtre l’a donc su, lui aussi.

 

Saint Grйgoire dit : « Qu’y a-t-il que ne voit pas celui qui voit celui qui voit tout ? » ; ce qui semble concerner principalement les choses qui importent aux voyants eux-mкmes. Or il importe а l’вme au plus haut point de savoir si elle est ou non unie а son corps. L’вme de saint Paul savait donc si elle йtait ou non unie а son corps.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme dans le Christ, qui fut ravi il y a quatorze ans (si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait), etc. » Il ne savait donc pas s’il йtait dans son corps ou hors de son corps.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a plusieurs opinions. En effet, certains ont pensй que l’Apфtre disait qu’il ignorait non pas si son вme йtait ou non unie а son corps dans ce ravissement, mais s’il йtait ravi en mкme temps en corps et en вme — de sorte qu’il aurait йtй portй corporellement dans le ciel, comme on lit que Habacuc fut portй, au dernier chapitre du livre de Daniel — ou bien seulement en вme, c’est-а-dire en des visions de Dieu, comme il est dit en Йzech. 40, 2 : « Il me mena dans une vision divine au pays d’Israлl » ; et cette interprйtation d’un certain Juif, saint Jйrфme l’exprime dans le Prologue sur Daniel, oщ il dit : « Enfin notre apфtre n’osa point affirmer qu’il avait йtй ravi dans son corps, mais il dit : “si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais”. » Mais saint Augustin rйprouve cette interprйtation au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Car d’aprиs les paroles de l’Apфtre, il est avйrй que lui-mкme a su qu’il йtait ravi jusqu’au troisiиme ciel. Il est donc йtabli que le ciel en lequel il fut ravi est vraiment le ciel, non une ressemblance du ciel. Car si, lorsqu’il dit qu’il avait йtй ravi au ciel, il avait voulu signifier : « c’est-а-dire а la vision imaginaire d’une ressemblance du ciel », il aurait pu de la mкme faзon affirmer qu’il avait йtй ravi dans son corps, c’est-а-dire dans une ressemblance de son corps. Et ainsi, il n’aurait pas йtй nйcessaire de distinguer ce qu’il savait de ce qu’il ignorait, car il aurait su l’un et l’autre йgalement : et qu’il йtait ravi au ciel, et qu’il йtait ravi dans son corps, c’est-а-dire dans une ressemblance de son corps, comme cela se produit dans les rкves. Il savait donc avec certitude que ce vers quoi il avait йtй ravi, йtait vraiment le ciel ; il savait donc si c’йtait un corps ou une rйalitй incorporelle. Car si c’йtait un corps, il y йtait ravi corporellement ; mais si c’йtait une rйalitй incorporelle, il ne pouvait pas y кtre ravi corporellement. Il reste donc que l’Apфtre ne douta pas si ce ravissement йtait corporel ou seulement spirituel ; mais il savait par la seule intelligence qu’il avait йtй ravi en ce ciel, et il douta si dans ce ravissement son вme йtait ou non dans son corps.

 

Et certains autres accordent ce point ; mais ils prйtendent que, bien que dans ce ravissement l’Apфtre ne le sыt pas, cependant il le sut par la suite, conjecturant а partir de cette vision qu’il avait eue auparavant. Car dans ce ravissement, tout son esprit йtait portй vers les rйalitйs divines, et il ne percevait pas si son вme йtait ou non dans son corps. Mais cela aussi contredit expressйment les paroles de l’Apфtre. En effet, de mкme qu’il distingue ce qu’il a su de ce qu’il a ignorй, de mкme il distingue le prйsent du passй : il raconte comme un йvйnement passй qu’un homme fut ravi voici quatorze ans jusqu’au troisiиme ciel, mais c’est comme prйsent qu’il avoue savoir quelque chose et ignorer autre chose. Donc quatorze ans aprиs ce ravissement il ignorait encore s’il avait йtй dans son corps ou hors de son corps, lorsqu’il fut ravi.

 

Voilа pourquoi d’autres encore affirment qu’il ne sut ni dans son ravissement, ni aprиs, si son вme йtait dans son corps en quelque faзon, et non absolument. En effet, ils prйtendent qu’il savait, tant а ce moment-lа que par la suite, que son вme йtait unie а son corps comme sa forme, mais qu’il ne savait pas si elle йtait unie а son corps de telle faзon qu’elle reзыt quelque chose des sens. Ou bien, selon d’autres, si les puissances nutritives par lesquelles l’вme administre le corps exerзaient leurs actes. Mais cela non plus ne semble pas consonant aux paroles de l’Apфtre, qui dit ne pas savoir s’il йtait dans son corps ou hors de son corps, absolument ; et en outre, cela n’aurait pas semblй trиs а propos de dire qu’il ne savait pas s’il йtait dans son corps de telle ou telle faзon, par laquelle son вme n’йtait pas entiиrement sйparйe de son corps.

 

Et c’est pourquoi il faut rйpondre qu’il ignorait absolument si son вme йtait ou non unie а son corps : et c’est ce que saint Augustin conclut au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, aprиs une longue recherche, en disant : « En consйquence, il nous reste de comprendre que son ignorance portait prйcisйment sur ceci : а savoir si, au moment oщ il fut ravi au troisiиme ciel, il йtait dans son corps а la maniиre dont l’вme est dans le corps quand on dit que le corps est vivant — soit qu’il fыt йveillй, soit qu’il dormоt, soit que son вme fыt dans l’extase, ravie aux sens du corps — ou bien s’il йtait tout а fait hors de son corps, а tel point que celui-ci gisait mort jusqu’а ce que, cette vision achevйe, son вme fыt rendue а ses membres morts, non comme un homme qui s’йveillerait de son sommeil ou qui, aprиs le ravissement de l’extase, retrouverait а nouveau ses sens, mais comme un homme tout а fait mort qui reviendrait а la vie. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, « йtait-ce dans son corps ou hors de son corps, l’Apфtre en doute : puis donc qu’il en doute, qui d’entre nous osera se dire certain ? » Aussi saint Augustin laisse-t-il cela indйterminй. Quant а ce que les auteurs suivants dйterminent а ce propos, ils parlent en toute probabilitй plutфt qu’avec certitude. En effet, dиs lors qu’il a pu se faire que cette вme demeurant encore unie soit ravie а la faзon dont l’Apфtre se dit ravi, comme il ressort de ce qu’on a dit, il est plus probable qu’elle soit demeurйe unie.

 

Cet argument vaut contre l’interprйtation des paroles de l’Apфtre posйe en premier, oщ l’on pense que l’Apфtre avait doutй non pas de la condition du ravissement, c’est-а-dire si l’вme йtait unie а son corps, mais du mode de ravissement, c’est-а-dire s’il fut ravi corporellement ou seulement spirituellement.

 

Il arrive, par synecdoque, qu’une partie de l’homme soit appelйe homme, et surtout l’вme, qui est la plus йminente partie de l’homme. Quoique l’on puisse aussi penser que celui qu’il dit ravi n’йtait pas homme lorsqu’il fut ravi, mais aprиs quatorze ans, c’est-а-dire quand l’Apфtre disait : « Je connais un homme dans le Christ » ; et il ne dit pas que l’homme fut ravi jusqu’au troisiиme ciel.

 

Supposй que l’вme de l’Apфtre fut, dans cet йtat, sйparйe du corps, cette sйparation n’eut cependant pas lieu par quelque mode naturel, mais par la puissance de Dieu retirant l’вme elle-mкme du corps, non pour qu’elle demeure absolument sйparйe, mais pour un temps. Et c’est pourquoi il a pu кtre appelй ravi, bien que tout mort ne puisse pas кtre appelй ainsi.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Bien que l’Apфtre soustrait aux sens corporels ait йtй ravi au troisiиme ciel et au paradis, il lui a certainement manquй une chose pour avoir cette pleine et parfaite connaissance, telle qu’elle se trouve parmi les anges : c’est de ne pas savoir s’il йtait avec ou sans son corps. Mais cette connaissance ne lui fera plus dйfaut lorsque, une fois les corps recouvrйs а la rйsurrection des morts, ce corps corruptible sera revкtu d’incorruptibilitй. » Et ainsi, il est clair que, bien que sa vision fыt semblable а celle des bienheureux а un certain point de vue, cependant elle fut aussi plus imparfaite а un autre point de vue.

 

Saint Paul ne fut pas ravi en la vision de Dieu pour qu’il soit bienheureux absolument, mais pour qu’il soit tйmoin de la bйatitude des saints, et des mystиres divins qui lui furent rйvйlйs. Par consйquent, il ne vit dans la vision du Verbe que les choses pour la connaissance desquelles il йtait ravi, et non toutes choses, comme ce sera le cas des bienheureux, surtout aprиs la rйsurrection. Car alors, comme poursuit saint Augustin, « toutes choses seront йvidentes, sans aucune faussetй, sans aucune ignorance ».

Question 14 : [La foi]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que croire ?

Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?

Article 3 : La foi est-elle une vertu ?

Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?

Article 5 : La forme de la foi est-elle la charitй ?

Article 6 : La foi informe est-elle une vertu ?

Article 7 : Y a-t-il un mкme habitus pour la foi informe et la foi formйe ?

Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la vйritй premiиre ?

Article 9 : La foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?

Article 10 : Est-il nйcessaire а l’homme d’avoir la foi ?

Article 11 : Est-il nйcessaire de croire explicitement ?

Article 12 : La foi des modernes est-elle identique а celle des anciens ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que croire ?

 

Objections :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Prйdestination des saints, et l’on retrouve cela dans la Glose а propos de 2 Cor. 3, 5 : « non que nous soyons capables, etc. », que « croire, c’est rйflйchir avec assentiment ». Il semble que ce soit aberrant.

 

Celui qui sait est distinct de celui qui croit, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Vision de Dieu. Or celui qui sait, en tant que tel, rйflйchit et donne son assentiment. On ne dйcrit donc pas convenablement l’acte de croire quand on dit que « croire, c’est rйflйchir avec assentiment ».

 

La rйflexion implique une certaine recherche : en effet, le mot latin cogitare (rйflйchir) revient, pour ainsi dire, а co-agitare, c’est-а-dire discuter, et confronter une chose а l’autre. Or la notion de foi exclut la recherche, car saint Jean Damascиne dit que « la foi est un assentiment sans recherche ». C’est donc а tort que l’on dit que « croire, c’est rйflйchir avec assentiment ».

 

Croire est un acte de l’intelligence. Or l’assentiment semble appartenir а la volontй : car c’est par elle, dit-on, que nous consentons а quelque chose. L’assentiment n’appartient donc pas а l’acte de croire.

 

On ne dit de quelqu’un qu’il rйflйchit, que s’il considиre des choses actuellement, comme saint Augustin le montre clairement au quatorziиme livre sur la Trinitй. Or mкme celui qui ne rйflйchit а rien actuellement, on dit qu’il croit : ainsi le fidиle endormi. Croire n’est donc pas rйflйchir.

 

Une lumiиre simple est le principe d’une connaissance simple. Or la foi est une certaine lumiиre simple, comme Denys le montre clairement au septiиme chapitre des Noms divins. L’acte de croire qui a lieu par la foi est donc une connaissance simple ; et ainsi, il n’est pas l’acte de rйflйchir, qui implique une connaissance par confrontation.

 

La foi, comme on le dit communйment, donne son assentiment а la vйritй premiиre pour elle-mкme. Or celui qui donne son assentiment а quelque chose en confrontant, ne le donne pas pour cette chose, mais pour une autre chose а laquelle il confronte. Il n’y a donc pas de confrontation dans l’acte de croire, et ainsi, il n’y a pas non plus de rйflexion.

 

 Il est dit que la foi est plus certaine que toute science et toute connaissance. Or les principes, а cause de leur certitude, sont connus sans rйflexion ni confrontation. L’acte de croire est donc, lui aussi, sans rйflexion.

 

La puissance spirituelle est plus puissante que la corporelle. La lumiиre spirituelle est donc, elle aussi, plus efficace que la corporelle. Or la lumiиre corporelle extйrieure perfectionne l’њil pour qu’il connaisse immйdiatement les visibles corporels, ce pour quoi la lumiиre innйe ne suffisait pas. La lumiиre spirituelle qui vient de Dieu perfectionnera donc l’intelligence pour qu’elle connaisse aussi les choses pour lesquelles la raison naturelle ne suffit pas, sans aucune confrontation ni rйflexion ; et ainsi, l’acte de croire a lieu sans rйflexion.

 

 La puissance cogitative est posйe par les philosophes dans la partie sensitive. Or croire n’appartient qu’а l’esprit, comme dit saint Augustin. Croire n’est donc pas rйflйchir (cogitare).

 

 

Rйponse :

 

La description que fait saint Augustin de l’acte de croire est adйquate, puisque par une telle dйfinition son кtre est montrй, ainsi que sa distinction de tous les autres actes de l’intelligence ; et en voici la preuve.

 

Notre intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Вme, a deux opйrations. L’une par laquelle elle forme les simples quidditйs des rйalitйs, comme ce qu’est l’homme, ou ce qu’est l’animal ; et dans cette opйration ne se rencontrent pas le vrai par soi, ni le faux, et dans les expressions incomplexes non plus. L’autre opйration de l’intelligence est celle par laquelle elle compose et divise, en affirmant et en niant : et c’est en celle-ci que l’on trouve le vrai et le faux, comme aussi dans l’expression complexe, qui est son signe. Or l’acte de croire ne se trouve pas dans la premiиre opйration, mais seulement dans la seconde : en effet, nous croyons au vrai et nous refusons de croire le faux. Et c’est aussi la raison pour laquelle, chez les Arabes, la premiиre opйration de l’intelligence est appelйe imagination de l’intelligence, et la seconde est appelйe foi, comme cela ressort clairement des paroles du Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.

 

Or puisque l’intellect possible, en ce qui le concerne, est en puissance relativement а toutes les formes intelligibles, comme aussi la matiиre prime l’est relativement а toutes les formes sensibles, il n’est pas non plus, quant а lui, dйterminй а adhйrer а la composition plutфt qu’а la division, ou vice versa. Or tout ce qui est indйterminй par rapport а deux choses, n’est dйterminй а l’une d’elles que par quelque chose qui le meut. Or l’intellect possible n’est mы que par deux choses, qui sont l’objet propre, qui est la forme intelligible, c’est-а-dire la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, et par la volontй, qui meut toutes les autres puissances, comme dit Anselme. Ainsi donc, notre intellect possible se rapporte diversement aux parties de la contradiction.

 

Parfois, en effet, elle n’est pas inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre, soit а cause du dйfaut des moteurs, comme dans les problиmes dont nous n’avons pas les solutions ; soit а cause de l’apparente йgalitй des choses qui meuvent а l’une et l’autre partie. Et telle est la disposition de celui qui doute : il fluctue entre les deux parties de la contradiction.

 

Quelquefois, par contre, l’intelligence est inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre ; cependant cette chose qui incline ne meut pas suffisamment l’intelligence pour la dйterminer totalement а l’une des parties ; par consйquent, elle accepte certes une partie, mais doute toujours de l’opposйe. Et telle est la disposition de celui qui a une opinion : il accepte une partie de la contradiction avec la crainte de l’autre.

 

Mais parfois, l’intellect possible est dйterminй а adhйrer totalement а une seule partie ; or il l’est tantфt par l’intelligible, tantфt par la volontй. Par l’intelligible, soit mйdiatement, soit immйdiatement. Immйdiatement, lorsque par les intelligibles eux-mкmes la vйritй des propositions apparaоt immйdiatement et infailliblement а l’intelligence. Et telle est la disposition de celui qui a l’intelligence des principes, qui sont immйdiatement connus dиs que les termes le sont, comme dit le Philosophe. Et ainsi, par la quidditй elle-mкme, l’intelligence est immйdiatement dйterminйe а ce genre de propositions. Mйdiatement, lorsqu’une fois connues les dйfinitions des termes, l’intelligence est dйterminйe а l’une des parties de la contradiction en vertu des premiers principes. Et telle est la disposition de celui qui sait. Mais parfois, l’intelligence ne peut кtre dйterminйe а l’une des parties de la contradiction ni immйdiatement par les dйfinitions mкmes des termes, comme dans les principes, ni non plus par la force des principes, comme c’est le cas dans les conclusions d’une dйmonstration ; mais elle est dйterminйe par la volontй, qui choisit d’assentir а une seule partie de faзon prйcise et dйterminйe, а cause d’une chose qui est suffisante а mouvoir la volontй mais non а mouvoir l’intelligence, par exemple parce qu’il semble bon ou convenable d’assentir а cette partie. Et telle est la disposition du croyant, comme lorsque quelqu’un croit aux paroles d’un homme parce que cela lui paraоt convenable ou utile. Et ainsi йgalement nous sommes mus а croire aux paroles de Dieu parce qu’une rйcompense de vie йternelle, si nous avons cru, nous est promise : et par cette rйcompense la volontй est mue а assentir aux choses qui sont dites, bien que l’intelligence ne soit pas mue par une chose qu’elle comprend. Voilа pourquoi saint Augustin dit que l’on peut faire d’autres choses malgrй soi, mais « on ne peut croire sans le vouloir ».

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit que l’assentiment ne se rencontre pas dans cette opйration de l’intelligence par laquelle elle forme les simples quidditйs des rйalitйs, puisque le vrai et le faux n’y sont pas ; car on dit que nous assentons а quelque chose seulement lorsque nous y adhйrons comme au vrai. De mкme aussi, celui qui doute n’a pas d’assentiment, puisqu’il n’adhиre pas а une partie plutфt qu’а l’autre. Non plus, de mкme, celui qui a une opinion, puisque son accceptation de l’une des parties n’est pas affermie. Or la sentence, comme disent Isaac et Avicenne, « est la conception distincte et trиs certaine de l’une des parties de la contradiction » ; et « assentir » vient de « sentence ». Celui qui a l’intelligence [des principes] a certes un assentiment, parce qu’il adhиre de faзon trиs certaine а l’une des parties ; mais il n’a pas la rйflexion, parce qu’il est dйterminй а une seule chose sans aucune confrontation. Celui qui sait, en revanche, possиde et la rйflexion et l’assentiment ; mais une rйflexion qui cause l’assentiment, et un assentiment terminant la rйflexion. Car par la confrontation mкme des principes aux conclusions, il donne son assentiment aux conclusions en les analysant par les principes, et lа s’arrкte et se repose le mouvement de celui qui rйflйchit. Dans la science, en effet, le mouvement de la raison commence par l’intelligence des principes, et se termine au mкme point par la voie d’analyse ; et ainsi, elle ne possиde pas l’assentiment et la rйflexion comme а йgalitй, mais la rйflexion induit l’assentiment, et l’assentiment met la rйflexion au repos. Mais dans la foi, l’assentiment et la rйflexion sont comme а йgalitй. Car l’assentiment n’est pas causй par la rйflexion, mais par la volontй, comme on l’a dit. Mais parce que l’intelligence n’est pas dйterminйe а une seule chose de telle sorte qu’elle soit amenйe а son terme propre, qui est la vision de quelque intelligible, de lа vient que son mouvement n’est pas encore apaisй, mais possиde encore une rйflexion et une recherche а propos des choses qu’elle croit, bien qu’elle y donne un trиs ferme assentiment. Car en ce qui la concerne, elle demeure insatisfaite, et n’est pas dйterminйe а un seul terme, mais elle est dйterminйe seulement de l’extйrieur. Et de lа vient que l’intelligence du croyant est dite captivйe, parce qu’elle est tenue par des termes йtrangers et non propres. 2 Cor. 10, 5 : « Nous rйduisons en captivitй tous les esprits, etc. » De lа vient aussi qu’il peut s’йlever dans le croyant un mouvement contraire а ce qu’il tient trиs fermement, quoique cela n’ait pas lieu dans l’intelligent ou le savant.

 

Ainsi donc, par l’assentiment, l’acte de croire est sйparй de l’opйration par laquelle l’intelligence regarde les formes simples, les quidditйs, ainsi que du doute et de l’opinion ; par la rйflexion, il se sйpare de l’intelligence [des principes] ; et parce qu’il comporte ensemble et comme а йgalitй l’assentiment et la rйflexion, il se sйpare de la science.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution au premier argument.

 

La foi est appelйe un assentiment sans recherche, en ce sens que le consentement ou l’assentiment de la foi n’est pas causй par une recherche de la raison ; cependant, cela n’exclut pas qu’il demeure dans l’intelligence du croyant une rйflexion ou une confrontation а propos des choses qu’il croit.

 

La volontй se rapporte а une puissance prйcйdente — l’intelligence —, mais tel n’est pas le cas de l’intelligence. Et si l’assentiment appartient proprement а l’intelligence, c’est parce qu’il implique une adhйsion absolue а ce а quoi l’assentiment est donnй ; tandis que le consentement appartient proprement а la volontй, car consentir, c’est partager les sentiments d’autrui, et ainsi, cela implique une relation ou une comparaison а quelque chose qui prйcиde.

 

Parce que les habitus sont connus au moyen des actes, et que les principes des actes sont les habitus eux-mкmes, de lа vient que parfois l’on dйsigne les habitus par les noms des actes ; et ainsi, les noms des actes sont tantфt pris au sens propre, c’est-а-dire pour les actes mкmes, tantфt pour les habitus. Donc le croire, pour autant qu’il implique l’acte de foi, comporte toujours une considйration actuelle ; mais non dans le sens oщ le croire est pris comme un habitus : en ce sens, l’on dit que le dormeur croit, parce qu’il possиde l’habitus de foi.

 

La foi comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de perfection est cette fermetй qui appartient а l’assentiment ; mais la part d’imperfection est la carence de vision, а cause de laquelle il reste encore dans l’esprit du croyant un mouvement de rйflexion. La part de perfection, c’est-а-dire l’assentiment, est donc causйe par la lumiиre simple qu’est la foi ; mais dans la mesure oщ cette lumiиre n’est pas parfaitement participйe, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement фtйe : et ainsi, il reste en elle un mouvement inapaisй de rйflexion.

 

Cet argument prouve, ou conclut, que la rйflexion n’est pas la cause de l’assentiment de foi ; mais non qu’elle n’accompagne pas l’assentiment de foi.

 

La certitude peut impliquer deux choses : а savoir, la fermetй de l’adhйsion ; et de ce point de vue, la foi est plus certaine que toute intelligence et toute science, car la vйritй premiиre, qui cause l’assentiment de foi, est une cause plus forte que la lumiиre de la raison, qui cause l’assentiment de l’intelligence ou de la science. Elle implique aussi l’йvidence de ce а quoi l’assentiment est donnй ; et de ce point de vue, la foi n’a pas la certitude, mais la science et l’intelligence l’ont : et de lа vient que l’intelligence [des principes] ne comporte pas de rйflexion.

 

Cet argument conclurait а bon droit si nous participions parfaitement а cette lumiиre spirituelle : et ce sera le cas dans la patrie, oщ nous verrons parfaitement les choses que nous croyons maintenant. Mais pour l’heure, si les choses pour la connaissance desquelles cette lumiиre perfectionne n’apparaissent pas manifestement, cela vient d’une participation dйfectueuse а cette lumiиre spirituelle, non de son [manque d’] efficacitй.

 

La puissance cogitative est ce qu’il y a de plus йlevй dans la partie sensitive, et c’est pourquoi elle atteint d’une certaine faзon la partie intellective, de sorte qu’elle participe а ce qu’il y a de plus bas dans la partie intellective, c’est-а-dire le processus discursif de la raison, suivant la rиgle donnйe par Denys au septiиme chapitre des Noms divins : « l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй est unie а l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne ». Voilа pourquoi la puissance cogitative est elle-mкme appelйe raison particuliиre, comme cela est clairement montrй par le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et cela ne vaut que pour l’homme, car а sa place il y a chez les bкtes l’estimation naturelle. Et c’est pourquoi la raison universelle, qui est dans la partie intellective, est parfois aussi appelйe elle-mкme cogitative, а cause de la ressemblance d’opйration.

Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?

 

L’Apфtre dit en Hйbr. 11, 1 que c’est « la substance des choses que l’on doit espйrer, et la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».

 

Objections :

 

Il semble qu’il dise mal.

 

Aucune qualitй n’est une substance. Or la foi est une qualitй, puisqu’elle est une vertu, ce qui est une qualitй bonne, etc. La foi n’est donc pas une substance.

 

L’кtre spirituel est surajoutй а l’кtre naturel, et il en est la perfection ; aussi doit-il lui кtre semblable. Or dans l’кtre naturel de l’homme, on dit que la substance est l’essence mкme de l’вme, qui est l’acte premier, et non la puissance, qui est le principe de l’acte second. Donc dans l’кtre spirituel non plus, l’on ne doit pas dire que la substance est la foi elle-mкme — ou quelque autre vertu, qui est principe prochain d’opйration, et donc perfectionne la puissance — mais plutфt la grвce, dont provient l’кtre spirituel lui-mкme comme d’un acte premier, et qui perfectionne l’essence mкme de l’вme.

 

[Le rйpondant] disait que la foi est appelйe substance en tant qu’elle est la premiиre entre les vertus. En sens contraire, il y a trois faзons de considйrer les vertus : du point de vue des habitus, de celui des objets et de celui des puissances. Or quant aux habitus, la foi n’est pas avant les autres. En effet, il semble qu’on ne donne cette dйfinition de la foi que dans la mesure oщ celle-ci est formйe, car c’est dans ce cas seulement qu’elle est un fondement, comme dit saint Augustin. Or les habitus gratuits sont tous infusйs en mкme temps. De mкme quant aux objets, la foi ne semble pas non plus кtre avant les autres. Car la foi ne tend pas plus а la vйritй premiиre, qui semble кtre son objet propre, que la charitй ne tend au souverain bien, ou l’espйrance а ce qu’il y a de plus ardu, ou а la souveraine libйralitй de Dieu. De mкme aussi quant aux puissances, car toute vertu gratuite semble regarder la volontй. La foi n’est donc nullement antйrieure aux autres ; et ainsi, on ne doit pas la dire fondement ou substance des autres.

 

Les choses que l’on doit espйrer rйsident en nous plus par la charitй que par la foi. Cette dйfinition semble donc mieux convenir а la charitй qu’а la foi.

 

Puisque l’espйrance est engendrйe par la foi, comme le montre clairement la Glose en Mt 1, 2, si l’on dйfinit correctement l’espйrance, il est nйcessaire de poser la foi dans sa dйfinition ; or l’espйrance est posйe dans la dйfinition de la chose а espйrer. Si donc celle-ci est posйe dans la dйfinition de la foi, il y aura un cercle dans les dйfinitions ; ce qui est aberrant, car alors quelque chose sera antйrieur а soi-mкme et plus connu que soi-mкme. Il se produira en effet que le mкme sera posй dans sa propre dйfinition, si nous remplaзons les noms par leurs dйfinitions ; il arrivera aussi que des dйfinitions soient sans fin.

 

 Les objets d’habitus diffйrents sont diffйrents. Or les vertus thйologales ont la mкme chose pour fin et pour objet. Il est donc nйcessaire, dans les vertus thйologales, que les fins de vertus diffйrentes soient diffйrentes. Or la chose а espйrer est la fin propre de l’espйrance. Elle ne doit donc кtre posйe dans la dйfinition de la foi ni comme fin ni comme objet.

 

La foi est perfectionnйe plutфt par la charitй que par l’espйrance ; et c’est pourquoi on dit qu’elle est formйe par la charitй. Dans la dйfinition de la foi, l’on doit donc poser l’objet de la charitй, qui est le bien ou ce qu’il faut aimer, plutфt que l’objet de l’espйrance, qui est la chose que l’on doit espйrer.

 

La foi regarde surtout les articles eux-mкmes. Or tous les articles ne concernent pas les choses que l’on doit espйrer, mais seulement un ou deux : la rйsurrection de la chair et la vie йternelle. La chose que l’on doit espйrer ne devait donc pas кtre posйe dans la dйfinition de la foi.

 

L’argument est un acte de la raison. Or la foi porte sur des choses qui sont au-dessus de la raison. La foi ne doit donc pas кtre appelйe argumentum.

 

10° Deux mouvements sont dans l’вme : l’un de l’вme, l’autre vers l’вme. Dans le mouvement vers l’вme, le principe est extйrieur, tandis que dans le mouvement qui part d’elle, il est intйrieur. Or le principe intйrieur et le principe extйrieur ne peuvent кtre identiques. Il ne peut donc y avoir un mкme principe pour le mouvement qui va vers l’вme et pour celui qui part de l’вme. Or la connaissance s’accomplit dans un mouvement vers l’вme ; mais l’amour, dans un mouvement qui part d’elle. Donc ni la foi ni rien d’autre ne peut кtre principe d’amour et de connaissance ; il est donc aberrant de poser dans la dйfinition de la foi quelque chose qui appartient а l’amour, а savoir « la substance des choses que l’on doit espйrer », et quelque chose qui appartient а la connaissance, а savoir « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

11° Un habitus unique ne peut appartenir а diverses puissances. Or les puissances affective et intellective sont diffйrentes. Puis donc que la foi est un habitus unique, il ne peut concerner la connaissance et l’amour ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

12° Un habitus unique a un acte unique. Puis donc que deux actes sont posйs dans la dйfinition de la foi — а savoir, faire que les choses que l’on doit espйrer subsistent en nous, et quant а cet acte il est dit : « la substance des choses que l’on doit espйrer », et convaincre l’esprit, et quant а cet autre il est dit : « la preuve de celles qu’on ne voit pas » — il semble qu’elle soit dйcrite de faзon aberrante.

 

13° L’intelligence est antйrieure а la volontй. Or la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer » concerne la volontй, tandis que ce qui suit : « la preuve de celles qu’on ne voit pas » concerne l’intelligence. Les parties de la description susmentionnйe sont donc mal ordonnйes.

 

14° L’argument est ainsi nommй parce qu’il argue pour que l’esprit donne son assentiment а quelque chose. Or l’esprit est convaincu d’assentir а des choses parce qu’elles lui deviennent apparentes. Il semble donc qu’il y ait une opposition dans les termes du second membre : « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».

 

15° La foi est une certaine connaissance. Or toute connaissance vient de ce qu’une chose apparaоt а celui qui connaоt ; en effet, tant dans la connaissance sensitive que dans l’intellective, quelque chose apparaоt. Il est donc aberrant de dire que la foi porte sur des choses qu’on ne voit pas.

 

 

Rйponse :

 

Selon certains, l’Apфtre ne veut pas montrer par cette dйfinition ce qu’est la foi, mais plutфt ce qu’elle fait. Mais, semble-t-il, il faudrait plutфt dire que cette notification de la foi en est une dйfinition trиs complиte : non qu’elle soit donnйe suivant la forme canonique de la dйfinition, mais parce qu’en elle, toutes les choses exigйes pour la dйfinition de la foi sont suffisamment touchйes. En effet, il suffit parfois aux philosophes eux-mкmes de signaler les principes des syllogismes et des dйfinitions, car lorsqu’on est en leur possession, il n’est pas difficile de revenir а une forme rigoureuse selon les rиgles de l’art. Or trois considйrations vont en fournir la preuve.

 

D’abord celle-ci, que tous les principes dont l’кtre de la foi dйpend sont indiquйs dans cette dйfinition. En effet, la disposition du croyant, comme on l’a dйjа dit, est telle que l’intelligence est dйterminйe а quelque chose par la volontй, et la volontй n’agit qu’en tant qu’elle est mue par son objet, qui est le bien appйtible et la fin ; par consйquent, deux principes sont requis pour la foi : un premier qui est le bien qui meut la volontй, et en second lieu ce а quoi l’intelligence donne son assentiment sous l’action de la volontй. Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime la volontй, est double. L’un d’eux est proportionnй а la nature humaine, car les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la fйlicitй dont les philosophes ont parlй : soit la contemplative, qui consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord dans l’acte de la prudence, et consйquemment dans les actes des autres vertus morales. L’autre est le bien de l’homme qui dйpasse la mesure de la nature humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni mкme pour le connaоtre ou le dйsirer, mais il est promis а l’homme par la seule libйralitй divine ; 1 Cor. 2, 9 : « l’њil n’a point vu, etc. », et ce bien est la vie йternelle. Et par lui, la volontй est inclinйe а assentir aux choses qu’elle tient par la foi ; Jn 6, 40 : « Quiconque voit le Fils et croit en lui, a la vie йternelle. » Or rien ne peut кtre ordonnй а quelque fin s’il ne prйexiste en lui un certain rapport а la fin, d’oщ provienne en lui le dйsir de la fin ; et c’est le cas lorsqu’un commencement de la fin se fait en lui, car quelque chose ne recherche le bien que dans la mesure oщ il possиde quelque ressemblance de ce bien. Et c’est pourquoi il y a dans la nature humaine un certain commencement de ce bien qui est proportionnй а la nature : car en elle prйexistent naturellement les principes des dйmonstrations йvidents par soi, qui sont des semences de la contemplation de la sagesse, ainsi que les principes du droit naturel, qui sont les semences des vertus morales. Il est donc йgalement nйcessaire, pour que l’homme soit ordonnй au bien de la vie йternelle, qu’un certain commencement de celle-ci se fasse en celui а qui elle est promise. Or la vie йternelle consiste dans la pleine connaissance de Dieu, comme le montre clairement Jn 17, 3 : « Or la vie йternelle, c’est, etc. » ; il est donc nйcessaire qu’un commencement de cette connaissance surnaturelle se fasse en nous ; et cela a lieu par la foi, qui tient par une lumiиre infuse les choses qui dйpassent la connaissance naturelle. Or la rиgle gйnйrale, dans les touts qui ont des parties ordonnйes, c’est que la premiиre partie, en laquelle se trouve un commencement de l’ensemble, est appelйe la substance du tout : par exemple les fondations de la maison, et la carиne d’un vaisseau ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la Mйtaphysique que si l’йtant йtait un tout unique, sa premiиre partie serait la substance. Et ainsi, la foi, en tant qu’elle est en nous un certain commencement de la vie йternelle, que nous espйrons par la promesse divine, est appelйe la substance des choses que l’on doit espйrer : et donc en cela est touchй le rapport de la foi au bien qui meut la volontй, qui а son tour dйtermine l’intelligence. Or la volontй mue par le bien susdit propose а l’intelligence naturelle une chose non apparente comme йtant digne qu’il y soit assenti ; et de la sorte, elle la dйtermine а ce non-apparent, c’est-а-dire pour qu’elle y donne son assentiment. Donc, de mкme que l’intelligible qui est vu par l’intelligence dйtermine celle-ci, et pour cette raison l’on dit qu’il convainc l’esprit, de mкme aussi une chose non apparente а l’intelligence la dйtermine, et convainc l’esprit du fait mкme que la volontй a acceptй qu’il y soit assenti. Voilа pourquoi selon une autre leзon la foi est appelйe conviction, parce qu’elle convainc l’intelligence de la faзon susdite ; et ainsi, dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas » est touchйe la comparaison de la foi а ce а quoi l’intelligence donne son assentiment. Ainsi donc, nous avons la matiиre de la foi ou son objet dans la mention « de celles qu’on ne voit pas » ; l’acte dans la mention « la preuve » ; la relation а la fin dans la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer ». Or l’acte renvoie et au genre, c’est-а-dire а l’habitus, qui est connu par l’acte, et au sujet, qui est l’esprit ; et il n’en faut pas plus pour dйfinir une vertu. Il est facile, dиs lors, de former artificiellement une dйfinition qui suive ce qu’on a dit : nous dirons que la foi est un habitus de l’esprit, par lequel la vie йternelle commence en nous, et qui fait assentir l’intelligence а des choses qu’on ne voit pas.

 

La deuxiиme preuve est que, par cette dйfinition, la foi est distinguйe de toutes les autres choses. En effet, par la mention « de celles qu’on ne voit pas », la foi est distinguйe de la science et de l’intelligence [des principes]. Par la mention « la preuve », elle est distinguйe de l’opinion et du doute, en lesquels l’esprit n’est pas convaincu, c’est-а-dire n’est pas dйterminй а une seule chose ; et semblablement, de tous les habitus qui ne sont pas cognitifs. Par la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer », elle est distinguйe de la foi prise communйment, au sens oщ l’on dit que nous croyons ce dont nous avons une opinion vйhйmente, ou reposant sur le tйmoignage de quelque homme ; et en outre, elle est distinguйe de la prudence et des autres habitus cognitifs, qui ne sont pas ordonnйs aux choses que l’on doit espйrer ; ou bien, s’ils leur sont ordonnйs, ce n’est point par eux que se fait le propre commencement en nous des choses que l’on doit espйrer.

 

La troisiиme preuve vient de la considйration suivante : tous ceux qui ont voulu dйfinir la foi n’ont pu la dйfinir autrement qu’en renfermant sous d’autres termes soit toute la dйfinition, soit une partie de celle-ci. Car ce que dit saint Jean Damascиne : « la foi est la substance des choses que l’on espиre, la preuve de celles qu’on ne voit pas », il est clair que c’est expressйment identique а ce que l’Apфtre dit. Mais ce que saint Jean Damascиne ajoute : « c’est aussi l’espoir, qui ne doute ni ne discute de ce que Dieu nous a annoncй et de l’exaucement de nos priиres », est une sorte d’explication de ce qu’il avait dit : « la substance des choses que l’on doit espйrer ». En effet, les choses que l’on doit espйrer sont principalement les rйcompenses qui nous sont promises par Dieu ; et secondairement toutes les autres choses nйcessaires а cela, que nous demandons а Dieu, et dont on a une espйrance certaine par la foi ; or celle-ci ne peut ni faire dйfaut — et c’est pourquoi il est dit : « qui ne doute » — ni кtre justement rйprouvйe comme vaine, et c’est pourquoi il est dit « ni ne discute ». Quant а ce que dit saint Augustin : « la foi est la vertu par laquelle on croit les choses qu’on ne voit pas », et encore saint Jean Damascиne : « la foi est un assentiment sans recherches », et Hugues de Saint-Victor : « la foi est une certitude de l’вme sur des choses absentes, supйrieure а l’opinion et infйrieure а la science », tout cela est identique а ce que dit l’Apфtre : « la preuve de celles qu’on ne voit pas ». Cependant la foi est dite « infйrieure а la science », parce qu’elle n’a pas la vision comme la science, bien qu’elle ait une adhйsion aussi ferme. Et elle est dite « supйrieure а l’opinion » а cause de la fermetй de l’assentiment. Et de la sorte, elle est dite « infйrieure а la science » en tant qu’elle traite « de celles qu’on ne voit pas », et « supйrieure а l’opinion » en tant qu’elle est « la preuve ». Les autres choses ressortent clairement de ce qu’on a dйjа dit. Enfin, ce que dit Denys au septiиme chapitre des Noms divins : « la foi est la base inйbranlable des fidиles qu’elle йtablit dans la vйritй et en qui elle йtablit la vйritй », cela est identique а ce que dit l’Apфtre : « la substance des choses que l’on doit espйrer ». En effet, la connaissance de la vйritй est la chose que l’on doit espйrer, puisque la bйatitude n’est rien d’autre que la joie de la vйritй, comme dit saint Augustin au livre des Confessions.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La foi est appelйe substance, non qu’elle soit dans le genre de la substance, mais par une certaine ressemblance а la substance, c’est-а-dire en tant qu’elle est un premier commencement et comme une certain fondement de toute la vie spirituelle, comme la substance est le fondement de tous les йtants.

 

L’Apфtre veut comparer la foi non pas aux choses qui sont au-dedans, mais а celles qui sont au-dehors. Or, bien que l’essence de l’вme, dans l’кtre naturel, soit premier et substance relativement aux puissances et aux habitus, et а tout ce qui en dйcoule et qui est au-dedans, cependant la relation aux rйalitйs extйrieures ne se rencontre pas dans l’essence, mais en premier dans la puissance ; ni, de mкme, dans la grвce, mais dans la vertu, et en premier dans la foi. L’on ne pouvait donc dire que la substance des choses que l’on doit espйrer йtait la grвce, mais la foi.

 

La foi prйcиde les autres vertus et du cфtй de l’objet, et du cфtй de la puissance, et du cфtй de l’habitus. Du cфtй de l’objet, non point parce qu’elle-mкme tendrait plus vers son objet que les autres vertus vers le leur, mais parce que son objet meut naturellement avant celui de la charitй et des autres vertus. Et cela est йvident, car le bien ne meut que s’il est connu auparavant, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; alors que le vrai, pour mouvoir l’intelligence, n’a besoin d’aucun mouvement de l’appйtit. Et de lа vient aussi que l’acte de foi est naturellement avant l’acte de charitй ; et de mкme aussi pour les habitus, bien qu’ils soient temporellement simultanйs, lorsque la foi est formйe ; et pour la mкme raison la puissance cognitive est naturellement avant l’affective. Or la foi est dans la cognitive : cela ressort de ce que l’objet propre de la foi est le vrai, et non le bien ; mais elle a d’une certaine faзon un achиvement dans la volontй, comme on le dira plus loin.

 

Il ressort maintenant de ce qu’on a dit que le premier commencement des choses que l’on doit espйrer ne se fait pas en nous par la charitй, mais par la foi ; et la charitй n’est pas non plus une preuve ; cette description ne lui convient donc nullement.

 

Parce que le bien qui incline а la foi dйpasse la raison, il est aussi impossible а nommer ; voilа pourquoi l’Apфtre, en faisant une pйriphrase, a posй а sa place la chose que l’on doit espйrer ; ce qui se produit frйquemment dans les dйfinitions.

 

Toute puissance a une fin, qui est son bien ; cependant, toute puissance ne se rapporte pas а la notion de fin ou de bien en tant que tel, mais c’est seulement la volontй. Et si la volontй meut toutes les autres puissances, c’est parce que tout mouvement commence par l’intention de la fin. Donc, bien que le vrai soit la fin de la foi, cependant le vrai n’implique pas la notion de fin ; il ne devait donc pas кtre posй comme la fin de la foi, mais ce devait кtre quelque chose qui appartienne а la volontй.

 

La chose qu’il faut aimer peut кtre prйsente ou absente, mais la chose que l’on doit espйrer ne peut кtre qu’absente. Rom. 8, 24 : « car ce qu’on voit, pourquoi l’espйrer ? » Puis donc que la foi porte sur des choses absentes, sa fin est plus proprement exprimйe par la chose que l’on doit espйrer que par la chose qu’il faut aimer.

 

L’article est comme la matiиre de la foi ; or la chose а espйrer n’est pas posйe comme matiиre, mais comme fin ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

« Argument » se dit en plusieurs sens. Parfois, en effet, il signifie l’acte mкme de la raison discourant des principes aux conclusions ; et parce que toute la force de l’argument consiste dans le moyen terme, ce dernier est parfois appelй lui aussi argument. Et de lа vient aussi qu’on appelle parfois arguments les prйambules des livres, en lesquels on offre quelque brиve anticipation de toute l’њuvre qui suit. Et parce que l’argument permet de manifester quelque chose, et que le principe de la manifestation est la lumiиre, la lumiиre par laquelle une chose est connue peut кtre elle-mкme appelйe « argument ». Et de ces quatre faзons la foi peut кtre appelйe argument. De la premiиre faзon, dans la mesure oщ la raison donne son assentiment а quelque chose parce que Dieu l’a dit ; et ainsi, l’assentiment est causй dans le croyant par l’autoritй de celui qui parle ; car en dialectique aussi, quelque argument se prend de l’autoritй. De la deuxiиme faзon, la foi est appelйe « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas », en tant que la foi des fidиles est un mйdium pour prouver que les choses qu’on ne voit pas existent ; ou bien en tant que la foi des pиres nous est un mйdium qui nous porte а croire ; ou encore en tant que la foi а un article est un mйdium pour la foi а un autre article, comme la Rйsurrection du Christ pour la rйsurrection gйnйrale, comme cela est йvident en 1 Cor. 16, 12. De la troisiиme faзon, dans la mesure oщ la foi est elle-mкme une certaine anticipation brиve de la connaissance que nous aurons dans le futur. De la quatriиme faзon, quant а la lumiиre mкme de la foi, grвce а laquelle les choses crйdibles sont connues. Et si l’on dit que la foi est au-dessus de la raison, ce n’est pas qu’il n’y ait dans la foi nul acte de raison, mais c’est parce que la raison ne peut conduire а la vision des choses qui appartiennent а la foi.

 

10° L’acte de foi rйside essentiellement dans la connaissance, et lа est sa perfection quant а la forme ou l’espиce : on le voit bien par l’objet, comme on l’a dit. Mais quant а la fin, l’acte de foi est perfectionnй dans l’amour, car c’est la charitй qui donne а la foi d’кtre mйritoire de la fin. Le commencement de la foi est aussi dans l’amour, en tant que la volontй dйtermine l’intelligence а assentir aux choses qui appartiennent а la foi. Mais cette volontй n’est un acte ni de charitй ni d’espйrance, c’est un certain appйtit du bien promis. Et ainsi, il est clair que la foi n’est pas dans les deux puissances comme dans un sujet.

 

11° On voit dиs lors clairement la rйponse а la onziиme objection.

 

12° Dans la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer », ce n’est pas l’acte de foi qui est touchй, mais seulement la relation а la fin. L’acte de foi est touchй par comparaison а l’objet dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

13° Ce а quoi l’intelligence donne son assentiment ne meut pas celle-ci par une vertu propre, mais par l’inclination de la volontй. C’est pourquoi le bien qui meut la volontй se comporte dans l’assentiment de foi comme un premier moteur, tandis que ce а quoi l’intelligence donne son assentiment est comme un moteur mы. Voilа pourquoi, dans la dйfinition de la foi, la comparaison de celle-ci au bien de la volontй est posйe avant l’objet propre.

 

14° La foi ne convainc pas l’esprit par l’йvidence de la chose, mais par l’inclination de la volontй, comme on l’a dit, l’argument n’est donc pas concluant.

 

15° La connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment. Quant а la vision, la connaissance s’oppose а la foi ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « les choses qui sont visibles ne relиvent pas de la foi, mais de la connaissance » ; et selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, sont dites « vues » les choses qui sont а portйe du sens ou de l’intelligence. Et l’on dit que des choses sont а portйe de l’intelligence lorsqu’elles ne dйpassent pas sa capacitй. Mais quant а la certitude de l’assentiment, la foi est une connaissance, et pour cette raison elle peut aussi кtre appelйe science et vision, suivant ce passage de 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en йnigme. » Et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu : « Si donc nous pouvons dire en toute convenance que nous savons ce que nous croyons d’une maniиre certaine, nous pouvons dire aussi que nous voyons avec les yeux de l’esprit ce que la raison permet de croire, bien que cela ne soit pas prйsent а nos sens. »

Article 3 : La foi est-elle une vertu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La vertu s’oppose а la connaissance ; et c’est pourquoi la science et la vertu sont posйs comme des genres diffйrents, comme cela est clairement montrй au quatriиme livre des Topiques. Or la foi est contenue dans la connaissance. Elle n’est donc pas une vertu.

 

[Le rйpondant] disait que, de mкme que l’ignorance est un vice parce qu’il est causй par une certaine nйgligence а savoir, de mкme aussi la foi est une vertu parce qu’elle consiste dans la volontй du croyant. En sens contraire : une chose ne peut кtre une faute du seul fait qu’elle est causйe par une faute ; sinon la peine en tant que telle serait une faute ; donc l’ignorance ne peut pas non plus кtre appelйe vice parce qu’elle naоt du vice de nйgligence ; donc, pour la mкme raison, que la foi s’ensuive de la volontй ne peut non plus la faire appeler vertu.

 

On dйfinit la vertu par rapport au bien ; en effet, la vertu est « ce qui rend bon celui qui la possиde, et bonne son њuvre », comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. Or l’objet de la foi est le vrai, et non le bien. La foi n’est donc pas une vertu.

 

[Le rйpondant] disait que le vrai qui est l’objet de la foi est la vйritй premiиre, qui est en outre le souverain bien ; et de la sorte, la foi est une vertu. En sens contraire : La distinction des habitus et des actes se prend de la distinction formelle, et non matйrielle, des objets : sinon, la vue et l’ouпe appartiendraient а la mкme puissance, car il arrive que le mкme soit audible et visible. Or, quelque identiques que soient rйellement ce qui est bien et ce qui est vrai, la notion de vrai et celle de bien sont cependant formellement diffйrentes. L’habitus qui tend au vrai suivant la notion de vrai se distingue donc de celui qui tend au bien sous l’aspect du bien ; et ainsi, l’on distinguera la foi de la vertu.

 

Le mйdium et les extrкmes sont dans le mкme genre, comme le montre clairement le Philosophe au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Or la foi est intermйdiaire entre la science et l’opinion ; Hugues de Saint-Victor dit en effet que « la foi est une certitude de l’esprit, supйrieure а l’opinion et infйrieure а la science ». Or ni l’opinion ni la science n’est une vertu. Donc la foi non plus.

 

La prйsence de l’objet n’фte pas l’habitus de la vertu. Or l’objet de la foi est la vйritй premiиre, et quand celle-ci sera а portйe de notre esprit de sorte que nous la voyions, alors ce ne sera plus la foi mais la vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

« La vertu est le dernier degrй de la puissance », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Or la foi n’est pas le dernier degrй de la puissance humaine, car celle-ci peut quelque chose de plus : la claire vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

Selon saint Augustin au livre sur le Bien du mariage, c’est par les vertus que les puissances sont apprкtйes а leurs actes. Or la foi n’apprкte pas l’intelligence, mais plutфt l’empкche : car par elle l’intelligence est assujettie, comme on le voit bien en 2 Cor. 10, 5. La foi n’est donc pas une vertu.

 

Le Philosophe divise la vertu en intellectuelle et morale. Et c’est lа une division par opposйs immйdiats, car l’intellectuelle est celle qui est dans le raisonnable par essence, tandis que la morale est celle qui est dans le raisonnable par participation ; et le raisonnable ne peut кtre pris autrement, ni la vertu humaine exister hors du raisonnable, pris en quelque faзon. Or la foi n’est pas une vertu morale, car alors les actions et les passions seraient sa matiиre. Ni de mкme intellectuelle, puisqu’elle n’est aucune des cinq que le Philosophe pose au sixiиme livre de l’Йthique : car elle n’est ni la sagesse, ni l’intelligence, ni la science, ni l’art, ni la prudence. La foi n’est donc nullement une vertu.

 

10° Ce qui convient а une chose par l’extйrieur, ne rйside pas en elle essentiellement mais accidentellement. Or кtre une vertu ne convient а la foi que par autre chose, comme on le disait, c’est-а-dire par la volontй. Il est donc accidentel а la foi d’кtre une vertu ; et ainsi, on ne peut la poser comme une espиce de vertu.

 

11° Dans la prophйtie, il y a une connaissance plus parfaite que dans la foi. Or la prophйtie n’est pas posйe comme une vertu. La foi ne doit donc pas non plus кtre appelйe une vertu.

 

 

En sens contraire :

 

La vertu est la disposition du parfait au meilleur. Or cela convient а la foi ; car elle dispose l’homme а la bйatitude, qui est le meilleur. La foi est donc une vertu.

 

Tout habitus par lequel on est confortй dans l’action et fortifiй dans la passion, est une vertu. Or la foi est telle : « la foi est agissante par la charitй » (Gal. 5, 6). Elle fortifie aussi les fidиles pour rйsister au Diable, comme il est dit en 1 Pet. 5, 9. Elle est donc une vertu.

 

Hugues de Saint-Victor dit qu’il y a trois vertus sacramentelles par lesquelles nous sommes initiйs, ce sont la foi, l’espйrance et la charitй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Tous posent que la foi est une vertu. Pour le voir clairement, il faut noter que la vertu, suivant l’acception premiиre de son nom, signifie l’achиvement de la puissance active. Or il y a deux puissances actives : l’une dont l’action a pour terme une chose faite au-dehors, comme l’action de la puissance йdificative a pour terme l’йdifice ; l’autre dont l’action ne se termine pas au-dehors, mais rйside dans l’agent lui-mкme, comme la vision en celui qui voit, ainsi qu’on le trouve chez le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or dans ces deux puissances, l’achиvement se comprend diffйremment. Car les actes des premiиres puissances, comme dit le Philosophe au mкme endroit, ne sont pas dans celui qui fait mais dans ce qui est fait ; et c’est pourquoi l’achиvement de la puissance y est considйrй dans ce qui est fait. Ainsi dit-on que la vertu de celui qui porte des poids rйside en ce qu’il porte le plus grand poids, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et semblablement, la vertu du bвtisseur rйside en ce qu’il construit la meilleure maison. Mais parce que l’acte de l’autre puissance rйside dans l’agent, non dans une chose faite, l’achиvement de cette puissance se comprend suivant le mode d’action ; c’est-а-dire en sorte qu’il opиre bien et convenablement, ce qui permet а son acte d’кtre appelй bon. Et de lа vient que dans ce genre de puissances, on appelle vertu ce qui rend l’њuvre bonne.

 

Mais le bien ultime que considиrent le philosophe et le thйologien n’est pas le mкme. En effet, le philosophe considиre comme le bien ultime ce qui est proportionnй aux forces humaines, et consiste dans l’acte de l’homme lui-mкme ; aussi dit-il que la fйlicitй est une certaine opйration. Voilа pourquoi, selon le Philosophe, l’acte bon, dont le principe est appelй vertu, est appelй tel dans l’absolu, en tant qu’il s’ajoute а la puissance en la perfectionnant. Par consйquent, tout habitus que le Philosophe trouve йlicitant un tel acte, il dit que c’est une vertu, qu’elle soit dans la partie intellective — comme la science, l’intelligence et ce genre de vertus intellectuelles, dont l’acte est le bien de la puissance elle-mкme, qui est de considйrer le vrai — ou dans la partie affective, comme la tempйrance, la force et les autres vertus morales.

 

Mais le thйologien considиre comme le bien ultime ce qui dйpasse le pouvoir de la nature, а savoir la vie йternelle, comme on l’a dйjа dit. C’est pourquoi, dans les actes humains, il ne considиre pas le bien dans l’absolu — car il n’y pose pas la fin — mais en relation а ce bien qu’il pose comme fin : il affirme que cet acte seul est complиtement bon, qui est ordonnй du bien prochain au bien final, c’est-а-dire qui est mйritoire de la vie йternelle ; et tout acte tel, il l’appelle un acte de vertu ; et tout habitus йlicitant proprement un tel acte est appelй par lui vertu. Or un acte ne peut кtre appelй mйritoire que lorsqu’il est йtabli au pouvoir de celui qui opиre : car celui qui mйrite, il est nйcessaire qu’il produise quelque chose ; et il ne peut produire que ce qui est sien en quelque faзon, c’est-а-dire ce qui vient de lui. Or un acte rйside en notre pouvoir dans la mesure oщ il appartient а la volontй : qu’il lui appartienne comme йlicitй par elle, ainsi aimer et vouloir, ou bien comme commandй par elle, ainsi marcher et parler. Donc relativement а n’importe quel acte de ce genre peut кtre posйe une vertu, qui йlicite des actes parfaits dans un tel genre d’actes. Or l’acte de croire, comme on l’a dйjа dit, ne comporte d’assentiment que par le commandement de la volontй ; donc dans son кtre, cet acte dйpend de la volontй. Et de lа vient que l’acte de croire peut lui-mкme кtre mйritoire ; et la foi, qui est l’habitus qui l’йlicite, est une vertu selon le thйologien.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance et la science ne s’opposent pas а la vertu considйrйe dans l’absolu, mais а la vertu morale, qui est appelйe vertu plus communйment.

 

Bien qu’il ne suffise pas а la notion de vice ou de vertu qu’une chose soit causйe par un vice ou une vertu, cependant il suffit, pour qu’un acte soit un acte de vice ou de vertu, qu’il puisse кtre commandй par un vice ou une vertu.

 

Le bien auquel la vertu ordonne ne doit pas кtre envisagй comme l’objet d’un acte, mais ce bien est l’acte parfait lui-mкme, que la vertu йlicite. Or bien que le vrai diffиre rationnellement du bien, cependant le fait mкme de considйrer le vrai est un certain bien de l’intelligence ; et le fait mкme d’assentir а la vйritй premiиre pour elle-mкme est un certain bien mйritoire. C’est pourquoi la foi, qui est ordonnйe а cet acte, est appelйe vertu.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

Au sens oщ nous parlons maintenant de la vertu, ni la science ni l’opinion ne peut кtre appelйe vertu, mais seulement la foi. Et quant а ce qui dans la foi appartient а la volontй, par oщ elle rentre, comme on l’a vu, dans le genre de la vertu, elle n’est pas intermйdiaire entre la science et l’opinion, car dans la science et l’opinion aucune inclination ne vient de la volontй, mais seulement de la raison. Mais si nous parlions de celles-ci quant а ce qui appartient а la connaissance, alors ni l’opinion ni la foi ne serait une vertu, puisqu’elles n’ont pas une connaissance complиte, mais que seule la science en a une.

 

La vйritй premiиre n’est objet propre de la foi que sous l’aspect suivant : en tant qu’on ne la voit pas ; et cela ressort clairement de la dйfinition de l’Apфtre, oщ l’objet propre de la foi est posй comme non apparent. Par consйquent, lorsque la vйritй premiиre sera а portйe de l’intelligence, elle perdra la raison formelle d’objet.

 

On dit que la foi est le dernier degrй de la puissance, en tant qu’elle achиve la puissance pour qu’elle йlicite l’acte bon et mйritoire. Or il n’est pas requis, pour la raison formelle de vertu, que par elle soit йlicitй l’acte le meilleur que cette puissance peut йliciter, puisqu’il arrive qu’il y ait dans la mкme puissance plusieurs vertus, dont l’une йlicite un acte plus noble que l’autre, par exemple la magnificence et la libйralitй.

 

Chaque fois que deux choses sont ordonnйes entre elles, la perfection de l’infйrieure est d’кtre soumis а la supйrieure ; ainsi le concupiscible, qui est soumis а la raison. Donc on ne dit pas que l’habitus de la vertu apprкte le concupiscible а l’acte pour qu’il la fasse librement s’йchapper vers les concupiscibles, mais parce qu’il la rend parfaitement soumise а la raison. De mкme aussi, le bien de l’intelligence elle-mкme est d’кtre soumise а la volontй qui adhиre а Dieu ; c’est pourquoi l’on dit que la foi apprкte l’intelligence, en tant qu’elle l’assujettit а une telle volontй.

 

La foi n’est une vertu ni intellectuelle ni morale, mais elle est une vertu thйologale. Or les vertus thйologales, bien qu’elles rejoignent les intellectuelles ou les morales quant au sujet, en diffиrent cependant par l’objet. Car l’objet des vertus thйologales est la fin ultime elle-mкme, tandis que l’objet des autres, ce sont les moyens. Or, si certaines vertus regardant la fin elle-mкme sont posйes par les thйologiens et non par les philosophes, c’est parce que la fin de la vie humaine, que les philosophes considиrent, ne dйpasse pas le pouvoir de la nature : par consйquent, l’homme y tend par une inclination naturelle ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire qu’il soit йlevй par des habitus а tendre vers cette fin, comme il est nйcessaire qu’il soit йlevй а tendre vers la fin qui dйpasse le pouvoir de la nature, et que les thйologiens considиrent.

 

10° La foi n’est dans l’intelligence que pour autant qu’elle est commandйe par la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Donc, bien que ce qui est du cфtй de la volontй puisse кtre dit accidentel а l’intelligence, cela est cependant essentiel а la foi, comme ce qui appartient а la raison est accidentel au concupiscible, mais essentiel а la tempйrance.

 

11° La prophйtie ne dйpend pas de la volontй de celui qui prophйtise, comme il est dit en 2 Pet. 1, 21, tandis que la foi provient en quelque sorte de la volontй du croyant ; voilа pourquoi la prophйtie ne peut, comme la foi, кtre appelйe une vertu.

Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?

 

Objections :

 

Il semble que ce ne soit pas dans la partie cognitive, mais dans l’affective.

 

La vertu semble кtre dans la partie affective, puisque la vertu est un certain « amour ordonnй », comme dit saint Augustin au livre sur les Mњurs de l’Йglise. Or la foi est une vertu. Elle est donc dans la partie affective.

 

La vertu implique une certaine perfection ; elle est en effet « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme livre de la Physique. Or, la foi ayant une part de perfection et une part d’imperfection, la part d’imperfection est du cфtй de la connaissance, tandis que la part de perfection vient de la volontй et consiste а adhйrer fermement aux choses invisibles. Donc, en tant que vertu, elle est dans l’affective.

 

Saint Augustin йcrit dans sa Lettre а Consentius que l’enfant, « quoiqu’il n’ait pas encore la foi qui rйside dans la volontй de croire, » est dйjа devenu fidиle par le sacrement de la foi ; d’oщ l’on tire expressйment que la foi est dans la volontй.

 

Au livre sur la Prйdestination des saints, saint Augustin dit que la foi qui consiste dans la volontй de croire est concernйe par ce passage de l’Apфtre : « Qu’as-tu que tu n’aies reзu ? » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La disposition et la perfection semblent appartenir au mкme sujet. Or la foi dispose а la gloire, qui est dans l’affective. La foi rйside donc, elle aussi, dans l’affective.

 

Le mйrite rйside dans la volontй, car seule la volontй a la maоtrise de son acte. Or l’acte de foi est mйritoire. C’est donc un acte de la volontй ; et ainsi, il semble qu’il rйside dans la volontй.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle est en mкme temps dans l’affective et la cognitive. En sens contraire : un habitus unique ne peut appartenir а deux puissances. Or la foi est un unique habitus. Elle ne peut donc кtre dans l’affective et la cognitive, qui sont deux puissances.

 

 

En sens contraire :

 

Un habitus qui perfectionne une puissance a son objet en commun avec elle : sinon il ne pourrait y avoir un acte unique de la puissance et de l’habitus. Or la foi n’a pas son objet en commun avec l’affective, mais seulement avec la cognitive, car l’objet de l’une et de l’autre est le vrai. La foi est donc dans la cognitive.

 

Saint Augustin dit dans sa Lettre а Consentius que la foi est une illumination de l’esprit relativement а la vйritй premiиre. Or кtre йclairй appartient а la cognitive. La foi est donc dans la partie cognitive.

 

Si l’on dit que la foi est dans la volontй, ce sera uniquement parce que nous croyons en le voulant. Or semblablement, nous effectuons toutes les њuvres des vertus en les connaissant, comme cela est clairement montrй au deuxiиme livre de l’Йthique. Donc, pour la mкme raison, toutes les vertus seraient dans la partie cognitive ; ce qui est йvidemment faux.

 

Par la grвce qui est dans les vertus est restaurйe l’image, qui consiste dans les trois puissances : la mйmoire, l’intelligence et la volontй. Or les trois vertus qui ont en premier un rapport а la grвce sont la foi, l’espйrance et la charitй. L’une d’elle sera donc dans l’intelligence. Or il est avйrй que ce n’est pas l’espйrance ni la charitй. C’est donc la foi.

 

La puissance cognitive est au probable et а l’improbable ce que l’affective est а l’approuvable et au rйprouvable. Or la vertu par laquelle ce qui est rйprouvable selon la raison humaine est approuvй — а savoir la charitй, par laquelle l’ennemi est aimй, lui qui semble naturellement rйprouvable — est dans l’affective. Donc la foi, par laquelle est prouvй ou affirmй ce qui semble improbable а la raison, sera dans la cognitive.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, plusieurs opinions ont йtй avancйes. Certains ont prйtendu que la foi йtait dans les deux puissances, l’affective et la cognitive. Mais cela n’est nullement possible, si l’on pense qu’elle est а йgalitй dans les deux puissances. En effet, un unique habitus ne peut avoir qu’un seul acte ; et un acte unique ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй. C’est pourquoi certains d’entre eux ont affirmй qu’elle est principalement dans l’affective. Mais cela ne semble pas vrai, puisque l’acte de croire implique lui-mкme une certaine rйflexion, comme le montre clairement saint Augustin. Or la rйflexion est un acte de la cognitive ; la foi est aussi appelйe d’une certaine faзon science et vision, comme on l’a dйjа dit, et celles-ci appartiennent toutes deux а la cognitive.

 

D’autres disent que la foi est dans l’intelligence, mais pratique ; car ils disent que c’est а l’intelligence pratique que l’amour incline, ou que c’est elle que suit l’amour, ou elle qui incline а l’њuvre ; et ces trois choses se rencontrent dans la foi. Car par l’amour, l’on est inclinй а la foi : en effet, nous croyons parce que nous voulons. L’amour mкme suit la foi, en tant que l’acte de foi engendre en quelque sorte l’acte de charitй. L’amour dirige aussi vers l’њuvre : « car la foi opиre par la charitй » (Gal. 5, 6). Mais ceux-ci ne semblent pas comprendre ce qu’est l’intelligence pratique. En effet, l’intelligence pratique est identique а l’intelligence opйrative : donc seule l’extension а l’њuvre fait qu’une intelligence est pratique. Or la relation а l’amour, soit antйcйdent soit consйquent, ne l’entraоne pas hors du genre de l’intelligence spйculative. Car si l’on n’йtait pas appliquй а la spйculation mкme de la vйritй, il n’y aurait jamais de dйlectation dans l’acte de l’intelligence spйculative : ce qui va contre le Philosophe qui affirme au dixiиme livre de l’Йthique qu’il y a une trиs pure dйlectation dans l’acte de la spйculative. Et ce n’est pas n’importe quelle relation а l’њuvre qui fait que l’intelligence est pratique : car la simple spйculation peut кtre pour quelqu’un une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : par exemple, le philosophe spйcule que l’вme est immortelle, et de lа comme d’une cause йloignйe il prend occasion d’opйrer quelque chose. Mais l’intelligence pratique doit nйcessairement кtre la rиgle prochaine de l’њuvre, pour prendre par lа en considйration l’opйrable lui-mкme, ainsi que les raisons d’opйrer ou les causes de l’њuvre. Or il est avйrй que l’objet de la foi n’est pas le vrai opйrable, mais le vrai incrйй, sur lequel seul un acte de l’intelligence spйculative peut porter. Par consйquent, la foi est dans l’intelligence spйculative, bien que la foi soit comme une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : et pour cette raison, l’opйration ne lui est attribuйe que par l’intermйdiaire de l’amour.

 

Il faut cependant savoir qu’elle n’est pas dans l’intelligence spйculative de faзon absolue, mais pour autant qu’elle est soumise au commandement de la volontй ; comme aussi la tempйrance est dans le concupiscible pour autant qu’elle participe en quelque faзon а la raison. En effet, йtant donnй que, pour la bontй de l’acte d’une puissance, il est requis que cette puissance soit soumise а quelque puissance supйrieure en suivant son commandement, non seulement il est requis de la puissance supйrieure qu’elle soit parfaite а commander ou а diriger avec rectitude, mais aussi de l’infйrieure qu’elle soit parfaite а obйir promptement. Aussi, celui qui a une raison droite mais un concupiscible insoumis n’a pas la vertu de tempйrance, parce qu’il est harcelй par les passions, bien qu’il ne soit pas conduit par elles : et dans ce cas, il ne fait pas l’acte de vertu facilement et dйlectablement, ce qui est exigй pour la vertu ; mais il est nйcessaire, pour que la tempйrance soit possйdйe, que le concupiscible lui-mкme soit perfectionnй par un habitus, afin qu’il soit soumis а la volontй sans difficultй. Et semblablement, (il est nйcessaire) pour que l’intelligence suive promptement le commandement de la volontй, qu’il y ait un habitus dans l’intelligence spйculative elle-mкme ; et c’est l’habitus de foi divinement infusй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de saint Augustin s’entend des vertus morales, dont il parle en cet endroit. Ou bien l’on peut dire qu’il parle des vertus quant а leur forme, qui est la charitй.

 

Il y a une certaine perfection de la cognitive en ce qu’elle obtempиre а la volontй qui adhиre а Dieu.

 

Saint Augustin parle de l’acte de foi en disant qu’il est dans la volontй non pas comme dans un sujet mais comme dans une cause, en tant qu’il est commandй par la volontй.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon au quatriиme argument.

 

Il n’est pas nйcessaire que la disposition et l’habitus soient dans le mкme, si ce n’est lorsque la disposition devient elle-mкme habitus ; comme on le voit clairement dans les membres du corps, en lequel la disposition d’un membre cause un effet dans un autre membre ; et semblablement dans les puissances de l’вme, car de la bonne disposition de l’imagination s’ensuit dans l’intelligence la perfection de la connaissance.

 

« Acte de la volontй » se dit non seulement de l’acte que la volontй йlicite, mais aussi de celui que la volontй commande ; voilа pourquoi le mйrite peut rйsider dans les deux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Un unique habitus ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй ; mais il peut appartenir а l’une en tant qu’elle a une relation а l’autre ; et c’est le cas de la foi.

Article 5 : La forme de la foi est-elle la charitй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si deux choses se divisent par opposition, l’une ne peut кtre la forme de l’autre. Or la foi et la charitй se divisent par opposition. La charitй n’est donc pas la forme de la foi.

 

[Le rйpondant] disait que, considйrйes en elles-mкmes, elles se divisent par opposition ; mais en tant qu’ordonnйes а une fin unique, qu’elles mйritent par leurs actes, la charitй est alors la forme de la foi. En sens contraire : parmi les causes, deux sont extrinsиques, l’agent et la fin, et deux sont intrinsиques, la forme et la matiиre. Or, que deux causes diffйrentes entre elles se rejoignent en un unique principe extrinsиque, n’est pas une raison pour qu’elles se rejoignent en un unique principe intrinsиque. Donc, que la charitй soit la forme de la foi ne peut pas venir de ce que la foi et la charitй sont ordonnйes а une fin unique.

 

[Le rйpondant] disait que la charitй n’est pas la forme intrinsиque de la foi, mais extrinsиque, quasi exemplaire. En sens contraire : la reproduction reзoit son espиce du modиle, c’est pourquoi saint Hilaire dit que « l’image est une espиce qui ne diffиre pas de la chose qu’elle imite ». Or la foi ne reзoit pas son espиce de la charitй. La charitй ne peut donc кtre la forme exemplaire de la foi.

 

Toute forme est soit substantielle, soit accidentelle, soit exemplaire. Or la charitй n’est par forme substantielle de la foi, car dans ce cas elle serait indispensable а son intйgritй ; ni non plus forme accidentelle, car alors la foi serait plus noble que la charitй, comme le sujet est plus noble que l’accident ; ni enfin exemplaire, car alors la charitй pourrait exister sans la foi, comme le modиle peut exister sans la reproduction. La charitй n’est donc pas la forme de la foi.

 

La rйcompense correspond au mйrite. Or la rйcompense consiste principalement dans les trois dots que sont la vision, qui succиde а la foi, la saisie, qui succиde а l’espйrance, et la fruition, qui correspond а la charitй. Mais on dit que la rйcompense consiste principalement dans la vision ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « cette vue est toute notre rйcompense ». Donc le mйrite, comme la rйcompense, doit кtre attribuй а la foi ; et ainsi, parce qu’elles sont ordonnйes au mйrite, la foi semble кtre la forme de la charitй plutфt que l’inverse.

 

La perfection d’un perfectible unique est unique. Or la forme de la foi est la grвce. Sa forme n’est donc pas la charitй, puisque la charitй n’est pas identique а la grвce.

 

А propos de Mt 1, 2 : « Abraham engendra Isaac, etc. », la Glose dit : « la foi l’espйrance, et l’espйrance la charitй » ; ce qui s’entend des actes et non des habitus. L’acte de charitй dйpend donc de l’acte de foi. Or la forme ne dйpend pas de ce dont elle est la forme, mais c’est l’inverse. La charitй n’est donc pas la forme de la foi en tant qu’elles sont ordonnйes а l’acte mйritoire.

 

On distingue les habitus par les objets. Or les objets de la foi et de la charitй sont diffйrents : ce sont le bien et le vrai. Donc leurs habitus, eux aussi, se distinguent formellement. Or tout acte vient de la forme. Les actes de ces habitus sont donc diffйrents ; et ainsi, mкme relativement а l’acte, il n’est pas possible que la charitй soit la forme de la foi.

 

La charitй est la forme de la foi en ce sens qu’elle dйtermine formellement la foi ; si donc la charitй ne dйtermine formellement la foi que relativement а l’acte, la charitй ne sera pas la forme de la foi, mais de l’acte de foi.

 

10° En 1 Cor. 13, 13, l’Apфtre dit : « Maintenant ces trois choses demeurent : la foi, l’espйrance, la charitй » ; dans ce passage, la foi, l’espйrance et la charitй sont distinguйes par opposition. Or il semble qu’il parle de la foi formйe, car la foi informe n’est pas posйe comme une vertu, comme on le dira. La foi formйe s’oppose donc а la charitй ; la charitй ne peut donc кtre la forme de la foi.

 

11° Pour qu’un acte soit un acte de vertu, on requiert de lui qu’il soit droit et qu’il soit volontaire. Or, de mкme que le principe de l’acte volontaire est la volontй, de mкme le principe de l’acte droit est la raison. Donc, de mкme que ce qui appartient а la volontй est requis pour l’acte de vertu, de mкme ce qui appartient а la raison l’est aussi. Et ainsi, de mкme que la charitй, qui est dans la volontй, est la forme des vertus, de mкme aussi la foi, qui est dans la raison. Et de la sorte, l’une ne doit pas кtre appelйe la forme de l’autre.

 

12° C’est par le mкme principe qu’une chose est vivifiйe et qu’elle est formйe. Or la vie spirituelle est attribuйe а la foi, comme on le voit clairement en Hab. 2, 4 : « Mon juste vit de la foi. » La formation des vertus doit donc, elle aussi, кtre attribuйe а la foi plutфt qu’а la charitй.

 

13° En celui qui a la grвce, l’acte de foi est formй. Or il est possible que l’acte de foi de tel homme n’ait aucune relation а la charitй. L’acte de foi peut donc кtre formй non par la charitй ; et ainsi, il ne semble pas que, mкme relativement а l’acte, la charitй soit la forme de la foi.

 

 

En sens contraire :

 

La forme de la foi est ce sans quoi la foi est informe. Or la foi sans la charitй est informe. La charitй est donc la forme de la foi.

 

Saint Ambroise dit que « la charitй est la mиre de toutes les vertus, elle qui les dйtermine toutes formellement ».

 

Une vertu est dite formйe pour autant qu’elle peut йliciter un acte mйritoire. Or aucun acte ne peut кtre mйritoire et agrйable а Dieu, s’il ne procиde de l’amour. La charitй est donc la forme de toutes les vertus.

 

C’est а sa forme qu’une chose doit l’efficace de son opйration. Or la foi doit l’efficace de son opйration а la charitй, car « la foi est agissante par la charitй » (Gal. 5, 6). La charitй est donc la forme de la foi.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a diffйrentes opinions. En effet, certains ont prйtendu que la forme de la foi et des autres vertus йtait la grвce elle-mкme, non une autre vertu, а moins de poser que la grвce est essentiellement identique а la vertu. Mais cela est impossible. Car, que la grвce diffиre de la vertu essentiellement ou qu’elle en diffиre seulement rationnellement, la grвce se rapporte а l’essence de l’вme, tandis que la vertu se rapporte а la puissance. Or, bien que l’essence soit la racine de toutes les puissances, cependant toutes les puissances ne dйrivent pas de l’essence а йgalitй, puisque certaines sont naturellement antйrieures aux autres, et meuvent les autres. Il est donc йgalement nйcessaire que les habitus qui sont dans les puissances infйrieures soient formйs par les habitus qui sont dans les supйrieures ; et ainsi, la formation des vertus infйrieures doit provenir de quelque vertu supйrieure, non immйdiatement de la grвce.

 

C’est pourquoi l’on dit quasi communйment que la charitй, йtant la principale des vertus, est la forme des autres vertus, non seulement en tant qu’elle est identique а la grвce ou que la grвce lui est insйparablement associйe, mais encore du fait mкme qu’elle est charitй ; et ainsi, on dit йgalement qu’elle est la forme de la foi. Mais comment la foi est formйe par la charitй, cela doit se comprendre de la faзon suivante.

 

Chaque fois que l’on a deux principes moteurs ou agents ordonnйs l’un а l’autre, ce qui dans l’effet provient de l’agent supйrieur est quasi formel, tandis que ce qui provient de l’agent infйrieur est quasi matйriel. Et cela se voit clairement tant dans les rйalitйs naturelles que dans les morales. En effet, dans l’acte de la puissance nutritive, la facultй de l’вme est comme un agent premier, alors que la chaleur ignйe est comme un agent instrumental, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme ; or ce qui, dans la chair, qui est accrue par la nutrition, est du cфtй de la chaleur ignйe, comme l’agrйgation des parties, ou la siccitй, ou quelque autre chose de ce genre, cela est matйriel par rapport а l’espиce de la chair, qui vient de la facultй de l’вme. De mкme aussi, puisque la raison commande aux puissances infйrieures que sont l’irascible et le concupiscible, ce qui dans l’habitus du concupiscible est du cфtй du concupiscible, а savoir un certain penchant а user en quelque faзon des objets de convoitise, est quasi matйriel dans la tempйrance, tandis que l’ordre, qui appartient а la raison, ainsi que la rectitude, sont comme sa forme. Et il en va de mкme aussi dans les autres vertus morales ; voilа pourquoi certains philosophes appelaient « sciences » toutes les vertus, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Puis donc que la foi est dans l’intelligence pour autant qu’elle est mue et commandйe par la volontй, ce qui est du cфtй de la connaissance est quasi matйriel en elle, tandis que sa formation doit кtre envisagйe du cфtй de la volontй. Et de la sorte, puisque la charitй est la perfection de la volontй, la foi est informйe par la charitй.

 

Et le mкme raisonnement vaut pour toutes les autres vertus telles qu’elles sont considйrйes par le thйologien, c’est-а-dire en tant qu’elles sont les principes de l’acte mйritoire. Mais un acte ne peut кtre mйritoire que s’il est volontaire, comme on l’a dйjа dit. Et ainsi, l’on voit clairement que toutes les vertus que le thйologien considиre sont dans les puissances de l’вme en tant qu’elles sont mues par la volontй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’on ne dit pas que la charitй est la forme de la foi comme on dit que la forme est une partie de l’essence — car dans ce cas elle ne pourrait s’opposer а la foi — mais en tant que la foi reзoit de la charitй quelque perfection ; ainsi йgalement dans l’univers, l’on dit que les йlйments supйrieurs sont comme la forme des infйrieurs, tel l’air pour l’eau et l’eau pour la terre, comme il est dit au quatriиme livre de la Physique.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

La faзon dont la charitй est appelйe forme est proche de la faзon dont nous appelons forme le modиle ; car la part de perfection qui est dans la foi est amenйe par la charitй ; de sorte que la charitй la possиde essentiellement, tandis que la foi et les autres vertus, par participation.

 

Puisque l’habitus mкme de charitй n’est pas intrinsиque а la foi, il ne peut кtre appelй sa forme ni substantielle ni accidentelle ; mais il peut en quelque sorte кtre appelй forme exemplaire. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que la charitй puisse exister sans la foi. En effet, la foi n’a pas pour modиle la charitй en tant qu’elle est foi — car ainsi, du cфtй de ce qui dans la foi appartient а la connaissance, la foi prйcиde la charitй — mais seulement en tant qu’elle est parfaite. Et ainsi, rien n’empкche que la foi, sous un aspect, soit antйrieure а la charitй, de sorte que sans elle la charitй ne puisse pas exister, et que sous un autre aspect celle-ci soit le modиle de la foi, qu’elle forme toujours parce que la foi lui est toujours prйsente. Mais ce qui dans la foi est causй par la charitй est intrinsиque а la foi, et nous dirons plus loin comment cela est accidentel ou substantiel а la foi.

 

La volontй et l’intelligence se prйcиdent l’une l’autre de diffйrentes faзons. En effet, l’intelligence prйcиde la volontй dans la voie de rйception : car pour qu’une chose meuve la volontй, il est nйcessaire qu’elle soit d’abord reзue dans l’intelligence, comme cela est clairement montrй au troisiиme livre sur l’Вme. Mais dans le mouvoir ou l’agir, la volontй est antйrieure : car toute action ou mouvement provient de la volontй du bien ; et c’est pourquoi l’on dit que toutes les puissances infйrieures sont mues par la volontй, dont l’objet propre est le bien sous l’aspect de bien. Or la rйcompense se rйfиre au mode de rйception, mais le mйrite au mode d’action ; et de lа vient que toute la rйcompense est principalement attribuйe а l’intelligence ; et il est dit que « cette vue est toute notre rйcompense », car la rйcompense commence dans l’intelligence et elle est consommйe dans la volontй. Le mйrite est attribuй а la charitй, car la premiиre а mouvoir pour opйrer les њuvres mйritoires est la volontй, que la charitй perfectionne.

 

Qu’une chose ait plusieurs perfections de mкme ordre, est impossible. Mais la grвce est comme la perfection premiиre des vertus, tandis que la charitй est comme la perfection prochaine.

 

L’acte de foi qui prйcиde la charitй est un acte imparfait, attendant de la charitй sa perfection ; en effet, la foi est antйrieure а la charitй sous un aspect, et postйrieure sous un autre, comme on l’a dit.

 

Cette objection vaut pour l’acte de foi qui est envisagй en soi, non en tant qu’il est perfectionnй par la charitй.

 

Quand la puissance supйrieure est parfaite, sa perfection cause une perfection dans l’infйrieure ; et ainsi, puisque la charitй est dans la volontй, sa perfection rejaillit en quelque sorte sur l’intelligence : et de la sorte la charitй forme non seulement l’acte de foi, mais aussi la foi elle-mкme.

 

10° Dans cette citation, l’Apфtre semble parler de ces habitus sans considйrer en eux la raison formelle de vertu, mais plutфt qu’ils sont certains dons et certaines perfections. Voilа pourquoi dans la mкme partie de son йpоtre il fait mention de la prophйtie et de certaines autres grвces donnйes gratuitement, et qui ne sont pas posйes comme des vertus. Cependant, s’il parle d’elles en tant qu’elles sont des vertus, l’argument n’est toujours pas concluant. En effet, il arrive que des choses soient distinguйes par opposition, alors que l’une est la cause ou la perfection de l’autre ; par exemple le mouvement local s’oppose aux autres mouvements, alors qu’il est leur cause ; et ainsi, la charitй s’oppose aux autres vertus, bien qu’elle soit leur forme.

 

11° La raison peut кtre envisagйe de deux faзons : d’abord en soi, ensuite en tant qu’elle gouverne les puissances infйrieures. Donc, en tant qu’elle gouverne les puissances infйrieures, elle est perfectionnйe par la prudence. Et de lа vient que toutes les autres vertus morales, par lesquelles les puissances infйrieures sont perfectionnйes, sont formйes par la prudence comme par une forme prochaine. Mais la foi perfectionne la raison considйrйe en soi, en tant qu’elle est spйculatrice du vrai ; il ne lui appartient donc pas de former les vertus infйrieures, mais d’кtre formйe par la charitй, qui forme aussi les autres, et la prudence elle-mкme : car c’est aussi en vue de la fin qui est l’objet de la charitй que la prudence elle-mкme raisonne sur les moyens.

 

12° Une chose commune est attribuйe spйcialement а quelque chose de deux faзons : soit parce qu’elle lui convient trиs parfaitement, comme si nous attribuions le connaоtre а l’intelligence ; soit parce qu’on la rencontre en premier en lui : ainsi le vivre est attribuй а l’вme vйgйtative, comme cela est clairement montrй au premier livre sur l’Вme, parce que la vie apparaоt premiиrement dans ses actes. La vie spirituelle est donc attribuйe а la foi, parce qu’elle apparaоt en premier dans son acte, bien que son achиvement soit dans la charitй, et celle-ci est par consйquent la forme des autres vertus.

 

13° En celui qui a la charitй, il ne peut exister un acte de vertu qui ne soit pas formй par la charitй. En effet, ou bien cet acte sera ordonnй vers la fin convenable, et ce ne peut кtre que par la charitй en celui qui a la charitй ; ou bien il n’est pas ordonnй vers la fin convenable, et dans ce cas il ne sera pas un acte de vertu. Il est donc impossible que l’acte de foi soit formй par la grвce et non par la charitй : car la grвce n’a de relation а l’acte que moyennant la charitй.

Article 6 : La foi informe est-elle une vertu ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce que la foi reзoit de la charitй ne peut кtre essentiel а la foi elle-mкme, puisque la foi peut exister sans cela. Or une chose n’est pas placйe dans un genre par ce qui lui est accidentel. Кtre formйe par la charitй ne place donc pas la foi dans le genre de la vertu : elle est donc une vertu sans la forme de la charitй.

 

Rien n’est opposй au vice que la vertu ou le vice. Or l’infidйlitй, qui est un vice, est opposйe а la foi informe non comme а un vice ; donc comme а une vertu ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus

 

[Le rйpondant] disait que l’infidйlitй n’est opposйe qu’а la foi formйe. En sens contraire : les habitus dont les actes sont opposйs sont nйcessairement opposйs. Or les actes de la foi informe et de l’infidйlitй sont opposйs : ce sont l’assentiment et le dissentiment. La foi informe est donc opposйe а l’infidйlitй.

 

La vertu ne semble pas кtre autre chose qu’un habitus perfectionnant une puissance. Or l’intelligence est perfectionnйe par la foi informe. Celle-ci est donc une vertu.

 

Les habitus infus sont plus nobles que les habitus acquis. Or les habitus acquis que sont les habitus politiques sont appelйs vertus mкme sans la charitй, tels qu’ils sont posйs par les philosophes. Donc а bien plus forte raison, йtant un habitus infus, la foi qui est un habitus informe est-elle une vertu.

 

Saint Augustin dit que les vertus autres que la charitй peuvent exister sans la grвce. Donc la foi informe, qui existe sans la grвce, est elle aussi une vertu.

 

 

En sens contraire :

 

Toutes les vertus sont connexes, de sorte que celui qui en a une les a toutes, comme dit saint Augustin. Or la foi informe n’est pas associйe aux autres. Elle n’est donc pas une vertu.

 

Il n’y a aucune vertu dans les dйmons. Or il y a en eux la foi informe, car « les dйmons croient » (Jacq. 2, 19). La foi informe n’est donc pas une vertu.

 

 

Rйponse :

 

Si l’on prend la vertu au sens propre, la foi informe n’est pas une vertu. Et la raison en est que la vertu, а proprement parler, est un habitus pouvant йliciter un acte parfait. Or quand un acte dйpend de deux puissances, il ne peut кtre appelй parfait que si la perfection se rencontre dans l’une et l’autre puissance ; et on le voit clairement tant dans les vertus morales que dans les intellectuelles.

 

En effet, la connaissance des conclusions exige deux choses : l’intelligence des principes, et la raison qui mиne les principes aux conclusions. Donc, soit que l’on se trompe ou que l’on doute sur les principes, soit que le raisonnement soit dйfaillant, ou encore que l’on n’en comprenne pas la force, l’on n’aura pas en soi la parfaite connaissance des conclusions ; ni, par consйquent, la science, qui est une vertu intellectuelle.

 

De mкme aussi, l’acte convenable du concupiscible dйpend а la fois du concupiscible et de la raison. Si donc la raison n’est pas perfectionnйe par la prudence, l’acte du concupiscible ne peut кtre parfait, aussi enclin au bien que soit le concupiscible ; pour cette raison, ni la tempйrance ni aucune vertu morale ne peut exister sans la prudence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.

 

Puis donc que l’acte de croire dйpend а la fois de l’intelligence et de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, un tel acte ne peut кtre parfait que si а la fois la volontй est perfectionnйe par la charitй, et l’intelligence par la foi. Et de lа vient que la foi informe ne peut кtre une vertu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une chose peut кtre accidentelle а une autre considйrйe dans son genre naturel, et lui кtre essentiel relativement au genre moral, c’est-а-dire au vice et а la vertu ; ainsi la fin convenable pour le repas, ou n’importe quelle autre circonstance due. Et semblablement, ce que la foi reзoit de la charitй lui est accidentel quant а son genre naturel, mais essentiel relativement au genre moral ; et ceci la pose, par consйquent, dans le genre de la vertu.

 

Le vice n’est pas seulement opposй а la vertu parfaite, mais aussi а ce qui imparfait dans le genre de la vertu, comme l’intempйrance а l’inclination naturelle qui est dans le concupiscible pour le bien ; et l’infidйlitй s’oppose ainsi а la foi informe.

 

Nous l’accordons.

 

Par la foi informe, l’intelligence n’est pas conduite а une perfection qui suffise pour la vertu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les philosophes ne considиrent pas les vertus comme des principes de l’acte mйritoire ; voilа pourquoi les habitus non formйs par la charitй peuvent кtre appelйs vertus selon eux, mais non selon le thйologien.

 

Saint Augustin prend pour des vertus au sens large tous les habitus qui perfectionnent en vue d’actes louables. Ou bien l’on peut dire que saint Augustin ne pense pas que les habitus existant sans la grвce peuvent кtre appelйs des vertus, mais que des habitus qui sont des vertus quand ils sont avec la grвce, demeurent sans la grвce ; cependant ils ne sont pas alors des vertus.

Article 7 : Y a-t-il un mкme habitus pour la foi informe et la foi formйe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La grвce qui survient n’a pas une moindre efficace dans le fidиle que dans l’infidиle. Or dans l’infidиle, quand il se convertit, l’habitus de foi est infusй en mкme temps que la grвce. Donc de mкme aussi dans le fidиle ; et ainsi, l’habitus de foi formйe est autre que l’habitus de foi informe.

 

La foi informe est le principe de la crainte servile, tandis que la foi formйe est celui de la crainte chaste ou initiale. Or, la crainte filiale ou chaste survenant, la crainte servile est chassйe. Donc, а la venue de la foi formйe, la foi informe est chassйe, et ainsi, l’habitus n’est pas le mкme pour les deux.

 

Comme dit Boиce, les accidents peuvent кtre corrompus, mais non altйrйs. Or l’habitus de foi informe est un certain accident. Il ne peut donc кtre altйrй pour devenir lui-mкme formй.

 

La vie survenant, ce qui est mort s’en va. Or la foi informe, « qui est sans les њuvres, est morte », comme il est dit en Jacq. 2, 26. А la venue de la charitй, qui est le principe de la vie, la foi informe est donc фtйe, et ainsi, elle ne devient pas formйe.

 

Deux accidents ne deviennent pas un seul. Or la foi informe est un certain accident. Il ne peut donc se faire que la charitй et elle deviennent un ; ce qui semblerait nйcessaire si la foi informe devenait elle-mкme formйe.

 

Tout ce qui diffиre par le genre diffиre aussi par l’espиce et le nombre. Or la foi informe et la foi formйe diffиrent par le genre, puisque l’une est une vertu et l’autre non. Elles diffиrent donc aussi par l’espиce et le nombre.

 

On distingue les habitus par les actes. Or la foi formйe et l’informe ont des actes diffйrents : croire en Dieu et croire а Dieu, ou croire Dieu. Ce sont donc des habitus diffйrents.

 

Des habitus diffйrents sont фtйs par des vices diffйrents, puisque chaque chose est фtйe par son contraire, et qu’une seule est contraire а une autre. Or la foi formйe est фtйe par le pйchй de fornication ; mais non la foi informe, qui ne l’est que par le pйchй d’infidйlitй. La foi informe et la foi formйe sont donc des habitus diffйrents.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 2, 26 : « La foi sans les њuvres est morte » ; la Glose : « par lesquelles elle revit ». C’est donc la foi informe elle-mкme, qui a йtй morte, qui est formйe et revit.

 

Les rйalitйs ne sont pas diversifiйes par ce qui est en dehors de leur essence. Or la charitй est en dehors de l’essence de la foi. Кtre avec ou sans la charitй ne diversifie donc pas l’habitus de foi.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a diffйrentes opinions. En effet, certains prйtendent que l’habitus qui a йtй informe ne devient jamais formй, mais qu’avec la grвce elle-mкme est infusй un certain habitus nouveau, qui est la foi formйe, et qu’а sa venue, l’habitus de foi informe s’en va. Mais cela est impossible, car rien n’est chassй que par son opposй. Si donc l’habitus de foi informe est chassй par l’habitus de foi formйe, puisqu’il ne lui est opposй que sous l’aspect de l’informitй il sera nйcessaire que l’informitй elle-mкme fasse partie de l’essence de la foi informe, et ainsi, elle sera par son essence un habitus mauvais, et ne pourra кtre un don de Dieu. En outre, lorsque quelqu’un pиche mortellement, la grвce et la foi formйe sont фtйes, et cependant nous voyons la foi demeurer. Et ce qu’ils affirment n’est pas probable, а savoir que le don de la foi informe lui serait alors de nouveau infusй : car dans ce cas, du fait mкme que quelqu’un pиche, il serait disposй а recevoir un don de Dieu.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent qu’а la venue de la charitй, ce n’est point l’habitus qui est фtй, mais seulement l’acte de la foi informe. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car alors un habitus demeurerait inutilement. Et de plus, puisque l’acte de foi informe n’a pas de contrariйtй essentielle avec l’acte de foi formйe, il ne peut кtre empкchй par lui.

 

Et l’on ne peut pas dire non plus que les deux actes et les deux habitus existent ensemble, car tout acte que fait la foi informe, la foi formйe peut le faire. Le mкme acte viendrait donc de deux habitus, ce qui ne convient pas.

 

Voilа pourquoi il faut dire avec d’autres que, lorsque survient la charitй, la foi informe demeure, et elle-mкme devient formйe ; et ainsi, seule l’informitй est фtйe. Ce que l’on peut voir de la faзon suivante.

 

Dans les puissances ou les habitus, la diversitй se prend d’une double considйration : des objets, et des diffйrents modes d’action. La diversitй des objets diffйrencie par l’essence les puissances et les habitus, comme la vue diffиre de l’ouпe, et la chastetй de la force. Mais quant au mode d’action, les puissances ne sont pas diffйrenciйes par l’essence, mais par le complet et l’incomplet. En effet, voir plus ou moins clairement, ou exercer plus ou moins promptement l’њuvre de chastetй, ne diffйrencient pas la puissance visuelle ou l’habitus de chastetй, mais montrent que la puissance et l’habitus sont plus ou moins parfaits.

 

Or la foi formйe et la foi informe ne diffиrent pas par l’objet, mais seulement par le mode d’action. Car la foi formйe donne а la vйritй premiиre son assentiment d’une volontй parfaite, tandis que la foi informe, d’une volontй imparfaite. La foi formйe et l’informe ne se distinguent donc pas comme deux habitus diffйrents, mais comme un habitus parfait et imparfait. Par consйquent, puisque le mкme habitus qui йtait auparavant imparfait peut devenir parfait, l’habitus mкme de foi informe devient ensuite formй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La grвce n’a pas une moindre efficace lorsqu’elle est infusйe au fidиle que lorsqu’elle est infusйe а l’infidиle, mais c’est par accident qu’elle ne cause pas en celui qui a la foi un autre habitus de foi, parce qu’elle trouve cet habitus ; de mкme, par le cours d’un professeur, l’ignorant est enseignй, mais le savant n’acquiert pas un nouvel habitus : il est fortifiй dans la science qu’il avait dйjа.

 

Lorsque survient la charitй, la crainte servile n’est pas exclue quant а la substance du don, mais seulement quant а la servilitй. Et de mкme aussi lorsque survient la grвce, la foi n’est фtйe que quant а l’informitй.

 

Bien que l’accident ne puisse кtre altйrй, cependant le sujet de l’accident est altйrй suivant quelque accident ; et ainsi, l’on dit que cet accident varie, comme la blancheur devient plus ou moins grande lorsque le sujet est altйrй suivant la blancheur.

 

La vie survenant, il n’est pas nйcessaire que ce qui est mort soit фtй, mais que la mort soit фtйe ; et ainsi, ce n’est pas la foi informe qui est фtйe par la charitй, mais l’informitй.

 

Bien que deux accidents ne deviennent pas un, cependant un accident peut кtre perfectionnй par un autre, comme la couleur par la lumiиre ; et ainsi, la foi est perfectionnйe par la charitй.

 

On dit que la foi informe et la foi formйe diffиrent par le genre, non pas comme si elles existaient en des genres diffйrents, mais comme le parfait qui atteint la raison formelle du genre et l’imparfait qui ne l’atteint pas encore. Il n’est donc pas nйcessaire qu’elles diffиrent numйriquement, comme ce n’est pas non plus nйcessaire pour l’embryon et l’animal.

 

Croire а Dieu, croire Dieu et croire en Dieu, ces expressions ne dйsignent pas diffйrents actes, mais diffйrentes circonstances du mкme acte de vertu. En effet, il y a dans la foi une part de connaissance, en tant que la foi est une preuve. Et ainsi, quant au principe de cette argumentation, l’acte de foi se dit « croire а Dieu » : car si le croyant est mы а assentir а une chose, c’est parce qu’elle est dite par Dieu. Quant а la conclusion а laquelle il donne son assentiment, l’acte de foi se dit « croire Dieu » : car la vйritй premiиre est l’objet propre de la foi. Et quant а la part de volontй, l’acte de foi se dit « croire en Dieu ». Mais ce n’est parfaitement un acte de vertu que s’il a toutes ces circonstances.

 

Par la fornication et les autres pйchйs, hormis l’infidйlitй, la foi formйe est фtйe non quant а la substance de l’habitus, mais seulement quant а la forme.

Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la vйritй premiиre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La foi est expliquйe dans le Symbole. Or dans le Symbole sont posйes de nombreuses choses qui concernent les crйatures. L’objet de la foi n’est donc pas seulement la vйritй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait que les choses qui, dans le Symbole, concernent les crйatures, se rapportent а la foi comme par accident et secondairement. En sens contraire : la considйration d’une science s’йtend par soi а toutes les choses auxquelles s’йtend l’efficace du mйdium propre par lequel elle procиde. Or le mйdium de la foi consiste а croire а Dieu qui dit quelque chose ; car ce qui meut le fidиle а assentir, c’est qu’il pense qu’une chose a йtй dite par Dieu. Or on doit croire а Dieu non seulement au sujet de la vйritй premiиre, mais au sujet de n’importe quelle vйritй. N’importe quelle vйritй est donc par elle-mкme matiиre et objet de foi.

 

On distingue les actes par les objets. Or l’acte de foi et la vision de Dieu dans sa forme sont des actes diffйrents. Puis donc que l’objet de la vision susdite est la vйritй premiиre elle-mкme, celle-ci ne sera pas objet de l’acte de foi.

 

La vйritй premiиre est а la foi ce que la lumiиre est а la vue. Or la lumiиre n’est pas objet par soi de la vue, mais c’est plutфt la couleur en acte, comme dit Ptolйmйe. La vйritй premiиre n’est donc pas non plus objet par soi de la foi.

 

La foi porte sur des objets complexes ; а eux seuls, en effet, l’on peut assentir comme а des choses vraies. Or la vйritй premiиre est une vйritй incomplexe. L’objet de la foi n’est donc pas la vйritй premiиre.

 

Si la vйritй premiиre йtait objet par soi de la foi, rien de ce qui concerne purement la crйature ne concernerait la foi. Or la rйsurrection de la chair concerne purement la crйature ; et cependant elle est au nombre des articles de foi. La vйritй premiиre n’est donc pas seulement par soi objet de la foi.

 

De mкme que le visible est objet de la vue, de mкme le crйdible est objet de la foi. Or de nombreuses choses autres que la vйritй premiиre sont crйdibles. La vйritй premiиre n’est donc pas par soi objet de foi.

 

La connaissance que l’on a des choses relatives entre elles est la mкme, йtant donnй que l’une est incluse dans la dйfinition de l’autre. Or le Crйateur et la crйature se disent relativement. Donc, quel que soit l’habitus cognitif dont le Crйateur est objet, la crйature en sera aussi l’objet ; et ainsi, il est impossible que la vйritй premiиre seulement soit objet de foi.

 

En n’importe quelle connaissance, ce а quoi nous sommes amenйs est l’objet, et ce par quoi nous y sommes amenйs est le mйdium. Or dans la foi, nous sommes amenйs а assentir а des vйritйs а la fois sur Dieu et sur les crйatures par la vйritй premiиre, en tant que nous croyons Dieu vйridique. La vйritй premiиre ne se comporte donc pas dans la foi comme l’objet de connaissance, mais plutфt comme le mйdium.

 

10° De mкme que la charitй est une vertu thйologale, de mкme йgalement la foi. Or la charitй n’a pas seulement Dieu pour objet, mais aussi le prochain ; et c’est pourquoi deux prйceptes de charitй sont donnйs concernant l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc la foi aussi a pour objet non seulement la vйritй premiиre, mais aussi la vйritй crййe.

 

11° Saint Augustin dit que, dans la patrie, nous verrons les rйalitйs elles-mкmes, tandis qu’ici nous regardons les images des rйalitйs. Or la vision de foi appartient а l’йtat de voie. La vision de foi se fait donc par des images. Or les images par lesquelles notre intelligence voit, sont les rйalitйs crййes. L’objet de la foi est donc la vйritй crййe.

 

12° La foi est intermйdiaire entre la science et l’opinion, comme le montre clairement la dйfinition d’Hugues de Saint-Victor. Or la science et l’opinion portent sur un objet complexe. Donc la foi aussi ; et ainsi, son objet ne peut кtre la vйritй premiиre, qui est simple.

 

13° Le principe de la foi semble кtre la rйvйlation prophйtique, par laquelle nous ont йtй annoncйes les rйalitйs divines. Or l’objet de la prophйtie n’est pas la vйritй premiиre, mais bien au contraire les rйalitйs crййes, qui sont concernйes par des diffйrences temporelles dйterminйes. L’objet de la foi n’est donc pas non plus la vйritй premiиre.

 

14° La vйritй contingente n’est pas la vйritй premiиre. Or quelque vйritй de foi est une vйritй contingente. En effet, que le Christ ait souffert, cela a йtй contingent, puisque cela йtait dйpendant de son libre arbitre et aussi de celui des meurtriers, et cependant la foi porte sur la Passion du Christ. La vйritй premiиre n’est donc pas l’objet propre de la foi.

 

15° La foi, а proprement parler, ne porte que sur des objets complexes. Or, en certains articles de foi, la vйritй premiиre se prйsente comme incomplexe ; comme lorsque nous disons que Dieu a souffert ou est mort. La vйritй premiиre n’y est donc pas touchйe comme objet de foi.

 

16° La vйritй premiиre a un double rapport а la foi : elle l’atteste, et c’est sur elle que la foi porte. Or l’on ne peut la poser comme objet de foi en tant qu’elle l’atteste, car dans ce cas, elle est hors de l’essence de la foi ; ni non plus comme ce sur quoi elle porte, car alors tous les йnoncйs qui seraient formйs concernant la vйritй premiиre seraient des choses crйdibles ; ce qui est manifestement faux. La vйritй premiиre n’est donc pas objet propre de la foi.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit que la foi porte sur « la vйritй simple, perpйtuelle, immuable ». Or seule la vйritй premiиre est telle ; donc, etc.

 

Une vertu thйologale a la mкme chose pour fin et pour objet. Or la fin de la foi est la vйritй premiиre, dont la foi mйrite la vision а dйcouvert. Son objet est donc, lui aussi, la vйritй premiиre.

 

Saint Isidore dit que l’article est une perception de la vйritй divine. Or la foi est contenue dans les articles. La vйritй divine est donc l’objet de la foi.

 

La foi est au vrai ce que la charitй est au bien. Or l’objet par soi de la charitй est le souverain bien, car la charitй aime Dieu, et le prochain pour Dieu. L’objet de la foi est donc la vйritй premiиre.

 

 

Rйponse :

 

L’objet par soi de la foi est la vйritй premiиre. Et voici comment le comprendre. Un habitus n’est une vertu que si son acte est toujours bon ; car sinon il ne serait pas la perfection de la puissance. Puis donc que l’acte de l’intelligence est bon parce qu’il considиre le vrai, il est nйcessaire que l’habitus existant dans l’intelligence ne puisse кtre une vertu que s’il est tel que par lui on dise infailliblement le vrai ; et pour cette raison, ce n’est pas l’opinion qui est une vertu intellectuelle, mais la science et l’intelligence [des principes], comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.

 

Mais la foi, que l’on pose comme une vertu, ne peut devoir cela а l’йvidence mкme des choses, puisqu’elle porte sur ce que l’on ne voit pas. Il est donc nйcessaire qu’elle le tienne de ce qu’elle adhиre а quelque tйmoignage en lequel la vйritй se rencontre infailliblement. Or de mкme que tout кtre crйй, en ce qui le concerne, est vain et dйfectueux, а moins d’кtre maintenu par l’кtre incrйй, de mкme aussi toute vйritй crййe est dйfectueuse, а moins d’кtre rectifiйe par la vйritй incrййe. C’est pourquoi assentir au tйmoignage de l’ange ou de l’homme ne conduirait pas infailliblement а la vйritй si l’on ne considйrait en eux le tйmoignage de Dieu qui parle. Il est donc nйcessaire que la foi, qui est posйe comme une vertu, fasse adhйrer l’intelligence de l’homme а cette vйritй qui consiste dans la connaissance divine, en transcendant la vйritй de sa propre intelligence. Et ainsi, le fidиle, « par la vйritй simple, perpйtuelle, immuable, est dйlivrй des variations instables de l’erreur », comme dit Denys au septiиme chapitre des Noms divins.

 

Or la vйritй de la connaissance divine se comporte ainsi : elle porte premiиrement et principalement sur la rйalitй incrййe elle-mкme, et en quelque sorte consйquemment sur les crйatures, en tant que Dieu en se connaissant connaоt toutes les autres choses. Et ainsi, la foi, qui unit l’homme а la connaissance divine par l’assentiment, a Dieu mкme comme objet principal ; et les autres choses, quelles qu’elles soient, comme adjointes par voie de consйquence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tout ce qui, dans le Symbole, concerne les crйatures, n’est matiиre de foi que dans la mesure oщ quelque chose de la vйritй premiиre lui est adjoint ; en effet, la Passion elle-mкme ne se tient sous la foi que dans la mesure oщ nous croyons que Dieu a souffert, et la Rйsurrection seulement dans la mesure oщ nous croyons qu’elle s’est faite par la puissance divine.

 

Bien qu’il faille croire а propos de tout par le tйmoignage divin, cependant celui-ci, comme aussi la connaissance divine, porte premiиrement et principalement sur soi-mкme, et consйquemment sur les autres choses ; Jn 8, 18 : « Je me rends tйmoignage а moi-mкme, et mon Pиre qui m’a envoyй me rend aussi tйmoignage. » La foi (porte) donc principalement sur Dieu, et sur les autres par voie de consйquence.

 

La vйritй premiиre est objet de la vision de la patrie comme apparaissant dans sa forme, mais objet de la foi comme non apparente ; donc, bien que l’objet des deux actes soit rйellement identique, cependant il n’est pas le mкme rationnellement. Et ainsi, l’objet formellement diffйrent fait diffйrer l’espиce de l’acte.

 

La lumiиre est d’une certaine faзon l’objet de la vue, et d’une autre faзon elle ne l’est pas. En effet, en tant que la lumiиre n’est vue par nos yeux que parce qu’elle s’unit, par rйflexion ou autrement, а un corps dйterminй, on ne dit pas qu’elle est objet par soi de la vue, mais on le dit plutфt de la couleur, qui est toujours dans un corps dйterminй. Mais en tant que rien ne peut кtre vu qu’au moyen de la lumiиre, on dit que la lumiиre est le premier visible, comme le dit le mкme Ptolйmйe. Et de la sorte, la vйritй premiиre est aussi premiиrement et par soi objet de la foi.

 

La rйalitй connue est appelйe objet de connaissance, en tant qu’elle subsiste en elle-mкme hors de celui qui connaоt, bien qu’il n’y ait connaissance d’une telle chose que par ce qui, d’elle, est dans le connaissant ; ainsi la couleur de la pierre, qui est objet de la vue, n’est connue que par son espиce dans l’њil. Donc la vйritй premiиre, qui est simple en elle-mкme, est objet de la foi ; mais notre intelligence la reзoit а sa faзon, par voie de composition. Et ainsi, йtant donnй qu’а la composition faite elle donne son assentiment comme а une proposition vraie, elle tend vers la vйritй premiиre comme vers un objet ; et ainsi, rien n’empкche que l’objet de la foi soit la vйritй premiиre, bien que la foi porte sur des objets complexes.

 

La rйsurrection de la chair et les autres choses de ce genre appartiennent aussi а la vйritй premiиre, en tant qu’elles sont l’њuvre de la puissance divine.

 

Toutes les choses crйdibles, dиs lors qu’elles sont attestйes par Dieu, doivent nйcessairement porter principalement sur la vйritй premiиre, et secondairement sur les rйalitйs crййes, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans le corps de l’article. Quant aux autres choses crйdibles, elles ne sont pas objets de la foi dont nous parlons maintenant.

 

Le Crйateur n’est pas objet de la foi sous l’aspect de Crйateur, mais comme vйritй premiиre. Il n’est donc pas nйcessaire que l’objet par soi de la foi soit la crйature : en effet, ce n’est pas parce que la connaissance que l’on a du maоtre et de l’esclave, en tant que tels, est la mкme, que quiconque connaоt quelque chose du maоtre, connaоt quelque chose de l’esclave.

 

Bien que par la vйritй premiиre nous soyons amenйs aux crйatures, cependant elle nous conduit principalement а elle-mкme, car elle tйmoigne principalement d’elle-mкme ; la vйritй premiиre se comporte donc dans la foi comme le mйdium et comme l’objet.

 

10° La charitй envers le prochain n’aime que Dieu ; il ne s’ensuit donc pas que l’objet de la charitй soit quelque chose d’autre que le souverain bien.

 

11° Les images par lesquelles la foi regarde quelque chose sont non pas l’objet de la foi, mais ce par quoi la foi tend vers son objet.

 

12° Bien que la foi porte sur un objet complexe quant а ce qui est en nous, cependant, quant а ce vers quoi la foi nous conduit comme vers un objet, elle porte sur une vйritй simple.

 

13° Bien que la prophйtie ait pour matiиre les rйalitйs crййes et temporelles, cependant elle a pour fin la rйalitй incrййe. En effet, toutes les rйvйlations prophйtiques, mкme celles qui concernent les rйalitйs crййes, sont ordonnйes а ce que Dieu soit connu de nous. Voilа pourquoi la prophйtie amиne а la foi comme а une fin. Et il n’est pas nйcessaire que l’objet ou la matiиre soit identique pour la prophйtie et pour la foi : bien que la foi et la prophйtie portent parfois sur la mкme chose, ce n’est cependant pas sous le mкme aspect ; par exemple, il y eut sur la Passion du Christ la prophйtie des anciens et la foi ; mais la prophйtie quant а ce qui en elle йtait temporel, la foi quant а ce qui en elle йtait йternel.

 

14° La foi ne porte sur la Passion que dans la mesure oщ elle est unie а la vйritй йternelle, en tant que la Passion est rйfйrйe а Dieu. De plus, bien que la Passion, considйrйe en elle-mкme, soit contingente, cependant, en tant qu’elle se tient sous la prescience divine, telle qu’elle est objet de foi et de prophйtie, elle a une vйritй immuable.

 

15° Le sujet est pour toute la proposition comme une matiиre ; donc, bien qu’en de telles propositions, quand nous disons : « Dieu a souffert », seul le sujet dйsigne quelque chose d’incrйй, cependant l’on dit que toute la proposition porte sur une rйalitй incrййe comme sur une matiиre : et de la sorte, il n’est pas exclu que la foi ait la vйritй premiиre pour objet.

 

16° La vйritй premiиre est appelйe objet de la foi, parce que c’est sur elle que la foi porte. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que n’importe quel йnoncй formй а propos de Dieu soit une chose crйdible, mais seulement celui qu’atteste la vйritй divine ; de mкme aussi, le corps mobile est le sujet de la philosophie de la nature, et cependant tous les йnoncйs qui peuvent кtre formйs sur le corps mobile ne sont pas des objets de science, mais ceux-lа seulement qui sont manifestйs par les principes de la philosophie de la nature. Or le tйmoignage de la vйritй premiиre se comporte dans la foi comme le principe dans les sciences dйmonstratives.

Article 9 : La foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?

 

Objections :

Il semble que oui.

 

Tout ce qui peut кtre prouvй par un raisonnement nйcessaire peut кtre su. Or, selon Richard de Saint-Victor, pour tout ce qu’il faut croire, il ne manque pas de raison non seulement probable, mais aussi nйcessaire. La science peut donc porter sur les choses que l’on croit.

 

La lumiиre de la grвce infusйe divinement est plus efficace que la lumiиre de la nature. Or les choses qui nous sont manifestйes par la lumiиre naturelle de la raison sont sues ou comprises de nous, et pas seulement crues. Donc celles qui viennent а notre connaissance par la lumiиre de la foi divinement infusйe sont sues de nous, et pas seulement crues.

 

Le tйmoignage de Dieu est plus certain et plus efficace que celui d’un homme, si savant soit-il. Or il arrive que celui dont le discours repose sur la parole d’un savant, ait la science : on le voit clairement dans les sciences subalternйes, dont les principes reposent sur les sciences subalternantes. Donc а bien plus forte raison la science peut-elle porter sur les choses qui appartiennent а la foi, puisqu’elles reposent sur le tйmoignage divin.

 

Chaque fois que l’intelligence est contrainte par nйcessitй а assentir, elle a la science des choses auxquelles elle donne son assentiment : en effet, une infйrence а partir de principes nйcessaires cause la science. Or celui qui croit donne son assentiment par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi : il est dit en effet en Jacq. 2, 19 que « les dйmons croient, et ils tremblent » ; ce qui ne peut avoir lieu par leur volontй, puisque celle-ci ne peut кtre louable ; et ainsi, il reste qu’ils consentent par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi. La science peut donc porter sur celles-ci.

 

Les choses que l’on connaоt naturellement, sont sues, ou plus certainement connues que celles qui sont sues. Or « la connaissance de Dieu a йtй naturellement semйe en tous », comme dit saint Jean Damascиne ; et la foi est un moyen de connaоtre Dieu. Les choses qui appartiennent а la foi peuvent donc кtre sues.

 

L’opinion est plus loin de la science que la foi. Or la science et l’opinion peuvent porter sur un mкme objet : par exemple, si l’on sait une seule et mкme conclusion а la fois par un syllogisme dйmonstratif et par un syllogisme dialectique. La science et la foi peuvent donc, elles aussi, porter sur un mкme objet.

 

 Que le Christ a йtй conзu, est article de foi. Or la bienheureuse Vierge l’a su par expйrience. La mкme chose peut donc кtre en mкme temps sue et crue.

 

 Que Dieu est un, est posй parmi les choses crйdibles. Or cela est prouvй dйmonstrativement par les philosophes ; et ainsi, cela peut кtre su. La foi et la science peuvent donc porter sur un mкme objet.

 

L’existence de Dieu est une certaine chose crйdible. Mais nous ne croyons pas cela parce que c’est agrйable а Dieu : car nul ne peut estimer qu’une chose est agrйable а Dieu, s’il n’estime d’abord que le Dieu qui agrйe existe ; et ainsi, l’estimation par laquelle on estime que Dieu existe, prйcиde l’estimation par laquelle on pense qu’une chose est agrйable а Dieu, et elle ne peut кtre causйe par celle-ci. Or ce qui nous conduit а croire ce que nous ignorons, c’est que nous croyons que cela est agrйable а Dieu. L’existence de Dieu est donc crue et sue.

 

En sens contraire :

 

La matiиre ou l’objet principal de la foi est la vйritй premiиre. Or la science de l’homme ne peut porter sur la vйritй premiиre, c’est-а-dire sur Dieu, comme on le voit chez Denys, au premier chapitre des Noms divins. La foi et la science ne peuvent donc pas porter sur le mкme objet.

 

La science est perfectionnйe par la raison. Or la raison anйantit la force de la foi : « La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales. » La foi et la science ne se rejoignent donc pas dans un mкme objet.

 

1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel prendra fin. » Or la connaissance de foi est partielle, c’est-а-dire imparfaite, tandis que la connaissance de science est parfaite. Donc la science abolit la foi.

 

 

Rйponse :

 

Selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, « on croit les choses qui ne sont pas prйsentes а nos sens, si elles s’appuient sur un tйmoignage qui prйsente quelque probabilitй ; mais on voit celles qui sont а portйe des sens du corps et de l’esprit ». Et cette diffйrence est йvidente quant aux choses qui tombent sous les sens du corps : en effet, l’on voit manifestement ce qui en elles est а portйe des sens et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui dans les sens de l’esprit est dit кtre а portйe, voilа qui est plus cachй. Cependant, ces choses sont dites а portйe de l’intelligence, qui ne dйpassent pas sa capacitй, de sorte que le regard de l’intelligence s’y йtablit : car ce n’est pas а cause du tйmoignage d’un autre que l’on donne son assentiment а de telles choses, mais а cause du tйmoignage de sa propre intelligence. Mais les choses qui dйpassent la puissance de l’intelligence, il est dit qu’elles ne sont pas prйsentes aux sens de l’esprit, de sorte que l’intelligence ne peut s’y йtablir ; par consйquent, nous ne pouvons pas y assentir а cause de notre propre tйmoignage, mais а cause d’un tйmoignage d’un autre : et voilа proprement ce que l’on appelle des choses crues.

 

L’objet de la foi est donc proprement ce qui n’est pas prйsent а l’intelligence — en effet, on croit les choses qui ne sont pas prйsentes, mais on voit celles qui sont prйsentes, comme dit saint Augustin dans le mкme livre — ou encore la rйalitй non apparente, c’est-а-dire la rйalitй qu’on ne voit pas : car, comme il est dit en Hйbr. 11, 1, « la foi est la preuve des choses qu’on ne voit pas ». Or chaque fois que manque la raison formelle de l’objet propre, il est nйcessaire que l’acte lui aussi fasse dйfaut ; donc, aussitфt qu’une chose commence а кtre prйsente ou apparente, elle ne peut se tenir sous l’acte de foi comme son objet. Or tout ce qui est su, au sens propre de la science, est connu au moyen d’une analyse par les principes premiers, qui sont par soi а portйe de l’intelligence ; et ainsi, toute science s’accomplit dans la vision d’une rйalitй prйsente. Il est donc impossible que la foi et la science portent sur un mкme objet.

 

Cependant, il faut savoir qu’une chose peut кtre crйdible de deux faзons. D’abord absolument, а savoir, ce qui dйpasse la puissance de l’intelligence de tous les hommes qui sont dans l’йtat de voie ; par exemple, que Dieu est trine et un, et les choses de ce genre. Et il est impossible qu’un homme ait la science de ces choses, mais n’importe quel fidиle donne son assentiment а ce genre de choses а cause du tйmoignage de Dieu, а la portйe de qui elles sont, et de qui elles sont connues. Ensuite, une chose est crйdible non pas absolument mais relativement а quelqu’un : c’est ce qui ne dйpasse pas la puissance de tous les hommes, mais seulement de quelques-uns ; ainsi les choses qui peuvent кtre sues dйmonstrativement au sujet de Dieu, comme l’affirmation que Dieu est un ou incorporel, et les choses de ce genre. Et quant а elles, rien n’empкche qu’elles soient sues par quelques-uns qui en ont les dйmonstrations, et crues par les autres qui n’en ont pas perзu les dйmonstrations. Mais il est impossible qu’elles soient sues et crues par le mкme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tout ce qui doit кtre cru, si ce n’est pas йvident par soi, a une raison non seulement probable, mais nйcessaire, « quoiqu’il arrive qu’elle soit inconnue de notre industrie » comme l’ajoute Richard au mкme endroit ; les raisons des choses crйdibles nous sont donc inconnues, mais sont connues de Dieu et des bienheureux, qui sur ces choses n’ont pas la foi mais la vision.

 

Bien que la lumiиre divinement infusйe soit plus efficace que la lumiиre naturelle, cependant nous n’y participons pas parfaitement dans l’йtat prйsent, mais imparfaitement. Voilа pourquoi, en raison de son imparfaite participation, il se produit que nous ne sommes pas conduits par cette lumiиre infuse а la vision des choses pour lesquelles la connaissance est donnйe ; mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque nous participerons parfaitement а cette lumiиre, et oщ « dans la lumiиre de Dieu nous verrons la lumiиre » [Ps. 35].

 

Celui qui a une science subalternйe n’atteint pas parfaitement la raison formelle de science, si ce n’est en tant que sa connaissance est unie en quelque sorte а la connaissance de celui qui a la science subalternante. Nйanmoins, on attribue au savant infйrieur la science non pas des choses qu’il suppose, mais des conclusions qui dйcoulent nйcessairement des principes supposйs. Et de la sorte, on peut attribuer aussi au fidиle la science des choses qui sont conclues а partir des articles de foi.

 

Ce n’est pas par leur volontй que les dйmons donnent leur assentiment aux choses qu’ils sont dits croire, mais en йtant contraints par l’йvidence des preuves qui dйmontrent que ce que les fidиles croient est vrai ; quoique ces preuves ne fassent pas apparaоtre ce qui est cru au point que l’on puisse dire qu’ils ont la vision des choses qui sont crues. Par consйquent, l’acte de croire est attribuй quasi йquivoquement aux hommes fidиles et aux dйmons : et la foi n’est pas en ceux-ci par une lumiиre de grвce infuse comme c’est le cas pour les fidиles.

 

La foi ne porte pas sur Dieu quant а ce que l’on connaоt de lui naturellement, mais quant а ce qui dйpasse la connaissance naturelle.

 

Il ne semble pas possible que l’on ait en mкme temps science et opinion sur un mкme objet : car l’opinion s’accompagne de la crainte de l’autre partie, crainte que la science exclut. Et semblablement, il n’est pas possible que la foi et la science portent sur un mкme objet.

 

La bienheureuse Vierge pouvait certes savoir qu’elle n’avait pas conзu son fils en s’unissant а un homme ; mais par quelle puissance cette conception avait eu lieu, elle ne put le savoir, mais elle crut а l’Ange qui lui dit : « l’Esprit Saint surviendra en toi, etc. »

 

Que Dieu est un, dans la mesure oщ cela est dйmontrй, n’est pas posй comme un article de foi, mais comme prйsupposй aux articles : en effet, la connaissance de foi prйsuppose une connaissance naturelle, comme la grвce prйsuppose aussi la nature. Mais l’unitй de l’essence divine telle qu’elle est posйe par les fidиles, c’est-а-dire avec la toute-puissance et la providence de toutes choses, et d’autres choses du mкme genre, qui ne peuvent pas кtre prouvйes, constitue un article.

 

Quelqu’un peut commencer а croire ce qu’il ne croyait pas auparavant, mais estimait plus faiblement ; il est donc possible que quelqu’un, avant de croire que Dieu existe, ait estimй que Dieu existe, et qu’il lui plaоt que l’on croie qu’il existe. Et ainsi, quelqu’un peut croire, parce que cela plaоt а Dieu, que Dieu existe, bien que ce ne soit pas non plus un article, mais un antйcйdent а l’article, car cela est prouvй dйmonstrativement.

Article 10 : Est-il nйcessaire а l’homme d’avoir la foi ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 Comme il est dit en Deut. 32, 4, « les њuvres de Dieu sont parfaites ». Or une chose n’est parfaite que si elle est pourvue de ce qui lui est nйcessaire pour obtenir sa fin propre. Chaque chose, dиs l’йtablissement de sa nature, a donc йtй pourvue de ce qui lui suffit pour obtenir sa fin ultime. Or les choses qui appartiennent а la foi sont au-dessus de la connaissance qui convient а l’homme par sa condition naturelle. La foi, par laquelle de telles choses sont reзues ou connues, n’est donc pas nйcessaire а l’homme pour qu’il obtienne sa fin.

 

 [Le rйpondant] disait que l’homme, par sa condition naturelle, a йtй pourvu de tout ce qui est nйcessaire pour obtenir une fin naturelle telle que la fйlicitй de la voie que posent les philosophes, mais non pour obtenir la fin surnaturelle qui est la bйatitude йternelle. En sens contraire : l’homme, dиs l’йtablissement de sa nature, a йtй fait pour кtre participant de la bйatitude йternelle : c’est en effet pour cela que Dieu a йtabli une nature raisonnable capable de lui, comme on le lit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 1. Donc dans la nature mкme de l’homme ont dы кtre dйposйs les principes par lesquels il puisse obtenir sa cette fin.

 

 De mкme que la connaissance est nйcessaire pour obtenir la fin, de mкme aussi l’opйration. Or, pour l’obtention de la fin surnaturelle nous sont donnйs des habitus de vertus ordonnant non pas а d’autres њuvres que celles auxquelles nous sommes ordonnйs par la raison naturelle, mais aux mкmes њuvres а faire de faзon plus parfaite : en effet, la chastetй infuse et la chastetй acquise semblent avoir le mкme acte, qui est de rйfrйner les plaisirs de la sexualitй. Il йtait donc nйcessaire, pour l’obtention de la fin surnaturelle, que nous soit infusй un habitus cognitif ordonnй а connaоtre non pas d’autres choses que celles que nous pouvons connaоtre naturellement, mais les mкmes choses de faзon plus parfaite : et ainsi, il ne semble pas qu’il ait йtй nйcessaire au salut d’avoir foi а ce qui n’apparaоt pas а la raison.

 

La puissance n’a pas besoin d’habitus pour ce а quoi elle est naturellement dйterminйe ; on le voit clairement dans les puissances irrationnelles, qui accomplissent leurs њuvres sans l’intermйdiaire d’un habitus, comme les puissances nutritive et gйnйrative. Or l’intelligence humaine est naturellement dйterminйe а connaоtre Dieu. Elle n’a donc pas besoin de l’habitus de foi pour кtre amenйe а la connaissance de Dieu.

 

 Ce qui peut obtenir la fin par soi-mкme est plus parfait que ce qui ne peut pas l’obtenir par soi-mкme. Or les autres animaux peuvent obtenir leurs fins par les principes naturels. Puis donc que l’homme est plus parfait qu’eux, il semble que la connaissance naturelle lui suffise pour obtenir sa fin ; et ainsi, il n’a pas besoin de la foi.

 

 Ce qui est rйputй vicieux ne semble pas кtre nйcessaire au salut. Or кtre crйdule est rйputй vicieux ; c’est pourquoi il est dit en Eccli. 19, 4 : « Celui qui croit trop vite est lйger de cњur. » Croire n’est donc pas nйcessaire au salut.

 

 Puisqu’il faut surtout croire Dieu, nous devons croire davantage celui dont il est mieux йtabli que Dieu lui a parlй. Or il est mieux йtabli que Dieu parle par l’instinct de la raison naturelle que par quelque prophиte ou apфtre, puisqu’il est trиs certain que Dieu est l’auteur de toute la nature. Nous devons donc adhйrer aux choses que dicte la raison plutфt qu’а celles prкchйes par les apфtres ou les prophиtes, et sur lesquelles porte la foi. Puis donc que de telles choses semblent parfois contredire celles que dicte la raison naturelle — comme lorsque l’on dit que Dieu est trine et un, ou qu’une vierge a conзu, et d’autres de ce genre —, il semble qu’il ne convienne pas d’apporter foi а de telles choses.

 

 Ce qui est aboli а la venue d’une autre chose ne semble pas кtre nйcessaire pour obtenir celle-ci : en effet, le premier ne serait point aboli s’il n’avait quelque opposition а la seconde ; or l’opposй n’amиne point а son opposй, mais plutфt en dйtourne. Or la foi est abolie а la venue de la gloire. Elle n’est donc pas nйcessaire pour obtenir la gloire.

 

 Rien n’a besoin, pour obtenir sa fin, de ce par quoi il est dйtruit. Or la foi dйtruit la raison ; car comme dit saint Grйgoire, « la foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales ». La raison n’a donc pas besoin de la foi pour obtenir sa fin.

 

10° L’hйrйtique n’a pas l’habitus de foi. Mais il arrive que l’hйrйtique croie des vйritйs qui sont au-dessus du pouvoir de la raison ; par exemple, il croit que le Fils de Dieu s’est incarnй, quoiqu’il ne croie pas qu’il ait souffert. L’habitus de foi n’est donc pas nйcessaire pour connaоtre les choses qui sont au-dessus de la raison.

 

11° Quand une chose est confirmйe par plusieurs intermйdiaires, si l’un d’eux n’a pas de soliditй, toute la confirmation manque d’efficace, comme on le voit bien dans les dйductions par syllogismes, oщ la preuve est inefficace dиs que l’une des nombreuses propositions est fausse ou douteuse. Or les choses qui appartiennent а la foi sont venues а nous par de nombreux intermйdiaires. Elles ont en effet йtй dites par Dieu aux apфtres ou aux prophиtes, et par eux а leurs successeurs, et de nouveau а d’autres, et ainsi, elles sont parvenues jusqu’а nous par diffйrents intermйdiaires. Or il n’est pas certain que dans tous ces intermйdiaires il y ait l’infaillible vйritй, car ayant йtй des hommes, ils ont pu кtre trompйs et tromper. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude sur les choses qui appartiennent а la foi ; et ainsi, il semble stupide d’y assentir.

 

12° Ce qui diminue le mйrite de la vie йternelle ne semble pas nйcessaire pour obtenir la vie йternelle. Or, puisque la difficultй contribue au mйrite, l’habitus, qui donne la facilitй, diminue le mйrite. L’habitus de foi n’est donc pas nйcessaire au salut.

 

13° Les puissances rationnelles sont plus nobles que les naturelles. Or les naturelles n’ont pas besoin d’habitus pour leurs actes. L’intelligence n’a donc pas non plus besoin de l’habitus de foi pour ses actes.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Hйbr. 11, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire а Dieu. »

 

Une chose est nйcessaire au salut, si, lorsqu’il ne l’a pas, l’homme est damnй. Or la foi est telle ; Mc 16, 16 : « Celui qui ne croira pas, sera condamnй. » La foi est donc nйcessaire au salut.

 

Une vie plus haute a besoin d’une connaissance plus haute. Or la vie de la grвce (est) plus haute que la vie de la nature. Elle a donc besoin de quelque connaissance surnaturelle, qui est la connaissance de foi.

 

 

Rйponse :

 

Avoir la foi aux choses qui sont au-dessus de la raison, cela est nйcessaire pour obtenir la vie йternelle. Et voici comment le comprendre.

 

Une chose ne se trouve amenйe de l’imparfait au parfait, que par l’action de quelque parfait. Et l’imparfait ne reзoit pas parfaitement dиs le dйbut l’action du parfait ; mais d’abord imparfaitement et ensuite plus parfaitement, et ainsi de suite, jusqu’а ce qu’il arrive а la perfection. Et cela est manifeste dans toutes les rйalitйs naturelles qui obtiennent quelque perfection par la succession du temps. Et nous constatons aussi la mкme chose dans les њuvres humaines, et surtout dans les apprentissages. Au dйbut, en effet, l’homme est imparfait dans la connaissance. Et pour obtenir la perfection de la science, il a besoin de quelque instructeur qui le mиne а la perfection de la science ; ce que celui-ci ne pourrait faire, s’il n’avait lui-mкme parfaitement la science, par exemple en comprenant les raisons des choses qui se tiennent sous la science. Or il ne transmet pas au disciple dиs le dйbut de son enseignement les raisons des objets de science dont il veut l’entretenir, car alors celui-ci aurait parfaitement la science dиs le dйbut ; mais il lui transmet certaines choses dont le disciple ne sait point les raisons au premier temps de son instruction ; mais il les saura aprиs un progrиs dans la science. Voilа pourquoi l’on dit que celui qui apprend doit croire : et sinon il ne pourrait parvenir а la science parfaite, c’est-а-dire s’il ne supposait pas les choses qui lui sont transmises au dйbut, et dont il ne peut alors comprendre les raisons.

 

Or la derniиre perfection а laquelle l’homme est ordonnй consiste dans la parfaite connaissance de Dieu, а laquelle il ne peut assurйment parvenir que par l’opйration et comme l’instruction de Dieu, qui est le parfait connaisseur de soi. Or l’homme n’est pas immйdiatement capable, а son dйbut, de cette parfaite connaissance ; il est donc nйcessaire qu’il reзoive, par la voie de la croyance, des notions par lesquelles il est comme conduit par la main jusqu’а parvenir а la connaissance parfaite. Or certaines d’entre elles sont telles que l’on ne peut en avoir une parfaite connaissance en cette vie, car elles dйpassent totalement la puissance de la raison humaine : et il est nйcessaire de croire ces choses aussi longtemps que nous sommes dans l’йtat de voie ; mais nous les verrons parfaitement dans l’йtat de la patrie. Il en est d’autres que nous pouvons en cette vie parvenir а connaоtre parfaitement, comme celles qui peuvent кtre prouvйes dйmonstrativement а propos de Dieu ; et pourtant, il est nйcessaire de les croire au dйbut, pour cinq raisons que donne Rabbi Moпse. La premiиre est la profondeur et la subtilitй de ces objets de connaissance, qui sont trиs йloignйs des sens : c’est pourquoi l’homme au dйbut n’est pas apte а les connaоtre parfaitement. La deuxiиme cause est la faiblesse de l’intelligence humaine а son dйbut. La troisiиme est le nombre des choses qui sont prйsupposйes а leur dйmonstration, et que l’homme ne peut apprendre qu’en un temps trиs long. La quatriиme est la mauvaise disposition а savoir, que certains doivent а leur mauvais tempйrament. La cinquiиme est la nйcessitй d’кtre occupй а procurer les choses nйcessaires а la vie.

 

Tout cela fait apparaоtre que, s’il йtait nйcessaire de ne recevoir que par dйmonstration les choses qu’il faut connaоtre de Dieu, trиs peu pourraient y parvenir, et eux-mкmes ne le pourraient qu’aprиs un long temps. On voit donc clairement de quelle faзon salutaire a йtй procurйe aux hommes la voie de la foi, par laquelle un accиs facile au salut est а tout moment ouvert а tous.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’homme est parfaitement pourvu dans sa condition naturelle, dans la mesure oщ, pour obtenir la fin qui est au pouvoir de la nature, lui sont donnйs des principes qui suffisent а кtre la cause de cette fin. Par contre, pour la fin qui dйpasse la puissance de la nature ne sont pas donnйs des principes qui soient causes de la fin, mais des principes qui rendent l’homme capable des moyens par lesquels on parvient а la fin ; car comme dit saint Augustin, « il appartient а la nature des hommes de pouvoir avoir la foi et la charitй ; mais avoir celles-ci, c’est la grвce des fidиles. »

 

Dиs son premier йtablissement, la nature humaine a йtй ordonnйe а la fin qu’est la bйatitude, non comme а une fin due а l’homme en fonction de sa nature, mais par la seule libйralitй divine. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que les principes de la nature suffisent pour obtenir cette fin, а moins qu’ils ne soient aidйs par les dons que surajoute la libйralitй divine.

 

Celui qui est loin de la fin peut avoir la connaissance et l’amour de la fin, mais il ne peut opйrer sur la fin : seulement sur les moyens. Voilа pourquoi, dans l’йtat de voie, nous avons besoin de la foi pour parvenir а la fin surnaturelle, afin de connaоtre par elle cette fin а laquelle la connaissance naturelle n’atteint pas. Quant а la vertu naturelle, elle atteint les moyens, mais non en tant qu’ils sont ordonnйs а cette fin. Et ainsi, nous avons besoin des habitus infus, non pour opйrer d’autres choses que celles que dicte la raison naturelle, mais pour faire les mкmes choses de faзon plus parfaite ; mais il n’en va pas de mкme du cфtй de la connaissance, pour la raison susmentionnйe.

 

L’intelligence n’est pas dйterminйe naturellement aux choses qui appartiennent а la foi, comme si elle les connaissait naturellement ; mais d’une certaine faзon, elle est naturellement ordonnйe а les connaоtre, comme on dit que la nature est ordonnйe а la grвce par institution divine. Cela n’exclut donc pas que nous ayons besoin de l’habitus de foi.

 

L’homme est plus parfait que les autres animaux, et cependant les choses qui lui sont nйcessaires pour obtenir la fin ne lui sont pas dйterminйes par la nature elle-mкme, comme pour les autres animaux, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que l’homme est ordonnй а une fin plus haute ; et c’est pourquoi, mкme s’il a besoin de plus nombreux secours pour l’obtenir, et que les principes naturels ne lui suffisent pas, il sera nйanmoins plus parfait. Ensuite parce que, pour l’homme, qu’il puisse avoir de multiples voies pour obtenir sa fin, cela mкme appartient а sa perfection. Il ne pouvait donc lui кtre dйterminй une voie naturelle unique, comme aux autres animaux ; mais а la place de tout ce dont la nature a pourvu les autres animaux, la raison a йtй donnйe а l’homme, par laquelle il peut а la fois se prйparer les choses nйcessaires а cette vie, et se disposer а recevoir les secours divins pour la vie future.

 

« Кtre crйdule » sonne comme un vice, parce que cela dйsigne la superfluitй dans le croire, comme « picoler » dйsigne la superfluitй dans le boire. Mais celui qui croit en Dieu ne dйpasse pas la mesure dans le croire, car on ne peut pas croire trop en lui ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Par les apфtres et les prophиtes, jamais rien n’est divinement rйvйlй qui soit contraire aux choses que dicte la raison naturelle. Cependant, il est dit quelque chose qui dйpasse la comprйhension de la raison, et c’est pourquoi cela semble кtre incompatible avec la raison, bien que ce ne soit pas le cas ; de mкme aussi, le paysan estime incompatible avec la raison que le soleil soit plus grand que la terre, et que la diagonale soit incommensurable au cфtй ; et pourtant, ces choses apparaissent raisonnables au sage.

 

La foi sera abolie par la gloire а cause de la part d’imperfection qui est en elle : et dans cette mesure, elle a quelque opposition avec la perfection de la gloire ; mais quant а ce qu’il y a de connaissance dans la foi, elle est nйcessaire au salut. Car il n’est pas aberrant que des choses imparfaites qui sont ordonnйes а la perfection de la fin cessent а la venue de la fin, comme le mouvement а la venue du repos, qui est sa fin.

 

La foi ne dйtruit pas la raison, mais la dйpasse et la perfectionne, comme on l’a dit.

 

10° L’hйrйtique n’a pas l’habitus de foi, mкme s’il ne refuse de croire qu’un seul article, car les habitus infus sont фtйs par un seul acte contraire. L’habitus de foi a aussi cette efficacitй, que l’intelligence du fidиle est empкchйe par lui d’assentir aux choses contraires а la foi, tout comme la chastetй rйfrиne quant а ce qui est contraire а la chastetй. Et si l’hйrйtique croit des choses qui dйpassent la connaissance naturelle, ce n’est pas par quelque habitus infus, car cet habitus le dirigerait йgalement vers tous les objets de foi, mais c’est par une certaine estimation humaine, comme les paпens aussi croient sur Dieu des choses qui dйpassent la nature.

 

11° Tous les moyens par lesquels la foi vient а nous sont hors de soupзon. En effet, nous croyons aux prophиtes et aux apфtres parce que Dieu leur a rendu tйmoignage en faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 : « confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et aux successeurs des apфtres et des prophиtes, nous ne croyons que dans la mesure oщ ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissйes dans leurs йcrits.

 

12° Il y a deux sortes de difficultйs : l’une vient de la nature de l’њuvre, et une telle difficultй contribue au mйrite ; l’autre vient de la mauvaise disposition ou de la lenteur de la volontй, et celle-lа diminue plutфt le mйrite ; et l’habitus l’фte, mais non la premiиre.

 

13° Les puissances naturelles sont dйterminйes а une seule chose et n’ont pas besoin d’un habitus qui les dйtermine, comme c’est le cas des puissances rationnelles, qui ont des objets opposйs.

 

Article 11 : Est-il nйcessaire de croire explicitement ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 L’on ne doit pas poser une chose, s’il s’ensuit une absurditй. Or, si nous posons qu’il est nйcessaire au salut de croire explicitement quelque chose, il s’ensuit une absurditй. En effet, il est possible qu’un homme soit йlevй dans la forкt, ou mкme parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaоtre de la foi explicitement. Et ainsi, il y aura un homme qui sera damnй par nйcessitй ; ce qui est aberrant. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit nйcessaire de croire quelque chose explicitement.

 

 Nous ne sommes pas tenus а ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or, pour que nous croyions quelque chose explicitement, nous avons besoin d’une ouпe intйrieure ou extйrieure : car « la foi vient de ce qu’on a entendu », comme il est dit en Rom. 10, 17 ; et entendre n’est au pouvoir d’un homme que s’il y a quelqu’un qui parle. Et ainsi, il n’est pas de nйcessitй de salut de croire quelque chose explicitement.

 

 Ce qui est trиs subtil ne doit pas кtre livrй aux ignorants. Or rien n’est plus subtil et йlevй que ce qui dйpasse la raison, comme sont les articles de foi. De telles choses ne doivent donc pas кtre livrйes au peuple. Et ainsi tous, du moins, ne sont pas tenus de croire quelque chose explicitement

 

L’homme n’est pas tenu de croire ce que mкme les anges ne savent pas. Or, avant l’Incarnation, les anges ont ignorй le mystиre de l’Incarnation, comme saint Jйrфme semble le dire. Donc, au moins en ce temps-lа, les hommes n’йtaient pas tenus de savoir ou de croire explicitement quelque chose au sujet du Rйdempteur.

 

 De nombreux Gentils furent sauvйs avant la venue du Christ, comme dit Denys au neuviиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Or ceux-ci ne pouvaient rien connaоtre d’explicite au sujet du Rйdempteur, puisque les prophиtes n’йtaient pas venus а eux. Croire explicitement les articles concernant le Rйdempteur ne semble donc pas nйcessaire au salut.

 

 Parmi les articles concernant le Rйdempteur, il en est un sur la descente aux enfers. Or saint Jean a doutй а propos de cet article, selon saint Grйgoire, lorsqu’il demanda : « Es-tu celui qui doit venir ? » (Mt 11, 3). Puis donc qu’il йtait parmi les plus grands — car il n’йtait pas « de plus grand que lui parmi les enfants des femmes », comme il est dit au mкme endroit — il semble que pas mкme les plus grands ne soient tenus de connaоtre explicitement les articles concernant le Rйdempteur.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble qu’il soit de nйcessitй de salut de tout croire explicitement.

 

Tout appartient de la mкme faзon а la foi. Donc, pour la mкme raison qu’il est nйcessaire de croire explicitement un article, il est nйcessaire aussi de les croire tous.

 

Chacun est tenu d’йviter toutes les erreurs qui sont contre la foi. Or, on ne peut le faire que si l’on connaоt explicitement tous les articles auxquels s’opposent les erreurs. Il est donc nйcessaire de les croire tous explicitement.

 

 De mкme que les commandements dirigent dans les choses а opйrer, ainsi les articles dans les choses а croire. Or tout homme est tenu de savoir tous les commandements du Dйcalogue ; car il ne serait pas excusй s’il enfreignait l’un d’eux par ignorance. Tout homme est donc aussi tenu de croire explicitement tous les articles.

 

Dieu, de mкme qu’il est objet de foi, est aussi objet de charitй. Or rien ne doit кtre implicitement aimй en Dieu. Rien non plus ne doit donc кtre implicitement cru de lui.

 

 L’hйrйtique, si simple d’esprit soit-il, est examinй sur tous les articles de foi ; ce qui n’aurait pas lieu, s’il n’йtait tenu de les croire tous explicitement. Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 L’habitus de foi est spйcifiquement le mкme en tous les fidиles. Si donc quelques fidиles sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, il semble que tous y soient aussi tenus.

 

 Croire de faзon informe ne suffit pas pour le salut. Or croire implicitement, c’est croire de faзon informe, car souvent les prйlats, sur la foi de qui s’appuie la foi des simples qui croient implicitement, ont une foi informe. Croire implicitement ne suffit donc pas pour le salut.

 

 

Rйponse :

 

On appelle proprement implicite ce en quoi de nombreuses choses sont contenues comme en un seul ; et explicite, ce en quoi chacune d’elles est considйrйe en elle-mкme. Et ces appellations sont transfйrйes des rйalitйs corporelles aux spirituelles. Par consйquent, lorsque de nombreuses choses sont virtuellement contenues en quelqu’une, on dit qu’elles sont en elle implicitement, comme les conclusions dans les principes ; et une chose est explicitement contenue dans une autre lorsqu’elle y existe en acte. Celui qui connaоt des principes universels a donc une connaissance implicite de toutes les conclusions particuliиres, mais celui qui considиre actuellement les conclusions, on dit qu’il les connaоt explicitement. Et ainsi, l’on dit que nous croyons des choses explicitement, quand nous y adhйrons aprиs les avoir actuellement pensйes ; et implicitement, quand nous adhйrons а certaines choses en lesquelles celles-ci sont contenues comme dans des principes universels : par exemple, celui qui croit que la foi de l’Йglise est vraie, croit en cela comme implicitement chacune des choses qui sont contenues dans la foi de l’Йglise.

 

Ainsi, il faut savoir qu’il y a quelque chose, dans la foi, que tous et en tout temps sont tenus de croire explicitement ; il y a en elle d’autres choses qui sont а croire explicitement en tout temps, mais non par tous ; tandis que d’autres, par tous mais non en tout temps ; d’autres enfin, ni par tous ni en tout temps.

 

En effet, que quelque chose doive nйcessairement кtre cru explicitement en tout temps par tout fidиle, cela apparaоt ainsi : la rйception de la foi se trouve en nous, relativement а la perfection ultime, comme la rйception par le disciple des choses que le maоtre lui transmet d’abord, et par lesquelles il est dirigй dans son avancement. Or il ne pourrait pas кtre dirigй s’il ne considйrait actuellement certaines choses. Il est donc nйcessaire que le disciple reзoive actuellement quelque chose а considйrer ; et semblablement, il est nйcessaire que tout fidиle croie explicitement quelque chose. Et ce sont les deux que l’Apфtre mentionne en Hйbr. 11, 6 : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rйmunйrateur de ceux qui le cherchent. » Par consйquent, tout homme est tenu de croire explicitement, et en tout temps, que Dieu existe et exerce une providence sur les affaires humaines.

 

Or il n’est pas possible qu’un homme dans l’йtat de voie connaisse explicitement toute la science que Dieu a, et en laquelle consiste notre bйatitude ; mais il est possible а quelqu’un dans l’йtat de voie de connaоtre explicitement toutes les choses qui sont proposйes au genre humain dans cet йtat comme des rudiments pour qu’il se dirige vers la fin : et l’on dit qu’un tel homme a une foi parfaite quant а l’explication. Mais tous n’ont pas cette perfection ; et c’est pourquoi des degrйs sont йtablis dans l’Йglise, en sorte que certains sont prйposйs aux autres pour les instruire dans la foi. Tous ne sont donc pas tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, mais seulement ceux qui sont йtablis comme enseignants de la foi, tels les prйlats et ceux qui ont le soin des вmes.

 

Et cependant, mкme ceux-ci ne sont pas tenus de tout croire explicitement en tout temps. En effet, de mкme qu’un homme progresse dans la foi par la succession des temps, ainsi en va-t-il pour tout le genre humain ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit : « Avec les progrиs du temps a grandi la connaissance de Dieu. » Or la plйnitude du temps, comme perfection de l’вge du genre humain, est au temps de la grвce ; donc en ce temps, les plus grands sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi. Mais aux temps prйcйdents, mкme les plus grands n’йtaient pas tenus de tout croire explicitement ; et aprиs le temps de la loi et des prophиtes, de plus nombreuses choses йtaient crues explicitement qu’auparavant.

 

Donc, dans l’йtat d’avant le pйchй, ils n’йtaient pas tenus de croire explicitement les choses qui concernent le Rйdempteur, car la nйcessitй du Rйdempteur n’existait pas encore ; cependant ils croyaient ces choses implicitement dans la divine providence ; c’est-а-dire en tant qu’ils croyaient que Dieu procurerait а ceux qui l’aiment toutes les choses nйcessaires au salut. Mais avant le pйchй et aprиs, en tout temps il fut nйcessaire que les plus grands aient une foi explicite sur la Trinitй ; mais pas les plus petits aprиs le pйchй jusqu’au temps de la grвce ; car avant le pйchй, il n’y aurait peut-кtre pas eu cette distinction selon laquelle certains seraient instruits par d’autres sur la foi. Et de mкme aussi aprиs le pйchй jusqu’au temps de la grвce, les plus grands йtaient tenus d’avoir explicitement la foi au Rйdempteur ; mais les plus petits implicitement, soit dans la foi des patriarches et des prophиtes, soit dans la divine providence. Mais au temps de la grвce, tous, les plus grands et les plus petits, sont tenus d’avoir une foi explicite а la Trinitй et au Rйdempteur. Les plus petits ne sont cependant pas tenus de croire explicitement toutes les choses crйdibles concernant la Trinitй ou le Rйdempteur, mais seulement les plus grands. Les plus petits sont tenus de croire explicitement les articles gйnйraux, par exemple que Dieu est un et trine, que le Fils de Dieu s’est incarnй, qu’il est mort et qu’il est ressuscitй, et d’autres de ce genre, dont l’Йglise fait des fкtes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il ne s’ensuit aucune absurditй lorsque l’on pose que tout homme est tenu de croire explicitement quelque chose, mкme s’il est йlevй dans la forкt ou parmi les bкtes : en effet, il revient а la divine providence de procurer а tout homme les choses nйcessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empкchement du cфtй de cet homme. Car si quelqu’un, йlevй de la sorte, suivait la conduite de la raison naturelle dans l’appйtit du bien et la fuite du mal, il faut tenir pour certain que Dieu ou bien lui rйvйlerait par une inspiration intйrieure les choses qui sont nйcessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque prйdicateur de la foi, comme il envoya Pierre а Corneille (Act. 10).

 

Bien qu’il ne soit pas en notre pouvoir de connaоtre par nous-mкmes les choses qui appartiennent а la foi, cependant, si nous faisons ce qui est en nous, c’est-а-dire si nous suivons la conduite de la raison naturelle, Dieu ne manquera pas de nous envoyer ce qui nous est nйcessaire.

 

Les choses qui appartiennent а la foi ne sont pas proposйes aux simples comme devant кtre exposйes en dйtail, mais dans une certaine gйnйralitй : car c’est ainsi qu’ils sont tenus de les croire explicitement, comme on l’a dit.

 

Les anges, selon Denys et saint Augustin, ont connu le mystиre de l’Incarnation du Christ avant mкme les hommes, puisque les prophиtes eux-mкmes ont йtй instruits а ce sujet par les anges. Mais saint Jйrфme dit qu’ils apprennent ce mystиre par l’Йglise, parce que le mystиre du salut des nations s’accomplissait а la prйdication des apфtres ; et ainsi, quant а certaines circonstances, ils en avaient une plus pleine connaissance, voyant dйsormais prйsent ce qu’ils avaient prйvu comme futur.

 

Les Gentils n’йtaient pas censйs instruire de la foi divine. Par consйquent, si sages fussent-ils de la sagesse du monde, ils doivent кtre comptйs parmi les plus petits : voilа pourquoi il suffisait pour eux qu’ils aient la foi concernant le Rйdempteur implicitement, soit dans la foi de la loi et des prophиtes, soit mкme dans la divine providence. Cependant il est probable que le mystиre de notre rйdemption ait aussi йtй rйvйlй а de nombreux Gentils avant la venue du Christ, comme il ressort des prйdictions de la Sybille.

 

Bien qu’en son temps saint Jean-Baptiste dыt кtre comptй parmi les plus grands, parce qu’il fut instituй par Dieu hйraut de la vйritй, cependant il n’йtait pas nйcessaire qu’il croie explicitement tout ce que l’on croit explicitement au temps de la grвce rйvйlйe, aprиs la Passion et la Rйsurrection du Christ : de son temps, en effet, la connaissance de la vйritй n’йtait pas encore parvenue а son achиvement, ce qui eut lieu principalement а l’avиnement de l’Esprit Saint. Cependant, certains disent que Jean a demandй cela comme venant non de lui-mкme, mais de ses disciples, qui doutaient sur le Christ. D’autres disent aussi que ce ne fut pas la question de quelqu’un qui doute, mais de quelqu’un qui admirerait pieusement l’humilitй du Christ, s’il daignait descendre aux enfers.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Toutes les choses qui appartiennent а la foi n’ont pas la mкme importance (car certaines sont plus obscures que d’autres, et certaines sont plus nйcessaires que d’autres) pour que l’homme soit dirigй vers la fin ; voilа pourquoi il est nйcessaire de croire explicitement certains articles plutфt que d’autres.

 

Mкme celui qui ne croit pas explicitement tous les articles peut йviter toutes les erreurs : car l’habitus de foi l’empкche d’assentir а des choses contraires aux articles, mкme s’il ne connaоt ceux-ci qu’implicitement ; de sorte que lorsqu’elles lui sont proposйes, il les tient pour insolites et suspectes, et diffиre son assentiment jusqu’а ce qu’il soit instruit par celui а qui il revient de dйterminer les choses douteuses en matiиre de foi.

 

Les commandements du Dйcalogue portent sur ce que dicte la raison naturelle ; par consйquent, tout homme est tenu de les connaоtre explicitement, et ce n’est pas le mкme cas pour les articles de foi, qui sont au-dessus de la raison.

 

L’amour ne se distingue pas par l’implicite et l’explicite, si ce n’est dans la mesure oщ l’amour suit la foi, йtant donnй que l’amour a pour terme la rйalitй mкme qui est hors de l’вme, et qui subsiste en particulier. La connaissance, par contre, a pour terme ce qui est dans l’apprйhension de l’вme, qui peut apprйhender quelque chose soit en gйnйral, soit en particulier ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme pour la foi et pour la charitй.

 

Si un homme simple qui est accusй d’hйrйsie est examinй sur tous les articles, ce n’est pas qu’il soit tenu de les croire tous explicitement, mais c’est parce qu’il est tenu de ne pas assentir avec pertinacitй au contraire de l’un des articles.

 

Si l’on croit explicitement les choses qu’il suffit aux autres de croire implicitement, ce n’est pas а cause d’une diffйrence d’habitus de foi, mais а cause d’un office diffйrent. Car celui qui a qualitй de docteur de la foi doit savoir explicitement les choses qu’il doit ou qu’il est tenu d’enseigner ; et dans la mesure oщ il est plus йlevй dans son office, il doit aussi avoir une science plus parfaite des choses qui appartiennent а la foi.

 

Les plus petits n’ont pas une foi implicite dans la foi d’hommes particuliers, mais dans celle de l’Йglise, qui ne peut кtre informe. Et en outre, si l’on dit que l’un a une foi implicite dans celle d’un autre, ce n’est pas parce qu’il partage avec lui la faзon de croire, formйe ou informe, mais parce qu’il partage avec lui ce qui est cru.

Article 12 : La foi des modernes est-elle identique а celle des anciens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 La science universelle diffиre de la science particuliиre. Or les anciens connaissaient en gйnйral, pour ainsi dire, les choses qui appartiennent а la foi, les croyant implicitement ; tandis que les modernes les connaissent en particulier, les croyant explicitement. La foi des modernes n’est donc pas la mкme que celle des anciens.

 

 La foi porte sur un йnoncй. Or ce ne sont pas les mкmes йnoncйs que nous croyons et qu’ils ont cru ; par exemple, que le Christ naоtra, et que le Christ est nй. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.

 

 Un temps dйterminй, dans les choses qui appartiennent а la foi, fait partie des choses nйcessaires pour croire : en effet, l’on est rйputй infidиle si l’on croit que le Christ n’est pas encore venu, mais doit venir. Or, entre notre foi et celle des anciens, les temps varient : car nous croyons passй ce qu’ils croyaient futur. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.

 

 

En sens contraire :

 

Йph. 4, 5 : « Un seul Seigneur, une seule foi. »

 

 

Rйponse :

 

Il faut tenir pour assurй que la foi des anciens et des modernes est unique : sinon, l’Йglise ne serait pas une. Mais pour le soutenir, certains ont prйtendu que l’йnoncй au passй que nous croyons йtait le mкme que l’йnoncй au futur que les anciens ont cru. Mais il semble aberrant que la variation des parties essentielles d’une composition laisse la composition identique ; nous voyons aussi les compositions varier par d’autres accidents de verbe et de nom.

 

C’est pourquoi d’autres ont affirmй que les йnoncйs que nous croyons sont diffйrents de ceux qu’ils ont cru, mais que la foi ne porte pas sur des йnoncйs mais sur la rйalitй ; or la rйalitй est la mкme, quoique les йnoncйs soient diffйrents. Ils disent, en effet, qu’il convient par soi а la foi de croire а la Rйsurrection du Christ, mais qu’il est quasi accidentel de la croire prйsente ou passйe. Mais cela aussi apparaоt erronй : car, puisque l’acte de croire implique un assentiment, il ne peut porter que sur la composition, en laquelle se rencontrent le vrai et le faux. Lors donc que je dis que je crois а la Rйsurrection, il est nйcessaire d’entendre quelque composition, et ce, suivant un temps, que l’вme ajoute toujours lorsqu’elle compose ou divise, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; de sorte que le sens (est) le suivant : je crois а la Rйsurrection, c’est-а-dire que je crois que la Rйsurrection existe, ou a existй, ou existera.

 

Voilа pourquoi l’on doit rйpondre que l’objet de la foi peut кtre considйrй de deux faзons. Soit en lui-mкme, en tant qu’il est hors de l’вme, et dans ce cas il est proprement objet, et l’habitus reзoit de lui la multitude ou l’unitй ; soit en tant que participй en celui qui connaоt. Il faut donc rйpondre que si l’on prend ce qui est l’objet de la foi, c’est-а-dire la rйalitй crue, en tant qu’il est hors de l’вme, alors c’est une seule rйalitй qui se rapporte а nous et aux anciens : et ainsi, de son unitй la foi reзoit l’unitй. Mais si on le considиre comme il est lorsque nous le recevons, alors il se diversifie en divers йnoncйs ; mais cette diversitй ne diversifie pas la foi. On voit dиs lors clairement que la foi, de toutes faзons, est unique.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Savoir en gйnйral et en particulier ne diversifie la science que quant а la faзon de savoir, et non quant а la rйalitй sue, qui donne l’unitй а l’habitus.

 

La rйponse ressort de ce qui a йtй dit.

 

Le temps ne varie pas suivant ce qui existe dans la rйalitй, mais suivant la diverse relation а nous ou aux anciens : car le temps oщ le Christ a souffert est unique, mais selon les diffйrents rapports а tel ou tel, il est dit passй ou futur, relativement aux prйcйdents ou aux suivants.

Question 15 : [Raison supйrieure et infйrieure]

 

Introduction

 

Article 1 : L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances diffйrentes ?

Article 2 : La raison supйrieure et la raison infйrieure sont-elles des puissances diffйrentes ?

Article 3 : Le pйchй peut-il exister dans la raison supйrieure ou infйrieure ?

Article 4 : La dйlectation morose est-elle un pйchй mortel ?

Article 5 : Le pйchй vйniel peut-il exister dans la raison supйrieure ?

 

 

Article 1 : L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances diffйrentes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme : « Si nous voulons monter des puissances infйrieures aux supйrieures, nous rencontrons d’abord le sens, puis l’imagination, ensuite la raison, puis l’intellect, puis l’intelligence ; et au sommet se trouve la sagesse, qui est Dieu mкme. » Or l’imagination et le sens sont des puissances diffйrentes. Donc la raison et l’intellect aussi.

 

L’homme, comme dit saint Grйgoire, s’apparente а toute crйature ; et pour cette raison, on dit qu’il est toute crйature. Or ce par quoi l’homme s’apparente aux plantes est une certaine puissance de l’вme, а savoir la vйgйtative, distincte de la raison, qui est une puissance propre а l’homme en tant que tel ; et il en va de mкme pour ce par quoi il s’apparente aux bкtes, а savoir le sens. Donc, pour la mкme raison, ce par quoi il s’apparente aux anges, qui sont au-dessus de l’homme, а savoir l’intelligence, est une puissance autre que la raison, qui est propre au genre humain, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation.

 

De mкme que les perceptions des sens propres ont pour terme le sens commun, qui juge d’elles, de mкme aussi le processus discursif de la raison a pour terme l’intelligence, afin qu’un jugement soit portй sur la confrontation de la raison ; en effet, l’homme juge sur les propositions que la raison confronte lorsqu’il parvient par voie d’analyse jusqu’aux principes, sur lesquels porte l’intelligence ; et c’est pourquoi l’art de juger est appelй analytique. Donc, de mкme que le sens commun est une puissance autre que le sens propre, de mкme aussi l’intelligence est autre que la raison.

 

Saisir et juger sont des actes qui exigent des puissances diffйrentes, comme on le voit clairement pour le sens propre et le sens commun : le premier saisit et le second juge. Or, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « tout ce que le sens perзoit, l’imagination le reprйsente, la considйration le forme, le gйnie le scrute, la raison le juge, la mйmoire le conserve, l’intelligence le saisit. » La raison et l’intelligence sont donc des puissances diffйrentes.

 

Entre ce qui est composй au plein sens du terme et l’acte simple, le rapport est le mкme qu’entre ce qui est simple а tout point de vue et l’acte composй. Or l’intelligence divine, qui est simple а tout point de vue, n’a pas un acte composй mais un acte trиs simple. Donc notre raison, qui est composйe en tant qu’elle agit par confrontation, n’a pas un acte simple. En revanche, l’acte de l’intelligence est simple : en effet, c’est l’intelligence des indivisibles, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. L’intelligence et la raison ne sont donc pas une puissance unique.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme et le Commentateur au mкme endroit, l’вme rationnelle se connaоt elle-mкme par quelque ressemblance. Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, l’esprit, en lequel se trouve l’image, se connaоt par lui-mкme. La raison et l’esprit, ou l’intelligence, ne sont donc pas identiques.

 

 Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or les objets de la raison et ceux de l’intellect sont extrкmement diffйrents : en effet, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « l’вme perзoit les corps par le sens, par l’imagination les ressemblances des corps, par la raison les natures des corps, par l’intellect l’esprit crйй, par l’intelligence l’esprit incrйй » ; et la nature corporelle diffиre extrкmement de l’esprit crйй. L’intellect et la raison sont donc des puissances diffйrentes.

 

Boиce dit au cinquiиme livre sur la Consolation : « Le sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considиrent l’homme lui-mкme chacun diffйremment. En effet, le sens regarde la figure йtablie dans une matiиre sous-jacente ; l’imagination, la figure seule, sans la matiиre ; la raison transcende la figure et, par une considйration universelle, йvalue l’espиce elle-mкme, qui existe dans les singuliers ; l’intelligence est un њil supйrieur : dйpassant le cadre de l’univers, elle regarde par la pure acuitй de l’esprit cette forme simple elle-mкme. » Donc, de mкme que l’imagination est une puissance diffйrente du sens — en effet, l’imagination considиre la forme non dans la matiиre, alors que le sens la considиre йtablie dans la matiиre —, de mкme l’intelligence, qui considиre la forme de faзon absolue, est une puissance autre que la raison, qui considиre la forme universelle existant dans les particuliers.

 

En outre, Boиce dit au quatriиme livre sur la Consolation : « Entre l’intelligence et le raisonnement, entre ce qui est et ce qui devient, entre l’йternitй et le temps, entre le point central et le cercle, il y a le mкme rapport qu’entre la sйrie mobile du destin et la stable simplicitй de la providence divine. » Or il est avйrй que la providence diffиre essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’йternitй et la gйnйration de l’кtre lui-mкme. La raison diffиre donc aussi de l’intelligence.

 

 Comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, « la raison appartient seulement au genre humain, comme l’intelligence appartient seule au divin ». Or ce qui est divin et ce qui est humain ne peuvent avoir en commun la mкme sorte de puissance. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une mкme puissance.

 

10° L’ordre des puissances suit l’ordre des actes. Or, recevoir quelque chose dans l’absolu — acte qui semble propre а l’intelligence — est antйrieur а confronter — acte qui appartient а la raison. L’intelligence est donc antйrieure а la raison. Or rien n’est antйrieur а soi-mкme. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une mкme puissance.

 

11° L’entitй de la rйalitй peut se considйrer non seulement dans l’absolu mais encore en telle chose ; or aucune de ces deux considйrations ne fait dйfaut а l’вme humaine. Il est donc nйcessaire qu’il y ait dans l’вme humaine deux puissances : l’une qui fasse connaоtre l’entitй absolue, et c’est l’intelligence, l’autre l’entitй dans une autre chose, ce qui semble appartenir а la raison ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

12° Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « la raison est un regard de l’esprit par lequel celui-ci distingue le bien du mal, йlit les vertus et aime Dieu » ; or cela semble relever de la volontй, qui est une puissance autre que l’intelligence. La raison est donc, elle aussi, une puissance autre que l’intelligence.

 

13° Une division oppose le rationnel au concupiscible et а l’irascible ; or l’irascible et le concupiscible appartiennent а l’appйtitive. Donc la raison aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

14° Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que la volontй, qui s’oppose а l’intelligence, est dans la partie rationnelle ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Il y a ce que saint Augustin semble dire au quinziиme livre sur la Trinitй, dans ce passage : « Nous voilа parvenus jusqu’а l’image de Dieu : l’homme, plus exactement ce par quoi l’homme dйpasse les autres animaux, je veux dire la raison, l’intelligence et tout autre privilиge de l’вme rationnelle et intellectuelle, qui appartient а cette rйalitй que nous appelons mens ou animus. » D’oщ l’on dйduit qu’il semble prendre la raison et l’intelligence pour une mкme rйalitй.

 

Au troisiиme livre sur la Genиse au sens littйral — et on le retrouve dans la Glose а propos de Йph. 4, 23 : « Renouvelez-vous spirituellement en l’esprit de votre вme » — on lit ceci : « Comprenons que l’homme est а l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux sans raison, c’est-а-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte а dйsigner cette prйrogative. » Il semble donc que raison et intelligence, selon saint Augustin, soient diffйrents noms pour une mкme puissance.

 

Comme dit saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, « l’image de cette nature supйrieure а toute autre nature doit кtre cherchйe et trouvйe en nous, en ce que notre nature a de meilleur ». Or l’image de Dieu est en nous dans la partie supйrieure de la raison, comme il est dit aux douziиme et quinziиme livre sur la Trinitй. Donc, en l’homme, aucune puissance n’est au-dessus de la raison. Or l’intelligence ou l’intellect, s’ils йtaient autre chose que la raison, seraient au-dessus d’elle, comme le montrent les citations prйcйdentes de Boиce et du livre sur l’Esprit et l’Вme. L’intellect n’est donc pas en l’homme une puissance autre que la raison.

 

Plus une puissance est immatйrielle, plus elle peut s’йtendre а de nombreux objets. Or le sens commun, qui est une puissance matйrielle, confronte les sensibles propres en les distinguant l’un de l’autre ; il a aussi connaissance d’eux dans l’absolu, sinon il ne pourrait pas distinguer entre eux, comme il est prouvй au deuxiиme livre sur l’Вme. Donc a fortiori la raison, qui est une puissance plus immatйrielle, peut non seulement confronter mais aussi recevoir dans l’absolu, ce qui appartient а l’intelligence ; et ainsi, l’intelligence et la raison ne semblent pas кtre des puissances diffйrentes.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme que « l’esprit capable de recevoir les universels, ornй de la ressemblance de toutes les rйalitйs », on dit que c’est l’вme avec « une certaine puissance et dignitй naturelle ». Or ce dont le nom dйsigne toute l’вme ne doit pas кtre distinguй d’une puissance de l’вme. L’esprit ne doit donc pas кtre distinguй de la raison, qui est une certaine puissance de l’вme ; ni de mкme l’intelligence, car elle semble кtre identique а l’esprit.

 

Deux compositions se rencontrent dans l’вme humaine : l’une par laquelle elle compose et divise le couple sujet-prйdicat, en formant des propositions ; l’autre par laquelle elle compose les principes avec les conclusions en les confrontant. Or dans la premiиre composition, c’est la mкme puissance de l’вme humaine qui apprйhende les formes simples elles-mкmes, c’est-а-dire le prйdicat et le sujet, suivant leurs quidditйs propres, et qui forme la proposition en composant : en effet, les deux fonctions sont attribuйes а l’intellect possible au troisiиme livre sur l’Вme. Donc semblablement aussi, il y aura une seule puissance qui reзoit les principes eux-mкmes, ce qui appartient а l’intelligence, et qui ordonne les principes а la conclusion, ce qui appartient а la raison.

 

 Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme : « l’вme est un esprit intellectuel ou rationnel » ; d’oщ il apparaоt que la raison est identique а l’intelligence.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Au moment oщ nous commenзons а rencontrer en l’вme des propriйtйs qui ne nous sont pas communes avec les animaux, c’est alors que la raison est concernйe. » Cela mкme concerne aussi l’intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Вme. La raison et l’intelligence sont donc identiques.

 

 Une diffйrence des objets quant а des conditions accidentelles ne prouve pas la diversitй des puissances. En effet, l’homme colorй et la pierre colorйe sont sentis par la mкme puissance, car кtre homme ou pierre est accidentel au sensible en tant que tel. Or les objets qui, au livre sur l’Esprit et l’Вme, sont assignйs а l’intellect et а la raison, а savoir l’esprit crйй et la nature corporelle, ne diffиrent pas mais se rejoignent en tant que connaissables par soi. En effet, de mкme que l’esprit incorporel crйй est intelligible par le fait mкme qu’il est immatйriel, de mкme aussi les natures corporelles ne sont pensйes qu’en tant qu’elles sont sйparйes de la matiиre ; et ainsi, en tant qu’ils sont connus, ils sont tous unifiйs sous la raison formelle de connaissable, c’est-а-dire en tant qu’immatйriels. La raison et l’intellect ne sont donc pas des puissances diffйrentes.

 

10° Toute puissance qui compare deux choses entre elles a nйcessairement la connaissance de l’une et de l’autre dans l’absolu ; ainsi le Philosophe prouve-t-il au deuxiиme livre sur l’Вme qu’il y a nйcessairement en nous une puissance qui connaоt le blanc et le doux, puisque nous distinguons entre l’un et l’autre. Or, de mкme que celui qui distingue diverses choses les compare entre elles, de mкme aussi celui qui confronte compare une chose а l’autre. Il appartient donc а la puissance qui confronte, c’est-а-dire а la raison, de recevoir aussi quelque chose dans l’absolu, ce qui relиve de l’intelligence.

 

11° Il est plus noble de confronter que d’кtre confrontй, de mкme qu’agir est plus noble que subir. Or un mкme principe permet а une chose d’кtre pensйe et d’кtre confrontйe. Un mкme principe permet donc aussi а l’вme de penser et de confronter. La raison et l’intelligence sont donc identiques.

 

12° Un habitus unique n’est pas en diffйrentes puissances. Or ce peut кtre par le mкme habitus que nous confrontons et que nous recevons quelque chose dans l’absolu : ainsi la foi, qui reзoit quelque chose de faзon absolue en tant qu’elle adhиre а la vйritй premiиre elle-mкme, mais confronte en tant qu’elle regarde celle-ci dans le miroir des crйatures avec pour ainsi dire un certain parcours. C’est donc la mкme puissance qui confronte et qui reзoit quelque chose dans l’absolu.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de rechercher la diffйrence entre l’intelligence et la raison.

 

Il faut donc savoir, suivant saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй, que, de mкme qu’il y a entre les substances corporelles un certain ordre d’aprиs lequel certaines sont dites supйrieures et rйgulatrices des autres, de mкme aussi il y a un certain ordre entre les substances spirituelles. Or il semble y avoir entre les corps supйrieurs et les infйrieurs cette diffйrence, que les infйrieurs obtiennent leur кtre parfait par un mouvement, а savoir par la gйnйration, l’altйration et l’accroissement, comme on le voit clairement pour les pierres, les plantes et les animaux, tandis que les supйrieurs ont leur кtre parfait en substance, puissance, quantitй et figure, sans aucun mouvement et dиs leur commencement, comme on le voit clairement pour le soleil, la lune et les йtoiles.

 

Or la perfection de la nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vйritй. Il y a donc certaines substances spirituelles supйrieures qui obtiennent aussitфt la connaissance de la vйritй sans aucun mouvement ni processus discursif, dans une rйception premiиre et soudaine ou simple, comme c’est le cas pour les anges, ce qui fait dire qu’ils ont une intelligence dйiforme. Mais il y en a d’autres, infйrieures, qui ne peuvent parvenir а la parfaite connaissance de la vйritй que par un certain mouvement qui les fait procйder discursivement d’une chose а l’autre, en sorte qu’elles atteignent la connaissance des choses inconnues а partir des connues, et cela est proprement les cas des вmes humaines. De lа vient que les anges eux-mкmes sont appelйs substances intellectuelles, tandis que les вmes sont appelйes substances rationnelles. En effet, le nom d’intelligence semble dйsigner la connaissance simple et absolue ; car on dit que quelqu’un pense [litt. intellige] parce qu’il lit en quelque sorte la vйritй а l’intйrieur, dans l’essence mкme de la rйalitй. Quant au nom de raison, il dйsigne un certain processus discursif par lequel l’вme humaine atteint ou parvient а la connaissance d’une chose а partir d’une autre. Et c’est pourquoi Isaac dit au livre sur les Dйfinitions que le raisonnement est un parcours de la cause vers l’effet.

 

Mais tout mouvement procиde de l’immobile, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral ; en outre, la fin du mouvement est le repos, comme il est dit au cinquiиme livre de la Physique, et ainsi, le mouvement se rapporte au repos а la fois comme а un principe et comme а un terme. De mкme aussi la raison se rapporte а l’intelligence comme le mouvement au repos, et comme la gйnйration а l’кtre, comme le montre clairement une prйcйdente citation de Boиce ; elle se rapporte а l’intelligence comme а un principe et comme а un terme. Comme а un principe, car l’esprit humain ne pourrait pas procйder discursivement d’une chose а l’autre si son processus discursif ne commenзait par quelque simple rйception d’une vйritй, rйception qui relиve de l’intelligence des principes. Semblablement aussi, le processus discursif de la raison ne parviendrait pas а quelque chose de certain si ce qui est trouvй par ce processus n’йtait confrontй aux principes premiers par lesquels la raison analyse, si bien que l’intelligence se trouve кtre le principe de la raison quant а la voie d’invention, et son terme quant а la voie de jugement.

 

Donc, bien que la connaissance de l’вme humaine ait lieu proprement par la voie de la raison, il y a cependant en elle quelque participation de cette connaissance simple qui se rencontre dans les substances supйrieures et qui nous fait dire qu’elles ont une puissance intellectuelle ; et cela concorde avec le principe que donne Denys au septiиme chapitre des Noms divins, selon lequel « la sagesse divine allie toujours l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne », c’est-а-dire que la nature infйrieure а son sommet atteint quelque chose tout en bas de la nature supйrieure. Et c’est assurйment cette diffйrence entre les anges et les вmes que Denys montre au septiиme chapitre des Noms divins lorsqu’il dit : « C’est d’elle » — c’est-а-dire de la sagesse divine — « que les puissances angйliques, intelligibles et intelligentes, reзoivent leurs simples et bienheureuses notions. Cette science divine, elles ne la tirent pas d’une analyse d’йlйments, de sensations ni de raisonnements laborieux ; mais c’est de faзon simple qu’elles saisissent les intelligibles divins. » Plus loin, il ajoute au sujet des вmes : « C’est encore de cette sagesse divine que les вmes reзoivent le pouvoir de raisonner, c’est-а-dire d’une part de tourner discursivement et circulairement autour de la vйritй mкme des кtres — le caractиre discursif et plural de leurs argumentations les situe alors au-dessous des intelligences unies —, d’autre part de ramener par enveloppement le multiple а l’un — elles mйritent alors de s’йgaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins oщ c’est chose possible et convenable а des вmes. » Et il dit cela parce que ce qui appartient а la nature supйrieure peut exister dans la nature infйrieure non point parfaitement mais selon quelque faible participation : par exemple, il n’y a pas de raison dans la nature sensitive mais quelque participation de la raison, en tant que les bкtes ont une certaine prudence naturelle, comme on le voit clairement au dйbut du livre de la Mйtaphysique.

 

Or ce qui est ainsi participй n’est pas dйtenu comme une possession, c’est-а-dire comme quelque chose de parfaitement soumis а la puissance de celui qui l’a ; en ce sens, il est dit au premier livre de la Mйtaphysique que la connaissance de Dieu est une possession divine et non humaine. On n’assigne donc aucune puissance pour ce qui est dйtenu de cette faзon ; par exemple, on ne dit pas que les bкtes ont une raison, bien qu’elles aient quelque part а la prudence : cela est en eux par une certaine estimation naturelle. Semblablement, il n’y a pas non plus en l’homme une puissance spйciale unique par laquelle il obtiendrait de faзon simple et absolue, sans processus discursif, la connaissance de la vйritй ; mais une telle rйception de la vйritй est en lui par un certain habitus naturel, qui est appelй l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une puissance sйparйe de la raison et que l’on appellerait intelligence, mais c’est la raison elle-mкme qui est appelйe intelligence en raison de la part qu’elle prend а la simplicitй intellectuelle, et de cette part proviennent le principe et le terme dans son opйration propre. Et c’est pourquoi le livre sur l’Esprit et l’Вme attribue а la raison l’acte propre de l’intelligence, et ce qui est le propre de la raison est prйsentй comme l’acte de la raison, lorsqu’il est dit que « la raison est le regard de l’esprit voyant le vrai par lui-mкme, et le raisonnement est l’enquкte de la raison. »

 

De plus, а supposer qu’une puissance nous convienne proprement et parfaitement pour la rйception simple et absolue de la vйritй qui est en nous, elle ne serait cependant pas une puissance autre que la raison, et en voici la preuve. En effet, selon Avicenne au sixiиme livre De naturalibus, des actes diffйrents manifestent une diffйrence de puissances seulement lorsqu’ils ne peuvent pas кtre rapportйs au mкme principe ; par exemple, dans les rйalitйs corporelles, recevoir et retenir ne se ramиnent pas au mкme principe, mais le premier а l’humide et le second au sec. Voilа pourquoi l’imagination, qui retient les formes corporelles dans un organe corporel, est une puissance autre que le sens, qui reзoit les formes susdites par un organe corporel. Or l’acte de la raison, qui est de procйder discursivement, et celui de l’intelligence, qui est d’apprйhender simplement la vйritй, sont l’un а l’autre ce que la gйnйration est а l’кtre, et ce que le mouvement est au repos. Or se reposer et se mouvoir se ramиnent au mкme principe partout ils se rencontrent ensemble, car c’est par la mкme nature qu’une chose se repose en un lieu et qu’elle se meut vers ce lieu ; mais ce qui se repose et ce qui est mы sont entre eux comme le parfait et l’imparfait. Et c’est pourquoi la puissance qui procиde discursivement et celle qui reзoit la vйritй ne seront pas diffйrentes, mais seront une seule puissance qui, en tant qu’elle est parfaite, connaоt la vйritй de faзon absolue, mais en tant qu’elle est imparfaite, a besoin d’un processus discursif.

 

La raison prise au sens propre ne peut donc nullement кtre en nous une puissance autre que l’intelligence. Cependant la puissance cogitative, qui est une puissance de l’вme sensitive, est parfois elle-mкme appelйe « raison » car elle confronte entre elles les formes individuelles comme la raison proprement dite confronte les formes universelles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Et cette puissance a un organe dйterminй, а savoir la cellule mйdiane du cerveau ; et cette « raison » est sans nul doute une puissance autre que l’intelligence, mais ce n’est pas d’elle que nous voulons parler pour le moment.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le livre sur l’Esprit et l’Вme n’est pas authentique, et on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Cependant, pour soutenir sa position, on peut dire que son auteur n’entend pas dans ce passage distinguer les puissances de l’вme mais montrer les divers degrйs par lesquels l’вme progresse dans la connaissance : ainsi le sens lui fait connaоtre les formes dans la matiиre, l’imagination les formes accidentelles, sans la matiиre toutefois, mais avec les circonstances de la matiиre, la raison la forme essentielle elle-mкme des rйalitйs matйrielles sans la matiиre individuelle ; et de lа elle s’йlиve encore en ayant quelque connaissance des esprits crййs, et on dit alors qu’elle a l’intellect, car de tels esprits connaissent en prioritй les substances qui existent sans aucune matiиre ; puis encore au-delа elle atteint quelque connaissance de Dieu mкme, et dans ce cas on dit qu’elle a l’intelligence, nom qui dйsigne proprement l’acte de l’intellect, йtant donnй que connaоtre Dieu est propre а Dieu, dont l’intellect est son intelligence, c’est-а-dire son acte d’intellection.

 

Comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, « la puissance supйrieure embrasse l’infйrieure, tandis que l’infйrieure ne s’йlиve nullement vers la supйrieure » ; la nature supйrieure a donc pleinement pouvoir sur le domaine de la nature infйrieure, mais pas pleinement sur le domaine d’une nature encore supйrieure. Voilа pourquoi la nature de l’вme rationnelle a des puissances pour le domaine de la nature sensitive ou vйgйtative, mais non pour celui de la nature intellectuelle, qui est au-dessus d’elle.

 

Puisque, suivant le Philosophe, le sens commun perзoit tous les sensibles, il est nйcessaire qu’il se porte vers eux sous une unique raison formelle commune, sinon il n’aurait pas un unique objet par soi ; mais aucun des sens propres ne peut atteindre cette commune raison formelle de l’objet. La raison, en revanche, parvient comme а son terme dans la simple rйception, comme lorsque le processus discursif de la raison se conclut dans la science. Il n’est donc pas nйcessaire que l’intelligence soit en nous une puissance autre que la raison comme le sens commun est une puissance autre que les sens propres.

 

Juger n’est pas une propriйtй de la raison qui permettrait de la distinguer de l’intelligence, car mкme l’intelligence juge que ceci est vrai et que cela est faux. Mais si le jugement est attribuй а la raison et la saisie а l’intelligence, c’est parce que le jugement s’effectue gйnйralement en nous au moyen d’une analyse par les principes, tandis que la simple saisie de la vйritй est opйrйe par l’intelligence.

 

Ce qui est simple а tout point de vue est totalement dйnuй de composition, mais les йlйments simples sont conservйs dans les rйalitйs composйes. Et de lа vient qu’on ne trouve pas dans le simple ce qui appartient au composй en tant que tel ; par exemple, le corps simple n’a pas la saveur, qui est la consйquence d’un mйlange ; mais les corps mixtes ont ce qui relиve des corps simples, quoique sur un mode plus imparfait : ainsi le chaud et le froid, le lйger et le lourd se rencontrent dans les corps mixtes. Voilа pourquoi aucune composition ne se trouve dans l’intelligence divine, qui est tout а fait simple ; mais notre raison, bien qu’elle soit composйe, a pouvoir sur quelque acte simple, puisqu’il se rencontre en elle quelque chose de la nature du simple, comme le modиle se retrouve dans son image ; elle a aussi pouvoir sur quelque acte composй, soit en tant qu’elle compose le prйdicat avec le sujet, soit en tant qu’elle compose les principes relativement а la conclusion. C’est donc en nous la mкme puissance qui connaоt les simples quidditйs des rйalitйs, qui forme les propositions, et qui raisonne ; de ces actes le dernier est propre а la raison en tant que telle, les deux autres pouvant appartenir aussi а l’intelligence en tant que telle. C’est pourquoi le second se trouve dans les anges, puisqu’ils connaissent par plusieurs espиces, mais seul le premier est en Dieu, qui, en connaissant son essence, pense toutes choses, tant les simples que les complexes.

 

L’вme se connaоt en quelque sorte par elle-mкme, au sens oщ cet acte de connaоtre consiste а dйtenir en soi la connaissance de soi ; et en quelque sorte elle se connaоt par l’espиce de l’intelligible, dans la mesure oщ l’acte de connaоtre implique connaissance et distinction de soi ; et ainsi, le Philosophe et saint Augustin parlent de la mкme chose. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Une telle diffйrence des objets ne peut diversifier les puissances, йtant donnй qu’elle procиde de diffйrences accidentelles, comme on l’a prouvй dans une objection. Or, si la nature corporelle est prйsentйe comme l’objet de la raison, c’est parce que le propre de la connaissance humaine est d’avoir son origine dans le sens et le phantasme. Par consйquent, c’est d’abord sur les natures des rйalitйs sensibles que se fixe le regard de notre intelligence, qui est appelй proprement raison, en tant que la raison est propre au genre humain. Mais de lа il s’йlиve encore en connaissant l’esprit crйй ou incrйй, et cela lui convient en tant qu’il a quelque part а la nature supйrieure plutфt que selon ce qui lui est propre et parfaitement convenable.

 

Boиce veut que l’intelligence et la raison soient des puissances cognitives diffйrentes, non cependant dans un mкme sujet, mais en des sujets diffйrents. En effet, il veut que la raison appartienne aux hommes, et c’est pourquoi il dit que l’homme connaоt les formes universelles dans les rйalitйs particuliиres, car la connaissance humaine s’exerce proprement а l’йgard des formes abstraites des sens. Mais il veut que l’intelligence appartienne aux substances supйrieures, qui apprйhendent du premier regard les formes entiиrement immatйrielles ; et s’il veut que la raison n’atteigne jamais ce qui relиve de l’intelligence, c’est parce que nous ne pouvons pas parvenir а la vision des quidditйs des substances immatйrielles avec la faiblesse de notre connaissance prйsente. Mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque la gloire nous rendra dйiformes.

 

En tant qu’elles sont en des sujets diffйrents, la raison et l’intelligence ne sont pas une puissance unique ; mais la prйsente enquкte porte sur elles en tant qu’elles se trouvent toutes deux dans l’homme.

 

10° Cet argument vaut pour les actes qui appartiennent а des puissances diffйrentes. Mais il arrive qu’une mкme puissance ait diffйrents actes, dont l’un prйcиde l’autre ; par exemple, l’acte de l’intellect possible est de penser la quidditй et de former les propositions.

 

11° L’вme connaоt les deux, mais par la mкme puissance. Cependant il semble кtre propre а l’вme humaine, en tant qu’elle est rationnelle, de connaоtre l’entitй en ceci. Connaоtre l’entitй dans l’absolu semble appartenir davantage aux substances supйrieures, ainsi qu’il ressort d’une citation prйcйdente.

 

12° Aimer Dieu et йlire les vertus, cela est attribuй а la raison, non que ces choses lui appartiennent immйdiatement, mais en tant que c’est par le jugement de la raison que la volontй est disposйe а l’йgard de Dieu comme vers une fin et а l’йgard des vertus comme vers des moyens. Et de cette faзon йgalement le rationnel est opposй а l’irascible et au concupiscible, car nous sommes inclinйs а agir soit par le jugement de la raison, soit par la passion, qui est dans l’irascible ou dans le concupiscible. On dit aussi que la volontй est dans la raison, en tant qu’elle est dans la partie rationnelle de l’вme, comme on dit que la mйmoire est dans le sensitif, non qu’elle soit cette mкme puissance mais en tant qu’elle est dans la partie sensitive.

 

13° & 14° On voit dиs lors clairement la solution aux treiziиme et quatorziиme arguments.

Article 2 : La raison supйrieure et la raison infйrieure sont-elles des puissances diffйrentes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, l’image de la Trinitй est dans la partie supйrieure de la raison, et non dans l’infйrieure. Or l’image de Dieu dans l’вme consiste en trois puissances. La raison infйrieure ne concerne donc pas la ou les mкmes puissances que la supйrieure ; et ainsi, elles semblent кtre des puissances diffйrentes.

 

Puisque la partie se dit relativement au tout, l’une et l’autre se trouvent de la mкme faзon dans un genre donnй. Or on dit que l’вme est un tout seulement potentiel ; les diffйrentes parties de l’вme sont donc des puissances diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure sont dйsignйes par saint Augustin comme diffйrentes parties de la raison. Ce sont donc des puissances diffйrentes.

 

Tout ce qui est йternel est nйcessaire, et tout ce qui est changeant et temporel est contingent, comme le montre le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or la partie de l’вme qui est appelйe scientifique par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique se tourne vers les rйalitйs nйcessaires, tandis que la raisonnante ou opinative se tourne vers les contingentes. Puis donc que la raison supйrieure, suivant saint Augustin, adhиre aux rйalitйs йternelles tandis que l’infйrieure dispose les rйalitйs temporelles et caduques, il semble que la raisonnante soit identique а la raison infйrieure et la scientifique а la supйrieure. Or la scientifique et la raisonnante sont des puissances diffйrentes, comme le montre le Philosophe au mкme endroit. La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc, elles aussi, des puissances diffйrentes.

 

Comme dit le Philosophe au mкme endroit, relativement а des objets de genres diffйrents il faut dйterminer des puissances de l’вme diffйrentes, puisque toute puissance de l’вme qui est dйterminйe а quelque genre, l’est а cause d’une ressemblance ; et ainsi, la diversitй des objets selon le genre tйmoigne de la diversitй des puissances. Or l’йternel et le corruptible sont des rйalitйs tout а fait diffйrentes par le genre, puisque le corruptible et l’incorruptible n’ont pas mкme en commun le genre, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. La raison supйrieure, qui a pour objet les rйalitйs йternelles, est donc une puissance autre que la raison infйrieure, qui a pour matiиre les rйalitйs caduques.

 

Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or le vrai, qui est objet de contemplation, est un autre objet que le bien, qui est objet d’opйration. La raison supйrieure, qui contemple le vrai, est donc aussi une autre puissance que la raison infйrieure, qui opиre le bien.

 

Ce qui en soi n’est pas un, l’est encore moins si on le met en rapport avec autre chose. Or la raison supйrieure n’est pas une puissance unique, mais plusieurs, puisqu’il y a en elle l’image, qui consiste en trois puissances. On ne peut donc pas dire non plus que la raison supйrieure et la raison infйrieure soient une puissance unique.

 

La raison est plus simple que le sens. Or, dans la partie sensitive, on ne trouve pas qu’une mкme puissance ait diverses fonctions. Donc bien moins encore une puissance unique peut-elle avoir diverses fonctions dans la partie intellective. Or la raison se dйdouble en supйrieure et infйrieure selon les fonctions, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй. Ce sont donc des puissances diffйrentes.

 

Chaque fois qu’on attribue а l’вme des choses qui ne peuvent se ramener а un mкme principe, il est nйcessaire de dйfinir en consйquence dans l’вme diffйrentes puissances, comme recevoir et retenir font distinguer l’imagination du sens. Or l’йternel et le corruptible ne peuvent se ramener а des principes identiques, car les principes prochains des rйalitйs corruptibles et incorruptibles ne sont pas les mкmes, comme il est prouvй au onziиme livre de la Mйtaphysique. Ils ne doivent donc pas кtre attribuйs а la mкme puissance de l’вme, et ainsi, la raison supйrieure et la raison infйrieure sont des puissances diffйrentes.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй que les trois choses qui ont concouru au pйchй de l’homme, а savoir l’homme, la femme et le serpent, signifient trois choses qui sont en nous, а savoir la raison supйrieure, l’infйrieure et la sensualitй. Or la sensualitй est une puissance autre que la raison infйrieure. Celle-ci est donc йgalement autre que la supйrieure.

 

10° Une puissance unique ne peut pas en mкme temps pйcher et ne pas pйcher. Or parfois la raison infйrieure pиche sans que la raison supйrieure pиche, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinitй. La raison infйrieure et la supйrieure ne sont donc pas une puissance unique.

 

11° Des perfections diffйrentes appartiennent а des perfectibles diffйrents, puisque l’acte propre requiert une puissance propre. Or les habitus de l’вme sont les perfections des puissances. Les diffйrents habitus appartiennent donc а des puissances diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure s’adonnent respectivement а la sagesse et а la science, qui sont des habitus diffйrents. La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc des puissances diffйrentes.

 

12° Une puissance, quelle qu’elle soit, est perfectionnйe par son acte. Or une diversitй d’actes amиne ou manifeste une diversitй de puissances. Donc, partout oщ se trouve une diversitй d’actes, on doit conclure а la diversitй des puissances. Or la raison supйrieure et l’infйrieure ont des actes diffйrents, car la raison se dйdouble selon les fonctions, comme dit saint Augustin. Ce sont donc des puissances diffйrentes.

 

13° La diffйrence entre la raison supйrieure et l’infйrieure est plus grande qu’entre l’intellect agent et l’intellect possible, puisque l’acte de ces derniers concerne le mкme intelligible, alors que l’acte des deux premiиres concerne des objets diffйrents, comme on l’a dit. Or l’intellect agent et l’intellect possible sont des puissances diffйrentes. Donc la raison supйrieure et la raison infйrieure aussi.

 

14° Tout ce qui provient d’une chose est diffйrent de cette chose, car nulle rйalitй n’est cause de soi-mкme. Or la raison infйrieure provient de la supйrieure, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй. C’est donc une autre puissance que la supйrieure.

 

15° Rien n’est mы par soi-mкme, comme il est prouvй au septiиme livre de la Physique. Or la raison supйrieure meut l’infйrieure, en tant qu’elle la dirige et la gouverne. La raison supйrieure et la raison infйrieure sont donc des puissances diffйrentes.

 

 

En sens contraire :

 

Les diffйrentes puissances de l’вme sont des rйalitйs diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure ne sont pas des rйalitйs diffйrentes ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Quand nous parlons de la nature de l’вme humaine, nous parlons d’une seule rйalitй : le double aspect que je viens de distinguer n’est qu’un dйdoublement selon les fonctions. » La raison supйrieure et l’infйrieure ne sont donc pas des puissances diffйrentes.

 

Une puissance peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatйrielle. Or la raison est plus immatйrielle que le sens. Or par la mкme puissance sensitive, а savoir la vue, on voit а la fois des rйalitйs йternelles ou incorruptibles et perpйtuelles, comme les corps cйlestes, et des corruptibles, comme les rйalitйs infйrieures de ce monde. C’est donc aussi la mкme puissance de la raison qui contemple les rйalitйs йternelles et qui dispose les temporelles.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de connaоtre d’abord deux choses : comment les puissances de l’вme se distinguent, et comment la raison supйrieure et la raison infйrieure diffиrent entre elles. Ces deux choses permettront d’en connaоtre une troisiиme, celle qui nous occupe а l’instant, а savoir, si la raison supйrieure et la raison infйrieure sont une puissance unique ou diffйrentes puissances.

 

Il faut donc savoir que la diversitй des puissances se voit par les actes et par les objets. Or certains prйtendent qu’il faut entendre cela en ce sens que la diversitй des actes et des objets serait non pas la cause mais seulement le signe de la diversitй des puissances. D’autres disent que la diversitй des objets est cause de la diversitй des puissances pour les puissances passives, et non pour les actives. Mais si l’on apporte une considйration attentive, on trouve que dans les deux sortes de puissances les actes et les objets sont non seulement des signes mais aussi, en quelque faзon, des causes de la diversitй. En effet, tout ce dont l’кtre existe seulement en vue de quelque fin a un mode qui lui est dйterminй par la fin а laquelle il est ordonnй ; une scie, par exemple, est dйterminйe et quant а la matiиre, et quant а la forme, pour qu’elle convienne а sa fin, qui est de couper. Or toute puissance de l’вme, soit active soit passive, est ordonnйe а son acte comme а une fin, comme on le voit clairement au neuviиme livre de la Mйtaphysique ; par consйquent, chaque puissance a un mode et une espиce dйterminйs selon ce qui peut convenir pour un tel acte. Voilа pourquoi, si l’on a diversifiй les puissances, c’est parce que la diversitй des actes requйrait divers principes par lesquels ils soient йlicitйs. Par ailleurs, puisque l’objet se rapporte а l’acte comme un terme, et que les actes sont spйcifiйs par leurs termes, comme cela est clair au cinquiиme livre de la Physique, il est nйcessaire que les actes se distinguent aussi par les objets ; et c’est pourquoi la diversitй des objets amиne une diversitй des puissances.

 

Mais la diversitй des objets peut кtre envisagйe de deux faзons : d’abord suivant la nature des rйalitйs ; ensuite suivant les diverses raisons formelles des objets. Suivant la nature des rйalitйs, comme la couleur et la saveur ; suivant la diverse raison formelle de l’objet, comme le bien et le vrai.

 

Or, puisque les puissances qui sont les actes d’organes dйterminйs ne peuvent s’йtendre au-delа de la disposition de leurs organes, et qu’un seul et mкme organe ne peut pas кtre adaptй pour connaоtre toutes les natures, il faut nйcessairement que les puissances qui sont liйes а des organes soient dйterminйes pour concerner certaines natures, а savoir, les natures corporelles. En effet, l’opйration qui s’exerce par un organe corporel ne peut s’йtendre au-delа de la nature corporelle. Mais puisqu’il se trouve dans la nature corporelle quelque chose que tous les corps ont en commun et quelque chose en quoi les divers corps diffиrent, il se pourra qu’une puissance liйe au corps soit adaptйe а tous les corps suivant ce qu’ils ont de commun : telle l’imagination, en tant que tous les corps se rejoignent sous le rapport de la quantitй, de la figure et de leurs consйquences — c’est pourquoi l’imagination s’йtend non seulement aux rйalitйs naturelles mais aussi aux rйalitйs mathйmatiques — ; tel aussi le sens commun, en tant que dans tous les corps naturels, auxquels seuls il s’йtend, se trouve une puissance active ou un principe de changement. D’autres puissances, par contre, seront adaptйes а ce en quoi les corps se diversifient, suivant les diverses faзons de changer : c’est le cas de la vue pour la couleur, de l’ouпe pour le son, etc. Donc, de ce que la partie sensitive use d’un organe dans son opйration, deux choses rйsultent pour elle, а savoir : d’une part, qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance qui regarderait un objet commun а tous les йtants, car sinon elle transcenderait toutes les rйalitйs corporelles ; et d’autre part, qu’il est possible de trouver en elle diverses puissances, selon la nature diverse des objets, parce que la condition de l’organe peut кtre adaptйe а cette nature-ci ou а celle-lа.

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Mais cette partie de l’вme qui, dans son acte, ne se sert pas d’un organe corporel reste non pas dйterminйe mais infinie, d’une certaine faзon, en tant qu’elle est immatйrielle ; voilа pourquoi sa portйe s’йtend а un objet commun а tous les кtres. C’est pourquoi l’on dit que l’objet de l’intelligence est une chose qui se trouve dans tous les genres d’йtants. Et c’est aussi pourquoi le Philosophe dit que l’intellect est « ce qui produit tous [les intelligibles] et ce qui devient tous [les intelligibles] ». Il n’est donc pas possible de distinguer diffйrentes puissances dans la partie intellective pour correspondre aux diffйrentes natures des objets, mais seulement pour correspondre а diverses notions d’objet, c’est-а-dire en tant que l’acte de l’вme se porte parfois vers une seule et mкme chose selon diverses raisons formelles. Et c’est ainsi que le bien et le vrai, dans la partie intellective, diffйrencient l’intelligence de la volontй : en effet, l’intelligence se porte vers le vrai intelligible comme vers une forme, puisqu’il est nйcessaire que l’intelligence soit formellement dйterminйe par ce qui est pensй ; et la volontй se porte vers le bien comme vers une fin. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixiиme livre de la Mйtaphysique que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les rйalitйs, puisque la forme est au-dedans et la fin au-dehors. Or ce n’est pas sous le mкme aspect que la fin et la forme perfectionnent, et ainsi, le bien et le vrai n’ont pas la mкme raison formelle d’objet. Ainsi йgalement, l’intellect possible se distingue de l’intellect agent. En effet, une chose n’est pas objet sous le mкme rapport en tant qu’elle est en acte et en tant qu’elle est en puissance, ou bien en tant qu’elle agit et en tant qu’elle subit : car l’intelligible en acte est objet de l’intellect possible en agissant pour ainsi dire sur lui, en tant qu’il passe de puissance а acte par l’intelligible en acte, tandis que l’intelligible en puissance est objet de l’intellect agent en tant qu’il devient par celui-ci intelligible en acte. Ainsi donc, on voit clairement comment on peut distinguer les puissances dans la partie intellective.

 

La raison supйrieure et l’infйrieure, quant а elles, se distinguent de la faзon suivante. Il est des natures supйrieures а l’вme rationnelle, et d’autres infйrieures а elle. Mais puisque tout ce qui est pensй l’est selon le mode de celui qui pense, la pensйe des rйalitйs qui sont au-dessus de l’вme est, dans l’вme rationnelle, infйrieure aux rйalitйs pensйes elles-mкmes ; en revanche, la pensйe des rйalitйs qui sont au-dessous de l’вme est, dans l’вme, supйrieure aux rйalitйs elles-mкmes, puisque celles-ci ont en elle un кtre plus noble qu’en elles-mкmes. Et ainsi, l’вme a envers ces deux genres de rйalitйs une relation diffйrente, et de lа rйsulte pour elle une diversitй de fonctions. En effet, dans la mesure oщ elle regarde vers les natures supйrieures — soit qu’elle contemple leur vйritй et leur nature dans l’absolu, soit qu’elle reзoive d’elles une idйe et comme un modиle pour opйrer —, elle est appelйe raison supйrieure ; mais dans la mesure oщ elle se tourne vers les rйalitйs infйrieures — soit pour les regarder par la contemplation, soit pour les disposer par l’action —, elle est appelйe raison infйrieure.

 

Or les deux sortes de natures, la supйrieure et l’infйrieure, sont apprйhendйes par l’вme humaine suivant la notion commune d’intelligible : la supйrieure en tant qu’elle est immatйrielle en elle-mкme, l’infйrieure en tant qu’elle est dйpouillйe de la matiиre par l’acte de l’вme. On voit donc clairement que les noms de raison supйrieure et raison infйrieure ne dйsignent pas des puissances diffйrentes, mais une seule et mкme puissance se rapportant diversement а des rйalitйs diffйrentes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme on l’a dit dans la question sur l’esprit, l’image de la Trinitй dans l’вme est certes fondйe dans les puissances comme dans une racine, mais on la trouve de faзon achevйe dans les actes des puissances ; et c’est ainsi que l’image est dite concerner la raison supйrieure et non l’infйrieure.

 

L’expression « partie d’une puissance » ne dйsigne pas toujours une puissance distincte, mais on entend parfois « partie d’une puissance » au sens d’une partie des objets, selon lesquels on envisage une division de la quantitй virtuelle ; par exemple, si quelqu’un peut porter cent livres, on dira de celui qui n’en peut porter que cinquante que sa puissance a une partie de la puissance du premier, bien que ce soit spйcifiquement la mкme puissance. Et de cette faзon, la partie supйrieure et la partie infйrieure de la raison sont appelйes « parties de la raison », en tant qu’elles se portent vers une partie des objets regardйs par la raison prise communйment.

 

La scientifique et la raisonnante ou opinative ne sont pas identiques а la raison supйrieure ni а l’infйrieure, car mкme au sujet des natures infйrieures, que regarde la raison infйrieure, peuvent кtre formulйes des propositions nйcessaires, qui relиvent de la scientifique : sinon la physique et la mathйmatique ne seraient pas des sciences ; semblablement aussi, la raison supйrieure se tourne en quelque faзon vers les actes humains dйpendants du libre arbitre, et par lа mкme contingents, sinon le pйchй qui parfois les accompagne ne serait pas attribuй а la raison supйrieure. Et ainsi, la raison supйrieure n’est pas totalement sйparйe de la raisonnante ou opinative.

 

Or la scientifique et la raisonnante sont assurйment des puissances diffйrentes, car elles se distinguent quant а la notion mкme d’intelligible. En effet, puisque l’acte d’une puissance ne s’йtend pas au-delа de la portйe de son objet, toute opйration qui ne peut pas кtre ramenйe а la mкme raison formelle d’objet doit nйcessairement appartenir а une autre puissance ayant une autre raison formelle d’objet. Or l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et pour cette raison, l’action de l’intelligence s’йtend aussi loin que peut s’йtendre la portйe de la quidditй. Or c’est par elle que les principes premiers eux-mкmes sont immйdiatement connus, et une fois qu’ils le sont, on parvient en raisonnant а la connaissance des conclusions ; et la puissance qui est de nature а analyser les conclusions par les quidditйs, le Philosophe l’appelle la scientifique. Mais il y a des choses pour lesquelles il n’est pas possible de poursuivre une telle analyse jusqu’а parvenir aux quidditйs, et ce, а cause de l’incertitude de leur кtre, comme c’est le cas pour les contingents en tant que tels. De telles choses ne sont donc pas connues par la quidditй, qui йtait l’objet propre de l’intelligence, mais d’une autre faзon, а savoir par une certaine conjecture sur ces rйalitйs dont on ne peut pas avoir une pleine certitude. Une autre puissance est donc requise pour cela. Or cette puissance ne peut mener l’enquкte de la raison jusqu’а son terme et, pour ainsi dire, а son repos, mais se maintient dans l’enquкte elle-mкme comme en mouvement, produisant seulement une opinion а propos de ce qu’elle examine ; aussi cette puissance est-elle nommйe, d’aprиs ce qui est comme le terme de son opйration, raisonnante ou opinative.

 

Mais la raison supйrieure et la raison infйrieure se distinguent par les natures mкmes [des objets], et c’est pourquoi ce ne sont pas des puissances diffйrentes comme la scientifique et l’opinative.

 

Les objets de la scientifique et de la raisonnante diffиrent par le genre quant au propre genre qu’est le connaissable, puisqu’ils sont connus selon des raisons formelles genйriquement diffйrentes. Mais les rйalitйs йternelles et les temporelles ont des natures de genres diffйrents, et ne diffиrent pas quant а la notion de connaissable, selon laquelle doit кtre envisagйe la ressemblance entre la puissance et l’objet.

 

Le vrai, objet de contemplation, et le bien, objet d’opйration, concernent des puissances diffйrentes, а savoir l’intelligence et la volontй. Mais ce n’est pas par lа que l’on distingue la raison supйrieure et la raison infйrieure, puisque l’une et l’autre peut кtre et spйculative et active, quoique relativement а des objets diffйrents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Rien n’empкche que ce qui contient en soi une multitude soit un avec un autre qui contient en soi une multitude, si la mкme multitude est contenue dans les deux : comme ce tas et cet amas de pierres sont une seule et mкme chose. Et de cette faзon, la raison supйrieure et l’infйrieure sont une puissance unique, bien que l’une et l’autre contiennent en quelque faзon plusieurs puissances ; en effet, elles contiennent toutes deux les mкmes. Par ailleurs, on ne dit pas qu’il y a plusieurs puissances dans la raison supйrieure comme si la puissance mкme de la raison йtait divisйe en plusieurs puissances, mais en tant que la volontй est comprise sous l’intelligence : non qu’elles soient une puissance unique, mais parce que la volontй est mue par l’apprйhension de l’intelligence.

 

Mкme dans la partie sensitive il existe une puissance ayant diverses fonctions : par exemple l’imagination, qui a pour fonctions de conserver ce qui est reзu des sens et de le reprйsenter ensuite а l’intelligence. Cependant, puisqu’une puissance peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatйrielle, rien n’empкcherait qu’il existe une mкme puissance ayant diverses fonctions dans la partie intellective et qu’il n’en existe pas dans la partie sensitive.

 

Bien que l’йternel et le temporel ne se ramиnent pas aux mкmes principes prochains, cependant la connaissance de l’йternel et du temporel se ramиne а un mкme principe, puisque l’un et l’autre sont apprйhendйs par l’intelligence selon l’unique raison formelle d’immatйrialitй.

 

De mкme qu’а la nature humaine appartenaient l’homme et la femme, qu’unissait un mariage charnel, et non le serpent, de mкme а la nature de la raison supйrieure appartient la raison infйrieure, signifiй par la femme, et non la sensualitй, signifiйe par le serpent, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.

 

10° Puisque pйcher est un certain acte, il n’appartient pas а proprement parler а la raison supйrieure ni а l’infйrieure, mais а l’homme, selon celle-ci ou celle-lа. Et si une puissance unique se rapporte а divers objets, il n’y a pas d’inconvйnient а ce qu’il y ait pйchй selon un rapport et non selon un autre, de mкme que, lorsque plusieurs habitus sont dans une seule puissance, il arrive que l’on pиche selon l’acte d’un habitus et non selon l’acte de l’autre ; comme ce serait le cas si un mкme homme, йtant а la fois grammairien et gйomиtre, йnonзait des vйritйs sur les droites en faisant un solescisme.

 

11° Lorsqu’une perfection accomplit un perfectible selon toute la capacitй de celui-ci, il est impossible qu’un perfectible unique ait plusieurs perfections de mкme ordre. Voilа pourquoi il est impossible que la matiиre soit perfectionnйe en mкme temps par deux formes substantielles, car une seule matiиre n’est capable que d’un seul кtre substantiel. Mais il en va autrement pour les formes accidentelles, qui ne perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur puissance ; il est donc possible qu’un seul perfectible ait plusieurs accidents. Et c’est pourquoi il est йgalement possible qu’une seule puissance ait plusieurs habitus, puisque les habitus des puissances sont des perfections accidentelles ; en effet, ils viennent s’ajouter aprиs la complиte notion de puissance.

 

12° Comme dit Avicenne au sixiиme livre De naturalibus, la diversitй des actes tantфt dйnote une diversitй de puissances, tantфt non. En effet, on peut trouver de cinq faзons une diversitй dans les actes de l’вme. Premiиrement, selon la force et la faiblesse, comme opiner et croire. Deuxiиmement, selon la vitesse et la lenteur, comme courir et se mouvoir. Troisiиmement, selon l’habitus et la privation, comme se reposer et se mouvoir. Quatriиmement, selon un rapport а des contraires dans le mкme genre, comme sentir le blanc et sentir le noir. Cinquiиmement, lorsque les actes sont de genres diffйrents, comme apprйhender et mouvoir, ou sentir le son et sentir la couleur. Ainsi donc, les deux premiиres sortes de diversitй ne dйnotent pas une diversitй de puissances, car sinon il faudrait qu’il y ait dans l’вme autant de puissances distinctes qu’il se trouve de degrйs de force et de faiblesse dans les actes, ou de vitesse et de lenteur. Ni de mкme pour les troisiиme et quatriиme sortes, puisqu’il appartient а la mкme puissance de se rapporter aux deux opposйs. Mais c’est seulement la cinquiиme sorte de diversitй qui dйnote une diversitй de puissances, а condition de prйciser que les actes de genres diffйrents sont ceux qui n’ont pas une commune raison formelle d’objet ; et par consйquent, la diversitй des actes de la raison supйrieure et de la raison infйrieure ne dйnote pas une diversitй de puissances, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° L’intellect agent et l’intellect possible diffиrent plus entre eux que la raison supйrieure et la raison infйrieure, puisque l’intellect agent et l’intellect possible regardent des objets formellement divers, encore que non matйriellement. En effet, ils regardent chacun une notion d’objet diffйrente, bien qu’il soit possible de les trouver toutes deux dans la mкme rйalitй intelligible : car une mкme et unique chose peut кtre d’abord intelligible en puissance et ensuite intelligible en acte. Par contre, la raison supйrieure et l’infйrieure regardent des objets matйriellement diffйrents, et non formellement, puisqu’ils regardent des natures diffйrentes selon une seule notion d’objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or la diversitй formelle est plus grande que la diversitй matйrielle ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

 

14° Il est dit que la raison infйrieure provient de la supйrieure, а cause des choses que considиre la raison infйrieure, et qui proviennent de celles que considиre la raison supйrieure : en effet, les raisons infйrieures proviennent des supйrieures. Rien n’empкche, par consйquent, que la raison infйrieure et la raison supйrieure soient une puissance unique ; de mкme, nous constatons qu’il appartient а la mкme puissance de considйrer les principes de la science subalternante et ceux de la science subalternйe, bien que ceux-ci proviennent de ceux-lа.

 

15° Si l’on dit que la raison supйrieure meut la raison infйrieure, c’est parce que les raisons infйrieures doivent кtre rйglйes d’aprиs les supйrieures, tout comme la science subalternйe est rйglйe par la subalternante.

Article 3 : Le pйchй peut-il exister dans la raison supйrieure ou infйrieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence est toujours droite. Or la raison est la mкme puissance que l’intelligence, comme on l’a obtenu prйcйdemment. Donc la raison, elle aussi, est toujours droite ; il n’y a donc pas de pйchй en elle.

 

Tout ce qui peut recevoir une perfection, s’il peut recevoir un dйfaut, ne pourra avoir en soi que le dйfaut opposй а cette perfection, car c’est le mкme sujet qui peut recevoir les contraires. Or, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la perfection propre de la raison supйrieure est la sagesse, et celle de la raison infйrieure est la science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autre pйchй que l’ignorance et la sottise.

 

Selon saint Augustin, tout pйchй est dans la volontй. Or la raison est une autre puissance que la volontй. Le pйchй n’est donc pas dans la raison.

 

Rien ne peut recevoir son contraire, car des contraires ne peuvent pas кtre ensemble. Or tout pйchй de l’homme est contraire а la raison, car le mal de l’homme est d’кtre contre la raison, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Le pйchй ne peut donc pas exister dans la raison.

 

Le pйchй qui est commis en quelque matiиre ne peut pas кtre attribuй а une puissance qui ne s’йtend pas а cette matiиre. Or la raison supйrieure a pour matiиre les rйalitйs йternelles, et non ce qui peut dйlecter la chair. Le pйchй qui est commis en ce qui peut dйlecter la chair ne doit donc nullement кtre attribuй а la raison supйrieure, quoique saint Augustin dise que le consentement а l’acte est attribuй а la raison supйrieure.

 

Saint Augustin dit que la raison supйrieure est celle qui contemple les rйalitйs supйrieures et adhиre а elles, et ce, par l’amour ; or il ne peut en rйsulter de pйchй ; le pйchй ne peut donc pas exister dans la raison supйrieure.

 

Le plus fort n’est pas vaincu par le plus faible. Or la raison est la plus forte des choses qui se trouvent en nous. Elle ne peut donc pas кtre vaincue par la concupiscence, la colиre ou autre chose de ce genre ; et ainsi, il ne peut y avoir de pйchй en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Il appartient au mкme de mйriter et de dйmйriter. Or le mйrite rйside dans un acte de la raison. Donc le dйmйrite aussi.

 

Selon le Philosophe, le pйchй se produit non seulement par la passion, mais aussi par l’йlection. Or l’йlection consiste en un acte de la raison, puisqu’elle suit le conseil, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique. Il arrive donc que le pйchй soit dans la raison.

 

Par la raison, nous nous dirigeons aussi bien dans le domaine spйculatif que dans le domaine de l’agir. Or dans le domaine spйculatif, il arrive qu’il y ait un pйchй concernant la raison, comme lorsqu’on commet un paralogisme en raisonnant. Donc dans le domaine de l’agir aussi, il arrive que le pйchй soit dans la raison.

 

 

Rйponse :

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, le pйchй est tantфt dans la raison supйrieure, tantфt dans la raison infйrieure. Mais pour comprendre cela, il est nйcessaire de connaоtre d’abord deux choses, а savoir : quel acte peut кtre attribuй а la raison, et ensuite lequel peut кtre attribuй а la raison supйrieure et lequel а la raison infйrieure.

 

Il faut donc savoir que, de mкme qu’il y a deux apprйhensives, а savoir l’infйrieure, qui est la sensitive, et la supйrieure, qui est l’intellective ou rationnelle, de mкme aussi il y a deux appйtitives, а savoir l’infйrieure, que l’on appelle sensualitй et qui se divise en irascible et concupiscible, et la supйrieure, qui est appelйe volontй. Or, а un certain point de vue, ces deux sortes d’appйtitives se rapportent а leurs apprйhensives de faзon semblable, et а un autre point de vue de faзon diffйrente. De faзon semblable, parce qu’en aucun des deux appйtits il ne peut y avoir de mouvement а moins qu’une apprйhension ne prйcиde. En effet, l’objet d’appйtit ne meut l’appйtit, soit supйrieur soit infйrieur, qu’une fois apprйhendй soit par l’intelligence soit par l’imagination et le sens ; et c’est pourquoi l’on appelle moteur non seulement l’appйtit mais aussi l’intelligence, l’imagination et le sens. De faзon diffйrente, parce qu’il y a dans l’appйtit infйrieur une certaine inclination naturelle par laquelle l’appйtit est, en quelque faзon, naturellement contraint а tendre vers l’objet d’appйtit. Par contre, l’appйtit supйrieur n’est pas dйterminй а l’un ou l’autre, car l’appйtit supйrieur est libre, au contraire de l’infйrieur. Et de lа vient que le mouvement de l’appйtit infйrieur ne se trouve pas attribuй а la puissance apprйhensive, car la cause de ce mouvement n’est pas dans l’apprйhension mais dans l’inclination de l’appйtit ; en revanche, le mouvement de l’appйtit supйrieur est attribuй а son apprйhensive, c’est-а-dire а la raison, car l’inclination de l’appйtit supйrieur vers ceci ou cela est causйe par le jugement de la raison. Et c’est pourquoi nous distinguons les puissances motrices en rationnelle, irascible et concupiscible, nommant dans la partie supйrieure ce qui relиve de l’apprйhension, mais dans l’infйrieure ce qui relиve de l’appйtit. Ainsi donc, on voit clairement qu’un acte est attribuй а la raison de deux faзons. D’abord parce qu’il lui appartient immйdiatement, йtant йlicitй par la raison elle-mкme, comme par exemple confronter les choses а faire ou а savoir. Ensuite, parce qu’il lui appartient moyennant la volontй, qui est mue par le jugement de la raison.

 

Or, de mкme que le mouvement de l’appйtit qui suit le jugement de la raison est attribuй а la raison, de mкme le mouvement de l’appйtit qui suit la dйlibйration de la raison supйrieure est attribuй а la raison supйrieure ; par exemple, lorsqu’on dйlibиre sur les choses а faire en considйrant qu’une chose est agrйable а Dieu ou prescrite par la loi divine, ou de faзon similaire. Mais il appartiendra а la raison infйrieure lorsque le mouvement de l’appйtit suit le jugement de la raison infйrieure, comme lorsqu’on dйlibиre sur les choses а faire en tenant compte des causes infйrieures, par exemple en considйrant la laideur de l’acte, la dignitй de la raison, l’offense faite aux hommes, ou quelque chose de ce genre. Or ces deux modes de considйrations sont ordonnйs entre eux. En effet, selon le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, la fin tient lieu de principe dans le domaine de l’agir. Or dans les sciences spйculatives le jugement de la raison n’est accompli que lorsque les conclusions sont analysйes par les principes premiers. Par consйquent, dans le domaine de l’agir aussi il ne sera accompli que lorsqu’on se ramиnera а la fin ultime : car c’est alors seulement que la raison donnera l’ultime sentence au sujet de ce qu’il faut opйrer, et cette sentence est le consentement а l’acte. Et de lа vient que le consentement а l’acte est attribuй а la raison supйrieure, qui considиre la fin ultime, tandis que la dйlectation et la complaisance dans la dйlectation, ou le consentement, sont attribuйs par saint Augustin а la raison infйrieure.

 

Donc, quand quelqu’un pиche en consentant а un acte mauvais, il y a pйchй dans la raison supйrieure, mais s’il pиche par la seule dйlectation avec quelque dйlibйration, on dit que le pйchй est dans la raison infйrieure, parce que celle-ci s’occupe immйdiatement de disposer les rйalitйs infйrieures. Et ainsi, on dit que le pйchй est dans la raison supйrieure ou infйrieure en tant que le mouvement de l’appйtitive est attribuй а la raison. Mais quand on considиre l’acte propre de la raison, on dit qu’il y a pйchй dans la raison supйrieure ou infйrieure lorsqu’elle se trompe dans sa propre confrontation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, de mкme que le sens ne se trompe jamais dans les sensibles propres, alors qu’il peut se tromper sur les sensibles communs et par accident, de mкme l’intelligence ne se trompe jamais sur son objet propre, а savoir la quidditй, sauf peut-кtre par accident ; ni sur les principes premiers, qui sont connus de nous aussitфt que les termes le sont ; mais elle se trompe en confrontant, et en appliquant les principes communs aux conclusions particuliиres, et ainsi, il arrive que la raison soit privйe de sa rectitude et que le pйchй soit en elle.

 

En soi, а la sagesse et а la science s’opposent directement la sottise et l’ignorance ; mais indirectement aussi tous les autres pйchйs, en quelque faзon, c’est-а-dire en tant que le gouvernement de la sagesse et de la science, qui est requis dans le domaine de l’agir, est gвtй par le pйchй, et c’est pourquoi l’on dit que tout homme mйchant est ignorant.

 

Il n’est pas dit que le pйchй est dans la volontй comme en un sujet mais comme dans une cause, car pour qu’il y ait pйchй il faut qu’il y ait volontaire ; or ce qui est causй par la volontй est aussi attribuй а la raison, comme on l’a dйjа expliquй.

 

Il est dit que le pйchй de l’homme est contre la raison, en tant qu’il est contre la raison droite, en laquelle le pйchй ne peut exister.

 

La raison supйrieure se porte vers les raisons йternelles directement, comme vers ses objets propres, mais elle fait retour en quelque sorte de celles-ci aux rйalitйs temporelles et caduques en tant qu’elle juge par ces raisons йternelles sur de telles rйalitйs temporelles ; et ainsi, lorsque son jugement est dйfectueux en quelque matiиre, ce pйchй est mis au compte de la raison supйrieure.

 

Bien que la raison supйrieure soit ordonnйe pour adhйrer aux rйalitйs йternelles, cependant elle n’y adhиre pas toujours, et ainsi le pйchй peut exister en elle.

 

Socrate faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il voulait montrer que celui qui sait ne vient jamais а pйcher, car la science, йtant plus forte, n’est pas vaincue par la passion. А quoi le Philosophe rйpond au septiиme livre de l’Йthique en distinguant science universelle et science particuliиre, et de mкme, science en habitus et science en acte, et il distingue а nouveau la science en habitus en posant que l’habitus peut кtre libre ou bien liй, comme cela se produit chez les hommes ivres. Ainsi donc, il arrive que le dйtenteur d’une science universelle en acte n’ait dans le particulier, qui est le domaine de l’agir, qu’une science en habitus liй par la concupiscence ou par une autre passion, si bien que le jugement de la raison sur la chose particuliиre а faire ne peut pas кtre formellement dйterminй par la science universelle. Et ainsi, il arrive que la raison se trompe dans l’йlection ; et c’est une telle erreur d’йlection qui rend ignorant tout homme mйchant, si grande que soit sa science dans l’universel. Et de cette faзon йgalement, la raison est amenйe а pйcher en tant qu’elle est liйe par la concupiscence.

Article 4 : La dйlectation morose, qui a lieu dans la raison infйrieure par un consentement а la dйlectation sans consentement а l’acte, est-elle un pйchй mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, le geste de se frapper la poitrine et l’Oraison dominicale sont des remиdes indiquйs contre le pйchй vйniel. Or le consentement а la dйlectation sans consentement а l’acte est mis au nombre des pйchйs auxquels on porte remиde en se frappant la poitrine et en rйcitant l’Oraison dominicale. En effet, saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Йvidemment, lorsque l’вme se complaоt seulement en pensйe aux choses dйfendues, dйcidйe, il est vrai, а ne pas le commettre, mais aimant а retenir et а retourner des images qu’elle eыt dы rejeter dиs la premiиre atteinte, il ne faut pas nier qu’il y ait pйchй ; ce pйchй toutefois est moindre que si l’on se dйcidait а le commettre йgalement en acte. Aussi doit-on demander pardon de telles pensйes, se frapper la poitrine, dire : “Pardonnez-nous nos offenses”, etc. » Le susdit consentement а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel.

 

Le consentement au pйchй vйniel est vйniel, tout comme le consentement au pйchй mortel est mortel ; or la dйlectation est un pйchй vйniel. Le consentement а celle-ci sera donc lui aussi vйniel.

 

Nous trouvons dans l’acte de fornication deux choses а causes desquelles il peut кtre jugй mauvais, а savoir : la vйhйmence de la dйlectation, qui absorbe la raison, et le prйjudice qui s’ensuit de l’acte, c’est-а-dire l’incertitude de la filiation et les autres inconvйnients de ce genre qui s’ensuivraient si l’union des sexes n’йtait pas rйglйe par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que la fornication soit un pйchй mortel en raison de la dйlectation, car cette vйhйmence de dйlectation se trouve dans l’acte conjugal, qui n’est pas un pйchй. Ce n’est donc un pйchй mortel qu’а cause du prйjudice qui s’ensuit de l’acte ; celui qui consent а la dйlectation de la fornication et non а l’acte n’aborde donc pas la fornication du cфtй oщ elle est un pйchй mortel ; et ainsi, il ne semble pas pйcher mortellement.

 

L’homicide n’est pas moins un pйchй que la fornication. Or celui qui pense а l’homicide, qui prend plaisir а cette pensйe et consent а la dйlectation, ne pиche pas mortellement ; sinon tous ceux qui йprouvent du plaisir а entendre des histoires de guerre, s’ils consentaient а cette dйlectation, pйcheraient mortellement, ce qui paraоt improbable. Le consentement а la dйlectation de la fornication n’est donc pas non plus un pйchй mortel.

 

Puisque le pйchй vйniel et le mortel sont а une distance quasi infinie l’un de l’autre, ce qui s’йvalue par la distance entre leurs peines respectives, le pйchй vйniel ne peut pas devenir mortel. Or la dйlectation qui rйside seulement dans la pensйe est vйnielle avant le consentement. Lors donc que le consentement survient, elle ne peut pas devenir mortelle.

 

Le pйchй mortel consiste а se dйtourner de Dieu. Or se dйtourner de Dieu ne relиve pas de la raison infйrieure mais de la supйrieure, de laquelle relиve aussi la conversion : en effet, les opposйs appartiennent au mкme sujet ; le pйchй mortel ne peut donc pas exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le consentement а la dйlectation, que saint Augustin met sur le compte de la raison infйrieure, ne sera pas pйchй mortel.

 

 Comme dit saint Augustin au second livre sur la Genиse contre les manichйens, « si notre dйsir est excitй а pйcher, c’est que, comme dйjа pour la femme, il y aura eu persuasion. Parfois cependant, la raison rйfrиne et rйprime virilement le dйsir mкme quand il a йtй excitй. Quand il en va ainsi, nous ne tombons pas dans le pйchй ». Il semble en rйsulter que, dans le mariage spirituel qui nous est intйrieur, si c’est la femme qui pиche et non l’homme, il n’y a pas de pйchй. Or, quand on consent а la dйlectation et non а l’acte, c’est la femme qui pиche et non l’homme, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй. Le consentement а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel.

 

Selon le Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique, la dйlectation suit en bien et en mal l’opйration qui la cause. Or l’acte extйrieur de fornication, qui consiste en un mouvement corporel, est autre que l’acte intйrieur, c’est-а-dire la pensйe. La dйlectation qui s’ensuit de l’acte intйrieur sera donc autre, elle aussi, que celle qui s’ensuit de l’acte extйrieur. Or l’acte intйrieur n’est pas un pйchй mortel par son genre comme l’йtait l’acte extйrieur. La dйlectation intйrieure n’est donc pas non plus du genre du pйchй mortel ; il semble donc que le consentement а une telle dйlectation ne soit pas un pйchй mortel.

 

 Il semble que soit pйchй mortel cela seul qui est interdit par la loi divine, comme le montre la dйfinition du pйchй donnйe par saint Augustin : « Le pйchй est une action, une parole ou un dйsir contraire а la loi de Dieu. » Or le consentement а la dйlectation ne se trouve pas interdit par la loi divine. Ce n’est donc pas un pйchй mortel.

 

10° Il semble qu’on doive juger de la mкme faзon le consentement interprйtatif et le consentement exprиs. Or le consentement interprйtatif ne semble pas кtre un pйchй mortel, car le pйchй n’est transfйrй а une puissance que par l’acte de cette puissance ; or dans le consentement interprйtatif ne se trouve pas un acte de la raison, qui est dite consentir, mais la seule nйgligence а rйprimer les mouvements illicites. Le consentement interprйtatif а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel ; ni, de mкme, le consentement exprиs.

 

11° Comme on l’a dit, un pйchй est mortel parce qu’il est contraire au prйcepte divin ; autrement Dieu ne serait pas mйprisй lors de la transgression du prйcepte, et ainsi, l’esprit du pйcheur ne se dйtournerait pas de Dieu. Or la raison infйrieure ne s’occupe pas de la notion de prйcepte divin : en effet, c’est le rфle de la raison supйrieure, qui consulte les raisons йternelles. Le pйchй mortel ne peut donc exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le consentement susdit n’est pas mortel.

 

12° Puisqu’il y a deux choses dans le pйchй, а savoir la conversion et l’aversion, l’aversion s’ensuit de la conversion. En effet, par le fait mкme que l’on se tourne vers l’un des contraires, on se dйtourne de l’autre. Or celui qui consent а la dйlectation et non а l’acte ne se tourne pas pleinement vers le bien transitoire, car l’achиvement consiste dans l’acte. Il n’y a donc pas non plus complиte aversion, ni donc pйchй mortel.

 

13° Comme il est dit dans la Glose au dйbut du livre de Jйrйmie, « Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir ». Or, si quelqu’un se dйlectait dans la mйditation des prйceptes divins et consentait а une telle dйlectation sans avoir le propos de mettre en actes les prйceptes divins, il ne mйriterait pas de rйcompense. Il ne mйrite donc pas de peine s’il consent а la dйlectation du pйchй, pourvu qu’il ne dйcide pas d’accomplir celui-ci effectivement ; et dans ce cas, il ne semble pas pйcher mortellement.

 

14° La partie infйrieure de la raison est comparйe а la femme. Or la femme ne dйpend pas de sa propre volontй, car « elle n’a pas pouvoir sur son corps », comme dit l’Apфtre. La partie infйrieure de la raison ne dйpend donc pas non plus de sa volontй, et ainsi, elle ne peut pas pйcher.

 

 

En sens contraire :

 

Nul n’est damnй si ce n’est pour un pйchй mortel. Or l’homme sera damnй pour un consentement а la dйlectation ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « L’homme sera condamnй tout entier, а moins que ces pйchйs de simple pensйe, qu’il ne veut pas commettre en acte mais auxquels il veut prendre plaisir intйrieurement, ne soient remis par la grвce du Mйdiateur. » Le consentement а la dйlectation est donc un pйchй mortel.

 

La dйlectation qui accompagne une action et l’action elle-mкme se ramиnent au mкme genre de pйchй, tout comme l’њuvre vertueuse et la dйlectation qui l’accompagne se ramиnent а la mкme vertu ; en effet, il appartient а l’homme juste et de faire des actions justes, et de prendre plaisir aux њuvres justes, comme on le voit clairement au premier livre de l’Йthique. Or l’acte mкme de fornication est dans le genre du pйchй mortel ; donc la dйlectation а la pensйe de la fornication aussi, et par consйquent le consentement а cette dйlectation sera un pйchй mortel.

 

Si le pйchй ne pouvait pas exister dans la raison infйrieure, alors les paпens, qui ne dйlibйraient de leurs actions que selon les raisons infйrieures, n’auraient pas pйchй mortellement en forniquant ou en commettant un acte de ce genre, ce qui est manifestement faux. Le pйchй mortel peut donc exister dans la raison infйrieure.

 

 

Rйponse :

 

Se demander si la dйlectation morose est un pйchй mortel ou si le consentement а la dйlectation en est un, c’est une seule et mкme question. En effet, il n’y a pas de doute possible а propos de la dйlectation morose, si par « morose » on entend un retard de temps. En effet, il est certain que la longueur du temps ne peut donner а l’acte la raison formelle de pйchй mortel si rien d’autre n’intervient, puisque ce n’est pas une circonstance infiniment aggravante. Mais ce qu’on peut se demander, c’est si la dйlectation qui doit son appellation de morose а ce que le consentement de la raison vient s’ajouter, est un pйchй mortel. Sur ce point, quelques-uns ont йmis diverses opinions.

 

Certains ont prйtendu que ce n’est pas un pйchй mortel mais vйniel. Mais cette opinion semble s’opposer aux paroles de saint Augustin, qui menace de damnation l’homme qui aurait eu un tel consentement, comme ce qu’on a citй de lui le fait voir clairement. De plus, le sentiment quasi commun des modernes contredit cette opinion. En outre, elle semble mettre en pйril le salut des вmes, puisque le consentement а une telle dйlectation peut trиs vite faire tomber l’homme dans le pйchй.

 

C’est pourquoi il semble qu’il faille plutфt assentir а l’autre opinion, qui affirme qu’un tel consentement est un pйchй mortel ; et la vйritй de cette opinion se prend de la considйration suivante. Il faut savoir que, de mкme que l’acte extйrieur de fornication s’accompagne d’une dйlectation sensible, de mкme aussi l’acte de pensйe s’accompagne d’une certaine dйlectation intйrieure. Or deux dйlectations s’ensuivent de la pensйe : l’une du cфtй de la pensйe elle-mкme, et l’autre du cфtй de l’objet mкme qui est pensй. En effet, nous prenons parfois plaisir а penser а cause de la pensйe elle-mкme, qui nous fait obtenir une certaine connaissance actuelle de certaines choses, bien que ces choses nous dйplaisent : c’est ainsi qu’un homme juste pense aux pйchйs, en les discutant ou en les confrontant, et qu’il prend plaisir а la vйritй de cette pensйe. Mais lorsque c’est la rйalitй pensйe qui meut la volontй et l’attire, alors la dйlectation s’ensuit а cause des choses pensйes elles-mкmes. Et certes, pour certains actes, ces deux modes de pensйe diffиrent manifestement et se distinguent clairement ; mais leur distinction est plus cachйe lorsque les pensйes portent sur les pйchйs de la chair, car la corruption du concupiscible fait que la pensйe de tels objets de convoitise est aussitфt suivie d’un mouvement dans le concupiscible, mouvement causй par les objets de convoitise eux-mкmes.

 

Ainsi donc, la dйlectation qui s’ensuit de la pensйe du cфtй de la pensйe elle-mкme se ramиne а un genre tout autre que la dйlectation de l’acte extйrieur. Par consйquent, une telle dйlectation rйsultant de la pensйe de choses aussi mauvaises soient-elles n’est en rien un pйchй mais une dйlectation louable quand on se dйlecte dans la connaissance du vrai, ou bien, s’il y a lа quelque penchant immodйrй, elle sera contenue sous le pйchй de curiositй.

 

Mais la dйlectation qui suit la pensйe du cфtй de la rйalitй pensйe rentre dans le mкme genre que la dйlectation acccompagnant l’acte extйrieur. En effet, comme il est dit au onziиme livre de la Mйtaphysique, la dйlectation rйside par soi dans l’acte, mais l’espoir et le souvenir sont dйlectables а cause de l’acte. Il est donc йtabli que c’est le mкme dйsordre qui rend dйsordonnйe en son genre une telle dйlectation et qui rend dйsordonnйe la dйlectation extйrieure. Donc, supposй que la dйlectation extйrieure soit celle d’un pйchй mortel, alors la dйlectation intйrieure considйrйe en soi et dans l’absolu est du genre du pйchй mortel. Or, chaque fois que la raison, par l’approbation, se soumet au pйchй mortel, il y a pйchй mortel ; en effet, la rectitude de la justice est exclue de la raison lorsque celle-ci se soumet а l’injustice par son approbation. Et c’est au moment oщ elle consent а cette dйlectation perverse qu’elle s’y soumet. C’est une premiиre soumission qui est un assujettissement а elle ; et il rйsulte parfois de cet assujettissement que, pour obtenir plus parfaitement cette dйlectation, elle йlit l’acte dйsordonnй lui-mкme. Et plus elle tend а de nombreux dйsordres pour obtenir la dйlectation, plus elle progresse dans le pйchй. Cependant la racine premiиre de tout ce processus sera le consentement par lequel elle a acceptй la dйlectation ; c’est donc lа que le pйchй mortel commence.

 

C’est pourquoi nous accordons sans rйserve que le consentement а la dйlectation de la fornication ou d’un autre pйchй mortel est un pйchй mortel. D’oщ il rйsulte aussi que tout ce que l’homme fait par suite du consentement а une telle dйlectation, afin de nourrir et de conserver ce genre de dйlectation, tels les attouchements indйcents, les baisers sensuels, etc., tout cela est pйchй mortel.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, l’Oraison dominicale et les autres pratiques de ce genre ne valent pas seulement pour effacer les pйchйs vйniels, mais aussi pour la rйmission des pйchйs mortels, quoiqu’ils ne suffisent pas aussi bien а effacer les mortels que les vйniels.

 

La dйlectation qui accompagne la pensйe de fornication du cфtй de l’objet pensй est mortelle quant а son genre, mais par accident elle est seulement pйchй vйniel, c’est-а-dire en tant qu’elle prйvient le consentement dйlibйrй, en lequel s’accomplit la notion de pйchй mortel ; car sans ce consentement, mкme si le corps йtait souillй par violence, il n’y aurait pas pйchй mortel ; en effet, comme dit sainte Lucie, le corps ne peut pas кtre souillй de la souillure du pйchй sans le consentement de l’esprit. Voilа pourquoi, lorsque le consentement survient, l’accident susdit est фtй et le pйchй devient mortel, comme ce serait aussi le cas pour la victime d’un viol, si elle consentait.

 

Tout le dйsordre de la fornication, d’oщ qu’il vienne, rejaillit sur la dйlectation causйe par elle ; c’est pourquoi celui qui approuve une dйlectation de ce genre pиche mortellement.

 

Si quelqu’un prenait plaisir а la pensйe de l’homicide а cause de la rйalitй pensйe elle-mкme, ce ne serait qu’а cause de l’amour qu’il aurait pour l’homicide, et ainsi, il pйcherait mortellement ; mais si quelqu’un prenait plaisir а une telle pensйe а cause de la connaissance des choses auxquelles il pense, ou pour quelque autre raison de ce genre, le pйchй ne sera pas toujours mortel, mais se ramиnera а quelque autre genre de pйchй que l’homicide, а savoir la curiositй ou quelque chose comme cela.

 

La dйlectation qui a йtй vйnielle ne sera jamais mortelle si elle reste numйriquement identique ; mais l’acte de consentement qui survient sera pйchй mortel.

 

Bien que seule la raison supйrieure se tourne par elle-mкme vers Dieu, cependant la raison infйrieure est rendue participante de cette conversion en quelque faзon, en tant qu’elle est rйglйe par la raison supйrieure, tout comme l’irascible et le concupiscible, dit-on, participent en quelque faзon а la raison, en tant qu’ils lui obйissent. Et ainsi, l’aversion qui fait le pйchй mortel peut relever de la raison infйrieure.

 

 Saint Augustin, au livre sur la Genиse contre les manichйens, n’expose pas ces trois choses comme au livre sur la Trinitй. En effet, au douziиme livre sur la Trinitй, il associe le serpent а la sensualitй, la femme а la raison infйrieure, l’homme а la raison supйrieure ; mais au livre sur la Genиse contre les manichйens, il associe le serpent au sens, la femme а la convoitise ou а la sensualitй, l’homme а la raison. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

L’acte intйrieur, c’est-а-dire la pensйe, procure une dйlectation — celle qui s’ensuit de la pensйe par elle-mкme — d’un mode autre que la dйlectation de l’acte extйrieur, tandis que la dйlectation qui accompagne la pensйe du cфtй de l’acte pensй se ramиne au mкme genre, car nul ne prend plaisir а une chose s’il n’est favorablement disposй envers elle et ne l’apprйhende comme convenable. Par consйquent, celui qui consent а la dйlectation intйrieure approuve aussi la dйlectation extйrieure et veut en jouir, au moins en y pensant.

 

 Le consentement а la dйlectation est interdit par le prйcepte : « Tu ne convoiteras pas, etc. », car ce n’est pas sans raison que des prйceptes diffйrents sont donnйs dans la loi pour l’acte extйrieur et la convoitise intйrieure. Cependant, ne serait-il interdit par aucun prйcepte spйcial, du fait mкme que la fornication est interdite, toutes les consйquences qui se rattachent au mкme acte le sont йgalement.

 

10° Avant que la raison n’йvalue la dйlectation ou le prйjudice que celle-ci peut causer, elle n’a pas de consentement interprйtatif, mкme si elle ne rйsiste pas ; mais lorsque la raison fait porter son йvaluation sur la dйlectation qui s’йlиve et le prйjudice qui s’ensuit, par exemple lorsque l’homme perзoit qu’une telle dйlectation l’incline totalement vers le pйchй et qu’il s’y prйcipite s’il ne rйsiste expressйment, il semble consentir. Et alors le pйchй est transfйrй а la raison par l’acte de celle-ci, car agir et ne pas agir, quand on doit agir, se ramиnent au genre de l’acte, dans la mesure oщ le pйchй d’omission se ramиne au pйchй d’action.

 

11° La force du prйcepte divin parvient jusqu’а la raison infйrieure, en tant qu’elle a part au gouvernement de la raison supйrieure, comme on l’a dйjа dit.

 

12° La conversion par laquelle, aprиs dйlibйration, on se tourne vers une chose dans le genre du mal, suffit pour la notion de pйchй mortel ; quoique aprиs cet accomplissement puisse s’ajouter un autre accomplissement.

 

13° Comme dit Denys, « le bien procиde d’une cause unique, totale et parfaite, tandis que le mal rйsulte de dйfauts particuliers » ; et ainsi, une chose exige plus de conditions pour кtre un bien mйritoire que pour кtre un mal dйmйritoire, quoique Dieu soit plus enclin а rйcompenser les bonnes actions qu’а punir les mauvaises. Par consйquent, le consentement а la dйlectation sans consentement а l’acte ne suffit pas pour mйriter, mais il suffit dans le mal pour dйmйriter.

 

14° La femme, de droit, ne doit rien vouloir contre ce que l’homme ordonne convenablement ; de fait, pourtant, elle peut vouloir et veut parfois le contraire ; il en va de mкme aussi pour la raison infйrieure.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les arguments en sens contraire, bien que le dernier conclue faussement. En effet, il procиde comme si le paпen ne pouvait pas pйcher selon la raison supйrieure, ce qui est faux. Il n’est personne, en effet, qui n’estime que la fin de la vie humaine rйside en une chose ; et lorsque celle-ci est prise comme principe de dйlibйration, la raison supйrieure est concernйe.

Article 5 : Le pйchй vйniel peut-il exister dans la raison supйrieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il appartient а la raison supйrieure d’adhйrer aux raisons йternelles. Le pйchй ne peut donc exister en elle qu’en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles. Or s’йcarter des raisons йternelles est un pйchй mortel. Donc, dans la raison supйrieure, le pйchй ne peut qu’кtre mortel.

 

Le pйchй vйniel devient mortel par le mйpris. Or, dйlibйrer qu’une chose est mauvaise et doit кtre punie par Dieu, et consentir pourtant а la commettre, cela ne semble pas кtre exempt de mйpris. Il semble donc que chaque fois qu’aprиs dйlibйration de la raison supйrieure on consent а un acte de pйchй, mкme vйniel, il y ait pйchй mortel.

 

Il existe dans l’вme une chose en laquelle il ne peut y avoir de pйchй que vйniel, а savoir la sensualitй, et autre chose oщ peuvent se trouver et le vйniel et le mortel, ainsi la raison infйrieure ; il semble donc qu’il existe aussi dans l’вme une chose en laquelle il n’y ait que le pйchй mortel. Or ce n’est pas la syndйrиse, car il n’y a aucun pйchй en elle. C’est donc le cas de la raison supйrieure.

 

Dans l’ange et dans l’homme dans l’йtat d’innocence, le pйchй vйniel ne pouvait pas exister, puisque le pйchй vйniel naоt de la corruption de la chair, qui n’existait pas alors. Or la raison supйrieure est йloignйe de la corruption de la chair. Le pйchй vйniel ne peut donc pas exister en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Le consentement а l’acte du pйchй n’est pas plus grave que l’acte mкme du pйchй. Or le consentement а l’acte du pйchй vйniel relиve de la raison supйrieure. Donc le pйchй vйniel aussi.

 

Un soudain mouvement contre la foi est un pйchй vйniel ; or il n’a lieu que dans la raison supйrieure. Le pйchй vйniel existe donc en celle-ci.

 

 

Rйponse :

 

Dans la raison supйrieure peuvent exister le pйchй vйniel et le pйchй mortel ; cependant il est une matiиre concernant laquelle il ne peut y avoir dans la raison supйrieure que le pйchй mortel ; et en voici la preuve.

 

La raison supйrieure a un acte qui concerne directement une certaine matiиre, а savoir les raisons йternelles, et indirectement une autre matiиre, а savoir les rйalitйs temporelles, dont elle juge selon les raisons йternelles.

 

Touchant sa matiиre propre, c’est-а-dire les raisons йternelles, elle a deux actes, le soudain et le dйlibйrй. Or, puisque le pйchй mortel n’est accompli qu’aprиs un acte de dйlibйration, il pourra y avoir dans la raison supйrieure un pйchй vйniel quand le mouvement est soudain, et mortel quand le mouvement est dйlibйrй, comme on le voit bien dans le cas du pйchй contre la foi.

 

Mais concernant la matiиre des rйalitйs temporelles, elle n’a qu’un acte dйlibйrй, car elle ne se porte vers ces choses qu’en leur confrontant les raisons йternelles. Donc, quant а une telle matiиre, si elle est dans le genre du pйchй mortel, l’acte de la raison supйrieure sera toujours un pйchй mortel, mais si elle est dans le genre du pйchй vйniel, il sera vйniel, comme cela est clair dans le cas de celui qui consent а une parole oiseuse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La raison supйrieure pиche en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles, pas seulement lorsqu’elle agit contre elles, mais aussi lorsqu’elle agit en dehors d’elles, ce qui est pйchй vйniel.

 

Ce n’est pas n’importe quel mйpris qui fait le pйchй mortel, mais le mйpris de Dieu : c’est en effet par lui seul que l’homme se dйtourne de Dieu. Or, quand on consent а un pйchй vйniel aprиs une dйlibйration aussi longue soit-elle, on ne mйprise pas Dieu, sauf peut-кtre si l’on estimait que ce pйchй йtait contraire а un prйcepte divin. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Que seul le pйchй vйniel puisse exister dans la sensualitй, est dы а l’imperfection de celle-ci. La raison, elle, est une puissance parfaite, et c’est pourquoi le pйchй peut exister en elle selon toutes les diffйrences qui sont les siennes : en effet, son acte peut кtre complet en n’importe quel genre. Par consйquent, s’il est dans le genre du pйchй vйniel, il y aura pйchй vйniel ; s’il est dans le genre du pйchй mortel, il y aura pйchй mortel.

 

Bien que la raison supйrieure ne soit pas immйdiatement unie а la chair, cependant la corruption de la chair parvient jusqu’а elle, dans la mesure oщ les puissances supйrieures reзoivent en provenance des infйrieures.

Question 16 : : [La syndйrиse]

 

Introduction

 

Article 1 : La syndйrиse est-elle une puissance ou un habitus ?

Article 2 : La syndйrиse peut-elle pйcher ?

Article 3 : La syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?

 

 

Article 1 : La syndйrиse est-elle une puissance ou un habitus ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle soit une puissance.

 

Les parties d’une mкme division sont du mкme genre. Or, dans la Glose de saint Jйrфme sur Йzйch. 1, 9, une division oppose la syndйrиse а la raison, а l’irascible et au concupiscible. Puis donc que l’irascible, le concupiscible et la raison sont des puissances, la syndйrиse sera une puissance.

 

[Le rйpondant] disait que son nom ne dйsigne pas simplement une puissance, mais une puissance avec un habitus. En sens contraire : aucune division n’oppose le sujet avec accident au sujet pris simplement ; elle ne conviendrait pas, en effet, la division qui diffйrencierait, parmi les animaux, l’homme de l’homme blanc. Puis donc que l’habitus est а la puissance ce que l’accident est au sujet, il semble qu’aucune division ne puisse convenablement opposer ce qui implique seulement la puissance, comme la raison, le concupiscible et l’irascible, а ce qui dйsigne la puissance avec un habitus.

 

Il arrive qu’une puissance ait diffйrents habitus. Si donc une distinction opposait une puissance а l’autre en raison d’un habitus, la division qui permet de distinguer entre elles les parties de l’вme devrait avoir autant de membres que les puissances ont d’habitus.

 

Une seule et mкme chose ne peut pas rйgler et кtre rйglйe. Or la puissance est rйglйe par l’habitus. Une puissance et un habitus ne peuvent donc pas coпncider en sorte qu’un nom unique dйsigne en mкme temps la puissance et l’habitus.

 

Rien n’est inscrit dans l’habitus, mais seulement dans la puissance. Or les principes universels du droit sont, dit-on, inscrits dans la syndйrиse. Son nom dйsigne donc simplement une puissance.

 

Deux choses ne peuvent devenir un qu’aprиs le changement de l’une d’elles. Or cet habitus naturel que, dit-on, le nom de syndйrиse signifie, ne change pas, car il est nйcessaire que les choses naturelles demeurent ; et les puissances de l’вme non plus ne changent pas. Et ainsi, semble-t-il, l’habitus et la puissance ne peuvent pas devenir un de telle sorte que les deux puissent кtre dйsignйs par un seul nom.

 

 La sensualitй est opposйe а la syndйrиse, car de mкme que la sensualitй incline toujours au mal, de mкme la syndйrиse incline toujours au bien. Or la sensualitй est simplement une puissance, sans habitus. Le nom de syndйrиse dйsigne donc, lui aussi, simplement une puissance.

 

Comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, la notion que le nom signifie, c’est la dйfinition. Ce qui n’est pas un en sorte qu’on puisse le dйfinir, ne peut donc pas кtre dйsignй par un seul nom. Or l’agrйgat de sujet et d’accident, par exemple lorsque je dis : « homme blanc », ne peut pas кtre dйfini, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Mйtaphysique. Et ainsi, l’agrйgat de puissance et d’habitus non plus ; une puissance avec habitus ne peut donc pas кtre dйsignйe par un seul nom.

 

 Le nom de raison supйrieure dйsigne simplement une puissance. Or la syndйrиse est la mкme chose que la raison supйrieure, semble-t-il : en effet, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, dans le jugement naturel que nous appelons syndйrиse, sont prйsentes « certaines rиgles et les lumiиres des vertus, vraies et immuables ». Or adhйrer aux raisons immuables, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, est le propre de la raison supйrieure. La syndйrиse est donc simplement une puissance.

 

10° Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, tout ce qui est dans l’вme est puissance, ou habitus, ou passion. Donc, ou bien la division du Philosophe est insuffisante, ou bien il n’y a rien dans l’вme qui soit en mкme temps puissance et habitus.

 

11° Des contraires ne peuvent pas кtre dans le mкme. Or nous avons un foyer innй qui incline toujours au mal. Il ne peut donc pas y avoir en nous un habitus inclinant toujours au bien ; et ainsi, la syndйrиse, qui incline toujours au bien, n’est pas un habitus, ni une puissance avec habitus, mais simplement une puissance.

 

12° Pour agir, il suffit d’une puissance et d’un habitus. Si donc la syndйrиse est une puissance avec un habitus innй, alors, puisque la syndйrиse incline au bien, il suffira а l’homme de ses ressources purement naturelles pour bien agir ; ce qui paraоt кtre l’hйrйsie de Pйlage.

 

13° Si la syndйrиse est une puissance avec un habitus, elle sera une puissance non point passive, mais active, puisqu’elle a une opйration. Or, de mкme que la puissance passive est fondйe sur la matiиre, de mкme l’active est fondйe sur la forme. Et il y a deux formes dans l’вme humaine : l’une par laquelle l’вme rejoint les anges en tant qu’elle est esprit, et celle-ci est supйrieure ; l’autre, infйrieure, par laquelle l’вme vivifie le corps en tant qu’elle est вme. Il est donc nйcessaire que la syndйrиse soit fondйe ou bien sur la forme supйrieure, ou bien sur la forme infйrieure. Dans le premier cas, elle est la raison supйrieure ; dans l’autre, elle est la raison infйrieure. Or le nom de raison supйrieure comme celui de raison infйrieure dйsigne simplement une puissance. La syndйrиse est donc simplement une puissance.

 

14° Si le nom de syndйrиse dйsigne une puissance avec un habitus, il s’agit uniquement d’un habitus innй ; en effet, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, il serait possible de perdre la syndйrиse. Or le nom de syndйrиse ne dйsigne pas un habitus innй. Il dйsigne donc simplement une puissance. Preuve de la mineure : aucun habitus qui prйsuppose un acte temporel n’est un habitus innй. Or la syndйrиse prйsuppose un acte temporel : en effet, il appartient а la syndйrиse de reprocher le mal et d’inciter au bien, ce qui ne peut avoir lieu sans qu’auparavant le bien et le mal soient actuellement connus. La syndйrиse prйsuppose donc un acte temporel.

 

15° La fonction de la syndйrиse semble кtre de juger, et c’est pourquoi elle est appelйe jugement naturel. Or le libre arbitre doit son nom а l’acte de juger. La syndйrиse est donc la mкme chose que le libre arbitre. Or le libre arbitre est simplement une puissance. Donc la syndйrиse aussi.

 

16° Si la syndйrиse est une puissance avec un habitus, йtant composйe pour ainsi dire de l’une et de l’autre, ce ne sera point par cette composition logique qui constitue l’espиce а partir du genre et de la diffйrence, car la puissance ne se rapporte pas а l’habitus comme le genre а la diffйrence : autrement, en effet, n’importe quel habitus ajoutй а une puissance constituerait une puissance spйciale. C’est donc une composition naturelle. Or, dans la composition naturelle, le composй est autre que les composants, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Mйtaphysique. La syndйrиse ne sera donc ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose d’autre ; ce qui est impossible. Il reste donc qu’elle est simplement une puissance.

 

 

En sens contraire :

 

Si la syndйrиse est une puissance, il est nйcessaire qu’elle soit une puissance rationnelle. Or les puissances rationnelles ont des objets opposйs. La syndйrиse aura donc des objets opposйs ; ce qui est manifestement faux, car elle incite toujours au bien, et jamais au mal.

 

Si la syndйrиse est une puissance, elle est soit identique а la raison, soit autre. Or elle ne lui est pas identique, car une division l’oppose а la raison dans la Glose dйjа citйe de saint Jйrфme sur Йzйch. 1. On ne peut pas dire non plus qu’elle est une autre puissance que la raison : en effet, une puissance spйciale requiert un acte spйcial ; or il n’est attribuй а la syndйrиse aucun acte que la raison ne puisse faire, car la raison elle-mкme et incite au bien, et rйprouve le mal. La syndйrиse n’est donc nullement une puissance.

 

Le foyer incline toujours au mal, tandis que la syndйrиse incline toujours au bien. Ces deux s’opposent donc directement. Or le foyer est un habitus, ou se comporte а la faзon d’un habitus : en effet, le foyer est la concupiscence elle-mкme, qui est habituelle chez les enfants, suivant saint Augustin, et actuelle chez les adultes. La syndйrиse est donc elle aussi un habitus.

 

Si la syndйrиse est une puissance, alors elle est soit cognitive, soit motrice. Or il est avйrй qu’elle n’est pas simplement cognitive, йtant donnй que son acte est d’incliner au bien et de rйprouver le mal. Si donc c’est une puissance, elle sera motrice. Or on voit que cela est faux, parce que les puissances motrices sont adйquatement divisйes en irascible, concupiscible et rationnelle, et qu’une division leur oppose la syndйrиse, comme on l’a dit. La syndйrиse n’est donc aucunement une puissance.

 

De mкme que, dans la partie opйrative de l’вme, la syndйrиse ne se trompe jamais, de mкme, dans la partie spйculative, l’intelligence des principes ne se trompe jamais. Or l’intelligence des principes est un certain habitus, comme le montre le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. La syndйrиse est donc elle aussi un certain habitus.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question se rencontrent diffйrentes opinions. Certains disent en effet que le nom de syndйrиse dйsigne simplement une puissance, autre que la raison et supйrieure а elle. D’autres disent que la syndйrиse, certes, est simplement une puissance, mais qu’elle est rйellement identique а la raison, et en diffиre par le point de vue. En effet, la raison est considйrйe comme raison en tant qu’elle raisonne et confronte, et ainsi, elle est appelйe puissance rationnelle ; et on la considиre comme nature en tant qu’elle connaоt naturellement quelque chose, et ainsi, elle est appelйe syndйrиse. D’autres disent enfin que le nom de syndйrиse dйsigne la puissance mкme de la raison avec un habitus naturel. Mais voici comment on peut voir laquelle de ces opinions est la plus vraie.

 

Comme dit Denys au septiиme chapitre des Noms divins, « la sagesse divine allie l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne » ; en effet, les natures ordonnйes entre elles se comportent comme des corps contigus, dont le plus bas touche а son sommet l’extrйmitй infйrieure du plus haut ; et c’est pourquoi la nature infйrieure atteint а son sommet une chose qui est propre а la nature supйrieure, en y participant imparfaitement. Or la nature de l’вme humaine est au-dessous de la nature angйlique, si nous considйrons la faзon naturelle de connaоtre de l’une et de l’autre. En effet, la faзon de connaоtre naturelle et propre а la nature angйlique est qu’elle connaisse la vйritй sans enquкte ni processus discursif, tandis que la faзon propre а l’вme humaine est qu’elle parvienne а connaоtre la vйritй en enquкtant et en discourant d’une chose а l’autre. Et c’est pourquoi l’вme humaine, quant а ce qu’il y a en elle de plus haut, atteint quelque chose de ce qui est propre а la nature angйlique, c’est-а-dire qu’elle a ainsi connaissance de certaines choses subitement et sans enquкte, bien que sous ce rapport aussi elle se trouve infйrieure а l’ange, en tant qu’elle ne peut connaоtre la vйritй sans recevoir en provenance des sens, mкme pour ces choses.

 

Or dans la nature angйlique se trouvent deux connaissances : la spйculative, par laquelle elle regarde la vйritй mкme des rйalitйs, simplement et en soi ; et la pratique, tant d’aprиs les philosophes, qui affirment que les anges sont les moteurs des orbes cйlestes et que toutes les formes naturelles prйexistent dans leur prйconception, que d’aprиs les thйologiens, qui disent que les anges servent Dieu par des ministиres spirituels, selon lesquels se fait la distinction des ordres. Voilа pourquoi, dans la mesure oщ la nature humaine atteint l’angйlique, il est nйcessaire qu’il y ait aussi en elle une connaissance de la vйritй sans enquкte, а la fois dans le domaine spйculatif et dans le domaine pratique ; et cette connaissance doit кtre le principe de toute la connaissance qui suit, pratique ou spйculative, puisqu’il est nйcessaire que les principes soient plus certains et plus stables. Aussi est-il nйcessaire que cette connaissance soit dans l’homme naturellement, puisque cette connaissance est pour ainsi dire un certain germe de toute la connaissance qui suit, et qu’en toutes les natures prйexistent certaines semences naturelles des opйrations et des effets qui suivent. Il faut йgalement que cette connaissance soit habituelle, afin qu’elle soit prкte а l’emploi au moment oщ ce sera nйcessaire.

 

Donc, de mкme que l’вme humaine a un certain habitus naturel par lequel elle connaоt les principes des sciences spйculatives, et que nous appelons l’intelligence des principes, de mкme aussi se trouve en elle un certain habitus naturel des premiers principes des choses а faire, qui sont les premiers principes du droit naturel, et cet habitus relиve de la syndйrиse. Or cet habitus ne se trouve pas dans une autre puissance que la raison, sauf peut-кtre si nous posons que l’intelligence est une puissance distincte de la raison, mais le contraire a dйjа йtй dit. Il reste donc que le nom de syndйrиse dйsigne soit simplement l’habitus naturel semblable а l’habitus des principes, soit la puissance mкme de la raison avec un tel habitus. Quoi qu’il en soit, la diffйrence n’est pas importante, car cela ne fait hйsiter que sur la signification du nom. Mais appeler syndйrиse la puissance mкme de la raison sans aucun habitus, en tant qu’elle connaоt naturellement, cela est impossible, car la connaissance naturelle convient а la raison moyennant un habitus naturel, comme on le voit clairement dans le cas de l’intelligence des principes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Des choses peuvent faire partie d’une mкme division dиs lors qu’elles ont une chose en commun, quelle qu’elle soit, genre ou accident. Ainsi, dans cette division quadripartite qui oppose la syndйrиse а trois puissances, les membres de la division ne sont pas distinguйs les uns des autres parce qu’ils ont en commun une puissance, mais parce qu’ils ont en commun un principe moteur. Il ne s’ensuit donc pas que la syndйrиse soit une puissance, mais qu’elle est un certain principe moteur.

 

Lorsque l’accident confиre au sujet quelque chose de spйcial en plus de ce qui lui convient par sa nature, rien n’empкche qu’une division oppose l’accident au sujet, ou le sujet avec accident au sujet pris simplement : comme si j’opposais la surface colorйe а la surface prise simplement, car la surface prise simplement est quelque chose de mathйmatique, mais la dire colorйe la transfиre au genre de la rйalitй naturelle. De mкme aussi, le nom de raison dйsigne la connaissance selon le mode humain, mais l’habitus naturel la transfиre а la condition d’un autre genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Par consйquent, rien n’empкche ou bien d’opposer l’habitus lui-mкme а la puissance dans une division du principe moteur, ou bien d’opposer la puissance habituelle elle-mкme а la puissance prise simplement.

 

Les autres habitus qui sont dans la puissance rationnelle meuvent d’une mкme faзon, de cette faзon qui est propre а la raison en tant que telle ; voilа pourquoi ces habitus ne peuvent pas кtre opposйs а la raison comme l’habitus naturel d’aprиs lequel on nomme la syndйrиse.

 

On dit que le nom de syndйrиse signifie la puissance et l’habitus, non pas comme si une mкme rйalitй йtait puissance et habitus, mais parce qu’on dйsigne par un nom unique la puissance elle-mкme avec l’habitus sous lequel elle se trouve.

 

Il y a deux faзons d’entendre qu’une chose est йcrite dans une autre. D’abord comme dans un sujet, et ainsi, une chose ne peut кtre йcrite dans l’вme que quant а la puissance. Ensuite comme dans un contenant, et ainsi, rien n’empкche qu’une chose soit йcrite aussi dans un habitus, au sens oщ nous disons que chaque chose relevant de la gйomйtrie est inscrite dans la gйomйtrie elle-mкme.

 

Cet argument vaut lorsque deux choses s’unissent comme dans un mйlange. Or ce n’est pas ainsi que l’habitus et la puissance s’unissent, mais comme l’accident et le sujet.

 

Que la sensualitй incline toujours au mal, vient de la corruption du foyer, et cette corruption est en elle а la faзon d’un certain habitus. Et ainsi, la syndйrиse doit aussi а quelque habitus naturel d’incliner toujours au bien.

 

L’homme blanc ne peut pas кtre dйfini par une dйfinition proprement dite, telle la dйfinition des substances, qui signifie ce qui est un par soi ; mais il peut кtre dйfini par un sorte de dйfinition а un certain point de vue, en tant que l’accident et le sujet deviennent un а un certain point de vue. Et une telle unitй suffit pour qu’un nom unique puisse кtre donnй ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au mкme endroit que le sujet avec accident peut кtre dйsignй par un seul nom.

 

Le nom de syndйrиse ne dйsigne ni la raison supйrieure, ni l’infйrieure, mais quelque chose qui se rapporte communйment а l’une et а l’autre. En effet, dans l’habitus mкme des principes universels du droit sont contenues certaines choses qui appartiennent aux raisons йternelles, comme l’affirmation que l’on doit obйir а Dieu, et d’autres qui appartiennent aux raisons infйrieures, comme le devoir de vivre selon la raison. Mais on ne dit pas dans le mкme sens que la syndйrиse et la raison supйrieure sont tendues vers les choses immuables. En effet, « immuable » a parfois le sens d’une immuabilitй de nature, et c’est ainsi que les rйalitйs divines sont immuables, et l’on dit en ce sens que la raison supйrieure adhиre aux choses immuables. Parfois aussi, « immuable » a le sens d’une nйcessitй de la vйritй, bien qu’elle porte aussi sur des rйalitйs changeantes selon la nature : comme la vйritй que n’importe quel tout est plus grand que sa partie est immuable mкme dans les rйalitйs changeantes. Et c’est en ce sens que l’on dit de la syndйrиse qu’elle adhиre aux choses immuables.

 

10° Bien que tout ce qui est dans l’вme soit seulement habitus, ou seulement puissance, ou seulement passion, cependant tout ce qui est nommй dans l’вme n’est pas l’une de ces choses seulement : en effet, l’intelligence peut unir les choses qui sont rйellement distinctes et les dйsigner par un seul nom.

 

11° Cet habitus innй qui incline au mal regarde la partie infйrieure de l’вme, par oщ elle est est unie au corps, tandis que l’habitus qui incline naturellement au bien regarde la partie supйrieure. Voilа pourquoi ces deux habitus contraires n’appartiennent pas au mкme sous le mкme rapport.

 

12° L’habitus accompagnant la puissance suffit pour l’acte relevant de cet habitus. Or l’acte de cet habitus naturel que dйsigne le nom de syndйrиse est de rйprouver le mal et d’incliner au bien ; aussi l’homme peut-il naturellement exercer cet acte. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme ait le pouvoir d’accomplir une њuvre mйritoire par ses ressources purement naturelles. En effet, c’est le propre de l’impiйtй pйlagienne d’assigner cela а la seule facultй naturelle.

 

13° Le nom de syndйrиse, en tant qu’il dйsigne une puissance, semble dйsigner plutфt une puissance passive qu’une puissance active. En effet, on ne distingue pas la puissance active de la passive en ce qu’elle a une opйration, car puisque toute puissance de l’вme, active aussi bien que passive, a quelque opйration, n’importe quelle puissance de l’вme serait active. Mais l’on connaоt leur distinction par le rapport entre la puissance et l’objet. En effet, si l’objet se rapporte а la puissance comme subissant et transmuй, alors la puissance sera active ; mais si а l’inverse il se rapporte а elle comme agent et moteur, alors la puissance est passive. Et de lа vient que toutes les puissances de l’вme vйgйtative sont actives, car l’aliment est transmuй par la puissance de l’вme tant dans la nutrition que dans l’accroissement et aussi dans la gйnйration ; mais les puissances sensitives sont toutes passives, car elles sont mues et actuйes par les objets sensibles. Quant а l’intelligence, quelque puissance est active et quelque autre passive : par l’intelligence, en effet, l’intelligible en puissance devient intelligible en acte, ce qui est l’effet de l’intellect agent ; et ainsi, l’intellect agent est une puissance active. Par ailleurs, l’intelligible en acte fait lui-mкme que l’intelligence en puissance soit intelligence en acte ; et ainsi, l’intellect possible est une puissance passive. Or ce n’est pas l’intellect agent que l’on pose comme sujet des habitus, mais plutфt l’intellect possible ; et c’est pourquoi cette puissance qui se trouve sous l’habitus naturel semble plutфt кtre la puissance passive que l’active. Mais а supposer que ce soit la puissance active, le raisonnement ne se poursuit pas correctement : en effet, il n’y a pas deux formes dans l’вme, mais seulement une, qui est son essence, car par son essence elle est esprit, et par son essence elle est la forme du corps, non par quelque chose d’ajoutй. La raison supйrieure et l’infйrieure ne sont donc pas fondйes sur deux formes, mais sur l’unique essence de l’вme. Il n’est pas vrai non plus que la raison infйrieure soit fondйe sur l’essence de l’вme sous son aspect de forme du corps ; en effet, seules sont ainsi fondйes dans l’essence de l’вme les puissances qui sont liйes а des organes, et ce n’est pas le cas de la raison infйrieure. А supposer йgalement que cette puissance que dйsigne le nom de syndйrиse soit identique а la raison supйrieure ou infйrieure, rien n’empкche de donner le nom de raison а cette puissance en elle-mкme, et le nom de syndйrиse а la mкme puissance avec l’habitus qui inhиre а elle.

 

14° L’acte de connaissance n’est pas prйsupposй а la puissance ou а l’habitus de syndйrиse, mais а son acte. Cela n’exclut donc pas que l’habitus de syndйrиse soit innй.

 

15° Il y a deux jugements, а savoir : le jugement sur l’universel, et celui-ci relиve de la syndйrиse, et le jugement sur la chose particuliиre а faire, et celui-lа est le jugement d’йlection, qui relиve du libre arbitre ; il ne s’ensuit donc pas qu’ils soient identiques.

 

16° Il y a plusieurs compositions physiques et naturelles. En effet, il y a la composition du mixte а partir des йlйments ; et c’est au sujet de cette composition que le Philosophe dit que la forme du mixte doit nйcessairement кtre tout а fait diffйrente des йlйments eux-mкmes. Il y a aussi la composition de forme substantielle et de matiиre, dont rйsulte un troisiиme terme, la forme de l’espиce ; et celle-ci n’est pas entiиrement autre que la matiиre et la forme, mais se rapporte а elles comme le tout а ses parties. Il y a encore la composition de sujet et d’accident, oщ nul troisiиme terme ne dйcoule des deux ; et telle est la composition de puissance et d’habitus.

Article 2 : La syndйrиse peut-elle pйcher ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dans la Glose de saint Jйrфme, aprиs la mention de la syndйrиse faite а propos d’Йzйch. 1, 9, il est dit : « nous voyons qu’elle se prйcipite parfois. » Or la prйcipitation dans le domaine de l’agir n’est rien d’autre que le pйchй. La syndйrиse peut donc pйcher.

 

Bien que pйcher ne soit pas un acte de l’habitus а proprement parler, ni de la puissance, mais de l’homme — car les actes appartiennent aux singuliers —, cependant on dit qu’un habitus ou une puissance pиche, en tant que par l’acte d’un habitus ou d’une puissance l’homme est amenй а pйcher. Or, par l’acte de la syndйrиse, l’homme est parfois amenй а pйcher, car il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agrйable а Dieu » ; et ainsi, quelques-uns йtaient inclinйs au meurtre des apфtres parce qu’ils jugeaient qu’il fallait faire une chose agrйable а Dieu, jugement qui relиve certainement de la syndйrиse. Donc la syndйrиse pиche.

 

Il est dit en Jйr. 2, 16 : « Les fils de Memphis t’ont souillйe jusqu’au sommet de la tкte. » Or le sommet de la tкte est la partie supйrieure de l’вme, comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 7, 17 : « son injustice lui descendra sur le sommet de la tкte » ; et ainsi, il se rattache а la syndйrиse, qui est ce qu’il y a de plus haut dans l’вme. Donc les dйmons, eux aussi, souillent la syndйrиse par le pйchй.

 

Une puissance rationnelle a des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la syndйrиse est une puissance rationnelle. Elle a donc des objets opposйs ; elle peut donc faire le bien, et pйcher.

 

Les contraires sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la vertu et le pйchй sont contraires. Puis donc qu’il y a dans la syndйrиse un acte de vertu, car elle incite au bien, il y aura aussi en elle un acte de pйchй.

 

La syndйrиse est dans le domaine de l’agir ce que l’intelligence des principes est dans le domaine spйculatif. Or toute opйration de la raison spйculative est issue des premiers principes. Toute opйration de la raison pratique tire donc son origine de la syndйrиse. Donc, de mкme qu’on attribue а la syndйrиse l’opйration de la raison pratique qui est selon la vertu, de mкme on lui attribuera l’opйration de la raison qui est selon le pйchй.

 

 La peine correspond а la faute. Or, chez les damnйs, toute l’вme sera punie, mкme quant а la syndйrиse. La syndйrиse pиche donc, elle aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Le bien peut кtre plus pur que le mal, car il est un bien auquel rien de mal n’est mкlй ; mais rien n’est mauvais au point de ne pas avoir quelque mйlange de bien. Or il y a en nous quelque chose qui incline toujours au mal, c’est le foyer. Il y aura donc aussi quelque chose qui incline toujours au bien. Cela ne semble кtre rien d’autre que la syndйrиse. Et ainsi, la syndйrиse ne pиche jamais.

 

Ce qui rйside naturellement en quelque chose, y rйside toujours. Or il est naturel а la syndйrиse de rйprouver le mal. Celle-ci ne consent donc jamais au mal ; elle ne pиche donc pas.

 

 

Rйponse :

 

La nature, en toutes ses њuvres, tend au bien et а la conservation des choses qui se font par l’opйration de la nature ; voilа pourquoi, dans toutes les њuvres de la nature, les principes sont toujours permanents, immuables, et conservent leur rectitude ; en effet, « il est nйcessaire que les principes demeurent », comme il est dit au premier livre de la Physique. Car aucune fermetй ou certitude ne serait possible dans les choses qui sont issues des principes, si les principes n’йtaient eux-mкmes fermement йtablis. Et de lа vient que toutes les choses changeantes se ramиnent а quelque premier immobile.

 

De lа vient aussi que toute la connaissance spйculative dйrive de quelque connaissance trиs certaine, inaccessible а l’erreur, et qui est la connaissance des premiers principes universels, par rapport auxquels ce qui est connu est examinй, et d’aprиs lesquels tout vrai est approuvй et tout faux rejetй. Et si quelque erreur pouvait survenir en eux, aucune certitude ne se rencontrerait dans toute la connaissance qui suit.

 

Par consйquent, dans les њuvres humaines aussi, pour qu’une rectitude puisse exister en elles, il est nйcessaire qu’il y ait un principe permanent qui ait une rectitude immuable, et par rapport auquel toutes les њuvres humaines soient examinйes, en sorte que ce principe permanent s’oppose а tout mal et donne son assentiment а tout bien. Et ce principe est la syndйrиse, dont la fonction est de rйprouver le mal et d’incliner au bien ; voilа pourquoi nous accordons qu’il ne peut y avoir de pйchй en elle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans l’universel, la syndйrиse ne se prйcipite jamais. Mais dans l’application mкme du principe universel а un acte particulier, l’erreur peut se produire, а cause d’une fausse dйduction ou de l’assomption de quelque chose de faux. Voilа pourquoi il n’a pas dit simplement que la syndйrиse se prйcipite, mais que la conscience se prйcipite, elle qui applique а des њuvres particuliиres le jugement universel de la syndйrиse.

 

Lorsque, dans un syllogisme, une conclusion fausse est amenйe par deux propositions dont l’une est vraie et l’autre fausse, le vice de la conclusion n’est pas attribuй а la proposition vraie, mais а la fausse. Voilа pourquoi, lorsque les meurtriers des apфtres jugeaient qu’ils faisaient une chose agrйable а Dieu, le vice de ce jugement ne venait pas du jugement universel de la syndйrиse, qui est qu’il faut faire une chose agrйable а Dieu, mais du jugement faux de la raison supйrieure, qui jugeait que le meurtre des apфtres йtait agrйable а Dieu. Voilа pourquoi on ne doit pas accorder qu’un acte de syndйrиse les ait inclinйs а pйcher.

 

De mкme que le sommet de la tкte est la plus haute partie du corps, de mкme le sommet de l’вme dйsigne la plus haute partie de l’вme ; aussi le sommet de l’вme s’entend-il de diverses faзons, suivant les diffйrentes distinctions des parties de l’вme. Si l’on distingue la partie intellective de la sensitive, toute la partie intellective peut кtre appelйe le sommet de l’вme. Si l’on distingue en outre la partie intellective en raison supйrieure et infйrieure, la raison supйrieure sera appelйe sommet. En distinguant encore la raison en jugement naturel et dйlibйration de la raison, on dira que le jugement naturel est le sommet. Donc, lorsqu’il est dit que l’вme est souillйe jusqu’au sommet, cela doit se comprendre en ce sens que le nom de sommet dйsigne la raison supйrieure, et non dans le sens oщ il dйsigne la syndйrиse.

 

La puissance rationnelle, qui a de soi des objets opposйs, est parfois dйterminйe а une seule chose par un habitus, surtout si l’habitus est complet. Or le nom de syndйrиse dйsigne la puissance rationnelle non pas en elle-mкme, mais perfectionnйe par un habitus trиs certain.

 

L’acte de la syndйrиse n’est pas absolument un acte de vertu, mais un prйalable а l’acte de vertu, comme les ressources naturelles sont des prйalables aux vertus gratuites et acquises.

 

De mкme que, dans le domaine spйculatif, bien que l’argument faux tire son origine des principes il ne doit cependant pas sa faussetй aux principes premiers mais au mauvais usage des principes, de mкme aussi cela se produit dans le domaine de l’agir ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 Saint Augustin montre au douziиme livre sur la Trinitй que cet argument n’est pas valable. Il dit en effet que l’homme tout entier est condamnй pour le pйchй de la seule raison infйrieure, et ce, parce que l’une et l’autre raison appartient а une personne unique, а laquelle il revient en propre de pйcher. Voilа pourquoi la peine correspond directement а la personne, et non а la puissance, sinon en tant que la puissance appartient а la personne ; en effet, pour le pйchй que l’homme a commis par une partie de lui-mкme, la personne elle-mкme mйrite la peine quant а tout ce qui est contenu en elle. Voilа pourquoi aussi dans la justice sйculiиre, pour l’homicide que l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie.

Article 3 : La syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

А propos de ce passage du Psaume : « Ils se sont corrompus et sont devenus abominables », la Glose dit : « corrompus, c’est-а-dire privйs de toute lumiиre de la raison ». Or la lumiиre de la syndйrиse est la lumiиre de la raison. La syndйrиse disparaоt donc en quelques-uns.

 

Les hйrйtiques n’ont parfois aucun remords de leur infidйlitй, alors que l’infidйlitй est un pйchй. Puis donc que la fonction de la syndйrиse est de rйprouver le pйchй, il semble qu’elle ait disparu en eux.

 

Selon le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, celui qui a l’habitus d’un vice est corrompu quant aux principes de l’agir. Or les principes de l’agir relиvent de la syndйrиse. La syndйrиse a donc disparu en tout homme ayant l’habitus d’un vice,.

 

Prov. 18, 3 : « Lorsque le mйchant est venu au plus profond des pйchйs, il mйprise tout » ; et quand cela se produit, « la syndйrиse n’a plus sa place », comme dit saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch. 1, 9. La syndйrиse disparaоt donc en certains.

 

Dans les bienheureux, toute inclination au mal est йcartйe. Donc а l’inverse, dans les damnйs, toute inclination au bien est йcartйe ; or la syndйrиse incline au bien ; elle disparaоt donc en ces derniers.

 

 

En sens contraire :

 

Isaпe, dernier chap. : « Leur ver ne mourra point » ; et cela s’entend, d’aprиs saint Augustin, du ver de la conscience qui est le remords de conscience ; or le remords de conscience vient de ce que la syndйrиse rйprouve le mal. La syndйrиse ne disparaоt donc pas.

 

Dans l’abоme des pйchйs, le lieu le plus profond est occupй par le dйsespoir, qui est le pйchй contre le Saint-Esprit. Or mкme chez les dйsespйrйs, la syndйrиse ne disparaоt pas, comme le montre saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch., qui dit que la syndйrиse « n’a mкme pas disparu en Caпn », et pourtant il est certain qu’il fut dйsespйrй, puisqu’il a dit en Gen. 4, 3 : « Mon iniquitй est trop grande pour pouvoir en obtenir le pardon. » Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Que la syndйrиse disparaisse, cela peut s’entendre de deux faзons.

 

D’abord quant а la lumiиre habituelle elle-mкme ; et il est impossible que la syndйrиse disparaisse ainsi, comme il est impossible que l’вme de l’homme soit privйe de la lumiиre de l’intellect agent, par lequel viennent а notre connaissance les premiers principes tant dans le domaine spйculatif que dans celui de l’agir ; en effet, cette lumiиre est de la nature de l’вme elle-mкme, puisque c’est par elle que l’вme est intellectuelle ; il est dit а son sujet dans le Psaume : « La lumiиre de votre visage, Seigneur, a йtй imprimйe sur nous comme un signe », c’est-а-dire une lumiиre qui nous montre les biens, car il rйpond а ce qu’il disait : « Beaucoup disent : “Qui nous fera voir les biens ?” »

 

Ensuite quant а l’acte ; et ce, de deux faзons. De la premiиre, on dit que l’acte de la syndйrиse disparaоt, en tant que l’acte de la syndйrиse est entiиrement interceptй. Et il arrive que l’acte de la syndйrиse disparaisse ainsi en ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ni aucun usage de la raison, et ce, а cause d’un empкchement provenant d’une blessure des organes corporels, de la part desquels notre raison a besoin de recevoir. De la seconde faзon, en tant que l’acte de la syndйrиse est dйtournй vers le contraire. Et il est impossible que le jugement de la syndйrиse sur l’universel disparaisse de la sorte, mais il disparaоt quant а la chose particuliиre а faire, chaque fois que l’on pиche dans l’йlection : en effet, la force de la concupiscence ou d’une autre passion absorbe tellement la raison que le jugement universel de la syndйrиse, lors de l’йlection, n’est pas appliquй а l’acte particulier. Cela ne signifie cependant pas que la syndйrиse disparaisse purement et simplement, mais seulement а un certain point de vue. Donc, absolument parlant, nous accordons que la syndйrиse ne disparaоt jamais.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Des pйcheurs sont dits privйs de toute lumiиre de la raison, quant а l’acte d’йlection ; la raison se trompe dans l’йlection parce qu’elle est absorbйe par quelque passion ou abaissйe par quelque habitus, si bien que la lumiиre de la syndйrиse n’est plus suivie lors de l’йlection.

 

Chez les hйrйtiques, а cause de l’erreur qui est dans leur raison supйrieure, la conscience ne rйprouve pas leur infidйlitй, car а cause de cette erreur il se produit que le jugement de la syndйrиse n’est pas appliquй а ce cas particulier. Dans l’universel, en effet, le jugement de la syndйrиse demeure en eux, car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire aux choses qui sont dites par Dieu ; mais l’erreur qu’ils suivent dans leur raison supйrieure, c’est de ne pas croire que telle chose a йtй dite par Dieu.

 

Celui qui a l’habitus d’un vice est assurйment corrompu quant aux principes de l’agir, non dans l’universel, mais dans la chose particuliиre а faire, c’est-а-dire en tant que la raison est abaissйe par l’habitus du vice, si bien qu’elle n’applique pas le jugement universel а l’њuvre particuliиre lors de l’йlection. Et c’est aussi en ce sens qu’il est dit du mйchant arrivй au plus profond des pйchйs, qu’il mйprise tout.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

Le mal est en dehors de la nature, c’est pourquoi rien n’empкche que l’inclination au mal soit йcartйe des bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien proviennent de la nature elle-mкme ; donc, tant que la nature demeure, l’inclination au bien ne peut кtre фtйe, mкme des damnйs.

 

Question 17 : [La conscience morale]

 

Introduction

 

Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?

Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?

Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?

Article 4 : La conscience erronйe oblige-t-elle ?

Article 5 : La conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prйlat ?

 

 

Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit une puissance.

 

Saint Jйrфme, dans la Glose sur Йzйch. 1, 9, aprиs avoir fait mention de la syndйrиse, dit : « Nous voyons que cette conscience se prйcipite parfois » ; d’oщ il semble rйsulter que la conscience est identique а la syndйrиse. Or la syndйrиse est une puissance, d’une certaine faзon. Donc la conscience aussi.

 

Seule une puissance de l’вme peut кtre le sujet d’un vice. Or la conscience est le sujet de la souillure du pйchй, comme on le voit clairement en Tite 1, 15 : « Leur esprit est souillй, ainsi que leur conscience. » La conscience est donc une puissance.

 

[Le rйpondant] disait que la souillure n’est pas dans la conscience comme en un sujet. En sens contraire : rien ne peut, en restant numйriquement identique, кtre souillй et pur, а moins d’кtre le sujet de la souillure. Or tout ce qui passe de la souillure а la puretй en restant numйriquement identique est tantфt pur, tantфt souillй. Tout ce qui passe de la souillure а la puretй, ou vice versa, est donc le sujet de la souillure et de la puretй. Or la conscience passe de la souillure а la puretй ; Hйbr. 9, 14 : « Le sang du Christ […] purifiera notre conscience des њuvres mortes, pour servir le Dieu vivant. » La conscience est donc une puissance.

 

On dit que la conscience est le dictamen de la raison, dictamen qui n’est assurйment rien d’autre que le jugement de la raison. Or le jugement de la raison appartient au libre arbitre, sous le nom duquel on le dйsigne aussi. Il semble donc que le libre arbitre et la conscience soient identiques. Or le libre arbitre est une puissance. Donc la conscience aussi.

 

Saint Basile dit que la conscience est un jugement naturel ; or le jugement naturel est la syndйrиse ; la conscience est donc identique а la syndйrиse ; or la syndйrиse est en quelque sorte une puissance, donc la conscience aussi.

 

Le pйchй ne peut кtre que dans la volontй ou dans la raison. Or le pйchй est dans la conscience. La conscience est donc la raison ou la volontй. Or la raison et la volontй sont des puissances. Donc la conscience aussi.

 

 Ni de l’habitus ni de l’acte on ne dit qu’ils savent. Or on dit de la conscience qu’elle sait ; Eccl. 7, 23 : « Car ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » La conscience n’est donc ni un habitus ni un acte ; c’est donc une puissance.

 

Origиne dit que la conscience est « un esprit correcteur et pйdagogue, associй а l’вme, qui la sйpare du mal et la fait adhйrer au bien ». Or le nom d’esprit dйsigne une puissance de l’вme, ou mкme son essence. La nom de conscience dйsigne donc une puissance de l’вme.

 

 La conscience est soit un acte, soit un habitus, soit une puissance. Or ce n’est pas un acte, car l’acte ne demeure pas toujours, et il n’existe pas dans le dormeur, dont on dit pourtant qu’il a une conscience. Ce n’est pas non plus un habitus ; c’est donc une puissance.

 

Et voici comment montrer que ce n’est pas un habitus.

 

Aucun habitus de la raison ne porte sur des objets particuliers ; or la conscience porte sur des actes particuliers ; la conscience n’est donc pas un habitus de la raison ; ni d’aucune autre puissance, puisque la conscience appartient а la raison.

 

Il n’y a dans la raison que des habitus spйculatifs et des habitus opйratifs. Or la conscience n’est pas un habitus spйculatif, puisqu’elle a une relation а l’њuvre ; elle n’est pas non plus un habitus opйratif, puisqu’elle n’est ni l’art ni la prudence : eux seuls, en effet, sont posйs dans la partie opйrative par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. La conscience n’est donc pas un habitus. Que la conscience ne soit pas l’art, cela est manifeste. Qu’elle ne soit pas non plus la prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite raison de l’agir humain, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or elle ne regarde pas les actions singuliиres, car celles-ci ne peuvent avoir de raison, puisqu’elles sont en nombre infini ; en outre, il s’ensuivrait que la prudence serait, а proprement parler, accrue par la considйration de trиs nombreux actes singuliers, ce qui ne semble pas кtre vrai. Or la conscience regarde les њuvres singuliиres. La conscience n’est donc pas la prudence.

 

[Le rйpondant] disait que la conscience est un certain habitus par lequel le jugement universel de la raison est appliquй а une њuvre particuliиre. En sens contraire : ce qui peut se faire par un seul habitus n’en requiert pas deux. Or le dйtenteur d’un habitus universel peut l’appliquer au singulier avec la seule intervention de la puissance sensitive : par exemple, l’habitus qui permet а quelqu’un de savoir que toute mule est stйrile lui permettra de savoir que telle mule est stйrile lorsqu’il aura perзu par le sens que c’est une mule. Donc, pour appliquer le jugement universel а l’acte particulier, aucun habitus n’est requis. Par consйquent, la conscience n’est pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Tout habitus est soit naturel, soit infus, soit acquis. Or la conscience n’est pas un habitus naturel, car un tel habitus est identique en tous, alors que tous n’ont pas la mкme conscience. Ce n’est pas non plus un habitus infus, car un tel habitus est toujours droit, tandis que parfois la conscience ne l’est pas. Ce n’est pas non plus un habitus acquis, car autrement il n’y aurait pas de conscience chez les enfants, ni en l’homme avant qu’il ait acquis l’habitus par de nombreux actes. La conscience n’est donc pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’habitus, selon le Philosophe, est acquis par des actes nombreux. Or c’est par un seul acte que l’on a une conscience. La conscience n’est donc pas un habitus.

 

La conscience est une peine pour les damnйs, comme on le trouve dans la Glose а propos de 2 Cor 1, 12. Or l’habitus n’est pas une peine, mais plutфt une perfection de celui qui le possиde. La conscience n’est donc pas un habitus.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un habitus.

 

La conscience, selon saint Jean Damascиne, « est la loi de notre intelligence ». Or la loi de l’intelligence est l’habitus des principes universels du droit. La conscience est donc un habitus.

 

А propos de Rom. 2, 14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi, etc. », la Glose dit : « Bien que les paпens n’aient pas la loi йcrite, ils ont nйanmoins la loi naturelle que chacun comprend, et qui rend chacun conscient de ce qu’est le bien et le mal. » D’oщ il semble rйsulter que c’est la loi naturelle qui rend chacun conscient. Or tout homme est conscient par la conscience. La conscience est donc la loi naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Le nom de science dйsigne l’habitus des conclusions. Or la conscience est une certaine science. C’est donc un habitus.

 

Un habitus est gйnйrй par des actes multipliйs. Or on opиre frйquemment selon la conscience. Par de tels actes est donc gйnйrй un habitus, que l’on peut appeler conscience.

 

А propos de 1 Tim. 1, 5 : « La fin des commandements, c’est la charitй qui naоt d’un cњur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincиre », la Glose dit : « d’une bonne conscience, c’est-а-dire de l’espйrance ». Or l’espйrance est un certain habitus. Donc la conscience aussi.

 

Ce qui, en nous, vient d’un envoi de Dieu, semble кtre un habitus infus. Or, selon saint Jean Damascиne au quatriиme livre, de mкme que le foyer provient d’un envoi du dйmon, de mкme la conscience existe par un envoi de Dieu. La conscience est donc un habitus infus.

 

 Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, tout ce qui est dans l’вme est soit puissance, soit habitus, soit passion. Or la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mйriter ni dйmйriter, « ni кtre louй ni кtre blвmй », comme dit le Philosophe au mкme endroit. Ce n’est pas non plus une puissance, car la puissance ne peut pas кtre quittйe, alors que la conscience peut l’кtre. La conscience est donc un habitus.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un acte.

 

On dit que la conscience accuse ou excuse. Or on ne peut кtre accusй ou excusй que par la considйration actuelle de quelque chose. La conscience est donc un acte.

 

 Le savoir qui consiste en une confrontation, est un savoir en acte. Or le nom de conscience dйsigne une science avec une confrontation : en effet, on dit « кtre conscient » comme on dirait « savoir ensemble ». La conscience est donc une science actuelle.

 

 

Rйponse :

 

Selon certains, le mot « conscience » se dit de trois faзons. Tantфt il est employй pour dйsigner la rйalitй mкme dont on a conscience, tout comme le mot « foi » est employй pour dйsigner la rйalitй que l’on croit ; tantфt il signifie la puissance qui nous rend conscients ; et tantфt un habitus ; certains disent aussi qu’il est parfois employй pour dйsigner un acte. Et la raison de cette distinction semble кtre la suivante : puisque la conscience possиde un acte, et qu’а propos de l’acte on considиre l’objet, la puissance, l’habitus et l’acte lui-mкme, il se rencontre parfois un nom dйsignant ces quatre choses de faзon йquivoque. Par exemple, le nom d’intellectus signifie tantфt la rйalitй pensйe (rem intellectam), comme on dit que les noms signifient les concepts (intellectus), tantфt la puissance intellective elle-mкme, tantфt un certain habitus, tantфt mкme un acte. Cependant, dans ces dйsignations, il faut suivre le langage courant, car il faut « user des noms comme la plupart le font », comme il est dit au deuxiиme livre des Topiques. Il semble bien que, selon le langage courant, le mot « conscience » soit employй pour dйsigner la rйalitй dont on a conscience, comme lorsqu’on dit : « Que je te dise ma conscience », c’est-а-dire : « ce qui est dans ma conscience ». Mais ce nom ne peut pas кtre attribuй au sens propre а une puissance ou а un habitus, mais seulement а un acte, car seule cette signification recouvre tout ce qui se dit de la conscience.

 

En effet, il faut savoir qu’il n’est d’usage de dйsigner l’acte et la puissance ou l’habitus par un mкme nom que lorsqu’un acte est l’acte propre d’une puissance ou d’un habitus, comme voir est propre а la puissance visuelle, et savoir en acte est propre а l’habitus de science ; c’est pourquoi le nom « vue » dйsigne tantфt la puissance, tantфt l’acte ; et de mкme pour « science ». Mais si l’on a un acte qui convient а plusieurs ou а tous les habitus ou puissances, l’usage n’est pas qu’une puissance ou un habitus soit nommй d’aprиs un tel nom d’acte, comme on le voit bien pour le nom « usage » : en effet, il signifie l’acte de n’importe quel habitus. L’acte de n’importe quel habitus ou puissance est effectivement un certain usage de ce dont il est l’acte. Aussi le nom « usage » signifie-t-il l’acte de telle faзon qu’il ne signifie aucunement la puissance ou l’habitus. Et il semble en aller de mкme pour la conscience. En effet, le nom « conscience » signifie l’application de la science а quelque chose ; c’est pourquoi l’on dit « кtre conscient » comme on dirait « savoir simultanйment ». Or n’importe quelle science peut кtre appliquйe а quelque chose ; le mot « conscience » ne peut donc dйsigner un habitus spйcial ou une puissance, mais il dйsigne l’acte lui-mкme, c’est-а-dire l’application de n’importe quel habitus ou de n’importe quelle connaissance а un acte particulier.

 

Or une connaissance s’applique а un acte de deux faзons : d’abord en considйrant si l’acte existe ou a existй ; ensuite en considйrant si l’acte est droit ou ne l’est pas. Et selon le premier mode d’application, on dit que nous avons conscience d’un acte en tant que nous savons que cet acte a йtй commis ou non ; comme il est d’usage courant de dire : « cela n’a pas eu lieu, а ma connaissance [litt. а ma conscience] », c’est-а-dire : je ne sais pas si cela est arrivй ou a existй. Et l’on reconnaоt cette faзon de parler en Gen. 43, 22 : « Qui a mis notre argent dans nos sacs, cela n’est pas dans nos consciences » ; et en Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » Et en ce sens, on dit que la conscience tйmoigne de quelque chose ; Rom. 9, 1 : « Ma conscience m’en rend tйmoignage, etc. » Selon l’autre mode d’application, par lequel la connaissance est appliquйe а l’acte pour savoir s’il est droit, il y a deux voies : l’une par laquelle nous nous dirigeons au moyen de l’habitus de science pour faire ou ne pas faire quelque chose ; l’autre par laquelle, а la lumiиre de l’habitus de science, on examine l’acte, aprиs qu’il a йtй commis, pour savoir s’il est droit ou non. Et ces deux voies se distinguent dans le domaine de l’agir comme les deux voies que l’on rencontre aussi dans le domaine spйculatif, а savoir la voie d’invention et la voie de jugement. En effet, la voie par laquelle, comme en dйlibйrant, nous considйrons au moyen de la science ce qu’il faut faire, est semblable а l’invention, par laquelle nous dйcouvrons les conclusions а partir des principes. Et celle par laquelle nous examinons les choses qui ont dйjа йtй faites et dйcidons si elles sont droites, est comme la voie de jugement, en laquelle les conclusions sont analysйes par les principes.

 

Or nous employons le nom de conscience selon les deux modes d’application. En effet, dans la mesure oщ la science est appliquйe а l’acte comme ce qui dirige vers lui, on dit que la conscience incite, induit, ou oblige. Mais dans la mesure oщ la science est appliquйe а l’acte а la faзon d’un examen des choses qui ont dйjа йtй faites, on dit que la conscience accuse ou cause du remords, lorsque ce qui a йtй fait est trouvй en dйsaccord avec la science а la lumiиre de laquelle se fait l’examen, et l’on dit au contraire qu’elle dйfend ou excuse lorsqu’on trouve que ce qui a йtй fait a procйdй selon la forme de la science. Mais il faut savoir que dans la premiиre application, oщ la science est appliquйe а un acte pour savoir s’il a йtй commis, il y a application а un acte particulier d’une connaissance sensitive telle que la mйmoire, par laquelle nous nous souvenons de ce qui a йtй fait, ou telle que le sens, par lequel nous percevons cet acte particulier que nous posons maintenant. Par contre, dans les deuxiиme et troisiиme applications, oщ nous dйlibйrons sur ce qu’il faut faire ou examinons ce qui a dйjа йtй fait, ce sont des habitus de la raison opйrative qui sont appliquйs а un acte, а savoir l’habitus de syndйrиse et celui de sagesse, qui perfectionnent la raison supйrieure, et celui de science, qui perfectionne la raison infйrieure, qu’ils soient appliquйs tous ensemble ou l’un d’eux seulement. C’est а la lumiиre de ces habitus que nous examinons ce que nous avons fait, et selon eux que nous dйlibйrons sur les choses а faire. Cependant, l’examen porte non seulement sur ce qui a йtй fait mais aussi sur ce qui est а faire, tandis que la dйlibйration porte seulement sur ce qui est а faire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsque saint Jйrфme dit : « Nous voyons que cette conscience se prйcipite », il ne dйsigne pas la syndйrиse, dont il avait dit qu’elle йtait l’йtincelle de la conscience, mais il dйsigne la conscience elle-mкme, dont il avait fait mention auparavant. Ou bien l’on peut dire que toute la force de la conscience qui examine ou dйlibиre dйpend du jugement de la syndйrиse, de mкme que toute la vйritй de la raison spйculative dйpend des principes premiers. C’est pourquoi il appelle « conscience » la syndйrиse, en tant que la premiиre agit par la puissance de la seconde ; d’autant plus qu’il voulait alors exprimer la dйfaillance qui pouvait affecter la syndйrиse : en effet, elle ne dйfaille pas dans l’universel, mais dans l’application aux singuliers, et ainsi, la syndйrиse ne dйfaille pas en soi mais en quelque sorte dans la conscience. Voilа pourquoi, en expliquant la dйfaillance de la syndйrиse, il a uni а celle-ci la conscience.

 

Il n’est pas dit que la souillure est dans la conscience comme en un sujet, mais comme l’objet su est dans la connaissance ; en effet, on dit de quelqu’un qu’il a la conscience souillйe lorsqu’il est conscient de quelque souillure.

 

On dit que la conscience souillйe est purifiйe, en ce sens que celui qui auparavant avait conscience d’un pйchй sait ensuite qu’il en est purifiй, et de la sorte on dit qu’il a une conscience pure. C’est donc la mкme conscience qui йtait d’abord impure et qui ensuite est pure ; non pas, certes, que la conscience soit le sujet de la puretй et de l’impuretй, mais parce que l’une et l’autre sont connues par la conscience qui examine ; non qu’il y ait un acte numйriquement identique par lequel on se savait d’abord impur et on se sait ensuite pur, mais c’est parce que l’un et l’autre sont connus par les mкmes principes, tout comme est tenue pour identique la considйration qui procиde des mкmes principes.

 

Le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux а un certain point de vue, et se rejoignent а un autre point de vue. Ils se rejoignent dans la mesure oщ ils portent tous deux sur tel acte particulier — en effet, le jugement convient а la conscience dans la voie d’examen —, et en cela leurs jugements respectifs diffиrent du jugement de la syndйrиse. Mais le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux, parce que le jugement de la conscience consiste en une pure connaissance, tandis que le jugement du libre arbitre consiste dans une application de la connaissance а la partie affective, et ce jugement est bien sыr le jugement d’йlection. Voilа pourquoi il arrive parfois que le jugement du libre arbitre soit perverti, mais non le jugement de la conscience. Comme lorsque quelqu’un examine un acte qu’il est sur le point de faire, et qu’il juge, en regardant encore pour ainsi dire dans le miroir des principes, que cet acte est mauvais, par exemple l’acte de forniquer avec telle femme ; mais commence-t-il а appliquer ce jugement а l’action, alors se prйsentent de toute part les nombreuses circonstances qui entourent l’acte lui-mкme, comme par exemple le plaisir de la fornication, dont la convoitise lie la raison pour йviter que son dictamen ne dйbouche sur une йlection. Et c’est ainsi qu’il se trompe en йlisant ; il ne se trompe pas dans sa conscience, mais il agit contre sa conscience ; et si l’on dit qu’il fait cela avec mauvaise conscience, c’est en tant que ce qu’il fait ne concorde pas avec le jugement de la science. Par consйquent, il est clair que la conscience n’est pas nйcessairement identique au libre arbitre.

 

On dit que la conscience est un jugement naturel, en tant que l’examen ou la dйlibйration de la conscience dйpend du jugement naturel, comme on l’a dйjа dit.

 

Le pйchй est dans la raison et dans la volontй comme en un sujet, mais il est dans la conscience d’une autre faзon, comme on l’a dit.

 

On dit que la conscience sait quelque chose, non pas au sens propre, mais par une tournure de langage selon laquelle ce par quoi nous savons est dit savoir.

 

Il est dit que la conscience est esprit, c’est-а-dire une impulsion de notre esprit, en prenant « esprit » dans le sens de « raison ».

 

La conscience n’est ni une puissance ni un habitus, mais un acte. Et bien que l’acte de conscience n’ait pas toujours lieu et n’existe pas chez le dormeur, cependant l’acte lui-mкme demeure en sa racine, c’est-а-dire dans les habitus qui peuvent кtre appliquйs а un acte.

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience n’est pas un habitus, nous les accordons.

 

 

Rйponse aux arguments objectant en sens contraire que c’est un habitus :

 

Il est dit que la conscience est la loi de notre intelligence parce qu’elle est un jugement de la raison dйduit de la loi naturelle.

 

Il relиve de la mкme tournure de langage de dire que quelqu’un est rendu conscient « par la loi naturelle », et qu’il pense selon des principes ; mais on dit qu’il est rendu conscient « par la conscience » comme on dit qu’il pense par l’acte mкme de la pensйe.

 

Bien que la science soit un habitus, cependant l’application de la science а quelque chose n’est pas un habitus mais un acte ; et c’est ce que signifie le nom de conscience.

 

L’habitus gйnйrй par les actes n’est pas d’une autre sorte que l’habitus qui йlicite les actes, mais ou bien un habitus de mкme nature est gйnйrй, comme par les actes de charitй infuse est gйnйrй un habitus de dilection acquise, ou bien un habitus prйexistant est augmentй : par exemple, en celui qui a un habitus acquis de tempйrance, l’habitus est lui-mкme augmentй par des actes de tempйrance. Et ainsi, puisque l’acte de conscience procиde des habitus de sagesse et de science, il ne gйnйrera pas un habitus autre que ceux-ci, mais ces habitus seront perfectionnйs.

 

Lorsqu’on dit que la conscience est une espйrance, il y a prйdication par la cause : en effet, la bonne conscience fait que l’homme ait une bonne espйrance, comme la Glose l’explique au mкme endroit.

 

Mкme les habitus naturels sont en nous par un envoi divin ; donc, la conscience йtant un acte issu de l’habitus naturel de syndйrиse, la conscience est dite provenir d’un envoi divin de la mкme faзon que toute notre connaissance de la vйritй est dite venir de Dieu, qui a mis dans notre nature la connaissance des premiers principes.

 

Dans cette division du Philosophe, l’acte est inclus dans l’habitus, puisqu’il avait prouvй que les habitus sont gйnйrйs par des actes et qu’ils sont le principe d’actes semblables ; et ainsi, la conscience n’est ni une passion ni une puissance, mais un acte qui se ramиne а un habitus.

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience est un acte, nous les accordons.

Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le jugement naturel ne se trompe jamais ; or la conscience est un jugement naturel, d’aprиs saint Basile ; elle ne se trompe donc pas.

 

La conscience ajoute quelque chose а la science, et ce qu’elle ajoute ne diminue en rien la notion de science. Or la science ne se trompe jamais, car elle est un habitus par lequel on dit toujours le vrai, comme on le voit clairement au sixiиme livre de l’Йthique. Donc la conscience non plus ne peut pas se tromper.

 

La syndйrиse est « l’йtincelle de la conscience », comme il est dit dans la Glose а propos d’Йzйch. 1, 9. La conscience est donc а la syndйrиse ce que le feu est а l’йtincelle. Or l’opйration et le mouvement d’un feu et ceux de son йtincelle sont identiques. Donc ceux de la conscience et de la syndйrиse aussi. Or la syndйrиse ne se trompe pas. Donc la conscience non plus.

 

La conscience, selon saint Jean Damascиne au quatriиme livre, est « la loi de notre intelligence ». Or la loi de notre intelligence est plus certaine que l’intelligence elle-mкme ; or « l’intelligence est toujours droite », comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Donc а bien plus forte raison la conscience est-t-elle toujours droite.

 

La raison, du cфtй oщ elle touche а la syndйrиse, ne se trompe pas. Or la conscience est faite de la raison unie а la syndйrиse. La conscience ne se trompe donc jamais.

 

Au tribunal, on s’en tient а la parole des tйmoins. Or le tйmoin, au tribunal divin, c’est la conscience, comme on le voit clairement en Rom. 2, 15 : « leur conscience tйmoignant pour eux, etc. » Puis donc que le jugement divin ne peut jamais se tromper, il semble que la conscience non plus ne puisse jamais se tromper.

 

En tout domaine, la rиgle qui rйgit les autres choses doit avoir une rectitude sans dйfaillance. Or la conscience est une certaine rиgle des њuvres humaines. Il est donc nйcessaire que la conscience soit toujours droite.

 

L’espйrance s’appuie sur la conscience, comme on le dйduit de la Glose а propos de 1 Tim. 1, 5 : « d’un cњur pur et d’une bonne conscience, etc. » ; or l’espйrance est trиs certaine, comme on le voit en Hйbr. 6, 18, oщ il est dit : « Nous avons un appui trиs certain, nous qui avons mis notre refuge dans la garde de l’espйrance qui nous est proposйe, etc. » La conscience a donc une rectitude indйfectible.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agrйable а Dieu. » Ceux qui tuaient les apфtres avaient donc une conscience qui leur dictait de les tuer. Or cela йtait erronй. Donc la conscience se trompe.

 

La conscience implique une certaine confrontation. Or la raison peut se tromper en confrontant. La conscience peut donc se tromper.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dit, la conscience n’est rien d’autre qu’une application de la science а un acte particulier. Et il arrive qu’il y ait une erreur dans cette application, de deux faзons : d’abord parce que ce qui est appliquй contient en soi une erreur ; ensuite parce que l’application n’est pas correcte. De mкme aussi dans le syllogisme, le pйchй survient de deux faзons : soit parce qu’on se sert de propositions fausses, soit parce qu’on ne raisonne pas correctement.

 

L’emploi de propositions fausses se produit d’un cфtй [de l’application] et ne se produit pas de l’autre. En effet, on a dit prйcйdemment que, par la conscience, on applique а l’examen d’un acte particulier la connaissance de la syndйrиse, de la raison supйrieure et de la raison infйrieure. Or, puisque l’acte est particulier et que le jugement de la syndйrиse est universel, le jugement de la syndйrиse ne peut кtre appliquй а l’acte que si l’on fait l’assomption d’une proposition particuliиre. Et celle-ci est tantфt fournie par la raison supйrieure, tantфt par la raison infйrieure ; et ainsi, la conscience s’accomplit comme en un certain syllogisme particulier ; par exemple, si l’on profиre par un jugement de syndйrиse que rien de ce qui est interdit par la loi de Dieu ne doit кtre fait, et que l’on assume par la connaissance de la raison supйrieure que la fornication avec telle femme est contre la loi de Dieu, alors l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut s’abstenir de cette fornication. D’un cфtй, dans le jugement universel de la syndйrиse, aucune erreur ne se produit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais de l’autre cфtй, dans le jugement de la raison supйrieure, il arrive qu’il y ait un pйchй, comme lorsqu’on estime кtre conforme ou opposй а la loi de Dieu ce qui ne l’est pas, ainsi les hйrйtiques qui croient que le serment est interdit par Dieu ; et ainsi, l’erreur se produit dans la conscience а cause de la faussetй qui existait dans la partie supйrieure de la raison. Et semblablement, il peut se produire une erreur dans la conscience а cause d’une erreur qui existe dans la partie infйrieure de la raison : comme lorsqu’on se trompe sur la notion civile du juste et de l’injuste, de l’honnкte et du malhonnкte.

 

Mais l’erreur survient aussi, dans la conscience, parce que l’application ne se fait pas de faзon correcte ; car de mкme qu’en raisonnant par syllogisme dans le domaine spйculatif il arrive que l’on nйglige la forme qui convient pour argumenter, et que de lа se produise une faussetй dans la conclusion, de mкme cela advient aussi pour le syllogisme qui est exigй dans le domaine pratique, comme on l’a dit. Il faut cependant savoir que dans certains cas la conscience ne peut jamais se tromper, а savoir lorsque l’acte particulier auquel la conscience s’applique est de soi l’objet d’un jugement universel dans la syndйrиse. En effet, de mкme que dans le domaine spйculatif il n’arrive pas que l’on se trompe sur des conclusions particuliиres qui sont assumйes directement et dans les mкmes termes sous des principes universels — par exemple, personne ne se trompe а propos cette affirmation : « Tel tout est plus grand que sa partie », ni de mкme а propos de celle-ci : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie » —, ainsi йgalement, aucune conscience ne peut se tromper а propos des affirmations suivantes : « Dieu ne doit pas кtre aimй par moi », et : « Il faut faire quelque chose de mal », йtant donnй que dans l’un et l’autre syllogisme, tant celui du domaine spйculatif que celui du domaine pratique, а la fois la majeure est йvidente par soi, car elle existe dans un jugement universel, et la mineure l’est aussi, car le mкme y est prйdiquй de lui-mкme de faзon particuliиre, comme lorsqu’on dit : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie. Ce tout est un tout. Il est donc plus grand que sa partie. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit que la conscience est un jugement naturel en tant qu’elle est une certaine conclusion dйduite du jugement naturel et en laquelle l’erreur peut se produire : non certes а cause d’une erreur du jugement naturel, mais а cause d’une erreur dans la proposition particuliиre assumйe, ou а cause de la faзon aberrante de raisonner, comme on l’a dit.

 

La conscience ajoute а la science l’application de celle-ci а un acte particulier, et il peut y avoir une erreur dans l’application elle-mкme, bien qu’il n’y ait pas d’erreur dans la science. Ou bien l’on peut dire que, lorsque je parle de conscience, je n’implique pas la science prise seulement au sens strict, en tant qu’elle porte seulement sur des choses vraies, mais au sens large d’une connaissance quelconque, au sens oщ tout ce que nous connaissons, on dit dans le langage usuel et commun que nous le savons.

 

De mкme que l’йtincelle est ce que le feu a de plus pur et ce qui le survole tout entier, de mкme la syndйrиse est ce qui se trouve de plus haut dans le jugement de la conscience ; et c’est suivant cette mйtaphore que la syndйrиse est appelйe l’йtincelle de la conscience. Il n’est pas pour autant nйcessaire qu’а tous les autres points de vue la syndйrиse soit а la conscience ce que l’йtincelle est au feu. Et cependant, mкme dans le feu matйriel, il arrive qu’а cause du mйlange avec une matiиre йtrangиre un mode affecte le feu et non l’йtincelle, en raison de la puretй de celle-ci ; de mкme aussi, parce que la conscience se mкle а des objets particuliers, qui sont comme une matiиre йtrangиre а la raison, une erreur peut affecter la conscience et non la syndйrиse, qui demeure dans sa puretй.

 

La conscience est appelйe « loi de l’intelligence » quant а ce qui lui vient de la syndйrиse ; et son erreur ne vient jamais de lа mais d’ailleurs, comme on l’a dit.

 

Bien que la raison ne soit pas erronйe par son union а la syndйrиse, cependant la raison supйrieure ou infйrieure peut, en йtant erronйe, кtre appliquйe а la syndйrиse, comme une mineure fausse est unie а une majeure vraie.

 

Au tribunal, on s’en tient а la parole des tйmoins lorsque leurs dйclarations ne peuvent кtre convaincues de faussetй par des preuves manifestes. Or, en celui qui a une conscience erronйe, le tйmoignage de la conscience est convaincu de faussetй par le dictamen de la syndйrиse lui-mкme ; et dans ce cas, au tribunal divin, on ne s’en tiendra pas а ce que dit la conscience errante, mais plutфt au dictamen de la loi naturelle.

 

Ce n’est pas la conscience qui est la rиgle premiиre des њuvres humaines, mais plutфt la syndйrиse ; la conscience, elle, est comme une rиgle rйglйe ; il n’y a donc rien d’йtonnant si une erreur peut se produire en elle.

 

L’espйrance qui est fondйe sur la conscience droite est certaine : c’est l’espйrance gratuite. Mais l’espйrance qui est fondй sur une conscience erronйe est celle dont il est dit en Prov. 10, 28 : « L’espйrance des mйchants pйrira. »

Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Nul n’est obligй а des actions si ce n’est par quelque loi. Or l’homme ne se fait pas а lui-mкme une loi. Puis donc que la conscience vient d’un acte de l’homme, elle n’oblige pas.

 

On n’est pas obligй de suivre les conseils. Or la conscience se comporte а la faзon d’un conseil : а l’instar du conseil, en effet, elle semble prйcйder l’йlection. La conscience n’oblige donc pas.

 

Nul n’est obligй sinon par un supйrieur. Or la conscience de l’homme n’est pas supйrieure а l’homme lui-mкme. L’homme n’est donc pas obligй par sa conscience.

 

Il appartient au mкme d’obliger et de dйlier de l’obligation. Or la conscience ne suffit pas pour absoudre l’homme. Ni non plus, par consйquent, pour obliger.

 

 

En sens contraire :

 

Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait. » La Glose : « Par un tel juge, aucun malfaiteur n’est acquittй. » Or le prйcepte du juge oblige. Le dictamen de la conscience oblige donc aussi.

 

А propos de Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, etc. », Origиne dit : « L’Apфtre veut que je ne dise, ne pense ni ne fasse rien que selon la conscience. » Donc la conscience oblige.

 

 

Rйponse :

 

Sans nul doute, la conscience oblige.

 

Et pour voir comment elle oblige, il faut savoir que l’obligation [litt. l’action de lier], mйtaphoriquement transfйrйe des rйalitйs corporelles aux spirituelles, implique l’imposition d’une nйcessitй. En effet, celui qui est liй est dans la nйcessitй de demeurer dans le lieu oщ il est liй, et le pouvoir de se tourner vers d’autres choses lui est фtй. Il est donc clair que le lien n’a pas lieu pour les choses qui sont nйcessaires par elles-mкmes : en effet, nous ne pouvons pas dire que le feu soit liй а ce qu’il se porte vers le haut, bien qu’il soit nйcessaire qu’il se porte vers le haut ; mais le lien n’a lieu que pour les choses nйcessaires auxquelles la nйcessitй est imposйe par autre chose. Or deux nйcessitйs peuvent кtre imposйes par un autre agent. L’une est celle de contrainte, et par elle quelqu’un est dans l’absolue nйcessitй de faire ce а quoi il est dйterminй par l’action de l’agent, sinon il ne s’agirait pas proprement de contrainte mais plutфt d’incitation ; l’autre nйcessitй est conditionnйe, а savoir, par la supposition de la fin : comme on impose а quelqu’un la nйcessitй de ne pas obtenir sa rйcompense s’il ne fait pas telle chose. La premiиre nйcessitй, qui est celle de contrainte, n’a pas lieu dans les mouvements de la volontй mais seulement dans les rйalitйs corporelles, йtant donnй que la volontй est naturellement libre de contrainte. Mais la seconde nйcessitй peut кtre imposйe а la volontй : ainsi par exemple, il lui est nйcessaire d’йlire telle chose si elle doit obtenir ce bien, ou si elle doit йviter ce mal. En un tel domaine, en effet, on tient pour йquivalent de ne pas avoir un mal ou d’avoir un bien, comme le Philosophe le montre clairement au cinquiиme livre de l’Йthique.

 

Or, de mкme que la nйcessitй de contrainte est imposйe aux rйalitйs corporelles au moyen d’une action, de mкme aussi cette nйcessitй conditionnйe est imposйe а la volontй par une action. Or l’action par laquelle la volontй est mue est le commandement de celui qui rйgit et gouverne ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique que le roi est principe de mouvement par son commandement. Donc, entre le commandement d’un chef et le fait d’obliger en matiиre volontaire par cette sorte de lien qui peut advenir а la volontй, le rapport est semblable а celui qui existe entre l’action corporelle et le fait de lier les rйalitйs corporelles par une nйcessitй de contrainte. Or l’action corporelle de l’agent n’amиne jamais de nйcessitй dans une autre rйalitй que par un contact de cette action avec la rйalitй sur laquelle il agit ; et par consйquent, quelqu’un n’est obligй par le commandement d’un roi ou d’un maоtre que si le commandement atteint celui auquel il est enjoint ; or c’est par la connaissance qu’il l’atteint. On n’est donc obligй par un prйcepte que moyennant la connaissance de ce prйcepte. Voilа pourquoi celui qui n’est pas capable de connaоtre le prйcepte n’est pas obligй par lui ; et l’on ne dit de quelqu’un qui ignore le prйcepte qu’il est obligй d’accomplir le prйcepte, que dans la mesure oщ il est tenu de connaоtre le prйcepte ; mais s’il n’est pas tenu de le connaоtre et qu’il ne le connaоt pas, il n’est nullement obligй par le prйcepte.

 

Donc, de mкme que dans le domaine des corps l’agent corporel n’agit que par contact, de mкme dans le domaine des esprits le prйcepte n’oblige que par la connaissance. Aussi, de mкme que le toucher et la puissance de l’agent agissent par la mкme force, puisque le toucher n’agit que par la puissance de l’agent et que celle-ci n’agit que moyennant le toucher, de mкme aussi le prйcepte et la connaissance obligent par la mкme force, puisque la connaissance n’oblige que par la puissance du prйcepte et que celui-ci n’oblige que moyennant la connaissance. Il est donc йtabli, puisque la conscience n’est rien d’autre que l’application de la connaissance а un acte, que la conscience est dite obliger par la force du prйcepte divin.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’homme ne se fait pas а lui-mкme une loi ; mais par l’acte de sa connaissance, par laquelle il connaоt la loi faite par un autre, il est obligй d’accomplir la loi.

 

« Conseil » se dit de deux faзons : parfois, en effet, le conseil n’est rien d’autre que l’acte de la raison qui enquкte sur les choses а faire ; et ce conseil est а l’йlection ce que le syllogisme ou la question est а la conclusion, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Et le conseil pris en ce sens ne s’oppose pas au prйcepte, car nous pratiquons aussi cette sorte de conseil а propos des choses qui sont dans le prйcepte ; par consйquent, il arrive que l’on soit obligй par un tel conseil. Or le conseil ainsi conзu se trouve dans la conscience quant а un mode d’application, c’est-а-dire lorsqu’on enquкte sur l’agir. D’une autre faзon, le conseil signifie la persuasion ou l’incitation а faire quelque chose, celle-ci n’ayant pas de force contraignante ; et un tel conseil, dont les exhortations amicales sont un exemple, s’oppose au prйcepte. Et de ce conseil procиde parfois aussi la conscience : en effet, la connaissance de ce conseil est parfois appliquйe а un acte particulier. Or, puisque la conscience n’oblige que par la force de ce qu’il y a en elle, la conscience qui s’ensuit du conseil ne peut pas obliger autrement que le conseil lui-mкme ; et celui-ci oblige а ne pas le mйpriser, mais non а l’accomplir.

 

Bien que l’homme ne soit pas supйrieur а lui-mкme, cependant celui dont il connaоt le prйcepte lui est supйrieur, et ainsi, il est obligй par sa conscience.

 

Lorsqu’on pиche dans l’erreur elle-mкme, comme quand on se trompe sur les choses qu’on est tenu de savoir, alors la conscience erronйe ne suffit pas pour absoudre. Mais si l’erreur portait sur des choses qu’on n’est pas tenu de savoir, on est absous par sa conscience, comme on le voit clairement pour celui qui pиche par ignorance de son acte, tel celui qui s’approche d’une autre femme qu’il croit кtre son йpouse.

Article 4 : La conscience erronйe oblige-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin, « le pйchй est une action, une parole ou un dйsir contraire а la loi de Dieu ». Donc seule la loi de Dieu oblige а pйcher [si on ne la suit pas]. Or la conscience erronйe n’est pas selon la loi de Dieu. Elle n’oblige donc pas а pйcher [si on ne la suit pas].

 

А propos de Rom. 13, 1 : « Que toute вme soit soumise aux autoritйs, etc. », la Glose de saint Augustin dit qu’il ne faut pas obйir а une autoritй infйrieure contre le prйcepte d’une supйrieure ; par exemple, on ne doit pas obйir au proconsul si l’empereur commande le contraire. Or la conscience erronйe est infйrieure а Dieu lui-mкme. Lors donc que la conscience commande des choses contraires aux prйceptes de Dieu, le prйcepte de la conscience errante ne semble nullement obliger.

 

Selon saint Ambroise, « le pйchй est une transgression de la loi divine et une dйsobйissance aux commandements cйlestes ». Donc, quiconque s’йcarte de l’obйissance а la loi divine, pиche. Or la conscience erronйe, c’est-а-dire quand on a la conscience de devoir faire ce qui est interdit par la loi divine, fait s’йcarter de l’obйissance а l’autoritй divine. La conscience erronйe induit donc au pйchй si on l’observe, plutфt qu’elle n’oblige а pйcher si on ne l’observe pas.

 

Selon le droit, si quelqu’un a conscience que son йpouse lui est apparentйe а un degrй prohibй, et que cette conscience soit probable, alors il doit la suivre mкme contre le prйcepte de l’Йglise, mкme si une excommunication s’y ajoute ; mais si cette conscience n’est pas probable, il n’est pas obligй de la suivre, mais il doit plutфt obйir а l’Йglise. Or la conscience erronйe, surtout si elle porte sur des choses mauvaises par elles-mкmes, n’est nullement probable. Une telle conscience n’oblige donc pas.

 

Dieu est plus misйricordieux qu’un maоtre temporel. Or le maоtre temporel n’impute pas а pйchй ce que l’homme commet par erreur. Donc une conscience errante, devant Dieu, oblige bien moins encore а pйcher.

 

[Le rйpondant] disait que la conscience erronйe oblige en matiиre indiffйrente, mais non pour ce qui est mauvais par soi. En sens contraire : si l’on dit que la conscience n’oblige pas pour ce qui est mauvais par soi, c’est parce que le dictamen de la raison naturelle est а l’opposй. Or semblablement aussi, la raison naturelle dicte le contraire de la conscience erronйe qui se trompe en matiиre indiffйrente. Donc de mкme, cette conscience erronйe n’oblige pas.

 

 L’acte indiffйrent se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre. Or ce qui est tel ne doit pas nйcessairement кtre fait ou йvitй. La conscience n’oblige donc pas par nйcessitй а accomplir des actes indiffйrents.

 

Si quelqu’un agit contre la loi de Dieu а cause d’une conscience erronйe, il n’est pas excusй du pйchй. Si donc mкme celui qui agit contre une conscience ainsi errante pйchait, il s’ensuivrait que, soit qu’il agisse selon la conscience erronйe, soit qu’il n’agisse pas, il tomberait dans le pйchй ; il serait donc perplexe, sans pouvoir йviter le pйchй ; mais cela semble impossible, car « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », d’aprиs saint Augustin. Il est donc impossible qu’une conscience ainsi errante oblige.

 

 Tout pйchй se ramиne а quelque genre de pйchй. Or si la conscience de quelqu’un lui dicte de forniquer, l’abstention de fornication ne peut se ramener а un genre de pйchй. Il ne pйcherait donc pas en agissant ainsi contre sa conscience ; une telle conscience n’oblige donc pas.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, est pйchй. » La Glose : « i. e. selon la conscience, est pйchй, mкme si c’est bon en soi ». Or la conscience qui interdit ce qui est bon est une conscience erronйe. Donc une telle conscience oblige.

 

Observer les prescriptions lйgales aprиs que la grвce eut йtй rйvйlйe, n’йtait pas indiffйrent mais mauvais par soi ; c’est pourquoi il est dit en Gal. 5, 2 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Et pourtant, la conscience de devoir garder la circoncision obligeait ; aussi est-il ajoutй au mкme endroit : « Au contraire, je dйclare а tout homme qui se fait circoncire, qu’il est tenu d’accomplir la Loi tout entiиre. » La conscience erronйe oblige donc, mкme pour des choses mauvaises par soi.

 

Le pйchй rйside principalement dans la volontй ; et quiconque veut transgresser le prйcepte divin, a une volontй mauvaise ; donc il pиche. Or quiconque croit qu’une chose est un prйcepte et veut le transgresser, a la volontй de ne pas garder la loi ; donc il pиche. Et celui qui a une conscience erronйe, que ce soit pour des choses qui sont mauvaises par soi ou pour des choses quelconques, croit que ce qui est contraire а sa conscience est contre la loi de Dieu. Donc, s’il veut faire cela, il veut le faire contre la loi de Dieu, et ainsi, il pиche ; par consйquent la conscience, si erronйe soit-elle, oblige а pйcher [si on ne la suit pas].

 

La conscience, selon saint Jean Damascиne, est « la loi de notre intelligence » ; or agir contre la loi est pйchй ; agir d’une quelconque faзon contre la conscience l’est donc aussi.

 

Un prйcepte oblige. Or ce que la conscience dicte, cela est devenu prйcepte. Donc, si erronйe que soit la conscience, elle oblige.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a diffйrentes opinions. Certains disent, en effet, que la conscience peut se tromper, soit pour les choses qui sont mauvaises par soi, soit pour les choses indiffйrentes. Ainsi la conscience qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi n’oblige pas, mais elle oblige pour les choses indiffйrentes. Mais ceux qui disent cela ne semblent pas comprendre ce que veut dire « la conscience oblige ». En effet, on dit que la conscience oblige, en ce sens que, si l’on n’accomplit pas ce qu’elle dit, on tombe dans le pйchй ; mais non en ce sens que celui qui l’accomplit agirait droitement. Car sinon, on dirait du conseil qu’il oblige : en effet, celui qui accomplit le conseil agit droitement ; et pourtant, on dit que nous ne sommes pas obligйs de suivre les conseils, car celui qui nйglige le conseil ne pиche pas ; mais on dit que nous sommes obligйs de suivre les prйceptes, car si nous n’observons pas les prйceptes, nous tombons dans le pйchй. Si donc l’on dit que la conscience oblige а faire quelque chose, ce n’est pas que, si on le fait, cela soit rendu bon par une telle conscience, mais parce que, si on ne le fait pas, on tombe dans le pйchй. Or il ne semble pas possible que quelqu’un йchappe au pйchй si sa conscience, si errante soit-elle, dicte qu’une chose, qu’elle soit indiffйrente ou mкme mauvaise par soi, est prйcepte de Dieu, et qu’il dйcide de faire le contraire, une telle conscience demeurant. En effet, autant qu’il est en lui, il a par le fait mкme la volontй de ne pas observer la loi de Dieu ; et par consйquent, il pиche mortellement. Donc, bien qu’une telle conscience, qui est erronйe, puisse кtre quittйe, nйanmoins, tant qu’elle demeure, elle oblige, car celui qui la transgresse tombe nйcessairement dans le pйchй.

 

Cependant ce n’est pas de la mкme faзon que la conscience droite et la conscience erronйe obligent : la droite oblige au plein sens du terme et par soi, tandis que l’erronйe oblige а un certain point de vue et par accident.

 

Et je dis que la droite oblige au plein sens du terme, parce qu’elle oblige de faзon absolue et en toute йventualitй. En effet, si quelqu’un a la conscience de devoir йviter l’adultиre, cette conscience ne peut pas кtre quittйe sans pйchй, car dans le fait mкme de la quitter en se trompant, il pйcherait gravement ; et tant qu’elle demeure, elle ne peut sans pйchй кtre nйgligйe dans un acte. Elle oblige donc de faзon absolue et en toute йventualitй. Mais la conscience erronйe n’oblige qu’а un certain point de vue, puisque sous condition. En effet, celui а qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer, n’est obligй, si bien qu’il ne peut abandonner la fornication sans pйchй, que sous la condition suivante : si une telle conscience persiste. Or cette condition peut кtre фtйe, et cela sans pйchй. Par consйquent, une telle conscience n’oblige pas en toute йventualitй : en effet, quelque chose peut avoir lieu, а savoir l’abandon de la conscience, et une fois cela advenu, on n’est plus obligй. Or ce qui existe seulement sous une condition, on dit qu’il existe а un certain point de vue.

 

Je dis aussi que la conscience droite oblige par soi, mais l’erronйe par accident ; et en voici la preuve. Celui qui veut ou aime l’un а cause de l’autre, aime par soi cet autre а cause duquel il aime le premier, mais celui-ci, qu’il aime а cause de l’autre, il l’aime comme par accident ; par exemple, celui qui aime le vin parce qu’il est doux, aime le doux par soi, mais le vin par accident. Or celui qui a une conscience erronйe en croyant qu’elle est droite (sinon il ne se tromperait pas), adhиre а la conscience erronйe а cause de la rectitude qu’il croit exister en elle ; il adhиre par soi а la conscience droite, mais comme par accident а l’erronйe, en tant que cette conscience, qu’il croit кtre droite, se trouve кtre erronйe. Et de lа vient que la conscience droite l’oblige par soi, et l’erronйe par accident.

 

Et cette solution peut se dйduire des paroles du Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, oщ il pose quasiment la mкme question, а savoir, s’il faut appeler incontinent seulement celui qui s’йcarte de la raison droite, ou йgalement celui qui s’йcarte de la raison fausse. Et il rйsout en disant que l’incontinent s’йcarte par soi de la raison droite, et par accident de la fausse ; et de l’une purement et simplement, mais de l’autre а un certain point de vue, car ce qui est par soi est purement et simplement, tandis que ce qui est par accident est а un certain point de vue.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que ce que dicte la conscience erronйe ne soit pas conforme а la loi de Dieu, cependant celui qui se trompe reзoit cela comme la loi mкme de Dieu. Si donc il s’en йcarte, il s’йcarte par soi de la loi de Dieu, quoiqu’il se trouve par accident qu’il ne s’йcarte pas de la loi de Dieu.

 

Cet argument est probant lorsque le prйcepte de l’autoritй supйrieure et celui de l’autoritй infйrieure sont distincts, et que l’un et l’autre parviennent par soi distinctement а celui qui est obligй par le prйcepte. Mais ce n’est pas le cas ici, car le dictamen de la conscience n’est rien d’autre que le fait que le prйcepte de Dieu parvienne а celui qui a la conscience, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il y aurait similitude avec l’exemple proposй si le prйcepte de l’empereur ne pouvait jamais arriver а quelqu’un que par l’intermйdiaire du proconsul, et que celui-ci n’exerзait son commandement qu’en rйcitant pour ainsi dire le prйcepte de l’empereur. Alors, en effet, ce serait la mкme chose de mйpriser le prйcepte de l’empereur et celui du proconsul, que celui-ci dise vrai ou qu’il mente.

 

La conscience erronйe qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi dicte des choses contraires а la loi de Dieu, et pourtant, ce qu’elle dicte, elle dit que c’est la loi de Dieu. Voilа pourquoi le transgresseur de cette conscience se rend quasiment transgresseur de la loi de Dieu ; quoiqu’il pиche mortellement aussi, celui qui, suivant cette conscience et l’accomplissant par des actes, agit contre la loi de Dieu : car le pйchй йtait dans l’erreur mкme, puisqu’elle venait de son ignorance de ce qu’il devait savoir.

 

Lorsque la conscience n’est pas probable, alors on doit la quitter ; cependant, tant qu’elle demeure, si l’on agit contre elle, on pиche mortellement. Cela ne permet donc pas de prouver que la conscience erronйe n’oblige pas tant qu’elle demeure, mais seulement qu’elle n’oblige pas au plein sens du terme et en toute йventualitй.

 

La conclusion de cet argument n’est pas que la conscience erronйe n’oblige pas а pйcher si on ne la suit pas, mais que si on la suit elle excuse du pйchй. Cet argument est donc йtranger а notre propos. Mais il conclut vrai lorsque l’erreur elle-mкme n’est pas un pйchй ; par exemple, lorsqu’elle se produit par une ignorance du fait. Mais si c’est par une ignorance du droit, il ne conclut pas bien, car cette ignorance est un pйchй ; dans ce cas, en effet, devant un juge sйculier non plus, celui qui allиgue son ignorance d’une loi qu’il doit connaоtre n’est pas excusй.

 

Bien qu’il y ait dans la raison naturelle de quoi pouvoir procйder au contraire de ce que dicte la conscience erronйe, que l’erreur porte sur des choses indiffйrentes ou bien sur des choses mauvaises par soi, cependant la raison naturelle ne le dicte pas en acte ; en effet, si elle dictait le contraire, la conscience ne se tromperait pas.

 

 Bien que l’acte indiffйrent, autant qu’il est en lui, se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre, cependant, pour celui qui estime que cet acte est objet de prйcepte, il devient non indiffйrent, а cause de son estimation.

 

Celui qui a la conscience de devoir forniquer n’est pas perplexe au plein sens du terme, car il peut faire une chose telle que, une fois cette chose accomplie, il ne tombera pas dans le pйchй, а savoir, quitter la conscience erronйe ; mais il est perplexe а un certain point de vue, c’est-а-dire tant que demeure la conscience erronйe. Et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que, une fois supposй quelque chose, l’homme ne puisse йviter le pйchй ; par exemple, si l’on suppose une intention de vaine gloire, celui qui est tenu de faire l’aumфne ne peut йviter le pйchй ; en effet, s’il donne avec une telle intention, il pиche, et s’il ne donne pas, il est un transgresseur.

 

 Lorsque la conscience erronйe dicte de faire quelque chose, elle le dicte sous quelque raison formelle de bien, comme si c’йtait une њuvre de justice, de tempйrance, ou d’autres choses semblables ; aussi son transgresseur tombe-t-il dans le vice contraire а la vertu sous l’apparence de laquelle la conscience dicte cela. Ou bien, si elle le dicte sous l’apparence du prйcepte divin, ou de quelque prйlat seulement, le transgresseur de sa conscience tombera dans le pйchй de dйsobйissance.

Article 5 : La conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prйlat ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle oblige moins.

 

Le religieux subordonnй a fait vњu d’obйir а son prйlat. Or il est tenu d’accomplir son vњu, comme il est dit dans un psaume : « Faites des vњux et acquittez-vous-en. » Il semble donc qu’il soit tenu d’obйir au prйlat contre sa conscience, et ainsi, au prйlat plus qu’а la conscience.

 

Il faut toujours obйir au prйlat dans les choses qui ne sont pas contre Dieu. Or les choses indiffйrentes ne sont pas contre Dieu. On est donc tenu d’obйir au prйlat en ces choses ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il faut obйir а l’autoritй supйrieure plutфt qu’а l’autoritй infйrieure, comme on le trouve dans la Glose а propos de Rom. 13, 2. Or l’вme du prйlat est supйrieure а l’вme du subordonnй. Celui-ci est donc obligй par le commandement du prйlat plus que par sa propre conscience.

 

Le subordonnй ne doit pas juger du commandement du prйlat, mais c’est plutфt le prйlat qui doit juger des actes du subordonnй. Or celui-ci jugerait du commandement du prйlat s’il s’en йcartait а cause de sa conscience. Donc, quelque contraire que soit le dictamen de la conscience en matiиre indiffйrente, on doit plutфt s’en tenir au commandement du prйlat.

 

 

En sens contraire :

 

Le lien spirituel est plus fort que le corporel, et l’intйrieur que l’extйrieur. Or la conscience est un lien spirituel intйrieur, tandis que la prйlature est un lien extйrieur et corporel, semble-t-il, car toute prйlature rйsulte d’une dispensation temporelle ; lors donc qu’on sera parvenu а l’йternitй, elle sera abolie, comme on le lit dans la Glose а propos de 1 Cor. 15, 24. Il semble donc qu’il faille obйir а la conscience plutфt qu’au prйlat.

 

 

Rйponse :

 

La solution de cette question peut convenablement apparaоtre aprиs ce qui a йtй dit. En effet, on a dйjа dit que la conscience n’oblige que par la force du prйcepte divin, soit selon la loi йcrite, soit selon la loi de nature mise en nous. Comparer le lien de la conscience а celui que cause le prйcepte du prйlat, ce n’est donc pas autre chose que comparer le lien du prйcepte divin а celui du prйcepte du prйlat. Puis donc que le prйcepte divin oblige contre le prйcepte du prйlat et plus que celui-ci, le lien de la conscience sera aussi plus grand que celui du prйcepte du prйlat, et la conscience obligera mкme si le prйcepte du prйlat va en sens contraire.

 

Cependant cela se rйalise diffйremment dans le cas d’une conscience droite et dans le cas d’une conscience erronйe. En effet, la conscience droite oblige au plein sens du terme, et parfaitement, contre le prйcepte du prйlat. Au plein sens du terme, car son obligation ne peut pas кtre фtйe, puisqu’une telle conscience ne peut pas кtre quittйe sans pйchй. Parfaitement, car la conscience droite n’oblige pas seulement en sorte que celui qui ne la suit pas tombe dans le pйchй, mais aussi en sorte que celui qui la suit est exempt de pйchй, quelque opposй que soit le prйcepte du prйlat. La conscience erronйe, quant а elle, oblige mкme en matiиre indiffйrente contre le prйcepte du prйlat, а un certain point de vue et imparfaitement. А un certain point de vue, car elle n’oblige pas en toute йventualitй, mais sous la condition de sa persistance : en effet, on peut et on doit quitter une telle conscience. Imparfaitement, car elle oblige en ce sens que celui qui ne la suit pas tombe dans le pйchй, mais non pas en ce sens que celui qui la suit alors que le prйcepte du prйlat est en sens contraire йviterait le pйchй, si toutefois le prйcepte du prйlat oblige pour cette chose indiffйrente ; en un tel cas, en effet, on pиche, soit qu’on n’agisse pas, car on le fait contre la conscience, ou qu’on agisse, car on dйsobйit au prйlat. Mais on pиche plus si l’on ne fait pas ce que dicte la conscience, tant que celle-ci persiste, car elle oblige plus que le prйcepte du prйlat.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Celui qui a fait vњu d’obйissance est tenu d’obйir dans les choses auxquelles s’йtend le bien de l’obйissance ; et il n’est ni dйliй de cette obligation par l’erreur de la conscience, ni non plus du lien de la conscience par cette obligation ; et ainsi demeurent en lui deux obligations contraires. L’une d’elles, а savoir celle qui vient de la conscience, est plus grande car plus intense, mais plus petite car moins solide ; et c’est l’inverse pour l’autre. En effet, l’obligation а l’йgard du prйlat ne peut pas кtre rompue comme la conscience erronйe peut кtre quittйe.

 

Bien que cette њuvre soit en soi indiffйrente, cependant elle devient non indiffйrente par le dictamen de la conscience.

 

Bien que le prйlat soit supйrieur au subordonnй, cependant la conscience oblige sous l’apparence du prйcepte divin, et Dieu est plus grand que le prйlat.

 

Le subordonnй n’a pas а juger du prйcepte du prйlat, mais de l’accomplissement du prйcepte, qui le regarde а lui, subordonnй. En effet, chacun est tenu d’examiner ses actes а la lumiиre de la science qu’il a reзue de Dieu, qu’elle soit naturelle, acquise ou infuse ; car tout homme doit agir suivant la raison.

Question 18 : [La connaissance du premier homme dans l’йtat d’innocence]

 

Article 1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?

Article 2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu par les crйatures ?

Article 3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?

Article 4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les crйatures ?

Article 5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?

Article 6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ?

Article 7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?

Article 8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?

 

 

Article 1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Le Maоtre dit au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, que « l’homme avant le pйchй a vu Dieu sans mйdium ». Or voir Dieu sans mйdium, c’est le voir dans son essence. Donc, dans l’йtat d’innocence, il a vu Dieu dans son essence.

 

[Le rйpondant] disait que le Maоtre pense qu’Adam a vu Dieu sans mйdium quant au nuage de la faute, mais non sans l’intermйdiaire de la crйature. En sens contraire : le Maоtre dit au mкme endroit que « parce que nous voyons Dieu par un mйdium, il est nйcessaire que nous arrivions а lui par les crйatures visibles ». Il semble donc qu’il pense а l’intermйdiaire de la crйature. Or voir sans l’intermйdiaire de la crйature, c’est voir dans l’essence. Donc, etc.

 

Il est dit en Philipp. 4, 7 : « la paix de Dieu qui surpasse toute pensйe » ; ce que la Glose, au mкme endroit — en le comprenant de la paix que Dieu fait parmi les йlus dans la patrie — expose ainsi : « toute pensйe, c’est-а-dire notre intelligence, non l’intelligence de ceux qui voient toujours la face du Pиre ». D’oщ l’on peut conclure que la paix ou la joie des bienheureux dйpasse l’intelligence de tous ceux qui ne jouissent pas de cette joie. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu la joie des bienheureux, et c’est pourquoi saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues : « en se rйpandant hors de lui-mкme par le pйchй, il ne fut plus capable de voir les joies de la cйleste patrie qu’il contemplait auparavant ». Donc Adam, dans cet йtat, jouissait de la joie de la patrie cйleste.

 

Hugues de Saint-Victor dit que l’homme dans cet йtat connaissait son Crйateur de telle sorte qu’une prйsence de contemplation permettait alors de le distinguer plus clairement. Or, voir Dieu par une prйsence de contemplation, c’est, semble-t-il, le voir dans son essence. Donc Adam, dans cet йtat, a vu Dieu dans son essence.

 

L’homme a йtй fait pour voir Dieu : en effet, si Dieu a fait la crйature raisonnable, c’est pour qu’elle prenne part а sa bйatitude, qui consiste dans sa vision, comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences, dist. 1. Si donc Adam, dans l’йtat d’innocence, ne voyait pas Dieu dans son essence, c’йtait seulement parce qu’un mйdium l’en empкchait. Or le mйdium de la faute ne l’empкchait pas, car il en йtait alors exempt ; ni non plus le mйdium de la crйature, car Dieu est plus intime а l’вme de l’homme que n’importe quelle crйature. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu Dieu dans son essence.

 

De mкme que la partie affective de l’homme n’est rendue parfaite que par le bien souverain, de mкme la cognitive ne l’est que par la vйritй suprкme, comme on le voit clairement au livre sur l’Esprit et l’Вme. Or chacun possиde en soi le dйsir de sa propre perfection. Donc Adam en son premier йtat dйsirait voir Dieu dans son essence. Or quiconque n’a pas ce qu’il dйsire, est affligй. Si donc Adam ne voyait alors pas Dieu dans son essence, il йtait affligй. Mais cela est faux, car l’affliction, йtant une peine, ne peut prйcйder la faute. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

 L’вme de l’homme a йtй faite а l’image de Dieu de faзon а кtre formйe а partir de la vйritй premiиre elle-mкme sans qu’aucune crйature s’interpose, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme. Or l’image demeurait intиgre et pure dans l’homme dans l’йtat d’innocence. Il se portait donc vers la vйritй suprкme elle-mкme sans aucun mйdium ; et ainsi, il voyait Dieu dans son essence.

 

Pour que nous connaissions une chose en acte, la seule condition requise est que l’espиce devienne intelligible en acte par abstraction de la matiиre et des circonstances de la matiиre, ce qui revient а l’intellect agent, et qu’elle soit reзue dans l’intelligence, ce qui revient а l’intellect possible. Or l’essence divine est intelligible par soi, йtant entiиrement sйparйe de la matiиre ; en outre, elle йtait intime а l’вme de l’homme lui-mкme, puisque l’on dit que Dieu est en toutes choses par son essence. Puis donc qu’il n’y avait aucun empкchement en l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence, il semble qu’elle voyait Dieu dans son essence.

 

 Puisque l’вme d’Adam dans l’йtat d’innocence йtait ordonnйe comme elle le devait, la raison supйrieure n’йtait pas moins parfaite а l’йgard de son objet que l’infйrieure а l’йgard de son objet propre. Or la raison infйrieure, а laquelle il appartenait de tendre vers les rйalitйs temporelles, pouvait voir immйdiatement ces choses temporelles. Donc la raison supйrieure, а laquelle il appartenait de regarder les rйalitйs йternelles, pouvait voir aussi l’essence йternelle de Dieu immйdiatement.

 

10° Ce par quoi une chose devient sensible en acte, est immйdiatement connu par le sens de la vue : c’est la lumiиre. Ce par quoi une chose devient actuellement intelligible, est donc aussi connu immйdiatement par l’intelligence de l’homme. Or une chose ne rend une autre actuellement intelligible que dans la mesure oщ elle est elle-mкme en acte ; et ainsi, puisque Dieu seul est acte pur, il est lui-mкme ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles. L’intelligence de l’homme en son йtat premier voyait donc Dieu immйdiatement, puisqu’elle n’avait alors aucun empкchement.

 

11° Saint Jean Damascиne dit que l’homme dans l’йtat d’innocence « jouissait d’une vie heureuse et riche de toute fйlicitй ». Or la bйatitude de la vie consiste en ce que Dieu soit vu dans son essence. Il a donc alors vu Dieu dans son essence.

 

12° Le mкme Damascиne dit que l’homme йtait alors « nourri comme un autre ange par le fruit suave de la contemplation ». Or les anges voient Dieu dans son essence. Donc Adam aussi, dans cet йtat, a vu Dieu dans son essence.

 

13° La nature de l’homme йtait plus parfaite dans l’йtat d’innocence que dans l’йtat d’aprиs le pйchй. Or dans ce dernier йtat, il a йtй concйdй а quelques-uns de voir Dieu dans son essence alors qu’ils йtaient encore dans cette vie mortelle, comme saint Augustin le dit de saint Paul et de Moпse au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et dans le livre sur la Vision de Dieu. Donc а bien plus forte raison Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu Dieu dans son essence.

 

14° А propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Il semble donc que ce sommeil fut un certain ravissement. Or ceux qui sont ravis voient Dieu dans son essence. Adam l’a donc aussi vu dans son essence.

 

15° Selon saint Jean Damascиne, Adam ne fut pas placй seulement dans un paradis corporel, mais aussi dans un spirituel. Or le paradis spirituel n’est rien d’autre que la bйatitude qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

16° Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que dans l’йtat d’innocence « rien n’йtait refusй aux dйsirs d’une volontй bonne ». Or la volontй bonne pouvait dйsirer de voir Dieu dans son essence. Cela n’йtait donc pas refusй aux premiers parents ; et ainsi, ils voyaient Dieu dans son essence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au premier livre sur la Trinitй que la vue de Dieu est toute la rйcompense des saints. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, n’йtait pas bienheureux. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

Dieu, dans l’йtat de voie, peut certes кtre aimй tout entier, mais non кtre vu tout entier. Or il serait vu tout entier s’il йtait vu dans son essence, puisque son essence est simple. Puis donc qu’Adam йtait dans l’йtat de voie, il n’a pas pu voir Dieu dans son essence.

 

L’вme accablйe du poids de la chair perd la connaissance distincte des rйalitйs ; aussi Boиce dit-il au livre sur la Consolation : « elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Or dans l’йtat d’innocence l’вme de l’homme йtait quelque peu abaissйe par le corps, pas autant toutefois qu’aprиs le pйchй. Elle йtait donc empкchйe de voir l’essence divine, pour laquelle est requise la plus parfaite disposition d’esprit.

 

Кtre en mкme temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, est propre au Christ seul. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat de voie, et cela ressort de ce qu’il a pu pйcher ; il n’йtait donc pas dans l’йtat de saisie, et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse :

 

Certains ont prйtendu que la vision de Dieu dans son essence a lieu non seulement dans la patrie, mais aussi dans l’йtat de voie, non toutefois aussi parfaitement dans l’йtat de voie que dans la patrie. Pour eux, l’homme dans l’йtat d’innocence eut une vision intermйdiaire entre la vision des bienheureux et la vision des hommes aprиs le pйchй ; car il a vu moins parfaitement que les bienheureux, et plus parfaitement que l’homme ne l’aura pu aprиs le pйchй. Mais cette affirmation est contraire aux tйmoignages de l’Йcriture, qui concordent pour poser l’ultime bйatitude de l’homme dans la vision de Dieu ; par consйquent, du fait mкme que l’on voit Dieu dans son essence, l’on est bienheureux. Et ainsi, personne encore en chemin vers la bйatitude n’a pu voir Dieu dans son essence, pas mкme Adam dans l’йtat d’innocence, comme le veut l’opinion commune. Et la vйritй de cela peut aussi кtre montrйe par la raison.

 

En effet, il y a lieu de dйfinir pour chaque nature un terme ultime, en lequel consiste sa perfection derniиre. La perfection de l’homme, en tant que tel, ne consiste que dans l’acte de l’intelligence, а laquelle il doit sa nature d’homme. Or dans l’opйration de l’intelligence, diffйrents degrйs peuvent кtre distinguйs de deux faзons. D’une premiиre faзon, en raison de la diversitй des intelligibles. Car plus quelqu’un comprend parfaitement un intelligible, plus son intelligence est parfaite ; voilа pourquoi il est dit au dixiиme livre de l’Йthique que la plus parfaite opйration de l’intelligence est celle de l’intelligence bien disposйe envers le meilleur intelligible, comme la plus belle vision corporelle est celle de la vue « bien disposйe envers le plus beau des objets qui tombent sous le regard ». De l’autre faзon, les degrйs dans l’opйration de l’intelligence se prennent du mode d’intellection. Car il est possible qu’un seul et mкme intelligible soit compris diffйremment par des sujets diffйrents, par l’un plus parfaitement, par l’autre moins.

 

Or il n’est pas possible que le terme ultime de la perfection humaine soit envisagй suivant quelque mode d’intellection, car dans ces modes peuvent кtre considйrйs une infinitй de degrйs de plus ou moins parfaite intelligence. Et nul а part Dieu, qui comprend tout dans une infinie clartй, n’est si parfaitement intelligent que l’on ne puisse imaginer qu’un autre кtre pense plus parfaitement. Il est donc nйcessaire que le terme ultime de la perfection humaine soit dans l’intellection de quelque intelligible trиs parfait, qui est l’essence divine. Donc, chaque crйature raisonnable est bienheureuse en ceci qu’elle voit l’essence de Dieu, non en ce qu’elle la voit aussi clairement, ou plus, ou moins. La vision du bienheureux ne se distingue donc pas de la vision de l’homme dans l’йtat de voie par une plus ou moins grande perfection, mais par le fait de voir ou de ne pas voir. Voilа pourquoi Adam, puisqu’il йtait encore en chemin vers la bйatitude, n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Trois mйdiums peuvent кtre considйrйs dans une vision : celui sous lequel on voit, celui par lequel on voit, qui est l’espиce de la rйalitй vue, et celui dont on reзoit la connaissance de la rйalitй vue. Par exemple dans la vision corporelle, le mйdium sous lequel on voit est la lumiиre, par laquelle une chose devient visible en acte et la vue est perfectionnйe pour la vision ; le mйdium par lequel on voit est l’espиce, existant dans l’њil, de la rйalitй sensible, espиce qui, en tant que forme du voyant comme tel, est le principe de l’opйration visuelle ; le mйdium dont on reзoit la connaissance de la rйalitй vue est par exemple un miroir, а partir duquel, parfois, l’espиce de quelque objet visible, par exemple une pierre, passe dans l’њil, et non immйdiatement а partir de la pierre elle-mкme.

 

Et ces trois mйdiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle : de sorte qu’а la lumiиre corporelle corresponde la lumiиre de l’intellect agent, comme un mйdium sous lequel l’intelligence voit ; а l’espиce visible, l’espиce intelligible, par laquelle l’intellect possible devient actuellement connaissant ; et au mйdium dont on reзoit comme а partir d’un miroir la connaissance de l’objet vu, est comparй l’effet а partir duquel nous arrivons а connaоtre la cause ; car ainsi, la ressemblance de la cause est imprimйe а notre intelligence non pas immйdiatement depuis la cause, mais depuis l’effet, en lequel resplendit la ressemblance de la cause. Aussi ce genre de connaissance est-il appelй spйculaire, а cause de sa ressemblance avec la vision dans un miroir.

 

Pour connaоtre Dieu, l’homme dans l’йtat d’aprиs le pйchй a donc besoin d’un mйdium, qui est comme un miroir en lequel se reflиte la ressemblance de Dieu lui-mкme. Car il est nйcessaire que nous arrivions aux perfections invisibles de Dieu par le moyen de ses crйatures, comme il est dit en Rom. 1, 20. L’homme dans l’йtat d’innocence n’avait pas besoin de ce mйdium, mais il avait besoin de celui qui est comme l’espиce de la rйalitй vue ; car il voyait Dieu par quelque lumiиre spirituelle divinement insinuйe а l’esprit de l’homme, et qui йtait comme une ressemblance expresse de la lumiиre incrййe. Mais il n’aura pas besoin de ce mйdium dans la patrie, car il verra l’essence de Dieu en elle-mкme, non par une ressemblance de celle-ci, qu’elle soit intelligible ou sensible, puisque aucune ressemblance crййe ne peut reprйsenter Dieu si parfaitement qu’un homme voyant par elle puisse connaоtre l’essence mкme de Dieu. Cependant, il aura besoin dans la patrie de la lumiиre de gloire, qui sera comme un mйdium sous lequel on voit, suivant ce passage du Psaume 35, 10 : « dans ta lumiиre nous verrons la lumiиre », parce que cette vision n’est naturelle а aucune crйature, mais а Dieu seul, et par consйquent aucune crйature ne peut y atteindre par sa nature, mais pour l’obtenir il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par une lumiиre divinement йmise. La deuxiиme vision qui a lieu par un mйdium, qui est l’espиce, est naturelle а l’ange ; mais elle est au-dessus de la nature de l’homme ; c’est pourquoi il a besoin pour elle de la lumiиre de la grвce. La troisiиme convient а la nature de l’homme ; voilа pourquoi elle seule lui est laissйe aprиs le pйchй. Et ainsi, il ressort que la vision par laquelle l’homme a vu Dieu dans l’йtat d’innocence fut intermйdiaire entre la vision par laquelle nous voyons maintenant et la vision des bienheureux.

 

On voit donc clairement que l’homme aprиs le pйchй a besoin de trois mйdiums pour voir Dieu, а savoir : la crйature elle-mкme, par laquelle il monte vers la connaissance divine ; la ressemblance de Dieu lui-mкme, qu’il reзoit de la crйature ; et la lumiиre, par laquelle il est perfectionnй pour кtre dirigй vers Dieu, que ce soit la lumiиre de la nature, comme l’intellect agent, ou la lumiиre de la grвce, comme la lumiиre de la foi ou de la sagesse. Dans l’йtat d’avant le pйchй, il avait besoin de deux mйdiums, а savoir : celui qui est une ressemblance de Dieu, et celui qui est une lumiиre йlevant ou dirigeant l’esprit. Les bienheureux, quant а eux, n’ont besoin que d’un mйdium, а savoir la lumiиre de gloire qui йlиve l’esprit. Et Dieu lui-mкme se voit sans aucun mйdium, car il est lui-mкme la lumiиre par laquelle il se voit.

 

Le Maоtre n’exclut pas qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ait vu Dieu par une ressemblance crййe comme par un mйdium ; mais il dit qu’il n’avait pas besoin pour cela de l’intermйdiaire d’une crйature visible.

 

Adam, dans l’йtat d’innocence, ne voyait pas les joies de la cour cйleste au point de comprendre ce qu’elles йtaient ou quelle йtait leur grandeur, car cela appartient aux seuls bienheureux ; mais il connaissait leur existence, puisqu’il en avait quelque participation.

 

Dieu, dans la contemplation, est vu par un mйdium qui est la lumiиre de la sagesse, qui йlиve l’esprit pour qu’il distingue les choses divines ; mais non en sorte que l’essence divine elle-mкme soit vue immйdiatement. Et c’est de cette faзon que les contemplatifs le voient aussi par la grвce dans l’йtat d’aprиs le pйchй, quoique plus parfaitement dans l’йtat d’innocence.

 

L’homme йtait fait pour voir Dieu non au dйbut, mais au terme ultime de sa perfection ; voilа pourquoi s’il n’a pas vu Dieu au premier temps de sa crйation, ce ne fut pas parce qu’un obstacle l’en empкchait, mais seulement par sa propre imperfection, parce qu’il n’avait pas encore en soi la perfection qui est requise pour voir l’essence divine.

 

Adam, dans l’йtat d’innocence, dйsirait voir Dieu dans son essence ; mais son dйsir йtait ordonnй : il tendait en effet а voir Dieu quand ce serait le temps. Ne point voir Dieu avant le temps convenable ne causait donc en lui aucune affliction.

 

On dit que notre esprit est formй immйdiatement а partir de la vйritй premiиre elle-mкme, non qu’il ne la connaisse quelquefois par l’intermйdiaire d’un habitus, d’une espиce ou d’une crйature, mais comme la reproduction est formйe sur son modиle immйdiat. Certains ont prйtendu en effet, comme on le voit chez Denys au livre des Noms divins, que les plus hauts parmi les кtres sont les modиles des infйrieurs, et qu’ainsi l’вme de l’homme procиde de Dieu par l’intermйdiaire de l’ange, et qu’il est formй sur le modиle divin par l’intermйdiaire du modиle angйlique. Et cela est exclu par les paroles citйes. Car l’esprit humain est crйй immйdiatement par Dieu, et il est formй immйdiatement а partir de lui comme а partir d’un modиle ; et c’est pour cela qu’il est aussi bйatifiй immйdiatement en lui comme en sa fin.

 

Bien que Dieu soit intelligible par soi au plus haut point, et qu’il fыt prйsent а l’esprit de l’homme dans l’йtat d’innocence, cependant il ne lui йtait pas prйsent comme une forme intelligible, car l’intelligence de l’homme n’avait pas encore la perfection qui est requise pour cela.

 

L’objet de la raison supйrieure, en sa condition naturelle, n’est pas l’essence divine elle-mкme, mais certaines raisons dйrivant de Dieu dans l’esprit et reзues aussi par les crйatures, raisons par lesquelles nous sommes perfectionnйs pour regarder les rйalitйs йternelles.

 

10° Le principe immйdiat et prochain par lequel les choses qui sont intelligibles en puissance le deviennent en acte, est l’intellect agent ; mais le principe premier par lequel toutes choses deviennent intelligibles, est la lumiиre incrййe elle-mкme. Et ainsi, l’essence divine elle-mкme est aux intelligibles ce que la substance du soleil est aux visibles corporels. Or il n’est pas nйcessaire que celui qui voit une couleur, voie la substance du soleil ; mais qu’il voie la lumiиre du soleil, dans la mesure oщ la couleur est йclairйe par elle. De mкme aussi, il n’est pas nйcessaire que celui qui connaоt quelque intelligible voie l’essence divine ; mais qu’il perзoive la lumiиre intelligible, qui dйcoule originairement de Dieu, dans la mesure oщ c’est par elle qu’une chose est actuellement intelligible.

 

11° La parole de saint Jean Damascиne doit кtre entendue en ce sens qu’Adam йtait bienheureux non pas au plein sens du terme, mais d’une certaine bйatitude qui convenait а son йtat ; de mкme aussi, il est dit de quelques-uns qu’ils sont relativement bienheureux mкme dans un йtat de malheur, en raison d’une perfection qui se trouve en eux : « Bienheureux les pauvres en esprit, etc. » (Mt 5, 5).

 

12° Mкme l’ange dans l’йtat de nature crййe n’a pas vu Dieu dans son essence : cela ne lui revient que par la gloire. Adam, quant а lui, a eu par grвce, dans l’йtat d’innocence, le mode de vision que l’ange a par nature, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il est dit qu’il a vu comme un autre ange.

 

13° Moпse et saint Paul avaient vu Dieu dans son essence par une certaine grвce privilйgiйe. Mais bien qu’ils fussent encore dans l’йtat de voie de faзon absolue, cependant, sous un certain rapport, en tant qu’ils voyaient Dieu dans son essence, ils n’йtaient pas dans l’йtat de voie. Voilа pourquoi il ne convenait pas mкme а Adam, dans l’йtat d’innocence, oщ il йtait encore en l’йtat de voie, de voir Dieu dans son essence. S’il fut pourtant, par quelque ravissement, йlevй au-dessus de la connaissance commune qui lui convenait alors, de faзon а voir Dieu dans son essence, cela n’est pas aberrant, puisqu’une telle grвce a pu кtre confйrйe а l’homme dans l’йtat d’innocence comme elle le fut а l’homme dans l’йtat d’aprиs le pйchй.

 

14° Si nous pensons que cette extase d’Adam йtait similaire au ravissement de saint Paul, alors nous dirons que cette vision йtait au-dessus du mode commun de vision qui lui convenait alors. Mais parce qu’on ne trouve pas dit expressйment que pendant ce sommeil il a vu Dieu dans son essence, nous pouvons dire que dans cette extase il fut йlevй non pas а la vision de l’essence mкme de Dieu, mais а la connaissance de certaines choses concernant les divins mystиres, plus profondes que celles que le mode commun de la connaissance humaine ne lui aurait alors valu.

 

15° Le paradis spirituel, en tant qu’il dйsigne la parfaite dйlectation qui rend bienheureux, consiste dans la vision de Dieu ; mais en tant qu’il dйsigne simplement la dйlectation que l’on йprouve de Dieu, le paradis spirituel consiste en n’importe quelle contemplation de Dieu.

 

16° La volontй n’eыt pas йtй bonne et ordonnйe, si elle avait dйsirй avoir а ce moment-lа ce qui ne lui convenait pas alors ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

Article 2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu а travers les crйatures ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Connaоtre Dieu а travers la crйature, c’est connaоtre la cause par l’effet. Or cette connaissance procиde par confrontation ou invention ; et puisqu’elle est faible et imparfaite, elle ne convenait pas а l’homme dans l’йtat d’innocence. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, n’a pas vu Dieu а travers les crйatures.

 

Si l’on фte la cause, l’effet est фtй. Or saint Isidore donne la raison pour laquelle l’homme a vu Dieu а travers les crйatures : c’est que, s’йtant dйtournй du Crйateur, il s’est tournй vers les crйatures. Mais ce n’йtait pas encore le cas dans l’йtat d’innocence. Donc l’homme ne voyait alors pas Dieu а travers les crйatures.

 

Selon Hugues de Saint-Victor, l’homme dans cet йtat connaissait Dieu par une prйsence de contemplation. Or dans la contemplation, Dieu est vu sans le mйdium de la crйature. L’homme ne voyait donc pas Dieu а travers les crйatures.

 

Saint Isidore dit que l’ange, crйй avant toute crйature, n’a pas connu Dieu а travers la crйature. Or l’homme dans l’йtat d’innocence a vu Dieu comme un autre ange, selon saint Jean Damascиne. L’homme non plus n’a donc pas connu Dieu а partir des crйatures.

 

Les tйnиbres ne sont pas une raison formelle permettant de connaоtre la lumiиre. Or toute crйature, comparйe au Crйateur, est tйnиbres. Le Crйateur ne peut donc кtre connu а travers la crйature.

 

 Saint Augustin dit au onziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Peut-кtre, dis-je, Dieu leur parlait-il ainsi » — c’est-а-dire а nos premiers parents — « encore qu’ils ne participassent point а la divine sagesse au mкme degrй que les anges. Mais, а leur maniиre humaine et de faзon moins parfaite, peut-кtre est-ce ainsi qu’ils recevaient la visite et la parole de Dieu. » Il semble que l’on puisse en conclure que l’homme dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par le mкme genre de connaissance que les anges. Or les anges ne connaissent pas Dieu а travers les crйatures, comme le montrent clairement saint Augustin au deuxiиme livre sur la Genиse au sens littйral, et Denys au septiиme chapitre des Noms divins. L’homme dans l’йtat d’innocence ne connaissait donc pas Dieu а travers les crйatures.

 

L’вme de l’homme est plus semblable а Dieu qu’une crйature sensible. Lors donc que l’вme de l’homme йtait dans sa puretй, elle ne tendait pas а la connaissance de Dieu а travers la crйature visible.

 

Si l’on pose une connaissance plus parfaite, la moins parfaite devient superflue. Or l’homme dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par une prйsence de contemplation, comme il ressort de la citation prйcйdente de Hugues de Saint-Victor. Il n’a donc pas connu Dieu а travers les crйatures.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre qu’Adam a йtй йtabli dans le paradis corporel, pour qu’il y considиre son Crйateur а travers les crйatures.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il faut savoir que, selon Boиce au livre sur la Consolation, la nature a son commencement en ce qui est parfait. Et cette considйration vaut aussi pour les њuvres de Dieu. En effet, en n’importe laquelle de ses њuvres, les choses qui sont les premiиres ont la perfection. Or, Adam fut йtabli par Dieu dans l’йtat d’innocence comme le principe de tout le genre humain, non seulement pour que la nature humaine fыt propagйe par lui dans une descendance, mais aussi pour qu’il transmоt а d’autres la justice originelle ; il est donc nйcessaire de poser que l’homme dans l’йtat d’innocence avait deux perfections : l’une naturelle, l’autre gratuitement accordйe par Dieu en plus de ce qui йtait dы aux principes naturels.

 

Or selon la perfection naturelle, il ne pouvait lui convenir de connaоtre Dieu qu’а partir des crйatures ; et en voici la preuve. Dans un genre donnй, la puissance passive ne s’йtend qu’aux objets auxquels s’йtend la puissance active ; voilа pourquoi le Commentateur dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique qu’il n’est point, dans la nature, de puissance passive а laquelle ne corresponde une puissance active. Or, dans la nature humaine se trouvent deux puissances pour l’intellection : l’une quasi passive, qui est l’intellect possible, l’autre quasi active, qui est l’intellect agent ; et c’est pourquoi l’intellect possible, dans son fonctionnement naturel, n’est en puissance qu’aux formes qui sont rendues actuellement intelligibles par l’intellect agent. Et celles-ci ne sont autres que les formes sensibles des rйalitйs, qui sont abstraites des phantasmes ; car les substances immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes, et non parce que nous les rendrions intelligibles. Par consйquent, notre intellect possible ne peut s’йtendre а des intelligibles qu’а travers les formes qu’il abstrait des phantasmes ; et de lа vient que nous ne pouvons connaоtre naturellement Dieu ou d’autres substances immatйrielles qu’а travers les rйalitйs sensibles.

 

Mais l’homme dans l’йtat d’innocence devait а la perfection de la grвce de connaоtre Dieu par une inspiration intйrieure venant d’une irradiation de la sagesse divine ; et de cette faзon, il connaissait Dieu non point а partir des crйatures visibles, mais par une certaine ressemblance spirituelle imprimйe dans son esprit. Ainsi donc, une double connaissance de Dieu йtait en l’homme : l’une par laquelle il connaissait Dieu comme font les anges, par inspiration intйrieure ; l’autre par laquelle il connaissait Dieu comme nous faisons, а travers les crйatures sensibles.

 

Cependant, cette seconde connaissance d’Adam diffйrait de la nфtre, comme la recherche de celui qui a l’habitus de science et qui, en partant de ses connaissances, considиre les choses qu’il savait dйjа, diffиre de la recherche de celui qui apprend et qui, en partant de ses connaissances, s’efforce de parvenir aux choses inconnues. En effet, nous ne pouvons avoir connaissance de Dieu sinon en parvenant а le connaоtre а partir des crйatures. Mais Adam, а partir des crйatures, considйrait Dieu qui lui йtait connu autrement, c’est-а-dire par une illumination intйrieure.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance par confrontation qui nous fait aller des choses connues aux inconnues est imparfaite, puisque par elle on cherche une chose quasi ignorйe. Mais telle ne fut pas la connaissance par confrontation dont l’homme usait dans l’йtat d’innocence. Cependant, rien n’empкche de dire que mкme une chose imparfaite convenait а l’homme dans cet йtat, non certes quant а ce qui йtait dы а sa nature, mais par rapport а une nature plus йlevйe : car la nature humaine ne fut pas aussi parfaite dans sa crйation que l’angйlique ou la divine.

 

Saint Isidore explique pourquoi l’homme devait nйcessairement avoir connaissance de Dieu, quasiment inconnu, а partir des crйatures ; et l’homme dans l’йtat d’innocence n’avait pas besoin de cela, comme on l’a dit dans le corps de l’article.

 

Outre cette connaissance de contemplation, il avait une autre connaissance de Dieu, qui lui faisait connaоtre Dieu а partir des crйatures, comme on l’a dit.

 

Adam йtait conforme а l’ange par la grвce, dans la connaissance de contemplation ; mais en plus de cela, il avait une autre connaissance convenant а sa nature, comme on l’a dit.

 

La crйature est tйnиbres, en tant qu’elle est faite а partir de rien ; mais en tant qu’elle vient de Dieu, elle a part а quelque ressemblance de lui, et ainsi, elle conduit а sa ressemblance.

 

Saint Augustin parle ici de la connaissance qui a lieu par inspiration divine, et cela ressort de ce qu’il mentionne ici la parole de Dieu. Et il ne passe pas complиtement sous silence l’autre mode de connaissance, puisqu’il ajoute : « Peut-кtre aussi » leur parlait-il « en se servant des crйatures, soit а l’aide d’images corporelles au cours d’une extase de l’esprit, soit а l’aide de quelque apparence prйsentйe а leurs sens mкmes. »

 

Bien que l’вme soit plus semblable а Dieu qu’une autre crйature, cependant elle ne peut parvenir а la connaissance de sa nature jusqu’а la distinguer des autres, que par les crйatures sensibles, qui sont а l’origine de notre connaissance.

 

Bien qu’Adam ait vu Dieu par la lumiиre de la contemplation, cependant la connaissance qui le fit considйrer Dieu а partir des crйatures n’est pas de trop : ainsi il connaissait la mкme chose de plusieurs faзons, et il avait non seulement une connaissance gratuite, mais encore une naturelle.

Article 3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La connaissance de foi est une connaissance en йnigme, comme on le voit clairement en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, etc. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, eut une vision non en йnigme, mais а dйcouvert. Il n’a donc pas eu la foi.

 

Hugues de Saint-Victor dit : « Il a connu son Crйateur, mais non de cette connaissance par laquelle les croyants, par la foi, le cherchent maintenant comme absent. » Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Saint Grйgoire, au quatriиme livre des Dialogues, dit que la foi convient а ceux qui « ne peuvent pas savoir par l’expйrience » les choses qu’ils doivent croire. Or Adam, comme il est dit au mкme endroit, a connu par l’expйrience les choses que nous croyons. Il n’a donc pas eu la foi.

 

La foi ne porte pas seulement sur le Crйateur, mais aussi sur le Rйdempteur. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, ne semble avoir rien connu du Rйdempteur, car il n’avait pas la prescience de sa chute, sans laquelle il n’y aurait pas eu de rйdemption. Adam n’a donc alors pas eu la foi.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, avait « une charitй nйe d’un cњur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincиre ». Il a donc eu la foi.

 

Il a eu toutes les vertus, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 29. Donc la foi aussi.

 

 

Rйponse :

 

Adam, dans son premier йtat, a eu la foi : et cela apparaоt si nous considйrons l’objet de la foi. En effet, la vйritй premiиre elle-mкme, pour autant qu’elle n’apparaоt pas, est l’objet de la foi — et je dis qu’elle n’apparaоt pas, ni dans son espиce, comme elle apparaоt aux bienheureux, ni par la raison naturelle, comme certains philosophes ont des connaissances sur Dieu, par exemple qu’il est intelligent, et incorporel, et autres choses de ce genre. Or Adam savait non seulement ce qui peut кtre connu de Dieu par la raison naturelle, mais plus encore ; et cependant, il n’йtait pas arrivй а voir l’essence de Dieu : il est donc йtabli qu’il avait sur Dieu une connaissance de foi.

 

Mais la foi se divise suivant deux auditions et deux paroles. La foi, en effet, vient de ce qu’on entend, comme il est dit en Rom. 10, 17. Car il y a une certaine parole extйrieure par laquelle Dieu parle au moyen des prйdicateurs ; et une certaine parole intйrieure, par laquelle il nous parle au moyen d’une inspiration intйrieure. Et l’on appelle inspiration intйrieure une certaine parole а la ressemblance de la parole extйrieure : de mкme, en effet, que dans la parole extйrieure nous profйrons а l’adresse de l’auditeur non pas la chose mкme que nous voulons notifier, mais le signe de cette chose, c’est-а-dire une expression vocale, ainsi Dieu, lorsqu’il inspire intйrieurement, ne prйsente pas son essence а notre vue, mais quelque signe de son essence, qui est une ressemblance spirituelle de sa sagesse. Or la foi naоt des deux auditions dans les cњurs des fidиles. D’une part, par l’audition intйrieure, chez ceux qui ont en premier reзu et enseignй la foi, comme les apфtres et les prophиtes ; c’est pourquoi il est dit au Psaume 84, 9 : « J’йcouterai ce que le Seigneur Dieu dira au-dedans de moi. » D’autre part, par la seconde audition, la foi naоt dans les cњurs des autres fidиles, qui reзoivent la connaissance de la foi par d’autres hommes.

 

Or Adam a eu la foi comme en tant que premier enseignй par Dieu ; voilа pourquoi il dut avoir la foi par une parole intйrieure.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il n’eut pas une connaissance si claire qu’elle suffоt а фter l’obscuritй de la foi, qui n’est фtйe que lorsque la vйritй premiиre devient apparente.

 

Hugues exclut du premier homme la connaissance de foi telle qu’elle nous appartient, а nous qui l’avons non par une rйvйlation qui nous est adressйe, mais en adhйrant aux rйvйlations adressйes а d’autres hommes.

 

L’expйrience que l’homme eut ne fut pas comme l’expйrience de ceux qui voient Dieu dans son essence, comme on l’a dйjа dit ; elle ne suffit donc pas pour abolir la foi.

 

Adam n’avait pas explicitement la foi concernant le Rйdempteur, mais seulement implicitement, dans la mesure oщ il croyait que Dieu le pourvoirait suffisamment de tout ce qui serait nйcessaire а son salut.

Article 4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les crйatures ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il n’a pas eu connaissance des futurs, puisque cela est propre а Dieu seul, comme on le voit en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui arriveront plus tard, et nous reconnaоtrons que vous кtes des dieux. » Or de nombreuses choses, parmi les crйatures, йtaient а venir. Il n’a donc pas eu connaissance de toutes les crйatures.

 

Comme dit Avicenne au sixiиme livre De naturalibus, les sens extйrieurs sont nйcessaires а l’вme humaine pour qu’elle acquiиre par eux une science parfaite des rйalitйs. Si donc l’вme d’Adam a eu la science de toutes les rйalitйs dиs sa crйation, les sens lui auront йtй confйrйs en vain : ce qui est impossible, puisque rien n’est vain dans les њuvres de Dieu. Il n’a donc pas eu la science de toutes les crйatures.

 

Comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, « dиs lors recouverte du nuage des membres, elle ne s’est pas totalement oubliйe, et elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Ce passage montre que l’вme, au premier temps de sa crйation, a cette connaissance confuse par laquelle on connaоt les rйalitйs en gйnйral ; et non cette connaissance distincte par laquelle on connaоt les choses particuliиres dans leur nature propre. Si donc Adam a eu la connaissance qu’il convient а l’вme humaine d’avoir а sa crйation, il semble qu’elle n’ait pas eu connaissance des crйatures distinctement, mais seulement dans une certaine confusion.

 

L’on n’a une connaissance propre d’une rйalitй que par son espиce propre existant dans l’вme. Or l’вme humaine, comme il ressort des paroles du Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, est а son dйbut comme une table sur laquelle rien n’est йcrit. Adam n’a donc pas pu avoir au premier temps de sa crйation une connaissance propre des crйatures.

 

[Le rйpondant] disait que, bien qu’il ne l’eыt pas par facultй naturelle, cependant il l’eut par un don de Dieu. En sens contraire : tous les hommes, au premier temps de leur crйation, sont йgaux quant au mйrite, et semblables quant а la nature. Si donc la parfaite connaissance des rйalitйs fut divinement confйrйe а Adam au premier temps de sa crйation, il semble que pour la mкme raison elle serait confйrйe а tous les autres hommes а leur commencement ; ce qui, nous le voyons, est faux.

 

Rien de ce qui est mы vers la perfection de la connaissance n’est au terme de la perfection. Or Adam йtait mы vers la perfection de la connaissance. Il n’йtait donc pas au terme de la connaissance, oщ il aurait eu la connaissance quasi parfaite des crйatures. Preuve de la mineure : l’intelligence, selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, n’est rien de ce qui existe, avant qu’elle pense ; mais aprиs qu’elle a pensй, elle est actuellement quelqu’une des choses qui existent ; et ainsi, tantфt elle est en acte l’une des choses qui existent, tantфt non. Or tout ce qui se comporte ainsi est en mouvement vers l’acte parfait. L’intelligence humaine а son dйbut est donc en mouvement vers la connaissance parfaite. Et ainsi, l’intelligence d’Adam а son dйbut n’йtait pas au terme de la science parfaite, mais en mouvement vers la perfection.

 

Il appartient а l’excellence de la nature angйlique que les anges aussitфt crййs soient remplis de la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles, comme on le voit au livre des Causes : « Toute intelligence est pleine de formes. » Or la nature humaine n’atteint pas l’excellence de la nature angйlique. Il ne convenait donc pas а l’вme du premier homme d’avoir dиs son commencement la connaissance de toutes les rйalitйs.

 

L’intelligence ne peut penser que lorsqu’elle devient actuellement l’intelligible lui-mкme. Or l’intelligence humaine ne peut devenir simultanйment en acte plusieurs intelligibles. Elle ne peut donc pas connaоtre en mкme temps plusieurs intelligibles ; et ainsi, le premier homme n’a pas pu avoir connaissance de toutes les rйalitйs en mкme temps.

 

Un perfectible unique a une seule perfection, car une puissance unique n’est perfectionnйe а un moment donnй que par un seul acte d’un seul genre ; par exemple, il ne peut y avoir dans la matiиre prime qu’une forme substantielle, et sur le corps qu’une seule couleur. Or l’intelligence humaine est perfectible en puissance par les habitus des sciences. Il est donc impossible qu’il y ait dans l’вme plusieurs habitus en mкme temps. Et ainsi, l’вme d’Adam ne put avoir la science de toutes les rйalitйs, puisque des rйalitйs diverses sont connues par des habitus diffйrents.

 

10° Si Adam a connu toutes les crйatures, alors il les a connues soit dans le Verbe, soit dans leur nature propre, soit dans son intelligence. Or il ne les a pas connues dans le Verbe, car cette connaissance est celle des bienheureux qui voient le Verbe ; ni non plus dans leur nature propre, car toutes les crйatures n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; ni enfin dans sa propre intelligence : car il n’est pas contre la perfection du premier йtat que la puissance supйrieure reзoive de l’infйrieure, comme l’imagination du sens, et ainsi, il convenait а l’вme humaine que l’intelligence reзыt du sens ; et ainsi, puisqu’il n’eыt pas perзu toutes les crйatures par le sens, elles ne pouvaient pas кtre toutes dans son intelligence. Il n’eut donc en aucune faзon la science de toutes les crйatures.

 

11° Adam fut crйй dans un йtat oщ il pourrait progresser dans la mкme proportion quant а l’intelligence et quant а la volontй. Or celui qui a la connaissance de toutes les rйalitйs ne peut progresser en elle. Il n’a donc pas eu alors la science de toutes les rйalitйs.

 

12° Saint Augustin semble dire au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral qu’Adam fut mis dans le paradis pour travailler, non par nйcessitй, mais pour le plaisir de l’agriculture, qui vient de ce que « la raison humaine dialogue en quelque sorte avec la nature, lorsque aprиs qu’on a semй, plantй les rejetons, […] la force vitale de chaque racine et de chaque germe est interrogйe pour ainsi dire sur ce qu’elle peut ou ne peut pas ». Or, interroger la nature sur sa vertu n’est rien d’autre que reconnaоtre les forces de la nature par la vue des њuvres de la nature. Adam avait donc  besoin de prendre connaissance des rйalitйs а partir des rйalitйs ; et ainsi, il n’avait pas la science de toutes les crйatures.

 

13° Adam, dans l’йtat d’innocence, ne fut pas plus parfait que les bienheureux anges. Or ceux-ci ne savent pas tout ; c’est pourquoi le bienheureux Denys dit au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique que « les natures supйrieures purgent de toute ignorance les natures de rang infйrieur ». Donc l’homme dans l’йtat d’innocence, lui non plus, n’a pas tout su.

 

14° Comme dit saint Augustin au livre sur la Divination des dйmons, les dйmons ne peuvent connaоtre les secrets des cњurs que dans la mesure oщ ils sont revйlйs par les mouvements du corps. Puis donc que l’intelligence angйlique est plus perspicace que l’intelligence humaine, il semble qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ne put non plus connaоtre les secrets des cњurs. Et ainsi, il n’avait pas la connaissance de toutes les crйatures.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que dan cet йtat, « rien n’йtait refusй aux dйsirs d’une volontй bonne » . Or il pouvait, d’une volontй bonne, vouloir possйder la science de toutes choses. Il eut donc la science de toutes choses.

 

Adam йtait plus а l’image [de Dieu] dans son вme que dans son corps. Or Adam, en son tout premier йtat, fut parfait quant au corps, en вge et en taille, dans tous ses membres. Il fut donc йgalement parfait dans son вme quant а toute science.

 

La perfection de la nature crййe est plus grande que la perfection de la nature dйchue. Or la connaissance des futurs appartient а la condition de la nature dйchue ; c’est pourquoi certains d’entre les saints ont йtй promus а cette perfection, en sorte qu’ils connaissaient les futurs par le don de prophйtie, aprиs la chute de la nature. Donc а bien plus forte raison Adam eut-il lui aussi la connaissance des futurs, et bien plus encore des choses prйsentes.

 

[Cet argument fait dйfaut.]

 

Les noms des rйalitйs doivent s’accorder avec leurs propriйtйs. Or Adam a donnй des noms aux rйalitйs, comme on le voit clairement en Gen. 2, 19. Il a donc lui-mкme pleinement connu la nature des rйalitйs.

 

 

Rйponse :

 

Il y eut en Adam deux connaissances : la connaissance naturelle, et la connaissance de grвce.

 

La connaissance naturelle de l’homme peut s’йtendre а tout ce que nous pouvons connaоtre par le moyen de la raison naturelle. Et de cette connaissance naturelle il faut envisager le principe et le terme. Son principe est dans une certaine connaissance confuse de toutes choses : en effet, l’homme a naturellement en lui la connaissance des principes universels, en lesquels prйexistent virtuellement comme en des semences tous les objets de science qui peuvent кtre connus par la raison naturelle. Le terme de cette connaissance est atteint lorsque les choses qui sont virtuellement dans les principes eux-mкmes sont dйveloppйes en acte : de mкme lorsque, а partir de la semence de l’animal, en laquelle prйexistent virtuellement tous les membres de l’animal, est produit un animal ayant tous ses membres parfaits et distincts, l’on dit que le terme de la gйnйration de l’animal est atteint. Or il йtait nйcessaire qu’Adam, au premier temps de sa crйation, ait une connaissance naturelle non seulement quant а son principe, mais aussi quant au terme, puisqu’il йtait йtabli lui-mкme comme pиre de tout le genre humain. Or les enfants doivent recevoir de leur pиre non seulement l’existence par l’engendrement, mais aussi l’instruction par l’enseignement. Et parce qu’il ne convient pas а quelqu’un d’кtre principe en tant qu’il est en puissance, mais en tant qu’il est en acte — la raison en est que l’acte est naturellement avant la puissance, et que l’opйration de la nature commence toujours par ce qui est parfait —, de lа vient la nйcessitй pour le premier homme d’кtre йtabli lors mкme de sa crйation au terme de sa perfection et quant au corps, afin qu’il fыt un principe convenable de gйnйration pour tout le genre humain, et quant а la connaissance, afin qu’il fыt un principe suffisant d’enseignement. Donc, de mкme que, dans son corps, rien qui appartоnt а la perfection du corps lui-mкme n’йtait non dйveloppй en acte, de mкme tout ce qui йtait sйminalement ou virtuellement dans les premiers principes de la raison йtait entiиrement dйveloppй en une parfaite connaissance de toutes les choses auxquelles pouvait s’йtendre la vertu des premiers principes. Il faut donc rйpondre que tout ce qu’un homme a jamais pu rйussir а connaоtre des rйalitйs par son gйnie naturel, Adam l’a su habituellement d’une connaissance naturelle.

 

Mais il y a beaucoup de choses, dans les crйatures, qui ne peuvent кtre connues par la raison naturelle, c’est-а-dire auxquelles la force des premiers principes ne s’йtend pas : ainsi les futurs contingents, les pensйes des cњurs et les dispositions des crйatures, pour autant qu’elles sont soumises а la divine providence ; car il ne pouvait pas comprendre la divine providence, donc l’ordre des crйatures elles-mкmes non plus, pour autant qu’elles sont soumises а la divine providence, qui ordonne parfois les crйatures а plusieurs choses qui dйpassent le pouvoir de la nature. Mais pour connaоtre ces choses jusqu’а un certain point, il йtait aidй par une autre connaissance, qui est la connaissance de grвce, par laquelle Dieu lui parlait intйrieurement, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse. Mais le premier homme n’йtait pas йtabli dans cette connaissance comme s’il йtait au terme de la perfection elle-mкme, car le terme de la connaissance gratuite n’est que dans la vision de la gloire, а laquelle il n’йtait pas encore parvenu ; voilа pourquoi il ne connaissait pas toutes les choses de ce genre, mais autant qu’il lui en йtait divinement rйvйlй.

 

Et ainsi, il est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est des futurs qui peuvent кtre connus а l’avance naturellement, dans leurs causes ; et de ceux-ci Adam a eu connaissance. Quant aux autres, qui ne peuvent кtre connus naturellement, il n’a pas eu connaissance de tous, mais seulement de ceux qui lui furent divinement rйvйlйs.

 

Adam dut possйder parfaitement tout ce que requiert la nature humaine. Or, de mкme que la puissance augmentative est donnйe а l’homme pour qu’il parvienne а la quantitй parfaite, de mкme aussi les sens sont donnйs а l’вme humaine pour qu’elle acquiиre la perfection de la science. Donc, de mкme qu’Adam a eu la puissance augmentative non pour croоtre par elle, mais pour que rien ne lui manque de ce qui est requis pour la perfection de la nature, de mкme aussi il a eu des sens, non pour acquйrir la science par eux, mais pour avoir une nature humaine parfaite et en outre pour expйrimenter par les sens ce qu’il savait habituellement.

 

Adam, en tant qu’il йtait йtabli principe de toute la nature humaine, eut autre chose que ce qui convient communйment а tous. Il lui revenait, en effet, en tant qu’il йtait l’instructeur de tout le genre humain, de ne pas avoir une connaissance confuse, mais distincte, pour pouvoir enseigner par ce moyen. Et pour cela aussi, il йtait nйcessaire que son intelligence ne fыt pas а son dйbut comme une table non йcrite, mais qu’il eыt aussi par opйration divine la pleine science des rйalitйs. Et cela n’appartenait pas aux autres hommes, qui n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain.

 

4°, 5° & On voit dиs lors clairement la solution aux quatriиme, cinquiиme et sixiиme arguments.

 

Que l’ange ait йtй crйй dans la pleine connaissance des rйalitйs naturelles, lui revient comme un dы de sa nature, mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui le doit а l’opйration divine ; voilа pourquoi la nature humaine demeure au-dessous de l’angйlique. De mкme aussi, le corps de l’homme est naturellement moins parfait que le corps cйleste, quoique le corps d’Adam ait reзu au dйpart sa quantitй parfaite par la vertu divine, ce qui appartient au corps cйleste comme dы а sa nature.

 

L’intelligence d’Adam ne pouvait pas кtre plusieurs intelligibles actuellement, au sens oщ elle aurait йtй informйe actuellement par eux ; cependant, elle pouvait кtre habituellement informйe en mкme temps par plusieurs.

 

Cet argument est probant lorsque cette puissance est totalement perfectionnйe par une perfection unique, comme la forme substantielle perfectionne la matiиre, et la couleur la puissance de la surface. Mais un unique habitus de science ne complиte pas la puissance de l’intelligence quant а tous les intelligibles ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

10° Adam a eu connaissance de toutes les natures non pas dans le Verbe, mais dans leur nature propre et dans son intelligence. Et les espиces des rйalitйs permettent de distinguer ces deux faзons de connaоtre non pas en tant qu’une chose est connue par elles, mais en tant qu’elles-mкmes sont connues : car mкme lorsque l’intelligence connaоt les rйalitйs dans leur nature propre, elle ne les connaоt que par leurs espиces, qu’elle a en soi. Lors donc que, par les espиces qu’elle a en soi, l’intelligence est conduite vers les rйalitйs mкmes qui sont hors de l’вme, alors on dit qu’elle connaоt les rйalitйs dans leur nature propre. Mais quand l’intelligence s’arrкte aux espиces elles-mкmes, considйrant la nature et la disposition de ces espиces, alors on dit que l’homme connaоt les rйalitйs dans son intelligence, comme par exemple lorsqu’il pense qu’il pense, et de quelle faзon il pense.

 

Donc l’argument de l’objectant, а savoir que toutes choses n’йtaient pas encore dans leur nature propre, et ainsi ne pouvaient pas кtre connues dans leur nature propre, conclut а tort. En effet, l’on dit de deux faзons que l’on connaоt une chose dans sa nature propre. D’abord comme une йnonciation : c’est-а-dire lorsqu’on connaоt que la chose est dans sa nature propre, ce qui peut кtre le cas seulement quand elle existe dans sa nature propre. Et ainsi, Adam n’a pas connu toutes les crйatures dans leur nature propre, car toutes les crйatures n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; а moins de dire qu’elles n’йtaient pas parfaitement dans leur nature propre, mais imparfaitement : car tout ce qui a йtй produit ensuite a prйcйdй en quelque sorte dans les њuvres des six jours, comme le montre clairement saint Augustin dans son ouvrage sur la Genиse au sens littйral. On dit d’une autre faзon que l’on connaоt une chose dans sa nature propre, comme une dйfinition : c’est-а-dire lorsque l’on connaоt ce qu’est la nature propre d’une chose. Et dans ce cas, mкme une chose non existante peut кtre connue dans sa nature propre ; au point que, si tous les lions йtaient morts, je pourrais savoir ce qu’est un lion. Et ainsi, Adam pouvait connaоtre dans leur nature propre mкme les choses qui n’existaient pas alors.

 

De mкme aussi, rien n’empкche que toutes les crйatures aient йtй dans son intelligence par leurs ressemblances, encore qu’il ne les ait pas toutes saisies par le sens ; car, bien qu’il ne s’oppose pas а la dignitй du premier йtat que la puissance supйrieure reзoive de l’infйrieure, il allait cependant contre la perfection qui йtait due au premier homme qu’il fыt crйй sans la plйnitude de la science, et dыt recevoir la science seulement des sens.

 

11° De deux faзons, Adam put progresser dans la connaissance. D’abord quant aux choses qu’il ignorait, c’est-а-dire auxquelles la raison naturelle ne peut pas s’йtendre. Et en elles, il put progresser en partie par une rйvйlation divine, ainsi dans la connaissance des mystиres divins ; en partie par l’expйrience des sens, comme dans la connaissance des futurs qui, lorsqu’ils s’accomplissaient, auraient pu lui devenir connus, alors qu’auparavant ils lui йtaient inconnus. Ensuite, mкme quant а ce qu’il savait : c’est-а-dire que ce qu’il savait seulement par la science de l’esprit, il pouvait ensuite le connaоtre aussi par expйrience du sens.

 

12° Ces paroles de saint Augustin ne doivent pas кtre entendues en ce sens qu’il aurait йtй nйcessaire а Adam de connaоtre la vertu de la nature par les њuvres de la nature ; mais en ce sens qu’il expйrimentait que la nature, qu’il connaissait intйrieurement en son esprit, opйrait conformйment а ce qui prйexistait dans sa connaissance ; et cela lui йtait dйlectable.

 

13° Les anges ne sont pas purifiйs de la nescience des rйalitйs naturelles, mais de la nescience des mystиres divins ; et cette nescience fut aussi en Adam, comme on l’a dit. Et lui-mкme aussi a eu besoin pour ceux-ci de l’illumination angйlique.

 

14° Les secrets des cњurs font partie, eux aussi, des choses а la connaissance desquelles la raison naturelle ne peut s’йtendre ; il faut donc juger pareillement de ceux-ci et de la connaissance des futurs contingents.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Adam ne pouvait vouloir d’une volontй bonne que ce qu’il voulait de faзon ordonnйe ; de la sorte, ce qu’il voulait, il dйsirait l’avoir en son temps, et ne voulait pas ce qui ne lui convenait pas.

 

Adam, quant au corps, eut la perfection naturelle, non la surnaturelle, qui est la perfection de la gloire ; il ne s’ensuit donc pas qu’il ait eu dans son вme la perfection d’une connaissance autre que naturelle.

 

La connaissance des futurs а l’avance est certes une perfection de la nature humaine, car celle-ci en est perfectionnйe mкme aprиs la chute ; mais non de telle sorte qu’elle soit naturelle а l’homme ; il n’йtait donc pas nйcessaire qu’Adam eыt une telle perfection. En effet, il convient au Christ seul que lui aient йtй confйrйes toutes les choses que les autres saints ont eues par grвce, parce qu’il est lui-mкme pour nous le principe de la grвce, comme Adam fut le principe de la nature ; en raison de quoi la perfection de la connaissance naturelle lui йtait due.

 

Il entrait dans la notion d’йtat d’innocence qu’Adam eыt toutes les vertus ; car si l’une quelconque lui avait manquй, il n’aurait pas eu la justice originelle. Mais avoir toute connaissance n’est pas nйcessaire а l’innocence ; il n’en va donc pas de mкme.

 

On lit qu’Adam donna des noms aux animaux, et il connut pleinement leurs natures, et par consйquent celles de toutes les autres rйalitйs naturelles ; mais il ne s’ensuit pas qu’il ait connu les choses qui sont au-dessus de la connaissance naturelle.

Article 5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues : « Dans son paradis, l’homme avait pris l’habitude de savourer les paroles de Dieu, d’кtre prйsent aux esprits des bienheureux anges grвce а sa puretй de cњur et а l’altitude de sa vision. » Il semble donc que, par la hauteur de sa vision, il soit parvenu а voir les anges eux-mкmes.

 

А propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Or il ne put кtre participant de la cour angйlique sans connaоtre les anges. Il a donc eu connaissance des anges.

 

Le Maоtre dit au deuxiиme livre, dist. 23, que l’homme fut dotй de la connaissance des choses faites pour lui. Or, parmi les autres crйatures, les anges aussi ont йtй faits pour l’homme, en quelque faзon, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre, dist. 1. Il a donc eu connaissance des anges.

 

Il est plus difficile de rendre intelligible en acte une chose qui est intelligible en puissance, et de la penser, que de penser une chose qui est de soi actuellement intelligible. Or l’intelligence d’Adam pouvait rendre actuellement intelligibles les espиces des rйalitйs matйrielles, qui sont de soi intelligibles en puissance, et avoir par ce moyen l’intelligence des rйalitйs matйrielles. Donc а bien plus forte raison pouvait-il avoir l’intelligence des essences mкmes des anges, qui sont de soi actuellement intelligibles, puisqu’elles sont exemptes de matiиre.

 

Si quelqu’un ne comprend pas davantage les choses qui de soi sont plus intelligibles, cela vient d’une imperfection de son intelligence. Or les essences des anges sont de soi plus intelligibles que les essences des rйalitйs matйrielles ; et il n’y avait aucune imperfection dans l’intelligence d’Adam. Puis donc qu’il connaissait les rйalitйs matйrielles dans leur essence, а bien plus forte raison pouvait-il connaоtre les anges dans leur essence.

 

L’intelligence peut penser les rйalitйs matйrielles, en abstrayant la quidditй du suppфt matйriel ; et si cette quidditй est de nouveau un suppфt ayant une quidditй, elle pourra pour la mкme raison abstraire de celui-ci la quidditй ; et puisque l’on ne peut pas remonter а l’infini, elle arrivera enfin а penser une quidditй simple n’ayant pas de quidditй. Or telle est la quidditй de la substance sйparйe, c’est-а-dire de l’ange. L’intelligence d’Adam a donc pu connaоtre l’essence de l’ange.

 

D’aprиs le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence, йtant une puissance non unie а un organe, n’est pas corrompue par un intelligible trиs fort : en effet, aprиs avoir pensй un trиs grand intelligible, elle ne comprend pas moins les plus infйrieurs, mais davantage ; tandis que le contraire se passe dans le sens. Or l’intelligence d’Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait intиgre et parfaite. La force d’un intelligible ne le gкnait donc pas au point qu’il ne pыt le penser. Et ainsi, il pouvait connaоtre les anges dans leur essence, puisque rien ne semble empкcher cette connaissance si ce n’est la force de l’intelligible lui-mкme.

 

Comme on l’a dйjа dit, Adam, aussitфt crйй, eut toute la connaissance а laquelle l’homme peut parvenir naturellement. Or l’homme peut parvenir naturellement а connaоtre dans leur essence les substances sйparйes, comme il ressort de nombreuses sentences des Philosophes, que le Commentateur signale au troisiиme livre sur l’Вme. Adam connaissait donc les anges dans leur essence.

 

Il est avйrй qu’Adam connaissait son вme dans son essence. Or l’essence de l’вme est exempte de matiиre, comme celle de l’ange. Il pouvait donc aussi connaоtre l’ange dans son essence.

 

10° La connaissance d’Adam fut intermйdiaire entre notre connaissance et celle des bienheureux. Or les bienheureux connaissent et voient l’essence de Dieu, tandis que nous, nous connaissons les essences des rйalitйs matйrielles ; or entre Dieu et les rйalitйs matйrielles, il y a les substances spirituelles, que sont les anges. Adam a donc connu les anges dans leur essence.

 

En sens contraire :

 

Aucune puissance ne peut, en connaissant, s’йtendre au-delа de son objet. Or les objets de l’вme intellective sont les phantasmes, qui sont а l’вme intellective ce que les sensibles sont au sens, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Notre вme ne peut donc йtendre sa connaissance qu’aux choses qu’elle peut atteindre а partir des phantasmes. Or l’essence des anges dйpasse tous les phantasmes. L’homme ne peut donc, par la connaissance naturelle en laquelle nous avons dit qu’Adam йtait parfait, parvenir а connaоtre les anges dans leur essence.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que l’ange ne puisse pas кtre apprйhendй par les phantasmes, cependant quelque effet de lui peut кtre saisi dans un phantasme, et l’ange кtre connu а partir d’un tel effet. En sens contraire : aucun effet qui n’йgale pas sa cause ne suffit pour que l’essence de sa cause soit connue au moyen de lui ; sinon, ceux qui connaissent Dieu par les crйatures verraient l’essence de Dieu, ce qui est faux. Or l’effet corporel, qui seul peut кtre saisi dans un phantasme, est un effet tel qu’il n’йgale point la puissance de l’ange. Donc, par un tel effet, l’on ne peut connaоtre de l’ange ce qu’il est, mais seulement qu’il existe.

 

[Le rйpondant] disait qu’Adam pouvait connaоtre les anges par quelque effet intelligible, suivant ce que dit Avicenne, а savoir que la prйsence en nous des intelligences n’est rien d’autre que la prйsence en nous de leurs impressions. En sens contraire : tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce en quoi il est reзu. Or le mode d’кtre de l’вme humaine est au-dessous du mode d’кtre de la nature angйlique. L’impression faite par l’ange sur l’вme humaine, ou la lumiиre angйlique par laquelle il йclaire l’esprit humain, est donc dans l’вme humaine avec un mode d’кtre infйrieur а la nature angйlique. Puis donc que l’вme connaоt une chose suivant le mode d’кtre avec lequel l’objet connu est en elle, l’вme, par une telle impression, ne parviendra pas а connaоtre l’ange tel qu’il est dans son essence.

 

Rйponse :

 

Une chose peut кtre connue au moyen de deux connaissances. Par l’une, on sait d’elle si elle existe ; et Adam, dans l’йtat d’innocence, connaissait ainsi les anges, а la fois d’une connaissance naturelle et par rйvйlation divine, bien plus familiиrement et pleinement que nous ne les connaissons. Par l’autre, on sait de la chose ce qu’elle est : ce qui est connaоtre une chose dans son essence ; et Adam, me semble-t-il, dans l’йtat d’innocence, ne connaissait pas les anges ainsi. On en trouve la raison en ce qu’une double connaissance est attribuйe а Adam : la connaissance naturelle et la connaissance de grвce.

 

Qu’il n’ait pas connu les anges dans leur essence au moyen d’une connaissance naturelle, on peut en кtre certain par le raisonnement suivant. En aucun genre, la puissance passive naturelle ne s’йtend au-delа de ce а quoi s’йtend la puissance active du mкme genre ; de mкme, on ne rencontre de puissance passive dans la nature que relativement aux choses auxquelles peut s’йtendre quelque puissance active naturelle, comme dit le Commentateur au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or, dans l’intelligence de l’вme humaine se trouvent deux puissances : l’une quasi passive, l’intellect possible, et l’autre quasi active, l’intellect agent. L’intellect possible est donc naturellement en puissance а ce que surviennent en lui seulement les choses que l’intellect agent est de nature а produire : quoique cela n’exclue pas que d’autres choses puissent arriver en lui par l’opйration divine, comme c’est aussi le cas dans la nature corporelle par une opйration miraculeuse. D’autre part, par l’action de l’intellect agent ne deviennent pas intelligibles les choses qui sont de soi intelligibles, telles les essences des anges, mais celles qui sont de soi intelligibles en puissance, comme c’est le cas des essences des rйalitйs matйrielles, qui sont saisies par le sens et l’imagination ; il ne survient donc naturellement dans l’intellect possible que les espиces intelligibles qui ont йtй abstraites des phantasmes. Mais par de telles espиces, il est impossible de parvenir а la vision de l’essence de la substance sйparйe, puisqu’elles sont sans proportion avec les essences spirituelles elles-mкmes et comme d’un autre genre qu’elles. Voilа pourquoi l’homme ne peut, par une connaissance naturelle, parvenir а connaоtre les anges dans leur essence.

 

De mкme aussi, Adam ne l’a pas pu au moyen d’une connaissance de grвce. En effet, la connaissance de grвce est plus йlevйe que la connaissance de nature ; mais cette йlйvation peut кtre entendue soit quant а l’intelligible, soit quant au mode d’intellection. Quant а l’intelligible, la connaissance de l’homme est йlevйe par la grвce sans mкme un changement d’йtat, comme nous sommes йlevйs par la grвce de la foi а connaоtre les choses qui sont au-dessus de la raison ; et semblablement par la grвce de la prophйtie. Mais quant а la faзon de connaоtre, la connaissance humaine n’est йlevйe que si l’йtat est changй. Or le mode par lequel l’intelligence connaоt naturellement consiste а recevoir ce qui provient des phantasmes, comme on l’a dit dans cet article. Par consйquent, si l’homme n’est pas changй d’йtat, il est nйcessaire que mкme dans la connaissance de grвce, qui se fait par la rйvйlation divine, l’intelligence regarde toujours vers les phantasmes ; et c’est ce que dit Denys : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй des voiles sacrйs. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat de voie ; il lui йtait donc nйcessaire, en toute connaissance de grвce, de regarder vers les phantasmes. Mais cette faзon de connaоtre ne permet pas de voir les essences des anges, comme on l’a dйjа dit. Donc, ni au moyen d’une connaissance naturelle ni au moyen d’une connaissance gratuite, Adam n’a connu les anges dans leur essence ; а moins peut-кtre de le supposer йlevй par la grвce а un йtat plus haut, comme le fut saint Paul dans son ravissement.

 

Rйponse aux objections :

 

De cette citation de saint Grйgoire, l’on peut seulement dйduire qu’Adam a connu les anges dans une certaine hauteur de vision, non cependant au point de parvenir а connaоtre leur essence.

 

Si l’on pense que le sommeil d’Adam fut une extase telle que le ravissement de saint Paul, alors rien n’empкcherait de dire qu’au cours de ce ravissement il vit les anges dans leur essence ; mais ce sera au-dessus du mode commun de connaissance qui lui convenait alors. Si, par contre, on dit que ce sommeil ne fut pas une extase telle qu’Adam ait йtй, а un certain point de vue, йlevй а l’йtat des bienheureux, mais plutфt comme l’esprit des prophиtes est йlevй ordinairement а la contemplation des mystиres divins, ainsi que les mots de la Glose semblent l’exprimer, alors il est dit qu’il fut participant de la cour angйlique en raison d’une certaine йminence de la connaissance, qui ne parvenait cependant point jusqu’aux essences angйliques.

 

Adam eut connaissance des anges, dans la mesure oщ ils йtaient faits pour lui. Il sut en effet qu’ils йtaient ses compagnons de bйatitude et les serviteurs de son salut dans l’йtat de voie, parce qu’il connut la distinction des ordres ainsi que leurs offices bien plus parfaitement que nous ne les connaissons.

 

La difficultй dans l’intellection survient de deux faзons. D’abord du cфtй de l’objet connaissable, ensuite du cфtй de celui qui connaоt. Du cфtй de l’objet connaissable, il est plus difficile de rendre quelque chose intelligible et de le penser, que de penser ce qui est intelligible en soi ; mais du cфtй de celui qui connaоt, ce qui est en soi intelligible peut кtre plus difficile а connaоtre. Et c’est le cas de l’intelligence humaine, parce qu’elle n’est pas proportionnйe pour penser naturellement les essences sйparйes, la raison en ayant dйjа йtй indiquйe dans le corps de l’article.

 

L’intelligence d’Adam ne souffrait pas de la carence d’une perfection qui aurait dы alors кtre en lui. Cependant, il avait des imperfections naturelles, parmi lesquelles йtait celle-ci, qu’il lui йtait nйcessaire, lorsqu’il connaissait, de regarder vers des phantasmes ; et cela, en effet, est naturel а l’intelligence humaine, dиs lors qu’elle est unie au corps, et qu’elle est la plus infйrieure par sa nature dans l’ordre des intelligences.

 

L’intelligence peut, en abstrayant, parvenir а la quidditй d’une rйalitй matйrielle sans autre quidditй ultйrieure ; et elle peut en effet la penser, parce qu’elle l’abstrait des phantasmes et que cette quidditй est rendue intelligible par la lumiиre de l’intellect agent, ce qui donne а l’intelligence de pouvoir кtre perfectionnйe par elle comme par une perfection propre. Mais depuis cette quidditй, elle ne peut se hausser а la connaissance de l’essence de la substance sйparйe, йtant donnй que la premiиre quidditй est totalement impuissante а reprйsenter l’autre quidditй ; puisque la quidditй ne se trouve pas du tout de la mкme faзon dans les substances sйparйes et dans les rйalitйs matйrielles, mais quasi йquivoquement, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Mкme en supposant que cette quidditй lui permette de savoir que la quidditй de la substance sйparйe est telle dans une certaine gйnйralitй, elle n’aurait cependant pas encore une vision de l’essence de l’ange qui lui permette de connaоtre la diffйrence de chaque essence sйparйe avec les autres essences sйparйes.

 

Bien que l’intelligence humaine ne soit pas corrompue par un intelligible trиs fort, cependant on rencontre en elle un manque de la proportion nйcessaire pour qu’elle puisse naturellement atteindre les choses trиs intelligibles. On ne peut donc pas dйduire des paroles du Philosophe qu’elle pense les choses suprкmement intelligibles, mais seulement que si elle les pensait, elle ne comprendrait pas moins les autres intelligibles.

 

Le Philosophe laisse cette question sans rйponse au troisiиme livre sur l’Вme, oщ il cherche si l’intelligence conjointe peut penser les essences sйparйes ; et l’on ne trouve pas qu’il l’ait rйsolue ailleurs, dans ceux de ses livres qui nous sont parvenus. Quant а ses successeurs, ils ont йtй en dйsaccord sur ce point. Certains ont prйtendu que notre intelligence ne peut parvenir а penser les essences sйparйes. D’autres, en revanche, ont posй qu’elle pouvait y arriver. Parmi eux, certains ont usй de raisons insuffisantes, tel Avempace, de qui vient l’argument pris de la quidditй, et Thйmistius, de qui vient l’argument pris de la facilitй de l’intellection, arguments que le Commentateur rйsout au troisiиme livre sur l’Вme. D’autres ont usй de positions йtrangиres et opposйes а la foi, tels Alexandre et le Commentateur Averroиs lui-mкme.

 

Alexandre dit que l’intellect possible, puisqu’il est, d’aprиs lui, sujet а gйnйration et а corruption, ne peut aucunement arriver а penser les substances sйparйes ; mais au terme de sa perfection, il parvient а ce que l’intellect agent, dont il fait une certaine substance sйparйe, nous soit uni comme une forme ; et dans cet йtat, nous penserons par l’intellect agent comme nous pensons maintenant par l’intellect possible. Et parce que l’intellect agent, йtant une substance sйparйe, pense les substances sйparйes, de lа vient que dans cet йtat nous penserons les substances sйparйes ; et en cela consiste l’ultime fйlicitй de l’homme, selon lui.

 

Or il ne semble pas possible que ce qui est incorruptible et sйparй, tel l’intellect agent, soit uni comme une forme а l’intellect possible, qui, selon Alexandre, est corruptible et matйriel ; voilа pourquoi il a semblй а d’autres que l’intellect possible йtait lui-mкme aussi sйparй et incorruptible. Ainsi Thйmistius dit-il que l’intelligence aussi est sйparйe, et qu’il est dans sa nature de penser non seulement les rйalitйs matйrielles, mais aussi les substances sйparйes ; et que ses intelligibles ne sont pas nouveaux mais йternels ; et que l’intelligence spйculative, par laquelle nous pensons, est composйe de l’intellect agent et de l’intellect possible.

 

Mais s’il en est ainsi, alors, puisque l’intellect possible nous est uni au commencement, nous pourrions connaоtre dиs le dйbut les substances sйparйes. Et c’est pourquoi le Commentateur pose une troisiиme voie intermйdiaire entre l’opinion d’Alexandre et de Thйmistius. Il dit en effet que l’intellect possible est sйparй et йternel, en quoi il s’accorde avec Thйmistius et diffиre d’Alexandre ; cependant, il dit que les intelligibles spйculatifs sont nouveaux, et effectuйs par l’action de l’intellect agent, en quoi il s’accorde avec Alexandre et diffиre de Thйmistius. Et il dit que ces intelligibles ont une double existence : l’une par laquelle ils sont fondйs sur les phantasmes, et par lа ils sont en nous ; l’autre par laquelle ils sont dans l’intellect possible, qui est ainsi uni а nous par l’intermйdiaire de ces intelligibles. Or l’intellect agent est а ces intelligibles ce que la forme est а la matiиre. En effet, puisque l’intellect possible reзoit а la fois ces intelligibles, qui sont fondйs dans les phantasmes, et aussi l’intellect agent, et que l’intellect agent est plus parfait, il est nйcessaire que la proportion de l’intellect agent а ces intelligibles qui sont en nous soit comme la proportion de la forme а la matiиre ; comme il en est de la proportion entre la lumiиre et la couleur, qui sont reзues dans le diaphane ; et il en va de mкme de tous les couples de choses reзues en un, dont l’une est plus parfaite que l’autre. Lors donc que s’accomplit en nous la gйnйration de tels intelligibles, alors l’intellect agent nous est parfaitement uni comme une forme : et ainsi, nous pourrons par l’intellect agent connaоtre les substances sйparйes, comme nous pouvons maintenant connaоtre par l’intelligence qui est en habitus.

 

Il ressort donc des paroles de ces philosophes qu’ils ne pouvaient trouver la faзon dont nous penserions les substances sйparйes sans penser au moyen de quelque substance sйparйe. Or, l’idйe que l’intellect possible ou l’intellect agent est une substance sйparйe n’est pas en accord avec la vйritй de la foi, ni non plus avec l’avis du Philosophe, qui pose au troisiиme livre sur l’Вme que l’intellect agent et l’intellect possible sont quelque chose de l’вme humaine. Voilа pourquoi, une fois cette position retenue, il ne semble pas possible que l’homme parvienne а connaоtre d’une connaissance naturelle les essences sйparйes.

 

L’homme dans l’йtat d’innocence, en pensant parfaitement quelque intelligible, connaissait parfaitement aussi l’acte d’intellection ; et parce que l’acte d’intellection est un effet proportionnй et йgal а la puissance d’oщ il sort, de lа vient qu’il comprenait parfaitement l’essence de son вme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ait compris l’essence de l’ange, puisqu’un tel acte d’intellection n’йgale pas la puissance de l’intelligence.

 

10° De mкme que la nature angйlique est intermйdiaire entre la nature divine et la corporelle, de mкme aussi la connaissance par laquelle on connaоt l’essence angйlique est intermйdiaire entre la connaissance par laquelle on connaоt l’essence divine et celle par laquelle on connaоt l’essence de la rйalitй matйrielle. Mais entre les deux extrкmes peuvent exister de nombreux intermйdiaires ; et il n’est pas nйcessaire que quiconque dйpasse l’un des extrкmes arrive а n’importe quel mйdium, mais qu’il arrive а quelque mйdium. L’homme dans l’йtat d’innocence parvint donc а quelque mйdium, celui qui consiste а recevoir la connaissance de Dieu non pas des crйatures sensibles, mais d’une rйvйlation intйrieure ; et non а ce mйdium qui consiste а connaоtre l’essence angйlique, mйdium auquel, cependant, l’ange parvint lors de sa crйation, quand il n’йtait pas encore bienheureux.

Article 6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Ambroise, tout pйchй vient d’une erreur. Or Adam a pu pйcher ; donc aussi se tromper.

 

La volontй ne porte que sur le bien, ou sur le bien estimй. Or, lorsque la volontй porte sur le bien, on ne pиche pas. Il n’y a donc pйchй que lorsqu’une estimation prйcйdente fait estimer une chose comme bonne et qu’elle ne l’est pas. Or toute estimation de ce genre est une certaine erreur. Donc Adam, avant qu’il eыt pйchй, fut trompй dans l’йtat d’innocence.

 

Le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 21, que si la femme n’a pas redoutй le serpent qui lui parlait, c’est parce que, sachant qu’il avait йtй crйй, elle pensa qu’il avait aussi reзu de Dieu la charge de parler. Mais c’йtait faux. La femme a donc eu une opinion fausse avant de pйcher ; elle fut donc trompйe.

 

Comme dit le Maоtre dans la mкme distinction, et aussi saint Augustin dans son ouvrage sur la Genиse au sens littйral, le diable eut la permission de venir sous une apparence telle que sa mйchancetй pыt кtre facilement dйcouverte. Or, quelle que soit l’apparence sous laquelle il venait, il aurait pu кtre dйcouvert, si l’homme dans l’йtat d’innocence ne pouvait кtre trompй. Il a donc pu кtre trompй.

 

La femme, aprиs avoir entendu la promesse du serpent, espйra qu’elle pourrait en obtenir l’accomplissement ; sinon elle aurait dйsirй sottement, alors qu’il n’y eut pas de sottise avant le pйchй. Or nul n’espиre ce qui, а son avis, est impossible. Puis donc que ce que le dйmon promettait йtait impossible, il semble qu’avant le pйchй la femme ait йtй trompйe en croyant cela.

 

L’intelligence de l’homme dans l’йtat d’innocence procйdait par confrontation, et avait besoin de dйlibйration. Or, elle n’avait besoin de dйlibйration que pour йviter l’erreur. Elle pouvait donc se tromper dans l’йtat d’innocence.

 

 L’intelligence du dйmon, n’йtant pas unie а un corps, semble кtre bien plus perspicace que l’intelligence de l’homme, mкme dans l’йtat d’innocence, intelligence qui йtait unie а un corps. Or le dйmon a pu кtre trompй ; c’est pourquoi les saints disent que lorsque les dйmons voyaient le Christ supporter des infirmitйs, ils l’estimaient un pur homme, mais quand ils le voyaient faire des miracles, alors ils estimaient qu’il йtait Dieu. Donc а bien plus forte raison l’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il pu кtre trompй.

 

Au moment oщ l’homme pйcha de son premier pйchй, dans cet acte mкme il n’йtait pas encore en l’йtat de faute ; car sinon, puisque l’йtat de faute est causй par le pйchй, il y aurait un autre pйchй avant le premier. Or, dans l’acte par lequel l’homme a pйchй la premiиre fois, il a йtй trompй. L’homme a donc pu кtre trompй avant l’йtat de faute.

 

 Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « celle-ci » — c’est-а-dire la connaissance trompeuse — « йtait dangereuse pour Adam, tout frais modelй ». Or quiconque a une connaissance trompeuse, est trompй. Adam a donc йtй trompй tout frais modelй.

 

10° La connaissance spйculative s’oppose а l’amour. Or il peut y avoir pйchй dans la partie affective sans qu’il y ait aucune erreur dans la partie spйculative ; car bien souvent, ayant la science, nous agissons contre la science. Il a donc pu y avoir aussi pour le premier homme une erreur dans la partie spйculative avant qu’il y eыt pйchй dans l’affective.

 

11° Comme on le lit dans la Glose, а propos de 1 Tim. 2, 14 : « Ce n’est pas Adam qui fut sйduit, etc. », « Adam ne fut pas sйduit de la mкme faзon que la femme, qui pensa que ce que le diable suggйrait йtait vrai ; cependant, on peut croire qu’il fut sйduit en ce qu’il crut vйniel le pйchй qui йtait mortel. » Donc Adam, avant le pйchй, a pu кtre trompй.

 

12° Nul n’est dйlivrй de l’erreur si ce n’est par la connaissance de la vйritй. Or Adam ne savait pas tout. Il ne pouvait donc pas кtre exempt d’erreur en toutes choses.

 

13° Si [le rйpondant] dit qu’il йtait prйservй de l’erreur par la divine providence, alors en sens contraire : la divine providence subvient surtout dans les cas de nйcessitй. Or dans la plus grande nйcessitй, lorsqu’il lui eыt йtй trиs utile d’кtre dйlivrй de la sйduction, la divine providence ne le mit pas hors d’atteinte de la sйduction. Donc, dans les autres cas, il eыt йtй bien moins encore dйlivrй de l’erreur.

 

14° L’homme dans l’йtat d’innocence aurait dormi, comme dit Boиce au livre des Deux Natures, et pour la mкme raison aussi, il aurait rкvй. Or dans le rкve, n’importe quel homme est trompй, puisqu’il adhиre en quelque sorte aux ressemblances des rйalitйs comme aux rйalitйs mкmes. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a pu кtre trompй.

 

15° Adam, dans l’йtat d’innocence, aurait usй des sens corporels. Or dans la connaissance sensitive, l’erreur se produit souvent, comme lorsqu’une chose est vue double, et lorsque ce qui est vu de loin semble petit. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, n’eыt pas йtй libre de toute erreur.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit saint Augustin, « prendre le faux pour le vrai […], ce n’est pas la nature de l’homme tel qu’il a йtй crйй, mais la peine de l’homme depuis qu’il a йtй condamnй ». Donc, dans l’йtat d’innocence, il ne pouvait pas кtre trompй — ce qui est prendre le faux pour le vrai.

 

L’вme est plus noble que le corps. Or, dans l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait souffrir d’aucun dйfaut dans le corps. Donc bien moins encore de l’erreur, qui est un dйfaut de l’вme.

 

Dans l’йtat d’innocence, rien ne pouvait кtre contre la volontй de l’homme, car alors la douleur eыt pu se trouver en lui. Or кtre trompй est, pour tous, contraire а la volontй, selon saint Augustin, mкme pour ceux qui veulent tromper. Donc, dans l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait pas кtre trompй.

 

Toute erreur est soit une faute, soit une peine : mais ni l’une ni l’autre ne pouvait exister dans l’йtat d’innocence. Donc l’erreur non plus.

 

Quand, dans l’вme, ce qui est supйrieur domine l’infйrieur, il ne peut y avoir d’erreur ; car toute la connaissance de l’homme est rectifiйe par ce qui est supйrieur dans l’вme, а savoir la syndйrиse et l’intelligence des principes. Or, dans l’йtat d’innocence, ce qui en l’homme est infйrieur йtait entiиrement soumis au supйrieur. Donc l’erreur, alors, ne pouvait pas exister.

 

Selon saint Augustin, « il appartient а la nature des hommes de pouvoir croire ; mais croire, c’est la grвce des fidиles. » Donc pour la mкme raison, il appartient а la nature de pouvoir кtre trompйe, mais кtre trompй appartient au vice. Or dans l’йtat d’innocence le vice n’existait pas. Il ne pouvait donc pas y avoir non plus d’erreur.

 

 Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, l’homme dans l’йtat d’innocence, « dans le dйlice du fruit suave de la contemplation, йtait nourri par elle », c’est-а-dire par la contemplation. Or lorsque l’homme se tourne vers les rйalitйs divines, il n’est pas trompй. Donc Adam, dans cet йtat, ne pouvait pas кtre trompй.

 

Saint Jйrфme dit : « Tout mal que nous souffrons, nos pйchйs l’ont mйritй. » Or l’erreur est un mal. Elle n’a donc pas pu exister avant le pйchй.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que, puisque Adam n’a pas eu la science d’absolument toutes choses, mais qu’il en a connu certaines et ignorй d’autres, sur celles dont il avait connaissance il ne pouvait nullement кtre trompй, par exemple sur celles qui sont connues naturellement, et sur celles qui lui йtaient rйvйlйes divinement ; mais que sur d’autres, dont il n’avait pas la science, comme les pensйes des cњurs, les futurs contingents et les singuliers non prйsents au sens, il pouvait certes avoir une fausse estimation, en opinant avec lйgиretй sur ce genre de choses en faveur de quelque faussetй, mais sans y apporter un assentiment totalement dйterminй. Et c’est pourquoi ils prйtendent que l’erreur ne pouvait trouver place en lui, et qu’il ne pouvait pas non plus prendre le vrai pour le faux, car tout cela implique un assentiment dйterminй а ce qui est faux. D’autres se sont efforcйs de rйprouver cette position en objectant que saint Augustin appelle toute estimation fausse une erreur, et qu’il dit aussi que toute erreur est un mal, dans les grandes choses un grand mal, un petit dans les petites. Mais l’on ne doit pas s’y appesantir : car lorsqu’il s’agit de rйalitйs, il faut suspendre les questions purement verbales. Donc, je dis que non seulement l’erreur ne put exister dans l’йtat d’innocence, mais pas mкme une quelconque opinion fausse ; et en voici la preuve.

 

Bien que, dans l’йtat d’innocence, il ait pu y avoir une carence de quelque bien, cependant il ne pouvait nullement y avoir une corruption de bien. Or le bien de l’intelligence elle-mкme est la connaissance de la vйritй ; voilа pourquoi les habitus par lesquels l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre le vrai sont appelйs vertus, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique, en tant qu’ils rendent bon l’acte de l’intelligence. Or la faussetй est non seulement une carence de vйritй, mais aussi la corruption de celle-ci. En effet, ils ne sont pas dans un mкme rapport а la vйritй, celui qui n’a absolument pas la connaissance de la vйritй, en qui il y a une carence de vйritй sans toutefois qu’il opine en faveur du contraire, et celui qui a une opinion fausse et dont l’estimation a йtй corrompue par la faussetй. Par consйquent, de mкme que le vrai est le bien de l’intelligence, de mкme le faux en est le mal, et c’est pourquoi l’habitus de l’opinion n’est pas une vertu intellectuelle, car il arrive que l’on dise par lui le faux, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or aucun acte de vertu ne peut кtre mauvais, si bien que l’opinion fausse elle-mкme est un certain acte mauvais de l’intelligence. Puis donc que dans l’йtat d’innocence il n’y eut aucune corruption et aucun mal, il n’a pu y avoir dans l’йtat d’innocence aucune opinion fausse.

 

Le Commentateur dit aussi au troisiиme livre sur l’Вme que l’opinion fausse est aux objets de connaissance ce que le monstre est а la nature corporelle. En effet, l’opinion fausse survient en dehors de l’intention des premiers principes eux-mкmes, qui sont comme les vertus sйminales de la connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que « tout mal est en dehors de l’intention », comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Par consйquent, de mкme que dans la conception du corps humain dans l’йtat d’innocence aucune monstruositй ne serait advenue, de mкme aussi dans son intelligence aucune faussetй n’eыt pu exister.

 

Une autre preuve vient de ce que le dйsordre se produit toujours lorsqu’une chose est mue par un motif non propre ; par exemple, si la volontй est mue par un objet dйlectable au sens, alors qu’elle doit seulement кtre mue par l’honnкte. Or le motif propre de l’intelligence est ce qui a une infaillible vйritй. Donc, chaque fois que l’intelligence est mue par quelque preuve faillible, il y a quelque dйsordre en elle, qu’elle soit mue parfaitement ou imparfaitement. Aussi, puisque aucun dйsordre n’a pu exister dans l’intelligence de l’homme dans l’йtat d’innocence, jamais l’intelligence de l’homme n’eыt йtй inclinйe vers une partie plutфt que vers l’autre, si ce n’est par quelque motif infaillible. Il ressort de cela non seulement qu’il n’aurait pu y avoir en lui d’opinion fausse, mais qu’il n’y eut en lui absolument aucune opinion ; et tout ce qu’il aurait connu, il l’aurait connu dans la certitude.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette erreur dont tout pйchй procиde, est l’erreur d’йlection, consistant а choisir ce qui ne doit pas l’кtre, et а cause de laquelle tout mйchant est appelй ignorant par le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Or cette erreur prйsuppose un dйsordre dans la partie appйtitive. Car c’est parce que l’appйtit sensitif est affectй а son objet dйlectable et que l’appйtit supйrieur ne s’y oppose pas, que la raison est empкchйe de conduire au choix de ce qu’elle tient habituellement. Et ainsi, il est clair que cette erreur ne prйcиde pas entiиrement le pйchй, mais le suit.

 

Ce qui est apprйhendй comme bien apparent ne peut кtre entiиrement dйpourvu de bontй, mais est bon а un certain point de vue ; et c’est а ce point de vue qu’il est apprйhendй au dйbut comme bon ; par exemple, lorsqu’une nourriture dйfendue est apprйhendйe comme belle а la vue et dйlectable au goыt, et que l’appйtit sensitif se porte vers un tel bien comme vers son objet propre. Mais quand l’appйtit supйrieur suit l’infйrieur, alors il suit ce qui est bon relativement comme si c’йtait absolument bon pour lui ; et dans ce cas, du dйsordre de l’appйtit s’ensuit l’erreur d’йlection, comme on l’a dit.

 

Cet argument semble aller contre les deux opinions, si nous pensons que la femme a cru que le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole ; car ceux-lа mкmes qui croient que l’homme dans l’йtat d’innocence a pu se tromper, ne croient nullement qu’il a pu se tromper en distinguant les natures des choses, puisqu’il a eu pleine connaissance des rйalitйs naturelles. Or, il va contre la nature du serpent qu’il ait par nature l’usage de la parole, puisque cela n’appartient qu’а l’animal raisonnable. Voilа pourquoi il est nйcessaire de dire que la femme n’a pas cru que le serpent avait reзu l’usage de la parole dans sa nature, mais dans quelque puissance opйrant secrиtement au-dedans de lui ; et elle n’examina pas si celle-ci venait de Dieu ou du dйmon.

 

Cette raison — pour laquelle il apparut sous l’apparence d’un serpent — doit s’entendre ainsi : non en ce sens qu’il n’aurait pas pu кtre dйcouvert quelle que soit son apparence, mais parce que sous une telle apparence il pouvait кtre plus facilement dйcouvert.

 

La femme a espйrй qu’elle pourrait obtenir en quelque faзon ce que le serpent a promis, et elle a cru que cela йtait possible en quelque sorte ; et en cela, elle fut sйduite, selon l’Apфtre en 1 Tim. 2, 14. Mais cette sйduction fut prйcйdйe par un certain йlиvement de l’esprit qui la fit dйsirer son excellence d’une maniиre dйrйglйe, et qu’elle conзut aussitфt aprиs avoir entendu les paroles du serpent, comme souvent les hommes s’йlиvent au-dessus d’eux-mкmes aprиs avoir entendu des paroles d’adulation. Et cet йlиvement prйcйdent porta sur sa propre excellence en gйnйral : ce fut le premier pйchй, que suivit la sйduction, parce qu’elle crut que ce que le serpent disait йtait vrai ; alors s’ensuivit l’йlиvement par lequel elle dйsira en particulier cette excellence que le serpent promettait.

 

L’intelligence de l’homme dans l’йtat d’innocence avait besoin de dйlibйration pour ne pas tomber dans l’erreur, comme il avait besoin de manger pour que son corps ne dйfaillоt point. Mais l’homme avait une si droite dйlibйration qu’en dйlibйrant il pouvait йviter toute erreur, comme en mangeant il pouvait йviter toute dйfaillance corporelle. Donc, de mкme que s’il ne mangeait pas il pйchait par omission, de mкme s’il ne dйlibйrait pas, alors qu’il en avait le temps ; et dans ce cas, l’erreur suivait le pйchй.

 

 De mкme que l’homme dans l’йtat d’innocence йtait dйfendu contre la passion corporelle intйrieure, comme la fiиvre et autres choses semblables, par l’efficace de la nature, et contre l’extйrieure, comme le coup et la blessure, non par quelque puissance intйrieure, puisqu’il n’avait pas la dot d’impassibilitй, mais par la providence divine qui le conservait exempt de toute nuisance ; de mкme aussi, contre l’erreur qui se produit а l’intйrieur quand on commet un paralogisme il йtait dйfendu par la vigueur de sa propre raison, et contre l’extйrieure par le secours divin qui l’assistait pour tout ce qui lui йtait nйcessaire — mais le secours divin n’assiste pas les dйmons, et c’est pourquoi il peuvent кtre trompйs.

 

Les actes momentanйs ont leur effet au moment mкme oщ ils commencent а exister, comme l’њil voit а l’instant mкme oщ l’air est йclairй. Or le mouvement de la volontй en lequel consiste premiиrement le pйchй, est en un instant. Par consйquent, а l’instant mкme oщ il pйcha, il fut dйchu de l’йtat d’innocence ; et ainsi, il a pu кtre trompй а cet instant.

 

 Saint Jean Damascиne parle de la ruse par laquelle le premier homme, dans le pйchй mкme, a йtй trompй. Et assurйment, il a commis ce pйchй tout frais modelй ; car il n’a pas persйvйrй longtemps dans l’йtat d’innocence.

 

10° Parce que l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence йtait unie au souverain bien, aucun dйfaut ne pouvait exister en l’homme aussi longtemps qu’une telle union persйvйrait. Or cette union йtait rйalisйe principalement par la volontй : donc, avant que la partie affective ne soit corrompue, il ne pouvait y avoir ni erreur dans l’intelligence, ni aucun dйfaut dans le corps ; quoique а l’inverse, il ait pu y avoir un dйfaut dans la volontй sans qu’un dйfaut prйexistвt dans l’intelligence spйculative, йtant donnй que l’union а Dieu ne s’accomplit pas dans l’intelligence, mais dans la volontй.

 

11° Cette fausse opinion par laquelle Adam crut vйniel ce qui йtait mortifиre, fut prйcйdйe en lui par un йlиvement de l’esprit, comme on l’a dit aussi de la femme.

 

12° Dans les choses dont il n’avait pas la connaissance, il pouvait кtre dйfendu contre l’erreur en partie de l’intйrieur, car son intelligence n’eыt йtй inclinйe vers l’une ou l’autre partie que par un motif suffisant, et pour une part plus importante par la divine providence, qui l’eыt conservй exempt d’erreur.

 

13° Dans l’йtat oщ il pйcha, le secours divin n’eыt pas manquй pour qu’il ne soit pas sйduit, s’il se fыt tournй vers Dieu ; mais parce qu’il ne le fit pas, il tomba dans le pйchй et la sйduction ; et cependant, cette sйduction fut la consйquence du pйchй, comme il ressort de ce qu’on a dit.

 

14° Certains prйtendent qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, n’aurait pas rкvй. Mais ce n’est pas nйcessaire. En effet, la vision du rкve n’est pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive ; par consйquent, l’erreur n’eыt pas йtй dans l’intelligence, qui n’aurait pas eu un libre exercice pendant le sommeil, mais plutфt dans la partie sensitive.

 

15° Quand le sens reprйsente suivant qu’il reзoit, il n’y a pas de faussetй dans le sens, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, mais la faussetй est dans l’intelligence jugeant qu’il en est dans les rйalitйs comme le sens le montre. Mais le cas ne se serait jamais produit en Adam, car l’intelligence ou bien aurait cessй de juger, comme dans le sommeil, ou bien aurait jugй sur les sensibles dans l’йtat de veille et son jugement aurait йtй vrai.

Article 7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon Anselme, « tel fut Adam, tels aussi les enfants qu’il aurait engendrйs ». Or Adam eut la pleine science de toutes les rйalitйs naturelles, comme on l’a dйjа dit. Ses enfants nouveau-nйs l’auraient donc eue aussi.

 

De mкme que la volontй est perfectionnйe par la vertu, de mкme l’intelligence l’est par la science. Or les enfants d’Adam nйs dans l’йtat d’innocence seraient nйs aussitфt avec la plйnitude de toutes les vertus : car il aurait transfusй en eux la justice originelle, comme dit Anselme. Et donc semblablement, ils auraient eu toute science.

 

Selon Bиde, l’infirmitй, la concupiscence, l’ignorance et la mйchancetй sont des consйquences du pйchй. Or, parmi les enfants nouveau-nйs, il n’y aurait eu aucune concupiscence, ni infirmitй, ni mйchancetй ; donc aucune ignorance non plus, et ainsi, ils auraient eu toute science.

 

Il convenait qu’ils naquissent parfaits dans l’вme plus encore que dans le corps. Or ils seraient nйs sans aucun dйfaut dans le corps. Donc sans aucune ignorance non plus dans l’вme.

 

L’homme dans l’йtat d’innocence, suivant saint Jean Damascиne, fut comme un autre ange. Or les anges, dиs leur crйation, ont eu connaissance de toutes les rйalitйs naturelles. Donc les hommes dans l’йtat d’innocence йgalement, pour la mкme raison.

 

L’вme d’Adam et les вmes de ses enfants furent de mкme nature. Or l’вme d’Adam а son commencement fut crййe pleine de toute la science de la nature, comme on l’a dit. Les вmes de ses enfants auraient donc йtй crййes aussi dans la mкme plйnitude de science.

 

А l’homme est due une plus grande perfection de connaissance qu’aux autres animaux. Or les autres animaux ont dиs leur naissance une estimation naturelle de ce qui leur convient ou leur nuit : ainsi l’agneau fuit le loup, et il suit sa mиre dиs sa naissance. Donc а bien plus forte raison les enfants dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu une science parfaite.

 

 

En sens contraire :

 

Hugues de Saint-Victor dit que « ils ne seraient pas nйs parfaits en la science, mais ils y seraient parvenus aprиs un laps de temps ».

 

Puisque l’вme est la perfection du corps, il est nйcessaire que l’вme et le corps progressent proportionnellement. Or les enfants dans l’йtat d’innocence n’auraient pas eu une taille parfaite dans leur corps, comme Adam l’a eue au premier temps de sa crйation. Donc, pour la mкme raison, ils n’auraient pas eu la pleine science, comme l’a eue Adam.

 

Il appartient aux enfants de recevoir de leur pиre l’existence, la nature et l’instruction. Or, si les enfants d’Adam nouveau-nйs avaient eu la pleine science, ils n’auraient pas pu recevoir de lui l’instruction. L’ordre complet de la paternitй n’eыt donc pas йtй conservй entre eux et leur premier parent.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains prйtendent que les enfants dans l’йtat d’innocence, quant aux choses qui appartiennent а l’вme, auraient йtй parfaits comme Adam, et quant aux vertus, et quant а la science. Mais qu’ils ne fussent pas parfaits dans leur corps, cela venait de la nйcessitй du sein maternel, car il leur fallait naоtre. D’autres, а la suite d’Hugues, disent que, de mкme que dans leur corps ils n’auraient pas immйdiatement reзu la taille parfaite mais auraient progressй vers elle avec le temps, de mкme aussi ils seraient parvenus avec le temps а la science parfaite.

 

Or, pour savoir laquelle de ces opinions est la plus vraie, il faut savoir qu’il n’en va pas de mкme d’Adam et de ses enfants nouveau-nйs. En effet, parce qu’il йtait йtabli comme le principe de tout le genre humain, il йtait nйcessaire qu’Adam, aussitфt crйй, eыt non seulement ce qui appartient au principe de la perfection naturelle, mais aussi ce qui appartient а son terme. Mais ses enfants, qui n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain, mais comme issus du principe, ne devaient pas nйcessairement кtre йtablis au terme de la perfection naturelle. Il suffisait qu’ils aient, nouveau-nйs, autant de perfection que le requiert le commencement de la perfection naturelle. Or le commencement de la perfection naturelle quant а la connaissance est diversement dйfini par les deux opinions suivantes.

 

Certains, comme les Platoniciens, ont posй que l’вme vient au corps pleine de toutes les sciences, mais qu’elle est opprimйe par le nuage du corps, et empкchйe de pouvoir user librement de la science possйdйe, sauf quant а certaines connaissances universelles ; mais ensuite, par l’exercice de l’йtude et des sens, de tels empкchements sont levйs, de sorte qu’elle peut librement user de sa science : et ainsi, ils disent qu’apprendre est la mкme chose que se souvenir. Mais si cette opinion йtait vraie, alors il serait nйcessaire de dire que les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient eu la science de toutes choses, car le corps dans cet йtat йtait entiиrement soumis а l’вme, et par consйquent l’вme ne pouvait pas кtre opprimйe par la masse du corps au point de perdre en quelque sorte sa perfection. Mais cette opinion semble supposer que la nature de l’вme est identique а celle de l’ange, de sorte que l’вme a la pleine science dиs sa crйation, comme il est dit que l’intelligence est crййe pleine de formes ; et pour cette raison, les platoniciens disaient que les вmes avaient existй avant les corps, et qu’aprиs le corps elles retourneraient aux йtoiles semblables, comme des intelligences ; mais cette opinion ne s’accorde assurйment pas avec la vйritй catholique.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent, suivant l’opinion d’Aristote, que l’intelligence humaine est la derniиre dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre prime dans l’ordre des sensibles ; et de mкme que la matiиre, considйrйe dans son essence, n’a aucune forme, de mкme l’intelligence humaine а son dйbut est comme une table sur laquelle rien n’est йcrit, mais ensuite la science est acquise en elle au moyen des sens, par la puissance de l’intellect agent. Ainsi donc, le principe de la connaissance humaine naturelle est d’кtre d’une part en puissance а tous les objets de connaissance, mais d’autre part de n’avoir au dйbut la connaissance que des choses qui sont immйdiatement connues par la lumiиre de l’intellect agent, comme les premiers principes universels. Et ainsi, il n’йtait pas nйcessaire que les enfants d’Adam aient eu toute science dиs leur naissance ; mais ils y seraient parvenus en progressant dans le temps.

 

Toutefois, il est nйcessaire de poser en eux quelque science parfaite, celle des choses а choisir ou а йviter, qui appartient а la prudence, car sans la prudence les autres vertus ne peuvent pas exister, comme cela est prouvй au sixiиme livre de l’Йthique : or il йtait nйcessaire que les enfants les eussent, а cause de la justice originelle. Et cette opinion me semble la plus vraie, si l’on considиre ce que requйrait l’intйgritй de la nature.  Quant а savoir si quelque autre chose leur aurait йtй confйrйe en plus de ce que requiert l’intйgritй de la nature, on ne peut rien affirmer а ce sujet, puisque aucune autoritй ne l’a expressйment enseignй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tel fut Adam, tels les enfants qu’il aurait engendrйs, quant aux choses qui lui йtaient dues en raison la nature de l’espиce. Mais quant aux choses qui lui йtaient dues comme principe de tout le genre humain, il n’йtait pas nйcessaire que les enfants naquissent semblables а lui.

 

Pour la parfaite union а Dieu, que requйrait l’йtat d’innocence, toutes les vertus йtaient nйcessaires, mais non toutes les sciences.

 

Bien que les enfants nouveau-nйs n’eussent pas eu toute science, cependant ils n’auraient pas eu l’ignorance qui s’ensuit du pйchй, et qui est la nescience de choses qui doivent кtre sues : en effet, ils auraient eu la nescience de choses dont leur йtat ne requйrait pas la connaissance.

 

Mкme dans le corps des enfants, il n’y aurait eu aucun dйfaut les privant d’un bien qui leur йtait dы alors ; cependant il y avait dans leurs corps la carence de quelque bien qui leur serait advenu ensuite, comme la taille parfaite et les dots de gloire. Et il faut rйpondre semblablement du cфtй de l’вme.

 

Les anges, dans l’йchelle de la nature, sont plus йlevйs que les вmes, quoique, quant aux bienfaits de la grвce, les вmes puissent leur кtre йgales ; il n’est donc pas nйcessaire d’admettre pour la nature de l’вme ce qui est dы naturellement а l’ange. Par ailleurs, il est dit que l’homme dans l’йtat d’innocence est comme un autre ange, а cause de la plйnitude de grвce.

 

Bien que l’вme d’Adam et les вmes de ses enfants soient de mкme nature, elles n’ont cependant point le mкme rфle : car l’вme d’Adam йtait йtablie comme une certaine source d’oщ l’instruction passerait en tous les descendants ; voilа pourquoi il йtait nйcessaire qu’elle soit immйdiatement parfaite, ce qui n’йtait pas nйcessaire pour les вmes des enfants.

 

Les bкtes reзoivent а leur commencement une estimation naturelle pour connaоtre le nocif et le convenable, car ils ne peuvent y parvenir par leur propre recherche. Mais l’homme, par la recherche rationnelle, peut parvenir а cela et а beaucoup d’autres choses ; il n’йtait donc pas nйcessaire que toute science se trouvвt naturellement dans l’homme. Et cependant, la science des choses а faire, qui appartient а la prudence, est plus naturelle а l’homme que la science spйculative ; c’est pourquoi l’on trouve des hommes naturellement prudents, mais non naturellement savants, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Et c’est aussi la raison pour laquelle les hommes n’oublient pas facilement la prudence, comme c’est le cas pour la science. Et ainsi, les enfants eussent йtй alors parfaits plutфt en ce qui regarde la prudence qu’en ce qui regarde la science spйculative, comme on l’a dit.

Article 8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

S’ils avaient йtй empкchйs, ce n’aurait pu кtre que par un dйfaut du corps. Or le corps dans cet йtat ne rйsistait en rien а l’вme. L’usage de la raison ne pouvait donc pas non plus кtre empкchй.

 

La vertu ou la puissance qui ne se sert pas d’un organe n’est pas empкchйe dans son opйration par l’imperfection d’un organe. Or l’intelligence est une puissance qui ne se sert pas d’un organe, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. L’acte de l’intelligence ne pouvait donc pas кtre empкchй alors par l’imperfection d’un organe corporel.

 

Si [le rйpondant] dit qu’il йtait empкchй par un dйfaut du corps, parce que l’intelligence recevait ce qui provient des sens, alors en sens contraire : l’intelligence est supйrieure а une puissance sensitive. Or il ne semble pas кtre dans l’ordre que le supйrieur reзoive de l’infйrieur. Puis donc qu’il n’y avait aucun dйsordre dans la nature de l’homme en cet йtat, il semble qu’il n’йtait pas nйcessaire que l’intelligence reзыt ce qui provient des sens.

 

L’intelligence a besoin des sens pour acquйrir par eux la science ; mais une fois qu’elle a acquis la science, elle n’a plus besoin d’eux, de mкme que l’homme n’a plus besoin du cheval aprиs qu’il a accompli son trajet, comme dit Avicenne. Or, suivant une certaine opinion, les enfants dans l’йtat d’innocence ont pleinement eu l’habitus de toutes les sciences. L’imperfection des organes sensibles ne pouvait donc pas les empйcher d’user de la science qu’ils possйdaient.

 

L’imperfection des organes corporels empкche plus le sens que l’intelligence, mais les enfants ne souffrent pas d’une imperfection corporelle telle qu’ils ne puissent ni voir ni entendre. Leur intelligence n’est donc pas non plus empкchйe par une imperfection corporelle, mais, semble-t-il, par la peine du premier pйchй. Or cela n’aurait pas йtй le cas avant le pйchй. Les enfants nouveau-nйs auraient donc eu alors le plein usage de l’intelligence.

 

L’estimation naturelle est aux bкtes ce que la connaissance naturellement possйdйe est а l’homme. Or les bкtes peuvent dиs leur naissance se servir de l’estimation naturelle. Les enfants dans l’йtat d’innocence pouvaient donc user aussi de la connaissance naturelle, au moins de celle des premiers principes.

 

Sag. 9, 15 : « Le corps qui se corrompt appesantit l’вme. » Or le corps de l’homme dans l’йtat d’innocence n’йtait pas corruptible. L’вme n’en йtait donc pas appesantie au point de ne pas avoir le libre usage de la raison.

 

 

En sens contraire :

 

Toute action commune а l’вme et au corps est empкchйe par une imperfection du corps. Or l’intellection est une action commune а l’вme et au corps, comme cela est montrй au premier livre sur l’Вme. Donc, par le dйfaut ou l’imperfection dont les enfants souffraient dans le corps, l’usage de la raison pouvait кtre empкchй.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, « l’вme ne pense absolument pas sans phantasme ». Or l’usage de l’imagination est empкchй par l’imperfection d’un organe corporel. Donc l’usage de l’intelligence aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains disent que les enfants dans l’йtat d’innocence auraient eu le plein usage de tous les membres corporels ; et que cette maladresse des membres que l’on voit maintenant chez les enfants, telle qu’ils ne peuvent se servir des pieds pour avancer ni des mains pour tailler, etc., provient totalement du premier pйchй.

 

D’autres, considйrant que de telles maladresses sont causйes par les principes naturels, par exemple l’humiditй, qui abonde nйcessairement chez les enfants, disent que mкme dans l’йtat d’innocence les membres des enfants n’auraient pas йtй tout а fait habiles dans leurs actes, sans кtre cependant tout а fait aussi dйfectueux qu’ils le sont maintenant : car maintenant, а ce qui relиve de la nature, s’ajoute ce qui relиve de la corruption. Et assurйment, cette opinion semble plus probable.

 

Puis donc qu’il est nйcessaire que l’humiditй abonde chez les enfants dans le cerveau, en lequel les puissances imaginative, estimative, la mйmoire et le sens commun ont leurs organes, il йtait nйcessaire que les actes de ces puissances surtout soient empкchйs, et par consйquent l’intelligence, qui reзoit immйdiatement ce qui provient de telles puissances et se tourne vers elles chaque fois qu’elle est en acte ; et cependant, l’usage de l’intelligence n’aurait pas йtй aussi liй chez les enfants qu’il ne l’est maintenant. Et si l’autre opinion йtait vraie, alors l’usage de l’intelligence n’aurait йtй en rien liй chez les enfants.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme peut кtre empкchйe par le corps de deux faзons. D’abord par mode de contrariйtй, ce qui se produit lorsque le corps rйsiste а l’вme et l’obscurcit : ce qui n’aurait certes pas eu lieu dans l’йtat d’innocence. Ensuite, par mode d’impuissance et d’imperfection, c’est-а-dire en tant que le corps ne suffit pas а accomplir tout ce dont l’вme, pour sa part, serait capable ; et ainsi, rien ne s’opposait а ce que l’вme dans l’йtat d’innocence soit empкchйe par le corps. En effet, il est certain qu’elle йtait alors empкchйe par le corps d’obйir а la poussйe, et de changer de lieu aussi facilement que lorsqu’elle est sйparйe ; et de cette faзon, elle йtait empкchйe de pouvoir user parfaitement de ses puissances. Cependant, il n’y aurait eu en cela aucune douleur, car l’вme, а cause de son йtat ordonnй, n’aurait commandй que ce que le corps pouvait exйcuter.

 

Bien que l’intelligence ne se serve pas d’un organe, cependant elle reзoit ce qui provient de puissances qui usent d’un organe ; voilа pourquoi son acte est empкchй par l’embarras ou l’imperfection des organes corporels.

 

L’espиce intelligible doit а l’intellect agent, qui est une puissance supйrieure а l’intellect possible, ce qui en elle est formel, et par quoi elle est actuellement intelligible ; quoique ce qui est matйriel en elle soit abstrait des phantasmes. Voilа pourquoi l’intellect possible reзoit plus proprement ce qui provient du supйrieur que de l’infйrieur, puisque ce qui vient de l’infйrieur ne peut кtre reзu par l’intellect possible que pour autant qu’il reзoit la forme d’intelligibilitй de l’intellect agent. Ou bien il faut rйpondre que les puissances infйrieures sont aussi supйrieures а un certain point de vue, surtout dans leur puissance d’agir et de causer, du fait mкme qu’elles sont plus proches des rйalitйs extйrieures, qui sont la cause et la mesure de notre connaissance. Et de lа vient que le sens, non par soi mais parce qu’il est formellement dйterminй par l’espиce de la rйalitй sensible, sert а l’imagination, et ainsi de suite.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme а des objets. Par consйquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance imaginative est abоmй, comme c’est le cas des frйnйtiques, alors l’homme ne peut mкme pas se servir de la science dйjа acquise, tant que l’вme est dans le corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’вme sйparйe du corps, et qui a un autre mode d’intellection.

 

L’organe de la puissance imaginative, de la mйmoire et de la cogitative est dans le cerveau lui-mкme, qui est un lieu de trиs grande humiditй dans le corps humain. C’est pourquoi, а cause aussi de l’abondance d’humiditй qui est chez les enfants, les actes de ces puissances sont mкme plus empкchйs que ceux des sens extйrieurs. Or l’intelligence reзoit immйdiatement ce qui provient non des sens extйrieurs, mais des sens internes.

 

Certains autres animaux sont naturellement de tempйrament sec : voilа pourquoi au premier temps de leur crйation il n’y a pas en eux une abondance d’humiditй telle que les actes des sens internes soient beaucoup empкchйs. Mais l’homme est naturellement d’un tempйrament modйrй, et il est nйcessaire qu’abonde en lui le chaud et l’humide : et c’est pourquoi au premier temps de sa gйnйration il est nйcessaire que se trouve en lui une humiditй proportionnellement plus grande. En effet, dans toutes les gйnйrations d’animaux et de plantes, le dйbut se trouve dans le liquide.

 

Le corps qui se corrompt appesantit l’вme non seulement par l’impuissance mais aussi par la rйsistance et l’obscurcissement. Mais le corps de l’homme dans l’йtat d’innocence empкchait les actes de l’вme seulement par une imperfection de puissance ou de disposition.

Question 19 : [La connaissance de l’вme aprиs la mort]

 

Article 1 : L’вme, aprиs la mort, peut-elle penser ?

Article 2 : L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?

 

 

Article 1 : L’вme, aprиs la mort, peut-elle penser ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Aucune opйration commune а l’вme et au corps ne peut demeurer dans l’вme aprиs la mort. Or penser est une opйration commune а l’вme et au corps ; en effet, le Philosophe dit au premier livre sur l’Вme que « dire que l’вme pense, c’est comme si l’on disait qu’elle tisse ou qu’elle bвtit ». L’вme, aprиs la mort, ne peut donc penser.

 

[Le rйpondant] disait que le Philosophe parle de l’acte d’intellection qui convient а l’вme dans sa face infйrieure, et non de celui qui lui convient dans sa face supйrieure. En sens contraire : la face supйrieure de l’вme est celle par laquelle elle se tourne vers les rйalitйs divines. Or, mкme quand l’homme pense quelque chose par rйvйlation divine, sa pensйe dйpend du corps, car il est nйcessaire que cette pensйe aussi ait lieu par une conversion aux phantasmes, qui sont dans un organe corporel. En effet, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй des voiles sacrйs » ; et il appelle « voiles » les formes corporelles mкmes sous lesquelles les rйalitйs spirituelles sont rйvйlйes. La pensйe qui convient а l’вme dans sa face supйrieure dйpend donc du corps ; et ainsi, la pensйe ne reste en aucune faзon dans l’вme aprиs la mort.

 

Il est dit en Eccl. 9, 5 : « Les vivants savent qu’ils doivent mourir, mais les morts ne connaissent rien de plus » ; la Glose : « parce qu’ils n’avancent plus ». Il semble donc que l’вme, aprиs la mort, ou ne connaоt rien, si l’expression « de plus » est prise temporellement, ou du moins ne peut penser les choses qu’elle n’a pas dйjа pensйes ; car alors elle progresserait, ce qui s’oppose а la Glose.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, les objets sensibles sont au sens ce que les phantasmes sont а l’вme intellective. Or le sens ne peut rien sentir si des objets sensibles ne lui sont pas prйsentйs. Donc l’вme humaine non plus ne peut rien penser si des phantasmes ne lui sont pas prйsentйs. Or les phantasmes ne lui sont pas prйsentйs aprиs la mort ; car ils ne sont prйsentйs que dans un organe corporel. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.

 

[Le rйpondant] disait que le Philosophe parle de l’вme dans son йtat d’union au corps. En sens contraire : on dйtermine l’objet de la puissance en fonction de la nature de la puissance elle-mкme. Or la nature de l’вme intellective est la mкme avant et aprиs la mort. Si donc l’вme intellective avant la mort est ordonnйe aux phantasmes comme а des objets, il semble qu’il en va de mкme aussi aprиs la mort ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’вme ne peut penser si la puissance intellective lui est фtйe. Or aprиs la mort, les puissances intellectives que sont l’intellect agent et l’intellect possible ne restent pas dans l’вme. En effet, de telles puissances lui conviennent а cause de l’union de l’вme et du corps ; car si elle n’йtait pas unie au corps, elle n’aurait pas ces puissances, comme l’ange non plus ne les a pas. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.

 

 Le Philosophe dit au premier livre sur l’Вme que la pensйe est corrompue lorsque quelque chose est corrompu а l’intйrieur. Or cet intйrieur dont parle le Philosophe est corrompu а la mort. Il n’y aura donc pas de pensйe aprиs la mort.

 

Si l’вme aprиs la mort pense, il est nйcessaire qu’elle pense au moyen de quelque puissance ; car tout ce qui agit, agit par une puissance active, et ce qui subit, subit par une puissance passive. Elle pense donc soit par la mкme puissance qu’elle a eue dans l’йtat de voie, soit par une autre. Si c’est par une autre, alors il semble que lorsqu’elle est sйparйe du corps, de nouvelles puissances lui naissent en plus ; ce qui ne semble pas probable. Et si c’est par la mкme, cela non plus ne semble pas probable, puisque les puissances qu’elle a maintenant sont en elle en raison de l’union au corps, union qui cesse а la mort. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.

 

 Si la puissance intellective demeure en elle, elle demeure soit dans la mesure oщ elle est fondйe dans la substance de l’вme, soit dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte. Or ce n’est pas dans la mesure oщ elle est fondйe dans la substance de l’вme : car si elle demeurait seulement ainsi, elle ne pourrait rien penser d’autre qu’elle-mкme. Ni non plus dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte : car dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte, elle est perfectionnйe par les habitus qu’elle a acquis dans le corps, habitus qui assurйment dйpendent du corps. Il semble donc que la puissance intellective ne demeure pas aprиs la mort ; et ainsi, l’вme aprиs la mort ne pensera pas.

 

10° Tout ce qui est pensй, est pensй soit au moyen de l’essence de celui qui pense, soit au moyen de l’essence de la rйalitй pensйe, soit au moyen de la ressemblance en celui qui pense de la rйalitй pensйe. Or, l’on ne peut pas dire que l’вme ne pense la rйalitй qu’au moyen de l’essence de la rйalitй pensйe elle-mкme : car alors elle ne penserait que soi-mкme, les habitus, et les autres choses dont les essences sont actuellement en elle. Semblablement, on ne peut pas dire qu’elle ne pense qu’au moyen de l’essence d’elle-mкme pensant : car alors, si elle pensait d’autres choses que soi, il serait nйcessaire que son essence soit le modиle des autres rйalitйs, comme l’essence divine est le modиle de toutes les rйalitйs ; et par ce moyen, Dieu, en pensant son essence, pense toutes les autres choses, ce qui ne peut pas se dire de l’вme. Ni, de mкme, au moyen des ressemblances en l’вme des rйalitйs pensйes : car il semblerait qu’elle pense surtout au moyen des espиces qu’elle a acquises dans le corps. Et l’on ne peut pas dire qu’elle ne pense que par elles : car alors les вmes des enfants, qui n’ont rien reзu des sens, ne penseraient rien aprиs la mort. Il semble donc qu’en aucune faзon l’вme aprиs la mort ne peut penser.

 

11° Si [le rйpondant] dit qu’elle connaоtra par des espиces concrййes, alors en sens contraire : tout ce qui est concrйй а l’вme, lui convient indiffйremment qu’elle soit dans le corps ou sйparйe du corps. Si donc l’вme humaine possиde des espиces concrййes pour pouvoir connaоtre, la connaissance au moyen de telles espиces lui convient non seulement aprиs qu’elle est sйparйe du corps, mais aussi pendant qu’elle est dans le corps ; et ainsi, il semble que les espиces qu’elle reзoit des rйalitйs seraient superflues.

 

12° Et si [le rйpondant] dit que, pendant qu’elle est unie au corps, elle est empкchйe par le corps de pouvoir s’en servir, alors en sens contraire : si le corps empкche l’usage des ces espиces, ce sera soit en raison de la nature corporelle, soit en raison de la corruption. Or ce n’est pas en raison de la nature corporelle, car elle n’a aucune contrariйtй avec l’intelligence ; or une chose ne peut кtre naturellement empкchйe que par son contraire. Ni, de mкme, en raison de la corruption : car alors, dans l’йtat d’innocence, quand une telle corruption n’existait pas, l’homme aurait pu se servir de ce genre d’espиces innйes, et dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de l’intermйdiaire des sens pour que l’вme reзoive les espиces provenant des rйalitйs ; ce qui semble кtre faux. Il semble donc que l’вme sйparйe ne pense pas par des espиces innйes.

 

13° Et si [le rйpondant] dit qu’elle pense par des espиces infuses, alors en sens contraire : ce genre d’espиces lui est infusй soit par Dieu, soit par un ange. Or ce n’est pas par un ange, car il serait alors nйcessaire que de telles espиces soient crййes par l’ange dans l’вme. Ni, de mкme, par Dieu, car il n’est pas probable que Dieu infuse ses dons а ceux qui sont en enfer ; d’oщ il s’ensuivrait que les вmes en enfer ne penseraient pas. Et ainsi, il ne semble pas que l’вme sйparйe pense par des espиces infuses.

 

14° Saint Augustin, au dixiиme livre sur la Trinitй, chap. 5, dйterminant la faзon dont l’вme connaоt, dit ceci : « Comme l’вme ne peut emporter ces corps а l’intйrieur d’elle-mкme, en ce qui est comme le domaine de la nature incorporelle, elle roule en elle leurs images et entraоne ces images faites d’elle-mкme en elle-mкme. Elle leur donne pour les former quelque chose de sa propre substance ; elle conserve pourtant le pouvoir de juger de telles images : ce pouvoir, c’est proprement l’esprit, l’intelligence raisonnable, qui demeure comme principe de jugement. Car ces parties de l’вme qu’informent les ressemblances corporelles, nous sentons qu’elles nous sont communes avec les animaux. » En ces paroles, il est exprimй que le jugement de l’вme raisonnable porte sur les images par lesquelles sont informйes les puissances sensitives. Or de telles images ne demeurent pas aprиs la mort, puisqu’elles sont reзues dans un organe corporel. Le jugement de l’вme raisonnable, qui est sa pensйe, ne demeure donc pas non plus dans l’вme aprиs la mort.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Jean Damascиne, « aucune essence ne peut кtre privйe de son opйration propre ». Or l’opйration propre а l’вme raisonnable est de penser. L’вme pense donc, aprиs la mort.

 

De mкme qu’une chose est rendue passive par son union а un corps matйriel, de mкme elle est rendue active par sйparation de ce mкme corps ; en effet, le chaud agit et subit suivant l’union de la chaleur et de la matiиre ; et s’il y avait une chaleur sans matiиre, elle agirait et ne subirait pas. Donc l’вme aussi est rendue tout а fait active par la sйparation du corps. Or, que les puissances de l’вme ne puissent pas connaоtre par elles-mкmes sans des objets extйrieurs, cela leur convient en tant qu’elles sont passives, comme le Philosophe le dit du sens, au deuxiиme livre sur l’Вme. Donc l’вme, aprиs la sйparation du corps, pourra penser par soi-mкme sans recevoir ce qui provient des objets.

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй que « de mкme que l’вme recueille au moyen des sens corporels les connaissances qu’elle a des rйalitйs corporelles, de mкme les connaissances qu’elle a des rйalitйs incorporelles, elle les recueille par elle-mкme ». Or elle sera toujours prйsente а elle-mкme. Elle pourra donc au moins avoir la pensйe des rйalitйs incorporelles.

 

Comme on le voit dans la citation prйcйdente de saint Augustin, l’вme connaоt les rйalitйs corporelles en roulant leurs images et en les entraоnant en elle-mкme. Or elle pourra faire cela plus librement aprиs la sйparation du corps ; d’autant plus que saint Augustin dit dans la citation en question qu’elle le fait par elle-mкme. Elle pourra donc mieux penser une fois sйparйe du corps.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme que l’вme sйparйe du corps entraоne avec elle ses puissances. Or c’est en raison de ses puissances qu’elle est appelйe cognitive. Elle pourra donc connaоtre, aprиs la mort.

 

 

Rйponse :

 

Comme dit le Philosophe au premier livre sur l’Вme, si aucune des opйrations de l’вme elle-mкme ne lui est propre, c’est-а-dire si elle ne peut en avoir une sans le corps, alors il est impossible que l’вme soit elle-mкme sйparйe du corps. En effet, l’opйration d’une rйalitй quelconque est pour ainsi dire sa fin, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur en elle. Par consйquent, de mкme que nous soutenons fermement, suivant la foi catholique, que l’вme aprиs la mort demeure sйparйe du corps, de mкme aussi il est nйcessaire de soutenir qu’existant sans le corps elle peut penser. Mais il est difficile de concevoir la faзon dont elle pense, car il est nйcessaire de poser qu’elle a un autre mode d’intellection que maintenant ; puisqu’il apparaоt maintenant avec йvidence qu’elle ne peut penser que si elle se tourne vers les phantasmes, qui ne restent absolument pas aprиs la mort.

 

Certains disent que, de mкme qu’elle reзoit maintenant les espиces provenant des rйalitйs sensibles par l’intermйdiaire des sens, de mкme elle pourra alors recevoir sans l’intervention d’aucun sens. Mais cela semble impossible, car le passage d’un extrкme а l’autre extrкme ne se fait que par des mйdiums. Or l’espиce a, dans la rйalitй sensible elle-mкme, une existence trиs matйrielle, mais dans l’intelligence, une existence trиs spirituelle ; il est donc nйcessaire qu’elle passe а cette spiritualitй par l’intermйdiaire de certains degrйs, par exemple : dans le sens, elle a une existence plus spirituelle que dans la rйalitй sensible, dans l’imagination encore plus spirituelle que dans le sens, et ainsi de suite en montant.

 

C’est pourquoi d’autres affirment que l’вme pense aprиs la mort au moyen des espиces des rйalitйs qu’elle a reзues des sens lorsqu’elle йtait dans le corps, et conservйes dans l’вme elle-mкme. Mais cette opinion est rйprouvйe par certains auteurs qui suivent l’opinion d’Avicenne. En effet, puisque l’вme intellective ne se sert pas d’un organe corporel quant а l’intelligence, une chose ne peut exister dans la partie intellective de l’вme qu’en tant qu’intelligible. Mais dans les puissances qui usent d’un organe corporel, une chose peut кtre conservйe non en tant que connaissable mais comme en un certain sujet corporel ; et c’est pourquoi il arrive qu’il y ait des puissances sensitives qui n’apprйhendent pas toujours actuellement les espиces ou les concepts conservйs en elles, comme cela est clair pour l’imagination et la mйmoire. De la sorte, il semble que dans la partie intellective rien ne soit conservй qui ne soit apprйhendй actuellement ; et ainsi, en aucune faзon l’вme ne peut penser aprиs la mort au moyen d’espиces dйjа reзues des rйalitйs.

 

Mais cela ne semble pas vrai, car tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Or, puisque la substance immatйrielle a un кtre plus fixe et plus stable que la substance corporelle, les espиces seront reзues dans la partie intellective de faзon plus ferme et immobile que dans aucune rйalitй matйrielle. Et bien qu’elles soient reзues en elle en tant qu’intelligibles, il n’est cependant pas nйcessaire qu’elles soient toujours pensйes en acte, car elle ne sont pas toujours en acte parfait, ni en puissance pure ; mais en acte incomplet, qui est intermйdiaire entre la puissance et l’acte, ce qui revient а une existence habituelle dans l’intelligence. Et c’est pourquoi le Philosophe veut que l’вme intellective soit le lieu des espиces, au troisiиme livre sur l’Вme, parce qu’elle les retient en elle et les conserve. Mais cependant, de telles espиces dйjа reзues et conservйes ne suffisent pas а la connaissance qu’il est nйcessaire de poser dans l’вme sйparйe ; d’abord а cause des вmes des enfants, ensuite parce que de nombreuses choses seront connues de l’вme sйparйe qui ne sont pas connues de nous maintenant, comme les peines de l’enfer, et autres choses semblables.

 

Voilа pourquoi d’autres prйtendent que l’вme sйparйe, bien qu’elle ne reзoive pas ce qui provient des rйalitйs, a cependant le pouvoir de se conformer aux rйalitйs а connaоtre lorsqu’elle est en leur prйsence ; comme nous voyons que l’imagination compose par elle-mкme des formes qu’elle n’a jamais reзues par les sens. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car il est impossible qu’une seule et mкme chose se fasse passer de la puissance а l’acte. Or notre вme est en puissance aux ressemblances des rйalitйs par lesquelles elle connaоt. Il est donc nйcessaire qu’elles soient mises en acte non par l’вme elle-mкme, mais par une chose qui a ces ressemblances en acte : soit par les rйalitйs mкmes, soit par Dieu, en qui toutes les formes sont en acte. Par consйquent, ni l’intelligence ni mкme l’imagination ne compose de forme nouvellement, si ce n’est а partir de choses prйexistantes ; par exemple, celle-ci compose la forme de montagne d’or а partir des ressemblances prйexistantes d’or et de montagne.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent que les formes par lesquelles l’вme sйparйe pense lui sont imprimйes par Dieu dиs sa crйation mкme, et que c’est par elles, selon certains, que nous pensons, mкme maintenant ; de sorte que l’вme n’obtient pas de nouvelles espиces par les sens, mais elle est seulement excitйe а regarder les espиces qu’elles a en soi, conformйment а l’opinion des Platoniciens, qui voulaient qu’apprendre ne fыt rien d’autre que se souvenir. Mais l’expйrience contredit cette opinion. En effet, nous constatons que celui qui manque d’un sens, manque d’une science, par exemple celui qui n’a pas la vue ne peut avoir de science concernant les couleurs ; ce qui ne serait point, si l’вme n’avait pas besoin pour connaоtre de recevoir des espиces depuis les sens.

 

Mais selon d’autres, l’вme unie au corps ne pense rien au moyen de ces espиces concrййes, йtant empкchйe par le corps ; mais elle pensera par elles quand elle sera sйparйe du corps. Mais cela aussi semble dur а admettre, que les espиces qui sont naturellement mises dans l’вme soient totalement empкchйes par le corps, alors que l’union du corps et de l’вme n’est pas accidentelle а l’вme, mais naturelle. En effet, nous ne rencontrons jamais que, lorsque deux choses sont naturelles а une rйalitй, l’une soit le total empкchement de l’autre ; sinon l’autre existerait inutilement. Cette position est aussi en dйsaccord avec l’opinion du Philosophe qui, au troisiиme livre sur l’Вme, compare l’intelligence humaine а une table sur laquelle rien n’est йcrit.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement en disant que chaque chose reзoit l’influence de son supйrieur suivant le mode de son кtre. Or l’вme raisonnable possиde l’кtre en un certain mode intermйdiaire entre les formes sйparйes et les formes matйrielles. En effet, les formes sйparйes que sont les anges reзoivent de Dieu un кtre indйpendant de toute matiиre, et qui n’est en aucune matiиre. Les formes matйrielles, par contre, reзoivent de Dieu un кtre а la fois existant dans la matiиre, et dйpendant de la matiиre, car il ne peut кtre conservй sans matiиre. Mais l’вme raisonnable tient de Dieu un кtre existant certes dans la matiиre — en tant qu’elle est la forme du corps, et par lа unie au corps dans son кtre — mais non dйpendant du corps, car l’кtre de l’вme peut se conserver sans le corps. Et c’est pourquoi l’вme raisonnable reзoit l’influence de Dieu d’une faзon intermйdiaire entre les anges et les substances matйrielles. Car elle reзoit la lumiиre intellectuelle de telle faзon que sa connaissance intellective se rйfиre au corps, en tant qu’elle reзoit (les phantasmes) en provenance des puissances corporelles, et qu’elle doive regarder vers eux lorsqu’elle considиre en acte ; en quoi elle se trouve infйrieure aux anges. Et cependant cette lumiиre n’est pas liйe au corps de sorte que son opйration s’accomplisse par un organe corporel ; en quoi elle se trouve supйrieure а toute forme matйrielle, qui n’a point d’opйration а laquelle la matiиre ne participe. Mais quand l’вme sera sйparйe du corps, de mкme qu’elle n’aura son кtre ni dйpendant du corps ni existant dans le corps, de mкme aussi elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle de telle sorte qu’elle ne sera pas liйe au corps comme si elle s’exerзait par lui, et n’aura absolument aucune relation avec le corps.

 

Et ainsi, lorsque l’вme nouvellement crййe est infusйe au corps, il ne lui est donnй de connaissance intellectuelle qu’en relation avec les puissances corporelles : par exemple, il lui est donnй de pouvoir par l’intellect agent rendre intelligibles en acte les phantasmes, qui sont intelligibles en puissance, et recevoir par l’intellect possible les espиces ainsi abstraites. Et de lа vient que, tant qu’elle a un кtre uni au corps dans le prйsent йtat de voie, mкme les choses dont les espиces sont conservйes en elle, elle ne les connaоt qu’en regardant vers les phantasmes. Et toujours pour la mкme raison, des rйvйlations de Dieu ne lui sont faites que sous les apparences des phantasmes, et elle ne peut pas non plus penser les substances sйparйes, celles-ci ne pouvant кtre adйquatement connues au moyen des espиces des rйalitйs sensibles. Mais quand elle aura un кtre dйgagй du corps, alors elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle а la faзon dont les anges reзoivent, sans aucune rйfйrence au corps, c’est-а-dire qu’elle recevra de Dieu lui-mкme les espиces des rйalitйs, et il ne sera pas nйcessaire, pour penser en acte par ces espиces ou par celles qu’elle a dйjа acquises, de se tourner vers des phantasmes ; il ne lui sera pas moins possible de voir d’une connaissance naturelle les substances sйparйes elles-mкmes, que sont les anges ou les dйmons, mais non pas Dieu, ce qui n’est accordй а aucune crйature sans la grвce.

 

De tout cela, l’on peut dйduire que l’вme aprиs la mort pense de trois faзons : d’abord par les espиces qu’elle a reзues des rйalitйs pendant qu’elle йtait dans le corps ; ensuite par les espиces divinement infusйes lors mкme de sa sйparation d’avec le corps ; enfin en voyant les substances sйparйes et en regardant en elles les espиces des rйalitйs. Mais ce dernier mode n’est pas soumis а son arbitre, mais plutфt а l’arbitre de la substance sйparйe, qui ouvre son intelligence en parlant et ferme celle-ci en se taisant ; et l’on a dit ailleurs en quoi consistait cette parole.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’opйration de l’intelligence qui est commune а l’вme et au corps est l’opйration qui convient maintenant а l’вme intellective en relation avec les puissances corporelles, que l’on considиre cette opйration dans la partie supйrieure de l’вme, ou dans la partie infйrieure. Mais aprиs la mort, l’вme sйparйe du corps aura une opйration qui ne se fera point par un organe corporel et n’aura aucune relation avec le corps.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Cette citation parle de l’avancement du mйrite ; et cela ressort d’une autre glose qui dit au mкme endroit : « certains affirment qu’aprиs la mort les mйrites croissent et dйcroissent » ;

si bien que le sens est : « ils n’avancent plus » dans la connaissance, c’est-а-dire pour avoir un plus grand mйrite ou une plus grande rйcompense, ou pour qu’une connaissance plus claire leur soit due ; et le sens n’est pas qu’ensuite il ne connaоtraient rien de ce qu’ils ignoraient auparavant : il est en effet йtabli qu’ils connaоtront alors les peines de l’enfer, qu’ils ne connaissent pas maintenant.

 

Le Philosophe, au troisiиme livre sur l’Вme, ne parle que de l’intelligence unie au corps ; car sinon, la considйration de l’intelligence ne concernerait pas le physicien.

 

Bien que la nature de l’вme soit la mкme avant et aprиs la mort quant а la nature de l’espиce, cependant le mode d’existence n’est pas le mкme, et par consйquent le mode d’opйration non plus.

 

Dans l’вme sйparйe demeureront la puissance intellective, et l’intellect agent, et l’intellect possible : car de telles puissances ne sont pas causйes dans l’вme par le corps ; quoique, lorsqu’elles existent dans l’вme unie au corps, elles aient une relation avec le corps, qu’elles n’auront pas dans l’вme sйparйe.

 

Le Philosophe parle de la pensйe qui nous convient maintenant par rapport aux phantasmes : en effet, elle est empкchйe lorsque l’organe corporel est empкchй, et totalement corrompue lorsqu’il est corrompu.

 

Les mкmes puissances intellectives qui sont maintenant dans l’вme seront dans l’вme sйparйe, car elles sont naturelles ; or il est nйcessaire que les puissances naturelles demeurent, quoiqu’elles aient maintenant avec le corps une relation qu’elles n’auront pas alors, comme on l’a dit.

 

Les puissances intellectives demeurent dans l’вme sйparйe, tant du cфtй oщ elles sont enracinйes dans l’essence de l’вme, que du cфtй oщ elles se rapportent а l’acte ; et il n’est pas nйcessaire que les habitus qui ont йtй acquis dans le corps soient dйtruits ; sauf peut-кtre suivant l’opinion susmentionnйe, qui prйtend qu’une espиce ne reste dans l’intelligence qu’au moment oщ elle est actuellement pensйe. Supposй aussi que ces habitus ne restent pas, la puissance intellective resterait ordonnйe aux actes de l’autre sorte.

 

10° L’вme aprиs la mort pense par des espиces. Et elle peut assurйment penser au moyen des espиces qu’elle a acquises dans le corps, bien que celles-ci ne suffisent pas tout а fait, comme l’objection le mentionne.

 

11° & 12° Nous accordons les deux arguments suivants.

 

13° L’infusion des dons gratuits ne parvient pas а ceux qui sont en enfer ; mais ceux-ci ne sont pas privйs de la participation aux dons qui appartiennent а l’йtat de nature : car rien n’est universellement privй de la participation du bien, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Or la susdite infusion d’espиces, qui se fait lors de la sйparation de l’вme et du corps, relиve de la condition naturelle de la substance sйparйe ; voilа pourquoi les вmes des damnйs ne sont pas non plus privйes d’une telle infusion.

 

14° Saint Augustin veut montrer par ces paroles comment l’вme s’entoure des ressemblances des rйalitйs corporelles, au point d’estimer parfois qu’elle-mкme est un corps, comme on le voit clairement dans les opinions des anciens philosophes. Et il dit que cela se produit parce que l’вme, tendue vers les corps, s’applique а ceux-ci au moyen des sens extйrieurs, et par ce moyen s’efforce d’introduire vers soi les corps eux-mкmes autant que possible. Or, йtant elle-mкme incorporelle, elle ne peut « emporter les corps eux-mкmes » а l’intйrieur de soi, mais elle introduit les ressemblances des corps « comme dans le domaine de la nature incorporelle » : encore que les formes existant dans l’imagination soient sans matiиre, elles ne parviennent cependant pas jusqu’au domaine de la nature incorporelle, n’йtant pas encore dйgagйes des dйpendances de la matiиre. Or il est dit qu’elle « entraоne » ces ressemblances, en tant qu’elle les abstrait quasi subitement des rйalitйs sensibles. Il est dit qu’elle les « roule », en tant qu’elle les simplifie, ou en tant qu’elle les compose et les divise. Elle les « fait en elle-mкme », en tant qu’elles sont reзues dans la puissance de l’вme, c’est-а-dire l’imaginative. Elle les « fait d’elle-mкme », car c’est l’вme elle-mкme qui forme en soi de telles imaginations, de sorte que l’expression « de » indique le principe efficient. Voilа pourquoi il ajoute que l’вme « donne pour former ces espиces quelque chose de sa propre substance », c’est-а-dire qu’une certaine partie de l’вme enracinйe dans sa substance est affectйe а la charge de former les images. Mais tout ce qui juge de quelque chose doit nйcessairement en кtre libre — et c’est pourquoi l’intelligence est faite pure et sans mйlange, afin de juger toutes choses, suivant le Philosophe — ; par consйquent, pour que l’вme juge sur de telles images, qui ne sont pas les rйalitйs elles-mкmes, mais les ressemblances des rйalitйs, il est nйcessaire qu’il y ait dans l’вme quelque chose de supйrieur, qui n’est pas occupй par ces images : et c’est l’esprit, qui peut juger sur de telles images. Cependant, il n’est pas nйcessaire que l’esprit juge de ces seules images, mais il juge parfois aussi de ces choses qui ne sont ni des corps, ni des ressemblances de corps.

Article 2 : L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si elle connaоt les singuliers, c’est soit au moyen d’espиces concrййes, soit au moyen d’espиces acquises. Or ce n’est pas par des espиces acquises, car dans la partie intellective sont reзues des espиces non pas singuliиres, mais universelles ; « et seul ce genre de l’вme est sйparй du corps, comme l’йternel du corruptible », suivant le Philosophe. Ni, de mкme, par des espиces concrййes, car, les singuliers йtant infiniment nombreux, il serait nйcessaire de poser qu’une infinitй d’espиces lui seraient concrййes, ce qui est impossible. L’вme sйparйe ne connaоt donc pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle connaоt les singuliers par une espиce universelle. En sens contraire : une espиce indistincte ne peut кtre le principe d’une connaissance distincte. Or l’espиce universelle est indistincte, tandis que la connaissance des singuliers est une connaissance distincte. L’вme sйparйe ne peut donc pas connaоtre les singuliers par des espиces universelles.

 

[Le rйpondant] disait que l’вme sйparйe, en prйsence du singulier, se conforme а celui-ci, et ainsi le connaоt. En sens contraire : quand le singulier est prйsent а l’вme, ou bien quelque chose passe du singulier vers l’вme, ou bien rien ne passe. Si quelque chose passe, l’вme sйparйe reзoit donc quelque chose des singuliers, ce qui semble discordant. Et si rien ne passe, les espиces existant dans l’вme demeurent donc communes, et ainsi, rien de singulier ne peut кtre connu par leur intermйdiaire.

 

Rien d’existant en puissance ne se fait passer de la puissance а l’acte. Or l’вme cognitive est en puissance aux rйalitйs connaissables. Elle ne peut donc elle-mкme se faire passer а l’acte, pour se conformer а elles. Et ainsi, il semble que l’вme sйparйe, en prйsence des singuliers, ne les connaisse pas.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Lc 16, 23 que le riche en enfer a connu Abraham et Lazare, et qu’il gardait la connaissance de ses frиres encore vivants. L’вme sйparйe connaоt donc les singuliers.

 

La douleur n’est pas sans connaissance. Or l’вme supportera la douleur du feu et des autres peines de l’enfer. Elle connaоtra donc les singuliers.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dit, l’вme sйparйe connaоt de deux faзons : d’abord au moyen d’espиces infusйes lors mкme de la sйparation ; ensuite par les espиces qu’elles a reзues dans le corps.

 

Et quant а la premiиre faзon, l’on doit attribuer а l’вme sйparйe une connaissance semblable а la connaissance angйlique ; donc, de mкme que les anges connaissent les singuliers par des espиces concrййes, de mкme aussi l’вme les connaоt par des espиces mises en elle lors mкme de la sйparation. En effet, puisque les idйes existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs quant а la forme et la matiиre, il est nйcessaire qu’elles en soient les modиles et les ressemblances quant а l’une et l’autre. La rйalitй est donc connue par leur moyen non seulement dans la nature du genre et de l’espиce, qui se prend des principes formels, mais aussi dans sa singularitй, dont le principe est la matiиre. Mais les formes concrййes aux esprits angйliques, et celles que les вmes acquiиrent lors de leur sйparation, sont des ressemblances de ces raisons idйales qui sont dans l’esprit divin ; de sorte que, de mкme que les rйalitйs dйrivent de ces idйes pour subsister en forme et matiиre, de mкme les espиces dйrivent dans les esprits crййs, pour leur faire connaоtre les rйalitйs et quant а la forme, et quant а la matiиre, c’est-а-dire et quant а la nature universelle, et quant а la nature singuliиre : et ainsi, au moyen de telles espиces l’вme sйparйe connaоt les singuliers.

 

Quant aux espиces qui sont reзues des sens, elles sont semblables aux rйalitйs dans la mesure seulement oщ les rйalitйs peuvent agir ; c’est-а-dire par la forme. Voilа pourquoi les singuliers ne peuvent pas кtre connus par leur intermйdiaire, sauf peut-кtre en tant qu’elles sont reзues dans une puissance usant d’un organe corporel, en laquelle elles sont reзues en quelque sorte matйriellement, et donc particuliиrement. Mais dans l’intelligence, qui est tout а fait exempte de matiиre, elles ne peuvent кtre le principe que d’une connaissance universelle, sauf peut-кtre par une certaine rйflexion sur les phantasmes а partir desquels les espиces intelligibles sont abstraites. Mais cette rйflexion ne pourra pas avoir lieu aprиs la mort et la corruption des phantasmes. Cependant, l’вme pourra appliquer de telles formes universelles aux singuliers dont elle a connaissance de l’autre faзon.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les espиces acquises dans le corps, ni par des espиces concrййes, mais par des espиces mises en elle lors de la sйparation. Et cependant, il n’est pas nйcessaire pour qu’elle connaisse les singuliers qu’une infinitй d’espиces lui soient alors aussi infusйes : d’une part parce que les singuliers qui doivent кtre connus d’elle ne sont pas infiniment nombreux actuellement ; d’autre part parce qu’au moyen d’une unique ressemblance de l’espиce, la substance sйparйe peut connaоtre tous les individus de cette espиce, en tant que cette ressemblance de l’espиce est faite ressemblance propre de chacun des singuliers suivant le rapport propre а tel ou tel individu, comme on l’a dit des anges dans la question sur les anges, et comme cela est clair pour l’essence divine, qui est la similitude propre non seulement des individus d’une seule espиce, mais de tous les йtants, suivant les divers rapports aux diffйrentes rйalitйs.

 

Bien que les espиces par lesquelles l’вme sйparйe connaоt les singuliers soient en elles-mкmes immatйrielles, et donc universelles, elles sont cependant des ressemblances de la rйalitй et quant а la nature universelle et quant а la nature singuliиre ; voilа pourquoi rien n’empкche que des singuliers soient connus par leur intermйdiaire.

 

3° &Nous accordons les autres arguments.

Question 21 : [Le bien]

 

Introduction

 

Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ?

Article 2 : L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ?

Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ?

Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ?

Article 5 : Le bien crйй est-il bon par son essence ?

Article 6 : Le bien crйй consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint Augustin ?

 

 

Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Chaque chose, par son essence, est un йtant. Or la crйature n’est pas bonne par essence mais par participation. Le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant quant а la rйalitй.

 

Puisque le bien inclut l’йtant dans sa notion, et que cependant le bien est distinct de l’йtant quant а la notion, il est nйcessaire que la notion de bien ajoute quelque chose а la notion d’йtant. Or, l’on ne peut pas dire qu’il ajoute а l’йtant une nйgation, comme l’un, qui ajoute а l’йtant l’indivision, car toute la notion de bien consiste en une position. Le bien ajoute donc positivement quelque chose а l’йtant ; et ainsi, il semble qu’il ajoute rйellement quelque chose.

 

[Le rйpondant] disait qu’il ajoute une relation а la fin. En sens contraire : dans ce cas, le bien ne serait rien d’autre qu’un йtant relatif. Or l’йtant relatif concerne un genre d’йtant dйterminй, celui de la relation. Le bien est donc dans un prйdicament dйterminй ; ce qui s’oppose au Philosophe au premier livre de l’Йthique, oщ il pose le bien dans tous les genres.

 

Comme on peut le dйduire des paroles de Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, le bien est diffusif de soi et de l’кtre. Donc ce qui fait qu’une chose est diffusive rend cette chose bonne. Or diffuser implique une certaine action ; et l’action procиde de l’essence par l’intermйdiaire de la puissance. Une chose est donc appelйe bonne en raison de la puissance ajoutйe а l’essence ; et ainsi, le bien ajoute rйellement quelque chose а l’кtre.

 

Plus on s’йloigne de l’unique principe simple, plus on trouve dans les rйalitйs une grande diversitй. Or en Dieu, l’йtant et le bien sont un par la rйalitй, et se distinguent par la notion. Donc, dans les crйatures, ils se distinguent plus que par la notion ; et ainsi, ils se distinguent par la rйalitй, puisqu’au-dessus de la distinction de notion il n’y a que la distinction de rйalitй.

 

Les prйdicats accidentels ajoutent rйellement а l’essence de la rйalitй. Or la bontй est accidentelle а la rйalitй crййe ; sinon elle ne pourrait pas perdre la bontй. Le bien ajoute donc rйellement quelque chose а l’йtant.

 

 Tout ce qui se dit par dйtermination formelle d’une chose, ajoute а celle-ci rйellement quelque chose, йtant donnй que rien n’est dйterminй formellement par soi-mкme. Or le bien se dit par dйtermination formelle, comme il est dit dans le commentaire du livre des Causes ; le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant.

 

En outre, rien n’est dйterminй par soi-mкme ; or le bien dйtermine l’йtant ; le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant.

 

[Le rйpondant] disait que le bien dйtermine l’йtant quant а la notion. En sens contraire : ou bien quelque chose correspond а cette notion dans la rйalitй, ou bien rien n’y correspond. Si rien n’y correspond, il s’ensuivra que cette notion est inutile et vaine ; et si quelque chose correspond dans la rйalitй, on obtient donc ce qu’on cherchait : que le bien ajoute rйellement quelque chose а l’йtant.

 

10° La relation est spйcifiйe par son terme. Or le bien signifie une relation а un terme dйterminй, qui est la fin. Le bien signifie donc une relation spйcifique. Or tout йtant spйcifiй ajoute rйellement quelque chose а l’йtant commun. Le bien ajoute donc rйellement, lui aussi, quelque chose а l’йtant.

 

11° De mкme que le bien et l’йtant sont convertibles, de mкme l’homme et « кtre capable de rire ». Or bien que « кtre capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant il ajoute rйellement а l’homme, а savoir le propre mкme de l’homme, qui est du genre des accidents. Donc le bien aussi ajoute rйellement а l’йtant.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que « c’est parce que Dieu est bon que nous sommes, et c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Il semble donc que le bien n’ajoute rien а l’йtant.

 

Chaque fois que deux choses sont dans un rapport tel que l’une ajoute а l’autre par la rйalitй ou par la notion, l’une d’elles peut кtre pensйe sans l’autre. Or l’йtant ne peut кtre pensй sans le bien. Le bien n’ajoute donc rien а l’йtant, ni par la rйalitй ni par la notion. Preuve de la mineure : Dieu peut faire plus que l’homme ne peut penser. Or Dieu ne peut pas faire un йtant qui ne soit bon ; car par le fait mкme qu’il vient du Bien, il est bon, comme le montre Boиce au livre des Semaines. L’intelligence ne peut donc pas non plus penser cela.

 

 

Rйponse :

 

Une chose peut ajouter а une autre de trois faзons. D’abord, en ajoutant une rйalitй qui soit hors de l’essence de la chose а laquelle on dit qu’elle s’ajoute ; par exemple, le blanc ajoute quelque chose au corps, car l’essence de la blancheur est hors de l’essence du corps. Ensuite, on dit qu’une chose ajoute а une autre comme en la contractant et en la dйterminant ; par exemple, l’homme ajoute quelque chose а l’animal : non qu’il y ait en l’homme quelque rйalitй qui soit complиtement hors de l’essence de l’animal — sinon il serait nйcessaire de dire que tout ce qu’est l’homme n’est pas l’animal, mais que l’animal est une partie de l’homme — mais l’animal est contractй par l’homme, car ce qui est contenu de faзon dйterminйe et actuelle dans la notion d’homme est implicitement et quasi potentiellement contenu dans la notion d’animal. Ainsi il entre dans la notion d’homme d’avoir une вme raisonnable, mais il entre dans la notion d’animal d’avoir une вme, sans dйterminer si elle est raisonnable ou non raisonnable ; cependant cette dйtermination, suivant laquelle on dit que l’homme ajoute а l’animal, est fondйe en quelque rйalitй. Enfin, on dit qu’une chose ajoute а une autre quant а la notion seulement ; c’est-а-dire quand quelque chose entre dans la notion de l’une sans entrer dans la notion de l’autre, et cependant n’est rien dans la rйalitй mais seulement dans la raison, qu’il contracte ou non ce а quoi on dit qu’il s’ajoute. En effet, « aveugle » ajoute quelque chose а l’homme, а savoir la cйcitй, qui n’est pas une chose qui est dans la rйalitй, mais seulement un йtant de raison, la raison comprenant les privations ; et l’homme est contractй par cela, car tout homme n’est pas aveugle ; mais quand on dit la taupe aveugle, il ne se fait aucune contraction par cet ajout.

 

Or il est impossible qu’une chose ajoute quelque chose а l’йtant universel de la premiиre faзon, quoiqu’il puisse y avoir ainsi une addition а quelque йtant particulier ; en effet, il n’est aucune rйalitй de nature qui soit hors de l’essence de l’йtant universel, quoiqu’il existe quelque rйalitй hors de l’essence de cet йtant-ci. De la deuxiиme faзon, certaines choses se trouvent ajouter а l’йtant, car l’йtant est contractй par les dix genres, dont chacun ajoute quelque chose а l’йtant ; non certes un accident, ou quelque diffйrence qui serait hors de l’essence de l’йtant, mais un mode d’кtre dйterminй, qui est fondй dans l’essence mкme de la rйalitй. Et de cette faзon, le bien n’ajoute rien а l’йtant, puisque le bien se divise йgalement en dix genres, comme l’йtant, ainsi qu’on le voit au premier livre de l’Йthique.

 

Voilа pourquoi il est nйcessaire ou bien qu’il n’ajoute rien а l’йtant, ou bien qu’il ajoute quelque chose qui soit seulement dans la raison. En effet, s’il ajoutait quelque chose de rйel, il serait nйcessaire que l’йtant soit contractй par la notion de bien а quelque genre spйcial. Or, puisque l’йtant est ce qui rentre en premier dans la conception de l’intelligence, comme dit Avicenne, il est nйcessaire que tout autre nom ou bien soit synonyme d’йtant, ce qui ne peut se dire du bien, puisqu’il n’est pas frivole de dire qu’un йtant est bon ; ou bien qu’il ajoute quelque chose au moins quant а la notion ; et dans ce cas, il est nйcessaire que le bien, puisqu’il ne contracte pas l’йtant, ajoute а l’йtant quelque chose qui soit seulement de raison. Or ce qui est seulement de raison ne peut кtre que deux choses : une nйgation ou quelque relation. En effet, toute position absolue signifie une chose existant dans la rйalitй.

 

Ainsi donc, а l’йtant, qui est la premiиre conception de l’intelligence, l’un ajoute ce qui est seulement de raison, а savoir une nйgation : en effet, l’on dit « un » comme on dirait « йtant indivis ». Mais le vrai et le bien se disent positivement ; ils ne peuvent donc ajouter qu’une relation qui soit seulement de raison. Or, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il se trouve que cette relation est seulement de raison, dans laquelle le sujet de la relation ne dйpend pas du terme, mais l’inverse, puisque la relation elle-mкme est une certaine dйpendance, comme cela est clair pour la science et l’objet de science, le sens et le sensible. En effet la science dйpend de l’objet de science, mais non l’inverse ; c’est pourquoi la relation par laquelle la science est rйfйrйe а l’objet de science est rйelle, tandis que la relation par laquelle l’objet de science est rйfйrй а la science est seulement de raison : car l’objet de science est dit relatif, suivant le Philosophe, non qu’il soit lui-mкme rйfйrй, mais parce qu’autre chose lui est rйfйrй. Et il en est ainsi dans toutes les autres choses qui se comportent comme la mesure et le mesurй, ou la cause de perfection et le perfectible. Il est donc nйcessaire que le vrai et le bien ajoutent а la notion d’йtant une relation de cause de perfection.

 

Or il y a deux choses а considйrer en n’importe quel йtant : la nature mкme de l’espиce, et l’existence par laquelle une chose subsiste dans cette espиce. Et ainsi, un йtant peut causer la perfection de deux faзons. D’abord par la nature de l’espиce seulement. Dans ce cas, l’intelligence qui perзoit la nature de l’йtant est perfectionnйe par celui-ci. Et cependant, l’йtant n’est pas en elle dans son existence naturelle ; aussi cette faзon de perfectionner est-elle ajoutйe а l’йtant par le vrai. En effet, le vrai est dans l’esprit, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique ; et chaque йtant est appelй vrai dans la mesure ou il est conformй ou conformable а l’intelligence ; voilа pourquoi tous ceux qui dйfinissent correctement le vrai posent l’intelligence dans sa dйfinition. Ensuite, l’йtant cause la perfection d’autre chose non seulement par la nature de son espиce, mais aussi par l’existence qu’il a dans la rйalitй. Et c’est de cette faзon que le bien cause la perfection. En effet, le bien est dans les rйalitйs, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique. Or, dans la mesure oщ un йtant cause par son existence la perfection et l’accomplissement d’un autre, il est une fin relativement а celui qu’il perfectionne ; et de lа vient que tous ceux qui dйfinissent correctement le bien posent dans sa notion quelque chose qui appartient а la relation de fin ; c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « ceux qui disent que le bien est ce que toute chose recherche, l’ont trиs bien dйfini ».

 

Ainsi donc, en premier et principalement, on appelle bon l’йtant qui cause la perfection de l’autre а la faзon d’une fin ; mais secondairement, on appelle bonne une chose qui mиne а la fin, comme l’utile est appelй bon ; ou une chose qui est de nature а obtenir la fin, comme on appelle sain non seulement ce qui a la santй, mais aussi ce qui la produit, la conserve et la signifie.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Puisque l’йtant se dit absolument et que le bien ajoute une relation de cause finale, l’essence mкme de la rйalitй considйrйe absolument suffit pour permettre а une chose d’кtre appelйe йtant, mais non d’кtre appelйe bonne ; en effet, de mкme que dans les autres genres de causes la relation de cause seconde dйpend de la relation de cause premiиre, tandis que la relation de cause premiиre ne dйpend de rien d’autre, de mкme en est-il dans les causes finales : les fins secondes participent а la relation de cause finale relativement а la fin ultime, mais la fin ultime elle-mкme a cette relation par soi. Et de lа vient que l’essence de Dieu, qui est la fin ultime des rйalitйs, suffit а permettre que Dieu soit appelй bon ; mais une fois posйe l’essence de la crйature, la rйalitй n’est pas encore appelйe bonne, si ce n’est par une relation а Dieu, qui lui donne d’кtre une cause finale. Et si l’on dit que la crйature n’est pas bonne par essence mais par participation, c’est d’une premiиre faзon, en tant que l’essence elle-mкme, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est considйrйe comme autre chose que la relation а Dieu — а cette relation elle doit d’кtre une cause finale, et а Dieu elle est ordonnйe comme а une fin. Mais d’une autre faзon, la crйature peut кtre appelйe bonne par essence : en tant que l’essence de la crйature ne se trouve pas sans la relation а la bontй de Dieu ; et c’est ce que veut dire Boиce au livre des Semaines.

 

Ce qui est seulement de raison est impliquй non seulement par la nйgation mais aussi par une certaine relation, comme on l’a dit.

 

Toute relation rйelle est dans un genre dйterminй ; mais les relations non rйelles peuvent concerner tout йtant.

 

Bien que « diffuser » semble en toute propriйtй de terme impliquer l’opйration d’une cause efficiente, cependant cela peut impliquer au sens large la relation de n’importe quelle cause, comme « influer », « faire », et autres termes de ce genre. Et lorsqu’il est dit que le bien est diffusif par sa nature, la diffusion n’est pas а prendre au sens oщ elle implique l’opйration d’une cause efficiente, mais au sens oщ elle implique la relation de cause finale ; et une telle diffusion a lieu sans l’intermйdiaire d’aucune puissance ajoutйe. Le bien signifie la diffusion de la cause finale et non de la cause agente, d’une part parce que l’efficiente, en tant que telle, n’est pas la mesure et la perfection de la rйalitй, mais plutфt son commencement ; d’autre part aussi parce que l’effet participe а la cause efficiente seulement par assimilation de la forme, tandis que la rйalitй obtient la fin par tout son кtre, et en cela consistait la notion de bien.

 

De deux faзons, des choses peuvent кtre un en Dieu quant а la rйalitй. D’abord, seulement du cфtй du sujet oщ elles se trouvent et non par leur propre nature, comme la science et la puissance. En effet, la science est identique а la puissance quant а la rйalitй, non point par la raison qu’elle est science, mais qu’elle est divine. Et les choses qui sont ainsi un en Dieu par la rйalitй, se trouvent diffйrer dans les crйatures quant а la rйalitй. Ensuite, par la nature mкme des choses que l’on dit кtre rйellement un en Dieu. Et c’est ainsi que le bien et l’йtant sont rйellement un en Dieu, car il entre dans la notion de bien de ne pas diffйrer de l’йtant quant а la rйalitй ; voilа pourquoi partout oщ l’on rencontre le bien et l’йtant, il sont identiques quant а la rйalitй.

 

De mкme qu’un certain йtant est essentiel, et un autre est accidentel, de mкme aussi un certain bien est accidentel, et un autre essentiel ; et une chose perd la bontй de la mкme faзon qu’elle perd l’кtre substantiel ou accidentel.

 

А cause de la relation susmentionnйe, il arrive que l’on dise que le bien dйtermine formellement l’йtant quant а la notion.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au huitiиme argument.

 

А cette notion quelque chose correspond dans la rйalitй, а savoir la rйelle dйpendance de ce qui est ordonnй а la fin envers la fin elle-mкme, comme c’est aussi le cas dans les autres relations de raison.

 

10° Quoique le bien signifie une relation spйciale, celle de fin, cependant cette relation convient а n’importe quel йtant, et ne pose rien dans l’йtant quant а la rйalitй ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

11° Bien que « кtre capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant cela ajoute а l’homme une nature йtrangиre, qui est hors de l’essence de l’homme ; or rien ne peut кtre ainsi ajoutй а l’йtant, comme on l’a dit.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous l’accordons, parce que le bien n’ajoute pas а l’йtant quant а la rйalitй.

 

La seconde objection entend prouver que le bien n’ajoute pas non plus quant а la notion ; voilа pourquoi il faut rйpondre qu’une chose peut кtre pensйe de deux faзons sans une autre. D’abord comme dans une йnonciation, c’est-а-dire lorsque l’on entend qu’une chose est sans l’autre ; et de cette faзon, tout ce que l’intelligence peut penser sans une autre chose, Dieu peut le faire. Mais l’йtant ne peut pas кtre ainsi pensй sans le bien, au sens oщ l’intelligence penserait qu’une chose est un йtant et n’est pas bonne. Ensuite, l’on peut penser une chose sans l’autre comme dans une dйfinition, c’est-а-dire de telle sorte que l’on pense а l’une sans en mкme temps penser а l’autre : comme l’animal est pensй sans l’homme ni toutes les autres espиces ; et ainsi, l’йtant peut кtre pensй sans le bien. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire un йtant sans bien, car l’action mкme de faire consiste а amener quelque chose а l’existence.

Article 2 : L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les opposйs sont de nature а affecter le mкme sujet. Or le bien et le mal sont opposйs. Puis donc que le mal n’est pas naturellement en toute chose — car, comme dit Avicenne, « le mal n’existe pas au-delа du disque de la lune » — il semble que le bien non plus ne se rencontre pas en toute chose ; et ainsi, le bien n’est pas convertible avec l’йtant.

 

Chaque fois que deux choses sont telles que l’une a une plus grande extension que l’autre, elles ne sont pas convertibles entre elles. Or, comme dit le commentateur Maxime au quatriиme chapitre des Noms divins, le bien s’йtend а plus de choses que l’йtant ; en effet, il s’йtend au non-йtants, qui sont appelйs а l’existence par le bien. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

Comme dit Algazel, le bien est la perfection dont l’apprйhension est dйlectable. Or tout йtant n’a pas la perfection ; en effet, la matiиre prime n’a aucune perfection. Tout йtant n’est donc pas bon.

 

En mathйmatique, il y a l’йtant, mais il n’y a pas le bien, comme le Philosophe le montre au troisiиme livre de la Mйtaphysique. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

Il est dit au livre des Causes que la premiиre de toutes les rйalitйs crййes est l’existence. Or, suivant le Philosophe dans les Catйgories, « est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй ». L’implication de l’йtant par le bien n’est donc pas rйciproque ; et ainsi, le bien et l’йtant ne sont pas convertibles.

 

 Ce qui est divisй n’est pas convertible avec l’une des choses qui le divisent, comme l’animal avec le raisonnable. Or l’йtant est divisй par le bien et le mal, puisque de nombreux йtants sont appelйs mauvais. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

La privation, elle aussi, suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, est appelйe йtant, d’une certaine faзon. Or elle ne peut en aucune faзon кtre appelйe bien ; sinon le mal, dont la raison formelle consiste dans la privation, serait bon. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, « s’il est dit que toutes choses sont bonnes, c’est parce qu’elles viennent du Bien qu’est Dieu ». Or la bontй de Dieu est sa sagesse mкme et sa justice. Donc, pour la mкme raison, tout ce qui vient de Dieu serait sagesse et chose juste, ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir que toutes choses seraient bonnes.

 

 

En sens contraire :

 

Une chose ne tend que vers ce qui lui ressemble. Or tout йtant tend vers le bien, comme dit Boиce au livre des Semaines. Tout йtant est donc bon ; et il ne peut rien y avoir de bon qui ne soit en quelque faзon. Le bien et l’йtant sont donc convertibles.

 

Du bien, rien ne peut venir qui ne soit bon. Or tout йtant procиde de la divine bontй. Tout йtant est donc bon ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection pour une autre а la faзon d’une fin, tout ce qui se trouve кtre une fin est aussi un bien. Or deux conditions entrent dans la notion de fin : que la chose soit recherchйe ou dйsirйe par ceux qui n’atteignent pas encore la fin, et qu’elle soit aimйe, et comme goыtйe avec dйlectation, par ceux qui participent а la fin : puisqu’il appartient а la mкme nature de tendre vers la fin et de se reposer d’une certaine faзon dans la fin, comme c’est par la mкme nature que la pierre se meut vers le centre et qu’elle se repose au centre.

 

Or ces deux conditions se trouvent convenir а l’кtre lui-mкme. En effet, les choses qui ne participent pas encore а l’кtre, y tendent par un certain appйtit naturel ; et c’est pourquoi la matiиre recherche la forme, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique. D’autre part, tout ce qui a dйjа l’кtre aime naturellement cet кtre qui est le sien, et le conserve de toute sa force ; aussi Boиce dit-il au troisiиme livre sur la Consolation : « La divine providence a donnй aux choses qu’elle a crййes cette cause de permanence, peut-кtre la plus grande, qui est de dйsirer naturellement demeurer, autant qu’elles le peuvent. C’est pourquoi rien ne peut te faire douter que toutes les choses qui existent recherchent naturellement la constance et la permanence, et йvitent la ruine. »

 

L’кtre lui-mкme est donc un bien. Par consйquent, de mкme qu’il est impossible que quelque chose soit un йtant sans avoir l’кtre, de mкme il est nйcessaire que tout йtant, par le fait mкme qu’il a l’кtre, soit bon ; quoique dans certains йtants, de nombreuses autres raisons de bontй s’ajoutent aussi а leur кtre, par lequel ils subsistent. D’autre part, puisque le bien inclut la notion d’йtant, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, il est impossible qu’une chose soit bonne sans кtre un йtant ; et ainsi, il reste que le bien et l’йtant sont convertibles.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le bien et le mal sont opposйs comme la privation et l’habitus ; or il n’est pas nйcessaire que la privation soit naturellement en tout sujet oщ l’habitus existe ; il n’est donc pas nйcessaire que le mal soit naturellement en tout sujet oщ le bien existe naturellement. Dans les contraires, mкme lorsque l’un se trouve naturellement en un sujet, l’autre ne s’y trouve pas naturellement, suivant le Philosophe dans les Catйgories. Mais le bien existe naturellement en tout йtant, puisqu’il est appelй bon en raison mкme de son existence naturelle.

 

Le bien s’йtend aux non-йtants non pas par prйdication mais par causalitй, en tant que les non-йtants recherchent le bien — nous appelons « non-йtants » les choses qui sont en puissance et non en acte. Mais l’кtre n’a pas la causalitй, si ce n’est peut-кtre sous l’aspect de la cause exemplaire ; mais cette causalitй ne s’йtend assurйment qu’aux choses qui participent actuellement а l’кtre.

 

De mкme que la matiиre prime est un йtant en puissance et non en acte, de mкme aussi elle est parfaite en puissance et non en acte, bonne en puissance et non en acte.

 

Les objets dont traite le mathйmaticien, par l’existence qu’ils ont dans les rйalitйs, sont bons. En effet, l’existence mкme de la ligne ou du nombre est bonne, mais ceux-ci ne sont pas considйrйs par le mathйmaticien dans leur existence mais seulement dans la nature de l’espиce ; car il les considиre abstraitement, et ils ne sont pas abstraits dans l’existence mais seulement dans la raison. Or on a dйjа dit que le bien ne suit la nature de l’espиce qu’en raison de l’existence qu’elle a en quelque rйalitй ; voilа pourquoi la notion de bien ne convient pas а la ligne ou au nombre tels qu’ils se tiennent sous la considйration du mathйmaticien, bien que la ligne et le nombre soient bons.

 

L’йtant est appelй antйrieur au bien, non pas au sens que l’objection donne а « antйrieur », mais d’une autre faзon, comme l’absolu est antйrieur au relatif.

 

Une chose peut кtre appelйe bonne tant en raison de son кtre qu’en raison de quelque propriйtй ou relation ajoutйe ; comme l’homme est appelй bon а la fois en tant qu’il est et en tant qu’il est juste et chaste, ou ordonnй а la bйatitude. Donc, du point de vue de la premiиre bontй, l’йtant est convertible avec le bien ; mais du point de vue de la seconde, le bien divise l’йtant.

 

On dit de la privation qu’elle est un йtant non pas de nature mais seulement de raison ; et de mкme aussi, elle est un bien de raison. Car connaоtre la privation, et quoi que ce soit de semblable, est bon ; et la connaissance du mal, suivant Boиce, ne peut manquer а celui qui est bon.

 

Selon Boиce, une chose est appelйe bonne en raison de son кtre mкme ; mais elle est appelйe juste en raison de son action. Or l’кtre est diffusй en toutes les choses qui procиdent de Dieu, tandis que tout ne participe pas а cet agir auquel la justice est ordonnйe. En effet, bien qu’en Dieu l’agir et l’кtre soient identiques, et que par suite sa justice soit sa bontй, cependant agir et кtre sont deux choses diffйrentes dans les crйatures. L’кtre peut donc кtre communiquй а celui а qui l’agir n’est pas communiquй, et pour ceux а qui les deux sont communiquйs, l’кtre est diffйrent de l’agir. C’est pourquoi les hommes qui sont bons et justes sont bons en tant qu’ils sont, mais ils ne sont pas justes en tant qu’ils sont mais en tant qu’ils ont un certain habitus ordonnй а l’agir ; et l’on peut dire de mкme de la sagesse et des autres choses de ce genre.

 

Ou bien l’on peut rйpondre autrement, suivant le mкme auteur : кtre juste, sage et autres choses semblables sont des biens spйciaux, puisque ce sont des perfections spйciales ; tandis que le bien dйsigne quelque chose de parfait dans l’absolu. De Dieu parfait lui-mкme procиdent donc les rйalitйs parfaites, mais non avec le mкme mode de perfection qui fait que Dieu est parfait ; car ce qui est fait n’a pas le mode de l’agent mais celui de l’њuvre ; et tout ce qui reзoit de Dieu la perfection ne le reзoit pas de la mкme faзon. Voilа pourquoi, de mкme qu’il est commun а Dieu et а toutes les crйatures d’кtre parfait dans l’absolu, mais non d’кtre parfait de telle ou telle faзon, de mкme кtre bon convient а Dieu et а toutes les crйatures, mais avoir cette bontй qui est sagesse ou qui est justice, il n’est pas nйcessaire que cela soit commun а tous ; mais certaines choses conviennent seulement а Dieu, comme l’йternitй et la toute-puissance, d’autres а certaines crйatures et а Dieu, comme la sagesse, la justice et autres choses semblables.

Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est dans les rйalitйs est antйrieur а ce qui est seulement dans l’apprйhension, йtant donnй que notre apprйhension est causйe et mesurйe par les rйalitйs. Or, suivant le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, le bien est dans les rйalitйs, et le vrai dans l’esprit. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.

 

Une chose est parfaite en soi dans sa notion avant d’кtre cause de perfection pour autrui. Or une chose est appelйe bonne en tant qu’elle est parfaite en soi, et vraie en tant qu’elle est cause de perfection pour autrui. Le bien est donc antйrieur au vrai.

 

On parle de bien en se rйfйrant а la cause finale, et de vrai en se rйfйrant а la cause formelle. Or la cause finale est antйrieure а la cause formelle, car la fin est la cause des causes. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.

 

Le bien particulier est postйrieur au bien universel. Or le vrai est un certain bien particulier, car il est le bien de l’intelligence, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. Le bien est donc naturellement antйrieur au vrai quant а la notion.

 

Le bien inclut la notion de fin. Or le premier dans l’intention est la fin. L’intention du bien est donc antйrieure а l’intention du vrai.

 

En sens contraire :

 

Le bien est cause de perfection de la volontй, et le vrai est cause de perfection de l’intelligence. Or l’intelligence prйcиde naturellement la volontй. Donc le vrai aussi prйcиde le bien.

 

Plus une chose est immatйrielle, plus elle est premiиre. Or le vrai est plus immatйriel que le bien, car le bien se rencontre dans les rйalitйs naturelles, le vrai seulement dans l’esprit immatйriel. Le vrai est donc naturellement antйrieur au bien.

 

 

Rйponse :

 

Tant le vrai que le bien, comme on l’a dit, sont des perfections, ou des causes de perfections. Or l’ordre entre des perfections peut кtre envisagй de deux faзons : d’abord du cфtй des perfections elles-mкmes ; ensuite du cфtй des perfectibles.

 

Donc, а considйrer le vrai et le bien en soi, le vrai est antйrieur au bien dans sa notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une rйalitй selon la nature de l’espиce, tandis que le bien, non seulement selon la nature de l’espиce mais aussi selon l’кtre qu’il a rйellement. Et ainsi, la notion de bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en quelque sorte par addition а celle-ci ; et ainsi, le bien prйsuppose le vrai, et le vrai prйsuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par l’apprйhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique. Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considиre en soi : aprиs l’йtant vient l’un, ensuite le vrai aprиs l’un, et enfin, aprиs le vrai, le bien.

 

Mais si l’on envisage l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, alors а l’inverse le bien est naturellement antйrieur au vrai, pour deux raisons.

 

D’abord, parce que la perfection du bien s’йtend а plus de choses que la perfection du vrai. En effet, seules sont de nature а кtre perfectionnйes par le vrai les rйalitйs qui peuvent percevoir quelque йtant en elles-mкmes, ou le possйder en elles-mкmes dans sa notion, et non dans l’кtre que l’йtant a en lui-mкme : de telles rйalitйs sont seulement celles qui reзoivent quelque chose immatйriellement, et ce sont les cognitives ; car l’espиce de la pierre est dans l’вme, mais non avec l’кtre qu’elle a dans la pierre. En revanche, mкme les rйalitйs qui reзoivent une chose avec son кtre matйriel sont de nature а кtre perfectionnйes par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espиce que selon l’кtre, comme on l’a dйjа dit. Voilа pourquoi toutes choses recherchent le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet, c’est-а-dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai, apparaоt la relation du perfectible а la perfection qu’est le bien ou le vrai.

 

Ensuite, parce que mкme les rйalitйs qui sont de nature а кtre perfectionnйes par le bien et le vrai, sont perfectionnйes par le bien avant de l’кtre par le vrai : en effet, parce qu’elles participent а l’кtre, elles sont perfectionnйes par le bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose, elles sont perfectionnйes par le vrai. Or la connaissance est postйrieure а l’кtre ; et c’est pourquoi, dans cette considйration qui part des perfectibles, le bien prйcиde le vrai.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, mais non du cфtй du vrai et du bien eux-mкmes : en effet, l’esprit est seul perfectible par le vrai, tandis que toute rйalitй est perfectible par le bien.

 

Le bien n’est pas seulement parfait, mais aussi cause de perfection, de mкme que le vrai, comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

La fin, en tant que cause, est antйrieure а l’une des autres causes ; et l’effet est perfectionnй par sa cause ; cet argument vaut donc pour la relation du perfectible а la perfection, en laquelle le bien est antйrieur. Mais а considйrer la forme et la fin dans l’absolu, puisque la forme est elle-mкme fin, la forme considйrйe en soi est antйrieure а la forme considйrйe comme la fin d’une autre chose ; or la notion de vrai rйsulte de l’espиce mкme, en tant qu’elle est pensйe comme elle est.

 

Il est dit que le vrai est un certain bien, en tant qu’il a l’кtre en quelque perfectible spйcial, et ainsi, cette objection concerne aussi la relation du perfectible а la perfection.

 

On dit que la fin est premiиre dans l’intention par rapport aux moyens, mais non par rapport aux autres causes, si ce n’est dans la mesure oщ elles sont elles-mкmes des moyens ; et ainsi, il faut rйpondre comme а la troisiиme objection. Et cependant, il faut savoir que lorsque l’on dit que la fin est premiиre dans l’intention, le mot « intention » dйsigne l’acte de l’esprit, qui est de tendre. Mais lorsque nous comparons l’intention du bien et celle du vrai, « intention » dйsigne la notion signifiйe par la dйfinition ; le mot est donc pris йquivoquement dans l’un et l’autre cas.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Une chose est de nature а кtre perfectionnйe par le bien non seulement par l’intermйdiaire de la volontй, mais aussi en tant qu’elle a l’existence ; donc, bien que l’intelligence soit antйrieure а la volontй, il ne s’ensuit pas qu’une chose soit perfectionnйe par le vrai avant de l’кtre par le bien.

 

Cet argument vaut pour le vrai et le bien en tant qu’ils sont considйrйs en eux-mкmes ; il doit donc кtre accordй.

Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, « si, par impossible, nous pensons que Dieu est, tandis que notre intelligence fait abstraction de sa bontй, il s’ensuivra que toutes les autres choses sont des йtants, mais qu’ils ne sont pas bons ». En revanche, si nous pensons en Dieu la bontй, il s’ensuivra que toutes choses sont bonnes, tout comme elles sont des йtants. Toutes choses sont donc appelйes bonnes d’aprиs la bontй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait : s’il se fait que lorsque la bontй n’est pas pensйe en Dieu il n’y a pas de bontй dans les crйatures, c’est parce que la bontй de la crйature est causйe par la bontй de Dieu, et non parce que la rйalitй serait formellement nommйe bonne d’aprиs la bontй de Dieu. En sens contraire : chaque fois qu’une chose est nommйe telle d’aprиs le seul rapport а une autre chose, elle n’est pas nommйe telle d’aprиs quelque chose qui lui serait formellement inhйrent, mais d’aprиs ce qui est hors d’elle, et auquel elle est rapportйe ; comme l’urine, que l’on dit кtre saine parce qu’elle signifie la santй de l’animal, n’est pas nommйe saine d’aprиs une santй qui lui serait inhйrente, mais d’aprиs la santй de l’animal signifiйe par elle. Or on dit que la crйature est bonne par rйfйrence а la bontй premiиre, parce que chaque chose est appelйe bonne pour autant qu’elle est dйrivйe du bien premier, comme dit Boиce au livre des Semaines. La crйature n’est donc pas nommйe bonne d’aprиs quelque bontй formelle qui existerait en elle, mais d’aprиs la bontй divine elle-mкme.

 

Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Trinitй : « Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois, si tu le peux, le bien mкme : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bontй d’un autre bien, mais est la bontй de tout bien. » Or toutes choses sont appelйes bonnes d’aprиs le bien mкme qui est la bontй de tout bien. C’est donc d’aprиs la divine bontй, dont il parle, que toutes choses sont appelйes bonnes.

 

Puisque toute crйature est bonne, elle est bonne soit par une bontй qui lui est inhйrente, soit par la seule bontй premiиre. Si c’est par une bontй qui lui est inhйrente, alors, puisque cette bontй est aussi une certaine crйature, elle-mкme aussi sera bonne ; donc, soit par la bontй qu’elle est elle-mкme, soit par une autre. Si c’est par la bontй qu’elle est elle-mкme, elle sera donc la bontй premiиre : en effet, la dйfinition du bien premier, comme on le voit dans la citation de saint Augustin susmentionnйe, est d’кtre bon par soi-mкme ; et ainsi, on obtient ce qu’on cherchait : la crйature est bonne par la bontй premiиre. Mais si cette bontй est bonne par une autre bontй, la mкme question demeure а son sujet : donc, ou bien il faudra remonter а l’infini, ce qui est impossible, ou bien il faudra arriver а une bontй nommant la crйature, et qui est bonne par elle-mкme : et ce sera la bontй premiиre. Il est donc nйcessaire, de toute faзon, que la crйature soit bonne par la bontй premiиre.

 

Selon Anselme, toute chose vraie est vraie par la vйritй premiиre. Or la bontй premiиre est aux choses bonnes ce que la vйritй premiиre est aux choses vraies. Toutes choses sont donc bonnes par la bontй premiиre.

 

Ce qui n’a pas de pouvoir sur le moins, n’en a pas sur le plus. Or кtre est moins qu’кtre bon ; et la crйature n’a pas de pouvoir sur l’кtre, puisque tout кtre vient de Dieu. Elle n’a donc pas de pouvoir sur le fait d’кtre bon ; la bontй d’aprиs laquelle une chose est appelйe bonne n’est donc pas une bontй crййe.

 

Кtre, suivant saint Hilaire, est propre а Dieu. Or le propre est ce qui convient а un seul. Il n’y a donc pas d’autre кtre que Dieu mкme. Or toutes choses sont bonnes en tant qu’elles ont l’кtre. Toutes choses sont donc bonnes par l’кtre divin lui-mкme, qui est sa bontй.

 

La bontй premiиre n’ajoute rien а la bontй ; sinon la bontй premiиre serait composйe. Or il est vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй. Il est donc йgalement vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait lui-mкme que la bontй premiиre ajoute а la bontй absolue dans sa notion et non dans la rйalitй. En sens contraire : la notion а laquelle rien ne correspond dans la rйalitй est inutile et vaine. Or elle n’est pas vaine, la notion par laquelle nous pensons la bontй premiиre. Si donc elle ajoute quelque chose dans la notion, elle ajoutera aussi dans la rйalitй : ce qui est impossible ; et ainsi, elle n’ajoute pas mкme dans la notion. Et de la sorte, on dira que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre, comme elles le sont aussi par la bontй absolue.

 

 

En sens contraire :

 

Toutes choses sont bonnes en tant qu’elles sont des йtants, car, suivant saint Augustin, « c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Or ce n’est pas d’aprиs l’essence premiиre que toutes choses sont formellement appelйes йtants, mais d’aprиs l’essence crййe. Ce n’est donc pas non plus par la bontй premiиre que toutes choses sont bonnes formellement, mais par la bontй crййe.

 

Le variable n’est pas formellement dйterminй par l’invariable, puisqu’ils sont opposйs. Or toute crйature est variable, tandis que la bontй premiиre est invariable. Ce n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne formellement.

 

Toute forme est proportionnйe а son perfectible. Or la bontй premiиre, puisqu’elle est infinie, n’est pas proportionnйe а la crйature, puisque celle-ci est finie. Ce n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne formellement.

 

Selon saint Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй, chap. 3, toutes les choses crййes « sont bonnes par participation du bien ». Or la bontй premiиre n’est pas elle-mкme par participation du bien, car elle est la bontй totale et parfaite. Ce n’est donc pas par la bontй premiиre que toutes choses sont bonnes formellement.

 

On dit que la crйature a un vestige de la Trinitй, en tant qu’elle est une, vraie et bonne ; et ainsi, le bien relиve du vestige. Or le vestige et ses parties sont quelque chose de crйй. La crйature est donc bonne par une bontй crййe.

 

La bontй premiиre est trиs simple. Elle n’est donc ni composйe en soi, ni composable avec autre chose ; et ainsi, elle ne peut кtre la forme de quelque chose, puisque la forme entre en composition avec ce dont elle est la forme. Or la bontй par laquelle on dit que des choses sont bonnes, est une certaine forme, puisque tout кtre vient de la forme. Ce n’est donc pas par la bontй premiиre que les crйatures sont bonnes formellement.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a eu diverses positions. Certains, conduits par des arguments sans valeur, se sont йgarйs au point de poser que Dieu йtait la substance de n’importe quelle rйalitй. Et  certains parmi eux, comme David de Dinant, ont posй qu’il йtait identique а la matiиre prime. D’autres, par contre, ont posй qu’il йtait la forme de n’importe quelle rйalitй. Mais assurйment, la faussetй de cette erreur se dйcouvre tout de suite. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu pensent qu’il est le principe effectif de toutes choses, puisqu’il est nйcessaire que tous les йtants dйrivent d’un unique йtant premier. Or la cause efficiente, suivant l’enseignement du Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, n’entre pas avec la cause matйrielle dans le mкme sujet, puisqu’elles ont des notions contraires ; en effet, chaque chose est agissante pour autant qu’elle est en acte, tandis que la dйfinition de la matiиre est d’кtre en puissance. L’efficient et la forme de l’effet, quant а eux, sont spйcifiquement identiques, dans la mesure oщ tout agent produit son semblable, mais non identiques numйriquement, car le mкme ne peut faire et кtre fait. De cela il ressort que l’essence divine elle-mкme n’est ni la matiиre ni la forme d’une rйalitй, en sorte que la crйature ne peut кtre appelйe formellement bonne d’aprиs elle comme d’aprиs une forme unie.

 

En revanche, n’importe quelle forme est une certaine ressemblance de Dieu. Voilа pourquoi les platoniciens ont affirmй que toutes choses sont bonnes formellement par la bontй premiиre, non comme par une forme unie, mais comme par une forme sйparйe. Et pour comprendre ceci, il faut savoir que les choses qui peuvent кtre sйparйes dans l’intelligence, Platon les posait sйparйes aussi dans l’кtre ; et ainsi, de mкme que l’homme peut кtre pensй en dehors de Socrate et Platon, de mкme il posait que l’homme existe en dehors de Socrate et de Platon, et il l’appelait « homme par soi », et « idйe de l’homme », par la participation de laquelle Socrate et Platon йtaient appelйs hommes. Or, de mкme qu’il trouvait un homme commun а Socrate et а Platon, et а tous les autres, de mкme aussi il trouvait que le bien йtait commun а tous les biens, et que le bien pouvait кtre pensй sans que l’on pense ce bien ou cet autre ; et c’est pourquoi il posait que le bien йtait sйparй, en dehors de tous les biens particuliers : et il posait que celui-ci йtait le bien par soi, ou l’idйe du bien, par la participation de laquelle toutes choses seraient appelйes des biens ; comme le montre le Philosophe au premier livre de l’Йthique. Mais il y avait cette diffйrence entre l’idйe du bien et l’idйe de l’homme, que l’idйe de l’homme ne s’йtendait pas а toutes choses, tandis que l’idйe du bien s’йtendait а tout, mкme aux idйes. Car l’idйe mкme du bien est aussi un certain bien particulier. Voilа pourquoi il йtait nйcessaire de dire que le bien par soi йtait lui-mкme le principe universel de toutes les rйalitйs, lequel est Dieu. Il s’ensuit donc, suivant cette opinion, que toutes choses seraient nommйes bonnes d’aprиs la bontй premiиre elle-mкme, qui est Dieu, de mкme que Socrate et Platon, selon Platon, йtaient appelйs hommes par participation de l’homme sйparй, non d’aprиs une humanitй qui leur fыt inhйrente.

 

Et c’est en quelque sorte cette opinion que les porrйtains ont suivie. En effet, ils disaient que le bien est prйdiquй de la crйature simplement, lorsque nous disons : « l’homme est bon », et avec un ajout, lorsque nous disons : « Socrate est un homme bon ». Ils disaient donc que la crйature est appelйe bonne simplement, non d’aprиs une bontй inhйrente mais d’aprиs la bontй premiиre, comme si la bontй absolue et commune йtait elle-mкme la bontй divine ; mais lorsque la crйature est appelйe ce bien ou cet autre, elle est nommйe d’aprиs la bontй crййe, car les bontйs particuliиres crййes sont comme les idйes particuliиres, suivant Platon. Mais cette position est rйprouvйe de plusieurs faзons par le Philosophe : d’une part par la raison que les quidditйs et les formes des rйalitйs sont dans les rйalitйs particuliиres elles-mкmes, et ne sont pas sйparйes d’elles, comme cela est prouvй de multiples faзons au septiиme livre de la Mйtaphysique ; d’autre part, mкme en supposant les idйes, il prouve que cette position serait sans fondement spйcialement dans le cas du bien, parce que le bien ne se dit pas univoquement des choses bonnes, et qu’а de telles choses ne correspondait pas une idйe unique, selon Platon ; et c’est par cette voie que le Philosophe s’oppose а lui au premier livre de l’Йthique.

 

Cependant, en ce qui concerne spйcialement notre propos, la faussetй de la position susdite apparaоt ainsi : tout agent se trouve produire son semblable ; si donc la bontй premiиre est cause de tous les biens, il est nйcessaire qu’elle imprime sa ressemblance dans toutes les rйalitйs causйes, et ainsi, chaque chose sera appelйe bonne comme d’aprиs une forme inhйrente, par la ressemblance du souverain bien qui lui est donnйe, et en outre d’aprиs la bontй premiиre comme d’aprиs le modиle et la cause de toute bontй crййe. Et moyennant cela, l’opinion de Platon peut se soutenir. Ainsi donc, nous disons, suivant l’opinion commune, que toutes choses sont bonnes formellement par une bontй crййe comme par une forme inhйrente, et par la bontй incrййe comme par une forme exemplaire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme on l’a dйjа mentionnй, la raison pour laquelle les crйatures ne seraient pas bonnes si l’on ne pensait la bontй en Dieu, est que la bontй de la crйature est une reproduction de la bontй divine ; il ne s’ensuit donc pas que la crйature soit appelйe bonne d’aprиs la bontй incrййe, si ce n’est comme d’aprиs une forme exemplaire.

 

De deux faзons une chose est nommйe par rйfйrence а une autre chose. D’abord quand le rapport lui-mкme est la notion de la dйnomination, et c’est ainsi que l’urine est appelйe saine par rapport а la santй de l’animal. En effet, la notion de sain, dans le sens oщ il est prйdiquй de l’urine, est d’кtre le signe de la santй de l’animal. Et en de telles choses, ce qui est nommй par rйfйrence а autre chose n’est pas nommй d’aprиs une forme qui lui serait inhйrente, mais d’aprиs quelque chose d’extйrieur auquel il est rapportй. Ensuite, une chose est nommйe par rйfйrence а autre chose, quand le rapport n’est pas la notion de la dйnomination, mais la cause, comme si l’air йtait appelй йclairant d’aprиs le soleil : non que le rapport mкme de l’air au soleil soit la clartй de l’air, mais parce que l’opposition directe de l’air au soleil est la cause de ce qu’il йclaire. Et c’est de cette faзon que la crйature est appelйe bonne par rйfйrence а Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Saint Augustin suit sur de nombreux points l’opinion de Platon, autant que cela peut se faire dans la vйritй de la foi ; voilа pourquoi ses paroles sont а entendre ainsi : il est dit que la divine bontй elle-mкme est la bontй de tout bien, en tant qu’elle est la cause efficiente premiиre et exemplaire de tout bien, sans que soit exclue la bontй crййe d’aprиs laquelle les crйatures sont nommйes bonnes comme d’aprиs une forme inhйrente.

 

Le cas des formes gйnйrales n’est pas le mкme que celui des formes spйciales. Dans les formes spйciales, en effet, la prйdication du concret sur l’abstrait n’est pas admise, de sorte que l’on ne dit pas : « la blancheur est blanche », ni : « la chaleur est chaude », ainsi que Denys le montre clairement au deuxiиme chapitre des Noms divins. Mais dans les formes gйnйrales, une telle prйdication est admise : nous disons en effet que l’essence est un йtant, que la bontй est bonne, l’unitй une, et ainsi de suite. La raison en est que ce qui rentre en premier dans l’apprйhension de l’intelligence est l’йtant ; il est donc nйcessaire que l’intelligence attribue ce qu’est l’йtant а tout ce qui est apprйhendй par elle. Voilа pourquoi lorsqu’elle apprйhende l’essence de quelque йtant, elle dit que cette essence est un йtant ; et semblablement chaque forme gйnйrale ou spйciale, ainsi : « la bontй est un йtant, la blancheur est un йtant, etc. » Et parce qu’il y a des choses qui accompagnent insйparablement la notion d’йtant, comme l’un, le bien, etc., il est nйcessaire que ces choses, pour la mкme raison que l’йtant, soient prйdiquйes de n’importe quelle chose apprйhendйe. C’est pourquoi nous disons : « l’essence est une et bonne » ; et semblablement nous disons : « l’unitй est une et bonne » ; et de mкme aussi pour la bontй et la blancheur, et pour n’importe quelle forme gйnйrale ou spйciale. Mais le blanc, parce qu’il est spйcial, n’accompagne pas insйparablement la notion d’йtant ; la forme de blancheur peut donc кtre apprйhendйe sans qu’il lui soit attribuй d’кtre blanc ; c’est pourquoi nous ne sommes pas contraints а dire : « la blancheur est blanche ». Le blanc se dit en effet d’une seule faзon, tandis que l’йtant, l’un, le bien et les autres choses de ce genre, qu’il est nйcessaire de dire de n’importe quelle chose apprйhendйe, se disent de multiples faзons. En effet, une chose est appelйe йtant, parce qu’elle subsiste en soi ; une autre, comme la forme, parce qu’elle est le principe de la subsistance ; une autre, comme la qualitй, parce qu’elle est la disposition de ce qui subsiste ; une autre, comme la cйcitй, parce qu’elle est la privation de la disposition de ce qui subsiste. Voilа pourquoi lorsque nous disons : « l’essence est un йtant », si l’on raisonne ainsi : « donc elle est un йtant par quelque chose, soit par soi-mкme soit par autre chose », la consйquence n’est pas valable, car on ne disait pas « кtre un йtant » а la faзon dont quelque chose qui subsiste dans son кtre est un йtant, mais comme ce par quoi quelque chose est. Il n’est donc pas nйcessaire de chercher comment l’essence elle-mкme est par quelque chose, mais comment quelque chose d’autre est par l’essence. Semblablement, lorsque l’on dit que la bontй est bonne, elle n’est pas appelйe bonne comme si elle subsistait dans la bontй, mais comme nous appelons bon ce par quoi quelque chose est bon. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire de se demander si la bontй est bonne par la bontй qu’elle est elle-mкme ou par une autre, mais si, par la bontй elle-mкme, il est quelque chose de bon qui soit autre que la bontй elle-mкme, comme c’est le cas dans les crйatures ; ou qui soit identique а la bontй elle-mкme, comme c’est le cas en Dieu.

 

De mкme aussi, il faut distinguer au sujet de la vйritй : toutes choses sont vraies par la vйritй premiиre comme par le premier modиle, bien qu’elles soient vraies par la vйritй crййe comme par une forme inhйrente. Mais cependant, le cas de la vйritй n’est pas le mкme que celui de la bontй. En effet, la notion mкme de vйritй consiste dans une certaine adйquation ou commensuration. Or une chose est nommйe mesurйe ou commensurйe d’aprиs quelque chose d’extйrieur, comme l’йtoffe d’aprиs la brasse. Et c’est ainsi qu’Anselme pense que toutes choses sont vraies par la vйritй premiиre : en tant que chaque chose est commensurйe а l’intelligence divine lorsqu’elle accomplit ce pour quoi la divine providence l’a ordonnйe ou connue d’avance. Par contre, la notion de bontй ne consiste pas dans une commensuration ; il n’en va donc pas de mкme.

 

La crйature n’a pas de pouvoir sur l’кtre en sorte qu’elle ait l’кtre par elle-mкme ; elle a cependant quelque pouvoir sur l’кtre dans la mesure oщ elle est le principe formel de l’кtre, car ainsi, n’importe quelle forme a un pouvoir sur l’кtre. Et c’est aussi de cette faзon, comme principe formel, que la bontй crййe a un pouvoir sur le fait d’кtre bon.

 

Lorsque l’on dit : « кtre est propre а Dieu », il ne faut pas comprendre qu’il n’y a pas d’autre кtre que l’кtre incrйй ; mais que seul cet кtre est dit proprement кtre, parce que, en raison de son immuabilitй, il ne connaоt pas l’кtre passй ni l’кtre futur. L’кtre de la crйature est dit кtre, par une certaine ressemblance а l’кtre premier, puisqu’il est mйlangй d’кtre passй ou d’кtre futur, en raison de la variabilitй de la crйature. Ou bien l’on peut rйpondre qu’кtre est propre а Dieu parce que Dieu seul est son кtre ; quoique d’autres choses aient l’кtre, lequel кtre n’est pas l’кtre divin.

 

La bontй premiиre n’ajoute rien а la bontй absolue quant а la rйalitй ; mais elle ajoute quelque chose quant а la notion.

 

Comme dit le commentateur du livre des Causes, la bontй pure elle-mкme est individuйe et se sйpare d’avec toutes les autres par le fait mкme qu’elle n’admet pas d’addition. En effet, il n’entre pas absolument dans la notion de bontй d’admettre ou non l’addition. Car s’il entrait dans sa notion d’admettre l’addition, alors n’importe quelle bontй admettrait l’addition, et aucune ne serait la bontй pure. De mкme aussi, s’il entrait dans sa notion de ne pas admettre l’addition, aucune bontй ne l’admettrait, et toute bontй serait la bontй pure, tout comme ni le raisonnable ni l’irrationnel n’entre dans la notion d’animal. Voilа pourquoi le fait mкme de ne pas pouvoir admettre l’addition contracte la bontй absolue, et distingue la bontй premiиre, qui est la bontй pure, des autres bontйs. Ne pas admettre l’addition, puisque c’est une nйgation, est un йtant de raison, et cependant il est fondй sur la simplicitй de la bontй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que la notion soit inutile et vaine.

Article 5 : Le bien crйй est-il bon par son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce sans quoi une rйalitй ne peut exister, semble кtre essentiel а celle-ci. Or la crйature ne peut exister sans la bontй, car il ne peut exister quelque chose de crйй par Dieu qui ne soit bon. La crйature est donc bonne par essence.

 

C’est au mкme [principe] que la crйature doit d’кtre et d’кtre bonne, car par le fait mкme qu’elle a l’кtre, elle est bonne, comme on l’a dйjа montrй. Or la crйature a l’кtre par son essence. Elle est donc bonne aussi par son essence.

 

Tout ce qui convient а quelque rйalitй en tant que telle, lui est essentiel. Or le bien convient а la crйature en tant qu’elle est, car, comme dit saint Augustin, « c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». La crйature est donc bonne par son essence.

 

Puisque la bontй est une certaine forme crййe inhйrente а la crйature, comme on l’a montrй, elle sera une forme soit substantielle, soit accidentelle. Dans ce dernier cas, la crйature pourra кtre un jour sans elle ; mais on ne peut pas dire cela de la crйature. Il reste donc que la bontй est une forme substantielle. Or toute forme de ce genre est soit l’essence de la rйalitй, soit une partie de l’essence. La crйature est donc bonne par son essence.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, les crйatures sont bonnes en tant qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Or c’est par leur essence qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Elles sont donc bonnes par leur essence

 

Ce d’aprиs quoi l’on nomme est toujours plus simple ou aussi simple que ce qui est nommй. Or aucune forme ajoutйe а l’essence n’est plus simple ou aussi simple que l’essence elle-mкme. Celle-ci n’est donc nommйe d’aprиs aucune forme ajoutйe а elle ; en effet, nous ne pouvons pas dire que l’essence soit blanche. Or l’essence mкme de la rйalitй est nommйe d’aprиs la bontй ; car n’importe quelle essence est bonne. La bontй n’est donc pas une forme ajoutйe а l’essence ; et ainsi, n’importe quelle crйature est bonne par son essence.

 

Tout comme l’un, le bien est convertible avec l’йtant. Or l’unitй d’aprиs laquelle on parle de l’un qui est convertible avec l’йtant, ne dйsigne pas une forme ajoutйe а l’essence de la rйalitй, comme dit le Commentateur au quatriиme livre de la Mйtaphysique, mais chaque rйalitй est une par son essence. Chacune est donc йgalement bonne par son essence.

 

Si la crйature est bonne par quelque bontй ajoutйe а l’essence, alors, puisque tout ce qui est, est bon, cette bontй aussi sera bonne, puisqu’elle est une certaine rйalitй. Non par une autre bontй, car alors on irait а l’infini, mais par son essence. Donc, pour la mкme raison, on pourra poser que la crйature elle-mкme йtait bonne par son essence.

 

 

En sens contraire :

 

Rien de ce qui est dit d’une chose par participation, ne lui convient par son essence. Or la crйature est appelйe bonne par participation, comme le montre clairement saint Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй, chap. 3. La crйature n’est donc pas bonne par son essence.

 

Tout ce qui est bon par son essence, est un bien substantiel. Or les crйatures ne sont pas des biens substantiels, comme le montre clairement Boиce au livre des Semaines. Les crйatures ne sont donc pas bonnes par essence.

 

Si une chose est prйdiquйe essentiellement d’un sujet, quel qu’il soit, l’opposй de cette chose ne peut кtre prйdiquй de ce sujet. Or l’opposй du bien, qui est le mal, est prйdiquй de quelque crйature. La crйature n’est donc pas bonne par essence.

 

 

Rйponse :

 

Selon trois auteurs, il est nйcessaire de dire que les crйatures ne sont pas bonnes par essence mais par participation : ce sont saint Augustin, Boиce et l’auteur du livre des Causes, qui dit que Dieu seul est la bontй pure. Cependant, c’est par des raisons diffйrentes qu’ils sont portйs а cette unique position.

 

Pour le voir clairement, il faut savoir que, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme que l’кtre se diversifie en substantiel et accidentel, de mкme aussi la bontй se diversifie, avec cependant cette diffйrence entre les deux : кtre un йtant dans l’absolu se dit d’une chose pour son кtre substantiel, mais pour l’кtre accidentel on ne parle pas d’кtre dans l’absolu ; aussi, puisque la gйnйration est le mouvement vers l’кtre, lorsque quelque chose reзoit l’кtre substantiel on dit qu’il est gйnйrй au plein sens du terme, mais lorsqu’il reзoit l’кtre accidentel on dit qu’il est gйnйrй а un certain point de vue. Et il en est de mкme pour la corruption, par laquelle l’кtre est perdu. Mais pour le bien, c’est l’inverse. Car relativement а la bontй substantielle une chose est appelйe bonne а un certain point de vue, tandis que relativement а l’accidentelle une chose est appelйe bonne au plein sens du terme. C’est pourquoi nous disons que l’homme injuste est bon non pas au plein sens du terme, mais а un certain point de vue, en tant qu’il est homme ; en revanche, nous disons que l’homme juste est bon au plein sens du terme. Et voici la raison de cette diffйrence. On dit de chaque chose qu’elle est un йtant, en tant qu’elle est considйrйe de faзon absolue ; mais qu’elle est bonne — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — par un rapport aux autres. Or une chose est perfectionnйe en elle-mкme pour subsister par les principes essentiels ; mais pour se rapporter comme elle le doit а tout ce qui est hors d’elle, elle est perfectionnйe uniquement par l’intermйdiaire des accidents ajoutйs а l’essence : car les opйrations par lesquelles une chose est en quelque sorte unie а une autre procиdent de l’essence par l’intermйdiaire des vertus ajoutйes а l’essence ; aussi n’acquiert-elle la bontй dans l’absolu que dans la mesure oщ elle est complйtйe dans les principes substantiels et dans les accidentels. Or tout ce que la crйature a de perfection par les principes essentiels et accidentels rйunis ensemble, tout cela, Dieu l’a par son unique кtre simple. En effet, son essence est sa sagesse, et sa justice, et sa force, et autres choses semblables qui, en nous, sont ajoutйes а l’essence. Voilа pourquoi la bontй absolue elle-mкme est en Dieu identique а son essence, tandis qu’en nous elle est considйrйe comme associйe aux choses qui s’ajoutent а l’essence. Et c’est pourquoi la bontй complиte et absolue augmente et diminue et est totalement фtйe, mais non en Dieu ; quoique la bontй substantielle demeure toujours en nous. Et c’est de cette faзon que saint Augustin semble dire que Dieu est bon par essence et non par participation.

 

Mais il se trouve encore une autre diffйrence entre la bontй de Dieu et la nфtre. La bontй essentielle n’est pas envisagйe dans une considйration absolue de la nature, mais dans l’кtre de celle-ci ; car l’humanitй n’inclut la notion de bien ou de bontй qu’en tant qu’elle a l’кtre. Or la nature ou l’essence divine est elle-mкme son кtre, tandis que la nature ou l’essence de n’importe quelle rйalitй crййe n’est pas son кtre mais elle est un кtre participant d’autre chose. Et ainsi, en Dieu est l’кtre pur, car Dieu mкme est son кtre subsistant, tandis que dans la crйature est un кtre reзu ou participй. Par consйquent, а supposer que la bontй absolue soit dite de la rйalitй crййe dans son кtre substantiel, elle continuerait nйanmoins encore а avoir la bontй par participation, comme elle a aussi un кtre participй ; tandis que Dieu est la bontй par essence, en tant que son essence est son кtre. Et telle semble кtre l’intention du philosophe au livre des Causes, qui dit que seule la bontй divine est la bontй pure.

 

Mais il se trouve encore une autre diffйrence entre la bontй divine et celle de la crйature. La bontй inclut la notion de cause finale. Or Dieu est cause finale, puisqu’il est la fin ultime de tout, comme aussi le premier principe de tout. Par consйquent il est nйcessaire que toute autre fin n’inclue la relation ou la notion de fin que dans une relation а la cause premiиre, car la cause seconde n’influe sur l’effet que si l’on prйsuppose l’influx de la cause premiиre, comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Et donc le bien, qui inclut la notion de fin, ne peut кtre dit de la crйature qu’en prйsupposant la relation du Crйateur а la crйature. Donc, supposй que la crйature soit son кtre mкme, comme Dieu est son кtre, l’кtre de la crйature n’inclurait cependant pas encore la notion de bien, а moins de prйsupposer la relation au Crйateur ; et c’est pourquoi elle serait encore appelйe bonne par participation et non absolument dans ce qu’elle est. Mais l’кtre divin, qui est bon sans rien prйsupposer d’autre, est bon par soi-mкme ; et telle semble кtre l’intention de Boиce au livre des Semaines.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La crйature ne peut pas ne pas кtre bonne par la bontй essentielle, qui est la bontй а un certain point de vue ; elle peut cependant ne pas кtre bonne par la bontй accidentelle, qui est la bontй absolue et simple. De plus, cette bontй qui est envisagйe dans l’кtre substantiel n’est pas l’essence mкme de la rйalitй, mais un кtre participй ; et cela, mкme en prйsupposant la relation а l’кtre premier subsistant par soi.

 

Ce qui donne l’кtre а la rйalitй, lui donne aussi le bien а un certain point de vue, c’est-а-dire dans l’кtre substantiel ; mais il ne lui donne pas formellement d’avoir l’кtre au plein sens du terme, ni l’« кtre bon » au plein sens du terme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.

 

& Et il faut rйpondre de mкme aux troisiиme et quatriиme objections.

 

La crйature vient de Dieu non seulement dans son essence, mais aussi dans son кtre, en lequel consiste surtout la notion de bontй substantielle, et aussi dans les perfections ajoutйes, en lesquelles consiste la bontй absolue ; et ces choses ne sont pas l’essence de la rйalitй. De plus, le rapport mкme par lequel l’essence de la rйalitй est rapportйe а Dieu comme au principe, est autre que l’essence.

 

L’essence est appelйe bonne de la mкme faзon que l’йtant ; donc, de mкme qu’elle a l’кtre par participation, de mкme aussi elle est bonne par participation. En effet, l’кtre et le bien pris communйment sont plus simples que l’essence, parce qu’ils sont aussi plus communs, puisqu’ils se disent non seulement de l’essence, mais encore de ce qui subsiste par l’essence, et aussi des accidents eux-mкmes.

 

L’un qui est convertible avec l’йtant, se dit sous l’aspect d’une nйgation, qu’il ajoute а l’йtant ; le bien, lui, n’ajoute pas de nйgation а l’йtant, mais sa notion consiste en une position : voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

La bontй de la rйalitй est appelйe bonne de la mкme faзon que l’кtre de la rйalitй est appelй йtant : non qu’elle ait un autre кtre, mais parce que c’est d’aprиs cet кtre que la rйalitй est dite кtre, et parce que c’est d’aprиs cette bontй que la rйalitй est appelйe bonne. Donc, de ce que l’кtre de la substance de la rйalitй n’est pas appelй йtant d’aprиs un autre кtre que lui, il ne suit pas qu’elle-mкme ne soit pas nommйe d’aprиs un кtre qu’elle n’est pas ; et de mкme, cet argument ne vaut pas non plus pour la bontй. Mais il vaut pour l’unitй, а propos de laquelle le Commentateur l’introduit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, car l’un se comporte indiffйremment а l’йgard de l’essence ou de l’кtre ; l’essence de la rйalitй est donc une par elle-mкme, non а cause de son кtre, et ainsi, elle n’est pas une par quelque participation, comme cela se produit pour l’йtant et le bien.

Article 6 : Le bien de la crйature consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint Augustin ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le bien inclut la notion de fin, suivant le Philosophe. Or toute la notion de fin consiste dans un ordre. Toute la notion de bien consiste donc aussi dans un ordre ; et ainsi, les deux autres sont superflus.

 

L’йtant, le bien et l’un diffиrent dans leurs concepts. Or la notion d’йtant consiste en une espиce, et celle de l’un consiste en un mode. La notion de bien ne consiste donc pas en une espиce ni en un mode.

 

L’espиce dйsigne la cause formelle. Or, selon certains, le bien et le vrai se distinguent en ce que le vrai implique la notion de cause formelle, et le bien celle de cause finale. L’espиce n’appartient donc pas а la notion de bien.

 

Puisque le bien et le mal sont opposйs, on les envisage а propos du mкme sujet. Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation de toute espиce ». Toute la notion du bien consiste donc dans la position de l’espиce ; et ainsi, а ce qu’il semble, le mode et l’ordre sont superflus.

 

Le mode fait partie des choses qui accompagnent la rйalitй. Or il est une bontй qui appartient а l’essence de la rйalitй. Le mode n’entre donc pas dans la notion de bien.

 

Ce que Dieu peut faire par un seul, il ne le fait pas par plusieurs. Or Dieu a pu faire la crйature par l’un de ces trois, car l’un quelconque d’entre eux est d’une certaine bontй. Il n’est donc pas nйcessaire que n’importe lequel de ces trois soit requis pour la notion de bien.

 

 Si ces trois choses entrent dans la notion de bontй, alors il est nйcessaire qu’elles soient en n’importe quel bien. Or l’une quelconque de ces trois choses est bonne. Elles sont donc en n’importe laquelle d’entre elles ; et ainsi, l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre.

 

Si ces trois choses sont bonnes, il est nйcessaire qu’elles aient mode, espиce et ordre. Il y aura donc un mode pour le mode, et une espиce pour l’espиce, et ainsi а l’infini.

 

 Le mode, l’espиce et l’ordre sont diminuйs par le pйchй, suivant saint Augustin. Or la bontй substantielle de la rйalitй n’est pas diminuйe par le pйchй. La notion de bien ne consiste donc pas universellement dans les trois choses susdites.

 

10° Ce qui entre dans la notion de bien ne reзoit pas la prйdication du mal. Or ces trois choses reзoivent la prйdication du mal, suivant saint Augustin au livre sur la Nature du bien : l’on dit en effet « un mauvais mode, une mauvaise espиce, etc. ». La notion de bien ne consiste donc pas dans ces trois choses.

 

11° Saint Ambroise dit dans l’Hexaлmйron que « la nature de la lumiиre n’est pas dans le nombre, le poids et la mesure, comme pour une autre crйature ». Or par ces trois, suivant saint Augustin, sont constituйes les trois choses dont nous parlons. Puis donc que la lumiиre est bonne, la notion de bien n’inclut pas les trois choses dont nous parlons.

 

12° Selon saint Bernard, le mode de la charitй est de n’avoir pas de mode ; et cependant, la charitй est bonne. Elle ne requiert donc pas les trois choses susdites.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Nature du bien que « lа oщ ces trois sont grands, les biens sont grands ; oщ ils sont petits, les biens sont petits ; oщ ils sont nuls, il n’y a aucun bien ». La notion de bien consiste donc dans ces trois.

 

Saint Augustin dit dans le mкme livre que des choses sont appelйes bonnes dans la mesure oщ elles sont « modйrйes, formйes, ordonnйes ».

 

La crйature est appelйe bonne d’aprиs un rapport а Dieu, comme le veut Boиce au livre des Semaines. Or Dieu a, touchant la crйature, une relation de triple cause : l’efficiente, la finale et la formelle exemplaire. Par consйquent, on dit aussi que la crйature est bonne par une relation а Dieu quant а cette triple cause. Or, en tant qu’elle est comparйe а Dieu comme а une cause efficiente, elle a un mode qui lui est prйdйterminй par Dieu ; comparйe а lui comme а une cause exemplaire, elle a une espиce ; et comparйe а lui comme а une fin, elle a un ordre. Le bien de la crйature consiste donc en un mode, une espиce et un ordre.

 

Toutes les crйatures sont ordonnйes а Dieu par l’intermйdiaire de la crйature raisonnable, qui est seule capable de la bйatitude. Et il en est ainsi pour autant que cela est connu par la crйature raisonnable. Puis donc que la crйature est bonne par ceci qu’elle est ordonnйe а Dieu, trois choses sont requises pour qu’elle soit bonne : qu’elle soit existante, qu’elle soit connaissable, qu’elle soit ordonnйe. Or elle est existante par quelque mode, connaissable par l’espиce, et ordonnйe par l’ordre. C’est donc en ces trois choses que consiste le bien de la crйature.

 

Il est dit en Sag. 11, 21 : « vous avez tout rйglй avec mesure, nombre et poids ». Or, suivant saint Augustin au quatriиme livre sur la Genиse au sens littйral, « la mesure assigne а toute chose sa limite, le nombre lui donne sa forme, et le poids son ordre ». La bontй de la crйature consiste donc en ces trois : le mode, l’espиce et l’ordre, puisque la crйature est bonne pour autant qu’elle est disposйe par Dieu.

 

 

Rйponse :

 

La notion de bien consiste dans les trois choses en question, suivant ce que dit saint Augustin.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’un nom peut impliquer un rapport de deux faзons. D’abord, en sorte que le nom soit donnй pour signifier le rapport lui-mкme, comme le nom de pиre, ou de fils, ou la paternitй elle-mкme. En revanche, on dit de certains noms qu’ils impliquent un rapport, parce qu’ils signifient une rйalitй d’un certain genre, qu’accompagne le rapport, bien que le nom ne soit pas donnй pour signifier le rapport lui-mкme ; par exemple, le nom de science est donnй pour signifier une certaine qualitй, que suit un certain rapport, mais non pour signifier le rapport lui-mкme. Et c’est de cette faзon que la notion de bien implique un rapport : non que le nom mкme de bien signifie le seul rapport lui-mкme, mais il signifie ce que le rapport accompagne, avec le rapport lui-mкme. Or le rapport impliquй dans le nom de bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose est de nature а perfectionner non seulement selon la nature de l’espиce, mais aussi selon l’кtre qu’elle a dans la rйalitй ; car c’est de cette faзon que la fin perfectionne ce qui lui est ordonnй. Mais puisque les crйatures ne sont pas leur кtre, il est nйcessaire qu’elles aient un кtre reзu ; et par consйquent, leur кtre est fini et dйterminй par la mesure de ce en quoi il est reзu.

 

Ainsi donc, parmi ces trois choses que pose saint Augustin, la derniиre, qui est l’ordre, est le rapport qu’implique le nom de bien, tandis que les deux autres, l’espиce et le mode, causent ce rapport. En effet, l’espиce se rapporte а la nature mкme de l’espиce, qui, parce qu’elle a l’кtre en quelque chose, est reзue avec un certain mode dйterminй, puisque tout ce qui est en quelque chose, est en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Ainsi donc, chaque bien, en tant qu’il est cause de perfection selon la nature de l’espиce en mкme temps que selon l’кtre, a un mode, une espиce et un ordre. Une espиce quant а la nature mкme de l’espиce, un mode quant а l’кtre, un ordre quant а la relation mкme de cause de perfection.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument serait probant si le nom de bien йtait donnй pour signifier la relation elle-mкme ; ce qui est faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.

 

Le bien diffиre de l’йtant et de l’un par la notion, non pas comme s’ils avaient des notions opposйes, mais parce que la notion de bien inclut les notions d’йtant et d’un, et ajoute quelque chose.

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique, de mкme que dans les nombres n’importe quelle unitй ajoutйe ou фtйe change l’espиce du nombre, de mкme dans les dйfinitions n’importe quel ajout ou retranchement йtablit une espиce diffйrente. C’est donc seulement par l’espиce mкme que la notion de vrai est йtablie, en tant que le vrai perfectionne selon la seule nature de l’espиce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais c’est par l’espиce en mкme temps que par le nombre qu’est йtablie la notion de bien, qui est cause de perfection non seulement selon l’espиce mais aussi selon l’кtre.

 

Lorsque saint Augustin dit que le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation de toute espиce, il n’exclut pas les deux autres : car, comme il le dit lui-mкme dans le mкme livre, « lа oщ il y a espиce, il y a nйcessairement mode ». L’ordre, lui aussi, s’ensuit de l’espиce et du mode. Mais saint Augustin nomme seulement l’espиce, parce que les deux autres s’ensuivent de l’espиce elle-mкme.

 

Partout oщ une chose est reзue, il est nйcessaire qu’il y ait un mode, puisque ce qui est reзu est limitй par ce qui reзoit ; aussi, puisque l’кtre de la crйature, tant accidentel qu’essentiel, est reзu, le mode se rencontre non seulement dans les parties accidentelles mais aussi dans les substantielles.

 

Puisque la notion de bien est йtablie dans ces trois choses, Dieu n’a pas pu faire qu’une chose soit bonne sans qu’elle ait l’espиce, le mode et l’ordre ; de mкme qu’il n’a pas pu faire qu’il y ait un homme qui ne soit pas un animal raisonnable.

 

 Le mode, l’espиce et l’ordre, chacun d’eux aussi est bon, en disant « bon » non pas au sens oщ ce qui subsiste dans la bontй est bon, mais au sens oщ un principe de bontй est bon. Il n’est donc pas nйcessaire que chacun d’eux ait un mode, une espиce et un ordre, de mкme qu’il n’est pas nйcessaire que la forme ait une forme, bien qu’elle soit un йtant, et que tout йtant existe par la forme. Et certains le disent ainsi : lorsque l’on dit que tout a un mode, une espиce et un ordre, cela s’entend des choses crййes, non des concrййes.

 

On voit dиs lors clairement la solution au huitiиme argument.

 

 Certains disent que le mode, l’espиce et l’ordre, tels qu’ils constituent le bien de la nature, et tels qu’ils sont diminuйs par le pйchй dans la mesure oщ ils concernent le bien moral, sont identiques dans la rйalitй mais diffиrent dans la notion ; comme il est clair, dans le cas de la volontй, que celle-ci, une et identique, peut кtre considйrйe en tant qu’elle est une certaine nature — il y a alors en elle un mode, une espиce et un ordre, qui constituent le bien de la nature — ou bien en tant qu’elle est volontй, telle qu’elle est ordonnйe а la grвce : et dans ce cas, il lui est attribuй un mode, une espиce et un ordre qui peuvent diminuer par le pйchй, et qui constituent le bien moral. Ou bien l’on peut rйpondre mieux : puisque le bien s’ensuit de l’кtre, et que le bien est constituй par l’espиce, le mode et l’ordre, de mкme que l’кtre substantiel est autre que l’accidentel, de mкme il est assurй que la forme substantielle est autre que l’accidentelle ; et toutes deux ont un mode et un ordre propres.

 

10° Selon saint Augustin dans son livre sur la Nature du bien, si le mode, l’espиce et l’ordre sont appelйs mauvais, ce n’est pas qu’ils soient mauvais en eux-mкmes, mais c’est « soit parce qu’ils sont moindres que ce qu’ils devraient кtre, soit parce qu’ils ne sont pas appropriйs aux choses auxquelles ils doivent кtre appropriйs » ; ils sont donc appelйs mauvais а cause de quelque privation concernant le mode, l’espиce et l’ordre, mais non par eux-mкmes.

 

11° Puisque la lumiиre a une espиce et une puissance limitйes, la parole de saint Ambroise ne doit pas кtre entendue comme si la lumiиre йtait tout а fait dйpourvue de mode, mais en ce sens qu’elle n’est pas dйterminйe а l’йgard des choses corporelles, йtant donnй qu’elle s’йtend а toutes les rйalitйs corporelles, parce que toutes sont de nature ou bien а кtre йclairйes, ou bien а recevoir d’autres effets par la lumiиre, comme cela est clairement montrй par Denys au quatriиme chapitre des Noms divins.

 

12° La charitй, par son кtre qu’elle a en un sujet, a un mode, et ainsi, elle est une certaine crйature ; mais en tant qu’elle est comparйe а l’objet infini qu’est Dieu, elle n’a pas un mode au-delа duquel notre charitй ne doive pas opйrer.

Question 22 : [L’appйtit du bien et la volontй]

 

Introduction

 

Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?

Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ?

Article 3 : L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ?

Article 4 : Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant а l’appйtitive de la partie sensitive ?

Article 5 : La volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ?

Article 6 : La volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ?

Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ?

Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volontй ?

Article 9 : Une crйature peut-elle changer la volontй, ou imprimer en elle ?

Article 10 : La volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ?

Article 11 : La volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?

Article 12 : La volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ?

Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volontй ?

Article 14 : Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?

Article 15 : L’йlection est-elle un acte de la volontй ?

 

 

Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’йtant se comporte de la mкme faзon а l’йgard du vrai et а l’йgard du bien, puisqu’il est convertible avec l’un et l’autre ; en outre, l’appйtit se rapporte au bien comme la connaissance se rapporte au vrai. Or tout йtant ne connaоt pas le vrai. Tout йtant ne recherche donc pas non plus le bien.

 

Si l’on фte le prйcйdent, le suivant est фtй. Or, chez l’animal, la connaissance prйcиde l’appйtit. Et la connaissance ne s’йtend nullement aux choses inanimйes au point que nous disions qu’elles connaissent naturellement ; l’appйtit ne s’йtendra donc pas non plus а ces mкmes choses au point que nous disions qu’elles recherchent naturellement le bien.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, l’on dit de chaque chose qu’elle en recherche une autre, en tant qu’elle lui est semblable. Si donc une rйalitй recherche le bien, il est nйcessaire qu’elle soit semblable au bien. Or, puisque les choses semblables sont celles dont la qualitй ou la forme est une, il est nйcessaire que la forme du bien soit en ce qui recherche le bien. Or il est impossible qu’elle y soit dans son кtre de nature, car la rйalitй ne rechercherait plus le bien ; en effet, ce que l’on a, on ne le recherche pas. Il est donc nйcessaire que la forme du bien prйexiste par mode d’intention en ce qui recherche le bien. Or chaque fois qu’une chose est de cette faзon en un sujet, celui-ci est connaissant. L’appйtit du bien ne peut donc exister que parmi les sujets connaissants ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Si toute chose recherche le bien, il est nйcessaire d’entendre cela du bien que toute chose peut avoir ; car rien ne recherche naturellement ou rationnellement ce qu’il lui est impossible d’avoir. Or le bien qui s’йtend а tous les йtants n’est autre que l’кtre. Dire que toute chose recherche le bien йquivaut donc а dire que toute chose recherche l’кtre. Or tout ne recherche pas l’кtre ; au contraire, aucune chose, semble-t-il ; car toutes ont l’кtre, et une chose ne recherche que ce qu’elle n’a pas, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Trinitй, ainsi que le Philosophe au premier livre de la Physique. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

L’un, le vrai et le bien sont йgalement convertibles avec l’йtant. Or tous les йtants ne recherchent pas l’un et le vrai. Donc le bien non plus.

 

Selon le Philosophe, certains agissent contre la raison alors qu’ils ont une raison droite. Or ils n’agiraient pas s’ils ne recherchaient ou ne voulaient ; et ce qui est contre la raison est mal. Certains recherchent donc le mal ; toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

 Le bien que l’on dit recherchй par toute chose, d’aprиs le Commentateur au dйbut de l’Йthique, est l’кtre. Or certains ne recherchent pas l’кtre, mais plutфt le non-кtre, ainsi les damnйs en enfer, qui dйsirent mкme la mort de l’вme afin de n’кtre plus du tout. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

Les puissances appйtitives sont а leurs objets ce que les apprйhensives sont aux leurs. Or la puissance apprйhensive doit, pour connaоtre, кtre dйpouillйe de l’espиce de son objet, comme la pupille doit кtre dйpouillйe de la couleur. Ce qui recherche le bien doit donc aussi кtre dйpouillй de l’espиce du bien. Or toute chose a l’espиce du bien. Donc rien ne recherche le bien.

 

 Opйrer quelque chose pour une fin, cela convient а la fois au Crйateur, а la nature et а celui qui agit а dessein. Or le Crйateur et celui qui agit а dessein — une crйature telle que l’homme — en opйrant pour une fin et en dйsirant ou en aimant le bien, ont la connaissance de la fin ou du bien. Il est donc nйcessaire aussi que la nature — qui est comme une intermйdiaire entre les deux, puisqu’elle prйsuppose l’њuvre de la crйation et qu’elle est prйsupposйe dans l’њuvre de l’art —, si elle doit rechercher la fin pour laquelle elle opиre, connaisse celle-ci. Or elle ne la connaоt pas. Les rйalitйs naturelles ne recherchent donc pas non plus le bien.

 

10° Tout ce dont on a l’appйtit, on le cherche. Or, suivant Platon, on ne peut rien chercher dont on n’a pas la connaissance : par exemple, si quelqu’un cherchait un esclave fugitif sans avoir connaissance de lui, lorsqu’il le trouverait, il ne saurait pas qu’il l’a trouvй. Les choses qui n’ont pas la connaissance du bien n’en ont donc pas l’appйtit.

 

11° Rechercher la fin est le propre de ce qui est ordonnй а la fin. Or la fin ultime, qui est Dieu, n’est pas ordonnйe а la fin. Elle ne recherche donc pas la fin ou le bien ; et ainsi, toute chose ne recherche pas le bien.

 

12° La nature est dйterminйe а une seule chose. Si donc les rйalitйs recherchent naturellement le bien, elles ne devraient pas rechercher naturellement quelque autre bien. Or toute chose recherche naturellement la paix, comme le montrent clairement saint Augustin au dix-neuviиme livre de la Citй de Dieu, et Denys au douziиme chapitre des Noms divins ; et en outre toute chose recherche le beau, comme le montre aussi Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Toute chose ne recherche donc pas naturellement le bien.

 

13° De mкme que l’on recherche la fin quand on ne l’a pas, de mкme on se dйlecte en elle une fois qu’on la possиde. Or nous ne disons pas que les rйalitйs inanimйes se dйlectent dans le bien. On ne doit donc pas dire non plus qu’elles recherchent le bien.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins : « Les crйatures aspirent au “beau et bien” ; ce qu’elles font, elles le font toujours pour un bien, du moins apparent ; elles prennent inйvitablement le bien pour mobile et pour but de leurs intentions. »

 

Le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « certains ont correctement dйfini le bien en disant que le bien est ce que toute chose recherche ».

 

Tout ce qui agit, agit pour une fin, comme le Philosophe le montre clairement au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Or, ce qui agit pour quelque chose, le recherche. Toute chose recherche donc la fin et le bien, qui inclut la notion de fin.

 

Toute chose recherche sa perfection. Or chaque chose, dиs lors qu’elle est parfaite, est bonne. Toute chose recherche donc le bien.

 

 

Rйponse :

 

Toutes choses recherchent le bien, non seulement celles qui ont une connaissance, mais aussi celles qui en sont dйpourvues. Et pour le voir clairement, il faut savoir que certains philosophes anciens ont prйtendu que les effets qui ont lieu dans la nature viennent par la nйcessitй des causes prйcйdentes, sans que les causes naturelles soient mises en accord avec de tels effets ; ce que le Philosophe rйprouve ainsi au deuxiиme livre de la Physique : dans cette hypothиse, si de tels profits et accords n’йtaient en aucune faзon dans une intention, ils se produiraient par hasard, et ainsi ils auraient lieu non pas la plupart du temps mais dans une moindre mesure, comme les autres choses que nous disons arriver par hasard ; par consйquent, il est nйcessaire de dire que toutes les rйalitйs naturelles sont ordonnйes et disposйes en accord avec leurs effets.

 

Or, de deux faзons une chose se trouve кtre ordonnйe ou dirigйe comme vers une fin : d’abord par soi-mкme, comme l’homme qui se dirige lui-mкme vers le lieu oщ il tend ; ensuite, par autre chose, comme la flиche qui est envoyйe par l’archer vers un lieu dйterminй. Seules les choses qui connaissent la fin peuvent кtre dirigйes par elles-mкmes vers une fin ; en effet, il est nйcessaire que celui qui dirige ait connaissance de ce vers quoi il dirige. Par contre, mкme les choses qui ne connaissent pas la fin peuvent кtre dirigйes par autre chose vers une fin dйterminйe, comme cela est clair dans l’exemple de la flиche. Or cela se produit de deux faзons. Parfois, la chose qui est dirigйe vers la fin est seulement lancйe et mue par celui qui envoie, sans qu’elle reзoive de lui aucune forme par laquelle cette direction ou cette inclination lui convienne ; et une telle inclination est violente : ainsi la flиche est-elle inclinйe par l’archer vers une cible dйterminйe. Parfois, au contraire, ce qui est dirigй ou inclinй vers une fin obtient de l’envoyeur ou du moteur une forme par laquelle une telle inclination lui convient : aussi une telle inclination sera-t-elle naturelle, ayant pour ainsi dire un principe naturel ; comme celui qui a donnй une pesanteur а la pierre, l’a inclinйe а ce qu’elle se porte naturellement vers le bas ; et c’est de cette faзon que celui qui gйnиre est un moteur pour les lourds et les lйgers, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique. Et c’est ainsi que toutes les rйalitйs naturelles sont inclinйes vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mкmes quelque principe d’inclination grвce auquel leur inclination est naturelle, de sorte qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mкmes vers les fins convenables, et ne sont pas seulement conduites. En effet, ce sont seulement les rйalitйs violentes qui sont conduites, car elles ne coopиrent en rien au moteur ; mais les rйalitйs naturelles vont aussi vers la fin, en tant qu’elles coopиrent, par le principe mis en elles, а ce qui incline et dirige.

 

Or, ce qui est inclinй ou dirigй vers une chose par une autre, est inclinй vers ce qui est dans l’intention de celui qui incline ou dirige ; ainsi, la flиche est envoyйe vers la cible mкme qui est dans l’intention de l’archer. Puis donc que toutes les rйalitйs naturelles sont inclinйes par une certaine inclination naturelle vers leurs fins par le premier moteur, qui est Dieu, il est nйcessaire que ce vers quoi chaque chose est naturellement inclinйe soit ce qui est voulu par Dieu, ou dans son intention. Or, puisque Dieu n’a pas d’autre fin de sa volontй que lui-mкme, et qu’il est lui-mкme l’essence de la bontй, il est nйcessaire que toutes les autres choses soient naturellement inclinйes vers le bien. Or rechercher n’est rien d’autre que chercher quelque chose, tendre pour ainsi dire vers une chose en йtant ordonnй а celle-ci. Puis donc que toutes choses sont ordonnйes et dirigйes par Dieu vers le bien, et de telle sorte qu’il y ait en chacune un principe par lequel elle-mкme tend vers le bien, cherchant pour ainsi dire le bien lui-mкme, il est nйcessaire de dire que toute chose recherche naturellement le bien. En effet, si toute chose йtait inclinйe vers le bien sans avoir en soi aucun principe d’inclination, on pourrait la dire conduite vers le bien, mais non recherchant le bien ; au contraire, en raison du principe mis au-dedans, toute chose est dite rechercher le bien, comme tendant spontanйment vers le bien : et c’est pourquoi il est dit en Sag. 8, 1 que la divine Sagesse « dispose tout avec douceur », car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce а quoi elle est divinement ordonnйe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le vrai et le bien sont а l’йgard de l’йtant dans des rapports semblables sous un certain aspect, et dissemblables sous un autre. En effet, ils sont dans des rapports semblables quant а la conversion de la prйdication : car de mкme que chaque йtant est bon, de mкme aussi il est vrai ; mais quant а la relation de cause de perfection, ils sont dans des rapports dissemblables : car le vrai n’entretient pas avec tous les йtants la relation de cause de perfection, comme le bien, parce que la perfection du vrai se prend de la nature de l’espиce seulement, donc seules les rйalitйs immatйrielles peuvent кtre perfectionnйes par le vrai, car elles seules peuvent recevoir la nature de l’espиce sans l’кtre matйriel ; en revanche, le bien йtant cause de perfection par la nature de l’espиce et en mкme temps par l’кtre, il peut perfectionner tant les rйalitйs matйrielles que les immatйrielles. Voilа pourquoi toute chose peut rechercher le bien, mais toute chose ne peut pas connaоtre le vrai.

 

Certains disent que, de mкme que l’appйtit naturel est en toute chose, de mкme la connaissance naturelle est aussi en toute chose. Mais cela ne peut pas кtre vrai : car, puisque la connaissance se fait par assimilation, la ressemblance dans l’кtre de nature ne fait pas connaоtre, mais empкche plutфt la connaissance ; et c’est pourquoi il est nйcessaire que les organes des sens soient dйpouillйs des espиces des choses sensibles, afin de pouvoir les recevoir selon l’кtre spirituel, qui cause la connaissance. Par consйquent, les rйalitйs qui ne peuvent en aucune faзon recevoir quelque chose autrement que selon l’кtre matйriel, ne peuvent nullement connaоtre ; elles peuvent cependant rechercher, en tant qu’elles sont ordonnйes а quelque rйalitй existant dans l’кtre de nature. L’appйtit, en effet, au contraire de la connaissance, ne concerne pas nйcessairement l’кtre spirituel. L’appйtit peut donc кtre naturel, mais pas la connaissance. Et cependant, que l’appйtit suive la connaissance, chez les animaux, n’est pas un empкchement : car mкme dans les rйalitйs naturelles, l’appйtit suit l’apprйhension ou la connaissance, non cependant la connaissance de ceux mкmes qui ont l’appйtit, mais la connaissance de celui qui les ordonne vers la fin.

 

Tout ce qui recherche une chose, la recherche en tant qu’elle a quelque ressemblance avec lui. Et la ressemblance qui est selon l’кtre spirituel ne suffit pas — sinon l’animal rechercherait nйcessairement tout ce qu’il connaоt — mais il faut que la ressemblance soit selon l’кtre de nature. Or cette ressemblance se prend de deux faзons. D’abord en tant que la forme de l’un est dans l’autre en acte parfait ; et dans ce cas, dиs lors qu’une chose est ainsi assimilйe а la fin, elle ne tend pas vers la fin, mais s’y repose. Ensuite, de ce que la forme de l’un est dans l’autre incomplиtement, c’est-а-dire en puissance ; et dans ce cas, en tant qu’une chose a en soi la forme de la fin et du bien en puissance, elle tend vers le bien ou la fin, et le recherche. Et si l’on dit que la matiиre recherche la forme, c’est en tant que la forme est en elle en puissance. Voilа aussi pourquoi plus cette puissance est parfaite et proche de l’acte, plus elle cause une inclination vйhйmente ; d’oщ il se produit que tout mouvement naturel vers la fin s’intensifie quand ce qui tend vers la fin lui devient plus semblable.

 

Lorsque l’on dit : « toute chose recherche le bien », il n’est pas nйcessaire de dйterminer le bien а ceci ou cela, mais de le prendre dans sa gйnйralitй, car chaque chose recherche le bien qui lui convient naturellement. Cependant, si le bien est dйterminй а un seul, ce sera l’кtre. Et que toute chose ait l’кtre n’est pas un empкchement, car les choses qui ont l’кtre recherchent sa continuation ; et ce qui a l’кtre en acte d’une faзon, a l’кtre en puissance d’une autre faзon ; ainsi l’air est actuellement air, et potentiellement feu ; et de la sorte, ce qui a l’кtre actuellement, recherche un кtre actuel.

 

L’un et le vrai n’incluent pas la notion de fin, comme le bien ; voilа pourquoi ils n’impliquent pas non plus la notion d’objet d’appйtit.

 

Ceux qui agissent contre la raison recherchent eux aussi le bien par soi ; par exemple, celui qui fornique est attentif а ce qui est bon et dйlectable quant au sens, mais que ce soit mal quant а la raison, cela est hors de son intention. Le bien est donc dйsirй par soi, mais le mal par accident.

 

C’est de faзon semblable qu’une chose est bonne ou non, et qu’elle est ou non objet d’appйtit. Or on a dйjа dit que ce n’est pas d’aprиs son кtre substantiel qu’une chose est appelйe bonne au plein sens du terme et absolument, а moins que l’on n’ajoute les autres perfections dues : voilа pourquoi l’кtre substantiel lui-mкme n’est pas absolument objet d’appйtit, а moins que ne lui soient unies les perfections dues. C’est pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique : « Vivre paraоt а tous agrйable. Bien entendu, nous ne voulons pas parler ici d’une vie mйchante, corrompue, accablйe de peines. » Une telle vie est en effet mauvaise dans l’absolu, et а fuir dans l’absolu, quoiqu’elle soit objet d’appйtit sous un certain aspect. Or dans la fuite et dans l’appйtit, c’est tout un pour une chose d’кtre bonne et d’кtre corruptrice du mal, ou d’кtre mauvaise et d’кtre corruptrice du bien. Car ne pas avoir de mal, cela mкme nous l’appelons un bien, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de l’Йthique. Le non-кtre est donc un bien, en tant qu’il фte une vie de tristesses ou de mйchancetй, qui est mauvaise dans l’absolu, bien qu’elle soit bonne sous un certain aspect. Et de cette faзon, le non-кtre peut кtre dйsirй sous l’aspect du bien.

 

Dans les puissances apprйhensives, il n’est pas toujours vrai que la puissance soit totalement dйpouillйe de l’espиce de son objet. En effet, cela est fallacieux dans le cas des puissances qui ont un objet universel, comme l’intelligence, dont l’objet est un « quelque chose », alors qu’elle a une quidditй ; cependant, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe des formes qu’elle reзoit. Cela est йgalement fallacieux dans le cas du toucher, car bien qu’il ait des objets spйciaux, ils sont cependant nйcessaires а l’animal. C’est pourquoi son organe ne peut кtre tout а fait sans chaud ni froid ; cependant, il est en quelque sorte hors du chaud et du froid, en tant qu’il est moyennement tempйrй, et que le milieu n’est aucun des extrкmes. L’appйtit, quant а lui, a un objet commun, le bien. Il n’est donc pas totalement dйpouillй du bien, mais de ce bien qu’il recherche ; il l’a cependant en puissance, et en cela il lui ressemble ; comme la puissance apprйhensive est aussi en puissance а l’espиce de son objet.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, la connaissance de la fin est requise en tout ce qui dirige vers la fin. La nature, elle, ne dirige pas vers la fin, mais elle est dirigйe. Dieu, par contre, et aussi celui qui agit а dessein, quel qu’il soit, dirigent vers la fin ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’ils aient connaissance de la fin, au contraire de la rйalitй naturelle.

 

10° Cet argument vaut pour celui qui recherche la fin en se dirigeant pour ainsi dire lui-mкme vers la fin, car il lui est nйcessaire de savoir quand il sera parvenu а la fin ; mais cela n’est pas nйcessaire pour ce qui est seulement dirigй vers la fin.

 

11° C’est par la mкme nature qu’une chose tend vers une fin qu’elle n’a pas encore, et qu’elle se dйlecte dans la fin une fois qu’elle la possиde ; de mкme que c’est par la mкme nature que la terre se meut vers le bas et qu’elle s’y repose. Il ne convient donc pas а la fin ultime de tendre vers la fin, mais de jouir de la fin qu’elle est elle-mкme. Et bien que l’on ne puisse pas appeler cela proprement un appйtit, c’est cependant quelque chose qui concerne le genre de l’appйtit, et d’oщ tout appйtit dйrive. Car par le fait mкme que Dieu jouit de soi, il dirige les autres vers soi.

 

12° Que l’appйtit ait pour terme le bien, la paix et le beau, ne signifie pas qu’il ait pour terme des choses diffйrentes. Car par le fait mкme que l’on recherche le bien, on recherche en mкme temps et le beau et la paix. D’une part le beau, en tant qu’il est en lui-mкme rйglй et spйcifiй, ce qui est inclus dans la notion de bien ; mais le bien ajoute une relation de cause de perfection pour d’autres. Donc quiconque recherche le bien, recherche par lа mкme le beau. D’autre part, la paix implique le retrait des choses qui perturbent et empкchent l’obtention du bien ; or, par le fait mкme que l’on dйsire une chose, on dйsire aussi le retrait de ses empкchements. C’est donc en mкme temps et d’un mкme appйtit que l’on recherche le bien, le beau et la paix.

 

13° La dйlectation inclut dans sa notion la connaissance du bien qui dйlecte ; et pour cette raison, seuls ceux qui connaissent la fin peuvent se dйlecter dans la fin possйdйe. Mais l’appйtit n’implique pas la connaissance dans son sujet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Nйanmoins, prenant la dйlectation en un sens large et impropre, Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins que le « beau et bien » est, pour toute chose, dйlectable et aimable.

Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La rйalitй est ordonnйe а Dieu en tant qu’il est connaissable et objet d’appйtit. Or les choses qui sont ordonnйes а lui en tant qu’il est connaissable ne le connaissent pas toutes, car les connaissants ne connaissent pas tous Dieu. Donc celles qui sont ordonnйes а lui comme а un objet d’appйtit ne le recherchent pas toutes non plus.

 

Le bien qui est dйsirй par toute chose, suivant le Philosophe au premier livre de l’Йthique, est l’кtre, comme le veut le Commentateur au mкme endroit. Or Dieu n’est pas l’кtre de toute chose. Il n’est donc pas ce bien qui est dйsirй par toute chose.

 

Nul ne recherche ce qu’il fuit. Or certains fuient Dieu, puisqu’ils le haпssent, comme on le lit au Psaume 73, 23 : « L’orgueil de ceux qui vous haпssent monte toujours » ; et il est dit en Job 21, 14 : « Ils disaient а Dieu : “Retire-toi de nous.” » Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

Nul ne recherche ce qu’il possиde. Or certains, comme les bienheureux, qui jouissent de Dieu, le possиdent lui-mкme. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

L’appйtit naturel ne porte que sur ce qui peut кtre possйdй. Or seule la crйature raisonnable peut possйder Dieu, puisque seule elle est а l’image de Dieu, et que « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capable de Dieu », comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu naturellement.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Tout ce qui peut aimer, aime Dieu. » Or toute chose peut aimer, car toute chose recherche le bien. Toute chose recherche donc Dieu.

 

Chaque chose recherche naturellement sa fin, pour laquelle elle existe. Or toute chose est ordonnйe а Dieu comme а une fin ; Prov. 16, 4 : « Le Seigneur a tout fait pour lui-mкme. » Toute chose recherche donc Dieu naturellement.

 

 

Rйponse :

 

Toute chose recherche naturellement Dieu implicitement, et non explicitement. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la cause secondaire ne peut influer sur son effet que dans la mesure oщ elle reзoit la vertu de la cause premiиre. Or, de mкme que influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de mкme influer, pour la cause finale, c’est кtre recherchй et dйsirй. Voilа pourquoi, de mкme que l’agent secondaire n’agit que par la vertu existant en lui de l’agent premier, de mкme la fin secondaire n’est recherchйe que grвce а la vertu existant en elle de la fin principale : c’est-а-dire en tant qu’elle lui est ordonnйe, ou en tant qu’elle porte sa ressemblance. Et c’est pourquoi, de mкme que Dieu, parce qu’il est le premier efficient, agit en tout agent, de mкme, parce qu’il est la fin ultime, il est recherchй en toute fin. Mais cela, c’est rechercher Dieu lui-mкme implicitement.

 

En effet, la vertu de la cause premiиre est dans la cause seconde, comme aussi les principes sont dans les conclusions ; or, analyser les conclusions par les principes, ou ramener les causes secondes aux causes premiиres, cela n’appartient qu’а la puissance rationnelle. Par consйquent, seule la nature raisonnable peut amener а Dieu lui-mкme les fins secondaires par une certaine voie d’analyse, de telle sorte qu’elle recherche Dieu lui-mкme explicitement. Et de mкme que dans les sciences dйmonstratives la conclusion n’est sue correctement qu’au moyen de l’analyse par les principes premiers, de mкme l’appйtit de la crйature rationnelle n’est droit que par l’appйtit explicite de Dieu mкme, en acte ou en habitus.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tous les connaissants connaissent aussi Dieu implicitement en n’importe quel objet connu. En effet, de mкme qu’une chose n’est objet d’appйtit que par la ressemblance de la bontй premiиre, de mкme une chose n’est connaissable que par la ressemblance de la vйritй premiиre.

 

L’кtre crйй est lui-mкme une ressemblance de la bontй divine ; par consйquent, dans la mesure oщ des choses dйsirent l’кtre, elles dйsirent la ressemblance de Dieu ainsi que Dieu implicitement.

 

Dieu peut кtre considйrй de deux faзons ; soit en lui-mкme, soit dans ses effets. En lui-mкme, puisqu’il est l’essence mкme de la bontй, il ne peut pas ne pas кtre aimй ; il est donc aimй par tous ceux qui le voient dans son essence, et lа, plus on le connaоt, plus on l’aime. Mais dans certains de ses effets, en tant qu’ils sont contraires а la volontй, comme le sont les peines infligйes, ou les prйceptes qui semblent pesants, Dieu lui-mкme est fui, et pris en haine en quelque sorte. Et cependant, il est nйcessaire que ceux qui le haпssent quant а certains effets l’aiment en d’autres effets ; comme les dйmons eux-mкmes, suivant Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, recherchent naturellement l’кtre et la vie, et en cela ils recherchent et aiment Dieu lui-mкme.

 

Les bienheureux qui jouissent dйjа de Dieu recherchent la continuation de la fruition ; et de plus, la fruition elle-mкme est comme un certain habitus dйjа perfectionnй par l’objet de son appйtit, quoique le nom d’appйtit implique une imperfection.

 

La crйature raisonnable est seule capable de Dieu, car elle seule peut le connaоtre et l’aimer explicitement ; mais les autres crйatures participent а la ressemblance divine, et ainsi, elles recherchent Dieu mкme.

Article 3 : L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les puissances de l’вme ne sont ordonnйes qu’aux њuvres de la vie. Or on appelle њuvres de la vie celles par lesquelles les rйalitйs animйes se distinguent des inanimйes ; mais les animйes ne se distinguent pas des inanimйes par l’appйtit, car les inanimйes aussi recherchent le bien. L’appйtit n’est donc pas une puissance spйciale de l’вme.

 

L’appйtit ne semble кtre rien d’autre qu’une certaine direction vers la fin. Or l’appйtit naturel suffit а diriger une chose vers la fin. Il n’est donc pas nйcessaire d’ajouter un appйtit animal qui soit une puissance spйciale de l’вme.

 

Les opйrations et les puissances diffиrent par les termes. Or le terme de l’appйtit naturel est le mкme que celui de l’appйtit animal : c’est le bien. La puissance ou l’opйration est donc la mкme. Or l’appйtit naturel n’est pas une puissance de l’вme. Donc l’appйtit animal non plus.

 

L’appйtit porte sur une rйalitй que l’on ne possиde pas, suivant saint Augustin. Or chez les animaux, le bien est dйjа possйdй par la connaissance. Donc, chez les animaux, la connaissance du bien n’est pas suivie par un appйtit qui requerrait une puissance spйciale.

 

Une puissance spйciale est ordonnйe а un acte spйcial, et non а un acte commun а toutes les puissances de l’вme. Or rechercher le bien est commun а toutes les puissances de l’вme ; ce qui se voit clairement en ceci que n’importe quelle puissance recherche son objet, et se dйlecte en lui. L’appйtit n’est donc pas une puissance spйciale de l’вme.

 

Si la puissance appйtitive recherche le bien, alors elle recherche ou le bien communйment, ou le bien pour soi. Si elle recherche le bien communйment, alors, puisque toute autre puissance recherche quelque bien particulier, la puissance appйtitive ne sera pas une puissance spйciale, mais universelle. Et si elle recherche le bien pour soi, alors, puisque n’importe quelle autre puissance recherche aussi le bien pour soi, n’importe quelle autre puissance pourra, pour la mкme raison, кtre appelйe appйtit. Il n’y aura donc pas une puissance qui doive spйcialement кtre appelйe appйtit.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe a posй l’appйtitive comme une puissance spйciale de l’вme, au troisiиme livre sur l’Вme.

 

 

Rйponse :

 

L’appйtit est une puissance spйciale de l’вme. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque les puissances de l’вme sont ordonnйes aux њuvres qui sont propres aux rйalitйs animйes, une opйration a le privilиge qu’une puissance spйciale de l’вme lui soit assignйe pour autant qu’elle-mкme est une opйration propre de la rйalitй animйe. Or il se trouve quelque opйration qui, d’une certaine faзon, est commune aux rйalitйs animйes et aux inanimйes, mais qui, d’une autre faзon, est propre aux animйes : par exemple, se mouvoir et s’engendrer.

 

En effet, les rйalitйs simplement spirituelles ont une nature pour mouvoir, mais non pour кtre mues. Les corps, eux, sont mus ; et bien que l’un puisse mouvoir l’autre, cependant, aucun d’eux ne peut se mouvoir lui-mкme ; car les rйalitйs qui se meuvent, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique, sont divisйes en deux parties, dont l’une est motrice et l’autre mue. Or cela ne peut assurйment pas exister dans les rйalitйs purement corporelles ; car leurs formes ne peuvent кtre motrices, bien qu’elles puissent кtre principe de mouvement, йtant ce par quoi une chose est mue ; par exemple dans le mouvement de la terre, la pesanteur est un principe par lequel la terre est mue, elle n’est cependant pas un moteur. Et il en est ainsi d’une part а cause de la simplicitй des corps inanimйs, qui n’ont pas dans leurs parties une diversitй telle qu’une partie puisse кtre motrice et l’autre mue ; d’autre part aussi а cause de la qualitй infйrieure et de la matйrialitй des formes. Celles-ci, en effet, йtant trиs йloignйes des formes sйparйes, dont le propre est de mouvoir, n’ont pas la possibilitй de mouvoir, mais seulement d’кtre principes de mouvement.

 

Les rйalitйs animйes, en revanche, sont composйes de nature spirituelle et de nature corporelle ; il peut donc y avoir en elles une partie motrice et l’autre mue, tant suivant le mouvement local que suivant d’autres mouvements. Se mouvoir devient ainsi une action propre aux rйalitйs animйes elles-mкmes, dans la mesure oщ d’elles-mкmes elles se meuvent en des espиces dйterminйes de mouvement ; voilа pourquoi l’on trouve dans les animaux des puissances spйciales ordonnйes : par exemple, chez les animaux, pour le mouvement local, la puissance motrice ; communйment chez les plantes et les animaux, la puissance augmentative pour le mouvement d’accroissement, la nutritive pour le mouvement d’altйration, la gйnйrative pour le mouvement de gйnйration.

 

De mкme aussi l’appйtit, qui, en un sens, est commun а tous, devient en quelque sorte spйcial aux rйalitйs animйes, c’est-а-dire aux animaux, parce qu’il y a en eux а la fois l’appйtit et le moteur de l’appйtit. En effet, le bien apprйhendй est lui-mкme le moteur de l’appйtit, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Par consйquent, de mкme que les animaux ont le privilиge d’кtre mus par eux-mкmes, de mкme aussi ils recherchent par eux-mкmes. Et pour cette raison, de mкme que la puissance motrice est une puissance spйciale dans l’вme, il en va de mкme aussi de la puissance appйtitive.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La solution ressort de ce qui a dйjа йtй dit.

 

Parce que les animaux sont de nature а participer а la bontй divine plus excellemment que les autres rйalitйs infйrieures, de lа vient qu’ils ont besoin de nombreuses opйrations et secours pour leur perfection ; par exemple, celui qui peut obtenir la santй parfaite par de multiples exercices, est plus proche de la santй que celui qui ne peut jouir que d’une faible santй, et par lа mкme n’a besoin que d’un faible exercice, suivant l’exemple du Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde. Aussi, puisque l’appйtit naturel est dйterminй а une seule chose et qu’il ne peut кtre multiforme ni s’йtendre а autant de choses diverses que les animaux en ont besoin, il йtait nйcessaire que fыt ajoutй aux animaux un appйtit animal s’ensuivant de l’apprйhension, afin qu’ayant apprйhendй une multitude de choses l’animal se portвt vers diffйrents biens.

 

Quoique le bien soit recherchй tant par l’appйtit naturel que par l’appйtit animal, cependant l’appйtit naturel ne fait pas rechercher le bien par soi-mкme, comme le fait l’appйtit animal ; par consйquent, pour rechercher le bien par appйtit animal, une puissance est exigйe, qui n’est pas exigйe pour rechercher par appйtit naturel. Et pour cette raison, le bien vers lequel tend l’appйtit naturel est dйterminй et uniforme ; mais il en va autrement du bien qui est recherchй par appйtit animal. Et une conclusion semblable peut кtre donnйe а propos de la puissance motrice.

 

Le sujet qui recherche le bien ne cherche pas а avoir le bien dans l’кtre intentionnel, comme le connaissant le possиde, mais dans l’кtre naturel ; voilа pourquoi si l’animal possиde le bien en tant qu’il le connaоt, cela n’exclut pas qu’il puisse le rechercher.

 

Chaque puissance recherche son objet par un appйtit naturel ; mais l’appйtit animal relиve d’une puissance spйciale. Et parce que l’appйtit naturel est dйterminй а une seule chose alors que l’appйtit animal suit l’apprйhension, de lа vient que chaque puissance recherche un bien dйterminй tandis que que la puissance appйtitive recherche n’importe quel bien apprйhendй. Cependant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit une puissance gйnйrale, car elle recherche le bien commun d’une faзon spйciale.

 

On voit dиs lors clairement la solution au dernier argument.

Article 4 : Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant а l’appйtitive de la partie sensitive ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La diffйrence accidentelle des objets ne diversifie pas les puissances. Or les objets de la volontй et de l’appйtit ne diffиrent que par des diffйrences accidentelles au bien, qui est par soi l’objet de l’appйtit. En effet, ils ne semblent diffйrer qu’en ceci que la volontй porte sur le bien apprйhendй par l’intelligence tandis que l’appйtit sensitif porte sur le bien apprйhendй par le sens, choses qui sont accidentelles au bien en tant que tel. La volontй n’est donc pas une puissance autre que l’appйtit.

 

Les puissances appйtitives sensitive et intellective diffиrent par le particulier et l’universel ; car le sens apprйhende les particuliers, tandis que l’intelligence apprйhende les universels. Or cela ne permet pas de distinguer l’appйtit de la partie sensitive de celui de la partie intellective, car tout appйtit porte sur le bien existant dans la rйalitй, et qui n’est pas universel mais singulier. On ne doit donc pas dire que l’appйtit rationnel, qui est la volontй, soit une puissance autre que l’appйtit sensitif, а la faзon dont l’intelligence est une puissance autre que le sens.

 

De mкme que la puissance appйtitive s’ensuit de l’apprйhension, ainsi la puissance motrice s’ensuit de l’appйtitive. Or la motrice n’est pas diffйrente pour les кtres raisonnables et pour les кtres sans raison. Donc l’appйtitive non plus ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Au premier livre sur l’Вme, le Philosophe distingue cinq genres de puissances et opйrations de l’вme : le premier inclut la gйnйration, la nutrition et l’accroissement ; le deuxiиme, le sens ; le troisiиme, l’appйtit ; le quatriиme, le mouvement suivant le lieu ; le cinquiиme, l’intelligence. Or ici, l’intelligence est distinguйe du sens, mais l’appйtit intellectif n’est pas distinguй de l’appйtit sensitif. Il semble donc que la puissance appйtitive supйrieure ne soit pas distincte de l’infйrieure comme la puissance apprйhensive supйrieure l’est de l’apprйhensive infйrieure.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe, au troisiиme livre sur l’Вme, distingue la volontй de l’appйtit sensitif.

 

Les choses qui sont ordonnйes entre elles, quelles qu’elles soient, doivent nйcessairement кtre distinctes. Or l’appйtit intellectif est supйrieur а l’appйtit sensitif, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, et de plus il le meut comme une sphиre meut une autre sphиre, ainsi qu’il est dit au mкme endroit. La volontй est donc une puissance autre que l’appйtit sensitif.

 

 

Rйponse :

 

La volontй est une puissance autre que l’appйtit sensitif. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, de mкme que l’appйtit sensitif se distingue de l’appйtit naturel par un mode de recherche plus parfait, de mкme aussi pour l’appйtit rationnel et l’appйtit sensitif. En effet, plus une nature est proche de Dieu, plus expressive est en elle la ressemblance de la dignitй divine. Or il revient а la dignitй divine de mouvoir, incliner et diriger toutes choses, Dieu lui-mкme n’йtant mы, inclinй ou dirigй par rien d’autre. Par consйquent, plus une nature est voisine de Dieu, moins elle est inclinйe par autre chose, et plus elle est de nature а s’incliner elle-mкme.

 

Ainsi, la nature insensible qui, en raison de sa matйrialitй, est la plus йloignйe de Dieu, est certes inclinйe vers une fin, cependant il n’y a pas en elle quelque chose qui incline, mais seulement un principe d’inclination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. La nature sensitive, йtant plus proche de Dieu, a en elle-mкme quelque chose qui incline, а savoir l’objet d’appйtit apprйhendй ; toutefois, cette inclination n’est pas au pouvoir de l’animal mкme qui est inclinй, mais elle lui est dйterminйe d’ailleurs. En effet, l’animal ne peut, а la vue de l’objet dйlectable, ne pas le convoiter ; car les animaux n’ont pas eux-mкmes la domination de leur inclination ; c’est pourquoi ils n’agissent pas, mais sont plutфt agis, suivant saint Jean Damascиne ; et cela, parce que la puissance appйtitive sensitive a un organe corporel, et se rapproche ainsi des dispositions de la matiиre et des rйalitйs corporelles, en sorte qu’elle est mue plutфt qu’elle ne meut.

 

Mais la nature rationnelle, qui est trиs voisine de Dieu, n’a pas seulement l’inclination vers quelque chose, comme les rйalitйs inanimйes, ni seulement le moteur de cette inclination qui lui est pour ainsi dire dйterminйe d’ailleurs, comme la nature sensible, mais outre cela elle a en son pouvoir l’inclination elle-mкme, de sorte qu’il n’est pas nйcessaire pour elle d’кtre inclinйe vers l’objet d’appйtit apprйhendй, mais elle peut кtre inclinйe ou non. Et ainsi, cette inclination ne lui est pas dйterminйe par autre chose, mais par elle-mкme. Et cela lui convient parce qu’elle n’use pas d’un organe corporel ; et ainsi, s’йloignant de la nature mobile, elle accиde а la nature de moteur et d’agent. Et qu’une chose se dйtermine а soi-mкme une inclination vers la fin, ne peut se produire que si elle connaоt la fin et la relation de la fin aux moyens : ce qui est le propre de la raison seulement. Voilа pourquoi un tel appйtit, que nul autre ne dйtermine nйcessairement, suit l’apprйhension de la raison ; par consйquent, l’appйtit rationnel, que l’on appelle volontй, est une puissance autre que l’appйtit sensitif.

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй ne se distingue pas de l’appйtit sensitif directement par le fait de suivre cette apprйhension-ci ou une autre, mais par celui de se dйterminer а soi-mкme une inclination ou d’avoir une inclination dйterminйe par autre chose ; et ces deux choses exigent une diffйrence des puissances. Mais une telle diffйrence requiert la diffйrence des apprйhensions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. C’est donc pour ainsi dire consйquemment, et non principalement, que la distinction des appйtitives se prend de la distinction des apprйhensives.

 

Bien que l’appйtit tende toujours vers quelque chose qui existe dans la rйalitй, c’est-а-dire а la faзon du particulier et non de l’universel, cependant il est tantфt mы а la recherche par l’apprйhension de quelque condition universelle — par exemple, nous recherchons tel bien d’aprиs la simple considйration que le bien doit кtre recherchй —, tantфt par l’apprйhension du particulier dans sa particularitй. Voilа pourquoi, de mкme que l’appйtit se distingue consйquemment par la diffйrence de l’apprйhension qu’il suit, de mкme il se distingue aussi consйquemment par l’universel et le particulier.

 

Puisque les mouvements et les opйrations sont dans les singuliers, et que d’une proposition universelle on ne peut descendre а une conclusion particuliиre que moyennant une mineure particuliиre, la conception universelle de l’intelligence ne peut кtre appliquйe а l’йlection de l’њuvre — qui est une quasi-conclusion dans l’ordre du faire, comme il est dit au septiиme livre de l’Йthique — que moyennant une apprйhension particuliиre. Voilа pourquoi le mouvement qui suit l’apprйhension universelle de l’intelligence moyennant l’apprйhension particuliиre du sens, ne requiert pas diffйrentes puissances motrices, l’une correspondant а l’intelligence et l’autre au sens, comme c’est le cas de l’appйtit qui s’ensuit immйdiatement de l’apprйhension. En outre, la motrice impйrйe, que mentionne l’objection, est une puissance liйe aux muscles et aux nerfs ; elle ne peut donc pas appartenir а la partie intellective, qui n’use pas d’un organe.

 

Parce que le sens et l’intelligence diffиrent par les raisons formelles de l’apprйhensible en tant que tel, ils appartiennent а diffйrents genres de puissances : en effet, le sens tend а apprйhender le particulier, l’intelligence а apprйhender l’universel. Mais les appйtits supйrieur et infйrieur ne diffиrent point par des diffйrences de l’appйtible en tant que tel, puisque les deux appйtits tendent parfois vers le mкme bien ; mais ils diffиrent par leurs faзons diffйrentes de rechercher, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilа pourquoi ce sont certes des puissances diffйrentes, mais non des genres de puissances diffйrents.

Article 5 : La volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon saint Augustin au treiziиme livre sur la Trinitй, tous dйsirent d’une seule volontй la bйatitude. Or, ce qui est dйsirй communйment par tous, est dйsirй par nйcessitй ; car si ce n’йtait pas par nйcessitй, il arriverait que ce ne soit pas dйsirй par quelqu’un. La volontй dйsire donc quelque chose par nйcessitй.

 

Tout moteur ayant une puissance parfaite meut son mobile par nйcessitй. Or, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, le bien est moteur de la volontй dans la mesure oщ il est apprйhendй. Puis donc qu’il est une chose qui est un bien parfait, par exemple Dieu et la bйatitude, comme il est dit йgalement au premier livre de l’Йthique, il y aura quelque chose qui mouvra la volontй par nйcessitй ; et ainsi, quelque chose est recherchй nйcessairement par la volontй.

 

L’immatйrialitй est la cause de ce qu’une puissance ne puisse pas кtre contrainte ; en effet, les puissances liйes а des organes sont contraintes, comme cela est particuliиrement clair dans le cas de la puissance motrice. Or l’intelligence est une puissance plus immatйrielle que la volontй ; et cela apparaоt en ce qu’elle a un objet plus immatйriel, qui est l’universel, alors que l’objet de la volontй est le bien existant dans les rйalitйs particuliиres. Puis donc que l’intelligence est contrainte а tenir quelque chose par nйcessitй, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il semble que la volontй aussi recherche quelque chose par nйcessitй.

 

La nйcessitй n’est йcartйe de la volontй qu’en raison de la libertй, а laquelle la nйcessitй semble opposйe. Or toute nйcessitй n’empкche pas la libertй ; c’est pourquoi saint Augustin dit au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : « Si nous dйfinissons la nйcessitй : ce qui nous permet de dire “il est nйcessaire que telle chose soit ou se fasse ainsi”, je ne vois pas pourquoi nous aurions а craindre qu’elle ne nous prive de libre volontй. » La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй.

 

Est nйcessaire, ce qui ne peut pas ne pas кtre. Or Dieu ne peut pas ne pas vouloir le bien, de mкme qu’il ne peut pas ne pas кtre bon. Il veut donc nйcessairement le bien ; et ainsi, quelque volontй veut une chose nйcessairement.

 

Selon saint Grйgoire, « le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne bientфt par son poids а un autre pйchй ». Or le pйchй n’est commis que par la volontй, selon saint Augustin. Puis donc que l’entraоnement est un certain mouvement violent, comme cela est clair au septiиme livre de la Physique, quelqu’un peut кtre violemment contraint а vouloir quelque chose par nйcessitй.

 

D’aprиs ce que dit le Maоtre au livre premier, dist. 25, reprenant les paroles de saint Augustin, « dans le deuxiиme йtat » — c’est-а-dire dans l’йtat de faute — « l’homme ne peut pas ne pas pйcher, et mкme mortellement avant la rйparation, aprиs la rйparation au moins vйniellement ». Or le pйchй, tant mortel que vйniel, est volontaire. Il y a donc un йtat de l’homme en lequel celui-ci ne peut pas ne pas vouloir ce en quoi consiste le pйchй ; et ainsi, la volontй veut quelque chose par nйcessitй.

 

Plus une chose peut naturellement mouvoir, plus elle peut naturellement causer la nйcessitй. Or le bien peut mouvoir plus que le vrai, puisque le bien est dans les rйalitйs tandis que le vrai est seulement dans l’esprit, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique. Puis donc que le vrai contraint l’intelligence, а bien plus forte raison le bien contraint-il la volontй.

 

Le bien imprime plus fortement que le vrai ; et cela ressort de ce que l’amour, qui est l’empreinte du bien, est plus unitif que la connaissance, qui est l’empreinte du vrai : en effet, suivant saint Augustin, l’amour est une certaine vie unissant l’aimant а l’aimй. Le bien peut donc plus causer la nйcessitй dans la volontй que le vrai dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° Plus une puissance a de pouvoir sur ses objets, moins elle peut кtre contrainte par eux. Or la raison a plus de pouvoir sur ses objets que la volontй : en effet, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la raison forme en soi les espиces des rйalitйs, au contraire de la volontй, qui est mue par les objets d’appйtit. La volontй peut donc кtre contrainte par les objets d’appйtit plus que la raison ne peut l’кtre par les objets de connaissance ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

11° Ce qui inhиre par soi, inhиre par nйcessitй. Or il est un vouloir qui inhиre par soi а la volontй. La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй. Preuve de la mineure : le souverain bien est voulu par soi. Donc, chaque fois que la volontй se porte vers lui, elle veut par elle-mкme. Or elle se porte toujours vers lui, car elle se porte naturellement vers lui. La volontй veut donc toujours par soi le souverain bien.

 

12° La nйcessitй se rencontre dans la connaissance de la science. Or, de mкme que tous les hommes veulent naturellement savoir, suivant le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique, de mкme aussi ils veulent naturellement le bien. La nйcessitй se rencontre donc dans la volontй du bien.

 

13° La Glose, а propos de Rom. 7, 15 sqq., dit que la volontй veut naturellement le bien. Or les choses qui inhиrent par nature, sont par nйcessitй. La volontй veut donc le bien par nйcessitй.

 

14° Tout ce qui s’accroоt et diminue, peut aussi кtre totalement фtй. Or la libertй de la volontй s’accroоt et diminue : en effet, l’homme eut avant le pйchй un arbitre plus libre qu’aprиs le pйchй, suivant saint Augustin. La libertй de la volontй peut donc кtre totalement фtйe ; et ainsi, la volontй peut кtre contrainte par nйcessitй.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, si une chose est volontaire, elle n’est pas nйcessaire. Or tout ce que nous voulons est volontaire. La volontй ne veut donc rien par nйcessitй.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. Or ce qui est tel, ne peut кtre contraint par rien ; la volontй ne peut donc кtre contrainte de telle sorte qu’elle veuille quelque chose par nйcessitй.

 

La libertй s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй est libre. Elle ne veut donc rien par nйcessitй.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre « а cause de sa noblesse innйe, n’est mы par aucune nйcessitй ». Or la dignitй de la volontй ne peut кtre фtйe. La volontй ne peut donc rien vouloir par nйcessitй.

 

Les puissances rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la volontй est une puissance rationnelle ; en effet, elle se trouve dans la raison, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Elle a donc des objets opposйs ; voilа pourquoi elle n’est dйterminйe а rien par nйcessitй.

 

Ce qui est dйterminй а quelque chose par nйcessitй, est naturellement dйterminй а cela. Or une division oppose la volontй а l’appйtit naturel. La volontй ne veut donc rien par nйcessitй.

 

Dиs lors qu’une chose est volontaire, on dit qu’elle est en nous de telle sorte que nous en soyons maоtres. Or ce qui est en nous et dont nous sommes maоtres, nous pouvons le vouloir et ne pas le vouloir. Donc, tout ce que la volontй veut, elle peut le vouloir et ne pas le vouloir ; et ainsi, elle ne veut rien par nйcessitй.

 

 

Rйponse :

 

Comme on peut le dйduire des paroles de saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, chap. 11, il y a deux nйcessitйs : la nйcessitй de contrainte, et celle-ci ne peut en aucune faзon avoir place dans la volontй ; et la nйcessitй d’inclination naturelle, comme nous disons que Dieu vit par nйcessitй : et c’est par une telle nйcessitй que la volontй « veut quelque chose par nйcessitй ».

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que dans les rйalitйs ordonnйes entre elles, il est nйcessaire que le premier mode soit inclus dans le second, et que dans le second se trouve non seulement ce qui lui revient par sa nature propre, mais aussi ce qui lui revient par la nature du premier ; ainsi, il convient а l’homme non seulement d’user de la raison, ce qui lui revient par sa diffйrence propre, qui est le raisonnable, mais aussi d’user du sens ou de l’aliment, ce qui lui revient aussi par son genre, qui est l’animal ou le vivant. Et de mкme aussi, nous voyons dans les sens que, le sens du toucher йtant comme le fondement des autres sens, l’on trouve dans l’organe de chaque sens non seulement les propriйtйs du sens dont il est l’organe propre, mais aussi les propriйtйs du toucher : ainsi, l’њil ne sent pas seulement le blanc et le noir, en tant qu’il est l’organe de la vue, mais il sent aussi le chaud et le froid, et il est corrompu par leurs excиs, en tant qu’il est l’organe du toucher.

 

Or la nature et la volontй sont ordonnйes de telle faзon que la volontй est elle-mкme aussi une certaine nature ; car tout ce qui se trouve dans la rйalitй est appelй « une certaine nature ». Voilа pourquoi il est nйcessaire de trouver dans la volontй non seulement ce qui est appartient а la volontй, mais aussi ce qui appartient а la nature. Or il appartient а n’importe quelle nature crййe d’кtre ordonnйe par Dieu au bien, recherchant celui-ci naturellement. Il y a donc dans la volontй elle-mкme un certain appйtit naturel du bien qui lui convient. Et en plus de cela, elle peut rechercher quelque chose suivant sa propre dйtermination, non par nйcessitй ; ce qui lui revient en tant qu’elle est volontй.

 

Or, la relation entre la nature et la volontй est semblable а la relation entre les choses que la volontй veut naturellement et celles pour lesquelles elle est dйterminйe par elle-mкme et non par la nature. Voilа pourquoi, de mкme que la nature est le fondement de la volontй, de mкme aussi l’objet d’appйtit qui est recherchй naturellement est le principe et le fondement des autres objets d’appйtit. Or dans les objets d’appйtit, la fin est le fondement et le principe des moyens, puisque les moyens ne sont recherchйs qu’en raison de la fin. Voilа pourquoi ce que la volontй veut par nйcessitй, йtant pour ainsi dire dйterminйe а cela par une inclination naturelle, c’est la fin ultime, telle la bйatitude, et les choses qui y sont incluses, comme l’кtre, la connaissance de la vйritй, etc. ; par contre, elle n’est pas dйterminйe aux autres choses par nйcessitй ni par une inclination naturelle, mais par une disposition propre sans aucune nйcessitй.

 

Et bien que la volontй veuille la fin ultime par une certaine inclination nйcessaire, on ne doit cependant en aucune faзon accorder qu’elle soit contrainte а vouloir cela. En effet, la contrainte n’est rien d’autre que l’introduction d’une certaine violence. Or l’acte violent est, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « celui dont le principe est au-dehors, sans que le patient contribue en rien » ; comme si l’on projetait une pierre en haut : car, autant qu’il est en elle, elle n’est nullement inclinйe а ce mouvement. Or, puisque la volontй est elle-mкme une certaine inclination, йtant donnй qu’elle est une certain appйtit, il ne peut se produire que la volontй veuille une chose et que son inclination ne soit pas vers cela ; et ainsi, il ne peut se produire que la volontй veuille quelque chose par contrainte ou violence, bien qu’elle veuille quelque chose par une inclination naturelle. Il est donc clair que la volontй ne veut rien nйcessairement d’une nйcessitй de contrainte, mais qu’elle veut cependant quelque chose nйcessairement d’une nйcessitй d’inclination naturelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet appйtit commun de la bйatitude ne procиde pas d’une contrainte, mais d’une inclination naturelle.

 

Si efficacement qu’un bien meuve la volontй, il ne peut cependant pas la contraindre : car en posant qu’elle veut une chose, on pose qu’elle a une inclination vers cette chose, ce qui est opposй а la contrainte. Mais а cause de la perfection d’un bien, il se produit que la volontй est dйterminйe а celui-ci par une inclination de nйcessitй naturelle.

 

L’intelligence pense naturellement quelque chose, comme la volontй veut aussi naturellement quelque chose ; mais la contrainte n’est point, par sa nature, opposйe а l’intelligence, comme elle l’est а la volontй. En effet, bien que l’intelligence ait une inclination vers quelque chose, son nom ne dйsigne cependant pas l’inclination mкme de l’homme, tandis que le nom de volontй dйsigne l’inclination mкme de l’homme. Par consйquent, tout ce qui se fait suivant la volontй, se fait suivant l’inclination de l’homme, et par suite ne peut кtre violent. Mais l’opйration de l’intelligence peut кtre contre l’inclination de l’homme, qui est la volontй ; comme lorsqu’une opinion plaоt а quelqu’un, mais que par l’efficace des arguments il est conduit а assentir au contraire par son intelligence.

 

Saint Augustin parle de la nйcessitй naturelle, que nous n’excluons pas de la volontй а l’йgard de certains objets ; et cette nйcessitй se rencontre aussi dans la volontй divine, comme aussi dans l’кtre divin ; en effet, il est lui-mкme nйcessaire par soi, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.

 

On voit dиs lors clairement la solution au cinquiиme argument.

 

Le pйchй commis n’entraоne pas en contraignant la volontй, mais en l’inclinant : en tant qu’il prive de la grвce, par laquelle l’homme йtait fortifiй contre le pйchй, et aussi en tant que par l’acte du pйchй sont laissйs dans l’вme une disposition et un habitus inclinant au pйchй suivant.

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme, en quelque йtat de pйchй mortel qu’il soit, peut йviter le pйchй mortel grвce а la libertй de sa volontй ; et ils exposent l’expression : « il ne peut pas ne pas pйcher » comme suit : « il ne peut pas ne pas avoir de pйchй » — de mкme que « voir » signifie « avoir la vue » et « user de la vue » — mais il peut, selon eux, ne pas pйcher, c’est-а-dire ne pas user du pйchй. Et de ce point de vue, il est clair qu’aucune nйcessitй de consentir au pйchй n’est introduite dans la volontй. D’autres disent que, de mкme que l’homme dans l’йtat de la vie prйsente ne peut йviter le pйchй vйniel — non qu’il ne puisse йviter celui-ci ou celui-lа, mais il ne peut les йviter tous, en sorte qu’il n’en commette aucun —, de mкme en va-t-il aussi pour les pйchйs mortels en celui qui n’a pas la grвce. Et de ce point de vue aussi, il est clair que la volontй n’est pas dans la nйcessitй de vouloir ceci ou cela, bien que sans la grвce elle se trouve manquer d’une indйfectible inclination vers le bien.

 

Une forme reзue en quelque chose ne meut pas ce en quoi elle est reзue, mais avoir une telle forme, cela mкme c’est avoir йtй mы ; par contre, ce qui reзoit est mы par l’agent extйrieur : ainsi le corps qui devient chaud par le feu n’est-il pas mы par la chaleur reзue, mais par le feu. Ainsi йgalement l’intelligence n’est pas mue par l’espиce dйjа reзue, ou par la vйritй qui s’ensuit de cette espиce, mais par une rйalitй extйrieure qui imprime dans l’intelligence, tel l’intellect agent, ou le phantasme, ou quelque autre chose de ce genre. En outre, de mкme que le vrai est proportionnй а l’intelligence, de mкme aussi le bien est proportionnй а la volontй. Par consйquent, que le vrai soit dans l’apprйhension ne le rend pas moins apte а mouvoir naturellement l’intelligence que le bien la volontй. En outre, que la volontй ne soit pas contrainte par le bien ne vient pas d’une insuffisance du bien а mouvoir, mais de la nature mкme de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au neuviиme argument.

 

10° La rйalitй qui est hors de l’вme n’imprime son espиce dans l’intellect possible que par l’opйration de l’intellect agent : et c’est pourquoi l’on dit que l’вme forme en elle-mкme les formes des rйalitйs. Et de mкme aussi, ce n’est pas sans une opйration de la volontй que la volontй tend vers l’objet d’appйtit. L’argument n’est donc pas concluant. En outre, on peut rйpondre comme aux deux objections prйcйdentes.

 

11° Le bien premier est voulu par soi, et la volontй le veut par soi et naturellement, cependant elle ne le veut pas toujours en acte. En effet, il n’est pas nйcessaire que les choses qui conviennent naturellement а l’вme soient toujours en acte dans l’вme ; de mкme que les principes qui sont connus naturellement ne sont pas toujours considйrйs en acte.

 

12° Il ne s’agit pas de la mкme nйcessitй lorsque nous connaissons quelque chose nйcessairement par la science, et lorsque nous recherchons la science par nйcessitй : en effet, le premier peut se produire par une nйcessitй de contrainte, mais le second seulement par une nйcessitй d’inclination naturelle. Et de mкme aussi, la volontй veut le bien par nйcessitй, en tant qu’elle veut le bien naturellement.

 

13° On voit dиs lors clairement la rйponse au treiziиme argument.

 

14° La libertй qui s’accroоt et diminue est la libertй par rapport au pйchй et а la misиre, et non la libertй par rapport а la contrainte ; il ne s’ensuit donc pas que la volontй puisse кtre amenйe а кtre contrainte.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Cette citation doit кtre entendue de la nйcessitй de contrainte, qui s’oppose а la volontй, et non de la nйcessitй d’inclination naturelle, qui, suivant saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, ne s’oppose pas а la volontй.

 

Si la volontй se porte nйcessairement par inclination naturelle vers quelque chose, cela n’est pas dы а son impuissance mais а sa force ; de mкme que le lourd est d’autant plus fort qu’il est portй vers le bas par une plus grande nйcessitй. Mais si elle йtait contrainte par autre chose, il faudrait attribuer cela а sa faiblesse.

 

La libertй, suivant saint Augustin, s’oppose а la nйcessitй de contrainte, mais non а la nйcessitй d’inclination naturelle.

 

La nйcessitй naturelle ne s’oppose pas а la dignitй de la volontй, mais seule la nйcessitй de contrainte s’y oppose.

 

La volontй, en tant qu’elle est rationnelle, a des objets opposйs : et dire cela, c’est la considйrer en ce qui lui est propre ; mais en tant qu’elle est une certaine nature, rien n’empкche qu’elle soit dйterminйe а une seule chose.

 

La volontй s’oppose а l’appйtit naturel pris dans un sens restreint, c’est-а-dire а celui qui est seulement naturel, comme l’homme s’oppose а ce qui est seulement animal ; par contre, elle ne s’oppose pas а l’appйtit naturel considйrй dans l’absolu, mais elle l’inclut, comme l’homme inclut l’animal.

 

Cet argument aussi vaut pour la volontй en tant que telle ; en effet, il est propre а la volontй en tant que telle d’кtre maоtresse de ses actes.

Article 6 : La volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Plus une chose est noble, plus elle est immuable. Or vivre est plus noble qu’кtre, penser que vivre, et vouloir que penser. Vouloir est donc plus immuable qu’кtre. Or l’кtre de l’вme qui veut est immuable, car il est incorruptible. Donc son vouloir aussi est immuable ; et ainsi, tout ce qu’elle veut, elle le veut immuablement et nйcessairement.

 

Plus une chose est conforme а Dieu, plus elle est immuable. Or l’вme est plus conformйe а Dieu par la seconde conformitй, qui est celle de la ressemblance, que par la premiиre conformitй, qui est celle de l’image. Or dans la premiиre conformitй, elle a l’immuabilitй ; car l’вme ne peut perdre l’image, suivant le Psaume 38, 7 : « l’homme passe comme une image ». Donc suivant la seconde conformitй aussi, qui est celle de la ressemblance, consistant dans l’ordination requise de la volontй, il aura l’immuabilitй, en sorte que la volontй veuille immuablement le bien et ne puisse vouloir le mal.

 

La puissance est а l’йtant potentiel ce que l’acte est а l’йtant en acte. Or Dieu, йtant bon en acte, ne peut faire quelque chose de mauvais en acte. Donc sa puissance, qui est bonne, ne peut non plus produire une chose qui soit mauvaise en puissance ; et ainsi, la volontй que la puissance divine a produite n’a pas de pouvoir pour le mal.

 

Selon le Philosophe aux sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les fins sont aux moyens, dans l’ordre du faire et de l’appйtit, ce que les principes sont aux conclusions dans les sciences dйmonstratives. Or, par les principes qui sont connus naturellement est introduite une nйcessitй dans l’intelligence, de sorte qu’elle connaоt les conclusions par nйcessitй. Puis donc que la volontй veut par nйcessitй la fin ultime de la faзon dйjа exposйe, elle voudra aussi par nйcessitй toutes les autres choses qui sont ordonnйes а la fin ultime.

 

Tout ce qui est naturellement dйterminй а une chose, obtient cette chose par nйcessitй, а moins qu’il n’y ait un empкchement. Or la volontй veut naturellement le bien, comme dit la Glose а propos de Rom. 7, 15. Elle veut donc immuablement le bien, puisqu’il n’est rien qui puisse l’empкcher, йtant donnй qu’elle est la plus puissante aprиs Dieu, selon saint Bernard.

 

De mкme que les tйnиbres sont opposйes а la lumiиre, de mкme le mal est opposй au bien. Or la vue, qui est naturellement dйterminйe а connaоtre la lumiиre et les corps lumineux, les voit si naturellement qu’elle ne peut pas voir ce qui est tйnйbreux. Donc la volontй aussi, dont l’objet est le bien, veut si immuablement le bien qu’elle ne pourra aucunement vouloir le mal. Et ainsi, la volontй a quelque nйcessitй non seulement а l’йgard de la fin ultime, mais aussi а l’йgard des autres choses.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que « c’est la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». La volontй ne se rapporte donc immuablement ni au bien ni au mal.

 

Selon saint Augustin, « le pйchй est а ce point volontaire que, si le volontaire est absent, il n’y a pas de pйchй ». Si donc le pйchй ne vient aucunement de la volontй, le pйchй n’existera aucunement ; ce qui est faux, comme l’expйrience le montre.

 

 

Rйponse :

 

Une chose est dite nйcessaire, parce qu’elle est immuablement dйterminйe а un seul terme. Aussi, puisque la volontй se rapporte а de nombreuses choses de faзon indйterminйe, elle n’a pas de nйcessitй а l’йgard de toutes, mais а l’йgard de celles-lа seules auxquelles elle est dйterminйe par une inclination naturelle, comme on l’a dit. Or tout mobile se ramиne, comme а un principe, а un immobile, et l’indйterminй а un dйterminй ; pour cette raison, il est nйcessaire que ce а quoi la volontй est dйterminйe soit le principe de son appйtit des choses auxquelles elle n’est pas dйterminйe ; et cela, c’est la fin ultime, comme on l’a dit. Or l’indйtermination de la volontй se rencontre relativement а trois choses : l’objet, l’acte, et la relation а la fin.

 

Relativement а l’objet, la volontй est indйterminйe quant aux moyens, non quant а la fin ultime elle-mкme, comme on l’a dit. Et il en est ainsi, parce que l’on peut parvenir а la fin ultime par de nombreuses voies, et qu’а des sujets divers conviennent des voies diverses pour parvenir а elle. Voilа pourquoi l’appйtit de la volontй ne peut кtre dйterminй dans les moyens, contrairement aux rйalitйs naturelles, qui n’ont, pour une fin certaine et dйterminйe, que des voies certaines et dйterminйes. Et ainsi, l’on voit clairement que les rйalitйs naturelles recherchent les moyens par nйcessitй comme elles font pour la fin ; de sorte que l’on ne peut rien concevoir en elles qu’elles puissent rechercher ou ne pas rechercher. La volontй, par contre, recherche la fin ultime par nйcessitй, de sorte qu’elle ne peut pas ne pas la rechercher, mais elle ne recherche par nйcessitй aucun des moyens. Par consйquent, quant а de telles choses, il est en son pouvoir de rechercher ceci ou cela.

 

Ensuite, la volontй est indйterminйe aussi relativement а l’acte ; car mкme а l’йgard d’un objet dйterminй, elle peut user de son acte quand elle veut, ou ne pas en user ; en effet, elle peut passer а l’acte de vouloir quant а n’importe quel objet, ou ne pas passer а l’acte. Et cela ne se produit pas dans les rйalitйs naturelles : en effet, le lourd descend toujours en acte vers le bas, а moins qu’une chose ne l’empкche. Et cela vient de ce que les rйalitйs inanimйes ne sont pas mues par elles-mкmes, mais par d’autres choses ; il n’est donc pas en leur pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir ; tandis que les rйalitйs animйes se meuvent par elles-mкmes ; et de lа vient que la volontй peut vouloir et ne pas vouloir.

 

Enfin, il y a une indйtermination de la volontй touchant la relation а la fin, en tant que la volontй peut rechercher ce qui est ordonnй а la fin convenable suivant la vйritй, ou seulement selon l’apparence. Et cette indйtermination vient de deux choses : de l’indйtermination а l’йgard de l’objet dans les moyens, et en outre, de l’indйtermination de l’apprйhension, qui peut кtre droite ou non ; en effet, de mкme que d’un principe vrai donnй ne s’ensuit une conclusion fausse que par quelque faussetй de la raison, soit qu’elle pose une mineure fausse, soit qu’elle ordonne faussement le principe а la conclusion, de mкme aussi, dиs lors qu’on a en soi un appйtit droit de la fin ultime, il ne peut s’ensuivre que l’on recherche quelque chose de faзon dйsordonnйe, que si la raison prenait comme pouvant кtre ordonnй а la fin une chose qui ne le peut pas ; par exemple, celui qui recherche naturellement la bйatitude avec un appйtit droit, ne serait jamais conduit а rechercher la fornication, sauf en tant qu’il l’apprйhende comme un certain bien de l’homme, en tant qu’elle est un certain objet dйlectable, et ainsi il l’apprйhende comme pouvant кtre ordonnй а la bйatitude, comme une certaine image de celle-ci. Et de lа s’ensuit une indйtermination de la volontй, par laquelle celle-ci peut rechercher le bien ou le mal.

 

Or, puisque la volontй est appelйe libre en tant qu’elle n’a pas de nйcessitй, la libertй de la volontй sera considйrйe а trois points de vue : quant а l’acte, en tant qu’elle peut vouloir et ne pas vouloir ; quant а l’objet, en tant qu’elle peut vouloir ceci ou cela, et mкme son opposй ; et quant au rapport а la fin, en tant qu’elle peut vouloir le bien ou le mal. Quant au premier de ces points de vue, la libertй est dans la volontй en n’importe quel йtat de la nature et quant а n’importe quel objet. En effet, toute volontй a son acte en son pouvoir relativement а n’importe quel objet. Le deuxiиme de ces points de vue regarde certains objets, c’est-а-dire les moyens et non la fin elle-mкme ; et lа aussi, en n’importe quel йtat de la nature. Le troisiиme point de vue ne regarde pas tous les objets, mais certains, c’est-а-dire les moyens ; et non pas relativement а n’importe quel йtat de la nature, mais а celui-lа seul en lequel la nature peut faillir. Car lа oщ l’apprйhension et la confrontation sont indйfectibles, il ne peut y avoir de volontй du mal, mкme dans les moyens, comme on le voit clairement dans le cas des bienheureux. Et c’est pourquoi l’on dit que vouloir le mal n’est ni une libertй, ni une partie de la libertй, quoique ce soit un certain signe de libertй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme ne tient pas d’elle-mкme la dйtermination de son кtre, mais d’autre chose ; en revanche, elle-mкme se dйtermine son vouloir ; voilа pourquoi, bien que l’кtre soit immuable, cependant son vouloir est indйterminй, et peut par consйquent s’inflйchir en divers sens. Et cependant, il n’est pas vrai que le penser ou le vouloir soit plus noble que l’кtre, si on les sйpare de l’кtre : au contraire, l’кtre est alors plus noble qu’eux, suivant Denys au cinquiиme chapitre des Noms divins.

 

La conformitй de l’image se prend des puissances naturelles, qui lui sont dйterminйes par la nature ; voilа pourquoi cette conformitй demeure toujours. Mais la seconde conformitй, qui est celle de la ressemblance, a lieu par la grвce, et par les habitus et les actes des vertus, auxquels l’вme est ordonnйe par l’acte de la volontй, qui est йtabli en son pouvoir ; voilа pourquoi cette conformitй ne demeure pas toujours.

 

Il n’y a pas en Dieu la puissance passive ou matйrielle, qui s’oppose а l’acte, et pour laquelle vaut l’objection, mais la puissance active, qui est l’acte lui-mкme, car chaque chose est capable d’agir dans la mesure oщ elle est en acte. Et cependant, ce n’est pas en tant qu’elle vient de Dieu que la volontй a le pouvoir s’inflйchir vers le mal, mais en tant qu’elle vient du nйant.

 

Dans les sciences dйmonstratives, les conclusions se rapportent aux principes de telle faзon que si l’on фte la conclusion, le principe est фtй ; et ainsi, а cause de cette dйtermination des conclusions relativement aux principes, l’intelligence est contrainte par les principes eux-mкmes а assentir aux conclusions. Mais les moyens n’ont pas а l’йgard de la fin cette dйtermination que, si l’on фte l’un d’eux, la fin est фtйe, puisque l’on peut parvenir а la fin ultime par des voies diverses, soit suivant la vйritй, soit selon l’apparence. Voilа pourquoi la nйcessitй qui est dans l’appйtit volontaire relativement а la fin n’induit pas en lui une nйcessitй relativement aux moyens.

 

La volontй veut naturellement le bien, mais pas de faзon dйterminйe ce bien-ci ou celui-lа ; de mкme que la vue voit naturellement la couleur, mais pas de faзon dйterminйe celle-ci ou celle-lа. Et pour cette raison, tout ce qu’elle veut, elle le veut sous l’aspect du bien ; il n’est cependant pas nйcessaire qu’elle veuille toujours ce bien-ci ou celui-lа.

 

Aucune chose n’est mauvaise au point qu’elle ne puisse avoir aucune apparence de bien ; et en raison de cette bontй, elle est capable de mouvoir l’appйtit.

Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce que l’on veut par nйcessitй, on le veut naturellement. Or nous ne mйritons pas par ce qui est naturel. Nous ne mйritons donc pas par une telle volontй.

 

Le mйrite et le dйmйrite affectent le mкme sujet. Or nul ne dйmйrite en ce qu’il ne peut йviter, suivant saint Augustin. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par nйcessitй.

 

L’on ne mйrite que par un acte de vertu. Or tout acte de vertu vient d’une йlection, et non d’une inclination naturelle. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par nйcessitй.

 

 

En sens contraire :

 

N’importe quelle crйature recherche Dieu naturellement et par nйcessitй. Or, dans l’amour de Dieu, nous mйritons. On peut donc mйriter en ce que l’on veut nйcessairement.

 

La bйatitude consiste dans la vie йternelle. Or, en recherchant la vie йternelle, les saints mйritent. L’on mйrite donc, en voulant ce que l’on veut naturellement.

 

 

Rйponse :

 

En voulant ce que l’on veut naturellement, d’une certaine faзon l’on mйrite, et d’une autre faзon non. Et pour le voir clairement, il faut savoir que l’homme et les autres animaux n’ont pas йtй naturellement pourvus de la mкme maniиre, tant pour le corps que pour l’вme.

 

En effet, les autres animaux, quant au corps, ont йtй pourvus de tйguments spйciaux : un cuir dur, des plumes et d’autres choses semblables ; ainsi que de dйfenses particuliиres, comme des cornes, des griffes, etc. ; et ce, parce qu’ils ont peu de procйdйs d’opйration, et qu’а ces procйdйs peuvent кtre ordonnйs des instruments dйterminйs. Mais l’homme a йtй pourvu de ces choses en gйnйral, la nature lui ayant donnй des mains, afin que par elles il puisse se prйparer а la fois divers tйguments et diverses dйfenses ; et ce, parce que la raison de l’homme est si multiple et s’йtend а des choses si diffйrentes, qu’il ne peut lui кtre prйparй suffisamment d’instruments dйterminйs.

 

De mкme aussi du cфtй de l’apprйhension, aux autres animaux ont йtй donnйes certaines conceptions spйciales relevant de l’estimation naturelle et qui leur sont nйcessaires ; par exemple au mouton, que le loup soit son ennemi, et autres choses de ce genre ; mais а l’homme, au lieu de ces choses, ont йtй donnйs les principes universels connus naturellement, par lesquels il peut raisonner sur tout ce qui lui est nйcessaire.

 

Et il en va de mкme aussi du cфtй de l’appйtit. En effet, aux autres rйalitйs a йtй donnй l’appйtit naturel d’une chose dйterminйe, comme au lourd, qu’il soit en bas, et а chaque animal aussi, ce qui lui est convenable suivant sa nature ; mais а l’homme a йtй donnй l’appйtit de sa fin ultime en gйnйral, de sorte qu’il recherche naturellement d’кtre achevй dans la bontй. Mais en quoi cet achиvement consiste, si c’est dans les vertus, ou dans les sciences, ou dans les plaisirs, ou en d’autres choses comme celles-ci, cela ne lui est pas dйterminй par la nature.

 

Lors donc que, par sa propre raison, aidй de la grвce divine, il apprйhende comme sa bйatitude quelque bien spйcial en lequel sa bйatitude consiste vraiment, alors il mйrite, non parce qu’il tend а la bйatitude qu’il recherche naturellement, mais parce qu’il recherche cette chose particuliиre qu’il ne recherche pas naturellement — ainsi la vision de Dieu —, en laquelle pourtant sa bйatitude consiste vйritablement. Mais si quelqu’un, par une raison erronйe, est conduit а rechercher quelque chose de spйcial comme sa bйatitude, par exemple les plaisirs corporels, en lesquels cependant sa bйatitude ne consiste pas vйritablement, dans ce cas, en recherchant la bйatitude, il dйmйrite, non pas parce qu’il recherche la bйatitude, mais parce que, de maniиre indue, il recherche comme bйatitude cette chose en laquelle la bйatitude ne se trouve pas. Il est donc clair que, lorsque l’on veut ce que l’on veut naturellement, ce n’est en soi ni mйritoire ni dйmйritoire ; mais dans la mesure oщ on le dйtermine а ceci ou cela, ce peut кtre soit mйritoire soit dйmйritoire. Et c’est de cette faзon que les saints mйritent en recherchant Dieu et la vie йternelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution aux arguments.

Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Quiconque fait tourner une chose du cфtй qu’il veut, peut contraindre celle-ci. Or, comme il est dit en Prov. 21, 1, « le cњur du roi est dans la main de Dieu, il le fera tourner du cфtй qu’il voudra. » Dieu peut donc contraindre la volontй.

 

А propos de Rom. 1, 24 : « Aussi Dieu les a-t-il livrйs, etc. », la Glose de saint Augustin dit : « Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner leur volontй comme il veut, soit au bien en raison de sa misйricorde, soit au mal en raison de ce qui leur est dы. » Dieu peut donc contraindre la volontй.

 

Si le fini agit de faзon finie, l’infini agira de faзon infinie. Or quelque crйature finie entraоne la volontй de faзon finie : car, comme dit Cicйron, l’honnкte est ce qui nous entraоne par sa force, et nous attire par sa dignitй. Dieu, qui a une puissance infinie dans son action, peut donc totalement contraindre la volontй.

 

On dit, au sens propre, que l’on est contraint а quelque chose, lorsqu’on ne peut pas ne pas le faire, qu’on le veuille ou non. Or la volontй ne peut pas ne pas vouloir ce que Dieu, par volontй de bon plaisir, veut qu’elle veuille ; sinon la volontй de Dieu serait inefficace а l’йgard de notre volontй. Dieu peut donc contraindre la volontй.

 

Il y a en toute crйature une obйissance parfaite au Crйateur. Or la volontй est une certaine crйature ; il y a donc en elle une obйissance parfaite au Crйateur ; Dieu peut donc la contraindre а ce qu’il veut.

 

 

En sens contraire :

 

Кtre libre de contrainte est naturel а la volontй. Or on ne peut фter а personne ses qualitйs naturelles. La volontй ne peut donc кtre contrainte par Dieu.

 

Dieu ne peut faire que des opposйs soient vrais en mкme temps. Or le volontaire et le violent sont opposйs, car le violent est une espиce d’involontaire, comme on le voit clairement au troisiиme livre de l’Йthique. Dieu ne peut donc faire que la volontй veuille quelque chose par contrainte ; et ainsi, il ne peut contraindre la volontй.

 

 

Rйponse :

 

Dieu peut faire changer la volontй par nйcessitй, mais il ne peut cependant la contraindre. En effet, quelque changement que la volontй subisse quant а son objet, on ne dit pas qu’elle y est contrainte. Et la raison en est que vouloir quelque chose, cela mкme est une inclination а cette chose, tandis que la contrainte ou la violence est contraire а l’inclination de la rйalitй qui est contrainte. Lors donc que Dieu fait changer la volontй, il fait qu’а l’inclination prйcйdente succиde une autre inclination, de sorte que la premiиre est фtйe et que la seconde demeure. Par consйquent, ce а quoi il induit la volontй n’est pas contraire а l’inclination dйsormais existente, mais а l’inclination qui йtait auparavant dans la volontй : il n’y a donc pas violence ni contrainte. De mкme, il y a dans la pierre, en raison de sa pesanteur, une inclination vers le bas ; or, tandis que cette inclination persйvиre, si on jette la pierre en l’air, il y aura violence. En revanche, si Dieu фte de la pierre l’inclination de pesanteur et lui donne une inclination de lйgиretй, alors кtre emportйe en haut ne lui fera pas violence ; et ainsi, le changement du mouvement peut кtre sans violence. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre que Dieu fait changer la volontй sans la contraindre.

 

Or Dieu peut faire changer la volontй, puisqu’il opиre lui-mкme dans la volontй comme il le fait dans la nature ; aussi, de mкme que toute action naturelle vient de Dieu, de mкme toute action de la volontй, en tant qu’elle est une action, ne vient pas seulement de la volontй comme d’un agent immйdiat, mais aussi de Dieu comme de l’agent premier, qui imprime plus fortement. Par consйquent, de mкme que la volontй peut changer son acte en direction d’un autre objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme aussi et bien plus encore, Dieu le peut. Or il fait changer la volontй de deux faзons. D’abord en mouvant seulement, c’est-а-dire quand il meut la volontй а vouloir quelque chose, sans qu’il imprime aucune forme dans la volontй ; ainsi fait-il parfois, sans l’apposition d’un habitus, que l’homme veuille ce qu’il ne voulait pas auparavant. Ensuite, en imprimant une forme dans la volontй elle-mкme. En effet, de mкme que, par la nature mкme que Dieu a donnйe а la volontй, celle-ci est inclinйe а vouloir quelque chose, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme par un ajout tel que la grвce ou la vertu, l’вme est inclinйe а vouloir en outre une chose а laquelle elle n’йtait pas auparavant dйterminйe par une inclination naturelle. Mais cette inclination ajoutйe est tantфt parfaite, tantфt imparfaite. Quand elle est parfaite, elle donne une inclination nйcessaire vers ce а quoi elle dйtermine — de mкme que, par nйcessitй, la volontй est inclinйe par la nature а rechercher la fin — comme c’est le cas des bienheureux, en lesquels la charitй parfaite incline suffisamment au bien, non seulement quant а la fin ultime, mais aussi quant aux moyens. Mais parfois, la forme ajoutйe n’est pas absolument parfaite, comme c’est le cas de ceux qui sont dans l’йtat de voie ; et alors, la volontй est certes inclinйe par la forme ajoutйe, mais non par nйcessitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution aux arguments. Car la premiиre sйrie d’objections prouvait que Dieu peut faire changer la volontй, tandis que la seconde sйrie, qu’il ne peut pas la contraindre ; or les deux sont vrais, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cependant, il faut savoir que, lorsque la glose citйe dit que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner leur volontй au mal, il ne faut pas le comprendre, ainsi que la Glose le dit au mкme endroit, comme si Dieu communiquait la mйchancetй ; mais en ce sens que, de mкme qu’il appose la grвce, par oщ la volontй des hommes est inclinйe au bien, de mкme il la retire а certains ; et une fois celle-ci retirйe, leur volontй s’incurve vers le mal.

Article 9 : Une crйature peut-elle faire changer la volontй, ou imprimer en elle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La volontй est elle-mкme une certaine crйature. Or la volontй change son acte comme elle veut. Il semble donc qu’une crйature fasse changer la volontй et la contraigne.

 

Il est plus difficile de changer le tout que la partie. Or, suivant certains philosophes, les corps cйlestes font changer d’avis toute une multitude. Ils peuvent donc а bien plus forte raison, semble-t-il, contraindre la volontй d’un seul.

 

Quiconque est vaincu par quelqu’un, est contraint par lui. Or, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, les incontinents sont vaincus par les passions. Les passions font donc changer et contraignent la volontй de l’incontinent.

 

Selon saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй, les supйrieurs, tant parmi les esprits que parmi les corps, meuvent les infйrieurs, selon un certain ordre naturel. Or, de mкme que l’intelligence des bienheureux anges est supйrieure а la nфtre, et plus parfaite, de mкme aussi leur volontй est plus parfaite que la nфtre. Donc, de mкme qu’ils peuvent par leur intelligence imprimer dans notre intelligence en l’йclairant, suivant l’enseignement de Denys, de mкme il semble qu’ils puissent par leur volontй imprimer en quelque sorte dans la nфtre en la faisant changer.

 

Selon Denys, les anges supйrieurs йclairent, purifient et perfectionnent les infйrieurs. Or, de mкme que l’illumination regarde l’intelligence, de mкme la purification semble regarder la volontй. Donc, de mкme que les anges peuvent imprimer dans l’intelligence, de mкme aussi ils peuvent imprimer dans la volontй.

 

Une chose est plus apte а кtre changйe par une nature supйrieure que par une infйrieure. Or, de mкme que l’appйtit sensitif est infйrieur а notre volontй, de mкme la volontй angйlique est supйrieure а celle-ci. Puis donc que l’appйtit sensitif fait parfois changer la volontй, а bien plus forte raison la volontй angйlique pourra-t-elle faire changer notre volontй.

 

 En Lc 14, 23, le pиre de famille dit а son serviteur : « Forcez les gens d’entrer. » Or on entre а ce souper par la volontй. Notre volontй peut donc кtre forcйe а quelque chose par l’ange, qui est le ministre de Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Bernard dit : « Le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. » Or rien n’est changй que par un plus fort. Rien ne peut donc changer la volontй.

 

Le mйrite et le dйmйrite rйsident en quelque faзon dans la volontй. Si donc une crйature pouvait faire changer la volontй, elle pourrait rendre quelqu’un juste ou pйcheur ; ce qui est faux, car on ne devient pйcheur que par soi-mкme, et l’on ne devient juste que par l’opйration de Dieu et sa propre coopйration.

 

 

Rйponse :

 

Que la volontй soit changйe par quelque chose, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord, en ce sens qu’elle est changйe par son objet, comme la volontй est changйe par son objet d’appйtit : et ce n’est pas ainsi que nous cherchons ici ce qui fait changer la volontй. En effet, on l’a dйjа montrй, il y a un bien qui meut la volontй par nйcessitй а la faзon d’un objet, quoique la volontй ne soit pas contrainte. Ensuite, on peut comprendre que la volontй est changйe par quelque chose а la faзon d’une cause efficiente ; et dans ce cas, nous disons non seulement qu’aucune crйature ne peut contraindre la volontй en agissant en elle, car Dieu mкme ne le pourrait pas, mais encore que nulle crйature ne peut agir directement dans la volontй pour la faire changer nйcessairement ou l’incliner d’une quelconque faзon, ce que Dieu peut ; mais indirectement, une crйature peut en quelque sorte incliner la volontй, non toutefois la faire changer nйcessairement. Et en voici la raison. Puisque l’acte de la volontй est, pour ainsi dire, intermйdiaire entre la puissance et l’objet, le changement de l’acte de volontй peut кtre considйrй soit du cфtй de la volontй elle-mкme, soit du cфtй de l’objet.

 

Du cфtй de la volontй, seul peut changer l’acte de la volontй ce qui opиre au-dedans de la volontй : la volontй elle-mкme, et ce qui est la cause de l’кtre de la volontй, c’est-а-dire, suivant la foi, Dieu seul. Par consйquent, Dieu seul peut transfйrer d’un objet а l’autre, comme il veut, l’inclination qu’il a donnйe а la volontй. Mais suivant ceux qui posent que l’вme a йtй crййe par des intelligences (ce qui est pourtant contraire а la foi), l’ange lui-mкme, ou l’intelligence, a un effet intйrieur а la volontй, en tant qu’il cause l’кtre qui est intйrieur а la volontй elle-mкme ; et c’est la raison pour laquelle Avicenne prйtend que, de mкme que les corps cйlestes font changer nos corps, de mкme la volontй des вmes cйlestes fait changer nos volontйs ; ce qui est cependant tout а fait hйrйtique.

 

Mais si l’on considиre l’acte de la volontй du cфtй de l’objet, alors on trouve deux objets de la volontй. L’un, vers lequel une inclination naturelle est dйterminйe par nйcessitй, et cet objet est donnй et proposй а la volontй par le Crйateur, qui lui a donnй une inclination naturelle vers cet objet ; par consйquent, personne si ce n’est Dieu seul ne peut faire changer nйcessairement la volontй par un tel objet. L’autre est un objet de la volontй qui est certes de nature а incliner la volontй, en tant qu’il y a en lui quelque ressemblance ou relation а l’йgard de la fin ultime dйsirйe naturellement ; cependant, cet objet ne fait pas changer la volontй par nйcessitй, comme on l’a dйjа dit, car on ne trouve pas en lui seul une relation а la fin ultime dйsirйe nйcessairement. Et par l’intermйdiaire de cet objet, une crйature peut incliner la volontй jusqu’а un certain point, non toutefois la faire changer nйcessairement ; comme on le voit clairement lorsque quelqu’un persuade quelqu’un d’autre de faire une chose en lui prйsentant l’utilitй ou l’honnкtetй de celle-ci ; il est cependant au pouvoir de la volontй de l’accepter ou non, йtant donnй qu’elle n’y est pas dйterminйe naturellement.

 

Ainsi donc, il est clair qu’aucune crйature ne peut faire changer directement la volontй en agissant pour ainsi dire au-dedans de la volontй elle-mкme ; mais elle peut, en proposant quelque chose а la volontй, l’induire en quelque sorte extйrieurement, non toutefois la faire changer nйcessairement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй peut se changer elle-mкme quant а certains objets, et mкme directement, puisqu’elle est maоtresse de ses actes ; et quand on dit qu’elle n’est pas directement changйe par la crйature, on pense а une autre crйature. Elle ne peut cependant pas se contraindre, car une contradiction est impliquйe dans l’idйe qu’une chose serait contrainte par elle-mкme : en effet, l’acte violent est celui auquel le patient ne contribue en rien, mais auquel l’auteur de la violence contribue. Par consйquent, la volontй ne peut pas se contraindre, car alors elle-mкme contribuerait en quelque chose dans cette violence, en tant qu’elle se contraindrait, et ne contribuerait en rien, en tant qu’elle serait contrainte : ce qui est impossible ; et c’est aussi de cette faзon que le Philosophe prouve au cinquiиme livre de l’Йthique que nul ne souffre une injustice de sa propre part, car celui qui souffre l’injustice, souffre quelque chose contre sa volontй ; mais s’il commet l’injustice, c’est suivant sa volontй.

 

Les corps cйlestes ne peuvent faire changer par nйcessitй ni la volontй d’un homme ni celle d’une multitude, mais ils peuvent faire changer les corps eux-mкmes. Or la volontй est, d’une certaine faзon, inclinйe par le corps lui-mкme, quoique non nйcessairement, car elle peut rйsister : ainsi les colйriques sont-ils inclinйs а la colиre par tempйrament naturel, cependant un colйrique peut, par la volontй, rйsister а cette inclination. Or, aux inclinations corporelles seuls rйsistent les sages, qui sont en petit nombre en regard des insensйs : car « le nombre des insensйs est infini » (Eccl. 1, 15). Et s’il est dit que les corps cйlestes font changer la multitude, c’est parce que la multitude suit les inclinations corporelles ; mais ils ne font pas changer tel ou tel, qui rйsiste par la prudence а l’inclination susdite.

 

Il n’est pas dit que l’incontinent est vaincu par les passions comme si les passions corporelles contraignaient ou faisaient changer elles-mкmes nйcessairement la volontй ; sinon, l’incontinent ne devrait pas кtre puni, car la peine n’est pas due а l’involontaire. Or on ne dit pas que l’incontinent opиre involontairement, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; mais l’on dit que l’incontinent est vaincu par les passions, dans la mesure oщ il cиde volontairement а leur impulsion.

 

Les anges n’impriment pas dans l’intelligence comme s’ils opйraient quelque chose intйrieurement dans l’intelligence ; mais ils le font seulement du cфtй de l’objet, en tant qu’ils proposent quelque intelligible par lequel notre intelligence est а la fois renforcйe et convaincue d’assentir. Mais l’objet de la volontй proposй par l’ange ne fait pas changer la volontй par nйcessitй, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Cette purification par laquelle les anges sont purifiйs regarde l’intelligence, car c’est une purification de la nescience, comme dit Denys au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique ; cependant, si elle regardait la volontй, il faudrait dire qu’ils purifient comme par persuasion.

 

Ce qui est infйrieur а la volontй, comme le corps ou l’appйtit sensitif, ne change pas la volontй comme par une action directe sur la volontй, mais il le fait seulement du cфtй de l’objet. En effet, l’objet de la volontй est le bien apprйhendй ; mais le bien apprйhendй par la raison universelle ne meut que moyennant une apprйhension particuliиre, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, йtant donnй que les actes existent dans des circonstances particuliиres. Or, par la passion mкme de l’appйtit sensitif — dont la cause peut parfois кtre le tempйrament du corps ou une quelconque impression corporelle, йtant donnй que cet appйtit use d’un organe — l’apprйhension particuliиre est elle-mкme empкchйe et parfois totalement liйe, si bien que ce que la raison supйrieure dicte en gйnйral n’est pas appliquй actuellement а telle circonstance particuliиre. Alors la volontй, dans son appйtit, est mue vers le bien que l’apprйhension particuliиre lui fait connaоtre, omettant celui que la raison universelle lui fait connaоtre. Et c’est de cette faзon que de telles passions inclinent la volontй ; cependant, elles ne la font pas changer par nйcessitй, car il est au pouvoir de la volontй de rйprimer de telles passions, afin que l’usage de la raison n’en soit pas empкchй, suivant ce passage de Gen. 4, 7 : « sa concupiscence » — celle du pйchй — « sera sous toi ».

 

Cette action de forcer, dont il est fait mention ici, n’est pas une contrainte, mais une persuasion efficace, soit par des moyens rudes, soit par des moyens doux.

Article 10 : La volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Les puissances se distinguent par les objets. Or l’objet de l’intelligence est le vrai, tandis que celui de la volontй est le bien. Puis donc que le vrai et le bien sont identiques quant au suppфt et diffиrent quant а la raison formelle, il semble que l’intelligence et la volontй soient rйellement identiques, et diffиrent seulement de raison.

 

 Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la volontй est dans la raison. Donc, ou bien elle est identique а la raison, ou bien elle est une partie de la raison. Or la raison est la mкme puissance que l’intelligence. Donc la volontй aussi.

 

 Les puissances de l’вme se divisent communйment en raisonnable, concupiscible et irascible. Or la volontй se distingue de l’irascible et du concupiscible. Elle est donc contenue dans le raisonnable.

 

Partout ou l’on trouve un objet identique rйellement et quant а la notion, il y a une seule puissance. Or la volontй et l’intelligence pratique ont un objet identique rйellement et quant а la notion : en effet, ils semblent avoir tous deux le bien pour objet. L’intelligence pratique n’est donc pas une autre puissance que la volontй. Or l’intelligence spйculative n’est pas une autre puissance que l’intelligence pratique, car suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, le spйculatif devient pratique par extension. La volontй et l’intelligence sont donc purement et simplement une seule puissance.

 

 De mкme que pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, il est nйcessaire que ce soit le mкme qui connaisse les deux choses entre lesquelles on considиre la diffйrence, de mкme il est nйcessaire que ce soit le mкme qui connaisse et qui veuille. Or, pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, comme entre le blanc et le doux, il est nйcessaire que ce soit la mкme puissance qui connaisse les deux : ce qui permet au Philosophe de prouver, au deuxiиme livre sur l’Вme, que le sens commun existe. Donc, pour la mкme raison, il est nйcessaire qu’il y ait une puissance unique qui connaisse et qui veuille ; et ainsi, l’intelligence et la volontй sont une puissance unique, semble-t-il.

 

 

En sens contraire :

 

L’appйtitif est un genre de l’вme autre que l’intellectif, suivant le Philosophe. Or la volontй est contenue dans l’appйtitif. La volontй est donc une autre puissance que l’intelligence.

 

L’intelligence peut кtre contrainte, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Or la volontй ne peut кtre contrainte, comme on l’a dit. L’intelligence et la volontй ne sont donc pas une puissance unique.

 

 

Rйponse :

 

La volontй et l’intelligence sont des puissances diffйrentes, et mкme elles relиvent de genres de puissances diffйrents.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, bien que la distinction des puissances se prenne des actes et des objets, ce n’est pas n’importe quelle diffйrence d’objets qui manifeste la diversitй des puissances, mais la diffйrence des objets en tant qu’objets, et non quelque diffйrence accidentelle, je veux dire : qui serait accidentelle а l’objet en tant que tel. En effet, кtre animй ou inanimй est accidentel au sensible en tant que tel, bien que ces diffйrences soient essentielles aux rйalitйs mкmes qui sont senties. Voilа pourquoi les puissances sensitives ne se diffйrencient pas par ces diffйrences, mais par l’audible, le visible et le tangible, qui sont des diffйrences du sensible en tant que tel, c’est-а-dire par l’кtre sensible avec ou sans mйdium.

 

Et, d’une part, lorsque les diffйrences essentielles des objets en tant que tels sont comprises comme divisant par soi quelque objet spйcial de l’вme, il en rйsulte que les puissances sont diversifiйes, mais non les genres de puissances ; ainsi, le sensible ne dйsigne pas l’objet de l’вme dans l’absolu, mais un certain objet que divisent par soi les diffйrences susdites. C’est pourquoi la vue, l’ouпe et le toucher sont des puissances spйciales diffйrentes relevant du mкme genre de puissances de l’вme, c’est-а-dire du sens. Mais, d’autre part, lorsque les diffйrences considйrйes divisent l’objet lui-mкme pris communйment, alors une telle diffйrence fait connaоtre des genres de puissances diffйrents.

 

Or on dit qu’une chose est objet de l’вme, parce qu’elle a quelque relation а l’вme. Donc, lа ou nous rencontrons diverses sortes de relation а l’вme, nous trouvons une diffйrence par soi de l’objet de l’вme, manifestant un genre diffйrent de puissances de l’вme. Or il se trouve que la rйalitй a deux relations а l’вme : l’une, en tant que la rйalitй est elle-mкme dans l’вme suivant le mode d’кtre de l’вme, et non suivant le mode d’кtre qui est le sien ; l’autre, en tant que l’вme est en rapport avec la rйalitй existant dans son кtre. Et ainsi, une chose est objet de l’вme de deux faзons. D’abord, en tant qu’elle est de nature а exister dans l’вme non suivant son кtre propre, mais suivant le mode d’кtre de l’вme, c’est-а-dire spirituellement : et c’est la notion de connaissable en tant que tel. Ensuite, une chose est objet de l’вme en tant que l’вme est inclinйe vers elle et ordonnйe а elle suivant le mode de la rйalitй elle-mкme existant en soi : et c’est la notion d’objet d’appйtit en tant que tel. Par consйquent, le cognitif et l’appйtitif constituent dans l’вme des genres de puissances diffйrents. Il est donc nйcessaire, puisque l’intelligence est comprise dans le cognitif et la volontй dans l’appйtitif, que la volontй et l’intelligence soient des puissances diffйrentes, mкme quant au genre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La distinction des puissances se manifeste par les objets considйrйs non pas suivant la rйalitй, mais suivant la notion : car ce sont les notions des objets qui spйcifient les opйrations mкmes des puissances. Voilа pourquoi lа oщ la notion de l’objet est diffйrente, nous trouvons une puissance diffйrente, bien que ce soit la mкme rйalitй qui gоt sous les deux notions, comme c’est le cas du bien et du vrai. Et cela se voit clairement aussi dans les rйalitйs matйrielles : car dans la mesure oщ l’air est chaud en puissance, il subit le feu en tant que celui-ci est chaud ; mais dans la mesure oщ l’air est diaphane, il subit le feu en tant que celui-ci est lumineux ; et dans l’air ne se trouve pas une puissance identique permettant de le dire diaphane et chaud en puissance, bien que ce soit un feu identique qui agisse sur les deux puissances.

 

Une puissance peut кtre considйrйe de deux faзons : soit en relation а son objet, soit en relation а l’essence de l’вme en laquelle elle s’enracine. Si donc l’on considиre la volontй en relation а l’objet, alors elle relиve d’un autre genre de l’вme que l’intelligence, et ainsi la volontй s’oppose а la raison et а l’intelligence, comme on l’a dit. Par contre, si l’on considиre la volontй d’aprиs ce en quoi elle s’enracine, alors, puisque la volontй, tout comme l’intelligence, n’a pas d’organe corporel, la volontй et l’intelligence se ramиneront а la mкme partie de l’вme. Et de la sorte, l’intelligence ou la raison est parfois prise comme incluant les deux en elle-mкme ; on dit alors que la volontй est dans la raison. Et ainsi, lorsqu’il inclut l’intelligence et la volontй, le raisonnable se trouve opposй а l’irascible et au concupiscible.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

L’objet de l’intelligence pratique n’est pas le bien, mais le vrai relatif а l’њuvre.

 

Vouloir et connaоtre ne sont pas des actes de mкme raison formelle ; voilа pourquoi ils ne peuvent relever d’une seule puissance, comme connaоtre le doux et le blanc ; il n’en va donc pas de mкme.

Article 11 : La volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?

 

Objections :

 

Il semble que l’intelligence soit plus noble et plus haute.

 

 La noblesse de l’вme consiste en ce qu’elle est а l’image de Dieu. Or l’вme est а l’image de Dieu par la raison ou l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin dit au troisiиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Nous comprenons que l’homme est а l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les autres animaux, c’est-а-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte а dйsigner cette prйrogative. » La plus excellente puissance de l’вme est donc l’intelligence.

 

 [Le rйpondant] disait lui-mкme que, de mкme que l’image est dans l’intelligence, de mкme est-elle aussi dans la volontй, puisque l’image, suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй, se prend de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй. En sens contraire : puisque la noblesse de l’вme se prend de l’image, il est nйcessaire que la plus excellente partie de l’вme soit lа oщ la notion d’image se trouve le plus proprement. Or, mкme si l’image est dans la volontй et dans l’intelligence, elle est plus proprement dans l’intelligence que dans la volontй ; et c’est pourquoi le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16, que l’image est dans la connaissance de la vйritй, et que la ressemblance est dans l’amour du bien. Il est donc encore nйcessaire que l’intelligence soit plus noble que la volontй.

 

 Puisque nous jugeons des puissances par les actes, il est nйcessaire que la puissance dont l’acte est plus noble soit plus noble. Or penser est plus noble que vouloir. L’intelligence est donc plus noble que la volontй. Preuve de la mineure : puisque les actes sont spйcifiйs par leurs termes, il est nйcessaire que soit plus noble l’acte dont le terme est plus noble. Or l’acte de l’intelligence se rйalise par un mouvement vers l’вme, tandis que l’acte de la volontй se rйalise par un mouvement de l’вme vers les rйalitйs. Puis donc que l’вme est plus noble que les rйalitйs extйrieures, penser sera plus noble que vouloir.

 

Dans toutes les choses ordonnйes entre elles, plus une chose est distante de la plus basse, plus elle est haute. Or la plus basse parmi les puissances de l’вme est le sens. Et la volontй est plus proche du sens que l’intelligence, car la volontй a en commun avec les puissances sensitives la condition de son objet ; en effet, de mкme que le sens porte sur des particuliers, de mкme aussi la volontй : car nous voulons une santй particuliиre, et non cet universel qu’est la santй. Mais l’intelligence porte sur les universels. L’intelligence est donc une puissance plus haute que la volontй.

 

 Ce qui gouverne est plus noble que ce qui est gouvernй. Or l’intelligence gouverne la volontй. Elle est donc plus noble que la volontй.

 

 Ce dont une chose provient, a sur elle une influence et une supйrioritй, s’il est d’essence diffйrente. Or l’intelligence vient de la mйmoire, comme le Fils vient du Pиre ; et la volontй, de la mйmoire et de l’intelligence, comme l’Esprit-Saint vient du Pиre et du Fils. L’intelligence a donc une influence sur la volontй et lui est supйrieure.

 

 Plus un acte est simple et immatйriel, plus il est noble. Or l’acte de l’intelligence est plus simple que celui de la volontй, et plus immatйriel : car l’intelligence abstrait de la matiиre, et non la volontй. L’acte de l’intelligence est donc plus noble que celui de la volontй.

 

 L’intelligence dans l’вme est comparйe а la splendeur dans les rйalitйs matйrielles, et la volontй, ou l’affectivitй, а la chaleur, ainsi qu’il ressort des paroles des saints. Or la splendeur est plus noble que la chaleur, puisque c’est la qualitй d’un corps plus noble. L’intelligence est donc plus noble que la volontй.

 

 Ce qui est le propre de l’homme en tant qu’homme, suivant le Philosophe dans son Йthique, est plus noble que ce qui est commun а l’homme et aux autres animaux. Or penser est le propre de l’homme, tandis que vouloir convient aussi aux autres animaux : c’est pourquoi le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que « les enfants et les bкtes sont capables d’agir volontairement ». L’intelligence est donc plus noble que la volontй.

 

10° Plus une chose est proche de la fin, plus elle est noble, puisque ce qu’il y a de bontй dans les moyens vient de la fin. Or l’intelligence semble кtre plus proche de la fin que la volontй. En effet, l’homme atteint la fin en la connaissant avant de l’atteindre par la volontй en la recherchant. L’intelligence est donc plus noble que la volontй.

 

11° Selon saint Grйgoire au sixiиme livre des Moralia, la vie contemplative est de plus grand mйrite que la vie active. Or la contemplative relиve de l’intelligence, et l’active, de la volontй. L’intelligence est donc, elle aussi, plus noble que la volontй.

 

12° Le Philosophe dit au dixiиme livre de l’Йthique que l’intelligence est la meilleure des choses qui sont en nous. Elle est donc plus noble que la volontй.

 

 

En sens contraire :

 

L’habitus d’une puissance plus parfaite est plus parfait. Or l’habitus par lequel la volontй est perfectionnйe, c’est-а-dire la charitй, est plus noble que la foi et la science, par lesquelles l’intelligence est perfectionnйe, comme l’Apфtre le montre clairement en 1 Cor. 13, 2. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

Ce qui est libre de ses mouvements est plus noble que ce qui n’est pas libre. Or l’intelligence n’est pas libre de ses mouvements, puisqu’elle peut кtre contrainte, alors que la volontй est libre, puisqu’elle ne peut кtre contrainte. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

 L’ordre des puissances suit l’ordre des objets. Or le bien, qui est l’objet de la volontй, est plus noble que le vrai, qui est l’objet de l’intelligence. La volontй est donc, elle aussi, plus noble que l’intelligence.

 

Selon Denys au cinquiиme chapitre des Noms divins, plus une participation а la divinitй est commune, plus elle est noble. Or la volontй est plus commune que l’intelligence, car certaines choses participent de la volontй, qui ne participent pas de l’intelligence, comme on l’a dйjа dit. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

 Plus une chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Or la volontй est plus proche de Dieu que l’intelligence : car, comme dit Hugues de Saint-Victor а propos du septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, « l’amour entre lа oщ la connaissance reste dehors : en effet, nous aimons plus Dieu que nous ne pouvons le connaоtre ». La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

 

Rйponse :

 

Une chose peut кtre dite plus йminente qu’une autre au plein sens du terme, ou а un certain point de vue. Pour montrer qu’une chose est meilleure qu’une autre au plein sens du terme, il est nйcessaire que leur comparaison soit prise de leurs principes essentiels, et non de leurs principes accidentels ; car sinon, on montrerait par lа que l’une dйpasse l’autre а un certain point de vue. Par exemple, si l’on compare l’homme au lion quant а leurs diffйrences essentielles, on le trouve plus noble que le lion au plein sens du terme, parce que l’homme est un animal raisonnable, tandis que lion est sans raison ; mais le lion est plus excellent que l’homme, si on le compare quant а la force corporelle : et cela, c’est кtre plus noble а un certain point de vue. Donc, pour voir laquelle de ces puissances, la volontй ou l’intelligence, est supйrieure au plein sens du terme, il faut considйrer cela d’aprиs leurs diffйrences par soi.

 

Or la perfection et la dignitй de l’intelligence consiste en ce que l’espиce de la rйalitй pensйe rйside dans l’intelligence elle-mкme, puisque par lа elle pense actuellement, et qu’en cela apparaоt toute sa dignitй. La noblesse de la volontй et de son acte, quant а elle, rйside en ce que l’вme est ordonnйe а quelque rйalitй noble suivant l’кtre que cette rйalitй a en elle-mкme. Or il est plus parfait, absolument parlant, d’avoir en soi la noblesse d’une autre rйalitй, que d’кtre en rapport avec une rйalitй noble existant hors de soi. Par consйquent la volontй et l’intelligence, si on les considиre dans l’absolu, sans les comparer а cette rйalitй ou а cette autre, sont ainsi ordonnйes entre elles : l’intelligence est plus йminente, au plein sens du terme, que la volontй.

 

Mais il arrive qu’il soit plus йminent d’кtre en quelque faзon en rapport avec une rйalitй noble, que d’avoir en soi la noblesse de celle-ci : а savoir, quand on possиde la noblesse de cette rйalitй d’une faзon bien infйrieure а la faзon dont cette rйalitй la possиde en elle-mкme. Mais si la noblesse de cette rйalitй est dans une autre rйalitй aussi noblement ou plus noblement que dans la rйalitй de dйpart, alors, sans aucun doute, il sera plus noble pour l’autre d’avoir en soi la noblesse de cette rйalitй que d’кtre ordonnйe en quelque faзon que ce soit а la rйalitй noble elle-mкme. Or, les formes des rйalitйs qui sont supйrieures а l’вme, l’intelligence les perзoit sur un mode infйrieur а celui qu’elles ont dans les rйalitйs mкmes : en effet, une chose est reзue dans l’intelligence suivant le mode d’кtre de celle-ci, comme il est dit au livre des Causes. Et pour la mкme raison, les formes des rйalitйs qui sont infйrieures а l’вme, telles les formes corporelles, sont plus nobles dans l’вme que dans les rйalitйs mкmes.

 

Ainsi donc, l’intelligence peut кtre comparйe а la volontй de trois faзons. D’abord dans l’absolu et en gйnйral, non relativement а telle ou telle rйalitй ; et dans ce cas, l’intelligence est plus йminente que la volontй, de mкme que possйder ce qu’il y a de dignitй dans une rйalitй est plus parfait qu’кtre en rapport avec sa noblesse. Ensuite, relativement aux rйalitйs matйrielles sensibles : et dans ce cas, l’intelligence est de nouveau plus noble, au plein sens du terme, que la volontй, comme par exemple penser une pierre est plus noble que vouloir une pierre : car la forme de la pierre est d’une faзon plus noble dans l’intelligence, telle qu’elle est pensйe par l’intelligence, qu’elle n’est en elle-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la volontй. Enfin, relativement aux rйalitйs divines qui sont supйrieures а l’вme ; et dans ce cas, vouloir est plus йminent que penser, par exemple vouloir Dieu ou l’aimer est plus йminent que le connaоtre : car la divine bontй est plus parfaitement en Dieu lui-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la volontй, que participйe en nous, telle qu’elle est connue par l’intelligence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin prend la raison et l’intelligence pour dйsigner toute la partie intellective, qui comprend en soi et l’apprйhension de l’intelligence et l’appйtit de la volontй ; et ainsi, la volontй n’est pas exclue de l’image.

 

Le Maоtre approprie l’imagination а la raison, parce qu’elle est antйrieure, et la ressemblance а l’amour, parce que dans son rapport а Dieu la connaissance est complйtйe par l’amour, de mкme que l’image est perfectionnйe et embellie par les couleurs et autres choses de ce genre, par lesquelles elle devient semblable au modиle.

 

Cet argument vaut pour les rйalitйs qui sont moins nobles que l’вme ; mais l’on peut prouver par le mкme raisonnement la prййminence de la volontй dans son rapport aux rйalitйs plus nobles que l’вme.

 

La volontй n’a d’objet commun avec les sens que dans la mesure oщ elle se porte vers les rйalitйs sensibles, qui sont infйrieures а l’вme ; mais dans la mesure oщ elle se porte vers les rйalitйs intelligibles et divines, elle s’йloigne plus des sens que l’intelligence, puisque celle-ci peut moins saisir les rйalitйs divines que la volontй ne les recherche et ne les aime.

 

L’intelligence gouverne la volontй non pas comme en l’inclinant а ce vers quoi elle tend, mais comme en lui montrant vers oщ elle doit tendre. Lors donc que le pouvoir de l’intelligence de montrer quelque chose de noble est plus faible que l’inclination de la volontй а s’y porter, la volontй est supйrieure а l’intelligence.

 

La volontй ne procиde pas directement de l’intelligence, mais de l’essence de l’вme, l’intelligence йtant prйsupposйe. Cela ne manifeste donc pas un ordre de dignitй, mais seulement un ordre d’origine, suivant lequel l’intelligence est naturellement antйrieure а la volontй.

 

L’intelligence n’abstrait de la matiиre que lorsqu’elle pense les rйalitйs sensibles et matйrielles. Mais lorsqu’elle pense les rйalitйs qui sont au-dessus d’elle, elle n’abstrait pas, mais reзoit au contraire moins simplement que les rйalitйs ne sont en elles-mкmes ; par consйquent l’acte de la volontй, qui se porte vers ces rйalitйs telles qu’elles sont en elles-mкmes, reste plus simple et plus noble.

 

Les paroles dans lesquelles l’intelligence est comparйe а la splendeur et la volontй а la chaleur, sont mйtaphoriques ; et comme dit le Maоtre au troisiиme livre des Sentences, sur de telles paroles il ne faut pas bвtir un argument. Denys dit aussi dans son Йpоtre а Tite que la thйologie symbolique n’est pas argumentative.

 

L’homme seul peut penser, et de mкme, vouloir ; quoique l’appйtit existe en d’autres que l’homme.

 

10° Bien que l’вme se porte d’abord vers Dieu par l’intelligence avant de le faire par la volontй, cependant la volontй parvient а lui plus parfaitement que l’intelligence, comme on l’a dit.

 

11° La volontй n’est pas exclue de la contemplation ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit dans ses Homйlies sur Йzйchiel que la vie contemplative consiste а aimer Dieu et le prochain. La prййminence de la vie contemplative sur la vie active ne porte donc pas prйjudice а la volontй.

 

12° Le Philosophe parle de l’intelligence au sens oщ ce terme est pris pour dйsigner la partie intellective, qui comprend en elle la volontй. Ou bien l’on peut dire qu’il considиre l’intelligence et les autres puissances de l’вme dans l’absolu, non en tant qu’elles se rapportent а tel ou tel objet.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La charitй est un habitus perfectionnant la volontй relativement а Dieu ; et dans une telle relation, la volontй est plus noble que l’intelligence.

 

La libertй de la volontй ne manifeste pas que celle-ci est plus noble dans l’absolu, mais plus noble lorsqu’elle meut : ce que l’on verra clairement plus loin.

 

Puisque le vrai est un certain bien — c’est en effet le bien de l’intelligence, comme le montre clairement le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique — il ne faut pas dire que le bien est plus noble que le vrai ; ni, de mкme, que l’animal est plus noble que l’homme, puisque l’homme inclut en soi la noblesse de l’animal et y ajoute. En effet, nous parlons maintenant du vrai et du bien en tant qu’ils sont les objets de la volontй et de l’intelligence.

 

Le vouloir ne se rencontre pas en plus de sujets que le penser, quoique l’appйtit se trouve en plus de sujets. Il faut cependant savoir que, dans cet argument, la citation de Denys n’est pas faite conformйment а son intention, pour deux raisons. D’abord, parce que Denys parle du cas oщ l’un est inclus dans la notion de l’autre, comme l’кtre dans le vivre, et le vivre dans le penser, lorsqu’il dit que l’un est plus simple que l’autre. Ensuite parce que, bien que la participation qui est la plus simple soit la plus noble, cependant, si on la considиre avec le mode qu’on lui trouve dans les rйalitйs dйpourvues des perfections ajoutйes, elle sera moins noble ; par exemple, si l’on considиre l’кtre, qui est plus noble que le vivre, avec le mode en lequel les rйalitйs inanimйes existent, ce mode d’кtre sera moins noble que l’кtre des vivants, qui est le vivre. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que ce qui a une plus grande extension soit toujours plus noble ; sinon il faudrait dire que le sens est plus noble que l’intelligence, et la puissance nutritive que la sensitive.

 

Cet argument vaut pour la volontй en relation а Dieu ; et dans ce cas, on accorde qu’elle est plus noble.

Article 12 : La volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 Le moteur est naturellement antйrieur а l’objet mы. Or la volontй est postйrieure а l’intelligence ; en effet, rien n’est aimй ou dйsirй s’il n’est connu, suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй. La volontй ne meut donc pas l’intelligence.

 

 Si la volontй meut l’intelligence а son acte, alors il s’ensuit que l’intelligence pense parce que la volontй veut qu’elle pense. Or la volontй ne veut que ce qui est pensй. L’intelligence pense donc le fait mкme de penser, avant que la volontй le veuille. Or, avant que l’intelligence ne pensвt cela, il est nйcessaire de poser que la volontй le voulait, car l’intelligence est supposйe mue par la volontй. On doit donc remonter а l’infini, ou bien il faut admettre que la volontй ne meut pas l’intelligence.

 

 Toute puissance passive est mue par son objet. Or la volontй est une puissance passive ; elle est en effet un appйtit moteur et mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Elle est donc mue par son objet. Or son objet est le bien pensй ou apprйhendй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Donc l’intelligence, ou une autre puissance apprйhensive, meut la volontй, et non l’inverse.

 

 Si l’on dit qu’une puissance en meut une autre, c’est uniquement а cause du commandement que l’une a sur l’autre. Or commander appartient а la raison, comme il est dit au premier livre de l’Йthique. Il appartient donc а la raison, et non а la volontй, de mouvoir les autres puissances

 

 Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, le moteur et l’agent sont plus nobles que l’objet mы ou agi. Or l’intelligence, au moins dans son rapport aux sensibles, est plus noble que la volontй, comme on l’a dit. Donc, au moins dans ce rapport, elle n’est pas mue par la volontй.

 

 

En sens contraire :

 

 Anselme dit au livre De similitudinibus, chap. 2, que la volontй meut toutes les puissances de l’вme.

 

 Selon saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral, tout mouvement procиde de l’immobile. Or parmi les puissances de l’вme, la volontй seule est immobile, dans la mesure oщ nul ne peut la contraindre. Toutes les autres puissances sont donc mues par la volontй.

 

 Selon le Philosophe au deuxiиme livre des Mйtйorologiques, tout mouvement est pour une fin. Or le bien et la fin sont objets de la volontй. La volontй meut donc les autres puissances.

 

 Selon saint Augustin, l’amour rйalise dans les esprits ce que le poids fait dans les corps. Or le poids meut les corps. L’amour de la volontй meut donc les puissances spirituelles de l’вme.

 

 

Rйponse :

 

L’intelligence meut en quelque faзon la volontй, et d’une autre faзon la volontй meut l’intelligence et les autres puissances.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que mouvoir se dit tant de la fin que de l’efficient, mais diffйremment. En effet, puisqu’en n’importe quelle action l’on considиre deux choses : l’agent et la raison de l’action — comme dans le chauffage, le feu est l’agent, et la chaleur la raison de l’action — ainsi, dans l’action de mouvoir, mouvoir se dit de la fin comme de la raison du mouvement, et de l’efficient comme de l’agent du mouvement, c’est-а-dire de ce qui amиne le mobile de la puissance а l’acte. Or la raison de l’action est la forme de l’agent par laquelle il agit ; il est donc nйcessaire qu’elle soit dans l’agent pour qu’il agisse. Or elle n’est pas en celui-ci par son кtre de nature parfait, car lorsque celui-ci est possйdй, le mouvement se repose ; mais elle est dans l’agent par mode d’intention, car la fin est premiиre dans l’intention mais postйrieure dans l’кtre. Voilа pourquoi la fin prйexiste dans le moteur proprement par l’intelligence, а laquelle il revient de recevoir quelque chose par mode d’intention et non en l’кtre de nature. Par consйquent, l’intelligence meut la volontй а la faзon dont mouvoir se dit de la fin, c’est-а-dire en tant qu’elle prйconзoit la notion de la fin et la propose а la volontй.

 

Mais mouvoir а la faзon d’une cause agente revient а la volontй, et non а l’intelligence, йtant donnй que la volontй se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles existent en elles-mкmes, tandis que l’intelligence se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles existent de faзon spirituelle dans l’вme. Or agir et кtre mы convient aux rйalitйs suivant l’кtre propre par lequel elles subsistent en elles-mкmes, et non en tant qu’elles sont dans l’вme par mode d’intention ; en effet, la chaleur ne chauffe pas dans l’вme, mais dans le feu. Et ainsi, le rapport de la volontй aux rйalitйs se fait а la faзon dont le mouvement leur convient, mais non le rapport de l’intelligence. En outre, l’acte de la volontй est une certaine inclination vers quelque chose, mais non l’acte de l’intelligence ; or l’inclination est une disposition du moteur en tant qu’il meut comme efficient. On voit donc clairement que la volontй, et non l’intelligence, peut mouvoir а la faзon d’une cause agente.

 

Or, parce qu’elles sont immatйrielles, il revient aux puissances supйrieures de l’вme de faire retour sur elles-mкmes ; ainsi, tant la volontй que l’intelligence font retour sur elles-mкmes, et l’une sur l’autre, et sur l’essence de l’вme, et sur toutes ses puissances. En effet, l’intelligence se pense elle-mкme, et pense la volontй, l’essence de l’вme et toutes les puissances de l’вme ; et semblablement, la volontй veut qu’elle-mкme veuille, et que l’intelligence pense, et elle veut l’essence de l’вme, etc. Or lorsqu’une puissance se porte sur une autre, elle se rapporte а elle avec ce qui est propre а cette derniиre : par exemple, lorsque l’intelligence pense que la volontй veut, elle reзoit en elle-mкme la notion de vouloir ; et c’est pourquoi la volontй elle-mкme, lorsqu’elle se porte sur les puissances de l’вme, se porte vers elles comme vers des rйalitйs auxquelles conviennent le mouvement et l’opйration, et elle incline chacune d’elles а son opйration propre. Et de la sorte, la volontй meut а la faзon d’une cause agente non seulement les rйalitйs extйrieures, mais aussi les puissances mкmes de l’вme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Puisqu’il y a dans le retour sur soi une certaine ressemblance avec le mouvement circulaire, oщ le terme du mouvement est ce qui d’abord йtait son principe, il est nйcessaire de dire, dans le cas du retour sur soi, que ce qui йtait d’abord antйrieur devient ensuite postйrieur. Voilа pourquoi, bien que l’intelligence soit par elle-mкme antйrieure а la volontй, cependant, par le retour sur soi, elle est rendue postйrieure а la volontй ; et ainsi, la volontй peut mouvoir l’intelligence.

 

Il n’y a pas lieu de remonter а l’infini ; on s’arrкte en effet а l’appйtit naturel, par lequel l’intelligence est inclinйe vers son acte.

 

Cet argument montre que l’intelligence meut а la faзon d’une fin ; c’est en effet de cette faзon que le bien apprйhendй se rapporte а la volontй.

 

Le commandement relиve et de la volontй, et de la raison, sous des rapports diffйrents : de la volontй, en tant que le commandement implique une certaine inclination ; de la raison, en tant que cette inclination est distribuйe et ordonnйe comme devant кtre exйcutйe par tel ou tel.

 

N’importe quelle puissance dйpasse l’autre en ce qui lui est propre : ainsi le toucher se rapporte-t-il plus parfaitement а la chaleur, qu’il sent par lui-mкme, que la vue, qui la sent par accident ; et semblablement, l’intelligence se rapporte plus complиtement au vrai que la volontй ; et la volontй se rapporte plus parfaitement au bien qui est dans les rйalitйs, que l’intelligence. Par consйquent, bien que l’intelligence soit plus noble, au plein sens du terme, que la volontй, au moins relativement а certaines rйalitйs, cependant la volontй est trouvйe plus noble sous l’aspect du mouvement, qui convient а la volontй par la nature propre de son objet.

Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А propos de Lc 11, 34 : « la lampe de ton corps, c’est ton њil », la Glose dit : « c’est-а-dire ton intention ». Or l’њil, dans l’вme, est la raison ou l’intelligence. L’intention appartient donc а la raison ou а l’intelligence, et non а la volontй.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle appartient а la volontй en relation а la raison, et c’est pourquoi elle est comparйe а l’њil. En sens contraire : l’acte d’une puissance supйrieure et premiиre ne dйpend pas de l’acte d’une puissance postйrieure. Or, dans l’action, la volontй prйcиde l’intelligence, car la volontй meut l’intelligence, comme on l’a dit. L’acte de la volontй ne dйpend donc pas de la raison. Si donc l’intention йtait un acte de la volontй, il n’appartiendrait aucunement а la raison.

 

[Le rйpondant] disait que l’acte de la volontй dйpend de la raison, en tant que la connaissance de l’objet voulu est prйsupposйe au vouloir ; et ainsi l’intention, bien qu’elle soit un acte de volontй, appartient en quelque sorte а la raison. En sens contraire : il n’est pas d’acte de volontй qui ne prйsuppose une connaissance. Donc, suivant ce raisonnement, aucun acte ne devrait кtre simplement attribuй а la volontй, ni vouloir ni aimer, mais tout acte devrait l’кtre en mкme temps а la volontй et а la raison ; ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir, que l’intention serait un acte de la volontй.

 

Le nom mкme d’intention implique une relation а la fin. Or rapporter quelque chose а la fin relиve de la raison. L’intention appartient donc а la raison.

 

[Le rйpondant] disait que dans l’intention, il y a non seulement une relation а la fin, mais aussi un acte de la volontй qui se rapporte а la fin ; et le nom d’intention signifie les deux. En sens contraire : cet acte est sous-jacent а la relation а la fin, comme le matйriel est sous-jacent au formel. Or on nomme une chose d’aprиs le formel plutфt que d’aprиs le matйriel. L’intention est donc nommйe plutфt d’aprиs ce qui appartient а la raison que d’aprиs ce qui appartient а la volontй ; et ainsi, on doit affirmer que c’est un acte de la raison plutфt que de la volontй.

 

De mкme que le premier moteur dirige toute la nature, de mкme la raison dirige la volontй. Or l’intention, dans les rйalitйs naturelles, est attribuйe plus proprement au premier moteur qu’aux rйalitйs naturelles elles-mкmes, puisqu’on ne dit des rйalitйs naturelles qu’elles tendent vers quelque chose, qu’en tant qu’elles sont dirigйes par le premier moteur. Donc, dans les puissances de l’вme aussi, l’on doit attribuer l’intention plutфt а la raison qu’а la volontй.

 

L’intention, а proprement parler, n’appartient qu’а un sujet connaissant. Or la volontй n’est pas connaissante. L’intention n’appartient donc pas а la volontй.

 

Les choses qui ne sont aucunement un, ne peuvent avoir un acte un. Or la volontй et la raison ne sont aucunement un, puisqu’elles relиvent de genres diffйrents de puissances de l’вme ; en effet, la volontй est dans l’appйtitif, tandis que la raison est dans l’intellectif. La raison et la volontй ne peuvent donc avoir un mкme acte ; et de la sorte, si l’intention est en quelque faзon l’acte de la raison, elle ne sera pas l’acte de la volontй.

 

La volontй, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, chap. 21, porte seulement sur la fin. Or, dans un ordre unique, il n’y a qu’une fin. La volontй, par son acte, se rapporte donc а une seule chose. Or lа oщ il n’y a qu’une seule chose, il n’y a pas d’ordre. Puis donc que l’intention implique un ordre, il semble qu’elle n’appartienne aucunement а la volontй.

 

10° L’intention ne semble pas кtre autre chose que la direction de la volontй vers la fin ultime. Or diriger la volontй appartient а la raison. L’intention relиve donc de la raison.

 

11° De mкme que, dans la dйpravation du pйchй, l’erreur appartient а la raison, le mйpris а l’irascible et le dйsordre de la volontй au concupiscible, de mкme, а l’inverse, dans la rйforme de l’вme, la foi appartient а la raison, l’espйrance а l’irascible et la charitй au concupiscible. Or, suivant saint Augustin, c’est la foi qui dirige l’intention. L’intention appartient donc а la raison.

 

12° Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, la volontй porte sur les choses possibles et les choses impossibles, tandis que l’intention porte seulement sur les choses possibles. L’intention n’appartient donc pas а la volontй.

 

13° Ce qui n’est pas dans l’вme, n’est pas dans la volontй. Or l’intention n’est pas dans l’вme : car elle n’est ni une puissance, car alors elle serait naturelle, et le mйrite ne rйsiderait pas en elle ; ni un habitus, car alors elle existerait en celui qui dort ; ni une passion, car elle appartiendrait alors а la partie sensitive, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. Or il n’y a que ces trois choses dans l’вme, comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. L’intention n’est donc pas dans la volontй.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, puisque cela appartient au sage, comme il est dit au premier livre de la Mйtaphysique. Or l’intention est une certaine ordination vers la fin. Elle appartient donc а la raison.

 

15° L’intention appartient а ce qui est distant de la fin : en effet, le prйfixe « in- » implique une distance. Or la raison est plus distante de la fin que la volontй, car la raison montre seulement la fin, tandis que la volontй adhиre а la fin comme а son objet propre. Avoir une intention relиve donc de la raison plutфt que de la volontй.

 

16° Tout acte de la volontй lui appartient soit dans l’absolu, soit

dans son rapport aux puissances supйrieures, soit dans son rapport aux puissances infйrieures. Or avoir une intention n’est pas l’acte de la volontй dans l’absolu, car alors il serait la mкme chose que vouloir ou aimer ; ce n’est pas non plus son acte relativement au supйrieur, c’est-а-dire а la raison, car dans ce cas son acte est l’йlection ; ni relativement aux infйrieurs, puisque dans ce cas son acte est le commandement. Avoir une intention n’est donc aucunement un acte de volontй.

 

En sens contraire :

 

L’intention porte seulement sur la fin. Or la fin et le bien sont objets de la volontй. L’intention appartient donc а la volontй.

 

Avoir une intention, c’est poursuivre une certaine chose. Or la poursuite ou la fuite relиve de la volontй, non de la raison ; mais dire qu’une chose est а poursuivre ou а fuir, cela seulement relиve de la raison. L’intention appartient donc а la volontй.

 

Tout mйrite rйside dans la volontй. Or l’intention est mйritoire, et c’est d’elle surtout que se prennent le mйrite et le dйmйrite. L’intention appartient donc а la volontй.

 

Saint Ambroise dit : « La volontй donne un nom а ton њuvre. » Or un acte est jugй bon ou mauvais en raison de l’intention. L’intention semble donc кtre contenue dans la volontй ; et ainsi, elle semble appartenir а la volontй et non а la raison.

 

 

Rйponse :

 

L’intention est un acte de la volontй : et cela ressort clairement de son objet. En effet, il est nйcessaire que la puissance et l’acte aient en commun l’objet, puisque la puissance n’est ordonnйe а l’objet que par l’acte ; car il est nйcessaire que la puissance visuelle et la vision aient le mкme objet, qui est la couleur. Puis donc que l’objet de cet acte qui est l’intention est le bien, qui est une fin, qui est aussi l’objet de la volontй, il est nйcessaire que l’intention soit un acte de volontй. Cependant, elle n’est pas un acte de la volontй dans l’absolu, mais en relation а la raison.

 

Et pour le voir clairement il faut savoir que, chaque fois qu’il y a deux agents ordonnйs entre eux, le second agent peut mouvoir ou agir de deux faзons : d’abord comme il convient а sa nature ; ensuite comme il convient а la nature de l’agent supйrieur. En effet, l’impression de l’agent supйrieur demeure dans l’infйrieur, si bien que l’agent infйrieur agit non seulement par son action propre, mais aussi par l’action de l’agent supйrieur ; de mкme que la sphиre du soleil est mue par son mouvement propre, qui est accompli dans l’espace d’une annйe, et par le mouvement du premier mobile, qui est le mouvement diurne ; semblablement, l’eau est mue par son mouvement propre en tendant vers le centre, et elle a un certain mouvement par l’impression de la lune, qui la meut, comme on le voit bien dans le flux et le reflux de la mer. Les corps mixtes ont, eux aussi, certaines opйrations qui leur sont propres, qui rйsultent de la nature des quatre йlйments, comme tendre vers le bas, chauffer, refroidir ; et ils ont d’autres opйrations par l’impression des corps cйlestes, comme l’aimant attire le fer. Et bien qu’aucune action de l’agent infйrieur n’ait lieu sans que soit prйsupposйe l’action du supйrieur, cependant l’action qui lui convient par sa nature lui est attribuйe dans l’absolu, comme il est attribuй а l’eau de se mouvoir vers le bas ; mais celle qui lui revient par l’impression de l’agent supйrieur ne lui est pas attribuйe dans l’absolu, mais en relation а autre chose : ainsi, on dit que le flux et le reflux est le mouvement propre de la mer, non en tant qu’elle est de l’eau, mais en tant qu’elle est mue par la lune.

 

Or la raison et la volontй sont des puissances opйratives ordonnйes entre elles ; et si on les considиre dans l’absolu, la raison est premiиre, bien que par le retour sur soi la volontй soit rendue premiиre et supйrieure, en tant qu’elle meut la raison. Par consйquent, la volontй peut avoir deux actes. L’un qui lui revient par sa nature, en tant qu’elle tend vers son objet propre dans l’absolu ; et cet acte est attribuй а la volontй simplement, ainsi vouloir et aimer, quoique pour cet acte un acte de la raison soit prйsupposй. Mais elle a un autre acte, qui lui revient en vertu de ce qui est laissй en elle par l’impression de la raison. En effet, puisque le propre de la raison est d’ordonner et de confronter, chaque fois qu’apparaоt dans l’acte de la volontй une confrontation ou une ordination, un tel acte appartiendra а la volontй non dans l’absolu, mais en relation а la raison ; et c’est de cette faзon qu’avoir une intention est un acte de volontй, puisque avoir une intention n’est rien d’autre, semble-t-il, que tendre vers autre chose comme vers une fin en raison de ce que l’on veut. Et ainsi, avoir une intention diffиre du vouloir en ce que le vouloir tend vers la fin dans l’absolu, tandis qu’avoir une intention implique une relation а la fin, en tant que c’est а la fin que sont ordonnйs les moyens. En effet, la volontй йtant mue vers son objet, qui lui est proposй par la raison, elle est mue diffйremment selon qu’il lui est diversement proposй. Par consйquent, lorsque la raison lui propose quelque chose comme bon dans l’absolu, la volontй est mue vers cela dans l’absolu ; et cela, c’est vouloir. Mais quand elle lui propose quelque chose sous l’aspect d’un bien auquel d’autres choses sont ordonnйes comme а une fin, alors elle tend vers cela avec un certain ordre, qui se rencontre dans l’acte de la volontй non par la nature propre de celle-ci, mais suivant l’exigence de la raison. Et ainsi, avoir une intention est un acte de la volontй en relation а la raison.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’intention est assimilйe а l’њil quant а ce que l’on trouve de propre а la raison dans l’intention.

 

La raison meut d’une certaine faзon la volontй, et la volontй meut d’une autre faзon la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et ainsi, l’une comme l’autre est premiиre, а des points de vue diffйrents, et l’acte peut кtre attribuй а chacune en relation а l’autre.

 

Bien que tout acte de la volontй prйsuppose la connaissance de la raison, cependant ce qui est propre а la raison n’apparaоt pas toujours dans l’acte de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

La relation active а la fin appartient а la raison : en effet, il lui appartient de rapporter а la fin ; mais la relation passive peut appartenir а n’importe quelle chose dirigйe vers la fin ou rapportйe а la fin par la raison : et ainsi, elle peut appartenir а la volontй. Et c’est de cette faзon que la relation а la fin relиve de l’intention.

 

On voit dиs lors clairement la solution au cinquiиme argument.

 

Dans le premier moteur se trouvent non seulement la connaissance, mais aussi la volontй ; voilа pourquoi l’intention peut lui кtre attribuйe proprement. Mais seule la connaissance appartient а la raison ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Avoir une intention appartient au non connaissant, puisque les rйalitйs naturelles ont l’intention de la fin, quoique l’intention prйsuppose une connaissance. Mais si nous parlons de l’intention de l’вme, alors elle appartient seulement au connaissant, tout comme le vouloir. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’avoir une intention et vouloir soient des actes de la puissance mкme а laquelle il revient de connaоtre, mais il est nйcessaire qu’ils soient des actes du mкme suppфt : en effet, connaоtre ou avoir une intention ne se dit pas proprement d’une puissance, mais du suppфt par la puissance.

 

La raison et la volontй sont un quant а l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et ainsi, rien n’empкche qu’un acte unique appartienne aux deux ; а l’un immйdiatement, mais а l’autre mйdiatement.

 

Certes, les moyens n’йtant dйsirйs que pour la fin, la volontй porte principalement sur la fin ; elle n’en porte cependant pas moins sur les moyens. En effet, si le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que la volontй porte sur la fin et l’йlection sur les moyens, ce n’est pas que la volontй porte toujours sur la fin, mais c’est qu’elle le fait parfois, et de faзon principale ; et par ceci que l’йlection ne porte jamais sur la fin, on montre que l’йlection et le vouloir ne sont pas identiques.

 

10° La direction active vers la fin appartient а la raison, mais la direction passive peut appartenir а la volontй ; et c’est ainsi qu’elle appartient а l’intention.

 

11° La foi dirige l’intention, comme la raison dirige la volontй ; par consйquent, de mкme que la foi appartient а la raison, ainsi l’intention appartient-elle а la volontй.

 

12° La volontй ne porte pas toujours sur des choses impossibles, mais elle le fait parfois ; et cela suffit, dans l’esprit du Philosophe, pour montrer la diffйrence entre la volontй et l’йlection, qui porte toujours sur des choses possibles, de sorte qu’йlire n’est pas tout а fait identique а vouloir ; et semblablement, avoir une intention n’est pas non plus tout а fait identique а vouloir ; mais cela n’exclut pas que ce soit un acte de la volontй.

 

13° L’intention est un certain acte de l’вme. Mais les actions de l’вme ne sont pas contenues dans cette division trine du Philosophe, car les actions n’appartiennent pas а l’вme comme si elles йtaient en elle, mais plutфt comme йmanant d’elle. Ou bien l’on peut dire que les actions sont comprises dans les habitus, comme ce qui dйpend d’un principe est contenu dans son principe.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, mais кtre ordonnй peut appartenir а la volontй ; et c’est ainsi que l’intention implique une ordination.

 

15° Cet argument serait probant si rien d’autre n’йtait requis pour l’intention que la distance seule ; or une inclination est requise, qui revient а la volontй et non а la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

16° L’intention est un acte de la volontй en relation а la raison qui ordonne les moyens а la fin elle-mкme ; mais l’йlection est un acte de la volontй en relation а la raison qui compare entre eux les moyens : et c’est pour cela que l’intention et l’йlection diffиrent.

Article 14 : Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est impossible que le mкme acte soit en mкme temps bon et mauvais. Or il arrive qu’il y ait une volontй mauvaise avec une bonne intention ; comme lorsque quelqu’un veut voler pour faire l’aumфne. L’intention et la volontй ne sont donc pas un mкme acte.

 

Selon le Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique, le mouvement qui a un terme mйdian et celui qui a un terme extrкme diffиrent par l’espиce. Or le moyen et la fin se comportent d’une certaine faзon comme le mйdium et les extrкmes. L’intention de la fin et la volontй du moyen diffиrent donc par l’espиce ; et ainsi, elles ne sont pas un acte unique.

 

Selon le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, les fins sont dans le domaine pratique ce que sont les principes dans les sciences dйmonstratives. Or la pensйe des principes et la considйration des conclusions ne se font pas par un mкme acte de l’intelligence spйculative. Et cela ressort de ce qu’ils sont йlicitйs par des habitus diffйrents ; en effet, l’intelligence est l’habitus des principes, tandis que la science est l’habitus des conclusions. Donc, dans le domaine opйratif, ce n’est pas par le mкme acte de volontй que nous avons l’intention de la fin et que nous voulons les moyens.

 

Les actes se distinguent par les objets. Or la fin et le moyen sont des objets diffйrents. L’intention de la fin et la volontй du moyen ne sont donc pas le mкme acte.

 

 

En sens contraire :

 

Deux actes ne peuvent appartenir en mкme temps а la mкme puissance. Or la volontй, en mкme temps qu’elle veut le moyen, a l’intention de la fin. L’intention de la fin et la volontй du moyen ne sont donc pas des actes diffйrents.

 

De mкme que la lumiиre est pour la couleur la raison de sa visibilitй, de mкme la fin est pour les moyens la raison de leur appйtibilitй. Or c’est par le mкme acte que la vue voit la couleur et la lumiиre. C’est donc par le mкme acte que la volontй veut le moyen et a l’intention de la fin ; l’intention de la fin et la volontй ne sont donc pas des actes diffйrents.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 28. En effet, certains ont posй que la volontй du moyen йtait un autre acte que l’intention de la fin. Mais а l’inverse, d’autres ont affirmй que l’acte йtait le mкme, et que leur distinction йtait seulement due а la diversitй des rйalitйs. Or chacune des deux opinions est vraie а un certain point de vue.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque l’unitй de l’acte doit кtre dйduite de l’unitй de l’objet, s’il y a deux choses qui sont un en quelque faзon, l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont un, sera un ; mais l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont deux, sera double. Ainsi, les parties de la ligne sont deux d’une certaine faзon, et un d’une autre faзon, c’est-а-dire dans la mesure oщ elles sont unies dans le tout ; voilа pourquoi l’acte de vision, s’il se porte vers les deux parties de la ligne en tant qu’elles sont deux, c’est-а-dire vers l’une et l’autre par soi en ce qui leur est propre, alors il y aura deux visions, et elles ne pourront кtre vues en mкme temps ; mais s’il se porte vers la ligne entiиre comprenant les deux parties, il y aura une vision unique et toute la ligne sera vue en mкme temps.

 

Or, toutes les choses qui sont ordonnйes entre elles sont certes plusieurs, en tant qu’elles sont des rйalitйs considйrйes par soi ; mais elles sont un dans l’ordre qui les ordonne entre elles. Voilа pourquoi l’acte de l’вme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont ordonnйes entre elles est un, tandis que l’acte de l’вme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont considйrйes en elles-mкmes est multiple ; comme on le voit clairement dans la considйration d’une statue de Mercure : si quelqu’un considиre celle-ci comme une certaine rйalitй, autre sera sa considйration, et autre la considйration de Mercure, dont la statue est l’image ; mais si la statue est considйrйe comme l’image de Mercure, il y aura un mкme mode de considйration dirigй vers la statue et vers Mercure. Semblablement, lorsque le mouvement de la volontй se porte vers la fin et vers le moyen, s’il se porte vers eux en tant que l’un et l’autre sont une certaine rйalitй existant par soi, il y aura des mouvements de la volontй diffйrents ; et dans ce cas, l’opinion qui affirme que l’intention de la fin et la volontй du moyen sont des actes diffйrents, est vraie. Mais si la volontй se porte vers l’un d’eux en tant qu’il a une relation а l’autre, alors il y a un acte unique de la volontй vers les deux ; et dans ce cas, l’opinion qui pose que l’intention de la fin et la volontй du moyen sont un seul acte, est vraie.

 

Mais si l’on examine correctement la notion d’intention, on trouve que cette derniиre opinion est plus vraie que l’autre. En effet, le mouvement de la volontй vers la fin n’est pas appelй dans l’absolu « intention », mais simplement « vouloir » ; et l’on appelle « intention » l’inclination de la volontй vers la fin en tant que les moyens ont la fin pour terme. En effet, celui qui veut la santй, on dit simplement qu’il la veut ; mais on dit qu’il en a l’intention, seulement quand il veut quelque chose en vue de la santй. Voilа pourquoi il faut accorder que l’intention n’est pas numйriquement un autre acte que la volontй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien qu’un mкme acte ne puisse кtre bon et mauvais, cependant un acte mauvais peut avoir quelque circonstance bonne ; par exemple, c’est un acte vicieux de manger plus qu’il ne faut, mкme si l’on mange quand on le doit. Et ainsi, la volontй par laquelle on veut voler pour nourrir les pauvres est un acte mauvais au plein sens du terme, avec cependant quelque circonstance bonne : car le but est au nombre des circonstances.

 

La parole du Philosophe doit s’entendre du cas oщ l’on s’arrкte au mйdium ; en effet, lorsqu’on passe par le mйdium pour aller au terme, alors le mouvement est numйriquement un. Et de la sorte, quand la volontй est mue vers le moyen avec une relation а la fin, il y a un seul mouvement.

 

Quand la conclusion et le principe sont tous les deux considйrйs par soi, il y a des considйrations diffйrentes ; mais quand on considиre le principe en relation а la conclusion, il y a une mкme considйration pour les deux, comme cela se passe dans le syllogisme.

 

La fin et le moyen sont un unique objet, pour autant que l’on considиre l’un en relation а l’autre.

Article 15 : L’йlection est-elle un acte de la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que non, et que ce soit un acte de la raison.

 

 L’ignorance n’appartient pas а la volontй, mais а la raison. Or la dйpravation de l’йlection est une certaine ignorance ; c’est pourquoi l’on dit que tout homme vicieux est ignorant, d’une ignorance de l’йlection, comme on le voit clairement au troisiиme livre de l’Йthique. L’йlection appartient donc, elle aussi, а la raison.

 

 De mкme que l’enquкte et l’argumentation appartiennent а la raison, de mкme aussi la conclusion. Or l’йlection est comme une certaine conclusion du conseil, comme on le voit clairement aux troisiиme et septiиme livre de l’Йthique. Puis donc que le conseil appartient а la raison, il en sera de mкme de l’йlection.

 

 Selon le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique, la vertu morale consiste principalement dans l’йlection. Or, comme celui-ci le dit au sixiиme livre de l’Йthique, ce qui, dans les vertus morales, appartient а la prudence, est le principal, qui accomplit formellement la notion de vertu. L’йlection appartient donc а la prudence. Or la prudence est dans la raison. Donc l’йlection aussi.

 

L’йlection implique un certain discernement. Or discerner est propre а la raison. Donc йlire aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Йlire c’est, entre deux choses proposйes, choisir l’une de prйfйrence а l’autre, comme on le voit clairement chez saint Jean Damascиne. Or choisir est un acte de la volontй et non de la raison. Donc йlire aussi.

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or le dйsir appartient а la volontй et non а la raison. Donc l’йlection aussi.

 

 

Rйponse :

 

L’йlection contient en soi une part de volontй et une part de raison. Quant а savoir si elle est proprement un acte de la volontй ou de la raison, le Philosophe semble laisser cette question dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique, oщ il dit que l’йlection est soit un appйtit de l’intellectif, c’est-а-dire un appйtit en relation а l’intelligence, soit l’intelligence de l’appйtitif, c’est-а-dire l’intelligence en relation а l’appйtit. Or le premier est plus vrai : c’est un acte de la volontй en relation а la raison.

 

En effet, que ce soit directement un acte de la volontй, cela est йvident pour deux raisons. D’abord, а cause de la nature de l’objet ; car l’objet propre de l’йlection est le moyen, qui relиve de la notion de bien, le bien йtant l’objet de la volontй ; car « bien » se dit а la fois de la fin, par exemple du bien honnкte ou dйlectable, et du moyen, par exemple du bien utile. Ensuite, а cause de la nature de l’acte lui-mкme. En effet, l’йlection est la derniиre approbation par laquelle on approuve une chose pour la poursuivre ; et assurйment, cela ne relиve pas de la raison mais de la volontй. Car, si fort que la raison prйfиre une chose а l’autre, cette prйfйrence n’est pas encore approuvйe en vue d’opйrer, jusqu’а ce que la volontй soit inclinйe vers l’une plutфt que vers l’autre : en effet, la volontй ne suit pas la raison par nйcessitй.

 

Cependant l’йlection est un acte de la volontй non pas dans l’absolu, mais en relation а la raison, йtant donnй qu’apparaоt dans l’йlection ce qui est propre а la raison : confronter une chose а l’autre, et la lui prйfйrer ; et cela se trouve assurйment dans l’acte de la volontй par l’impression de la raison, dans la mesure oщ la raison elle-mкme propose une chose а la volontй non comme simplement utile, mais comme plus utile pour la fin.

 

Ainsi donc, il est clair que vouloir, йlire et avoir l’intention sont des actes de la volontй. Vouloir, dans la mesure oщ la raison propose а la volontй un bien dans l’absolu, qu’il soit а йlire pour lui-mкme, comme la fin, ou pour autre chose, comme le moyen : pour l’un et l’autre, en effet, nous disons que nous « voulons ». Йlire est un acte de la volontй, dans la mesure oщ la raison lui propose le bien comme plus utile pour la fin. Avoir l’intention, dans la mesure oщ la raison lui propose le bien comme une fin а obtenir par un moyen.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’ignorance est attribuйe а l’йlection quant а ce que celle-ci a de raison.

 

L’enquкte pratique a deux conclusions : l’une qui est dans la raison, а savoir la sentence, qui est un jugement sur ce qui a йtй dйlibйrй ; l’autre qui est dans la volontй, а savoir l’йlection, et elle est appelйe conclusion par une certaine similitude, car de mкme que dans le domaine spйculatif on s’arrкte en dernier а la conclusion, de mкme dans le domaine opйratif on s’arrкte en dernier а l’opйration.

 

On dit que l’йlection est le principal dans la vertu morale, et du cфtй de ce qu’elle a de raison, et du cфtй de ce qu’elle a de volontй : en effet, les deux sont requis pour la notion de vertu morale ; et l’йlection est appelйe « principal » par rapport aux actes extйrieurs. Il n’est donc pas nйcessaire que l’йlection soit totalement un acte de prudence ; mais elle a quelque part а la prudence, comme aussi а la raison.

 

Le discernement se trouve dans l’йlection dans la mesure oщ elle appartient а la raison, ce qui est propre а celle-ci йtant suivi par la volontй lorsqu’elle йlit.

Question 23 : [La volontй de Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volontй ?

Article 2 : Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ?

Article 3 : La volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et volontй de signe ?

Article 4 : Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ?

Article 5 : La volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ?

Article 6 : La justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de Dieu ?

Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ?

Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?

 

 

Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il convient que tout кtre ayant une volontй agisse suivant l’йlection de sa volontй. Or Dieu n’agit pas suivant l’йlection de sa volontй ; en effet, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins : « comme notre soleil matйriel, sans qu’il le comprenne ou qu’il le veuille, mais par le seul fait de son existence, йclaire toutes choses, de mкme la divine bontй ». Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.

 

Des effets nйcessaires ne peuvent venir d’une cause contingente. Or la volontй est une cause contingente, puisqu’elle se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre. Elle ne peut donc кtre la cause de choses nйcessaires. Or Dieu est la cause de toutes choses, des nйcessaires comme des contingentes. Il n’agit donc pas par volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui implique une relation а une cause ne convient pas а ce qui n’a pas de cause. Or Dieu, йtant la cause premiиre de toutes choses, n’a pas de cause. Puis donc que la volontй implique une relation а la cause finale — car la volontй porte sur la fin, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique — il semble que la volontй ne convienne pas а Dieu.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, le volontaire mйrite louange ou blвme, mais l’involontaire, pardon et misйricorde. La notion de volontaire ne convient donc pas lа oщ la notion de louable ne convient pas. Or celle-ci ne convient pas а Dieu, car la louange, comme il est dit au premier livre de l’Йthique, ne revient pas aux meilleurs, mais а ceux qui sont ordonnйs au meilleur ; par contre, l’honneur revient aux meilleurs. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.

 

Les opposйs sont de nature а affecter le mкme sujet. Or deux involontaires sont opposйs au volontaire, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique : l’involontaire par ignorance, et l’involontaire par violence. Or l’involontaire par violence ne convient pas а Dieu, car la contrainte n’a pas de place en Dieu ; ni l’involontaire par ignorance, car Dieu connaоt lui-mкme toutes choses. Donc le volontaire non plus ne convient pas а Dieu.

 

Comme il est dit au livre des Rиgles de la foi, il y a deux volontйs : l’affective, touchant les actes intйrieurs, et l’effective, touchant les actes extйrieurs. Or « la volontй affective » — comme il y est dit — « contribue au mйrite, tandis que la volontй effective accomplit le mйrite ». Or il ne convient pas а Dieu de mйriter. Ni, par consйquent, d’avoir en quelque faзon une volontй.

 

 Dieu est un moteur non mы, car, suivant Boиce, « demeurant immobile, il donne а toutes choses de se mouvoir » ; tandis que la volontй est un moteur mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et c’est pourquoi le Philosophe, au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, prouve qu’il meut « comme un objet dйsirй et pensй », par la raison qu’il est un moteur non mы. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.

 

La volontй est un certain appйtit, car elle est contenue dans la partie appйtitive de l’вme. Or l’appйtit a une imperfection : en effet, il porte sur ce qui n’est pas possйdй, selon saint Augustin. Puis donc qu’aucune imperfection n’a de place en Dieu, il ne semble pas convenir qu’il ait une volontй.

 

 Rien de ce qui a des objets opposйs ne semble convenir а Dieu, puisque de telles choses sont soumises а la gйnйration et а la corruption, desquelles Dieu est trиs йloignй. Or la volontй a des objets opposйs, puisqu’elle se tient parmi les puissances rationnelles, qui ont des objets opposйs, selon le Philosophe. La volontй ne convient donc pas а Dieu.

 

10° Saint Augustin dit au treiziиme livre de la Citй de Dieu que Dieu n’est pas disposй diffйremment а l’йgard des rйalitйs lorsqu’elles existent et lorsqu’elles n’existent pas. Or, lorsqu’elles n’existent pas, Dieu ne veut pas que les rйalitйs existent : en effet, elles existeraient, s’il le voulait. Lors donc qu’elles existent, Dieu ne veut pas non plus qu’elles existent.

 

11° Il ne convient pas а Dieu d’кtre perfectionnй, mais de perfectionner. Or il revient а la volontй d’кtre perfectionnйe par le bien, comme а l’intelligence d’кtre perfectionnйe par le vrai. La volontй ne convient donc pas а Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 113 B, 3 : « Tout ce que Dieu a voulu, il l’a fait. » Il semble donc qu’il ait une volontй, et que les rйalitйs aient йtй crййes par sa volontй.

 

La bйatitude se trouve surtout en Dieu. Or la bйatitude requiert la volontй car, suivant saint Augustin, on appelle bienheureux celui qui a tout ce qu’il veut, et qui ne veut rien de mal. La volontй convient donc а Dieu.

 

Partout oщ se trouvent des conditions plus parfaites pour la volontй, celle-ci existe plus parfaitement. Or les plus parfaites conditions de la volontй se trouvent en Dieu : en effet, il n’y a en lui aucune distance entre la volontй et le sujet, car son essence est sa volontй ; ni entre la volontй et l’acte, car son action est son essence ; ni entre la volontй et la fin, ou l’objet, car sa volontй est sa bontй. La volontй se trouve donc trиs parfaitement en Dieu.

 

La volontй est la racine de la libertй. Or la libertй convient principalement а Dieu ; est libre, en effet, celui qui est cause de soi, suivant le Philosophe au premier livre de Mйtaphysique ; ce qui est surtout vrai de Dieu. La volontй se trouve donc en Dieu.

 

 

Rйponse :

 

La volontй se trouve trиs proprement en Dieu. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la connaissance et la volontй sont enracinйes, dans la substance spirituelle, sur les diverses relations de celle-ci aux rйalitйs.

 

Il est en effet une premiиre relation de la substance spirituelle aux rйalitйs, en tant que celles-ci sont en quelque sorte dans la substance spirituelle elle-mкme : non certes en leur кtre propre, comme le posaient les anciens, qui disaient que nous connaissons la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc., mais dans leur notion propre. Car ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme, mais l’espиce de la pierre, ou sa notion, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Et parce que la notion absolue de la rйalitй ne peut se rencontrer sans composition concrиte que dans la substance immatйrielle, la connaissance n’est pas attribuйe а toutes les rйalitйs, mais seulement aux immatйrielles ; et le degrй de connaissance dйpend du degrй d’immatйrialitй, de sorte que les rйalitйs qui sont les plus immatйrielles sont les plus aptes а la connaissance ; et parce qu’en elles leur essence elle-mкme est immatйrielle, celle-ci se comporte envers elles comme un mйdium de connaissance ; ainsi par exemple, Dieu connaоt par son essence lui-mкme et toutes les autres choses.

 

D’autre part, la volontй et n’importe quel appйtit sont fondйs sur la relation par laquelle la substance spirituelle se rйfиre aux rйalitйs en tant qu’elle a un rapport а ces rйalitйs existant en elles-mкmes. Et parce qu’il appartient а n’importe quelle rйalitй, tant matйrielle qu’immatйrielle, d’avoir une relation а une autre rйalitй, il convient que n’importe quelle rйalitй ait un appйtit, soit naturel, soit animal, soit rationnel ou intellectuel ; mais il se rencontre diversement dans les diffйrentes rйalitйs. En effet, puisque la rйalitй doit кtre ordonnйe а une autre rйalitй au moyen d’une chose qu’elle a en soi, elle est diversement ordonnйe а autre chose selon les diffйrentes faзons d’avoir une chose en soi.

 

Ainsi, les rйalitйs matйrielles, dans lesquelles tout ce qui est en elles est comme liй et agrйgй а la matiиre, n’ont pas d’ordination libre aux autres rйalitйs, mais une ordination rйsultant de la nйcessitй d’une disposition naturelle. Par consйquent, les rйalitйs matйrielles ne sont pas pour elles-mкmes les causes de cette ordination, comme si elles s’ordonnaient d’elles-mкmes а ce vers quoi elles sont ordonnйes, mais leur ordination vient d’ailleurs, c’est-а-dire d’oщ leur vient leur disposition naturelle. Voilа pourquoi il convient qu’elles aient seulement un appйtit naturel.

 

Mais pour les substances immatйrielles et aptes а la connaissance, il y a quelque chose qui n’est absolument pas agrйgй ni liй а la matiиre, et ce, suivant le degrй de leur immatйrialitй ; aussi de ce fait mкme sont-elles ordonnйes aux rйalitйs par une ordination libre, dont elles-mкmes sont causes, s’ordonnant pour ainsi dire а ce а quoi elles sont ordonnйes. Voilа pourquoi il convient qu’elles fassent ou recherchent quelque chose volontairement et spontanйment. En effet, si le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan йtait une forme matйrielle ayant une existence dйterminйe, il n’inclinerait que suivant le mode d’кtre dйterminй qu’il aurait ; par consйquent, l’artisan ne resterait pas libre de faire la maison ou de ne pas la faire, ou bien de la faire ainsi ou autrement. Mais parce que la forme de la maison dans l’esprit de l’artisan est la notion absolue de maison, ne se rapportant pas, autant qu’il est en elle, а l’кtre plutфt qu’au non-кtre, ni а кtre ainsi plutфt qu’а кtre autrement quant aux dispositions accidentelles de la maison, il reste а l’artisan une libre inclination а faire ou а ne pas faire la maison.

 

Mais dans les substances sensitives, bien que les formes des rйalitйs soient reзues sans la matiиre, elles ne sont cependant pas reзues tout а fait immatйriellement ni sans les circonstances de la matiиre, йtant reзues dans un organe corporel ; pour cette raison l’inclination n’est pas entiиrement libre en elles, quoiqu’il y ait en elles quelque imitation ou ressemblance de libertй. En effet, l’appйtit les incline vers quelque chose par elles-mкmes, en tant qu’elles recherchent quelque chose d’aprиs une apprйhension ; mais кtre inclinй vers ce qu’elles recherchent, ou ne pas кtre inclinй, cela n’est pas soumis а leur disposition.

 

Mais dans la nature intellectuelle, oщ quelque chose est parfaitement reзu de faзon immatйrielle, on rencontre la parfaite notion d’inclination libre ; et c’est cette libre inclination qui constitue la notion de volontй. Voilа pourquoi aux rйalitйs matйrielles n’est pas attribuйe la volontй, mais l’appйtit naturel ; et а l’вme sensitive est attribuй non la volontй, mais l’appйtit animal ; et c’est а la seule substance intellective qu’est attribuйe la volontй. Et plus elle est immatйrielle, mieux lui convient la notion de volontй. Par consйquent, Dieu йtant au sommet de l’immatйrialitй, la volontй lui convient suprкmement et trиs proprement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Denys, par ces paroles, n’entend pas exclure de Dieu la volontй ni l’йlection, mais il veut montrer son influence universelle sur les rйalitйs. En effet, la communication qu’il fait de sa bontй ne consiste pas а choisir certaines rйalitйs pour les rendre participantes de sa bontй tandis qu’il exclurait complиtement certaines autres de la participation de sa bontй ; au contraire, « il donne а tous libйralement » comme il est dit en Jacq. 1, 5 ; on dit pourtant qu’il йlit, dans la mesure oщ il donne а certains plus qu’а d’autres, suivant l’ordre de sa sagesse.

 

La volontй de Dieu n’est pas une cause contingente, йtant donnй que ce qu’il veut, il le veut immuablement ; voilа pourquoi, en raison mкme de son immuabilitй, les rйalitйs nйcessaires peuvent кtre causйes ; et d’autant plus qu’aucune rйalitй crййe n’est nйcessaire, considйrйe en soi, mais elle est possible en elle-mкme et nйcessaire par autre chose.

 

La volontй porte sur quelque chose de deux faзons : de faзon principale, ou de faзon secondaire. Principalement, la volontй porte sur la fin, qui est la raison de vouloir toutes les autres choses ; secondairement, elle porte sur les moyens, que nous voulons en vue de la fin. Or la volontй n’a pas de relation а cet objet voulu qui est secondaire comme а une cause, mais seulement а l’objet voulu principal, qui est la fin. Mais il faut savoir que la volontй et l’objet voulu se distinguent parfois dans la rйalitй, et alors l’objet voulu se rapporte а la volontй rйellement comme cause finale ; par contre, si la volontй et l’objet voulu se distinguent seulement dans la raison, alors l’objet voulu ne sera la cause finale de la volontй que du point de vue de notre maniиre de signifier. La volontй divine se rapporte donc а sa bontй comme а une fin, bontй qui, dans la rйalitй, est identique а sa volontй : elle en est distinguйe seulement du point de vue de notre maniиre de signifier. Il reste donc que rien n’est cause de la volontй divine rйellement, mais seulement du point de vue de notre maniиre de signifier. Et il n’est pas aberrant de signifier quelque chose en Dieu а la faзon d’une cause ; de la sorte, en effet, la divinitй est signifiйe en Dieu comme ayant а son йgard le rapport de cause formelle. Quant aux rйalitйs crййes, que Dieu veut, elles ne se comportent pas а l’йgard de la volontй divine comme des fins, mais comme ordonnйes а la fin : en effet, si Dieu veut que les crйatures existent, c’est pour qu’en elles soit manifestйe sa bontй, et pour que sa bontй, qui ne peut кtre multipliйe dans son essence, soit rйpandue en plusieurs au moins par la participation de sa ressemblance.

 

La louange n’est pas due а la volontй pour n’importe lequel de ses actes, si l’on prend la louange au sens strict, comme fait le Philosophe ; mais elle lui est due pour autant que la volontй se rapporte aux moyens. En effet, il est avйrй que l’acte de volontй se trouve non seulement dans les њuvres de vertu, qui sont louables, mais aussi dans l’acte de la fйlicitй, qui porte sur les choses honorables : il est certain, en effet, que la fйlicitй procure du plaisir. Et cependant, la louange est aussi attribuйe а Dieu, puisqu’en de nombreux endroits de l’Йcriture nous sommes invitйs а louer Dieu ; mais la louange est alors prise plus communйment que ne fait le Philosophe. Ou bien l’on peut dire que la louange, mкme prise au sens propre, convient а Dieu, en tant que par sa volontй il ordonne les crйatures а lui-mкme comme а une fin.

 

[Dans certaines йditions seulement.] Les contraires sont de nature а affecter le mкme sujet, а moins que l’un des deux n’y soit par nature ; or il appartient а la nature divine d’кtre а tous йgards le souverain bien ; par consйquent, l’involontaire ne peut кtre en elle.

 

Il y a en Dieu la volontй affective et la volontй effective : en effet, il veut vouloir, et il veut faire ce qu’il fait ; mais il n’est pas nйcessaire que partout oщ l’une de ces deux se trouve, l’on trouve le mйrite, mais seulement dans la nature imparfaite tendant vers la perfection.

 

Quand l’objet voulu est autre que la volontй, l’objet voulu meut rйellement la volontй ; mais quand l’objet voulu est identique а la volontй, alors il ne meut que du point de vue de notre maniиre de signifier. Et quant а cette faзon de parler, d’aprиs le Commentateur au huitiиme livre de la Physique, se vйrifie la parole de Platon disant que le premier moteur se meut soi-mкme, c’est-а-dire en tant qu’il se pense et se veut lui-mкme. Et cependant, qu’il veuille les crйatures n’entraоne pas qu’il soit mы par elles ; car il ne veut les crйatures qu’en raison de sa bontй, comme on l’a dit.

 

C’est par la mкme nature qu’une chose est mue vers le terme qu’elle n’obtient pas encore, et qu’elle se repose dans le terme qu’elle a dйjа obtenu. Par consйquent, il appartient а la mкme puissance de tendre vers le bien lorsqu’elle ne l’a pas encore, et de l’aimer et de se dйlecter en lui une fois qu’il est possйdй ; et ces deux actes concernent la puissance appйtitive, bien qu’elle soit nommйe plutфt d’aprиs l’acte par lequel elle tend vers ce qu’elle n’a pas, et c’est pourquoi l’on dit que l’appйtit est propre а l’imparfait. Mais la volontй se rapporte indiffйremment а l’un ou а l’autre acte ; par consйquent, la volontй convient а Dieu par sa propre notion, mais non l’appйtit.

 

Il ne convient pas que Dieu ait des objets opposйs quant а ce qui se trouve dans son essence, mais il a des objets opposйs quant aux effets dans les crйatures, qu’il peut faire et ne pas faire.

 

10° Lorsqu’il ne fait pas les rйalitйs, Dieu veut que les rйalitйs existent ; nйanmoins il ne veut pas qu’elles existent а ce moment-lа ; par consйquent, l’objection procиde d’une supposition fausse.

 

11° Dieu ne peut кtre perfectionnй par quelque chose dans la rйalitй ; cependant, du point de vue de notre maniиre de signifier, l’on signifie parfois qu’il est perfectionnй par quelque chose, comme lorsque je dis que Dieu pense quelque chose. En effet, de mкme que l’objet voulu est la perfection de la volontй, de mкme l’intelligible est la perfection de l’intelligence. Mais en Dieu, le premier intelligible est identique а l’intelligence, et le premier objet voulu est identique а la volontй.

Article 2 : Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’ordre prйsuppose la distinction. Or il n’y a pas de distinction dans la volontй de Dieu, puisque c’est par un seul acte simple qu’il veut tout ce qu’il veut. L’antйcйdent et le consйquent, qui introduisent un ordre, ne sont donc pas dans la volontй divine.

 

[Le rйpondant] disait que dans la volontй divine, bien qu’il n’y ait pas de distinction du cфtй du sujet qui veut, il y a cependant une distinction du cфtй des objets voulus. En sens contraire, on ne peut poser un ordre dans la volontй que de deux faзons, du cфtй des objets voulus : soit relativement а divers objets, soit relativement а un seul. Si c’est relativement а divers objets voulus, il s’ensuit que la volontй antйcйdente se dit des premiиres crйatures, tandis que la consйquente se dit des crйatures suivantes : ce qui est faux. Et si c’est relativement а un seul objet voulu, ce ne peut кtre que d’aprиs les diverses circonstances considйrйes dans cet objet. Mais cela ne peut mettre de distinction ni d’ordre dans la volontй, puisque la volontй se rapporte а la rйalitй telle qu’elle existe dans sa nature ; or la rйalitй dans sa nature est entourйe de toutes ses conditions. L’antйcйdent et le consйquent ne peuvent donc aucunement кtre posйs dans la volontй divine.

 

La science et la puissance se rapportent aux crйatures comme la volontй. Or l’ordre des crйatures ne nous fait pas distinguer la science et la puissance en antйcйdentes et consйquentes. La volontй ne doit donc pas non plus кtre distinguйe de cette faзon.

 

Ce qui ne reзoit d’autrui ni changement ni empкchement, n’est pas jugй par autrui, mais seulement par lui-mкme. Or la volontй divine ne peut кtre changйe ni empкchйe par personne ; elle ne doit donc pas non plus кtre jugйe par autrui, mais seulement par elle-mкme. Or, suivant saint Jean Damascиne, la volontй antйcйdente se dit en Dieu, et vient de lui, tandis que la consйquente est causйe par nous. On ne doit donc pas opposer en Dieu la volontй consйquente а l’antйcйdente.

 

Dans la partie affective, il semble n’y avoir d’ordre qu’en fonction de la cognitive, car l’ordre appartient а la raison. Or on attribue а Dieu non pas la connaissance qui a un ordre, c’est-а-dire la raison, mais la connaissance simple, c’est-а-dire l’intelligence. On ne doit donc pas non plus poser dans sa volontй l’ordre d’antйcйdent et de consйquent.

 

Boиce dit au livre sur la Consolation, que Dieu voit toutes choses d’un seul regard de l’esprit. Donc, pour la mкme raison, il s’йtend а tout ce qu’il veut par un acte unique et simple de la volontй ; on ne doit donc pas poser dans sa volontй l’antйcйdent ni le consйquent.

 

Dieu connaоt les rйalitйs en lui-mкme et dans la nature propre des rйalitйs ; et bien que les rйalitйs soient dans leur nature propre aprиs avoir йtй dans le Verbe, cependant on ne pose pas l’antйcйdent ni le consйquent dans la connaissance de Dieu. On ne doit donc pas non plus les poser dans sa volontй.

 

De mкme que l’кtre divin est mesurй par l’йternitй, de mкme aussi la volontй divine. Or la durйe de l’кtre divin, parce qu’elle est mesurйe par l’йternitй, est toute simultanйe, n’ayant ni avant ni aprиs. On ne doit donc pas non plus poser l’antйcйdent ni le consйquent dans la volontй divine.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « Il faut savoir que Dieu, de volontй antйcйdente, veut que tous soient sauvйs » ; mais non de volontй consйquente, comme il l’ajoute ensuite. La distinction en antйcйdent et consйquent convient donc а la volontй divine.

 

La volontй habituelle йternelle convient а Dieu en tant que Dieu, et la volontй actuelle lui convient en tant que Crйateur, qui veut que les rйalitйs existent actuellement. Or cette volontй se compare а la premiиre comme le consйquent а l’antйcйdent. On trouve donc l’antйcйdent et le consйquent dans la volontй divine.

 

 

Rйponse :

 

La volontй divine est convenablement distinguйe en antйcйdente et consйquente. Et le sens de cette distinction doit se prendre des paroles de saint Jean Damascиne, qui l’a introduite ; il dit en effet au deuxiиme livre que « la volontй antйcйdente est le bon plaisir de Dieu, qui vient de lui, alors que la volontй consйquente est la permission qui est causйe par nous ».

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’en n’importe quelle action, il y a quelque chose а considйrer du cфtй de l’agent, et autre chose du cфtй de ce qui reзoit ; et de mкme que l’agent est antйrieur et principal par rapport а l’effet, de mкme ce qui est du cфtй de l’agent est naturellement antйrieur а ce qui est du cфtй de l’effet ; par exemple, dans l’opйration de la nature, on voit clairement que la production d’un animal parfait vient du cфtй de la puissance formative, qui est dans la semence ; mais du cфtй de la matiиre rйceptrice, qui est parfois mal disposйe, il advient quelquefois que ne soit pas produit un animal parfait, comme c’est le cas dans les enfantements monstrueux. Et ainsi, nous disons qu’il est de l’intention premiиre de la nature que l’animal parfait soit produit ; mais, que soit produit un animal imparfait, cela vient de l’intention seconde de la nature qui, ne pouvant transmettre а la matiиre, а cause de la mauvaise disposition de celle-ci, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable.

 

Et une considйration similaire doit avoir lieu pour l’opйration de Dieu dans les crйatures. En effet, bien qu’il n’ait pas lui-mкme besoin de matiиre dans son opйration, et qu’il ait crйй les rйalitйs au commencement sans aucune matiиre prйexistante, maintenant toutefois il opиre dans les rйalitйs qu’il a dйjа crййes, en les administrant, et en prйsupposant la nature qu’il leur a dйjа donnйe ; et quoiqu’il puisse фter aux crйatures tout empкchement qui les rend inaptes а la perfection, cependant, suivant l’ordre de sa sagesse, il dispose des rйalitйs selon leur condition, en sorte qu’il donne а chacune selon son mode d’кtre. Donc, ce а quoi Dieu a ordonnй la crйature, autant qu’il est en lui, on dit que cela est voulu par lui comme par une intention premiиre, ou par une volontй antйcйdente. Mais lorsque la crйature est empкchйe d’atteindre cette fin а cause de son imperfection, Dieu nйanmoins accomplit en elle la part de bontй dont elle est capable ; et cela est, pour ainsi dire, d’intention seconde, et on le nomme volontй consйquente.

 

Donc, parce que Dieu a fait tous les hommes pour la bйatitude, on dit qu’il veut le salut de tous par volontй antйcйdente ; mais parce que certains s’opposent а leur propre salut — et l’ordre de sa sagesse ne les laisse pas venir au salut а cause de leur imperfection — il accomplit en eux d’une autre faзon ce qui appartient а sa bontй, c’est-а-dire en les damnant par sa justice ; de sorte que, au moment oщ ils se sйparent du premier ordre de volontй, ils dйchoient dans le second ; et tandis qu’ils ne font pas la volontй de Dieu, la volontй de Dieu s’accomplit en eux. Quant а l’imperfection mкme du pйchй, par laquelle quelqu’un se rend digne de la peine dans le prйsent ou le futur, elle n’est voulue de Dieu ni par volontй antйcйdente ni par volontй consйquente, mais elle est seulement permise par lui. Et cependant, il ne faut pas conclure de ce qui prйcиde que l’intention de Dieu puisse кtre rйduite а nйant : car celui qui n’est pas sauvй, Dieu savait dйjа de toute йternitй qu’il ne serait pas sauvй ; et il ne l’ordonne pas au salut par l’ordre de prйdestination, qui est un ordre de volontй absolue. Mais pour sa part, il lui a donnй une nature ordonnйe а la bйatitude йternelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la volontй divine, il n’y a ni ordre ni distinction du cфtй de l’acte de volontй, mais seulement du cфtй des objets voulus.

 

L’ordre de la volontй divine ne se prend pas des divers objets voulus, mais se refиre а un seul et mкme objet voulu, а cause des diverses choses trouvйes en lui. Par exemple, Dieu veut de volontй antйcйdente qu’un homme soit sauvй, en raison de sa nature humaine, qu’il a faite pour le salut ; mais il veut de volontй consйquente qu’il soit damnй, а cause des pйchйs qui se trouvent en lui. Or, bien que la rйalitй vers laquelle se porte l’acte de volontй soit avec toutes ses conditions, cependant il n’est pas nйcessaire que n’importe laquelle de ces conditions qui se trouvent dans l’objet voulu soit la raison qui meut la volontй ; ainsi, le vin ne meut pas l’appйtit du buveur en raison de la vertu enivrante qu’il possиde, mais en raison de sa douceur, bien que les deux se trouvent en mкme temps dans le vin.

 

La volontй divine est le principe immйdiat des crйatures, si l’on ordonne les attributs divins du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant qu’ils sont appliquйs а l’њuvre ; en effet, la puissance ne se met en њuvre que dirigйe par la science, et dйterminйe par la volontй а faire quelque chose ; voilа pourquoi l’ordre des rйalitйs se rapporte plutфt а la volontй divine qu’а la puissance ou а la science. Ou bien l’on peut dire que la notion de volontй consiste, comme on l’a dit, dans le rapport du sujet qui veut aux rйalitйs elles-mкmes ; mais l’on dit que les rйalitйs sont sues, ou possibles а un agent, en tant qu’elles sont en lui de faзon intelligible ou virtuelle. Or les rйalitйs n’ont pas d’ordre pour autant qu’elles sont en Dieu, mais pour autant qu’elles sont en elles-mкmes ; voilа pourquoi l’ordre des rйalitйs n’est pas attribuй а la science ou а la puissance, mais seulement а la volontй.

 

Bien que la volontй divine ne soit pas empкchйe ni changйe par quelqu’un d’autre, cependant, suivant l’ordre de la sagesse, elle se porte vers une chose selon la condition de celle-ci ; et ainsi, quelque chose est attribuй а la volontй divine de notre cфtй.

 

Cet argument vaut pour l’ordre de la volontй du cфtй de l’acte lui-mкme ; et dans ce cas, l’ordre d’antйcйdent et de consйquent ne s’y trouve pas.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

Bien que la rйalitй ait l’existence dans sa nature aprиs l’avoir eue en Dieu, cependant Dieu ne la connaоt pas dans sa nature propre aprиs qu’il la connaоt en lui-mкme : car par le fait mкme que Dieu connaоt sa propre essence, il regarde les rйalitйs а la fois comme elles sont en lui-mкme et comme elles sont dans leur nature propre.

 

Dans la volontй de Dieu, on ne pose pas l’antйcйdent et le consйquent pour introduire un ordre de succession, qui s’oppose а l’йternitй, mais pour signifier ses diffйrents rapports aux objets voulus.

Article 3 : La volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et volontй de signe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

De mкme que les choses qui sont faites dans les crйatures sont des signes de la volontй divine, de mкme aussi elles sont des signes de la science et de la puissance. Or la science et la puissance ne sont pas distinguйes en puissance et science qui sont l’essence de Dieu, d’une part, et leurs signes d’autre part. La volontй ne doit donc pas non plus кtre distinguйe de cette faзon en volontй de bon plaisir qui est l’essence divine, et volontй de signe.

 

Que Dieu veuille quelque chose par volontй de bon plaisir, montre que l’acte de la volontй divine s’y porte, afin d’кtre ainsi agrйable а Dieu. Donc, ou bien ce vers quoi se porte la volontй de signe est agrйable а Dieu, ou bien non. S’il est agrйable а Dieu, il veut donc cela par volontй de bon plaisir ; et dans ce cas, la volontй de signe ne doit pas кtre distinguйe de la volontй de bon plaisir. Et s’il n’est pas agrйable а Dieu, il est pourtant signifiй par la volontй de signe comme lui йtant agrйable ; le signe de la volontй divine sera donc faux ; et ainsi, on ne doit pas poser de tels signes de la volontй divine dans l’enseignement de la vйritй.

 

Toute volontй est dans le sujet qui veut. Or tout ce qui est en Dieu est l’essence divine. Si donc la volontй de signe est attribuйe а Dieu, elle sera identique а l’essence divine ; et ainsi, elle n’est pas distincte de la volontй de bon plaisir ; car on appelle volontй de bon plaisir celle qui est l’essence divine elle-mкme, comme dit le Maоtre au premier livre des Sentences, dist. 45.

 

Tout ce que veut Dieu est bon. Or le signe de la volontй divine doit correspondre а la volontй divine. Le signe de la volontй ne doit donc pas porter sur le mal. Puis donc que la permission porte sur le mal, et de mкme la dйfense, il semble qu’on ne doive pas les poser comme signes de la volontй divine.

 

Comme on rencontre le bien et le meilleur, de mкme on rencontre le mal et le pire. Or relativement au bien et au meilleur on distingue deux volontйs de signe : le prйcepte, qui porte sur le bien, et le conseil, qui porte sur le bien meilleur. Donc, de mкme aussi, on doit poser deux volontйs de signe relativement au mal et au pire.

 

La volontй de Dieu est plus inclinйe au bien qu’au mal. Or le signe de la volontй qui regarde le mal, c’est-а-dire la permission, ne peut jamais кtre empкchй. Le prйcepte et le conseil, qui sont relatifs au bien, ne devraient donc pas non plus admettre d’empкchement ; ce qui, pourtant, est manifestement faux.

 

Si des choses s’accompagnent mutuellement, l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre. Or la volontй de bon plaisir et l’opйration de Dieu s’accompagnent : en effet, il n’opиre rien qu’il ne veuille par volontй de bon plaisir ; et il ne veut rien par volontй de bon plaisir, dans les crйatures, sans l’opйrer, suivant ce passage du Psaume 113 B, 3 : « Tout ce qu’il a voulu, il l’a fait. » L’opйration ne doit donc pas кtre posйe sous la volontй de signe, qui s’oppose а la volontй de bon plaisir.

 

 

Rйponse :

 

Dans les rйalitйs divines, il y a deux faзons de parler. L’une suivant le sens propre, c’est-а-dire quand nous attribuons а Dieu ce qui lui convient par sa nature, bien que cela lui convienne toujours plus йminemment que notre esprit ne le conзoit, ou notre langue ne le profиre, et c’est pourquoi aucune de nos paroles sur Dieu ne peut кtre pleinement propre. L’autre faзon est suivant le sens figuratif, ou tropique, ou symbolique. En effet, parce que Dieu lui-mкme, en tant qu’il existe en soi, dйpasse la puissance de notre esprit, il est nйcessaire que nous parlions de lui au moyen des choses qui se trouvent en nous. Et ainsi, nous attribuons а Dieu les noms des rйalitйs sensibles, comme lorsque nous le nommons lumiиre, ou bien lion, ou autre chose de ce genre. Et assurйment, la vйritй de ces faзons de parler est fondйe sur ceci qu’aucune crйature, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, n’est universellement privйe de la participation du bien ; voilа pourquoi dans chaque crйature l’on peut trouver des propriйtйs reprйsentant sous quelque rapport la divine bontй ; et ainsi, le nom est transfйrй а Dieu, en tant que la rйalitй signifiйe par le nom est un signe de la divine bontй. Donc, quel que soit le signe employй en Dieu а la place du signifiй, on a une faзon de parler tropique.

 

Or l’une et l’autre de ces deux faзons de parler s’appliquent dans la volontй divine. En effet, la notion de volontй se trouve en Dieu proprement, comme on l’a dйjа dit ; et ainsi, la volontй se dit proprement de Dieu, et c’est la volontй de bon plaisir, que l’on distingue en antйcйdente et consйquente, comme on l’a dit. Mais la volontй s’accompagne en nous d’une certaine passion de l’вme, et c’est pourquoi, de mкme que les autres noms de passions se disent mйtaphoriquement de Dieu, de mкme aussi le nom de volontй.

 

Or le nom de colиre se dit de Dieu, parce qu’en lui se trouve un effet qui, chez nous, est habituellement celui de l’homme irritй : la punition ; c’est pourquoi la punition mкme dont il punit est appelйe colиre de Dieu. Et par une semblable faзon de parler, on appelle « volontйs de Dieu » les choses qui sont habituellement chez nous des signes de la volontй : et l’on parle de volontй de signe, en ce sens que le signe mкme qui est d’ordinaire celui de la volontй est appelй volontй.

 

Or, puisque la volontй peut кtre signifiйe et en tant qu’elle йnonce des propositions sur ce qu’il faut faire, et en tant qu’elle donne une impulsion vers l’њuvre, on attribue des signes а la volontй de l’une et l’autre faзon. En effet, en tant qu’elle йnonce des propositions sur ce qu’il faut faire quant а la fuite du mal, son signe est la dйfense. Et quant а la poursuite du bien, il y a deux signes de la volontй : car relativement au bien nйcessaire, sans lequel la volontй ne peut obtenir sa fin, le signe de la volontй est le prйcepte, mais relativement au bien utile, par lequel la fin est acquise plus facilement et plus commodйment, le signe de la volontй est le conseil. En tant que la volontй donne une impulsion vers l’њuvre, deux signes lui sont attribuйs ; l’un exprimй, l’opйration : en effet, ce que quelqu’un opиre, indique qu’il le veut expressйment ; l’autre est le signe interprйtatif, c’est-а-dire la permission ; car celui qui n’interdit pas une chose qu’il peut empкcher, interprйtativement il semble consentir а cette chose ; et cela est impliquй dans le nom de permission.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que Dieu puisse tout et sache tout, il ne veut cependant pas tout ; voilа pourquoi, en plus des signes trouvйs chez les crйatures, par lesquels on montre qu’il est savant, puissant et voulant, on assigne а sa volontй certains signes, pour montrer ce que Dieu veut, et pas seulement qu’il est voulant. Ou bien l’on peut dire que la science et la puissance ne sont pas accompagnйes d’un mode de passion, comme la volontй telle qu’elle se trouve en nous. Voilа pourquoi la volontй est plus proche des choses qui se disent mйtaphoriquement de Dieu que la puissance et la science ; et ainsi, nous appelons plus facilement volontй, en parlant mйtaphoriquement, les signes de la volontй, que science et puissance, les signes de la science et de la puissance.

 

Bien que Dieu ne veuille pas tout ce qu’il prescrit ou permet, il veut cependant quelque chose а ce sujet. En effet, il veut que tous soient dйbiteurs de ce qu’il prescrit, et que ce qu’il permet soit en notre puissance ; et c’est cette volontй divine que le prйcepte et la permission signifient. Ou bien l’on peut dire que la volontй de signe n’est pas appelйe ainsi parce qu’elle signifie que Dieu veut cela, mais parce qu’on appelle volontй ce qui est d’ordinaire chez nous un signe de volontй. Mais ce qui est habituellement le signe d’une rйalitй n’est pas nйcessairement faux quand ne lui correspond pas ce qu’il signifie d’ordinaire, sauf dans le cas prйcis oщ il est employй pour signifier cela. Donc, bien que prescrire soit chez nous le signe que l’on veut telle chose, cependant, chaque fois que Dieu ou l’homme prescrit une chose, il n’est pas nйcessairement signifiй qu’il veut que cela soit. Il ne s’ensuit donc pas que ce soit un signe faux. Et de lа vient qu’il n’y a pas toujours mensonge dans les actes, quand on fait une action par laquelle une chose est habituellement signifiйe, et que celle-ci n’est pas lа. Mais dans la parole, si ce qu’elle signifie n’est pas lа, il y a nйcessairement faussetй, car les paroles ont йtй instituйes pour кtre des signes ; si donc le signifiй ne leur correspond pas, il y a faussetй. Or les actions n’ont pas йtй instituйes pour signifier, mais pour que quelque chose ait lieu par elles, et il est accidentel que par elles quelque chose soit signifiй ; et c’est pourquoi il n’y a pas toujours faussetй en elles si le signifiй ne correspond pas, mais seulement lorsque l’agent les applique а signifier.

 

La volontй de signe n’est pas en Dieu, mais de Dieu ; car c’est un effet de Dieu, et c’est par un tel effet que la volontй de l’homme est habituellement signifiйe chez nous.

 

Bien que la volontй de Dieu ne se rйfиre pas au mal pour qu’il soit fait, elle s’y rйfиre cependant pour l’empкcher en l’interdisant, ou pour l’йtablir en notre pouvoir en le permettant.

 

Puisque tout ce vers quoi la volontй tend, a une relation а la fin, qui est la raison de vouloir toutes choses, et que les maux n’ont pas de relation а la fin, tous les maux ont une seule place relativement а la volontй divine tout comme relativement а la fin ; mais les biens qui sont ordonnйs а la fin, la volontй se rapporte а eux diversement, suivant les diffйrentes relations qu’ils ont а la fin. Et pour cette raison, il y a diffйrents signes pour le bien et le meilleur, mais non pour le mal et le pire.

 

La volontй de signe ne s’oppose pas а la volontй de bon plaisir en ce qu’elle est accomplie ou non : donc, bien que la volontй de bon plaisir soit toujours accomplie, une chose qui est accomplie peut cependant relever de la volontй de signe : c’est pourquoi Dieu veut quelquefois par volontй de bon plaisir les choses qu’il prescrit ou conseille. Mais la volontй de signe se distingue de la volontй de bon plaisir, en ce que l’une est Dieu lui-mкme, l’autre est son effet, comme on l’a dйjа dit. Et il faut savoir que la volontй de signe se rapporte de trois faзons а la volontй de bon plaisir : il est en effet une certaine volontй de signe qui n’a jamais le mкme objet que la volontй de bon plaisir, telle la permission, par laquelle il permet que les maux se produisent, puisqu’il ne veut jamais que les maux se produisent ; une autre, comme l’opйration, a toujours le mкme objet qu’elle ; une autre enfin a parfois le mкme objet qu’elle et parfois non, comme le prйcepte, la dйfense et le conseil.

 

On voit dиs lors clairement la solution au dernier argument.

Article 4 : Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Tout ce qui est йternel est nйcessaire. Or Dieu veut de toute йternitй tout ce qu’il veut. Il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

[Le rйpondant] disait que le vouloir divin est nйcessaire et йternel du cфtй de la volontй, qui est l’essence divine, et du cфtй de ce qui est la raison du vouloir, c’est-а-dire la divine bontй ; mais non quant au rapport de la volontй а l’objet voulu. En sens contraire : le fait mкme que Dieu veuille quelque chose implique une relation de la volontй а l’objet voulu. Or, que Dieu veuille quelque chose, cela mкme est йternel. La relation mкme de la volontй а l’objet voulu est donc йternelle et nйcessaire.

 

[Le rйpondant] disait que la relation а l’objet voulu est йternelle et nйcessaire en tant que l’objet voulu est dans la raison exemplaire, mais non en tant qu’il est en lui-mкme, ou dans sa nature propre. En sens contraire : une chose est voulue, dans la mesure oщ la volontй se rapporte а elle. Si donc de toute йternitй la volontй de Dieu ne se rapporte pas а l’objet voulu en tant qu’il est en lui-mкme, mais en tant qu’il est dans la raison exemplaire du vouloir, alors quelque chose de temporel, comme par exemple le salut de Pierre, ne serait pas voulu par Dieu de toute йternitй, c’est-а-dire tel qu’il serait dans sa nature propre, mais il serait seulement voulu de toute йternitй tel qu’il serait dans les raisons йternelles ; ce qui est manifestement faux.

 

Tout ce que Dieu a voulu ou veut, aprиs qu’il veut ou a voulu cela, il ne peut pas ne pas le vouloir ou ne pas l’avoir voulu. Or tout ce que Dieu veut, il n’a jamais йtй sans le vouloir, йtant donnй qu’il a toujours et de toute йternitй voulu tout ce qu’il veut. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir tout ce qu’il veut ; il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

[Le rйpondant] disait que cet argument vaut dans la mesure oщ l’on considиre le vouloir de Dieu quant au sujet mкme qui veut, ou quant а la raison du vouloir, mais non quant а la relation par laquelle il se rapporte а l’objet voulu. En sens contraire : crйer est un acte qui implique toujours un rapport а l’effet, car il connote un effet temporel. Or cet argument serait vйrifiй pour la crйation, si l’on supposait que Dieu a toujours crйй ; car ce qu’il a crйй, il ne peut pas ne pas l’avoir crйй. La conclusion s’ensuit donc nйcessairement, en tant que le vouloir divin se rapporte а l’objet voulu.

 

Pour Dieu, l’кtre et le vouloir sont identiques. Or il est nйcessaire que Dieu soit tout ce qu’il est, car « dans les кtres йternels, il n’y a pas de diffйrence entre le possible et le rйel », selon le Philosophe au troisiиme livre de la Physique. Il est donc йgalement nйcessaire que Dieu veuille tout ce qu’il veut.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que le vouloir et l’кtre soient identiques dans la rйalitй, cependant ils diffиrent du point de vue de notre maniиre de signifier, car le vouloir est signifiй а la faзon d’un acte qui passe vers autre chose. En sens contraire : l’кtre de Dieu aussi, bien qu’il soit en rйalitй identique а l’essence, en diffиre cependant, du point de vue de notre maniиre de signifier, car l’кtre est signifiй а la faзon d’un acte. Il n’y a donc pas, de ce point de vue, de diffйrence entre l’кtre et le vouloir.

 

L’йternitй s’oppose а la succession. Or le vouloir divin est mesurй par l’йternitй. Il ne peut donc y avoir lа de succession. Or il y aurait succession, si Dieu ne voulait pas ce qu’il a voulu de toute йternitй, ou s’il voulait ce qu’il n’a pas voulu. Il est donc impossible qu’il veuille ce qu’il n’a pas voulu, ou qu’il ne veuille pas ce qu’il a voulu. Donc, tout ce qu’il veut, il le veut par nйcessitй ; et tout ce qu’il ne veut pas, c’est par nйcessitй qu’il ne le veut pas.

 

Il est impossible, pour quiconque a voulu quelque chose de nйcessaire, de ne pas l’avoir voulu, car ce qui a йtй fait, ne peut pas ne pas avoir йtй. Or en Dieu, vouloir et avoir voulu sont identiques, parce que l’acte de sa volontй n’est pas nouveau mais йternel. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir ce qu’il veut ; et ainsi, il veut par nйcessitй ce qu’il veut.

 

10° [Le rйpondant] disait qu’il veut par nйcessitй quant а la raison du vouloir, mais non quant а l’objet voulu lui-mкme. En sens contraire : pour Dieu, la raison de vouloir est lui-mкme, lui qui veut de lui-mкme tout ce qu’il veut. Si donc il se veut lui-mкme par nйcessitй, il voudra aussi toutes les autres choses par nйcessitй.

 

11° La raison du vouloir est la fin. Or la fin, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique et au septiиme livre de l’Йthique, se comporte dans le domaine de l’appйtit et de l’opйration comme le principe dans les dйmonstrations. Or, dans les dйmonstrations, si les principes sont nйcessaires, une conclusion nйcessaire s’ensuit. Donc, dans le domaine de l’appйtit йgalement, si quelqu’un veut la fin, il veut par nйcessitй les moyens ; et de la sorte, si le vouloir divin est nйcessaire quant а la raison du vouloir, il sera nйcessaire par rapport aux objets voulus.

 

12° Quiconque peut vouloir une chose et ne pas la vouloir, peut commencer а la vouloir. Or Dieu ne peut pas commencer а vouloir quelque chose. Il ne peut donc pas vouloir une chose et ne pas la vouloir ; et ainsi, il veut par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

13° De mкme que la volontй de Dieu implique un rapport aux crйatures, de mкme aussi sa puissance et sa science. Or il est nйcessaire que Dieu puisse tout ce qu’il peut, et il est nйcessaire qu’il sache tout ce qu’il sait. Il est donc nйcessaire qu’il veuille tout ce qu’il veut.

 

14° Ce qui se comporte toujours uniformйment, est nйcessaire. Or le rapport de la volontй divine aux objets voulus se comporte toujours uniformйment. Il est donc nйcessaire ; et ainsi, le vouloir divin est nйcessaire quant а la relation а la substance de l’objet voulu.

 

15° Si Dieu veut que l’Antйchrist arrive, il s’ensuit par nйcessitй que l’Antйchrist arrivera, bien qu’il ne soit pas nйcessaire qu’il arrive. Or il n’en serait pas ainsi, s’il n’y avait un rapport nйcessaire ou une relation nйcessaire de la volontй divine а l’objet voulu. Le vouloir divin est donc lui-mкme nйcessaire, en tant qu’il implique un rapport de la volontй а l’objet voulu.

 

16° La relation de la volontй divine а la raison du vouloir est la cause de la relation de la volontй divine а l’objet voulu ; en effet c’est а cause de la raison du vouloir que la volontй se porte vers quelque objet voulu ; et aucun mйdium contingent ne vient entre les deux relations. Or si l’on pose une cause nйcessaire, il s’ensuit un effet nйcessaire, а moins que n’intervienne une cause intermйdiaire contingente. Puis donc que le vouloir divin est nйcessaire relativement а la raison du vouloir, il sera nйcessaire relativement а l’objet voulu ; et ainsi, Dieu veut par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

 

En sens contraire :

 

La volontй de Dieu est plus libre que notre volontй. Or ce qu’elle veut, notre volontй ne le veut pas par nйcessitй. Donc la volontй de Dieu non plus.

 

La nйcessitй est opposйe а la volontй gratuite. Or Dieu veut le salut des hommes par une volontй gratuite. Il ne veut donc pas par nйcessitй.

 

Rien d’extйrieur а Dieu ne peut imposer de nйcessitй а Dieu ; si donc il voulait quelque chose par nйcessitй, il ne voudrait cela que par une nйcessitй de sa nature. Donc, que l’on pose que Dieu agit par volontй ou par nйcessitй de nature, la consйquence sera identique. Or, pour ceux qui posent que Dieu agit par nйcessitй de nature, il s’ensuit que tout a йtй fait par lui de toute йternitй. La mкme chose s’ensuivra donc pour nous, qui posons qu’il fait tout par volontй.

 

 

Rйponse :

 

Il est indubitablement vrai que le vouloir divin a une nйcessitй du cфtй du sujet mкme qui veut, et de l’acte : car l’action de Dieu est son essence, et il est assurй qu’elle est йternelle. La question n’est donc pas lа ; mais il s’agit de savoir si le vouloir lui-mкme a une nйcessitй par rapport а l’objet voulu : et assurйment, ce rapport est compris lorsque nous disons que Dieu veut ceci ou cela ; c’est en effet ce que l’on cherche, lorsque nous demandons si Dieu veut quelque chose par nйcessitй.

 

Il faut donc savoir que n’importe quelle volontй a deux objets ; l’un principal, et l’autre quasi secondaire. L’objet voulu principal est celui vers lequel la volontй se porte suivant sa nature, йtant donnй que la volontй est elle-mкme une certaine nature, et qu’elle a une relation naturelle а quelque chose ; et cette chose est ce que la volontй veut naturellement : ainsi, la volontй humaine recherche naturellement la bйatitude, et relativement а cet objet voulu la volontй a une nйcessitй, puisqu’elle tend vers lui а la faзon de la nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas кtre heureux, ou кtre malheureux. Les objets voulus secondaires, eux, sont ceux qui sont ordonnйs а cet objet voulu principal comme а une fin. Et la volontй se comporte diffйremment а l’йgard de ces deux objets voulus, comme l’intelligence se comporte diffйremment а l’йgard des principes qu’elle connaоt naturellement et а l’йgard des conclusions qu’elle en tire.

 

La volontй divine a donc pour objet voulu principal ce qu’elle veut naturellement, et qui est comme la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa bontй elle-mкme, а cause de laquelle il veut tout ce qu’il veut d’autre que lui-mкme : en effet, il veut les crйatures а cause de sa bontй, comme dit saint Augustin, c’est-а-dire afin que sa bontй, qui ne peut кtre multipliйe dans son essence, soit rйpandue en plusieurs au moins par une certaine participation de sa ressemblance. Par consйquent, les choses qu’il veut, concernant les crйatures, sont pour ainsi dire ses objets voulus secondaires, qu’il veut а cause de sa bontй ; si bien que la divine bontй est pour sa volontй la raison de vouloir toutes choses, de mкme que son essence est pour lui la raison de connaоtre toutes choses.

 

Relativement а cet objet voulu principal qui est sa bontй, la volontй divine a donc une nйcessitй, non certes de contrainte, mais d’ordre naturel, qui ne s’oppose pas а la libertй, selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : en effet, Dieu ne peut pas vouloir ne pas кtre bon, et par consйquent ne pas кtre intelligent, ou puissant, ou n’importe laquelle des choses que la notion de sa bontй inclut. Mais il n’a de nйcessitй relativement а aucun autre objet voulu. En effet, puisque la raison de vouloir les moyens est la fin elle-mкme, le moyen se rapporte а la volontй comme il se rapporte а la fin. Si donc le moyen est comme proportionnй а la fin, c’est-а-dire en sorte qu’il inclue parfaitement la fin, et que la fin ne puisse кtre possйdйe sans lui, alors, de mкme que la fin est recherchйe par nйcessitй, de mкme le moyen est recherchй par nйcessitй ; surtout dans le cas d’une volontй qui ne peut pas transgresser la rиgle de la sagesse. C’est en effet sur le mкme plan, semble-t-il, que l’on dйsire la continuation de la vie, et la prise de nourriture par laquelle la vie est conservйe et sans laquelle la vie ne peut кtre conservйe. Mais de mкme qu’aucun effet divin n’йgale la puissance de la cause, de mкme rien de ce qui est ordonnй а Dieu comme а une fin, n’est йgal а la fin : en effet, aucune crйature n’est parfaitement assimilйe а Dieu, cela n’appartient qu’au Verbe incrйй. D’oщ vient que, si noble que soit le mode suivant lequel une pure crйature est ordonnйe а Dieu en lui йtant en quelque sorte assimilйe, il est possible qu’une autre crйature soit ordonnйe а Dieu lui-mкme et reprйsente la divine bontй suivant un mode aussi noble.

 

Il est donc clair que la volontй de Dieu n’a pas de nйcessitй de vouloir, par amour pour sa bontй, ceci ou cela concernant la crйature ; et il n’y a pas en lui de nйcessitй touchant toute la crйation, йtant donnй que la bontй de Dieu est parfaite en soi, mкme si aucune crйature n’existait, car « il n’a pas besoin de nos biens », comme il est dit au Psaume 15, 2. En effet, la divine bontй n’est pas une fin telle qu’elle soit accomplie par les moyens, mais c’est plutфt par elle que sont accomplies et perfectionnйes les choses qui lui sont ordonnйes. C’est pourquoi Avicenne dit que l’action de Dieu seul est purement libйrale, car les choses qu’il veut ou opиre concernant la crйature ne lui ajoutent rien.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que tout ce que Dieu veut en lui-mкme, il le veut par nйcessitй ; mais tout ce qu’il veut concernant la crйature, il ne le veut pas par nйcessitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une chose est appelйe nйcessaire de deux faзons : d’abord dans l’absolu, ensuite par supposition. Dans l’absolu, une chose est dite nйcessaire, а cause de la nйcessaire relation mutuelle entre les termes qui sont posйs dans une proposition ; par exemple, l’homme est animal, ou le tout est plus grand que sa partie, ou autre chose de ce genre. Le nйcessaire par supposition est ce qui n’est pas nйcessaire de soi, mais seulement si l’on pose autre chose ; par exemple, que Socrate ait couru : en effet, Socrate, autant qu’il est en lui, ne se rapporte pas а cela plus qu’а son opposй ; mais si l’on fait la supposition qu’il a couru, il est impossible qu’il n’ait pas couru. Ainsi donc, je dis qu’il n’est pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille quelque chose dans les crйatures, par exemple que Pierre soit sauvй, йtant donnй que la volontй divine n’a point а cet йgard de relation nйcessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais si l’on fait la supposition que Dieu veut cela ou l’a voulu, il est impossible qu’il ne l’ait pas voulu ou ne le veuille pas, йtant donnй que sa volontй est immuable. C’est pourquoi une nйcessitй de ce genre est appelйe chez les thйologiens une nйcessitй d’immuabilitй. Mais qu’il ne soit pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille, cela vient du cфtй de l’objet voulu, qui n’atteint pas la parfaite proportion а la fin, comme on l’a dit ; et quant а ce point, la rйponse dйjа donnйe se vйrifie. Et il faut faire la mкme distinction pour l’йternel que pour le nйcessaire.

 

Cette relation impliquйe est nйcessaire et йternelle par supposition, mais non dans l’absolu ; et ce, en tant qu’elle a pour terme l’objet voulu, non seulement tel qu’il est exemplairement dans la raison du vouloir, mais aussi tel qu’il est temporellement dans sa nature propre.

 

Par consйquent, nous accordons le troisiиme argument.

 

Il est nйcessaire par supposition, mais non dans l’absolu, que Dieu veuille ou ait voulu quelque chose aprиs qu’il veut ou a voulu, tout comme il est nйcessaire par supposition que Socrate ait couru, aprиs qu’il a couru ; et il en va de mкme de la crйation et de n’importe quel acte de la volontй divine qui a pour terme quelque chose d’extйrieur.

 

Par consйquent, nous accordons le cinquiиme argument.

 

Bien que l’кtre divin lui-mкme soit nйcessaire en soi, cependant les crйatures ne viennent pas de Dieu par nйcessitй, mais par libre volontй. Voilа pourquoi les choses qui impliquent un rapport entre Dieu et la venue des crйatures а l’кtre, comme vouloir, crйer, etc., ne sont pas nйcessaires dans l’absolu, comme le sont celles qui se disent de Dieu en lui-mкme, comme кtre bon, vivant, sage, etc.

 

« Кtre » ne dйsigne pas un acte qui serait une opйration passant vers une chose extйrieure а produire temporellement, mais il dйsigne un acte pour ainsi dire premier ; par contre, « vouloir » dйsigne l’acte second, qui est l’opйration ; ainsi donc, en raison des diffйrentes faзons de signifier, on attribue а l’кtre divin une chose qui n’est pas attribuйe au vouloir divin.

 

Il n’est pas impliquй de succession, si nous disons que Dieu peut vouloir une chose et ne pas la vouloir, а moins de comprendre ainsi : on suppose qu’il veut quelque chose, et on pose qu’ensuite il ne le veut pas. Mais cela est exclu, parce que nous posons que « Dieu veut quelque chose » est nйcessaire par supposition.

 

Que Dieu ait voulu ce qu’il a voulu, est nйcessaire par supposition, mais non dans l’absolu ; et semblablement, que Dieu veuille ce qu’il veut.

 

10° Bien que Dieu, par nйcessitй, veuille кtre, il ne s’ensuit cependant pas qu’il veuille les autres choses par nйcessitй : en effet, on ne dit qu’une chose est nйcessaire par la nature de la fin, que si elle est telle que, sans elle, la fin ne peut кtre possйdйe, comme cela est clair au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Mais tel n’est pas le cas prйsent.

 

11° Dans les syllogismes, si le principe est nйcessaire, il ne s’ensuit une conclusion nйcessaire que si la relation du principe а la conclusion est nйcessaire. Et par consйquent, si nйcessaire que soit la fin, aucune nйcessitй ne passera de la fin au moyen, а moins que le moyen n’ait une relation nйcessaire а la fin, de sorte que sans lui la fin ne puisse кtre ; et de mкme, bien que les principes puissent кtre vrais, si la conclusion est fausse parce qu’il manque la relation nйcessaire, de la nйcessitй des principes ne suit pas que la conclusion soit nйcessaire.

 

12° Quiconque peut vouloir et ne pas vouloir, s’il peut vouloir aprиs ne pas avoir voulu, et ne pas vouloir aprиs avoir voulu, il peut commencer а vouloir. En effet, s’il veut, il peut cesser de vouloir, et de nouveau commencer а vouloir ; et s’il ne veut pas, il peut immйdiatement commencer а vouloir. Or Dieu ne peut pas ainsi vouloir et ne pas vouloir, а cause de l’immuabilitй de la volontй divine. Mais il peut vouloir et ne pas vouloir, dans la mesure oщ sa volontй, autant qu’il est en elle, n’est pas obligйe de vouloir. Il reste donc qu’il est nйcessaire par supposition, et non dans l’absolu, que Dieu veuille quelque chose.

 

13° La science et la puissance, bien qu’elles impliquent un rapport aux crйatures, relиvent cependant de la perfection mкme de l’essence divine, en laquelle une chose ne peut кtre que nйcessaire par soi. En effet, on dit que quelqu’un sait, en ce sens que la rйalitй sue est dans le sujet qui sait ; et l’on dit qu’il peut faire quelque chose, en ce sens qu’il est en acte complet relativement а la chose а faire. Or tout ce qui est en Dieu, il est nйcessaire que cela soit en lui ; et tout ce que Dieu est actuellement, il est nйcessaire qu’il le soit actuellement. Mais quand on dit que Dieu veut quelque chose, il n’est pas signifiй que ce quelque chose est en Dieu, mais il est seulement impliquй une relation de Dieu lui-mкme а la rйalisation de cette chose en sa nature propre ; voilа pourquoi de ce cфtй, la condition de nйcessitй absolue fait dйfaut, comme on l’a dйjа dit.

 

14° Ce rapport se comporte toujours uniformйment а cause de l’immuabilitй de la volontй divine ; c’est pourquoi l’argument ne conclut que pour la nйcessitй qui est par supposition.

 

15° La volontй a un double rapport envers l’objet voulu : elle a en effet un premier rapport а lui en tant qu’il est voulu ; et elle en a un second au mкme, en tant qu’il doit кtre produit en acte par la volontй ; et ce rapport-ci prйsuppose le premier. En effet, nous pensons premiиrement que la volontй veut quelque chose ; ensuite, par le fait mкme qu’elle le veut, nous pensons qu’elle le produira dans la rйalitй, si c’est une volontй efficace. Le premier rapport de la volontй divine а l’objet voulu n’est donc pas nйcessaire dans l’absolu, а cause du manque de proportion entre l’objet voulu et la fin, qui est la raison du vouloir, comme on l’a dit ; il n’est donc pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille cela. Mais le second rapport est nйcessaire а cause de l’efficace de la volontй divine ; et de lа vient que, si Dieu veut une chose par volontй de bon plaisir, il s’ensuit nйcessairement qu’elle se produira.

 

16° Bien qu’aucune cause intermйdiaire contingente ne survienne entre les deux relations que l’objection mentionne, cependant, а cause du dйfaut de proportion de la premiиre relation, celle-ci n’induit pas de nйcessitй en la seconde, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Ce qui est objectй en sens contraire concernant la libertй de la volontй a dйjа йtй rйsolu en ce que ce n’est pas la nйcessitй de l’ordre naturel qui s’oppose а la libertй, mais la seule nйcessitй de contrainte.

 

& Nous accordons les autres objections.

Article 5 : La volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dиs que la cause suffisante est posйe, il est nйcessaire que l’effet le soit ; et Avicenne le prouve, dans sa Mйtaphysique, de la faзon suivante. Si, une fois la cause posйe, l’effet n’est pas nйcessairement posй, celui-ci est donc encore, aprиs la position de la cause, ouvert а l’un et l’autre, c’est-а-dire а l’кtre et au non-кtre. Or, ce qui est en puissance а deux choses, n’est dйterminй а l’une d’elles que s’il y a quelque chose qui dйtermine. Donc, aprиs la position de la cause, il faut encore poser quelque chose qui fasse que l’effet existe ; et ainsi, cette cause n’йtait pas suffisante. Si donc la cause est suffisante, il faut qu’il soit nйcessaire, dиs que celle-ci est posйe, que l’effet le soit. Or la volontй divine est une cause suffisante ; et ce n’est pas une cause contingente, mais nйcessaire. Les rйalitйs voulues par Dieu sont donc nйcessaires.

 

[Le rйpondant] disait que d’une cause nйcessaire s’ensuit parfois un effet contingent а cause de la contingence de la cause intermйdiaire, de mкme que d’une majeure nйcessaire s’ensuit une conclusion contingente а cause d’une mineure contingente. En sens contraire : chaque fois que d’une cause nйcessaire s’ensuit un effet contingent а cause de la contingence d’une cause seconde, cela provient de l’imperfection de la cause seconde ; ainsi, la floraison des arbres est contingente et non nйcessaire — а cause d’un йventuel dйfaut de la vertu pullulative, qui est la cause intermйdiaire — bien que le mouvement du soleil, qui est la cause premiиre, soit une cause nйcessaire. Or la volontй divine peut фter tout dйfaut а la cause seconde, et tout empкchement. La contingence de la cause seconde n’empкche donc pas que l’effet soit nйcessaire а cause de la nйcessitй de la volontй divine.

 

Lorsque l’effet est contingent а cause de la contingence de la cause seconde, et que la cause premiиre est nйcessaire, le non-кtre de l’effet peut avoir lieu en mкme temps que l’кtre de la cause premiиre ; ainsi, la non-floraison d’un arbre au printemps peut avoir lieu avec le mouvement du soleil. Mais le non-кtre de ce qui est voulu par Dieu ne peut avoir lieu avec la volontй divine. En effet, ces deux choses sont incompatibles : que Dieu veuille qu’une chose existe, et que cette chose n’existe pas. La contingence des causes secondes n’empкche donc pas que les objets voulus par Dieu soient nйcessaires а cause de la nйcessitй de la volontй divine.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que le non-кtre de l’effet ne puisse avoir lieu avec la volontй divine, cependant, parce que la cause seconde peut faire dйfaut, l’effet lui-mкme est contingent. En sens contraire : l’effet ne manque que si la cause seconde fait dйfaut. Or il est impossible que la cause seconde fasse dйfaut en prйsence de la volontй divine : car dans ce cas, il y aurait en mкme temps la volontй divine et le non-кtre de ce qui est voulu par Dieu, ce qui est manifestement faux. La contingence des causes secondes n’empкche donc pas que l’effet de la volontй divine ne soit nйcessaire.

 

 

En sens contraire :

 

Tous les biens existent par la volontй de Dieu. Si donc la volontй divine impose une nйcessitй aux rйalitйs, tous les biens qui sont dans le monde existeront par nйcessitй ; et ainsi, le libre arbitre sera фtй, ainsi que les autres causes contingentes.

 

 

Rйponse :

 

La volontй divine n’impose pas de nйcessitй а toutes les rйalitйs. Et certains en donnent une raison en partant de la constatation suivante : bien que cette volontй soit la cause premiиre de toutes les rйalitйs, elle produit certains effets par le moyen de causes secondes qui sont contingentes et peuvent faire dйfaut ; aussi l’effet suit-il la contingence de la cause prochaine, et non la nйcessitй de la cause premiиre. Mais cela semble concorder avec ceux qui prйtendaient que tout procйdait de Dieu par nйcessitй de nature : en sorte que d’un unique principe simple procйdait immйdiatement un кtre unique ayant quelque multiplicitй, et par l’intermйdiaire de celui-ci procиde la multitude. Semblablement, ils disent que d’un кtre unique absolument immobile procиde quelque chose qui est immobile quant а la substance, mais mobile et instable quant а la position, et par l’intermйdiaire duquel la gйnйration et la corruption se produisent dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; or, selon cette voie, on ne pourrait pas poser que la multitude et les rйalitйs corruptibles et contingentes sont immйdiatement causйes par Dieu, ce qui est йvidemment contraire а la foi, qui donne la multitude des rйalitйs corruptibles comme immйdiatement causйe par Dieu : tels, par exemple, les premiers individus des arbres et des bкtes. Voilа pourquoi il est nйcessaire d’assigner а la contingence dans les rйalitйs une autre raison principale, а laquelle la cause susdite soit subordonnйe.

 

En effet, il est nйcessaire que le patient soit assimilй а l’agent ; et si l’agent est trиs fort, il y aura une parfaite ressemblance entre l’effet et la cause agente ; mais si l’agent est faible, la ressemblance sera imparfaite ; ainsi, а cause de la force de la puissance formative dans la semence, le fils est assimilй au pиre non seulement quant а la nature de l’espиce, mais en de nombreux autres accidents ; mais а l’inverse, а cause de la faiblesse de la puissance susdite, l’assimilation en question est annihilйe, comme il est dit au livre sur les Animaux.

 

Or la volontй divine est un agent trиs fort. Il est donc nйcessaire que son effet lui soit assimilй sous tous rapports : de sorte que non seulement il advient ce que Dieu veut qu’il advienne — ce qui est, pour ainsi dire, кtre assimilй quant а l’espиce — mais encore, que cela advient а la faзon dont Dieu veut que cela advienne, par exemple de faзon nйcessaire ou contingente, rapide ou lente, ce qui est comme une certaine assimilation quant aux accidents. Et mкme, la volontй divine fixe par avance ce mode aux rйalitйs par l’ordre de sa sagesse. Et selon qu’il dispose que des rйalitйs se produisent de telle ou telle faзon, il leur adapte des causes d’aprиs le mode de sa disposition ; cependant, il pourrait amener ce mode dans les rйalitйs mкme sans la mйdiation de ces causes. Et ainsi, nous ne disons pas que quelques-uns des effets divins sont contingents seulement а cause de la contingence des causes secondes, mais c’est plutфt а cause de la disposition de la volontй divine qui a prйparй un tel ordre pour les rйalitйs.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce raisonnement vaut pour les causes qui agissent par nйcessitй de nature, et quant aux effets immйdiats, mais non pour les causes volontaires ; car une chose s’ensuit de la volontй de la mкme faзon qu’elle dispose, et non de la mкme faзon qu’elle a l’existence, comme c’est le cas dans les causes naturelles en lesquelles une assimilation se remarque entre la cause et l’effet quant а la condition ; alors que dans les causes volontaires on remarque une assimilation en tant que la volontй de l’agent s’accomplit dans l’effet, comme on l’a dit. Le raisonnement ne vaut pas non plus pour les causes naturelles quant aux effets mйdiats.

 

Bien que Dieu puisse фter tout empкchement а la cause seconde quand il le veut, il ne veut cependant pas toujours l’фter ; et ainsi demeure la contingence dans la cause seconde, et par consйquent dans l’effet.

 

Bien que le non-кtre de l’effet de la volontй divine ne puisse avoir lieu en mкme temps que la volontй divine, cependant la puissance de manquer а l’effet a lieu en mкme temps que la volontй divine. Car les deux propositions suivantes ne sont pas incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et « celui-ci peut кtre damnй » ; mais les deux suivantes sont incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et « celui-ci est damnй ».

 

Il faut rйpondre semblablement au quatriиme argument concernant l’effet de la cause intermйdiaire.

Article 6 : La justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit dans son Monologion : « Cela seul est juste que Tu veux. » La justice dйpend donc seulement de la volontй de Dieu.

 

Une chose est juste dans la mesure oщ elle s’accorde а la loi. Or la loi ne semble pas кtre autre chose qu’une explication de la volontй du prince ; car « ce qui plaоt au prince, a force de loi », comme dit le Lйgislateur. Puis donc que le prince de toutes choses est la volontй divine, il semble que d’elle seule dйpende toute la notion de justice.

 

La justice politique, qui existe dans les affaires humaines, reproduit la justice naturelle, qui consiste en ce que n’importe quelle rйalitй accomplit sa nature. Or chaque rйalitй participe а l’ordre de sa nature а cause de la volontй divine ; saint Hilaire dit en effet au livre sur le Symbole que « la volontй de Dieu a donnй une essence а toutes les crйatures ». Toute justice dйpend donc seulement de la volontй de Dieu.

 

Puisque la justice est une certaine rectitude, elle dйpend de l’imitation d’une rиgle. Or la rиgle de l’effet est sa cause convenable. Puis donc que la plus puissante cause de toutes choses est la volontй divine, il semble qu’elle-mкme soit la rиgle premiиre, d’aprиs laquelle est jugй tout ce qui est juste.

 

La volontй de Dieu ne peut кtre que juste. Si donc la notion de justice dйpendait d’autre chose que de la volontй divine, cela restreindrait et en quelque sorte lierait la volontй divine, ce qui est impossible.

 

Toute volontй qui est juste par une autre raison qu’elle-mкme, se comporte de telle faзon que sa raison doit кtre recherchйe. Or il ne faut pas chercher la cause de la volontй de Dieu, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La notion de justice ne dйpend donc de rien d’autre que de la volontй divine.

 

 

En sens contraire :

 

Les њuvres de justice se distinguent des њuvres de misйricorde. Or les њuvres de la divine misйricorde dйpendent de sa volontй. Quelque chose d’autre que la seule volontй de Dieu est donc exigй pour la notion de justice.

 

Selon Anselme au livre sur la Vйritй, la justice est la rectitude de la volontй. Or la rectitude de la volontй est autre que la volontй : en nous, dans la rйalitй, puisque notre volontй peut кtre droite ou non ; en Dieu, au moins dans la raison, ou du point de vue de notre maniиre de connaоtre. La notion de justice ne dйpend donc pas seulement de la volontй divine.

 

 

Rйponse :

 

Puisque la justice est une certaine rectitude, comme dit Anselme, ou une adйquation, selon le Philosophe, il est nйcessaire que la notion de justice dйpende en premier de ce en quoi l’on trouve en premier la notion de rиgle, d’aprиs laquelle l’йgalitй et la rectitude de la justice sont йtablies dans les rйalitйs. Or la volontй n’est pas une rиgle premiиre, mais une rиgle guidйe : en effet, elle est dirigйe par la raison et l’intelligence, non seulement chez nous, mais aussi en Dieu ; quoique chez nous l’intelligence soit, dans la rйalitй, autre que la volontй, et par consйquent la volontй n’est pas identique а la rectitude de la volontй ; tandis qu’en Dieu, l’intelligence et la volontй sont identiques dans la rйalitй, et pour cette raison, la rectitude de la volontй et la volontй elle-mкme sont identiques.

 

Voilа pourquoi le premier principe dont dйpend la notion de toute justice, est la sagesse de l’intelligence divine, qui a йtabli les rйalitйs dans une proportion convenable, et entre elles, et relativement а leur cause ; et c’est en cette proportion que consiste la notion de justice crййe. Mais dire que la justice dйpend de la simple volontй, c’est dire que la volontй divine ne procиde pas suivant l’ordre de la sagesse, ce qui est un blasphиme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Rien ne peut кtre juste s’il n’est voulu par Dieu ; cependant, ce qui est voulu par Dieu a une cause premiиre de justice dans l’ordre de la sagesse divine.

 

Bien que la volontй du prince ait force de loi puisqu’elle contraint par le fait mкme qu’elle est volontй, cependant elle n’est justice que si elle est conduite par la raison.

 

Dieu opиre dans les rйalitйs naturelles de deux faзons : d’abord en йtablissant les natures elles-mкmes ; ensuite en procurant а chaque rйalitй ce qui convient а sa nature.

 

Or la notion de justice requiert une dette, et donc, puisque l’йtablissement des crйatures elles-mкmes n’est aucunement une chose due mais une chose volontaire, la premiиre opйration n’est pas une justice, mais dйpend de la simple volontй divine ; sauf peut-кtre si l’on dit qu’elle est une justice а cause de la relation entre la rйalitй mкme qui est produite et la volontй : en effet, il est dы que tout ce que Dieu veut, advienne, par le fait mкme que Dieu le veut ; mais pour accomplir cette relation, la sagesse dirige comme une rиgle premiиre.

 

Dans la seconde opйration, la notion de dette se trouve non du cфtй de l’agent, puisque Dieu n’est le dйbiteur de personne, mais du cфtй de celui qui reзoit : en effet, il est dы а chaque rйalitй naturelle qu’elle ait ce que sa nature exige, tant dans les principes essentiels que dans les accidentels. Or ce dы dйpend de la sagesse divine, en tant que la rйalitй naturelle doit кtre telle qu’elle imite sa propre idйe qui est dans l’esprit divin ; et de cette faзon, on trouve la sagesse divine elle-mкme comme la rиgle premiиre de la justice naturelle.

 

Et dans toutes les opйrations divines par lesquelles Dieu accorde а la crйature quelque chose en plus de ce qui est dы а la nature, par exemple dans les dons des grвces, on trouve le mкme mode de justice que celui qui est assignй dans la premiиre opйration par laquelle il a йtabli les natures.

 

La volontй divine, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, prйsuppose la sagesse, qui accomplit en premier la notion de rиgle.

 

En Dieu, l’intelligence et la volontй ne diffиrent pas dans la rйalitй ; c’est pourquoi, de ce que l’intelligence dirige la volontй et la dйtermine а quelque chose, il ne suit pas que la volontй est restreinte par une autre chose, mais qu’elle est mue suivant sa nature, puisqu’il est naturel а cette volontй qu’elle agisse toujours selon l’ordre de la sagesse.

 

La volontй divine, du cфtй du sujet qui veut, ne peut avoir une cause qui soit autre que la volontй elle-mкme, et qui soit pour elle la raison du vouloir : car la volontй, la sagesse et la bontй sont identiques en Dieu dans la rйalitй. Mais du cфtй de l’objet voulu, la volontй divine a une raison, qui est la raison du vouloir et non du sujet qui veut, en tant que l’objet voulu lui-mкme est ordonnй а quelque chose par dette ou convenance ; et cet ordre appartient assurйment а la sagesse divine, qui est par consйquent la racine premiиre de la justice.

Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А l’impossible, nul n’est tenu. Or il nous est impossible de conformer notre volontй а la volontй divine, puisque celle-ci nous est inconnue. Nous ne sommes donc pas tenus а la conformitй susdite.

 

Quiconque ne fait pas ce а quoi il est tenu, pиche. Si donc nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine, nous pйchons en ne l’y conformant pas. Or quiconque pиche mortellement, ne conforme pas sa volontй а la volontй divine en ce en quoi il pиche. Donc, par lа mкme, il pиche. Or il pиche par un autre pйchй spйcial, par exemple celui de voler ou de forniquer. Quiconque pиche commet donc deux pйchйs ; ce qui paraоt absurde.

 

[Le rйpondant] disait que le prйcepte concernant la conformitй de notre volontй а la volontй divine est affirmatif ; donc, bien qu’il oblige toujours, il n’oblige cependant pas [а s’y conformer] а tout moment ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que notre volontй pиche chaque fois qu’elle n’est pas conformйe. En sens contraire : bien que celui qui ne garde pas le prйcepte affirmatif ne pиche pas а tout moment oщ il ne le garde pas, cependant il pиche toutes les fois qu’il fait le contraire ; comme quelqu’un pиche toutes les fois qu’il dйshonore ses parents, quoiqu’il ne pиche pas toujours quand il ne les honore pas actuellement. Or celui qui pиche mortellement, agit au contraire de la conformitй susdite. Il pиche donc par lа mкme.

 

Quiconque ne garde pas ce а quoi il est tenu, est un transgresseur. Or, celui qui pиche vйniellement ne conforme pas sa volontй а la volontй divine. Si donc il est tenu de l’y conformer, il sera transgresseur, et ainsi il pиchera mortellement.

 

[Le rйpondant] disait qu’il n’est pas tenu de conformer sa volontй au moment oщ il pиche vйniellement, car les prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout moment. En sens contraire : quiconque ne garde pas un prйcepte affirmatif au lieu et au temps oщ il y est obligй, est jugй comme transgresseur. Or le temps de conformer notre volontй а la volontй divine ne semble pas pouvoir кtre dйterminй autrement que comme celui oщ la volontй passe а l’acte. Donc, chaque fois que la volontй passe а l’acte, si elle n’est pas conformйe а la volontй divine, il semble qu’il y ait pйchй ; et ainsi, quand on pиche vйniellement, il semble qu’il y ait pйchй mortel.

 

А l’impossible, nul n’est tenu. Or les obstinйs ne peuvent pas conformer leur volontй а la volontй divine. Ils ne sont donc pas tenus а cette conformitй ; et ainsi, les autres non plus, sinon les obstinйs en retireraient un avantage.

 

Puisque Dieu veut par charitй tout ce qu’il veut, car il est lui-mкme la charitй, si nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine, alors nous sommes tenus d’avoir la charitй. Or, celui qui n’a pas la charitй ne peut l’obtenir que s’il s’y prйpare diligemment. Celui qui n’a pas la charitй est donc tenu de se prйparer continuellement а avoir la charitй. Et ainsi, а n’importe quel moment oщ il n’a pas la charitй, il pиche, puisque cela vient d’un manque de prйparation.

 

La forme de l’acte consiste surtout dans le mode de l’agir ; si donc nous sommes tenus а la conformitй а la volontй divine, il est nйcessaire que nous voulions quelque chose а la faзon dont Dieu veut. Or, on peut imiter en quelque faзon le mode de la volontй divine et par un amour naturel, et par un amour gratuit. Mais la conformitй dont nous parlons ne peut кtre envisagйe dans l’amour naturel, car c’est de cette faзon que les infidиles et les pйcheurs conforment leur volontй а la volontй divine, lorsque l’amour naturel du bien fleurit en eux. Semblablement, on ne peut l’envisager quant а l’amour gratuit, qui est la charitй, car dans ce cas, nous serions tenus de vouloir par charitй tout ce que nous voulons ; ce qui est contre l’opinion d’un grand nombre, qui disent que le mode n’est pas objet de prйcepte. Il semble donc que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volontй а la volontй divine.

 

« La volontй de Dieu est aussi distante de la volontй de l’homme, que Dieu est distant de l’homme » comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange. » Or Dieu est si distant de l’homme, que l’homme ne peut lui кtre conformй. En effet, puisque Dieu est infiniment distant de l’homme, il ne peut y avoir aucune proportion de celui-ci а Dieu. La volontй de l’homme ne pourra donc pas non plus кtre conformйe а la volontй divine.

 

10° On appelle « conformes » les choses qui ont en commun une forme unique. Si donc notre volontй peut кtre conformйe а la volontй divine, il est nйcessaire qu’il y ait quelque forme unique qui soit commune aux deux volontйs ; et dans ce cas, il y aurait quelque chose de plus simple que la volontй divine, ce qui est impossible.

 

11° La conformatio est une relation d’йquivalence. Or, en de telles relations, les deux extrкmes se rapportent l’un а l’autre par la mкme relation ; par exemple, on dit que l’ami est un ami pour l’ami, et le frиre un frиre pour le frиre. Si donc notre volontй peut кtre conformйe а la volontй divine, de sorte que nous soyons tenus а cette conformitй, la volontй divine pourra aussi кtre conformйe а la nфtre ; ce qui semble aberrant.

 

12° Les choses qui sont objets de prйcepte, et auxquelles nous sommes tenus, sont celles que nous pouvons faire et ne pas faire. Or nous ne pouvons pas faire en sorte de ne pas conformer notre volontй а la volontй divine ; car, comme dit Anselme, de mкme qu’au-dedans d’un corps sphйrique, plus on s’йloigne d’un cфtй de la circonfйrence, plus on s’approche de l’autre, de mкme, ce qui d’un cфtй s’йcarte de la volontй de Dieu, accomplit d’un autre cфtй la volontй divine. Nous ne sommes donc pas tenus а la conformitй susdite comme nous sommes tenus aux choses qui sont objets de prйcepte.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange » la Glose dit : « Les hommes droits sont ceux qui dirigent leur cњur suivant la volontй de Dieu. » Or n’importe qui est tenu d’кtre droit. N’importe qui est donc tenu а la conformitй susdite.

 

Chaque chose doit кtre conformйe а sa rиgle. Or la volontй divine est la rиgle de notre volontй, puisque la rectitude de la volontй se trouve en premier en Dieu. Notre volontй doit donc кtre conformйe а la volontй divine.

 

 

Rйponse :

 

N’importe qui est tenu de conformer sa volontй а la volontй divine. Et la raison de cela peut se dйduire du ce que, en n’importe quel genre, il y a un unique premier, qui est la mesure de tout ce qui est dans ce genre, et en lequel la nature du genre se trouve trиs parfaitement : ainsi la nature de la couleur se trouve dans la blancheur, qui est appelйe la mesure de toutes les couleurs, tant on sait pour chacune de celles-ci combien elle participe а la nature du genre, en voyant sa proximitй de la blancheur ou son йloignement d’elle, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Et de cette faзon, Dieu lui-mкme est la mesure de tous les йtants, comme on peut le dйduire des paroles du Commentateur au mкme endroit. En effet, chaque chose a part а l’кtre pour autant qu’elle s’approche de lui par la ressemblance ; mais dans la mesure oщ elle en est trouvйe dissemblable, elle s’approche du non-кtre. Et il est nйcessaire de dire la mкme chose pour tout ce qui se trouve а la fois en Dieu et dans les crйatures. Aussi son intelligence est-elle la mesure de toute connaissance, sa bontй la mesure de toute bontй, et, pour parler plus spйcialement, sa bonne volontй la mesure de toute bonne volontй. Chaque volontй est donc bonne dиs lors qu’elle est conformйe а la volontй divine. Par consйquent, puisque n’importe qui est tenu d’avoir une bonne volontй, il est pareillement tenu d’avoir une volontй conforme а la volontй divine.

 

Mais il faut savoir que cette conformitй peut кtre diversement envisagйe. En effet, nous parlons ici de la volontй qui est un acte ; car la conformitй entre Dieu et nous quant а la puissance de volontй est naturelle, et relиve de l’image ; elle n’est donc pas objet de prйcepte. Mais l’acte de la volontй divine a non seulement la propriйtй d’кtre un acte de volontй, mais en mкme temps d’кtre la cause de tout ce qui est. L’acte de notre volontй peut donc кtre conformй а la volontй divine soit comme l’effet а la cause, soit comme la volontй а la volontй.

 

La conformitй de l’effet а la cause se rencontre diffйremment dans les causes naturelles et dans les causes volontaires. Dans les causes naturelles, en effet, la conformitй se prend de la ressemblance de nature, comme un homme engendre un homme, et le feu gйnиre le feu ; mais dans les causes volontaires, on dit que l’effet est conformй а la cause parce que dans l’effet s’accomplit sa cause : ainsi le produit de l’art est-il assimilй а sa cause, non qu’il soit de mкme nature que l’art qui est dans l’esprit de l’artisan, mais parce que la forme de l’art est accomplie dans le produit de l’art. Et semblablement, l’effet de la volontй est conformй а celle-ci lorsque advient ce que la volontй a disposй. Et ainsi, l’acte de notre volontй est conformй а la volontй divine dиs lors que nous voulons ce que Dieu veut que nous voulions.

 

La conformitй de volontй а volontй, quant а elle, peut s’envisager de deux faзons : d’abord en la forme de l’espиce, pour ainsi dire, comme l’homme est semblable а l’homme ; ensuite en une forme surajoutйe, comme le sage ressemble au sage ; et je dis qu’il y a assimilation en l’espиce quand l’objet auquel l’acte doit son espиce est commun. Or il y a deux choses а considйrer dans l’objet de la volontй. L’une qui est quasi matйrielle : la rйalitй mкme qui est voulue ; l’autre qui est quasi formelle : la raison du vouloir, qui est la fin ; comme dans l’objet de la vue, la couleur est quasi matйrielle, et la lumiиre quasi formelle, car c’est par elle que la couleur est rendue visible en acte. Et ainsi, du cфtй de l’objet peuvent кtre trouvйes deux conformitйs. L’une du cфtй de l’objet voulu, comme lorsque l’homme veut une chose que Dieu veut ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause matйrielle, car l’objet est comme la matiиre de l’acte, et c’est pourquoi cette conformitй est moindre que les autres. L’autre est du cфtй de la raison du vouloir, ou du cфtй de la fin, comme lorsqu’on veut quelque chose pour la mкme raison que Dieu ; et cette conformitй a lieu du point de vue de la cause finale. Quant а la forme surajoutйe а l’acte, elle est un mode qu’il tient de l’habitus qui йlicite. Et ainsi, on dit que notre volontй est conforme а la volontй divine, lorsque nous voulons quelque chose par charitй, comme Dieu ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause formelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй de Dieu ne peut nous кtre pleinement connue ; par consйquent, nous ne pouvons pas conformer pleinement notre volontй а la sienne ; mais dans la mesure oщ nous la connaissons, nous pouvons la conformer et nous y sommes tenus.

 

L’homme ne commet pas deux pйchйs en un seul acte, puisque l’essence mкme du pйchй est l’acte ; cependant, il peut y avoir dans un acte unique deux difformitйs de pйchй ; et ce, quand s’ajoute а l’acte de quelque pйchй spйcial une circonstance qui le fait passer а la difformitй d’un autre pйchй ; comme lorsque quelqu’un vole le bien d’autrui pour le dйpenser avec des femmes publiques, l’acte de rapine reзoit la difformitй de la luxure par la circonstance de but. Mais quand une chose relative а la difformitй se trouve dans l’acte d’un pйchй en plus de la difformitй spйciale de ce pйchй, et que cette chose est commune а tout pйchй, le pйchй n’en est pas rendu double, et la difformitй du pйchй non plus, йtant donnй que de telles choses, qui se trouvent communйment en tout pйchй, sont quasiment des principes essentiels du pйchй en tant que tel, et sont incluses dans la difformitй de n’importe quel pйchй spйcial, comme les principes du genre sont inclus dans la notion de l’espиce ; voilа pourquoi elles ne font pas nombre avec la difformitй spйciale du pйchй : ainsi se dйtourner de Dieu, ne pas obйir а la loi divine, etc., et l’on doit compter parmi ces choses le manque de cette conformitй dont nous parlons. Il n’est donc pas nйcessaire qu’un tel manque rende double le pйchй ou la difformitй du pйchй.

 

Bien que celui qui fait quelque chose de contraire а la conformitй, pиche par lа mкme, cependant, comme c’est gйnйral, cela ne fait pas nombre avec le spйcial.

 

Celui qui pиche vйniellement, bien qu’il ne conforme pas actuellement sa volontй а la volontй divine, la conforme cependant habituellement ; et il n’est pas tenu de toujours passer а l’acte, mais de le faire en lieu et en temps voulus ; cependant, il est tenu de ne jamais faire le contraire. Et en pйchant vйniellement, il n’agit pas contre la conformitй susdite, mais en dehors d’elle ; il ne s’ensuit donc pas qu’il pиche mortellement.

 

Le prйcepte concernant la conformitй de la volontй n’oblige pas а tout moment oщ notre volontй passe а l’acte, mais au moment oщ l’on est tenu de penser а l’йtat de son salut ; par exemple, lorsqu’on est tenu de se confesser, ou de recevoir les sacrements, ou de faire quelque chose de ce genre.

 

Il y a deux faзons d’кtre appelй obstinй. D’abord, au plein sens du terme, c’est-а-dire lorsque l’on a une volontй irrйversible, adhйrant au mal. Et c’est le cas de ces obstinйs qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie. Or ceux qui sont en enfer sont encore tenus а la conformitй dont il s’agit ; et bien qu’ils ne puissent y parvenir, ils ont cependant йtй eux-mкmes la cause de cette impuissance ; donc, en ne conformant pas leur volontй, ils pиchent, bien qu’ils ne dйmйritent peut-кtre pas, йtant donnй qu’ils ne sont pas en l’йtat de voie. Ensuite, on est appelй obstinй а un certain point de vue, lorsque l’on a une volontй adhйrant au mal, non pas entiиrement irrйversible, mais difficilement rйversible. Et c’est de cette faзon que certains sont appelйs obstinйs en cette vie. Et ceux-ci peuvent conformer leur volontй а la volontй divine ; donc, non seulement ils pиchent en ne l’y conformant pas, mais encore ils dйmйritent.

 

N’importe qui est tenu, autant qu’il est en lui, d’avoir la charitй ; et s’il ne fait pas ce qui est en lui, il pиche par un pйchй d’omission. Il n’est cependant pas nйcessaire qu’а tout moment oщ il ne le fait pas, il pиche, mais seulement au moment oщ il йtait tenu de le faire ; par exemple, lorsque la nйcessitй йtait toute proche de faire quelque chose qui ne peut кtre fait sans la charitй, comme de recevoir les sacrements.

 

Nous sommes tenus а quelque chose de deux faзons. D’abord, de telle faзon que si nous ne le faisons pas, nous encourons une peine, ce qui est proprement кtre tenu а quelque chose ; et ainsi, suivant l’opinion la plus commune, nous ne sommes pas tenus de faire quelque chose par charitй, mais de faire quelque chose par amour naturel, car tout ce qui est fait sans avoir au moins cet amour, est mal fait. Et j’appelle amour naturel non seulement celui qui nous a йtй donnй avec notre nature, et qui est commun а tous, comme ceci que tous recherchent la bйatitude, mais aussi cet amour auquel on peut parvenir par les principes naturels, et qui se trouve dans les actes bons de leur nature, et aussi dans les vertus politiques. Ensuite, on dit que nous sommes tenus а quelque chose, parce que sans cela nous ne pouvons obtenir la fin qu’est la bйatitude ; et ainsi, nous sommes tenus de faire quelque chose par charitй, car sans elle rien ne peut кtre mйritoire de la vie йternelle. Et de la sorte, on voit clairement comment le mode de charitй est en quelque faзon objet de prйcepte, et d’une autre faзon non.

 

L’homme est conformй а Dieu, puisqu’il est fait а l’image et а la ressemblance de Dieu. Or, parce qu’il est infiniment distant de Dieu, il ne peut y avoir de proportion entre lui et Dieu, au sens de cette proportion qui se trouve proprement dans les quantitйs, et qui comprend une mesure dйterminйe de deux quantitйs comparйes entre elles. Cependant, dans la mesure oщ le nom de proportion a йtй affectй а la signification de n’importe quelle relation entre deux rйalitйs — par exemple, quand nous disons qu’il y a une ressemblance de proportion en ceci : le pilote est au navire ce que le prince est а la citй —, rien n’empкche de dire qu’il y a quelque proportion entre l’homme et Dieu, puisqu’il est avec lui en quelque relation, comme кtre causй par lui, et lui кtre soumis. Ou bien l’on peut dire que, bien qu’il ne puisse y avoir entre le fini et l’infini une proportion au sens propre, il peut cependant y avoir une proportionnalitй, qui est la ressemblance de deux proportions : en effet, nous disons que quatre est proportionnй а deux parce que c’en est le double, mais que six est proportionnable а quatre parce que quatre est а deux ce que six est а trois. Semblablement, bien que le fini et l’infini ne puissent кtre proportionnйs, ils peuvent cependant кtre proportionnables, car le fini est йgal au fini comme l’infini est йgal а l’infini. Et c’est de cette faзon qu’il y a ressemblance entre la crйature et Dieu : parce que la crйature se rapporte а ce qui lui est propre comme Dieu aux choses qui lui conviennent.

 

10° On ne dit pas que la crйature est conformйe а Dieu comme s’il participait а la mкme forme qu’elle, mais parce que Dieu est substantiellement la forme elle-mкme, а laquelle la crйature participe par une certaine imitation ; comme si le feu йtait semblable а la chaleur existant par soi sйparйment.

 

11° Bien que la ressemblance et la conformitй soient des relations d’йquivalence, cependant chaque extrкme n’est pas toujours nommй relativement а l’autre ; mais seulement lorsque la forme de laquelle se prend la ressemblance ou la conformitй existe sous le mкme rapport dans les deux extrкmes, comme la blancheur en deux hommes, parce que l’on peut dire convenablement des deux qu’ils ont la forme de l’autre ; ce qui est signifiй lorsque l’un est appelй semblable а l’autre. Mais lorsque la forme est en l’un principalement et en l’autre comme secondairement, la ressemblance n’est pas convertible ; par exemple, nous disons que la statue d’Hercule ressemble а Hercule, mais non l’inverse ; en effet, on ne peut pas dire qu’Hercule ait la forme de la statue, mais seulement que la statue a la forme d’Hercule. Et de cette faзon, l’on dit que les crйatures sont semblables et conformes а Dieu, et non l’inverse. Mais la conformatio йtant un mouvement vers la conformitй, elle n’implique pas de relation d’йquivalence, mais prйsuppose une chose vers la conformitй de laquelle l’autre soit mue ; les suivants sont donc conformйs aux premiers, mais non vice versa.

 

12° La parole d’Anselme ne doit pas кtre entendue en ce sens que l’homme ferait toujours la volontй divine autant qu’il est en lui, mais en ce sens que la volontй divine s’accomplit toujours а son sujet, qu’il le veuille ou non.

Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Paul dйsirait « кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ », comme il est dit en Philipp. 1, 23. Mais Dieu ne voulait pas cela, et c’est pourquoi il est йcrit au mкme endroit : « Je sais que je resterai а cause de vous. » Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, alors saint Paul, en dйsirant кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ, pйchait ; ce qui est absurde.

 

Ce que Dieu sait, il peut le rйvйler а autrui. Or Dieu sait qu’un tel est rйprouvй. Il peut donc rйvйler а quelqu’un sa rйprobation. Si donc l’on pose qu’il la rйvиle а quelqu’un, il s’ensuit que celui-ci est tenu de vouloir sa damnation, si nous sommes tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut. Mais vouloir sa damnation est contraire а la charitй, par laquelle n’importe qui s’aime pour la vie йternelle. Quelqu’un serait donc tenu de vouloir contre la charitй ; ce qui est aberrant.

 

Nous sommes tenus d’obйir au supйrieur comme а Dieu, puisque nous lui obйissons а la place de Dieu. Or l’infйrieur n’est pas tenu de faire ou de vouloir tout ce qu’il sait que le supйrieur veut, mкme s’il sait que le supйrieur veut qu’il le fasse, а moins qu’il ne le lui prescrive expressйment. Nous ne sommes donc pas tenus de vouloir tout ce que Dieu sait, ou tout ce que Dieu veut que nous voulions.

 

Tout ce qui est louable et honnкte, se trouve dans le Christ trиs parfaitement et sans aucun mйlange contraire. Or le Christ a voulu en quelque sorte le contraire de ce qu’il savait que Dieu voulait ; en effet, il a eu quelque volontй de ne pas souffrir, comme le montre la priиre qui fut la sienne en Mt 26, 39 : « Mon Pиre, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi ! », alors que Dieu voulait qu’il souffrоt. Vouloir tout ce que Dieu veut n’est donc pas louable, et nous ne sommes pas tenus а cela.

 

Saint Augustin dit au livre de la Citй de Dieu : « La tristesse porte sur ce qui nous arrive contre notre grй. » Or la bienheureuse Vierge йprouva de la douleur de la mort de son Fils, douleur que signifient les paroles de Simйon disant en Lc 2, 35 : « Vous-mкme, un glaive transpercera votre вme. » La bienheureuse Vierge ne voulait donc pas que le Christ souffrоt, tandis que Dieu le voulait. Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, la bienheureuse Vierge a pйchй en cela, ce qui est aberrant. Et ainsi, il semble que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu.

 

 

En sens contraire :

 

А propos du Psaume 100, 4 : « Le cњur faux ne m’est pas attachй », la Glose dit : « Il a un cњur tortu, celui qui ne veut pas tout ce que Dieu veut. » Or n’importe qui est tenu d’йviter la contorsion du cњur. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut.

 

Selon Cicйron, le propre des amis est de vouloir la mкme chose et de ne pas vouloir la mкme chose. Or n’importe qui est tenu d’avoir de l’amitiй pour Dieu. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut et de ne pas vouloir ce qu’il ne veut pas.

 

Si nous devons conformer notre volontй а la volontй divine, c’est parce que la volontй de Dieu est la rиgle de la nфtre, comme dit la Glose а propos du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange. » Or l’objet voulu de Dieu est la rиgle de tout autre objet voulu, puisqu’il est le premier voulu, et que le premier, en n’importe quel genre, est la mesure des choses qui viennent aprиs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Nous sommes donc tenus de conformer les objets voulus de nous а l’objet voulu de Dieu.

 

Le pйchй consiste surtout dans la perversitй de l’йlection. Or l’йlection est perverse quand un moindre bien est prйfйrй а un plus grand. Or, c’est ce que fait quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, puisqu’il est avйrй que ce que Dieu veut est le meilleur. Donc, quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, pиche.

 

Selon le Philosophe, le vertueux est la rиgle et la mesure de tous les actes humains. Or le Christ est suprкmement vertueux. C’est donc surtout au Christ que nous devons nous conformer comme а une rиgle et а une mesure. Or le Christ conformait sa volontй а la volontй divine quant aux objets voulus, ce que font tous les bienheureux. Nous sommes donc tenus, nous aussi, de conformer notre volontй а la volontй divine quant aux objets voulus.

 

 

Rйponse :

 

D’une certaine faзon, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, mais d’une autre faзon non.

 

Comme on l’a dit, en effet, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine en tant que la bontй de la volontй divine est la rиgle et la mesure de toute bonne volontй. Or, puisque le bien dйpend de la fin, la volontй est appelйe bonne relativement а la raison du vouloir, qui est la fin. Or le rapport de la volontй а l’objet voulu ne fait pas, dans l’absolu, que l’acte de la volontй soit bon, puisque l’objet mкme qui est voulu se rapporte quasi matйriellement а la raison du vouloir, qui est la fin droite : en effet, un seul et mкme objet que l’on veut peut кtre bien ou mal recherchй, selon qu’il est ordonnй а diverses fins ; et inversement, on peut vouloir convenablement des objets qui sont diffйrents et contraires, en rapportant l’un et l’autre а une fin droite. Donc, bien que la volontй de Dieu ne puisse кtre que bonne, et qu’il veuille convenablement tout ce qu’il veut, cependant la bontй dans l’acte mкme de la volontй divine se prend de la raison du vouloir, c’est-а-dire de la fin а laquelle il ordonne tout ce qu’il veut, et qui est sa bontй. Voilа pourquoi nous sommes tenus d’кtre conformйs а la volontй divine dans la fin purement et simplement ; et dans l’objet voulu, seulement dans la mesure oщ cet objet voulu est considйrй en relation а la fin. Et assurйment, cette relation doit toujours nous plaire, bien que ce mкme objet puisse а juste titre nous dйplaire suivant quelque autre considйration, par exemple en tant qu’il peut кtre ordonnй а une fin contraire. Et de lа vient que la volontй humaine se trouve кtre conformйe а la volontй divine dans l’objet voulu, pour autant qu’il se rapporte а la fin de la volontй divine.

 

En effet, la volontй des bienheureux, qui sont dans une continuelle contemplation de la bontй divine et rиglent par elle toutes leurs affections, parce qu’ils connaissent pleinement la relation а celle-ci de chacune des choses qu’ils doivent dйsirer, cette volontй est conformйe а la volontй divine en n’importe quel objet voulu d’elle : en effet, tout ce qu’ils savent que Dieu veut, ils le veulent dans l’absolu, et sans aucun mouvement contraire. Mais les pйcheurs, qui se sont dйtournйs de la volontй de la divine bontй, sont la plupart du temps en dйsaccord avec les choses que Dieu veut, les rйprouvant et n’y donnant aucun assentiment de la raison. Quant aux justes dans l’йtat de voie, dont la volontй adhиre а la divine bontй — et cependant ils ne la contemplent pas assez parfaitement pour percevoir clairement toute la relation а la divine bontй des choses qu’ils doivent vouloir — ils sont conformйs а la volontй divine quant а ces objets voulus dont ils perзoivent la raison, bien qu’il y ait en eux quelque affection contraire, affection louable toutefois а cause d’une autre relation considйrйe dans ces objets. Cependant, ils ne suivent pas obstinйment cette affection, mais la subordonnent а la volontй divine, puisqu’il leur plaоt que l’ordre de la volontй divine soit accompli en toutes choses ; comme celui qui, dans l’affection de sa piйtй filiale, veut que son pиre vive, alors que Dieu veut qu’il meure : s’il est juste, il subordonne cette volontй qui lui est propre а la volontй divine, afin de souffrir avec rйsignation si la volontй de Dieu s’accomplit contrairement а la sienne propre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Paul dйsirait кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ, comme un bien en soi ; nйanmoins le contraire lui plaisait, eu йgard au fruit que Dieu voulait qu’il advоnt par sa vie ; et c’est pourquoi il disait : « mais il est nйcessaire que je demeure dans la chair а cause de vous ».

 

Bien que, de puissance absolue, Dieu puisse rйvйler а quelqu’un sa damnation, cependant cela ne peut se faire de puissance ordinaire, car une telle rйvйlation le contraindrait а dйsespйrer. Et si une telle rйvйlation йtait faite а quelqu’un, elle devrait кtre comprise non pas а la faзon d’une prophйtie de prйdestination ou de prescience, mais а la faзon d’une prophйtie de menace, dont la signification suppose un certain йtat des mйrites. Mais а supposer qu’il faille la comprendre comme une prophйtie de prescience, celui а qui une telle rйvйlation serait faite ne serait pas encore tenu de vouloir sa damnation dans l’absolu, mais dans l’ordre de la justice, par lequel Dieu veut damner ceux qui persistent dans le pйchй. Car Dieu, de son cфtй, ne veut pas damner quelqu’un, mais il le veut d’aprиs ce qui vient de nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Vouloir sa propre damnation dans l’absolu ne serait donc pas conformer sa volontй а la volontй divine, mais а la volontй du pйchй.

 

Ce n’est pas la volontй du supйrieur qui est la rиgle de notre volontй comme la volontй divine, mais sa prescription ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

La Passion du Christ pouvait кtre considйrйe de deux faзons : d’abord en soi, c’est-а-dire en tant qu’elle йtait une certaine affliction d’un innocent ; ensuite, relativement au fruit auquel Dieu l’ordonnait ; et ainsi, elle йtait voulue de Dieu, mais non de la premiиre faзon. La volontй du Christ qui pouvait considйrer cet ordre, c’est-а-dire la volontй de raison, voulait donc cette Passion, tout comme Dieu ; mais la volontй de sensualitй, dont le propre est de ne pas confronter, mais de se porter dans l’absolu vers quelque chose, ne voulait pas cette Passion. Et en cela aussi, d’une certaine faзon, elle йtait conformйe а Dieu dans l’objet voulu, car Dieu lui-mкme n’aurait pas voulu non plus la Passion du Christ considйrйe seulement en soi.

 

La volontй de la bienheureuse Vierge n’admettait pas la Passion du Christ considйrйe en soi ; cependant, elle voulait le fruit de salut qui s’ensuivait de la Passion du Christ, et ainsi, elle йtait conformйe а la volontй divine quant а ce qu’elle voulait.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Les paroles de la Glose doivent se comprendre des objets voulus par la volontй divine en tant qu’ils se tiennent en relation а la fin, et non dans l’absolu.

 

L’amitiй consiste dans la concorde des volontйs plutфt quant а la fin que quant aux objets voulus eux-mкmes. En effet, le mйdecin qui refuserait du vin а un patient fiйvreux а cause de son dйsir de le voir guйri, serait plus son ami que s’il acquiesзait au dйsir de celui-ci de boire du vin au pйril de sa santй.

 

Comme on l’a dйjа dit, le premier objet voulu par Dieu, et qui est la mesure et la rиgle de tous les autres objets voulus, est la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa bontй ; et il ne veut toutes les autres choses qu’а cause de cette fin ; voilа pourquoi, lorsque notre volontй est conformйe а la volontй divine dans la fin, tous les objets voulus de nous sont rйglйs sur le premier objet voulu.

 

L’йlection inclut en soi et le jugement de la raison, et l’appйtit. Si donc quelqu’un prйfиre par un jugement ce qui est moins bon а ce qui est meilleur, il y aura perversitй de l’йlection ; mais non s’il le prйfиre dans l’appйtit ; en effet, l’homme n’est pas tenu de poursuivre toujours les meilleures choses dans son action, а moins qu’elles ne soient telles que l’on y est obligй par un prйcepte ; car sinon, n’importe qui serait tenu de suivre les conseils de perfection, dont il est certain qu’ils sont meilleurs.

 

Il est certaines choses en lesquelles nous pouvons admirer le Christ, non l’imiter, comme celles qui relиvent de sa divinitй, et de la bйatitude qu’il eut, йtant encore dans l’йtat de voie ; tel aussi le fait que le Christ, mкme quant aux objets voulus, conformвt sa volontй de raison а la volontй divine.

Question 24 : [Le choix libre]

 

Introduction

 

Article 1 : L’homme est-il douй de libre arbitre ?

Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ?

Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?

Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?

Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?

Article 6 : Le libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ?

Article 7 : Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй dans le bien ?

Article 8 : Le libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don de la grвce ?

Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le bien ?

Article 10 : Le libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre] immuablement affermi ?

Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le mal ?

Article 12 : Le libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le pйchй mortel ?

Article 13 : Un homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ?

Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ?

Article 15 : L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?

 

 

Article 1 : L’homme est-il douй de libre arbitre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme il est dit en Jйr. 10, 23, « ce n’est pas а l’homme qu’appartient sa voie, ce n’est pas а l’homme de marcher et de diriger ses pas ». Or on dit que quelqu’un est douй de libre arbitre, parce qu’il est maоtre de ses њuvres. L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que la parole du prophиte se comprend des actes mйritoires, qui ne sont pas au pouvoir naturel de l’homme. En sens contraire : pour les choses qui ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas douйs de libre arbitre. Si donc les mйrites ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas douйs de libre arbitre pour mйriter ; et ainsi, les actes mйritoires ne procиdent pas du libre arbitre.

 

Selon le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique, « est libre, ce qui est cause de soi ». Or l’esprit humain a une autre cause de son mouvement que lui-mкme, et c’est Dieu ; car а propos de ce passage de Rom. 1, 26 : « c’est pourquoi Dieu les a livrйs », la Glose dit : « Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner leur volontй comme il veut. » L’esprit humain n’est donc pas douй de libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que l’esprit humain est comme la cause principale de son acte, et que Dieu en est comme la cause йloignйe ; et que cela n’empкche pas la libertй de l’esprit. En sens contraire : plus une cause influe sur l’effet, plus elle est principale. Or la cause premiиre influe plus sur l’effet que la cause seconde, comme il est dit au livre des Causes. La cause premiиre est donc principale par rapport а la cause seconde. Et ainsi, ce n’est pas notre esprit qui est la cause principale de son acte, mais Dieu.

 

Tout ce qui meut, est comme un instrument, comme le montre clairement le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Or l’instrument n’est pas libre pour agir, puisqu’il n’agit que dans la mesure oщ quelqu’un se sert de lui. Puis donc que l’esprit humain n’opиre que s’il est mы par Dieu, il semble qu’il ne soit pas douй de libre arbitre.

 

Il est dit que « le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, par laquelle on йlit le bien avec l’assistance de la grвce, ou le mal si celle-ci manque ». Or nombreux sont ceux qui n’ont pas la grвce. Ils ne peuvent donc pas librement йlire le bien ; et ainsi, ils n’ont pas le libre arbitre pour les biens.

 

 L’esclavage est opposй а la libertй. Or on rencontre en l’homme l’esclavage du pйchй, car « quiconque se livre au pйchй est esclave du pйchй », comme il est dit en Jn 8, 34. Il n’y a donc pas de libre arbitre en l’homme.

 

Anselme dit au livre sur le Libre Arbitre : « Si nous avions la puissance de pйcher et de ne pas pйcher, nous n’aurions pas besoin de la grвce. » Or la puissance de pйcher et de ne pas pйcher est le libre arbitre. Puis donc que nous avons besoin de la grвce, nous n’avons pas le libre arbitre.

 

 Chaque chose doit кtre nommйe d’aprиs le meilleur, comme on le lit chez le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le meilleur parmi les actes humains, ce sont les actes mйritoires. Puis donc que l’homme n’a pas de libre arbitre pour ceux-ci — car, comme il est dit en Jn 15, 5, « sans moi, vous ne pouvez rien faire », ce qui se comprend des actes mйritoires —, il semble que l’on ne doive pas dire que l’homme est douй de libre arbitre.

 

10° Saint Augustin dit que, parce que l’homme « n’a pas voulu s’abstenir du pйchй quand il l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de pйcher et de ne pas pйcher. Et ainsi, il semble qu’il ne soit pas maоtre de ses actes, ni douй de libre arbitre.

 

11° Saint Bernard distingue trois libertйs : la libertй de l’arbitre, la libertй de conseil et la libertй de bon plaisir ; et il dit que la libertй de l’arbitre est celle par laquelle nous discernons ce qui est permis, la libertй de conseil celle par laquelle nous discernons ce qui est expйdient, la libertй de bon plaisir celle par laquelle nous discernons ce qui plaоt. Or le discernement humain a йtй blessй par l’ignorance. Il semble donc que la libertй de l’arbitre, qui consiste dans un discernement, n’est pas restйe dans l’homme aprиs le pйchй.

 

12° L’homme n’a pas de libertй pour les choses relativement auxquelles il a une nйcessitй. Or l’homme a une nйcessitй relativement aux pйchйs, car aprиs le pйchй, suivant saint Augustin, il est nйcessaire que l’homme pиche, avant la rйparation mortellement, aprиs la rйparation au moins vйniellement. L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre pour les pйchйs.

 

13° Tout ce que Dieu sait d’avance, doit nйcessairement se produire, puisque la prescience de Dieu ne peut se tromper. Or Dieu connaоt d’avance tous les actes humains. Ils se produisent donc par nйcessitй ; et ainsi, l’homme n’est pas douй de libre arbitre pour agir.

 

14° Plus un mobile est proche du premier moteur, plus il est uniforme dans son mouvement, comme on le voit clairement dans le cas des corps cйlestes, dont les mouvements sont uniformes. Or, puisque toute crйature est mue par Dieu — en effet, il meut la crйature corporelle а travers le temps et le lieu, et la spirituelle а travers le temps, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral —, la crйature raisonnable est un mobile trиs proche de Dieu, qui est le premier moteur de toutes choses. Elle a donc un mouvement trиs uniforme. Et ainsi, sa puissance ne s’йtend pas а plusieurs choses, pour qu’on puisse la dire douйe par lа de libre arbitre.

 

15° Selon le Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde, il appartient а la noblesse du ciel suprкme que celui-ci obtienne sa fin par un mouvement unique. Or l’вme raisonnable est plus noble que ce ciel, puisque l’esprit est prйfйrй au corps, suivant saint Augustin au huitiиme livre de la Citй de Dieu. L’вme humaine a donc un mouvement unique ; et ainsi, elle ne semble pas кtre douйe de libre arbitre.

 

16° Il convenait а la divine bontй de placer au mieux la plus sublime crйature. Or ce qui adhиre immuablement au meilleur est placй au mieux. Il convenait donc que la nature raisonnable, qui est la plus sublime des crйatures, soit ainsi faite par Dieu, qu’elle adhиre а lui immuablement ; ce qu’elle n’aurait pas, semble-t-il, si elle йtait douйe de libre arbitre. Il convenait donc que la nature raisonnable soit faite sans libre arbitre.

 

17° Les philosophes dйfinissent le libre arbitre comme un libre jugement sur la raison ; et le jugement de la raison peut кtre contraint par la force de la dйmonstration. Or, ce qui est contraint, n’est pas libre. L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre.

 

18° Si l’intelligence ou la raison peut кtre contrainte, c’est parce qu’il existe quelque vrai sans mйlange de faussetй ni apparence de faussetй, et c’est pourquoi l’intelligence ne peut pas йviter d’y assentir. Or semblablement, on trouve quelque bien auquel rien de mal n’est mкlй, ni vйritablement, ni selon l’apparence. Puis donc que le bien est l’objet de la volontй comme le vrai est celui de l’intelligence, il semble que, de mкme que l’intelligence est contrainte, de mкme aussi la volontй, de sorte que l’homme n’a de libertй ni quant а la volontй ni quant а la raison. Et ainsi, il n’aura pas le libre arbitre, qui est une facultй de la volontй et de la raison.

 

19° Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « le but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ». Or il n’est pas en notre pouvoir d’кtre tels ou tels ; puisque l’homme tient cela de sa naissance, et dйpend, comme il semble а certains, de la disposition des йtoiles. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’approuver telle fin ou telle autre. Or tout jugement sur ce qu’il faut faire se prend de la fin. Nous ne sommes donc pas douйs de libre arbitre.

 

20° Le libre s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй de l’homme a une nйcessitй а l’йgard de certaines choses ; en effet, il veut par nйcessitй la bйatitude. Il n’a donc pas de libertй а l’йgard de toutes choses ; et ainsi, il n’est pas douй de libre arbitre pour tout.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccli. 15, 14 : « Dieu, au commencement, a crйй l’homme, et il l’a laissй dans la main de son conseil » ; la Glose : « c’est-а-dire au pouvoir du libre arbitre ».

 

On trouve dans les rйalitйs un agent qui agit а partir de rien, et non par nйcessitй, et c’est Dieu ; on trouve aussi un agent qui agit а partir de quelque chose, et par nйcessitй, tels les agents naturels. Or, si l’on pose les extrкmes dans la rйalitй, il s’ensuit que les intermйdiaires sont posйs, suivant le Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde. Mais, entre ces deux, il ne peut y avoir que deux intermйdiaires. L’un d’eux, ce qui agit а partir de rien et par nйcessitй, ne peut exister ; en effet, agir а partir de rien n’appartient qu’а Dieu, qui n’agit pas par nйcessitй mais par volontй. Il reste donc qu’il existe une chose agissant а partir de quelque chose, et non par nйcessitй ; et c’est la nature raisonnable, qui agit а partir d’une matiиre prйsupposйe, et non par nйcessitй mais par la libertй de l’arbitre.

 

Le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or on trouve en l’homme la raison et la volontй. Donc le libre arbitre aussi.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, le conseil ne porte que sur les choses qui sont en nous. Or les hommes prennent conseil au sujet de leurs actes. Les hommes sont donc maоtres de leurs actes, et par consйquent, douйs de libre arbitre.

 

Les dйfenses et les prйceptes ne doivent кtre donnйs qu’а celui qui peut faire et ne pas faire, car sinon, ils seraient donnйs inutilement. Or des dйfenses et des prйceptes sont divinement donnйs а l’homme. Il est donc au pouvoir de l’homme de faire et de ne pas faire ; et ainsi, il est douй de libre arbitre.

 

Nul ne doit кtre puni ou rйcompensй pour ce qu’il n’est pas en son pouvoir de faire et de ne pas faire. Or l’homme est justement puni et rйcompensй par Dieu pour ses њuvres. L’homme peut donc opйrer et ne pas opйrer ; et ainsi, il est douй de libre arbitre.

 

Pour tout ce qui advient, il est nйcessaire de poser quelque cause. Or, pour les actes humains, nous ne pouvons pas poser comme cause Dieu lui-mкme immйdiatement : car les choses qui viennent immйdiatement de Dieu ne peuvent кtre que bonnes, tandis que les actes humains sont tantфt bons, tantфt mauvais. Semblablement, on ne peut pas dire que la nйcessitй soit la cause des actes humains, car les choses qui adviennent par nйcessitй sont celles qui se comportent toujours rйguliиrement, ce que nous ne voyons pas dans les actes humains. Semblablement, on ne peut pas dire que le destin ou la disposition des йtoiles soit leur cause, car il serait nйcessaire que les actes humains se produisent par nйcessitй, tout comme la cause est nйcessaire. La nature ne peut pas non plus кtre leur cause, c’est ce que montre la diversitй des actes humains : en effet, la nature est dйterminйe а une seule chose, et n’y manque que rarement. La fortune ou le hasard ne peut pas non plus кtre la cause des actes humains, car la fortune et le hasard sont causes de choses qui adviennent rarement et hors de l’intention, comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique, ce qui n’apparaоt pas dans les actes humains. Il reste donc que l’homme lui-mкme qui agit est le principe de ses propres actes, et qu’il est par consйquent douй de libre arbitre.

 

 

Rйponse :

 

Sans aucune incertitude, il est nйcessaire de poser que l’homme est libre par son arbitre. En effet, la foi y astreint, puisque sans libre arbitre il ne peut y avoir de mйrite ou de dйmйrite, de juste peine ou de rйcompense. А cela induisent aussi des preuves manifestes faisant apparaоtre que c’est librement que l’homme йlit une chose et repousse l’autre. А cela contraint aussi un raisonnement йvident, par lequel nous procйderons а notre investigation de la faзon suivante, en remontant а l’origine du libre arbitre.

 

Dans les rйalitйs qui se meuvent ou font quelque chose, on trouve cette diffйrence, que certaines ont en elles-mкmes le principe de leur mouvement ou de leur opйration, tandis que d’autres l’ont en dehors d’elles, comme celles qui sont mues par violence, et en lesquelles le principe est au-dehors, le patient n’apportant aucune contribution, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; et en celles-ci, nous ne pouvons pas poser le libre arbitre, йtant donnй qu’elles ne sont pas la cause de leur mouvement, alors que le libre est ce qui est cause de soi, suivant le Philosophe au dйbut de la Mйtaphysique.

 

Mais parmi les rйalitйs dont le principe du mouvement et de l’њuvre est en elles-mкmes, certaines sont ainsi faites qu’elles se meuvent elles-mкmes, tels les animaux ; mais il en est d’autres qui ne se meuvent pas elles-mкmes, bien qu’elles aient en soi quelque principe de leur mouvement, tels les lourds et les lйgers : en effet, ils ne se meuvent pas eux-mкmes, puisqu’ils ne peuvent кtre distinguйs en deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre mue, comme on le trouve chez les animaux ; quoique leur mouvement s’ensuive d’un principe qu’ils ont en eux-mкmes : la forme ; et parce qu’ils tiennent celle-ci d’un gйnйrant, l’on dit que le gйnйrant les meut par eux-mкmes, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, mais que, par accident, ils sont mus par ce qui фte l’empкchement ; et ceux-ci se meuvent par eux-mкmes, mais non d’eux-mкmes. Et c’est pourquoi le libre arbitre ne se trouve pas en eux, car ils ne sont pas а eux-mкmes la cause de l’agir ou du mouvement ; mais ils sont astreints а agir ou а se mouvoir par ce qu’ils ont reзu d’autre chose.

 

Mais parmi les rйalitйs qui se meuvent d’elles-mкmes, certaines ont leurs mouvements qui viennent du jugement de la raison, tandis que pour d’autres, les mouvements viennent d’un jugement naturel. Les hommes agissent et se meuvent par un jugement de la raison : en effet, ils confrontent les choses а faire ; tandis que toutes les bкtes agissent et se meuvent par un jugement naturel. Et cela ressort clairement, d’une part, de ce que toutes celles qui sont de la mкme espиce opиrent semblablement — ainsi, toutes les hirondelles font leur nid de la mкme faзon —, et d’autre part de ce qu’elles ont un jugement pour une њuvre dйterminйe et non pour toute њuvre ; ainsi, les abeilles n’ont pas d’industrie pour opйrer autre chose que des rayons de miel ; et il en va de mкme pour les autres animaux.

 

Par consйquent, а qui considиre droitement, il apparaоt que le jugement sur les choses а faire est attribuй aux bкtes de la mкme faзon que le mouvement et l’action sont attribuйs aux corps naturels inanimйs ; en effet, de mкme que les lourds et les lйgers ne se meuvent pas eux-mкmes de faзon а кtre ainsi la cause de leur mouvement, de mкme les bкtes ne jugent pas non plus par leur jugement, mais elles suivent le jugement que Dieu a mis en elles. Et de la sorte, elles ne sont pas la cause de leur arbitre, et n’ont pas la libertй de l’arbitre. L’homme, en revanche, jugeant par la puissance de la raison sur les choses а faire, peut juger depuis son arbitre, en tant qu’il connaоt la nature de la fin et du moyen, ainsi que la relation et l’ordre entre l’un et l’autre ; voilа pourquoi il n’est pas seulement la cause de soi-mкme dans son mouvement, mais aussi dans son jugement ; et c’est pourquoi il est douй de libre arbitre, c’est-а-dire de libre jugement pour agir ou ne pas agir.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans l’њuvre de l’homme, on peut trouver deux choses : l’йlection des њuvres, et celle-ci est toujours йtablie au pouvoir de l’homme, et la gestion ou l’exйcution des њuvres, et celle-lа n’est pas toujours au pouvoir de l’homme, mais, par le gouvernement de la divine providence, le propos de l’homme est tantфt conduit а son terme, tantфt non. Voilа pourquoi l’on ne dit pas que l’homme est libre de ses actions, mais de son йlection, qui est le jugement sur les choses а faire. Et c’est ce que montre le nom mкme de libre arbitre. Ou bien l’on peut faire une distinction sur l’њuvre mйritoire, comme cela est pratiquй dans les objections. Cependant, la premiиre rйponse est de saint Grйgoire de Nysse.

 

L’њuvre mйritoire ne diffиre pas de l’њuvre non mйritoire quant а l’objet de l’action, mais quant а la faзon d’agir : en effet, il n’est rien qu’un homme fasse de faзon mйritoire et par charitй, qu’un autre ne puisse faire ou vouloir sans mйrite. Voilа pourquoi, que l’homme ne puisse faire des actes mйritoires sans la grвce, ne dйroge pas а la libertй parfaite : car on dit que l’homme est douй de libre arbitre en ce sens qu’il peut faire ceci ou cela, non en ce sens qu’il peut agir ainsi ou autrement ; car, suivant le Philosophe, celui qui n’a pas encore l’habitus de la vertu, n’a pas en son pouvoir d’agir а la faзon dont le vertueux agit, si ce n’est en tant qu’il peut acquйrir l’habitus de la vertu. Or, bien que l’homme ne puisse acquйrir par son libre arbitre la grвce qui rend les њuvres mйritoires, il peut cependant se prйparer а avoir la grвce, que Dieu ne lui refusera pas s’il fait ce qui est en lui. Voilа pourquoi il n’est pas tout а fait hors du pouvoir du libre arbitre de faire des њuvres mйritoires, quoique le pouvoir du libre arbitre ne suffise pas par soi а cela, йtant donnй que le mode qui est requis pour le mйrite excиde la capacitй de la nature, au lieu que le mode confйrй aux њuvres par les vertus politiques ne la dйpasse pas. Mais personne ne dirait que l’homme n’est pas douй de libre arbitre parce qu’il ne peut pas vouloir ou йlire а la faзon de Dieu ou de l’ange.

 

Dieu opиre en chaque agent et suivant le mode de cet agent, comme la cause premiиre opиre dans l’opйration de la cause seconde, puisque la cause seconde ne peut passer а l’acte que par la puissance de la cause premiиre. Donc, que Dieu soit une cause opйrant dans les cњurs des hommes, n’exclut pas que les esprits humains eux-mкmes soient causes de leurs mouvements ; par consйquent, la notion de libertй n’est pas фtйe.

 

On dit que la cause premiиre est principale absolument parlant, pour la raison qu’elle influe davantage sur l’effet ; mais la cause seconde est principale а un certain point de vue, en tant que l’effet lui est davantage conformй.

 

« Instrument » se dit de deux faзons. D’abord proprement, c’est-а-dire quand une chose est mue par autre chose de telle sorte qu’aucun principe d’un tel mouvement ne lui est confйrй par le moteur : comme la scie est mue par le menuisier ; et un tel instrument est dйnuй de libertй. Ensuite, « instrument » dйsigne plus communйment tout ce qui est un moteur mы par autre chose, que le principe de son mouvement soit en lui ou non. Et dans ce cas, il n’est pas nйcessaire que la notion de libertй soit complиtement exclue de l’instrument, car une chose peut кtre mue par autre chose, et cependant se mouvoir elle-mкme ; et c’est le cas de l’esprit humain.

 

Celui qui n’a pas la grвce peut йlire le bien, mais pas de faзon mйritoire ; et cela ne dйroge pas а la libertй de l’arbitre, comme on l’a dit.

 

L’esclavage du pйchй n’implique pas de contrainte, mais soit une inclination, en tant que le pйchй prйcйdent induit en quelque sorte aux suivants, soit un dйfaut de la vertu naturelle, qui ne peut se dйlivrer de la tache du pйchй, auquel elle s’est soumise une fois. Voilа pourquoi l’homme demeure toujours libre de contrainte, ce qui le rend naturellement douй de libre arbitre.

 

Anselme, dans ce passage, parle comme un objectant ; en effet, il montre par la suite que le besoin de la grвce ne contredit pas le libre arbitre.

 

Le pouvoir du libre arbitre s’йtend а l’њuvre mкme qui est mйritoire, bien que ce ne soit pas sans Dieu, sans lequel il n’est rien au monde qui puisse agir ; mais le mouvement par lequel l’њuvre devient mйritoire dйpasse la capacitй de la nature, comme on l’a dit.

 

10° Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme en йtat de pйchй mortel ne peut йviter longtemps de pйcher mortellement ; cependant, il peut йviter ce pйchй mortel ou cet autre, comme tous le disent communйment des pйchйs vйniels. Et ainsi, cette nйcessitй ne semble pas enlever la libertй de l’arbitre. L’autre opinion est que l’homme en йtat de pйchй mortel peut йviter tout pйchй ; cependant, il ne peut pas йviter d’кtre sous le pйchй, car il ne peut par lui-mкme ressusciter du pйchй, au lieu qu’il a pu par lui-mкme tomber dans le pйchй. Et suivant cette opinion, la libertй de l’arbitre se soutient plus facilement. Mais cette question sera posйe plus loin, quand il s’agira du pouvoir du libre arbitre.

 

11° Notre volontй se porte vers un moyen ou vers une fin ; et vers une fin honnкte ou dйlectable, suivant la triple distinction du bien en honnкte, utile et dйlectable. Saint Bernard pose donc la libertй de l’arbitre relativement а la fin honnкte, la libertй de conseil relativement au bien utile, qui est un moyen, et la libertй de bon plaisir relativement au bien dйlectable. Or, bien que le discernement ait йtй diminuй par l’ignorance, il n’a cependant pas йtй totalement фtй ; voilа pourquoi la libertй de l’arbitre a certes йtй affaiblie par le pйchй, mais pas entiиrement perdue.

 

12° Aprиs le pйchй et avant la rйparation, l’homme est dans la nйcessitй de pйcher, c’est-а-dire d’avoir un pйchй, mais il n’est pas dans la nйcessitй d’user du pйchй, selon une premiиre opinion. Ainsi donc, « pйcher » se dit de deux faзons, tout comme « voir », suivant le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme. Ou bien, selon une autre opinion, il est dans la nйcessitй de pйcher en quelque pйchй, quoiqu’il n’ait de nйcessitй а l’йgard d’aucun.

 

13° De la prescience de Dieu, on ne peut conclure que nos actes soient nйcessaires de nйcessitй absolue, appelйe aussi nйcessitй du consйquent, mais d’une nйcessitй conditionnйe, que l’on appelle nйcessitй de consйquence, comme on le voit clairement chez Boиce, а la fin de la Consolation de la philosophie.

 

14° « Кtre mы » se dit de deux faзons. D’abord proprement, comme le Philosophe dйfinit le mouvement au troisiиme livre de la Physique, disant que le mouvement « est l’acte de ce qui existe en puissance en tant que tel ». Et dans ce cas, il est vrai que plus un mobile est proche du premier moteur, plus on trouve on lui une grand uniformitй de mouvement : car plus il est proche du premier moteur, plus il est parfait et existe davantage en acte, et moins en puissance, et c’est pourquoi il est susceptible de mouvements moins nombreux. Ensuite, on appelle « mouvement » au sens large n’importe quelle opйration, comme penser et sentir. Et en prenant ainsi le mouvement, le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que le mouvement est l’acte du parfait : car chaque chose opиre en tant qu’elle est en acte. Et dans ce cas, la proposition est vraie d’une certaine faзon, mais non d’une autre. En effet, si l’uniformitй du mouvement est considйrйe du cфtй des effets, alors elle est fausse, car plus un opйrant est puissant et parfait, plus sa puissance s’йtend а de nombreux effets. Mais si on l’envisage quant au mode d’action, alors la proposition est vraie, car plus un opйrant est parfait, plus il conserve le mкme mode dans son action, car il varie moins par sa nature et sa disposition, et donc par le mode d’action. Or on dit que les esprits raisonnables sont mobiles non dans le premier sens de « mouvement », car un tel mouvement n’est que celui des corps, mais dans le second. Ainsi Platon a-t-il lui aussi posй que le premier moteur se mouvait lui-mкme, en tant qu’il se veut et se pense, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que les esprits raisonnables soient dйterminйs а quelques effets ; mais ils ont une efficace relativement а de nombreuses choses, et sous ce rapport la libertй leur convient.

 

15° Il n’est pas toujours nйcessaire que ce qui peut obtenir sa fin par des opйrations ou des mouvements moins nombreux, soit plus noble ; car parfois, une chose obtient par de plus nombreuses opйrations une fin plus parfaite que ne peut en obtenir une autre par une seule opйration, comme le Philosophe le dit au mкme endroit. Et de la sorte, les esprits raisonnables sont trouvйs plus parfaits que le ciel suprкme, qui a seulement un seul mouvement, car ils obtiennent une fin plus parfaite, quoique par des opйrations plus nombreuses.

 

16° La crйature, il est vrai, serait meilleure si elle adhйrait immuablement а Dieu, cependant celle qui peut adhйrer et ne pas adhйrer а Dieu est bonne ; et ainsi, l’univers oщ se trouvent l’une et l’autre crйature est meilleur que si l’une des deux seulement s’y trouvait. Et c’est la rйponse de saint Augustin. Ou bien l’on peut dire, suivant saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne, qu’il est impossible qu’une crйature, par sa propre nature, adhиre а Dieu d’une volontй immuable, йtant donnй que, venant du nйant, elle peut кtre inflйchie. Cependant, si quelque crйature adhйrait immuablement а Dieu, elle ne serait pas pour cela privйe de libre arbitre, car elle peut, en adhйrant, faire et ne pas faire de nombreuses choses.

 

17° Le jugement auquel la libertй est attribuйe, est le jugement d’йlection, et non celui que l’homme prononce sur les conclusions dans les sciences spйculatives ; car l’йlection est elle-mкme comme une certaine science de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй.

 

18° De mкme qu’il existe un vrai que l’intelligence reзoit par nйcessitй parce qu’il n’est pas mйlangй de faux, tels les premiers principes de la dйmonstration, de mкme il existe un bien que la volontй recherche par nйcessitй parce qu’il n’est pas mйlangй de mal, а savoir, la fйlicitй elle-mкme. Cependant, il ne s’ensuit pas que la volontй soit contrainte par cet objet : car la contrainte dйsigne une chose contraire а la volontй, celle-ci йtant proprement l’inclination de celui qui veut ; et elle ne dйsigne pas une chose contraire а l’intelligence, celle-ci ne signifiant pas l’inclination de celui qui pense. Et la nйcessitй de ce bien n’induit pas la nйcessitй de la volontй а l’йgard des autres objets qu’elle doit vouloir — comme la nйcessitй des premiers principes induit la nйcessitй pour l’intelligence d’assentir aux conclusions —, йtant donnй que les autres objets voulus n’ont pas de relation nйcessaire а ce premier objet voulu, vйritablement ou selon l’apparence, en sorte que sans eux le premier objet voulu ne puisse кtre possйdй — comme les conclusions dйmonstratives ont une relation nйcessaire aux principes par lesquels elles sont dйmontrйes, de sorte que, si les conclusions ne sont pas vraies, il est nйcessaire que les principes ne soient pas vrais.

 

19° Les hommes ne tiennent de leur naissance aucune disposition immйdiatement dans l’вme intellective, par laquelle ils soient nйcessairement inclinйs а йlire une fin : ni du corps cйleste, ni d’aucune autre chose ; si ce n’est qu’ils ont en eux par leur propre nature un appйtit nйcessaire de la fin ultime, c’est-а-dire de la bйatitude, ce qui n’empкche pas la libertй de l’arbitre, puisque diverses voies demeurent йligibles pour l’obtention de cette fin ; et ce, parce que les corps cйlestes n’impriment pas immйdiatement dans l’вme raisonnable. Mais de la naissance rйsulte une disposition dans le corps du nouveau-nй tant par la puissance des corps cйlestes que par les causes infйrieures, qui sont la semence et la matiиre du fњtus ; disposition qui, d’une certaine faзon, rend l’вme encline а йlire quelque chose, dans la mesure oщ l’йlection de l’вme raisonnable est inclinйe par les passions, qui sont dans l’appйtit sensitif, lui-mкme йtant une puissance corporelle qui suit les dispositions du corps. Mais cela n’introduit en lui aucune nйcessitй de l’йlection, puisqu’il est au pouvoir de l’вme raisonnable de recevoir mais aussi de repousser les passions naissantes. Par la suite, l’homme est rendu tel ou tel par un habitus acquis, dont nous sommes la cause, ou par un habitus infus, qui n’est pas donnй sans notre consentement, bien que nous n’en soyons pas la cause. Et cet habitus a pour effet que l’homme recherche efficacement la fin accordйe а cet habitus. Et cependant, celui-ci n’introduit pas de nйcessitй, ni n’enlиve la libertй de l’йlection.

 

20° Puisque l’йlection est un certain jugement sur les choses а faire, ou une consйquence de ce jugement, ce dont il peut y avoir йlection, c’est ce qui est objet de notre jugement. Or le jugement, dans les choses а faire, se prend de la fin, comme la conclusion se prend des principes. Donc, de mкme que nous ne jugeons pas des premiers principes en les examinant, mais que nous y assentons naturellement et examinons toutes les autres choses d’aprиs eux, de mкme aussi dans le domaine de l’appйtit, nous ne jugeons pas de la fin ultime par un jugement de discussion ou d’examen, mais nous l’approuvons naturellement, et c’est pourquoi il n’y a pas sur elle йlection, mais volontй. Nous avons donc а son йgard une volontй libre, puisque la nйcessitй d’inclination naturelle ne s’oppose pas а la libertй, suivant saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu ; mais non un libre jugement, а proprement parler, puisqu’elle n’est pas objet d’йlection.

Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

On dit que nous sommes douйs de libre arbitre, en ce sens que nos actes sont volontaires. Or les enfants comme les bкtes ont en commun le volontaire, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Le libre arbitre existe donc chez les bкtes.

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, en tout ce qui se meut soi-mкme, il y a le pouvoir de se mouvoir et de s’immobiliser. Or les bкtes se meuvent d’elles-mкmes ; elles peuvent donc se mouvoir et s’immobiliser. Or on dit que nous sommes douйs de libre arbitre, en ce sens qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose, comme on le voit clairement chez saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne. Le libre arbitre existe donc chez les bкtes.

 

Le libre arbitre implique deux choses : le jugement et la libertй, et les deux peuvent se trouver chez les bкtes. En effet, elles ont un jugement sur les choses а faire, ce qui ressort de ce qu’elles poursuivent une chose et en йvitent une autre ; elles ont aussi la libertй, puisqu’elles peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Le libre arbitre existe donc en elles.

 

Dиs que la cause est posйe, l’effet est posй. Or saint Jean Damascиne a posй ceci comme cause de la libertй de l’arbitre, que notre вme commence par une mutation, car elle vient du nйant, et c’est pourquoi elle est changeante et en puissance а de nombreuses choses. Or l’вme de la bкte commence par une mutation. Le libre arbitre existe donc en elle.

 

On appelle « libre » ce qui n’est pas liй а quelque chose. Or l’вme de la bкte n’est pas liйe а l’un des opposйs, car sa puissance n’est pas dйterminйe а une seule chose comme la puissance des rйalitйs naturelles, qui font toujours la mкme chose. L’вme de la bкte a donc le libre arbitre.

 

La peine n’est due qu’а celui qui a le libre arbitre. Or on trouve frйquemment dans l’ancienne loi une peine infligйe aux bкtes, comme cela est clair en Ex. 19 pour la bкte qui touche la montagne, et au chap. 21 pour le bњuf qui frappe de la corne, et en Lйv. 20 pour la bкte avec laquelle une femme s’est corrompue. Les bкtes semblent donc кtre douйes de libre arbitre.

 

Le signe que l’homme est douй de libre arbitre, comme disent les saints, est qu’il est poussй au bien et retirй du mal par des prйceptes. Or nous constatons que les bкtes sont attirйes par des bienfaits et mues par des prйceptes, ou effrayйes par des menaces, afin qu’elles fassent une chose ou en quittent une autre. Les bкtes sont donc douйes de libre arbitre.

 

Le prйcepte divin n’est donnй qu’а celui qui a le libre arbitre. Or un prйcepte divin est donnй а une bкte : ainsi en Jon. 4, 7, d’aprиs une autre version, il est dit que « le Seigneur commanda au vers, et il piqua le lierre ». Les bкtes ont donc le libre arbitre.

 

 

En sens contraire :

 

Si l’homme est а l’image de Dieu, il semble que ce soit parce qu’il est douй de libre arbitre, comme dit saint Jean Damascиne et aussi saint Bernard. Or les bкtes ne sont pas а l’image de Dieu. Elles ne sont donc pas douйes de libre arbitre.

 

Tout ce qui est douй de libre arbitre, agit, et n’est pas seulement agi. Or les bкtes n’agissent pas, mais sont agies, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre. Les bкtes ne sont donc pas douйes de libre arbitre.

 

 

Rйponse :

 

Les bкtes ne sont aucunement douйes de libre arbitre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque trois choses concourent а notre opйration, а savoir la connaissance, l’appйtit et l’opйration elle-mкme, toute la notion de libertй dйpend du mode de connaissance. En effet, l’appйtit suit la connaissance, puisque l’appйtit ne porte que sur le bien que la puissance cognitive lui propose. Et si parfois l’appйtit semble ne pas suivre la connaissance, c’est parce que le jugement de l’appйtit et celui de la connaissance ne portent pas sur le mкme objet : en effet, l’appйtit porte sur la chose particuliиre а faire, tandis que le jugement de la raison porte parfois sur quelque universel, qui est parfois contraire а l’appйtit. Mais le jugement sur cette chose particuliиre а faire а un moment donnй ne peut jamais кtre contraire а l’appйtit. Car celui qui veut forniquer, bien qu’il sache universellement que la fornication est un mal, juge cependant que l’acte de fornication est pour lui un bien а un moment donnй, et il l’йlit sous l’apparence du bien. En effet, personne n’agit en ayant l’intention du mal, comme dit Denys. Or, s’il n’y a pas d’empкchement, le mouvement ou l’opйration suit l’appйtit. Voilа pourquoi, si le jugement de la cognitive n’est pas au pouvoir de quelqu’un mais reзoit d’ailleurs sa dйtermination, l’appйtit non plus ne sera pas en son pouvoir, et par consйquent le mouvement ou l’opйration ne le sera pas non plus dans l’absolu.

 

Or le jugement est au pouvoir de celui qui juge, dans la mesure oщ il peut juger sur son jugement : en effet, sur ce qui est en notre pouvoir, nous pouvons juger. Or juger de son jugement n’appartient qu’а la raison, qui fait retour sur son acte, et connaоt les relations des rйalitйs dont elle juge, et par lesquelles elle juge ; c’est pourquoi toute la racine de la libertй est йtablie dans la raison. Donc, dans la mesure oщ une chose se rapporte а la raison, elle se rapporte aussi au libre arbitre. Or la raison ne se trouve pleinement et parfaitement qu’en l’homme ; c’est donc seulement en lui que le libre arbitre se trouve en plйnitude.

 

Mais les bкtes ont quelque ressemblance de raison, en tant qu’elles ont part а une certaine prudence naturelle, йtant donnй que la nature infйrieure atteint en quelque faзon ce qui appartient а la nature supйrieure. Et cette ressemblance consiste en ce qu’elles ont un jugement ordonnй sur des objets. Mais ce jugement leur vient d’une estimation naturelle, non d’une confrontation, puisqu’elles ignorent la raison de leur jugement ; c’est pourquoi un jugement de ce genre ne s’йtend pas а toutes choses, comme le jugement de la raison, mais а certaines choses dйterminйes. Et de mкme, il y a en elles une certaine ressemblance du libre arbitre, en tant qu’elles peuvent faire ou ne pas faire une seule et mкme chose, suivant leur jugement, de sorte qu’il y a en elles comme une certaine libertй conditionnйe : en effet, elles peuvent agir, si elles jugent qu’il faut agir, ou ne pas agir, si elles ne jugent pas ainsi. Mais parce que leur jugement est dйterminй а une seule chose, et l’appйtit et l’action sont par consйquent dйterminйs а une seule chose ; c’est pourquoi, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Genиse au sens littйral, « elles sont mues par des reprйsentations visuelles » ; et suivant saint Jean Damascиne, elles sont agies par les passions : en effet, elles jugent naturellement de telle faзon sur telle reprйsentation visuelle et sur telle passion ; aussi telle vision d’une chose ou telle passion qui s’йlиve en eux les met-elle dans la nйcessitй de se mouvoir pour йviter ou poursuivre, comme le mouton est dans la nйcessitй de craindre et de fuir а la vue du loup, tandis que le chien, si la passion de colиre s’йlиve en lui, est dans la nйcessitй d’aboyer et de poursuivre pour nuire.

 

Mais l’homme n’est pas nйcessairement mы par les choses qui se prйsentent а lui, ou par les passions qui s’йlиvent en lui, parce qu’il peut les recevoir ou les repousser ; voilа pourquoi l’homme est douй de libre arbitre, mais non la bкte.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le volontaire est posй par le Philosophe chez les bкtes non pas en tant qu’il s’accorde а la volontй, mais en tant qu’il s’oppose au violent ; ainsi, il est dit que le volontaire est chez les bкtes et les enfants, non qu’ils aient l’usage d’une libre йlection, mais parce qu’ils font quelque chose de leur propre mouvement.

 

La puissance motrice des bкtes, considйrйe en elle-mкme, n’est pas inclinйe vers l’un des opposйs plus que vers l’autre ; ainsi est-il dit qu’ils peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Mais le jugement par lequel la puissance motrice est appliquйe а l’un des opposйs, est dйterminй ; et par consйquent, elles ne sont pas douйes de libre arbitre.

 

Bien qu’il y ait chez les bкtes une certaine indiffйrence des actions, cependant l’on ne peut pas dire au sens propre qu’il y ait en eux une libertй des actions, c’est-а-dire d’agir ou de ne pas agir : d’une part, parce que les actions, йtant exercйes par le corps, peuvent кtre contraintes ou empкchйes non seulement dans le cas des bкtes, mais aussi dans le cas des hommes, et c’est pourquoi on ne dit pas mкme de l’homme qu’il est libre de son action ; d’autre part aussi parce que, bien qu’il y ait chez la bкte, si l’on considиre l’action elle-mкme en soi, une indiffйrence quant а l’agir et le non-agir, cependant, si l’on considиre la relation de l’action au jugement, d’oщ vient sa dйtermination а une seule chose, alors une certaine obligation s’йtend aussi aux actions elles-mкmes, de sorte que la notion de libertй ne peut кtre trouvйe en elles de faзon absolue. Mais supposй qu’il y ait chez les bкtes quelque libertй et quelque jugement, il ne s’ensuivrait cependant pas qu’il y ait chez elles la libertй du jugement, puisque leur jugement est naturellement dйterminй а une seule chose.

 

Commencer par une mutation, ou venir du nйant, n’est pas assignй par saint Jean Damascиne comme la cause du libre arbitre, mais comme la cause de la flexibilitй du libre arbitre vers le mal ; et ce qui est donnй comme la cause du libre arbitre tant par saint Jean Damascиne que par saint Grйgoire et aussi saint Augustin, c’est la raison.

 

Bien que la puissance motrice chez les bкtes ne soit pas dйterminйe а une seule chose, cependant leur jugement sur les choses а faire est dйterminй а une seule chose, comme on l’a dit.

 

Puisque les bкtes ont йtй faites pour le service de l’homme, on dispose des bкtes comme il convient aux hommes, а cause desquels elles ont йtй faites. Les bкtes sont donc punies par la loi divine, non qu’elles pиchent, mais parce que leur peine punit les hommes dans leur possession, ou les effraie en raison de la duretй mкme de la peine, ou encore les instruit en leur signifiant un mystиre.

 

Tant les hommes que les bкtes sont conduits par des bienfaits et dйtournйs par des chвtiments, ou par des prйceptes et des dйfenses ; mais de faзon diffйrente, car si les mкmes choses sont reprйsentйes а l’homme de la mкme faзon, que ce soient des prйceptes et des dйfenses, ou des bienfaits et des chвtiments, il est en son pouvoir de les йlire ou de les йviter par le jugement de la raison ; mais chez les bкtes, il y a un jugement naturel dйterminй а ce que la chose qui se prйsente ou survient d’une certaine faзon, soit reзue ou йvitйe de la mкme faзon. Mais il arrive que, au souvenir des bienfaits ou des chвtiments passйs, les bкtes apprйhendent quelque chose comme ami, et а poursuivre ou а espйrer ; et autre chose comme ennemi, et а йviter ou а craindre ; voilа pourquoi, aprиs des chвtiments, la passion de crainte qui s’йlиve en eux les induit а obйir au geste de l’instructeur. Et ce genre de chose se passe chez les bкtes non pas nйcessairement а cause de la libertй de l’arbitre, mais а cause de l’indiffйrence des actions.

 

Selon saint Augustin au neuviиme livre sur la Genиse au sens littйral, au sujet de la faзon dont le prйcepte divin fut donnй aux bкtes, « il ne faut pas croire qu’une voix venue de la nuйe ait donnй un ordre а l’aide de ces paroles que les кtres raisonnables qui les entendent ont l’habitude de comprendre et d’exйcuter. Les bкtes et les oiseaux, en effet, n’ont pas reзu ce pouvoir ; а leur maniиre cependant ils obйissent а Dieu, non par le libre arbitre d’une volontй rationnelle, mais, de mкme que Dieu, sans кtre lui-mкme mы dans le temps, meut toutes choses en temps opportun […], ainsi sont-ils mus dans le temps pour exйcuter ses ordres. »

Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or la raison ne convient pas а Dieu, puisqu’elle dйsigne une connaissance discursive, tandis que Dieu connaоt tout d’un simple regard. Le libre arbitre ne convient donc pas а Dieu.

 

Le libre arbitre est la facultй par laquelle on йlit le bien et le mal, comme le montre clairement saint Augustin. Or la facultй d’йlire le mal n’existe pas en Dieu. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

Le libre arbitre est une puissance qui a des actes opposйs. Or Dieu n’a pas des actes opposйs, puisqu’il est immuable, et qu’il ne peut кtre inflйchi vers le mal. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

Йlire est l’acte du libre arbitre, comme il ressort de la dйfinition susdite. Or l’йlection ne convient pas а Dieu, puisqu’elle suit le conseil, qui est propre а celui qui doute et qui enquкte. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit : « Si le pouvoir de pйcher entrait dans la dйfinition du libre arbitre, alors ni Dieu ni les anges n’auraient de libre arbitre ; ce qui est absurde. » Il est donc aberrant de dire que Dieu n’a pas de libre arbitre.

 

1 Cor. 12, 11 : « C’est un seul et mкme Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant а chacun en particulier, comme il lui plaоt » ; la Glose : « d’aprиs le libre arbitre de sa volontй ». Le Saint-Esprit a donc un libre arbitre et, pour la mкme raison, le Pиre et le Fils aussi.

 

Rйponse :

 

On peut trouver le libre arbitre en Dieu ; mais de faзon diffйrente en lui, dans les anges, et dans les hommes.

 

En effet, que le libre arbitre existe en Dieu, apparaоt par le fait qu’il possиde lui-mкme la fin de sa volontй, fin qu’il veut naturellement et qui est sa bontй, tandis qu’il veut toutes les autres choses comme ordonnйes а cette fin ; mais, а proprement parler, il ne les veut pas nйcessairement, comme on l’a montrй dans la question prйcйdente, йtant donnй que sa bontй n’a pas besoin des choses qui lui sont ordonnйes, si ce n’est pour sa manifestation, qui peut se faire convenablement de plusieurs faзons ; il lui reste ainsi un libre jugement pour vouloir ceci ou cela, comme c’est le cas pour nous. Et c’est pourquoi il est nйcessaire de dire que le libre arbitre se trouve en Dieu, et semblablement dans les anges ; en effet, ceux-ci ne veulent pas par nйcessitй tout ce qu’ils veulent ; mais ce qu’ils veulent, ils le veulent par un libre jugement, tout comme nous.

 

Cependant, le libre arbitre se trouve diffйremment en nous, dans les anges, et en Dieu. En effet, si ce qui est premier varie, il est nйcessaire que ce qui suit varie. Or la facultй du libre arbitre prйsuppose deux choses : la nature, et la puissance cognitive.

 

La nature est d’un autre mode en Dieu que dans les hommes et que dans les anges. Car la nature divine est incrййe, et elle est son кtre et sa bontй ; aussi ne peut-il y avoir de dйfaut en lui ni quant а l’кtre ni quant а la bontй. Mais la nature humaine et la nature angйlique sont crййes, ayant pour principe le nйant ; par consйquent, autant qu’il est en elles, elles ont la possibilitй de faillir. Et c’est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut nullement кtre inflйchi vers le mal, tandis que le libre arbitre de l’homme et de l’ange, considйrй dans ses principes naturels, peut кtre inflйchi vers le mal.

 

La connaissance aussi se trouve avec un mode diffйrent en l’homme, en Dieu, et dans les anges. En effet, l’homme a une connaissance voilйe, et prend connaissance de la vйritй par un processus discursif ; c’est pourquoi le doute et la difficultй lui surviennent lorsqu’il distingue et juge, car « les pensйes des hommes sont timides, et nos prйvoyances sont incertaines » comme il est dit en Sag. 9, 14. Mais en Dieu, et dans les anges а leur faзon, il y a une connaissance simple de la vйritй, sans processus discursif ni enquкte ; aussi la difficultй ou le doute n’ont-ils pas de place en eux lorsqu’ils distinguent ou jugent. Voilа pourquoi Dieu et l’ange ont en leur libre arbitre une prompte йlection, tandis que l’homme est sujet а la difficultй lorsqu’il йlit, а cause de l’incertitude et du doute.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le libre arbitre de l’ange occupe une place mйdiane entre le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, ayant part en quelque faзon aux deux extrкmes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le mot « raison » est parfois pris largement dans le sens de toute connaissance immatйrielle ; et en ce sens, la raison se trouve en Dieu ; c’est pourquoi Denys met la raison au nombre des noms divins, au septiиme chapitre des Noms divins. D’une autre faзon, ce mot est pris proprement pour dйsigner la puissance cognitive avec processus discursif ; et en ce sens, la raison ne se trouve ni en Dieu ni dans les anges, mais seulement dans les hommes. L’on peut donc dire que la raison, dans la dйfinition du libre arbitre, est posйe avec la premiиre acception. Mais si on la prend dans la seconde acception, alors le libre arbitre est dйfini avec le mode qu’il a dans les hommes.

 

Le pouvoir d’йlire le mal n’entre pas dans la notion de libre arbitre, mais c’est une consйquence du libre arbitre, lorsqu’il existe dans une nature crййe ayant la possibilitй de faillir.

 

La volontй divine a des actes opposйs : non qu’elle veuille une chose et ensuite ne la veuille pas, ce qui s’opposerait а son immuabilitй ; ni qu’elle puisse vouloir le bien et le mal, car cela poserait une faillibilitй en Dieu ; mais parce qu’elle peut vouloir ceci et ne pas le vouloir.

 

Que l’йlection suive le conseil, qui s’effectue avec enquкte, s’ajoute а l’йlection telle qu’elle se trouve dans la nature raisonnable, qui prend connaissance de la vйritй par un processus discursif de la raison ; mais dans la nature intellectuelle, qui a une rйception simple de la vйritй, l’йlection se trouve sans enquкte prйcйdente. Et c’est ainsi que l’йlection existe en Dieu.

Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le libre arbitre, suivant saint Augustin, est une facultй de la volontй et de la raison. Or le mot « facultй » йvoque un pouvoir facile. Puis donc que la facilitй de la puissance vient de l’habitus — car, selon saint Augustin, l’habitus est ce qui permet d’agir facilement —, il semble que le libre arbitre soit un habitus.

 

Parmi les opйrations, certaines sont morales, d’autres naturelles. Or la facultй qui sert aux opйrations morales, est un habitus, non une puissance, comme cela est clair dans le cas des vertus morales. Le libre arbitre, qui implique une facilitй pour les opйrations naturelles, est donc lui aussi un habitus, non une puissance.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, si la nature faisait un navire, elle le ferait comme l’art. La facilitй naturelle est donc de mкme nature que la facilitй qui advient par l’art. Or la facilitй qui advient par l’art est un certain habitus acquis par des њuvres, comme on le voit clairement avec les vertus morales, si nous disons advenir par l’art tout ce qui est fait selon la raison. La facultй ou facilitй naturelle qu’est le libre arbitre sera donc un certain habitus.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, les habitus nous font agir de telle ou telle faзon, et les puissances nous font simplement agir. Or l’expression de libre arbitre dйsigne non seulement ce par quoi nous agissons, mais ce par quoi nous agissons de telle faзon, c’est-а-dire librement. L’expression de libre arbitre dйsigne donc un habitus.

 

[Le rйpondant] disait que lorsque l’on dit : « l’habitus nous fait agir de telle ou telle faзon », il faut comprendre : « bien ou mal ». En sens contraire : ce qui entre dans la notion d’habitus est commun а tout habitus. Or bien ou mal agir n’est pas commun а tout habitus, car les habitus spйculatifs ne se rapportent pas au bien ou au mal, semble-t-il. Bien ou mal agir n’entre donc pas dans la notion d’habitus.

 

Ce qui est фtй par le pйchй ne peut кtre une puissance, mais un habitus. Or le libre arbitre est фtй par le pйchй car, comme dit saint Augustin, « en usant mal de son libre arbitre, l’homme se perdit et le perdit ». Le libre arbitre est donc un habitus et non une puissance.

 

[Le rйpondant] disait que la parole de saint Augustin s’entend de la libertй de la grвce, qui existe par un habitus. En sens contraire : selon saint Augustin, personne ne mйsuse de l’habitus de la grвce. Le libre arbitre, dont on mйsuse, ne peut donc кtre compris comme la libertй de la grвce.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est « un habitus de l’esprit qui est libre de soi-mкme » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il est plus facile de passer а l’acte de la connaissance qu’а l’acte de l’opйration. Or il a йtй donnй а la puissance cognitive un habitus naturel, l’intelligence des principes, qui est au sommet de la connaissance. А la puissance opйrative ou motrice a donc aussi йtй donnй quelque habitus naturel. Puis donc que le libre arbitre semble tenir le plus haut rang parmi les moteurs, il semble qu’il soit un habitus, ou une puissance perfectionnйe par un habitus.

 

10° Une puissance n’est restreinte que par un habitus. Or la volontй et la raison sont restreintes dans le libre arbitre : en effet, la volontй porte sur les choses possibles et les impossibles, tandis que le libre arbitre ne porte pas sur les impossibles ; semblablement, la raison porte sur les choses qui sont en nous et sur celles qui ne sont pas en nous, tandis que le libre arbitre porte seulement sur celles qui sont en nous. L’expression de libre arbitre dйsigne donc un habitus.

 

11° De mкme que le nom de puissance dйsigne une chose qui s’ajoute а l’essence, de mкme le nom de facultй dйsigne une chose qui s’ajoute а la puissance. Or ce qui s’ajoute а la puissance, c’est l’habitus. Puis donc que le libre arbitre est une facultй, il semble qu’il soit un habitus.

 

12° Saint Augustin dit que le libre arbitre est « un mouvement vital et rationnel de l’вme ». Or le nom de mouvement dйsigne un acte. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

13° Le jugement, selon Boиce, est l’acte de celui qui juge. Or l’arbitre est la mкme chose que le jugement. L’arbitre est donc lui aussi un acte. Or ajouter « libre » ne le fait pas sortir du genre de l’acte, car on appelle libres les actes qui sont au pouvoir de l’agent. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

14° Selon saint Augustin au livre sur la Trinitй, ce qui dйpasse son sujet est en lui essentiellement, non accidentellement : par lа, il prouve que l’amour et la connaissance sont dans l’esprit essentiellement, car l’esprit aime et connaоt non seulement soi-mкme, mais aussi d’autres choses. Or le libre arbitre s’йtend au-delа du sujet, car l’вme agit librement sur les choses qui sont au-dehors d’elle. Le libre arbitre est donc dans l’вme essentiellement ; et ainsi, il n’est pas une puissance, puisque la puissance s’ajoute а l’essence.

 

15° Aucune puissance ne se met elle-mкme en acte. Or le libre arbitre se met en acte quand il veut. Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.

 

En sens contraire :

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, chap. 5, trois choses sont dans l’вme : la puissance, l’habitus et la passion. Or le libre arbitre n’est pas une passion, puisqu’il est dans la partie supйrieure de l’вme, tandis que la passion et la qualitй passible sont seulement relatives а la partie sensitive ; semblablement, il n’est pas un habitus, puisqu’il est le sujet de la grвce — en effet, il se rapporte а la grвce, suivant saint Augustin, comme le cheval au cavalier — alors qu’un habitus ne peut кtre le sujet d’un autre habitus. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance.

 

Il semble y avoir cette diffйrence entre la puissance et l’habitus, que la puissance qui a des objets opposйs est dйterminйe а un seul objet par l’habitus. Or l’expression de libre arbitre dйsigne une chose ayant des objets opposйs et nullement dйterminйe а un seul objet. Le libre arbitre est donc une puissance et non un habitus.

 

Saint Bernard dit : « Фte le libre arbitre, il n’y a plus rien а sauver. » Or ce qui est sauvй est l’вme, ou une puissance de l’вme. Puis donc que le libre arbitre n’est pas l’вme, car il relиve seulement de la partie supйrieure, il reste qu’il est une puissance.

 

Le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24 : « Cette puissance de l’вme raisonnable, par laquelle elle peut vouloir le bien ou le mal en distinguant l’un de l’autre, est appelйe libre arbitre. » Et ainsi, le libre arbitre est une puissance.

 

Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour elle-mкme ». Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Rйponse :

 

L’expression de libre arbitre, si l’on envisage son sens, dйsigne un acte ; mais le langage usuel l’a amenйe а signifier ce qui est le principe de l’acte. En effet, lorsque nous disons que l’homme jouit du libre arbitre, non ne voulons pas dire qu’il juge librement en acte, mais qu’il a en lui-mкme de quoi pouvoir juger librement.

 

Si donc cet acte de juger librement a en soi quelque chose qui excиde la force de la puissance, alors l’expression de libre arbitre dйsignera un habitus, ou une puissance perfectionnйe par un habitus ; ainsi, se mettre en colиre avec mesure implique une chose qui dйpasse la force de l’irascible, car l’irascible ne peut par lui-mкme rйfrйner la passion de colиre, а moins d’кtre perfectionnй par un habitus, grвce auquel la mesure de la raison est imprimйe en lui. Mais si juger librement n’implique pas en soi une chose qui dйpasse la force de la puissance, l’expression de libre arbitre dйsignera simplement la puissance ; ainsi, se mettre en colиre ne dйpasse pas la force de la puissance irascible, donc son principe propre est la puissance, et non un habitus.

 

Or il est avйrй que l’acte de juger, si l’on n’y ajoute rien, ne passe pas la force de la puissance, йtant donnй que c’est l’acte d’une puissance — la raison — par sa nature propre, sans qu’un habitus surajoutй soit requis. Et de mкme, ajouter « librement » ne dйpasse pas non plus la force de la puissance. Car on dit qu’une chose se fait librement lorsqu’elle est au pouvoir de celui qui agit. Or, qu’une chose soit en notre pouvoir, cela est en nous par une puissance — la volontй — et non par un habitus. Voilа pourquoi l’expression de libre arbitre ne dйsigne pas un habitus, mais la puissance de volontй ou de raison, l’une en relation а l’autre. En effet, l’acte d’йlection est produit ainsi, c’est-а-dire de l’une d’elles en relation а l’autre, suivant la parole du Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, disant que l’йlection est l’appйtit de l’intellectif, ou l’intelligence de l’appйtitif.

 

De ce qui prйcиde ressort aussi le motif pour lequel certains ont prйtendu que le libre arbitre йtait un habitus. En effet, certains ont affirmй cela а cause de ce qui est ajoutй par le libre arbitre а la volontй et а la raison, c’est-а-dire la relation de l’une а l’autre. Mais cela ne peut inclure la notion d’habitus, si l’on prend le nom d’habitus au sens propre : car l’habitus est une certaine qualitй, par laquelle la puissance est inclinйe а l’acte. D’autres ont prйtendu que le libre arbitre йtait une puissance habituelle, au vu de la facilitй qui nous fait juger librement. Mais cela, comme on l’a dйjа dit, n’excиde pas la notion de puissance.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On dit qu’une chose est facile de deux faзons : d’abord а cause de l’йloignement d’un empкchement ; ensuite а cause de l’adjonction d’une aide. Ainsi, la facilitй qui accompagne l’habitus rйsulte de l’adjonction d’une aide, car l’habitus incline la puissance а l’acte. Or l’expression de libre arbitre ne dйsigne pas cette facilitй, йtant donnй que, autant qu’il est en lui, le libre arbitre n’est pas inclinй vers un objet plutфt que vers l’autre ; mais elle dйsigne la facilitй qui rйsulte de l’йloignement d’un empкchement, parce que le libre arbitre n’est empкchй dans son opйration propre par aucune contrainte. Voilа pourquoi saint Augustin a proprement dйsignй le libre arbitre comme une facultй, non comme une facilitй : car la facultй semble impliquer qu’une chose est au pouvoir de celui qui a la facultй.

 

& Et il faut rйpondre de mкme aux deuxiиme et troisiиme arguments, qui portent sur la facilitй de l’habitus.

 

Dans l’acte, on peut considйrer deux mouvements : l’un qui relиve de la notion d’habitus, comme quand on fait bien ou mal quelque chose ; l’autre qui relиve de la notion de puissance, comme connaоtre immatйriellement convient а l’intelligence par la nature mкme de cette puissance. Ainsi, le mode impliquй dans ce que j’appelle « juger librement », ne relиve pas d’un habitus ajoutй mais de la puissance mкme de la raison, comme on l’a dit.

 

[La solution au cinquiиme argument fait dйfaut.]

 

L’homme, en usant mal du libre arbitre, ne l’a pas perdu totalement, mais а un certain point de vue : car aprиs le pйchй il ne peut pas кtre sans pйchй, comme il pouvait l’кtre avant le pйchй.

 

Bien que nul ne puisse mйsuser de la grвce, on peut cependant mйsuser d’un libre arbitre ayant la libertй de la grвce, au sens oщ nous mйsusons de ce qui est le principe du mauvais usage, tel l’habitus ou la puissance. Mais au sens oщ nous mйsusons d’une chose comme de l’objet de l’usage, il arrive que l’on mйsuse des vertus et de la grвce, comme cela est clair pour le cas de ceux qui s’enorgueillissent des vertus.

 

Saint Bernard prend l’habitus improprement, dans le sens d’une quelconque facilitй.

 

Une puissance peut avoir besoin d’un habitus pour deux raisons. D’abord, parce que l’opйration qui doit кtre effectuйe par la puissance excиde la force de la puissance, bien qu’elle n’excиde pas la force de toute la nature humaine. Ensuite, parce qu’elle excиde la force de toute la nature humaine. Et de cette seconde faзon, toutes les puissances de l’вme par lesquelles des actes mйritoires sont йlicitйs ont besoin d’habitus, qu’elles soient affectives ou intellectives ; car elles n’ont de pouvoir sur ce genre d’actes que si des habitus de grвce leur sont ajoutйs.

 

Mais de la premiиre faзon, l’intelligence a besoin d’un habitus, йtant donnй qu’elle ne peut penser une chose sans lui кtre assimilйe par une espиce intelligible. Il est donc nйcessaire que soient ajoutйes des espиces par lesquelles l’intelligence passe а l’acte ; or une quelconque ordination des espиces fait un habitus.

 

Et pour la mкme raison, les puissances appйtitives infйrieures, c’est-а-dire l’irascible et le concupiscible, ont besoin d’habitus pour кtre perfectionnйes par les vertus morales. En effet, que leurs actes soient rйfrйnйs, cela ne dйpasse pas la nature humaine, mais cela dйpasse la force des puissances susdites. Il est donc nйcessaire que ce qui appartient а la puissance supйrieure, c’est-а-dire а la raison, soit imprimй en elles ; et cette empreinte mкme de la raison dans les puissances infйrieures accomplit formellement les vertus morales.

 

Mais la puissance affective supйrieure n’a pas ainsi besoin d’un habitus, car elle tend naturellement vers le bien qui lui est connaturel, comme vers son objet propre. Aussi est-il seulement requis, pour qu’elle veuille le bien, que celui-ci lui soit montrй par la puissance cognitive. Voilа pourquoi les philosophes n’ont pas posй d’habitus dans la volontй, ni naturel ni acquis ; mais pour diriger dans le domaine opйratif, ils ont posй la prudence dans la raison, et la tempйrance, la force et les autres vertus morales dans l’irascible et le concupiscible. Selon les thйologiens, en revanche, on pose dans la volontй l’habitus de charitй pour les actes mйritoires.

 

10° Cette restriction de la raison et de la volontй ne se fait pas par un habitus ajoutй, mais par la relation d’une puissance а l’autre.

 

11° La facultй qui opиre par l’inclination d’un habitus, ajoute а la puissance une chose qui est d’une autre nature, c’est-а-dire l’habitus ; mais la facultй qui opиre par йloignement de la contrainte, ajoute а la puissance une raison dйterminйe, appartenant cependant а la nature mкme de la puissance ; comme la diffйrence, qui est ajoutйe au genre, appartient а la nature de l’espиce.

 

12° Saint Augustin dйfinit le libre arbitre par son acte propre, йtant donnй que les puissances sont connues par leurs actes ; cette prйdication n’est donc pas essentielle mais causale.

 

13° Bien qu’en propriйtй de termes l’expression de libre arbitre dйsigne un acte, cependant le langage usuel l’a transfйrйe а signifier le principe de l’acte.

 

14° La connaissance et l’amour peuvent se rapporter а l’esprit de deux faзons. D’abord comme а l’aimant et au connaissant ; et dans ce cas, ils ne dйpassent pas l’esprit, et ne s’йcartent pas de la ressemblance des autres accidents. Ensuite, ils peuvent se rapporter а l’esprit comme а l’aimй et au connu ; et dans ce cas, ils dйpassent l’esprit, car l’esprit aime et connaоt non seulement soi-mкme, mais aussi les autres choses ; et ainsi, ils s’йcartent de la ressemblance des autres accidents. Car les autres accidents, dans le rapport qu’ils ont au sujet, ne se rapportent pas а quelque chose d’extйrieur ; mais c’est en agissant qu’ils se rapportent а l’extйrieur, et en inhйrant qu’ils se rapportent au sujet. Mais l’amour et la connaissance se rapportent de quelque unique faзon au sujet et aux choses extйrieures ; quoiqu’il y ait un mode par lequel ils se rapportent seulement au sujet. Ainsi donc, il n’est pas nйcessaire que l’amour et la connaissance soient essentiels а l’esprit, sauf lorsque l’esprit est connu et aimй dans son essence.

 

15° [Dans certaines йditions seulement.] Cet argument vaut pour la puissance passive d’exister — telle la matiиre prime —, qui ne se met pas elle-mкme en acte ; mais il ne vaut pas pour la puissance opйrative — tel le libre arbitre —, qui est amenйe а l’acte par l’objet.

Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit plusieurs puissances.

 

Comme dit saint Augustin, le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or la raison et la volontй sont des puissances diffйrentes. Le libre arbitre se rattache donc а diffйrentes puissances.

 

Les puissances sont connues par les actes. Or les actes de diverses puissances sont attribuйs au libre arbitre ; en effet, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, а propos du libre arbitre, « les deux solutions dйpendent de nous : s’йbranler ou non, se remuer ou non, dйsirer ou non, etc. », toutes choses dont il est certain qu’elles relиvent de plusieurs puissances. Le libre arbitre est donc plusieurs puissances.

 

Boиce dit au livre sur la Consolation : « Le libre arbitre est dans les substances divines » — c’est-а-dire dans les anges — « par ceci qu’il y a en eux un jugement pйnйtrant et une volontй intиgre. » Or la pйnйtration du jugement relиve de la raison. Le libre arbitre inclut donc en soi la volontй et la raison ; et ainsi, le libre arbitre est plusieurs puissances.

 

[Le rйpondant] disait que c’est une puissance unique ayant la vertu de deux. En sens contraire : de mкme que l’on trouve dans la partie supйrieure de l’вme une puissance cognitive et une puissance affective, de mкme aussi dans la partie infйrieure. Or dans la partie infйrieure, il n’y a pas de puissance qui ait en soi la vertu de la cognitive et de l’affective. Donc dans la partie supйrieure non plus.

 

Boиce dit au livre sur la Consolation de la philosophie que « la suprкme servitude, c’est quand les esprits humains livrйs aux vices sont bientфt obscurcis dans le nuage de la science et troublйs par des affections dangereuses ». Or la servitude dont il est parlй ici, est contraire au libre arbitre. Le libre arbitre inclut donc en soi la raison et la volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

L’homme est appelй un microcosme, en tant que la ressemblance du macrocosme se trouve en lui. Or, dans le macrocosme, on ne trouve pas deux natures extrкmes sans une intermйdiaire. Donc, dans l’homme non plus, on ne trouve pas deux puissances extrкmes sans une intermйdiaire. Or il se rencontre en l’homme une puissance qui tend toujours vers le bien : la syndйrиse ; et une autre quasiment opposйe а celle-ci, et qui incline toujours vers le mal : la sensualitй. Il se rencontre donc une puissance qui se rapporte au bien et au mal, et c’est le libre arbitre. Et ainsi, il semble que le libre arbitre soit une puissance unique.

 

 

Rйponse :

 

Deux considйrations ont poussй certains а poser que le libre arbitre йtait plusieurs puissances. А l’origine de la premiиre, il y avait le constat que, par le libre arbitre, nous avons un pouvoir sur les actes de toutes les puissances ; c’est pourquoi ils posaient que le libre arbitre йtait comme un tout universel pour toutes les puissances. Mais cela n’est pas possible, car alors il s’ensuivrait qu’il y a en nous de nombreux libres arbitres, а cause de la multitude des puissances ; en effet, plusieurs hommes sont plusieurs кtres vivants. Et la raison susdite ne nous contraint pas а poser cela ; car tous les actes des diverses puissances ne se rapportent au libre arbitre que moyennant un acte unique, celui d’йlire : en effet, nous nous mouvons par le libre arbitre dans la mesure oщ, par le libre arbitre, nous йlisons de nous mouvoir, et de mкme pour les autres actes. Cela ne montre donc pas que le libre arbitre est plusieurs puissances, mais qu’il est une puissance unique mouvant par sa vertu diverses puissances.

 

Mais une autre considйration poussait certains autres а poser la pluralitй des puissances dans le libre arbitre. Ils partaient du constat que des choses relevant de diverses puissances se rencontraient dans l’acte du libre arbitre : le jugement, qui appartient а la raison, et l’appйtit, qui appartient а la volontй. De lа, il prйtendirent que le libre arbitre rassemblait en lui-mкme plusieurs puissances а la faзon dont le tout intйgral contient ses parties. Mais cela est impossible. En effet, puisque l’acte qui est attribuй au libre arbitre est un acte spйcial unique, celui d’йlire, il ne peut йmaner immйdiatement de deux puissances ; mais il йmane de l’une immйdiatement, et de l’autre mйdiatement, c’est-а-dire en tant que ce qui appartient а la premiиre puissance est laissй dans la seconde. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance unique.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin dit que le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, parce l’homme est ordonnй а l’acte du libre arbitre par l’une et l’autre puissance, quoique non immйdiatement.

 

Le libre arbitre n’est ordonnй aux actes des diverses puissances que moyennant son unique acte propre, comme on l’a dit.

 

Boиce attribue au libre arbitre ce qui appartient а diverses puissances, en tant que l’homme est ordonnй а l’acte du libre arbitre а travers diffйrentes puissances, comme on l’a dit.

 

Dans la partie irrationnelle et infйrieure de l’вme, il y a seulement une simple apprйhension par la partie cognitive, et non une autre confrontation ou ordination, comme c’est dйjа le cas dans la partie apprйhensive rationnelle. Voilа pourquoi, dans la partie sensitive, l’appйtit se porte simplement vers l’objet, sans qu’aucun ordre soit laissй par l’apprйhensive dans l’appйtitive. Aussi n’y a-t-il dans la partie sensitive aucune puissance qui comprenne en soi en quelque faзon l’apprйhensive et l’appйtitive, comme c’est le cas dans la partie rationnelle.

 

Il faut rйpondre comme au quatriиme argument.

Article 6 : Le libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit une autre puissance.

 

Ce qui est prйdiquй d’une chose essentiellement, ne doit pas кtre posй obliquement dans sa dйfinition, comme « animal » ne doit pas кtre posй obliquement dans la dйfinition de l’homme. Or la raison et la volontй sont posйs obliquement dans la dйfinition du libre arbitre ; en effet, elle est appelйe « facultй de la volontй et de la raison ». Le libre arbitre n’est donc pas la raison ou la volontй, mais une puissance autre que ces deux.

 

Les diffйrences des puissances sont connues par les diffйrences des actes. Or йlire, qui est l’acte du libre arbitre, diffиre de vouloir, qui est l’acte de la volontй, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Le libre arbitre est donc une puissance autre que la volontй.

 

Dans l’expression de libre arbitre, l’arbitre est posй dans l’abstrait, mais la libertй dans le concret. Or l’arbitre appartient а la raison, la libertй а la volontй. Ce qui appartient а la raison convient donc essentiellement au libre arbitre, tandis que ce qui appartient а la volontй lui convient pour ainsi dire dйnominativement et actuellement ; et ainsi, le libre arbitre semble кtre la raison plutфt que la volontй.

 

Selon saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, nous sommes douйs de libre arbitre dans la mesure oщ nous sommes raisonnables. Or nous sommes raisonnables dans la mesure oщ nous avons la raison. Nous sommes donc douйs de libre arbitre dans la mesure oщ nous avons la raison ; et de la sorte, il semble que le libre arbitre soit la raison.

 

L’ordre des puissances dйpend de l’ordre des habitus. Or l’acte de la foi, qui est un habitus de la raison, est formй par la charitй, qui est un habitus de la volontй. Un acte de la raison est donc formй par la volontй, et non l’inverse. Et de la sorte, si l’acte du libre arbitre appartient aux deux puissances que sont la volontй et la raison, а l’une comme а celle qui йlicite, et а l’autre comme celle qui forme, il semble qu’il appartienne а la raison comme а celle qui йlicite ; et ainsi, le libre arbitre est essentiellement la raison, et par consйquent il est une autre puissance que la volontй.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au troisiиme livre, chap. 14 : « Le libre arbitre n’est rien d’autre que la volontй. »

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or l’йlection est l’acte du libre arbitre. Le libre arbitre est donc la puissance appйtitive. Or elle n’est pas l’appйtit infйrieur, qui se divise en irascible et concupiscible, car dans ce cas les bкtes auraient le libre arbitre. Elle est donc l’appйtit supйrieur ; et celui-ci est la volontй, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Le libre arbitre est donc la volontй.

 

 

Rйponse :

 

Certains prйtendent que le libre arbitre est une troisiиme puissance, autre que la volontй et que la raison, parce qu’il voient que l’acte du libre arbitre — йlire — est diffйrent а la fois de l’acte de la simple volontй et de l’acte de la raison. Car l’acte de la raison consiste dans la seule connaissance, la volontй a son acte relativement au bien qui est fin, et le libre arbitre relativement au bien qui est moyen. Donc, de mкme que le bien qui est moyen rйsulte de la notion de fin, et que l’appйtit du bien rйsulte de la connaissance, de mкme ils disent que, d’une certaine faзon, par un ordre naturel, la volontй procиde de la raison, et que de ces deux procиde une troisiиme puissance qui est le libre arbitre. Mais cela ne peut pas se soutenir convenablement. En effet, l’objet et ce qui est la raison de l’objet relиvent de la mкme puissance, comme la couleur et la lumiиre relиvent de la vue. Or toute la raison de l’appйtibilitй du moyen, en tant que tel, est la fin. Il est donc impossible que rechercher la fin relиve d’une autre puissance que rechercher le moyen. Et cette diffйrence entre la fin, qui est recherchйe dans l’absolu, et le moyen, qui est recherchй en relation а autre chose, ne peut induire une distinction des puissances appйtitives. Car l’ordination de l’un а l’autre n’est pas par soi dans l’appйtit, mais par autre chose, c’est-а-dire par la raison, а laquelle il appartient d’ordonner et de confronter ; elle ne peut donc кtre une diffйrence spйcifique constituant une espиce de l’appйtit.

 

Quant а savoir si йlire est un acte de la raison ou de la volontй, le Philosophe semble laisser cela dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique ; supposant toutefois que c’est en quelque faзon une vertu des deux, il dit que l’йlection est soit l’intelligence de l’appйtitif, soit l’appйtit de l’intellectif. En revanche, il dit au troisiиme livre de l’Йthique que c’est un appйtit, dйfinissant l’йlection comme le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or, que cela soit vrai, et l’objet lui-mкme en fournit la preuve — car de mкme que le dйlectable et l’honnкte, qui incluent la notion de fin, sont objets de la puissance appйtitive, de mкme aussi le bien utile, qui est proprement йlu —, et le nom le fait voir clairement : car le libre arbitre, comme on l’a dit, est la puissance par laquelle l’homme peut juger librement. Or, si une chose est appelйe principe de ce qu’un acte est fait d’une certaine faзon, il n’est pas nйcessaire qu’elle soit purement et simplement le principe de cet acte, mais l’on signifie qu’elle en est le principe d’une certaine faзon ; de mкme, en disant que la grammaire est la science du parler correct, on ne dit pas qu’elle est purement et simplement le principe de la parole, car l’homme peut parler sans la grammaire, mais qu’elle est le principe de la correction dans la parole. Ainsi йgalement, « la puissance qui nous fait juger librement » ne s’entend pas de celle qui nous fait purement et simplement juger, ce qui appartient а la raison, mais de celle qui donne la libertй lorsqu’on juge, ce qui appartient а la volontй. C’est pourquoi le libre arbitre est la volontй elle-mкme ; et il ne renvoie pas а celle-ci dans l’absolu, mais relativement а un acte d’elle, celui d’йlire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’expression de libre arbitre ne dйsigne pas la volontй dans l’absolu mais en relation а la raison ; c’est pourquoi, pour signifier cela, la volontй et la raison sont posйs obliquement dans la dйfinition du libre arbitre.

 

Bien qu’йlire soit un autre acte que vouloir, cependant cette diffйrence ne peut induire une distinction des puissances.

 

Bien que le jugement appartienne а la raison, cependant la libertй dans le jugement appartient immйdiatement а la volontй.

 

Nous sommes appelйs raisonnables non seulement d’aprиs la puissance de la raison, mais aussi d’aprиs l’вme raisonnable, dont la volontй est une puissance ; et c’est dans la mesure oщ nous sommes ainsi raisonnables que nous sommes dits douйs de libre arbitre. Cependant, si le terme « raisonnables » йtait pris de la puissance de la raison, la citation en question signifierait que la raison est l’origine premiиre du libre arbitre, mais non le principe immйdiat de l’йlection.

 

La volontй meut d’une certaine faзon la raison en commandant son acte, et la raison meut la volontй en lui proposant son objet, qui est la fin, et de lа vient que l’une et l’autre des deux puissances peut en quelque faзon кtre formйe par l’autre.

Article 7 : Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй dans le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La nature spirituelle est plus noble que la corporelle. Or il convient а quelque nature corporelle, telle la nature de corps cйleste, qu’aucun dйsordre ne puisse exister dans son mouvement. Donc а bien plus forte raison peut-il exister une nature crййe spirituelle, capable de libre arbitre, dans les mouvements de laquelle aucun dйsordre ne puisse exister naturellement ; et cela, c’est кtre impeccable, ou кtre confirmй dans le bien.

 

[Le rйpondant] disait qu’il appartient а la noblesse de la crйature spirituelle de pouvoir mйriter ; ce qui serait impossible, si elle ne pouvait pas pйcher et ne pas pйcher. En sens contraire : pouvoir mйriter convient а une crйature spirituelle en ceci qu’elle a la maоtrise de son acte. Or, si elle ne pouvait faire que de bons actes, la maоtrise de son acte lui demeurerait nйanmoins : en effet, elle pourrait faire ou ne pas faire quelque bien sans tomber dans le mal, ou du moins choisir entre le bien et le meilleur. Il n’est donc pas requis, pour mйriter, que l’on puisse pйcher.

 

Le libre arbitre, par lequel nous mйritons avec le secours de la grвce, est une puissance active. Or faillir n’entre pas dans la notion de puissance active. La crйature spirituelle peut donc avoir une puissance pour mйriter, si elle est naturellement impeccable.

 

Anselme dit que le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. Or la libertй est la raison pour laquelle l’homme est capable de mйrite. Si donc l’on фte la puissance de pйcher, il restera encore а l’homme la puissance de mйriter.

 

Selon saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne, la raison pour laquelle la crйature est variable quant au libre arbitre est qu’elle vient du nйant. Or, pour la crйature, pouvoir tomber dans le nйant s’ensuit plus immйdiatement de ce qu’elle vient du nйant que pouvoir faire le mal. Or on trouve une crйature qui est naturellement incorruptible, comme l’вme et les corps cйlestes. On peut donc а bien plus forte raison trouver une crйature spirituelle qui soit naturellement impeccable.

 

Ce que Dieu fait en l’un, il peut le faire en d’autres. Or Dieu donne а la crйature spirituelle de tendre si immuablement par sa nature vers quelque bien, а savoir la fйlicitй, qu’elle ne peut nullement tendre vers le contraire. Donc, pour la mкme raison, il pourrait confйrer а une crйature le privilиge de rechercher naturellement tout bien de telle faзon qu’elle ne puisse aucunement кtre inclinйe au mal.

 

Dieu йtant le souverain bien, il se communique souverainement ; tout ce dont la crйature est capable est donc communiquй а la crйature. Or la crйature est capable de cette perfection qu’est la confirmation dans le bien, ou l’impeccabilitй ; et on le voit clairement, car cela est concйdй par grвce а quelques crйatures. Quelque crйature est donc naturellement impeccable, ou confirmйe dans le bien.

 

La substance est le principe de la vertu, et la vertu est le principe de l’opйration. Or quelque crйature est naturellement immuable quant а la substance. Il peut donc exister quelque crйature naturellement immuable quant а l’opйration, en sorte qu’elle soit naturellement impeccable.

 

Ce qui convient а la crйature en raison du principe par lequel elle existe, lui convient plus essentiellement que ce qui lui convient en raison du principe dont elle provient ; car l’effet reзoit la ressemblance de la cause par laquelle il est, mais il a une opposition а ce dont il provient : les opposйs proviennent des opposйs, comme le blanc du noir. Or la confirmation dans le bien convient а quelque crйature par Dieu, par lequel elle existe. On doit donc dire que la confirmation dans le bien lui est bien plus naturelle que le pouvoir de pйcher, qui lui convient en tant qu’elle provient du nйant.

 

10° La fйlicitй civile a une immuabilitй. Or l’homme peut par ses principes naturels parvenir а la fйlicitй civile. Il peut donc avoir naturellement l’immuabilitй dans le bien.

 

11° Ce que l’on a par nature, est immuable. Or l’homme recherche le bien naturellement. Et donc immuablement.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit que si la crйature raisonnable peut кtre inflйchie vers le mal dans son йlection, c’est parce qu’elle vient du nйant. Or il ne peut exister de crйature qui ne vienne du nйant. Il ne peut donc exister de crйature dont le libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien.

 

Une propriйtй de la nature supйrieure ne peut convenir naturellement а la nature infйrieure, que si celle-ci se convertit en la nature supйrieure ; par exemple, il ne peut se faire que l’eau soit naturellement chaude, que si elle se convertit en la nature du feu ou de l’air. Or, avoir une bontй indйfectible est une propriйtй de la nature divine. Il est donc impossible que cela convienne naturellement а une autre nature, а moins que celle-ci ne se convertisse en la nature divine, ce qui est impossible.

 

Le libre arbitre ne se trouve en aucune crйature autre que l’ange et l’homme. Or tant l’ange que l’homme a pйchй. Aucune crйature n’a donc son libre arbitre naturellement confirmй dans le bien.

 

Aucune crйature raisonnable n’est empкchйe d’obtenir la bйatitude, si ce n’est en raison du pйchй. Si donc une crйature raisonnable йtait naturellement impeccable, elle pourrait parvenir а la bйatitude sans la grвce par ses simples principes naturels ; ce qui ressemble fort а l’hйrйsie pйlagienne.

 

 

Rйponse :

 

Il n’existe ni ne peut exister aucune crйature dont le libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien en sorte qu’il lui convienne par ses seuls principes naturels de ne pouvoir pйcher. Et en voici la raison.

 

Le dйfaut de l’action est causй par un dйfaut des principes d’action ; par consйquent, s’il existe un кtre en lequel les principes d’action ne peuvent ni faillir en eux-mкmes, ni кtre empкchйs par quelque chose d’extйrieur, alors il est impossible que l’action de cet кtre dйfaille, comme cela est clair pour les mouvements des corps cйlestes. Mais la dйfaillance dans les actions est possible pour les кtres en lesquels les principes de l’agir peuvent faillir ou кtre empкchйs, comme on le voit dans le cas des кtres sujets а la gйnйration et а la corruption, qui, en raison de leur transmutabilitй, ont un dйfaut dans leurs principes actifs, et de lа proviennent leurs actions dйficientes ; et c’est pourquoi le pйchй se produit frйquemment dans les opйrations de la nature, les enfantements monstrueux en sont la preuve. Car le pйchй n’est rien d’autre — que ce terme soit employй pour les rйalitйs naturelles, artificielles ou volontaires — que le dйfaut ou le dйsordre de l’action propre, lorsqu’une chose est faite non comme elle doit l’кtre, ainsi qu’on le voit clairement au deuxiиme livre de la Physique.

 

Or, dans l’agir, la nature raisonnable douйe de libre arbitre est diffйrente de toute autre nature. En effet, une autre nature est ordonnйe а quelque bien particulier, et ses actions sont dйterminйes relativement а ce bien ; tandis que la nature raisonnable est simplement ordonnйe au bien. Car de mкme que le vrai dans l’absolu est l’objet de l’intelligence, de mкme aussi le bien dans l’absolu est l’objet de la volontй ; et de lа vient que la volontй s’йtend au principe universel des biens, auquel nul autre appйtit ne peut parvenir. Et c’est pourquoi la crйature raisonnable n’a pas des actions dйterminйes, mais se comporte avec une certaine indiffйrence envers les actions matйrielles.

 

Or, toute action vient de l’agent sous l’aspect d’une certaine ressemblance : ainsi le chaud chauffe-t-il ; si donc il y a un agent qui est ordonnй dans son action а quelque bien particulier, il est nйcessaire, pour que son action soit naturellement indйfectible, que la notion de ce bien soit en lui naturellement et immuablement ; par exemple, si une chaleur immuable est naturellement dans un corps, il chauffe immuablement. Et c’est pourquoi la nature raisonnable, qui est ordonnйe au bien dans l’absolu par des actions variйes, ne peut avoir naturellement des actions qui ne s’йcartent pas du bien, que si la notion de bien universel et parfait est en elle naturellement et immuablement ; ce qui, assurйment, ne peut exister que par la nature divine. Car Dieu seul est l’acte pur ne recevant le mйlange d’aucune puissance, et par suite, il est la bontй pure et absolue. Mais une crйature quelconque, puisqu’elle a dans sa nature un mйlange de puissance, est un bien particulier ; et ce mйlange de puissance lui advient parce qu’elle est tirйe du nйant. D’oщ il suit que, parmi les natures raisonnables, seul Dieu a un libre arbitre naturellement impeccable et confirmй dans le bien, tandis que cela ne peut exister dans la crйature, parce qu’elle vient du nйant, comme disent saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse ; et tel est le bien particulier en lequel se fonde la notion de mal, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les crйatures corporelles, comme on l’a dit, sont ordonnйes а quelque bien particulier par des actions dйterminйes. Voilа pourquoi, pour que l’erreur et le pйchй soient naturellement absents de leurs actions, il suffit qu’elles soient par leur nature affermies dans quelque bien particulier ; ce qui ne suffit pas pour des natures spirituelles ordonnйes au bien dans l’absolu, comme on l’a dit.

 

Кtre naturellement impeccable et avoir la maоtrise de son acte ne sont pas opposйs, puisque les deux conviennent а Dieu ; mais le premier s’oppose au second dans une nature crййe, qui est un bien particulier : en effet, aucune crйature ayant des actions dйterminйes ordonnйes а un bien particulier ne peut avoir la maоtrise de son acte.

 

Bien que faillir n’entre pas dans la notion de puissance active, cependant кtre faillible entre dans la notion de la puissance active qui n’a pas en elle-mкme pour son action des principes suffisants et immuables.

 

Bien que pouvoir pйcher ne soit pas une partie de la libertй de l’arbitre, cependant cela accompagne la libertй dans la nature crййe.

 

C’est par autre chose que la crйature obtient un кtre dйterminй et particulier. Par consйquent, la crйature peut avoir un кtre stable et immuable, bien que la notion de bien absolu et parfait ne se trouve pas en elle naturellement. En revanche, c’est par ses actions qu’elle est ordonnable au bien dans l’absolu ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Tout esprit raisonnable recherche naturellement la fйlicitй de faзon indйterminйe et en gйnйral, et а cet йgard il ne peut faillir ; mais de faзon particuliиre, il n’y a pas de mouvement dйterminй de la volontй de la crйature pour chercher la fйlicitй en ceci ou cela. Et ainsi, quelqu’un peut pйcher en recherchant la fйlicitй, s’il la cherche lа oщ il ne doit pas la chercher, comme celui qui cherche la fйlicitй dans les plaisirs ; et il en est ainsi а l’йgard de tous les biens : car rien n’est recherchй que sous l’aspect du bien, comme dit Denys. Et la raison en est, qu’il y a naturellement dans l’esprit l’appйtit du bien, mais non de tel ou tel bien ; c’est pourquoi en cela, le pйchй peut survenir.

 

La crйature est capable d’impeccabilitй, mais non en sorte qu’elle l’ait naturellement ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’opйration droite procйdant du libre arbitre n’a pas pour principe la seule substance, ni la vertu ou la puissance ; mais elle requiert une application convenable de la volontй а des choses qui sont au-dehors, comme la fin et d’autres choses de ce genre. Voilа pourquoi, alors qu’il n’existe aucun dйfaut dans la substance de l’вme ou dans la nature du libre arbitre, il peut s’ensuivre un dйfaut dans son action. L’impeccabilitй naturelle ne peut donc pas se dйduire de l’immuabilitй naturelle de la substance.

 

Dieu est la cause de la crйature non seulement quant а ses principes naturels, mais aussi quant а ses perfections ajoutйes. Il n’est donc pas nйcessaire que tout ce que la crйature tient de Dieu lui soit naturel, mais seulement ce que Dieu lui a donnй en instituant sa nature ; et la confirmation dans le bien n’est pas de ce genre.

 

10° Puisque la fйlicitй civile n’est pas la fйlicitй au plein sens du terme, elle n’a pas l’immuabilitй au plein sens du terme ; mais elle est appelйe immuable, parce qu’elle n’est pas facilement renversйe. Cependant, si la fйlicitй civile йtait immuable au plein sens du terme, il ne s’ensuivrait pas que le libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien. Car nous n’appelons pas naturel ce qui peut кtre acquis par les principes naturels — de cette faзon, les vertus politiques peuvent кtre appelйes naturelles — mais ce qui rйsulte d’une nйcessitй des principes de la nature.

 

11° Bien que l’homme recherche naturellement le bien en gйnйral, cependant il ne le recherche pas naturellement de maniиre spйciale, comme on l’a dit ; et c’est de ce cфtй que survient le pйchй et le dйfaut.

Article 8 : Le libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La grвce, en advenant а la nature, ne la dйtruit pas. Puis donc que le pouvoir d’кtre inflйchi vers le mal se trouve naturellement dans le libre arbitre de la crйature, il semble que cela ne puisse pas lui кtre фtй par la grвce.

 

Il est au pouvoir du libre arbitre d’user ou non de la grвce, car le libre arbitre ne peut pas кtre contraint par la grвce. Or, si le libre arbitre n’use pas de la grвce versйe en lui, il tombe dans le mal. Aucune grвce ne peut donc, en advenant, confirmer le libre arbitre dans le bien.

 

Le libre arbitre a la maоtrise de son acte. Or, user de la grвce est un certain acte du libre arbitre. User ou ne pas user est donc au pouvoir du libre arbitre ; et ainsi, il ne peut pas кtre confirmй par la grвce.

 

La flexibilitй vers le mal est dans le libre arbitre de la crйature parce qu’elle vient du nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Or aucune grвce ne peut фter а la crйature le fait de venir du nйant. Aucune grвce ne pourra donc confirmer le libre arbitre dans le bien.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu, et qu’il ne reзoit accroissement ni de la justice ni de la grвce, ni, de la faute, amoindrissement. Or la confirmation dans le bien, en advenant au libre arbitre, augmente celui-ci : car, suivant saint Augustin, « dans les grandeurs non matйrielles, c’est une mкme chose d’кtre plus grand et d’кtre meilleur ». Le libre arbitre ne peut donc pas кtre confirmй dans le bien par la grвce.

 

Comme il est dit au livre des Causes, « ce qui est en quelque chose, y existe avec le mode de ce en quoi il est ». Or le libre arbitre, par sa nature, peut se mouvoir vers le bien et le mal. La grвce qui lui advient est donc reзue en lui de telle faзon qu’il puisse se mouvoir vers le bien et le mal. Et ainsi, il semble qu’elle ne puisse pas le confirmer dans le bien.

 

Tout ce que Dieu ajoute а la crйature, il pourrait, semble-t-il, le lui confйrer au premier temps de sa crйation. Si donc le libre arbitre peut кtre confirmй par une grвce surajoutйe, il pourrait кtre confirmй par quelque don fait а la crйature spirituelle elle-mкme au moment de la crйation de sa nature ; et ainsi, elle serait naturellement confirmйe dans le bien ; ce qui est impossible, comme on l’a dit. Elle ne peut donc pas кtre confirmйe par grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Les saints qui sont dans la patrie sont confirmйs dans le bien, en sorte que dйsormais ils ne peuvent plus pйcher ; sinon ils ne seraient pas sыrs de leur bйatitude, ni par consйquent bienheureux. Or cette confirmation n’est pas en eux par nature, comme on l’a dit. Elle est donc par grвce. Et ainsi, le libre arbitre peut кtre confirmй par un don de la grвce.

 

De mкme que le libre arbitre de l’homme doit а sa nature de pouvoir кtre inflйchi vers le mal, de mкme le corps humain doit а sa nature d’кtre corruptible. Or le corps humain, par le don de la grвce, est rendu incorruptible ; 1 Cor. 15, 53 : « Il faut que ce corps corruptible revкte l’incorruptibilitй. » Le libre arbitre peut donc кtre confirmй dans le bien par la grвce.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, Origиne s’est trompй : il voulait en effet que le libre arbitre de la crйature ne fыt en aucune maniиre confirmй dans le bien, pas mкme chez les bienheureux, sauf dans le Christ, а cause de son union au Verbe. Et cette erreur le contraignait а poser que la bйatitude des saints et des anges n’йtait pas perpйtuelle, mais devait finir un jour ; or il s’ensuit qu’elle n’est pas vйritable, puisque l’immuabilitй et la sйcuritй entrent dans la notion de la bйatitude. Voilа pourquoi, а cause de cet inconvйnient qui en rйsulte, sa position doit кtre entiиrement rйprouvйe.

 

Il faut donc affirmer sans rйserve que le libre arbitre peut кtre confirmй dans le bien par la grвce. Et cela ressort de la considйration suivante. Si le libre arbitre de la crйature ne peut pas кtre naturellement confirmй dans le bien, c’est parce qu’il n’a pas dans sa nature la notion du bien parfait et absolu, mais d’un certain bien particulier ; or, а ce bien parfait et absolu, qui est Dieu, le libre arbitre est uni par la grвce. Par consйquent, si l’union devient parfaite, en sorte que Dieu soit lui-mкme pour le libre arbitre toute la cause de l’agir, il ne pourra pas кtre inflйchi vers le mal. Et cela se produit assurйment en quelques-uns, principalement chez les bienheureux ; et en voici la preuve.

 

La volontй tend naturellement vers le bien comme vers son objet ; et si elle tend parfois vers le mal, cela n’a lieu que parce que le mal lui est prйsentй sous l’aspect du bien. En effet, le mal est involontaire, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Le pйchй, c’est-а-dire rechercher le mal, ne peut donc exister dans le mouvement de la volontй que si dans la puissance apprйhensive prйexiste un dйfaut а cause duquel le mal lui est proposй comme un bien. Or ce dйfaut dans la raison peut survenir de deux faзons.

 

D’abord par la raison elle-mкme : en effet, il y a en elle naturellement et immuablement, sans erreur, la connaissance du bien en gйnйral — tant du bien qui est fin que du bien qui est moyen — mais non en particulier, et sur ce point elle peut se tromper, en estimant comme une fin ce qui n’en est pas une, ou comme utile pour la fin ce qui n’est pas utile. Et c’est pourquoi la volontй recherche naturellement le bien qui est fin, c’est-а-dire la fйlicitй en gйnйral, et semblablement le bien qui est moyen, car chacun recherche naturellement son utilitй ; mais c’est en recherchant telle ou telle fin, ou en йlisant telle ou telle chose utile, que survient un pйchй de la volontй.

 

Ensuite, la raison dйfaille par quelque chose d’extйrieur, lorsque, а cause des puissances infйrieures qui sont mues intensйment vers quelque chose, l’acte de la raison est interrompu, de sorte qu’elle ne propose pas clairement ni fermement а la volontй son jugement sur le bien ; comme lorsque quelqu’un a une estimation droite de la chastetй а garder, mais, par convoitise de ce qui peut dйlecter, recherche le contraire de la chastetй, а cause de ce que le jugement de la raison est en quelque sorte liй par la convoitise, comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique.

 

Or, ces dйfauts seront l’un et l’autre totalement фtйs aux bienheureux par leur union а Dieu. Car, voyant l’essence divine, ils connaоtront que Dieu mкme est la fin qui doit кtre souverainement aimйe ; ils sauront aussi de faзon particuliиre tout ce qui unit а lui et tout ce qui sйpare de lui, connaissant Dieu non seulement en soi, mais aussi en tant qu’il est la raison des autres choses ; et l’esprit sera tellement fortifiй par cette clartй de la connaissance, qu’aucun mouvement ne pourra s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre la rиgle de la raison. Par consйquent, de mкme que nous recherchons maintenant de faзon immuable le bien en gйnйral, de mкme les esprits des bienheureux recherchent immuablement de faзon particuliиre le bien convenable ; et il y aura en eux, au-dessus de l’inclination naturelle de la volontй, une charitй parfaite les attachant totalement а Dieu. En aucune faзon le pйchй ne pourra donc survenir en eux, et ainsi, ils seront confirmйs par la grвce.

 

 

Rйponse aux objections :

 

C’est а cause de l’imperfection de la nature crййe que celle-ci peut кtre inflйchie vers le mal ; et la grвce qui confirme dans le bien фte cette imperfection en perfectionnant la nature, comme la lumiиre qui advient а l’air фte son obscuritй, qu’il a naturellement sans la lumiиre.

 

Il est au pouvoir du libre arbitre de ne pas user d’un habitus ; cependant, ne pas user d’un habitus, cela mкme peut lui кtre proposй sous l’aspect du bien ; ce qui, entendu de la grвce, ne peut avoir lieu chez les bienheureux, comme on l’a dit.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Parce que le libre arbitre vient du nйant, il lui convient de n’кtre pas naturellement confirmй dans le bien ; et il ne peut pas lui кtre accordй par grвce d’кtre naturellement confirmй dans le bien par la grвce. Mais il ne convient pas au libre arbitre, en tant qu’il vient du nйant, de ne pouvoir aucunement кtre confirmй dans le bien ; de mкme qu’il y a dans l’air, par sa nature, non pas de ne pouvoir aucunement кtre illuminй, mais de ne pas кtre naturellement lumineux en acte.

 

Saint Bernard parle du libre arbitre quant а la libertй de toute contrainte, qui ne reзoit pas le plus ou le moins en intensitй.

 

Ce qui est reзu en quelque chose, on peut en considйrer et l’кtre et la nature. Quant а son кtre, il existe en ce en quoi il est reзu avec le mode de ce qui le reзoit, mais il attire cependant vers sa nature cela mкme qui le reзoit ; par exemple, la chaleur reзue dans l’eau a l’existence dans l’eau avec le mode de l’eau, c’est-а-dire en tant qu’elle est dans l’eau comme un accident dans un sujet ; cependant, elle tire l’eau hors de sa disposition naturelle pour qu’elle devienne chaude et fasse acte de chaleur ; et semblablement pour la lumiиre et l’air, quoique cela ne se fasse pas contre la nature de l’air. De mкme aussi, la grвce, quant а son кtre, est dans le libre arbitre avec le mode de celui-ci, comme un accident dans un sujet ; mais cependant, elle attire le libre arbitre vers la nature de son immuabilitй, en l’unissant а Dieu.

 

Le bien parfait, qui est Dieu, peut кtre uni а l’esprit humain par la grвce, mais non par la nature ; voilа pourquoi le libre arbitre peut кtre confirmй dans le bien par la grвce mais non par la nature.

Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le principe, dans le domaine de l’appйtit, est la fin, comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, de mкme que, dans le domaine spйculatif, ce sont les axiomes. Or, dans le domaine spйculatif, l’intelligence n’est confirmйe dans la vйritй, en recevant la certitude de la science, qu’aprиs avoir fait une analyse par les axiomes premiers. Donc le libre arbitre aussi ne peut кtre confirmй dans le bien qu’aprиs кtre parvenu а la fin ultime. Or cela n’a pas lieu dans l’йtat de voie. Le libre arbitre en l’йtat de voie ne peut donc pas кtre confirmй dans le bien.

 

La nature humaine n’est pas supйrieure а la nature angйlique. Or la confirmation du libre arbitre n’a pas йtй confйrйe aux anges avant l’йtat de gloire. Elle ne doit donc pas non plus кtre confйrйe aux hommes.

 

Le mouvement ne se repose que dans la fin. Or le libre arbitre ne parvient pas а sa fin, tant qu’il est dans l’йtat de voie. Sa mobilitй n’est donc pas non plus apaisйe au point de ne pouvoir se porter vers le bien et le mal.

 

Tant qu’une chose est imparfaite, elle peut faillir. Or l’imperfection n’est point фtйe aux hommes tant qu’ils sont dans l’йtat de voie : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en йnigme », comme il est dit en 1 Cor. 13, 12. Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, il peut faillir par le pйchй.

 

Tant que quelqu’un est en йtat de mйriter, ce qui augmente le mйrite ne doit pas lui кtre retirй. Or, pouvoir pйcher contribue au mйrite ; c’est pourquoi il est dit а la louange de l’homme juste en Eccli. 31, 10 : « Il a pu violer la loi et ne l’a point violйe ; faire le mal, et il ne l’a pas fait. » Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, oщ il peut mйriter, son libre arbitre ne doit pas кtre confirmй dans le bien.

 

De mкme que le dйfaut du libre arbitre est le pйchй, de mкme le dйfaut du corps est la corruption. Or le corps de l’homme ne devient pas incorruptible dans l’йtat de voie. Le libre arbitre de l’homme ne peut donc pas non plus, en l’йtat de voie, кtre confirmй dans le bien.

 

 

En sens contraire :

 

La bienheureuse Vierge, dans l’йtat de voie, fut confirmйe dans le bien ; car, comme dit saint Augustin, lorsque l’on parle de pйchйs, il ne doit pas кtre fait mention d’elle.

 

Les apфtres furent confirmйs dans le bien par la venue du Saint-Esprit, comme on le voit dans ce passage du Ps. 74, 4 : « c’est moi qui ai affermi ses colonnes », que la Glose expose en le comprenant des apфtres.

 

 

Rйponse :

 

L’on peut кtre confirmй dans le bien de deux faзons. D’abord au plein sens du terme, c’est-а-dire en sorte que l’on ait en soi un principe de fermetй suffisant pour que l’on ne puisse absolument pas pйcher. Et les bienheureux sont ainsi confirmйs dans le bien, pour la raison dйjа exposйe. Ensuite, quelques-uns sont dits confirmйs dans le bien parce qu’il leur est donnй un don de grвce par lequel il sont inclinйs vers le bien de telle faзon qu’ils ne peuvent pas facilement s’йcarter du bien ; par lа, cependant, ils ne sont pas retirйs du mal au point de ne pas pouvoir du tout pйcher, а moins que la divine providence ne les protиge. Ainsi est-il dit de l’immortalitй d’Adam : on le donne pour immortel, non qu’il ait pu, par quelque principe intйrieur, кtre entiиrement protйgй de toute atteinte mortelle extйrieure, par exemple de la blessure du glaive et autres choses de ce genre ; mais il йtait gardй de ces atteintes par la divine providence. Et de cette faзon, quelques-uns peuvent кtre confirmйs dans le bien en l’йtat de voie, mais non de la premiиre faзon ; et en voici la preuve.

 

L’on ne peut кtre rendu entiиrement impeccable, que si toute origine du pйchй est фtйe. Or l’origine du pйchй est soit dans l’erreur de la raison, qui se trompe de faзon particuliиre а propos de la fin du bien et а propos des biens utiles, qu’il recherche naturellement en gйnйral ; soit en ce que le jugement de la raison est interrompu а cause d’une passion des puissances infйrieures. Or, bien qu’il puisse кtre accordй а un homme en l’йtat de voie que la raison ne se trompe aucunement а propos de la fin du bien et а l’йgard des biens utiles de faзon particuliиre, grвce aux dons de sagesse et de conseil, cependant, que le jugement de la raison ne puisse кtre interrompu, cela excиde l’йtat de voie, pour deux raisons. D’abord et principalement parce que, pour la raison, кtre toujours en acte de droite contemplation dans l’йtat de voie, en sorte que la raison de toutes les њuvres soit Dieu, est impossible. Ensuite, parce qu’il ne se produit point, dans l’йtat de voie, que les puissances infйrieures soient soumises а la raison au point que l’acte de la raison ne soit nullement empкchй а cause d’elles, sauf dans le Seigneur Jйsus-Christ, qui fut simultanйment dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie.

 

Mais cependant, par la grвce de la voie, l’homme peut кtre attachй au bien de telle faзon qu’il ne puisse que trиs difficilement pйcher : ainsi, en effet, les puissances infйrieures sont rйfrйnйes par les vertus infuses, la volontй est inclinйe plus fortement vers Dieu, et la raison est rendue parfaite dans la contemplation de la vйritй divine, dont la continuation provenant de la ferveur de l’amour retire l’homme du pйchй. Et tout ce qui manque pour la confirmation est complйtй par la garde de la divine providence, en ceux que l’on dit confirmйs ; c’est-а-dire que chaque fois qu’il s’introduit une occasion de pйcher, leur esprit est divinement stimulй pour rйsister.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй parvient а la fin non seulement quand elle possиde parfaitement la fin, mais aussi, d’une certaine faзon, quand elle la dйsire intensйment ; et l’on peut de cette faзon кtre en quelque sorte confirmй dans le bien en l’йtat de voie.

 

Les dons de la grвce ne suivent pas nйcessairement l’ordre de la nature ; voilа pourquoi, bien que la nature humaine ne soit pas plus digne que la nature angйlique, cependant une plus grande grвce а йtй confйrйe а un homme qu’а un ange, comme par exemple а la bienheureuse Vierge, et au Christ-homme. La confirmation dans le bien convenait а la bienheureuse Vierge, parce qu’elle йtait la mиre de la divine Sagesse, qui « ne peut кtre susceptible de la moindre impuretй », comme il est dit en Sag. 7, 25. Semblablement, elle convenait aux apфtres, parce qu’ils йtaient comme le fondement et la base de tout l’йdifice ecclйsiastique ; c’est pourquoi il fallait qu’ils fussent fermes.

 

Il faut rйpondre au troisiиme argument comme au premier.

 

On peut voir par cet argument que quelqu’un, dans l’йtat de voie, n’est pas complиtement confirmй, comme il n’est pas non plus complиtement parfait ; mais il peut en quelque faзon кtre dit confirmй, comme il peut aussi кtre dit parfait.

 

Pouvoir pйcher ne contribue pas au mйrite, mais а la manifestation du mйrite, en tant que cela montre que l’њuvre bonne est volontaire ; et si cela est posй parmi les louanges de l’homme juste, c’est parce que la louange est la manifestation de la vertu.

 

La corruption du corps contribue matйriellement au mйrite, lorsque quelqu’un en use avec patience ; voilа pourquoi la grвce ne l’фte pas а l’homme qui est en йtat de mйriter.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

& La solution des objections en sens contraire ressort de ce qu’on a dit.

Article 10 : Le libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre] immuablement affermi ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le pйchй, comme dit saint Augustin au onziиme livre de la Citй de Dieu, est contre nature. Or rien de ce qui est contre nature n’est perpйtuel, suivant le Philosophe au dйbut du Ciel et le Monde. Le pйchй ne peut donc pas demeurer perpйtuellement dans le libre arbitre.

 

La nature spirituelle est plus puissante que la nature corporelle. Or, si l’on fait venir sur la nature corporelle quelque accident prйternaturel, elle revient а ce qui convient а sa nature, а moins que cet accident apportй ne soit conservй par une cause agissant continuellement ; par exemple, si de l’eau est chauffйe, elle revient au froid naturel, а moins qu’il n’y ait une chose qui conserve perpйtuellement la chaleur. Si donc il advient а la nature spirituelle du libre arbitre de tomber dans le pйchй, elle ne demeurera pas non plus soumise perpйtuellement au pйchй, mais reviendra un jour а l’йtat de justice, а moins que l’on n’indique une cause qui conserve perpйtuellement la mйchancetй en lui ; mais on ne peut la dйterminer, semble-t-il.

 

[Le rйpondant] disait qu’il y a une cause, tant intйrieure qu’extйrieure, qui induit le pйchй et le conserve : la cause intйrieure est la volontй elle-mкme ; l’extйrieure est l’objet mкme de la volontй, c’est-а-dire ce qui attire vers le pйchй. En sens contraire : la rйalitй qui est hors de l’вme est bonne. Or le bien ne peut кtre cause du mal que par accident. La rйalitй qui est hors de l’вme n’est donc cause du pйchй que par accident. Or toute cause par accident se ramиne а une cause par soi ; et ainsi, il est nйcessaire de poser une chose qui soit une cause par soi du pйchй ; ce qui ne peut кtre que la volontй. Or, quand la volontй est inclinйe vers quelque chose, il lui reste la facultй de tendre encore vers l’opposй, puisque ce vers quoi elle est inclinйe ne lui фte pas sa nature, par laquelle elle a pouvoir sur les opposйs. Ni la volontй ni rien d’autre ne peut donc кtre une cause faisant que le libre arbitre adhиre au pйchй immuablement et comme nйcessairement.

 

Selon le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il y a deux nйcessaires : l’un ayant sa nйcessitй par soi, l’autre par autre chose. Or, que le pйchй soit dans le libre arbitre, ne peut кtre nйcessaire comme ce qui a sa nйcessitй par soi, car cela est le propre de Dieu seul, comme dit Avicenne ; de mкme, ce n’est pas non plus nйcessaire comme ce qui a sa nйcessitй par autre chose, car tout nйcessaire de ce genre se ramиne а ce qui est nйcessaire par soi ; or Dieu ne peut кtre cause du pйchй. Il ne peut donc en aucune faзon кtre nйcessaire que le libre arbitre puisse demeurer dans le pйchй. Et ainsi, le libre arbitre d’aucune crйature n’adhиre immuablement au pйchй.

 

Saint Augustin, au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, semble distinguer deux nйcessitйs : l’une d’elles supprime la libertй, en faisant qu’une chose n’est pas en notre pouvoir, et on l’appelle nйcessitй de contrainte ; l’autre est celle qui ne supprime pas la libertй, et c’est la nйcessitй d’inclination naturelle. Or il n’est pas nйcessaire que le pйchй soit dans le libre arbitre par cette derniиre nйcessitй, puisque le pйchй n’est pas naturel mais plutфt contre nature ; ni de mкme par la premiиre nйcessitй, car alors la libertй de l’arbitre serait фtйe. Il n’est donc nullement nйcessaire ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour elle-mкme ». Si donc il existait un libre arbitre qui ne puisse avoir la droiture de volontй, il perdrait la raison formelle de sa propre nature, ce qui est impossible.

 

 Le libre arbitre ne reзoit pas le plus et le moins. Or le libre arbitre qui n’a pas de pouvoir sur le bien est moindre que celui qui a ce pouvoir. Il n’existe donc pas de libre arbitre qui n’ait pouvoir sur le bien.

 

Le mouvement volontaire est au repos volontaire ce que le mouvement naturel est au repos naturel. Or, suivant le Philosophe, si le mouvement est naturel, le repos aussi est naturel ; et si le mouvement est volontaire, le repos aussi est volontaire. Or le mouvement par lequel le pйchй est commis, est volontaire. Le repos par lequel on persiste dans le pйchй commis est donc lui aussi volontaire, donc pas nйcessaire.

 

 La volontй est au bien et au mal ce que l’intelligence est au vrai et au faux. Or l’intelligence n’adhиre jamais au faux au point de ne pouvoir кtre ramenйe а la connaissance du vrai. La volontй n’adhиre donc jamais au mal au point de ne pouvoir кtre ramenйe а l’amour du bien.

 

10° Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. L’acte essentiel de la libertй est donc d’avoir un pouvoir sur le bien. Si donc le libre arbitre d’une crйature n’a pas de pouvoir sur le bien, il sera inutile, puisque chaque rйalitй est vaine si elle est privйe de son acte propre, car chaque chose existe pour son opйration, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde.

 

11° Le libre arbitre n’a de pouvoir que sur le bien ou sur le mal. Si donc le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй, il reste que toute la libertй est de pouvoir faire le bien, et ainsi, la crйature qui ne pourra pas faire le bien n’aura rien de la libertй. Et ainsi, le libre arbitre ne peut pas кtre confirmй dans le mal au point de ne pouvoir aucunement faire le bien.

 

12° Selon Hugues de Saint-Victor, la mutation qui se fait par les principes accidentels ne change rien aux principes essentiels de la rйalitй. Or, pouvoir faire le bien est essentiel au libre arbitre, comme on l’a prouvй. Puis donc que le pйchй advient accidentellement au libre arbitre, celui-ci ne pourra pas кtre changй par le pйchй au point de perdre son pouvoir sur le bien.

 

13° Les facultйs naturelles, comme on dit communйment, sont blessйes par le pйchй, mais ne sont pas totalement фtйes. Or, avoir un pouvoir sur le bien est naturel au libre arbitre. Le pйchй ne le rend donc jamais obstinй dans le mal au point qu’il n’ait pas de pouvoir sur le bien.

 

14° Si le pйchй cause dans le libre arbitre l’obstination dans le mal, il le fait ou bien en retirant quelque chose des facultйs naturelles, ou bien en y ajoutant. Or ce n’est pas en retirant, car dans les dйmons les dons naturels demeurent intacts, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Ni, de mкme, en y ajoutant, car, ce qui est ajoutй йtant un accident, il est nйcessaire qu’il soit dans le sujet avec le mode de ce qui le reзoit ; et ainsi, puisque le libre arbitre peut кtre inflйchi vers l’un ou l’autre des opposйs, cela ne le fera pas adhйrer immuablement au mal. Le libre arbitre ne peut donc en aucune faзon кtre totalement confirmй dans le mal.

 

15° Saint Bernard dit qu’il est impossible que la volontй ne s’obйisse pas а elle-mкme. Or le pйchй et l’acte bon sont commis en voulant. Il est donc impossible que le libre arbitre ne puisse pas vouloir le bien, s’il veut. Or, ce que quelqu’un peut s’il veut, ne lui est pas impossible. Faire le bien n’est donc pas impossible а quiconque possиde le libre arbitre de sa volontй.

 

16° La charitй est plus forte que la cupiditй qui attire vers le pйchй : car la charitй aime la loi de Dieu plus que la cupiditй n’aime les monceaux d’or et d’argent, comme dit la Glose а propos du Ps. 118, 72 : « Mieux vaut pour moi la loi de ta bouche, etc. » Or les dйmons ou les hommes sont tombйs de la charitй dans le pйchй. А bien plus forte raison peuvent-ils donc revenir а la recherche du bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

17° La bontй et la rectitude de l’appйtit sont opposйs а son obstination. Or les dйmons et les damnйs on un appйtit bon et droit, car ils recherchent le bien et le meilleur, c’est-а-dire vivre et penser, comme dit Denys. Ils n’ont donc pas un libre arbitre obstinй dans le mal.

 

18° Anselme, au livre sur le Libre Arbitre, dйcouvre la mкme notion de libre arbitre en Dieu, en l’ange et en l’homme. Or le libre arbitre de Dieu ne peut кtre obstinй dans le mal. Donc en l’ange et en l’homme non plus.

 

 

En sens contraire :

 

А la fйlicitй des bienheureux s’oppose le malheur des damnйs. Or il appartient а la fйlicitй des bienheureux qu’ils aient un libre arbitre affermi dans le bien au point de ne pouvoir aucunement se dйtourner vers le mal. Il appartient donc aussi au malheur des damnйs qu’ils soient confirmйs dans le mal au point de n’avoir aucunement pouvoir sur le bien.

 

Saint Augustin dit expressйment la mкme chose dans le Livre а Pierre sur la foi.

 

Le retour depuis le pйchй vers le bien n’est ouvert que par la pйnitence. Or la pйnitence n’a pas lieu pour le mauvais ange. Il est donc immuablement confirmй dans le mal. Preuve de la mineure : la pйnitence ne semble pas avoir lieu pour celui qui pиche par mйchancetй. Or l’ange a pйchй par mйchancetй ; car, puisqu’il a une intelligence dйiforme, lorsqu’il considиre une chose, il voit en mкme temps tout ce qui appartient а cette chose, et ainsi, il ne peut pйcher qu’avec une science certaine. La pйnitence n’a donc pas lieu pour lui.

 

Selon saint Jean Damascиne, « ce que la mort est pour les hommes, la chute l’est pour les anges ». Or les hommes, aprиs la mort, ne sont pas capables de pйnitence. Donc les anges non plus, aprиs la chute. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « parce qu’il n’y aura pas de lieu de conversion aprиs cette vie pour ceux qui meurent sans la grвce, qu’aucune priиre ne soit faite pour eux » ; et ainsi, il est clair qu’aprиs la mort les hommes ne sont pas capables de pйnitence.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, il se trouve qu’Origиne s’est trompй : en effet, il a prйtendu qu’aprиs de longs espaces de temps, le retour а la justice serait ouvert tant aux dйmons qu’aux hommes ; et il йtait enclin а cette affirmation а cause de la libertй de l’arbitre. Mais cet avis dйplut а tous les docteurs catholiques, comme dit saint Augustin au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu ; non qu’ils enviassent le salut aux dйmons et aux hommes damnйs, mais parce qu’il faudrait dire, pour la mкme raison, que la justice et la gloire des anges et des hommes bienheureux devrait un jour se terminer — en effet, que la gloire des bons et le malheur des damnйs seront perpйtuels, cela est montrй en mкme temps en Mt 25, 46, oщ il est dit : « Ceux-ci s’en iront а l’йternel supplice, et les justes а la vie йternelle. » — ce qu’Origиne semblait aussi tenir pour vrai.

 

C’est pourquoi l’on doit accorder sans rйserve que le libre arbitre des dйmons eux-mкmes est si obstinй dans le mal qu’ils ne peuvent revenir а bien vouloir. Et la raison doit en кtre prise nйcessairement du cфtй oщ est causйe la dйlivrance du pйchй, а laquelle concourent deux choses : la grвce divine opйrant principalement, et la volontй humaine coopйrant а la grвce ; car, suivant saint Augustin, « celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans toi ». La cause de la confirmation dans le mal doit donc se prendre en partie de Dieu, et en partie du libre arbitre. De Dieu, d’une part, non comme causant ou conservant la mйchancetй, mais comme n’accordant pas la grвce ; et c’est mкme sa justice qui l’exige : en effet, il est juste que ceux qui n’ont pas voulu bien vouloir tandis qu’ils pouvaient, soient conduits а ce malheur de ne pas pouvoir du tout bien vouloir. Du cфtй du libre arbitre, d’autre part, la cause de la rйversibilitй ou de l’irrйversibilitй du pйchй doit se prendre de ce par quoi l’homme est tombй dans le pйchй. Or, puisque l’appйtit du bien est naturellement en n’importe quelle crйature, nul n’est induit а pйcher que sous quelque espиce de bien apparent. En effet, bien que le fornicateur sache que la fornication est mauvaise en gйnйral, cependant, lorsqu’il consent а la fornication, il estime que la fornication est pour lui, а un moment donnй, un bien а faire. Et dans cette estimation, trois choses sont а prendre en compte.

 

La premiиre d’entre elles est l’йlan mкme de la passion, par exemple de la convoitise ou de la colиre, par laquelle le jugement de la raison est interrompu, afin qu’elle ne juge pas actuellement de faзon particuliиre ce qu’elle tient habituellement en gйnйral, mais suive l’inclination de la passion, et consente а ce vers quoi la passion tend comme vers un bien par soi. La deuxiиme est l’inclination de l’habitus : celui-ci йtant comme une certaine nature pour son possesseur — ainsi le Philosophe dit-il au livre sur la Mйmoire et la Rйminiscence que l’habitude est une autre nature, et Cicйron, dans ses livres de Rhйtorique, que la vertu s’accorde а la raison а la faзon d’une nature —, pour la mкme raison l’habitus du vice incline comme une certaine nature vers ce qui lui convient ; d’oщ il se produit que, а celui qui a l’habitus de la luxure, ce qui convient а la luxure semble bon, comme connaturel. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique : que le « but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ». La troisiиme est la fausse estimation de la raison dans l’objet d’йlection particulier ; et celle-ci provient soit de l’une des deux choses susmentionnйes, а savoir l’йlan de la passion ou l’inclination de l’habitus, soit encore de l’ignorance gйnйrale, comme lorsque quelqu’un est dans cette erreur, que la fornication ne serait pas un pйchй.

 

Contre la premiиre d’entre elles, donc, le libre arbitre a un remиde pour pouvoir dйlaisser le pйchй. En effet, celui en qui il y a un йlan de passion a une droite estimation de la fin, qui est comme le principe dans le domaine de l’opйration, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. Par consйquent, de mкme que, par l’estimation vraie qu’il a du principe, l’homme peut repousser de soi les erreurs, s’il en a dans ses conclusions, de mкme, кtre droitement disposй а l’йgard de la fin lui permet de repousser de soi tout assaut des passions ; c’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « l’incontinent, qui pиche а cause d’une passion, est capable de pйnitence et de guйrison ». Semblablement, il a un remиde contre l’inclination de l’habitus. En effet, aucun habitus ne corrompt toutes les puissances de l’вme ; et ainsi, lorsqu’une puissance a йtй corrompue par un habitus, l’homme, parce qu’il reste de la rectitude dans les autres puissances, est induit а mйditer et а faire les choses qui sont contraires а cet habitus ; par exemple, si quelqu’un a un concupiscible corrompu par l’habitus de luxure, il est stimulй par l’irascible lui-mкme а entreprendre quelque chose de difficile, dont la pratique фte la mollesse de la luxure ; ainsi, le Philosophe dit-il dans les Catйgories que « l’homme vicieux, s’il se conduit de meilleure faзon dans sa vie et ses discours, pourra progresser dans le bien ». Contre la troisiиme aussi, il a un remиde : car ce que l’homme reзoit, il le reзoit comme raisonnablement, c’est-а-dire par voie d’enquкte et de confrontation. Lors donc que la raison se trompe en quelque chose, quelle que soit l’erreur qui en est la cause, elle peut кtre фtйe par des raisonnements contraires ; et de lа vient que l’homme peut renoncer au pйchй.

 

Mais en l’ange, le pйchй ne peut venir d’une passion : car, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, la passion n’existe que dans la partie sensible de l’вme, que les anges n’ont pas. Dans le pйchй de l’ange, deux seules choses concourent donc : l’inclination habituelle vers le pйchй, et l’estimation fausse de la puissance cognitive sur l’objet d’йlection particulier. Mais puisqu’il n’y a point dans les anges une multitude de puissances appйtitives comme il y en a dans les hommes, lorsque leur appйtit tend vers quelque chose, il est totalement inclinй vers cette chose, en sorte qu’il n’a aucune inclination qui l’induise au contraire. Et parce qu’ils n’ont pas une raison mais une intelligence, tout ce qu’ils estiment, ils le reзoivent suivant un mode intelligible. Or ce qui est admis intelligiblement, est admis irrйversiblement ; comme quand on admet que le tout est plus grand que sa partie. C’est pourquoi les anges ne peuvent dйposer l’estimation qu’ils ont une fois reзue, qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse.

 

Il ressort donc de ce qui a йtй dit prйcйdemment, que la cause de la confirmation des dйmons dans le mal dйpend de trois choses, auxquelles se ramиnent toutes les raisons donnйes par les docteurs. La premiиre et la principale est la justice divine ; c’est pourquoi l’on indique comme cause de leur obstination que, parce qu’ils ne sont pas tombйs par quelqu’un d’autre, ils ne doivent pas non plus se relever par quelqu’un d’autre ; ou toute autre raison comme celle-ci, qui se rattacherait а la convenance de la justice divine. La deuxiиme est l’indivisibilitй de la puissance appйtitive ; aussi certains disent-ils que, parce que l’ange est simple, il se tourne totalement vers ce vers quoi il se tourne ; ce qu’il faut comprendre non pas de la simplicitй de l’essence, mais de la simplicitй qui фte la division des puissances d’un mкme genre. La troisiиme est la connaissance intellective ; et c’est ce que certains disent : que les anges ont pйchй irrйmйdiablement, parce qu’ils ont pйchй contre une intelligence dйiforme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il y a deux faзons d’appeler quelque chose naturel. On appelle d’abord ainsi ce qui a un principe suffisant, duquel il s’ensuit par nйcessitй, а moins qu’une chose ne l’empкche ; par exemple, il est naturel а la terre de se mouvoir vers le bas ; et а ce sujet, le Philosophe pense que rien de ce qui est contre nature n’est perpйtuel. Ensuite, on dit qu’une chose est naturelle а une autre, parce que celle-ci a vers la premiиre une inclination naturelle, bien qu’elle n’ait pas en elle-mкme pour cette chose un principe suffisant, duquel elle s’ensuivrait nйcessairement ; par exemple, on dit qu’il est naturel а la femme de concevoir un enfant, ce qu’elle ne peut toutefois que si elle reзoit la semence d’un mвle. Or rien n’empкche que ce qui est contre ce naturel-lа soit perpйtuel ; comme dans le cas oщ une femme resterait perpйtuellement sans postйritй. Et de cette faзon, il est naturel au libre arbitre de tendre vers le bien, et contre nature de pйcher. L’argument n’est donc pas concluant. Ou bien l’on peut dire que bien que, pour l’esprit raisonnable considйrй dans son institution, le pйchй soit contre nature, cependant, en tant qu’il a adhйrй au pйchй, il lui est devenu quasi naturel, comme dit saint Augustin au livre sur la Perfection de la justice. Toutefois, le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique que, lorsque l’homme passe de la vertu au vice, il devient comme autre, йtant donnй qu’il passe pour ainsi dire а une autre nature.

 

Il n’en va pas de mкme pour la nature corporelle et la spirituelle. En effet, la nature corporelle est une nature dйterminйe d’un genre unique ; voilа pourquoi une chose ne peut lui кtre rendue naturelle que si sa nature est totalement corrompue ; par exemple, la chaleur ne peut devenir naturelle а l’eau que si l’espиce de l’eau se corrompt en elle ; et de lа vient qu’elle retourne а sa nature quand on enlиve ce qui l’en empкche. Mais la nature spirituelle, quant а son кtre second, a йtй faite indйterminйe et capable de tout ; ainsi est-il dit au troisiиme livre sur l’Вme que l’вme est en quelque sorte toutes choses ; et en adhйrant а une chose, elle est rendue une avec elle ; comme l’intelligence devient d’une certaine faзon l’intelligible lui-mкme lorsqu’elle pense, et que la volontй devient l’objet d’appйtit lui-mкme lorsqu’elle aime. Et ainsi, bien que l’inclination de la volontй soit naturellement vers une chose, cependant le contraire peut, par l’amour, lui кtre rendu naturel au point qu’elle ne revienne pas а l’йtat antйrieur, а moins qu’une cause ne fasse cela. Et de cette faзon, le pйchй est rendu comme naturel а celui qui adhиre au pйchй ; rien n’empкche donc que le libre arbitre reste perpйtuellement dans le pйchй.

 

La cause par soi du pйchй est la volontй, et par elle, le pйchй est conservй : en effet, bien qu’au dйpart elle se comportвt indiffйremment envers les deux opposйs, cependant, aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй, celui-ci lui est rendu comme naturel ; et dиs lors, autant que cela dйpend d’elle, elle demeure immuablement en lui.

 

Cette nйcessitй de demeurer dans le pйchй se ramиne а Dieu comme а une cause, de deux faзons : d’abord du cфtй de la justice elle-mкme, comme on l’a dit, c’est-а-dire en tant qu’il n’appose point la grвce qui guйrit ; ensuite, en tant qu’il a crйй une nature telle qu’а la fois elle puisse pйcher, et qu’il lui soit nйcessaire de demeurer dans le pйchй par la condition de sa nature, aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй.

 

Puisque le pйchй est pour l’esprit raisonnable un effet quasi naturel, cette nйcessitй ne sera pas une nйcessitй de contrainte, mais d’inclination quasi naturelle.

 

Il y a en tout dйtenteur du libre arbitre le pouvoir de garder la droiture de volontй lorsqu’il l’a, comme dit Anselme. Mais les dйmons et les autres damnйs ne peuvent pas la garder, puisqu’ils ne l’ont pas.

 

 Le libre arbitre, en tant qu’il est dit libre de contrainte, ne reзoit pas le plus et le moins ; mais si l’on considиre sa libertй par rapport au pйchй et au malheur, on dit qu’il est plus libre dans un йtat que dans un autre.

 

L’effet de la nature est toujours naturel ; et de lа vient que son action et son mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le mouvement de la volontй peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel, en tant que la volontй et l’art aident la nature ; par consйquent, il peut y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos consйquent sera naturel et dйcoulant nйcessairement ; par exemple, d’un coup volontaire s’ensuit une mort naturelle et nйcessaire.

 

 Si l’intelligence de l’ange admet quelque estimation fausse, il ne peut la dйposer, pour la raison susmentionnйe. Le raisonnement procиde donc d’une supposition fausse.

 

10° Bien que quelqu’un soit sйparй de sa fin prochaine, il ne s’ensuit pourtant pas qu’il soit entiиrement inutile, car il reste encore la relation а la fin ultime ; voilа pourquoi, bien que le libre arbitre soit sйparй de son opйration bonne, а laquelle il est naturellement ordonnй, cependant il n’est pas inutile, car cela mкme va а la gloire de Dieu, qui est la fin ultime, en tant que par lа sa justice est manifestйe.

 

11° Le pйchй n’est commis par le libre arbitre que par l’йlection d’un bien apparent ; par consйquent, quelque chose du bien demeure en n’importe quelle action peccamineuse. Et quant а ce bien, la libertй est conservйe ; en effet, si l’apparence de bien йtait enlevйe, l’йlection, qui est l’acte du libre arbitre, cesserait.

 

12° Pouvoir le bien est essentiel au libre arbitre non comme appartenant а l’кtre premier, mais а l’кtre second ; tandis que Hugues parle des choses qui sont essentielles quant а l’кtre premier de la rйalitй.

 

13° Cet argument vaut pour le naturel qui entre dans la constitution de la nature, et non pour le naturel auquel la nature est ordonnйe ; et c’est de cette faзon qu’il est naturel de pouvoir faire le bien.

 

14° Le pйchй qui advient au libre arbitre ne supprime rien des principes essentiels, car alors l’espиce du libre arbitre ne demeurerait pas ; mais quelque chose est ajoutй par le pйchй, а savoir une certaine rйunion du libre arbitre а la fin mauvaise, qui lui est rendue en quelque sorte naturelle. Et dиs lors, elle a une nйcessitй, comme toutes les autres choses qui sont naturelles au libre arbitre.

 

15° La volontй s’obйit toujours а elle-mкme, d’une certaine faзon, c’est-а-dire que l’homme veut en quelque maniиre ce qu’il veut vouloir. Mais d’une autre faзon, elle ne s’obйit pas toujours, c’est-а-dire en tant que l’on ne veut pas parfaitement et efficacement ce qu’on voudrait vouloir parfaitement et efficacement, comme dit saint Augustin. Et si la volontй des dйmons s’obйit а elle-mкme, il ne s’ensuit pas pour autant que leur libre arbitre n’est pas confirmй dans le mal, car il est impossible qu’il veuille vouloir efficacement le bien ; donc, mкme si cette conditionnelle йtait vraie, il ne s’ensuivrait pas que le consйquent soit possible, puisque l’antйcйdent est impossible.

 

16° La charitй est plus forte que le pйchй, autant qu’il est en elle, si la comparaison se fait entre l’une et l’autre suivant le mкme mode de possession, c’est-а-dire en sorte que de part et d’autre on prenne un libre arbitre parvenant au terme, ou encore dans l’йtat de voie. Mais cependant, ce qui est au terme de la mйchancetй se rapporte plus fermement а la mйchancetй que ce qui est dans la voie de la charitй ne se rapporte а la charitй. Or les dйmons ou bien n’ont jamais eu la charitй, selon certains, ou bien, s’ils l’ont eue, ils ne l’ont jamais eue que comme en l’йtat de voie. Et semblablement, les hommes damnйs n’ont pu tomber que de la grвce de l’йtat de voie.

 

17° Ce raisonnement vaut pour la bontй et la rectitude de la nature elle-mкme, non du libre arbitre. En effet, l’appйtit par lequel les dйmons recherchent le bien et le meilleur, est une certaine inclination de la nature elle-mкme, et qui ne vient pas de l’йlection du libre arbitre. Voilа pourquoi cette rectitude ne s’oppose pas а l’obstination du libre arbitre.

 

18° Anselme trouve la notion commune du libre arbitre en Dieu, dans les anges et dans les hommes, grвce а une certaine analogie trиs commune ; c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’а tous les points de vue spйciaux l’on dйcouvre une ressemblance.

Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le mal ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Le chвtiment mйritй par la nature dйchue est en tous avant la rйparation de celle-ci. Or le pйchй de la nature dйchue mйrite l’obstination, comme dit la Glose en Rom. 9, 18. Donc n’importe quel homme dans l’йtat de voie, avant la rйparation, est obstinй.

 

 Le pйchй contre le Saint-Esprit, quant а toutes ses espиces, peut se trouver dans l’homme en йtat de voie. Or l’obstination est une espиce du pйchй contre le Saint-Esprit, comme on le voit au deuxiиme livre des Sentences. Quelqu’un dans l’йtat de voie peut donc кtre obstinй.

 

 Nul homme en йtat de pйchй ne peut revenir au bien, а moins qu’une inclination au bien ne demeure en lui. Or quiconque tombe dans le pйchй mortel est dйpourvu de toute inclination au bien. En effet, l’on pиche mortellement par un amour dйsordonnй. Or l’amour, suivant saint Augustin, est dans les esprits comme le poids est dans les corps ; et le corps pesant est inclinй en un sens unique, comme la pierre vers le bas, de telle sorte qu’il ne lui reste aucune inclination vers le haut. Et ainsi, il ne reste pas non plus au pйcheur, semble-t-il, d’inclination au bien. Quiconque pиche mortellement est donc obstinй dans le mal.

 

Nul ne revient du mal de faute que par la pйnitence. Or celui qui pиche par mйchancetй est incapable de pйnitence, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, car il est corrompu quant au principe des objets d’йlection, c’est-а-dire quant а la fin. Puis donc qu’il arrive que quelqu’un pиche par mйchancetй dans l’йtat de voie, il semble qu’il soit possible que quelqu’un dans l’йtat de voie soit obstinй dans le mal.

 

 [Le rйpondant] disait que, bien qu’un tel homme soit incapable de pйnitence par ses propres forces, cependant il peut кtre ramenй а la pйnitence par le don de la grвce divine. En sens contraire : quand une chose est impossible par les causes infйrieures bien qu’elle puisse s’accomplir par l’opйration divine, nous disons tout bonnement qu’elle est impossible ; comme voir, pour un aveugle, ou ressusciter, pour un mort. Si donc quelqu’un n’est pas capable de pйnitence par ses propres forces, l’on doit dire tout bonnement qu’il est obstinй dans le mal, bien qu’il puisse кtre ramenй а la pйnitence par la puissance divine.

 

 Toute maladie qui opиre contre son traitement, est incurable, d’aprиs les mйdecins. Or le pйchй contre le Saint-Esprit opиre contre son traitement, qui est la grвce divine, par laquelle on est dйlivrй du pйchй. Quelqu’un peut donc avoir dans l’йtat de voie une maladie spirituelle incurable, et ainsi, il peut кtre obstinй dans le mal.

 

 Dans le mкme sens, semble-t-il, il est dit en Mt 12, 32 que le pйchй contre le Saint-Esprit est irrйmissible ; et cependant, des hommes dans l’йtat de voie commettent ce pйchй.

 

 Saint Augustin, au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu, et saint Grйgoire, dans les Moralia, donnent la cause pour laquelle les saints ne prieront pas pour les damnйs au jour du jugement : c’est parce qu’ils ne peuvent pas revenir а l’йtat de justice. Or il en est, dans l’йtat de voie, pour lesquels on ne doit pas prier ; 1 Jn 5, 16 : « Il y a un pйchй qui va а la mort ; et ce n’est pas pour lui que je dis de prier » ; et en Jйr. 7, 16 : « Et toi, n’intercиde pas en faveur de ce peuple, n’йlиve pour lui ni plainte ni priиre, et n’insiste pas auprиs de moi, car je ne t’йcouterai pas. » Quelques-uns dans l’йtat de voie sont donc si obstinйs qu’ils ne peuvent revenir а l’йtat de justice.

 

 De mкme qu’кtre confirmй dans le bien appartient а la gloire des saints, de mкme кtre confirmй dans le mal appartient au malheur des damnйs. Or un homme en l’йtat de voie peut кtre confirmй dans le bien, comme on l’a dйjа dit. Donc, pour la mкme raison, il semble qu’un homme dans l’йtat de voie puisse кtre obstinй dans le mal.

 

10° Saint Augustin s’exprime ainsi dans le Livre а Pierre sur la foi : « L’ange est douй d’un plus grand pouvoir que l’homme. » Or l’ange, aprиs le pйchй, n’a pu revenir а la justice. L’homme ne le peut donc pas non plus. Et ainsi, quelqu’un dans l’йtat de voie est obstinй.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur les Paroles du Seigneur — et on le lit dans la Glose а propos de Rom. 2, 5 — : « Tant que l’homme est dans cette vie, on ne peut prononcer ce jugement contre cette impйnitence, ou contre le cњur impйnitent. Car on ne doit dйsespйrer de la conversion d’aucun pйcheur, tant que la patience de Dieu l’invite а la pйnitence. » Et ainsi, il semble que personne dans l’йtat de voie ne soit obstinй dans le mal.

 

А propos du Ps. 67, 23 : « Je me rendrai au fond de la mer », il est dit [dans la Glose] : c’est-а-dire vers ceux « qui йtaient les plus dйsespйrйs » ; et ainsi, ceux qui semblent кtre les plus dйsespйrйs en cette vie, se tournent un jour vers Dieu, et Dieu vers eux.

 

 А propos du Ps. 147, 6 : « Il jette ses glaзons par morceaux », la Glose dit : « Il appelle “glaзons” les obstinйs, dont il fait parfois aussi des pasteurs, c’est-а-dire qu’il les fait tels qu’ils paissent les autres de la parole de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Une maladie peut кtre incurable soit а cause de la nature de la maladie, soit а cause de l’impйritie du mйdecin, soit а cause de la mauvaise disposition du sujet. Or la maladie spirituelle de l’homme dans l’йtat de voie, c’est-а-dire le pйchй, n’est pas incurable par la nature de la maladie : en effet, il n’est pas parvenu au terme de la mйchancetй ; ni non plus par l’impйritie du mйdecin, car Dieu а la fois sait et peut soigner ; ni enfin par la mauvaise disposition de l’homme, car de mкme qu’il est tombй par quelqu’un d’autre, de mкme il peut se relever par quelqu’un d’autre. L’homme dans l’йtat de voie ne peut donc en aucune faзon кtre confirmй dans le mal.

 

 

Rйponse :

 

L’obstination implique une certaine fermetй dans le pйchй, qui rende impossible а quelqu’un de revenir du pйchй. Or, que quelqu’un ne puisse revenir du pйchй, cela peut se comprendre de deux faзons. D’abord, en ce sens que ses forces ne suffisent pas pour qu’il soit totalement dйlivrй du pйchй ; et ainsi, de n’importe quel homme tombant dans le pйchй mortel, on dit qu’il ne peut pas revenir а la justice. Mais cette fermetй dans le pйchй ne permet pas d’appeler proprement quelqu’un obstinй. Dans un autre sens, quelqu’un a une telle fermetй dans le pйchй, qu’il ne peut mкme pas coopйrer pour se relever du pйchй. Mais il y a deux cas. Dans le premier, il ne peut aucunement coopйrer ; et telle est la parfaite obstination, qui est celle des dйmons. En effet, leur esprit est si affermi dans le mal, que tout mouvement de leur libre arbitre est dйsordonnй, et pйchй ; voilа pourquoi ils ne peuvent nullement se prйparer а avoir la grвce, par laquelle le pйchй est remis. Dans le second cas, il ne peut pas facilement coopйrer pour sortir du pйchй ; et telle est l’obstination imparfaite, qui peut кtre celle de quelqu’un dans l’йtat de voie, c’est-а-dire quand il a une volontй si affermie dans le pйchй que ses mouvements vers le bien ne s’йlиvent que faiblement. Cependant, parce que quelques-uns s’йlиvent, ils offrent une voie pour se prйparer а la grвce.

 

La raison pour laquelle un homme dans l’йtat de voie ne peut кtre si obstinй dans le mal qu’il ne puisse coopйrer а sa dйlivrance, ressort de ce qui a йtй dit : car, d’une part, une passion se dйnoue ou se rйprime, d’autre part, l’habitus ne corrompt pas totalement l’вme, et enfin la raison n’adhиre pas au faux avec une pertinacitй telle qu’elle ne puisse en кtre dйtournйe par un argument contraire. Mais aprиs l’йtat de voie, l’вme sйparйe ne pensera plus en recevant а partir des sens, ni ne sera en acte des puissances appйtitives sensitives. Et ainsi, l’вme sйparйe est conformйe а l’ange а la fois quant а la faзon de penser, et quant а l’indivisibilitй de l’appйtit, qui йtaient les causes de l’obstination en l’ange pйcheur ; c’est donc pour la mкme raison qu’il y aura obstination dans l’вme sйparйe. Et а la rйsurrection, le corps suivra la condition de l’вme ; voilа pourquoi l’вme ne reviendra pas а l’йtat qui est maintenant le sien et en lequel il lui est nйcessaire de recevoir а partir du corps, alors qu’elle usera pourtant des instruments corporels. Et ainsi, la mкme raison de l’obstination demeurera.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le pйchй de la nature dйchue est dit mйriter l’obstination, en tant que ce mкme pйchй mйrite la damnation йternelle : en effet, par le dйmйrite du premier pйchй, toute la nature humaine serait soumise а la damnation, si quelques-uns n’en йtaient arrachйs par la grвce du Rйdempteur ; mais non en sorte que l’homme soit obstinй dиs sa naissance, ni qu’il soit damnй de l’ultime damnation.

 

Cet argument parle de l’obstination imparfaite, par laquelle on n’est pas confirmй dans le mal au plein sens du terme ; c’est en effet une espиce du pйchй contre l’Esprit Saint.

 

Saint Augustin compare l’amour au poids, parce que l’un et l’autre inclinent. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’il y ait ressemblance а tous points de vue. Voilа pourquoi il ne s’ensuit pas que celui qui aime quelque chose n’ait aucune inclination vers le contraire ; sauf peut-кtre pour l’amour trиs parfait, comme celui des saints dans la patrie.

 

On dit de celui qui pиche par mйchancetй qu’il est incapable de pйnitence, non qu’il ne puisse aucunement faire pйnitence, mais parce qu’il ne peut le faire facilement. En effet, on ne se repent pas parfaitement avec la seule exhortation de la raison, car l’exhortation procиde d’un principe, c’est-а-dire de la fin, а l’йgard duquel le mйchant est corrompu ; cependant, il peut кtre amenй а faire pйnitence en s’habituant peu а peu au contraire. Et s’il peut кtre amenй а cette habitude, c’est d’une part а cause de sa faзon d’estimer, car il reзoit raisonnablement et comme par confrontation, et d’autre part parce que toute sa puissance appйtitive ne tend pas vers une seule chose. Or l’habitude permet d’acquйrir la droite notion du principe, c’est-а-dire de la fin appйtible. C’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « la raison n’enseigne les principes ni dans le domaine spйculatif, ni dans le domaine de l’opйration ; mais c’est la vertu, soit naturelle, soit acquise par l’habitude, qui fait que l’on opine droitement sur le principe ».

 

Quand la nature infйrieure peut disposer а quelque chose, ou coopйrer d’une maniиre quelconque, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible, bien que cela ne puisse кtre accompli que par l’opйration divine ; de mкme, nous ne disons pas tout bonnement qu’il est impossible au fruit du sein maternel d’кtre animй d’une вme raisonnable. Et semblablement, bien que la dйlivrance du pйchй se fasse par l’opйration divine, cependant, parce que le libre arbitre y coopиre, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible.

 

Bien que celui qui pиche contre le Saint-Esprit opиre contre la grвce de l’Esprit Saint par l’inclination du pйchй, cependant, parce que ce pйchй ne corrompt pas totalement l’вme, il reste un mouvement, quoique faible, par lequel elle peut en quelque faзon coopйrer а la grвce : en effet, elle ne rйsiste pas toujours actuellement а la grвce.

 

Le pйchй contre le Saint-Esprit est appelй irrйmissible, non pas au point de ne pouvoir кtre remis en cette vie, mais c’est parce qu’il ne peut pas facilement кtre remis en cette vie. Et la raison de cette difficultй est que le pйchй en question s’oppose directement а la grвce, par laquelle le pйchй est remis. Ou bien il est appelй irrйmissible parce que, йtant commis par mйchancetй, il n’a pas en lui-mкme la cause de la rйmission, comme le pйchй qui est commis par faiblesse ou par ignorance.

 

Il n’est dйfendu а personne de prier pour les pйcheurs en cette vie, quels qu’ils soient. Mais dans les paroles de l’apфtre citйes, il est signifiй que prier pour ceux qui sont endurcis dans le pйchй n’est pas l’affaire de n’importe qui, mais de quelque homme parfait. Ou bien l’apфtre parle du pйchй qui va а la mort, c’est-а-dire qui dure jusqu’а la mort. Et dans les paroles du prophиte, il est montrй que ce peuple, par un juste jugement de Dieu, йtait indigne d’obtenir misйricorde, sans qu’ils fussent totalement obstinйs dans le mal.

 

La confirmation dans le bien a lieu par le don divin. Voilа pourquoi rien n’empкche que, par un privilиge spйcial de la grвce, cela ne soit accordй а quelques hommes dans l’йtat de voie, bien que, de la sorte, ils ne soient pas confirmйs dans le bien comme les bienheureux dans la patrie, ainsi qu’on l’a dйjа dit. Mais cela ne peut кtre dit de la confirmation dans le mal.

 

10° Le fait mкme que l’ange йtait douй d’un plus grand pouvoir entraоne qu’il se soit obstinй dans le pйchй juste aprиs la premiиre йlection, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et saint Augustin n’entend pas prouver que l’homme est obstinй dans le pйchй, mais qu’il ne suffit pas а se relever du pйchй par lui-mкme.

Article 12 : Le libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le pйchй mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit en Rom. 7, 15 : « car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais » ; et il parle en la personne d’un homme damnй, comme dit une certaine glose а cet endroit. L’homme sans la grвce ne peut donc йviter le pйchй.

 

Le pйchй actuel mortel est plus grave que le pйchй originel. Or un homme avec le pйchй originel, s’il est adulte, ne peut sans la grвce йviter de pйcher mortellement : car dans ce cas il йviterait la condamnation а la peine sensible, qui est due au pйchй actuel mortel ; et ainsi, puisqu’il n’y a pas pour les adultes de milieu entre cette condamnation et la gloire de la vie йternelle, il s’ensuivrait qu’il peut acquйrir la vie йternelle sans la grвce, ce qui est l’hйrйsie pйlagienne. Il est donc bien moins possible а un homme en йtat de pйchй mortel d’йviter le pйchй, sauf s’il reзoit la grвce.

 

А propos de Rom. 7, 19 : « mais je fais ce que je ne veux pas, etc. » la Glose de saint Augustin dit : « Ici est dйcrit l’йtat de l’homme sous la loi, avant la grвce. C’est le temps oщ il est vaincu par ses pйchйs en cherchant а vivre dans la justice par ses propres forces et sans le secours de la grвce du Libйrateur », elle qui dйlivre le libre arbitre « pour qu’il croie au Libйrateur, et ainsi ne pиche pas contre la loi ». Or pйcher contre la loi, c’est pйcher mortellement. Il semble donc que l’homme sans la grвce ne puisse йviter le pйchй mortel.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Perfection de la justice que la mйchancetй est а l’вme ce que la courbure est au tibia, et que l’acte peccamineux est comparable а la claudication. Or la claudication ne peut кtre йvitйe par celui qui a un tibia courbe, а moins que le tibia ne soit d’abord guйri. Le pйchй mortel ne peut donc pas non plus кtre йvitй par celui qui est dans le pйchй, а moins qu’il ne soit d’abord dйlivrй du pйchй par la grвce.

 

Saint Grйgoire dit : « Le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne bientфt par son poids а un autre pйchй. » Or il n’est dйtruit que par la grвce. Donc, sans la grвce, l’homme pйcheur ne peut йviter le pйchй.

 

Selon saint Augustin, la crainte et la colиre sont des passions et des pйchйs. Or l’homme ne peut pas йviter les passions par le libre arbitre. Il ne peut donc pas non plus s’abstenir des pйchйs.

 

 Ce qui est nйcessaire ne peut кtre йvitй. Or les pйchйs sont des choses nйcessaires, comme on le voit clairement dans ce passage du Psaume 24, 17 : « Dйlivrez-moi des nйcessitйs oщ je suis rйduit. » L’homme ne peut donc йviter le pйchй par le libre arbitre.

 

Saint Augustin dit : « Il y a quelque pйchй, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or il n’est pas au pouvoir du libre arbitre que la chair ne convoite pas contre l’esprit. Le pouvoir du libre arbitre ne s’йtend donc pas jusqu’а faire que le pйchй soit йvitй.

 

 La puissance de mourir s’ensuit de la puissance de pйcher ; en effet, l’homme dans l’йtat d’innocence ne pouvait mourir que parce qu’il pouvait pйcher. La nйcessitй de mourir est donc une consйquence de la nйcessitй de pйcher. Or l’homme dans l’йtat prйsent ne peut йviter de mourir. Il ne peut donc pas non plus йviter de pйcher.

 

10° Selon saint Augustin, si l’homme pouvait se maintenir dans l’йtat d’innocence, c’est parce qu’il avait l’intйgritй de nature, exempte de toute tache de pйchй. Or cette intйgritй n’existe pas en l’homme pйcheur sйparй de la grвce. Il ne peut donc pas se maintenir, mais il lui est nйcessaire de tomber aprиs le pйchй.

 

11° Au vainqueur est due la couronne, comme on le voit clairement en Apoc. 2, 10. Or, si quelqu’un йvite le pйchй lorsqu’il est tentй de pйcher, il vaincra le pйchй et le diable ; Jacq. 4, 7 : « Rйsistez au diable, et il s’enfuira de vous. » Si donc quelqu’un peut, sans la grвce, йviter le pйchй, il pourra sans la grвce mйriter la couronne ; ce qui est hйrйtique.

 

12° Saint Augustin dit au livre des Rйvisions : « La volontй ne peut pas rйsister а la convoitise qui la presse. » Or la convoitise induit au pйchй. La volontй humaine ne peut donc, sans la grвce, йviter le pйchй.

 

13° Celui qui a un habitus, agit nйcessairement selon cet habitus. Or celui qui est dans le pйchй a l’habitus du pйchй. Il semble donc qu’il ne puisse pas йviter de pйcher.

 

14° Le libre arbitre, suivant saint Augustin, est « ce par quoi on йlit le bien avec l’assistance de la grвce, et le mal quand cesse l’assistance de la grвce ». Il semble donc que celui qui n’a pas la grвce йlise toujours le mal par son libre arbitre.

 

15° Quiconque peut ne pas pйcher, peut vaincre le monde ; en effet, nul ne vainc le monde autrement qu’en cessant de pйcher. Or personne ne peut vaincre le monde que par la grвce ; car, comme il est dit en 1 Jn 5, 4, « la victoire qui vainc le monde, c’est notre foi ». On ne peut donc sans la grвce йviter le pйchй.

 

16° Le prйcepte d’aimer Dieu est affirmatif, et ainsi il oblige а ce qu’on l’observe en temps et en lieu, au point que, s’il n’est pas observй, l’homme pиche mortellement. Or, on ne peut observer le prйcepte de la charitй sans la grвce ; car, comme il est dit en Rom. 5, 5, « l’amour de Dieu est rйpandu dans nos cњurs par l’Esprit Saint qui nous a йtй donnй ». L’homme ne peut donc, sans la grвce, faire en sorte de ne pas pйcher mortellement.

 

17° Selon saint Augustin, le prйcepte de la misйricorde envers soi-mкme est inclus dans celui de la misйricorde envers le prochain. Or on pйcherait mortellement si l’on ne faisait pas misйricorde au prochain en danger de mort corporelle. Donc а bien plus forte raison pиche-t-on mortellement si, en ne se repentant pas du pйchй, on ne fait pas misйricorde а soi-mкme en йtat de pйchй ; et ainsi, а moins que le pйchй ne soit dйtruit par la pйnitence, l’homme ne peut йviter de pйcher.

 

18° Le mйpris de Dieu est au pйchй ce que l’amour de Dieu est а la vertu. Or il est nйcessaire que tout homme vertueux aime Dieu. Il est donc nйcessaire que tout pйcheur mйprise Dieu, et de la sorte, pиche ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

19° Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, d’habitus semblables procиdent des actes semblables. Si donc quelqu’un est dans le pйchй, il est nйcessaire, semble-t-il, qu’il ait а produire des actes semblables, c’est-а-dire des actes de pйchй.

 

20° Puisque la forme est le principe de l’opйration, ce qui n’a pas une forme n’a pas l’opйration propre а cette forme. Or se dйtourner du mal est l’opйration de la justice. Puis donc que celui qui est dans le pйchй n’a pas la justice, il semble qu’il ne puisse pas se dйtourner du mal.

 

21° Le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 25, que « aprиs le pйchй et avant la rйparation de la grвce, le libre arbitre est pressй par la convoitise et vaincu, et il a la faiblesse dans le mal s’il n’a pas la grвce dans le bien ; voilа pourquoi il peut damnablement pйcher » ; et ainsi, l’on ne peut sans la grвce йviter le pйchй mortel.

 

22° Si [le rйpondant] dit que ce qui ne peut pas ne pas pйcher, au sens de ne pas avoir de pйchй, peut cependant ne pas pйcher, au sens de ne pas user du pйchй, alors en sens contraire : les pйlagiens accordaient cela, et cependant saint Augustin blвme leur opinion sur ce sujet au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, en ces termes : « Les pйlagiens disent aussi que la grвce de Dieu qui a йtй donnйe par la foi en Jйsus-Christ, et qui n’est ni la loi ni la nature, n’a d’autre effet que de remettre les pйchйs : nous n’en aurions besoin ni pour йviter le pйchй, ni pour triompher des obstacles au bien. Mais si cela йtait vrai, aprиs avoir dit dans l’Oraison dominicale : “Pardonnez-nous nos offenses”, nous n’ajouterions pas : “et ne nous laissez pas succomber а la tentation”. Nous formulons la premiиre demande pour que les pйchйs soient remis ; la seconde, pour qu’ils soient йvitйs ou vaincus ; ce que nous n’aurions aucune raison de demander au Pиre qui est dans les cieux, si nous en йtions capables par la force de la volontй humaine. » Il semble donc que la rйponse [du rйpondant] soit nulle.

 

23° Saint Augustin dit au livre sur la Nature et la Grвce : « La lumiиre de la vйritй abandonne, а juste titre, le prйvaricateur de la Loi ; celui-ci, sans elle, est de toute maniиre aveugle et obligatoirement pйchera davantage, se blessera en tombant et, une fois blessй, ne se relиvera pas. » Le pйcheur sйparй de la grвce est donc, lui aussi, dans la nйcessitй de pйcher.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jйrфme dit au pape saint Damase : « Pour notre part, nous disons que les hommes peuvent toujours pйcher et ne pas pйcher, en sorte que nous affirmons кtre toujours douйs de libre arbitre. » Donc, dire que l’homme dans l’йtat de pйchй ne peut йviter le pйchй, c’est nier la libertй de l’arbitre ; ce qui est hйrйtique.

 

Si un dйfaut est dans un agent, et qu’il est en son pouvoir d’en user ou de ne pas en user, il ne lui est pas nйcessaire de faillir dans son action ; par exemple, si un tibia courbe pouvait ne pas user de sa courbure en marchant, il pourrait ne pas boiter. Or le libre arbitre soumis au pйchй peut user ou non du pйchй, йtant donnй qu’user du pйchй est un acte du libre arbitre, qui a la maоtrise de son acte. Donc, si enfoncй qu’il soit dans le pйchй, il peut ne pas pйcher.

 

Il est dit au Ps. 118, 95 : « Les pйcheurs m’ont attendu pour me perdre » ; la Glose : « c’est-а-dire mon consentement ». On n’est donc amenй а pйcher qu’en consentant. Or le consentement est au pouvoir du libre arbitre. On peut donc ne pas pйcher par le libre arbitre.

 

Parce que le dйmon ne peut pas ne pas pйcher, on dit qu’il a pйchй irrйmйdiablement. Or l’homme a pйchй non irrйmйdiablement, comme on dit communйment. Il peut donc ne pas pйcher.

 

On ne passe d’un extrкme а l’autre que par un stade intermйdiaire. Or l’homme avant le pйchй a la puissance de ne pas pйcher. Il n’est donc pas, immйdiatement aprиs le pйchй, conduit а l’autre extrкme, en sorte qu’il ne puisse pas ne pas pйcher.

 

Le libre arbitre du pйcheur peut pйcher. Or il ne le peut qu’en йlisant, puisque йlire est l’acte du libre arbitre : de mкme que la vue aussi n’opиre qu’en voyant. Or l’йlection, йtant le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, suit le conseil, qui ne porte que sur les choses qui sont en nous, comme il est dit au mкme endroit. Йviter le pйchй, ou le faire, est donc au pouvoir de l’homme en йtat de pйchй.

 

 Selon saint Augustin, « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », car alors ce serait nйcessaire. Si donc quelqu’un en йtat de pйchй ne peut йviter le pйchй, il ne pиche pas en commettant le pйchй ; ce qui est absurde.

 

Le libre arbitre est йgalement libre de contrainte avant et aprиs le pйchй. Or la nйcessitй de pйcher semble se rattacher а la contrainte, йtant donnй que, mкme si nous ne voulons pas, cette nйcessitй est en nous. L’homme n’a donc pas, aprиs le pйchй, la nйcessitй de pйcher.

 

 Toute nйcessitй est soit de contrainte, soit d’inclination naturelle. Or la nйcessitй de pйcher n’est pas une nйcessitй d’inclination naturelle, car alors la nature serait mauvaise, car elle inclinerait au mal. Si donc il y avait dans le pйcheur la nйcessitй de pйcher, il serait contraint de pйcher.

 

10° Ce qui est nйcessaire n’est pas volontaire. Si donc celui qui est dans le pйchй doit nйcessairement pйcher, le pйchй n’est pas volontaire ; ce qui est faux.

 

11° Si le pйcheur est dans la nйcessitй de pйcher, cette nйcessitй ne lui convient qu’en raison du pйchй. Or il peut sortir du pйchй ; sinon il ne serait pas commandй aux pйcheurs, en Is. 52, 11 : « Partez, sortez de lа, ne touchez rien d’impur ! » Le pйcheur peut donc ne pas pйcher.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, des hйrйsies contraires se sont йlevйes. Certains, en effet, estimant la nature de l’esprit humain d’aprиs les natures corporelles, ont йmis l’opinion que tout ce vers quoi l’esprit humain leur semblait inclinй, l’homme l’opйrait par nйcessitй ; et de lа, ils sont tombйs en des erreurs contraires. Car l’esprit humain a deux inclinations contraires. L’une vers le bien, а l’instigation de la raison ; et en la considйrant, Jovinien prйtendit que l’homme ne pouvait pas pйcher. L’autre inclination est dans l’esprit de l’homme par les puissances infйrieures, et surtout en tant qu’elles sont corrompues par le pйchй originel : par elle, l’esprit est inclinй а йlire les choses qui sont dйlectables selon le sens charnel. Et considйrant cette inclination, les manichйens dirent que l’homme pиche nйcessairement, et qu’il ne peut en aucune faзon йviter le pйchй. Et ainsi, les uns et les autres, quoique par des voies contraires, sont tombйs dans le mкme inconvйnient de nier le libre arbitre ; en effet, l’homme ne sera pas douй de libre arbitre s’il est par nйcessitй poussй au bien ou au mal. Et que cela soit aberrant, est prouvй а la fois par l’expйrience, par les enseignements des philosophes et par les divines Йcritures, comme on l’a dйjа montrй dans une certaine mesure. C’est pourquoi Pйlage se dressa en rйaction а cela : voulant dйfendre le libre arbitre, il s’opposa а la grвce de Dieu en disant que l’homme pouvait йviter le pйchй sans la grвce de Dieu. Mais assurйment, cette erreur contredit trиs ouvertement la doctrine йvangйlique, aussi a-t-elle йtй condamnйe par l’Йglise.

 

La foi catholique, pour sa part, emprunta une voie mйdiane, sauvant la libertй de l’arbitre sans exclure pour autant la nйcessitй de la grвce. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, le libre arbitre йtant une certaine puissance йtablie au-dessous de la raison et au-dessus de la puissance motrice exйcutive, on trouve de deux faзons qu’une chose est hors du pouvoir du libre arbitre. D’abord, parce qu’elle excиde l’efficace de la motrice exйcutive, qui opиre au commandement du libre arbitre ; par exemple, voler n’est pas soumis au libre arbitre de l’homme, car cela excиde la puissance motrice en l’homme. Ensuite, une chose peut кtre hors du pouvoir du libre arbitre parce qu’elle ne s’йtend pas а l’acte mкme de la raison. En effet, puisque l’acte du libre arbitre est l’йlection, qui suit le conseil, c’est-а-dire la dйlibйration de la raison, le libre arbitre ne peut s’йtendre а ce qui йchappe а la dйlibйration de la raison, comme c’est le cas des choses qui se prйsentent de faзon non prйmйditйe. Donc, de la premiиre faзon, commettre le pйchй ou l’йviteer n’excиde pas le pouvoir du libre arbitre, car bien que l’accomplissement du pйchй au moyen d’un acte extйrieur soit menй par l’exйcution de la puissance motrice, cependant le pйchй est accompli dans la volontй mкme, avant l’exйcution de l’њuvre, par le seul consentement. Par consйquent, le dйfaut de la puissance motrice n’empкche pas le libre arbitre de faire ou d’йviter le pйchй, quoiqu’il l’empкche parfois de l’exйcuter, comme lorsque quelqu’un veut tuer, forniquer ou voler, mais ne le peut pas. Mais de la seconde faзon, commettre le pйchй ou l’йviter peut excйder le pouvoir du libre arbitre, c’est-а-dire lorsqu’un pйchй se prйsente soudain et comme inopinйment, et йchappe ainsi а l’йlection du libre arbitre, bien que le libre arbitre puisse le faire ou l’йviter, s’il dirigeait vers cela son attention ou son effort. Or de deux faзons une chose se produit en nous comme inopinйment.

 

D’abord par l’йlan de la passion : en effet, le mouvement de colиre ou de convoitise prйcиde parfois la dйlibйration de la raison. Et ce mouvement qui tend а l’illicite а cause de la corruption de la nature, est un pйchй vйniel. Voilа pourquoi, dans l’йtat de nature corrompue, il n’est pas au pouvoir du libre arbitre d’йviter tous les pйchйs de ce genre, parce qu’ils йchappent а son acte, bien qu’il puisse empкcher l’un de ces mouvements s’il s’efforce contre lui. Mais il n’est pas possible que l’homme s’efforce continuellement d’йviter de tels mouvements, а cause des occupations variйes de l’esprit humain, et а cause de son nйcessaire repos. Et cela se produit parce que les puissances infйrieures ne sont pas totalement soumises а la raison comme elles l’йtaient dans l’йtat d’innocence, quand il йtait trиs facile а l’homme d’йviter par le libre arbitre tous les pйchйs de ce genre et chacun d’eux, car aucun mouvement ne pouvait s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre le dictamen de la raison. Mais dans l’йtat prйsent, l’homme n’est pas ramenй а cette rectitude par la grвce, pour parler en gйnйral ; mais nous attendons cette rectitude pour l’йtat de gloire. Voilа pourquoi, dans cet йtat de misиre, aprиs la rйparation de la grвce, l’homme ne peut pas йviter tous les pйchйs vйniels, bien que cela ne porte en rien prйjudice а la libertй de l’arbitre.

 

Ensuite, une chose arrive en nous comme inopinйment par l’inclination d’un habitus ; en effet, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se montre sans peur et sans trouble devant un pйril surgi а l’improviste que devant un pйril attendu ». En effet, l’opйration vient d’autant plus de l’habitus qu’elle vient moins de la prйmйditation : car les choses attendues, c’est-а-dire connues d’avance, on les йlira par la raison et la rйflexion, sans habitus ; mais ce qui surgit а l’improviste est йlu par un habitus. Et il ne faut pas comprendre que l’opйration par l’habitus de vertu pourrait кtre tout а fait sans dйlibйration, puisque la vertu est un habitus йlectif, mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est dйjа dйterminйe dans son йlection ; par consйquent, chaque fois qu’une chose se prйsente comme accordйe а cette fin, elle est aussitфt йlue, а moins qu’elle ne soit empкchйe par une dйlibйration plus attentive et plus longue.

 

Or l’homme qui est dans le pйchй mortel adhиre habituellement au pйchй. En effet, bien qu’il n’ait pas toujours l’habitus du vice, car un habitus n’est pas engendrй par un acte unique de luxure, cependant la volontй de celui qui pиche, aprиs avoir abandonnй le bien immuable, a adhйrй au bien transitoire comme а une fin, et la puissance et l’inclination d’une telle adhйsion demeurent en elle jusqu’а ce qu’elle adhиre de nouveau au bien immuable comme а une fin. Voilа pourquoi, lorsque se prйsente а un homme ainsi disposй une chose а faire qui convienne а l’йlection prйcйdente, il est soudain portй vers elle par l’йlection, а moins qu’il ne se retienne lui-mкme par une longue dйlibйration. Et cependant, qu’il йlise ainsi soudainement cette chose ne l’excuse pas du pйchй mortel, qui a besoin d’une dйlibйration : car pour le pйchй mortel, cette dйlibйration suffit par laquelle on considиre attentivement que ce qui est йlu est pйchй mortel et contre Dieu. Mais cette dйlibйration ne suffit pas а retirer celui qui est dans le pйchй mortel. En effet, quelqu’un n’est retirй de faire une chose vers laquelle il est inclinй, que dans la mesure oщ elle lui est proposйe comme mauvaise. Or celui qui a dйjа rйpudiй le bien immuable pour le bien transitoire, n’estime plus comme mal de se dйtourner du bien immuable, et en cela la notion de pйchй mortel est accompli ; il n’est donc pas retirй de pйcher par le fait mкme qu’il remarque qu’une chose est pйchй mortel, mais il est nйcessaire de poursuivre la considйration plus avant jusqu’а parvenir а quelque chose qu’il ne puisse pas ne pas estimer mauvais, comme le malheur ou autre chose de ce genre.

 

Donc, avant que se produise en l’homme ainsi disposй une dйlibйration aussi longue qu’il est requis pour qu’il йvite le pйchй mortel, le consentement au pйchй mortel prйcиde. Voilа pourquoi, si l’on suppose l’adhйsion du libre arbitre au pйchй mortel, ou а une fin indue, il n’est pas en son pouvoir d’йviter tous les pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux s’il s’efforce а l’encontre : car mкme s’il a йvitй l’un ou l’autre en se mettant а dйlibйrer aussi longtemps qu’il est requis, il ne peut cependant pas faire que le consentement au pйchй mortel n’ait pas lieu parfois avant une telle dйlibйration, puisqu’il est impossible que l’homme soit toujours, ni longtemps, dans une vigilance aussi grande qu’il est requis pour cela, а cause des nombreuses occupations de l’esprit humain. Or, il n’est йloignй de cette disposition que par la grвce, qui seule fait que l’esprit humain adhиre par la charitй au bien immuable comme а une fin.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que nous n’фtons ni le libre arbitre, puisque nous disons que le libre arbitre peut йviter ou faire n’importe quel pйchй en particulier, ni non plus la nйcessitй de la grвce, puisque nous disons, d’une part, que l’homme ne peut йviter tous les pйchйs vйniels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux — mкme si l’homme a la grвce, avant que celle-ci ne soit perfectionnйe dans l’йtat de gloire — et ce, а cause du foyer de corruption ; et d’autre part, que l’homme en йtat de pйchй mortel, sйparй de la grвce, ne peut йviter tous les pйchйs mortels, а moins que la grвce ne survienne, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux, et ce, а cause de l’adhйsion habituelle de la volontй а une fin dйsordonnйe ; et saint Augustin compare ces deux choses а la courbure du tibia, d’oщ s’ensuit la nйcessitй de boiter.

 

Et ainsi se vйrifient les sentences des docteurs, qui semblent diffйrer sur ce sujet. Car certains d’entre eux disent que l’homme sans la grвce habituelle sanctifiante peut йviter le pйchй mortel, non toutefois sans le secours divin, qui par sa providence gouverne l’homme pour qu’il fasse le bien et йvite le mal : cela est vrai, en effet, lorsqu’il voudra s’efforcer contre le pйchй ; d’oщ il se produit que chaque pйchй peut кtre йvitй. Mais d’autres disent que l’homme sans la grвce ne peut rester longtemps sans pйcher mortellement ; et c’est assurйment vrai dans la mesure oщ un homme habituellement disposй а pйcher ne reste pas longtemps sans que s’offre soudain а lui quelque chose а opйrer, et а cette occasion il tombe dans le consentement au pйchй mortel par l’inclination d’un habitus mauvais, puisqu’il n’est pas possible que l’homme soit longtemps vigilant, au point de mettre un soin suffisant а йviter le pйchй mortel.

 

Donc, comme les deux sйries d’arguments concluent vrai en quelque faзon et faux d’une autre faзon, il faut rйpondre aux deux.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apфtre peut кtre entendue, suivant les diverses expositions, et du pйchй mortel, et du mal du pйchй mortel, dans la mesure oщ il parle en la personne de l’homme pйcheur ; ou du mal du pйchй vйniel quant aux premiers mouvements, dans la mesure oщ il parle en sa personne ou en celle des autres justes. Et des deux faзons, il faut comprendre que, puisque la volontй naturelle tend а йviter de tout mal, l’homme pйcheur ne peut faire en sorte, sans la grвce, d’йviter tous les pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux ; et ainsi, il ne peut sans la grвce accomplir la volontй naturelle ; et il en est de mкme du juste relativement aux pйchйs vйniels.

 

Il est impossible qu’un adulte soit dans le seul pйchй originel sans la grвce : car dиs qu’il aura reзu l’usage du libre arbitre, s’il s’est prйparй а la grвce, il aura la grвce ; sinon, la nйgligence elle-mкme lui sera imputйe а pйchй mortel. L’argument susdit semble aussi supposer l’inconvйnient auquel il conduit. En effet, s’il est possible qu’un adulte soit dans le seul pйchй originel, alors, s’il arrive qu’il meure dans l’instant mкme, il tiendra le milieu entre les bienheureux et ceux qui sont punis d’une peine sensible ; et c’est а cet inconvйnient que conduit l’argument susdit. Cependant, pour ne pas s’arrкter а cela, il faut savoir qu’il y a dans le pйchй originel une aversion habituelle du bien immuable, puisque celui qui a le pйchй originel n’a pas le cњur uni а Dieu par la charitй ; et ainsi, quant а l’aversion habituelle, il en est de mкme de celui qui est dans le pйchй originel et de celui qui est dans le pйchй mortel, quoique dans ce dernier cas il y ait en plus de cela une conversion habituelle а une fin indue. En outre, si quelqu’un йchappe а la damnation par le libre arbitre, il ne s’ensuit pas qu’il puisse pour autant acquйrir la gloire par les forces du libre arbitre : cela est plus grand, comme il ressort de ce qui a йtй dit de l’homme dans l’йtat d’innocence.

 

L’homme sans la grвce est vaincu par le pйchй, en sorte qu’il agit contre la loi ; car s’il peut йviter tel ou tel pйchй par des efforts contraires, il ne peut cependant pas les йviter tous, pour la raison dйjа mentionnйe.

 

L’exemple de la courbure, donnй par saint Augustin, n’est pas analogue, а un certain point de vue : en effet, il n’est pas au pouvoir du tibia d’user de la courbure ou de ne pas en user, aussi est-il nйcessaire que tout mouvement du tibia courbe soit une claudication ; tandis que le libre arbitre peut user ou non de sa courbure, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il pиche en tous ses actes, quels qu’ils soient, mais il peut parfois йviter le pйchй. En revanche, l’exemple est ressemblant en ce qu’il n’est pas possible de tous les йviter, comme on l’a dit.

 

Bien que le pйchй non dйtruit par la pйnitence entraоne vers un autre pйchй par une inclination, cependant il n’est pas nйcessaire que le libre arbitre obйisse toujours а cette inclination, mais il peut faire des efforts contre elle dans un acte particulier.

 

La crainte et la colиre, en tant que passions, sont des pйchйs non pas mortels mais vйniels, car elles sont des mouvements premiers.

 

 Les pйchйs sont appelйs nйcessaires, en tant qu’ils ne peuvent pas tous кtre йvitйs, bien qu’ils puissent кtre йvitйs en particulier.

 

Lorsque la chair convoite contre l’esprit, il y a un vice, mais de pйchй vйniel.

 

 La nйcessitй de pйcher soit vйniellement soit mortellement accompagne celle de mourir, sauf pour des personnes privilйgiйes, а savoir, le Christ et la bienheureuse Vierge ; mais non la nйcessitй de pйcher mortellement, comme on le voit bien dans le cas de ceux qui ont la grвce.

 

10° [Dans certaines йditions seulement :] On rйpond au dixiиme argument comme au septiиme. [En d’autres :] Cette intйgritй amena l’homme а pouvoir йviter non seulement chaque pйchй, mais aussi tous les pйchйs ; mais cela n’est pas possible sans la grвce dans l’йtat prйsent.

 

11° La couronne est donnйe а celui qui vainc totalement le diable et le pйchй. Mais celui qui йvite un seul pйchй en persйvйrant dans un autre, йtant esclave, n’est vainqueur qu’а un certain point de vue, il ne mйrite donc pas la couronne.

 

12° La convoitise ne peut pas кtre comprise comme contraignant absolument le libre arbitre, car celui-ci est toujours libre de contrainte ; mais il est dit qu’elle contraint, а cause de la vйhйmence de l’inclination, а laquelle cependant on peut rйsister, quoique avec difficultй.

 

13° Le libre arbitre peut user d’un habitus ou ne pas en user. Il n’est donc pas nйcessaire que l’on agisse toujours selon l’habitus ; mais on peut parfois agir contre l’habitus, quoique avec difficultй. Cependant, si l’habitus demeure, il ne peut arriver que l’on reste longtemps sans rien faire selon l’habitus.

 

14° Quand la grвce cesse, le libre arbitre peut par lui-mкme йlire le mal ; il n’est cependant pas nйcessaire que, sans la grвce sanctifiante, il йlise toujours le mal.

 

15° De ce que l’on йvite le pйchй, il ne s’ensuit pas que l’on vainque le monde, а moins d’кtre tout а fait exempt de pйchй, comme on l’a dit.

 

16° Un prйcepte a deux faзons d’кtre observй. D’abord, de telle faзon que son observation mйrite la gloire ; et dans ce cas, nul ne peut sans la grвce observer le prйcepte susdit, ni les autres prйceptes. Ensuite, de telle faзon que son observation fait йviter la peine ; et en ce cas, il peut кtre observй sans la grвce sanctifiante. Il est observй de la premiиre faзon quand la substance de l’acte est accomplie avec le mode convenable, qu’apporte la charitй ; et ainsi, le prйcepte susdit de la charitй n’est pas tant un prйcepte que la fin du prйcepte et la forme des autres prйceptes. Il est observй de la seconde faзon quand la seule substance de l’acte est accomplie ; ce qui se produit en gйnйral en celui qui n’a pas l’habitus de charitй : en effet, l’injuste aussi peut faire des choses justes, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.

 

17° Cet argument est йtranger а notre propos. En effet, а supposer que quelqu’un commette un nouveau pйchй lorsqu’en ne se prйparant point а la pйnitence il ne se fait pas misйricorde, il peut cependant йviter ce pйchй, puisqu’il peut se prйparer. Toutefois, il n’est pas nйcessaire que le pйcheur commette un nouveau pйchй chaque fois qu’il omet de se faire misйricorde par la pйnitence, mais c’est seulement lorsqu’il y est tenu par quelque cause spйciale.

 

18° L’homme vertueux peut ne pas aimer Dieu actuellement mais faire le contraire, comme cela est clair lorsqu’il pиche.

 

19° Bien que les habitus donnent toujours des actes semblables, cependant celui qui a un habitus peut accomplir un acte contraire а l’habitus, car il ne lui est pas nйcessaire de toujours user de l’habitus.

 

20° Celui qui n’a pas la justice peut faire un acte de justice imparfait, qui consiste а faire des choses justes ; et ce, а cause des principes du droit naturel dйposйs dans la raison ; mais il ne peut pas faire un acte de justice parfait, qui consiste а faire justement des choses justes. Et ainsi, un injuste peut parfois se dйtourner du mal.

 

21° La parole du Maоtre ne doit pas кtre comprise en ce sens qu’il est nйcessaire que l’homme en йtat de pйchй mortel succombe а n’importe quelle tentation ; mais en ce sens que, а moins d’кtre dйlivrй du pйchй par la grвce, il tombera un jour en quelque pйchй mortel.

 

22° S’il nous est nйcessaire de demander dans l’Oraison dominicale non seulement que les pйchйs passйs nous soient remis, mais aussi que nous soyons dйlivrйs des pйchйs futurs, c’est parce que, а moins que l’homme ne soit dйlivrй par la grвce, il lui est nйcessaire de tomber parfois dans le pйchй, de la faзon susdite ; quoiqu’il puisse йviter tel ou tel par des efforts contraires.

 

23° Celui qui est abandonnй par la lumiиre de la grвce doit nйcessairement tomber un jour ; cependant, il n’est pas nйcessaire qu’il succombe а n’importe quelle tentation.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Si le pйcheur ne pouvait йviter le pйchй par des efforts contraires, cela porterait prйjudice а la libertй ; mais il n’y a pas de prйjudice а la libertй de l’arbitre, si l’homme ne peut faire en sorte d’кtre dans un constant souci de rйsister au pйchй ; or, si l’homme n’y prend pas garde, l’inclination habituelle l’entraоne vers ce qui convient а l’habitus.

 

Parce qu’il a la maоtrise de son acte, le libre arbitre peut, chaque fois qu’il s’y applique, ne pas user de son dйfaut propre. Mais parce qu’il lui est impossible de toujours y veiller, il s’ensuit parfois qu’il manque son acte.

 

Le pйchй ne se fait pas sans le consentement du libre arbitre ; mais le consentement suit l’inclination habituelle, sauf si une longue dйlibйration le prйcиde, comme on l’a dit.

 

On dit que l’homme est tombй non irrйmйdiablement, parce qu’il peut trouver remиde avec l’aide de la grвce, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas.

 

Ne pas pouvoir pйcher, et ne pas pouvoir ne pas pйcher, sont contraires ; mais pouvoir pйcher et ne pas pйcher, est un moyen terme entre eux. L’argument suppose donc le faux.

 

Йlire et dйlibйrer ne portent que sur les choses qui sont en nous. Mais, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique, les choses que nous faisons par des amis, nous les faisons en quelque sorte par nous-mкmes ; voilа pourquoi le libre arbitre peut exercer son йlection et sa dйlibйration non seulement sur les choses pour lesquelles son propre pouvoir suffit, mais aussi sur celles pour lesquelles il a besoin du secours divin.

 

 Un homme en йtat de pйchй mortel peut йviter tous les pйchйs mortels par le secours de la grвce ; il peut aussi йviter chacun d’eux par vertu naturelle, mais non tous ; voilа pourquoi il ne s’ensuit pas qu’il ne pиche pas en commettant le pйchй.

 

La nйcessitй de pйcher n’implique pas une contrainte du libre arbitre. En effet, bien que l’homme ne puisse se soustraire а cette nйcessitй par lui-mкme, il peut cependant rйsister jusqu’а un certain point а la nйcessitй en question, en tant qu’il peut йviter chaque pйchй, mais non tous.

 

 Le pйchй est rendu quasi naturel au pйcheur : en effet, l’habitus opиre comme une certaine nature en celui qui l’a ; c’est pourquoi la nйcessitй qui vient d’un habitus se ramиne а l’inclination naturelle.

 

10° Selon saint Augustin, une chose peut кtre nйcessaire et cependant volontaire ; en effet, la volontй a nйcessairement de l’aversion pour le malheur ; et ce, а cause de l’inclination naturelle а laquelle est assimilйe l’inclination de l’habitus.

 

11° L’homme en йtat de pйchй ne peut aucunement se soustraire au pйchй dйjа commis, sinon par le secours de la grвce, car il n’est affranchi du pйchй, qui s’accomplit dans l’aversion, que si son esprit adhиre а Dieu par la charitй, qui ne vient pas du libre arbitre mais est rйpandue dans le cњur des saints par l’Esprit Saint, comme il est dit en Rom. 5, 5.

Article 13 : Un homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Nul n’est dans la nйcessitй de demander а Dieu ce qu’il peut par lui-mкme. Or, quelque grвce que l’on possиde, on est dans la nйcessitй de demander а Dieu d’кtre dйlivrй des pйchйs futurs ; c’est pourquoi l’Apфtre dit en 2 Cor. 13, 7, en s’adressant aux fidиles et aux saints : « Cependant nous prions Dieu que vous ne fassiez rien de mal. » Ceux qui ont la grвce ne peuvent donc pas йviter le pйchй.

 

Ceux qui ont la grвce sont dans la nйcessitй de dire l’Oraison dominicale. Or il est demandй en elle que l’homme persйvиre sans pйchй, suivant l’exposition de saint Cyprien, comme le rapporte saint Augustin au livre sur le Don de la persйvйrance. Celui qui a la grвce ne peut donc par lui-mкme йviter le pйchй.

 

La persйvйrance est un don du Saint-Esprit. Or, avoir les dons du Saint-Esprit n’est pas au pouvoir de celui qui a la grвce. Puis donc que s’abstenir du pйchй mortel jusqu’а la fin de la vie appartient а la persйvйrance, il semble que celui qui a la grвce ne puisse pas йviter le pйchй mortel.

 

Le vice du pйchй est а l’кtre de grвce ce que le nйant est а l’кtre de nature. Or la crйature qui a obtenu de Dieu l’кtre de nature, ne peut se conserver elle-mкme dans l’кtre de nature de telle sorte qu’elle ne retombe pas dans le nйant, si elle n’est conservйe par la main du Crйateur. Un homme qui a obtenu la grвce ne peut donc par lui-mкme faire en sorte de ne pas tomber dans le pйchй mortel.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Or elle ne suffit pas, si, par elle, le pйchй mortel ne peut кtre йvitй. L’homme peut donc йviter le pйchй mortel par la grвce.

 

Cela se voit par les paroles du Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 25, oщ il s’exprime ainsi : « Aprиs la rйparation, l’homme, avant d’кtre confirmй, est pressй par la convoitise, mais il n’est pas vaincu ; et s’il est faible dans le mal, il a cependant la grвce dans le bien ; de sorte qu’il peut pйcher, а cause de la libertй et de la faiblesse, et ne pas pйcher mortellement, а cause de la libertй et du secours de la grвce. »

 

 

Rйponse :

 

Ce n’est pas la mкme chose de dire que l’on peut s’abstenir du pйchй, et de dire que l’on peut persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans l’abstention du pйchй.

 

En effet, quand on dit que quelqu’un peut s’abstenir du pйchй, la puissance porte seulement sur une nйgation, c’est-а-dire qu’il peut ne pas pйcher ; et n’importe quel homme en йtat de grвce le peut, s’agissant du pйchй mortel, car il n’y a en celui qui a la grвce aucune inclination habituelle vers le pйchй, il y a bien plutфt en lui une inclination habituelle а йviter le pйchй. Voilа pourquoi, quand une chose se prйsente а lui sous l’aspect de pйchй mortel, il s’en йcarte par une inclination habituelle, а moins qu’il ne fasse des efforts contraires, en suivant ses convoitises ; cependant, il n’est pas dans la nйcessitй de suivre celles-ci, bien qu’il ne puisse йviter qu’un mouvement de concupiscence ne s’йlиve en prйcйdant totalement l’acte du libre arbitre. Ainsi donc, parce qu’il ne peut pas faire qu’un mouvement de concupiscence ne prйvienne pas totalement l’acte du libre arbitre, il ne peut йviter tous les pйchйs vйniels. Mais parce qu’aucun mouvement du libre arbitre ne prйcиde en lui la pleine dйlibйration en l’entraоnant au pйchй comme par l’inclination d’un habitus, pour cette raison il peut йviter tous les pйchйs mortels.

 

Mais quand on dit : « Celui-ci peut persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans l’abstention du pйchй », la puissance porte sur quelque chose d’affirmatif, c’est-а-dire que quelqu’un se pose en un йtat tel que le pйchй ne puisse exister en lui ; car l’homme ne pourrait, par un acte du libre arbitre, se rendre persйvйrant, que s’il se rendait impeccable. Or cela ne rentre pas au pouvoir du libre arbitre, car la vertu motrice exйcutive ne s’y йtend pas. Voilа pourquoi l’homme ne peut кtre pour lui-mкme une cause de persйvйrance, mais il est dans la nйcessitй de demander celle-ci а Dieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’Apфtre priait pour qu’ils ne fissent rien de mal, parce qu’ils ne pourraient pas suffisamment persйvйrer dans l’abstinence du mal sans l’aide du secours divin.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

La persйvйrance a deux acceptions. En effet, elle est parfois une vertu spйciale ; et dans ce cas, elle est un certain habitus, dont l’acte consiste а avoir le propos d’opйrer fermement. Et ainsi, tout homme qui a la grвce, a la persйvйrance, quoiqu’il ne persйvиre pas nйcessairement jusqu’а la fin. On prend « persйvйrance » dans l’autre acception, lorsqu’elle est une certaine circonstance de la vertu, signifiant la permanence de la vertu jusqu’а la fin de la vie. Et dans ce cas, la persйvйrance n’est pas au pouvoir de celui qui a la grвce.

 

De mкme que, lorsque nous parlons de nature, nous n’excluons pas ce par quoi la nature est conservйe dans l’кtre, de mкme, lorsque nous parlons de grвce, nous n’excluons pas l’opйration divine conservant la grвce dans l’кtre ; car sans elle, nul ne peut persister, ni dans l’кtre de nature, ni dans l’кtre de grвce.

Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Un prйcepte n’est pas donnй pour une chose impossible ; c’est pourquoi saint Jйrфme dit : « Maudit soit celui qui dit que Dieu a prescrit а l’homme quelque chose d’impossible. » Or il est prescrit а l’homme de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

Nul ne doit кtre blвmй s’il ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme juste est blвmй s’il omet de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

Par le libre arbitre, l’homme peut en quelque faзon йviter le pйchй, au moins pour un acte particulier. Or йviter le pйchй est un bien. L’homme peut donc faire quelque bien par le libre arbitre.

 

Chaque rйalitй a plus de pouvoir sur ce qui lui est naturel que sur ce qui, pour elle, est contre nature. Or le libre arbitre est naturellement ordonnй au bien, tandis que le pйchй est pour lui contre nature. Il a donc plus de pouvoir sur le bien que sur le mal. Or il a pouvoir sur le mal par lui-mкme. Donc а bien plus forte raison sur le bien.

 

La crйature dйtient en soi la ressemblance du Crйateur sous le rapport du vestige, et bien plus encore sous le rapport de l’image. Or le Crйateur peut faire le bien par lui-mкme. Donc la crйature aussi ; et surtout le libre arbitre, qui est « а l’image ».

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, c’est par les mкmes activitйs que la vertu est gйnйrйe et corrompue. Or la vertu peut кtre corrompue par le libre arbitre, car le pйchй mortel, que l’homme peut faire par le libre arbitre, corrompt la vertu. L’homme a donc, par le libre arbitre, un pouvoir sur la gйnйration du bien qu’est la vertu.

 

 Il est dit en 1 Jn 5, 3 : « ses commandements ne sont pas pйnibles ». Or, ce qui n’est pas pйnible, l’homme peut le faire par le libre arbitre. L’homme peut donc accomplir les commandements par le libre arbitre : ce qui est un trиs grand bien.

 

Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour elle-mкme » ; or on ne garde la droiture de volontй que si l’on agit bien. On peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

 La grвce est plus forte que le pйchй. Or la grвce ne lie pas le libre arbitre au point que l’homme ne puisse faire de pйchй. Le pйchй ne lie donc pas non plus le libre arbitre au point que l’homme en йtat de pйchй, sans la grвce, ne puisse faire le bien.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 7, 18 : « Le vouloir est а ma portйe, mais non le pouvoir d’accomplir le bien. » L’homme ne peut donc pas faire le bien par le libre arbitre.

 

L’homme ne peut faire le bien que par un acte soit intйrieur soit extйrieur. Or le libre arbitre ne suffit pour aucun des deux, car, comme il est dit en Rom. 9, 16, « l’йlection ne dйpend ni de celui qui veut », c’est-а-dire du vouloir (qui se rattache а l’acte intйrieur), « ni de celui qui court », c’est-а-dire de l’agitation (qui se rattache а l’acte extйrieur), « mais de Dieu qui fait misйricorde ». Le libre arbitre sans la grвce ne peut donc nullement faire le bien.

 

А propos de ce passage de Rom. 7, 15 : « je fais le mal que je hais », la Glose dit : « Certes, l’homme veut naturellement le bien, mais la volontй est toujours dйpourvue d’un tel effet, si elle applique son vouloir sans la grвce de Dieu. » L’homme sans la grвce ne peut donc effectuer le bien.

 

La conception du bien prйcиde l’opйration du bien, comme le montre clairement le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Or l’homme ne peut concevoir le bien par lui-mкme, car il est dit en 2 Cor. 3, 5 : « ce n’est pas que nous soyons par nous-mкme capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-mкme ». L’homme ne peut donc pas opйrer le bien par lui-mкme.

 

 

Rйponse :

 

Aucune rйalitй n’agit au-delа de son espиce ; mais chaque rйalitй peut agir selon l’exigence de son espиce, puisque aucune rйalitй n’est privйe de son action propre. Or il y a deux biens : un certain bien qui est proportionnй а la nature humaine, et un autre qui passe le pouvoir de la nature humaine. Et ces deux biens, si nous parlons d’actes, ne diffиrent pas d’aprиs la substance de l’acte, mais d’aprиs le mode d’agir ; par exemple, l’acte de faire l’aumфne est un bien proportionnй aux forces humaines, dans la mesure oщ c’est par une certaine bienfaisance et un certain amour naturels que l’homme y est mы ; mais il passe le pouvoir de la nature humaine pour autant que l’homme y est conduit par la charitй, qui unit l’esprit de l’homme а Dieu. Il est donc йtabli que le libre arbitre, sans la grвce, n’a pas de pouvoir sur le bien qui est au-dessus de la nature humaine ; et parce que l’homme mйrite la vie йternelle par un tel bien, il est assurй que l’homme ne peut mйriter sans la grвce. Mais le bien qui est proportionnй а la nature humaine, l’homme peut l’accomplir par le libre arbitre ; c’est pourquoi saint Augustin dit que l’homme peut, par le libre arbitre, cultiver des champs, bвtir des maisons, et faire bien d’autres bonnes choses sans grвce agissante.

 

Mais, quoique l’homme puisse faire de tels biens sans la grвce sanctifiante, il ne peut cependant pas les faire sans Dieu, puisque aucune rйalitй ne peut exercer son opйration naturelle sinon par la puissance divine, car la cause seconde n’agit que par la vertu de cause premiиre, comme il est dit au livre des Causes. Et cela est vrai tant dans le cas des agents naturels que dans celui des agents volontaires. Cependant, ce n’est pas vrai de la mкme faзon dans les deux cas. Dans les rйalitйs naturelles, en effet, Dieu est cause de l’opйration naturelle, en tant qu’il donne et conserve ce qui, dans la rйalitй, est le principe naturel de l’opйration, d’oщ s’ensuit une opйration dйterminйe par nйcessitй ; comme lorsqu’il conserve dans la terre la pesanteur, qui est le principe du mouvement vers le bas. La volontй de l’homme, en revanche, n’est pas dйterminйe а une opйration unique, mais elle se rapporte indiffйremment а plusieurs ; et ainsi, elle est d’une certaine faзon en puissance, а moins d’кtre mue par quelque principe actif, que celui-ci lui soit reprйsentй extйrieurement, comme c’est le cas du bien apprйhendй, ou qu’il opиre intйrieurement en elle, comme c’est le cas de Dieu lui-mкme, comme dit saint Augustin au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, montrant de multiples faзons que Dieu opиre dans les cњurs des hommes. De plus, tous les mouvements extйrieurs sont rйglйs par la divine providence, puisque Dieu lui-mкme juge que quelqu’un doit кtre stimulй au bien par telles ou telles actions. Si donc nous voulons appeler « grвce de Dieu » non pas un don habituel, mais la misйricorde mкme de Dieu, par laquelle il opиre intйrieurement le mouvement de l’esprit et ordonne les choses extйrieures au salut de l’homme, alors l’homme ne peut pas faire un seul bien sans la grвce de Dieu. Mais dans le langage courant, on emploie le nom de grвce pour dйsigner un don habituel qui justifie.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que les deux sйries d’arguments concluent faux en quelque faзon ; aussi doit-on rйpondre aux deux.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce que Dieu prescrit n’est pas, pour l’homme, impossible а garder, car а la fois il peut garder la substance de l’acte par le libre arbitre, et il peut garder par le don de la grвce — mais non par le seul libre arbitre — le mode par lequel cet acte est йlevй au-dessus du pouvoir de la nature, c’est-а-dire en tant qu’il est fait par charitй.

 

L’homme qui n’accomplit pas les prйceptes est justement blвmй, car c’est par sa nйgligence qu’il n’a pas la grвce par laquelle il peut garder les commandements quant au mode, bien qu’il puisse nйanmoins les garder quant а la substance par le libre arbitre.

 

En faisant un acte du genre des actes bons, l’homme йvite le pйchй, quoiqu’il ne mйrite pas la rйcompense ; voilа pourquoi, bien que l’homme puisse, par le libre arbitre, йviter quelque pйchй, il ne s’ensuit cependant pas qu’il ait pouvoir sur le bien mйritoire par le seul libre arbitre.

 

Par le libre arbitre, l’homme a pouvoir sur le bien qui est connaturel а l’homme ; mais le bien mйritoire est au-dessus de sa nature, comme on l’a dit.

 

Bien qu’il y ait dans la crйature une ressemblance du Crйateur, elle n’est cependant pas parfaite ; en effet, cela est propre au seul Fils ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que tout ce qui se trouve en Dieu se trouve dans la crйature.

 

Le Philosophe parle de la vertu politique, qui s’acquiert par des actes, et non de la vertu infuse, qui seule est le principe de l’acte mйritoire.

 

 Comme dit saint Augustin au livre sur la Nature et la Grвce, les prйceptes de Dieu sont perзus comme faciles а l’amour, et comme pйnibles а la crainte ; il ne s’ensuit donc pas que l’homme puisse les accomplir parfaitement, sinon l’homme qui a la charitй ; mais celui qui ne l’a pas, bien qu’il puisse en accomplir un quant а la substance et avec difficultй, il ne peut cependant pas les accomplir tous, comme il ne peut pas non plus йviter tous les pйchйs.

 

Bien que le libre arbitre puisse garder la droiture qu’il a, cependant, quand il n’a pas la droiture, il ne peut pas la garder.

 

 Le libre arbitre n’a pas besoin de lien pour ne pas avoir de pouvoir sur le bien mйritoire, parce que celui-ci dйpasse sa nature ; de mкme que l’homme, mкme s’il n’est pas liй, ne peut pas voler.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

On voit clairement la solution des arguments en sens contraire, car ou ils valent pour le bien mйritoire, ou ils montrent que l’homme ne peut faire aucun bien sans l’opйration de Dieu.

Article 15 : L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 En vain l’homme est-il incitй а ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme est incitй а se prйparer а la grвce : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous » (Zach. 1, 3). L’homme sans la grвce peut donc se prйparer а la grвce.

 

 Il semble en кtre ainsi, d’aprиs ce qu’on lit en Apoc. 3, 20 : « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » Il semble donc qu’il appartienne а l’homme d’ouvrir son cњur а Dieu, ce qui est se prйparer а la grвce.

 

 Selon Anselme, la cause pour laquelle on n’a pas la grвce n’est pas que Dieu ne la donne pas, mais qu’on ne la reзoit pas. Or il n’en serait pas ainsi, si l’homme ne pouvait sans la grвce se prйparer а avoir la grвce. L’homme peut donc, par le libre arbitre, se prйparer а la grвce.

 

Il est dit en Is. 1, 19 : « Si vous voulez m’йcouter, vous serez rassasiйs des biens de la terre » ; et ainsi, il est en la volontй de l’homme que celui-ci approche de Dieu et soit rempli de la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui m’a envoyй ne l’attire. »

 

Il est dit au Ps. 42, 3 : « Rйpandez sur moi votre lumiиre et votre vйritй ; elles me conduiront. »

 

Dans la priиre, nous demandons а Dieu qu’il nous tourne vers lui, comme on le voit clairement au Ps. 84, 5 : « Convertissez-nous, ф Dieu notre Sauveur. » Or il ne serait pas nйcessaire que l’homme demande cela, s’il pouvait par le libre arbitre se prйparer а la grвce. Il semble donc qu’il ne le puisse pas sans la grвce.

 

 

Rйponse :

 

Certains disent que l’homme ne peut se prйparer а avoir la grвce que par quelque grвce gratuitement donnйe.

 

Or, d’une part, il semble que ce ne soit pas vrai, si par « grвce gratuitement donnйe » ils entendent quelque don habituel de la grвce, et ce pour deux raisons. D’abord parce que, si l’on affirme que la prйparation а la grвce est nйcessaire, c’est pour manifester une certaine raison, de notre cфtй, pour laquelle la grвce sanctifiante est donnйe а certains et non а d’autres. Or si la prйparation mкme а la grвce ne peut кtre sans quelque grвce habituelle, alors ou bien cette grвce est donnйe а tous, ou bien non. Si elle est donnйe а tous, elle ne semble pas кtre autre chose qu’un don naturel, car on ne trouve rien de commun а tous les hommes sinon ce qui est naturel ; et les choses naturelles peuvent elles-mкmes кtre appelйes grвces, en tant qu’elles sont donnйes par Dieu а l’homme sans mйrites prйcйdents. Et si elle n’est pas donnйe а tous, il sera de nouveau nйcessaire de revenir а la prйparation, et de poser pour la mкme raison une autre grвce, et ainsi а l’infini ; il est donc meilleur de s’arrкter au premier cas. Ensuite, parce que « se prйparer а la grвce » se dit en d’autres termes : « faire ce qui est en soi », comme on dit couramment que si l’homme fait ce qui est en lui, Dieu lui donne la grвce. Or, « кtre en quelqu’un » se dit de ce qui est en son pouvoir. Si donc l’homme ne peut, par le libre arbitre, se prйparer а la grвce, « faire ce qui est en soi » ne sera pas « se prйparer а la grвce ».

 

Mais d’autre part, si par « grвce gratuitement donnйe » ils entendent la divine providence, par laquelle l’homme est misйricordieusement dirigй vers le bien, alors il est vrai que sans la grвce l’homme ne peut se prйparer а avoir la grвce sanctifiante. Et cela se voit clairement par deux raisons. D’abord, parce qu’il est impossible que l’homme commence nouvellement une chose, s’il n’est rien qui le meuve ; ainsi le Philosophe montre-t-il au huitiиme livre de la Physique que les mouvements des кtres animйs, aprиs un repos, doivent кtre prйcйdйs d’autres mouvements par lesquels l’вme est stimulйe а agir. Et ainsi, quand l’homme commence а se prйparer а la grвce en tournant nouvellement sa volontй vers Dieu, il est nйcessaire qu’il y soit amenй par des actions extйrieures, par exemple un avertissement extйrieur, ou une maladie corporelle, ou quelque chose de semblable ; ou bien par quelque impulsion intйrieure, selon que Dieu agit dans les esprits des hommes ; ou encore de l’une et l’autre faзon. Or toutes ces choses sont procurйes а l’homme par la misйricorde divine ; et ainsi, il se produit par la misйricorde divine que l’homme se prйpare а la grвce. Ensuite, parce que n’importe quel mouvement de la volontй n’est pas une suffisante prйparation а la grвce, de mкme que n’importe quelle douleur ne suffit pas pour la rйmission du pйchй ; mais il est nйcessaire qu’il y ait un mode dйterminй. Et assurйment, ce mode ne peut pas кtre connu de l’homme, puisque le don mкme de la grвce excиde la connaissance de l’homme : en effet, le mode de prйparation а la forme ne peut кtre connu sans que soit connue la forme elle-mкme. Or, chaque fois que, pour faire quelque chose, est requis un mode dйterminй d’opйration inconnu а l’opйrant, l’opйrant a besoin d’un gouvernant et d’un dirigeant. Il est donc clair que le libre arbitre ne peut se prйparer а la grвce que s’il y est dirigй divinement. Et pour ces deux raisons, on cherche dans les Йcritures par deux sortes de discours а flйchir Dieu pour qu’il opиre en nous cette prйparation а la grвce. D’abord, en demandant qu’il nous convertisse, comme s’il nous dйtournait de ce en quoi nous errons et nous tournait vers lui ; et ce, а cause de la premiиre raison, comme lorsqu’il est dit : « Convertissez-nous, ф Dieu notre Sauveur. » Ensuite, en demandant qu’il nous dirige, comme lorsqu’il est dit : « Dirigez-moi dans votre vйritй » ; et ce, а cause de la seconde raison.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il nous semble nous-mкmes nous convertir а Dieu, parce que nous pouvons le faire, mais ce n’est pas sans le secours divin ; et c’est pourquoi nous lui demandons : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et nous nous convertirons » (Lam. 5, 21).

 

Nous pouvons ouvrir notre cњur а Dieu, mais non sans le secours divin ; et c’est pourquoi il est demandй а Dieu en 2 Macc. 1, 4 : « Que le Seigneur ouvre votre cњur а sa loi et а ses prйceptes, et qu’il vous donne la paix. »

 

& Et il faut rйpondre ainsi aux autres arguments : car l’homme ne peut ni se prйparer ni vouloir, si Dieu n’opиre cela en lui, comme on l’a dit.

Question 25 : [La sensibilitй]

 

Introduction

 

Article 1 : La sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ?

Article 2 : La sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ?

Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou aussi dans le supйrieur ?

Article 4 : La sensualitй obйit-elle а la raison ?

Article 5 : Le pйchй peut-il exister dans la sensualitй ?

Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ?

Article 7 : La sensualitй peut-elle, en cette vie, кtre guйrie de la corruption susdite ?

 

 

Article 1 : La sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit une puissance cognitive.

 

Comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, « ce que, dans notre вme, tu trouves de commun avec les bкtes, appartient а la sensualitй ». Or les puissances sensitives cognitives nous sont communes avec les bкtes. Elles appartiennent donc а la sensualitй.

 

Saint Augustin, au douziиme livre sur la Trinitй, dit que « le mouvement de l’вme sensitive, mouvement qui est tournй vers les sens corporels, nous est commun avec les animaux, et il est йtranger а la raison qui s’adonne а la sagesse » ; ce qu’il expose en ajoutant ceci : « Les sens corporels en effet perзoivent les corps, tandis que la raison spirituelle qui s’applique а la sagesse a l’intelligence des rйalitйs йternelles et immuables. » Or il appartient а la puissance cognitive de sentir les rйalitйs corporelles. La sensualitй, dont l’acte est le mouvement sensitif, est donc une puissance cognitive.

 

[Le rйpondant] disait que saint Augustin ajoute cela pour manifester les objets des sens : en effet, le mouvement de la sensualitй est tournй vers les sens corporels en tant qu’il se tourne vers les rйalitйs sensibles. En sens contraire : saint Augustin ajoute cela pour montrer comment la sensualitй est йtrangиre а la raison. Or, vers les corps, que saint Augustin dit кtre les objets des sens, la raison se tourne aussi, l’infйrieure en disposant et la supйrieure en jugeant ; et de la sorte, la sensualitй n’est pas rendue йtrangиre а la raison. Le propos de saint Augustin n’est donc pas celui que l’on disait.

 

Dans la progression du pйchй qui se fait en nous, comme saint Augustin le dit au mкme endroit, la sensualitй tient la place du serpent. Or le serpent, dans la tentation de nos premiers parents, se comporta comme celui qui annonce et propose le pйchй ; et cela relиve de la puissance cognitive et non de l’appйtitive, car le propre de celle-ci est de se porter vers le pйchй. La sensualitй est donc une puissance cognitive.

 

Saint Augustin dit au mкme livre que « la sensualitй voisine avec la raison qui s’applique а la science ». Or elle ne voisinerait pas avec elle, si elle йtait seulement appйtitive, puisque la raison qui s’applique а la science est cognitive : car alors, elle appartiendrait а un autre genre de puissances de l’вme. La sensualitй est donc cognitive, et pas seulement appйtitive.

 

La sensualitй, selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, se distingue а la fois de la raison supйrieure et de l’infйrieure, en lesquelles l’appйtit supйrieur, qui est la volontй, est contenu ; sinon le pйchй mortel ne pourrait exister en elles. Or l’appйtit infйrieur ne se distingue pas de l’appйtit supйrieur comme une autre puissance, comme on le prouvera. la sensualitй n’est donc pas l’appйtit infйrieur. Mais elle est une puissance infйrieure de l’вme, comme cela ressort de sa dйfinition. Elle est donc une puissance cognitive infйrieure. Preuve de la mineure : une diffйrence des objets par accident n’indique pas une diffйrence des puissances par l’espиce. En effet, voir l’homme et voir l’вne ne divisent pas la vue, car l’homme et l’вne sont accidentels au visible en tant que tel. Or l’objet d’appйtit apprйhendй par le sens et celui qui l’est par l’intelligence — par lа, semble-t-il, on distingue l’appйtit supйrieur de l’infйrieur — sont accidentels а l’objet d’appйtit en tant que tel, puisque l’objet d’appйtit en tant que tel est le bien, auquel il est accidentel d’кtre apprйhendй par le sens ou par l’intelligence. L’appйtit infйrieur n’est donc pas une puissance autre que le supйrieur.

 

 [Le rйpondant] disait que les deux appйtits susmentionnйs se distinguent d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien а un moment donnй. En sens contraire : l’appйtit est au bien ce que l’intelligence est au vrai. Or le vrai dans l’absolu et le vrai а un moment donnй, qui est contingent, ne divisent pas l’intelligence en deux puissances. On ne peut donc pas non plus diviser l’appйtit en deux puissances d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien а un moment donnй.

 

Le bien а un moment donnй est le bien apparent, semble-t-il, tandis que le bien dans l’absolu est le vrai bien. Or l’appйtit supйrieur consent parfois au bien apparent, et l’appйtit infйrieur recherche parfois un vrai bien, comme les choses qui sont nйcessaires au corps. Le bien а un moment donnй et le bien dans l’absolu ne distinguent donc pas les appйtits supйrieur et infйrieur ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 La puissance sensitive s’oppose а l’appйtitive, comme le montre clairement le Philosophe au premier livre sur l’Вme, oщ il distingue cinq genres d’actions de l’вme, а savoir : nourrir, sentir, rechercher, se mouvoir selon le lieu et penser. Or la sensualitй est contenue dans la puissance sensitive, comme son nom mкme le montre. La sensualitй est donc une puissance non pas appйtitive mais cognitive.

 

10° Lorsque la dйfinition est commune, le dйfini est commun. Or la dйfinition de la sensualitй, que le Maоtre donne au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, convient а la raison infйrieure, qui se tourne parfois vers les sens du corps et vers les choses qui appartiennent au corps. La raison infйrieure et la sensualitй sont donc une mкme chose. Or la raison est une puissance cognitive ; donc la sensualitй aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit dans la dйfinition de la sensualitй qu’elle est « un appйtit des choses qui appartiennent au corps ».

 

Il y a pйchй lorsqu’on recherche, et non lorsqu’on ne fait que connaоtre. Or, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, il y a dans la sensualitй quelque pйchй trиs lйger. La sensualitй est donc une puissance appйtitive.

 

 

Rйponse :

 

La sensualitй ne semble pas кtre autre chose que la puissance appйtitive de la partie sensitive : et l’on parle de « sensualitй » comme d’une chose dйcoulant du sens. En effet, le mouvement de la partie appйtitive naоt en quelque sorte de l’apprйhension, car toute opйration du principe passif a son origine dans le principe actif. Or l’appйtit est une puissance passive, car il est mы par l’objet d’appйtit, qui est un moteur non mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et l’objet d’appйtit ne meut l’appйtit qu’une fois apprйhendй. Donc, en tant que la puissance appйtitive infйrieure est mue par l’objet d’appйtit apprйhendй par le sens, son mouvement est appelй « sensuel », et la puissance elle-mкme est nommйe « sensualitй ».

 

Or cet appйtit sensitif tient le milieu entre l’appйtit naturel et l’appйtit supйrieur rationnel, que l’on nomme volontй. Et l’on peut le constater de la faзon suivante. En n’importe quel objet d’appйtit, deux choses peuvent кtre considйrйes : la chose mкme qui est recherchйe, et la raison de l’appйtibilitй, comme le plaisir, l’utilitй, ou quelque chose de ce genre.

 

L’appйtit naturel tend donc vers la chose appйtible elle-mкme, sans aucune apprйhension de la raison de l’appйtibilitй : en effet, l’appйtit naturel n’est rien d’autre qu’une certaine inclination de la rйalitй et une relation а une chose qui lui convient, comme une pierre se porte vers un lieu infйrieur. Mais parce que la rйalitй naturelle est dйterminйe dans son кtre naturel, et que son inclination vers une chose dйterminйe est unique, aucune apprйhension n’est exigйe, qui distinguerait la chose appйtible de la non appйtible d’aprиs la raison de l’appйtibilitй. Mais cette apprйhension est prйsupposйe en celui qui, en instituant la nature, a donnй а chaque nature l’inclination propre qui lui convient.

 

L’appйtit supйrieur, en revanche, c’est-а-dire la volontй, tend directement vers la raison de l’appйtibilitй, dans l’absolu ; ainsi, la volontй recherche premiиrement et principalement la bontй elle-mкme, ou l’utilitй, ou quelque chose de ce genre ; et c’est secondairement qu’elle recherche telle ou telle chose, en tant que celle-ci participe а la raison susdite ; et ce, parce que la nature raisonnable a une capacitй telle, qu’une inclination vers une seule chose dйterminйe ne lui suffirait pas, mais qu’elle a besoin de choses nombreuses et diverses ; voilа pourquoi son inclination va vers quelque chose de commun qui se trouve en plusieurs, et ainsi, elle tend par l’apprйhension de cette chose commune vers la chose appйtible en laquelle elle sait qu’une telle raison doit кtre recherchйe.

 

Quant а l’appйtit infйrieur de la partie sensitive, qui est appelй sensualitй, il tend vers la chose appйtible elle-mкme, en tant que s’y trouve ce qui est la raison de l’appйtibilitй : en effet, il ne tend pas vers la raison mкme de l’appйtibilitй, car l’appйtit infйrieur ne recherche pas la bontй mкme, ni l’utilitй ou le plaisir, mais cette chose utile ou cette chose dйlectable ; et en cela, l’appйtit sensible est au-dessous de l’appйtit rationnel ; mais parce qu’il ne tend pas seulement vers telle ou telle chose, mais vers tout ce qui lui est utile ou dйlectable, il est au-dessus de l’appйtit naturel ; et c’est pourquoi il a besoin d’une apprйhension qui distingue le dйlectable du non dйlectable. Et la preuve йvidente de cette distinction est que l’appйtit naturel a une nйcessitй а l’йgard de la chose mкme vers laquelle il tend, comme le pesant recherche naturellement le lieu infйrieur, tandis que l’appйtit sensitif n’a pas de nйcessitй pour une chose avant qu’elle soit apprйhendйe sous l’aspect du dйlectable ou de l’utile, mais une fois apprйhendй ce qui est dйlectable, il s’y porte par nйcessitй : en effet, la bкte qui aperзoit une chose dйlectable ne peut pas ne pas la rechercher. La volontй, quant а elle, a une nйcessitй а l’йgard de la bontй et de l’utilitй elles-mкmes — c’est en effet par nйcessitй que l’homme veut le bien — mais elle n’a pas de nйcessitй а l’йgard de telle ou telle chose, quelque bonne et utile qu’on l’apprйhende ; et il en est ainsi, parce que chaque puissance a une certaine relation nйcessaire avec son objet propre. Cela nous donne а entendre que l’objet de l’appйtit naturel est cette chose en tant qu’elle est telle chose, tandis que celui de l’appйtit sensitif est cette chose en tant qu’elle convient ou qu’elle est dйlectable, comme l’eau en tant qu’elle convient au goыt, et non en tant qu’elle est eau ; et l’objet propre de la volontй est le bien lui-mкme dans l’absolu.

 

Et par consйquent, l’apprйhension du sens et celle de l’intelligence diffиrent, car il appartient au sens d’apprйhender ce colorй, alors qu’il appartient а l’intelligence d’apprйhender la nature mкme de la couleur. Ainsi donc, on voit clairement que la volontй et la sensualitй sont des appйtits qui diffиrent par l’espиce, de mкme que cette chose bonne et la bontй mкme sont recherchйes sous des rapports diffйrents : car la bontй est recherchйe pour elle-mкme, tandis que cette chose est recherchйe en raison de quelque participation. Voilа pourquoi, de mкme que les choses participantes se disent par participation, comme cette chose est dite bonne d’aprиs la bontй, de mкme l’appйtit supйrieur gouverne l’appйtit infйrieur, et de la mкme faзon l’intelligence juge des choses que le sens apprйhende.

 

Ainsi donc, l’objet propre de la sensualitй est la chose bonne ou convenante pour celui qui sent ; et cela se rйalise de deux faзons. D’abord, parce que cette chose convient а l’кtre mкme de celui qui sent, comme la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre ; ensuite, parce qu’elle convient au sens pour qu’il sente, comme la belle couleur convient а la vue pour qu’elle voie, et le son modйrй convient а l’ouпe pour qu’elle entende, etc. Et le Maоtre caractйrise complиtement la sensualitй, de la faзon suivante : lorsqu’il dit qu’elle est « une certaine puissance infйrieure de l’вme », sa distinction de l’appйtit supйrieur est signifiйe ; et par ces mots : « de laquelle vient un mouvement qui est tournй vers les sens du corps », est montrйe sa relation aux choses qui conviennent au sens pour qu’il sente ; et par ceux-ci : « et un appйtit des choses qui appartiennent au corps », est montrйe sa relation aux choses qui conviennent pour conserver l’кtre de celui qui sent.

 

 

Rйponse aux objections :

 

De trois faзons une chose appartient а la sensualitй. D’abord comme ce qui est de l’essence de la sensualitй ; et ainsi, seules les puissances appйtitives appartiennent а la sensualitй. Ensuite, comme ce qui est prйsupposй а la sensualitй ; et ainsi, les puissances sensitives apprйhensives appartiennent а la sensualitй. Enfin, comme ce qui satisfait а la sensualitй ; et ainsi, les puissances motrices exйcutantes appartiennent а la sensualitй. Et par consйquent, il est vrai que toutes les choses qui nous sont communes avec les bкtes relиvent en quelque faзon de la sensualitй, bien que toutes ne soient pas de l’essence de la sensualitй.

 

Saint Augustin ajoute ces paroles pour expliquer quels sont les actes des sens extйrieurs, vers lesquels est tournй le mouvement de la sensualitй ; il ne dit pas que l’acte mкme de sentir les rйalitйs corporelles soit le mouvement de sensualitй.

 

La raison infйrieure a un mouvement vers les sens du corps, mais non point а la faзon dont les sens perзoivent leurs objets : car les sens perзoivent leurs objets particuliиrement, tandis que la raison infйrieure exerce son acte sur les rйalitйs sensibles d’aprиs une intention universelle. Mais la sensualitй tend vers les objets des sens comme les sens eux-mкmes, c’est-а-dire particuliиrement.

 

Dans la tentation de nos premiers parents, le serpent non seulement proposa quelque chose comme digne d’кtre recherchй, mais encore il trompa en suggйrant cela. Or l’homme n’aurait pas йtй trompй par la proposition d’un sensible dйlectable, si le jugement de la raison n’avait йtй liй par la passion de la partie appйtitive ; et ainsi, la sensualitй est une puissance appйtitive.

 

Il est dit que la sensualitй voisine avec la raison qui s’applique а la science, non quant au genre de puissance, mais quant aux objets : car l’une et l’autre se tournent vers les choses temporelles, quoique de faзon diffйrente, comme on l’a dit.

 

La diversitй des apprйhensions serait accidentelle aux puissances appйtitives, si а la diversitй des apprйhensions n’йtait liйe la diversitй des choses apprйhendйes. Car le sens, qui ne porte que sur des particuliers, n’apprйhende pas la bontй absolue, mais tel bien, tandis que l’intelligence, parce qu’elle porte sur des universels, apprйhende la bontй absolue ; et c’est pourquoi l’appйtit infйrieur se diffйrencie du supйrieur, comme on l’a dit.

 

Le bien vers lequel se porte l’appйtit sensible est le bien particulier, qui est considйrй en un lieu et а un moment donnйs, qu’il soit nйcessaire ou contingent ; car voir le soleil, cela aussi est dйlectable а la vue, comme on le lit en Eccl. 11, 7, que ce soit un vrai bien ou un bien apparent.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au huitiиme argument.

 

La partie sensitive se prend de deux faзons. Parfois, en tant qu’elle s’oppose а l’appйtitive ; et dans ce cas, elle contient seulement les puissances apprйhensives. Et de cette faзon, la sensualitй n’appartient а la partie sensitive que comme а ce qui est son origine, pour ainsi dire ; aussi peut-elle кtre nommйe d’aprиs elle. Mais parfois, on la prend en tant qu’elle comprend en soi et l’appйtitive et la motrice, au sens oщ l’вme sensitive s’oppose а la rationnelle et а la vйgйtative ; et dans ce cas, la sensualitй est incluse dans la partie sensitive de l’вme.

 

10° La raison infйrieure ne se tourne pas de la mкme faзon que la sensualitй vers les sens du corps ni vers les choses qui appartiennent au corps, comme on l’a dйjа dit ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

Article 2 : La sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle soit une seule puissance simple, non divisйe en plusieurs puissances.

 

Dans la dйfinition de la sensualitй, il est dit qu’elle est « une certaine puissance infйrieure de l’вme » ; or on ne dirait pas cela, si elle contenait en soi plusieurs puissances. Il semble donc qu’elle ne soit pas divisйe en plusieurs puissances.

 

Une mкme puissance de l’вme « porte sur une seule contrariйtй, comme la vue porte sur le blanc et le noir », comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le convenable et le nuisible sont contraires. La mкme puissance de l’вme se rapporte donc aux deux. Or le concupiscible se rapporte au convenable, tandis que l’irascible se rapporte au nuisible. La mкme puissance est donc irascible et concupiscible ; et ainsi, la sensualitй n’est pas divisйe en plusieurs puissances.

 

C’est par la mкme puissance que l’on s’йloigne d’un extrкme et que l’on s’approche de l’autre, comme c’est en raison de la pesanteur que la pierre s’йloigne du lieu le plus йlevй et s’approche du lieu le plus bas. Or, par la puissance irascible, l’вme s’йloigne du nuisible en le fuyant, tandis que par la puissance concupiscible elle s’approche du convenable en le convoitant. La mкme puissance de l’вme est donc irascible et concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’objet propre de la joie est le convenable. Or la joie n’existe que dans le concupiscible. L’objet propre du concupiscible est donc le convenable. Or le convenable est l’objet de toute la sensualitй, comme le montre bien la dйfinition de la sensualitй dйjа exposйe : car les choses qui appartiennent au corps sont les choses convenables pour le corps. Toute la sensualitй n’est donc rien d’autre que le concupiscible. Donc, ou bien l’irascible et le concupiscible sont identiques, ou bien l’irascible n’appartient pas а la sensualitй ; et en tout йtat de cause, on a ce qu’on cherchait, а savoir que la sensualitй est une seule puissance simple.

 

[Le rйpondant] disait que l’objet de la sensualitй est aussi le nuisible, ou le disconvenant, auquel s’йtend l’irascible. En sens contraire : de mкme que le convenable est l’objet de la joie, de mкme le nuisible ou le disconvenant est l’objet de la tristesse. Or tant la joie que la tristesse sont dans le concupiscible. Donc, tant le convenable que le nuisible sont objets du concupiscible ; et ainsi, tout ce qui est objet de la sensualitй est objet du concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’appйtit sensitif prйsuppose l’apprйhension. Or c’est par la mкme puissance apprйhensive que sont apprйhendйs le convenable et le nuisible. La mкme puissance appйtitive se rapporte donc aux deux ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Selon saint Augustin, la haine est une colиre invйtйrйe. Or la haine est dans le concupiscible, comme il est prouvй au deuxiиme livre des Topiques, parce que l’amour est en celui-ci tandis que la colиre est dans l’irascible. L’irascible et le concupiscible sont donc la mкme puissance : car sinon, la colиre ne pourrait кtre dans les deux.

 

Ce qui, en l’вme, appartient а n’importe quelle puissance, ne requiert pas une puissance dйterminйe distincte des autres. Or convoiter appartient а n’importe quelle puissance de l’вme : cela ressort clairement de ce que n’importe quelle puissance de l’вme se dйlecte dans son objet, et le convoite. А la convoitise ne doit donc pas кtre ordonnйe une puissance distincte des autres ; et ainsi, le concupiscible n’est pas une puissance autre que l’irascible.

 

Les puissances se distinguent par les actes. Or en n’importe quel acte de l’irascible est inclus un acte du concupiscible ; car la colиre a la convoitise de la vengeance, et ainsi de suite. Le concupiscible n’est donc pas une puissance autre que l’irascible.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne distingue l’appйtit sensitif en irascible et concupiscible, et de mкme saint Grйgoire de Nysse dans le livre qu’il йcrit sur l’вme et ses puissances. Or l’appйtit infйrieur est la sensualitй. La sensualitй contient donc en soi plusieurs puissances.

 

Dans le livre sur l’Esprit et l’Вme, on distingue ces trois puissances motrices : la rationnelle, la concupiscible et l’irascible. Or la rationnelle est une puissance autre que l’irascible. L’irascible diffиre donc aussi de la concupiscible.

 

Le Philosophe, au troisiиme livre sur l’Вme, pose dans l’appйtit sensitif le dйsir et l’impulsion, c’est-а-dire l’irascible et le concupiscible, qui sont diffйrents l’un de l’autre.

 

 

Rйponse :

 

L’appйtit appelй « sensualitй » contient ces deux puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible, qui sont des puissances diffйrentes l’une de l’autre ; et cela peut se voir de la faзon suivante. Car l’appйtit sensitif a un certain rapport de convenance avec l’appйtit naturel, en tant que l’un et l’autre tendent vers une chose qui convient au sujet.

 

Or il se trouve que l’appйtit naturel tend vers deux choses, suivant les deux opйrations de la rйalitй naturelle. L’une d’elles est celle par laquelle la rйalitй naturelle s’efforce d’acquйrir ce qui conserve sa nature ; comme le lourd se meut vers le bas, afin d’y кtre conservй. L’autre est celle par laquelle la rйalitй naturelle dйtruit ses contraires par une qualitй active ; et cela est assurйment nйcessaire au corruptible, car s’il n’avait pas une puissance par laquelle vaincre son contraire, il serait corrompu par lui. Ainsi donc, l’appйtit naturel tend vers deux choses, а savoir : а obtenir ce qui convient а la nature et lui est ami, et а remporter une certaine victoire sur ce qui lui est adverse ; et la premiиre s’effectue pour ainsi dire par mode de rйception, tandis que la seconde s’effectue par mode d’action ; par consйquent, elles se ramиnent а des principes diffйrents, car recevoir et agir ne proviennent pas du mкme principe : le feu, par exemple, qui est portй vers le haut par sa lйgиretй, corrompt les contraires par sa chaleur.

 

De mкme, ces deux choses se rencontrent dans l’appйtit sensitif : car l’animal, par la puissance appйtitive, recherche ce qui lui convient et lui est ami, et ce par la puissance concupiscible, dont l’objet propre est ce qui est dйlectable selon le sens ; il cherche aussi а remporter une suprйmatie et une victoire sur les choses qui lui sont contraires, et ce par la puissance irascible ; et c’est pourquoi l’on dit que son objet est quelque chose d’ardu. Et ainsi, il est clair que l’irascible est une puissance autre que le concupiscible. Car une chose tient de ce qu’elle est dйlectable et de ce qu’elle est ardue des raisons d’appйtibilitй diffйrentes, puisque ce qui est ardu sйpare quelquefois de la dйlectation, et mкle а des choses qui attristent ; comme lorsque l’animal, laissant le plaisir auquel il s’adonnait, engage une lutte et n’en est pas retirй par les douleurs qu’il endure. De plus, l’un d’eux, le concupiscible, semble ordonnй а la rйception : en effet, celui-ci cherche а ce que son objet dйlectable lui soit uni ; mais l’autre, l’irascible, est ordonnй а l’action, car c’est par une action qu’il surmonte ce qui lui est contraire ou nuisible, se plaзant au-dessus de cela а une certaine hauteur victorieuse. Or on trouve communйment dans les puissances de l’вme que la rйception et l’action relиvent de puissances diffйrentes, comme on le voit bien dans le cas de l’intellect agent et de l’intellect possible. Et de lа vient que, selon Avicenne, la force et la faiblesse du cњur appartiennent а l’irascible, comme а une puissance ordonnйe а l’action, tandis que la dilatation et le serrement du cњur appartiennent au concupiscible, comme а une puissance ordonnйe а la rйception.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que l’irascible est en quelque sorte ordonnй au concupiscible, comme son dйfenseur. En effet, s’il a йtй nйcessaire а l’animal d’obtenir par l’irascible la victoire sur les adversitйs, c’йtait pour que le concupiscible s’emparвt de son objet dйlectable sans en кtre empкchй : la preuve en est que la lutte intervient entre les animaux pour les choses dйlectables que sont l’accouplement et la nutrition, comme il est dit au huitiиme livre sur les Animaux. Et de lа vient que toutes les passions de l’irascible ont leur principe et leur fin dans le concupiscible : en effet, la colиre commence par une tristesse infligйe, qui est dans le concupiscible, et se termine, une fois la vengeance acquise, а la joie, qui est de nouveau dans le concupiscible ; et semblablement, l’espoir commence par le dйsir ou l’amour, et se termine dans la dйlectation.

 

Mais il faut savoir que, tant du cфtй des puissances apprйhensives que du cфtй des appйtitives de la partie sensitive, autre est ce qui convient а l’вme sensitive suivant sa nature propre, et autre ce qui lui convient en tant qu’elle a quelque petite participation а la raison, atteignant en son sommet le plus bas degrй de celle-ci ; comme Denys, au septiиme chapitre des Noms divins, dit que la sagesse divine « allie l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne ». De mкme, la puissance imaginative convient а l’вme sensitive suivant sa notion propre, car c’est en elle que sont mises de cфtй les formes reзues par le sens ; mais la puissance estimative, par laquelle l’animal apprйhende les intentions non reзues par le sens, comme l’amitiй ou l’inimitiй, est dans l’вme sensitive en tant qu’elle participe quelque peu а la raison ; et c’est pourquoi l’on dit, au vu de cette estimation, que les animaux ont une certaine prudence, comme cela est clair au dйbut de la Mйtaphysique ; ainsi le mouton fuit-il le loup, dont il n’a jamais senti l’inimitiй. Et il en va de mкme du cфtй de la partie appйtitive. Car, que l’animal recherche ce qui est dйlectable selon le sens — ce qui relиve du concupiscible —, est conforme а la notion propre de l’вme sensitive ; mais que, ayant abandonnй l’objet dйlectable, il recherche la victoire, qu’il obtient avec douleur — ce qui relиve de l’irascible —, lui convient en tant qu’il atteint en quelque faзon l’appйtit supйrieur ; aussi l’irascible est-il plus proche de la raison et de la volontй que le concupiscible. Et c’est pourquoi celui qui ne contient pas sa colиre est moins honteux que celui qui ne contient pas sa convoitise, comme йtant moins privй de raison, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.

 

On voit donc clairement, aprиs ce qui a йtй dit, que l’irascible et le concupiscible sont des puissances diffйrentes, et ce qu’est l’objet de l’un et de l’autre ; on voit aussi comment l’irascible aide le concupiscible, comment il est supйrieur а celui-ci et plus digne que lui, comme c’est aussi le cas de l’estimative parmi les autres puissances apprйhensives de la partie sensitive.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La sensualitй est appelйe puissance au singulier, car elle est une quant au genre, quoiqu’elle soit divisйe en parties.

 

Tant le convenant, objet de dйlectation, que le nuisible, objet de tristesse, concernent le concupiscible, en tant que l’un est а fuir et l’autre а obtenir ; mais avoir une certaine hauteur au-dessus de l’un et de l’autre, en sorte que le nuisible puisse кtre surmontй et le dйlectable possйdй avec une certaine sйcuritй, cela revient а l’irascible.

 

S’йloigner du nuisible et s’approcher du dйlectable, l’un et l’autre relиvent du concupiscible ; mais attaquer et vaincre ce qui peut кtre nuisible, c’est le propre de l’irascible.

 

& La rйponse aux quatriиme et cinquiиme argument est dиs lors йvidente : car le convenant est objet du concupiscible en tant qu’il est dйlectable, mais objet de toute la sensualitй en tant qu’il est d’une quelconque faзon expйdient pour l’animal, soit par la voie de l’ardu, soit par la voie du dйlectable.

 

La mкme puissance appйtitive concupiscible poursuit ce qui convient et fuit ce qui ne convient pas ; l’irascible et le concupiscible ne se distinguent donc pas d’aprиs le convenant et le nuisible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Lorsqu’il est dit que la haine est une colиre invйtйrйe, c’est une prйdication par la cause et non par l’essence ; car les passions de l’irascible se terminent aux passions du concupiscible, comme on l’a dit.

 

Convoiter par un appйtit animal, cela relиve du seul concupiscible ; mais convoiter par un appйtit naturel, relиve de n’importe quelle puissance : car n’importe quelle puissance de l’вme est une certaine nature, et elle est naturellement inclinйe vers quelque chose. Et il faut distinguer de la mкme faзon а propos de l’amour et de la dйlectation, et des autres choses de ce genre.

 

Dans la dйfinition des passions de l’irascible est posй un acte commun de la puissance appйtitive, celui de rechercher ; mais aucun relevant du concupiscible, а moins qu’il ne soit principe ou terme, comme si l’on disait que la colиre est un appйtit de vengeance а cause d’un attristement prйcйdent.

Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou aussi dans le supйrieur ?

 

Objections :

 

Il semble qu’ils soient aussi dans le supйrieur.

 

L’appйtit supйrieur s’йtend а plus de choses que l’appйtit infйrieur, puisqu’il porte а la fois sur les rйalitйs corporelles et sur les spirituelles. Si donc l’appйtit infйrieur est divisй en deux puissances, l’irascible et le concupiscible, а bien plus forte raison le supйrieur doit-il lui aussi кtre divisй.

 

Toutes les puissances qui appartiennent а l’вme en elle-mкme, concernent la partie supйrieure, car les puissances infйrieures sont communes а l’вme et au corps. Or l’irascible et le concupiscible appartiennent а l’вme en elle-mкme : c’est pourquoi il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme : « L’вme possиde ces puissances avant d’кtre mкlйe au corps, car elles lui sont naturelles, et ne sont pas autre chose qu’elle-mкme. En effet, toute la substance de l’вme, pleine et parfaite, consiste dans ces trois choses que sont la rationnalitй, la concupiscibilitй et l’irascibilitй. » L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а l’appйtit supйrieur.

 

Selon le Philosophe, au livre sur l’Вme ainsi qu’au onziиme livre de la Mйtaphysique, seule la partie rationnelle de l’вme est sйparable du corps. Or l’irascible et le concupiscible demeurent dans l’вme sйparйe du corps, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie rationnelle.

 

L’image de la Trinitй doit кtre cherchйe dans la partie supйrieure de l’вme. Or, selon certains, l’image est reconnue dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie supйrieure.

 

On dit que la charitй est dans le concupiscible, tandis que l’espйrance est dans l’irascible. Or la charitй et l’espйrance ne sont pas dans l’appйtit sensitif, qui ne peut s’йtendre aux rйalitйs immatйrielles. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.

 

On appelle « puissances humaines » celles que l’homme a de plus que les autres animaux, et qui appartiennent а la partie supйrieure de l’вme. Or, deux irascibles sont distinguйs par des maоtres : l’humain et le non humain ; et de mкme pour le concupiscible. Les puissances susdites ne sont donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.

 

Les opйrations des puissances sensitives tant apprйhensives qu’appйtitives ne demeurent pas dans l’вme sйparйe, car elles s’exercent au moyen d’organes corporels ; sinon l’вme sensitive, chez les bкtes, serait incorruptible, puisqu’elle serait capable d’avoir son opйration par elle-mкme. Or, dans l’вme sйparйe, la joie et la tristesse demeurent, ainsi que l’amour et la crainte, et d’autres choses de ce genre qui sont attribuйes а l’irascible et au concupiscible. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans la partie sensitive, mais aussi dans l’intellective.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne, saint Grйgoire de Nysse et le Philosophe affirment qu’ils sont seulement dans l’appйtit sensitif.

 

 

Rйponse :

 

Puisque l’acte des parties appйtitives prйsuppose l’acte des apprйhensives, la distinction des appйtitives entre elles est aussi, en quelque faзon, semblable а la distinction des apprйhensives. Or, parmi les puissances apprйhensives, nous trouvons que l’apprйhensive supйrieure demeure une et indivise vis-а-vis des choses par rapport auxquelles les apprйhensives infйrieures se distinguent ; en effet, c’est par une seule puissance intellective que nous connaissons tous les sensibles quant а leurs natures, par rapport auxquelles les puissances sensitives se distinguent. C’est pourquoi, suivant saint Augustin, extйrieurement, ce qui voit et ce qui entend sont diffйrents ; mais intйrieurement, dans l’intelligence, c’est le mкme. Et il en va de mкme pour les appйtitives : l’appйtitive supйrieure est unique pour tous les objets d’appйtit, bien que les appйtitives infйrieures se distinguent par rapport aux diffйrents objets d’appйtit.

 

Et des deux cфtйs, la raison en est que la puissance supйrieure a un objet universel, tandis que les puissances infйrieures ont des objets particuliers. Or de nombreuses choses conviennent par soi aux rйalitйs particuliиres, mais se rapportent par accident а l’universel. Aussi, puisque ce n’est pas la diffйrence accidentelle qui diversifie l’espиce mais seulement celle qui est par soi, les puissances infйrieures sont-elles trouvйes distinctes selon l’espиce, tandis que la puissance supйrieure demeure indivise ; par exemple, on voit clairement que l’objet de l’intelligence est la quidditй, donc la mкme puissance d’intelligence s’йtend а tout ce qui a une quidditй, et elle n’est pas diversifiйe par des diffйrences qui ne diversifient pas la notion de quidditй. Mais parce que l’objet du sens est le corps, qui est de nature а mouvoir un organe du sens, il est nйcessaire que les puissances se diversifient d’aprиs les diverses raisons formelles de mouvement ; ainsi la puissance de vision est-elle autre que celle d’audition, car la couleur et le son meuvent le sens sous des rapports diffйrents. Et il en va de mкme du cфtй des appйtitives : car l’objet de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit, est le bien dans l’absolu, tandis que l’objet de l’appйtit infйrieur est la rйalitй profitable en quelque faзon а l’animal. Or l’ardu et le dйlectable ne sont pas convenables pour l’animal suivant la mкme notion, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Par lа, donc, se diversifie essentiellement l’objet de l’appйtit infйrieur, mais non l’objet de l’appйtit supйrieur, qui tend vers le bien dans l’absolu, quel qu’en soit le mode.

 

Il faut cependant savoir que, de mкme que l’intelligence a une opйration touchant les mкmes choses que le sens, mais d’une faзon plus йlevйe, puisqu’elle connaоt universellement et immatйriellement ce que le sens connaоt matйriellement et particuliиrement, de mкme l’appйtit supйrieur a une opйration concernant les mкmes choses que les appйtits infйrieurs, quoique d’une faзon plus йlevйe. Car les appйtits infйrieurs tendent vers leurs objets matйriellement et avec quelque passion corporelle — et les noms d’irascible et de concupiscible sont donnйs d’aprиs ces passions —, tandis que l’appйtit supйrieur a des actes semblables а l’appйtit infйrieur, mais sans aucune passion. Et ainsi, les opйrations de l’appйtit supйrieur reзoivent parfois le nom des passions : par exemple, la volontй de vengeance est appelйe colиre, et le repos de la volontй sur un objet de dilection est appelй amour. Et pour la mкme raison, la volontй elle-mкme, qui produit ces actes, est parfois appelйe irascible et concupiscible, non toutefois proprement, mais par une certaine ressemblance ; ni de telle sorte qu’il y ait, dans la volontй, des puissances diffйrentes semblables а l’irascible et au concupiscible.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que l’appйtit supйrieur s’йtende а plus de choses que l’infйrieur, cependant, parce qu’il a pour objet propre le bien universel, il n’est pas divisй en plusieurs puissances.

 

Ce livre n’est pas de saint Augustin, et il n’est pas nйcessaire de le recevoir comme une autoritй ; cependant, on peut dire qu’il raisonne sur l’irascible et le concupiscible dits par mode de ressemblance ; ou bien il envisage l’origine des puissances : car toutes les puissances sensitives dйcoulent de l’essence de l’вme.

 

Sur les puissances sensitives de l’вme, il y a deux opinions. En effet, certains disent qu’elles demeurent quant а leur essence dans l’вme sйparйe ; d’autres, qu’elles demeurent dans l’essence de l’вme comme dans une racine. Et de quelque faзon que l’on s’exprime, l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas autrement que les autres puissances sensitives ; c’est pourquoi, dans le livre susmentionnй, il est dit aussi que l’вme, en s’йloignant du corps, entraоne avec soi le sens et l’imagination.

 

Saint Augustin, au livre sur la Trinitй, dйcouvre de nombreux modes de la Trinitй dans notre вme, en lesquels il y a quelque ressemblance de la Trinitй incrййe, bien que la vraie notion de l’image soit seulement dans l’esprit ; et en raison de la ressemblance susdite, quelques-uns posent l’image dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible, bien que ce ne soit pas au sens propre.

 

La charitй et l’espйrance ne sont pas dans l’irascible et le concupiscible, а proprement parler, puisque la dilection de la charitй et l’attente de l’espйrance sont sans passion. Mais la charitй est dite кtre dans le concupiscible, en tant qu’elle est dans la volontй, et que celle-ci a des actes semblables au concupiscible ; et pour une semblable raison, on dit que l’espйrance est dans l’irascible.

 

L’irascible et le concupiscible sont appelйs humains ou rationnels, non par essence, comme s’ils appartenaient а la partie supйrieure, mais par participation, en tant qu’ils obйissent а la raison et participent а son gouvernement, comme dit saint Jean Damascиne.

 

La joie et la crainte, qui sont des passions, ne demeurent pas dans l’вme sйparйe, puisqu’elles s’accomplissent avec un changement corporel ; mais les actes de la volontй semblables а ces passions demeurent.

Article 4 : La sensualitй obйit-elle а la raison ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit en Rom. 7, 15 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. » Or cela est dit, comme l’expose une certaine glose, а cause du mouvement de la sensualitй. La sensualitй n’obйit donc pas а la volontй ni а la raison.

 

Il est dit au mкme endroit (7, 23) : « Je sens dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit. » Or cette loi est la concupiscence. Elle combat donc contre la loi de l’esprit, c’est-а-dire contre la raison ; et ainsi, elle ne lui obйit pas.

 

Les puissances appйtitives sont ordonnйes entre elles comme le sont les apprйhensives. Or l’intelligence n’a pas en son pouvoir les actes des sens extйrieurs : en effet, l’intelligence ne dйcide pas tout ce que nous voyons ou entendons. Les mouvements de la sensualitй ne sont donc pas non plus au pouvoir de l’appйtit rationnel.

 

En nous, les principes naturels ne sont pas soumis а la raison. Or la sensualitй tend par un йlan naturel vers son objet d’appйtit. Le mouvement de la sensualitй n’est donc pas soumis а la raison.

 

Les mouvements de la sensualitй sont les passions de l’вme, pour lesquelles sont requises des dispositions corporelles dйterminйes, comme le note Avicenne : pour la colиre, par exemple, un sang chaud et subtil ; pour la joie, un sang tempйrй. Or la disposition corporelle n’est pas soumise а la raison. Donc le mouvement de la sensualitй non plus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit que l’irascible et le concupiscible, qui sont les parties de la sensualitй, participent en quelque faзon а la raison. Le mouvement de la sensualitй est donc, lui aussi, au pouvoir de la raison. Cette mкme conclusion se trouve dans les paroles du Philosophe au premier livre de l’Йthique, et dans saint Grйgoire de Nysse.

 

 

Rйponse :

 

Dans la sйrie des mobiles et des moteurs, il faut parvenir а un premier qui se meut lui-mкme, et par lequel est mы ce qui n’est pas mы par soi ; car tout ce qui est par autre chose se ramиne а ce qui est par soi, comme on le lit au huitiиme livre de la Physique. Par consйquent, puisque la volontй se meut elle-mкme йtant donnй qu’elle est maоtresse de son acte, il est nйcessaire que les autres puissances, qui ne se meuvent pas elles-mкmes, soient mues par elle en quelque faзon. Or, chacune des autres puissances a d’autant plus de part au mouvement de la volontй qu’elle s’en approche davantage. Les puissances appйtitives infйrieures elles-mкmes, йtant trиs proches de la volontй, lui obйissent donc quant а leurs actes principaux, tandis que les autres puissances plus йloignйes, comme la nutritive et la gйnйrative, sont mues par la volontй quant а quelques-uns de leurs actes extйrieurs. Or les appйtitives infйrieures, qui sont l’irascible et le concupiscible, sont soumises а la raison de trois faзons.

 

D’abord du cфtй de la raison elle-mкme ; en effet, puisque la mкme rйalitй, considйrйe sous divers aspects, peut кtre rendue dйlectable ou redoutable, la raison oppose а la sensualitй par le moyen de l’imagination quelque rйalitй sous l’aspect du dйlectable ou de l’attristant, comme bon lui semble ; et ainsi, la sensualitй est mue а la joie ou а la tristesse. Et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « la raison pousse aux meilleures actions ».

 

Ensuite du cфtй de la volontй ; en effet, il en est ainsi, dans les puissances ordonnйes et reliйes entre elles, que le mouvement qui anime l’une d’elles, surtout si c’est la supйrieure, rejaillit sur l’autre. C’est pourquoi, lorsque le mouvement de la volontй se porte sur une chose par l’йlection, l’irascible et le concupiscible suivent le mouvement de la volontй. Aussi est-il dit au troisiиme livre sur l’Вme que l’appйtit meut l’appйtit, c’est-а-dire le supйrieur l’infйrieur, comme une sphиre meut une autre sphиre parmi les corps cйlestes.

 

Enfin, du cфtй de la puissance motrice exйcutive ; en effet, de mкme que dans une armйe la marche au combat dйpend du commandement du gйnйral, de mкme en nous la puissance motrice ne meut les membres qu’au commandement de ce qui domine en nous, c’est-а-dire de la raison, quel que soit le mouvement qui a lieu dans les puissances infйrieures. Ainsi la raison rйprime-t-elle l’irascible et le concupiscible, afin qu’ils ne passent pas а l’acte extйrieur ; et c’est pourquoi il est dit en Gen. 4, 7 : « Ta concupiscence sera sous toi. »

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le concupiscible et l’irascible sont soumis а la raison ; et de mкme pour la sensualitй, bien que le nom de sensualitй concerne ces puissances non en tant qu’elles ont part а la raison, mais d’aprиs la nature de la partie sensitive. Par consйquent, la soumission а la raison ne se dit pas aussi proprement de la sensualitй que de l’irascible et du concupiscible.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apфtre signifie qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empкcher universellement tous les mouvements dйsordonnйs de la sensualitй ; bien que nous puissions empкcher chacun d’eux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La sensualitй, autant qu’il est en elle, combat contre la raison ; cependant la raison peut la rйprimer, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les puissances apprйhensives infйrieures obйissent а la supйrieure, comme cela est clair dans le cas de l’imagination et des autres sens intйrieurs ; mais si le sens extйrieur n’obйit pas а l’intelligence, cela vient de ce qu’il a besoin, pour sentir, de la rйalitй sensible, sans laquelle il ne peut passer а l’acte.

 

L’appйtitive infйrieure ne tend naturellement vers une autre rйalitй qu’aprиs que celle-ci lui est proposйe sous l’aspect de son objet propre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Puis donc qu’il est au pouvoir de la raison de proposer une seule et mкme chose sous divers aspects, par exemple une nourriture comme dйlectable et comme mortelle, la raison peut mouvoir la sensualitй vers diffйrents actes.

 

La disposition corporelle relative au tempйrament du corps n’est pas soumise а la raison ; mais cela n’est pas requis pour que les passions susdites existent en acte, par contre il est nйcessaire que l’homme soit enclin а celles-ci. Quant а la transmutation actuelle du corps — comme la montйe du sang vers le cњur, ou autre chose de ce genre, qui accompagne actuellement de telles passions —, elle suit l’imagination, et par consйquent est soumise а la raison.

Article 5 : Le pйchй peut-il exister dans la sensualitй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin, « on ne pиche jamais que par la volontй ». Or la sensualitй est distincte de la volontй. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

Dans l’вme sйparйe, les pйchйs demeurent. Or la sensualitй ne demeure pas dans l’вme sйparйe, puisqu’elle est une puissance du composй. Donc, etc.

 

Son acte s’exerce au moyen du corps. Or le sujet de la puissance est aussi le sujet de l’acte, suivant le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

Selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, il est une chose qui agit et n’est pas agi, tel Dieu, et le pйchй n’existe pas en lui ; il y en a une qui agit et est agie, la volontй, en laquelle il est avйrй que le pйchй existe ; et il y a quelque chose qui est agi et n’agit pas, telle la sensualitй. Le pйchй n’existe donc pas non plus en elle.

 

[Le rйpondant] disait que le pйchй peut exister dans la sensualitй par le fait mкme que la raison peut empкcher son mouvement. En sens contraire : dans le fait que la raison puisse empкcher et n’empкche pas, est reprйsentй le consentement interprйtatif de la raison ; et assurйment, celui-ci ne suffit pas pour le pйchй, puisqu’il ne suffit pas pour le mйrite sans consentement exprиs : car Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir, comme dit une certaine glose au dйbut du livre de Jйrйmie. Donc cet argument non plus ne permet pas de dire que le pйchй est dans la sensualitй.

 

« Nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter. » Or nous ne pouvons pas йviter que les mouvements de la sensualitй soient dйsordonnйs : en effet, comme dit saint Augustin, parce que l’homme « n’a pas voulu йviter le mal quand il l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

 Quand le mouvement de la sensualitй va vers quelque chose de licite, il n’y a pas de pйchй ; comme lorsque l’йpoux est mы vers son йpouse. Or la sensualitй ne discerne pas entre le licite et l’illicite. Il n’y aura donc pas non plus de pйchй quand elle est mue vers l’illicite.

 

La vertu et le vice sont contraires. Or la vertu ne peut exister dans la sensualitй. Donc le vice non plus.

 

 Le pйchй est en ce а quoi il est imputй. Or le pйchй n’est pas imputй а la sensualitй, puisqu’elle n’est pas maоtresse de son acte, mais а la volontй. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

10° Ce qui est matйriel dans le pйchй mortel peut exister dans la sensualitй ; et cependant, nous ne disons pas que le pйchй mortel y existe, car ce qui est formel dans le pйchй mortel n’existe pas en elle. Or ce qui est formel dans le pйchй vйniel, c’est-а-dire la privation de l’ordre dы, n’existe pas dans la sensualitй, mais dans la raison, а laquelle il revient d’ordonner. Le pйchй vйniel n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

11° Si l’aveugle qui est conduit par un voyant tombe dans une fosse, ce n’est pas le pйchй de l’aveugle, mais du voyant. Puis donc que la sensualitй est quasiment aveugle а l’йgard des rйalitйs divines, si elle tombe dans l’illicite, ce ne sera pas son pйchй, mais celui de la raison, qui doit la gouverner.

 

12° De mкme que la sensualitй est en quelque sorte gouvernйe par la raison, de mкme aussi les membres extйrieurs ; et pourtant, nous ne disons pas que le pйchй existe en ceux-ci. Donc dans la sensualitй non plus.

 

13° La disposition et la forme sont dans le mкme sujet, car les actes des principes actifs sont dans le patient bien disposй. Or le pйchй vйniel est une disposition au mortel. Puis donc que le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй, le vйniel non plus.

 

14° L’acte de fornication est plus proche de la sensualitй que de la raison. Si donc le pйchй pouvait exister dans la sensualitй, ce serait le pйchй mortel, celui de fornication ; et puisque cela est faux, il semble que le pйchй ne puisse exister en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit : « Le pйchй existe, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or cette convoitise de la chair appartient а la sensualitй. Le pйchй peut donc exister en elle.

 

Le Maоtre dit, au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, qu’il y a un pйchй vйniel dans la sensualitй.

 

 

Rйponse :

 

Le pйchй n’est rien d’autre qu’un acte manquant а l’ordre droit, qui devait exister ; et telle est l’acception de « pйchй » dans le domaine de la nature et dans celui de l’art, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique. Mais quand l’acte dйfaillant est moral, c’est alors que le pйchй est mortel. Or un acte est moral parce qu’il est en quelque sorte en nous : alors, en effet, lui est due la louange ou le blвme ; voilа pourquoi l’acte qui est parfaitement en notre pouvoir, est parfaitement moral ; et en lui peut se trouver la notion de pйchй mortel, comme c’est le cas des actes que la volontй йlicite ou commande.

 

Or l’acte de sensualitй n’est pas parfaitement en notre pouvoir, йtant donnй qu’il prйvient le jugement de la raison ; cependant, il est en quelque faзon en notre pouvoir, en tant que la sensualitй est soumise а la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilа pourquoi son acte atteint le genre des actes moraux, mais imparfaitement. Dans la sensualitй, par consйquent, ne peut exister le pйchй mortel, qui est le pйchй parfait, mais seulement le vйniel, en lequel se trouve la notion imparfaite de pйchй mortel.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il y a deux sujets pour une chose : le premier, et le secondaire ; par exemple, la surface est le sujet premier de la couleur, et le corps le sujet secondaire, en tant qu’il est placй sous la surface. Semblablement, on dit que le sujet premier du pйchй est la volontй ; la sensualitй, quant а elle, est le sujet du pйchй en tant qu’elle participe en quelque faзon а la volontй.

 

Les notes des pйchйs demeurent dans la conscience, quelle que soit la puissance qui les a commis ; donc supposй, comme cela a йtй dit, que la sensualitй ne demeure aucunement, le pйchй de la sensualitй peut demeurer. Quant а cette question, а savoir si la sensualitй demeure, elle doit кtre traitйe ailleurs.

 

L’acte de la sensualitй est en nous en quelque faзon, non а cause de la nature de la sensualitй, mais en tant que les puissances de la sensualitй sont rationnelles par participation.

 

Bien qu’agir n’appartienne pas а la sensualitй considйrйe en elle-mкme, cependant cela lui appartient en tant qu’elle participe en quelque faзon а la raison.

 

On ne dit pas que le pйchй existe dans la sensualitй а cause du consentement interprйtatif de la raison : en effet, quand le mouvement de la sensualitй prйvient le jugement de la raison, il n’y a de consentement ni interprйtatif ni exprиs ; mais par le fait mкme que la sensualitй peut кtre soumise а la raison, son acte, bien qu’il prйvienne la raison, est un pйchй. Il faut cependant savoir que, bien que le consentement interprйtatif suffise parfois pour le pйchй, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il suffise pour le mйrite : en effet, plus de conditions sont requises pour le bien que pour le mal, puisque le mal rйsulte de dйfauts particuliers, tandis que le bien procиde d’une cause entiиre et totale, comme dit Denys au quatriиme livre des Noms divins.

 

Nous pouvons certes йviter chacun des pйchйs de sensualitй, mais pas tous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans une autre question.

 

 Lorsque quelqu’un approche de son йpouse par concupiscence, pourvu qu’il n’excиde pas les limites du mariage, il y a pйchй vйniel ; on voit donc clairement que, dans l’йpoux, le mouvement mкme de la concupiscence prйvenant le jugement de la raison est pйchй vйniel. Mais si la raison dйtermine ce qu’il est licite de convoiter, mкme si la sensualitй se porte vers cela, il n’y aura aucun pйchй.

 

La vertu morale existe dans les puissances de la sensualitй, c’est-а-dire dans l’irascible et le concupiscible, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, oщ il dit que la tempйrance et la force appartiennent aux parties irrationnelles. Mais parce que le nom de sensualitй dйsigne ces puissances quant а l’inclination naturelle au sens, qui va au contraire de la raison, et non en tant qu’elles ont part а la raison, on dit plus proprement que le vice est dans la sensualitй, et la vertu dans l’irascible et le concupiscible. Cependant, le pйchй qui est dans la sensualitй ne s’oppose pas а la vertu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 Tout pйchй est imputй а l’homme en tant qu’il a une volontй ; et cependant, on dit que le pйchй est en quelque sorte dans la puissance dont l’acte vient а кtre difforme.

 

10° Le matйriel, dans le pйchй mortel, peut avoir trois acceptions. D’abord, comme l’objet est la matiиre de l’acte ; et ainsi, la matiиre du pйchй mortel est parfois dans la sensualitй, comme lorsque quelqu’un consent а la dйlectation de la sensualitй. Ensuite, comme l’acte extйrieur est matйriel par rapport а l’acte intйrieur qui est le formel dans le pйchй mortel, puisque les actes extйrieur et intйrieur sont un seul pйchй ; et de cette faзon aussi, l’acte de la sensualitй peut jouer le rфle de matiиre dans le pйchй mortel. Enfin, le matйriel dans le pйchй mortel est la conversion au bien transitoire comme а une fin, tandis que le formel est l’aversion du bien immuable ; et dans ce cas, ce qui est matйriel dans le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй. Et si le pйchй mortel ne peut y exister, il ne s’ensuit pas que le vйniel n’y soit pas, pour la raison dйjа mentionnйe.

 

11° On dit que le pйchй est dans la sensualitй, non qu’il lui soit imputй, mais parce qu’il est commis par son acte. C’est а l’homme qu’il est imputй, en tant que cet acte est йtabli en son pouvoir.

 

12° Les membres extйrieurs sont seulement mus, tandis que les puissances appйtitives infйrieures sont motrices а la ressemblance de la volontй ; donc, en tant qu’elles participent en quelque faзon а la volontй, elles peuvent кtre le sujet du pйchй.

 

13° Il y a deux dispositions. L’une par laquelle le patient est disposй а recevoir la forme, et une telle disposition est dans le mкme sujet que la forme ; l’autre par laquelle l’agent est disposй а agir, et de celle-lа il n’est pas vrai qu’elle soit dans le mкme sujet que la forme а laquelle elle dispose. Or le pйchй vйniel, qui est dans la sensualitй, est une disposition de ce genre au pйchй mortel, qui est dans la raison : car la sensualitй est comme un agent, dans le pйchй mortel, en tant qu’elle incline la raison а pйcher.

 

14° Bien que l’acte de fornication soit plus proche du concupiscible que de la raison quant а la notion d’objet, il est cependant plus proche de la raison quant а la notion de commandement : car les membres extйrieurs ne sont appliquйs а l’acte que par le commandement de la raison ; par consйquent, le pйchй mortel peut exister en eux, mais non dans l’acte de la sensualitй, qui prйvient le jugement de la raison.

Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La corruption et l’infection de la nature humaine proviennent du pйchй originel. Or le pйchй originel est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, comme certains le disent, car l’вme le contracte par son union au corps auquel elle est unie par son essence. Puis donc que toutes les puissances sont йgalement proches de l’essence de l’вme, йtant enracinйes en elle, il semble que l’infection et la corruption ne soient pas plus dans le concupiscible que dans l’irascible et les autres puissances.

 

Par la corruption de la nature, il y a en nous une certaine inclination au pйchй. Or les pйchйs de l’irascible sont plus graves que ceux du concupiscible car, selon saint Grйgoire, les pйchйs spirituels sont plus fautifs que les charnels. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

Par la corruption de la nature se produisent en nous de subits mouvements de l’вme. Or les mouvements de l’irascible semblent кtre plus subits que ceux du concupiscible : en effet, l’irascible est mы avec une certaine force d’вme, le concupiscible avec une certaine mollesse d’вme. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

Une telle corruption et infection, dont nous parlons, est une corruption de la nature, et transmise par la gйnйration. Or les pйchйs de l’irascible sont plus naturels et sont mieux transmis des parents aux enfants que les pйchйs du concupiscible, comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

La corruption, en nous, vient du pйchй de notre premier pиre. Or le pйchй de notre premier pиre fut l’orgueil ou l’a superbe, qui est dans l’irascible. Donc, en nous aussi, l’irascible est plus corrompu que le concupiscible.

 

 

En sens contraire :

 

Lа oщ la honte est plus grande, la corruption et l’infection sont aussi plus grandes. Or, suivant le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique, celui qui ne contient pas sa concupiscence est plus honteux que celui qui ne contient pas sa colиre. Le concupiscible est donc plus corrompu et infectй que l’irascible.

 

Nous sommes davantage corrompus lа oщ nous rйsistons plus difficilement. Or il est plus difficile de combattre contre la voluptй, qui regarde la concupiscence, que contre la colиre, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous sommes donc plus corrompus dans le concupiscible que dans l’irascible.

 

 

Rйponse :

 

La corruption et l’infection du pйchй originel ont entre elles cette diffйrence, que l’infection regarde la faute, mais la corruption la peine.

 

Or on dit de deux faзons que la faute originelle est dans une puissance de l’вme : essentiellement, ou causalement. Essentiellement, elle est soit dans l’essence mкme de l’вme, soit dans la partie intellective, oщ йtait la justice originelle, qui est фtйe par le pйchй originel. Causalement, la faute originelle est dans les autres puissances qui atteignent l’acte de l’engendrement de l’homme, par laquelle le pйchй originel est transmis ; et en effet, la puissance gйnйrative l’atteint comme son exйcutante, la puissance concupiscible comme celle qui le commande en raison de la dйlectation, le sens du toucher comme percevant la dйlectation. Voilа pourquoi cette infection est attribuйe, parmi les sens, au toucher, parmi les appйtitives, au concupiscible, et entre toutes les puissances de l’вme, а la gйnйrative, que l’on dit кtre infectйe et corrompue.

 

La corruption de l’вme dont nous parlons doit кtre considйrйe а la maniиre de la corruption corporelle. Et celle-ci vient de ce que, le contenant s’йtant retirй, chacune des parties contraires tend vers ce qui lui convient selon la nature, et ainsi se produit la dissolution du corps. Semblablement, aprиs le retrait de la justice originelle, par laquelle la raison dans l’йtat d’innocence tenait les puissances infйrieures entiиrement soumises а elle, chacune des puissances infйrieures tend vers ce qui lui est propre : le concupiscible vers la dйlectation, l’irascible vers la colиre, etc. ; c’est pourquoi le Philosophe, au premier livre de l’Йthique, compare de telles parties de l’вme aux parties dissoutes du corps. Or, de mкme que l’on ne dit pas que la corruption corporelle est dans l’вme, au retrait de laquelle le corps se dissout, mais dans le corps dissous, de mкme une telle corruption est dans les puissances sensitives en tant que, privйes du frein de la raison, elles se portent vers divers objets, mais non dans la raison elle-mкme, si ce n’est en tant qu’elle aussi est privйe de sa perfection propre, йtant sйparйe de Dieu. Voilа pourquoi plus l’une des puissances infйrieures s’йloigne de la raison, plus elle est corrompue ; puis donc que l’irascible est plus proche de la raison, ayant dans son mouvement quelque part а la raison, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, l’irascible sera moins corrompu que le concupiscible.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que toutes les puissances soient enracinйes dans l’essence de l’вme, cependant certaines dйcoulent de l’essence de l’вme avant les autres, et ont une relation diffйrente а la cause de [l’infection] originelle ; et ainsi, la corruption et l’infection du pйchй originel ne sont pas en toutes de la mкme faзon.

 

Par le fait mкme que le mouvement de la raison est davantage participй dans l’irascible, les pйchйs de l’irascible sont plus graves ; mais les pйchйs du concupiscible sont plus honteux. En effet, le discernement mкme de la raison augmente la faute, de mкme que l’ignorance allиge la faute ; mais s’йloigner de la raison, en laquelle consiste toute la dignitй humaine, tend а la honte ; cela montre donc bien que le concupiscible est davantage corrompu, dans la mesure oщ il s’йcarte davantage de la raison.

 

Le mouvement de l’irascible et du concupiscible peut кtre considйrй de deux faзons : dans l’appйtit et dans l’exйcution. Dans l’appйtit, le mouvement du concupiscible est plus subit que celui de l’irascible, car l’irascible se meut comme en dйlibйrant, et en confrontant la vengeance projetйe а l’injure reзue, ainsi qu’il est dit au septiиme livre de l’Йthique ; tandis que le concupiscible, а la seule apprйhension de l’objet dйlectable, se meut vers la jouissance de celui-ci, comme il est dit au mкme endroit. Par contre, dans l’exйcution, le mouvement de l’irascible est plus subit que celui du concupiscible ; car l’irascible agit avec une certaine assurance et une certaine force, alors que le concupiscible tend insidieusement, avec une certaine mollesse, vers l’acquisition de l’objet proposй. C’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « l’homme irascible n’emploie pas la ruse, mais agit au grand jour ; tandis que la convoitise emploie la ruse » ; et il cite le vers d’Homиre : « Aphrodite ourdit ses ruses, et sa ceinture est brodйe », signifiant la tromperie dont use Vйnus pour dйrober l’intelligence mкme а l’homme trиs sage.

 

On dit de deux faзons qu’une chose est naturelle : soit quant а la nature de l’espиce, soit quant а la nature de l’individu. Quant а la nature de l’espиce, les pйchйs du concupiscible sont plus naturels que les pйchйs de l’irascible ; c’est pourquoi le Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique que « le sentiment du plaisir nous est transmis а tous depuis notre enfance et nous accompagne pour ainsi dire toute la vie » ; mais quant а la nature de l’individu, les pйchйs de l’irascible sont plus naturels. Et la raison en est que, si l’on considиre le mouvement de l’appйtit sensitif du cфtй de l’вme, le concupiscible tend plus naturellement vers son objet, йtant en lui-mкme plus naturel et commun : il porte en effet sur la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre par lesquelles la nature est conservйe ; mais si l’on considиre un tel mouvement du cфtй du corps, il se fait une plus grande transmutation et une plus grande commotion du tempйrament corporel par le mouvement de la colиre que par celui de la convoitise, pour parler communйment et toutes proportions gardйes. Voilа pourquoi le tempйrament corporel, en lequel les enfants ressemblent le plus souvent а leurs parents, contribue davantage а la domination de la colиre qu’а celle de la convoitise. Et pour cette raison, les enfants imitent plus leurs parents dans les pйchйs de colиre que dans ceux de convoitise ; en effet, ce qui se tient du cфtй de l’вme se rapporte а l’espиce, mais ce qui vient d’un tempйrament corporel dйterminй se rapporte davantage а l’individu. Or le pйchй originel est le pйchй de toute la nature humaine. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

La corruption se produit en nous dans un ordre inverse de celui d’Adam, car en Adam l’вme a corrompu le corps, et la personne la nature, tandis que pour nous c’est l’inverse. Donc, bien que le pйchй d’Adam ait d’abord concernй l’irascible, en nous cependant la corruption regarde davantage le concupiscible.

Article 7 : La sensualitй, en cette vie, peut-elle кtre guйrie de la corruption susdite ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La corruption en question est appelйe « foyer ». Or il est dit de la bienheureuse Vierge qu’elle fut en cette vie totalement dйlivrйe du foyer, surtout aprиs la conception du Fils de Dieu. La sensualitй est donc guйrissable en cette vie.

 

Tout ce qui obйit а la raison peut recevoir la rectitude de la raison. Or les puissances de la sensualitй, que sont l’irascible et le concupiscible, obйissent а la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La sensualitй peut donc recevoir la rectitude de la raison, et ainsi elle peut кtre guйrie de la corruption contraire.

 

La vertu est opposйe au pйchй. Or la vertu peut exister dans la sensualitй : car, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « la tempйrance et la force appartiennent aux parties irrationnelles ». La sensualitй peut donc en cette vie кtre guйrie de la corruption du pйchй.

 

Il appartient а la corruption de la sensualitй que de celle-ci procиdent des mouvements dйsordonnйs, qui sont de mauvaises convoitises. Or l’homme tempйrant n’a pas de telles convoitises, et en cela il diffиre du continent, qui les a, mais ne les suit pas, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. La sensualitй, en cette vie, peut donc кtre totalement guйrie.

 

Si cette corruption est incurable, alors la raison en est soit du cфtй de celui qui soigne, soit du cфtй de la mйdecine, soit du cфtй de la maladie, soit du cфtй de la nature а soigner. Or ce n’est pas du cфtй de celui qui soigne, c’est-а-dire de Dieu, car il est tout-puissant ; ni du cфtй de la mйdecine car, comme il est dit en Rom. 5, 15, le don du Christ est plus fort que le pйchй d’Adam, par lequel une telle corruption a йtй amenйe ; ni du cфtй de la maladie, car elle est contre nature, puisqu’elle n’a pas йtй йtablie dans la nature ; ni du cфtй de la nature : en effet, il serait utile que cette maladie se rйsorbe, puisqu’elle rend l’homme enclin au mal et lent а faire le bien. La sensualitй, en cette vie, est donc guйrissable.

 

 

En sens contraire :

 

La nйcessitй de mourir a pour consйquence la nйcessitй de pйcher au moins vйniellement. Or, en cette vie, la nйcessitй de mourir n’est pas фtйe. Donc la nйcessitй de pйcher vйniellement non plus ; ni, par consйquent, la corruption de la sensualitй, dont provient la nйcessitй susdite.

 

Si la sensualitй йtait guйrissable en cette vie, elle serait surtout guйrie par les sacrements de l’Йglise, qui sont des remиdes spirituels. Or elle demeure encore aprиs la rйception des sacrements, comme l’expйrience le fait clairement voir. La sensualitй n’est donc pas guйrissable en cette vie.

 

 

Rйponse :

 

La sensualitй, en cette vie, ne peut кtre guйrie que par un miracle. Et la raison en est, que ce qui est naturel ne peut кtre modifiй que par une force surnaturelle. Or une telle corruption, dont on dit qu’elle corrompt les parties de l’вme, suit en quelque sorte l’inclination de la nature. En effet, s’il fut accordй а l’homme dans son premier йtat que la raison contоnt totalement les puissances infйrieures, et l’вme le corps, ce ne fut point par la vertu des principes naturels, mais par celle de la justice originelle ajoutйe par la libйralitй divine. Or, quand cette justice eut йtй abolie par le pйchй, l’homme revint а l’йtat qui lui convenait d’aprиs ses principes naturels ; c’est pourquoi Denys dit, au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique, que la nature humaine, par le pйchй, « a йtй justement conduite а une fin qui rappelвt son principe ». Donc, de mкme que l’homme meurt naturellement et ne peut кtre ramenй а l’immortalitй que miraculeusement, de mкme le concupiscible tend naturellement vers l’objet dйlectable — et l’irascible vers l’objet ardu — en dehors des bornes de la raison. Que cette corruption se rйsorbe, ne peut donc avoir lieu que miraculeusement, par l’action d’une force surnaturelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

C’est miraculeusement que la bienheureuse Vierge fut dйlivrйe du foyer.

 

L’irascible et le concupiscible obйissent а la raison, en tant que leurs mouvements sont ou ordonnйs ou rйprimйs par la raison ; non cependant de telle faзon que leur inclination soit totalement фtйe.

 

La vertu existant dans l’irascible et le concupiscible ne s’oppose pas а la corruption en question, et c’est pourquoi elle ne l’фte pas totalement ; mais elle s’oppose а la prйdominance de l’inclination des puissances susdites vers leurs objets, et cela est фtй par la vertu.

 

L’homme tempйrant, suivant le Philosophe, est entiиrement exempt non pas des convoitises, mais des convoitises vйhйmentes, telles qu’elles peuvent exister chez le continent.

 

De toutes ces quatre choses il rйsulte que la sensualitй n’est pas guйrie en cette vie. En effet, bien que Dieu soit lui-mкme capable de guйrir, il a cependant disposй selon l’ordre de sa sagesse que l’on ne serait pas guйri en cette vie. Semblablement, bien que le don de la grвce qui nous est confйrйe par le Christ soit plus efficace que le pйchй du premier homme, il n’est cependant pas ordonnй а йcarter la corruption susdite, qui appartient а la nature, mais а йcarter la faute de la personne. De mкme aussi, bien qu’une telle corruption soit contre l’йtat de la nature dans son institution premiиre, elle est cependant une consйquence de la nature abandonnйe а elle-mкme. Il est йgalement utile а l’homme, pour йviter le vice de la superbe, que l’infirmitй de la sensualitй demeure ; 2 Cor. 12, 7 : « De crainte que l’excellence de ces rйvйlations ne vоnt а m’enfler d’orgueil, il m’a йtй mis une йcharde dans ma chair » ; voilа pourquoi cette infirmitй demeure en l’homme aprиs le baptкme, de mкme qu’un sage mйdecin laisse non guйrie une maladie qui ne pourrait кtre guйrie sans le risque d’une maladie plus grave.

Question 26 : [Les passions de l’вme]

 

Introduction

 

Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps souffre-t-elle ?

Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ?

Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appйtitive sensitive ?

Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions de l’вme, d’oщ se prennent-elles ?

Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?

Article 6 : Mйritons-nous par les passions ?

Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle celui-ci ?

Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?

Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure ?

Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?

 

 

Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps souffre-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle ne subisse pas un feu corporel.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « ce qui agit l’emporte sur ce qui subit ». Or l’вme l’emporte sur n’importe quel corps. Elle ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

[Le rйpondant] disait que le feu agit sur l’вme en tant qu’il est l’instrument de la divine justice vengeresse. En sens contraire : l’instrument n’accomplit l’action instrumentale qu’en exerзant une action naturelle, de mкme que l’eau du baptкme sanctifie l’вme en lavant le corps, et que la scie fait un banc en coupant le bois. Or le feu ne peut avoir aucune action naturelle а l’йgard de l’вme comme instrument de la divine justice. Donc, etc.

 

[Le rйpondant] disait que l’action naturelle du feu est de brыler, et ainsi, qu’il agit naturellement sur l’вme en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes. En sens contraire : les choses qui peuvent кtre brыlйes, dont on dit que l’вme les porte avec soi, ce sont les pйchйs, auxquels ne s’oppose pas le feu corporel. Puis donc que toute action naturelle existe en raison d’une contrariйtй, il semble que l’вme ne puisse pas subir un feu corporel en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Ce qui affecte les вmes en bien ou en mal, au sortir du corps, n’est pas chose corporelle, mais seulement semblable aux choses corporelles. » Le feu par lequel l’вme sйparйe est punie n’est donc pas corporel.

 

Saint Jean Damascиne dit а la fin du quatriиme livre : « Le diable, ses dйmons et son homme а lui, l’Antйchrist, avec les impies et les pйcheurs, seront livrйs au feu йternel, non pas un feu matйriel comme le nфtre, mais celui que Dieu connaоt. » Or tout feu corporel est matйriel. Le feu que subit l’вme sйparйe n’est donc pas corporel.

 

[Le rйpondant] disait que ce feu corporel afflige l’вme en tant qu’il est vu par elle, comme dit saint Grйgoire au quatriиme livre des Dialogues : « elle souffre du feu parce qu’elle le voit » ; et ainsi, ce qui afflige immйdiatement l’вme n’est pas un corps mais la ressemblance du corps apprйhendйe. En sens contraire : la vision, parce qu’elle est vue, est la perfection de celui qui voit. Donc, parce qu’elle est vue, elle n’amиne pas l’affliction de celui qui voit, mais plutфt sa dйlectation. Si donc une chose vue afflige, ce sera en tant qu’elle est nocive pour autrui. Or le feu ne peut pas affliger l’вme en agissant sur elle, comme on l’a montrй. L’вme ne souffre donc pas non plus du feu parce qu’elle le voit.

 

 Il y a une proportion entre l’agent et le patient. Or il n’y a aucune proportion entre l’incorporel et le corps. Puis donc que l’вme est incorporelle, ne peut pas subir un feu corporel.

 

Si le feu corporel n’agit pas naturellement sur l’вme, il est nйcessaire que cela ait lieu par quelque vertu surajoutйe. Cette vertu est donc soit corporelle, soit spirituelle. Elle ne peut pas кtre spirituelle, car la rйalitй corporelle ne reзoit pas la vertu spirituelle. Et si elle est corporelle, puisque l’вme l’emporte sur toute vertu corporelle, le feu ne pourra pas agir sur elle par cette vertu. L’вme ne peut donc subir ni naturellement ni surnaturellement.

 

 [Le rйpondant] disait que l’вme, par le pйchй, est rendue moins noble que la crйature corporelle. En sens contraire : saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « la substance vivante est plus digne que n’importe quelle substance non vivante ». Or l’вme rationnelle, aprиs le pйchй, reste encore vivante d’une vie naturelle. Elle n’est donc pas rendue moins digne que le feu corporel, qui est une substance non vivante.

 

10° Si ce feu corporel afflige l’вme, ce n’est qu’en tant qu’il est apprйhendй ou senti comme nuisible. Or une chose nuit parce qu’elle фte quelque chose ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « si le mal nuit, c’est parce qu’il enlиve un bien ». Or le feu corporel ne peut rien enlever а l’вme. Il ne peut donc pas l’affliger.

 

11° [Le rйpondant] disait qu’il фte la gloire de la vision de Dieu. En sens contraire : les enfants qui sont damnйs pour le seul pйchй originel, n’ont pas la vision de Dieu. Si donc le feu corporel n’enlиve rien d’autre aux damnйs, la peine de ceux qui sont punis en enfer pour des pйchйs actuels ne sera pas plus grande que celle des enfants qui sont punis dans les limbes ; ce qui va contre saint Augustin.

 

12° Tout ce qui agit sur une autre chose, imprime en elle la ressemblance de sa forme, par laquelle il agit. Or le feu agit par la chaleur. Puis donc que l’вme ne peut кtre chauffйe, il semble qu’elle ne puisse pas subir le feu.

 

13° Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir. Or celui qui n’est pas volontaire et qui rйsiste, surtout s’il est adulte, n’est pas aidй par les instruments de la divine misйricorde que sont les sacrements. L’вme ne recevra donc pas de peine malgrй elle par l’instrument de la divine justice qu’est le feu corporel. Or il est avйrй qu’elle ne la reзoit pas volontairement. L’вme n’est donc en aucune faзon punie par le feu corporel.

 

14° Tout ce qui subit quelque chose, est en quelque sorte mы par lui. Or le feu corporel ne peut mouvoir l’вme selon aucune espиce de mouvement, comme on le voit clairement par induction. L’вme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

15° Tout ce qui subit quelque chose, a une matiиre en commun avec lui, comme le montre Boиce au livre sur les deux natures et l’unique Personne du Christ. Or l’вme et le feu corporel n’ont pas de matiиre commune. L’вme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

 

En sens contraire :

 

En Lc 16, 24, le riche placй en enfer seulement quant а son вme dit : « Je suis torturй dans cette flamme. »

 

Saint Grйgoire s’exprime ainsi au quinziиme livre des Moralia : « Le feu de l’enfer йtant corporel, brыle les corps des rйprouvйs qui y sont envoyйs, sans qu’on prenne soin ni de l’allumer, ni de lui fournir aucune matiиre pour son aliment ; mais crйй une fois pour toutes, il dure sans jamais s’йteindre : il n’a besoin ni qu’on l’allume ni qu’on ranime son ardeur. »

 

Cassiodore dit au livre sur l’Вme que l’вme sйparйe du corps entend et voit par ses sens plus efficacement que lorsqu’elle est dans le corps. Or, lorsqu’elle est dans le corps, elle est affligйe par quelque corps parce qu’elle le sent. Donc а bien plus forte raison quand elle est sйparйe du corps.

 

De mкme que l’вme est incorporelle, de mкme aussi les dйmons. Or les dйmons subissent un feu corporel, comme on le voit clairement en Mt 25, 41 : « Maudits, allez au feu йternel. » Donc l’вme sйparйe aussi.

 

La justification de l’вme est une plus grande chose que sa punition. Or, des rйalitйs corporelles agissent sur l’вme pour sa justification, en tant qu’elles sont des instruments de la divine misйricorde, comme c’est manifestement le cas des sacrements de l’Йglise. Des rйalitйs corporelles peuvent donc agir sur l’вme pour sa punition, en tant qu’elles sont des instruments de la divine justice.

 

Le moins noble peut subir le plus noble. Or le feu corporel est plus noble que l’вme du damnй. Les вmes des damnйs peuvent donc subir un feu corporel. Preuve de la mineure : tout йtant est plus noble qu’un non-йtant. Or le non-кtre est plus noble que l’кtre de l’вme des damnйs, comme on le voit clairement en Mt 26, 24 : « Mieux vaudrait pour lui que cet homme-lа ne fыt pas nй. » Tout йtant est plus noble que l’вme damnйe, et donc le feu corporel aussi.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question et aux suivantes, il est nйcessaire de savoir ce qu’est proprement la passion. Ainsi, il faut savoir que le nom de passion se prend de deux faзons : communйment, et proprement. Communйment, le nom de passion dйsigne la rйception de quelque chose d’une quelconque faзon ; et en cela, on suit la signification du vocable, car « passion » vient du grec « patin », qui signifie recevoir. Mais l’on parle proprement de passion, en tant que l’action et la passion consistent en un mouvement, c’est-а-dire en tant qu’une chose est reзue dans le patient par voie de mouvement. Et parce que tout mouvement s’йtablit entre des contraires, il est nйcessaire que ce qui est reзu dans le patient soit contraire а une chose qui est abandonnйe par le patient. Or, du point de vue de ce qui est reзu dans le patient, le patient est assimilй а l’agent ; et de lа vient que, si l’on prend la passion au sens propre, l’agent s’oppose au patient, et « toute passion [en devenant plus intense] dйfait la substance » [livre des Topiques]. Or une telle passion est seulement selon le mouvement d’altйration. Car dans le mouvement local, ce n’est pas une chose immobile qui est reзue, mais le mobile lui-mкme qui est reзu en un lieu. Dans le mouvement d’augmentation et de diminution, ce n’est pas la forme qui est reзue ou abandonnйe, mais quelque chose de substantiel, par exemple l’aliment, dont l’addition ou la soustraction a pour consйquence la grandeur ou la petitesse de la quantitй. Dans la gйnйration et la corruption, il n’y a de mouvement et de contrariйtй qu’en raison d’une altйration prйcйdente. Et ainsi, c’est seulement selon l’altйration qu’il y a proprement une passion, selon laquelle une forme contraire est reзue et l’autre est chassйe. Donc, parce que l’action proprement dite s’accompagne d’un certain rejet, le patient йtant transmuй d’une qualitй antйrieure vers une contraire, le nom de passion prend un sens plus large dans le langage usuel, de sorte que l’on parle de passion pour celui qui est d’une faзon quelconque empкchй d’avoir ce qui lui revenait ; comme si nous disions que le lourd « subit » un empкchement de se mouvoir vers le bas, et que l’homme « subit » si on l’empкche de faire sa volontй.

 

Ainsi, la passion dans sa premiиre acception se trouve dans l’вme et en n’importe quelle crйature, йtant donnй que toute crйature est mкlйe de potentialitй, et que pour cette raison toute crйature subsistante est rйceptive de quelque chose. Mais la passion dans sa seconde acception ne se rencontre que lа oщ il y a mouvement et contrariйtй. Or le mouvement ne se trouve que dans les corps, et la contrariйtй des formes ou des qualitйs dans les seules rйalitйs soumises а la gйnйration et а la corruption. Par consйquent, seules de telles choses peuvent proprement subir de cette faзon. C’est pourquoi l’вme, йtant incorporelle, ne peut subir de cette faзon ; et mкme si elle reзoit quelque chose, cela ne se fait cependant point par transmutation d’un contraire а l’autre, mais par simple influx de l’agent, comme l’air est йclairй par le soleil. Enfin, de la troisiиme faзon, en laquelle le nom de passion est pris mйtaphoriquement, l’вme peut subir dans la mesure oщ son opйration peut кtre empкchйe.

 

Certains, donc, remarquant que la passion ne peut exister proprement dans l’вme, prйtendirent que tout ce qui est dit dans les Йcritures sur les peines corporelles des damnйs doit s’entendre mйtaphoriquement : ainsi, au moyen de telles peines corporelles connues parmi nous seraient signifiйes les afflictions spirituelles dont les esprits damnйs sont punis ; comme, а l’inverse, au moyen des dйlectations corporelles promises dans les Йcritures nous comprenons les dйlectations spirituelles des bienheureux. Et une telle opinion semble avoir йtй celle d’Origиne et d’Algazel. Mais parce qu’en croyant а la rйsurrection nous ne croyons pas seulement qu’il y aura plus tard une peine des esprits mais aussi des corps, et que les corps ne peuvent кtre punis que d’une peine corporelle, la mкme peine est due aux hommes aprиs la rйsurrection et aux esprits, comme on le voit clairement en Mt 25, 41, oщ il est dit : « Maudits, allez au feu йternel, etc. » Voilа pourquoi il est nйcessaire de dire, comme le prouve saint Augustin au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu, que les esprits eux-mкmes sont affectйs en quelque faзon de peines corporelles. Et il n’en va pas de la gloire des bienheureux comme de la peine des damnйs : car les bienheureux sont йlevйs а ce qui dйpasse leur nature, et c’est pourquoi ils sont bйatifiйs par la jouissance de la divinitй, tandis que les damnйs sont abaissйs vers ce qui est au-dessous d’eux, et c’est pourquoi ils sont punis de tourments corporels.

 

Aussi d’autres affirmиrent-ils que l’вme sйparйe sera assurйment affectйe de quelques peines, non corporelles toutefois, mais semblables aux corporelles ; а ces peines ressemblent celles qui affligent ceux qui dorment. Et tel semble avoir йtй le sentiment de saint Augustin, au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et d’Avicenne. Mais il ne peut en кtre ainsi. En effet, de telles ressemblances de corps ne peuvent кtre des ressemblances intelligibles, car celles-ci sont universelles, et leur considйration apporterait а l’вme non pas une affliction, mais plutфt la joie qui se trouve dans la considйration de la vйritй. Il est donc nйcessaire de comprendre cela des ressemblances imaginatives, qui йvidemment ne peuvent exister que dans un organe corporel, comme le Philosophe le prouve. Mais cela fait bien sыr dйfaut et а l’вme sйparйe et aux esprits des dйmons.

 

C’est pourquoi d’autres disent que l’вme sйparйe est soumise aux corps eux-mкmes. Mais comment cela est possible, les diffйrents auteurs l’indiquent de diverses faзons.

 

Certains disent que l’вme sйparйe use de ses sens ; ainsi, en sentant le feu corporel, elle est punie par le feu. Et c’est ce que saint Grйgoire paraоt dire au quatriиme livre des Dialogues : que l’вme « souffre du feu parce qu’elle le voit ». Mais cela ne semble pas vrai. D’abord, parce que les actes des puissances sensitives ne peuvent exister que moyennant des organes corporels ; sinon les вmes sensitives des bкtes seraient incorruptibles, capables qu’elles seraient d’avoir des opйrations par elles-mкmes. Ensuite parce que, supposй que les вmes sйparйes sentent, elles ne pourraient cependant pas кtre affligйes par les rйalitйs sensibles : car le sensible est la perfection de celui qui sent en tant que tel, comme l’intelligible pour celui qui pense. Une chose sentie ou pensйe n’apporte donc pas de douleur ou de tristesse en tant que telle, mais en tant qu’elle est nuisible ou qu’elle est apprйhendйe comme nuisible. Il est donc nйcessaire de trouver la faзon dont le feu pourrait кtre nuisible а l’вme sйparйe. Et ce ne peut кtre ce que certains disent : que, bien que ce feu corporel ne puisse кtre nuisible а l’esprit, il peut cependant кtre apprйhendй comme nuisible, ce qui semble en accord avec ce que dit saint Grйgoire au quatriиme livre des Dialogues : « parce que le diable se voit brыler, il brыle ». En effet, il n’est pas probable que les dйmons, qui ont une excellente pйnйtration d’esprit, ne connaissent pas leur nature et celle du feu corporel bien mieux que nous, mais croient faussement que le feu corporel peut leur nuire. C’est pourquoi il faut dire que c’est vraiment, et pas seulement selon l’apparence, qu’ils sont affligйs par un feu corporel ; et c’est ce que dit saint Grйgoire au quatriиme livre des Dialogues : « De l’Йvangile nous pouvons tirer que l’вme subit son incendie non seulement en voyant, mais par une expйrience. »

 

Et quelques-uns en dйterminent ainsi le mode : ils disent que le feu corporel, en tant qu’instrument de la divine justice, peut agir sur l’вme, bien qu’il ne le puisse pas selon sa nature. Il est en effet de nombreuses choses qui ne suffisent pas а exercer un effet par leur propre nature, mais qui le peuvent en tant qu’instruments d’un autre agent ; par exemple, le feu йlйmentaire ne suffit а gйnйrer la chair que comme instrument de la puissance nutritive. Mais cela ne semble pas suffisant : car l’instrument n’effectue cette action qui dйpasse sa nature propre, qu’en exerзant quelque action connaturelle, comme on l’a dit dans une objection. Il est donc nйcessaire de trouver une faзon dont l’вme subit en quelque sorte naturellement un feu corporel.

 

Et voici comment cela peut кtre compris. Il arrive de deux faзons que la substance corporelle soit unie а un corps : d’abord comme forme, en tant qu’elle vivifie le corps, ensuite comme le moteur est uni au mobile, ou comme l’occupant d’un lieu est uni а celui-ci, par quelque opйration ou par quelque relation. Mais parce que la forme et ce dont elle est la forme ont un кtre unique, l’union de la substance spirituelle а la corporelle а la faзon d’une forme est une union quant а l’кtre. Or l’кtre d’aucune rйalitй n’est soumis а son pouvoir ; voilа pourquoi il n’est pas au pouvoir de la substance spirituelle d’кtre unie au corps ou d’en кtre sйparй а la faзon d’une forme : cela est rйalisй par la loi de la nature ou par la vertu divine. Mais parce que l’opйration de la rйalitй est au pouvoir de celui qui opиre volontairement, il est au pouvoir de la nature spirituelle d’кtre unie au corps а la faзon d’un moteur ou de l’occupant d’un lieu, et d’en кtre sйparй, suivant l’ordre de la nature ; mais que la substance spirituelle unie de cette faзon а la corporelle soit retenue et empкchйe par celle-ci, et lui soit quasiment liйe, est au-dessus de la nature. Ce feu corporel agissant comme instrument de la divine justice fait donc quelque chose qui dйpasse la force de la nature, а savoir, retenir l’вme, ou la lier ; mais l’union elle-mкme selon le mode susdit est naturelle.

 

Et ainsi, l’вme subit un feu corporel de la troisiиme faзon susmentionnйe, comme tout ce qui est empкchй d’avoir son action propre ou autre chose qui lui revient, nous disons qu’il « subit » ; et saint Augustin mentionne cette faзon de subir au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu, en ces termes : « Pourquoi ne dirions-nous pas que les esprits incorporels puissent кtre affligйs de la peine d’un feu corporel, en des modes rйels, quoique merveilleux, si les esprits des hommes, incorporels assurйment eux aussi, ont pu а prйsent кtre enfermйs dans des membres corporels et pourront alors кtre rivйs а leurs propres corps par des chaоnes indissolubles. […] Ils adhйreront donc, ces esprits incorporels des dйmons, а des feux corporels pour en кtre torturйs ; non que ces feux auxquels ils adhйreront reзoivent un souffle de vie par cette jointure et en deviennent des кtres animйs […], mais dans cette йtreinte d’un genre merveilleux et inexprimable, ils recevront du feu leur chвtiment sans donner la vie au feu. » Saint Grйgoire la mentionne au quatriиme livre des Dialogues en disant : « Si la Vйritй dйpeint le riche pйcheur damnй dans les flammes, quel sage pourrait nier que les вmes des rйprouvйs soient prisonniиres des flammes ? »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est nйcessaire que l’agent l’emporte sur le patient non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est agent ; et ainsi le feu, en tant qu’il agit sur l’вme comme l’instrument de la divine justice, l’emporte sur l’вme, mais non dans l’absolu.

 

Dans cette passion et cette action, il y a quelque chose de naturel, comme on l’a dit.

 

Cette objection s’appuie sur le second sens de « passion », celle qui est par contrariйtй de formes ; et ce ne peut кtre ici le cas.

 

Sur ce point, saint Augustin ne dйtermine rien expressйment au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais il parle sur le mode du doute, en enquкtant. C’est pourquoi il ne dit pas absolument que ce qui affecte les вmes sйparйes « n’est pas chose corporelle mais seulement semblable aux choses corporelles », mais il parle sous condition, а savoir que si cette chose йtait telle, les вmes pourraient cependant кtre affectйes par elle soit de joie soit de tristesse. Et semblablement, ce qu’il dit, а savoir que « l’вme n’est emportйe en quelque lieu corporel qu’avec une sorte de corps », il le dit avec disjonction, ajoutant : « ou n’y est pas emportйe selon un mouvement local », c’est-а-dire par commensuration au lieu.

 

Dans la peine de l’вme sйparйe, on doit considйrer deux choses : l’affligeant premier et l’affligeant prochain. L’affligeant premier est le feu corporel lui-mкme, qui retient l’вme de la faзon susdite ; mais cela n’apporterait pas de tristesse а l’вme s’il n’йtait apprйhendй par elle. Aussi l’affligeant prochain est-il ce feu retenant apprйhendй ; et ce feu n’est pas matйriel mais spirituel ; et la parole de saint Jean Damascиne peut ainsi se vйrifier. Ou bien l’on peut dire qu’il le dit non matйriel, en tant qu’il ne punit pas l’вme en agissant matйriellement, comme il punit les corps.

 

Ce feu est apprйhendй comme nuisible, en tant qu’il est retenant ou liant ; et ainsi, sa vision peut кtre afflictive.

 

Entre le spirituel et le corporel il n’y a certes pas de proportion, si l’on prend « proportion » au sens propre, suivant une relation dйterminйe entre des quantitйs dimensives ou des quantitйs virtuelles, comme deux corps sont proportionnйs entre eux en dimension et en vertu : en effet, la vertu de la substance spirituelle n’est pas du mкme genre que la vertu corporelle. Cependant, si l’on prend « proportion » au sens large d’une relation quelconque, alors il y a une proportion entre le spirituel et le corporel, grвce а laquelle le spirituel peut agir naturellement sur le corporel, quoique l’inverse ne soit possible que par la force divine.

 

L’instrument a une action instrumentale, en tant qu’il est mы par l’agent principal, et par ce mouvement il a part en quelque sorte а la vertu de l’agent principal, mais non en sorte que cette vertu soit dans l’instrument selon son кtre parfait, car le mouvement est un acte imparfait. Or l’objection procиde comme si une vertu parfaite йtait requise dans l’instrument pour qu’il ait une action instrumentale.

 

L’вme pйcheresse est, dans l’absolu, plus noble par sa nature que n’importe quelle vertu corporelle ; mais par la faute, elle est rendue moins noble que le feu corporel, non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est l’instrument de la divine justice.

 

10° Ce feu nuit а l’вme, non en sorte qu’il lui enlиve quelque forme absolument inhйrente, mais en tant qu’il empкche l’action de sa substance, comme on l’a dit, en la retenant.

 

11° Pour les enfants, а cause d’un manque de grвce, il y a seulement l’absence de la vision de Dieu, sans rien de contraire qui l’empкche activement ; mais les damnйs en enfer sont non seulement privйs de la vision de Dieu а cause du manque de grвce, mais encore en sont empкchйs comme par son contraire, йtant accaparйs par des peines corporelles.

 

12° L’вme ne subit pas le feu comme si elle йtait altйrйe par lui, mais de la faзon qu’on a dйjа dite.

 

13° Le volontaire entre dans la notion de justice, et non dans la notion de peine, mais plutфt s’oppose а celle-ci ; voilа pourquoi les instruments de la divine misйricorde, qui sont faits pour justifier, n’agissent pas dans l’вme qui rйsiste, tandis que les instruments de la divine justice, qui sont faits pour punir, agissent dans l’вme qui rйsiste.

 

14° Cette objection vaut pour la passion proprement dite, qui consiste en un mouvement, et dont nous ne parlons pas maintenant.

 

15° Il est nйcessaire, pour qu’il y ait passion а proprement parler, qu’une chose ait une nature soumise а la contrariйtй, comme on l’a dit ; et pour qu’il y ait passion mutuelle, il est nйcessaire qu’il y ait une matiиre commune. Cependant, une chose peut subir une autre chose avec laquelle elle n’a pas de matiиre commune, comme les corps infйrieurs subissent le soleil ; et une chose peut subir en quelque faзon sans avoir aucunement de matiиre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Parce que les objections qui sont en sens contraire ont quelque vйritй dans la conclusion mais non dans le raisonnement, il faut y rйpondre par ordre.

 

Saint Augustin montre que cette preuve est invalide, au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « Je dirais а la vйritй que ces esprits, dйnuйs de tout corps, brыleront de la maniиre dont brыlait aux enfers ce riche quand il disait : “Je suis torturй dans cette flamme” ; si je ne remarquais qu’on pourrait rйpliquer а juste titre que cette flamme йtait de mкme nature que les yeux qu’il leva et qui lui firent voir Lazare, de mкme que sa langue pour laquelle il dйsira qu’on lui versвt un peu de liquide, telle enfin que le doigt de Lazare auquel il demanda de lui rendre ce service : lа, cependant, les вmes йtaient sans corps. Ainsi donc peut-on comprendre aussi comme incorporelle cette flamme qui le brыle. » Et ainsi, on voit clairement que cette citation n’est pas efficace pour prouver ce que l’on se proposait, а moins d’ajouter autre chose.

 

Le feu de l’enfer brыle les substances incorporelles corporellement du cфtй de l’agent, et non du cфtй du patient ; mais de cette faзon-ci, il brыlera corporellement les corps des damnйs.

 

La parole de Cassiodore ne semble pas кtre vraie, si l’on parle des sens extйrieurs ; cependant, pour qu’elle se vйrifie, il est nйcessaire de la comprendre des sens intйrieurs spirituels.

 

А cette citation de l’Йvangile on pourrait rйpondre que c’est un feu spirituel, si ce n’est que les corps des damnйs ne pourraient pas кtre punis par lui ; cet argument prouve donc suffisamment ce que l’on se proposait.

 

Et de mкme l’argument suivant, qui procиde par comparaison.

 

L’вme damnйe, en tant qu’elle est une certaine nature, est meilleure que le non-йtant ; mais dans la mesure oщ elle est soumise au malheur et а la faute, on comprend la parole du Seigneur disant « il vaudrait mieux pour lui n’кtre pas nй ».

Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle ne subisse pas par accident.

 

Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « а cause de l’amitiй entre le corps et l’вme, l’вme unie au corps ne peut pas кtre libre, et ne peut pas mourir ; elle peut cependant craindre la mort ». Or craindre, c’est en quelque sorte subir. L’вme unie au corps subit donc en elle-mкme, car c’est en elle-mкme qu’il lui revient de ne pouvoir mourir.

 

Tout ce qui donne а une perfection а une autre chose, l’emporte sur elle. Or le corps donne une perfection а l’вme, car l’вme est unie au corps pour y кtre perfectionnйe. Le corps l’emporte donc sur l’вme ; et ainsi, l’вme peut subir par elle-mкme le corps auquel elle est unie.

 

L’вme se meut selon le lieu par accident, car c’est par accident qu’elle est dans le lieu oщ le corps est par soi ; mais la forme ou la qualitй qui est dans le corps par elle-mкme, ne semble pas кtre dans l’вme par accident. Puis donc que la passion dйpend de la forme ou de la qualitй — car elle dйpend du mouvement d’altйration —, il semble que l’вme dans le corps ne puisse subir par accident.

 

Le mouvement par accident s’oppose au mouvement quant а la partie, comme on le voit clairement au cinquiиme livre de la Physique. Or l’вme est une partie du composй, qui se meut par soi, comme il ressort du premier livre sur l’Вme. On ne doit donc pas dire qu’elle se meut par accident mais comme une partie, au mouvement du tout.

 

Ce qui est par soi est antйrieur а ce qui est par accident. Or, dans les passions de l’вme, ce qui est du cфtй de l’вme est antйrieur а ce qui est du cфtй du corps ; car c’est par l’apprйhension et l’appйtit de l’вme que le corps est transmuй, comme on le voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres passions semblables. On ne doit donc pas dire que dans ces passions l’вme subit par accident et le corps par soi.

 

Pour chaque chose, ce qui en elle est formel est principal par rapport а ce qui en elle est matйriel. Or, dans les passions de l’вme, ce qui est du cфtй de l’вme est formel, tandis que ce qui est du cфtй du corps est matйriel ; voici en effet la dйfinition formelle de la colиre : « la colиre est le dйsir de vengeance », et en voici la dйfinition matйrielle : « la colиre est l’йbullition du sang autour du cњur ». En de telles passions, ce qui est du cфtй de l’вme est donc principal par rapport а ce qui est du cфtй du corps ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La joie, la tristesse et les autres passions de l’вme ne sont pas dans l’вme sans le corps, et de mкme pour l’acte de sentir. Or on ne dit pas que l’вme sent par accident. On ne doit donc pas dire non plus que l’вme subit par accident.

 

 

En sens contraire :

 

La passion est un certain mouvement selon l’altйration, comme on l’a dit, en prenant « passion » au sens propre. Or l’вme n’est altйrйe que par accident. Elle ne subit donc que par accident.

 

Les puissances de l’вme ne sont pas plus parfaites que la substance mкme de l’вme. Or, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Вme, les puissances ne vieillissent pas par elles-mкmes mais par le dйfaut du corps. L’вme ne subit donc pas non plus par elle-mкme mais seulement par accident.

 

Tout ce qui se meut par soi, est divisible, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique. Or l’вme est indivisible. Elle ne se meut donc pas par elle-mкme ; et ainsi, elle ne subit pas non plus par elle-mкme.

 

 

Rйponse :

 

Si nous prenons la passion au sens propre, il est impossible а un кtre incorporel de subir [litt. pвtir], comme on l’a dйjа dit. Donc, ce qui subit par soi une passion propre, c’est le corps. Si donc la passion proprement dite appartient а l’вme en quelque faзon, ce n’est que dans la mesure oщ l’вme est unie au corps, et ainsi, elle appartient а l’вme par accident. Or celle-ci est unie au corps de deux faзons : d’abord comme forme, en tant qu’elle donne l’кtre au corps en le vivifiant ; ensuite comme moteur, en tant qu’elle exerce ses opйrations par le corps. Et des deux faзons l’вme subit par accident, mais diversement. Car ce qui est composй de matiиre et de forme, agit en raison de la forme, et de mкme il subit en raison de la matiиre ; voilа pourquoi la passion commence par la matiиre, et d’une certaine faзon, par accident, concerne la forme ; mais la passion du patient dйcoule de l’agent, йtant donnй que la passion est l’effet de l’action.

 

De deux faзons la passion du corps est donc attribuйe а l’вme par accident. D’abord, de telle sorte que la passion commence au corps et a pour terme l’вme, en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et cette passion-ci est une certaine passion corporelle ; comme lorsque le corps est blessй, l’union du corps et de l’вme est affaiblie, et ainsi, l’вme elle-mкme subit par accident, elle qui est unie au corps par son кtre. Ensuite, de telle sorte que la passion commence а l’вme en tant qu’elle est le moteur du corps, et a pour terme le corps ; et cette passion-lа est appelйe passion animale ; comme on le voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres passions semblables, car celles-ci s’accomplissent par l’apprйhension et l’appйtit de l’вme, qui sont suivis d’une transmutation du corps ; de mкme que la transmutation du mobile s’ensuit de l’opйration du moteur selon tout mode disposant le mobile а obйir а la motion du moteur. Et dans ce cas, le corps йtant transmuй par quelque altйration, on dit que l’вme elle-mкme subit par accident.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme ne craint pas la mort, c’est-а-dire qu’elle ne craint pas de mourir elle-mкme ; mais elle craint la mort du composй par sйparation d’elle-mкme et du corps. Et si elle craint sa mort а elle, c’est seulement dans la mesure oщ elle se demande si, а la corruption du corps, l’вme ne se corromprait pas par accident. Donc, ni la mort ne peut convenir а l’вme par soi, ni la passion de crainte ne lui convient sans l’union au corps.

 

Bien que l’вme soit perfectionnйe dans le corps, cependant elle n’est pas perfectionnйe par le corps, comme le prouve saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais elle est perfectionnйe par Dieu, ou se perfectionne elle-mкme avec l’aide du corps qui lui est soumis ; comme l’intellect possible est perfectionnй par la vertu de l’intellect agent, avec l’aide des phantasmes qui, grвce а celui-ci, deviennent actuellement intelligibles.

 

Bien que la qualitй du corps ne convienne aucunement а l’вme, cependant l’кtre du composй est commun а l’вme et au corps, et semblablement l’opйration du composй ; c’est pourquoi la passion du corps rejaillit sur l’вme par accident.

 

Une passion n’advient au composй de corps et d’вme qu’en raison du corps ; aussi la passion n’advient-elle а l’вme que par accident. Or l’argument procиde comme si la passion convenait au tout en raison du tout, et non en raison de l’une des parties.

 

La colиre — et de mкme n’importe quelle passion de l’вme — peut кtre considйrйe de deux faзons : d’abord suivant la notion propre de colиre, et dans ce cas elle est dans l’вme avant d’кtre dans le corps ; ensuite en tant que passion, et dans ce cas elle est d’abord dans le corps, car c’est lа qu’elle reзoit en premier la notion de passion. Voilа pourquoi nous ne disons pas que l’вme se met en colиre par accident, mais nous disons qu’elle subit par accident.

 

On voit dиs lors clairement la solution au sixiиme argument.

 

On ne dit pas « l’вme se rйjouit par accident », ni « l’вme sent par accident », pour la mкme raison, quoique l’on dise que l’вme subit par accident.

Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appйtitive sensitive ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le Christ souffrait en toute son вme, comme le montre clairement le Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de maux », ce que la Glose comprend de ses souffrances. Or la totalitй de l’вme, cela se rйfиre aux puissances. En n’importe quelle puissance de l’вme il peut donc y avoir passion, et ainsi, pas seulement dans l’appйtitive sensitive.

 

Tout mouvement ou opйration convenant а l’вme en elle-mкme, en plus du corps, appartient а la partie intellective, non а la sensitive. Or, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « ce n’est pas sous la seule influence de la chair que l’вme йprouve le dйsir, la crainte, le plaisir, le chagrin ; c’est aussi par elle-mкme qu’elle peut кtre agitйe de ces mouvements ». De telles passions ne sont donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive.

 

La volontй appartient а la partie intellective, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « la volontй est en tous ces mouvements » — que sont la crainte, la joie, etc. — « ou plutфt tous ces mouvements ne sont rien d’autre que des volontйs. Qu’est le dйsir ou la joie, en effet, sinon la volontй qui consent а ce que nous voulons ? Qu’est la crainte ou la tristesse, sinon la volontй qui nous dйtourne de ce que nous refusons ? » De telles passions sont donc dans la partie intellective.

 

Agir et subir n’appartiennent pas а la mкme puissance. Or le sens semble кtre une puissance active : on dit en effet que le basilic tue par son regard, et la femme en pйriode de menstruation infecte un miroir en y portant les yeux, comme on le voit clairement au livre sur le Sommeil et la Veille. La passion de l’вme n’est donc pas situйe dans la partie sensitive.

 

La puissance active est plus noble que la puissance passive. Or les puissances vйgйtatives sont actives, et moins nobles que les puissances sensitives. Les sensitives sont donc actives ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Les puissances rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la tristesse s’oppose а la dйlectation. Puis donc que la dйlectation rйside proprement dans la partie intellective, comme on le voit clairement aux septiиme et dixiиme livres de l’Йthique, il semble que la tristesse y soit ; et ainsi, les passions peuvent кtre dans la partie intellective.

 

 [Le rйpondant] disait que la parole du Philosophe s’entend des actes opposйs. En sens contraire : la science et l’ignorance, qui sont opposйes, sont dans la partie intellective, et ne sont cependant pas des actes. La parole du Philosophe ne doit donc pas seulement se comprendre des actes.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, le mкme est cause de choses contraires par son absence et sa prйsence, comme le pilote est la cause du salut ou de la submersion du navire. Or l’intelligible prйsent cause une dйlectation dans la partie intellective. L’intelligible absent cause donc une tristesse en celle-ci ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre que « la douleur n’est pas la passion ; ce n’en est que le sentiment ». La douleur est donc dans la puissance sensitive, et non dans l’appйtitive ; et il en va de mкme, pour la mкme raison, de la dйlectation et des autres choses appelйes « passions de l’вme ».

 

10° Selon saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, ainsi que le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, la passion est ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Les passions de l’вme prйcиdent donc la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse sont dans la partie appйtitive. Les passions de l’вme sont donc dans la partie qui prйcиde l’appйtitive ; elles sont donc dans l’apprйhensive, qui prйcиde l’appйtitive.

 

11° De mкme que dans les opйrations de la partie appйtitive sensitive le corps est transmuй, de mкme aussi dans les opйrations de la sensitive apprйhensive. La passion n’est donc pas seulement dans l’appйtitive, mais aussi dans l’apprйhensive.

 

12° La passion, а proprement parler, s’effectue par le rejet d’une chose et la rйception de son contraire. Or cela se produit dans la partie intellective : car la faute est rejetйe et la grвce est reзue, l’habitus de luxure est rejetй et l’habitus de chastetй est introduit. Il y a donc proprement passion dans la partie supйrieure de l’вme.

 

13° Le mouvement de l’appйtitive sensitive suit l’apprйhension du sens. Or parfois, telles passions de l’вme sont йveillйes en nous par des objets qui ne peuvent кtre apprйhendйs par le sens : par exemple, la vergogne d’un acte honteux, la crainte de voler. De telles choses ne peuvent donc кtre dans la partie appйtitive sensitive ; et par consйquent, il reste qu’elles sont dans la partie appйtitive rationnelle, c’est-а-dire dans la volontй.

 

14° L’espoir est mis au nombre des passions de l’вme. Or l’espoir est dans la partie intellective de l’вme : en effet, les saints Pиres qui йtaient dans les limbes avaient un espoir, et pourtant le mouvement de la partie sensitive ne demeure pas dans l’вme sйparйe. Les passions sont donc dans la partie intellective de l’вme.

 

15° L’image est dans la partie intellective. Or, par les puissances qui entrent dans l’image, l’вme subit, car celles-ci, qui sont maintenant perfectionnйes par la grвce, seront perfectionnйes dans l’йtat de gloire par la gloire de la fruition. La passion n’est donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive de l’вme.

 

16° Selon saint Jean Damascиne, la passion est un mouvement d’une chose а l’autre. Or l’intelligence est mue d’une chose а l’autre, lorsqu’elle passe des principes aux conclusions. Il y a donc passion dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

17° Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que penser, c’est en quelque sorte subir. Or c’est dans l’intelligence que l’on pense. Il y a donc une passion dans l’intelligence.

 

18° Denys dit de Hiйrothйe, au deuxiиme chapitre des Noms divins : « Il a appris les choses divines en les subissant. » Or il ne pouvait subir les choses divines dans la partie sensitive, qui n’est pas capable des choses divines. La passion n’est donc pas seulement dans la partie sensitive ; et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appйtit sensitif.

 

19° [Dans certaines йditions seulement.] А ce qui est dans l’вme par accident, aucune puissance dйterminйe de l’вme ne doit кtre ordonnйe ; en effet, ni une science ni une puissance dйterminйe ne porte sur des choses qui sont par accident. Or l’вme ne subit que par accident ; la passion n’est donc pas en quelque puissance dйterminйe de l’вme, et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appйtit sensitif.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « La passion est le mouvement de la puissance appйtitive а la reprйsentation du bien ou du mal » ; et aussi : « La passion est le mouvement irraisonnй de l’вme percevant le bien ou le mal. » La passion est donc seulement dans la partie appйtitive irrationnelle.

 

La passion, а proprement parler, dйpend d’un mouvement d’altйration, comme on l’a dit. Or l’altйration n’est que dans la partie sensitive de l’вme, comme il est prouvй au septiиme livre de la Physique. La passion n’est donc que dans la partie sensitive.

 

Rйponse :

 

La passion, а proprement parler, n’est que dans l’appйtitive sensitive, comme il ressort des deux dйfinitions de la passion que donnent saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse ; et en voici la preuve. La passion se dit de trois faзons, comme on l’a dit.

 

D’abord communйment, au sens oщ toute rйception est une passion ; et ainsi, la passion est en n’importe quelle partie de l’вme, et pas seulement dans l’appйtitive sensitive ; en effet, prenant la passion en ce sens, le Commentateur dit au livre sur l’Вme que les puissances de l’вme vйgйtative sont toutes actives, que les puissances de l’вme sensitive sont toutes passives, et que celles de l’вme rationnelle sont en partie actives а cause de l’intellect agent, et en partie passives а cause de l’intellect possible. Or, bien que ce mode de passion convienne aux puissances apprйhensives et appйtitives, il convient cependant davantage aux appйtitives ; en effet, l’opйration de l’apprйhensive porte sur la rйalitй apprйhendйe comme elle existe en celui qui apprйhende, tandis que l’opйration de l’appйtitive porte sur la rйalitй comme elle existe en elle-mкme ; ce qui est reзu dans l’appйtitive a donc plus la nature de la rйalitй appйtible que ce qui est reзu dans l’apprйhensive n’a de propre а la rйalitй apprйhendйe ; c’est pourquoi le vrai, qui perfectionne l’intelligence, est dans l’esprit, tandis que le bien, qui perfectionne l’appйtitive, est dans les rйalitйs, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique.

 

Ensuite, on appelle « passion » au sens propre, celle qui consiste dans le rejet d’un contraire et la rйception de l’autre par voie de transmutation ; et ce mode de passion ne peut convenir а l’вme qu’en raison du corps ; et ce, de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et dans ce cas, elle compatit au corps qui subit une passion corporelle. Ensuite, en tant qu’elle lui est unie comme moteur ; et dans ce cas se produit par l’opйration de l’вme une transmutation dans le corps, passion qui est appelйe animale, comme on l’a dit. La susdite passion corporelle atteint donc les puissances dans la mesure oщ elles sont enracinйes dans l’essence de l’вme, йtant donnй que l’вme est forme du corps par son essence, et ainsi, cette passion regarde en premier lieu l’essence de l’вme ; elle peut cependant кtre attribuйe а une puissance, de trois faзons.

 

Premiиrement, en tant que celle-ci est enracinйe dans l’essence de l’вme ; et ainsi, puisque toutes les puissances sont enracinйes dans l’essence de l’вme, la passion en question appartient а toutes les puissances.

 

Deuxiиmement, en tant que les actes des puissances sont empкchйs par une blessure du corps ; et ainsi, la passion susmentionnйe appartient а toutes les puissances qui utilisent des organes corporels — car les actes de toutes celles-ci sont empкchйs par une blessure des organes —, mais indirectement. Et de cette faзon, elle appartient aussi aux puissances n’utilisant pas d’organes corporels, c’est-а-dire les intellectives, en tant qu’elles reзoivent de puissances usant d’organes ; ainsi se produit-il qu’aprиs une blessure de l’organe de la puissance imaginative l’opйration de l’intelligence est empкchйe, parce que l’intelligence a besoin de phantasmes dans son opйration.

 

Troisiиmement, cette passion appartient а quelque puissance en tant qu’elle l’apprйhende ; et dans ce cas, elle appartient proprement au sens du toucher ; car le toucher est le sens des choses dont est composй l’animal, et semblablement, des choses par lesquelles l’animal est corrompu. Mais puisque au cours de la passion animale le corps est transmuй par l’opйration de l’вme, la passion animale doit кtre dans la puissance qui est adjointe а un organe corporel et а laquelle il appartient de transmuer le corps. Voilа pourquoi une telle passion n’est pas dans la partie intellective, qui n’est l’acte d’aucun organe corporel ; ni non plus dans l’apprйhensive sensitive, car un mouvement ne s’ensuit de l’apprйhension du sens que moyennant l’appйtitive, qui est le moteur immйdiat. L’organe corporel, c’est-а-dire le cњur, oщ rйside le principe du mouvement, est donc aussitфt disposй selon le mode d’opйration de cette passion, en une disposition telle qu’elle convienne а l’exйcution de ce vers quoi l’appйtit sensitif est inclinй. C’est pourquoi il entre en effervescence dans la colиre, et dans la crainte se refroidit et se resserre d’une certaine faзon. Et ainsi, la passion animale se rencontre proprement dans la seule appйtitive sensitive. Il est en effet йtabli que les puissances de l’вme vйgйtative, bien qu’elles utilisent un organe, ne sont pas passives mais actives. Et la passion convient plus proprement а la puissance appйtitive qu’а l’apprйhensive, comme on l’a dit au dйbut ; et c’est une raison pour laquelle l’appйtitive sensitive est plus proprement le sujet de la passion que la sensitive apprйhensive ; comme aussi l’affective supйrieure elle-mкme s’approche plus de la notion propre de passion que l’intellective.

 

Enfin, la passion se disait mйtaphoriquement, en tant qu’une chose est en quelque sorte empкchйe d’avoir ce qui lui convient. De cette faзon, les puissances de l’вme subissent pour autant qu’elles sont empкchйes d’exercer leurs actes propres. Et cela se produit en quelque faзon dans toutes les puissances de l’вme, comme on l’a dit.

 

Mais maintenant, nous parlons de la passion animale proprement dite, qui, comme on l’a montrй, se trouve dans la seule appйtitive sensitive.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Toute l’вme du Christ subissait une passion corporelle ; et ainsi, cette passion appartenait а toutes les puissances, au moins dans la mesure oщ elles sont enracinйes dans l’essence de l’вme ; mais non en sorte qu’une passion animale ait йtй en n’importe quelle puissance de l’вme comme dans son sujet propre.

 

Saint Augustin parle contre certains platoniciens qui disaient que le principe de toutes ces passions йtait dans la chair. Or saint Augustin montre que si la chair n’йtait aucunement corrompue, le principe de toutes ces passions pourrait кtre dans l’вme. Voilа pourquoi il ne dit pas que de telles passions s’accomplissent sans la chair, mais que ce n’est pas seulement а cause de la chair que l’вme est affectйe de ces passions.

 

Ou bien saint Augustin prend le nom de volontй au sens large pour dйsigner n’importe quel appйtit, ou bien il prend la crainte, la joie et les autres passions de ce genre pour dйsigner les actes de volontй semblables aux passions qui sont dans l’appйtit sensitif. En effet, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй, il y a aussi dans la volontй elle-mкme, d’une certaine faзon, la joie, la tristesse et les autres passions de ce genre ; mais non en sorte qu’elles soient des passions а proprement parler. Ou bien l’on peut rйpondre que saint Augustin appelle ces passions « volontйs », en tant que l’homme est amenй а ces passions par un acte de la volontй, puisque l’appйtit infйrieur suit l’inclination de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй. C’est pourquoi saint Augustin ajoute lui-mкme ensuite : « Comme la volontй de l’homme est attirйe ou rebutйe, ainsi elle se change et se transforme en ces diffйrentes affections. »

 

Le sens n’est pas une puissance active, mais passive. En effet, on n’appelle pas « active » la puissance ayant un acte qui est une opйration, car alors toute puissance de l’вme serait active ; mais on appelle « active » une puissance qui se rapporte а son objet comme l’agent au patient. Or le sens se rapporte au sensible comme le patient а l’agent, йtant donnй que le sensible transmue le sens. Que si le sensible est parfois transmuй par le sens, c’est par accident, en tant que l’organe du sens a lui-mкme une qualitй qui le rend naturellement apte а changer quelque corps. Cette infection que la femme en pйriode de menstruation communique au miroir, ou celle qui permet au basilic de tuer un homme en le regardant, n’apportent donc rien а la vision ; mais la vision est accomplie en ce que l’espиce visible est reзue dans la vue, ce qui est en quelque sorte subir. Ainsi, le sens est une puissance passive. De plus, supposй que le sens fasse activement quelque chose, il ne s’ensuivrait pas que nulle passion ne puisse exister dans le sens ; rien n’empкche en effet que le mкme soit actif et passif relativement а des choses diffйrentes. Supposй, en outre, que le sens, dont le nom dйsigne une puissance apprйhensive, ne soit capable d’aucune passion, il ne serait pas pour cela exclu qu’une passion puisse exister dans l’appйtitive sensitive.

 

Bien que l’actif soit, dans l’absolu, plus noble que le passif relativement au mкme, rien n’empкche cependant un passif d’кtre plus noble qu’un actif, dans la mesure oщ le passif subit une passion plus noble que l’action par laquelle l’actif agit, comme par exemple la passion а laquelle l’intellect possible doit son nom de puissance passive. Et le sens aussi, en recevant quelque chose immatйriellement, est plus noble que l’action par laquelle la puissance vйgйtative agit matйriellement, c’est-а-dire au moyen des qualitйs йlйmentaires.

 

La dйlectation qui est dans la partie intellective par union а l’intelligible convenable n’a pas de contraire, car il faudrait que l’intelligible convenable ait un contraire qui soit la cause du contraire [de la dйlectation]. Or cela est impossible, йtant donnй que rien n’est contraire а l’espиce intelligible ; en effet, les espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique ; c’est pourquoi l’homme йprouve une dйlectation non seulement par la pensйe de bonnes choses, mais aussi par la pensйe de mauvaises choses, en tant qu’il pense. Car la pensйe de mauvaises choses est elle-mкme un bien pour l’intelligence ; et ainsi, la dйlectation intellectuelle n’a pas de contraire. Cependant, on dit que la tristesse ou la douleur existe dans la partie intellective de l’вme, pour parler communйment, en tant que l’intelligence pense quelque chose de nuisible а l’homme, et auquel la volontй s’oppose. Mais parce que cette chose nuisible n’est pas nuisible а l’intelligence en tant qu’elle est pensante, cette tristesse ou cette douleur ne s’oppose pas а la dйlectation de l’intelligence, qui dйpend de ce qui est convenable а l’intelligence en tant qu’elle pense.

 

 La puissance rationnelle a des objets contraires d’une certaine faзon qui lui est propre, et d’une autre faзon qui est commune а elle et а toutes les autres [puissances]. En effet, que la puissance rationnelle soit le sujet d’accidents contraires, cela lui est commun avec les autres [puissances], car tous les contraires ont le mкme sujet ; mais qu’elle ait des actions contraires, cela lui est propre, car les puissances naturelles sont dйterminйes а une seule chose. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que les puissances rationnelles ont des objets opposйs.

 

L’absence du pilote n’est la cause de la submersion du navire que par accident, c’est-а-dire en tant qu’elle фte la providence du pilote, par laquelle la submersion du navire йtait empкchйe ; et semblablement, l’enlиvement ou l’absence de l’intelligible n’est pas la cause de la tristesse, mais de la non-dйlectation. Car les effets sont а proportion des causes : c’est pourquoi penser et ne pas penser, qui s’opposent contradictoirement, sont la cause de la dйlectation et de la non-dйlectation, qui sont aussi contradictoires, mais non de la dйlectation et de l’abattement, qui sont contraires. Et si l’on prend ce qui est contraire а la pensйe de la vйritй, c’est-а-dire l’erreur, celle-ci ne peut кtre cause de tristesse : car ou bien l’erreur est estimйe comme vйritй, et dans ce cas l’erreur dйlecte comme le fait la vйritй ; ou bien elle est connue comme erreur, ce qui n’est possible qu’en connaissant la vйritй, et dans ce cas, l’erreur cause de nouveau une dйlectation lorsqu’on la pense.

 

 La tristesse et la douleur diffиrent de la faзon suivante : la tristesse est une certaine passion animale, c’est-а-dire qu’elle commence dans l’apprйhension du nuisible, et a pour terme l’opйration de l’appйtit et, au-delа, la transmutation du corps ; tandis que la douleur dйpend de la passion corporelle. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que « “douleur” s’emploie ordinairement а propos du corps » ; voilа pourquoi la douleur commence par la blessure du corps et a pour terme l’apprйhension du sens du toucher, et c’est pourquoi elle est dans le sens du toucher comme en ce qui l’apprйhende, comme on l’a dit.

 

10° Que la joie et la tristesse s’ensuivent de la passion, c’est ce que disent а la fois saint Jean Damascиne et le Philosophe, mais en des sens diffйrents. En effet, saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, en des termes identiques, parlent de la passion corporelle, dont l’apprйhension cause la joie ou la tristesse, et dont l’expйrience par le sens cause la douleur. Mais le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique parle sans aucun doute des passions animales, voulant que toutes les passions de l’вme soient suivies par la joie et la tristesse. Et la raison en est, qu’entre toutes les passions de la puissance concupiscible, la joie et la tristesse, qui sont causйes par l’obtention de l’objet convenant ou nuisible, tiennent la derniиre place ; or toutes les passions de l’irascible ont pour terme les passions du concupiscible, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй. Il reste donc que toutes les passions de l’вme ont pour terme la joie et la tristesse. Mais il ne s’ensuit selon aucun des deux points de vue que les passions soient dans l’apprйhensive, car la passion corporelle est dans la nature mкme du corps, et les autres passions animales sont dans la mкme partie appйtitive que la joie et la tristesse, mais quant aux premiers de ses actes. Et s’il n’y avait pas d’ordre dans les actes de l’appйtitive, il suivrait des paroles du Philosophe que les passions animales ne seraient pas dans l’appйtitive, oщ sont la joie et la tristesse, mais dans l’apprйhensive.

 

11° Ni le sens ni une autre puissance apprйhensive ne meut immйdiatement, mais seulement au moyen de l’appйtitive ; voilа pourquoi le corps, lors de l’opйration de la puissance sensitive apprйhensive, n’est changй quant а ses dispositions matйrielles que s’il survient un mouvement de l’appйtitive, aussitфt suivi par la transmutation du corps qui se dispose а obйir. Donc, bien que la puissance apprйhensive sensitive soit changйe en mкme temps que l’organe corporel, il n’y a cependant pas lа de passion а proprement parler : car dans l’opйration du sens, l’organe corporel n’est pas transmuй, а proprement parler, si ce n’est par un changement spirituel, en tant que les espиces des sensibles sont reзues sans matiиre dans les organes des sens, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme.

 

12° Bien que, dans la partie intellective, une chose soit rejetйe et une autre reзue, cela ne se fait cependant pas par voie de transmutation — la rйception et le rejet se feraient alors d’une maniиre continue —, mais par un simple influx des habitus infus : car en un instant la grвce est infusйe, par laquelle la faute est subitement chassйe. Quant а l’altйration qui va du vice а la vertu, ou de l’ignorance а la science, elle atteint la partie intellective par accident, alors que dans la partie sensitive la transmutation est par soi, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. Car, de ce qu’il se produit une transmutation dans la partie sensitive, quelque perfection rejaillit soudain dans la partie intellective, de telle sorte que ce qui se fait dans la partie intellective est le terme de la transmutation existant dans la partie sensitive : comme l’illumination est le terme d’un mouvement local, et comme la gйnйration est simplement le terme d’une altйration. Et il faut comprendre cela des habitus acquis.

 

13° De l’apprйhension d’une chose par l’intelligence peut suivre une passion dans l’appйtit infйrieur, de deux faзons. D’abord en tant que ce qui est pensй de faзon universelle par l’intelligence est formй de faзon particuliиre dans l’imagination, et ainsi l’appйtit infйrieur est mы : comme lorsque l’intelligence du croyant admet intelligiblement les peines futures, et forme leurs phantasmes en imaginant le feu qui brыle, le ver qui ronge et autres choses semblables, d’oщ suit la passion de crainte dans l’appйtit sensitif. Ensuite en tant que, par suite de l’apprйhension de l’intelligence, est mы l’appйtit supйrieur, dont un certain rejaillissement ou un certain commandement remue l’appйtit infйrieur.

 

14° L’espoir qui demeure dans l’вme sйparйe n’est pas une passion, mais il est soit un habitus, soit un acte de volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

15° De la bйatification ou du perfectionnement de l’image, on peut seulement dйduire qu’il y a une passion dans la partie intellective, au sens oщ toute rйception est appellйe passion.

 

16° On dit que la passion est le mouvement d’un йtat reзu а un autre йtat reзu, mais non d’un objet opйrй а un autre objet opйrй ; or c’est ainsi qu’il y a dans l’intelligence un mouvement d’une chose а l’autre.

 

17° On dit que penser, c’est subir, en prenant ce terme communйment, en tant que toute rйception est une passion.

 

18° Cette passion dont parle Denys n’est rien d’autre que l’affection pour les choses divines, qui est plutфt une passion qu’une simple apprйhension, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. En effet, de l’affection mкme pour les choses divines provient leur manifestation, suivant ce passage de Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimй de mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-mкme а lui. »

Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions de l’вme, d’oщ se prennent-elles ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elles ne se prennent pas du bien et du mal.

 

L’audace est opposйe а la crainte. Or l’une et l’autre passion est relative au mal, car ce que la crainte fuit, l’audace l’entreprend. La contrariйtй des passions de l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.

 

L’espoir est opposй au dйsespoir. Or l’un et l’autre sont relatifs au bien, que l’espoir attend d’obtenir, tandis que le dйsespoir croit ne pas l’obtenir. La contrariйtй des passions de l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.

 

Saint Jean Damascиne, au deuxiиme livre, ainsi que saint Grйgoire de Nysse, distinguent les passions de l’вme suivant le prйsent et le futur, et suivant le bien et le mal : ainsi, l’espoir et le dйsir portent sur le bien futur, la voluptй et la dйlectation, ou la joie, sur le bien prйsent, la crainte sur le mal futur, la tristesse sur le mal prйsent. Or le prйsent et le futur se rapportent au bien et au mal par accident. La diffйrence des passions de l’вme ne se prend donc pas par soi du bien et du mal.

 

Saint Augustin, au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, distingue ainsi entre la tristesse et la douleur : la tristesse appartient а l’вme, la douleur au corps ; or cela ne concerne pas les notions de bien et de mal. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’exultation, la joie, l’allйgresse, la dйlectation, l’enjouement et l’hilaritй ont une certaine diffйrence, sinon deux d’entre eux seraient inutilement rйunis, comme cela apparaоt en Is. 35, 10 : « la joie et l’allйgresse les envahiront ». Puis donc que toutes ces choses se disent relativement au bien, il semble que le bien et le mal ne diversifient pas les passions de l’вme.

 

Saint Jean Damascиne distingue au deuxiиme livre quatre espиces de tristesse, qui sont : l’abattement, le chagrin, l’envie et la pitiй, auxquels s’ajoute la pйnitence ; et toutes ces choses se disent relativement au mal. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il distingue lui-mкme six espиces de crainte : la pusillanimitй, la pudeur, la honte, l’йtonnement, la frayeur et l’angoisse, qui ne concernent pas la diffйrence susdite. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Denys, au quatriиme chapitre des Noms divins, ajoute la jalousie а l’amour, l’une et l’autre йtant des passions relatives au bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Les actes se distinguent par les objets. Or les passions de l’вme sont des actes de la puissance appйtitive, dont l’objet est le bien et le mal. Elles se distinguent donc suivant le bien et le mal.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, les passions de l’вme sont ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse se distinguent suivant le bien et le mal. Le bien et le mal distinguent donc les passions de l’вme.

 

 

Rйponse :

 

Trois distinctions se rencontrent dans les passions de l’вme.

 

Suivant la premiиre, elles diffиrent quasiment par le genre, car elles concernent diverses puissances de l’вme ; ainsi distingue-t-on les passions du concupiscible de celles de l’irascible. La raison de cette distinction des passions se prend de la raison mкme qui fait distinguer les puissances. En effet, il a йtй dit plus haut, dans la question sur la sensualitй, que l’objet du concupiscible est le dйlectable selon le sens, tandis que celui de l’irascible est une chose ardue ou serrйe ; par consйquent, les passions relevant du concupiscible sont celles en lesquelles est impliquйe une relation а l’objet simplement dйlectable au sens, ou а son contraire, tandis que celles qui relиvent de l’irascible sont celles qui sont ordonnйes а quelque chose d’ardu autour d’un tel objet. Et ainsi apparaоt la diffйrence entre le dйsir et l’espoir : car on parle de dйsir lorsque l’appйtit est mы vers une chose dйlectable, tandis que l’espoir implique une certaine йlйvation de l’appйtit vers un bien qui est estimй ardu ou difficile. Et il en va de mкme pour les autres [passions].

 

Suivant la deuxiиme distinction des passions de l’вme, on distingue, pour ainsi dire, des espиces existant dans la mкme puissance.

 

Dans les passions du concupiscible, cette distinction se prend de deux considйrations. D’abord, de la contrariйtй des objets ; ainsi distingue-t-on la joie, qui est relative au bien, de la tristesse, qui est relative au mal. Ensuite, de ce que la puissance concupiscible est ordonnйe au mкme objet suivant divers degrйs considйrйs dans le progrиs du mouvement appйtitif. En effet, l’objet dйlectable lui-mкme est d’abord uni en quelque faзon а celui qui le recherche, en tant qu’il est apprйhendй comme semblable ou convenant ; et de lа suit la passion d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une certaine dйtermination formelle de l’appйtit par l’appйtible lui-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que l’amour est une certaine union de l’aimant et de l’aimй. Or ce qui est ainsi uni en quelque faзon, on cherche en outre а ce qu’il soit rйellement uni, c’est-а-dire de telle sorte que l’aimant jouisse de l’aimй ; et ainsi naоt la passion de dйsir ; et lorsque celui-ci est obtenu dans la rйalitй, il engendre la joie. Ainsi donc, le premier degrй qui est dans la mouvement du concupiscible est l’amour, le deuxiиme le dйsir, et le dernier la joie. Et а l’inverse de ces passions, il faut prendre celles qui sont ordonnйes au mal, ainsi la haine contre l’amour, la fuite contre le dйsir, la tristesse contre la joie.

 

Les passions de l’irascible, comme on l’a dit dans une autre question, naissent des passions du concupiscible, et se terminent а elles. Voilа pourquoi l’on trouve en elles une distinction semblable а celle du concupiscible ; et de plus, il y a en elles une distinction propre d’aprиs la notion de l’objet propre. Du cфtй du concupiscible, il y a la distinction selon laquelle les passions se distinguent suivant le bien et le mal, ou d’aprиs le dйlectable et son contraire ; et en outre selon que l’objet est rйellement possйdй ou non. Mais la distinction propre de l’irascible lui-mкme est que ses passions se distinguent d’aprиs ce qui excиde ou n’excиde pas la capacitй du sujet, et ce, selon une estimation ; en effet, ces considйrations semblent distinguer l’ardu comme des diffйrences par soi. La passion, dans l’irascible, peut donc кtre soit relative au bien, soit relative au mal. Si elle est relative au bien, celui-ci est possйdй ou ne l’est pas. Relativement au bien possйdй, aucune passion ne peut кtre dans l’irascible, car le bien, dиs lors qu’on le possиde dйjа, ne procure aucune difficultй а celui qui possиde, donc la notion d’ardu n’y est pas conservйe. Relativement au bien non encore possйdй — en lequel la notion d’ardu peut кtre satisfaite а cause de la difficultй d’obtention —, si ce bien est estimй comme passant la capacitй, il cause le dйsespoir, mais s’il est estimй comme ne la dйpassant pas, il cause l’espoir. Que si l’on considиre le mouvement de l’irascible vers le mal, il y aura deux cas : vers le mal non encore possйdй — et qui est estimй comme ardu en tant qu’il est difficile а йviter —, ou comme dйjа possйdй ou conjoint — et il est lui aussi ardu en tant qu’il est estimй difficile а repousser. Si c’est relativement au mal non encore prйsent, alors si ce mal est estimй comme passant la capacitй, il cause en ce cas la passion de crainte, et s’il est estimй comme ne la dйpassant pas, il cause alors la passion d’audace. Mais si le mal est prйsent, alors il est estimй soit comme ne dйpassant pas la capacitй, et dans ce cas il cause la passion de colиre, soit comme la dйpassant, et ainsi il ne cause aucune passion dans l’irascible, mais la passion de tristesse demeure dans le seul concupiscible. Cette distinction, qui se conзoit selon les divers degrйs pris dans le mouvement appйtitif, n’est donc la cause d’aucune contrariйtй, car de telles passions diffиrent suivant le parfait et l’imparfait, comme on le voit clairement dans le cas du dйsir et de la joie ; mais la distinction qui dйpend de la contrariйtй de l’objet cause proprement la contrariйtй dans les passions. Par consйquent, les passions de l’вme se conзoivent dans le concupiscible suivant le bien et le mal : ainsi la joie et la tristesse, l’amour et la haine ; tandis que dans l’irascible, on peut concevoir deux contrariйtйs. L’une suivant la distinction de l’objet propre, c’est-а-dire selon qu’il passe ou non la capacitй, et ainsi sont contraires l’espoir et le dйsespoir, l’audace et la crainte, et cette contrariйtй est davantage propre ; l’autre suivant la diffйrence de l’objet du concupiscible, c’est-а-dire selon le bien et le mal, et de cette faзon, l’espoir et la crainte semblent кtre en contrariйtй. Quant а la colиre, elle ne peut avoir de passion contraire ni d’une faзon ni de l’autre : ni d’aprиs la contrariйtй du bien et du mal, car relativement au bien prйsent il n’y a pas de passion dans l’irascible ; ni de mкme d’aprиs la contrariйtй de ce qui passe ou non la capacitй, car le mal qui dйpasse la capacitй ne cause aucune passion dans l’irascible, comme on l’a dit. C’est pourquoi la colиre, parmi les autres passions, a ceci de propre que rien ne lui est contraire.

 

La troisiиme diffйrence des passions de l’вme est quasi accidentelle, et elle se produit de deux faзons. D’abord suivant le plus ou le moins d’intensitй : ainsi, la jalousie implique une intensitй d’amour, et la fureur une intensitй de colиre. Ensuite, suivant des diffйrences matйrielles entre le bien et le mal, comme diffиrent la pitiй et l’envie, qui sont des espиces de tristesse : car l’envie est la tristesse de la prospйritй d’autrui en tant qu’elle est estimйe comme notre propre mal, tandis que la pitiй est la tristesse de l’adversitй d’autrui, en tant qu’elle est estimйe comme notre propre mal. Et l’on doit faire une semblable considйration pour certaines autres passions.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’objet de l’irascible est le bien et le mal non dans l’absolu, mais avec la circonstance d’« ardu » ; il y a donc contrariйtй dans les passions non seulement suivant le bien et le mal, mais aussi d’aprиs les diffйrences qui distinguent l’ardu tant dans le bien que dans le mal.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Le prйsent et le futur sont pris comme des diffйrences pour distinguer les puissances de l’вme, en tant que le futur n’est pas encore conjoint rйellement, tandis que le prйsent l’est dйjа ; or le mouvement de l’appйtit est plus parfait vers ce qui est rйellement conjoint que vers ce qui est rйellement distant ; par consйquent, bien que le futur et le prйsent causent quelque distinction des passions, ils ne causent cependant aucune contrariйtй, tout comme le parfait et de l’imparfait.

 

La douleur, si on la prend au sens propre, ne doit pas кtre comptйe au nombre des passions de l’вme, car elle n’a rien du cфtй de l’вme, que la seule apprйhension. En effet, la douleur est le sens de la blessure, et cette blessure est йvidemment du cфtй du corps. Voilа pourquoi saint Augustin ajoute au mкme endroit qu’en traitant des passions de l’вme, il a prйfйrй se servir du nom de tristesse plutфt que de celui de douleur ; car la tristesse s’accomplit dans l’appйtitive elle-mкme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

La dйlectation et la joie diffиrent de la mкme faзon que la tristesse et la douleur : car la dйlectation sensitive implique, du cфtй du corps, l’union de ce qui convient, et du cфtй de l’вme, le sens de cette convenance ; et semblablement, la dйlectation spirituelle implique une certaine union rationnelle de convenant а convenant, et la perception de cette union. C’est pourquoi Platon, dйfinissant la dйlectation sensitive, dit que « la dйlectation est la gйnйration sensitive dans la nature » ; Aristote, lui, dйfinissant gйnйralement la dйlectation, dit que « la dйlectation est l’opйration naturelle de l’habitus sans empкchement ». En effet, l’opйration convenante est elle-mкme ce conjoint convenant qui cause la dйlectation, surtout la spirituelle ; et ainsi, la dйlectation commence des deux cфtйs par l’union rйelle, et s’accomplit dans son apprйhension. La joie, par contre, commence dans l’apprйhension et a son terme dans la volontй ; c’est pourquoi la dйlectation est parfois cause de joie, comme la douleur est cause de tristesse. La joie diffиre de l’allйgresse et des autres passions accidentellement, suivant le plus ou le moins d’intensitй. Car les autres impliquent une certaine intensitй de joie ; cette intensitй se prend soit de la disposition intйrieure, et c’est le cas de l’allйgresse, qui implique une dilatation intйrieure du cњur : en effet, « allйgresse » sonne [en latin] comme « largeur » ; soit de ce que l’intensitй de la joie intйrieure йclate en certains signes extйrieurs, et telle est l’exultation : en effet, le terme « exultation » vient de ce que la joie intйrieure saute en quelque sorte а l’extйrieur ; et ce saut se remarque soit au changement du visage — en lequel apparaissent en premier les signes de l’affectivitй, а cause de sa proximitй avec la puissance imaginative —, et c’est l’hilaritй ; soit а ce que les paroles aussi bien que les gestes sont disposйs suivant l’intensitй de la joie intйrieure, et c’est l’enjouement.

 

Les espиces de tristesse que pose saint Jean Damascиne sont des modes de la tristesse qui ajoutent а celle-ci certaines diffйrences accidentelles : soit а cause de l’intensitй du mouvement, et ainsi, dans la mesure oщ cette intensitй consiste en une disposition intйrieure, on parle de l’abattement, qui est « une tristesse qui accable », entendons : le cњur, au point qu’il ne lui plaise pas de faire quelque chose ; soit en tant qu’elle se manifeste par une disposition extйrieure, et c’est alors le chagrin, qui est « une tristesse qui фte la voix ». Et du cфtй de l’objet, en tant que ce qui est en autrui est rйputй comme notre propre mal : d’une part, si le bien d’autrui est rйputй comme notre propre mal, il y aura envie ; d’autre part, si le mal d’autrui est rйputй comme notre propre mal, il y aura pitiй. La pйnitence, quant а elle, n’ajoute а la tristesse gйnйrale aucune notion spйciale, puisqu’elle porte simplement sur notre propre mal ; voilа pourquoi saint Jean Damascиne la passe sous silence. On peut cependant dйterminer de nombreux modes de tristesse, si l’on considиre tout ce qui se rapporte accidentellement au mal qui cause la tristesse.

 

Puisque la crainte est une certaine passion venant d’un objet nuisible apprйhendй comme dйpassant la capacitй, les modes de la crainte se diversifieront suivant la diffйrence entre de tels objets nuisibles ; et cela peut se rapporter de trois faзons au sujet. D’abord, relativement а sa propre opйration ; et dans ce cas, en tant que l’on craint sa propre opйration comme laborieuse, il y a pusillanimitй ; en tant qu’on la craint comme laide, il y a la honte, qui est « une crainte dans l’acte laid ». Ensuite, relativement а la connaissance, en tant qu’un objet connaissable est apprйhendй comme dйpassant totalement la connaissance, et ainsi, sa considйration est apprйhendйe comme inutile et comme nuisible. Or, qu’il dйpasse la connaissance, cela peut se produire soit а cause de sa grandeur, il y a alors l’йtonnement, qui est « une crainte venant d’une grande imagination » ; soit а cause de son caractиre insolite, et alors c’est la frayeur, qui est « une crainte venant d’une imagination inaccoutumйe », suivant saint Jean Damascиne. Enfin, relativement а la passion qui vient par autre chose ; et l’on peut craindre cette passion soit en raison de la laideur, et telle est la pudeur, qui est « une crainte dans l’attente d’un reproche » ; soit en raison d’une blessure, et c’est alors l’angoisse, par laquelle l’homme craint de tomber en quelque infortune.

 

La jalousie ajoute а l’amour une certaine intensitй ; c’est en effet un amour vйhйment qui ne souffre pas le partage en l’aimй.

Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Augustin, йnumйrant au quatorziиme livre de la Citй de Dieu les quatre passions principales, pose la convoitise а la place de l’espoir ; et il semble que cela soit pris des paroles de Virgile qui, dйsignant les passions principales, a dit : « De lа leurs craintes, leurs convoitises, leurs tristesses et leurs joies, etc. »

 

Plus une chose est parfaite, plus elle semble кtre principale. Or le mouvement d’audace est plus parfait que le mouvement d’espoir, dans la mesure oщ il tend vers son objet avec une plus grande intensitй. L’audace est donc plus que l’espoir une passion principale.

 

Chaque chose est nommйe d’aprиs ce qui est principal. Or la puissance irascible est nommйe d’aprиs l’ire. La colиre doit donc кtre comptйe au nombre des passions principales.

 

De mкme qu’il y a dans l’irascible une passion relative au futur, de mкme aussi dans le concupiscible. Or la passion qui est dans le concupiscible relativement au futur, c’est-а-dire le dйsir, n’est pas posйe comme une passion principale. Donc la crainte et l’espoir non plus, qui sont pareillement relatives au futur dans l’irascible.

 

On appelle principal ce qui est premier parmi les autres choses : car кtre principe, selon saint Grйgoire, c’est кtre premier parmi les autres. Or, parmi les autres passions, l’amour est premier : de l’amour, en effet, naissent toutes les autres passions. L’amour devrait donc кtre posй comme une passion principale.

 

Les passions principales semblent кtre celles dont dйpendent les autres. Or de la joie et de la tristesse semblent dйpendre toutes les autres passions, car la passion de l’вme est ce qui est suivi par la joie et la tristesse, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Les passions principales sont donc seulement les deux suivantes : la joie et la tristesse.

 

[Le rйpondant] disait que la joie et la tristesse sont principales dans le concupiscible, tandis que l’espoir et la crainte sont principales dans l’irascible. En sens contraire, il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, au quatriиme chapitre : « Du concupiscible naissent la joie et l’espoir, de l’irascible la douleur et la crainte. »

 

Suivant le propre de la puissance irascible, l’espoir est opposй au dйsespoir, et la crainte а l’audace. Or on pose du cфtй du concupiscible deux passions principales contraires suivant le propre du concupiscible : ce sont la joie et la tristesse. On devrait donc poser comme principales, du cфtй de l’irascible, soit l’espoir et le dйsespoir, soit la crainte et l’audace.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, au quatriиme chapitre : « L’affection est manifestement partagйe en quatre, puisque nous nous rйjouissons dйjа de ce que nous aimons, ou nous espйrons nous en rйjouir, et que nous souffrons dйjа de ce que nous haпssons, ou nous craignons d’en souffrir. » Les quatre passions principales sont donc celles-ci : la joie, la douleur ou la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

Йnumйrant les passions principales, Boиce dit au livre sur la Consolation : « Chasse les joies, chasse la crainte, mets l’espoir en fuite, et que la douleur ne soit pas ici. » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Les principales passions de l’вme sont au nombre de quatre : ce sont la tristesse, la joie, l’espoir et la crainte. Et la raison en est la suivante.

 

On appelle passions principales celles qui sont avant les autres, et en sont l’origine. Or, puisque les passions de l’вme sont dans la partie appйtitive, les premiиres passions seront celles qui naissent immйdiatement de l’objet de l’appйtitive, et cet objet est йvidemment le bien et le mal ; mais celles qui s’йlиvent au moyen des autres seront quasi secondaires. Or, pour qu’une passion naisse immйdiatement du bien ou du mal, deux choses sont requises. La premiиre est qu’elle naisse par soi du bien et du mal, car ce qui est par accident n’est pas premier ; la seconde, qu’elle s’йlиve sans rien de prйsupposй ; si bien qu’une passion est appelйe principale а deux conditions : qu’elle ne provienne ni par accident ni postйrieurement de l’objet qui remplit le rфle de principe actif.

 

Or la passion qui provient par soi du bien est celle qui procиde du bien en tant que tel, tandis que celle qui provient du bien en tant qu’il est un mal, en provient par accident ; et la considйration inverse doit кtre faite pour le mal. Or le bien, en tant qu’il est un bien, attire et entraоne vers soi ; si donc une passion appartient а un appйtit tendant vers le bien, ce sera une passion qui s’ensuit du bien par soi. Mais repousser l’appйtit est le propre du mal en tant que tel ; si donc une passion est relative au bien, et que par elle le bien est йvitй, cette passion ne viendra pas du bien par soi, mais en tant qu’il est apprйhendй en quelque sorte comme un mal. Et а l’inverse il faut considйrer, pour le mal, que la passion qui consiste dans la fuite du mal provient du mal par soi, tandis que celle qui consiste en un accиs au mal en provient par accident. On voit donc clairement comment une passion naоt par soi du bien ou du mal.

 

Mais parce que plus une chose est derniиre dans l’obtention de la fin, plus elle est premiиre dans l’intention et l’appйtit, les passions qui consistent dans l’exйcution de la fin naissent du bien ou du mal sans en prйsupposer d’autres, et elles sont prйsupposйes а la naissance des autres. Or la joie et la tristesse proviennent de l’obtention mкme du bien et du mal, et par soi, car la joie provient du bien en tant que tel, et la tristesse, du mal en tant que tel. Et semblablement, toutes les autres passions du concupiscible proviennent par soi du bien ou du mal ; et cela vient de ce que l’objet du concupiscible est le bien ou le mal dans sa notion absolue. Toutefois les autres passions du concupiscible prйsupposent la joie et la tristesse а la faзon d’une cause : car si le bien concupiscible devient aimй et dйsirй, c’est parce qu’il est apprйhendй comme dйlectable ; tandis que le mal devient odieux et doit кtre йvitй, en tant qu’il est apprйhendй comme objet de tristesse. Et ainsi, dans l’ordre de l’appйtit, la joie et la tristesse sont premiиres, quoiqu’elles soient derniиres dans l’ordre de l’exйcution.

 

Dans l’irascible, par contre, toutes les passions ne s’ensuivent pas par soi du bien ou du mal, mais certaines par soi et d’autres par accident ; et cela vient de ce que le bien ou le mal ne sont pas objets de l’irascible dans leur notion absolue, mais en tant que s’y ajoute une condition, celle d’кtre d’ardu, qui nous fait а la fois repousser le bien comme dйpassant notre capacitй, et tendre vers le mal dans la mesure oщ il peut кtre йcartй ou soumis. Mais il ne peut y avoir dans l’irascible aucune passion qui s’ensuive du bien ou du mal sans qu’une autre soit prйsupposйe. En effet, le bien, aprиs кtre possйdй, ne cause aucune passion dans l’irascible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; et le mal prйsent cause certes une passion dans l’irascible, mais c’est par accident, non par soi, c’est-а-dire en tant que l’on tend vers le mal prйsent comme une chose а йcarter et а soumettre, comme c’est manifestement le cas de la colиre.

 

Ainsi donc, il ressort de ce qu’on a dit, qu’il y a des passions qui naissent du bien et du mal en premier et par soi, telles la joie et la tristesse ; d’autres qui naissent par soi mais non premiиrement, comme toutes les autres passions du concupiscible et ces deux de l’irascible que sont la crainte et l’espoir, et dont l’une implique la fuite du mal, l’autre l’accиs au bien ; d’autres, ni par soi ni en premier, comme les autres qui sont dans l’irascible, par exemple le dйsespoir, l’audace et la colиre, qui impliquent un accиs au mal ou un retrait du bien.

 

Ainsi donc, les passions principales entre toutes sont la joie et la tristesse. La crainte et l’espoir, elles, sont principales dans leur genre, car elles ne prйsupposent pas de passion dans la puissance oщ elles sont, c’est-а-dire dans l’irascible. Quant aux autres passions du concupiscible, comme l’amour, le dйsir, la haine et la fuite, bien qu’elles viennent par soi du bien ou du mal, elles ne sont cependant pas premiиres en leur genre, puisqu’elles en prйsupposent d’autres qui existent dans la mкme puissance ; et ainsi, elles ne peuvent кtre appelйes principales ni au plein sens du terme ni dans un genre. Et ainsi, il reste que les passions principales ne sont que quatre : la joie et la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une autre passion dans la mкme puissance prйcиde la convoitise ou le dйsir, а savoir la joie, qui est la raison du dйsir ; celui-ci ne peut donc pas кtre une passion principale. Quant а l’espoir, bien qu’il prйsuppose une autre passion, celle-ci n’est cependant pas dans la mкme puissance, mais dans le concupiscible : en effet, toutes les passions de l’irascible naissent des passions du concupiscible, comme on l’a dit dans une autre question ; aussi l’espoir peut-il кtre une passion principale. Saint Augustin, pour sa part, pose le dйsir ou la convoitise а la place de l’espoir, а cause d’une certaine ressemblance qui existe entre eux : car l’une et l’autre passion est relative au bien non encore possйdй.

 

L’audace ne peut кtre une passion principale, car elle naоt du mal par accident, puisqu’elle est relative au mal par voie d’entreprise. En effet, l’audace entreprend le mal, en tant qu’elle estime que la victoire sur le mal et son rejet est un certain bien, et de l’espoir d’un tel bien naоt l’audace. Et ainsi, une fine observation fait trouver l’espoir antйrieur а l’audace, car l’espoir de la victoire, ou du moins celui d’йchapper au mal, cause l’audace.

 

La colиre naоt du mal par accident, c’est-а-dire en tant que l’homme irritй estime que la vengeance du mal qui lui est infligй est un bien, et tend vers elle ; l’espoir de tirer vengeance est donc la cause de la colиre : c’est pourquoi, lorsque quelqu’un est lйsй par quelqu’un а qui il ne pense pas pouvoir infliger de vengeance, il ne s’irrite pas, mais s’attriste seulement, ou il craint, comme dit Avicenne, comme par exemple si un paysan est lйsй par son roi. Voilа pourquoi la colиre ne peut кtre une passion principale ; elle prйsuppose en effet non seulement la tristesse, qui est dans le concupiscible, mais aussi l’espoir, qui est dans l’irascible. Et l’irascible est nommй d’aprиs l’ire, parce que c’est la derniиre des passions qui sont dans l’irascible.

 

Les passions qui sont dans le concupiscible relativement au futur, naissent en quelque sorte des passions existant dans la mкme puissance relativement au prйsent ; mais les passions qui sont relatives au futur dans l’irascible, ne naissent pas de passions relatives au prйsent dans la mкme puissance, mais dans une autre puissance, а savoir la joie et la tristesse ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Dans la voie d’exйcution ou d’obtention, l’amour est la premiиre passion ; mais dans la voie d’intention, la joie est avant l’amour, et elle est la raison d’aimer ; йtant donnй, surtout, que l’amour est une passion du concupiscible.

 

La joie et la tristesse sont principales entre toutes les autres, comme on l’a dit. Nйanmoins, l’espoir et la crainte sont principales dans leur genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Ce livre n’йtant pas de saint Augustin, il ne nous met pas dans la nйcessitй de recevoir son autoritй ; et particuliиrement ici, oщ il semble contenir une faussetй expresse. En effet, l’espoir n’est pas dans le concupiscible mais dans l’irascible, et la tristesse n’est pas dans l’irascible mais dans le concupiscible. Cependant, s’il fallait dйfendre cette citation, l’on pourrait dire que l’on parle des puissances d’aprиs les dйfinitions des noms : en effet, la convoitise porte sur le bien, et pour cette raison toutes les passions ordonnйes au bien sont attribuйes au concupiscible. La colиre, de son cфtй, vient de quelque mal infligй, et c’est pourquoi toutes les passions qui sont relatives au mal peuvent кtre attribuйes а l’irascible. Et dans cette mesure, on attribue la tristesse а l’irascible et l’espoir au concupiscible.

 

La contrariйtй qui est propre aux passions de l’irascible, c’est-а-dire ce qui passe ou non la capacitй, fait naоtre par accident du bien ou du mal l’une des passions ; en effet, ce qui dйpasse la capacitй induit au retrait, tandis que ce qui ne la dйpasse pas induit а l’accиs. Voilа pourquoi, si l’on considиre ces diffйrences dans le bien, la passion qui s’ensuit de ce qui dйpasse la capacitй proviendra du bien par accident ; et si c’est а l’йgard du mal, la passion qui sera par accident sera celle qui s’ensuit de ce qui n’excиde pas la capacitй. Il ne peut donc y avoir dans l’irascible deux passions principales qui soient directement contraires, comme l’espoir et le dйsespoir, ou l’audace et la crainte, comme l’йtaient la joie et la tristesse dans le concupiscible.

Article 6 : Mйritons-nous par les passions ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

En accomplissant les prйceptes, nous mйritons. Or nous sommes amenйs par les prйceptes divins а nous rйjouir, а craindre, а souffrir, et а d’autres passions semblables, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu. Nous mйritons donc par les passions.

 

Selon saint Augustin au mкme livre, de telles passions ne sont pas sans volontй ; bien au contraire, elles ne sont rien d’autre que des volontйs. Or, par les actes de la volontй, nous pouvons mйriter non seulement matйriellement mais aussi formellement. Donc par de telles passions aussi.

 

Les passions animales sont plus prиs de la notion de volontaire que les corporelles. Or les passions animales sont en quelque sorte en nous, en tant que le concupiscible et l’irascible obйissent а la raison ; mais pas les passions corporelles. Or celles-ci sont mйritoires, comme on le voit bien pour les martyrs, qui ont mйritй l’aurйole du martyre par des souffrances corporelles. Donc а bien plus forte raison les passions animales sont-elles mйritoires.

 

[Le rйpondant] disait que les passions corporelles sont mйritoires en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire : la volontй de souffrir pour le Christ peut exister aussi en un homme qui ne souffrira jamais, et pourtant il n’aura jamais l’aurйole. La souffrance corporelle mйrite donc l’aurйole non seulement en tant qu’elle est voulue, mais aussi en tant qu’elle est actuellement expйrimentйe.

 

Ce dont l’intensitй a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, est mйritoire par soi et pas seulement matйriellement. Or l’intensitй de la souffrance corporelle a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, car plus on souffre, plus glorieuse sera la couronne, dit-on. On mйrite donc par les passions en elles-mкmes, et pas seulement matйriellement.

 

Hugues de Saint-Victor dit que « aprиs la volontй vient l’њuvre, afin que la volontй croisse dans son њuvre » ; et ainsi, l’њuvre extйrieure contribue au mйrite. Or semblablement, la volontй peut croоtre dans la passion. La passion contribue donc au mйrite ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Puisque le mйrite rйside dans la volontй, ce en quoi la volontй a son terme quant а la forme et а l’achиvement, doit nйcessairement regarder le mйrite quant а la forme et а l’achиvement. Or la passion, en tant qu’elle est voulue, est objet de la volontй, et ainsi elle dйtermine la volontй quasi formellement. La passion elle-mкme regarde donc formellement le mйrite.

 

Certains confesseurs supportent de plus pйnibles choses que des martyrs, et c’est pourquoi l’on dit d’eux qu’ils ont endurй un long martyre, alors que la passion de certains martyrs a pris fin en un bref espace de temps ; et cependant, l’aurйole n’est pas due aux confesseurs. Et ainsi, il semble que la passion corporelle du martyre mйrite elle-mкme en soi l’aurйole.

 

 А propos de ce passage de Jacq. 1, 2 : « Ne voyez qu’un sujet de joie, mes frиres », la Glose dit : « la tribulation dans le prйsent et la justice dans le futur augmentent la couronne ». Or elles ne l’augmentent qu’en mйritant. Puis donc que la tribulation est une passion, la passion est mйritoire.

 

10° La mкme chose semble ressortir de ce qui est dit au Psaume 115, 15 : « C’est une chose prйcieuse devant les yeux du Seigneur que la mort de ses saints. » Or, dire « prйcieuse » йquivaut а dire « digne de prix ». Or le prix du labeur est la rйcompense, que nous mйritons par nos labeurs. Nous pouvons donc mйriter par les passions.

 

11° [Le rйpondant] disait que nous mйritons par les passions en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire, sainte Lucie a dit : « Si, malgrй moi, vous ordonner de me faire violer, cela ne fera qu’augmenter ma chastetй pour la couronne. » La passion mкme de corruption, qu’elle aurait endurйe dans sa vie, lui aurait donc йtй mйritoire de la couronne. Et ainsi, la passion ne mйrite pas seulement parce qu’elle est volontaire.

 

12° La difficultй est nйcessaire pour le mйrite ; on le voit clairement en considйrant ce que dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, а savoir, que l’homme dans l’йtat d’innocence ne mйritait pas, car rien ne le poussait au mal ni ne le retirait du bien. Puis donc que les passions procurent de la difficultй, il semble qu’elles contribuent par elles-mкmes au mйrite.

 

13° La crainte est une certaine passion. Or nous pouvons mйriter formellement par elle, puisqu’elle est dans la partie intellective, comme c’est йvidemment le cas lorsque nous craignons les choses que nous ne connaissons que par l’intelligence, comme les peines йternelles. Nous pouvons donc mйriter par les passions.

 

14° La rйcompense correspond au mйrite. Or la rйcompense glorieuse ne sera pas seulement dans l’вme, mais aussi dans le corps. Le mйrite ne rйside donc pas seulement dans l’action de l’вme, mais aussi dans la passion du corps.

 

15° Lа oщ la difficultй est plus grande, le degrй de mйrite est aussi plus grand. Or la difficultй est plus grande du cфtй des passions que du cфtй des opйrations de la volontй. Les passions sont donc plus mйritoires que les actes de la volontй, qui sont cependant formellement mйritoires.

 

16° Par les vertus, nous mйritons formellement. Or certaines passions sont posйes par les saints comme des vertus, ainsi la misйricorde et la pйnitence ; d’autres sont posйes par les philosophes comme des milieux louables entre des vices extrкmes, comme la honte et la juste indignation sont mentionnйes par le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, et tout cela se ramиne а la vertu. Nous mйritons donc formellement par les passions.

 

17° Le mйrite et le dйmйrite йtant contraires, ils sont dans le mкme genre. Or le dйmйrite se trouve dans le mкme genre que les passions : car les premiers mouvements qui sont des pйchйs, sont des passions ; la colиre aussi et l’acйdie sont des passions, et elles sont cependant posйes comme des vices capitaux ; et l’Apфtre, en Rom. 1, 26, appelle « passions d’ignominie » les pйchйs contre nature. Nous mйritons donc par les passions.

 

 

En sens contraire :

 

Rien ne peut кtre mйritoire que ce qui est en nous, car suivant saint Augustin, « c’est la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». Or les passions ne sont pas en nous, car, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « nous cйdons aux passions malgrй nous ». Nous ne mйritons donc pas par les passions.

 

Ce qui prйcиde la volontй ne peut кtre mйritoire, puisque le mйrite dйpend de la volontй. Or les passions de l’вme prйcиdent l’acte de la volontй, puisqu’elles sont dans la partie sensitive, tandis que l’acte de la volontй est dans la partie intellective, et que l’intellective reзoit en provenance de la sensitive. Les passions de l’вme ne peuvent donc pas кtre mйritoires.

 

Tout mйrite est louable. Or, « nos passions ne nous attirent ni louanges ni blвmes », suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous ne mйritons donc pas par les passions.

 

Il y eut dans le Christ une plus grande efficacitй de mйrite qu’en nous. Or le Christ n’a pas mйritй par sa Passion. Donc nous non plus, nous ne mйritons pas par les passions. Preuve de la mineure : mйriter, c’est faire nфtre ce qui ne l’est pas, ou faire davantage nфtre ce qui l’йtait moins. Or le Christ n’a pas pu faire sien ce qui ne l’йtait pas, ni faire davantage sien ce qui l’йtait moins, car depuis le premier instant de sa conception lui йtait parfaitement dы tout ce qui est objet de mйrite. Le Christ n’a donc rien mйritй par la Passion.

 

[Le rйpondant] disait qu’il a mйritй en rendant sien а plusieurs titres ce qui йtait sien а un seul. En sens contraire : un double lien cause une plus grande obligation. Donc semblablement, une double raison de devoir fait aussi devoir davantage. Si donc le Christ n’a pas pu faire qu’une chose lui soit davantage due, il n’a pas pu faire non plus qu’une chose lui soit due а plusieurs titres.

 

La difficultй diminue le volontaire. Puis donc que le mйrite doit кtre volontaire, il semble que la difficultй diminue le mйrite. Or les passions causent de la difficultй. Elles diminuent donc le mйrite plutфt qu’elles n’y contribuent.

 

 

Rйponse :

 

Les passions ne nous font pas mйriter par soi mais comme par accident, si l’on prend « mйriter » au sens propre. Or, puisque le terme « mйriter » fait rйfйrence а [un mot latin signifiant] « rйcompense », mйriter signifie proprement « obtenir pour soi un avantage en rйcompense » ; et assurйment, cela ne se produit que lorsque nous donnons une chose qui est digne de ce que nous sommes censйs mйriter. Or nous ne pouvons donner que ce qui nous appartient, dont nous sommes maоtres. Et nous sommes maоtres de nos actes par la volontй ; non seulement de ceux qui sont immйdiatement йlicitйs par la volontй, comme aimer et vouloir, mais encore de ceux qui, commandйs par la volontй, sont йlicitйs par d’autres puissances, comme marcher, parler, etc. Or ces actes ne sont dignes d’кtre comme un prix en regard de la vie йternelle que dans la mesure oщ ils sont informйs par la grвce et la charitй. Pour qu’un acte soit mйritoire par soi, il est donc nйcessaire qu’il soit un acte de la volontй qui commande ou qui йlicite, et en outre, qu’il soit informй par la charitй. Mais parce que le principe de l’acte est l’habitus et la puissance, et aussi l’objet lui-mкme, on dit en quelque sorte secondairement que nous mйritons tant par les habitus que par les puissances et par les objets. Mais ce qui est mйritoire premiиrement et par soi, c’est l’acte volontaire informй par la grвce.

 

Or les passions n’appartiennent а la volontй ni en tant qu’elle commande, ni en tant qu’elle йlicite : en effet, le principe des passions, en tant que tel, n’est pas en nous ; mais c’est parce que des choses sont en nous qu’elles sont appelйes volontaires ; par consйquent, les passions prйviennent parfois l’acte de la volontй. Voilа pourquoi les passions ne nous font pas mйriter par soi ; cependant, dans la mesure oщ elles accompagnent en quelque faзon la volontй, elles se rapportent en quelque faзon au mйrite, si bien que l’on peut dire qu’elles sont mйritoires comme par accident.

 

Or la passion se rapporte а la volontй de trois faзons. D’abord comme objet de la volontй ; et ainsi, on dit que les passions sont mйritoires, en tant qu’elles sont voulues ou aimйes. Dans ce cas, en effet, ce qui nous fait mйriter par soi sera non pas la passion elle-mкme, mais la volontй de la passion. Ensuite, en tant qu’une passion stimule la volontй, ou l’intensifie ; et cela peut se produire de deux faзons : par soi, ou par accident. Par soi, lorsque la passion excite la volontй vers ce qui lui est semblable, comme lorsque, par convoitise, la volontй est inclinйe а consentir а l’objet concupiscible, et par colиre, а vouloir la vengeance. Par accident, lorsque la passion, en certaines occasions, excite la volontй а l’acte contraire ; comme en l’homme chaste, lorsque s’йlиve une passion de concupiscence, la volontй rйsiste par un plus grand effort ; car en face des choses difficiles, nous nous efforзons davantage. Et ainsi, on dit que les passions sont mйritoires, en tant que la volontй stimulйe par la passion est mйritoire. D’une troisiиme faзon lorsque, а l’inverse, la passion est excitйe par la volontй, le mouvement de l’appйtit supйrieur rejaillissant sur l’infйrieur : ainsi lorsque, par volontй, on dйteste la laideur du pйchй, par lа mкme l’appйtit infйrieur est disposй а la honte ; et ainsi, on dit que la honte est louable ou mйritoire, en raison de la volontй qui la cause.

 

Dans le premier cas, la passion se rapporte donc а la volontй comme son objet ; dans le deuxiиme, comme son principe ; dans le troisiиme, comme son effet. Par consйquent, le premier cas est plus йloignй du mйrite ; en effet, l’or ou l’argent pourrait pour la mкme raison кtre appelй mйritoire ou dйmйritoire, puisqu’en voulant une telle chose nous mйritons ou dйmйritons. Le dernier cas est plus proche du mйrite, puisque c’est l’effet qui reзoit de la cause, et non l’inverse. Et ainsi, en prenant le mйrite au sens propre, les passions ne nous font mйriter que par accident.

 

Mais le mйrite peut кtre pris au sens large : en ce sens, on dit de n’importe quelle disposition faisant convenir а quelque chose, qu’elle le mйrite ; comme si nous disions qu’une femme mйrite d’йpouser le roi en raison de sa beautй. Et ainsi, l’on dit que nous mйritons par les passions corporelles, en tant que ces passions nous rendent en quelque sorte aptes а recueillir quelque gloire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Par les prйceptes de Dieu, nous sommes avertis d’avoir а nous rйjouir et а craindre, au sens oщ la joie, la crainte et ce genre de choses consistent dans un acte de la volontй et ne sont pas des passions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; ou bien en tant que de telles passions s’ensuivent de la volontй.

 

Saint Augustin dit que ces passions sont des volontйs, en tant qu’elles s’ensuivent en nous de la volontй ; c’est pourquoi il ajoute : « Bref, la volontй de l’homme est attirйe ou rebutйe selon la diversitй des objets qu’elle recherche ou qu’elle fuit, et ainsi elle se change et se transforme en ces diffйrentes affections. » Ou bien il parle d’elles en tant qu’elles donnent leur nom а certains actes de la volontй, comme on l’a dit.

 

La passion corporelle du martyr ne contribue au mйrite de la rйcompense essentielle que dans la mesure oщ elle est voulue ; quant а la rйcompense accidentelle, qui est l’aurйole, le martyre y est ordonnй par mode de mйrite en tant qu’il cause une certaine convenance relativement а l’aurйole : il est en effet convenable que celui qui est conformй au Christ dans sa Passion lui soit conformй dans la gloire ; Rom 8, 17 : « si toutefois nous souffrons avec lui, pour кtre glorifiйs avec lui ». Il faut cependant savoir que la volontй ne peut se rapporter de la mкme faзon aux passions corporelles lorsque l’homme ne les endure pas et lorsqu’il les endure, а cause de leur вpretй. C’est pourquoi, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, en de telles circonstances il suffit au courageux de ne pas s’attrister. Voilа pourquoi la passion corporelle actuellement supportйe est а la fois la preuve d’une volontй ferme et constante, et en est une stimulation, puisqu’en face des difficultйs l’homme fait des efforts. Et ainsi, l’aurйole n’est pas due au confesseur, bien qu’elle soit due au martyr.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

L’intensitй de la souffrance a pour consйquence l’intensitй des rйcompenses, soit en raison d’une certaine convenance, soit en raison de la volontй qui est plus intense.

 

Bien que la volontй croisse dans la passion et dans l’acte extйrieur, cependant les deux cas ne sont pas semblables : car l’acte est commandй par la volontй, mais pas la passion. Leur rapport au mйrite n’est donc pas semblable.

 

 L’objet dйtermine la volontй quant а l’espиce de l’acte ; or le mйrite, а proprement parler, ne rйside pas dans l’acte quant а l’espиce de l’acte, mais quant а la racine, qui est la charitй. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que nous mйritions formellement par la passion, bien qu’elle se comporte comme un objet.

 

Toute la peine que supporte un confesseur sur une longue durйe ne peut йquivaloir а la mort que le martyr endure en un moment, quant au genre de l’њuvre. Car la mort le prive de ce qui est aimable au plus haut point, а savoir, vivre et exister ; aussi est-ce le plus redoutable des objets de crainte, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; et la vertu de force s’exerce surtout а son йgard. Et cela se voit clairement si l’on remarque que des hommes fatiguйs par de longues afflictions redoutent la mort, comme s’ils aimaient mieux endurer d’autres afflictions plutфt que la mort. Voilа pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique que le vertueux s’expose а la mort, prйfйrant une seule bonne et grande action а de nombreuses petites ; comme si l’acte de courage que l’on fait en acceptant la mort surpassait de nombreuses autres opйrations vertueuses. Aussi le plus petit martyr mйrite-t-il plus, quant au genre de l’њuvre, que n’importe quel confesseur. Cependant, quant а la racine de l’њuvre, un confesseur peut mйriter davantage, en tant qu’il opиre par une plus grande charitй : car la rйcompense essentielle correspond а la racine de la charitй, tandis que l’accidentelle correspond au genre de l’acte. De lа vient qu’un confesseur peut surpasser un martyr quant а la rйcompense essentielle, mais кtre surpassй par lui quant а la rйcompense accidentelle.

 

 Cette glose parle de la tribulation en tant qu’elle est voulue, ou qu’elle stimule la volontй.

 

10° Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

11° Pour la vierge qui serait corrompue а cause du Christ, la corruption elle-mкme serait mйritoire, comme les autres souffrances des martyrs ; non pas que la corruption elle-mкme serait volontaire, mais parce que son antйcйdent serait volontaire, а savoir, la permanence de la vierge dans la confession du Christ, chose qui entraоne sa corruption ; et ainsi, cette corruption serait volontaire, non d’une volontй absolue mais d’une volontй quasi conditionnйe, en tant qu’elle aime mieux endurer cet opprobre que renier le Christ.

 

12° Il y a deux difficultйs. L’une qui vient de la grandeur de l’action et de sa bontй, et cette difficultй est requise pour la vertu ; l’autre qui est du cфtй de l’agent, en tant qu’il est imparfait ou embarrassй quant aux opйrations droites, et cette difficultй фte ou diminue la vertu ; et c’est ainsi que les passions causent une difficultй. Donc la premiиre difficultй, qui est du cфtй de l’acte, contribue par soi au mйrite, comme la bontй de l’acte ; tandis que la seconde, qui vient de la faiblesse de celui qui opиre, ne contribue pas au mйrite, sauf peut-кtre occasionnellement, en tant qu’elle est l’occasion d’un plus grand effort. Mais il n’est pas vrai qu’Adam, s’il eut la grвce en son premier йtat, n’ait pas pu mйriter, bien que rien ne le poussвt au mal : car s’il eыt persistй, il fыt un jour parvenu а la gloire, et il est certain que ce n’aurait pas йtй sans mйrite. Et le Maоtre ne dit pas qu’il n’aurait pas pu mйriter en son premier йtat : il dit qu’il pouvait йviter le pйchй sans la grвce, puisque rien ne le poussait au mal. Mais sans la grвce, rien ne peut кtre mйritoire.

 

13° Cette crainte des peines йternelles, qui est mйritoire par soi, est dans la volontй, et n’est pas une passion а proprement parler, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Cependant les peines йternelles peuvent exciter dans l’appйtit infйrieur la passion de crainte, soit par rejaillissement de l’appйtit supйrieur sur l’infйrieur, soit parce que la conception des peines йternelles par l’intelligence se forme dans l’imagination, et ainsi l’appйtit infйrieur est mы par la passion de crainte. Mais cette crainte ne se rapporte au mйrite que par accident, comme on l’a dit.

 

14° [Dans certaines йditions seulement :] La rйcompense correspond au mйrite quant а la commensuration, car la quantitй de la rйcompense dйpend de la quantitй du mйrite ; mais elle ne lui correspond pas toujours prйcisйment quant au suppфt : en effet, quelqu’un peut mйriter а autrui la premiиre grвce. Et ainsi, dans le cas envisagй, le corps sera rйcompensй non parce que le corps lui-mкme aura mйritй, mais parce que l’вme aura mйritй par la volontй quelque gloire pour le corps. [En d’autres :] De mкme que la rйcompense, par accident et comme par un certain rejaillissement, passe de l’вme au corps, de mкme aussi le mйrite vient principalement de la volontй, et passe par les opйrations corporelles comme par accident, en tant qu’elles sont commandйes par la volontй.

 

15° Si nous parlons de la difficultй de notre cфtй, alors les passions ont plus de difficultй que les actes de la volontй ; mais dans ce cas, la difficultй ne contribue au mйrite que par accident, comme on l’a dit ; et de mкme pour les passions. Mais si nous parlons de la difficultй qui vient de l’excellence ou de la bontй de la rйalitй qui contribue par soi au mйrite, alors la difficultй est plus grande du cфtй des actes de la volontй.

 

16° Les passions sont mйritoires en tant qu’elles sont des effets et des signes de la bonne volontй ; comme cela est clair pour la honte, qui indique que la volontй de l’homme s’oppose а la laideur du pйchй, et pour la misйricorde, qui est un signe d’amour. Voilа pourquoi les saints prennent parfois les noms de ces passions pour dйsigner les habitus par lesquels est attirйe la volontй, qui est le principe de ces passions.

 

17° Les premiers mouvements n’ont pas la nature complиte de pйchй ou de dйmйrite, mais sont comme des dispositions au dйmйrite, comme le pйchй vйniel est une disposition au pйchй mortel ; il n’est donc pas nйcessaire que les mouvements de sensualitй soient eux-mкmes en soi des mйrites, car le mйrite ne peut кtre qu’un acte volontaire, comme on l’a dit. Quant aux passions mentionnйes, elles sont parfois appelйes vices, en tant que l’on dйsigne par les noms des passions soit des actes de la volontй, soit des habitus. Les vices contre nature sont aussi appelйs passions — bien qu’ils soient des actes volontaires —, en tant que par de tels vices la nature est dйrangйe de son ordre.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous cйdons malgrй nous aux passions, non quant au consentement, puisque nous n’y consentons que par la volontй, mais quant а quelque transmutation corporelle, telle que le rire, les pleurs, et autres choses semblables. Elles sont donc mйritoires ou dйmйritoires en tant que nous y consentons ou que nous nous en йcartons volontairement.

 

Bien que les passions de l’appйtit infйrieur prйviennent parfois l’acte de la volontй, ce n’est cependant pas toujours le cas. En effet, les puissances appйtitives ne sont pas ordonnйes de la mкme faзon que les apprйhensives. Car notre intelligence reзoit en provenance du sens, et c’est pourquoi l’opйration de l’intelligence ne peut avoir lieu s’il ne prйexiste une autre opйration du sens ; tandis que la volontй ne reзoit pas en provenance de l’appйtit infйrieur, mais elle le meut plutфt . Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que la passion de l’appйtit infйrieur prйcиde l’acte de la volontй.

 

Bien que les passions ne soient pas louables en elles-mкmes, elles peuvent cependant кtre louables par accident, comme on l’a dit.

 

Le Christ, par sa Passion, a mйritй pour lui-mкme et pour nous : pour lui-mкme, d’une part, la gloire du corps ; et bien qu’il ait mйritй celle-ci par d’autres mйrites prйcйdents, cependant, par une certaine convenance, la gloire de la rйsurrection est proprement la rйcompense de la Passion, car l’exaltation est la rйcompense propre de l’humilitй. D’autre part, il a mйritй pour nous, en tant que dans sa Passion il a satisfait pour le pйchй de tout le genre humain ; et ce ne fut pas par des њuvres prйcйdentes, quoique par elles il ait mйritй pour nous : en effet, le caractиre pйnible est requis pour la satisfaction, comme pour compenser d’une certaine faзon la dйlectation du pйchй.

 

Le Christ, par sa Passion, n’a pas fait passer la gloire de son corps de non due а due, ni de moins due а davantage due ; cependant il a fait qu’elle soit due d’une autre faзon qui n’йtait pas la sienne auparavant. Et pourtant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit devenue davantage due : cela s’ensuivrait, en effet, si la cause de la dette йtait ou augmentйe ou multipliйe, comme c’est le cas lorsqu’une obligation est augmentйe par une double promesse ; ce qui n’eut pas lieu pour le mйrite du Christ, car sa grвce ne fut pas augmentйe.

 

La difficultй empкche par elle-mкme le volontaire, mais elle l’augmente par accident, dans la mesure oщ l’on fait des efforts а l’encontre d’une difficultй. Cependant, la difficultй elle-mкme contribue а la satisfaction en raison de son caractиre pйnible.

Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle celui-ci ? Autrement dit, qui mйrite davantage : celui qui fait du bien а un pauvre avec une certaine compassion de pitiй, ou celui qui le fait sans aucune passion, par le seul jugement de la raison ?

 

Objections :

 

Celui qui agit par le seul jugement de la raison semble mйriter davantage.

 

Le mйrite est opposй au pйchй. Or, celui qui fait un pйchй par la seule йlection, pиche plus que celui qui pиche poussй par une passion : en effet, on dit que le premier pиche par une mйchancetй avйrйe, et le second par faiblesse. Celui donc qui fait le bien par le seul jugement de la raison mйrite plus que celui qui le fait avec quelque passion de pitiй.

 

[Le rйpondant] disait que, pour qu’une chose soit mйritoire ou soit un acte de vertu, est non seulement requis le bien qui est fait, mais aussi la bonne faзon de le faire, ce qui ne peut se trouver sans l’affection de la pitiй. En sens contraire : pour qu’un acte soit bien fait, trois choses sont requises, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique : la volontй qui йlit l’acte, la raison qui йtablit le milieu dans l’acte, la relation de l’habitus а la fin convenable. Or ces trois choses peuvent exister sans la passion de pitiй en celui qui fait l’aumфne. Donc non seulement ce qui est fait, mais aussi la bonne faзon de faire peut exister sans elle. Preuve de la mineure : les trois choses susdites se font toutes par un acte de la volontй et de la raison. Or l’acte de la volontй et de la raison ne dйpend pas de la passion : car la raison et la volontй meuvent les puissances infйrieures en lesquelles sont les passions ; or la motion du moteur ne dйpend pas du mouvement du mobile. Les trois choses susmentionnйes peuvent donc exister sans passion.

 

L’acte de vertu exige le discernement de la raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit dans les Moralia que « si les autres vertus ne font pas avec prudence ce qu’elles dйsirent, elles ne peuvent кtre de vraies vertus ». Or toutes les passions empкchent le jugement ou le discernement de la raison ; c’est pourquoi Salluste dit dans le Catilinaire : « Tout homme qui dйlibиre sur un cas douteux doit кtre exempt de haine, d’amitiй, de colиre et de pitiй : car l’esprit distingue malaisйment le vrai а travers de pareils sentiments. » Ainsi, de telles passions diminuent la qualitй de la vertu, et donc le mйrite.

 

Le concupiscible n’empкche pas moins que l’irascible le jugement de la raison. Or la passion de l’irascible liйe а l’acte de vertu trouble le jugement de la raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la colиre qui vient du zиle trouble les yeux de l’вme ». Donc, etc.

 

La vertu est « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme livre de la Physique. Ce par quoi nous approchons davantage des кtres parfaits est donc en nous plus vertueux. Or ceux qui opиrent par le jugement de la raison sans passion sont davantage semblables а Dieu et aux anges : en effet, Dieu punit sans colиre, et relиve la misиre sans la passion de pitiй. Il est donc plus vertueux de faire le bien sans ces passions.

 

Les vertus de l’вme purifiйe sont plus dignes que les autres. Or, comme dit Macrobe dans le Songe de Scipion, « les vertus de l’вme purifiйes font complиtement oublier les passions ». L’acte de vertu accompli sans passion est donc plus louable et plus mйritoire.

 

En nous, plus l’amour de charitй est purifiй de l’amour charnel, plus il est louable : en effet, l’amour entre nous ne doit pas кtre charnel mais spirituel, comme dit saint Augustin dans sa Rиgle. Or la passion d’amour s’accompagne d’un certain caractиre charnel. L’acte de charitй sans la passion d’amour est donc plus louable ; et le mкme raisonnement vaut pour les autres passions.

 

Cicйron dit au livre des Devoirs : « Jugeons de ces bonnes dispositions non d’aprиs une certaine ardeur de l’affection, mais d’aprиs leur soliditй. » Or l’ardeur appartient а la passion. La passion diminue donc la qualitй de l’acte de vertu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Tant que nous portons, en effet, l’infirmitй de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’йprouvions absolument aucune de ces passions. Ainsi l’Apфtre blвmait et exйcrait certains hommes qu’il accusait d’кtre dйpourvus d’affection. De mкme le psalmiste incrimine ceux dont il dit : “J’ai attendu quelqu’un qui partageвt ma tristesse et il n’y a eu personne.” » Et ainsi, il semble que nous ne puissions pas vivre selon la justice sans les passions.

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre de la Citй de Dieu : « S’irriter contre un pйcheur pour le corriger, s’attrister avec un affligй pour le consoler, s’effrayer а la vue d’un homme en pйril pour l’empкcher de pйrir, je ne vois pas, а le considйrer sainement, qu’on trouve lа matiиre а critique. Les stoпciens, il est vrai, blвment habituellement la misйricorde. […] Bien plus belle, bien plus humaine, bien plus conforme aux sentiments d’une вme pieuse, fut la louange adressйe par Cicйron а Cйsar : « De tes vertus, aucune n’est plus admirable ni plus agrйable que ta misйricorde. » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Les passions de l’вme peuvent avoir deux relations а la volontй : soit qu’elles la prйcиdent, soit qu’elles la suivent. Les passions la prйcиdent, en tant qu’elles poussent la volontй а vouloir quelque chose ; elles la suivent, dans la mesure oщ la vйhйmence mкme de la volontй, par un certain rejaillissement, йbranle l’appйtit infйrieur selon ces passions, ou bien aussi en tant que la volontй elle-mкme suscite spontanйment ces passions et les stimule.

 

Lors donc qu’elles prйcиdent la volontй, elles diminuent sa qualitй, car l’acte de volontй est louable en tant qu’il est ordonnй au bien par la raison avec la mesure et le mode convenables. Et assurйment, cette mesure et ce mode ne sont conservйs que lorsque l’action s’accomplit avec discernement ; et quand l’homme est provoquй par l’йlan de la passion а vouloir une chose, mкme bonne, ce discernement n’est pas conservй, mais le mode de l’action variera selon que l’йlan de la passion est grand ou petit, et ainsi il n’adviendra pas que la mesure convenable soit gardйe, sinon par hasard.

 

Lorsqu’elles suivent la volontй, elles ne diminuent pas la qualitй ou la bontй de l’acte, car elles seront rйglйes suivant le jugement de la raison, duquel s’ensuit la volontй. Mais elles ajoutent plutфt а la bontй de l’acte, а deux points de vue.

 

D’abord а la faзon d’un signe : car la passion mкme qui s’ensuit dans l’appйtit infйrieur est le signe que le mouvement de la volontй est intense. Il n’est pas possible, en effet, dans la nature passible, que la volontй se meuve fortement vers quelque chose sans qu’une passion s’ensuive dans la partie infйrieure. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Tant que nous portons l’infirmitй de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’йprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu aprиs, il ajoute la cause en disant : « N’йprouver en effet aucune douleur, tant que nous sommes en ce sйjour de misиre, cela s’obtient, trиs chиrement, au prix de la cruautй de l’вme et de l’insensibilitй du corps. »

 

Ensuite а la faзon d’une aide : car lorsque la volontй йlit quelque chose par le jugement de la raison, elle le fait plus promptement et plus facilement si, en plus de cela, une passion est excitйe dans la partie infйrieure, l’appйtitive infйrieure йtant proche du mouvement du corps. Aussi saint Augustin dit-il au neuviиme livre de la Citй de Dieu : « Or ce mouvement de misйricorde sert la raison quand la misйricorde se manifeste sans compromettre la justice. » Et c’est ce que le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique, citant le vers d’Homиre : « йveille ta force et ton irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant а la vertu de force, la passion de colиre qui suit l’йlection de la vertu contribue а la plus grande promptitude de l’acte ; mais si elle la prйcйdait, elle perturberait le mode de la vertu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La notion parfaite de qualitй ou de vice rйside dans le volontaire ; c’est pourquoi ce qui diminue le degrй de volontaire, diminue le degrй de qualitй dans le bien, et de vice dans le mal. Or la passion qui prйcиde l’йlection diminue le degrй de volontaire, et c’est pourquoi elle diminue la qualitй de l’acte bon et le vice de l’acte mauvais. Mais la passion qui suit est le signe de la grandeur de la volontй, comme on l’a dit ; par consйquent, de mкme qu’elle ajoute а la qualitй dans le bien, elle ajoute au vice dans le mal. Or on dit qu’il pиche par passion, celui que la passion pousse а choisir le pйchй ; mais celui qui, pour avoir choisi le pйchй, tombe dans la passion, on ne dit pas qu’il pиche par passion, mais avec passion. Il est donc vrai qu’agir par passion diminue et la qualitй, et le vice ; mais agir avec passion peut augmenter l’un et l’autre.

 

Le mouvement de la vertu, qui consiste dans la volontй parfaite, ne peut exister sans passion ; non que la volontй dйpende de la passion, mais parce que, dans la nature passible, de la volontй parfaite s’ensuit nйcessairement la passion.

 

Dans l’њuvre de la vertu, et l’йlection et l’exйcution sont nйcessaires. Pour l’йlection est requis le discernement, et pour l’exйcution de ce qui est dйjа dйterminй est requise la promptitude. Il n’est pas trиs nйcessaire а l’homme en train d’exйcuter actuellement une њuvre de beaucoup rйflйchir sur l’њuvre : cela, en effet, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique, le gкnerait plutфt qu’il ne le servirait ; comme on le voit bien dans le cas du cithariste, qui serait fortement gкnй s’il joignait une pensйe а chaque toucher de corde ; et semblablement pour le copiste, s’il rйflйchissait chaque fois qu’il forme une lettre. Et de lа vient que la passion qui prйvient l’йlection empкche l’acte de la vertu, en tant qu’elle empкche le jugement de la raison, qui est nйcessaire lors de l’йlection ; mais une fois que, par un pur jugement de la raison, l’йlection est accomplie, la passion qui suit est plus utile que nuisible ; car si elle trouble en quelque faзon le jugement de la raison, elle contribue cependant а la promptitude de l’exйcution.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

Dieu et l’ange ne sont pas capables de recevoir la passion, et c’est pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux de leur volontй parfaite ; mais ce serait le cas s’ils йtaient capables de passion. Ainsi, le langage humain a coutume d’employer [les noms des passions] pour les anges а cause d’une certaine ressemblance des њuvres, non а cause de l’infirmitй des affections.

 

Ceux qui ont les vertus d’une вme purifiйe, sont en quelque faзon exempts des passions qui inclinent vers le contraire de ce que la vertu йlit, ainsi que des passions qui poussent la volontй ; mais non de celles qui suivent la volontй.

 

Si la passion d’amour prйcиde la dilection de la volontй, cela concerne le caractиre charnel de l’amour, mais non si elle la suit ; en effet, cela se rapporte alors а la ferveur de la charitй, qui consiste en ce que la dilection qui se trouve dans la partie supйrieure rejaillit par sa vйhйmence sur la partie infйrieure jusqu’а la modifier.

 

On voit dиs lors clairement la solution au huitiиme argument.

Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, tout ce qui agit l’emporte sur ce qui subit. Or rien de crйй ne l’emporte sur l’вme du Christ. Il ne put donc pas y avoir de passion dans l’вme du Christ.

 

Selon Macrobe, « il appartient а la force de l’вme purifiйe d’ignorer les passions, non de les vaincre ». Or le Christ eut au plus haut point les vertus de l’вme purifiйe. Il n’y eut donc pas en lui de telles passions.

 

Selon saint Jean Damascиne, « la passion est le mouvement de l’вme appйtitive soupзonnant le bien ou le mal ». Or il n’y eut pas de soupзon dans le Christ, car cela se rattache а l’ignorance. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’вme.

 

Selon saint Augustin, « la passion est un mouvement de l’вme contraire а la raison ». Or dans le Christ, aucun mouvement ne fut contre la raison. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’вme.

 

Le Christ ne fut pas infйrieur aux anges quant а son вme, mais seulement quant а l’infirmitй de la chair. Or il n’y a pas de passion dans les anges, comme dit saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu. Il n’y en eut donc pas non plus dans l’вme du Christ.

 

Le Christ fut plus parfait en son вme que l’homme dans son premier йtat. Or l’homme dans son premier йtat n’йtait pas soumis а ces passions : car, comme dit saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu, « il faut rapporter а l’infirmitй de la vie prйsente les affections de ce genre que nous йprouvons au cours de toutes nos bonnes actions » ; or il n’y avait pas d’infirmitй dans le premier йtat. Il n’y avait donc pas non plus de telles passions dans le Christ.

 

Selon saint Augustin, « la douleur est le sentiment de la division ou de la corruption ». Or il n’y eut dans le Christ aucun sentiment de corruption ni de division, car, comme dit saint Hilaire, « il eut la violence de la souffrance sans le sentiment de la douleur » ; et il n’y eut pas en lui de division ou de corruption, car aucune dйperdition ne put affecter le souverain bien. Il n’y eut donc pas de douleur dans le Christ.

 

Lа oщ la cause est la mкme, l’effet est aussi le mкme. Or il n’y aura aucune passion dans les corps des saints, pour la raison qu’ils seront purifiйs du foyer et unis aux вmes glorieuses. Puis donc que le corps du Christ fut dans ce cas, il semble que la douleur d’une passion corporelle n’ait pas pu exister en lui.

 

On ne souffre ou ne s’attriste que si l’on a perdu son bien : car si le mal est attristant, c’est parce qu’il enlиve un bien. Or le bien de l’homme est la vertu ; par cela seul, en effet, l’homme est rendu bon. Puis donc que ce bien ne fut pas enlevй au Christ, il n’y eut pas en lui de tristesse ni de douleur.

 

10° Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « quand elle porte sur ce que nous subissons malgrй nous, cette forme de volontй est la tristesse ». Or rien n’arriva au Christ sans qu’il l’ait voulu. Il n’y eut donc pas en lui de passion de tristesse ni de douleur.

 

11°On ne s’attriste ou ne souffre raisonnablement qu’en raison d’une blessure. Or, comme le prouve saint Chrysostome, « nul n’est blessй que par soi-mкme » ; ce qui n’a pas lieu pour le sage. Puis donc que le Christ fut trиs sage, il n’y eut pas de tristesse en lui.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Mc 14, 33 : « Jйsus commenзa а sentir de la frayeur, de l’abattement et de l’angoisse. »

 

Saint Augustin dit que « si la volontй est droite, ces mouvements sont irrйprochables, et mкme dignes de louange ». Or, dans le Christ, la volontй fut droite. Ces mouvements furent donc en lui.

 

Les dйfauts de cette vie qui ne s’opposent pas а la perfection de la grвce existиrent dans le Christ. Or de telles passions ne s’opposent pas а la perfection de la grвce, mais sont plutфt causйes par la grвce, comme le montre saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « ces sentiments proviennent de l’amour du bien et de la sainte charitй ». Il y eut donc de telles passions dans le Christ.

 

 

Rйponse :

 

Ces passions existent diffйremment dans les pйcheurs, dans les justes, parfaits et imparfaits, dans le Christ homme, dans le premier homme et les bienheureux ; car elles n’existent absolument pas dans les anges et en Dieu, puisque il n’y a pas en eux la puissance appйtitive sensitive dont de telles passions sont les mouvements. Or, pour voir clairement ce qui prйcиde, il faut savoir que de telles passions de l’вme peuvent se distinguer au moyen de quatre diffйrences, et selon cette distinction, elles sont plus ou moins proprement des passions.

 

Premiиrement, selon qu’une passion de l’вme nous affecte par ce qui est contraire ou nuisible, ou par ce qui est convenable et avantageux. Et la notion de passion est mieux conservйe lorsque l’affection s’ensuit d’une chose nuisible que si elle s’ensuit d’une chose avantageuse, parce que la passion implique une certaine transmutation du patient de sa disposition naturelle vers une disposition contraire. Et de lа vient que la douleur, la tristesse, la crainte et les autres passions de ce genre, qui sont relatives au mal, sont plus des passions que la joie, l’amour et les autres semblables, qui sont relatives au bien ; quoiqu’en celles-ci la notion de passion soit conservйe, en tant que le cњur se dilate ou s’йchauffe par elles, ou se dispose en quelque sorte autrement qu’il n’est disposй en gйnйral ; et c’est pourquoi il arrive que l’on meure de ce genre d’affections.

 

En deuxiиme lieu, selon que la passion vient totalement du dehors, ou qu’elle vient de quelque principe intйrieur ; cependant, la notion de passion est mieux conservйe lorsqu’elle vient du dehors que lorsqu’elle vient de l’intйrieur. La passion vient du dehors lorsqu’elle est excitйe а l’improviste par l’arrivйe d’une chose convenable ou nuisible ; et elle vient de l’intйrieur quand ces passions sont causйes par la volontй elle-mкme, de la faзon dйjа mentionnйe ; et dans ce cas, elles ne sont pas imprйvues, puisqu’elles suivent le jugement de la raison.

 

Troisiиmement, selon qu’une chose est totalement ou non totalement transmuйe. Car ce qui est altйrй en quelque faзon et n’est pas totalement transmuй, nous ne disons pas qu’il « subit » aussi proprement que ce qui est totalement transmuй vers le contraire : en effet, nous disons plus proprement que l’homme subit une infirmitй si tout son corps est infirme, que si la maladie survient en quelque partie de celui-ci. Or l’homme est totalement transmuй par de telles affections lorsqu’elles ne s’arrкtent pas а l’appйtit infйrieur, mais attirent aussi а elles le supйrieur. Quand elles sont dans le seul appйtit infйrieur, l’homme est changй par elles en partie, pour ainsi dire ; c’est pourquoi on les appelle alors « propassions », mais « passions » dans le premier cas.

 

En quatriиme lieu, selon que la transmutation a plus ou moins d’intensitй. Celles qui en ont moins sont moins proprement appelйes passions ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « Tout ce qui est passible n’est pas appelй passion pour autant, mais seulement quand la passion est assez intense pour atteindre le seuil de cette sensibilitй ; les motions mineures et imperceptibles ne sont pas encore des passions. »

 

Il faut donc savoir que dans les hommes en l’йtat de voie, s’ils sont pйcheurs, il y a des passions relatives au bien et relatives au mal, non seulement prйvues, mais aussi imprйvues, et intenses, et frйquentes, et consommйes ; c’est pourquoi ils sont dits « а la remorque de leurs passions », au premier livre de l’Йthique. Mais dans les justes, elles ne sont jamais consommйes, car en eux, la raison n’est jamais menйe par les passions ; elles sont cependant vйhйmentes chez les imparfaits, mais faibles chez les parfaits, les puissances infйrieures йtant domptйes par l’habitus des vertus morales. Ils ont toutefois des passions non seulement prйvues, mais aussi imprйvues, et relatives non seulement au bien, mais aussi au mal. Chez les bienheureux, en revanche, et dans l’homme en son premier йtat, ainsi que dans le Christ en son йtat d’infirmitй, de telles passions ne sont jamais imprйvues, йtant donnй que, а cause de la parfaite obйissance en eux des puissances infйrieures aux supйrieures, aucun mouvement ne s’йlиve dans l’appйtit infйrieur sans suivre le dictamen de la raison ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne dit : « Les passions naturelles, dans le Seigneur, ne prйcйdaient pas sa volontй ; […] c’est le voulant qu’il eut faim, le voulant qu’il eut crainte. » Et il faut considйrer semblablement le cas des bienheureux aprиs la rйsurrection, et celui des hommes dans le premier йtat. Mais avec cette diffйrence, qu’il y eut dans le Christ des passions non seulement relatives au bien, mais aussi relatives au mal : en effet, il avait un corps passible, aussi les passions de crainte, de tristesse et autres pouvaient-elles naturellement provenir en lui de l’imagination du nuisible ; tandis que dans le premier йtat et chez les bienheureux, il ne peut y avoir apprйhension d’une chose comme nuisible ; voilа pourquoi il n’y a en eux de passion que relativement au bien, comme l’amour, la joie, etc., mais non la tristesse ou la colиre, ni rien de semblable.

 

Ainsi donc, nous accordons qu’il y eut dans le Christ de vraies passions ; c’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Conformйment а un dessein dйterminй, le Christ a voulu йprouver ces sentiments dans son вme humaine, comme il a voulu se faire homme. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il n’est pas nйcessaire que ce qui agit l’emporte dans l’absolu sur ce qui subit, mais а un certain point de vue, c’est-а-dire en tant qu’il agit : et ainsi, rien n’empкche que l’objet de l’вme du Christ l’emporte sur elle, en tant qu’il est actif et que l’вme du Christ a quelque puissance passive.

 

Selon saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu, il y eut sur ce point un dйbat entre les stoпciens et les pйripatйticiens, mais qui semblait кtre plus une question de mots que de rйalitйs. Car les stoпciens disaient que de telles passions ne pouvaient en aucune faзon exister dans l’вme du sage. Or ils appelaient sage celui qui est parfait dans les vertus, ayant pour ainsi dire la vertu de l’вme purifiйe. Les pйripatйticiens, de leur cфtй, disent que ces passions de l’вme existent dans le sage, mais rйglйes et soumises а la raison. Or saint Augustin prouve par l’aveu d’un certain stoпcien que les stoпciens voulaient que de tels sentiments imprйvus existent dans l’вme du sage, sans toutefois qu’ils soient approuvйs ou qu’il y soit consenti ; et ils ne les appelaient pas des passions, mais des quasi-visions ou des imaginations. D’oщ il ressort qu’en rйalitй les stoпciens ne disaient pas autre chose que les pйripatйticiens, mais il y avait seulement un dйsaccord sur les mots ; car ce que les pйripatйticiens nommaient « passions », les stoпciens l’appelaient autrement. Ainsi donc, suivant l’avis des stoпciens, Macrobe et Plotin disent que les passions ne coexistent pas avec la vertu de l’вme purifiйe : non qu’il n’y ait pas des mouvements imprйvus des passions dans les hommes d’une telle vertu, mais parce que ces mouvements n’entraоnent pas la raison, et ne sont pas vйhйments au point de beaucoup troubler la paix ; et dans le mкme sens, le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que les convoitises, chez les tempйrants, ne sont pas fortes comme elles le sont chez les continents, quoique ni dans les uns ni dans les autres la raison ne soit entraоnйe au consentement. Ou bien l’on peut dire, et c’est mieux, que puisque de telles passions naissent du bien et du mal, on doit les distinguer d’aprиs la diffйrence des biens et des maux. En effet, certains biens et maux sont naturels, comme la nourriture, la boisson, la santй ou la maladie du corps, etc., alors que d’autres ne sont pas naturels, comme les richesses, les honneurs et autres choses de ce genre, dont s’occupe la vie civile. Or Plotin et Macrobe distinguent les vertus de l’вme purifiйe par opposition aux vertus politiques. Cela montre clairement que les vertus de l’вme purifiйe se rencontrent en ceux qui sont totalement йloignйs du mode de vie civil, et vaquent а la seule contemplation de la sagesse. Voilа pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux des biens ou des maux civils ; ils ne sont toutefois pas exempts des passions qui s’ensuivent des biens ou des maux naturels.

 

Tout ce qui est causй par une cause faible peut кtre causй par une cause plus forte. Or l’estimation certaine est une cause plus forte pour exciter les passions que le soupзon ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne a posй celui-ci comme le minimum pouvant causer une passion, donnant ainsi а entendre qu’elle est causйe plus forte par une cause plus forte.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, l’impassibilitй se dit en deux sens : d’abord en tant qu’elle prive des affections qui se produisent contre la raison et troublent l’esprit ; ensuite en tant qu’elle exclut tout sentiment. Dans la citation susdite, la passion est donc prise dans le sens oщ elle s’oppose а la premiиre impassibilitй, mais non dans le sens oщ elle s’oppose а la seconde. Et c’est seulement ainsi qu’elle fut dans le Christ.

 

Le Christ fut supйrieur aux anges en son вme intellective ; cependant il eut un appйtit sensitif grвce auquel les passions pouvaient exister en lui, et que les anges n’ont pas.

 

Il y eut dans le premier homme quelques passions comme la joie et l’amour, qui sont relatifs au bien, mais non la douleur ou la crainte, qui sont relatives au mal ; et celles-ci se rapportent а l’infirmitй prйsente, qu’Adam n’a pas eue, mais que le Christ a volontairement assumйe.

 

Il y eut dans le Christ une vraie blessure du corps, et un vrai sentiment de blessure ; c’est, en effet, quant а sa divinitй qu’il est le souverain bien auquel rien ne peut кtre enlevй, mais non quant а son corps. Et la parole de saint Hilaire, а ce que disent certains, a йtй ensuite rйtractйe par lui. Ou bien l’on peut dire que, s’il a dit que le Christ n’a pas eu le sentiment de la douleur, ce n’est pas qu’il n’ait pas senti la douleur, mais c’est parce que cette sensation n’est pas allйe jusqu’а modifier sa raison.

 

Suivant le cours ordinaire des choses, par le fait mкme que l’вme est glorifiйe, le corps qui lui est uni est rendu glorieux, et impassible а l’йgard de la blessure ; c’est pourquoi saint Augustin dit dans sa Lettre а Dioscore : « Dieu a crйй l’вme avec une nature si puissante que, de la plйnitude du bonheur dont elle jouira а la fin des temps et qui a йtй promise par Dieu а ses saints, rejaillira sur notre nature infйrieure, c’est-а-dire le corps, non la bйatitude qui est le propre de l’intelligence comprenant le bien dont elle jouit, mais la plйnitude de la santй, c’est-а-dire la vigueur de l’incorruptibilitй. » Or le Christ, ayant en son pouvoir son вme et son corps, avait, а cause de la puissance de la divinitй et par une certaine disposition, а la fois la bйatitude dans son вme et la passibilitй dans son corps, le Verbe permettant au corps ce qui lui est propre, comme dit saint Jean Damascиne ; il y eut donc dans le Christ ceci de singulier, que la gloire ne rejaillit pas sur le corps depuis la plйnitude de bйatitude de l’вme.

 

Les stoпciens n’appelaient « bien de l’homme » que ce qui mйritait aux hommes le qualificatif de bon, c’est-а-dire les vertus de l’вme. Les autres choses, comme les biens corporels et ce qui relиve de la fortune extйrieure, ils ne les appelaient pas des biens mais des aises ; cependant les pйripatйticiens les appelaient des biens, mais du dernier rang, tandis que les vertus йtaient pour eux de trиs grands biens. Or cette diffйrence n’йtait que verbale. De mкme en effet que, selon les pйripatйticiens, les biens du dernier rang font naоtre des mouvements dans l’вme du sage, quoique la raison n’en soit pas troublйe, de mкme aussi les stoпciens disaient cela des aises. Et ainsi, il n’est pas vrai que dans l’вme du sage la tristesse ne puisse naоtre que du dйfaut de vertu.

 

10° Bien que, dans le Christ, le corps ne fыt pas blessй sans que la raison le voulыt, cependant la blessure йtait opposйe а l’appйtit de sensualitй ; et ainsi, il y eut lа de la tristesse.

 

11° Saint Jean Chrysostome parle de la blessure qui rend quelqu’un misйrable, c’est-а-dire qui le prive du bien de la vertu ; mais la tristesse ne naоt pas seulement d’une telle blessure, chez le sage, comme on l’a dit. L’argument n’est donc pas concluant.

Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Quand l’йmotion de la passion atteint la raison, on dit alors que l’homme est perturbй et menй par la passion. Or il n’appartient pas au sage d’кtre perturbй et menй par la passion. Puis donc que le Christ fut trиs sage, il semble qu’en lui la douleur ne parvint pas jusqu’а la raison supйrieure.

 

Chaque puissance se dйlecte, dit-on, par la convenance de l’objet propre. La douleur aussi ne doit donc кtre attribuйe а une puissance qu’а cause de la nuisance qui survient du cфtй de l’objet. Or le Christ ne souffrait d’aucun dйfaut ni empкchement relativement aux rйalitйs йternelles, qui sont les objets de la raison supйrieure. La passion de douleur ne fut donc pas dans la raison supйrieure du Christ.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, la douleur appartient aux passions corporelles. Or la douleur ne concerne l’вme que dans la mesure oщ elle est unie au corps. Or l’вme n’est pas unie au corps par la raison supйrieure, puisque, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence n’est l’acte d’aucun corps. La douleur ne peut donc pas exister dans la raison supйrieure.

 

[Le rйpondant] disait que la raison supйrieure n’est pas unie au corps par son opйration, mais lui est cependant unie comme une forme. En sens contraire : selon le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille, la puissance et l’action appartiennent au mкme. Si donc l’acte de l’intelligence appartient а l’вme sans кtre commun au corps, la puissance intellective n’appartiendra pas non plus а l’вme en tant qu’elle est unie au corps, et ainsi, la raison supйrieure ne sera pas unie au corps comme une forme.

 

Selon saint Jean Damascиne, la passion est un mouvement de la partie irrationnelle et appйtitive. Or la douleur, la tristesse et les autres choses de ce genre sont des passions. Elles ne furent donc pas, chez le Christ, dans la partie de la raison supйrieure.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, la douleur ou la tristesse est une des choses « qui nous arrivent contre notre grй ». Or le Christ, par sa raison supйrieure, voulait sa passion corporelle, et rien n’e se produisit contre sa volontй, qui йtait trиs parfaitement conforme а la volontй divine. Il n’y eut donc pas de tristesse ou de douleur dans la raison supйrieure du Christ.

 

[Le rйpondant] disait que la raison supйrieure, comme raison, voulait la passion du corps, mais non comme nature. En sens contraire : la raison est la mкme puissance, considйrйe comme raison et considйrйe comme nature : en effet, une considйration diffйrente ne fait pas varier la substance de la rйalitй. Si donc la raison supйrieure voulait une chose comme raison et ne la voulait pas comme nature, la mкme puissance, au mкme instant, voulait tout ensemble une chose et ne la voulait pas ; ce qui est impossible.

 

Selon le Philosophe, aucune tristesse n’est opposйe ou contraire а la dйlectation qui est dans la considйration. Or la dйlectation de la raison supйrieure a lieu lorsqu’elle contemple les rйalitйs йternelles. Il ne peut donc y avoir en elle aucune douleur ou tristesse. En effet, cette tristesse ou cette douleur s’opposerait а la dйlectation contemplative. Et ainsi, il n’y eut pas de passion de douleur ni de tristesse dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de maux » ; la Glose : « non de vices, mais de douleurs ». La douleur fut donc en n’importe quelle partie de l’вme du Christ ; et ainsi, elle fut dans la raison supйrieure.

 

La satisfaction correspond а la faute. Or le Christ, dans sa Passion, a satisfait pour la faute du premier homme. Puis donc que cette faute parvint jusqu’а la raison supйrieure, la Passion du Christ dut atteindre, elle aussi, la raison supйrieure.

 

Comme dit la Glose а propos de « mon вme est remplie de maux », l’вme, en souffrant, compatit au corps auquel elle est unie. Or la raison comme raison implique un rapport au corps : la preuve en est que pour les anges, qui n’ont pas de corps qui leur soit naturellement uni, nous ne disons pas « raison », mais « intelligence », tandis que pour les вmes unies aux corps, nous disons « raison ». C’est donc dans la raison supйrieure en tant que raison qu’il y eut la douleur de la Passion du Christ.

 

Toute l’вme, suivant saint Augustin, est dans tout le corps. N’importe laquelle de ses parties est donc unie au corps. Or la raison supйrieure, comme raison, est une certaine partie de l’вme. Elle est donc unie au corps ; et ainsi, par la douleur, elle compatit au corps souffrant.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, il y a deux passions qui font subir l’вme par accident : l’une corporelle, qui commence par le corps et a son terme dans l’вme en tant qu’elle est unie au corps ; l’autre est la passion animale, qui a pour cause que l’вme apprйhende une chose par laquelle est mы l’appйtit, dont le mouvement est suivi d’une certaine transmutation corporelle.

 

Si donc nous parlons de la premiиre passion, а laquelle se rattache la douleur, il faut dire, suivant saint Augustin, que la douleur de la Passion du Christ fut d’une certaine faзon dans sa raison supйrieure, et d’une autre faзon non. En effet, il y a deux choses dans la douleur : la blessure, et la perception expйrimentale de la blessure. La blessure est principalement dans le corps, mais consйquemment dans l’вme en tant qu’elle est unie au corps. Or l’вme est unie au corps par son essence ; et dans l’essence de l’вme toutes les puissances sont enracinйes ; par consйquent, dans le Christ, cette blessure concernait l’вme et toutes ses parties, la raison supйrieure aussi, en tant qu’elle est fondйe dans l’essence de l’вme ; par contre, la perception expйrimentale de la blessure concerne le seul sens du toucher, comme on l’a dйjа dit.

 

Si nous parlons de la passion animale, la tristesse, qui est proprement une passion animale, ne peut exister que dans la partie de l’вme par l’objet de laquelle la tristesse se produit, et elle se produit par l’apprйhension et l’appйtit de cet objet. Or aucune forme de tristesse ne pouvait survenir dans l’вme du Christ par l’objet de la raison supйrieure, c’est-а-dire du cфtй des rйalitйs йternelles dont elles jouissait trиs parfaitement ; voilа pourquoi la tristesse animale ne put exister dans la raison supйrieure de l’вme du Christ.

 

Dans le Christ, donc, en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, la raison supйrieure souffrait de la douleur corporelle ; mais elle ne souffrait pas de la tristesse animale, puisque par son acte propre elle se rapportait а la contemplation des rйalitйs йternelles.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’homme est perturbй et menй par la passion, lorsque la raison, dans son opйration propre, suit les inclinations de la passion en consentant et en йlisant ; or la douleur corporelle n’atteignit pas la raison supйrieure de l’вme du Christ en transmuant sa propre raison, mais seulement en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que la douleur ne fыt pas dans la raison supйrieure de l’вme du Christ si on la rapporte а son objet propre, elle fut cependant en elle si on la rapporte а sa racine propre, qui est l’essence de l’вme.

 

La puissance peut кtre l’acte du corps de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est une certaine puissance ; et dans ce cas on dit qu’elle est l’acte du corps, en tant qu’elle dйtermine formellement un organe corporel pour qu’il exйcute son acte propre, comme la puissance visuelle perfectionne l’њil pour qu’il accomplisse l’acte de la vision ; et ce n’est pas ainsi que l’intelligence est l’acte du corps. Ensuite, du point de vue de l’essence en laquelle elle est fondйe ; et dans ce cas, tant l’intelligence que les autres puissances sont unies au corps comme une forme, en tant qu’elles sont dans l’вme, qui est par son essence la forme du corps.

 

Cette objection est probante du point de vue de la puissance, mais non en tant que celle-ci est enracinйe dans l’essence de l’вme.

 

Saint Jean Damascиne parle de la passion animale ; et cette passion est dans l’appйtitive sensitive comme en son sujet propre, mais elle est dans l’apprйhensive quasi causalement, en tant que c’est par l’objet apprйhendй que le mouvement de passion s’йlиve dans l’appйtitive. Or il y a aussi dans l’appйtit supйrieur des opйrations semblables aux passions de l’appйtit infйrieur, et cette ressemblance explique pourquoi les noms des passions sont parfois attribuйs aux anges et а Dieu, comme dit saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu. Et de cette faзon, on dit parfois que la tristesse est dans la raison supйrieure, quant а l’apprйhensive et а l’appйtitive. Cependant, ce n’est pas ainsi que nous disons que la douleur fut dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, comme on l’a dit.

 

Cette objection prouve qu’il n’y eut pas de douleur dans la raison supйrieure, si on la rapporte а son objet par son opйration propre ; ainsi, en effet, rien ne se produisit sans qu’elle le voulыt.

 

La distinction entre la raison comme raison et la raison comme nature peut кtre comprise de deux faзons.

 

De la premiиre faзon, la raison « comme nature » est appelйe raison en tant qu’elle appartient а la nature de la crйature rationnelle, c’est-а-dire que, йtant fondйe dans l’essence de l’вme, elle donne au corps l’кtre naturel ; mais on parle de la raison « comme raison » d’aprиs ce qui est le propre de la raison en tant qu’elle est raison, et c’est son acte, car les puissances se dйfinissent par les actes. Ainsi, parce que la douleur n’est pas dans la raison supйrieure en tant qu’elle se rapporte а son objet par son acte propre mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, on dit que la raison supйrieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison. Et il en va de mкme pour la vue, qui est fondйe sur le toucher en tant que l’organe de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure de deux faзons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est йmoussйe par une lumiиre trиs forte, et c’est la souffrance de la vue comme vue ; ensuite en tant qu’elle est fondйe dans le toucher, comme lorsque l’њil est piquй ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est pas la souffrance de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain toucher.

 

La distinction susdite peut кtre comprise autrement : nous disons alors que la raison est comprise comme nature, en tant que la raison se rapporte aux choses qu’elle connaоt ou recherche naturellement ; mais nous disons qu’elle est comprise comme raison, en tant qu’elle est ordonnйe а connaоtre ou rechercher quelque chose par une certaine confrontation, йtant donnй que le propre de la raison est de confronter. Or il est des choses qui, considйrйes en elles-mкmes, sont а йviter, mais sont recherchйes en relation а autre chose : par exemple, la faim et la soif, considйrйes en elles-mкmes, sont а йviter, mais, si on les considиre comme utiles au salut de l’вme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi, la raison comme raison se rйjouit а leur sujet, tandis que la raison comme nature s’attriste а cause d’elles. Ainsi йgalement, la passion corporelle du Christ considйrйe en soi йtait а йviter : c’est pourquoi la raison comme nature s’en attristait et ne la voulait pas ; mais en tant qu’elle йtait ordonnйe au salut du genre humain, alors elle йtait bonne et objet d’appйtit ; et ainsi, la raison comme raison la voulait et en retirait une joie.

 

Cependant on ne peut rapporter cela а la raison supйrieure, mais seulement а l’infйrieure, qui tend vers les choses qui appartiennent au corps comme vers un objet propre, et c’est pourquoi elle peut se porter vers les passions du corps et dans l’absolu, et avec confrontation. Mais la raison supйrieure ne tend pas vers les choses qui appartiennent au corps comme vers des objets : en effet, elle ne tend ainsi que vers les rйalitйs йternelles ; elle regarde vers les rйalitйs corporelles en jugeant d’elles par les raisons йternelles, vers lesquelles elle tend non seulement pour les voir mais aussi pour les consulter. Et ainsi la raison supйrieure, dans le Christ, ne regardait vers la passion du corps qu’en relation aux raisons йternelles, qui le faisaient se rйjouir de sa Passion en tant qu’elle йtait agrйable а Dieu. Par consйquent, en aucune faзon la tristesse ou la douleur n’avait de place dans la raison supйrieure du point de vue de son opйration propre.

 

Et il n’est pas aberrant que la mкme puissance veuille en relation а autre chose cela mкme qu’elle ne veut pas en soi : car il peut se faire que ce qui n’est pas bon en soi reзoive une certaine bontй de sa relation а autre chose ; quoique cela n’ait pas lieu chez le Christ dans la raison supйrieure relativement а la passion du corps, а laquelle elle n’est ordonnйe que comme а un objet voulu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La considйration peut causer de la dйlectation de deux faзons. D’abord du cфtй de l’opйration qu’est la considйration ; et ainsi, aucune tristesse n’est opposйe ou contraire а la dйlectation qui est dans la considйration, car cette considйration qui est cause de dйlectation n’a pas de considйration contraire qui serait cause de tristesse : en effet, toute considйration est dйlectable. Mais il n’en va pas de mкme du cфtй du sens, car et la tristesse et la douleur surviennent par les opйrations des sens ; ainsi, nous nous dйlectons du toucher de ce qui convient, mais nous souffrons du toucher de ce qui est nuisible. Ensuite, la considйration cause de la dйlectation du cфtй de l’objet considйrй, c’est-а-dire en tant qu’une chose est considйrйe comme bonne ou comme mauvaise. Et ainsi, de la considйration peuvent survenir la dйlectation et la tristesse contraire ; car dans ce cas, le fait mкme de ne pas penser cause aussi de la tristesse, en tant qu’il est considйrй comme un certain mal, alors qu’en soi il ne cause que la nйgation de la dйlectation. Cependant, ce n’est pas de cette faзon que nous disons que la douleur est dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La Glose ne dit pas que l’вme du Christ soit remplie de tristesse, mais qu’elle est remplie de douleurs, en tant qu’elle compatit au corps. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la passion de douleur concerne la raison supйrieure, si ce n’est en tant qu’elle est dans l’essence de l’вme ; car ainsi, elle est unie au corps.

 

La Passion du Christ n’йtait satisfactoire que dans la mesure oщ elle fut reзue volontairement et par charitй ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la douleur soit dans la partie supйrieure de la raison du Christ du point de vue de son opйration propre, comme la faute fut en Adam par l’opйration de sa raison supйrieure : car le mouvement mкme de charitй de celui qui souffre, mouvement qui est dans la partie supйrieure de sa raison, correspond, dans la satisfaction, а ce qui dans la faute dйpendit de la raison supйrieure.

 

Deux choses sont comprises dans la raison, а savoir : une certaine participation а la puissance intellectuelle, et en outre un obscurcissement ou une imperfection. L’imperfection de la puissance intellectuelle accompagne donc l’вme parce qu’elle peut кtre unie au corps, tandis que la puissance intellectuelle est en elle parce qu’elle n’est pas abaissйe sous le corps comme les formes matйrielles. Aussi, puisque l’opйration de la raison est dans l’вme en tant qu’elle participe а la puissance intellectuelle, une telle opйration n’est pas exercйe par l’intermйdiaire du corps.

 

La raison comme raison ne dйsigne pas une puissance distincte de la raison comme nature, mais dйsigne un certaine faзon de considйrer la puissance elle-mкme. Or, bien que quelque puissance de l’вme, suivant une certaine faзon de la considйrer, ne soit pas concernйe par la passion, il n’est cependant pas exclu que toute l’вme souffre.

Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La bйatitude est plus proprement dans l’вme que dans le corps. Or le corps ne peut кtre appelй bienheureux ou glorieux en mкme temps qu’il souffre, car l’impassibilitй appartient а la gloire du corps. Il ne put donc y avoir non plus, dans la raison supйrieure du Christ, en mкme temps la passion de douleur et la joie de la fruition.

 

Le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que n’importe quelle dйlectation chasse la tristesse contraire, et que si elle est vйhйmente, elle chasse toute tristesse. Or la dйlectation dont la raison supйrieure de l’вme du Christ jouissait par la divinitй, fut trиs vйhйmente. Elle a donc chassй du Christ toute tristesse et toute douleur.

 

La raison supйrieure contemple plus clairement que saint Paul dans son ravissement. Or l’вme de saint Paul, par la contemplation du vrai, fut abstraite du corps non seulement quant а l’opйration de la raison, mais aussi quant aux opйrations sensitives. Le Christ n’a donc pas non plus йprouvй de douleur, ni quant а la raison ni quant au sens.

 

D’une cause forte s’ensuit un effet fort. Or l’opйration de l’вme est cause de changement corporel : par exemple, il est йvident que l’imagination des choses effrayantes ou dйlectables dispose le corps au froid ou а la chaleur. Puis donc qu’il y eut dans l’вme, quant а la raison supйrieure, une joie trиs vйhйmente, il semble que le corps fut transmuй par cette joie. Et ainsi, la douleur ne put exister ni dans le corps, ni dans la raison supйrieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

La vision de Dieu dans son essence est plus efficace que la vision de Dieu dans une crйature assujettie. Or la vision en laquelle Moпse vit Dieu dans une crйature assujettie, fit qu’il ne fut pas affligй par la faim quand il jeыna quarante jours. Donc а bien plus forte raison la vision de Dieu dans son essence, qui convenait au Christ quant а la raison supйrieure, a-t-elle йloignй toute affliction corporelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui est en un sommet, d’oщ il peut nйanmoins se retirer, ne subit aucun mйlange du contraire ; ainsi la chaleur du feu, qui est en un sommet, ne subit aucun mйlange de froid, encore que cette chaleur soit transmuable. Or la joie de la fruition fut dans la raison supйrieure en un sommet et immuablement. Il n’y eut donc lа aucun mйlange de douleur.

 

 L’homme est bйatifiй et en son вme, et en son corps. Or il a perdu les deux bйatitudes par le pйchй. Mais dans le Christ, la nature humaine a йtй rendue а la bйatitude de l’вme, qui consiste en ce que la raison supйrieure jouissait de la divinitй. Donc а bien plus forte raison a-t-elle йtй rendue а la bйatitude du corps, qui est moindre. Et ainsi, il n’y eut pas non plus de douleur en lui quant au corps ; ni, par consйquent, dans la raison supйrieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

De mкme que l’вme du Christ est unie au Verbe, de mкme aussi sa chair. Or, si sa chair avait йtй glorifiйe par l’union au Verbe, aucune douleur n’aurait pu exister en elle. Puis donc que la raison supйrieure fut bйatifiйe par l’union au Verbe, aucune douleur ne pouvait exister en elle.

 

 Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, la joie et la douleur sont dans l’вme par leur essence. Or la joie et la douleur sont contraires. Puis donc que des contraires ne peuvent кtre dans le mкme quant а l’essence, il semble qu’il n’ait pu y avoir dans la partie supйrieure de la raison en mкme temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

10° La douleur s’ensuit de l’apprйhension du nuisible, la joie, de l’apprйhension du convenant. Or il n’est pas possible d’apprйhender en mкme temps le nuisible et le convenant, car on ne peut penser que ce qui est un, suivant le Philosophe. Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure en mкme temps la douleur et la joie.

 

11° La raison a un plus grand pouvoir sur la sensualitй dans la nature intиgre que la sensualitй n’en a sur la raison dans la nature corrompue. Or, dans la nature corrompue, la sensualitй entraоne aprиs soi la raison. Donc а bien plus forte raison dans le Christ, en qui la nature humaine fut intиgre, la raison entraоnait-elle aprиs soi la sensualitй. Or toute la sensualitй participait а la joie de la fruition, qui йtait dans la raison : d’oщ il ressort que l’вme du Christ йtait totalement dйpourvue de douleur.

 

12° L’infirmitй contractйe est plus grande que l’infirmitй assumйe ; et semblablement, l’union dans la Personne est supйrieure а l’union par la grвce. Or, dans les trois enfants, qui avaient l’infirmitй contractйe, l’union а Dieu par la grвce garda leurs corps impassibles а l’йgard de la blessure du feu. Donc а bien plus forte raison dans le Christ, qui n’eut que l’infirmitй assumйe, l’union dans la Personne du Verbe de Dieu et la fruition de celui-ci conservиrent-elles la raison exempte de la douleur de la Passion.

 

13° La joie de la fruition, dans la raison supйrieure, vient de ce que celle-ci est tournйe vers Dieu, tandis que la douleur de la Passion vient de ce qu’elle est tournйe vers le corps. Or la raison, йtant simple, ne peut en mкme temps se tourner vers Dieu et vers le corps, car ce qui est simple est entiиrement tournй vers ce vers quoi il est tournй. Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure du Christ en mкme temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

14° [Le rйpondant] disait qu’il y eut deux йtats dans le Christ : l’йtat de voie et l’йtat de saisie ; et suivant ces deux йtats, il put y avoir ainsi en lui la joie de la fruition et la douleur de la Passion. En sens contraire : le double йtat du Christ n’фte pas la contrariйtй qui existe entre la joie et la douleur, et ne diversifie pas le sujet de la joie et de la douleur. Or des contraires ne peuvent pas exister dans le mкme sujet. Le double йtat du Christ ne fait donc pas qu’il puisse y avoir en lui, quant а la raison supйrieure, en mкme temps la douleur et la joie.

 

15° Les йtats de voie et de saisie, ou bien sont contraires, ou bien ne le sont pas. S’ils sont contraires, alors ils ne peuvent кtre en mкme temps dans le Christ. Et s’ils ne sont pas contraires, alors, puisque les contraires ont des causes contraires, il semble que le double йtat ne puisse pas кtre une cause pour qu’il y ait dans le Christ en mкme temps la joie et la douleur, qui sont contraires.

 

16° Lorsqu’une puissance est tendue vers son acte, l’autre puissance est retirйe du sien. Donc а bien plus forte raison, lorsqu’une puissance est tendue vers un acte, elle-mкme se retire d’un autre acte. Or il y eut dans la raison supйrieure une joie intense. Elle йtait donc par lа entiиrement retirйe de la douleur.

 

17° [Le rйpondant] disait que la douleur йtait matйrielle relativement а la joie ; par consйquent, la joie n’йtait pas empкchйe par la douleur. En sens contraire : la douleur provenait de la passion du corps, la joie provenait de la vision de Dieu. La douleur de la Passion n’йtait donc pas matйrielle relativement а la joie de la fruition ; et ainsi, la douleur et la joie ne purent coexister dans la raison supйrieure du Christ.

 

 

En sens contraire :

 

Les effets sont а proportion des causes. Or l’union de l’вme du Christ au corps йtait cause de douleur, tandis que son union а la divinitй йtait cause de joie. Mais ces deux unions ne s’empкchent pas ; il y eut donc dans le Christ en mкme temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

Le Christ fut dans le mкme instant vйritablement dans l’йtat de voie et vйritablement dans l’йtat de saisie. Il eut donc ce qui relиve de l’йtat de voie et de l’йtat de saisie. Or il appartient а l’йtat de saisie de se rйjouir intensйment de la fruition divine, et а l’йtat de voie de sentir les douleurs corporelles. Il y eut donc dans le Christ en mкme temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

 

Rйponse :

 

Dans le Christ, les deux choses en question, а savoir la joie de la fruition et la douleur de la passion corporelle, ne se sont nullement empкchйes.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, dans l’ordre de la nature, а cause de la liaison des puissances de l’вme dans l’unique essence, et de l’вme et du corps dans l’кtre unique du composй, les puissances supйrieures et infйrieures, et aussi le corps, font dйriver les uns sur les autres ce qui surabonde en l’un d’eux ; et de lа vient que le corps est transmuй selon le chaud et le froid par l’apprйhension de l’вme, et parfois jusqu’а la santй et la maladie, et jusqu’а la mort : il arrive en effet que l’on encoure la mort а cause de la joie, de la tristesse ou de l’amour. Et de lа vient qu’il se fait un rejaillissement de la gloire mкme de l’вme sur le corps qui doit кtre glorifiй, comme le montre clairement une prйcйdente citation de saint Augustin. Et semblablement, а l’inverse, la transmutation du corps rejaillit sur l’вme ; en effet, l’вme unie au corps imite ses tempйraments quant а la folie, la docilitй et les autres choses de ce genre, comme il est dit au livre des Six Principes. De mкme, il se fait un rejaillissement des puissances supйrieures sur les infйrieures, puisqu’un mouvement intense de la volontй est suivi d’une passion dans l’appйtit sensitif, et que par une contemplation intense les puissances animales sont retirйes de leurs actes ou empкchйes de les exercer. Et а l’inverse, il se fait un rejaillissement des puissances infйrieures sur les supйrieures, comme lorsque, par la vйhйmence des passions qui existent dans l’appйtit sensitif, la raison est entйnйbrйe au point de juger comme bon au plein sens du terme ce а quoi l’homme est affectй par la passion.

 

Mais il en va autrement dans le Christ. Car, а cause de la puissance divine du Verbe, l’ordre de la nature йtait soumis а sa volontй ; il pouvait donc advenir que le rejaillissement susdit — soit de l’вme sur le corps et vice versa, soit des puissances supйrieures sur les infйrieures et vice versa — ne se produise pas, la puissance du Verbe faisant cela afin que la vйritй de la nature humaine fыt attestйe quant а chacune de ses parties, et que le mystиre de notre rйparation s’accomplоt convenablement en tout point. C’est pourquoi saint Jean Damascиne dit au troisiиme livre : « Il йtait poussй selon sa nature par le Verbe qui, dans son йconomie, voulait et permettait qu’il souffrоt et fоt tout ce qui lui est propre, pour qu’on ait foi en la vйritй par toutes les њuvres de sa nature. »

 

Ainsi donc, on voit clairement que, puisqu’il y avait une joie souveraine dans la raison supйrieure en tant que l’вme jouissait de Dieu par son opйration, cette joie demeurait elle-mкme dans la raison supйrieure et ne dйcoulait pas sur les puissances infйrieures de l’вme, ni sur le corps, sinon aucune douleur ni passion n’eыt pu exister en lui. Et ainsi, l’effet de la fruition ne parvint pas а l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ni en tant qu’elle est la racine des puissances infйrieures ; car dans ce cas, cet effet serait parvenu aussi au corps et aux puissances infйrieures, comme cela se produit chez les bienheureux aprиs la rйsurrection. De mкme, а l’inverse, parce que la douleur venait de la blessure du corps dans le corps lui-mкme et dans l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ainsi que dans les puissances infйrieures, elle ne pouvait pas atteindre la raison supйrieure en tant qu’elle se tourne vers Dieu par son acte, ce qui aurait en quelque sorte empкchй cette conversion.

 

Il reste donc que la douleur elle-mкme atteignait la raison supйrieure en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme ; et la joie souveraine йtait en elle en tant qu’elle jouissait de Dieu par son acte. Et ainsi, cette joie convenait par soi а la raison supйrieure, car c’йtait par l’acte propre de celle-ci ; tandis que la douleur lui convenait comme par accident, car c’йtait а cause de l’essence de l’вme, en laquelle elle est fondйe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

De mкme que Dieu est le bien et la vie de l’вme, de mкme l’вme est le bien et la vie du corps ; mais il n’est pas vrai, а l’inverse, que le corps soit le bien de l’вme. Or la passibilitй est un certain empкchement ou une nuisance touchant l’union de l’вme et du corps. Voilа pourquoi le corps ne peut кtre bienheureux а sa faзon en йtant passible, c’est-а-dire en ayant un empкchement concernant la participation de son bien ; c’est pourquoi l’impassibilitй appartient а la gloire du corps. Mais la bйatitude de l’вme consiste tout entiиre dans la fruition de son bien, qui est Dieu ; par consйquent, l’вme qui jouit de Dieu est parfaitement bienheureuse, mкme s’il advenait qu’elle fыt passible du cфtй oщ elle est unie au corps, comme ce fut le cas pour le Christ.

 

Qu’une joie vйhйmente chasse toute tristesse mкme non contraire, se produit par un rejaillissement des puissances l’une sur l’autre, rejaillissement qui n’exista pas dans le Christ, comme on l’a dit ; et c’est pour cette raison que les puissances infйrieures de saint Paul lui-mкme, par la vйhйmence de la contemplation, furent abstraites de leurs actes.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Et c’est aussi pour cette raison qu’il se produit un changement dans le corps par l’opйration de l’вme ; d’oщ apparaоt clairement la solution au quatriиme argument.

 

De lа vient que Moпse, grвce а la contemplation, n’йtait aucunement ou йtait moins affligй par la faim et la soif, bien qu’il vоt Dieu dans une crйature assujettie ; et ainsi, la solution au cinquiиme argument est йvidente.

 

Dans le Christ, aucun mйlange ne se fit entre la joie et la douleur. Car la joie fut dans la raison supйrieure du cфtй par lequel elle est le principe de son acte : c’est ainsi en effet qu’elle jouissait de Dieu ; tandis que la douleur йtait en elle seulement parce que la blessure du corps l’atteignait en tant qu’acte du corps, par l’intermйdiaire de l’essence en laquelle elle йtait enracinйe, en sorte que cependant l’acte de la raison supйrieure n’йtait nullement empкchй ; et par consйquent, il y avait а la fois une pure joie et une pure douleur, et ainsi l’une et l’autre en un sommet.

 

 Par une certaine йconomie, il advint que la gloire de l’вme, mais non celle du corps, fut confйrйe au Christ au premier temps de sa conception, afin que par la gloire de l’вme il communiquвt avec Dieu, et que par la passibilitй du corps il nous fыt semblable ; et qu’ainsi il fыt un mйdiateur convenable entre Dieu et les hommes, nous conduisant а la gloire et offrant sa Passion а Dieu de notre part, suivant ce passage de Hйbr. 2, 10 : « Il йtait bien digne de celui qui voulait conduire а la gloire un grand nombre de fils, qu’il fыt rendu parfait par la souffrance. »

 

L’вme du Christ fut unie au Verbe de deux faзons : d’abord par l’acte de fruition, et cette union la rendit bienheureuse ; ensuite par l’union [dans la Personne], et par celle-ci elle n’eut pas la bйatitude mais elle eut d’кtre l’вme de Dieu. Or, dans le cas oщ l’вme aurait йtй assumйe dans l’unitй de la Personne sans la fruition, elle n’aurait pas йtй bienheureuse а proprement parler : car Dieu lui-mкme n’est bienheureux que parce qu’il jouit de lui-mкme. Si donc le corps du Christ est glorieux, ce n’est pas par le fait mкme qu’il a йtй assumй par le Fils de Dieu dans l’unitй de la Personne, mais seulement parce que la gloire est descendue de l’вme en lui ; et assurйment, il n’йtait pas glorieux avant la Passion.

 

 Que des contraires soient par soi dans le mкme, est impossible ; cependant, il arrive que des mouvements contraires soient dans le mкme, en sorte que l’un des mouvements lui convienne par soi, et l’autre par accident ; comme lorsque quelqu’un, marchant sur un navire, se porte au contraire de ce vers quoi le navire se meut. Ainsi, la joie йtait par soi dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, car c’йtait par un acte propre, tandis que la douleur y йtait par accident, car c’йtait par la souffrance du corps. Ou bien l’on peut dire que cette joie et cette douleur n’йtaient pas contraires, puisqu’elles ne portaient pas sur la mкme chose.

 

10° L’intelligence ne peut penser en mкme temps au moyen de diffйrentes espиces ; mais elle peut, par une seule espиce, penser en mкme temps plusieurs choses, ou penser en quelque autre faзon plusieurs choses comme une. Et ainsi, l’intelligence de l’вme du Christ et celle de n’importe quel bienheureux pensent de nombreuses choses en mкme temps, en tant que, voyant l’essence divine, elles connaissent les autres choses. Cependant, supposй que l’вme du Christ ne puisse penser qu’une seule chose а la fois, cela n’empкche pas qu’il puisse en mкme temps penser une chose et en sentir une autre par un sens corporel. Et de ces deux objets apprйhendйs s’ensuivait dans l’вme du Christ la joie de la fruition par la vision de Dieu, et la douleur de la Passion par la sensation de ce qui nuit. Supposй en outre qu’il ne puisse pas en mкme temps penser une chose et en sentir ou en imaginer une autre, les appйtits supйrieur et infйrieur pourraient cependant кtre affectйs de faзons diffйrentes par cette chose pensйe, en sorte que le supйrieur se rйjouirait et l’infйrieur craindrait ou souffrirait ; comme cela se passe en celui qui espиre obtenir la santй par quelque mйdication effrayante : car la mйdication elle-mкme, considйrйe comme salutaire par la raison, produit la joie dans la volontй, mais amиne la crainte dans l’appйtit infйrieur en raison de son caractиre effrayant.

 

11° Cet argument vaut pour le cours ordinaire des choses. Mais il йtait particulier au Christ qu’il n’y eыt pas de rejaillissement d’une puissance sur l’autre.

 

12° Le corps des enfants ne fut pas rendu impassible dans la fournaise, mais par la puissance divine il advint miraculeusement que des corps qui йtaient passibles ne soient pas blessйs par le feu, comme il aurait pu se faire par la puissance divine que ni l’вme du Christ ni le corps ne subissent rien. Mais on a dit pourquoi cela ne se fit pas.

 

13° La conversion d’une puissance vers une chose a lieu par un acte de cette puissance ; et ainsi, la joie fut dans la raison supйrieure par une conversion а Dieu, vers lequel elle йtait totalement tournйe ; tandis que la douleur fut dans la raison supйrieure par l’inhйsion de celle-ci ou son adhйrence а l’essence de l’вme comme а sa racine.

 

14° L’йtat de voie est un йtat d’imperfection, alors que l’йtat de saisie est un йtat de perfection. Le Christ fut donc dans l’йtat de voie dans la mesure oщ il portait un corps passible, et de mкme pour l’вme ; mais il йtait dans l’йtat de saisie, dans la mesure oщ il jouissait parfaitement de Dieu par l’acte de la raison supйrieure. Et assurйment, cela pouvait exister dans le Christ, parce que le rejaillissement mutuel йtait empкchй par la puissance divine, comme on l’a dit ; et c’est aussi pour cette raison que la joie et la tristesse pouvaient coexister en lui. Et si l’on dit que ces deux choses йtaient en lui suivant les deux йtats, c’est parce qu’avoir les deux йtats et subir en mкme temps la douleur et la joie procйdaient de la mкme cause.

 

15° Bien que l’йtat de voie et celui de saisie soient quasiment contraires, cependant ils pouvaient coexister dans le Christ, non sous le mкme aspect, mais а divers points de vue. Car l’йtat de saisie йtait en lui en tant qu’il adhйrait а Dieu par la fruition quant а la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie йtait en lui en tant que, par une union naturelle, l’вme йtait unie au corps passible et la raison supйrieure а l’вme elle-mкme : de sorte que l’йtat de saisie relevait de l’acte de la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie relevait du corps passible et de ce qui s’ensuit.

 

16° Il y eut ceci de particulier dans le Christ, pour la raison dйjа йnoncйe, que, si fort qu’une puissance tendоt vers son acte, l’autre n’йtait pas retirйe de son acte, et jusqu’а un certain point n’йtait pas empкchйe. Et ainsi, la joie de la raison supйrieure n’йtait empкchйe ni par la douleur qui йtait dans le sens par l’acte du sens, ni par la douleur en tant qu’elle йtait dans la raison supйrieure : car cette douleur n’йtait pas en elle par son acte, mais l’atteignait en quelque faзon en tant qu’elle йtait fondйe dans l’essence de l’вme.

 

17° De mкme que la connaissance bienheureuse porte principalement sur l’essence divine, et secondairement sur les choses qui sont connues dans l’essence divine, de mкme l’amour et la joie des bienheureux portent principalement sur Dieu, et secondairement sur les choses dont ils se rйjouissent а cause de Dieu. Et ainsi, d’une certaine faзon, la douleur de la Passion pouvait кtre matйrielle relativement а la joie de la fruition : en effet, cette joie portait principalement sur Dieu, secondairement sur les choses qui йtaient agrйables а Dieu ; et ainsi, elle portait sur la douleur, en tant qu’elle йtait acceptйe par Dieu, йtant ordonnйe au salut du genre humain.

Question 27 : [La grвce]

 

Introduction

 

Article 1 : La grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ?

Article 2 : La grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ?

Article 3 : Une crйature peut-elle кtre cause de grвce ?

Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ?

Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ?

Article 6 : La grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ?

Article 7 : La grвce est-elle dans les sacrements ?

 

 

Article 1 : La grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin, de mкme que l’вme est la vie du corps, de mкme Dieu est la vie de l’вme. Or l’вme est la vie du corps sans la mйdiation d’aucune autre forme. Il en va donc de mкme pour Dieu et l’вme ; et ainsi, la vie donnйe par grвce ne l’est pas par une forme crййe existant dans l’вme.

 

La grвce sanctifiante, dont nous parlons, ne semble pas кtre autre chose que ce par quoi l’homme est agrйable а Dieu. Or on dit que l’homme est agrйable а Dieu en ce sens qu’il est agrйй par Dieu. Or « agrйй » se dit de quelqu’un d’aprиs l’agrйment de Dieu, agrйment qui est assurйment en Dieu ; tout comme quelqu’un est dit agrйable а l’homme, non d’aprиs quelque chose qui serait dans l’agrйй, mais d’aprиs l’agrйment qui est dans celui qui agrйe. La grвce ne pose donc rien dans l’homme, mais seulement en Dieu.

 

Nous approchons plus de Dieu par l’кtre spirituel de la grвce que par l’кtre naturel. Or Dieu a fait en nous l’кtre naturel sans la mйdiation d’aucune autre cause, car il nous a crййs immйdiatement. Il fait donc aussi en nous l’кtre spirituel sans la mйdiation de rien d’autre ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La grвce est une certaine santй de l’вme. Or la santй ne semble rien poser d’autre, en l’homme sain, que les humeurs йgales elles-mкmes. La grвce non plus ne pose donc pas de forme dans l’вme, mais prйsuppose des puissances de l’вme rendues йgales par l’йgalitй de la justice.

 

La grвce ne semble pas кtre autre chose qu’une certaine libйralitй : donner gratuitement semble en effet кtre la mкme chose que donner libйralement. Or la libйralitй n’est pas en celui qui reзoit, mais en celui qui donne. La grвce est donc, elle aussi, en Dieu qui nous donne ses biens, non en nous.

 

Aucune crйature n’est plus noble que l’вme du Christ. Or la grвce est plus noble, car par elle l’вme du Christ est ennoblie. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй dans l’вme.

 

 La grвce est а la volontй ce que la vйritй est а l’intelligence. Or il y a une seule vйritй que toutes les intelligences saisissent, selon Anselme. Il y a donc une seule grвce par laquelle toutes les volontйs sont perfectionnйes. Or nulle chose crййe unique ne peut кtre en plusieurs. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй.

 

Rien n’est dans un genre s’il n’est composй. Or la grвce n’est pas composйe, mais elle est une forme simple. Elle n’est donc pas dans un genre. Or toute chose crййe est en quelque genre. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй.

 

 Si la grвce est quelque chose dans l’вme, elle ne semble кtre qu’un habitus. En effet, trois choses sont dans l’вme, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique : la puissance, l’habitus et la passion. Or la grвce n’est pas une puissance, car alors elle serait naturelle ; elle n’est pas non plus une passion, car alors elle regarderait principalement la partie irrationnelle ; mais en outre elle n’est pas un habitus, car l’habitus est une qualitй difficilement mobile, suivant le Philosophe dans les Catйgories, tandis que la grвce s’йloigne trиs facilement, puisque par un seul acte de pйchй mortel. La grвce n’est donc pas quelque chose dans l’вme.

 

10° Selon saint Augustin, rien de crйй ne vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu. Or la grвce vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu, car notre вme est unie а Dieu par la grвce. La grвce n’est donc rien de crйй.

 

11° L’homme est plus noble et plus parfait que les autres crйatures. Or rien n’est ajoutй aux autres crйatures, en plus de leurs principes naturels, pour qu’elles soient agrййes par Dieu, et cependant elles sont approuvйes par Dieu, suivant ce passage de Gen. 1, 31 : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes. » Donc aux principes naturels de l’homme non plus, rien n’est ajoutй qui le fasse dire agrйable а Dieu ; et ainsi, la grвce n’est pas positivement quelque chose dans l’вme.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de ce passage du Psaume 103, 15 : « Vous lui donnez l’huile pour qu’elle rйpande la joie sur son visage », la Glose dit : « La grвce est un certain йclat de l’вme, qui attire un saint amour. » Or l’йclat est positivement quelque chose dans l’вme, et quelque chose de crйй. Donc la grвce aussi.

 

On dit que Dieu, par la grвce, est dans les saints d’une certaine faзon spйciale au-dessus des autres crйatures. Or on ne dit que Dieu est d’une nouvelle faзon en quelqu’un, qu’en raison d’un effet. La grвce est donc un effet de Dieu dans l’вme.

 

Saint Jean Damascиne dit que la grвce est une dйlectation de l’вme. Or la dйlectation est quelque chose de crйй dans l’вme. Donc la grвce aussi.

 

Toute action a lieu par quelque forme. Or l’action mйritoire a lieu par la grвce. La grвce est donc une forme dans l’вme.

 

 

Rйponse :

 

Le nom de « grвce » a deux acceptions usuelles. D’abord, il dйsigne une chose qui est donnйe gratuitement, comme nous avons coutume de dire : « Je te fais cette grвce. » Ensuite, il dйsigne l’agrйment par lequel quelqu’un est agrйй d’autrui, comme nous disons : « Celui-ci a la grвce du roi », parce qu’il est agrйable au roi. Et ces deux significations ont une relation mutuelle : en effet, une chose n’est donnйe gratuitement que parce que celui а qui elle est donnйe est agrйable en quelque faзon. Ainsi, dans les choses de Dieu йgalement, nous parlons de deux grвces : l’une est appelйe grвce gratuitement donnйe, tels les dons de prophйtie, de sagesse et autres, et ce n’est pas sur elle que porte la prйsente question, car il est avйrй qu’une telle grвce est quelque chose de crйй dans l’вme ; l’autre est appelйe grвce sanctifiante [litt. qui rend agrйable], elle signifie que l’homme est agrйable а Dieu, et c’est d’elle que nous parlons maintenant.

 

Et il est manifeste que cette grвce pose quelque chose en Dieu : elle pose en effet l’acte de la volontй divine agrйant tel homme ; mais avec cela, cette grвce pose-t-elle quelque chose dans l’homme mкme qui est agrйй ? Cela fut douteux pour certains : certains affirmaient qu’une telle grвce n’йtait rien de crйй dans l’вme mais seulement en Dieu. Mais cela ne peut se soutenir : car agrйer quelqu’un, ou l’aimer, ce qui est la mкme chose, n’est pour Dieu rien d’autre que lui vouloir quelque bien. Or Dieu veut pour toutes les crйatures le bien de la nature, et c’est pourquoi l’on dit qu’il aime toutes choses : « Vous aimez tout ce qui est » (Sag. 11, 25) ; et qu’il approuve toutes choses : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites » (Gen. 1, 31). Cependant ce n’est pas en raison d’un tel agrйment que nous disons habituellement de quelqu’un qu’il a la grвce de Dieu, mais en tant que Dieu veut pour lui un bien surnaturel, qui est la vie йternelle ; ainsi en Is. 64, 4 : « L’њil n’a point vu, hors vous seul, mon Dieu, ce que vous avez prйparй а ceux qui vous aiment. » C’est pourquoi il est dit en Rom. 6, 23 : « le don gratuit de Dieu, c’est la vie йternelle ». Mais Dieu ne veut pas ce bien pour quelqu’un d’indigne. Or l’homme, par sa nature, n’est pas digne d’un si grand bien, puisqu’il est surnaturel. Voilа pourquoi, par le fait mкme de poser quelqu’un comme agrйable а Dieu relativement а ce bien, on pose qu’il est digne d’un tel bien dйpassant ses principes naturels ; mais, bien sыr, cela ne meut pas la volontй divine а ordonner l’homme а ce bien, c’est plutфt l’inverse : du fait mкme que Dieu, par sa volontй, ordonne quelqu’un а la vie йternelle, il lui octroie quelque chose qui le rende digne de la vie йternelle. Et c’est ce qui est dit en Col. 1, 12 : « [Dieu] qui, en nous йclairant de sa lumiиre, nous a rendus dignes d’avoir part au sort et а l’hйritage des saints. » Et la raison en est que, de mкme que la science de Dieu est cause des rйalitйs, et n’est pas causйe par elles comme notre science, de mкme sa volontй est rйalisatrice du bien, et n’est pas causйe par lui comme notre volontй.

 

Ainsi donc, on dit que l’homme a la grвce de Dieu, non seulement parce qu’il est aimй de Dieu pour la vie йternelle, mais aussi parce qu’il lui est donnй un don par lequel il est digne de la vie йternelle, et ce don s’appelle la grвce sanctifiante. Autrement, en effet, on pourrait dire de celui qui est dans le pйchй mortel qu’il est dans la grвce, si la grвce impliquait seulement l’agrйment divin, puisqu’il arrive qu’un pйcheur soit prйdestinй а avoir la vie йternelle. Ainsi donc, la grвce sanctifiante peut кtre dite « gratuitement donnйe », mais l’inverse n’est pas vrai ; car tout don gratuitement donnй ne nous rend pas dignes de la vie йternelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme est la cause formelle de la vie corporelle ; aussi vivifie-t-elle le corps sans la mйdiation d’aucune forme. Dieu, lui, vivifie l’вme non pas comme une cause formelle mais comme une cause efficiente, et c’est pourquoi il y a une forme intermйdiaire ; ainsi par exemple, le peintre rend le mur blanc de maniиre efficiente, par l’intermйdiaire de la blancheur, tandis que la blancheur le rend blanc sans l’intermйdiaire d’aucune forme, parce qu’elle rend blanc formellement.

 

L’agrйment qui est dans la volontй divine relativement au bien йternel, produit elle-mкme dans l’homme agrйй une chose qui le rende digne d’obtenir ce bien ; ce qui n’a pas lieu dans l’agrйment humain. Et par consйquent, la grвce sanctifiante est quelque chose de crйй dans l’вme.

 

Par la crйation, Dieu fait en nous l’кtre naturel sans l’intermйdiaire d’aucune cause agente, mais nйanmoins par l’intermйdiaire de quelque cause formelle : en effet, la forme naturelle est le principe de l’кtre naturel. Et semblablement, Dieu fait en nous l’кtre spirituel gratuit sans la mйdiation d’aucun agent, mais nйanmoins par la mйdiation d’une forme crййe, qui est la grвce.

 

La santй est une certaine qualitй corporelle causйe par des humeurs йgales : en effet, elle est posйe dans la premiиre espиce de qualitй ; et par consйquent, l’argument raisonne а partir du faux.

 

Il s’ensuit de la libйralitй mкme de Dieu, par laquelle il veut pour nous le bien йternel, qu’il y a en nous une chose donnйe par lui et par laquelle nous sommes rendus dignes de ce bien.

 

Dans l’absolu, aucune crйature n’est plus noble que l’вme du Christ ; mais d’un certain point de vue, tout accident de l’вme est plus noble que celle-ci, en tant qu’il se rapporte а elle comme sa forme. Ou bien l’on peut dire que la grвce n’est pas plus noble que l’вme du Christ en tant que chose crййe, mais en tant qu’elle est une certaine ressemblance de la divine bontй, plus expresse que la ressemblance naturelle qui est dans l’вme du Christ.

 

Une est la vйritй premiиre incrййe, par laquelle cependant de nombreuses vйritйs, comme des ressemblances de la vйritй premiиre, sont causйes dans les esprits crййs, comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 11, 2 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes, etc. » Semblablement, une est la bontй incrййe, qui, par la participation de la grвce, a de nombreuses ressemblances dans les esprits crййs. Il faut cependant savoir que la grвce ne se rapporte pas а la volontй de la mкme faзon que la vйritй se rapporte а l’intelligence : car la vйritй se rapporte а l’intelligence comme un objet, tandis que la grвce se rapporte а la volontй comme une forme qui la dйtermine formellement. Or il arrive qu’il y ait un mкme objet pour diffйrentes puissances, mais pas une mкme forme.

 

Tout ce qui est dans le genre substance est composй par composition rйelle, йtant donnй que ce qui est dans le prйdicament substance est subsistant dans son кtre, et qu’il est nйcessaire que son кtre soit autre que lui-mкme : sinon il ne pourrait pas diffйrer, quant а l’кtre, des choses avec lesquelles il a en commun la notion de sa quidditй ; et cela est requis pour toutes les choses qui sont directement dans le prйdicament ; voilа pourquoi tout ce qui est directement dans le prйdicament substance est au moins composй d’кtre et de quidditй. Il y a cependant dans le prйdicament substance, par rйduction, certaines choses, comme les principes de la substance subsistante, en lesquelles la composition susdite ne se rencontre pas ; en effet, elles ne subsistent pas, aussi n’ont-elles pas d’кtre propre. Semblablement les accidents, parce qu’ils ne subsistent pas, n’ont pas proprement un кtre ; mais le sujet est tel par eux, et c’est pourquoi on les appelle proprement « appartenant а l’йtant » plutфt que « йtants ». Pour qu’une chose soit dans un prйdicament d’accident, il est donc requis non pas qu’elle soit composйe par composition rйelle, mais seulement par composition de raison, en genre et diffйrence ; et c’est une telle composition qui se trouve dans la grвce.

 

Bien que la grвce soit perdue par un seul acte de pйchй mortel, cependant elle n’est pas facilement perdue ; car pour celui qui a la grвce, il n’est pas facile d’exercer cet acte, а cause de l’inclination qu’il a vers le contraire ; ainsi le Philosophe dit-il au cinquiиme livre de l’Йthique qu’il est difficile pour le juste de commettre des injustices.

 

10° Rien ne vient en intermйdiaire entre notre esprit et Dieu, ni а la faзon d’un efficient, car il est immйdiatement crйй et justifiй par Dieu, ni а la faзon d’un d’objet bйatifiant, car l’вme devient bienheureuse par la fruition mкme de Dieu. Cependant quelque chose peut кtre un mйdium formel qui assimile l’вme а Dieu.

 

11° Les crйatures irrationnelles ne sont agrййes par Dieu que relativement aux biens naturels ; c’est pourquoi l’agrйment divin n’ajoute rien en eux а la condition naturelle par laquelle ils sont proportionnйs а ce genre de biens. L’homme, en revanche, est agrйй par Dieu relativement au bien surnaturel ; voilа pourquoi est requise une chose surajoutйe aux principes naturels, et par laquelle il soit proportionnй а ce bien.

Article 2 : La grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La grвce sanctifiante est en nous ce don de Dieu grвce auquel nous lui sommes agrйables. Or cela se rйalise par la charitй ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » La grвce sanctifiante est donc la mкme chose que la charitй.

 

Saint Augustin dit que ce bienfait de Dieu qui devance et prйpare la volontй de l’homme, est la foi ; non cependant la foi informe, mais formйe, celle qui se rйalise par la charitй. Puis donc que ce bienfait est la grвce sanctifiante, il semble que la charitй soit la grвce elle-mкme.

 

Si le Saint-Esprit est envoyй invisiblement vers quelqu’un, c’est pour l’habiter. C’est donc suivant le mкme don qu’il est envoyй et qu’il habite. Or on dit qu’il est envoyй suivant le don de charitй, comme le Fils l’est suivant le don de sagesse, а cause de la ressemblance de ces dons avec les Personnes ; on dit aussi que l’Esprit Saint habite l’вme par la grвce ; la grвce est donc la mкme chose que la charitй.

 

La grвce est ce don par lequel nous sommes rendus dignes d’avoir la vie йternelle. Or c’est par la charitй que l’on est rendu digne de la vie йternelle, comme on le voit clairement en Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimй de mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-mкme а lui » ; et la vie йternelle consiste dans cette manifestation. La charitй est donc la mкme chose que la grвce.

 

On peut considйrer que deux choses entrent dans la notion de charitй : que l’homme, par elle, soit cher а Dieu, et que l’homme, par elle, regarde Dieu comme cher. Or, que l’homme soit cher а Dieu, entre en premier dans la notion de charitй, et qu’il regarde Dieu comme cher, vient en second, comme cela est clair en 1 Jn 4, 10 : « Ce n’est pas nous qui avons aimй Dieu, mais c’est lui qui nous a aimйs le premier. » Or la notion de grвce consiste en ce que l’on soit, par elle, habituellement agrйable а Dieu. Puis donc qu’кtre cher а Dieu est la mкme chose qu’кtre agrйable а Dieu, il semble que la grвce soit la mкme chose que la charitй.

 

Saint Augustin dit que « la charitй est le seul don qui distingue les fils du royaume des fils de la perdition » ; car les autres dons sont communs aux bons et aux mauvais. Or la grвce sanctifiante distingue les fils de la perdition des fils du royaume, et elle n’existe que dans les bons. Elle est donc la mкme chose que la charitй.

 

La grвce sanctifiante, йtant un certain accident, ne peut кtre que dans le genre qualitй, et seulement dans la premiиre espиce, qui est l’habitus ou la disposition ; et puisqu’elle n’est pas une science, elle ne semble pas кtre autre chose qu’une vertu ; et aucune vertu ne peut кtre appelйe grвce, que la charitй, qui est la forme des vertus. La grвce est donc la charitй.

 

 

En sens contraire :

 

Rien ne se devance soi-mкme. Or la grвce devance la charitй, comme dit saint Augustin au deuxiиme livre sur la Prйdestination des saints. La grвce n’est donc pas la mкme chose que la charitй.

 

Rom. 5, 5 : « La charitй de Dieu a йtй rйpandue dans nos cњurs par le Saint-Esprit qui nous a йtй donnй. » Le don du Saint-Esprit prйcиde donc la charitй comme la cause prйcиde l’effet. Or l’Esprit Saint est donnй suivant l’un de ses dons. Il y a donc en nous un don qui prйcиde la charitй ; et ce ne semble pas кtre autre chose que la grвce. La grвce est donc autre chose que la charitй.

 

La grвce est toujours en son acte, car elle rend toujours l’homme agrйable ; tandis que la charitй n’est pas toujours en son acte, car celui qui a la charitй n’aime pas toujours actuellement. La charitй n’est donc pas la grвce.

 

La charitй est un certain amour. Or c’est par l’amour que nous sommes aimants. C’est donc proprement par la charitй que nous sommes aimants. Or nous ne sommes pas agrйables а Dieu parce que nous sommes aimants, mais c’est plutфt le contraire ; car nos actes ne sont pas la cause de la grвce, mais c’est l’inverse. La grвce, par laquelle nous sommes agrйables а Dieu, est donc autre chose que la charitй.

 

Ce qui est commun а plusieurs, n’est pas en l’un d’eux а cause d’une chose qui lui soit propre. Or produire un acte mйritoire est commun а toute vertu. Cela ne convient donc а aucune en ce qu’elle a de propre ; а la charitй non plus, par consйquent. Cela lui convient donc sous un rapport commun а elle et aux autres vertus. Or l’acte mйritoire a lieu par la grвce. La grвce implique donc quelque chose de commun а la charitй et aux autres vertus. Mais pas commun par prйdication, semble-t-il, car dans ce cas, il y aurait autant de grвces qu’il y a de vertus. Cette chose est donc commune а la faзon d’une cause ; et ainsi, la grвce est, par essence, autre que la charitй.

 

La charitй perfectionne l’вme relativement а l’objet aimable. Or la grвce n’implique pas de rapport а un objet — puisqu’elle n’implique pas non plus de rapport а un acte — mais а un certain кtre, а savoir, кtre agrйable а Dieu. La grвce n’est donc pas la charitй.

 

 

Rйponse :

 

Certains disent que la grвce, par essence, est identique а la vertu quant а la rйalitй, mais qu’elle en diffиre quant а la notion, si bien que l’on parle de vertu en ce sens qu’elle perfectionne l’acte, mais de grвce en ce sens qu’elle rend l’homme et son acte agrйables а Dieu ; et parmi les vertus, la charitй surtout est grвce, selon eux. D’autres disent au contraire que la charitй et la grвce diffиrent par essence, et qu’aucune vertu n’est grвce par essence ; et cette opinion semble plus raisonnable.

 

En effet, les fins des diverses natures йtant diffйrentes, trois choses sont prйsupposйes pour obtenir quelque fin dans les rйalitйs naturelles : une nature proportionnйe а cette fin, une inclination vers cette fin, qui est la fin de l’appйtit naturel, et un mouvement vers la fin ; ainsi par exemple, il est clair qu’il y a dans la terre une certaine nature par laquelle il lui convient d’кtre au centre ; et de cette nature s’ensuit une inclination vers le lieu central, qui lui fait rechercher naturellement un tel lieu, puisque c’est par violence qu’elle est tenue йloignйe de ce lieu ; et c’est pourquoi, en l’absence d’empкchement, elle se meut toujours vers le bas. Quant а l’homme, par sa nature, il est proportionnй а une certaine fin, dont il a un appйtit naturel ; et il peut agir par ses puissances naturelles pour obtenir cette fin ; cette fin est une contemplation des rйalitйs divines telle qu’elle est possible а l’homme suivant le pouvoir de la nature, et c’est en elle que les philosophes ont placй la fйlicitй derniиre de l’homme.

 

Mais il est une fin а laquelle l’homme est prйparй par Dieu et qui dйpasse la proportion de la nature humaine, а savoir la vie йternelle, qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence, vision qui excиde la proportion de n’importe quelle nature crййe, йtant connaturelle а Dieu seul. Il est donc nйcessaire que quelque chose soit donnй а l’homme, non seulement par quoi il opиre en vue de la fin, ou par quoi son appйtit soit inclinй vers cette fin, mais aussi par quoi la nature mкme de l’homme soit йlevйe а une certaine dignitй en vertu de laquelle une telle fin lui soit appropriйe : et c’est pour cela que la grвce est donnйe ; alors que, pour incliner la volontй vers cette fin, c’est la charitй qui est donnйe, et pour exйcuter les њuvres par lesquelles on acquiert la fin susdite, les autres vertus sont donnйes.

 

Voilа pourquoi, de mкme que, dans les rйalitйs naturelles, la nature elle-mкme est autre chose que l’inclination de la nature et que son mouvement ou son opйration, de mкme aussi dans les rйalitйs gratuites la grвce est autre chose que la charitй et que les autres vertus. Et que cette comparaison soit correctement conзue, c’est ce que montre clairement Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, oщ il dit que l’on ne peut avoir une opйration spirituelle que si l’on reзoit d’abord l’кtre spirituel, de mкme que l’on ne peut pas non plus avoir l’opйration d’une nature sans avoir d’abord l’кtre dans cette nature.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dieu aime ceux qui l’aiment, non cependant en sorte que l’amour de ceux qui l’aiment soit la raison pour laquelle il aime lui-mкme, mais c’est plutфt l’inverse.

 

Il est dit que la foi est une grвce prйvenante, en tant que dans le mouvement de la foi apparaоt en premier l’effet de la grвce prйvenante.

 

Toute la Trinitй habite en nous par la grвce, mais l’inhabitation peut кtre appropriйe spйcialement а une Personne suivant un autre don spйcial qui a une ressemblance avec la Personne elle-mкme, et en raison duquel on dit que la Personne est envoyйe.

 

La charitй ne suffirait pas pour mйriter le bien йternel, si l’on ne prйsupposait l’idonйitй de celui qui mйrite, et qui a lieu par la grвce ; autrement, en effet, notre amour ne serait pas vraiment digne d’une telle rйcompense.

 

Il n’est pas aberrant qu’une chose soit premiиre quant а la rйalitй, et cependant seconde dans la notion de quelque nom ; ainsi, la cause de la santй est dans le sujet de la santй avant la santй elle-mкme, et cependant le terme de « sain » signifie celui qui a la santй avant de signifier la cause de la santй. Semblablement, bien que l’amour dont Dieu nous aime soit antйrieur а l’amour dont nous l’aimons, cependant il entre d’abord dans la notion de la charitй qu’elle nous rende Dieu cher, et ensuite qu’elle nous rende chers а Dieu ; en effet, le premier appartient а l’amour en tant qu’amour, mais non le second.

 

Que seule la charitй distingue les fils de la perdition des fils du royaume, cela lui convient parce qu’elle ne peut pas кtre informe, comme les autres vertus ; cela n’exclut donc pas la grвce, par laquelle la charitй elle-mкme est formйe.

 

La grвce est dans la premiиre espиce de qualitй, bien qu’elle ne puisse pas кtre appelйe proprement habitus, car elle n’est pas immйdiatement ordonnйe а l’acte mais а un certain кtre spirituel qu’elle produit dans l’вme, et elle est comme une disposition qui est relative а la gloire, qui est la grвce consommйe. Cependant, on ne trouve rien de semblable а la grвce dans les accidents de l’вme que les philosophes ont connus, car les philosophes n’ont connu que les accidents de l’вme qui sont ordonnйs aux actes proportionnйs а la nature humaine.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments, bien que certains d’entre eux ne concluent pas rigoureusement.

Article 3 : Une crйature peut-elle кtre cause de grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

En Jn 20, 23, le Seigneur dit а ses disciples : « Les pйchйs seront remis а ceux а qui vous les remettrez. » Cela montre clairement que les hommes peuvent remettre les pйchйs. Or les pйchйs ne sont remis que par grвce. Les hommes peuvent donc confйrer la grвce.

 

Denys dit au treiziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que, de mкme que les corps plus proches du soleil reзoivent de lui la lumiиre et la diffusent sur les autres corps, de mкme les substances qui approchent Dieu reзoivent plus pleinement sa lumiиre et la transmettent aux autres. Or la lumiиre divine est la grвce. Certaines crйatures qui reзoivent plus pleinement la grвce peuvent donc la transmettre aux autres.

 

Le bien, selon Denys, est diffusif de soi. Ce qui a plus de bien a donc plus de diffusion. Or les formes spirituelles ont plus de bien que les corporelles, йtant plus proches du souverain bien. Puis donc que les formes corporelles qui sont dans des crйatures sont le principe de leur propre communication dans la ressemblance de l’espиce, а bien plus forte raison celui qui a la grвce pourra-t-il causer la grвce en autrui.

 

De mкme que la volontй est perfectionnйe par la lumiиre divine de la grвce, de mкme l’intelligence est perfectionnйe par la lumiиre de la vйritй. Or une crйature peut procurer а une autre la lumiиre de l’intelligence : cela ressort de ce que, suivant Denys, les anges supйrieurs illuminent les infйrieurs ; et cette illumination est mкme, selon lui, « une assomption de la science divine ». La crйature rationnelle peut donc procurer la grвce aux autres.

 

Le Christ est notre tкte, dans sa nature humaine. Or il appartient а la tкte de diffuser vers les membres les sens et les mouvements. Le Christ, dans sa nature humaine, rйpand donc les sens et les mouvements spirituels — par lesquels il faut entendre les grвces, suivant saint Augustin — vers les membres du Corps mystique.

 

[Le rйpondant] disait que le Christ, dans sa nature humaine, rйpand la grвce sur les hommes par ministиre. En sens contraire : le Christ, au-dessus de tous les autres, est lui seul la tкte de l’Йglise. Or il convient aux autres ministres de l’Йglise d’agir par mode de ministиre pour la collation de la grвce. Il ne suffit donc pas, pour accomplir la notion de tкte, qu’il rйpande la grвce par mode de ministиre.

 

 La mort et la Rйsurrection du Christ lui conviennent dans sa nature humaine. Or, comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 29, 6 : « les pleurs se rйpandront le soir », la Rйsurrection du Christ est la cause de la rйsurrection de l’вme dans le prйsent et du corps dans le futur ; et la rйsurrection de l’вme dans le prйsent a lieu par la grвce ; le Christ est donc cause de la grвce dans sa nature humaine.

 

La forme substantielle, qui donne l’кtre et la vie, est plus noble que n’importe quelle forme accidentelle. Or quelque agent crйй a pouvoir sur la forme substantielle qui donne l’кtre et la vie, а savoir la forme vйgйtative et sensitive. Donc а bien plus forte raison a-t-il pouvoir sur la forme accidentelle, qui est la grвce.

 

 [Le rйpondant] disait que, si la crйature ne peut causer la grвce, c’est parce que, n’йtant pas tirйe de la puissance de la matiиre, la grвce n’advient que par crйation ; or crййr est propre а la puissance infinie, а cause de la distance infinie entre l’йtant et le nйant ; et ainsi, cela ne peut convenir а aucune crйature. En sens contraire : il est impossible de franchir les infinis. Or il advient que soit franchie la distance qui est entre l’йtant et le nйant, car la crйature tomberait par elle-mкme dans le nйant, si elle n’йtait tenue par la main du Crйateur, suivant saint Grйgoire. Il n’y a donc pas une distance infinie entre l’йtant et le nйant.

 

10° Pouvoir crййr la grвce implique une puissance infinie non pas au plein sens du terme, mais seulement d’un certain point de vue ; cela ressort clairement de ce que, si nous disions que Dieu ne peut rien faire d’autre que la grвce, nous ne dirions pas qu’il a une puissance infinie au plein sens du terme. Or il n’est pas aberrant que soit confйrйe а une crйature une puissance infinie d’un certain point de vue, car la grвce elle-mкme a d’une certaine faзon une puissance infinie, en tant qu’elle unit au bien infini. Rien n’empкche donc que la crйature ait la puissance de causer la grвce.

 

11° Il appartient а la gloire d’un roi qu’il ait а son service des soldats puissants et valeureux. Il appartient donc а la gloire de Dieu que ceux qui lui sont soumis soient d’un grand pouvoir. La supposition qu’un saint puisse confйrer la grвce n’est donc en rien prйjudiciable а la gloire divine.

 

12° Il est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jйsus-Christ ». Or, comme il est dit en Rom. 10, 17, « la foi vient de ce qu’on entend, et l’on entend parce que la parole du Christ a йtй prкchйe ». Puis donc que la parole du Christ vient du prйdicateur, il semble que la grвce, ou la justice, vienne du prйdicateur de la foi.

 

13° Chacun peut donner а autrui ce qui est sien. Or la grвce, ou le Saint-Esprit, appartient а quelque homme, car elle lui est donnйe. Quelqu’un peut donc donner la grвce ou le Saint-Esprit а autrui.

 

14° Personne ne doit rendre compte de ce qui n’est pas en son pouvoir. Or les prйlats de l’Йglise doivent rendre compte des вmes de leurs subordonnйs ; Hйbr. 13, 7 : « Ce sont eux qui veillent pour le bien de vos вmes comme devant en rendre compte. » Les вmes des subordonnйs sont donc au pouvoir des prйlats, en sorte qu’ils peuvent les justifier par la grвce.

 

15° Les ministres de Dieu sont plus agrйables а Dieu que les ministres d’un roi temporel ne sont agrйables а ce roi. Or les ministres du roi peuvent procurer а quelqu’un la grвce du roi. Les ministres de Dieu peuvent donc procurer la grвce.

 

16° Tout ce qui est cause de la cause, est cause de l’effet. Or le prкtre est cause de l’imposition des mains, qui est cause de ce que le Saint-Esprit soit donnй ; Act. 8, 17 : « Ils leur imposaient les mains, et ils recevaient le Saint-Esprit. » Le prкtre est donc cause de la grвce, en laquelle le Saint-Esprit est donnй.

 

17° Toute puissance communicable а la crйature lui a йtй communiquйe, car si Dieu a pu et n’a pas voulu communiquer, c’est qu’il йtait jaloux ; ainsi saint Augustin argumente-t-il pour prouver l’йgalitй du Fils. Or le pouvoir de confйrer la grвce fut communicable а la crйature, comme dit le Maоtre au quatriиme livre, dist. 5. Le pouvoir de confйrer la grвce a donc йtй communiquй а quelque crйature.

 

18° Selon Denys, la loi de la divinitй est que, par les кtres de rang moyen, les derniers soit ramenйs а Dieu. Or le retour de la crйature rationnelle vers Dieu a lieu surtout par la grвce. C’est donc par les crйatures rationnelles supйrieures que les infйrieures obtiennent la grвce.

 

19° Chasser le principal est plus que chasser l’accessoire. Or aux hommes a йtй donnй le pouvoir d’expulser les dйmons, qui sont pour nous la cause de la mйchancetй, comme cela est clair en Lc 10, 17 et en Mt 10, 8. Aux hommes a donc йtй donnй le pouvoir de chasser les pйchйs, et ainsi, de confйrer la grвce.

 

20° [Le rйpondant] disait qu’il fait cela par ministиre. En sens contraire : Le prкtre du nouveau Testament est supйrieur au prкtre de la loi ancienne. Or le prкtre de la loi ancienne agit par mode de ministиre. Le prкtre du nouveau Testament a donc quelque chose de plus que le ministиre.

 

21° L’вme vit de la vie de nature et de la vie de la grвce. Or elle communique la vie de nature а autre chose : le corps. Elle peut donc aussi communiquer а autrui la vie de la grвce.

 

22° La faute et la grвce sont contraires. Or l’вme peut кtre pour elle-mкme cause de faute. Elle peut donc кtre pour elle-mкme cause de grвce.

 

23° L’homme est appelй microcosme, en tant qu’il porte en soi une ressemblance du macrocosme. Or, dans le macrocosme, quelque effet spirituel, а savoir l’вme sensitive et vйgйtative, vient d’une crйature. Donc dans le microcosme aussi, c’est-а-dire dans l’homme, l’effet spirituel qu’est la grвce vient d’une crйature.

 

24° Selon le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut faire une autre chose semblable а elle ; et il parle de la perfection de la nature. Or la perfection de la grвce est plus grande que celle de la nature. Un homme ayant la perfection de la grвce peut donc йtablir autrui en la grвce.

 

25° L’action de la forme est attribuйe а ce qui a la forme ; par exemple chauffer, qui est l’acte de la chaleur, est attribuй au feu. Or justifier est l’acte de la justice. On doit donc l’attribuer au juste. Or la justification n’a lieu que par la grвce. Le juste peut donc, lui aussi, donner la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй que les hommes saints ne peuvent pas donner le Saint-Esprit. Or dans le don de la grвce, l’Esprit Saint est donnй. L’homme saint ne peut donc pas donner la grвce.

 

Si l’homme ayant la grвce peut donner la grвce а autrui, ce n’est pas en la crйant en lui а partir de rien, car crйer n’appartient qu’а Dieu ; ni non plus en donnant gйnйreusement quelque chose de la grвce qu’il a lui-mкme, car alors sa grвce diminuerait, et il serait moins agrйable а Dieu parce qu’il fait une њuvre agrйable а Dieu, ce qui est aberrant. L’homme ne peut donc en aucune faзon donner la grвce а autrui.

 

Anselme prouve en son livre Pourquoi un Dieu-homme que la rйparation du genre humain ne pouvait se faire par un ange, car alors l’homme serait dйbiteur de son salut а un ange, et ne pourrait aucunement parvenir а l’йgalitй avec l’ange. Or le salut de l’homme se rйalise par la grвce. Le mкme inconvйnient s’ensuivrait donc, si l’ange donnait la grвce а l’homme. Et bien moins encore l’homme donne-t-il la grвce а l’homme. Aucune crйature ne peut donc donner la grвce.

 

Selon saint Augustin, il est plus grand de justifier un impie que de crйer le ciel et la terre. Or c’est par la grвce que l’impie est justifiй. Puis donc qu’aucune crйature ne peut crйer le ciel et la terre, aucune ne pourra non plus confйrer la grвce.

 

Toute action a lieu par une union entre l’agent et le patient. Or aucune crйature ne pйnиtre dans l’esprit, en lequel est la grвce. Aucune crйature ne peut donc confйrer la grвce.

 

 

Rйponse :

 

Il faut accorder sans rйserve qu’aucune crйature ne peut crйer la grвce par mode d’efficience, bien qu’une crйature puisse exercer un ministиre ordonnй а la rйception de la grвce. Et il y a trois raisons а cela.

 

La premiиre se prend de la condition de la grвce elle-mкme. En effet, comme on l’a dit, la grвce est une certaine perfection qui йlиve l’вme а un certain кtre surnaturel ; or aucun effet surnaturel ne peut venir d’une crйature, pour deux raisons. D’abord, parce que promouvoir une rйalitй au-delа de son йtat de nature n’appartient qu’а celui qui a le privilиge de fixer et de limiter les degrйs de la nature ; or il est assurй que cela est le propre de Dieu seul. Ensuite, parce qu’une vertu crййe n’agit que si l’on prйsuppose la puissance de la matiиre, ou de quelque chose qui en tienne lieu. Or la puissance naturelle de la crйature ne s’йtend pas au-delа des perfections naturelles ; par consйquent, une crйature ne peut effectuer aucune opйration surnaturelle. Et de lа vient que les miracles ne se produisent que par l’action de la puissance divine, bien qu’une crйature coopиre а l’accomplissement du miracle, que ce soit en priant ou bien en exerзant un ministиre en quelque autre faзon. Et pour cette raison, aucune crйature ne peut causer la grвce par mode d’efficience.

 

La deuxiиme raison se prend de l’opйration de la grвce. Car par la grвce, la volontй de l’homme est changйe : en effet, c’est elle qui prйpare la volontй de l’homme а vouloir le bien, suivant saint Augustin. Or changer la volontй est propre а Dieu seul, bien que l’on puisse en quelque faзon changer l’intelligence d’autrui. Et la raison en est la suivante : puisque les principes d’un acte sont la puissance et l’objet, l’acte d’une puissance peut кtre changй de deux faзons. D’abord du cфtй de la puissance, lorsque quelqu’un opиre dans la puissance elle-mкme ; ce qui n’appartient qu’а Dieu pour les puissances qui ne sont pas liйes а des organes, c’est-а-dire l’intelligence et la volontй ; car dans les autres puissances, un autre peut agir en quelque faзon par accident, en tant qu’il a une action sur les organes. Ensuite du cфtй de l’objet, c’est-а-dire en employant un objet qui meuve la puissance. Or l’objet ne meut pas la volontй par nйcessitй, sauf ce qui est naturellement voulu, comme la bйatitude ou quelque chose de ce genre, qui est proposй а la volontй par Dieu seul. Quant aux autres objets, ils ne meuvent pas la volontй par nйcessitй. Mais les premiers principes connus naturellement meuvent l’intelligence par nйcessitй, et non seulement eux mais aussi les conclusions qui ne sont pas connues naturellement, а cause de leur relation nйcessaire aux principes ; а savoir que cette relation nйcessaire ne se trouve pas entre la volontй des autres biens et le bien dйsirй naturellement, puisque l’on peut parvenir de multiples faзons, du moins le croit-on, а ce bien dйsirй naturellement. Une crйature peut donc suffisamment mouvoir l’intelligence du cфtй de l’objet, mais non la volontй. Et du cфtй de la puissance, ni l’intelligence ni la volontй. Donc, parce que nulle crйature ne peut changer la volontй, aucune crйature ne pourra non plus confйrer la grвce, par laquelle la volontй est changйe.

 

La troisiиme raison se prend de la fin de la grвce elle-mкme. En effet, la fin est proportionnйe au principe agent, йtant donnй que la fin et le principe de tout l’univers sont une seule chose. Voilа pourquoi, de mкme que la premiиre action par laquelle les rйalitйs sont produites а l’existence, c’est-а-dire la crйation, vient de Dieu seul, qui est le principe premier et la fin ultime des crйatures, de mкme la collation de la grвce, par laquelle l’esprit rationnel est immйdiatement uni а la fin ultime, vient de Dieu seul.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Seul Dieu remet les pйchйs activement, comme on le voit clairement en Is. 43, 25 : « C’est moi-mкme qui efface vos iniquitйs pour l’amour de moi » ; quant aux hommes, on dit qu’ils les remettent par ministиre.

 

Denys parle de la diffusion de la lumiиre divine par mode d’enseignement ; de la sorte, en effet, les anges infйrieurs sont йclairйs par les supйrieurs, et c’est ce qu’il veut dire ici.

 

Ce n’est pas parce que la grвce manque de bontй que celui qui l’a ne peut pas la rйpandre sur autrui, mais c’est а cause de son excellence et en mкme temps а cause de l’imperfection de celui qui l’a : car elle-mкme transcende l’йtat de la nature crййe, et celui qui l’a n’y participe pas de maniиre assez parfaite pour pouvoir la communiquer.

 

Il n’en va pas de mкme de la volontй et de l’intelligence, pour la raison susmentionnйe.

 

Le Christ, en tant que Dieu, infuse la grвce par mode d’efficience ; en tant qu’homme, par ministиre ; c’est pourquoi il est dit en Rom. 15, 8 : « J’affirme, en effet, que le Christ a йtй ministre des circoncis, pour montrer la fidйlitй de Dieu et accomplir les promesses faites а leurs pиres. »

 

Le Christ, dans sa nature humaine, est appelй tкte de l’Йglise au regard des autres ministres, parce qu’il a eu un plus haut ministиre que tous les autres, en tant que c’est par la foi en lui que nous sommes sanctifiйs, par l’invocation de son nom que nous sommes imprйgnйs des sacrements, et par la vertu de sa Passion que toute la nature humaine est purifiйe du pйchй de notre premier pиre ; et il y a de nombreuses autres choses de ce genre qui conviennent au Christ en particulier.

 

 Comme dit saint Jean Damascиne au troisiиme livre, l’humanitй du Christ fut elle-mкme comme un certain instrument de la divinitй ; voilа pourquoi ce qui appartient а l’humanitй, comme la Rйsurrection, la Passion, etc., se rapporte de faзon quasi instrumentale а l’effet de la divinitй. Ainsi donc, la Rйsurrection du Christ ne cause pas en nous la rйsurrection spirituelle comme une cause agissant principalement, mais comme une cause instrumentale. Ou bien l’on peut dire qu’elle est la cause de notre rйsurrection spirituelle en tant que nous sommes bйatifiйs par la foi en lui. Ou bien encore, qu’elle est la cause exemplaire de la rйsurrection spirituelle, en tant qu’il y a dans la Rйsurrection du Christ elle-mкme une certaine ressemblance de notre rйsurrection spirituelle.

 

L’вme sensitive et l’вme vйgйtative, comme aussi les autres formes naturelles, n’excиdent pas l’йtat de nature crййe ; voilа pourquoi l’agent naturel, si l’on prйsuppose la puissance qui est dans la nature relativement а de telles formes, a en quelque faзon pouvoir sur leur production ; mais il n’en va pas de mкme pour la grвce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 L’argumentation [du rйpondant] n’est pas tout а fait suffisante. Car кtre crйй appartient proprement а la rйalitй subsistante, а laquelle appartiennent proprement l’кtre et le devenir ; mais les formes non subsistantes, soit substantielles soit accidentelles, ne sont pas proprement crййes, mais concrййes, de mкme qu’elles n’ont pas l’кtre par soi, mais dans autre chose ; et bien qu’elles n’aient pas de matiиre ex qua, qui soit une partie d’elles, elles ont cependant une matiиre in qua, dont elles dйpendent, et par la mutation de laquelle elles sont produites en l’кtre ; en sorte que leur devenir est proprement la transmutation de leurs sujets ; par consйquent, а cause de la matiиre in qua, elles ne sont pas proprement crййes. Mais il en va autrement de l’вme rationnelle, qui est une forme subsistante ; aussi кtre crййe lui convient-il proprement.

 

Cependant, si l’on suppose cette argumentation, il faut rйsoudre l’objection en disant qu’elle conclut faux et faussement. En effet, il faut lui opposer que la distance entre deux choses peut se comporter de trois faзons. D’abord, elle peut кtre infinie des deux cфtйs ; par exemple, si l’une avait une blancheur infinie, et l’autre une noirceur infinie. Et c’est de cette faзon qu’il y a une infinie distance entre l’кtre divin et le non-кtre absolu. Ensuite, elle peut кtre finie des deux cфtйs ; comme si l’une a une blancheur finie et l’autre une noirceur finie. Et c’est ainsi que l’кtre crйй est distant du non-кtre relatif. Enfin, elle peut кtre finie d’un cфtй et infinie de l’autre ; comme si l’une avait une blancheur finie et l’autre une noirceur infinie. Et telle est la distance entre l’кtre crйй et le non-кtre absolu ; car l’кtre crйй est fini, mais le non-кtre absolu est infini, en tant qu’il excиde tout manque imaginable. Cette distance peut donc кtre franchie du cфtй oщ elle est finie, en tant que l’кtre fini lui-mкme est soit acquis soit perdu ; mais non du cфtй oщ elle est infinie.

 

10° Pouvoir causer la grвce relиve d’une puissance infinie au pein sens du terme, en tant que c’est le propre de la puissance qui institue la nature, et cette puissance est infinie ; aussi ces deux choses sont-elles incompatibles : pouvoir donner la grвce et ne pas pouvoir faire d’autres choses.

 

11° Il appartient а la gloire du roi que ses soldats aient une puissance de telle nature et de telle grandeur qu’elle ne les soustraie pas а la soumission au roi, et non une puissance qui les retirerait de sa sujйtion. Or, par la puissance de confйrer la grвce, la crйature serait йgalйe а Dieu, puisqu’elle aurait une puissance infinie. Ce serait donc une dйrogation а la gloire divine, si une crйature avait une telle puissance.

 

12° Ce qu’on entend n’est pas la cause suffisante de la foi ; et la preuve en est que beaucoup entendent et ne croient pas. Mais la cause de la foi est Celui qui fait assentir le croyant aux choses qui sont dites. Or il n’est pas poussй а assentir par quelque nйcessitй de la raison, mais par la volontй ; voilа pourquoi l’homme qui annonce extйrieurement ne cause pas la foi, mais c’est Dieu qui la cause, lui qui seul peut changer la volontй. Et il cause la foi chez le croyant en inclinant la volontй et en йclairant l’intelligence par la lumiиre de foi, afin qu’il ne s’oppose pas aux choses qui sont proposйes par le prйdicateur. Le prйdicateur, lui, se comporte comme quelqu’un qui dispose extйrieurement а la foi.

 

13° Ce qui est mien comme ma possession, je peux le donner а autrui, mais non ce qui est mien comme une forme inhйrente : en effet, je ne peux pas donner а autrui ma couleur ou ma quantitй. Or c’est ainsi que la grвce appartient а l’homme, et non de la premiиre faзon.

 

14° Bien que le prйlat ne puisse pas donner la grвce а un subordonnй, il peut cependant, en avertissant ou en corrigeant, coopйrer а ce que la grвce soit donnйe а quelqu’un, ou а ce que, une fois donnйe, elle ne soit pas perdue ; et c’est sous ce rapport qu’il est tenu de rendre compte des вmes de ses subordonnйs.

 

15° Les ministres du roi temporel ne procurent а quelqu’un la grвce du roi que par mode d’intercession. Et par consйquent, les ministres de Dieu peuvent procurer а un pйcheur la grвce divine en l’obtenant par des priиres, mais non en la causant de maniиre efficiente.

 

16° L’imposition de la main ne cause pas la venue de l’Esprit Saint, mais celui-ci survient en mкme temps que l’imposition de la main. C’est pourquoi, dans le texte, il n’est pas dit que les apфtres en imposant les mains donnaient le Saint-Esprit, mais qu’ils imposaient les mains et que les fidиles recevaient le Saint-Esprit. Cependant, si l’on dit que l’imposition des mains est en quelque faзon la cause de la rйception de l’Esprit Saint, comme les sacrements sont la cause de la grвce, ainsi qu’on le dira plus loin, alors l’imposition de la main n’aura pas cet effet en tant qu’elle vient de l’homme, mais par institution divine.

 

17° L’opinion du Maоtre, ici, а savoir que le pouvoir de crйer et de justifier puisse кtre confйrй а la crйature, n’est pas soutenue communйment ; encore que le Maоtre ne dise pas qu’а la crйature puisse кtre confйrй le pouvoir de justifier par autoritй, mais seulement par ministиre. Et cependant, s’il est communicable а la crйature, il ne s’ensuit pas qu’il soit communiquй. En effet, quand on dit que tout ce qui est communicable а la crйature lui est communiquй, il faut l’entendre des choses que la nature requiert, mais non de celles qui peuvent кtre ajoutйes aux principes naturels par la seule libйralitй divine ; а leur sujet, en effet, aucune jalousie n’apparaоt si elles ne sont pas confйrйes. Aussi le cas n’est-il pas semblable pour le Fils, car il entre dans la notion de filiation que le fils ait la nature de celui qui engendre. Si donc Dieu le Pиre ne communiquait pas la plйnitude de sa nature au Fils, il semblerait que cela se ramиne soit а de l’impuissance, soit а de la jalousie ; et surtout du point de vue de ceux qui disaient que le Pиre engendre le Fils par nйcessitй de nature.

 

18° La parole de Denys ne doit pas s’entendre en ce sens que les кtres infйrieurs seraient unis а la fin ultime par la puissance des causes intermйdiaires, mais en ce sens que les causes intermйdiaires disposent а cette union, soit par illumination, soit par un quelconque autre ministиre.

 

19° Ce pouvoir fut donnй aux apфtres pour expulser les dйmons des corps, et il est certain que cela est moindre que chasser le pйchй de l’вme. En outre, il ne leur fut pas donnй d’expulser les dйmons par leur propre puissance, mais par l’invocation du nom du Christ, en obtenant cela par la priиre ; ce qui est dit en Mc 16, 14 le montre clairement : « en mon nom, ils chasseront les dйmons ».

 

20° Le prкtre de la loi ancienne n’agit pas mкme par mode de ministиre pour la collation de la grвce, si ce n’est de faзon йloignйe, par l’exhortation et l’enseignement. En effet, les sacrements de la loi ancienne, dont il йtait le ministre, ne confйraient pas la grвce, comme la confиrent les sacrements de la loi nouvelle, dont le prкtre du nouveau Testament est le ministre ; par consйquent, le sacerdoce nouveau est plus digne que l’ancien, comme le prouve l’Apфtre dans l’Йpоtre aux Hйbreux.

 

21° L’вme ne se rapporte pas de la mкme faзon а la vie naturelle et а la vie de la grвce. En effet, elle se rapporte а la vie de la grвce comme ce qui vit par autre chose, mais а la vie de nature comme ce par quoi autre chose vit. Voilа pourquoi elle ne peut pas communiquer la vie de la grвce, mais elle reзoit cette vie communiquйe ; en revanche, elle communique la vie de la nature, et cependant ne la communique qu’en tant qu’elle est formellement unie au corps. Or il n’est pas possible que l’вme soit formellement unie а une autre вme qui peut vivre de la vie de la grвce ; il n’en va donc pas de mкme.

 

22° Il n’est pas impossible qu’un agent agisse selon son espиce ou au-dessous ; mais rien ne peut agir au-dessus de son espиce. Or la grвce est au-dessus de la nature de l’вme ; mais la faute est soit au niveau de la nature, relativement а la partie animale, soit au-dessous de la nature, relativement а la raison ; il n’en va donc pas de mкme pour la faute et pour la grвce.

 

23° Dans le microcosme qu’est l’homme, un accident spirituel n’excйdant pas la nature est causй en quelque faзon par une puissance crййe, а savoir, la science dans le disciple par le docteur ; mais non la grвce, car elle dйpasse la nature. L’вme sensitive et vйgйtative, elle, est contenue sous l’ordre naturel.

 

24° La perfection de la grвce est supйrieure а la perfection de la nature du cфtй de la forme qui perfectionne, mais non du cфtй du perfectible. Car, d’une certaine faзon, ce qui est naturel est possйdй plus parfaitement que ce qui est au-dessus de la nature, en tant qu’il est proportionnй а la puissance active naturelle, dont le don surnaturel excиde la proportion ; voilа pourquoi elle ne peut pas transmettre un don surnaturel par sa propre puissance, bien qu’elle puisse faire une chose semblable а elle dans la nature. Et cependant, cela n’est pas universellement vrai ; car les crйatures plus parfaites ne peuvent pas faire une chose semblable а elles, comme le soleil ne peut pas produire un autre soleil, ni l’ange un autre ange ; mais cela est vrai seulement pour les crйatures corruptibles, auxquelles une puissance gйnйrative a йtй procurйe par Dieu, afin que l’кtre, qui ne peut кtre continuй selon l’individu, soit continuй selon l’espиce.

 

25° Il y a deux actes de la forme. L’un qui est l’opйration, par exemple chauffer, et c’est un acte second ; et un tel acte de la forme est attribuй au suppфt. L’autre acte de la forme est la dйtermination formelle de la matiиre, et c’est un acte premier, comme vivifier le corps est l’acte de l’вme ; et un tel acte n’est pas attribuй au suppфt de la forme. Or c’est ainsi que justifier est l’acte de la justice ou de la grвce.

Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Bernard au sermon sur la Cиne du Seigneur, « de mкme que le chanoine est revкtu de sa charge par le livre, l’abbй par la crosse et l’йvкque par l’anneau, de mкme les grвces, dans leur diversitй, sont transmises par des sacrements divers ». Or le livre n’est pas la cause du canonicat, ni la crosse celle de la dignitй d’abbй, ni l’anneau celle de l’йpiscopat ; les sacrements ne sont donc pas non plus causes de grвce.

 

Si le sacrement est cause de grвce, cette cause est soit principale, soit instrumentale. Or elle n’est pas principale, car Dieu seul est ainsi cause de grвce, comme on l’a dit. Ni non plus instrumentale, car tout instrument a une action naturelle selon laquelle il opиre de faзon instrumentale ; tandis que le sacrement, йtant quelque chose de corporel, ne peut avoir aucune action naturelle а l’йgard de l’вme, qui est rйceptrice de la grвce ; et ainsi, il ne peut pas кtre cause instrumentale de la grвce.

 

Toute cause active est soit perfective, soit dispositive, comme on peut le dйduire des paroles d’Avicenne. Or le sacrement n’est pas cause perfective de la grвce, car alors il serait cause principale de la grвce ; ni non plus dispositive, car la disposition а la grвce est dans le mкme sujet que la grвce, c’est-а-dire dans l’вme, que la rйalitй corporelle n’atteint pas. Le sacrement n’est donc nullement cause de grвce.

 

S’il est cause de grвce, c’est soit par vertu propre, soit par quelque vertu ajoutйe. Non par vertu propre, car alors n’importe quelle eau sanctifierait comme l’eau du baptкme. Ni, de mкme, par une vertu ajoutйe, car tout ce qui est reзu en autre chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit ; et ainsi, puisque le sacrement est un йlйment matйriel, comme dit Hugues de Saint-Victor, il ne recevra qu’une vertu matйrielle, qui ne suffit pas pour produire la forme spirituelle. Le sacrement n’est donc nullement cause de grвce.

 

Cette vertu reзue dans l’йlйment matйriel sera soit corporelle, soit incorporelle. Si elle est incorporelle, alors, puisqu’elle est un certain accident et que son sujet est un corps, l’accident sera plus digne que le sujet : car l’incorporel est plus noble que le corps. Et si c’est une vertu corporelle, et qu’elle cause la grвce, qui est une forme spirituelle et incorporelle, il s’ensuit que l’effet serait plus noble que la cause, ce qui est de nouveau impossible. Il est donc impossible que le sacrement cause la grвce.

 

Si [le rйpondant] disait qu’une telle vertu ajoutйe n’est pas quelque chose de complet dans une espиce, mais une certaine chose incomplиte, alors en sens contraire : l’incomplet ne peut pas кtre la cause du complet. Or la grвce est une certaine chose complиte. Une telle vertu incomplиte ne peut donc pas кtre cause de grвce.

 

 L’agent parfait doit avoir un instrument parfait. Or les sacrements agissent comme des instruments de Dieu, qui est un agent trиs parfait. Ils doivent donc кtre parfaits, et avoir une vertu parfaite.

 

Selon Denys au cinquiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique, la loi de la divinitй est que les кtres de rang moyen soient ramenйs par les premiers, et les derniers par ceux de rang moyen. Il est donc contre la loi de la divinitй que, par les derniers, ceux de rang moyen ou les premiers soient ramenйs а Dieu. Or, dans l’ordre des crйatures, les corporelles sont les derniиres, et les substances spirituelles sont les premiиres. Il ne convient donc pas que la grвce, par laquelle l’esprit humain est ramenй а Dieu, soit confйrйe а cet esprit par des йlйments corporels.

 

 Saint Augustin, au livre des 83 Questions, distingue deux actions de Dieu : l’une qu’il opиre par une crйature assujettie, et l’autre qu’il fait immйdiatement par lui-mкme, et йclairer les вmes est de cette derniиre sorte. Or, confйrer la grвce а l’вme, c’est l’йclairer. Dieu ne se sert donc pas d’un sacrement comme d’un instrument intermйdiaire pour confйrer la grвce.

 

10° Si а l’йlйment matйriel est confйrйe une vertu par laquelle il puisse causer la grвce, alors ou bien cette vertu demeure aprиs que le sacrement est accompli, ou bien elle ne demeure pas. Si oui, alors, une fois l’eau du baptкme sanctifiйe par la parole de vie, si quelqu’un y est baptisй aprиs le baptкme de quelqu’un d’autre, il sera baptisй en l’absence de paroles profйrйes ; ce qui est faux. Et si elle ne demeure pas, alors, puisqu’on ne peut rien assigner de contraire qui la corrompe, c’est par elle-mкme qu’elle cesse ; et il semble aberrant — puisqu’elle est un certain кtre spirituel, et parmi les plus grands biens, йtant cause de la grвce — qu’elle s’йvanouisse si subitement.

 

11° L’agent l’emporte sur le patient ; ainsi saint Augustin prouve-t-il au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que le corps n’imprime pas dans l’вme les images par lesquelles il connaоt. Or un corps non uni а l’вme est plus йloignй de causer la forme surnaturelle de la grвce, que le corps uni de causer en elle un effet naturel. Il ne semble donc aucunement possible que de tels йlйments corporels, qui sont dans les sacrements, soient causes de grвce.

 

12° L’вme se dispose plus efficacement а avoir la grвce qu’elle n’est disposйe par les sacrements, car la disposition qu’elle fait d’elle-mкme conduit а la grвce sans le sacrement, mais l’inverse n’est pas vrai. Or, bien que l’вme se dispose а la grвce, elle ne se montre pas comme une cause de grвce. Donc, bien que les sacrements disposent en quelque faзon а la grвce, on ne doit pas les appeler des causes de grвce.

 

13° Un artisan expert n’use d’un instrument que comme il convient а l’instrument ; ainsi un menuisier ne se sert pas d’un marteau pour couper. Or Dieu est un artisan trиs expert. Il n’use donc pas d’un instrument corporel pour produire un effet spirituel, qui ne convient pas а la nature corporelle.

 

14° Un sage mйdecin emploie de plus forts remиdes pour les maladies plus fortes. Or la maladie du pйchй est trиs forte. Donc, pour la guйrir par la collation de la grвce, Dieu a dы appliquer des remиdes plus forts, et non des йlйments corporels.

 

15° La recrйation de l’вme doit correspondre а sa crйation par une ressemblance. Or Dieu a crйй l’вme sans l’intermйdiaire d’aucune crйature. Donc semblablement, il doit la recrйer par la grвce sans l’intermйdiaire d’un sacrement.

 

16° Avoir des aides est, pour un agent, un signe d’impuissance. Or les instruments aident а obtenir l’effet de l’agent principal. Il ne convient donc pas а Dieu, qui est un agent trиs puissant, de confйrer la grвce par des sacrements comme par des instruments.

 

17° En tout instrument, une action naturelle de celui-ci est requise, qui contribue en quelque faзon а l’effet voulu par l’agent principal. Or l’action naturelle de l’йlйment matйriel ne semble rien faire pour l’effet de la grвce, que Dieu veut rйaliser dans l’вme : dans le baptкme, en effet, l’ablution ne regarde pas l’вme de plus prиs que l’eau elle-mкme. De tels sacrements n’agissent donc pas а la faзon d’un d’instrument pour produire la grвce.

 

18° Les sacrements ne sont pas confйrйs sans ministre. Si donc les sacrements sont en quelque sorte des causes de grвce, l’homme sera aussi en quelque faзon une cause de grвce ; ce qui s’oppose а la parole de saint Augustin disant que « le pouvoir de justifier n’a pas йtй confйrй а l’homme, afin que l’on ne mette pas son espoir en l’homme ».

 

19° Dans la grвce, le Saint-Esprit est donnй. Si donc les sacrements sont des causes de grвce, il seront la cause du don du Saint-Esprit ; ce qui s’oppose а saint Augustin qui dit qu’aucune crйature « ne peut donner l’Esprit Saint ». Les sacrements ne sont donc aucunement causes de grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Le Maоtre, au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, dйfinissant le sacrement de la loi nouvelle, s’exprime ainsi : « Le sacrement est la forme visible de la grвce invisible, de sorte qu’il en porte l’image et en est la cause.

 

Saint Ambroise dit que la grвce est plus forte que la faute ; et l’Apфtre le montre clairement en Rom. 5, 15. Or la faute est causйe dans l’вme par l’infection du corps. La grвce peut donc кtre causйe dans l’вme par la sanctification d’un йlйment corporel.

 

Par l’institution des sacrements, ou quelque chose est ajoutй aux йlйments naturels, ou rien n’est ajoutй. Si rien n’est ajoutй, alors rien n’est confйrй au monde par l’institution des sacrements, ce qui est aberrant. Mais si une chose est ajoutйe, alors, puisque ce n’est pas en vain, cette chose pourra effectuer ce qu’elle ne pouvait pas effectuer auparavant. Or ce ne peut кtre que la grвce, puisque les sacrements ont йtй instituйs pour cela. Les sacrements peuvent donc avoir la grвce pour effet.

 

[Le rйpondant] disait que seul est ajoutй un certain ordre relatif а la grвce. En sens contraire : l’ordre est une certaine relation. Or la relation est toujours fondйe sur quelque chose d’absolu, et c’est pourquoi le mouvement est par accident dans le genre relation. Si donc un ordre est ajoutй, il est nйcessaire que quelque chose d’absolu soit ajoutй.

 

L’absolu n’est pas causй par le relatif, car le relatif a un кtre trиs faible. Si donc l’institution n’ajoute aux sacrements qu’une relation, ils ne pourront pas sanctifier par institution ; ce qui va contre Hugues de Saint-Victor.

 

[Le rйpondant] disait que ce n’est pas cette relation qui est cause de sanctification, mais la puissance divine prйsente aux sacrements. En sens contraire : ou bien la puissance divine, qui est Dieu lui-mкme, est prйsente aux sacrements aprиs l’institution autrement qu’avant l’institution, ou bien elle n’est pas prйsente autrement. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas d’autre effet aprиs l’institution qu’avant. Mais si elle est prйsente autrement, alors, puisque l’on ne dit de Dieu qu’il est d’une faзon nouvelle dans une crйature que parce qu’il fait en elle un nouvel effet, il sera nйcessaire que quelque chose soit nouvellement ajoutй aux sacrements eux-mкmes ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

En certains sacrements est requise une matiиre sanctifiйe, comme dans l’extrкme-onction et la confirmation. Or cette sanctification n’est pas faite inutilement. Une vertu spirituelle est donc confйrйe par elle aux sacrements, et cette vertu leur permettra d’кtre en quelque faзon des causes de grвce, puisqu’elle est ordonnйe а cela.

 

 

Rйponse :

 

Il est nйcessaire d’affirmer que les sacrements de la loi nouvelle sont en quelque faзon causes de grвce. En effet, on disait de la loi qu’elle tuait et qu’elle augmentait la transgression, parce qu’elle donnait la connaissance du pйchй mais ne confйrait pas la grвce qui vient en aide contre le pйchй. Si donc la loi nouvelle ne confйrait pas la grвce, on dirait de mкme qu’elle tue et qu’elle augmente la transgression ; or l’Apфtre enseigne le contraire. Et elle ne confиre pas la grвce par la seule instruction — car la loi ancienne avait cela — mais aussi par ses sacrements, en causant en quelque faзon la grвce ; c’est pourquoi l’Йglise ne se contente pas du catйchisme par lequel elle instruit celui qui se prйsente, mais elle lui ajoute des sacrements pour que soit possйdйe la grвce, que les sacrements de la loi ancienne ne confйraient pas mais signifiaient seulement. Or les signes se rattachent а l’instruction. Ainsi donc, parce que la loi ancienne instruisait seulement, ses sacrements йtaient seulement des signes de la grвce ; mais parce que la loi nouvelle а la fois instruit et justifie, ses sacrements sont а la fois signes et causes de la grвce. Mais comment ils sont causes, tous ne l’enseignent pas de la mкme faзon.

 

Certains disent en effet qu’ils sont causes de grвce non parce qu’ils opиrent quelque chose, par une vertu mise en eux, pour que soit possйdйe la grвce, mais parce que la grвce est donnйe, а leur rйception, par Dieu qui est prйsent aux sacrements, de sorte qu’on les appelle causes de grвce а la faзon d’une cause sine qua non ; et il donnent l’exemple suivant : le porteur d’un denier de plomb reзoit cent livres, non point parce que le denier de plomb serait une cause agissant pour que l’on reзoive cent livres, mais parce que celui qui peut donner a dйcrйtй que tout porteur d’un tel denier recevrait une telle somme. Semblablement, Dieu a dйcrйtй que quiconque reзoit le sacrement sans feinte, reзevrait la grвce, non pas en provenance des sacrements, mais de Dieu mкme ; et ils disent que tel йtait le sentiment du Maоtre au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, lorsqu’il disait que celui qui reзoit le sacrement « cherche le salut en des choses infйrieures а soi, non toutefois en provenance d’elles ». Mais cette opinion ne semble pas conserver suffisamment la dignitй des sacrements de la loi nouvelle. En effet, а bien considйrer l’exemple qu’ils proposent, et d’autres semblables, on ne trouve pas que ce qu’ils appellent une cause sine qua non se rapporte а l’effet autrement que comme un signe. En effet, le denier de plomb n’est qu’un signe de la rйception de la somme, et la crosse n’est qu’un signe du pouvoir qui est confйrй а l’abbй. Par consйquent, si les sacrements de la loi nouvelle se rapportent ainsi а la grвce, il s’ensuit qu’il ne sont que des signes de la grвce, et ainsi, ils n’auront rien de plus que les sacrements de la loi ancienne. А moins peut-кtre que l’on ne dise que les sacrements de la loi nouvelle sont des signes de la grвce donnйe en mкme temps qu’eux, tandis que ceux de la loi ancienne sont des signes de la grвce promise. Mais cela regarde plus la circonstance de temps que la dignitй des sacrements : car en ce temps-lа, la grвce йtait promise, alors que c’est maintenant le temps de la plйnitude de la grвce, parce que la rйparation de la nature humaine est dйjа faite ; donc, de ce point de vue, si nos sacrements avaient eu lieu alors avec tout ce qu’ils ont maintenant, ils n’auraient rien fait de plus que ceux-lа, et ceux-lа ne feraient maintenant pas moins que les nфtres, sans que rien leur soit ajoutй. Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, et dire que les sacrements de la loi nouvelle opиrent quelque chose pour que soit possйdйe la grвce.

 

Or une chose a deux faзons d’agir pour produire un effet. D’abord comme un agent par soi ; et « agir par soi » se dit de ce qui agit par une forme qui inhиre а lui а la faзon d’une nature complиte, qu’il tienne cette forme de lui-mкme ou d’autre chose, soit naturellement, soit violemment ; et c’est de cette faзon que l’on dit que le soleil et la lune йclairent, et que le feu chauffe, ainsi que le fer enflammй et l’eau chaude. Ensuite, une chose agit de faзon instrumentale pour produire un effet ; et ce n’est pas par une forme qui inhиre а elle qu’elle agit pour produire l’effet, mais elle agit seulement en tant qu’elle est mue par un agent par soi. En effet, la notion d’instrument en tant qu’instrument consiste а mouvoir en йtant mы ; ainsi, ce que la forme complиte est а l’agent par soi, le mouvement par lequel l’agent principal meut l’instrument l’est а celui-ci, comme la scie agit pour produire le banc. En effet, bien que la scie ait une action qui lui convient par sa forme propre, par exemple diviser, cependant elle a un effet qui ne lui convient qu’en tant qu’elle est mue par l’artisan, а savoir, faire une incision droite et qui convienne а la forme de l’art. Et ainsi, l’instrument a deux opйrations : l’une qui lui convient par sa forme propre, l’autre qui lui convient en tant qu’il est mы par l’agent par soi, et celle-ci dйpasse la puissance de la forme propre.

 

Il faut donc rйpondre que ni le sacrement ni aucune crйature ne peuvent donner la grвce а la faзon d’un agent par soi, car cela n’appartient qu’а la puissance divine, ainsi qu’il ressort de l’article prйcйdent ; mais les sacrements agissent de faзon instrumentale pour produire la grвce ; et en voici la preuve. Saint Jean Damascиne dit, au troisiиme livre, que la nature humaine йtait dans le Christ comme un certain organe de la divinitй ; voilа pourquoi la nature humaine avait quelque part dans l’opйration de la puissance divine : par exemple, c’est par un toucher que le Christ purifia le lйpreux ; ainsi, en effet, le toucher du Christ causait de faзon instrumentale la santй du lйpreux. Or, de mкme que la nature humaine йtait, dans le Christ, associйe de faзon instrumentale aux effets de la puissance divine quant aux effets corporels, de mкme quant aux spirituels ; c’est pourquoi le sang du Christ versй pour nous eut la puissance de laver les pйchйs ; Apoc. 1, 5 : « il nous a lavйs de nos pйchйs dans son sang » ; et Rom. 3, 24 : « justifiйs […] en son sang ». Et ainsi, l’humanitй du Christ est cause instrumentale de justification ; et cette cause nous est appliquйe spirituellement par la foi et corporellement par les sacrements — car l’humanitй du Christ est а la fois esprit et corps — afin que nous percevions en nous l’effet de la sanctification qui a lieu par le Christ. Aussi le plus parfait sacrement est-il celui en lequel le corps du Christ est rйellement contenu, а savoir l’Eucharistie, et il est la consommation de tous les autres, comme dit Denys dans la Hiйrarchie ecclйsiastique. Les autres sacrements, eux, participent en quelque faзon а la vertu par laquelle l’humanitй du Christ agit de faзon instrumentale pour produire la justification, et c’est pourquoi l’Apфtre dit de celui qui est sanctifiй par le baptкme qu’il est « sanctifiй par le sang du Christ » (Hйbr. 10, 10). Il est donc affirmй que la Passion du Christ opиre dans les sacrements de la loi nouvelle. Et par consйquent, les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme agissant de faзon instrumentale pour produire la grвce.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Bernard йvoque insuffisamment la notion des sacrements de la loi nouvelle, lorsqu’il parle d’eux en tant qu’ils sont des signes et non en tant qu’ils sont des causes.

 

Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas causes principales de grвce, comme des agents par soi, mais causes instrumentales. Et а l’instar des autres instruments, ils ont deux actions : l’une qui excиde la forme propre et a lieu par la vertu de la forme de l’agent principal, qui est Dieu, et tel est l’acte de justifier ; l’autre qu’ils exercent par leur forme propre, par exemple laver ou oindre ; et cette action atteint corporellement l’homme mкme qui est justifiй, quant au corps par soi, et par accident quant а l’вme, qui sent une telle action corporelle ; spirituellement, elle atteint l’вme elle-mкme, en tant que celle-ci la perзoit dans son intelligence comme un certain signe de la purification spirituelle.

 

Parce que la fin ultime correspond а l’agent premier comme le principal au principal, ce n’est pas la fin ultime qui est attribuйe а ce qui agit non principalement, mais la disposition а la fin ultime. Et ainsi, on dit que les sacrements sont causes de grвce а la faзon d’instruments qui disposent.

 

Pour produire la grвce, les sacrements n’agissent pas par la vertu de leur forme propre, car dans ce cas ils opйreraient comme des agents par soi ; mais ils agissent par la vertu de l’agent principal qui est Dieu, vertu qui existe en eux. Or cette vertu n’a pas un кtre complet dans la nature, mais elle est, dans un genre de l’йtant, quelque chose d’incomplet. Et cela se voit clairement ainsi : l’instrument meut en tant qu’il est mы ; or le mouvement est un acte imparfait, suivant le Philosophe ; par consйquent, de mкme que les choses qui meuvent en tant qu’elles sont dйjа assimilйes а l’agent comme si elles йtaient au terme du mouvement, meuvent par une forme parfaite, de mкme celles qui meuvent en tant qu’elles sont dans l’« кtre mы » lui-mкme, meuvent par une vertu incomplиte. Et pour que l’air meuve la vue, une telle vertu est en lui dans la mesure oщ la couleur du mur le transmue comme en devenir et non comme en acte accompli ; aussi l’espиce de la couleur existe-t-elle dans l’air par mode d’intention, et non par mode d’йtant complet comme elle existe sur le mur. Semblablement, les sacrements agissent pour produire la grвce parce que Dieu les meut pour ainsi dire vers cet effet. Et ce mouvement englobe l’institution, la sanctification et l’application а celui qui approche des sacrements ; c’est pourquoi ils ont une vertu non par mode d’йtant complet, mais comme incomplиtement. Et ainsi, il n’est pas aberrant que la vertu spirituelle soit dans une rйalitй matйrielle, comme les espиces des couleurs sont spirituellement dans l’air.

 

А proprement parler, cette vertu ne peut кtre appelйe ni corporelle, ni incorporelle : en effet, corporel et incorporel sont des diffйrences de l’йtant complet. Mais on dit proprement que la vertu est relative а l’incorporel, comme le mouvement est plutфt appelй « relatif а l’йtant » que « йtant ». Or l’objection procиde comme si cette vertu йtait une certaine forme complиte.

 

L’incomplet ne peut кtre la cause du complet comme un agent par soi ; cependant l’incomplet peut кtre ordonnй en quelque faзon au complet а la faзon d’une cause instrumentale, comme nous disons que le mouvement de l’instrument est la cause de la forme induite par l’agent principal.

 

 Il est de la perfection de l’instrument non pas qu’il agisse par une vertu complиte, mais qu’il agisse en tant qu’il est mы, et par consйquent, par une vertu incomplиte ; il ne s’ensuit donc pas que les sacrements soient des instruments imparfaits, bien que leur vertu ne soit pas un йtant complet.

 

L’instrument se rapporte а l’action comme une chose par laquelle on agit, plutфt que comme une chose qui agit : en effet, il appartient а l’agent principal qu’il agisse par un instrument. Et de la sorte, bien que les derniers ne ramиnent pas vers Dieu les premiers ou ceux de rang moyen, ils peuvent cependant se comporter comme des кtres par lesquels se fait le retour а Dieu des premiers et de ceux de rang moyen. C’est pourquoi Denys dit qu’il nous est naturel d’кtre conduits vers Dieu par les sensibles comme par la main. C’est aussi la cause qu’il donne de la nйcessitй de sacrements visibles, au premier chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.

 

 Il convient а Dieu d’йclairer l’вme sans l’intermйdiaire d’une crйature qui agisse pour produire l’illumination de l’вme comme un agent principal et par soi ; cependant il peut y avoir un mйdium agissant de faзon instrumentale et dispositive.

 

10° Il est des sacrements pour lesquels une matiиre sanctifiйe est requise, comme dans l’extrкme-onction et la confirmation ; il en est d’autres pour lesquels elle n’est pas requise par une nйcessitй du sacrement. Il est donc vrai pour tous que la vertu du sacrement ne consiste pas seulement dans la matiиre, mais dans la matiиre et la forme en mкme temps, ces deux choses йtant un seul sacrement ; par consйquent, la matiиre du sacrement peut bien кtre appliquйe а un homme, sans la forme convenable des paroles et les autres choses qui sont requises pour cela, l’effet du sacrement ne s’ensuit pas. Mais dans les sacrements qui ont besoin d’une matiиre sanctifiйe, la vertu du sacrement, aprиs l’usage du sacrement, reste dans la matiиre partiellement et non complиtement. Et dans les sacrements qui n’ont pas besoin de matiиre sanctifiйe, rien ne reste aprиs l’usage du sacrement ; aussi l’eau en laquelle un baptкme a йtй cйlйbrй n’a-t-elle rien de plus qu’une autre eau, sauf peut-кtre а cause du mйlange de chrкme, qui n’est cependant pas de nйcessitй pour le sacrement. Et il n’est pas aberrant que cette vertu cesse, car cette vertu se comporte comme existant en devenir et dans l’« кtre mы », comme on l’a dit ; et une telle vertu cesse lorsque cesse la motion du moteur : en effet, aussitфt que le moteur cesse de mouvoir, le mobile cesse aussi d’кtre mы.

 

11° Bien que l’йlйment corporel soit moins noble que l’вme et pour cette raison ne puisse rien effectuer dans l’вme par la vertu de sa nature propre, cependant il peut effectuer quelque chose dans l’вme en tant qu’instrument agissant dans la puissance divine.

 

12° L’вme agit en disposant а la grвce en vertu de sa nature propre, tandis que le sacrement le fait par la puissance divine comme instrument de celle-ci ; il n’en va donc pas de mкme.

 

13° Par sa forme propre, le sacrement signifie ou est de nature а signifier l’effet auquel il est divinement ordonnй ; et par consйquent, il est un instrument convenable, car les sacrements causent en signifiant.

 

14° Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas des remиdes faibles, mais forts, en tant que la Passion du Christ opиre en eux. Par contre, les sacrements de la loi ancienne, qui ont prйcйdй la Passion du Christ, sont appelйs faibles, comme on le voit clairement en Gal. 4, 9 : « Comment retournez-vous а ces pauvres et faibles rudiments ? »

 

15° La crйation ne prйsuppose rien qui puisse recevoir l’action d’un agent instrumental ; mais la recrйation le prйsuppose ; il n’en va donc pas de mкme.

 

16° Ce n’est pas parce qu’il en a besoin que Dieu se sert d’instruments ou de causes intermйdiaires dans son action, mais pour une convenance des effets. En effet, il est convenable que les remиdes divins nous soient procurйs suivant notre mode, c’est-а-dire par les rйalitйs sensibles, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.

 

17° L’action naturelle de l’instrument matйriel aide а obtenir l’effet du sacrement, en tant que par elle le sacrement est appliquй au receveur, et en tant que la signification du sacrement est accomplie par l’action susdite, comme la signification du baptкme est accomplie par l’ablution.

 

18° Il est des sacrements pour lesquels un ministre dйterminй n’est pas requis, comme on le voit dans le cas du baptкme ; et pour ceux-ci, la vertu du sacrement ne rйside nullement dans le ministre. Mais il en est d’autres pour lesquels un ministre dйterminй est requis, et la vertu de ceux-lа rйside partiellement dans le ministre, comme aussi dans la matiиre et la forme. Toutefois, on dit du ministre qu’il ne justifie que par mode de ministиre, en tant qu’il agit pour produire la justification en confйrant le sacrement.

 

19° Le Saint-Esprit n’est donnй que par celui qui cause la grвce comme un agent principal, ce qui n’appartient qu’а Dieu ; voilа pourquoi Dieu seul donne le Saint-Esprit.

Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien n’est divisй contre soi-mкme ; or la grвce se subdivise en opйrante et coopйrante. Il y a donc diffйrentes grвces : l’opйrante et la coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas qu’une grвce sanctifiante dans un homme.

 

[Le rйpondant] disait qu’il y a, quant а l’habitus, une seule grвce opйrante et coopйrante, mais que la division se prend des diffйrents actes. En sens contraire : les habitus se distinguent par les actes. Si donc les actes sont diffйrents, il ne pourra y avoir un seul habitus pour l’une et l’autre grвce.

 

Nul n’a besoin de demander ce qu’il a dйjа. Or celui qui a la grвce prйvenante trouve nйcessaire de demander la subsйquente, suivant saint Augustin. Il n’y a donc pas une unique grвce prйvenante et subsйquente.

 

[Le rйpondant] disait que celui qui a la grвce prйvenante ne demande pas la grвce subsйquente comme une autre grвce, mais comme la conservation de la mкme grвce. En sens contraire : la grвce est plus puissante que la nature. Or l’homme dans l’йtat de nature intиgre a pu se maintenir par lui-mкme en ce qu’il avait reзu, comme il est dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24. Celui qui a reзu la grвce prйvenante peut donc se maintenir en elle ; et ainsi, il n’a pas besoin de demander cela.

 

La forme se diversifie d’aprиs la diversitй des perfectibles. Or la grвce est la forme des vertus. Puis donc que les vertus sont nombreuses, la grвce ne pourra кtre unique.

 

La grвce prйvenante concerne la voie, tandis que la grвce subsйquente concerne la gloire ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « Elle nous devance pour que nous vivions selon la piйtй, elle nous suit pour que nous vivions а jamais avec Dieu ; elle nous devance pour que nous soyons appelйs, elle nous suit pour que nous soyons glorifiйs. » Or la grвce de la voie n’est pas la mкme que la grвce de la patrie, puisqu’il n’y a pas une mкme perfection pour la nature crййe et pour la nature glorifiйe, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre, dist. 3. La grвce prйvenante et la grвce subsйquente ne sont donc pas la mкme chose.

 

La grвce opйrante concerne l’acte intйrieur, mais la grвce coopйrante, l’acte extйrieur ; c’est pourquoi saint Augustin dit qu’elle « prйvient pour que l’on veuille, et suit pour que l’on ne veuille pas en vain ». Or ce n’est pas la mкme chose qui est au principe de l’acte intйrieur et de l’acte extйrieur ; par exemple dans le cas des vertus, on voit clairement que la charitй est donnйe pour l’acte intйrieur, mais que la force, la justice et autres vertus semblables sont donnйes pour les actes extйrieurs. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante, ou prйvenante et subsйquente.

 

De mкme que la faute est dans l’вme un dйfaut du cфtй de la volontй, de mкme l’ignorance est un dйfaut du cфtй de l’intelligence. Or aucun habitus unique ne chasse toute ignorance de l’intelligence. Il ne peut donc pas non plus y avoir un habitus unique qui chasse toute faute de la volontй. Or la grвce chasse toute faute. La grвce n’est donc pas un habitus unique.

 

La grвce et la faute sont contraires. Or une faute unique n’infecte pas toutes les puissances de l’вme. Une grвce unique ne peut donc pas non plus les perfectionner toutes.

 

10° А propos de ce passage de Ex. 33, 13 : « Si j’ai trouvй grвce », la Glose dit : « Pour les saints, une seule grвce ne suffit pas. Il en est une qui prйcиde, afin qu’ils connaissent et aiment Dieu ; l’autre est celle qui suit, afin qu’ils se gardent purs, inviolйs, et qu’ils progressent. » Et ainsi, il n’y a pas qu’une grвce dans un homme.

 

11° Un mode diffйrent comportant une difficultй spйciale requiert un habitus diffйrent ; ainsi, pour confйrer de grands dons, qui par leur grandeur font difficultй, une vertu spйciale — la magnificence — est requise en plus de la libйralitй, qui se limite aux dons communs. Or, bien vouloir avec persйvйrance ajoute а bien vouloir simplement une difficultй spйciale ; par ailleurs, bien vouloir simplement est le propre de la grвce prйvenante, tandis que bien vouloir avec persйvйrance est le propre de la grвce subsйquente ; c’est pourquoi saint Augustin dit que la grвce prйvient pour que l’homme veuille, et qu’elle suit pour qu’il accomplisse ou persiste. La grвce subsйquente est donc un autre habitus que la grвce prйvenante.

 

12° Les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme on l’a dit. Or les diffйrents sacrements ne sont pas ordonnйs au mкme effet. Il y a donc en l’homme diverses grвces, qui sont confйrйes par les diffйrents sacrements.

 

13° [Le rйpondant] disait que les sacrements suivants ne sont pas confйrйs pour amener une autre grвce, mais pour augmenter celle que l’on possиde. En sens contraire : l’augmentation de la grвce ne fait pas varier l’espиce de la grвce. Si donc les causes sont а proportion des effets, il s’ensuivrait de la rйponse susmentionnйe que les sacrements ne diffйreraient pas par l’espиce.

 

14° [Le rйpondant] disait que les sacrements diffиrent par l’espиce selon les diffйrentes grвces gratuitement donnйes qui sont confйrйes dans les divers sacrements, et qui sont les effets propres des sacrements. En sens contraire : la grвce gratuitement donnйe ne s’oppose pas а la faute. Puis donc que les sacrements sont surtout ordonnйs contre la faute, il semble que les effets propres des sacrements, d’aprиs lesquels les sacrements se distinguent, ne sont pas des grвces gratuitement donnйes.

 

15° Diverses blessures sont infligйes а l’вme par les diffйrents pйchйs, et toutes sont assurйment guйries par la grвce. Puis donc qu’aux diverses blessures correspondent diffйrents remиdes — car, selon la parole de saint Jйrфme, « ce qui guйrit le talon ne guйrit pas l’њil » —, il semble qu’il y ait diffйrentes grвces.

 

16° Le mкme ne peut pas simultanйment кtre possйdй et non possйdй par le mкme. Or quelques-uns, comme les petits enfants baptisйs, ont la grвce opйrante sans avoir la grвce coopйrante. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante.

 

17° La grвce est proportionnйe а la nature comme la perfection est proportionnйe au perfectible. Or ainsi en est-il dans la nature humaine, que l’кtre et l’opйration ne viennent pas immйdiatement du mкme principe : car l’вme est principe d’кtre par son essence, mais principe d’opйration par sa puissance. Puis donc que, dans les rйalitйs gratuites, la grвce opйrante ou prйvenante est le principe d’oщ provient l’кtre spirituel, alors que la grвce coopйrante est le principe de l’opйration spirituelle, il semble que ce ne soit pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante.

 

18° Un habitus unique ne peut produire deux actes tout ensemble et au mкme instant. Or l’acte de la grвce opйrante, qui est de justifier ou de guйrir l’вme, et l’acte de la grвce coopйrante ou subsйquente, qui est d’agir avec justice, sont simultanйs dans l’вme. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas une seule grвce dans l’homme.

 

 

En sens contraire :

 

Lа oщ une seule chose suffit, il est superflu d’en poser plusieurs. Or une seule grвce suffit а l’homme pour le salut, car il est dit en 2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Il n’y a donc qu’une seule grвce dans l’homme.

 

La relation ne diversifie pas l’essence de la rйalitй. Or la grвce coopйrante n’ajoute а la grвce opйrante qu’une relation. C’est donc essentiellement la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, on appelle « grвce » soit celle qui est gratuitement donnйe, soit celle qui est sanctifiante.

 

Or il est manifeste qu’il y a diverses grвces gratuitement donnйes. Il existe en effet diverses choses qui sont confйrйes а l’homme divinement et gratuitement, au-dessus du mйrite et du pouvoir de la nature humaine, telles la prophйtie, l’opйration des miracles et autres choses semblables, dont l’Apфtre dit en 1 Cor. 12, 4 : « Il y a diversitй de grвces. » Mais la prйsente recherche ne porte pas sur celles-ci.

 

La grвce sanctifiante, elle, comme on peut le voir d’aprиs ce qui a йtй dit, se prend de deux faзons : d’abord au sens de l’agrйment divin, qui est la volontй gratuite de Dieu ; ensuite au sens d’un certain don crйй qui perfectionne l’homme formellement et le rend digne de la vie йternelle.

 

Si donc l’on prend la grвce de cette seconde faзon, il est impossible qu’il y ait plusieurs grвces en un seul homme. Et la raison en est la suivante : le terme de « grвce » signifie que, par elle, l’homme est suffisamment ordonnй а la vie йternelle ; en effet, gratus [i. e. agrйable] est une faзon de dire « agrйй par Dieu pour qu’il ait la vie йternelle ». Or, si l’on affirme qu’une chose ordonne suffisamment а quelque terme unique, cette chose doit nйcessairement кtre unique ; car s’il y en avait plusieurs, aucune d’elles ne suffirait, ou bien l’une d’elles serait superflue. Mais il en dйcoule nйcessairement que la grвce aussi est une unique chose simple. En effet, il serait possible que rien qui soit un ne rende suffisamment digne de la vie йternelle, mais pour cela l’homme serait rendu digne par plusieurs choses, par exemple par plusieurs vertus ; que si l’en йtait ainsi, aucune de ces nombreuses choses ne pourrait кtre appelйe grвce, mais toutes en mкme temps seraient appelйes une grвce unique, car de toutes celles-ci ne rйsulterait dans l’homme qu’une seule dignitй relativement а la vie йternelle. Or ce n’est pas ainsi que la grвce est une, mais elle l’est comme l’est un seul habitus simple : et ce, parce que l’habitus se diversifie dans l’вme relativement aux divers actes ; or les actes eux-mкmes ne sont pas la raison de l’agrйment divin, mais c’est d’abord l’homme qui est agrйй par Dieu, ensuite ses actes, comme on le lit en Gen. 4, 4 : « Le Seigneur regarda favorablement Abel et ses prйsents. » Par consйquent, ce don que Dieu accorde а ceux qu’il agrйe dans son royaume et dans sa gloire, est prйsupposй aux perfections ou aux habitus par lesquels les actes humains sont perfectionnйs pour кtre dignes d’кtre agrййs par Dieu. Et ainsi, il est nйcessaire que l’habitus de la grвce demeure indivis, йtant antйrieur aux choses par lesquelles se fait la distinction des habitus dans l’вme.

 

Mais si l’on prend la grвce sanctifiante de la premiиre faзon, c’est-а-dire au sens de la volontй gratuite de Dieu, alors il est avйrй qu’il n’y a, du cфtй de Dieu mкme agrйant, qu’une seule grвce de Dieu, non seulement pour un homme mais aussi pour tous : car rien de ce qui est en lui ne peut кtre divers ; en revanche, elle peut кtre multiple du cфtй des effets divins : ainsi disons-nous que tout effet que Dieu produit en nous par sa volontй gratuite, par laquelle il nous agrйe dans son royaume, relиve de la grвce sanctifiante, comme celui de nous envoyer de bonnes pensйes et de saintes affections. Ainsi donc la grвce, en tant qu’elle est un certain don habituel en nous, est unique ; mais en tant qu’elle implique quelque effet divin en nous ordonnй а notre salut, on peut parler de multiples grвces en nous.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La grвce opйrante peut кtre distinguйe de la grвce coopйrante tant du cфtй de la volontй gratuite de Dieu que du cфtй du don qui nous est confйrй. En effet, la grвce est appelйe opйrante relativement а l’effet qu’elle seule produit, et coopйrante relativement а l’effet qu’elle ne cause pas seule, mais avec la coopйration du libre arbitre. Donc, du cфtй de la volontй gratuite de Dieu, on appellera grвce opйrante la justification mкme de l’impie, qui se fait par l’infusion du don gratuit lui-mкme. En effet, seule la volontй gratuite de Dieu cause en nous ce don, et le libre arbitre n’en est aucunement la cause, si ce n’est а la faзon d’une disposition suffisante. Du cфtй de cette mкme volontй, la grвce sera appelйe coopйrante en ce sens qu’elle opиre dans le libre arbitre en causant son mouvement, en libйrant l’exйcution de l’acte extйrieur et en facilitant la persйvйrance, toutes choses en lesquelles le libre arbitre a une part d’action. Et de la sorte, il est certain que la grвce opйrante diffиre de la grвce coopйrante. Mais du cфtй du don gratuit, c’est essentiellement la mкme grвce qui sera appelйe opйrante et coopйrante : opйrante, en tant qu’elle dйtermine formellement l’вme, si bien que « opйrant » se comprend formellement а la faзon dont on dit que la blancheur fait le mur blanc, car cela n’est aucunement l’acte du libre arbitre ; et on l’appellera coopйrante en tant qu’elle incline а l’acte intйrieur et extйrieur, et en tant qu’elle donne la facultй de persйvйrer jusqu’а la fin.

 

Les divers effets qui sont attribuйs а la grвce opйrante et coopйrante ne peuvent diversifier l’habitus ; car les effets qui sont attribuйs а la grвce opйrante sont causes de ceux qui sont attribuйs а la grвce coopйrante : en effet, de ce que la volontй est formellement dйterminйe par quelque habitus, il suit qu’elle passe а l’acte de vouloir, et par l’acte mкme de vouloir est causй l’acte extйrieur. En outre, c’est par la fermetй de l’habitus qu’est causйe la rйsistance que nous opposons au pйchй. Et ainsi, c’est un mкme et unique habitus de grвce qui dйtermine formellement l’вme, йlicite l’acte intйrieur et extйrieur, et en quelque sorte fait persйvйrer, en tant qu’il rйsiste aux tentations.

 

Si fort que soit son habitus de grвce, l’homme a cependant toujours besoin de l’opйration divine, par laquelle Dieu opиre en nous selon les modes susmentionnйs ; et ce, а cause de l’infirmitй de notre nature et de la multitude des empкchements, qui n’existaient assurйment pas dans l’йtat de nature crййe ; c’est pourquoi l’homme, alors, pouvait plus se tenir debout par lui-mкme que ne le peuvent maintenant ceux qui ont la grвce, non certes а cause d’une imperfection de la grвce, mais а cause de l’infirmitй de la nature ; quoique, mкme alors, ils aient eu besoin de la providence divine qui les dirige et les aide. Voilа pourquoi celui qui a la grвce a besoin de demander le secours divin, qui relиve de la grвce coopйrante.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

La grвce n’est pas appelйe forme des vertus comme si elle йtait une partie essentielle des vertus : alors, en effet, il serait nйcessaire que la multiplication des vertus multipliвt la grвce ; mais elle est appelйe forme des vertus en tant qu’elle complиte formellement l’acte de vertu. Or de trois faзons l’acte de vertu est formellement dйterminй. D’abord en tant que la substance de l’acte est environnйe par les circonstances requises, par la limitation desquelles il est йtabli dans le milieu de la vertu. Et l’acte de vertu tient cela de la prudence ; car le milieu de la vertu se prend de la raison droite, comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. Et ainsi, la prudence est appelйe la forme de toutes les vertus morales. Or l’acte de vertu ainsi йtabli dans le milieu est quasi matйriel au regard de la relation а la fin ultime, relation qui est ajoutйe а l’acte de vertu par le commandement de la charitй ; et ainsi, on dit que la charitй est la forme de toutes les autres vertus. Mais de surcroоt, la grвce ajoute l’efficace du mйrite : en effet, la valeur d’aucune de nos њuvres n’est estimйe digne de la gloire йternelle, si l’on ne prйsuppose l’agrйment divin ; et ainsi, on dit que la grвce est la forme et de la charitй, et des autres vertus.

 

La grвce est appelйe prйvenante et subsйquente d’aprиs l’ordre des choses qui se trouvent dans l’кtre gratuit ; et la premiиre de ces choses est la dйtermination formelle du sujet, ou la justification de l’impie, ce qui est la mкme chose ; la deuxiиme est l’acte de la volontй ; la troisiиme est l’acte extйrieur ; la quatriиme est le progrиs spirituel et la persйvйrance dans le bien ; la cinquiиme est l’obtention de la rйcompense. Ainsi l’on distingue d’une premiиre faзon la grвce prйvenante de la subsйquente en appelant grвce prйvenante celle par laquelle l’impie est justifiй, et la subsйquente celle par laquelle le justifiй agit. D’une deuxiиme faзon, en appelant prйvenante celle par laquelle quelqu’un veut droitement, et subsйquente celle par laquelle il exйcute la volontй droite en une њuvre extйrieure. D’une troisiиme faзon, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а toutes ces choses, mais la subsйquente, а la persйvйrance dans les mкmes choses. D’une quatriиme, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а tout l’йtat de mйrite, et la subsйquente, а la rйcompense.

 

Or dans les trois premiиres distinctions, on voit clairement а partir de ce qu’on a dit de la grвce opйrante et de la coopйrante comment la grвce prйvenante et la subsйquente sont identiques ou diffйrentes, car de ces trois faзons la grвce prйvenante et subsйquente semble кtre la mкme chose que la grвce opйrante et coopйrante. Mais selon la quatriиme distinction, si l’on considиre en lui-mкme le don gratuit qui est appelй grвce, on trouve que la grвce prйvenante est la mкme chose que la subsйquente. En effet, de mкme que la charitй de la voie n’est pas фtйe mais demeure dans la patrie avec augmentation, pour la raison qu’elle n’implique aucun dйfaut dans sa notion, de mкme la grвce, puisqu’elle n’implique aucun dйfaut dans sa notion, devient gloire par son augmentation : et si l’on dit que la perfection de la nature, quant а la grвce, est diffйrente dans l’йtat de voie et dans celui de la patrie, c’est а cause d’une diversitй non pas dans la forme qui perfectionne, mais dans la mesure de la perfection. Mais si nous prenons la grвce avec toutes les vertus qu’elle informe, alors la grвce et la gloire ne sont pas la mкme chose, car certaines vertus comme la foi et l’espйrance sont abolies dans la patrie.

 

Bien que les actes extйrieur et intйrieur soient des perfectibles diffйrents, ils sont cependant ordonnйs entre eux, car l’un est la cause de l’autre, comme on l’a dit.

 

Il faut considйrer deux choses dans le pйchй : la conversion et l’aversion. Quant а la conversion, les pйchйs se distinguent les uns des autres, mais dans l’aversion ils sont connexes, en tant que l’homme se dйtourne du bien immuable par n’importe quel pйchй mortel. Les vertus s’opposent donc aux pйchйs du cфtй de la conversion ; et ainsi, des pйchйs diffйrents sont chassйs par des vertus diffйrentes, de mкme que des ignorances diffйrentes le sont par des sciences diffйrentes. Mais du cфtй de l’aversion, tous sont remis par une seule chose, qui est la grвce. Quant aux ignorances, elles n’ont pas entre elles en une unique connexion ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Il ne se trouve pas qu’une faute unique perfectionne formellement toutes les fautes, comme un unique habitus de vertu ou de grвce perfectionne toutes les vertus ; et pour cette raison, une faute unique n’infecte pas toutes les puissances comme une grвce unique les perfectionne — non qu’elle soit en toutes comme en un sujet, mais en tant qu’elle dйtermine formellement les actes de toutes les puissances.

 

10° Cette grвce qui suit se comprend soit comme un autre effet de la volontй gratuite de Dieu, soit comme le mкme habitus de grвce rйfйrй а un autre effet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

11° Avoir fermement, immuablement un habitus et le mettre en њuvre, est une condition qui est requise pour toute vertu, comme le montre clairement le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique : voilа pourquoi ce mode ne requiert pas d’habitus spйcial.

 

12° De mкme que les diverses vertus et les divers dons du Saint-Esprit sont ordonnйs а diffйrents actes, de mкme les divers effets des sacrements sont comme diffйrents remиdes du pйchй, des participations а la vertu de la Passion du Seigneur qui dйpendent de la grвce sanctifiante comme les vertus et les dons. Mais les vertus et les dons ont un nom spйcial, parce que les actes auxquels ils sont ordonnйs sont manifestes : aussi les distingue-t-on de la grвce par leur nom. Par contre, les dйfauts du pйchй, contre lesquels les sacrements sont instituйs, sont cachйs ; c’est pourquoi les effets des sacrements n’ont pas de nom propre, mais sont appelйs du nom de grвce : on les appelle « grвces sacramentelles », et c’est par elles comme par des effets propres que les sacrements se distinguent. Or ces effets relиvent de la grвce sanctifiante, qui est jointe а ces effets ; et ainsi, avec leurs effets propres, les sacrements ont un effet commun, la grвce sanctifiante ; et celle-ci, par le sacrement, est а la fois donnйe а qui ne l’a pas, et augmentйe pour qui l’a.

 

13° & 14° On voit dиs lors clairement la solution aux treiziиme et quatorziиme arguments.

 

15° Tous les pйchйs infligent une unique blessure du cфtй de l’aversion, comme on l’a dit, et ainsi, ils sont guйris par un unique don de grвce ; mais du cфtй de la conversion, ils infligent diverses blessures, qui sont guйries par les diffйrentes vertus, et par les diffйrents effets des sacrements.

 

16° Chez les petits enfants, bien que la grвce ne soit pas coopйrante en acte, elle l’est cependant en puissance : en effet, la grвce opйrante qu’ils ont reзue sera suffisante pour coopйrer au libre arbitre lorsqu’ils pourront avoir l’usage de celui-ci.

 

17° De mкme que l’essence de l’вme est immйdiatement principe d’кtre tandis qu’elle est principe d’opйration par l’intermйdiaire des puissances, de mкme l’effet immйdiat de la grвce est de confйrer l’кtre spirituel, ce qui relиve de la dйtermination formelle du sujet, en l’occurrence de la justification de l’impie, laquelle est l’effet de la grвce opйrante, tandis que l’effet de la grвce par l’intermйdiaire des vertus et des dons est d’йliciter les actes mйritoires, ce qui relиve de la grвce coopйrante.

 

18° Un habitus unique ne peut causer au mкme instant deux actes qui seraient des opйrations distinctes et non ordonnйes entre elles ; mais un habitus unique peut causer deux actes dont l’un est une opйration et l’autre la dйtermination formelle d’un sujet, ou bien deux opйrations dont l’une soit la cause de l’autre, comme l’acte intйrieur est la cause de l’acte extйrieur, et tel est le rapport des actes de la grвce opйrante et coopйrante, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 6 : La grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’habitus ou la perfection qui est dans l’essence doit кtre а l’effet de l’essence ce que l’habitus qui est dans la puissance est а l’effet de la puissance. Or l’habitus qui est dans une puissance perfectionne la puissance relativement а son acte, comme la charitй perfectionne la volontй relativement au vouloir ; et l’effet propre de l’essence de l’вme est l’кtre, que l’вme confиre au corps, car l’вme est dans son essence la forme du corps. Puis donc que la grвce ne perfectionne pas relativement а l’кtre naturel, que l’вme confиre au corps, elle ne sera pas dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

Les opposйs sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la grвce et la faute sont opposйs. Puis donc que la faute n’est pas dans l’essence de l’вme — cela ressort de ce que rien n’est фtй de l’essence de l’вme, alors que pourtant le pйchй ou la faute, suivant saint Augustin, est une privation du mode, de l’espиce et de l’ordre —, il semble que la grвce ne soit pas dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

Les choses gratuites prйsupposent les naturelles. Or les puissances sont des propriйtйs naturelles de l’вme, suivant Avicenne. La grвce n’est donc pas dans l’essence de l’вme si l’on ne prйsuppose la puissance ; et ainsi, elle est immйdiatement dans la puissance comme en un sujet.

 

Un habitus ou une forme quelconque se trouve lа ou se trouve son effet. Or n’importe quel effet de la grвce, tant opйrante que coopйrante, se trouve dans les puissances, comme on le voit par induction sur chaque effet. La grвce est donc dans les puissances de l’вme comme en un sujet.

 

L’image de la recrйation correspond а l’image de la crйation ; et ces deux images sont distinguйes dans la Glose а propos de ce passage du Psaume 4, 7 : « La lumiиre de votre visage, Seigneur, a йtй imprimйe sur nous comme un signe. » Or l’image de la crйation se prend des puissances, а savoir, de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, qui sont trois puissances de l’вme, comme dit la Maоtre au premier livre des Sentences, dist. 3. La grвce regarde donc les puissances de l’вme.

 

Les habitus acquis s’opposent aux habitus infus. Or tous les habitus acquis sont dans les puissances de l’вme. Donc la grвce aussi, qui est un don habituel infus.

 

 Selon saint Augustin, la bonne volontй de l’homme est prйparйe par la grвce. Or cela signifie seulement que la volontй est perfectionnйe par la grвce. La grвce est donc une perfection de la volontй ; et ainsi, elle est dans la volontй comme en un sujet, et non dans l’essence de l’вme.

 

 

En sens contraire :

 

La grвce est dans l’вme en tant que celle-ci est ordonnйe а Dieu. Or toute l’вme est ordonnйe а Dieu, en tant qu’elle se trouve en puissance а en recevoir quelque chose. L’вme est donc rйceptive de la grвce dans sa totalitй. Or le tout, dans l’вme, est la substance mкme de l’вme, tandis que les parties en sont les puissances. L’вme est donc le sujet de la grвce par sa substance.

 

Le premier don de Dieu se trouve en ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu. Or la grвce est le premier don de Dieu en nous : en effet, elle prйcиde et la foi et la charitй, ainsi que les autres vertus semblables, comme le montre clairement saint Augustin au deuxiиme livre sur la Prйdestination des saints. Or ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu, c’est l’essence de l’вme, de laquelle dйrivent les puissances. La grвce est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

Le mкme кtre crйй ne peut кtre en divers sujets. Or la grвce est quelque chose de crйй. Elle ne peut donc кtre en diverses puissances. Or, puisque la grвce s’йtend aux actes de toutes les puissances en tant qu’ils peuvent кtre mйritoires, elle est soit dans l’essence de l’вme, soit dans toutes les puissances. Or elle n’est pas en toutes ; elle est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

La cause secondaire reзoit l’influence de la cause premiиre avant que ne la reзoivent les effets de la cause secondaire. Or l’essence de l’вme est le principe des puissances ; et ainsi, elle est leur cause secondaire, Dieu йtant leur cause premiиre. L’essence de l’вme reзoit donc l’influence de la grвce avant que les puissances ne la reзoivent.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, il y a deux opinions sur la grвce. L’une affirme que la grвce et la vertu sont essentiellement une mкme chose ; et selon elle, il est nйcessaire de dire que la grвce est vйritablement dans la puissance de l’вme comme en un sujet, йtant donnй que la vertu qui perfectionne relativement а l’opйration ne peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’opйration : mais on peut dire par une certaine appropriation, selon cette opinion, que la grвce regarde l’essence et la vertu la puissance, parce que la grвce et la vertu, encore qu’elles ne diffиrent pas par l’essence, diffиrent du moins par la notion ; car le don de la grвce concerne l’вme elle-mкme avant de concerner son acte, puisque l’вme n’est pas agrййe de Dieu а cause de son acte, mais c’est l’inverse, comme on l’a dit.

 

L’autre opinion, que nous soutenons, est que la grвce et la vertu ne sont pas identiques dans leur essence. Et par consйquent, il est nйcessaire de dire que la grвce est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, et non dans les puissances ; car puisque la puissance, en tant que telle, est ordonnйe а l’opйration, il est nйcessaire que la perfection de la puissance soit ordonnйe а l’opйration selon sa notion propre. Or ce qui fait la notion de vertu, c’est d’кtre cause prochaine de perfection pour agir droitement ; il serait donc nйcessaire, si la grвce йtait dans la puissance de l’вme, qu’elle soit identique а quelqu’une des vertus. Si donc l’on ne soutient pas cela, il est nйcessaire de dire que la grвce est dans l’essence de l’вme, perfectionnant celle-ci en tant qu’elle lui donne un certain кtre spirituel et la rend, par une certaine assimilation, participante de la nature divine, comme on le lit en 2 Pet. 1, 4 ; de mкme que les vertus perfectionnent les puissances pour qu’elles opиrent droitement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la grвce ne soit pas le principe de l’кtre naturel, elle perfectionne cependant l’кtre naturel, en tant qu’elle ajoute l’кtre spirituel.

 

La faute actuelle ne peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’acte. Mais la faute originelle est en l’вme dans son essence, par laquelle elle est unie а la chair comme sa forme, l’infection originelle йtant contractйe dans l’вme depuis la chair. Et bien qu’aucun des principes essentiels ne soit фtй а l’вme, l’ordre de l’essence mкme de l’вme est cependant empкchй par une sorte d’йloignement, comme des dispositions contraires йloignent de l’acte de la forme la puissance de la matiиre.

 

Les choses gratuites prйsupposent les naturelles, si les unes et les autres sont prises proportionnellement ; ainsi donc, la vertu, qui est le principe gratuit de l’opйration, prйsuppose la puissance, qui est le principe naturel de la mкme opйration ; et la grвce, qui est le principe de l’кtre spirituel, prйsuppose l’essence de l’вme, qui est le principe de l’кtre naturel.

 

C’est dans l’essence de l’вme que se trouve l’effet premier et immйdiat de la grвce, c’est-а-dire la forme selon l’кtre spirituel.

 

L’image de la crйation rйside et dans l’essence, et dans les puissances, en tant que par l’essence de l’вme est reprйsentйe l’unitй de l’essence divine, et que par la distinction des puissances est reprйsentйe la distinction des Personnes : et semblablement, l’image de la recrйation consiste dans la grвce et les vertus.

 

Les habitus acquis sont causйs par nos actes, aussi n’appartiennent-ils а l’вme que par l’intermйdiaire des puissances auxquelles appartiennent les actes. La grвce, en revanche, est causйe par l’influence divine ; il n’en va donc pas de mкme.

 

 La grвce prйpare la volontй par l’intermйdiaire de la charitй, dont la grвce est la forme.

Article 7 : La grвce est-elle dans les sacrements ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La faute s’oppose а la grвce. Or la faute n’est pas dans une chose corporelle. La grвce n’est donc pas non plus dans les sacrements, qui sont des йlйments matйriels, suivant Hugues de Saint-Victor.

 

La grвce ordonne а la gloire. Or seule la nature rationnelle est capable de gloire. C’est donc en elle seule que la grвce peut exister ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

On met la grвce au nombre des plus grands biens. Or les plus grands biens sont dans des biens moyens comme en des sujets. Puis donc que l’вme et ses puissances sont des biens moyens, il semble que la grвce ne puisse pas кtre dans un autre sujet ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

Le sujet spirituel est а l’accident spirituel ce que le sujet corporel est а l’accident corporel. Donc par commutation, le sujet spirituel est а l’accident corporel ce que le sujet corporel est а l’accident spirituel. Or l’accident corporel ne peut exister en aucun sujet spirituel. L’accident spirituel, qui est la grвce, ne peut donc pas non plus exister dans les йlйments corporels que sont les sacrements.

 

 

En sens contraire :

 

Hugues de Saint-Victor dit que « les sacrements, par leur sanctification, contiennent la grвce invisible ».

 

En Gal. 4, 9, l’Apфtre dit que les sacrements de la loi ancienne sont « de pauvres et faibles rudiments » ; parce qu’ils ne contiennent pas la grвce, comme dit la Glose. Si donc il n’y avait pas la grвce dans les sacrements de la loi nouvelle, ils seraient eux-mкmes de pauvres et faibles rudiments, ce qui est absurde.

 

А propos de ce passage du Psaume 17, 12 : « Il fit des tйnиbres, etc. », la Glose dit que la rйmission des pйchйs a йtй placйe dans le baptкme. Or la rйmission des pйchйs a lieu par la grвce. La grвce est donc dans le sacrement de baptкme, et dans les autres pour une raison semblable.

 

 

Rйponse :

 

La grвce est dans les sacrements, non comme un accident dans un sujet, mais comme l’effet dans la cause, а la faзon dont les sacrements peuvent кtre causes de grвce. Or il y a deux faзons de dire que l’effet est dans la cause.

 

D’abord en tant que la cause a une maоtrise sur l’effet, comme on dit que nos actes sont en nous ; et nul effet n’est ainsi dans la cause instrumentale, qui ne meut qu’en йtant mue ; ce n’est donc pas ainsi que la grвce est dans les sacrements.

 

Ensuite, par sa ressemblance, en tant que la cause produit un effet qui lui est semblable ; et cela advient de quatre faзons. Premiиrement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre naturel, et suivant la mкme notion, comme c’est le cas pour les effets univoques ; et c’est ainsi que l’on peut dire que la chaleur de l’air est dans le feu qui le chauffe. Deuxiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre naturel, mais pas suivant la mкme notion, comme on le voit clairement dans les effets йquivoques, et c’est de cette faзon que la chaleur de l’air est dans le soleil. Troisiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre non pas naturel mais spirituel, au repos cependant, comme les ressemblances des produits de l’art sont dans l’esprit de l’artisan : en effet, la forme de la maison dans le bвtisseur n’est pas une certaine nature, comme la vertu calйfactive dans le soleil ou la chaleur dans le feu, mais elle est une certaine intention intelligible reposant dans l’вme. Quatriиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause ni suivant la mкme notion, ni comme une certaine nature, ni comme en un repos, mais а la faзon d’un certain йcoulement : comme les ressemblances des effets sont dans les instruments par l’intermйdiaire desquels s’йcoulent les formes depuis les causes principales vers les effets. Et c’est de cette faзon que la grвce est dans les sacrements ; et elle y est d’autant moins que les sacrements atteignent directement et immйdiatement non pas la grвce elle-mкme dont nous parlons maintenant, mais les effets propres, qui sont appelйs grвces sacramentelles, d’oщ s’ensuit l’infusion de la grвce sanctifiante, ou son augmentation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une faute existe dans quelque chose de purement corporel comme dans une cause, а savoir, le pйchй originel dans la semence.

 

& Les deuxiиme et troisiиme arguments concluent que la grвce n’est pas dans les sacrements comme en des sujets.

 

Le spirituel ne peut pas кtre instrument d’une rйalitй corporelle, ni inversement ; voilа pourquoi la commutation de la proportion ne tient pas dans le raisonnement.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments qui sont en sens contraire ; de telle faзon, cependant, que l’on comprenne que la grвce est dans les sacrements comme en des causes instrumentales et des dispositions ; et ce, en raison de la vertu par laquelle ils agissent pour produire la grвce.

Question 28 : [La justification des pйcheurs]

 

Introduction

 

Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ?

Article 2 : La rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ?

Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?

Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?

Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй ?

Article 6 : L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme chose ?

Article 7 : La rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la grвce ?

Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il naturellement l’infusion de la grвce ?

Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?

 

 

Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le terme de « justification » vient de la justice, qui est une seule vertu. Or la rйmission des pйchйs ne se fait pas par une vertu seulement, car les pйchйs ne s’opposent pas а une vertu seulement, mais а toutes. La justification n’est donc pas la rйmission des pйchйs.

 

[Le rйpondant] disait que la rйmission des pйchйs se fait par la justice gйnйrale. En sens contraire : la justice gйnйrale, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de l’Йthique, est la mкme chose que toute vertu. Or la rйmission des pйchйs n’est pas un effet de la vertu, mais de la grвce. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre appelйe « justification », mais plutфt « don de la grвce ».

 

Si la rйmission des pйchйs se fait par quelque vertu, elle doit se faire surtout par celle qui ne peut coexister avec le pйchй. Or telle est la charitй, qui n’est jamais informe. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice, mais plutфt а la charitй.

 

La mкme conclusion semble ressortir de ce passage de Prov. 10, 12 : « La charitй couvre toutes les fautes. »

 

Le pйchй est la mort spirituelle de l’вme. Or la mort s’oppose а la vie. Puis donc que la vie spirituelle, dans l’Йcriture, est surtout attribuйe а la foi, comme on le voit en Hab. 2, 4 et Rom. 1, 17 : « Le juste vit de la foi », il semble que la rйmission des pйchйs doive кtre attribuйe а la foi et non а la justice.

 

La mкme conclusion semble ressortir de ce passage de Act. 15, 9 : « ayant purifiй leurs cњurs par la foi ».

 

 La justification prйcиde la grвce comme le mouvement prйcиde le terme d’arrivйe. Or la rйmission des pйchйs suit la grвce comme l’effet suit la cause. La justification est donc antйrieure а la rйmission des pйchйs ; et ainsi, elles ne sont pas une mкme chose.

 

L’acte de la justice consiste а rendre le dы. Or au pйcheur n’est pas dы le pardon mais plutфt la peine. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice.

 

 La justice regarde le mйrite, tandis que la misйricorde regarde la misиre, comme dit saint Bernard. Or aucun mйrite n’appartient au pйcheur, mais il est plutфt dans un йtat de misиre : « le pйchй rend les peuples misйrables », comme on le lit en Prov. 14, 34. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice, mais plutфt а la misйricorde.

 

10° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il n’y ait pas de mйrite en justice dans le pйcheur, il y a cependant en lui un mйrite par convenance. En sens contraire : la justice regarde l’йgalitй. Or le mйrite par convenance n’est pas йgal а la rйcompense. Le mйrite par convenance ne suffit donc pas pour rйaliser la notion de justice.

 

11° La rйmission des pйchйs est l’une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie. La justification de l’impie n’est donc pas la rйmission des pйchйs.

 

12° Quiconque devient juste est justifiй. Or quelqu’un a йtй fait juste sans que des pйchйs lui aient йtй remis : le Christ, et le premier homme dans l’йtat d’innocence, s’il eut la grвce. La justification n’est donc pas la rйmission des pйchйs.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de ce passage de Rom. 8, 30 : « ceux qu’il a appelйs, il les a aussi justifiйs », il est dit dans la Glose : « par la rйmission des pйchйs ». La rйmission des pйchйs est donc la justification.

 

 

Rйponse :

 

Il y a une diffйrence entre le mouvement et la mutation. Car c’est par un seul mouvement qu’une chose affirmativement signifiйe est abandonnйe et qu’une autre affirmativement signifiйe est acquise : en effet, c’est un mouvement de sujet а sujet, comme il est dit au cinquiиme livre de la Physique. Et l’on entend par sujet cette chose montrйe affirmativement, comme le blanc et le noir. Par consйquent, c’est par un seul mouvement d’altйration que le blanc est abandonnй et que le noir est acquis. Mais dans les mutations, qui sont la gйnйration et la corruption, il en va autrement ; car la gйnйration est une mutation d’un non-sujet vers un sujet, comme de non blanc а blanc ; et la corruption est une mutation d’un sujet vers un non-sujet, comme de blanc а non blanc. Voilа pourquoi, dans l’abandon d’une chose affirmйe et dans l’acquisition de l’autre, il est nйcessaire de comprendre deux mutations, dont l’une soit une gйnйration et l’autre une corruption, soit au plein sens du terme, soit а un certain point de vue. Si, par consйquent, dans le passage qui se fait de la blancheur а la noirceur, on considиre le mouvement lui-mкme, le mкme mouvement est reprйsentй par l’enlиvement de l’une et l’introduction de l’autre ; par contre, cela ne signifie pas une mкme mutation, mais diffйrentes mutations, qui cependant s’accompagnent mutuellement, car la gйnйration de l’une n’est pas sans la corruption de l’autre.

 

Or la justification signifie le mouvement vers la justice, comme le blanchissement signifie le mouvement vers la blancheur ; quoique la justification puisse signifier l’effet formel de la justice, car la justice justifie comme la blancheur rend blanc. Si donc l’on prend la justification comme un certain mouvement, alors, puisqu’il est nйcessaire de concevoir un mкme mouvement par lequel le pйchй est фtй et la justice est amenйe, la justification sera la mкme chose que la rйmission des pйchйs, diffйrant seulement par la notion, en tant que les deux dйsignent le mкme mouvement, mais l’une par rapport au terme de dйpart, l’autre par rapport au terme d’arrivйe. Mais si l’on prend la justification selon la voie de la mutation, alors la justification signifie une mutation — la gйnйration de la justice —, et la rйmission des pйchйs une autre mutation — la corruption de la faute. Et de la sorte, la justification et la rйmission des pйchйs ne seront la mкme chose que par concomitance. Mais que l’on prenne la justification d’une faзon ou de l’autre, il est nйcessaire de la nommer d’aprиs une justice qui soit opposйe а n’importe quel pйchй ; car le mouvement a lieu d’un contraire а un contraire, et la gйnйration et la corruption s’accompagnant l’une l’autre portent aussi sur des contraires.

 

Or il y a trois faзons de parler de justice. D’abord en tant qu’elle est une certaine vertu spйciale opposйe aux autres vertus cardinales : en ce sens, on appelle justice ce qui dirige l’homme dans ce qui est relatif aux йchanges de la vie, tels les divers contrats. Or cette vertu n’est pas contraire а tout pйchй, mais seulement а ceux qui se font autour de tels йchanges, comme le vol, la rapine, etc. On ne peut donc pas prendre ici la justice en ce sens.

 

Ensuite, on appelle justice lйgale celle qui, suivant le Philosophe, est toute vertu, ne diffйrant de la vertu que par la notion. En effet, la vertu, en tant qu’elle ordonne son acte au bien commun, auquel tend aussi le lйgislateur, est appelйe justice lйgale, car elle garde la loi ; comme le courageux, lorsqu’il combat vaillamment dans l’armйe pour le salut de la chose publique. Ainsi donc il est clair que, bien que la justice lйgale soit d’une certaine faзon toute vertu, cependant n’importe quel acte de vertu n’est pas un acte de justice lйgale, mais seulement celui qui est ordonnй au bien commun, ce qui peut кtre le cas de l’acte de n’importe quelle vertu ; et ainsi, par consйquent, tout acte de pйchй n’est pas non plus opposй а la justice lйgale. La justification, qui est la rйmission des pйchйs, ne peut donc pas non plus кtre nommйe d’aprиs la justice lйgale.

 

Enfin, « justice » dйsigne un certain йtat propre, suivant lequel l’homme se comporte dans l’ordre dы relativement а Dieu, au prochain et а lui-mкme, de sorte qu’en lui les puissances infйrieures sont soumises а la supйrieure ; et le Philosophe, au cinquiиme livre de l’Йthique, appelle cela « justice dite mйtaphoriquement », parce qu’on la considиre entre diverses puissances de la mкme personne, alors que la justice proprement dite est toujours entre des personnes diffйrentes. Et а cette justice s’oppose tout pйchй, puisque par n’importe quel pйchй est corrompu quelque chose de l’ordre susdit. Voilа pourquoi la justification est nommйe d’aprиs cette justice, soit comme le mouvement d’aprиs le terme, soit comme l’effet formel d’aprиs la forme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette objection vaut pour la justice spйciale.

 

Le terme de « justification » ne vient pas de la justice lйgale, qui est toute vertu, mais de la justice qui implique une droiture gйnйrale dans l’вme, et d’aprиs laquelle la justification est nommйe, plutфt que d’aprиs la grвce : car tout pйchй s’oppose а cette justice directement et immйdiatement, puisqu’il atteint toutes les puissances de l’вme, tandis que la grвce est dans l’essence de l’вme.

 

La charitй est appelйe cause de la rйmission des pйchйs, en tant que l’homme, par elle, est uni а Dieu, duquel il йtait dйtournй par le pйchй. Cependant, tout pйchй s’oppose directement et immйdiatement non pas а la charitй, mais а la justice susmentionnйe.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

La vie spirituelle est attribuйe а la foi, parce que c’est dans l’acte de foi que la vie spirituelle se manifeste en premier ; de mкme, il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme que le vivre est dans les vivants par l’вme vйgйtative, parce que c’est dans son acte que la vie se manifeste en premier ; cependant, tout acte de la vie naturelle n’a pas lieu par l’вme vйgйtative. Et semblablement, tout acte de la vie spirituelle n’appartient pas а la foi, mais aux autres vertus. Par consйquent, tout pйchй ne s’oppose pas directement et immйdiatement а la foi.

 

La purification des cњurs est attribuйe а la foi, parce que le mouvement de la foi apparaоt en premier dans la purification susdite : « pour s’approcher de Dieu, il faut croire premiиrement qu’il y a un Dieu », comme on le lit en Hйbr. 11, 6.

 

De mкme que la justification peut кtre prise comme le mouvement vers la justice, et comme l’effet formel de la justice, de mкme aussi pour la rйmission de la faute : car de mкme que la justice justifie formellement, de mкme aussi elle rejette formellement la faute, comme la blancheur rejette formellement la noirceur. Ainsi donc la rйmission de la faute, en tant qu’elle est l’effet formel de la justice ou de la grвce, suit la grвce ; et de mкme pour la justification. Mais en tant qu’elle est signifiйe comme un certain mouvement, elle est conзue comme antйrieure а la grвce, tout comme la justification.

 

Une opйration peut кtre nommйe de deux faзons : d’aprиs le principe, et d’aprиs la fin ; ainsi, l’action que le mйdecin exerce sur le malade est appelйe mйdication du cфtй du principe, car elle est l’effet de la mйdecine, mais du cфtй de la fin elle est appelйe guйrison, parce qu’elle est une voie vers la santй. Ainsi donc, la rйmission des pйchйs est appelйe justification du cфtй du terme ou de la fin ; elle est aussi appelйe misйricorde du cфtй du principe, en tant qu’elle est l’њuvre de la divine misйricorde ; quoique dans la rйmission des pйchйs quelque justice aussi soit observйe, en tant que « toutes les voies du Seigneur sont misйricorde et vйritй », et surtout du cфtй de Dieu, parce qu’en remettant les pйchйs il fait ce qui convient а Dieu, comme dit Anselme dans le Proslogion : « Quand vous йpargnez les mйchants, c’est juste parce que digne de vous. » Et c’est ce qui est dit au Psaume 30, 2 : « dйlivrez-moi selon votre justice ». En quelque faзon aussi, mais non suffisamment, la justice apparaоt du cфtй de celui а qui le pйchй est remis, en tant qu’en lui se trouve quelque disposition а la grвce, quoique insuffisante.

 

& 10° On voit dиs lors clairement la rйponse aux neuviиme et dixiиme arguments.

 

11° La rйmission des pйchйs, en quelque faзon, se distingue de la justification soit rйellement soit par la notion ; et ainsi, elle est opposйe а l’infusion de la grвce, et on la pose comme une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie.

 

12° La collation de la justice appartient а la justification en tant que telle ; mais en tant qu’elle est justification de l’impie, la rйmission des pйchйs lui appartient ; et de cette faзon, elle ne convient pas au Christ, ni non plus а l’homme dans l’йtat d’innocence.

Article 2 : La rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est plus facile de dйtruire que de construire. Or l’homme suffit par lui-mкme а construire le pйchй. Il suffit donc par lui-mкme а le dйtruire ; et ainsi, la rйmission des pйchйs peut se faire sans la grвce.

 

Des pйchйs contraires ne peuvent coexister dans le mкme sujet. Or quelqu’un qui a йtй dans un pйchй peut par lui-mкme passer а un pйchй contraire : par exemple, celui qui a йtй avare peut par lui-mкme devenir prodigue. Quelqu’un peut donc par lui-mкme sortir du pйchй en lequel il a йtй ; et ainsi, semble-t-il, la grвce n’est pas requise pour la rйmission des pйchйs.

 

[Le rйpondant] disait que les pйchйs sont contraires comme des actes contraires, et non comme des formes contraires. En sens contraire : le pйchй demeure encore, une fois passй quant а l’acte, comme dit saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence ; et il ne suffit pas pour la rйmission des pйchйs que l’acte du pйchй soit passй. Il reste donc du pйchй quelque chose qui a besoin de rйmission. Or les effets de choses contraires sont contraires. Les choses qui restent de pйchйs contraires sont donc contraires ; et ainsi, elles ne peuvent coexister ; et ainsi, la mкme chose s’ensuivra que prйcйdemment.

 

Si deux contraires sont mйdiats, l’un peut кtre фtй sans que l’autre soit introduit ; par exemple, la noirceur peut кtre chassйe sans l’introduction de la blancheur. Or entre l’йtat de faute et l’йtat de grвce, il y a quelque йtat moyen, а savoir, l’йtat de nature crййe, en lequel, suivant certains, l’homme n’eut ni la grвce ni la faute. Il n’est donc pas nйcessaire, pour la rйmission de la faute, que l’on reзoive la grвce.

 

Dieu peut plus rйparer que l’homme ne peut corrompre. Or l’homme a pu, de l’йtat de nature en lequel il n’avait pas la grвce, tomber dans l’йtat de faute. Dieu peut donc, sans la grвce, ramener l’homme de l’йtat de faute а celui de nature.

 

Il est dit que le pйchй, une fois passй quant а l’acte, demeure quant а l’obligation а la peine, suivant saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence, en tant que l’acte du pйchй passй est imputй а chвtiment. Donc а l’inverse, on dit qu’il est remis en tant qu’il n’est pas imputй а chвtiment, suivant ce passage du Psaume 31, 2 : « Heureux l’homme а qui le Seigneur n’a imputй aucun pйchй. » Or, imputer ou ne pas imputer pose quelque chose en Dieu seulement. Donc, pour la rйmission du pйchй, la grвce n’est pas requise en celui а qui le pйchй est remis.

 

 Quiconque est totalement cause d’une chose, a totalement pouvoir sur elle pour la dйtruire et la construire, car si l’opйration de la cause cesse, l’effet cesse. Or l’homme est totalement cause du pйchй. Il a donc totalement pouvoir sur le pйchй pour le dйtruire ou le construire ; et ainsi, semble-t-il, l’homme n’a pas besoin de la grвce pour la rйmission du pйchй.

 

Puisque le pйchй est dans l’вme, la rйmission des pйchйs ne peut кtre faite que par ce qui pйnиtre dans l’вme. Or Dieu seul pйnиtre dans l’вme, suivant saint Augustin. Dieu seul remet donc le pйchй par lui-mкme sans la grвce.

 

 Si la grвce фte la faute, alors c’est soit une grвce qui est, soit une grвce qui n’est pas. Or ce n’est pas une grвce qui n’est pas, car ce qui n’est pas ne fait rien ; ni de mкme une grвce qui est, car, puisqu’elle est un accident, son кtre est d’inhйrer ; et lorsque la grвce inhиre, la faute n’est plus lа, et ainsi ne peut pas кtre chassйe. La grвce n’est donc pas requise pour la rйmission de la faute.

 

10° La grвce et la faute ne peuvent pas coexister dans l’вme. Si donc la grвce est infusйe pour remettre la faute, il est nйcessaire que la faute ait d’abord йtй dans l’вme, lorsque la grвce n’y йtait pas. Lors donc que la faute aura cessй d’кtre, on pourra concevoir un dernier instant en lequel la faute йtait lа ; et semblablement, puisque la grвce commence а кtre, il est nйcessaire de concevoir un premier instant oщ la grвce inhиre ; et il est nйcessaire que ces instants soient deux, car la grвce et la faute n’inhиrent pas en mкme temps. Or entre deux instants quelconques se trouve un temps intermйdiaire, comme il est prouvй au sixiиme livre de la Physique. Il y aura donc un temps en lequel l’homme n’a ni la faute ni la grвce ; et ainsi, semble-t-il, la grвce n’est pas nйcessaire pour la rйmission de la faute.

 

11° Saint Augustin dit que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous donne ses dons, et non l’inverse. Le don de la grвce prйsuppose donc l’amour divin. Or cet amour divin par lequel Dieu le Pиre aime son Fils unique et les membres de celui-ci, ne s’applique pas а l’homme en йtat de faute. La rйmission de la faute prйcиde donc la grвce dans l’ordre de la nature ; et ainsi, la grвce n’est pas requise pour la rйmission des pйchйs.

 

12° Dans la loi ancienne, comme Bиde le montre clairement, le pйchй originel йtait remis par la circoncision. Or la circoncision ne confйrait pas la grвce, car, puisque la plus petite grвce suffit pour rйsister а n’importe quelle tentation, l’homme sous la loi ancienne aurait eu de quoi pouvoir vaincre la concupiscence ; et ainsi, la loi ancienne n’eыt pas tuй occasionnellement, comme il est dit en Rom. 7, 8 & 11, et ainsi, la mort du Christ n’eыt pas йtй nйcessaire : « car si la justice s’acquiert par la loi, Jйsus-Christ sera donc mort en vain », comme il est dit en Gal. 2, 21. Or cela est aberrant. Il semble donc aberrant que la circoncision ait confйrй la grвce ; la rйmission des pйchйs peut donc se faire sans la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 77, 39 : « Il se souvenait qu’ils n’йtaient que chair, un souffle qui s’en va et ne revient plus. » La Glose : « allant au pйchй par lui-mкme, et ne revenant pas du pйchй par lui-mкme ; aussi Dieu rappelle-t-il les hommes par la grвce, car ils ne peuvent revenir par eux-mкmes ».

 

Il est dit en Rom. 3, 24 : « justifiйs gratuitement par sa grвce ».

 

 

Rйponse :

 

La rйmission des pйchйs ne peut nullement avoir lieu sans la grвce sanctifiante. Et pour le voir clairement, il faut savoir ceci. Il y a deux choses dans le pйchй : l’aversion et la conversion ; or la rйmission et la retenue du pйchй ne regardent pas la conversion, mais plutфt l’aversion et la consйquence de l’aversion ; voilа pourquoi, lorsque quelqu’un cesse d’avoir la volontй de pйcher, le pйchй ne lui est pas remis de ce seul fait, mкme s’il passe а la volontй contraire. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pйcher йtait la mкme chose que d’кtre sans pйchй, l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu qu’il vous les pardonne.” » Or on dit que le pйchй est remis, dans la mesure oщ l’aversion et les choses qui la suivent en raison du pйchй passй sont guйries. Or il y a du cфtй de l’aversion trois choses qui s’accompagnent mutuellement, et en raison desquelles la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la grвce : l’aversion, l’offense et l’obligation а la peine.

 

L’aversion s’entend par rapport au bien immuable, que l’on pouvait avoir, et relativement auquel on se fait impuissant ; sinon l’aversion ne serait pas coupable. L’aversion susdite ne peut donc кtre фtйe que s’il se fait une union au bien immuable, dont on s’est sйparй par le pйchй. Or cette union n’a lieu que par la grвce, par laquelle Dieu habite dans les esprits et l’esprit inhиre а Dieu lui-mкme par l’amour de charitй. Pour guйrir l’aversion susdite, l’infusion de la grвce et de la charitй est donc requise, de mкme que pour la guйrison de la cйcitй est requise la restitution de la puissance visuelle.

 

L’offense qui s’ensuit du pйchй ne peut non plus кtre abolie sans la grвce, que l’offense soit prise du cфtй de l’homme, en tant que l’homme offense Dieu en pйchant, ou du cфtй de Dieu, en tant qu’il est hostile au pйcheur, suivant ce passage du Ps. 5, 7 : « Vous haпssez tous ceux qui commettent l’iniquitй. » En effet, quiconque place une rйalitй digne aprиs une indigne, lui fait injure, et d’autant plus que la rйalitй est digne. Or quiconque se constitue une fin dans la rйalitй temporelle — ce que fait tout homme qui pиche mortellement —, met par lа mкme, quant а son effet, la crйature avant le Crйateur, aimant plus la crйature que le Crйateur ; car la fin est ce qui est aimй au plus haut point. Puis donc que Dieu dйpasse а l’infini la crйature, celui qui pиche mortellement commettra contre Dieu une offense infinie du cфtй de la dignitй de celui auquel, d’une certaine faзon, une injure est faite par le pйchй, lorsque Dieu lui-mкme est mйprisй ainsi que son prйcepte. C’est pourquoi les forces humaines ne suffisent pas pour abolir cette offense, mais le don de la grвce divine est requis. On dit aussi que Dieu lui-mкme est hostile au pйcheur, ou qu’il le hait, non d’une haine qui s’oppose а l’amour par lequel il aime toutes choses — car ainsi, il ne hait rien de ce qu’il a fait, comme il est dit en Sag. 11, 25 —, mais qui s’oppose а l’amour par lequel il aime les saints en leur prйparant des biens йternels. Or l’effet de cet amour est le don de la grвce sanctifiante, comme on l’a dit dans la question sur la grвce. Par consйquent, l’offense qui rend Dieu hostile а l’homme ne peut кtre фtйe que par le don de la grвce.

 

Enfin, l’obligation а la peine venant du pйchй n’est pas seulement une obligation а la peine sensible, mais surtout а la peine du dam, qui est la privation de gloire. L’obligation а la peine n’est donc pas фtйe, tant que n’est pas donnй а l’homme ce par quoi il peut parvenir а la gloire. Or cela, c’est la grвce : voilа pourquoi la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la grвce.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le pйchй est lui-mкme une certaine destruction de la grвce, alors que sa rйmission en est une construction. C’est pourquoi il est plus facile de tomber dans le pйchй que d’en sortir.

 

Les pйchйs ont une contrariйtй du cфtй de la conversion, et ce n’est pas de lа que se prend la rйmission des pйchйs, comme on l’a dit. Du cфtй de l’aversion et de ce qui suit l’aversion, ils sont en convenance. Rien n’empкche donc que l’obligation а la peine venant des actes contraires prйcйdents demeure dans l’вme ; en effet, celui qui passe de l’avarice а la prodigalitй ne cesse pas d’avoir l’obligation а la peine venant de l’avarice, mais seulement l’acte ou l’habitus de celle-ci.

 

Bien que les pйchйs soient contraires du cфtй de la conversion, il n’est cependant pas nйcessaire que les aversions ou les peines restantes soient contraires, car elles sont par accident les effets de contraires, puisqu’elles surviennent en dehors de l’intention de l’agent. Or de la contrariйtй des causes s’ensuit une contrariйtй dans les effets qui sont par soi, et non dans ceux qui sont par accident. Et c’est pourquoi les actes contraires sont suivis d’habitus et de dispositions contraires ; car de telles choses sont les effets des actes de pйchй selon leur espиce.

 

Supposйe vraie l’opinion selon laquelle il fut un temps oщ Adam n’eut ni la grвce ni la faute — quoique certains ne l’accordent pas —, il faut rйpondre que rien n’empкche que des contraires soient mйdiats par rapport а un sujet pris simplement, et immйdiats quant а un temps dйterminй ; par exemple, « aveugle » et « voyant » sont mйdiats chez le chien, mais pas aprиs le neuviиme jour. De mкme aussi pour l’homme, la grвce et la faute, par rapport а l’йtat de nature crййe, sont entre elles comme des contraires mйdiats. Mais aprиs le temps oщ Adam eut reзu ou pu recevoir la grвce en sorte qu’elle passвt а tous ses descendants, l’absence de grвce est toujours due а une faute actuelle ou originelle.

 

Bien que, selon certains auteurs, Adam n’ait pas eu la grвce dans l’йtat de sa crйation, les mкmes auteurs affirment qu’il a acquis la grвce avant la chute. Il est donc tombй de l’йtat de grвce et pas seulement de l’йtat de nature. Cependant, s’il йtait tombй du seul йtat de nature, le don de la grвce divine eыt йtй nйanmoins requis pour expier l’offense infinie.

 

De mкme que l’amour dont Dieu nous aime laisse en consйquence quelque effet en nous, а savoir la grвce, par laquelle nous sommes rendus dignes de la vie йternelle vers laquelle elle nous dirige, ainsi le fait mкme que Dieu ne nous impute pas nos crimes laisse en nous par voie de consйquence une chose qui nous rend dignes d’кtre absous de la peine susdite, et cette chose est la grвce.

 

 Le pйcheur est cause par soi du pйchй quant а la conversion ; mais quant а l’aversion et aux choses qui la suivent, il est cause par accident, puisqu’elles ne sont pas dans son intention. En effet, ces choses ne peuvent pas avoir de cause par soi, puisque c’est d’elles que vient la notion de mal dans le pйchй ; car le mal n’a pas de cause, suivant Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Ou bien il faut rйpondre, et c’est mieux, que le pйcheur est la cause du pйchй quant au devenir, mais il n’est pas la cause de la permanence des choses qui sont laissйes par le pйchй ; au contraire, la cause de ces choses est en partie la justice divine — par laquelle il a justement йtй ordonnй que celui qui n’a pas voulu se tenir en la grвce lorsqu’il le pouvait, ne le puisse plus mкme s’il le veut —, et en partie l’imperfection des puissances de la nature, qui ne suffisent pas pour l’expiation, pour les raisons dйjа donnйes. Par exemple, l’homme qui se prйcipite dans une fosse est la cause de la chute elle-mкme, mais le repos qui s’ensuit vient de la nature. Il ne peut donc pas sortir de la fosse comme il a pu s’y jeter. Et il en est de mкme dans notre propos.

 

Il y a deux faзons de comprendre l’opйration de rйmission de la faute : de maniиre efficiente, et formellement ; par exemple, rendre blanc de maniиre efficiente convient au peintre, rendre blanc formellement convient а la blancheur. Ainsi la grвce est un mйdium dans la rйmission de la faute, non comme une chose qui agit par mode d’efficience, mais comme une chose qui n’agit que formellement. Or, lorsqu’on dit que Dieu seul pйnиtre dans l’вme, on n’exclut pas les qualitйs de l’вme soit naturelles soit gratuites — en effet, l’вme est formellement dйterminйe par elles —, mais on exclut les autres substances subsistantes, qui ne peuvent кtre au-dedans de l’вme comme y est Dieu, qui est plus intimement dans l’вme que les formes susdites, йtant donnй que Dieu est dans l’кtre mкme de l’вme comme le causant et le conservant, tandis que les formes ou les qualitйs susdites n’atteignent pas cela, mais se tiennent pour ainsi dire autour de l’essence de l’вme.

 

 La grвce qui est et inhиre, chasse la faute, non la faute qui est, mais celle qui n’est pas et qui йtait auparavant. En effet, elle ne chasse pas la faute а la faзon d’une cause efficiente — car il faudrait alors qu’elle agisse sur la faute existante pour la chasser, comme le feu agit sur l’air existant pour le corrompre —, mais elle chasse la faute formellement. Car du fait mкme qu’elle dйtermine formellement le sujet, il s’ensuit que la faute n’est pas dans le sujet, comme on le voit clairement dans le cas de la santй et de la maladie.

 

10° Il y a plusieurs rйponses courantes а cette objection et а d’autres semblables. La premiиre est que, bien que l’instant soit rйellement un, il est cependant nombreux quant а la notion, en tant qu’il est le commencement du futur et la fin du passй. Et ainsi, rien n’empкche qu’il y ait dans l’вme tout ensemble et au mкme instant la faute et la grвce ; de sorte, cependant, que la faute soit dans cet instant en tant qu’il est la fin du passй, et la grвce en tant qu’il est le commencement du futur. Mais cela ne peut se maintenir, car кtre le commencement du futur et la fin du passй, cela implique divers aspects de l’instant, par lesquels sa substance n’est pas multipliйe, mais reste une ; et ainsi, rйellement, il s’ensuit que la faute et la grвce sont dans l’вme en un mкme [quantum] indivisible de temps — car le nom d’instant dйsigne le [quantum] indivisible de temps — or cela, c’est кtre en mкme temps, et ainsi, il s’ensuit que des contraires inhиrent en mкme temps. En outre, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, « lorsque quelque chose en se mouvant se sert d’un point comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’un repos intervienne au milieu » ; et par cette raison, il prouve que les mouvements qui reviennent en arriиre ne sont pas continus. Si donc quelqu’un se sert d’un instant comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’il conзoive quelque instant intermйdiaire : et ainsi, l’вme sera а un moment sans grвce ni faute, ce qui est aberrant.

 

Voilа pourquoi d’autres disent que, de mкme qu’entre deux points d’une ligne vient une ligne intermйdiaire, mais non entre deux points de deux lignes qui se touchent, de mкme il n’est pas nйcessaire qu’entre l’instant qui est le dernier du temps oщ la faute inhйrait, et l’instant qui est le premier du temps oщ la grвce inhиre, il y ait un temps intermйdaire, puisque ce sont des instants de divers temps. Mais cela ne peut pas non plus se soutenir. Car la ligne, йtant une mesure intйrieure, se divise selon une distinction des rйalitйs. Mais le temps est une mesure extйrieure, et il est un relativement а tout ce qui est dans le temps : en effet, ce n’est pas par des temps diffйrents que sont mesurйs l’кtre de la faute et l’кtre de la grвce, а moins d’entendre par « temps diffйrent » une autre partie du mкme temps continu. Il est donc nйcessaire qu’entre deux instants quelconques, dйsignйs relativement а n’importe quelles rйalitйs, il y ait un temps intermйdiaire. En outre, deux points de deux lignes qui se touchent et inscrites en des corps localisйs, sont unies par un point unique inscrit dans une ligne extйrieure du corps localisant, car les choses dont les extrйmitйs sont ensemble sont contiguлs. Supposй donc que diffйrentes choses aient des temps diffйrents, non continus mais quasi contigus, il sera nйanmoins nйcessaire que dans le temps mesurant extйrieurement corresponde а leurs termes un seul instant indivisible ; et ainsi reviendra l’inconvйnient susmentionnй, а savoir que la faute et la grвce sont en mкme temps.

 

Aussi d’autres disent-ils que de telles mutations spirituelles ne sont pas mesurйes par le temps qui est le nombre du mouvement du ciel — йtant donnй que l’вme, comme n’importe quelle substance spirituelle, est au-dessus du temps —, mais qu’elles ont un temps propre, en tant qu’il se trouve en elles un avant et un aprиs. Et cependant, un tel temps n’est pas continu, puisque la continuitй du temps, suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Physique, s’ensuit de la continuitй du mouvement ; or les affections de l’вme ne sont pas continues. Mais cela aussi est hors de notre propos. Car on mesure par le temps non seulement les choses qui sont par elles-mкmes dans le temps, comme le mouvement du ciel, mais aussi celles qui ont par accident une relation au mouvement du ciel, en tant qu’elles rйsultent d’autres choses qui ont par elles-mкmes une relation au temps susdit. Ainsi en est-il йgalement dans la justification de l’impie, qui rйsulte de pensйes, de paroles et d’autres mouvements semblables, qui sont par eux-mкmes mesurйs par le temps du mouvement du ciel.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, et dire que l’on ne peut concevoir de dernier instant en lequel le pйcheur a la faute, mais qu’on peut concevoir un dernier temps. Par ailleurs, on conзoit de fait un premier instant en lequel il a eu la grвce : cet instant est le terme de ce temps en lequel il a eu la faute. Or aucun intermйdiaire ne vient entre un temps et le terme d’un temps. Il n’est donc pas nйcessaire de concevoir un temps ou un instant en lequel quelqu’un n’a ni la faute ni la grвce. Et voici comment le montrer. Puisque l’infusion de la grвce a lieu en un instant, elle est le terme d’un certain continu, par exemple l’acte de la mйditation par laquelle la volontй se dispose а recevoir la grвce ; et le terme de ce mouvement est la rйmission de la faute, car la faute est remise par le fait mкme que la grвce est infusйe. А cet instant, il y a donc pour la premiиre fois le terme de la rйmission de la faute, c’est-а-dire ne pas avoir de faute, et celui de l’infusion de la grвce, c’est-а-dire avoir la grвce. Donc, dans tout le temps prйcйdent qui se termine а cet instant, et par lequel йtait mesurй le mouvement de la mйditation susdite, le pйcheur avait la faute et n’avait pas la grвce, sauf au dernier instant seulement, comme on l’a dit. Mais avant le dernier instant de ce temps, il n’y a pas lieu d’en concevoir un autre immйdiatement prochain, car quelque instant que l’on conзoive autre que le dernier, il y aura entre lui et le dernier une infinitй d’instants intermйdiaires. Et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas lieu de concevoir de dernier instant en lequel le justifiй a la faute et n’a pas la grвce ; mais l’on peut concevoir le premier instant oщ il a la grвce et n’a pas la faute. Et cette solution peut se dйduire des paroles du Philosophe au huitiиme livre de la Physique.

 

11° De mкme que Dieu cause en nous par son amour le don de la grвce, de mкme aussi il cause par son amour la rйmission de la faute ; il n’est donc pas nйcessaire que la rйmission de la faute prйcиde la grвce. Mais ce serait le cas si la rйmission de la faute prйcйdait l’amour de Dieu et n’en йtait pas la consйquence.

 

12° Les sacrements causent en signifiant ; en effet, ils causent ce qu’ils figurent. Et parce que la circoncision a sa signification dans l’acte d’фter, son efficace йtait directement ordonnйe а l’enlиvement de la faute originelle, et а la grвce par voie de consйquence : soit que la grвce fыt donnйe en vertu de la circoncision а la faзon dont elle est donnйe en vertu du baptкme, comme certains le disent, soit qu’elle fыt donnйe par Dieu en concomitance avec la circoncision. Et ainsi, la rйmission de la faute ne se faisait pas sans la grвce ; cependant, cette grвce-lа ne rйprimait pas aussi parfaitement la concupiscence que la grвce baptismale. Il йtait donc plus difficile de rйsister а la concupiscence pour le circoncis que ce n’est le cas pour le baptisй ; et il est dit que la loi ancienne, prenant occasion de cela, tuait occasionnellement, bien que la circoncision ne fыt pas contenue parmi les sacrements de la loi mosaпque, йtant donnйe qu’elle ne vient pas de Moпse, mais des pиres, comme il est dit en Jn 7, 22. Et par consйquent, si quelque grвce йtait donnйe dans la circoncision, cela ne contredit pas le fait que la loi ancienne ne justifiait pas.

Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui peut convenir а ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ne requiert pas l’usage du libre arbitre. Or la justification convient aux enfants qui n’ont pas encore l’usage du libre arbitre et qui sont justifiйs par le baptкme. La justification de l’impie ne requiert donc pas l’usage du libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que cela est spйcial aux enfants qui sont seulement tenus par un pйchй qui leur vient d’ailleurs ; et cela n’a pas lieu chez les adultes, qui sont tenus par leurs propres pйchйs. En sens contraire : saint Augustin dit au quatriиme livre des Confessions qu’un certain ami а lui, « travaillй par la fiиvre, resta longtemps couchй sans connaissance, dans la sueur des moribonds, et comme il n’y avait plus d’espoir, il fut baptisй dans l’inconscience ; moi, je ne me faisais pas de souci, et je prйsumais que son вme garderait plutфt ce qu’elle avait reзu de moi, et non pas ce qui s’opйrait sur le corps d’un inconscient. Or il en йtait bien autrement, car il revint а la vie. » Or le retour а la vie se fait par la grвce justifiante. La grвce justifiante est donc parfois confйrйe а l’adulte sans mouvement de son libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que cela a lieu seulement lorsque l’homme est justifiй par un sacrement. En sens contraire : Dieu n’a pas liй sa puissance aux sacrements. Puis donc que la justification est une њuvre de Dieu, dйpendante de sa puissance, il semble que mкme sans les sacrements un adulte puisse кtre justifiй indйpendamment du mouvement du libre arbitre.

 

L’homme peut кtre dans un йtat oщ il serait adulte et n’aurait pas de pйchй actuel, mais seulement le pйchй originel. En effet, au premier instant oщ l’on est adulte, si l’on n’est pas baptisй, on est encore soumis au pйchй originel, et cependant l’on n’a pas encore de pйchй actuel, car on n’a encore commis aucune transgression qui nous fasse tenir pour coupable de pйchй. De plus, on n’est pas encore coupable d’omission, car les prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout moment ; il n’est donc pas nйcessaire que l’homme, au premier instant oщ il est adulte, observe aussitфt les prйceptes affirmatifs. Ainsi donc, l’adulte peut avoir le pйchй originel sans aucun pйchй actuel, semble-t-il. Si donc cela est cause que l’enfant peut кtre justifiй sans mouvement du libre arbitre, il semble que la mкme raison existe chez l’adulte.

 

Chaque fois qu’une chose est communйment en plusieurs autres, il est nйcessaire qu’elle leur convienne en raison d’une cause commune. Or кtre justifiй convient aux enfants et aux adultes ; puis donc que seule la grвce est la cause de la justification chez les enfants, il semble que, mкme sans l’usage du libre arbitre, elle suffise pour la justification chez les adultes.

 

De mкme que la justice est un don de Dieu, de mкme aussi la sagesse. Or Salomon a reзu la sagesse en dormant, comme on le lit en 1 Reg. 3, 5. Pour la mкme raison, l’homme peut donc recevoir la grвce justifiante en dormant et sans l’usage du libre arbitre.

 

 [Le rйpondant] disait que c’est а cause d’un mйrite prйcйdent que Salomon a reзu la sagesse en dormant. En sens contraire : de mкme que chez les bons la volontй est requise, de mкme aussi chez les mйchants, car il n’est de pйchй que volontaire. Or la volontй qui prйcиde le sommeil ne fait pas que ce qui est opйrй pendant le sommeil soit un pйchй. Rien non plus ne contribue donc а ce qu’un don divin soit reзu pendant le sommeil.

 

De mкme que chez le dormeur l’usage du libre arbitre est liй, de mкme aussi chez le malade. Or le malade est justifiй sans l’usage du libre arbitre, comme le montre la citation prйcйdente de saint Augustin. Donc le dormeur aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Dieu est plus puissant que tout agent crйй. Or le soleil matйriel rйpand sa lumiиre dans l’air sans aucune prйparation prйcйdente dans l’air lui-mкme. Donc а bien plus forte raison Dieu infuse-t-il la lumiиre de la grвce dans l’вme sans aucune prйparation ayant lieu par l’acte du libre arbitre.

 

10° Puisque, selon Denys, le bien est communicatif de soi, Dieu, qui est le souverain bien, se communique souverainement lui-mкme. Or cela ne serait pas, s’il ne se communiquait et а celui qui se prйpare, et а celui qui ne se prйpare pas. L’usage du libre arbitre n’est donc pas requis dans la justification de l’impie comme une prйparation du cфtй de l’homme.

 

11° Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral que Dieu fait en l’homme la justice comme le soleil fait dans l’air la lumiиre, qui cesse lorsque cesse l’influx du soleil, et non comme l’artisan qui fabrique un coffre et n’opиre plus rien en lui une fois qu’il est fait. Or le soleil opиre dans l’air de la mкme faзon au premier instant oщ l’air est йclairй et lorsque la lumiиre persiste en lui. Dieu opиre donc la justice dans l’homme de la mкme faзon au premier instant oщ il est justifiй et lorsque la justice est conservйe en lui. Or la justice est conservйe en l’homme quand cesse l’usage du libre arbitre, comme on le voit bien dans le cas du dormeur. L’homme peut donc кtre justifiй dиs le dйbut sans aucun mouvement du libre arbitre.

 

12° La disposition qui est requise par nйcessitй pour l’introduction d’une forme se comporte de telle sorte que la forme ne peut pas demeurer sans elle ; comme c’est clairement le cas de la chaleur et de la forme du feu. Or la justice peut demeurer sans l’usage du libre arbitre, comme chez le dormeur. L’usage du libre arbitre n’est donc pas une disposition qui est requise par nйcessitй pour l’infusion de la grвce.

 

13° Une chose qui est naturellement antйrieure et peut exister ou ne pas exister sans une chose postйrieure, ne requiert pas celle-ci pour que l’on dise qu’elle inhиre, comme cela se voit clairement dans le cas de la pesanteur et de la descente, sans laquelle la pesanteur peut exister, par exemple lorsqu’un corps lourd est empкchй dans son mouvement. Or la grвce est naturellement antйrieure а l’usage du libre arbitre, sans lequel elle peut exister ou ne pas exister ; en effet, elle est son principe formel, comme la pesanteur est celui du mouvement naturel. La grвce peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre arbitre.

 

14° Notre faible corps introduit dans l’вme la faute originelle sans nul usage du libre arbitre. Donc а bien plus forte raison, Dieu, qui est trиs puissant, ne requiert pas l’usage du libre arbitre pour infuser la grвce.

 

15° Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а condamner, comme dit la Glose au dйbut de Jйrйmie. Or Dieu punit les enfants qui meurent sans baptкme sans qu’ils aient eu aucun usage du libre arbitre. А bien plus forte raison fera-t-il donc misйricorde en infusant la grвce.

 

16° La disposition а la forme, qui est exigйe en celui qui reзoit la forme, ne vient pas du receveur lui-mкme, mais d’autre chose ; par exemple, la chaleur qui prйcиde dans le bois comme disposition а la forme du feu, ne vient pas du bois lui-mкme. Or l’usage du libre arbitre vient de l’homme qui doit кtre justifiй. Il n’est donc pas requis comme une disposition pour avoir la grвce.

 

17° La justification a lieu par l’infusion de la grвce et des vertus. Or, suivant saint Augustin, Dieu seul, sans nous, opиre en nous la vertu. Notre opйration, qui a lieu par l’usage du libre arbitre, n’est donc pas requise pour la justification.

 

18° Selon l’Apфtre en Rom. 4, 4, « la rйcompense qui se donne а quelqu’un pour ses њuvres ne lui est pas imputйe comme une grвce, mais comme une dette ». Or l’usage du libre arbitre est une certaine opйration. Si donc l’usage du libre arbitre est requis pour la justification, la justification n’aura pas lieu par grвce, mais comme un dы ; ce qui est hйrйtique.

 

19° Celui qui opиre contre la grвce est plus йloignй d’elle que celui qui n’opиre pas du tout. Or Dieu donne parfois la grвce а un homme qui, par son libre arbitre, agit contre elle, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, а qui il est dit en Act. 9, 5 : « Il t’est dur de regimber contre l’aiguillon. » Donc а bien plus forte raison la grвce est-elle parfois infusйe а un homme sans l’usage du libre arbitre.

 

20° Un agent d’une puissance infinie ne requiert aucune disposition dans le patient : en effet, plus l’agent est puissant, moindre est la disposition prйexistante avec laquelle il accomplit son effet. Or Dieu est un agent d’une puissance infinie, si bien qu’il ne requiert pas de matiиre prйexistante mais opиre а partir de rien. Bien moins encore requiert-il donc une disposition ; et ainsi, dans la justification de l’impie, qui est une њuvre divine, il ne requiert pas l’usage du libre arbitre comme une disposition du cфtй de l’homme.

 

En sens contraire :

 

А propos de 1 Reg. 3, 5 : « Demande-moi ce que tu veux que je te donne », la Glose dit : « La grвce de Dieu requiert le libre arbitre. » Or la justification se fait par la grвce de Dieu, comme on le lit en Rom. 3, 24. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la justification.

 

Saint Bernard dit que la justification ne peut avoir lieu ni sans le consentement de celui qui la reзoit, ni sans la grвce de celui qui la donne. Or le consentement de celui qui la reзoit est l’acte du libre arbitre. L’homme ne peut donc pas кtre justifiй sans l’usage du libre arbitre.

 

Pour recevoir une forme, une disposition est requise dans le receveur : en effet, ce n’est pas n’importe quelle forme qui est reзue en n’importe quel sujet. Or l’acte du libre arbitre se comporte comme une disposition а la grвce. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la rйception de la grвce justifiante.

 

Dans la justification de l’impie, un certain mariage spirituel est contractй entre l’homme et Dieu ; Os. 2, 19 : « Je te fiancerai а moi dans la justice. » Or, dans le mariage charnel, un consentement mutuel est requis. Donc а bien plus forte raison dans la justification de l’impie. Et ainsi y est requis l’usage du libre arbitre.

 

La justification de l’impie ne se fait pas sans la charitй, car, comme il est dit en Prov. 10, 12, « la charitй couvre toutes les fautes ». Or, puisque la charitй est une certaine amitiй, elle s’accompagne d’un amour en retour, comme le montre clairement le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique. Or l’amour mutuel requiert des deux cфtйs l’usage du libre arbitre. La justification ne peut donc avoir lieu sans l’usage du libre arbitre.

 

 

Rйponse :

 

Personne, ayant l’usage du libre arbitre, ne peut кtre justifiй sans un usage du libre arbitre qui ait lieu а l’instant mкme de sa justification. Mais en ceux qui ne sont pas en possession de leur volontй, comme les enfants, cela n’est pas requis pour la justification. Et de cela, trois raisons peuvent кtre donnйes.

 

La premiиre se prend de la relation mutuelle de l’agent et du patient. Dans les rйalitйs corporelles, en effet, il est clair que l’action n’est pas accomplie sans un contact par lequel ou bien l’agent seul touche le patient, quand le patient n’est pas de nature а toucher l’agent, comme lorsque les corps supйrieurs agissent sur les rйalitйs infйrieures de ce monde en les touchant et sans кtre touchйs par elles ; ou bien l’agent et le patient se touchent mutuellement, quand l’un et l’autre sont de nature а toucher et а кtre touchйs, comme lorsque le feu agit sur l’eau et vice versa. Ainsi йgalement, dans les rйalitйs spirituelles, quand le contact mutuel a lieu naturellement, l’action ne s’accomplit pas sans contact mutuel ; sinon, il suffit que l’agent touche le patient. Or Dieu lui-mкme, qui justifie l’impie, touche l’вme en causant la grвce en elle ; c’est pourquoi, а propos du Psaume 143, 5 : « Touchez les montagnes », la Glose dit : « de votre grвce ». Et l’esprit humain touche Dieu en quelque faзon, en le connaissant ou en l’aimant ; et c’est pourquoi, chez les adultes, qui peuvent connaоtre et aimer Dieu, il est requis un usage du libre arbitre par lequel ils connaissent et aiment Dieu ; et c’est la conversion а Dieu dont il est dit en Zach. 1, 3 : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous. » Quant aux enfants qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ils ne peuvent pas connaоtre et aimer Dieu ; il suffit donc pour leur justification que Dieu les touche par l’infusion de la grвce.

 

La deuxiиme raison se prend de la notion mкme de justification. En effet, suivant Anselme au livre sur la Vйritй, la justice est « la droiture de la volontй gardйe pour elle-mкme » ; la justification est donc un certain changement de la volontй. Or on prend le nom de « volontй » tant pour dйsigner la puissance elle-mкme que pour dйsigner l’acte de la puissance. L’acte de la puissance de volontй ne peut кtre changй qu’avec la coopйration de celle-ci : car s’il ne venait pas d’elle, il ne serait pas son acte. Mais quant а la puissance de volontй, de mкme qu’elle a йtй faite sans sa coopйration, de mкme elle peut кtre changйe sans sa coopйration. Or, pour la justification des adultes est requis un changement de l’acte de la volontй ; en effet, c’est par l’acte de la volontй qu’ils se sont tournйs vers une chose de faзon dйsordonnйe, et cette conversion ne peut кtre changйe que par un acte contraire de la volontй ; voilа pourquoi l’acte du libre arbitre est requis pour la justification des adultes. Mais les enfants, qui n’ont pas la volontй tournйe vers quelque chose par un acte de leur propre volontй, mais ont seulement une puissance de volontй coupablement dйchue de la justice originelle, peuvent кtre justifiйs sans mouvement de leur propre volontй.

 

La troisiиme raison se prend de la ressemblance de l’opйration divine dans les rйalitйs corporelles. En effet, si Dieu produit quelque effet que la nature peut а nouveau produire, il le produit suivant la mкme disposition que la nature. Par exemple, si Dieu guйrit quelqu’un miraculeusement, il causera la santй en lui avec une certaine йgalitй des humeurs, et c’est aussi en produisant une telle йgalitй que la nature guйrit parfois quelqu’un, suivant la parole du Philosophe disant au deuxiиme livre de la Physique que si la nature faisait une њuvre d’art, elle la ferait de la mкme faзon que l’art, et vice versa. Or, par ses principes naturels, l’homme peut avoir la justice de deux faзons : d’abord comme naturelle ou innйe, en ce sens que certains sont enclins par leur nature mкme aux њuvres de la justice ; ensuite comme acquise. Ainsi, la justice infuse par laquelle les adultes sont justifiйs est semblable а la justice acquise par les њuvres ; par consйquent, de mкme que dans la justice politique acquise est requis un acte de volontй par lequel on aime la justice, de mкme aussi la justification ne s’accomplit pas chez les adultes sans l’usage du libre arbitre. Mais la justice infuse par laquelle les petits enfants sont justifiйs est semblable а l’aptitude naturelle а la justice, qui se trouve aussi chez les enfants ; et l’usage du libre arbitre n’est requis ni pour l’une, ni pour l’autre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Parce que les enfants n’ont pas de quoi pouvoir se tourner vers la cause justifiante, celle-ci, c’est-а-dire la Passion du Christ, leur est appliquйe par le sacrement de baptкme, et par lа ils sont justifiйs.

 

Concernant l’adulte qui n’est pas en possession de son esprit, il faut distinguer : s’il n’a jamais eu l’usage de sa raison, le mкme jugement vaut pour lui et pour les petits enfants ; mais s’il a eu un jour le jugement de sa raison, alors, s’il a dйsirй le baptкme au temps oщ il a eu l’usage de la raison, et qu’au temps de sa folie il est baptisй sans connaissance ou а son corps dйfendant, il obtient l’effet du baptкme а cause de la volontй prйcйdente ; surtout si, aprиs le baptкme, il rйcupиre l’usage du libre arbitre et que ce qui a йtй fait lui plaоt ; et c’est le cas dans ce passage de saint Augustin ; car les efforts qu’il fait а l’encontre ne lui sont pas imputйs, puisqu’il n’agit pas par volontй mais par imagination. Mais si, lorsqu’il йtait en possession de son esprit, il n’a pas dйsirй le baptкme, il ne faut pas le lui procurer s’il est sans connaissance ou qu’il rйsiste, en quelque danger de mort qu’il soit : en effet, il sera jugй d’aprиs le dernier instant oщ il fut en possession de son esprit. Et s’il lui est procurй, il ne reзoit ni le sacrement, ni la rйalitй du sacrement ; quoiqu’une disposition puisse кtre miraculeusement laissйe en lui par l’invocation mкme de la Trinitй et la sanctification de l’eau, de sorte que, lorsqu’il aura rйcupйrй l’usage du libre arbitre, il sera plus facilement changй pour le bien.

 

Mкme sans sacrement, Dieu infuse la grвce а de petits enfants, comme c’est manifestement le cas de ceux qui sont sanctifiйs dans le sein maternel. Semblablement, il pourrait confйrer la grвce sans sacrement а un adulte qui ne serait pas en possession de son esprit, de la mкme faзon qu’il la confиre avec le sacrement.

 

Qu’un adulte ait le pйchй originel sans pйchй actuel, cette supposition est estimйe impossible par certains auteurs. En effet, lorsqu’il commence а кtre adulte, s’il fait ce qui est en lui, la grвce lui sera donnйe, par laquelle il sera exempt du pйchй originel ; que s’il ne le fait pas, il sera coupable d’un pйchй d’omission. Car, puisque n’importe qui est tenu d’йviter le pйchй, et que cela ne peut se faire que si l’on se donne une fin convenable, n’importe qui est tenu, dиs qu’il est en possession de son esprit, de se tourner vers Dieu, et d’йtablir en lui sa fin ; et par lа, il est disposй а la grвce. En outre, saint Augustin dit que « la concupiscence du pйchй originel rend le petit enfant enclin а la convoitise, mais quant а l’adulte, elle le fait convoiter en acte ». En effet, il ne peut pas arriver facilement que quelqu’un, infectй du pйchй originel, ne se soumette pas а la convoitise du pйchй par le consentement au pйchй.

 

La justification est dans le petit enfant et dans l’adulte en raison d’une cause unique et commune, c’est-а-dire en raison de la grвce ; cependant, celle-ci est diversement reзue en l’un et en l’autre, selon la condition diffйrente de l’un et de l’autre. En effet, tout ce qui est reзu en quelque chose, est en lui suivant le mode d’кtre du receveur. Et de lа vient que, chez l’adulte, la grвce est reзue avec l’usage du libre arbitre, mais non chez le petit enfant.

 

Il y a trois faзons possibles de rйpondre а cela. D’abord en disant que ce sommeil durant lequel la sagesse fut infusйe а Salomon ne fut pas un sommeil naturel, mais le sommeil de la prophйtie, dont on lit en Nombr. 12, 6 : « S’il se trouve parmi vous un prophиte du Seigneur, je lui apparaоtrai en vision, ou je lui parlerai en songe. » Or, dans ce sommeil, l’usage du libre arbitre n’est pas liй.

 

Ensuite on peut dire que, de mкme qu’il est requis, pour l’infusion de la justice, que la volontй, qui est son sujet, se tourne vers Dieu, de mкme il est requis, dans l’infusion de la sagesse, que l’intelligence se tourne vers Dieu. Or, pendant le sommeil, l’intelligence peut se tourner vers Dieu, mais non le libre arbitre ou la volontй. Et en voici la raison. Deux choses appartiennent а l’intelligence : percevoir, et juger des choses perзues. Or l’intelligence, lorsqu’on dort, n’est pas empкchйe de percevoir quelque chose, soit en provenance de choses qu’elle a dйjа considйrйes — et c’est pourquoi l’homme fait parfois des syllogismes en dormant —, soit par l’illumination de quelque substance supйrieure, que l’intelligence du dormeur est plus apte а percevoir, а cause du repos oщ elle se trouve du cфtй des actes des sens, et surtout lorsque les phantasmes sont apaisйs ; c’est pourquoi il est dit en Job, 33, 15-16 : « Pendant les songes, dans les visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablйs de sommeil et qu’ils dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et les instruit de ce qu’ils doivent savoir. » Et telle est la cause principale de ce que des futurs sont vus а l’avance dans le sommeil. Mais le parfait jugement de l’intelligence ne peut avoir lieu pendant le sommeil, йtant donnй que le sens est alors liй, lui qui est le premier principe de notre connaissance. En effet, le jugement se fait au moyen d’une analyse par les principes ; par consйquent, il est nйcessaire que nous jugions de toutes choses d’aprиs ce que nous recevons par le sens, comme il est dit au troisiиme livre sur le Ciel et le Monde. Or l’usage du libre arbitre suit le jugement de la raison ; voilа pourquoi l’usage du libre arbitre, par lequel la volontй se tourne vers Dieu, ne peut pas кtre suffisant lorsqu’on dort : car bien qu’il soit un mouvement de la volontй, il suit l’imagination plutфt que le complet jugement de la raison ; et ainsi, l’homme peut percevoir la sagesse en dormant, mais non la justice.

 

Enfin, on peut dire que l’intelligence est contrainte par l’intelligible, alors que la volontй ne peut pas кtre contrainte par l’objet d’appйtit. La sagesse, qui est la droiture de l’intelligence, peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre arbitre, mais non la justice, qui est la droiture de la volontй.

 

 Le mouvement du libre arbitre qui prйcиde dans l’йtat de veille ne peut faire que l’acte du dormeur soit mйritoire ou dйmйritoire, considйrй en lui-mкme ; cependant, il peut faire qu’il ait quelque degrй de bontй ou de mйchancetй, en tant que la vertu de l’acte du veilleur est laissйe dans l’activitй du dormeur, comme la vertu de la cause est laissйe dans l’effet. Et de lа vient que les vertueux font en dormant de meilleurs songes que d’autres non vertueux, comme il est dit au premier livre de l’Йthique ; c’est aussi pour cela que la pollution nocturne est parfois considйrйe comme coupable. Ainsi йgalement, Salomon put en veillant se disposer а la sagesse qu’il devait recevoir en dormant.

 

Le sacrement de baptкme ne doit pas кtre procurй а un malade lorsqu’il n’est pas en possession de son esprit, mкme s’il a eu auparavant le dйsir du baptкme, sauf si l’on craint pour sa vie, ce qui n’est assurйment pas le cas du dormeur ; les deux cas ne sont donc pas semblables sur ce point, mais ils le sont pour le reste.

 

 L’air, par la nature de son espиce, est dans l’ultime disposition pour recevoir la lumiиre, en raison de sa diaphanйitй ; voilа pourquoi il est йclairй dиs que se prйsente l’astre йclairant ; et aucune autre prйparation n’est requise, sauf peut-кtre l’йloignement d’un obstacle. Mais l’вme intellectuelle n’est pas dans l’ultime disposition pour recevoir la justice, sauf lorsqu’elle veut en acte, car la puissance s’accomplit par l’acte, par lequel elle est dйterminйe а l’un des opposйs, alors qu’elle est de soi en puissance aux deux ; comme une matiиre qui est en puissance а plusieurs formes est adaptйe, par des dispositions, а une forme plutфt qu’а une autre.

 

10° Dieu, dans son infinie bontй, se communique lui-mкme aux crйatures par quelque ressemblance de sa bontй, qu’il leur donne gйnйreusement par le fait mкme qu’il communique sa bontй de la meilleure faзon ; et cette meilleure faзon suppose qu’il prodigue ses dons avec ordre, suivant sa sagesse, c’est-а-dire а chacun selon sa condition ; et de lа vient qu’une disposition ou une prйparation est requise du cфtй de ceux auxquels Dieu prodigue ses dons. Ou bien l’on peut rйpondre que cette objection vaut pour la prйparation qui prйcиde temporellement l’infusion de la grвce, et sans laquelle Dieu accorde parfois la grвce, opйrant subitement chez quelqu’un le mouvement de contrition et infusant la grвce ; car, comme il est dit en Eccli. 11, 23 : « Il est aisй а Dieu d’enrichir tout d’un coup celui qui est pauvre. » Mais cela n’exclut pas l’usage du libre arbitre qui a lieu а l’instant mкme oщ la grвce est infusйe. Car il se manifeste une plus parfaite communication de la bontй divine en ce que Dieu opиre dans l’homme simultanйment l’habitus et l’acte de justice, que s’il y opйrait seulement l’habitus.

 

11° De mкme que le soleil est la cause de la lumiиre non seulement quant а l’кtre, mais aussi quant au devenir, de mкme aussi Dieu est la cause de la grвce et quant а l’кtre, et quant au devenir. Or, pour le devenir d’une rйalitй, qui implique un certain changement, est requise une chose qui n’est pas requise pour l’кtre de cette rйalitй ; par exemple il est requis, lorsque la lumiиre arrive dans l’air, que l’air se rapporte au soleil d’une autre faзon qu’auparavant ; ce qui se fait par le mouvement du soleil, mouvement sans lequel il pourrait y avoir conservation de la lumiиre dans l’air, si le soleil est toujours prйsent. Et semblablement, il est requis pour le devenir de la grвce elle-mкme que la volontй se comporte envers Dieu autrement qu’avant ; et pour cela est exigй un changement de la volontй, qui n’a pas lieu chez les adultes sans l’usage du libre arbitre, comme on l’a dit.

 

12° Telle disposition est requise pour le devenir d’une rйalitй, qui ne l’est pas pour l’кtre de cette rйalitй, comme on le voit surtout dans la gйnйration des animaux et des plantes ; par consйquent, rien n’empкche, si de telles dispositions cessent une fois que la rйalitй est advenue, que celle-ci soit nйanmoins conservйe dans son кtre. Et ainsi, lorsque cesse le mouvement du libre arbitre qui йtait nйcessaire а la justification, la justice peut demeurer habituellement.

 

13° Rien n’empкche qu’une chose naturellement antйrieure et ne pouvant advenir sans une chose postйrieure, puisse nйanmoins exister sans celle-ci ; par exemple, l’вme йtant la cause formelle, efficiente et finale du corps, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme, elle est naturellement antйrieure au corps et peut exister sans le corps, et pourtant, selon l’ordre de la nature, elle ne peut advenir que dans le corps. Et il en va de mкme pour la grвce et l’usage du libre arbitre.

 

14° Le corps infecte l’вme par le pйchй originel du fait mкme qu’il lui est uni. Or ce pйchй ne regarde pas la volontй de celui qui est infectй, mais sa nature ; voilа pourquoi il n’est pas йtonnant que l’usage du libre arbitre ne soit pas requis pour une telle infection. Semblablement, l’вme de l’enfant obtient la grвce par le fait mкme qu’il est uni au Christ par le sacrement de baptкme sans l’usage du libre arbitre. Mais chez les adultes, l’usage du libre arbitre est requis, pour la raison susmentionnйe.

 

15° En disant que Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir, on n’exclut pas que de plus nombreuses conditions soient requises pour le bien que Dieu opиre en nous en faisant misйricorde, que pour le mal que Dieu punit en nous, car, suivant Denys, le bien procиde d’une cause entiиre et totale, tandis que le mal rйsulte de dйfauts particuliers. Mais par lа, il est montrй que Dieu fait misйricorde suivant ce qui vient de lui, alors qu’il punit suivant ce qui vient de nous, et qui est tel qu’il ne peut y кtre ordonnй que par la peine ; par consйquent, il fait misйricorde par son intention principale, mais il punit pour ainsi dire en dehors de l’intention de la volontй antйcйdente, selon la volontй consйquente. Et cependant, on peut rйpondre а l’objection proposйe en disant qu’а l’infection du pйchй originel, par laquelle l’вme est infectйe avant qu’elle ait l’usage du libre arbitre, correspond par une certaine ressemblance la justification des enfants avant qu’ils aient l’usage du libre arbitre.

 

16° Les rйalitйs naturelles peuvent кtre disposйes а la forme par une certaine violence, en sorte que le principe de la disposition soit au-dehors, sans que le patient contribue en rien ; en elles, par consйquent, la disposition а la forme ne vient pas d’un principe intйrieur, mais du dehors. Mais la volontй ne peut pas subir de violence ; voilа pourquoi le cas n’est pas semblable.

 

17° Dieu produit en nous des vertus sans que nous les causions, mais non toutefois sans que nous y consentions.

 

18° L’acte du libre arbitre qui a lieu dans la justification de l’impie ne se rapporte pas de la mкme faзon а l’habitus de la justice gйnйrale, dont il a йtй question, et а son exйcution et son accroissement. А l’habitus, d’une part, il ne peut pas se rapporter comme un mйrite, йtant donnй qu’а l’instant mкme est infusйe la justice, qui est le principe du mйrite : il s’y rapporte seulement comme une disposition. Mais d’autre part, il se rapporte а l’exйcution de la justice et а son accroissement sous l’aspect du mйrite, car l’homme, par le premier acte informй par la grвce, mйrite le secours divin dans les choses susdites. Ainsi donc, la justice n’est pas accordйe aux њuvres humaines comme une rйcompense, mais l’accroissement et la continuation de la justice est en quelque sorte une rйcompense par rapport aux actes mйritoires prйcйdents.

 

19° Bien que saint Paul, avant qu’il eыt йtй justifiй, attaquвt directement la grвce de la foi, cependant, а l’instant mкme de sa justification, il consentit par son libre arbitre йbranlй par la grвce. En effet, Dieu peut en un instant envoyer а quelqu’un le mouvement de volontй gratuite sans lequel il n’y a pas de justification ; mais celle-ci peut avoir lieu sans prйparation prйcйdente.

 

20° Cette disposition n’est pas requise а cause de l’impuissance de l’agent, mais а cause de la condition du receveur, c’est-а-dire de la volontй, qui ne peut pas кtre changйe par violence, mais qui l’est par son propre mouvement. Or ce mouvement du libre arbitre ne se rapporte pas seulement а la grвce comme une disposition, mais aussi comme un achиvement : en effet, les opйrations sont des accomplissements des habitus ; par consйquent, que l’habitus soit introduit en mкme temps que son opйration, prouve la perfection de l’agent, car la perfection de l’effet montre la perfection de la cause.

Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui suit la justification n’est pas requis pour la justification. Or, puisque le mouvement vers Dieu vient de la grвce, il suit la grвce ; c’est pourquoi il est dit en Lam. 5, 21 : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et nous nous convertirons. » Le mouvement du libre arbitre vers Dieu n’est donc pas parmi les choses qui sont requises pour la justification.

 

Le mouvement du libre arbitre est requis pour la justification comme une certaine disposition du cфtй du libre arbitre. Or ce а quoi l’homme a besoin d’кtre attirй, ne regarde pas le libre arbitre. Puis donc que l’homme, pour qu’il se convertisse а Dieu, a besoin d’кtre attirй, suivant ce passage de Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui m’a envoyй ne l’attire », il semble que le mouvement du libre arbitre vers Dieu ne soit pas parmi les choses qui sont requises pour la justification de l’impie.

 

L’homme parvient а la justice par la voie de la crainte : « car celui qui est sans crainte ne pourra devenir juste », comme il est dit en Eccli. 1, 28. Or l’homme, par la crainte, n’est pas mы vers Dieu mais plutфt vers les peines. Le mouvement du libre arbitre qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement vers Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que cela est vrai pour la crainte servile, mais non pour la crainte filiale. En sens contraire : Toute crainte inclut dans sa notion une fuite. Or, par la fuite, on s’йcarte de ce que l’on fuit, et l’on ne s’en approche pas. Donc, en ce qu’il craint Dieu, l’homme n’est pas mы vers Dieu, mais s’йcarte plutфt de lui.

 

Si un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, celui-lа surtout devrait кtre requis, par lequel l’homme est mы vers Dieu de la faзon la plus achevйe. Or l’homme est mы vers Dieu de faзon plus achevйe par la charitй que par la foi. Si donc un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, on ne devrait pas attribuer la justification а la foi mais plutфt а la charitй ; or c’est le contraire qui apparaоt en Rom. 5, 1 : « Йtant justifiйs par la foi, ayons la paix avec Dieu. »

 

Le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est comme l’ultime disposition а la grвce, avec laquelle la grвce est infusйe. Or la disposition а la forme avec laquelle la forme est introduite, est telle qu’elle ne peut pas exister sans la forme, puisqu’il y a une nйcessitй а l’йgard de la forme. Puis donc que le mouvement de foi peut exister sans la grвce, il semble que la justification ne doive pas кtre attribuйe au mouvement de foi.

 

L’homme peut connaоtre Dieu par la raison naturelle. Or la foi n’est requise pour la justification que pour autant qu’elle fasse connaоtre Dieu. Il semble donc que l’homme puisse кtre justifiй sans mouvement de foi.

 

De mкme que par le mouvement de foi l’homme connaоt Dieu, de mкme aussi par l’acte de sagesse. La justification ne doit donc pas кtre mise au compte de la foi plutфt que de la sagesse.

 

Dans la foi sont contenus de nombreux articles. Si donc un mouvement de foi est requis pour la justification, il semble qu’il soit nйcessaire de penser а tous les articles de foi, ce qui ne peut se faire subitement.

 

10° Il est dit en Jacq. 4, 6 que « Dieu donne sa grвce aux humbles » ; et ainsi, pour la justification de l’impie est requis un mouvement d’humilitй, qui n’est pas un mouvement vers Dieu, sinon l’humilitй aurait Dieu pour objet et pour fin, et serait une vertu thйologale. Le mouvement qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement du libre arbitre vers Dieu.

 

11° Dans la justification de l’impie, la volontй de l’homme se tourne vers la justice. Le mouvement du libre arbitre doit donc кtre un acte de justice, qui n’est pas un mouvement vers Dieu.

 

12° Le rфle de l’homme dans la justification de l’impie consiste а фter un empкchement, comme on dit de celui qui ouvre la fenкtre qu’il cause l’йclairement de la maison. Or l’empкchement а la grвce est le pйchй. Du cфtй du justifiй n’est donc pas requis un mouvement du libre arbitre vers Dieu, mais seulement contre le pйchй.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 4, 8 : « Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. » Or Dieu s’approche de nous par l’infusion de la grвce. Donc, pour que nous soyons justifiйs par la grвce, il est nйcessaire que nous nous approchions de Dieu par un mouvement du libre arbitre vers lui.

 

La justification de l’impie est une certaine illumination de l’homme. Or il est dit au Psaume 33, 6 : « Approchez-vous de lui, afin que vous en soyez йclairйs. » Puis donc que l’homme ne s’approche pas de Dieu par une dйmarche du corps mais par des mouvements de l’esprit, comme dit saint Augustin, il semble qu’un mouvement du libre arbitre soit requis pour la justification de l’impie.

 

Il est dit en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. » Donc, pour que l’impie soit justifiй, un mouvement de foi vers Dieu est requis.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, le mouvement du libre arbitre qui a lieu dans la justification est requis afin que l’homme touche la cause justifiante par un acte propre. Or la cause justifiante est Dieu, qui a opйrй notre justification par le mystиre de son Incarnation, par laquelle il s’est fait le mйdiateur de Dieu et des hommes. Voilа pourquoi un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification de l’impie.

 

Mais puisque le libre arbitre peut se mouvoir vers Dieu de multiples faзons, le mouvement requis par nйcessitй pour la justification semble кtre celui qui est antйrieur aux autres et inclus dans tous les autres, et c’est le mouvement de foi : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie d’abord qu’il existe », comme on le lit en Hйbr. 11, 6. Personne ne peut se mouvoir vers Dieu par un autre mouvement, quel qu’il soit, s’il ne se meut en mкme temps que cela par le mouvement de foi, car tous les autres mouvements de l’esprit vers Dieu qui justifie regardent la volontй, seul le mouvement de foi regarde l’intelligence. Or la volontй n’est mue vers son objet qu’en tant que celui-ci est apprйhendй ; en effet, le bien apprйhendй meut la volontй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Un mouvement de la partie apprйhensive est donc requis pour le mouvement de l’affective, comme la motion du moteur pour l’« кtre mы » du mobile. Et de cette faзon, un mouvement de foi est inclus dans le mouvement de charitй, et en n’importe quel autre mouvement par lequel l’esprit se meut vers Dieu.

 

Mais parce que la justice rйside de maniиre achevйe dans la volontй, pour cette raison, si l’homme se convertissait а Dieu seulement par l’intelligence, il ne toucherait pas Dieu par ce qui reзoit la justice, c’est-а-dire par la volontй, et ainsi, il ne pourrait pas кtre justifiй. Il est donc requis non seulement que l’intelligence se convertisse а Dieu, mais aussi la volontй. Or le premier mouvement de la volontй vers quelque chose est le mouvement d’amour, comme on l’a dit dans la question sur les passions de l’вme ; et ce mouvement est inclus dans le dйsir comme la cause dans l’effet ; en effet, on dйsire une chose comme un objet aimй. L’espoir, quant а lui, implique un certain dйsir avec un certain sursaut de l’вme, comme si elle tendait vers quelque chose d’ardu. Donc, de mкme qu’un mouvement de connaissance a lieu en mкme temps que le mouvement d’amour, de mкme le mouvement d’amour a lieu avec un mouvement d’espoir ou de dйsir ; car de mкme que l’objet apprйhendй meut l’amour, de mкme l’amour meut le dйsir ou l’espoir. Ainsi donc, dans la justification de l’impie, le libre arbitre se meut vers Dieu par un mouvement de foi, d’espйrance et de charitй : en effet, il est nйcessaire que le justifiй se convertisse а Dieu en l’aimant avec l’espoir du pardon. Et ces trois choses sont comptйes pour un seul mouvement complet, en tant que l’un est inclus dans l’autre ; cependant, ce mouvement est nommй d’aprиs la foi, йtant donnй que celle-ci contient virtuellement en elle-mкme les autres mouvements, et qu’elle est incluse en eux.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Se mouvoir vers Dieu par le libre arbitre, suit d’une certaine faзon l’infusion de la grвce, dans l’ordre de la nature, mais non temporellement, comme on le verra clairement plus loin. Or l’infusion de la grвce est l’une des choses qui sont requises pour la justification ; cela n’entraоne donc pas que le mouvement du libre arbitre vers Dieu suive la justification.

 

Cette attirance n’implique pas une violence, mais une opйration divine par laquelle Dieu opиre dans le libre arbitre en le tournant oщ il veut ; et ainsi, ce а quoi l’homme est attirй regarde en quelque sorte le libre arbitre.

 

La crainte servile, qui n’a de regard que pour la peine, est requise pour la justification comme une disposition prйcйdente, mais non comme entrant dans la substance de la justification : car elle ne peut coexister avec la charitй, mais а la venue de la charitй la crainte s’en va ; d’oщ 1 Jn 4, 18 : « Il n’y a point de crainte dans l’amour. » Mais la crainte filiale, qui craint la sйparation, est incluse virtuellement dans le mouvement d’amour : en effet, dйsirer l’union а l’aimй et craindre la sйparation relиvent de la mкme notion.

 

La crainte filiale inclut quelque fuite ; non toutefois la fuite de Dieu, mais la fuite de la sйparation de Dieu, ou de l’йgalitй avec Dieu, йtant donnй que la crainte implique une certaine rйvйrence par laquelle l’homme n’ose pas se comparer а la divine majestй, mais se soumet а elle.

 

Un mouvement de charitй vers Dieu est requis, mais dans ce mouvement est cependant inclus un mouvement de foi, comme on l’a dit.

 

Bien que croire а Dieu ou croire Dieu puisse se faire sans la justice, cependant croire en Dieu, ce qui est l’acte de foi formйe, ne peut pas se faire sans la grвce ou la justice. Et un tel acte de croire est requis pour la justification, comme on le voit clairement en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. »

 

Aprиs la chute de la nature humaine, l’homme ne peut кtre rйparй que par le mйdiateur de Dieu et des hommes, Jйsus-Christ ; et ce mystиre, celui de la mйdiation du Christ, est tenu par la seule foi. C’est pourquoi la connaissance naturelle ne suffit pas pour la justification de l’impie, mais il est requis d’avoir la foi en Jйsus-Christ, soit explicitement soit implicitement, selon les divers temps et les diverses personnes. Et c’est ce qui est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jйsus-Christ ».

 

Ce que l’intelligence des principes naturellement connus est а la sagesse ou а la science acquise par la raison, c’est-а-dire un principe, la foi l’est relativement а la sagesse infuse ; par consйquent, le premier mouvement vers Dieu de connaissance gratuite n’appartient pas а la sagesse ni а la science infuse, mais а la foi.

 

Bien que les articles de foi soient nombreux, il n’est cependant pas nйcessaire de penser actuellement а eux tous а l’instant mкme de la justification, mais seulement de considйrer Dieu а travers l’article affirmant qu’il justifie et remet les pйchйs ; en effet, les articles sur l’Incarnation et la Passion du Christ y sont implicitement inclus, ainsi que les autres choses qui sont requises pour notre justification.

 

10° Un mouvement d’humilitй s’ensuit du mouvement de foi dans la mesure oщ, ayant considйrй la hauteur de la divine majestй, on se soumet soi-mкme а elle ; et ainsi, le mouvement d’humilitй n’est pas le premier qui est requis dans la justification.

 

11° Dans la justice gйnйrale, dont nous parlons maintenant, est incluse l’ordination convenable de l’homme а Dieu, comme on l’a dйjа dit ; et ainsi, tant la foi que l’espйrance et que la charitй est contenue dans une telle justice.

 

12° Le pйchй empкche la grвce surtout en raison de l’aversion ; voilа pourquoi, afin d’фter cet empкchement, il est requis une conversion du libre arbitre а Dieu.

Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Un mouvement de charitй suffit pour la rйmission ; Lc 7, 47 : « Beaucoup de pйchйs lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimй. » Or le mouvement de charitй se porte directement vers Dieu. Donc, pour la justification de l’impie, un mouvement vers Dieu suffit, et il n’est pas requis de mouvement dirigй vers le pйchй.

 

Le bien immuable est plus efficace que le bien transitoire. Or la conversion au bien transitoire suffit pour que l’homme tombe dans le pйchй. La conversion au bien immuable suffit donc pour que l’homme soit justifiй.

 

L’homme ne peut avoir un mouvement dirigй vers le pйchй que s’il pense au pйchй. Or personne ne peut penser а ce que la mйmoire ne possиde pas ; or il arrive que l’on ait oubliй le pйchй commis. Si donc un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй est requis pour la justification de l’impie, il semble que tel homme qui a oubliй ses pйchйs ne puisse jamais кtre justifiй.

 

Il arrive qu’un homme se soit laissй entraоner а nombreux crimes. Si donc un mouvement du libre arbitre est requis dans la justification, il semble, pour la mкme raison, qu’il lui faille en cet instant penser а chacun de ses pйchйs ; ce qui est impossible, car il n’a pas de raison de penser а l’un plutфt qu’а l’autre.

 

Quiconque se tourne vers une chose comme vers une fin ultime, se dйtourne par lа mкme d’une autre fin ultime, car il est impossible qu’un seul ait plusieurs fins ultimes. Or lorsque l’homme, par la foi formйe, se meut vers Dieu, il se meut vers lui comme vers une fin ultime. Il se dйtourne donc par lа mкme du pйchй ; et ainsi, il ne semble pas qu’un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй soit nйcessaire.

 

Le mouvement qui part du pйchй et le mouvement dirigй vers lui ne sont pas identiques, de mкme que le mouvement qui part du blanc n’est pas le mкme que le mouvement dirigй vers le blanc. Or la justification est un mouvement qui part du pйchй. Ce n’est donc pas un mouvement dirigй vers le pйchй.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 31, 5 : « Je confesserai contre moi-mкme mon injustice au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiйtй de mon pйchй. » Or l’homme ne peut dire cela qu’en pensant au pйchй. Un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй est donc requis pour la justification.

 

Pour la justification de l’impie est requise la contrition, qui est la premiиre partie de la pйnitence, par laquelle les pйchйs sont фtйs. Or la contrition est la douleur au sujet du pйchй. Un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй est donc requis dans la justification de l’impie.

 

 

Rйponse :

 

La justification de l’impie ajoute quelque chose а la justification pure et simple. Car la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rйmission de la faute ; et cette rйmission ne vient pas uniquement de ce que l’homme s’abstient du pйchй, mais quelque chose de plus est requis. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pйcher йtait la mкme chose que d’кtre sans pйchй, l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu qu’il vous les pardonne.” » Ainsi donc, pour la justification pure et simple est requise une conversion de l’homme, par le libre arbitre, а la cause justifiante, conversion qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu. Mais dans la justification de l’impie, il est requis en plus de cela que l’on se convertisse а la destruction du pйchй passй. Or de mкme qu’il se fait une conversion а Dieu dиs lors que l’homme connaоt Dieu par la foi et l’aime, et qu’il dйsire ou espиre la grвce, de mкme il est nйcessaire qu’une conversion du libre arbitre dirigйe vers le pйchй ait lieu dиs lors que l’homme se reconnaоt pйcheur, ce qui relиve de l’humilitй, et qu’il dйteste le pйchй passй, en sorte qu’il soit mйcontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’amour divin ne peut exister sans une dйtestation de ce qui sйpare de Dieu ; voilа pourquoi, en plus du mouvement d’amour vers Dieu, il est requis dans la justification une dйtestation du pйchй. Et c’est pourquoi sainte Madeleine, а qui il fut dit : « beaucoup de pйchйs lui sont remis », avait versй des larmes pour ses pйchйs.

 

La conversion au bien immuable suffit pour la justification pure et simple ; mais pour la justification de l’impie est aussi requis un mouvement dirigй vers le pйchй, comme on l’a dit, car, pour que l’homme soit justifiй du pйchй passй, il ne suffit pas seulement qu’il veuille la justice et ne pиche pas, mais il faut encore qu’il agisse contre l’iniquitй passйe en la dйtestant. Et il n’est pas requis, chez celui qui pиche, de dйtestation de Dieu ou de la justice, sinon par voie de consйquence : car ce qui est bon, personne ne l’a en haine, si ce n’est en tant qu’il est incompatible avec un autre bien que l’on aime ; le pйcheur ne hait donc la justice et Dieu que par accident, c’est-а-dire du fait mкme qu’il aime immodйrйment un bien transitoire.

 

Il n’est pas nйcessaire qu’au moment mкme de la justification l’on pense а tel ou tel pйchй de faзon dйterminйe, mais seulement que l’on soit affligй de s’кtre dйtournй de Dieu par sa propre faute : soit absolument, soit sous la condition que l’on se soit dйtournй, c’est-а-dire lorsqu’on ignore si l’on s’est jamais dйtournй de Dieu par le pйchй mortel ; et par un mouvement de ce genre, celui qui a oubliй peut кtre contrit du pйchй.

 

Tous les pйchйs ont en commun l’aversion de Dieu, en raison de laquelle ils empкchent la grвce ; il n’est donc pas requis, pour la justification, qu’au moment mкme de la justification l’on pense а chaque pйchй : il suffit de penser que l’on s’est dйtournй de Dieu par sa faute. Mais le ressouvenir de chaque pйchй doit ou prйcйder, ou au moins suivre la justification.

 

De ce que l’on s’est donnй Dieu comme fin, il suit que l’on ne place pas sa fin dans le pйchй, et ainsi, que l’on se dйtourne du propos de pйcher. Mais cela ne suffit pas pour la destruction du pйchй passй, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй pour le poursuivre ou l’embrasser, est opposй а la justification, mais non le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй pour le fuir : en effet, ce mouvement s’accorde avec la justification, qui est un mouvement qui part du pйchй, car la fuite d’une chose est un mouvement qui part de cette chose.

Article 6 : L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme chose ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Proposer une affirmation et en йcarter la nйgation sont une mкme chose. Or la faute ne semble pas кtre autre chose que le dйfaut de grвce. Il semble donc que le retrait de la faute soit la mкme chose que l’infusion de la grвce.

 

La grвce et la faute s’opposent comme les tйnиbres et la lumiиre. Or le retrait des tйnиbres et l’introduction de la lumiиre sont une mкme chose. La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce sont donc une mкme chose.

 

Le retrait de la faute s’entend surtout de la destruction de la souillure. Or la souillure ne semble rien кtre de positif dans l’вme, car alors elle viendrait en quelque faзon de Dieu ; et ainsi, il semble qu’elle soit seulement une privation ; or elle n’est privation que de ce avec quoi elle ne peut pas exister, et c’est la grвce. Le retrait de la faute n’est donc rien d’autre que l’infusion de la grвce.

 

[Le rйpondant] disait que la souillure ne pose pas seulement l’absence de la grвce, mais aussi une aptitude et une dette relativement а la grвce qu’il faut avoir. En sens contraire : toute privation pose une aptitude dans le sujet, puisque le retrait de la privation et l’introduction de l’habitus sont une mкme chose. Cela n’empкche donc pas que le retrait de la faute et l’infusion de la grвce soient une mкme chose.

 

Selon le Philosophe, la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre. Puis donc que le retrait de la faute en est une certaine corruption, et que l’infusion de la grвce est une certaine gйnйration de celle-ci, l’infusion de la grвce est la mкme chose que le retrait de la faute.

 

 

En sens contraire :

 

Parmi les quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie, figurent ces deux que sont l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.

 

Si deux choses quelconques sont telles que l’une peut exister sans l’autre, elles ne sont pas identiques. Or l’infusion de la grвce peut exister sans la rйmission d’aucune faute, comme pour les anges bienheureux, pour le premier homme avant la chute, ainsi que pour le Christ. La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont donc pas identiques.

 

 

Rйponse :

 

La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose, et en voici la preuve. Les mutations se distinguent par les termes. Le terme de l’infusion de la grвce est que la grвce inhиre, et le terme de la rйmission de la faute est que la faute n’existe pas. Or il faut remarquer entre les opposйs une certaine diffйrence, de la faзon suivante.

 

Certains opposйs sont tels que l’un et l’autre posent une nature, comme le blanc et le noir ; et en de tels opposйs, la nйgation de l’un ou de l’autre est une nйgation rйelle, c’est-а-dire d’une rйalitй. Voilа pourquoi, puisque l’affirmation n’est pas une nйgation — car кtre blanc n’est pas la mкme chose que ne pas кtre noir —, mais qu’elles diffиrent rйellement, la corruption du noir, dont le terme est que le noir n’existe pas, et la gйnйration du blanc, dont le terme est que le blanc existe, sont rйellement des mutations diffйrentes, bien qu’il y ait un seul mouvement, comme on l’a dйjа dit.

 

D’autres opposйs sont tels que l’un seulement est une certaine nature, tandis que l’autre n’est que le retrait ou la nйgation de celle-ci, comme cela est clair pour ceux qui s’opposent selon l’affirmation et la nйgation, ou selon la privation et la possession ; et pour de tels opposйs, la nйgation de l’opposй qui pose une nature, est rйelle, car elle porte sur quelque rйalitй, tandis que la nйgation de l’autre opposй n’est pas rйelle, car elle ne porte pas sur une rйalitй : en effet, c’est une nйgation de nйgation ; voilа pourquoi cette nйgation de nйgation, qu’est la nйgation de l’autre opposй, ne diffиre en rien, quant а la rйalitй, de la position de l’autre ; aussi la gйnйration du blanc est-elle la mкme chose, quant а la rйalitй, que la corruption du non blanc. Mais parce que la nйgation, bien qu’elle ne soit pas une rйalitй de la nature, est cependant une rйalitй de la raison, la nйgation de la nйgation, quant а la notion, ou du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que la position de l’affirmation ; et ainsi, la corruption du non blanc, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que la gйnйration du blanc.

 

Il est donc clair que, si la faute n’est absolument rien de positif, l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont identiques quant а la rйalitй, mais non identiques quant а la notion. Mais si la faute pose quelque chose non quant а la notion mais rйellement, alors la rйmission de la faute est autre chose que l’infusion de la grвce, si on les considиre comme des mutations, bien que du point de vue du mouvement elles soient un, comme on l’a dйjа dit. Or la faute pose quelque chose, et pas seulement l’absence de grвce. En effet, l’absence de grвce, considйrйe en elle-mкme, est seulement une peine, et n’est une faute que dans la mesure oщ elle est laissйe par un acte volontaire prйcйdent ; comme les tйnиbres ne sont de l’ombre que dans la mesure oщ elles sont laissйes par l’interposition d’un corps opaque. Donc, de mкme que l’enlиvement de l’ombre implique non seulement le retrait des tйnиbres mais aussi celui du corps qui fait obstacle, de mкme la rйmission de la faute implique non seulement l’enlиvement de l’absence de grвce mais aussi l’enlиvement de l’empкchement de la grвce, qui venait du prйcйdent acte de pйchй ; non pas en sorte que cet acte n’ait pas йtй, car cela est impossible, mais en sorte que l’influx de la grвce ne soit pas empкchй а cause de lui. Ainsi donc, il est clair que la rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose quant а la rйalitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

1°, 2°, & On voit dиs lors clairement la solution aux quatre premiers arguments.

 

Le Philosophe dit que la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre, par concomitance — car elles sont nйcessairement simultanйes —, ou bien а cause de l’unitй du mouvement qui a pour terme ces deux mutations.

Article 7 : La rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

А propos de ce passage du Psaume 62, 3 : « je me suis prйsentй devant vous comme dans votre sanctuaire », la Glose dit : « Si l’on n’abandonne pas d’abord le mal, on ne parviendra jamais au bien. » Or la rйmission de la faute fait abandonner le mal, et l’infusion de la grвce fait parvenir au bien. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

Dans l’ordre de la nature, le receveur se conзoit avant la rйception elle-mкme. Or la forme n’est reзue que dans une matiиre propre. Il faut donc concevoir la matiиre propre avant la rйception de la forme. Or, pour que la matiиre soit propre а une forme, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe de la forme contraire. La matiиre est donc naturellement dйpouillйe d’une forme avant de recevoir une autre forme ; et ainsi, la rйmission de la faute est naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

[Le rйpondant] disait que la grвce, en tant qu’elle se rapporte а Dieu qui infuse la grвce, est naturellement antйrieure а la rйmission de la faute ; mais en tant qu’elle a une relation au sujet, elle est postйrieure а la rйmission de la faute. En sens contraire : dans l’infusion de la grвce est inclus le rapport de la grвce а son sujet, auquel elle est infusйe. Si donc elle est postйrieure par ce rapport au sujet, il semble que l’infusion de la grвce, dans l’absolu, vienne naturellement aprиs la rйmission de la faute.

 

[Le rйpondant] disait que la grвce a deux rapports au sujet : l’un, en tant qu’elle dйtermine formellement le sujet, et de ce point de vue, elle est postйrieure а la rйmission de la faute ; l’autre, par lequel elle chasse du sujet la faute, et ainsi, l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la rйmission de la faute. En sens contraire : la grвce chasse la faute en raison de son opposition а elle. Or les opposйs se chassent mutuellement, puisqu’ils ne se tolиrent pas dans le mкme sujet. Donc, du fait mкme que la grвce dйtermine formellement le sujet, elle chasse la faute. Et ainsi, il n’est pas possible que la grвce, par son rapport au sujet qu’elle dйtermine formellement, soit postйrieure, et par son rapport а la faute qu’elle chasse, soit antйrieure.

 

L’кtre d’une rйalitй est naturellement antйrieur а son agir. Or, puisque la grвce est un accident, son кtre est d’inhйrer. Le rapport de la grвce au sujet qu’elle dйtermine formellement est donc naturellement antйrieur а son rapport au contraire qu’elle chasse. Et ainsi, la rйponse susmentionnйe ne semble pas pouvoir tenir.

 

La fuite du mal est naturellement antйrieure а la pratique du bien. Or la rйmission de la faute regarde la fuite du mal, tandis que l’infusion de la grвce est ordonnйe а la pratique du bien. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

L’ordre des causes suit l’ordre des effets. Or l’effet de la rйmission de la faute est d’кtre pur, tandis que l’effet de l’infusion de la grвce est d’кtre agrйable. Кtre pur est naturellement antйrieur а кtre agrйable, car tout ce qui est agrйable est pur, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, suivant le Philosophe, « est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй ». La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

La faute et la grвce sont entre elles comme des formes contraires dans la nature. Or, dans les rйalitйs naturelles, l’expulsion d’une forme est naturellement antйrieure а l’introduction d’une autre, йtant donnй qu’il ne se produit pas que des formes contraires coexistent dans une matiиre ; il est donc nйcessaire de concevoir la forme qui existait auparavant comme chassйe avant que la nouvelle forme soit introduite. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

S’йloigner du terme de dйpart est naturellement antйrieur а parvenir au terme d’arrivйe. Or, dans la justification de l’impie, la faute se comporte comme le terme dont on s’йloigne par la rйmission de la faute, tandis que le terme d’arrivйe est la grвce elle-mкme, а laquelle on parvient par son infusion. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

10° [Le rйpondant] disait que l’infusion de la grвce est postйrieure, en tant que la grвce est le terme de la justification ; mais en tant qu’elle est le principe qui dispose en фtant le contraire, elle est antйrieure. En sens contraire : un agent d’une puissance infinie n’exige pas de disposition dans la matiиre sur laquelle il opиre. Or l’infusion de la grвce vient d’un agent d’une puissance infinie, а savoir, de Dieu. Aucune disposition n’est donc exigйe.

 

11° Nulle forme venant totalement de l’extйrieur n’exige une disposition dans la matiиre. Or la grвce est de ce genre. Donc, etc.

 

12° La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce se comportent comme une purification et une illumination. Or, suivant Denys, la purification se place avant l’illumination. La rйmission de la faute prйcиde donc naturellement l’infusion de la grвce.

 

13° Si, dans la justification de l’impie, Dieu opйrait successivement, il фterait d’abord la faute et ensuite infuserait la grвce ; comme la nature, dans le blanchissement, фte la noirceur avant d’amener la blancheur. Or, que Dieu opиre subitement la justification, фte l’ordre du temps, non celui de la nature. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

La cause prйcиde naturellement l’effet. Or la grвce n’est cause de la rйmission de la faute que dans la mesure oщ elle est infusйe. L’infusion de la grвce prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.

 

L’agent naturel ne chasse de la matiиre la forme contraire qu’en amenant dans la matiиre la ressemblance de sa forme. Donc Dieu, pour la mкme raison, n’фte lui aussi la faute de l’вme qu’en amenant en elle la ressemblance de sa bontй, c’est-а-dire la grвce ; et ainsi, l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la rйmission de la faute.

 

De mкme que la faute est parfois remise par la grвce, de mкme la grвce est parfois chassйe par la faute. Or la grвce est chassйe par une faute qui prйcиde l’expulsion de la grвce. Donc semblablement, la faute est remise par une grвce qui prйcиde la rйmission de la faute.

 

C’est en la crйant que Dieu infuse la grвce, et en l’infusant qu’il la crйe. Or la crйation de la grвce est naturellement antйrieure а la rйmission de la faute. L’infusion de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la faute.

 

L’agent est naturellement antйrieur au patient. Or, dans la justification de l’impie, la grвce est du cфtй de l’agent, et la faute du cфtй du patient ou du receveur. L’infusion de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la faute.

 

 

Rйponse :

 

En n’importe quel genre de cause, la cause est naturellement antйrieure а l’effet. Or il arrive que le mкme soit cause et effet relativement au mкme, suivant des genres de causes diffйrents ; comme la purification est cause de la santй dans le genre de la cause efficiente, tandis que la santй est cause de purification suivant le genre de la cause finale ; semblablement, la matiиre est cause de la forme, en quelque faзon, en tant qu’elle supporte la forme, et la forme est d’une autre faзon la cause de la matiиre, en tant qu’elle donne а celle-ci d’exister actuellement. Voilа pourquoi rien n’empкche qu’une chose soit avant et aprиs une autre, suivant des genres de causes diffйrents. Mais cependant, il faut appeler purement et simplement antйrieur dans l’ordre de la nature ce qui est antйrieur suivant le genre de cette cause qui est antйrieure sous l’aspect de la causalitй, telle la fin, qui est appelйe cause des causes, parce que c’est а la cause finale que toutes les autres causes doivent d’кtre causes : car l’efficient n’agit que pour la fin, et c’est par l’action de l’efficient que la forme perfectionne la matiиre et que la matiиre supporte la forme.

 

Il faut donc dire que chaque fois qu’une forme est chassйe d’une matiиre et qu’une autre forme est amenйe, l’expulsion de la forme prйcйdente est naturellement antйrieure sous l’aspect de la cause matйrielle : en effet, toute disposition а la forme se ramиne а la cause matйrielle ; et, pour la matiиre, кtre dйpouillйe de la forme contraire est une certaine disposition а la rйception de la forme. De plus, le sujet, c’est-а-dire la matiиre, comme il est dit au premier livre de la Physique, est nombrable : en effet, il est nombrй quant а la notion, en tant qu’en lui, en plus de la substance du sujet, se trouve la privation, qui se tient du cфtй de la matiиre et du sujet. Mais sous l’aspect de la cause formelle, est naturellement antйrieure l’introduction de la forme, qui perfectionne formellement le sujet et chasse le contraire. De plus, la forme et la fin reviennent numйriquement au mкme, tandis que la forme et l’efficient reviennent au mкme spйcifiquement, en tant que la forme est la ressemblance de l’agent ; aussi l’introduction de la forme est-elle naturellement antйrieure suivant l’ordre de la cause efficiente et finale ; et cela montre clairement, d’aprиs ce qui a йtй dit, qu’elle est purement et simplement antйrieure dans l’ordre de la nature.

 

Ainsi donc, on voit clairement que, absolument parlant, selon l’ordre de la nature, l’infusion de la grвce est antйrieure а la rйmission de la faute ; mais suivant l’ordre de la cause matйrielle, c’est l’inverse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le point de vue oщ se place cette glose est celui de l’йvitement de l’њuvre mauvaise et de la pratique de l’њuvre bonne : en effet, rejeter le mal est une moindre chose que de faire le bien, et par consйquent, c’est une chose naturellement antйrieure ; mais son point de vue n’est pas celui des habitus qui sont infusйs ou chassйs.

 

Cet argument raisonne suivant l’ordre de la cause matйrielle, selon lequel, du point de vue du sujet, l’infusion de la grвce est postйrieure.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Cette objection raisonne suivant l’ordre de la cause formelle : c’est en effet formellement que la grвce, en inhйrant, chasse la faute.

 

La grвce ne chasse pas la faute de maniиre efficiente, mais formellement ; elle n’existe donc pas avant qu’elle chasse la faute, mais en mкme temps.

 

Cette objection, comme la premiиre, raisonne du point de vue des opйrations et non des habitus.

 

Кtre pur n’est pas l’effet propre de la rйmission de la faute, car cela est possible sans l’idйe de rйmission de faute, comme en l’homme dans l’йtat d’innocence ; mais l’effet propre de la rйmission de la faute est de devenir pur, et cela n’est pas plus commun que d’кtre agrйable, car nul ne peut devenir pur si ce n’est par la grвce. Il faut cependant savoir que par cet argument ne serait prouvйe la prioritй naturelle que dans l’ordre de la cause matйrielle, car les genres se rapportent aux espиces а la faзon d’une matiиre.

 

Il faut faire la mкme distinction pour les formes naturelles que pour le sujet qui nous occupe.

 

S’йloigner du terme de dйpart est antйrieur dans la voie de la gйnйration et du mouvement, puisque cette voie se ramиne а l’ordre de la matiиre, car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance ; mais accйder au terme d’arrivйe est antйrieur suivant l’ordre de la cause finale.

 

10° Dans les њuvres de Dieu, il n’est pas requis de disposition а cause de l’impuissance de l’agent, mais а cause de la condition de l’effet ; et une telle disposition, а savoir le retrait du contraire, est particuliиrement nйcessaire, car des contraires ne peuvent coexister.

 

11° La forme qui vient totalement de l’extйrieur requiert une disposition convenable dans le sujet, soit prйexistante, comme la lumiиre requiert la diaphanйitй dans l’air, soit imprimйe en mкme temps par le mкme agent, comme la chaleur parfaite est introduite en mкme temps que la forme du feu. Et semblablement, la faute est chassйe par Dieu en mкme temps que la grвce est infusйe.

 

12° Dans l’ordre de la purification et de l’illumination, il faut employer une distinction semblable а celle du cas prйsent.

 

13° Si Dieu opйrait successivement la justification, l’expulsion de la faute serait antйrieure quant au temps, mais postйrieure quant а la nature : en effet, l’ordre du temps suit l’ordre du mouvement et de la matiиre. Et en ce sens, le Philosophe dit que, dans un mкme sujet, l’acte est postйrieur а la puissance quant au temps, mais antйrieur quant а la nature ; car c’est d’aprиs ce qui est antйrieur dans l’ordre de la cause finale qu’une chose est dite purement et simplement antйrieure quant а la nature, comme on l’a dit.

Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il naturellement l’infusion de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La cause prйcиde naturellement l’effet. Or la contrition est cause de la rйmission de la faute. Elle la prйcиde donc naturellement ; et par consйquent, elle prйcиde l’infusion de la grвce, car elles vont ensemble.

 

[Le rйpondant] disait que la contrition n’est cause de la rйmission de la faute qu’а la faзon d’une disposition matйrielle. En sens contraire : la contrition est cause sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion de la grвce. En effet, puisque la pйnitence est un sacrement de la loi nouvelle, elle cause la grвce, et ainsi, elle cause la rйmission de la faute ; et elle ne fait pas cela en raison de ses autres parties que sont la confession et la satisfaction, qui prйsupposent la grвce et la rйmission de la faute ; et ainsi, il reste que la contrition elle-mкme est cause sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion de la grвce. Or la cause sacramentelle est une cause instrumentale, comme il ressort de la question prйcйdente. Puis donc que l’instrument se ramиne au genre de la cause efficiente, la contrition ne sera pas cause de la rйmission de la faute comme une disposition matйrielle, mais plutфt dans le genre de la cause efficiente.

 

L’attrition prйcиde l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute. Or la contrition ne diffиre de l’attrition que par l’intensitй de la douleur, qui ne modifie pas l’espиce. La contrition prйcиde donc au moins naturellement l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.

 

Il est dit au Psaume 88, 15 : « La justice et l’йquitй sont la prйparation de votre trфne. » Or l’вme devient le trфne de Dieu par l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute. Puis donc que l’homme pratique la justice et l’йquitй en йtant contrit de son pйchй, il semble que la contrition soit une prйparation pour l’infusion de la grвce ; et ainsi, elle est naturellement antйrieure.

 

Le mouvement vers un terme prйcиde naturellement le terme. Or la contrition est un certain mouvement qui tend vers la destruction du pйchй. Elle prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.

 

Saint Augustin dit : « Celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans toi » ; et ainsi, le mouvement du libre arbitre, qui vient de notre cфtй, est requis pour la justification, et la prйcиde naturellement. Or la justification a pour terme la rйmission de la faute. Le mouvement du libre arbitre prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.

 

Dans le mariage charnel, le consentement mutuel prйcиde l’union. Or par l’infusion de la grвce est contractй un certain mariage spirituel de l’вme avec Dieu, suivant ce passage d’Osйe, 2, 19 : « Je te fiancerai а moi dans la justice. » Le mouvement du libre arbitre, par lequel a lieu le consentement de l’вme а Dieu, prйcиde donc naturellement l’infusion de la grвce.

 

Dans les choses qui sont mues par elles-mкmes, la motion du moteur extйrieur se rapporte а l’« кtre mы » du mobile comme dans celles qui sont mues par autre chose. Or la motion qui est celle de l’agent extйrieur, qu’il meuve comme agent principal ou comme auxiliaire, prйcиde naturellement l’« кtre mы » du mobile. Puis donc que, dans la justification de l’impie, l’вme n’est pas totalement mue mais se meut elle-mкme d’une certaine faзon, comme auxiliaire, suivant ce passage de 1 Cor. 3, 9 : « Nous sommes les coopйrateurs de Dieu », il semble que l’opйration mкme de l’вme, c’est-а-dire le mouvement du libre arbitre, prйcиde naturellement la rйmission de la faute, par laquelle l’вme est mue du vice а la vertu.

 

 

En sens contraire :

 

La contrition est un acte mйritoire. Or l’acte mйritoire n’a lieu que par la grвce. La grвce est donc la cause de la contrition. Or la cause prйcиde naturellement l’effet. L’infusion de la grвce prйcиde donc naturellement la contrition.

 

А propos de ce passage de Rom. 5, 1 : « йtant justifiйs par la foi etc. », la Glose dit : « Aucun mйrite humain ne prйcиde la grвce de Dieu. » Or la contrition est un certain mйrite humain. Elle ne prйcиde donc pas l’infusion de la grвce.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle prйcиde comme une certaine disposition. En sens contraire : la disposition est moins parfaite que la forme а laquelle elle dispose. Or la contrition dйsigne quelque chose de plus parfait que la grвce. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce. Preuve de la mineure : l’acte second est d’une plus grande perfection que l’acte premier, puisqu’il se comporte а la faзon d’un habitus. Or la contrition est un acte second, puisqu’il est l’opйration de la grвce, de mкme que considйrer est l’opйration de la science. Donc, de mкme que la considйration existe plus parfaitement que la science, de mкme la contrition existe plus parfaitement que la grвce.

 

L’effet de la cause efficiente n’est jamais une disposition а celle-ci car, dans la voie du mouvement, il suit l’efficient, alors que, dans la mкme voie, la disposition prйcиde ce а quoi elle dispose. Or la contrition se rapporte а la grвce comme l’effet de la cause efficiente se rapporte а sa cause efficiente. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : l’habitus et la puissance se ramиnent au mкme genre de cause, puisque l’habitus supplйe а ce qui manque а la puissance. Or la puissance est cause de l’acte dans le genre de la cause efficiente. Donc l’habitus aussi. Or la grвce se rapporte а la contrition comme l’habitus а l’acte. La contrition se rapporte donc а la grвce comme l’effet а la cause efficiente.

 

Ce qui ne contribue en rien а l’introduction de la forme, n’est pas une disposition а la forme. Or la contrition ne contribue en rien а l’infusion de la grвce, car sans la contrition il peut y avoir infusion de la grвce, comme c’est clairement le cas du Christ, des anges, et du premier homme dans l’йtat d’innocence. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Saint Bernard dit que deux choses sont requises pour l’њuvre de notre salut, а savoir, Dieu qui donne, et le libre arbitre qui reзoit. Or le don est naturellement antйrieur а la rйception. La grвce, qui, dans notre justification, est du cфtй de Dieu qui donne, prйcиde donc naturellement la contrition, qui est du cфtй du libre arbitre qui reзoit.

 

La contrition ne peut coexister avec le pйchй. La rйmission du pйchй prйcиde donc naturellement la contrition.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a trois opinions. Certains prйtendent que le mouvement du libre arbitre, dans l’absolu, prйcиde naturellement l’infusion de la grвce. Ils disent en effet que ce mouvement du libre arbitre n’est pas la contrition mais l’attrition, qui n’est pas un acte de foi formйe, mais de foi informe. Mais cela ne semble pas pertinent, car toute douleur du pйchй, en celui qui a la grвce, est contrition ; et semblablement, tout acte de foi uni а la grвce est un acte de foi formйe. L’acte de foi informe et l’attrition, dont ceux-ci parlent, prйcиdent donc temporellement l’infusion de la grвce. Et nous ne parlons pas а prйsent de tels mouvements du libre arbitre, mais de ceux qui coexistent avec l’infusion de la grвce, et sans lesquels la justification ne peut avoir lieu chez les adultes ; car elle le peut sans les mouvements prйcйdents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Voilа pourquoi d’autres disent que ces mouvements sont mйritoires et informйs par la grвce, aussi suivent-ils naturellement la grвce ; et ils prйcиdent naturellement la rйmission de la faute, car la grвce opиre par ces actes la rйmission de la faute. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car ce qui cause une chose par opйration, cause а la faзon d’une cause efficiente. Si donc la grвce cause la rйmission de la faute par un acte de contrition et de foi formйe, elle la causera а la faзon d’une cause efficiente ; ce qui n’est pas possible. Car la cause qui dйtruit quelque chose par mode d’efficience est posйe dans l’кtre avant que ce qu’elle dйtruit soit dans le non-кtre ; car elle n’agirait pas pour la destruction de ce qui n’existe plus. Il s’ensuivrait donc que la grвce serait dans l’вme avant que la faute soit remise ; ce qui est impossible. Il est donc clair que la grвce n’est pas la cause de la rйmission de la faute par quelque opйration, mais par la dйtermination formelle du sujet, dйtermination qui est impliquйe dans l’infusion de la grвce ; voilа pourquoi rien d’intermйdiaire ne vient entre l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.

 

Il est donc nйcessaire d’affirmer, suivant une autre opinion, que les mouvements susdits se rapportent l’un а l’autre dans le mкme ordre, de sorte que, dans l’ordre de la nature, d’une certaine faзon ils prйcиdent, et d’une autre faзon ils suivent. Car si l’on considиre l’ordre de la nature suivant la notion de cause matйrielle, alors le mouvement du libre arbitre prйcиde naturellement l’infusion de la grвce comme la disposition matйrielle prйcиde la forme. Mais si on le considиre suivant la notion de cause formelle, c’est l’inverse. Et dans les rйalitйs naturelles, semblable est le cas de la disposition qui est une nйcessitй pour la forme : elle prйcиde la forme substantielle d’une certaine faзon, c’est-а-dire suivant la notion de cause matйrielle ; en effet, la disposition matйrielle se tient du cфtй de la matiиre. Mais d’une autre faзon, c’est-а-dire du cфtй de la cause formelle, la forme substantielle est antйrieure, en tant qu’elle perfectionne et la matiиre, et les accidents matйriels.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La contrition est cause de la rйmission de la faute, en tant qu’elle est une disposition а la grвce.

 

Le sacrement de pйnitence a le privilиge de confйrer la grвce par le pouvoir des clefs, auxquelles le pйnitent se soumet. Si donc l’on considиre la contrition en elle-mкme, elle ne se rapporte а la grвce qu’а la faзon d’une disposition ; mais si on la considиre en tant qu’elle a le pouvoir des clefs dans son vњu, alors elle opиre sacramentellement en vertu du sacrement de pйnitence, de mкme qu’elle opиre en vertu du baptкme, comme c’est clairement le cas pour l’adulte qui a le sacrement du baptкme seulement dans son vњu. Il n’en rйsulte donc pas que la contrition soit cause efficiente de la rйmission de la faute, а proprement parler, mais c’est le pouvoir des clefs, ou le baptкme, qui est cause efficiente. Ou bien l’on peut dire que la contrition se rapporte а la rйmission de la faute а la faзon d’une cause efficiente quant а l’obligation а la peine temporelle, mais quant а la souillure et а l’obligation а la peine йternelle elle s’y rapporte seulement а la faзon d’une disposition.

 

La contrition ne diffиre pas de l’attrition prйcйdente seulement par l’intensitй de la douleur, mais par la dйtermination formelle de la grвce ; et ainsi, la contrition a relativement а la grвce une relation de postйrioritй que l’attrition n’a pas.

 

Cette prйparation a lieu а la faзon d’une disposition matйrielle.

 

La contrition est un mouvement vers la rйmission de la faute non comme distante d’elle, mais comme unie а elle ; aussi la considиre-t-on comme йtant en mouvement achevй plutфt qu’en « кtre mы » ; et cependant, le mouvement prйcиde le terme dans l’ordre de la cause matйrielle, car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance.

 

« Il ne te justifiera pas sans toi » doit s’entendre ainsi : sans que tu te disposes а la grвce en quelque faзon ; et de la sorte, il n’est pas nйcessaire que le mouvement du libre arbitre prйcиde, si ce n’est а la faзon d’une disposition.

 

Le consentement est la cause efficiente du mariage charnel, mais le mouvement du libre arbitre n’est pas la cause efficiente de l’infusion de la grвce ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Dans la justification de l’impie, l’homme est le coopйrateur de Dieu non pas comme s’il effectuait la grвce en mкme temps que lui, mais seulement comme celui qui se prйpare а la grвce.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La contrition a lieu par la grвce comme par ce qui la dйtermine formellement ; et de la sorte, il s’ensuit que la grвce est antйrieure sous l’aspect de la cause formelle.

 

Le mйrite humain ne prйcиde pas la grвce sous le rapport du mйrite, c’est-а-dire en sorte que la grвce soit objet de mйrite ; l’acte humain peut cependant prйcйder la grвce comme une disposition matйrielle.

 

La contrition a lieu par le libre arbitre et par la grвce. En tant qu’elle procиde du libre arbitre, elle est une disposition а la grвce, disposition qui coexiste avec la grвce, comme la disposition qui est une nйcessitй coexiste avec la forme. Mais en tant qu’elle a lieu par la grвce, elle se rapporte а la grвce comme un acte second.

 

De mкme que l’habitus perfectionne formellement la puissance, de mкme ce qui est laissй dans l’acte par l’habitus est formel au regard de la substance de l’acte, que la puissance fournit ; et ainsi, l’habitus est le principe formel de l’acte formй, bien qu’il inclue la notion de cause efficiente au regard de la formation.

 

La disposition ne contribue pas а la forme par mode d’efficience, mais seulement matйriellement, en tant que, par la disposition, la matiиre est rendue adйquate а la rйception de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue а l’infusion de la grвce en celui qui a une faute, bien qu’elle ne soit pas requise chez l’innocent. En effet, plus de choses sont requises dispositivement pour le retrait de la forme contraire avec introduction simultanйe de la forme, que pour la seule introduction de la forme.

 

Ce qui est du cфtй de celui qui donne, est antйrieur formellement ; mais ce qui est du cфtй du receveur, est antйrieur matйriellement.

 

Cet argument n’entraоne pas que le retrait de la faute prйcиde la contrition, car d’une certaine faзon la faute est remise par la contrition elle-mкme, de mкme que la forme de l’eau est chassйe par une chaleur extrкme ; et ainsi, elles n’existent pas ensemble ; et semblablement, la faute et la contrition non plus.

Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est impossible qu’une mкme puissance ait plusieurs mouvements tout ensemble et au mкme instant ; comme une unique matiиre n’est pas non plus tout ensemble et au mкme instant sous diverses formes disparates. Or deux mouvements du libre arbitre sont requis dans la justification de l’impie, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La justification de l’impie ne peut donc pas avoir lieu en un instant.

 

[Le rйpondant] disait que ces deux mouvements appartiennent а des puissances diffйrentes : car le mouvement du libre arbitre vers Dieu appartient au concupiscible, tandis que le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй, йtant une certaine dйtestation du pйchй, est dans l’irascible. En sens contraire : dйtester est la mкme chose que haпr. Or la haine est dans le concupiscible, tout comme l’amour, suivant le Philosophe au deuxiиme livre des Topiques. Dйtester n’est donc pas dans l’irascible.

 

L’irascible et le concupiscible, suivant saint Jean Damascиne, sont les parties de l’appйtit sensitif. Or l’appйtit sensitif ne s’йtend qu’au bien qui lui convient, ou а son contraire ; mais Dieu lui-mкme, et le pйchй sous son aspect de pйchй, en tant qu’il est dйtestable, ne sont pas tels. Ces mouvements ne relиvent donc pas du concupiscible ni de l’irascible, mais de la volontй ; et par consйquent, ils appartiennent а une puissance unique.

 

[Le rйpondant] disait que le mouvement du libre arbitre vers Dieu est un mouvement de foi, qui relиve de l’intelligence, tandis que la contrition relиve de la volontй, а laquelle il revient de souffrir du pйchй ; et ainsi, ils n’appartiennent pas а une puissance unique. En sens contraire : selon saint Augustin, « on ne peut croire sans le vouloir ». Donc, bien qu’un acte de l’intelligence soit requis dans la croyance, un acte de la volontй n’y est pas moins requis ; et ainsi, il reste que deux mouvements de la mкme puissance sont requis pour la justification de l’impie.

 

Il appartient au mкme de se mouvoir depuis un terme et vers un terme. Or dйtester le pйchй, c’est se mouvoir depuis un terme, et se mouvoir vers Dieu, c’est se mouvoir vers un terme. La contrition, qui est une dйtestation du pйchй, appartient donc а la mкme puissance а laquelle appartient le mouvement vers Dieu ; et ainsi, ils ne peuvent pas coexister.

 

Rien ne se meut en mкme temps vers des termes diffйrents et contraires. Or Dieu et le pйchй sont des termes diffйrents et contraires. L’вme ne peut donc pas se mouvoir en mкme temps vers Dieu et vers le pйchй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La grвce n’est donnйe qu’а celui qui est digne. Or tant que l’on est soumis а la faute, on n’est pas digne de la grвce. Il est donc nйcessaire que la faute soit chassйe avant que la grвce soit infusйe. Et ainsi la justification, qui inclut ces deux choses, n’a pas lieu en un instant.

 

Une forme qui reзoit le plus et le moins doit, semble-t-il, advenir successivement en un sujet, de mкme que la forme qui ne reзoit pas le plus et le moins est reзue subitement en un sujet, comme on le voit clairement pour les formes substantielles. Or la grвce a une intensitй dans un sujet. Il semble donc qu’elle soit introduite successivement ; et ainsi, l’infusion de la grвce n’a pas lieu en un instant ; et par consйquent, la justification de l’impie non plus.

 

 Comme en n’importe quelle mutation, il est nйcessaire de poser deux termes dans la justification de l’impie : le terme de dйpart et le terme d’arrivйe. Or les deux termes de n’importe quelle mutation sont incontingents, c’est-а-dire qu’ils ne peuvent coexister. Deux choses dont l’une est antйrieure а l’autre sont donc incluses dans la justification de l’impie. Et ainsi, la justification de l’impie est successive, et non en un instant.

 

10° Rien de ce qui est en devenir avant d’кtre en acte accompli, ne se fait en un instant. Or la grвce est en devenir avant d’кtre en acte accompli. L’infusion de la grвce n’a donc pas lieu en un instant ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : dans les rйalitйs permanentes, ce qui devient n’existe pas ; mais lorsqu’il est fait, il existe dйsormais. Or la grвce est au nombre des rйalitйs permanentes. Si donc elle devient en mкme temps qu’elle est faite, en mкme temps elle existe et n’existe pas ; ce qui est impossible.

 

11° Tout mouvement est dans la durйe. Or dans la justification de l’impie est requis un certain mouvement du libre arbitre. La justification de l’impie se fait donc dans la durйe ; et ainsi, pas en un instant.

 

12° Pour la justification de l’impie, la contrition des pйchйs est requise. Or, lorsque quelqu’un a commis de nombreux pйchйs, il ne peut en un mкme instant ni кtre contrit de tous ses pйchйs ni rйflйchir sur eux tous. La justification de l’impie ne peut donc avoir lieu en un instant.

 

13° Chaque fois qu’entre les extrкmes d’une mutation existe quelque mйdium, la mutation est successive, non instantanйe. Or quelque mйdium existe entre la faute et la grвce, а savoir, l’йtat de nature crййe. La justification de l’impie est donc une mutation successive.

 

14° La faute et la grвce ne coexistent pas dans l’вme. Le dernier instant oщ la faute est en elle est donc autre que le premier instant oщ la grвce est en elle. Or entre deux instants quelconques vient un temps intermйdiaire. Entre l’expulsion de la faute et l’infusion de la grвce vient donc un temps intermйdiaire. Or la justification inclut l’une et l’autre. La justification a donc lieu dans la durйe, et non en un instant.

 

 

En sens contraire :

 

La justification de l’impie est une certaine illumination spirituelle. Or l’illumination corporelle a lieu en un instant, non dans la durйe. Puis donc que les rйalitйs spirituelles sont plus simples que les corporelles et moins soumises au temps, il semble que la justification de l’impie ait lieu en un instant.

 

Plus un agent est puissant, moindre est le temps qu’il met а produire son effet. Or l’acteur de la justification est Dieu, qui est d’une puissance infinie. La justification a donc lieu en un instant.

 

Il est dit au livre des Causes que la substance et l’action d’une substance spirituelle, par exemple l’вme, a lieu en un instant d’йternitй, et non dans le temps.

 

А l’instant mкme oщ il y a dans la matiиre une disposition achevйe, il y a aussi la forme. Or le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est une complиte disposition а la grвce. Donc, а l’instant mкme oщ ont lieu ces mouvements, il y a la grвce.

 

 

Rйponse :

 

La justification de l’impie a lieu en un instant. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, quand on dit qu’une mutation a lieu en un instant, il ne faut pas comprendre que ses deux termes sont dans un instant ; en effet, cela est impossible, puisque toute mutation a lieu entre des termes opposйs, а proprement parler ; mais il faut comprendre que le passage d’un terme а l’autre a lieu en un instant ; et cela se produit avec quelques opposйs, et non avec d’autres.

 

En effet, lorsqu’il faut admettre quelque mйdium entre les termes du mouvement, il est nйcessaire que le passage d’un terme а l’autre soit successif, car le mйdium est ce vers quoi est d’abord mutй ce qui est mы continыment, avant d’кtre mutй vers le terme ultime, comme le Philosophe le montre clairement au cinquiиme livre de la Physique ; et j’entends « mйdium » selon n’importe quelle distance des extrкmes, que ce soit une distance en position, comme dans le mouvement local, ou bien une distance quant а la notion de quantitй, comme dans le mouvement d’accroissement et de diminution, ou encore quant а la notion de forme, comme dans l’altйration ; et ce, que ce mйdium soit d’une autre espиce, comme le gris entre le blanc et le noir, ou bien de la mкme espиce, comme le moins chaud entre le plus chaud et le froid.

 

Mais lorsque entre les deux termes de la mutation ou du mouvement ne peut exister un mйdium de l’une des faзons susdites, alors le passage d’un terme а l’autre n’est pas dans la durйe, mais en un instant. Et cela a lieu quand les deux termes du mouvement sont une affirmation et une nйgation, ou bien une privation et une forme. Car entre l’affirmation et la nйgation, il n’y a aucunement de mйdium ; ni entre la privation et la forme, dans le receveur propre ; et j’envisage ici le cas oщ une chose d’une autre espиce est intermйdiaire entre les extrкmes. Mais dans le cas oщ il y a quelque mйdium selon le plus ou le moins d’intensitй, bien qu’il ne puisse y avoir de mйdium par soi, il peut cependant y avoir un mйdium par accident. Car la nйgation ou la privation, а proprement parler, n’a pas plus ou moins d’intensitй ; mais par accident, quant а sa cause, on peut en considйrer quelque intensitй plus ou moins grande : de la sorte, celui qui a l’њil arrachй est dit plus aveugle que celui qui a un bandeau sur l’њil, йtant donnй que la cause de la cйcitй est plus radicale. Ainsi donc, si l’on prend de telles mutations par leurs termes propres, а proprement parler il est nйcessaire qu’elles soient instantanйes, et non dans la durйe ; ainsi en est-il de l’illumination, de la gйnйration et de la corruption, et d’autres choses semblables. Mais si on les prend quant aux causes de leurs termes, on peut considйrer en elles une succession ; comme c’est manifestement le cas de l’illumination : car bien que l’air passe subitement des tйnиbres а la lumiиre, cependant la cause de l’obscuritй est фtйe successivement, а savoir l’absence du soleil, qui devient successivement prйsent par un mouvement local ; et ainsi, l’illumination est le terme du mouvement local, et elle est indivisible, comme n’importe quel terme du continu.

 

Ainsi donc, je dis que les extrкmes de la justification sont la grвce et la privation de la grвce, entre lesquelles il ne vient pas de mйdium dans le receveur propre ; il est donc nйcessaire que le passage de l’une а l’autre ait lieu en un instant — bien que la cause de cette privation soit фtйe successivement, soit dans la mesure oщ l’homme, en pensant, se dispose а la grвce, soit du moins dans la mesure oщ un temps se passe aprиs que Dieu a prйordonnй qu’il donnerait la grвce —, et ainsi, l’infusion de la grвce se fait en un instant. Et parce que l’expulsion de la faute est l’effet formel de la grвce infusйe, de lа vient que toute la justification de l’impie a lieu en un instant. Car la forme, la disposition а la forme achevйe et l’abandon de l’autre forme, tout a lieu en un instant.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Quand il y a deux mouvements tout а fait disparates, ils ne peuvent coexister dans la mкme puissance que si l’un est la raison de l’autre. Alors, en effet, ils peuvent exister ensemble, car ils sont d’une certaine faзon un unique mouvement ; ainsi, quand on recherche quelque chose pour une fin, on recherche en mкme temps la fin et le moyen ; et semblablement, quand on fuit ce qui s’oppose а la fin, on recherche la fin en mкme temps que l’on fuit le contraire. Et semblablement, la volontй se meut vers Dieu en mкme temps qu’elle hait le pйchй, car il est contre Dieu.

 

De tels mouvements du libre arbitre regardent la volontй, non l’irascible et le concupiscible ; et ce, parce que leur objet est quelque chose d’intelligible, non quelque chose de sensible. Cependant, on les trouve parfois attribuйs а l’irascible et au concupiscible, parce que la volontй elle-mкme est appelйe irascible et concupiscible, а cause de la ressemblance de l’acte. Et dans ce cas, la contrition peut кtre attribuйe а la fois au concupiscible, en tant que l’homme hait le pйchй, et а l’irascible, en tant qu’il s’irrite contre le pйchй, se proposant d’en tirer vengeance.

 

,& On voit dиs lors clairement la solution aux troisiиme, quatriиme et cinquiиme arguments.

 

La volontй ne se meut pas en mкme temps а la poursuite de choses contraires ; mais elle peut se mouvoir en mкme temps а la fuite de l’un et а la poursuite de l’autre, surtout si la poursuite de l’un est la raison de la fuite de l’autre.

 

La grвce est donnйe а celui qui est digne, non en sorte que l’on soit suffisamment digne avant d’avoir la grвce, mais parce que, du fait mкme qu’elle est donnйe, elle rend l’homme digne ; il est donc digne de la grвce en mкme temps qu’il a la grвce.

 

Pour qu’une forme soit reзue successivement en un sujet, ce n’est pas son plus ou moins d’intensitй dans le sujet qui fait quelque chose, mais le plus ou moins d’intensitй de la forme contraire ou du terme opposй. Or la privation de la grвce ne reзoit le plus ou le moins que par accident, en raison de sa cause, comme on l’a dйjа dit ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que la grвce soit reзue successivement dans le sujet. Si elle diminuait en intensitй dans le sujet, cela pourrait contribuer а ce que la grвce soit abandonnйe successivement ; mais la grвce ne diminue pas en intensitй dans le mкme sujet ; voilа pourquoi elle n’est ni abandonnйe successivement, йtant donnй qu’elle-mкme ne diminue pas en intensitй, ni introduite successivement, йtant donnй que sa privation ne diminue pas en intensitй.

 

 La solution ressort de ce qui prйcиde : car on ne dit pas que la mutation est en un instant pour signifier que ses deux termes existeraient au mкme instant, comme on l’a dit.

 

10° Le devenir d’une rйalitй permanente peut se prendre de deux faзons. D’abord proprement ; et dans ce cas, on dit qu’une rйalitй devient, tant que dure le mouvement dont le terme est la gйnйration de la rйalitй ; et ainsi, dans les rйalitйs permanentes, ce qui devient n’existe pas, mais le devenir de la rйalitй existe а travers la succession, suivant ce que dit le Philosophe au sixiиme livre de la Physique : « ce qui devient, devenait et deviendra ». Ensuite, le devenir se dit improprement : de la sorte, on dit d’une chose qu’elle devient, au premier instant oщ elle est faite ; et ce, parce que cet instant, en tant qu’il est le terme du temps antйrieur oщ elle devenait, s’approprie ce qui est dы au temps antйrieur. Et dans ce cas, il n’est pas vrai que ce qui devient n’est pas, mais il est vrai qu’il existe maintenant pour la premiиre fois, et avant cela, n’existait pas ; et c’est ainsi qu’il faut comprendre que, pour les choses qui adviennent subitement, le devenir et l’кtre accompli sont en mкme temps.

 

11° Le mouvement n’est pas pris ici en tant qu’il est un passage de la puissance а l’acte, car dans ce cas il est mesurй par le temps ; mais « mouvement du libre arbitre » dйsigne son opйration mкme, qui est l’acte du parfait, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et ainsi, il peut avoir lieu en un instant, de mкme que l’кtre parfait est en un instant.

 

12° А l’instant oщ l’homme est justifiй, il est nйcessaire qu’il ait une contrition non pas de chaque pйchй en particulier, mais de tous en gйnйral, la contrition spйciale de chaque pйchй ayant lieu avant ou aprиs.

 

13° Aprиs que l’homme est tombй dans la faute, il ne peut y avoir de mйdium entre la grвce et la faute, car la faute n’est фtйe que par la grвce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; et la grвce n’est perdue que par la faute ; bien qu’avant la faute il y ait eu un йtat intermйdiaire entre la grвce et la faute, suivant l’opinion de certains.

 

14° Il ne faut pas admettre de dernier instant en lequel la faute a existй, mais un dernier temps, comme on l’a dйjа dit.

 


Question 1

 

 

© et traduction par les moines de l’Abbaye Abbaye sainte Madeleine du Barroux, France. (Complet 21 aoыt 2007)

LES 29 QUESTIONS DISPUTЙES SUR LA VЙRITЙ

EN PRЙSENCE DE MAОTRE THOMAS D'AQUIN

Docteur de l'Йglise

(Cette sйrie de questions disputйes a йtй dйfendue de 1256 а 1259, donc en dйbut de la carriиre professorale de saint Thomas)

 

La traduction sera petit а petit entiиrement effectuйe par les moines de l’abbaye sainte Madeleine du Barroux, France.

Premiиre йdition йdition http://docteurangelique.free.fr, 2005, 2006, 2007.

Les њuvres complиtes de saint Thomas d’Aquin

 

Il manque encore les questions 8, 12, 20, 29.

Pour le moment, ne sont disponibles sur le site http://docteurangelique.free.fr que les questions :

 

 

Question 1 : [La vйritй] 1

Question 2 : [La science de Dieu] 45

Question 3 : [Les idйes en Dieu] 111

Question 4 : [Le Verbe] 139

Question 5 : [La providence] 165

Question 6 : [La prйdestination] 208

Question 7 : [Le livre de vie] 234

Question 9 : [La communication de la science des anges par des illuminations et des paroles.] 253

Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de la Trinitй] 277

Question 11 : [Le maоtre (De Magistro)] 336

Question 13 : : [Le ravissement] 356

Question 14 : [La foi] 378

Question 15 : [Raison supйrieure et infйrieure] 427

Question 16 : : [La syndйrиse] 454

Question 17 : [La conscience morale] 466

Question 18 : [La connaissance du premier homme dans l’йtat d’innocence] 485

Question 19 : [La connaissance de l’вme aprиs la mort] 521

Question 21 : [Le bien] 531

Question 22 : [L’appйtit du bien et la volontй] 556

Question 23 : [La volontй de Dieu] 606

Question 24 : [Le choix libre] 638

Question 25 : [La sensibilitй] 701

Question 26 : [Les passions de l’вme] 725

Question 27 : [La grвce] 779

Question 28 : [La justification des pйcheurs] 814

 

 

Question 1 : [La vйritй]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que la vйritй ?

Article 2 : La vйritй se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que dans les rйalitйs ?

Article 3 : La vйritй est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et divise ?

Article 4 : Y a-t-il une seule vйritй par laquelle toutes choses sont vraies ?

Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй premiиre, une autre vйritй йternelle ?

Article 6 : La vйritй crййe est-elle immuable ?

Article 7 : La vйritй se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?

Article 8 : Toute vйritй autre vient-elle de la vйritй premiиre ?

Article 9 : La vйritй est-elle dans le sens ?

Article 10 : Quelque rйalitй est-elle fausse ?

Article 11 : La faussetй est-elle dans les sens ?

Article 12 : La faussetй est-elle dans l’intelligence ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que la vйritй ?

 

Objections :

 

Il semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose que l’йtant.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est. » Or ce qui est, n’est rien d’autre que l’йtant. « Vrai » signifie donc tout а fait la mкme chose que « йtant ».

 

Le rйpondant disait qu’ils sont une mкme chose quant aux suppфts, mais qu’ils diffиrent par la notion. En sens contraire : la notion d’une chose, quelle qu’elle soit, est ce qui est signifiй par sa dйfinition. Or saint Augustin assigne « ce qui est » comme une dйfinition du vrai, aprиs avoir rйprouvй certaines autres dйfinitions. Puis donc que le vrai et l’йtant se rejoignent en ce qui est, il semble qu’ils soient une mкme chose quant а la notion.

 

Les choses qui diffиrent par la notion, quelles qu’elles soient, se comportent de telle faзon que l’une peut кtre pensйe sans l’autre ; c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines que l’on peut penser que Dieu existe, si par l’intelligence on йcarte momentanйment sa bontй. Or en aucune faзon on ne peut penser l’йtant si l’on йcarte le vrai, car ce qui permet de le penser, c’est qu’il est vrai. Le vrai et l’йtant ne diffиrent donc pas quant а la notion.

 

Si le vrai n’est pas la mкme chose que l’йtant, il est nйcessaire qu’il soit une disposition de l’йtant. Or il ne peut pas кtre une disposition de l’йtant. En effet, il n’est pas une disposition qui corrompt totalement, sinon on dйduirait : « c’est vrai, donc c’est un non-йtant », comme on dйduit : « c’est un homme mort, donc ce n’est pas un homme. » Semblablement, le vrai n’est pas une disposition diminuante, sinon on ne dйduirait pas ainsi : « Cela est vrai, donc cela est », de mкme qu’on ne peut pas dйduire ainsi : « Il est blanc quant а ses dents, donc il est blanc. » De mкme, le vrai n’est pas une disposition contractante ou spйcifiante, car alors il ne serait pas convertible avec l’йtant. Le vrai et l’йtant sont donc tout а fait la mкme chose.

 

Les choses dont la disposition est une, sont les mкmes. Or le vrai et l’йtant ont la mкme disposition. Ils sont donc identiques. En effet, il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique : « La disposition d’une chose dans l’кtre est comme sa disposition dans la vйritй. » Le vrai et l’йtant sont donc tout а fait identiques.

 

Toutes les choses qui ne sont pas identiques diffиrent en quelque faзon. Or le vrai et l’йtant ne diffиrent aucunement. En effet, ils ne diffиrent pas par l’essence, puisque tout йtant, par son essence, est vrai ; ni par des diffйrences, car il serait alors nйcessaire qu’ils se rejoignent en quelque genre commun. Ils sont donc tout а fait identiques.

 

En outre, s’ils ne sont pas tout а fait la mкme chose, il est nйcessaire que le vrai ajoute quelque chose а l’йtant. Or le vrai n’ajoute rien а l’йtant, puisqu’il est mкme en plus de choses que l’йtant : ce que le Philosophe montre clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique, oщ il dit que nous disons le vrai en le dйfinissant, quand nous disons que ce qui est existe, et que ce qui n’est pas n’existe pas ; et ainsi, le vrai inclut l’йtant et le non-йtant. Le vrai n’ajoute donc rien а l’йtant ; et ainsi, il semble que le vrai soit tout а fait la mкme chose que l’йtant.

 

 

En sens contraire :

 

La rйpйtition inutile de la mкme chose est une futilitй. Si donc le vrai йtait la mкme chose que l’йtant, il y aurait futilitй quand on dit « vrai йtant » ; ce qui est faux. Ils ne sont donc pas la mкme chose.

 

L’йtant et le bien sont convertibles. Or le vrai n’est pas convertible avec le bien, car il est une chose vraie qui n’est pas un bien : par exemple, que quelqu’un fornique. Le vrai n’est donc pas non plus convertible avec l’йtant, et ainsi, ils ne sont pas une mкme chose.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, dans toutes les crйatures, « l’кtre diffиre de ce qui est ». Or le vrai dйsigne l’кtre de la rйalitй. Donc, dans les choses crййes, le vrai est diffйrent de ce qui est. Or ce qui est, est la mкme chose que l’йtant. Donc le vrai, dans les crйatures, est diffйrent de l’йtant.

 

Il est nйcessaire que toutes les choses qui se rapportent l’une а l’autre comme antйrieur et postйrieur soient diffйrentes. Or le vrai et l’йtant se comportent de la faзon susdite car, comme il est dit au livre des Causes, « la premiиre des rйalitйs crййes est l’кtre » ; et le commentateur dit au mкme livre que toutes les autres choses sont dites selon une dйtermination formelle de l’йtant, et ainsi, elles sont postйrieures а l’йtant. Le vrai et l’кtre sont donc diffйrents.

 

Les choses qui se disent de faзon commune de la cause et des effets, sont plus un dans la cause que dans les effets, et sont surtout plus un en Dieu que dans les crйatures. Or en Dieu, ces quatre choses : l’йtant, l’un, le vrai et le bien, sont appropriйes de telle faзon que l’йtant concerne l’essence, l’un la Personne du Pиre, le vrai la Personne du Fils, le bien la Personne du Saint-Esprit. Et les Personnes divines ne diffиrent pas seulement par la notion, mais aussi rйellement ; c’est pourquoi elles ne se prйdiquent pas l’une de l’autre. Donc dans les crйatures, а bien plus forte raison, les quatre choses susdites doivent diffйrer plus que par la notion.

 

 

Rйponse :

 

De mкme que dans l’ordre du dйmontrable il est nйcessaire de se ramener а des principes que l’intelligence connaоt par elle-mкme, de mкme aussi quand on dйcouvre ce qu’est chaque chose ; sinon, dans les deux cas, on irait а l’infini et ainsi la science et la connaissance des choses se perdraient tout а fait. Or ce que l’intelligence conзoit en premier comme le plus connu et en quoi il rйsout toutes les conceptions, est l’йtant, comme dit Avicenne au dйbut de sa Mйtaphysique. Par consйquent, il est nйcessaire que toutes les autres conceptions de l’intelligence soient entendues par addition а l’йtant. Or а l’йtant ne peuvent s’ajouter des choses pour ainsi dire йtrangиres, а la faзon dont la diffйrence s’ajoute au genre, ou l’accident au sujet, car n’importe quelle nature est essentiellement йtant ; c’est pourquoi le Philosophe prouve lui aussi au troisiиme livre de la Mйtaphysique que l’йtant ne peut pas кtre un genre, mais que, si l’on dit que des choses ajoutent а l’йtant, c’est en tant qu’elles expriment un mode de l’йtant lui-mкme, mode non exprimй par le nom d’йtant.

 

Or cela se produit de deux faзons. D’abord, en sorte que le mode exprimй soit un mode spйcial de l’йtant — il y a, en effet, diffйrents degrйs d’entitй, selon lesquels diffйrents modes d’кtre se conзoivent, et les divers genres de rйalitйs sont pris selon ces modes — ; car la substance n’ajoute а l’йtant aucune diffйrence qui dйsignerait une nature ajoutйe а l’йtant, mais on exprime par le nom de substance un certain mode spйcial d’кtre, а savoir, l’йtant par soi ; et il en est de mкme dans les autres genres. Ensuite, en sorte que le mode exprimй soit un mode gйnйral accompagnant tout йtant ; et ce mode peut кtre entendu de deux faзons : d’abord comme accompagnant chaque йtant en soi, ensuite comme accompagnant un йtant relativement а un autre.

 

Si on l’entend de la premiиre faзon, on distingue selon qu’une chose est exprimйe dans l’йtant affirmativement ou nйgativement. Or, on ne trouve rien qui, dit affirmativement et dans l’absolu, puisse кtre conзu en tout йtant, si ce n’est son essence, par laquelle on dit qu’il existe ; et c’est ainsi que s’applique le nom de « rйalitй » qui, selon Avicenne au dйbut de sa Mйtaphysique, diffиre de « йtant » en ce que « йtant » est pris de l’acte d’кtre, tandis que le nom de « rйalitй » exprime la quidditй ou l’essence de l’йtant. Quant а la nйgation accompagnant tout кtre dans l’absolu, c’est l’indivision ; et celle-ci est exprimйe par le nom de « un » ; en effet, « un » ne signifie rien d’autre qu’un йtant non divisй.

 

Si l’on entend le mode de l’йtant de la seconde faзon, c’est-а-dire suivant une relation d’une chose а l’autre, alors il peut y avoir deux cas. Ce peut кtre d’abord suivant une opposition de l’une а l’autre ; et c’est ce qu’exprime le nom « quelque chose », car il se dit [en latin] aliquid, comme si l’on disait aliud quid [litt. quelque autre chose] ; donc, de mкme que l’йtant est appelй « un » en tant qu’il est indivis en soi, de mкme il est appelй « quelque chose » en tant qu’on le distingue des autres. Ce peut кtre ensuite suivant une convenance d’un йtant а un autre ; et cela n’est vraiment possible que si l’on prend une chose qui soit de nature а s’accorder avec tout йtant ; or telle est l’вme, qui « d’une certaine faзon est toute chose », comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et dans l’вme, il y a la puissance cognitive et l’appйtitive. La convenance de l’йtant avec l’appйtit est donc exprimйe par le nom de « bien » — ainsi est-il dit au dйbut de l’Йthique que « le bien est ce que toute chose recherche » —, tandis que sa convenance avec l’intelligence est exprimйe par le nom de « vrai ».

 

Or toute connaissance s’accomplit par assimilation du connaissant а la rйalitй connue, si bien que ladite assimilation est la cause de la connaissance : ainsi la vue connaоt la couleur parce qu’elle est disposйe selon l’espиce de la couleur. La premiиre comparaison entre l’йtant et l’intelligence est donc que l’йtant concorde avec l’intelligence ; cet accord est mкme appelй « adйquation de l’intelligence et de la rйalitй » ; et c’est en cela que la notion de vrai s’accomplit formellement. Voilа donc ce que le vrai ajoute а l’йtant : la conformitй ou l’adйquation de la rйalitй et de l’intelligence ; et de cette conformitй s’ensuit, comme nous l’avons dit, la connaissance de la rйalitй. Ainsi donc, l’entitй de la rйalitй prйcиde la notion de vйritй, tandis que la connaissance est un certain effet de la vйritй.

 

Par consйquent, le vrai ou la vйritй se trouve dйfini de trois faзons : d’abord, d’aprиs ce qui prйcиde la notion de vйritй, et en quoi le vrai est fondй ; et c’est ainsi que saint Augustin donne au livre des Soliloques cette dйfinition : « Le vrai est ce qui est » ; et Avicenne, dans sa Mйtaphysique : « La vйritй de chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour elle » ; et un certain auteur s’exprime ainsi : « Le vrai est l’indivision de l’кtre et de ce qui est. » Ensuite on dйfinit d’aprиs ce en quoi la notion de vrai s’accomplit formellement ; et en ce sens, Isaac dit : « La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence » ; et Anselme, au livre sur la Vйritй : « La vйritй est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir » — en effet, cette rectitude a le sens d’une certaine adйquation —, et le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique que nous disons le vrai en le dйfinissant, quand nous disons que ce qui est existe, ou que ce qui n’est pas n’existe pas. Enfin le vrai se dйfinit selon l’effet consйcutif. Et c’est en ce sens que saint Hilaire dit : « Le vrai fait clairement voir l’кtre, et le manifeste » ; et saint Augustin, au livre sur la Vraie Religion : « C’est la vйritй qui montre ce qui est » ; et au mкme livre : « C’est par la vйritй que nous jugeons des choses infйrieures. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette dйfinition de saint Augustin concerne la vйritй en tant qu’elle a un fondement dans la rйalitй, et non en tant que la notion de vrai s’accomplit dans l’adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. Ou bien il faut rйpondre que lorsqu’il est dit : le vrai est ce qui « est », l’expression « est » n’y est pas employйe en tant qu’elle signifie l’acte d’кtre, mais en tant qu’elle dйnote l’intelligence qui compose, c’est-а-dire en tant qu’elle signifie l’affirmation de la proposition ; le sens est alors le suivant : le vrai est « ce qui est », i. e. quand l’кtre est affirmй d’une chose qui est ; de sorte que la dйfinition de saint Augustin se ramиnerait а celle du Philosophe mentionnйe prйcйdemment.

 

La solution au deuxiиme argument ressort clairement de ce qu’on a dit.

 

Penser une chose sans l’autre, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord, en ce sens qu’une chose est pensйe sans que l’autre le soit. Et en ce sens, les choses qui diffиrent par la notion sont telles que l’une peut кtre pensйe sans l’autre. Ensuite, penser une chose sans l’autre peut s’entendre en ce sens qu’elle est pensйe sans que l’autre existe ; et dans ce cas, l’йtant ne peut кtre pensй sans le vrai, car l’йtant ne peut кtre pensй sans qu’il concorde ou soit en adйquation avec l’intelligence. Il n’est cependant pas nйcessaire que quiconque pense la notion d’йtant pense la notion de vrai, de mкme que quiconque pense l’йtant ne pense pas l’intellect agent ; et pourtant, rien ne peut кtre pensй sans l’intellect agent.

 

Le vrai est une disposition de l’йtant, non comme s’il ajoutait quelque nature ou comme s’il exprimait un mode spйcial de l’йtant, mais en tant qu’il exprime quelque chose qui se trouve gйnйralement en tout йtant, et qui n’est cependant pas exprimй par le nom d’йtant ; par consйquent, il n’est pas nйcessaire qu’il soit une disposition qui soit corrompe, soit diminue, soit contracte а une partie.

 

La disposition n’est pas entendue ici comme йtant dans le genre qualitй, mais comme impliquant un certain ordre ; en effet, puisque les choses qui sont causes de l’кtre des autres sont suprкmement йtants et que celles qui sont causes de vйritй sont suprкmement vraies, le Philosophe conclut que l’ordre d’une rйalitй est le mкme dans l’кtre et dans la vйritй, c’est-а-dire que lа oщ l’on trouve ce qui est suprкmement йtant, il y a le suprкmement vrai. Et donc il en est ainsi non pas parce que l’йtant et le vrai seraient identiques par la notion, mais parce qu’une chose est d’autant plus naturellement en adйquation а l’intelligence qu’elle a plus d’entitй ; et par consйquent, la notion de vrai suit la notion d’кtre.

 

Le vrai et l’йtant diffиrent par la notion, parce que dans la notion de vrai se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion d’кtre, et non en sorte que dans la notion d’кtre se trouve quelque chose qui n’est pas dans la notion de vrai ; ils ne diffиrent donc pas par l’essence, ni ne se distinguent l’un de l’autre par des diffйrences opposйes.

 

Le vrai n’est pas en plus de choses que l’йtant, car l’йtant se dit du non-йtant, en un certain sens, dans la mesure oщ le non-йtant est apprйhendй par l’intelligence ; c’est pourquoi le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique qu’en un sens on appelle « йtant » la nйgation ou la privation de l’йtant ; c’est aussi la raison pour laquelle Avicenne dit au dйbut de sa Mйtaphysique que l’йnonciation ne peut кtre formйe qu’au sujet de l’йtant, car il est nйcessaire que ce а propos de quoi la proposition est formйe soit apprйhendй par l’intelligence. D’oщ il ressort que tout vrai est en quelque faзon un йtant.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

S’il n’y a pas futilitй quand on dit « vrai йtant », c’est parce que par le nom de vrai est exprimй quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom d’йtant, et non parce qu’ils diffйreraient rйellement.

 

Bien qu’il soit un mal que celui-lа fornique, cependant une chose se conforme d’autant plus naturellement а l’intelligence qu’elle a davantage d’entitй, et la notion de vrai s’y trouve en consйquence ; et ainsi, il est clair que ni le vrai ne dйpasse l’йtant, ni il n’est dйpassй par lui.

 

Lorsqu’il est dit : « L’кtre diffиre de ce qui est », l’acte d’кtre est distinguй de ce а quoi cet acte convient ; or le nom d’йtant est pris de l’acte d’кtre et non de ce а quoi celui-ci convient, l’argument n’est donc pas concluant.

 

Si le vrai est postйrieur а l’йtant, c’est parce que la notion de vrai diffиre de la notion d’йtant de la faзon susdite.

 

Cet argument a trois dйfauts. D’abord, bien que les Personnes divines soient rйellement distinctes, cependant les choses qui leur sont appropriйes ne diffиrent pas rйellement, mais seulement par la notion. Ensuite, bien que les Personnes soient rйellement distinctes entre elles, elles ne sont cependant pas rйellement distinctes de l’essence ; c’est pourquoi le vrai, qui est appropriй а la Personne du Fils, n’est pas rйellement distinct de l’йtant, qui se tient du cфtй de l’essence. Enfin, bien que l’йtant, l’un, le vrai et le bien soient plus unis en Dieu que dans les rйalitйs crййes, cependant, de ce qu’ils sont distincts en Dieu, il ne dйcoule pas nйcessairement qu’ils soient aussi rйellement distincts dans les choses crййes. Cela se produit en effet pour les choses qui ne doivent pas а leur notion le fait d’кtre un en rйalitй : comme la sagesse et la puissance, qui, alors qu’elles sont rйellement un en Dieu, sont rйellement distinctes dans les crйatures ; mais l’йtant, l’un, le vrai et le bien doivent а leur notion le fait d’кtre un en rйalitй ; donc, partout oщ on peut les trouver, ils sont rйellement un, quoique l’unitй de la rйalitй qui les unit en Dieu soit plus parfaite que l’unitй de la rйalitй qui les unit dans les crйatures.

Article 2 : La vйritй se trouve-t-elle principalement dans l’intelligence, plutфt que dans les rйalitйs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme on l’a dit, le vrai est convertible avec l’йtant. Or l’йtant se trouve principalement dans les rйalitйs, plutфt que dans l’вme. Donc le vrai aussi.

 

Les rйalitйs sont dans l’вme non par essence, mais par leur espиce, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Si donc la vйritй se trouve principalement dans l’вme, elle ne sera pas l’essence de la rйalitй, mais sa ressemblance et son espиce, et le vrai sera l’espиce de l’йtant qui existe hors de l’вme. Or l’espиce de la rйalitй, espиce qui existe dans l’вme, ne se prйdique pas de la rйalitй qui est hors de l’вme, et de mкme, n’est pas convertible avec elle : car кtre convertible, c’est кtre prйdiquй de faзon convertible. Donc le vrai non plus ne sera pas convertible avec l’йtant ; ce qui est faux.

 

Tout ce qui est en quelque chose, suit ce en quoi il est. Si donc la vйritй est principalement dans l’вme, alors le jugement sur la vйritй suivra l’estimation de l’вme ; et ainsi reviendra l’erreur des anciens philosophes qui disaient que tout ce que l’on opine dans l’intelligence est vrai, et que deux contradictoires sont vraies ensemble ; ce qui est absurde.

 

Si la vйritй est principalement dans l’intelligence, il est nйcessaire de poser dans la dйfinition de la vйritй quelque chose qui concerne l’intelligence. Or saint Augustin rйprouve une dйfinition de ce genre au livre des Soliloques, comme aussi la suivante : « Le vrai est ce qui est tel qu’on le voit », car alors, ce qui ne serait pas vu ne serait pas vrai, ce qui est manifestement faux pour les minйraux les plus cachйs, qui sont dans les entrailles de la terre ; et semblablement, il rйprouve et rejette cette dйfinition : « Le vrai est ce qui est tel qu’un connaissant le voit, s’il veut et peut connaоtre », car alors, quelque chose ne serait vrai que si un connaissant voulait et pouvait connaоtre. Le mкme raisonnement vaudrait donc aussi pour toute autre dйfinition en laquelle on poserait quelque chose concernant l’intelligence. La vйritй n’est donc pas principalement dans l’intelligence.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le faux et le vrai ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit. »

 

« La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. » Or cette adйquation ne peut exister que dans l’intelligence. La vйritй n’est donc, elle aussi, que dans l’intelligence.

 

 

Rйponse :

 

Quand une chose se dit de plusieurs avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il est nйcessaire que le prйdicat commun se dise en premier non pas de celle qui est comme la cause des autres, mais de celle en laquelle la notion de ce prйdicat commun s’accomplit en premier ; par exemple, « sain » se dit premiиrement de l’animal, en lequel se trouve en premier la parfaite notion de santй, bien que la mйdecine soit appelйe saine en tant qu’elle a pour effet la santй. Voilа pourquoi il est nйcessaire, puisque le vrai se dit de plusieurs choses avec antйrioritй de l’une sur l’autre, que le vrai se dise en premier de celle oщ se trouve premiиrement la complиte notion de vйritй.

 

Or l’achиvement de n’importe quel mouvement ou opйration est dans son terme ; et le mouvement de la puissance cognitive a pour terme l’вme : en effet, il est nйcessaire que l’objet connu soit dans le sujet connaissant а la faзon du connaissant ; par contre, le mouvement de l’appйtitive a pour terme les rйalitйs ; de lа vient que le Philosophe pose au troisiиme livre sur l’Вme un certain cercle dans les actes de l’вme, de la faзon suivante : la rйalitй qui est hors de l’вme meut l’intelligence, une fois pensйe elle meut l’appйtit, et l’appйtit tend а atteindre la rйalitй qui йtait au dйpart du mouvement. Or, comme on l’a dit, le bien implique une relation de l’йtant а l’appйtit, alors que le vrai implique une relation а l’intelligence ; de lа vient ce que le Philosophe dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : que le bien et le mal sont dans les rйalitйs, tandis que le vrai et le faux sont dans l’esprit. Et la rйalitй n’est appelйe vraie que dans la mesure oщ elle est adйquate а l’intelligence ; par consйquent le vrai se trouve postйrieurement dans les rйalitйs, et premiиrement dans l’intelligence.

 

Mais il faut savoir qu’une rйalitй se rapporte а l’intelligence pratique autrement qu’а l’intelligence spйculative. En effet, l’intelligence pratique cause la rйalitй, c’est pourquoi elle est la mesure des rйalitйs qui adviennent par elle ; tandis que l’intelligence spйculative, parce qu’elle reзoit en provenance des rйalitйs, est en quelque sorte mue par les rйalitйs elles-mкmes, et ainsi, les rйalitйs la mesurent. D’oщ il ressort que les rйalitйs naturelles, en provenance desquelles notre intelligence reзoit la science, mesurent notre intelligence, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique, mais elles sont mesurйes par l’intelligence divine, en laquelle sont toutes choses, comme les produits de l’art sont tous dans l’intelligence de l’artisan. Ainsi donc, l’intelligence divine mesure et n’est pas mesurйe, la rйalitй naturelle mesure et est mesurйe, et notre intelligence est mesurйe, et ne mesure pas les rйalitйs naturelles mais seulement les artificielles.

 

La rйalitй naturelle, йtablie entre les deux intelligences, est donc appelйe vraie suivant une adйquation а l’une ou а l’autre ; en effet, elle est appelйe vraie selon une adйquation а l’intelligence divine, en tant qu’elle remplit ce а quoi elle a йtй ordonnйe par l’intelligence divine, comme le montrent clairement Anselme au livre sur la Vйritй, saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, et Avicenne dans la dйfinition citйe, а savoir : « La vйritй de chaque rйalitй est la propriйtй de son кtre, qui est йtabli pour elle » ; et la rйalitй est appelйe vraie selon une adйquation а l’intelligence humaine, en tant qu’elle est de nature а produire une estimation vraie d’elle-mкme ; comme, а l’inverse, on appelle fausses « celles qui paraissent naturellement ce qu’elles ne sont pas, ou telles qu’elles ne sont pas », comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Et la premiиre notion de vйritй est dans la rйalitй avant la seconde, car le rapport а l’intelligence divine prйcиde le rapport а l’intelligence humaine ; c’est pourquoi, mкme si l’intelligence humaine n’existait pas, les rйalitйs serait encore appelйes vraies relativement а l’intelligence divine. Mais si l’on considйrait le cas impossible oщ, les rйalitйs demeurant, les deux intelligences disparaоtraient, alors la notion de vйritй ne demeurerait aucunement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, le vrai se dit en premier de l’intelligence vraie, et en dernier de la rйalitй qui lui est adйquate ; et de l’une et l’autre faзon le vrai est convertible avec l’йtant, mais diffйremment. En effet, au sens oщ il se dit des rйalitйs, le vrai est convertible avec l’йtant par prйdication, car tout йtant est adйquat а l’intelligence divine et peut se rendre adйquate l’intelligence humaine, et vice versa. Mais si l’on entend le vrai au sens oщ il se dit de l’intelligence, alors il est convertible avec l’йtant qui est hors de l’вme, non par prйdication, mais par consйquence, йtant donnй qu’а n’importe quelle intelligence vraie doit nйcessairement correspondre un йtant, et vice versa.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Ce qui est en quelque chose ne suit ce en quoi il est que lorsqu’il est causй par ses principes ; ainsi la lumiиre, qui est causйe dans l’air depuis l’extйrieur, c’est-а-dire par le soleil, suit le mouvement du soleil plutфt que l’air. Semblablement aussi, la vйritй qui est causйe dans l’вme depuis les rйalitйs ne suit pas l’estimation de l’вme mais l’existence des rйalitйs, « puisque le discours est appelй vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas », et de mкme aussi l’intelligence.

 

Saint Augustin parle de la vision de l’intelligence humaine, de laquelle la vйritй de la rйalitй ne dйpend pas : en effet, il est de nombreuses choses qui ne sont pas connues de notre intelligence. Cependant il n’en est aucune que l’intelligence divine ne connaisse en acte, et que l’intelligence humaine ne connaisse en puissance, puisqu’il est dit que l’intellect agent est « ce qui produit tous [les intelligibles] », et que l’intellect possible est « ce qui devient tous [les intelligibles] ». On peut donc poser dans la dйfinition de la chose vraie la vision en acte de l’intelligence divine, mais celle de l’intelligence humaine seulement en puissance, comme il ressort de ce qui prйcиde.

Article 3 : La vйritй est-elle seulement dans l’intelligence qui compose et divise ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

On dit que le vrai dйpend du rapport entre l’йtant et l’intelligence. Or le premier rapport de l’intelligence aux rйalitйs a lieu lorsqu’elle forme les quidditйs des rйalitйs, en concevant leurs dйfinitions. Le vrai se trouve donc principalement et premiиrement dans cette opйration de l’intelligence.

 

« Le vrai est adйquation des rйalitйs et de l’intelligence. » Or, de mкme que l’intelligence qui compose et divise peut кtre adйquate aux rйalitйs, de mкme aussi l’intelligence qui conзoit les quidditйs des rйalitйs. La vйritй n’est donc pas seulement dans l’intelligence qui compose et divise.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique : « Le vrai et le faux ne sont pas dans les rйalitйs, mais dans l’esprit ; et ils ne sont pas mкme dans l’esprit pour les [formes] simples et pour la quidditй. »

 

Au troisiиme livre sur l’Вme : « L’intelligence des indivisibles a lieu dans les choses oщ le vrai et le faux n’ont pas de place. »

 

 

Rйponse :

 

De mкme que le vrai se trouve premiиrement dans l’intelligence et ensuite dans les choses, de mкme aussi il se trouve premiиrement dans l’acte de l’intelligence qui compose et divise et ensuite dans l’acte de l’intelligence qui forme la quidditй des rйalitйs.

 

En effet, la notion de vrai consiste dans l’adйquation de la rйalitй et de l’intelligence ; or le mкme n’est pas adйquat а soi-mкme, mais l’йgalitй porte sur des choses diffйrentes ; c’est pourquoi la notion de vйritй se trouve dans l’intelligence en premier lа oщ elle commence а avoir en propre une chose que la rйalitй extйrieure а l’вme n’a pas ; mais cette rйalitй a quelque chose qui y correspond, et entre les deux l’adйquation peut se concevoir. Or l’intelligence qui forme la quidditй des rйalitйs n’a qu’une ressemblance de la rйalitй qui existe hors de l’вme, comme c’est le cas du sens en tant qu’il reзoit l’espиce du sensible ; mais lorsque l’intelligence commence а juger de la rйalitй apprйhendйe, alors son jugement mкme est pour elle un certain propre qui ne se trouve pas а l’extйrieur dans la rйalitй. Et quand il est adйquat а ce qui est а l’extйrieur dans la rйalitй, le jugement est appelй vrai. Or l’intelligence juge de la rйalitй apprйhendйe quand elle dit qu’une chose est ou n’est pas, ce qui est le fait de l’intelligence qui compose et divise. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixiиme livre de la Mйtaphysique que « la composition et la division sont dans l’intelligence et non dans les rйalitйs ». Et de lа vient que la vйritй se trouve premiиrement dans la composition et la division de l’intelligence.

 

De faзon secondaire, le vrai se dit ensuite pour l’intelligence qui forme les quidditйs ou les dйfinitions des rйalitйs. La dйfinition est donc appelйe vraie ou fausse en raison d’une composition vraie ou fausse : comme lorsque la dйfinition est affirmйe de ce dont elle n’est pas la dйfinition, par exemple si l’on assignait au triangle la dйfinition du cercle ; ou encore, lorsque les parties de la dйfinition ne peuvent pas кtre composйes entre elles, par exemple si l’on donnait de quelque rйalitй la dйfinition « animal insensible », car la composition qui est impliquйe, а savoir « quelque animal est insensible », est fausse. Et ainsi, la dйfinition n’est appelйe vraie ou fausse que relativement а la composition, comme aussi la rйalitй est appelйe vraie relativement а l’intelligence.

 

De ce qu’on a dit, il ressort donc que le vrai se dit d’abord de la composition ou de la division de l’intelligence ; il se dit ensuite des dйfinitions des rйalitйs, dans la mesure oщ une composition vraie ou fausse est impliquйe en elles ; en troisiиme lieu, des rйalitйs, dans la mesure oщ elles sont adйquates а l’intelligence divine, ou naturellement aptes а кtre en adйquation а l’intelligence humaine ; en quatriиme lieu il se dit de l’homme, parce qu’il peut faire choix du vrai, ou que, par les choses qu’il dit ou qu’il fait, il donne une opinion vraie ou fausse de lui-mкme ou des autres. Quant aux formules, elles reзoivent la prйdication de vйritй comme les pensйes qu’elles signifient.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la formation de la quidditй soit la premiиre opйration de l’intelligence, cependant elle ne fournit pas а l’intelligence un propre qui puisse кtre adйquat а la rйalitй ; voilа pourquoi la vйritй n’y est pas proprement.

 

On voit dиs lors clairement la solution au second argument.

Article 4 : Y a-t-il une seule vйritй par laquelle toutes choses sont vraies ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй que la vйritй est aux rйalitйs vraies ce que le temps est aux choses temporelles. Or le temps se rapporte а toutes les choses temporelles de telle faзon qu’il y a un seul temps. La vйritй se rapportera donc а toutes les choses vraies de telle faзon qu’il y aura une seule vйritй.

 

[Le rйpondant] disait que la vйritй se dit de deux faзons : d’abord en tant qu’elle est identique а l’entitй de la rйalitй, comme saint Augustin la dйfinit au livre des Soliloques : « Le vrai, c’est ce qui est » ; et ainsi, il est nйcessaire qu’il y ait plusieurs vйritйs, puisqu’il y a plusieurs essences des rйalitйs. Ensuite en tant qu’elle s’exprime dans l’intelligence, comme saint Hilaire la dйfinit : « Le vrai fait clairement voir l’кtre » ; et de cette faзon, puisque rien ne peut manifester quelque chose а l’intelligence si ce n’est par la vertu de la vйritй premiиre divine, toutes les vйritйs sont un, d’une certaine faзon, lorsqu’elle meuvent l’intelligence, de mкme que toutes les couleurs sont йgalement un lorsqu’elles meuvent la vue, en tant qu’elles la meuvent, c’est-а-dire en raison de l’unique lumiиre. En sens contraire : le temps de toutes les choses temporelles est numйriquement un. Si donc la vйritй est aux rйalitйs vraies ce que le temps est aux choses temporelles, il est nйcessaire que toutes les choses vraies aient une vйritй numйriquement une ; et il ne suffit pas que toutes les vйritйs soient un lorsqu’elles meuvent, ou qu’elles soient une dans le modиle.

 

Anselme argumente ainsi au livre sur la Vйritй : si plusieurs choses vraies ont plusieurs vйritйs, il est nйcessaire que les vйritйs varient selon la variйtй des choses vraies. Or la variation des rйalitйs vraies ne fait pas varier les vйritйs car, une fois dйtruites les rйalitйs vraies ou droites, il reste encore la vйritй et la rectitude suivant lesquelles elles sont vraies ou droites. Il y a donc une seule vйritй. Il prouve la mineure par ceci que, une fois dйtruit le signe, il reste encore la rectitude de la signification, car il est correct de signifier ce que ce signe signifiait ; et pour la mкme raison, une fois dйtruit n’importe quoi de vrai ou de droit, sa rectitude ou sa vйritй demeure.

 

Dans les choses crййes, rien n’est ce dont il est la vйritй ; par exemple, la vйritй de l’homme n’est pas l’homme, et la vйritй de la chair n’est pas la chair. Or n’importe quel йtant crйй est vrai. Donc aucun йtant crйй n’est vйritй ; toute vйritй est donc un incrйй, et ainsi, il y a une seule vйritй.

 

Rien n’est plus grand que l’esprit humain, si ce n’est Dieu, comme dit saint Augustin. Or la vйritй, comme il le prouve au livre des Soliloques, est plus grande que l’esprit humain, car on ne peut pas dire qu’elle soit plus petite : dans ce cas, en effet, l’esprit humain aurait а juger de la vйritй, ce qui est faux, car il juge non pas d’elle, mais selon elle, tout comme le juge ne juge pas de la loi, mais selon elle, ainsi que le mкme saint Augustin le dit au livre de la Vraie Religion. Semblablement, on ne peut pas dire non plus qu’elle lui soit йgale, car l’вme juge toutes choses selon la vйritй, mais elle ne juge pas toutes choses selon elle-mкme. Il n’y a donc de vйritй que Dieu ; et ainsi, il y a une seule vйritй.

 

Voici comment saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vйritй n’est pas perзue par un sens du corps : on ne perзoit par un sens que ce qui est changeant ; or la vйritй est immuable ; elle n’est donc pas perзue par un sens. On peut argumenter semblablement : toute chose crййe est changeante ; or la vйritй n’est pas changeante ; elle n’est donc pas une crйature ; elle est donc une rйalitй incrййe ; il y a donc une seule vйritй.

 

Au mкme endroit, saint Augustin argumente dans le mкme sens de cette faзon : « Il n’est point d’objet sensible qui n’offre quelque apparence de faussetй, sans qu’on puisse en faire la discrimination. En effet, pour ne citer que ce fait, tout ce dont nous avons la sensation physique, mкme quand cela ne tombe pas actuellement sous les sens, nous en йprouvons pourtant les images tout comme si c’йtait prйsent, soit dans le sommeil, soit dans l’hallucination. » Or la vйritй n’a aucune apparence de faussetй. La vйritй n’est donc pas perзue par le sens. On peut argumenter semblablement : tout crйй a quelque apparence de faussetй, en tant qu’il a quelque dйfaut ; donc rien de crйй n’est vйritй ; et ainsi, il y a une seule vйritй.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « De mкme que la ressemblance est la forme des choses semblables, de mкme la vйritй est la forme des choses vraies. » Or, plusieurs choses semblables ont plusieurs ressemblances. Plusieurs choses vraies ont donc plusieurs vйritйs.

 

De mкme que toute vйritй crййe dйrive de la vйritй incrййe comme d’un modиle et tient d’elle sa vйritй, de mкme toute lumiиre intelligible dйrive comme d’un modиle de la premiиre lumiиre incrййe et lui doit sa puissance de manifestation. Cependant nous disons qu’il y a plusieurs lumiиres intelligibles, comme le montre clairement Denys. Il semble donc que, d’une faзon semblable, il faille accorder sans rйserve qu’il y a plusieurs vйritйs.

 

Bien que les couleurs doivent а la puissance de la lumiиre de mouvoir la vue, on dit tout bonnement que les couleurs sont nombreuses et diffйrentes, et ce n’est qu’а un certain point de vue qu’elles peuvent кtre dites un. Donc, bien que toutes les vйritйs crййes s’expriment aussi а l’intelligence par la vertu de la vйritй premiиre, on ne pourra cependant pas en dйduire que la vйritй est une, si ce n’est а un certain point de vue.

 

De mкme que la vйritй crййe ne peut se manifester а l’intelligence que par la vertu de la vйritй incrййe, de mкme aucune puissance ne peut agir dans la crйature si ce n’est par la vertu de la puissance incrййe. Et nous ne disons nullement que toutes les choses qui ont une puissance ont une puissance unique. Il ne faut donc pas davantage dire que toutes les choses vraies ont une vйritй unique.

 

Par rapport aux rйalitйs, Dieu est dans une triple relation de cause, а savoir : efficiente, exemplaire et finale ; et par une certaine appropriation, l’entitй des rйalitйs se rapporte а Dieu comme а une cause efficiente, la vйritй comme а une cause exemplaire, la bontй comme а une cause finale, bien que chacune puisse aussi кtre rapportйe а chacune en propriйtй de termes. Or aucune faзon de parler ne nous permet de dire que tous les biens ont une seule bontй, ou tous les кtres une seule entitй. Nous ne devons donc pas dire non plus que toutes les choses vraies ont une seule vйritй.

 

Bien qu’il y ait une unique vйritй incrййe, modиle toutes les vйritйs crййes, cependant celles-ci ne la reproduisent pas de la mкme faзon ; car, bien qu’elle se rapporte а toutes semblablement, cependant toutes ne se rapportent pas а elle semblablement, comme il est dit au livre des Causes ; et c’est pourquoi la vйritй des choses nйcessaires et celle des choses contingentes la reproduisent diffйremment. Or une faзon diffйrente d’imiter le modиle divin produit une diversitй dans les rйalitйs crййes ; il y a donc, au plein sens du terme, plusieurs vйritйs crййes.

 

« La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. » Or il ne peut y avoir une unique adйquation entre l’intelligence et des rйalitйs qui diffиrent par l’espиce. Puis donc que les rйalitйs vraies diffиrent par l’espиce, il ne peut y avoir une unique vйritй de toutes les choses vraies.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Il faut croire que la nature de l’esprit humain est tellement liйe aux rйalitйs intelligibles que tout ce qu’il connaоt est vu de lui dans une certaine lumiиre de son genre а lui. » Or la lumiиre par laquelle l’вme connaоt toutes choses est la vйritй. La vйritй est donc du genre de l’вme elle-mкme, et ainsi, il est nйcessaire que la vйritй soit une rйalitй crййe ; il y aura donc, en des crйatures diffйrentes, des vйritйs diffйrentes.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, la vйritй se trouve proprement dans l’intelligence humaine ou divine, comme la santй dans l’animal ; et la vйritй se trouve dans les autres rйalitйs par une relation а l’intelligence, tout comme la santй se dit de certaines autres choses en tant qu’elles produisent ou conservent la santй de l’animal. La vйritй est donc dans l’intelligence divine premiиrement et proprement, dans l’intelligence humaine proprement mais secondairement, et dans les rйalitйs, improprement et secondairement, car elle n’y est que par un rapport а l’une des deux vйritйs.

 

Il y a donc une seule vйritй de l’intelligence divine, de laquelle dйrivent dans l’intelligence humaine plusieurs vйritйs, « de mкme que d’un seul visage d’homme rejaillissent plusieurs ressemblances dans un miroir », comme dit la Glose а propos de ce verset : « Les vйritйs ont йtй altйrйes par les enfants des hommes. » Et les vйritйs qui sont dans les rйalitйs sont nombreuses, comme aussi les entitйs des rйalitйs. La vйritй qui se dit des rйalitйs relativement а l’intelligence humaine est, d’une certaine faзon, accidentelle aux rйalitйs, car, supposй que l’intelligence humaine n’existe pas ni ne puisse exister, la rйalitй demeurerait encore dans son essence. Mais la vйritй qui est dite d’elles relativement а l’intelligence divine leur est insйparablement consйcutive, puisqu’elles ne peuvent subsister que par l’intelligence divine qui les amиne а l’existence. De plus, la vйritй est dans la rйalitй relativement а l’intelligence divine avant d’y кtre relativement а l’intelligence humaine, puisque la rйalitй se rapporte а l’intelligence divine comme а une cause, mais а l’humaine, d’une certaine faзon, comme а un effet, en tant que l’intelligence reзoit la science en provenance des rйalitйs. Ainsi donc, c’est principalement par rapport а la vйritй de l’intelligence divine qu’une rйalitй est dite vraie, plutфt que par rapport а la vйritй de l’intelligence humaine.

 

Si donc l’on prend cette vйritй proprement dite selon laquelle toutes choses sont vraies principalement, alors toutes choses sont vraies d’une seule vйritй, а savoir, de la vйritй de l’intelligence divine : et c’est en ce sens qu’Anselme parle de la vйritй au livre sur la Vйritй. Mais si l’on prend cette vйritй proprement dite selon laquelle les rйalitйs sont appelйes vraies secondairement, alors plusieurs choses vraies ont plusieurs vйritйs, et mкme une seule chose vraie a plusieurs vйritйs en diffйrentes вmes. Et si l’on prend la vйritй improprement dite selon laquelle toutes choses sont appelйes vraies, alors plusieurs choses vraies ont plusieurs vйritйs, mais une seule chose vraie a une seule vйritй.

 

Et les rйalitйs sont nommйes vraies d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence divine ou dans l’intelligence humaine, comme la nourriture est nommйe saine d’aprиs la santй qui est dans l’animal, et non comme d’aprиs une forme inhйrente. En revanche, d’aprиs la vйritй qui est dans la rйalitй elle-mкme, et qui n’est rien d’autre que l’entitй adйquate а l’intelligence ou se la rendant adйquate, [la rйalitй] est nommйe [vraie] comme d’aprиs une forme inhйrente, comme la nourriture est nommйe saine d’aprиs sa qualitй, qui la fait appeler saine.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le temps est aux choses temporelles ce que la mesure est au mesurй ; il est donc clair qu’Anselme parle de cette vйritй qui est la mesure de toutes les rйalitйs vraies, et celle-ci est numйriquement unique, de mкme que le temps est un, comme conclut le deuxiиme argument. Mais la vйritй qui est dans l’intelligence humaine, ou dans les rйalitйs mкmes, n’est pas aux rйalitйs ce que la mesure extrinsиque et commune est aux choses mesurйes, mais ou bien elle est ce que le mesurй est а la mesure, comme c’est le cas de la vйritй de l’intelligence humaine, et ainsi, il est nйcessaire qu’elle varie selon la variйtй des rйalitйs, ou bien elle est comme une mesure intrinsиque, comme c’est le cas de la vйritй qui est dans les rйalitйs mкmes ; et il est nйcessaire que ces mesures aussi se diversifient selon la pluralitй des choses mesurйes, de mкme que les diffйrents corps ont des dimensions diffйrentes.

 

Nous l’accordons.

 

La vйritй qui demeure aprиs la destruction des rйalitйs est la vйritй de l’intelligence divine, et cette vйritй est numйriquement une, au plein sens du terme, tandis que la vйritй qui est dans les rйalitйs ou dans l’вme varie avec la variation des rйalitйs.

 

Quand on dit : « aucune rйalitй n’est sa vйritй », cela se comprend des rйalitйs qui ont un кtre achevй dans la nature, comme quand on dit « aucune rйalitй n’est son кtre ». Et cependant, l’кtre de la rйalitй est une certaine rйalitй crййe ; de la mкme faзon, la vйritй de la rйalitй est quelque chose de crйй.

 

La vйritй selon laquelle l’вme juge de toutes choses est la vйritй premiиre. En effet, de mкme que de la vйritй de l’intelligence divine s’йcoulent vers l’intelligence angйlique les espиces innйes des rйalitйs, par lesquelles les anges connaissent toutes choses, de mкme de la vйritй de l’intelligence divine, comme d’un modиle, procиde en notre intelligence la vйritй des premiers principes, selon laquelle nous jugeons de toutes choses. Et parce que nous ne pourrions pas juger par elle si elle n’йtait une ressemblance de la vйritй premiиre, on dit que nous jugeons de toutes choses selon la vйritй premiиre.

 

Cette vйritй immuable est la vйritй premiиre ; et ni celle-ci n’est perзue par le sens, ni elle n’est quelque chose de crйй.

 

Mкme la vйritй crййe n’a aucune apparence de faussetй, bien que n’importe quelle crйature ait quelque apparence de faussetй ; car la crйature a quelque apparence de faussetй dans la mesure oщ elle est imparfaite, alors que la vйritй accompagne la rйalitй crййe non pas du cфtй oщ elle est imparfaite, mais pour autant que, conformйe а la vйritй premiиre, elle s’йloigne de l’imperfection.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La ressemblance se trouve proprement dans l’un et l’autre semblable, tandis que la vйritй, йtant une certaine convenance de l’intelligence et de la rйalitй, se trouve proprement non pas dans l’une et l’autre, mais dans l’intelligence ; par consйquent, puisqu’il y a une intelligence unique, la divine, qui par sa conformitй rend toutes choses vraies et les fait appeler vraies, il est nйcessaire que toutes les choses soient vraies d’aprиs une vйritй unique, bien qu’en plusieurs choses semblables il y ait des ressemblances diffйrentes.

 

Bien que la lumiиre intelligible ait pour modиle la lumiиre divine, cependant « lumiиre » se dit proprement des lumiиres intelligibles crййes ; mais « vйritй » ne se dit pas proprement des rйalitйs qui ont pour modиle l’intelligence divine ; voilа pourquoi nous ne disons pas la lumiиre une, comme nous disons la vйritй une.

 

Et il faut rйpondre semblablement au troisiиme argument sur les couleurs, car elles aussi sont proprement appelйes visibles, bien qu’on ne les voie que par la lumiиre.

 

& Et il faut rйpondre semblablement au quatriиme argument sur la puissance, et au cinquiиme sur l’entitй.

 

Bien que les rйalitйs reproduisent diversement la vйritй divine, cela n’exclut cependant pas qu’elles soient vraies par une vйritй unique et non par plusieurs, а proprement parler : car ce qui est diversement reзu dans les rйalitйs qui reproduisent le modиle n’est pas proprement appelй vйritй, comme il est proprement appelй vйritй dans le modиle.

 

Bien que les choses qui diffиrent par l’espиce ne soient pas, du cфtй des rйalitйs elles-mкmes, adйquates а l’intelligence divine par une adйquation unique, cependant l’intelligence divine, а laquelle toutes choses sont adйquates, est une ; et du cфtй de celle-ci, il y a une unique adйquation а toutes les rйalitйs, quoique toutes ne lui soient pas adйquates de la mкme faзon ; voilа pourquoi la vйritй de toutes les rйalitйs est une, de la faзon susdite.

 

Saint Augustin parle de la vйritй qui est une reproduction de l’esprit divin lui-mкme dans notre esprit, comme la ressemblance d’un visage rejaillit dans un miroir ; et de telles vйritйs, qui rejaillissent de la vйritй premiиre dans nos вmes, sont nombreuses, comme on l’a dit. Ou bien l’on peut rйpondre que, d’une certaine faзon, la vйritй premiиre est du genre de l’вme, en prenant le genre au sens large, comme on dit que toutes les choses intelligibles ou incorporelles sont d’un seul genre, ainsi qu’il est dit en Act. 17, 28 : « Car nous sommes les enfants et la race [litt. le genre] de Dieu. »

Article 5 : Y a-t-il, en plus de la vйritй premiиre, une autre vйritй йternelle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme, parlant de la vйritй des йnoncйs, dit dans son Monologion : « Soit que l’on dise que la vйritй a principe et fin, soit que l’on reconnaisse qu’elle n’en a pas, la vйritй ne peut кtre enclose par aucun principe ni fin. » Or on reconnaоt que toute vйritй, ou bien a un principe et une fin, ou bien n’a pas de principe ni de fin. Aucune vйritй n’est donc enclose par un principe et une fin. Or tout ce qui est tel, est йternel. Toute vйritй est donc йternelle.

 

Tout ce dont l’кtre est consйcutif а la destruction de son кtre, est йternel, car, que l’on pose qu’il est ou qu’il n’est pas, il s’ensuit qu’il est ; et quel que soit le temps oщ l’on se place, il est nйcessaire de poser pour chaque chose qu’elle est ou n’est pas. Or il s’ensuit de la destruction de la vйritй que la vйritй est ; car si la vйritй n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, et rien ne peut кtre vrai que par la vйritй. La vйritй est donc йternelle.

 

Si la vйritй des йnoncйs n’est pas йternelle, alors on pourra dйterminer en quel temps la vйritй des йnoncйs n’йtait pas. Or en ce temps-lа cet йnoncй йtait vrai : « Il n’est aucune vйritй des йnoncйs. » Donc la vйritй des йnoncйs йtait, ce qui est contraire а ce que l’on a supposй. On ne peut donc pas dire que la vйritй des йnoncйs n’est pas йternelle.

 

Au premier livre de la Physique, Le Philosophe prouve que la matiиre est йternelle — bien que ce soit faux — par la raison qu’elle demeure aprиs sa corruption et qu’elle est avant sa gйnйration, йtant donnй que, si elle est corrompue, elle se corrompt en quelque chose, et si elle est gйnйrйe, elle est gйnйrйe а partir de quelque chose ; or ce а partir de quoi une chose est gйnйrйe et ce en quoi une chose se corrompt, est matiиre. Or semblablement, si l’on pose que la vйritй est corrompue ou gйnйrйe, il s’ensuit qu’elle est avant sa gйnйration et aprиs sa corruption ; car si elle est gйnйrйe, elle est changйe du non-кtre а l’кtre, et si elle est corrompue, elle est changйe de l’кtre au non-кtre ; or, quand la vйritй n’est pas, il est vrai que la vйritй n’est pas, ce qui, de toute faзon, ne peut avoir lieu sans que la vйritй soit. La vйritй est donc йternelle.

 

Tout ce dont le non-кtre ne peut pas кtre pensй, est йternel, car tout ce qui peut ne pas кtre, on peut en penser le non-кtre. Or on ne peut pas penser que la vйritй des йnoncйs n’est pas, car l’intelligence ne peut rien penser sans penser que c’est vrai. La vйritй des йnoncйs est donc elle aussi йternelle.

 

Ce qui est futur a toujours йtй futur, et ce qui est passй sera toujours passй. Or une proposition au futur est vraie parce que quelque chose est futur, et une proposition au passй est vraie parce que quelque chose est passй. La vйritй d’une proposition au futur a donc toujours йtй, et la vйritй d’une proposition au passй sera toujours ; et ainsi, non seulement la vйritй premiиre est йternelle, mais de nombreuses autres aussi.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Libre Arbitre que « rien n’est plus йternel que la notion de cercle, et que deux et trois font cinq ». Or la vйritй de ces choses est une vйritй crййe. Il y a donc une vйritй йternelle en plus de la vйritй premiиre.

 

Pour la vйritй d’une йnonciation, il n’est pas nйcessaire que l’on йnonce actuellement quelque chose, mais il suffit qu’il y ait ce а propos de quoi l’йnonciation peut кtre formйe. Or, avant que le monde fыt, il y avait, en plus de Dieu, quelque chose а propos de quoi l’on aurait pu йnoncer. Donc, avant que le monde ne fыt fait, il y avait la vйritй des йnoncйs. Or ce qui fut avant le monde, est йternel. La vйritй des йnoncйs est donc йternelle. Preuve de la mineure : le monde a йtй fait de rien, c’est-а-dire aprиs le nйant. Donc, avant que le monde fыt, il y avait son non-кtre. Or l’йnonciation vraie ne se forme pas seulement а propos de ce qui est, mais aussi а propos de ce qui n’est pas : de mкme en effet qu’il nous arrive d’йnoncer en vйritй que ce qui est, est, de mкme nous arrive-t-il d’йnoncer en vйritй que ce qui n’est pas, n’est pas, comme on le voit clairement au premier livre du Pйri Hermкneias. Donc, avant que le monde fыt, il y eut de quoi pouvoir former une йnonciation vraie.

 

Tout ce qui est su est vrai pendant qu’il est su. Or Dieu a su de toute йternitй tous les йnoncйs. Il y a donc de toute йternitй une vйritй de tous les йnoncйs ; et ainsi, plusieurs vйritйs sont йternelles.

 

10° [Le rйpondant] disait qu’il s’ensuit de lа que ces choses sont vraies non pas en elles-mкmes, mais dans l’intelligence divine. En sens contraire : dans la mesure oщ des choses sont sues, il est nйcessaire qu’elles soient vraies. Or de toute йternitй, toutes choses sont sues de Dieu non seulement en tant qu’elles sont dans son esprit, mais aussi en tant qu’existantes en leur nature propre ; Eccli. 23, 29 : « Du Seigneur Dieu, avant qu’elles fussent crййes, toutes les choses йtaient connues, de mкme qu’aprиs leur achиvement il les considиre toutes. » Et ainsi, il ne connaоt pas les rйalitйs aprиs qu’elles ont йtй accomplies autrement qu’il ne les a connues de toute йternitй. Il y eut donc de toute йternitй plusieurs vйritйs non seulement dans l’intelligence divine, mais aussi en soi.

 

11° Une chose est dite кtre, au plein sens du terme, lorsqu’elle est dans son achиvement. Or la notion de vйritй s’accomplit dans l’intelligence. Si donc plusieurs choses vraies ont йtй dans l’intelligence divine de toute йternitй, il faut  accorder sans rйserve qu’il y a plusieurs vйritйs йternelles.

 

12° Sag. 1, 15 : « La justice est perpйtuelle et immortelle. » Or la vйritй est une partie de la justice, comme dit Cicйron dans la Rhйtorique. Elle est donc perpйtuelle et immortelle.

 

13° Les choses universelles sont perpйtuelles et incorruptibles. Or le vrai est suprкmement universel, car il est convertible avec l’йtant. La vйritй est donc perpйtuelle et incorruptible.

 

14° [Le rйpondant] disait que l’universel est corrompu non par soi, mais par accident. En sens contraire : une chose doit кtre nommйe plutфt d’aprиs ce qui lui convient par soi que d’aprиs ce qui lui convient par accident. Si donc la vйritй est de soi perpйtuelle et incorruptible et n’est corrompue ou gйnйrйe que par accident, il faut accorder que la vйritй dite universellement est йternelle.

 

15° De toute йternitй, Dieu fut antйrieur au monde. La relation d’antйrioritй est donc en Dieu de toute йternitй. Or, lorsque l’un de deux relatifs est posй, il est nйcessaire que le relatif restant soit posй. Il y eut donc de toute йternitй postйrioritй du monde par rapport а Dieu. Il y eut donc de toute йternitй une autre chose en dehors de Dieu, а laquelle la vйritй convient en quelque faзon ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

16° [Le rйpondant] disait que cette relation d’antйrioritй et de postйrioritй est quelque chose non dans la nature mais seulement dans la raison. En sens contraire : comme dit Boиce а la fin du livre sur la Consolation, Dieu est par nature antйrieur au monde, mкme si le monde avait toujours existй. Cette relation d’antйrioritй est donc une relation de nature et pas seulement de raison.

 

17° La vйritй de la signification est la rectitude de la signification. Or de toute йternitй il a йtй correct qu’une chose soit signifiйe. La vйritй de la signification a donc existй de toute йternitй.

 

18° Il a йtй vrai de toute йternitй que le Pиre a engendrй le Fils, et que le Saint-Esprit a procйdй de l’un et l’autre. Or ce sont plusieurs choses vraies. Plusieurs choses vraies existent donc de toute йternitй.

 

19° [Le rйpondant] disait que ces choses sont vraies par une vйritй unique, et qu’il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait plusieurs vйritйs de toute йternitй. En sens contraire : ce par quoi le Pиre est Pиre et engendre le Fils diffиre de ce par quoi le Fils est Fils et spire le Saint-Esprit. Or ce par quoi le Pиre est Pиre rend vraie cette proposition : « Le Pиre engendre le Fils », ou celle-lа : « Le Pиre est Pиre » ; et ce par quoi le Fils est Fils rend vraie celle-ci : « Le Fils est engendrй par le Pиre. » De telles propositions ne sont donc pas vraies par une vйritй unique.

 

20° Bien que « homme » et « capable de rire » soient convertibles, cependant la vйritй des deux propositions suivantes n’est pas toujours la mкme : « l’homme est homme » et « l’homme est capable de rire », йtant donnй que la propriйtй prйdiquйe par le nom d’homme n’est pas la mкme que celle prйdiquйe par l’expression « capable de rire » ; or semblablement, les noms de Pиre et de Fils n’impliquent pas la mкme propriйtй. Les propositions susdites n’ont donc pas la mкme vйritй.

 

21° [Le rйpondant] disait que ces propositions n’ont pas existй de toute йternitй. En sens contraire : chaque fois qu’il y a une intelligence qui peut йnoncer, il peut y avoir йnonciation. Or il y a eu de toute йternitй une intelligence divine qui pense que le Pиre est Pиre et que le Fils est Fils, et ainsi, qui йnonce ou dit, puisque, suivant Anselme, dire et penser sont une mкme chose pour l’esprit suprкme. Les йnonciations susdites ont donc existй de toute йternitй.

 

 

En sens contraire :

 

Rien de crйй n’est йternel. А part la vйritй premiиre, toute vйritй est crййe. Donc seule la vйritй premiиre est йternelle.

 

L’йtant et le vrai sont convertibles. Or un seul йtant est йternel. Donc une seule vйritй est йternelle.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, la vйritй implique une certaine adйquation et une commensuration ; une chose est donc nommйe vraie а la faзon dont elle est nommйe commensurйe. Or, le corps est mesurй tant par une mesure intrinsиque, comme la ligne, la surface ou la profondeur, que par une mesure extrinsиque, comme l’occupant d’un lieu est mesurй par le lieu, le mouvement par le temps, et l’йtoffe par l’aune. Quelque chose peut donc aussi кtre nommй vrai de deux faзons : d’abord d’aprиs une vйritй inhйrente ; ensuite d’aprиs une vйritй extrinsиque, et c’est ainsi que toutes les rйalitйs sont nommйes vraies d’aprиs la vйritй premiиre. Et parce que la vйritй qui est dans l’intelligence est mesurйe par les rйalitйs elles-mкmes, il s’ensuit que non seulement la vйritй de la rйalitй mais aussi la vйritй de l’intelligence, ou de l’йnonciation, qui signifie la pensйe, est nommйe d’aprиs la vйritй premiиre.

 

Mais dans cette adйquation ou commensuration de l’intelligence et de la rйalitй, il n’est pas nйcessaire que l’un et l’autre des extrкmes soient en acte. Car notre intelligence peut maintenant кtre adйquate aux choses qui existeront dans le futur mais n’existent pas maintenant ; autrement cette proposition ne serait pas vraie : « L’Antйchrist naоtra » ; cela est donc nommй vrai seulement d’aprиs la vйritй qui est dans l’intelligence, mкme quand la rйalitй elle-mкme n’existe pas. Semblablement aussi, l’intelligence divine a pu de toute йternitй кtre adйquate aux choses qui n’ont pas existй de toute йternitй mais ont йtй faites dans le temps ; et ainsi, les choses qui sont dans le temps peuvent кtre nommйes vraies de toute йternitй d’aprиs la vйritй йternelle. Si donc nous prenons la vйritй des choses vraies crййes inhйrente а celles-ci, vйritй que nous trouvons dans les rйalitйs et dans l’intelligence crййe, alors n’est йternelle ni la vйritй des rйalitйs ni celle des йnoncйs, puisque les rйalitйs mкmes ou les intelligences auquelles ces vйritйs inhиrent n’existent pas de toute йternitй. Mais si l’on prend la vйritй des choses vraies crййes d’aprиs laquelle toutes choses sont nommйes vraies comme par une mesure extrinsиque, et c’est la vйritй premiиre, alors la vйritй de toutes les rйalitйs, de tous les йnoncйs et de toutes les intelligences est йternelle ; et l’йternitй d’une telle vйritй est trouvйe par saint Augustin au livre des Soliloques, ainsi que par Anselme dans son Monologion ; c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Tu peux comprendre comment j’ai prouvй dans mon Monologion, par la vйritй d’un propos, que la vйritй surйminente n’a ni principe ni fin. »

 

Or cette vйritй premiиre ne peut porter sur toutes choses sans кtre une. Dans notre intelligence, en effet, la vйritй se diversifie de deux faзons seulement : d’abord, а cause de la diversitй des choses connues, dont l’intelligence a diffйrentes connaissances, d’oщ rйsultent diffйrentes vйritйs dans l’вme ; ensuite, а cause des diffйrentes faзons de concevoir : en effet, la course de Socrate est une rйalitй unique, mais l’вme qui, en composant et divisant, pense du mкme coup le temps, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, pense diversement la course de Socrate comme prйsente, passйe et future ; et par consйquent, elle forme diverses conceptions en lesquelles se trouvent diffйrentes vйritйs. Or les deux modes susdits de diversitй ne peuvent se trouver dans la connaissance divine. En effet, Dieu n’a pas diffйrentes connaissances des diffйrentes rйalitйs, mais il connaоt toutes choses par une connaissance unique, car par une seule chose, c’est-а-dire par son essence, il connaоt toutes choses, « n’appliquant pas sa connaissance а chacune d’elles », comme dit Denys au livre des Noms divins. Semblablement aussi, sa connaissance ne regarde pas un temps, puisqu’elle est mesurйe par l’йternitй qui, contenant tout temps, fait abstraction de tout temps. Il reste donc qu’il n’y a pas plusieurs vйritйs de toute йternitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme Anselme s’explique lui-mкme au livre sur la Vйritй, il a dit que la vйritй des йnonciations n’йtait pas enclose par un principe et une fin, « non que ce propos » — c’est-а-dire le propos qu’il envisageait et qui signifiait en vйritй qu’une chose йtait future — « ait йtй sans principe, mais parce qu’on ne peut pas concevoir en quel temps le propos existerait et la vйritй lui ferait dйfaut ». Cela fait donc apparaоtre qu’il a voulu йtablir comme йtant sans principe ni fin non pas la vйritй inhйrente а la rйalitй crййe, ni le propos, mais la vйritй premiиre, d’aprиs laquelle l’йnonciation est appelйe vraie comme d’aprиs une mesure extrinsиque.

 

Hors de l’вme, nous trouvons deux choses, а savoir : la rйalitй elle-mкme, et les nйgations et privations de la rйalitй ; et assurйment, ces deux choses ne se rapportent pas de la mкme faзon а l’intelligence. Car la rйalitй elle-mкme, par l’espиce qu’elle possиde, est adйquate а l’intelligence divine comme le produit de l’art est adйquat а l’art ; et par la vertu de la mкme espиce, la rйalitй est de nature а se rendre adйquate notre intelligence, en tant que, par sa ressemblance reзue dans l’вme, elle produit une connaissance d’elle-mкme. Mais le non-йtant, considйrй hors de l’вme, n’a ni de quoi кtre coadйquat а l’intelligence divine, ni de quoi produire une connaissance de soi dans notre intelligence. Si donc le non-йtant est adйquat а une quelconque intelligence, ce n’est pas en raison de soi mais en raison de cette intelligence, qui reзoit en elle-mкme la notion de non-йtant. La rйalitй qui est positivement quelque chose hors de l’вme a donc en soi de quoi pouvoir кtre appelйe vraie, alors que dans le cas du non-кtre de la rйalitй, tout ce qu’on lui attribue de vйritй est du cфtй de l’intelligence. Donc, quand on dit : « Il est vrai que la vйritй n’est pas », puisque la vйritй signifiйe ici porte sur un non-йtant, elle n’a rien sinon dans l’intelligence. Par consйquent, de la destruction de la vйritй qui est dans la rйalitй, il s’ensuit seulement que la vйritй qui est dans l’intelligence existe. Et ainsi, il est clair que l’on peut seulement en conclure que la vйritй qui est dans l’intelligence est йternelle ; et de toute faзon, il est nйcessaire qu’elle soit dans une intelligence йternelle, et telle est la vйritй premiиre. Par l’argument susdit, on montre donc seulement que la vйritй premiиre est йternelle.

 

& On voit dиs lors clairement la solution aux troisiиme et quatriиme arguments.

 

On ne peut pas penser, dans l’absolu, que la vйritй n’est pas ; cependant, on peut penser qu’il n’est aucune vйritй crййe, comme on peut aussi penser qu’il n’est aucune crйature. En effet, l’intelligence peut penser qu’elle n’est pas et qu’elle ne pense pas, bien qu’elle ne pense jamais sans qu’elle soit ou qu’elle pense ; car il n’est pas nйcessaire que tout ce que l’intelligence possиde par la pensйe, elle le pense lorsqu’elle pense, car elle ne fait pas toujours retour sur elle-mкme ; voilа pourquoi il n’y a pas d’inconvйnient si elle pense que la vйritй crййe, sans laquelle elle ne peut penser, n’existe pas.

 

Ce qui est futur, en tant qu’il est futur, n’est pas, et de mкme pour ce qui est passй, en tant que tel. Par consйquent, on juge pareillement de la vйritй du passй et du futur, et de la vйritй du non-йtant : d’oщ l’on ne peut conclure а l’йternitй d’aucune vйritй, si ce n’est de la vйritй premiиre, comme on l’a dйjа dit.

 

La parole de saint Augustin doit кtre ainsi comprise : ces choses sont йternelles en tant qu’elles sont dans l’esprit divin ; ou bien il prend « йternel » au sens de « perpйtuel ».

 

Bien que l’on fasse une йnonciation vraie а propos de l’йtant et du non-йtant, cependant, l’йtant et le non-йtant ne se rapportent pas de la mкme faзon а la vйritй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; la solution de l’objection est dиs lors йvidente.

 

Dieu a su de toute йternitй de nombreux йnoncйs, mais cependant, il a su ces nombreux йnoncйs par une seule connaissance. Par consйquent, il n’y a eu de toute йternitй qu’une seule vйritй par laquelle fut vraie la connaissance divine des nombreuses rйalitйs devant avoir lieu dans le temps.

 

10° Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, l’intelligence est adйquate non seulement aux choses qui sont en acte mais aussi а celles qui ne sont pas en acte, surtout l’intelligence divine, pour laquelle rien n’est passй ni futur. Par consйquent, bien que les rйalitйs n’aient pas йtй de toute йternitй dans leur nature propre, cependant l’intelligence divine fut adйquate aux rйalitйs devant avoir lieu dans le temps en leur nature propre ; voilа pourquoi elle eut de toute йternitй une connaissance vraie des rйalitйs йgalement dans leur nature propre, quoique les vйritйs des rйalitйs n’aient pas йtй de toute йternitй.

 

11° Bien que la notion de vйritй s’accomplisse dans l’intelligence, cependant la notion de rйalitй ne s’accomplit pas dans l’intelligence. Donc, bien que l’on accorde sans rйserve que la vйritй de toutes les rйalitйs йtait de toute йternitй parce qu’elle йtait dans l’intelligence divine, on ne peut cependant pas accorder sans rйserve que les rйalitйs aient йtй vraies de toute йternitй pour la raison qu’elles йtaient dans l’intelligence divine.

 

12° Cet argument se comprend de la justice divine. Ou bien, si on le comprend de la justice humaine, alors elle est appelйe perpйtuelle comme les rйalitйs naturelles sont elles aussi appelйes perpйtuelles : par exemple, nous disons que le feu se meut toujours vers le haut а cause de son inclination de nature, sauf s’il est empкchй. Et parce que la vertu, comme dit Cicйron, est « un habitus qui suit la raison а la faзon d’une nature », elle a, autant qu’il dйpend de sa nature de vertu, une inclination indйfectible vers son acte, bien qu’elle soit parfois empкchйe ; voilа pourquoi il est dit йgalement au dйbut du Digeste que « la justice est une volontй constante et perpйtuelle qui fait droit а chacun ». Et cependant, ce n’est pas la vйritй dont nous parlons maintenant qui est une partie de la justice, mais la vйritй qui existe dans les aveux que l’on doit faire au tribunal.

 

13° Ce qui est dit, а savoir que l’universel est perpйtuel et incorruptible, Avicenne l’expose de deux faзons : d’abord en sorte qu’il soit appelй perpйtuel et incorruptible en raison des particuliers, qui n’ont jamais commencй et ne cesseront jamais, selon les tenants de l’йternitй du monde — selon les philosophes, en effet, la gйnйration a lieu afin de sauver dans l’espиce l’кtre perpйtuel, qui ne peut кtre sauvй dans l’individu — ; ensuite, l’universel est appelй perpйtuel, parce qu’а la corruption de l’individu il n’est pas corrompu par soi mais par accident.

 

14° Une chose est attribuйe par soi а une autre de deux faзons : d’abord positivement, comme il est attribuй au feu de se porter en haut ; et l’on nomme une chose d’aprиs une telle attribution par soi plutфt que d’aprиs celle qui est par accident ; en effet, nous disons que le feu se porte en haut et appartient plutфt aux choses qui se portent en haut qu’а celles qui se portent vers le bas, bien que par accident le feu se porte quelquefois vers le bas, comme c’est clairement le cas du fer enflammй. Mais parfois, une chose est attribuйe par soi а une autre par mode de retrait, а savoir, par le fait que les choses qui sont de nature а induire une disposition contraire sont йloignйes d’elle. Si donc par accident l’une d’entre elles survient, cette disposition contraire s’йnoncera de faзon absolue ; par exemple, l’unitй est attribuйe par soi а la matiиre prime, non par position d’une forme qui unit, mais par retrait des formes qui diversifient. Lors donc que des formes distinguant la matiиre surviennent, on dit de faзon absolue qu’il y a plusieurs matiиres, plutфt qu’une. Et il en est ainsi dans notre propos : en effet, l’universel n’est pas appelй incorruptible comme s’il avait quelque forme d’intйgritй, mais parce que les dispositions matйrielles qui sont cause de corruption dans les individus ne lui conviennent pas par soi ; aussi dit-on de faзon absolue, de l’universel qui existe dans les rйalitйs particuliиres, qu’il se corrompt en ceci et en cela.

 

15° Alors que les autres genres, en tant que tels, posent quelque chose dans la nature — car la quantitй, par lа mкme qu’elle est quantitй, implique une chose —, seule la relation n’a pas, en tant que telle, la propriйtй de poser quelque chose dans la nature, car elle ne prйdique pas quelque chose, mais relativement а quelque chose ; c’est pourquoi l’on trouve des relations qui ne posent rien dans la nature mais seulement dans la raison ; et cela se produit en quatre cas, comme on peut le dйduire des paroles du Philosophe et d’Avicenne. D’abord, par exemple, quand une chose est rйfйrйe а elle-mкme, comme quand on dit « le mкme identique au mкme » ; en effet, si cette relation posait dans la nature quelque chose qui s’ajoute а ce qui est appelй identique, on pourrait aller а l’infini dans les relations, car la relation mкme par laquelle une rйalitй est appelйe identique serait identique а soi par quelque relation, et ainsi а l’infini. Ensuite, quand la relation est elle-mкme rйfйrйe а quelque chose. En effet, on ne peut pas dire que la paternitй soit rйfйrйe а son sujet par quelque relation intermйdiaire, car cette relation intermйdiaire aurait elle aussi besoin d’une autre relation intermйdiaire, et ainsi а l’infini. La relation qui est signifiйe dans le rapport de la paternitй au sujet n’est donc pas dans la nature mais seulement dans la raison. Troisiиmement, quand l’un des relatifs dйpend de l’autre, et non l’inverse : par exemple, la science dйpend de l’objet de science, et non l’inverse ; ainsi, la relation de la science а l’objet est quelque chose dans la nature, mais non celle de l’objet а la science, qui est seulement dans la raison. Quatriиmement, quand l’йtant est rapportй au non-йtant, comme lorsque nous disons que nous sommes antйrieurs а ceux qui doivent venir aprиs nous ; autrement, il s’ensuivrait que les relations pourraient кtre en nombre infini dans le mкme, si la gйnйration s’йtendait а l’infini dans le futur. Ainsi donc, les deux derniers cas font apparaоtre а l’йvidence que la relation d’antйrioritй en question ne pose rien dans la nature, mais seulement dans l’intelligence, car d’une part Dieu ne dйpend pas des crйatures, et d’autre part une telle prioritй implique un rapport de l’йtant au non-йtant. Il ne s’ensuit donc pas qu’il y ait une vйritй йternelle, si ce n’est dans l’intelligence divine, qui seule est йternelle, et cette vйritй est la vйritй premiиre.

 

16° Bien que Dieu soit « par nature » antйrieur aux rйalitйs crййes, il ne s’ensuit cependant pas que cette relation soit une relation de nature, mais c’est parce qu’on la conзoit en considйrant la nature de ce qui est appelй antйrieur et de ce qui est appelй postйrieur ; comme aussi l’objet de science est appelй par nature antйrieur а la science, bien que la relation de l’objet а la science ne soit rien dans la nature.

 

17° Lorsqu’il est dit qu’en l’absence de signification il est correct qu’une chose soit signifiйe, cela se comprend selon l’ordonnance des rйalitйs qui existe dans l’intelligence divine, de mкme qu’en l’absence de coffre il est correct qu’un coffre ait un couvercle, selon la disposition de l’art dans l’artisan. Donc de cela non plus, on ne peut pas conclure qu’il y ait une autre vйritй йternelle que la vйritй premiиre.

 

18° La notion de vrai est fondйe sur l’йtant. Or, bien que l’on pose en Dieu plusieurs Personnes et propriйtйs, on n’y pose cependant qu’un seul кtre, parce que l’кtre, en Dieu, ne se dit qu’essentiellement ; et tous ces йnoncйs : « le Pиre est » ou « Il engendre », « le Fils est » ou « Il est engendrй », et d’autres semblables, en tant qu’ils sont rйfйrйs а la rйalitй, n’ont qu’une seule vйritй, qui est la vйritй premiиre et йternelle.

 

19° Bien que ce par quoi le Pиre est Pиre soit autre que ce par quoi le Fils est Fils, car dans un cas c’est la paternitй et dans l’autre la filiation, cependant c’est par le mкme que le Pиre est et que le Fils est, parce que l’un et l’autre sont par l’essence divine, qui est unique. Et la notion de vйritй n’est pas fondйe sur la notion de paternitй ni de filiation en tant que telles, mais sur la notion d’entitй ; or la paternitй et la filiation sont une seule essence, et c’est pourquoi les deux ont une unique vйritй.

 

20° La propriйtй prйdiquйe par le nom d’homme et celle prйdiquйe par l’expression « capable de rire » ne sont pas identiques par essence, et n’ont pas un кtre unique, comme c’est le cas de la paternitй et de la filiation ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

21° L’intelligence divine ne connaоt les choses, si diverses soient-elles, que par une connaissance unique, mкme celles qui ont en elles-mкmes diverses vйritйs. А bien plus forte raison connaоt-elle donc par une connaissance unique tout ce genre de choses qui sont pensйes а propos des Personnes. Il n’y a donc йgalement pour toutes ces choses qu’une unique vйritй.

Article 6 : La vйritй crййe est-elle immuable ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Je vois que cet argument prouve que la vйritй demeure immuable. » Or l’argument prйcйdent a concernй la vйritй de la signification, comme il apparaоt par ce qui prйcиde. La vйritй des йnoncйs est donc immuable, ainsi que, pour la mкme raison, la vйritй de la rйalitй qu’elle signifie.

 

Si la vйritй de l’йnonciation change, elle change surtout au changement de la rйalitй. Or, la rйalitй ayant changй, la vйritй de la proposition demeure. La vйritй de l’йnonciation est donc immuable. Preuve de la mineure : la vйritй, suivant Anselme, est une certaine rectitude, en ce sens que quelque chose accomplit ce qu’il a reзu dans l’esprit divin. Or la proposition « Socrate est assis » a reзu dans l’esprit divin de signifier la position assise de Socrate, qu’elle signifie mкme quand Socrate n’est pas assis. Donc, mкme lorsque Socrate n’est pas assis, la vйritй demeure en elle ; et ainsi, la vйritй de la proposition susdite ne change pas, mкme si la rйalitй change.

 

Si la vйritй change, ce ne peut кtre qu’aprиs le changement des choses en lesquelles se trouve la vйritй, de mкme qu’on ne dit que des formes changent que lorsque leurs sujets ont changй. Or la vйritй ne change pas au changement des choses vraies, car une fois les choses vraies dйtruites, la vйritй demeure encore, comme le prouvent saint Augustin et Anselme. La vйritй est donc tout а fait immuable.

 

La vйritй de la rйalitй est cause de la vйritй de la proposition ; car « le discours est appelй vrai ou faux selon que la chose est ou n’est pas ». Or la vйritй de la rйalitй est immuable. Donc la vйritй de la proposition aussi. Preuve de la mineure : Anselme, au livre sur la Vйritй, prouve que la vйritй de l’йnonciation, par laquelle l’йnonciation accomplit ce qu’elle a reзu dans l’esprit divin, reste immuable. Or semblablement, n’importe quelle rйalitй accomplit ce que, dans l’esprit divin, elle a reзu de possйder. La vйritй de n’importe quelle rйalitй est donc immuable.

 

Ce qui demeure toujours aprиs l’accomplissement de tout changement, ne change jamais ; en effet, dans l’altйration des couleurs, nous ne disons pas que la surface change, car elle demeure aprиs n’importe quel changement des couleurs. Or la vйritй demeure dans la rйalitй aprиs n’importe quel changement de la rйalitй, car l’йtant et le vrai sont convertibles. La vйritй est donc immuable.

 

Lа oщ la cause est la mкme, l’effet est aussi le mкme. Or la cause de la vйritй des trois propositions suivantes est la mкme : « Socrate est assis », « Il sera assis », « Il a йtй assis », а savoir, la position assise de Socrate ; leur vйritй est donc la mкme. Or, si l’une des trois propositions susdites est vraie, il est semblablement nйcessaire que l’une des deux autres soit toujours vraie ; car si « Socrate est assis » est vrai une fois, alors « Socrate a йtй assis » ou « Socrate sera assis » a toujours йtй et sera toujours vrai. L’unique vйritй des trois propositions se comporte donc toujours d’une faзon unique, et ainsi, elle est immuable ; donc, pour la mкme raison, n’importe quelle autre vйritй aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Si les causes changent, les effets changent. Or les rйalitйs, qui sont causes de la vйritй de la proposition, changent. La vйritй des propositions change donc aussi.

 

 

Rйponse :

 

On dit de deux faзons que quelque chose change : d’abord, parce qu’il est le sujet du changement, comme nous disons que le corps est changeant. Et en ce sens aucune forme n’est changeante ; ainsi est-il dit que « la forme se maintient en une essence invariable ». Puis donc que la vйritй est signifiйe а la faзon d’une forme, la prйsente question n’est pas de savoir si la vйritй est changeante de cette faзon. Ensuite, on dit que quelque chose change, parce qu’un changement se produit selon lui ; par exemple, nous disons que la blancheur change, parce que le corps est altйrй selon elle ; et c’est en ce sens que l’on demande, concernant la vйritй, si elle est changeante.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que ce selon quoi il y a changement, on dit parfois qu’il change, mais parfois aussi qu’il ne change pas. En effet, quand il est inhйrent а la chose qui est mue selon lui, alors on dit que lui-mкme change aussi : par exemple, blancheur ou quantitй sont dites changer lorsqu’une chose change selon elles, йtant donnй qu’elles-mкmes, dans ce changement, se succиdent l’une а l’autre dans le sujet. Mais lorsque ce selon quoi il y a changement est extrinsиque, alors il n’est pas mы dans ce changement, mais demeure immobile. Par exemple, on ne dit pas que le lieu se meut quand on se meut selon le lieu — et c’est pourquoi il est dit au troisiиme livre de la Physique, que « le lieu est la limite immobile du contenant » — йtant donnй qu’on ne dit pas qu’il y a, par le mouvement local, une succession de lieux en un seul occupant, mais plutфt une succession de nombreux occupants dans un lieu unique. Quant aux formes inhйrentes, dont on dit qu’elles changent au changement du sujet, elles ont deux modes de changement, car « changer » se dit pour les formes gйnйrales autrement que pour les formes spйciales. En effet, la forme spйciale, aprиs le changement, ne reste la mкme ni quant а l’кtre ni quant а la notion : par exemple, la blancheur ne demeure nullement aprиs l’altйration ; mais la forme gйnйrale, aprиs le changement, reste la mкme quant а la notion, non quant а l’кtre : par exemple, aprиs le changement du blanc au noir, la couleur reste certes selon la notion commune de couleur, mais ce n’est pas la mкme espиce de couleur.

 

Or on a dit plus haut qu’une chose est nommйe vraie par la vйritй premiиre comme par une mesure extrinsиque, mais par la vйritй inhйrente comme par une mesure intrinsиque. Les rйalitйs crййes varient donc, certes, dans leur participation de la vйritй premiиre ; cependant la vйritй premiиre elle-mкme, d’aprиs laquelle elles sont appelйes vraies, ne change aucunement ; et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre : « Nos esprits voient cette vйritй tantфt mieux, tantфt moins ; tandis que celle-ci, demeurant en elle-mкme, ni ne s’accroоt, ni ne diminue. » Par contre, si nous prenons la vйritй inhйrente aux rйalitйs, alors on dit que la vйritй change dans la mesure oщ des choses changent selon la vйritй. Donc, comme on l’a dйjа dit, la vйritй dans les crйatures se trouve en deux choses : dans les rйalitйs mкmes, et dans l’intelligence ; en effet, la vйritй de l’action est comprise dans la vйritй de la rйalitй, et la vйritй de l’йnonciation dans la vйritй de la pensйe qu’elle signifie. Or la rйalitй est appelйe vraie et relativement а l’intelligence divine, et relativement а l’humaine.

 

Si donc l’on entend la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence divine, alors la vйritй de la rйalitй changeante change assurйment, non pas en faussetй, mais en une autre vйritй, car la vйritй est une forme suprкmement gйnйrale, puisque le vrai et l’йtant sont convertibles ; par consйquent, de mкme qu’aprиs n’importe quel changement la rйalitй reste un йtant, quoique autre, suivant l’autre forme par laquelle elle a l’кtre, de mкme elle demeure toujours vraie, mais par une autre vйritй, car quelque forme ou privation qu’elle acquiиre par le changement, la rйalitй est conformйe suivant celle-ci а l’intelligence divine, qui la connaоt telle qu’elle est, suivant n’importe quelle disposition.

 

Mais si l’on considиre la vйritй de la rйalitй relativement а l’intelligence humaine, ou l’inverse, alors il se fait un changement tantфt de la vйritй en faussetй, tantфt d’une vйritй en une autre. En effet, puisque « la vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence » et que, si de choses йgales on фte des parts йgales, il reste encore des choses йgales, non toutefois de la mкme йgalitй, il est donc nйcessaire que lorsque l’intelligence et la rйalitй changent semblablement, la vйritй demeure, certes, mais diffйrente : comme si, Socrate йtant assis, l’on considиre que Socrate est assis, et qu’ensuite, Socrate n’йtant pas assis, on considиre qu’il n’est pas assis. Par contre, si quelque chose est фtй de l’un des йgaux et rien de l’autre, ou si des choses inйgales sont фtйes de l’un et de l’autre, il doit nйcessairement en rйsulter une inйgalitй, qui est а la faussetй ce que l’йgalitй est а la vйritй ; de lа vient que si, la pensйe йtant vraie, la rйalitй change sans que l’intelligence change, ou bien l’inverse, ou bien si les deux changent mais non semblablement, alors la faussetй en rйsultera, et il y aura ainsi changement de la vйritй en faussetй ; par exemple si, alors que Socrate est blanc, on pense qu’il est blanc, la pensйe est vraie ; et si aprиs cela on pense qu’il est noir alors que Socrate reste blanc, ou si, а l’inverse, Socrate devenu noir est encore pensй comme blanc ; ou si, devenu pвle, il est pensй comme rouge, alors la faussetй sera dans l’intelligence.

 

Et ainsi apparaоt clairement comment la vйritй change, et comment la vйritй ne change pas.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Anselme parle ici de la vйritй premiиre en tant que toutes choses sont appelйes vraies d’aprиs elle comme d’aprиs une mesure extrinsиque.

 

Parce que l’intelligence fait retour sur elle-mкme et se pense tout comme elle pense les autres rйalitйs, ainsi qu’il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, on peut considйrer de deux faзons les choses qui relиvent de l’intelligence, en ce qui concerne la notion de vйritй. D’abord, en tant qu’elles sont des rйalitйs ; et ainsi, la vйritй se dit d’elles tout comme elle se dit des autres rйalitйs, c’est-а-dire que, de mкme que la rйalitй est appelйe vraie parce que, lorsqu’elle conserve sa nature, elle accomplit ce qu’elle a reзu dans l’esprit divin, de mкme l’йnonciation est appelйe vraie lorsqu’elle conserve sa nature, qui lui a йtй dispensйe dans l’esprit divin et ne peut lui кtre фtйe tant que l’йnonciation elle-mкme demeure. Ensuite, on peut les considйrer dans leur rapport aux rйalitйs pensйes ; et ainsi, l’йnonciation est appelйe vraie quand elle est adйquate а la rйalitй, et une telle vйritй change, comme on l’a dit.

 

La vйritй qui demeure aprиs la destruction des rйalitйs vraies est la vйritй premiиre, qui ne change pas, mкme aprиs un changement des rйalitйs.

 

Tant que la rйalitй demeure, un changement ne peut se faire en elle quant aux choses qui lui sont essentielles : par exemple, il est essentiel а l’йnonciation de signifier ce pour la signification de quoi elle a йtй йtablie ; il ne s’ensuit donc pas que la vйritй de la rйalitй n’est nullement changeante, mais qu’elle est immuable quant aux choses essentielles а la rйalitй, tant que celle-ci demeure ; cependant un changement survient en elles par la corruption de la rйalitй. Mais quant aux choses accidentelles, un changement peut survenir mкme si la rйalitй demeure ; et ainsi, quant aux choses accidentelles, il peut se faire un changement de la vйritй de la rйalitй.

 

Aprиs tout changement la vйritй demeure, mais non identique, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

L’identitй de la vйritй ne dйpend pas seulement de l’identitй de la rйalitй, mais aussi de l’identitй de l’intellection, tout comme l’identitй de l’effet dйpend de l’identitй de l’agent et du patient. Or, bien que ce soit la mкme rйalitй qui est signifiйe par ces trois propositions, leur intellection n’est cependant pas identique, car dans la composition de l’intelligence s’ajoute le temps ; il y a donc diffйrentes intellections selon que le temps varie.

Article 7 : La vйritй se dit-elle en Dieu essentiellement ou personnellement ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle se dise personnellement.

 

En Dieu, tout ce qui implique une relation de principe se dit personnellement. Or c’est le cas de la vйritй, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, oщ il dit que la vйritй divine est « la suprкme ressemblance du principe sans aucune dissemblance, d’oщ naоt la faussetй » ; donc la vйritй, en Dieu, se dit personnellement.

 

De mкme que rien n’est semblable а soi, rien non plus n’est йgal а soi. Or la ressemblance en Dieu implique la distinction des Personnes, suivant saint Hilaire, parce que rien n’est semblable а soi ; donc, pour la mкme raison, l’йgalitй aussi l’implique. Or la vйritй est une certaine йgalitй ; elle implique donc en Dieu une distinction personnelle.

 

Tout ce qui implique en Dieu une йmanation, se dit personnellement. Or la vйritй, comme aussi le verbe, implique une certaine йmanation, car elle signifie la conception de l’intelligence. Donc, de mкme que le verbe se dit personnellement, de mкme aussi la vйritй.

 

 

En sens contraire :

 

Des trois Personnes unique est la vйritй, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй. Elle est donc quelque chose d’essentiel et non de personnel.

 

 

Rйponse :

 

En Dieu, la vйritй peut s’entendre de deux faзons : d’abord proprement, ensuite quasi mйtaphoriquement.

 

En effet, si l’on entend la vйritй proprement, alors elle impliquera l’йgalitй de l’intelligence divine et de la rйalitй. Or l’intelligence divine pense premiиrement la rйalitй qu’est son essence, par laquelle elle pense toutes les autres choses ; aussi la vйritй en Dieu implique-t-elle principalement l’йgalitй de l’intelligence divine et de la rйalitй qu’est son essence, et consйquemment celle de l’intelligence divine avec les rйalitйs crййes.

 

Or l’intelligence de Dieu et son essence ne sont pas adйquates entre elles comme le mesurant et le mesurй, puisque l’une n’est pas le principe de l’autre mais qu’elles sont tout а fait identiques ; aussi la vйritй rйsultant d’une telle йgalitй n’implique-t-elle aucune notion de principe, qu’il soit pris du cфtй de l’essence ou du cфtй de l’intelligence : elle y est une et la mкme ; en effet, de mкme que le pensant et la rйalitй pensйe y sont identiques, de mкme la vйritй de la rйalitй et la vйritй de l’intelligence y sont identiques, sans aucune connotation de principe.

 

En revanche, si l’on prend la vйritй de l’intelligence divine en tant qu’elle est adйquate aux rйalitйs crййes, alors la vйritй restera encore la mкme, comme c’est par le mкme que Dieu pense soi-mкme et les autres choses, mais cependant s’ajoute dans le concept de vйritй la notion de principe relativement aux crйatures, auxquelles l’intelligence divine se rapporte comme une mesure et une cause.

 

Or, en Dieu, tout nom qui n’implique pas la notion de principe ou de principiй, ou encore qui implique la notion de principe relativement aux crйatures, se dit essentiellement. Donc, en Dieu, si l’on prend la vйritй proprement, elle se dit essentiellement ; elle est cependant appropriйe а la Personne du Fils, comme l’art et les autres choses qui concernent l’intelligence.

 

La vйritй est entendue en Dieu mйtaphoriquement ou par ressemblance quand nous l’y considйrons suivant la notion avec laquelle on la trouve dans les rйalitйs crййes, en lesquelles on parle de vйritй lorsque la rйalitй crййe imite son principe, qui est l’intelligence divine. D’oщ en Dieu, semblablement, la vйritй est appelйe de cette faзon la suprкme imitation du Principe, imitation qui convient au Fils ; et selon cette acception de la vйritй, la vйritй convient proprement au Fils, et se dit personnellement ; et c’est ainsi que s’exprime saint Augustin au livre sur la Vraie Religion.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution au premier argument.

 

L’йgalitй implique parfois en Dieu une relation dйsignant une distinction personnelle, comme quand nous disons que le Pиre et le Fils sont йgaux ; et dans ce cas, on conзoit dans le nom d’йgalitй une distinction rйelle. Parfois, au contraire, on ne conзoit pas dans le nom d’йgalitй une distinction rйelle, mais seulement une distinction de raison, comme lorsque nous disons que la sagesse et la bontй divines sont йgales. Il n’est donc pas nйcessaire que l’йgalitй implique une distinction personnelle ; et telle est l’йgalitй impliquйe par le nom de vйritй, puisque c’est l’йgalitй de l’intelligence et de l’essence.

 

Bien que la vйritй soit conзue par l’intelligence, cependant la notion de conception n’est pas exprimйe par le nom de vйritй, comme elle l’est par le nom de verbe ; il n’en va donc pas de mкme.

Article 8 : Toute vйritй autre vient-elle de la vйritй premiиre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est vrai qu’un tel fornique ; or cela ne vient pas de la vйritй premiиre ; donc toute vйritй ne vient pas de la vйritй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait que la vйritй de signe ou d’intellection, selon laquelle cela est appelй vrai, vient de Dieu, mais non pas en tant que cela est rйfйrй а la rйalitй. En sens contraire : en plus de la vйritй premiиre, il y a non seulement la vйritй de signe ou d’intellection, mais aussi la vйritй de la rйalitй. Si donc ce vrai ne vient pas de Dieu en tant qu’il est rйfйrй а la rйalitй, alors cette vйritй de la rйalitй ne viendra pas de Dieu ; et ainsi, le propos est maintenu que toute vйritй autre ne vient pas de Dieu.

 

De « Un tel fornique » on dйduit : « Il est donc vrai qu’un tel fornique », et ce faisant, on descend de la vйritй d’une proposition а la vйritй d’un dictum, vйritй qui exprime celle de la rйalitй ; la vйritй susdite consiste donc en ce que cet acte est composй avec ce sujet. Or la vйritй du dictum ne viendrait pas de la composition d’un tel acte avec le sujet, si l’on ne considйrait la composition de l’acte existant dans sa difformitй ; la vйritй de la rйalitй n’existe donc pas seulement quant а l’essence mкme de l’acte, mais aussi quant а sa difformitй. Or l’acte considйrй dans sa difformitй ne vient nullement de Dieu. Donc toute vйritй de la rйalitй ne vient pas de Dieu.

 

Anselme dit que la rйalitй est appelйe vraie en tant qu’elle est comme elle doit кtre ; et parmi les faзons dont on peut dire que la rйalitй doit кtre, il en pose une, selon laquelle on dit qu’une rйalitй doit кtre parce qu’elle advient avec la permission de Dieu. Or la permission de Dieu s’йtend aussi а la difformitй de l’acte ; la vйritй de la rйalitй atteint donc aussi cette difformitй ; or cette difformitй ne vient nullement de Dieu ; donc toute vйritй ne vient pas de Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que, de mкme que la difformitй ou la privation n’est pas appelйe « йtant » au plein sens du terme mais а un certain point de vue, de mкme aussi on dit qu’elle a une vйritй non pas au plein sens du terme mais а un certain point de vue ; et une telle vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu. En sens contraire : le vrai ajoute а l’йtant une relation а l’intelligence. Or bien que la difformitй ou la privation en soi ne soit pas un йtant au plein sens du terme, elle est cependant, au plein sens du terme, apprйhendйe par l’intelligence ; donc, bien qu’elle n’ait pas une entitй au plein sens du terme, elle a une vйritй au plein sens du terme.

 

Tout [ce qui est] а un certain point de vue se ramиne а [ce qui est] au plein sens du terme ; par exemple, qu’un Йthiopien soit blanc quant а sa dent, se ramиne а ceci que la dent de l’Йthiopien est blanche au plein sens du terme. Si donc quelque vйritй а un certain point de vue ne vient pas de Dieu, alors tout ce qui est vrai au plein sens du terme ne viendra pas de Dieu ; ce qui est absurde.

 

Ce qui n’est pas cause de la cause n’est pas cause de l’effet ; par exemple, Dieu n’est pas cause de la difformitй du pйchй, parce qu’il n’est pas cause du dйfaut dans le libre arbitre, par oщ se produit la difformitй du pйchй. Or, de mкme que l’кtre est cause de la vйritй des propositions affirmatives, de mкme le non-кtre pour les nйgatives. Puis donc que Dieu n’est pas cause de ce qui est non-кtre, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, il reste que Dieu n’est pas cause des propositions nйgatives ; et ainsi, toute vйritй ne vient pas de Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai est ce qui est tel qu’on le voit ». Or quelque mal est tel qu’on le voit ; donc quelque mal est vrai. Or aucun mal ne vient de Dieu ; donc toute chose vraie ne vient pas de Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que le mal n’est pas vu par l’espиce du mal, mais par l’espиce du bien. En sens contraire : l’espиce du bien ne fait jamais apparaоtre que le bien ; si donc le mal n’est vu que par l’espиce du bien, le mal n’apparaоtra jamais que comme bon ; ce qui est faux.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de 1 Cor. 12, 3 : « Personne ne peut dire, etc. », saint Ambroise dit : « Tout chose vraie, dite par n’importe qui, vient du Saint-Esprit. »

 

Toute bontй crййe vient de la bontй premiиre incrййe, qui est Dieu. Donc, pour la mкme raison, toute vйritй autre vient de la vйritй premiиre, qui est Dieu.

 

La notion de vйritй s’accomplit dans l’intelligence. Or toute intelligence vient de Dieu. Toute vйritй vient donc de Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques que « le vrai, c’est ce qui est ». Or tout кtre vient de Dieu ; donc toute vйritй aussi.

 

De mкme que le vrai est convertible avec l’йtant, de mкme aussi l’un, et vice versa. Or toute unitй vient de l’unitй premiиre, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion. Donc aussi, toute vйritй vient de la vйritй premiиre.

 

 

Rйponse :

 

Dans les rйalitйs crййes, la vйritй se trouve dans les rйalitйs et dans l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit : dans l’intelligence, en tant qu’elle est adйquate aux rйalitйs dont elle a connaissance ; et dans les rйalitйs, en tant qu’elles imitent l’intelligence divine, qui est leur mesure, comme l’art est la mesure de tous les produits de l’art ; et d’une autre faзon, en tant qu’elles sont de nature а causer une apprйhension vraie d’elles-mкmes dans l’intelligence humaine, qui est mesurйe par les rйalitйs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique.

 

Or la rйalitй qui existe hors de l’вme imite par sa forme l’art de l’intelligence divine ; par cette mкme forme elle est de nature а causer une apprйhension vraie dans l’intelligence humaine, et c’est aussi par cette forme que chaque rйalitй a l’кtre ; la vйritй des rйalitйs existantes inclut donc en sa notion l’entitй de celles-ci, et ajoute une relation d’adйquation а l’intelligence humaine ou divine. Mais les nйgations ou les privations qui existent hors de l’вme n’ont pas de forme soit pour imiter le modиle de l’art divin, soit pour apporter une connaissance d’elles-mкmes dans l’intelligence humaine ; et si elles sont adйquates а l’intelligence, cela est dы а l’intelligence, qui apprйhende leurs notions.

 

Ainsi donc, on voit clairement que, lorsque la pierre est appelйe vraie et que la cйcitй est appelйe vraie, la vйritй ne se rapporte pas а l’une et а l’autre de la mкme faзon : en effet, la vйritй dite de la pierre inclut en sa notion l’entitй de la pierre, et ajoute une relation а l’intelligence, relation causйe aussi du cфtй de la rйalitй mкme, puisqu’elle a quelque chose selon quoi elle peut кtre rйfйrйe ; mais la vйritй dite de la cйcitй n’inclut pas en soi la privation mкme qu’est la cйcitй, mais seulement la relation de la cйcitй а l’intelligence, relation qui n’a, du cфtй de la cйcitй elle-mкme, rien en quoi elle soit fondйe, puisque la cйcitй n’est pas йgalйe а l’intelligence en vertu d’une chose qu’elle aurait en soi.

 

Il est donc йvident que la vйritй trouvйe dans les rйalitйs crййes ne peut rien comprendre d’autre que l’entitй de la rйalitй et l’adйquation de la rйalitй а l’intelligence, ou l’йgalitй de l’intelligence avec les rйalitйs ou les privations des rйalitйs ; or tout cela vient de Dieu, car et la forme mкme de la rйalitй, par laquelle celle-ci est adйquate, vient de Dieu, et le vrai lui-mкme, en tant que bien de l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique — car le bien de chaque rйalitй consiste dans la parfaite opйration de cette rйalitй ; or l’opйration de l’intelligence n’est parfaite que dans la mesure oщ elle connaоt le vrai ; c’est donc en cela que consiste son bien en tant que tel — ; par consйquent, puisque tout bien vient de Dieu, ainsi que toute forme, il est nйcessaire de dire dans l’absolu que toute vйritй vient de Dieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsqu’on argumente ainsi : « Toute chose vraie vient de Dieu, or il est vrai qu’un tel fornique, donc, etc. », intervient un sophisme d’accident. En effet, comme ce qu’on a dйjа dit peut le faire apparaоtre, lorsque nous disons : « il est vrai qu’un tel fornique », nous ne disons pas cela comme si le dйfaut mкme qui est impliquй dans l’acte de fornication йtait inclus dans la notion de vйritй ; mais le vrai prйdique seulement l’adйquation de ceci а l’intelligence. On ne doit donc pas conclure qu’il vient de Dieu qu’un tel fornique, mais que sa vйritй vient de Dieu.

 

Les difformitйs et les autres dйfauts n’ont pas une vйritй comme les autres rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; voilа pourquoi, bien que la vйritй des dйfauts vienne de Dieu, on ne peut en conclure que la difformitй vient de Dieu.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, la vйritй ne consiste pas dans la composition qui est dans les rйalitйs, mais dans la composition que fait l’вme ; voilа pourquoi la vйritй ne consiste pas en ce que cet acte avec sa difformitй inhиre au sujet — car cela concerne la notion de bien ou de mal — mais en ce que l’acte qui inhиre ainsi au sujet est adйquat а l’apprйhension de l’вme.

 

Le bien, le dы et le droit, et toutes choses semblables, ne se rapportent pas de la mкme faзon а la permission divine et aux autres signes de volontй. Car dans les autres, on se rйfиre et а l’objet de l’acte de volontй, et а l’acte de volontй lui-mкme : par exemple, quand Dieu commande d’honorer ses parents, а la fois l’honneur des parents est lui-mкme un certain bien, et le commandement est bon aussi. Mais dans la permission, on se rйfиre seulement а l’acte de celui qui permet, et non а l’objet de la permission ; aussi est-il droit que Dieu permette que des difformitйs surviennent ; cependant il ne s’ensuit pas que la difformitй elle-mкme ait une rectitude.

 

La vйritй а un certain point de vue, qui convient aux nйgations et aux dйfauts, se ramиne а la vйritй au plein sens du terme, qui est dans l’intelligence et vient de Dieu ; voilа pourquoi la vйritй des dйfauts vient de Dieu, bien que les dйfauts eux-mкmes ne viennent pas de Dieu.

 

Le non-кtre n’est pas cause de la vйritй des propositions nйgatives comme s’il les produisait dans l’intelligence, mais c’est l’вme qui fait cela en se conformant au non-йtant qui est hors de l’вme ; le non-кtre existant hors de l’вme n’est donc pas cause efficiente de la vйritй dans l’вme, mais cause quasi exemplaire. L’objection, elle, valait pour une cause efficiente.

 

Bien que le mal ne vienne pas de Dieu, cependant, que le mal soit vu tel qu’il est, cela vient assurйment de Dieu ; donc la vйritй par laquelle il est vrai qu’il est mal, vient de Dieu.

 

Bien que le mal n’agisse sur l’вme que par l’espиce du bien, cependant, parce qu’il est un bien dйficient, l’вme dйcouvre en soi la notion de dйfaut, et en cela conзoit la notion de mal ; et c’est ainsi que le mal paraоt mal.

Article 9 : La vйritй est-elle dans le sens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Anselme dit que « la vйritй est une rectitude que l’esprit seul peut percevoir ». Or le sens n’est pas de la nature de l’esprit. La vйritй n’est donc pas dans le sens.

 

Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que la vйritй n’est pas connue par les sens corporels, et ses arguments ont dйjа йtй donnйs. La vйritй n’est donc pas dans le sens.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « c’est la vйritй qui montre ce qui est ». Or ce qui est se montre non seulement а l’intelligence mais aussi au sens ; la vйritй est donc non seulement dans l’intelligence mais aussi dans le sens.

 

 

Rйponse :

 

La vйritй est dans l’intelligence et dans le sens, mais pas de la mкme faзon.

 

Elle est dans l’intelligence comme une consйquence de l’acte de l’intelligence et comme connue par l’intelligence. En effet, elle s’ensuit de l’opйration de l’intelligence en tant que le jugement de l’intelligence porte sur la rйalitй telle qu’elle est ; et elle est connue par l’intelligence en tant que l’intelligence fait retour sur son acte : non seulement en tant qu’elle connaоt son acte, mais aussi en tant qu’elle connaоt la proportion de celui-ci а la rйalitй ; or assurйment, cette proportion ne peut кtre connue qu’une fois connue la nature de l’acte lui-mкme, et celle-ci ne peut кtre connue sans que soit connue la nature du principe actif, qui est l’intelligence elle-mкme, dont la nature comporte qu’elle soit conformйe aux rйalitйs ; par consйquent, l’intelligence connaоt la vйritй dans la mesure oщ elle fait retour sur elle-mкme.

 

La vйritй est dans le sens comme une consйquence de son acte, c’est-а-dire tant que le jugement du sens porte sur la rйalitй telle qu’elle est ; mais cependant, elle n’est pas dans le sens comme connue par le sens, car bien que le sens juge sur les rйalitйs en vйritй, cependant il ne connaоt pas la vйritй par laquelle il juge en vйritй ; en effet, bien que le sens connaisse qu’il sent, cependant il ne connaоt pas sa nature, ni par consйquent la nature de son acte, ni sa proportion а la rйalitй, ni par suite sa vйritй. Et en voici la raison.

 

Parmi les йtants, ceux qui sont les plus parfaits, comme les substances intellectuelles, reviennent а leur essence par un retour complet : car dиs lors qu’ils connaissent une chose qui est placйe hors d’eux-mкmes, ils s’avancent en quelque sorte hors d’eux-mкmes ; mais dans la mesure oщ ils connaissent qu’ils connaissent, ils commencent dйjа а revenir а soi, parce que l’acte de connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et le connu. Mais ce retour est achevй lorsqu’ils connaissent leurs propres essences : c’est pourquoi il est dit au livre des Causes que « tout ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour complet ».

 

Mais le sens, qui parmi les autres [puissances] est plus proche de la substance intellectuelle, commence certes а revenir а son essence, car non seulement il connaоt le sensible, mais encore il connaоt qu’il sent ; cependant, son retour n’est pas achevй, car le sens ne connaоt pas son essence ; et Avicenne en dйtermine ainsi la raison : le sens ne connaоt rien si ce n’est par un organe corporel ; or il n’est pas possible qu’un organe corporel vienne en intermйdiaire entre la puissance sensitive et elle-mкme.

 

Quant aux puissances insensibles, elles ne font aucunement retour sur elles-mкmes, car elles ne connaissent pas qu’elles agissent, comme le feu ne connaоt pas qu’il chauffe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

& On voit dиs lors clairement la solution aux objections.

Article 10 : Quelque rйalitй est-elle fausse ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « le vrai, c’est ce qui est ». Le faux est donc ce qui n’est pas. Or ce qui n’est pas, n’est pas une rйalitй. Donc aucune rйalitй n’est fausse.

 

[Le rйpondant] disait que le vrai est une diffйrence de l’йtant ; et ainsi, de mкme que le vrai est ce qui est, de mкme aussi le faux. En sens contraire : aucune diffйrence qui divise n’est convertible avec ce dont elle est une diffйrence. Or le vrai est convertible avec l’йtant, comme on l’a dйjа dit ; le vrai n’est donc pas une diffйrence qui divise l’йtant, pour qu’on puisse appeler fausse une rйalitй.

 

« La vйritй est adйquation de la rйalitй et de l’intelligence. » Or toute rйalitй est adйquate а l’intelligence divine, parce que rien ne peut кtre en soi autrement que l’intelligence divine le connaоt. Toute rйalitй est donc vraie ; aucune rйalitй n’est donc fausse.

 

Toute rйalitй a une vйritй par sa forme ; en effet, un homme est appelй vrai parce qu’il a la vraie forme d’homme. Or il n’est aucune rйalitй qui n’ait quelque forme, car tout кtre vient de la forme. N’importe quelle rйalitй est donc vraie ; donc aucune rйalitй n’est fausse.

 

Le vrai est au faux ce que le bien est au mal. Or, parce que le mal se trouve dans les rйalitйs, il n’est substantifiй que dans le bien, comme disent Denys et saint Augustin. Si donc la faussetй se trouve dans les rйalitйs, elle ne sera substantifiйe que dans le vrai ; ce qui ne semble pas possible, car alors, le mкme serait vrai et faux — ce qui est impossible —, comme le mкme est homme et blanc pour la raison que la blancheur est substantifiйe dans l’homme.

 

Saint Augustin, au livre des Soliloques, fait cette objection : si une rйalitй est appelйe fausse, c’est soit а cause de sa ressemblance, soit а cause de sa dissemblance. « Si c’est а cause de la dissemblance, il n’y aura plus rien qui ne puisse кtre qualifiй de faux, car il n’est rien qui ne soit dissemblable а quelque autre chose. Si c’est а cause de la ressemblance, toutes choses protestent, elles qui sont vraies justement parce qu’elles sont semblables. » La faussetй ne peut donc aucunement se trouver dans les rйalitйs.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dйfinit ainsi le faux : « le faux est ce qui offre de la ressemblance avec une autre chose » et ne parvient pas а ce dont il porte la ressemblance. Or toute crйature porte la ressemblance de Dieu. Puis donc qu’aucune crйature n’atteint Dieu lui-mкme par mode d’identitй, il semble que toute crйature soit fausse.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Tout corps est un vrai corps et une fausse unitй. » Or il dit cela parce que le corps imite l’unitй et cependant n’est pas l’unitй. Puis donc que n’importe quelle crйature, selon n’importe laquelle de ses perfections, imite la perfection divine et nйanmoins est infiniment distante de Dieu, il semble que toute crйature soit fausse.

 

De mкme que le vrai est convertible avec l’йtant, de mкme aussi le bien. Or, que le bien soit convertible avec l’йtant, n’empкche pas qu’une rйalitй soit trouvйe mauvaise ; donc, que le vrai soit convertible avec l’йtant, n’empкche pas non plus qu’une rйalitй soit trouvйe fausse.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй qu’il y a deux vйritйs pour une proposition : l’une, parce qu’elle signifie ce qu’elle a reзu de signifier, par exemple la proposition « Socrate est assis » signifie que Socrate est assis, que Socrate soit ou non assis ; l’autre, quand elle signifie ce pour quoi elle est faite — car elle est faite pour signifier l’кtre, quand il est — et dans ce cas, l’йnonciation est appelйe vraie proprement. Donc, pour la mкme raison, n’importe quelle rйalitй sera appelйe vraie lorsqu’elle accomplit ce pour quoi elle est, et fausse lorsqu’elle ne l’accomplit pas. Or toute rйalitй qui manque sa fin n’accomplit pas ce pour quoi elle est. Puis donc que de nombreuses rйalitйs sont telles, il semble que beaucoup soient fausses.

 

 

Rйponse :

 

De mкme que la vйritй consiste en une adйquation de la rйalitй et de l’intelligence, de mкme la faussetй rйside dans leur inйgalitй.

 

Or la rйalitй est en rapport а l’intelligence divine et а l’humaine, comme on l’a dйjа dit ; elle se rapporte а l’intelligence divine d’abord comme le mesurй а la mesure, quant aux choses qui se disent ou se trouvent positivement dans les rйalitйs, car tout ce genre de choses provient de l’art de l’intelligence divine ; ensuite comme le connu au connaissant, et ainsi, mкme les nйgations et les dйfauts sont adйquats а l’intelligence divine, car Dieu connaоt toutes les choses de ce genre, quoiqu’il ne les cause pas. On voit donc clairement que la rйalitй, de quelque faзon qu’elle se comporte, et sous quelque forme, privation ou dйfaut qu’elle existe, est adйquate а l’intelligence divine. Et ainsi, il est йvident que n’importe quelle rйalitй, relativement а l’intelligence divine, est vraie, et c’est pourquoi Anselme dit au livre sur la Vйritй : « La vйritй est donc dans l’essence de toutes les choses qui sont, car elles sont ce qu’elles sont dans la vйritй surйminente. » Donc, relativement а l’intelligence divine, aucune rйalitй ne peut кtre appelйe fausse.

 

Mais quant а son rapport а l’intelligence humaine, on trouve parfois entre la rйalitй et l’intelligence une inйgalitй qui est causйe d’une certaine faзon par la rйalitй elle-mкme ; en effet, la rйalitй produit dans l’вme une connaissance d’elle-mкme par ce qui apparaоt d’elle extйrieurement, car notre connaissance tire son origine du sens, qui a pour objet par soi les qualitйs sensibles ; et c’est pourquoi il est dit au premier livre sur l’Вme que « les accidents contribuent pour une grande part а la connaissance de la quidditй » ; voilа pourquoi, lorsque dans une rйalitй apparaissent des qualitйs sensibles montrant une nature qui ne gоt pas sous ces qualitйs, on dit que cette rйalitй est fausse ; ainsi le philosophe dit-il au cinquiиme livre de la Mйtaphysique qu’on appelle fausses « les choses qui paraissent naturellement ou bien telles qu’elles ne sont pas, ou bien ce qu’elles ne sont pas » ; par exemple, on appelle faux un or sur lequel apparaоt extйrieurement la couleur de l’or et d’autres accidents de ce genre, alors qu’intйrieurement la nature de l’or ne gоt pas au-dessous. Et cependant, la rйalitй n’est pas cause de faussetй dans l’вme de telle sorte qu’elle cause nйcessairement la faussetй ; car la vйritй et la faussetй existent surtout dans le jugement de l’вme ; or l’вme, en tant qu’elle juge sur les rйalitйs, ne subit pas les rйalitйs, mais agit plutфt, d’une certaine faзon. Par consйquent, une rйalitй n’est pas appelйe fausse parce qu’elle produirait toujours une apprйhension fausse d’elle-mкme, mais parce qu’elle la produit naturellement par ce qui apparaоt d’elle.

 

Or, comme on l’a dit, le rapport de la rйalitй а l’intelligence divine lui est essentiel, et selon ce rapport elle est appelйe vraie par soi ; alors que le rapport а l’intelligence humaine lui est accidentel, et selon ce rapport elle n’est pas appelйe vraie dans l’absolu mais comme а un certain point de vue et en puissance. Pour cette raison, absolument parlant, toute rйalitй est vraie et aucune rйalitй n’est fausse ; mais а un certain point de vue, c’est-а-dire relativement а notre intelligence, des rйalitйs sont appelйes fausses ; et ainsi, il est nйcessaire de rйpondre aux arguments de part et d’autre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La dйfinition « le vrai, c’est ce qui est » n’exprime pas parfaitement la notion de vйritй, mais ne l’exprime que matйriellement, pour ainsi dire, sauf si l’expression « кtre » signifie l’affirmation de la proposition : de la sorte, on dirait que cela est vrai, que l’on dit ou pense кtre comme il est dans les rйalitйs, et de mкme aussi, on appellerait faux ce qui n’est pas, c’est-а-dire ce qui n’est pas comme il est dit ou pensй ; et cela peut se trouver dans les rйalitйs.

 

Le vrai, а proprement parler, ne peut кtre une diffйrence de l’йtant, car l’йtant n’a pas de diffйrence, comme cela est prouvй au troisiиme livre de la Mйtaphysique ; mais en quelque sorte, le vrai se rapporte а l’йtant а la faзon d’une diffйrence, comme c’est aussi le cas du bien, а savoir, en tant qu’ils expriment de l’йtant quelque chose qui n’est pas exprimй par le nom d’йtant ; par consйquent le concept d’йtant est indйterminй au regard du concept de vrai, et ainsi, le concept de vrai se rapporte d’une certaine faзon au concept d’йtant comme la diffйrence au genre.

 

Cet argument doit кtre accordй, car il vaut pour la rйalitй relativement а l’intelligence divine.

 

Bien que n’importe quelle rйalitй ait quelque forme, cependant toute rйalitй n’a pas la forme dont il apparaоt des indices par les qualitйs sensibles ; et d’aprиs ces indices, la rйalitй est appelйe fausse en tant qu’elle est naturellement apte а produire une estimation fausse d’elle-mкme.

 

Quelque chose qui existe hors de l’вme est appelй faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, parce qu’il est de nature а produire une estimation fausse de lui-mкme ; or ce qui n’est rien, ne produit naturellement aucune estimation de lui-mкme, car il ne meut pas la puissance cognitive ; il est donc nйcessaire que ce qu’on appelle faux soit un йtant. Puis donc que tout йtant, en tant que tel, est vrai, il est nйcessaire que la faussetй qui existe dans les rйalitйs soit fondйe sur quelque vйritй ; aussi saint Augustin dit-il au livre des Soliloques que l’acteur tragique qui reprйsente au thйвtre des personnages autres ne serait pas un faux Hector s’il n’йtait un vrai acteur ; semblablement, un cheval peint ne serait pas un faux cheval s’il n’йtait une pure peinture. Et cependant, il ne s’ensuit pas que des contradictoires soient vraies, car l’affirmation et la nйgation par lesquelles on dit le vrai et le faux ne se rйfиrent pas au mкme.

 

Une rйalitй est appelйe fausse en tant qu’elle est de nature а tromper, et quand je dis « tromper », je signifie une certaine action amenant un dйfaut ; or rien n’est de nature а agir, si ce n’est en tant qu’il est un йtant, tandis que tout dйfaut est un non-йtant. Or chaque chose, dans la mesure oщ elle est un йtant, a la ressemblance du vrai, mais dans la mesure oщ elle n’en est pas un, elle s’йloigne de la ressemblance du vrai. Et c’est pourquoi ce dont je dis qu’il « trompe », quant а ce qu’il implique d’action, il tire son origine de la ressemblance, mais quant а ce qu’il implique de dйfaut, en quoi la notion de faussetй consiste formellement, il naоt de la dissemblance ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que la faussetй naоt de la dissemblance.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Ce n’est pas par n’importe quelle ressemblance que l’вme est de nature а кtre trompйe, mais par une grande ressemblance, en laquelle on ne peut pas facilement trouver une dissemblance ; aussi l’вme est-elle trompйe par une plus ou moins grande ressemblance, suivant sa plus ou moins grande perspicacitй а trouver la dissemblance. Et cependant, une rйalitй doit кtre йnoncйe fausse au plein sens du terme non pas dиs lors qu’elle induit n’importe qui en erreur, mais dиs lors qu’elle est de nature а tromper beaucoup d’hommes, et mкme des sages. Or, bien que les crйatures portent en elles-mкmes quelque ressemblance de Dieu, cependant une trиs grande dissemblance gоt dessous, si bien que seule une grande sottise peut amener l’esprit а кtre trompй par une telle ressemblance. C’est pourquoi les susdites ressemblance et dissemblance des crйatures par rapport а Dieu n’entraоnent pas que toutes les crйatures doivent кtre appelйes fausses.

 

Certains ont estimй que Dieu йtait corps ; et puisque Dieu est l’unitй par laquelle toutes choses sont un, ils estimиrent en consйquence que le corps йtait l’unitй mкme, а cause de sa ressemblance а l’unitй. Le corps est donc appelй une fausse unitй, dans la mesure oщ il a induit ou a pu induire quelques-uns en cette erreur de croire qu’il йtait l’unitй.

 

Il y a deux perfections : la premiиre et la seconde. La perfection premiиre est la forme de chaque chose, par laquelle elle a l’кtre ; aucune rйalitй n’en est donc privйe, tant qu’elle demeure. La perfection seconde est l’opйration, qui est la fin de la rйalitй, ou ce par quoi l’on parvient а la fin, et de cette perfection une rйalitй est parfois privйe. Or, de la premiиre perfection dйcoule dans les rйalitйs la notion de vrai, car par le fait mкme que la rйalitй a une forme, elle imite l’art de l’intelligence divine et fait naоtre dans l’вme la connaissance d’elle-mкme. Et de la perfection seconde s’ensuit dans la rйalitй la notion de bontй, qui provient de la fin. Voilа pourquoi le mal se trouve dans les rйalitйs purement et simplement, mais non le faux.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, le vrai est lui-mкme le bien de l’intelligence ; car l’opйration de l’intelligence est parfaite dans la mesure oщ sa conception est vraie ; et parce que l’йnonciation est le signe de l’intellection, sa vйritй est la fin de celle-ci. Mais ce n’est pas le cas des autres rйalitйs, et pour cette raison il n’en va pas de mкme.

Article 11 : La faussetй est-elle dans les sens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence est toujours droite, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’intelligence est dans l’homme la partie supйrieure ; les autres parties suivent donc aussi sa rectitude, tout comme dans le macrocosme les choses infйrieures sont disposйes suivant le mouvement des supйrieures. Donc le sens, qui est la partie infйrieure de l’вme, sera lui aussi toujours droit : il n’y aura donc pas en lui de faussetй.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion : « Les yeux mкmes ne nous trompent pas. Ils ne peuvent transmettre а l’вme que leur impression. Or, si tous les sens corporels transmettent leur impression telle quelle, je me demande bien ce que nous devrions en attendre de plus. » Il n’y a donc pas de faussetй dans les sens.

 

Anselme dit au livre sur la Vйritй : « Il ne me semble pas que cette vйritй ou cette faussetй soient dans les sens, mais dans l’opinion. » Et ainsi, le propos est maintenu.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit : « La vйritй est bien dans nos sens, mais pas toujours. Car ils nous trompent parfois. »

 

Selon saint Augustin au livre des Soliloques, « on appelle “faux” ce qui est fort loin de ressembler au vrai, mais comporte cependant une certaine imitation du vrai ». Or le sens ressemble parfois а des choses qui ne sont pas ainsi dans la nature, comme il arrive parfois qu’une chose en paraisse deux, par exemple lorsqu’un њil est comprimй. Il y a donc faussetй dans le sens.

 

[Le rйpondant] disait que le sens ne se trompe pas dans le cas des sensibles propres, mais dans celui des sensibles communs. En sens contraire : chaque fois que l’on apprйhende quelque chose d’une rйalitй autrement qu’elle n’est, l’apprйhension est fausse. Or, quand on voit un corps blanc а travers une vitre verte, le sens l’apprйhende autrement qu’il n’est, parce qu’il l’apprйhende comme vert, et juge ainsi, а moins qu’un jugement supйrieur ne soit lа pour dйcouvrir la faussetй. Le sens se trompe donc aussi dans le cas des sensibles propres.

 

 

Rйponse :

 

Notre connaissance, qui tire son origine des rйalitйs, progresse dans cet ordre : elle commence premiиrement dans le sens, et s’accomplit en second lieu dans l’intelligence, si bien que le sens se trouve ainsi en quelque sorte intermйdiaire entre l’intelligence et les rйalitйs, car relativement aux rйalitйs il est comme une intelligence, et relativement а l’intelligence il est comme une certaine rйalitй. Voilа pourquoi l’on dit de deux faзons que la vйritй et la faussetй sont dans le sens : d’abord par une relation du sens а l’intelligence, et ainsi, on dit que le sens est vrai ou faux tout comme les rйalitйs, а savoir, en tant qu’elles produisent dans l’intelligence une estimation vraie ou fausse ; ensuite par une relation du sens aux rйalitйs, et ainsi, on dit que la vйritй ou la faussetй sont dans le sens tout comme dans l’intelligence, c’est-а-dire en tant qu’il juge кtre ce qui est ou ce qui n’est pas.

 

Si donc nous parlons du sens de la premiиre faзon, alors а un certain point de vue il y a faussetй dans le sens, et а un autre point de vue il n’y a pas faussetй : car а la fois le sens est une certaine rйalitй en soi, et il est indicatif d’une autre rйalitй. Si donc on le rapporte а l’intelligence en tant qu’il est une certaine rйalitй, alors la faussetй n’est aucunement dans le sens rapportй а l’intelligence : car tel il est disposй, tel il montre sa disposition а l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin, dans une citation prйcйdente, dit que les sens « ne peuvent transmettre а l’вme que leur impression ». Mais si le sens est rapportй а l’intelligence en tant qu’il est reprйsentatif d’une autre rйalitй, alors, puisqu’il la lui reprйsente parfois autrement qu’elle n’est, le sens est en consйquence appelй faux, en tant qu’il produit naturellement une estimation fausse dans l’intelligence, bien qu’il ne le fasse pas nйcessairement, comme on l’a dit а propos des rйalitйs, car l’intelligence juge de la mкme faзon sur les rйalitйs et sur ce que les sens lui prйsentent. Ainsi donc, le sens rapportй а l’intelligence produit toujours dans l’intelligence une estimation vraie de sa disposition propre, mais pas toujours de la disposition des rйalitйs.

 

Si l’on considиre le sens dans son rapport aux rйalitйs, alors la faussetй et la vйritй sont dans le sens de la mкme faзon que dans l’intelligence. Or dans l’intelligence, la vйritй et la faussetй se trouvent premiиrement et principalement dans le jugement [de l’intelligence] qui compose et divise ; mais dans la formation des quidditйs, elles ne se trouvent que relativement au jugement qui s’ensuit de la formation susdite. Voilа pourquoi la vйritй et la faussetй se disent proprement aussi dans le sens lorsqu’il juge sur les sensibles ; mais lorsqu’il apprйhende le sensible, la vйritй ou la faussetй n’y est pas proprement, mais seulement par une relation au jugement, а savoir, en tant que d’une telle apprйhension s’ensuit naturellement tel ou tel jugement.

 

Le jugement du sens sur certaines choses, comme les sensibles propres, est naturel, mais pour d’autres il a lieu par une certaine comparaison — qui chez l’homme est produite par la puissance cogitative, puissance de la partie sensitive remplacйe chez les autres animaux par l’estimative — et c’est ainsi que la facultй sensitive juge sur les sensibles communs et les sensibles par accident. Or l’action naturelle d’une rйalitй a toujours lieu d’une faзon unique, sauf si elle est empкchйe par accident, а cause d’un dйfaut intrinsиque ou bien d’un empкchement extйrieur ; le jugement du sens sur les sensibles propres est donc toujours vrai, а moins qu’il n’y ait un empкchement dans l’organe ou dans le milieu, mais le jugement du sens sur les sensibles communs ou par accident se trompe quelquefois. Et ainsi apparaоt clairement de quelle faзon la faussetй peut exister dans le jugement du sens.

 

Concernant l’apprйhension du sens, il faut savoir qu’il y a une certaine facultй apprйhensive qui apprйhende l’espиce sensible en prйsence de la rйalitй sensible, tel le sens propre ; alors qu’une autre l’apprйhende en l’absence de la rйalitй, telle l’imagination ; voilа pourquoi le sens apprйhende toujours la rйalitй comme elle est, а moins qu’il n’y ait un empкchement dans l’organe ou dans le milieu, tandis que l’imagination apprйhende le plus souvent la chose comme elle n’est pas, parce qu’elle l’apprйhende comme prйsente alors qu’elle est absente ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique que ce n’est pas le sens mais l’imagination qui profиre la faussetй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans le macrocosme, les choses supйrieures ne reзoivent rien des infйrieures, mais c’est l’inverse ; tandis que dans le cas de l’homme, l’intelligence, qui est supйrieure, reзoit quelque chose en provenance du sens ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

&La solution aux autres objections se dйduit facilement de ce qu’on a dit.

Article 12 : La faussetй est-elle dans l’intelligence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence a deux opйrations : l’une par laquelle elle forme les quidditйs, et le faux n’est pas en celle-ci, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme ; l’autre par laquelle elle compose et divise, et le faux n’est pas non plus en celle-lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, en ces termes : « Nul ne comprend l’illusion. » La faussetй n’est donc pas dans l’intelligence.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 32 : « Quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. » La faussetй ne peut donc pas кtre dans l’intelligence.

 

Algazel dit : « Ou bien nous pensons une chose comme elle est, ou bien nous ne pensons pas. » Or quiconque pense une chose comme elle est, pense en vйritй ; l’intelligence est donc toujours vraie ; la faussetй n’est donc pas en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « lа oщ il y a composition de pensйes, lа est dйjа le vrai et le faux » ; la faussetй se trouve donc dans l’intelligence.

 

 

Rйponse :

 

Le nom « intelligence » est pris de ce que celle-ci connaоt les profondeurs de la rйalitй : car penser (intelligere) c’est, pour ainsi dire, lire а l’intйrieur (intus legere) ; en effet, le sens et l’imagination connaissent seulement les accidents extйrieurs, seule l’intelligence parvient а l’intйrieur et а l’essence de la rйalitй. Mais l’intelligence, au-delа, part des essences des rйalitйs, qu’elle a apprйhendйes, pour s’affairer de diverses faзons en raisonnant et en enquкtant. Le nom d’intelligence peut donc s’entendre de deux faзons.

 

D’abord, en tant qu’elle se rapporte seulement а ce d’aprиs quoi son nom lui a йtй premiиrement donnй ; et ainsi, l’on dit proprement que nous pensons, lorsque nous apprйhendons la quidditй des rйalitйs, ou lorsque nous pensons les choses qui sont immйdiatement connues par l’intelligence, sitфt connues les quidditйs des rйalitйs : tels sont les premiers principes, que nous connaissons dиs lors que nous en connaissons les termes ; et c’est pourquoi l’habitus des principes est appelй intelligence. Or la quidditй de la rйalitй est l’objet propre de l’intelligence ; donc, de mкme que la sensation des sensibles propres est toujours vraie, de mкme aussi l’intellection, lorsqu’elle connaоt la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Mais cependant, la faussetй peut s’y produire par accident, а savoir, en tant que l’intelligence compose et divise faussement ; et cela advient de deux faзons : soit en tant qu’elle attribue la dйfinition d’une chose а une autre, par exemple si elle concevait « animal rationnel mortel » comme une dйfinition de l’вne ; soit en tant qu’elle unit entre elles des parties de dйfinition qui ne peuvent кtre unies, par exemple si elle concevait comme une dйfinition de l’вne « animal irrationnel immortel », car la proposition « quelque animal irrationnel est immortel » est fausse. Et ainsi, on voit clairement qu’une dйfinition ne peut кtre fausse que dans la mesure oщ elle implique une affirmation fausse. Et ces deux modes de faussetй sont signalйs au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Semblablement, dans les premiers principes non plus, l’intelligence ne se trompe aucunement. Il est donc йvident que si l’intelligence est entendue selon l’action d’aprиs laquelle le nom d’intelligence lui est donnй, il n’y a pas de faussetй dans l’intelligence.

 

Ensuite, l’intelligence peut кtre entendue communйment, en tant qu’elle s’йtend а toutes ses opйrations, et ainsi, elle comprend l’opinion et le raisonnement ; et ainsi, il y a faussetй dans l’intelligence ; jamais, cependant, si l’analyse par les principes premiers est faite correctement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement les solutions aux objections.

Question 2 : [La science de Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : La science convient-elle а Dieu ?

Article 2 : Se connaоt-il lui-mкme ?

Article 3 : Connaоt-il d’autres choses que lui-mкme ?

Article 4 : A-t-il des rйalitйs une connaissance certaine et dйterminйe ?

Article 5 : Connaоt-il les singuliers ?

Article 6 : L’intelligence humaine connaоt-elle les singuliers ?

Article 7 : Dieu connaоt-il l’existence ou la non-existence actuelle des singuliers ?

Article 8 : Dieu connaоt-il les non-йtants ?

Article 9 : Dieu connaоt-il les infinis ?

Article 10 : Dieu peut-il faire des infinis ?

Article 11 : La science se dit-elle йquivoquement de Dieu et de nous ?

Article 12 : Dieu connaоt-il les futurs contingents ?

Article 13 : La science de Dieu est-elle variable ?

Article 14 : La science de Dieu est-elle cause des rйalitйs ?

Article 15 : Dieu connaоt-il les maux ?

 

 

Article 1 : La science convient-elle а Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui se rapporte а autre chose comme un ajout ne peut se trouver dans une rйalitй trиs simple. Or Dieu est trиs simple. Puis donc que la science se rapporte а l’essence comme un ajout, car le vivre ajoute а l’кtre et le savoir au vivre, il semble qu’il n’y ait pas de science en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait qu’en Dieu la science n’ajoute pas а l’essence, mais que le nom de science montre en lui une autre perfection que le nom d’essence. En sens contraire : une perfection est le nom d’une rйalitй. Or science et essence sont en Dieu une rйalitй absolument une. Une mкme perfection est donc montrйe par les noms de science et d’essence.

 

Aucun nom ne peut se dire de Dieu qu’il ne signifie toute sa perfection ; car si ce nom ne la signifie pas tout entiиre, il n’en signifie rien — puisqu’il ne se trouve pas de partie en Dieu — et ne peut alors lui кtre attribuй. Or le nom de science ne reprйsente pas toute la perfection divine, car Dieu « est au-dessus de tout nom qu’on lui donne », comme il est dit au livre des Causes. La science ne peut donc pas кtre attribuйe а Dieu.

 

La science est l’habitus de la conclusion et l’intelligence l’habitus des principes, comme le Philosophe le montre au sixiиme livre de l’Йthique. Or Dieu ne connaоt rien par mode de conclusion, car ainsi son intelligence passerait discursivement des principes aux conclusions, ce que Denys exclut mкme des anges, au septiиme chapitre des Noms divins. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

Tout ce qui est su, est su par le moyen d’une chose mieux connue. Or, pour Dieu, rien n’est plus connu ni moins connu. Il ne peut donc pas y avoir de science en Dieu.

 

Algazel dit que la science est l’empreinte du connaissable dans l’intelligence du connaissant. Or une empreinte est tout а fait exclue s’agissant de Dieu, tant parce qu’elle implique une rйception, que parce qu’elle implique une composition. On ne peut donc pas attribuer la science а Dieu.

 

Rien de ce qui dйnote une imperfection ne peut кtre attribuй а Dieu. Or la science dйnote une imperfection, car elle est signifiйe comme un habitus ou un acte premier, l’acte de considйrer йtant signifiй comme un acte second, ainsi qu’il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or l’acte premier est imparfait par rapport а l’acte second, puisqu’il est en puissance par rapport а celui-ci. La science ne peut donc pas se trouver en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait qu’en Dieu la science est seulement en acte. En sens contraire : la science de Dieu est cause des rйalitйs. Or la science, si on l’attribue а Dieu, a йtй en lui de toute йternitй. Si donc la science n’a йtй en Dieu qu’en acte, il a amenй les rйalitйs а l’existence de toute йternitй, ce qui est faux.

 

Si quelque chose, en un кtre quelconque, se trouve correspondre а ce que nous concevons dans notre intelligence par le nom de science, alors nous savons de cet кtre non seulement qu’il est, mais encore ce qu’il est, parce que la science est quelque chose. Or nous ne pouvons savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement qu’il est, comme dit saint Jean Damascиne. Donc rien ne correspond en Dieu а la conception de l’intelligence exprimйe par le nom de science. La science n’est donc pas en lui.

 

10° Saint Augustin dit que « Dieu, qui йchappe а toute forme, ne peut кtre accessible а l’intelligence ». Or la science est une certaine forme que l’intelligence conзoit. Dieu йchappe donc а cette forme. Il n’y a donc pas de science en Dieu.

 

11° L’intellection est plus simple que le savoir, et plus digne. Or, comme il est dit au livre des Causes, quand nous appelons Dieu intelligent, ou intelligence, nous ne le dйsignons pas d’un nom propre, mais du nom de son premier effet. Donc а bien plus forte raison le nom de science ne peut-il convenir а Dieu.

 

12° La qualitй implique une composition plus grande que la quantitй, car la qualitй n’inhиre а la substance qu’au moyen de la quantitй. Or, а cause de la simplicitй de Dieu, nous ne lui attribuons rien qui soit dans le genre de la quantitй : en effet, tout quantum a des parties. Puis donc que la science est dans le genre qualitй, elle ne doit nullement lui кtre attribuйe.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 11, 33 : « Ф profondeur des trйsors de la sagesse et de la science de Dieu, etc. »

 

Selon saint Anselme dans son Monologion, « il faut attribuer а Dieu tout ce dont l’кtre est, absolument et en tout, meilleur que le non-кtre ». Or la science est telle ; il faut donc l’attribuer а Dieu.

 

Trois choses seulement sont requises pour la science : la puissance active du connaissant, par laquelle il juge sur les rйalitйs, la rйalitй connue, et l’union de l’une et de l’autre. Or il y a en Dieu la plus haute puissance active, et son essence est suprкmement connaissable, et par consйquent il y a union des deux. Dieu est donc connaissant au plus haut point. Preuve de la mineure : comme il est dit au livre De intelligentiis, « la premiиre substance est lumiиre ». Or la lumiиre a au plus haut point une vertu active, ce qui ressort de ce qu’elle se diffuse et se multiplie elle-mкme ; elle est, de plus, suprкmement connaissable, c’est pourquoi elle manifeste aussi les autres choses. Donc la premiиre substance, qui est Dieu, а la fois possиde une puissance active pour connaоtre et est connaissable.

 

 

Rйponse :

 

Tous les auteurs attribuent а Dieu la science, quoique de diverses faзons.

 

Certains, en effet, incapables de transcender par leur intelligence le mode de la science crййe, ont cru que la science йtait en Dieu comme une disposition ajoutйe а son essence, tout comme elle est en nous, ce qui est entiиrement erronй et absurde. Dans cette hypothиse, en effet, Dieu ne serait pas suprкmement simple, car il y aurait en lui composition de substance et d’accident. En outre, Dieu ne serait pas lui-mкme son кtre car, comme dit Boиce au livre des Semaines, « ce qui est peut participer а quelque chose, mais l’кtre mкme ne participe nullement а quelque chose » ; si donc Dieu participait а la science comme а une disposition qui s’ajoute, il ne serait pas lui-mкme son кtre, et ainsi, il tiendrait l’кtre d’autre chose qui serait pour lui cause de l’кtre, de sorte qu’il ne serait pas Dieu.

 

Voilа pourquoi d’autres affirmиrent qu’en attribuant а Dieu la science ou quelque autre chose de ce genre, nous ne posons rien en lui, mais nous signifions qu’il est la cause de la science dans les rйalitйs crййes ; de sorte que si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il infuse la science aux crйatures. Mais bien que la vйritй de la proposition qui consiste а dire que Dieu a la science trouve quelque explication en ce qu’il cause la science, comme semblent le dire Origиne et saint Augustin, cependant ce ne peut кtre l’explication totale de cette vйritй. D’abord, parce que tout ce que Dieu cause dans les rйalitйs pourrait se prйdiquer de lui pour la mкme raison, et ainsi, on pourrait dire que Dieu se meut, parce qu’il cause le mouvement dans les rйalitйs ; ce qui pourtant ne se dit pas. Ensuite parce que les choses qui se disent des effets et des causes, on ne dit pas qu’elles sont dans les causes pour cette raison, c’est-а-dire en raison des effets ; mais elles sont plutфt dans les effets parce qu’elles se trouvent dans les causes ; par exemple, c’est parce que le feu est chaud qu’il infuse de la chaleur dans l’air, et non l’inverse. Et semblablement, c’est parce que Dieu a une nature « scientifique » qu’il infuse en nous la science, et non l’inverse.

 

Et c’est pourquoi d’autres prйtendirent qu’on attribue а Dieu la science et les autres choses de ce genre par une certaine ressemblance de proportion, comme lui sont attribuйes la colиre ou la misйricorde, ou d’autres passions semblables. En effet, Dieu est dit irritй, en tant qu’il produit un effet semblable а l’homme irritй — car il punit, ce qui est chez nous l’effet de la colиre —, quoique la passion de colиre ne puisse pas кtre en Dieu. Semblablement ils disent que, si l’on dit que Dieu a la science, c’est parce qu’il produit un effet semblable а l’effet de celui qui a la science : en effet, de mкme que les њuvres de celui qui sait partent de principes dйterminйs et vont а des fins dйterminйes, de mкme en va-t-il pour les њuvres de la nature, qui ont Dieu pour auteur, comme on le voit clairement au deuxiиme livre de la Physique. Mais selon cette opinion, la science serait attribuйe а Dieu mйtaphoriquement, tout comme la colиre et les autres choses semblables, ce qui contredit les paroles de Denys et d’autres saints.

 

Aussi doit-on rйpondre autrement, en disant que la science attribuйe а Dieu signifie quelque chose qui est en Dieu, et de mкme pour la vie, l’essence, et les autres choses de ce genre ; et elles ne diffиrent pas quant а la rйalitй signifiйe, mais seulement du point de vue de notre maniиre de connaоtre. En Dieu, en effet, l’essence, la vie, la science et toutes les choses de ce genre qui se disent de lui, sont entiиrement la mкme rйalitй, mais notre intelligence a des conceptions diffйrentes lorsqu’elle pense en lui la vie, la science, etc.

 

Et cependant, ces conceptions ne sont pas fausses, car une conception de notre intelligence est vraie dans la mesure oщ elle reprйsente par une certaine assimilation la rйalitй pensйe ; car autrement elle serait fausse, si rien ne gisait dessous dans la rйalitй. Or notre intelligence ne peut reprйsenter Dieu par assimilation, а la faзon dont elle reprйsente les crйatures. Car lorsqu’elle pense une crйature, elle conзoit une certaine forme, qui est une ressemblance de la rйalitй selon toute la perfection de celle-ci, et ainsi, elle dйfinit les rйalitйs pensйes ; mais parce que Dieu dйpasse а l’infini notre intelligence, la forme conзue par notre intelligence ne peut reprйsenter complиtement l’essence divine, mais elle en contient une faible imitation ; ainsi voyons-nous йgalement, parmi les rйalitйs qui sont extйrieures а l’вme, que n’importe quelle rйalitй imite Dieu en quelque faзon, mais imparfaitement ; et c’est pourquoi des rйalitйs diverses imitent Dieu diffйremment, et reprйsentent par diverses formes l’unique et simple forme de Dieu, car dans cette forme est parfaitement uni tout ce qui, en fait de perfection, se trouve de faзon distincte et multiple dans les crйatures, de mкme que toutes les propriйtйs des nombres prйexistent aussi d’une certaine faзon dans l’unitй, et que tous les pouvoirs des ministres, dans un royaume, sont unis dans le pouvoir du roi.

 

Mais s’il йtait une rйalitй qui reprйsentвt Dieu parfaitement, il y en aurait seulement une, car elle le reprйsenterait d’une seule faзon, et par une forme unique ; voilа pourquoi il n’y a qu’un seul Fils, qui est la parfaite image du Pиre. Semblablement aussi, notre intelligence reprйsente la perfection divine par diverses conceptions, car chacune d’elles est imparfaite ; en effet, si l’une d’elles йtait parfaite, il y en aurait seulement une, comme il y a seulement un verbe de l’intelligence divine.

 

Il y a donc dans notre intelligence plusieurs conceptions reprйsentant l’essence divine ; par consйquent, l’essence divine correspond а chacune d’elles comme une rйalitй correspond а son image imparfaite ; et ainsi, toutes ces conceptions de l’intelligence sont vraies, bien qu’il y ait plusieurs conceptions pour une unique rйalitй. Et parce que les noms ne signifient les rйalitйs que par l’intermйdiaire du concept, comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias, plusieurs noms sont donnйs а une rйalitй unique, selon diverses faзons de penser, ou selon diverses raisons formelles, ce qui est la mкme chose ; et cependant, а tous ceux-ci correspond quelque chose dans la rйalitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La science ne se rapporte а l’йtant comme un ajout que dans la mesure oщ l’intelligence considиre distinctement la science d’un йtant et son essence, car l’addition prйsuppose la distinction. Puis donc qu’en Dieu science et essence ne sont distinguйs — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — que du point de vue de notre maniиre de connaоtre, la science aussi ne se rapporte en lui а son essence comme un ajout que du point de vue de notre maniиre de connaоtre.

 

On ne peut pas dire en vйritй que la science en Dieu signifie une autre perfection que l’essence, mais on peut dire qu’elle est signifiйe а la faзon d’une autre perfection, dans la mesure oщ notre intelligence donne les noms susdits d’aprиs les diverses conceptions qu’il a de Dieu.

 

Puisque les noms sont les signes des concepts, un nom se rapporte а la totalitй d’une rйalitй а signifier comme l’intelligence s’y rapporte lorsqu’elle pense. Or notre intelligence peut penser Dieu tout entier, mais pas totalement : tout entier, parce qu’il est nйcessaire qu’on pense de lui soit le tout, soit rien, puisqu’il n’y a pas en lui la partie et le tout ; mais je dis non totalement, parce que l’intelligence ne le connaоt pas parfaitement, autant qu’il est lui-mкme connaissable dans sa nature. De mкme, celui qui connaоt cette conclusion : « la diagonale est incommensurable au cфtй » de faзon probable, c’est-а-dire parce que tout le monde le dit, ne la connaоt pas totalement, car il n’est pas parvenu au mode de connaissance parfait en lequel elle peut кtre connue, bien qu’il la connaisse tout entiиre, n’ignorant aucune de ses parties. Semblablement aussi, les noms qui sont dits de Dieu le signifient donc tout entier, mais non totalement.

 

Ce qui est en Dieu sans aucune imperfection se trouve dans les crйatures avec quelque dйfaut ; pour cette raison, si nous attribuons а Dieu une chose trouvйe dans les crйatures, il est nйcessaire que nous retirions tout ce qui relиve de l’imperfection, afin que seul demeure ce qui relиve de la perfection, car la crйature n’imite Dieu qu’а ce point de vue. Donc, je dis que la science qui se trouve en nous a de la perfection et de l’imperfection. Sa certitude relиve de sa perfection, car ce qui est su est connu de faзon certaine. Mais а son imperfection se rattache le processus discursif de l’intelligence allant des principes aux conclusions sur lesquelles porte la science ; en effet, ce processus discursif se produit uniquement parce que l’intelligence qui connaоt les principes ne connaоt les conclusions qu’en puissance ; car si elle les connaissait en acte, il n’y aurait pas lа de processus discursif, puisque le mouvement n’est qu’un passage de puissance а acte. La science se dit donc en Dieu quant а la certitude sur les rйalitйs connues, mais non quant au susdit processus discursif, qui ne se trouve pas non plus parmi les anges, comme dit Denys.

 

Bien que rien ne soit pour Dieu plus connu ou moins connu, si l’on considиre le mode du connaissant, car il voit tout d’un mкme regard, cependant, si l’on considиre le mode de la rйalitй connue, Dieu sait que certaines choses sont plus connaissables en elles-mкmes, et d’autres moins ; par exemple, la plus connaissable entre toutes est son essence, par laquelle il connaоt toutes choses, et par nul processus discursif, puisqu’en mкme temps qu’il voit son essence il voit toutes choses. Donc, mкme quant а cet ordre que l’on peut considйrer dans la connaissance divine du cфtй des objets connus, la notion de science est conservйe en Dieu, car il connaоt toutes choses principalement par leur cause.

 

Cette parole d’Algazel doit s’entendre de notre science, que nous acquйrons parce que les rйalitйs impriment leurs ressemblances dans nos вmes ; mais dans la connaissance de Dieu, c’est l’inverse, car les formes dйrivent de son intelligence vers toutes les crйatures. Donc, de mкme que la science est en nous une empreinte des rйalitйs dans nos вmes, de mкme, а l’inverse, les formes des rйalitйs ne sont qu’une certaine empreinte de la science divine dans les rйalitйs.

 

La science que l’on pose en Dieu n’existe pas а la faзon d’un habitus mais plutфt а la faзon d’un acte, car Dieu connaоt toujours tout en acte.

 

L’effet ne procиde de la cause agente que suivant la condition de la cause ; aussi tout effet qui procиde selon une science suit-il la dйtermination de la science, qui dйlimite ses circonstances ; voilа pourquoi les rйalitйs dont la science de Dieu est la cause ne se produisent qu’au moment dйterminй par Dieu pour qu’elles se produisent ; il n’est pas donc pas nйcessaire que les rйalitйs existent de toute йternitй, bien que la science de Dieu ait йtй en acte de toute йternitй.

 

On dit que l’intelligence sait d’une chose ce qu’elle est, quand elle la dйfinit, c’est-а-dire lorsqu’elle conзoit au sujet de cette rйalitй une forme qui correspond en tout а cette rйalitй. Or il ressort de ce qu’on a dйjа dit que tout ce que notre intelligence conзoit au sujet de Dieu est imparfait а le reprйsenter ; voilа pourquoi ce qu’est Dieu lui-mкme nous demeure toujours cachй, et la plus haute connaissance que nous puissions avoir de lui dans l’йtat de voie est de savoir que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pensons de lui, comme Denys le montre au premier chapitre de la Thйologie mystique.

 

10° Il est dit que Dieu « йchappe а toute forme de notre intelligence », non en sorte qu’aucune forme de notre intelligence ne le reprйsente en quelque faзon, mais parce qu’aucune ne le reprйsente parfaitement.

 

11° La notion que le nom signifie, c’est la dйfinition, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; voilа pourquoi le nom qui appartient en propre а la rйalitй, c’est celui dont le signifiй est la dйfinition [de cette rйalitй] ; et parce que, comme on l’a dit, aucune notion signifiйe par un nom ne dйfinit Dieu lui-mкme, aucun nom donnй par nous n’est proprement son nom, mais il est proprement le nom de la crйature qui est dйfinie par la notion signifiйe par le nom ; et cependant ces noms, qui sont des noms de crйatures, sont attribuйs а Dieu, parce que sa ressemblance est reprйsentйe en quelque faзon dans les crйatures.

 

12° La science qui est attribuйe а Dieu n’est pas une qualitй ; en outre, la qualitй qui vient s’ajouter а la quantitй est une qualitй corporelle, non une qualitй spirituelle comme la science.

Article 2 : Dieu se connaоt-il, a-t-il science de lui-mкme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Celui qui a une science est, par sa science, en relation а l’objet su. Or, comme dit Boиce au livre sur la Trinitй, « en Dieu, l’essence contient l’unitй, la relation diversifie la trinitй », i. e. la trinitй des Personnes. Il est donc nйcessaire qu’en Dieu l’objet su soit personnellement distinct de celui qui a la science. Or la distinction des Personnes en Dieu n’autorise pas la tournure rйflexive : en effet, on ne dit pas que le Pиre s’est engendrй parce qu’il a engendrй le Fils. On ne doit donc pas accorder qu’il y ait en Dieu la connaissance de soi-mкme.

 

Il est dit au livre des Causes : « Tout ce qui connaоt sa propre essence revient а elle par un retour complet. » Or Dieu ne revient pas а son essence, puisqu’il ne sort jamais de son essence, et qu’il ne peut y avoir de retour lorsque nul dйpart n’a prйcйdй. Dieu ne connaоt donc pas son essence, et ainsi, il n’a pas science de lui-mкme.

 

La science est l’assimilation de celui qui a la science а la rйalitй sue. Or rien n’est semblable а soi-mкme car, comme dit saint Hilaire, « il n’y a pas de ressemblance а soi-mкme ». Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.

 

La science ne porte que sur l’universel. Or Dieu n’est pas un universel, car tout universel est obtenu par abstraction, et rien ne peut кtre abstrait de Dieu, puisqu’il est trиs simple. Dieu ne se connaоt donc pas lui-mкme.

 

Si Dieu avait science de lui-mкme, il se penserait, puisque penser est plus simple que savoir et par consйquent doit кtre davantage attribuй а Dieu. Or Dieu ne se pense pas. Il n’a donc pas non plus science de lui-mкme. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au livre des 83 Questions, qu. 16 : « Tout ce qui se pense soi-mкme, se comprend. » Or rien ne peut кtre compris s’il n’est fini, comme saint Augustin le montre au mкme endroit. Dieu ne se pense donc pas.

 

Au mкme endroit, saint Augustin argumente ainsi : « Et notre intelligence ne tient pas а кtre infinie, mкme si elle le pouvait, parce qu’elle entend кtre connue d’elle-mкme. » D’oщ l’on dйduit que ce qui veut se connaоtre ne veut pas кtre infini. Or Dieu veut кtre infini, puisqu’il l’est ; en effet, s’il йtait quelque chose qu’il ne voudrait pas кtre, il ne serait pas suprкmement heureux. Il ne veut donc pas кtre connu de lui-mкme ; il ne se connaоt donc pas.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que Dieu soit et veuille кtre infini au plein sens du terme, cependant il n’est pas infini pour lui-mкme, mais fini, et il ne veut pas non plus кtre infini de la sorte. En sens contraire : comme il est dit au troisiиme livre de la Physique, on dit qu’une chose est infinie en ce sens qu’elle est infranchissable, et finie dans la mesure oщ elle est franchissable. Or, comme cela est prouvй au sixiиme livre de la Physique, l’infini ne peut кtre franchi ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne peut donc, tout en йtant infini, кtre fini pour lui-mкme.

 

Ce qui est bon pour Dieu, l’est dans l’absolu. Ce qui est fini pour Dieu, l’est donc aussi dans l’absolu. Or Dieu n’est pas fini dans l’absolu ; ni, par consйquent, fini pour lui-mкme.

 

Dieu ne se connaоt que dans la mesure oщ il se rapporte а lui-mкme. Si donc il est fini pour lui-mкme, il se connaоtra lui-mкme de faзon finie. Or il n’est pas fini. Il se connaоtra donc autrement qu’il n’est ; et ainsi, il aura de lui-mкme une connaissance fausse.

 

10° Parmi ceux qui connaissent Dieu, l’un connaоt plus que l’autre pour autant que son mode de connaissance dйpasse le mode de connaissance de l’autre. Or Dieu se connaоt infiniment plus qu’il n’est connu d’aucun autre. Le mode par lequel il se connaоt est donc infini ; il se connaоt donc lui-mкme infiniment, et ainsi, il n’est pas fini pour lui-mкme.

 

11° Voici comment Saint Augustin prouve au livre des 83 Questions que nul ne peut penser une rйalitй plus qu’un autre : « Quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, se trompe ; et quiconque se trompe n’entend point ce en quoi il se trompe. Ainsi, quiconque entend une chose autrement qu’elle n’est, ne la conзoit pas : on ne peut donc concevoir une chose que telle qu’elle est. » Or, puisque la rйalitй est d’une faзon unique, elle est pensйe par tous d’une faзon unique ; voilа pourquoi « aucune rйalitй n’est mieux pensйe par l’un que par l’autre ». Si donc Dieu se pensait lui-mкme, il ne se penserait pas plus qu’il n’est pensй par d’autres, et ainsi, la crйature serait а quelque titre йgale au Crйateur, ce qui est absurde.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que « la Sagesse divine, en se connaissant elle-mкme, connaоt toutes les autres choses ». Dieu se connaоt donc surtout lui-mкme.

 

 

Solution :

 

Dire que quelque chose se connaоt soi-mкme, c’est dire qu’il est connaissant et connu. Il est donc nйcessaire, pour considйrer de quelle faзon Dieu peut se connaоtre lui-mкme, de voir quelle nature peut permettre а quelque chose d’кtre connaissant et connu.

 

Il faut donc savoir qu’une rйalitй se trouve parfaite de deux faзons : d’abord par la perfection de son кtre, lequel lui convient en raison de son espиce propre. Or, parce que l’кtre spйcifique d’une rйalitй est distinct de l’кtre spйcifique d’une autre, en n’importe quelle rйalitй crййe la perfection considйrйe absolument fait d’autant plus dйfaut а la perfection susdite en chaque rйalitй, qu’il se trouve davantage de perfection dans les autres espиces ; de sorte que la perfection de toute rйalitй considйrйe en soi est imparfaite, йtant une partie de la perfection de l’univers entier, qui rйsulte des perfections rйunies des rйalitйs singuliиres. Aussi, pour qu’il y ait un remиde а cette imperfection, il se trouve un autre mode de perfection dans les rйalitйs crййes, en tant que la perfection qui est propre а une rйalitй se rencontre dans une autre rйalitй ; et telle est la perfection du connaissant comme tel, car quelque chose est connu par le connaissant dans la mesure oщ le connu est lui-mкme en quelque faзon dans le connaissant ; voilа pourquoi il est dit au troisiиme livre sur l’Вme que « l’вme est en quelque sorte toutes choses », parce qu’elle est de nature а connaоtre toutes choses. Et selon ce mode, il est possible que la perfection de tout l’univers existe en une seule rйalitй. Telle est par consйquent la derniиre perfection а laquelle l’вme puisse parvenir, d’aprиs les philosophes : qu’en elle soit dйcrite la perfection de tout l’ordre de l’univers et de ses causes ; et c’est mкme en cela qu’ils posиrent la fin ultime de l’homme, elle qui sera selon nous dans la vision de Dieu, car suivant saint Grйgoire, « que ne verraient-ils pas, ceux qui voient Celui qui voit tout ? »

 

Or la perfection d’une rйalitй ne peut pas кtre en une autre avec l’кtre dйterminй qu’elle avait dans la premiиre rйalitй ; aussi est-il nйcessaire, pour que cette perfection soit de nature а кtre dans l’autre rйalitй, qu’elle soit considйrйe sans les choses qui sont de nature а la dйterminer. Et parce que les formes et les perfections des rйalitйs sont dйterminйes par la matiиre, de lа vient qu’une rйalitй est connaissable dans la mesure oщ elle est sйparйe de la matiиre. Il est donc nйcessaire que ce en quoi une telle perfection de la rйalitй est reзue soit lui aussi immatйriel ; car s’il йtait matйriel, la perfection serait reзue en lui avec un кtre dйterminй ; et ainsi, elle ne serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-а-dire а la faзon dont la perfection qui existe en l’une est de nature а кtre dans l’autre. Voilа pourquoi les anciens philosophes se sont trompйs, eux qui ont affirmй que le semblable йtait connu par le semblable, voulant signifier par lа que l’вme, qui connaоt toutes choses, йtait matйriellement constituйe de toutes choses, en sorte qu’elle connыt la terre par la terre, l’eau par l’eau, et ainsi de suite. En effet, ils estimиrent que la perfection de la rйalitй connue devait exister dans le connaissant а la faзon dont son кtre est dйterminй dans sa nature propre. Or ce n’est pas ainsi que la forme de la rйalitй connue est reзue dans le connaissant ; aussi le Commentateur dit-il au troisiиme livre sur l’Вme que le mode de rйception par lequel les formes sont reзues dans l’intellect possible et dans la matiиre prime n’est pas le mкme, car il est nйcessaire qu’une chose soit reзue immatйriellement dans l’intelligence qui connaоt.

 

Et ainsi, nous voyons que, dans les rйalitйs, la nature de la connaissance se trouve suivre l’ordre de l’immatйrialitй : en effet, les plantes et les autres choses qui leur sont infйrieures ne peuvent rien recevoir immatйriellement, et c’est pourquoi elles sont privйes de toute connaissance, comme cela est clair au deuxiиme livre sur l’Вme. Le sens, lui, reзoit certes des espиces sans matiиre, mais nйanmoins avec des conditions matйrielles. L’intelligence reзoit des espиces dйpouillйes mкme des conditions matйrielles. Semblablement, il y a aussi un ordre dans les choses connaissables. En effet, les rйalitйs matйrielles, comme dit le Commentateur, ne sont intelligibles que parce que nous les rendons intelligibles, car elles sont intelligibles en puissance seulement, mais sont rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent, comme les couleurs sont elles aussi rendues visibles en acte par la lumiиre du soleil. En revanche, les rйalitйs immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes ; elles sont donc mieux connues par nature, bien qu’elles soient moins connues de nous. Ainsi Puis donc que Dieu, йtant entiиrement exempt de toute potentialitй, est dans une extrкme sйparation de la matiиre, il reste qu’il est au plus haut point apte а connaоtre et au plus haut point connaissable ; donc, autant sa nature a rйellement l’кtre, autant la notion de connaissabilitй lui convient. Et parce que dans la mesure oщ sa nature lui appartient, Dieu est, il connaоt aussi, lui qui est au plus haut point apte а connaоtre, dans la mesure oщ sa nature lui appartient ; c’est pourquoi Avicenne dit au huitiиme livre de sa Mйtaphysique : « Il se pense et s’apprйhende lui-mкme en ceci que sa quidditй dйpouillйe » — i. e. dйpouillйe de la matiиre — « appartient а la rйalitй qu’il est lui-mкme. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

En Dieu, la trinitй des Personnes est diversifiйe par les relations qui sont rйellement en lui, а savoir les relations d’origine ; mais la relation qui est connotйe lorsqu’on dit « Dieu a science de lui-mкme » est une relation non pas rйelle, mais seulement de raison ; en effet, chaque fois que le mкme est rйfйrй а soi, une telle relation n’est pas quelque chose dans la rйalitй, mais seulement dans la raison, йtant donnй que la relation rйelle exige deux extrйmitйs.

 

La tournure employйe quand on dit : « Le connaisseur de soi revient а son essence », est une tournure mйtaphorique ; en effet, il n’y a pas de mouvement dans le penser, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Physique. Il n’y a donc pas lа non plus, а proprement parler, de dйpart ou de retour, mais on dit qu’il y a processus ou mouvement parce qu’on se rend d’une chose connaissable а une autre ; et en nous, cela se fait assurйment par un certain processus discursif selon lequel il y a une sortie et un retour dans notre вme au moment oщ elle se connaоt elle-mкme. En effet, l’acte qui йmane d’elle se termine d’abord а l’objet, ensuite elle fait retour sur l’acte, et enfin sur la puissance et l’essence, puisque les actes sont connus au moyen des objets et les puissances au moyen des actes. Mais dans la connaissance divine, comme on l’a dйjа dit, il n’y a pas de processus discursif comme si Dieu allait а l’inconnu par le connu. Nйanmoins, du cфtй des choses connaissables on peut trouver un certain circuit dans sa connaissance, а savoir, lorsque connaissant son essence il regarde les autres rйalitйs, en lesquelles il voit une ressemblance de son essence, et qu’ainsi il revient d’une certaine faзon а son essence, sans pour autant connaоtre son essence а partir d’autres rйalitйs, comme c’йtait le cas dans notre вme. Et cependant, il faut savoir qu’au livre des Causes le retour а son essence n’est pas appelй autrement que « la subsistance de la rйalitй en elle-mкme ». En effet, les formes qui ne subsistent pas en elles-mкmes sont rйpandues sur autre chose, et nullement rassemblйes en elles-mкmes ; mais les formes qui subsistent en elles-mкmes sont rйpandues sur les autres rйalitйs, les perfectionnant ou influant sur elles, de telle faзon qu’elles demeurent par soi en elles-mкmes ; et c’est de cette faзon que Dieu revient parfaitement а son essence car, pourvoyant а tout, et par suite sortant et procйdant pour ainsi dire vers toutes choses, il demeure fixe en lui-mкme et non mкlй aux autres choses.

 

La ressemblance qui est une relation rйelle requiert la distinction des rйalitйs ; mais pour celle qui n’est qu’une relation de raison, il suffit d’une distinction de raison entre les termes semblables.

 

L’universel est intelligible parce qu’il est sйparй de la matiиre ; par consйquent, les choses qui ne sont pas sйparйes de la matiиre par un acte de notre intelligence mais sont par elles-mкmes libres de toute matiиre, sont connaissables au plus haut point ; et ainsi, Dieu est intelligible au plus haut point, bien qu’il ne soit pas un universel.

 

Dieu, а la fois, a science de lui-mкme, se pense et se comprend, bien que, absolument parlant, il soit infini. En effet, il n’est pas infini par privation, car la notion de l’infini par privation se rattache а la quantitй : il comporte en effet une partie aprиs l’autre, а l’infini. Si donc il doit кtre connu sous l’aspect de son infinitй, c’est-а-dire de telle faзon qu’il soit connu partie aprиs partie, il ne pourra nullement кtre compris, car on ne pourra jamais arriver а la fin, puisqu’il n’a pas de fin. Mais Dieu est appelй infini par nйgation, c’est-а-dire que son essence n’est pas limitйe par quelque chose. En effet, toute forme reзue en quelque chose a son terme selon le mode de ce qui reзoit ; puis donc que l’кtre divin, йtant lui-mкme son кtre, n’est pas reзu en quelque chose, en ce sens son кtre n’est pas fini, et par consйquent son essence est appelйe infinie. Et parce qu’en n’importe quelle intelligence crййe la puissance cognitive, йtant reзue en quelque chose, est finie, notre intelligence ne peut parvenir а connaоtre Dieu aussi clairement qu’il est connaissable ; et par consйquent il ne peut le comprendre, car il ne parvient pas en lui au terme de la connaissance, ce qui est comprendre, comme on l’a dйjа dit. Par contre, de la mкme faзon que l’essence de Dieu est infinie, sa puissance cognitive est aussi infinie : sa connaissance est donc aussi efficace que son essence ; voilа pourquoi il parvient а la parfaite connaissance de soi. Et si l’on dit qu’il se comprend, ce n’est pas que par une telle comprйhension une limite soit fixйe au connu lui-mкme, mais c’est en raison de la perfection de cette connaissance а laquelle rien ne manque.

 

Puisque par sa nature notre intelligence est finie, elle ne peut comprendre ou penser parfaitement un infini ; voilа pourquoi, si l’on suppose que la nature de l’intelligence est telle, l’argument de saint Augustin est probant ; mais la nature de l’intelligence divine est autre, et c’est pourquoi la conclusion ne suit pas.

 

En rigueur de termes, Dieu n’est а proprement parler fini ni pour les autres ni pour lui-mкme ; mais si on le dit fini pour lui-mкme, c’est parce qu’il est connu par lui-mкme tout comme quelque chose de fini est connu par une intelligence finie. En effet, de mкme que l’intelligence finie peut parvenir au terme de la connaissance dans le cas d’une rйalitй finie, de mкme l’intelligence de Dieu parvient au terme de la connaissance de lui-mкme. Mais la notion d’infini qui a le sens d’infranchissable est celle de l’infini par privation, qui est йtranger а notre propos.

 

Pour tous ces prйdicats qui signifient la quantitй et regardent la perfection, si une chose est telle par rapport а Dieu, il s’ensuit qu’elle est telle dans l’absolu ; par exemple, si une chose est grande par rapport а Dieu, alors elle est grande dans l’absolu. Mais pour ceux qui regardent l’imperfection, cela ne s’ensuit pas : en effet, si une chose est petite par rapport а Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit petite dans l’absolu ; car toutes choses, comparйes а Dieu, ne sont rien, et pourtant elles ne sont pas rien dans l’absolu. Donc, ce qui est bon par rapport а Dieu, est bon dans l’absolu ; mais si une chose est finie pour Dieu, il ne s’ensuit pas qu’elle soit finie dans l’absolu, car le fini se rattache а une certaine imperfection, mais le bien, а une perfection ; dans les deux cas, cependant, est tel dans l’absolu ce qui au jugement de Dieu est trouvй tel.

 

Quand on dit : « Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie », cela peut s’entendre en deux sens : d’abord en sorte que « faзon » se rйfиre а la rйalitй connue ; le sens est alors qu’il connaоt qu’il est fini ; et avec ce sens la proposition est fausse, car dans ce cas sa connaissance serait fausse. Ensuite, en sorte que « faзon » soit rйfйrй au connaissant, et ainsi, on peut encore distinguer : d’abord de telle sorte que l’expression « de faзon finie » ne signifie rien d’autre que « de faзon parfaite » ; on dit alors qu’il connaоt de faзon finie, parce qu’il parvient au terme de la connaissance ; et ainsi, Dieu se connaоt lui-mкme de faзon finie. Ensuite de telle sorte que l’expression « de faзon finie » concerne l’efficace de la connaissance, et en ce sens il se connaоt de faзon infinie, car sa connaissance est infiniment efficace. Et qu’il soit fini pour lui-mкme de la faзon susmentionnйe, ne permet de conclure qu’il se connaоt de faзon finie que dans le sens oщ l’on a dit que c’йtait vrai.

 

10° Ce raisonnement vaut dans la mesure oщ l’expression « de faзon finie » regarde l’efficace de la connaissance ; et dans ce cas, il est clair qu’il ne se connaоt pas de faзon finie.

 

11° Quand nous disons que l’un pense plus que l’autre, cela peut s’entendre de deux faзons : d’abord en sorte que le mot « plus » concerne le mode de la rйalitй connue, et ainsi, aucun parmi les кtres pensants ne pense plus que l’autre au sujet de la rйalitй pensйe, en tant que telle ; en effet, quiconque attribue а la rйalitй pensйe plus ou moins que ne comporte la nature de la rйalitй, se trompe et ne pense pas. Ensuite, on peut rйfйrer cela au mode du connaissant ; et dans ce cas, l’un pense plus que l’autre dans la mesure oщ il pense avec plus de pйnйtration que l’autre, comme l’ange comparй а l’homme, et Dieu а l’ange, et ce а cause d’une plus puissante facultй de pensйe. Et la tournure employйe dans cette preuve, а savoir : « penser une rйalitй autrement qu’elle n’est », est а distinguer semblablement ; en effet, si le mot « autrement » dйsigne le mode de la rйalitй connue, alors aucun кtre pensant ne pense la rйalitй autrement qu’elle n’est, car ce serait penser que la rйalitй est autrement qu’elle n’est ; mais si « autrement » dйsigne le mode du connaissant, alors n’importe quel кtre qui pense une rйalitй matйrielle la pense autrement qu’elle n’est, car la rйalitй matйrielle, qui a l’кtre matйriellement, est pensйe seulement de faзon immatйrielle.

Article 3 : Dieu connaоt-il d’autres choses que lui-mкme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’objet pensй est une perfection de celui qui pense. Or rien d’autre que Dieu ne peut кtre une perfection de Dieu, car en ce cas il y aurait quelque chose de plus noble que lui. Donc rien d’autre que lui ne peut кtre pensй par lui.

 

[Le rйpondant] disait que la rйalitй ou la crйature, selon qu’elle est connue par Dieu, fait un avec lui. En sens contraire : la crйature ne fait un avec Dieu que selon qu’elle est en lui. Si donc Dieu ne connaоt la crйature que selon qu’elle fait un avec lui, il ne connaоtra la crйature que selon qu’elle est en lui ; et ainsi, il ne la connaоtra pas en sa nature propre.

 

Si l’intelligence divine connaоt la crйature, elle la connaоt soit par son essence, soit par une autre chose extrinsиque. Si c’йtait par autre chose, un mйdium extrinsиque, alors, puisque tout mйdium par lequel on connaоt est une perfection du connaissant — car il est la forme de celui-ci en tant qu’il est connaissant, comme on le voit clairement pour l’espиce de la pierre dans la pupille —, il s’ensuivrait qu’une chose extйrieure а Dieu serait sa perfection, ce qui est absurde. Et si l’intelligence divine connaоt la crйature par son essence, alors, puisque son essence est autre chose que la crйature, il s’ensuivra qu’il connaоtra une chose а partir d’une autre. Or toute intelligence qui connaоt une chose а partir d’une autre est une intelligence qui procиde discursivement et en raisonnant. Il y a donc dans l’intelligence divine un processus discursif, et ainsi, elle sera imparfaite, ce qui est absurde.

 

Le mйdium par lequel une rйalitй est connue doit кtre proportionnй а ce qui est connu par lui. Or l’essence divine n’est pas proportionnйe а la crйature elle-mкme, puisqu’elle la dйpasse а l’infini et qu’il n’y a aucune proportion entre l’infini et le fini. Dieu ne peut donc pas, en connaissant son essence, connaоtre la crйature.

 

Le Philosophe prouve au onziиme livre de la Mйtaphysique que Dieu se connaоt seulement lui-mкme. Or « seulement » a le mкme sens que « pas avec autre chose ». Il ne connaоt donc pas les choses autres que lui.

 

S’il connaоt d’autres choses que lui, alors, puisqu’il se connaоt lui-mкme, il connaоtra lui-mкme et les autres choses soit par une mкme raison formelle, soit par des raisons formelles diffйrentes. Si c’est par la mкme, alors, puisqu’il se connaоt par son essence, il s’ensuit qu’il connaоtra aussi les autres rйalitйs par leurs essences, ce qui est impossible. Et si c’est par des raisons formelles diffйrentes, alors, puisque la connaissance du connaissant dйpend de la raison formelle par laquelle l’objet est connu, il se produira que de la multiplicitй et de la diversitй se rencontreront dans la connaissance divine, ce qui s’oppose а la simplicitй divine. Dieu ne connaоt donc aucunement la crйature.

 

La crйature est plus distante de Dieu que la Personne du Pиre n’est distante de la nature de la dйitй. Or Dieu ne connaоt pas par le mкme [mйdium] qu’il est Dieu et qu’il est Pиre : car dans la proposition « Il connaоt qu’il est Pиre », la notion de Pиre est incluse, mais ne l’est pas dans celle-ci : « Il connaоt qu’il est Dieu. » Donc а bien plus forte raison, s’il connaоt la crйature, il connaоtra soi-mкme et la crйature par des raisons formelles diffйrentes, ce qui est absurde, comme on l’a prouvй.

 

Les principes de l’кtre et du connaоtre sont les mкmes. Or le Pиre n’est pas Pиre et Dieu par le mкme [principe], comme dit saint Augustin. Le Pиre ne connaоt donc pas par le mкme [principe] qu’il est Pиre et qu’il est Dieu ; et а bien plus forte raison, s’il connaоt la crйature, il ne connaоtra pas par le mкme [principe] lui-mкme et la crйature.

 

La science est assimilation de celui qui sait а l’objet su. Or, entre Dieu et la crйature, l’assimilation est minime, puisque la distance y est trиs grande. Dieu a donc des crйatures une connaissance minime, voire nulle.

 

10° Tout ce que Dieu connaоt, il le voit. Or Dieu ne voit rien а l’extйrieur de lui-mкme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Il ne connaоt donc rien non plus en dehors de lui.

 

11° Le rapport entre la crйature et Dieu est identique а celui entre le point et la ligne ; c’est pourquoi Trismйgiste a dit : « Dieu est une sphиre intelligible dont le centre est partout et la circonfйrence nulle part », entendant par « centre » la crйature, comme l’explique Alain. Or rien ne se perd de la quantitй de la ligne, si l’on en retire un point. Rien non plus, donc, ne se perd de la perfection divine, si la connaissance de la crйature lui est retirйe. Or tout ce qui est en lui relиve de sa perfection, puisque rien n’est en lui de faзon accidentelle. Il n’a donc pas connaissance des crйatures.

 

12° Tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt de toute йternitй, йtant donnй que sa science ne varie pas. Or tout ce qu’il connaоt est йtant, car il n’y a de connaissance que de l’йtant. Tout ce que Dieu connaоt a donc existй de toute йternitй. Or aucune crйature n’a existй de toute йternitй. Il ne connaоt donc aucune crйature.

 

13° Tout ce qui est perfectionnй par une autre chose, a en soi une puissance passive relativement cette chose, car la perfection est comme la forme du parfait. Or Dieu n’a pas en lui-mкme de puissance passive ; en effet, celle-ci est principe de transmutation, laquelle est йtrangиre а Dieu. Il n’est donc pas perfectionnй par autre chose que lui. Or la perfection du connaissant dйpend de la chose connaissable, car la perfection du connaissant est dans ce qu’il connaоt en acte, et qui n’est autre que la chose connaissable. Dieu ne connaоt donc pas autre chose que lui-mкme.

 

14° Comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, « le moteur est par nature antйrieur а ce qui est mы ». Or, de mкme que le sensible meut le sens, comme il est dit au mкme endroit, de mкme l’intelligible meut l’intelligence. Si donc Dieu pensait quelque chose d’autre que lui, il s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а lui ; ce qui est absurde.

 

15° Tout ce qui est pensй cause une dйlectation dans le sujet qui pense ; c’est pourquoi on lit au premier livre de la Mйtaphysique : « Tous les hommes, par nature, dйsirent savoir ; et la preuve en est la dйlectation des sens », suivant la leзon de certains livres. Si donc Dieu connaissait quelque chose d’autre que lui-mкme, cette autre chose serait la cause d’une dйlectation en lui, ce qui est absurde.

 

16° Rien n’est connu que par sa nature d’йtant. Or la crйature tient plus du non-кtre que de l’кtre, comme on le voit chez saint Ambroise et en de nombreuses paroles de saints. La crйature est donc pour Dieu plus inconnue que connue.

 

17° Rien n’est apprйhendй que dans la mesure oщ il est vrai, de mкme que rien n’est recherchй que dans la mesure oщ il est bon. Or dans l’Йcriture, les crйatures visibles sont comparйes а un mensonge, comme on le voit clairement en Eccli. 34, 2 : « Comme celui qui embrasse l’ombre et poursuit la chaleur, tel est celui qui s’attache а des visions mensongиres. » Les crйatures sont donc pour Dieu plus inconnues que connues.

 

18° [Le rйpondant] disait que la crйature n’est appelйe non-йtant que par rapport а Dieu. En sens contraire : la crйature n’est connue de Dieu qu’en tant qu’elle lui est rapportйe. Si donc la crйature, en tant qu’elle est rapportйe а Dieu, est un mensonge et un non-йtant, inconnaissable par consйquent, elle ne pourra aucunement кtre connue par Dieu.

 

19° Il n’est rien dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans le sens. Or on ne peut pas poser en Dieu la connaissance sensitive, car elle est matйrielle. Il ne pense donc pas les rйalitйs crййes, puisqu’elles ne sont pas d’abord dans le sens.

 

20° Les rйalitйs sont principalement connues par leurs causes, et surtout par les causes qui portent sur l’кtre de la rйalitй. Or, parmi les quatre causes, l’efficiente et la finale sont les causes du devenir, tandis que la forme et la matiиre sont causes de l’кtre de la rйalitй, car elles entrent dans sa constitution. Or Dieu est cause seulement efficiente et finale des rйalitйs. Ce qu’il connaоt des crйatures est donc minime.

 

 

En sens contraire :

 

Hйbr. 4, 13 : « Tout est а nu et а dйcouvert а ses yeux. »

 

Si l’un de deux relatifs est connu, l’autre est connu. Or le principe et le principiй se disent relativement. Puis donc que Dieu est principe des rйalitйs par son essence, il connaоt les crйatures en connaissant son essence.

 

Dieu est omnipotent. Il doit donc, pour la mкme raison, кtre appelй omniscient ; il ne connaоt donc pas seulement les rйalitйs dont on a la fruition, mais aussi celles dont on use.

 

Anaxagore a posй que l’intelligence « est sans mйlange afin de connaоtre toutes choses » ; et il en est louй par le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’intelligence divine est au plus haut point sans mйlange et pure. Elle connaоt donc toutes choses au plus haut point, pas seulement elle-mкme mais aussi les autres choses.

 

Plus une substance est simple, plus nombreuses sont les formes qu’elle peut comprendre. Or Dieu est une substance trиs simple. Il peut donc comprendre les formes de toutes les rйalitйs ; il connaоt donc toutes les rйalitйs, et pas seulement lui-mкme.

 

« Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage », suivant le Philosophe. Or Dieu est la cause de la connaissance des crйatures pour tous ceux qui les connaissent : en effet, il est lui-mкme « la vraie lumiиre qui illumine tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Il connaоt donc au plus haut point les crйatures.

 

Comme saint Augustin le prouve au livre sur la Trinitй, rien n’est aimй s’il n’est connu. Or Dieu « aime tout ce qui est » (Sg 11, 25). Il connaоt donc aussi toutes choses.

 

Il est dit au Psaume 93, 9 : « Celui qui a formй l’њil, ne voit-il pas ? », comme pour dire qu’il en est ainsi. Donc Dieu lui-mкme, qui a fait toutes choses, considиre et connaоt toutes choses.

 

Il est dit ailleurs dans un psaume : « C’est lui qui a formй un а un leurs cњurs, et qui connaоt toutes leurs њuvres. » Or ici, le faзonneur des cњurs est Dieu. Il connaоt donc les њuvres des hommes, et ainsi, d’autres choses que lui-mкme.

 

10° La mкme chose se dйduit de ce qui est dit ailleurs dans un psaume : « lui qui a fait les cieux avec intelligence ». Donc lui-mкme pense les cieux qu’il a crййs.

 

11° La cause une fois connue — surtout la formelle —, l’effet est connu. Or Dieu est la cause formelle exemplaire des crйatures. Puis donc qu’il se connaоt lui-mкme, il connaоtra aussi les crйatures.

 

 

Rйponse :

 

Sans doute aucun, il faut accorder non seulement que Dieu se connaоt lui-mкme, mais encore qu’il connaоt toutes les autres choses ; et voici d’abord comment cela peut se prouver. Tout ce qui tend naturellement vers une autre chose, tient cela nйcessairement de quelque [principe] qui le dirige vers la fin, sinon il y tendrait par hasard. Or nous trouvons dans les rйalitйs naturelles un appйtit naturel par lequel chaque rйalitй tend vers sa fin ; il est donc nйcessaire de poser, au-dessus de toutes les rйalitйs naturelles, une intelligence qui ait ordonnй les rйalitйs naturelles а leurs fins, et mis en elles une inclination ou un appйtit naturel. Mais une rйalitй ne peut pas кtre ordonnйe а une fin si la rйalitй elle-mкme n’est pas connue en mкme temps que la fin а laquelle elle doit кtre ordonnйe ; il est donc nйcessaire que dans l’intelligence divine, de laquelle la nature des choses et l’ordre naturel dans les rйalitйs tirent leur origine, il y ait une connaissance des rйalitйs naturelles ; et cette preuve est indiquйe par le Psaume 93, 9 en ces termes : « Celui qui a formй l’њil, ne voit-il pas ? », ce qui, comme dit Maпmonide, йquivaut а dire : « Celui qui a faзonnй un њil ainsi proportionnй а sa fin — qui est son acte, а savoir la vision — est-ce qu’il ne considиre pas la nature de l’њil ? »

 

Mais nous devons, au-delа, voir de quelle faзon il connaоt les crйatures. Il faut donc savoir que, puisque tout agent agit dans la mesure oщ il est en acte, il est nйcessaire que ce qui est effectuй par l’agent soit en quelque faзon dans l’agent ; et de lа vient que tout agent opиre une chose semblable а lui. Or tout ce qui est dans autre chose, y est selon le mode de ce qui reзoit ; si donc un principe actif est matйriel, son effet est en lui quasi matйriellement, car il y est comme dans une certaine vertu matйrielle ; mais si le principe actif est immatйriel, son effet sera aussi en lui de faзon immatйrielle. Or on a dйjа dit qu’une chose est connue par autre chose dans la mesure oщ elle y est reзue immatйriellement ; et de lа vient que les principes actifs matйriels ne connaissent pas leurs effets, car leurs effets ne sont pas en eux tels qu’ils sont connaissables ; par contre, dans les principes actifs immatйriels, les effets sont tels qu’ils sont connaissables, puisqu’ils y sont immatйriellement ; c’est pourquoi tout principe actif immatйriel connaоt son effet. De lа vient ce qui est dit au livre des Causes : « L’intelligence connaоt ce qui est sous elle en tant qu’elle en est la cause. » Puis donc que Dieu est principe actif immatйriel des rйalitйs, il s’ensuit qu’il y a en lui la connaissance de celles-ci.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’objet pensй est une perfection de celui qui pense, non а travers la rйalitй qui est connue — en effet, cette rйalitй est hors de celui qui pense —, mais а travers la ressemblance de celle-ci, par laquelle elle est connue ; car la perfection est dans le parfait, alors que ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme mais une ressemblance de la pierre. Mais la ressemblance de la rйalitй pensйe est dans l’intelligence de deux faзons : parfois comme autre chose que celui mкme qui pense, et parfois comme l’essence mкme de celui qui pense. Par exemple notre intelligence, en se connaissant elle-mкme, connaоt les autres intelligences dans la mesure oщ elle est elle-mкme une ressemblance des autres intelligences ; mais la ressemblance de la pierre qui existe en elle n’est pas l’essence mкme de l’intelligence : au contraire, elle est reзue en elle comme une forme dans une matiиre, pour ainsi dire. Or cette forme qui est autre chose que l’intelligence se rapporte parfois а la rйalitй dont elle est une ressemblance comme la cause de cette rйalitй, comme on le voit bien pour l’intelligence pratique, dont la forme est cause de la rйalitй opйrйe ; mais parfois elle est l’effet de la rйalitй, comme on le voit bien pour notre intelligence spйculative qui reзoit la connaissance depuis les rйalitйs. Donc, chaque fois que l’intelligence connaоt quelque rйalitй par une ressemblance qui n’est pas l’essence de celui qui pense, l’intelligence est perfectionnйe par autre chose qu’elle : mais si cette ressemblance est la cause de la rйalitй, l’intelligence sera perfectionnйe seulement par la ressemblance, et nullement par la rйalitй dont c’est la ressemblance, de mкme que ce n’est pas la maison qui est une perfection de l’art, mais c’est plutфt l’inverse. Par contre, si la ressemblance est un effet de la rйalitй, alors la rйalitй, elle aussi, sera d’une certaine faзon une perfection de l’intelligence, а savoir activement, sa ressemblance l’йtant formellement. Mais lorsque la ressemblance de la rйalitй connue est l’essence mкme de celui qui pense, l’intelligence n’est pas perfectionnйe par autre chose qu’elle-mкme, si ce n’est peut-кtre activement, par exemple si son essence est causйe par autre chose. Or l’intelligence divine n’a pas une science causйe par les rйalitйs, et la ressemblance de la rйalitй, par laquelle il connaоt les rйalitйs, n’est autre que son essence, qui n’est pas non plus causйe par autre chose ; par consйquent, de ce qu’il connaоt les rйalitйs ne suit nullement que son intelligence soit perfectionnйe par autre chose.

 

Dieu ne connaоt pas les rйalitйs seulement selon qu’elles sont en lui, si l’expression « selon que » se rapporte а la connaissance du cфtй de l’objet connu, car il connaоt, dans les rйalitйs, non seulement l’кtre qu’elles ont en lui selon qu’elles font un avec lui, mais aussi l’кtre qu’elles ont hors de lui selon qu’elles diffиrent de lui. Mais si l’expression « selon que » dйtermine la connaissance du cфtй du connaissant, alors il est vrai que Dieu ne connaоt les rйalitйs que selon qu’elles sont en lui, car il les connaоt par une ressemblance de la rйalitй, ressemblance qui, existant en lui, lui est identique.

 

Voici comment Dieu connaоt les crйatures : selon qu’elles sont en lui. Or l’effet existant dans une cause efficiente quelconque n’est pas autre chose qu’elle, s’il s’agit de ce qui est une cause par soi — par exemple la maison, dans l’art, n’est pas autre chose que l’art lui-mкme —, car l’effet est dans le principe actif parce que le principe actif se l’assimile, et cela vient de ce mкme par quoi il agit ; si donc un principe actif agit seulement par sa forme, son effet est en lui parce qu’il a cette forme, et ne sera pas, en lui, distinct de sa forme. Semblablement, puisque Dieu agit par son essence, son effet n’est pas non plus en lui distinct de son essence, mais absolument un ; voilа pourquoi ce par quoi il connaоt l’effet n’est pas autre chose que son essence. Et cependant il ne s’ensuit pas que, lorsqu’il connaоt l’effet en connaissant son essence, il y ait un processus discursif dans son intelligence. Car on ne dit que l’intelligence procиde discursivement d’une chose а l’autre que lorsqu’elle apprйhende l’une et l’autre au moyen d’apprйhensions diffйrentes ; ainsi, l’intelligence humaine apprйhende la cause et l’effet par des actes diffйrents, et c’est pourquoi l’on dit de celle qui connaоt l’effet par les causes qu’elle procиde discursivement de la cause vers l’effet. Mais lorsque ce n’est pas par des actes diffйrents que la puissance cognitive se porte vers le mйdium par lequel elle connaоt et vers la rйalitй connue, alors il n’y a aucun processus discursif dans la connaissance ; ainsi, on ne dit pas de la vue qui connaоt une pierre au moyen de son espиce existant en elle, ou qui connaоt par un miroir une rйalitй qui s’y reflиte, qu’elle procиde discursivement, car c’est la mкme chose pour elle de se porter vers la ressemblance de la rйalitй et vers la rйalitй qui est connue au moyen d’une telle ressemblance. Or voici comment Dieu connaоt ses effets par son essence : comme une rйalitй est connue au moyen de sa ressemblance ; voilа pourquoi il connaоt d’une connaissance unique lui-mкme et les autres choses, comme Denys le dit aussi au septiиme chapitre des Noms divins en ces termes : « Donc, Dieu n’a pas d’une part une connaissance propre de lui-mкme, et d’autre part une connaissance commune comprenant tous les existants. » Il n’y a donc aucun processus discursif dans son intelligence.

 

Il y a deux faзons de dire qu’une chose est proportionnйe а une autre : d’abord parce qu’une proportion se remarque entre elles, comme nous disons que 4 est proportionnй а 2 parce que 4 se rapporte а 2 dans la proportion du double ; ensuite par maniиre de proportionnalitй, comme si nous disions que 6 et 8 sont proportionnйs parce que, de mкme que 6 est double de 3, de mкme 8 est double de 4 : en effet, la proportionnalitй est la ressemblance des proportions. Or en toute proportion, on considиre entre les choses dites proportionnйes une relation mutuelle au sens d’un dйpassement dйterminй de l’une sur l’autre ; aussi est-il impossible qu’un infini soit proportionnй au fini par mode de proportion. Mais entre celles qui sont dites proportionnйes par maniиre de proportionnalitй, on ne considиre pas une relation mutuelle, mais une relation semblable de deux choses а deux autres ; et dans ce cas, rien n’empкche qu’un infini soit proportionnй а un fini : car de mкme qu’un certain fini est йgal а un autre fini, de mкme, un infini est йgal а un autre infini. Et c’est de cette maniиre que le mйdium doit кtre proportionnй а ce qui est connu par lui, а savoir : tel le rapport entre le mйdium et la dйmonstration d’une chose, tel aussi doit кtre le rapport entre ce qui est connu par ce mйdium et le fait que la chose soit dйmontrйe ; et ainsi, rien n’empкche que l’essence divine soit le mйdium par lequel la crйature est connue.

 

Il y a deux faзons pour une chose d’кtre pensйe : d’abord en elle-mкme, а savoir lorsque la puissance du regard est formellement dйterminйe par cette rйalitй pensйe ou connue ; ensuite, une chose est vue dans une autre si, lorsque cette autre est connu, elle aussi est connue. Dieu se connaоt donc seulement en lui-mкme, et il connaоt les autres choses non en elles-mкmes mais en connaissant son essence ; et c’est en ce sens que le Philosophe a dit que Dieu se connaоt seulement lui-mкme ; et а cela s’accorde aussi la parole de Denys au septiиme chapitre des Noms divins : « Dieu, dit-il, connaоt les existants, non par une science qui viendrait des existants, mais par une science qui vient de lui-mкme. »

 

Si la raison formelle de la connaissance est prise du cфtй du connaissant, Dieu connaоt par la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses ; car а la fois le connaissant, l’acte de connaissance, et l’intermйdiaire de connaissance sont identiques. Mais si on la prend du cфtй de la rйalitй connue, alors il ne connaоt pas par la mкme raison formelle lui-mкme et les autres choses, car il n’y a pas pour lui-mкme et pour les autres choses une mкme relation au mйdium par lequel il connaоt ; en effet, c’est par essence qu’il est identique а ce mйdium, alors que les autres rйalitйs le sont par assimilation ; voilа pourquoi il se connaоt seulement lui-mкme par essence, tandis qu’il connaоt les autres choses par ressemblance ; cependant, c’est le mкme [mйdium] qui est son essence et qui est une ressemblance des autres choses.

 

Du cфtй du connaissant, c’est par une connaissance absolument identique que Dieu connaоt qu’il est Dieu et qu’il est le Pиre ; mais du cфtй du connu, ce par quoi il connaоt n’est pas identique ; en effet, il connaоt qu’il est Dieu par la dйitй, et qu’il est Pиre par la paternitй, qui, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, n’est pas identique а la dйitй, bien que ce soit rйellement une seule chose.

 

Ce qui est principe de l’кtre est aussi principe du connaоtre, du cфtй de la rйalitй connue, car c’est par ses principes qu’une rйalitй est connaissable ; mais ce par quoi elle est connue, du cфtй du connaissant, c’est la ressemblance de la rйalitй, ou de ses principes, ressemblance qui n’est pas principe d’кtre pour la rйalitй elle-mкme, sauf peut-кtre dans la connaissance pratique.

 

La ressemblance de deux choses entre elles peut кtre considйrйe de deux faзons : d’abord au sens d’une convenance en nature, et une telle ressemblance n’est pas requise entre le connaissant et le connu ; bien au contraire, nous voyons parfois que la connaissance est d’autant plus pйnйtrante qu’une telle ressemblance est moindre ; par exemple, йtant plus йloignйe de la matiиre, la ressemblance qui est dans l’intelligence ressemble moins а la pierre que celle qui est dans le sens, et pourtant, l’intelligence connaоt avec plus de pйnйtration que le sens. Ensuite quant а la reprйsentation, et cette ressemblance est requise entre le connaissant et le connu. Donc, bien que la ressemblance entre la crйature et Dieu soit minime au sens d’une convenance en nature, il y a cependant une trиs grande ressemblance en ce que l’essence divine reprйsente la crйature de faзon trиs expressive ; aussi l’intelligence divine connaоt-elle trиs bien la rйalitй.

 

10° Quand il est dit que Dieu ne voit rien hors de lui-mкme, il faut l’entendre de ce en quoi il voit, non de ce qu’il voit ; car ce en quoi il voit toutes choses est en lui-mкme.

 

11° Bien que rien ne se perde de la quantitй de la ligne si on lui retire un point en acte, cependant, si on le lui retire en sorte qu’elle ne puisse pas se terminer au point, la substance de la ligne sera perdue. Et il en est de mкme йgalement pour Dieu ; en effet, rien n’est perdu pour Dieu si l’on pose que sa crйature n’est pas ; mais quelque chose est perdu pour la perfection de Dieu si on lui enlиve le pouvoir de produire la crйature. Or, il ne connaоt pas les rйalitйs seulement en tant qu’elles sont en acte, mais йgalement en tant qu’elles sont en sa puissance.

 

12° Bien qu’il n’y ait de connaissance que de l’йtant, cependant il n’est pas nйcessaire que ce qui est connu soit un йtant dans sa nature au moment oщ il est connu ; en effet, de mкme que nous connaissons des choses distantes quant au lieu, de mкme nous connaissons des choses distantes quant au temps, comme on le voit clairement pour les choses passйes ; voilа pourquoi il n’est pas aberrant de poser une connaissance divine йternelle portant sur des rйalitйs non йternelles.

 

13° Si le nom de perfection est pris strictement, il ne peut кtre posй en Dieu, car rien n’est parfait que ce qui est fait. Mais en Dieu, le nom de perfection est pris plus nйgativement que positivement, de sorte que Dieu est appelй parfait parce qu’absolument rien ne lui fait dйfaut, et non parce qu’il y aurait en lui une chose en puissance а la perfection et qui serait perfectionnйe par une autre chose qui serait son acte ; voilа pourquoi il n’y a pas en lui de puissance passive.

 

14° L’intelligible et le sensible ne meuvent le sens ou l’intelligence que dans la mesure oщ la connaissance sensitive ou intellective est prise des rйalitйs ; or tel n’est pas le cas de la connaissance divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

15° Selon le Philosophe aux septiиme et dixiиme livres de l’Йthique, la dйlectation de l’intelligence vient d’une opйration convenante ; c’est pourquoi il y est dit que Dieu « jouit par une unique et simple opйration ». Donc, quelque intelligible est pour l’intelligence une cause de dйlectation dans la mesure oщ il est cause de son opйration. Or cela vient de ce qu’il produit en elle sa ressemblance, par laquelle l’opйration de l’intelligence est formellement dйterminйe. Il est donc clair que la rйalitй qui est pensйe n’est cause de dйlectation dans l’intelligence que lorsque la connaissance de l’intelligence est prise des rйalitйs, ce qui n’est pas le cas dans l’intelligence divine.

 

16° L’кtre, au plein sens du terme et en soi, s’entend du seul кtre divin, tout comme le bien, et c’est la raison pour laquelle il est dit en Mt 19, 17 : « Personne n’est bon que Dieu seul. » Donc, plus une crйature s’approche de Dieu, plus elle a d’кtre, mais plus elle s’йloigne de lui, plus elle a de non-кtre. Or elle ne s’approche de Dieu que dans la mesure oщ elle participe а un кtre fini, alors que sa distance а Dieu est infinie ; aussi dit-on qu’elle a plus de non-кtre que d’кtre ; et cependant, cet кtre qu’elle possиde est connu de Dieu, puisqu’il vient de Dieu.

 

17° Il faut rйpondre semblablement que la crйature visible n’a de vйritй que dans la mesure oщ elle s’approche de la vйritй premiиre ; mais dans la mesure oщ elle s’en йloigne, elle a de la faussetй, comme Avicenne aussi le dit.

 

18° Une chose se rapporte а Dieu de deux faзons : soit par commensuration, et ainsi, la crйature rapportйe а Dieu se trouve comme nйant ; soit par conversion а Dieu, de qui elle reзoit l’кtre, et c’est seulement de cette faзon qu’elle possиde un кtre par lequel elle se rapporte а Dieu ; et de cette faзon aussi, elle est connaissable par Dieu.

 

19° Cette parole doit s’entendre de notre intelligence, qui reзoit la science depuis les rйalitйs ; en effet, la rйalitй est graduellement amenйe de sa matйrialitй а l’immatйrialitй de l’intelligence, c’est-а-dire moyennant l’immatйrialitй du sens ; aussi est-il nйcessaire que ce qui est dans notre intelligence ait d’abord йtй dans le sens, ce qui n’a pas lieu d’кtre dans le cas de l’intelligence divine.

 

20° Bien que l’agent naturel, comme dit Avicenne, ne soit cause que du devenir — la preuve en est qu’une fois cet agent dйtruit, l’кtre de la rйalitй ne cesse pas mais seulement son devenir —, cependant l’agent divin, qui communique l’кtre aux rйalitйs, est cause de l’кtre pour elles toutes, bien qu’il n’entre pas dans leur constitution. Il est toutefois une ressemblance des principes essentiels qui entrent dans la constitution de la rйalitй ; voilа pourquoi il connaоt non seulement le devenir de la rйalitй, mais encore son кtre et ses principes essentiels.

Article 4 : Dieu a-t-il des rйalitйs une connaissance propre et dйterminйe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit Boиce, « il y a universel quand on pense, singulier quand on sent ». Or en Dieu, la connaissance n’est pas sensitive mais seulement intellective. Dieu n’a donc qu’une connaissance universelle des rйalitйs.

 

Si Dieu connaоt les crйatures, il les connaоt soit par plusieurs [principes], soit par un seul ; si c’est par plusieurs, sa science se diversifie йgalement du cфtй du connaissant, car ce qui est connu est dans le connaissant. Et si c’est par un seul, puisqu’on ne peut avoir par un seul [principe] une connaissance distincte et propre de plusieurs choses, il semble que Dieu n’ait pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

De mкme que Dieu est cause des rйalitйs parce qu’il leur communique l’кtre, de mкme le feu est cause des corps chauds parce qu’il leur communique la chaleur. Or, si le feu se connaissait lui-mкme, en connaissant sa chaleur il ne connaоtrait les autres choses que dans la mesure oщ elles sont chaudes. Donc, en connaissant son essence, Dieu ne connaоt les autres choses que dans la mesure oщ elles sont des йtants. Or ce n’est pas lа avoir des rйalitйs une connaissance propre, mais trиs universelle. Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

On ne peut avoir d’une rйalitй une connaissance propre qu’au moyen d’une espиce qui ne contienne rien de plus ou de moins qu’il n’y a dans la rйalitй ; en effet, de mкme que la couleur verte serait imparfaitement connue au moyen d’une espиce qui lui serait infйrieure, comme celle du noir, de mкme elle serait imparfaitement connue par une espиce qui la dйpasserait, comme celle du blanc, en lequel la nature de la couleur se trouve trиs parfaitement [rйalisйe] ; aussi la blancheur est-elle la mesure de toutes les couleurs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Or, autant l’essence divine surpasse la crйature, autant la crйature est infйrieure а Dieu. Puis donc qu’en aucune faзon l’essence divine ne peut кtre proprement et complиtement connue au moyen de la crйature, la crйature ne peut pas non plus кtre connue proprement au moyen de l’essence divine. Or Dieu ne connaоt la crйature que par son essence. Il n’a donc pas des crйatures une connaissance propre.

 

Tout mйdium qui donne d’une rйalitй une connaissance propre peut кtre assumй comme moyen terme de dйmonstration pour conclure а cette rйalitй. Or tel n’est pas le rapport de l’essence divine а la crйature, sinon les crйatures existeraient en tout temps oщ l’essence divine a existй. En connaissant les crйatures par son essence, Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

Si Dieu connaоt la crйature, il la connaоt soit dans sa nature propre, soit dans une idйe. Si c’est dans sa nature propre, alors la nature propre de la crйature est un mйdium par lequel Dieu connaоt la crйature. Or le mйdium de connaissance est une perfection du connaissant. La nature de la crйature sera donc une perfection de l’intelligence divine, ce qui est absurde. Si, au contraire, il connaоt la crйature dans une idйe, alors, puisque l’idйe est plus йloignйe d’une rйalitй que les [principes] essentiels ou accidentels de celle-ci, il aura une moindre connaissance de la rйalitй que celle qui s’obtient par ses [principes] essentiels ou accidentels. Or, toute connaissance propre d’une rйalitй est obtenue soit par ses [principes] essentiels, soit par ses [principes] accidentels, car mкme « les accidents contribuent pour une grande part а la connaissance de la quidditй », comme il est dit au premier livre sur l’Вme. Dieu n’a donc pas des rйalitйs une connaissance propre.

 

On ne peut pas avoir d’un particulier une connaissance propre par un mйdium universel, de mкme qu’on ne peut pas avoir de l’homme une connaissance propre par l’animal. Or l’essence divine est le mйdium le plus universel, car il se rapporte communйment а la connaissance de toutes choses. Dieu ne peut donc avoir des crйatures une connaissance propre par son essence.

 

La disposition de la connaissance dйpend du mйdium de connaissance. L’on n’aura donc une connaissance propre que par un mйdium propre. Or l’essence divine ne peut кtre un mйdium propre pour connaоtre cette crйature-ci, car si elle l’йtait, elle ne serait plus pour une autre un mйdium propre de connaissance ; en effet, ce qui est а celle-ci et а une autre est commun aux deux et non propre а l’une d’elles. Dieu, qui connaоt les crйatures par son essence, n’a donc pas de celles-ci une connaissance propre.

 

Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que Dieu connaоt « immatйriellement les rйalitйs matйrielles, uniment les choses nombreuses », ou encore : indistinctement les choses distinctes. Or la faзon dont se rйalise la connaissance divine, c’est la faзon dont Dieu connaоt les rйalitйs. Dieu a donc des rйalitйs une connaissance indistincte, de sorte qu’il ne connaоt pas proprement ceci ou cela.

 

 

En sens contraire :

 

Nul ne peut distinguer entre les choses dont il n’a pas une connaissance propre. Or Dieu connaоt les crйatures de telle faзon qu’il distingue entre elles ; en effet, il sait que celle-ci n’est pas celle-lа ; sinon, il ne donnerait pas а chacune selon ses capacitйs, ni ne rendrait а chacune selon ses њuvres, en jugeant justement des actions des hommes. Dieu a donc des rйalitйs une connaissance propre.

 

Rien d’imparfait ne doit кtre attribuй а Dieu. Or la connaissance qui fait connaоtre une chose en gйnйral et non en particulier est imparfaite, puisqu’il lui manque quelque chose. La connaissance que Dieu a des rйalitйs n’a donc pas lieu seulement en gйnйral, mais aussi en particulier.

 

Si Dieu ne connaissait pas des rйalitйs ce que nous-mкmes en connaissons, alors il se produirait que « Dieu, qui est le plus heureux, serait le moins sage », ce que le Philosophe tient lui aussi pour aberrant, au premier livre sur l’Вme et au troisiиme livre de la Mйtaphysique.

 

 

Rйponse :

 

Par le fait mкme que Dieu ordonne les rйalitйs а leur fin, on peut prouver que Dieu a une connaissance propre des rйalitйs ; car une rйalitй ne peut кtre ordonnйe а sa fin propre par une connaissance, que si sa nature propre, par laquelle elle a une relation dйterminйe а cette fin, est connue. Et si l’on demande comment cela est possible, la rйponse doit кtre envisagйe comme suit.

 

On ne connaоt l’effet en connaissant la cause, que parce que l’effet est la consйquence de la cause. Si donc il est une cause universelle dont l’action n’est dйterminйe а quelque effet que par le moyen d’une cause particuliиre, la connaissance de cette cause commune ne donnera pas une connaissance propre de l’effet, mais celui-ci sera seulement connu en gйnйral ; par exemple, l’action du soleil est dйterminйe а la production de cette plante-ci par le moyen de la puissance germinative qui est dans la terre ou dans la semence ; si donc le soleil se connaissait lui-mкme, il n’aurait pas de cette plante une connaissance propre mais seulement commune, а moins qu’avec cela il n’en connaisse la cause propre. Donc, pour que soit possйdйe une connaissance propre et parfaite de quelque effet, il est nйcessaire que toutes les connaissances des causes communes et propres soient rassemblйes dans le connaissant ; et c’est ce que dit le Philosophe au dйbut de la Physique : « L’on dit que nous connaissons chaque chose, lorsque nous connaissons les causes premiиres et les principes premiers, jusqu’aux йlйments », i. e. jusqu’aux causes propres, comme l’explique le Commentateur.

 

Or nous posons une chose dans la connaissance divine parce que Dieu lui-mкme en est la cause par son essence ; dans ce cas, en effet, la chose est en lui de telle faзon qu’elle puisse кtre connue. Puis donc qu’il est lui-mкme la cause de toutes les causes propres et communes, il connaоt lui-mкme par son essence toutes les causes propres et communes, car il n’y a rien dans la rйalitй qui en dйterminerait la nature commune et dont Dieu ne serait pas la cause ; voilа pourquoi la mкme raison qui permet d’affirmer que Dieu connaоt la nature commune des rйalitйs, permettra aussi de poser qu’il connaоt la nature propre de chacune, ainsi que ses causes propres. Et c’est cette raison que Denys йnonce au livre des Noms divins lorsqu’il dit : « Si Dieu a donnй l’кtre а tous les existants par une cause unique, alors il saura toutes choses par la mкme cause » ; et plus loin : « car la cause mкme de toutes choses, qui se connaоt elle-mкme, est inoccupйe quelque part, si elle ignore les choses qui existent par elle et dont elle est la cause. » Il appelle « кtre inoccupйe » le fait de manquer de causer une chose qui se trouve dans la rйalitй ; ce qui s’ensuivrait, si elle ignorait quelqu’une des choses qui sont dans la rйalitй.

 

Et ainsi, il ressort de ce qu’on a dit que tous les exemples que l’on donne pour manifester que Dieu connaоt par lui-mкme toutes choses, sont imparfaits ; comme ce que l’on avance а propos du point qui, dit-on, s’il se connaissait, connaоtrait les lignes ; et а propos de la lumiиre qui, en se connaissant, connaоtrait les couleurs ; en effet, tout ce qui est dans la ligne ne peut кtre ramenй au point comme а une cause, ni tout ce qui est dans la couleur а la lumiиre ; un point qui se connaоtrait lui-mкme ne connaоtrait donc pas la ligne, si ce n’est en gйnйral, et de mкme pour la lumiиre et la couleur ; mais il en va autrement de la connaissance divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de Boиce doit кtre entendue de notre intelligence, non de l’intelligence divine, qui peut connaоtre les singuliers, comme il sera dit plus loin. Et cependant, notre intelligence, qui ne connaоt pas les singuliers, a des rйalitйs une connaissance propre, les connaissant par les notions propres de leur espиce ; par consйquent, mкme si l’intelligence divine ne connaissait pas les singuliers, elle pourrait nйanmoins avoir des rйalitйs une connaissance propre.

 

Dieu connaоt toutes choses par un seul [principe], qui est la raison formelle de plusieurs choses, а savoir son essence, qui est une ressemblance de toutes les rйalitйs ; et parce que son essence est la raison formelle propre de chaque rйalitй, il a de chacune une connaissance propre. Et si l’on demande comment un seul [principe] peut кtre la raison formelle propre et commune de plusieurs choses, la rйponse peut кtre envisagйe comme suit. L’essence divine est la raison formelle de quelque rйalitй dans la mesure oщ cette rйalitй imite l’essence divine. Or aucune rйalitй n’imite pleinement l’essence divine, autrement il ne pourrait y avoir qu’une seule imitation de Dieu, et ainsi, son essence ne serait la raison propre que d’un seul, comme le Pиre n’a qu’une seule image qui l’imite parfaitement : le Fils. Mais parce que la rйalitй crййe imite imparfaitement l’essence divine, il se produit que diverses rйalitйs l’imitent de diffйrentes faзons ; en aucune d’elles, cependant, il n’est de chose qui ne provienne de la ressemblance de l’essence divine ; voilа pourquoi ce qui est propre а chaque rйalitй a dans l’essence divine quelque chose а imiter ; et par consйquent, l’essence divine est une ressemblance de la rйalitй quant au propre de la rйalitй elle-mкme, de sorte qu’elle en est la raison formelle propre ; et pour la mкme raison, elle est la raison formelle propre d’une autre, et de toutes les autres. Elle est donc la raison commune de toutes choses, puisqu’elle-mкme est une seule rйalitй que toutes imitent ; mais elle est la raison formelle propre de celle-ci ou de celle-lа, dans la mesure oщ les rйalitйs l’imitent diversement ; et ainsi, l’essence divine donne une connaissance propre de chaque rйalitй, en tant qu’elle est la raison formelle propre de chacune.

 

Le feu n’est pas la cause des corps chauds quant а tout ce qui se trouve en eux, comme on l’a dit de l’essence divine ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

La blancheur surpasse la couleur verte quant а l’une des deux choses qui entrent dans la nature de la couleur, а savoir la lumiиre, qui est pour ainsi dire le [principe] formel dans la composition de la couleur ; et sous cet aspect, elle est la mesure des autres couleurs. Mais dans les couleurs se trouve quelque chose d’autre qui est pour ainsi dire le [principe] matйriel en elles, а savoir la limite du diaphane, et sous ce rapport la blancheur n’est pas une mesure des couleurs ; et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas dans l’espиce de la blancheur tout ce qui se trouve dans les autres couleurs ; voilа pourquoi l’espиce de la blancheur ne permet pas d’avoir une connaissance propre de n’importe laquelle des autres couleurs. Mais il en est autrement de l’essence divine. En outre, les autres rйalitйs sont dans l’essence divine comme dans une cause, tandis que les autres couleurs ne sont pas dans la blancheur comme dans une cause ; il n’en va donc pas de mкme.

 

La dйmonstration est une espиce d’argumentation qui s’accomplit par un certain processus discursif de l’intelligence ; par consйquent l’intelligence divine, qui est sans processus discursif, ne connaоt pas ses effets par son essence sur le mode de la dйmonstration, bien qu’elle ait par son essence une connaissance des rйalitйs plus certaine que celui qui dйmontre n’en peut avoir par la dйmonstration. De plus, quelqu’un comprendrait-il son essence, il connaоtrait par elle la nature des singuliers plus certainement qu’une conclusion n’est connue par un mйdium de dйmonstration. Et de ce que son essence est йternelle ne suit cependant pas que les effets de Dieu existent de toute йternitй : car les effets ne sont pas dans son essence en sorte qu’ils existent toujours en eux-mкmes, mais en sorte qu’ils existent en quelque temps, c’est-а-dire au temps dйterminй par la sagesse divine.

 

Dieu connaоt les rйalitйs dans leur nature propre, si cette dйtermination se rapporte а la connaissance du cфtй de l’objet connu ; mais si nous parlons de la connaissance du cфtй du connaissant, alors il connaоt les rйalitйs dans une idйe, i. e. par une idйe qui est une ressemblance de toutes les choses qui sont dans la rйalitй, а la fois des [principes] accidentels et des [principes] essentiels, bien qu’elle-mкme ne soit pas un accident de la rйalitй ni son essence ; ainsi йgalement dans notre intelligence, la ressemblance de la rйalitй n’est pas accidentelle ou essentielle а la rйalitй elle-mкme, mais c’est la ressemblance soit d’une essence, soit d’un accident.

 

L’essence divine est mйdium universel en tant que cause universelle. Or la cause universelle et la forme universelle ne se comportent pas de la mкme faзon pour faire connaоtre les rйalitйs. Car dans la forme universelle, l’effet est en puissance quasi matйrielle, de mкme que les diffйrences sont dans le genre sous le mкme rapport que les formes sont dans la matiиre, comme dit Porphyre ; dans la cause, en revanche, les effets sont en puissance active, comme la maison est en puissance active dans l’esprit de l’artisan. Or chaque chose est connue dans la mesure oщ elle est en acte et non dans la mesure oщ elle est en puissance ; c’est pourquoi il ne suffit pas que les diffйrences qui spйcifient le genre soient en puissance en celui-ci pour que l’on ait par la forme du genre une connaissance propre de l’espиce ; mais que les [conditions] propres d’une rйalitй soient dans une cause active, cela suffit pour que l’on ait par cette cause une connaissance de cette rйalitй ; on ne connaоt donc pas une maison par le bois et par les pierres comme on la connaоt par sa forme, qui est dans l’artisan. Et parce que les conditions propres de chaque rйalitй sont en Dieu comme dans une cause active, l’essence divine peut, bien qu’elle soit un mйdium universel, procurer une connaissance propre de chaque rйalitй.

 

L’essence divine est un mйdium а la fois commun et propre, mais non sous le mкme aspect, comme on l’a dit.

 

Quand il est dit : « Dieu sait indistinctement les choses distinctes », si l’expression « indistinctement » dйtermine la connaissance du cфtй du connaissant, alors la proposition est vraie, et tel est le sens que lui donne Denys, car Dieu connaоt par une connaissance unique toutes les choses distinctes. Mais si « indistinctement » dйtermine la connaissance du cфtй de l’objet connu, alors la proposition est fausse : Dieu, en effet, connaоt la distinction entre une rйalitй et une autre, il connaоt aussi ce par quoi l’une se distingue de l’autre ; il a donc de chaque chose une connaissance propre.

Article 5 : Dieu connaоt-il les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Notre intelligence ne connaоt pas les singuliers, parce qu’elle est sйparйe de la matiиre. Or l’intelligence divine est bien plus sйparйe de la matiиre que la nфtre. Elle ne connaоt donc pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait que ce n’est pas seulement parce qu’elle est immatйrielle que notre intelligence ne connaоt pas les singuliers, mais c’est aussi parce qu’elle abstrait des rйalitйs sa connaissance. En sens contraire : notre intelligence ne reзoit rien des rйalitйs que par l’intermйdiaire du sens ou de l’imagination ; le sens et l’imagination reзoivent donc depuis les rйalitйs avant l’intelligence, et pourtant les singuliers sont connus par le sens et l’imagination. Que l’intelligence reзoive en provenance des rйalitйs n’est donc pas une raison pour qu’elle ne connaisse pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait que l’intelligence reзoit des rйalitйs une forme entiиrement dйpouillйe, mais il n’en va pas de mкme du sens ni de l’imagination. En sens contraire : le processus de dйpouillement de la forme reзue dans l’intelligence n’est pas une raison pour que l’intelligence ne connaisse pas les singuliers, du point de vue de son terme de dйpart ; bien au contraire, de ce point de vue elle devrait les connaоtre davantage, car elle doit toute son assimilation а ce qu’elle reзoit de la rйalitй. Il reste donc que le processus de dйpouillement de la forme n’empкche la connaissance du singulier que du point de vue du terme d’arrivйe, а savoir le dйpouillement que la forme a dans l’intelligence. Or ce dйpouillement de la forme vient seulement de ce que l’intelligence est exempte de matiиre. La seule raison pour laquelle notre intelligence ne connaоt pas les singuliers est donc qu’elle est sйparйe de la matiиre ; et ainsi, le propos est maintenu, que Dieu ne connaоt pas les singuliers.

 

Si Dieu connaоt les singuliers, il est nйcessaire qu’il les connaisse tous, car la mкme raison vaut pour un et pour tous. Or il ne les connaоt pas tous. Il n’en connaоt donc aucun. Preuve de la mineure : comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, « Pour beaucoup de choses, mieux vaut les ignorer que les savoir », i. e. les choses viles. Or, parmi les singuliers, beaucoup sont vils. Puis donc qu’il faut poser en Dieu tout ce qui est meilleur, il semble qu’il ne connaisse pas tous les singuliers.

 

Toute connaissance se fait par assimilation du connaissant au connu. Or il n’est aucune assimilation des singuliers а Dieu, car les singuliers sont changeants et matйriels, et ont beaucoup d’autres propriйtйs de ce genre, dont l’exact contraire est en Dieu. Dieu ne connaоt donc pas les singuliers.

 

Tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt parfaitement. Or on n’a d’une rйalitй une connaissance parfaite que lorsqu’on la connaоt а la faзon dont elle est. Or Dieu ne connaоt pas le singulier а la faзon dont il est, car le singulier existe matйriellement, tandis que Dieu connaоt immatйriellement. Il semble donc que Dieu ne puisse pas connaоtre parfaitement le singulier, et qu’ainsi, il ne le connaisse aucunement.

 

[Le rйpondant] disait qu’une connaissance parfaite requiert que le connaissant connaisse la rйalitй selon son mode d’кtre, en prenant le mode du cфtй de l’objet connu, mais non s’il est pris du cфtй du connaissant. En sens contraire : la connaissance se fait par application du connu au connaissant. Il est donc nйcessaire que le mode du connu et celui du connaissant soient le mкme, et ainsi, la distinction susdite paraоt nulle.

 

Selon le Philosophe, si quelqu’un veut trouver une rйalitй, il est nйcessaire qu’il en ait dйjа quelque notion ; et il ne suffit pas qu’il l’ait par une forme commune, si cette forme n’est pas contractйe par quelque chose. Par exemple, on ne pourrait pas chercher convenablement un serviteur qu’on a perdu, si l’on n’avait pas dйjа de lui quelque notion, car, quand bien mкme on le trouverait, on ne le reconnaоtrait pas ; et savoir qu’il est homme ne suffirait pas, car ainsi on ne le distinguerait pas des autres, mais il faut avoir de lui quelque notion au moyen des caractиres qui lui sont propres. Si donc Dieu doit connaоtre un singulier, il faut que la forme commune par laquelle il connaоt, а savoir son essence, soit contractйe par quelque chose. Puis donc qu’il n’y a rien en lui par quoi elle puisse кtre contractйe, il semble qu’il ne connaisse pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait que l’espиce par laquelle Dieu connaоt est commune, en sorte cependant qu’elle est propre а chaque chose. En sens contraire : propre et commun sont opposйs l’un а l’autre. Il est donc impossible qu’une mкme chose soit une forme commune et propre.

 

10° Ce n’est pas par la lumiиre, qui est un mйdium dans la vision, que la connaissance de la vue est dйterminйe а quelque chose de colorй, mais elle est dйterminйe par l’objet qu’est la rйalitй colorйe elle-mкme. Or, dans la connaissance que Dieu a des rйalitйs, son essence se comporte comme un mйdium de connaissance, et comme une certaine lumiиre par laquelle toutes choses sont connues, comme Denys le dit aussi au septiиme chapitre des Noms divins. Sa connaissance n’est donc aucunement dйterminйe а quelque singulier, et ainsi, il ne connaоt pas les singuliers.

 

11° Puisqu’elle est une qualitй, la science est une forme telle que le sujet change lorsqu’elle varie. Or la science change lorsque les objets sus varient : car si je sais que tu es assis, dиs que tu te lиves j’ai perdu la science. Le sujet de science change donc lorsque les objets sus varient. Or Dieu ne peut nullement changer. Les singuliers, qui sont variables, ne peuvent donc кtre sus de lui.

 

12° Nul ne peut avoir la science du singulier sans avoir la science de ce par quoi le singulier est achevй. Or ce qui achиve le singulier en tant que tel, c’est la matiиre. Mais Dieu ne connaоt pas la matiиre. Donc les singuliers non plus. Preuve de la mineure : il est des choses, comme disent Boиce et le Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, qui sont pour nous trиs difficiles а connaоtre а cause de notre imperfection, par exemple celles qui sont trиs manifestes dans leur nature, comme les substances immatйrielles ; mais il en est d’autres que l’on ne connaоt pas а cause de leur imperfection, comme celles qui ont un minimum d’кtre, tels le mouvement, le temps, le vide, etc. Or, la matiиre prime a un minimum d’кtre. Dieu ne connaоt donc pas la matiиre, puisqu’en elle-mкme elle est inconnaissable.

 

13° [Le rйpondant] disait que, bien qu’elle soit inconnaissable pour notre intelligence, elle est cependant connaissable pour l’intelligence divine. En sens contraire : notre intelligence connaоt la rйalitй par une ressemblance reзue de la rйalitй, mais l’intelligence divine la connaоt par une ressemblance qui est cause de la rйalitй. Or, entre une ressemblance qui est cause de la rйalitй et la rйalitй mкme, une plus grande convenance est requise qu’avec une autre ressemblance. Or, s’il ne peut y avoir dans notre intelligence une ressemblance suffisante pour que la matiиre soit connue, c’est а cause de l’imperfection de la matiиre ; а bien plus forte raison cette imperfection fera-t-elle donc qu’il n’y ait pas dans l’intelligence divine une ressemblance de la matiиre pour que celle-ci soit connue.

 

14° Selon Algazel, la raison pour laquelle Dieu se connaоt lui-mкme, est que les trois choses qui sont requises pour penser — а savoir : une substance intelligente qui soit sйparйe de la matiиre, un intelligible sйparй de la matiиre, et l’union des deux — se trouvent en Dieu ; d’oщ l’on dйduit que rien n’est pensй que dans la mesure oщ il est sйparй de la matiиre. Or le singulier, en tant que tel, n’est pas sйparable de la matiиre. Le singulier ne peut donc pas кtre pensй.

 

15° La connaissance est intermйdiaire entre le connaissant et l’objet ; et plus la connaissance descend du connaissant, plus elle est imparfaite. Or, chaque fois que la connaissance se porte vers une chose qui est hors du connaissant, elle descend vers autre chose. Puis donc que la connaissance divine est trиs parfaite, il ne semble pas qu’elle porte sur les singuliers, qui sont hors de lui.

 

16° De mкme que l’acte de connaissance dйpend de faзon essentielle de la puissance cognitive, de mкme il dйpend de faзon essentielle de l’objet connaissable. Or, il est aberrant de poser que l’acte de la connaissance divine, qui est son essence, dйpende essentiellement d’une chose qui lui est extйrieure. Il est donc aberrant de dire que Dieu connaоt les singuliers, qui sont hors de lui.

 

17° Rien n’est connu si ce n’est avec le mode qu’il a dans le connaissant, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Or les rйalitйs sont en Dieu de faзon immatйrielle, de sorte qu’elles ne sont pas agrйgйes а la matiиre et а ses conditions. Dieu ne connaоt donc pas les choses qui dйpendent de la matiиre, tels les singuliers.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 1 Co 13, 12 : « Alors, je connaоtrai aussi bien que je suis connu. » Or l’Apфtre qui parlait йtait lui-mкme un certain singulier. Les singuliers sont donc connus de Dieu.

 

Les rйalitйs sont connues par Dieu en tant qu’il en est lui-mкme la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Or il est lui-mкme la cause des singuliers. Il connaоt donc les singuliers.

 

Il est impossible de connaоtre la nature de l’instrument si l’on ne connaоt pas ce а quoi l’instrument est ordonnй. Or les sens sont des puissances instrumentalement ordonnйes а la connaissance des singuliers. Si donc Dieu ne connaissait pas les singuliers, il ignorerait aussi la nature du sens, et aussi, par consйquent, la nature de l’intelligence humaine, qui a pour objet les formes existant dans l’imagination ; ce qui est absurde.

 

La puissance de Dieu et sa sagesse sont йgales. Tout ce qui est soumis а sa puissance est donc soumis а sa science. Or sa puissance s’йtend а la production des singuliers. Sa science s’йtend donc elle aussi а leur connaissance.

 

Comme on l’a dйjа dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et distincte. Or cela n’aurait pas lieu s’il n’avait pas la science de ce par quoi les rйalitйs se distinguent entre elles. Il connaоt donc, pour n’importe quelle rйalitй, les conditions singuliиres par lesquelles une rйalitй se distingue d’une autre ; il connaоt donc les singuliers dans leur singularitй.

 

 

Rйponse :

 

On s’est trompй de plusieurs faзons sur cette question.

 

Certains, en effet, comme le Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique, voulant restreindre la nature de l’intelligence divine а la mesure de notre intelligence, ont tout bonnement niй que Dieu connыt les singuliers, sauf peut-кtre en gйnйral. Mais cette erreur peut кtre dйtruite par un argument du Philosophe, par lequel celui-ci prend а partie Empйdocle, au premier livre sur l’Вme et au troisiиme livre de la Mйtaphysique : si, en effet, comme il rйsultait des propos d’Empйdocle, Dieu ignorait la haine, que les autres connaissent, il s’ensuivrait que Dieu « serait trиs insensй, alors qu’il est trиs heureux » et par consйquent trиs sage ; il en irait donc aussi de mкme si l’on posait que Dieu ignore les singuliers, que nous connaissons tous.

 

Voilа pourquoi d’autres, tels Avicenne et ceux qui l’ont suivi, ont prйtendu que Dieu connaissait chacun des singuliers pour ainsi dire en gйnйral, connaissant toutes les causes universelles par lesquelles le singulier est produit ; par exemple, si celui qui йtudie les astres connaissait tous les mouvements du ciel et les distances des corps cйlestes, il connaоtrait chaque йclipse devant se produire avant cent ans ; toutefois, il ne la connaоtrait pas en tant qu’elle est un certain singulier, au point de savoir qu’elle est ou n’est pas maintenant, comme un paysan la connaоt pendant qu’il la voit ; et c’est de cette faзon qu’ils posent que Dieu connaоt les singuliers : non comme s’il regardait leur nature singuliиre, mais par une connaissance des causes universelles. Mais mкme cette position ne peut pas кtre maintenue, car de causes universelles ne rйsultent que des formes universelles, s’il n’y a rien par quoi individuer les formes. Or d’un assemblage de formes universelles, si nombreuses soient-elles, on ne constitue pas un singulier, car de la collection de ces formes on peut encore penser qu’elle existe en plusieurs ; voilа pourquoi, si quelqu’un connaissait une йclipse de la faзon susdite, par les causes universelles, il ne connaоtrait rien de singulier mais seulement de l’universel. Car а une cause universelle un effet universel est proportionnй, et а une cause particuliиre un effet particulier, de sorte que l’inconvйnient prйcйdent demeure : Dieu ignorerait les singuliers.

 

Et c’est pourquoi il faut accorder sans rйserve que Dieu connaоt tous les singuliers non seulement dans les causes universelles, mais aussi chacun selon sa nature propre et singuliиre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la science que Dieu a des rйalitйs est comparable а celle d’un artisan, йtant donnй qu’elle est la cause de toutes les rйalitйs, comme l’art est la cause des produits de l’art. Or l’artisan, par la forme d’art qu’il a en lui, connaоt le produit de l’art dans la mesure oщ il le produit ; or l’artisan ne produit que la forme, car c’est la nature qui a prйparй la matiиre pour les choses artificielles ; voilа pourquoi l’artisan, par son art, ne connaоt les produits de l’art que du point de vue de la forme. Or toute forme est de soi universelle ; aussi le bвtisseur connaоt-il certes par son art la maison en gйnйral, mais non celle-ci ou celle-lа, sauf s’il en prend connaissance par son sens. Mais si une forme d’art pouvait produire la matiиre tout comme elle peut produire la forme, alors il connaоtrait par elle le produit de l’art et du point de vue de la forme, et du point de vue de la matiиre. Puis donc que le principe de l’individuation est la matiиre, il le connaоtrait non seulement dans sa nature universelle, mais aussi en tant qu’il est un certain singulier. Et puisque l’art divin peut produire non seulement la forme mais aussi la matiиre, il existe donc dans son art non seulement une ressemblance de la forme, mais aussi de la matiиre ; et c’est pourquoi il connaоt les rйalitйs et quant а la forme, et quant а la matiиre ; ainsi, il ne connaоt pas seulement les universels mais aussi les singuliers.

 

Mais un doute subsiste alors : puisque tout ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est, et qu’ainsi, la ressemblance de la rйalitй est en Dieu seulement de faзon immatйrielle, d’oщ vient que notre intelligence, du fait mкme qu’elle reзoit immatйriellement les formes des rйalitйs, ne connaisse pas les singuliers, et que Dieu les connaisse ? Mais la raison de ceci apparaоt manifestement si l’on considиre que la ressemblance de la rйalitй qui est dans notre intelligence et celle qui est dans l’intelligence divine n’ont pas la mкme relation а la rйalitй. En effet, celle qui est dans notre intelligence est reзue depuis la rйalitй en tant que celle-ci agit dans notre intelligence en agissant d’abord dans le sens ; or la matiиre, а cause de la faiblesse de son кtre, parce qu’elle est seulement un йtant en puissance, ne peut кtre principe d’action ; voilа pourquoi la rйalitй qui agit dans notre вme agit seulement par la forme. La ressemblance de la rйalitй, qui est imprimйe dans notre sens et qui, dйpouillйe par certains degrйs, arrive jusqu’а l’intelligence, est donc seulement une ressemblance de la forme. En revanche, la ressemblance des rйalitйs qui est dans l’intelligence divine, est productrice de la rйalitй ; or, qu’elle ait part а un кtre fort ou faible, une rйalitй ne doit cela qu’а Dieu ; et la ressemblance de toute rйalitй existe en Dieu dans la mesure oщ Dieu lui fait participer l’кtre ; la ressemblance immatйrielle qui est en Dieu n’est donc pas ressemblance que de la forme, mais aussi de la matiиre. Or, pour qu’une chose soit connue, il est nйcessaire que sa ressemblance soit dans le connaissant, mais non qu’elle y soit а la faзon dont elle existe dans la rйalitй ; de lа vient que notre intelligence ne connaоt pas les singuliers, dont la connaissance dйpend de la matiиre, car il n’y a pas en elle de ressemblance de la matiиre, et cela ne vient pas de ce que cette ressemblance y serait immatйriellement ; mais l’intelligence divine, qui a, quoique immatйriellement, une ressemblance de la matiиre, peut connaоtre les singuliers.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Notre intelligence, en plus d’кtre sйparйe de la matiиre, a une connaissance reзue des rйalitйs ; et ainsi, ni elle ne reзoit de faзon matйrielle, ni elle ne peut кtre une ressemblance de la matiиre ; voilа pourquoi elle ne connaоt pas les singuliers ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les sens et l’imagination sont des puissances liйes а des organes corporels ; voilа pourquoi les ressemblances des rйalitйs sont reзues en eux matйriellement, i. e. avec les conditions matйrielles — quoique sans la matiиre — et c’est pourquoi ils connaissent les singuliers. Autre est le cas de l’intelligence divine ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Il provient du terme du dйpouillement que la forme soit reзue immatйriellement, ce qui ne suffit pas pour que le singulier ne soit pas connu ; en revanche, il provient du principe de cette action que la ressemblance de la matiиre ne soit pas reзue dans l’intelligence mais seulement celle de la forme ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Toute connaissance est en soi du genre des choses bonnes, mais il se produit par accident que la connaissance de certaines choses viles soit mauvaise, soit parce qu’elle est l’occasion de quelque acte honteux, et c’est pourquoi certaines sciences sont dйfendues, soit parce que certaines sciences dйtournent de choses meilleures, et dans ce cas, ce qui est bon en soi devient mauvais pour quelqu’un, ce qui ne peut se produire en Dieu.

 

La connaissance ne requiert pas une ressemblance de conformitй en nature, mais seulement une ressemblance de reprйsentation, comme une statue dorйe nous amиne а nous souvenir d’un homme. Or l’objection procиde comme si une ressemblance de conformitй en nature йtait requise pour la connaissance.

 

La perfection de la connaissance consiste а connaоtre qu’une rйalitй est а la faзon dont elle est, non en ce que le mode de la rйalitй connue soit dans le connaissant, comme on l’a dйjа dit souvent.

 

L’application du connu au connaissant, application qui fait la connaissance, doit кtre entendue non comme une identitй mais comme une certaine reprйsentation ; il n’est donc pas nйcessaire que le connaissant et le connu aient un mкme mode.

 

Cet argument vaudrait si la ressemblance par laquelle Dieu connaоt йtait commune de telle faзon qu’elle ne fыt pas propre а chaque chose ; mais le contraire en a dйjа йtй montrй.

 

Une mкme chose ne peut кtre commune et propre sous le mкme rapport, mais on a dйjа expliquй comment l’essence divine, par laquelle Dieu connaоt toutes choses, peut кtre une ressemblance commune а toutes et cependant propre а chacune.

 

10° Il y a deux mйdiums dans la vision corporelle : celui « sous lequel » elle connaоt, qui est la lumiиre, et par ce mйdium la vue n’est pas dйterminйe а un objet prйcis ; et il y a un autre mйdium « par lequel » elle connaоt, а savoir la ressemblance de la rйalitй connue, et par ce mйdium la vue est dйterminйe а un objet spйcial. Or, dans la connaissance que Dieu a des rйalitйs, l’essence divine tient lieu des deux ; voilа pourquoi elle peut faire connaоtre proprement chaque rйalitй.

 

11° La science de Dieu ne varie aucunement lorsque les objets connaissables varient ; car s’il se produit que notre science varie lorsqu’ils varient, c’est parce qu’elle connaоt les rйalitйs prйsentes, passйes et futures par diffйrentes conceptions ; et de lа vient que, dиs que Socrate n’est plus assis, la connaissance que l’on avait de sa position assise devient fausse. Mais Dieu voit les rйalitйs d’un mкme regard comme prйsentes, passйes et futures ; par consйquent, la mкme vйritй demeure dans son intelligence, quelle que soit la faзon dont la rйalitй varie.

 

12° Les choses qui ont un кtre imparfait manquent d’intelligibilitй pour notre intelligence parce qu’elles sont infйrieures sous le rapport de l’action ; mais il n’en est pas ainsi de l’intelligence divine, qui ne reзoit pas des rйalitйs la science, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Dans l’intelligence divine, qui est cause de la matiиre, il peut exister une ressemblance de la matiиre, qui imprime pour ainsi dire en celle-ci ; mais dans notre intelligence, il ne peut y avoir de ressemblance qui suffise pour la connaissance de la matiиre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

14° Bien que le singulier, en tant que tel, ne puisse кtre sйparй de la matiиre, il peut cependant кtre connu au moyen d’une ressemblance sйparйe de la matiиre, et qui est une ressemblance de la matiиre ; car ainsi, bien qu’elle soit sйparйe de la matiиre selon l’кtre, elle n’est cependant pas sйparйe selon la reprйsentation.

 

15° L’acte de la connaissance divine n’est pas quelque chose qui diffиre de son essence, puisqu’en Dieu la pensйe et l’acte de penser sont une mкme chose, car son action est son essence ; donc, qu’il connaisse quelque chose hors de lui-mкme ne permet pas de dire que sa connaissance descend ou tombe. En outre, on ne peut dire d’aucune action d’une puissance cognitive qu’elle descend, comme les actes des puissances naturelles qui passent de l’agent dans le patient ; car la connaissance n’implique pas un йcoulement depuis le connaissant vers le connu, comme c’est le cas dans les actions naturelles, mais plutфt l’existence du connu dans le connaissant.

 

16° L’acte de la connaissance divine n’est nullement en dйpendance de l’objet connu ; en effet, la relation impliquйe ne comporte pas une dйpendance de la connaissance elle-mкme au connu mais plutфt, au contraire, du connu lui-mкme а la connaissance ; de mкme, а l’inverse, la relation qui est impliquйe dans le nom de science dйsigne une dйpendance de notre science а l’йgard de l’objet de science. Et l’acte de connaissance ne se rapporte pas de la mкme faзon а l’objet et а la puissance cognitive ; en effet, il est substantifiй dans son кtre par la puissance cognitive, mais non par l’objet ; car l’acte est dans la puissance mкme, mais non dans l’objet.

 

17° Une chose est connue а la faзon dont elle est reprйsentйe dans le connaissant, et non а la faзon dont elle existe dans le connaissant. En effet, la ressemblance qui existe dans la facultй cognitive est principe de connaissance de la rйalitй non pas selon l’кtre qu’elle a dans la puissance cognitive, mais selon la relation qu’elle a avec la rйalitй connue. Et de lа vient que la rйalitй est connue non pas а la faзon dont la ressemblance de la rйalitй a l’кtre dans le connaissant, mais а la faзon dont la ressemblance existant dans l’intelligence est reprйsentative de la rйalitй ; voilа pourquoi, bien que la ressemblance de l’intelligence divine ait un кtre immatйriel, cependant, parce qu’elle est une ressemblance de la matiиre, elle est йgalement principe de connaissance des choses matйrielles, et ainsi, des singuliers.

Article 6 : L’intelligence humaine connaоt-elle les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

L’intelligence humaine connaоt en abstrayant la forme de la matiиre. Or l’abstraction de la forme depuis la matiиre ne lui фte pas sa particularitй, car mкme dans les mathйmatiques, qui sont abstraites de la matiиre, on peut considйrer des lignes particuliиres. Que notre intelligence soit immatйrielle ne l’empкche donc pas de connaоtre les singuliers.

 

Les singuliers ne se distinguent pas lorsqu’ils se rejoignent dans une nature commune, car plusieurs hommes sont un seul homme quant а leur participation а l’espиce. Si donc notre intelligence ne connaissait que des choses universelles, alors elle ne connaоtrait pas la distinction entre un singulier et un autre ; et ainsi, notre intelligence ne dirigerait pas dans les choses а faire, en lesquelles nous nous dirigeons par l’йlection, qui prйsuppose la distinction entre une chose et l’autre.

 

[Le rйpondant] disait que notre intelligence connaоt les singuliers parce qu’elle applique une forme universelle а un particulier. En sens contraire : notre intelligence ne peut appliquer une chose а une autre que si elle connaоt dйjа l’une et l’autre. La connaissance du singulier prйcиde donc l’application de l’universel au singulier ; l’application susdite ne peut donc кtre la cause de ce que notre intelligence connaоt le singulier.

 

Selon Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation de la philosophie, « tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi ». Or, comme il le dit au mкme endroit, l’intelligence est au-dessus de l’imagination, et l’imagination au-dessus du sens. Puis donc que le sens connaоt le singulier, notre intelligence pourra, elle aussi, connaоtre le singulier.

 

 

En sens contraire :

 

Boиce dit : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

 

Rйponse :

 

Toute action suit la condition de la forme active qui est le principe de l’action ; par exemple, le chauffage se mesure d’aprиs le degrй de chaleur. Or la ressemblance de l’objet connu, par laquelle la puissance cognitive est formellement dйterminйe, est le principe de la connaissance selon l’acte, comme la chaleur pour le chauffage ; voilа pourquoi il est nйcessaire que toute connaissance soit selon le mode de la forme qui est dans le connaissant. Par consйquent, puisque la ressemblance de la rйalitй qui est dans notre intelligence est reзue comme sйparйe de la matiиre et de toutes les conditions matйrielles, qui sont principes d’individuation, il reste que notre intelligence, а proprement parler, ne connaоt pas les singuliers, mais seulement les universels. En effet, toute forme en tant que telle est universelle, а moins qu’elle ne soit une forme subsistante, qui, par lа mкme qu’elle subsiste, est incommunicable.

 

Mais il advient par accident que notre intelligence connaоt le singulier ; en effet, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, les phantasmes sont а notre intelligence ce que les sensibles sont au sens, comme les couleurs, qui sont hors de l’вme, par rapport а la vue ; par consйquent, de mкme que l’espиce qui est dans le sens est abstraite des rйalitйs mкmes, et que par elle la connaissance du sens est en prise avec les rйalitйs sensibles elles-mкmes, de mкme notre intelligence abstrait des phantasmes une espиce, et par elle sa connaissance est en prise d’une certaine faзon avec les phantasmes. Seulement, il y a une diffйrence : la ressemblance qui est dans le sens est abstraite de la rйalitй comme d’un objet connaissable, et c’est pourquoi cette ressemblance permet de connaоtre la rйalitй elle-mкme par soi et directement ; par contre, la ressemblance qui est dans l’intelligence n’est pas abstraite du phantasme comme d’un objet connaissable, mais comme d’un mйdium de connaissance, а la faзon dont notre sens reзoit la ressemblance de la rйalitй qui est dans un miroir, lorsqu’il se porte vers elle non comme vers une certaine rйalitй, mais comme vers une ressemblance de la rйalitй. L’espиce que notre intelligence recueille ne la porte donc pas а connaоtre directement le phantasme, mais la rйalitй dont c’est le phantasme. Mais cependant, elle revient aussi par une sorte de rйflexion а la connaissance du phantasme lui-mкme, lorsqu’elle considиre la nature de son acte, de l’espиce а travers laquelle elle regarde, et de ce dont elle abstrait l’espиce, c’est-а-dire du phantasme ; de mкme, а travers la ressemblance qui est reзue dans la vue depuis le miroir, celle-ci se porte directement vers la connaissance de la rйalitй reflйtйe, mais par un certain retour elle se porte par celle-ci vers la ressemblance mкme qui est dans le miroir. Donc, dans la mesure oщ, par la ressemblance qu’elle a reзue du phantasme, notre intelligence fait retour sur le phantasme mкme dont elle a abstrait l’espиce, et qui est une ressemblance particuliиre, elle a une certaine connaissance du singulier, au sens d’une certaine prise de l’intelligence sur l’imagination.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La matiиre dont on fait abstraction est double : il y a la matiиre intelligible et la sensible, comme on le voit clairement au septiиme livre de la Mйtaphysique ; et je dis « intelligible », comme celle que l’on considиre dans la nature du continu, et « sensible », comme l’est la matiиre naturelle. Or l’une et l’autre se prend de deux faзons, c’est-а-dire comme dйsignйe et comme non dйsignйe. Et je dis « dйsignйe », en tant qu’on la considиre avec la dйtermination de ses dimensions, c’est-а-dire de celles-ci ou de celles-lа ; et « non dйsignйe », celle que l’on considиre sans la dйtermination des dimensions. En consйquence, il faut donc savoir que la matiиre dйsignйe est le principe de l’individuation, de laquelle abstrait toute intelligence, au sens oщ l’on dit qu’elle abstrait de l’ici et du maintenant. L’intelligence du physicien, elle, n’abstrait pas de la matiиre sensible non dйsignйe, car elle considиre l’homme, chair et os, dans la dйfinition duquel entre la matiиre sensible non dйsignйe. L’intelligence du mathйmaticien, par contre, abstrait totalement de la matiиre sensible, mais non de la matiиre intelligible non dйsignйe. On voit donc clairement que l’abstraction, qui est commune а toute intelligence, fait que la forme est universelle.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, non seulement l’intelligence, chez nous, est motrice mais aussi l’imagination, par laquelle la conception universelle de l’intelligence est appliquйe au particulier opйrable ; l’intelligence est donc comme un moteur йloignй, alors que la raison particuliиre et l’imagination sont un moteur prochain.

 

L’homme connaоt dйjа les singuliers par l’imagination et le sens, et c’est pourquoi il peut appliquer au particulier la connaissance universelle qui est dans l’intelligence ; а proprement parler, en effet, ce n’est pas le sens ou l’intelligence qui connaоt, mais l’homme par l’un et par l’autre, comme on le voit clairement au premier livre sur l’Вme.

 

Ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut йgalement ; non cependant de la mкme faзon, mais d’une faзon plus noble ; c’est pourquoi la mкme rйalitй que le sens connaоt, l’intelligence la connaоt aussi, mais plus noblement, car plus immatйriellement ; et par consйquent, si le sens connaоt le singulier, il ne s’ensuit pas que l’intelligence le connaisse.

Article 7 : А cause de la position d’Avicenne dйjа signalйe, on se demande si Dieu connaоt l’existence ou la non-existence actuelle du singulier, ce qui revient а se demander s’il connaоt les йnoncйs, et surtout ceux qui concernent les singuliers.

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’intelligence divine se tient toujours dans la mкme disposition. Or le singulier, selon qu’il existe ou n’existe pas actuellement, a des dispositions diffйrentes. L’intelligence divine ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

Parmi les puissances de l’вme, celles qui se rapportent de la mкme faзon а la rйalitй prйsente et а la rйalitй absente, comme l’imagination, ne connaissent pas l’existence ou la non-existence actuelle de la rйalitй : cela n’est connu que des puissances, tel le sens, qui ne portent pas de la mкme faзon sur les rйalitйs absentes et sur les prйsentes. Or l’intelligence divine se rapporte de la mкme faзon aux rйalitйs prйsentes ou absentes. Elle ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle des rйalitйs, mais elle connaоt simplement leur nature.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, la composition qui est signifiйe lorsqu’on dit qu’une chose existe ou n’existe pas, n’est pas dans les rйalitйs mais seulement dans notre intelligence. Or il ne peut y avoir de composition dans l’intelligence divine. Celle-ci ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence de la rйalitй.

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie » ; ce que saint Augustin explique en disant que les rйalitйs crййes sont en Dieu comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or la ressemblance du coffre que l’artisan a dans son esprit ne lui permet pas de connaоtre l’existence ou la non-existence du coffre. Dieu non plus ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence du singulier.

 

Plus une connaissance est noble, plus elle est semblable а la connaissance divine. Or la connaissance de l’intelligence qui comprend les dйfinitions des rйalitйs est plus noble que la connaissance sensitive, car l’intelligence qui dйfinit progresse vers l’intйrieur de la rйalitй, tandis que le sens est tournй vers l’extйrieur. Puis donc que l’intelligence qui dйfinit ne connaоt pas, au contraire du sens, l’existence ou la non-existence de la rйalitй, mais simplement sa nature, il semble qu’il faille surtout attribuer а Dieu le mode de connaissance qui fait connaоtre simplement la nature de la rйalitй sans que son existence ou sa non-existence soit connue. Dieu ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence actuelle du singulier.

 

Dieu connaоt chaque rйalitй par une idйe de la rйalitй, idйe qui est en lui. Or cette idйe se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй, qu’elle existe ou non, sinon cette idйe ne lui permettrait pas de connaоtre les futurs. Dieu ne connaоt donc pas l’existence ou la non-existence de la rйalitй.

 

 

En sens contraire :

 

Plus une connaissance est parfaite, plus elle comprend de nombreux aspects dans la rйalitй connue. Or la connaissance divine est trиs parfaite. Elle connaоt donc la rйalitй sous tous ses aspects ; et ainsi, elle connaоt son existence ou sa non-existence.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, Dieu a des rйalitйs une connaissance propre et distincte. Or il ne connaоtrait pas les rйalitйs distinctement s’il ne distinguait pas la rйalitй qui existe de celle qui n’existe pas. Il sait donc qu’une rйalitй existe ou n’existe pas.

 

 

Rйponse :

 

Ce que l’essence universelle d’une espиce est а tous les accidents par soi de cette espиce, l’essence du singulier l’est а tous les accidents propres de ce singulier, comme sont tous les accidents qui se trouvent en lui, car, du fait qu’ils sont individuйs en lui, ils lui deviennent propres. Or l’intelligence qui connaоt l’essence d’une espиce comprend par elle tous les accidents par soi de cette espиce : car, selon le Philosophe, la quidditй est le principe de toute dйmonstration qui conclut en attribuant des accidents propres au sujet. Et par consйquent, si l’on connaissait l’essence propre d’un singulier, on connaоtrait tous les accidents de ce singulier ; ce qui est impossible а notre intelligence, car la matiиre dйsignйe, dont notre intelligence abstrait, est de l’essence du singulier, et serait posйe dans la dйfinition du singulier s’il en avait une. Mais l’intelligence divine, qui apprйhende la matiиre, comprend non seulement l’essence universelle d’une espиce, mais йgalement l’essence singuliиre de chaque individu ; voilа pourquoi elle connaоt tous les accidents, а la fois ceux qui sont communs а l’espиce ou au genre tout entiers, et ceux qui sont propres а chaque singulier ; or l’un de ces accidents est le temps, en lequel se trouve tout singulier dans la nature, et c’est d’aprиs la dйtermination du temps que l’existence ou la non-existence actuelle du singulier est affirmйe. Aussi l’intelligence divine connaоt-elle l’existence ou la non-existence actuelle de chaque singulier, et elle connaоt tous les autres йnoncйs que l’on peut former soit а propos des universels, soit а propos des individus.

 

Mais cependant, sur ce point, l’intelligence divine se comporte diffйremment de notre intelligence. Car notre intelligence forme diverses conceptions pour connaоtre le sujet et l’accident, ainsi que pour connaоtre les divers accidents ; voilа pourquoi elle procиde discursivement de la connaissance de la substance vers celle de l’accident ; en outre, pour connaоtre l’inhйrence de l’un en l’autre, elle compose une espиce avec l’autre, et les unit d’une certaine faзon ; et ainsi, elle forme en elle-mкme des йnoncйs. Mais l’intelligence divine connaоt par un seul, а savoir par son essence, toutes les substances et tous les accidents, et c’est pourquoi ni elle ne procиde discursivement de la substance vers l’accident, ni elle ne compose l’un avec l’autre ; mais lа oщ, dans notre intelligence, il y a composition des espиces, il y a dans l’intelligence divine une unitй sous tous rapports ; et par consйquent, elle connaоt les complexes d’une faзon incomplexe, de mкme qu’elle connaоt « simplement et uniment les choses nombreuses et immatйriellement les rйalitйs matйrielles ».

 

 

Rйponse aux objections :

 

C’est par une seule et mкme chose que l’intelligence divine connaоt toutes les dispositions pouvant varier dans la rйalitй ; aussi, demeurant toujours dans une disposition unique, elle connaоt toutes les dispositions des rйalitйs, quelle qu’en soit la variation.

 

La ressemblance qui est dans l’imagination n’est une ressemblance que de la rйalitй mкme, elle n’est pas une ressemblance pour connaоtre le temps en lequel se trouve la rйalitй ; mais il en est autrement de l’intelligence divine, il n’en va donc pas de mкme.

 

Lа oщ, dans notre intelligence, il y a composition, dans l’intelligence divine il y a unitй ; mais la composition est une certaine imitation de l’unitй, et c’est pourquoi on l’appelle union ; et ainsi, on voit clairement que Dieu, sans composer, connaоt plus vйritablement les йnoncйs que ne fait l’intelligence mкme qui compose et divise.

 

Le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan n’est pas une ressemblance de tout ce qui peut convenir au coffre ; il en va donc diffйremment de la connaissance de l’artisan et de la connaissance divine.

 

Celui qui connaоt une dйfinition connaоt en puissance les йnoncйs que l’on dйmontre par la dйfinition ; mais dans l’intelligence divine, il n’y a pas de diffйrence entre кtre en acte et pouvoir ; donc, dиs lors qu’il connaоt les essences des rйalitйs, Dieu comprend immйdiatement tous les accidents qui s’ensuivent.

 

Si l’idйe qui est dans l’esprit divin se rapporte de la mкme faзon а la rйalitй quelle qu’en soit la disposition, c’est parce qu’elle est une ressemblance de la rйalitй selon toute disposition de celle-ci, et c’est pourquoi elle permet d’avoir une connaissance de la rйalitй quelle qu’en soit la disposition.

Article 8 : Dieu connaоt-il les non-йtants et les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit Denys au premier chapitre des Noms divins, les connaissances ne portent que sur des existants. Or ce qui n’existe pas ni n’existera ni n’a existй, n’est nullement existant. Il ne peut donc pas y avoir de connaissance de Dieu а son sujet.

 

Toute connaissance a lieu par assimilation du connaissant au connu. Or l’intelligence divine ne peut кtre assimilйe а un non-йtant. Elle ne peut donc pas connaоtre un non-йtant.

 

La connaissance de Dieu porte sur les rйalitйs au moyen des idйes. Or il n’y a pas d’idйe du non-йtant. Dieu ne connaоt donc pas le non-йtant.

 

Tout ce que Dieu connaоt est dans son Verbe. Or, comme dit saint Anselme dans son Monologion, « de ce qui ne fut pas, n’est pas ni ne sera, il n’est point de verbe ». Dieu ne connaоt donc pas de telles choses.

 

Dieu ne connaоt que le vrai. Or le vrai et l’йtant sont convertibles. Dieu ne connaоt donc pas les choses qui ne sont pas.

 

 

En sens contraire :

 

Rom. 4, 17 : « Il appelle les choses qui ne sont pas, comme celles qui sont. » Or il n’appellerait pas les non-йtants s’il ne les connaissait pas. Il connaоt donc les non-йtants.

 

 

Rйponse :

 

Dieu a connaissance des rйalitйs crййes а la faзon dont un artisan connaоt les produits de l’art : par une connaissance qui est la cause des produits de l’art. Cette connaissance divine et notre connaissance ont donc, relativement aux rйalitйs connues, des relations opposйes : notre connaissance, en effet, йtant reзue des rйalitйs, est naturellement postйrieure aux rйalitйs, tandis que la connaissance que le Crйateur a des crйatures et celle que l’artisan a des produits de l’art prйcиdent naturellement les rйalitйs connues. Or, si l’on фte ce qui est antйrieur, ce qui est postйrieur est фtй, mais l’inverse n’est pas vrai ; et de lа vient que notre science ne peut porter sur les rйalitйs naturelles que si les rйalitйs elles-mкmes prйexistent, alors que dans l’intelligence divine, ou dans celle de l’artisan, la connaissance de la rйalitй a lieu indiffйremment, que la rйalitй existe ou non.

 

Mais il faut savoir que l’artisan a deux connaissances de la chose а faire : la spйculative et la pratique. Il a une connaissance spйculative ou thйorique quand il connaоt les raisons formelles de l’њuvre sans les appliquer а l’opйration par l’intention ; en revanche, quand il йtend les raisons formelles de l’њuvre а la fin de l’opйration par l’intention, c’est alors qu’il a une connaissance proprement pratique ; et c’est ainsi que la mйdecine est divisйe en thйorique et pratique, comme le dit Avicenne. D’oщ il ressort que la connaissance pratique de l’artisan suit sa connaissance spйculative, puisque la connaissance pratique est effectuйe par une extension de la spйculative а l’њuvre. Or, si ce qui est postйrieur est фtй, ce qui est antйrieur demeure. On voit donc clairement qu’il peut y avoir chez l’artisan la connaissance d’un produit tantфt qu’il prйvoit de faire, tantфt qu’il prйvoit de ne jamais faire, comme lorsqu’il confectionne la forme d’un objet qu’il n’a pas l’intention de rйaliser ; or, cet objet qu’il ne prйvoit pas de rйaliser, il ne le regarde pas toujours comme existant en sa puissance — car il lui arrive d’imaginer tel objet que ses forces ne suffisent pas а rйaliser — mais il le considиre dans sa fin, c’est-а-dire qu’il voit que l’on pourrait arriver а telle fin au moyen de tel objet ; car, suivant le Philosophe aux sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les fins sont dans le domaine des choses opйrables comme les principes dans les choses spйculatives ; donc, de mкme que les conclusions sont connues dans les principes, de mкme les produits de l’art sont connus dans les fins.

 

On voit donc clairement que Dieu peut avoir connaissance de non-йtants : il a une connaissance quasi pratique de certains d’entre eux, а savoir, de ces choses qui ont existй, ou existent, ou existeront, et qui procиdent de sa science comme il en a disposй ; mais de certains autres, qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, c’est-а-dire de ceux qu’il a prйvu de ne jamais rйaliser, il a une connaissance quasi spйculative ; et bien que l’on puisse dire qu’il les regarde dans sa puissance, car il n’est rien qu’il ne puisse, cependant l’on dit de faзon plus adйquate qu’il les regarde dans sa bontй, laquelle est la fin de toutes les choses faites par lui : il voit, en effet, qu’il y a de nombreuses faзons de communiquer sa propre bontй autrement qu’elle n’est communiquйe aux rйalitйs existantes, passйes, prйsentes ou futures ; car les rйalitйs crййes ne peuvent dans leur ensemble йgaler sa bontй, si grandement semblent-elles y participer.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les choses qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, existent en quelque faзon dans la puissance de Dieu comme dans un principe actif, ou dans sa bontй comme dans une cause finale.

 

La connaissance qui est reзue des rйalitйs connues consiste en une assimilation passive, par laquelle le connaissant est assimilй а des rйalitйs connues dйjа existantes ; mais la connaissance qui est cause des rйalitйs connues consiste en une assimilation active, par laquelle le connaissant s’assimile le connu ; et parce que Dieu peut s’assimiler ce qui ne lui est pas encore assimilй, il peut aussi avoir connaissance d’un non-йtant.

 

Si l’idйe est la forme de la connaissance pratique, et c’est sa dйfinition la plus courante, alors l’idйe ne porte que sur les choses qui ont existй, ou existent, ou existeront ; mais si elle est aussi la forme de la connaissance spйculative, alors rien n’empкche que l’idйe porte aussi sur d’autres choses qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront.

 

Le nom de Verbe dйsigne « la puissance opйrative du Pиre », а savoir celle par laquelle il opиre toutes choses ; voilа pourquoi le Verbe ne s’йtend qu’aux choses auxquelles s’йtend l’opйration divine ; et c’est pourquoi il est dit dans le Psaume : « Il a parlй, et toutes choses ont йtй faites » ; car bien que le Verbe connaisse les autres choses, il n’est cependant pas le verbe des autres choses.

 

Les choses qui n’ont pas existй ni n’existent ni n’existeront, ont une vйritй dans la mesure oщ elles ont l’кtre, c’est-а-dire telles qu’elles existent dans leur principe actif ou final ; et c’est ainsi que Dieu les connaоt elles aussi.

Article 9 : Dieu connaоt-il les infinis ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre de la Citй de Dieu : « Tout ce qui est su est limitй par la comprйhension de celui qui sait. » Or ce qui est infini ne peut кtre limitй. Ce qui est infini n’est donc pas su de Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que Dieu sait les infinis par la science de simple connaissance et non par la science de vision. En sens contraire : toute science parfaite comprend et par consйquent limite ce qu’elle sait. Or en Dieu, de mкme que la science de vision est parfaite, de mкme aussi la science de simple connaissance. Donc, pas plus que la science de vision ne peut porter sur les infinis, la science de simple connaissance ne le peut.

 

Tout ce que Dieu connaоt, il le connaоt par son intelligence. Or la connaissance de l’intelligence est appelйe vision. Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le sait par science de vision ; si donc il ne sait pas les infinis par science de vision, il ne les connaоt aucunement.

 

Toutes les choses qui sont connues de Dieu ont en Dieu leurs raisons formelles, qui sont en lui en acte. Si donc des infinis sont sus de Dieu, alors une infinitй de raisons formelles seront en lui en acte, ce qui semble impossible.

 

Tout ce que Dieu sait, il le connaоt parfaitement. Or rien n’est parfaitement connu si la connaissance du connaissant ne pйnиtre jusqu’aux profondeurs de la rйalitй. Donc, tout ce que Dieu connaоt, il le pйnиtre, d’une certaine faзon. Or l’infini ne peut en aucune faзon кtre franchi, ni par le fini ni par l’infini. Dieu ne connaоt donc nullement les infinis.

 

Quiconque regarde une chose, la limite par son regard. Or tout ce que Dieu connaоt, il le regarde. Ce qui est infini ne peut donc pas кtre connu de lui.

 

Si la science divine porte sur les infinis, elle-mкme aussi sera infinie. Or cela est impossible, puisque tout infini est imparfait, comme il est prouvй au troisiиme livre de la Physique. La science de Dieu ne porte donc nullement sur les infinis.

 

Ce qui s’oppose а la dйfinition de l’infini ne peut aucunement кtre attribuй а l’infini. Or кtre connu s’oppose а la dйfinition de l’infini. En effet, « est infini ce dont, quelle que soit l’йtendue qu’on en perзoive, quelque chose reste toujours а percevoir au-delа », comme il est dit au troisiиme livre de la Physique ; or ce qui est connu doit nйcessairement кtre perзu par le connaissant, et ce dont quelque chose est hors du connaissant n’est pas pleinement connu ; et ainsi, on voit bien qu’кtre pleinement connu par quelqu’un s’oppose а la dйfinition de l’infini. Puisque Dieu connaоt pleinement tout ce qu’il connaоt, il ne connaоt donc pas les infinis.

 

La science de Dieu est la mesure de la rйalitй sue. Or l’infini ne peut avoir de mesure. L’infini ne se tient donc pas sous la science de Dieu.

 

10° Mesurer n’est rien d’autre que se rendre certain de la quantitй du mesurй ; si donc Dieu connaissait l’infini, et savait par consйquent sa quantitй, il le mesurerait ; ce qui est impossible car l’infini, en tant que tel, est immense. Dieu ne connaоt donc pas l’infini.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre de la Citй de Dieu, « bien que les nombres infinis ne puissent кtre exprimйs par aucun nombre, [l’infinitй du nombre] ne saurait кtre incomprйhensible а Celui dont la science surpasse tout nombre ».

 

Puisque Dieu ne fait rien d’inconnu, il peut savoir tout ce qu’il peut faire. Or Dieu peut faire des infinis. Il peut donc savoir les infinis.

 

Pour penser quelque chose, il faut l’immatйrialitй du cфtй de celui qui pense et du cфtй de ce qui est pensй, et l’union des deux. Or l’intelligence divine est infiniment plus immatйrielle qu’une intelligence crййe. Elle est donc infiniment plus capable de penser. Or une intelligence crййe peut connaоtre les infinis en puissance. L’intelligence divine peut donc connaоtre les infinis en acte.

 

Dieu sait toutes les choses qui existent, existeront et ont existй. Or, si le monde durait а l’infini, la gйnйration ne serait jamais finie, et ainsi, il y aurait une infinitй de singuliers. Or cela serait possible а Dieu. Il n’est donc pas impossible qu’il connaisse les infinis.

 

Comme dit le Commentateur au onziиme livre de la Mйtaphysique, « toutes les proportions et les formes qui sont en puissance dans la matiиre prime sont en acte dans le premier moteur » ; et dans le mкme sens saint Augustin dit que les raisons sйminales des rйalitйs sont dans la matiиre prime, mais que les raisons causales sont en Dieu. Or il y a dans la matiиre prime une infinitй de formes en puissance, йtant donnй que sa puissance passive est infinie. Il y a donc aussi des infinis en acte dans le premier moteur, qui est Dieu. Or Dieu connaоt tout ce qui, en lui, est en acte. Il connaоt donc les infinis.

 

Saint Augustin, disputant au quinziиme livre de la Citй de Dieu contre les acadйmiciens qui niaient que quelque chose fыt vrai, montre que non seulement il y a une multitude nombreuse de choses vraies, mais qu’il y en a mкme une multitude infinie par une certaine rйduplication de l’intelligence sur elle-mкme, ou encore de l’affirmation sur elle-mкme : par exemple, si je dis quelque chose de vrai, il est vrai que je dis quelque chose de vrai, et il est vrai que je dis que je dis quelque chose de vrai, et ainsi а l’infini. Or Dieu connaоt toutes les choses vraies. Dieu connaоt donc les infinis.

 

Tout ce qui est en Dieu est Dieu. La science de Dieu est donc Dieu mкme. Or Dieu est infini, car il n’est aucunement compris. Sa science est donc, elle aussi, infinie ; il a donc lui-mкme la science des infinis.

 

Rйponse :

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre de la Citй de Dieu, certains voulurent juger de l’intelligence divine selon le mode de notre intelligence et prйtendirent que Dieu, tout comme nous, ne peut connaоtre les infinis ; or ils affirmaient qu’il connaissait les singuliers, et en outre ils posaient un monde йternel ; il s’ensuivait donc qu’il y aurait un retour de choses numйriquement identiques en des siиcles diffйrents, ce qui est complиtement absurde. Par consйquent, il faut affirmer que Dieu connaоt les infinis, comme on peut le montrer а partir de ce qui a dйjа йtй dйterminй. En effet, puisqu’il a lui-mкme la science non seulement des choses qui ont existй, existent ou existeront, mais encore de toutes celles qui sont de nature а participer sa bontй, et que de telles choses sont en nombre infini, йtant donnй que sa bontй est infinie, il reste qu’il connaоt lui-mкme les infinis ; mais il faut considйrer comment cela se fait.

 

Il faut donc savoir que, selon la puissance du mйdium de connaissance, la connaissance s’йtend а plus ou moins de choses ; par exemple, la ressemblance qui est reзue dans la vue est dйterminйe par les conditions particuliиres de la rйalitй, et c’est pourquoi elle ne peut mener а la connaissance que d’une seule rйalitй ; mais la ressemblance de la rйalitй qui est reзue dans l’intelligence est dйgagйe des conditions particuliиres, et donc, йtant plus йlevйe, elle peut mener а plus de choses. Et parce qu’une forme universelle unique est de nature а кtre participйe par un nombre infini de singuliers, de lа vient que l’intelligence connaоt d’une certaine faзon les infinis. Mais parce que cette ressemblance qui est dans l’intelligence ne mиne pas а la connaissance du singulier quant aux choses par lesquelles les singuliers se distinguent les uns des autres, mais seulement quant а leur nature commune, il en rйsulte que notre intelligence, par l’espиce qu’elle a en elle, ne peut connaоtre les infinis qu’en puissance ; en revanche, le mйdium par lequel Dieu connaоt, а savoir son essence, est une ressemblance des choses en nombre infini qui peuvent l’imiter, et pas seulement quant а ce qui leur est commun, mais aussi quant а ce par quoi elles se distinguent les unes des autres, ainsi qu’il ressort de ce qui prйcиde; aussi la science divine a-t-elle une efficace pour connaоtre les infinis. Mais voici comment considйrer la maniиre dont elle connaоt les infinis en acte.

 

Rien n’empкche qu’une chose soit infinie d’une faзon et finie d’une autre, comme par exemple si quelque corps йtait infini en longueur mais fini en largeur. Et cela est possible semblablement dans les formes : par exemple, si nous supposons blanc quelque corps infini, la quantitй extensive de la blancheur, selon laquelle celle-ci est appelйe quantum par accident, sera infinie ; mais sa quantitй par soi, c’est-а-dire intensive, serait nйanmoins finie. Et il en est de mкme de n’importe quelle autre forme d’un corps infini, car toute forme reзue dans une matiиre est limitйe selon le mode de ce qui reзoit, et ainsi, elle n’a pas une intensitй infinie.

 

Or, de mкme que l’infini s’oppose а la connaissance, de mкme aussi il s’oppose au franchissement : en effet, l’infini ne peut кtre ni connu ni franchi. Nйanmoins, si quelque chose se meut sur l’infini mais non dans le sens de son infinitй, l’infini pourra кtre franchi ; par exemple, ce qui est infini en longueur et fini en largeur peut кtre franchi en largeur, mais non en longueur. Ainsi йgalement, si quelque infini est connu dans le sens oщ il est infini, en aucune faзon il ne peut кtre parfaitement connu ; en revanche, s’il est connu, mais non dans le sens oщ il est infini, alors il pourra кtre parfaitement connu : en effet, parce que la notion d’infini convient а la quantitй, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique, et que toute quantitй a de par sa notion un ordre des parties, il s’ensuit que l’infini est connu dans le sens oщ il est infini lorsqu’il est apprйhendй partie aprиs partie. Par consйquent, si notre intelligence doit connaоtre ainsi un corps blanc infini, elle ne pourra en aucune faзon le connaоtre parfaitement, ni sa blancheur ; mais si elle connaоt la nature mкme de la blancheur ou de la corporйitй, qui se trouvent dans le corps infini, elle connaоtra ainsi l’infini parfaitement quant а toutes ses parties, mais non toutefois dans le sens oщ il est infini ; et ainsi, il est possible que notre intelligence en quelque sorte connaisse parfaitement l’infini continu, mais nullement les infinis en quantitй discrиte, йtant donnй qu’elle ne peut par une seule espиce connaоtre de nombreuses choses ; et de lа vient que, si elle doit considйrer de nombreuses choses, il lui est nйcessaire de les connaоtre l’une aprиs l’autre, et ainsi, elle connaоt la quantitй discrиte dans le sens oщ elle peut кtre infinie. Si donc elle connaissait une multitude infinie en acte, il s’ensuivrait qu’elle connaоtrait l’infini dans le sens oщ il est infini, ce qui est impossible.

 

Mais l’intelligence divine connaоt toutes choses par une espиce unique ; aussi sa connaissance porte-t-elle sur toutes choses en mкme temps et d’un seul regard ; et ainsi, elle ne connaоt pas la multitude suivant l’ordre de ses parties, de sorte qu’elle peut connaоtre une multitude infinie, mais non dans le sens de l’infini ; car si elle devait la connaоtre dans le sens de l’infini, en prenant une partie de la multitude aprиs l’autre, elle ne parviendrait jamais а la fin et ne connaоtrait donc pas parfaitement. Par consйquent, j’accorde sans rйserve que Dieu connaоt en acte les infinis dans l’absolu, et que ces infinis n’йgalent pas son intelligence comme lui-mкme йgale son intelligence en se connaissant : car l’essence, dans les infinis crййs, est finie quasi intensivement, comme la blancheur dans un corps infini, tandis que l’essence de Dieu est infinie sous tous rapports ; et par consйquent, tous les infinis sont finis pour Dieu et sont comprйhensibles par lui.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la mesure oщ l’objet su ne dйpasse pas l’intelligence de celui qui sait au point de rester en partie hors de celle-ci, on dit que l’objet su est limitй par celui qui sait ; dans ce cas, en effet, il se rapporte а elle а la faзon d’une chose limitйe ; et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que cela se produise pour un infini qui n’est pas su dans le sens oщ il est infini.

 

La science de simple connaissance et la science de vision ne diffиrent nullement du cфtй de celui qui sait, mais seulement du cфtй de la rйalitй sue. En effet, la science de vision se dit en Dieu par ressemblance avec la vision corporelle, qui regarde des rйalitйs posйes hors d’elle-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que Dieu sait par science de vision uniquement les choses qui sont hors de lui, et qui sont soit prйsentes, soit passйes, soit futures. En revanche, la science de simple connaissance porte, comme on l’a dйjа prouvй, sur les choses qui n’existent pas ni n’existeront ni n’ont existй. Et Dieu ne sait pas celles-ci d’une faзon et celles-lа d’une autre ; si donc Dieu ne voit pas les infinis, cela ne vient pas du cфtй de la science de vision, mais du cфtй des objets visibles eux-mкmes qui n’existent pas ; et а supposer l’existence d’infinis soit en acte soit successivement, il est hors de doute que Dieu les connaоtrait par science de vision.

 

La vue est proprement un certain sens corporel ; par consйquent, si l’on transfиre le nom de vision а la connaissance immatйrielle, ce ne sera que mйtaphoriquement. Or, en de telles tournures, la notion de vйritй diffиre suivant les diffйrentes ressemblances qui se trouvent dans les rйalitйs. Rien n’empкche donc d’appeler « vision » tantфt toute science divine, tantфt celle-lа seule qui porte sur les choses passйes, prйsentes ou futures.

 

Dieu mкme est par son essence la ressemblance de toutes choses, et une ressemblance propre de chacune ; par consйquent, si l’on dit qu’en Dieu les raisons formelles des rйalitйs sont plusieurs, c’est uniquement а cause de ses rapports aux diverses crйatures, et ces rapports ne sont, bien entendu, que des relations de raison. Or il n’est pas aberrant que des relations de raison soient multipliйes а l’infini, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique.

 

Le franchissement implique un mouvement d’une chose а une autre ; or, sans procйder discursivement mais par un seul regard simple, Dieu connaоt toutes les parties de l’infini, qu’il soit continu ou discret ; aussi connaоt-il parfaitement l’infini, sans pour autant le franchir en le pensant.

 

Il faut rйpondre comme au premier argument.

 

Cet argument vaut pour l’infini dit privativement, qui ne se trouve que dans les quantitйs ; en effet, tout ce qui est dit privativement est imparfait. Par contre, il ne vaut pas pour l’infini dit nйgativement, au sens oщ Dieu est dit infini, car il appartient а la perfection d’une chose de n’кtre terminйe par rien.

 

Cet argument prouve que l’infini ne peut кtre connu dans le sens oщ il est infini : car quelque portion de quantitй que l’on prenne, quelle qu’en soit la mesure, il en restera toujours а prendre. Mais Dieu ne connaоt pas l’infini de telle faзon qu’il passe d’une partie а une autre.

 

Ce qui est infini en quantitй a un кtre fini, comme on l’a dit, et par consйquent la science divine peut кtre la mesure de l’infini.

 

10° La notion de mesure consiste а obtenir une certitude sur la quantitй dйterminйe de quelque chose ; or Dieu n’a pas telle connaissance de l’infini qu’il en sache une quantitй dйterminйe, car l’infini n’en a pas ; кtre su par Dieu ne s’oppose donc pas а la notion d’infini.

Article 10 : Dieu peut-il faire des infinis ? a-t-on demandй incidemment.

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Les raisons formelles existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs, et l’une n’empкche pas l’action de l’autre. Puis donc que les raisons formelles sont en nombre infini dans l’esprit divin, il peut en rйsulter un nombre infini d’effets, exйcutйs par la puissance divine.

 

La puissance du Crйateur excиde infiniment la puissance de la crйature. Or il appartient а la puissance de la crйature de produire des infinis successivement. Dieu peut donc produire des infinis simultanйment.

 

Vaine est la puissance qui n’est pas amenйe а l’acte, surtout si elle ne peut pas y кtre amenйe. Or la puissance de Dieu porte sur les infinis. Une telle puissance serait donc vaine, si elle ne pouvait produire des infinis en acte.

 

 

En sens contraire :

 

Sйnиque dit : « L’idйe est le modиle des rйalitйs qui adviennent naturellement. » Or les infinis ne peuvent exister naturellement, et ainsi, il ne peuvent pas non plus кtre produits, semble-t-il, car ce qui ne peut pas exister ne peut pas кtre produit. Il n’y aura donc pas d’idйe des infinis en Dieu. Or Dieu ne peut rien opйrer que par une idйe ; Dieu ne peut donc pas opйrer des infinis.

 

Quand on dit que Dieu crйй les rйalitйs, on ne pose rien de nouveau du cфtй de celui qui crйe, mais seulement du cфtй de la crйature ; dire que Dieu crйe les rйalitйs revient donc, semble-t-il, а dire que les rйalitйs viennent а l’existence par Dieu. Donc, pour la mкme raison, dire que Dieu peut crйer les rйalitйs revient а dire que les rйalitйs peuvent venir а l’existence par Dieu. Or les rйalitйs ne peuvent кtre produites en nombre infini, car il n’y a pas dans la crйature de puissance а un acte infini. Dieu non plus ne peut donc pas faire des infinis en acte.

 

 

Rйponse :

 

On rencontre deux distinctions de l’infini.

 

D’abord, il se distingue en puissance et acte ; et l’on appelle infini en puissance celui qui consiste toujours en une succession, comme dans la gйnйration, le temps et la division du continu : en toutes ces choses il y a une puissance а l’infini, car elles sont toujours prises une partie aprиs l’autre ; mais il y aurait infini en acte si nous posions, par exemple, une ligne dйpourvue d’extrйmitйs.

 

Ensuite, on distingue l’infini par soi et par accident ; et le sens de cette distinction apparaоt clairement de la faзon suivante : la notion d’infini, comme on l’a dit, convient а la quantitй ; or la quantitй se dit de la quantitй discrиte avant de se dire de la quantitй continue ; par consйquent, pour voir comment l’infini est par soi et comment il est par accident, il faut considйrer que tantфt la multitude est requise par soi, tantфt elle est seulement par accident. La multitude est requise par soi, comme on le voit bien, dans les sйries ordonnйes de causes et d’effets dont l’un est en dйpendance essentielle de l’autre ; par exemple, l’вme meut la chaleur naturelle, qui met en branle les nerfs et les muscles, par lesquels sont mues les mains, qui meuvent un bвton, par lequel est mue une pierre ; dans cette sйrie, en effet, n’importe lequel des suivants dйpend par soi de n’importe lequel des prйcйdents. Mais il y a multitude par accident, quand toutes les choses qui sont contenues dans la multitude tiennent pour ainsi dire la place d’une seule, et qu’il importe peu qu’il y en ait une ou plusieurs, peu ou beaucoup ; par exemple, si un bвtisseur fait une maison, et qu’en la construisant il use successivement plusieurs scies, la multitude des scies n’est requise que par accident pour construire la maison, parce qu’une seule scie ne peut durer toujours ; et le nombre de scies, quel qu’il soit, ne fait aucune diffйrence pour la maison ; il n’y a donc aucune dйpendance entre l’une et l’autre, comme c’йtait le cas lorsque la multitude йtait requise par soi.

 

Donc, d’aprиs cela, diverses opinions furent йmises concernant l’infini. Certains philosophes anciens posиrent l’infini en acte non seulement par accident, mais aussi par soi, voulant que l’infini soit nйcessaire а ce qu’ils posaient comme le principe ; et c’est pourquoi ils posaient aussi un processus infini de causes. Mais le Philosophe rйprouve cette opinion au deuxiиme livre de la Mйtaphysique et au troisiиme livre de la Physique.

 

D’autres, а la suite d’Aristote, accordиrent que l’infini par soi ne peut se rencontrer ni en acte ni en puissance, car il n’est pas possible qu’une chose dйpende essentiellement d’une infinitй [de causes], auquel cas, en effet, son кtre ne serait jamais accompli. Mais ils posиrent que l’infini par accident existe non seulement en puissance mais aussi en acte ; c’est pourquoi Algazel, dans sa Mйtaphysique, affirme que les вmes humaines sйparйes des corps sont en nombre infini, car cela s’ensuit de ce que le monde, selon lui, est йternel ; et il n’estime pas cela aberrant, car il n’y a aucune dйpendance des вmes entre elles, aussi l’infini ne se trouve-t-il dans la multitude de ces вmes que par accident.

 

D’autres, par contre, ont posй que l’infini en acte ne peut exister ni par soi ni par accident ; mais que seul peut exister l’infini en puissance, qui consiste en une succession, comme il est enseignй au troisiиme livre de la Physique ; et c’est la position du Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Que l’infini ne puisse кtre en acte, cela peut avoir deux raisons : soit parce qu’кtre en acte s’oppose а l’infini par lа mкme qu’il est infini, soit pour une autre raison, comme par exemple se mouvoir vers le haut s’oppose au triangle de plomb, non parce qu’il est triangle, mais parce qu’il est en plomb.

 

Si donc l’infini peut par nature exister en acte, d’aprиs la seconde opinion, ou mкme, si autre chose que la notion mкme d’infini l’empкche d’exister, alors je dis que Dieu peut faire que l’infini existe en acte. En revanche, si кtre en acte s’oppose а l’infini dans sa notion, alors Dieu ne peut pas faire cela, comme il ne peut pas faire que l’homme soit un animal irrationnel, car cela reviendrait а ce que des contradictoires existent en mкme temps. Mais кtre en acte est-il ou non compatible avec l’infini dans sa notion ? Comme c’est une question soulevйe incidemment, qu’elle soit maintenant laissйe de cфtй pour кtre discutйe ailleurs. Et il faut rйpondre aux deux sйries d’arguments.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les raisons formelles qui sont dans l’esprit divin ne se rйalisent pas dans la crйature avec le mode qu’elles ont en Dieu, mais avec le mode que permet la notion de crйature ; ainsi, bien que ces raisons formelles soient immatйrielles, les rйalitйs sont cependant produites а partir d’elles en l’кtre matйriel. Si donc il entre dans la notion d’infini de n’кtre pas en acte simultanйment mais en une succession, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de la Physique, alors les raisons formelles en nombre infini qui sont dans l’esprit divin ne peuvent se rйaliser toutes ensemble dans les crйatures, mais elles le peuvent successivement ; et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y ait des infinis en acte.

 

On dit de deux faзons qu’une chose est impossible а la puissance de la crйature : d’abord en raison d’un dйfaut de puissance, et dans ce cas on affirme а bon droit que ce que la crйature ne peut pas, Dieu le peut. Ensuite, parce que ce qui est dit impossible а la crйature contient en soi une certaine incompatibilitй ; et de mкme que cela est impossible а la crйature, ce n’est pas non plus possible а Dieu, comme par exemple que deux contradictoires existent simultanйment ; et tel sera le cas de l’existence en acte de l’infini, si кtre en acte s’oppose а la notion d’infini.

 

Est vain ce qui ne parvient pas а la fin pour laquelle il existe, comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique ; donc, qu’une puissance ne soit pas amenйe а l’acte ne la fait appeler vaine que dans la mesure oщ son effet, ou son acte mкme, s’il est diffйrent d’elle, est la fin de la puissance. Or nul effet de la puissance divine n’est la fin de celle-ci, et son acte ne diffиre pas de Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Bien que, par nature, les infinis ne puissent exister simultanйment, cependant ils peuvent devenir ; car l’кtre de l’infini ne consiste pas а exister simultanйment, mais il est comme les choses qui sont en devenir, comme « le jour et le combat », ainsi qu’il est dit au troisiиme livre de la Physique. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire seulement les choses qui arrivent naturellement. En effet, l’idйe, d’aprиs la dйfinition susdite, relиve de la connaissance pratique, c’est-а-dire une connaissance qui est dйterminйe а l’acte par la volontй divine ; mais Dieu peut faire par sa volontй beaucoup d’autres choses que celles qu’il a dйterminйes pour qu’elles existent, ou aient existй, ou doivent exister.

 

Bien que, dans la crйation, seul soit nouveau ce qui est du cфtй de la crйature, cependant le nom de crйation n’implique pas seulement cela, mais encore ce qui est du cфtй de Dieu ; en effet, il signifie l’action divine, qui est son essence, et il connote l’effet dans la crйature, qui est de recevoir de Dieu l’existence ; il ne s’ensuit donc pas que la possibilitй pour Dieu de crйer quelque chose soit identique а la possibilitй pour une chose d’кtre crййe par lui ; sinon, avant que la crйature ne fыt, il n’aurait rien pu crйer sans que la puissance de la crйature prйexistвt, ce qui revient а poser une matiиre йternelle. Donc, bien que la puissance de la crйature ne permette pas l’existence d’infinis en acte, cela n’exclut pas que Dieu puisse faire des infinis en acte.

Article 11 : La science se dit-elle de faзon purement йquivoque de Dieu et de nous ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Partout oщ il y a une communautй d’univocitй ou d’analogie, il y a quelque ressemblance. Or il ne peut y avoir aucune ressemblance entre la crйature et Dieu. Rien ne peut donc кtre commun aux deux par univocitй ou par analogie. Si donc le nom de science se dit de Dieu et de nous, ce sera seulement de faзon йquivoque. Preuve de la mineure. Il est dit en Is. 40, 18 : « А qui donc ferez-vous ressembler Dieu ? », comme pour dire qu’il ne peut ressembler а personne.

 

Partout oщ il y a quelque ressemblance, il y a un rapport. Or, il ne peut y avoir aucun rapport entre Dieu et la crйature, puisque la crйature est finie et que Dieu est infini. Il ne peut donc y avoir aucune ressemblance entre eux ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Partout oщ il y a un rapport, il doit nйcessairement y avoir une forme que plusieurs possиdent plus ou moins, ou йgalement. Or cela ne peut se dire de Dieu et de la crйature, car il y aurait alors quelque chose de plus simple que Dieu. Il n’y a donc pas de rapport entre lui et la crйature ; ni non plus, par consйquent, de ressemblance ni de communautй, si ce n’est d’йquivocitй seulement.

 

Les choses entre lesquelles il n’y a aucune ressemblance sont plus distantes que celles entre lesquelles il y a une ressemblance. Or il y a entre Dieu et la crйature une distance infinie, plus grande qu’aucune autre ; il n’y a donc pas de ressemblance entre eux, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La distance de la crйature а Dieu est plus grande que la distance de l’йtant crйй au non-йtant, puisque l’йtant crйй ne dйpasse le non-йtant que de la quantitй de son entitй, qui n’est pas infinie. Or rien ne peut кtre commun а l’йtant et au non-йtant, « si ce n’est par йquivocitй » seulement, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique : « comme, par exemple, si ce que nous appelons homme, d’autres l’appelaient non-homme ». Rien non plus ne peut donc кtre commun а Dieu et а la crйature, si ce n’est par pure йquivocation.

 

Dans toutes les analogies, il en est ainsi : ou bien un terme est posйe dans la dйfinition de l’autre, comme on pose la substance dans la dйfinition de l’accident et l’acte dans la dйfinition de la puissance, ou bien quelque chose d’identique est posй dans la dйfinition de l’un et de l’autre, comme la santй de l’animal est posйe dans la dйfinition du sain, qui se dit de l’urine et de la nourriture, celle-ci conservant et l’autre signifiant la santй. Or la crйature et Dieu ne sont pas ainsi entre eux, car ni l’un n’est posй dans la dйfinition de l’autre, ni quelque chose d’identique n’est posй dans la dйfinition des deux, mкme en supposant que Dieu ait une dйfinition. Il semble donc que rien ne puisse se dire de Dieu et des crйatures par analogie ; et ainsi, il reste que tout ce qui se dit d’eux communйment est dit de faзon purement йquivoque.

 

La diffйrence entre la substance et l’accident est plus grande qu’entre deux espиces de substance. Or, si un mкme nom est donnй pour signifier deux espиces de substances selon la notion propre de l’une et de l’autre, il est dit de celles-ci de faзon purement йquivoque, comme le nom de chien donnй а la constellation, а l’animal qui aboie et а l’animal marin. Donc а bien plus forte raison si un nom unique est donnй а la substance et а l’accident. Or notre science est accident, tandis que la science divine est substance. Donc le nom de science se dit de l’une et de l’autre de faзon purement йquivoque.

 

Notre science est seulement une certaine image de la science divine. Or le nom de la rйalitй ne convient а l’image que de faзon йquivoque, et c’est pourquoi « animal » se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de l’animal peint, suivant le Philosophe dans les Catйgories. Donc le nom de science se dit lui aussi de faзon purement йquivoque de la science de Dieu et de la nфtre.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique que ce en quoi se trouvent les perfections de tous les genres est parfait au plein sens du terme ; et c’est Dieu, comme dit le Commentateur au mкme endroit. Or on n’affirmerait pas que les perfections des autres genres se trouvent en lui, s’il n’y avait pas de ressemblance entre sa perfection et les perfections des autres genres. Il y a donc quelque ressemblance entre la crйature et lui ; donc la science, ou quoi que ce soit d’autre, ne se dit pas de faзon purement йquivoque de la crйature et de Dieu.

 

Il est dit en Gen. 1, 26 : « Faisons l’homme а notre image et а notre ressemblance. » Il y a donc quelque ressemblance entre la crйature et Dieu, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Il est impossible de dire qu’une chose est prйdiquйe univoquement de la crйature et de Dieu. En effet, dans tous les cas d’univocitй, la notion а laquelle renvoie le nom est commune aux deux termes desquels le nom est prйdiquй univoquement ; et ainsi, quant а la notion а laquelle renvoie ce nom, les termes univoques sont йgaux en quelque chose, bien que l’un puisse кtre avant ou aprиs l’autre du point de vue de l’кtre : par exemple, tous les nombres sont йgaux quant а la notion de nombre, bien que, du point de vue de la nature de la rйalitй, l’un soit par nature antйrieur а l’autre. Or la crйature, si parfaitement qu’elle imite Dieu, ne peut cependant parvenir а ce qu’une chose lui convienne pour la mкme raison qu’elle convient а Dieu ; en effet, les choses qui sont en divers sujets selon la mкme notion sont communes а ceux-ci du point de vue de la notion de substance ou de quidditй, mais sont distinctes du point de vue de l’кtre. Or tout ce qui est en Dieu, est son propre кtre ; car de mкme qu’en lui l’essence est identique а l’кtre, de mкme en lui la science est la mкme chose qu’кtre connaissant ; puis donc que l’кtre qui est propre а une rйalitй ne peut кtre communiquй а une autre, il est impossible que la crйature parvienne а avoir quelque chose sous le mкme rapport que Dieu, de mкme qu’il est impossible qu’elle parvienne au mкme кtre. Et il en serait de mкme pour nous : si, en Socrate, l’homme et l’« кtre homme » ne diffйraient pas, il serait impossible que l’homme se dise univoquement de lui et de Platon, qui ont un кtre diffйrent.

 

Et cependant, on ne peut pas dire que tout ce qui se dit de Dieu et des crйatures soit prйdiquй de faзon tout а fait йquivoque ; car s’il n’y avait aucune convenance quant а la rйalitй entre la crйature et Dieu, son essence ne serait pas une ressemblance des crйatures, et ainsi, il ne connaоtrait pas les crйatures en connaissant son essence. Semblablement aussi, nous ne pourrions pas non plus parvenir а la connaissance de Dieu а partir des rйalitйs crййes ; et parmi les noms qui sont adaptйs aux crйatures, l’un ne devrait pas se dire de Dieu plutфt que l’autre ; car dans les cas d’йquivocitй, peu importe le nom que l’on donne, dиs lors qu’il ne se remarque aucune convenance de rйalitй.

 

Il faut donc affirmer que le nom de science ne se prйdique de la science de Dieu et de la nфtre ni tout а fait univoquement, ni de faзon purement йquivoque, mais par analogie, ce qui ne signifie rien d’autre que « selon une proportion ». Or il peut y avoir deux convenances selon une proportion, et l’on envisage la communautй d’analogie selon ces deux convenances. En effet, il y a une certaine convenance entre les termes qui ont entre eux une proportion, du fait qu’ils ont une distance dйterminйe ou une autre relation mutuelle : par exemple entre deux et un, du fait que deux est le double de un. Parfois aussi, la convenance est envisagйe non pas entre deux termes entre lesquels il y aurait une proportion, mais plutфt entre deux proportions : par exemple, six convient avec quatre par la raison que, de mкme que six est le double de trois, de mкme quatre est le double de deux. La premiиre convenance est donc celle de proportion, et la seconde celle de proportionnalitй ; et par consйquent, nous trouvons selon le mode de la premiиre convenance une chose dite analogiquement de deux termes dont l’un a une relation avec l’autre, comme l’йtant se dit de la substance et de l’accident en raison de la relation que l’accident a avec la substance, et comme « sain » se dit de l’urine et de l’animal parce que l’urine a quelque relation avec la santй de l’animal. Mais parfois, une chose se dit analogiquement selon le second mode de convenance, comme le nom de vision se dit de la vision corporelle et de l’intelligence parce que l’intelligence est dans l’esprit ce que la vue est dans l’њil. Pour ce qui se dit analogiquement de la premiиre faзon, il est donc nйcessaire qu’il y ait une relation dйterminйe entre les termes auxquels une chose est commune par analogie, et c’est pourquoi il est impossible qu’une chose se dise de Dieu et de la crйature selon ce mode d’analogie, car aucune crйature n’a avec Dieu une relation telle que la perfection divine puisse кtre dйterminйe par elle. Mais dans l’autre mode d’analogie, on n’envisage aucune relation dйterminйe entre les termes auxquels une chose est commune par analogie ; voilа pourquoi rien n’empкche qu’un nom se dise analogiquement de Dieu et de la crйature selon ce mode.

 

Cela se produit toutefois de deux faзons : tantфt, en effet, ce nom implique par son signifiй principal une chose en laquelle on ne peut envisager de convenance entre Dieu et la crйature, mкme selon le mode susdit, et tel est le cas de tout ce qui est dit symboliquement de Dieu, comme lorsqu’il est appelй lion, ou soleil, ou autre chose de ce genre, car dans la dйfinition de ces choses entre la matiиre, qui ne peut кtre attribuйe а Dieu ; tantфt le nom qui se dit de Dieu et de la crйature n’implique, par son signifiй principal, rien qui empкche d’envisager le mode de convenance susdit entre Dieu et la crйature, et tel est le cas de tous les noms qui n’incluent aucun dйfaut dans leur dйfinition, ni ne dйpendent de la matiиre quant а l’кtre, comme l’йtant, le bien, et autres choses semblables.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit Denys au neuviиme chapitre des Nom Divins, en aucune faзon Dieu ne doit кtre dit semblable aux crйatures, mais les crйatures peuvent en quelque faзon кtre dites semblables а Dieu. Car ce qui est fait а l’imitation de quelque chose, s’il l’imite parfaitement, peut dans l’absolu кtre dit semblable а lui, mais non l’inverse, car l’homme n’est pas dit semblable а son image, c’est le contraire qui est vrai ; et s’il l’imite imparfaitement, alors ce qui imite peut кtre dit а la fois semblable et dissemblable а ce а l’imitation de quoi il est fait : semblable, parce qu’il le reprйsente, mais non semblable, dans la mesure oщ il manque а la parfaite reprйsentation. Voilа pourquoi la Sainte Йcriture nie а tout point de vue que Dieu soit semblable aux crйatures ; mais que la crйature soit semblable а Dieu, tantфt elle l’accorde, tantфt elle le nie : elle l’accorde, lorsqu’elle dit que l’homme a йtй fait а la ressemblance de Dieu ; mais elle le nie lorsqu’elle dit dans le Psaume : « Ф Dieu, qui sera semblable а vous ? »

 

Au premier livre des Topiques, le Philosophe pose deux modes de ressemblance : l’un, que l’on trouve en des genres diffйrents, et celui-ci se prend de la proportion ou de la proportionnalitй, comme quand une chose est а une autre ce qu’une troisiиme est а une quatriиme, comme il le dit au mкme endroit ; l’autre mode, que l’on trouve dans les choses qui sont du mкme genre, comme lorsque le mкme est en diffйrents sujets. Or le premier mode de ressemblance ne requiert pas de rapport suivant une relation dйterminйe, mais seulement le second mode ; il n’est donc pas nйcessaire d’йcarter de Dieu le premier mode de ressemblance relativement а la crйature.

 

Cette objection vaut manifestement pour la ressemblance du second mode, dont nous avons accordй qu’elle n’existait pas entre la crйature et Dieu.

 

La ressemblance qui diminue la distance est celle qui se fonde sur ce que deux termes participent а une seule chose, ou que l’un a avec l’autre une relation dйterminйe par laquelle l’intelligence peut comprendre l’un а partir de l’autre, et non celle qui existe par une convenance de proportions. En effet, une telle ressemblance se trouve semblablement en des termes trиs distants ou peu distants ; car la ressemblance de proportionnalitй n’est pas plus grande entre les rapports de deux а un et de six а trois, qu’entre les rapports de deux а un et de cent а cinquante. Voilа pourquoi la distance infinie de la crйature а Dieu n’фte pas la ressemblance susdite.

 

Mкme а l’йtant et au non-йtant quelque chose convient selon l’analogie, car le non-йtant lui-mкme est analogiquement appelй йtant, comme on le voit clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; et c’est pourquoi la distance qu’il y a entre la crйature et Dieu ne peut pas non plus empкcher la communautй d’analogie.

 

Cet argument vaut pour la communautй d’analogie qui s’entend selon une relation dйterminйe d’un terme а l’autre : alors, en effet, il est nйcessaire que l’un soit posй dans la dйfinition de l’autre, comme la substance dans la dйfinition de l’accident, ou qu’une chose unique soit posйe dans la dйfinition des deux termes, l’un et l’autre se disant par relation а une seule chose, comme la substance dans la dйfinition de la quantitй et de la qualitй.

 

Bien qu’entre deux espиces de substance il y ait une plus grande convenance qu’entre l’accident et la substance, cependant il est possible qu’un nom ne soit pas donnй а ces diffйrentes espиces en considйration d’une convenance existant entre elles ; et dans ce cas, le nom sera purement йquivoque. Mais un nom qui convient а la substance et а l’accident peut кtre donnй en considйration d’une convenance existant entre eux, et ainsi, il ne sera pas йquivoque mais analogue.

 

Le nom d’animal n’est pas donnй pour signifier la figure extйrieure du point de vue de laquelle une peinture imite un vйritable animal, mais pour signifier la nature intйrieure, du point de vue de laquelle la peinture n’imite pas ; voilа pourquoi le nom d’animal se dit de faзon йquivoque du vrai animal et de l’animal peint ; par contre, le nom de science convient а la crйature et au Crйateur du point de vue de ce en quoi la crйature imite le Crйateur ; il ne se prйdique donc pas de l’un et de l’autre de faзon tout а fait йquivoque.

Article 12 : Dieu connaоt-il les futurs contingents singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien ne peut кtre su que le vrai, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or, dans les contingents singuliers et futurs, il n’y a pas de vйritй dйterminйe, comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias. Dieu n’a donc pas la science des futurs singuliers et contingents.

 

Ce qui a une consйquence impossible est impossible. Or la proposition « Dieu sait un singulier contingent et futur » a une consйquence impossible, а savoir que la science de Dieu se trompe. Il est donc impossible qu’il sache un futur contingent singulier. Preuve de la mineure : supposons que Dieu sache quelque futur contingent singulier, par exemple « Socrate est assis ». Donc, ou bien il est possible que Socrate ne soit pas assis, ou bien ce n’est pas possible. Si cela n’est pas possible, il est donc impossible que Socrate ne soit pas assis ; il est donc nйcessaire que Socrate soit assis. Or on avait supposй que cela йtait contingent. Et s’il est possible qu’il ne soit pas assis, aucun inconvйnient ne doit s’ensuivre si on le pose. Or il s’ensuit que la science de Dieu se trompe. Il ne sera donc pas impossible que la science de Dieu se trompe.

 

[Le rйpondant] disait que le contingent, tel qu’il est en Dieu, est nйcessaire. En sens contraire : ce qui en soi est contingent, n’est nйcessaire du point de vue de Dieu que dans la mesure oщ il est en Dieu. Or, dans la mesure oщ il est en Dieu, il n’est pas distinct de lui. Si donc il n’est su de Dieu que dans la mesure oщ il est nйcessaire, il ne sera pas su de Dieu tel qu’il existe dans sa nature propre, en tant qu’il est distinct de lui.

 

Selon le Philosophe au premier livre des Premiers Analytiques, d’une majeure apodictique et d’une mineure assertorique s’ensuit une conclusion apodictique. Or cette proposition est vraie : « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement ». En effet, si ce dont Dieu connaоt l’existence n’existait pas, sa science serait fausse. Si donc Dieu sait qu’une chose existe, il est nйcessaire qu’elle existe. Or aucun contingent n’existe nйcessairement. Aucun contingent n’est donc su par Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que lorsqu’on dit : « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », il n’est pas impliquй de nйcessitй du cфtй de la crйature, mais seulement du cфtй de Dieu qui sait. En sens contraire : lorsqu’on dit que « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », la nйcessitй est attribuйe au sujet du dictum. Or le sujet du dictum est ce qui est su par Dieu, non Dieu mкme qui sait. Cela n’implique donc une nйcessitй que du cфtй de la rйalitй sue.

 

Pour nous, plus une connaissance est certaine, moins elle peut porter sur les choses contingentes ; en effet, la science ne porte que sur les choses nйcessaires, car elle est plus certaine que l’opinion, qui peut porter sur les contingentes. Or la science de Dieu est trиs certaine. Elle ne peut donc porter que sur les choses nйcessaires.

 

En toute conditionnelle vraie, si l’antйcйdent est nйcessaire dans l’absolu, le consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu. Or cette conditionnelle est vraie : « si une chose a йtй sue par Dieu, elle existera ». Puis donc que l’antйcйdent « cela a йtй su par Dieu » est nйcessaire dans l’absolu, le consйquent sera lui aussi nйcessaire dans l’absolu ; il est donc absolument nйcessaire que tout ce qui est su par Dieu existe. Or voici comment [l’objectant] prouvait que « cela a йtй su par Dieu » est nйcessaire dans l’absolu. C’est un certain dictum au passй. Or tout dictum au passй, s’il est vrai, est nйcessaire, car ce qui a йtй ne peut pas ne pas avoir йtй. C’est donc nйcessaire dans l’absolu. Autre argument : tout ce qui est йternel est nйcessaire ; or tout ce que Dieu a su, il l’a su de toute йternitй ; il est donc absolument nйcessaire qu’il l’ait su.

 

Chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or les futurs contingents n’ont pas d’кtre. Ils n’ont donc pas non plus de vйritй ; la science ne peut donc pas porter sur eux.

 

Selon le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, celui qui ne pense pas une chose dйterminйe ne pense rien. Or le futur contingent, surtout s’il peut кtre indiffйremment l’un ou l’autre, n’est aucunement dйterminй, ni en lui-mкme ni dans sa cause. La science ne peut donc aucunement porter sur lui.

 

10° Hugues de Saint-Victor dit dans son De sacramentis que « Dieu ne connaоt rien hors de soi, ayant toutes choses en lui-mкme ». Or rien n’est contingent qu’en dehors de lui, car il n’y a pas de potentialitй en lui. Dieu ne connaоt donc aucunement le futur contingent.

 

11° Rien de contingent ne peut кtre connu par un mйdium nйcessaire, car si le mйdium est nйcessaire, la conclusion l’est aussi. Or Dieu connaоt toutes choses par ce mйdium qu’est son essence. Puis donc que ce mйdium est nйcessaire, il semble qu’il ne puisse connaоtre aucun contingent.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit dans le Psaume : « Lui qui a formй un а un leurs cњurs connaоt toutes leurs њuvres. » Or les њuvres des hommes sont contingentes, puisqu’elles dйpendent du libre arbitre. Dieu connaоt donc les futurs contingents.

 

Tout ce qui est nйcessaire est su par Dieu. Or tout contingent est nйcessaire en tant qu’il est rйfйrй а la connaissance divine, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Tout contingent est donc su par Dieu.

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que Dieu sait de faзon immuable les choses changeantes. Or, par lа mкme qu’une chose est changeante, elle est contingente, puisqu’on appelle contingent ce qui peut кtre et ne pas кtre. Dieu sait donc de faзon immuable les choses contingentes.

 

Dieu connaоt les rйalitйs dans la mesure oщ il est leur cause. Or Dieu est la cause non seulement des choses nйcessaires, mais aussi des contingentes. Il connaоt donc tant les nйcessaires que les contingentes.

 

Dieu connaоt les rйalitйs dans la mesure oщ existe en lui le modиle de toutes les rйalitйs. Or le modиle divin des choses contingentes et changeantes peut кtre immuable, comme celui des choses matйrielles est immatйriel, et que celui des composйes est simple. Donc, semble-t-il, de mкme que Dieu connaоt les choses composйes et matйrielles tout en йtant lui-mкme immatйriel et simple, de mкme il connaоt les contingents quoique la contingence n’ait pas de place en lui.

 

Savoir, c’est connaоtre la cause d’une rйalitй. Or Dieu sait la cause de tous les contingents, car il se sait lui-mкme, lui qui est la cause de toutes choses. Il sait donc les contingents.

 

Rйponse :

 

On s’est diversement trompй sur cette question. Certains, en effet, voulant juger de la science divine sur le mode de la nфtre, prйtendirent que Dieu ne connaissait pas les futurs contingents. Mais cela est impossible, car alors il n’exercerait pas sa providence sur les affaires humaines, qui adviennent de faзon contingente. Aussi d’autres affirmиrent-ils que Dieu a la science de tous les futurs, mais qu’ils adviennent tous par nйcessitй, autrement la science de Dieu se tromperait sur eux. Mais cela non plus n’est pas possible, car dans ce cas le libre arbitre serait perdu et il ne serait pas nйcessaire de demander conseil ; il serait йgalement injuste que des peines et des rйcompenses soient accordйes aux mйrites, dиs lors que tout se fait par nйcessitй.

 

C’est pourquoi il faut rйpondre que Dieu connaоt tous les futurs, et cependant cela n’empкche pas que des choses se produisent de faзon contingente. Pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a en nous certaines puissances et habitus cognitifs en lesquels la faussetй ne peut jamais exister, tels le sens, la science et l’intelligence des principes, mais il en est d’autres en lesquelles le faux peut exister, telles l’imagination, l’opinion et l’estimation. Or, dans la connaissance, la faussetй vient de ce qu’il n’en est pas dans la rйalitй comme celle-ci est apprйhendйe ; si donc une puissance cognitive est telle que la faussetй n’est jamais en elle, il est nйcessaire que son objet connaissable ne se dйtache jamais de ce que le connaissant apprйhende de lui. Or une chose nйcessaire ne peut кtre empкchйe d’exister, avant qu’elle ne se produise, йtant donnй que ses causes sont immuablement ordonnйes а sa production. C’est pourquoi les choses nйcessaires peuvent кtre connues par ces habitus qui sont toujours vrais, mкme quand elles sont futures, comme nous connaissons une йclipse future ou le lever du soleil par une science vraie. En revanche, le contingent peut кtre empкchй avant d’кtre amenй а l’existence, car il n’est alors que dans ses causes, auxquelles peut survenir un empкchement en sorte qu’elles n’atteignent pas leur effet ; mais une fois que le contingent est amenй а l’existence, il ne peut plus dйsormais кtre empкchй. Voilа pourquoi la puissance ou l’habitus en lequel ne se trouve jamais de faussetй peut avoir un jugement sur un contingent dans la mesure oщ il est prйsent, comme le sens juge que Socrate est assis lorsqu’il est assis. D’oщ il ressort que le contingent, en tant que futur, ne peut кtre connu par aucune connaissance ne pouvant receler de faussetй ; puis donc que la science divine ne recиle pas et ne peut receler de faussetй, il serait impossible que Dieu ait la science des futurs contingents s’il les connaissait en tant que futurs. Or une chose est connue comme future lorsqu’il y a une relation de passй а futur entre la connaissance du connaissant et l’avиnement de la rйalitй. Or cette relation ne peut se trouver entre la connaissance divine et une quelconque rйalitй contingente ; mais la relation entre la connaissance divine et une rйalitй quelconque est comme la relation de prйsent а prйsent. Et l’on peut comprendre cela de la faзon suivante.

 

Si quelqu’un voyait de nombreuses personnes passant successivement par une voie, et cela pendant quelque temps, alors en chaque partie du temps il verrait actuellement quelques-uns des passants, si bien que dans le temps total de sa vision, il verrait actuellement tous les passants ; non cependant tous ensemble actuellement, car le temps de sa vision n’est pas tout simultanй. Mais si sa vision pouvait кtre toute simultanйe, il les verrait tous ensemble actuellement, bien que tous ne passent pas ensemble actuellement ; puis donc que la vision de la science divine est mesurйe par l’йternitй, qui est toute simultanйe et inclut cependant le temps tout entier sans manquer а aucune partie du temps, il s’ensuit que tout ce qui est fait dans le temps, Dieu le voit non comme futur, mais comme prйsent : car ce qui est vu par Dieu est certes futur pour une autre rйalitй а laquelle il succиde dans le temps ; mais pour la vision divine elle-mкme, qui n’est pas dans le temps mais hors du temps, il n’est pas futur, mais prйsent. Ainsi donc, nous voyons le futur comme futur, car il est futur pour notre vision, puisqu’elle est mesurйe par le temps ; mais pour la vision divine, qui est hors du temps, il n’est pas futur ; de mкme aussi, une file de passants serait vue autrement par celui qui serait dans la file et ne verrait que les choses qui sont devant lui, et par celui qui serait hors de la file des passants et les regarderait tous en mкme temps. Donc, de mкme que notre vue ne se trompe jamais en voyant les choses contingentes lorsqu’elles sont prйsentes, et cela n’empкche pourtant pas qu’elles adviennent de faзon contingente, de mкme Dieu voit infailliblement toutes les choses contingentes, qu’elles soient pour nous prйsentes, passйes ou futures, car elles ne sont pas futures pour lui, mais il les voit exister au moment oщ elles sont ; cela n’empкche donc pas qu’elles adviennent de faзon contingente.

 

Mais en cela, une difficultй se prйsente, йtant donnй que nous ne pouvons signifier la connaissance divine que sur le mode de notre connaissance, en co-signifiant les diffйrences des temps : en effet, si on la signifiait en tant que science de Dieu, on devrait dire : « Dieu sait que cela est », plutфt que : « Dieu sait que cela sera », car il n’y a jamais pour lui de choses futures, mais toujours des choses prйsentes ; c’est aussi pour cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, que sa connaissance des futurs « est plus proprement appelйe “providence” que “prйvoyance”, car il voit ces choses “porro”, comme de loin, du point de vue de l’йternitй » ; quoique cette connaissance puisse кtre aussi appelйe prйvoyance, а cause de la relation entre ce qui est su par lui et les autres choses pour lesquelles cela est futur.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que, aussi longtemps qu’il est futur, le contingent ne soit pas dйterminй, cependant, dиs lors qu’il est produit dans la rйalitй, il a une vйritй dйterminйe ; et c’est de cette faзon que le regard de la connaissance divine se porte sur lui.

 

Comme on l’a dit, le contingent est rйfйrй а la connaissance divine comme il est posй exister dans la rйalitй ; or, dиs lors qu’il existe, il ne peut pas ne pas exister au moment oщ il existe, car « ce qui existe, existe nйcessairement quand il existe », comme il est dit au premier livre du Pйri Hermкneias ; cependant, il ne s’ensuit pas qu’il soit absolument nйcessaire, ni que la science de Dieu se trompe, de mкme que ma vue ne se trompe pas non plus lorsque je vois que Socrate est assis, bien que cela soit contingent.

 

Si l’on dit que le contingent est nйcessaire, c’est dans la mesure oщ il est su par Dieu, car il est su par lui en tant qu’il est dйjа prйsent, mais non en tant qu’il est futur. De lа rйsulte pour lui quelque nйcessitй, si bien que l’on peut dire qu’il est advenu nйcessairement : en effet, il n’y a avиnement que de ce qui est futur, car ce qui existe dйjа ne peut pas advenir ultйrieurement, mais il est vrai que c’est advenu, et cela est nйcessaire.

 

Quand on dit « tout ce qui est su par Dieu existe nйcessairement », cette proposition a un double sens, car elle peut porter soit sur le dictum, soit sur la rйalitй. Si elle porte sur le dictum, alors elle est composйe et vraie, et le sens est que ce dictum : « tout ce qui est su par Dieu existe » est nйcessaire, car il est impossible que Dieu sache qu’une chose existe, et que celle-ci n’existe pas. Si elle porte sur la rйalitй, alors elle est divisйe et fausse, et le sens est que ce qui est su par Dieu existe nйcessairement : en effet, les rйalitйs qui sont sues par Dieu n’adviennent pas pour autant de faзon nйcessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et si l’on objecte que cette distinction n’a lieu d’кtre que pour les formes qui peuvent se succйder l’une а l’autre dans un sujet, comme la blancheur et la noirceur, tandis qu’il est impossible qu’une chose soit sue par Dieu et ensuite ne le soit pas, et qu’ainsi la distinction susdite n’a pas lieu d’кtre ici, voici ce qu’il faut rйpondre : bien que la science de Dieu soit invariable et son mode toujours identique, cependant la disposition selon laquelle une rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu ne se rapporte pas toujours de la mкme faзon а la rйalitй elle-mкme ; en effet, la rйalitй est rйfйrйe а la connaissance de Dieu en tant qu’elle est dans son actualitй, mais son actualitй ne convient pas toujours а la rйalitй ; la rйalitй peut donc кtre prise avec une telle disposition ou sans elle ; et ainsi, par voie de consйquence, elle peut кtre prise а la faзon dont elle est rйfйrйe а la connaissance de Dieu, ou bien d’une autre faзon ; et par consйquent, la distinction susdite est valable.

 

Si la proposition susdite porte sur la rйalitй, il est vrai que la nйcessitй est affirmйe а propos de cela mкme qui est su par Dieu ; mais si elle porte sur le dictum, la nйcessitй n’est pas affirmйe а propos de la rйalitй elle-mкme, mais а propos de la relation de la science а l’objet su.

 

Pas plus que notre science, la science de Dieu ne peut porter sur des futurs contingents, et bien moins encore si Dieu les connaissait comme futurs ; mais il les connaоt comme prйsents pour soi, et futurs pour les autres ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Sur cette question, il y a diffйrentes opinions.

 

Certains, en effet, ont dit que cet antйcйdent : « ceci a йtй su par Dieu » est contingent, car bien qu’il soit au passй, il implique cependant une relation au futur, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire ; comme lorsqu’on dit : « ceci devait se produire », cette affirmation au passй n’est pas nйcessaire, car ce qui devait se produire peut ne pas se produire, de mкme qu’il est dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration et la Corruption : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » Mais il n’en est rien, car lorsqu’on dit : « ceci doit se produire » ou « ceci devait se produire », on dйsigne la relation qui existe dans les causes de cette rйalitй par rapport а sa production. Or, bien que les causes qui sont ordonnйes а quelque effet puissent кtre empкchйes en sorte que l’effet ne s’ensuive pas, cependant on ne peut pas empкcher qu’а un moment elles y aient йtй ordonnйes ; donc, bien que ce qui doit se produire puisse ne pas se produire, cependant il ne peut jamais ne pas avoir dы se produire.

 

C’est pourquoi d’autres disent que cet antйcйdent est contingent, car il est composй de nйcessaire et de contingent : en effet, la science de Dieu est nйcessaire, mais l’objet su par lui est contingent, et les deux sont inclus dans l’antйcйdent susdit ; par exemple, cette affirmation aussi : « Socrate est un homme blanc » est contingente ; ou bien : « Socrate est un animal et il court ». Mais de nouveau, il n’en est rien, car ce n’est pas ce qui est posй matйriellement dans la phrase qui fait varier la vйritй de la proposition quant а la nйcessitй et la contingence, mais seulement la composition principale en laquelle est fondйe la vйritй de la proposition. Il y a donc le mкme degrй de nйcessitй et de contingence dans ces deux propositions : « je pense que l’homme est un animal », et « je pense que Socrate court ». Aussi, puisque l’acte principal signifiй dans cet antйcйdent : « Dieu sait que Socrate court » est nйcessaire, mкme si ce qui est posй matйriellement est contingent, cela n’empкche pas que l’antйcйdent susdit soit nйcessaire.

 

Et c’est pourquoi d’autres accordent sans rйserve qu’il est nйcessaire, mais ils disent que d’un antйcйdent absolument nйcessaire ne doit s’ensuivre un consйquent absolument nйcessaire que lorsque l’antйcйdent est cause prochaine du consйquent. En effet, s’il est cause йloignйe, la nйcessitй de l’effet peut кtre empкchйe par la contingence d’une cause prochaine ; par exemple, bien que le soleil soit une cause nйcessaire, cependant la floraison de l’arbre, qui est son effet, est contingente, car sa cause prochaine, а savoir la puissance gйnйrative de la plante, est variable. Mais cela non plus ne semble pas suffisant, car ce n’est pas en raison de la nature de la cause et de l’effet que d’un antйcйdent nйcessaire s’ensuit un consйquent nйcessaire, mais c’est plutфt en raison de la relation du consйquent а l’antйcйdent, parce que le contraire du consйquent n’est nullement compatible avec l’antйcйdent — ce qui arriverait si un antйcйdent nйcessaire йtait suivi d’un consйquent contingent — ; il est donc nйcessaire que ce soit le cas dans n’importe quelle conditionnelle, si elle est vraie, que l’antйcйdent soit un effet, une cause prochaine ou une cause йloignйe ; et si cela ne se rencontre pas dans la conditionnelle, alors elle ne sera aucunement vraie ; aussi cette conditionnelle est-elle fausse : « si le soleil se meut, l’arbre fleurira ».

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, et dire que cet antйcйdent est nйcessaire au plein sens du terme, et que le consйquent est absolument nйcessaire а la faзon dont il s’ensuit de l’antйcйdent. En effet, il n’en va pas de mкme pour les choses qui sont attribuйes а une rйalitй selon elle-mкme, et pour celles qui lui sont attribuйes en tant qu’elle est connue. Car celles qui lui sont attribuйes selon elle-mкme lui conviennent selon son mode, mais celles qui lui sont attribuйes ou s’ensuivent d’elle en tant qu’elle est connue sont selon le mode du connaissant. Si donc une chose ayant trait а la connaissance est signifiйe dans l’antйcйdent, il est nйcessaire que le consйquent soit entendu selon le mode du connaissant, et non selon le mode de la rйalitй connue ; comme lorsque je dis : « si je pense quelque chose, cela est immatйriel » ; en effet, il n’est pas nйcessaire que ce qui est pensй soit immatйriel, si ce n’est en tant qu’il est pensй ; et semblablement, lorsque je dis : « si Dieu sait une chose, elle existera », le consйquent est а entendre non pas selon la disposition de la rйalitй en elle-mкme, mais selon le mode du connaissant. Or, bien que la rйalitй en elle-mкme soit future, cependant elle est prйsente selon le mode du connaissant ; aussi vaudrait-il mieux dire : « si Dieu sait une chose, elle existe » plutфt que : « elle existera » ; le mкme jugement vaut donc pour cette proposition : « si Dieu sait une chose, elle existera » et pour celle-ci : « si je vois Socrate courir, Socrate court », car l’un et l’autre sont nйcessaires au moment oщ ils sont.

 

Bien que le contingent n’ait pas d’кtre tant qu’il est futur, cependant, dиs lors qu’il est prйsent, il a un кtre et une vйritй, et c’est ainsi qu’il se tient sous la vision divine, bien que Dieu connaisse aussi la relation d’une chose а l’autre et, par consйquent, sache qu’une chose est future pour une autre ; mais alors, il n’est pas aberrant de poser que Dieu sait devoir se produire une chose qui ne sera pas, dans la mesure oщ il sait que des causes sont inclinйes а quelque effet qui ne sera pas produit ; en effet, nous ne parlons pas maintenant de la connaissance du futur tel qu’il est vu par Dieu dans ses causes, mais tel qu’il est connu en lui-mкme : car ainsi, il est connu comme prйsent.

 

Tel qu’il est su par Dieu, le futur est prйsent, et ainsi, il est dйterminй а une partie de l’alternative, mкme si, tant qu’il est futur, il est ouvert aux deux.

 

10° Dieu ne connaоt rien hors de lui, si l’expression « hors de » se rйfиre а ce par quoi il connaоt ; mais si elle se rйfиre а ce qu’il connaоt, alors il connaоt quelque chose hors de lui ; et il en a dйjа йtй parlй.

 

11° Il y a deux mйdiums de connaissance. L’un est le moyen terme de la dйmonstration, et celui-ci doit кtre nйcessairement proportionnй а la conclusion, afin que, dиs qu’il est posй, la conclusion soit posйe ; et Dieu n’est pas un tel mйdium de connaissance relativement aux contingents. Il y a un autre mйdium de connaissance, qui est la ressemblance de la rйalitй connue, et l’essence divine est un tel mйdium de connaissance ; il n’est cependant adйquat а aucune chose, bien qu’il soit propre а chacune, comme on l’a dйjа dit.

Article 13 : La science de Dieu est-elle variable ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La science est assimilation de celui qui sait а la rйalitй sue. Or la science de Dieu est parfaite. Elle sera donc parfaitement assimilйe aux rйalitйs sues. Or ce qui est su par Dieu est variable. Sa science est donc variable.

 

Toute science qui peut se tromper est variable. Or la science de Dieu peut se tromper ; en effet, elle porte sur le contingent, qui peut ne pas кtre. Et s’il n’est pas, la science de Dieu se trompe. Elle est donc variable.

 

Notre science, qui a lieu par rйception en provenance des rйalitйs, suit le mode de celui qui sait. Donc la science de Dieu, qui a lieu en confйrant quelque chose aux rйalitйs, suit le mode de la rйalitй sue. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science est donc variable, elle aussi.

 

Si l’un de deux relatifs est фtй, l’autre aussi est фtй. Si donc l’un varie, l’autre aussi varie. Or les choses sues par Dieu sont variables. Sa science l’est donc aussi.

 

Toute science qui peut s’accroоtre ou diminuer, peut varier. Or la science de Dieu peut s’accroоtre ou diminuer. Elle peut donc varier. Preuve de la mineure : tout sujet qui sait tantфt plus de choses, tantфt moins, a une science qui varie. Le sujet qui peut en savoir plus qu’il ne sait, ou moins, a donc une science variable. Or Dieu peut en savoir plus qu’il ne sait ; en effet, il sait que des choses existent ou ont existй, ou existeront, celles qu’il fera ; et il pourrait en faire de plus nombreuses, qu’il ne fera jamais ; et ainsi, il pourrait savoir plus de choses qu’il ne sait ; et pour la mкme raison, il peut en savoir moins qu’il ne sait, car il peut retrancher quelque chose de celles qu’il fera. Sa science peut donc s’accroоtre et diminuer.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que des choses plus ou moins nombreuses puissent кtre soumises а la science divine, cependant, sa science ne varie pas. En sens contraire : de mкme que les possibles sont soumis а la puissance divine, de mкme, les rйalitйs connaissables sont soumis а la science divine. Or, si Dieu pouvait faire plus de choses qu’il ne l’a pu, sa puissance s’accroоtrait, et elle diminuerait si elle pouvait faire moins de choses. Donc, pour la mкme raison, s’il savait plus de choses qu’il n’a su auparavant, sa science s’accroоtrait.

 

А un moment donnй, Dieu a su que le Christ allait naоtre ; maintenant, il ne sait pas qu’il va naоtre, mais qu’il est dйjа nй. Dieu sait donc quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, et il a su quelque chose que maintenant il ne sait pas ; et ainsi, sa science varie.

 

De mкme qu’il faut а la science une rйalitй connaissable, de mкme il lui faut aussi un mode de connaissance. Or, si le mode de connaissance selon lequel Dieu sait variait, sa science serait variable. Donc, pour la mкme raison, puisque les rйalitйs connaissables par lui varient, sa science sera variable.

 

On dit qu’il y a en Dieu une science d’approbation selon laquelle il ne connaоt que les bons. Or Dieu peut approuver ceux qu’il n’a pas approuvйs. Il peut donc savoir ce qu’il n’a d’abord pas su ; et ainsi, sa science semble variable.

 

10° De mкme que la science de Dieu est Dieu mкme, ainsi la puissance de Dieu est йgalement Dieu mкme. Or, nous disons que les rйalitйs sont amenйes а l’existence par la puissance de Dieu de faзon changeante. Donc, pour la mкme raison, les rйalitйs sont connues par la science de Dieu de faзon changeante, sans aucun prйjudice pour la perfection divine.

 

11° Toute science qui passe d’une chose а une autre est variable. Or telle est la science de Dieu, car il connaоt les rйalitйs par son essence. Elle est donc variable.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 1, 17 : « En qui il n’y a ni changement, etc. »

 

Le mouvement est « l’acte de l’imparfait », comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or il n’y a aucune imperfection dans la science divine. Elle est donc invariable.

 

Toutes les choses mues se ramиnent а un premier [principe] immobile. Or la cause premiиre de toutes les choses variables est la science divine, comme la cause de tous les produits de l’art est l’art. La science de Dieu est donc invariable.

 

 

Rйponse :

 

Puisque la science est intermйdiaire entre le connaissant et le connu, une variation peut se produire en elle de deux faзons : d’abord du cфtй du connaissant, ensuite du cфtй du connu. Du cфtй du connaissant, nous pouvons considйrer trois choses dans la science : la science elle-mкme, son acte et son mode. Et selon ces trois choses peut se produire une variation dans la science, du cфtй de celui qui sait.

 

Du cфtй de la science elle-mкme, en effet, une variation se produit en elle lorsqu’on acquiert nouvellement la science d’une chose qui n’йtait d’abord pas sue, ou quand on perd la science de ce qui d’abord йtait su. On remarque alors une gйnйration ou une corruption, ou bien un accroissement ou une diminution de la science elle-mкme. Or une telle variation ne peut se produire dans la science divine, car la science divine, comme on l’a dйjа montrй, porte non seulement sur les йtants mais aussi sur les non-йtants ; or il ne peut rien y avoir en plus de l’йtant et du non-йtant, car rien n’est intermйdiaire entre l’affirmation et la nйgation. Or quoique, d’une certaine faзon, c’est-а-dire en tant que la science est ordonnйe а une њuvre que fait la volontй, la science de Dieu porte seulement sur les choses existantes dans le prйsent, le passй ou le futur, cependant, si selon ce mode de savoir Dieu savait quelque chose qu’il n’a d’abord pas su, aucune variation n’en rйsulterait dans sa science, puisque sa science, autant qu’il est en elle, porte de faзon йgale sur les йtants et sur les non-йtants ; mais s’il en rйsultait quelque variation en Dieu, ce serait du cфtй de la volontй, qui dйtermine la science а une chose а laquelle elle ne la dйterminait d’abord pas.

 

Or, dans sa volontй non plus, aucune variation ne peut en rйsulter ; en effet, puisqu’il entre dans la notion de la volontй qu’elle produise librement son acte, elle peut, pour ce qui regarde sa notion mкme, se porter indiffйremment vers l’un ou l’autre des opposйs, c’est-а-dire vouloir ou ne pas vouloir faire ou ne pas faire ; cependant, il est impossible qu’en mкme temps elle veuille et ne veuille pas ; et dans la volontй divine, qui est immuable, il ne peut pas non plus se produire que Dieu ait d’abord voulu quelque chose, et ensuite ne veuille pas cette mкme chose selon le mкme temps, car alors sa volontй serait temporelle et non toute simultanйe. Par consйquent, si nous parlons de la nйcessitй absolue, il n’est pas nйcessaire qu’il veuille ce qu’il veut ; donc, absolument parlant, il est possible qu’il ne veuille pas ; mais si nous parlons de la nйcessitй qui vient d’une supposition, alors il est nйcessaire qu’il veuille, s’il veut ou a voulu ; et ainsi, en parlant d’aprиs la supposition susdite, c’est-а-dire s’il veut ou a voulu, il n’est pas possible qu’il ne veuille pas. Or, puisqu’une mutation requiert deux termes, elle regarde toujours le dernier relativement au premier ; par consйquent, il ne s’ensuivrait que sa volontй est changeante que s’il lui йtait possible de ne pas vouloir ce qu’il veut aprиs l’avoir dйjа voulu. Et ainsi, manifestement, que plus ou moins de choses puissent кtre sues par lui selon ce mode de science, n’amиne aucune variation dans sa science ou dans sa volontй ; pour lui, en effet, pouvoir savoir plus de choses, c’est pouvoir par sa volontй dйterminer sa science а faire plus de choses.

 

Du cфtй de l’acte, une variation se produit dans la science de trois faзons. D’abord, parce que le sujet considиre actuellement ce qu’il ne considйrait pas auparavant, comme nous disons de celui qui passe de l’habitus а l’acte, qu’il varie. Or ce mode de variation ne peut exister dans la science de Dieu, car Dieu n’a pas la science selon un habitus mais seulement en acte, car il n’y a pas en lui de potentialitй comme il y en a dans l’habitus. Ensuite, dans l’acte de savoir une variation se produit parce que le sujet considиre tantфt une chose, tantфt une autre. Mais cela йgalement est impossible dans la connaissance divine, car Dieu voit toutes choses par une seule espиce, son essence, et c’est pourquoi il voit en mкme temps toutes choses. Enfin, une variation se produit parce qu’en considйrant l’on procиde discursivement d’une chose а l’autre ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu car, bien que le processus discursif requiиre deux termes pour qu’il puisse avoir lieu entre eux, on ne peut parler de processus discursif dans la science dиs que le sujet voit deux choses, s’il voit les deux d’un seul regard ; or c’est le cas dans la science divine, йtant donnй que Dieu voit toutes choses au moyen d’une seule espиce.

 

Du cфtй du mode de connaissance, une variation se produit dans la science parce qu’une chose est plus clairement ou plus parfaitement connue maintenant qu’auparavant ; ce qui peut avoir lieu pour deux raisons. D’abord en raison de la diversitй du mйdium par lequel se fait la connaissance, comme c’est le cas, par exemple, de celui qui a d’abord su quelque chose par un mйdium probable, et qui sait ensuite la mкme chose par un mйdium nйcessaire ; et cela ne peut pas non plus se produire en Dieu, car son essence, qu’il a pour mйdium de connaissance, est invariable. Ensuite, en raison de la puissance intellective, parce qu’un homme mieux disposй intellectuellement connaоt quelque chose avec plus d’acuitй, mкme si le mйdium est identique ; et cela non plus ne peut se produire en Dieu, car la puissance par laquelle il connaоt est son essence, qui est invariable. Il reste donc que la science de Dieu est tout а fait invariable du cфtй du connaissant.

 

Du cфtй de la rйalitй connue, la science varie selon la vйritй et la faussetй, car si, l’estimation demeurant la mкme, la rйalitй change, alors l’estimation qui a d’abord йtй vraie sera fausse. Mais en Dieu, cela aussi est impossible, car le regard de la connaissance divine se porte vers la rйalitй comme elle est dans son actualitй, telle qu’elle est dйjа dйterminйe а une seule chose, et sous ce rapport elle ne peut varier ultйrieurement. En effet, si la rйalitй elle-mкme reзoit une autre disposition, celle-ci sera de nouveau soumise de la mкme faзon а la vision divine. Et par consйquent, la science de Dieu n’est nullement variable.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’assimilation de la science а l’objet su n’a pas lieu dans une conformitй de nature, mais par reprйsentation ; la science des rйalitйs variables n’est donc pas nйcessairement variable.

 

Bien que, considйrй en soi, l’objet su par Dieu puisse кtre autrement, cependant il est soumis а la connaissance divine de telle faзon qu’il ne peut se prйsenter autrement, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Toute science, qu’elle ait lieu par rйception en provenance des rйalitйs ou par impression sur les rйalitйs, suit le mode de celui qui sait ; en effet, ces deux sciences viennent de ce que la ressemblance de la rйalitй connue est dans le connaissant, or ce qui est en quelque chose y est selon le mode de ce en quoi il est.

 

Ce а quoi la science divine se rapporte, en tant qu’il est soumis а la science divine, est invariable ; par consйquent, la science, elle aussi, est invariable quant а la vйritй, qui peut varier par un changement de la relation susdite.

 

Quand on dit : « Dieu peut savoir ce qu’il ne sait pas », mкme si l’on parle de la science de vision, cela peut кtre entendu de deux faзons : d’abord en un sens composй, c’est-а-dire en supposant que Dieu n’ait pas su ce qu’on dit qu’il peut savoir ; et dans ce cas, l’affirmation est fausse, car ces deux choses ne peuvent кtre vraies ensemble, а savoir, que Dieu n’ait pas su quelque chose, et qu’ensuite il le sache. Ensuite, en un sens divisй ; et dans ce cas, aucune supposition ou condition n’est incluse dans ce pouvoir ; l’affirmation est donc vraie en ce sens, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Mais bien qu’en un certain sens on accorde que Dieu peut savoir ce qu’il ne savait d’abord pas, on ne peut cependant accorder en aucun sens l’affirmation « Dieu peut savoir plus de choses qu’il ne sait » ; car, puisque dire « plus de choses » implique un rapport а ce qui existe auparavant, l’affirmation est toujours entendue en un sens composй. Et pour la mкme raison, on ne doit nullement accorder que la science de Dieu puisse s’accroоtre ou diminuer.

 

Nous l’accordons.

 

Dieu sait les йnoncйs sans composer ni diviser, comme on l’a dйjа dit, et c’est pourquoi, de mкme qu’il connaоt les diverses rйalitйs de la mкme faзon lorsqu’elles sont et lorsqu’elles ne sont pas, de mкme il connaоt les divers йnoncйs de la mкme faзon lorsqu’ils sont vrais et lorsqu’ils sont faux, car il sait que chacun est vrai au temps oщ il est vrai. En effet, il sait que cet йnoncй : « Socrate court » est vrai quand il est vrai ; et de mкme celui-ci : « Socrate courra », et ainsi des autres йnoncйs. Voilа pourquoi, bien qu’il ne soit pas vrai, maintenant, que Socrate court, mais qu’il a couru, cependant Dieu sait les deux, car il regarde simultanйment les deux temps auxquels les deux йnoncйs sont vrais. Mais s’il savait l’йnoncй en le formant en lui-mкme, alors il ne saurait un йnoncй que lorsqu’il est vrai, comme c’est le cas pour nous, et ainsi, sa science varierait.

 

Le mode de la science est dans le sujet mкme qui sait, mais la rйalitй sue n’est pas avec sa nature dans le sujet mкme qui sait ; voilа pourquoi la science serait rendue variable par une variation du mode de la science, mais non par une variation des rйalitйs sues.

 

La rйponse ressort de ce qu’on a dit.

 

10° L’acte d’une puissance a son terme hors de l’agent, dans la rйalitй en sa nature propre, en laquelle la rйalitй a un кtre variable ; voilа pourquoi l’on accorde, du cфtй de la rйalitй produite, que la rйalitй est amenйe а l’existence de faзon changeante. La science, par contre, porte sur les rйalitйs en tant qu’elles sont en quelque faзon dans le connaissant ; puis donc que le connaissant est invariable, les rйalitйs sont connues par lui de faзon invariable.

 

11° Bien que Dieu connaisse les autres choses par son essence, il n’y a pas lа de passage, car c’est d’un mкme regard qu’il voit son essence et les autres choses.

Article 14 : La science de Dieu est-elle cause des rйalitйs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Dans son Commentaire sur l’Йpоtre aux Romains, Origиne dit : « Ce n’est pas parce que Dieu sait qu’une chose doit advenir que cette chose sera ; mais c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu avant qu’elle ne se produise. » Il semble donc que les rйalitйs soient la cause de la science de Dieu, plutфt que l’inverse.

 

Dиs que la cause est posйe, l’effet est posй. Or la science de Dieu a existй de toute йternitй. Si donc elle-mкme est la cause des rйalitйs, il semble que les rйalitйs aient existй de toute йternitй, ce qui est hйrйtique.

 

D’une cause nйcessaire s’ensuit un effet nйcessaire ; les dйmonstrations qui font intervenir une cause nйcessaire ont donc aussi des conclusions nйcessaires. Or la science de Dieu est nйcessaire, puisqu’elle est йternelle. Les rйalitйs qui sont sues par Dieu seraient donc toutes nйcessaires, elles aussi, ce qui est absurde.

 

Si la science de Dieu est cause des rйalitйs, alors elle se rapporte aux rйalitйs de la mкme faзon que les rйalitйs se rapportent а notre science. Or la rйalitй communique son mode а notre science, car nous avons une science nйcessaire des rйalitйs nйcessaires. Si donc la science de Dieu йtait la cause des rйalitйs, elle imposerait son mode de nйcessitй а toutes les rйalitйs sues, ce qui est faux.

 

« La cause premiиre influe sur l’effet plus fortement que la cause seconde. » Or la science de Dieu, si elle est la cause des rйalitйs, sera cause premiиre. Puis donc que de causes secondes nйcessaires s’ensuit une nйcessitй dans les effets, а bien plus forte raison s’ensuivra-t-il de la science de Dieu une nйcessitй dans les rйalitйs ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Une science a un rapport plus essentiel avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme une cause qu’avec les rйalitйs auxquelles elle se rapporte comme un effet, car la cause imprime dans l’effet, mais l’inverse n’est pas vrai. Or notre science, qui se rapporte aux rйalitйs comme leur effet, requiert, pour кtre elle-mкme nйcessaire, une nйcessitй dans les rйalitйs sues. Si donc la science de Dieu йtait la cause des rйalitйs, а bien plus forte raison requerrait-elle une nйcessitй dans les rйalitйs sues ; et ainsi, elle ne connaоtrait pas les contingents, ce qui s’oppose а ce qu’on a dit prйcйdemment.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй : « Toutes ses crйatures, spirituelles et corporelles, Dieu ne les connaоt pas parce qu’elles sont, mais elles sont parce qu’il les connaоt. » La science de Dieu est donc cause des rйalitйs.

 

La science de Dieu est un certain art de crйer les rйalitйs ; aussi saint Augustin dit-il au sixiиme livre sur la Trinitй que le Verbe est « un art plein des raisons des vivants ». Or l’art est la cause des produits de l’art. La science de Dieu est donc la cause des rйalitйs crййes.

 

L’opinion d’Anaxagore, que loue le Philosophe,  semble aller dans le mкme sens : Anaxagore affirmait que le premier principe des rйalitйs йtait une intelligence qui meut et distingue toutes choses.

 

 

Rйponse :

 

L’effet ne peut кtre plus simple que la cause ; il est donc nйcessaire que partout oщ se trouve une nature unique, on puisse se ramener а un unique principe de cette nature ; par exemple, tous les corps chauds se ramиnent а un premier chaud, le feu, qui est la cause de la chaleur dans les autres chauds, comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Or toute ressemblance se caractйrise par la communautй de quelque forme ; il est donc nйcessaire que toutes les choses qui sont semblables, quelles qu’elles soient, aient entre elles un rapport tel que ou bien l’une est la cause de l’autre, ou bien les deux sont causйes par une cause unique. Or il y a en toute science une assimilation de la science а l’objet su ; il est donc nйcessaire, ou que la science soit cause de l’objet su, ou que l’objet soit cause de la science, ou encore que les deux soient causйs par une cause unique. Or on ne peut pas dire que les rйalitйs sues par Dieu soient causes de science en lui, car les rйalitйs sont temporelles et la science de Dieu est йternelle, or le temporel ne peut кtre cause de l’йternel. Semblablement, on ne peut pas dire que la science de Dieu et les rйalitйs soient causйes par une cause unique, car rien en Dieu ne peut кtre causй, puisqu’il est lui-mкme tout ce qu’il a. Il reste donc que sa science est cause des rйalitйs. А l’inverse, notre science est causйe par les rйalitйs, dans la mesure oщ nous la recevons des rйalitйs. Quant а la science des anges, elle n’est  ni cause des rйalitйs ni causйe par elles, mais leur science et les rйalitйs proviennent d’une cause unique ; en effet, de mкme que Dieu infuse les formes naturelles dans les rйalitйs afin qu’elles subsistent, de mкme il infuse leurs ressemblances dans les esprits des anges pour qu’ils connaissent les rйalitйs.

 

Il faut cependant savoir que la science en tant que telle, tout comme la forme, n’implique pas une cause active ; en effet, l’action existe lorsqu’une chose йmane de l’agent, alors que la forme, en tant que telle, a l’existence en perfectionnant ce en quoi elle est, et en se reposant en lui ; aussi la forme n’est-elle principe d’action que moyennant une puissance ; et certes, en certaines choses, la forme est elle-mкme puissance, mais non par sa notion de forme ; en d’autres, par contre, la puissance est autre chose que la forme substantielle de la rйalitй, comme nous le voyons dans les corps, dont les actions n’йmanent que moyennant quelques-unes de leurs qualitйs. Semblablement aussi, la science se caractйrise par la prйsence d’une chose dans le sujet qui sait, et non par sa provenance de celui-ci ; voilа pourquoi un effet n’йmane jamais de la science que moyennant la volontй, qui implique par dйfinition un certain influx vers les choses voulues ; de mкme, une action ne sort jamais de la substance que moyennant une puissance, quoique la volontй et la science soient parfois identiques, comme en Dieu, mais parfois non, comme chez les autres кtres. Semblablement aussi, Dieu йtant la cause premiиre de toutes choses, des effets procиdent de lui par l’intermйdiaire de causes secondes ; donc, entre la science de Dieu, qui est cause de la rйalitй, et la rйalitй causйe elle-mкme, se rencontrent deux intermйdiaires : l’un du cфtй de Dieu, а savoir la volontй divine ; l’autre du cфtй des rйalitйs elles-mкmes quant а certains effets, а savoir les causes secondes, par l’intermйdiaire desquelles les rйalitйs proviennent de la science de Dieu. Or tout effet suit non seulement la condition de la cause premiиre, mais йgalement celle de la cause intermйdiaire ; voilа pourquoi les rйalitйs sues par Dieu procиdent de sa science selon le mode de sa volontй et selon le mode des causes secondes, et il n’est pas nйcessaire qu’elles suivent en tout le mode de sa science.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’intention d’Origиne est de dire que la science de Dieu n’est pas une cause amenant une nйcessitй dans l’objet su, au point qu’une chose soit contrainte de se produire parce que Dieu la connaоt. Et ce qu’il dit : « c’est parce qu’elle doit advenir qu’elle est connue de Dieu », n’implique pas une cause d’кtre, mais seulement une cause d’infйrence.

 

Parce que les rйalitйs procиdent de la science moyennant la volontй, il n’est pas nйcessaire qu’elles viennent а l’кtre toutes les fois qu’il y a science, mais au moment dйterminй par la volontй.

 

L’effet suit la nйcessitй de la cause prochaine, qui peut кtre aussi un moyen terme pour dйmontrer l’effet ; mais il n’est pas nйcessaire qu’il suive la nйcessitй de la cause premiиre, car il peut кtre empкchй par une cause seconde, si celle-ci est contingente, comme on le voit clairement dans les effets qui sont produits, chez les кtres sujets а gйnйration et а corruption, par le mouvement des corps cйlestes moyennant les puissances infйrieures : en effet, а cause de la possible dйfaillance des puissances naturelles, ces effets sont contingents, bien que le mouvement du ciel se comporte toujours de la mкme faзon.

 

La rйalitй est cause prochaine de notre science, et c’est pourquoi elle lui communique son mode ; mais Dieu est cause premiиre, il n’en va donc pas de mкme. Ou bien il faut dire que, si notre science des rйalitйs nйcessaires est nйcessaire, ce n’est pas parce que les rйalitйs sues causent la science, mais plutфt а cause de la vйritй qui est requise dans la science et qui est adйquation aux rйalitйs sues.

 

Bien que la cause premiиre influe plus fortement que la cause seconde, cependant l’effet n’est accompli que lorsque survient l’opйration de la cause seconde ; voilа pourquoi, s’il y a dans la cause seconde une possibilitй de dйfaillir, la mкme possibilitй de dйfaillir est aussi dans l’effet, bien que la cause premiиre ne puisse dйfaillir ; mais si la cause premiиre le pouvait, а bien plus forte raison l’effet pourrait-il lui aussi dйfaillir. Par consйquent, les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet, le dйfaut de l’une ou de l’autre amиne un dйfaut dans l’effet ; si donc l’on pose l’une quelconque des deux comme contingente, il s’ensuit que l’effet est contingent ; mais si une seule des deux est posйe comme nйcessaire, l’effet ne sera pas nйcessaire, les deux causes йtant requises pour l’кtre de l’effet. Or, si la cause premiиre est contingente, la cause seconde ne peut pas кtre nйcessaire ; c’est pourquoi la nйcessitй de la cause seconde entraоne une nйcessitй dans l’effet.

 

Il faut rйpondre comme au quatriиme argument.

Article 15 : Dieu connaоt-il les maux ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Toute science, ou bien est la cause de l’objet su, ou elle est causйe par lui, ou du moins elle procиde d’une mкme cause que lui. Or, ni la science de Dieu n’est la cause du mal, ni le mal ne la cause, ni rien d’autre n’est la cause de l’un et de l’autre. La science de Dieu ne porte donc pas sur les maux.

 

Comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, chaque chose se rapporte au vrai comme elle se rapporte а l’кtre. Or, comme disent Denys et saint Augustin, le mal n’est pas un йtant ; le mal n’est donc pas vrai. Or rien n’est su que le vrai. Le mal ne peut donc pas кtre su de Dieu.

 

Le Commentateur dit au troisiиme livre sur l’Вme que « l’intelligence qui est toujours en acte ne connaоt absolument pas la privation ». Or l’intelligence de Dieu, prйcisйment, est toujours en acte. Elle ne connaоt donc aucune privation. Or « le mal est une privation de bien », comme dit saint Augustin. Dieu ne connaоt donc pas le mal.

 

Tout ce qui est connu est connu soit au moyen du semblable, soit au moyen du contraire. Or le mal n’est pas semblable а l’essence de Dieu, par laquelle Dieu connaоt toutes choses, et il ne lui est pas non plus contraire, parce qu’il ne peut lui nuire, et que l’on appelle « mal » ce qui nuit. Dieu ne connaоt donc pas les maux.

 

Ce qui ne peut кtre appris ne peut кtre su. Or, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, le mal ne peut кtre appris : « par la discipline, en effet, on n’apprend que de bonnes choses ». Le mal ne peut donc pas кtre su ; il n’est donc pas connu par Dieu.

 

Celui qui sait la grammaire est grammairien. Celui qui sait le mal est donc mauvais. Or Dieu n’est pas mauvais ; il ne sait donc pas les maux.

 

 

En sens contraire :

 

Personne ne peut venger ce qu’il ignore. Or Dieu est le vengeur des maux. Il les connaоt donc.

 

Aucun bien ne manque а Dieu. Or la science des maux est bonne, car par elle on les йvite. Dieu a donc connaissance des maux.

 

 

Rйponse :

 

Selon le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, celui qui ne pense pas quelque chose d’un ne pense rien. Or une chose est une en йtant indivise en soi et distincte des autres ; donc nйcessairement, quiconque connaоt une chose connaоt sa distinction d’avec les autres. Or la premiиre notion de distinction rйside dans l’affirmation et la nйgation ; il est donc nйcessaire que quiconque sait une affirmation connaisse sa nйgation ; et parce que la privation n’est rien d’autre qu’une nйgation ayant un sujet, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, et que « l’un des deux contraires est toujours une privation », comme il est dit au mкme livre et au premier livre de la Physique, il en rйsulte que, par lа mкme qu’une chose est connue, sa privation et son contraire sont connus. Aussi est-il nйcessaire, puisque Dieu a une connaissance propre de tous ses effets, connaissant chacun comme distinct dans sa nature, qu’il connaisse toutes les nйgations et privations opposйes, et toutes les contrariйtйs qui se rencontrent dans les rйalitйs ; Puis donc que le mal est la privation du bien, il est nйcessaire, du fait mкme que Dieu connaоt tout bien et la mesure de toute chose, qu’il connaisse tout mal, quel qu’il soit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette proposition se vйrifie pour la science que l’on a d’une rйalitй au moyen de sa ressemblance. Or le mal n’est pas connu de Dieu par sa ressemblance mais par celle de son opposй ; donc, de ce que Dieu connaоt les maux il ne suit pas que Dieu soit la cause des maux, mais que Dieu est la cause du bien auquel le mal est opposй.

 

Le non-йtant, par lа mкme qu’il s’oppose а l’йtant, est appelй « йtant » en un certain sens, comme on le voit clairement au quatriиme livre de la Mйtaphysique ; et c’est pourquoi le mal, par lа mкme qu’il s’oppose au bien, est connaissable et vrai.

 

L’opinion du Commentateur йtait que Dieu, en connaissant son essence, ne connaоtrait pas de faзon dйterminйe chacun des effets comme distincts dans leur nature propre, mais seulement la nature de l’кtre, qui se trouve en tous. Or le mal ne s’oppose pas а l’йtant universel, mais а un йtant particulier ; d’oщ il rйsulte que Dieu ne connaоtrait pas le mal. Mais cette position est fausse, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; donc sa consйquence aussi, а savoir qu’il ne connaоtrait pas la privation ni les maux. En effet, dans l’intention du Commentateur, l’intelligence ne connaоt la privation que par l’absence en lui d’une forme, absence qui ne peut avoir lieu dans une intelligence qui est toujours en acte. Mais ce n’est pas nйcessaire, car par le fait mкme que la rйalitй est connue, la privation de la rйalitй est connue ; aussi les deux sont-elles connues par la prйsence de la forme dans l’intelligence.

 

L’opposition d’une chose а une autre peut кtre entendue de deux faзons : d’abord en gйnйral, comme nous disons que le mal s’oppose au bien, et c’est de cette faзon que le mal s’oppose а Dieu ; ensuite spйcialement, comme nous disons que ce blanc s’oppose а ce noir ; et ainsi, le mal ne s’oppose qu’а ce bien dont le mal peut priver et auquel il peut nuire ; et en ce sens, le mal n’est pas opposй а Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre de la Citй de Dieu que « tandis que le vice s’oppose а Dieu comme le mal au bien, il s’oppose а la nature qu’il vicie non seulement comme le mal au bien, mais aussi comme une chose nuisible ».

 

Le mal, en tant qu’il est su, est bon, car savoir le mal est un bien ; et ainsi, il est vrai que tout ce qui peut s’apprendre est bon, non qu’il soit bon en soi, mais seulement en tant qu’il est su.

 

La grammaire est connue lorsqu’on la possиde, mais ce n’est pas le cas du mal ; il n’en va donc pas de mкme.

Question 3 : [Les idйes en Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : Y a-t-il en Dieu des idйes ?

Article 2 : Faut-il poser une pluralitй d’idйes ?

Article 3 : Se rapportent-elles а la connaissance spйculative ?

Article 4 : Le mal a-t-il une idйe [en Dieu] ?

Article 5 : La matiиre prime a-t-elle une idйe [en Dieu] ?

Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ?

Article 7 : Les accidents ont-ils une idйe en Dieu ?

Article 8 : Les singuliers ont-ils une idйe en Dieu ?

 

 

Article 1 : Faut-il poser [en Dieu] des idйes ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La science de Dieu est trиs parfaite. Or la connaissance que l’on a d’une rйalitй par son essence est plus parfaite que celle que l’on a par sa ressemblance. Dieu ne connaоt donc pas les rйalitйs par leurs ressemblances, mais plutфt par leurs essences ; par consйquent, les ressemblances des rйalitйs, que l’on appelle idйes, ne sont pas en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que Dieu connaоt plus parfaitement les rйalitйs en les connaissant au moyen de son essence, qui est une ressemblance des rйalitйs, que s’il les connaissait par leurs essences. En sens contraire : la connaissance est l’assimilation а l’objet connu. Donc, plus le mйdium de connaissance est semblable et uni а la rйalitй connue, plus la rйalitй est parfaitement connue par lui. Or, l’essence des rйalitйs crййes est plus unie а celles-ci que l’essence divine. Dieu connaоtrait donc plus parfaitement les rйalitйs s’il les connaissait par leurs essences, qu’en les connaissant au moyen de son essence.

 

[Le rйpondant] disait que la perfection de la science consiste dans l’union du mйdium de connaissance non pas avec la rйalitй connue, mais plutфt avec celui qui connaоt. En sens contraire : l’espиce de la rйalitй, qui est dans l’intelligence, en tant qu’elle possиde l’existence en celle-ci, est particuliиre ; mais dans son rapport а l’objet connu, elle est universelle, parce qu’elle est la ressemblance de la rйalitй au point de vue de sa nature commune, et non selon des circonstances particuliиres. Et pourtant, la connaissance qui s’effectue par cette espиce n’est pas singuliиre mais universelle. La connaissance dйpend donc de la relation de l’espиce а la rйalitй connue, plutфt qu’au sujet qui connaоt.

 

Si le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon sur les idйes, c’est parce que celui-ci a posй que les formes des rйalitйs matйrielles existent sans matiиre. Or elles sont а bien plus forte raison sans matiиre si elles sont dans l’intelligence divine que si elles sont hors d’elle, car l’intelligence divine est au sommet de l’immatйrialitй. Il est donc encore plus aberrant de poser des idйes dans l’intelligence divine.

 

Le Philosophe rйprouve l’opinion de Platon sur les idйes, en arguant que les idйes posйes par Platon ne peuvent gйnйrer, ni кtre gйnйrйes, et qu’ainsi elles sont inutiles. Or, si on les pose dans l’esprit divin, les idйes ne sont pas gйnйrйes, parce que tout gйnйrй est composй ; de mкme, elles ne gйnиrent pas : en effet, comme les rйalitйs gйnйrйes sont composйes, et que les gйnйrantes sont semblables aux gйnйrйes, il est nйcessaire que les gйnйrantes soient йgalement composйes. Il est donc aberrant de poser des idйes dans l’esprit divin.

 

Au septiиme chapitre des Noms Divins, Denys dit que Dieu connaоt les existants а partir des non-existants, et qu’il ne connaоt pas les rйalitйs selon une idйe. Or, on ne pose des idйes en Dieu que comme un moyen de connaоtre les rйalitйs. Il n’y a donc pas d’idйe dans l’esprit de Dieu.

 

Toute reproduction est proportionnйe а son modиle. Or, il n’y a aucune proportion de la crйature а Dieu, comme il n’y en a pas non plus du fini а l’infini. En Dieu, il ne peut donc pas exister de modиle des crйatures ; les idйes йtant des formes modиles, il semble donc qu’en Dieu il n’y a pas d’idйe des rйalitйs.

 

L’idйe est une rиgle pour connaоtre et opйrer. Or ce qui ne peut faillir en connaissant ni en opйrant n’a besoin de rиgle ni pour l’un ni pour l’autre. Puis donc que Dieu est tel, il ne semble pas nйcessaire de poser des idйes en lui.

 

De mкme que l’un dans la quantitй rйalise l’йgalitй, ainsi dans la qualitй l’un rйalise la ressemblance, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Or, а cause de la diffйrence qu’il y a entre Dieu et la crйature, la crйature ne peut en aucune faзon кtre йgale а Dieu, ni vice versa ; il n’y a donc pas non plus en Dieu de ressemblance а la crйature. Puis donc que le nom d’idйe signifie une ressemblance а la rйalitй, il semble qu’il n’y a pas en Dieu d’idйe des rйalitйs.

 

10° S’il y a des idйes en Dieu, ce ne sera que pour la production des crйatures. Or Anselme dit dans son Monologion : « Il est assez manifeste que dans le Verbe, par lequel tout a йtй fait, il n’y a pas les ressemblances des rйalitйs, mais une essence vraie et simple. » Il semble donc que les idйes, que l’on appelle ressemblances des rйalitйs, n’existent pas en Dieu.

 

11° Dieu connaоt de la mкme faзon et lui-mкme et les autres rйalitйs ; sinon sa science serait multiple et divisible. Or Dieu ne se connaоt pas lui-mкme par une idйe. Donc les autres rйalitйs non plus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre de la Citй de Dieu : « Celui qui nie qu’il y ait des idйes est infidиle, car il nie qu’il y ait un Fils. » Donc, etc.

 

Tout ce qui agit par son intelligence, a en soi la notion de son њuvre, а moins qu’il n’ignore ce qu’il fait. Or Dieu agit par son intelligence, sans ignorer ce qu’il fait. Il y a donc en lui les notions des rйalitйs, que l’on appelle idйes.

 

Comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique, trois causes se ramиnent а une seule, ce sont l’efficiente, la finale et la formelle. Or Dieu est la cause efficiente et finale des rйalitйs. Il est donc aussi la cause formelle exemplaire — car il ne peut кtre cette forme qui est une partie de la rйalitй — et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Une cause universelle ne produit un effet particulier que si elle est propre ou appropriйe. Or, tous les effets particuliers viennent de Dieu, qui est la cause universelle de tout. Il est donc nйcessaire qu’ils viennent de lui comme de la cause propre ou appropriйe de chacun. Or cela n’est possible qu’au moyen des raisons propres des rйalitйs, qui existent en lui. Il est donc nйcessaire qu’en lui existent les raisons des rйalitйs, c’est-а-dire les idйes.

 

Saint Augustin dit au livre sur l’Ordre : « Je regrette d’avoir dit qu’il y a deux mondes, le sensible et l’intelligible, non que cela ne soit vrai, mais parce que je l’ai dit comme venant de moi alors que cela avait йtй dit par les philosophes, et parce que cette faзon de parler n’est pas habituelle dans la Sainte Йcriture. » Or le monde intelligible n’est pas autre chose que l’idйe du monde. On est donc dans le vrai en posant les idйes.

 

Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation, en s’adressant а Dieu : « Vous faites venir toutes choses d’un exemple supйrieur, vous gouvernez par votre esprit un monde beau, йtant vous-mкme le Trиs-beau. » Le monde, avec tout ce qui est en lui, a donc en Dieu un modиle, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait, en lui йtait vie », et ce, comme dit saint Augustin, parce que toutes les crйatures sont dans l’esprit divin comme le coffre dans l’esprit de l’artisan. Or le coffre est dans l’esprit de l’artisan par sa ressemblance et son idйe. Des idйes de toutes les rйalitйs existent donc en Dieu.

 

Un miroir ne fait connaоtre des choses que si leurs ressemblances resplendissent en lui. Or le Verbe incrйй est un miroir faisant connaоtre toutes les crйatures, car par lui le Pиre se dit lui-mкme ainsi que toutes les autres rйalitйs. En lui se trouvent donc les ressemblances de toutes les rйalitйs.

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que le Fils est l’art du Pиre, plein de toutes les raisons des vivants. Or ces raisons ne sont pas autre chose que les idйes. Les idйes sont donc en Dieu.

 

10° Selon saint Augustin, il y a deux faзons de connaоtre les rйalitйs : par leur essence, et par leur ressemblance. Or Dieu ne connaоt pas les rйalitйs par leur essence, car seules les rйalitйs qui sont dans le connaissant par leur essence sont connues de cette faзon. Puis donc qu’il connaоt les rйalitйs, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il reste qu’il connaоt les rйalitйs par leurs ressemblances, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, nous pouvons en latin, comme par une sorte de traduction, rendre le nom d’idйes par celui de formes, ou d’espиces. On peut parler en trois sens de la forme d’une rйalitй. D’abord, il y a celle а partir de laquelle une rйalitй est formйe : ainsi la formation de l’effet procиde de la forme de l’agent. Mais il n’est pas nйcessaire а l’action que les effets parviennent а rйaliser complиtement la forme de l’agent, йtant souvent imparfaits, surtout s’il s’agit de causes йquivoques. Pour cette raison, la forme dont provient la formation d’une rйalitй n’est pas appelйe son idйe ni sa forme. En deuxiиme lieu, on appelle forme d’une rйalitй celle par laquelle cette rйalitй est formйe : ainsi l’вme est la forme de l’homme, et la figure de la statue est la forme du cuivre ; et bien que cette forme qui est une partie du composй soit appelйe en vйritй forme de celui-ci, l’on n’a cependant pas coutume de l’appeler son idйe ; parce que le nom d’idйe paraоt dйsigner une forme sйparйe de ce dont elle est la forme. En troisiиme lieu, on appelle forme d’une rйalitй celle pour laquelle cette rйalitй est formйe ; telle est la forme exemplaire, pour l’imitation de laquelle une rйalitй est constituйe ; et tel est le sens usuel du mot idйe, en sorte que l’idйe est identique а la forme qu’une rйalitй imite.

 

Mais il faut savoir qu’une rйalitй peut imiter une forme de deux faзons. D’abord par l’intention de l’agent : ainsi le tableau est rйalisй par le peintre afin qu’il imite quelqu’un dont la figure est reprйsentйe. Quelquefois, par contre, une telle imitation se produit par accident, malgrй l’intention, et par hasard : ainsi les peintres rйalisent souvent par hasard l’image d’une chose qui n’est pas dans leur intention. Or ce qui imite une forme par hasard, on ne dit pas que cela soit formй pour elle, parce que l’expression « pour » semble impliquer une relation а la fin ; puis donc que la forme exemplaire, ou l’idйe, est celle pour laquelle une rйalitй est formйe, il est nйcessaire qu’une chose imite par soi, et non par accident, cette forme exemplaire ou cette idйe.

 

En outre, nous constatons qu’une chose a deux faзons d’кtre opйrйe pour une fin. D’abord, en sorte que l’agent se dйtermine lui-mкme la fin, comme il en va de tous ceux qui agissent par leur intelligence. Parfois, au contraire, la fin est dйterminйe а l’agent par un autre agent, l’agent principal ; cela est clair dans le cas du mouvement de la flиche, qui se meut vers une fin dйterminйe, mais cette fin lui est dйterminйe par le lanceur ; et semblablement, l’opйration de la nature, qui avance vers une fin dйterminйe, prйsuppose une intelligence qui ait dйjа fixй une fin а la nature, et qui ordonne la nature а cette fin, et c’est а ce point de vue que l’on appelle toute њuvre de la nature une њuvre d’intelligence.

 

Si donc une chose est produite pour l’imitation d’une autre par un agent qui ne se dйtermine pas а lui-mкme la fin, alors la forme imitйe ne sera pas forme exemplaire ou idйe. Car nous ne disons pas de la forme de l’homme qui engendre qu’elle est l’idйe ou le modиle de l’homme engendrй, mais nous le disons seulement quand ce qui agit pour une fin se dйtermine а lui-mкme la fin, que cette forme soit dans l’agent ou hors de lui. En effet, nous disons de la forme de l’art dans l’artisan qu’elle est le modиle ou l’idйe du produit de l’art ; et semblablement de la forme qui est hors de l’artisan, pour l’imitation de laquelle il rйalise quelque chose.

 

Telle paraоt donc кtre la notion d’idйe : l’idйe est la forme qu’une chose imite par l’intention d’un agent qui se prйdйtermine la fin.

 

En consйquence, il est clair que ceux qui affirmaient que tout se produit par hasard ne pouvaient poser l’idйe. Mais cette opinion est rйprouvйe par les philosophes, car ce qui arrive par hasard, n’est qu’exceptionnellement rйgulier, tandis que nous voyons le cours de la nature procйder toujours de la mкme faзon, ou la plupart du temps. De mкme, les idйes ne peuvent pas non plus кtre posйes par ceux qui affirment que tout procиde de Dieu par une nйcessitй de nature et non par l’arbitre de la volontй : en effet, ce qui agit par nйcessitй de nature ne se prйdйtermine pas а soi-mкme la fin. Mais cette position est impossible, car tout ce qui agit pour une fin, s’il ne se dйtermine pas а lui-mкme la fin, c’est un autre [principe] supйrieur qui la lui dйtermine ; et ainsi, il y aura quelque cause supйrieure а lui ; or cela est impossible, car tous ceux qui parlent de Dieu le considиrent comme la cause premiиre de tous les йtants. Et voilа pourquoi, йcartant а la fois l’opinion d’Йpicure qui prйtendait que tout advient par hasard, et celle d’Empйdocle et des autres qui posaient que tout advient par nйcessitй de nature, Platon affirma l’existence des idйes. Et cette raison pour poser les idйes, c’est-а-dire а cause de la prйdйfinition des њuvres а faire, est indiquйe par Denys au cinquiиme chapitre des Noms Divins, lorsqu’il dit : « Ce que nous appelons modиles, ce sont toutes ces raisons, productrices d’essence, qui prйexistent chacune en Dieu, et que la thйologie nomme prйdйfinitions, ou encore dйcrets bons et divins, parce qu’ils dйfinissent et produisent toutes rйalitйs, et que c’est en vertu de ces dйcrets que le Suressentiel a d’avance dйfini et produit tous les кtres. »

 

Mais la forme exemplaire ou l’idйe est d’une certaine faзon une fin, et l’artisan reзoit d’elle la forme par laquelle il agit, si elle est hors de lui. Or il ne convient pas de poser que Dieu agirait pour une fin autre que lui-mкme et recevrait d’ailleurs ce qui lui permet d’agir. Pour cette raison, nous ne pouvons poser que les idйes sont hors de Dieu, mais seulement dans l’esprit divin.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La perfection de la connaissance peut кtre envisagйe soit du cфtй du connaissant, soit du cфtй de l’objet connu. L’affirmation selon laquelle la connaissance que permet l’essence est plus parfaite que celle que permet la ressemblance, est donc а considйrer du cфtй de l’objet. En effet, ce qui par soi-mкme est connaissable, est plus connu par soi que ce qui est connaissable non de soi-mкme mais seulement en tant qu’il est par sa ressemblance en celui qui connaоt. Et il n’est pas aberrant de poser que les rйalitйs crййes sont moins connaissables que l’essence divine, qui est par soi-mкme connaissable.

 

Deux choses sont nйcessaires а l’espиce qui est un mйdium de connaissance : reprйsenter la rйalitй connue, ce qui lui revient par sa proximitй avec l’objet а connaоtre ; et avoir une existence spirituelle, ou immatйrielle, ce qui lui revient parce qu’elle possиde l’кtre en celui qui connaоt. Ainsi une chose est mieux connue au moyen de l’espиce qui est dans l’intelligence, qu’au moyen de l’espиce qui est dans le sens, parce qu’elle est plus immatйrielle. Et semblablement, une chose est mieux connue par l’espиce de la rйalitй qui est dans l’esprit divin, qu’elle ne pourrait l’кtre par son essence elle-mкme — mкme en supposant que l’essence de la rйalitй puisse кtre un mйdium de connaissance, nonobstant sa matйrialitй.

 

Dans la connaissance, il y a deux choses а considйrer : la nature mкme de la connaissance — et celle-ci dйpend de l’espиce, en fonction du rapport qu’elle entretient avec l’intelligence en laquelle elle rйside —, et la dйtermination de la connaissance relativement а l’objet connu — et celle-ci dйpend de la relation de l’espиce а la rйalitй elle-mкme. Ainsi, plus l’espиce est semblable а la rйalitй connue par mode de reprйsentation, plus la connaissance est dйterminйe ; et plus elle accиde а l’immatйrialitй, qui est la nature du connaissant en tant que tel, plus elle fait connaоtre puissamment.

 

Il est contre la notion de formes naturelles que celles-ci soient par elles-mкmes immatйrielles ; mais il n’est pas aberrant qu’elles tiennent l’immatйrialitй d’un autre [sujet] en lequel elles sont ; ainsi dans notre intelligence, les formes des rйalitйs naturelles sont immatйrielles. Il est donc aberrant de poser que les idйes des rйalitйs naturelles sont par elles-mкmes subsistantes, mais non de les poser dans l’esprit divin.

 

Les idйes existant dans l’esprit divin ne sont ni gйnйrйes, ni gйnйrantes, en rigueur de termes ; mais elles sont crйatrices et productrices des rйalitйs ; ainsi saint Augustin, au livre des 83 Questions, dit : « Bien qu’elles ne voient le jour ni ne pйrissent, cependant tout ce qui peut se former et pйrir est dit formй par elles. » Et il n’est pas nйcessaire que l’agent premier, dans une composition, soit semblable au gйnйrй ; mais cela est nйcessaire pour l’agent prochain. Et prйcisйment Platon posait que les idйes йtaient le principe de la gйnйration, c’est-а-dire le principe prochain ; aussi le raisonnement de l’objection le contredit-il а bon droit.

 

L’intention de Denys est de dire que Dieu ne connaоt pas par une idйe prise des rйalitйs, ni en connaissant sйparйment les rйalitйs par l’idйe ; c’est pourquoi une autre traduction de ce passage dit : « Il ne considиre pas chaque objet dans sa vision. » Par consйquent, cela n’exclut pas entiиrement l’existence des idйes.

 

Bien qu’il ne puisse y avoir aucune proportion de la crйature а Dieu, cependant il peut y avoir une proportionnalitй ; et nous avons exposй frйquemment ce point dans la question prйcйdente.

 

Parce qu’il ne peut pas ne pas кtre, Dieu n’a pas besoin d’une essence qui soit autre chose que son existence. De mкme, parce qu’il ne peut faillir en connaissant ou en opйrant, il n’a pas besoin d’une rиgle autre que lui-mкme. Mais s’il ne peut faillir, c’est parce qu’il est lui-mкme sa propre rиgle ; de mкme que s’il ne peut pas ne pas кtre, c’est parce que son essence est son existence.

 

En Dieu, il n’y a pas de quantitй dimensive, selon laquelle l’йgalitй pourrait se concevoir ; mais la quantitй y est comme une quantitй intensive : en ce sens la blancheur est dite grande, parce qu’elle atteint parfaitement sa nature. Or l’intensitй d’une forme se rapporte au mode de possession de cette forme. Et bien que ce qui appartient а Dieu s’йtende en quelque sorte aux crйatures, cependant on ne peut nullement accorder que la crйature ait une chose comme Dieu la possиde ; aussi, quoique nous accordions qu’une ressemblance existe d’une certaine faзon entre Dieu et nous, nous n’accordons nullement qu’il y ait une йgalitй.

 

10° L’intention d’Anselme, comme il ressort d’un examen attentif de ses paroles, est de dire qu’il n’y a pas dans le Verbe une ressemblance prise des rйalitйs elles-mкmes, mais que toutes les formes des rйalitйs sont prises du Verbe ; voilа pourquoi il dit que le Verbe n’est pas une ressemblance des rйalitйs, mais que les rйalitйs sont des imitations du Verbe. Ainsi l’idйe n’est pas exclue, puisque l’idйe est la forme qu’une chose imite.

 

11° Dieu connaоt de la mкme faзon soi-mкme et les autres rйalitйs, si la faзon de connaоtre est prise du cфtй de celui qui connaоt, mais non si elle est prise du cфtй de la rйalitй connue : en effet, la crйature qui est connue par Dieu n’est pas rйellement identique au mйdium par lequel Dieu connaоt, mais celui-ci est rйellement identique а Dieu ; c’est pourquoi il n’en rйsulte aucune multiplicitй dans son essence.

 

Article 2 : Faut-il poser une pluralitй d’idйes ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En Dieu, les attributs essentiels ne sont pas moins vйritablement en lui que les attributs personnels. Or la pluralitй des propriйtйs personnelles induit la pluralitй des Personnes, а cause desquelles Dieu est appelй trine. Puis donc que les idйes, йtant communes aux trois Personnes, sont essentielles, si elles sont plusieurs en Dieu suivant la pluralitй des rйalitйs, il s’ensuit qu’il n’y a pas seulement trois Personnes en lui, mais une infinitй.

 

[Le rйpondant] disait que les idйes ne sont pas essentielles, car elles sont l’essence mкme. En sens contraire : la bontй, la sagesse et la puissance de Dieu sont son essence, et pourtant elles sont appelйes « attributs essentiels ». Donc les idйes aussi, bien qu’elles soient l’essence mкme, peuvent кtre dites essentielles.

 

Tout ce qui est attribuй а Dieu, doit lui кtre attribuй de la plus noble faзon. Or Dieu est le principe des rйalitйs ; l’on doit donc poser en lui au plus haut point tout ce qui se rapporte а la noblesse du principe. Or telle est l’unitй, car toute puissance unie est plutфt infinie que multipliйe, comme il est dit au livre des Causes. L’unitй souveraine est donc en Dieu. En consйquence, il est un non seulement rйellement, mais aussi rationnellement, car ce qui est un de l’une et l’autre faзon, est plus un que ce qui l’est d’une seule faзon ; et par consйquent, il n’y a pas en lui pluralitй de raisons ou d’idйes.

 

Le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique : « Est tout а fait un, ce qui ne peut кtre sйparй ni quant а l’intelligence, ni quant au temps, ni quant au lieu, ni quant а la raison ; et cela vaut particuliиrement dans le genre substance. » Si donc Dieu, parce qu’il est l’йtant parfait, est parfaitement un, il ne peut кtre sйparй quant а la raison ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

S’il y a plusieurs idйes, alors elles sont inйgales, car l’une contiendra seulement l’кtre, une autre l’кtre et le vivre, une autre aura en plus le penser, suivant que la rйalitй а laquelle appartient l’idйe est diversement assimilйe а Dieu. Puis donc qu’il est aberrant de poser une inйgalitй en Dieu, il semble qu’il ne puisse y avoir en lui une pluralitй d’idйes.

 

Dans les causes matйrielles, on s’arrкte а une matiиre prime unique, et semblablement dans les causes efficientes et finales. Dans les formelles, on s’arrкte donc aussi а une forme unique et premiиre. Or on aboutit ainsi aux idйes, parce que, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les principales formes ou raisons des rйalitйs. Il n’y a donc en Dieu qu’une seule idйe.

 

[Le rйpondant] disait que, bien qu’il y ait une seule forme premiиre, cependant on dit qu’il y a plusieurs idйes suivant les diffйrents rapports de celle-ci. En sens contraire : on ne peut pas dire que les idйes se diversifient а cause du rapport а Dieu en qui elles sont, puisqu’il est un ; ni а cause du rapport aux rйalitйs prйconзues en tant qu’elles sont dans la cause premiиre, puisqu’elles sont un en elle, comme le dit Denys ; ni а cause du rapport aux rйalitйs prйconзues en tant qu’elles existent dans leur nature propre, puisque ainsi les rйalitйs prйconзues sont temporelles alors que les idйes sont йternelles. Donc en aucune faзon les idйes ne peuvent кtre dites nombreuses par rapport а la forme premiиre.

 

Aucune relation qui est entre Dieu et la crйature n’est en Dieu, mais elle est seulement dans la crйature. Or l’idйe ou le modиle implique une relation de Dieu а la crйature. Cette relation n’est donc pas en Dieu mais dans la crйature. Puis donc que l’idйe est en Dieu, on ne peut diversifier les idйes par des rapports de ce genre.

 

L’intelligence qui pense au moyen de plusieurs choses est composйe, et passe de l’une а l’autre. Or cela est йtranger а l’intelligence divine. Puis donc que les idйes sont les raisons des rйalitйs et que Dieu pense par elles, il semble qu’il n’y ait pas plusieurs idйes en Dieu.

 

En sens contraire :

 

Le mкme, suivant un mкme rapport, est de nature а ne produire que la mкme chose. Or Dieu fait des rйalitйs nombreuses et diffйrentes. Il cause donc les rйalitйs non pas suivant la mкme raison, mais selon plusieurs. Or les raisons au moyen desquelles les rйalitйs sont produites par Dieu sont les idйes. Il y a donc plusieurs idйes en Dieu.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Il reste que tout a йtй crйй au moyen d’une raison ; non pas la mкme pour l’homme et le cheval ; car il est absurde de le penser. » Chaque chose a donc йtй crййe par une raison propre ; il y a donc plusieurs idйes.

 

Saint Augustin dit dans sa Lettre а Nebridius que, de mкme qu’il est aberrant de dire que l’angle et le carrй ont une mкme raison, il est aberrant de dire qu’en Dieu, l’homme et cet homme ont une mкme raison. Il semble donc qu’il y ait plusieurs raisons idйales en Dieu.

 

« C’est par la foi que nous savons que les siиcles ont йtй formйs par la parole de Dieu, en sorte que les choses que l’on voit ont йtй faites de choses invisibles » (He 11, 3). Or il appelle invisibles, au pluriel, les espиces idйales. Il y en a donc plusieurs.

 

Ainsi qu’il ressort des autoritйs dйjа citйes, les saints dйsignent les idйes par les noms d’art et de monde. Or l’art implique une certaine pluralitй, car c’est l’ensemble des prйceptes qui tendent а une seule fin ; et le monde aussi, semblablement, puisqu’il implique l’ensemble de toutes les crйatures. Il est donc nйcessaire de poser plusieurs idйes en Dieu.

 

 

Rйponse :

 

Certains, ayant posй que Dieu agit par son intelligence et non par nйcessitй de nature, ont prйtendu qu’il n’a qu’une seule intention, celle de la crйation en gйnйral, tandis que la distinction des crйatures aurait йtй rйalisйe par les causes secondes. Ils disent, en effet, que Dieu a d’abord crйй une intelligence, qui a produit trois choses : l’вme, le monde et une autre intelligence ; et qu’ainsi, progressivement, une pluralitй de rйalitйs procйda d’un principe premier unique. Et suivant cette opinion, il y aurait certes en Dieu une idйe, mais une seule et commune а toute la crйation, alors que les idйes propres de chaque rйalitй seraient dans les causes secondes ; dans le mкme sens, Denys rapporte au cinquiиme chapitre des Noms Divins qu’un certain philosophe Clйment posa que les principaux йtants йtaient les modиles des infйrieurs.

 

Mais cela ne peut кtre soutenu, car si l’intention de quelque agent se portait vers une seule chose, tout ce qui viendrait s’ajouter а ce dont il a eu principalement l’intention serait malgrй cette intention, et comme fortuit ; par exemple, si quelqu’un avait l’intention de faire un triangle, il dйpasserait son intention qu’il soit grand ou petit. Or le particulier vient s’ajouter au gйnйral qui le contient ; par consйquent, si l’intention de l’agent va seulement vers quelque chose de gйnйral, ce sera malgrй son intention qu’il sera dйterminй d’une quelconque faзon par quelque chose de particulier ; par exemple, si la nature avait l’intention de gйnйrer seulement un animal, il dйpasserait son intention que l’кtre gйnйrй soit homme ou cheval. Si donc l’intention de Dieu qui opиre ne regardait que la crйature en gйnйral, alors toute la distinction de la crйation adviendrait par hasard. Or il est aberrant de dire qu’elle est par accident par rapport а la cause premiиre, et par soi par rapport aux causes secondes : car ce qui est par soi est avant ce qui est par accident ; or le rapport d’une chose а la cause premiиre est avant son rapport а la cause seconde, comme cela est prouvй au livre des Causes ; il est donc impossible qu’elle soit par accident relativement а la cause premiиre et par soi relativement а la cause seconde. Mais l’inverse peut se produire : ainsi nous constatons que les rйalitйs qui arrivent par hasard de notre point de vue, sont dйjа connues de Dieu et ordonnйes par lui. Par consйquent, il est nйcessaire de dire que toute la distinction des rйalitйs est prйdйfinie par lui. Et voilа pourquoi il est nйcessaire de poser en Dieu la raison propre de chaque rйalitй, et par suite, de poser en lui plusieurs idйes.

 

Or le mode de cette pluralitй peut кtre envisagй comme suit. Une forme peut кtre de deux faзons dans l’intelligence. D’abord en sorte qu’elle soit le principe de l’acte de penser, comme la forme possйdйe par celui qui pense en tant qu’il pense ; et celle-ci est la ressemblance en lui de l’objet pensй. Ensuite de telle sorte qu’elle soit le terme de l’acte de penser, comme l’artisan, en pensant, imagine la forme de la maison ; et puisque cette forme est imaginйe au moyen de l’acte de penser, et comme effectuйe par cet acte, elle ne peut кtre le principe de l’acte de penser au point d’кtre le principe premier par quoi l’on pense ; mais elle joue plutфt le rфle d’objet pensй par lequel le sujet qui pense opиre quelque chose. Nйanmoins la forme susdite est le principe second par quoi l’on pense, car par la forme imaginйe l’artisan pense ce qui est а opйrer ; ainsi йgalement dans l’intelligence spйculative, nous constatons que l’espиce par laquelle l’intelligence est dйterminйe formellement pour penser en acte, est le principe premier par quoi l’on pense ; et, dиs lors qu’elle a йtй mise en acte, l’intelligence peut opйrer par une telle forme en formant les quidditйs des rйalitйs, et en composant et divisant ; par consйquent cette quidditй formйe dans l’intelligence — et aussi la composition et la division — est une certaine њuvre qu’elle possиde, par laquelle cependant l’intelligence vient а connaоtre la rйalitй extйrieure ; et ainsi, cette quidditй est pour ainsi dire le principe second par quoi l’on pense.

 

Or, si l’intelligence de l’artisan rйalisait quelque produit de l’art а la ressemblance d’elle-mкme, alors l’intelligence mкme de l’artisan serait une idйe, non pas, certes, en tant qu’intelligence, mais en tant qu’objet pensй. Et parmi les rйalitйs qui sont produites а l’imitation d’une autre chose, tantфt ce qui imite l’autre chose l’imite parfaitement, et dans ce cas l’intelligence opйrative prйconcevant la forme de la chose opйrйe a comme idйe la forme mкme de la rйalitй imitйe telle que cette rйalitй la possиde ; tantфt, au contraire, ce qui est а l’imitation de l’autre chose ne l’imite pas parfaitement, et dans ce cas, ce n’est pas absolument que l’intelligence opйrative prendrait la forme de la rйalitй imitйe comme idйe ou modиle de la rйalitй а opйrer, mais avec une proportion dйterminйe, suivant laquelle la reproduction trahirait ou imiterait le modиle principal. Donc, je dis que Dieu, qui opиre tout par son intelligence, produit tout а la ressemblance de son essence ; ainsi son essence est l’idйe des rйalitйs, non pas, certes, en tant qu’elle est essence, mais en tant qu’elle est pensйe. Les rйalitйs crййes, quant а elles, n’imitent pas parfaitement l’essence divine ; par consйquent, l’essence est prise par l’intelligence divine comme l’idйe des rйalitйs non pas absolument, mais avec la proportion de la crйature devant exister а l’essence divine elle-mкme, suivant qu’elle la trahit ou bien l’imite.

 

Or, les diffйrentes rйalitйs l’imitent diversement, et chacune avec son propre mode, puisque chacune a un кtre distinct de l’autre ; et voilа pourquoi l’essence divine elle-mкme, comprise avec les divers rapports des rйalitйs а elle, est l’idйe de chaque rйalitй. Puis donc que les rapports des rйalitйs sont diffйrents, il est nйcessaire qu’il y ait une pluralitй d’idйes ; et certes, il y a une idйe unique de toutes les rйalitйs du cфtй de l’essence ; mais la pluralitй se rencontre du cфtй des divers rapports des crйatures а elle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Si les propriйtйs personnelles induisent une distinction des Personnes en Dieu, c’est parce qu’elles s’opposent entre elles d’une opposition de relation ; ainsi les propriйtйs non opposйes, telles la spiration commune et la paternitй, ne distinguent pas les Personnes. Or ni les idйes ni les autres attributs essentiels n’ont d’opposition entre eux ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Il n’en va pas de mкme pour les idйes et pour les attributs essentiels. En effet, la signification principale des attributs essentiels ne comporte rien de plus que l’essence du Crйateur ; aussi ne sont-ils pas diversifiйs, bien que Dieu se rapporte aux crйatures sous leurs aspects, en tant qu’il fait les bons selon la bontй, les sages selon la sagesse. Mais la signification principale de l’idйe comporte quelque chose d’autre, en plus de l’essence, c’est le rapport mкme de la crйature а l’essence, rapport qui complиte formellement la notion d’idйe, et en raison duquel on dit qu’il y a plusieurs idйes. Nйanmoins, pour autant qu’elles se rapportent а l’essence, rien n’empкche les idйes d’кtre appelйes essentielles.

 

La pluralitй de raisons revient parfois а une diffйrence de rйalitй : ainsi Socrate et Socrate assis diffиrent de raison, et cela revient а la diffйrence entre substance et accident ; et semblablement, homme et animal diffиrent de raison, et cette diffйrence revient а la diffйrence entre forme et matiиre, car le genre se prend de la matiиre tandis que la diffйrence spйcifique se prend de la forme ; aussi une telle diffйrence selon la raison s’oppose-t-elle tout а fait а l’unitй et а la simplicitй. Mais parfois, la diffйrence de raison ne revient pas а une diversitй de rйalitй, mais а la vйritй de la rйalitй, qui est diversement intelligible ; et c’est en ce sens que nous posons une pluralitй de raisons en Dieu ; ceci ne s’oppose donc pas а la suprкme unitй ou simplicitй.

 

Dans ce passage, le Philosophe nomme raison la dйfinition ; mais en Dieu, on ne doit pas entendre les diverses raisons comme des dйfinitions, car aucune de ces raisons ne comprend l’essence divine. Cela est donc йtranger а notre propos.

 

La forme qui est dans l’intelligence a un double rapport : d’une part а la rйalitй dont elle est la forme, d’autre part а ce en quoi elle est. Le premier rapport ne lui donne pas une qualitй, mais une relation : car les choses matйrielles n’ont pas une forme matйrielle, ni les choses sensibles une forme sensible. Mais l’autre rapport la qualifie, car elle suit le mode d’кtre de ce en quoi elle est. Par consйquent, de ce que certaines des rйalitйs prйconзues imitent plus parfaitement que d’autres l’essence divine, il suit que les idйes sont non pas inйgales, mais de choses inйgales.

 

La forme premiиre et unique а laquelle tout revient, est l’essence divine elle-mкme considйrйe en soi ; et c’est en la considйrant que l’intelligence divine invente, pour ainsi dire, diffйrents modes d’imitation de l’essence, en lesquels consiste la pluralitй des idйes.

 

Les idйes sont diversifiйes par les divers rapports aux rйalitйs qui existent dans leur nature propre ; et si ces rйalitйs sont temporelles, il n’est cependant pas nйcessaire que ces rapports soient temporels, car l’action de l’intelligence, mкme humaine, porte sur une chose mкme quand elle n’existe pas, comme lorsque nous considйrons les choses passйes. Or la relation suit l’action, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique ; aussi les rapports aux rйalitйs temporelles, dans l’intelligence divine, sont-ils йternels.

 

La relation qui existe entre Dieu et la crйature n’est pas en Dieu rйellement ; cependant, elle est en Dieu du point de vue de notre intelligence. Et semblablement, elle peut кtre en lui du point de vue de son intelligence, en tant qu’il considиre le rapport des rйalitйs а son essence ; et ainsi, ces rapports sont en Dieu en tant que pensйs par lui.

 

L’idйe n’est pas le principe premier par quoi une chose est pensйe, mais elle est l’objet pensй existant dans l’intelligence. Or l’uniformitй de l’intelligence dйpend de l’unitй du principe premier par quoi une chose est pensйe, comme l’unitй de l’action dйpend de l’unitй de la forme de l’agent, qui est le principe de l’action. Par consйquent, bien que les rapports pensйs par Dieu soient nombreux — en eux consiste la pluralitй des idйes —, cependant, parce qu’il les pense tous au moyen de son unique essence, son intelligence n’est pas multiple, mais une.

Article 3 : Les idйes se rapportent-elles а la connaissance spйculative, ou seulement а la connaissance pratique ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit seulement а la connaissance pratique.

 

Comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, les idйes sont les formes principales des rйalitйs, par lesquelles est formй tout ce qui naоt ou pйrit. Or rien n’est formй par la connaissance spйculative. La connaissance spйculative n’a donc pas d’idйe.

 

[Le rйpondant] disait que les idйes ne se rapportent pas seulement а ce qui naоt ou pйrit, mais encore а ce qui peut naоtre ou pйrir, comme saint Augustin le dit dans le mкme passage ; et par consйquent, l’idйe se rapporte aux choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй, mais qui pourtant peuvent exister, et dont Dieu a une connaissance spйculative. En sens contraire : on appelle pratique la science par laquelle on sait la faзon d’opйrer, mкme si l’on n’a jamais l’intention d’opйrer ; et ainsi une partie de la mйdecine est dite pratique. Or Dieu sait la faзon d’opйrer les choses qu’il peut faire, quoiqu’il ne se propose pas de les faire ; il en a donc aussi une connaissance pratique ; et par consйquent, de l’une et l’autre faзon l’idйe se rapporte а la connaissance pratique.

 

L’idйe n’est autre que la forme modиle. Or on ne peut parler de forme modиle que dans la connaissance pratique, car le modиle est ce pour l’imitation de quoi une autre chose est faite. Les idйes regardent donc seulement la connaissance pratique.

 

Selon le Philosophe, l’intelligence pratique porte sur les rйalitйs dont les principes sont en nous. Or les idйes qui existent dans l’intelligence divine sont les principes des rйalitйs prйconзues. Elles se rapportent donc а l’intelligence pratique.

 

Toutes les formes de l’intelligence ou bien proviennent des rйalitйs, ou bien leur sont destinйes : celles qui leur sont destinйes appartiennent а l’intelligence pratique, et celles qui en proviennent appartiennent а la spйculative. Or, aucune forme de l’intelligence divine ne provient des rйalitйs, puisque celle-ci n’en reзoit rien. Elles sont donc destinйes aux rйalitйs ; et par consйquent, elles se rapportent а l’intelligence pratique.

 

Si en Dieu, l’idйe de l’intelligence pratique diffиre de celle de l’intelligence spйculative, alors cette diversitй ne peut dйpendre de quelque chose d’absolu, car tout attribut de ce genre est unique en Dieu ; ni d’un rapport d’identitй, comme lorsque nous disons le mкme identique au mкme, parce qu’un tel rapport n’induit aucune pluralitй ; ni par un rapport de diversitй, car la cause n’est pas diversifiйe, quoique les effets le soient. On ne peut donc en aucune faзon distinguer l’idйe de la connaissance spйculative de celle de la connaissance pratique.

 

[Le rйpondant] disait que les deux idйes se distinguent en ceci, que l’idйe pratique est principe d’кtre, tandis que la spйculative est principe de connaissance. En sens contraire : les principes de l’кtre et de la connaissance sont les mкmes. L’idйe spйculative n’est donc pas distinguйe par lа de l’idйe pratique.

 

La connaissance spйculative ne semble pas кtre autre chose en Dieu que la simple connaissance de lui-mкme. Or la simple connaissance ne peut rien comporter d’autre en plus de la connaissance. Puis donc que l’idйe ajoute un rapport aux rйalitйs, il semble qu’elle ne se rapporte pas а la connaissance spйculative, mais seulement а la pratique.

 

La fin de l’intelligence pratique est le bien. Or, le rapport de l’idйe ne peut avoir pour terme que le bien, car les maux se produisent malgrй l’intention. L’idйe regarde donc la seule intelligence pratique.

 

En sens contraire :

 

La connaissance pratique ne s’йtend qu’aux choses а faire. Or Dieu connaоt au moyen des idйes non seulement les choses а faire, mais encore les choses prйsentes et faites. Les idйes ne s’йtendent donc pas seulement а la connaissance pratique.

 

Dieu connaоt plus parfaitement les crйatures qu’un artisan ne connaоt les produits de l’art. Or l’artisan crйй possиde, au moyen des formes par lesquelles il opиre, la connaissance spйculative des њuvres ; donc Dieu aussi, а bien plus forte raison.

 

La connaissance spйculative est celle qui considиre les principes et les causes des rйalitйs, ainsi que leurs passions. Or Dieu connaоt au moyen des idйes tout ce qui peut кtre connu parmi les rйalitйs. Donc en Dieu, les idйes ne se rapportent pas seulement а la connaissance pratique, mais aussi а la spйculative.

 

Rйponse :

 

Comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence pratique diffиre de la spйculative par la fin ; or la fin de la spйculative est la vйritй prise absolument, tandis que celle de l’intelligence pratique est l’opйration, comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Donc, une connaissance est dite pratique relativement а une њuvre, ce qui se produit de deux faзons. Parfois, elle est actuellement ordonnйe а une њuvre : ainsi l’artisan, ayant prйconзu une forme, se propose de l’introduire dans une matiиre ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance sont actuellement pratiques. Parfois, au contraire, la connaissance est certes ordonnable а l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnйe ; comme par exemple lorsque l’artisan imagine la forme d’un ouvrage, qu’il sait la faзon d’opйrer, et n’a cependant pas l’intention d’opйrer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement ordonnable а l’acte, alors elle est purement spйculative ; et cela se produit aussi de deux faзons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces rйalitйs qui ne peuvent par nature кtre produites au moyen de la science de celui qui connaоt, comme lorsque nous connaissons les rйalitйs naturelles. Parfois, au contraire, la rйalitй connue est certes opйrable au moyen de la science, cependant elle n’est pas considйrйe telle qu’elle est opйrable ; car par l’opйration, la rйalitй est produite а l’existence. Il est en effet des choses qui peuvent кtre sйparйes par l’intelligence sans кtre sйparables du point de vue de l’кtre. Quand donc on considиre une rйalitй opйrable par l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent кtre distinguйes du point de vue de l’кtre, la connaissance n’est pratique ni actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spйculative : ainsi, par exemple, un artisan considиre une maison en en recherchant les dispositions passives, le genre, les diffйrences et autres choses semblables que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’кtre dans la rйalitй mкme. Mais on considиre la rйalitй telle qu’elle est opйrable quand on considиre en elle tout ce qui est simultanйment requis pour son кtre.

 

Et de ces quatre faзons la connaissance de Dieu entretient un rapport avec les rйalitйs. En effet, sa science est cause des rйalitйs. Il en connaоt donc certaines en les ordonnant au propos de sa volontй afin qu’elles existent en un temps, quel qu’il soit, et il en a une connaissance actuellement pratique.

Il en connaоt d’autres, au contraire, qu’il n’a l’intention de faire en aucun temps, car il connaоt les choses qui ni n’ont existй ni n’existent ni n’existeront, comme on l’a dit dans la question prйcйdente ; et il en a certes une connaissance en acte, mais elle n’est  pratique que virtuellement, et non actuellement. Quant aux rйalitйs qu’il fait ou qu’il peut faire, il les considиre non seulement en tant qu’elles sont dans leur кtre propre, mais encore suivant tous les concepts que l’intelligence humaine peut analytiquement apprйhender en elles ; les rйalitйs par lui opйrables sont donc aussi connues de lui telles qu’elles ne sont pas opйrables. Il connaоt en outre certaines rйalitйs dont sa science ne peut pas кtre la cause, tels les maux. Par consйquent, c’est en toute vйritй que nous posons en Dieu et la connaissance pratique, et la connaissance spйculative.

 

Maintenant donc, il nous faut voir de laquelle de ces faзons l’idйe peut кtre posйe dans la connaissance divine. Comme dit saint Augustin, l’idйe est appelйe forme en propriйtй de terme ; mais si nous envisageons la rйalitй, l’idйe est la raison ou la ressemblance de la rйalitй. Or, en certaines formes, nous trouvons un double rapport : d’abord а ce qui est formй par elles, comme la science se rapporte а celui qui sait ; ensuite а ce qui est а l’extйrieur, comme la science se rapporte а l’objet de science ; cependant ce rapport n’est pas commun а toute forme, comme le premier. Par consйquent, le nom de forme implique seulement le premier rapport ; et c’est pourquoi la forme connote toujours un rapport de cause. Car la forme est en quelque sorte la cause de ce qui est formй par elle, qu’une telle formation se produise par mode d’inhйrence, comme dans les formes intrinsиques, ou bien par mode d’imitation, comme dans les formes exemplaires. Mais la ressemblance et la raison possиdent aussi le second rapport, par lequel ne leur convient pas la relation de cause. Si donc nous parlons de l’idйe selon la raison formelle signifiйe par son nom, alors elle ne s’йtend qu’а cette science par laquelle une chose peut кtre formйe ; et c’est la connaissance qui est actuellement pratique, ou celle qui ne l’est que virtuellement, et qui, d’une certaine faзon, est aussi spйculative. Mais si nous donnons а l’idйe le sens commun de ressemblance ou de raison, alors l’idйe peut se rapporter purement а la connaissance spйculative. Ou bien, en termes plus propres, disons que l’idйe regarde la connaissance actuellement ou virtuellement pratique, tandis que la ressemblance et la raison regardent aussi bien la pratique que la spйculative.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin rapporte la formation de l’idйe non seulement aux choses qui ont lieu, mais aussi а celles qui peuvent avoir lieu, et sur lesquelles, si elles n’ont jamais lieu, porte une connaissance en quelque sorte spйculative, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cet argument est probant pour la connaissance qui est pratique virtuellement et non actuellement ; et rien n’empкche de la dire spйculative en quelque sorte, parce qu’elle s’йloigne de l’opйration du point de vue de l’acte.

 

Le modиle, bien qu’il implique un rapport а ce qui est а l’extйrieur, a cependant relativement а cet extйrieur un rapport de cause ; et voilа pourquoi, au sens propre, il se rapporte а la connaissance qui est habituellement ou virtuellement pratique, et pas seulement а celle qui l’est actuellement : car une chose peut кtre appelйe modиle dиs qu’une rйalitй peut кtre faite pour l’imiter, mкme si cela ne se produit jamais ; et c’est aussi le cas pour les idйes.

 

L’intelligence pratique porte sur les choses dont les principes sont en nous, non pas n’importe comment, mais en tant qu’elles sont opйrables par nous. Nous pouvons donc avoir aussi une connaissance spйculative de rйalitйs dont les causes sont en nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

On ne distingue pas l’intelligence spйculative de l’intelligence pratique par la possession de formes provenant des rйalitйs ou destinйes а elles, car mкme en nous l’intelligence pratique a parfois des formes prises des rйalitйs : par exemple lorsqu’un artisan, а la vue de quelque ouvrage, conзoit la forme par laquelle il a l’intention d’opйrer. Par consйquent, il n’est donc pas non plus nйcessaire que toutes les formes qui appartiennent а l’intelligence spйculative soient reзues des rйalitйs.

 

On ne distingue pas en Dieu l’idйe pratique de l’idйe spйculative comme si elles йtaient deux idйes, mais parce que, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, le pratique ajoute au spйculatif une relation а l’acte ; de mкme, homme ajoute le rationnel а l’animal, et pourtant l’homme et l’animal ne sont pas deux rйalitйs.

 

Les principes de l’кtre et de la connaissance sont dits identiques, dans la mesure oщ tous les principes de l’кtre, quels qu’ils soient, sont йgalement principes de connaissance ; mais non l’inverse, puisque les effets sont parfois principes de la connaissance des causes. Rien n’empкche donc que les formes de l’intelligence spйculative soient seulement principes de connaissance, alors que les formes de l’intelligence pratique sont en mкme temps principes d’кtre et de connaissance.

 

La connaissance est appelйe simple non pour exclure le rapport de la science а l’objet de science, rapport qui accompagne insйparablement toute science, mais pour exclure l’ajout de ce qui est hors du genre de la connaissance, comme l’existence des rйalitйs, qu’ajoute la science de vision, ou la relation de la volontй а la production des rйalitйs connues, qu’ajoute la science d’approbation ; de mкme aussi, on appelle le feu corps simple, pour exclure non pas ses parties essentielles, mais le mйlange d’un corps йtranger.

 

Le vrai et le bien sont en mutuelle circumincession, car а la fois le vrai est un certain bien, et tout bien est vrai. Aussi le bien peut-il кtre considйrй par la connaissance spйculative, en tant que l’on considиre seulement sa vйritй, comme lorsque nous dйfinissons le bien et que nous montrons sa nature. Il peut йgalement кtre considйrй pratiquement, s’il est considйrй comme bien ; et c’est le cas si on le considиre en tant qu’il est la fin du mouvement ou de l’opйration. Et ainsi il est clair que, de ce que le rapport a pour terme le bien, il ne s’ensuit pas que les idйes, les ressemblances ou les raisons de l’intelligence divine se rapportent seulement а la connaissance pratique.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

En Dieu, les temps ne s’йcoulent pas ni ne dйfilent, car lui-mкme, par son йternitй qui est tout entiиre simultanйe, inclut le temps en son entier ; et par consйquent, il connaоt de la mкme faзon les choses prйsentes, passйes et futures ; et c’est ce qui est dit au livre de l’Ecclйsiastique : « Avant d’кtre crййes, toutes choses sont connues du Seigneur, elles le sont encore toutes aprиs leur achиvement » (Eccli. 23, 29). Et ainsi, de ce que mкme les rйalitйs passйes sont connues au moyen de l’idйe, il ne suit pas nйcessairement qu’elle excиde, en son acception propre, les limites de la connaissance pratique.

 

Si l’artisan crйй connaоt son ouvrage tel qu’il peut кtre amenй а l’existence, quoiqu’il n’ait pas l’intention d’opйrer, alors la connaissance qu’il en a au moyen des formes opйratives n’est pas tout а fait une connaissance spйculative, mais une connaissance habituellement pratique ; par contre, la connaissance par laquelle un artisan connaоt les produits de l’art, mais non tels qu’ils peuvent кtre amenйs par lui а l’existence, cette connaissance qui est purement spйculative n’a pas d’idйe correspondante, mais peut-кtre des raisons ou des ressemblances.

 

Il est commun а la science pratique et а la spйculative de procйder par des principes et des causes ; par consйquent, on ne peut prouver par cet argument ni qu’une science est spйculative, ni qu’elle est pratique.

Article 4 : Le mal a-t-il une idйe [en Dieu] ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dieu connaоt les maux d’une science de simple connaissance. Or l’idйe, prise au sens large de ressemblance ou de raison, correspond d’une certaine faзon а la science de simple connaissance. Le mal a donc une idйe en Dieu.

 

Rien n’empкche le mal d’кtre dans un bien qui ne lui est pas opposй. Or la ressemblance du mal n’est pas opposйe au bien, — comme la ressemblance du noir n’est pas non plus opposйe au blanc — car les espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme. Rien n’empкche donc de poser en Dieu, quoiqu’il soit le souverain bien, l’idйe ou la ressemblance du mal.

 

Partout oщ il y a communautй, il y a ressemblance. Or si une chose est une privation d’йtant, par lа mкme elle se voit attribuer l’йtant ; aussi au quatriиme livre de la Mйtaphysique est-il dit que les nйgations et les privations sont appelйes йtants. Donc, par le fait mкme que le mal est une privation de bien, il a une ressemblance en Dieu, qui est le souverain bien.

 

Tout ce qui est connu par lui-mкme, a une idйe en Dieu. Or le faux est connu par lui-mкme, comme le vrai ; car de mкme que les premiers principes sont connus par eux-mкmes dans leur vйritй, ainsi leurs opposйs sont connus par eux-mкmes dans leur faussetй. Le faux a donc une idйe en Dieu. Or le faux est un certain mal, de mкme que le vrai est le bien de l’intelligence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Le mal a donc une idйe en Dieu.

 

Tout ce qui a une nature, a une idйe en Dieu. Or le vice, йtant contraire а la vertu, pose une nature dans le genre qualitй. Il a donc une idйe en Dieu. Or, par le fait mкme qu’il est vice, il est mauvais. Un mal a donc une idйe en Dieu.

 

Si le mal n’a pas d’idйe, c’est uniquement parce que le mal n’est pas un йtant. Or les formes cognitives peuvent concerner les non-йtants, car rien n’empкche d’imaginer des montagnes d’or, ou une chimиre. Rien non plus n’empкche donc l’idйe du mal d’кtre en Dieu.

 

Parmi des rйalitйs dйsignйes, ne pas avoir de signe c’est кtre dйsignй, comme cela est clair pour les brebis que l’on marque. Or l’idйe est un certain signe de la rйalitй prйconзue. Donc, par le fait mкme que le mal n’a pas d’idйe en Dieu alors que les rйalitйs bonnes en ont une, l’on doit dire que le mal est lui-mкme prйconзu ou formй.

 

Tout ce qui provient de Dieu, a une idйe en lui. Or le mal provient par Dieu, entendons le mal de peine. Il a donc une idйe en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Toute rйalitй prйconзue a un кtre dйterminй par une idйe. Or le mal n’a pas un кtre dйterminй, puisqu’il n’a pas l’кtre, mais qu’il est une privation d’йtant. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.

 

Selon Denys, l’idйe, ou modиle, est une prйdйfinition de la volontй divine. Or la volontй de Dieu n’est relative qu’а des biens. Le mal n’a donc pas d’idйe en Dieu.

 

Le mal est la privation d’espиce, de mode et d’ordre, selon saint Augustin. Or Platon a appelй espиces les idйes elles-mкmes. Le mal ne peut donc pas avoir d’idйe.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’idйe implique suivant sa dйfinition propre une forme qui est le principe de la formation d’une rйalitй. Puis donc que rien de ce qui est en Dieu ne peut кtre le principe du mal, le mal ne peut pas avoir d’idйe en Dieu, si l’on prend l’idйe au sens propre.

 

Mais il en est de mкme si on la prend communйment comme une raison ou une ressemblance ; car, selon saint Augustin, le mal est appelй ainsi par le fait mкme qu’il n’a pas de forme. Puis donc que la ressemblance se prend de la forme participйe en quelque faзon, et qu’une chose est dite mauvaise par le fait mкme qu’elle s’йloigne de la participation de la divinitй, il est impossible que le mal ait une ressemblance en Dieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La science de simple connaissance ne concerne pas seulement les maux, mais encore certains biens qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй, et c’est par rapport а eux que l’on pose l’idйe dans la science de simple connaissance, mais non par rapport aux maux.

 

Si l’on nie que le mal a une idйe en Dieu, ce n’est pas seulement parce qu’il lui est opposй ; mais parce qu’il n’a pas une nature lui permettant en quelque sorte de participer а une chose qui serait en Dieu, de telle sorte que sa ressemblance puisse кtre reзue.

 

La communautй par laquelle une chose est attribuйe communйment а l’йtant et au non-йtant est seulement de raison, car les nйgations et les privations ne sont que des йtants de raison ; or une telle communautй ne suffit pas pour la ressemblance dont il est question ici.

 

Que le principe suivant : « Aucun tout n’est plus grand que sa partie » soit faux, est quelque chose de vrai ; donc, connaоtre que c’est faux, c’est connaоtre quelque chose de vrai. Cependant la faussetй de ce principe n’est connue que par sa privation de vйritй, comme la cйcitй est connue par la privation de la vue.

 

Les actions mauvaises, pour autant qu’elles ont de l’кtre, sont bonnes et proviennent de Dieu, et il en va de mкme pour les habitus qui en sont les principes ou les effets ; ils ne posent donc aucune nature par la raison qu’ils sont des maux, mais seulement une privation.

 

Une chose a deux faзons d’кtre appelйe un non-йtant : soit parce que le non-кtre intervient dans sa dйfinition : ainsi la cйcitй est appelйe non-йtant ; et d’un tel non-йtant aucune forme ne peut кtre conзue ni dans l’intelligence ni dans l’imagination, et un non-йtant de cette sorte est un mal. Soit parce qu’il ne se rencontre pas dans la rйalitй, quoique la privation d’кtre ne soit pas elle-mкme comprise dans sa dйfinition ; et dans ce cas, rien n’empкche d’imaginer des non-йtants, ni de concevoir leurs formes.

 

Du fait mкme qu’il n’a pas d’idйe en Dieu, le mal est connu de Dieu au moyen de l’idйe du bien opposй ; et de cette faзon, il entretient avec la connaissance le mкme rapport que s’il avait une idйe ; non pas toutefois que la privation d’idйe lui tienne lieu d’idйe, car en Dieu, il ne peut y avoir de privation.

 

Le mal de peine vient de Dieu sous l’aspect de l’ordre de la justice, et ainsi, il est bon, et il a une idйe en Dieu.

Article 5 : La matiиre prime a-t-elle une idйe [en Dieu] ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’idйe, selon saint Augustin, est une forme. Or la matiиre prime n’a aucune forme. Aucune idйe ne lui correspond donc en Dieu.

 

La matiиre n’est un йtant qu’en puissance. Si donc l’idйe doit correspondre а la rйalitй prйconзue, alors il est nйcessaire, si la matiиre prime a une idйe, que son idйe ne soit qu’en puissance. Or en Dieu, la potentialitй est absente. La matiиre prime n’a donc pas d’idйe en lui.

 

En Dieu, les idйes portent sur des choses qui existent, ou peuvent exister. Or, la matiиre prime n’a pas ni ne peut avoir par elle-mкme une existence sйparйe. Elle n’a donc pas d’idйe en Dieu.

 

L’idйe existe pour qu’une chose soit formйe par elle. Or la matiиre prime ne peut jamais кtre formйe en sorte que la forme fasse partie de son essence. Si donc elle avait une idйe, cette idйe serait inutilement en Dieu, ce qui est absurde.

 

 

En sens contraire :

 

Tout ce qui vient а l’existence par Dieu, a une idйe en lui. Or telle est la matiиre. Elle a donc une idйe en Dieu.

 

Toute essence dйrive de l’essence divine. Tout ce qui a une essence, a donc une idйe en Dieu. Or telle est la matiиre prime. Donc, etc.

 

 

Rйponse :

 

Platon, qui se trouve кtre le premier а avoir parlй des idйes, n’a posй aucune idйe pour la matiиre prime, car il posait les idйes comme les causes des rйalitйs prйconзues ; et la matiиre prime n’йtait pas un effet de l’idйe, mais йtait pour elle une « concause ». Il posait en effet deux principes du cфtй de la matiиre, le grand et le petit, mais un seul du cфtй de la forme : l’idйe.

 

Pour notre part, nous affirmons que la matiиre est causйe par Dieu ; aussi est-il nйcessaire de poser que son idйe est d’une certaine faзon en Dieu, puisque tout ce qui est causй par lui renferme d’une faзon ou d’une autre une ressemblance de lui.

 

Mais cependant, si nous parlons de l’idйe au sens propre, on ne peut poser que la matiиre prime ait par elle-mкme en Dieu une idйe distincte de l’idйe de la forme ou du composй : car l’idйe proprement dite regarde la rйalitй telle qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; or la matiиre ne peut venir а l’existence sans une forme, et vice versa. Donc, а proprement parler, l’idйe ne correspond pas а la seule matiиre, ni а la seule forme ; mais au composй entier correspond une idйe unique, qui est productrice du tout, et quant а la forme, et quant а la matiиre.

 

En revanche, si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison, alors les choses qui peuvent кtre considйrйes distinctement peuvent avoir par elles-mкmes une idйe distincte, quoiqu’elles ne puissent exister sйparйment ; et dans ce cas, rien n’empкche que la matiиre prime ait une idйe, mкme par soi.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la matiиre prime soit informe, cependant il y a en elle une imitation de la forme premiиre : car mкme si son кtre est infirme, il est cependant une imitation du premier йtant ; et c’est pourquoi il peut avoir une ressemblance en Dieu.

 

Il n’est pas nйcessaire que l’idйe et la rйalitй prйconзue soient semblables par conformitй de nature, mais seulement par reprйsentation ; aussi les rйalitйs composйes ont-elles une idйe simple ; et semblablement, une chose existant en puissance a une ressemblance idйale en acte.

 

Bien que la matiиre ne puisse pas exister de soi, elle peut cependant кtre considйrйe en elle-mкme, et peut ainsi avoir une ressemblance par elle-mкme.

 

Cet argument est probant pour l’idйe actuellement ou virtuellement pratique, qui porte sur une rйalitй en tant qu’elle peut кtre amenйe а l’existence ; et une telle idйe ne convient pas а la matiиre prime.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La matiиre ne vient а l’existence par Dieu que dans un composй ; et dans ce cas, une idйe au sens propre lui correspond.

 

Il faut rйpondre de mкme : la matiиre, а proprement parler, n’a pas d’essence, mais elle est une partie de l’essence du tout.

Article 6 : Y a-t-il en Dieu une idйe des rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Seul ce qui a un кtre dйterminй a une idйe. Or ce qui n’a pas existй, n’existe pas et n’existera pas, n’a aucunement un кtre dйterminй. Ni donc une idйe.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que cela n’ait pas un кtre dйterminй en soi, cela a cependant un кtre dйterminй en Dieu. En sens contraire : une chose est dйterminйe par sa distinction d’une autre. Or toutes choses, telles qu’elles sont en Dieu, sont un, et indistinctes l’une de l’autre. Donc en Dieu non plus cela n’a pas un кtre dйterminй.

 

Denys dit que les modиles sont les volontйs divines et bonnes qui sont prйdйterminatives et effectives des rйalitйs. Or ce qui ni n’a existй, ni n’existe, ni n’existera, n’a jamais йtй prйdйterminй par la volontй divine. Cela n’a donc pas d’idйe ou de modиle en Dieu.

 

L’idйe est ordonnйe а la production de la rйalitй. Si donc il y a une idйe de ce qui n’est jamais amenй а l’existence, il semble qu’elle soit inutile, ce qui est absurde. Donc, etc.

 

 

En sens contraire :

 

Dieu connaоt les rйalitйs au moyen des idйes. Or lui-mкme connaоt les rйalitйs qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй, comme on l’a dit prйcйdemment, dans la question sur la science de Dieu. Il y a donc aussi en lui une idйe des choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй.

 

La cause ne dйpend pas de l’effet. Or l’idйe est la cause de l’existence de la rйalitй. L’idйe ne dйpend donc nullement de l’existence de la rйalitй ; elle peut donc йgalement concerner les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй.

 

 

Rйponse :

 

L’idйe proprement dite regarde la connaissance pratique non seulement en acte, mais aussi en habitus. Or Dieu a une connaissance virtuellement pratique des choses qu’il peut faire, bien qu’elles n’aient jamais eu lieu et ne doivent jamais avoir lieu ; il reste donc que l’idйe peut porter sur les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ; non cependant de la mкme faзon qu’elle porte sur les choses qui existent, existeront ou ont existй ; car pour produire celles-ci elle est dйterminйe par un propos de la volontй divine, mais non pour les choses qui ni n’existent, ni n’existeront, ni n’ont existй ; et ainsi, ce genre de choses a en quelque sorte des idйes indйterminйes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que ce qui ni n’existe, ni n’a existй, ni n’existera, n’ait pas un кtre dйterminй en soi, il est cependant de faзon dйterminйe dans la connaissance de Dieu.

 

Кtre en Dieu et кtre dans la connaissance de Dieu sont deux choses diffйrentes : en effet, le mal n’est pas en Dieu, mais il est dans la science de Dieu. Car une rйalitй est dite кtre dans la science de Dieu pour autant qu’elle est connue de Dieu ; et parce que Dieu connaоt tout distinctement, comme on l’a dit dans la question prйcйdente, les rйalitйs sont distinctes dans sa science, bien qu’elles soient un en lui.

 

Bien que Dieu n’ait jamais voulu amener а l’existence de telles rйalitйs, dont il a des idйes, il veut cependant pouvoir les produire, et avoir la science de leur production ; et c’est pourquoi Denys ne dit pas que pour la raison formelle de modиle soit exigйe une volontй prйdйfinissante et efficiente, mais une volontй dйfinitive et effective.

 

La connaissance divine ordonne ces idйes non pas afin qu’une chose ait lieu par elles, mais afin qu’une chose puisse avoir lieu par elles.

Article 7 : Les accidents ont-ils une idйe en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il n’y a d’idйe que pour connaоtre et causer les rйalitйs. Or l’accident est connu au moyen de la substance, et causй par les principes de celle-ci. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il ait une idйe en Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que l’accident est connu au moyen de la substance, mais que cette connaissance est celle de l’existence et non de l’essence. En sens contraire : l’essence est signifiйe par la dйfinition de la rйalitй, et surtout du point de vue du genre. Or la substance est posйe dans la dйfinition des accidents, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique, de sorte que le sujet est posй а la place du genre, comme dit le Commentateur dans le mкme passage, comme lorsqu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Donc, mкme quant а la connaissance de l’essence, l’accident est connu au moyen de la substance.

 

Tout ce qui a une idйe entre en sa participation. Or les accidents ne participent а rien, puisque participer n’est le fait que des substances, qui peuvent recevoir quelque chose ; ils n’ont donc pas d’idйe.

 

Dans les choses qui se disent avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il n’y a pas lieu d’admettre une idйe commune : ainsi dans les nombres et les figures, selon l’opinion de Platon, comme cela est clair au troisiиme livre de la Mйtaphysique et au premier de l’Йthique ; et la raison en est que le premier est comme l’idйe du second. Or l’йtant se dit de la substance et de l’accident avec antйrioritй de l’une sur l’autre. L’accident n’a donc pas d’idйe, mais la substance lui tient lieu d’idйe.

 

 

En sens contraire :

 

Tout ce qui est causй par Dieu a une idйe en lui. Or Dieu est cause non seulement des substances mais aussi des accidents. Les accidents ont donc une idйe en Dieu.

 

Tout ce qui est dans un genre doit se rattacher au premier de ce genre, comme tout corps chaud а la chaleur du feu. Or les idйes sont les formes principales, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Puis donc que les accidents sont des formes, il semble qu’elles aient des idйes en Dieu.

 

 

Rйponse :

 

Platon, qui introduisit le premier les idйes, n’en posa point pour les accidents, mais seulement pour les substances, comme il est clairement montrй par le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique. Et en voici la raison : Platon posa que les idйes йtaient les causes prochaines des rйalitйs ; aussi, lorsqu’il trouvait pour une chose une cause prochaine en dehors de l’idйe, il ne posait pas que cette chose avait une idйe ; et c’est pourquoi il disait que, dans les choses qui se disent avec antйrioritй de l’une sur l’autre, il n’y a pas d’idйe commune, mais que le premier est l’idйe du second. Et Denys йvoque aussi cette opinion au livre des Noms Divins, chap. 5, en l’attribuant а un certain philosophe Clйment, qui disait que, parmi les йtants, les supйrieurs йtaient les modиles des infйrieurs ; et voilа pourquoi, l’accident йtant causй immйdiatement par la substance, Platon n’a pas posй les idйes des accidents.

 

Mais pour notre part, nous posons Dieu comme cause immйdiate de chaque rйalitй, parce qu’il opиre en toutes les causes secondes, et que tous les effets seconds proviennent de sa prйdйfinition ; aussi posons-nous en lui des idйes non seulement des premiers йtants mais aussi des seconds, et par consйquent des substances et des accidents ; mais de faзon diffйrente pour les divers accidents.

 

Certains sont en effet des accidents propres causйs par les principes du sujet, et qui, au point de vue de l’existence, ne sont jamais sйparйs de leurs sujets. Et de tels accidents sont amenйs а l’existence avec leur sujet en une opйration unique. Puis donc que l’idйe est au sens propre la forme de la rйalitй opйrable en tant que telle, il n’y aura pas pour de tels accidents une idйe distincte, mais il y aura une idйe unique du sujet avec tous ses accidents ; ainsi le bвtisseur possиde-t-il une forme unique pour la maison comme telle avec toutes les accidents qui s’y ajoutent, forme par laquelle il amиne simultanйment а l’existence la maison et tous les accidents en question, comme sa forme carrйe et d’autres de ce genre.

 

D’autres, par contre, sont des accidents qui ne suivent pas insйparablement leur sujet, ni ne dйpendent de ses principes. Et de tels accidents sont amenйs а l’existence par une autre opйration, en plus de celle par laquelle le sujet est produit ; par exemple, ce qui fait qu’un homme est homme n’entraоne pas qu’il soit grammairien, mais cela vient par une autre opйration. Et pour de tels accidents il y a en Dieu une idйe distincte de l’idйe du sujet : de mкme aussi l’artisan conзoit la forme de la peinture de la maison en plus de la forme de la maison.

 

Mais si nous prenons l’idйe au sens large de ressemblance ou de raison, alors l’un et l’autre accident a une idйe distincte en Dieu, car ils peuvent кtre considйrйs par eux-mкmes distinctement ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de la Mйtaphysique qu’au point de vue de la connaissance, les accidents doivent avoir une idйe comme les substances ; mais que du point de vue des autres raisons pour lesquelles Platon posait les idйes, c’est-а-dire pour qu’elles soient les causes de la gйnйration et de l’existence, il semble que les idйes ne portent que sur les substances.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme on l’a dit, il y a en Dieu une idйe non seulement des premiers effets, mais aussi des seconds ; donc, bien que les accidents aient l’existence par la substance, il n’est pas exclu qu’ils aient des idйes.

 

L’accident peut кtre entendu de deux faзons : d’abord dans l’abstrait, et dans ce cas il est considйrй dans sa raison formelle propre, car c’est ainsi que nous dйfinissons pour les accidents le genre et l’espиce ; et de cette faзon, le sujet n’est pas posй comme genre dans la dйfinition de l’accident, mais comme diffйrence, comme quand on dit : « La camusitй est la courbure du nez. » Ensuite les accidents peuvent кtre entendus concrиtement, et dans ce cas ils sont pris comme faisant un par accident avec le sujet ; c’est pourquoi on ne leur dйfinit dans ce cas ni genre ni espиce, et ainsi, il est vrai que le sujet est posй comme un genre dans la dйfinition de l’accident.

 

Bien que l’accident ne soit pas participant , il est cependant la participation elle-mкme ; et ainsi, il est clair qu’а lui aussi correspond une idйe en Dieu, ou une ressemblance.

 

La rйponse ressort de ce qu’on a dit.

Article 8 : Les singuliers ont-ils une idйe en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les singuliers sont infiniment nombreux en puissance. Or en Dieu, il y a une idйe non seulement de ce qui est, mais aussi de ce qui peut кtre. Si donc il y avait en Dieu une idйe des singuliers, il y aurait en lui une infinitй d’idйes, ce qui semble absurde, puisqu’elle ne peuvent кtre infiniment nombreuses en acte.

 

Si les singuliers ont une idйe en Dieu, alors ou bien il y a une mкme idйe pour le singulier et pour l’espиce, ou bien il y a diffйrentes idйes. S’il y a diffйrentes idйes, alors il y a en Dieu plusieurs idйes d’une seule rйalitй, car l’idйe de l’espиce est aussi une idйe du singulier. Et s’il y a une seule et mкme idйe, alors, puisque tous les singuliers qui sont de mкme espиce ont en commun l’idйe de l’espиce, il n’y aura pour tous les singuliers qu’une seule idйe ; et ainsi, les singuliers n’auront pas une idйe distincte en Dieu.

 

Beaucoup parmi les singuliers se produisent par hasard. Or ce qui se produit ainsi n’est pas prйdйfini. Puis donc que l’idйe requiert une prйdйfinition, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que tous les singuliers n’aient pas une idйe en Dieu.

 

Certains singuliers rйsultent de la fusion de deux espиces, comme le mulet rйsulte de la fusion de l’вne et du cheval. Si donc de telles choses ont une idйe, il semble qu’а chacune d’elles correspondent deux idйes ; et cela semble absurde, puisqu’il est aberrant de poser la pluralitй dans la cause et l’unitй dans l’effet.

 

 

En sens contraire :

 

Les idйes sont en Dieu pour connaоtre et opйrer. Or Dieu connaоt et opиre les singuliers. Leurs idйes sont donc en lui.

 

Les idйes sont ordonnйes а l’existence des rйalitйs. Or les singuliers existent plus vraiment que les universels, puisque ceux-ci ne subsistent que dans les singuliers. Les singuliers doivent donc, plus que les universels, avoir des idйes.

 

 

Rйponse :

 

Platon n’a pas posй les idйes des singuliers, mais seulement celles des espиces ; et la raison en est double. D’abord, parce que selon lui, les idйes ne sont pas productrices de la matiиre mais seulement de la forme, dans notre monde infйrieur. Or le principe de la singularitй est la matiиre, tandis que par la forme chaque singulier est placй dans une espиce ; voilа pourquoi l’idйe ne correspond pas au singulier en tant qu’il est singulier, mais seulement du point de vue de l’espиce. Une autre raison a pu кtre que l’idйe ne porte que sur des choses qui sont par elles-mкmes objets d’intention, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or l’intention de la nature va principalement а la conservation de l’espиce ; donc, bien que la gйnйration ait pour terme cet homme, cependant l’intention de la nature est d’engendrer un homme. Et pour cette raison le Philosophe dit aussi au dix-neuviиme livre sur les Animaux qu’il faut dйterminer des causes finales pour les accidents des espиces et non pour ceux des singuliers, mais pour ceux-ci des causes efficientes et matйrielles seulement ; et c’est pourquoi l’idйe ne correspond pas au singulier, mais а l’espиce. Et pour la mкme raison Platon ne posait pas les idйes des genres, car l’intention de la nature n’a pas pour terme la production de la forme du genre, mais seulement de la forme de l’espиce.

 

Pour notre part, nous posons que Dieu est la cause du singulier et quant а la forme, et quant а la matiиre. Nous affirmons aussi que tous les singuliers sont prйdйfinis par la providence divine ; et c’est pourquoi il est nйcessaire que nous posions aussi les idйes des singuliers.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les idйes ne se diversifient que par les diffйrents rapports aux rйalitйs ; or il n’est pas aberrant pour des relations de raison de se diversifier а l’infini, comme dit Avicenne.

 

Si nous parlons de l’idйe au sens propre, en tant qu’elle porte sur la rйalitй а la faзon dont celle-ci peut кtre amenйe а l’existence, alors une idйe unique correspond au singulier, а l’espиce et au genre, individuйs dans le singulier lui-mкme, puisque Socrate, l’homme et l’animal ne sont pas distincts du point de vue de l’existence. Mais si nous entendons l’idйe au sens commun de ressemblance ou de raison, alors, puisque les considйrations de Socrate comme Socrate, comme homme et comme animal sont diffйrentes, plusieurs idйes leur correspondront en consйquence.

 

Bien que telle chose soit fortuite par rapport а l’agent prochain, rien cependant n’est fortuit par rapport а l’agent qui connaоt dйjа tout.

 

Le mulet a une espиce intermйdiaire entre l’вne et le cheval ; il n’est donc pas en deux espиces mais en une seule, qui est produite par l’union des semences : dans ce cas, en effet, la vertu active du mвle n’a pas pu conduire la matiиre de la femelle aux termes de sa propre espиce parfaite а cause du caractиre йtranger de la matiиre, mais il l’a amenйe а quelque chose de proche de son espиce ; et c’est pourquoi une idйe est attribuйe au mulet comme au cheval.

Question 4 : [Le Verbe]

 

Introduction

 

Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?

Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?

Article 3 : Le nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?

Article 4 : Le Pиre dit-il la crйature par le Verbe par lequel il se dit ?

Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une relation а la crйature ?

Article 6 : Les rйalitйs existent-elles plus vйritablement dans le Verbe ou en elles-mкmes ?

Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй ?

Article 8 : Tout ce qui a йtй fait est-il vie dans le Verbe ?

 

 

Article 1 : Le nom de verbe se dit-il en Dieu au sens propre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il y a deux verbes, а savoir : l’intйrieur et l’extйrieur. L’extйrieur ne peut pas se dire de Dieu au sens propre, puisqu’il est corporel et transitoire ; ni, de mкme, le verbe intйrieur, que saint Jean Damascиne dйfinit au deuxiиme livre en disant : « Le discours intйrieur est un mouvement de l’вme survenant dans sa puissance de rйflexion, sans йlocution. » Or on ne peut poser en Dieu ni mouvement ni rйflexion, celle-ci s’accomplissant par un certain processus discursif. Il semble donc qu’en aucune faзon le verbe ne se dise en Dieu au sens propre.

 

Saint Augustin prouve au quinziиme livre sur la Trinitй qu’un certain verbe appartient а l’esprit lui-mкme, puisqu’il est dit qu’il a une bouche, lui aussi, comme on le voit clairement en Mt 15, 11 : « c’est ce qui sort de la bouche de l’homme qui le souille », et la suite montre qu’il faut entendre cela de la bouche du cњur : « Mais ce qui sort de la bouche part du cњur. » Or la bouche ne se dit que de faзon mйtaphorique dans les rйalitйs spirituelles. Donc le verbe aussi.

 

Ce qui est dit en Jn 1, 3 : « Toutes choses ont йtй faites par lui », montre que le Verbe est intermйdiaire entre le Crйateur et les crйatures ; et par lа mкme, saint Augustin prouve que le Verbe n’est pas une crйature. Le mкme raisonnement permet donc de prouver que le Verbe n’est pas le Crйateur ; le nom de Verbe ne dйsigne donc rien qui soit en Dieu.

 

Le mйdium est а йgale distance des extrкmes. Si donc le Verbe est intermйdiaire entre le Pиre qui dit et la crйature qui est dite, il est nйcessaire que le Verbe se distingue essentiellement du Pиre, puisqu’il se distingue essentiellement des crйatures. Or rien en Dieu n’est distinct par essence. On ne parle donc pas de Verbe en Dieu au sens propre.

 

Ce qui ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, comme кtre homme, ou marcher, ou autre chose de ce genre, ne se dit jamais en Dieu au sens propre. Or la notion de verbe ne convient au Fils qu’en tant qu’il est incarnй, car la notion de verbe vient de ce qu’il manifeste celui qui dit ; or le Fils ne manifeste le Pиre qu’en tant qu’il est incarnй, de mкme que notre verbe ne manifeste notre intelligence qu’en tant qu’il est uni а la voix. Ce n’est donc pas au sens propre que le Verbe se dit en Dieu.

 

S’il y avait en Dieu un verbe au sens propre, le Verbe qui a йtй de toute йternitй auprиs du Pиre et celui qui s’est incarnй dans le temps seraient le mкme, comme nous disons que c’est le mкme Fils. Or, semble-t-il, on ne peut pas dire cela, car le Verbe incarnй est comparable au verbe de la voix, tandis que le Verbe qui existe auprиs du Pиre est comparable au verbe de l’esprit, comme saint Augustin le montre clairement au quinziиme livre sur la Trinitй ; or le verbe profйrй avec la voix et le verbe qui existe dans le cњur ne sont pas le mкme. Il ne semble donc pas que le Verbe que l’on dit avoir йtй auprиs du Pиre de toute йternitй concerne proprement la nature divine.

 

 Plus l’effet est postйrieur, plus il inclut la notion de signe ; ainsi le vin est la cause finale du tonneau, et au-delа celle de l’anneau qui est accrochй pour marquer le tonneau ; aussi est-ce surtout l’anneau qui est un signe. Or le verbe qui est dans la voix est le dernier effet qui procиde de l’intelligence. La notion de signe convient donc plus а ce verbe qu’au concept de l’esprit ; et semblablement aussi la notion de « verbe », mot qui signifie а l’origine une manifestation. Or ce qui est dans les rйalitйs corporelles avant d’кtre dans les spirituelles ne se dit jamais de Dieu au sens propre. Le verbe ne se dit donc pas de lui au sens propre.

 

Chaque nom signifie surtout ce dont il provient. Or le nom de verbe provient soit de verberatio aeris [action de frapper l’air], soit de boatus [cri], puisque le verbe n’est rien d’autre qu’un verum boans [criant le vrai]. C’est donc surtout cela qui est signifiй par le nom de verbe. Or cela ne convient nullement а Dieu, sauf de faзon mйtaphorique. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

 Le verbe de quelqu’un qui dit semble кtre la ressemblance en lui de la rйalitй dite. Or le Pиre, en se pensant, ne se pense pas par une ressemblance, mais par son essence. Il semble donc qu’il n’engendre aucun verbe de lui-mкme du fait qu’il se regarde. Or, comme dit Anselme, « pour l’esprit suprкme, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

10° Ce qui se dit de Dieu par ressemblance avec la crйature ne se dit jamais de lui au sens propre, mais de faзon mйtaphorique. Or le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec le verbe qui est en nous, comme dit saint Augustin. Il semble donc qu’il se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, et non au sens propre.

 

11° Saint Basile dit que Dieu est appelй Verbe en tant que toutes choses sont profйrйes par lui ; Sagesse, car par lui toutes choses sont connues ; Lumiиre, car par lui toutes choses sont manifestйes. Or « profйrer » ne se dit pas en Dieu au sens propre, car l’action de profйrer regarde la voix. Le verbe ne se dit donc pas en Dieu au sens propre.

 

12° Le verbe de l’esprit est au Verbe йternel ce que le verbe de la voix est au Verbe incarnй, comme le montre clairement saint Augustin. Or le verbe de la voix ne se dit du Verbe incarnй que de faзon mйtaphorique. Donc le verbe intйrieur ne se dit aussi du Verbe йternel que de faзon mйtaphorique.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй : « Ce verbe, que nous cherchons а expliquer, est la connaissance unie а l’amour. » Or la connaissance et l’amour se disent en Dieu au sens propre. Donc le verbe aussi.

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй : « Le verbe qui sonne au-dehors est donc le signe du verbe qui luit au-dedans, et qui, avant tout autre, mйrite ce nom de verbe. Ce que nous profйrons de bouche n’est que l’expression vocale du verbe : et si, cette expression, nous l’appelons verbe, c’est que le verbe l’assume pour apparaоtre au-dehors. » D’oщ il ressort que le nom de verbe se dit plus proprement du verbe spirituel que du corporel. Or tout ce qui se trouve plus proprement dans les rйalitйs spirituelles que dans les corporelles convient а Dieu de faзon trиs propre. C’est donc d’une faзon trиs propre que le verbe se dit en Dieu.

 

Richard de Saint-Victor dit que le verbe manifeste l’intelligence du sage. Or le Fils manifeste trиs vйritablement l’intelligence du Pиre. Le nom de verbe se dit donc en Dieu de faзon trиs propre.

 

Selon saint Augustin au quinziиme livre sur la Trinitй, le verbe n’est rien d’autre que la pensйe formйe. Or la pensйe divine n’est jamais formable mais toujours formйe, car elle est toujours dans son acte. Le verbe se dit donc en Dieu de faзon trиs propre.

 

Parmi les modes de l’un, celui qui est le plus simple est appelй un en premier et de faзon tout а fait propre. Donc semblablement aussi pour le verbe, celui qui est tout а fait simple est trиs proprement appelй verbe. Or le Verbe qui est en Dieu est trиs simple. Il est donc trиs proprement appelй verbe.

 

Selon les grammairiens, si cette partie du discours qui s’appelle verbe s’approprie un nom commun, c’est parce qu’elle est la perfection de tout le discours, йtant pour ainsi dire sa partie principale, et que le verbe manifeste les autres parties du discours, puisque le verbe fait comprendre le nom. Or le Verbe divin est la plus parfaite de toutes les rйalitйs et, de plus, il les manifeste. Il est donc trиs proprement appelй verbe.

 

 

Rйponse :

 

Notre faзon de nommer dйpend de la maniиre dont nous prenons connaissance des rйalitйs. Or parce que, la plupart du temps, les choses qui sont postйrieures dans la nature nous sont connues en premier, il suit frйquemment qu’un nom, quant а son attribution, se trouve d’abord dans une premiиre chose, alors que la rйalitй signifiйe par le nom existe d’abord dans une seconde, comme on le voit clairement pour les noms qui se disent de Dieu et des crйatures, tels l’йtant, le bien, etc., qui ont d’abord йtй donnйs aux crйatures, et de celles-ci ont йtй transfйrйs а la prйdication de Dieu, bien que l’кtre et le bien se trouvent d’abord en Dieu.

 

Or, puisque le verbe extйrieur est sensible, il nous est plus connu que le verbe intйrieur quant а l’attribution du nom. Aussi le verbe vocal est-il appelй verbe avant le verbe intйrieur, bien que le verbe intйrieur soit naturellement avant, puisqu’il est la cause а la fois efficiente et finale du verbe extйrieur. Cause finale, car nous exprimons le verbe vocal pour manifester le verbe intйrieur ; il est donc nйcessaire que le verbe intйrieur soit ce qui est signifiй par le verbe extйrieur. Or le verbe qui est profйrй extйrieurement signifie ce qui est pensй, non l’acte mкme de penser, ni cette intelligence qui est un habitus ou une puissance, si ce n’est en tant qu’ils sont pensйs eux aussi ; le verbe intйrieur est donc cela mкme qui est pensй intйrieurement. Cause efficiente car, puisque le verbe profйrй extйrieurement signifie de faзon arbitraire, son principe est la volontй, tout comme pour les autres produits de l’art ; voilа pourquoi, de mкme que, pour les autres produits de l’art, prйexiste dans l’esprit de l’artisan une certaine image du produit extйrieur, de mкme prйexiste, dans l’esprit de celui qui profиre le verbe extйrieur, un certain modиle de celui-ci.

 

Donc, de mкme que, dans le cas de l’artisan, nous considйrons trois choses, а savoir la fin du produit, son modиle et le produit lui-mкme dйjа rйalisй, de mкme aussi en celui qui parle se trouvent trois verbes : ce qui est conзu par l’intelligence est « le verbe du cњur profйrй sans la voix », et le verbe extйrieur est profйrй pour le signifier ; puis viennent le modиle du verbe extйrieur, appelй « le verbe intйrieur qui a l’image de la voix », et le verbe exprimй extйrieurement, qui est appelй « le verbe de la voix ». Et de mкme que, chez l’artisan, l’intention de la fin prйcиde, puis vient l’йlaboration de la forme du produit de l’art, et enfin celui-ci est amenй а l’existence, de mкme, en celui qui parle, le verbe du cњur est antйrieur au verbe qui a l’image de la voix, et en dernier vient le verbe de la voix.

 

Donc le verbe de la voix, йtant accompli corporellement, ne peut se dire de Dieu que de faзon mйtaphorique, c’est-а-dire а la faзon dont les crйatures qui sont produites par Dieu, ou leurs mouvements, sont elles-mкmes appelйes son verbe, en tant qu’elles signifient l’intelligence divine comme l’effet signifie la cause. Donc, pour la mкme raison, le verbe qui a l’image de la voix ne pourra pas non plus se dire de Dieu au sens propre, mais seulement de faзon mйtaphorique ; et c’est ainsi que les idйes des rйalitйs а produire sont appelйes verbe de Dieu. Mais le verbe du cњur, qui n’est rien d’autre que ce qui est actuellement considйrй par l’intelligence, se dit proprement de Dieu, car il est entiиrement йloignй de la matйrialitй, de la corporйitй et de tout dйfaut ; et de telles choses se disent proprement de Dieu, comme la science et l’objet su, l’acte de penser et l’objet pensй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Puisque le verbe intйrieur est ce qui est pensй, et que cela n’est en nous que lorsque nous pensons en acte, le verbe intйrieur requiert toujours une intelligence dans son acte, qui est celui de penser. Or l’acte mкme de l’intelligence est appelй mouvement, non celui de l’imparfait, tel qu’il est dйcrit au troisiиme livre de la Physique, mais le mouvement du parfait, qui est une opйration, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; voilа pourquoi saint Jean Damascиne a dit que le verbe intйrieur est un mouvement de l’esprit, quoiqu’il faille entendre par « mouvement » le terme du mouvement, c’est-а-dire par « opйration » ce qui est opйrй, comme on entend par « penser » ce qui est pensй. Et il n’est pas requis, pour la notion de verbe, que l’acte de l’intelligence qui a pour terme le verbe intйrieur se fasse avec un processus discursif, que la rйflexion semble impliquer : il suffit que, d’une faзon quelconque, une chose soit pensйe en acte. Pour nous, cependant, c’est le plus souvent par un processus discursif que nous disons quelque chose intйrieurement ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne et Anselme, en dйfinissant le verbe, emploient le mot « rйflexion » а la place de « considйration ».

 

L’argument de saint Augustin ne procиde pas du semblable, mais du moindre ; en effet, il semble que, dans le cњur, l’on doive moins parler de bouche que de verbe ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’intermйdiaire peut кtre envisagй de deux faзons. D’abord entre les deux extrйmitйs du mouvement, comme le gris est intermйdiaire entre le blanc et le noir dans le mouvement de noircissement ou de blanchissement. Ensuite entre l’agent et le patient, comme l’instrument de l’artisan est intermйdiaire entre celui-ci et le produit de l’art, et semblablement comme tout ce par quoi l’artisan agit ; et c’est de cette faзon que le Fils est un intermйdiaire entre le Pиre qui crйe et la crйature faite par le Verbe ; mais non entre Dieu qui crйe et la crйature, car le Verbe lui-mкme est aussi le Dieu qui crйe ; donc, de mкme que le Verbe n’est pas une crйature, de mкme il n’est pas le Pиre. Et cependant, indйpendamment de cela, la conclusion ne s’ensuivrait pas non plus. En effet, nous disons que Dieu crйe par sa sagesse dite essentiellement, si bien que sa sagesse peut ainsi кtre dite intermйdiaire entre Dieu et la crйature ; et pourtant, la sagesse elle-mкme est Dieu. Saint Augustin, quant а lui, prouve que le Verbe n’est pas une crйature non pas parce qu’il est intermйdiaire, mais parce qu’il est cause universelle de la crйation. En n’importe quel mouvement, en effet, on se ramиne а quelque [principe] premier qui n’est pas mы selon ce mouvement, comme tout ce qui peut кtre altйrй se ramиne а un premier altйrant non altйrй ; et de mкme, ce а quoi se ramиnent toutes les choses crййes est nйcessairement non crйй.

 

L’intermйdiaire que l’on considиre entre les termes du mouvement est tantфt pris а йgale distance des termes, tantфt non. Mais l’intermйdiaire qui est entre l’agent et le patient, s’il est certes intermйdiaire en tant qu’instrument, il est tantфt plus proche de l’agent premier, tantфt plus proche du dernier patient ; et parfois, il se tient а йgale distance de l’un et de l’autre : on le voit clairement dans le cas de l’agent dont l’action parvient au patient par plusieurs instruments. Mais l’intermйdiaire qu’est la forme par laquelle l’agent opиre est toujours plus proche de l’agent, car elle est en lui vйritablement, tandis qu’elle n’est dans le patient que par sa ressemblance. Et c’est de cette faзon que l’on dit que le Verbe est intermйdiaire entre le Pиre et la crйature. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit а йgale distance du Pиre et de la crйature.

 

Bien que, parmi nous, la manifestation qui s’adresse а autrui ne se fasse qu’au moyen du verbe vocal, cependant une manifestation а soi-mкme se fait aussi par le verbe du cњur, et cette manifestation prйcиde l’autre ; aussi le verbe intйrieur est-il appelй verbe en premier. Semblablement aussi, le Pиre a йtй manifestй а tous par le Verbe incarnй, mais le Verbe engendrй de toute йternitй l’a manifestй а lui-mкme ; voilа pourquoi le nom de Verbe ne lui convient pas seulement en tant qu’il s’est incarnй.

 

Le Verbe incarnй a quelque ressemblance et quelque dissemblance avec le verbe de la voix. Il y a de semblable entre les deux — et cela les rend comparables — que, de mкme que le verbe intйrieur est manifestй par la voix, de mкme le Verbe йternel a йtй manifestй par la chair. Mais il y a dissemblance en ceci que la chair assumйe par le Verbe йternel n’est pas elle-mкme appelйe verbe, alors que l’expression vocale qui est assumйe pour manifester le verbe intйrieur est elle-mкme appelйe verbe ; voilа pourquoi le verbe de la voix est autre que le verbe du cњur ; mais le Verbe incarnй est identique au Verbe йternel, tout comme le verbe signifiй par la voix est identique au verbe du cњur.

 

La notion de signe convient а l’effet avant de convenir а la cause lorsque la cause est pour l’effet une cause de l’кtre et non du signifier, comme c’est le cas dans l’exemple proposй. Mais lorsque l’effet doit а la cause non seulement d’кtre mais aussi de signifier, alors, de mкme que la cause est antйrieure а l’effet quant а l’кtre, de mкme elle l’est quant au signifier ; et si le verbe intйrieur inclut la notion de signification et de manifestation avant le verbe extйrieur, c’est parce que le verbe extйrieur n’est йtabli comme signe que par le verbe intйrieur.

 

Il y a deux faзons de dire la provenance d’un nom : soit du cфtй de celui qui donne le nom, soit du cфtй de la rйalitй а laquelle il est donnй. Du cфtй de la rйalitй, ce dont le nom provient est, dit-on, ce qui complиte la notion de la rйalitй signifiйe par le nom, autrement dit la diffйrence spйcifique de cette rйalitй ; et c’est ce qui est principalement signifiй par le nom. Mais parce que les diffйrences essentielles nous sont inconnues, nous employons parfois а leur place les accidents ou les effets, comme il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique, et nous nommons la rйalitй en consйquence ; et dans ce cas, ce qui remplace la diffйrence essentielle est ce dont provient le nom du cфtй de celui qui le donne, comme [le nom latin de] la pierre provient de son effet, qui est de blesser le pied. Et ce n’est pas celui-ci, mais ce qu’il remplace, qui doit кtre principalement signifiй par le nom. Semblablement, je dis que le nom de verbe provient de verberatio ou de boatus du cфtй de celui qui donne le nom, non du cфtй de la rйalitй.

 

En ce qui concerne la notion de verbe, peu importe qu’une chose soit pensйe par ressemblance ou par essence. En effet, il est avйrй que le verbe intйrieur signifie tout ce qui peut кtre pensй, qu’il le soit par essence ou par ressemblance ; voilа pourquoi toute pensйe, qu’elle soit pensйe par essence ou par ressemblance, peut кtre appelйe verbe.

 

10° Parmi les noms qui se disent de Dieu et des crйatures, certains signifient des rйalitйs qui se trouvent d’abord en Dieu et ensuite dans les crйatures, quoique les noms aient d’abord йtй donnйs а des crйatures ; et de tels noms se disent proprement de Dieu, comme la bontй, la sagesse, etc. D’autres, par contre, signifient des rйalitйs qui ne conviennent pas а Dieu, mais il lui convient quelque chose de semblable а ces rйalitйs ; et de tels noms se disent de Dieu de faзon mйtaphorique, comme nous disons de Dieu qu’il est un lion ou qu’il marche. Donc, je dis que le verbe se dit en Dieu par ressemblance avec notre verbe du point de vue de l’attribution du nom, non а cause d’une relation de la rйalitй ; il n’est donc pas nйcessaire qu’il se dise de faзon mйtaphorique.

 

11° L’action de profйrer relиve de la notion de verbe quant а ce dont provient le nom du cфtй de celui qui le donne, et non du cфtй de la rйalitй. Voilа pourquoi, bien que l’action de profйrer se dise en Dieu de faзon mйtaphorique, il ne s’ensuit pas que « verbe » se dise de faзon mйtaphorique ; de mкme aussi, saint Jean Damascиne dit que le nom de Dieu provient de ethin, qui signifie brыler ; et cependant, bien que « brыler » se dise de Dieu de faзon mйtaphorique, ce n’est pourtant pas le cas du nom « Dieu ».

 

12° Le Verbe incarnй se rapporte au verbe de la voix seulement а cause d’une certaine ressemblance, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi le Verbe incarnй ne peut кtre appelй verbe de la voix que de faзon mйtaphorique. Mais le Verbe йternel se rapporte au verbe du cњur selon la vraie notion de verbe intйrieur ; voilа pourquoi le verbe se dit pour l’un et pour l’autre au sens propre.

Article 2 : Le nom de verbe, en Dieu, se dit-il essentiellement ou ne se dit-il que personnellement ?

 

Objections :

 

Il semble qu’on puisse aussi le dire essentiellement.

 

Le nom de verbe signifie а l’origine une manifestation, comme on l’a dit. Or l’essence divine peut se manifester par elle-mкme. Le verbe lui convient donc par soi, et ainsi, le verbe se dira essentiellement.

 

Ce qui est signifiй par le nom, c’est la dйfinition elle-mкme, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique. Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, le verbe est « la connaissance unie а l’amour » ; et selon Anselme dans son Monologion, « pour l’esprit suprкme, dire n’est rien d’autre que regarder en pensant ». Et dans l’une et l’autre dйfinition, il n’est rien qui ne soit dit essentiellement. Le verbe se dit donc essentiellement.

 

Tout ce qui est dit est verbe. Or le Pиre ne dit pas seulement lui-mкme, mais aussi le Fils et le Saint-Esprit, comme dit Anselme au livre dйjа citй. Le verbe est donc commun aux trois Personnes ; il se dit donc essentiellement.

 

Celui qui dit, quel qu’il soit, a un verbe qu’il dit, suivant saint Augustin au septiиme livre sur la Trinitй. Or, comme dit Anselme dans son Monologion, de mкme que le Pиre pense, le Fils pense et le Saint-Esprit pense, et cependant ce ne sont pas trois qui pensent mais un seul qui pense, de mкme le Pиre dit, le Fils dit et le Saint-Esprit dit, et cependant ce ne sont pas trois qui disent mais un seul qui dit. Un verbe correspond donc а l’un quelconque d’entre eux. Or rien n’est commun aux trois sinon l’essence. Le verbe se dit donc en Dieu essentiellement.

 

Dans notre intelligence, dire et penser ne diffиrent pas. Or en Dieu, le verbe se prend par ressemblance avec le verbe qui est dans l’intelligence. Donc en Dieu, dire n’est rien d’autre que penser ; donc le verbe, lui aussi, n’est rien d’autre que ce qui est pensй. Or ce qui est pensй, en Dieu, se dit essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

Comme dit saint Augustin, le verbe divin est la puissance opйrative du Pиre. Or la puissance opйrative se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi se dit essentiellement.

 

De mкme que l’amour implique une йmanation de la volontй, de mкme le verbe implique une йmanation de l’intelligence. Or l’amour se dit en Dieu essentiellement. Donc le verbe aussi.

 

Ce qui, en Dieu, peut кtre pensй sans considйrer la distinction des Personnes, ne se dit pas personnellement. Or le verbe est tel, car mкme ceux qui nient la distinction des Personnes affirment que Dieu se dit lui-mкme. Le verbe ne se dit donc pas personnellement en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que seul le Fils est appelй verbe, et non le Pиre et le Fils ensemble. Or tout ce qui se dit essentiellement convient communйment а l’un et а l’autre. Le verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

Il est dit en Jn 1, 1 : « Le Verbe йtait auprиs de Dieu. » Or l’expression « auprиs de », йtant une prйposition transitive, implique une distinction. Le Verbe est donc distinct de Dieu. Or rien qui soit dit essentiellement n’est distinct en Dieu. Le Verbe ne se dit donc pas essentiellement.

 

Tout ce qui, en Dieu, implique une relation de Personne а Personne, se dit personnellement, non essentiellement. Or le verbe est tel. Donc, etc.

 

On peut citer aussi dans le mкme sens Richard de Saint-Victor, qui montre en son livre sur la Trinitй que seul le Fils est appelй verbe.

 

 

Rйponse :

 

Le verbe, tel qu’il se dit en Dieu de faзon mйtaphorique, au sens oщ la crйation est elle-mкme appelйe « verbe manifestant Dieu », appartient sans aucun doute а la Trinitй tout entiиre ; mais pour l’heure, nous enquкtons sur le verbe tel qu’il se dit en Dieu au sens propre. Et cette question paraоt trиs facile, а premiиre vue, car le verbe implique une certaine origine, par laquelle on distingue en Dieu les Personnes. Mais si on l’examine plus а fond, on la trouve assez difficile, йtant donnй que nous rencontrons en Dieu certaines choses qui impliquent une origine non quant а la rйalitй, mais seulement quant а la notion ; comme par exemple le nom d’opйration, qui implique sans aucun doute une chose qui procиde de celui qui opиre, et cependant ce processus n’existe que du point de vue de la notion seulement, et c’est pourquoi l’opйration ne se dit pas en Dieu personnellement mais essentiellement : car en Dieu, l’essence, la puissance et l’opйration ne diffиrent pas. On ne voit donc pas avec une йvidence immйdiate si le nom de verbe implique un processus rйel, comme le nom de Fils, ou seulement de raison, comme le nom d’opйration, et par consйquent, s’il se dit personnellement ou essentiellement.

 

Pour connaоtre cela, il faut donc savoir que le verbe de notre intelligence, dont la ressemblance nous permet de parler du verbe divin, est le terme de l’opйration de notre intelligence, cela mкme qui est pensй ; on l’appelle aussi la conception de l’intelligence, conception signifiable soit par une expression vocale incomplexe, comme c’est le cas lorsque l’intelligence forme les quidditйs des rйalitйs, soit par une expression complexe, ce qui se produit lorsque l’intelligence compose et divise. Or, en nous, tout objet pensй est une chose qui йmane rйellement d’autre chose : soit comme les conceptions des conclusions йmanent des principes, soit comme les conceptions des quidditйs des rйalitйs postйrieures йmanent des quidditйs des antйrieures, soit, du moins, comme la conception actuelle йmane de la connaissance habituelle. Et cela est universellement vrai de tout ce qui est pensй par nous, que ce soit par essence ou par ressemblance. En effet, la conception est elle-mкme l’effet de l’acte de penser ; donc, mкme lorsque l’esprit se pense lui-mкme, sa conception n’est pas l’esprit lui-mкme, mais une chose exprimйe par la connaissance de l’esprit. Ainsi donc, en nous, le verbe de l’intelligence inclut deux composantes, de par sa nature : кtre pensй, et кtre exprimй par autre chose.

 

Si donc le verbe se dit en Dieu par similitude avec ces deux composantes, alors le nom de verbe n’impliquera pas seulement un processus de raison, mais aussi un processus rйel. Mais s’il se dit par similitude avec l’une d’elles seulement, а savoir, кtre pensй, alors le nom de verbe n’impliquera pas en Dieu un processus rйel, mais seulement de raison, tout comme le nom de pensйe. Mais ce ne sera pas selon l’acception propre de « verbe », car si l’on фte а un mot l’un des composants de sa notion, l’acception ne sera plus propre. Si donc le verbe est entendu en Dieu au sens propre, il ne se dit que personnellement, mais si on l’entend au sens commun, il pourra aussi se dire essentiellement. Cependant, parce qu’il faut, d’aprиs le Philosophe, « user des noms comme la plupart le font », on doit imiter l’usage surtout dans les significations des noms ; et parce que tous les saints emploient communйment le nom de verbe comme attribut d’une Personne, il faut plutфt affirmer qu’il se dit personnellement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le verbe, de par sa notion, n’inclut pas seulement une manifestation, mais aussi un processus rйel d’une chose а partir d’une autre. Et parce que l’essence, quoiqu’elle se manifeste elle-mкme, n’йmane pas rйellement d’elle-mкme, elle ne peut pas кtre appelйe verbe qu’en raison de l’identitй entre essence et Personne, comme l’essence est aussi appelйe Pиre ou Fils.

 

La connaissance qui entre dans la dйfinition du verbe est а entendre comme la connaissance exprimйe par autre chose, et qui est en nous la connaissance actuelle. Or, bien que la sagesse ou la connaissance se dise en Dieu essentiellement, cependant la sagesse engendrйe ne se dit que personnellement. Semblablement aussi, ce que dit Anselme — « dire, c’est regarder en pensant » — doit, si l’on prend « dire » au sens propre, se comprendre du regard de la pensйe, en ce sens que par ce regard quelque chose йmane, а savoir, cela mкme qui est pensй.

 

La conception de l’intelligence est intermйdiaire entre l’intelligence et la rйalitй pensйe, car c’est par son intermйdiaire que l’opйration de l’intelligence atteint la rйalitй. Voilа pourquoi la conception de l’intelligence est non seulement ce qui est pensй, mais aussi ce par quoi la rйalitй est pensйe ; de sorte que « ce qui est pensй » peut dйsigner а la fois la rйalitй mкme et la conception de l’intelligence ; et semblablement, « ce qui est dit » peut dйsigner а la fois la rйalitй qui est dite par le verbe et le verbe lui-mкme, comme on le voit clairement aussi dans le cas du verbe extйrieur, car а la fois le nom lui-mкme est dit, et la rйalitй signifiйe par le nom est dite par ce nom. Donc je dis que le Pиre est dit, non comme verbe, mais comme rйalitй dite au moyen d’un verbe ; et de mкme pour le Saint-Esprit, car le Fils manifeste toute la Trinitй ; par consйquent, le Pиre dit toutes les trois Personnes par son unique Verbe.

 

En cela, Anselme paraоt se contredire. En effet, il dit que le verbe ne se dit que personnellement et convient au seul Fils, mais que « dire » convient aux trois Personnes ; pourtant, dire n’est rien d’autre qu’йmettre un verbe а partir de soi. De mкme aussi, а la parole d’Anselme s’oppose celle de saint Augustin affirmant au septiиme livre sur la Trinitй que ce n’est pas un seul qui dit, au sein de la Trinitй, mais c’est le Pиre par son Verbe ; donc, de mкme que le verbe au sens propre ne se dit en Dieu que personnellement et convient au seul Fils, de mкme « dire » convient aussi au seul Pиre. Mais Anselme prend « dire » au sens commun de penser, et « verbe » au sens propre ; et il aurait pu faire l’inverse si cela lui avait plu.

 

En nous, dire signifie non seulement penser, mais penser et en mкme temps exprimer а partir de soi une conception ; et nous ne pouvons pas penser autrement qu’en exprimant une telle conception ; voilа pourquoi, en nous, tout acte de penser est а proprement parler un acte de dire. Mais Dieu peut penser sans que rien procиde rйellement de lui-mкme car, en lui, celui qui pense est identique а ce qui est pensй et а l’acte de penser, ce qui n’est pas notre cas ; et c’est pourquoi, en Dieu, tout acte de penser n’est pas appelй « dire » а proprement parler.

 

De mкme que le Verbe n’est appelй « connaissance du Pиre » que comme une connaissance engendrйe par le Pиre, de mкme aussi il est йgalement appelй « puissance opйrative du Pиre » parce qu’il est puissance procйdant d’une puissance, le Pиre. Or une puissance qui procиde se dit personnellement. Et il en sera de mкme de la puissance opйrative qui procиde du Pиre.

 

Une chose peut procйder d’une autre de deux faзons : d’abord comme l’action procиde de l’agent, ou l’opйration de celui qui opиre ; ensuite, comme ce qui est opйrй procиde de celui qui opиre. Donc, le processus de l’opйration а partir de celui qui opиre ne pose pas de distinction entre une rйalitй existant par soi et une autre rйalitй existant par soi, mais il pose une distinction entre la perfection et ce qui est perfectionnй, car l’opйration est la perfection de celui qui opиre. Mais le processus de ce qui est opйrй pose une distinction entre une rйalitй et une autre. Or en Dieu, il ne peut pas y avoir rйellement de distinction entre perfection et perfectible. Cependant on trouve en Dieu des rйalitйs distinctes entre elles, а savoir les trois Personnes ; voilа pourquoi le processus qui est signifiй en Dieu comme celui d’une opйration а partir de celui qui opиre n’est que de raison, tandis que celui qui est signifiй comme un processus d’une rйalitй а partir d’un principe peut se rencontrer rйellement en Dieu. Or voici la diffйrence entre l’intelligence et la volontй : l’opйration de la volontй a pour terme les rйalitйs, en lesquelles il y a le bien et le mal, alors que l’opйration de l’intelligence a son terme dans l’esprit, en lequel se trouvent le vrai et le faux, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique. Voilа pourquoi la volontй n’a rien qui йmane d’elle-mкme et qui soit en elle, si ce n’est а la faзon d’une opйration, tandis que l’intelligence a en elle-mкme quelque chose qui йmane d’elle, non seulement а la faзon d’une opйration, mais aussi а la faзon d’une rйalitй opйrйe. Aussi le verbe est-il signifiй comme une rйalitй qui procиde, mais l’amour comme une opйration qui procиde ; l’amour n’est donc pas tel qu’il se dise personnellement, comme le verbe.

 

Si l’on ne considиre pas la distinction des Personnes, Dieu ne se dira pas lui-mкme au sens propre, et ce n’est pas au sens propre que certains, qui ne posent pas en Dieu la distinction des Personnes, comprennent cela.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

On pourrait facilement rйpondre а ce qui est objectй en sens contraire, si quelqu’un voulait soutenir la position contraire.

 

А ce que [l’opposant] objecte а partir des paroles de saint Augustin, on pourrait rйpondre que saint Augustin prend le verbe au sens oщ il implique une origine rйelle.

 

On pourrait rйpondre que, bien que la prйposition « auprиs de » implique une distinction, cependant cette distinction n’est pas impliquйe dans le nom de verbe ; donc, de ce que le Verbe est dit кtre auprиs du Pиre, on ne peut pas conclure que le Verbe soit dit personnellement, car on dit aussi « Dieu de Dieu » et « Dieu auprиs de Dieu ».

 

On pourrait rйpondre que cette relation est seulement de raison.

 

Comme pour la premiиre objection.

Article 3 : Le nom de verbe convient-il au Saint-Esprit ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Basile dans son troisiиme sermon Sur l’Esprit Saint, « L’Esprit se rapporte au Fils de la mкme faзon que le Fils se rapporte au Pиre ; et c’est pourquoi, tandis que le Fils est le verbe de Dieu, l’Esprit est le verbe du Fils. » Le Saint-Esprit est donc appelй verbe.

 

En Hйbr. 1, 3, il est dit du Fils : « Comme il est la splendeur de sa gloire et le caractиre de sa substance, et qu’il soutient tout par la puissance de son verbe… » Le Fils a donc un verbe qui procиde de lui, et par lequel tout est soutenu. Or en Dieu, seul le Saint-Esprit procиde du Fils. Le Saint-Esprit est donc appelй verbe.

 

Comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, le verbe est « la connaissance unie а l’amour ». Or, de mкme que la connaissance est appropriйe au Fils, de mкme l’amour l’est au Saint-Esprit. Donc, de mкme que le nom de verbe convient au Fils, de mкme il convient aussi а l’Esprit Saint.

 

А propos de Hйbr. 1, 3 : « il soutient tout par la puissance de son verbe », la Glose dit que « verbe » dйsigne ici le commandement. Or le commandement est au nombre des signes de la volontй. Puis donc que le Saint-Esprit procиde par mode de volontй, il semble qu’on puisse l’appeler verbe.

 

Le verbe, de par sa notion, implique une manifestation. Or, de mкme que le Fils manifeste le Pиre, de mкme le Saint-Esprit manifeste le Pиre et le Fils ; c’est pourquoi il est dit en Jn 16, 13 que le Saint-Esprit « enseigne toute vйritй ». Le Saint-Esprit doit donc кtre appelй verbe.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au sixiиme livre sur la Trinitй que « le Fils est appelй Verbe pour la mкme raison qu’il est appelй Fils ». Or le Fils est appelй Fils parce qu’il est engendrй ; il est donc aussi appelй Verbe parce qu’il est engendrй. Or le Saint-Esprit n’est pas engendrй. Il n’est donc pas Verbe.

 

 

Rйponse :

 

L’usage des noms de verbe et d’image n’est pas le mкme chez nos saints et nous que chez les anciens docteurs des Grecs. Ceux-ci, en effet, ont employй les noms de verbe et d’image pour dйsigner tout ce qui procиde en Dieu ; aussi appelaient-ils verbe et image indiffйremment le Saint-Esprit et le Fils. Mais nos saints et nous, dans l’usage de ces noms, imitons la coutume de l’Йcriture canonique, qui n’emploie quasiment jamais le terme de verbe ou d’image si ce n’est pour le Fils. Il n’appartient pas а la prйsente question de traiter de l’image ; mais pour ce qui est du verbe, notre usage semble assez raisonnable.

 

En effet, le verbe implique une certaine manifestation ; or on ne rencontre de manifestation par soi que dans l’intelligence. Car, si une chose qui est hors de l’intelligence est dite manifester, c’est seulement dans la mesure oщ elle laisse dans l’intelligence quelque chose qui est ensuite principe manifestatif en celle-ci. Le manifestant prochain est donc dans l’intelligence, mais un manifestant lointain peut aussi exister hors d’elle. Aussi le nom de verbe se dit-il au sens propre de ce qui procиde de l’intelligence ; mais ce qui ne procиde pas de l’intelligence ne peut кtre appelй verbe que de faзon mйtaphorique, c’est-а-dire en tant qu’il manifeste en quelque faзon.

 

Donc je dis qu’en Dieu, seul le Fils procиde par voie d’intelligence, car il procиde d’un seul : en effet, le Saint-Esprit, qui procиde des deux, procиde par voie de volontй ; voilа pourquoi le Saint-Esprit ne peut кtre appelй verbe que de faзon mйtaphorique, au sens oщ l’on appelle « verbe » tout ce qui manifeste. Et c’est de cette faзon qu’il faut expliquer la citation de saint Basile.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au premier argument.

 

Le verbe, d’aprиs saint Basile, dйsigne ici le Saint-Esprit, et par consйquent il faut rйpondre comme au premier argument. Ou bien l’on peut dire, avec la Glose, qu’il dйsigne le commandement du Fils, qui est appelй verbe de faзon mйtaphorique car nous avons l’habitude de commander verbalement.

 

La connaissance entre dans la notion de verbe comme impliquant l’essence du verbe, tandis que l’amour entre dans la notion de verbe non comme regardant son essence, mais comme accompagnant le verbe, comme le montre la citation invoquйe ; voilа pourquoi on peut conclure non pas que le Saint-Esprit soit le Verbe, mais qu’il procиde du Verbe.

 

Le verbe manifeste non seulement ce qui est dans l’intelligence mais aussi ce qui est dans la volontй, dans la mesure oщ la volontй aussi est elle-mкme pensйe ; voilа pourquoi le commandement, bien qu’il soit un signe de la volontй, peut cependant кtre appelй verbe, et regarde l’intelligence.

 

La solution au cinquiиme argument ressort de ce qu’on a dit.

Article 4 : Le Pиre dit-il la crйature par le Verbe par lequel il se dit ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Lа oщ nous disons : « Le Pиre se dit », se trouvent seulement signifiйs celui qui dit et ce qui est dit, et des deux cфtйs c’est le Pиre seulement qui est signifiй. Puis donc que le Pиre ne produit de lui-mкme un verbe que dans la mesure oщ il se dit, il semble que la crйature ne soit pas dite par le verbe qui procиde du Pиre.

 

Le verbe par lequel chaque chose est dite est une ressemblance de celle-ci. Or le Verbe ne peut кtre appelй « ressemblance de la crйature », comme Anselme le prouve dans son Monologion, car ou bien le Verbe s’accorderait parfaitement avec les crйatures, et ainsi, il serait changeant comme elles, et la suprкme immuabilitй ne se trouverait plus en lui, ou bien il n’y aurait pas le suprкme accord, et dans ce cas, il n’y aura pas en lui la vйritй suprкme, car une ressemblance est d’autant plus vraie qu’elle s’accorde davantage avec ce dont elle est la ressemblance. Le Fils n’est donc pas le verbe par lequel serait dite la crйature.

 

On parle du verbe des crйatures en Dieu de la mкme faзon que l’on parle du verbe des produits de l’art chez l’artisan. Or le verbe des produits de l’art chez l’artisan n’est qu’une disposition concernant ces produits. Le verbe des crйatures en Dieu n’est donc qu’une disposition concernant les crйatures. Or la disposition concernant les crйatures en Dieu se dit essentiellement et non personnellement. Le verbe par lequel les crйatures sont dites n’est donc pas le Verbe qui se dit personnellement.

 

Tout verbe a, touchant ce qui est dit par lui, une relation de modиle ou d’image. De modиle, lorsque le verbe est la cause de la rйalitй, comme cela se produit dans l’intelligence pratique ; d’image, lorsqu’il est causй par la rйalitй, comme cela se produit dans notre intelligence spйculative. Or il ne peut y avoir en Dieu un verbe de la crйature qui soit une image de la crйature. Il est donc nйcessaire que le verbe de la crйature en Dieu soit le modиle de la crйature. Or le modиle de la crйature en Dieu est une idйe. Le verbe de la crйature en Dieu n’est donc rien d’autre qu’une idйe. Or une idйe ne se dit pas en Dieu personnellement, mais essentiellement. Le Verbe qui est dit personnellement en Dieu, et par lequel le Pиre se dit lui-mкme, n’est donc pas le verbe par lequel sont dites les crйatures.

 

La crйature est а une plus grande distance de Dieu que d’aucune crйature. Or, pour les diverses crйatures, il y a plusieurs idйes en Dieu. Ce n’est donc pas non plus par le mкme verbe que le Pиre se dit lui-mкme et qu’il dit les crйatures.

 

Selon saint Augustin, on parle de Verbe comme on parle d’Image. Or le Fils n’est pas l’image de la crйature, mais du seul Pиre ; le Fils n’est donc pas le verbe de la crйature.

 

Tout verbe procиde de ce dont il est le verbe. Or le Fils ne procиde pas de la crйature. Il n’est donc pas un verbe par lequel la crйature serait dite.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit que le Pиre, en se disant, a dit toute crйature. Or le verbe par lequel il s’est dit, est le Fils. Par le Verbe, qui est le Fils, il dit donc toute crйature.

 

Saint Augustin explique la phrase « Il a dit, et cela fut fait » de la faзon suivante : il a engendrй le Verbe, en lequel le Fiat йtait contenu. Par le Verbe, qui est le Fils, il a donc dit toute crйature.

 

L’artisan se tourne du mкme coup vers l’art et vers le produit de l’art. Or Dieu lui-mкme est l’art йternel, qui rйalise les crйatures comme des њuvres d’art. Le Pиre se tourne donc du mкme coup vers lui-mкme et vers toutes les crйatures ; et ainsi, en se disant, il dit toutes les crйatures.

 

Tout ce qui, en quelque genre, est postйrieur, se ramиne comme а une cause а ce qui est premier. Or les crйatures sont dites par Dieu. Elles se ramиnent donc au premier qui soit dit par Dieu. Or Dieu se dit lui-mкme en premier. Donc, par le fait mкme qu’il se dit, il dit toutes les crйatures.

 

 

Rйponse :

 

Le Fils procиde du Pиre а la fois par mode de nature, en tant qu’il procиde comme Fils, et par mode d’intelligence, en tant qu’il procиde comme Verbe. Et les deux modes de procession se rencontrent en nous, quoique ce ne soit pas quant а la mкme chose : en effet, il n’est rien, en nous, qui procиde d’autre chose par mode d’intelligence et de nature, car penser et кtre ne sont pas en nous la mкme chose, comme ils le sont en Dieu.

 

Or les deux modes de procession ont une semblable diffйrence selon qu’on les trouve en Dieu ou en nous. En effet, le fils d’un homme, qui procиde d’un homme, son pиre, par voie de nature, n’a pas en soi toute la substance du pиre, mais il reзoit une partie de sa substance. En revanche, le Fils de Dieu, en tant qu’il procиde du Pиre par voie de nature, reзoit en lui toute la nature du Pиre, au point que le Fils et le Pиre sont numйriquement d’une seule nature. Et une semblable diffйrence se trouve dans le processus qui a lieu par voie d’intelligence. En effet, le verbe qui, en nous, est exprimй par une considйration actuelle, naissant pour ainsi dire de quelque considйration de choses antйrieures ou au moins d’une connaissance habituelle, ne reзoit pas en lui tout ce qui existe en ce dont il naоt : car ce n’est pas le tout de ce que nous tenons par une connaissance habituelle qui est exprimй par l’intelligence dans la conception d’un seul verbe, mais quelque chose de ce tout. Semblablement, dans la considйration d’une seule conclusion n’est pas exprimй tout ce qui йtait virtuellement contenu dans les principes. Mais en Dieu, pour que son Verbe soit parfait, il est nйcessaire que celui-ci exprime tout ce qui est contenu en celui dont il naоt, et ce, d’autant plus que Dieu voit tout d’un seul regard, non sйparйment.

 

Ainsi donc, il est nйcessaire que tout ce qui est contenu dans la science du Pиre, tout cela soit exprimй par un seul Verbe de lui, et а la faзon dont cela est contenu dans sa science, en sorte que ce soit un vйritable verbe correspondant а son principe. Or le Pиre se connaоt par sa science, et en se connaissant il connaоt toutes les autres choses, et c’est pourquoi son verbe exprime principalement le Pиre lui-mкme, et consйquemment toutes les autres choses que le Pиre connaоt en se connaissant lui-mкme. Et ainsi, par le fait mкme qu’il est un verbe exprimant parfaitement le Pиre, le Fils exprime toute crйature. Et cet ordre est montrй dans les paroles d’Anselme, qui dit que [le Pиre], en se disant, a dit toute crйature.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsqu’on dit : « le Pиre se dit », dans cette diction est aussi incluse toute crйature, en tant que le Pиre, йtant le modиle de toute la crйation, contient par sa science toute crйature.

 

Anselme prend le nom de ressemblance au sens strict, tout comme Denys au neuviиme chapitre des Noms divins, oщ il dit que « pour les choses qui ont entre elles une relation d’йgalitй, nous admettons la rйciprocitй de la ressemblance », de sorte que l’une soit dite semblable а l’autre et vice versa. Mais dans celles qui sont entre elles comme la cause et l’effet, on ne trouve pas, а proprement parler, une rйciprocitй de la ressemblance : en effet, nous disons que l’image d’Hercule ressemble а Hercule, mais non l’inverse. Or le Verbe divin n’est pas fait а l’imitation de la crйature comme notre verbe, mais c’est plutфt l’inverse ; aussi Anselme veut-il que le Verbe ne soit pas une ressemblance de la crйature, mais que ce soit l’inverse. Si, en revanche, nous prenons la ressemblance au sens large, alors nous pouvons dire que le Verbe est une ressemblance de la crйature, non comme son image, mais comme modиle, comme aussi saint Augustin dit que les idйes sont les ressemblances des rйalitйs. Et cependant, de ce qu’il est immuable alors que les crйatures sont changeantes, il ne suit pas qu’il n’y ait pas dans le Verbe la plus haute vйritй : pour la vйritй d’un verbe, en effet, la ressemblance qui est exigйe avec la rйalitй qui est dite par le verbe n’est pas une ressemblance par conformitй de nature mais par reprйsentation, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

La disposition des crйatures n’est appelйe verbe, а proprement parler, que dans la mesure oщ elle йmane d’autre chose : c’est une disposition engendrйe, et elle se dit personnellement, tout comme la sagesse engendrйe, bien que la disposition prise dans l’absolu se dise essentiellement.

 

Le verbe diffиre de l’idйe : en effet, le nom d’idйe dйsigne la forme exemplaire dans l’absolu, tandis que « verbe de la crйature » dйsigne en Dieu une forme exemplaire йmanйe d’autre chose ; voilа pourquoi l’idйe, en Dieu, relиve de l’essence, mais le verbe, de la Personne.

 

Bien que Dieu, si l’on considиre sa nature en ce qu’elle a de propre, soit а trиs grande distance de la crйature, cependant il est le modиle de la crйature, et ce n’est pas une crйature qui est le modиle d’une autre ; voilа pourquoi le Verbe qui exprime Dieu exprime toute crйature, alors que l’idйe qui exprime une crйature n’exprime pas une autre crйature. D’oщ apparaоt aussi une autre diffйrence entre le Verbe et l’idйe : l’idйe regarde directement la crйature, et c’est pourquoi il y a plusieurs idйes pour plusieurs crйatures, tandis que le Verbe regarde directement Dieu, qu’il exprime en premier, et regarde les crйatures par voie de consйquence. Et parce que les crйatures, en tant qu’elles sont en Dieu, sont une seule chose, il y a un unique Verbe pour toutes les crйatures.

 

Lorsque saint Augustin dit qu’on parle de Verbe comme on parle d’Image, il entend cela quant а la propriйtй personnelle du Fils, qui est la mкme rйellement, que l’on parle selon elle de Fils, de Verbe ou d’Image. Mais quant а la faзon de signifier, il n’en va pas de mкme pour les trois noms susdits : en effet, la notion de verbe implique non seulement celle d’origine et celle d’imitation, mais aussi celle de manifestation ; et ainsi, le Verbe est en quelque faзon celui de la crйature, en tant que la crйature est manifestйe par lui.

 

Le verbe a plusieurs faзons d’кtre verbe de quelque chose : d’abord, en tant qu’il est verbe de celui qui dit, et ainsi, il procиde de celui dont il est le verbe ; ensuite, en tant qu’il est verbe de ce qu’il manifeste, et en ce sens, il n’est pas nйcessaire qu’il procиde de ce dont il est le verbe, si ce n’est lorsque la science dont procиde le verbe est causйe par les rйalitйs, ce qui n’est pas le cas pour Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

Article 5 : Le nom de Verbe implique-t-il une relation а la crйature ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Tout nom qui implique une relation а la crйature se dit de Dieu avec rйfйrence au temps, comme « Crйateur » et « Seigneur ». Or le nom de Verbe se dit de Dieu de toute йternitй. Il n’implique donc pas de relation а la crйature.

 

Tout nom relatif est relatif soit quant а l’кtre, soit quant а l’appellation. Or le nom de Verbe ne se rйfиre pas а la crйature quant а l’кtre, car alors le Verbe dйpendrait de celle-ci ; ni non plus quant а l’appellation, car il serait nйcessaire qu’il se rйfиre а la crйature au moyen d’un cas [latin], ce qui ne se trouve pas ; en effet, il semblerait surtout se rйfйrer а la crйature par un gйnitif, et l’on dirait alors : « il est le Verbe creaturж [litt. de la crйature] », ce qu’Anselme nie dans son Monologion. Le nom de Verbe n’implique donc pas de relation а la crйature.

 

On ne peut jamais penser un nom impliquant une relation а la crйature sans considйrer qu’une crйature existe actuellement ou potentiellement ; car il est nйcessaire que celui qui pense l’un des relatifs pense aussi l’autre. Or, si l’on ne considиre pas qu’une crйature existe ou existera, on pense encore le Verbe en Dieu, en tant que le Pиre se dit lui-mкme. Le nom de Verbe n’implique donc aucune relation а la crйature.

 

La relation de Dieu а la crйature ne peut кtre que comme celle de la cause а l’effet. Or, comme on le dйduit des paroles de Denys au deuxiиme chapitre des Noms divins, tout nom connotant un effet dans la crйature est commun а toute la Trinitй. Or le nom de Verbe n’est pas tel. Il n’implique donc aucune relation а la crйature.

 

Que Dieu se rapporte а la crйature n’est concevable que moyennant sa sagesse, sa puissance et sa bontй. Or toutes ces choses ne se disent du Verbe que par appropriation. Puis donc que le nom de Verbe n’est pas appropriй mais propre, il semble qu’il n’implique pas de relation а la crйature.

 

Bien que l’homme dispose les rйalitйs, cependant il n’est pas impliquй dans le nom d’homme de relation aux rйalitйs disposйes. Donc, bien que toutes choses soient disposйes par le Verbe, cependant le nom de Verbe n’impliquera pas de relation aux crйatures disposйes.

 

Le nom de Verbe se dit relativement, tout comme celui de Fils. Or toute la relation de Fils a pour terme le Pиre : en effet, il n’est de Fils que du Pиre. Donc de mкme pour toute la relation de Verbe ; le nom de Verbe n’implique donc pas de relation а la crйature.

 

Selon le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, tout relatif ne se dit en rйfйrence qu’а un seul, sinon le relatif aurait deux кtres, puisque l’кtre du relatif est de se rapporter а autre chose. Or le Verbe se dit en rйfйrence au Pиre. Il ne se dit donc pas en rйfйrence aux crйatures.

 

Si un nom unique est donnй а des choses spйcifiquement diffйrentes, il leur conviendra de faзon йquivoque, comme le nom de chien convient а l’animal qui aboie et а l’animal marin. Or l’infйrioritй et la supйrioritй sont diffйrentes espиces de relation. Si donc un nom unique implique l’une et l’autre relation, il sera nйcessaire que ce nom soit йquivoque. Or la relation du Verbe а la crйature n’est que de superioritй, tandis que celle du Verbe au Pиre est quasiment d’infйrioritй, non а cause d’une inйgalitй de dignitй, mais а cause du prestige du principe. Le nom de Verbe, qui implique une relation au Pиre, n’implique donc pas de relation а la crйature, а moins d’кtre pris de faзon йquivoque.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin s’exprime ainsi au livre des 83 Questions : « “Dans le principe, il y avait le Verbe.” Le mot grec logos signifie а la fois “raison” et “verbe” en latin. Mais dans ce passage nous traduisons plutфt par “verbe”, pour marquer non seulement le rapport avec le Pиre, mais aussi le rapport aux choses qui ont йtй faites au moyen du Verbe par la puissance opйrative. » D’oщ rйsulte clairement notre propos.

 

А propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois », la Glose dit : « une fois, c’est-а-dire qu’il a engendrй йternellement le Verbe, en lequel il a disposй toutes choses ». Or la disposition implique une relation aux choses disposйes. Le nom de Verbe se dit donc en rйfйrence aux crйatures.

 

Tout verbe implique une relation а ce qui est dit au moyen de lui. Or, comme dit Anselme, Dieu, en se disant, a dit toute crйature. Le Verbe implique donc une relation non seulement au Pиre mais aussi а la crйature.

 

Le Fils, parce qu’il est Fils, reprйsente parfaitement le Pиre en ce qu’il a d’intйrieur. Or le Verbe, par son nom, ajoute une manifestation ; et il ne peut y avoir d’autre manifestation que celle du Pиre par les crйatures, ce qui est comme une manifestation а l’extйrieur. Le nom de Verbe implique donc une relation а la crйature.

 

Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que « Dieu est appelй raison » ou verbe, « parce qu’il distribue la raison et la sagesse » ; et ainsi, l’on voit clairement que le verbe dit de Dieu implique la notion de cause. Or la cause se dit en rйfйrence а l’effet. Le nom de Verbe implique donc une relation aux crйatures.

 

L’intelligence pratique se rйfиre aux choses qui sont opйrйes par elle. Or le Verbe divin est le verbe d’une intelligence pratique, car il est un verbe opйratif, comme dit saint Jean Damascиne. Le nom de Verbe implique donc une relation а la crйature.

 

 

Rйponse :

 

Chaque fois que deux choses ont entre elles un rapport tel que l’une dйpend de l’autre mais non l’inverse, il y a une relation rйelle en celle qui dйpend de l’autre, mais en celle dont elle dйpend existe seulement une relation de raison ; sachant, en effet, qu’on ne peut penser qu’une chose se rapporte а l’autre sans penser en mкme temps une relation opposйe du cфtй de l’autre, comme on le voit clairement dans le cas de la science, qui dйpend de l’objet connaissable et non l’inverse. Puis donc que toutes les crйatures dйpendent de Dieu mais non l’inverse, il y a dans les crйatures des relations rйelles par lesquelles elles se rapportent а Dieu, mais les relations opposйes existent en Dieu seulement quant а la notion. Et parce que les noms sont les signes des concepts, de lа vient que de Dieu se disent des noms qui impliquent une relation а la crйature, bien que cette relation soit seulement de raison, comme on l’a dit. En effet, les relations rйelles en Dieu sont seulement celles par lesquelles les Personnes se distinguent entre elles.

 

Or nous trouvons, parmi les noms relatifs, que certains sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes, comme le nom de ressemblance, tandis que d’autres sont donnйs pour signifier ce dont provient la relation, comme le nom de science l’est pour signifier une certaine qualitй de laquelle s’ensuit une certaine relation. Et nous trouvons cette diffйrence dans les noms relatifs qui se disent de Dieu, qu’ils se disent de lui de toute йternitй ou avec rйfйrence au temps. En effet, le nom de Pиre, qui se dit de Dieu de toute йternitй, et semblablement le nom de Seigneur, qui se dit de lui avec rйfйrence au temps, sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. Mais le nom de Crйateur, qui se dit de Dieu avec rйfйrence au temps, est donnй pour signifier une action divine de laquelle s’ensuit une certaine relation ; de mкme aussi, le nom de Verbe est donnй pour signifier quelque chose d’absolu avec ajout d’une relation ; car, comme dit saint Augustin, « Verbe » йquivaut а « Sagesse engendrйe ». Et cela n’empкche pas que « Verbe » se dise personnellement, car, de mкme que « Pиre » se dit personnellement, de mкme aussi « Dieu qui engendre », ou « Dieu engendrй ».

 

Or il arrive qu’une rйalitй absolue puisse avoir une relation а plusieurs choses. Et de lа vient que le nom qui est donnй pour signifier quelque chose d’absolu dont provient quelque relation peut se dire en rйfйrence а plusieurs choses : par exemple la science, en tant que telle, se dit en rйfйrence а l’objet connaissable, mais en tant qu’elle est un certain accident ou une certaine forme, elle se rapporte au sujet qui sait. Ainsi йgalement, le nom de verbe a une relation а la fois а celui qui dit et а ce qui est dit au moyen du verbe, et а cela il peut кtre dit relatif de deux faзons. D’abord quant а la convertibilitй du nom, auquel cas le verbe est dit relatif а ce qui est dit. Ensuite, relatif а la rйalitй а laquelle convient la notion de ce qui est dit. Or le Pиre se dit principalement lui-mкme en engendrant son Verbe, et dit les crйatures par voie de consйquence ; c’est donc principalement et comme par soi que le Verbe se rapporte au Pиre, mais par voie de consйquence et comme par accident qu’il se rapporte а la crйature ; il est en effet accidentel au Verbe que la crйature soit dite au moyen de lui.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour les noms qui impliquent une relation actuelle а la crйature, non pour ceux qui impliquent une relation habituelle ; et l’on appelle relation habituelle celle qui ne requiert pas que la crйature existe en acte au mкme moment ; et telles sont toutes les relations qui proviennent des actes de l’вme, car la volontй et l’intelligence peuvent aussi porter sur ce qui n’existe pas actuellement. Or le Verbe implique une procession de l’intelligence ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le nom de Verbe se dit en rйfйrence а la crйature non quant а la rйalitй, comme si la relation а la crйature existait rйellement en Dieu, mais quant а l’appellation. Et il n’est pas exclu de dire cela au moyen d’un cas [latin] ; en effet, je peux dire qu’il est le Verbe creaturж [litt. de la crйature], i. e. concernant la crйature, non provenant de la crйature ; et c’est en ce dernier sens qu’Anselme le nie. En outre, s’il n’йtait pas rйfйrй par un cas, il suffirait qu’il le soit d’une faзon quelconque, comme par exemple s’il l’йtait par une prйposition ajoutйe au cas : on dirait alors que le Verbe est ad creaturam, i. e. pour instituer [la crйature].

 

Cet argument vaut pour les noms qui impliquent par eux-mкmes une relation а la crйature. Or ce nom [de Verbe] n’est pas tel, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Du cфtй oщ le nom de Verbe implique quelque chose d’absolu, il a une relation de causalitй touchant la crйature ; mais par la relation d’origine rйelle qu’il implique, il est rendu personnel, et par lа il n’a pas de relation а la crйature.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au cinquiиme argument.

 

Le Verbe n’est pas seulement ce par quoi se fait la disposition, mais il est la disposition mкme du Pиre concernant la crйation des rйalitйs ; voilа pourquoi il se rapporte en quelque faзon а la crйature.

 

Le nom de fils implique seulement la relation de quelqu’un au principe dont il naоt ; mais celui de verbe implique une relation а la fois au principe par lequel il est dit, et а ce qui est comme son terme, а savoir ce qui est manifestй au moyen du verbe ; et cela, c’est principalement le Pиre, mais c’est par voie de consйquence la crйature, qui ne peut nullement кtre le principe d’une Personne divine ; voilа pourquoi le nom de Fils n’implique aucunement de relation а la crйature, au contraire de celui de Verbe.

 

Cet argument vaut pour les noms qui sont donnйs pour signifier les relations elles-mкmes. En effet, il est impossible qu’une relation unique ait pour terme de nombreuses choses, sauf dans la mesure oщ ces nombreuses choses sont unies en quelque faзon.

 

Il faut rйpondre semblablement.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Les arguments qui sont en sens opposй concluent que le nom de Verbe se rйfиre en quelque faзon а la crйature, mais non qu’il implique cette relation par soi et quasi principalement ; et en ce sens ils doivent кtre accordйs.

Article 6 : Les rйalitйs existent-elles plus vйritablement dans le Verbe ou en elles-mкmes ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elles n’existent pas plus vйritablement dans le Verbe.

 

Une chose est plus vйritablement lа oщ elle est par son essence que lа oщ elle est seulement par sa ressemblance. Or les rйalitйs ne sont dans le Verbe que par leur ressemblance, tandis qu’elles sont en elles-mкmes par leur essence. Elles sont donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.

 

[Le rйpondant] disait que, si elles sont plus noblement dans le Verbe, c’est parce qu’elles y ont un кtre plus noble. En sens contraire : la rйalitй matйrielle a un кtre plus noble dans notre вme qu’en elle-mкme, comme saint Augustin aussi le dit au livre sur la Trinitй, et cependant elle est plus vйritablement en elle-mкme que dans notre вme. Donc, pour la mкme raison, elle est en elle-mкme plus vйritablement qu’elle n’est dans le Verbe.

 

Ce qui est en acte est plus vйritablement que ce qui est en puissance. Or la rйalitй en elle-mкme est en acte, tandis que dans le Verbe elle est seulement en puissance, comme le produit de l’art dans l’artisan. La rйalitй est donc en elle-mкme plus vйritablement que dans le Verbe.

 

L’ultime perfection de la rйalitй est son opйration. Or les rйalitйs existant en elles-mкmes ont des opйrations propres, qu’elles n’ont pas telles qu’elles sont dans le Verbe. Elles sont donc en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe.

 

Seules sont comparables les choses qui sont du mкme ordre. Or l’кtre de la rйalitй en elle-mкme n’est pas du mкme ordre que l’кtre qu’elle a dans le Verbe. Donc, pour le moins, on ne peut pas dire qu’elle est dans le Verbe plus vйritablement qu’en elle-mкme.

 

 

En sens contraire :

 

« La crйature, dans le Crйateur, est l’essence crйatrice », comme dit Anselme. Or l’кtre incrйй est plus vйritablement que l’кtre crйй. La rйalitй a donc l’кtre dans le Verbe plus vйritablement qu’en elle-mкme.

 

De mкme que Platon prйtendait que les idйes des rйalitйs existaient hors de l’esprit divin, de mкme nous les posons, nous, dans l’esprit divin. Or, suivant Platon, l’homme sйparй йtait plus vйritablement homme que l’homme matйriel, et c’est pourquoi il appelait l’homme sйparй « homme par soi ». Donc, selon la position de la foi, les rйalitйs sont aussi dans le Verbe plus vйritablement qu’elles ne sont en elles-mкmes.

 

En chaque genre, ce qui est le plus vrai est la mesure de tout le genre. Or les ressemblances que les rйalitйs ont dans le Verbe sont des mesures de la vйritй qui est en toutes les rйalitйs, car une rйalitй est appelйe vraie dans la mesure oщ elle imite son modиle, qui est dans le Verbe. Les rйalitйs sont donc dans le Verbe plus vйritablement qu’en elles-mкmes.

 

 

Rйponse :

 

Comme dit Denys au deuxiиme chapitre des Noms divins, les effets imitent imparfaitement leurs causes, qui les surpassent. Et а cause de cette distance entre la cause et l’effet, une chose qui ne se prйdique pas de la cause se prйdique en vйritй de l’effet : il est clair, par exemple, qu’on ne dit pas au sens propre que les plaisirs jouissent, bien qu’ils soient pour nous des causes de jouissance ; et cela n’a lieu que parce que le mode d’кtre des causes est plus йlevй que les choses qui se prйdiquent des effets. Et nous trouvons cela dans toutes les causes agissant de faзon йquivoque ; par exemple, le soleil ne peut pas кtre appelй chaud, bien que les autres choses soient chauffйes par lui, et la raison en est la surйminence du soleil lui-mкme relativement aux choses qui sont appelйes chaudes.

 

Donc, lorsqu’on recherche si les rйalitйs sont en elles-mкmes plus vйritablement que dans le Verbe, il faut distinguer : car l’expression « plus vйritablement » peut dйsigner soit la vйritй de la rйalitй, soit la vйritй de la prйdication. Si elle dйsigne la vйritй de la rйalitй, alors sans aucun doute la vйritй des rйalitйs est plus grande dans le Verbe qu’en elles-mкmes. Mais si elle dйsigne la vйritй de la prйdication, c’est l’inverse : en effet, l’homme est plus vйritablement prйdiquй de la rйalitй qui est dans sa nature propre que de cette rйalitй en tant qu’elle est dans le Verbe. Et ce n’est pas а cause d’un dйfaut du Verbe, mais а cause de sa surйminence, comme on l’a dit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Si l’on entend cela de la vйritй de la prйdication, il est vrai au plein sens du terme qu’une chose est plus vйritablement lа oщ elle est par essence que lа oщ elle est par ressemblance. Mais si on l’entend de la vйritй de la rйalitй, alors elle est plus vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance qui est cause de la rйalitй, et moins vйritablement lа oщ elle est par une ressemblance causйe par la rйalitй.

 

La ressemblance que la rйalitй a dans notre вme n’est pas cause de la rйalitй, contrairement а la ressemblance des rйalitйs dans le Verbe ; il n’en va donc pas de mкme.

 

La puissance active est plus parfaite que l’acte, qui est son effet ; et c’est de cette faзon que l’on dit que les crйatures sont en puissance dans le Verbe.

 

Bien que les crйatures, dans le Verbe, n’aient pas d’opйrations propres, elles ont cependant de plus nobles opйrations, en tant qu’elles sont productrices des rйalitйs et des opйrations de celles-ci.

 

Bien que l’кtre des crйatures dans le Verbe et leur кtre en elles-mкmes ne soient pas du mкme ordre selon une considйration univoque, cependant ils le sont en quelque faзon selon une considйration analogique.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Cet argument vaut pour la vйritй de la rйalitй, mais non pour la vйritй de la prйdication.

 

Platon est critiquй pour avoir affirmй que les formes naturelles existaient quant а leur raison formelle propre en dehors de la matiиre, comme si la matiиre se rapportait accidentellement aux espиces naturelles ; et selon cette opinion, les rйalitйs naturelles pourraient кtre prйdiquйes en vйritй de ces formes qui sont sans matiиre. Mais nous ne posons pas cela ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Il faut rйpondre comme а la premiиre objection.

Article 7 : Le Verbe se rapporte-t-il aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Le nom de Verbe implique une chose йmanant de l’intelligence. Or l’intelligence divine se rapporte aussi aux choses qui ni n’existent ni n’existeront ni n’ont existй, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu. Le Verbe peut donc aussi se rapporter а ces choses.

 

Selon saint Augustin au sixiиme livre sur la Trinitй, « le Fils est l’art du Pиre, plein des raisons des vivants ». Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « la raison, mкme non appliquйe а l’action, est а bon droit appelйe raison ». Le Verbe se rapporte donc aussi aux choses qui ni ne seront faites ni n’ont йtй faites.

 

Le Verbe ne serait pas parfait s’il ne contenait en soi toutes les choses qui sont dans la science de celui qui dit. Or, dans la science du Pиre qui dit, il y a des choses qui ne seront jamais ni n’ont йtй faites. Ces choses seront donc aussi dans le Verbe.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit dans son Monologion : « De ce qui ne fut pas, n’est ni ne sera, il ne peut y avoir de verbe. »

 

Il appartient а la puissance de celui qui dit, que tout ce qu’il dit soit fait. Or Dieu est trиs puissant. Son Verbe ne se rapporte donc а rien qui ne soit fait un jour.

 

 

Rйponse :

 

Il y a deux faзons pour une chose d’кtre dans le Verbe.

 

D’abord comme ce que le Verbe connaоt, ou ce qui peut кtre connu dans le Verbe, et ainsi se trouve йgalement dans le Verbe ce qui n’est pas ni ne sera ni n’a йtй fait, car cela est connu du Verbe comme du Pиre, et cela peut aussi кtre connu dans le Verbe, tout comme dans le Pиre.

 

On dit d’une autre faзon qu’une chose est dans le Verbe, comme ce qui est dit par le Verbe. Or tout ce qui est dit par un verbe est ordonnй d’une certaine faзon а l’exйcution, car c’est verbalement que nous incitons les autres а agir, et que nous destinons quelques-uns а l’exйcution de ce que nous avons conзu dans notre esprit ; et c’est pourquoi dire, pour Dieu, c’est disposer, comme le montre la Glose а propos de ce passage d’un psaume : « Dieu a parlй une fois, etc. » Donc, de mкme que Dieu ne dispose que les choses qui existent, ou existeront, ou ont existй, de mкme il ne dit qu’elles ; par consйquent, le Verbe se rapporte seulement а ces choses, en tant que dites par lui. En revanche, la science, l’art et l’idйe, ou la raison, n’impliquent pas de relation а une exйcution, il n’en va donc pas de mкme pour eux et pour le Verbe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la rйponse aux objections.

Article 8 : Tout ce qui a йtй fait est-il vie dans le Verbe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le Verbe est cause des rйalitйs conformйment а ce qu’elles sont en lui. Si donc les rйalitйs sont vie dans le Verbe, le Verbe cause les rйalitйs par mode de vie. Or, de ce qu’il cause les rйalitйs par mode de bontй, il s’ensuit que toutes choses sont bonnes. Donc, de ce qu’il cause les rйalitйs par mode de vie, il s’ensuivra qu’elles sont toutes vivantes, ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi.

 

Les rйalitйs sont dans le Verbe comme les produits de l’art dans l’artisan. Or les produits de l’art dans l’artisan ne sont pas vie : en effet, ils ne sont ni la vie de l’artisan lui-mкme, qui vivait dйjа avant que les produits de l’art ne fussent en lui, ni la vie de ces produits, qui n’ont pas de vie. Donc les crйatures non plus ne sont pas vie dans le Verbe.

 

Dans l’Йcriture, la production de la vie est appropriйe au Saint-Esprit plutфt qu’au Verbe, comme cela est clair en Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie », et en plusieurs autres endroits. Or « Verbe » ne se dit pas de l’Esprit Saint, mais seulement du Fils, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il ne convient donc pas non plus de dire que la rйalitй est vie dans le Verbe.

 

La lumiиre intellectuelle est principe de vie. Or les rйalitйs ne sont pas lumiиre dans le Verbe. Il semble donc qu’elles ne soient pas vie en lui.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 1, 3 : « Ce qui a йtй fait йtait vie en lui. »

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, le mouvement du ciel est appelй « une certaine vie pour tout ce qui existe dans la nature ». Or le Verbe influe plus sur les crйatures que le mouvement du ciel n’influe sur la nature. Les rйalitйs, en tant qu’elles sont dans le Verbe, doivent donc кtre appelйes vie.

 

 

Rйponse :

 

Les rйalitйs, en tant qu’elles sont dans le Verbe, peuvent кtre considйrйes de deux faзons : d’abord par rapport au Verbe, ensuite par rapport aux rйalitйs existant dans leur nature propre ; et de deux faзons la ressemblance de la crйature dans le Verbe est vie.

 

En effet, nous disons que vit, au sens propre, ce qui a en soi le principe du mouvement ou d’une quelconque opйration. Car « vivre » s’est dit en premier de quelques кtres parce qu’on les a vus avoir en eux-mкmes quelque chose qui les meut selon un quelconque mouvement. Et de lа le nom de vie s’est йtendu а toutes les rйalitйs qui ont en elles-mкmes le principe d’une opйration propre ; aussi, parce que quelques-unes pensent ou sentent ou veulent, on dit qu’elles vivent, et pas seulement parce qu’elles se meuvent selon le lieu ou selon l’accroissement. Cet кtre que la rйalitй possиde en tant qu’elle se meut elle-mкme vers quelque opйration est donc appelй au sens propre la vie de la rйalitй, car « vivre est, pour un vivant, son кtre mкme », comme il est dit au second livre sur l’Вme.

 

Or en nous, aucune des opйrations vers lesquelles nous nous mouvons n’est notre кtre ; c’est pourquoi notre acte de penser n’est pas notre vie, а proprement parler, sauf si « vivre » est pris pour dйsigner l’њuvre, qui est signe de vie ; et semblablement, la ressemblance pensйe en nous n’est pas non plus notre vie. Mais l’acte de penser du Verbe est son кtre, et de mкme pour sa ressemblance ; la ressemblance de la crйature dans le Verbe est donc sa vie. Semblablement aussi, la ressemblance de la crйature est d’une certaine faзon la crйature elle-mкme, comme on dit que « l’вme, d’une certaine faзon, est toute chose ». Donc, parce que la ressemblance de la crйature dans le Verbe est productrice et motrice de la crйature existant dans sa nature propre, il se produit, d’une certaine faзon, que la crйature se meut elle-mкme et se conduit а l’кtre, а savoir en tant qu’elle est conduite а l’кtre et qu’elle est mue par sa ressemblance existant dans le Verbe. Et ainsi, la ressemblance de la crйature dans le Verbe est d’une certaine faзon la vie de la crйature.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Que la crйature existant dans le Verbe soit appelйe vie, ne concerne pas la raison formelle propre de la crйature, mais la faзon dont elle est dans le Verbe. Puis donc qu’elle n’est pas en elle-mкme de la mкme faзon, il ne s’ensuit pas qu’elle vive en elle-mкme, bien qu’elle soit vie dans le Verbe, de mкme qu’elle n’est pas immatйrielle en elle-mкme, bien qu’elle soit immatйrielle dans le Verbe. Mais la bontй, l’entitй et les choses de ce genre concernent la raison formelle propre de la crйature ; voilа pourquoi, de mкme que les crйatures sont bonnes en tant qu’elles sont dans le Verbe, de mкme elles le sont aussi en tant qu’elles sont dans leur nature propre.

 

Les ressemblances des rйalitйs dans l’artisan ne peuvent кtre appelйes vie au sens propre, car elles ne sont pas l’кtre mкme de l’artisan vivant, ni non plus son opйration elle-mкme, comme cela se produit en Dieu ; et cependant saint Augustin dit que le coffre vit dans l’esprit de l’artisan, mais c’est en ce sens que le coffre a dans l’esprit de l’artisan un кtre intelligible, qui appartient au genre de la vie.

 

La vie est attribuйe au Saint-Esprit en ce sens que Dieu est appelй la vie des rйalitйs, йtant lui-mкme en toutes les rйalitйs comme leur moteur, si bien que toutes les rйalitйs semblent en quelque sorte mues par un principe intйrieur ; par contre, la vie est appropriйe au Verbe en tant que les rйalitйs sont en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

De mкme que les ressemblances des rйalitйs dans le Verbe sont pour les rйalitйs une cause d’existence, de mкme elles sont pour les rйalitйs une cause de connaissance, en tant qu’elles sont imprimйes dans les esprits de telle faзon qu’ils puissent connaоtre les rйalitйs ; voilа pourquoi, de mкme qu’elles sont appelйes vie en tant qu’elles sont principes d’existence, de mкme elles sont appelйes lumiиre en tant qu’elles sont principes de connaissance.

Question 5 : [La providence]

 

Introduction

 

Article 1 : Auquel des attributs la providence se ramиne-t-elle ?

Article 2 : Le monde est-il gouvernй par la providence ?

Article 3 : La divine providence s’йtend-elle aux rйalitйs corruptibles ?

Article 4 : Tous les mouvements et les actions des corps infйrieurs de ce monde sont-ils soumis а la divine providence ?

Article 5 : Les actes humains sont-ils gouvernйs par la providence ?

Article 6 : Les bкtes et leurs actes sont-ils soumis а la divine providence ?

Article 7 : Les pйcheurs sont-ils gouvernйs par la divine providence ?

Article 8 : La crйation corporelle est-elle tout entiиre gouvernйe par la divine providence au moyen de la crйation angйlique ?

Article 9 : La divine providence dispose-t-elle les corps infйrieurs par les corps cйlestes ?

Article 10 : La divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps cйlestes ?

 

 

Article 1 : Auquel des attributs la providence se ramиne-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit seulement а la science.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation de la philosophie, « il est manifeste que la forme immobile et simple des choses а faire est la providence ». Or en Dieu, la forme des choses а faire est l’idйe, qui appartient а la science. La providence appartient donc aussi а la connaissance.

 

[Le rйpondant] disait que la providence appartient aussi а la volontй, en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. En sens contraire : en nous, la science pratique est la cause des rйalitйs connues. Or la science pratique est seulement dans la connaissance. Donc la providence aussi.

 

Boиce dit au livre dйjа citй : « La faзon de faire les choses, quand elle est considйrйe dans la puretй mкme de l’intelligence divine, est appelйe providence. » Or la puretй de l’intelligence semble appartenir а la connaissance spйculative. La providence appartient donc а la connaissance spйculative.

 

Boиce dit, au cinquiиme livre sur la Consolation de la philosophie, que la providence doit son nom « а ce que, placйe loin des rйalitйs infйrieures, elle voit toutes choses de loin, depuis le suprкme sommet des rйalitйs ». Or la vision de loin appartient а la connaissance, et surtout а la spйculative. La providence semble donc surtout appartenir а la connaissance spйculative.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, le destin est а la providence ce que le raisonnement est а l’intelligence. Or tant l’intelligence que le raisonnement appartiennent aux deux connaissances spйculative et pratique. Donc la providence aussi.

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « La loi immuable rиgle toutes choses par un gouvernement admirable. » Or gouverner et rйgler appartiennent а la providence. La loi immuable est donc la providence elle-mкme. Or la loi appartient а la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 La loi naturelle est causйe en nous par la divine providence. Or la cause agit pour produire un effet par voie de ressemblance ; ainsi disons-nous que la bontй de Dieu est cause de la bontй dans les rйalitйs, l’essence, de l’кtre, et la vie, du vivre. La providence divine est donc une loi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Boиce dit au quatriиme livre sur la Consolation que « la providence est cette divine raison йtablie au principe suprкme de tout ». Or la raison de la rйalitй en Dieu est l’idйe, comme dit saint Augustin au livres des 83 Questions. La providence est donc l’idйe. Or l’idйe appartient а la connaissance. Donc la providence aussi.

 

 La science pratique est ordonnйe soit а amener les rйalitйs а l’existence, soit а ordonner les rйalitйs dйjа produites. Or, produire les rйalitйs n’appartient pas а la providence, car la providence prйsuppose les rйalitйs pourvues ; de mкme, ordonner les rйalitйs produites ne lui appartient pas non plus, car cela se rapporte а la disposition. La providence n’appartient donc pas а la connaissance pratique, mais seulement а la spйculative.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble qu’elle appartienne а la volontй, car, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « la providence est la volontй de Dieu, en raison de laquelle tout ce qui existe reзoit une conduite convenable. »

 

Ceux qui savent ce qu’il faut faire et ne veulent cependant pas le faire, nous ne les appelons pas pourvoyeurs. La providence regarde donc plus la volontй que la connaissance.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, Dieu gouverne le monde par sa bontй. Or la bontй se rapporte а la volontй. Donc la providence йgalement, а laquelle il appartient de gouverner.

 

Disposer n’appartient pas а la science, mais а la volontй. Or, selon Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, la providence est la raison par laquelle Dieu dispose tout. La providence appartient donc а la volontй, non а la connaissance.

 

 Ce qui est pourvu, comme tel, n’est pas sage ou connu, mais il est bon. Donc le pourvoyeur non plus, comme tel, n’est pas sage mais bon ; et de la sorte, la providence n’appartient pas а la sagesse mais а la bontй ou а la volontй.

 

Mais par ailleurs il semble qu’elle appartienne а la puissance, car Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation : « La providence a mis dans les choses qu’elle a crййes une plus ou moins grande cause de permanence, si bien qu’elles dйsirent naturellement demeurer, autant que possible. » La providence est donc le principe de la crйation. Or la crйation est appropriйe а la puissance. La providence appartient donc а la puissance.

 

Le gouvernement est l’effet de la providence, comme il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3). Or, comme dit Hugues de Saint-Victor dans son De sacramentis, la volontй est comme ce qui commande, la sagesse est comme ce qui dirige, la puissance comme ce qui exйcute ; aussi la puissance est-elle plus proche du gouvernement que la science ou la volontй. La providence appartient donc plutфt а la puissance qu’а la science ou а la volontй.

 

 

Rйponse :

 

Ce qui se conзoit de Dieu, nous ne pouvons le connaоtre qu’а partir de ce qui est en nous, а cause de la faiblesse de notre intelligence. Aussi, pour savoir comment la providence se dit en Dieu, il nous faut voir comment la providence est en nous.

 

Il faut donc savoir que Cicйron pose la providence comme une partie de la prudence, au deuxiиme livre de l’Ancienne Rhйtorique, et elle en est comme le complйment. Car les deux autres parties, que sont la mйmoire et l’intelligence, ne sont que des prйparations а l’acte de prudence. Or la prudence, suivant le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, est la droite raison de l’agir humain. Et l’agir humain diffиre des choses rйalisables en ce que celles-ci passent de l’agent а une matiиre extйrieure, comme le banc et la maison, et la droite raison en est l’art ; tandis que l’on appelle agir humain les actions qui ne sortent pas de l’agent, mais sont des actes qui le perfectionnent, comme vivre chastement, se comporter avec patience, et autres semblables ; et la droite raison en est la prudence.

 

Or, dans cet agir humain, deux choses se prйsentent а notre considйration : la fin, et le moyen.La prudence dirige donc surtout dans les moyens ; en effet, quelqu’un est dit prudent lorsqu’il donne de bons conseils, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or le conseil ne porte pas sur la fin mais sur les moyens, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique. Mais la fin de l’agir humain prйexiste en nous de deux faзons : d’abord par la connaissance naturelle de la fin de l’homme ; cette connaissance naturelle, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, appartient а l’intelligence, qui porte sur les principes des choses а faire comme sur ceux des objets de spйculation ; et les principes des choses а faire sont les fins, comme il est dit au mкme livre. D’une autre faзon, quant а la disposition ; et ainsi, les fins de l’agir humain sont en nous par les vertus morales, par lesquelles l’homme est disposй а vivre justement, ou courageusement, ou avec tempйrance, ce qui est comme la fin prochaine de l’agir humain. Et semblablement, nous sommes perfectionnйs а l’йgard des moyens, et quant а la connaissance par le conseil, et quant а l’appйtit par l’йlection ; et en ces choses nous sommes dirigйs par la prudence.

 

Il est donc clair qu’il appartient а la prudence de disposer de faзon ordonnйe certaines choses relativement а la fin. Or, cette disposition des moyens vers la fin par la prudence a lieu а la faзon d’un certain raisonnement dont les principes sont les fins — car c’est d’elles qu’est tirйe toute l’ordonnance susdite dans toutes les choses а faire, comme cela apparaоt clairement pour les produits de l’art ; aussi, pour кtre prudent, il est requis d’кtre en bon rapport avec les fins elles-mкmes. Car il ne peut y avoir de droite raison sans que les principes de la raison soient conservйs. Et c’est pourquoi la prudence requiert а la fois l’intelligence des fins et les vertus morales par lesquelles l’intention est droitement placйe dans la fin ; et pour cette raison, il est nйcessaire que tout prudent soit vertueux, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or, en toutes les puissances et les actes ordonnйs de l’вme, il y a ceci de commun, que la puissance du premier est conservйe en tous ceux qui suivent ; voilа pourquoi dans la prudence sont d’une certaine faзon incluses et la volontй qui porte sur la fin, et la connaissance de la fin.

 

Ce qui a йtй dit fait donc voir comment la providence se rapporte aux autres attributs de Dieu. La science se rapporte а la connaissance а la fois de la fin et des moyens : par la science, en effet, Dieu connaоt soi-mкme et les crйatures. Mais la providence se rapporte seulement а la connaissance des moyens pour autant qu’ils sont ordonnйs а la fin ; et c’est pourquoi la providence, en Dieu, inclut а la fois la science et la volontй ; mais cependant, elle demeure essentiellement dans la connaissance, non certes spйculative, mais pratique. La puissance, quant а elle, est exйcutrice de la providence ; par consйquent, l’acte de la puissance prйsuppose l’acte de la providence qui la dirige ; la puissance n’est donc pas incluse dans la providence comme l’est la volontй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la rйalitй crййe, on peut considйrer deux choses : son espиce en elle-mкme, et sa relation а la fin. Et de ces deux choses, une forme a prйcйdй en Dieu. La forme exemplaire de la rйalitй selon son espиce pure et simple est donc l’idйe ; mais la forme de la rйalitй pour autant qu’elle est ordonnйe а la fin, c’est la providence. Or l’ordre que la divine providence a mis dans les rйalitйs est appelй destin, selon Boиce. La providence est donc au destin ce que l’idйe est а l’espиce de la rйalitй ; et cependant, bien que l’idйe puisse appartenir en quelque faзon а la connaissance spйculative, la providence se rapporte pourtant а la seule connaissance pratique ; elle implique en effet une relation а la fin, et ainsi а l’њuvre au moyen de laquelle on parvient а la fin.

 

La providence relиve plus de la volontй que la science pratique pure et simple : en effet, la science pratique pure et simple se rapporte communйment а la connaissance de la fin et des moyens ; elle ne prйsuppose donc pas la volontй de la fin, sinon la volontй serait en quelque sorte incluse dans la science, comme on l’a dit de la providence.

 

La puretй de l’intelligence est mentionnйe pour exclure de la providence non pas la volontй, mais le changement et la variйtй.

 

Dans ce passage, Boиce ne pose pas la dйfinition complиte de la providence, mais il donne la raison de son nom ; par consйquent, bien que la vision puisse se rapporter а la connaissance spйculative, il ne s’ensuit pas que la providence s’y rapporte. En outre, Boиce explique que la providence soit une vision de loin par la raison que Dieu lui-mкme, du plus haut sommet des rйalitйs, veille sur toutes choses. Or il est au plus haut sommet des rйalitйs parce qu’il cause et ordonne tout ; et de la sorte, on peut aussi relever dans les paroles de Boиce quelque chose qui se rapporte а la connaissance pratique.

 

Cette comparaison de Boиce s’entend de la ressemblance des rapports du simple au composй et du stable au mobile : en effet, de mкme que l’intelligence est simple et sans processus discursif tandis que la raison va за et lа en discourant sur diffйrentes choses, de mкme aussi la providence est simple et immobile alors que le destin est multiple et variable ; par consйquent, l’argument n’est pas probant.

 

Le nom de providence ne dйsigne pas proprement en Dieu la loi йternelle, mais quelque chose qui s’ensuit de la loi йternelle. En effet, on doit considйrer en Dieu la loi йternelle comme sont envisagйs en nous les principes naturellement connus des choses а faire, desquels nous partons pour tenir conseil et pour choisir ; et cela appartient а la prudence, ou а la providence. La loi de notre intelligence est donc а la prudence ce que le principe indйmontrable est а la dйmonstration. Et semblablement aussi, la loi йternelle n’est pas en Dieu la providence mкme, mais comme le principe de la providence ; et c’est pourquoi l’acte de providence est attribuй а la loi йternelle de faзon appropriйe, de mкme que tout l’effet de la dйmonstration est attribuй aux principes indйmontrables.

 

Dans les attributs divins, nous trouvons deux raisons formelles de causalitй : l’une par voie d’exemplaritй, comme nous disons que du premier vivant vient tout ce qui vit ; et cette raison formelle de causalitй est commune а tous les attributs. L’autre raison formelle suit la relation а l’objet de l’attribut, comme nous disons que la puissance est la cause des possibles, et la science celle des objets de science ; et suivant cette sorte de causalitй, il n’est pas nйcessaire que l’effet porte la ressemblance de la cause : en effet, les choses qui sont faites au moyen de la science ne sont pas nйcessairement science, mais objets de science. Et c’est de cette faзon que l’on pose la providence de Dieu comme la cause de tout ; par consйquent, bien que la loi de notre intelligence existe par la providence, il ne s’ensuit pas que la providence divine soit la loi йternelle.

 

Cette raison йtablie dans le principe suprкme n’est appelйe providence que si l’on ajoute la relation а la fin, а laquelle est prйsupposйe la volontй de la fin ; donc, bien qu’elle appartienne essentiellement а la connaissance, elle inclut cependant en quelque faзon la volontй.

 

Deux relations peuvent кtre considйrйes dans les rйalitйs : l’une en tant qu’elles йmanent du principe ; l’autre en tant qu’elles sont ordonnйes а la fin. La disposition concerne donc l’ordre avec lequel les rйalitйs йmanent du principe ; en effet, on dit que des choses sont disposйes parce qu’elles sont placйes par Dieu а diffйrents degrйs, comme l’artisan place diversement les parties de son ouvrage ; la disposition semble donc appartenir а l’art. Mais la providence implique la relation а la fin. Et ainsi, la providence diffиre de l’art divin et de la disposition, car l’art divin se dit par rapport а la production des rйalitйs, et la disposition par rapport а l’ordre des choses produites, tandis que le nom de providence signifie une relation а la fin. Or, de la fin du produit de l’art se dйduit tout ce qui est en lui, et la relation а la fin est plus proche de la fin que l’ordre des parties entre elles, qu’elle cause en quelque sorte ; voilа pourquoi la providence est en quelque sorte la cause de la disposition, et pour cette raison l’acte de disposition est frйquemment attribuй а la providence. Donc, bien que la providence ne soit ni l’art, qui regarde la production des rйalitйs, ni la disposition, qui regarde l’ordre des rйalitйs entre elles, il ne s’ensuit pourtant pas qu’elle n’appartienne pas а la connaissance pratique.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit que la providence est une volontй en ce sens qu’elle inclut et prйsuppose une volontй, comme nous l’avons dit.

 

Selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, personne ne peut кtre prudent sans avoir les vertus morales, par lesquelles on est droitement disposй relativement aux fins ; comme nul ne peut bien dйmontrer sans кtre йclairй sur les principes de la dйmonstration. Et voilа aussi pourquoi nul n’est appelй pourvoyeur s’il n’a une volontй droite, et ce n’est pas parce que la providence serait dans la volontй.

 

L’on dit que Dieu gouverne par la bontй, non pas en ce sens que la bontй serait la providence mкme, mais parce qu’elle est le principe de la providence, puisqu’elle est une fin ; et aussi parce que la bontй divine est pour Dieu ce que la vertu morale est pour nous.

 

Bien que cela prйsuppose la volontй, disposer n’est pas un acte de la volontй : car ordonner — et cela est compris dans la disposition — appartient au sage, comme dit le Philosophe ; voilа pourquoi la disposition et la providence appartiennent essentiellement а la connaissance.

 

La providence se rapporte а son objet comme la science а l’objet de science, et non comme la science а celui qui connaоt ; il n’est donc pas nйcessaire que ce qui est pourvu, comme tel, soit sage, mais qu’il soit connu.

 

Nous accordons ces objections.

Article 2 : Le monde est-il gouvernй par la providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Qui agit par nйcessitй de nature, n’agit pas par providence. Or c’est par nйcessitй de nature que Dieu agit sur les rйalitйs crййes, car, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms Divins, « la divine bontй se rйpand sur tous les кtres comme, sans choix ni savoir prйalables, notre soleil envoie ses rayons sur tous les corps ». Dieu ne gouverne donc pas le monde par la providence.

 

Le principe multiforme vient aprиs le principe uniforme. Or la volontй est un principe multiforme, car elle a des objets opposйs ; donc la providence aussi, qui prйsuppose la volontй. Mais la nature est un principe uniforme, car elle est dйterminйe а une seule chose. La nature prйcиde donc la providence. Les rйalitйs naturelles ne sont donc pas gouvernйes par la providence.

 

[Le rйpondant] disait que le principe uniforme prйcиde le multiforme dans le mкme, non en plusieurs. En sens contraire : plus un principe a de puissance causale, plus il est antйrieur. Or plus il est uniforme, plus il a une grande puissance causale, car, comme il est dit au livre des Causes, toute puissance unie est plutфt infinie que multipliйe. Donc, qu’ils soient envisagйs dans le mкme ou en plusieurs, le principe uniforme prйcйdera le multiforme.

 

Selon Boиce dans son Arithmйtique, toute inйgalitй se ramиne а l’йgalitй, et toute multitude а l’unitй. Donc toute action de la volontй, qui a une multiplicitй d’objets, doit se ramener aussi а l’action de la nature, qui est simple et йgale ; et de la sorte, il est nйcessaire que l’agent premier agisse par son essence et sa nature, et non par providence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui est de soi dйterminй а une seule chose, n’a pas besoin de gouvernant, car le gouvernement est appliquй а un кtre pour qu’il n’aille pas dans un sens contraire. Or les rйalitйs naturelles sont par leur propre nature dйterminйes а une seule chose. Elles n’ont donc pas besoin de providence qui les gouverne.

 

 [Le rйpondant] disait qu’elles ont besoin du gouvernement de la providence pour кtre conservйes dans l’existence. En sens contraire : lа oщ il n’y a pas de puissance а la corruption, il n’est point besoin de conservateur extйrieur. Or, en certaines rйalitйs, il n’y a pas de puissance а la corruption, car il n’y en a pas non plus а la gйnйration, comme cela est clair dans le cas des corps cйlestes et des substances spirituelles, qui sont les parties principales du monde. Donc de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les conserve dans l’existence.

 

Il est des choses, dans la rйalitй, que pas mкme Dieu ne peut changer, comme le principe que rien ne peut кtre affirmй et niй de la mкme chose, et que ce qui a йtй ne peut pas ne pas avoir йtй, comme dit saint Augustin au livre Contre Faustus. Donc au moins de telles choses n’ont pas besoin d’une providence qui les gouverne et les conserve.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur des rйalitйs n’est pas leur providence. Or les rйalitйs corporelles n’ont pas йtй faites par Dieu, puisque Dieu est esprit ; car il ne semble pas qu’un esprit puisse produire un corps, de mкme qu’un corps ne peut pas non plus produire un esprit. De telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes par la providence divine.

 

Le gouvernement des rйalitйs regarde la distinction mкme des rйalitйs. Or celle-ci ne semble pas provenir de Dieu, car il est dans un rapport uniforme а toutes choses, comme il est dit au livre des Causes. Les rйalitйs ne sont donc pas gouvernйes par la providence divine.

 

10° Les choses qui sont ordonnйes en elles-mкmes n’ont pas besoin d’кtre ordonnйes par autre chose. Or les rйalitйs naturelles sont ainsi, car, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme, « en toutes les choses qui sont selon la nature, il y a, pour la grandeur et l’augmentation, un terme et une raison dйterminйs ». Les rйalitйs naturelles ne sont donc pas ordonnйes par la providence divine.

 

11° Si les rйalitйs sont gouvernйes par la divine providence, alors nous pourrons examiner celle-ci а partir de l’ordre des rйalitйs. Or, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « il faut admirer tout, louer tout et admettre sans plus examiner toutes les њuvres de la providence ». Le monde n’est donc pas gouvernй par la providence.

 

 

En sens contraire :

 

Boиce dit : « Ф toi qui gouvernes le monde par une raison perpйtuelle ! »

 

Tout ce qui a un ordre certain est nйcessairement gouvernй par quelque providence. Or les rйalitйs naturelles ont un ordre certain dans leurs mouvements. Elles sont donc gouvernйes par la providence.

 

Les choses qui sont diffйrentes ne sont maintenues conjointes que par une providence qui les gouverne ; et c’est pourquoi certains philosophes furent amenйs а poser que l’вme йtait une harmonie, а cause de la conservation des contraires dans le corps de l’animal. Or dans le monde nous voyons des choses contraires et diffйrentes demeurer liйes l’une а l’autre. Le monde est donc gouvernй par une providence.

 

Comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation, « le destin met en mouvement toutes choses, rйparties selon les lieux, les formes et les temps ; et cette explication de l’ordre temporel, unifiйe par le regard de l’esprit divin, c’est la providence ». Puis donc que nous voyons que les rйalitйs sont distinctes selon les formes, les lieux et les temps, il est nйcessaire de poser le destin, et ainsi la providence.

 

Tout ce qui ne peut кtre conservй par soi-mкme dans l’existence a besoin de quelque gouvernant par lequel il soit conservй. Or, les rйalitйs crййes ne peuvent кtre conservйes par elles-mкmes dans l’existence, car les choses qui ont йtй faites de rien tendent par elles-mкmes au nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Il est donc nйcessaire qu’il y ait une providence gouvernant les rйalitйs.

 

 

Rйponse :

 

La providence regarde la relation а la fin ; voilа pourquoi tous ceux qui nient la cause finale doivent par une consйquence nйcessaire nier la providence, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre de la Physique. Or il y eut dans l’Antiquitй deux sortes de nйgateurs de la cause finale. En effet, certains philosophes trиs anciens posиrent seulement la cause matйrielle ; aussi, puisqu’ils ne posaient pas la cause agente, ils ne pouvaient pas non plus poser la fin, qui n’est cause que parce qu’elle meut l’agent. Mais d’autres vinrent ensuite qui posaient la cause agente, sans rien dire de la cause finale. Et selon les deux йcoles, tout arrivait par la nйcessitй des causes prйcйdentes, soit de la matiиre, soit de l’agent.

 

Mais voici comment cette position est rйprouvйe par les philosophes. Les causes matйrielle et agente, comme telles, sont pour l’effet une cause d’existence ; mais elles ne suffisent pas а causer dans l’effet une bontй qui le rende convenable а la fois en lui-mкme, pour qu’il puisse demeurer, et а l’йgard des autres, pour qu’il les aide. Par exemple, la chaleur a par dйfinition, autant qu’il est en elle, la propriйtй de dissoudre ; mais la dissolution n’est convenable et bonne que dans une certaine limite et suivant un mode dйterminй ; si donc nous ne posions dans la nature aucune autre cause en plus de la chaleur et des agents de cette sorte, nous ne pourrions dйterminer de cause pour laquelle les rйalitйs se produisent convenablement et bien. Or tout ce qui n’a pas de cause dйterminйe, arrive par hasard. Voilа pourquoi, selon la position susdite, il serait nйcessaire que toutes les convenances et utilitйs qui se trouvent dans les rйalitйs soient fortuites ; et c’est aussi ce qu’Empйdocle a posй, disant qu’il se produit par hasard que les parties des animaux, par amitiй, se rassemblent de telle sorte que l’animal puisse кtre conservй, et que cela se produit souvent. Mais il ne peut en кtre ainsi, car les choses qui se produisent par hasard sont plutфt rares ; or nous voyons que de telles convenances et utilitйs se produisent dans les њuvres de la nature soit toujours, soit la plupart du temps ; il est donc impossible qu’elles arrivent par hasard ; et ainsi, il est nйcessaire qu’elles viennent de l’intention d’une fin.

 

Mais ce qui n’a pas d’intelligence ou de connaissance ne peut tendre directement а une fin que si, par quelque connaissance, une fin lui est attribuйe, et qu’il est dirigй vers elle ; il est donc nйcessaire, puisque les rйalitйs naturelles n’ont pas de connaissance, que prйexiste une intelligence qui ordonne les rйalitйs naturelles а une fin, comme l’archer donne а la flиche un mouvement dйfini pour qu’elle tende а une fin dйterminйe ; par consйquent, de mкme que la percussion qui se fait au moyen d’une flиche est appelйe њuvre non seulement de la flиche mais aussi du lanceur, de mкme aussi toute њuvre de la nature est appelйe par les philosophes њuvre d’intelligence.

 

Et ainsi, il est nйcessaire que le monde soit gouvernй par la providence de cette intelligence qui a mis dans la nature l’ordre susdit. Et cette providence par laquelle Dieu gouverne le monde ressemble а la providence йconomique par laquelle on gouverne une famille, ou а la providence politique par laquelle on gouverne une citй ou un royaume, et par laquelle on ordonne а une fin les actes des autres ; car il ne peut y avoir en Dieu de providence relativement а lui-mкme, puisque tout ce qui est en lui est fin et non orientй vers une fin.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La ressemblance envisagйe par Denys se comprend ainsi : de mкme que le soleil, autant qu’il est en lui, n’exclut aucun corps de la communication de sa lumiиre, de mкme aussi la divine bontй n’exclut aucune crйature de la participation de soi ; mais il ne s’agit pas qu’elle opиre sans connaissance ni choix.

 

Un principe peut кtre appelй multiforme de deux faзons. D’abord quant а l’essence mкme du principe, c’est-а-dire en tant qu’il est composй : et ainsi, le principe multiforme est nйcessairement postйrieur а l’uniforme. Ensuite, par rapport а l’effet, et l’on appelle ainsi multiforme le principe qui s’йtend а plusieurs objets : le multiforme est alors antйrieur а l’uniforme, car plus un principe est simple, plus il s’йtend а de nombreux objets ; et c’est en ce sens que la volontй est dite principe multiforme tandis que la nature est dite principe uniforme.

 

Cet argument est probant pour l’uniformitй du principe suivant son essence.

 

Dieu est par son essence la cause des rйalitйs ; et de la sorte, toute pluralitй des rйalitйs se ramиne а un principe simple. Mais son essence n’est la cause des rйalitйs que parce qu’elle est connue, et donc parce que Dieu la veut communiquer а la crйature par voie d’assimilation ; les rйalitйs procиdent donc de l’essence divine par une relation de science et de volontй, et ainsi, par providence.

 

La rйalitй naturelle ne se donne pas sa propre dйtermination а une seule chose, mais elle la tient d’un autre [principe] ; voilа pourquoi la dйtermination appropriйe а l’effet dйmontre la providence, comme on l’a dit.

 

La corruption et la gйnйration peuvent s’entendre de deux faзons. D’abord en ce sens que la gйnйration et la corruption vont d’un йtant а un йtant contraire ; et de la sorte, un sujet possиde une puissance а la gйnйration et а la corruption parce que sa matiиre est en puissance а des formes contraires ; et ainsi, les corps cйlestes et les substances spirituelles ne sont en puissance ni а la gйnйration ni а la corruption. Ensuite, gйnйration et corruption se disent communйment pour n’importe quelle venue des rйalitйs а l’existence, et pour n’importe quel passage au non-кtre ; de sorte que mкme la crйation, par laquelle quelque chose est amenй du non-кtre а l’existence, est appelйe gйnйration, et l’annihilation d’une rйalitй est elle-mкme appelйe corruption. En ce sens, une chose est dite en puissance а la gйnйration, parce qu’il y a dans l’agent une puissance а la production de cette chose ; et semblablement, une chose est dite en puissance а la corruption, parce qu’il y a dans l’agent une puissance d’amener cette chose au non-кtre ; et de ce point de vue, toute crйature est en puissance а la corruption, car tout ce que Dieu a amenй а l’existence, il peut aussi le ramener au non-кtre. Or, pour que les crйatures subsistent, il est nйcessaire que Dieu opиre toujours en elles l’existence, comme dit saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral ; non pas comme la maison est produite par l’artisan, celle-ci demeurant encore lorsque son action cesse, mais comme l’illumination de l’air vient du soleil ; ainsi, par le simple fait que Dieu ne fournirait pas а la crйature l’existence qu’il a dйcidйe dans sa volontй, la crйature serait rйduite а nйant.

 

La nйcessitй des principes invoquйs est la consйquence de la providence et de la disposition de Dieu. Car, par le fait mкme que les rйalitйs ont йtй produites en telle nature, en laquelle elles ont un кtre dйterminй, elles ont йtй distinguйes de leurs nйgations ; et de cette distinction, il s’ensuit que l’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies ensemble ; et de lа vient la nйcessitй dans tous les autres principes, comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique.

 

L’effet ne peut pas кtre plus йminent que la cause, mais il peut se trouver plus imparfait que la cause ; et parce que le corps est naturellement infйrieur а l’esprit, le corps ne peut pas produire l’esprit, mais l’inverse est vrai.

 

Dieu est dit indiffйrent aux rйalitйs, parce qu’il n’y a en lui aucune diversitй ; et cependant, il est lui-mкme la cause de la diversitй des rйalitйs, parce qu’il contient en soi par sa science les raisons des diffйrentes rйalitйs.

 

10° L’ordre qui est dans la nature, celle-ci ne se le donne pas, mais elle le tient d’un autre [principe] ; aussi la nature a-t-elle besoin d’une providence pour qu’un tel ordre soit йtabli en elle.

 

11° Les crйatures sont impuissantes а reprйsenter le Crйateur. Voilа pourquoi en aucune faзon nous ne pouvons arriver par les crйatures а connaоtre parfaitement le Crйateur ; et c’est aussi а cause de la faiblesse de notre intelligence, qui ne peut recevoir des crйatures au sujet de Dieu tout ce qu’elles manifestent de lui. Et s’il nous est dйfendu de sonder les choses qui sont en Dieu, c’est de peur que nous ne voulions parvenir а la fin de l’investigation, que suggиre le mot « sonder » : car dans ce cas, nous ne croirions sur Dieu que ce que notre intelligence peut renfermer. Mais il ne nous est pas interdit de scruter avec une modestie qui nous fasse nous reconnaоtre impuissants а comprendre parfaitement ; et c’est pourquoi saint Hilaire dit que « celui qui poursuit avec piйtй les rйalitйs infinies, bien qu’il ne parvienne jamais, tirera toujours profit de sa progression ».

Article 3 : La divine providence s’йtend-elle aux rйalitйs corruptibles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La cause et l’effet sont coordonnйs ensemble. Or les crйatures corruptibles sont causes de faute, comme cela est clair : la beautй de la femme est un aliment et une cause de la luxure ; et il est dit au livre de la Sagesse : « Les crйatures de Dieu sont devenues un piиge pour les pas des insensйs » (Sag. 14, 11). Puis donc que la faute est hors de l’ordre de la providence divine, il semble que les rйalitйs corruptibles ne soient pas soumises а l’ordre de la providence.

 

Rien de ce qui est pourvu par le sage n’est corrupteur de son effet, car dans ce cas, le sage serait contraire а soi, йdifiant et dйtruisant les mкmes choses. Or parmi les rйalitйs corruptibles, l’une se trouve contraire а l’autre et la corrompt. Elles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « il est nйcessaire que tout ce qui arrive par la providence se produise selon une raison droite, trиs bonne et trиs digne de Dieu, et comme il ne peut se faire de mieux ». Or les rйalitйs corruptibles pourraient devenir meilleures parce qu’incorruptibles. La providence divine ne s’йtend donc pas aux rйalitйs corruptibles.

 

Toutes les rйalitйs corruptibles ont la propriйtй naturelle de se corrompre ; sinon il ne serait pas nйcessaire que toutes les rйalitйs corruptibles se corrompent. Or la corruption, йtant une imperfection, n’est pas pourvue par Dieu, qui ne peut кtre la cause d’un dйfaut. Les natures corruptibles ne sont donc pas pourvues par Dieu.

 

Comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms Divins, il n’appartient pas а la providence de perdre mais de conserver la nature. Il appartient donc а la providence du Dieu tout-puissant de conserver perpйtuellement les rйalitйs. Or les rйalitйs corruptibles ne sont pas perpйtuellement conservйes. Elles ne sont donc pas soumises а la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au livre de la Sagesse : « Mais, ф Pиre, c’est votre providence qui gouverne tout » (Sag. 14, 3).

 

En Sag. 12, 13, il est dit que c’est Dieu « qui prend soin de toutes choses ». Donc tant les rйalitйs corruptibles que les incorruptibles sont soumises а sa providence.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, il est aberrant de dire que l’auteur des rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu est la cause efficiente de toutes les rйalitйs corruptibles. Il en est donc aussi la providence.

 

 

Rйponse :

 

La divine providence, par laquelle Dieu gouverne les rйalitйs, est semblable, comme on l’a dit, а la providence par laquelle un pиre de famille gouverne la maison, ou un roi la citй ou le royaume : et dans ces gouvernements il y a ceci de commun, que le bien commun est plus йminent que le bien particulier ; ainsi le bien de la nation est plus divin que celui de la citй, de la famille ou de la personne, comme on le lit au dйbut de l’Йthique. Par consйquent toute providence, si elle gouverne sagement, considиre ce qui satisfait la communautй plutфt que ce qui ne convient qu’а un seul.

 

Donc, nйgligeant cela, certains ont envisagй parmi les rйalitйs corruptibles quelques-unes qui, considйrйes en elles-mкmes, pourraient кtre meilleures, et, ne remarquant point l’ordre universel selon lequel chaque chose est placйe au mieux dans son ordre, ils prйtendirent que les rйalitйs corruptibles de ce monde ne sont pas gouvernйes par Dieu, mais seulement les incorruptibles ; et c’est en leur personne que s’exprime l’Йcriture en Job 22, 14 : « Il » — c’est-а-dire Dieu — « est environnй d’un nuage ; il ne considиre point ce qui se passe parmi nous, et il se promиne dans le ciel d’un pфle а l’autre. » Et ces rйalitйs corruptibles, ils posиrent ou bien qu’elles йtaient entraоnйes а l’aventure sans aucun gouvernement, ou bien qu’elles йtaient gouvernйes par un principe contraire.

 

Mais le Philosophe rйprouve cette opinion au onziиme livre de la Mйtaphysique par la comparaison de l’armйe, en laquelle nous rencontrons deux ordres : l’un par lequel les parties de l’armйe sont ordonnйes entre elles, l’autre par lequel elles sont ordonnйes а un bien extйrieur, le bien du chef ; et l’ordre par lequel les parties de l’armйe sont ordonnйes entre elles est en vue de l’ordre par lequel toute l’armйe est ordonnйe au chef ; par consйquent, sans la relation au chef, il n’y aurait pas d’ordre des parties de l’armйe entre elles. Donc, quelle que soit la multitude que nous rencontrons ordonnйe en elle-mкme, il est nйcessaire qu’elle soit ordonnйe а un principe extйrieur. Or les parties de l’univers, corruptibles et incorruptibles, sont ordonnйes entre elles non par accident mais par soi : nous constatons en effet que les corps cйlestes rendent service aux corps corruptibles soit toujours, soit la plupart du temps, suivant le mкme mode ; il est donc nйcessaire que toutes choses, corruptibles et incorruptibles, soient dans un unique ordre de providence d’un principe extйrieur qui est hors de l’univers. D’oщ le Philosophe conclut qu’il est nйcessaire de poser dans l’univers une souverainetй unique, et non plusieurs.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux faзons de pourvoir une chose : soit pour elle-mкme, soit pour autre chose. Ainsi, dans une maison, ce en quoi le bien de la maison consiste essentiellement, comme les enfants, les possessions et autres choses semblables, est pourvu pour soi ; mais les autres choses sont pourvues pour l’utilitй de ces derniers : ainsi les instruments, les animaux, etc. Et semblablement dans l’univers, les choses en lesquelles la perfection de l’univers consiste essentiellement sont pourvues pour elles-mкmes ; et celles-ci sont perpйtuelles, tout comme l’univers. Mais celles qui ne le sont pas ne sont pourvues que pour autre chose. Voilа pourquoi les substances spirituelles et les corps cйlestes, qui sont perpйtuels а la fois quant а l’espиce et quant а l’individu, sont pourvus pour eux-mкmes en espиce et en individu. Mais les rйalitйs corruptibles ne peuvent avoir de perpйtuitй qu’en espиce ; aussi ces espиces sont-elles pourvues pour elles-mкmes, mais leurs individus ne sont pourvus que pour conserver l’existence perpйtuelle de l’espиce. Et de ce point de vue, l’opinion est sauve de ceux qui affirment que la providence divine ne s’йtend aux rйalitйs de notre monde corruptible que dans la mesure de leur participation а la nature de l’espиce : car cela est vrai si on l’entend de la providence par laquelle des choses sont pourvues pour elles-mкmes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les crйatures corruptibles ne sont pas par elles-mкmes causes de faute, mais seulement occasions, et causes par accident ; or la cause par accident et l’effet ne sont pas nйcessairement coordonnйs ensemble.

 

Une sage providence n’envisage pas seulement les besoins de l’un de ceux qui lui sont soumis, mais plutфt ce qui est utile а tous. Donc, bien que la corruption d’une rйalitй dans l’univers soit dйfavorable а cette rйalitй, cependant elle est utile а la perfection de l’univers : car par la continuelle gйnйration et corruption des individus l’existence perpйtuelle est conservйe dans les espиces, en lesquelles consiste par elle-mкme la perfection de l’univers.

 

Certes, la rйalitй corruptible serait meilleure si elle avait l’incorruptibilitй ; cependant l’univers qui est fait de rйalitйs corruptibles et incorruptibles est meilleur que celui qui ne contiendrait que des rйalitйs incorruptibles, car l’une et l’autre nature est bonne, la corruptible et l’incorruptible ; or il est meilleur que deux biens existent plutфt qu’un seul. Et la multiplication des individus dans une nature unique ne pourrait pas йquivaloir а la diversitй des natures, puisque le bien de la nature, qui est communicable, surpasse le bien de l’individu, qui est singulier.

 

De mкme que les tйnиbres proviennent du soleil, non que celui-ci fasse quelque chose, mais parce qu’il n’envoie pas la lumiиre, de mкme la corruption provient de Dieu, non comme agissant, mais comme ne donnant pas la permanence.

 

Les choses qui sont pourvues par Dieu pour elles-mкmes demeurent perpйtuellement. Cela n’est pas nйcessaire pour celles qui ne sont pas pourvues pour elles-mкmes ; mais il leur faut demeurer autant qu’il est nйcessaire а celles pour lesquelles elles sont pourvues ; et c’est pourquoi certaines choses particuliиres, parce qu’elles ne sont pas pourvues pour elles-mкmes, se corrompent, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 4 : Tous les mouvements et les actions des corps infйrieurs de ce monde sont-ils soumis а la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En effet, Dieu n’est pas providence de ce dont il n’est pas l’auteur, car il est aberrant de dire que la providence des rйalitйs n’est pas leur auteur, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre. Or Dieu n’est pas l’auteur du mal, puisque toutes choses, pour autant qu’elles proviennent de lui, sont bonnes. Puis donc que de nombreux maux se produisent dans les mouvements et les actions des rйalitйs infйrieures de ce monde, il semble que leurs mouvements ne soient pas tous soumis а la divine providence.

 

Les mouvements contraires ne semblent pas appartenir а un mкme ordre. Or dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, on rencontre des mouvements et des actions contraires. Il est donc impossible qu’ils ne soient pas tous soumis а l’ordre de la divine providence.

 

Une chose n’est soumise а la providence que parce qu’elle est ordonnйe а une fin. Or le mal n’est pas ordonnй а une fin : bien au contraire, le mal est privation d’ordre. Le mal n’est donc pas soumis а la providence. Or, parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde, de nombreux maux se produisent. Donc, etc.

 

Il n’est pas prudent, celui qui tolиre qu’un mal arrive parmi ceux dont les actes sont soumis а sa providence, alors qu’il peut l’empкcher. Or Dieu est trиs prudent et trиs puissant. Puis donc que de nombreux maux surviennent parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde, il semble que leurs actes particuliers ne soient pas soumis а la divine providence.

 

[Le rйpondant] disait que si Dieu permet que des maux surviennent, c’est parce qu’il peut en retirer des biens. En sens contraire : le bien est plus puissant que le mal. Le bien peut donc mieux кtre retirй d’un bien que d’un mal ; il n’est donc pas nйcessaire que Dieu permette а des maux de se produire pour en retirer des biens.

 

De mкme que Dieu a tout crйй par sa bontй, de mкme aussi il gouverne toutes choses par sa bontй, comme dit Boиce au quatriиme livre sur la Consolation. Or la divine bontй ne permet pas qu’une chose mauvaise provienne de lui. La divine bontй ne permettra donc pas non plus qu’une chose mauvaise soit soumise а sa providence.

 

Rien de pourvu n’est fortuit. Si donc tous les mouvements des rйalitйs infйrieures de ce monde йtaient pourvus, rien ne se produirait par hasard, et dans ce cas, toutes choses se produiraient par nйcessitй, ce qui est impossible.

 

Si tout se produisait par une nйcessitй de la matiиre dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, celles-ci ne seraient pas dirigйes par la providence, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre de la Physique. Or, beaucoup d’entre elles se produisent par une nйcessitй de la matiиre. Donc celles-lа, du moins, ne sont pas soumises а la providence.

 

Personne de prudent ne permet le bien pour que vienne un mal. Donc, pour la mкme raison, personne de prudent ne permet le mal pour que vienne un bien. Or Dieu est prudent. Il ne permet donc pas que des maux se produisent afin que des biens se produisent ; et de la sorte, il semble que les maux qui surviennent parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas non plus soumis а la providence de concession.

 

10° Ce qui est rйprйhensible en l’homme ne doit nullement кtre attribuй а Dieu. Or il est rйprйhensible en l’homme de faire le mal pour obtenir un bien, comme cela est clair dans l’йpоtre aux Romains : « Et pourquoi ne ferions-nous pas le mal afin qu’il en arrive du bien, comme la calomnie nous en accuse, et comme quelques-uns prйtendent que nous l’enseignons ? » (Rom. 3, 8). Il ne convient donc pas а Dieu que des maux soient soumis а sa providence pour que des biens en soient retirйs.

 

11° Si les actes des corps infйrieurs йtaient soumis а la divine providence, ils agiraient d’une faзon qui s’accorderait а la divine justice. Or les йlйments infйrieurs ne se trouvent pas agir ainsi, car le feu brыle la maison de l’homme juste comme celle de l’homme injuste. Les actes des corps infйrieurs ne sont donc pas soumis а la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en saint Matthieu : « Deux passereaux ne se vendent-ils pas un as ? Et il n’en tombe pas un sur la terre sans la permission de votre Pиre » (Mt 10, 29) ; а quoi la Glose ajoute : « Grande est la providence de Dieu, pour laquelle mкme les petites choses ne sont point cachйes. » Donc mкme les plus petits mouvements des rйalitйs infйrieures de ce monde sont soumis а la providence.

 

Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Nous voyons plus haut les rйalitйs cйlestes кtre ordonnйes selon la divine providence, et plus bas, les luminaires terrestres et les йtoiles resplendir, le jour et la nuit se succйder ; nous voyons que la terre fondйe sur les eaux en est baignйe et entourйe, que l’air rйpandu plus haut dйborde, que les arbustes et les animaux sont conзus et naissent, qu’ils croissent et vieillissent, qu’ils finissent, et que toutes les autres rйalitйs sont agitйes d’un mouvement naturel et intйrieur. » Tous les mouvements des corps infйrieurs sont donc soumis а la divine providence.

 

 

Rйponse :

 

Puisque le mкme est а la fois premier principe et fin ultime des rйalitйs, c’est de la mкme faзon que des choses йmanent du premier principe et qu’elles sont ordonnйes а la fin ultime. Or nous trouvons, dans l’йmanation des rйalitйs depuis le principe, que les choses qui sont proches du principe ont un кtre sans dйficience, tandis que celles qui en sont distantes ont un кtre corruptible, comme il est dit au deuxiиme livre de la Gйnйration ; par consйquent, dans la relation des rйalitйs а la fin, celles qui sont le plus proches de la fin ultime maintiennent sans йcart la relation а la fin, alors que celles qui en sont йloignйes s’йcartent parfois de cette relation. Or les mкmes choses sont proches ou йloignйes relativement au principe ou а la fin ; donc, de mкme que les rйalitйs incorruptibles ont un кtre sans dйficience, de mкme elles ne s’йcartent jamais, dans leurs actes, de la relation а la fin : tels sont les corps cйlestes, dont les mouvements ne dйvient jamais de leur cours naturel. Mais dans les corps corruptibles, de nombreux mouvements se produisent hors de l’ordre droit par une imperfection de la nature ; c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la Mйtaphysique que dans l’ordre de l’univers les substances incorruptibles sont semblables aux enfants dans une maison, qui њuvrent toujours pour le bien de la maison, tandis que les corps corruptibles sont comparables aux esclaves et aux animaux domestiques, dont les actions sortent frйquemment de l’ordre de celui qui gouverne la maison. Et pour cette raison йgalement, Avicenne dit que le mal n’existe pas au-delа du disque de la lune, mais seulement dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.

 

Et cependant, parmi les rйalitйs infйrieures, ces actes qui dйrogent а l’ordre droit ne sont pas tout а fait en dehors de l’ordre de la providence. Car une chose peut кtre soumise а la providence de deux faзons : d’abord comme ce а quoi autre chose est ordonnй ; ensuite, comme ce qui est ordonnй а autre chose. Or dans l’ordre des moyens, tous les intermйdiaires sont des fins et des moyens, comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique et au cinquiиme de la Mйtaphysique ; et voilа pourquoi tout ce qui est dans l’ordre droit de la providence est soumis а la providence non seulement comme ordonnй а autre chose, mais aussi comme ce а quoi autre chose est ordonnй. Mais ce qui sort de l’ordre droit est soumis а la providence seulement en tant qu’il est ordonnй а autre chose, et non en tant qu’autre chose lui est ordonnй. Par exemple, l’acte de la puissance gйnйrative, par laquelle l’homme engendre un homme parfait en nature, a йtй ordonnй par Dieu а une chose, qui est la forme humaine, et а cet acte est ordonnй autre chose, а savoir, la puissance gйnйrative ; mais l’acte imparfait par lequel des monstres sont parfois engendrйs dans la nature, est certes ordonnй par Dieu а quelque utilitй, mais rien d’autre n’est ordonnй а cet acte ; car il arrive par l’imperfection de quelque cause. Et dans le premier cas, il y a providence d’approbation, tandis que dans le second, il y a providence de concession, deux modes de la providence posйs par saint Jean Damascиne au deuxiиme livre.

 

Il faut cependant savoir que certains ont rйfйrй le mode providentiel susdit seulement а l’espиce des rйalitйs naturelles, et non aux singuliers, si ce n’est en tant qu’ils participent а la nature commune, car ils ne posaient pas en Dieu la connaissance des singuliers : ils disaient en effet que Dieu a ordonnй la nature d’une espиce de telle faзon que, de la puissance rйsultant de l’espиce, telle action dыt s’ensuivre, et que s’il advenait qu’elle fоt dйfaut, cela йtait ordonnй а telle utilitй, comme la corruption de l’un est ordonnй а la gйnйration de l’autre ; mais qu’il n’avait pas ordonnй telle puissance particuliиre а tel acte particulier, ni telle imperfection particuliиre а telle utilitй particuliиre. Pour notre part, nous disons que Dieu connaоt parfaitement toutes les rйalitйs particuliиres ; voilа pourquoi nous posons l’ordre providentiel susdit dans les singuliers, mкme en tant qu’ils sont singuliers.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour la providence d’approbation ; car dans ce cas, rien n’est pourvu par Dieu que ce qui est fait par lui en quelque faзon ; donc le mal, qui ne provient pas de Dieu, n’est pas soumis а la providence d’approbation, mais seulement а celle de concession.

 

Bien que les mouvements contraires n’appartiennent pas а un mкme ordre spйcial, ils appartiennent cependant а un mкme ordre gйnйral, comme par exemple les diffйrents ordres des diffйrents mйtiers qui sont ordonnйs dans le mкme ordre d’une mкme citй.

 

Bien que le mal, en tant qu’il vient d’un agent propre, soit dйsordonnй et soit dйfini par suite comme une privation d’ordre, rien n’empкche cependant qu’il soit ordonnй par un agent supйrieur ; et ainsi, il est soumis а la providence.

 

Qui est prudent supporte un petit mal pour qu’un grand bien ne soit pas empкchй ; et n’importe quel bien particulier est petit par rapport au bien d’une nature universelle. Or le mal provenant de certaines rйalitйs ne pourrait кtre empкchй sans que soit dйtruite leur nature, qui est telle qu’elle peut ou non faire dйfaut, et qui porte prйjudice а une rйalitй particuliиre tout en ajoutant cependant une certaine beautй dans l’univers. Voilа pourquoi Dieu, йtant trиs prudent, n’empкche pas les maux par sa providence, mais permet que chaque chose agisse selon l’exigence de sa nature ; car, comme dit Denys au livre des Noms Divins, il n’appartient pas а la providence de perdre la nature, mais de la conserver.

 

Il est un bien qui ne pourrait sortir que d’un mal, comme le bien de la patience ne sort que du mal de la persйcution, et le bien de la pйnitence que du mal de la faute ; et cela n’empкche pas la faiblesse du mal par rapport au bien, car de tels biens ne sont pas retirйs du mal comme d’une cause par soi, mais comme par accident et matйriellement.

 

Ce qui est produit doit nйcessairement avoir quant а son кtre la forme de ce qui produit, car la production d’une rйalitй a son terme dans l’кtre de la rйalitй ; ce qu’a produit un bon acteur ne peut donc кtre mal. Mais la providence ordonne la rйalitй а une fin. Or la relation а la fin rйsulte de l’кtre de la rйalitй ; voilа pourquoi il n’est pas impossible qu’un bon ordonne un mal au bien, mais il est impossible qu’un bon ordonne une chose au mal ; car de mкme que la bontй de celui qui produit amиne la forme de bontй dans les choses produites, de mкme la bontй du pourvoyeur amиne une relation au bien dans les choses pourvues.

 

On peut considйrer de deux faзons les effets qui se produisent parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde : d’abord dans une relation aux causes prochaines, et ainsi de nombreuses choses adviennent par hasard ; ensuite dans une relation а la cause premiиre, et ainsi rien n’advient par hasard dans le monde. Et cependant il ne s’ensuit pas que toutes choses adviennent nйcessairement, car les effets ne suivent pas en nйcessitй et contingence les causes premiиres, mais les causes prochaines.

 

Les choses qui surviennent par une nйcessitй de la matiиre rйsultent de natures ordonnйes а une fin, et en consйquence, ces choses peuvent elles aussi se tenir sous la providence, ce qui ne serait pas le cas si tout se produisait par une nйcessitй de la matiиre.

 

Le mal est contraire au bien. Or aucun contraire n’amиne par lui-mкme а son contraire, mais tout contraire amиne son contraire а son semblable ; ainsi le corps chaud n’amиne rien а la fraоcheur, sinon par accident, mais c’est plutфt le corps froid qui est ramenй а la chaleur par le corps chaud. Semblablement, aucun bien n’ordonne une chose au mal, mais il l’ordonne plutфt au bien.

 

10° Faire le mal, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, ne convient nullement aux bons ; par consйquent, faire le mal en vue d’un bien est rйprйhensible en l’homme, et ne peut кtre attribuй а Dieu. Mais ordonner un mal au bien, cela n’est pas contraire а la bontй de quelqu’un ; voilа pourquoi l’on attribue а Dieu de permettre le mal en vue d’en retirer un bien.

Article 5 : Les actes humains sont-ils gouvernйs par la providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, « les choses qui sont en nous ne sont pas de la providence, mais de notre libre arbitre ». Or les actes qui sont en nous sont ceux qu’on appelle humains. Ceux-ci ne sont donc pas soumis а la divine providence.

 

Quelques-unes des choses qui sont soumises а la providence sont d’autant plus parfaitement pourvues qu’elles sont plus nobles. Or l’homme est plus noble que les crйatures insensibles, qui maintiennent toujours leur cours et ne s’йcartent que rarement de l’ordre droit ; mais les actes de l’homme s’йcartent frйquemment de l’ordre droit. Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la providence.

 

Le mal de faute est pour Dieu souverainement haпssable. Or nul pourvoyeur ne permet en vue d’une autre chose ce qui lui dйplaоt souverainement, car alors, l’absence de cette autre chose lui dйplairait davantage. Puis donc que Dieu permet que le mal de faute se produise dans les actes humains, il semble que ceux-ci ne soient pas gouvernйs par sa providence.

 

Ce qui est abandonnй а soi n’est pas gouvernй par la providence. Or Dieu « a laissй l’homme dans la main de son propre conseil », comme il est dit au livre de l’Ecclйsiastique (Eccli. 15, 14). Les actes humains ne sont donc pas gouvernйs par la providence.

 

Il est dit au livre de l’Ecclйsiaste : « J’ai vu que la course n’est pas pour les prompts, ni la guerre pour les vaillants, mais que le temps et le hasard font toutes choses » (Eccl. 9, 11) ; et il parle des actes humains. Il semble donc que les actes humains soient le jouet du hasard, et ne soient pas gouvernйs par la providence.

 

Chez les кtres gouvernйs par la providence, des choses diffйrentes arrivent aux diffйrents individus. Or, dans les rйalitйs humaines, les mкmes choses adviennent aux bons et aux mйchants : « Tout advient йgalement au juste et а l’impie, au bon et au mйchant » (Eccl. 9, 2). Les rйalitйs humaines ne sont donc pas gouvernйes par la providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Saint Matthieu : « Vos cheveux mкmes sont tous comptйs » (Mt 10, 30). Donc mкme les plus petites choses, dans les actes humains, sont ordonnйes par la divine providence.

 

Punir, rйcompenser et donner des commandements sont des actes de la providence, car c’est par de tels actes que n’importe quelle providence gouverne ceux qui lui sont soumis. Or Dieu fait toutes ces choses а l’endroit des actes humains. Tous les actes humains sont donc soumis а la divine providence.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, plus une chose est proche du premier principe, plus noble est sa place sous l’ordre de la providence. Or parmi toutes les autres choses, les substances spirituelles s’approchent davantage du premier principe, et de lа vient qu’on les dit marquйes de son image ; et voilа pourquoi elles obtiennent de la divine providence non seulement d’кtre pourvues, mais aussi de pourvoir. Telle est la raison pour laquelle les substances en question ont le choix de leurs actes, mais non les autres crйatures qui sont seulement pourvues, et non pourvoyeuses.

 

Or, puisque la providence regarde la relation а la fin, il est nйcessaire qu’elle s’exerce suivant la rиgle de la fin ; et parce que le premier pourvoyeur est lui-mкme comme la fin de la providence, la rиgle de la providence lui est unie ; il est donc impossible qu’une imperfection vienne de sa part dans les choses pourvues par lui, de sorte qu’il n’y a d’imperfection en elles que de leur cфtй. Or les crйatures auxquelles la providence est communiquйe ne sont pas les fins de leur providence, mais sont ordonnйes а une autre fin, qui est Dieu ; il est donc nйcessaire qu’elles reзoivent de la rиgle divine la rectitude de leur providence. Et c’est pourquoi une imperfection peut se produire dans leur providence non seulement du cфtй des choses pourvues, mais encore du cфtй des pourvoyeuses. Toutefois, plus une crйature s’attache а la rиgle du premier pourvoyeur, plus l’ordre de la providence de cette crйature possиde une constante rectitude.

 

Donc, parce que de telles crйatures peuvent faillir dans leurs actes, et qu’elles sont les causes de leurs actes, il en rйsulte que leurs imperfections ont la raison formelle de faute, ce qui n’йtait pas le cas des imperfections des autres crйatures. Mais parce que de telles crйatures spirituelles sont incorruptibles mкme quant aux individus, mкme leurs individus sont pourvus pour soi ; et c’est pourquoi les imperfections qui se produisent en eux sont ordonnйes а la peine ou а la rйcompense suivant ce qui leur convient, et pas seulement en tant qu’ils sont ordonnйs а d’autres choses.

 

Et au nombre de ces crйatures est l’homme, car sa forme, c’est-а-dire son вme, est la crйature spirituelle qui est а la racine des actes humains, et qui donne au corps humain lui aussi une relation а l’immortalitй. Voilа pourquoi les actes humains sont soumis а la divine providence а la faзon dont les hommes sont eux-mкmes les providences de leurs actes, et leurs imperfections sont ordonnйes suivant ce qui leur convient, et pas seulement suivant ce qui convient а d’autres choses. Ainsi, le pйchй de l’homme est ordonnй par Dieu а son bien, comme lorsque, se relevant aprиs le pйchй, il est rendu plus humble ; ou du moins, ordonnй au bien qui est rйalisй en lui par la divine justice, lorsqu’il est puni pour un pйchй ; tandis que les imperfections se produisant dans les crйatures sensibles sont ordonnйes seulement а ce qui convient а d’autres choses, comme la corruption de ce feu est ordonnйe а la gйnйration de cet air. Aussi est-il dit au livre de la Sagesse, pour dйsigner ce mode spйcial de la providence par lequel Dieu gouverne les actes humains : « C’est avec une grande considйration que vous nous gouvernez » (Sag. 12, 18).

 

 

Rйponse aux objections :

 

La parole de saint Jean Damascиne ne doit pas кtre entendue en ce sens que les choses qui sont en nous, c’est-а-dire en notre choix, seraient entiиrement exclues de la divine providence ; mais en ce sens qu’elles ne sont pas dйterminйes а un seul objet par la divine providence, comme celles qui n’ont pas la libertй de l’arbitre.

 

Les rйalitйs naturelles insensibles ne sont pourvues que par Dieu ; voilа pourquoi il ne peut s’y produire d’imperfection du cфtй du pourvoyeur, mais seulement du cфtй des choses pourvues. Mais les actes humains peuvent avoir une imperfection du cфtй de la providence humaine ; et c’est pourquoi l’on trouve plus d’imperfections et de dйsordres dans les actes humains que dans les actes naturels. Et cependant, que l’homme ait la providence de ses actes, appartient а sa noblesse ; la multiplicitй des imperfections n’empкche donc pas que l’homme dйtienne sous la divine providence un rang plus noble.

 

Dieu aime davantage ce qui est meilleur, aussi prйfиre-t-il la prйsence d’une chose meilleure а l’absence d’un plus petit mal, l’absence de mal йtant aussi un certain bien ; et c’est pourquoi, afin d’en faire sortir des biens plus grands, il permet que quelques-uns tombent mкme en des maux de faute, qui sont d’un genre souverainement haпssable, quoique l’un d’eux lui soit plus haпssable qu’un autre ; pour guйrir l’un d’eux, il permet donc parfois que l’on tombe dans un autre.

 

Dieu a laissй l’homme dans la main de son propre conseil, parce qu’il l’a йtabli providence de ses propres actes ; mais cependant, la providence de l’homme sur ses actes n’exclut pas la divine providence sur ces mкmes actes, de mкme que les puissances actives des crйatures n’excluent pas non plus la puissance active de Dieu.

 

Quoique de nombreux actes humains se produisent par hasard si l’on considиre les causes infйrieures, rien cependant n’arrive par hasard si l’on considиre la divine providence, qui les dйpasse toutes. Que tant de choses parmi les actes humains se produisent alors que le contraire devrait arriver, comme on le constate si l’on considиre les causes infйrieures, montre aussi que les actes humains sont gouvernйs par la divine providence ; et par elle il se produit frйquemment que de plus puissants succombent : ce qui montre, en effet, que l’on est vainqueur par la divine providence plus que par la puissance humaine ; et il en est de mкme en d’autres cas.

 

Certes, parce que nous ne savons pas pour quelle raison la providence divine dispense chaque chose, il nous semble que tout advient pareillement aux bons et aux mйchants ; cependant il n’est pas douteux qu’en tous les biens et les maux qui adviennent soit aux bons soit aux mйchants il y ait une raison droite suivant laquelle la divine providence ordonne toutes choses. Et parce que nous ignorons cette raison, il nous semble qu’elles adviennent de faзon dйsordonnйe et dйraisonnable. Par exemple, а qui entrerait dans l’atelier d’un forgeron, il semblerait que les instruments de forge ont йtй inutilement multipliйs, s’il ne connaоt pas le mode d’emploi de chacun d’eux ; et pourtant, а qui considиre la puissance de l’art, il apparaоt que cette multiplication a une cause raisonnable.

Article 6 : Les bкtes et leurs actes sont-ils soumis а la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit dans la premiиre Йpоtre aux Corinthiens que « Dieu ne se met pas en peine des bњufs » (1Co 9, 9). Donc des autres bкtes non plus, pour la mкme raison.

 

Il est dit au livre d’Habacuc : « Vous traiteriez donc les hommes comme les poissons de la mer ? » (Ha 1, 14). Et ce sont les paroles du prophиte qui se plaint d’un bouleversement de l’ordre qui semble se produire dans les actes humains. Il semble donc que les actes des crйatures irrationnelles ne soient pas gouvernйs par la divine providence.

 

Si l’homme innocent йtait puni, et que sa peine ne tournвt point а son profit, il semblerait que les rйalitйs humaines ne soient pas gouvernйes par la providence. Or il n’y a pas de faute chez les bкtes ; et si elles sont parfois mises а mort, cela n’est pas ordonnй а leur bien, parce qu’il n’y a aucune rйcompense pour elles aprиs la mort. Leur vie n’est donc pas gouvernйe par la providence.

 

Un кtre n’est gouvernй par la divine providence que s’il est ordonnй а la fin voulue par celle-ci, et qui n’est autre que Dieu lui-mкme. Or les bкtes ne peuvent parvenir а la participation de Dieu, puisqu’elles ne sont pas capables de bйatitude. Il semble donc qu’elles ne soient pas gouvernйes par la divine providence.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en saint Matthieu (10, 29), que pas un seul des passereaux ne tombe sur la terre sans la permission du Pиre cйleste.

 

Les bкtes sont plus parfaites que les crйatures insensibles. Or les autres crйatures sont soumis а la divine providence, et aussi tous leurs actes. Donc les bкtes aussi, а bien plus forte raison.

 

 

Rйponse :

 

Il y a eu deux erreurs sur cette question. Certains en effet ont prйtendu que les bкtes n’йtaient gouvernйes par la providence qu’en tant qu’elles participent а la nature de l’espиce, qui est pourvue et ordonnйe par Dieu ; et ils rapportent а ce mode de providence tout ce qui, dans la Sainte Йcriture, semble impliquer une providence de Dieu а l’йgard des animaux, comme ce passage : « Qui donne aux bкtes leur nourriture, et aux petits, etc. » (Ps. 146, 9) ; et encore : « Les petits des lions rugiront, etc. » (Ps. 103, 21) ; et de nombreux passages de ce genre. Mais cette erreur attribue а Dieu une trиs grande imperfection : car il est impossible qu’il connaisse les actes singuliers des bкtes et ne les ordonne pas, puisqu’il est suprкmement bon et qu’il rйpand par consйquent sa bontй sur toutes choses. L’erreur susdite porte donc atteinte soit а la science divine, en lui retirant la connaissance des particuliers, soit а la divine bontй, en lui retirant l’ordination des particuliers en tant que tels.

 

C’est pourquoi d’autres ont prйtendu que les actes des bкtes sont aussi soumis а la divine providence, et de la mкme faзon que les actes des crйatures raisonnables, de sorte qu’elle ne souffre pas qu’un mal arrive en elles sans l’ordonner а leur bien. Mais cela aussi s’йcarte de la raison, car la rйcompense ou la peine n’est due qu’а celui qui possиde le libre arbitre.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre que les bкtes et tous leurs actes, mкme dans leur singularitй, sont soumis а la divine providence, mais pas de la mкme faзon que les hommes et leurs actes : car il y a une providence des hommes pour eux-mкmes, mкme dans leur singularitй, alors que chacune des bкtes n’est pourvue que pour autre chose, comme on l’a dit des autres crйatures corruptibles. Et c’est pourquoi le mal qui arrive chez une bкte n’est pas ordonnй а son bien, mais au bien d’autre chose, comme la mort de l’вne est ordonnйe au bien du lion ou du loup. Mais le meurtre de l’homme qui est tuй par un lion est ordonnй non seulement а cela mais aussi, et principalement, а sa peine, ou а l’augmentation du mйrite, qui croоt par la patience.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le propos de l’Apфtre n’est pas d’йcarter universellement les bкtes du soin divin, mais de dire que Dieu n’en prend pas soin au point de donner а l’homme une loi en leur faveur, c’est-а-dire pour qu’il leur fasse du bien, ou qu’il s’abstienne de les tuer : car les bкtes sont faites pour l’usage des hommes ; elles ne sont donc pas pourvues pour elles-mкmes, mais pour l’homme.

 

Chez les poissons et les bкtes, Dieu a ordonnй que les plus puissants soumettent les plus faibles sans considйration d’un mйrite ou d’un dйmйrite, mais seulement pour la conservation du bien de la nature ; voilа pourquoi le Prophиte serait surpris si les rйalitйs humaines йtaient aussi gouvernйes de cette faзon, ce qui est aberrant.

 

Dans les rйalitйs humaines est requis un autre ordre providentiel que chez les bкtes ; si donc l’ordre par lequel les bкtes sont ordonnйes rйgnait seul dans les rйalitйs humaines, celles-ci sembleraient non pourvues ; cependant cet ordre suffit pour la providence des bкtes.

 

Dieu lui-mкme est la fin de toutes les crйatures, mais de diffйrentes faзons : il est appelй la fin de certaines crйatures, parce qu’elles ont une part а la ressemblance de Dieu ; et ceci est commun а toutes les crйatures. Mais de certaines d’entre elles il est la fin de telle faзon que celles-ci atteignent Dieu mкme par leur opйration ; et cela n’appartient qu’aux crйatures raisonnables, qui peuvent connaоtre et aimer Dieu, en qui rйside leur bйatitude.

Article 7 : Les pйcheurs sont-ils gouvernйs par la divine providence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

En effet, ce qui est abandonnй а soi n’est pas gouvernй. Or les mйchants sont abandonnйs а eux-mкmes : « Je les ai abandonnйs aux dйsirs de leurs cњurs ; ils iront, etc. » (Ps. 80, 13). Les mйchants ne sont donc pas gouvernйs par la providence.

 

Il appartient а la providence par laquelle Dieu gouverne les hommes d’employer les anges а les garder. Or les hommes sont parfois abandonnйs des anges qui les gardent, et la voix de ceux-ci est rapportйe au livre de Jйrйmie : « Nous avons soignй Babylone, et elle n’a pas guйri ; abandonnons-la ! » (Jйr. 51, 9). Les mйchants ne sont donc pas gouvernйs par la divine providence.

 

Ce qui est donnй aux bons en rйcompense ne convient pas aux mйchants. Or il est promis aux bons en rйcompense qu’ils seraient gouvernйs par Dieu : « Les yeux du Seigneur sont sur les justes, etc. » (Ps. 33, 16). Donc, etc.

 

 

En sens contraire :

 

Personne ne punit justement ceux qui ne sont pas sous son gouvernement. Or Dieu punit justement les mйchants pour ce en quoi ils pиchent. Ils sont donc soumis а son gouvernement lui-mкme.

 

 

Rйponse :

 

La providence divine s’йtend aux hommes de deux faзons : d’abord en tant qu’ils sont eux-mкmes pourvus ; ensuite en tant qu’ils sont faits pourvoyeurs. Or, selon qu’en pourvoyant ils dйfaillent ou gardent la rectitude, ils sont appelйs bons ou mйchants ; et en tant qu’ils sont pourvus, des biens ou des maux leur sont donnйs par Dieu.

 

Et suivant qu’ils se comportent eux-mкmes de diffйrentes faзons en pourvoyant, il est diversement pourvu а leur endroit : car si, en pourvoyant, ils gardent l’ordre droit, alors la providence garde aussi pour eux un ordre qui convient а la dignitй humaine, а savoir que rien ne leur advient qui ne tourne а leur bien, et que tout ce qui leur arrive les incite au bien, selon ce passage de l’Йpitre aux Romains : « Pour ceux qui aiment Dieu, tout coopиre au bien » (Rom. 8, 28). Mais si, en pourvoyant, ils ne gardent pas l’ordre qui convient а la crйature raisonnable, mais qu’ils pourvoient suivant le mode des bкtes, alors la divine providence ordonnera aussi pour eux suivant l’ordre qui revient aux bкtes : de sorte que les choses qui en eux sont bonnes ou mauvaises ne soient pas ordonnйes а leur bien propre, mais au bien des autres, selon ce passage du Psaume : « L’homme, lorsqu’il йtait en honneur, ne l’a pas compris : il a йtй comparй, etc. » (Ps. 48, 13).

 

Il est donc clair que la divine providence gouverne d’une faзon plus йlevйe les bons que les mйchants : car lorsqu’ils sortent d’un ordre de la providence, qui consiste а faire la volontй de Dieu, les mйchants tombent dans un autre ordre, qui consiste en ce que la volontй divine s’accomplisse а leur sujet ; tandis que les bons sont quant а l’un et l’autre dans l’ordre droit de la providence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit de Dieu qu’il abandonne les mйchants, non pas en ce sens qu’ils seraient tout а fait йtrangers а sa providence, mais en ce sens qu’il n’ordonne pas leurs actes а leur avancement ; et cela surtout quant aux rйprouvйs.

 

Les anges qui sont dйputйs а la garde des hommes ne dйlaissent jamais totalement l’homme ; mais il est dit qu’ils le dйlaissent parce que, par un juste jugement de Dieu, ils lui permettent de tomber dans la faute ou dans la peine.

 

Un mode spйcial de la providence est promis aux bons en rйcompense ; et il ne revient pas aux mйchants, comme on l’a dit.

Article 8 : La crйation corporelle est-elle tout entiиre gouvernйe par la divine providence au moyen de la crйation angйlique ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit au livre de Job : « Qui d’autre a-t-il mis sur la terre, ou qui a-t-il йtabli sur l’univers qu’il a crйй ? » (Job 34, 13), ce que saint Grйgoire commente ainsi : « Car il gouverne le monde par lui-mкme, celui qui l’a crйй par lui-mкme. » Dieu ne gouverne donc pas la crйation corporelle au moyen de la spirituelle.

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre qu’il est aberrant de dire que l’auteur des rйalitйs n’est pas leur providence. Or Dieu seul est l’auteur immйdiat des crйatures corporelles. Il gouverne donc aussi les crйatures corporelles sans intermйdiaire.

 

Hugues de Saint-Victor dit, dans son De sacramentis, que la divine providence est sa prйdestination, qui est la souveraine sagesse et la souveraine bontй. Or le bien souverain, ou la souveraine sagesse, n’est communiquй а aucune crйature. Donc la providence non plus ; il ne pourvoit donc pas aux besoins des crйatures corporelles par l’intermйdiaire des spirituelles.

 

Les crйatures corporelles sont gouvernйes par la providence en tant qu’elles sont ordonnйes а une fin. Or les corps sont ordonnйs а une fin par leurs opйrations naturelles, qui rйsultent de leurs natures dйterminйes. Puis donc que les natures dйterminйes des corps naturels ne proviennent pas des crйatures spirituelles, mais immйdiatement de Dieu, il semble qu’ils ne soient pas gouvernйs au moyen des substances spirituelles.

 

Saint Augustin, au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral, distingue deux opйrations de la providence : l’une naturelle, l’autre volontaire ; et il dit que la naturelle est celle qui donne l’accroissement aux arbres et aux plantes, tandis que la volontaire se rйalise par les њuvres des anges et des hommes ; et de la sorte, il est clair que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par l’opйration naturelle de la providence. Elles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des anges, car alors l’opйration serait volontaire.

 

Ce qui est attribuй а quelqu’un en raison de sa dignitй ne convient pas а celui qui n’a pas une semblable dignitй. Or, comme dit saint Jйrфme, « grande est la dignitй des вmes, pour qu’elles aient chacune un ange dйputй а sa garde ». Or cette dignitй ne se rencontre pas dans les crйatures corporelles. Elles ne sont donc pas confiйes а la providence et au gouvernement des anges.

 

Les effets et le cours attendu des rйalitйs corporelles de ce monde sont frйquemment empкchйs. Or ce ne serait pas le cas si elles йtaient gouvernйes au moyen des anges : car, ou bien ces dйfauts se produiraient par leur volontй, ce qui est impossible puisqu’ils ont йtй йtablis au contraire pour gouverner la nature dans son ordre exact ; ou bien cela arriverait contre leur grй, ce qui est encore impossible, car ils ne seraient pas bienheureux si quelque chose arrivait contre leur grй. Les crйatures corporelles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des spirituelles.

 

Plus une cause est excellente et puissante, plus son effet est parfait. Or les causes infйrieures produisent des effets qui peuvent кtre conservйs dans l’existence, mкme en l’absence de l’opйration de la cause qui les produit, comme le couteau en l’absence de l’opйration du forgeron. Donc а bien plus forte raison les effets divins pourront-ils subsister par eux-mкmes sans le gouvernement d’aucune cause pourvoyeuse ; et voilа pourquoi ils n’ont pas besoin d’кtre gouvernйs par les anges.

 

La divine bontй a crйй l’univers entier pour se manifester, suivant ce passage du livre des Proverbes : « Le Seigneur a tout opйrй pour lui-mкme » (Prov. 16, 4). Or la divine bontй, comme dit aussi saint Augustin, se manifeste plus dans la diversitй des natures que dans la multitude des choses de mкme nature ; c’est pourquoi elle n’a pas fait toutes les crйatures raisonnables ou existantes par soi, mais certaines irrationnelles, et certaines existantes en autre chose, comme les accidents. Il semble donc que, pour une plus grande manifestation de soi, elle ait fait non seulement des crйatures qui ont besoin d’un gouvernement йtranger, mais aussi quelques autres qui n’ont besoin d’aucun gouvernement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° L’acte de la crйature se divise en premier et second. L’acte premier est la forme, et l’existence que donne la forme. La forme est appelйe acte premiиrement premier, et l’existence, acte secondement premier. L’acte second est l’opйration. Or les rйalitйs corporelles proviennent immйdiatement de Dieu quant а l’acte premier. Les actes seconds sont donc eux aussi causйs immйdiatement par Dieu. Or nul ne gouverne quelqu’un sans кtre en quelque faзon la cause de son opйration. De telles rйalitйs corporelles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des spirituelles.

 

11° Il y a deux faзons de gouverner : d’abord par influx de lumiиre ou de connaissance, comme le maоtre gouverne les йcoles, et le recteur la citй ; ensuite par influx de mouvement, comme le pilote gouverne le navire. Or les crйatures spirituelles ne gouvernent pas les corporelles par influx de connaissance ou de lumiиre, car les rйalitйs corporelles de ce monde ne reзoivent pas la connaissance. Ni davantage par influx de mouvement, car le moteur doit nйcessairement кtre uni au mobile, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Physique ; or les substances spirituelles ne sont pas unies aux corps infйrieurs de ce monde. Donc en aucune faзon les substances corporelles ne sont gouvernйes au moyen des spirituelles.

 

12° Selon l’avis de saint Augustin, Dieu a crйй en un mкme instant un monde parfait en toutes ses parties, afin qu’en cela sa puissance soit davantage manifestйe. Or, semblablement aussi, sa providence serait davantage signalйe si elle gouvernait toutes choses immйdiatement. Elle ne gouverne donc pas les crйatures corporelles au moyen des spirituelles.

 

13° Boиce dit au troisiиme livre sur la Consolation : « Dieu dispose toutes choses par soi seul. » Les rйalitйs corporelles ne sont donc pas disposйes au moyen des spirituelles.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues : « Dans ce monde visible, rien ne peut кtre agencй que par une crйature invisible. »

 

Saint Augustin dit au troisiиme livre De la Trinitй : « Toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes en un certain ordre par l’esprit de vie. »

 

Saint Augustin dit au livre des 83 Questions : « Dieu fait certaines choses par lui-mкme, comme illuminer les вmes et les rendre bienheureuses, tandis qu’il fait les autres par la crйature ordonnйe а son service selon ses mйrites par des lois irrйprochables : car la providence divine s’йtend jusqu’а l’administration des passereaux, et jusqu’а la beautй de l’herbe des champs, et mкme jusqu’au nombre de nos cheveux. » Or la crйature ordonnйe au service de Dieu par des lois irrйprochables est la crйature angйlique. Dieu gouverne donc par elle les rйalitйs corporelles.

 

Commentant ce passage du livre des Nombres : « Balaam se leva le matin, et ayant prйparй, etc. » (Nb 22, 21), Origиne dit dans la Glose : « Le monde a besoin des anges, qui sont au-dessus des bкtes et prйsident а la naissance des animaux, des jeunes pousses, des plantations, et aux accroissements des autres кtres. »

 

Hugues de Saint-Victor dit que par le ministиre des anges non seulement la vie humaine est gouvernйe, mais aussi les choses qui sont ordonnйes а la vie des hommes. Or toutes les rйalitйs corporelles sont ordonnйes а l’homme. Toutes sont donc gouvernйes au moyen des anges.

 

En toutes les choses qui sont coordonnйes entre elles, les premiиres agissent sur les suivantes, et non l’inverse. Or les substances spirituelles sont antйrieures aux substances corporelles, comme plus proches du premier кtre. Les substances corporelles sont donc gouvernйes par l’actions des spirituelles, et non l’inverse.

 

L’homme est appelй un microcosme, parce que l’вme gouverne le corps humain а la faзon dont Dieu gouverne tout l’univers ; et en cela, l’вme est dite plus а l’image de Dieu que les anges. Or notre вme gouverne le corps au moyen de certains esprits qui sont certes spirituels par rapport au corps, mais corporels par rapport а l’вme. Dieu gouvernera donc lui aussi la crйature corporelle au moyen des crйatures spirituelles.

 

Notre вme exerce certaines opйrations de faзon immйdiate, ainsi le penser et le vouloir ; mais d’autres au moyen d’instruments corporels, ainsi les opйrations de l’вme sensitive et vйgйtative. Or Dieu exerce certaines opйrations de faзon immйdiate, comme bйatifier les вmes, et d’autres qu’il opиre dans les plus hautes substances. Des opйrations divines auront donc lieu aussi dans les substances les plus basses, par l’intermйdiaire des substances les plus hautes.

 

La cause premiиre n’enlиve pas son opйration а la cause seconde, mais elle la fortifie, comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Or, si Dieu gouvernait toutes choses immйdiatement, alors les causes secondes ne pourraient avoir aucune opйration. Dieu gouverne donc les rйalitйs infйrieures par les supйrieures.

 

10° Dans l’univers, il y a quelque chose de gouvernй et non gouvernant, comme les derniers des corps ; et quelque chose de gouvernant et non gouvernй, comme Dieu. Il y aura donc quelque chose de gouvernant et gouvernй, ce qui est entre les deux. Dieu gouverne donc les crйatures infйrieures au moyen des supйrieures.

 

 

Rйponse :

 

La cause de la production des rйalitйs est la divine bontй, comme disent Denys et saint Augustin. Dieu voulut, en effet, autant que possible, communiquer la perfection de sa bontй а une crйature autre que lui. Or la divine bontй a une double perfection : d’abord par soi, c’est-а-dire en tant qu’elle contient surйminemment en soi toute perfection. Ensuite, en tant qu’elle influe sur les rйalitйs, c’est-а-dire en tant qu’elle est la cause des rйalitйs. Il convenait donc а la divine bontй que l’une et l’autre perfection fussent communiquйes а la crйature, c’est-а-dire que la rйalitй crййe non seulement tоnt de la divine bontй l’existence et la bontй, mais aussi qu’elle donnвt а autre chose l’existence et la bontй ; ainsi йgalement le soleil, par la diffusion de ses rayons, rend les corps non seulement illuminйs, mais aussi illuminants, l’ordre йtant toutefois conservй selon lequel les choses qui sont plus conformes au soleil reзoivent davantage de sa lumiиre, et par lа mкme non seulement ce qui leur suffit, mais encore de quoi en rйpandre l’influx sur d’autres.

 

Voilа pourquoi, dans l’ordre de l’univers, les crйatures supйrieures tiennent de l’influence de la divine bontй non seulement d’кtre bonnes en elles-mкmes, mais aussi d’кtre la cause de la bontй d’autres crйatures qui ont le dernier mode de participation а la divine bontй, c’est-а-dire seulement pour кtre, et non pour causer d’autres choses. Et c’est pourquoi l’agent est toujours plus noble que le patient, comme disent saint Augustin et le Philosophe. Or, parmi les crйatures supйrieures, les plus proches de Dieu sont les crйatures raisonnables, qui sont а la ressemblance de Dieu, vivent et pensent ; aussi leur est-il confйrй par la divine bontй non seulement d’influer sur d’autres crйatures, mais encore de dйtenir le mode d’influence de Dieu, а savoir par volontй et non par nйcessitй de nature. Dieu gouverne donc les crйatures infйrieures а la fois par les crйatures spirituelles et par les plus dignes des crйatures corporelles ; mais il pourvoit par les crйatures corporelles de faзon а ne point les faire pourvoyeuses mais seulement agentes, tandis que par les crйatures spirituelles il pourvoit de faзon а les faire pourvoyeuses.

 

Mais un ordre se rencontre aussi chez les crйatures raisonnables. Parmi elles, en effet, les вmes raisonnables tiennent le dernier rang, et leur lumiиre est voilйe par rapport а la lumiиre qui est dans les anges ; voilа pourquoi elles ont une connaissance plus particuliиre, comme dit Denys ; aussi leur providence est-elle restreinte а peu de chose : aux rйalitйs humaines et а celles qui peuvent servir а la vie humaine. Mais la providence des anges est universelle et s’йtend sur toute la crйation corporelle ; et c’est pourquoi tant les saints que les philosophes disent que toutes les rйalitйs corporelles sont gouvernйes par la divine providence au moyen des anges.

 

Cependant, il nous est nйcessaire de nous sйparer des philosophes en ceci. Certains d’entre eux posent que les rйalitйs corporelles non seulement sont administrйes mais encore ont йtй crййes par la providence des anges ; or cela est йtranger а la foi. Il est donc nйcessaire de poser, suivant les avis des saints, que les rйalitйs corporelles de ce monde ne sont administrйes au moyen des anges que par voie de mouvement, c’est-а-dire en tant qu’ils meuvent les corps supйrieurs, par les mouvements desquels sont causйs les mouvements des corps infйrieurs.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La formule exclusive exclut de l’opйration non pas l’instrument, mais un autre agent principal. Par exemple, si l’on dit : « seul Socrate fait un couteau », ce n’est pas l’opйration du marteau qui est exclue, mais celle d’un autre forgeron. De mкme aussi ce qui est dit — que Dieu gouverne le monde par lui-mкme — exclut non pas l’opйration des causes infйrieures, par lesquelles Dieu agit comme par des instruments intermйdiaires, mais la direction d’un autre [agent] qui gouvernerait principalement.

 

Le gouvernement de la rйalitй concerne sa relation а la fin. Or la relation de la rйalitй а la fin prйsuppose son existence ; mais l’existence ne prйsuppose rien d’autre ; voilа pourquoi la crйation, par laquelle les rйalitйs furent amenйes а l’existence, appartient seulement а la cause qui n’en prйsuppose aucune autre qui la soutienne ; mais le gouvernement peut appartenir aux causes qui en prйsupposent d’autres ; par consйquent, il n’est pas nйcessaire que Dieu ait crйй au moyen des causes au moyen desquelles il gouverne.

 

Les choses que les crйatures reзoivent de Dieu ne peuvent кtre en celles-ci comme elles sont en Dieu ; voilа pourquoi entre les noms qui sont dits de Dieu apparaоt la diffйrence suivante : ceux qui expriment simplement une perfection sont communicables aux crйatures, mais ceux qui expriment en plus d’une perfection la faзon dont ils se trouvent en Dieu, ne peuvent кtre communiquйs aux crйatures ; ainsi la toute-puissance, la souveraine sagesse, et la souveraine bontй. Donc, а l’йvidence, quoique le souverain bien ne soit pas communiquй а la crйature, la providence peut cependant кtre communiquйe.

 

Bien que l’йtablissement de la nature, par lequel les rйalitйs corporelles sont inclinйes vers la fin, provienne immйdiatement de Dieu, cependant leur mouvement et leur action peuvent se produire par l’intermйdiaire des anges ; de mкme aussi dans la nature infйrieure les raisons sйminales ne proviennent que de Dieu, mais la providence de l’agriculteur les aide а passer а l’acte ; donc, de mкme que l’agriculteur gouverne la croissance du champ, de mкme toute opйration de la crйation corporelle est administrйe par les anges.

 

Saint Augustin distingue entre l’opйration naturelle de la providence et l’opйration volontaire d’aprиs la considйration des principes prochains de l’opйration, car le principe prochain de quelque opйration soumise а la providence est la nature, et celui de quelque autre la volontй ; mais le principe йloignй de toutes est la volontй, au moins la volontй divine ; l’argument n’est donc pas probant.

 

Toutes les rйalitйs corporelles sont soumises а la divine providence, et pourtant l’on dit qu’elle n’a souci que des hommes, en raison de son mode spйcial ; ainsi йgalement, bien que toutes les rйalitйs corporelles soient soumises au gouvernement des anges, cependant, parce qu’ils sont plus spйcialement dйputйs а la garde des hommes, cela est attribuй а la dignitй des вmes.

 

La volontй du Dieu qui gouverne n’est pas opposйe aux imperfections qui se produisent dans les rйalitйs, mais elle les accorde ou les permet ; il en est absolument de mкme aussi pour les volontйs des anges, qui se conforment parfaitement а la volontй divine.

 

Comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique, aucun effet ne peut demeurer si l’on фte ce qui йtait sa cause, en tant que telle. Or parmi les causes infйrieures, certaines sont causes du devenir, d’autres sont causes de l’existence. Et l’on appelle cause du devenir ce qui tire une forme de la puissance de la matiиre par un mouvement, comme le forgeron est la cause efficiente du couteau ; tandis que la cause de l’existence d’une rйalitй est ce dont l’existence d’une rйalitй dйpend par soi, comme l’existence de la lumiиre dans l’air dйpend du soleil. Donc, une fois фtй le forgeron, le devenir du couteau cesse, mais non son existence ; par contre, le soleil йtant absent, l’existence de la lumiиre dans l’air cesse ; et semblablement, l’action divine cessant, l’existence de la crйature cesserait tout а fait, puisque Dieu est pour les rйalitйs la cause non seulement du devenir, mais aussi de l’existence.

 

La condition consistant а possйder l’existence sans que rien la conserve, n’est pas possible pour la crйature : car cela rйpugne а la dйfinition de la crйature, qui, en tant que telle, a un кtre causй, et par lа mкme dйpendant d’autrui.

 

10° Plus de choses sont requises pour l’acte second que pour l’acte premier : voilа pourquoi il n’est pas aberrant qu’une chose soit la cause d’une autre quant au mouvement et а l’opйration, et ne soit pas sa cause quant а l’кtre.

 

11° La crйation spirituelle gouverne la corporelle par influx de mouvement ; et il n’en rйsulte pas nйcessairement que [les crйatures spirituelles] soient unies а tous les corps, mais seulement а ceux qu’elles meuvent immйdiatement, les premiers corps ; et elles ne leur sont pas unies comme des formes, comme certains l’ont posй, mais seulement comme des moteurs.

 

12° La grandeur de la providence et de la bontй divines est plus manifestйe en ce que Dieu gouverne les rйalitйs infйrieures par les supйrieures, que s’il gouvernait toutes choses immйdiatement : car de la sorte, la perfection de la divine bontй est communiquйe aux crйatures sous de plus nombreux rapports, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° Quand on dit qu’une chose se produit par une autre, la prйposition « par » implique la cause de l’opйration. Or, puisque l’opйration est intermйdiaire entre l’opйrateur et l’opйrй, cette prйposition peut impliquer la cause de l’opйration soit parce que celle-ci se termine а l’opйrй, et l’on dit ainsi que par un instrument une chose parvient а l’existence ; soit parce qu’elle йmane de l’opйrateur, et l’on dit ainsi que par la forme de l’agent une chose parvient а l’existence ; en effet, ce n’est pas l’instrument qui est la cause de l’agent pour qu’il agisse, mais seulement la forme de l’agent, ou un agent supйrieur, tandis que l’instrument est cause pour l’opйrй de ce qu’il reзoit l’action de l’agent. Lors donc qu’il est dit que Dieu dispose toutes choses par soi seul, l’expression « par » dйsigne la cause de la disposition divine en tant qu’elle йmane de Dieu qui dispose ; et de la sorte, il est dit qu’il dispose par soi seul parce qu’il n’est pas mы par un autre supйrieur qui disposerait, et qu’il ne dispose pas non plus par une forme йtrangиre, mais par sa propre bontй.

Article 9 : La divine providence dispose-t-elle les corps infйrieurs par les corps cйlestes ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre : « Nous disons, nous, que ceux-ci » — c’est-а-dire les corps supйrieurs — « ne sont la cause ni de ce qui advient, ni de la corruption de ce qui est corruptible. » Puis donc que les rйalitйs infйrieures de ce monde sont gйnйrables et corruptibles, elles ne sont pas disposйes par les corps supйrieurs.

 

[Le rйpondant] disait : il est dit qu’ils n’en sont pas la cause parce qu’ils n’induisent pas de nйcessitй dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. En sens contraire : Si l’effet du corps cйleste dans les rйalitйs infйrieures de ce monde est empкchй, ce ne peut кtre qu’en raison d’une disposition qui se rencontre en elles. Or, si elles sont gouvernйes par les rйalitйs supйrieures, il est nйcessaire de rapporter aussi cette disposition empкchante а quelque puissance d’un corps cйleste. L’empкchement ne peut donc exister parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde que suivant l’exigence des supйrieures ; et de la sorte, si les supйrieures ont une nйcessitй dans leurs mouvements, elles amиneront aussi une nйcessitй dans les infйrieures, si elles sont gouvernйes par les supйrieures.

 

Pour qu’une action s’accomplisse, il suffit d’un agent et d’un patient. Or, dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, on rencontre des puissances actives naturelles, et aussi des puissances passives. La puissance d’un corps cйleste n’est donc pas exigйe pour leurs actions ; elles ne sont donc pas gouvernйes au moyen des corps cйlestes.

 

Saint Augustin dit que l’on rencontre dans la rйalitй un agi non agent, tels les corps, un agent non agi, tel Dieu, et un agent agi, telles les substances spirituelles. Or les corps cйlestes sont des rйalitйs purement corporelles. Ils n’ont donc pas la puissance d’agir sur les rйalitйs infйrieures de ce monde ; et par consйquent, celles-ci ne sont pas disposйes au moyen d’eux.

 

Si le corps cйleste a une action dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, alors ou bien il agit comme corps, c’est-а-dire par une forme corporelle, ou bien il agit par quelque chose d’autre. Or ce n’est pas comme corps, car dans ce cas, l’agir conviendrait а n’importe quel corps ; or il ne semble pas en кtre ainsi, suivant saint Augustin. Si donc [les corps cйlestes] agissent, ils le font par quelque chose d’autre ; et par consйquent, l’action doit кtre attribuйe а cette puissance incorporelle et non aux corps cйlestes eux-mкmes ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui ne convient pas au premier, ne convient pas non plus au suivant. Or, comme dit le Commentateur au livre sur la Substance du monde, les formes corporelles prйsupposent des dimensions indйterminйes dans la matiиre ; or les dimensions n’agissent pas, car la quantitй n’est le principe d’aucune action. Les formes corporelles ne sont donc pas non plus les principes des actions ; et par consйquent, un corps n’a d’action que par une puissance incorporelle existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Au deuxiиme livre des Causes, sur la proposition suivante : « Toute вme noble a trois opйrations, etc. », le commentateur dit que l’вme agit sur la nature avec la puissance divine qui est en elle. Or l’вme est bien plus noble que le corps. Le corps ne peut donc lui aussi avoir une action sur l’вme que par une puissance divine existant en lui ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Ce qui est plus simple n’est pas mы par ce qui est moins simple. Or, les raisons sйminales qui sont dans la matiиre des corps infйrieurs sont plus simples que la puissance corporelle du ciel lui-mкme, car cette puissance est йtendue dans la matiиre, ce qui ne peut se dire des raisons sйminales. Les raisons sйminales des corps infйrieurs ne peuvent donc кtre mues par la puissance du corps cйleste ; et ainsi, les rйalitйs infйrieures de ce monde ne sont pas gouvernйes dans leurs mouvements par les corps cйlestes.

 

Saint Augustin, au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, dit : « Est-il rien qui appartienne au corps autant que le sexe mкme du corps ? et cependant, des jumeaux de sexes diffйrents ont pu кtre conзus sous les mкmes positions astrales. » Donc, mкme sur les rйalitйs corporelles, les corps supйrieurs n’ont pas d’influx ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° La cause premiиre influe plus sur l’effet de la cause seconde que la cause seconde elle-mкme, comme il est dit au dйbut du livre des Causes. Or, si les corps infйrieurs sont disposйs par les corps supйrieurs, alors les puissances des corps supйrieurs seront comme des causes premiиres par rapport aux puissances des infйrieurs, qui seront comme des causes secondes. Les effets se produisant dans les corps infйrieurs de ce monde suivront donc plus la disposition des corps cйlestes que la puissance des corps infйrieurs. Or dans les corps cйlestes se trouve une nйcessitй, parce qu’ils sont rйguliers. Les effets infйrieurs seront donc eux aussi nйcessaires. Mais cela est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir, que les corps infйrieurs seraient disposйs par les supйrieurs.

 

11° Le mouvement du ciel est naturel, comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et par consйquent, il semble qu’il ne soit pas volontaire ou capable de choix ; et ainsi, les choses qui sont causйes par lui ne sont pas causйes par un choix ; elles ne sont donc pas soumises а la providence. Or il est aberrant de dire que les corps infйrieurs ne sont pas gouvernйs par la providence. Il est donc aberrant de dire que le mouvement des corps supйrieurs est la cause des infйrieurs.

 

12° Dиs que la cause est posйe, l’effet est posй. L’existence de la cause prйcиde donc celle de l’effet. Or si l’antйcйdent est nйcessaire, le consйquent l’est aussi. Si donc la cause est nйcessaire, l’effet l’est aussi. Or les effets qui se produisent dans les corps infйrieurs ne sont pas nйcessaires mais contingents. Ils ne sont donc pas causйs par le mouvement du ciel, qui est nйcessaire puisqu’il est naturel ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

13° Ce pour quoi autre chose est fait, est plus noble que lui. Or tout a йtй fait pour l’homme, mкme les corps cйlestes, comme il est dit au livre du Deutйronome : « De peur que, les yeux levйs au ciel, tu ne voies le soleil, la lune et tous les astres du ciel, et que, sйduit par l’erreur, tu ne les adores, et tu n’offres un culte а des choses que le Seigneur ton Dieu a crййes pour servir а toutes les nations qui sont sous le ciel » (Dt 4, 19). L’homme est donc plus digne que les crйatures cйlestes. Or le plus vil n’influe pas sur le plus noble. Les corps cйlestes n’influent donc pas sur le corps humain ; ni, pour la mкme raison, sur les autres corps qui sont antйrieurs au corps humain, tels les йlйments.

 

14° [Le rйpondant] disait que l’homme est plus noble que les corps cйlestes quant а l’вme, mais non quant au corps. En sens contraire : la perfection d’un perfectible plus noble est plus noble. Or le corps de l’homme a une forme plus noble que le corps cйleste, car la forme du ciel est purement corporelle, et l’вme raisonnable est bien plus noble qu’elle. Le corps humain est donc lui aussi plus noble que le corps cйleste.

 

15° Un contraire n’est pas la cause de son contraire. Or la puissance du corps cйleste est parfois contraire aux effets qui doivent кtre amenйs dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; par exemple, un corps cйleste meut parfois а l’humiditй, tandis que le mйdecin veut digйrer la matiиre par dessiccation afin d’amener la santй, qu’il procure parfois alors mкme que le corps cйleste est dans la disposition contraire. Les corps cйlestes ne sont donc pas la cause des effets corporels dans les rйalitйs infйrieures de ce monde.

 

16° Puisque toute action a lieu par contact, ce qui ne touche pas n’agit pas. Or les corps cйlestes ne touchent pas les rйalitйs infйrieures de ce monde. Ils n’agissent donc pas sur elles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

17° [Le rйpondant] disait que les corps cйlestes touchent celles-ci par un mйdium. En sens contraire : chaque fois qu’il y a contact et action par un mйdium, il est nйcessaire que celui-ci reзoive l’effet de l’agent avant l’extrкme ; ainsi, le feu chauffe d’abord l’air et nous ensuite. Or les effets des йtoiles et du soleil ne peuvent pas кtre reзus dans les orbes infйrieurs, qui sont de la nature de la quinte essence et de la sorte ne peuvent recevoir la chaleur ou le froid, ou les autres dispositions que l’on trouve dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Une action ne peut donc se propager des corps suprкmes а celles-ci par leur intermйdiaire.

 

18° La providence se communique а ce qui est son mйdium. Or la providence ne peut pas кtre communiquйe aux corps cйlestes, puisqu’ils n’ont pas la raison. Ils ne peuvent donc кtre un mйdium dans l’action de pourvoir les rйalitйs.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au troisiиme livre sur la Trinitй : « Les corps plus йpais et plus faibles sont dirigйs dans un certain ordre par les plus subtils et les plus puissants. » Or les corps cйlestes sont plus subtils et puissants que les infйrieurs. Les corps infйrieurs de ce monde sont donc dirigйs par eux.

 

Au quatriиme chapitre des Noms Divins, Denys dit que le rayon solaire concourt а l’engendrement des corps visibles, il les meut de faзon а leur donner la vie, les nourrit et les accroоt. Or, dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, ces effets sont les plus nobles. Tous les autres effets corporels sont donc, eux aussi, produits par la divine providence au moyen des corps cйlestes.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, ce qui est premier en un genre est la cause des choses viennent aprиs dans ce genre. Or les corps cйlestes sont premiers dans le genre des corps, et leurs mouvements sont premiers parmi les autres mouvements corporels ; ils sont donc la cause des rйalitйs corporelles qui sont mues ici-bas ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Le Philosophe dit au deuxiиme livre sur la Gйnйration que la translation du soleil le long de l’Йcliptique est la cause de la gйnйration et de la corruption parmi les rйalitйs infйrieures de ce monde ; les gйnйrations et les corruptions sont donc aussi mesurйes par le mouvement susdit. Il dit aussi au livre sur les Animaux que toutes les diffйrences qui sont dans les кtres conзus viennent des corps cйlestes. Les rйalitйs infйrieures de ce monde sont donc disposйes au moyen de ceux-ci.

 

Rabbi Moпse dit que le ciel est dans le monde comme le cњur dans l’animal. Or c’est au moyen du cњur que l’вme gouverne tous les autres membres. Tous les autres corps sont donc gouvernйs par Dieu au moyen du ciel.

 

 

Rйponse :

 

Une intention commune а tous les philosophes fut de ramener la multitude а l’unitй, et la variйtй а l’uniformitй, autant que possible. Aussi les anciens, considйrant la diversitй des actions dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, tentиrent de les ramener а quelques principes moins nombreux et plus simples, c’est-а-dire а des йlйments, nombreux, ou а un seul, et а des qualitйs йlйmentaires. Mais cette position n’est pas raisonnable. Il se trouve en effet que les qualitйs йlйmentaires se comportent dans les actions des rйalitйs naturelles comme des principes instrumentaux. La preuve en est qu’elles n’ont pas la mкme faзon d’agir dans tous les cas, et que leurs actions ne parviennent pas au mкme terme ; car autre est leur effet dans l’or et dans le bois, et dans la chair de l’animal ; ce qui ne serait pas si elles n’agissaient sous la rйgulation d’un autre [agent]. Or l’action de l’agent principal ne se rapporte pas а l’action de l’instrument comme а un principe, mais c’est plutфt l’inverse ; par exemple, l’effet de l’art ne doit pas кtre attribuй а la scie, mais а l’artisan ; les effets naturels ne peuvent donc кtre rapportйs aux qualitйs йlйmentaires comme а des principes premiers.

 

C’est pourquoi d’autres, les Platoniciens, les ont ramenйs а des formes simples et sйparйes comme а des principes premiers : car c’est d’elles, comme ils disaient, que proviennent l’existence et la gйnйration dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, ainsi que toute propriйtй naturelle. Mais cela non plus ne peut se soutenir. Car d’une cause rйguliиre provient un effet rйgulier ; or ces formes йtaient posйes comme йtant immobiles ; il serait donc nйcessaire que la gйnйration soit toujours causйe par elles de faзon uniforme dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; mais nous avons l’йvidence sensible du contraire. Aussi est-il nйcessaire de poser que les principes de la gйnйration, de la corruption et des autres mouvements qui s’ensuivent dans les rйalitйs infйrieures de ce monde sont des principes qui ne se sont pas rйguliers ; il faut cependant qu’ils demeurent constamment comme les principes premiers de la gйnйration, afin que la gйnйration puisse кtre continuelle : et voilа pourquoi il est nйcessaire qu’ils soient invariables selon la substance, mais soient mus selon le lieu : de sorte que par leurs allйes et venues ils produisent des mouvements contraires et variйs dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; et tels sont les corps cйlestes ; et c’est pourquoi il est nйcessaire de rapporter а ceux-ci tous les effets corporels comme а des causes.

 

Mais en cela mкme, il y eut deux erreurs. Certains, en effet, rapportиrent les rйalitйs infйrieures de ce monde aux corps cйlestes comme а des causes absolument premiиres, parce qu’ils ne reconnaissaient aucune substance incorporelle ; ils prйtendirent donc que les premiers parmi les corps йtaient les premiers entre les йtants. Mais il apparaоt clairement que cela est faux. Car tout ce qui est mы doit nйcessairement se rapporter а un principe immuable, puisque rien n’est mы par soi-mкme, et qu’on ne peut pas remonter а l’infini. Or le corps cйleste, bien qu’il ne varie pas selon la gйnйration et la corruption, ou selon quelque mouvement qui modifierait une chose qui serait dans sa substance, est pourtant mы selon le lieu ; il est donc nйcessaire de faire retour а quelque principe antйrieur, de telle sorte que les choses qui sont altйrйes sont par un certain ordre ramenйes а un altйrant non altйrй mais mы selon le lieu, et ensuite а ce qui n’est mы en aucune faзon.

 

Mais d’autres ont posй que les corps cйlestes йtaient les causes des rйalitйs infйrieures de ce monde non seulement quant au mouvement, mais aussi quant а leur premier йtablissement ; ainsi Avicenne dit-il dans sa Mйtaphysique que ce qui est commun а tous les corps cйlestes, c’est-а-dire la nature du mouvement circulaire, cause dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ce qui leur est commun, c’est-а-dire la matiиre prime ; et que ce en quoi les corps cйlestes diffиrent les uns des autres cause la diversitй des formes dans les rйalitйs infйrieures de ce monde : de telle sorte que les corps cйlestes soient intermйdiaires entre Dieu et celles-ci, mкme dans la voie de crйation, d’une certaine faзon. Mais cela est йtranger а la foi, qui pose que toute nature est crййe immйdiatement par Dieu dans son йtablissement premier, et qu’une crйature est mue par une autre, йtant prйsupposйes les puissances naturelles attribuйes а l’une et l’autre crйature par l’њuvre de Dieu. Voilа pourquoi nous posons que les corps cйlestes ne sont causes des infйrieurs que par voie de mouvement, et qu’ainsi, ils sont des mйdiums dans l’њuvre de gouvernement, mais non dans l’њuvre de crйation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Jean Damascиne veut exclure des corps cйlestes par rapport aux rйalitйs infйrieures de ce monde la causalitй premiиre, ou mкme celle qui induit une nйcessitй. Car bien que les corps cйlestes agissent toujours de la mкme faзon, cependant leur effet est reзu dans les rйalitйs infйrieures selon le mode des corps infйrieurs, qui se trouvent frйquemment dans des dispositions contraires ; les puissances cйlestes n’induisent donc pas toujours leurs effets dans les rйalitйs infйrieures de ce monde, а cause de l’empкchement d’une disposition contraire. Et c’est ce que le Philosophe dit au livre sur le Sommeil et la Veille : il se produit frйquemment des signes de pluies et de vents, intempйries qui, cependant, ne se produisent pas, а cause de dispositions contraires plus fortes.

 

Ces dispositions qui s’opposent а la puissance cйleste ne sont pas causйes dans leur premier йtablissement par le corps cйleste, mais par l’opйration divine, par laquelle le feu est rendu chaud, et l’eau froide, et ainsi de suite ; et de la sorte, il n’est pas nйcessaire de ramener aux causes cйlestes tous les empкchements de cette sorte.

 

Les puissances actives dans les rйalitйs infйrieures de ce monde sont seulement instrumentales ; donc, de mкme que l’instrument ne meut qu’en йtant mы par l’agent principal, de mкme les puissances actives infйrieures ne peuvent non plus agir sans кtre mues par les corps cйlestes.

 

Cette objection йvoque une certaine opinion figurant au livre La Source de Vie, et qui pose qu’aucun corps n’agit par une puissance corporelle, mais que la quantitй qui est dans la matiиre empкche la forme d’agir ; et que toute action qui est attribuйe а un corps appartient а une puissance spirituelle opйrant dans ce corps. Et Rabbi Moпse dit que cette opinion est celle des docteurs de la loi des Maures : ils disent en effet que le feu ne chauffe pas, mais que c’est Dieu qui chauffe dans le feu. Mais cette position est stupide, puisqu’elle enlиve а toutes les rйalitйs les opйrations naturelles ; et elle est contraire aux paroles des philosophes et des saints. C’est pourquoi nous disons que les corps agissent par une puissance corporelle, mais que Dieu opиre nйanmoins en toutes les rйalitйs comme la cause premiиre opиre dans la cause seconde. Ce qui est affirmй, а savoir que les corps ne sont qu’agis et n’agissent pas, doit donc кtre entendu au sens oщ « agir » se dit de ce qui a la domination sur son action ; et c’est en s’exprimant ainsi que saint Jean Damascиne dit que les bкtes n’agissent pas, mais sont agies. Par lа, il n’est cependant pas exclu qu’elles agissent au sens oщ « agir » signifie exercer une action.

 

L’agent est toujours diffйrent du patient ou contraire а lui, comme il est dit au premier livre sur la Gйnйration ; et c’est pourquoi il ne revient pas au corps d’agir sur un autre corps suivant ce qu’il a de commun avec lui, mais suivant ce en quoi il est distinct de lui. Voilа pourquoi le corps n’agit pas comme corps, mais comme tel corps ; de mкme aussi, l’animal ne raisonne pas en tant qu’animal, mais en tant qu’homme ; et semblablement, le feu ne chauffe pas en tant qu’il est feu, mais en tant qu’il est chaud ; et de mкme aussi pour le corps cйleste.

 

Dans la matiиre, les dimensions sont prйsupposйes aux formes naturelles, non en acte achevй mais en acte incomplet ; voilа pourquoi elles sont premiиres dans la voie de la matiиre et de la gйnйration, tandis que la forme est premiиre dans la voie de l’accomplissement. Or une chose agit dans la mesure oщ elle est complиte et qu’elle est un йtant en acte, non dans la mesure oщ elle est en puissance ; car de ce point de vue, elle subit ; et donc, si la matiиre ou les dimensions prйexistant en elle n’agissent pas, il ne s’ensuit pas que la forme n’agisse pas ; mais c’est l’inverse. Par contre, si elles ne subissaient pas, il s’ensuivrait que la forme ne subit pas ; et pourtant la forme du corps cйleste n’est pas en lui au moyen de telles dimensions, comme dit le Commentateur au mкme endroit.

 

L’ordre des effets doit correspondre а l’ordre des causes. Or dans les causes, selon l’auteur de ce livre, on rencontre un ordre tel qu’il y a d’abord la cause premiиre, Dieu, vient ensuite l’intelligence, et troisiиmement l’вme. Par consйquent, le premier effet, qui est l’кtre, est attribuй proprement а la cause premiиre ; le deuxiиme, qui est le connaоtre, est attribuй а l’intelligence ; et le troisiиme, qui est le mouvoir, est attribuй а l’вme. Mais cependant, la cause seconde agit toujours en vertu de la cause premiиre, et ainsi, elle a quelque chose de son opйration ; de mкme aussi, les orbes infйrieurs ont quelque chose du mouvement du premier orbe ; et donc l’intelligence, selon lui, non seulement pense, mais encore elle donne l’кtre ; et l’вme, qui selon lui est produite par l’intelligence, non seulement meut, ce qui est l’action de l’animal, mais encore pense, ce qui est une action intellectuelle, et donne l’кtre, ce qui est une action divine ; et je dis ceci de l’вme noble, que cet auteur conзoit comme l’вme d’un corps cйleste ou n’importe quelle autre вme raisonnable. Ainsi donc, il n’est pas nйcessaire que la puissance divine meuve seule immйdiatement, mais les causes infйrieures le peuvent aussi par des puissances propres, en tant qu’elles participent а la puissance des causes supйrieures.

 

Selon saint Augustin, on appelle raisons sйminales toutes les puissances actives et passives confйrйes par Dieu aux crйatures, et au moyen desquelles il amиne а l’existence les effets naturels ; aussi dit-il lui-mкme au troisiиme livre sur la Trinitй que, de mкme que les mиres sont enceintes, de mкme le monde est lourd des causes de ce qui naоt, exposant ce qu’il avait dit plus haut а propos des raisons sйminales, qu’il avait aussi appelйes des puissances et des facultйs distribuйes aux rйalitйs. Donc, au nombre de ces raisons sйminales sont aussi les puissances actives des corps cйlestes, qui sont plus nobles que les puissances actives des corps infйrieurs, et peuvent ainsi les mouvoir ; et elles sont appelйes raisons sйminales parce que tous les effets sont originairement dans les causes actives comme en des semences. Cependant, si l’on entend par raisons sйminales les commencements des formes qui sont dans la matiиre prime en tant qu’elle est en puissance а toutes les formes, comme certains le veulent, alors, bien que cela ne s’accorde guиre aux paroles de saint Augustin, l’on peut dire cependant que leur simplicitй est due а leur imperfection, comme la matiиre prime aussi est simple ; voilа pourquoi, comme pour la matiиre prime, il n’en rйsulte pas qu’elles ne soient pas mues.

 

Il est nйcessaire de rapporter la diffйrence des sexes а des causes cйlestes. En effet, tout agent tend а s’assimiler le patient, autant que possible ; la puissance active qui est dans la semence du mвle tend donc toujours а amener ce qui est conзu au sexe masculin, qui est plus parfait ; aussi le sexe fйminin survient-il hors de l’intention de la nature particuliиre de l’agent. Si donc il n’y avait pas quelque puissance pour tendre au sexe fйminin, la gйnйration fйminine serait tout а fait fortuite, comme pour les monstres ; voilа pourquoi il est dit que, bien qu’elle soit hors de l’intention de la nature particuliиre, en raison de quoi la femelle est appelйe un mвle mutilй, cependant elle est de l’intention de la nature universelle, qui est la puissance du corps cйleste, comme dit Avicenne. Mais il peut y avoir du cфtй de la matiиre un empкchement faisant que ni la puissance cйleste ni la puissance particuliиre n’obtient son effet, qui est la production du sexe masculin ; aussi une femelle est-elle parfois engendrйe alors mкme qu’existe dans le corps cйleste une disposition au contraire, а cause d’une mauvaise disposition de la matiиre ; ou bien а l’inverse, le sexe masculin sera engendrй contre la disposition du corps cйleste, а cause de la victoire de la puissance particuliиre sur la matiиre. Donc il se produit que dans la conception des jumeaux la matiиre est sйparйe par l’opйration de la nature, une partie obйissant plus que l’autre а la puissance de l’agent, а cause de l’indigence de l’autre ; et c’est pourquoi d’un cфtй un sexe fйminin est engendrй, et de l’autre un masculin, que le corps cйleste dispose а l’un ou а l’autre ; cependant, cela peut mieux se produire lorsque le corps cйleste dispose au sexe fйminin.

 

10° On dit que la cause premiиre influe plus que la seconde, parce que son effet dans le causй est plus intime et permanent que l’effet de la cause seconde ; cependant, l’effet est davantage semblable а la cause seconde, car c’est par elle que l’action de la cause premiиre est dйterminйe en quelque sorte а cet effet.

 

11° Bien que le mouvement cйleste, en tant qu’il est l’acte d’un corps mobile, ne soit pas un mouvement volontaire, cependant, en tant qu’il est l’acte du moteur, il est volontaire, c’est-а-dire causй par quelque volontй ; et de ce point de vue, les choses qui sont causйes par ce mouvement peuvent se tenir sous la providence.

 

12° L’effet ne rйsulte de la cause premiиre qu’une fois posйe la cause seconde ; aussi la nйcessitй de la cause premiиre n’amиne-t-elle une nйcessitй dans l’effet qu’une fois posйe la nйcessitй dans la cause seconde.

 

13° Le corps cйleste n’est pas fait pour l’homme comme pour une fin principale, mais sa fin principale est la bontй divine. En outre, que l’homme soit plus noble que le corps cйleste, ne vient pas de la nature du corps, mais de la nature de l’вme raisonnable. Enfin, supposй que le corps de l’homme soit plus noble dans l’absolu que le corps cйleste, rien n’empкcherait le corps cйleste d’кtre plus noble que le corps humain sous quelque aspect, c’est-а-dire en tant qu’il a une puissance active au lieu que l’autre a une puissance passive, et ainsi il pourra agir sur lui ; ainsi йgalement le feu, en tant qu’il est chaud en acte, agit sur le corps humain en tant que celui-ci est chaud en puissance.

 

14° L’вme raisonnable est а la fois une certaine substance et l’acte du corps. Donc, en tant qu’elle est une substance, elle est plus noble que la forme cйleste, mais non en tant qu’elle est l’acte du corps. On peut aussi rйpondre que l’вme est la perfection du corps humain а la fois comme forme et comme moteur ; or le corps cйleste, parce qu’il est parfait, ne requiert pas une substance spirituelle pour le perfectionner comme une forme, mais seulement celle qui le perfectionne comme un moteur ; et cette perfection selon la nature est plus noble que l’вme humaine. Quoique certains aussi aient posй que les moteurs unis aux orbes cйlestes йtaient leurs formes ; mais cela est laissй dans le doute par saint Augustin dans son commentaire sur la Genиse au sens littйral. Saint Jйrфme aussi, commentant Eccl. 1, 6 : « tournoyant de toutes parts, etc. », semble l’affirmer ; la Glose dit : « Il a nommй le soleil esprit, comme s’il avait вme, souffle et vigueur. » Cependant, saint Jean Damascиne dit le contraire au deuxiиme livre : « Que nul n’estime les cieux ou les luminaires comme animйs : car ils sont inanimйs et insensibles. »

 

15° Mкme l’action d’un contraire qui s’oppose а la puissance active d’un corps cйleste a une cause dans le ciel : en effet, les philosophes posent que les rйalitйs infйrieures sont conservйes dans leurs actions par le mouvement premier ; et ainsi, ce contraire qui agit en empкchant l’effet d’un corps cйleste, par exemple le chaud qui empкche l’humidification venant de la lune, a lui aussi une cause cйleste ; et de la sorte, mкme la santй qui s’ensuit ne s’oppose pas tout а fait а l’action du corps cйleste, mais y a quelque racine.

 

16° Les corps cйlestes touchent les rйalitйs infйrieures, mais ne sont pas touchйes par elles, comme il est dit au premier livre sur la Gйnйration ; et l’un quelconque d’entre eux ne touche pas l’une quelconque de celles-ci immйdiatement, mais par un mйdium, comme on l’a dit.

 

17° L’action de l’agent est reзue dans le mйdium en fonction du mode de celui-ci ; et voilа pourquoi elle est parfois reзue autrement dans le mйdium que dans l’extrкme ; ainsi la puissance de l’aimant qui attire est portйe vers le fer par le moyen de l’air, qui n’est pas attirй ; et la puissance du poisson qui engourdit la main est portйe vers la main par le moyen du filet qu’elle n’engourdit pas, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Quant aux corps cйlestes, ils ont assurйment toutes les qualitйs qui existent dans les infйrieurs, suivant leur mode, c’est-а-dire originairement et non comme elles sont en ces derniers ; et c’est pourquoi les actions des corps suprкmes ne sont pas reзues dans les orbes intermйdiaires en sorte que ceux-ci soient altйrйs, comme le sont les rйalitйs infйrieures de ce monde.

 

18° La providence gouverne les rйalitйs infйrieures de ce monde par les corps supйrieurs ; non pas en sorte que la providence divine soit communiquйe а ces corps, mais parce qu’ils sont faits instruments de la divine providence ; comme l’art n’est pas communiquй au marteau qui en est l’instrument.

Article 10 : La divine providence gouverne-t-elle les actes humains au moyen des corps cйlestes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Saint Jean Damascиne dit que les corps cйlestes йtablissent en nous des tempйraments, des habitus et des dispositions. Or, les habitus et les dispositions appartiennent а l’intelligence et а la volontй, qui sont les principes des actes humains. Dieu dispose donc les actes humains au moyen des corps cйlestes.

 

 Il est dit au livre des Six Principes que l’вme unie au corps imite le tempйrament du corps. Or les corps cйlestes impriment dans le tempйrament humain. Donc aussi dans l’вme elle-mкme ; et de la sorte, ils peuvent кtre la cause des actes humains.

 

 Tout ce qui agit dans le premier, agit dans le suivant. Or l’essence de l’вme est antйrieure а ses puissances, que sont la volontй et l’intelligence, puisqu’elles sont issues de l’essence de l’вme. Puis donc que les corps cйlestes impriment dans l’essence mкme de l’вme raisonnable (car ils impriment en elle en tant qu’elle est l’acte du corps, ce qui lui revient par son essence), il semble que les corps cйlestes impriment dans l’intelligence et la volontй ; et par consйquent, ils sont les principes des actes humains.

 

L’instrument agit non seulement par sa propre vertu, mais encore par la vertu de l’agent principal. Or le corps cйleste йtant un moteur mы, il est l’instrument de la substance spirituelle motrice ; et son mouvement est non seulement l’acte du corps mы, mais l’acte de l’esprit moteur. Son mouvement agit donc non seulement par la vertu du corps mы, mais aussi par la vertu de l’esprit moteur. Or, de mкme que ce corps cйleste surpasse le corps humain, de mкme cet esprit surpasse l’esprit humain. Donc, de mкme que ce mouvement imprime dans le corps humain, de mкme il imprime dans l’вme humaine, et de la sorte, il semble que [les corps cйlestes] soient les principes des actes humains.

 

 L’expйrience montre que des hommes sont disposйs depuis leur naissance а l’apprentissage ou а l’exercice de mйtiers : certains sont disposйs pour кtre forgerons, d’autres pour кtre mйdecins, et ainsi de suite ; et cela ne peut кtre rapportй aux principes prochains de la gйnйration comme а une cause, car parfois, les enfants se trouvent disposйs а des choses auxquelles les parents n’йtaient pas inclinйs. Il est donc nйcessaire que cette diversitй de dispositions se rapporte aux corps cйlestes comme а une cause. Or on ne peut pas affirmer que de telles dispositions sont dans les вmes au moyen des corps, car les qualitйs corporelles n’opиrent nullement pour ces inclinations comme elles opиrent pour la colиre, la joie, et les autres passions de l’вme comme celles-ci. Les corps cйlestes impriment donc immйdiatement et directement dans les вmes humaines ; et de la sorte, les actes humains sont disposйs au moyen des corps cйlestes eux-mкmes.

 

 Certains parmi les actes humains semblent surpasser les autres : ce sont rйgner, diriger les guerres, et autres semblables. Or, comme dit Isaac au premier livre sur les Dйfinitions, « Dieu a fait rйgner un orbe sur les royaumes et sur les guerres. » Donc, а bien plus forte raison les autres actes humains sont-ils disposйs au moyen des corps cйlestes.

 

 Il est plus facile de changer la partie que le tout. Or parfois, par la vertu des corps cйlestes tout le peuple d’une mкme province est excitй а faire la guerre, comme disent les philosophes. Donc, а bien plus forte raison un homme particulier est-il excitй par la vertu des corps cйlestes.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « Ils ne sont absolument pas la cause de nos actes » — il s’agit des corps cйlestes — « car mis par le Crйateur en possession d’un libre arbitre, nous sommes maоtres de nos actes. »

 

Vont dans le mкme sens ce que saint Augustin dйtermine au cinquiиme livre de la Citй de Dieu et а la fin du livre sur la Genиse au sens littйral, et ce que saint Grйgoire dйtermine dans l’homйlie sur l’Йpiphanie.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement dans cette question, il faut savoir quels actes sont appelйs humains. Les actes proprement appelйs humains sont ceux dont l’homme est lui-mкme le maоtre ; or l’homme est maоtre de ses actes par la volontй ou par le libre arbitre ; cette question tourne donc autour des actes de la volontй et du libre arbitre. En effet, les autres actes qui sont dans l’homme sans кtre soumis au commandement de la volontй, comme les actes des puissances nutritive et gйnйrative, sont soumis aux puissances cйlestes comme les autres actes corporels.

 

Or il y a eu plusieurs erreurs concernant les actes humains dont nous parlons. Certains, en effet, ont posй que les actes humains ne relevaient pas de la divine providence et ne se rapportaient pas а une cause, si ce n’est а notre providence. Et Cicйron semble avoir йtй de cet avis, comme dit saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car la volontй est un moteur mы, comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme ; il est donc nйcessaire de rapporter son acte а quelque principe premier, qui est un moteur non mы.

 

Aussi d’autres ont-ils rapportй tous les actes de la volontй aux corps cйlestes, posant que le sens et l’intelligence sont en nous une mкme chose, et que, par consйquent, toutes les vertus de l’вme sont corporelles, et ainsi, sont soumises aux actions des corps cйlestes. Mais le Philosophe dйtruit cette position au troisiиme livre sur l’Вme, montrant que l’intelligence est une puissance immatйrielle, et que son action n’est pas corporelle ; et, comme il est dit au seiziиme livre sur les Animaux, « ce dont les principes agissent sans le corps a nйcessairement des principes incorporels » ; il est donc impossible que les actions de l’intelligence et de la volontй se ramиnent au sens propre а des principes corporels.

 

Et c’est pourquoi Avicenne a posй dans sa Mйtaphysique que, de mкme que l’homme est composй d’вme et de corps, de mкme aussi le corps cйleste ; et de mкme que les actions et les mouvements du corps humain se rapportent aux corps cйlestes, de mкme toutes les actions de l’вme se rapportent aux вmes cйlestes comme а des principes, de sorte que toute volontй qui est en nous est causйe par la volontй d’une вme cйleste. Et cela peut assurйment s’accorder а l’opinion qu’il a de la fin de l’homme, qui est selon lui dans l’union de l’вme humaine а l’вme cйleste, ou а l’Intelligence. En effet, puisque la perfection de la volontй est la fin et le bien, qui est son objet, comme le visible est l’objet de la vue, il est nйcessaire que ce qui agit sur la volontй inclue aussi la notion de fin, car l’efficient n’agit que dans la mesure oщ il imprime sa forme dans ce qui peut la recevoir. Mais d’aprиs l’enseignement de la foi, Dieu lui-mкme est immйdiatement la fin de la vie humaine ; en effet, c’est en jouissant de sa vision que nous serons bйatifiйs ; voilа pourquoi lui seul peut imprimer dans notre volontй.

 

Mais il est nйcessaire que l’ordre des mobiles corresponde а l’ordre des moteurs. Or dans la relation а la fin, que la providence regarde, on rencontre d’abord en nous la volontй, а laquelle se rapporte en premier la raison formelle de bien et de fin, et elle se sert de tout ce qui est en nous comme d’instruments pour obtenir la fin ; quoique, sous un autre aspect, l’intelligence prйcиde la volontй. Plus prиs de la volontй, il y a l’intelligence, et plus йloignйes sont les puissances corporelles. Voilа pourquoi Dieu lui-mкme, qui est pourvoyeur absolument premier, imprime seul dans notre volontй. L’ange, qui le suit dans l’ordre des causes, imprime dans notre intelligence, йtant donnй que nous sommes йclairйs, purifiйs et perfectionnйs par les anges, comme dit Denys. Et les corps, qui sont des agents infйrieurs, peuvent imprimer dans les puissances sensibles et en d’autres puissances attachйes а des organes. Mais йtant donnй que le mouvement d’une puissance de l’вme rejaillit sur l’autre, il se produit que l’impression du corps cйleste rejaillit sur l’intelligence comme par accident, et ensuite sur la volontй ; et semblablement, l’impression de l’ange sur l’intelligence rejaillit sur la volontй par accident.

 

Mais cependant, de ce point de vue, la disposition de l’intelligence relativement aux puissances sensitives est autre que celle de la volontй ; en effet, notre intelligence est naturellement mue par la puissance sensitive apprйhensive а la faзon dont l’objet meut la puissance, car le phantasme est а l’intellect possible ce que la couleur est а la vue, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et c’est pourquoi, une fois perturbйe la puissance sensitive intйrieure, l’intelligence est nйcessairement perturbйe ; ainsi voyons-nous que lorsque l’organe de l’imagination est blessй, l’action de l’intelligence est empкchйe. Et de cette faзon, l’action ou l’impression du corps cйleste peut rejaillir sur l’intelligence comme par voie de nйcessitй ; par accident toutefois, comme c’йtait par soi sur les corps. Et je dis : nйcessitй, а moins qu’il n’y ait une disposition contraire du cфtй du mobile. Mais l’appйtit sensitif n’est pas naturellement moteur de la volontй, c’est l’inverse, car l’appйtit supйrieur meut l’appйtit infйrieur comme la sphиre meut la sphиre, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et, si fortement que l’appйtit infйrieur soit perturbй par une passion comme la colиre ou la concupiscence, il n’est pas nйcessaire que la volontй soit perturbйe ; bien au contraire, elle a la puissance de repousser une telle perturbation, comme il est dit au livre de la Genиse : « Ta concupiscence sera sous toi » (Gen. 4, 7). Et c’est pourquoi, dans les actes humains, aucune nйcessitй n’est induite par les corps cйlestes ni du cфtй des rйcepteurs ni du cфtй des agents, mais seulement une inclination, que la volontй peut aussi repousser par une vertu acquise ou infuse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Jean Damascиne envisage les dispositions et habitus corporels.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, l’вme, quant а l’acte de volontй, ne suit pas nйcessairement la disposition du corps, mais du tempйrament du corps provient seulement une inclination aux choses sur lesquelles porte la volontй.

 

Cet argument serait probant si le corps cйleste pouvait imprimer par lui-mкme dans l’essence de l’вme ; mais l’impression du corps cйleste ne parvient а l’essence de l’вme que par accident, c’est-а-dire par la mutation du corps dont celle-ci est l’acte. Or la volontй n’est pas issue de l’essence de l’вme en raison de son union au corps ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’instrument de l’agent spirituel ne dйploie une puissance spirituelle qu’en agissant par une puissance corporelle. Or le corps cйleste ne peut agir par une puissance corporelle que sur un corps ; voilа pourquoi mкme l’action qui dйploie une puissance spirituelle ne peut parvenir а l’вme que par accident, c’est-а-dire au moyen du corps. Mais son action peut se produire dans le corps de deux faзons : c’est en effet par une puissance corporelle qu’elle meut les qualitйs йlйmentaires que sont le chaud et le froid, et d’autres semblables ; mais c’est par une puissance spirituelle qu’elle amиne а l’espиce et aux effets rйsultant de l’espиce entiиre, qui ne peuvent кtre ramenйs aux qualitйs йlйmentaires.

 

Il est un effet des corps cйlestes dans les corps infйrieurs de ce monde qui n’est pas causй au moyen du chaud et du froid : par exemple, l’aimant attire le fer ; et de cette faзon, le corps cйleste laisse dans le corps humain une disposition par laquelle il se produit que l’вme unie а lui est inclinйe а tel ou tel mйtier.

 

La parole d’Isaac, si elle doit кtre conservйe, doit s’entendre uniquement de l’inclination, comme on l’a dit.

 

La multitude suit dans la plupart des cas les inclinations naturelles, parce que les hommes de la multitude acquiescent aux passions ; mais les sages, par la raison, vainquent les passions et les inclinations susdites. Voilа pourquoi il est plus probable pour une multitude qu’elle opиre ce а quoi incline le corps cйleste, que pour un homme singulier, qui vainc peut-кtre par la raison l’inclination susdite. Il en serait de mкme si l’on imaginait une multitude d’hommes bilieux : il ne se produirait pas facilement qu’elle ne fыt point mue а la colиre, quoique cela puisse mieux se produire pour un seul.

Question 6 : [La prйdestination]

 

Introduction

 

Article 1 : La prйdestination appartient-elle а la science ou а la volontй ?

Article 2 : La prescience des mйrites est-elle la cause et la raison de la prйdestination ?

Article 3 : La prйdestination est-elle certaine ?

Article 4 : Le nombre des prйdestinйs est-il certain ?

Article 5 : Les prйdestinйs ont-il la certitude de leur prйdestination ?

Article 6 : La prйdestination peut-elle кtre aidйe par les priиres des saints ?

 

 

 

Article 1 : La prйdestination appartient-elle а la science ou а la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle appartienne [seulement] а la volontй, comme а un genre.

 

Comme dit saint Augustin au livre sur la Prйdestination des saints, la prйdestination est un propos de faire misйricorde. Or le propos appartient а la volontй. Donc la prйdestination aussi.

 

La prйdestination semble кtre identique а l’йlection йternelle, dont il est dit en Йph. 1, 4 : « il nous a йlus en lui avant la crйation du monde », car les mкmes sont appelйs йlus et prйdestinйs. Or l’йlection, selon le Philosophe aux sixiиme et dixiиme livres de l’Йthique, appartient а l’appйtit plutфt qu’а l’intelligence. La prйdestination appartient donc aussi а la volontй plutфt qu’а la science.

 

[Le rйpondant] disait que l’йlection prйcиde la prйdestination, et ne lui est pas identique. En sens contraire : la volontй suit la science, et ne la prйcиde pas. Or l’йlection appartient а la volontй. Si donc l’йlection prйcиde la prйdestination, celle-ci ne peut appartenir а la science.

 

Si la prйdestination appartenait а la science, il semblerait que la prйdestination soit identique а la prescience ; et dans ce cas, quiconque saurait d’avance le salut de quelqu’un le prйdestinerait. Or cela est faux. En effet, les prophиtes ont su d’avance le salut des nations et ne les ont pas prйdestinйes. Donc, etc.

 

La prйdestination implique une causalitй. Or la causalitй n’entre pas dans la notion de science, mais plutфt dans celle de volontй. La prйdestination appartient donc а la volontй plutфt qu’а la science.

 

La volontй diffиre de la puissance en ceci, que la puissance regarde les effets seulement dans le futur (car il n’y a pas de puissance par rapport aux choses qui existent ou ont existй), tandis que la volontй regarde indiffйremment l’effet prйsent et futur. Or la prйdestination a un effet dans le prйsent et dans le futur ; et c’est pourquoi saint Augustin dit que la prйdestination est une prйparation de la grвce dans le prйsent et de la gloire dans le futur. La prйdestination appartient donc а la volontй.

 

 La science ne regarde pas les rйalitйs comme faites ou а faire, mais plutфt comme connues ou а connaоtre ; la prйdestination, elle, regarde ce qui est а faire. La prйdestination n’appartient donc pas а la science.

 

L’effet reзoit son nom de la cause prochaine plutфt que de la cause йloignйe, comme l’homme engendrй, de l’homme qui engendre plutфt que du soleil. Or la prйparation provient de la science et de la volontй ; mais la science est une cause antйrieure et plus йloignйe que la volontй. La prйparation appartient donc а la volontй plutфt qu’а la science. Or la prйdestination est la prйparation de quelqu’un а la gloire, comme dit saint Augustin. La prйdestination appartiendra donc, elle aussi, а la volontй plutфt qu’а la science.

 

 Lorsque plusieurs mouvements sont ordonnйs а un seul terme, l’ensemble des mouvements coordonnйs reзoit le nom du dernier d’entre eux ; ainsi, pour faire sortir la forme substantielle de la puissance de la matiиre, on ordonne d’abord une altйration, puis une gйnйration, et le tout est appelй gйnйration. Or pour prйparer quelque chose, on ordonne d’abord un mouvement de science et ensuite un mouvement de volontй. Le tout doit donc кtre attribuй а la volontй ; et ainsi la prйdestination semble кtre surtout dans la volontй.

 

10° Si l’un de deux contraires est appropriй а quelque chose, l’autre est tout а fait йloignй de cette mкme chose. Or les maux sont surtout appropriйs а la divine prescience : nous disons en effet des mйchants qu’ils sont connus d’avance ; la prescience ne regarde donc pas les biens. Or la prйdestination concerne seulement les biens du salut. Elle n’appartient donc pas а la prescience.

 

11° Ce qui est dit au sens propre n’a pas besoin de l’ajout d’une glose. Or dans la Sainte Йcriture, lorsque la connaissance est mentionnйe en rapport au bien, elle est glosйe comme approbation, comme cela est clair en I Cor. 8, 3 : « Si quelqu’un aime Dieu, celui-lа est connu de lui » « c’est-а-dire approuvй » ; et en II Tim. 2, 19 : « Le Seigneur connaоt ceux qui sont а lui » « c’est-а-dire approuve ». La connaissance ne porte donc pas proprement sur les bons. Donc, etc.

 

12° Prйparer appartient а la puissance motrice, car cela concerne l’њuvre. Or la prйdestination est une prйparation, comme on l’a dit. La prйdestination appartient donc а la puissance motrice, donc а la volontй et non а la science.

 

13° La raison reproduite suit la raison modиle. Or dans la raison humaine, qui est reproduite а partir de la divine, nous voyons que la prйparation appartient а la volontй et non а la science. Il en sera donc de mкme dans la prйparation divine ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

14° Tous les attributs divins sont rйellement la mкme chose, mais leur diffйrence se montre par la diversitй des effets. Une chose que l’on dit de Dieu doit donc кtre rapportйe а l’attribut divin auquel son effet est appropriй. Or la grвce et la gloire sont les effets de la prйdestination, et sont appropriйes а la volontй ou а la bontй. La prйdestination appartient donc aussi а la volontй, non а la science.

 

 

En sens contraire :

 

« Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prйdestinйs » (Rom. 8, 29). А propos de ce passage, la Glose dit : « La prйdestination est la prescience et la prйparation des bienfaits de Dieu », etc.

 

Tout prйdestinй est connu, mais la rйciproque est fausse. Le prйdestinй est donc dans le genre du connu. La prйdestination est donc aussi dans le genre de la science.

 

Chaque chose est а mettre plutфt dans le genre de ce qui lui convient toujours que dans le genre de ce qui ne lui convient pas toujours. Or ce qui est du cфtй de la science convient toujours а la prйdestination : en effet, la prescience accompagne toujours la prйdestination, alors que l’apposition de la grвce, qui se fait par la volontй, ne l’accompagne pas toujours, car la prйdestination est йternelle tandis que l’apposition de la grвce est temporelle. La prйdestination doit donc кtre mise dans le genre de la science plutфt que de la volontй.

 

Le Philosophe compte les habitus cognitifs et opйratifs au nombre des vertus intellectuelles, qui appartiennent а la raison plutфt qu’а l’appйtit, comme cela est clair pour la prudence et l’art au sixiиme livre de l’Йthique. Or la prйdestination implique un principe cognitif et opйratif, car elle est а la fois prescience et prйparation, comme on le voit par la dйfinition dйjа citйe. La prйdestination appartient donc а la connaissance plutфt qu’а la volontй.

 

 Les contraires sont dans le mкme genre. Or la rйprobation est contraire а la prйdestination. Puis donc que la rйprobation est dans le genre de la science, car Dieu connaоt d’avance la mйchancetй des rйprouvйs et ne la fait pas, il semble que la prйdestination soit aussi dans le genre de la science.

 

 

Rйponse :

 

La destinatio, d’oщ vient le nom de prйdestination, implique l’envoi de quelqu’un vers une fin : ainsi, on dit qu’il « destine un messager », celui qui l’envoie faire quelque chose. Et parce que ce que nous nous proposons de faire, nous le dirigeons vers l’exйcution comme vers une fin, l’on dit que nous « destinons » ce que nous nous proposons de faire, comme ce qui est dit d’Йlйazar en II Macc. 6, 20 : « il rйsolut [litt. : il destina] » dans son cњur « de ne rien faire contre la loi par amour de la vie ». Mais le prйfixe « prй- », qui est accolй, ajoute une relation au futur ; par consйquent, tandis que l’on ne peut « destiner » que ce qui existe, l’on peut prйdestiner aussi ce qui n’existe pas. Et sous ces deux aspects, la prйdestination se place sous la providence comme une partie de celle-ci. En effet, on a dit dans la question prйcйdente que la direction vers la fin appartenait а la providence ; la providence est aussi posйe par Cicйron relativement au futur ; et certains dйfinissent que la providence est « une connaissance prйsente maniant un йvйnement futur ».

 

Mais cependant, la prйdestination diffиre de la providence sur deux points. La providence, en effet, implique une ordination а la fin en gйnйral, et s’йtend par consйquent а tout ce que Dieu ordonne а quelque fin, soit les кtres raisonnables soit les irrationnels, soit les biens soit les maux, alors que la prйdestination regarde seulement la fin qui est possible pour une crйature raisonnable, c’est-а-dire la gloire ; voilа pourquoi il n’y a de prйdestination que des hommes, et relativement aux choses du salut. Il y a aussi une autre diffйrence. En effet, deux choses sont а considйrer en toute ordination а la fin : l’ordre lui-mкme, et l’issue ou le rйsultat de l’ordre ; car ce n’est pas tout ce qui est ordonnй а la fin qui obtient la fin. La providence regarde donc seulement l’ordre relatif а la fin, de sorte que tous les hommes sont ordonnйs а la bйatitude par la providence de Dieu. Mais la prйdestination regarde aussi l’issue ou le rйsultat de l’ordre, de sorte qu’elle ne concerne que ceux qui obtiendront la gloire. La prйdestination est donc а l’issue ou au rйsultat de l’ordre ce que la providence est а l’application de l’ordre ; car, que quelques-uns obtiennent cette fin qu’est la gloire, ne vient pas principalement de leurs propres forces, mais du secours de la grвce divinement confйrй.

 

Donc, nous avons dit au sujet de la providence qu’elle consiste dans un acte de la raison, comme la prudence dont elle est une partie, йtant donnй qu’il appartient а la seule raison de diriger ou d’ordonner ; de mкme aussi la prйdestination consiste dans un acte de la raison qui dirige ou ordonne vers la fin. Mais la direction vers la fin prйsuppose la volontй de la fin : car nul n’ordonne quelque chose vers une fin qu’il ne veut pas ; et par consйquent, l’йlection parfaite de la prudence ne peut exister qu’en celui qui a la vertu morale, selon le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique : car c’est par la vertu morale que l’intention de quelqu’un est stabilisйe dans la fin, а laquelle la prudence ordonne. Or la fin vers laquelle la prйdestination dirige n’est pas considйrйe en gйnйral, mais dans son rapport а celui qui obtient cette fin, et qui doit кtre distinct, pour le dirigeant, de ceux qui n’obtiendront pas cette fin ; voilа pourquoi la prйdestination prйsuppose l’amour, par lequel Dieu veut le salut de quelqu’un. Donc, de mкme que le prudent n’ordonne а la fin qu’en tant qu’il est tempйrant ou juste, de mкme Dieu ne prйdestine qu’en tant qu’il est aimant. L’йlection aussi est prйsupposйe, par laquelle celui qui est infailliblement dirigй vers la fin est sйparй des autres qui ne sont pas ainsi ordonnйs а la fin. Or cette sйparation n’est pas due а une diffйrence rencontrйe en ceux qui sont sйparйs, et qui pourrait inciter а l’amour : car « avant mкme que les enfants fussent nйs, et qu’ils eussent rien fait, ni bien ni mal, il fut dit : “J’ai aimй Jacob, et j’ai haп Йsaь”», comme il est dit en Rom. 9, 11-13. Aussi la prйdestination prйsuppose-t-elle l’йlection et l’amour, et l’йlection prйsuppose l’amour.

 

Mais deux choses s’ensuivent de la prйdestination : l’obtention de la fin, c’est-а-dire la glorification, et la collation du secours pour l’obtention de la fin, c’est-а-dire l’apposition de la grвce, apposition qui se rattache а la vocation ; et ainsi, deux effets sont associйs а la prйdestination : la grвce et la gloire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il en est ainsi, dans les actes de l’вme, que l’acte prйcйdent est inclus en quelque sorte virtuellement dans le suivant ; et parce que la prйdestination prйsuppose l’amour, qui est un acte de la volontй, quelque chose appartenant а la volontй est inclus dans la notion de prйdestination, et pour cela le propos et d’autres choses appartenant а la volontй sont parfois posйs dans la dйfinition de la prйdestination.

 

La prйdestination n’est pas identique а l’йlection, mais la prйsuppose, comme on l’a dit ; et c’est pourquoi les mкmes sont prйdestinйs et йlus.

 

Puisque l’йlection appartient а la volontй et la direction а la raison, la direction prйcиde toujours l’йlection, si on les rapporte au mкme ; mais si on les rapporte а des choses diverses, alors il n’est pas aberrant que l’йlection prйcиde la prйdestination, qui implique la notion de direction : car l’йlection, comme elle est entendue ici, concerne celui qui est dirigй vers la fin ; or il faut concevoir en premier celui qui est dirigй vers la fin, et ensuite le fait mкme de diriger vers la fin ; voilа pourquoi l’йlection prйcиde la prйdestination dans le cas prйsent.

 

Bien qu’elle soit mise dans le genre de la science, la prйdestination ajoute cependant quelque chose а la science et а la prescience : la direction ou l’ordination vers la fin, comme la prudence ajoute а la connaissance ; donc, de mкme que celui qui sait ce qu’il faut faire n’est pas toujours prudent, de mкme tout prescient n’est pas prйdestinant.

 

Bien que la causalitй n’entre pas dans la notion de science en tant que telle, elle entre cependant dans la notion de science en tant que celle-ci dirige et ordonne vers la fin, ce qui n’appartient pas а la volontй mais seulement а la raison ; ainsi йgalement la pensйe entre dans la notion d’animal raisonnable non en tant qu’animal mais en tant que raisonnable.

 

De mкme que la volontй regarde l’effet prйsent et futur, de mкme aussi la science ; donc, de ce point de vue, on ne peut prouver que la prйdestination appartient а l’un d’eux plutфt qu’а l’autre. Mais cependant la prйdestination, au sens propre, ne regarde que le futur, qui est dйsignй par le prйfixe, qui implique une relation au futur ; et l’on ne dit pas identiquement « avoir un effet dans le prйsent » et « avoir un effet prйsent », car « кtre dans le prйsent » se dit de tout ce qui appartient а l’йtat de cette vie, qu’il soit prйsent, passй ou futur.

 

Bien que la science en tant que science ne regarde pas les choses а faire, cependant la science pratique regarde les choses а faire ; et c’est а une telle science que la prйdestination se rapporte.

 

La prйparation implique au sens propre la disposition de la puissance а l’acte. Or il y a deux puissances : active et passive ; et c’est pourquoi il y a deux prйparations : l’une du patient, et l’on dit ainsi que la matiиre est prйparйe а la forme ; l’autre de l’agent, et l’on dit ainsi que quelqu’un se prйpare а faire quelque chose ; et c’est une telle prйparation qu’implique la prйdestination, qui ne peut rien poser d’autre en Dieu que l’ordination mкme de quelqu’un vers la fin. Or le principe prochain de l’ordination est la raison, mais le principe йloignй est la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; voilа pourquoi, selon l’argument invoquй, la prйdestination est attribuйe principalement а la raison, plutфt qu’а la volontй.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

10° Les maux sont appropriйs а la prescience, non que la prescience porte plus proprement sur les maux que sur les biens, mais parce que les biens ont autre chose de correspondant en Dieu que la prescience, tandis que les maux ne l’ont pas ; comme aussi le convertible qui n’indique pas la substance s’approprie le nom de propre — qui convient aussi proprement а la dйfinition — parce que la dйfinition ajoute quelque excellence.

 

11° L’ajout d’une glose ne signifie pas toujours l’impropriйtй, mais il est parfois nйcessaire pour spйcifier ce qui est dit en gйnйral ; et c’est ainsi que la connaissance est glosйe par l’approbation.

 

12° Prйparer ou ordonner appartient seulement а la puissance motrice ; mais la volontй n’est pas seule motrice, la raison pratique l’est aussi, comme cela est clair au troisiиme livre sur l’Вme.

 

13° Mкme dans la raison humaine il en est ainsi, que la prйparation, en tant qu’elle implique une ordination ou une direction vers la fin, est un acte propre de la raison et non de la volontй.

 

14° Dans l’attribut divin, il faut considйrer non seulement l’effet, mais aussi son rapport а l’effet : car l’effet de la science, de la puissance et de la volontй est le mкme, mais ces trois noms n’impliquent pas le mкme rapport а cet effet. Or le rapport impliquй par la prйdestination а son effet s’accorde plus avec le rapport de la science en tant que dirigeante, qu’avec le rapport de la puissance et de la volontй ; voilа pourquoi la prйdestination se rapporte а la science.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments.

 

Quoique l’on aurait pu rйpondre au deuxiиme que tout ce qui a une extension plus grande n’est pas un genre, car cela peut кtre prйdiquй accidentellement.

 

On aurait pu aussi rйpondre au troisiиme que bien que donner la grвce n’accompagne pas toujours la prйdestination, cependant vouloir la donner l’accompagne toujours.

 

On aurait pu aussi rйpondre au cinquiиme que la rйprobation s’oppose directement non pas а la prйdestination mais а l’йlection, car celui qui choisit prend l’un et rejette l’autre, et cela s’appelle rйprouver ; donc la rйprobation aussi, quant а la raison formelle signifiйe par son nom, appartient plutфt а la volontй : car rйprouver est comme refuser ; а moins peut-кtre que l’on identifie « rйprouver » а « juger indigne d’кtre admis ». Mais si l’on dit que la rйprobation appartient en Dieu а la prescience, c’est parce que rien n’est positivement en Dieu du cфtй de la volontй par rapport au mal de faute ; car il ne veut pas la faute comme il veut la grвce. Et cependant, la rйprobation est йgalement appelйe prйparation quant а la peine, que Dieu veut aussi d’une volontй consйquente mais non antйcйdente.

Article 2 : La prescience des mйrites est-elle la cause et la raison de la prйdestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

А propos de Rom. 9, 15 : « je ferai misйricorde а qui je fais misйricorde », la Glose de saint Ambroise dit : « Je ferai misйricorde а celui dont je sais d’avance qu’il reviendra de tout cњur а moi aprиs son erreur. Voilа ce qu’est donner а qui il faut donner et ne pas donner а qui il ne faut pas ; de la sorte, il appelle celui dont il sait qu’il obйit, et n’appelle pas celui dont il sait qu’il n’obйit pas. » Or obйir et revenir de tout cњur au Seigneur, cela appartient au mйrite, et les choses contraires, au dйmйrite. La prescience du mйrite et du dйmйrite est donc la cause de ce que Dieu se propose de faire misйricorde а quelqu’un ou d’exclure quelqu’un de la misйricorde ; et cela, c’est prйdestiner ou rйprouver.

 

La prйdestination inclut en soi la volontй divine du salut de l’homme ; et l’on ne peut dire qu’elle inclue la seule volontй antйcйdente, car par cette volontй Dieu veut que tous soient sauvйs, comme il est dit en 1 Tim. 2, 4, et dans ce cas, il s’ensuivrait que tous les hommes seraient prйdestinйs ; il reste donc qu’elle inclut la volontй consйquente. Or la volontй consйquente, comme dit saint Jean Damascиne, a sa cause en nous, en tant que nous nous comportons diversement de faзon а mйriter le salut ou la damnation. Nos mйrites connus d’avance par Dieu sont donc la cause de la prйdestination.

 

On appelle prйdestination principalement un propos divin de sauver l’homme. Or la cause du salut de l’homme est le mйrite de l’homme ; la science aussi est la cause et la raison de la volontй, car l’appйtible connu meut la volontй. La prescience des mйrites est donc la cause de la prйdestination, puisque les deux choses que contient la prescience sont la cause des deux choses contenues dans la prйdestination.

 

La rйprobation et la prйdestination signifient l’essence divine, et connotent un effet ; or dans l’essence divine, il n’y a aucune diversitй. Toute la diffйrence entre la prйdestination et la rйprobation vient donc des effets. Or les effets sont considйrйs de notre cфtй. C’est donc de notre cфtй que se trouve la cause de la sйparation entre prйdestinйs et rйprouvйs, sйparation qui se fait par la prйdestination. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

De mкme que le soleil, pour ce qui dйpend de lui, a le mкme rapport avec tous les corps qu’il peut illuminer, bien que tous ne puissent йgalement participer а sa lumiиre, ainsi Dieu a le mкme rapport avec toutes choses bien que toutes ne soient pas йgalement а mкme de participer а sa bontй, comme le disent communйment les saints et les philosophes. Or, par suite de cette relation semblable du soleil а tous les corps, ce n’est pas le soleil qui est la cause de la diversitй suivant laquelle une chose est obscure et l’autre lumineuse, mais ce sont les diffйrentes dispositions des corps а recevoir sa lumiиre. Et donc semblablement, la cause de la diversitй par laquelle certains parviennent au salut et d’autres sont damnйs, ou certains sont prйdestinйs et d’autres rйprouvйs, n’est pas du cфtй de Dieu mais du nфtre ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Le bien est communicatif de lui-mкme. Il appartient donc au souverain bien de se communiquer lui-mкme souverainement, suivant la capacitй de chacun. Si donc il ne se communique pas а un кtre, c’est parce que celui-ci n’est pas capable de lui. Or quelqu’un est capable ou incapable du salut, auquel la prйdestination ordonne, а cause de la qualitй de ses mйrites. Les mйrites connus d’avance sont donc la cause de ce que certains sont prйdestinйs et d’autres non.

 

 А propos de Nombr. 3, 12 : « j’ai pris les lйvites, etc. », la Glose d’Origиne dit : « Par une dйcision divine, Jacob le puоnй est devenu le premier-nй. En effet, en vertu du propos du cњur qui n’йchappait pas а Dieu, “avant mкme qu’ils fussent nйs dans ce monde et qu’ils eussent fait le bien ou le mal” le Seigneur dйclare а leur sujet : “J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en haine.” » Or cela concerne la prйdestination de Jacob, comme les saints l’exposent communйment. La prescience du propos que Jacob aurait dans son cњur fut donc la raison de sa prйdestination ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La prйdestination ne peut pas кtre injuste, puisque toutes les voies du Seigneur sont misйricorde et vйritй ; et l’on ne peut envisager dans ce cas une justice autre que distributive entre Dieu et les hommes : en effet, il ne peut кtre question ici de la justice commutative, puisque Dieu, qui n’a pas besoin de nos biens, ne reзoit rien de nous. Or la justice distributive ne donne inйgalement qu’а des sujets inйgaux ; et l’inйgalitй ne peut кtre considйrйe entre les hommes que selon la diffйrence des mйrites. Que Dieu prйdestine l’un et pas l’autre, cela vient donc de la prescience de mйrites diffйrents.

 

 La prйdestination prйsuppose l’йlection, comme on l’a dйjа dit. Or l’йlection ne peut кtre raisonnable que s’il existe une raison pour laquelle l’un est distinguй de l’autre ; et dans l’йlection dont nous parlons, on ne peut dйfinir de raison de cette distinction qu’а partir des mйrites. Puis donc que l’йlection de Dieu ne peut кtre irrationnelle, elle procиde de la prйvision des mйrites, et par consйquent la prйdestination aussi.

 

10° Exposant Mal. 1, 2 : « J’ai aimй Jacob, mais Йsaь, je l’ai pris en haine », saint Augustin dit que « cette volontй de Dieu » par laquelle il a йlu l’un et rйprouvй l’autre « ne peut кtre injuste : en effet, elle vient de mйrites trиs cachйs ». Or ces mйrites trиs cachйs ne peuvent кtre entendus dans le cas prйsent qu’en ce sens qu’ils sont dans la prescience. La prйdestination vient donc de la prescience des mйrites.

 

11° Le bon usage de la grвce est au dernier effet de la prйdestination ce que l’abus de la grвce est а l’effet de rйprobation. Or l’abus de la grвce fut pour Judas la raison de sa rйprobation ; car il est devenu rйprouvй parce qu’il est mort sans la grвce. Et ce n’est pas parce que Dieu n’a pas voulu lui donner la grвce qu’il ne l’a pas eue, mais parce que lui-mкme n’a pas voulu la recevoir, comme disent Anselme et Denys. Le bon usage de la grвce, pour saint Pierre ou pour n’importe quel autre, est donc la cause de ce qu’il a йtй йlu ou prйdestinй.

 

12° L’on peut mйriter pour un autre la premiиre grвce ; et pour la mкme raison, il semble que l’on puisse lui mйriter la continuation de la grвce jusqu’а la fin. Or la consйquence de la grвce finale est que l’on est prйdestinй. La prйdestination peut donc provenir des mйrites.

 

13° « Est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй », selon le Philosophe ; or la prescience entretient avec la prйdestination un tel rapport, car Dieu connaоt d’avance tout ce qu’il prйdestine, mais il connaоt d’avance les maux, qu’il ne prйdestine pas. La prescience est donc antйrieure а la prйdestination. Or en tout ordre, le premier est la cause du suivant. La prescience est donc la cause de la prйdestination.

 

14° Le nom de prйdestination vient de destinatio ou envoi. Or la connaissance prйcиde l’envoi ou la destinatio : car on n’envoie que ce que l’on connaоt. La connaissance est donc antйrieure а la prйdestination, et ainsi, elle semble en кtre la cause ; et nous retrouvons la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de Rom. 9, 11 : « non en vertu des њuvres, mais par le choix de celui qui appelle, il fut dit », la Glose dit : « Il montre que cela — “J’ai aimй Jacob, etc.” — ne fut pas dit а cause de mйrites antйrieurs, ni, de mкme, а cause de mйrites futurs. » Et plus bas, а propos de « Y a-t-il de l’injustice en Dieu ? » (Rom. 9, 14) : « Que personne ne dise que Dieu a choisi l’un et rйprouvй l’autre parce qu’il prйvoyait leurs њuvres futures. » Et nous retrouvons un cas semblable.

 

La grвce est l’effet de la prйdestination, mais le principe du mйrite. Il est donc impossible que la prescience des mйrites soit la cause de la prйdestination.

 

L’Apфtre dit а Tite, 3, 5 : « non а cause des њuvres de justice que nous faisions, mais selon sa misйricorde, etc. » La prйdestination du salut de l’homme ne provient donc pas de la prescience des mйrites.

 

Si la prescience des mйrites йtait la cause de la prйdestination, nul ne serait prйdestinй qui ne doive avoir des mйrites. Or quelques-uns sont tels, comme cela est clair dans le cas des enfants. La prescience des mйrites n’est donc pas la cause de la prйdestination.

 

 

Rйponse :

 

Il y a cette diffйrence entre la cause et l’effet, que tout ce qui est cause de la cause doit nйcessairement кtre cause de l’effet ; mais ce qui est cause de l’effet n’est pas nйcessairement cause de la cause ; par exemple, il est clair que la cause premiиre produit son effet au moyen de la cause seconde, et par consйquent la cause seconde cause en quelque sorte l’effet de la cause premiиre, dont elle n’est cependant pas la cause.

 

Or, dans la prйdestination, il faut envisager deux choses : la prйdestination йternelle elle-mкme, et son double effet temporel, c’est-а-dire la grвce et la gloire. L’une de celles-ci, la gloire, a pour cause mйritoire l’acte humain ; mais l’acte humain ne peut кtre cause de la grвce par mode de mйrite, il peut l’кtre comme une certaine disposition matйrielle, en tant que nous sommes prйparйs par des actes а recevoir la grвce. Mais il ne s’ensuit pas que nos actes, qu’ils prйcиdent la grвce ou la suivent, soient la cause de la prйdestination elle-mкme. Pour trouver la cause de la prйdestination, il est nйcessaire de considйrer ce qu’on a dйjа dit, que la prйdestination est une certaine direction vers la fin, њuvre de la raison mue par la volontй ; une chose peut donc кtre cause de la prйdestination dans la mesure oщ elle peut mouvoir la volontй.

 

А ce sujet, il faut savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de mouvoir la volontй : d’abord а la faзon d’une dette, ensuite sans l’idйe de dette. Or une chose peut mouvoir la volontй а la faзon d’une dette de deux faзons : d’abord dans l’absolu, ensuite en supposant autre chose. Dans l’absolu, c’est la fin ultime elle-mкme, qui est l’objet de la volontй : et elle meut la volontй de telle faзon qu’elle ne peut s’en dйtourner ; c’est pourquoi aucun homme ne peut ne pas vouloir кtre heureux, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre. Mais en supposant autre chose, ce sans quoi la fin ne peut кtre possйdйe meut selon une dette. Et ce sans quoi la fin peut кtre possйdйe, mais qui contribue au bien-кtre de la fin elle-mкme, ne meut pas la volontй selon une dette, mais l’inclination de la volontй vers lui est libre. Mais cependant, dиs lors que la volontй est librement inclinйe vers lui, elle est inclinйe а la faзon d’une dette vers tout ce sans quoi il ne peut кtre possйdй, en supposant toutefois ce que l’on posait comme voulu en premier : par exemple, le roi dans sa libйralitй fait quelqu’un soldat, mais parce qu’il ne peut кtre soldat sans avoir un cheval, il devient dы et nйcessaire qu’il lui donne un cheval, en supposant la libйralitй susdite. Or la fin de la volontй divine est sa bontй mкme, qui ne dйpend d’aucune autre chose ; elle n’a donc besoin de rien d’autre pour кtre possйdйe par Dieu ; voilа pourquoi sa volontй est inclinйe а faire en premier quelque chose non pas а la faзon d’une dette, mais seulement libйralement, parce que sa bontй est manifestйe dans son њuvre. Mais dиs que l’on suppose que Dieu veut faire quelque chose, alors il s’ensuit а la faзon d’une certaine dette, en supposant sa libйralitй, qu’il fasse ce sans quoi cette rйalitй voulue ne peut exister ; par exemple, s’il veut faire un homme, qu’il lui donne la raison.

 

Or partout oщ se rencontre une chose sans laquelle une autre voulue de Dieu pourrait exister, la premiиre ne vient pas de lui selon l’idйe d’une dette, mais de sa pure libйralitй. Or la perfection de la grвce et celle de la gloire sont des biens tels que sans eux la nature peut exister, car ils dйpassent les limites de la puissance naturelle ; donc, que Dieu veuille donner а quelqu’un la grвce et la gloire, cela vient de sa pure libйralitй. Or dans le cas des choses qui viennent de sa pure libйralitй, la cause du vouloir est la surabondante affection pour la fin de celui qui veut, et en cette fin l’on reconnaоt la perfection de la bontй mкme. Aussi la cause de la prйdestination n’est-elle rien d’autre que la bontй de Dieu.

 

Et l’on peut aussi rйsoudre de la faзon susdite une certaine controverse qui avait lieu entre plusieurs, certains prйtendant que tout procйdait de Dieu par simple volontй, d’autres affirmant que tout procйdait de Dieu selon une dette. Or ces deux opinions sont fausses : car la premiиre dйtruit l’ordre nйcessaire qui existe entre les effets divins, et la seconde pose que tout procиde de Dieu par nйcessitй de nature. Il faut choisir une voie moyenne consistant а poser que les choses qui sont voulues par Dieu en premier viennent de lui par simple volontй, tandis que celles qui sont requises pour cela procиdent selon une dette, avec cependant la supposition suivante : que la dette ne rende pas Dieu dйbiteur envers les choses, mais envers sa volontй, pour l’accomplissement de laquelle est dы ce que l’on dit procйder de Dieu selon une dette.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’usage convenable de la grвce est une certaine chose а laquelle la divine providence ordonne la grвce confйrйe ; par consйquent, il est impossible que le droit usage de la grвce connu d’avance soit lui-mкme cause motrice du don de la grвce. Ce que saint Ambroise dit : « Je donnerai la grвce а celui dont je sais qu’il reviendra de tout cњur а moi », doit donc кtre entendu non pas comme si le retour parfait du cњur inclinait la volontй а donner la grвce, mais en ce sens qu’il ordonne la grвce donnйe а ce que, par la grвce reзue, l’on se tourne parfaitement vers Dieu.

 

La prйdestination inclut la volontй consйquente, qui regarde d’ue certaine faзon ce qui est de notre cфtй, non certes comme une chose qui inclinerait la volontй divine а vouloir, mais comme une chose а la production de laquelle la volontй divine ordonne la grвce ; ou mкme comme une chose qui dispose d’une certaine faзon а la grвce, et mйrite la gloire.

 

La science est motrice de la volontй, mais pas n’importe quelle science : la science de la fin, qui est l’objet moteur de la volontй ; voilа pourquoi l’amour que Dieu a pour sa bontй procиde de la connaissance de sa bontй ; et de lа vient sa volontй de la rйpandre sur d’autres ; mais il n’en rйsulte pas que la science des mйrites soit la cause de la volontй, telle qu’elle est incluse dans la prйdestination.

 

Bien que l’on distingue les diffйrents contenus des attributs divins par leurs divers effets, il n’en rйsulte cependant pas que les effets soit les causes des attributs divins : car on ne distingue pas les contenus des attributs par les choses qui sont en nous comme par des causes, mais plutфt comme par certains signes des causes ; voilа pourquoi il n’en rйsulte pas que les choses qui sont de notre cфtй soient la cause de ce que l’un soit rйprouvй et l’autre prйdestinй.

 

Nous pouvons considйrer de deux faзons la relation de Dieu aux rйalitйs. D’abord quant а la premiиre disposition des rйalitйs, qui dйpend de la sagesse divine йtablissant les divers degrйs dans les rйalitйs ; et dans ce cas, Dieu n’est pas dans le mкme rapport а toutes choses. Ensuite en tant qu’il pourvoit les rйalitйs dйjа disposйes ; et dans ce cas, il est dans le mкme rapport avec toutes choses, en tant qu’il donne йgalement а toutes selon leur mesure. Or а la premiиre disposition des rйalitйs appartiennent toutes les choses que l’on a dit procйder de Dieu suivant la simple volontй, et parmi lesquelles on compte aussi la prйparation а la grвce.

 

Il appartient а la divine bontй en tant qu’elle est infinie de distribuer а chaque chose, autant qu’elle en est capable, les perfections que chacune requiert selon sa nature ; mais cela ne concerne pas nйcessairement les perfections surajoutйes, parmi lesquelles figurent la gloire et la grвce ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le propos du cњur de Jacob connu d’avance par Dieu ne fut pas la cause de ce qu’il voulut lui donner la grвce, mais fut un certain bien auquel Dieu ordonna la grвce qui devait lui кtre donnйe. Et s’il est dit qu’en vertu du propos du cњur qui ne lui йchappait pas, il l’a aimй, c’est parce qu’il l’a aimй pour qu’il ait un tel propos dans son cњur, ou bien parce qu’il prйvit que le propos de son cњur serait une disposition а recevoir la grвce.

 

Dans le cas de choses qui doivent кtre distribuйes entre plusieurs selon ce qui est dы а chacun, il serait contre l’idйe de justice distributive que des choses inйgales soient donnйes а des йgaux ; mais dans le cas de choses qui sont donnйes par libйralitй, cela ne contredit en rien la justice ; car je peux donner а l’un et ne pas donner а l’autre, au grй de ma volontй. Or telle est la grвce ; et voilа pourquoi il ne va pas contre l’idйe de justice distributive que Dieu se propose de donner la grвce а l’un et non а l’autre, sans considйration d’aucune inйgalitй de mйrites.

 

L’йlection par laquelle Dieu rйprouve l’un et choisit l’autre est raisonnable ; cependant il n’est pas nйcessaire que la raison de l’йlection soit le mйrite ; mais la raison de l’йlection est la divine bontй. Quant а la raison de la rйprobation, elle est pour les hommes le pйchй originel, comme dit saint Augustin, ou bien le fait mкme qu’il n’y avait pas [en Dieu] de dette pour que la grвce leur fыt confйrйe. Car je peux raisonnablement vouloir refuser а quelqu’un une chose qui ne lui est pas due.

 

10° Le Maоtre, au livre I, dist. 41, dit que cette citation a йtй rйtractйe par saint Augustin dans une [њuvre] semblable. Ou si l’on doit la maintenir, il faut la rapporter а l’effet de la rйprobation et de la prйdestination, qui a une cause soit mйritoire soit dispositive.

 

11° La prescience de l’abus de la grвce ne fut pas pour Judas la cause de sa rйprobation, si ce n’est peut-кtre du cфtй de l’effet, bien que Dieu ne refuse la grвce а personne s’il veut la recevoir ; mais le fait mкme de vouloir recevoir la grвce nous vient de la prйdestination divine ; ce ne peut donc кtre la cause de la prйdestination.

 

12° Bien que le mйrite puisse кtre la cause de l’effet de la prйdestination, il ne peut cependant pas кtre la cause de la prйdestination.

 

13° Bien que ce qui est impliquй sans rйciprocitй soit antйrieur d’une certaine faзon, il ne s’ensuit cependant pas qu’il soit toujours antйrieur au sens oщ la cause est dite antйrieure, car dans ce cas, le colorй serait la cause de l’homme ; et pour cette raison, il ne s’ensuit pas que la prescience soit la cause de la prйdestination.

 

14° On voit dиs lors clairement la solution au dernier argument.

Article 3 : La prйdestination est-elle certaine ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Une cause dont l’effet peut varier n’est jamais certaine au regard de son effet. Or l’effet de la prйdestination peut varier, car celui qui est prйdestinй peut ne pas obtenir l’effet de la prйdestination ; cela ressort clairement de ce que dit saint Augustin, qui expose ce passage de l’Apocalypse : « tiens ferme ce que tu as, afin que personne ne ravisse, etc. » (Apoc. 3, 11) en disant : « Si un autre ne doit recevoir que si celui-ci a perdu, alors le nombre des йlus est certain. » Par lа, il semble que l’un pourrait perdre et un autre recevoir la couronne, qui est l’effet de la prйdestination.

 

De mкme que les rйalitйs naturelles sont soumises а la divine providence, de mкme aussi les rйalitйs humaines. Or seuls йmanent de leurs causes avec certitude suivant l’ordre de la divine providence les effets naturels que leurs causes produisent nйcessairement. Puis donc que l’effet de la prйdestination, qui est le salut de l’homme, ne vient pas des causes prochaines nйcessairement mais de faзon contingente, il semble que l’ordre de la prйdestination ne soit pas certain.

 

Si une cause a une relation certaine а un effet, cet effet adviendra nйcessairement, sauf si quelque chose peut rйsister а la puissance de la cause agente ; ainsi, les dispositions qui se rencontrent dans les corps infйrieurs rйsistent parfois а l’action des corps cйlestes, de sorte qu’ils ne produisent pas leurs propres effets, qu’ils produiraient nйcessairement s’il n’y avait pas quelque chose qui rйsiste. Or rien ne peut rйsister а la prйdestination divine : « Car qui peut s’opposer а sa volontй ? » comme il est dit en Rom. 9, 19. Si donc elle a une relation certaine а son effet, son effet sera produit nйcessairement.

 

[Le rйpondant] disait que la certitude de la prйdestination relativement а son effet s’accompagne de la prйsupposition de la cause seconde. En sens contraire : toute certitude qui s’accompagne de la supposition d’autre chose, n’est pas une certitude absolue mais conditionnelle ; ainsi, il n’est pas certain que le soleil cause un fruit dans la plante, si ce n’est avec la condition suivante : « si la puissance gйnйrative dans la plante est bien disposйe », puisque la certitude du soleil relativement а l’effet susdit prйsuppose la puissance de la plante comme une cause seconde. Si donc la certitude de la prйdestination divine s’accompagne de la prйsupposition d’une cause seconde, la certitude ne sera pas absolue mais seulement conditionnelle ; ainsi, il y a en moi la certitude que Socrate se meut s’il court, et que celui-ci sera sauvй s’il se prйpare ; et de la sorte, il n’y aura dans la prйdestination divine aucune autre certitude sur ceux qui doivent кtre sauvйs que celle que j’ai ; ce qui est absurde.

 

Il est dit en Job 34, 24 : « Il en exterminera une multitude innombrable, et il en йtablira d’autres en leur place. » Ce que saint Grйgoire expose en disant : « Certains йtant tombйs, d’autres recevront en partage le lieu de la vie. » Or le lieu de la vie est celui auquel la prйdestination ordonne. Un prйdestinй peut donc manquer l’effet de la prйdestination ; et ainsi, la prйdestination n’est pas certaine.

 

Selon Anselme, la vйritй de la prйdestination est la mкme que celle de la proposition au futur. Or la proposition au futur n’a pas de vйritй certaine et dйterminйe, mais peut varier, comme cela est clairement montrй par le Philosophe au livre du Pйri Hermкneias, et au deuxiиme livre sur la Gйnйration, oщ il est dit : « Tel doit marcher, qui ne marchera pas. » La vйritй de la prйdestination n’est donc pas non plus certaine.

 

 Parfois, un prйdestinй est dans le pйchй mortel, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, lorsqu’il persйcutait l’Йglise. Or il peut persйvйrer dans le pйchй mortel jusqu’а la mort, ou bien кtre tuй immйdiatement ; et dans les deux cas, la prйdestination ne sera pas suivie de son effet. Il est donc possible que la prйdestination ne soit pas suivie de son effet.

 

[Le rйpondant] disait que lorsque l’on dit que le prйdestinй peut mourir dans le pйchй mortel, si l’on prend le sujet tel qu’il se tient sous la forme de la prйdestination, alors l’assertion est composйe et fausse ; mais si on le considиre sans une telle forme, alors elle est divisйe et vraie. En sens contraire : dans le cas des formes qui ne peuvent кtre фtйes du sujet, il est indiffйrent qu’une chose soit attribuйe au sujet considйrй sous la forme ou sans elle ; des deux faзons, en effet, l’assertion suivante est fausse : « Le corbeau noir peut кtre blanc. » Or la prйdestination est une telle forme, qui ne peut кtre фtйe du prйdestinй. La distinction susdite n’est donc pas pertinente dans ce cas.

 

 Si l’йternel est uni au temporel et au contingent, le tout sera temporel et contingent : comme cela est clair dans le cas de la crйation, qui est temporelle, bien qu’elle renferme dans sa notion l’essence йternelle de Dieu et l’effet temporel ; et semblablement la mission, qui implique la procession йternelle et un effet temporel. Or la prйdestination, bien qu’elle implique quelque chose d’йternel, implique cependant aussi avec cela un effet temporel. Le tout qu’est la prйdestination est donc temporel et contingent, et par consйquent, ne semble pas кtre certain.

 

10° Ce qui peut exister et ne pas exister n’est aucunement certain. Or la prйdestination divine du salut de quelqu’un peut exister et ne pas exister ; car de mкme que Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner et ne pas prйdestiner, de mкme aussi il peut maintenant avoir prйdestinй et ne pas avoir prйdestinй, puisque le prйsent, le passй et le futur ne diffиrent pas dans l’йternitй. La prйdestination n’est donc pas certaine.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 8, 29 : « Ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prйdestinйs, etc. » La Glose : « La prйdestination est la prescience et la prйparation des bienfaits de Dieu, par quoi tous ceux qui sont dйlivrйs le sont trиs certainement. »

 

Ce dont la vйritй est immuable doit nйcessairement кtre certain. Or la vйritй de la prйdestination est immuable, comme dit saint Augustin au livre sur la Prйdestination des saints. La prйdestination est donc certaine.

 

Celui а qui convient la prйdestination, quel qu’il soit, elle lui convient de toute йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est invariable. La prйdestination est donc invariable, et par consйquent certaine.

 

La prйdestination inclut la prescience, comme cela est clair dans la glose citйe ; or la prescience est certaine, comme le prouve Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation. Donc la prйdestination aussi.

 

 

Rйponse :

 

Il y a deux certitudes : celle de connaissance et celle de relation. Il y a certitude de connaissance lorsque la connaissance ne s’йcarte en rien de ce qui se rencontre dans la rйalitй, mais qu’elle estime celle-ci comme elle est ; et parce qu’une estimation certaine sur la rйalitй s’obtient surtout par la cause de la rйalitй, le nom de certitude a йtй amenй а dйsigner la relation de la cause а l’effet, en sorte que la relation de la cause а l’effet est dite certaine lorsque la cause produit infailliblement l’effet. Donc, parce que la prescience de Dieu n’implique pas en gйnйral la relation de cause par rapport а tous ses objets, on ne considиre en elle que la certitude de connaissance ; mais parce que la prйdestination inclut la prescience et ajoute une relation de cause aux objets de celle-ci, en tant qu’elle est une certaine direction ou prйparation, pour cette raison l’on peut considйrer en elle, outre la certitude de connaissance, la certitude de relation ; et pour le moment, nous ne cherchons que ce qui concerne cette certitude de prйdestination : car ce qui concerne la certitude de connaissance que l’on trouve en elle peut clairement ressortir de ce qu’on a dit dans la question sur la science de Dieu.

 

Or il faut savoir que, la prйdestination йtant une certaine partie de la providence, de mкme qu’elle ajoute а celle-ci quant а sa raison formelle, de mкme aussi sa certitude ajoute а la certitude de la providence. En effet, l’ordre de la providence est trouvй certain de deux faзons. D’abord en particulier, c’est-а-dire lorsque les rйalitйs qui sont ordonnйes vers une fin par la divine providence parviennent sans faute а cette fin particuliиre ; comme cela est clair dans le cas des mouvements cйlestes et de tout ce qui est mы nйcessairement dans la nature. Ensuite en gйnйral et non en particulier, comme nous le constatons dans les rйalitйs sujettes а la gйnйration et а la corruption, dont les puissances manquent parfois leurs effets propres, auxquels elles sont ordonnйes comme а des fins propres : ainsi, la puissance formatrice manque parfois le parfait achиvement des membres ; mais cependant, le dйfaut est lui-mкme divinement ordonnй а une fin, comme il ressort de ce qui a йtй dit lorsqu’on a traitй de la providence ; et de la sorte, rien ne peut manquer la fin gйnйrale de la providence, bien qu’il arrive qu’une chose manque une fin particuliиre. Mais l’ordre de la prйdestination est certain non seulement par rapport а la fin universelle, mais aussi par rapport а la fin particuliиre et dйterminйe, car celui qui a йtй ordonnй au salut par la prйdestination ne manque jamais d’obtenir le salut. Et pourtant, ce n’est pas de la mкme faзon que l’ordre de la prйdestination est certain par rapport а la fin particuliиre et que l’ordre de la providence l’йtait, car dans la providence, l’ordre n’йtait certain au regard de la fin particuliиre que lorsque la cause prochaine produisait nйcessairement son effet ; tandis que dans la prйdestination, la certitude se rencontre au regard de la fin singuliиre, et cependant, la cause prochaine, qui est le libre arbitre, ne produit cet effet que de faзon contingente. Aussi, il semble difficile d’accorder l’infaillibilitй de la prйdestination avec la libertй de l’arbitre. Car on ne peut pas dire que la prйdestination n’ajoute rien d’autre а la certitude de la providence que la certitude de la prescience ; de la sorte, on dirait que Dieu ordonne le prйdestinй au salut, comme n’importe quel autre ; mais avec cela, il sait du prйdestinй qu’il ne manquera pas le salut. Dans ce cas, en effet, on ne dirait pas que le prйdestinй diffиre du non-prйdestinй du cфtй de l’ordre, mais seulement du cфtй du rйsultat de la prescience ; et ainsi, la prescience serait la cause de la prйdestination, et la prйdestination ne serait pas due а l’йlection de celui qui prйdestine ; ce qui va contre l’autoritй de l’Йcriture et les paroles des saints.

 

Donc, outre la certitude de la prescience, l’ordre mкme de la prйdestination est aussi infailliblement certain ; et cependant, la cause prochaine du salut, le libre arbitre, ne lui est pas ordonnйe nйcessairement, mais de faзon contingente. Et voici comment l’on peut envisager cela. Nous trouvons en effet qu’un ordre infaillible existe par rapport а quelque chose de deux faзons. D’abord lorsqu’une cause unique et singuliиre amиne nйcessairement son effet par l’ordre de la divine providence ; ensuite, lorsque par le concours de nombreuses causes contingentes et faillibles, l’on parvient а un effet unique ; et Dieu ordonne chacune d’elles а l’obtention de l’effet а la place de celle qui a dйfailli, ou afin qu’une autre ne dйfaille pas ; ainsi constatons-nous que tous les singuliers d’une espиce sont corruptibles, et cependant la perpйtuitй de l’espиce peut кtre conservйe en eux suivant la nature par la succession de l’un а l’autre, la divine providence gouvernant de telle sorte que tous ne dйfaillent pas lorsque l’un dйfaille : et il en est ainsi dans la prйdestination. En effet, le libre arbitre peut manquer le salut ; cependant, en celui que Dieu prйdestine, Dieu prйpare tant d’autres secours que, ou bien il ne tombe pas, ou bien, s’il tombe, il se relиve : tels les exhortations, les suffrages des priиres, le don de la grвce et toutes les choses de ce genre, par lesquelles Dieu assiste l’homme pour le salut. Si donc nous considйrons le salut par rapport а la cause prochaine qu’est le libre arbitre, il n’est pas certain mais contingent ; mais par rapport а la cause premiиre qu’est la prйdestination, il est certain.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apocalypse peut s’entendre soit de la couronne de la justice prйsente, soit de la couronne de gloire. Qu’on l’entende de l’une ou l’autre faзon, on dit que l’un reзoit la couronne de l’autre а sa chute, en ce sens que les biens de l’un servent а l’autre soit en venant en aide а son mйrite, soit mкme en augmentant sa gloire а cause de la connexion de la charitй, qui fait que tous les biens des membres de l’Йglise sont communs ; et ainsi, il arrive que l’un reзoive la couronne de l’autre lorsque, celui-ci tombant par le pйchй et par consйquent n’obtenant pas la rйcompense de ses mйrites, un autre perзoit le fruit des mйrites que le premier a eus, comme il les aurait aussi perзus si l’autre avait persistй. Et il ne s’ensuit pas que la prйdestination soit jamais anйantie. Ou bien, l’on peut dire que l’un reзoit la couronne de l’autre, non que celui-ci perde la couronne qui lui a йtй prйdestinйe, mais c’est parce que parfois quelqu’un perd la couronne qui lui est due suivant la justice prйsente, et un autre est mis а sa place pour parfaire le nombre des йlus, comme les hommes ont йtй mis а la place des anges tombйs.

 

L’effet naturel qui se produit infailliblement par la divine providence rйsulte d’une cause prochaine ordonnйe nйcessairement а son effet ; or l’ordre de la prйdestination n’est pas certain de cette faзon, mais d’une autre, comme on l’a dit.

 

Le corps cйleste agit comme en amenant sur les rйalitйs infйrieures de ce monde une nйcessitй, autant qu’il est en lui ; voilа pourquoi son effet survient nйcessairement, а moins qu’il n’y ait quelque chose qui rйsiste. Mais Dieu n’agit pas dans la volontй par mode de nйcessitй, car il ne contraint pas la volontй mais la meut sans lui фter son mode, qui consiste dans une libertй ouverte indiffйremment sur l’un ou l’autre ; et c’est pourquoi, bien que rien ne rйsiste а la divine volontй, cependant la volontй, comme n’importe quelle rйalitй, exйcute la divine volontй suivant son mode, car la divine volontй a aussi donnй aux rйalitйs le mode lui-mкme, afin qu’ainsi sa volontй soit accomplie ; voilа pourquoi certaines choses accomplissent la divine volontй nйcessairement, d’autres de faзon contingente, bien que ce que Dieu veut se fasse toujours.

 

La cause seconde, qu’il est nйcessaire de supposer pour amener l’effet de la prйdestination, est aussi soumise а l’ordre de la prйdestination ; mais il n’en va pas de mкme dans les puissances infйrieures relativement а une puissance de l’agent supйrieur. Voilа pourquoi l’ordre de la prйdestination divine, bien qu’il s’accompagne de la supposition de la volontй humaine, est nйanmoins absolument certain, mкme si le contraire apparaоt dans l’exemple citй.

 

Ces paroles de Job et de saint Grйgoire doivent кtre rapportйes а l’йtat de la justice prйsente, duquel quelques-uns tombent parfois tandis que d’autres prennent leur place ; ceci ne permet donc pas de conclure а une incertitude concernant la prйdestination, car ceux qui finalement manquent а la grвce n’ont jamais йtй prйdestinйs.

 

Le rapprochement que fait Anselme est valable sous l’aspect suivant : de mкme que la vйritй de la proposition au futur n’enlиve pas au futur la contingence, de mкme la vйritй de la prйdestination non plus ; mais le cas diffиre sous cet autre aspect : la proposition au futur regarde le futur comme tel, et ainsi ne peut кtre certaine, tandis que la vйritй de la prescience et de la prйdestination regarde le futur comme prйsent, comme on l’a dit dans la question sur la science de Dieu, et c’est pourquoi elle est certaine.

 

L’on peut dire de deux faзons qu’une chose peut. D’abord en considйrant la puissance qui est en elle, comme on dit que la pierre peut se mouvoir vers le bas. Ensuite, en considйrant ce qui est du cфtй d’autre chose, comme si je disais que la pierre peut se mouvoir vers le haut, non par une puissance qui serait en elle, mais par la puissance du lanceur. Lors donc que l’on dit : « Ce prйdestinй peut mourir dans le pйchй », si l’on considиre sa puissance, cela est vrai ; mais si nous parlons du prйdestinй suivant la relation qu’il a а autre chose, c’est-а-dire а Dieu qui prйdestine, dans ce cas cette relation est incompatible avec ce rйsultat, bien qu’elle soit compatible avec cette puissance. Voilа pourquoi la considйration du sujet peut кtre distinguйe suivant la distinction prйcйdente, c’est-а-dire avec ou sans forme.

 

La noirceur et la blancheur sont des formes existant dans le sujet qui est dit blanc ou noir ; et c’est pourquoi, tant que la forme susdite demeure dans le sujet, une chose qui serait incompatible avec elle ne pourrait кtre attribuйe au sujet ni en puissance, ni en acte. Au contraire, la prйdestination n’est pas une forme existant dans le prйdestinй, mais dans celui qui prйdestine, de mкme que l’objet su doit aussi son nom а la science qui est en celui qui sait ; voilа pourquoi mкme s’il se tient immobile sous l’ordre de la science, une chose peut cependant lui кtre attribuйe en considйration de sa nature, mкme si cela n’est pas compatible avec l’ordre de la prйdestination. En effet, la prйdestination est quelque chose qui vient en plus de l’homme qui est dit prйdestinй, comme la noirceur est quelque chose en plus de l’essence du corbeau, bien que ce ne soit pas quelque chose d’extйrieur au corbeau ; or, en considйration de la seule essence du corbeau, une chose qui est incompatible а sa noirceur peut lui кtre attribuйe ; et c’est ainsi que Porphyre dit que l’on peut concevoir un corbeau blanc. Et de mкme aussi dans le cas prйsent, а l’homme prйdestinй lui-mкme considйrй en soi peut кtre attribuйe une chose qui ne lui est pas attribuйe lorsqu’on considиre qu’il se tient sous la prйdestination.

 

La crйation et la mission, et autres choses semblables, impliquent la production d’un effet temporel, et c’est pourquoi elles posent l’existence d’un effet temporel ; et pour cela il est nйcessaire qu’elles soient temporelles, bien qu’elles renferment quelque chose d’йternel en elles-mкmes. Mais la prйdestination n’implique pas suivant son nom la production d’un effet temporel, mais seulement une relation а quelque chose de temporel, comme la volontй, la puissance et toutes les choses de ce genre ; et ainsi, parce que l’effet temporel, qui est aussi contingent, n’est pas posй comme existant en acte, il n’est pas nйcessaire que la prйdestination soit temporelle et contingente : car une chose peut кtre ordonnйe de toute йternitй et immuablement а quelque chose de temporel et de contingent.

 

10° Absolument parlant, Dieu peut prйdestiner chacun, ou ne pas le prйdestiner, ou bien l’avoir prйdestinй ou ne pas l’avoir prйdestinй : car l’acte de prйdestination, йtant mesurй par l’йternitй, n’entre jamais dans le passй, de mкme qu’il n’est jamais futur ; aussi est-il toujours considйrй comme sortant de la volontй par mode de libertй. Cependant, avec une supposition, cela devient impossible : en effet, il ne peut pas ne pas prйdestiner avec la supposition qu’il a prйdestinй, et vice versa, car il ne peut кtre changeant ; et par consйquent, il ne s’ensuit pas que la prйdestination puisse varier.

Article 4 : Le nombre des prйdestinйs est-il certain ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Aucun nombre auquel on peut ajouter n’est certain. Or une addition peut se faire au nombre des prйdestinйs, c’est ce que Moпse demande en Deut. 1, 11 : « Que le Seigneur, le Dieu de vos pиres, ajoute encore а ce nombre plusieurs milliers. » La Glose : « dйfini en Dieu, qui connaоt ceux qui sont а lui ». Or il demanderait en vain, si cela ne pouvait se faire. Le nombre des prйdestinйs n’est donc pas certain.

 

De mкme que la disposition des biens naturels est une prйparation а la grвce, de mкme nous sommes par la grвce prйparйs а la gloire. Or si pour quelqu’un, quel qu’il soit, les biens naturels constituent une prйparation suffisante, la grвce doit se trouver en lui. Donc en celui, quel qu’il soit, en qui doit se trouver la grвce, la gloire aussi devra se trouver. Or parfois, un non-prйdestinй a la grвce. Il aura donc la gloire ; il sera donc prйdestinй. Un non-prйdestinй peut donc devenir prйdestinй, et par consйquent le nombre des prйdestinйs peut кtre augmentй ; et ainsi, il ne sera pas certain.

 

Si quelqu’un, ayant la grвce, ne doit pas avoir la gloire, ce sera soit а cause d’un manque de la grвce, soit а cause d’un manque de celui qui donne la gloire. Or ce n’est pas par un manque de la grвce, qui, autant qu’il est en elle, dispose suffisamment а la gloire ; ni par un manque de celui qui donne la gloire, car, autant qu’il est en lui, il est prкt а donner а tous. Quiconque a la grвce aura donc nйcessairement la gloire ; et ainsi, un homme connu d’avance aura la gloire, et il sera prйdestinй, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Quiconque se prйpare suffisamment а la grвce, a la grвce. Or un homme connu d’avance peut se prйparer а la grвce. Il peut donc avoir la grвce. Or quiconque a la grвce peut persйvйrer en elle. L’homme connu d’avance peut donc persйvйrer jusqu’а la mort dans la grвce, et ainsi devenir prйdestinй, semble-t-il ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

[Le rйpondant] disait qu’il est nйcessaire de nйcessitй conditionnйe, quoique non absolue, que l’homme connu d’avance meure sans la grвce. En sens contraire : toute nйcessitй dйpourvue de principe et de fin et continue en son milieu, est simple et absolue, et non conditionnйe. Or telle est la nйcessitй de la prescience, puisqu’elle est йternelle. Elle est donc simple, et non conditionnйe.

 

Un nombre fini quelconque peut кtre dйpassй. Or le nombre des prйdestinйs est fini. Il peut donc exister un nombre plus grand que lui ; il n’est donc pas certain.

 

 Puisque le bien est communicatif de soi, l’infinie bontй ne peut mettre de terme а sa communication. Or la divine bontй se communique surtout aux prйdestinйs. Il ne lui appartient donc pas de fixer un nombre certain de prйdestinйs.

 

De mкme que la crйation des rйalitйs vient de la volontй divine, de mкme aussi la prйdestination des hommes. Or Dieu peut faire plus de choses qu’il n’en a faites : « car le pouvoir est avec lui quand il le veut » comme il est dit en Sag. 12, 18. Donc semblablement, il n’en prйdestine pas tant qu’il ne puisse en prйdestiner davantage ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Tout ce que Dieu a pu, il le peut encore. Or Dieu a pu de toute йternitй prйdestiner celui qu’il n’a pas prйdestinй. Il peut donc aussi le prйdestiner maintenant, et de la sorte, il peut se faire une addition au nombre des prйdestinйs.

 

10° Dans toutes les puissances qui ne sont pas dйterminйes а une seule chose, ce qui peut exister peut ne pas exister. Or la puissance de celui qui prйdestine au prйdestinй, et la puissance du prйdestinй а l’obtention de l’effet de la prйdestination sont ainsi, car а la fois celui qui prйdestine prйdestine par la volontй, et le prйdestinй obtient l’effet de la prйdestination par la volontй. Le prйdestinй peut donc кtre non prйdestinй, et le non prйdestinй peut кtre prйdestinй ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus

 

11° Sur ce passage de Lc 5, 6 : « leur filet se rompait », la Glose dit : « Dans l’Йglise de la circoncision le filet se rompt, car il n’entre pas autant de Juifs qu’il en йtait prйordonnйs en Dieu а la vie. » Le nombre de prйdestinйs peut donc кtre diminuй, et par consйquent, il n’est pas certain.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Correction et la Grвce : « Le nombre des prйdestinйs est certain, lui qui ne peut кtre ni augmentй ni diminuй. »

 

Saint Augustin dit dans l’Enchiridion : « La Jйrusalem d’en haut, notre mиre, la Citй de Dieu, ne subira pas de dommage dans le nombre de ses habitants, ou peut-кtre mкme une plus grande abondance y rйgnera. » Or les habitants de cette Citй sont les prйdestinйs. Le nombre des prйdestinйs ne peut donc кtre augmentй ni diminuй, et ainsi, il est certain.

 

Quiconque est prйdestinй, l’est de toute йternitй. Or ce qui est de toute йternitй est immuable ; et ce qui n’a pas йtй de toute йternitй ne peut jamais кtre йternel. Celui qui n’est pas prйdestinй ne peut donc кtre prйdestinй, ni l’inverse.

 

Tous les prйdestinйs seront aprиs la rйsurrection avec leurs corps dans le ciel Empyrйe. Or ce lieu est fini, puisque tout corps est fini ; deux corps, mкme glorifiйs, comme on dit communйment, ne peuvent кtre en mкme temps. Il est donc nйcessaire que le nombre des prйdestinйs soit dйterminй.

 

 

Rйponse :

 

Voici comment, а propos de cette question, certains ont distinguй : ils ont affirmй que le nombre des prйdestinйs est certain si nous parlons du nombre nombrant, ou du nombre envisagй de faзon formelle ; mais il n’est pas certain si nous parlons du nombre nombrй, ou envisagй matйriellement ; ainsi dirait-on par exemple qu’il est certain qu’il y a cent prйdestinйs, mais qui sont ces cent, cela n’est pas certain. Et cet avis semble s’appuyer sur une parole de saint Augustin dйjа citйe, oщ il paraоt indiquer que l’un peut perdre et l’autre recevoir la couronne prйdestinйe, sans aucun changement cependant du nombre des prйdestinйs.

 

Or si cette opinion parle de la certitude par rapport а la cause premiиre, qui est Dieu prйdestinant, elle apparaоt tout а fait absurde, car Dieu lui-mкme a une connaissance certaine du nombre et formel et matйriel des prйdestinйs : il sait en effet combien et qui sont ceux qui doivent кtre sauvйs, et il ordonne infailliblement l’un et l’autre, de sorte qu’ainsi, du cфtй de Dieu, se trouve relativement aux deux nombres une certitude non seulement de connaissance mais aussi de relation. Mais si nous parlons de la certitude du nombre des prйdestinйs par rapport а la cause prochaine du salut de l’homme, а laquelle la prйdestination est ordonnйe, le jugement ne sera pas le mкme sur le nombre formel et sur le nombre matйriel. En effet, le nombre matйriel est soumis en quelque sorte а la volontй humaine, qui est changeante, parce que le salut de chacun est placй sous la libertй de l’arbitre comme sous une cause prochaine ; et ainsi, le nombre matйriel est en quelque sorte dйpourvu de certitude. Mais le nombre formel ne se tient aucunement sous la volontй humaine, йtant donnй qu’aucune volontй ne s’йtend а la faзon d’une causalitй а la totalitй du nombre des prйdestinйs ; voilа pourquoi le nombre formel demeure en tous points certain. Et de la sorte, la distinction susdite peut se soutenir, si l’on accorde cependant dans l’absolu que les deux nombres sont certains du cфtй de Dieu.

 

Il faut nйanmoins savoir que le nombre des prйdestinйs est appelй certain en ce sens qu’il ne subit pas d’addition ni de diminution. Or il subirait une addition si un homme connu d’avance pouvait devenir prйdestinй, ce qui serait opposй а la certitude de la prescience ou de la rйprobation ; et il subirait une diminution si un prйdestinй pouvait devenir non prйdestinй, ce qui est opposй а la certitude de la prйdestination. Et ainsi, il est clair que la certitude du nombre des prйdestinйs rйsulte d’une double certitude : de celle de la prйdestination, et de celle de la prescience ou de la rйprobation. Mais ces deux certitudes diffиrent, car la certitude de la prйdestination est une certitude de connaissance et de relation, comme on l’a dit, tandis que la certitude de la prescience est seulement une certitude de connaissance. En effet, Dieu ne prйordonne pas les hommes rйprouvйs а pйcher, comme il ordonne les prйdestinйs а mйriter.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette citation doit s’entendre non pas du nombre des prйdestinйs, mais du nombre de ceux qui sont dans l’йtat de la justice prйsente ; et cela ressort de l’Interlinйaire, qui dit en cet endroit : « par le nombre et le mйrite ». Or ce nombre est а la fois augmentй et diminuй, quoique la prйdйfinition de Dieu, par laquelle il prйdйfinit aussi ce nombre, ne se trompe jamais. En effet, elle dйfinit qu’en un temps ils sont plus nombreux et en un autre moins ; ou encore elle dйfinit par mode de sentence un nombre certain qui s’accorde а des raisons infйrieures, et cette dйfinition peut кtre changйe ; mais il en prйdйfinit un autre par mode de conseil selon des raisons supйrieures, et cette prйdйfinition est invariable, car comme dit saint Grйgoire : « Dieu change la sentence, mais non le conseil. »

 

Une prйparation ne dispose а avoir une perfection qu’en son temps ; ainsi, le tempйrament naturel dispose l’enfant а кtre fort ou sage, non certes au temps de l’enfance, mais au temps de l’вge parfait. Or le temps de la possession de la grвce est aussi celui de la prйparation de la nature ; aucun empкchement ne peut donc intervenir entre les deux ; et par consйquent, quel que soit le sujet oщ se trouve la prйparation de la nature, la grвce s’y trouve aussi. Mais le temps de la possession de la gloire n’est pas celui de la grвce ; un empкchement intermйdiaire peut donc intervenir entre les deux ; et pour cette raison, il n’est pas nйcessaire que l’homme connu d’avance qui a la grвce, doive aussi avoir la gloire.

 

Ce n’est ni par un manque de la grвce, ni par un manque de celui qui donne la gloire que celui qui a la grвce est privй de la gloire, mais par un manque de celui qui reзoit, et en qui un empкchement est intervenu.

 

Par le fait mкme que l’on pose qu’un homme est connu d’avance, on pose qu’il ne doit pas avoir la grвce finale, puisque la connaissance de Dieu se porte vers les rйalitйs futures comme vers les prйsentes, comme on l’a dit ailleurs ; voilа pourquoi, de mкme qu’кtre destinй а avoir la grвce finale est incompatible, pour une personne donnйe, avec ne pas кtre destinй а avoir la grвce finale, quoique ce soit possible en soi, de mкme cela est incompatible avec кtre connu d’avance, quoique cela soit possible en soi.

 

Que ce qui est connu de Dieu ne soit pas absolument nйcessaire, ce dйfaut ne vient pas de la science divine, mais de la cause prochaine. Quant а la nйcessitй susdite, elle tient son йternitй de la science divine, qui est йternelle — de sorte qu’elle est sans principe ni fin et qu’elle dure en son milieu — non de la cause prochaine, qui est temporelle et changeante.

 

Bien qu’il n’entre pas dans la notion de nombre fini de ne pouvoir кtre dйpassй, cependant, cela peut venir d’autre chose, c’est-а-dire de l’immuabilitй de la divine prescience, comme cela apparaоt dans le cas prйsent ; de mкme, que l’on ne puisse pas trouver une quantitй plus grande qu’une autre quantitй prise dans les rйalitйs naturelles, cela ne vient pas de la notion de quantitй, mais de la condition de la rйalitй naturelle.

 

La bontй divine ne se communique elle-mкme que suivant l’ordre de la sagesse ; tel est en effet le meilleur mode de communication. Or l’ordre de la divine sagesse requiert que tout soit fait en nombre, poids et mesure, comme il est dit en Sag. 11, 21 ; voilа pourquoi il convient а la divine bontй que le nombre des prйdestinйs soit certain.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, bien que l’on puisse absolument concйder que Dieu peut prйdestiner quiconque ou ne pas le prйdestiner, cependant, une fois supposй qu’il a prйdestinй, il ne peut pas ne pas prйdestiner, ou vice versa, car il ne peut кtre changeant. Voilа pourquoi l’on dit communйment que cette affirmation : « Dieu peut prйdestiner un non prйdestinй, ou ne pas prйdestiner un prйdestinй » est fausse en sens composй mais vraie en sens divisй. Et pour cette raison, toutes les assertions qui impliquent un sens composй sont fausses au plein sens du terme. Il ne faut donc pas accorder qu’il puisse кtre fait une addition ou une soustraction au nombre des prйdestinйs, car l’addition prйsuppose ce а quoi l’on ajoute, et la soustraction ce de quoi l’on soustrait ; et pour la mкme raison, on ne peut accorder que Dieu puisse en prйdestiner plus qu’il ne fait, ou moins. Et le cas de la crйation, que l’on avance, n’est pas le mкme, car la crйation est un certain acte qui a son terme dans l’effet extйrieur ; et c’est pourquoi, que Dieu crйe premiиrement quelque chose et ensuite ne le crйe pas, ne manifeste pas un changement en lui, mais seulement dans l’effet. Au contraire, la prйdestination et la prescience, et les choses de ce genre, sont des actes intйrieurs, en lesquels il ne pourrait y avoir de variation sans variation de Dieu ; voilа pourquoi l’on ne doit rien accorder qui se rattache а la variation de ces actes.

 

& 10° La rйponse а ces arguments ressort clairement de ce qui a йtй dit, car ils valent pour la puissance absolue, sans aucune prйsupposition de prйdestination faite ou non faite.

 

11° Cette glose doit s’entendre de la faзon suivante : il n’entre pas autant de Juifs qu’il y a au total de prйordonnйs а la vie, car les Juifs ne sont pas seuls prйdestinйs. Ou bien l’on peut dire qu’elle ne parle pas de la prйordination de la prйdestination, mais de la prйparation, par laquelle ils йtaient disposйs а la vie par la loi. Ou bien l’on peut dire aussi qu’il n’entrиrent pas aussi nombreux dans la primitive Йglise, car « quand la multitude des nations sera entrйe, alors tout Israлl sera sauvй » dans l’Йglise finale.

Article 5 : Les prйdestinйs ont-il la certitude de leur prйdestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme il est dit en I Jn 2, 27 : « l’onction nous enseigne sur toutes choses » et cela s’entend de tout ce qui regarde le salut. Or la prйdestination regarde au plus haut point le salut, car elle en est la cause. L’onction reзue rend donc tous les hommes certains au sujet de leur prйdestination.

 

Il convient а la divine bontй, а laquelle il appartient de tout faire de la meilleure faзon, de conduire les hommes а la rйcompense de la meilleure faзon. Or la meilleure faзon semble кtre que chacun soit certain de sa rйcompense. Chacun de ceux qui doivent parvenir а la rйcompense est donc rendu certain qu’il y parviendra ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Tous ceux que le chef d’armйe inscrit pour le mйrite du combat, il les inscrit aussi pour la rйcompense ; de la sorte, de mкme qu’ils sont certains du mйrite, ainsi sont-ils certains de la rйcompense. Or les hommes sont certains d’кtre dans l’йtat de mйriter. Ils sont donc йgalement certains qu’ils parviendront а la rйcompense. Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. »

 

 

Rйponse :

 

Il n’est pas aberrant que la prйdestination de quelqu’un lui soit rйvйlйe ; mais suivant la loi commune, il ne convient pas qu’elle soit rйvйlйe а tous, pour deux raisons. La premiиre d’entre elles peut se prendre du cфtй de ceux qui ne sont pas prйdestinйs. En effet, si а tous les prйdestinйs leur prйdestination йtait ainsi connue, alors il serait certain pour tous les non prйdestinйs qu’ils ne sont pas prйdestinйs, du fait mкme qu’ils ne se sauraient pas prйdestinйs ; et cela les amиnerait d’une certaine faзon au dйsespoir. La deuxiиme raison peut se prendre du cфtй des prйdestinйs eux-mкmes. En effet, la sйcuritй engendre la nйgligence. Or, s’ils йtaient certains de leur prйdestination, ils seraient sыrs de leur salut ; et ainsi, ils ne mettraient pas tant d’application а йviter les maux. Et pour cette raison, la divine providence a salutairement ordonnй que les hommes ignorent leur prйdestination ou leur rйprobation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsqu’il est dit que l’onction enseigne sur tout ce qui regarde le salut, il faut entendre cela des choses dont la connaissance regarde le salut, non de toutes celles qui en elles-mкmes regardent le salut. Or la connaissance de la prйdestination n’est pas nйcessaire au salut, mкme si la prйdestination elle-mкme est nйcessaire.

 

Ce ne serait pas une faзon convenable de donner la rйcompense que d’assurer d’une certitude absolue la possession de la rйcompense ; mais la faзon convenable est qu’а celui pour qui l’on prйpare la rйcompense, l’on donne une certitude conditionnйe, c’est-а-dire qu’il y parviendra sauf s’il la manque. Et une telle certitude est infusйe а tout prйdestinй par la vertu d’espйrance.

 

L’on ne peut mкme pas savoir avec certitude si l’on est en йtat de mйriter, quoique l’on puisse l’estimer avec probabilitй а partir de conjectures. En effet, les habitus ne peuvent jamais кtre connus que par les actes. Or les actes des vertus gratuites ont la plus grande ressemblance avec les actes des vertus acquises, de sorte que l’on ne peut facilement avoir la certitude de la grвce par ce genre d’actes, а moins peut-кtre qu’une rйvйlation nous en donne la certitude par un privilиge spйcial. En outre, dans le combat temporel, celui qui est inscrit pour le combat par le chef d’armйe n’est assurй de la rйcompense que sous condition, car « il n’obtient la couronne que s’il a luttй selon les rиgles ».

 

Article 6 : La prйdestination peut-elle кtre aidйe par les priиres des saints ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il appartient au mкme d’кtre aidй et d’кtre empкchй. Or la prйdestination ne peut кtre empкchйe. Elle ne peut donc pas non plus кtre aidйe par quelqu’un.

 

Si, une fois posйe ou enlevйe une chose, une autre a nйanmoins son effet, c’est que la premiиre ne l’aide pas. Or il est nйcessaire que la prйdestination ait son effet, puisqu’elle ne peut faillir, et ce, qu’une priиre soit faite ou non. La prйdestination n’est donc pas aidйe par les priиres.

 

Rien d’йternel n’est prйcйdй par quelque chose de temporel. Or la priиre est temporelle, tandis que la prйdestination est йternelle. La priиre ne peut donc pas prйcйder la prйdestination, et ainsi, elle ne peut pas non plus l’aider.

 

Les membres du Corps mystique portent en eux la ressemblance du corps naturel, comme cela est clair en I Cor. 12, 12 ss. Or un membre, dans le corps naturel, n’acquiert pas sa perfection par un autre. Donc dans le Corps mystique non plus. Or les membres du Corps mystique sont surtout rendus parfaits par l’effet de la prйdestination. Un homme n’est donc pas aidй а obtenir les effets de la prйdestination par les priиres d’un autre.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Gen. 25, 21 : « Isaac pria le Seigneur pour son йpouse Rйbecca, parce qu’elle йtait stйrile ; et le Seigneur l’exauзa, donnant а Rйbecca la vertu de concevoir. » Et de cette conception naquit Jacob, qui avait йtй prйdestinй de toute йternitй ; et jamais la prйdestination n’eыt йtй accomplie, s’il n’avait pas vu le jour. Or cela fut obtenu par la priиre d’Isaac ; la prйdestination est donc aidйe par les priиres des saints.

 

On lit dans un sermon sur la conversion de saint Paul, comme venant du Seigneur qui s’adresse а saint Paul : « J’avais disposй dans mon esprit de te perdre si mon serviteur Йtienne n’avait pas priй pour toi. » La priиre de saint Йtienne a donc dйlivrй saint Paul de la rйprobation ; c’est donc aussi par elle qu’il a йtй prйdestinй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Quelqu’un peut mйriter pour un autre la premiиre grвce. Donc, pour la mкme raison, la grвce finale aussi. Or quiconque a la grвce finale est prйdestinй. On peut donc кtre aidй par les priиres d’un autre pour кtre prйdestinй.

 

Saint Grйgoire a priй pour Trajan, et l’a dйlivrй de l’enfer, comme le raconte saint Jean Damascиne dans un sermon sur les morts ; et ainsi, il semble qu’il ait йtй dйlivrй de la sociйtй des rйprouvйs par les priиres de saint Grйgoire ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Les membres du Corps mystique sont semblables aux membres du corps naturel. Or un membre est aidй par un autre dans le corps naturel. Donc dans le Corps mystique йgalement ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Que la prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se comprendre de deux faзons. D’abord, en ce sens que les priиres des saints aident а ce que quelqu’un soit prйdestinй ; et cela ne peut кtre vrai ni des priиres telles qu’elles existent dans leur nature propre, car elles sont temporelles tandis que la prйdestination est йternelle ; ni non plus en tant qu’elles existent dans la prescience de Dieu, car la prescience des mйrites, les siens propres ou ceux d’autrui, n’est pas cause de prйdestination, comme on l’a dit. Ensuite, que la prйdestination soit aidйe par les priиres des saints, cela peut se comprendre en ce sens que la priиre aide а obtenir l’effet de la prйdestination, comme quelqu’un est aidй par un instrument par lequel il parfait son њuvre ; et c’est en ces termes que tous ceux qui ont posй une providence de Dieu sur les rйalitйs humaines ont cherchй а rйsoudre cette question. Mais ils ont dйterminй diversement leurs positions.

 

Certains, en effet, considйrant l’immuabilitй de l’ordination divine, posиrent que la priиre et le sacrifice, ou des choses de ce genre, ne peuvent nullement кtre utiles. Et ce fut, dit-on, l’opinion des йpicuriens, qui prйtendaient que tout arrivait immuablement par la disposition des corps supйrieurs, qu’ils appelaient des dieux. D’autres ont affirmй que les sacrifices et les priиres sont efficaces dans la mesure oщ par de telles choses la prйordination de ceux а qui il revient de disposer des actes humains est changйe. Et ce fut, dit-on, l’opinion des stoпciens, qui posaient que toutes les rйalitйs йtaient gouvernйes par certains esprits, qu’ils appelaient des dieux ; et lorsque ceux-ci avaient prйdйfini quelque chose, l’on pouvait obtenir par des priиres et des sacrifices qu’une telle dйfinition soit changйe, une fois apaisйs les esprits des dieux, comme ils disaient. Et c’est а cet avis que semble presque se ranger Avicenne а la fin de sa Mйtaphysique : en effet, il pose que tout ce qui est opйrй dans les rйalitйs humaines, dont le principe est la volontй humaine, se ramиne aux volontйs des вmes cйlestes. Car il pose que les corps cйlestes sont animйs ; et que, de mкme que le corps cйleste a une influence sur le corps humain, de mкme les вmes cйlestes, selon lui, ont une influence sur les вmes humaines, et que de leur imagination s’ensuit ce qui se produit dans les rйalitйs infйrieures de ce monde. Et ainsi, selon lui, les sacrifices et les priиres sont efficaces pour que de telles вmes conзoivent ce que nous voulons qu’il advienne. Mais de telles positions sont йtrangиres а la foi ; car la premiиre position dйtruit la libertй de l’arbitre, tandis que la seconde dйtruit la certitude de la prйdestination.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, en disant que la prйdestination n’est jamais changйe ; mais cependant, les priиres et les autres bonnes њuvres sont efficaces pour obtenir l’effet de la prйdestination. Car en n’importe quel ordre de causes, il faut envisager non seulement la relation de la cause premiиre а l’effet, mais aussi la relation de la cause seconde а l’effet, et la relation de la cause premiиre а la seconde, car la cause seconde n’est ordonnйe а l’effet que par l’ordination de la cause premiиre. En effet, la cause premiиre donne а la seconde d’influer sur son effet, comme cela est clair au livre des Causes. Je dis, par consйquent, que l’effet de la prйdestination est le salut de l’homme, qui procиde d’elle comme de la cause premiиre ; mais il peut avoir de nombreuses autres causes prochaines quasi instrumentales, qui sont ordonnйes par la divine prйdestination au salut de l’homme, comme les instruments sont appliquйs par l’ouvrier а la rйalisation de l’effet de l’art. Donc, de mкme que la prйdestination a pour effet que tel homme soit sauvй, de mкme aussi elle a pour effet qu’il soit sauvй par les priиres d’un tel ou par tels mйrites. Et c’est ce que saint Grйgoire dit au premier livre des Dialogues : les choses que rйalisent les saints en priant sont prйdestinйes de telles sorte qu’elles soient obtenues par des priиres ; pour cette raison, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation : « les priиres, quand elles sont droites, ne peuvent кtre inefficaces ».

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il n’est rien qui puisse anйantir l’ordre de la prйdestination, et c’est pourquoi il ne peut кtre empкchй ; mais nombreuses sont les choses qui sont soumises а l’ordre de la prйdestination comme des causes intermйdiaires ; et l’on dit qu’elles aident la prйdestination, de la faзon susdite.

 

Dиs lors qu’il est prйdestinй que tel homme soit sauvй par telles priиres, les priиres ne peuvent кtre enlevйes sans enlever la prйdestination ; et de mкme pour le salut de l’homme, qui est l’effet de la prйdestination.

 

Cet argument procиde de ce que la priиre n’aide pas la prйdestination comme une cause ; et il faut accorder ce point.

 

Les effets de la prйdestination, qui sont la grвce et la gloire, ne se comportent pas а la faзon d’une perfection premiиre, mais d’une perfection seconde. Or les membres du corps naturel, bien qu’ils ne s’aident pas entre eux а obtenir les perfections premiиres, s’aident cependant quant aux perfections secondes ; et il est mкme dans le corps un membre qui, formй en premier, aide а la formation des autres membres, et c’est le cњur ; l’argument raisonne donc а partir du faux.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous l’accordons.

 

Saint Paul ne fut jamais rйprouvй suivant la disposition du conseil divin, qui est immuable, mais seulement suivant la disposition de la sentence divine, qui dйpend des causes infйrieures, lesquelles sont parfois changйes. Il ne s’ensuit donc pas que la priиre fut la cause de la prйdestination, mais seulement qu’elle aida а l’effet de la prйdestination.

 

Bien que la prйdestination et la grвce finale soient convertibles, il n’est cependant pas nйcessaire que tout ce qui est cause de la grвce finale, de quelque faзon que ce soit, soit йgalement cause de la prйdestination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit prйcйdemment.

 

Bien que Trajan fыt dans le lieu des rйprouvйs, cependant il n’йtait pas rйprouvй au plein sens du terme ; car il йtait prйdestinй qu’il serait sauvй par les priиres de saint Grйgoire.

 

Nous l’accordons.

Question 7 : [Le livre de vie]

 

Introduction

 

Article 1 : Le livre de vie est-il quelque chose de crйй ?

Article 2 : Le livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ?

Article 3 : Le livre de vie est-il appropriй au Fils ?

Article 4 : Le livre de vie est-il la mкme chose que la prйdestination ?

Article 5 : Le livre de vie se dit-il de la vie incrййe ?

Article 6 : Le livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les crйatures ?

Article 7 : Le livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grвce ?

Article 8 : Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?

 

 

 

Article 1 : Le livre de vie est-il quelque chose de crйй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Sur ce passage du livre de l’Apocalypse : « on en ouvrit un autre, qui йtait le livre de vie » (Apoc. 20, 12), la Glose dit : « c’est-а-dire le Christ, qui apparaоtra alors dans sa puissance, et donnera la vie aux siens ». Or le Christ apparaоtra lors du jugement sous la forme humaine, qui n’est pas quelque chose d’incrйй. Le livre de vie n’йvoque donc rien d’incrйй.

 

Saint Grйgoire dit dans les Moralia que le juge mкme qui doit venir est appelй livre de vie ; car quiconque le verra se rappellera aussitфt tout ce qu’il a fait. Or le jugement a йtй donnй au Christ selon la nature humaine, comme cela est clair en Jn 5, 27 : « Il lui a donnй le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme. » Le Christ est donc le livre de vie selon la nature humaine ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Le nom de livre se dit de ce qui est rйceptif de l’йcriture. Or une chose est dite rйceptive en raison d’une puissance matйrielle, qui ne peut exister en Dieu. Le livre de vie n’йvoque donc pas quelque chose d’incrйй.

 

Le nom de livre, puisqu’il implique une certaine collection, dйsigne une distinction et une diffйrence. Or dans la nature incrййe, qui est trиs simple, ne se rencontre aucune diversitй. Le nom de livre ne peut donc y кtre prйdiquй.

 

En quelque livre que ce soit, l’йcriture du livre diffиre du livre lui-mкme. Or l’йcriture du livre, ce sont des figures par lesquelles on connaоt ce qu’on lit dans le livre. Et les idйes par lesquelles Dieu connaоt les rйalitйs ne sont pas autre chose que l’essence divine. La nature incrййe ne peut donc elle-mкme кtre appelйe un livre.

 

[Le rйpondant] disait que bien qu’il n’y ait pas de diffйrence rйelle dans la nature divine, il y a cependant une diffйrence de raison. En sens contraire : ce qui est seulement de raison est seulement dans notre intelligence. Si donc la diffйrence que requiert le livre est seulement de raison, il est nйcessaire que le livre de vie soit seulement dans notre intelligence ; et par consйquent, il ne sera pas quelque chose d’incrйй.

 

 Le livre de vie semble кtre la connaissance que Dieu a de ceux qui doivent кtre sauvйs. Or la connaissance de ceux qui doivent кtre sauvйs est contenue sous la science de vision ; puis donc que l’вme du Christ voit dans le Verbe tout ce que Dieu connaоt par la science de vision, il semble qu’elle connaisse mкme le nombre des йlus ainsi que tous les йlus. L’вme du Christ peut donc кtre appelйe livre de vie ; et ainsi, celui-ci йvoque quelque chose de crйй.

 

Il est dit en Eccli. 24, 32 : « Tout ceci est le livre de vie. » La Glose : « c’est-а-dire le Nouveau et l’Ancien Testament ». Or le Nouveau et l’Ancien Testament sont quelque chose de crйй. Le livre de vie йvoque donc quelque chose de crйй.

 

 Le nom de livre semble se dire de ce qui a en soi quelque chose d’йcrit. Or l’йcriture requiert quelque absence d’uniformitй ; et c’est pourquoi notre intelligence а son dйbut est comparйe, а cause de sa puretй, а une table sur laquelle rien n’est йcrit. Or la nature divine est bien plus pure et plus simple que notre intelligence. Elle ne peut donc кtre appelйe livre.

 

10° Le livre est destinй а ce qu’on lise dedans. Or on ne peut pas dire que la nature divine serait un livre parce que Dieu lirait en soi-mкme, comme le montre saint Augustin, qui dit que Dieu n’est pas appelй livre de vie parce qu’il lirait en soi-mкme afin de connaоtre en soi ce qu’il ne savait pas auparavant. Et semblablement, il ne peut pas кtre appelй livre parce qu’un autre lirait en lui, car on ne peut lire quelque chose que lа oщ se rencontre une absence d’uniformitй : ainsi ne lit-on rien sur une feuille de papier non йcrite, а cause de son uniformitй. La nature divine incrййe ne peut donc кtre appelйe livre.

 

11° La connaissance sur les rйalitйs n’est pas reзue du livre comme d’une cause des rйalitйs, mais comme d’un signe. Or en Dieu, la connaissance sur les rйalitйs n’est pas reзue comme d’un signe mais comme d’une cause. La connaissance divine ne peut donc кtre appelйe livre de vie.

 

12° Rien n’est signe de soi-mкme. Or le livre est le signe de la vйritй. Puis donc que Dieu est la vйritй mкme, il ne peut pas lui-mкme кtre appelй livre.

 

13° Le livre est principe de science autrement que le maоtre. Or toute sagesse, dit-on, vient de Dieu comme d’un maоtre. Non comme d’un livre, par consйquent.

 

14° Les rйalitйs sont reprйsentйes dans un miroir autrement que dans un livre. Or Dieu est appelй miroir en Sag. 7, 26, pour la raison que toutes les rйalitйs sont reprйsentйes en lui. Il ne peut donc ni ne doit кtre appelй livre.

 

15° Le nom de livre se donne aussi а ceux qui sont transcrits а partir d’un livre original. Or les esprits des hommes et des anges sont en quelque sorte transcrits а partir de l’esprit divin, lorsqu’ils reзoivent de lui la connaissance sur les rйalitйs. Si donc l’esprit divin est appelй livre de vie, les esprits crййs doivent aussi кtre appelйs livres ; et par consйquent, le livre de vie n’йvoque pas toujours quelque chose d’incrйй.

 

16° Le livre de vie semble impliquer la reprйsentation de la vie, et une certaine causalitй sur la vie. Or tout cela convient au Christ en tant qu’homme, car en lui comme en un modиle est reprйsentйe toute la vie de la grвce et de la gloire, comme il est dit а Moпse en Ex. 25, 4 : « Va, et fais tout selon le modиle qui t’a йtй montrй sur la montagne. » Semblablement, il nous a lui-mкme mйritй la vie. Le Christ en tant qu’homme peut donc lui-mкme кtre appelй livre de vie.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au vingtiиme livre de la Citй de Dieu : « Il faut admettre une certaine force divine sous l’action de laquelle seront йvoquйes а la mйmoire de chacun toutes ses њuvres, et les bonnes et les mauvaises. C’est йvidemment cette force divine qui a reзu le nom de livre. » Or la force divine est quelque chose d’incrйй. Le livre de vie йvoque donc quelque chose d’incrйй.

 

Saint Augustin dit au mкme livre que le livre de vie est la prescience divine, qui ne peut se tromper. Or la prescience est quelque chose d’incrйй. Donc le livre de vie aussi.

 

 

Rйponse :

 

Le livre, en Dieu, ne peut se dire que mйtaphoriquement, de sorte que c’est la reprйsentation mкme de la vie qui est appelйe livre de vie. Et de ce point de vue, il faut savoir que la vie peut кtre reprйsentйe de deux faзons : d’abord la vie elle-mкme en soi ; ensuite en tant qu’elle peut кtre participйe par d’autres. Or la vie en soi peut кtre reprйsentйe de deux faзons. D’abord а la faзon d’un enseignement : et cette reprйsentation se rattache surtout а l’ouпe, qui est au plus haut point le sens de l’apprentissage, comme il est dit au dйbut du livre sur la Sensation et les Sensibles ; et de cette faзon, on appelle livre de vie ce en quoi est contenu l’enseignement sur l’obtention de la vie ; et ainsi, le Nouveau et l’Ancien Testament sont appelйs livre de vie. Ensuite, а la faзon d’un modиle : et cette reprйsentation se rattache а la vue ; et ainsi, le Christ lui-mкme est appelй livre de vie, car en lui comme en un modиle nous pouvons regarder comment il faut vivre pour parvenir а la vie йternelle.

 

Or maintenant, nous traitons du livre de vie non pas ainsi, mais en tant qu’il est la reprйsentation de ceux qui parviendront а la vie, et que l’on dit inscrits dans le livre de vie par une certaine ressemblance avec les rйalitйs humaines. En effet, en n’importe quelle multitude rйgie par la providence d’un gouverneur, nul n’est admis que suivant l’ordination du gouverneur ; voilа pourquoi ceux qui doivent кtre admis dans le collиge de la multitude sont inscrits comme membres de cette multitude ; et par cette inscription, le chef de la multitude est dirigй dans l’admission ou l’exclusion des membres de la multitude qui lui est soumise. Or la multitude qui est gouvernйe par la divine providence de la plus excellente faзon, c’est le collиge de l’Йglise triomphante, qui est aussi appelйe Citй de Dieu dans les Йcritures ; et c’est pourquoi l’inscription ou la reprйsentation de ceux qui doivent кtre admis dans cette sociйtй est appelйe livre de vie : et cela ressort de la faзon de s’exprimer des Йcritures. En effet, il est dit en Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie, dans les cieux », et en Is. 4, 3 : « seront appelйs saints tous ceux qui sont inscrits pour la vie dans Jйrusalem » ; et en Hйbr. 12, 22 : « Vous vous кtes approchйs de la citй du Dieu vivant qui est la Jйrusalem cйleste, des myriades qui forment le chњur des anges, de l’assemblйe des premiers-nйs inscrits dans les cieux. » Il est donc nйcessaire, pour reprendre la comparaison, que celui qui prйside а une telle multitude soit dirigй par cette inscription dans le don de la vie ; ce qui convient а Dieu seul. Or Dieu n’est pas dirigй par une chose crййe, puisqu’il est la rиgle que rien d’extйrieur ne dirige. Par consйquent, le livre de vie, au sens oщ nous en parlons maintenant, йvoque quelque chose d’incrйй.

 

Rйponse aux objections :

 

& La rйponse aux deux premiers arguments ressort de ce qui a йtй dit. En effet, la Glose et la citation de saint Grйgoire parlent du livre de vie suivant une autre acception, selon laquelle il est appelй le modиle de la vie : car а sa vue n’importe qui pourra savoir en quoi il se sera accordй avec le modиle et en quoi il s’en sera йcartй.

 

Pour les termes qui sont dits de Dieu mйtaphoriquement, il faut observer de faзon gйnйrale qu’ils sont employйs а la prйdication de Dieu dans un sens dйpourvu d’imperfection ; voilа pourquoi il faut leur фter tout ce qui se rattache а la matйrialitй, la privation ou la temporalitй. Or, que le livre soit rйceptif d’une impression extйrieure convient au livre en tant qu’il est temporel et nouvellement йcrit ; et ce n’est pas en ce sens qu’il entre dans la prйdication de Dieu.

 

Il est de la raison formelle de livre d’impliquer la diffйrence des choses qui sont connues par le livre, car par un seul livre est transmise la connaissance de plusieurs choses. Mais que, pour transmettre la connaissance de plusieurs choses, il soit nйcessaire qu’il y ait une diversitй dans le livre lui-mкme, cela vient de l’imperfection du livre : car le livre serait bien plus parfait s’il pouvait faire connaоtre par quelque chose d’unique tout ce qu’il expose par beaucoup. Puis donc que la souveraine perfection est en Dieu, il est lui-mкme un livre tel qu’il montre de nombreuses choses par ce qui est souverainement un.

 

C’est par l’imperfection du livre matйriel que les lettres йcrites en lui diffиrent de la feuille de papier sur laquelle elles sont йcrites : car cela relиve de sa composition, par laquelle il se trouve que ce qui contient n’est pas ce qui est contenu ; voilа pourquoi, en Dieu, de telles notions [prises] des rйalitйs diffиrent de son essence non pas rйellement, mais seulement de raison.

 

Bien que la diffйrence entre l’йcriture et ce sur quoi elle est йcrite soit seulement dans la raison, cependant la reprйsentation, qui achиve la raison formelle de livre, n’est pas seulement dans notre raison, mais en Dieu ; et c’est pourquoi le livre de vie est rйellement en Dieu.

 

Le livre de vie, comme on l’a dit, a le rфle de diriger Dieu, qui donne la vie, vers le don la vie. Or, bien que l’вme du Christ ait en soi la connaissance de tous ceux qui doivent кtre sauvйs, cependant ce n’est pas par cette connaissance que Dieu est dirigй, mais par la connaissance incrййe qu’il est lui-mкme. Aussi la science de l’вme du Christ ne peut-elle кtre appelйe livre de vie au sens oщ nous en parlons maintenant.

 

La rйponse ressort clairement de ce qui a йtй dit.

 

Bien qu’il n’y ait en Dieu aucune diversitй mais la souveraine puretй, cependant il est comparй au livre йcrit, et non а la table non йcrite, comme notre intelligence. En effet, notre intelligence est comparйe а la table rase parce qu’elle est en puissance а toutes les formes intelligibles, et n’en possиde aucune en acte ; mais dans l’intelligence divine, toutes les formes des rйalitйs sont en acte, et toutes sont un en elle ; voilа pourquoi la raison formelle d’йcriture y est accompagnйe de l’uniformitй.

 

10° Dans le livre de vie, а la fois Dieu lit, et d’autres peuvent lire pour autant que cela leur est donnй. Et saint Augustin ne veut pas йcarter l’idйe que Dieu lise dans le livre de vie, mais il veut dire qu’il ne lit pas pour connaоtre ce qu’il ne savait pas auparavant. D’autres aussi peuvent lire en lui, bien qu’il soit uniforme dans son ensemble, parce qu’il est par un seul et mкme principe la raison de choses diverses.

 

11° Il y a deux sortes de ressemblances de la rйalitй : l’une, qui est exemplaire, est la cause de la rйalitй ; l’autre, qui est reproduite, est l’effet et le signe de la rйalitй. Or chez nous, le livre est conformй а notre science, qui est causйe а partir des rйalitйs ; voilа pourquoi la connaissance sur les rйalitйs est reзue de lui non comme d’une cause, mais comme d’un signe. Mais la science de Dieu est la cause des rйalitйs, contenant les ressemblances exemplaires des rйalitйs ; et c’est pourquoi la science est reзue du livre de vie comme d’une cause et non comme d’un signe.

 

12° Le livre de vie est а la fois la vйritй mкme incrййe, et la ressemblance de la vйritй crййe, comme le livre crйй est le signe de la vйritй.

 

13° En Dieu, la cause exemplaire et l’efficiente reviennent au mкme ; voilа pourquoi, йtant cause exemplaire, il peut кtre appelй livre ; et йtant cause efficiente de la sagesse, il peut кtre appelй maоtre.

 

14° La reprйsentation du miroir diffиre de celle du livre en ceci que la premiиre se rapporte immйdiatement а la rйalitй, tandis que le livre s’y rapporte au moyen de la connaissance. En effet, dans le livre sont contenues des figures, qui sont les signes des mots, qui sont les signes des concepts, qui sont les ressemblances des rйalitйs ; tandis que dans le miroir, les formes mкmes des rйalitйs se reflиtent. Or en Dieu se reflиtent des deux faзons les espиces des rйalitйs, puisque lui-mкme connaоt les rйalitйs, et qu’il sait qu’il les connaоt ; voilа pourquoi s’y trouvent les raisons formelles de miroir et de livre.

 

15° Mкme les esprits des saints peuvent кtre appelйs livres, comme cela est clair en Apoc. 20, 12 : « Des livres furent ouverts », ce que saint Augustin expose comme s’agissant des cњurs des justes ; cependant, ils ne peuvent кtre appelйs livres de vie а la faзon dйcrite plus haut, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

16° Bien que le Christ, en tant qu’homme, soit en quelque sorte modиle et cause de la vie, cependant il n’est pas en tant qu’homme la cause de la vie de la gloire par son autoritй, ni le modиle dirigeant Dieu pour donner la vie ; il ne peut donc, en tant qu’homme, кtre appelй livre de vie.

Article 2 : Le livre se dit-il essentiellement ou personnellement en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit personnellement.

 

Il est dit au Psaume 39, verset 8 : « en tкte du livre il est йcrit de moi » ; la Glose : « auprиs du Pиre, qui est ma tкte ». Or rien n’a de tкte, en Dieu, sinon ce qui a un principe ; or ce qui a un principe se dit personnellement en Dieu. Le livre de vie se dit donc personnellement.

 

De mкme que le verbe йvoque une connaissance procйdant d’autre chose, de mкme aussi le livre, car l’йcriture du livre procиde de l’йcrivain. Or le verbe, pour la raison susdite, se dit personnellement en Dieu. Donc le livre de vie aussi.

 

[Le rйpondant] disait que le verbe implique une procession rйelle, mais le livre une procession de raison seulement. En sens contraire : nous ne pouvons nommer Dieu que d’aprиs les choses qui sont en nous. Or de mкme qu’en nous le verbe procиde d’un йnonciateur rйellement distinct de lui, de mкme aussi pour le livre et l’йcrivain. Donc, pour la mкme raison, l’un et l’autre impliqueront en Dieu une distinction rйelle.

 

Le verbe de la voix est plus distant de l’йnonciateur que le verbe du cњur ; et plus encore le verbe de l’йcriture, qui signifie le verbe de la voix. Si donc le verbe divin, qui se conзoit а la ressemblance du verbe du cњur, comme dit saint Augustin, se distingue rйellement de l’йnonciateur, а bien plus forte raison le livre, qui implique une йcriture.

 

Ce qui est attribuй а quelque chose doit nйcessairement lui convenir par tout ce qui entre dans sa notion. Or il est dans la notion de livre non seulement de reprйsenter quelque chose, mais aussi d’кtre йcrit par quelqu’un. Donc en Dieu, le nom de livre est considйrй en tant qu’il provient d’un autre ; et ainsi, il se dit personnellement.

 

De mкme qu’il entre dans la notion du livre d’кtre lu, de mкme aussi d’кtre йcrit. Or en tant qu’il est йcrit, il provient d’un autre ; mais en tant qu’il est lu, il est pour un autre. Il entre donc dans la notion du livre de provenir d’un autre et d’кtre pour un autre ; le livre de vie se dit donc personnellement.

 

 Le livre de vie йvoque une connaissance exprimйe par un autre. Or ce qui est exprimй par un autre sort de lui. Le livre de vie implique donc une relation d’origine, et ainsi, il se dit personnellement.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre de vie est la prйdestination divine elle-mкme, comme dit saint Augustin au livre de la Citй de Dieu, et comme on le trouve dans la Glose а propos de Apoc. 20, 12. Or la prйdestination se dit essentiellement et jamais personnellement. Donc le livre de vie aussi.

 

 

Rйponse :

 

Certains ont prйtendu que le livre de vie se disait tantфt personnellement, tantфt essentiellement : lorsqu’on le transfиre а Dieu sous le rapport de l’йcriture, il se dit personnellement, car il implique ainsi une origine d’un autre (en effet, un livre n’est йcrit que par un autre) ; et lorsqu’il implique la reprйsentation de ce qui est йcrit dans le livre, alors il se dit essentiellement.

 

Mais cette distinction ne semble pas raisonnable, car un nom qui est dit de Dieu ne se dit personnellement que s’il implique dans sa notion une relation d’origine, au sens oщ il est employй dans la prйdication de Dieu. Or pour les termes qui sont dits de Dieu mйtaphoriquement, la mйtaphore ne se prend pas suivant n’importe quelle ressemblance, mais suivant une communautй fondйe sur ce qui appartient proprement а la rйalitй dont le nom est transfйrй ; par exemple, le nom de lion n’est pas transfйrй а Dieu а cause d’une communautй fondйe sur la sensibilitй, mais а cause d’une communautй fondйe sur quelque propriйtй du lion. Le livre de vie n’est donc pas non plus transfйrй а Dieu suivant ce qui est commun а tout produit de l’art, mais suivant ce qui est propre au livre en tant que tel. Or procйder d’un йcrivain convient au livre non en tant que tel, mais en tant qu’il est un produit de l’art ; car de la sorte йgalement, la maison provient du bвtisseur et le couteau du forgeron. Mais la reprйsentation de ce qui est йcrit dans le livre appartient proprement au livre en tant que tel ; aussi, tant qu’une telle reprйsentation demeure, mкme s’il n’est pas йcrit par un autre, il sera assurйment un livre, mais il ne sera pas un produit de l’art. Il est donc clair que le livre n’est pas transfйrй а Dieu parce qu’il est йcrit par un autre, mais parce qu’il reprйsente ce qui est йcrit dans le livre. Et par consйquent, la reprйsentation йtant commune а toute la Trinitй, le livre ne se dit pas en Dieu personnellement mais seulement essentiellement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce qui se dit en Dieu essentiellement renvoie parfois aux personnes ; ainsi le nom de Dieu renvoie parfois а la personne du Pиre et parfois а la personne du Fils, comme quand on dit « Dieu qui engendre » ou « Dieu engendrй » ; et de mкme aussi le livre, bien qu’il se dise essentiellement, peut cependant renvoyer а la personne du Fils ; et en ce sens, on dit qu’il a une tкte ou un principe en Dieu.

 

Le verbe, suivant sa dйfinition employйe dans la prйdication de Dieu, implique une origine d’autre chose, comme on l’a dit dans la question sur le verbe, art. 1 et 2 ; mais le livre n’implique pas d’origine par sa dйfinition, suivant laquelle on le transfиre а Dieu ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Bien que le livre, chez nous, procиde rйellement de l’йcrivain comme le verbe procиde de l’йnonciateur, cependant cette procession n’est pas impliquйe dans le nom de livre comme elle l’est dans le nom de verbe ; en effet, la procession а partir de l’йcrivain n’est pas plus impliquйe dans le nom de livre que la procession а partir du bвtisseur ne l’est dans le nom de maison.

 

Cet argument serait probant s’il y avait dans la notion de livre la notion de verbe йcrit ; mais ce n’est pas vrai ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cet argument tient dans le cas de choses dites au sens propre ; quant а ce qui se dit mйtaphoriquement, comme le livre, il n’est pas nйcessaire qu’il convienne au sujet de la prйdication par tout ce qui lui convient proprement ; sinon il serait nйcessaire que Dieu, qui est appelй lion mйtaphoriquement, ait des griffes et des poils.

 

& La rйponse au sixiиme argument ressort de ce qu’on a dit, et de mкme pour le septiиme.

Article 3 : Le livre de vie est-il appropriй au Fils ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le livre de vie concerne la vie ; or la vie est attribuйe au Saint-Esprit dans les Йcritures ; Jn 6, 64 : « C’est l’Esprit qui vivifie. » Le livre de vie doit donc aussi кtre appropriй au Saint-Esprit, et non au Fils.

 

En toute chose, le principe est le plus important. Or le Pиre est appelй tкte ou principe du livre, comme cela est clair au psaume 39, verset 9 : « en tкte du livre il est йcrit de moi ». C’est donc au Pиre que le nom de livre doit кtre appropriй.

 

Ce sur quoi une chose est йcrite est proprement un livre. Or on dit que quelque chose est йcrit dans la mйmoire. La mйmoire est donc un livre. Or la mйmoire est appropriйe au Pиre, comme l’intelligence au Fils, et la volontй au Saint-Esprit. Le livre de vie doit donc кtre appropriй au Pиre.

 

La tкte du livre est le Pиre. Or en tкte du livre, comme on le trouve dans le psaume, il est йcrit au sujet du Fils. Le Pиre est donc le livre du Fils, et ainsi le livre doit кtre appropriй au Pиre.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que le livre de vie est la prescience de Dieu. Or la science est appropriйe au Fils ; 1 Cor. 1, 24 : « Le Christ est la force de Dieu et la sagesse de Dieu. » Le livre de vie est donc aussi appropriй au Fils.

 

Le livre implique une reprйsentation, comme aussi le miroir, l’image, la figure et le caractиre. Or toutes ces choses sont attribuйes au Fils. Le livre de vie doit donc aussi кtre appropriй au Fils.

 

 

Rйponse :

 

Approprier, ce n’est rien d’autre qu’attirer le commun vers le propre. Or ce qui est commun а toute la Trinitй peut кtre attirй au propre d’une personne non parce que cela conviendrait plus а une personne qu’а l’autre — en effet, cela s’opposerait а l’йgalitй des personnes — mais parce que ce qui est commun a une plus grande ressemblance avec le propre d’une personne qu’avec le propre d’une autre ; par exemple, la bontй a une certaine convenance avec le propre du Saint-Esprit, qui procиde comme amour (la bontй est en effet l’objet de l’amour), et c’est pourquoi elle est appropriйe au Saint-Esprit ; et semblablement la puissance au Pиre, car la puissance en tant que telle est un certain principe, et il est propre au Pиre d’кtre le principe de toute la divinitй ; et pour la mкme raison la sagesse est appropriйe au Fils, car elle a une convenance avec ce qui lui est propre : en effet, le Fils procиde du Pиre comme verbe, ce qui dйsigne la procession de l’intelligence. Puis donc que le livre de vie concerne la connaissance, il doit кtre appropriй au Fils.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la vie soit appropriйe au Saint-Esprit, la connaissance de la vie est appropriйe au Fils ; et c’est elle que le livre de vie implique.

 

Le Pиre est appelй tкte du livre, non que la notion de livre lui convienne plus qu’au Fils, mais parce que le Fils, а qui on approprie le livre de vie, naоt du Pиre.

 

Il n’est pas absurde qu’une chose soit appropriйe а diffйrentes personnes sous divers rapports, comme le don de sagesse est appropriй au Saint-Esprit en tant qu’il est un don, car le principe de tout don est l’amour, mais il est appropriй au Fils en tant qu’il est sagesse. Semblablement aussi, la mйmoire est appropriйe au Pиre en tant qu’elle est un principe pour l’intelligence, mais en tant qu’elle est une certaine puissance cognitive elle est appropriйe au Fils. Et c’est de cette faзon que l’on dit que quelque chose est йcrit dans la mйmoire ; et ainsi, la mйmoire peut кtre un livre. Aussi le livre est-il plus appropriй au Fils qu’au Pиre.

 

Bien que le livre soit appropriй au Fils, cependant il convient aussi au Pиre, puisqu’il est commun et non propre ; voilа pourquoi il n’est pas absurde de dire que quelque chose est йcrit dans le Pиre.

Article 4 : Le livre de vie est-il la mкme chose que la prйdestination ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Saint Augustin dit que le livre de vie est la prйdestination de ceux auxquels est due la vie йternelle.

 

Nous connaissons les attributs divins par leurs effets. Or l’effet de la prйdestination et celui du livre de vie sont identiques : ce sont la grвce finale et la gloire. La prйdestination est donc identique au livre de vie.

 

Tout ce qui se dit mйtaphoriquement en Dieu doit nйcessairement se ramener а quelque chose qui se dit proprement. Or le livre de vie se dit mйtaphoriquement en Dieu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il est donc nйcessaire de le ramener а quelque chose qui se dit proprement. Or on ne peut le ramener а autre chose qu’а la prйdestination. Le livre de vie est donc identique а la prйdestination.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre se dit de ce en quoi quelque chose est йcrit. Or la notion d’йcriture ne concerne pas la prйdestination. La prйdestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

Le livre, par dйfinition, n’implique aucune causalitй sur les choses auxquelles il se rapporte, tandis que la prйdestination en implique une. La prйdestination n’est donc pas identique au livre de vie.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie se dit en Dieu а la ressemblance de l’йcriture par laquelle le prince d’une citй est dirigй dans l’admission ou l’exclusion des membres de sa citй. Or cette йcriture se trouve au milieu de deux opйrations. En effet, elle suit la dйtermination de ce prince, qui distingue ceux qu’il veut admettre de ceux qu’il exclut, et elle prйcиde l’admission ou l’exclusion elle-mкme ; car l’йcriture susdite n’est qu’une certaine reprйsentation de sa prйdestination. De mкme aussi, le livre de vie ne semble кtre rien d’autre qu’une certaine inscription de la prйdestination divine dans l’esprit de Dieu : car en prйdestinant, Dieu prйdйtermine ceux qui doivent кtre admis а la vie glorieuse. Or la connaissance de cette prйdestination demeure toujours en lui ; et [dire] qu’il sait en avoir prйdestinй certains, c’est [dire] que sa prйdestination est йcrite en lui comme dans un livre de vie. Donc le livre de vie et la prйdestination, а parler formellement, ne sont pas identiques ; mais matйriellement, le livre de vie est la prйdestination elle-mкme ; comme nous disons, en parlant matйriellement, que ce livre est la doctrine de l’Apфtre, parce que la doctrine de l’Apфtre y est inscrite et contenue. Et c’est de cette faзon que s’exprime saint Augustin lorsqu’il dit que le livre de vie est la prйdestination.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au premier argument.

 

Bien que le livre de vie et la prйdestination se rapportent au mкme effet, la faзon de s’y rapporter diffиre : la prйdestination regarde cet effet immйdiatement, mais le livre de vie s’y rapporte au moyen de la prйdestination ; de mкme aussi, il y a dans l’вme immйdiatement les ressemblances des rйalitйs, mais dans le livre sont inscrits les signes des mots, qui sont les notes des passions de l’вme ; et ainsi, le livre est mйdiatement le signe de la rйalitй.

 

Le livre de vie se ramиne а quelque chose qui se dit proprement en Dieu ; mais ce n’est pas la prйdestination, c’est la connaissance de la prйdestination, par laquelle Dieu sait qu’il en a prйdestinй certains.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

Aux arguments avancйs en sens contraire, il ne serait pas difficile de rйpondre.

Article 5 : Le livre de vie se dit-il de la vie incrййe ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Augustin, le livre de vie est la connaissance de Dieu. Or de mкme que Dieu connaоt la vie d’autrui, de mкme il connaоt la sienne. Le livre de vie regarde donc aussi la vie incrййe.

 

Le livre de vie est reprйsentatif de la vie. Mais non de la vie crййe : car le premier ne reprйsente pas le second, mais c’est l’inverse. Le livre de vie est donc reprйsentatif de la vie incrййe.

 

Ce qui se dit de plusieurs avec antйrioritй de l’un sur l’autre, se comprend, au sens obvie, de ce qui est dit en premier. Or la vie se dit de Dieu avant de se dire des crйatures, car sa vie est l’origine de toute vie, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Puis donc que, dans le livre de vie, la vie est nommйe au sens obvie, elle doit se comprendre de la vie incrййe.

 

De mкme que le livre implique une reprйsentation, de mкme aussi la figure implique une reprйsentation, d’autant plus que le livre reprйsente au moyen de certaines figures. Or le Fils est appelй la figure du Pиre, comme cela est clair en Hйbr. 1, 3. Le Fils peut donc кtre aussi appelй livre relativement а la vie du Pиre.

 

Le livre se rapporte а ce qui est йcrit dans le livre. Or dans le livre, il est йcrit au sujet du Fils, suivant ce passage du Psaume 39, verset 8 : « en tкte du livre il est йcrit de moi ». Or la vie du Fils est incrййe. Le livre de vie peut donc regarder la vie incrййe.

 

Le livre ne peut кtre identique а ce dont il est le livre, par rapport au mкme. Or la crйation est un livre par rapport а Dieu. Dieu ne peut donc pas кtre appelй livre par rapport а la vie crййe ; il reste donc que le livre de vie se dit de la vie incrййe.

 

Comme le livre se rapporte а la connaissance, de mкme aussi le verbe. Or le verbe appartient а l’essence divine elle-mкme avant d’appartenir а la crйation : car le Pиre, en se disant, dit toute la crйation. Le livre de vie regarde donc lui aussi la vie incrййe avant la vie crййe.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Augustin, le livre de vie est la prйdestination. Or la prйdestination regarde seulement les crйatures. Donc le livre de vie aussi.

 

Le livre ne reprйsente quelque chose que par des figures et des ressemblances. Or Dieu ne se connaоt pas lui-mкme par des ressemblances, mais par son essence. Il n’est donc pas un livre par rapport а lui-mкme.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, le livre de vie est une certaine inscription par laquelle celui qui donne la vie est dirigй dans ce don, suivant ce qui йtait prйordonnй pour un sujet ; voilа pourquoi la vie dont il s’agit dans le livre de vie a deux propriйtйs. D’abord, d’кtre acquise en йtant confйrйe par quelqu’un ; ensuite, de rйsulter de l’inscription susdite qui dirige vers elle. Or l’une et l’autre de ces propriйtйs font dйfaut а la vie incrййe, car la vie glorieuse n’existe pas en Dieu par acquisition, mais par nature ; et aucune connaissance ne prйcиde sa vie, mais la vie de Dieu prйcиde mкme sa connaissance, selon notre faзon de comprendre. Le livre de vie ne peut donc se dire de la vie incrййe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce n’est pas n’importe quelle connaissance de Dieu qui est appelйe livre de vie, mais celle qui porte sur la vie que doivent possйder les prйdestinйs, comme on peut le dйduire des paroles qui suivent.

 

Reprйsenter quelque chose, c’est contenir sa ressemblance. Or il y a deux sortes de ressemblances de la rйalitй. L’une est productrice de la rйalitй, comme celle qui est dans l’intelligence pratique ; et а la faзon de cette ressemblance, le premier peut reprйsenter le second. L’autre est la ressemblance reзue de la rйalitй dont elle est la ressemblance ; et de cette faзon, le suivant reprйsente le premier, et non l’inverse. Or le livre de vie reprйsente la vie non pas de cette faзon, mais de la premiиre.

 

Une chose dite au sens obvie se comprend parfois de ce qui se dit en second, et ce, en raison de quelque ajout ; par exemple, l’expression « un йtant dans un autre » signifie l’accident ; et semblablement la vie, en raison de ce qui est ajoutй, а savoir le livre, se comprend de la vie crййe, qui est appelйe vie en second.

 

La figure reprйsente ce dont elle est la figure comme un principe en quelque sorte, йtant donnй que la figure et l’image se dйduisent du modиle comme d’un principe ; mais le livre de vie reprйsente la vie comme dйpendante du principe qu’il est lui-mкme. Or il convient а Dieu d’кtre le principe du Fils, qui est la figure du Pиre, mais il ne convient pas а sa vie que quelque chose en soit le principe ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme de la vie et de la figure.

 

Ce passage du Psaume se comprend du Fils selon la nature humaine.

 

А la fois la cause reprйsente l’effet, et l’effet la cause, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison, Dieu peut кtre dit le livre de la crйature, et vice versa.

 

Le verbe n’est pas signifiй comme principe de ce qui est dit par le verbe, comme le livre de vie, tel qu’il est envisagй ici ; il n’en va donc pas de mкme.

Article 6 : Le livre de vie se dit-il de la vie naturelle dans les crйatures ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

De mкme que la vie glorieuse est reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, de mкme aussi la vie naturelle. Or la connaissance de Dieu est appelйe livre de vie par rapport а la vie glorieuse. Elle doit donc aussi кtre appelйe livre par rapport а la vie naturelle.

 

La connaissance divine contient tout а la faзon de la vie ; car, comme il est dit en Jn 1, 3 « ce qui a йtй fait йtait vie en lui ». Le livre de vie doit donc se dire de toutes choses, et surtout des vivants.

 

De mкme que par la providence l’on est prйordonnй а la vie glorieuse, de mкme aussi а la vie naturelle. Or la connaissance de la prйordination а la vie glorieuse est appelйe livre de vie, comme on l’a dйjа dit. La connaissance de la prйordination а la vie naturelle est donc aussi appelйe livre de vie.

 

Sur ce passage de Apoc. 3, 5 : « je n’effacerai point leurs noms du livre de vie », la Glose dit : « Le livre de vie est la connaissance divine en laquelle tout subsiste. » Le livre de vie se rapporte donc а toutes choses ; et par consйquent, а la vie naturelle aussi.

 

Le livre de vie est une certaine connaissance de la vie glorieuse. Or la vie glorieuse ne peut кtre connue si l’on ne connaоt la vie naturelle. Le livre de vie regarde donc semblablement la vie naturelle.

 

Le nom de vie a йtй transfйrй de la vie naturelle а la vie glorieuse. Or une chose se dit plus vraiment de ce qui est dit proprement que de ce qui pris mйtaphoriquement. Le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que la vie glorieuse.

 

Ce qui est plus permanent et plus commun est plus noble. Or la vie naturelle est plus permanente que la vie de la gloire ou de la grвce ; et semblablement, elle est plus commune, car la vie naturelle accompagne la vie de la grвce et de la gloire, mais ce n’est pas rйciproque. La vie naturelle est donc plus noble que la vie de la grвce et de la gloire ; le livre de vie regarde donc plus la vie naturelle que celle de la grвce ou de la gloire.

 

 

En sens contraire :

 

Le livre de vie est en quelque sorte la prйdestination, comme le montre saint Augustin. Or la prйdestination ne porte pas sur la vie naturelle. Donc le livre de vie non plus.

 

Le livre de vie concerne cette vie qui est donnйe immйdiatement par Dieu. Or la vie naturelle est donnйe par Dieu au moyen des causes naturelles. Le livre de vie ne concerne donc pas la vie naturelle.

 

 

Rйponse :

 

Le livre de vie est une certaine connaissance qui dirige dans le don de la vie celui qui la donne, comme on l’a dit. Or, lorsque nous donnons quelque chose, nous n’avons besoin de direction que parce qu’il est nйcessaire de distinguer ceux auxquels il faut donner de ceux auxquels il ne faut pas donner. Aussi le livre de vie se rapporte-t-il seulement а cette vie qui est donnйe avec йlection. Or la vie naturelle, comme les autres biens naturels, est fournie communйment а tous, selon la capacitй de chacun ; voilа pourquoi le livre de vie ne se rapporte pas а la vie naturelle, mais seulement а cette vie qui, suivant le propos de Dieu qui йlit, est donnйe а certains et non а d’autres.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la vie naturelle soit reprйsentйe dans la connaissance de Dieu, comme aussi la vie glorieuse, cependant la connaissance de la vie naturelle n’est pas un livre de vie, comme la connaissance de la vie glorieuse, pour la raison susdite.

 

Le livre de vie n’est pas un livre qui vit ; mais un livre qui concerne la vie а laquelle certains, qui sont inscrits dans le livre, sont prйordonnйs par йlection.

 

La providence de Dieu octroie а quelques-uns la vie comme un dы de leur nature ; mais elle n’octroie la vie glorieuse que par le bon plaisir de sa volontй ; voilа pourquoi elle donne la vie naturelle а tous ceux qui peuvent la recevoir, mais non la vie glorieuse. Et pour cette raison, il n’est pas de livre de la vie naturelle, comme de la vie glorieuse.

 

Cette glose ne doit pas se comprendre comme si tout subsistait, c’est-а-dire йtait contenu dans le livre de vie ; mais en ce sens que tout ce qui est йcrit en lui, subsiste, c’est-а-dire est stable.

 

Le livre de vie n’implique pas seulement une connaissance de la vie glorieuse, mais aussi une certaine йlection ; et non une connaissance de la vie naturelle, comme on l’a dit.

 

La vie glorieuse nous est moins connue que la vie naturelle ; voilа pourquoi nous passons de la connaissance de la vie naturelle а celle de la vie glorieuse ; et semblablement, nous nommons la vie glorieuse d’aprиs la vie naturelle, bien que la vie soit davantage dans la vie glorieuse ; de mкme aussi, nous nommons Dieu d’aprиs ce qui est en nous. Il n’est donc pas nйcessaire que le nom de vie soit compris de la vie naturelle, quand il est dit au plein sens du terme.

 

La vie glorieuse est en soi est plus permanente que la vie naturelle, car la vie naturelle est stabilisйe par la vie glorieuse ; mais par accident, la vie naturelle est plus permanente que la vie glorieuse ; c’est-а-dire en tant qu’elle est plus proche du vivant, auquel est due selon son essence la vie naturelle et non la vie glorieuse. D’autre part, la vie naturelle est plus commune d’une certaine faзon, et d’une autre moins. En effet, une chose est appelйe commune de deux faзons. D’abord par consйcution ou prйdication ; c’est-а-dire lorsqu’une chose unique se rencontre en plusieurs sous un mкme aspect ; et dans ce cas, ce qui est plus commun n’est pas plus noble mais plus imparfait, comme l’animal par rapport а l’homme ; et c’est de cette faзon que la vie naturelle est plus commune que la vie glorieuse. Ensuite, par faзon de cause, comme la cause qui, demeurant numйriquement une, s’йtend а plusieurs effets ; et dans ce cas, ce qui est plus commun est plus noble, comme la conservation de la citй par rapport а la conservation de la famille. Mais de cette faзon, la vie naturelle n’est pas plus commune que la vie glorieuse.

Article 7 : Le livre de vie, au sens absolu, se dit-il de la vie de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est dans l’effet se trouve plus noblement dans la cause, comme le montre Denys au livre des Noms divins. Or la gloire est l’effet de la grвce. La vie de la grвce est donc plus noble que la vie glorieuse ; le livre de vie regarde donc principalement la vie de la grвce, plutфt que la vie glorieuse.

 

Le livre de vie est une certaine inscription de la prйdestination, comme on l’a dйjа dit aux articles 1 et 5 de cette question. Or la prйdestination est en mкme temps la prйparation de la grвce et de la gloire. Le livre de vie regarde donc lui aussi en mкme temps l’une et l’autre vie.

 

Par le livre de vie, certains sont dйsignйs comme citoyens de cette citй en laquelle est la vie. Or de mкme que par la vie glorieuse certains sont faits citoyens de la Jйrusalem cйleste, de mкme par la vie de la grвce l’on est fait citoyen de l’Йglise militante. Le livre de vie regarde donc la vie de la grвce comme la vie glorieuse.

 

Ce qui se dit de plusieurs dйsigne, si on le dit au sens obvie, ce dont il se dit en premier. Or la vie de la grвce est antйrieure а la vie glorieuse. Donc, quand on dit « livre de vie », on le comprend de la vie de la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Celui qui possиde la justice prйsente a de faзon absolue la vie de la grвce. Or on ne dit pas de faзon absolue qu’il est йcrit dans le livre de vie, mais on le dit relativement, а savoir, suivant la justice prйsente. Le livre de vie ne regarde donc pas la vie de la grвce au sens absolu.

 

La fin est plus noble que les moyens. Or la vie glorieuse est la fin de la grвce. Elle est donc plus noble. La vie, au plein sens du terme, se comprend donc de la vie glorieuse, et par consйquent le livre de vie ne regarde au sens absolu que la vie glorieuse.

 

 

Rйponse :

 

Le livre de vie signifie une inscription de quelqu’un pour qu’il obtienne la vie comme une certaine rйcompense, et comme une possession, car pour de telles choses les hommes ont coutume d’кtre inscrits. Or « avoir en possession » se dit proprement pour une chose dont on dispose а volontй ; et en cela on ne souffre aucune imperfection. Ainsi le Philosophe dit-il au dйbut de la Mйtaphysique que la science qui porte sur Dieu n’est pas une possession de l’homme mais de Dieu, car Dieu seul se connaоt parfaitement, tandis que l’homme se trouve imparfait а le connaоtre. Voilа pourquoi l’on aura la vie comme une possession lorsque toute imperfection opposйe а la vie sera exclue par la vie. Or c’est ce que fait la vie glorieuse, en laquelle toute mort, et la corporelle et la spirituelle, sera complиtement absorbйe, au point que mкme la puissance de mourir ne demeurera point ; mais la vie de la grвce n’a pas cet effet. Et ainsi, le livre de vie regarde au sens absolu non pas la vie de la grвce, mais seulement la vie glorieuse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Certaines causes sont plus nobles que les choses dont elles sont causes, ainsi l’efficiente, la forme et la fin ; voilа pourquoi ce qui est en de telles causes est en elles plus noblement qu’en ce dont elles sont causes. Mais la matiиre est plus imparfaite que ce dont elle est cause ; et c’est pourquoi une chose est moins noblement dans la matiиre que dans l’objet matйriel ; en effet, elle est dans la matiиre incomplиtement et en puissance, et en acte dans l’objet matйriel. Or toute disposition qui prйpare le sujet а recevoir quelque perfection se ramиne а la cause matйrielle ; et c’est de cette faзon que la grвce est la cause de la gloire ; voilа pourquoi la vie est plus noblement dans la gloire que dans la grвce.

 

La prйdestination ne regarde la grвce que dans la mesure oщ elle est ordonnйe а la gloire ; aussi кtre prйdestinй ne convient-il qu’а ceux qui ont la grвce finale, que suit la gloire.

 

Bien que ceux qui ont la vie de la grвce soient des citoyens de l’Йglise militante, cependant l’йtat de l’Йglise militante n’est pas un йtat en lequel on ait pleinement la vie, puisque l’on reste en puissance а mourir ; voilа pourquoi le livre de vie ne s’y rapporte pas.

 

Bien que la vie de la grвce soit antйrieure а la vie glorieuse dans la voie de gйnйration, cependant la vie glorieuse est antйrieure suivant la voie de perfection, comme la fin est antйrieure aux moyens.

Article 8 : Peut-on parler de livre de mort comme on parle du livre de vie ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Sur ce passage de Lc 10, 20 : « rйjouissez-vous de ce que vos noms etc. », la Glose dit  : « Si quelqu’un a fait des actions soit cйlestes soit terrestres, par elles il est йternellement fixй dans la mйmoire de Dieu comme s’il йtait notй par des lettres. » Or de mкme que par les њuvres cйlestes, qui sont les њuvres de la justice, l’on est ordonnй а la vie, de mкme par les њuvres terrestres, qui sont les њuvres du pйchй, l’on est ordonnй а la mort. Donc, comme il y a en Dieu une inscription ordonnйe а la vie, ainsi y a-t-il une inscription ordonnйe а la mort ; donc, de mкme qu’en Dieu l’on parle de livre de vie, ainsi doit-on parler en lui de livre de mort.

 

Si l’on pose le livre de vie, c’est parce que Dieu possиde en lui l’inscription de ceux qu’il a prйparйs pour les rйcompenses йternelles, а la ressemblance de l’inscription que le prince terrestre possиde de ceux qu’il a dйterminйs pour des dignitйs. Or de mкme que le prince de la citй possиde l’inscription des dignitйs et des rйcompenses, de mкme aussi celle des peines et des supplices. Donc semblablement, l’on doit aussi poser en Dieu un livre de mort.

 

De mкme que Dieu connaоt sa prйdestination, par laquelle il en a prйparй certains pour la vie, de mкme il connaоt sa rйprobation, par laquelle il en prйpare pour la mort. Or la connaissance mкme que Dieu a de sa prйdestination est appelйe livre de vie, comme on l’a dit а l’article 4 de cette question. La connaissance de la rйprobation doit donc aussi кtre appelйe livre de mort.

 

 

En sens contraire :

 

Selon Denys au dйbut du livre des Noms divins, on ne doit oser dire quelque chose sur Dieu qu’en s’appuyant sur l’autoritй de la Sainte Йcriture. Or le livre de mort ne se trouve pas mentionnй dans l’Йcriture comme le livre de vie. Nous ne devons donc pas poser un livre de mort.

 

 

Rйponse :

 

De ce qui est mis par йcrit dans un livre, l’on a une connaissance privilйgiйe par rapport aux autres choses ; et c’est pourquoi le livre doit se rapporter aux choses dont Dieu a une connaissance plus spйciale, parmi les autres qu’il connaоt. Or il y a en Dieu une double connaissance : celle de simple notion et celle d’approbation. La science de simple notion est commune а toutes choses, biens et maux ; mais la science d’approbation porte seulement sur les biens : voilа pourquoi les biens ont en Dieu une connaissance privilйgiйe par rapport aux autres choses, et pour cette raison on les dit inscrits dans un livre ; mais ce n’est pas le cas des maux. Aussi ne parle-t-on pas de livre de mort comme on parle de livre de vie.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Certains exposent les њuvres cйlestes comme s’agissant des њuvres de la vie contemplative, tandis que les њuvres terrestres seraient les њuvres de la vie active. Or par les unes et les autres on est inscrit pour la vie, non pour la mort ; et ainsi, l’une et l’autre inscription appartient au livre de vie, et aucune des deux au livre de mort. D’autres, par contre, entendent par les њuvres terrestres les њuvres du pйchй, par lesquelles, bien que de soi elles nous ordonnent а la mort, l’on est cependant ordonnй а la vie par accident, en tant qu’aprиs le pйchй on se relиve plus circonspect et plus humble. Ou bien l’on peut rйpondre, et c’est mieux, que lorsque l’on dit qu’une chose est connue par un autre, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord de telle sorte que la prйposition dйsigne la cause de la connaissance du cфtй de celui qui connaоt, et l’on ne peut comprendre ainsi dans le cas prйsent, car les њuvres que quelqu’un fait, bonnes ou mauvaises, ne sont la cause ni de la divine prescience ou de la prйdestination, ni de la rйprobation йternelle. Ensuite de telle sorte qu’elle dйsigne la cause du cфtй de l’objet connu, et c’est ainsi que l’on comprend dans le cas prйsent. En effet, l’on dit que quelqu’un est notй dans la mйmoire de Dieu par les њuvres qu’il a faites, non que de telles њuvres soient la cause pour laquelle Dieu connaоtrait, mais parce que Dieu sait qu’en raison de telles њuvres l’on est destinй а avoir la mort ou la vie. Il est donc clair que cette glose ne parle pas de l’inscription qui appartient au livre de vie, et qui est du cфtй de Dieu.

 

On inscrit des choses dans un livre afin qu’elles demeurent perpйtuellement dans la connaissance. Or ceux qui sont punis sont bannis de la connaissance des hommes par les peines elles-mкmes ; voilа pourquoi ils ne sont pas inscrits, si ce n’est peut-кtre pour un temps, jusqu’а ce que la peine leur soit infligйe. Mais ceux qui sont assignйs aux dignitйs et aux rйcompenses sont inscrits au plein sens du terme, afin qu’ils soient gardйs en perpйtuelle mйmoire.

 

Dieu n’a pas une connaissance privilйgiйe des rйprouvйs, comme des prйdestinйs ; il n’en va donc pas de mкme.

Question 9 : [La communication de la science des anges par des illuminations et des paroles.]

 

Article 1 : Un ange en йclaire-t-il un autre ?

Article 2 : Un ange infйrieur est-il toujours йclairй par un supйrieur ?

Article 3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire un autre, le purifie-t-il ?

Article 4 : Un ange parle-t-il а un autre ange ?

Article 5 : Les anges infйrieurs parlent-ils aux supйrieurs ?

Article 6 : Une distance locale dйterminйe est-elle requise pour qu’un ange parle а un autre ange ?

Article 7 : Un ange peut-il parler а un autre ange de telle faзon que les autres ne perзoivent pas ce qu’il dit ?

 

 

Article 1 : Un ange en йclaire-t-il un autre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin, Dieu seul peut former l’esprit. Or l’illumination de l’ange est une certaine formation de l’esprit йclairй, donc Dieu seul peut йclairer l’ange.

 

Parmi les anges, il n’y a d’autre lumiиre que celle de la grвce et celle de la nature. Or un ange n’en йclaire pas un autre par la lumiиre de la nature, car chacun tient immйdiatement de Dieu ses principes naturels ; ni, de mкme, par la lumiиre de la grвce, qui provient immйdiatement de Dieu seul. Un ange ne peut donc pas en йclairer un autre.

 

L’esprit est а la lumiиre spirituelle ce que le corps est а la lumiиre corporelle. Or le corps йclairй par une lumiиre surabondante n’est pas йclairй en mкme temps par une moindre lumiиre ; ainsi l’air йclairй par la lumiиre du soleil ne l’est pas en mкme temps par la lune. Puis donc que la lumiиre spirituelle de Dieu dйpasse n’importe quelle lumiиre crййe plus que la lumiиre du soleil ne dйpasse celle d’une bougie ou d’une йtoile, il semble que, tous les anges йtant йclairйs par Dieu, l’un ne soit pas йclairй par l’autre.

 

Si un ange en йclaire un autre, cela se fait soit par un mйdium, soit sans mйdium. Or ce n’est pas sans mйdium, car alors il serait nйcessaire qu’un ange soit uni par lui-mкme а l’autre ange йclairй, ce qui est impossible puisque Dieu seul pйnиtre les esprits. Ni, de mкme, par un mйdium : en effet, ce n’est pas par un mйdium corporel, puisqu’il ne peut recevoir la lumiиre spirituelle ; ni par un spirituel, car on ne peut poser d’autre mйdium spirituel que l’ange, et alors, ou bien il y aurait une infinitй de mйdiums, auquel cas aucune illumination ne pourrait s’ensuivre, puisqu’il est impossible de franchir une infinitй ; ou bien l’on arriverait а ce qu’un ange en йclaire un autre immйdiatement, mais on en a montrй l’impossibilitй. Il est donc impossible qu’un ange en йclaire un autre.

 

Si un ange en йclaire un autre, cela vient soit de ce qu’il lui transmet sa propre lumiиre, soit de ce qu’il lui donne quelque autre lumiиre. Or ce n’est pas de la premiиre faзon, car ainsi une seule et mкme lumiиre serait dans les diffйrents anges йclairйs. Ni de la seconde, car il serait alors nйcessaire que cette lumiиre soit faite par l’ange supйrieur, avec cette consйquence que l’ange serait le crйateur de cette lumiиre, puisque cette lumiиre n’est pas faite de matiиre. Il semble donc qu’un ange n’en йclaire pas un autre.

 

Si un ange est йclairй par un autre, il est nйcessaire que l’ange йclairй soit amenй de la puissance а l’acte, car кtre йclairй est un certain devenir. Or chaque fois qu’une chose est amenйe de la puissance а l’acte, il est nйcessaire que quelque chose en elle soit corrompu. Puis donc que rien ne se corrompt parmi les anges, il semble que l’un ne soit pas йclairй par l’autre.

 

 Si l’un est йclairй par l’autre, la lumiиre que l’un transmet а l’autre est soit une substance, soit un accident. Or elle ne peut кtre une substance, car la forme substantielle surajoutйe fait changer l’espиce, comme l’unitй l’espиce du nombre, ainsi qu’il est dit au huitiиme livre de la Mйtaphysique ; et dans ce cas il s’ensuivrait que l’ange, par l’illumination, changerait d’espиce. Semblablement, elle ne peut кtre un accident, car l’accident ne s’йtend pas au-delа du sujet. Un ange n’en йclaire donc pas un autre.

 

Si notre vision tant corporelle que spirituelle a besoin de lumiиre, c’est afin que par celle-ci son objet, qui est intelligible et visible en puissance, devienne intelligible et visible en acte. Or l’objet de la connaissance angйlique est l’intelligible en acte, qui est l’essence divine elle-mкme, ou les espиces concrййes. Ils n’ont donc pas besoin de lumiиre intelligible pour connaоtre.

 

 Si l’un йclaire l’autre, c’est soit relativement а la connaissance naturelle, soit relativement а la connaissance de la grвce. Or ce n’est pas relativement а la connaissance naturelle, car tant pour les кtres supйrieurs que pour les infйrieurs, la connaissance naturelle est accomplie par des formes innйes. Ni, de mкme, quant а la connaissance de la grвce par laquelle ils connaissent les rйalitйs dans le Verbe, car tous les anges voient le Verbe immйdiatement. L’un n’йclaire donc pas l’autre.

 

10° Pour la connaissance intellectuelle ne sont requises que la forme intelligible et la lumiиre intelligible. Or un ange ne transmet а l’autre ni les formes intelligibles, qui sont concrййes, ni la lumiиre intelligible, puisque chacun est йclairй par Dieu, suivant Job 25, 3 : « Peut-on compter le nombre de ses soldats ? Et sur qui sa lumiиre ne se lиve-t-elle point ? » L’un n’йclaire donc pas l’autre.

 

11° L’illumination est ordonnйe а l’expulsion des tйnиbres. Or il n’y a point de tйnиbres ou d’obscuritй dans la connaissance des anges ; c’est pourquoi а propos de 2 Cor. 12, la Glose dit que « dans la rйgion des intelligibles » qui est manifestement la rйgion des anges, « sans aucune imagination du corps, l’esprit voit la vйritй transparente, que n’obscurcissent point les nuйes des opinions fausses ». Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.

 

12° L’intelligence angйlique est plus noble que l’intellect agent de notre вme. Or l’intellect agent de notre вme n’est jamais йclairй, mais il йclaire seulement. Donc les anges non plus ne sont pas йclairйs.

 

13° En Apoc. 21, 23, il est dit que « la citй (des bienheureux) n’a pas besoin du soleil ni de la lune, car c’est la lumiиre de Dieu qui l’йclairera » ; ce que la Glose expose ainsi : « le soleil et la lune, les docteurs grands et petits ». Puis donc que l’ange est dйjа citoyen de cette citй, il n’est йclairй que par Dieu seul.

 

14° Si un ange en йclaire un autre, cela se fait par une abondance de lumiиre soit naturelle, soit gratuite. Or ce n’est pas par une abondance de lumiиre naturelle, car, l’ange qui tomba йtant parmi les plus йlevйs, il eut les plus excellents dons naturels, qui demeurent entiers en lui, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, et de la sorte le dйmon йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Ni, de mкme, par une abondance de lumiиre de grвce, car un homme dans l’йtat de voie a plus de grвce que les anges infйrieurs, puisque par la puissance de la grвce certains hommes sont transfйrйs а l’ordre des anges supйrieurs ; et dans ce cas, l’homme vivant dans l’йtat de voie йclairerait l’ange, ce qui est absurde. Un ange n’en йclaire pas donc un autre.

 

15° Denys dit au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « l’illumination est une assomption de la science divine ». Or seule peut кtre appelйe divine la science qui porte sur Dieu ou concerne les rйalitйs divines. Et de l’une et l’autre faзon, l’ange n’assume la science divine qu’en provenance de Dieu. Un ange n’en n’йclaire donc pas un autre.

 

16° Puisque la puissance de l’intelligence angйlique est entiиrement dйterminйe par les formes innйes, celles-ci suffisent pour connaоtre tout ce que l’ange peut connaоtre. Il n’est donc pas nйcessaire pour qu’il connaisse quelque chose qu’il soit йclairй par un ange supйrieur.

 

17° Tous les anges diffиrent entre eux par l’espиce ; ou du moins ceux qui sont d’ordres diffйrents. Or rien n’est йclairй par une lumiиre d’une autre espиce ; ainsi la rйalitй corporelle n’est pas йclairйe par la lumiиre spirituelle. Un ange n’est donc pas йclairй par un autre.

 

18° La lumiиre de l’intelligence angйlique est plus parfaite que la lumiиre de notre intellect agent. Or la lumiиre de notre intellect agent suffit pour toutes les espиces que nous recevons des sens. La lumiиre de l’intelligence angйlique suffit donc aussi pour toutes les espиces innйes ; et de la sorte, il n’est pas nйcessaire de surajouter une autre lumiиre.

 

En sens contraire :

 

Denys dit au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que l’ordre de la hiйrarchie est que ceux-ci soient йclairйs et que ceux-lа йclairent ; donc, etc.

 

De mкme qu’il y a un ordre parmi les hommes, de mкme il y a un ordre parmi les anges, comme le montre clairement Denys. Or parmi les hommes, les supйrieurs йclairent les infйrieurs, comme il est dit en Йph. 3, 8-9 : « J’ai donc reзu, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints, cette grвce […] d’йclairer tous les hommes, etc. » Donc les anges supйrieurs йclairent les infйrieurs.

 

La lumiиre spirituelle est plus efficace que la lumiиre corporelle. Or les corps supйrieurs йclairent les infйrieurs. Les anges supйrieurs йclairent donc aussi les infйrieurs.

 

Rйponse :

 

Il nous est nйcessaire de parler de la lumiиre intellectuelle а la ressemblance de la lumiиre corporelle. Or la lumiиre corporelle est le mйdium par lequel nous voyons ; et elle sert а nos yeux de deux faзons : d’abord en ce que par elle devient pour nous actuellement visible ce qui йtait visible en puissance ; ensuite en ce que, par la nature de la lumiиre, les yeux sont eux-mкmes renforcйs pour voir ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’il y ait de la lumiиre dans la composition de l’organe.

 

Et par consйquent, la lumiиre intellectuelle peut кtre appelйe la vigueur mкme de l’intelligence pour penser, ou encore ce par quoi une chose nous devient connue. Ainsi, quelqu’un peut кtre йclairй par un autre sous deux aspects : en ce que son intelligence est renforcйe pour connaоtre des choses, et en ce que l’intelligence est guidйe d’une connaissance vers une autre. Et ces deux aspects sont unis dans l’intelligence, comme cela est clair lorsque l’intelligence de quelqu’un, par un mйdium qu’il conзoit en esprit, est renforcйe pour voir d’autres choses qu’elle ne pouvait pas voir auparavant. Donc, on dit qu’une intelligence est йclairйe par une autre lorsque lui est transmis un mйdium de connaissance, par lequel l’intelligence renforcйe a pouvoir sur des objets de connaissance sur lesquels elle n’avait pas de pouvoir auparavant.

 

Et parmi nous, cela se produit de deux faзons. D’abord par le discours ; comme lorsque l’enseignant transmet au disciple par sa parole quelque mйdium par lequel son intelligence est renforcйe pour comprendre des choses qu’il ne pouvait pas comprendre auparavant. Et dans ce cas, l’on dit que le maоtre йclaire le disciple. Ensuite, lorsque l’on propose а quelqu’un un signe sensible par lequel il peut кtre guidй vers la connaissance de quelque intelligible. Et ainsi, l’on dit que le prкtre йclaire le peuple, selon Denys, pour autant qu’il livre et montre au peuple les sacrements, qui sont des guides dans les intelligibles divins.

 

Mais les anges n’arrivent point а la connaissance des choses divines par des signes sensibles, et ils ne reзoivent pas les mйdiums intelligibles avec variйtй et processus discursif, comme nous les recevons, mais immatйriellement. Et c’est ce que dit Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, montrant comment les anges supйrieurs peuvent кtre йclairйs : « Les premiиres essences angйliques sont contemplatives, non qu’elles perзoivent les choses intellectuelles au moyen de symboles sensibles, ni que le spectacle de diverses et pieuses images les йlиve а Dieu ; mais elles sont inondйes d’une lumiиre qui surpasse toute connaissance spirituelle. » Donc l’illumination de l’ange par l’ange n’est autre que le renforcement de l’intelligence de l’ange infйrieur par une chose vue dans le supйrieur, pour en connaоtre d’autres. Et voici comment cela peut se faire. De mкme que, parmi les corps, les supйrieurs sont comme des actes relativement aux infйrieurs, tel le feu relativement а l’air, de mкme aussi les esprits supйrieurs sont comme des actes relativement aux infйrieurs. Or toute puissance est renforcйe et perfectionnйe par l’union а son acte ; et ainsi, les corps infйrieurs sont conservйs dans les supйrieurs, qui sont leur lieu ; voilа pourquoi les anges infйrieurs sont eux aussi renforcйs par leur union aux supйrieurs, union qui se fait par le regard de l’intelligence ; et c’est pourquoi l’on dit qu’ils sont йclairйs par eux.

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin parle de la formation ultime, dans laquelle l’esprit est formй par la grвce, qui provient immйdiatement de Dieu.

 

L’ange qui йclaire ne produit pas une nouvelle lumiиre de la grвce ou de la nature, sinon comme participйe. En effet, puisque tout ce qui est pensй est connu par la puissance de la lumiиre intellectuelle, l’objet mкme qui est connu inclut comme tel en soi la lumiиre intellectuelle comme participйe, et c’est par la puissance de celle-ci qu’il lui revient de renforcer l’intelligence, comme on le voit clairement lorsque le maоtre transmet au disciple le mйdium de quelque dйmonstration, en lequel la lumiиre de l’intellect agent est participйe comme dans un instrument. Car les premiers principes sont comme des instruments de l’intellect agent, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et semblablement aussi, tous les principes seconds qui contiennent les mйdiums propres des dйmonstrations. Ainsi, parce que l’ange supйrieur manifeste l’objet connu de lui а un autre ange, l’intelligence de ce dernier est renforcйe pour connaоtre des choses qu’il ne connaissait pas auparavant ; et de la sorte, il ne se produit pas en l’ange йclairй une nouvelle lumiиre de la nature ou de la grвce, mais la lumiиre qui йtait dйjа en lui est renforcйe par la lumiиre contenue dans l’objet perзu par l’ange supйrieur.

 

Il n’en va pas de mкme de la lumiиre corporelle et de la spirituelle. En effet, n’importe quel corps peut indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre corporelle ; et la raison en est que toute lumiиre corporelle est indiffйrente aux formes visibles. Mais n’importe quel esprit ne peut indiffйremment кtre йclairй par n’importe quelle lumiиre, car toute lumiиre ne contient pas indiffйremment toutes les formes intelligibles ; en effet, la lumiиre suprкme contient les formes intelligibles les plus universelles. Voilа pourquoi, puisque l’intelligence infйrieure est proportionnйe pour recevoir la connaissance par des formes plus particuliиres, il ne lui suffit pas d’кtre йclairйe par une lumiиre supйrieure, mais il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par une lumiиre infйrieure pour кtre amenйe а la connaissance des rйalitйs, comme cela est clair parmi nous. En effet, le philosophe premier a connaissance de toutes les rйalitйs dans les principes universels. Le mйdecin, lui, considиre les rйalitйs surtout dans le particulier : c’est pourquoi il reзoit immйdiatement les principes non du philosophe premier, mais du physicien, qui a des principes plus contractйs que le philosophe premier. Mais le physicien, dont la considйration est plus universelle que celle du mйdecin, peut recevoir immйdiatement du philosophe premier les principes de sa considйration. Ainsi, puisque dans la lumiиre de l’intelligence divine les raisons des rйalitйs sont suprкmement unies comme en un principe unique tout а fait universel, les anges infйrieurs ne sont pas proportionnйs а recevoir la connaissance par cette seule lumiиre, а moins que ne lui soit adjointe la lumiиre des anges supйrieurs, en qui les formes intelligibles sont contractйes.

 

Un ange en йclaire un autre parfois par un mйdium, et parfois sans mйdium. Par un mйdium (spirituel, cependant), comme lorsque l’ange supйrieur йclaire un ange intermйdiaire et que celui-ci йclaire un ange plus bas par la puissance de la lumiиre de l’ange supйrieur. Sans mйdium, comme lorsque l’ange supйrieur йclaire l’ange existant immйdiatement au-dessous de lui. Et il n’est pas nйcessaire que l’йclairant soit uni а l’йclairй comme s’il pйnйtrait dans son esprit, mais ils sont comme unis entre eux par ceci que l’un regarde l’autre.

 

Le mкme mйdium, numйriquement unique, qui est connu par l’ange supйrieur, est connu par l’infйrieur ; mais la connaissance qu’en a l’ange supйrieur est autre que celle de l’ange infйrieur : et ainsi, la lumiиre est en quelque sorte identique, et en quelque sorte diffйrente. Et de ce qu’elle est diffйrente il ne s’ensuit pas qu’elle soit crййe par l’ange supйrieur : car les rйalitйs non subsistantes par elles-mкmes ne deviennent pas а proprement parler, de mкme qu’elles ne sont pas par soi ; ainsi, ce n’est pas la couleur qui devient, mais le colorй, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique. Ce n’est donc pas la lumiиre mкme de l’ange qui devient, mais c’est l’objet йclairй lui-mкme qui, de potentiellement йclairй, devient actuellement йclairй.

 

De mкme que dans l’illumination corporelle aucune forme n’est фtйe, mais seulement la privation de lumiиre que sont les tйnиbres, de mкme aussi dans l’illumination spirituelle : il n’est donc pas nйcessaire qu’il y ait lа une corruption, mais seulement l’enlиvement d’une nйgation.

 

Cette lumiиre de l’ange par laquelle on le dit йclairй, n’est pas la perfection essentielle de l’ange lui-mкme, mais une perfection seconde qui se ramиne а un genre accidentel : et il ne s’ensuit pas que l’accident s’йtende au-delа du sujet, car la connaissance par laquelle l’ange supйrieur est йclairй n’est pas numйriquement identique dans l’ange infйrieur ; mais elle l’est en espиce et en nature, en tant qu’elle appartient au mкme, comme aussi une lumiиre identique en espиce, non numйriquement, est dans l’air йclairй et le soleil йclairant.

 

Une chose qui йtait auparavant intelligible en puissance devient, par la lumiиre, intelligible actuellement ; mais cela est possible de deux faзons. D’abord en sorte que ce qui est en soi intelligible en puissance devienne intelligible actuellement, comme cela se produit parmi nous. Et dans ce cas, l’intelligence angйlique n’a pas besoin de lumiиre, puisqu’elle n’abstrait pas l’espиce des phantasmes. Ensuite de telle sorte que ce qui est intelligible en puissance pour quelque кtre intelligent devienne pour lui intelligible actuellement, comme les substances supйrieures deviennent pour nous intelligibles en acte grвce aux mйdiums par lesquels nous arrivons а les connaоtre. Et de cette faзon l’intelligence de l’ange a besoin de lumiиre pour кtre guidйe vers la connaissance actuelle des choses qu’elle est en puissance de connaоtre.

 

L’illumination par laquelle un ange en йclaire un autre ne concerne pas les choses qui appartiennent а la connaissance naturelle des anges, car tous ont ainsi dиs le dйbut de leur crйation une connaissance naturelle parfaite ; а moins peut-кtre que nous posions que les anges supйrieurs sont la cause des infйrieurs, ce qui est contre la foi. Mais cette connaissance concerne les choses qui sont rйvйlйes aux anges et dйpassent leur connaissance naturelle ; comme les mystиres divins ayant trait а l’Йglise supйrieure ou infйrieure. Voilа pourquoi Denys pose une action hiйrarchique. Et bien que tous voient le Verbe, il ne s’ensuit pas que tout ce que les anges supйrieurs voient dans le Verbe, les infйrieurs le voient aussi.

 

10° Lorsqu’un ange est йclairй par un autre, de nouvelles espиces ne lui sont pas infusйes, mais, а partir des mкmes espиces qu’il avait auparavant, son intelligence renforcйe par la lumiиre supйrieure devient, de la faзon dйjа mentionnйe, apte а connaоtre plus de choses : comme notre intelligence renforcйe par la lumiиre divine ou angйlique peut, а partir des mкmes phantasmes, parvenir а la connaissance de plus de choses qu’elle ne le pourrait par elle-mкme.

 

11° Bien qu’il n’y ait dans les anges aucune obscuritй source d’erreur, il y a cependant en eux la nescience de certaines choses qui dйpassent leur connaissance naturelle ; et c’est pourquoi ils ont besoin d’кtre йclairйs.

 

12° Aucune rйalitй, si matйrielle soit-elle, ne reзoit quelque chose par ce qui en elle est formel, mais seulement par ce qui en elle est matйriel ; ainsi, notre вme ne reзoit pas l’illumination quant а son intellect agent, mais quant а son intellect possible — comme aussi les rйalitйs corporelles ne reзoivent pas d’impression du cфtй de la forme, mais du cфtй de la matiиre — et cependant, notre intellect possible est plus simple qu’une forme matйrielle. Ainsi йgalement, l’intelligence de l’ange est йclairйe quant а ce qu’elle a de potentialitй, bien qu’elle soit elle-mкme plus noble que notre intellect agent, qui n’est pas йclairй.

 

13° Cette citation doit кtre entendue des choses qui appartiennent а la connaissance de la bйatitude, pour lesquelles tous les anges sont immйdiatement йclairйs par Dieu.

 

14° Cette illumination dont nous parlons se fait par la lumiиre de la grвce qui perfectionne la lumiиre de la nature. Et il ne s’ensuit pas que l’homme dans l’йtat de voie puisse йclairer l’ange : en effet, il n’a pas une grвce plus grande en acte, mais seulement virtuellement ; car il a la grвce par laquelle il peut mйriter un йtat plus parfait ; comme aussi le poulain qui vient de naоtre est virtuellement plus grand que l’вne, mais moins grand en quantitй actuelle.

 

15° Lorsque l’on dit que l’illumination est une assomption de science divine, la science est appelйe divine parce qu’elle tire son origine de l’illumination divine.

 

16° Les formes innйes suffisent pour connaоtre toutes les choses qui sont connues de l’ange par la connaissance naturelle ; mais pour celles qui sont au-dessus de la connaissance naturelle, ils ont besoin d’une lumiиre plus haute.

 

17° Parmi les anges d’espиces diffйrentes, il n’est pas nйcessaire qu’il y ait une lumiиre intelligible qui diffиre par l’espиce ; de mкme aussi, dans les corps diffйrant par l’espиce, la couleur est spйcifiquement identique. Et cela est surtout vrai de la lumiиre de la grвce, qui est aussi spйcifiquement la mкme parmi les hommes et parmi les anges.

 

18° La lumiиre de l’intellect agent suffit en nous pour les choses qui appartiennent а la connaissance naturelle ; mais pour les autres choses, une lumiиre plus haute est requise, comme celle de la foi ou de la prophйtie.

Article 2 : Un ange infйrieur est-il toujours йclairй par un supйrieur, ou parfois immйdiatement par Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit immйdiatement par Dieu.

 

L’ange infйrieur est en puissance а la grвce par sa volontй et а l’illumination par son intelligence. Or il reзoit de Dieu autant de grвce qu’il en est capable. Il reзoit donc de Dieu autant d’illumination qu’il en est capable ; et ainsi, il est йclairй immйdiatement par Dieu, non par un ange intermйdiaire.

 

De mкme que les supйrieurs sont des mйdiums entre Dieu et les anges infйrieurs, de mкme les infйrieurs sont des mйdiums entre les anges supйrieurs et nous. Or les anges supйrieurs nous йclairent parfois immйdiatement, comme le sйraphin йclaira Isaпe, cela est montrй en Is. 6, 6. Donc parfois aussi, les anges infйrieurs sont йclairйs immйdiatement par Dieu.

 

De mкme qu’il y a un certain ordre dйterminй parmi les substances spirituelles, de mкme aussi parmi les substances corporelles. Or la puissance divine opиre parfois dans les rйalitйs corporelles en laissant de cфtй les causes intermйdiaires ; par exemple, lorsqu’elle ressuscite un mort sans la coopйration du corps cйleste. Donc parfois aussi, elle йclaire les anges infйrieurs sans le ministиre des supйrieurs.

 

« Tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi. » Si donc l’ange supйrieur peut йclairer l’ange infйrieur, а bien plus forte raison Dieu peut-il l’йclairer immйdiatement ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que les illuminations divines soient toujours apportйes aux infйrieurs par les supйrieurs.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit que c’est une loi immuablement йtablie par la divinitй, que les кtres infйrieurs soient ramenйs vers Dieu par le moyen des supйrieurs. Les infйrieurs ne sont donc jamais йclairйs immйdiatement par Dieu.

 

De mкme que les anges sont par nature supйrieurs aux corps, de mкme les anges supйrieurs dйpassent les infйrieurs. Or rien n’est fait par Dieu dans les rйalitйs corporelles sans le ministиre des anges, pour ce qui concerne leur gouvernement ; cela est clairement montrй par saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй. Dieu ne fait donc rien non plus parmi les anges infйrieurs sinon par l’intermйdiaire des supйrieurs.

 

Les corps infйrieurs ne sont mus par les corps supйrieurs que grвce а des intermйdiaires ; ainsi la terre est-elle mue par le ciel au moyen de l’air. Or un ordre semblable rиgne parmi les corps et les esprits. Donc l’esprit suprкme, lui aussi, n’йclaire les infйrieurs que par des intermйdiaires.

 

 

Rйponse :

 

C’est un effet de la bontй de Dieu qu’il communique de sa perfection aux crйatures suivant leur mesure ; et c’est pourquoi il leur communique de sa bontй non seulement de faзon qu’elles soient en elles-mкmes des choses bonnes et parfaites, mais aussi de faзon qu’elles donnent а d’autres la perfection, en coopйrant а Dieu d’une certaine faзon. Et telle est la plus noble faзon d’imiter Dieu ; voilа pourquoi Denys dit au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « se rendre les coopйrateurs de Dieu est plus sublime que tout » ; et de lа vient cet ordre qui rиgne parmi les anges, suivant lequel certains en йclairent d’autres.

 

Mais les avis sont diversement partagйs sur cet ordre. Certains en effet, estiment que cet ordre est si fermement йtabli que rien ne survient jamais en dehors de lui, mais qu’il est conservй toujours et en tout. D’autres, par contre, pensent que cet ordre est йtabli de telle sorte que, selon cet ordre, il se produit frйquemment, mais parfois par des causes nйcessaires, qu’il soit mis de cфtй ; de mкme aussi le cours de la nature est parfois changй par la providence divine lorsque surgit quelque nouvelle cause, comme cela est clair dans le cas des miracles. Mais la premiиre opinion semble plus raisonnable, pour trois motifs. D’abord, puisqu’il appartient а la dignitй des anges supйrieurs que les infйrieurs soient йclairйs par eux, ce serait une dйrogation а leur dignitй s’ils йtaient quelquefois йclairйs en dehors d’eux. Ensuite, plus des choses sont proches de Dieu, qui est souverainement immuable, plus elles doivent кtre immuables ; c’est pourquoi les corps infйrieurs, qui sont trиs йloignйs de Dieu, dйvient parfois du cours naturel, tandis que les corps cйlestes gardent toujours le mouvement naturel. Il ne semble donc pas raisonnable que l’ordre des esprits cйlestes, qui sont trиs proches de Dieu, soit parfois changй. Enfin, parmi les rйalitйs qui appartiennent а l’йtat de nature, il ne se fait de changement, par la puissance divine, que pour quelque chose de meilleur, c’est-а-dire pour quelque chose qui regarde la grвce ou la gloire. Or il n’est pas d’йtat plus йlevй que l’йtat de gloire, en lequel on repиre les ordres des anges. Il ne semble donc pas raisonnable que les choses qui regardent les ordres des anges soient quelquefois changйes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dieu donne aux anges aussi bien la grвce que l’illumination suivant leur capacitй, avec cependant cette diffйrence que la grвce, qui regarde la volontй, est donnйe immйdiatement а tous par Dieu, йtant donnй qu’il n’y a pas d’ordre parmi leurs volontйs pour que l’un puisse imprimer en l’autre ; tandis que l’illumination descend de Dieu vers les derniers par les premiers et les intermйdiaires.

 

Au treiziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, Denys rйsout le problиme de deux faзons. D’abord, en disant que cet ange qui fut envoyй pour purifier les lиvres du prophиte, bien qu’il fыt parmi les infйrieurs, fut cependant appelй йquivoquement « sйraphin » parce qu’il purifia en brыlant, au moyen du charbon en feu qu’il avait pris de l’autel avec des pinces ; en effet, « sйraphin » signifie ardent ou brыlant. Voici l’autre solution : il dit que cet ange d’un ordre infйrieur, qui purifia les lиvres du prophиte, ne voulait pas le ramener а lui-mкme, mais а Dieu et а l’ange supйrieur, car il agissait par leur puissance а tous les deux : c’est pourquoi il lui montra Dieu et l’ange supйrieur ; de mкme aussi, l’on dit que l’йvкque absout quelqu’un lorsque le prкtre absout par son autoritй. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que le sйraphin soit nommй йquivoquement, ni que le sйraphin ait йclairй le prophиte immйdiatement.

 

Le cours naturel est surpassй par quelque йtat plus noble, а cause duquel il est digne qu’il soit parfois changй ; mais rien n’est plus noble que l’йtat de gloire ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Ce n’est pas а cause de l’impuissance de Dieu ou des anges supйrieurs que les infйrieurs sont йclairйs par Dieu et les premiers anges au moyen d’intermйdiaires ; mais c’est pour que soient conservйes la dignitй et la perfection de tous ; et c’est le cas lorsque plusieurs coopиrent avec Dieu а la mкme chose.

Article 3 : Un ange, lorsqu’il en йclaire un autre, le purifie-t-il ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La purification s’entend de l’impuretй. Or il n’y a pas d’impuretй dans les anges. L’un ne peut donc pas purifier l’autre.

 

[Le rйpondant] disait que cette purification ne s’entend pas du pйchй mais de l’ignorance ou de la nescience. En sens contraire : puisque cette ignorance ne peut, dans les anges bienheureux, provenir du pйchй, car aucun pйchй ne fut en eux, elle ne proviendra que de la nature. Or les choses qui sont naturelles ne sont pas enlevйes tant que la nature demeure. L’ange ne peut donc кtre purifiй de l’ignorance.

 

L’illumination chasse les tйnиbres. Or l’on ne peut concevoir dans les anges d’autres tйnиbres que celles de l’ignorance ou de la nescience. Si donc la nescience est фtйe par la purification, alors la purification et l’illumination seront identiques et ne doivent pas кtre distinguйes.

 

[Le rйpondant] disait que l’illumination regarde le terme d’arrivйe tandis que la purification regarde le terme de dйpart. En sens contraire : en aucun mйdium l’on ne doit trouver un troisiиme terme en plus du terme de dйpart et du terme d’arrivйe. Si donc ces deux actions hiйrarchiques que sont la purification et l’illumination se distinguent en fonction des termes de dйpart et d’arrivйe, on ne devra point poser une troisiиme action ; ce qui s’oppose а Denys, qui pose en troisiиme lieu le perfectionnement.

 

Aussi longtemps qu’une chose est en йtat de progression, elle n’est pas encore parfaite. Or la connaissance des anges croоt en quelque sorte jusqu’au jour du jugement, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 11. Donc maintenant, l’un ne peut perfectionner l’autre.

 

De mкme que l’illumination est la cause de la purification, de mкme elle est la cause du perfectionnement. Or la cause est antйrieure а l’effet. Donc, de mкme que l’illumination prйcиde le perfectionnement, de mкme elle prйcиde la purification, s’il s’agit d’une purification de la nescience.

 

 

En sens contraire :

 

Voici comment Denys distingue et ordonne de telles actions au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « L’ordre hiйrarchique est que les uns soient purifiйs et que les autres purifient ; que les uns soient йclairйs et que les autres йclairent ; que les uns soient perfectionnйs et que les autres perfectionnent. »

 

 

Rйponse :

 

Ces trois actions opйrйes parmi les anges ne concernent que la rйception de la connaissance ; aussi Denys dit-il au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que la purification, l’illumination et le perfectionnement sont une assomption de la science divine. Mais voici comment doit кtre envisagйe leur distinction.

 

En n’importe quelle gйnйration ou mutation, l’on doit trouver deux termes : le terme de dйpart et le terme d’arrivйe. Or l’un et l’autre se trouvent diffйremment en divers sujets. En certains, en effet, le terme de dйpart est quelque chose de contraire а la perfection а acquйrir ; comme la noirceur est contraire а la blancheur, qui est acquise par le blanchissement. Quelquefois, par contre, la perfection а acquйrir n’a pas directement de contraire, mais il y a dйjа dans le sujet des dispositions qui sont contraires aux dispositions qui ordonnent а l’introduction de la perfection, comme cela est clair pour l’animation du corps. Parfois enfin, rien n’est prйsupposй si ce n’est la privation ou la nйgation de la forme qui doit кtre introduite ; comme dans l’illumination de l’air les tйnиbres viennent avant, et sont йloignйes par la prйsence de la lumiиre. De mкme aussi le terme d’arrivйe est parfois unique, comme dans le blanchissement le terme d’arrivйe est la blancheur ; et parfois il y a deux termes d’arrivйe, dont l’un est ordonnй а l’autre, comme on le voit bien dans l’altйration des йlйments, dont un terme est une disposition qui est la nйcessitй, et l’autre la forme substantielle elle-mкme.

 

Donc, dans la rйception de la connaissance, la diversitй susmentionnйe se rencontre quant au terme de dйpart : car parfois, en celui qui reзoit la science, prйexiste une erreur contraire а l’acquisition de la science ; quelquefois, en revanche, des dispositions contraires, comme l’impuretй de l’вme, ou l’attachement immodйrй aux rйalitйs sensibles, ou quelque chose d’autre ; parfois enfin prйexiste seulement la privation ou la nйgation de la connaissance, comme lorsque nous progressons de jour en jour dans la connaissance ; et c’est seulement ainsi que l’on doit envisager le terme de dйpart dans les anges. Du cфtй du terme d’arrivйe, il doit se trouver deux termes dans la rйception de la connaissance. Le premier est ce par quoi l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre quelque chose ; que ce soit la forme intelligible, ou la lumiиre intelligible, ou un quelconque mйdium de connaissance. Le second terme est la connaissance elle-mкme qui en dйcoule, et qui est le dernier terme dans la rйception de la connaissance.

 

Ainsi donc, la purification s’opиre parmi les anges par un retrait de la nescience ; c’est pourquoi Denys dit au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que « l’assomption de la science divine purifie de l’ignorance ». L’illumination, quant а elle correspond au premier terme d’arrivйe : c’est pourquoi il dit au mкme endroit que les anges sont йclairйs en tant qu’une chose leur est manifestйe « par une illumination plus haute ». Et le perfectionnement concerne le dernier terme lui-mкme : c’est pourquoi il dit qu’ils sont perfectionnйs « dans cette mкme lumiиre, par la science des plus magnifiques instructions ». De cette faзon, l’on comprend que l’illumination et la perfection diffиrent comme la dйtermination formelle de la vue par l’espиce du visible et la connaissance du visible lui-mкme.

 

Et c’est pourquoi Denys dit au cinquiиme chapitre la Hiйrarchie ecclйsiastique que l’ordre des diacres fut instituй pour purifier, celui des prкtres pour йclairer, celui des йvкques pour perfectionner ; car les diacres avaient une fonction concernant les catйchumиnes et les йnergumиnes, en qui se trouvent des dispositions contraires а l’illumination, dispositions qui sont enlevйes par leur ministиre ; la fonction des prкtres est de communiquer et de montrer au peuple les sacrements, qui sont comme des intermйdiaires par lesquels nous sommes conduits vers les rйalitйs divines ; la fonction des йvкques, quant а elle, йtait d’ouvrir au peuple les rйalitйs spirituelles, qui йtaient voilйes dans la signification des sacrements.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit Denys au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique, la purification, dans le cas des anges, ne doit s’entendre d’aucune impuretй, mais seulement de la nescience.

 

On dit de deux faзons qu’une nйgation ou un dйfaut provient de la nature. D’abord, comme s’il йtait dы а la nature d’avoir une telle nйgation, comme par exemple il est naturel а l’вne de ne pas avoir de raison ; et ce genre d’imperfection naturelle n’est jamais enlevй tant qu’une telle nature demeure. Ensuite, on dit qu’une nйgation provient de la nature parce qu’il n’est pas dы а la nature d’avoir une telle perfection, et particuliиrement quand les ressources de la nature ne suffisent pas pour acquйrir une telle perfection ; et une telle imperfection naturelle est enlevйe, comme cela est clair pour l’ignorance qu’ont les enfants, et pour le dйfaut de gloire qui nous est фtй par la collation de la gloire. Et de mкme aussi, la nescience est фtйe des anges.

 

L’illumination et la purification, dans l’acquisition de la science angйlique, sont entre eux comme la gйnйration et la corruption dans l’acquisition de la forme naturelle ; et celles-ci sont un par le sujet, mais diffиrent de raison.

 

La rйponse ressort de ce qui a йtй dit.

 

Le perfectionnement, dans le cas prйsent, n’est pas considйrй relativement а toute la connaissance angйlique, mais relativement а une seule connaissance, qui est perfectionnйe lorsqu’on est conduit а la connaissance de quelque rйalitй.

 

De mкme que la forme est en quelque faзon la cause de la matiиre en tant qu’elle lui donne actuellement l’existence, tandis que la matiиre est d’une autre faзon la cause de la forme en tant qu’elle sustente celle-ci, de mкme aussi les choses qui sont du cфtй de la forme sont en quelque sorte antйrieures а celles qui sont du cфtй de la matiиre, et d’une autre faзon c’est l’inverse. Et parce que la privation se tient du cфtй de la matiиre, le retrait de la privation est antйrieur naturellement а l’introduction de la forme, suivant l’ordre par lequel la matiиre est antйrieure а la forme, et que l’on appelle l’ordre de la gйnйration ; mais l’introduction de la forme est antйrieure suivant l’ordre par lequel la forme est antйrieure а la matiиre, et qui est l’ordre de la perfection. Et la mкme considйration vaut pour l’ordre de l’illumination et du perfectionnement.

Article 4 : Un ange parle-t-il а un autre ange ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Grйgoire, а propos de Job 28, 17 : « On ne lui йgalera ni l’or ni le verre », au dix-huitiиme livre des Moralia : « Alors chacun sera aussi visible а autrui qu’il est maintenant cachй а lui-mкme. » Or maintenant, il n’est pas nйcessaire que quelqu’un se parle pour qu’il connaisse ce qu’il conзoit. Donc, dans la patrie, il ne sera pas non plus nйcessaire que l’un parle а l’autre pour montrer ce qu’il conзoit ; parmi les anges, qui sont bienheureux, la parole n’est donc pas non plus nйcessaire.

 

Saint Grйgoire dit au mкme endroit : « Lorsqu’on regarde le visage de chacun, l’on pйnиtre en mкme temps sa conscience. » Lа, par consйquent, la parole n’est point requise pour que l’un sache ce que l’autre a conзu.

 

Maxime, dans son Commentaire sur la Hiйrarchie ecclйsiastique, au chapitre 2, s’exprime ainsi en parlant des anges : « йtablis dans l’incorporйitй, s’approchant l’un de l’autre puis se retirant, contemplant les intelligences les uns des autres plus expressйment que tout discours, communicant les uns avec les autres par le silence de la parole. » Or le silence s’oppose а la parole. Les anges connaissent donc mutuellement leurs intelligences sans parole.

 

Toute parole se fait par quelque signe. Or il n’y a de signe que dans les rйalitйs sensibles, car « le signe est ce qui, en plus de l’espиce qu’il introduit dans les sens, fait venir autre chose dans la connaissance », comme il est dit au quatriиme livre des Sentences, dist. 1. Puis donc que les anges ne reзoivent pas la science des realitйs sensibles, il ne recevront pas la connaissance par des signes ; ni, par consйquent, par la parole.

 

Le signe semble кtre ce qui est plus connu quant а nous, mais moins connu par nature ; et c’est pourquoi le Commentateur distingue, au dйbut du livre de la Physique, la dйmonstration du signe et la dйmonstration simple, qui est la dйmonstration pour telle raison. Or l’ange ne reзoit pas la connaissance par les choses qui sont postйrieures dans la nature. Ni donc par un signe ; ni, par consйquent, par la parole.

 

Dans toute parole, il est nйcessaire qu’il y ait quelque chose pour exciter l’auditeur а prкter attention aux mots de celui qui parle, et cette chose est parmi nous la voix mкme de celui qui parle. Or cela ne peut кtre posй en l’ange. Ni donc la parole.

 

 Comme dit Platon, le discours nous a йtй donnй pour que nous connaissions les indications de la volontй. Or un ange connaоt les indications de la volontй d’un autre ange par lui-mкme, car elles sont spirituelles ; et l’ange connaоt toutes les choses spirituelles par la mкme connaissance. Puis donc que l’ange connaоt par lui-mкme la nature spirituelle de l’autre ange, il connaоtra par lui-mкme la volontй de celui-ci ; et ainsi, il n’a besoin d’aucune parole.

 

Les formes de l’intelligence angйlique sont ordonnйes а la connaissance des rйalitйs, comme les raisons des rйalitйs en Dieu sont ordonnйes а leur production, puisqu’elles leur sont semblables. Or la rйalitй, avec tout ce qui est en elle, soit au-dedans soit au-dehors, est produite au moyen des raisons idйales. Donc l’ange aussi, par la forme de son intelligence, connaоt l’ange et tout ce qui est intйrieur а l’ange ; et ainsi, il connaоt ce que celui-ci conзoit ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Il y a en nous deux paroles : l’intйrieure et l’extйrieure. Or on ne pose point l’extйrieure dans les anges, sinon il serait nйcessaire qu’ils forment des expressions vocales lorsque l’un parle а l’autre ; et la parole intйrieure n’est que la pensйe, comme cela est clairement montrй par Anselme et saint Augustin. On ne peut donc poser de parole dans les anges en plus de la pensйe.

 

10° Avicenne dit que la cause de la parole est, parmi nous, la multitude des dйsirs, qui provient de nombreux manques, on le voit bien, car le dйsir porte sur une rйalitй que l’on n’a pas, comme dit saint Augustin. Puis donc que l’on ne doit pas poser dans les anges une multitude de manques, on ne devra pas poser en eux la parole.

 

11° Un ange ne peut connaоtre la pensйe de l’autre par l’essence de la pensйe elle-mкme, puisqu’elle n’est pas prйsente а son intelligence par son essence. Il est donc nйcessaire qu’il la connaisse par quelque espиce. Or l’ange suffit par lui-mкme а connaоtre tout ce qui existe naturellement dans un autre ange par des espиces innйes. Donc, pour la mкme raison, il connaоtra par ces espиces tout ce qui se fait par volontй en l’autre ange. Et ainsi, il ne semble pas qu’il faille poser la parole parmi les anges pour que la conception de l’un vienne а la connaissance de l’autre.

 

12° Les mouvements et les signes ne sont pas faits pour l’ouпe mais pour la vue ; mais la parole est faite pour l’ouпe. Or les anges s’indiquent mutuellement leurs conceptions par des mouvements et des signes, comme il est dit dans la Glose, sur ce passage de 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. » L’ange ne communique donc pas par la parole.

 

13° La parole est un certain mouvement de la puissance cognitive. Or le mouvement de la cognitive a pour terme l’вme, et non ce qui est а l’extйrieur. Un ange ne s’ordonne donc pas а un autre ange par la parole afin de lui montrer ce qu’il conзoit.

 

14° Dans toute parole, il est nйcessaire que quelque chose d’inconnu soit manifestй par le connu, comme nous manifestons nos conceptions par des sons sensibles. Or cela ne peut кtre posй parmi les anges, car la nature de l’ange, qui est connue naturellement par l’autre ange, est sans figure, comme dit Denys ; et ainsi, rien ne peut advenir en elle par quoi serait montrй ce qui en elle est inconnu. La parole ne peut donc exister parmi les anges.

 

15° Les anges sont des lumiиres spirituelles. Or la lumiиre, par le fait mкme qu’elle est vue, se manifeste totalement. Donc, par le fait mкme que l’ange est vu, tout ce qui est en lui est totalement connu ; et ainsi, la parole n’a pas lieu d’кtre parmi eux.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, etc. » Or la langue serait inutile s’il n’y avait la parole. Donc les anges parlent.

 

Ce que peut la puissance infйrieure, la supйrieure le peut aussi, suivant Boиce. Or l’homme peut rйvйler а un autre homme ce qu’il a conзu. Donc, de mкme aussi, l’ange le peut. Or cela revient а ce qu’il parle. La parole existe donc parmi eux.

 

Saint Jean Damascиne dit que « les anges en prononзant un discours sans voix se transmettent mutuellement tant leurs pensйes que leurs dйcisions ». Or le discours ne se fait que par la parole. La parole existe donc parmi les anges.

 

Rйponse :

 

Il est nйcessaire de poser parmi les anges une sorte de parole. En effet, puisque l’ange ne connaоt pas les secrets du cњur de faзon spйciale et directe, comme on l’a йtabli dans la question prйcйdente sur la connaissance des anges, il est nйcessaire que l’un manifeste а l’autre ce qu’il a conзu ; et c’est cela, la parole des anges. Chez nous, en effet, on appelle parole la manifestation mкme du verbe intйrieur que nous concevons en esprit.

 

Mais comment les anges manifestent aux autres leurs conceptions, il faut l’envisager а partir de la ressemblance des rйalitйs naturelles, йtant donnй que les formes naturelles sont comme les images des immatйrielles, comme dit Boиce. Or nous trouvons trois faзons pour une forme d’exister dans la matiиre. D’abord imparfaitement, c’est-а-dire de faзon intermйdiaire entre la puissance et l’acte, comme les formes qui sont en devenir. Ensuite, en acte parfait, de cette perfection, dis-je, par laquelle ce qui a une forme est perfectionnй en soi-mкme. Enfin, en acte parfait, en tant que ce qui a une forme peut aussi communiquer а autre chose la perfection ; car il est telle chose lumineuse en soi, qui ne peut йclairer les autres.

 

De mкme aussi, la forme intelligible existe de trois faзons dans l’intelligence : d’abord comme moyennement entre la puissance et l’acte, c’est-а-dire quand elle est comme en habitus ; ensuite, comme en acte parfait quant au sujet intelligent lui-mкme, et c’est le cas lorsque le sujet pense en acte suivant la forme qu’il a en lui ; enfin, relativement а l’autre : et le passage d’une faзon а l’autre se fait, comme de la puissance а l’acte, par la volontй.

 

En effet, la volontй mкme de l’ange fait qu’il se tourne actuellement vers les formes qu’il avait en habitus ; et semblablement, la volontй de l’ange fait que l’intelligence de l’ange devienne encore plus parfaitement en acte de la forme existant en lui : en sorte qu’il est perfectionnй par une telle forme non seulement en lui-mкme, mais relativement а un autre. Et quand il en est ainsi, l’autre ange perзoit sa connaissance ; et c’est en ce sens que l’on dit qu’il parle а un autre ange.

 

Et il en serait de mкme parmi nous si notre intelligence pouvait se porter immйdiatement vers les intelligibles ; mais parce que notre intelligence reзoit naturellement а partir des rйalitйs sensibles, il est nйcessaire que certains signes sensibles soient adaptйs а l’expression des conceptions intйrieures, afin que les pensйes des cњurs nous soient manifestйes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La parole de saint Grйgoire peut s’entendre а la fois de la vision corporelle et de la spirituelle. Dans la patrie, en effet, une fois glorifiйs les corps des saints, l’un pourra voir de l’њil du corps l’intйrieur du corps de l’autre, qu’il ne peut pas mкme voir en soi maintenant ; car les corps glorieux seront pour ainsi dire traversables ; c’est pourquoi au mкme endroit saint Grйgoire les compare au verre. De mкme aussi, chacun verra de l’њil de l’esprit si un autre a la charitй, et la mesure de sa charitй, ce que l’on ne peut savoir maintenant а son propre sujet. Il n’est cependant pas nйcessaire que l’un connaisse en l’autre les pensйes actuelles dйpendantes de la volontй.

 

Il est dit que la conscience de l’autre est pйnйtrйe quant а l’habitus, et non quant aux pensйes actuelles.

 

Lа, le silence prive de la parole vocale telle qu’elle existe parmi nous, non de la spirituelle telle qu’elle existe parmi les anges.

 

On ne peut appeler signe, а proprement parler, qu’une chose de laquelle on passe а la connaissance d’autre chose comme discursivement ; et en ce sens, il n’y a pas de signe parmi les anges, puisque leur science n’est pas discursive, comme on l’a йtabli dans la question prйcйdente. Et si parmi nous les signes sont sensibles, c’est parce que notre connaissance, qui est discursive, naоt des rйalitйs sensibles. Mais nous pouvons communйment appeler signe n’importe quel objet connu en lequel quelque autre chose est connue ; et pour cette raison, la forme intelligible peut кtre appelйe signe de la rйalitй qui est connue par son intermйdiaire. Et de la sorte, les anges connaissent les rйalitйs par des signes ; et ainsi, un ange parle а l’autre par un signe, c’est-а-dire par une espиce en acte de laquelle son intelligence est parfaitement effectuйe, relativement а l’autre.

 

Bien que dans les rйalitйs naturelles, dont les effets nous sont plus connus que les causes, le signe soit ce qui est postйrieur en nature, cependant il n’est pas dans la dйfinition du signe au sens propre qu’il soit antйrieur ou postйrieur en nature, mais seulement qu’il nous soit dйjа connu ; c’est pourquoi tantфt nous prenons les effets comme les signes des causes, comme le pouls est le signe de la santй, et tantфt les causes comme les signes des effets, comme les dispositions des corps cйlestes sont les signes des orages et des pluies.

 

Les anges se tournent vers d’autres anges lorsqu’ils se mettent en acte de certaines formes en relation а eux, et par lа mкme ils les excitent en quelque sorte а leur prкter attention.

 

 C’est par le mкme genre de connaissance que l’ange connaоt toutes les rйalitйs spirituelles, c’est-а-dire intellectuellement ; mais connaоtre par soi ou par autre chose ne regarde pas l’espиce de connaissance, mais plutфt le mode de rйception de la connaissance. Il n’est donc pas nйcessaire, si un ange connaоt la nature de l’autre par lui-mкme, qu’il connaisse aussi la parole de l’autre par lui-mкme : car la pensйe de l’ange n’est pas aussi connaissable pour un autre ange que sa nature.

 

Cet argument serait probant si les formes de l’intelligence angйlique йtaient aussi efficaces pour connaоtre que le sont les raisons des rйalitйs en Dieu pour produire ; mais cela n’est pas vrai, puisqu’il n’y a aucune йgalitй entre la crйature et le Crйateur.

 

 Bien qu’il n’y ait point parmi les anges de parole extйrieure comme chez nous, c’est-а-dire par des signes sensibles, il y en a cependant d’une autre faзon : c’est l’ordination mкme de la pensйe а l’autre que l’on appelle parole extйrieure parmi les anges.

 

10° Il est dit que la multitude des dйsirs est la cause de la parole, parce que de la multitude des dйsirs s’ensuit la multitude des concepts, qui ne pourraient кtre exprimйs que par des signes extrкmement variйs. Mais les bкtes ont peu de concepts, qu’ils expriment en peu de signes naturels. Puis donc qu’il y a de nombreux concepts parmi les anges, la parole y est йgalement requise. Et la multitude des concepts ne requiert pas dans les anges d’autres dйsirs que celui de communiquer а l’autre ce que l’un a conзu en esprit, dйsir qui ne pose pas d’imperfection dans les anges.

 

11° Un ange connaоt la pensйe de l’autre par l’espиce innйe par laquelle il connaоt l’autre ange, car c’est par la mкme qu’il connaоt tout ce qu’il connaоt dans l’autre ange. Aussi, dиs que l’ange s’ordonne а l’autre ange par l’acte de quelque forme, cet ange connaоt sa pensйe ; et certes, cela dйpend de la volontй de l’ange. Mais le caractиre connaissable de la nature angйlique ne dйpend pas de la volontй de l’ange ; voilа pourquoi la parole n’est pas requise dans les anges pour connaоtre la nature, mais seulement pour connaоtre la pensйe.

 

12° Selon saint Augustin, la vue et l’ouпe diffиrent seulement а l’extйrieur, mais sont identiques а l’intйrieur, dans l’esprit ; car entendre et voir ne sont pas diffйrents dans l’esprit, mais seulement dans le sens extйrieur. Par consйquent, en l’ange, qui ne se sert que de l’esprit, il n’y a pas de diffйrence entre voir et entendre ; mais cependant, la parole se dit dans le cas anges а la ressemblance de celle qui a lieu parmi nous : en effet, c’est par l’audition que nous acquйrons des autres la science. Quant aux mouvements et aux signes, on peut les distinguer dans les anges de la faзon suivante : on appelle signe l’espиce elle-mкme, et mouvement l’ordination а l’autre. Et le pouvoir de faire cela est appelй langue.

 

13° La parole est un mouvement de la puissance cognitive, non qu’elle soit la connaissance elle-mкme, mais la manifestation de la connaissance ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’elle soit dirigйe vers autrui ; ainsi йgalement le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « la langue est faite pour signifier а autrui ».

 

14° L’essence de l’ange n’est pas figurable par une figure corporelle ; mais son intelligence est comme figurйe par une forme intelligible.

 

15° La lumiиre corporelle se manifeste elle-mкme par nйcessitй de nature ; c’est pourquoi elle se manifeste indiffйremment quant а tout ce qui est en elle. Mais dans le cas des anges, il y a la volontй, dont les conceptions ne peuvent кtre manifestes que suivant le commandement de la volontй ; voilа pourquoi la parole est nйcessaire.

Article 5 : Les anges infйrieurs parlent-ils aux supйrieurs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А propos de 1 Cor. 13, 1 : « Quand je parlerais les langues des hommes, etc. », la Glose s’exprime ainsi : « C’est par les langues que les anges supйrieurs signifient aux infйrieurs ce que les premiers comprennent de la volontй de Dieu. » La parole, qui est l’acte de la langue, appartient donc aux seuls anges supйrieurs.

 

Celui qui parle, quel qu’il soit, fait quelque chose dans celui qui entend. Or les anges infйrieurs ne peuvent rien effectuer sur les supйrieurs, car les supйrieurs ne sont pas en puissance relativement aux infйrieurs, mais c’est plutфt l’inverse, puisque les supйrieurs ont davantage d’acte et moins de puissance. Les anges infйrieurs ne peuvent donc parler aux supйrieurs.

 

La parole ajoute а la pensйe l’infusion de la science. Or les anges infйrieurs ne peuvent infuser quoi que ce soit aux supйrieurs, car dans ce cas ils agiraient sur eux, ce qui est impossible. Ils ne leur parlent donc pas.

 

L’illumination n’est rien d’autre que la manifestation de quelque chose d’inconnu. Or la parole existe parmi les anges pour la manifestation de quelque chose d’inconnu. La parole est donc pour les anges une certaine illumination. Puis donc que les anges infйrieurs n’йclairent pas les supйrieurs, il semble que les infйrieurs ne parlent pas aux supйrieurs.

 

L’ange а qui s’adresse la parole connaоt en puissance ce qui est exprimй par la parole ; et par la parole, il est rendu actuellement connaissant. L’ange qui parle amиne donc de la puissance а l’acte celui а qui il parle. Or cela n’est pas possible aux anges infйrieurs а l’йgard des supйrieurs, car alors ils seraient plus nobles qu’eux. Les infйrieurs ne parlent donc pas aux supйrieurs.

 

Quiconque parle а un autre d’une chose que celui-ci ignore, l’enseigne. Si donc les anges infйrieurs parlent aux supйrieurs de leurs propres conceptions que ceux-ci ignorent, il semble qu’ils les enseignent ; et dans ce cas, ils les perfectionnent, puisque perfectionner, c’est enseigner, selon Denys ; et cela va contre l’ordre de la hiйrarchie, suivant lequel les infйrieurs sont perfectionnйs par les supйrieurs.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grйgoire dit au deuxiиme livre des Moralia que Dieu parle aux anges et que les anges parlent а Dieu. Donc, pour la mкme raison, les anges supйrieurs parlent aussi aux infйrieurs et vice versa.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de savoir comment l’illumination et la parole diffиrent parmi les anges ; et voici comment l’on peut envisager cela. Il y a deux raisons pour lesquelles une intelligence manque а connaоtre un objet connaissable. D’abord, а cause de l’absence de celui-ci ; ainsi, nous ne connaissons pas les actions des temps passйs ou d’autres lieux йloignйs, qui ne sont pas parvenues jusqu’а nous. Ensuite, а cause de l’imperfection de l’intelligence, qui n’est pas assez forte pour pouvoir atteindre les objets connaissables qui sont en elle : ainsi, l’intelligence a en elle toutes les conclusions dans les premiers principes connus naturellement, et cependant elle ne les connaоt que si elle est renforcйe par l’exercice ou l’enseignement. La parole est donc au sens propre ce qui conduit quelqu’un а la connaissance de l’inconnu, en lui rendant prйsente une chose qui sans cela йtait pour lui absente ; comme on le voit clairement parmi nous lorsque l’un rapporte а l’autre des choses que celui-ci n’a pas vues, et ainsi les lui rend en quelque sorte prйsentes par le langage. Mais il y a illumination quand l’intelligence est renforcйe pour connaоtre quelque chose au-dessus de ce qu’elle connaissait, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cependant il faut savoir que la parole peut exister parmi les anges et parmi nous sans illumination ; car il arrive parfois que des choses nous soient manifestйes par la parole, sans que l’intelligence en soit davantage renforcйe pour comprendre ; par exemple, lorsque des histoires me sont racontйes, ou quand un ange montre а un autre ce qu’il a conзu ; en effet, de telles choses peuvent indiffйremment кtre connues ou ignorйes par celui qui a une intelligence faible ou forte. Mais, tant parmi les anges que parmi nous, l’illumination s’accompagne toujours d’une parole. Car nous йclairons un autre en tant que nous lui transmettons quelque mйdium par lequel son intelligence est renforcйe pour connaоtre quelque chose ; et cela se fait par la parole. De mкme aussi, il est nйcessaire que cela se fasse dans les anges par une parole. En effet, l’ange supйrieur a connaissance des rйalitйs par des formes plus universelles ; l’ange infйrieur n’est donc pas proportionnй а recevoir la connaissance de l’ange supйrieur, а moins que l’ange supйrieur ne divise et distingue en quelque sorte sa connaissance, en concevant en soi ce sur quoi il veut йclairer, de telle faзon que cela soit comprйhensible pour l’ange infйrieur, et en manifestant ainsi sa conception а l’autre ange quand il l’йclaire ; et c’est pourquoi Denys dit au quinziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Chaque essence intellectuelle, par une sage providence, dйcompose la notion simple qu’elle a reзue d’une essence plus divine, et la multiplie pour йlever l’essence infйrieure. » Et il en est de mкme du maоtre, qui voit que le disciple ne peut saisir les choses que lui-mкme connaоt, а la faзon dont il connaоt ; et c’est pourquoi il s’applique а distinguer et а multiplier par des exemples, pour qu’ainsi le disciple puisse comprendre.

 

Il faut donc rйpondre que cette parole qui accompagne l’illumination est employйe seulement par les supйrieurs а l’adresse des infйrieurs ; mais quant а l’autre parole, elle est dite indiffйremment par les supйrieurs aux infйrieurs et

vice versa.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette glose concerne la parole qui accompagne l’illumination.

 

L’ange qui parle ne fait rien dans l’ange а qui il parle ; mais quelque chose se fait dans l’ange mкme qui parle, et dиs lors il est connu de l’autre, de la faзon dйjа indiquйe ; et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire que celui qui parle infuse quelque chose а celui а qui il parle.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

La rйponse ressort de ce qui a йtй dit.

 

L’ange а qui l’on parle devient actuellement connaissant, de potentiellement connaissant qu’il йtait : non qu’il soit lui-mкme amenй de la puissance а l’acte, mais parce que l’ange qui parle s’amиne lui-mкme de la puissance а l’acte, lorsqu’il se met en acte parfait de quelque forme relativement а l’autre ange.

 

L’enseignement porte proprement sur les choses par lesquelles l’intelligence est perfectionnйe. Mais qu’un ange connaisse la pensйe de l’autre n’appartient pas а la perfection de son intelligence ; de mкme qu’il n’appartient pas а la perfection de mon intelligence que je connaisse des rйalitйs absentes qui ne me concernent pas.

Article 6 : Une distance locale dйterminйe est-elle requise pour qu’un ange parle а un autre ange ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Partout oщ sont requis une approche et un йloignement, une distance dйterminйe est nйcessaire. Or les anges « qui s’approchent l’un de l’autre puis se retirent, contemplent les intelligences les uns des autres », comme dit Maxime а propos du deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Donc, etc.

 

Selon saint Jean Damascиne, l’ange est lа oщ il opиre. Si donc un ange parle а un autre ange, il est nйcessaire qu’il soit lа oщ se trouve celui а qui il parle, et ainsi une distance dйterminйe est requise.

 

Il est dit en Is. 6, 3 : « Ils se criaient l’un а l’autre. » Or la parole criйe n’a lieu d’кtre qu’en raison de la distance de celui а qui nous parlons. Il semble donc que la distance empкche la parole de l’ange.

 

Il est nйcessaire que la parole soit transportйe de celui qui parle а celui qui entend ; or cela est impossible s’il y a une distance locale entre l’ange qui parle et celui qui entend, car la parole spirituelle n’est pas transportйe par un mйdium corporel. La distance locale empкche donc la parole de l’ange.

 

Si l’вme de saint Pierre йtait ici, elle connaоtrait ce qui se fait ici ; mais puisqu’elle est dans le ciel, elle ne le connaоt pas ; c’est pourquoi а propos de Is. 63, 16 : « Abraham ne nous connaоt point », la Glose de saint Augustin dit : « Les morts, mкmes saints, ne savent pas ce que font les vivants, mкme leurs fils. » La distance locale empкche donc la connaissance de l’вme bienheureuse ; et pour la mкme raison celle de l’ange, et aussi sa parole.

 

 

En sens contraire :

 

La plus grande distance existe entre le paradis et l’enfer. Or ceux-ci se regardent mutuellement, surtout avant le jour du Jugement, comme cela est clairement montrй en Lc 16, 23 а propos de Lazare et du riche. Aucune distance locale n’empкche donc la connaissance de l’вme sйparйe, ni de mкme celle de l’ange ; ni sa parole, pour la mкme raison.

 

 

Rйponse :

 

L’action dйpend du mode de l’agent ; voilа pourquoi les choses qui sont corporelles et locales agissent de faзon corporelle et locale, tandis que celles qui sont spirituelles n’agissent que spirituellement. Puis donc que l’ange, en tant qu’il est intelligent, n’est nullement local, l’action de son intelligence n’a aucunement de proportion au lieu. Et donc, puisque la parole est l’opйration de l’intelligence elle-mкme, la proximitй ou la distance du lieu ne la concerne en rien ; de sorte que l’ange perзoit la parole de l’ange indiffйremment d’un lieu proche ou lointain, au sens oщ nous disons que les anges sont dans un lieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette approche et cet йloignement ne doivent pas кtre entendus au sens d’un lieu, mais au sens d’une conversion de l’un а l’autre.

 

Lorsqu’il est dit que l’ange est lа oщ il opиre, il faut comprendre cela de l’opйration par laquelle il agit sur un corps ; et cette opйration locale est du cфtй de ce qui est son terme. Mais la parole de l’ange n’est pas une telle opйration ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le cri que les sйraphins, est-il dit, ont poussй, dйsigne la grandeur des choses qu’ils profйraient, c’est-а-dire l’unitй de l’essence et la trinitй des Personnes, disant : « Saint, saint, etc. »

 

L’ange а qui la parole est adressйe, comme on l’a dit, ne reзoit rien de celui qui parle ; mais par l’espиce qu’il a en lui, il connaоt а la fois l’autre ange et sa parole. Il n’est donc pas nйcessaire de poser un mйdium par lequel une chose serait transportйe de l’un vers l’autre.

 

Saint Augustin parle de la connaissance naturelle des вmes, par laquelle mкme les saints ne peuvent savoir ce qui se fait ici-bas ; mais ils le connaissent par la puissance de la gloire, comme le dit expressйment saint Grйgoire au livre des Moralia, en exposant ce verset : « Que ses enfants soient honorйs, il n’en sait rien ; qu’ils soient dans l’abaissement, il l’ignore » (Job 14, 21). Mais les anges ont une connaissance naturelle plus йlevйe que celle de l’вme ; il n’en va donc pas de mкme pour l’ange et pour l’вme.

Article 7 : Un ange peut-il parler а un autre ange de telle faзon que les autres ne perзoivent pas sa parole ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien d’autre n’est requis pour la parole que l’espиce intelligible et la conversion а l’autre. Or cette espиce et cette conversion sont connues de la mкme faзon par tel ange et par tel autre. La parole d’un ange est donc perзue indiffйremment par tous les anges.

 

Un ange parle а tous les anges avec les mкmes mouvements. Si donc un ange connaоt la parole que lui adresse un autre, il connaоtra pour la mкme raison la parole que le mкme ange adresse aux autres.

 

Quiconque regarde un ange, perзoit son espиce, par laquelle il comprend et parle. Or les anges se regardent toujours les uns les autres. Un ange connaоt donc toujours la parole de l’autre, qu’il parle а lui ou а un autre.

 

Si un homme parle, il est entendu indiffйremment par tous ceux qui sont йgalement proches de lui, а moins qu’il n’y ait un dйfaut du cфtй de l’auditeur, par exemple s’il a une ouпe dйficiente. Or parfois un autre ange est plus prиs de l’ange qui parle que celui а qui il parle, suivant l’ordre de la nature ou mкme suivant le lieu. Il n’est donc pas entendu par celui-lа seul а qui il parle.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble aberrant de dire que nous pouvons faire quelque chose que les anges ne peuvent pas faire. Or l’homme peut faire connaоtre а un autre ce qu’il a conзu dans son cњur, de telle faзon que cela reste cachй а un troisiиme. L’ange peut donc lui aussi parler а un autre sans que cela soit perзu par un troisiиme.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, la pensйe d’un ange vient а la connaissance d’un autre а la faзon d’une parole spirituelle, par le fait mкme que l’ange se met en acte d’une espиce non seulement en lui-mкme, mais encore relativement а un autre ; et cela se fait par la propre volontй de l’ange qui parle. Or il n’est pas nйcessaire que les choses qui appartiennent а la volontй soient indiffйrentes а tous, mais elles dйpendent du mode fixй par la volontй ; voilа pourquoi la parole susdite ne sera pas indiffйrente а tous les anges, mais suivra ce que la volontй de l’ange qui parle aura dйterminй. Si donc l’ange, en son intelligence, est mis par sa propre volontй en acte d’une espиce relativement а un seul ange, sa parole sera perзue seulement par celui-ci ; mais si c’est relativement а plusieurs, elle sera perзue par plusieurs.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la parole, la conversion ou la direction n’est pas requise comme connue, mais comme faisant connaоtre. Donc, du fait mкme qu’un ange se tourne vers un autre, cette conversion fait connaоtre а celui-ci la pensйe de l’autre ange.

 

D’un point de vue gйnйral, il y a un seul mouvement par lequel un ange parle а tous ; mais d’un point de vue particulier, il y a autant de mouvements qu’il y a de conversions а diffйrents anges ; chacun connaоt donc suivant le mouvement opйrй vers lui.

 

Bien qu’un ange regarde l’autre, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il voie l’espиce en tant que moyen de sa pensйe actuelle, а moins que cet ange ne se tourne vers lui.

 

La parole humaine met en mouvement le sens de l’ouпe par une action qui procиde par nйcessitй de nature, puisque c’est par un йbranlement de l’air jusqu’а l’oreille ; mais il n’en va pas de mкme dans la parole de l’ange, comme on l’a dit aux articles 5 et 6 : tout dйpend de la volontй de l’ange qui parle.

Question 10 : [L’esprit (mens), en lequel il y a l’image de la Trinitй]

 

Introduction

 

Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinitй, est-il l’essence de l’вme ?

Article 2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ?

Article 3 : La mйmoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?

Article 4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs matйrielles ?

Article 5 : Notre esprit peut-il connaоtre les choses matйrielles singuliиrement ?

Article 6 : L’esprit humain reзoit-il une connaissance provenant des choses sensibles ?

Article 7 : L’image de la Trinitй est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses matйrielles ?

Article 8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par son essence ou par une espиce ?

Article 9 : Est-ce par leur essence que notre esprit connaоt les habitus existant dans l’вme ?

Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charitй ?

Article 11 : L’esprit dans l’йtat de voie peut-il voir Dieu dans son essence ?

Article 12 : L’existence de Dieu est-elle йvidente par soi pour l’esprit humain ?

Article 13 : La trinitй des Personnes peut-elle кtre connue par la raison naturelle ?

 

 

Article 1 : L’esprit, en tant qu’on y pose l’image de la Trinitй, est-il l’essence de l’вme ou quelqu’une de ses puissances ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit l’essence mкme de l’вme.

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй que « mens et spiritus ne se disent pas relativement, mais dйsignent l’essence », qui n’est autre que l’essence de l’вme. L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.

 

Les divers genres de puissances de l’вme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appйtitif et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’вme : en effet, а la fin du premier livre sur l’Вme sont posйs les cinq genres les plus communs de puissances de l’вme, а savoir le vйgйtatif, le sensitif, l’appйtitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc que l’esprit inclut en soi l’intellectif et l’appйtitif — car saint Augustin pose l’intelligence et la volontй dans l’esprit —, il semble que l’esprit ne soit pas une puissance mais l’essence mкme de l’вme.

 

Saint Augustin dit au onziиme livre de la Citй de Dieu que nous sommes а l’image de Dieu en tant que « nous sommes, nous savons que nous sommes, et nous aimons l’un et l’autre » ; et au neuviиme livre sur la Trinitй, il dйsigne ainsi l’image de Dieu en nous : esprit, connaissance et amour. Puis donc que aimer est l’acte de l’amour, et connaоtre, l’acte de la connaissance, il semble qu’кtre soit l’acte de l’esprit. Or кtre est l’acte de l’essence. L’esprit est donc l’essence mкme de l’вme.

 

L’esprit se trouve en l’ange et en nous pour la mкme raison. Or l’essence mкme de l’ange est son esprit. C’est pourquoi Denys appelle frйquemment les anges « esprits intellectuels » ou « divins ». Notre esprit est donc aussi l’essence mкme de l’вme.

 

Saint Augustin dit au dixiиme livre sur la Trinitй que « la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont un seul esprit, une seule essence, une seule vie ». Donc, de mкme que la vie appartient а l’essence, de mкme aussi l’esprit.

 

Un accident ne peut pas кtre le principe d’une distinction substantielle. Or l’homme se distingue substantiellement des bкtes en ce qu’il a un esprit. L’esprit n’est donc pas un accident. Or la puissance de l’вme est une propriйtй de l’вme, suivant Avicenne, et ainsi, elle est du genre de l’accident. L’esprit n’est donc pas une puissance mais il est l’essence mкme de l’вme.

 

 Des actes spйcifiquement diffйrents n’йmanent pas d’une puissance unique. Or de l’esprit йmanent des actes spйcifiquement diffйrents, а savoir, se souvenir, penser et vouloir, comme le montre saint Augustin. L’esprit n’est donc pas une puissance de l’вme mais son essence mкme.

 

Une puissance n’est pas le sujet d’une autre puissance. Or l’esprit est le sujet de l’image qui consiste en trois puissances. L’esprit n’est donc pas une puissance mais l’essence mкme de l’вme.

 

 Aucune puissance n’inclut en soi plusieurs puissances. Or l’esprit inclut l’intelligence et la volontй. Il n’est donc pas une puissance mais l’essence.

 

 

En sens contraire :

 

L’вme n’a pas d’autres parties que ses puissances. Or l’esprit est une certaine partie supйrieure de l’вme, comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. L’esprit est donc une puissance de l’вme.

 

L’essence de l’вme est commune а toutes les puissances, car toutes s’enracinent en elle. Or l’esprit n’est pas commun а toutes les puissances, car une division l’oppose au sens. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme.

 

Dans l’essence de l’вme, il n’y a pas lieu d’admettre un plus haut et un plus bas. Or il y a dans l’esprit un plus haut et un plus bas : en effet, saint Augustin divise l’esprit en raison supйrieure et raison infйrieure. L’esprit est donc une puissance de l’вme, non l’essence.

 

L’essence de l’вme est principe de vie. Or l’esprit n’est pas principe de vie, mais de pensйe. L’esprit n’est donc pas l’essence mкme de l’вme mais une puissance de celle-ci.

 

Le sujet ne se prйdique pas de l’accident. Or l’esprit se prйdique de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, qui sont dans l’essence de l’вme comme en un sujet. L’esprit n’est donc pas l’essence de l’вme.

 

Selon saint Augustin au deuxiиme livre sur la Trinitй, l’вme n’est pas а l’image par tout elle-mкme, mais par quelque chose d’elle-mкme. Or elle est а l’image par l’esprit. Le nom d’esprit ne dйsigne donc pas toute l’вme mais quelque chose de l’вme.

 

Le nom de mens semble кtre pris de meminit [litt. il se souvient]. Or le nom de mйmoire dйsigne une puissance de l’вme. Mens dйsigne donc aussi une puissance de l’вme, et non l’essence.

 

 

Rйponse :

 

Le nom de mens est pris de mensurare [litt. mesurer]. Or les rйalitйs de chaque genre sont mesurйes par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre, comme on le voit clairement au dixiиme livre de la Mйtaphysique ; voilа pourquoi le nom de mens se dit de cette faзon, dans l’вme, tout comme le nom d’intelligence. En effet, seule l’intelligence reзoit une connaissance en provenance des rйalitйs en les mesurant pour ainsi dire а ses principes.

 

Or le nom d’intelligence, puisqu’il se dit relativement а un acte, dйsigne une puissance de l’вme ; en effet, la vertu ou la puissance est intermйdiaire entre l’essence et l’opйration, comme le montre Denys au onziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Mais parce que les essences des rйalitйs nous sont inconnues tandis que leurs puissances se manifestent а nous par des actes, nous employons souvent les noms des vertus ou des puissances pour signifier les essences. Et parce que rien ne devient connu que par ce qui lui est propre, il est nйcessaire, lorsqu’une essence est dйsignйe par sa puissance, qu’elle le soit par une puissance qui lui est propre. Or il se trouve en gйnйral, dans les puissances, que ce qui peut le plus peut le moins, mais non l’inverse ; par exemple, « celui qui peut porter mille livres peut en porter cent », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilа pourquoi, si quelque rйalitй doit кtre dйsignйe par sa puissance, il est nйcessaire qu’elle le soit par le dernier degrй de sa puissance. Or l’вme qui est dans les plantes n’a que le plus bas degrй parmi les puissances de l’вme ; c’est pourquoi elle est nommйe d’aprиs cette puissance lorsqu’elle est appelйe nutritive ou vйgйtative. L’вme des bкtes, quant а elle, atteint un degrй plus йlevй, а savoir celui du sens ; c’est pourquoi cette вme est appelйe sensitive, ou mкme parfois « sens ». Mais l’вme humaine atteint le plus haut degrй parmi les puissances de l’вme, et elle est nommйe d’aprиs cela ; c’est pourquoi on l’appelle « intellective », et parfois aussi « intelligence », et de mкme « esprit », en tant qu’une telle puissance йmane d’elle naturellement, car elle lui est plus propre qu’aux autres вmes.

 

On voit donc clairement que le nom d’esprit dйsigne dans notre вme ce qu’il y a de plus haut dans sa puissance. Puis donc que l’image divine se trouve en nous dans ce qu’il y a en nous de plus йlevй, l’image n’appartiendra а l’essence de l’вme que par l’esprit, en tant que « esprit » dйsigne la plus haute puissance de l’вme. Et ainsi, en tant que l’image est dans l’esprit, « esprit » dйsigne la puissance de l’вme et non l’essence ; ou s’il dйsigne l’essence, ce n’est qu’en tant qu’une telle puissance йmane d’elle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit que mens signifie l’essence, non en tant que l’essence s’oppose а la puissance, mais en tant que l’essence absolue s’oppose а ce qui se dit relativement. Et ainsi, l’esprit s’oppose а la connaissance de soi, dans la mesure oщ l’esprit se rapporte а lui-mкme par la connaissance alors que l’esprit lui-mкme se dit de faзon absolue. Ou bien l’on peut dire que mens est pris par saint Augustin comme signifiant l’essence de l’вme en mкme temps qu’une telle puissance.

 

Les genres de puissances de l’вme se distinguent de deux faзons : d’abord du cфtй de l’objet, ensuite du cфtй du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au mкme. Si donc on les distingue du cфtй de l’objet, alors on trouve les cinq genres de puissances de l’вme йnumйrйs ci-dessus. Mais si on les distingue du cфtй du sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’вme, а savoir le vйgйtatif, le sensitif et l’intellectif. En effet, l’opйration de l’вme peut se rapporter а la matiиre de trois faзons. D’abord en sorte qu’elle s’exerce а la faзon d’une action matйrielle, et le principe de telles actions est la puissance nutritive, dont les actes sont exercйs par les qualitйs actives et passives, tout comme les autres actions matйrielles. Ensuite, en sorte que l’opйration de l’вme n’atteigne pas la matiиre elle-mкme mais seulement les circonstances de la matiиre, comme c’est le cas des actes de la puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espиce est reзue sans la matiиre, mais cependant avec les circonstances de la matiиre. Enfin, en sorte que l’opйration de l’вme dйpasse et la matiиre, et les circonstances de la matiиre ; et c’est le cas de la partie intellective de l’вme.

 

Donc, suivant ces diffйrentes partitions des puissances de l’вme, deux puissances de l’вme comparйes entre elles se trouvent ramenйes au mкme genre ou а des genres diffйrents. En effet, si l’appйtit sensitif et l’appйtit intellectuel, qui est la volontй, sont considйrйs en relation а l’objet, alors ils se ramиnent а un genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien. Mais si on les considиre quant au mode d’action, alors ils se ramиnent а des genres diffйrents, car l’appйtit infйrieur se ramиnera au genre sensitif, tandis que l’appйtit supйrieur se ramиnera au genre intellectif. En effet, de mкme que le sens apprйhende son objet sous des circonstances matйrielles, c’est-а-dire en tant qu’il est ici et maintenant, de mкme aussi l’appйtit sensitif se porte vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appйtit supйrieur tend vers son objet а la faзon dont l’intelligence l’apprйhende ; et ainsi, quant au mode d’action, la volontй se ramиne au genre intellectif. Or le mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent sera parfait, plus son action sera parfaite. Voilа pourquoi, si l’on considиre de telles puissances en tant qu’elles йmanent de l’essence de l’вme, qui est pour ainsi dire leur sujet, la volontй se trouve coordonnйe а l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appйtit infйrieur qui se divise en irascible et en concupiscible. Et c’est pourquoi l’esprit peut, sans кtre l’essence de l’вme, inclure la volontй et l’intelligence, en tant qu’il dйsigne un certain genre de puissances de l’вme, en sorte que toutes les puissances qui, dans leurs actes, sont entiиrement dйtachйes de la matiиre et des circonstances de la matiиre sont comprises comme йtant incluses dans l’esprit.

 

L’image de la Trinitй dans l’homme est dйsignйe de multiples faзons par saint Augustin et les autres saints ; et il n’est pas nйcessaire que l’une de ces dйsignations corresponde а l’autre ; par exemple, il est clair que saint Augustin dйsigne ainsi l’image de la Trinitй : esprit, connaissance et amour ; et plus loin : mйmoire, intelligence et volontй. Et bien que la volontй et l’amour se correspondent mutuellement, ainsi que la connaissance et l’intelligence, cependant il n’est pas nйcessaire que l’esprit corresponde а la mйmoire, puisque l’esprit contient toutes les trois choses que comporte l’autre dйsignation. De mкme, la dйsignation de saint Augustin signalйe par l’objection est encore diffйrente des deux prйcйdentes. Il n’est donc pas nйcessaire, si aimer correspond а l’amour, et connaоtre а la connaissance, que кtre corresponde а l’esprit comme son acte propre, en tant qu’il est esprit.

 

Les anges sont appelйs esprits, non que l’esprit mкme de l’ange ou son intelligence, en tant que ces noms dйsignent la puissance, soient son essence, mais parce qu’ils n’ont rien d’autre, parmi les puissances de l’вme, que ce qui est compris sous le nom d’esprit : aussi sont-ils totalement esprit. А notre вme, par contre, parce qu’elle est l’acte du corps, sont adjointes d’autres puissances qui ne sont pas comprises sous le nom d’esprit, а savoir les puissances sensitive et nutritive ; c’est pourquoi on ne peut pas dire que l’вme est esprit comme on le dit de l’ange.

 

Vivre ajoute quelque chose а кtre, et penser а vivre. Or, pour que l’image de Dieu se trouve en quelque кtre, il est nйcessaire qu’il atteigne le dernier genre de perfection auquel la crйature peut tendre ; si donc il a seulement l’кtre, comme les pierres, ou l’кtre et le vivre, comme les plantes et les bкtes, la notion d’image n’est pas conservйe en eux ; mais il est nйcessaire, pour la parfaite notion d’image, que la crйature existe, vive et pense. En cela, en effet, elle se conforme trиs parfaitement dans son genre aux attributs essentiels. Or, dans la dйsignation de l’image, l’esprit tient la place de l’essence divine, tandis que les trois choses que sont la mйmoire, l’intelligence et la volontй tiennent la place des trois Personnes ; voilа pourquoi saint Augustin met au compte de l’esprit les choses qui sont requises pour l’image dans la crйature, lorsqu’il dit que « la mйmoire, l’intelligence et la volontй sont une seule vie, un seul esprit, une seule essence ». Et cependant, il n’est pas nйcessaire que l’esprit et la vie se disent dans l’вme pour la mкme raison que l’essence, car en nous, кtre, vivre et penser ne sont pas la mкme chose, comme c’est le cas en Dieu ; cependant les trois choses ci-dessus sont appelйes une seule essence en tant qu’elles procиdent de l’unique essence de l’вme, une seule vie en tant qu’elles regardent un unique genre de vie, un seul esprit en tant que qu’elles sont comprises dans un seul esprit comme des parties dans un tout, comme la vue et l’ouпe sont comprises dans la partie sensitive de l’вme.

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique, parce que les diffйrences substantielles des rйalitйs nous sont inconnues, on emploie parfois а leur place dans les dйfinitions les diffйrences accidentelles, dans la mesure oщ les accidents eux-mкmes dйsignent ou font connaоtre l’essence, comme les effets propres font connaоtre la cause ; c’est pourquoi le sensible, en tant qu’il est la diffйrence constitutive de l’animal, n’est pas pris du nom de sens comme dйsignant une puissance, mais comme dйsignant l’essence mкme de l’вme, de laquelle dйcoule une telle puissance. Et il en est de mкme du rationnel, ou de la propriйtй « douй d’esprit ».

 

De mкme que la partie sensitive de l’вme n’est pas conзue comme йtant une certaine puissance en plus de toutes les puissances particuliиres qui sont comprises en elles, mais comme un certain tout potentiel comprenant toutes ces puissances comme des parties, de mкme aussi l’esprit n’est pas une certaine puissance en plus de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, mais il est un certain tout potentiel comprenant ces trois-lа ; comme nous voyons aussi que dans la puissance de construire une maison est comprise la puissance de tailler les pierres, d’йlever les murs, etc.

 

L’esprit ne se rapporte pas а l’intelligence et а la volontй comme leur sujet, mais plutфt comme un tout se rapporte а ses parties, pour autant que « esprit » dйsigne la puissance elle-mкme. Mais si l’on prend « esprit » pour dйsigner l’essence de l’вme en tant qu’une telle puissance йmane naturellement d’elle, alors il dйsignera le sujet des puissances.

 

Une puissance particuliиre unique ne comprend pas en elle-mкme plusieurs puissances ; mais rien n’empкche que plusieurs puissances soient comprises comme des parties dans une puissance gйnйrale, comme plusieurs parties organiques sont comprises dans une partie du corps, tels les doigts dans la main.

Article 2 : La mйmoire est-elle dans l’esprit ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, ce qui nous est commun avec les bкtes n’appartient pas а l’esprit. Or la mйmoire nous est commune avec les bкtes, comme le montre saint Augustin au dixiиme livre des Confessions. La mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

Le Philosophe dit au livre sur la Mйmoire et la Rйminiscence que la mйmoire n’appartient pas а l’intelligence mais а la facultй sensible premiиre. Puis donc que l’esprit est la mкme chose que l’intelligence, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, il semble que la mйmoire ne soit pas dans l’esprit.

 

L’intelligence et tout ce qui relиve de l’intelligence font abstraction de l’ici et du maintenant, tandis que la mйmoire n’en fait pas abstraction ; en effet, elle regarde un temps dйterminй, qui est le passй, car la mйmoire porte sur des choses passйes, comme dit Cicйron. La mйmoire n’appartient donc pas а l’esprit ou а l’intelligence.

 

Puisque dans la mйmoire sont conservйes des choses qui ne sont pas apprйhendйes actuellement, il est nйcessaire que, partout oщ l’on pose la mйmoire, apprйhender diffиre de retenir. Or ils ne diffиrent pas dans l’intelligence mais seulement dans le sens. En effet, s’ils peuvent diffйrer dans le sens, c’est parce que le sens use d’un organe corporel, et que tout ce qui est gardй dans le corps n’est pas apprйhendй. L’intelligence, par contre, n’use pas d’un organe corporel ; c’est pourquoi rien n’est retenu en elle sinon intelligiblement, et ainsi, il est nйcessaire que ce soit pensй actuellement. La mйmoire n’est donc pas dans l’intelligence ou dans l’esprit.

 

Avant que l’вme retienne en elle quelque chose, elle ne se remйmore pas. Or, avant de recevoir des sens, d’oщ toute notre connaissance est issue, des espиces qu’elle puisse retenir, elle est а l’image. Puis donc que l’esprit [litt. la mйmoire] est une partie de l’image, il ne semble pas que la mйmoire puisse кtre dans l’esprit.

 

L’esprit, en tant qu’il est а l’image de Dieu, se porte vers Dieu. Or la mйmoire ne se porte pas vers Dieu ; en effet, la mйmoire porte sur les choses qui sont concernйes par le temps, alors que Dieu est tout а fait au-dessus du temps. La mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

Si la mйmoire йtait une partie de l’esprit, les espиces intelligibles seraient conservйes dans l’esprit lui-mкme comme elles le sont dans l’esprit de l’ange. Or l’ange, en se tournant vers les espиces qu’il a en lui, peut penser. Donc notre esprit aussi, en se tournant vers les espиces retenues ; et ainsi, il pourrait penser sans se tourner vers des phantasmes, ce qui apparaоt manifestement faux. En effet, si quelqu’un a une science en habitus, si grande soit-elle, et que cependant l’organe de la puissance imaginative ou remйmorative est blessй, il ne peut passer а l’acte ; ce qui ne serait pas le cas si l’esprit pouvait penser en acte sans se tourner vers les puissances qui se servent d’organes. La mйmoire n’est donc pas dans l’esprit.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « l’вme est le lieu des espиces, йtant entendu que ce n’est pas toute l’вme, mais l’вme intellectuelle ». Or il appartient au lieu de conserver ce qui est contenu en lui. Puis donc qu’il appartient а la mйmoire de conserver les espиces, il semble qu’elle soit dans l’intelligence.

 

Ce qui se rapporte indiffйremment а tout temps ne regarde pas un temps particulier. Or la mйmoire, mкme au sens propre, se rapporte indiffйremment а tout temps, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, et il le prouve par les paroles de Virgile, qui a employй au sens propre les noms de mйmoire et d’oubli. La mйmoire ne regarde donc pas un temps particulier, mais tous. Elle appartient donc а l’intelligence.

 

La mйmoire, prise au sens propre, porte sur des choses passйes. Or l’intelligence ne porte pas seulement sur des choses prйsentes mais aussi sur des choses passйes. En effet, l’intelligence forme une composition relative а n’importe quel temps lorsqu’elle pense que l’homme a existй, existera et existe, comme cela est clair au troisiиme livre sur l’Вme. La mйmoire, а proprement parler, peut donc appartenir а l’intelligence.

 

De mкme que la mйmoire porte sur des choses passйes, de mкme la providence porte sur des choses futures, suivant Cicйron. Or la providence, prise au sens propre, est dans la partie intellective. Donc la mйmoire aussi, pour la mкme raison.

 

 

Rйponse :

 

La mйmoire, dans le langage usuel, s’entend de la connaissance des choses passйes. Or il appartient au mкme de connaоtre le passй comme tel et le maintenant comme tel : les deux relиvent du sens. En effet, de mкme que l’intelligence ne connaоt pas le singulier en tant qu’il est ceci mais par une notion commune, par exemple en tant qu’il est homme, ou blanc, ou encore particulier, mais non en tant qu’il est cet homme ou ce particulier, de mкme aussi l’intelligence connaоt le prйsent et le passй non en tant qu’ils sont ce maintenant et ce passй. Puis donc que la mйmoire, dans son acception propre, regarde ce qui est passй par rapport а ce maintenant, il est assurй que la mйmoire, а proprement parler, n’est pas dans la partie intellective mais dans la sensitive seulement, comme le prouve le Philosophe.

 

Mais parce que l’intelligence pense non seulement l’intelligible mais aussi le fait qu’elle pense tel intelligible, le nom de mйmoire peut s’йtendre а la connaissance par laquelle, bien qu’on ne connaisse pas l’objet de la faзon susdite comme passй, cependant on connaоt un objet dont on a dйjа eu connaissance, dans la mesure oщ l’on sait avoir dйjа eu cette connaissance ; et ainsi, toute connaissance non nouvellement reзue peut кtre appelйe mйmoire. Mais cela se produit de deux faзons. D’abord, lorsque la considйration dйcoulant de la connaissance possйdйe n’est pas interrompue mais continue ; ensuite, lorsqu’elle est interrompue, et ainsi, elle est davantage passйe, aussi rйalise-t-elle plus proprement la notion de mйmoire ; de la sorte, on dit que nous avons la mйmoire de ce que nous connaissions dйjа habituellement et non en acte. Et dans ce cas, la mйmoire est dans la partie intellective de notre вme ; et saint Augustin semble prendre le nom de mйmoire en ce sens quand il la pose comme une partie de l’image, car il veut que tout ce qui est tenu habituellement dans l’esprit en sorte qu’il ne passe pas а l’acte appartienne а la mйmoire. Mais les divers auteurs ont des positions diffйrentes sur la faзon dont cela peut se produire.

 

En effet, Avicenne affirme au sixiиme livre De naturalibus que cela ne se produit pas (i. e. que l’вme dйtienne habituellement une connaissance d’une rйalitй qu’elle ne considиre pas actuellement) par une conservation actuelle des espиces dans la partie intellective, mais il veut que les espиces actuellement non considйrйes ne puissent кtre conservйes que dans la partie sensitive, soit par l’imagination, qui est le trйsor des formes reзues des sens, soit par la mйmoire, quant aux intentions particuliиres non reзues des sens. Dans l’intelligence, l’espиce ne demeure pas si elle n’est pas considйrйe actuellement, mais elle cesse d’кtre en elle aprиs la considйration ; donc, lorsqu’elle veut de nouveau considйrer quelque chose actuellement, il est nйcessaire que des espиces intelligibles dйcoulent de nouveau dans l’intellect possible depuis l’intelligence agente. Et cependant, il ne s’ensuit pas, selon lui, que chaque fois que quelqu’un doit de nouveau considйrer ce qu’il a dйjа connu, il lui soit nйcessaire de l’apprendre а nouveau ou de le dйcouvrir comme au dйbut, car une certaine aptitude est laissйe en lui par laquelle il se tourne plus facilement qu’auparavant vers l’intellect agent pour recevoir de lui les espиces qui en dйcoulent ; et cette aptitude est en nous l’habitus de science. Et selon cette opinion, la mйmoire serait dans l’esprit sous la forme non pas d’une rйtention des espиces, mais d’une aptitude а en recevoir de nouveau. Mais cette opinion ne semble pas raisonnable. D’abord parce que, l’intellect possible йtant d’une nature plus stable que le sens, il est nйcessaire que l’espиce reзue en lui le soit d’une faзon plus stable ; aussi les espиces peuvent-elles кtre mieux conservйes en lui que dans la partie sensitive. Ensuite, parce que l’intelligence agente se comporte de faзon йgale dans l’infusion des espиces qui conviennent а toutes les sciences. Si donc dans l’intellect possible n’йtaient pas conservйes des espиces mais la seule aptitude а se tourner vers l’intellect agent, l’homme resterait йgalement apte а n’importe quel intelligible, et ainsi, un homme qui aurait appris une science ne saurait pas pour autant celle-ci plus que les autres. En outre, cela semble expressйment contraire а la sentence du Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, qui loue les anciens d’avoir affirmй que l’вme est le lieu des espиces quant а sa partie intellective.

 

Voilа pourquoi d’autres disent que les espиces intelligibles restent dans l’intellect possible aprиs la considйration actuelle, et que leur ordonnance est l’habitus de science ; et par consйquent, la puissance par laquelle notre esprit peut retenir de telles espиces intelligibles aprиs la considйration actuelle sera appelйe mйmoire ; et cela s’approche davantage de la signification propre du nom de mйmoire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La mйmoire qui nous est commune avec les bкtes est celle oщ sont conservйes les intentions particuliиres ; et ce n’est pas celle-ci qui est dans l’esprit, mais seulement celle oщ sont conservйes les espиces intelligibles.

 

Le Philosophe parle de la mйmoire qui porte sur le passй comme relatif а ce maintenant en tant qu’il est celui-ci ; et par consйquent, elle n’est pas dans l’esprit.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au troisiиme argument.

 

Si apprйhender en acte et retenir diffиrent dans l’intellect possible, ce n’est pas parce que l’espиce serait en lui en quelque sorte corporellement, mais elle y est seulement de faзon intelligible. Et cependant, il ne s’ensuit pas que l’on pense sans arrкt par cette espиce, mais on le fait seulement lorsque l’intellect possible devient parfaitement en acte de cette espиce. Parfois, au contraire, il est imparfaitement en acte de celle-ci, c’est-а-dire avec un certain mode intermйdiaire entre la pure puissance et l’acte pur. Et cela, c’est connaоtre habituellement, et c’est la volontй qui fait passer de ce mode de connaissance а l’acte parfait, elle qui, suivant Anselme, est le moteur de toutes les puissances.

 

L’esprit est а l’image surtout dans la mesure oщ il se porte vers Dieu et vers lui-mкme. Or il est prйsent а lui-mкme, et de mкme Dieu lui est prйsent, avant que des espиces soient reзues en provenance des rйalitйs sensibles ; en outre, si l’on dit que l’esprit a une puissance remйmorative, ce n’est pas parce qu’il dйtient quelque chose en acte, mais parce qu’il est capable de le faire.

 

La rйponse ressort de ce qu’on a dit.

 

Nulle puissance ne peut connaоtre quelque chose sans se tourner vers son objet, comme la vue ne connaоt rien si elle ne se tourne vers la couleur. Puis donc que le phantasme est а l’intellect possible ce que les rйalitйs sensibles sont au sens, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, quelque espиce intelligible que l’intelligence ait en elle, ce n’est cependant jamais qu’en se tournant vers le phantasme qu’elle considиre actuellement quelque chose par cette espиce. Voilа pourquoi, de mкme que notre intelligence dans l’йtat de voie a besoin des phantasmes pour considйrer actuellement avant de recevoir un habitus, de mкme aussi aprиs qu’elle l’a reзu. Mais il en va autrement pour les anges, qui n’ont pas le phantasme comme objet de leur intelligence.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

On ne peut dйduire de cette citation que la mйmoire soit dans l’esprit, sinon de la faзon susdite et non au sens propre.

 

La parole de saint Augustin est а entendre en ce sens que la mйmoire peut porter sur des objets prйsents ; cependant on ne peut jamais parler de mйmoire sans que quelque chose de passй entre en considйration, au moins du cфtй de la connaissance elle-mкme. Et en ce sens йgalement, on dit que quelqu’un se souvient de soi ou s’oublie, en tant que, tout en йtant prйsent а soi, il conserve ou ne conserve pas une connaissance passйe de lui-mкme.

 

En tant que l’intelligence connaоt les diffйrences des temps par des notions communes, elle peut ainsi former des compositions selon n’importe quelle diffйrence de temps.

 

La providence n’est dans l’intelligence que selon les notions gйnйrales du futur, mais elle est appliquйe aux rйalitйs particuliиres au moyen de la raison particuliиre, qui doit nйcesssairement intervenir entre la raison universelle motrice et le mouvement qui s’ensuit dans les rйalitйs particuliиres, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme.

Article 3 : La mйmoire se distingue-t-elle de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Des puissances diffйrentes ont des actes diffйrents. Or l’intellect possible et la mйmoire, telle qu’elle est posйe dans l’esprit, ont le mкme acte, qui est de retenir les espиces ; cela, en effet, saint Augustin l’attribue а la mйmoire et le Philosophe а l’intellect possible. La mйmoire ne se distingue donc pas de l’intelligence comme une puissance se distingue d’une autre.

 

Il est propre а l’intelligence, qui fait abstraction de l’ici et du maintenant, de recevoir quelque chose sans regarder aucune diffйrence de temps. Or la mйmoire ne regarde aucune diffйrence de temps car, suivant saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, la mйmoire porte а la fois sur les choses passйes, prйsentes et futures. La mйmoire ne se distingue donc pas de l’intelligence.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, l’intelligence s’entend de deux faзons. D’abord, comme on dit que nous pensons [litt. intelligeons] ce que nous considйrons en acte ; ensuite, comme on dit que nous pensons ce que nous ne considйrons pas en acte. Or l’intelligence selon laquelle on dit que nous pensons cela seul que nous considйrons en acte, est la pensйe en acte, et ce n’est pas une puissance mais l’opйration d’une puissance ; et ainsi, l’intelligence ne se distingue pas de la mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre. Et prise dans le sens oщ nous pensons les choses que nous ne considйrons pas en acte, l’intelligence ne se distingue nullement de la mйmoire mais lui appartient ; c’est ce que montre saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, oщ il s’exprime ainsi : « Si nous nous reportons а la mйmoire intйrieure par laquelle l’esprit se souvient de lui-mкme, а l’intelligence intйrieure par laquelle il se comprend, а la volontй intйrieure par laquelle il s’aime, lа oщ elles trois sont toujours ensemble, qu’elles soient ou non considйrйes, il semble bien que l’image de la Trinitй appartienne а la seule mйmoire. » L’intelligence ne se distingue donc nullement de la mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre.

 

Si [le rйpondant] dit que l’intelligence est une certaine puissance par laquelle l’вme est capable de considйrer en acte, et qu’ainsi, l’intelligence selon laquelle on dit que nous pensons seulement en considйrant se distingue aussi de la mйmoire comme une puissance se distingue d’une autre, alors en sens contraire : il appartient а la mкme puissance d’avoir un habitus et d’user de l’habitus. Or penser sans considйrer, c’est penser en habitus ; et penser en considйrant, c’est user de l’habitus. Il appartient donc а la mкme puissance de penser sans considйrer et de penser en considйrant ; cela ne permet donc pas de diffйrencier l’intelligence de la mйmoire comme on diffйrencie une puissance d’une autre puissance.

 

On ne trouve dans la partie intellective de l’вme aucune autre puissance que la cognitive et la motrice ou affective. Or la volontй est l’affective, ou motrice, tandis que l’intelligence est la cognitive. La mйmoire n’est donc pas une puissance autre que l’intelligence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre sur la Trinitй que « l’вme a йtй faite а l’image de Dieu en ce sens qu’elle peut se servir de la raison et de l’intelligence pour comprendre et voir Dieu ». Or c’est par sa puissance que l’вme peut voir. L’image est donc envisagйe dans l’вme quant aux puissances. Or l’image est envisagйe dans l’вme en tant que ces trois choses s’y trouvent : mйmoire, intelligence et volontй. Ces trois choses sont donc trois puissances distinctes.

 

Si ces trois choses ne sont pas trois puissances, il est nйcessaire que l’une d’elles soit un acte ou une opйration. Or l’acte n’est pas toujours dans l’вme ; en effet, ce n’est pas toujours actuellement qu’elle pense ou qu’elle veut. Ces trois choses ne seront donc pas toujours dans l’вme, et ainsi, l’вme ne sera pas toujours а l’image de Dieu, ce qui contredit saint Augustin.

 

Entre ces trois termes se trouve une йgalitй par laquelle est reprйsentйe l’йgalitй des Personnes divines. Or il ne se trouve pas d’йgalitй entre l’acte et l’habitus ou la puissance, car la puissance s’йtend а plus de choses que l’habitus, et l’habitus que l’acte ; car une puissance unique a plusieurs habitus, et par un seul habitus sont йlicitйs plusieurs actes. Il est donc impossible que l’un d’eux soit un habitus et l’autre un acte.

 

 

Rйponse :

 

L’image de la Trinitй dans l’вme peut кtre dйterminйe de deux faзons : d’abord, dans le sens d’une imitation parfaite de la Trinitй ; ensuite, dans le sens d’une imitation imparfaite.

 

L’вme imite parfaitement la Trinitй en tant qu’elle se souvient, pense actuellement et veut actuellement. Et la raison en est que, dans cette Trinitй incrййe, la Personne intermйdiaire de la Trinitй est le Verbe. Or il ne peut y avoir de verbe sans une connaissance actuelle. C’est pourquoi, selon ce mode de l’imitation parfaite, saint Augustin dйsigne l’image par ces trois termes : mйmoire, intelligence et volontй, oщ « mйmoire » implique une connaissance habituelle, « intelligence » une considйration actuelle йmanant de cette connaissance, et « volontй » un mouvement actuel de la volontй procйdant de la considйration. Et cela ressort expressйment de ce qu’il dit au quatorziиme livre sur la Trinitй, en ces termes : « Comme ici » — c’est-а-dire dans l’esprit — « il ne peut y avoir de verbe sans considйration (car tout ce que nous disons par ce verbe intйrieur qui n’appartient а aucune langue, est le fruit de la considйration), nous reconnaissons que cette image se trouve plutфt dans ces trois facultйs : mйmoire, intelligence, volontй. Ce que j’appelle maintenant intelligence, c’est ce par quoi nous comprenons en considйrant ; et ce que j’appelle volontй, c’est ce qui unit le terme engendrй et le terme engendrant. »

 

L’image a le caractиre d’une imitation imparfaite lorsqu’on la dйsigne par les habitus et les puissances ; et c’est ainsi qu’au neuviиme livre sur la Trinitй l’image de la Trinitй dans l’вme est dйterminйe au moyen des trois termes : esprit, connaissance et amour, oщ « esprit » est le nom d’une puissance, et « connaissance » et « amour » sont les noms d’habitus existant en elle. Et tout comme il a posй la connaissance, il aurait pu poser l’intelligence habituelle : en effet, l’une et l’autre peut кtre entendue comme habituelle, ainsi qu’il ressort de ce qui est dit au quatorziиme livre sur la Trinitй : « Serait-il juste de dire : ce musicien sans doute connaоt la musique, mais pour l’instant il ne la comprend pas, parce qu’il n’y pense pas ; par contre il comprend pour l’instant la gйomйtrie, car c’est а elle que, pour l’instant, il pense ? Phrase absurde, ce semble. » Et ainsi, selon cette dйsignation, les deux termes que sont la connaissance et l’amour, entendus comme habituels, appartiennent seulement а la mйmoire, comme le montre une citation du mкme saint Augustin produite par l’objectant.

 

Mais parce que les actes sont dans les puissances de faзon radicale, comme les effets dans les causes, l’imitation parfaite — que l’on dйsigne par : mйmoire, intelligence actuelle et volontй actuelle — peut se trouver originairement dans les puissances par lesquelles l’вme peut se souvenir, penser actuellement et vouloir, ainsi qu’il ressort des paroles de saint Augustin qui ont йtй citйes. Et ainsi, l’image sera envisagйe quant aux puissances ; mais non de telle faзon que la mйmoire puisse кtre, dans l’esprit, une autre puissance en plus de l’intelligence. Et en voici la preuve.

 

Une diffйrence des objets ne diversifie les puissances que si la diffйrence des objets provient de ce qui survient par soi aux objets en tant qu’ils sont les objets de telles puissances ; ainsi, le chaud et le froid, qui sont accidentels au colorй en tant que tel, ne diversifient pas la puissance visuelle : en effet, il appartient а la mкme puissance visuelle de voir le colorй chaud et froid, doux et amer. Or, bien que l’esprit ou l’intelligence puisse en quelque faзon connaоtre le passй, cependant, puisqu’il se comporte indiffйremment dans la connaissance des choses prйsentes, passйes et futures, la diffйrence entre le prйsent et le passй est accidentelle а l’intelligible en tant que tel. Donc, bien que la mйmoire puisse кtre en quelque faзon dans l’esprit, cependant elle ne peut pas кtre comme une certaine puissance distincte des autres par elle-mкme, au sens oщ les philosophes parlent de la distinction des puissances ; mais ce n’est que dans la partie sensitive de l’вme, qui se porte vers le prйsent en tant que tel, que la mйmoire peut se trouver de cette faзon ; si donc elle doit se porter vers le passй, une puissance plus haute que le sens lui-mкme est requise.

 

Nйanmoins, bien que la mйmoire ne soit pas une puissance distincte de l’intelligence, celle-ci йtant prise comme une puissance, cependant on trouve aussi la Trinitй dans l’вme en considйrant les puissances elles-mкmes, dans la mesure oщ une puissance unique, qui est l’intelligence, a une relation а diffйrentes choses, а savoir, а la dйtention habituelle de la connaissance de quelque chose, et а sa considйration actuelle, tout comme saint Augustin distingue la raison infйrieure de la raison supйrieure par une relation а diffйrentes choses.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la mйmoire, telle qu’elle est dans l’esprit, ne soit pas une autre puissance distincte de l’intellect possible, cependant entre l’intellect possible et la mйmoire se trouve une distinction due а une relation а diffйrentes choses, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

2°, 3°, 4° & Et il faut rйpondre semblablement aux quatre objections suivantes.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Saint Augustin parle ici de l’image trouvйe dans l’вme, mais non dans le sens d’une imitation parfaite, qui a lieu lorsqu’elle imite actuellement la Trinitй en la pensant.

 

Il y a toujours dans l’вme une image de la Trinitй en quelque faзon, mais non dans le sens d’une imitation parfaite.

 

Entre la puissance, l’acte et l’habitus, il peut y avoir une йgalitй, en tant qu’ils se rapportent а un objet unique ; et c’est ainsi que l’image de la Trinitй se trouve dans l’вme en tant qu’elle se porte vers Dieu. Et cependant, mкme si l’on parle de faзon gйnйrale de la puissance, de l’habitus et de l’acte, une йgalitй se trouve en eux, non certes quant а la propriйtй de leur nature, car l’opйration, l’habitus et la puissance n’ont pas l’кtre de la mкme faзon, mais quant а leur rapport а l’acte, d’aprиs lequel on considиre la quantitй de ces trois choses ; et il n’est pas nйcessaire de prendre numйriquement un seul acte ou un seul habitus, mais l’habitus et l’acte en gйnйral.

Article 4 : L’esprit connaоt-il les rйalitйs matйrielles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’esprit ne connaоt quelque chose que par une connaissance intellectuelle. Or, comme on le lit dans la Glose а propos de 2 Cor 12, 2, « la vision intellectuelle est celle qui embrasse ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes ». Puis donc que les rйalitйs matйrielles ne peuvent pas кtre dans l’вme par elles-mкmes mais seulement par « des images semblables а elles, et qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes », il semble que l’esprit ne connaisse pas les choses matйrielles.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Par l’esprit sont saisies des visions qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps. » Or les rйalitйs matйrielles sont des corps et ont des ressemblances de corps. Elles ne sont donc pas connues par l’esprit.

 

L’esprit, ou l’intelligence, a la propriйtй de connaоtre les quidditйs des rйalitйs, car l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or la quidditй des rйalitйs matйrielles n’est pas la corporйitй elle-mкme, sinon il serait nйcessaire que tout ce qui a une quidditй soit corporel. L’esprit ne connaоt donc pas les choses matйrielles.

 

La connaissance de l’esprit s’ensuit de la forme, qui est le principe du connaоtre. Or les formes intelligibles qui sont dans l’esprit sont tout а fait immatйrielles. L’esprit ne peut donc connaоtre par elles les rйalitйs matйrielles.

 

Toute connaissance a lieu par assimilation. Or il ne peut y avoir d’assimilation entre l’esprit et les choses matйrielles, car c’est l’unitй de la qualitй qui fait la ressemblance ; or les qualitйs des rйalitйs matйrielles sont des accidents corporels, qui ne peuvent exister dans l’esprit. L’esprit ne peut donc pas connaоtre les choses matйrielles.

 

L’esprit ne connaоt rien sinon en faisant abstraction de la matiиre et des circonstances de la matiиre. Or les rйalitйs matйrielles, qui sont des rйalitйs naturelles, ne peuvent, mкme par l’intelligence, кtre sйparйes de la matiиre, car celle-ci entre dans leurs dйfinitions. Les choses matйrielles ne peuvent donc pas кtre connues par l’esprit.

 

 

En sens contraire :

 

Les choses qui appartiennent а la science naturelle sont connues par l’esprit. Or la science naturelle porte sur des rйalitйs matйrielles. L’esprit connaоt donc les rйalitйs matйrielles.

 

« Chacun juge bien de ce qu’il sait, et lа, il est bon juge », comme il est dit au premier livre de l’Йthique. Or, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, « les choses infйrieures de ce monde sont jugйes par l’esprit ». Ces choses infйrieures et matйrielles sont donc pensйes par l’esprit.

 

Par le sens, nous ne connaissons que des choses matйrielles. Or la connaissance de l’esprit provient du sens. L’esprit connaоt donc, lui aussi, les rйalitйs matйrielles.

 

 

Rйponse :

 

Toute connaissance a lieu par quelque forme, qui est le principe de la connaissance dans le connaissant. Or une telle forme peut кtre considйrйe de deux faзons : d’abord quant а l’кtre qu’elle a dans le connaissant, ensuite quant au rapport qu’elle a avec la rйalitй dont elle est une ressemblance. Selon le premier rapport, elle fait que le connaissant connaisse actuellement ; mais selon le second rapport, elle dйtermine la connaissance а porter sur tel objet connaissable. Aussi le mode de connaissance d’une rйalitй dйpend-elle de la condition du connaissant, en qui la forme est reзue selon son mode d’кtre. En revanche, il n’est pas nйcessaire que la rйalitй connue suive le mode d’кtre du connaissant, ou le mode avec lequel la forme, qui est le principe de la connaissance, a l’кtre dans le connaissant ; rien n’empкche donc que des rйalitйs matйrielles soient connues au moyen de formes qui existent immatйriellement dans l’esprit. Or cela ne se produit pas de la mкme faзon dans l’esprit humain, qui reзoit les formes en provenance des rйalitйs, et dans l’esprit divin ou l’esprit angйlique, qui ne reзoivent rien des rйalitйs.

 

En effet, dans l’esprit qui reзoit la science en provenance des rйalitйs, les formes existent par une certaine action des rйalitйs sur l’вme ; or toute action a lieu par une forme ; les formes qui sont dans notre esprit regardent donc les rйalitйs existant hors de l’вme en premier et principalement quant а leurs formes. Or celles-ci ont deux modes : il en est qui ne se dйterminent aucune matiиre, telles la ligne, la surface, et autres formes semblables ; d’autres, par contre, se dйterminent une matiиre spйciale, comme c’est le cas de toutes les formes naturelles. De la connaissance des formes qui ne se dйterminent aucune matiиre ne rйsulte donc aucune connaissance de la matiиre ; mais par la connaissance des formes qui se dйterminent une matiиre, la matiиre elle-mкme aussi est connue en quelque faзon, а savoir, par la relation qu’elle a avec la forme ; et pour cette raison, le Philosophe dit au premier livre de la Physique que la matiиre prime « est connaissable par analogie ». Et ainsi, par la ressemblance de la forme, la rйalitй matйrielle elle-mкme est connue, comme quelqu’un connaоtrait le nez camus par le fait mкme qu’il connaоt la camusitй.

 

Mais les formes des rйalitйs existent dans l’esprit divin, et d’elles dйcoule l’кtre des rйalitйs, qui est conjointement celui de la forme et de la matiиre ; aussi ces formes regardent-elles immйdiatement la matiиre et la forme, non l’une par l’autre ; et de mкme pour les formes de l’intelligence angйlique, qui sont semblables aux formes de l’esprit divin, bien qu’elles ne soient pas causes des rйalitйs.

 

Et ainsi, notre esprit a une connaissance immatйrielle des rйalitйs matйrielles, tandis que l’esprit divin et l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles plus immatйriellement, et cependant plus parfaitement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette citation peut кtre exposйe de deux faзons.

 

D’abord comme relative а la vision intellectuelle quant а tout ce qui est compris sous elle ; et ainsi, on appelle intellectuelle la vision des seules rйalitйs « qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes » ; non que cela s’entende des images qui permettent de voir les rйalitйs par une vision intellectuelle, et qui sont pour ainsi dire un mйdium de connaissance, mais parce que ces objets connus par vision intellectuelle sont les rйalitйs elles-mкmes et non les images des rйalitйs ; ce qui n’est pas le cas dans la vision corporelle, i. e. sensitive, ni dans la spirituelle, i. e. imaginaire. En effet, les objets de l’imagination et du sens sont des accidents au moyen desquels une certaine figure ou image de la rйalitй est йtablie, alors que l’objet de l’intelligence est l’essence mкme de la rйalitй — certes, elle connaоt l’essence de la rйalitй par sa ressemblance, mais c’est comme par un mйdium de connaissance, non comme par un objet vers lequel se porterait d’abord sa vision.

 

Ou bien il faut rйpondre que ce qui est dit dans la citation regarde la vision intellectuelle en tant qu’elle dйpasse la vision imaginaire et la sensitive ; c’est ainsi, en effet, que saint Augustin, dont la Glose emprunte les paroles, veut dйterminer la diffйrence des trois visions, attribuant а la vision supйrieure ce en quoi elle dйpasse l’infйrieure ; ainsi, il dit que la vision spirituelle a lieu lorsque nous considйrons des choses absentes par certaines ressemblances, et cependant la vision spirituelle ou imaginaire porte aussi sur les choses qui sont vues actuellement ; mais puisque l’imagination voit aussi les choses absentes, elle transcende le sens ; voilа pourquoi cela lui est pour ainsi dire attribuй en propre. Semblablement aussi, la vision intellectuelle transcende l’imagination et le sens parce qu’elle s’йtend aux choses qui sont intelligibles par leur essence ; et c’est pourquoi saint Augustin lui attribue cela comme lui йtant propre, bien qu’elle puisse aussi connaоtre les choses matйrielles, qui sont connaissables par leurs ressemblances. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que « par l’esprit sont jugйes ces connaissances infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles ».

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Si la corporйitй est prise du corps en tant qu’il est dans le genre quantitй, alors la corporйitй n’est pas la quidditй de la rйalitй naturelle, mais son accident, c’est-а-dire la triple dimension. Mais si elle est prise du corps en tant qu’il est dans le genre substance, alors le nom de corporйitй dйsigne l’essence de la rйalitй naturelle. Et cependant, il ne s’ensuivra pas que toute quidditй soit corporйitй, а moins de dire qu’il convient а la quidditй en tant que telle d’кtre corporйitй.

 

Bien que les formes, dans l’esprit, soient seulement immatйrielles, cependant elles peuvent кtre des ressemblances de rйalitйs matйrielles. En effet, il n’est pas nйcessaire que la ressemblance et ce dont elle est la ressemblance aient la mкme sorte d’кtre, mais il faut seulement qu’ils se rejoignent dans une mкme notion ; comme la forme d’homme dans une statue dorйe n’a pas la mкme sorte d’кtre que la forme de l’homme en chair et en os.

 

Bien que les qualitйs corporelles ne puissent pas exister dans l’esprit, cependant il peut y avoir en lui des ressemblances de qualitйs corporelles, et par elles l’esprit est assimilй aux rйalitйs corporelles.

 

L’intelligence connaоt en faisant abstraction de la matiиre particuliиre et de ses circonstances, par exemple de cette chair et de ces os ; cependant il n’est pas nйcessaire qu’elle fasse abstraction de la matiиre universelle ; elle peut donc considйrer la forme naturelle dans la chair et les os, non toutefois en ceux-ci.

Article 5 : Notre esprit peut-il connaоtre les choses matйrielles singuliиrement ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

De mкme que le singulier a l’кtre en raison de la matiиre, de mкme aussi on appelle naturelles les rйalitйs qui ont la matiиre dans leur dйfinition. Or l’esprit, tout immatйriel qu’il est, peut connaоtre les rйalitйs naturelles. Il peut donc pour la mкme raison connaоtre les rйalitйs singuliиres.

 

Nul ne juge droitement ni ne dispose des choses sans les connaоtre. Or le sage, par l’esprit, juge et dispose droitement des singuliers, comme par exemple de sa famille et de ses biens. Nous connaissons donc par l’esprit les singuliers.

 

Nul ne connaоt une composition sans connaоtre les termes extrкmes de la composition. Or c’est l’esprit qui forme la composition suivante : « Socrate est homme » ; en effet, une puissance sensitive, qui n’apprйhende pas l’homme universellement, ne pourrait pas la former. L’esprit connaоt donc les singuliers.

 

Nul ne peut commander un acte sans en connaоtre l’objet. Or l’esprit, ou la raison, commande l’acte du concupiscible et de l’irascible, comme on le voit clairement au premier livre de l’Йthique. Puis donc que les objets de ces puissances sont singuliers, l’esprit connaоtra les singuliers.

 

Selon Boиce, « tout ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi ». Or les puissances sensitives, qui sont infйrieures а l’esprit, connaissent les singuliers. L’esprit peut donc bien davantage connaоtre les singuliers.

 

Plus un esprit est йlevй, plus sa connaissance est universelle, comme le montre clairement Denys au douziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Or l’esprit de l’ange est plus йlevй que l’esprit de l’homme, et cependant l’ange connaоt les singuliers. C’est donc bien davantage le cas de l’esprit humain.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit Boиce : « Il y a universel quand on pense, singulier quand on sent. »

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, c’est de faзon diffйrente que l’esprit humain et l’esprit angйlique connaissent les choses matйrielles.

 

En effet, la connaissance humaine se porte vers les rйalitйs matйrielles d’abord quant а la forme, et secondairement vers la matiиre en tant qu’elle a une relation а la forme. Or, de mкme que toute forme est en elle-mкme universelle, de mкme la relation а la forme ne fait connaоtre la matiиre que d’une connaissance universelle. Or ce n’est pas la matiиre considйrйe ainsi qui est principe d’individuation, mais celle qui est considйrйe singuliиrement, et qui est la matiиre dйsignйe existant sous des dimensions dйterminйes : c’est par celle-ci, en effet, que la forme est individuйe. Aussi le Philosophe dit-il au septiиme livre de la Mйtaphysique que « les parties de l’homme sont la forme et la matiиre prises universellement, tandis que celles de Socrate sont cette forme-ci et cette matiиre-ci ».

 

On voit donc clairement que notre esprit ne peut pas connaоtre directement le singulier ; mais le singulier est directement connu de nous par les puissances sensitives, qui reзoivent les formes en provenance des rйalitйs dans un organe corporel ; et ainsi, elles les reзoivent sous des dimensions dйterminйes et de telle faзon qu’elles mиnent а la connaissance de la matiиre singuliиre. En effet, de mкme que la forme universelle conduit а la connaissance de la matiиre universelle, de mкme la forme individuelle mиne а la connaissance de la matiиre dйsignйe, qui est principe d’individuation. Cependant l’esprit se mкle par accident aux singuliers, en tant qu’il est en liaison avec les puissances sensitives, qui sont tournйes vers les choses particuliиres. Et cette liaison a lieu de deux faзons.

 

D’abord, en tant que le mouvement de la partie sensitive a pour terme l’esprit, comme c’est le cas du mouvement qui va des rйalitйs vers l’вme. Et dans ce cas, l’esprit connaоt le singulier par une certaine rйflexion, c’est-а-dire en tant que l’esprit, en connaissant son objet, qui est une nature universelle, revient а la connaissance de son acte, et ultйrieurement а l’espиce qui est le principe de son acte, et ultйrieurement au phantasme duquel l’espиce a йtй abstraite ; et ainsi, il reзoit quelque connaissance du singulier.

 

Ensuite, en tant que le mouvement qui va de l’вme vers les rйalitйs commence а l’esprit et s’avance vers la partie sensitive, pour autant que l’esprit gouverne les puissances infйrieures. Et ainsi, il se mкle aux singuliers moyennant la raison particuliиre, qui est une certaine puissance de la partie sensitive qui compose et divise les intentions individuelles, puissance appelйe aussi du nom de cogitative, et qui a un organe dйterminй dans le corps, а savoir la cellule mйdiane de la tкte. En effet, le jugement universel qu’a l’esprit sur les choses а faire ne peut кtre appliquй а un acte particulier que par une puissance intermйdiaire qui apprйhende le singulier, en sorte qu’il se produit un certain syllogisme dont la majeure est universelle — c’est le jugement de l’esprit —, la mineure est singuliиre — c’est l’apprйhension de la raison particuliиre —, et la conclusion est l’йlection de l’њuvre singuliиre, comme on le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme.

 

Mais l’esprit de l’ange, parce qu’il connaоt les rйalitйs matйrielles par des formes qui regardent immйdiatement la matiиre aussi bien que la forme, connaоt la matiиre par un regard direct non seulement universellement, mais aussi singuliиrement ; et l’esprit divin aussi, semblablement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance qui envisage la matiиre selon son analogie avec la forme suffit pour faire connaоtre la rйalitй naturelle mais non pour faire connaоtre le singulier, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La disposition que fait le sage des singuliers n’est l’њuvre de l’esprit que moyennant la puissance cogitative, а laquelle il appartient de connaоtre les intentions particuliиres, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Si l’intelligence peut composer une proposition а partir d’un universel et d’un singulier, c’est parce qu’elle connaоt le singulier par une certaine rйflexion, comme on l’a dit.

 

L’intelligence ou la raison connaоt universellement la fin а laquelle elle ordonne l’acte du concupiscible et l’acte de l’irascible en les commandant. Mais elle applique cette connaissance universelle aux singuliers par le moyen de la puissance cogitative, comme on l’a dit.

 

Ce que peut une puissance infйrieure, une supйrieure le peut aussi, mais pas toujours de la mкme faзon : parfois d’une autre faзon plus йlevйe. Et ainsi, l’intelligence peut connaоtre les choses que connaоt le sens, mais d’une faзon plus йlevйe que le sens : en effet, le sens les connaоt quant aux dispositions matйrielles et aux accidents extйrieurs, tandis que l’intelligence pйnиtre jusqu’а la nature profonde de l’espиce qui est dans les individus eux-mкmes.

 

La connaissance de l’esprit angйlique est plus universelle que la connaissance de l’esprit humain, car elle s’йtend а plus de choses en usant de moins d’intermйdiaires ; cependant elle est plus efficace que l’esprit humain pour connaоtre les singuliers, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 6 : L’esprit humain reзoit-il une connaissance provenant des choses sensibles ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les choses qui n’ont pas de matiиre en commun ne peuvent avoir d’action ni de passion, comme le montrent Boиce au livre sur les Deux Natures et le Philosophe au livre sur la Gйnйration. Or notre esprit n’a pas de matiиre en commun avec les rйalitйs sensibles. Les choses sensibles ne peuvent donc pas agir sur notre esprit pour y imprimer une connaissance.

 

L’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or la quidditй de la rйalitй n’est perзue par aucun sens. La connaissance de l’esprit n’est donc pas reзue en provenance du sens.

 

Parlant de la connaissance des intelligibles, saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions comment elle est acquise par nous : « Ils s’y trouvaient donc », dit-il, c’est-а-dire les intelligibles dans notre esprit, « mкme avant que je les apprisse ; mais ils ne se trouvaient pas encore dans ma mйmoire. » Il semble donc que les espиces intelligibles ne soient pas reзues dans l’esprit depuis les sens.

 

Comme le prouve saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй, l’вme ne peut aimer que des choses connues. Or, avant d’apprendre une science, on l’aime : cela ressort de ce qu’on la recherche avec une grande application. Donc, avant d’apprendre cette science, on l’a dans sa connaissance ; il semble donc que l’esprit ne reзoive pas la connaissance depuis les rйalitйs sensibles.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Ce n’est pas le corps qui forme cette image du corps dans l’esprit, mais l’esprit lui-mкme qui la forme en soi avec une merveilleuse rapiditй, qui contraste singuliиrement avec la lenteur du corps. » Il semble donc que l’esprit ne reзoive pas les espиces intelligibles depuis les sens, mais qu’il les forme lui-mкme en soi.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй que notre esprit « juge des rйalitйs corporelles selon les raisons incorporelles et йternelles ». Or les raisons reзues des sens ne sont pas telles ; il semble donc que l’esprit humain ne reзoive pas de connaissance depuis les choses sensibles.

 

Si l’esprit reзoit une connaissance depuis les choses sensibles, ce ne peut кtre que dans la mesure oщ une espиce qui est reзue depuis les choses sensibles meut l’intellect possible. Or une telle espиce ne peut pas mouvoir l’intellect possible. En effet, elle ne le meut pas tant qu’elle est encore dans l’imagination car, lorsqu’elle y est, elle n’est pas encore intelligible en acte mais seulement en puissance ; or l’intelligence n’est mue que par l’intelligible en acte, tout comme la vue n’est mue que par le visible en acte ; semblablement, elle ne meut pas l’intellect possible en existant dans l’intellect agent, qui ne peut recevoir aucune espиce, sinon il ne diffйrerait pas de l’intellect possible ; ni, de mкme, lorsqu’elle existe dans l’intellect possible lui-mкme, car la forme dйjа inhйrente au sujet ne meut pas le sujet, mais se repose en quelque sorte en lui ; ni non plus en existant par soi, puisque les espиces intelligibles ne sont pas des substances mais sont du genre accident, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique. Il n’est donc aucunement possible que notre esprit reзoive la science depuis les choses sensibles.

 

L’agent est plus noble que le patient, comme le montrent saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or ce qui reзoit est а la chose de laquelle il reзoit ce que le patient est а l’agent. Puis donc que l’esprit est bien plus noble que les choses sensibles et que les sens eux-mкmes, il ne pourra pas recevoir d’eux une connaissance.

 

Le Philosophe dit au septiиme livre de la Physique que « l’вme, en s’apaisant, devient savante et prudente ». Or l’вme ne pourrait pas recevoir la science depuis les choses sensibles sans кtre mue en quelque faзon par elles. L’вme ne reзoit donc pas la science depuis les choses sensibles.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit le Philosophe, et l’expйrience le prouve, celui qui manque d’un sens manque d’une science, comme il manque aux aveugles la science des couleurs. Or cela n’aurait pas lieu si l’вme recevait la science d’ailleurs que des sens. Elle reзoit donc la connaissance depuis les choses sensibles par les sens.

 

Toute notre connaissance consiste originairement dans la connaissance des premiers principes indйmontrables. Or la connaissance de ceux-ci provient du sens, comme on le voit clairement а la fin des Seconds Analytiques. Notre science provient donc du sens.

 

« La nature ne fait rien en vain, et ne nйglige rien de ce qui est nйcessaire. » Or les sens auraient йtй donnйs en vain а l’вme si elle ne recevait par eux une connaissance des rйalitйs. Notre esprit reзoit donc une connaissance depuis les choses sensibles.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question les anciens eurent de multiples opinions. Certains affirmиrent que l’origine de notre science se trouve totalement dans une cause extйrieure qui est sйparйe de la matiиre ; et cette opinion se divise en deux йcoles.

 

Certains, comme les platoniciens, posиrent que les formes des rйalitйs sensibles йtaient sйparйes de la matiиre, et ainsi, йtaient intelligibles en acte, et que c’est par la participation de la matiиre sensible а ces formes que les individus йtaient produits dans la nature, et par une participation а ces formes que les esprits humains avaient la science. Et ainsi, ils prйtendaient que les formes susdites йtaient le principe de la gйnйration et de la science, comme le rapporte le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique. Mais cette position a йtй suffisamment rйprouvйe par le Philosophe ; celui-ci montre en effet qu’il n’y a lieu de poser les formes des rйalitйs sensibles que dans la matiиre sensible, puisqu’on ne peut pas mкme penser universellement les formes naturelles sans la matiиre sensible, comme le camus sans le nez.

 

C’est pourquoi d’autres n’attribuиrent pas des formes sйparйes aux choses sensibles mais posиrent seulement les intelligences, que nous appelons anges, et affirmиrent que l’origine de notre science se trouvait totalement en de telles substances sйparйes. Aussi Avicenne voulut-il que, de mкme que les formes sensibles ne sont acquises dans la matiиre sensible que par l’influence de l’intelligence agente, de mкme les formes intelligibles ne soient imprimйes dans les esprits humains que par l’intelligence agente, qui n’est pas une partie de l’вme mais une substance sйparйe, comme lui-mкme le prйtendait. Cependant l’вme a besoin des sens, comme ce qui l’excite et la dispose а la science, de mкme que les agents infйrieurs prйparent la matiиre а recevoir la forme en provenance de l’intelligence agente. Mais cette opinion ne semble pas non plus raisonnable : car selon elle il n’y aurait pas de dйpendance nйcessaire entre la connaissance de l’esprit humain et les puissances sensitives ; or c’est le contraire qui apparaоt manifestement : d’une part, en effet, si un sens vient а manquer, la science des sensibles correspondants manque aussi, et d’autre part notre esprit ne peut considйrer actuellement aussi les choses sues habituellement s’il ne forme des phantasmes, et c’est pourquoi la considйration est empкchйe lorsque l’organe de l’imagination est blessй. En outre, la position susdite фte les principes prochains des rйalitйs si toutes les choses infйrieures obtiennent leurs formes, tant intelligibles que sensibles, immйdiatement d’une substance sйparйe.

 

Une autre opinion consista а poser que l’origine de notre science se trouvait totalement dans une cause intйrieure ; et celle-lа aussi se divise en deux йcoles.

 

Certains, en effet, affirmиrent que les вmes humaines contenaient en elles-mкmes la connaissance de toutes les rйalitйs, mais que la connaissance susdite йtait obscurcie par l’union au corps. Aussi prйtendaient-ils que nous avons besoin des sens et de l’application pour que les empкchements а la science soient enlevйs ; ils disaient qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer : par exemple, il apparaоt de faзon manifeste que les choses que nous entendons ou que nous voyons nous font nous remйmorer celles que nous savions dйjа. Mais cette position ne semble pas non plus raisonnable. En effet, si l’union de l’вme au corps est naturelle, il est impossible que la science naturelle soit totalement empкchйe par elle ; et ainsi, si cette opinion йtait vraie, nous ne souffririons pas de la complиte ignorance des choses pour lesquelles nous n’avons pas de sens. Et cette opinion serait en accord avec celle qui affirme que les вmes ont йtй crййes avant les corps, et ensuite unies aux corps ; car alors la composition du corps et de l’вme ne serait pas naturelle, mais surviendrait accidentellement а l’вme elle-mкme. Or, tant selon la foi que selon les sentences des philosophes, cette opinion est jugйe rйprйhensible.

 

D’autres prйtendirent que l’вme йtait а elle-mкme cause de science : en effet, elle ne reзoit pas la science depuis les choses sensibles comme si les ressemblances des rйalitйs parvenaient а l’вme en quelque sorte par une action des choses sensibles, mais c’est l’вme elle-mкme qui, а la prйsence des choses sensibles, forme en soi les ressemblances de celles-ci. Mais cette position ne semble pas totalement raisonnable. En effet, aucun agent n’agit si ce n’est dans la mesure oщ il est en acte ; si donc l’вme forme en soi les ressemblances de toutes les rйalitйs, il est nйcessaire qu’elle-mкme ait actuellement en soi ces ressemblances des rйalitйs ; et ainsi, cette position reviendra а l’opinion susdite, qui affirme que la science de toutes les rйalitйs est naturellement dйposйe dans l’вme humaine.

 

Voilа pourquoi, comparйe aux positions susmentionnйes, la sentence du Philosophe est plus raisonnable : elle pose que la science de notre esprit vient en partie de l’intйrieur et en partie de l’extйrieur ; non seulement de rйalitйs sйparйes de la matiиre, mais aussi des choses sensibles elles-mкmes. En effet, lorsque notre esprit est comparй aux rйalitйs sensibles qui sont hors de l’вme, on trouve qu’il entretient avec elles deux relations. D’abord comme acte relativement а une puissance : c’est-а-dire en tant que les rйalitйs qui sont hors de l’вme sont intelligibles en puissance, tandis que l’esprit lui-mкme est intelligible en acte ; et selon cette relation, on pose dans l’вme un intellect agent qui rende intelligibles en acte les intelligibles en puissance. Ensuite comme puissance relativement а un acte : c’est-а-dire en tant que, dans notre esprit, les formes dйterminйes des rйalitйs sont seulement en puissance, elles qui sont en acte dans les rйalitйs hors de l’вme ; et selon cette relation, on pose dans notre вme l’intellect possible, auquel il appartient de recevoir les formes qui ont йtй abstraites des rйalitйs sensibles et rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent.

 

Et assurйment, cette lumiиre de l’intellect agent dans l’вme provient, comme de son origine premiиre, des substances sйparйes et surtout de Dieu. Il est donc vrai que notre esprit reзoit la science depuis les choses sensibles ; nйanmoins l’вme elle-mкme forme en soi les ressemblances des rйalitйs, en tant que les formes qui sont abstraites des choses sensibles sont rendues intelligibles en acte par la lumiиre de l’intellect agent, afin qu’elles puissent кtre reзues dans l’intellect possible. Et ainsi йgalement, dans la lumiиre de l’intellect agent nous est donnйe en quelque sorte originairement toute science, par l’intermйdiaire des conceptions universelles qui sont immйdiatement connues а la lumiиre de l’intellect agent et par lesquelles, comme par des principes universels, nous jugeons des autres choses et les prйconnaissons en ceux-ci ; si bien que dans cette mesure aussi se vйrifie l’opinion selon laquelle les choses que nous apprenons йtaient dйjа prйsentes dans notre connaissance.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les formes sensibles, ou abstraites des choses sensibles, ne peuvent agir sur notre esprit que dans la mesure oщ elles sont rendues immatйrielles par la lumiиre de l’intellect agent, et ainsi, elles sont en quelque sorte rendues homogиnes а l’intellect possible sur lequel elles agissent.

 

La puissance supйrieure et la puissance infйrieure n’agissent pas envers le mкme de faзon semblable, mais la supйrieure agit plus excellemment ; et c’est pourquoi la forme qui est reзue depuis les rйalitйs ne permet pas au sens de connaоtre la rйalitй aussi efficacement que l’intelligence, mais le sens est conduit par elle comme par la main а la connaissance des accidents extйrieurs, tandis que l’intelligence parvient а la quidditй dйpouillйe en la sйparant de toutes les dispositions matйrielles. C’est pourquoi, si l’on dit que la connaissance de l’esprit a son origine dans le sens, ce n’est pas que le sens apprйhende tout ce que l’esprit connaоt, mais c’est parce que, а partir des choses que le sens apprйhende, l’esprit est conduit comme par la main а des choses ultйrieures, tout comme les sensibles, une fois pensйs, mиnent aux intelligibles des rйalitйs divines.

 

La parole de saint Augustin doit кtre rйfйrйe а la prйconnaissance par laquelle les particuliers sont dйjа connus dans les principes universels ; de cette faзon, en effet, il est vrai que les choses que nous apprenons йtaient dйjа dans notre вme.

 

On peut aimer une science avant de l’acquйrir, dans la mesure oщ on la connaоt d’une certaine connaissance universelle, en connaissant l’utilitй de cette science, ou bien par la vue, ou de quelque autre faзon.

 

Que l’вme se dйtermine formellement elle-mкme, cela doit s’entendre en ce sens que les formes rendues intelligibles par l’action de l’intellect agent dйterminent formellement l’intellect possible, comme on l’a dit ; et aussi en ce sens que la puissance imaginative peut former les formes des diffйrents sensibles ; ce qui apparaоt surtout lorsque nous imaginons des choses que nous n’avons jamais perзues par le sens.

 

Les premiers principes, dont la connaissance nous est innйe, sont des ressemblances de la vйritй incrййe ; donc, dans la mesure oщ nous jugeons par eux sur d’autres choses, on dit que nous jugeons sur les rйalitйs par les raisons immuables ou par la vйritй incrййe. Cependant, ce que saint Augustin dit ici doit кtre rйfйrй а la raison supйrieure, qui adhиre а la contemplation des rйalitйs йternelles ; et bien qu’elle soit premiиre en dignitй, nйanmoins son opйration est temporellement postйrieure, car « les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres » (Rom. 1, 20).

 

Lorsque l’intellect possible reзoit les espиces des rйalitйs а partir des phantasmes, ceux-ci se comportent comme un agent instrumental ou secondaire, tandis que l’intellect agent se comporte comme un agent principal ou premier. Voilа pourquoi l’effet de l’action est laissй dans l’intellect possible suivant la condition de l’un et de l’autre, et non suivant celle de l’un des deux seulement ; aussi l’intellect possible reзoit-il les formes comme intelligibles en acte grвce а la vertu de l’intellect agent, mais comme des ressemblances de rйalitйs dйterminйes grвce а la connaissance des phantasmes. Et ainsi, les formes intelligibles ne sont en acte ni en existant par soi, ni dans l’imagination, ni dans l’intellect agent, mais seulement dans l’intellect possible.

 

Bien que l’intellect possible soit, dans l’absolu, plus noble que le phantasme, cependant rien n’empкche que le phantasme soit plus noble а un certain point de vue, c’est-а-dire en tant que le phantasme est actuellement la ressemblance de telle rйalitй, ce qui ne convient а l’intellect possible qu’en puissance. Et ainsi, le phantasme peut agir d’une certaine faзon sur l’intellect possible en vertu de la lumiиre de l’intellect agent, tout comme la couleur peut agir sur la vue en vertu de la lumiиre corporelle.

 

Le repos en lequel la science s’accomplit exclut le mouvement des passions matйrielles, mais non le mouvement et la passion pris communйment, au sens oщ subir et кtre mы se disent de n’importe quel acte de recevoir ; ainsi, en effet, le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que « penser, c’est subir une certaine passion ».

Article 7 : L’image de la Trinitй est-elle dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses matйrielles, ou seulement en tant qu’il connaоt les йternelles ?

 

Objections :

 

Il semble que ce ne soit pas seulement en tant qu’il connaоt les йternelles.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, « quand nous cherchons dans l’вme une trinitй, nous la cherchons dans l’вme tout entiиre : nous ne sйparons pas la raison qui agit sur le temporel de celle qui contemple l’йternel ». Or l’esprit n’est а l’image que dans la mesure oщ une trinitй se trouve en lui. L’esprit est donc а l’image non seulement en tant qu’il adhиre а la contemplation des choses йternelles, mais aussi en tant qu’il adhиre а l’action des choses temporelles.

 

L’image de la Trinitй est envisagйe dans l’вme en tant que sont reprйsentйes en celle-ci l’йgalitй des Personnes et leur origine. Or l’йgalitй des Personnes est plus reprйsentйe dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles qu’en tant qu’il connaоt les йternelles, puisque les йternelles dйpassent infiniment l’esprit, tandis que l’esprit ne dйpasse pas infiniment les temporelles. L’origine des Personnes est aussi reprйsentйe dans la connaissance des choses temporelles, tout comme dans celle des йternelles, car dans l’un et l’autre cas une connaissance procиde de l’esprit, et de la connaissance procиde un amour. L’image de la Trinitй est donc dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaоt les choses йternelles, mais aussi en tant qu’il connaоt les temporelles.

 

La ressemblance rйside dans la puissance d’aimer, tandis que l’image rйside dans la puissance de connaоtre, comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16. Or notre esprit connaоt d’abord les choses matйrielles et ensuite les йternelles, puisque c’est en partant des matйrielles qu’il parvient aux йternelles ; et il les connaоt aussi plus parfaitement, puisqu’il comprend les matйrielles mais non les йternelles. L’image est donc plus dans l’esprit en tant qu’il se rapporte aux choses temporelles qu’en tant qu’il se rapporte aux йternelles.

 

L’image de la Trinitй se trouve dans l’вme d’une certaine faзon selon les puissances, comme on l’a dйjа dit. Or les puissances se rapportent indiffйremment а tous les objets relativement auxquels elles sont dйterminйes. L’image de Dieu se trouve donc dans l’esprit relativement а n’importe quels objets.

 

Ce qui est vu en soi-mкme est vu plus parfaitement que ce qui est vu dans sa ressemblance. Or l’вme se voit en elle-mкme, mais ne voit Dieu que dans une ressemblance, dans l’йtat de voie. Elle se connaоt donc plus parfaitement qu’elle ne connaоt Dieu ; et ainsi, l’image de la Trinitй doit кtre envisagйe dans l’вme en tant qu’elle se connaоt elle-mкme plutфt qu’en tant qu’elle connaоt Dieu, puisque l’image de la Trinitй se trouve en nous quant а ce que nous avons de plus parfait dans notre nature, comme dit saint Augustin.

 

L’йgalitй des Personnes est reprйsentйe dans notre esprit en tant que toute la mйmoire, toute l’intelligence et toute la volontй se saisissent mutuellement, comme le montre saint Augustin au dixiиme livre sur la Trinitй. Or cette comprйhension mutuelle ne manifesterait pas leur йgalitй si elles ne se comprenaient pas quant а tous leurs objets. L’image de la Trinitй se trouve donc dans les puissances de l’esprit relativement а tous les objets.

 

De mкme que l’image est dans la puissance de connaоtre, de mкme la charitй est dans la puissance d’aimer. Or la charitй ne regarde pas seulement Dieu mais aussi le prochain, et c’est pourquoi l’on attribue deux actes а la charitй, а savoir l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc l’image, elle aussi, est dans l’esprit non seulement en tant qu’il connaоt Dieu, mais aussi en tant qu’il connaоt les crйatures.

 

Les puissances de l’esprit en lesquelles consiste l’image sont perfectionnйes par des habitus, par lesquels, dit-on, l’image dйformйe est restaurйe et perfectionnйe. Or les puissances de l’esprit n’ont pas besoin d’habitus dans la mesure oщ elles se rapportent aux choses йternelles, mais seulement dans la mesure oщ elles se rapportent aux temporelles : en effet, les habitus existent pour que les puissances soient rйglйes par eux, or l’erreur ne peut survenir dans les choses йternelles au point qu’il y ait besoin d’une rиgle, mais c’est le cas seulement pour les choses temporelles. L’image rйside donc dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles plutфt qu’en tant qu’il connaоt les йternelles.

 

La Trinitй incrййe est reprйsentйe dans l’image de notre esprit, surtout quant а la consubstantialitй et l’йgalitй mutuelle. Or ces deux choses se rencontrent aussi dans la puissance sensitive, car le sensible et le sens en acte deviennent un, et l’espиce sensible n’est reзue dans le sens que suivant sa capacitй. L’image de la Trinitй se trouve donc aussi dans la puissance sensitive, et donc а bien plus forte raison dans l’esprit, en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

10° Les tournures mйtaphoriques se prennent selon des ressemblances car, suivant le Philosophe, « toutes les fois qu’on se sert de la mйtaphore on le fait toujours en vue de quelque ressemblance ». Or le transfert aux rйalitйs divines par tournure mйtaphorique se fait plus а partir de certaines crйatures qu’а partir de l’esprit lui-mкme, comme on le voit clairement pour le rayon solaire, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Des crйatures sensibles peuvent donc кtre mieux appelйes « а l’image » que l’esprit lui-mкme. Et ainsi, rien ne semble empкcher l’esprit d’кtre а l’image en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

11° Boиce dit au livre sur la Trinitй que les formes qui sont dans la matiиre sont les images des rйalitйs qui sont sans matiиre. Or les formes qui existent dans la matiиre sont les formes sensibles. Les formes sensibles sont donc les images de Dieu mкme ; et ainsi, l’esprit semble кtre а l’image de Dieu en tant qu’il les connaоt.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй que la trinitй que l’on trouve dans la science infйrieure, « bien qu’elle appartienne dйjа а l’homme intйrieur, il ne faut cependant pas encore dire ni penser qu’elle est image de Dieu ». Or la science infйrieure est celle par laquelle l’esprit contemple les choses temporelles ; en cela, en effet, elle se distingue de la sagesse des choses йternelles. L’image de la Trinitй ne se prend donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

Les parties de l’image doivent correspondre, dans l’ordre, aux trois Personnes. Or l’ordre des Personnes ne se trouve pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles. Dans la connaissance des choses temporelles, en effet, l’intelligence ne procиde pas de la mйmoire, comme le Verbe du Pиre, mais c’est plutфt la mйmoire qui procиde de l’intelligence, car nous nous remйmorons les choses que nous avons dйjа pensйes. L’image ne rйside donc pas dans l’esprit en tant qu’il connaоt les choses temporelles.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Une fois distribuйes les fonctions de l’esprit », c’est-а-dire l’ayant divisй en contemplation de l’йternel et action sur le temporel, « c’est seulement en ce qui regarde la contemplation des rйalitйs йternelles que nous trouvons non seulement une trinitй, mais l’image de Dieu ; quant а ce qui regarde l’action sur le temporel, on peut sans doute y dйcouvrir une trinitй, mais non l’image de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’image de la Trinitй existe toujours dans l’вme, mais non la connaissance des rйalitйs temporelles, puisque celle-ci est obtenue par acquisition. L’image de la Trinitй ne se trouve donc pas dans l’вme en tant qu’elle connaоt les choses temporelles.

 

 

Rйponse :

 

La ressemblance accomplit la notion d’image. Il ne suffit cependant pas d’une ressemblance quelconque pour obtenir la notion d’image, mais il faut la ressemblance trиs expresse par laquelle une chose est reprйsentйe quant а la raison formelle de son espиce ; et c’est pourquoi, dans les choses corporelles, les images des rйalitйs se prennent plus suivant les figures, qui sont les signes propres des espиces, que suivant les couleurs et les autres accidents. Or on trouve dans notre вme une ressemblance de la Trinitй incrййe en n’importe quelle connaissance de soi, non seulement en celle de l’esprit mais aussi en celle du sens, comme le montre saint Augustin au onziиme livre sur la Trinitй ; mais l’image de Dieu se dйcouvre seulement dans cette connaissance de l’esprit suivant laquelle se rencontre une plus expresse ressemblance de Dieu dans notre esprit.

 

Si donc nous distinguons par les objets la connaissance de l’esprit, trois connaissances se trouvent dans notre esprit, а savoir : la connaissance par laquelle l’esprit connaоt Dieu, celle par laquelle il se connaоt lui-mкme, et celle par laquelle il connaоt les choses temporelles. Donc, dans cette connaissance par laquelle l’esprit connaоt les choses temporelles, on ne trouve de ressemblance expresse de la Trinitй incrййe ni par conformation — car les rйalitйs matйrielles sont plus dissemblables а Dieu que l’esprit lui-mкme, donc la dйtermination formelle de l’esprit par la science de ces rйalitйs ne rend pas celui-ci trиs conforme а Dieu — ni, de mкme, par analogie, йtant donnй que la rйalitй temporelle, qui gйnиre dans l’вme sa connaissance ou son intelligence actuelle, ne fait pas une mкme substance avec l’esprit lui-mкme, mais elle est une chose йtrangиre а sa nature ; et par consйquent, la consubstantialitй de la Trinitй incrййe ne peut pas кtre reprйsentйe par cela. En revanche, dans la connaissance par laquelle notre esprit se connaоt lui-mкme se trouve par analogie une reprйsentation de la Trinitй incrййe, en tant que l’esprit qui se connaоt ainsi engendre un verbe de soi, et que des deux procиde un amour, comme le Pиre qui se dit lui-mкme engendre son Verbe de toute йternitй, et que des deux procиde le Saint-Esprit. Enfin, dans la connaissance par laquelle l’esprit connaоt Dieu mкme, l’esprit est lui-mкme conformй а Dieu, de mкme que tout connaissant, en tant que tel, est assimilй au connu.

 

Or la ressemblance qui a lieu par conformitй, comme la ressemblance de la vue et de la couleur, est plus grande que celle qui a lieu par analogie, comme celle de la vue et de l’intelligence, qui sont а l’йgard de leurs objets dans un rapport semblable. Par consйquent, une plus expresse ressemblance de la Trinitй se trouve dans l’esprit en tant qu’il connaоt Dieu qu’en tant qu’il se connaоt lui-mкme. Voilа pourquoi l’image de la Trinitй au sens propre est dans l’esprit d’abord et principalement en tant qu’il connaоt Dieu ; mais d’une certaine faзon et secondairement, elle y est aussi en tant qu’il se connaоt lui-mкme, et surtout lorsqu’il se considиre lui-mкme tel qu’il est image de Dieu, de sorte que sa considйration ne s’arrкte pas а soi mais s’avance jusqu’а Dieu. Par contre, dans la considйration des rйalitйs temporelles ne se trouve pas l’image mais une certaine ressemblance de la Trinitй, qui peut relever davantage du vestige, tout comme la ressemblance que saint Augustin dйcouvre dans les puissances sensitives.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Certes, quelque trinitй se trouve dans l’esprit en tant qu’il s’йtend а l’action sur les choses temporelles ; cependant on ne dit pas que cette trinitй est une image de la Trinitй incrййe, ainsi qu’il ressort de ce que saint Augustin ajoute au mкme endroit.

 

L’йgalitй des Personnes divines est plus reprйsentйe dans la connaissance des choses йternelles que dans celle des temporelles. En effet, l’йgalitй ne doit pas кtre considйrйe entre l’objet et la puissance, mais entre une puissance et une autre. Or, bien qu’il y ait une plus grande inйgalitй entre notre esprit et Dieu qu’entre notre esprit et la rйalitй temporelle, cependant une plus grande йgalitй se trouve entre la mйmoire que notre esprit a de Dieu et l’intelligence et l’amour actuels qu’il a de lui, qu’entre la mйmoire qu’il a des rйalitйs temporelles et l’intelligence et l’amour qu’il a d’elles. En effet, Dieu lui-mкme est connaissable et aimable par soi, et ainsi, il est autant pensй et aimй par l’esprit de chacun qu’il est prйsent а l’esprit, lui dont la prйsence dans l’esprit est la mйmoire de lui dans l’esprit ; et ainsi, la mйmoire que l’on a de lui est йgalйe par l’intelligence, et celle-ci l’est par la volontй ou l’amour. Par contre, les rйalitйs matйrielles ne sont pas intelligibles ni aimables par soi. Voilа pourquoi une telle йgalitй ne se trouve pas dans l’esprit relativement а elles, ni non plus la mкme relation d’origine, puisqu’elles sont prйsentes а notre mйmoire parce qu’elles ont йtй pensйes par nous, et ainsi, la mйmoire provient de l’intelligence plutфt que l’inverse ; mais relativement а Dieu lui-mкme, c’est le contraire qui se produit dans l’esprit crйй, car c’est la prйsence de Dieu qui fait participer l’esprit а la lumiиre intellectuelle, en sorte qu’il puisse penser.

 

Bien que la connaissance que nous avons des rйalitйs temporelles soit temporellement antйrieure а la connaissance que nous avons de Dieu, cependant celle-ci est premiиre en dignitй. Et que les choses matйrielles nous soient plus parfaitement connues que Dieu n’est pas un empкchement, car la plus petite connaissance que l’on peut dйtenir au sujet de Dieu dйpasse toute la connaissance que l’on a au sujet de la crйature. En effet, la noblesse d’une science dйpend de la noblesse de l’objet su, comme on le voit clairement au dйbut du premier livre sur l’Вme ; et c’est pourquoi le Philosophe, au onziиme livre sur les Animaux, prйfиre la science limitйe que nous avons des rйalitйs cйlestes а toute celle que nous avons des rйalitйs infйrieures.

 

Bien que les puissances s’йtendent а tous leurs objets, cependant leur capacitй est estimйe d’aprиs le dernier degrй de leur pouvoir, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde. Voilа pourquoi ce qui relиve de la plus grande perfection des puissances de l’esprit, а savoir, кtre а l’image de Dieu, leur est attribuй au regard de leur plus noble objet, qui est Dieu.

 

Bien que l’esprit se connaisse plus parfaitement qu’il ne connaоt Dieu, cependant la connaissance qu’il a de Dieu est plus noble, et il est par elle davantage conformй а Dieu, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il est par elle davantage а l’image de Dieu.

 

Bien que l’йgalitй appartienne а l’image qui se trouve dans notre esprit, il n’est cependant pas nйcessaire que l’image soit envisagйe relativement а toutes les choses au regard desquelles une йgalitй se rencontre en lui, йtant donnй que plusieurs autres choses sont requises pour que l’image y soit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que la charitй, qui accomplit l’image, regarde le prochain, cependant elle ne le regarde pas comme objet principal, puisque son objet principal est Dieu seul ; dans le prochain, en effet, la charitй n’aime rien d’autre que Dieu.

 

Mкme en tant qu’elles se rapportent а Dieu, les puissances de l’image sont perfectionnйes par des habitus comme la foi, l’espйrance et la charitй, la sagesse, et d’autres du mкme genre. En effet, bien que dans les rйalitйs йternelles elles-mкmes il ne se trouve pas d’erreur de leur cфtй, cependant l’erreur peut advenir а notre intelligence dans leur connaissance, car la difficultй, lorsqu’on les connaоt, ne vient pas d’elles mais de notre cфtй, comme il est dit au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.

 

Il ne se trouve pas de consubstantialitй entre le sensible et le sens, йtant donnй que le sensible lui-mкme est йtranger а l’essence du sens ; ni non plus d’йgalitй, puisque le visible n’est pas toujours vu autant qu’il est visible.

 

10° Des crйatures irrationnelles peuvent, par une certaine ressemblance, кtre plus assimilйes а Dieu que mкme des rationnelles, quant а l’efficace de la causalitй, comme on le voit bien pour le rayon solaire, par lequel toutes choses parmi les infйrieures sont causйes et rйnovйes, ce qui le fait ressembler а la divine bontй, qui cause tout, comme dit Denys. Cependant, quant aux propriйtйs qui lui sont inhйrentes, la crйature rationnelle est plus semblable а Dieu que n’importe quelle crйature irrationnelle. Toutefois des tournures mйtaphoriques sont assez souvent transfйrйes des crйatures irrationnelles а Dieu, et cela se produit en raison de leur dissemblance car, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, si les choses qui sont dans les crйatures plus viles sont plus frйquemment transfйrйes aux choses divines, c’est afin d’фter toute occasion d’erreur : en effet, un transfert fait а partir de crйatures plus nobles pourrait induire а estimer que les choses qui йtaient dites mйtaphoriquement seraient а entendre en propriйtй de termes ; ce que nul ne peut conjecturer s’agissant de ces crйatures plus viles.

 

11° Boиce pose que les formes matйrielles sont les images non de Dieu mais de formes immatйrielles, c’est-а-dire de raisons idйales existant dans l’esprit divin, desquelles elles proviennent selon une ressemblance parfaite.

Article 8 : L’esprit se connaоt-il lui-mкme par son essence ou par une espиce ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit par une espиce.

 

Comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, « notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun phantasme de l’essence mкme de l’вme ne peut кtre reзu. Il est donc nйcessaire que notre esprit se pense lui-mкme par quelque autre espиce abstraite des phantasmes.

 

Les choses que l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or beaucoup se sont trompйs au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient qu’il йtait air, d’autres qu’il йtait feu, et qu’ils affirmaient а son sujet beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son essence.

 

[Le rйpondant] disait que l’esprit voit par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant ce qu’il est. En sens contraire : savoir une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque l’essence de la rйalitй est identique а sa quidditй. Si donc l’вme se voyait elle-mкme par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son вme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.

 

Notre вme est une forme unie а la matiиre. Or toute forme de cette sorte est connue par abstraction de l’espиce depuis la matiиre et les circonstances matйrielles. L’вme est donc connue par une espиce abstraite.

 

Penser n’est pas seulement l’acte de l’вme, mais celui du composй, comme il est dit au premier livre sur l’Вme. Or tout acte de ce genre est commun а l’вme et au corps. Il est donc nйcessaire que, lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du cфtй du corps. Or cela n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-mкme par son essence, sans aucune espиce abstraite depuis les sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son essence.

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense pas les autres choses par leur essence mais par des espиces. Donc l’esprit non plus ne se pense pas lui-mкme par son essence.

 

On connaоt les puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de l’вme ne peut кtre connue que si ses puissances sont connues, puisque la puissance d’une rйalitй fait connaоtre la rйalitй elle-mкme. Il est donc nйcessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espиces de ses objets.

 

L’intelligible est а l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance est requise entre le sens et le sensible, et de lа vient que l’њil ne puisse se voir lui-mкme. Une certaine distance est donc requise aussi dans la connaissance intellectuelle, si bien que l’intelligence ne peut jamais se penser par son essence.

 

Selon le Philosophe au premier livre des Seconds Analytiques, la dйmonstration circulaire est impossible, car il s’ensuivrait que quelque chose serait manifestй par soi-mкme, et ainsi il s’ensuivrait que quelque chose serait antйrieur а soi et plus connu que soi, ce qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-mкme par son essence, ce qui est connu sera identique а ce par quoi l’on connaоt. Le mкme inconvйnient s’ensuit donc, c’est-а-dire que quelque chose serait antйrieur а soi et plus connu que soi.

 

10° Denys dit au septiиme chapitre des Noms divins que l’вme connaоt la vйritй des existants par un certain cercle. Or le mouvement circulaire va du mкme au mкme. Il semble donc que l’вme, sortant d’elle-mкme lorsqu’elle pense, revienne par les rйalitйs extйrieures а la connaissance de soi-mкme ; et ainsi, elle ne se pensera pas par son essence.

 

11° Tant que demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence а cause de la prйsence de celle-ci, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est toujours prйsente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en mкme temps, il ne penserait jamais rien d’autre.

 

12° Les choses postйrieures sont plus composйes que les antйrieures. Or penser est postйrieur а кtre. On rencontre donc dans l’intelligence de l’вme une plus grande composition que dans son кtre. Or, dans l’вme, ce qui est n’est pas identique а ce par quoi il est. Ce qui est pensй n’est donc pas non plus en elle identique а ce par quoi il est pensй ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-mкme par son essence.

 

13° Le mкme ne peut pas кtre la forme d’une chose et formellement dйterminй par cette chose. Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’вme, est comme une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de l’вme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est pensйe est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas lui-mкme par son essence.

 

14° L’вme est une certaine substance qui subsiste par soi, tandis que les formes intelligibles ne sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’вme ne peut donc pas кtre comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait lui-mкme.

 

15° Puisqu’on distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui sont d’une mкme espиce sont pensйs de la mкme faзon du point de vue de l’espиce. Or l’вme de Pierre est de la mкme espиce que celle de Paul. L’вme de Pierre se pense donc elle-mкme comme elle pense l’вme de Paul. Or elle ne pense pas l’вme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense donc pas non plus elle-mкme par son essence.

 

16° La forme est plus simple que ce qui est formellement dйterminй par elle. Or l’esprit n’est pas plus simple que lui-mкme. Il n’est donc pas formellement dйterminй par lui-mкme ; puis donc qu’il est formellement dйterminй par ce par quoi il connaоt, il ne se connaоtra pas par lui-mкme.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй : « L’esprit se connaоt lui-mкme par lui-mкme, йtant incorporel. Car s’il ne se connaоt, il ne s’aime pas. »

 

А propos de 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision que l’on appelle intellectuelle sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels sont l’esprit lui-mкme et toute sainte affection de l’вme. » Or, comme il est dit dans la mкme glose, « la vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes ». L’esprit ne se connaоt donc pas lui-mкme par une chose qui ne lui serait pas identique.

 

Comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, « dans les choses immatйrielles, il y a identitй entre le pensй et ce par quoi il est pensй ». Or l’esprit est une certaine rйalitй immatйrielle. Il est donc pensй par son essence.

 

Tout ce qui est prйsent а l’intelligence comme intelligible est pensй par l’intelligence. Or l’essence mкme de l’вme est prйsente а l’intelligence а la faзon d’un intelligible : en effet, elle lui est prйsente par sa vйritй, et la vйritй est la raison de l’acte de penser comme la bontй est la raison de l’acte d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-mкme par son essence.

 

L’espиce par laquelle une chose est pensйe est plus simple que la chose qui est pensйe par son intermйdiaire. Or l’вme n’a pas d’espиce plus simple qu’elle, et qui puisse кtre abstraite d’elle. L’вme ne se pense donc pas par une espиce mais par son essence.

 

Toute science a lieu par assimilation de celui qui sait а ce qui est su. Or rien d’autre n’est plus semblable а l’вme que son essence. Elle ne se pense donc par rien d’autre que par son essence.

 

Ce qui est cause de ce que d’autres soient connaissables, n’est pas connu par autre chose que par soi-mкme. Or l’вme est cause de ce que les autres rйalitйs matйrielles soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure oщ nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. L’вme se pense donc seulement par elle-mкme.

 

La science qui concerne l’вme est trиs certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Вme. Or le plus certain n’est pas connu au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’вme par un autre moyen qu’elle-mкme.

 

Toute espиce par laquelle notre вme pense est abstraite depuis les choses sensibles. Or il n’est aucun sensible duquel l’вme puisse abstraire sa quidditй. L’вme ne se connaоt donc pas elle-mкme par une ressemblance.

 

10° De mкme que la lumiиre corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de mкme l’вme fait par sa lumiиre que toutes les choses matйrielles soient actuellement intelligibles, comme on le voit clairement au troisiиme livre sur l’Вme. Or la lumiиre corporelle est vue par elle-mкme, non par une ressemblance d’elle-mкme. Donc l’вme, elle aussi, est pensйe par son essence, non par une ressemblance.

 

11° Comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, « l’intellect agent n’est pas tantфt pensant et tantфt non », mais il pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-mкme, et il ne pourrait mкme pas cela s’il se pensait par une espиce abstraite depuis les sens, car alors il ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son essence.

 

 

Rйponse :

 

Lorsqu’on se demande si l’on connaоt une chose par son essence, cette question peut s’entendre de deux faзons. D’abord, en sorte que l’expression « par son essence » se rйfиre а la rйalitй connue elle-mкme ; on comprend alors comme connu par son essence ce dont on connaоt l’essence, et non ce dont on ne connaоt pas l’essence mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que cette expression se rйfиre а ce par quoi une chose est connue ; on comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence mкme est ce par quoi l’on connaоt. Et c’est de cette faзon que l’on se demande prйsentement si l’вme se pense elle-mкme par son essence.

 

Et pour voir clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’вme deux connaissances, comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй : l’une par laquelle l’вme de chacun se connaоt seulement quant а ce qui lui est propre, l’autre par laquelle l’вme est connue quant а ce qui est commun а toutes les вmes. Cette connaissance que l’on a de toute вme en gйnйral est donc celle par laquelle on connaоt la nature de l’вme, tandis que la connaissance que l’on a de l’вme quant а ce qui lui est propre est la connaissance de l’вme en tant qu’elle a l’кtre en tel individu. C’est pourquoi cette derniиre connaissance fait connaоtre si l’вme existe, comme lorsqu’on perзoit que l’on a une вme ; et l’autre fait savoir ce qu’est l’вme et quels sont ses accidents par soi.

 

Donc, en ce qui concerne la premiиre connaissance, il faut distinguer, car connaоtre une chose se rйalise en habitus ou en acte. Ainsi, quant а la connaissance actuelle par laquelle on considиre en acte que l’on a une вme, je dis ceci : on connaоt l’вme par ses actes. En effet, on perзoit que l’on a une вme, que l’on vit et que l’on est, parce qu’on perзoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on exerce d’autres њuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique : « Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or, nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous sommes. » Or nul ne perзoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense quelque chose : car penser quelque chose est antйrieur а penser que l’on pense ; voilа pourquoi l’вme parvient а percevoir actuellement qu’elle est, par ce qu’elle pense ou sent. Mais quant а la connaissance habituelle, je dis ceci : l’вme se voit par son essence, c’est-а-dire que, du fait mкme que son essence lui est prйsente, elle est capable de passer а l’acte de connaissance d’elle-mкme ; de mкme, dиs lors qu’on a l’habitus d’une science, par la prйsence mкme de l’habitus on est capable de percevoir les choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’вme perзoive qu’elle existe, et qu’elle soit attentive а ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’вme, qui est prйsente а l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’йmanent les actes en lesquels elle est actuellement perзue.

 

Mais si nous parlons de la connaissance de l’вme qui a lieu lorsque l’esprit humain est dйfini par une connaissance spйciale ou gйnйrale, alors il semble qu’il faille а nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nйcessaire que deux choses concourent : l’apprйhension, et le jugement sur la rйalitй apprйhendйe ; aussi la connaissance par laquelle on connaоt la nature de l’вme peut-elle кtre considйrйe et quant а l’apprйhension, et quant au jugement.

 

Si donc on la considиre quant а l’apprйhension, je dis ceci : nous connaissons la nature de l’вme par les espиces que nous abstrayons depuis les sens. En effet, notre вme tient la derniиre place dans le genre des substances intellectuelles, comme la matiиre prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le Commentateur le montre au troisiиme livre sur l’Вme. En effet, de mкme que la matiиre prime est en puissance а toutes les formes sensibles, de mкme aussi notre intellect possible est en puissance а toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre dans l’ordre des sensibles. Voilа pourquoi, de mкme que la matiиre n’est sensible que par une forme qui lui survient, de mкme l’intellect possible n’est intelligible que par une espиce surajoutйe. Donc notre esprit ne peut se penser de telle faзon qu’il s’apprйhende lui-mкme immйdiatement, mais parce qu’il apprйhende les autres choses il arrive а se connaоtre, tout comme la nature de la matiиre prime est connue par le fait mкme qu’elle est rйceptrice de telles formes. On en a l’йvidence lorsqu’on regarde la faзon dont les philosophes ont recherchй la nature de l’вme. En effet, observant que l’вme humaine connaоt les natures universelles des rйalitйs, ils perзurent que l’espиce par laquelle nous pensons est immatйrielle, sinon elle serait individuйe, et ainsi, elle ne mиnerait pas а la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espиce intelligible est immatйrielle, ils dйduisirent que l’intelligence est une certaine rйalitй qui ne dйpend pas de la matiиre, et de lа, ils s’avancиrent dans la connaissance des autres propriйtйs de l’вme intellective. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme : « l’intelligence est intelligible comme les autres intelligibles » ; ce que le Commentateur expose en disant que « l’intelligence est pensйe au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres intelligibles » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espиce intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible en acte, alors que dans les autres rйalitйs elle est comme intelligible en puissance.

 

Mais si l’on considиre la connaissance que nous avons de la nature de l’вme quant au jugement qui nous fait dйclarer qu’il en est comme nous l’avions apprйhendй par la dйduction susmentionnйe, alors nous avons connaissance de l’вme en tant que « nous avons une intuition de l’inviolable vйritй, d’aprиs laquelle nous dйfinissons de faзon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’вme de tel ou tel homme, mais ce qu’elle doit кtre d’aprиs les raisons йternelles », comme dit saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй ; or nous avons l’intuition de cette inviolable vйritй dans sa ressemblance, qui est imprimйe dans notre esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme йvidentes par soi, et d’aprиs lesquelles nous examinons toutes les autres, jugeant de tout selon elles.

 

Ainsi donc, il est clair que notre esprit se connaоt lui-mкme d’une certaine faзon par son essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre faзon par une intention ou par une espиce, comme disent le Philosophe et le Commentateur ; d’une autre encore par intuition de la vйritй inviolable, comme dit aussi saint Augustin. Il faut donc rйpondre en outre aux deux sйries d’arguments, de la faзon suivante.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Notre intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire а partir des phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance habituelle de choses autres qu’elle, c’est-а-dire qui ne sont pas en elle, avant l’abstraction susdite, йtant donnй que les espиces des autres intelligibles ne lui sont pas innйes. Mais son essence lui est innйe, de sorte qu’il ne lui est pas nйcessaire de l’acquйrir а partir des phantasmes ; de mкme, l’agent naturel non plus ne fournit pas а la matiиre son essence, mais seulement sa forme, qui est а la matiиre naturelle ce que la forme intelligible est а la matiиre sensible, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Voilа pourquoi l’esprit, avant d’abstraire а partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par laquelle il peut percevoir qu’il existe.

 

Nul jamais ne se trompe parce qu’il ne percevrait pas qu’il vit : cela relиve en effet de la connaissance par laquelle quelqu’un connaоt de faзon singuliиre ce qui se passe dans son вme ; et quant а cette connaissance, on a dit que l’вme est connue par son essence de faзon habituelle. Mais il arrive а beaucoup d’errer dans la connaissance de la nature mкme de l’вme en son espиce ; et de ce point de vue, cette partie des objections conclut vrai.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Bien que l’вme soit unie а la matiиre comme sa forme, cependant elle n’est pas soumise а la matiиre au point d’кtre rendue matйrielle et donc non intelligible en acte mais seulement en puissance par abstraction depuis la matiиre.

 

Cette objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’вme ne se perзoit exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.

 

Cette parole du Philosophe doit кtre entendue en ce sens que l’intelligence pense d’elle-mкme ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement connaissance de son existence.

 

Et il faut rйpondre semblablement au septiиme argument.

 

L’opйration sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance dйterminйe ; par contre, l’opйration de l’intelligence n’est pas dйterminйe а un lieu, il n’en va donc pas de mкme.

 

On dit de deux faзons que l’on connaоt une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe de la connaissance de cette autre а la connaissance de la premiиre, et l’on dit en ce sens que l’on connaоt les conclusions par les principes ; et de cette faзon, on ne peut pas connaоtre une chose par elle-mкme. Ensuite, on dit que l’on connaоt une chose par une autre comme par ce en quoi la premiиre est connue, et dans ce cas il n’est pas nйcessaire que ce par quoi l’on connaоt soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien n’empкche donc que quelque chose soit connu par soi-mкme, comme Dieu se connaоt lui-mкme par soi ; et ainsi йgalement, l’вme se connaоt elle-mкme d’une certaine faзon par son essence.

 

10° On remarque un certain cercle dans la connaissance de l’вme dans la mesure oщ elle recherche en raisonnant la vйritй des existants ; donc Denys dit cela pour montrer en quoi la connaissance de l’вme est infйrieure а celle de l’ange. Or voici en quoi se fonde cette circularitй : la raison, partant des principes, parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement elle examine les conclusions trouvйes en les analysant par les principes. Cela est donc йtranger а notre propos.

 

11° De mкme qu’il n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй en acte ce dont la connaissance est possйdйe habituellement par des espиces existant dans l’intelligence, de mкme aussi il n’est pas nйcessaire que soit toujours pensй actuellement l’esprit lui-mкme, dont la connaissance est habituellement en nous parce que son essence mкme est prйsente а notre intelligence.

 

12° Ce qui est pensй et ce par quoi il est pensй n’ont pas entre eux le mкme rapport que ce qui est et ce par quoi il est. En effet, кtre est l’acte de l’йtant, tandis que penser n’est pas l’acte de ce qui est pensй mais de celui qui pense ; ce par quoi une chose est pensйe se rapporte donc а celui qui pense comme ce par quoi une chose est se rapporte а ce qu’elle est. Voilа pourquoi, de mкme que, dans l’вme, ce par quoi elle est diffиre de ce qu’elle est, de mкme ce par quoi elle pense, c’est-а-dire la puissance intellective, qui est le principe de l’acte de penser, diffиre de son essence. Et il n’en dйcoule pas nйcessairement que l’espиce par laquelle elle est pensйe diffиre de ce qui est pensй.

 

13° La puissance intellective est la forme de l’вme elle-mкme quant а l’acte d’кtre, йtant donnй qu’elle a l’кtre dans l’вme comme une propriйtй a l’кtre dans un sujet ; mais quant а l’acte de penser, rien n’empкche que ce soit l’inverse.

 

14° La connaissance par laquelle l’вme se connaоt elle-mкme est dans le genre accident non quant а ce par quoi elle est connue de faзon habituelle, mais seulement quant а l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuviиme livre sur la Trinitй, que la connaissance est substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaоt lui-mкme.

 

15° Cette objection vaut pour la connaissance de l’вme telle qu’on la connaоt quant а la nature de l’espиce, qui est commune а toutes les вmes.

 

16° Lorsque l’esprit se pense lui-mкme, il n’est pas lui-mкme la forme de l’esprit, car rien n’est la forme de soi-mкme ; mais il se comporte а la faзon d’une forme, en tant que son action, par laquelle il se connaоt, a pour terme lui-mкme. Il n’est donc pas nйcessaire qu’il soit plus simple que lui-mкme, sauf peut-кtre du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant que ce qui est pensй est considйrй comme plus simple que l’intelligence elle-mкme qui pense, йtant considйrй comme sa perfection.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La parole de saint Augustin est а entendre en ce sens que l’esprit se connaоt lui-mкme par soi, parce qu’il vient de l’esprit lui-mкme qu’il puisse passer а l’acte pour se connaоtre actuellement en percevant son existence, tout comme il vient de l’espиce dйtenue habituellement dans l’esprit que celui-ci puisse considйrer actuellement telle rйalitй. Mais quelle est sa nature mкme d’esprit, l’esprit ne peut le percevoir que par une considйration de son objet, comme on l’a dit.

 

La parole de la Glose selon laquelle « la vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs, etc. » doit кtre rйfйrйe а l’objet de la connaissance plutфt qu’а ce par quoi il est pensй ; et cela est йvident lorsqu’on considиre ce qui est dit des autres visions. En effet, il est dit dans la mкme glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par la vision spirituelle, i. e. imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet, si l’on rйfйrait cela а ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il n’y aurait aucune diffйrence entre la vision corporelle et la spirituelle ou imaginaire, car mкme la vision corporelle se fait par une ressemblance de corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’њil, mais une ressemblance de la pierre. Mais la diffйrence entre les visions susmentionnйes consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-mкme, tandis que la vision imaginaire a comme terme et comme objet une image du corps ; de mкme aussi, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces rйalitйs qui n’ont pas d’images semblables а elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mкmes », il n’est pas signifiй que la vision intellectuelle ne se fait pas par des espиces qui ne sont pas identiques aux rйalitйs pensйes, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une ressemblance de la rйalitй mais l’essence mкme de la rйalitй. En effet, de mкme que par la vision corporelle on regarde le corps lui-mкme et non une ressemblance de corps, bien que l’on regarde par une ressemblance de corps, de mкme dans la vision intellectuelle on regarde l’essence mкme de la rйalitй sans regarder une ressemblance de cette rйalitй, bien que l’on regarde parfois cette essence par une ressemblance ; et l’expйrience en fournit aussi la preuve. En effet, lorsque nous pensons l’вme, nous ne nous fabriquons pas un simulacre d’вme que nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision imaginaire, mais nous considйrons l’essence mкme de l’вme. Cela n’exclut cependant pas que cette vision ait lieu par une espиce.

 

La parole du Philosophe est а entendre de l’intelligence qui est entiиrement sйparйe de la matiиre, comme l’explique le Commentateur au mкme endroit, telles les intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spйculative serait identique а la rйalitй sue, ce qui est impossible, comme le dйduit aussi le Commentateur au mкme endroit.

 

L’вme est prйsente а elle-mкme comme intelligible, c’est-а-dire de faзon а pouvoir кtre pensйe ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensйe par elle-mкme, mais а partir de son objet, comme on l’a dit.

 

L’вme n’est pas connue au moyen d’une autre espиce abstraite а partir d’elle, mais au moyen de l’espиce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en acte ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que notre вme soit trиs semblable а elle-mкme, cependant elle ne peut pas кtre le principe de la connaissance de soi-mкme en tant qu’espиce intelligible, de mкme que la matiиre prime ne le peut pas non plus, йtant donnй que notre intelligence se tient dans l’ordre des intelligibles comme la matiиre prime dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.

 

L’вme est cause de ce que d’autres soient connaissables, non comme mйdium de connaissance mais en tant que c’est par l’acte de l’вme que les rйalitйs matйrielles sont rendues intelligibles.

 

La science qui concerne l’вme est trиs certaine, dans la mesure oщ chacun expйrimente en soi-mкme qu’il a une вme et que les actes de l’вme sont en lui ; mais connaоtre ce qu’est l’вme est trиs difficile ; c’est pourquoi le Philosophe ajoute au mкme endroit que « c’est une chose des plus difficiles que d’acquйrir une connaissance assurйe а son sujet ».

 

L’вme n’est pas connue par une espиce abstraite depuis les choses sensibles au sens oщ cette espиce serait comprise comme une ressemblance de l’вme, mais parce qu’en considйrant la nature de l’espиce qui est abstraite depuis les choses sensibles, on trouve la nature de l’вme en laquelle une telle espиce est reзue, comme on connaоt la matiиre а partir de la forme.

 

10° On ne voit la lumiиre corporelle par elle-mкme que dans la mesure oщ elle est la raison formelle de la visibilitй des choses visibles et une certaine forme qui leur donne un кtre actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumiиre mкme qui est dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de mкme que ce n’est pas l’espиce de la pierre qui est dans l’њil, mais sa ressemblance, de mкme il est impossible que la forme de la lumiиre qui est dans le soleil soit elle-mкme identique dans l’њil. Et semblablement aussi, nous pensons par elle-mкme la lumiиre de l’intellect agent dans la mesure oщ elle est la raison formelle des espиces intelligibles, les rendant intelligibles en acte.

 

11° Cette parole du Philosophe peut кtre exposйe de deux faзons, suivant les deux opinions sur l’intellect agent. En effet, certains ont prйtendu que l’intellect agent йtait une substance sйparйe, une parmi les autres intelligences, et que par consйquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences. D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de l’вme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas tantфt pensant et tantфt non, car la cause pour laquelle on est tantфt pensant et tantфt non, n’est pas de son cфtй mais du cфtй de l’intellect possible. En effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opйration de l’intellect agent concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent qui reзoit quelque chose de l’extйrieur, mais seulement l’intellect possible. Donc, pour que nous pensions toujours, il n’y a pas de manque quant а ce que notre considйration nйcessite du cфtй de l’intellect agent, mais quant а ce qu’elle nйcessite du cфtй de l’intellect possible, qui n’est complйtй que par les espиces intelligibles abstraites depuis les sens.

Article 9 : Est-ce par leur essence ou par une ressemblance que notre esprit connaоt les habitus existant dans l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit par leur essence.

 

А propos de 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « La dilection, on ne la voit pas autrement prйsente, en cette forme qui fait qu’elle est ce qu’elle est, et autrement absente, en quelque image qui lui serait semblable ; mais, dans la mesure oщ elle peut кtre vue par l’esprit, l’un la voit davantage, l’autre moins. » C’est donc par son essence et non par une ressemblance d’elle que l’esprit voit la dilection ; et, pour la mкme raison, n’importe quel autre habitus.

 

Saint Augustin dit au dixiиme livre sur la Trinitй : « Qu’y a-t-il en effet d’aussi prйsent а la connaissance que ce qui est prйsent а l’вme ? » Or les habitus de l’вme sont prйsents а l’esprit par leur essence. L’esprit les connaоt donc par leur essence.

 

« Ce par quoi une chose est telle, l’est soi-mкme davantage. » Or les habitus de l’esprit sont la cause de ce que d’autres choses, qui se trouvent sous les habitus, soient connues. L’esprit connaоt donc surtout les habitus eux-mкmes par leur essence.

 

Tout ce qui est connu de l’esprit par sa ressemblance a йtй dans le sens avant de survenir dans l’esprit. Par contre, jamais un habitus de l’esprit n’arrive dans le sens. L’esprit ne connaоt donc pas les habitus par une ressemblance.

 

Plus une chose est proche de l’esprit, plus l’esprit la connaоt. Or l’habitus est plus proche de la puissance intellective de l’esprit que l’acte, et l’acte que l’objet. L’esprit connaоt donc plus l’habitus qu’il ne connaоt l’acte ou l’objet ; et ainsi, il connaоt l’habitus par son essence et non par les actes ou par les objets.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que l’esprit et l’art sont connus par le mкme genre de vision. Or l’esprit est connu de lui-mкme par son essence. L’art est donc, lui aussi, connu par son essence, et semblablement les autres habitus de l’esprit.

 

Le vrai est а l’intelligence ce que le bien est а la volontй. Or le bien n’est pas dans la volontй par sa ressemblance. Le vrai n’est donc pas non plus connu de l’intelligence par sa ressemblance ; donc, tout ce que l’intelligence connaоt, elle le connaоt par l’essence et non par une ressemblance.

 

Saint Augustin dit au treiziиme livre sur la Trinitй : « Ce n’est pas ainsi qu’est vue la foi dans le cњur oщ elle est, par celui en qui elle est », c’est-а-dire comme on voit l’вme d’un autre homme par les mouvements de son corps ; « mais on la possиde de science certaine, la conscience le crie ». Par consйquent, la science de l’esprit possиde la foi dans la mesure oщ la conscience crie. Or la conscience crie la foi pour autant qu’elle est actuellement en elle. La foi est donc sue par l’esprit en tant qu’elle est actuellement dans l’esprit par son essence.

 

La forme est tout а fait proportionnйe а ce dont elle est la forme. Or les habitus existant dans l’esprit sont des formes de l’esprit. Ils sont donc tout а fait proportionnйs а l’esprit ; notre esprit les connaоt donc immйdiatement par l’essence.

 

10° L’intelligence connaоt l’espиce intelligible qui est en elle, et elle ne la connaоt pas par une autre espиce mais par son essence, car sinon il faudrait aller а l’infini. Or ceci n’a lieu que parce que les espиces elles-mкmes dйterminent formellement l’intelligence. Puis donc que l’intelligence est de mкme formellement dйterminйe par les habitus, il semble que l’esprit les connaisse par l’essence.

 

11° L’esprit ne connaоt les habitus que par vision intellectuelle. Or la vision intellectuelle porte sur les choses que l’on voit par leur essence. L’esprit voit donc les habitus par leur essence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions : « Voyez ce qu’il y a dans ma mйmoire : des champs, des antres, des cavernes innombrables, tout cela rempli а l’infini de toute espиce de choses, innombrables aussi. Les unes y figurent en images, c’est le cas de tous les corps ; les autres, comme les arts, y sont rйellement prйsentes ; d’autres encore y sont sous la forme de je ne sais quelles notions : ce sont les йtats affectifs de l’вme, que la mйmoire conserve alors que l’вme ne les ressent plus. » Il semble donc que les affections de l’вme soient connues non par leur essence mais par des notions d’elles ; et c’est aussi, pour la mкme raison, le cas des habitus des vertus, qui rиglent de telles affections.

 

Saint Augustin dit au onziиme livre de la Citй de Dieu : « Un autre sens, en effet, celui de l’homme intйrieur, bien supйrieur а l’autre » — i. e. au sens corporel — « nous permet de sentir le juste et l’injuste : le juste par une espиce intelligible, l’injuste par la privation de cette espиce. » Or ce sont les habitus des vertus et des vices qu’il appelle « le juste et l’injuste ». Les habitus de l’вme sont donc connus par une espиce et non par leur essence.

 

Rien n’est connu de l’intelligence par l’essence sinon ce qui est actuellement en elle. Or les habitus des vertus ne sont pas actuellement dans l’intelligence mais dans la volontй. L’intelligence ne les connaоt donc pas par leur essence.

 

La vision intellectuelle l’emporte sur la corporelle. Elle s’accompagne donc d’un meilleur discernement. Or, dans la vision corporelle, l’espиce par laquelle une chose est vue diffиre toujours de la rйalitй qui est vue par son intermйdiaire. Les habitus qui sont vus par vision intellectuelle ne sont donc pas vus de l’esprit par l’essence mais par d’autres espиces.

 

Rien n’est recherchй s’il n’est connu, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or les habitus de l’вme sont recherchйs par des hommes qui ne les ont pas. Ces habitus sont donc connus d’eux, mais non par leur essence, puisqu’ils ne les ont pas. Donc par leur espиce.

 

Hugues de Saint-Victor distingue trois yeux en l’homme : celui de la raison, celui de l’intelligence et celui de la chair. L’њil de l’intelligence est celui par lequel on voit Dieu, et il dit que celui-ci a йtй arrachй aprиs le pйchй. L’њil de la chair est celui par lequel on voit les choses corporelles de ce monde, et celui-lа est demeurй intact aprиs le pйchй. L’њil de la raison est celui par lequel on connaоt les intelligibles crййs, et celui-lа est devenu chassieux aprиs le pйchй, car nous connaissons les intelligibles en partie, non totalement. Or ce qui est vu seulement en partie n’est jamais connu par l’essence. Puis donc que les habitus de l’esprit sont intelligibles, il semble que l’esprit ne les voie pas par l’essence.

 

Par son essence, Dieu est bien plus prйsent а notre esprit que les habitus, puisqu’il est lui-mкme intime а n’importe quelle rйalitй. Or la prйsence de Dieu dans l’esprit ne fait pas que notre esprit voie Dieu par l’essence. L’esprit ne voit donc pas non plus les habitus par l’essence, bien qu’ils soient prйsents en lui.

 

L’intelligence, qui est pensante en puissance, nйcessite, pour penser en acte, d’кtre amenйe а l’acte par une chose, qui est ce par quoi l’intelligence pense actuellement. Or l’essence de l’habitus, en tant qu’elle est prйsente а l’esprit, n’amиne pas l’intelligence de la puissance а l’acte, car sinon il serait nйcessaire que les habitus soient pensйs actuellement aussi longtemps qu’ils sont prйsents dans l’вme. L’essence des habitus n’est donc pas ce par quoi ils sont pensйs.

 

 

Rйponse :

 

Comme c’йtait le cas pour l’вme, il y a aussi deux connaissances de l’habitus : l’une par laquelle on sait si l’on possиde un habitus, l’autre par laquelle on sait ce qu’est l’habitus. Cependant ces deux connaissances ne s’ordonnent pas relativement а l’habitus comme relativement а l’вme. En effet, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose celle par laquelle on sait ce qu’est cet habitus : car je ne peux pas savoir que j’ai la chastetй si je ne sais pas ce qu’est la chastetй. Mais du cфtй de l’вme il n’en va pas ainsi. En effet, beaucoup savent qu’ils ont une вme sans savoir ce qu’est l’вme. Et la raison de cette diversitй est que, tant pour l’habitus que pour l’вme, nous ne percevons qu’ils sont en nous qu’en percevant les actes dont ils sont les principes. Or l’habitus est par son essence le principe de tel acte ; si donc l’on connaоt l’habitus comme principe de tel acte, on sait de lui ce qu’il est : par exemple, si je sais que la chastetй est ce par quoi l’on se retient des plaisirs illicites existant dans la sexualitй, je sais de la chastetй ce qu’elle est. L’вme, par contre, n’est pas principe d’actes par son essence mais par ses puissances ; donc, ayant perзu les actes de l’вme, on perзoit que le principe de tels actes est en elle, comme dans le cas du mouvement et du sens, mais cela ne fait pas connaоtre la nature de l’вme.

 

Si donc nous parlons des habitus en tant que nous savons d’eux ce qu’ils sont, deux choses sont а envisager dans leur connaissance, а savoir : l’apprйhension, et le jugement.

 

Quant а l’apprйhension, il est nйcessaire que leur connaissance soit saisie par les objets et les actes, et ils ne peuvent eux-mкmes кtre apprйhendйs par leur essence. La raison en est que la vertu de n’importe quelle puissance de l’вme est dйterminйe а son objet, et c’est pourquoi son action tend d’abord et principalement vers l’objet. Mais sur les choses par lesquelles elle se dirige vers l’objet, elle n’a de pouvoir que par un certain retour ; par exemple, nous voyons que la vue se dirige d’abord vers la couleur, mais elle ne se dirige vers l’acte de sa vision que par un certain retour, lorsqu’en voyant la couleur elle voit qu’elle voit. Ce retour a lieu dans le sens de faзon incomplиte, mais de faзon complиte dans l’intelligence, qui revient а la connaissance de son essence par un retour complet. Or notre intelligence, dans l’йtat de voie, est aux phantasmes ce que la vue est aux couleurs, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme : non pas, certes, qu’elle connaisse les phantasmes eux-mкmes comme la vue connaоt les couleurs, mais en sorte qu’elle connaisse les choses dont ce sont les phantasmes. Par consйquent, l’action de notre intelligence tend d’abord vers les choses qui sont apprйhendйes au moyen des phantasmes, et ensuite elle revient а la connaissance de son acte ; et ultйrieurement vers les espиces, les habitus et les puissances, et l’essence de l’esprit lui-mкme. En effet, ils ne se rapportent pas а l’intelligence comme des objets premiers, mais comme ce qui lui permet de se porter vers l’objet.

 

Le jugement sur chaque chose se fonde sur ce qui est la mesure de cette chose. Or n’importe quel habitus est mesurй d’une certaine faзon par ce а quoi il est ordonnй ; et cela entre en rapport avec notre connaissance de trois faзons. Parfois, en effet, cela est reзu depuis le sens, soit la vue soit l’ouпe, comme lorsque nous voyons l’utilitй de la grammaire ou de la mйdecine ou que d’autres nous l’apprennent, et la connaissance de cette utilitй nous fait savoir ce qu’est la grammaire ou la mйdecine. Parfois aussi, cela est donnй а la connaissance naturelle ; et on le voit surtout pour les habitus des vertus, dont la raison naturelle dicte les fins. Mais d’autres fois, cela est infusй par Dieu, comme on le voit clairement pour la foi, l’espйrance et les autres habitus infus de ce genre. Et parce que la connaissance naturelle, en nous, provient elle aussi de l’illumination divine, la vйritй incrййe est consultйe dans ces deux derniers cas. Par consйquent, le jugement en lequel s’accomplit la connaissance de la nature de l’habitus dйpend soit de ce que nous recevons des sens, soit de notre consultation de la vйritй incrййe.

 

Quant а la connaissance par laquelle nous savons si nous possйdons des habitus, il faut considйrer deux choses : la connaissance habituelle, et la connaissance actuelle.

 

Nous percevons actuellement que nous avons des habitus, par les actes des habitus que nous sentons en nous ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au deuxiиme livre de l’Йthique que « l’on doit tenir pour indice des habitus le plaisir qui s’ajoute а l’њuvre ».

 

Mais quant а la connaissance habituelle, on dit que les habitus de l’esprit sont connus par eux-mкmes. En effet, ce qui fait connaоtre habituellement quelque chose, c’est ce qui permet а quelqu’un de pouvoir progresser dans l’acte de connaissance de la rйalitй que l’on dit кtre habituellement connue. Or, du fait mкme que les habitus sont dans l’esprit par leur essence, l’esprit peut progresser jusqu’а percevoir actuellement qu’il possиde des habitus, dans la mesure oщ il peut, par ceux qu’il a, passer aux actes en lesquels ils sont perзus actuellement. Mais а ce sujet, il existe une diffйrence entre les habitus de la partie cognitive et ceux de l’affective : l’habitus de la partie cognitive est le principe а la fois de l’acte mкme grвce auquel l’habitus est perзu, et aussi de la connaissance par laquelle il est perзu, car la connaissance actuelle procиde elle-mкme de l’habitus cognitif ; tandis que l’habitus de la partie affective est certes le principe de l’acte grвce auquel l’habitus peut кtre perзu, mais pas de la connaissance par laquelle il est perзu. Et ainsi, on voit clairement que l’habitus de la partie cognitive, du fait mкme qu’il est dans l’esprit par son essence, est le principe prochain de la connaissance qu’on a de lui, alors que l’habitus de la partie affective est un principe pour ainsi dire йloignй, en tant qu’il n’est pas la cause de la connaissance mais de l’origine de sa rйception ; voilа pourquoi saint Augustin dit au dixiиme livre des Confessions que les arts sont connus par leur prйsence, mais les affections de l’вme par certaines notions.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de la Glose doit кtre rйfйrйe а l’objet de la connaissance et non au mйdium de connaissance : en effet, lorsque nous connaissons la dilection, nous considйrons l’essence mкme de la dilection, non une ressemblance de celle-ci, comme cela se produit dans la vision imaginaire.

 

Il est dit que l’esprit ne connaоt rien mieux que ce qui est en lui parce que, pour les choses qui sont hors de lui, il n’est pas nйcessaire qu’il ait en lui de quoi pouvoir en atteindre la connaissance. En revanche, quant aux choses qui sont en lui, il peut en atteindre la connaissance actuelle par celles qu’il a auprиs de lui, bien qu’elles soient aussi connues par d’autres moyens.

 

L’habitus n’est pas la cause de la connaissance des autres choses comme ce qui, sitфt connu, fait connaоtre les autres, а la faзon dont les principes sont la cause de la connaissance des conclusions ; mais il l’est en ce sens que l’вme est perfectionnйe par l’habitus pour connaоtre quelque chose. Et ainsi, il n’est pas pour les choses connues une cause quasi univoque, comme lorsqu’un premier connu est cause de la connaissance d’un second, mais une cause quasi йquivoque, qui ne reзoit pas la mкme dйnomination ; comme la blancheur fait le blanc, bien qu’elle-mкme ne soit pas blanche : elle est ce par quoi une chose est blanche. Semblablement aussi, l’habitus n’est pas en tant que tel la cause de la connaissance comme ce qui est connu, mais comme ce par quoi une chose est connue ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il soit plus connu que les choses qui sont connues par son intermйdiaire.

 

L’вme ne connaоt pas l’habitus par une espиce de lui abstraite depuis le sens, mais par les espиces des choses qui sont connues au moyen de l’habitus : par le fait mкme que d’autres choses sont connues, l’habitus aussi est connu comme principe de leur connaissance.

 

Bien que l’habitus soit plus proche de la puissance que l’acte, cependant l’acte est plus proche de l’objet, qui est le connu, tandis que la puissance est le principe de connaissance ; voilа pourquoi l’acte est connu avant l’habitus, mais l’habitus est davantage principe de connaissance.

 

L’art est un habitus de la partie intellective et, quant а la connaissance habituelle, il est perзu par son possesseur de la mкme faзon que l’esprit, c’est-а-dire par sa prйsence.

 

Le mouvement ou l’opйration de la partie cognitive s’accomplit dans l’esprit lui-mкme ; voilа pourquoi il est nйcessaire, pour qu’une chose soit connue, qu’il y ait d’elle quelque ressemblance dans l’esprit ; surtout si, par son essence, elle n’est pas unie а l’esprit comme objet de connaissance. Mais le mouvement ou l’opйration de la partie affective commence а l’вme et a pour terme les rйalitйs, et c’est pourquoi aucune ressemblance de la rйalitй n’est requise dans la volontй pour la dйterminer formellement, comme c’йtait le cas dans l’intelligence.

 

La foi est un habitus de la partie intellective ; donc, du fait mкme qu’elle est dans l’esprit, elle incline celui-ci а l’acte d’intelligence dans lequel la foi elle-mкme est vue ; mais il en va autrement pour d’autres habitus qui sont dans la partie affective.

 

Les habitus de l’esprit lui sont tout а fait proportionnйs, comme la forme est proportionnйe au sujet, et la perfection au perfectible, mais non comme l’objet а la puissance.

 

10° L’intelligence connaоt l’espиce intelligible non par son essence, ni par une espиce de l’espиce, mais en connaissant l’objet dont c’est l’espиce, par une certaine rйflexion, comme on l’a dit.

 

11° La rйponse ressort de ce qui a йtй dit dans la question prйcйdente.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Dans cette citation, saint Augustin distingue trois modes de connaissance. L’un d’eux porte sur les choses qui sont hors de l’вme et dont nous ne pouvons avoir connaissance par celles qui sont en nous, mais il est nйcessaire pour les connaоtre que leurs images ou leurs ressemblances arrivent en nous. Un autre mode porte sur les choses qui sont dans la partie intellective ; et il dit qu’elles sont connues par leur prйsence, car c’est par elles que nous passons а l’acte de penser, et en cet acte sont connues les choses qui sont des principes de la pensйe ; et c’est pourquoi il dit que les arts sont connus par leur prйsence. Le troisiиme mode porte sur les choses qui concernent la partie affective, et la raison formelle de leur connaissance n’est pas dans l’intelligence mais dans la volontй ; voilа pourquoi ce n’est pas par leur prйsence, qui est dans la volontй, mais par sa notion ou sa dйfinition, qui est dans l’intelligence, qu’elles sont connues comme par un principe immйdiat ; toutefois les habitus de la partie affective sont aussi par leur prйsence un certain principe йloignй de connaissance, en tant qu’ils йlicitent des actes en lesquels l’intelligence les connaоt ; de sorte que l’on peut dire aussi que, d’une certaine faзon, ils sont connus par leur prйsence.

 

L’espиce par laquelle on connaоt la justice n’est rien d’autre que la notion mкme de justice, et sa privation fait connaоtre l’injustice. Or cette espиce ou notion n’est pas une chose abstraite а partir de la justice, mais c’est ce qui est l’achиvement de son кtre, comme une diffйrence spйcifique.

 

Penser, а proprement parler, n’est pas le fait de l’intelligence, mais de l’вme par l’intelligence ; de mкme que chauffer n’est pas non plus le fait de la chaleur, mais du feu par la chaleur. Et ces deux parties que sont l’intelligence et la volontй ne doivent pas кtre conзues dans l’вme comme localement distinctes, telles la vue et l’ouпe, qui sont les actes d’organes ; aussi ce qui est dans la volontй est-il йgalement prйsent а l’вme qui pense. L’вme revient donc, par l’intelligence, а la connaissance non seulement de l’acte de l’intelligence mais aussi de l’acte de la volontй ; tout comme elle revient par la volontй а la recherche et а l’amour non seulement de l’acte de la volontй mais aussi de l’acte de l’intelligence.

 

Le discernement qui appartient а la perfection de la connaissance n’est pas celui qui fait distinguer ce qui est pensй de ce par quoi l’on pense — car alors la connaissance par laquelle Dieu se connaоt serait trиs imparfaite — mais celui qui fait distinguer entre ce qui est connu et toutes les autres choses.

 

Les habitus de l’esprit sont connus par ceux qui ne les ont pas, non certes de cette connaissance qui fait percevoir qu’on les possиde, mais de celle qui fait savoir ce qu’ils sont, ou qui fait percevoir que d’autres les possиdent ; ce qui n’a pas lieu par prйsence mais d’une autre faзon, comme on l’a dit.

 

Il est dit que l’њil de la raison est chassieux а l’йgard des intelligibles crййs, parce qu’il ne pense rien en acte sinon en recevant depuis les choses sensibles, que les intelligibles dйpassent en excellence ; voilа pourquoi il est trouvй imparfait а connaоtre les intelligibles. Cependant rien n’interdit que les choses qui sont dans la raison inclinent immйdiatement par leur essence aux actes en lesquels elles sont connues, comme on l’a dit.

 

Bien que Dieu soit plus prйsent а notre esprit que ne le sont les habitus, cependant les objets que nous connaissons naturellement ne nous permettent pas de voir aussi parfaitement l’essence divine que celle des habitus, car les habitus sont proportionnйs aux objets eux-mкmes et aux actes, et sont leurs principes prochains, ce qui ne peut se dire de Dieu.

 

Bien que la prйsence d’un habitus dans l’esprit ne lui fasse pas connaоtre actuellement l’habitus lui-mкme, cependant elle le perfectionne actuellement par un habitus pouvant йliciter un acte par oщ l’habitus soit connu.

Article 10 : Quelqu’un peut-il savoir qu’il a la charitй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est vu par l’essence est perзu en toute certitude. Or celui qui a la charitй la voit par l’essence, comme dit saint Augustin. La charitй est donc perзue par celui qui l’a.

 

La charitй cause un plaisir, surtout dans ses actes. Or les habitus des vertus morales sont perзus grвce au plaisir qu’ils causent dans les actes des vertus, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. La charitй est donc, elle aussi, perзue par celui qui l’a.

 

Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Trinitй : « On connaоt mieux l’amour dont on aime que le frиre que l’on aime. » Or, le frиre que l’on aime, on sait en toute certitude qu’il existe. On sait donc aussi en toute certitude que l’amour dont on aime est en soi.

 

L’inclination de la charitй est plus forte que celle de n’importe quelle autre vertu. Or on sait de faзon certaine que d’autres vertus sont en soi, parce qu’on est inclinй vers leurs actes : en effet, pour celui qui a l’habitus de justice, il est difficile de commettre l’injustice mais facile de pratiquer la justice, comme il est dit au cinquiиme livre de l’Йthique, et n’importe qui peut percevoir en soi cette facilitй. Nimporte qui peut donc percevoir aussi qu’il a la charitй.

 

Le Philosophe dit au deuxiиme livre des Seconds Analytiques qu’il est impossible que nous ayons des habitus trиs nobles et qu’ils nous soient cachйs. Or la charitй est un habitus trиs noble. Il est donc aberrant de dire que celui qui a la charitй ne sait pas qu’il l’a.

 

La grвce est une lumiиre spirituelle. Or ceux qui sont baignйs de lumiиre perзoivent cela mкme en toute certitude. Ceux qui ont la grвce savent donc en toute certitude qu’ils ont la grвce ; et il en est de mкme pour la charitй, sans laquelle on ne possиde pas la grвce.

 

Selon saint Augustin au livre sur la Trinitй, nul ne peut aimer ce qui est inconnu. Or on aime en soi la charitй. On sait donc que la charitй est en soi.

 

 « L’onction enseigne toutes choses » nйcessaires au salut. Or avoir la charitй est nйcessaire au salut. Celui qui a la charitй sait donc qu’il l’a.

 

 Le Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique que la vertu est plus certaine que tout art. Or celui qui possиde un art sait qu’il l’a. Il sait donc aussi quand il a la vertu ; et par consйquent, il sait quand il a la charitй, qui est la plus grande des vertus.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccl. 9, 1 : « Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. » Or celui qui a la charitй est digne de l’amour divin ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » Donc personne ne sait qu’il a la charitй.

 

Nul ne peut savoir de faзon certaine quand Dieu doit venir habiter en lui ; Job 9, 11 : « S’il vient а moi, je ne le verrai point. » Or Dieu habite en l’homme par la charitй ; 1 Jn 4, 16 : « Quiconque demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » Nul ne peut donc savoir de faзon certaine qu’il a la charitй.

 

 

Rйponse :

 

Quelqu’un qui a la charitй peut, а partir de quelques indices probables, conjecturer qu’il a la charitй ; par exemple, lorsqu’il se voit prкt aux њuvres spirituelles, et а dйtester efficacement les choses mauvaises, et par les autres choses de ce genre que la charitй opиre en l’homme. Mais nul ne peut savoir en toute certitude qu’il a la charitй, а moins que cela ne lui soit divinement rйvйlй.

 

Et la raison en est que, comme la question prйcйdente l’a fait apparaоtre, la connaissance par laquelle on sait que l’on a un habitus prйsuppose la connaissance par laquelle on sait de cet habitus ce qu’il est. Or on ne peut savoir ce qu’est un habitus que si l’on porte sur lui un jugement fondй sur ce а quoi cet habitus est ordonnй, et qui est la mesure de cet habitus. Or ce а quoi la charitй est ordonnйe est incomprйhensible, car son objet immйdiat et sa fin, c’est Dieu, la souveraine bontй, а laquelle la charitй nous unit ; on ne peut donc pas savoir, а partir de l’acte d’amour que l’on perзoit en soi-mкme, s’il parvient а unir а Dieu de la faзon requise pour rйaliser la notion de charitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La charitй est vue par l’essence, en tant qu’elle-mкme est par son essence le principe de l’acte d’amour en lequel l’un et l’autre sont connus ; et ainsi, elle est aussi par son essence le principe, quoique йloignй, de la connaissance que l’on a d’elle. Cependant il n’est pas nйcessaire qu’elle soit perзue de faзon certaine, car cet acte d’amour, que nous percevons en nous quant а ce qui en est perceptible, n’est pas une preuve suffisante de la charitй, а cause de la ressemblance entre l’amour naturel et l’amour gratuit.

 

Le plaisir qui est laissй dans l’acte par la charitй peut aussi кtre causй par un habitus acquis ; voilа pourquoi il n’est pas une preuve suffisante pour dйmontrer la charitй, car les signes communs ne font pas percevoir quelque chose avec certitude.

 

Bien que l’esprit connaisse en toute certitude l’amour, en tant que tel, dont il aime un frиre, cependant il ne sait pas en toute certitude que c’est de la charitй.

 

Bien que l’inclination par laquelle la charitй incline а agir soit un certain principe pour apprйhender la charitй, cependant elle ne suffit pas pour percevoir parfaitement la charitй. En effet, nul ne peut percevoir qu’il a un habitus а moins de savoir parfaitement ce а quoi l’habitus est ordonnй, ce qui permet de juger de l’habitus ; et cela ne peut кtre su dans le cas de la charitй.

 

Le Philosophe parle des habitus de la partie intellective, qui, s’ils sont parfaits, ne peuvent кtre cachйs а ceux qui les possиdent, йtant donnй que la certitude fait partie de leur perfection ; par consйquent, quiconque sait, sait qu’il sait, puisque savoir c’est « connaоtre la cause de la rйalitй, et que c’est la cause de cette rйalitй-lа, et qu’il est impossible qu’il en soit autrement » ; et semblablement, celui qui a l’habitus de l’intelligence des principes sait qu’il a cet habitus. Par contre, la perfection de la charitй ne consiste pas dans la certitude de la connaissance mais dans la force de l’amour ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Dans les choses qui se disent mйtaphoriquement, il n’est pas nйcessaire de constater une ressemblance а tous points de vue. Et ainsi, la grвce est comparable а la lumiиre non pas comme si elle s’imposait manifestement aux regards de l’esprit de mкme que la lumiиre corporelle s’impose а ceux du corps, mais dans la mesure oщ la grвce est le principe de la vie spirituelle comme la lumiиre des corps cйlestes est en quelque sorte le commencement de la vie corporelle pour les choses infйrieures de ce monde, comme dit Denys ; et aussi quant а quelques autres ressemblances.

 

 « Avoir soi-mкme la charitй » peut s’entendre de deux faзons. D’abord pris dans le discours, ensuite pris comme un nom. D’une part, pris dans le discours, comme lorsqu’on dit : « Il est vrai que quelqu’un a la charitй. » D’autre part il est pris comme un nom lorsque nous affirmons quelque chose de ce dictum : « avoir la charitй », ou de ce qu’il signifie. Or il n’appartient pas а la volontй de composer ni de diviser, mais seulement de se porter vers les rйalitйs elles-mкmes, dont les aspects sont le bien et le mal ; et c’est pourquoi, lorsqu’on dit : « J’aime ou je veux avoir moi-mкme la charitй », l’expression « avoir moi-mкme la charitй » est considйrйe comme un certain nom, comme si l’on disait : « Je veux ce qui est “avoir moi-mкme la charitй” » ; et cela, rien ne l’empкche d’кtre connu de moi : en effet, je sais ce qu’est « avoir moi-mкme la charitй », mкme si je ne l’ai pas. Par consйquent, mкme celui qui n’a pas la charitй en recherche la possession ; il ne s’ensuit cependant pas qu’il sache avoir soi-mкme la charitй en tant que cela est pris dans le discours, c’est-а-dire en ce sens qu’il aurait la charitй.

 

Bien qu’avoir la charitй soit nйcessaire au salut, cependant il n’est pas nйcessaire de savoir qu’on a la charitй ; bien au contraire, il est plus expйdient en gйnйral de ne pas le savoir, car cela permet de conserver davantage de sollicitude et d’humilitй. Quant а l’affirmation que « l’onction enseigne toutes choses » nйcessaires au salut, elle s’entend de toutes les choses dont la connaissance est nйcessaire au salut.

 

 Il est dit que la vertu est plus certaine que tout art, par une certitude d’inclination vers une seule chose, et non par une certitude de connaissance. Car la vertu, comme dit Cicйron, incline vers une seule chose а la faзon d’une certaine nature ; or la nature atteint une unique fin plus certainement et plus directement que l’art ; et c’est en ce sens йgalement qu’il est dit que « la vertu est plus certaine que l’art », non que l’on perзoive plus certainement en soi la prйsence de la vertu que celle de l’art.

Article 11 : L’esprit dans l’йtat de voie peut-il voir Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Le Seigneur dit de Moпse en Nombr. 12, 8 : « Je lui parle bouche а bouche, et il voit Dieu clairement et non sous des йnigmes. » Or cela, c’est-а-dire voir sans йnigme, c’est voir Dieu dans son essence ; puis donc que Moпse йtait encore dans l’йtat de voie, il semble que quelqu’un dans l’йtat de voie puisse voir Dieu dans son essence.

 

 А propos de Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel par l’acuitй de leur contemplation. » Or la clartй de Dieu est son essence, comme il est dit dans la mкme glose. On peut donc, en vivant dans cette chair mortelle, voir Dieu dans son essence.

 

 Le Christ eut une intelligence de mкme nature que celle que nous avons. Or l’йtat de voie n’empкchait pas son intelligence de voir Dieu dans son essence. Nous pouvons donc, nous aussi, dans l’йtat de voie, voir Dieu dans son essence.

 

Dieu est connu par vision intellectuelle dans l’йtat de voie ; d’oщ Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres. » Or la vision intellectuelle est celle par laquelle les rйalitйs sont vues en elles-mкmes, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Notre esprit dans l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

 Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que notre вme est en quelque sorte toutes choses, car le sens est tous les sensibles et l’intelligence tous les intelligibles. Or l’essence divine est au plus haut point un intelligible. Donc mкme dans l’йtat de voie, auquel se rйfиre le Philosophe, notre intelligence peut voir Dieu dans son essence, tout comme notre sens peut sentir tous les sensibles.

 

En Dieu, de mкme qu’il y a une immense bontй, de mкme aussi il y a une immense vйritй. Or, bien que la divine bontй soit immense, elle peut кtre immйdiatement aimйe de nous dans l’йtat de voie. La vйritй de son essence peut donc кtre vue immйdiatement dans l’йtat de voie.

 

 Notre intelligence a йtй faite pour voir Dieu. Si donc elle ne peut pas voir dans l’йtat de voie, c’est seulement а cause de quelque voile ; et mкme, il y en a deux : celui de la faute et celui de la crйature. Le voile de la faute n’existait pas dans l’йtat d’innocence, et maintenant aussi il est enlevй aux saints ; 2 Cor. 3, 18 : « Pour nous tous, le visage dйcouvert, rйflйchissant comme dans un miroir la gloire du Seigneur, etc. » ; quant au voile de la crйature, il ne peut pas empкcher la vision de l’essence divine, semble-t-il, car Dieu est plus intime а notre esprit qu’aucune crйature. Donc notre esprit, dans l’йtat de voie, voit Dieu dans son essence.

 

 Tout ce qui est dans une autre chose, y est selon le mode de ce qui reзoit. Or Dieu, dans son essence, est en notre esprit. Puis donc que le mode de notre esprit est l’intellectualitй elle-mкme, il semble que l’essence divine soit dans notre esprit en tant qu’intelligible ; et ainsi, notre esprit dans l’йtat de voie pense Dieu dans son essence.

 

 Cassiodore dit : « La santй de l’esprit humain pense cette clartй inaccessible. » Or notre esprit est guйri par la grвce. Celui qui a la grвce peut donc voir dans l’йtat de voie l’essence divine, qui est la clartй inaccessible.

 

10° De mкme que l’йtant qui se prйdique de toutes choses est premier en gйnйralitй, de mкme l’йtant par lequel toutes choses sont causйes est premier en causalitй, et c’est Dieu. Or l’йtant qui est premier en gйnйralitй est la premiиre conception de notre intelligence, mкme dans l’йtat de voie. Nous pouvons donc aussi dans l’йtat de voie connaоtre immйdiatement dans son essence l’йtant qui est premier en causalitй.

 

11° Pour qu’il y ait vision, il faut un voyant, un objet vu et une intention. Or ces trois choses se rencontrent dans notre esprit relativement а l’essence divine : en effet, notre esprit lui-mкme peut naturellement voir l’essence divine, йtant fait pour cela ; l’essence divine est aussi actuellement prйsente а notre esprit ; l’intention ne manque pas non plus, car chaque fois que notre esprit se tourne vers la crйature, il se tourne aussi vers Dieu, puisqu’il y a une ressemblance de Dieu dans la crйature. Notre esprit dans l’йtat de voie peut donc voir Dieu dans son essence.

 

12° Saint Augustin dit au douziиme livre des Confessions : « Lorsque nous voyons tous deux que tes paroles sont vraies, lorsque nous voyons tous deux que mes paroles sont vraies, oщ le voyons-nous, je t’en prie ? Йvidemment ce n’est pas en toi que je le vois et ce n’est pas en moi que tu le vois. Nous le voyons l’un et l’autre dans l’immuable vйritй, qui est au-dessus de nos esprits. » Or l’immuable vйritй est l’essence divine, en laquelle rien ne peut кtre vu sans qu’elle-mкme soit vue. Donc, dans l’йtat de voie, nous voyons l’essence divine et nous regardons en elle toute vйritй.

 

13° La vйritй, en tant que telle, est connaissable. La vйritй suprкme est donc suprкmement connaissable. Or c’est l’essence divine. Nous pouvons donc, mкme dans l’йtat de voie, connaоtre l’essence divine en tant que suprкmement connaissable.

 

14° Il est dit en Gen. 32,30 : « J’ai vu le Seigneur face а face. » Or, comme on le lit dans une certaine glose, « la face est cette forme divine, dans laquelle il n’a point vu d’usurpation а s’йgaler а Dieu ». Or cette forme est l’essence divine. Donc Jacob, dans l’йtat de voie, a vu Dieu dans son essence.

 

 

En sens contraire :

 

1 Tim. 6, 16 : « … qui habite une lumiиre inaccessible, que nul homme n’a vu ni ne peut voir. »

 

Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » La Glose de saint Grйgoire : « Dieu a bien pu кtre vu de quelques-uns durant cette vie corruptible par des images bornйes, mais non dans la lumiиre mкme de son йternitй, qui n’est renfermйe dans aucunes bornes. » Or cette lumiиre est l’essence divine. Nul ne peut donc durant cette vie corruptible voir Dieu dans son essence.

 

 Saint Bernard dit que, bien que Dieu puisse кtre aimй tout entier dans l’йtat de voie, cependant il ne peut pas кtre pensй tout entier ; or, si on le voyait dans son essence, on le penserait tout entier ; donc, dans l’йtat de voie, on ne le voit pas dans son essence.

 

Notre intelligence pense avec le continu et le temps, comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Or l’essence divine dйpasse tout continu et tout temps. Donc, dans l’йtat de voie, notre intelligence ne peut pas voir Dieu dans son essence.

 

L’essence divine est plus distante du don de Dieu que l’acte premier n’est distant de l’acte second. Or parfois, а cause d’une vision de Dieu dans la contemplation grвce au don d’intelligence ou de sagesse, l’вme est sйparйe du corps quant aux opйrations des sens, qui sont des actes seconds. Si donc elle voit Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’elle soit sйparйe du corps, mкme en temps qu’elle est son acte premier. Or cela n’a pas lieu tant que l’homme est dans l’йtat de voie. Donc, dans l’йtat de voie, nul ne peut voir Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse :

 

Une action peut convenir а quelqu’un de deux faзons. D’abord, en sorte que le principe de cette opйration soit en celui qui opиre, comme nous le constatons dans toutes les actions naturelles. Ensuite, en sorte que le principe de cette opйration ou de ce mouvement йmane d’un principe extйrieur, comme c’est le cas des mouvements violents, et comme c’est le cas des њuvres miraculeuses, qui n’adviennent que par la puissance divine, comme l’illumination d’un aveugle, la rйsurrection d’un mort, et autres choses semblables.

 

La vision de Dieu dans son essence ne peut donc convenir а notre esprit dans l’йtat de voie selon le premier mode. Dans la connaissance naturelle, en effet, notre esprit regarde les phantasmes comme des objets desquels il reзoit les espиces intelligibles, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; par consйquent, tout ce qu’il pense selon l’йtat de voie, il le pense par de telles espиces abstraites depuis les phantasmes. Or aucune espиce de cette sorte ne suffit а reprйsenter l’essence divine, ou mкme celle de n’importe quelle autre essence sйparйe, puisque les quidditйs des rйalitйs sensibles, dont les espиces intelligibles abstraites depuis les phantasmes sont des ressemblances, sont d’une autre nature que les essences des substances immatйrielles mкmes crййes, et que l’essence divine bien plus encore. Donc notre esprit, par la connaissance naturelle dont nous faisons l’expйrience dans l’йtat de voie, ne peut voir dans leur essence ni Dieu ni les anges. Cependant les anges peuvent кtre vus dans leur essence par des espиces intelligibles diffйrentes de leurs essences, mais non l’essence divine, qui dйpasse tout genre et est hors de tout genre, de sorte qu’aucune espиce crййe ne peut кtre trouvйe adйquate а la reprйsenter.

 

Il est donc nйcessaire, si Dieu doit кtre vu dans son essence, qu’il ne soit vu par aucune espиce crййe, mais que son essence elle-mкme devienne la forme intelligible de l’intelligence qui le voit, ce qui ne peut se faire sans que l’intelligence crййe soit disposйe а cela par la lumiиre de gloire. Et ainsi, lorsqu’il voit Dieu dans son essence par la disposition de la lumiиre infuse, l’esprit atteint le terme de la voie, qui est la gloire ; et ainsi, il n’est plus dans la voie. Or, de mкme que les corps sont soumis а la toute-puissance divine, de mкme aussi les esprits. Donc, de mкme que celle-ci peut amener des corps а des effets dont la disposition ne se trouve pas dans les corps en question, comme elle fit marcher Pierre sur les eaux sans lui donner la dot d’agilitй, de mкme elle peut amener l’esprit а кtre uni а l’essence divine dans l’йtat de voie а la faзon dont il lui est uni dans la patrie, sans qu’il soit baignй de la lumiиre de gloire. Et lorsque cela se produit, il est nйcessaire que l’esprit abandonne le mode de connaissance par lequel il abstrait depuis les phantasmes, tout comme le corps corruptible, lorsque l’acte d’agilitй lui est miraculeusement confйrй, n’est pas en mкme temps en acte de pesanteur. Voilа pourquoi ceux а qui il est ainsi donnй de voir Dieu dans son essence sont entiиrement abstraits des actes des sens, afin que toute l’вme soit recueillie pour regarder l’essence divine. Et c’est pourquoi on dit qu’ils sont ravis, comme si, par la force d’une nature supйrieure, ils йtaient abstraits de ce qui leur convenait par nature.

 

Ainsi donc, suivant le cours ordinaire des choses, personne dans l’йtat de voie ne voit Dieu dans son essence. Et s’il est miraculeusement accordй а quelques-uns de voir Dieu dans son essence sans que leur вme soit encore totalement sйparйe de la chair mortelle, ils ne sont cependant pas totalement dans l’йtat de voie, йtant donnй qu’ils n’ont pas les actes des sens, dont nous nous servons dans l’йtat de voie sujet а la mort.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et dans sa Lettre а Pauline sur la vision de Dieu, ces paroles montrent que Moпse a vu Dieu dans son essence en un certain ravissement, comme il est dit aussi de saint Paul en 2 Cor. 12, 2, si bien que le lйgislateur des Juifs et le Docteur des nations sont йgaux en cela.

 

Saint Grйgoire parle de ceux qui, par l’acuitй de la contemplation, s’йlиvent jusqu’а voir l’essence divine en un ravissement ; et c’est pourquoi il ajoute : « Quiconque voit la sagesse que Dieu est, meurt totalement а cette vie. »

 

Il y eut ceci de singulier dans le Christ, qu’il йtait en mкme temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie. Et cela lui convenait parce qu’il йtait Dieu et homme ; c’est pourquoi tout ce qui regardait la nature humaine йtait en son pouvoir, en sorte que chaque puissance de l’вme et du corps йtait disposйe comme lui-mкme en disposait. Par consйquent, ni la douleur du corps n’empкchait la contemplation de l’esprit, ni la fruition de l’esprit ne diminuait la douleur du corps ; et ainsi, son intelligence йclairйe par la lumiиre de gloire voyait Dieu dans son essence, en sorte cependant que la gloire ne s’йtendait pas aux parties infйrieures. Et ainsi, il йtait en mкme temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, ce qui ne peut se dire des autres hommes, en lesquels rejaillit nйcessairement quelque chose des puissances supйrieures sur les infйrieures, tandis que les supйrieures sont entraоnйes par les passions fortes des infйrieures.

 

Dieu est connu par vision intellectuelle dans l’йtat de voie, non en sorte que l’on sache de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas. Et sous cet aspect nous connaissons son essence, comprenant qu’elle est placйe au-dessus de tout, bien qu’une telle connaissance se fasse au moyen de ressemblances. Quant а la parole de saint Augustin, elle doit кtre rйfйrйe а ce qui est connu, non а ce par quoi l’on connaоt, ainsi qu’il ressort des prйcйdentes questions.

 

Notre intelligence, mкme dans l’йtat de voie, peut connaоtre en quelque sorte l’essence divine, non pas de faзon а savoir d’elle ce qu’elle est, mais seulement ce qu’elle n’est pas.

 

Nous pouvons aimer Dieu immйdiatement, sans aimer autre chose avant, bien que ce soit parfois par l’amour d’autres rйalitйs visibles que nous sommes ravis vers les rйalitйs invisibles ; mais nous ne pouvons pas connaоtre Dieu immйdiatement dans l’йtat de voie sans connaоtre autre chose avant. Et la raison en est que, puisque la volontй suit l’intelligence, l’opйration de la volontй commence lа oщ l’opйration de l’intelligence a son terme. Or l’intelligence, par un processus des effets aux causes, parvient enfin а quelque connaissance de Dieu mкme, en connaissant de lui ce qu’il n’est pas ; et ainsi, la volontй se porte vers ce qui lui est prйsentй par l’intelligence, sans qu’il lui soit nйcessaire de repasser par tous les intermйdiaires par lesquels l’intelligence est passйe.

 

Notre intelligence, bien qu’elle ait йtй faite pour voir Dieu, ne l’a cependant pas йtй pour qu’elle puisse voir Dieu par sa puissance naturelle, mais par la lumiиre de gloire а elle infusйe. Voilа pourquoi, une fois que tout voile est фtй, il n’est pas encore nйcessaire que l’intelligence voie Dieu dans son essence, si elle n’est pas йclairйe par la lumiиre de gloire. En effet, l’absence mкme de la gloire sera pour elle un empкchement а la vision de Dieu.

 

Avec l’intellectualitй, qu’il a comme un certain propre, notre esprit possиde aussi l’кtre, en commun avec les autres choses ; donc, bien que Dieu soit en lui, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il soit toujours en lui comme une forme intelligible, mais comme celui qui donne l’кtre, comme il l’est dans les autres crйatures. Or, bien qu’il donne l’кtre de faзon gйnйrale а toutes les crйatures, il donne cependant а n’importe quelle crйature un mode d’кtre propre ; et ainsi, mкme dans la mesure oщ il est en toutes choses par son essence, sa prйsence et sa puissance, Dieu se trouve кtre de faзon diffйrente dans les divers кtres, et en chacun selon son propre mode d’кtre.

 

Il y a deux santйs de l’esprit : l’une qui le guйrit de la faute par la grвce de la foi, et cette santй fait voir cette clartй inaccessible comme par un miroir et en йnigme. L’autre est exempte de toute faute, peine et misиre : c’est celle qui aura lieu par la gloire, et cette santй fera voir Dieu face а face. Ces deux visions sont distinguйes en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir… face. »

 

10° L’йtant qui est premier par gйnйralitй ne dйpasse la proportion d’aucune chose, puisqu’il est identique par essence а n’importe quelle rйalitй ; voilа pourquoi lui-mкme est connu dans la connaissance de n’importe quelle rйalitй. Mais l’йtant qui est premier par causalitй dйpasse toutes les autres rйalitйs hors de toute proportion ; il ne peut donc кtre connu adйquatement dans la connaissance d’aucune autre chose. Et c’est pourquoi, dans l’йtat de voie, oщ nous pensons par des espиces abstraites depuis les rйalitйs, nous connaissons adйquatement l’йtant commun, mais non l’йtant incrйй.

 

11° Bien que l’essence divine soit prйsente а notre intelligence, cependant, tant qu’elle n’est pas perfectionnйe par la lumiиre de gloire, elle ne lui est pas unie comme une forme intelligible qu’elle puisse penser. En effet, l’esprit lui-mкme n’a pas la facultй de voir Dieu dans son essence avant d’кtre йclairй par la lumiиre susdite. Et ainsi, il manque et la facultй du voyant, et la prйsence de l’objet vu. L’intention non plus n’est pas toujours lа ; en effet, bien qu’il se trouve dans la crйature une certaine ressemblance du Crйateur, cependant ce n’est pas chaque fois que nous nous tournons vers la crйature que nous nous tournons vers elle en tant qu’elle est une ressemblance du Crйateur. Il n’est donc pas nйcessaire que notre intention se porte toujours vers Dieu.

 

12° La Glose dit, а propos de ce passage du Psaume 11, 1 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes, etc. », qu’а partir d’une seule vйritй incrййe « plusieurs vйritйs sont imprimйes dans les esprits humains, de mкme que d’un seul visage rejaillissent plusieurs ressemblances en diffйrents miroirs » ou en un unique miroir brisй. Par consйquent, on dit que nous voyons quelque chose dans la vйritй incrййe lorsque par sa ressemblance qui rejaillit dans notre esprit nous jugeons d’une chose, comme quand nous portons un jugement sur des conclusions au moyen de principes йvidents par soi. Il n’est donc pas nйcessaire que la vйritй incrййe elle-mкme soit vue de nous dans son essence.

 

13° La vйritй suprкme, autant qu’il est en elle, est suprкmement connaissable ; mais de notre cфtй, il se produit qu’elle est moins connaissable pour nous, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de la Mйtaphysique.

 

14° Cette citation est expliquйe de deux faзons dans la Glose. D’abord en sorte qu’on l’entende de la vision imaginaire ; c’est pourquoi la Glose interlinйaire dit : « “J’ai vu le Seigneur face а face” : non que Dieu puisse кtre vu, mais il a vu la forme en laquelle Dieu lui a parlй. » D’une autre faзon, la Glose de saint Grйgoire entend cela de la vision intellectuelle, par laquelle les saints regardent la vйritй divine dans la contemplation ; non certes en sachant d’elle ce qu’elle est, mais plutфt ce qu’elle n’est pas ; aussi saint Grйgoire dit-il au mкme endroit : « Par l’impression qu’elle ressent, l’вme comprend qu’elle ne voit pas la vйritй aussi grande qu’elle est. Aussi, plus elle en approche, et plus elle s’en croit йloignйe, car si elle ne la voyait pas en quelque faзon, elle ne sentirait pas qu’elle ne peut pas la voir. » Et peu aprиs il ajoute : « Cette vision que nous avons de Dieu par le moyen de la contemplation, vision qui n’est ni pleine ni permanente mais qui est comme une certaine imitation de vision, est appelйe le visage de Dieu. Car comme nous reconnaissons quelqu’un а son visage, nous appellons ici “visage” la connaissance de Dieu. »

Article 12 : L’existence de Dieu est-elle йvidente par soi pour l’esprit humain, comme les premiers principes de la dйmonstration, dont l’esprit humain ne peut penser le non-кtre ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Les choses dont la connaissance a naturellement йtй mise en nous sont pour nous йvidentes par soi. Or « chacun a, par nature, semйe en lui, la connaissance qu’il y a un Dieu », comme dit saint Jean Damascиne. L’existence de Dieu est donc йvidente par soi.

 

Dieu est « ce dont rien de plus grand ne peut кtre pensй », comme dit Anselme. Or ce dont on ne peut pas penser le non-кtre est plus grand que ce dont on peut penser le non-кtre. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.

 

Dieu est la vйritй mкme. Or nul ne peut penser le non-кtre de la vйritй, car si l’on pose qu’elle n’existe pas, il s’ensuit qu’elle existe : en effet, si la vйritй n’existe pas, il est vrai que la vйritй n’existe pas. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.

 

Dieu est lui-mкme son кtre. Or on ne peut penser que le mкme ne se prйdique pas du mкme, comme par exemple que l’homme ne soit pas homme. On ne peut donc pas penser le non-кtre de Dieu.

 

Toutes choses dйsirent le souverain bien, comme dit Boиce. Or le souverain bien est Dieu seul. Toutes choses dйsirent donc Dieu. Or ce qui n’est pas connu ne peut pas кtre dйsirй. La commune conception de tous est donc que Dieu existe ; on ne peut donc pas penser son non-кtre.

 

La vйritй premiиre surpasse toute vйritй crййe. Or quelque vйritй crййe est si йvidente qu’on ne peut pas penser son non-кtre, comme par exemple la vйritй de cette proposition : « L’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en mкme temps. » Il est donc bien moins possible de penser le non-кtre de la vйritй incrййe, qui est Dieu.

 

 L’кtre est possйdй par Dieu plus vйritablement que par l’вme humaine. Or l’вme ne peut pas penser son non-кtre. Elle peut donc bien moins encore penser le non-кtre de Dieu.

 

Tout ce qui est, il a d’abord йtй vrai que c’йtait а venir. Or la vйritй est. Il a donc d’abord йtй vrai qu’elle йtait а venir, et ce, en vertu seulement de la vйritй. On ne peut donc pas penser que la vйritй n’a pas toujours йtй. Or Dieu est la vйritй. On ne peut donc pas penser que Dieu n’est pas ou n’a pas toujours йtй.

 

 [Le rйpondant] disait qu’il y a dans le cours de cet argument un sophisme, celui du relatif et de l’absolu ; car en disant qu’une vйritй йtait а venir avant qu’elle fыt, on n’exprime pas quelque chose de vrai absolument, mais seulement relativement ; et ainsi, on ne peut pas conclure absolument que la vйritй existait. En sens contraire : tout vrai relatif se ramиne а quelque vrai absolu, comme tout imparfait se ramиne а quelque parfait. Si donc il йtait vrai relativement qu’une vйritй йtait а venir, il йtait nйcessaire que quelque chose fыt vrai absolument ; et ainsi, il йtait absolument vrai de dire que la vйritй existait.

 

10° Le nom propre de Dieu est « Celui qui est », comme on le voit clairement en Ex. 3, 14. Or on ne peut pas penser le non-кtre de l’йtant. On ne peut donc pas non plus penser le non-кtre de Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 13, 1 : « L’insensй a dit dans son cњur : Il n’y a point de Dieu. »

 

[Le rйpondant] disait que l’existence de Dieu est йvidente par soi dans un habitus de l’esprit, mais que son non-кtre peut кtre pensй actuellement. En sens contraire : on ne peut pas estimer par la raison intйrieure le contraire de ce qui est connu par un habitus naturel, comme les premiers principes de la dйmonstration. Si donc l’on peut estimer en acte le contraire de l’existence de Dieu, elle ne sera pas йvidente par soi dans un habitus.

 

Les choses qui sont йvidentes par soi sont connues sans aucune dйduction des effets aux causes ; en effet, elles sont connues dиs que les termes le sont, comme il est dit au premier livre des Seconds Analytiques. Or nous ne connaissons l’existence de Dieu qu’en regardant son effet ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu… par le moyen de ses њuvres » ; l’existence de Dieu n’est donc pas йvidente par soi.

 

On ne peut connaоtre l’existence de quelqu’un sans savoir ce qu’il est. Or, dans l’йtat prйsent, nous ne pouvons pas savoir de Dieu ce qu’il est. Son existence n’est donc pas connue de nous ; encore moins est-elle йvidente.

 

L’existence de Dieu est un article de foi. Or l’article est ce que la foi suggиre et que la raison contredit. Or les choses que la raison contredit ne sont pas йvidentes par soi. L’existence de Dieu n’est donc pas йvidente par soi.

 

Rien n’est plus certain pour l’homme que sa foi, comme dit saint Augustin. Or un doute peut s’йlever en nous sur les choses qui appartiennent а la foi, donc sur n’importe quelles autres aussi ; et ainsi, on peut penser le non-кtre de Dieu.

 

 La connaissance de Dieu appartient а la sagesse. Or tous n’ont pas la sagesse. L’existence de Dieu n’est donc pas connue de tous, elle n’est donc pas йvidente par soi.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Trinitй que « le souverain bien ne peut se montrer qu’а des esprits parfaitement purifiйs ». Or tous n’ont pas des esprits parfaitement purifiйs. Donc tous ne connaissent pas le souverain bien, c’est-а-dire l’existence de Dieu.

 

 De deux choses quelconques que la raison distingue, l’une peut кtre pensйe sans l’autre ; par exemple, nous pouvons penser Dieu sans penser qu’il est bon, comme le montre Boиce au livre des Semaines. Or en Dieu, l’essence et l’existence diffиrent de raison. On peut donc penser son essence sans penser qu’il existe, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° Pour Dieu, кtre Dieu et кtre juste sont une mкme chose. Or certains avancent l’opinion que Dieu n’est pas juste, disant que des maux plaisent а Dieu. Quelques-uns peuvent donc avoir l’opinion que Dieu n’existe pas, et ainsi, l’existence de Dieu n’est pas йvidente par soi.

 

 

Rйponse :

 

On trouve trois opinions sur cette question. Certains, en effet, comme le rapporte Rabbi Moпse, prйtendirent que l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, ni non plus sue par dйmonstration, mais seulement reзue par la foi ; et ce qui les poussait а dire cela, c’йtait la faiblesse des raisons que beaucoup avancent pour prouver l’existence de Dieu. D’autres, comme Avicenne, affirmиrent que l’existence de Dieu n’йtait pas йvidente par soi, mais qu’elle est sue par dйmonstration. D’autres encore, comme Anselme, sont d’avis que l’existence de Dieu est йvidente par soi, au point que nul ne peut penser intйrieurement que Dieu n’existe pas, quoique l’on puisse profйrer cela extйrieurement et penser intйrieurement les mots par lesquels on le profиre. La premiиre opinion apparaоt manifestement fausse. En effet, l’existence de Dieu se trouve prouvйe par d’irrйfragables dйmonstrations, mкme par des philosophes, quoique quelques-uns invoquent des raisons futiles pour montrer cela. Quant aux deux opinions suivantes, elles sont vraies toutes deux а un certain point de vue.

 

En effet, il y a deux faзons pour une chose d’кtre йvidente par soi : en soi, et pour nous. Ainsi l’existence de Dieu est йvidente par soi en soi, mais non pour nous ; aussi nous est-il nйcessaire, pour connaоtre cela, d’avoir des dйmonstrations partant des effets. Et cela apparaоt de la faзon suivante. Pour qu’une chose soit йvidente par soi en soi, il est seulement exigй que le prйdicat entre dans la notion du sujet ; dans ce cas, en effet, le sujet ne peut кtre pensй sans qu’il soit clair que le prйdicat est en lui. Mais pour qu’une chose soit йvidente par soi pour nous, il est nйcessaire que la notion du sujet, en laquelle le prйdicat est inclus, soit connue de nous. Et de lа vient que certaines choses sont йvidentes par soi pour tous, а savoir, lorsque de telles propositions ont des sujets dont la notion est connue de tous : par exemple, que n’importe quel tout est plus grand que sa partie ; en effet, tout le monde qui sait ce qu’est le tout et ce qu’est la partie. D’autres choses, en revanche, sont йvidentes par soi seulement pour les sages, qui connaissent les dйfinitions des termes alors que la foule les ignore. Et c’est pourquoi Boиce dit au livre des Semaines qu’il y a « deux modes de conceptions communes. L’une est commune а tous, comme : “Si vous retranchez des parties йgales de choses йgales, etc.” L’autre est celle qui appartient seulement aux plus savants, comme par exemple : “Les choses incorporelles ne sont pas dans un lieu”, conception que non pas la foule mais les savants reconnaissent » : car la considйration de la foule ne peut pas transcender l’imagination pour atteindre la notion de rйalitй incorporelle.

 

Or l’existence n’est incluse dans la notion d’aucune crйature ; en effet, l’existence de n’importe quelle crйature est autre que sa quidditй ; on ne peut donc dire d’aucune crйature que son existence est йvidente par soi, mкme en soi. Mais en Dieu, son existence est incluse dans la notion de sa quidditй, car en lui sont identiques l’existence et ce qui est, comme dit Boиce, et la mкme question est de savoir s’il existe et ce qu’il est, comme dit Avicenne ; voilа pourquoi il est йvident par soi en soi. Mais parce que la quidditй de Dieu ne nous est pas connue, son existence n’est pas йvidente pour nous mais a besoin d’une dйmonstration. Mais dans la patrie, oщ nous verrons son essence, l’existence de Dieu sera pour nous bien plus йvidente par soi qu’il n’est prйsentement йvident que l’affirmation et la nйgation ne sont pas vraies en mкme temps.

 

Ainsi donc, parce que les deux termes de la question sont vrais а un certain point de vue, il est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit que la connaissance de l’existence de Dieu a naturellement йtй semйe en tous, parce qu’en tous a naturellement йtй semй quelque chose а partir d’oщ l’on peut parvenir а connaоtre l’existence de Dieu.

 

Cet argument serait probant si c’йtait а cause de Dieu lui-mкme que Dieu n’est pas йvident par soi ; or en fait, s’il peut кtre pensй comme non existant, c’est а cause de nous, qui manquons а connaоtre des choses qui sont en soi trиs йvidentes. Donc, que Dieu puisse кtre pensй comme non existant n’empкche pas qu’il soit aussi ce dont on ne peut rien penser de plus grand.

 

La vйritй est fondйe sur l’йtant ; donc, de mкme qu’il est йvident par soi que l’йtant commun existe, de mкme aussi il est йvident par soi que la vйritй existe. Mais il n’est pas йvident par soi pour nous qu’il y ait un йtant premier qui soit la cause de tout йtant, jusqu’а ce que, ou bien la foi le reзoive, ou bien la dйmonstration le prouve ; il n’est donc pas non plus йvident par soi que toute vйritй vient d’une vйritй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que l’existence de Dieu soit йvidente par soi.

 

Cet argument serait probant s’il nous йtait йvident par soi que la dйitй mкme est l’кtre de Dieu ; et assurйment, cela ne nous est pas йvident par soi, puisque nous ne voyons pas Dieu dans son essence ; mais nous avons besoin, pour le maintenir, soit de la dйmonstration, soit de la foi.

 

Le souverain bien est dйsirй de deux faзons : d’abord dans son essence, et ainsi toutes choses ne dйsirent pas le souverain bien ; ensuite dans sa ressemblance, et ainsi toutes choses dйsirent le souverain bien, car une chose n’est dйsirable qu’en tant qu’il se trouve en elle une ressemblance du souverain bien. On ne peut donc pas en dйduire que l’existence de Dieu, qui est par essence le souverain bien, soit йvidente par soi.

 

Bien que la vйritй incrййe dйpasse toute vйritй crййe, rien n’empкche cependant que la vйritй crййe soit plus йvidente pour nous que l’incrййe : en effet, les choses qui sont moins йvidentes en soi le sont plus pour nous, suivant le Philosophe.

 

 On peut entendre de deux faзons que le non-кtre d’une chose est pensй. D’abord en sorte que ces deux termes viennent en mкme temps dans l’apprйhension ; et dans ce cas, rien n’empкche que quelqu’un pense son propre non-кtre, comme il pense qu’un jour il n’a pas existй. Mais ainsi, il ne peut pas venir en mкme temps dans l’apprйhension qu’une chose est le tout et qu’elle est plus petite que la partie, car l’un des termes exclut l’autre. Ensuite, en sorte qu’un assentiment soit apportй а cette apprйhension ; et dans ce cas, nul ne peut penser avec assentiment son propre non-кtre, car dиs lors qu’il pense quelque chose, il perзoit qu’il existe.

 

Ce qui est maintenant, il n’a pas nйcessairement йtй vrai qu’il a d’abord йtй а venir, а moins de supposer que quelque chose existait lorsqu’il est dit que c’йtait а venir. Et si nous envisageons le cas impossible oщ un jour rien n’aurait existй, alors, une fois supposй cela, rien ne sera vrai que matйriellement seulement : en effet, la matiиre de la vйritй est non seulement l’кtre mais aussi le non-кtre, car il arrive que l’on dise le vrai а propos de l’йtant et du non-йtant. Et ainsi, il ne s’ensuit pas qu’il y eut alors vйritй, si ce n’est matйriellement, et donc а un certain point de vue.

 

 Que ce qui est vrai relativement se ramиne а la vйritй ou au vrai absolu, cela est nйcessaire si l’on suppose que la vйritй existe, mais non autrement.

 

10° Bien que le nom de Dieu soit « Celui qui est », cependant cela n’est pas йvident par soi pour nous ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Voici comment Anselme, dans son Proslogion, explique qu’il soit affirmй que l’insensй a dit dans son cњur « Il n’y a point de Dieu » : il a pensй ces paroles, mais n’a pu penser cela par la raison intйrieure.

 

C’est de la mкme faзon, quant а l’habitus et quant а l’acte, que l’existence de Dieu est йvidente par soi ou ne l’est pas.

 

C’est а cause de l’imperfection de notre connaissance que nous ne pouvons connaоtre l’existence de Dieu que par les effets ; cela n’exclut donc pas qu’elle soit йvidente par soi en elle-mкme.

 

Pour connaоtre l’existence d’une chose, il n’est pas nйcessaire de savoir d’elle ce qu’elle est par une dйfinition, mais ce qui est signifiй par son nom.

 

L’existence de Dieu n’est pas un article de foi, mais prйcиde l’article ; а moins d’y associer quelque autre chose, par exemple que Dieu a l’unitй d’essence avec la trinitй des Personnes, et d’autres semblables.

 

Les choses qui appartiennent а la foi sont connues trиs certainement, au sens oщ la certitude implique la fermetй de l’adhйsion : en effet, le croyant n’adhиre а rien plus fermement qu’aux choses qu’il tient par la foi. Mais elles ne sont pas connues trиs certainement au sens oщ la certitude implique l’apaisement de l’intelligence dans la rйalitй connue : en effet, si le croyant donne son assentiment aux choses qu’il croit, cela ne vient pas de ce que son intelligence, en vertu de quelques principes, a pour terme ces choses crйdibles, mais de la volontй qui incline l’intelligence а assentir а ces choses crues. Et de lа vient qu’un mouvement de doute peut s’йlever dans le croyant sur les choses qui appartiennent а la foi.

 

 La sagesse ne consiste pas seulement а savoir que Dieu existe, mais aussi en ce que nous accйdons а la connaissance de ce qu’il est ; et cela, nous ne pouvons le connaоtre dans l’йtat de voie que pour autant que nous savons ce qu’il n’est pas. En effet, celui qui connaоt une chose en tant qu’elle est distincte de toutes les autres, approche de la connaissance par laquelle on sait ce qu’elle est ; et la citation de saint Augustin invoquйe ensuite s’entend aussi de cette connaissance.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au huitiиme argument.

 

 Les choses qui sont distinctes de raison ne peuvent pas toujours кtre pensйes comme sйparйes l’une de l’autre, bien qu’elles puissent кtre pensйes sйparйment. En effet, bien qu’on puisse penser Dieu sans penser sa bontй, cependant on ne peut penser que Dieu existe et ne soit pas bon ; donc, bien qu’en Dieu ce qui est et l’existence soient distincts de raison, cependant il n’en dйcoule pas que son non-кtre puisse кtre pensй.

 

10° Dieu est connu non seulement dans son effet de justice, mais aussi dans ses autres effets ; donc, а supposer que quelqu’un ne le connaisse pas comme juste, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit aucunement connu. Et il n’est pas possible qu’aucun de ses effets ne soit connu, puisque l’йtant commun, qui ne peut pas кtre inconnu, est son effet.

Article 13 : La trinitй des Personnes peut-elle кtre connue par la raison naturelle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est dit en Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu, [son йternelle puissance et sa divinitй]… par le moyen de ses њuvres » ; or la Glose rapporte les perfections invisibles а la Personne du Pиre, la puissance йternelle а celle du Fils, la divinitй а celle du Saint-Esprit. Nous pouvons donc arriver а connaоtre la Trinitй par la raison naturelle а partir des crйatures.

 

On sait par la connaissance naturelle qu’il y a en Dieu la plus parfaite puissance, et qu’en lui est l’origine de toute la puissance. Il est donc nйcessaire de lui attribuer la premiиre puissance. Or la premiиre puissance est une puissance gйnйrative. Nous pouvons donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu la puissance gйnйrative. Or, une fois posйe en Dieu la puissance gйnйrative, la distinction des Personnes s’ensuit nйcessairement. Nous pouvons donc connaоtre par la raison naturelle la distinction des Personnes. Et voici comment [l’objectant] prouvait que la puissance gйnйrative est la premiиre puissance. L’ordre des puissances suit l’ordre des opйrations. Or, entre toutes les opйrations, la premiиre est la pensйe, car il est prouvй que celui qui agit par son intelligence est premier, et en lui la pensйe, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est antйrieure au vouloir et а l’agir. La puissance intellective est donc la premiиre des puissances. Or la puissance intellective est une puissance gйnйrative, car quiconque pense engendre en soi-mкme sa connaissance. La puissance gйnйrative est donc la premiиre des puissances.

 

Tout йquivoque se ramиne а un univoque, comme toute multitude se ramиne а l’unitй. Or la procession des crйatures а partir de Dieu est une procession йquivoque, puisque les crйatures n’ont en commun avec Dieu ni le nom ni la notion. Il est donc nйcessaire de poser par la raison naturelle qu’une procession univoque prйexiste en Dieu, selon laquelle Dieu procиde de Dieu ; et une fois celle-ci posйe, la distinction des Personnes en Dieu s’ensuit.

 

Une certaine glose dit au sujet de l’Apocalypse qu’il n’y avait pas de secte qui se fыt trompйe sur la Personne du Pиre. Or c’eыt йtй une trиs grande erreur sur la Personne du Pиre que de poser qu’il n’a pas de Fils. Donc mкme la secte des philosophes, qui ont connu Dieu par la raison naturelle, a posй le Pиre et le Fils en Dieu.

 

Comme dit Boиce dans son Arithmйtique, une йgalitй prйcиde toute inйgalitй. Or il y a une inйgalitй entre le Crйateur et la crйature. Il est donc nйcessaire de poser en Dieu une йgalitй avant cette inйgalitй. Or il ne peut y avoir lа d’йgalitй que s’il y a distinction, car rien n’est йgal а soi-mкme, de mкme que rien n’est semblable а soi-mкme, comme dit saint Hilaire. Il est donc nйcessaire de poser une distinction de Personnes en Dieu selon la raison naturelle.

 

La raison naturelle parvient а йtablir qu’il y a en Dieu le suprкme agrйment. Or « aucun bien n’est agrйablement possйdй s’il n’est partagй », comme dit Boиce. On peut donc savoir par la raison naturelle qu’il y a en Dieu des Personnes distinctes, qui retirent de leur sociйtй une possession agrйable de la bontй.

 

 La raison naturelle parvient au Crйateur par la ressemblance de la crйature. Or la ressemblance du Crйateur se trouve dans la crйature non seulement quant aux attributs essentiels mais aussi quant aux propriйtйs des Personnes. Nous pouvons donc parvenir aux propriйtйs des Personnes par la raison naturelle.

 

Les philosophes n’ont eu la connaissance de Dieu que par la raison naturelle. Or quelques-uns d’entre eux sont parvenus а connaоtre la Trinitй ; c’est pourquoi il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde : « et par ce nombre » — le nombre trois — « nous nous sommes mis а magnifier le Crйateur ». Donc, etc.

 

 Saint Augustin rapporte au dixiиme livre de la Citй de Dieu que le philosophe Porphyre a posй un Dieu Pиre, et un Fils engendrй par lui ; il dit aussi au livre des Confessions que dans  certains livres de Platon il a trouvй ce qui est йcrit au dйbut de l’Йvangile de saint Jean : « Au commencement йtait le Verbe, etc. » jusqu’а « le Verbe s’est fait chair » exclus ; or dans ces paroles apparaоt manifestement la distinction des Personnes. On peut donc par la raison naturelle parvenir а connaоtre la Trinitй.

 

10° Mкme par la raison naturelle, les philosophes auraient accordй que Dieu peut dire quelque chose. Or dire, cela entraоne en Dieu l’йmission du Verbe et la distinction des Personnes. On peut donc connaоtre la trinitй des Personnes par la raison naturelle.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Hйbr. 11, 1 : « la foi est la substance des choses que l’on doit espйrer, et la preuve de celles qu’on ne voit pas. » Or les choses qui sont connues par la raison naturelle sont des choses que l’on voit. Puis donc que la trinitй des Personnes appartient aux articles de foi, il semble qu’on ne puisse pas la connaоtre par la raison naturelle.

 

Saint Grйgoire dit : « La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales. » Or le mйrite consiste surtout dans la foi en la Trinitй. Cela ne peut donc pas кtre connu par la raison naturelle.

 

 

Rйponse :

 

La trinitй des Personnes est connue de deux faзons. D’abord quant aux propriйtйs par lesquelles les Personnes se distinguent ; et si l’on connaоt ces propriйtйs, la Trinitй est vraiment connue en Dieu. Ensuite par les attributs essentiels, qui sont appropriйs aux Personnes, comme la puissance l’est au Pиre, la sagesse au Fils, la bontй au Saint-Esprit ; mais par de tels attributs la Trinitй ne peut pas кtre parfaitement connue, car mкme si l’on фte par l’intelligence la Trinitй, ceux-ci demeurent en Dieu ; mais si l’on suppose la Trinitй, de tels attributs sont appropriйs aux Personnes а cause d’une ressemblance aux propriйtйs des Personnes.

 

Or on peut connaоtre par la raison naturelle ces appropriations aux Personnes, mais nullement les propriйtйs des Personnes. Et la raison en est qu’il ne peut йmaner d’un agent une action а laquelle ses instruments ne peuvent s’йtendre ; comme l’art du forgeron ne peut bвtir, car les instruments du forgeron ne s’йtendent pas а cet effet. Or les premiers principes de la dйmonstration, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme, sont en nous comme les instruments de l’intellect agent, dont la lumiиre fait en nous la vigueur de la raison naturelle. Par consйquent, notre raison naturelle ne peut atteindre а la connaissance de rien qui dйpasse l’extension des premiers principes. Or la connaissance des premiers principes a son origine dans les choses sensibles, comme le montre le philosophe au deuxiиme livre des Seconds Analytiques. Or on ne peut arriver а partir des sensibles а connaоtre les propriйtйs des Personnes comme on passe des effets aux causes, car tout ce qu’il y a de causalitй en Dieu relиve de l’essence, puisque Dieu est cause des rйalitйs par son essence. Or les propriйtйs des Personnes sont des relations par lesquelles les Personnes ne se rapportent pas aux crйatures, mais l’une а l’autre. C’est pourquoi nous ne pouvons pas arriver aux propriйtйs des Personnes par la raison naturelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette explication de la Glose s’entend des appropriations aux Personnes, non de leurs propriйtйs.

 

On peut йtablir adйquatement par la raison naturelle que la puissance intellective est la premiиre des puissances, mais non qu’elle est une puissance gйnйrative. En effet, puisqu’en Dieu celui qui pense, l’acte de penser et l’objet pensй sont identiques, la raison naturelle ne contraint pas а poser que Dieu, en pensant, engendre une chose distincte de lui.

 

Toute multitude prйsuppose une unitй, et toute йquivocitй une univocitй ; cependant toute gйnйration йquivoque ne prйsuppose pas une gйnйration univoque, mais c’est plutфt l’inverse, si l’on suit la raison naturelle. En effet, les causes йquivoques sont par soi des causes de l’espиce ; elles ont donc une causalitй sur toute l’espиce ; alors que les causes univoques ne sont pas des causes de l’espиce par soi, mais en ceci ou cela ; aucune cause univoque n’a donc de causalitй relativement а toute l’espиce, sinon quelque chose serait cause de soi-mкme, ce qui est impossible ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cette Glose s’entend des sectes d’hйrйtiques qui sortirent de l’Йglise ; les sectes des Gentils ne sont donc pas incluses parmi elles.

 

Mкme sans supposer une distinction de Personnes, nous pouvons poser l’йgalitй en Dieu, en tant que nous disons sa bontй йgale а sa sagesse. Ou bien l’on peut rйpondre que l’on considиre deux choses dans l’йgalitй : la cause de l’йgalitй, et les suppфts de l’йgalitй. La cause de l’йgalitй est l’unitй, tandis que la cause des autres proportions est un nombre. Donc de ce cфtй, l’йgalitй prйcиde l’inйgalitй, comme l’unitй prйcиde le nombre. Mais les suppфts de l’йgalitй sont plusieurs ; et ceux-ci ne sont pas prйsupposйs aux suppфts de l’inйgalitй ; sinon il serait nйcessaire qu’une dualitй prйcиde toute unitй, car l’йgalitй se trouve en premier dans la dualitй, tandis qu’entre l’unitй et la dualitй il y a inйgalitй.

 

La parole de Boиce est а entendre de ceux qui n’ont pas en eux-mкmes la parfaite bontй, mais dont l’un a besoin du secours de l’autre, et c’est pourquoi l’agrйment ne s’accomplit pas sans associй. Mais Dieu lui-mкme a en soi la plйnitude de la bontй ; il n’est donc pas nйcessaire а son plein agrйment de poser en lui une sociйtй.

 

 Bien que parmi les crйatures se trouvent des choses qui ressemblent aux Personnes quant aux propriйtйs, cependant on ne peut conclure de ces ressemblances qu’il en est de mкme en Dieu, car les choses qui se trouvent distinctes dans les crйatures se rencontrent sans distinction dans le Crйateur.

 

Aristote n’entendait pas poser le nombre trois en Dieu, mais montrer la perfection du nombre trois par le fait que les anciens observaient ce nombre dans les sacrifices et les priиres.

 

 Ces paroles des philosophes s’entendent des appropriations aux Personnes et non de leurs propriйtйs.

 

10° Un philosophe n’accorderait jamais selon la raison naturelle que Dieu dise, au sens oщ « dire » implique la distinction des Personnes, mais seulement en un sens essentiel.

Question 11 : [Le maоtre (De Magistro)]

 

Introduction

 

Article 1 : Enseigner et кtre appelй maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?

Article 2 : Quelqu’un peut-il кtre appelй son propre maоtre ?

Article 3 : Un homme peut-il кtre enseignй par un ange ?

Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

 

 

Article 1 : Enseigner et кtre appelй maоtre, est-ce au pouvoir de l’homme ou de Dieu seul ?

 

Objections :

 

Il semble que Dieu seul enseigne et doive кtre appelй maоtre.

 

Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre », et juste avant : « Ne vous faites point appeler Rabbi » ; et la Glose dit а ce propos : « de peur que vous ne donniez l’honneur divin а des hommes, ou que vous ne preniez pour vous ce qui appartient а Dieu ». Кtre maоtre et enseigner semble donc appartenir а Dieu seul.

 

Si l’homme enseigne, c’est seulement par des signes ; car s’il semble aussi enseigner des choses au moyen des rйalitйs elles-mкmes, par exemple si, quelqu’un ayant demandй ce qu’est marcher, il marche, cela ne suffit cependant pas pour enseigner si aucun signe n’est ajoutй, comme le prouve saint Augustin au livre sur le Maоtre : en effet, plusieurs choses sont prйsentes dans une mкme rйalitй, et c’est pourquoi on ne saura pas sous quel rapport se fait la dйmonstration au sujet de cette rйalitй, si c’est quant а la substance ou quant а l’un de ses accidents. Or on ne peut arriver а la connaissance des rйalitйs par des signes : en effet, la connaissance des rйalitйs est supйrieure а celle des signes, puisque la connaissance des signes est ordonnйe а celle des rйalitйs comme а une fin ; or l’effet n’est pas supйrieur а sa cause. Nul ne peut donc transmettre а un autre la connaissance de rйalitйs, et ainsi, nul ne peut enseigner autrui.

 

Si les signes de quelques rйalitйs sont proposйs а quelqu’un par un homme, alors ou bien celui а qui ils sont proposйs connaоt les rйalitйs dont ce sont les signes, ou bien non. S’il connaоt ces rйalitйs, il ne sera pas enseignй а leur sujet. Et s’il ne les connaоt pas, alors, les rйalitйs йtant ignorйes, les significations des signes ne peuvent pas non plus кtre connues ; en effet, parce qu’il ne connaоt pas la rйalitй qu’est la pierre, il ne peut pas savoir ce que le nom de pierre signifie. Or, si l’on ignore la signification des signes, on ne peut rien apprendre par des signes. Si donc l’homme ne fait rien d’autre pour enseigner que proposer des signes, il semble qu’on ne puisse pas кtre enseignй par un homme.

 

Enseigner n’est rien d’autre que causer en quelque faзon la science en autrui. Or le sujet de la science est l’intelligence, alors que les signes sensibles, par lesquels seuls il semble que l’homme peut enseigner, ne parviennent pas jusqu’а la partie intellective mais s’arrкtent dans la puissance sensitive. On ne peut donc pas кtre enseignй par un homme.

 

Si la science est causйe en un homme par un autre, alors ou bien elle йtait en celui qui apprend, ou bien elle n’y йtait pas. Si elle n’y йtait pas et qu’elle est causйe en cet homme par un autre, alors un homme crйe la science en un autre, ce qui est impossible. Et si elle y йtait dйjа, alors ou bien elle йtait en acte parfait, et dans ce cas elle ne peut pas кtre causйe, car ce qui est ne devient pas, ou bien elle y йtait en tant que raison sйminale ; or les raisons sйminales ne peuvent кtre amenйes а l’acte par aucune puissance crййe, mais elles sont introduites par Dieu seul dans la nature, comme dit saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral. Il reste donc qu’un homme ne peut aucunement en enseigner un autre.

 

La science est un certain accident. Or l’accident ne change pas de sujet. Puis donc que l’enseignement n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transfusion de science du maоtre vers le disciple, un homme ne peut pas en enseigner un autre.

 

 А propos de Rom. 10, 17 : « La foi vient de ce qu’on entend », la Glose dit : « Bien que Dieu enseigne intйrieurement, cependant le hйraut annonce extйrieurement. » Or la science est causйe intйrieurement dans l’esprit, et non extйrieurement dans le sens. L’homme est donc enseignй par Dieu seul, non par un homme.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Maоtre : « Dieu seul a une chaire dans les cieux, lui qui enseigne la vйritй sur la terre ; l’homme, par contre, est а la chaire ce que le paysan est а l’arbre. » Or le paysan n’est pas auteur, mais cultivateur de l’arbre. On ne peut donc pas dire que l’homme est celui qui enseigne la science, mais celui qui dispose а la science.

 

 Si l’homme est un vйritable enseignant, il est nйcessaire qu’il enseigne la vйritй. Or quiconque enseigne la vйritй йclaire l’esprit, puisque la vйritй est la lumiиre de l’esprit. L’homme йclairera donc l’esprit, s’il enseigne. Or cela est faux, puisque c’est Dieu « qui йclaire tout homme venant en ce monde » (Jn 1, 9). Un homme ne peut donc pas vraiment en enseigner un autre.

 

10° Si un homme en enseigne un autre, il est nйcessaire qu’il le rende, de savant en puissance, savant en acte. Il est donc nйcessaire que sa science soit amenйe de puissance а acte. Or ce qui est amenй de puissance а acte doit nйcessairement кtre changй. La science ou la sagesse sera donc changйe, ce qui s’oppose а saint Augustin, qui dit au livre des 83 Questions que « la sagesse, quand elle paraоt en l’homme, ne subit pas de transformation, mais transforme l’homme ».

 

11° La science n’est rien d’autre, semble-t-il, qu’une transcription des rйalitйs dans l’вme, puisque la science est, dit-on, une assimilation de celui qui sait а ce qui est su. Or un homme ne peut pas transcrire les ressemblances des rйalitйs dans l’вme d’un autre, car alors il opйrerait en lui intйrieurement, ce qui n’appartient qu’а Dieu. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

12° Boиce dit au livre sur la Consolation que l’esprit de l’homme, par l’enseignement, est seulement incitй а savoir. Or celui qui incite l’intelligence а savoir ne le fait pas savoir, de mкme que celui qui incite quelqu’un а voir corporellement ne le fait pas voir. Un homme ne fait donc pas savoir un autre homme ; et ainsi, on ne peut pas dire au sens propre qu’il l’enseigne.

 

13° Pour la science est requise la certitude de la connaissance, sinon ce n’est pas la science mais l’opinion ou la croyance, comme dit saint Augustin au livre sur le Maоtre. Or un homme ne peut pas produire la certitude en un autre homme par les signes sensibles qu’il met devant lui : en effet, ce qui est dans le sens est plus oblique que ce qui est dans l’intelligence, tandis que la certitude se produit toujours par quelque chose de plus droit. Un homme ne peut donc pas en enseigner un autre.

 

14° Pour la science, seules sont requises la lumiиre intelligible et l’espиce. Or ni l’une ni l’autre ne peut кtre causйe en un homme par un autre, car il serait nйcessaire que l’homme crйe quelque chose, puisque de telles formes simples semblent ne pouvoir кtre produites que par crйation. L’homme ne peut donc pas causer la science en un autre, ni par consйquent enseigner.

 

15° Rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, comme dit saint Augustin. Or la science est une certaine forme de l’esprit. Donc Dieu seul cause la science dans l’вme.

 

16° De mкme que la faute est dans l’esprit, de mкme aussi l’ignorance. Or Dieu seul purifie l’esprit de la faute ; Is. 43, 25 : « C’est moi qui efface tes fautes pour l’amour de moi. » Donc Dieu seul purifie l’esprit de l’ignorance, et ainsi, lui seul enseigne.

 

17° Puisque la science est une connaissance certaine, on la reзoit de celui par la parole de qui vient la certitude. Or la certitude ne vient pas de ce qu’on entend un homme parler, sinon tout ce qu’un homme dit а quelqu’un serait nйcessairement йtabli pour lui comme certain ; mais la certitude ne vient que dans la mesure oщ il entend la vйritй parler au-dedans, et c’est elle йgalement qu’il consulte pour obtenir la certitude sur ce qu’il entend dire par un homme. Ce n’est donc pas l’homme qui enseigne, mais la vйritй qui parle au-dedans, et qui est Dieu.

 

18° Nul n’apprend par la parole d’autrui les choses qu’avant cette parole il aurait lui aussi rйpondues si on l’avait interrogй. Or le disciple, avant que le maоtre ne lui parle, aurait rйpondu sur les choses que propose le maоtre, si on l’avait interrogй : en effet, il ne serait pas enseignй par la parole du maоtre s’il ne savait que les choses sont telles que le maоtre les propose. Un homme n’est donc pas enseignй par la parole d’un autre homme.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Tim. 1, 11 : « C’est pour cela que j’ai йtй йtabli le prйdicateur et le maоtre des nations. » L’homme peut donc а la fois кtre maоtre et кtre appelй maоtre.

 

2 Tim. 3, 14 : « Pour toi, demeure ferme dans ce que tu as appris, et dont tu as la certitude. » La Glose : « par moi comme par un docteur vйridique » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

En Mt 23, 8 et 9, il est dit en mкme temps : « Vous n’avez qu’un Maоtre » et « Vous n’avez qu’un Pиre ». Or, que Dieu soit le Pиre de tous n’exclut pas que l’homme aussi puisse vйritablement кtre appelй pиre. Cela n’exclut donc pas non plus que l’homme puisse vйritablement кtre appelй maоtre.

 

А propos de Rom. 10, 15 : « Qu’ils sont beaux sur les montagnes, etc. », la Glose dit : « Ce sont les pieds qui йclairent l’Йglise. » Or elle parle des apфtres. Puis donc qu’йclairer est l’acte du docteur, il semble qu’enseigner convienne aux hommes.

 

Comme il est dit au quatriиme livre des Mйtйorologiques, chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut engendrer son semblable. Or la science est une certaine connaissance parfaite. Donc l’homme qui a une science peut enseigner un autre homme.

 

Saint Augustin dit au second livre sur la Genиse contre les manichйens que, comme la terre, qui, avant le pйchй, йtait arrosйe par une source, aprиs le pйchй eut besoin de la pluie tombant des nuages, ainsi l’esprit humain, qui est signifiй par la terre, йtait fйcondй avant le pйchй par la source de la vйritй, mais eut besoin aprиs le pйchй de l’enseignement des autres, comme d’une pluie tombant des nuages. Donc l’homme, au moins aprиs le pйchй, est enseignй par l’homme.

 

 

Rйponse :

 

Sur trois questions se rencontre la mкme diversitй d’opinions, а savoir : sur la production des formes en l’кtre, sur l’acquisition des vertus, et sur l’acquisition des sciences.

 

Certains, en effet, ont prйtendu que toutes les formes sensibles venaient d’un agent extйrieur, qui est une substance ou une forme sйparйe qu’ils appellent donatrice de formes ou intelligence agente ; ils ont aussi affirmй que tous les agents infйrieurs naturels ne faisaient que prйparer la matiиre а la rйception de la forme. Semblablement, Avicenne dit dans sa Mйtaphysique que « la cause de l’habitus du bien honnкte n’est pas notre action, mais l’action empкche le contraire de cet habitus et rend apte а cet habitus, afin qu’il vienne de la substance qui perfectionne les вmes des hommes et qui est l’intelligence agente ou une substance semblable а celle-ci ». De mкme aussi, ils affirment que la science n’est effectuйe en nous que par un agent sйparй ; c’est pourquoi Avicenne pose au sixiиme livre De naturalibus que les formes intelligibles s’йcoulent dans notre esprit depuis l’intelligence agente.

 

Mais d’autres ont йmis une opinion contraire, а savoir, que toutes ces choses йtaient dйposйes dans les rйalitйs et qu’elles n’avaient pas de cause de l’extйrieur, mais que l’action extйrieure ne faisait que les manifester. En effet, certains ont affirmй que toutes les formes naturelles existaient actuellement, cachйes dans la matiиre, et que l’agent naturel ne faisait rien d’autre que les extraire de cet йtat cachй pour les manifester. Semblablement aussi, quelques-uns ont affirmй que tous les habitus des vertus йtaient mis en nous par la nature, et que l’exercice des њuvres фtait les empкchements par lesquels les habitus susdits йtaient comme occultйs, comme on фte la rouille par un limage afin de manifester la clartй du fer. De mкme aussi, quelques-uns ont prйtendu que la science de toutes choses йtait concrййe а l’вme, et que tel enseignement et tels secours extйrieurs de la science ne faisaient que conduire l’вme а se remйmorer ou а considйrer les choses qu’elles savait dйjа ; et c’est pourquoi ils disent qu’apprendre n’est rien d’autre que se remйmorer.

 

Or ces deux opinions sont l’une et l’autre dйnuйes de raison. En effet, la premiиre exclut les causes prochaines lorsqu’elle attribue aux seules causes premiиres tous les effets qui se produisent dans les rйalitйs infйrieures ; ce qui est dйroger а l’ordre de l’univers, qui est structurй par l’ordre et la connexion des causes, la cause premiиre, dans son йminente bontй, donnant aux autres rйalitйs non seulement d’кtre, mais encore d’кtre causes. La seconde opinion revient quasiment au mкme inconvйnient : en effet, ce qui фte un empкchement n’est moteur que par accident, comme il est dit au huitiиme livre de la Physique ; par consйquent, si les agents infйrieurs ne font rien d’autre que manifester ce qui йtait cachй en фtant les empкchements occultant les formes et les habitus des vertus et des sciences, il s’ensuivra que tous les agents infйrieurs n’agissent que par accident.

 

Voilа pourquoi, suivant l’enseignement d’Aristote, il faut adopter une voie intermйdiaire entre les deux prйcйdentes sur tous les points susmentionnйs. En effet, si les formes naturelles prйexistent bien dans la matiиre, ce n’est pas en acte, comme disaient certains, mais seulement en puissance, d’oщ elles sont amenйes en acte par un agent extйrieur prochain, et pas seulement par l’agent premier, comme l’autre opinion le prйtendait. Semblablement aussi, suivant la sentence du mкme Aristote au sixiиme livre de l’Йthique, les habitus des vertus, avant leur accomplissement, prйexistent en nous en certaines inclinations naturelles qui sont des commencements de vertus, mais ensuite sont amenйs а l’accomplissement convenable par l’exercice des њuvres. Et il faut dire de mкme, au sujet de l’acquisition de la science, qu’en nous prйexistent certaines semences des sciences, c’est-а-dire les premiиres conceptions de l’intelligence, qui sont immйdiatement connues а la lumiиre de l’intellect agent au moyen des espиces abstraites depuis les choses sensibles, que ces conceptions soient complexes, comme les axiomes, ou incomplexes, comme la notion d’йtant, d’un, etc., que l’intelligence apprйhende immйdiatement. Or dans ces principes universels sont incluses toutes les connaissances suivantes comme en des raisons sйminales. Donc, lorsque l’esprit est amenй, а partir de ces connaissances universelles, а connaоtre actuellement des choses particuliиres qui йtaient dйjа connues dans l’universel et comme en puissance, alors on dit que l’on acquiert la science.

 

Il faut cependant savoir qu’il y a deux faзons pour une chose de prйexister en puissance dans les rйalitйs naturelles. D’abord en puissance active complиte, c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur est suffisamment puissant pour amener en acte parfait, comme on le voit dans la guйrison : en effet, le malade est amenй а la santй par la puissance naturelle qui est en lui. Ensuite en puissance passive, c’est-а-dire lorsque le principe intйrieur n’est pas suffisant pour amener а l’acte, comme on le voit clairement dans le cas de l’air qui devient feu : en effet, cela ne pouvait pas se produire par quelque puissance existant dans l’air. Donc, quand une chose prйexiste en puissance active complиte, alors l’agent extйrieur n’agit qu’en aidant l’agent intйrieur, et en lui procurant ce qui lui permet de passer а l’acte ; comme le mйdecin, dans la guйrison, est le serviteur de la nature qui opиre principalement, en confortant celle-ci et en apportant des remиdes, desquels la nature se sert comme d’instruments pour la guйrison. Mais quand une chose prйexiste seulement en puissance passive, alors c’est principalement l’agent extйrieur qui amиne de puissance а acte ; comme le feu, а partir de l’air, qui est feu en puissance, fait du feu en acte. Donc la science, en celui qui apprend, prйexiste en puissance non purement passive, mais active ; sinon l’homme ne pourrait pas acquйrir la science par lui-mкme.

 

Donc, de mкme qu’il y a deux faзons pour quelqu’un d’кtre guйri : d’abord par l’opйration de la nature seulement, ensuite par la nature avec l’aide de la mйdecine ; de mкme aussi il y a deux faзons d’acquйrir la science : d’abord, quand la raison naturelle arrive par elle-mкme а la connaissance de choses ignorйes, et ce mode est appelй invention ; ensuite, quand quelqu’un vient extйrieurement en aide а la raison naturelle, et ce mode est appelй discipline. Or, dans les choses qui sont produites par la nature et par l’art, l’art opиre de la mкme faзon et par les mкmes moyens que la nature. En effet, de mкme que la nature amиnerait la santй chez celui qui souffre du froid en le rйchauffant, de mкme aussi agirait le mйdecin ; et c’est pourquoi on dit que l’art imite la nature. Et il en va de mкme dans l’acquisition de la science : c’est de la mкme faзon que l’enseignant amиne autrui а savoir les choses inconnues, et que l’on se dirige soi-mкme par voie d’invention vers la connaissance de l’inconnu. Or le processus de la raison qui parvient а la connaissance de l’inconnu par voie d’invention consiste а appliquer а des matiиres dйterminйes les principes communs йvidents par soi, et а progresser de lа vers des conclusions particuliиres, et de celles-ci а d’autres ; et c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre en tant qu’il lui expose par des signes ce processus rationnel qu’il opиre en lui-mкme par la raison naturelle, et ainsi la raison naturelle du disciple parvient, par ce qui lui est ainsi proposй, comme par des instruments, а la connaissance de choses inconnues. Donc, de mкme que l’on dit que le mйdecin cause la santй chez le malade par l’opйration de la nature, de mкme aussi on dit que l’homme cause la science en autrui par l’opйration de la raison naturelle de celui-ci ; et c’est cela, enseigner ; c’est pourquoi on dit qu’un homme en enseigne un autre, et qu’il est son maоtre. Et dans le mкme sens, le Philosophe dit au premier livre des Seconds Analytiques que la dйmonstration est « un syllogisme producteur de science ».

 

Mais si quelqu’un propose а un autre des choses qui ne sont pas incluses dans des principes йvidents par soi, ou dont l’inclusion n’est pas manifeste, il ne produira pas en lui la science, mais peut-кtre l’opinion ou la foi, bien que cela aussi soit causй en quelque faзon par les principes innйs. En effet, partant des principes йvidents par soi, il considиre que les choses qui en dйcoulent nйcessairement sont а tenir de faзon certaine et que celles qui leur sont contraires sont а rejeter totalement, alors qu’aux autres choses il peut apporter ou non son assentiment.

 

Or la lumiиre de la raison par laquelle de tels principes nous sont connus est mise en nous par Dieu, comme une certaine ressemblance, se reflйtant en nous, de la vйritй incrййe. Puis donc que tout enseignement humain ne peut avoir d’efficace qu’en vertu de cette lumiиre, il est assurй que Dieu seul est celui qui enseigne intйrieurement et principalement, de mкme que c’est la nature qui guйrit intйrieurement et principalement ; nйanmoins on dit de l’homme, au sens propre, et qu’il guйrit, et qu’il enseigne, de la faзon susdite.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le Seigneur ayant prescrit aux disciples de ne pas se faire appeler maоtres, la Glose, pour que cela ne puisse pas кtre compris comme absolument interdit, expose comment il faut entendre cette prohibition. En effet, il nous est dйfendu d’appeler un homme « maоtre » si nous lui donnons ainsi la principautй du magistиre, qui revient а Dieu, et que nous mettons pour ainsi dire notre espoir dans la sagesse des hommes, plutфt que de consulter, sur les choses que nous entendons l’homme dire, la vйritй divine qui parle en nous par l’impression de sa ressemblance, grвce а laquelle nous pouvons juger de toutes choses.

 

La connaissance des rйalitйs n’est pas effectuйe en nous par la connaissance des signes, mais par la connaissance d’autres rйalitйs plus certaines, а savoir les principes, qui nous sont proposйs par des signes, et sont appliquйs а des choses qui nous йtaient d’abord inconnues au plein sens du terme, quoique connues de nous а un certain point de vue, comme on l’a dit. En effet, c’est la connaissance des principes et non celle des signes qui produit en nous la science des conclusions.

 

Les choses qui nous sont enseignйes par des signes, pour une part nous les connaissons, et pour une autre part nous les ignorons ; par exemple, si l’on nous enseigne ce qu’est l’homme, il est nйcessaire que nous sachions par avance quelque chose de lui, а savoir, la notion d’animal, ou de substance, ou au moins celle de l’йtant lui-mкme, qui ne peut pas nous кtre inconnue. Et semblablement, si l’on nous enseigne quelque conclusion, il est nйcessaire que nous sachions par avance, concernant la passion et le sujet, ce qu’ils sont, mкme si nous connaissons dйjа les principes au moyen desquels la conclusion est enseignйe ; en effet, « toute discipline part d’une connaissance prйexistante », comme il est dit au dйbut des Analytiques postйrieurs. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Des signes sensibles, qui sont reзus dans la puissance sensitive, l’intelligence extrait les intentions intelligibles dont elle se sert pour produire en soi la science. En effet, ce ne sont pas les signes qui sont la cause prochaine de la science, mais la raison procйdant discursivement des principes aux conclusions, comme on l’a dit.

 

En celui qui est enseignй, la science prйexistait, non certes en acte complet, mais comme en des raisons sйminales, dans la mesure oщ les conceptions universelles dont la connaissance est naturellement dйposйe en nous sont comme des semences de toutes les connaissances suivantes. Or, bien que les raisons sйminales ne soient pas amenйes а l’acte par une puissance crййe comme si elles-mкmes йtaient infusйes par quelque puissance crййe, cependant ce qui est originairement et virtuellement en elles peut кtre amenй а l’acte par l’action d’une puissance crййe.

 

On dit que l’enseignant transfuse la science dans le disciple, non pas comme si la science qui est dans le maоtre passait, numйriquement identique, dans le disciple, mais parce que par l’enseignement est produite dans le disciple une science semblable а celle qui est dans le maоtre, amenйe de puissance а acte, comme on l’a dit.

 

De mкme que l’on dit du mйdecin qu’il cause la santй, bien qu’il opиre extйrieurement tandis que la nature opиre seule intйrieurement, de mкme aussi on dit que l’homme enseigne la vйritй, bien qu’il annonce extйrieurement tandis que Dieu enseigne intйrieurement.

 

Saint Augustin, lorsqu’il prouve au livre sur le Maоtre que Dieu seul enseigne, n’entend pas exclure que l’homme enseigne extйrieurement, mais il veut dire que seul Dieu lui-mкme enseigne intйrieurement.

 

L’homme peut кtre appelй vrai enseignant, et l’on peut dire vйritablement qu’il enseigne la vйritй et mкme qu’il йclaire l’esprit, non comme s’il infusait la lumiиre de la raison, mais en tant que, par les choses qu’il propose extйrieurement, il assiste pour ainsi dire la lumiиre de la raison jusqu’а la perfection de la science ; et c’est en ce sens qu’il est dit en Йph. 3, 8 : « C’est а moi, le moindre de tous les saints, qu’a йtй accordйe cette grвce… d’йclairer tous les hommes, etc. »

 

10° Il y a deux sagesses, la crййe et l’incrййe ; on dit que les deux sont infusйes а l’homme, et que par leur infusion l’homme change en s’amйliorant. La sagesse incrййe n’est nullement changeante, et la crййe change en nous par accident, non par soi. En effet, il y a deux faзons de considйrer celle-ci. D’abord relativement aux rйalitйs йternelles sur lesquelles elle porte, et de cette faзon elle est tout а fait immuable. Ensuite selon l’кtre qu’elle a dans le sujet, et ainsi, elle change par accident lorsque le sujet, de possesseur de la sagesse en puissance, change pour devenir possesseur en acte. En effet, les formes intelligibles en lesquelles consiste la sagesse sont aussi bien des ressemblances des rйalitйs que des formes perfectionnant l’intelligence.

 

11° Les formes intelligibles dont est constituйe la science reзue au moyen de l’enseignement sont transcrites dans le disciple de faзon immйdiate par l’intellect agent, mais de faзon mйdiate par celui qui enseigne. En effet, l’enseignant propose les signes des rйalitйs intelligibles, desquels l’intellect agent extrait les intentions intelligibles qu’il transcrit dans l’intellect possible. Donc, pour ce qui est de causer la science dans l’intelligence, les paroles mкmes de l’enseignant, soit entendues soit vues dans un йcrit, se comportent comme les rйalitйs qui sont hors de l’вme, car des unes et des autres l’intellect agent extrait les intentions intelligibles ; quoique les paroles de l’enseignant, en tant qu’elles sont des signes d’intentions intelligibles, soient une cause de science plus prochaine que les choses sensibles qui sont hors de l’вme.

 

12° Le cas de l’intelligence n’est pas tout а fait semblable а celui de la vue corporelle. En effet, la vue corporelle n’est pas une puissance qui confronte — sinon elle partirait de certains de ses objets pour parvenir а d’autres —, mais tous ses objets lui sont visibles aussitфt qu’elle se tourne vers eux ; le possesseur de la puissance visuelle se rapporte donc а la vision de tous les objets visibles comme le possesseur d’un habitus se rapporte а la considйration des choses qu’il sait habituellement ; voilа pourquoi celui qui voit n’a pas besoin qu’un autre l’incite а voir, sinon dans la mesure oщ sa vue est dirigйe par un autre vers quelque objet visible, par exemple par un doigt ou quelque chose de ce genre. Mais la puissance intellective, йtant une puissance qui confronte, part de certains objets pour arriver а d’autres ; elle ne se comporte donc pas uniformйment а l’йgard de tous les objets а considйrer, mais elle en voit immйdiatement certains, qui sont йvidents par soi, et en eux sont implicitement contenus certains autres qu’elle ne peut penser que par le travail de la raison, en explicitant ce qui est implicitement contenu dans les principes ; donc, pour connaоtre de telles choses, avant qu’elle ait un habitus, elle est non seulement en puissance accidentelle mais aussi en puissance essentielle : en effet, elle a besoin d’un moteur qui l’amиne en acte au moyen de l’enseignement, comme il est dit au huitiиme livre de la Physique, ce dont n’a pas besoin celui qui connaоt dйjа quelque chose habituellement. L’enseignant incite donc l’intelligence а savoir les choses qu’il enseigne, comme un moteur essentiel qui amиne de la puissance а l’acte ; mais celui qui montre une rйalitй а la vue corporelle incite celle-ci comme un moteur par accident, tout comme celui qui a un habitus de science peut кtre incitй а considйrer quelque chose.

 

13° La certitude de science vient tout entiиre de la certitude des principes : en effet, lorsque les conclusions sont analysйes par les principes, c’est alors qu’elles sont sues avec certitude. Voilа pourquoi, si une chose est sue avec certitude, cela vient de la lumiиre de la raison, mise au-dedans de nous par Dieu, et par laquelle Dieu parle en nous, et cela ne vient de l’homme qui enseigne au-dehors que dans la mesure oщ il analyse les conclusions par les principes en nous enseignant — cependant nous n’en recevrions pas nous-mкmes la certitude de science s’il n’y avait en nous la certitude des principes par lesquels sont analysйes les conclusions.

 

14° L’homme qui enseigne extйrieurement ne rйpand pas la lumiиre intelligible, mais il est d’une certaine faзon la cause de l’espиce intelligible, en tant qu’il nous propose certains signes des intentions intelligibles, que notre intelligence extrait de ces signes et enferme en elle-mкme.

 

15° Lorsqu’il est dit que rien, sinon Dieu seul, ne peut former l’esprit de l’homme, cela s’entend de sa forme ultime, sans laquelle il est rйputй informe, mкme s’il a de nombreuses autres formes. Et cette forme est celle par laquelle il se tourne vers le Verbe et adhиre а lui ; et c’est par elle seule que la nature rationnelle est dite formйe, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral.

 

16° La faute est dans la volontй, en laquelle Dieu seul peut imprimer, comme on le verra clairement dans un article suivant, tandis que l’ignorance est dans l’intelligence, en laquelle mкme une puissance crййe peut imprimer, comme l’intellect agent imprime les espиces intelligibles dans l’intellect possible, grвce auquel la science est causйe dans notre вme а partir des rйalitйs sensibles et de l’enseignement de l’homme, comme on l’a dit.

 

17° Comme on l’a dit, on ne doit la certitude de la science qu’а Dieu seul, qui a mis en nous la lumiиre de la raison, par laquelle nous connaissons les principes dont provient la certitude de la science ; et cependant, d’une certaine faзon, la science est aussi causйe en nous par l’homme, comme on l’a dit.

 

18° Le disciple, interrogй avant que le maоtre ne parle, rйpondrait certes sur les principes au moyen desquels il est enseignй, mais non sur les conclusions qu’on lui enseigne ; il n’apprend donc pas du maоtre les principes, mais seulement les conclusions.

Article 2 : Quelqu’un peut-il кtre appelй son propre maоtre ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

L’action doit кtre attribuйe а la cause principale plutфt qu’а la cause instrumentale. Or la cause quasi principale de la science causйe en nous est l’intellect agent. Quant а l’homme qui enseigne extйrieurement, il est la cause quasi instrumentale qui propose а l’intellect agent des instruments qui conduisent а la science. L’intellect agent enseigne donc plus que l’homme ne le fait extйrieurement. Si donc, а cause de sa parole extйrieure, celui qui parle extйrieurement est appelй le maоtre de celui qui l’йcoute, а bien plus forte raison, а cause de la lumiиre de l’intellect agent, celui qui йcoute doit-il кtre appelй son propre maоtre.

 

On n’apprend quelque chose que dans la mesure oщ l’on parvient а la certitude de la connaissance. Or celle-ci est en nous grвce aux principes connus naturellement dans la lumiиre de l’intellect agent. Enseigner convient donc surtout а l’intellect agent ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Enseigner convient plus proprement а Dieu qu’а l’homme ; d’oщ Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre. » Or Dieu nous enseigne en tant qu’il nous transmet la lumiиre de la raison, par laquelle nous pouvons juger de tout. L’action d’enseigner doit donc кtre attribuйe surtout а cette lumiиre ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Savoir quelque chose par voie d’invention est plus parfait qu’apprendre d’autrui, comme on le voit clairement au premier livre de l’Йthique. Si donc l’on emploie le nom de maоtre а cause de ce mode d’acquisition de la science par lequel on apprend d’un autre la science, en sorte que l’un est le maоtre de l’autre, а bien plus forte raison doit-on employer le nom de maоtre а cause de ce mode de rйception de la science par voie d’invention, si bien qu’on est appelй son propre maоtre.

 

De mкme qu’on est amenй а la vertu par un autre ou par soi-mкme, de mкme on est conduit а la science par soi-mкme dans l’invention, ou par un autre dans l’apprentissage. Or ceux qui parviennent aux њuvres des vertus sans instituteur ni lйgislateur extйrieur, on dit qu’ils sont а eux-mкmes leur propre loi ; Rom. 2, 14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi, accomplissent naturellement ce que la loi commande, ils sont eux-mкmes leur propre loi. » Celui qui acquiert la science par lui-mкme doit donc lui aussi кtre appelй son propre maоtre.

 

L’enseignant est cause de science comme le mйdecin est cause de santй, comme on l’a dit. Or le mйdecin se guйrit lui-mкme. On peut donc aussi s’enseigner soi-mкme.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe dit au huitiиme livre de la Physique qu’il est impossible que l’enseignant apprenne, car il est nйcessaire que l’enseignant ait la science et que celui qui apprend ne l’ait pas. Il n’est donc pas possible que l’on s’enseigne soi-mкme, ou que l’on puisse кtre appelй son propre maоtre.

 

La maоtrise implique une relation de supйrioritй, tout comme la seigneurie. Or nul ne peut avoir de telles relations avec lui-mкme : en effet, personne n’est son propre pиre ou son propre seigneur. Donc personne ne peut non plus кtre appelй son propre maоtre.

 

 

Rйponse :

 

Quelqu’un peut, sans aucun doute, par la lumiиre de la raison qui lui a йtй donnйe et sans l’aide d’un enseignement extйrieur, arriver а connaоtre de nombreuses choses inconnues, comme on le voit clairement pour tout homme qui acquiert la science par voie d’invention ; et de la sorte, d’une certaine faзon, quelqu’un est pour lui-mкme une cause de savoir ; cependant cela ne permet pas de dire au sens propre qu’il est son propre maоtre, ou qu’il s’enseigne lui-mкme.

 

En effet, nous trouvons dans les rйalitйs naturelles deux sortes d’agents principaux, comme on le voit clairement chez le Philosophe au septiиme livre de la Mйtaphysique. En effet, il est un certain agent qui renferme en soi tout ce qui est causй par lui dans son effet ; soit identiquement, comme c’est le cas des agents univoques, soit de faзon plus йminente, comme c’est le cas des agents йquivoques. Mais il est d’autres agents en lesquels ne prйexiste qu’une partie des choses qui sont agies ; comme la santй est causйe par un mouvement, ou bien par quelque remиde chaud, en lequel la chaleur se trouve soit actuellement soit virtuellement : la chaleur n’est pas toute la santй, mais elle est une partie de la santй. Ainsi donc, il y a dans les premiers agents la parfaite notion de l’action, mais non dans les agents du second mode, car un agent agit dans la mesure oщ il est en acte ; puis donc qu’il n’est que partiellement en acte de l’effet а amener, il ne sera pas parfaitement agent.

 

Or l’enseignement implique une activitй parfaite de la science en celui qui enseigne ou dans le maоtre ; il est donc nйcessaire que la science que celui-ci cause en autrui existe en lui de faзon explicite et parfaite, comme celui qui apprend l’acquiert grвce а l’enseignement. Mais quand on acquiert la science par un principe intйrieur, ce qui est cause agente de la science ne possиde la science а acquйrir que partiellement, c’est-а-dire quant aux raisons sйminales de la science que sont les principes communs ; voilа pourquoi on ne peut pas fonder sur une telle causalitй le titre de docteur ou de maоtre, а proprement parler.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien qu’а un certain point de vue la cause principale soit plutфt l’intellect agent que l’homme qui enseigne extйrieurement, cependant la science ne prйexiste pas dans le premier de faзon complиte, comme en celui qui enseigne ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Il faut rйpondre semblablement, comme au premier argument.

 

Dieu connaоt explicitement tout ce qui est enseignй par lui а l’homme, donc la notion de maоtre peut convenablement lui кtre attribuйe ; mais il en va autrement de l’intellect agent, pour la raison dйjа exposйe.

 

Bien que, du cфtй de celui qui reзoit la science, le mode soit plus parfait dans l’acquisition de la science par voie d’invention, en tant que cela le signale comme plus apte а savoir, cependant, du cфtй de celui qui cause la science, il y a un mode plus parfait par l’enseignement, car l’enseignant, qui connaоt explicitement toute la science, peut amener а la science plus facilement qu’on ne pourrait y кtre amenй par soi-mкme, йtant donnй qu’il connaоt dйjа les principes de la science dans une certaine gйnйralitй.

 

La loi se comporte dans le domaine de l’agir comme le principe dans le domaine spйculatif, mais non comme le maоtre ; si donc quelqu’un est sa propre loi, il ne s’ensuit pas qu’il puisse кtre а lui-mкme son propre maоtre.

 

Le mйdecin guйrit en tant qu’il a dйjа la santй, non en acte mais dans la connaissance de l’art ; tandis que le maоtre enseigne en tant qu’il a actuellement la science. Par consйquent, celui qui n’a pas la santй en acte peut la causer en soi, parce qu’il a la santй dans la connaissance de l’art ; mais il est impossible que quelqu’un, actuellement, ait la science et ne l’ait pas, en sorte qu’il puisse кtre ainsi enseignй par lui-mкme.

Article 3 : Un homme peut-il кtre enseignй par un ange ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si un ange enseigne, alors il enseigne soit intйrieurement, soit extйrieurement. Or il ne le fait pas intйrieurement, car cela n’appartient qu’а Dieu, comme dit saint Augustin ; ni extйrieurement, semble-t-il, car enseigner extйrieurement, c’est enseigner par des signes sensibles, comme dit saint Augustin au livre sur le Maоtre ; or les anges ne nous enseignent pas par de tels signes sensibles, sauf peut-кtre ceux qui apparaissent de faзon sensible. Les anges ne nous enseignent donc pas, а moins d’apparaоtre de faзon sensible, ce qui advient hors du cours gйnйral des choses, comme par miracle.

 

[Le rйpondant] disait que les anges nous enseignent en quelque sorte extйrieurement, en tant qu’ils impriment dans notre imagination. En sens contraire : l’espиce imprimйe dans l’imagination ne suffit pas pour imaginer en acte, si l’intention n’est pas lа, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or un ange ne peut introduire en nous une intention, puisque l’intention est un acte de la volontй, en laquelle Dieu seul peut imprimer. Un ange ne peut donc pas non plus nous enseigner en imprimant dans l’imagination, puisque nous ne pouvons кtre enseignйs par l’intermйdiaire de l’imagination qu’en imaginant actuellement quelque chose.

 

Si des anges nous enseignent sans apparition sensible, ce ne peut кtre qu’en tant qu’ils йclairent l’intelligence, qu’ils ne peuvent pas йclairer, semble-t-il : car ils ne transmettent ni la lumiиre naturelle, qui, йtant concrййe а l’esprit, vient de Dieu seul, ni non plus la lumiиre de la grвce, que Dieu seul infuse. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner sans une apparition visible.

 

Chaque fois qu’un homme est enseignй par un autre, il est nйcessaire que celui qui apprend regarde les concepts de celui qui enseigne, afin qu’il y ait dans l’esprit du disciple un processus vers la science, comme il y a dans l’esprit de l’enseignant un processus а partir de la science. Or l’homme ne peut voir les concepts de l’ange. En effet, il ne les voit pas en eux-mкmes, comme il ne voit pas non plus les concepts d’un autre homme : bien moins encore, puisqu’ils sont plus distants ; ni non plus en des signes sensibles, sauf peut-кtre lorsque les anges apparaissent sensiblement, ce dont nous ne traitons pas maintenant. Ce cas mis а part, les anges ne peuvent donc pas nous enseigner.

 

Enseigner appartient а celui « qui illumine tout homme venant en ce monde », comme on le voit clairement dans la Glose а propos de Mt 23, 8 : « Vous n’avez qu’un Maоtre, le Christ. » Or cela ne revient pas а l’ange, mais а la seule lumiиre incrййe, comme on le voit en Jn 1, 9.

 

Quiconque en enseigne un autre, l’amиne а la vйritй, et ainsi, il cause la vйritй dans son вme. Or Dieu seul a une causalitй sur la vйritй, car, puisque la vйritй est une lumiиre intelligible et une forme simple, elle ne vient pas а l’кtre successivement, et ainsi, elle ne peut кtre produite que par crйation, ce qui revient а Dieu seul. Puis donc que les anges ne sont pas crйateurs, comme dit saint Jean Damascиne, il semble qu’ils ne puissent pas eux-mкmes enseigner.

 

 Une illumination indйfectible ne peut procйder que d’une lumiиre indйfectible, йtant donnй que, si la lumiиre s’en va, le sujet cesse d’кtre йclairй. Or une certaine illumination indйfectible est exigйe dans l’enseignement, parce que la science porte sur les choses nйcessaires, qui existent toujours. L’enseignement ne procиde donc que d’une lumiиre indйfectible. Or une telle lumiиre n’est pas la lumiиre des anges, puisque leur lumiиre dйfaillirait si elle n’йtait divinement conservйe. Un ange ne peut donc pas enseigner.

 

Il est dit en Jn 1, 38 que deux des disciples de Jean suivaient Jйsus, et qu’а sa question : « Que cherchez-vous ? » ils rйpondirent : « Rabbi (c’est-а-dire Maоtre), oщ demeurez-vous ? » Or la Glose dit en cet endroit que « par ce nom ils manifestent leur foi » ; et une autre glose dit : « Il les interroge, non qu’il ignore la rйponse, mais c’est pour que leur rйponse soit mйritoire et qu’а celui qui demandait “que”, requйrant ainsi une chose, ils rйpondent non une chose mais une personne. » En somme, ils confessent par cette rйponse qu’il est une certaine personne, par cette confession ils manifestent leur foi, et en cela ils mйritent. Or le mйrite de la foi chrйtienne consiste en ce que nous confessons que le Christ est une Personne divine. Кtre maоtre appartient donc а la seule Personne divine.

 

 Quiconque enseigne doit nйcessairement manifester la vйritй. Or la vйritй, йtant une certaine lumiиre intelligible, nous est plus connue qu’un ange. Nous ne sommes donc pas enseignйs par un ange, puisque les choses plus connues ne sont pas manifestйes par de moins connues.

 

10° Saint Augustin dit au livre sur la Trinitй que notre esprit est immйdiatement formй par Dieu, sans l’intermйdiaire d’aucune crйature. Or l’ange est une certaine crйature. Il ne s’interpose donc pas entre Dieu et l’esprit humain pour former celui-ci, en tant que supйrieur а l’esprit et infйrieur а Dieu ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre enseignй par un ange.

 

11° De mкme que notre volontй parvient jusqu’а Dieu lui-mкme, de mкme notre intelligence peut atteindre la contemplation de son essence. Or Dieu lui-mкme forme immйdiatement notre volontй par l’infusion de la grвce, sans l’intermйdiaire d’aucun ange. Il forme donc aussi notre intelligence par l’enseignement, sans aucun intermйdiaire.

 

12° Toute connaissance a lieu par quelque espиce. Si donc un ange enseigne un homme, il est nйcessaire qu’il cause en lui une espиce par laquelle il connaisse. Or cela n’est possible que de deux faзons : soit en crйant une espиce, ce qui ne convient nullement а un ange, comme le veut saint Jean Damascиne ; soit en йclairant les espиces qui sont dans les phantasmes, afin qu’а partir d’eux les espиces intelligibles se reflиtent dans l’intellect possible de l’homme ; et cela semble revenir а l’erreur de ces philosophes qui prйtendent que l’intellect agent, dont le rфle est d’йclairer les phantasmes, est une substance sйparйe. Et ainsi, un ange ne peut pas enseigner.

 

13° L’intelligence de l’ange est plus distante de l’intelligence de l’homme que celle-ci ne l’est de l’imagination humaine. Or l’imagination ne peut pas recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine : en effet, l’imagination ne peut saisir que des formes particuliиres, et l’intelligence n’en contient pas de telles. L’intelligence humaine n’est donc pas non plus capable de recevoir les choses qui sont dans l’esprit angйlique ; et ainsi, l’homme ne peut pas кtre enseignй par l’ange.

 

14° La lumiиre dont une chose est йclairйe doit кtre proportionnйe aux parties йclairйes, comme la lumiиre corporelle est proportionnйe aux couleurs. Or la lumiиre angйlique, йtant purement spirituelle, n’est pas proportionnйe aux phantasmes, qui sont en quelque sorte corporels, puisqu’ils sont contenus dans un organe corporel. Les anges ne peuvent donc pas nous enseigner en йclairant nos phantasmes, comme on le disait.

 

15° Tout ce qui est connu est connu soit par son essence, soit par une ressemblance. Or la connaissance permettant а l’esprit humain de connaоtre les rйalitйs par leur essence ne peut pas кtre causйe par un ange, car alors il serait nйcessaire que les vertus et les autres choses qui sont contenues au-dedans de l’вme soient imprimйes par les anges eux-mкmes, puisque de telles choses sont connues par leur essence. Semblablement, la connaissance des rйalitйs qui sont connues par leurs ressemblances ne peut pas non plus кtre causйe par eux, puisque les rйalitйs а connaоtre sont plus proches que l’ange des ressemblances mкmes qui sont dans le connaissant. L’ange ne peut donc en aucune faзon кtre pour l’homme une cause de connaissance, ce qui est l’enseigner.

 

16° Bien qu’il incite extйrieurement la nature а produire des effets naturels, le paysan n’est pas appelй crйateur, comme le montre saint Augustin au livre sur la Genиse au sens littйral. Donc, pour la mкme raison, les anges ne doivent pas non plus кtre appelйs enseignants ou maоtres, bien qu’ils incitent l’intelligence de l’homme а savoir.

 

17° L’ange est supйrieur а l’homme ; par consйquent, s’il enseigne, il est nйcessaire que son enseignement dйpasse celui de l’homme. Or cela est impossible. En effet, l’enseignement de l’homme peut porter sur ce qui a des causes dйterminйes dans la nature. Quant aux autres choses, c’est-а-dire les futurs contingents, elles ne peuvent pas кtre enseignйes par les anges, puisque ceux-ci ne savent pas ces choses par leur connaissance naturelle, Dieu seul ayant la science des futurs. Les anges ne peuvent donc pas enseigner les hommes.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au quatriиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Je vois que le mystиre divin de l’humanitй du Christ fut d’abord rйvйlй aux anges, et qu’ensuite, par leur mйdiation, la grвce de cette connaissance descendit jusqu’а nous. »

 

Ce que peut l’infйrieur, le supйrieur le peut aussi, et bien plus noblement, comme le montre Denys dans la Hiйrarchie cйleste ; or l’ordre des hommes est infйrieur а celui des anges ; puis donc qu’un homme peut enseigner un autre homme, а bien plus forte raison l’ange peut-il le faire.

 

L’ordre de la divine sagesse se rencontre plus parfaitement dans les substances spirituelles que dans les corporelles ; or il appartient а l’ordre des corps infйrieurs que ceux-ci obtiennent leurs perfections par l’impression des corps supйrieurs ; donc les esprits infйrieurs aussi, c’est-а-dire les esprits humains, atteignent la perfection de la science grвce а l’impression des esprits supйrieurs que sont les anges.

 

Tout ce qui est en puissance peut кtre amenй а l’acte par ce qui est en acte ; et ce qui est moins en acte, par ce qui est plus parfaitement en acte. Or l’intelligence angйlique est plus en acte que l’intelligence humaine. Celle-ci peut donc кtre amenйe а l’acte de la science par l’intelligence angйlique ; et ainsi, un ange peut enseigner un homme.

 

Saint Augustin dit au livre sur le Don de la persйvйrance que certains reзoivent immйdiatement de Dieu l’enseignement du salut, d’autres d’un ange, d’autres encore d’un homme. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange et l’homme enseignent.

 

« Йclairer la maison » se dit de ce qui envoie de la lumiиre, comme le soleil, mais aussi de celui qui ouvre une fenкtre qui fait obstacle а la lumiиre. Or, bien que Dieu seul infuse а l’esprit la lumiиre de la vйritй, cependant l’ange ou l’homme peuvent фter quelque empкchement а la perception de la lumiиre. Donc non seulement Dieu mais aussi l’ange ou l’homme peuvent enseigner.

 

 

Rйponse :

 

L’ange opиre а l’endroit de l’homme de deux faзons. D’abord а notre faзon, c’est-а-dire lorsqu’il apparaоt sensiblement а l’homme, soit en assumant un corps, soit de n’importe quelle autre faзon, et qu’il l’instruit par une parole sensible. Et ce n’est pas ainsi que nous enquкtons а prйsent sur l’enseignement de l’ange, car de la sorte l’ange n’enseigne pas autrement que l’homme. Ensuite l’ange opиre а notre endroit а sa faзon, c’est-а-dire invisiblement ; et le but de cette question est de savoir comment l’homme peut кtre enseignй de cette faзon par un ange.

 

Il faut donc savoir que, l’ange йtant intermйdiaire entre l’homme et Dieu, un mode intermйdiaire d’enseignement lui convient selon l’ordre de la nature : un mode infйrieur а Dieu, mais supйrieur а l’homme. Mais on ne peut percevoir comment cela est vrai que si l’on voit comment Dieu enseigne et comment l’homme enseigne. Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’il y a entre l’intelligence et la vue corporelle la diffйrence suivante : la vue corporelle a tous ses objets йgalement prкts а кtre connus ; en effet, le sens n’est pas une puissance qui confronte, sinon il lui serait nйcessaire de partir de l’un de ses objets pour atteindre l’autre. Pour l’intelligence, en revanche, tous les intelligibles ne sont pas йgalement prкts а кtre connus, mais elle peut en regarder certains immйdiatement, tandis qu’elle ne regarde les autres qu’en partant de ceux qui ont йtй vus antйrieurement. Ainsi donc, l’homme prend connaissance de l’inconnu grвce а deux choses, а savoir : grвce а la lumiиre intellectuelle, et grвce aux premiиres conceptions йvidentes par soi, qui sont а cette lumiиre, qui est celle de l’intellect agent, ce que les instruments sont а l’artisan.

 

Donc, quant а ces deux choses, Dieu est la cause de la science de l’homme de la plus йminente faзon, car а la fois il a ornй l’вme elle-mкme de la lumiиre intellectuelle, et il a imprimй en elle la connaissance des premiers principes, qui sont comme des semences des sciences, tout comme il a imprimй dans les autres rйalitйs naturelles les raisons sйminales de tous les effets а produire.

 

Et parce qu’un homme, selon l’ordre de la nature, est йgal а un autre homme quant а l’espиce de la lumiиre intellectuelle, il ne peut aucunement кtre cause de science pour un autre homme en causant ou en augmentant en lui la lumiиre. Mais du cфtй oщ la science des choses inconnues est causйe par les principes йvidents par soi, un homme est en quelque sorte cause de science pour un autre homme, non comme lui transmettant la connaissance des principes, mais, comme on l’a dit, en tant qu’il amиne а l’acte, par certains signes sensibles montrйs au sens extйrieur, ce qui йtait contenu implicitement et comme en puissance dans les principes.

 

Mais l’ange, parce qu’il a naturellement une lumiиre intellectuelle plus parfaite que celle de l’homme, peut кtre pour l’homme une cause de science des deux cфtйs, quoique d’une faзon infйrieure а celle de Dieu et supйrieure а celle de l’homme. En effet, du cфtй de la lumiиre, bien qu’il ne puisse pas infuser la lumiиre intellectuelle comme Dieu le fait, il peut cependant renforcer la lumiиre infusйe, pour que l’on voie plus parfaitement. En effet, tout ce qui est imparfait en quelque genre, lorsqu’il est uni а un plus parfait dans ce genre, voit sa vertu renforcйe, tout comme nous constatons, parmi les corps, que le corps localisй est renforcй par le corps localisant, qui se rapporte а lui comme l’acte а la puissance, comme on le lit au quatriиme livre de la Physique. Du cфtй des principes йgalement, l’ange peut enseigner l’homme, non pas certes en transmettant la connaissance des principes eux-mкmes comme Dieu le fait, ni en proposant sous des signes sensibles la dйduction des conclusions а partir des principes comme l’homme le fait, mais en formant dans l’imagination des formes qui peuvent кtre formйes par l’йbranlement de l’organe corporel, comme c’est manifestement le cas de ceux qui dorment et des malades mentaux, qui subissent divers phantasmes selon la diversitй des vapeurs qui leur montent а la tкte. Et de cette faзon, « par l’immixtion d’un esprit йtranger, il peut se faire que celui-ci, par de telles images, montre ce qu’il sait а celui auquel il se mкle », comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Un ange qui enseigne invisiblement enseigne certes intйrieurement, si on compare cet enseignement а celui de l’homme, qui est proposй aux sens extйrieurs ; mais comparй а celui de Dieu, qui opиre au-dedans de l’esprit en infusant la lumiиre, l’enseignement de l’ange est considйrй comme extйrieur.

 

Bien que l’intention de la volontй ne puisse pas кtre contrainte, cependant l’intention de la partie sensitive peut кtre contrainte ; par exemple, lorsque quelqu’un est piquй, il est dans la nйcessitй d’avoir l’intention de sa blessure ; et il en va de mкme pour toutes les autres puissances sensitives qui usent d’un organe corporel ; et une telle intention suffit pour l’imagination.

 

L’ange n’infuse ni la lumiиre de grвce ni la lumiиre de nature ; mais il renforce la lumiиre de nature divinement infusйe, comme on l’a dit.

 

De mкme qu’il y a parmi les rйalitйs naturelles un agent univoque, qui imprime une forme а la faзon dont il la possиde, et un agent йquivoque, qui la possиde autrement qu’il ne l’imprime, de mкme en est-il aussi pour l’enseignement, car un homme en enseigne un autre en agent quasi univoque, et c’est pourquoi il transmet la science а un autre а la faзon dont il la possиde lui-mкme, c’est-а-dire en descendant des causes aux effets, d’oщ la nйcessitй que les concepts mкme de l’enseignant soient manifestйs par des signes а celui qui apprend. Mais l’ange enseigne en agent quasi йquivoque : en effet, il connaоt intellectuellement ce qu’il manifeste а l’homme par la voie du raisonnement. L’homme est donc enseignй par l’ange non pas de telle faзon que les concepts de l’ange lui soient manifestйs, mais que soit causйe en l’homme, selon le mode de celui-ci, la science de choses qui sont connues de l’ange selon un mode bien diffйrent.

 

Le Seigneur parle de ce mode d’enseignement qui convient а Dieu seul, comme le montre la Glose au mкme endroit ; et nous n’attribuons pas а l’ange cette faзon d’enseigner.

 

Celui qui enseigne ne cause pas la vйritй, mais il cause la connaissance de la vйritй en celui qui apprend. En effet, les propositions qui sont enseignйes sont vraies avant mкme qu’on ne les sache, car la vйritй ne dйpend pas de notre science mais de l’existence des rйalitйs.

 

 Bien que la science que nous acquйrons par l’enseignement porte sur des rйalitйs indйfectibles, cependant la science elle-mкme peut dйfaillir ; il n’est donc pas nйcessaire que l’illumination de l’enseignement vienne d’une lumiиre indйfectible ; ou bien, si elle vient d’une lumiиre indйfectible comme d’un principe premier, cependant une lumiиre crййe et dйfectible, pouvant кtre comme un principe intermйdiaire, n’est pas tout а fait exclue.

 

On remarque parmi les disciples du Christ un certain progrиs de la foi : d’abord ils le vйnйraient comme un homme sage et un maоtre, et ensuite il se tournиrent vers lui comme vers Dieu qui enseigne. C’est pourquoi une certaine glose dit un peu plus bas : « Parce que Nathanaлl connut que le Christ absent avait vu ce qu’il avait fait lui-mкme en un autre lieu, ce qui est un indice de la divinitй, il confessa non seulement le Maоtre mais aussi le Fils de Dieu. »

 

 Ce n’est pas en montrant sa propre substance que l’ange manifeste une vйritй inconnue, mais en proposant une autre vйritй plus connue, ou encore en renforзant la lumiиre de l’intelligence. L’argument n’est donc pas concluant.

 

10° L’intention de saint Augustin n’est pas de dire que l’esprit angйlique n’est pas d’une nature plus йminente que l’esprit humain, mais que l’ange ne vient pas en intermйdiaire entre Dieu et l’esprit humain de telle faзon que celui-ci reзoive son ultime formation par une union а l’ange, ainsi que certains l’ont prйtendu, disant que l’ultime bйatitude de l’homme consiste en ce que notre intelligence soit unie а une intelligence dont la bйatitude est d’кtre unie а Dieu mкme.

 

11° Il y a en nous des puissances qui sont contraintes par le sujet et l’objet, comme les puissances sensitives, qui sont stimulйes et par l’йbranlement de leur organe, et par la force de l’objet. L’intelligence, pour sa part, n’est pas contrainte par le sujet, puisqu’elle n’use pas d’un organe corporel, mais elle est contrainte par l’objet, car l’efficace de la dйmonstration contraint de consentir а la conclusion. Quant а la volontй, elle n’est contrainte ni par le sujet ni par l’objet, mais elle se meut vers ceci ou cela а sa propre instigation ; et c’est pourquoi Dieu seul, qui opиre intйrieurement, peut imprimer dans la volontй ; alors que dans l’intelligence l’homme ou l’ange aussi peuvent imprimer en quelque sorte, en reprйsentant des objets qui puissent la contraindre.

 

12° L’ange ne crйe pas les espиces dans notre esprit et n’йclaire pas non plus immйdiatement les phantasmes, mais l’union de sa lumiиre avec celle de notre intelligence permet а notre intelligence d’йclairer plus efficacement les phantasmes. Et cependant, mкme si l’ange йclairait immйdiatement les phantasmes, il ne s’ensuivrait pas pour autant que la position de ces philosophes soit vraie : en effet, bien qu’il appartienne а l’intellect agent d’йclairer les phantasmes, on pourrait dire cependant que cela n’appartient pas qu’а lui seul.

 

13° L’imagination peut recevoir ce qui est dans l’intelligence humaine, mais selon un autre mode ; et semblablement, l’intelligence humaine peut, selon son mode, saisir ce qui est dans l’intelligence angйlique. Nйanmoins, bien que l’intelligence de l’homme s’apparente davantage а l’imagination quant au sujet, en tant que ce sont des puissances d’une mкme вme, cependant elle s’apparente davantage а l’intelligence angйlique quant au genre, car l’une et l’autre est une puissance immatйrielle.

 

14° Rien n’empкche que le spirituel soit proportionnй pour agir dans le corporel, car rien n’empкche que des infйrieurs subissent quelque chose de la part des supйrieurs.

 

15° L’ange n’est pas une cause pour l’homme quant а la connaissance qu’il a des rйalitйs par leur essence, mais quant а celle qu’il a par des ressemblances ; non que l’ange soit plus proche des rйalitйs que ne le sont leurs ressemblances, mais parce qu’il fait celles-ci se reflйter dans l’esprit, soit en mouvant l’imagination, soit en renforзant la lumiиre de l’intelligence.

 

16° « Crйer » implique la causalitй premiиre, qui est due а Dieu seul ; « faire », par contre, implique la causalitй en gйnйral, et de mкme « enseigner », quant а la science. Voilа pourquoi Dieu seul est appelй crйateur, alors que « faiseur » et « enseignant » peuvent se dire et de Dieu, et de l’ange, et de l’homme.

 

17° Mкme а propos de ce qui a des causes dйterminйes dans la nature, l’ange peut enseigner plus de choses que l’homme, de mкme qu’il connaоt aussi plus de choses ; et ce qu’il enseigne, il peut aussi l’enseigner selon un mode plus noble ; l’argument n’est donc pas concluant.

Article 4 : Enseigner est-il un acte de la vie active ou de la vie contemplative ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit un acte de la vie contemplative.

 

« La vie active cesse avec le corps », comme dit saint Grйgoire dans ses Homйlies sur Йzйchiel. Or l’enseignement ne cesse pas avec le corps, car mкme les anges, qui n’ont pas de corps, enseignent, comme on l’a dit. Il semble donc qu’enseigner relиve de la vie contemplative.

 

Comme dit saint Grйgoire dans ses Homйlies sur Йzйchiel, « on vit d’abord la vie active avant d’arriver а la contemplative ». Or l’enseignement suit la contemplation, et ne la prйcиde pas. Enseigner ne relиve donc pas de la vie active.

 

Comme dit saint Grйgoire au mкme endroit, « la vie active, tout occupйe au travail, voit mal ». Or celui qui enseigne doit nйcessairement voir plus que celui qui simplement contemple. Enseigner appartient donc а la vie contemplative plutфt qu’а l’active.

 

C’est par un mкme principe que chaque chose est parfaite en soi et qu’elle transmet а d’autres une semblable perfection, comme c’est par la mкme chaleur que le feu est chaud et qu’il chauffe. Or, que quelqu’un soit parfait en lui-mкme dans la considйration des rйalitйs divines, regarde la vie contemplative. L’enseignement, qui est la transfusion de cette mкme perfection en autrui, regarde donc aussi la vie contemplative.

 

La vie active se tourne vers les rйalitйs temporelles. Or l’enseignement se tourne principalement vers les rйalitйs йternelles, car l’enseignement de celles-ci est plus йminent et plus parfait. L’enseignement ne concerne donc pas la vie active, mais la contemplative.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Grйgoire dit dans la mкme homйlie : « La vie active, c’est de donner du pain а l’affamй, d’instruire l’ignorant par la parole de sagesse. »

 

Les њuvres de misйricorde appartiennent а la vie active. Or enseigner est au nombre des aumфnes spirituelles. Enseigner appartient donc а la vie active.

 

 

Rйponse :

 

La vie contemplative et la vie active se distinguent l’une de l’autre par la fin et la matiиre.

 

En effet, la matiиre de la vie active, ce sont les rйalitйs temporelles, vers lesquels se tourne l’activitй humaine, tandis que la matiиre de la vie contemplative, ce sont les raisons connaissables des rйalitйs, auxquelles s’attache le contemplatif.

 

Et cette diversitй de matiиre vient d’une diversitй de la fin : de mкme aussi, dans tous les autres domaines, la matiиre est dйterminйe par l’exigence de la fin. En effet, la fin de la vie contemplative est la vue de la vйritй — au sens oщ nous traitons maintenant de la vie contemplative — de la vйritй, dis-je, incrййe, selon le mode possible а celui qui contemple ; et cette vйritй est vue imparfaitement en cette vie, mais sera vue parfaitement dans la vie future. Et c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la vie contemplative commence ici-bas, pour se parfaire dans la patrie cйleste ». Mais la fin de la vie active est l’opйration par laquelle on tend а l’utilitй des plus proches.

 

Or nous trouvons deux matiиres dans l’acte d’enseigner, un indice en est le double accusatif auquel cet acte est associй [en latin]. En effet, une matiиre de cet acte est la rйalitй mкme qui est enseignйe, et l’autre matiиre est celui а qui la science est transmise. Donc, du point de vue de la premiиre matiиre, l’acte d’enseignement relиve de la vie contemplative, mais du point de vue de la seconde, il relиve de la vie active.

 

Mais du cфtй de la fin, on trouve que l’enseignement relиve seulement de la vie active, car son ultime matiиre, en laquelle la fin voulue est obtenue, est la matiиre de la vie active. Il concerne donc la vie active plutфt que la contemplative, bien qu’il appartienne aussi а cette derniиre en quelque faзon, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La vie active cesse avec le corps pour autant qu’elle s’exerce avec peine et subvient aux infirmitйs des plus proches ; et c’est en ce sens que saint Grйgoire dit au mкme endroit : « La vie active est laborieuse, puisqu’elle se fatigue а њuvrer », deux choses qui n’auront pas lieu dans la vie future. Et pourtant, il y a parmi les esprits cйlestes une action hiйrarchique, comme dit Denys, et cette action a un autre mode que la vie active que nous menons maintenant en cette vie. Et c’est pourquoi l’enseignement qui existera alors n’a qu’un lointain rapport avec l’enseignement d’ici-bas.

 

Saint Grйgoire dit au mкme endroit : « L’ordre normal est de tendre de la vie active а la contemplative, mais il faut savoir qu’il y a souvent grand profit а se reporter de la vie contemplative vers la vie active ; l’вme toute chaude grвce а la contemplation, on vivra plus parfaitement la vie active. » Il faut cependant savoir que l’active prйcиde la contemplative quant aux actes qui n’ont aucune matiиre en commun avec la contemplative ; mais quant aux actes qui reзoivent leur matiиre de la contemplative, il est nйcessaire que l’active suive la contemplative.

 

La vision de l’enseignant est le principe de l’enseignement, mais l’enseignement lui-mкme consiste plutфt dans la transfusion de la science des rйalitйs vues que dans leur vision ; par consйquent, la vision de l’enseignant relиve plus de la contemplation que de l’action.

 

Cet argument prouve que la vie contemplative est le principe de l’enseignement, de mкme que la chaleur n’est pas le chauffage lui-mкme, mais le principe du chauffage ; or la vie contemplative se trouve кtre le principe de l’active en tant qu’elle la dirige, comme а l’inverse la vie active dispose а la contemplative.

 

La solution ressort de ce qu’on a dit, car du point de vue de la premiиre matiиre l’enseignement rejoint la contemplation, comme on l’a dit.

Question 13 : : [Le ravissement]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que le ravissement ?

Article 2 : Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?

Article 3 : L’intelligence d’un homme dans l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision de Dieu dans son essence sans кtre abstraite des sens ?

Article 4 : Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?

Article 5 : Qu’est-ce que l’Apфtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que le ravissement ?

 

Objections :

 

 Voici comment le dйcrivent les maоtres : « Le ravissement est une йlйvation, par une force de nature supйrieure, depuis l’йtat qui suit la nature vers un йtat qui est contre nature. » Et il semble que cela ne convienne pas.

 

Comme dit saint Augustin, « l’intelligence de l’homme connaоt Dieu naturellement ». Or dans le ravissement, l’intelligence de l’homme est йlevйe а la connaissance de Dieu. Elle n’est donc pas йlevйe vers un йtat qui est contre nature, mais vers un йtat qui suit la nature.

 

L’esprit crйй dйpend plus de l’incrйй que le corps infйrieur ne dйpend du supйrieur. Or les impressions des corps supйrieurs sont naturelles aux corps infйrieurs, comme dit le Commentateur au troisiиme livre du Ciel et le Monde. Donc l’йlйvation de l’esprit humain, bien qu’elle soit faite par une force de nature supйrieure, est seulement naturelle.

 

А propos de Rom. 11, 24 : « tu as йtй entй, contrairement а ta nature, sur l’olivier franc », la Glose dit que « Dieu, auteur de la nature, ne fait rien contre la nature ; car la nature est, pour chaque chose, ce qu’elle a reзu de celui de qui vient toute mesure et tout ordre naturel ». Or l’йlйvation du ravissement est faite par Dieu, qui est le crйateur de la nature humaine. Elle n’est donc pas contre nature, mais suit la nature.

 

[Le rйpondant] disait que le ravissement est dit contre nature parce qu’il est fait divinement, non а la faзon de l’esprit humain. En sens contraire : Denys dit au huitiиme livre des Noms divins que la justice de Dieu se remarque en ce qu’il distribue а toutes les rйalitйs suivant leur mesure et leur dignitй. Or Dieu ne peut rien faire contre sa justice. Il ne donne donc а aucune rйalitй ce qui ne serait pas а sa mesure.

 

Si la mesure de l’homme est changйe sous quelque aspect, elle ne l’est pas au point que le bien de l’homme soit фtй ; car Dieu n’est pas la cause d’une dйtйrioration de l’homme, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. Or le bien de l’homme est de vivre suivant la raison et d’opйrer volontairement, comme le montre clairement Denys au quatriиme livre des Noms divins. Puis donc que la violence est contraire au volontaire, et dйtruit le bien de la raison — car si la nйcessitй est attristante c’est parce qu’elle s’oppose а la volontй, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique —, il semble que Dieu ne fait en l’homme aucune violente йlйvation contre nature ; mais cela semble кtre le cas dans le ravissement, comme le nom mкme l’implique, et comme la description susdite le signifie lorsqu’elle dit « par une force de nature supйrieure ».

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la grande force des sensibles corrompt le sens, mais la grande force des intelligibles ne corrompt pas l’intelligence. Or si le sens n’arrive pas а connaоtre les sensibles trиs forts, c’est parce qu’il est corrompu par eux. L’intelligence peut donc naturellement connaоtre les intelligibles, si forts soient-ils. Donc, quels que soient les intelligibles auxquels l’esprit de l’homme est йlevй, ce ne sera pas une йlйvation contre nature.

 

 Saint Augustin dit au livre sur l’Esprit et l’Вme que « l’вme et l’ange sont йgaux en nature mais inйgaux par la fonction ». Or il n’est pas contre la nature de l’ange de connaоtre les choses auxquelles les hommes sont йlevйs dans le ravissement. L’йlйvation du ravissement n’est donc pas non plus contre nature pour l’homme.

 

Si un mouvement est naturel, alors l’arrivйe au terme du mouvement sera naturelle aussi, puisque aucun mouvement n’est infini. Or l’esprit de l’homme est mы naturellement vers Dieu ; cela se voit clairement en ce qu’il n’a point de repos qu’il ne soit parvenu а lui ; d’oщ ce que dit saint Augustin au premier livre des Confessions : « Vous nous avez faits pour vous, Seigneur ; et notre cњur est inquiet jusqu’а ce qu’il se repose en vous. » Cette йlйvation par laquelle l’esprit atteint Dieu, comme c’est le cas dans le ravissement, n’est donc pas contre nature.

 

 [Le rйpondant] disait qu’кtre portй vers Dieu est naturel а l’esprit humain non par lui-mкme, mais seulement par une prйdйtermination divine ; et ainsi, cela n’est pas absolument naturel. En sens contraire : la nature infйrieure n’opиre ni ne tend vers une fin que par une prйdйtermination divine, et c’est pourquoi l’on dit que l’њuvre de la nature est une њuvre de l’intelligence ; et cependant, nous disons que les mouvement et les opйrations des rйalitйs naturelles sont absolument naturelles. Si donc кtre portй vers Dieu est naturel а l’esprit par une prйdйtermination divine, on doit le juger absolument naturel.

 

10° L’вme est d’abord en soi, et sous cet aspect on l’appelle esprit, avant d’кtre en tant que conjointe, aspect sous lequel elle est appelйe вme. Or l’acte de l’вme en tant qu’elle est un certain esprit est de connaоtre Dieu et les autres substances sйparйes ; mais en tant qu’elle est unie au corps, son acte est de connaоtre les rйalitйs corporelles et sensibles. La connaissance des intelligibles est donc dans l’вme avant celle des sensibles. Puis donc que la connaissance des sensibles est naturelle а l’вme, la connaissance des intelligibles divins lui sera naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

11° Une chose est plus naturellement ordonnйe au dernier terme qu’au mйdium, puisque la relation au mйdium se fait а cause de la relation au dernier terme. Or les rйalitйs sensibles sont des mйdiums par lesquels on parvient а la connaissance de Dieu ; Rom. 1, 20 : « Les perfections invisibles de Dieu […] sont rendues visibles а l’intelligence par le moyen de ses њuvres. » Et la connaissance des sensibles est naturelle а l’homme. Donc la connaissance des intelligibles aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

12° Rien de ce qui est fait par quelque puissance naturelle ne peut кtre dit absolument contre nature. Or certaines choses, comme des herbes ou des pierres, ont des vertus naturelles qui attirent l’esprit hors des sens et lui font voir des choses admirables ; et cela semble avoir lieu dans un ravissement. Le ravissement n’est donc pas une йlйvation contre nature.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de 2 Cor. 2, 12 : « je connais un homme dans le Christ, etc. », la Glose dit : « ravi, c’est-а-dire йlevй contre la nature ». Le ravissement est donc une йlйvation contre nature.

 

 

Rйponse :

 

А l’homme appartient une certaine opйration en tant qu’il est homme, opйration qui lui est naturelle, comme а n’importe quelle autre chose appartient une certaine opйration de cette chose en tant que telle, ainsi le feu ou la pierre.

 

Or dans les rйalitйs naturelles, il se produit de deux faзons qu’une chose soit transportйe hors de son opйration naturelle. D’abord par un dйfaut de la puissance propre, d’oщ que vienne un tel dйfaut, soit d’une cause extйrieure, soit d’une cause intйrieure ; comme lorsque par un dйfaut de la puissance formatrice dans la semence est engendrй un fњtus monstrueux. Ensuite par l’opйration de la puissance divine, au commandement de laquelle toute nature obйit, comme cela se passe dans les miracles ; ainsi lorsqu’une vierge conзoit, ou qu’un aveugle voit clair.

 

Et de mкme aussi, l’homme peut abandonner de deux faзons son opйration naturelle et propre. Or l’opйration propre de l’homme est de penser par l’intermйdiaire de l’imagination et du sens ; car l’opйration de l’homme par laquelle il adhиre aux seules rйalitйs intellectuelles, laissant de cфtй toutes les rйalitйs infйrieures, ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais en tant que quelque chose de divin existe en lui, comme il est dit au dixiиme livre de l’Йthique ; quant а l’opйration par laquelle il adhиre aux seules rйalitйs sensibles en dehors de l’intelligence et de la raison, elle ne lui appartient pas en tant qu’homme, mais suivant la nature qu’il partage avec les bкtes. Ainsi donc, il est transportй hors du mode naturel de sa connaissance lorsque, abstrait des sens, il regarde des choses hors du sens. Ce transport se fait donc parfois par un dйfaut de la puissance propre, comme cela se produit chez les frйnйtiques et autres malades mentaux ; et cette abstraction des sens n’est pas une йlйvation de l’homme, mais plutфt un abaissement. Parfois, en revanche, une telle abstraction se fait par la puissance divine : et c’est alors proprement une certaine йlйvation, car, puisque l’agent s’assimile le patient, l’abstraction qui se fait par la puissance divine, qui est au-dessus de l’homme, est vers quelque chose de plus haut que ce qui est naturel а l’homme.

 

Ainsi donc, dans la description susdite du ravissement, par laquelle celui-ci est dйfini comme un certain mouvement, son genre est touchй dans le terme « йlйvation » ; la cause efficiente lorsqu’il est dit « par une force de nature supйrieure » ; les deux termes du mouvement, dйpart et arrivйe, dans l’expression suivante : « depuis l’йtat qui suit la nature vers un йtat qui est contre nature ».

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance de Dieu se produit de multiples faзons : par son essence, et par les rйalitйs sensibles, ou encore par les effets intelligibles. De mкme aussi, l’on doit distinguer а propos de ce qui est naturel а l’homme. Pour la mкme et unique rйalitй, quelque chose est selon la nature et contre la nature, suivant ses divers йtats : parce que la nature de la rйalitй n’est pas la mкme lorsqu’elle est en devenir et lorsqu’elle est dans son кtre parfait, comme dit Rabbi Moпse ; par exemple, la quantitй complиte — et autres choses de ce genre — est naturelle а l’homme quand il est parvenu а l’вge parfait, mais il serait contre nature, pour l’enfant, de naоtre avec la quantitй parfaite. Ainsi donc, il faut rйpondre qu’il est naturel а l’intelligence humaine suivant n’importe quel йtat de connaоtre Dieu en quelque faзon ; mais а son dйbut, c’est-а-dire dans l’йtat de voie, il lui est naturel de connaоtre Dieu par les crйatures sensibles. Mais il lui est naturel de parvenir а connaоtre Dieu par lui-mкme dans sa consommation, c’est-а-dire dans l’йtat de la patrie. Et par consйquent, s’il est йlevй dans l’йtat de voie а connaоtre Dieu suivant l’йtat de la patrie, cela sera contre nature, comme il serait contre nature qu’un enfant nouveau-nй ait une barbe.

 

Il y a deux natures : la particuliиre, qui est propre а chaque rйalitй, et l’universelle, qui embrasse tout l’ordre des causes naturelles. Et pour cette raison, il y a deux faзons de dire qu’une chose suit la nature ou est contre nature : d’abord quant а la nature particuliиre, ensuite quant а la nature universelle ; par exemple, toute corruption, tout dйfaut et toute sйnilitй sont contre la nature particuliиre ; mais cependant, il est naturel suivant la nature universelle que tout ce qui est composй de contraires se corrompe. Ainsi, parce que l’ordre universel des causes comporte que les infйrieurs soient mus par leurs supйrieurs, tout mouvement qui se fait dans la nature infйrieure par l’impression du supйrieur, soit dans les rйalitйs corporelles, soit dans les spirituelles, est certes naturel selon la nature universelle, mais pas toujours selon la nature particuliиre ; sauf lorsque la nature supйrieure imprime dans l’infйrieure de telle faзon que l’impression elle-mкme soit sa nature. Et de la sorte, on voit clairement comment l’on peut dire des choses que Dieu fait dans les crйatures qu’elles suivent la nature ou sont contre nature.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse а la troisiиme objection. On peut aussi rйpondre que cette йlйvation est dite contre nature parce qu’elle est contre le cours habituel de la nature, comme la Glose expose Rom. 11, 24.

 

Bien que Dieu n’agisse jamais contre la justice, il fait cependant quelque chose au-delа de la justice. En effet, il y a quelque chose contre la justice quand on enlиve а quelqu’un ce qui lui est dы ; comme on le voit dans les affaires humaines, lorsque l’un vole а l’autre. Mais si, par une certaine libйralitй, il donne ce qui n’est pas dы, ce n’est pas contre la justice, mais au-delа de la justice. Ainsi donc, lorsque Dieu йlиve l’esprit humain dans l’йtat de voie au-dessus de son mode, il n’agit pas contre la justice, mais au-delа de la justice.

 

Dиs lors que l’њuvre de l’homme a la bontй du mйrite, elle suit nйcessairement la raison et la volontй. Mais le bien qui lui est confйrй dans le ravissement n’est pas de ce genre ; il n’est donc pas nйcessaire qu’il procиde de la volontй humaine, mais seulement de la puissance divine. Et cependant, on ne peut pas tout а fait dire qu’il y a violence, sauf au sens oщ l’on parle de mouvement violent quand une pierre est lancйe vers le bas plus vite que le mouvement naturel ne la dispose : cependant, le violent est proprement ce en quoi le patient ne contribue nullement, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique.

 

Le sens et l’intelligence ont ceci de commun, que l’un et l’autre reзoivent imparfaitement l’intelligible ou le sensible trиs fort, quoique l’un et l’autre en reзoivent quelque chose. Mais leur diffйrence rйside en ceci : en йtant mы par le sensible trиs fort, le sens se corrompt, au point de ne pouvoir ensuite connaоtre des sensibles moindres ; tandis qu’en recevant l’intelligible trиs fort, l’intelligence est renforcйe, en sorte qu’elle peut mieux connaоtre ensuite de moindres intelligibles. Il est donc clair que la citation du Philosophe susmentionnйe est йtrangиre а notre propos.

 

L’ange et l’вme sont appelйs йgaux en nature seulement quant а l’йtat de la consommation derniиre, en lequel les hommes seront comme les anges dans le ciel, comme il est dit en Mt 22, 30. Ou bien en tant qu’ils ont en commun la nature intellectuelle, quoiqu’elle se trouve plus parfaite dans les anges.

 

L’arrivйe au terme du mouvement naturel est naturelle, non pas au dйbut ou au milieu, mais а la fin du mouvement ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.

 

Les opйrations des rйalitйs naturelles qui viennent d’une prйdйtermination divine sont appelйes naturelles quand les principes de ces opйrations sont mis dans les rйalitйs de telle faзon qu’ils en soient la nature ; mais ce n’est pas ainsi que Dieu donne а l’homme l’йlйvation du ravissement, il n’en va donc pas de mкme.

 

10° Ce qui est premier dans l’intention de la nature est parfois dernier dans le temps, comme l’acte se rapporte а la puissance dans le mкme sujet rйcйpteur : car l’existence en acte est antйrieure quant а la nature, bien que temporellement la mкme et unique rйalitй soit en puissance avant d’кtre en acte. Et semblablement l’opйration de l’вme en tant qu’elle est esprit est antйrieure quant а l’intention de la nature, mais elle est temporellement postйrieure ; si donc une opйration est faite au temps de l’autre, ce sera contre la nature.

 

11° Bien que la relation au mйdium existe pour la relation au dernier terme, cependant l’on n’arrive naturellement au dernier terme que par le mйdium ; et s’il en va autrement, l’arrivйe ne sera pas naturelle ; et tel est le cas prйsent.

 

12° L’abstraction des sens qui se fait par la vertu de certaines choses naturelles se ramиne а l’abstraction qui a lieu par un dйfaut de la puissance propre : en effet, ces choses n’ont une nature qui abstrait des sens que dans la mesure oщ elles engourdissent les sens ; il est donc clair qu’une telle abstraction du sens est йtrangиre au ravissement.

Article 2 : Saint Paul dans son ravissement a-t-il vu Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А propos de Йph. 4, 18 : « ils ont l’intelligence obscurcie par les tйnиbres », la Glose dit : « Tout homme qui pense est йclairй par une certaine lumiиre intйrieure. » Si donc l’intelligence est йlevйe а la vision de Dieu, il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par quelque lumiиre proportionnйe а une telle vision. Or une telle lumiиre n’est autre que la lumiиre de gloire, dont parle le psaume : « dans votre lumiиre nous verrons la lumiиre ». Donc seule une intelligence bienheureuse peut voir Dieu dans son essence. Et ainsi, saint Paul dans son ravissement n’a pas pu voir Dieu dans son essence, puisqu’il n’йtait pas glorifiй.

 

[Le rйpondant] disait que saint Paul fut bienheureux а ce moment-lа. En sens contraire : la perpйtuitй entre dans la notion de bйatitude, comme dit saint Augustin au livre de la Citй de Dieu. Or cet йtat n’est pas demeurй perpйtuellement en saint Paul. Il ne fut donc pas bienheureux dans cet йtat.

 

De la gloire de l’вme rejaillit une gloire sur le corps. Or le corps de saint Paul ne fut pas glorifiй. Son esprit ne fut donc pas non plus йclairй par la lumiиre de gloire ; et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

[Le rйpondant] disait que lorsqu’il vit Dieu dans son essence, mкme dans cet йtat il ne fut pas bienheureux absolument mais relativement. En sens contraire : pour que quelqu’un soit bienheureux absolument, seuls sont requis un acte de la gloire, et une qualitй de la gloire qui est le principe de cet acte ; ainsi le corps de saint Pierre eыt йtй glorifiй absolument si en plus d’кtre portй sur les eaux, il avait eu aussi en lui le principe de cet acte, qui s’appelle l’agilitй. Or la clartй qui est le principe de la vision de Dieu, elle-mкme acte de la gloire, est une qualitй de la gloire. Si donc l’esprit de saint Paul a vu Dieu dans son essence et fut йclairй par la lumiиre qui est le principe de cette vision, alors il fut glorifiй absolument.

 

Saint Paul dans son ravissement eut la foi et l’espйrance. Or ces choses ne peuvent subsister en mкme temps que la vision de Dieu dans son essence ; car la foi porte sur ce qu’on ne voit pas, comme il est dit en Hйbr. 11, 1, et « ce qu’on voit, pourquoi l’espйrer ? » comme il est dit en Rom. 8, 24. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

La charitй de la patrie n’est pas un principe de mйrite. Or saint Paul dans son ravissement fut en йtat de mйriter, car son вme n’йtait pas encore dйtachйe du corps corruptible, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Il n’a donc pas eu la charitй de la patrie. Or lа oщ se trouve la vision de la patrie, qui est parfaite, lа aussi se trouve la charitй de la patrie, qui est parfaite ; car autant l’on connaоt Dieu, autant l’on aime. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

 L’essence divine ne peut кtre vue sans joie, comme le montre clairement saint Augustin au premier livre sur la Trinitй. Si donc saint Paul a vu Dieu dans son essence, il se dйlectait dans cette vision ; il ne voulait donc pas en кtre sйparй ; en outre, Dieu ne l’a pas sйparй malgrй lui, car йtant souverainement libйral, il ne retire pas ses biens, autant que cela dйpend de lui. Saint Paul n’aurait donc jamais йtй sйparй de cet йtat ; ce qui est faux ; il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

Aucun homme ayant quelque bien par un mйrite ne le perd а moins de pйcher. Puis donc que voir Dieu dans son essence est quelque chose que l’on obtient par mйrite, celui qui voit Dieu dans son essence ne peut кtre йloignй de cette vision, а moins peut-кtre qu’il ne lui arrive de pйcher ; mais on ne peut pas dire cela de saint Paul, qui dit de lui-mкme en Rom. 8, 38-39 : « je suis assurй que ni la mort ni la vie […] ne pourra me sйparer, etc. », et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus

 

 Puisqu’il est dit que saint Paul fut ravi, on se demande en quoi son ravissement diffиre du sommeil d’Adam et du ravissement de saint Jean l’Йvangйliste, dont lui-mкme dit en Apoc. 1, 10 qu’il fut ravi en esprit, et du transport de l’вme en lequel fut saint Pierre en Act. 11, 5.

 

 

En sens contraire :

 

Ce que dit Saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et aussi dans sa Lettre а Pauline sur la vision de Dieu, et ce que l’on trouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12, tous ces textes mentionnent expressйment que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce point, certains ont prйtendu que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu non pas dans son essence, mais par quelque vision mйdiane entre la vision de la voie et celle de la patrie. Et cette vision mйdiane peut se concevoir comme celle qui est naturelle а l’ange : de la sorte, celui-ci voit Dieu par une connaissance naturelle, non certes dans son essence, mais par des espиces intelligibles, en considйrant sa propre essence qui est une certaine ressemblance de l’essence intelligible incrййe, comme il est dit au livre des Causes que l’intelligence sait ce qui est au-dessus d’elle en tant qu’elle est causйe par lui. Et ainsi, l’on pense que saint Paul aussi dans son ravissement a vu Dieu par l’йclat de quelque lumiиre intellectuelle dans son esprit. Quant а la connaissance de la voie, qui se fait par le miroir et l’йnigme des crйatures sensibles, elle est naturelle а l’homme ; tandis que la connaissance de la patrie, par laquelle Dieu est vu dans son essence, est naturelle а Dieu seul.

 

Mais cette opinion contredit les paroles de saint Augustin, qui dit expressйment dans les textes susmentionnйs que saint Paul dans son ravissement a vu Dieu dans son essence. Et il n’est pas non plus probable que le ministre de l’Ancien Testament auprиs des Juifs ait vu Dieu dans son essence, comme on le dйduit de ce passage de Nombr. 12, 8 : « il voit le Seigneur clairement, et non sous des йnigmes et des figures », et que cela n’ait pas йtй concйdй au ministre du Nouveau Testament, le Docteur des nations, d’autant plus que l’Apфtre lui-mкme argumente ainsi en 2 Cor. 3, 9 : « Si le ministиre de condamnation a йtй accompagnй de gloire, le ministиre de la justice en aura incomparablement davantage. »

 

Toutefois, il ne fut pas bienheureux absolument, mais seulement relativement, bien que son esprit ait йtй йclairй par une lumiиre surnaturelle pour voir Dieu ; ce qui peut кtre prouvй par l’exemple de la lumiиre corporelle. En certaines choses, en effet, la lumiиre venant du soleil se rencontre comme une certaine forme immanente rendue quasi connaturelle : ainsi dans les йtoiles, dans l’escarboucle et autres choses semblables. En d’autres, par contre, la lumiиre venant du soleil est reзue comme une certaine passion transitoire, comme dans l’air : car la lumiиre dans l’air n’est pas rendue comme une forme permanente quasi connaturelle, mais elle passe quand le soleil s’en va. De mкme aussi la lumiиre de gloire est rйpandue de deux faзons sur l’esprit. D’abord, а la faзon d’une forme rendue connaturelle et permanente, et ainsi, elle rend l’esprit bienheureux absolument, et c’est ainsi qu’elle est rйpandue sur les bienheureux dans la patrie. Ensuite, la lumiиre de gloire touche l’esprit humain comme une certaine passion transitoire : et c’est ainsi que l’esprit de saint Paul dans son ravissement fut йclairй par la lumiиre de gloire. Le nom lui-mкme de ravissement montre aussi que cela fut fait hвtivement et en passant. Il ne fut donc pas glorifiй absolument, et n’eut pas la dot de gloire, puisque cette clartй ne fut pas rendue sa propriйtй ; et pour cette raison, elle ne descendit pas de l’вme sur le corps, et il ne demeura pas perpйtuellement dans cet йtat.

 

 

Rйponse aux objections :

 

1° а 4° On voit dиs lors clairement la rйponse aux quatre premiers arguments.

 

А la venue de la pleine vision, la foi se retire. Donc, dans la mesure oщ il y eut en saint Paul la vision de Dieu dans son essence, la foi йtait absente ; or la vision de Dieu dans son essence y fut suivant l’acte et non suivant l’habitus de la gloire. Donc la foi, au contraire, y fut suivant l’habitus, non suivant l’acte ; de mкme pour l’espйrance.

 

Bien que saint Paul fыt alors en йtat de mйriter, cependant il ne mйritait pas en acte а ce moment-lа ; car de mкme qu’il eut l’acte de vision de la patrie, de mкme il eut l’acte de charitй de la patrie. Certains prйtendent cependant que, bien qu’il eыt l’acte de la vision de la patrie, il n’eut cependant pas l’acte de la charitй de la patrie, car si son intelligence fut ravie, toutefois sa volontй ne le fut pas. Mais cela va expressйment contre ce que, а propos de 2 Cor. 12, 4 : « ravi dans le paradis », la Glose dit : « dans cette tranquillitй dont jouissent ceux qui sont dans la Jйrusalem cйleste. » Or la jouissance se fait par l’amour.

 

La condition mкme de la lumiиre йclairant son esprit explique que cette vision ne soit point demeurйe en saint Paul, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Bien que la vision de Dieu parmi les bienheureux provienne du mйrite, cependant elle n’a pas йtй donnйe а saint Paul comme la rйcompense du mйrite ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Cependant il faut savoir que ces deux derniers arguments, par leur conclusion, ne s’opposent pas plus а ce que saint Paul ait vu Dieu dans son essence, qu’а ce qu’il ait vu d’une quelconque faзon au-dessus du mode commun.

 

А ce que l’on demandait en dernier lieu, il faut rйpondre que le transport de l’вme, l’extase et le ravissement, tout cela revкt le mкme sens dans les Йcritures, et signifie une certaine йlйvation depuis les sensibles extйrieurs, auxquels nous nous appliquons naturellement, vers des choses qui sont au-dessus de l’homme. Mais cela se produit de deux faзons. Parfois, en effet, l’abstraction des choses extйrieures s’entend quant а l’intention seulement, comme quand on use des sens et des rйalitйs extйrieures, mais que toute notre intention se porte а regarder et а aimer les rйalitйs divines ; et ainsi, n’importe quel contemplateur et amant des rйalitйs divines est dans le transport de l’вme, l’extase ou le ravissement : c’est pourquoi Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins : « l’amour divin fait entrer en extase » ; et saint Grйgoire, parlant du contemplateur au livre des Moralia, dit : « Celui qui est ravi vers la comprйhension des rйalitйs intйrieures ferme ses yeux aux choses visibles. » De la seconde faзon, suivant un sens plus frйquent des noms susdits, l’extase, le ravissement ou le transport de l’вme a lieu lorsque l’on est abstrait, mкme actuellement, de l’usage des sens et des rйalitйs sensibles pour voir des choses surnaturellement. Or l’on voit surnaturellement au-delа du sens, de l’intelligence et de l’imagination, comme on l’a dit dans la question sur la prophйtie. Voilа pourquoi saint Augustin distingue deux ravissements, au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : l’un par lequel l’esprit est ravi depuis les sens vers une vision imaginaire, et il en fut ainsi de saint Pierre et de saint Jean dans l’Apocalypse, comme le dit saint Augustin au mкme endroit ; l’autre par lequel l’esprit est ravi en mкme temps depuis les sens et l’imagination, vers une vision intellectuelle ; et cela de deux faзons. D’abord lorsque l’intelligence pense Dieu par des йmissions intelligibles, ce qui est propre aux anges ; et telle fut l’extase d’Adam, et c’est pourquoi, а propos de Gen. 2, 21, il est dit dans la Glose que « l’on peut lйgitimement penser que cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres ». Ensuite lorsque l’intelligence voit Dieu dans son essence ; et c’est vers cela que saint Paul fut ravi, comme on l’a dit.

Article 3 : L’intelligence d’un homme dans l’йtat de voie peut-elle кtre йlevйe а la vision de Dieu dans son essence sans кtre abstraite des sens ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La nature de l’homme est la mкme dans l’йtat de voie et aprиs la rйsurrection : il ne ressusciterait pas numйriquement identique s’il n’йtait pas aussi spйcifiquement identique. Or aprиs la rйsurrection les saints verront en esprit Dieu dans son essence sans кtre abstraits de leurs sens. La mкme chose est donc possible йgalement pour les hommes dans l’йtat de voie.

 

[Le rйpondant] disait que le corps de l’homme dans l’йtat de voie, parce qu’il est corruptible, alourdit l’intelligence de sorte qu’elle ne peut se porter librement vers Dieu si elle n’est pas dйtachйe des sens corporels ; et cette corruption n’existera assurйment pas aprиs la rйsurrection. En sens contraire : rien n’est empкchй, de mкme que rien ne souffre, que par son contraire. Or la corruption du corps ne semble pas кtre contraire а l’acte de l’intelligence, puisque l’intelligence n’est pas l’acte du corps. La corruption du corps n’empкche donc pas que l’intelligence puisse librement se porter vers Dieu.

 

Il est avйrй que le Christ a assumй notre mortalitй et la corruption qui est la peine du pйchй. Or son intelligence jouissait continuellement de la vision de Dieu, alors qu’il n’y avait pas toujours en lui abstraction des sens extйrieurs. La corruption du corps ne fait donc pas que l’intelligence ne puisse se porter vers Dieu sans qu’elle soit abstraite des sens.

 

Saint Paul, aprиs avoir vu Dieu dans son essence, se souvint des choses qu’il avait contemplйes dans cette vision ; car il ne dirait pas en 2 Cor. 12, 4 qu’il « entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis а l’homme de rapporter », s’il ne s’en souvenait pas. Lors donc qu’il voyait Dieu dans son essence, quelque chose s’imprimait dans sa mйmoire. Or la mйmoire appartient а la partie sensitive, comme le montre clairement le Philosophe au livre sur la Mйmoire et la Rйminiscence. Donc, quand un homme dans l’йtat de voie voit Dieu dans son essence, il n’est pas entiиrement abstrait des sens corporels.

 

Les puissances sensitives sont plus proches entre elles que les intellectives ne le sont des sensitives. Or l’imagination, qui est au nombre des sensitives, peut кtre en acte de saisir n’importe quels objets imaginaires sans abstraction des sens extйrieurs. L’intelligence peut donc, elle aussi, кtre en acte de voir Dieu sans abstraction des puissances sensitives.

 

Ce qui suit la nature n’exige pas que lui prйexiste rien de ce qui est contre nature. Or il est naturel а l’intelligence humaine de voir Dieu dans son essence, puisqu’elle a йtй crййe pour cela. Puis donc que pour l’homme l’abstraction des sens est contre nature, car la connaissance sensitive lui est connaturelle, il semble qu’il n’ait pas besoin de l’abstraction des sens pour voir Dieu dans son essence.

 

 Il n’est d’abstraction que de choses unies. Or l’intelligence, dont l’objet est Dieu, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, ne semble pas кtre unie aux sens corporels, mais en кtre trиs distante. L’homme n’a donc pas besoin d’кtre abstrait des sens pour voir par l’intelligence Dieu dans son essence.

 

Il semble que si saint Paul fut йlevй а la vision de Dieu, c’йtait afin qu’il fыt tйmoin de la gloire qui est promise aux saints ; aussi saint Augustin dit-il au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu montrer а ce si grand Apфtre docteur des nations, ravi jusqu’а cette sublime vision, la vie en laquelle aprиs cette vie il doit vivre йternellement ? » Or dans cette vision des saints que connaоtront aprиs cette vie ceux qui verront Dieu, aprиs la rйsurrection, il ne sera pas fait abstraction des sens. Donc en saint Paul non plus une telle abstraction ne semble pas avoir eu lieu, lorsqu’il vit Dieu dans son essence.

 

 Les martyrs, dans les souffrances mкmes de leurs tourments, percevaient intйrieurement quelque chose de la gloire divine ; c’est pourquoi saint Vincent disait : « Me voici dйsormais йlevй en l’air, tyran, et plus haut que le monde, je mйprise tous tes chefs. » Et dans d’autres passions de saints, on lit de nombreux passages qui semblent rendre le mкme son. Or il est avйrй qu’il n’y avait pas en eux abstraction des sens, sinon ils n’auraient pas eu le sens de la douleur. L’abstraction des sens n’est donc pas requise pour que l’on soit participant de la gloire au moyen de laquelle Dieu est vu dans son essence.

 

10° L’intelligence pratique est plus proche que la spйculative de l’opйration qui se tourne vers les sensibles. Or il n’est pas nйcessaire que l’intelligence pratique s’applique toujours aux choses que l’homme opиre dans le domaine sensible, comme dit Avicenne dans sa Sufficientia. Autrement, il adviendrait que le meilleur cithariste paraоtraоt fort peu habile, si а chaque percussion des cordes il lui fallait employer la considйration de l’art : il en rйsulterait une excessive interruption des sons, qui empкcherait la mйlodie attendue. L’intelligence spйculative est donc bien moins encore forcйe de s’appliquer aux choses que l’homme opиre dans le domaine sensible ; et de la sorte, il lui reste la libertй de se porter vers n’importe quels intelligibles, mкme vers l’essence divine, pendant que les puissances sensitives sont occupйes aux opйrations sensibles.

 

11° Pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, saint Paul avait encore la foi. Or il appartient а la foi de voir comme par un miroir, en йnigme. Donc saint Paul, pendant qu’il voyait Dieu dans son essence, voyait comme par un miroir, en йnigme. Or la connaissance en йnigme est comme par un miroir, et se fait au moyen des rйalitйs sensibles. En mкme temps, donc, il voyait Dieu dans son essence et s’appliquait aux choses sensibles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et on le retrouve dans la Glose а propos de 2 Cor. 12 : « En cette forme oщ Dieu se montre tel qu’il est, nul ne le verra en vivant de cette vie mortelle avec ces sens corporels ; mais ce sera seulement celui qui meurt en quelque faзon а cette vie, ou bien en sortant complиtement du corps, ou bien en йtant tellement dйtournй et sйparй des sens charnels qu’il ne sache plus au juste s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emportй vers cette vision. »

 

А propos de 2 Cor. 5, 13 : « Si nous avons йtй hors de nous-mкme, c’est pour Dieu, etc. », la Glose dit : « Le transport de l’вme signifie que l’esprit est йlevй а l’intelligence des choses cйlestes, au point que la mйmoire laisse йchapper pour ainsi dire les choses infйrieures. Tous les saints auxquels Dieu a rйvйlй ses mystиres si йlevйs au-dessus du monde ont йtй dans ce transport de l’вme. » Quiconque voit Dieu dans son essence doit donc nйcessairement кtre dйtournй de la considйration des choses infйrieures, et par consйquent de l’usage des sens, par lesquels on ne considиre que des choses infйrieures.

 

Il est dit dans le Psaume : « Lа sera Benjamin, le plus petit, tout hors de lui. » ; la Glose : « Benjamin, c’est-а-dire Paul, tout hors de lui, c’est-а-dire l’esprit sйparй des sens corporels, comme lorsqu’il fut ravi jusqu’au troisiиme ciel » ; or on entend par troisiиme ciel la vision de Dieu dans son essence, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. La vision de Dieu dans son essence requiert donc la sйparation des sens corporels.

 

L’opйration de l’intelligence qui est йlevйe а la vision de l’essence de Dieu est plus efficace que n’importe quelle opйration de l’imagination. Or il arrive que l’homme, а cause de la vйhйmence de l’imagination, soit abstrait des sens corporels. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire qu’il en soit abstrait quand il est promu а la vision de Dieu.

 

Saint Bernard dit : « La consolation divine est dйlicate, elle ne sera pas donnйe а ceux qui en admettent une autre. » Donc, pour la mкme raison, la vision de Dieu n’est pas compatible avec la vision d’une autre chose ; ni, par consйquent, avec l’usage des sens.

 

Pour voir Dieu dans son essence, une suprкme puretй de cњur est requise ; comme on lit en Mt 5, 8 : « Bienheureux ceux qui ont le cњur pur, etc. » Or le cњur est souillй de deux faзons : par le pйchй et par les imaginations matйrielles ; cela ressort de ce que dit Denys au septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « On doit penser qu’elles sont pures, » — il s’agit des essences cйlestes — « non pas seulement en ce sens qu’elles sont libres de toute tache et de toute souillure, » — par lа il mentionne l’impuretй du pйchй, qui jamais ne fut dans les anges bienheureux — « et qu’elles ignorent nos imaginations matйrielles » — par lа il mentionne l’impuretй qui vient par les imaginations ; comme le montre clairement Hugues de Saint-Victor. Il est donc nйcessaire que l’esprit de celui qui voit Dieu dans son essence soit abstrait non seulement des sens extйrieurs, mais aussi des phantasmes intйrieurs.

 

Il est dit en 1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est imparfait sera aboli. » Or « parfait » dйsigne ici la vision de Dieu dans son essence, et « imparfait » la vision comme par un miroir et en йnigme, qui se fait au moyen des sensibles. Lors donc que quelqu’un est йlevй а la vision de Dieu dans son essence, il est abstrait de la vision des sensibles.

 

 

Rйponse :

 

Comme il ressort de l’enseignement de saint Augustin, l’homme йtabli dans ce corps mortel ne peut voir Dieu dans son essence а moins d’кtre sйparй des sens corporels. Et la raison de cette affirmation peut se prendre de deux considйrations.

 

D’abord, de ce qui est commun а l’intelligence et aux autres puissances de l’вme. En effet, nous trouvons dans toutes les puissances de l’вme que lorsqu’une puissance s’applique а son acte, l’autre ou bien est affaiblie dans son acte, ou bien en est totalement abstraite ; ainsi il est clair, chez celui en qui l’opйration visuelle est trиs intense, que son ouпe ne perзoit pas les choses que l’on dit, а moins peut-кtre qu’elles n’attirent l’attention de l’auditeur par leur vйhйmence. Et la raison en est que pour l’acte d’une puissance cognitive une tension est requise, comme le prouve saint Augustin au livre sur la Trinitй. Or la tension d’un seul ne peut se porter а plusieurs choses en mкme temps, sauf dans le cas oщ ces choses sont ordonnйes entre elles de telle faзon qu’elles soient prises comme une seule ; de mкme aussi, un mouvement ou une opйration ne peuvent avoir deux termes qui ne soient ordonnйs entre eux. Par consйquent, comme il n’y a qu’une вme en laquelle toutes les puissances cognitives sont fondйes, la tension d’une mкme et unique вme est requise pour les actes de toutes les puissances cognitives : voilа pourquoi, lorsque l’вme est totalement tendue vers l’acte de l’une, l’homme est totalement abstrait de l’acte de l’autre puissance. Or, pour que l’intelligence soit йlevйe а la vision de l’essence divine, il est nйcessaire que toute la tension soit rassemblйe dans cette vision, puisque c’est un intelligible trиs vйhйment, auquel l’intelligence ne peut atteindre que si elle tend vers lui de tout son effort : et c’est pourquoi il est nйcessaire, lorsque l’esprit est йlevй а la vision de Dieu, que l’homme soit tout а fait abstrait des sens corporels.

 

Ensuite, la raison de la mкme affirmation peut se prendre de ce qui est propre а l’intelligence. En effet, puisque la connaissance des choses est obtenue en tant qu’elles sont en acte, et non en tant qu’elles sont en puissance, comme il est dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique, l’intelligence qui dйtient le sommet de la connaissance porte proprement sur les choses immatйrielles, qui sont au plus haut point en acte. Tout intelligible est donc soit exempt de matiиre en soi, soit abstrait de la matiиre par l’action de l’intelligence : voilа pourquoi plus l’intelligence est pure pour ainsi dire du contact des choses matйrielles, plus elle est parfaite. Et c’est pourquoi l’intelligence humaine, parce qu’elle touche les choses matйrielles en regardant vers les phantasmes dont elle abstrait les espиces intelligibles, est d’une efficacitй moindre que l’intelligence angйlique, qui regarde toujours vers des formes purement immatйrielles. Nйanmoins, dans la mesure oщ la puretй de la connaissance intellectuelle n’est pas entiиrement obscurcie dans l’intelligence humaine — comme c’est le cas dans les sens, dont la connaissance ne peut se porter au-delа des rйalitйs matйrielles — du fait mкme qu’il reste en elle de la puretй, il y a en elle une facultй pour la contemplation des choses qui sont purement immatйrielles. Voilа pourquoi, si un jour elle est йlevйe au-delа du mode commun а la vision du sommet des choses immatйrielles, c’est-а-dire а la vision de l’essence divine, il est nйcessaire qu’au moins dans cet acte elle soit entiиrement abstraite de la vision des choses matйrielles. Puis donc que les puissances sensitives ne se tournent que vers les choses matйrielles, l’on ne peut voir l’essence divine que si l’on est entiиrement abstrait de l’usage des sens corporels.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce n’est pas sous le mкme rapport que l’вme bienheureuse sera unie а son corps aprиs la rйsurrection et qu’elle l’est maintenant. А la rйsurrection, en effet, le corps sera tout а fait soumis а l’esprit, au point que les propriйtйs de la gloire rejailliront de l’esprit lui-mкme sur le corps, et c’est pourquoi les corps sont appelйs spirituels. Or quand deux choses s’unissent, et que l’une dйtient la totale domination sur l’autre, il n’y a point lа de mйlange, puisque l’autre passe totalement au pouvoir de celui qui domine ; ainsi, lorsqu’une goutte d’eau est versйe dans mille amphores de vin, cela ne nuit en rien а la puretй du vin. Voilа pourquoi il n’y aura а la rйsurrection aucune impuretй de l’intelligence en raison d’une quelconque union au corps, et sa puissance ne sera en rien affaiblie ; et par consйquent elle contemplera l’essence divine sans abstraction des sens corporels. Mais maintenant, le corps n’est pas soumis de cette faзon а l’esprit ; le point de vue n’est donc pas semblable.

 

Ce qui rend notre corps corruptible, c’est qu’il n’est pas lui-mкme pleinement soumis а l’вme : car s’il lui йtait pleinement soumis, l’immortalitй rejaillirait de l’вme sur le corps, comme il en sera aprиs la rйsurrection. Et de lа vient que la corruption du corps alourdit l’intelligence : en effet, bien qu’en elle-mкme elle ne s’oppose pas а l’intelligence, cependant sa cause nuit а la puretй de l’intelligence.

 

Comme il йtait Dieu et homme, le Christ avait un pouvoir plйnier sur toutes les parties de son вme, et sur son corps ; c’est pourquoi, par la puissance divine, autant qu’il convenait а notre rйparation, il permettait а chaque puissance de l’вme de faire ce qui lui йtait propre, comme dit saint Jean Damascиne. Et ainsi, il n’йtait nйcessaire, en lui, ni qu’il y ait rejaillissement d’une puissance sur l’autre, ni qu’une puissance soit abstraite de son acte par la vйhйmence de l’acte d’une autre ; ainsi donc, que son intelligence voie Dieu ne rendait pas nйcessaire l’abstraction des sens corporels. Il en va autrement pour les autres hommes, en qui une certaine liaison des puissances de l’вme entre elles amиne nйcessairement le rejaillissement d’une puissance sur l’autre ou l’empкchement de l’une par l’autre.

 

Aprиs qu’il eut cessй de voir Dieu dans son essence, saint Paul se souvint des choses qu’il avait connues dans cette vision, par des espиces demeurant dans son intelligence et qui йtaient comme des restes de la vision passйe. En effet, bien qu’il vоt le Verbe de Dieu dans son essence et qu’en le voyant il connыt de nombreuses choses, et qu’ainsi cette vision ne se fit par des espиces ni quant au Verbe lui-mкme ni quant aux choses vues dans le Verbe mais par la seule essence du Verbe, cependant par la vue mкme du Verbe certaines ressemblances des rйalitйs vues s’imprimaient dans son intelligence, et par elles il pouvait ensuite connaоtre les choses qu’il avait vues auparavant par l’essence du Verbe. Et а partir de ces espиces intelligibles, par une certaine application а des formes ou concepts particuliers conservйs dans la mйmoire ou l’imagination, il pouvait ensuite se souvenir des choses qu’il avait vues auparavant, mкme par l’acte de la mйmoire qui est une puissance sensitive. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire de poser que dans l’acte mкme de la vision de Dieu il se soit passй quelque chose dans la mйmoire qui йtait en lui une partie de la puissance sensitive, mais ce fut seulement dans l’esprit.

 

Bien que l’abstraction des sens extйrieurs ne rйsulte pas de n’importe quel acte de la puissance imaginative, cette abstraction a lieu cependant lorsque l’acte de l’imagination est vйhйment. Et semblablement, il n’est pas nйcessaire que l’abstraction des sens rйsulte de n’importe quel acte de l’intelligence. Il est toutefois nйcessaire qu’elle s’ensuive de l’acte trиs vйhйment qu’est la vision de Dieu dans son essence.

 

Bien qu’il soit naturel а l’intelligence humaine d’arriver un jour а la vision de l’essence divine, il ne lui est cependant pas naturel d’y parvenir dans le prйsent йtat de voie, comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que notre intelligence, par laquelle nous apprйhendons les rйalitйs divines, ne soit pas mкlйe aux sens dans la voie d’apprйhension, elle leur est cependant mкlйe dans la voie de jugement. C’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que « par la lumiиre de l’intelligence sont jugйes ces connaissances infйrieures et sont vues les rйalitйs qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles » ; voilа pourquoi l’on dit parfois que l’intelligence est abstraite des sens lorsqu’elle ne juge pas а leur sujet mais s’applique а contempler les seules rйalitйs supйrieures.

 

La substance de la bйatitude des saints consiste dans la vision de l’essence divine ; c’est pourquoi saint Augustin dit que cette vue est toute notre rйcompense. Donc, du fait mкme qu’il a vu l’essence divine, saint Paul a pu кtre un digne tйmoin de cette bйatitude. Et cependant, il n’йtait pas nйcessaire qu’il expйrimentвt en lui-mкme tout ce que connaоtront les bienheureux, mais il fallait qu’а partir des choses qu’il expйrimentait il puisse aussi en savoir d’autres : car il n’йtait pas ravi pour кtre bienheureux, mais pour кtre tйmoin de la bйatitude.

 

Les martyrs, au milieu des tourments, percevaient quelque chose de la gloire divine, non pas comme s’ils la buvaient а sa source, comme ceux qui voient Dieu dans son essence, mais ils йtaient rafraоchis par quelque aspersion de cette gloire ; et c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Lа » — c’est-а-dire lа oщ Dieu est vu dans son essence — « on boit le bonheur а sa source, d’oщ s’йpanche sur notre vie humaine quelque chose qui nous permet de vivre avec tempйrance, force, justice et prudence parmi les tentations de ce monde. »

 

10° L’intelligence spйculative n’est pas forcйe de prкter attention а ce que l’on opиre dans le domaine sensible, mais elle peut s’occuper а d’autres intelligibles. Cependant, il peut y avoir dans l’acte de spйculation une vйhйmence telle, qu’elle abstraira entiиrement de l’opйration sensible.

 

11° Bien que saint Paul ait eu dans cet acte l’habitus de foi, il n’en avait cependant point l’acte, l’argument n’est donc pas concluant.

Article 4 : Quelle abstraction est-elle requise pour que l’intelligence puisse voir Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit l’abstraction de l’union mкme par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme.

 

Les puissances de l’вme vйgйtative sont plus matйrielles que celles mкme de l’вme sensitive. Or pour que l’intelligence voie Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il soit fait abstraction des sens, comme on l’a dйjа dit. Donc, а bien plus forte raison, pour la puretй de cette vision est requise l’abstraction des actes de l’вme vйgйtative. Or cette abstraction ne peut se faire dans l’йtat de la vie animale, aussi longtemps que l’вme est unie au corps comme sa forme, car, comme dit le Philosophe, « les animaux se nourrissent toujours ». Pour la vision de l’essence divine est donc requise l’abstraction de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme.

 

А propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Augustin dit : « Il montre qu’il ne saurait se manifester tel qu’il est а cette vie de notre chair corruptible, mais il le peut dans la vie oщ, pour vivre, il faut mourir а cette vie-ci. » Et la Glose de saint Grйgoire, au mкme endroit : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, meurt entiиrement а cette vie. » Or la mort se fait par la sйparation de l’вme et du corps, auquel elle йtait unie comme sa forme. Il est donc nйcessaire, pour que Dieu soit vu dans son essence, que se produise une sйparation en tout point de l’вme et du corps.

 

Pour les vivants, кtre, c’est vivre, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or l’кtre de l’homme vivant existe par l’union de l’вme au corps comme sa forme. Or il est dit en Ex. 33, 20 : « L’homme ne peut me voir et vivre. » Donc, tant que l’вme est unie au corps comme sa forme, elle ne peut voir Dieu dans son essence.

 

L’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte que celle par laquelle elle lui est unie comme son moteur, et dont proviennent les opйrations des puissances qui opиrent par des organes corporels. Or cette seconde union empкche la vision de l’essence divine, et c’est ce qui rend nйcessaire l’abstraction des sens corporels. Donc а bien plus forte raison la premiиre union aussi l’empкchera-t-elle ; et ainsi, il sera nйcessaire qu’il soit fait abstraction d’elle.

 

La puissance ne s’йlиve pas au-dessus du mode de l’essence, puisque la puissance dйcoule de l’essence et s’enracine en elle. Si donc l’essence de l’вme est unie au corps matйriel comme sa forme, il ne pourra se faire que la puissance intellective soit йlevйe а des choses qui sont tout а fait immatйrielles ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

En l’вme, une plus grande impuretй est contractйe en raison de son union au corps qu’en raison de son union а une ressemblance corporelle. Or pour que l’esprit voie Dieu dans son essence, il est nйcessaire qu’il soit dйpouillй des ressemblances du corps, qui sont apprйhendйes au moyen de l’imagination et du sens, comme on l’a dit. Donc а bien plus forte raison est-il nйcessaire, pour qu’il voie Dieu dans son essence, qu’il soit sйparй du corps.

 

 2 Cor. 5, 6-7 : « Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes йloignйs du Seigneur, car nous marchons par la foi, et non par la clartй. » Donc, tant que l’вme est dans le corps, elle ne peut voir Dieu dans sa clartй propre.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de Ex. 33, 20 : « l’homme ne peut me voir et vivre », la Glose de saint Grйgoire dit : « Il y en a qui dans une chair corruptible s’йlиvent а une si haute perfection de vertu, qu’ils peuvent voir la clartй du Dieu йternel. » Or la clartй de Dieu est son essence, comme il est dit dans la mкme glose. Il n’est donc pas nйcessaire, pour que l’essence de Dieu soit vue, que l’вme soit entiиrement sйparйe du corps.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que l’вme est ravie non seulement vers une vision imaginaire, mais aussi vers une vision intellectuelle oщ la vйritй apparaоt avec йvidence, l’вme йtant dйtournйe des sens moins que dans la mort, mais plus que dans le sommeil. Donc, pour que l’вme voie la vйritй incrййe dont saint Augustin parle en cet endroit, il n’est pas requis de sйparation du corps du point de vue de son union comme forme.

 

La mкme chose ressort clairement de ce que dit saint Augustin dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu : « Il n’est pas incroyable que quelques saints qui n’йtaient pas encore dйlivrйs de la vie, au point de ne laisser que leurs cadavres а ensevelir, aient reзu de Dieu la grвce d’une si grande rйvйlation, » c’est-а-dire de voir Dieu dans son essence. L’вme encore unie au corps comme sa forme peut donc voir Dieu.

 

 

Rйponse :

 

Pour la vision de l’essence divine, qui est l’acte le plus parfait de l’intelligence, est requise l’abstraction des choses qui sont de nature а empкcher la vйhйmence de l’acte intellectif, et qui sont empкchйes par elle. Or cela se produit dans certains cas par soi, en d’autres seulement par accident.

 

Les opйrations intellectives et sensitives s’empкchent mutuellement par soi, d’abord pour la raison que dans l’une et l’autre opйration il est nйcessaire qu’il y ait une tension, et ensuite parce que l’intelligence est en quelque sorte mкlйe aux opйrations sensibles, puisqu’elle reзoit ce qui provient des phantasmes, et de la sorte la puretй de l’intelligence est souillйe d’une certaine faзon par les opйrations sensibles, comme on l’a dйjа dit.

 

Mais pour que l’вme soit unie au corps comme sa forme, aucune tension n’est requise, puisque cette union ne dйpend pas de la volontй de l’вme, mais plutфt de la nature. De mкme aussi, la puretй de l’вme n’est pas directement souillйe par une telle union. En effet, l’вme n’est pas unie au corps comme sa forme par le moyen de ses puissances, mais par son essence, puisqu’il n’y a rien d’intermйdiaire entre la forme et la matiиre, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Mйtaphysique. Et cependant, l’essence de l’вme n’est pas unie au corps de telle faзon qu’elle suive totalement la condition de celui-ci, comme les autres formes matйrielles, qui sont comme entiиrement plongйes dans la matiиre, au point que nulle puissance ou action autre que matйrielle ne peut en sortir. Mais de l’essence de l’вme procиdent non seulement des facultйs ou puissances en quelque sorte corporelles, йtant les actes d’organes corporels — c’est-а-dire les facultйs sensitives et vйgйtatives —, mais aussi les facultйs intellectives, qui sont tout а fait immatйrielles, n’йtant les actes d’aucun corps ni d’aucune partie du corps, comme cela est prouvй au troisiиme livre sur l’Вme. Il est donc clair que les facultйs intellectives ne procиdent pas de l’essence de l’вme du cфtй oщ elle est unie au corps, mais plutфt en tant qu’elle demeure libre du corps, ne lui йtant pas totalement assujettie ; et ainsi, l’union de l’вme avec le corps n’atteint pas l’opйration de l’intelligence, au point de pouvoir empкcher sa puretй. Donc, а proprement parler, si intense soit-elle, l’opйration de l’intelligence n’exige pas l’abstraction de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme.

 

De mкme, l’abstraction des opйrations de l’вme vйgйtative n’est pas non plus requise. En effet, les opйrations de cette partie de l’вme sont quasi naturelles, la preuve en est qu’elles s’accomplissent par la vertu des qualitйs actives et passives, que sont le chaud et le froid, l’humide et le sec. Elles n’obйissent donc pas а la raison ou а la volontй, comme cela est clairement montrй au premier livre de l’Йthique. Et ainsi, l’on voit а l’йvidence que la tension n’est pas requise pour ce genre d’actions ; et par consйquent il n’est pas nйcessaire que la tension, par leurs actes, soit dйtournйe de l’opйration intellective. De mкme, l’opйration intellective n’est pas non plus mкlйe en quelque sorte а ce genre d’opйrations, puisque ni elle ne reзoit ce qui provient d’elles, car elles ne sont pas cognitives, ni l’intelligence n’use d’un instrument corporel, qui serait nйcessairement sustentй par les opйrations de l’вme vйgйtative, comme cela se produit pour les organes des puissances sensitives ; et ainsi, aucun prйjudice n’est fait а la puretй de l’intelligence par les opйrations de l’вme vйgйtative. Il ressort donc clairement qu’а proprement parler, l’opйration de l’вme vйgйtative et celle de l’intelligence ne s’empкchent pas l’une l’autre.

 

Cependant, un empкchement de l’une par l’autre peut survenir par accident, c’est-а-dire dans la mesure oщ l’intelligence reзoit ce qui provient des phantasmes, qui sont dans des organes corporels, qui sont nйcessairement nourris et conservйs par l’acte de l’вme vйgйtative. Et ainsi, leur disposition change suivant les actes de la puissance nutritive, et par consйquent l’opйration de la puissance sensitive aussi, de laquelle l’intelligence reзoit. Et de la sorte, par accident aussi, l’opйration de l’intelligence elle-mкme est empкchйe, comme cela est clair pendant le sommeil et aprиs le repas. Et aussi, а l’inverse, l’opйration de l’intelligence empкche celle de l’вme vйgйtative de la faзon suivante : pour l’opйration de l’intelligence est requise l’opйration de la puissance imaginative, dont la vйhйmence rйclame le concours de la chaleur et des esprits corporels ; et ainsi, l’acte de la puissance nutritive est empкchйe par la vйhйmence de la contemplation. Mais cela n’a pas lieu dans la contemplation par laquelle on voit l’essence de Dieu, puisqu’une telle contemplation n’a pas besoin de l’opйration de l’imagination.

 

Et ainsi, il ressort clairement que, pour voir Dieu dans son essence, l’abstraction des actes de l’вme vйgйtative n’est aucunement requise, ni mкme leur affaiblissement ; mais seulement celle des actes des puissances sensitives.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que les puissances de l’вme vйgйtative soient plus matйrielles que celles de l’вme sensitive, avec cela cependant elles sont aussi plus йloignйes de l’intelligence, et ainsi, elles peuvent moins empкcher la vйhйmence de l’intelligence ou кtre empкchйes par elle.

 

« Vivre » s’emploie de deux faзons. D’abord pour dйsigner l’кtre mкme du vivant, qui rйsulte de ce que l’вme est unie au corps comme sa forme. Ensuite, « vivre » s’emploie pour dйsigner l’opйration de la vie ; ainsi le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme distingue-t-il le vivre selon le penser et le sentir, et les autres opйrations de l’вme. Et de mкme, puisque la mort est la privation de la vie, il est nйcessaire de la distinguer semblablement, de sorte qu’elle dйsigne tantфt la privation de l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme, tantфt la privation des њuvres de la vie. C’est pourquoi saint Augustin dit dans son livre sur la Genиse au sens littйral : « celui qui meurt en quelque faзon а cette vie, ou bien en sortant complиtement du corps, ou bien en йtant dйtournй et sйparй des sens charnels » ; et c’est le sens de « mourir » dans les gloses citйes, on le voit bien dans la suite de la Glose de saint Grйgoire : « Celui qui contemple la sagesse que Dieu est, meurt entiиrement а cette vie, dit-il, pour n’кtre pas retenu par son amour. »

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Du fait mкme que l’union par laquelle l’вme est unie au corps comme sa forme est plus forte, il s’ensuit qu’il peut moins en кtre fait abstraction.

 

Cet argument conclurait а bon droit si l’essence de l’вme йtait unie au corps de telle faзon qu’elle soit entiиrement soumise au corps ; mais nous avons dйjа dit que c’йtait faux.

 

Bien que la ressemblance corporelle qui est requise pour l’opйration de l’imagination et du sens soit plus immatйrielle que le corps lui-mкme, cependant elle se tient aussi plus prиs des opйrations de l’intelligence ; voilа pourquoi elle peut davantage les empкcher, comme on l’a dit.

 

La parole de l’Apфtre doit кtre comprise dans ce sens : il est dit que nous sommes dans le corps, non seulement parce que l’вme est unie au corps comme sa forme, mais aussi parce que nous usons des sens corporels.

Article 5 : Qu’est-ce que l’Apфtre a su de son ravissement, et qu’a-t-il ignorй ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il ait su si son вme йtait dans son corps.

 

Il le sut lui-mкme mieux qu’aucun de ceux qui ont suivi. Or beaucoup ont communйment dйterminй que l’вme de saint Paul fut alors dans son corps, unie а celui-ci comme sa forme. Donc а bien plus forte raison saint Paul l’a-t-il su.

 

Saint Paul, dans ce ravissement, a su ce qu’il voyait, et par quelle vision il voyait ; cela ressort de ce qu’il dit : « Je connais un homme […] qui fut ravi jusqu’au troisiиme ciel. » Il a donc su ce qu’йtait ce ciel, si c’йtait une rйalitй corporelle ou spirituelle, et s’il l’a vu spirituellement ou corporellement. Or il s’ensuit qu’il a su s’il voyait dans son corps ou hors de son corps : car une vision corporelle ne peut avoir lieu que par le corps, tandis qu’une intellectuelle a toujours lieu sans le corps. Il a donc su lui-mкme s’il йtait dans son corps ou hors de son corps.

 

Comme il le dit lui-mкme, il a connu un homme ravi jusqu’au troisiиme ciel. Or « homme » dйsigne le composй d’вme et de corps. Il a donc su que son вme йtait unie а son corps.

 

Il a su lui-mкme qu’il йtait ravi, comme cela est clair dans ses paroles. Or on ne dit pas que les morts sont ravis. Il a donc su lui-mкme qu’il n’йtait pas mort ; et ainsi, il a su que son вme йtait unie а son corps.

 

Dans son ravissement, il a vu Dieu de cette vision par laquelle les saints voient Dieu dans la patrie, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral et dans la Lettre а Pauline sur la vision de Dieu. Or les вmes des saints qui sont dans la patrie savent si elles sont dans leur corps ou hors de leur corps. L’Apфtre l’a donc su, lui aussi.

 

Saint Grйgoire dit : « Qu’y a-t-il que ne voit pas celui qui voit celui qui voit tout ? » ; ce qui semble concerner principalement les choses qui importent aux voyants eux-mкmes. Or il importe а l’вme au plus haut point de savoir si elle est ou non unie а son corps. L’вme de saint Paul savait donc si elle йtait ou non unie а son corps.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Cor. 12, 2 : « Je connais un homme dans le Christ, qui fut ravi il y a quatorze ans (si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais, Dieu le sait), etc. » Il ne savait donc pas s’il йtait dans son corps ou hors de son corps.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a plusieurs opinions. En effet, certains ont pensй que l’Apфtre disait qu’il ignorait non pas si son вme йtait ou non unie а son corps dans ce ravissement, mais s’il йtait ravi en mкme temps en corps et en вme — de sorte qu’il aurait йtй portй corporellement dans le ciel, comme on lit que Habacuc fut portй, au dernier chapitre du livre de Daniel — ou bien seulement en вme, c’est-а-dire en des visions de Dieu, comme il est dit en Йzech. 40, 2 : « Il me mena dans une vision divine au pays d’Israлl » ; et cette interprйtation d’un certain Juif, saint Jйrфme l’exprime dans le Prologue sur Daniel, oщ il dit : « Enfin notre apфtre n’osa point affirmer qu’il avait йtй ravi dans son corps, mais il dit : “si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne sais”. » Mais saint Augustin rйprouve cette interprйtation au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral. Car d’aprиs les paroles de l’Apфtre, il est avйrй que lui-mкme a su qu’il йtait ravi jusqu’au troisiиme ciel. Il est donc йtabli que le ciel en lequel il fut ravi est vraiment le ciel, non une ressemblance du ciel. Car si, lorsqu’il dit qu’il avait йtй ravi au ciel, il avait voulu signifier : « c’est-а-dire а la vision imaginaire d’une ressemblance du ciel », il aurait pu de la mкme faзon affirmer qu’il avait йtй ravi dans son corps, c’est-а-dire dans une ressemblance de son corps. Et ainsi, il n’aurait pas йtй nйcessaire de distinguer ce qu’il savait de ce qu’il ignorait, car il aurait su l’un et l’autre йgalement : et qu’il йtait ravi au ciel, et qu’il йtait ravi dans son corps, c’est-а-dire dans une ressemblance de son corps, comme cela se produit dans les rкves. Il savait donc avec certitude que ce vers quoi il avait йtй ravi, йtait vraiment le ciel ; il savait donc si c’йtait un corps ou une rйalitй incorporelle. Car si c’йtait un corps, il y йtait ravi corporellement ; mais si c’йtait une rйalitй incorporelle, il ne pouvait pas y кtre ravi corporellement. Il reste donc que l’Apфtre ne douta pas si ce ravissement йtait corporel ou seulement spirituel ; mais il savait par la seule intelligence qu’il avait йtй ravi en ce ciel, et il douta si dans ce ravissement son вme йtait ou non dans son corps.

 

Et certains autres accordent ce point ; mais ils prйtendent que, bien que dans ce ravissement l’Apфtre ne le sыt pas, cependant il le sut par la suite, conjecturant а partir de cette vision qu’il avait eue auparavant. Car dans ce ravissement, tout son esprit йtait portй vers les rйalitйs divines, et il ne percevait pas si son вme йtait ou non dans son corps. Mais cela aussi contredit expressйment les paroles de l’Apфtre. En effet, de mкme qu’il distingue ce qu’il a su de ce qu’il a ignorй, de mкme il distingue le prйsent du passй : il raconte comme un йvйnement passй qu’un homme fut ravi voici quatorze ans jusqu’au troisiиme ciel, mais c’est comme prйsent qu’il avoue savoir quelque chose et ignorer autre chose. Donc quatorze ans aprиs ce ravissement il ignorait encore s’il avait йtй dans son corps ou hors de son corps, lorsqu’il fut ravi.

 

Voilа pourquoi d’autres encore affirment qu’il ne sut ni dans son ravissement, ni aprиs, si son вme йtait dans son corps en quelque faзon, et non absolument. En effet, ils prйtendent qu’il savait, tant а ce moment-lа que par la suite, que son вme йtait unie а son corps comme sa forme, mais qu’il ne savait pas si elle йtait unie а son corps de telle faзon qu’elle reзыt quelque chose des sens. Ou bien, selon d’autres, si les puissances nutritives par lesquelles l’вme administre le corps exerзaient leurs actes. Mais cela non plus ne semble pas consonant aux paroles de l’Apфtre, qui dit ne pas savoir s’il йtait dans son corps ou hors de son corps, absolument ; et en outre, cela n’aurait pas semblй trиs а propos de dire qu’il ne savait pas s’il йtait dans son corps de telle ou telle faзon, par laquelle son вme n’йtait pas entiиrement sйparйe de son corps.

 

Et c’est pourquoi il faut rйpondre qu’il ignorait absolument si son вme йtait ou non unie а son corps : et c’est ce que saint Augustin conclut au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, aprиs une longue recherche, en disant : « En consйquence, il nous reste de comprendre que son ignorance portait prйcisйment sur ceci : а savoir si, au moment oщ il fut ravi au troisiиme ciel, il йtait dans son corps а la maniиre dont l’вme est dans le corps quand on dit que le corps est vivant — soit qu’il fыt йveillй, soit qu’il dormоt, soit que son вme fыt dans l’extase, ravie aux sens du corps — ou bien s’il йtait tout а fait hors de son corps, а tel point que celui-ci gisait mort jusqu’а ce que, cette vision achevйe, son вme fыt rendue а ses membres morts, non comme un homme qui s’йveillerait de son sommeil ou qui, aprиs le ravissement de l’extase, retrouverait а nouveau ses sens, mais comme un homme tout а fait mort qui reviendrait а la vie. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, « йtait-ce dans son corps ou hors de son corps, l’Apфtre en doute : puis donc qu’il en doute, qui d’entre nous osera se dire certain ? » Aussi saint Augustin laisse-t-il cela indйterminй. Quant а ce que les auteurs suivants dйterminent а ce propos, ils parlent en toute probabilitй plutфt qu’avec certitude. En effet, dиs lors qu’il a pu se faire que cette вme demeurant encore unie soit ravie а la faзon dont l’Apфtre se dit ravi, comme il ressort de ce qu’on a dit, il est plus probable qu’elle soit demeurйe unie.

 

Cet argument vaut contre l’interprйtation des paroles de l’Apфtre posйe en premier, oщ l’on pense que l’Apфtre avait doutй non pas de la condition du ravissement, c’est-а-dire si l’вme йtait unie а son corps, mais du mode de ravissement, c’est-а-dire s’il fut ravi corporellement ou seulement spirituellement.

 

Il arrive, par synecdoque, qu’une partie de l’homme soit appelйe homme, et surtout l’вme, qui est la plus йminente partie de l’homme. Quoique l’on puisse aussi penser que celui qu’il dit ravi n’йtait pas homme lorsqu’il fut ravi, mais aprиs quatorze ans, c’est-а-dire quand l’Apфtre disait : « Je connais un homme dans le Christ » ; et il ne dit pas que l’homme fut ravi jusqu’au troisiиme ciel.

 

Supposй que l’вme de l’Apфtre fut, dans cet йtat, sйparйe du corps, cette sйparation n’eut cependant pas lieu par quelque mode naturel, mais par la puissance de Dieu retirant l’вme elle-mкme du corps, non pour qu’elle demeure absolument sйparйe, mais pour un temps. Et c’est pourquoi il a pu кtre appelй ravi, bien que tout mort ne puisse pas кtre appelй ainsi.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Bien que l’Apфtre soustrait aux sens corporels ait йtй ravi au troisiиme ciel et au paradis, il lui a certainement manquй une chose pour avoir cette pleine et parfaite connaissance, telle qu’elle se trouve parmi les anges : c’est de ne pas savoir s’il йtait avec ou sans son corps. Mais cette connaissance ne lui fera plus dйfaut lorsque, une fois les corps recouvrйs а la rйsurrection des morts, ce corps corruptible sera revкtu d’incorruptibilitй. » Et ainsi, il est clair que, bien que sa vision fыt semblable а celle des bienheureux а un certain point de vue, cependant elle fut aussi plus imparfaite а un autre point de vue.

 

Saint Paul ne fut pas ravi en la vision de Dieu pour qu’il soit bienheureux absolument, mais pour qu’il soit tйmoin de la bйatitude des saints, et des mystиres divins qui lui furent rйvйlйs. Par consйquent, il ne vit dans la vision du Verbe que les choses pour la connaissance desquelles il йtait ravi, et non toutes choses, comme ce sera le cas des bienheureux, surtout aprиs la rйsurrection. Car alors, comme poursuit saint Augustin, « toutes choses seront йvidentes, sans aucune faussetй, sans aucune ignorance ».

Question 14 : [La foi]

 

Introduction

 

Article 1 : Qu’est-ce que croire ?

Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?

Article 3 : La foi est-elle une vertu ?

Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?

Article 5 : La forme de la foi est-elle la charitй ?

Article 6 : La foi informe est-elle une vertu ?

Article 7 : Y a-t-il un mкme habitus pour la foi informe et la foi formйe ?

Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la vйritй premiиre ?

Article 9 : La foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?

Article 10 : Est-il nйcessaire а l’homme d’avoir la foi ?

Article 11 : Est-il nйcessaire de croire explicitement ?

Article 12 : La foi des modernes est-elle identique а celle des anciens ?

 

 

Article 1 : Qu’est-ce que croire ?

 

Objections :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Prйdestination des saints, et l’on retrouve cela dans la Glose а propos de 2 Cor. 3, 5 : « non que nous soyons capables, etc. », que « croire, c’est rйflйchir avec assentiment ». Il semble que ce soit aberrant.

 

Celui qui sait est distinct de celui qui croit, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Vision de Dieu. Or celui qui sait, en tant que tel, rйflйchit et donne son assentiment. On ne dйcrit donc pas convenablement l’acte de croire quand on dit que « croire, c’est rйflйchir avec assentiment ».

 

La rйflexion implique une certaine recherche : en effet, le mot latin cogitare (rйflйchir) revient, pour ainsi dire, а co-agitare, c’est-а-dire discuter, et confronter une chose а l’autre. Or la notion de foi exclut la recherche, car saint Jean Damascиne dit que « la foi est un assentiment sans recherche ». C’est donc а tort que l’on dit que « croire, c’est rйflйchir avec assentiment ».

 

Croire est un acte de l’intelligence. Or l’assentiment semble appartenir а la volontй : car c’est par elle, dit-on, que nous consentons а quelque chose. L’assentiment n’appartient donc pas а l’acte de croire.

 

On ne dit de quelqu’un qu’il rйflйchit, que s’il considиre des choses actuellement, comme saint Augustin le montre clairement au quatorziиme livre sur la Trinitй. Or mкme celui qui ne rйflйchit а rien actuellement, on dit qu’il croit : ainsi le fidиle endormi. Croire n’est donc pas rйflйchir.

 

Une lumiиre simple est le principe d’une connaissance simple. Or la foi est une certaine lumiиre simple, comme Denys le montre clairement au septiиme chapitre des Noms divins. L’acte de croire qui a lieu par la foi est donc une connaissance simple ; et ainsi, il n’est pas l’acte de rйflйchir, qui implique une connaissance par confrontation.

 

La foi, comme on le dit communйment, donne son assentiment а la vйritй premiиre pour elle-mкme. Or celui qui donne son assentiment а quelque chose en confrontant, ne le donne pas pour cette chose, mais pour une autre chose а laquelle il confronte. Il n’y a donc pas de confrontation dans l’acte de croire, et ainsi, il n’y a pas non plus de rйflexion.

 

 Il est dit que la foi est plus certaine que toute science et toute connaissance. Or les principes, а cause de leur certitude, sont connus sans rйflexion ni confrontation. L’acte de croire est donc, lui aussi, sans rйflexion.

 

La puissance spirituelle est plus puissante que la corporelle. La lumiиre spirituelle est donc, elle aussi, plus efficace que la corporelle. Or la lumiиre corporelle extйrieure perfectionne l’њil pour qu’il connaisse immйdiatement les visibles corporels, ce pour quoi la lumiиre innйe ne suffisait pas. La lumiиre spirituelle qui vient de Dieu perfectionnera donc l’intelligence pour qu’elle connaisse aussi les choses pour lesquelles la raison naturelle ne suffit pas, sans aucune confrontation ni rйflexion ; et ainsi, l’acte de croire a lieu sans rйflexion.

 

 La puissance cogitative est posйe par les philosophes dans la partie sensitive. Or croire n’appartient qu’а l’esprit, comme dit saint Augustin. Croire n’est donc pas rйflйchir (cogitare).

 

 

Rйponse :

 

La description que fait saint Augustin de l’acte de croire est adйquate, puisque par une telle dйfinition son кtre est montrй, ainsi que sa distinction de tous les autres actes de l’intelligence ; et en voici la preuve.

 

Notre intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Вme, a deux opйrations. L’une par laquelle elle forme les simples quidditйs des rйalitйs, comme ce qu’est l’homme, ou ce qu’est l’animal ; et dans cette opйration ne se rencontrent pas le vrai par soi, ni le faux, et dans les expressions incomplexes non plus. L’autre opйration de l’intelligence est celle par laquelle elle compose et divise, en affirmant et en niant : et c’est en celle-ci que l’on trouve le vrai et le faux, comme aussi dans l’expression complexe, qui est son signe. Or l’acte de croire ne se trouve pas dans la premiиre opйration, mais seulement dans la seconde : en effet, nous croyons au vrai et nous refusons de croire le faux. Et c’est aussi la raison pour laquelle, chez les Arabes, la premiиre opйration de l’intelligence est appelйe imagination de l’intelligence, et la seconde est appelйe foi, comme cela ressort clairement des paroles du Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme.

 

Or puisque l’intellect possible, en ce qui le concerne, est en puissance relativement а toutes les formes intelligibles, comme aussi la matiиre prime l’est relativement а toutes les formes sensibles, il n’est pas non plus, quant а lui, dйterminй а adhйrer а la composition plutфt qu’а la division, ou vice versa. Or tout ce qui est indйterminй par rapport а deux choses, n’est dйterminй а l’une d’elles que par quelque chose qui le meut. Or l’intellect possible n’est mы que par deux choses, qui sont l’objet propre, qui est la forme intelligible, c’est-а-dire la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, et par la volontй, qui meut toutes les autres puissances, comme dit Anselme. Ainsi donc, notre intellect possible se rapporte diversement aux parties de la contradiction.

 

Parfois, en effet, elle n’est pas inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre, soit а cause du dйfaut des moteurs, comme dans les problиmes dont nous n’avons pas les solutions ; soit а cause de l’apparente йgalitй des choses qui meuvent а l’une et l’autre partie. Et telle est la disposition de celui qui doute : il fluctue entre les deux parties de la contradiction.

 

Quelquefois, par contre, l’intelligence est inclinйe а l’une plutфt qu’а l’autre ; cependant cette chose qui incline ne meut pas suffisamment l’intelligence pour la dйterminer totalement а l’une des parties ; par consйquent, elle accepte certes une partie, mais doute toujours de l’opposйe. Et telle est la disposition de celui qui a une opinion : il accepte une partie de la contradiction avec la crainte de l’autre.

 

Mais parfois, l’intellect possible est dйterminй а adhйrer totalement а une seule partie ; or il l’est tantфt par l’intelligible, tantфt par la volontй. Par l’intelligible, soit mйdiatement, soit immйdiatement. Immйdiatement, lorsque par les intelligibles eux-mкmes la vйritй des propositions apparaоt immйdiatement et infailliblement а l’intelligence. Et telle est la disposition de celui qui a l’intelligence des principes, qui sont immйdiatement connus dиs que les termes le sont, comme dit le Philosophe. Et ainsi, par la quidditй elle-mкme, l’intelligence est immйdiatement dйterminйe а ce genre de propositions. Mйdiatement, lorsqu’une fois connues les dйfinitions des termes, l’intelligence est dйterminйe а l’une des parties de la contradiction en vertu des premiers principes. Et telle est la disposition de celui qui sait. Mais parfois, l’intelligence ne peut кtre dйterminйe а l’une des parties de la contradiction ni immйdiatement par les dйfinitions mкmes des termes, comme dans les principes, ni non plus par la force des principes, comme c’est le cas dans les conclusions d’une dйmonstration ; mais elle est dйterminйe par la volontй, qui choisit d’assentir а une seule partie de faзon prйcise et dйterminйe, а cause d’une chose qui est suffisante а mouvoir la volontй mais non а mouvoir l’intelligence, par exemple parce qu’il semble bon ou convenable d’assentir а cette partie. Et telle est la disposition du croyant, comme lorsque quelqu’un croit aux paroles d’un homme parce que cela lui paraоt convenable ou utile. Et ainsi йgalement nous sommes mus а croire aux paroles de Dieu parce qu’une rйcompense de vie йternelle, si nous avons cru, nous est promise : et par cette rйcompense la volontй est mue а assentir aux choses qui sont dites, bien que l’intelligence ne soit pas mue par une chose qu’elle comprend. Voilа pourquoi saint Augustin dit que l’on peut faire d’autres choses malgrй soi, mais « on ne peut croire sans le vouloir ».

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit que l’assentiment ne se rencontre pas dans cette opйration de l’intelligence par laquelle elle forme les simples quidditйs des rйalitйs, puisque le vrai et le faux n’y sont pas ; car on dit que nous assentons а quelque chose seulement lorsque nous y adhйrons comme au vrai. De mкme aussi, celui qui doute n’a pas d’assentiment, puisqu’il n’adhиre pas а une partie plutфt qu’а l’autre. Non plus, de mкme, celui qui a une opinion, puisque son accceptation de l’une des parties n’est pas affermie. Or la sentence, comme disent Isaac et Avicenne, « est la conception distincte et trиs certaine de l’une des parties de la contradiction » ; et « assentir » vient de « sentence ». Celui qui a l’intelligence [des principes] a certes un assentiment, parce qu’il adhиre de faзon trиs certaine а l’une des parties ; mais il n’a pas la rйflexion, parce qu’il est dйterminй а une seule chose sans aucune confrontation. Celui qui sait, en revanche, possиde et la rйflexion et l’assentiment ; mais une rйflexion qui cause l’assentiment, et un assentiment terminant la rйflexion. Car par la confrontation mкme des principes aux conclusions, il donne son assentiment aux conclusions en les analysant par les principes, et lа s’arrкte et se repose le mouvement de celui qui rйflйchit. Dans la science, en effet, le mouvement de la raison commence par l’intelligence des principes, et se termine au mкme point par la voie d’analyse ; et ainsi, elle ne possиde pas l’assentiment et la rйflexion comme а йgalitй, mais la rйflexion induit l’assentiment, et l’assentiment met la rйflexion au repos. Mais dans la foi, l’assentiment et la rйflexion sont comme а йgalitй. Car l’assentiment n’est pas causй par la rйflexion, mais par la volontй, comme on l’a dit. Mais parce que l’intelligence n’est pas dйterminйe а une seule chose de telle sorte qu’elle soit amenйe а son terme propre, qui est la vision de quelque intelligible, de lа vient que son mouvement n’est pas encore apaisй, mais possиde encore une rйflexion et une recherche а propos des choses qu’elle croit, bien qu’elle y donne un trиs ferme assentiment. Car en ce qui la concerne, elle demeure insatisfaite, et n’est pas dйterminйe а un seul terme, mais elle est dйterminйe seulement de l’extйrieur. Et de lа vient que l’intelligence du croyant est dite captivйe, parce qu’elle est tenue par des termes йtrangers et non propres. 2 Cor. 10, 5 : « Nous rйduisons en captivitй tous les esprits, etc. » De lа vient aussi qu’il peut s’йlever dans le croyant un mouvement contraire а ce qu’il tient trиs fermement, quoique cela n’ait pas lieu dans l’intelligent ou le savant.

 

Ainsi donc, par l’assentiment, l’acte de croire est sйparй de l’opйration par laquelle l’intelligence regarde les formes simples, les quidditйs, ainsi que du doute et de l’opinion ; par la rйflexion, il se sйpare de l’intelligence [des principes] ; et parce qu’il comporte ensemble et comme а йgalitй l’assentiment et la rйflexion, il se sйpare de la science.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution au premier argument.

 

La foi est appelйe un assentiment sans recherche, en ce sens que le consentement ou l’assentiment de la foi n’est pas causй par une recherche de la raison ; cependant, cela n’exclut pas qu’il demeure dans l’intelligence du croyant une rйflexion ou une confrontation а propos des choses qu’il croit.

 

La volontй se rapporte а une puissance prйcйdente — l’intelligence —, mais tel n’est pas le cas de l’intelligence. Et si l’assentiment appartient proprement а l’intelligence, c’est parce qu’il implique une adhйsion absolue а ce а quoi l’assentiment est donnй ; tandis que le consentement appartient proprement а la volontй, car consentir, c’est partager les sentiments d’autrui, et ainsi, cela implique une relation ou une comparaison а quelque chose qui prйcиde.

 

Parce que les habitus sont connus au moyen des actes, et que les principes des actes sont les habitus eux-mкmes, de lа vient que parfois l’on dйsigne les habitus par les noms des actes ; et ainsi, les noms des actes sont tantфt pris au sens propre, c’est-а-dire pour les actes mкmes, tantфt pour les habitus. Donc le croire, pour autant qu’il implique l’acte de foi, comporte toujours une considйration actuelle ; mais non dans le sens oщ le croire est pris comme un habitus : en ce sens, l’on dit que le dormeur croit, parce qu’il possиde l’habitus de foi.

 

La foi comporte une part de perfection et une part d’imperfection. La part de perfection est cette fermetй qui appartient а l’assentiment ; mais la part d’imperfection est la carence de vision, а cause de laquelle il reste encore dans l’esprit du croyant un mouvement de rйflexion. La part de perfection, c’est-а-dire l’assentiment, est donc causйe par la lumiиre simple qu’est la foi ; mais dans la mesure oщ cette lumiиre n’est pas parfaitement participйe, l’imperfection de l’intelligence n’est pas totalement фtйe : et ainsi, il reste en elle un mouvement inapaisй de rйflexion.

 

Cet argument prouve, ou conclut, que la rйflexion n’est pas la cause de l’assentiment de foi ; mais non qu’elle n’accompagne pas l’assentiment de foi.

 

La certitude peut impliquer deux choses : а savoir, la fermetй de l’adhйsion ; et de ce point de vue, la foi est plus certaine que toute intelligence et toute science, car la vйritй premiиre, qui cause l’assentiment de foi, est une cause plus forte que la lumiиre de la raison, qui cause l’assentiment de l’intelligence ou de la science. Elle implique aussi l’йvidence de ce а quoi l’assentiment est donnй ; et de ce point de vue, la foi n’a pas la certitude, mais la science et l’intelligence l’ont : et de lа vient que l’intelligence [des principes] ne comporte pas de rйflexion.

 

Cet argument conclurait а bon droit si nous participions parfaitement а cette lumiиre spirituelle : et ce sera le cas dans la patrie, oщ nous verrons parfaitement les choses que nous croyons maintenant. Mais pour l’heure, si les choses pour la connaissance desquelles cette lumiиre perfectionne n’apparaissent pas manifestement, cela vient d’une participation dйfectueuse а cette lumiиre spirituelle, non de son [manque d’] efficacitй.

 

La puissance cogitative est ce qu’il y a de plus йlevй dans la partie sensitive, et c’est pourquoi elle atteint d’une certaine faзon la partie intellective, de sorte qu’elle participe а ce qu’il y a de plus bas dans la partie intellective, c’est-а-dire le processus discursif de la raison, suivant la rиgle donnйe par Denys au septiиme chapitre des Noms divins : « l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй est unie а l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne ». Voilа pourquoi la puissance cogitative est elle-mкme appelйe raison particuliиre, comme cela est clairement montrй par le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme ; et cela ne vaut que pour l’homme, car а sa place il y a chez les bкtes l’estimation naturelle. Et c’est pourquoi la raison universelle, qui est dans la partie intellective, est parfois aussi appelйe elle-mкme cogitative, а cause de la ressemblance d’opйration.

Article 2 : Qu’est-ce que la foi ?

 

L’Apфtre dit en Hйbr. 11, 1 que c’est « la substance des choses que l’on doit espйrer, et la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».

 

Objections :

 

Il semble qu’il dise mal.

 

Aucune qualitй n’est une substance. Or la foi est une qualitй, puisqu’elle est une vertu, ce qui est une qualitй bonne, etc. La foi n’est donc pas une substance.

 

L’кtre spirituel est surajoutй а l’кtre naturel, et il en est la perfection ; aussi doit-il lui кtre semblable. Or dans l’кtre naturel de l’homme, on dit que la substance est l’essence mкme de l’вme, qui est l’acte premier, et non la puissance, qui est le principe de l’acte second. Donc dans l’кtre spirituel non plus, l’on ne doit pas dire que la substance est la foi elle-mкme — ou quelque autre vertu, qui est principe prochain d’opйration, et donc perfectionne la puissance — mais plutфt la grвce, dont provient l’кtre spirituel lui-mкme comme d’un acte premier, et qui perfectionne l’essence mкme de l’вme.

 

[Le rйpondant] disait que la foi est appelйe substance en tant qu’elle est la premiиre entre les vertus. En sens contraire, il y a trois faзons de considйrer les vertus : du point de vue des habitus, de celui des objets et de celui des puissances. Or quant aux habitus, la foi n’est pas avant les autres. En effet, il semble qu’on ne donne cette dйfinition de la foi que dans la mesure oщ celle-ci est formйe, car c’est dans ce cas seulement qu’elle est un fondement, comme dit saint Augustin. Or les habitus gratuits sont tous infusйs en mкme temps. De mкme quant aux objets, la foi ne semble pas non plus кtre avant les autres. Car la foi ne tend pas plus а la vйritй premiиre, qui semble кtre son objet propre, que la charitй ne tend au souverain bien, ou l’espйrance а ce qu’il y a de plus ardu, ou а la souveraine libйralitй de Dieu. De mкme aussi quant aux puissances, car toute vertu gratuite semble regarder la volontй. La foi n’est donc nullement antйrieure aux autres ; et ainsi, on ne doit pas la dire fondement ou substance des autres.

 

Les choses que l’on doit espйrer rйsident en nous plus par la charitй que par la foi. Cette dйfinition semble donc mieux convenir а la charitй qu’а la foi.

 

Puisque l’espйrance est engendrйe par la foi, comme le montre clairement la Glose en Mt 1, 2, si l’on dйfinit correctement l’espйrance, il est nйcessaire de poser la foi dans sa dйfinition ; or l’espйrance est posйe dans la dйfinition de la chose а espйrer. Si donc celle-ci est posйe dans la dйfinition de la foi, il y aura un cercle dans les dйfinitions ; ce qui est aberrant, car alors quelque chose sera antйrieur а soi-mкme et plus connu que soi-mкme. Il se produira en effet que le mкme sera posй dans sa propre dйfinition, si nous remplaзons les noms par leurs dйfinitions ; il arrivera aussi que des dйfinitions soient sans fin.

 

 Les objets d’habitus diffйrents sont diffйrents. Or les vertus thйologales ont la mкme chose pour fin et pour objet. Il est donc nйcessaire, dans les vertus thйologales, que les fins de vertus diffйrentes soient diffйrentes. Or la chose а espйrer est la fin propre de l’espйrance. Elle ne doit donc кtre posйe dans la dйfinition de la foi ni comme fin ni comme objet.

 

La foi est perfectionnйe plutфt par la charitй que par l’espйrance ; et c’est pourquoi on dit qu’elle est formйe par la charitй. Dans la dйfinition de la foi, l’on doit donc poser l’objet de la charitй, qui est le bien ou ce qu’il faut aimer, plutфt que l’objet de l’espйrance, qui est la chose que l’on doit espйrer.

 

La foi regarde surtout les articles eux-mкmes. Or tous les articles ne concernent pas les choses que l’on doit espйrer, mais seulement un ou deux : la rйsurrection de la chair et la vie йternelle. La chose que l’on doit espйrer ne devait donc pas кtre posйe dans la dйfinition de la foi.

 

L’argument est un acte de la raison. Or la foi porte sur des choses qui sont au-dessus de la raison. La foi ne doit donc pas кtre appelйe argumentum.

 

10° Deux mouvements sont dans l’вme : l’un de l’вme, l’autre vers l’вme. Dans le mouvement vers l’вme, le principe est extйrieur, tandis que dans le mouvement qui part d’elle, il est intйrieur. Or le principe intйrieur et le principe extйrieur ne peuvent кtre identiques. Il ne peut donc y avoir un mкme principe pour le mouvement qui va vers l’вme et pour celui qui part de l’вme. Or la connaissance s’accomplit dans un mouvement vers l’вme ; mais l’amour, dans un mouvement qui part d’elle. Donc ni la foi ni rien d’autre ne peut кtre principe d’amour et de connaissance ; il est donc aberrant de poser dans la dйfinition de la foi quelque chose qui appartient а l’amour, а savoir « la substance des choses que l’on doit espйrer », et quelque chose qui appartient а la connaissance, а savoir « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

11° Un habitus unique ne peut appartenir а diverses puissances. Or les puissances affective et intellective sont diffйrentes. Puis donc que la foi est un habitus unique, il ne peut concerner la connaissance et l’amour ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

12° Un habitus unique a un acte unique. Puis donc que deux actes sont posйs dans la dйfinition de la foi — а savoir, faire que les choses que l’on doit espйrer subsistent en nous, et quant а cet acte il est dit : « la substance des choses que l’on doit espйrer », et convaincre l’esprit, et quant а cet autre il est dit : « la preuve de celles qu’on ne voit pas » — il semble qu’elle soit dйcrite de faзon aberrante.

 

13° L’intelligence est antйrieure а la volontй. Or la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer » concerne la volontй, tandis que ce qui suit : « la preuve de celles qu’on ne voit pas » concerne l’intelligence. Les parties de la description susmentionnйe sont donc mal ordonnйes.

 

14° L’argument est ainsi nommй parce qu’il argue pour que l’esprit donne son assentiment а quelque chose. Or l’esprit est convaincu d’assentir а des choses parce qu’elles lui deviennent apparentes. Il semble donc qu’il y ait une opposition dans les termes du second membre : « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas ».

 

15° La foi est une certaine connaissance. Or toute connaissance vient de ce qu’une chose apparaоt а celui qui connaоt ; en effet, tant dans la connaissance sensitive que dans l’intellective, quelque chose apparaоt. Il est donc aberrant de dire que la foi porte sur des choses qu’on ne voit pas.

 

 

Rйponse :

 

Selon certains, l’Apфtre ne veut pas montrer par cette dйfinition ce qu’est la foi, mais plutфt ce qu’elle fait. Mais, semble-t-il, il faudrait plutфt dire que cette notification de la foi en est une dйfinition trиs complиte : non qu’elle soit donnйe suivant la forme canonique de la dйfinition, mais parce qu’en elle, toutes les choses exigйes pour la dйfinition de la foi sont suffisamment touchйes. En effet, il suffit parfois aux philosophes eux-mкmes de signaler les principes des syllogismes et des dйfinitions, car lorsqu’on est en leur possession, il n’est pas difficile de revenir а une forme rigoureuse selon les rиgles de l’art. Or trois considйrations vont en fournir la preuve.

 

D’abord celle-ci, que tous les principes dont l’кtre de la foi dйpend sont indiquйs dans cette dйfinition. En effet, la disposition du croyant, comme on l’a dйjа dit, est telle que l’intelligence est dйterminйe а quelque chose par la volontй, et la volontй n’agit qu’en tant qu’elle est mue par son objet, qui est le bien appйtible et la fin ; par consйquent, deux principes sont requis pour la foi : un premier qui est le bien qui meut la volontй, et en second lieu ce а quoi l’intelligence donne son assentiment sous l’action de la volontй. Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime la volontй, est double. L’un d’eux est proportionnй а la nature humaine, car les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la fйlicitй dont les philosophes ont parlй : soit la contemplative, qui consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord dans l’acte de la prudence, et consйquemment dans les actes des autres vertus morales. L’autre est le bien de l’homme qui dйpasse la mesure de la nature humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni mкme pour le connaоtre ou le dйsirer, mais il est promis а l’homme par la seule libйralitй divine ; 1 Cor. 2, 9 : « l’њil n’a point vu, etc. », et ce bien est la vie йternelle. Et par lui, la volontй est inclinйe а assentir aux choses qu’elle tient par la foi ; Jn 6, 40 : « Quiconque voit le Fils et croit en lui, a la vie йternelle. » Or rien ne peut кtre ordonnй а quelque fin s’il ne prйexiste en lui un certain rapport а la fin, d’oщ provienne en lui le dйsir de la fin ; et c’est le cas lorsqu’un commencement de la fin se fait en lui, car quelque chose ne recherche le bien que dans la mesure oщ il possиde quelque ressemblance de ce bien. Et c’est pourquoi il y a dans la nature humaine un certain commencement de ce bien qui est proportionnй а la nature : car en elle prйexistent naturellement les principes des dйmonstrations йvidents par soi, qui sont des semences de la contemplation de la sagesse, ainsi que les principes du droit naturel, qui sont les semences des vertus morales. Il est donc йgalement nйcessaire, pour que l’homme soit ordonnй au bien de la vie йternelle, qu’un certain commencement de celle-ci se fasse en celui а qui elle est promise. Or la vie йternelle consiste dans la pleine connaissance de Dieu, comme le montre clairement Jn 17, 3 : « Or la vie йternelle, c’est, etc. » ; il est donc nйcessaire qu’un commencement de cette connaissance surnaturelle se fasse en nous ; et cela a lieu par la foi, qui tient par une lumiиre infuse les choses qui dйpassent la connaissance naturelle. Or la rиgle gйnйrale, dans les touts qui ont des parties ordonnйes, c’est que la premiиre partie, en laquelle se trouve un commencement de l’ensemble, est appelйe la substance du tout : par exemple les fondations de la maison, et la carиne d’un vaisseau ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au onziиme livre de la Mйtaphysique que si l’йtant йtait un tout unique, sa premiиre partie serait la substance. Et ainsi, la foi, en tant qu’elle est en nous un certain commencement de la vie йternelle, que nous espйrons par la promesse divine, est appelйe la substance des choses que l’on doit espйrer : et donc en cela est touchй le rapport de la foi au bien qui meut la volontй, qui а son tour dйtermine l’intelligence. Or la volontй mue par le bien susdit propose а l’intelligence naturelle une chose non apparente comme йtant digne qu’il y soit assenti ; et de la sorte, elle la dйtermine а ce non-apparent, c’est-а-dire pour qu’elle y donne son assentiment. Donc, de mкme que l’intelligible qui est vu par l’intelligence dйtermine celle-ci, et pour cette raison l’on dit qu’il convainc l’esprit, de mкme aussi une chose non apparente а l’intelligence la dйtermine, et convainc l’esprit du fait mкme que la volontй a acceptй qu’il y soit assenti. Voilа pourquoi selon une autre leзon la foi est appelйe conviction, parce qu’elle convainc l’intelligence de la faзon susdite ; et ainsi, dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas » est touchйe la comparaison de la foi а ce а quoi l’intelligence donne son assentiment. Ainsi donc, nous avons la matiиre de la foi ou son objet dans la mention « de celles qu’on ne voit pas » ; l’acte dans la mention « la preuve » ; la relation а la fin dans la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer ». Or l’acte renvoie et au genre, c’est-а-dire а l’habitus, qui est connu par l’acte, et au sujet, qui est l’esprit ; et il n’en faut pas plus pour dйfinir une vertu. Il est facile, dиs lors, de former artificiellement une dйfinition qui suive ce qu’on a dit : nous dirons que la foi est un habitus de l’esprit, par lequel la vie йternelle commence en nous, et qui fait assentir l’intelligence а des choses qu’on ne voit pas.

 

La deuxiиme preuve est que, par cette dйfinition, la foi est distinguйe de toutes les autres choses. En effet, par la mention « de celles qu’on ne voit pas », la foi est distinguйe de la science et de l’intelligence [des principes]. Par la mention « la preuve », elle est distinguйe de l’opinion et du doute, en lesquels l’esprit n’est pas convaincu, c’est-а-dire n’est pas dйterminй а une seule chose ; et semblablement, de tous les habitus qui ne sont pas cognitifs. Par la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer », elle est distinguйe de la foi prise communйment, au sens oщ l’on dit que nous croyons ce dont nous avons une opinion vйhйmente, ou reposant sur le tйmoignage de quelque homme ; et en outre, elle est distinguйe de la prudence et des autres habitus cognitifs, qui ne sont pas ordonnйs aux choses que l’on doit espйrer ; ou bien, s’ils leur sont ordonnйs, ce n’est point par eux que se fait le propre commencement en nous des choses que l’on doit espйrer.

 

La troisiиme preuve vient de la considйration suivante : tous ceux qui ont voulu dйfinir la foi n’ont pu la dйfinir autrement qu’en renfermant sous d’autres termes soit toute la dйfinition, soit une partie de celle-ci. Car ce que dit saint Jean Damascиne : « la foi est la substance des choses que l’on espиre, la preuve de celles qu’on ne voit pas », il est clair que c’est expressйment identique а ce que l’Apфtre dit. Mais ce que saint Jean Damascиne ajoute : « c’est aussi l’espoir, qui ne doute ni ne discute de ce que Dieu nous a annoncй et de l’exaucement de nos priиres », est une sorte d’explication de ce qu’il avait dit : « la substance des choses que l’on doit espйrer ». En effet, les choses que l’on doit espйrer sont principalement les rйcompenses qui nous sont promises par Dieu ; et secondairement toutes les autres choses nйcessaires а cela, que nous demandons а Dieu, et dont on a une espйrance certaine par la foi ; or celle-ci ne peut ni faire dйfaut — et c’est pourquoi il est dit : « qui ne doute » — ni кtre justement rйprouvйe comme vaine, et c’est pourquoi il est dit « ni ne discute ». Quant а ce que dit saint Augustin : « la foi est la vertu par laquelle on croit les choses qu’on ne voit pas », et encore saint Jean Damascиne : « la foi est un assentiment sans recherches », et Hugues de Saint-Victor : « la foi est une certitude de l’вme sur des choses absentes, supйrieure а l’opinion et infйrieure а la science », tout cela est identique а ce que dit l’Apфtre : « la preuve de celles qu’on ne voit pas ». Cependant la foi est dite « infйrieure а la science », parce qu’elle n’a pas la vision comme la science, bien qu’elle ait une adhйsion aussi ferme. Et elle est dite « supйrieure а l’opinion » а cause de la fermetй de l’assentiment. Et de la sorte, elle est dite « infйrieure а la science » en tant qu’elle traite « de celles qu’on ne voit pas », et « supйrieure а l’opinion » en tant qu’elle est « la preuve ». Les autres choses ressortent clairement de ce qu’on a dйjа dit. Enfin, ce que dit Denys au septiиme chapitre des Noms divins : « la foi est la base inйbranlable des fidиles qu’elle йtablit dans la vйritй et en qui elle йtablit la vйritй », cela est identique а ce que dit l’Apфtre : « la substance des choses que l’on doit espйrer ». En effet, la connaissance de la vйritй est la chose que l’on doit espйrer, puisque la bйatitude n’est rien d’autre que la joie de la vйritй, comme dit saint Augustin au livre des Confessions.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La foi est appelйe substance, non qu’elle soit dans le genre de la substance, mais par une certaine ressemblance а la substance, c’est-а-dire en tant qu’elle est un premier commencement et comme une certain fondement de toute la vie spirituelle, comme la substance est le fondement de tous les йtants.

 

L’Apфtre veut comparer la foi non pas aux choses qui sont au-dedans, mais а celles qui sont au-dehors. Or, bien que l’essence de l’вme, dans l’кtre naturel, soit premier et substance relativement aux puissances et aux habitus, et а tout ce qui en dйcoule et qui est au-dedans, cependant la relation aux rйalitйs extйrieures ne se rencontre pas dans l’essence, mais en premier dans la puissance ; ni, de mкme, dans la grвce, mais dans la vertu, et en premier dans la foi. L’on ne pouvait donc dire que la substance des choses que l’on doit espйrer йtait la grвce, mais la foi.

 

La foi prйcиde les autres vertus et du cфtй de l’objet, et du cфtй de la puissance, et du cфtй de l’habitus. Du cфtй de l’objet, non point parce qu’elle-mкme tendrait plus vers son objet que les autres vertus vers le leur, mais parce que son objet meut naturellement avant celui de la charitй et des autres vertus. Et cela est йvident, car le bien ne meut que s’il est connu auparavant, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; alors que le vrai, pour mouvoir l’intelligence, n’a besoin d’aucun mouvement de l’appйtit. Et de lа vient aussi que l’acte de foi est naturellement avant l’acte de charitй ; et de mкme aussi pour les habitus, bien qu’ils soient temporellement simultanйs, lorsque la foi est formйe ; et pour la mкme raison la puissance cognitive est naturellement avant l’affective. Or la foi est dans la cognitive : cela ressort de ce que l’objet propre de la foi est le vrai, et non le bien ; mais elle a d’une certaine faзon un achиvement dans la volontй, comme on le dira plus loin.

 

Il ressort maintenant de ce qu’on a dit que le premier commencement des choses que l’on doit espйrer ne se fait pas en nous par la charitй, mais par la foi ; et la charitй n’est pas non plus une preuve ; cette description ne lui convient donc nullement.

 

Parce que le bien qui incline а la foi dйpasse la raison, il est aussi impossible а nommer ; voilа pourquoi l’Apфtre, en faisant une pйriphrase, a posй а sa place la chose que l’on doit espйrer ; ce qui se produit frйquemment dans les dйfinitions.

 

Toute puissance a une fin, qui est son bien ; cependant, toute puissance ne se rapporte pas а la notion de fin ou de bien en tant que tel, mais c’est seulement la volontй. Et si la volontй meut toutes les autres puissances, c’est parce que tout mouvement commence par l’intention de la fin. Donc, bien que le vrai soit la fin de la foi, cependant le vrai n’implique pas la notion de fin ; il ne devait donc pas кtre posй comme la fin de la foi, mais ce devait кtre quelque chose qui appartienne а la volontй.

 

La chose qu’il faut aimer peut кtre prйsente ou absente, mais la chose que l’on doit espйrer ne peut кtre qu’absente. Rom. 8, 24 : « car ce qu’on voit, pourquoi l’espйrer ? » Puis donc que la foi porte sur des choses absentes, sa fin est plus proprement exprimйe par la chose que l’on doit espйrer que par la chose qu’il faut aimer.

 

L’article est comme la matiиre de la foi ; or la chose а espйrer n’est pas posйe comme matiиre, mais comme fin ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

« Argument » se dit en plusieurs sens. Parfois, en effet, il signifie l’acte mкme de la raison discourant des principes aux conclusions ; et parce que toute la force de l’argument consiste dans le moyen terme, ce dernier est parfois appelй lui aussi argument. Et de lа vient aussi qu’on appelle parfois arguments les prйambules des livres, en lesquels on offre quelque brиve anticipation de toute l’њuvre qui suit. Et parce que l’argument permet de manifester quelque chose, et que le principe de la manifestation est la lumiиre, la lumiиre par laquelle une chose est connue peut кtre elle-mкme appelйe « argument ». Et de ces quatre faзons la foi peut кtre appelйe argument. De la premiиre faзon, dans la mesure oщ la raison donne son assentiment а quelque chose parce que Dieu l’a dit ; et ainsi, l’assentiment est causй dans le croyant par l’autoritй de celui qui parle ; car en dialectique aussi, quelque argument se prend de l’autoritй. De la deuxiиme faзon, la foi est appelйe « la preuve (argumentum) de celles qu’on ne voit pas », en tant que la foi des fidиles est un mйdium pour prouver que les choses qu’on ne voit pas existent ; ou bien en tant que la foi des pиres nous est un mйdium qui nous porte а croire ; ou encore en tant que la foi а un article est un mйdium pour la foi а un autre article, comme la Rйsurrection du Christ pour la rйsurrection gйnйrale, comme cela est йvident en 1 Cor. 16, 12. De la troisiиme faзon, dans la mesure oщ la foi est elle-mкme une certaine anticipation brиve de la connaissance que nous aurons dans le futur. De la quatriиme faзon, quant а la lumiиre mкme de la foi, grвce а laquelle les choses crйdibles sont connues. Et si l’on dit que la foi est au-dessus de la raison, ce n’est pas qu’il n’y ait dans la foi nul acte de raison, mais c’est parce que la raison ne peut conduire а la vision des choses qui appartiennent а la foi.

 

10° L’acte de foi rйside essentiellement dans la connaissance, et lа est sa perfection quant а la forme ou l’espиce : on le voit bien par l’objet, comme on l’a dit. Mais quant а la fin, l’acte de foi est perfectionnй dans l’amour, car c’est la charitй qui donne а la foi d’кtre mйritoire de la fin. Le commencement de la foi est aussi dans l’amour, en tant que la volontй dйtermine l’intelligence а assentir aux choses qui appartiennent а la foi. Mais cette volontй n’est un acte ni de charitй ni d’espйrance, c’est un certain appйtit du bien promis. Et ainsi, il est clair que la foi n’est pas dans les deux puissances comme dans un sujet.

 

11° On voit dиs lors clairement la rйponse а la onziиme objection.

 

12° Dans la mention « la substance des choses que l’on doit espйrer », ce n’est pas l’acte de foi qui est touchй, mais seulement la relation а la fin. L’acte de foi est touchй par comparaison а l’objet dans la mention « la preuve de celles qu’on ne voit pas ».

 

13° Ce а quoi l’intelligence donne son assentiment ne meut pas celle-ci par une vertu propre, mais par l’inclination de la volontй. C’est pourquoi le bien qui meut la volontй se comporte dans l’assentiment de foi comme un premier moteur, tandis que ce а quoi l’intelligence donne son assentiment est comme un moteur mы. Voilа pourquoi, dans la dйfinition de la foi, la comparaison de celle-ci au bien de la volontй est posйe avant l’objet propre.

 

14° La foi ne convainc pas l’esprit par l’йvidence de la chose, mais par l’inclination de la volontй, comme on l’a dit, l’argument n’est donc pas concluant.

 

15° La connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment. Quant а la vision, la connaissance s’oppose а la foi ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « les choses qui sont visibles ne relиvent pas de la foi, mais de la connaissance » ; et selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, sont dites « vues » les choses qui sont а portйe du sens ou de l’intelligence. Et l’on dit que des choses sont а portйe de l’intelligence lorsqu’elles ne dйpassent pas sa capacitй. Mais quant а la certitude de l’assentiment, la foi est une connaissance, et pour cette raison elle peut aussi кtre appelйe science et vision, suivant ce passage de 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en йnigme. » Et c’est ce que dit saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu : « Si donc nous pouvons dire en toute convenance que nous savons ce que nous croyons d’une maniиre certaine, nous pouvons dire aussi que nous voyons avec les yeux de l’esprit ce que la raison permet de croire, bien que cela ne soit pas prйsent а nos sens. »

Article 3 : La foi est-elle une vertu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La vertu s’oppose а la connaissance ; et c’est pourquoi la science et la vertu sont posйs comme des genres diffйrents, comme cela est clairement montrй au quatriиme livre des Topiques. Or la foi est contenue dans la connaissance. Elle n’est donc pas une vertu.

 

[Le rйpondant] disait que, de mкme que l’ignorance est un vice parce qu’il est causй par une certaine nйgligence а savoir, de mкme aussi la foi est une vertu parce qu’elle consiste dans la volontй du croyant. En sens contraire : une chose ne peut кtre une faute du seul fait qu’elle est causйe par une faute ; sinon la peine en tant que telle serait une faute ; donc l’ignorance ne peut pas non plus кtre appelйe vice parce qu’elle naоt du vice de nйgligence ; donc, pour la mкme raison, que la foi s’ensuive de la volontй ne peut non plus la faire appeler vertu.

 

On dйfinit la vertu par rapport au bien ; en effet, la vertu est « ce qui rend bon celui qui la possиde, et bonne son њuvre », comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. Or l’objet de la foi est le vrai, et non le bien. La foi n’est donc pas une vertu.

 

[Le rйpondant] disait que le vrai qui est l’objet de la foi est la vйritй premiиre, qui est en outre le souverain bien ; et de la sorte, la foi est une vertu. En sens contraire : La distinction des habitus et des actes se prend de la distinction formelle, et non matйrielle, des objets : sinon, la vue et l’ouпe appartiendraient а la mкme puissance, car il arrive que le mкme soit audible et visible. Or, quelque identiques que soient rйellement ce qui est bien et ce qui est vrai, la notion de vrai et celle de bien sont cependant formellement diffйrentes. L’habitus qui tend au vrai suivant la notion de vrai se distingue donc de celui qui tend au bien sous l’aspect du bien ; et ainsi, l’on distinguera la foi de la vertu.

 

Le mйdium et les extrкmes sont dans le mкme genre, comme le montre clairement le Philosophe au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Or la foi est intermйdiaire entre la science et l’opinion ; Hugues de Saint-Victor dit en effet que « la foi est une certitude de l’esprit, supйrieure а l’opinion et infйrieure а la science ». Or ni l’opinion ni la science n’est une vertu. Donc la foi non plus.

 

La prйsence de l’objet n’фte pas l’habitus de la vertu. Or l’objet de la foi est la vйritй premiиre, et quand celle-ci sera а portйe de notre esprit de sorte que nous la voyions, alors ce ne sera plus la foi mais la vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

« La vertu est le dernier degrй de la puissance », comme il est dit au premier livre sur le Ciel et le Monde. Or la foi n’est pas le dernier degrй de la puissance humaine, car celle-ci peut quelque chose de plus : la claire vision. La foi n’est donc pas une vertu.

 

Selon saint Augustin au livre sur le Bien du mariage, c’est par les vertus que les puissances sont apprкtйes а leurs actes. Or la foi n’apprкte pas l’intelligence, mais plutфt l’empкche : car par elle l’intelligence est assujettie, comme on le voit bien en 2 Cor. 10, 5. La foi n’est donc pas une vertu.

 

Le Philosophe divise la vertu en intellectuelle et morale. Et c’est lа une division par opposйs immйdiats, car l’intellectuelle est celle qui est dans le raisonnable par essence, tandis que la morale est celle qui est dans le raisonnable par participation ; et le raisonnable ne peut кtre pris autrement, ni la vertu humaine exister hors du raisonnable, pris en quelque faзon. Or la foi n’est pas une vertu morale, car alors les actions et les passions seraient sa matiиre. Ni de mкme intellectuelle, puisqu’elle n’est aucune des cinq que le Philosophe pose au sixiиme livre de l’Йthique : car elle n’est ni la sagesse, ni l’intelligence, ni la science, ni l’art, ni la prudence. La foi n’est donc nullement une vertu.

 

10° Ce qui convient а une chose par l’extйrieur, ne rйside pas en elle essentiellement mais accidentellement. Or кtre une vertu ne convient а la foi que par autre chose, comme on le disait, c’est-а-dire par la volontй. Il est donc accidentel а la foi d’кtre une vertu ; et ainsi, on ne peut la poser comme une espиce de vertu.

 

11° Dans la prophйtie, il y a une connaissance plus parfaite que dans la foi. Or la prophйtie n’est pas posйe comme une vertu. La foi ne doit donc pas non plus кtre appelйe une vertu.

 

 

En sens contraire :

 

La vertu est la disposition du parfait au meilleur. Or cela convient а la foi ; car elle dispose l’homme а la bйatitude, qui est le meilleur. La foi est donc une vertu.

 

Tout habitus par lequel on est confortй dans l’action et fortifiй dans la passion, est une vertu. Or la foi est telle : « la foi est agissante par la charitй » (Gal. 5, 6). Elle fortifie aussi les fidиles pour rйsister au Diable, comme il est dit en 1 Pet. 5, 9. Elle est donc une vertu.

 

Hugues de Saint-Victor dit qu’il y a trois vertus sacramentelles par lesquelles nous sommes initiйs, ce sont la foi, l’espйrance et la charitй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Tous posent que la foi est une vertu. Pour le voir clairement, il faut noter que la vertu, suivant l’acception premiиre de son nom, signifie l’achиvement de la puissance active. Or il y a deux puissances actives : l’une dont l’action a pour terme une chose faite au-dehors, comme l’action de la puissance йdificative a pour terme l’йdifice ; l’autre dont l’action ne se termine pas au-dehors, mais rйside dans l’agent lui-mкme, comme la vision en celui qui voit, ainsi qu’on le trouve chez le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or dans ces deux puissances, l’achиvement se comprend diffйremment. Car les actes des premiиres puissances, comme dit le Philosophe au mкme endroit, ne sont pas dans celui qui fait mais dans ce qui est fait ; et c’est pourquoi l’achиvement de la puissance y est considйrй dans ce qui est fait. Ainsi dit-on que la vertu de celui qui porte des poids rйside en ce qu’il porte le plus grand poids, comme on le voit clairement au premier livre sur le Ciel et le Monde ; et semblablement, la vertu du bвtisseur rйside en ce qu’il construit la meilleure maison. Mais parce que l’acte de l’autre puissance rйside dans l’agent, non dans une chose faite, l’achиvement de cette puissance se comprend suivant le mode d’action ; c’est-а-dire en sorte qu’il opиre bien et convenablement, ce qui permet а son acte d’кtre appelй bon. Et de lа vient que dans ce genre de puissances, on appelle vertu ce qui rend l’њuvre bonne.

 

Mais le bien ultime que considиrent le philosophe et le thйologien n’est pas le mкme. En effet, le philosophe considиre comme le bien ultime ce qui est proportionnй aux forces humaines, et consiste dans l’acte de l’homme lui-mкme ; aussi dit-il que la fйlicitй est une certaine opйration. Voilа pourquoi, selon le Philosophe, l’acte bon, dont le principe est appelй vertu, est appelй tel dans l’absolu, en tant qu’il s’ajoute а la puissance en la perfectionnant. Par consйquent, tout habitus que le Philosophe trouve йlicitant un tel acte, il dit que c’est une vertu, qu’elle soit dans la partie intellective — comme la science, l’intelligence et ce genre de vertus intellectuelles, dont l’acte est le bien de la puissance elle-mкme, qui est de considйrer le vrai — ou dans la partie affective, comme la tempйrance, la force et les autres vertus morales.

 

Mais le thйologien considиre comme le bien ultime ce qui dйpasse le pouvoir de la nature, а savoir la vie йternelle, comme on l’a dйjа dit. C’est pourquoi, dans les actes humains, il ne considиre pas le bien dans l’absolu — car il n’y pose pas la fin — mais en relation а ce bien qu’il pose comme fin : il affirme que cet acte seul est complиtement bon, qui est ordonnй du bien prochain au bien final, c’est-а-dire qui est mйritoire de la vie йternelle ; et tout acte tel, il l’appelle un acte de vertu ; et tout habitus йlicitant proprement un tel acte est appelй par lui vertu. Or un acte ne peut кtre appelй mйritoire que lorsqu’il est йtabli au pouvoir de celui qui opиre : car celui qui mйrite, il est nйcessaire qu’il produise quelque chose ; et il ne peut produire que ce qui est sien en quelque faзon, c’est-а-dire ce qui vient de lui. Or un acte rйside en notre pouvoir dans la mesure oщ il appartient а la volontй : qu’il lui appartienne comme йlicitй par elle, ainsi aimer et vouloir, ou bien comme commandй par elle, ainsi marcher et parler. Donc relativement а n’importe quel acte de ce genre peut кtre posйe une vertu, qui йlicite des actes parfaits dans un tel genre d’actes. Or l’acte de croire, comme on l’a dйjа dit, ne comporte d’assentiment que par le commandement de la volontй ; donc dans son кtre, cet acte dйpend de la volontй. Et de lа vient que l’acte de croire peut lui-mкme кtre mйritoire ; et la foi, qui est l’habitus qui l’йlicite, est une vertu selon le thйologien.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance et la science ne s’opposent pas а la vertu considйrйe dans l’absolu, mais а la vertu morale, qui est appelйe vertu plus communйment.

 

Bien qu’il ne suffise pas а la notion de vice ou de vertu qu’une chose soit causйe par un vice ou une vertu, cependant il suffit, pour qu’un acte soit un acte de vice ou de vertu, qu’il puisse кtre commandй par un vice ou une vertu.

 

Le bien auquel la vertu ordonne ne doit pas кtre envisagй comme l’objet d’un acte, mais ce bien est l’acte parfait lui-mкme, que la vertu йlicite. Or bien que le vrai diffиre rationnellement du bien, cependant le fait mкme de considйrer le vrai est un certain bien de l’intelligence ; et le fait mкme d’assentir а la vйritй premiиre pour elle-mкme est un certain bien mйritoire. C’est pourquoi la foi, qui est ordonnйe а cet acte, est appelйe vertu.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

Au sens oщ nous parlons maintenant de la vertu, ni la science ni l’opinion ne peut кtre appelйe vertu, mais seulement la foi. Et quant а ce qui dans la foi appartient а la volontй, par oщ elle rentre, comme on l’a vu, dans le genre de la vertu, elle n’est pas intermйdiaire entre la science et l’opinion, car dans la science et l’opinion aucune inclination ne vient de la volontй, mais seulement de la raison. Mais si nous parlions de celles-ci quant а ce qui appartient а la connaissance, alors ni l’opinion ni la foi ne serait une vertu, puisqu’elles n’ont pas une connaissance complиte, mais que seule la science en a une.

 

La vйritй premiиre n’est objet propre de la foi que sous l’aspect suivant : en tant qu’on ne la voit pas ; et cela ressort clairement de la dйfinition de l’Apфtre, oщ l’objet propre de la foi est posй comme non apparent. Par consйquent, lorsque la vйritй premiиre sera а portйe de l’intelligence, elle perdra la raison formelle d’objet.

 

On dit que la foi est le dernier degrй de la puissance, en tant qu’elle achиve la puissance pour qu’elle йlicite l’acte bon et mйritoire. Or il n’est pas requis, pour la raison formelle de vertu, que par elle soit йlicitй l’acte le meilleur que cette puissance peut йliciter, puisqu’il arrive qu’il y ait dans la mкme puissance plusieurs vertus, dont l’une йlicite un acte plus noble que l’autre, par exemple la magnificence et la libйralitй.

 

Chaque fois que deux choses sont ordonnйes entre elles, la perfection de l’infйrieure est d’кtre soumis а la supйrieure ; ainsi le concupiscible, qui est soumis а la raison. Donc on ne dit pas que l’habitus de la vertu apprкte le concupiscible а l’acte pour qu’il la fasse librement s’йchapper vers les concupiscibles, mais parce qu’il la rend parfaitement soumise а la raison. De mкme aussi, le bien de l’intelligence elle-mкme est d’кtre soumise а la volontй qui adhиre а Dieu ; c’est pourquoi l’on dit que la foi apprкte l’intelligence, en tant qu’elle l’assujettit а une telle volontй.

 

La foi n’est une vertu ni intellectuelle ni morale, mais elle est une vertu thйologale. Or les vertus thйologales, bien qu’elles rejoignent les intellectuelles ou les morales quant au sujet, en diffиrent cependant par l’objet. Car l’objet des vertus thйologales est la fin ultime elle-mкme, tandis que l’objet des autres, ce sont les moyens. Or, si certaines vertus regardant la fin elle-mкme sont posйes par les thйologiens et non par les philosophes, c’est parce que la fin de la vie humaine, que les philosophes considиrent, ne dйpasse pas le pouvoir de la nature : par consйquent, l’homme y tend par une inclination naturelle ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire qu’il soit йlevй par des habitus а tendre vers cette fin, comme il est nйcessaire qu’il soit йlevй а tendre vers la fin qui dйpasse le pouvoir de la nature, et que les thйologiens considиrent.

 

10° La foi n’est dans l’intelligence que pour autant qu’elle est commandйe par la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Donc, bien que ce qui est du cфtй de la volontй puisse кtre dit accidentel а l’intelligence, cela est cependant essentiel а la foi, comme ce qui appartient а la raison est accidentel au concupiscible, mais essentiel а la tempйrance.

 

11° La prophйtie ne dйpend pas de la volontй de celui qui prophйtise, comme il est dit en 2 Pet. 1, 21, tandis que la foi provient en quelque sorte de la volontй du croyant ; voilа pourquoi la prophйtie ne peut, comme la foi, кtre appelйe une vertu.

Article 4 : En quoi la foi se trouve-t-elle comme dans un sujet ?

 

Objections :

 

Il semble que ce ne soit pas dans la partie cognitive, mais dans l’affective.

 

La vertu semble кtre dans la partie affective, puisque la vertu est un certain « amour ordonnй », comme dit saint Augustin au livre sur les Mњurs de l’Йglise. Or la foi est une vertu. Elle est donc dans la partie affective.

 

La vertu implique une certaine perfection ; elle est en effet « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme livre de la Physique. Or, la foi ayant une part de perfection et une part d’imperfection, la part d’imperfection est du cфtй de la connaissance, tandis que la part de perfection vient de la volontй et consiste а adhйrer fermement aux choses invisibles. Donc, en tant que vertu, elle est dans l’affective.

 

Saint Augustin йcrit dans sa Lettre а Consentius que l’enfant, « quoiqu’il n’ait pas encore la foi qui rйside dans la volontй de croire, » est dйjа devenu fidиle par le sacrement de la foi ; d’oщ l’on tire expressйment que la foi est dans la volontй.

 

Au livre sur la Prйdestination des saints, saint Augustin dit que la foi qui consiste dans la volontй de croire est concernйe par ce passage de l’Apфtre : « Qu’as-tu que tu n’aies reзu ? » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La disposition et la perfection semblent appartenir au mкme sujet. Or la foi dispose а la gloire, qui est dans l’affective. La foi rйside donc, elle aussi, dans l’affective.

 

Le mйrite rйside dans la volontй, car seule la volontй a la maоtrise de son acte. Or l’acte de foi est mйritoire. C’est donc un acte de la volontй ; et ainsi, il semble qu’il rйside dans la volontй.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle est en mкme temps dans l’affective et la cognitive. En sens contraire : un habitus unique ne peut appartenir а deux puissances. Or la foi est un unique habitus. Elle ne peut donc кtre dans l’affective et la cognitive, qui sont deux puissances.

 

 

En sens contraire :

 

Un habitus qui perfectionne une puissance a son objet en commun avec elle : sinon il ne pourrait y avoir un acte unique de la puissance et de l’habitus. Or la foi n’a pas son objet en commun avec l’affective, mais seulement avec la cognitive, car l’objet de l’une et de l’autre est le vrai. La foi est donc dans la cognitive.

 

Saint Augustin dit dans sa Lettre а Consentius que la foi est une illumination de l’esprit relativement а la vйritй premiиre. Or кtre йclairй appartient а la cognitive. La foi est donc dans la partie cognitive.

 

Si l’on dit que la foi est dans la volontй, ce sera uniquement parce que nous croyons en le voulant. Or semblablement, nous effectuons toutes les њuvres des vertus en les connaissant, comme cela est clairement montrй au deuxiиme livre de l’Йthique. Donc, pour la mкme raison, toutes les vertus seraient dans la partie cognitive ; ce qui est йvidemment faux.

 

Par la grвce qui est dans les vertus est restaurйe l’image, qui consiste dans les trois puissances : la mйmoire, l’intelligence et la volontй. Or les trois vertus qui ont en premier un rapport а la grвce sont la foi, l’espйrance et la charitй. L’une d’elle sera donc dans l’intelligence. Or il est avйrй que ce n’est pas l’espйrance ni la charitй. C’est donc la foi.

 

La puissance cognitive est au probable et а l’improbable ce que l’affective est а l’approuvable et au rйprouvable. Or la vertu par laquelle ce qui est rйprouvable selon la raison humaine est approuvй — а savoir la charitй, par laquelle l’ennemi est aimй, lui qui semble naturellement rйprouvable — est dans l’affective. Donc la foi, par laquelle est prouvй ou affirmй ce qui semble improbable а la raison, sera dans la cognitive.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, plusieurs opinions ont йtй avancйes. Certains ont prйtendu que la foi йtait dans les deux puissances, l’affective et la cognitive. Mais cela n’est nullement possible, si l’on pense qu’elle est а йgalitй dans les deux puissances. En effet, un unique habitus ne peut avoir qu’un seul acte ; et un acte unique ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй. C’est pourquoi certains d’entre eux ont affirmй qu’elle est principalement dans l’affective. Mais cela ne semble pas vrai, puisque l’acte de croire implique lui-mкme une certaine rйflexion, comme le montre clairement saint Augustin. Or la rйflexion est un acte de la cognitive ; la foi est aussi appelйe d’une certaine faзon science et vision, comme on l’a dйjа dit, et celles-ci appartiennent toutes deux а la cognitive.

 

D’autres disent que la foi est dans l’intelligence, mais pratique ; car ils disent que c’est а l’intelligence pratique que l’amour incline, ou que c’est elle que suit l’amour, ou elle qui incline а l’њuvre ; et ces trois choses se rencontrent dans la foi. Car par l’amour, l’on est inclinй а la foi : en effet, nous croyons parce que nous voulons. L’amour mкme suit la foi, en tant que l’acte de foi engendre en quelque sorte l’acte de charitй. L’amour dirige aussi vers l’њuvre : « car la foi opиre par la charitй » (Gal. 5, 6). Mais ceux-ci ne semblent pas comprendre ce qu’est l’intelligence pratique. En effet, l’intelligence pratique est identique а l’intelligence opйrative : donc seule l’extension а l’њuvre fait qu’une intelligence est pratique. Or la relation а l’amour, soit antйcйdent soit consйquent, ne l’entraоne pas hors du genre de l’intelligence spйculative. Car si l’on n’йtait pas appliquй а la spйculation mкme de la vйritй, il n’y aurait jamais de dйlectation dans l’acte de l’intelligence spйculative : ce qui va contre le Philosophe qui affirme au dixiиme livre de l’Йthique qu’il y a une trиs pure dйlectation dans l’acte de la spйculative. Et ce n’est pas n’importe quelle relation а l’њuvre qui fait que l’intelligence est pratique : car la simple spйculation peut кtre pour quelqu’un une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : par exemple, le philosophe spйcule que l’вme est immortelle, et de lа comme d’une cause йloignйe il prend occasion d’opйrer quelque chose. Mais l’intelligence pratique doit nйcessairement кtre la rиgle prochaine de l’њuvre, pour prendre par lа en considйration l’opйrable lui-mкme, ainsi que les raisons d’opйrer ou les causes de l’њuvre. Or il est avйrй que l’objet de la foi n’est pas le vrai opйrable, mais le vrai incrйй, sur lequel seul un acte de l’intelligence spйculative peut porter. Par consйquent, la foi est dans l’intelligence spйculative, bien que la foi soit comme une occasion lointaine d’opйrer quelque chose : et pour cette raison, l’opйration ne lui est attribuйe que par l’intermйdiaire de l’amour.

 

Il faut cependant savoir qu’elle n’est pas dans l’intelligence spйculative de faзon absolue, mais pour autant qu’elle est soumise au commandement de la volontй ; comme aussi la tempйrance est dans le concupiscible pour autant qu’elle participe en quelque faзon а la raison. En effet, йtant donnй que, pour la bontй de l’acte d’une puissance, il est requis que cette puissance soit soumise а quelque puissance supйrieure en suivant son commandement, non seulement il est requis de la puissance supйrieure qu’elle soit parfaite а commander ou а diriger avec rectitude, mais aussi de l’infйrieure qu’elle soit parfaite а obйir promptement. Aussi, celui qui a une raison droite mais un concupiscible insoumis n’a pas la vertu de tempйrance, parce qu’il est harcelй par les passions, bien qu’il ne soit pas conduit par elles : et dans ce cas, il ne fait pas l’acte de vertu facilement et dйlectablement, ce qui est exigй pour la vertu ; mais il est nйcessaire, pour que la tempйrance soit possйdйe, que le concupiscible lui-mкme soit perfectionnй par un habitus, afin qu’il soit soumis а la volontй sans difficultй. Et semblablement, (il est nйcessaire) pour que l’intelligence suive promptement le commandement de la volontй, qu’il y ait un habitus dans l’intelligence spйculative elle-mкme ; et c’est l’habitus de foi divinement infusй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de saint Augustin s’entend des vertus morales, dont il parle en cet endroit. Ou bien l’on peut dire qu’il parle des vertus quant а leur forme, qui est la charitй.

 

Il y a une certaine perfection de la cognitive en ce qu’elle obtempиre а la volontй qui adhиre а Dieu.

 

Saint Augustin parle de l’acte de foi en disant qu’il est dans la volontй non pas comme dans un sujet mais comme dans une cause, en tant qu’il est commandй par la volontй.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon au quatriиme argument.

 

Il n’est pas nйcessaire que la disposition et l’habitus soient dans le mкme, si ce n’est lorsque la disposition devient elle-mкme habitus ; comme on le voit clairement dans les membres du corps, en lequel la disposition d’un membre cause un effet dans un autre membre ; et semblablement dans les puissances de l’вme, car de la bonne disposition de l’imagination s’ensuit dans l’intelligence la perfection de la connaissance.

 

« Acte de la volontй » se dit non seulement de l’acte que la volontй йlicite, mais aussi de celui que la volontй commande ; voilа pourquoi le mйrite peut rйsider dans les deux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Un unique habitus ne peut appartenir а deux puissances а йgalitй ; mais il peut appartenir а l’une en tant qu’elle a une relation а l’autre ; et c’est le cas de la foi.

Article 5 : La forme de la foi est-elle la charitй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si deux choses se divisent par opposition, l’une ne peut кtre la forme de l’autre. Or la foi et la charitй se divisent par opposition. La charitй n’est donc pas la forme de la foi.

 

[Le rйpondant] disait que, considйrйes en elles-mкmes, elles se divisent par opposition ; mais en tant qu’ordonnйes а une fin unique, qu’elles mйritent par leurs actes, la charitй est alors la forme de la foi. En sens contraire : parmi les causes, deux sont extrinsиques, l’agent et la fin, et deux sont intrinsиques, la forme et la matiиre. Or, que deux causes diffйrentes entre elles se rejoignent en un unique principe extrinsиque, n’est pas une raison pour qu’elles se rejoignent en un unique principe intrinsиque. Donc, que la charitй soit la forme de la foi ne peut pas venir de ce que la foi et la charitй sont ordonnйes а une fin unique.

 

[Le rйpondant] disait que la charitй n’est pas la forme intrinsиque de la foi, mais extrinsиque, quasi exemplaire. En sens contraire : la reproduction reзoit son espиce du modиle, c’est pourquoi saint Hilaire dit que « l’image est une espиce qui ne diffиre pas de la chose qu’elle imite ». Or la foi ne reзoit pas son espиce de la charitй. La charitй ne peut donc кtre la forme exemplaire de la foi.

 

Toute forme est soit substantielle, soit accidentelle, soit exemplaire. Or la charitй n’est par forme substantielle de la foi, car dans ce cas elle serait indispensable а son intйgritй ; ni non plus forme accidentelle, car alors la foi serait plus noble que la charitй, comme le sujet est plus noble que l’accident ; ni enfin exemplaire, car alors la charitй pourrait exister sans la foi, comme le modиle peut exister sans la reproduction. La charitй n’est donc pas la forme de la foi.

 

La rйcompense correspond au mйrite. Or la rйcompense consiste principalement dans les trois dots que sont la vision, qui succиde а la foi, la saisie, qui succиde а l’espйrance, et la fruition, qui correspond а la charitй. Mais on dit que la rйcompense consiste principalement dans la vision ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « cette vue est toute notre rйcompense ». Donc le mйrite, comme la rйcompense, doit кtre attribuй а la foi ; et ainsi, parce qu’elles sont ordonnйes au mйrite, la foi semble кtre la forme de la charitй plutфt que l’inverse.

 

La perfection d’un perfectible unique est unique. Or la forme de la foi est la grвce. Sa forme n’est donc pas la charitй, puisque la charitй n’est pas identique а la grвce.

 

А propos de Mt 1, 2 : « Abraham engendra Isaac, etc. », la Glose dit : « la foi l’espйrance, et l’espйrance la charitй » ; ce qui s’entend des actes et non des habitus. L’acte de charitй dйpend donc de l’acte de foi. Or la forme ne dйpend pas de ce dont elle est la forme, mais c’est l’inverse. La charitй n’est donc pas la forme de la foi en tant qu’elles sont ordonnйes а l’acte mйritoire.

 

On distingue les habitus par les objets. Or les objets de la foi et de la charitй sont diffйrents : ce sont le bien et le vrai. Donc leurs habitus, eux aussi, se distinguent formellement. Or tout acte vient de la forme. Les actes de ces habitus sont donc diffйrents ; et ainsi, mкme relativement а l’acte, il n’est pas possible que la charitй soit la forme de la foi.

 

La charitй est la forme de la foi en ce sens qu’elle dйtermine formellement la foi ; si donc la charitй ne dйtermine formellement la foi que relativement а l’acte, la charitй ne sera pas la forme de la foi, mais de l’acte de foi.

 

10° En 1 Cor. 13, 13, l’Apфtre dit : « Maintenant ces trois choses demeurent : la foi, l’espйrance, la charitй » ; dans ce passage, la foi, l’espйrance et la charitй sont distinguйes par opposition. Or il semble qu’il parle de la foi formйe, car la foi informe n’est pas posйe comme une vertu, comme on le dira. La foi formйe s’oppose donc а la charitй ; la charitй ne peut donc кtre la forme de la foi.

 

11° Pour qu’un acte soit un acte de vertu, on requiert de lui qu’il soit droit et qu’il soit volontaire. Or, de mкme que le principe de l’acte volontaire est la volontй, de mкme le principe de l’acte droit est la raison. Donc, de mкme que ce qui appartient а la volontй est requis pour l’acte de vertu, de mкme ce qui appartient а la raison l’est aussi. Et ainsi, de mкme que la charitй, qui est dans la volontй, est la forme des vertus, de mкme aussi la foi, qui est dans la raison. Et de la sorte, l’une ne doit pas кtre appelйe la forme de l’autre.

 

12° C’est par le mкme principe qu’une chose est vivifiйe et qu’elle est formйe. Or la vie spirituelle est attribuйe а la foi, comme on le voit clairement en Hab. 2, 4 : « Mon juste vit de la foi. » La formation des vertus doit donc, elle aussi, кtre attribuйe а la foi plutфt qu’а la charitй.

 

13° En celui qui a la grвce, l’acte de foi est formй. Or il est possible que l’acte de foi de tel homme n’ait aucune relation а la charitй. L’acte de foi peut donc кtre formй non par la charitй ; et ainsi, il ne semble pas que, mкme relativement а l’acte, la charitй soit la forme de la foi.

 

 

En sens contraire :

 

La forme de la foi est ce sans quoi la foi est informe. Or la foi sans la charitй est informe. La charitй est donc la forme de la foi.

 

Saint Ambroise dit que « la charitй est la mиre de toutes les vertus, elle qui les dйtermine toutes formellement ».

 

Une vertu est dite formйe pour autant qu’elle peut йliciter un acte mйritoire. Or aucun acte ne peut кtre mйritoire et agrйable а Dieu, s’il ne procиde de l’amour. La charitй est donc la forme de toutes les vertus.

 

C’est а sa forme qu’une chose doit l’efficace de son opйration. Or la foi doit l’efficace de son opйration а la charitй, car « la foi est agissante par la charitй » (Gal. 5, 6). La charitй est donc la forme de la foi.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a diffйrentes opinions. En effet, certains ont prйtendu que la forme de la foi et des autres vertus йtait la grвce elle-mкme, non une autre vertu, а moins de poser que la grвce est essentiellement identique а la vertu. Mais cela est impossible. Car, que la grвce diffиre de la vertu essentiellement ou qu’elle en diffиre seulement rationnellement, la grвce se rapporte а l’essence de l’вme, tandis que la vertu se rapporte а la puissance. Or, bien que l’essence soit la racine de toutes les puissances, cependant toutes les puissances ne dйrivent pas de l’essence а йgalitй, puisque certaines sont naturellement antйrieures aux autres, et meuvent les autres. Il est donc йgalement nйcessaire que les habitus qui sont dans les puissances infйrieures soient formйs par les habitus qui sont dans les supйrieures ; et ainsi, la formation des vertus infйrieures doit provenir de quelque vertu supйrieure, non immйdiatement de la grвce.

 

C’est pourquoi l’on dit quasi communйment que la charitй, йtant la principale des vertus, est la forme des autres vertus, non seulement en tant qu’elle est identique а la grвce ou que la grвce lui est insйparablement associйe, mais encore du fait mкme qu’elle est charitй ; et ainsi, on dit йgalement qu’elle est la forme de la foi. Mais comment la foi est formйe par la charitй, cela doit se comprendre de la faзon suivante.

 

Chaque fois que l’on a deux principes moteurs ou agents ordonnйs l’un а l’autre, ce qui dans l’effet provient de l’agent supйrieur est quasi formel, tandis que ce qui provient de l’agent infйrieur est quasi matйriel. Et cela se voit clairement tant dans les rйalitйs naturelles que dans les morales. En effet, dans l’acte de la puissance nutritive, la facultй de l’вme est comme un agent premier, alors que la chaleur ignйe est comme un agent instrumental, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme ; or ce qui, dans la chair, qui est accrue par la nutrition, est du cфtй de la chaleur ignйe, comme l’agrйgation des parties, ou la siccitй, ou quelque autre chose de ce genre, cela est matйriel par rapport а l’espиce de la chair, qui vient de la facultй de l’вme. De mкme aussi, puisque la raison commande aux puissances infйrieures que sont l’irascible et le concupiscible, ce qui dans l’habitus du concupiscible est du cфtй du concupiscible, а savoir un certain penchant а user en quelque faзon des objets de convoitise, est quasi matйriel dans la tempйrance, tandis que l’ordre, qui appartient а la raison, ainsi que la rectitude, sont comme sa forme. Et il en va de mкme aussi dans les autres vertus morales ; voilа pourquoi certains philosophes appelaient « sciences » toutes les vertus, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Puis donc que la foi est dans l’intelligence pour autant qu’elle est mue et commandйe par la volontй, ce qui est du cфtй de la connaissance est quasi matйriel en elle, tandis que sa formation doit кtre envisagйe du cфtй de la volontй. Et de la sorte, puisque la charitй est la perfection de la volontй, la foi est informйe par la charitй.

 

Et le mкme raisonnement vaut pour toutes les autres vertus telles qu’elles sont considйrйes par le thйologien, c’est-а-dire en tant qu’elles sont les principes de l’acte mйritoire. Mais un acte ne peut кtre mйritoire que s’il est volontaire, comme on l’a dйjа dit. Et ainsi, l’on voit clairement que toutes les vertus que le thйologien considиre sont dans les puissances de l’вme en tant qu’elles sont mues par la volontй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’on ne dit pas que la charitй est la forme de la foi comme on dit que la forme est une partie de l’essence — car dans ce cas elle ne pourrait s’opposer а la foi — mais en tant que la foi reзoit de la charitй quelque perfection ; ainsi йgalement dans l’univers, l’on dit que les йlйments supйrieurs sont comme la forme des infйrieurs, tel l’air pour l’eau et l’eau pour la terre, comme il est dit au quatriиme livre de la Physique.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

La faзon dont la charitй est appelйe forme est proche de la faзon dont nous appelons forme le modиle ; car la part de perfection qui est dans la foi est amenйe par la charitй ; de sorte que la charitй la possиde essentiellement, tandis que la foi et les autres vertus, par participation.

 

Puisque l’habitus mкme de charitй n’est pas intrinsиque а la foi, il ne peut кtre appelй sa forme ni substantielle ni accidentelle ; mais il peut en quelque sorte кtre appelй forme exemplaire. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que la charitй puisse exister sans la foi. En effet, la foi n’a pas pour modиle la charitй en tant qu’elle est foi — car ainsi, du cфtй de ce qui dans la foi appartient а la connaissance, la foi prйcиde la charitй — mais seulement en tant qu’elle est parfaite. Et ainsi, rien n’empкche que la foi, sous un aspect, soit antйrieure а la charitй, de sorte que sans elle la charitй ne puisse pas exister, et que sous un autre aspect celle-ci soit le modиle de la foi, qu’elle forme toujours parce que la foi lui est toujours prйsente. Mais ce qui dans la foi est causй par la charitй est intrinsиque а la foi, et nous dirons plus loin comment cela est accidentel ou substantiel а la foi.

 

La volontй et l’intelligence se prйcиdent l’une l’autre de diffйrentes faзons. En effet, l’intelligence prйcиde la volontй dans la voie de rйception : car pour qu’une chose meuve la volontй, il est nйcessaire qu’elle soit d’abord reзue dans l’intelligence, comme cela est clairement montrй au troisiиme livre sur l’Вme. Mais dans le mouvoir ou l’agir, la volontй est antйrieure : car toute action ou mouvement provient de la volontй du bien ; et c’est pourquoi l’on dit que toutes les puissances infйrieures sont mues par la volontй, dont l’objet propre est le bien sous l’aspect de bien. Or la rйcompense se rйfиre au mode de rйception, mais le mйrite au mode d’action ; et de lа vient que toute la rйcompense est principalement attribuйe а l’intelligence ; et il est dit que « cette vue est toute notre rйcompense », car la rйcompense commence dans l’intelligence et elle est consommйe dans la volontй. Le mйrite est attribuй а la charitй, car la premiиre а mouvoir pour opйrer les њuvres mйritoires est la volontй, que la charitй perfectionne.

 

Qu’une chose ait plusieurs perfections de mкme ordre, est impossible. Mais la grвce est comme la perfection premiиre des vertus, tandis que la charitй est comme la perfection prochaine.

 

L’acte de foi qui prйcиde la charitй est un acte imparfait, attendant de la charitй sa perfection ; en effet, la foi est antйrieure а la charitй sous un aspect, et postйrieure sous un autre, comme on l’a dit.

 

Cette objection vaut pour l’acte de foi qui est envisagй en soi, non en tant qu’il est perfectionnй par la charitй.

 

Quand la puissance supйrieure est parfaite, sa perfection cause une perfection dans l’infйrieure ; et ainsi, puisque la charitй est dans la volontй, sa perfection rejaillit en quelque sorte sur l’intelligence : et de la sorte la charitй forme non seulement l’acte de foi, mais aussi la foi elle-mкme.

 

10° Dans cette citation, l’Apфtre semble parler de ces habitus sans considйrer en eux la raison formelle de vertu, mais plutфt qu’ils sont certains dons et certaines perfections. Voilа pourquoi dans la mкme partie de son йpоtre il fait mention de la prophйtie et de certaines autres grвces donnйes gratuitement, et qui ne sont pas posйes comme des vertus. Cependant, s’il parle d’elles en tant qu’elles sont des vertus, l’argument n’est toujours pas concluant. En effet, il arrive que des choses soient distinguйes par opposition, alors que l’une est la cause ou la perfection de l’autre ; par exemple le mouvement local s’oppose aux autres mouvements, alors qu’il est leur cause ; et ainsi, la charitй s’oppose aux autres vertus, bien qu’elle soit leur forme.

 

11° La raison peut кtre envisagйe de deux faзons : d’abord en soi, ensuite en tant qu’elle gouverne les puissances infйrieures. Donc, en tant qu’elle gouverne les puissances infйrieures, elle est perfectionnйe par la prudence. Et de lа vient que toutes les autres vertus morales, par lesquelles les puissances infйrieures sont perfectionnйes, sont formйes par la prudence comme par une forme prochaine. Mais la foi perfectionne la raison considйrйe en soi, en tant qu’elle est spйculatrice du vrai ; il ne lui appartient donc pas de former les vertus infйrieures, mais d’кtre formйe par la charitй, qui forme aussi les autres, et la prudence elle-mкme : car c’est aussi en vue de la fin qui est l’objet de la charitй que la prudence elle-mкme raisonne sur les moyens.

 

12° Une chose commune est attribuйe spйcialement а quelque chose de deux faзons : soit parce qu’elle lui convient trиs parfaitement, comme si nous attribuions le connaоtre а l’intelligence ; soit parce qu’on la rencontre en premier en lui : ainsi le vivre est attribuй а l’вme vйgйtative, comme cela est clairement montrй au premier livre sur l’Вme, parce que la vie apparaоt premiиrement dans ses actes. La vie spirituelle est donc attribuйe а la foi, parce qu’elle apparaоt en premier dans son acte, bien que son achиvement soit dans la charitй, et celle-ci est par consйquent la forme des autres vertus.

 

13° En celui qui a la charitй, il ne peut exister un acte de vertu qui ne soit pas formй par la charitй. En effet, ou bien cet acte sera ordonnй vers la fin convenable, et ce ne peut кtre que par la charitй en celui qui a la charitй ; ou bien il n’est pas ordonnй vers la fin convenable, et dans ce cas il ne sera pas un acte de vertu. Il est donc impossible que l’acte de foi soit formй par la grвce et non par la charitй : car la grвce n’a de relation а l’acte que moyennant la charitй.

Article 6 : La foi informe est-elle une vertu ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce que la foi reзoit de la charitй ne peut кtre essentiel а la foi elle-mкme, puisque la foi peut exister sans cela. Or une chose n’est pas placйe dans un genre par ce qui lui est accidentel. Кtre formйe par la charitй ne place donc pas la foi dans le genre de la vertu : elle est donc une vertu sans la forme de la charitй.

 

Rien n’est opposй au vice que la vertu ou le vice. Or l’infidйlitй, qui est un vice, est opposйe а la foi informe non comme а un vice ; donc comme а une vertu ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus

 

[Le rйpondant] disait que l’infidйlitй n’est opposйe qu’а la foi formйe. En sens contraire : les habitus dont les actes sont opposйs sont nйcessairement opposйs. Or les actes de la foi informe et de l’infidйlitй sont opposйs : ce sont l’assentiment et le dissentiment. La foi informe est donc opposйe а l’infidйlitй.

 

La vertu ne semble pas кtre autre chose qu’un habitus perfectionnant une puissance. Or l’intelligence est perfectionnйe par la foi informe. Celle-ci est donc une vertu.

 

Les habitus infus sont plus nobles que les habitus acquis. Or les habitus acquis que sont les habitus politiques sont appelйs vertus mкme sans la charitй, tels qu’ils sont posйs par les philosophes. Donc а bien plus forte raison, йtant un habitus infus, la foi qui est un habitus informe est-elle une vertu.

 

Saint Augustin dit que les vertus autres que la charitй peuvent exister sans la grвce. Donc la foi informe, qui existe sans la grвce, est elle aussi une vertu.

 

 

En sens contraire :

 

Toutes les vertus sont connexes, de sorte que celui qui en a une les a toutes, comme dit saint Augustin. Or la foi informe n’est pas associйe aux autres. Elle n’est donc pas une vertu.

 

Il n’y a aucune vertu dans les dйmons. Or il y a en eux la foi informe, car « les dйmons croient » (Jacq. 2, 19). La foi informe n’est donc pas une vertu.

 

 

Rйponse :

 

Si l’on prend la vertu au sens propre, la foi informe n’est pas une vertu. Et la raison en est que la vertu, а proprement parler, est un habitus pouvant йliciter un acte parfait. Or quand un acte dйpend de deux puissances, il ne peut кtre appelй parfait que si la perfection se rencontre dans l’une et l’autre puissance ; et on le voit clairement tant dans les vertus morales que dans les intellectuelles.

 

En effet, la connaissance des conclusions exige deux choses : l’intelligence des principes, et la raison qui mиne les principes aux conclusions. Donc, soit que l’on se trompe ou que l’on doute sur les principes, soit que le raisonnement soit dйfaillant, ou encore que l’on n’en comprenne pas la force, l’on n’aura pas en soi la parfaite connaissance des conclusions ; ni, par consйquent, la science, qui est une vertu intellectuelle.

 

De mкme aussi, l’acte convenable du concupiscible dйpend а la fois du concupiscible et de la raison. Si donc la raison n’est pas perfectionnйe par la prudence, l’acte du concupiscible ne peut кtre parfait, aussi enclin au bien que soit le concupiscible ; pour cette raison, ni la tempйrance ni aucune vertu morale ne peut exister sans la prudence, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.

 

Puis donc que l’acte de croire dйpend а la fois de l’intelligence et de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, un tel acte ne peut кtre parfait que si а la fois la volontй est perfectionnйe par la charitй, et l’intelligence par la foi. Et de lа vient que la foi informe ne peut кtre une vertu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une chose peut кtre accidentelle а une autre considйrйe dans son genre naturel, et lui кtre essentiel relativement au genre moral, c’est-а-dire au vice et а la vertu ; ainsi la fin convenable pour le repas, ou n’importe quelle autre circonstance due. Et semblablement, ce que la foi reзoit de la charitй lui est accidentel quant а son genre naturel, mais essentiel relativement au genre moral ; et ceci la pose, par consйquent, dans le genre de la vertu.

 

Le vice n’est pas seulement opposй а la vertu parfaite, mais aussi а ce qui imparfait dans le genre de la vertu, comme l’intempйrance а l’inclination naturelle qui est dans le concupiscible pour le bien ; et l’infidйlitй s’oppose ainsi а la foi informe.

 

Nous l’accordons.

 

Par la foi informe, l’intelligence n’est pas conduite а une perfection qui suffise pour la vertu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les philosophes ne considиrent pas les vertus comme des principes de l’acte mйritoire ; voilа pourquoi les habitus non formйs par la charitй peuvent кtre appelйs vertus selon eux, mais non selon le thйologien.

 

Saint Augustin prend pour des vertus au sens large tous les habitus qui perfectionnent en vue d’actes louables. Ou bien l’on peut dire que saint Augustin ne pense pas que les habitus existant sans la grвce peuvent кtre appelйs des vertus, mais que des habitus qui sont des vertus quand ils sont avec la grвce, demeurent sans la grвce ; cependant ils ne sont pas alors des vertus.

Article 7 : Y a-t-il un mкme habitus pour la foi informe et la foi formйe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La grвce qui survient n’a pas une moindre efficace dans le fidиle que dans l’infidиle. Or dans l’infidиle, quand il se convertit, l’habitus de foi est infusй en mкme temps que la grвce. Donc de mкme aussi dans le fidиle ; et ainsi, l’habitus de foi formйe est autre que l’habitus de foi informe.

 

La foi informe est le principe de la crainte servile, tandis que la foi formйe est celui de la crainte chaste ou initiale. Or, la crainte filiale ou chaste survenant, la crainte servile est chassйe. Donc, а la venue de la foi formйe, la foi informe est chassйe, et ainsi, l’habitus n’est pas le mкme pour les deux.

 

Comme dit Boиce, les accidents peuvent кtre corrompus, mais non altйrйs. Or l’habitus de foi informe est un certain accident. Il ne peut donc кtre altйrй pour devenir lui-mкme formй.

 

La vie survenant, ce qui est mort s’en va. Or la foi informe, « qui est sans les њuvres, est morte », comme il est dit en Jacq. 2, 26. А la venue de la charitй, qui est le principe de la vie, la foi informe est donc фtйe, et ainsi, elle ne devient pas formйe.

 

Deux accidents ne deviennent pas un seul. Or la foi informe est un certain accident. Il ne peut donc se faire que la charitй et elle deviennent un ; ce qui semblerait nйcessaire si la foi informe devenait elle-mкme formйe.

 

Tout ce qui diffиre par le genre diffиre aussi par l’espиce et le nombre. Or la foi informe et la foi formйe diffиrent par le genre, puisque l’une est une vertu et l’autre non. Elles diffиrent donc aussi par l’espиce et le nombre.

 

On distingue les habitus par les actes. Or la foi formйe et l’informe ont des actes diffйrents : croire en Dieu et croire а Dieu, ou croire Dieu. Ce sont donc des habitus diffйrents.

 

Des habitus diffйrents sont фtйs par des vices diffйrents, puisque chaque chose est фtйe par son contraire, et qu’une seule est contraire а une autre. Or la foi formйe est фtйe par le pйchй de fornication ; mais non la foi informe, qui ne l’est que par le pйchй d’infidйlitй. La foi informe et la foi formйe sont donc des habitus diffйrents.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 2, 26 : « La foi sans les њuvres est morte » ; la Glose : « par lesquelles elle revit ». C’est donc la foi informe elle-mкme, qui a йtй morte, qui est formйe et revit.

 

Les rйalitйs ne sont pas diversifiйes par ce qui est en dehors de leur essence. Or la charitй est en dehors de l’essence de la foi. Кtre avec ou sans la charitй ne diversifie donc pas l’habitus de foi.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a diffйrentes opinions. En effet, certains prйtendent que l’habitus qui a йtй informe ne devient jamais formй, mais qu’avec la grвce elle-mкme est infusй un certain habitus nouveau, qui est la foi formйe, et qu’а sa venue, l’habitus de foi informe s’en va. Mais cela est impossible, car rien n’est chassй que par son opposй. Si donc l’habitus de foi informe est chassй par l’habitus de foi formйe, puisqu’il ne lui est opposй que sous l’aspect de l’informitй il sera nйcessaire que l’informitй elle-mкme fasse partie de l’essence de la foi informe, et ainsi, elle sera par son essence un habitus mauvais, et ne pourra кtre un don de Dieu. En outre, lorsque quelqu’un pиche mortellement, la grвce et la foi formйe sont фtйes, et cependant nous voyons la foi demeurer. Et ce qu’ils affirment n’est pas probable, а savoir que le don de la foi informe lui serait alors de nouveau infusй : car dans ce cas, du fait mкme que quelqu’un pиche, il serait disposй а recevoir un don de Dieu.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent qu’а la venue de la charitй, ce n’est point l’habitus qui est фtй, mais seulement l’acte de la foi informe. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car alors un habitus demeurerait inutilement. Et de plus, puisque l’acte de foi informe n’a pas de contrariйtй essentielle avec l’acte de foi formйe, il ne peut кtre empкchй par lui.

 

Et l’on ne peut pas dire non plus que les deux actes et les deux habitus existent ensemble, car tout acte que fait la foi informe, la foi formйe peut le faire. Le mкme acte viendrait donc de deux habitus, ce qui ne convient pas.

 

Voilа pourquoi il faut dire avec d’autres que, lorsque survient la charitй, la foi informe demeure, et elle-mкme devient formйe ; et ainsi, seule l’informitй est фtйe. Ce que l’on peut voir de la faзon suivante.

 

Dans les puissances ou les habitus, la diversitй se prend d’une double considйration : des objets, et des diffйrents modes d’action. La diversitй des objets diffйrencie par l’essence les puissances et les habitus, comme la vue diffиre de l’ouпe, et la chastetй de la force. Mais quant au mode d’action, les puissances ne sont pas diffйrenciйes par l’essence, mais par le complet et l’incomplet. En effet, voir plus ou moins clairement, ou exercer plus ou moins promptement l’њuvre de chastetй, ne diffйrencient pas la puissance visuelle ou l’habitus de chastetй, mais montrent que la puissance et l’habitus sont plus ou moins parfaits.

 

Or la foi formйe et la foi informe ne diffиrent pas par l’objet, mais seulement par le mode d’action. Car la foi formйe donne а la vйritй premiиre son assentiment d’une volontй parfaite, tandis que la foi informe, d’une volontй imparfaite. La foi formйe et l’informe ne se distinguent donc pas comme deux habitus diffйrents, mais comme un habitus parfait et imparfait. Par consйquent, puisque le mкme habitus qui йtait auparavant imparfait peut devenir parfait, l’habitus mкme de foi informe devient ensuite formй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La grвce n’a pas une moindre efficace lorsqu’elle est infusйe au fidиle que lorsqu’elle est infusйe а l’infidиle, mais c’est par accident qu’elle ne cause pas en celui qui a la foi un autre habitus de foi, parce qu’elle trouve cet habitus ; de mкme, par le cours d’un professeur, l’ignorant est enseignй, mais le savant n’acquiert pas un nouvel habitus : il est fortifiй dans la science qu’il avait dйjа.

 

Lorsque survient la charitй, la crainte servile n’est pas exclue quant а la substance du don, mais seulement quant а la servilitй. Et de mкme aussi lorsque survient la grвce, la foi n’est фtйe que quant а l’informitй.

 

Bien que l’accident ne puisse кtre altйrй, cependant le sujet de l’accident est altйrй suivant quelque accident ; et ainsi, l’on dit que cet accident varie, comme la blancheur devient plus ou moins grande lorsque le sujet est altйrй suivant la blancheur.

 

La vie survenant, il n’est pas nйcessaire que ce qui est mort soit фtй, mais que la mort soit фtйe ; et ainsi, ce n’est pas la foi informe qui est фtйe par la charitй, mais l’informitй.

 

Bien que deux accidents ne deviennent pas un, cependant un accident peut кtre perfectionnй par un autre, comme la couleur par la lumiиre ; et ainsi, la foi est perfectionnйe par la charitй.

 

On dit que la foi informe et la foi formйe diffиrent par le genre, non pas comme si elles existaient en des genres diffйrents, mais comme le parfait qui atteint la raison formelle du genre et l’imparfait qui ne l’atteint pas encore. Il n’est donc pas nйcessaire qu’elles diffиrent numйriquement, comme ce n’est pas non plus nйcessaire pour l’embryon et l’animal.

 

Croire а Dieu, croire Dieu et croire en Dieu, ces expressions ne dйsignent pas diffйrents actes, mais diffйrentes circonstances du mкme acte de vertu. En effet, il y a dans la foi une part de connaissance, en tant que la foi est une preuve. Et ainsi, quant au principe de cette argumentation, l’acte de foi se dit « croire а Dieu » : car si le croyant est mы а assentir а une chose, c’est parce qu’elle est dite par Dieu. Quant а la conclusion а laquelle il donne son assentiment, l’acte de foi se dit « croire Dieu » : car la vйritй premiиre est l’objet propre de la foi. Et quant а la part de volontй, l’acte de foi se dit « croire en Dieu ». Mais ce n’est parfaitement un acte de vertu que s’il a toutes ces circonstances.

 

Par la fornication et les autres pйchйs, hormis l’infidйlitй, la foi formйe est фtйe non quant а la substance de l’habitus, mais seulement quant а la forme.

Article 8 : L’objet propre de la foi est-il la vйritй premiиre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La foi est expliquйe dans le Symbole. Or dans le Symbole sont posйes de nombreuses choses qui concernent les crйatures. L’objet de la foi n’est donc pas seulement la vйritй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait que les choses qui, dans le Symbole, concernent les crйatures, se rapportent а la foi comme par accident et secondairement. En sens contraire : la considйration d’une science s’йtend par soi а toutes les choses auxquelles s’йtend l’efficace du mйdium propre par lequel elle procиde. Or le mйdium de la foi consiste а croire а Dieu qui dit quelque chose ; car ce qui meut le fidиle а assentir, c’est qu’il pense qu’une chose a йtй dite par Dieu. Or on doit croire а Dieu non seulement au sujet de la vйritй premiиre, mais au sujet de n’importe quelle vйritй. N’importe quelle vйritй est donc par elle-mкme matiиre et objet de foi.

 

On distingue les actes par les objets. Or l’acte de foi et la vision de Dieu dans sa forme sont des actes diffйrents. Puis donc que l’objet de la vision susdite est la vйritй premiиre elle-mкme, celle-ci ne sera pas objet de l’acte de foi.

 

La vйritй premiиre est а la foi ce que la lumiиre est а la vue. Or la lumiиre n’est pas objet par soi de la vue, mais c’est plutфt la couleur en acte, comme dit Ptolйmйe. La vйritй premiиre n’est donc pas non plus objet par soi de la foi.

 

La foi porte sur des objets complexes ; а eux seuls, en effet, l’on peut assentir comme а des choses vraies. Or la vйritй premiиre est une vйritй incomplexe. L’objet de la foi n’est donc pas la vйritй premiиre.

 

Si la vйritй premiиre йtait objet par soi de la foi, rien de ce qui concerne purement la crйature ne concernerait la foi. Or la rйsurrection de la chair concerne purement la crйature ; et cependant elle est au nombre des articles de foi. La vйritй premiиre n’est donc pas seulement par soi objet de la foi.

 

De mкme que le visible est objet de la vue, de mкme le crйdible est objet de la foi. Or de nombreuses choses autres que la vйritй premiиre sont crйdibles. La vйritй premiиre n’est donc pas par soi objet de foi.

 

La connaissance que l’on a des choses relatives entre elles est la mкme, йtant donnй que l’une est incluse dans la dйfinition de l’autre. Or le Crйateur et la crйature se disent relativement. Donc, quel que soit l’habitus cognitif dont le Crйateur est objet, la crйature en sera aussi l’objet ; et ainsi, il est impossible que la vйritй premiиre seulement soit objet de foi.

 

En n’importe quelle connaissance, ce а quoi nous sommes amenйs est l’objet, et ce par quoi nous y sommes amenйs est le mйdium. Or dans la foi, nous sommes amenйs а assentir а des vйritйs а la fois sur Dieu et sur les crйatures par la vйritй premiиre, en tant que nous croyons Dieu vйridique. La vйritй premiиre ne se comporte donc pas dans la foi comme l’objet de connaissance, mais plutфt comme le mйdium.

 

10° De mкme que la charitй est une vertu thйologale, de mкme йgalement la foi. Or la charitй n’a pas seulement Dieu pour objet, mais aussi le prochain ; et c’est pourquoi deux prйceptes de charitй sont donnйs concernant l’amour de Dieu et celui du prochain. Donc la foi aussi a pour objet non seulement la vйritй premiиre, mais aussi la vйritй crййe.

 

11° Saint Augustin dit que, dans la patrie, nous verrons les rйalitйs elles-mкmes, tandis qu’ici nous regardons les images des rйalitйs. Or la vision de foi appartient а l’йtat de voie. La vision de foi se fait donc par des images. Or les images par lesquelles notre intelligence voit, sont les rйalitйs crййes. L’objet de la foi est donc la vйritй crййe.

 

12° La foi est intermйdiaire entre la science et l’opinion, comme le montre clairement la dйfinition d’Hugues de Saint-Victor. Or la science et l’opinion portent sur un objet complexe. Donc la foi aussi ; et ainsi, son objet ne peut кtre la vйritй premiиre, qui est simple.

 

13° Le principe de la foi semble кtre la rйvйlation prophйtique, par laquelle nous ont йtй annoncйes les rйalitйs divines. Or l’objet de la prophйtie n’est pas la vйritй premiиre, mais bien au contraire les rйalitйs crййes, qui sont concernйes par des diffйrences temporelles dйterminйes. L’objet de la foi n’est donc pas non plus la vйritй premiиre.

 

14° La vйritй contingente n’est pas la vйritй premiиre. Or quelque vйritй de foi est une vйritй contingente. En effet, que le Christ ait souffert, cela a йtй contingent, puisque cela йtait dйpendant de son libre arbitre et aussi de celui des meurtriers, et cependant la foi porte sur la Passion du Christ. La vйritй premiиre n’est donc pas l’objet propre de la foi.

 

15° La foi, а proprement parler, ne porte que sur des objets complexes. Or, en certains articles de foi, la vйritй premiиre se prйsente comme incomplexe ; comme lorsque nous disons que Dieu a souffert ou est mort. La vйritй premiиre n’y est donc pas touchйe comme objet de foi.

 

16° La vйritй premiиre a un double rapport а la foi : elle l’atteste, et c’est sur elle que la foi porte. Or l’on ne peut la poser comme objet de foi en tant qu’elle l’atteste, car dans ce cas, elle est hors de l’essence de la foi ; ni non plus comme ce sur quoi elle porte, car alors tous les йnoncйs qui seraient formйs concernant la vйritй premiиre seraient des choses crйdibles ; ce qui est manifestement faux. La vйritй premiиre n’est donc pas objet propre de la foi.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit que la foi porte sur « la vйritй simple, perpйtuelle, immuable ». Or seule la vйritй premiиre est telle ; donc, etc.

 

Une vertu thйologale a la mкme chose pour fin et pour objet. Or la fin de la foi est la vйritй premiиre, dont la foi mйrite la vision а dйcouvert. Son objet est donc, lui aussi, la vйritй premiиre.

 

Saint Isidore dit que l’article est une perception de la vйritй divine. Or la foi est contenue dans les articles. La vйritй divine est donc l’objet de la foi.

 

La foi est au vrai ce que la charitй est au bien. Or l’objet par soi de la charitй est le souverain bien, car la charitй aime Dieu, et le prochain pour Dieu. L’objet de la foi est donc la vйritй premiиre.

 

 

Rйponse :

 

L’objet par soi de la foi est la vйritй premiиre. Et voici comment le comprendre. Un habitus n’est une vertu que si son acte est toujours bon ; car sinon il ne serait pas la perfection de la puissance. Puis donc que l’acte de l’intelligence est bon parce qu’il considиre le vrai, il est nйcessaire que l’habitus existant dans l’intelligence ne puisse кtre une vertu que s’il est tel que par lui on dise infailliblement le vrai ; et pour cette raison, ce n’est pas l’opinion qui est une vertu intellectuelle, mais la science et l’intelligence [des principes], comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique.

 

Mais la foi, que l’on pose comme une vertu, ne peut devoir cela а l’йvidence mкme des choses, puisqu’elle porte sur ce que l’on ne voit pas. Il est donc nйcessaire qu’elle le tienne de ce qu’elle adhиre а quelque tйmoignage en lequel la vйritй se rencontre infailliblement. Or de mкme que tout кtre crйй, en ce qui le concerne, est vain et dйfectueux, а moins d’кtre maintenu par l’кtre incrйй, de mкme aussi toute vйritй crййe est dйfectueuse, а moins d’кtre rectifiйe par la vйritй incrййe. C’est pourquoi assentir au tйmoignage de l’ange ou de l’homme ne conduirait pas infailliblement а la vйritй si l’on ne considйrait en eux le tйmoignage de Dieu qui parle. Il est donc nйcessaire que la foi, qui est posйe comme une vertu, fasse adhйrer l’intelligence de l’homme а cette vйritй qui consiste dans la connaissance divine, en transcendant la vйritй de sa propre intelligence. Et ainsi, le fidиle, « par la vйritй simple, perpйtuelle, immuable, est dйlivrй des variations instables de l’erreur », comme dit Denys au septiиme chapitre des Noms divins.

 

Or la vйritй de la connaissance divine se comporte ainsi : elle porte premiиrement et principalement sur la rйalitй incrййe elle-mкme, et en quelque sorte consйquemment sur les crйatures, en tant que Dieu en se connaissant connaоt toutes les autres choses. Et ainsi, la foi, qui unit l’homme а la connaissance divine par l’assentiment, a Dieu mкme comme objet principal ; et les autres choses, quelles qu’elles soient, comme adjointes par voie de consйquence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tout ce qui, dans le Symbole, concerne les crйatures, n’est matiиre de foi que dans la mesure oщ quelque chose de la vйritй premiиre lui est adjoint ; en effet, la Passion elle-mкme ne se tient sous la foi que dans la mesure oщ nous croyons que Dieu a souffert, et la Rйsurrection seulement dans la mesure oщ nous croyons qu’elle s’est faite par la puissance divine.

 

Bien qu’il faille croire а propos de tout par le tйmoignage divin, cependant celui-ci, comme aussi la connaissance divine, porte premiиrement et principalement sur soi-mкme, et consйquemment sur les autres choses ; Jn 8, 18 : « Je me rends tйmoignage а moi-mкme, et mon Pиre qui m’a envoyй me rend aussi tйmoignage. » La foi (porte) donc principalement sur Dieu, et sur les autres par voie de consйquence.

 

La vйritй premiиre est objet de la vision de la patrie comme apparaissant dans sa forme, mais objet de la foi comme non apparente ; donc, bien que l’objet des deux actes soit rйellement identique, cependant il n’est pas le mкme rationnellement. Et ainsi, l’objet formellement diffйrent fait diffйrer l’espиce de l’acte.

 

La lumiиre est d’une certaine faзon l’objet de la vue, et d’une autre faзon elle ne l’est pas. En effet, en tant que la lumiиre n’est vue par nos yeux que parce qu’elle s’unit, par rйflexion ou autrement, а un corps dйterminй, on ne dit pas qu’elle est objet par soi de la vue, mais on le dit plutфt de la couleur, qui est toujours dans un corps dйterminй. Mais en tant que rien ne peut кtre vu qu’au moyen de la lumiиre, on dit que la lumiиre est le premier visible, comme le dit le mкme Ptolйmйe. Et de la sorte, la vйritй premiиre est aussi premiиrement et par soi objet de la foi.

 

La rйalitй connue est appelйe objet de connaissance, en tant qu’elle subsiste en elle-mкme hors de celui qui connaоt, bien qu’il n’y ait connaissance d’une telle chose que par ce qui, d’elle, est dans le connaissant ; ainsi la couleur de la pierre, qui est objet de la vue, n’est connue que par son espиce dans l’њil. Donc la vйritй premiиre, qui est simple en elle-mкme, est objet de la foi ; mais notre intelligence la reзoit а sa faзon, par voie de composition. Et ainsi, йtant donnй qu’а la composition faite elle donne son assentiment comme а une proposition vraie, elle tend vers la vйritй premiиre comme vers un objet ; et ainsi, rien n’empкche que l’objet de la foi soit la vйritй premiиre, bien que la foi porte sur des objets complexes.

 

La rйsurrection de la chair et les autres choses de ce genre appartiennent aussi а la vйritй premiиre, en tant qu’elles sont l’њuvre de la puissance divine.

 

Toutes les choses crйdibles, dиs lors qu’elles sont attestйes par Dieu, doivent nйcessairement porter principalement sur la vйritй premiиre, et secondairement sur les rйalitйs crййes, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans le corps de l’article. Quant aux autres choses crйdibles, elles ne sont pas objets de la foi dont nous parlons maintenant.

 

Le Crйateur n’est pas objet de la foi sous l’aspect de Crйateur, mais comme vйritй premiиre. Il n’est donc pas nйcessaire que l’objet par soi de la foi soit la crйature : en effet, ce n’est pas parce que la connaissance que l’on a du maоtre et de l’esclave, en tant que tels, est la mкme, que quiconque connaоt quelque chose du maоtre, connaоt quelque chose de l’esclave.

 

Bien que par la vйritй premiиre nous soyons amenйs aux crйatures, cependant elle nous conduit principalement а elle-mкme, car elle tйmoigne principalement d’elle-mкme ; la vйritй premiиre se comporte donc dans la foi comme le mйdium et comme l’objet.

 

10° La charitй envers le prochain n’aime que Dieu ; il ne s’ensuit donc pas que l’objet de la charitй soit quelque chose d’autre que le souverain bien.

 

11° Les images par lesquelles la foi regarde quelque chose sont non pas l’objet de la foi, mais ce par quoi la foi tend vers son objet.

 

12° Bien que la foi porte sur un objet complexe quant а ce qui est en nous, cependant, quant а ce vers quoi la foi nous conduit comme vers un objet, elle porte sur une vйritй simple.

 

13° Bien que la prophйtie ait pour matiиre les rйalitйs crййes et temporelles, cependant elle a pour fin la rйalitй incrййe. En effet, toutes les rйvйlations prophйtiques, mкme celles qui concernent les rйalitйs crййes, sont ordonnйes а ce que Dieu soit connu de nous. Voilа pourquoi la prophйtie amиne а la foi comme а une fin. Et il n’est pas nйcessaire que l’objet ou la matiиre soit identique pour la prophйtie et pour la foi : bien que la foi et la prophйtie portent parfois sur la mкme chose, ce n’est cependant pas sous le mкme aspect ; par exemple, il y eut sur la Passion du Christ la prophйtie des anciens et la foi ; mais la prophйtie quant а ce qui en elle йtait temporel, la foi quant а ce qui en elle йtait йternel.

 

14° La foi ne porte sur la Passion que dans la mesure oщ elle est unie а la vйritй йternelle, en tant que la Passion est rйfйrйe а Dieu. De plus, bien que la Passion, considйrйe en elle-mкme, soit contingente, cependant, en tant qu’elle se tient sous la prescience divine, telle qu’elle est objet de foi et de prophйtie, elle a une vйritй immuable.

 

15° Le sujet est pour toute la proposition comme une matiиre ; donc, bien qu’en de telles propositions, quand nous disons : « Dieu a souffert », seul le sujet dйsigne quelque chose d’incrйй, cependant l’on dit que toute la proposition porte sur une rйalitй incrййe comme sur une matiиre : et de la sorte, il n’est pas exclu que la foi ait la vйritй premiиre pour objet.

 

16° La vйritй premiиre est appelйe objet de la foi, parce que c’est sur elle que la foi porte. Et cependant, il n’est pas nйcessaire que n’importe quel йnoncй formй а propos de Dieu soit une chose crйdible, mais seulement celui qu’atteste la vйritй divine ; de mкme aussi, le corps mobile est le sujet de la philosophie de la nature, et cependant tous les йnoncйs qui peuvent кtre formйs sur le corps mobile ne sont pas des objets de science, mais ceux-lа seulement qui sont manifestйs par les principes de la philosophie de la nature. Or le tйmoignage de la vйritй premiиre se comporte dans la foi comme le principe dans les sciences dйmonstratives.

Article 9 : La foi peut-elle porter sur des choses que l’on sait ?

 

Objections :

Il semble que oui.

 

Tout ce qui peut кtre prouvй par un raisonnement nйcessaire peut кtre su. Or, selon Richard de Saint-Victor, pour tout ce qu’il faut croire, il ne manque pas de raison non seulement probable, mais aussi nйcessaire. La science peut donc porter sur les choses que l’on croit.

 

La lumiиre de la grвce infusйe divinement est plus efficace que la lumiиre de la nature. Or les choses qui nous sont manifestйes par la lumiиre naturelle de la raison sont sues ou comprises de nous, et pas seulement crues. Donc celles qui viennent а notre connaissance par la lumiиre de la foi divinement infusйe sont sues de nous, et pas seulement crues.

 

Le tйmoignage de Dieu est plus certain et plus efficace que celui d’un homme, si savant soit-il. Or il arrive que celui dont le discours repose sur la parole d’un savant, ait la science : on le voit clairement dans les sciences subalternйes, dont les principes reposent sur les sciences subalternantes. Donc а bien plus forte raison la science peut-elle porter sur les choses qui appartiennent а la foi, puisqu’elles reposent sur le tйmoignage divin.

 

Chaque fois que l’intelligence est contrainte par nйcessitй а assentir, elle a la science des choses auxquelles elle donne son assentiment : en effet, une infйrence а partir de principes nйcessaires cause la science. Or celui qui croit donne son assentiment par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi : il est dit en effet en Jacq. 2, 19 que « les dйmons croient, et ils tremblent » ; ce qui ne peut avoir lieu par leur volontй, puisque celle-ci ne peut кtre louable ; et ainsi, il reste qu’ils consentent par nйcessitй aux choses qui appartiennent а la foi. La science peut donc porter sur celles-ci.

 

Les choses que l’on connaоt naturellement, sont sues, ou plus certainement connues que celles qui sont sues. Or « la connaissance de Dieu a йtй naturellement semйe en tous », comme dit saint Jean Damascиne ; et la foi est un moyen de connaоtre Dieu. Les choses qui appartiennent а la foi peuvent donc кtre sues.

 

L’opinion est plus loin de la science que la foi. Or la science et l’opinion peuvent porter sur un mкme objet : par exemple, si l’on sait une seule et mкme conclusion а la fois par un syllogisme dйmonstratif et par un syllogisme dialectique. La science et la foi peuvent donc, elles aussi, porter sur un mкme objet.

 

 Que le Christ a йtй conзu, est article de foi. Or la bienheureuse Vierge l’a su par expйrience. La mкme chose peut donc кtre en mкme temps sue et crue.

 

 Que Dieu est un, est posй parmi les choses crйdibles. Or cela est prouvй dйmonstrativement par les philosophes ; et ainsi, cela peut кtre su. La foi et la science peuvent donc porter sur un mкme objet.

 

L’existence de Dieu est une certaine chose crйdible. Mais nous ne croyons pas cela parce que c’est agrйable а Dieu : car nul ne peut estimer qu’une chose est agrйable а Dieu, s’il n’estime d’abord que le Dieu qui agrйe existe ; et ainsi, l’estimation par laquelle on estime que Dieu existe, prйcиde l’estimation par laquelle on pense qu’une chose est agrйable а Dieu, et elle ne peut кtre causйe par celle-ci. Or ce qui nous conduit а croire ce que nous ignorons, c’est que nous croyons que cela est agrйable а Dieu. L’existence de Dieu est donc crue et sue.

 

En sens contraire :

 

La matiиre ou l’objet principal de la foi est la vйritй premiиre. Or la science de l’homme ne peut porter sur la vйritй premiиre, c’est-а-dire sur Dieu, comme on le voit chez Denys, au premier chapitre des Noms divins. La foi et la science ne peuvent donc pas porter sur le mкme objet.

 

La science est perfectionnйe par la raison. Or la raison anйantit la force de la foi : « La foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales. » La foi et la science ne se rejoignent donc pas dans un mкme objet.

 

1 Cor. 13, 10 : « Quand sera venu ce qui est parfait, ce qui est partiel prendra fin. » Or la connaissance de foi est partielle, c’est-а-dire imparfaite, tandis que la connaissance de science est parfaite. Donc la science abolit la foi.

 

 

Rйponse :

 

Selon saint Augustin au livre sur la Vision de Dieu, « on croit les choses qui ne sont pas prйsentes а nos sens, si elles s’appuient sur un tйmoignage qui prйsente quelque probabilitй ; mais on voit celles qui sont а portйe des sens du corps et de l’esprit ». Et cette diffйrence est йvidente quant aux choses qui tombent sous les sens du corps : en effet, l’on voit manifestement ce qui en elles est а portйe des sens et ce qui ne l’est pas. Mais ce qui dans les sens de l’esprit est dit кtre а portйe, voilа qui est plus cachй. Cependant, ces choses sont dites а portйe de l’intelligence, qui ne dйpassent pas sa capacitй, de sorte que le regard de l’intelligence s’y йtablit : car ce n’est pas а cause du tйmoignage d’un autre que l’on donne son assentiment а de telles choses, mais а cause du tйmoignage de sa propre intelligence. Mais les choses qui dйpassent la puissance de l’intelligence, il est dit qu’elles ne sont pas prйsentes aux sens de l’esprit, de sorte que l’intelligence ne peut s’y йtablir ; par consйquent, nous ne pouvons pas y assentir а cause de notre propre tйmoignage, mais а cause d’un tйmoignage d’un autre : et voilа proprement ce que l’on appelle des choses crues.

 

L’objet de la foi est donc proprement ce qui n’est pas prйsent а l’intelligence — en effet, on croit les choses qui ne sont pas prйsentes, mais on voit celles qui sont prйsentes, comme dit saint Augustin dans le mкme livre — ou encore la rйalitй non apparente, c’est-а-dire la rйalitй qu’on ne voit pas : car, comme il est dit en Hйbr. 11, 1, « la foi est la preuve des choses qu’on ne voit pas ». Or chaque fois que manque la raison formelle de l’objet propre, il est nйcessaire que l’acte lui aussi fasse dйfaut ; donc, aussitфt qu’une chose commence а кtre prйsente ou apparente, elle ne peut se tenir sous l’acte de foi comme son objet. Or tout ce qui est su, au sens propre de la science, est connu au moyen d’une analyse par les principes premiers, qui sont par soi а portйe de l’intelligence ; et ainsi, toute science s’accomplit dans la vision d’une rйalitй prйsente. Il est donc impossible que la foi et la science portent sur un mкme objet.

 

Cependant, il faut savoir qu’une chose peut кtre crйdible de deux faзons. D’abord absolument, а savoir, ce qui dйpasse la puissance de l’intelligence de tous les hommes qui sont dans l’йtat de voie ; par exemple, que Dieu est trine et un, et les choses de ce genre. Et il est impossible qu’un homme ait la science de ces choses, mais n’importe quel fidиle donne son assentiment а ce genre de choses а cause du tйmoignage de Dieu, а la portйe de qui elles sont, et de qui elles sont connues. Ensuite, une chose est crйdible non pas absolument mais relativement а quelqu’un : c’est ce qui ne dйpasse pas la puissance de tous les hommes, mais seulement de quelques-uns ; ainsi les choses qui peuvent кtre sues dйmonstrativement au sujet de Dieu, comme l’affirmation que Dieu est un ou incorporel, et les choses de ce genre. Et quant а elles, rien n’empкche qu’elles soient sues par quelques-uns qui en ont les dйmonstrations, et crues par les autres qui n’en ont pas perзu les dйmonstrations. Mais il est impossible qu’elles soient sues et crues par le mкme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tout ce qui doit кtre cru, si ce n’est pas йvident par soi, a une raison non seulement probable, mais nйcessaire, « quoiqu’il arrive qu’elle soit inconnue de notre industrie » comme l’ajoute Richard au mкme endroit ; les raisons des choses crйdibles nous sont donc inconnues, mais sont connues de Dieu et des bienheureux, qui sur ces choses n’ont pas la foi mais la vision.

 

Bien que la lumiиre divinement infusйe soit plus efficace que la lumiиre naturelle, cependant nous n’y participons pas parfaitement dans l’йtat prйsent, mais imparfaitement. Voilа pourquoi, en raison de son imparfaite participation, il se produit que nous ne sommes pas conduits par cette lumiиre infuse а la vision des choses pour lesquelles la connaissance est donnйe ; mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque nous participerons parfaitement а cette lumiиre, et oщ « dans la lumiиre de Dieu nous verrons la lumiиre » [Ps. 35].

 

Celui qui a une science subalternйe n’atteint pas parfaitement la raison formelle de science, si ce n’est en tant que sa connaissance est unie en quelque sorte а la connaissance de celui qui a la science subalternante. Nйanmoins, on attribue au savant infйrieur la science non pas des choses qu’il suppose, mais des conclusions qui dйcoulent nйcessairement des principes supposйs. Et de la sorte, on peut attribuer aussi au fidиle la science des choses qui sont conclues а partir des articles de foi.

 

Ce n’est pas par leur volontй que les dйmons donnent leur assentiment aux choses qu’ils sont dits croire, mais en йtant contraints par l’йvidence des preuves qui dйmontrent que ce que les fidиles croient est vrai ; quoique ces preuves ne fassent pas apparaоtre ce qui est cru au point que l’on puisse dire qu’ils ont la vision des choses qui sont crues. Par consйquent, l’acte de croire est attribuй quasi йquivoquement aux hommes fidиles et aux dйmons : et la foi n’est pas en ceux-ci par une lumiиre de grвce infuse comme c’est le cas pour les fidиles.

 

La foi ne porte pas sur Dieu quant а ce que l’on connaоt de lui naturellement, mais quant а ce qui dйpasse la connaissance naturelle.

 

Il ne semble pas possible que l’on ait en mкme temps science et opinion sur un mкme objet : car l’opinion s’accompagne de la crainte de l’autre partie, crainte que la science exclut. Et semblablement, il n’est pas possible que la foi et la science portent sur un mкme objet.

 

La bienheureuse Vierge pouvait certes savoir qu’elle n’avait pas conзu son fils en s’unissant а un homme ; mais par quelle puissance cette conception avait eu lieu, elle ne put le savoir, mais elle crut а l’Ange qui lui dit : « l’Esprit Saint surviendra en toi, etc. »

 

Que Dieu est un, dans la mesure oщ cela est dйmontrй, n’est pas posй comme un article de foi, mais comme prйsupposй aux articles : en effet, la connaissance de foi prйsuppose une connaissance naturelle, comme la grвce prйsuppose aussi la nature. Mais l’unitй de l’essence divine telle qu’elle est posйe par les fidиles, c’est-а-dire avec la toute-puissance et la providence de toutes choses, et d’autres choses du mкme genre, qui ne peuvent pas кtre prouvйes, constitue un article.

 

Quelqu’un peut commencer а croire ce qu’il ne croyait pas auparavant, mais estimait plus faiblement ; il est donc possible que quelqu’un, avant de croire que Dieu existe, ait estimй que Dieu existe, et qu’il lui plaоt que l’on croie qu’il existe. Et ainsi, quelqu’un peut croire, parce que cela plaоt а Dieu, que Dieu existe, bien que ce ne soit pas non plus un article, mais un antйcйdent а l’article, car cela est prouvй dйmonstrativement.

Article 10 : Est-il nйcessaire а l’homme d’avoir la foi ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 Comme il est dit en Deut. 32, 4, « les њuvres de Dieu sont parfaites ». Or une chose n’est parfaite que si elle est pourvue de ce qui lui est nйcessaire pour obtenir sa fin propre. Chaque chose, dиs l’йtablissement de sa nature, a donc йtй pourvue de ce qui lui suffit pour obtenir sa fin ultime. Or les choses qui appartiennent а la foi sont au-dessus de la connaissance qui convient а l’homme par sa condition naturelle. La foi, par laquelle de telles choses sont reзues ou connues, n’est donc pas nйcessaire а l’homme pour qu’il obtienne sa fin.

 

 [Le rйpondant] disait que l’homme, par sa condition naturelle, a йtй pourvu de tout ce qui est nйcessaire pour obtenir une fin naturelle telle que la fйlicitй de la voie que posent les philosophes, mais non pour obtenir la fin surnaturelle qui est la bйatitude йternelle. En sens contraire : l’homme, dиs l’йtablissement de sa nature, a йtй fait pour кtre participant de la bйatitude йternelle : c’est en effet pour cela que Dieu a йtabli une nature raisonnable capable de lui, comme on le lit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 1. Donc dans la nature mкme de l’homme ont dы кtre dйposйs les principes par lesquels il puisse obtenir sa cette fin.

 

 De mкme que la connaissance est nйcessaire pour obtenir la fin, de mкme aussi l’opйration. Or, pour l’obtention de la fin surnaturelle nous sont donnйs des habitus de vertus ordonnant non pas а d’autres њuvres que celles auxquelles nous sommes ordonnйs par la raison naturelle, mais aux mкmes њuvres а faire de faзon plus parfaite : en effet, la chastetй infuse et la chastetй acquise semblent avoir le mкme acte, qui est de rйfrйner les plaisirs de la sexualitй. Il йtait donc nйcessaire, pour l’obtention de la fin surnaturelle, que nous soit infusй un habitus cognitif ordonnй а connaоtre non pas d’autres choses que celles que nous pouvons connaоtre naturellement, mais les mкmes choses de faзon plus parfaite : et ainsi, il ne semble pas qu’il ait йtй nйcessaire au salut d’avoir foi а ce qui n’apparaоt pas а la raison.

 

La puissance n’a pas besoin d’habitus pour ce а quoi elle est naturellement dйterminйe ; on le voit clairement dans les puissances irrationnelles, qui accomplissent leurs њuvres sans l’intermйdiaire d’un habitus, comme les puissances nutritive et gйnйrative. Or l’intelligence humaine est naturellement dйterminйe а connaоtre Dieu. Elle n’a donc pas besoin de l’habitus de foi pour кtre amenйe а la connaissance de Dieu.

 

 Ce qui peut obtenir la fin par soi-mкme est plus parfait que ce qui ne peut pas l’obtenir par soi-mкme. Or les autres animaux peuvent obtenir leurs fins par les principes naturels. Puis donc que l’homme est plus parfait qu’eux, il semble que la connaissance naturelle lui suffise pour obtenir sa fin ; et ainsi, il n’a pas besoin de la foi.

 

 Ce qui est rйputй vicieux ne semble pas кtre nйcessaire au salut. Or кtre crйdule est rйputй vicieux ; c’est pourquoi il est dit en Eccli. 19, 4 : « Celui qui croit trop vite est lйger de cњur. » Croire n’est donc pas nйcessaire au salut.

 

 Puisqu’il faut surtout croire Dieu, nous devons croire davantage celui dont il est mieux йtabli que Dieu lui a parlй. Or il est mieux йtabli que Dieu parle par l’instinct de la raison naturelle que par quelque prophиte ou apфtre, puisqu’il est trиs certain que Dieu est l’auteur de toute la nature. Nous devons donc adhйrer aux choses que dicte la raison plutфt qu’а celles prкchйes par les apфtres ou les prophиtes, et sur lesquelles porte la foi. Puis donc que de telles choses semblent parfois contredire celles que dicte la raison naturelle — comme lorsque l’on dit que Dieu est trine et un, ou qu’une vierge a conзu, et d’autres de ce genre —, il semble qu’il ne convienne pas d’apporter foi а de telles choses.

 

 Ce qui est aboli а la venue d’une autre chose ne semble pas кtre nйcessaire pour obtenir celle-ci : en effet, le premier ne serait point aboli s’il n’avait quelque opposition а la seconde ; or l’opposй n’amиne point а son opposй, mais plutфt en dйtourne. Or la foi est abolie а la venue de la gloire. Elle n’est donc pas nйcessaire pour obtenir la gloire.

 

 Rien n’a besoin, pour obtenir sa fin, de ce par quoi il est dйtruit. Or la foi dйtruit la raison ; car comme dit saint Grйgoire, « la foi n’aurait pas de mйrite si la raison humaine lui fournissait des preuves expйrimentales ». La raison n’a donc pas besoin de la foi pour obtenir sa fin.

 

10° L’hйrйtique n’a pas l’habitus de foi. Mais il arrive que l’hйrйtique croie des vйritйs qui sont au-dessus du pouvoir de la raison ; par exemple, il croit que le Fils de Dieu s’est incarnй, quoiqu’il ne croie pas qu’il ait souffert. L’habitus de foi n’est donc pas nйcessaire pour connaоtre les choses qui sont au-dessus de la raison.

 

11° Quand une chose est confirmйe par plusieurs intermйdiaires, si l’un d’eux n’a pas de soliditй, toute la confirmation manque d’efficace, comme on le voit bien dans les dйductions par syllogismes, oщ la preuve est inefficace dиs que l’une des nombreuses propositions est fausse ou douteuse. Or les choses qui appartiennent а la foi sont venues а nous par de nombreux intermйdiaires. Elles ont en effet йtй dites par Dieu aux apфtres ou aux prophиtes, et par eux а leurs successeurs, et de nouveau а d’autres, et ainsi, elles sont parvenues jusqu’а nous par diffйrents intermйdiaires. Or il n’est pas certain que dans tous ces intermйdiaires il y ait l’infaillible vйritй, car ayant йtй des hommes, ils ont pu кtre trompйs et tromper. Nous ne pouvons donc avoir aucune certitude sur les choses qui appartiennent а la foi ; et ainsi, il semble stupide d’y assentir.

 

12° Ce qui diminue le mйrite de la vie йternelle ne semble pas nйcessaire pour obtenir la vie йternelle. Or, puisque la difficultй contribue au mйrite, l’habitus, qui donne la facilitй, diminue le mйrite. L’habitus de foi n’est donc pas nйcessaire au salut.

 

13° Les puissances rationnelles sont plus nobles que les naturelles. Or les naturelles n’ont pas besoin d’habitus pour leurs actes. L’intelligence n’a donc pas non plus besoin de l’habitus de foi pour ses actes.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Hйbr. 11, 6 : « Sans la foi, il est impossible de plaire а Dieu. »

 

Une chose est nйcessaire au salut, si, lorsqu’il ne l’a pas, l’homme est damnй. Or la foi est telle ; Mc 16, 16 : « Celui qui ne croira pas, sera condamnй. » La foi est donc nйcessaire au salut.

 

Une vie plus haute a besoin d’une connaissance plus haute. Or la vie de la grвce (est) plus haute que la vie de la nature. Elle a donc besoin de quelque connaissance surnaturelle, qui est la connaissance de foi.

 

 

Rйponse :

 

Avoir la foi aux choses qui sont au-dessus de la raison, cela est nйcessaire pour obtenir la vie йternelle. Et voici comment le comprendre.

 

Une chose ne se trouve amenйe de l’imparfait au parfait, que par l’action de quelque parfait. Et l’imparfait ne reзoit pas parfaitement dиs le dйbut l’action du parfait ; mais d’abord imparfaitement et ensuite plus parfaitement, et ainsi de suite, jusqu’а ce qu’il arrive а la perfection. Et cela est manifeste dans toutes les rйalitйs naturelles qui obtiennent quelque perfection par la succession du temps. Et nous constatons aussi la mкme chose dans les њuvres humaines, et surtout dans les apprentissages. Au dйbut, en effet, l’homme est imparfait dans la connaissance. Et pour obtenir la perfection de la science, il a besoin de quelque instructeur qui le mиne а la perfection de la science ; ce que celui-ci ne pourrait faire, s’il n’avait lui-mкme parfaitement la science, par exemple en comprenant les raisons des choses qui se tiennent sous la science. Or il ne transmet pas au disciple dиs le dйbut de son enseignement les raisons des objets de science dont il veut l’entretenir, car alors celui-ci aurait parfaitement la science dиs le dйbut ; mais il lui transmet certaines choses dont le disciple ne sait point les raisons au premier temps de son instruction ; mais il les saura aprиs un progrиs dans la science. Voilа pourquoi l’on dit que celui qui apprend doit croire : et sinon il ne pourrait parvenir а la science parfaite, c’est-а-dire s’il ne supposait pas les choses qui lui sont transmises au dйbut, et dont il ne peut alors comprendre les raisons.

 

Or la derniиre perfection а laquelle l’homme est ordonnй consiste dans la parfaite connaissance de Dieu, а laquelle il ne peut assurйment parvenir que par l’opйration et comme l’instruction de Dieu, qui est le parfait connaisseur de soi. Or l’homme n’est pas immйdiatement capable, а son dйbut, de cette parfaite connaissance ; il est donc nйcessaire qu’il reзoive, par la voie de la croyance, des notions par lesquelles il est comme conduit par la main jusqu’а parvenir а la connaissance parfaite. Or certaines d’entre elles sont telles que l’on ne peut en avoir une parfaite connaissance en cette vie, car elles dйpassent totalement la puissance de la raison humaine : et il est nйcessaire de croire ces choses aussi longtemps que nous sommes dans l’йtat de voie ; mais nous les verrons parfaitement dans l’йtat de la patrie. Il en est d’autres que nous pouvons en cette vie parvenir а connaоtre parfaitement, comme celles qui peuvent кtre prouvйes dйmonstrativement а propos de Dieu ; et pourtant, il est nйcessaire de les croire au dйbut, pour cinq raisons que donne Rabbi Moпse. La premiиre est la profondeur et la subtilitй de ces objets de connaissance, qui sont trиs йloignйs des sens : c’est pourquoi l’homme au dйbut n’est pas apte а les connaоtre parfaitement. La deuxiиme cause est la faiblesse de l’intelligence humaine а son dйbut. La troisiиme est le nombre des choses qui sont prйsupposйes а leur dйmonstration, et que l’homme ne peut apprendre qu’en un temps trиs long. La quatriиme est la mauvaise disposition а savoir, que certains doivent а leur mauvais tempйrament. La cinquiиme est la nйcessitй d’кtre occupй а procurer les choses nйcessaires а la vie.

 

Tout cela fait apparaоtre que, s’il йtait nйcessaire de ne recevoir que par dйmonstration les choses qu’il faut connaоtre de Dieu, trиs peu pourraient y parvenir, et eux-mкmes ne le pourraient qu’aprиs un long temps. On voit donc clairement de quelle faзon salutaire a йtй procurйe aux hommes la voie de la foi, par laquelle un accиs facile au salut est а tout moment ouvert а tous.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’homme est parfaitement pourvu dans sa condition naturelle, dans la mesure oщ, pour obtenir la fin qui est au pouvoir de la nature, lui sont donnйs des principes qui suffisent а кtre la cause de cette fin. Par contre, pour la fin qui dйpasse la puissance de la nature ne sont pas donnйs des principes qui soient causes de la fin, mais des principes qui rendent l’homme capable des moyens par lesquels on parvient а la fin ; car comme dit saint Augustin, « il appartient а la nature des hommes de pouvoir avoir la foi et la charitй ; mais avoir celles-ci, c’est la grвce des fidиles. »

 

Dиs son premier йtablissement, la nature humaine a йtй ordonnйe а la fin qu’est la bйatitude, non comme а une fin due а l’homme en fonction de sa nature, mais par la seule libйralitй divine. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que les principes de la nature suffisent pour obtenir cette fin, а moins qu’ils ne soient aidйs par les dons que surajoute la libйralitй divine.

 

Celui qui est loin de la fin peut avoir la connaissance et l’amour de la fin, mais il ne peut opйrer sur la fin : seulement sur les moyens. Voilа pourquoi, dans l’йtat de voie, nous avons besoin de la foi pour parvenir а la fin surnaturelle, afin de connaоtre par elle cette fin а laquelle la connaissance naturelle n’atteint pas. Quant а la vertu naturelle, elle atteint les moyens, mais non en tant qu’ils sont ordonnйs а cette fin. Et ainsi, nous avons besoin des habitus infus, non pour opйrer d’autres choses que celles que dicte la raison naturelle, mais pour faire les mкmes choses de faзon plus parfaite ; mais il n’en va pas de mкme du cфtй de la connaissance, pour la raison susmentionnйe.

 

L’intelligence n’est pas dйterminйe naturellement aux choses qui appartiennent а la foi, comme si elle les connaissait naturellement ; mais d’une certaine faзon, elle est naturellement ordonnйe а les connaоtre, comme on dit que la nature est ordonnйe а la grвce par institution divine. Cela n’exclut donc pas que nous ayons besoin de l’habitus de foi.

 

L’homme est plus parfait que les autres animaux, et cependant les choses qui lui sont nйcessaires pour obtenir la fin ne lui sont pas dйterminйes par la nature elle-mкme, comme pour les autres animaux, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que l’homme est ordonnй а une fin plus haute ; et c’est pourquoi, mкme s’il a besoin de plus nombreux secours pour l’obtenir, et que les principes naturels ne lui suffisent pas, il sera nйanmoins plus parfait. Ensuite parce que, pour l’homme, qu’il puisse avoir de multiples voies pour obtenir sa fin, cela mкme appartient а sa perfection. Il ne pouvait donc lui кtre dйterminй une voie naturelle unique, comme aux autres animaux ; mais а la place de tout ce dont la nature a pourvu les autres animaux, la raison a йtй donnйe а l’homme, par laquelle il peut а la fois se prйparer les choses nйcessaires а cette vie, et se disposer а recevoir les secours divins pour la vie future.

 

« Кtre crйdule » sonne comme un vice, parce que cela dйsigne la superfluitй dans le croire, comme « picoler » dйsigne la superfluitй dans le boire. Mais celui qui croit en Dieu ne dйpasse pas la mesure dans le croire, car on ne peut pas croire trop en lui ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Par les apфtres et les prophиtes, jamais rien n’est divinement rйvйlй qui soit contraire aux choses que dicte la raison naturelle. Cependant, il est dit quelque chose qui dйpasse la comprйhension de la raison, et c’est pourquoi cela semble кtre incompatible avec la raison, bien que ce ne soit pas le cas ; de mкme aussi, le paysan estime incompatible avec la raison que le soleil soit plus grand que la terre, et que la diagonale soit incommensurable au cфtй ; et pourtant, ces choses apparaissent raisonnables au sage.

 

La foi sera abolie par la gloire а cause de la part d’imperfection qui est en elle : et dans cette mesure, elle a quelque opposition avec la perfection de la gloire ; mais quant а ce qu’il y a de connaissance dans la foi, elle est nйcessaire au salut. Car il n’est pas aberrant que des choses imparfaites qui sont ordonnйes а la perfection de la fin cessent а la venue de la fin, comme le mouvement а la venue du repos, qui est sa fin.

 

La foi ne dйtruit pas la raison, mais la dйpasse et la perfectionne, comme on l’a dit.

 

10° L’hйrйtique n’a pas l’habitus de foi, mкme s’il ne refuse de croire qu’un seul article, car les habitus infus sont фtйs par un seul acte contraire. L’habitus de foi a aussi cette efficacitй, que l’intelligence du fidиle est empкchйe par lui d’assentir aux choses contraires а la foi, tout comme la chastetй rйfrиne quant а ce qui est contraire а la chastetй. Et si l’hйrйtique croit des choses qui dйpassent la connaissance naturelle, ce n’est pas par quelque habitus infus, car cet habitus le dirigerait йgalement vers tous les objets de foi, mais c’est par une certaine estimation humaine, comme les paпens aussi croient sur Dieu des choses qui dйpassent la nature.

 

11° Tous les moyens par lesquels la foi vient а nous sont hors de soupзon. En effet, nous croyons aux prophиtes et aux apфtres parce que Dieu leur a rendu tйmoignage en faisant des miracles, comme il est dit en Mc 16, 20 : « confirmant leur parole par les miracles qui l’accompagnaient ». Et aux successeurs des apфtres et des prophиtes, nous ne croyons que dans la mesure oщ ils nous annoncent les choses que ceux-ci ont laissйes dans leurs йcrits.

 

12° Il y a deux sortes de difficultйs : l’une vient de la nature de l’њuvre, et une telle difficultй contribue au mйrite ; l’autre vient de la mauvaise disposition ou de la lenteur de la volontй, et celle-lа diminue plutфt le mйrite ; et l’habitus l’фte, mais non la premiиre.

 

13° Les puissances naturelles sont dйterminйes а une seule chose et n’ont pas besoin d’un habitus qui les dйtermine, comme c’est le cas des puissances rationnelles, qui ont des objets opposйs.

 

Article 11 : Est-il nйcessaire de croire explicitement ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 L’on ne doit pas poser une chose, s’il s’ensuit une absurditй. Or, si nous posons qu’il est nйcessaire au salut de croire explicitement quelque chose, il s’ensuit une absurditй. En effet, il est possible qu’un homme soit йlevй dans la forкt, ou mкme parmi les loups ; et un tel homme ne peut rien connaоtre de la foi explicitement. Et ainsi, il y aura un homme qui sera damnй par nйcessitй ; ce qui est aberrant. Et ainsi, il ne semble pas qu’il soit nйcessaire de croire quelque chose explicitement.

 

 Nous ne sommes pas tenus а ce qui n’est pas en notre pouvoir. Or, pour que nous croyions quelque chose explicitement, nous avons besoin d’une ouпe intйrieure ou extйrieure : car « la foi vient de ce qu’on a entendu », comme il est dit en Rom. 10, 17 ; et entendre n’est au pouvoir d’un homme que s’il y a quelqu’un qui parle. Et ainsi, il n’est pas de nйcessitй de salut de croire quelque chose explicitement.

 

 Ce qui est trиs subtil ne doit pas кtre livrй aux ignorants. Or rien n’est plus subtil et йlevй que ce qui dйpasse la raison, comme sont les articles de foi. De telles choses ne doivent donc pas кtre livrйes au peuple. Et ainsi tous, du moins, ne sont pas tenus de croire quelque chose explicitement

 

L’homme n’est pas tenu de croire ce que mкme les anges ne savent pas. Or, avant l’Incarnation, les anges ont ignorй le mystиre de l’Incarnation, comme saint Jйrфme semble le dire. Donc, au moins en ce temps-lа, les hommes n’йtaient pas tenus de savoir ou de croire explicitement quelque chose au sujet du Rйdempteur.

 

 De nombreux Gentils furent sauvйs avant la venue du Christ, comme dit Denys au neuviиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Or ceux-ci ne pouvaient rien connaоtre d’explicite au sujet du Rйdempteur, puisque les prophиtes n’йtaient pas venus а eux. Croire explicitement les articles concernant le Rйdempteur ne semble donc pas nйcessaire au salut.

 

 Parmi les articles concernant le Rйdempteur, il en est un sur la descente aux enfers. Or saint Jean a doutй а propos de cet article, selon saint Grйgoire, lorsqu’il demanda : « Es-tu celui qui doit venir ? » (Mt 11, 3). Puis donc qu’il йtait parmi les plus grands — car il n’йtait pas « de plus grand que lui parmi les enfants des femmes », comme il est dit au mкme endroit — il semble que pas mкme les plus grands ne soient tenus de connaоtre explicitement les articles concernant le Rйdempteur.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble qu’il soit de nйcessitй de salut de tout croire explicitement.

 

Tout appartient de la mкme faзon а la foi. Donc, pour la mкme raison qu’il est nйcessaire de croire explicitement un article, il est nйcessaire aussi de les croire tous.

 

Chacun est tenu d’йviter toutes les erreurs qui sont contre la foi. Or, on ne peut le faire que si l’on connaоt explicitement tous les articles auxquels s’opposent les erreurs. Il est donc nйcessaire de les croire tous explicitement.

 

 De mкme que les commandements dirigent dans les choses а opйrer, ainsi les articles dans les choses а croire. Or tout homme est tenu de savoir tous les commandements du Dйcalogue ; car il ne serait pas excusй s’il enfreignait l’un d’eux par ignorance. Tout homme est donc aussi tenu de croire explicitement tous les articles.

 

Dieu, de mкme qu’il est objet de foi, est aussi objet de charitй. Or rien ne doit кtre implicitement aimй en Dieu. Rien non plus ne doit donc кtre implicitement cru de lui.

 

 L’hйrйtique, si simple d’esprit soit-il, est examinй sur tous les articles de foi ; ce qui n’aurait pas lieu, s’il n’йtait tenu de les croire tous explicitement. Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 L’habitus de foi est spйcifiquement le mкme en tous les fidиles. Si donc quelques fidиles sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, il semble que tous y soient aussi tenus.

 

 Croire de faзon informe ne suffit pas pour le salut. Or croire implicitement, c’est croire de faзon informe, car souvent les prйlats, sur la foi de qui s’appuie la foi des simples qui croient implicitement, ont une foi informe. Croire implicitement ne suffit donc pas pour le salut.

 

 

Rйponse :

 

On appelle proprement implicite ce en quoi de nombreuses choses sont contenues comme en un seul ; et explicite, ce en quoi chacune d’elles est considйrйe en elle-mкme. Et ces appellations sont transfйrйes des rйalitйs corporelles aux spirituelles. Par consйquent, lorsque de nombreuses choses sont virtuellement contenues en quelqu’une, on dit qu’elles sont en elle implicitement, comme les conclusions dans les principes ; et une chose est explicitement contenue dans une autre lorsqu’elle y existe en acte. Celui qui connaоt des principes universels a donc une connaissance implicite de toutes les conclusions particuliиres, mais celui qui considиre actuellement les conclusions, on dit qu’il les connaоt explicitement. Et ainsi, l’on dit que nous croyons des choses explicitement, quand nous y adhйrons aprиs les avoir actuellement pensйes ; et implicitement, quand nous adhйrons а certaines choses en lesquelles celles-ci sont contenues comme dans des principes universels : par exemple, celui qui croit que la foi de l’Йglise est vraie, croit en cela comme implicitement chacune des choses qui sont contenues dans la foi de l’Йglise.

 

Ainsi, il faut savoir qu’il y a quelque chose, dans la foi, que tous et en tout temps sont tenus de croire explicitement ; il y a en elle d’autres choses qui sont а croire explicitement en tout temps, mais non par tous ; tandis que d’autres, par tous mais non en tout temps ; d’autres enfin, ni par tous ni en tout temps.

 

En effet, que quelque chose doive nйcessairement кtre cru explicitement en tout temps par tout fidиle, cela apparaоt ainsi : la rйception de la foi se trouve en nous, relativement а la perfection ultime, comme la rйception par le disciple des choses que le maоtre lui transmet d’abord, et par lesquelles il est dirigй dans son avancement. Or il ne pourrait pas кtre dirigй s’il ne considйrait actuellement certaines choses. Il est donc nйcessaire que le disciple reзoive actuellement quelque chose а considйrer ; et semblablement, il est nйcessaire que tout fidиle croie explicitement quelque chose. Et ce sont les deux que l’Apфtre mentionne en Hйbr. 11, 6 : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie qu’il existe, et qu’il est le rйmunйrateur de ceux qui le cherchent. » Par consйquent, tout homme est tenu de croire explicitement, et en tout temps, que Dieu existe et exerce une providence sur les affaires humaines.

 

Or il n’est pas possible qu’un homme dans l’йtat de voie connaisse explicitement toute la science que Dieu a, et en laquelle consiste notre bйatitude ; mais il est possible а quelqu’un dans l’йtat de voie de connaоtre explicitement toutes les choses qui sont proposйes au genre humain dans cet йtat comme des rudiments pour qu’il se dirige vers la fin : et l’on dit qu’un tel homme a une foi parfaite quant а l’explication. Mais tous n’ont pas cette perfection ; et c’est pourquoi des degrйs sont йtablis dans l’Йglise, en sorte que certains sont prйposйs aux autres pour les instruire dans la foi. Tous ne sont donc pas tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi, mais seulement ceux qui sont йtablis comme enseignants de la foi, tels les prйlats et ceux qui ont le soin des вmes.

 

Et cependant, mкme ceux-ci ne sont pas tenus de tout croire explicitement en tout temps. En effet, de mкme qu’un homme progresse dans la foi par la succession des temps, ainsi en va-t-il pour tout le genre humain ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit : « Avec les progrиs du temps a grandi la connaissance de Dieu. » Or la plйnitude du temps, comme perfection de l’вge du genre humain, est au temps de la grвce ; donc en ce temps, les plus grands sont tenus de croire explicitement tout ce qui appartient а la foi. Mais aux temps prйcйdents, mкme les plus grands n’йtaient pas tenus de tout croire explicitement ; et aprиs le temps de la loi et des prophиtes, de plus nombreuses choses йtaient crues explicitement qu’auparavant.

 

Donc, dans l’йtat d’avant le pйchй, ils n’йtaient pas tenus de croire explicitement les choses qui concernent le Rйdempteur, car la nйcessitй du Rйdempteur n’existait pas encore ; cependant ils croyaient ces choses implicitement dans la divine providence ; c’est-а-dire en tant qu’ils croyaient que Dieu procurerait а ceux qui l’aiment toutes les choses nйcessaires au salut. Mais avant le pйchй et aprиs, en tout temps il fut nйcessaire que les plus grands aient une foi explicite sur la Trinitй ; mais pas les plus petits aprиs le pйchй jusqu’au temps de la grвce ; car avant le pйchй, il n’y aurait peut-кtre pas eu cette distinction selon laquelle certains seraient instruits par d’autres sur la foi. Et de mкme aussi aprиs le pйchй jusqu’au temps de la grвce, les plus grands йtaient tenus d’avoir explicitement la foi au Rйdempteur ; mais les plus petits implicitement, soit dans la foi des patriarches et des prophиtes, soit dans la divine providence. Mais au temps de la grвce, tous, les plus grands et les plus petits, sont tenus d’avoir une foi explicite а la Trinitй et au Rйdempteur. Les plus petits ne sont cependant pas tenus de croire explicitement toutes les choses crйdibles concernant la Trinitй ou le Rйdempteur, mais seulement les plus grands. Les plus petits sont tenus de croire explicitement les articles gйnйraux, par exemple que Dieu est un et trine, que le Fils de Dieu s’est incarnй, qu’il est mort et qu’il est ressuscitй, et d’autres de ce genre, dont l’Йglise fait des fкtes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il ne s’ensuit aucune absurditй lorsque l’on pose que tout homme est tenu de croire explicitement quelque chose, mкme s’il est йlevй dans la forкt ou parmi les bкtes : en effet, il revient а la divine providence de procurer а tout homme les choses nйcessaires au salut, pourvu qu’il n’y ait pas d’empкchement du cфtй de cet homme. Car si quelqu’un, йlevй de la sorte, suivait la conduite de la raison naturelle dans l’appйtit du bien et la fuite du mal, il faut tenir pour certain que Dieu ou bien lui rйvйlerait par une inspiration intйrieure les choses qui sont nйcessaires pour croire, ou bien lui enverrait quelque prйdicateur de la foi, comme il envoya Pierre а Corneille (Act. 10).

 

Bien qu’il ne soit pas en notre pouvoir de connaоtre par nous-mкmes les choses qui appartiennent а la foi, cependant, si nous faisons ce qui est en nous, c’est-а-dire si nous suivons la conduite de la raison naturelle, Dieu ne manquera pas de nous envoyer ce qui nous est nйcessaire.

 

Les choses qui appartiennent а la foi ne sont pas proposйes aux simples comme devant кtre exposйes en dйtail, mais dans une certaine gйnйralitй : car c’est ainsi qu’ils sont tenus de les croire explicitement, comme on l’a dit.

 

Les anges, selon Denys et saint Augustin, ont connu le mystиre de l’Incarnation du Christ avant mкme les hommes, puisque les prophиtes eux-mкmes ont йtй instruits а ce sujet par les anges. Mais saint Jйrфme dit qu’ils apprennent ce mystиre par l’Йglise, parce que le mystиre du salut des nations s’accomplissait а la prйdication des apфtres ; et ainsi, quant а certaines circonstances, ils en avaient une plus pleine connaissance, voyant dйsormais prйsent ce qu’ils avaient prйvu comme futur.

 

Les Gentils n’йtaient pas censйs instruire de la foi divine. Par consйquent, si sages fussent-ils de la sagesse du monde, ils doivent кtre comptйs parmi les plus petits : voilа pourquoi il suffisait pour eux qu’ils aient la foi concernant le Rйdempteur implicitement, soit dans la foi de la loi et des prophиtes, soit mкme dans la divine providence. Cependant il est probable que le mystиre de notre rйdemption ait aussi йtй rйvйlй а de nombreux Gentils avant la venue du Christ, comme il ressort des prйdictions de la Sybille.

 

Bien qu’en son temps saint Jean-Baptiste dыt кtre comptй parmi les plus grands, parce qu’il fut instituй par Dieu hйraut de la vйritй, cependant il n’йtait pas nйcessaire qu’il croie explicitement tout ce que l’on croit explicitement au temps de la grвce rйvйlйe, aprиs la Passion et la Rйsurrection du Christ : de son temps, en effet, la connaissance de la vйritй n’йtait pas encore parvenue а son achиvement, ce qui eut lieu principalement а l’avиnement de l’Esprit Saint. Cependant, certains disent que Jean a demandй cela comme venant non de lui-mкme, mais de ses disciples, qui doutaient sur le Christ. D’autres disent aussi que ce ne fut pas la question de quelqu’un qui doute, mais de quelqu’un qui admirerait pieusement l’humilitй du Christ, s’il daignait descendre aux enfers.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Toutes les choses qui appartiennent а la foi n’ont pas la mкme importance (car certaines sont plus obscures que d’autres, et certaines sont plus nйcessaires que d’autres) pour que l’homme soit dirigй vers la fin ; voilа pourquoi il est nйcessaire de croire explicitement certains articles plutфt que d’autres.

 

Mкme celui qui ne croit pas explicitement tous les articles peut йviter toutes les erreurs : car l’habitus de foi l’empкche d’assentir а des choses contraires aux articles, mкme s’il ne connaоt ceux-ci qu’implicitement ; de sorte que lorsqu’elles lui sont proposйes, il les tient pour insolites et suspectes, et diffиre son assentiment jusqu’а ce qu’il soit instruit par celui а qui il revient de dйterminer les choses douteuses en matiиre de foi.

 

Les commandements du Dйcalogue portent sur ce que dicte la raison naturelle ; par consйquent, tout homme est tenu de les connaоtre explicitement, et ce n’est pas le mкme cas pour les articles de foi, qui sont au-dessus de la raison.

 

L’amour ne se distingue pas par l’implicite et l’explicite, si ce n’est dans la mesure oщ l’amour suit la foi, йtant donnй que l’amour a pour terme la rйalitй mкme qui est hors de l’вme, et qui subsiste en particulier. La connaissance, par contre, a pour terme ce qui est dans l’apprйhension de l’вme, qui peut apprйhender quelque chose soit en gйnйral, soit en particulier ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme pour la foi et pour la charitй.

 

Si un homme simple qui est accusй d’hйrйsie est examinй sur tous les articles, ce n’est pas qu’il soit tenu de les croire tous explicitement, mais c’est parce qu’il est tenu de ne pas assentir avec pertinacitй au contraire de l’un des articles.

 

Si l’on croit explicitement les choses qu’il suffit aux autres de croire implicitement, ce n’est pas а cause d’une diffйrence d’habitus de foi, mais а cause d’un office diffйrent. Car celui qui a qualitй de docteur de la foi doit savoir explicitement les choses qu’il doit ou qu’il est tenu d’enseigner ; et dans la mesure oщ il est plus йlevй dans son office, il doit aussi avoir une science plus parfaite des choses qui appartiennent а la foi.

 

Les plus petits n’ont pas une foi implicite dans la foi d’hommes particuliers, mais dans celle de l’Йglise, qui ne peut кtre informe. Et en outre, si l’on dit que l’un a une foi implicite dans celle d’un autre, ce n’est pas parce qu’il partage avec lui la faзon de croire, formйe ou informe, mais parce qu’il partage avec lui ce qui est cru.

Article 12 : La foi des modernes est-elle identique а celle des anciens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 La science universelle diffиre de la science particuliиre. Or les anciens connaissaient en gйnйral, pour ainsi dire, les choses qui appartiennent а la foi, les croyant implicitement ; tandis que les modernes les connaissent en particulier, les croyant explicitement. La foi des modernes n’est donc pas la mкme que celle des anciens.

 

 La foi porte sur un йnoncй. Or ce ne sont pas les mкmes йnoncйs que nous croyons et qu’ils ont cru ; par exemple, que le Christ naоtra, et que le Christ est nй. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.

 

 Un temps dйterminй, dans les choses qui appartiennent а la foi, fait partie des choses nйcessaires pour croire : en effet, l’on est rйputй infidиle si l’on croit que le Christ n’est pas encore venu, mais doit venir. Or, entre notre foi et celle des anciens, les temps varient : car nous croyons passй ce qu’ils croyaient futur. Notre foi n’est donc pas la mкme que celle des anciens.

 

 

En sens contraire :

 

Йph. 4, 5 : « Un seul Seigneur, une seule foi. »

 

 

Rйponse :

 

Il faut tenir pour assurй que la foi des anciens et des modernes est unique : sinon, l’Йglise ne serait pas une. Mais pour le soutenir, certains ont prйtendu que l’йnoncй au passй que nous croyons йtait le mкme que l’йnoncй au futur que les anciens ont cru. Mais il semble aberrant que la variation des parties essentielles d’une composition laisse la composition identique ; nous voyons aussi les compositions varier par d’autres accidents de verbe et de nom.

 

C’est pourquoi d’autres ont affirmй que les йnoncйs que nous croyons sont diffйrents de ceux qu’ils ont cru, mais que la foi ne porte pas sur des йnoncйs mais sur la rйalitй ; or la rйalitй est la mкme, quoique les йnoncйs soient diffйrents. Ils disent, en effet, qu’il convient par soi а la foi de croire а la Rйsurrection du Christ, mais qu’il est quasi accidentel de la croire prйsente ou passйe. Mais cela aussi apparaоt erronй : car, puisque l’acte de croire implique un assentiment, il ne peut porter que sur la composition, en laquelle se rencontrent le vrai et le faux. Lors donc que je dis que je crois а la Rйsurrection, il est nйcessaire d’entendre quelque composition, et ce, suivant un temps, que l’вme ajoute toujours lorsqu’elle compose ou divise, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; de sorte que le sens (est) le suivant : je crois а la Rйsurrection, c’est-а-dire que je crois que la Rйsurrection existe, ou a existй, ou existera.

 

Voilа pourquoi l’on doit rйpondre que l’objet de la foi peut кtre considйrй de deux faзons. Soit en lui-mкme, en tant qu’il est hors de l’вme, et dans ce cas il est proprement objet, et l’habitus reзoit de lui la multitude ou l’unitй ; soit en tant que participй en celui qui connaоt. Il faut donc rйpondre que si l’on prend ce qui est l’objet de la foi, c’est-а-dire la rйalitй crue, en tant qu’il est hors de l’вme, alors c’est une seule rйalitй qui se rapporte а nous et aux anciens : et ainsi, de son unitй la foi reзoit l’unitй. Mais si on le considиre comme il est lorsque nous le recevons, alors il se diversifie en divers йnoncйs ; mais cette diversitй ne diversifie pas la foi. On voit dиs lors clairement que la foi, de toutes faзons, est unique.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Savoir en gйnйral et en particulier ne diversifie la science que quant а la faзon de savoir, et non quant а la rйalitй sue, qui donne l’unitй а l’habitus.

 

La rйponse ressort de ce qui a йtй dit.

 

Le temps ne varie pas suivant ce qui existe dans la rйalitй, mais suivant la diverse relation а nous ou aux anciens : car le temps oщ le Christ a souffert est unique, mais selon les diffйrents rapports а tel ou tel, il est dit passй ou futur, relativement aux prйcйdents ou aux suivants.

Question 15 : [Raison supйrieure et infйrieure]

 

Introduction

 

Article 1 : L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances diffйrentes ?

Article 2 : La raison supйrieure et la raison infйrieure sont-elles des puissances diffйrentes ?

Article 3 : Le pйchй peut-il exister dans la raison supйrieure ou infйrieure ?

Article 4 : La dйlectation morose est-elle un pйchй mortel ?

Article 5 : Le pйchй vйniel peut-il exister dans la raison supйrieure ?

 

 

Article 1 : L’intelligence et la raison sont-elles en l’homme des puissances diffйrentes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme : « Si nous voulons monter des puissances infйrieures aux supйrieures, nous rencontrons d’abord le sens, puis l’imagination, ensuite la raison, puis l’intellect, puis l’intelligence ; et au sommet se trouve la sagesse, qui est Dieu mкme. » Or l’imagination et le sens sont des puissances diffйrentes. Donc la raison et l’intellect aussi.

 

L’homme, comme dit saint Grйgoire, s’apparente а toute crйature ; et pour cette raison, on dit qu’il est toute crйature. Or ce par quoi l’homme s’apparente aux plantes est une certaine puissance de l’вme, а savoir la vйgйtative, distincte de la raison, qui est une puissance propre а l’homme en tant que tel ; et il en va de mкme pour ce par quoi il s’apparente aux bкtes, а savoir le sens. Donc, pour la mкme raison, ce par quoi il s’apparente aux anges, qui sont au-dessus de l’homme, а savoir l’intelligence, est une puissance autre que la raison, qui est propre au genre humain, comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation.

 

De mкme que les perceptions des sens propres ont pour terme le sens commun, qui juge d’elles, de mкme aussi le processus discursif de la raison a pour terme l’intelligence, afin qu’un jugement soit portй sur la confrontation de la raison ; en effet, l’homme juge sur les propositions que la raison confronte lorsqu’il parvient par voie d’analyse jusqu’aux principes, sur lesquels porte l’intelligence ; et c’est pourquoi l’art de juger est appelй analytique. Donc, de mкme que le sens commun est une puissance autre que le sens propre, de mкme aussi l’intelligence est autre que la raison.

 

Saisir et juger sont des actes qui exigent des puissances diffйrentes, comme on le voit clairement pour le sens propre et le sens commun : le premier saisit et le second juge. Or, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « tout ce que le sens perзoit, l’imagination le reprйsente, la considйration le forme, le gйnie le scrute, la raison le juge, la mйmoire le conserve, l’intelligence le saisit. » La raison et l’intelligence sont donc des puissances diffйrentes.

 

Entre ce qui est composй au plein sens du terme et l’acte simple, le rapport est le mкme qu’entre ce qui est simple а tout point de vue et l’acte composй. Or l’intelligence divine, qui est simple а tout point de vue, n’a pas un acte composй mais un acte trиs simple. Donc notre raison, qui est composйe en tant qu’elle agit par confrontation, n’a pas un acte simple. En revanche, l’acte de l’intelligence est simple : en effet, c’est l’intelligence des indivisibles, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. L’intelligence et la raison ne sont donc pas une puissance unique.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme et le Commentateur au mкme endroit, l’вme rationnelle se connaоt elle-mкme par quelque ressemblance. Or, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Trinitй, l’esprit, en lequel se trouve l’image, se connaоt par lui-mкme. La raison et l’esprit, ou l’intelligence, ne sont donc pas identiques.

 

 Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or les objets de la raison et ceux de l’intellect sont extrкmement diffйrents : en effet, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « l’вme perзoit les corps par le sens, par l’imagination les ressemblances des corps, par la raison les natures des corps, par l’intellect l’esprit crйй, par l’intelligence l’esprit incrйй » ; et la nature corporelle diffиre extrкmement de l’esprit crйй. L’intellect et la raison sont donc des puissances diffйrentes.

 

Boиce dit au cinquiиme livre sur la Consolation : « Le sens, l’imagination, la raison et l’intelligence considиrent l’homme lui-mкme chacun diffйremment. En effet, le sens regarde la figure йtablie dans une matiиre sous-jacente ; l’imagination, la figure seule, sans la matiиre ; la raison transcende la figure et, par une considйration universelle, йvalue l’espиce elle-mкme, qui existe dans les singuliers ; l’intelligence est un њil supйrieur : dйpassant le cadre de l’univers, elle regarde par la pure acuitй de l’esprit cette forme simple elle-mкme. » Donc, de mкme que l’imagination est une puissance diffйrente du sens — en effet, l’imagination considиre la forme non dans la matiиre, alors que le sens la considиre йtablie dans la matiиre —, de mкme l’intelligence, qui considиre la forme de faзon absolue, est une puissance autre que la raison, qui considиre la forme universelle existant dans les particuliers.

 

En outre, Boиce dit au quatriиme livre sur la Consolation : « Entre l’intelligence et le raisonnement, entre ce qui est et ce qui devient, entre l’йternitй et le temps, entre le point central et le cercle, il y a le mкme rapport qu’entre la sйrie mobile du destin et la stable simplicitй de la providence divine. » Or il est avйrй que la providence diffиre essentiellement du destin, le cercle du centre, le temps de l’йternitй et la gйnйration de l’кtre lui-mкme. La raison diffиre donc aussi de l’intelligence.

 

 Comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, « la raison appartient seulement au genre humain, comme l’intelligence appartient seule au divin ». Or ce qui est divin et ce qui est humain ne peuvent avoir en commun la mкme sorte de puissance. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une mкme puissance.

 

10° L’ordre des puissances suit l’ordre des actes. Or, recevoir quelque chose dans l’absolu — acte qui semble propre а l’intelligence — est antйrieur а confronter — acte qui appartient а la raison. L’intelligence est donc antйrieure а la raison. Or rien n’est antйrieur а soi-mкme. La raison et l’intelligence ne sont donc pas une mкme puissance.

 

11° L’entitй de la rйalitй peut se considйrer non seulement dans l’absolu mais encore en telle chose ; or aucune de ces deux considйrations ne fait dйfaut а l’вme humaine. Il est donc nйcessaire qu’il y ait dans l’вme humaine deux puissances : l’une qui fasse connaоtre l’entitй absolue, et c’est l’intelligence, l’autre l’entitй dans une autre chose, ce qui semble appartenir а la raison ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

12° Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « la raison est un regard de l’esprit par lequel celui-ci distingue le bien du mal, йlit les vertus et aime Dieu » ; or cela semble relever de la volontй, qui est une puissance autre que l’intelligence. La raison est donc, elle aussi, une puissance autre que l’intelligence.

 

13° Une division oppose le rationnel au concupiscible et а l’irascible ; or l’irascible et le concupiscible appartiennent а l’appйtitive. Donc la raison aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

14° Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que la volontй, qui s’oppose а l’intelligence, est dans la partie rationnelle ; nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Il y a ce que saint Augustin semble dire au quinziиme livre sur la Trinitй, dans ce passage : « Nous voilа parvenus jusqu’а l’image de Dieu : l’homme, plus exactement ce par quoi l’homme dйpasse les autres animaux, je veux dire la raison, l’intelligence et tout autre privilиge de l’вme rationnelle et intellectuelle, qui appartient а cette rйalitй que nous appelons mens ou animus. » D’oщ l’on dйduit qu’il semble prendre la raison et l’intelligence pour une mкme rйalitй.

 

Au troisiиme livre sur la Genиse au sens littйral — et on le retrouve dans la Glose а propos de Йph. 4, 23 : « Renouvelez-vous spirituellement en l’esprit de votre вme » — on lit ceci : « Comprenons que l’homme est а l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les animaux sans raison, c’est-а-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte а dйsigner cette prйrogative. » Il semble donc que raison et intelligence, selon saint Augustin, soient diffйrents noms pour une mкme puissance.

 

Comme dit saint Augustin au quatorziиme livre sur la Trinitй, « l’image de cette nature supйrieure а toute autre nature doit кtre cherchйe et trouvйe en nous, en ce que notre nature a de meilleur ». Or l’image de Dieu est en nous dans la partie supйrieure de la raison, comme il est dit aux douziиme et quinziиme livre sur la Trinitй. Donc, en l’homme, aucune puissance n’est au-dessus de la raison. Or l’intelligence ou l’intellect, s’ils йtaient autre chose que la raison, seraient au-dessus d’elle, comme le montrent les citations prйcйdentes de Boиce et du livre sur l’Esprit et l’Вme. L’intellect n’est donc pas en l’homme une puissance autre que la raison.

 

Plus une puissance est immatйrielle, plus elle peut s’йtendre а de nombreux objets. Or le sens commun, qui est une puissance matйrielle, confronte les sensibles propres en les distinguant l’un de l’autre ; il a aussi connaissance d’eux dans l’absolu, sinon il ne pourrait pas distinguer entre eux, comme il est prouvй au deuxiиme livre sur l’Вme. Donc a fortiori la raison, qui est une puissance plus immatйrielle, peut non seulement confronter mais aussi recevoir dans l’absolu, ce qui appartient а l’intelligence ; et ainsi, l’intelligence et la raison ne semblent pas кtre des puissances diffйrentes.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme que « l’esprit capable de recevoir les universels, ornй de la ressemblance de toutes les rйalitйs », on dit que c’est l’вme avec « une certaine puissance et dignitй naturelle ». Or ce dont le nom dйsigne toute l’вme ne doit pas кtre distinguй d’une puissance de l’вme. L’esprit ne doit donc pas кtre distinguй de la raison, qui est une certaine puissance de l’вme ; ni de mкme l’intelligence, car elle semble кtre identique а l’esprit.

 

Deux compositions se rencontrent dans l’вme humaine : l’une par laquelle elle compose et divise le couple sujet-prйdicat, en formant des propositions ; l’autre par laquelle elle compose les principes avec les conclusions en les confrontant. Or dans la premiиre composition, c’est la mкme puissance de l’вme humaine qui apprйhende les formes simples elles-mкmes, c’est-а-dire le prйdicat et le sujet, suivant leurs quidditйs propres, et qui forme la proposition en composant : en effet, les deux fonctions sont attribuйes а l’intellect possible au troisiиme livre sur l’Вme. Donc semblablement aussi, il y aura une seule puissance qui reзoit les principes eux-mкmes, ce qui appartient а l’intelligence, et qui ordonne les principes а la conclusion, ce qui appartient а la raison.

 

 Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme : « l’вme est un esprit intellectuel ou rationnel » ; d’oщ il apparaоt que la raison est identique а l’intelligence.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Au moment oщ nous commenзons а rencontrer en l’вme des propriйtйs qui ne nous sont pas communes avec les animaux, c’est alors que la raison est concernйe. » Cela mкme concerne aussi l’intelligence, suivant le Philosophe au livre sur l’Вme. La raison et l’intelligence sont donc identiques.

 

 Une diffйrence des objets quant а des conditions accidentelles ne prouve pas la diversitй des puissances. En effet, l’homme colorй et la pierre colorйe sont sentis par la mкme puissance, car кtre homme ou pierre est accidentel au sensible en tant que tel. Or les objets qui, au livre sur l’Esprit et l’Вme, sont assignйs а l’intellect et а la raison, а savoir l’esprit crйй et la nature corporelle, ne diffиrent pas mais se rejoignent en tant que connaissables par soi. En effet, de mкme que l’esprit incorporel crйй est intelligible par le fait mкme qu’il est immatйriel, de mкme aussi les natures corporelles ne sont pensйes qu’en tant qu’elles sont sйparйes de la matiиre ; et ainsi, en tant qu’ils sont connus, ils sont tous unifiйs sous la raison formelle de connaissable, c’est-а-dire en tant qu’immatйriels. La raison et l’intellect ne sont donc pas des puissances diffйrentes.

 

10° Toute puissance qui compare deux choses entre elles a nйcessairement la connaissance de l’une et de l’autre dans l’absolu ; ainsi le Philosophe prouve-t-il au deuxiиme livre sur l’Вme qu’il y a nйcessairement en nous une puissance qui connaоt le blanc et le doux, puisque nous distinguons entre l’un et l’autre. Or, de mкme que celui qui distingue diverses choses les compare entre elles, de mкme aussi celui qui confronte compare une chose а l’autre. Il appartient donc а la puissance qui confronte, c’est-а-dire а la raison, de recevoir aussi quelque chose dans l’absolu, ce qui relиve de l’intelligence.

 

11° Il est plus noble de confronter que d’кtre confrontй, de mкme qu’agir est plus noble que subir. Or un mкme principe permet а une chose d’кtre pensйe et d’кtre confrontйe. Un mкme principe permet donc aussi а l’вme de penser et de confronter. La raison et l’intelligence sont donc identiques.

 

12° Un habitus unique n’est pas en diffйrentes puissances. Or ce peut кtre par le mкme habitus que nous confrontons et que nous recevons quelque chose dans l’absolu : ainsi la foi, qui reзoit quelque chose de faзon absolue en tant qu’elle adhиre а la vйritй premiиre elle-mкme, mais confronte en tant qu’elle regarde celle-ci dans le miroir des crйatures avec pour ainsi dire un certain parcours. C’est donc la mкme puissance qui confronte et qui reзoit quelque chose dans l’absolu.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de rechercher la diffйrence entre l’intelligence et la raison.

 

Il faut donc savoir, suivant saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй, que, de mкme qu’il y a entre les substances corporelles un certain ordre d’aprиs lequel certaines sont dites supйrieures et rйgulatrices des autres, de mкme aussi il y a un certain ordre entre les substances spirituelles. Or il semble y avoir entre les corps supйrieurs et les infйrieurs cette diffйrence, que les infйrieurs obtiennent leur кtre parfait par un mouvement, а savoir par la gйnйration, l’altйration et l’accroissement, comme on le voit clairement pour les pierres, les plantes et les animaux, tandis que les supйrieurs ont leur кtre parfait en substance, puissance, quantitй et figure, sans aucun mouvement et dиs leur commencement, comme on le voit clairement pour le soleil, la lune et les йtoiles.

 

Or la perfection de la nature spirituelle consiste dans la connaissance de la vйritй. Il y a donc certaines substances spirituelles supйrieures qui obtiennent aussitфt la connaissance de la vйritй sans aucun mouvement ni processus discursif, dans une rйception premiиre et soudaine ou simple, comme c’est le cas pour les anges, ce qui fait dire qu’ils ont une intelligence dйiforme. Mais il y en a d’autres, infйrieures, qui ne peuvent parvenir а la parfaite connaissance de la vйritй que par un certain mouvement qui les fait procйder discursivement d’une chose а l’autre, en sorte qu’elles atteignent la connaissance des choses inconnues а partir des connues, et cela est proprement les cas des вmes humaines. De lа vient que les anges eux-mкmes sont appelйs substances intellectuelles, tandis que les вmes sont appelйes substances rationnelles. En effet, le nom d’intelligence semble dйsigner la connaissance simple et absolue ; car on dit que quelqu’un pense [litt. intellige] parce qu’il lit en quelque sorte la vйritй а l’intйrieur, dans l’essence mкme de la rйalitй. Quant au nom de raison, il dйsigne un certain processus discursif par lequel l’вme humaine atteint ou parvient а la connaissance d’une chose а partir d’une autre. Et c’est pourquoi Isaac dit au livre sur les Dйfinitions que le raisonnement est un parcours de la cause vers l’effet.

 

Mais tout mouvement procиde de l’immobile, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral ; en outre, la fin du mouvement est le repos, comme il est dit au cinquiиme livre de la Physique, et ainsi, le mouvement se rapporte au repos а la fois comme а un principe et comme а un terme. De mкme aussi la raison se rapporte а l’intelligence comme le mouvement au repos, et comme la gйnйration а l’кtre, comme le montre clairement une prйcйdente citation de Boиce ; elle se rapporte а l’intelligence comme а un principe et comme а un terme. Comme а un principe, car l’esprit humain ne pourrait pas procйder discursivement d’une chose а l’autre si son processus discursif ne commenзait par quelque simple rйception d’une vйritй, rйception qui relиve de l’intelligence des principes. Semblablement aussi, le processus discursif de la raison ne parviendrait pas а quelque chose de certain si ce qui est trouvй par ce processus n’йtait confrontй aux principes premiers par lesquels la raison analyse, si bien que l’intelligence se trouve кtre le principe de la raison quant а la voie d’invention, et son terme quant а la voie de jugement.

 

Donc, bien que la connaissance de l’вme humaine ait lieu proprement par la voie de la raison, il y a cependant en elle quelque participation de cette connaissance simple qui se rencontre dans les substances supйrieures et qui nous fait dire qu’elles ont une puissance intellectuelle ; et cela concorde avec le principe que donne Denys au septiиme chapitre des Noms divins, selon lequel « la sagesse divine allie toujours l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne », c’est-а-dire que la nature infйrieure а son sommet atteint quelque chose tout en bas de la nature supйrieure. Et c’est assurйment cette diffйrence entre les anges et les вmes que Denys montre au septiиme chapitre des Noms divins lorsqu’il dit : « C’est d’elle » — c’est-а-dire de la sagesse divine — « que les puissances angйliques, intelligibles et intelligentes, reзoivent leurs simples et bienheureuses notions. Cette science divine, elles ne la tirent pas d’une analyse d’йlйments, de sensations ni de raisonnements laborieux ; mais c’est de faзon simple qu’elles saisissent les intelligibles divins. » Plus loin, il ajoute au sujet des вmes : « C’est encore de cette sagesse divine que les вmes reзoivent le pouvoir de raisonner, c’est-а-dire d’une part de tourner discursivement et circulairement autour de la vйritй mкme des кtres — le caractиre discursif et plural de leurs argumentations les situe alors au-dessous des intelligences unies —, d’autre part de ramener par enveloppement le multiple а l’un — elles mйritent alors de s’йgaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins oщ c’est chose possible et convenable а des вmes. » Et il dit cela parce que ce qui appartient а la nature supйrieure peut exister dans la nature infйrieure non point parfaitement mais selon quelque faible participation : par exemple, il n’y a pas de raison dans la nature sensitive mais quelque participation de la raison, en tant que les bкtes ont une certaine prudence naturelle, comme on le voit clairement au dйbut du livre de la Mйtaphysique.

 

Or ce qui est ainsi participй n’est pas dйtenu comme une possession, c’est-а-dire comme quelque chose de parfaitement soumis а la puissance de celui qui l’a ; en ce sens, il est dit au premier livre de la Mйtaphysique que la connaissance de Dieu est une possession divine et non humaine. On n’assigne donc aucune puissance pour ce qui est dйtenu de cette faзon ; par exemple, on ne dit pas que les bкtes ont une raison, bien qu’elles aient quelque part а la prudence : cela est en eux par une certaine estimation naturelle. Semblablement, il n’y a pas non plus en l’homme une puissance spйciale unique par laquelle il obtiendrait de faзon simple et absolue, sans processus discursif, la connaissance de la vйritй ; mais une telle rйception de la vйritй est en lui par un certain habitus naturel, qui est appelй l’intelligence des principes. Il n’y a donc pas en l’homme une puissance sйparйe de la raison et que l’on appellerait intelligence, mais c’est la raison elle-mкme qui est appelйe intelligence en raison de la part qu’elle prend а la simplicitй intellectuelle, et de cette part proviennent le principe et le terme dans son opйration propre. Et c’est pourquoi le livre sur l’Esprit et l’Вme attribue а la raison l’acte propre de l’intelligence, et ce qui est le propre de la raison est prйsentй comme l’acte de la raison, lorsqu’il est dit que « la raison est le regard de l’esprit voyant le vrai par lui-mкme, et le raisonnement est l’enquкte de la raison. »

 

De plus, а supposer qu’une puissance nous convienne proprement et parfaitement pour la rйception simple et absolue de la vйritй qui est en nous, elle ne serait cependant pas une puissance autre que la raison, et en voici la preuve. En effet, selon Avicenne au sixiиme livre De naturalibus, des actes diffйrents manifestent une diffйrence de puissances seulement lorsqu’ils ne peuvent pas кtre rapportйs au mкme principe ; par exemple, dans les rйalitйs corporelles, recevoir et retenir ne se ramиnent pas au mкme principe, mais le premier а l’humide et le second au sec. Voilа pourquoi l’imagination, qui retient les formes corporelles dans un organe corporel, est une puissance autre que le sens, qui reзoit les formes susdites par un organe corporel. Or l’acte de la raison, qui est de procйder discursivement, et celui de l’intelligence, qui est d’apprйhender simplement la vйritй, sont l’un а l’autre ce que la gйnйration est а l’кtre, et ce que le mouvement est au repos. Or se reposer et se mouvoir se ramиnent au mкme principe partout ils se rencontrent ensemble, car c’est par la mкme nature qu’une chose se repose en un lieu et qu’elle se meut vers ce lieu ; mais ce qui se repose et ce qui est mы sont entre eux comme le parfait et l’imparfait. Et c’est pourquoi la puissance qui procиde discursivement et celle qui reзoit la vйritй ne seront pas diffйrentes, mais seront une seule puissance qui, en tant qu’elle est parfaite, connaоt la vйritй de faзon absolue, mais en tant qu’elle est imparfaite, a besoin d’un processus discursif.

 

La raison prise au sens propre ne peut donc nullement кtre en nous une puissance autre que l’intelligence. Cependant la puissance cogitative, qui est une puissance de l’вme sensitive, est parfois elle-mкme appelйe « raison » car elle confronte entre elles les formes individuelles comme la raison proprement dite confronte les formes universelles, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Et cette puissance a un organe dйterminй, а savoir la cellule mйdiane du cerveau ; et cette « raison » est sans nul doute une puissance autre que l’intelligence, mais ce n’est pas d’elle que nous voulons parler pour le moment.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le livre sur l’Esprit et l’Вme n’est pas authentique, et on ne pense pas qu’il soit de saint Augustin. Cependant, pour soutenir sa position, on peut dire que son auteur n’entend pas dans ce passage distinguer les puissances de l’вme mais montrer les divers degrйs par lesquels l’вme progresse dans la connaissance : ainsi le sens lui fait connaоtre les formes dans la matiиre, l’imagination les formes accidentelles, sans la matiиre toutefois, mais avec les circonstances de la matiиre, la raison la forme essentielle elle-mкme des rйalitйs matйrielles sans la matiиre individuelle ; et de lа elle s’йlиve encore en ayant quelque connaissance des esprits crййs, et on dit alors qu’elle a l’intellect, car de tels esprits connaissent en prioritй les substances qui existent sans aucune matiиre ; puis encore au-delа elle atteint quelque connaissance de Dieu mкme, et dans ce cas on dit qu’elle a l’intelligence, nom qui dйsigne proprement l’acte de l’intellect, йtant donnй que connaоtre Dieu est propre а Dieu, dont l’intellect est son intelligence, c’est-а-dire son acte d’intellection.

 

Comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, « la puissance supйrieure embrasse l’infйrieure, tandis que l’infйrieure ne s’йlиve nullement vers la supйrieure » ; la nature supйrieure a donc pleinement pouvoir sur le domaine de la nature infйrieure, mais pas pleinement sur le domaine d’une nature encore supйrieure. Voilа pourquoi la nature de l’вme rationnelle a des puissances pour le domaine de la nature sensitive ou vйgйtative, mais non pour celui de la nature intellectuelle, qui est au-dessus d’elle.

 

Puisque, suivant le Philosophe, le sens commun perзoit tous les sensibles, il est nйcessaire qu’il se porte vers eux sous une unique raison formelle commune, sinon il n’aurait pas un unique objet par soi ; mais aucun des sens propres ne peut atteindre cette commune raison formelle de l’objet. La raison, en revanche, parvient comme а son terme dans la simple rйception, comme lorsque le processus discursif de la raison se conclut dans la science. Il n’est donc pas nйcessaire que l’intelligence soit en nous une puissance autre que la raison comme le sens commun est une puissance autre que les sens propres.

 

Juger n’est pas une propriйtй de la raison qui permettrait de la distinguer de l’intelligence, car mкme l’intelligence juge que ceci est vrai et que cela est faux. Mais si le jugement est attribuй а la raison et la saisie а l’intelligence, c’est parce que le jugement s’effectue gйnйralement en nous au moyen d’une analyse par les principes, tandis que la simple saisie de la vйritй est opйrйe par l’intelligence.

 

Ce qui est simple а tout point de vue est totalement dйnuй de composition, mais les йlйments simples sont conservйs dans les rйalitйs composйes. Et de lа vient qu’on ne trouve pas dans le simple ce qui appartient au composй en tant que tel ; par exemple, le corps simple n’a pas la saveur, qui est la consйquence d’un mйlange ; mais les corps mixtes ont ce qui relиve des corps simples, quoique sur un mode plus imparfait : ainsi le chaud et le froid, le lйger et le lourd se rencontrent dans les corps mixtes. Voilа pourquoi aucune composition ne se trouve dans l’intelligence divine, qui est tout а fait simple ; mais notre raison, bien qu’elle soit composйe, a pouvoir sur quelque acte simple, puisqu’il se rencontre en elle quelque chose de la nature du simple, comme le modиle se retrouve dans son image ; elle a aussi pouvoir sur quelque acte composй, soit en tant qu’elle compose le prйdicat avec le sujet, soit en tant qu’elle compose les principes relativement а la conclusion. C’est donc en nous la mкme puissance qui connaоt les simples quidditйs des rйalitйs, qui forme les propositions, et qui raisonne ; de ces actes le dernier est propre а la raison en tant que telle, les deux autres pouvant appartenir aussi а l’intelligence en tant que telle. C’est pourquoi le second se trouve dans les anges, puisqu’ils connaissent par plusieurs espиces, mais seul le premier est en Dieu, qui, en connaissant son essence, pense toutes choses, tant les simples que les complexes.

 

L’вme se connaоt en quelque sorte par elle-mкme, au sens oщ cet acte de connaоtre consiste а dйtenir en soi la connaissance de soi ; et en quelque sorte elle se connaоt par l’espиce de l’intelligible, dans la mesure oщ l’acte de connaоtre implique connaissance et distinction de soi ; et ainsi, le Philosophe et saint Augustin parlent de la mкme chose. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Une telle diffйrence des objets ne peut diversifier les puissances, йtant donnй qu’elle procиde de diffйrences accidentelles, comme on l’a prouvй dans une objection. Or, si la nature corporelle est prйsentйe comme l’objet de la raison, c’est parce que le propre de la connaissance humaine est d’avoir son origine dans le sens et le phantasme. Par consйquent, c’est d’abord sur les natures des rйalitйs sensibles que se fixe le regard de notre intelligence, qui est appelй proprement raison, en tant que la raison est propre au genre humain. Mais de lа il s’йlиve encore en connaissant l’esprit crйй ou incrйй, et cela lui convient en tant qu’il a quelque part а la nature supйrieure plutфt que selon ce qui lui est propre et parfaitement convenable.

 

Boиce veut que l’intelligence et la raison soient des puissances cognitives diffйrentes, non cependant dans un mкme sujet, mais en des sujets diffйrents. En effet, il veut que la raison appartienne aux hommes, et c’est pourquoi il dit que l’homme connaоt les formes universelles dans les rйalitйs particuliиres, car la connaissance humaine s’exerce proprement а l’йgard des formes abstraites des sens. Mais il veut que l’intelligence appartienne aux substances supйrieures, qui apprйhendent du premier regard les formes entiиrement immatйrielles ; et s’il veut que la raison n’atteigne jamais ce qui relиve de l’intelligence, c’est parce que nous ne pouvons pas parvenir а la vision des quidditйs des substances immatйrielles avec la faiblesse de notre connaissance prйsente. Mais ce sera le cas dans la patrie, lorsque la gloire nous rendra dйiformes.

 

En tant qu’elles sont en des sujets diffйrents, la raison et l’intelligence ne sont pas une puissance unique ; mais la prйsente enquкte porte sur elles en tant qu’elles se trouvent toutes deux dans l’homme.

 

10° Cet argument vaut pour les actes qui appartiennent а des puissances diffйrentes. Mais il arrive qu’une mкme puissance ait diffйrents actes, dont l’un prйcиde l’autre ; par exemple, l’acte de l’intellect possible est de penser la quidditй et de former les propositions.

 

11° L’вme connaоt les deux, mais par la mкme puissance. Cependant il semble кtre propre а l’вme humaine, en tant qu’elle est rationnelle, de connaоtre l’entitй en ceci. Connaоtre l’entitй dans l’absolu semble appartenir davantage aux substances supйrieures, ainsi qu’il ressort d’une citation prйcйdente.

 

12° Aimer Dieu et йlire les vertus, cela est attribuй а la raison, non que ces choses lui appartiennent immйdiatement, mais en tant que c’est par le jugement de la raison que la volontй est disposйe а l’йgard de Dieu comme vers une fin et а l’йgard des vertus comme vers des moyens. Et de cette faзon йgalement le rationnel est opposй а l’irascible et au concupiscible, car nous sommes inclinйs а agir soit par le jugement de la raison, soit par la passion, qui est dans l’irascible ou dans le concupiscible. On dit aussi que la volontй est dans la raison, en tant qu’elle est dans la partie rationnelle de l’вme, comme on dit que la mйmoire est dans le sensitif, non qu’elle soit cette mкme puissance mais en tant qu’elle est dans la partie sensitive.

 

13° & 14° On voit dиs lors clairement la solution aux treiziиme et quatorziиme arguments.

Article 2 : La raison supйrieure et la raison infйrieure sont-elles des puissances diffйrentes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, l’image de la Trinitй est dans la partie supйrieure de la raison, et non dans l’infйrieure. Or l’image de Dieu dans l’вme consiste en trois puissances. La raison infйrieure ne concerne donc pas la ou les mкmes puissances que la supйrieure ; et ainsi, elles semblent кtre des puissances diffйrentes.

 

Puisque la partie se dit relativement au tout, l’une et l’autre se trouvent de la mкme faзon dans un genre donnй. Or on dit que l’вme est un tout seulement potentiel ; les diffйrentes parties de l’вme sont donc des puissances diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure sont dйsignйes par saint Augustin comme diffйrentes parties de la raison. Ce sont donc des puissances diffйrentes.

 

Tout ce qui est йternel est nйcessaire, et tout ce qui est changeant et temporel est contingent, comme le montre le Philosophe au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or la partie de l’вme qui est appelйe scientifique par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique se tourne vers les rйalitйs nйcessaires, tandis que la raisonnante ou opinative se tourne vers les contingentes. Puis donc que la raison supйrieure, suivant saint Augustin, adhиre aux rйalitйs йternelles tandis que l’infйrieure dispose les rйalitйs temporelles et caduques, il semble que la raisonnante soit identique а la raison infйrieure et la scientifique а la supйrieure. Or la scientifique et la raisonnante sont des puissances diffйrentes, comme le montre le Philosophe au mкme endroit. La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc, elles aussi, des puissances diffйrentes.

 

Comme dit le Philosophe au mкme endroit, relativement а des objets de genres diffйrents il faut dйterminer des puissances de l’вme diffйrentes, puisque toute puissance de l’вme qui est dйterminйe а quelque genre, l’est а cause d’une ressemblance ; et ainsi, la diversitй des objets selon le genre tйmoigne de la diversitй des puissances. Or l’йternel et le corruptible sont des rйalitйs tout а fait diffйrentes par le genre, puisque le corruptible et l’incorruptible n’ont pas mкme en commun le genre, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. La raison supйrieure, qui a pour objet les rйalitйs йternelles, est donc une puissance autre que la raison infйrieure, qui a pour matiиre les rйalitйs caduques.

 

Les puissances se distinguent par les actes, et les actes par les objets. Or le vrai, qui est objet de contemplation, est un autre objet que le bien, qui est objet d’opйration. La raison supйrieure, qui contemple le vrai, est donc aussi une autre puissance que la raison infйrieure, qui opиre le bien.

 

Ce qui en soi n’est pas un, l’est encore moins si on le met en rapport avec autre chose. Or la raison supйrieure n’est pas une puissance unique, mais plusieurs, puisqu’il y a en elle l’image, qui consiste en trois puissances. On ne peut donc pas dire non plus que la raison supйrieure et la raison infйrieure soient une puissance unique.

 

La raison est plus simple que le sens. Or, dans la partie sensitive, on ne trouve pas qu’une mкme puissance ait diverses fonctions. Donc bien moins encore une puissance unique peut-elle avoir diverses fonctions dans la partie intellective. Or la raison se dйdouble en supйrieure et infйrieure selon les fonctions, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй. Ce sont donc des puissances diffйrentes.

 

Chaque fois qu’on attribue а l’вme des choses qui ne peuvent se ramener а un mкme principe, il est nйcessaire de dйfinir en consйquence dans l’вme diffйrentes puissances, comme recevoir et retenir font distinguer l’imagination du sens. Or l’йternel et le corruptible ne peuvent se ramener а des principes identiques, car les principes prochains des rйalitйs corruptibles et incorruptibles ne sont pas les mкmes, comme il est prouvй au onziиme livre de la Mйtaphysique. Ils ne doivent donc pas кtre attribuйs а la mкme puissance de l’вme, et ainsi, la raison supйrieure et la raison infйrieure sont des puissances diffйrentes.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй que les trois choses qui ont concouru au pйchй de l’homme, а savoir l’homme, la femme et le serpent, signifient trois choses qui sont en nous, а savoir la raison supйrieure, l’infйrieure et la sensualitй. Or la sensualitй est une puissance autre que la raison infйrieure. Celle-ci est donc йgalement autre que la supйrieure.

 

10° Une puissance unique ne peut pas en mкme temps pйcher et ne pas pйcher. Or parfois la raison infйrieure pиche sans que la raison supйrieure pиche, comme le montre saint Augustin au livre sur la Trinitй. La raison infйrieure et la supйrieure ne sont donc pas une puissance unique.

 

11° Des perfections diffйrentes appartiennent а des perfectibles diffйrents, puisque l’acte propre requiert une puissance propre. Or les habitus de l’вme sont les perfections des puissances. Les diffйrents habitus appartiennent donc а des puissances diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure s’adonnent respectivement а la sagesse et а la science, qui sont des habitus diffйrents. La raison supйrieure et l’infйrieure sont donc des puissances diffйrentes.

 

12° Une puissance, quelle qu’elle soit, est perfectionnйe par son acte. Or une diversitй d’actes amиne ou manifeste une diversitй de puissances. Donc, partout oщ se trouve une diversitй d’actes, on doit conclure а la diversitй des puissances. Or la raison supйrieure et l’infйrieure ont des actes diffйrents, car la raison se dйdouble selon les fonctions, comme dit saint Augustin. Ce sont donc des puissances diffйrentes.

 

13° La diffйrence entre la raison supйrieure et l’infйrieure est plus grande qu’entre l’intellect agent et l’intellect possible, puisque l’acte de ces derniers concerne le mкme intelligible, alors que l’acte des deux premiиres concerne des objets diffйrents, comme on l’a dit. Or l’intellect agent et l’intellect possible sont des puissances diffйrentes. Donc la raison supйrieure et la raison infйrieure aussi.

 

14° Tout ce qui provient d’une chose est diffйrent de cette chose, car nulle rйalitй n’est cause de soi-mкme. Or la raison infйrieure provient de la supйrieure, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй. C’est donc une autre puissance que la supйrieure.

 

15° Rien n’est mы par soi-mкme, comme il est prouvй au septiиme livre de la Physique. Or la raison supйrieure meut l’infйrieure, en tant qu’elle la dirige et la gouverne. La raison supйrieure et la raison infйrieure sont donc des puissances diffйrentes.

 

 

En sens contraire :

 

Les diffйrentes puissances de l’вme sont des rйalitйs diffйrentes. Or la raison supйrieure et l’infйrieure ne sont pas des rйalitйs diffйrentes ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Quand nous parlons de la nature de l’вme humaine, nous parlons d’une seule rйalitй : le double aspect que je viens de distinguer n’est qu’un dйdoublement selon les fonctions. » La raison supйrieure et l’infйrieure ne sont donc pas des puissances diffйrentes.

 

Une puissance peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatйrielle. Or la raison est plus immatйrielle que le sens. Or par la mкme puissance sensitive, а savoir la vue, on voit а la fois des rйalitйs йternelles ou incorruptibles et perpйtuelles, comme les corps cйlestes, et des corruptibles, comme les rйalitйs infйrieures de ce monde. C’est donc aussi la mкme puissance de la raison qui contemple les rйalitйs йternelles et qui dispose les temporelles.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il est nйcessaire de connaоtre d’abord deux choses : comment les puissances de l’вme se distinguent, et comment la raison supйrieure et la raison infйrieure diffиrent entre elles. Ces deux choses permettront d’en connaоtre une troisiиme, celle qui nous occupe а l’instant, а savoir, si la raison supйrieure et la raison infйrieure sont une puissance unique ou diffйrentes puissances.

 

Il faut donc savoir que la diversitй des puissances se voit par les actes et par les objets. Or certains prйtendent qu’il faut entendre cela en ce sens que la diversitй des actes et des objets serait non pas la cause mais seulement le signe de la diversitй des puissances. D’autres disent que la diversitй des objets est cause de la diversitй des puissances pour les puissances passives, et non pour les actives. Mais si l’on apporte une considйration attentive, on trouve que dans les deux sortes de puissances les actes et les objets sont non seulement des signes mais aussi, en quelque faзon, des causes de la diversitй. En effet, tout ce dont l’кtre existe seulement en vue de quelque fin a un mode qui lui est dйterminй par la fin а laquelle il est ordonnй ; une scie, par exemple, est dйterminйe et quant а la matiиre, et quant а la forme, pour qu’elle convienne а sa fin, qui est de couper. Or toute puissance de l’вme, soit active soit passive, est ordonnйe а son acte comme а une fin, comme on le voit clairement au neuviиme livre de la Mйtaphysique ; par consйquent, chaque puissance a un mode et une espиce dйterminйs selon ce qui peut convenir pour un tel acte. Voilа pourquoi, si l’on a diversifiй les puissances, c’est parce que la diversitй des actes requйrait divers principes par lesquels ils soient йlicitйs. Par ailleurs, puisque l’objet se rapporte а l’acte comme un terme, et que les actes sont spйcifiйs par leurs termes, comme cela est clair au cinquiиme livre de la Physique, il est nйcessaire que les actes se distinguent aussi par les objets ; et c’est pourquoi la diversitй des objets amиne une diversitй des puissances.

 

Mais la diversitй des objets peut кtre envisagйe de deux faзons : d’abord suivant la nature des rйalitйs ; ensuite suivant les diverses raisons formelles des objets. Suivant la nature des rйalitйs, comme la couleur et la saveur ; suivant la diverse raison formelle de l’objet, comme le bien et le vrai.

 

Or, puisque les puissances qui sont les actes d’organes dйterminйs ne peuvent s’йtendre au-delа de la disposition de leurs organes, et qu’un seul et mкme organe ne peut pas кtre adaptй pour connaоtre toutes les natures, il faut nйcessairement que les puissances qui sont liйes а des organes soient dйterminйes pour concerner certaines natures, а savoir, les natures corporelles. En effet, l’opйration qui s’exerce par un organe corporel ne peut s’йtendre au-delа de la nature corporelle. Mais puisqu’il se trouve dans la nature corporelle quelque chose que tous les corps ont en commun et quelque chose en quoi les divers corps diffиrent, il se pourra qu’une puissance liйe au corps soit adaptйe а tous les corps suivant ce qu’ils ont de commun : telle l’imagination, en tant que tous les corps se rejoignent sous le rapport de la quantitй, de la figure et de leurs consйquences — c’est pourquoi l’imagination s’йtend non seulement aux rйalitйs naturelles mais aussi aux rйalitйs mathйmatiques — ; tel aussi le sens commun, en tant que dans tous les corps naturels, auxquels seuls il s’йtend, se trouve une puissance active ou un principe de changement. D’autres puissances, par contre, seront adaptйes а ce en quoi les corps se diversifient, suivant les diverses faзons de changer : c’est le cas de la vue pour la couleur, de l’ouпe pour le son, etc. Donc, de ce que la partie sensitive use d’un organe dans son opйration, deux choses rйsultent pour elle, а savoir : d’une part, qu’on ne peut lui attribuer aucune puissance qui regarderait un objet commun а tous les йtants, car sinon elle transcenderait toutes les rйalitйs corporelles ; et d’autre part, qu’il est possible de trouver en elle diverses puissances, selon la nature diverse des objets, parce que la condition de l’organe peut кtre adaptйe а cette nature-ci ou а celle-lа.

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Mais cette partie de l’вme qui, dans son acte, ne se sert pas d’un organe corporel reste non pas dйterminйe mais infinie, d’une certaine faзon, en tant qu’elle est immatйrielle ; voilа pourquoi sa portйe s’йtend а un objet commun а tous les кtres. C’est pourquoi l’on dit que l’objet de l’intelligence est une chose qui se trouve dans tous les genres d’йtants. Et c’est aussi pourquoi le Philosophe dit que l’intellect est « ce qui produit tous [les intelligibles] et ce qui devient tous [les intelligibles] ». Il n’est donc pas possible de distinguer diffйrentes puissances dans la partie intellective pour correspondre aux diffйrentes natures des objets, mais seulement pour correspondre а diverses notions d’objet, c’est-а-dire en tant que l’acte de l’вme se porte parfois vers une seule et mкme chose selon diverses raisons formelles. Et c’est ainsi que le bien et le vrai, dans la partie intellective, diffйrencient l’intelligence de la volontй : en effet, l’intelligence se porte vers le vrai intelligible comme vers une forme, puisqu’il est nйcessaire que l’intelligence soit formellement dйterminйe par ce qui est pensй ; et la volontй se porte vers le bien comme vers une fin. C’est pourquoi le Philosophe dit aussi au sixiиme livre de la Mйtaphysique que le vrai est dans l’esprit et le bien dans les rйalitйs, puisque la forme est au-dedans et la fin au-dehors. Or ce n’est pas sous le mкme aspect que la fin et la forme perfectionnent, et ainsi, le bien et le vrai n’ont pas la mкme raison formelle d’objet. Ainsi йgalement, l’intellect possible se distingue de l’intellect agent. En effet, une chose n’est pas objet sous le mкme rapport en tant qu’elle est en acte et en tant qu’elle est en puissance, ou bien en tant qu’elle agit et en tant qu’elle subit : car l’intelligible en acte est objet de l’intellect possible en agissant pour ainsi dire sur lui, en tant qu’il passe de puissance а acte par l’intelligible en acte, tandis que l’intelligible en puissance est objet de l’intellect agent en tant qu’il devient par celui-ci intelligible en acte. Ainsi donc, on voit clairement comment on peut distinguer les puissances dans la partie intellective.

 

La raison supйrieure et l’infйrieure, quant а elles, se distinguent de la faзon suivante. Il est des natures supйrieures а l’вme rationnelle, et d’autres infйrieures а elle. Mais puisque tout ce qui est pensй l’est selon le mode de celui qui pense, la pensйe des rйalitйs qui sont au-dessus de l’вme est, dans l’вme rationnelle, infйrieure aux rйalitйs pensйes elles-mкmes ; en revanche, la pensйe des rйalitйs qui sont au-dessous de l’вme est, dans l’вme, supйrieure aux rйalitйs elles-mкmes, puisque celles-ci ont en elle un кtre plus noble qu’en elles-mкmes. Et ainsi, l’вme a envers ces deux genres de rйalitйs une relation diffйrente, et de lа rйsulte pour elle une diversitй de fonctions. En effet, dans la mesure oщ elle regarde vers les natures supйrieures — soit qu’elle contemple leur vйritй et leur nature dans l’absolu, soit qu’elle reзoive d’elles une idйe et comme un modиle pour opйrer —, elle est appelйe raison supйrieure ; mais dans la mesure oщ elle se tourne vers les rйalitйs infйrieures — soit pour les regarder par la contemplation, soit pour les disposer par l’action —, elle est appelйe raison infйrieure.

 

Or les deux sortes de natures, la supйrieure et l’infйrieure, sont apprйhendйes par l’вme humaine suivant la notion commune d’intelligible : la supйrieure en tant qu’elle est immatйrielle en elle-mкme, l’infйrieure en tant qu’elle est dйpouillйe de la matiиre par l’acte de l’вme. On voit donc clairement que les noms de raison supйrieure et raison infйrieure ne dйsignent pas des puissances diffйrentes, mais une seule et mкme puissance se rapportant diversement а des rйalitйs diffйrentes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme on l’a dit dans la question sur l’esprit, l’image de la Trinitй dans l’вme est certes fondйe dans les puissances comme dans une racine, mais on la trouve de faзon achevйe dans les actes des puissances ; et c’est ainsi que l’image est dite concerner la raison supйrieure et non l’infйrieure.

 

L’expression « partie d’une puissance » ne dйsigne pas toujours une puissance distincte, mais on entend parfois « partie d’une puissance » au sens d’une partie des objets, selon lesquels on envisage une division de la quantitй virtuelle ; par exemple, si quelqu’un peut porter cent livres, on dira de celui qui n’en peut porter que cinquante que sa puissance a une partie de la puissance du premier, bien que ce soit spйcifiquement la mкme puissance. Et de cette faзon, la partie supйrieure et la partie infйrieure de la raison sont appelйes « parties de la raison », en tant qu’elles se portent vers une partie des objets regardйs par la raison prise communйment.

 

La scientifique et la raisonnante ou opinative ne sont pas identiques а la raison supйrieure ni а l’infйrieure, car mкme au sujet des natures infйrieures, que regarde la raison infйrieure, peuvent кtre formulйes des propositions nйcessaires, qui relиvent de la scientifique : sinon la physique et la mathйmatique ne seraient pas des sciences ; semblablement aussi, la raison supйrieure se tourne en quelque faзon vers les actes humains dйpendants du libre arbitre, et par lа mкme contingents, sinon le pйchй qui parfois les accompagne ne serait pas attribuй а la raison supйrieure. Et ainsi, la raison supйrieure n’est pas totalement sйparйe de la raisonnante ou opinative.

 

Or la scientifique et la raisonnante sont assurйment des puissances diffйrentes, car elles se distinguent quant а la notion mкme d’intelligible. En effet, puisque l’acte d’une puissance ne s’йtend pas au-delа de la portйe de son objet, toute opйration qui ne peut pas кtre ramenйe а la mкme raison formelle d’objet doit nйcessairement appartenir а une autre puissance ayant une autre raison formelle d’objet. Or l’objet de l’intelligence est la quidditй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et pour cette raison, l’action de l’intelligence s’йtend aussi loin que peut s’йtendre la portйe de la quidditй. Or c’est par elle que les principes premiers eux-mкmes sont immйdiatement connus, et une fois qu’ils le sont, on parvient en raisonnant а la connaissance des conclusions ; et la puissance qui est de nature а analyser les conclusions par les quidditйs, le Philosophe l’appelle la scientifique. Mais il y a des choses pour lesquelles il n’est pas possible de poursuivre une telle analyse jusqu’а parvenir aux quidditйs, et ce, а cause de l’incertitude de leur кtre, comme c’est le cas pour les contingents en tant que tels. De telles choses ne sont donc pas connues par la quidditй, qui йtait l’objet propre de l’intelligence, mais d’une autre faзon, а savoir par une certaine conjecture sur ces rйalitйs dont on ne peut pas avoir une pleine certitude. Une autre puissance est donc requise pour cela. Or cette puissance ne peut mener l’enquкte de la raison jusqu’а son terme et, pour ainsi dire, а son repos, mais se maintient dans l’enquкte elle-mкme comme en mouvement, produisant seulement une opinion а propos de ce qu’elle examine ; aussi cette puissance est-elle nommйe, d’aprиs ce qui est comme le terme de son opйration, raisonnante ou opinative.

 

Mais la raison supйrieure et la raison infйrieure se distinguent par les natures mкmes [des objets], et c’est pourquoi ce ne sont pas des puissances diffйrentes comme la scientifique et l’opinative.

 

Les objets de la scientifique et de la raisonnante diffиrent par le genre quant au propre genre qu’est le connaissable, puisqu’ils sont connus selon des raisons formelles genйriquement diffйrentes. Mais les rйalitйs йternelles et les temporelles ont des natures de genres diffйrents, et ne diffиrent pas quant а la notion de connaissable, selon laquelle doit кtre envisagйe la ressemblance entre la puissance et l’objet.

 

Le vrai, objet de contemplation, et le bien, objet d’opйration, concernent des puissances diffйrentes, а savoir l’intelligence et la volontй. Mais ce n’est pas par lа que l’on distingue la raison supйrieure et la raison infйrieure, puisque l’une et l’autre peut кtre et spйculative et active, quoique relativement а des objets diffйrents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Rien n’empкche que ce qui contient en soi une multitude soit un avec un autre qui contient en soi une multitude, si la mкme multitude est contenue dans les deux : comme ce tas et cet amas de pierres sont une seule et mкme chose. Et de cette faзon, la raison supйrieure et l’infйrieure sont une puissance unique, bien que l’une et l’autre contiennent en quelque faзon plusieurs puissances ; en effet, elles contiennent toutes deux les mкmes. Par ailleurs, on ne dit pas qu’il y a plusieurs puissances dans la raison supйrieure comme si la puissance mкme de la raison йtait divisйe en plusieurs puissances, mais en tant que la volontй est comprise sous l’intelligence : non qu’elles soient une puissance unique, mais parce que la volontй est mue par l’apprйhension de l’intelligence.

 

Mкme dans la partie sensitive il existe une puissance ayant diverses fonctions : par exemple l’imagination, qui a pour fonctions de conserver ce qui est reзu des sens et de le reprйsenter ensuite а l’intelligence. Cependant, puisqu’une puissance peut s’йtendre а d’autant plus d’objets qu’elle est plus immatйrielle, rien n’empкcherait qu’il existe une mкme puissance ayant diverses fonctions dans la partie intellective et qu’il n’en existe pas dans la partie sensitive.

 

Bien que l’йternel et le temporel ne se ramиnent pas aux mкmes principes prochains, cependant la connaissance de l’йternel et du temporel se ramиne а un mкme principe, puisque l’un et l’autre sont apprйhendйs par l’intelligence selon l’unique raison formelle d’immatйrialitй.

 

De mкme qu’а la nature humaine appartenaient l’homme et la femme, qu’unissait un mariage charnel, et non le serpent, de mкme а la nature de la raison supйrieure appartient la raison infйrieure, signifiй par la femme, et non la sensualitй, signifiйe par le serpent, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй.

 

10° Puisque pйcher est un certain acte, il n’appartient pas а proprement parler а la raison supйrieure ni а l’infйrieure, mais а l’homme, selon celle-ci ou celle-lа. Et si une puissance unique se rapporte а divers objets, il n’y a pas d’inconvйnient а ce qu’il y ait pйchй selon un rapport et non selon un autre, de mкme que, lorsque plusieurs habitus sont dans une seule puissance, il arrive que l’on pиche selon l’acte d’un habitus et non selon l’acte de l’autre ; comme ce serait le cas si un mкme homme, йtant а la fois grammairien et gйomиtre, йnonзait des vйritйs sur les droites en faisant un solescisme.

 

11° Lorsqu’une perfection accomplit un perfectible selon toute la capacitй de celui-ci, il est impossible qu’un perfectible unique ait plusieurs perfections de mкme ordre. Voilа pourquoi il est impossible que la matiиre soit perfectionnйe en mкme temps par deux formes substantielles, car une seule matiиre n’est capable que d’un seul кtre substantiel. Mais il en va autrement pour les formes accidentelles, qui ne perfectionnent pas leurs sujets selon toute leur puissance ; il est donc possible qu’un seul perfectible ait plusieurs accidents. Et c’est pourquoi il est йgalement possible qu’une seule puissance ait plusieurs habitus, puisque les habitus des puissances sont des perfections accidentelles ; en effet, ils viennent s’ajouter aprиs la complиte notion de puissance.

 

12° Comme dit Avicenne au sixiиme livre De naturalibus, la diversitй des actes tantфt dйnote une diversitй de puissances, tantфt non. En effet, on peut trouver de cinq faзons une diversitй dans les actes de l’вme. Premiиrement, selon la force et la faiblesse, comme opiner et croire. Deuxiиmement, selon la vitesse et la lenteur, comme courir et se mouvoir. Troisiиmement, selon l’habitus et la privation, comme se reposer et se mouvoir. Quatriиmement, selon un rapport а des contraires dans le mкme genre, comme sentir le blanc et sentir le noir. Cinquiиmement, lorsque les actes sont de genres diffйrents, comme apprйhender et mouvoir, ou sentir le son et sentir la couleur. Ainsi donc, les deux premiиres sortes de diversitй ne dйnotent pas une diversitй de puissances, car sinon il faudrait qu’il y ait dans l’вme autant de puissances distinctes qu’il se trouve de degrйs de force et de faiblesse dans les actes, ou de vitesse et de lenteur. Ni de mкme pour les troisiиme et quatriиme sortes, puisqu’il appartient а la mкme puissance de se rapporter aux deux opposйs. Mais c’est seulement la cinquiиme sorte de diversitй qui dйnote une diversitй de puissances, а condition de prйciser que les actes de genres diffйrents sont ceux qui n’ont pas une commune raison formelle d’objet ; et par consйquent, la diversitй des actes de la raison supйrieure et de la raison infйrieure ne dйnote pas une diversitй de puissances, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

13° L’intellect agent et l’intellect possible diffиrent plus entre eux que la raison supйrieure et la raison infйrieure, puisque l’intellect agent et l’intellect possible regardent des objets formellement divers, encore que non matйriellement. En effet, ils regardent chacun une notion d’objet diffйrente, bien qu’il soit possible de les trouver toutes deux dans la mкme rйalitй intelligible : car une mкme et unique chose peut кtre d’abord intelligible en puissance et ensuite intelligible en acte. Par contre, la raison supйrieure et l’infйrieure regardent des objets matйriellement diffйrents, et non formellement, puisqu’ils regardent des natures diffйrentes selon une seule notion d’objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Or la diversitй formelle est plus grande que la diversitй matйrielle ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

 

14° Il est dit que la raison infйrieure provient de la supйrieure, а cause des choses que considиre la raison infйrieure, et qui proviennent de celles que considиre la raison supйrieure : en effet, les raisons infйrieures proviennent des supйrieures. Rien n’empкche, par consйquent, que la raison infйrieure et la raison supйrieure soient une puissance unique ; de mкme, nous constatons qu’il appartient а la mкme puissance de considйrer les principes de la science subalternante et ceux de la science subalternйe, bien que ceux-ci proviennent de ceux-lа.

 

15° Si l’on dit que la raison supйrieure meut la raison infйrieure, c’est parce que les raisons infйrieures doivent кtre rйglйes d’aprиs les supйrieures, tout comme la science subalternйe est rйglйe par la subalternante.

Article 3 : Le pйchй peut-il exister dans la raison supйrieure ou infйrieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence est toujours droite. Or la raison est la mкme puissance que l’intelligence, comme on l’a obtenu prйcйdemment. Donc la raison, elle aussi, est toujours droite ; il n’y a donc pas de pйchй en elle.

 

Tout ce qui peut recevoir une perfection, s’il peut recevoir un dйfaut, ne pourra avoir en soi que le dйfaut opposй а cette perfection, car c’est le mкme sujet qui peut recevoir les contraires. Or, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la perfection propre de la raison supйrieure est la sagesse, et celle de la raison infйrieure est la science. Il ne peut donc y avoir en elles d’autre pйchй que l’ignorance et la sottise.

 

Selon saint Augustin, tout pйchй est dans la volontй. Or la raison est une autre puissance que la volontй. Le pйchй n’est donc pas dans la raison.

 

Rien ne peut recevoir son contraire, car des contraires ne peuvent pas кtre ensemble. Or tout pйchй de l’homme est contraire а la raison, car le mal de l’homme est d’кtre contre la raison, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Le pйchй ne peut donc pas exister dans la raison.

 

Le pйchй qui est commis en quelque matiиre ne peut pas кtre attribuй а une puissance qui ne s’йtend pas а cette matiиre. Or la raison supйrieure a pour matiиre les rйalitйs йternelles, et non ce qui peut dйlecter la chair. Le pйchй qui est commis en ce qui peut dйlecter la chair ne doit donc nullement кtre attribuй а la raison supйrieure, quoique saint Augustin dise que le consentement а l’acte est attribuй а la raison supйrieure.

 

Saint Augustin dit que la raison supйrieure est celle qui contemple les rйalitйs supйrieures et adhиre а elles, et ce, par l’amour ; or il ne peut en rйsulter de pйchй ; le pйchй ne peut donc pas exister dans la raison supйrieure.

 

Le plus fort n’est pas vaincu par le plus faible. Or la raison est la plus forte des choses qui se trouvent en nous. Elle ne peut donc pas кtre vaincue par la concupiscence, la colиre ou autre chose de ce genre ; et ainsi, il ne peut y avoir de pйchй en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Il appartient au mкme de mйriter et de dйmйriter. Or le mйrite rйside dans un acte de la raison. Donc le dйmйrite aussi.

 

Selon le Philosophe, le pйchй se produit non seulement par la passion, mais aussi par l’йlection. Or l’йlection consiste en un acte de la raison, puisqu’elle suit le conseil, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique. Il arrive donc que le pйchй soit dans la raison.

 

Par la raison, nous nous dirigeons aussi bien dans le domaine spйculatif que dans le domaine de l’agir. Or dans le domaine spйculatif, il arrive qu’il y ait un pйchй concernant la raison, comme lorsqu’on commet un paralogisme en raisonnant. Donc dans le domaine de l’agir aussi, il arrive que le pйchй soit dans la raison.

 

 

Rйponse :

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, le pйchй est tantфt dans la raison supйrieure, tantфt dans la raison infйrieure. Mais pour comprendre cela, il est nйcessaire de connaоtre d’abord deux choses, а savoir : quel acte peut кtre attribuй а la raison, et ensuite lequel peut кtre attribuй а la raison supйrieure et lequel а la raison infйrieure.

 

Il faut donc savoir que, de mкme qu’il y a deux apprйhensives, а savoir l’infйrieure, qui est la sensitive, et la supйrieure, qui est l’intellective ou rationnelle, de mкme aussi il y a deux appйtitives, а savoir l’infйrieure, que l’on appelle sensualitй et qui se divise en irascible et concupiscible, et la supйrieure, qui est appelйe volontй. Or, а un certain point de vue, ces deux sortes d’appйtitives se rapportent а leurs apprйhensives de faзon semblable, et а un autre point de vue de faзon diffйrente. De faзon semblable, parce qu’en aucun des deux appйtits il ne peut y avoir de mouvement а moins qu’une apprйhension ne prйcиde. En effet, l’objet d’appйtit ne meut l’appйtit, soit supйrieur soit infйrieur, qu’une fois apprйhendй soit par l’intelligence soit par l’imagination et le sens ; et c’est pourquoi l’on appelle moteur non seulement l’appйtit mais aussi l’intelligence, l’imagination et le sens. De faзon diffйrente, parce qu’il y a dans l’appйtit infйrieur une certaine inclination naturelle par laquelle l’appйtit est, en quelque faзon, naturellement contraint а tendre vers l’objet d’appйtit. Par contre, l’appйtit supйrieur n’est pas dйterminй а l’un ou l’autre, car l’appйtit supйrieur est libre, au contraire de l’infйrieur. Et de lа vient que le mouvement de l’appйtit infйrieur ne se trouve pas attribuй а la puissance apprйhensive, car la cause de ce mouvement n’est pas dans l’apprйhension mais dans l’inclination de l’appйtit ; en revanche, le mouvement de l’appйtit supйrieur est attribuй а son apprйhensive, c’est-а-dire а la raison, car l’inclination de l’appйtit supйrieur vers ceci ou cela est causйe par le jugement de la raison. Et c’est pourquoi nous distinguons les puissances motrices en rationnelle, irascible et concupiscible, nommant dans la partie supйrieure ce qui relиve de l’apprйhension, mais dans l’infйrieure ce qui relиve de l’appйtit. Ainsi donc, on voit clairement qu’un acte est attribuй а la raison de deux faзons. D’abord parce qu’il lui appartient immйdiatement, йtant йlicitй par la raison elle-mкme, comme par exemple confronter les choses а faire ou а savoir. Ensuite, parce qu’il lui appartient moyennant la volontй, qui est mue par le jugement de la raison.

 

Or, de mкme que le mouvement de l’appйtit qui suit le jugement de la raison est attribuй а la raison, de mкme le mouvement de l’appйtit qui suit la dйlibйration de la raison supйrieure est attribuй а la raison supйrieure ; par exemple, lorsqu’on dйlibиre sur les choses а faire en considйrant qu’une chose est agrйable а Dieu ou prescrite par la loi divine, ou de faзon similaire. Mais il appartiendra а la raison infйrieure lorsque le mouvement de l’appйtit suit le jugement de la raison infйrieure, comme lorsqu’on dйlibиre sur les choses а faire en tenant compte des causes infйrieures, par exemple en considйrant la laideur de l’acte, la dignitй de la raison, l’offense faite aux hommes, ou quelque chose de ce genre. Or ces deux modes de considйrations sont ordonnйs entre eux. En effet, selon le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, la fin tient lieu de principe dans le domaine de l’agir. Or dans les sciences spйculatives le jugement de la raison n’est accompli que lorsque les conclusions sont analysйes par les principes premiers. Par consйquent, dans le domaine de l’agir aussi il ne sera accompli que lorsqu’on se ramиnera а la fin ultime : car c’est alors seulement que la raison donnera l’ultime sentence au sujet de ce qu’il faut opйrer, et cette sentence est le consentement а l’acte. Et de lа vient que le consentement а l’acte est attribuй а la raison supйrieure, qui considиre la fin ultime, tandis que la dйlectation et la complaisance dans la dйlectation, ou le consentement, sont attribuйs par saint Augustin а la raison infйrieure.

 

Donc, quand quelqu’un pиche en consentant а un acte mauvais, il y a pйchй dans la raison supйrieure, mais s’il pиche par la seule dйlectation avec quelque dйlibйration, on dit que le pйchй est dans la raison infйrieure, parce que celle-ci s’occupe immйdiatement de disposer les rйalitйs infйrieures. Et ainsi, on dit que le pйchй est dans la raison supйrieure ou infйrieure en tant que le mouvement de l’appйtitive est attribuй а la raison. Mais quand on considиre l’acte propre de la raison, on dit qu’il y a pйchй dans la raison supйrieure ou infйrieure lorsqu’elle se trompe dans sa propre confrontation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, de mкme que le sens ne se trompe jamais dans les sensibles propres, alors qu’il peut se tromper sur les sensibles communs et par accident, de mкme l’intelligence ne se trompe jamais sur son objet propre, а savoir la quidditй, sauf peut-кtre par accident ; ni sur les principes premiers, qui sont connus de nous aussitфt que les termes le sont ; mais elle se trompe en confrontant, et en appliquant les principes communs aux conclusions particuliиres, et ainsi, il arrive que la raison soit privйe de sa rectitude et que le pйchй soit en elle.

 

En soi, а la sagesse et а la science s’opposent directement la sottise et l’ignorance ; mais indirectement aussi tous les autres pйchйs, en quelque faзon, c’est-а-dire en tant que le gouvernement de la sagesse et de la science, qui est requis dans le domaine de l’agir, est gвtй par le pйchй, et c’est pourquoi l’on dit que tout homme mйchant est ignorant.

 

Il n’est pas dit que le pйchй est dans la volontй comme en un sujet mais comme dans une cause, car pour qu’il y ait pйchй il faut qu’il y ait volontaire ; or ce qui est causй par la volontй est aussi attribuй а la raison, comme on l’a dйjа expliquй.

 

Il est dit que le pйchй de l’homme est contre la raison, en tant qu’il est contre la raison droite, en laquelle le pйchй ne peut exister.

 

La raison supйrieure se porte vers les raisons йternelles directement, comme vers ses objets propres, mais elle fait retour en quelque sorte de celles-ci aux rйalitйs temporelles et caduques en tant qu’elle juge par ces raisons йternelles sur de telles rйalitйs temporelles ; et ainsi, lorsque son jugement est dйfectueux en quelque matiиre, ce pйchй est mis au compte de la raison supйrieure.

 

Bien que la raison supйrieure soit ordonnйe pour adhйrer aux rйalitйs йternelles, cependant elle n’y adhиre pas toujours, et ainsi le pйchй peut exister en elle.

 

Socrate faisait un raisonnement semblable, lorsqu’il voulait montrer que celui qui sait ne vient jamais а pйcher, car la science, йtant plus forte, n’est pas vaincue par la passion. А quoi le Philosophe rйpond au septiиme livre de l’Йthique en distinguant science universelle et science particuliиre, et de mкme, science en habitus et science en acte, et il distingue а nouveau la science en habitus en posant que l’habitus peut кtre libre ou bien liй, comme cela se produit chez les hommes ivres. Ainsi donc, il arrive que le dйtenteur d’une science universelle en acte n’ait dans le particulier, qui est le domaine de l’agir, qu’une science en habitus liй par la concupiscence ou par une autre passion, si bien que le jugement de la raison sur la chose particuliиre а faire ne peut pas кtre formellement dйterminй par la science universelle. Et ainsi, il arrive que la raison se trompe dans l’йlection ; et c’est une telle erreur d’йlection qui rend ignorant tout homme mйchant, si grande que soit sa science dans l’universel. Et de cette faзon йgalement, la raison est amenйe а pйcher en tant qu’elle est liйe par la concupiscence.

Article 4 : La dйlectation morose, qui a lieu dans la raison infйrieure par un consentement а la dйlectation sans consentement а l’acte, est-elle un pйchй mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, le geste de se frapper la poitrine et l’Oraison dominicale sont des remиdes indiquйs contre le pйchй vйniel. Or le consentement а la dйlectation sans consentement а l’acte est mis au nombre des pйchйs auxquels on porte remиde en se frappant la poitrine et en rйcitant l’Oraison dominicale. En effet, saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « Йvidemment, lorsque l’вme se complaоt seulement en pensйe aux choses dйfendues, dйcidйe, il est vrai, а ne pas le commettre, mais aimant а retenir et а retourner des images qu’elle eыt dы rejeter dиs la premiиre atteinte, il ne faut pas nier qu’il y ait pйchй ; ce pйchй toutefois est moindre que si l’on se dйcidait а le commettre йgalement en acte. Aussi doit-on demander pardon de telles pensйes, se frapper la poitrine, dire : “Pardonnez-nous nos offenses”, etc. » Le susdit consentement а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel.

 

Le consentement au pйchй vйniel est vйniel, tout comme le consentement au pйchй mortel est mortel ; or la dйlectation est un pйchй vйniel. Le consentement а celle-ci sera donc lui aussi vйniel.

 

Nous trouvons dans l’acte de fornication deux choses а causes desquelles il peut кtre jugй mauvais, а savoir : la vйhйmence de la dйlectation, qui absorbe la raison, et le prйjudice qui s’ensuit de l’acte, c’est-а-dire l’incertitude de la filiation et les autres inconvйnients de ce genre qui s’ensuivraient si l’union des sexes n’йtait pas rйglйe par la loi du mariage. Or on ne peut pas dire que la fornication soit un pйchй mortel en raison de la dйlectation, car cette vйhйmence de dйlectation se trouve dans l’acte conjugal, qui n’est pas un pйchй. Ce n’est donc un pйchй mortel qu’а cause du prйjudice qui s’ensuit de l’acte ; celui qui consent а la dйlectation de la fornication et non а l’acte n’aborde donc pas la fornication du cфtй oщ elle est un pйchй mortel ; et ainsi, il ne semble pas pйcher mortellement.

 

L’homicide n’est pas moins un pйchй que la fornication. Or celui qui pense а l’homicide, qui prend plaisir а cette pensйe et consent а la dйlectation, ne pиche pas mortellement ; sinon tous ceux qui йprouvent du plaisir а entendre des histoires de guerre, s’ils consentaient а cette dйlectation, pйcheraient mortellement, ce qui paraоt improbable. Le consentement а la dйlectation de la fornication n’est donc pas non plus un pйchй mortel.

 

Puisque le pйchй vйniel et le mortel sont а une distance quasi infinie l’un de l’autre, ce qui s’йvalue par la distance entre leurs peines respectives, le pйchй vйniel ne peut pas devenir mortel. Or la dйlectation qui rйside seulement dans la pensйe est vйnielle avant le consentement. Lors donc que le consentement survient, elle ne peut pas devenir mortelle.

 

Le pйchй mortel consiste а se dйtourner de Dieu. Or se dйtourner de Dieu ne relиve pas de la raison infйrieure mais de la supйrieure, de laquelle relиve aussi la conversion : en effet, les opposйs appartiennent au mкme sujet ; le pйchй mortel ne peut donc pas exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le consentement а la dйlectation, que saint Augustin met sur le compte de la raison infйrieure, ne sera pas pйchй mortel.

 

 Comme dit saint Augustin au second livre sur la Genиse contre les manichйens, « si notre dйsir est excitй а pйcher, c’est que, comme dйjа pour la femme, il y aura eu persuasion. Parfois cependant, la raison rйfrиne et rйprime virilement le dйsir mкme quand il a йtй excitй. Quand il en va ainsi, nous ne tombons pas dans le pйchй ». Il semble en rйsulter que, dans le mariage spirituel qui nous est intйrieur, si c’est la femme qui pиche et non l’homme, il n’y a pas de pйchй. Or, quand on consent а la dйlectation et non а l’acte, c’est la femme qui pиche et non l’homme, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй. Le consentement а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel.

 

Selon le Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique, la dйlectation suit en bien et en mal l’opйration qui la cause. Or l’acte extйrieur de fornication, qui consiste en un mouvement corporel, est autre que l’acte intйrieur, c’est-а-dire la pensйe. La dйlectation qui s’ensuit de l’acte intйrieur sera donc autre, elle aussi, que celle qui s’ensuit de l’acte extйrieur. Or l’acte intйrieur n’est pas un pйchй mortel par son genre comme l’йtait l’acte extйrieur. La dйlectation intйrieure n’est donc pas non plus du genre du pйchй mortel ; il semble donc que le consentement а une telle dйlectation ne soit pas un pйchй mortel.

 

 Il semble que soit pйchй mortel cela seul qui est interdit par la loi divine, comme le montre la dйfinition du pйchй donnйe par saint Augustin : « Le pйchй est une action, une parole ou un dйsir contraire а la loi de Dieu. » Or le consentement а la dйlectation ne se trouve pas interdit par la loi divine. Ce n’est donc pas un pйchй mortel.

 

10° Il semble qu’on doive juger de la mкme faзon le consentement interprйtatif et le consentement exprиs. Or le consentement interprйtatif ne semble pas кtre un pйchй mortel, car le pйchй n’est transfйrй а une puissance que par l’acte de cette puissance ; or dans le consentement interprйtatif ne se trouve pas un acte de la raison, qui est dite consentir, mais la seule nйgligence а rйprimer les mouvements illicites. Le consentement interprйtatif а la dйlectation n’est donc pas un pйchй mortel ; ni, de mкme, le consentement exprиs.

 

11° Comme on l’a dit, un pйchй est mortel parce qu’il est contraire au prйcepte divin ; autrement Dieu ne serait pas mйprisй lors de la transgression du prйcepte, et ainsi, l’esprit du pйcheur ne se dйtournerait pas de Dieu. Or la raison infйrieure ne s’occupe pas de la notion de prйcepte divin : en effet, c’est le rфle de la raison supйrieure, qui consulte les raisons йternelles. Le pйchй mortel ne peut donc exister dans la raison infйrieure, et ainsi, le consentement susdit n’est pas mortel.

 

12° Puisqu’il y a deux choses dans le pйchй, а savoir la conversion et l’aversion, l’aversion s’ensuit de la conversion. En effet, par le fait mкme que l’on se tourne vers l’un des contraires, on se dйtourne de l’autre. Or celui qui consent а la dйlectation et non а l’acte ne se tourne pas pleinement vers le bien transitoire, car l’achиvement consiste dans l’acte. Il n’y a donc pas non plus complиte aversion, ni donc pйchй mortel.

 

13° Comme il est dit dans la Glose au dйbut du livre de Jйrйmie, « Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir ». Or, si quelqu’un se dйlectait dans la mйditation des prйceptes divins et consentait а une telle dйlectation sans avoir le propos de mettre en actes les prйceptes divins, il ne mйriterait pas de rйcompense. Il ne mйrite donc pas de peine s’il consent а la dйlectation du pйchй, pourvu qu’il ne dйcide pas d’accomplir celui-ci effectivement ; et dans ce cas, il ne semble pas pйcher mortellement.

 

14° La partie infйrieure de la raison est comparйe а la femme. Or la femme ne dйpend pas de sa propre volontй, car « elle n’a pas pouvoir sur son corps », comme dit l’Apфtre. La partie infйrieure de la raison ne dйpend donc pas non plus de sa volontй, et ainsi, elle ne peut pas pйcher.

 

 

En sens contraire :

 

Nul n’est damnй si ce n’est pour un pйchй mortel. Or l’homme sera damnй pour un consentement а la dйlectation ; c’est pourquoi saint Augustin dit au douziиme livre sur la Trinitй : « L’homme sera condamnй tout entier, а moins que ces pйchйs de simple pensйe, qu’il ne veut pas commettre en acte mais auxquels il veut prendre plaisir intйrieurement, ne soient remis par la grвce du Mйdiateur. » Le consentement а la dйlectation est donc un pйchй mortel.

 

La dйlectation qui accompagne une action et l’action elle-mкme se ramиnent au mкme genre de pйchй, tout comme l’њuvre vertueuse et la dйlectation qui l’accompagne se ramиnent а la mкme vertu ; en effet, il appartient а l’homme juste et de faire des actions justes, et de prendre plaisir aux њuvres justes, comme on le voit clairement au premier livre de l’Йthique. Or l’acte mкme de fornication est dans le genre du pйchй mortel ; donc la dйlectation а la pensйe de la fornication aussi, et par consйquent le consentement а cette dйlectation sera un pйchй mortel.

 

Si le pйchй ne pouvait pas exister dans la raison infйrieure, alors les paпens, qui ne dйlibйraient de leurs actions que selon les raisons infйrieures, n’auraient pas pйchй mortellement en forniquant ou en commettant un acte de ce genre, ce qui est manifestement faux. Le pйchй mortel peut donc exister dans la raison infйrieure.

 

 

Rйponse :

 

Se demander si la dйlectation morose est un pйchй mortel ou si le consentement а la dйlectation en est un, c’est une seule et mкme question. En effet, il n’y a pas de doute possible а propos de la dйlectation morose, si par « morose » on entend un retard de temps. En effet, il est certain que la longueur du temps ne peut donner а l’acte la raison formelle de pйchй mortel si rien d’autre n’intervient, puisque ce n’est pas une circonstance infiniment aggravante. Mais ce qu’on peut se demander, c’est si la dйlectation qui doit son appellation de morose а ce que le consentement de la raison vient s’ajouter, est un pйchй mortel. Sur ce point, quelques-uns ont йmis diverses opinions.

 

Certains ont prйtendu que ce n’est pas un pйchй mortel mais vйniel. Mais cette opinion semble s’opposer aux paroles de saint Augustin, qui menace de damnation l’homme qui aurait eu un tel consentement, comme ce qu’on a citй de lui le fait voir clairement. De plus, le sentiment quasi commun des modernes contredit cette opinion. En outre, elle semble mettre en pйril le salut des вmes, puisque le consentement а une telle dйlectation peut trиs vite faire tomber l’homme dans le pйchй.

 

C’est pourquoi il semble qu’il faille plutфt assentir а l’autre opinion, qui affirme qu’un tel consentement est un pйchй mortel ; et la vйritй de cette opinion se prend de la considйration suivante. Il faut savoir que, de mкme que l’acte extйrieur de fornication s’accompagne d’une dйlectation sensible, de mкme aussi l’acte de pensйe s’accompagne d’une certaine dйlectation intйrieure. Or deux dйlectations s’ensuivent de la pensйe : l’une du cфtй de la pensйe elle-mкme, et l’autre du cфtй de l’objet mкme qui est pensй. En effet, nous prenons parfois plaisir а penser а cause de la pensйe elle-mкme, qui nous fait obtenir une certaine connaissance actuelle de certaines choses, bien que ces choses nous dйplaisent : c’est ainsi qu’un homme juste pense aux pйchйs, en les discutant ou en les confrontant, et qu’il prend plaisir а la vйritй de cette pensйe. Mais lorsque c’est la rйalitй pensйe qui meut la volontй et l’attire, alors la dйlectation s’ensuit а cause des choses pensйes elles-mкmes. Et certes, pour certains actes, ces deux modes de pensйe diffиrent manifestement et se distinguent clairement ; mais leur distinction est plus cachйe lorsque les pensйes portent sur les pйchйs de la chair, car la corruption du concupiscible fait que la pensйe de tels objets de convoitise est aussitфt suivie d’un mouvement dans le concupiscible, mouvement causй par les objets de convoitise eux-mкmes.

 

Ainsi donc, la dйlectation qui s’ensuit de la pensйe du cфtй de la pensйe elle-mкme se ramиne а un genre tout autre que la dйlectation de l’acte extйrieur. Par consйquent, une telle dйlectation rйsultant de la pensйe de choses aussi mauvaises soient-elles n’est en rien un pйchй mais une dйlectation louable quand on se dйlecte dans la connaissance du vrai, ou bien, s’il y a lа quelque penchant immodйrй, elle sera contenue sous le pйchй de curiositй.

 

Mais la dйlectation qui suit la pensйe du cфtй de la rйalitй pensйe rentre dans le mкme genre que la dйlectation acccompagnant l’acte extйrieur. En effet, comme il est dit au onziиme livre de la Mйtaphysique, la dйlectation rйside par soi dans l’acte, mais l’espoir et le souvenir sont dйlectables а cause de l’acte. Il est donc йtabli que c’est le mкme dйsordre qui rend dйsordonnйe en son genre une telle dйlectation et qui rend dйsordonnйe la dйlectation extйrieure. Donc, supposй que la dйlectation extйrieure soit celle d’un pйchй mortel, alors la dйlectation intйrieure considйrйe en soi et dans l’absolu est du genre du pйchй mortel. Or, chaque fois que la raison, par l’approbation, se soumet au pйchй mortel, il y a pйchй mortel ; en effet, la rectitude de la justice est exclue de la raison lorsque celle-ci se soumet а l’injustice par son approbation. Et c’est au moment oщ elle consent а cette dйlectation perverse qu’elle s’y soumet. C’est une premiиre soumission qui est un assujettissement а elle ; et il rйsulte parfois de cet assujettissement que, pour obtenir plus parfaitement cette dйlectation, elle йlit l’acte dйsordonnй lui-mкme. Et plus elle tend а de nombreux dйsordres pour obtenir la dйlectation, plus elle progresse dans le pйchй. Cependant la racine premiиre de tout ce processus sera le consentement par lequel elle a acceptй la dйlectation ; c’est donc lа que le pйchй mortel commence.

 

C’est pourquoi nous accordons sans rйserve que le consentement а la dйlectation de la fornication ou d’un autre pйchй mortel est un pйchй mortel. D’oщ il rйsulte aussi que tout ce que l’homme fait par suite du consentement а une telle dйlectation, afin de nourrir et de conserver ce genre de dйlectation, tels les attouchements indйcents, les baisers sensuels, etc., tout cela est pйchй mortel.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme dit saint Augustin dans l’Enchiridion, l’Oraison dominicale et les autres pratiques de ce genre ne valent pas seulement pour effacer les pйchйs vйniels, mais aussi pour la rйmission des pйchйs mortels, quoiqu’ils ne suffisent pas aussi bien а effacer les mortels que les vйniels.

 

La dйlectation qui accompagne la pensйe de fornication du cфtй de l’objet pensй est mortelle quant а son genre, mais par accident elle est seulement pйchй vйniel, c’est-а-dire en tant qu’elle prйvient le consentement dйlibйrй, en lequel s’accomplit la notion de pйchй mortel ; car sans ce consentement, mкme si le corps йtait souillй par violence, il n’y aurait pas pйchй mortel ; en effet, comme dit sainte Lucie, le corps ne peut pas кtre souillй de la souillure du pйchй sans le consentement de l’esprit. Voilа pourquoi, lorsque le consentement survient, l’accident susdit est фtй et le pйchй devient mortel, comme ce serait aussi le cas pour la victime d’un viol, si elle consentait.

 

Tout le dйsordre de la fornication, d’oщ qu’il vienne, rejaillit sur la dйlectation causйe par elle ; c’est pourquoi celui qui approuve une dйlectation de ce genre pиche mortellement.

 

Si quelqu’un prenait plaisir а la pensйe de l’homicide а cause de la rйalitй pensйe elle-mкme, ce ne serait qu’а cause de l’amour qu’il aurait pour l’homicide, et ainsi, il pйcherait mortellement ; mais si quelqu’un prenait plaisir а une telle pensйe а cause de la connaissance des choses auxquelles il pense, ou pour quelque autre raison de ce genre, le pйchй ne sera pas toujours mortel, mais se ramиnera а quelque autre genre de pйchй que l’homicide, а savoir la curiositй ou quelque chose comme cela.

 

La dйlectation qui a йtй vйnielle ne sera jamais mortelle si elle reste numйriquement identique ; mais l’acte de consentement qui survient sera pйchй mortel.

 

Bien que seule la raison supйrieure se tourne par elle-mкme vers Dieu, cependant la raison infйrieure est rendue participante de cette conversion en quelque faзon, en tant qu’elle est rйglйe par la raison supйrieure, tout comme l’irascible et le concupiscible, dit-on, participent en quelque faзon а la raison, en tant qu’ils lui obйissent. Et ainsi, l’aversion qui fait le pйchй mortel peut relever de la raison infйrieure.

 

 Saint Augustin, au livre sur la Genиse contre les manichйens, n’expose pas ces trois choses comme au livre sur la Trinitй. En effet, au douziиme livre sur la Trinitй, il associe le serpent а la sensualitй, la femme а la raison infйrieure, l’homme а la raison supйrieure ; mais au livre sur la Genиse contre les manichйens, il associe le serpent au sens, la femme а la convoitise ou а la sensualitй, l’homme а la raison. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

L’acte intйrieur, c’est-а-dire la pensйe, procure une dйlectation — celle qui s’ensuit de la pensйe par elle-mкme — d’un mode autre que la dйlectation de l’acte extйrieur, tandis que la dйlectation qui accompagne la pensйe du cфtй de l’acte pensй se ramиne au mкme genre, car nul ne prend plaisir а une chose s’il n’est favorablement disposй envers elle et ne l’apprйhende comme convenable. Par consйquent, celui qui consent а la dйlectation intйrieure approuve aussi la dйlectation extйrieure et veut en jouir, au moins en y pensant.

 

 Le consentement а la dйlectation est interdit par le prйcepte : « Tu ne convoiteras pas, etc. », car ce n’est pas sans raison que des prйceptes diffйrents sont donnйs dans la loi pour l’acte extйrieur et la convoitise intйrieure. Cependant, ne serait-il interdit par aucun prйcepte spйcial, du fait mкme que la fornication est interdite, toutes les consйquences qui se rattachent au mкme acte le sont йgalement.

 

10° Avant que la raison n’йvalue la dйlectation ou le prйjudice que celle-ci peut causer, elle n’a pas de consentement interprйtatif, mкme si elle ne rйsiste pas ; mais lorsque la raison fait porter son йvaluation sur la dйlectation qui s’йlиve et le prйjudice qui s’ensuit, par exemple lorsque l’homme perзoit qu’une telle dйlectation l’incline totalement vers le pйchй et qu’il s’y prйcipite s’il ne rйsiste expressйment, il semble consentir. Et alors le pйchй est transfйrй а la raison par l’acte de celle-ci, car agir et ne pas agir, quand on doit agir, se ramиnent au genre de l’acte, dans la mesure oщ le pйchй d’omission se ramиne au pйchй d’action.

 

11° La force du prйcepte divin parvient jusqu’а la raison infйrieure, en tant qu’elle a part au gouvernement de la raison supйrieure, comme on l’a dйjа dit.

 

12° La conversion par laquelle, aprиs dйlibйration, on se tourne vers une chose dans le genre du mal, suffit pour la notion de pйchй mortel ; quoique aprиs cet accomplissement puisse s’ajouter un autre accomplissement.

 

13° Comme dit Denys, « le bien procиde d’une cause unique, totale et parfaite, tandis que le mal rйsulte de dйfauts particuliers » ; et ainsi, une chose exige plus de conditions pour кtre un bien mйritoire que pour кtre un mal dйmйritoire, quoique Dieu soit plus enclin а rйcompenser les bonnes actions qu’а punir les mauvaises. Par consйquent, le consentement а la dйlectation sans consentement а l’acte ne suffit pas pour mйriter, mais il suffit dans le mal pour dйmйriter.

 

14° La femme, de droit, ne doit rien vouloir contre ce que l’homme ordonne convenablement ; de fait, pourtant, elle peut vouloir et veut parfois le contraire ; il en va de mкme aussi pour la raison infйrieure.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les arguments en sens contraire, bien que le dernier conclue faussement. En effet, il procиde comme si le paпen ne pouvait pas pйcher selon la raison supйrieure, ce qui est faux. Il n’est personne, en effet, qui n’estime que la fin de la vie humaine rйside en une chose ; et lorsque celle-ci est prise comme principe de dйlibйration, la raison supйrieure est concernйe.

Article 5 : Le pйchй vйniel peut-il exister dans la raison supйrieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il appartient а la raison supйrieure d’adhйrer aux raisons йternelles. Le pйchй ne peut donc exister en elle qu’en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles. Or s’йcarter des raisons йternelles est un pйchй mortel. Donc, dans la raison supйrieure, le pйchй ne peut qu’кtre mortel.

 

Le pйchй vйniel devient mortel par le mйpris. Or, dйlibйrer qu’une chose est mauvaise et doit кtre punie par Dieu, et consentir pourtant а la commettre, cela ne semble pas кtre exempt de mйpris. Il semble donc que chaque fois qu’aprиs dйlibйration de la raison supйrieure on consent а un acte de pйchй, mкme vйniel, il y ait pйchй mortel.

 

Il existe dans l’вme une chose en laquelle il ne peut y avoir de pйchй que vйniel, а savoir la sensualitй, et autre chose oщ peuvent se trouver et le vйniel et le mortel, ainsi la raison infйrieure ; il semble donc qu’il existe aussi dans l’вme une chose en laquelle il n’y ait que le pйchй mortel. Or ce n’est pas la syndйrиse, car il n’y a aucun pйchй en elle. C’est donc le cas de la raison supйrieure.

 

Dans l’ange et dans l’homme dans l’йtat d’innocence, le pйchй vйniel ne pouvait pas exister, puisque le pйchй vйniel naоt de la corruption de la chair, qui n’existait pas alors. Or la raison supйrieure est йloignйe de la corruption de la chair. Le pйchй vйniel ne peut donc pas exister en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Le consentement а l’acte du pйchй n’est pas plus grave que l’acte mкme du pйchй. Or le consentement а l’acte du pйchй vйniel relиve de la raison supйrieure. Donc le pйchй vйniel aussi.

 

Un soudain mouvement contre la foi est un pйchй vйniel ; or il n’a lieu que dans la raison supйrieure. Le pйchй vйniel existe donc en celle-ci.

 

 

Rйponse :

 

Dans la raison supйrieure peuvent exister le pйchй vйniel et le pйchй mortel ; cependant il est une matiиre concernant laquelle il ne peut y avoir dans la raison supйrieure que le pйchй mortel ; et en voici la preuve.

 

La raison supйrieure a un acte qui concerne directement une certaine matiиre, а savoir les raisons йternelles, et indirectement une autre matiиre, а savoir les rйalitйs temporelles, dont elle juge selon les raisons йternelles.

 

Touchant sa matiиre propre, c’est-а-dire les raisons йternelles, elle a deux actes, le soudain et le dйlibйrй. Or, puisque le pйchй mortel n’est accompli qu’aprиs un acte de dйlibйration, il pourra y avoir dans la raison supйrieure un pйchй vйniel quand le mouvement est soudain, et mortel quand le mouvement est dйlibйrй, comme on le voit bien dans le cas du pйchй contre la foi.

 

Mais concernant la matiиre des rйalitйs temporelles, elle n’a qu’un acte dйlibйrй, car elle ne se porte vers ces choses qu’en leur confrontant les raisons йternelles. Donc, quant а une telle matiиre, si elle est dans le genre du pйchй mortel, l’acte de la raison supйrieure sera toujours un pйchй mortel, mais si elle est dans le genre du pйchй vйniel, il sera vйniel, comme cela est clair dans le cas de celui qui consent а une parole oiseuse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La raison supйrieure pиche en tant qu’elle s’йcarte des raisons йternelles, pas seulement lorsqu’elle agit contre elles, mais aussi lorsqu’elle agit en dehors d’elles, ce qui est pйchй vйniel.

 

Ce n’est pas n’importe quel mйpris qui fait le pйchй mortel, mais le mйpris de Dieu : c’est en effet par lui seul que l’homme se dйtourne de Dieu. Or, quand on consent а un pйchй vйniel aprиs une dйlibйration aussi longue soit-elle, on ne mйprise pas Dieu, sauf peut-кtre si l’on estimait que ce pйchй йtait contraire а un prйcepte divin. L’argument n’est donc pas concluant.

 

Que seul le pйchй vйniel puisse exister dans la sensualitй, est dы а l’imperfection de celle-ci. La raison, elle, est une puissance parfaite, et c’est pourquoi le pйchй peut exister en elle selon toutes les diffйrences qui sont les siennes : en effet, son acte peut кtre complet en n’importe quel genre. Par consйquent, s’il est dans le genre du pйchй vйniel, il y aura pйchй vйniel ; s’il est dans le genre du pйchй mortel, il y aura pйchй mortel.

 

Bien que la raison supйrieure ne soit pas immйdiatement unie а la chair, cependant la corruption de la chair parvient jusqu’а elle, dans la mesure oщ les puissances supйrieures reзoivent en provenance des infйrieures.

Question 16 : : [La syndйrиse]

 

Introduction

 

Article 1 : La syndйrиse est-elle une puissance ou un habitus ?

Article 2 : La syndйrиse peut-elle pйcher ?

Article 3 : La syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?

 

 

Article 1 : La syndйrиse est-elle une puissance ou un habitus ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle soit une puissance.

 

Les parties d’une mкme division sont du mкme genre. Or, dans la Glose de saint Jйrфme sur Йzйch. 1, 9, une division oppose la syndйrиse а la raison, а l’irascible et au concupiscible. Puis donc que l’irascible, le concupiscible et la raison sont des puissances, la syndйrиse sera une puissance.

 

[Le rйpondant] disait que son nom ne dйsigne pas simplement une puissance, mais une puissance avec un habitus. En sens contraire : aucune division n’oppose le sujet avec accident au sujet pris simplement ; elle ne conviendrait pas, en effet, la division qui diffйrencierait, parmi les animaux, l’homme de l’homme blanc. Puis donc que l’habitus est а la puissance ce que l’accident est au sujet, il semble qu’aucune division ne puisse convenablement opposer ce qui implique seulement la puissance, comme la raison, le concupiscible et l’irascible, а ce qui dйsigne la puissance avec un habitus.

 

Il arrive qu’une puissance ait diffйrents habitus. Si donc une distinction opposait une puissance а l’autre en raison d’un habitus, la division qui permet de distinguer entre elles les parties de l’вme devrait avoir autant de membres que les puissances ont d’habitus.

 

Une seule et mкme chose ne peut pas rйgler et кtre rйglйe. Or la puissance est rйglйe par l’habitus. Une puissance et un habitus ne peuvent donc pas coпncider en sorte qu’un nom unique dйsigne en mкme temps la puissance et l’habitus.

 

Rien n’est inscrit dans l’habitus, mais seulement dans la puissance. Or les principes universels du droit sont, dit-on, inscrits dans la syndйrиse. Son nom dйsigne donc simplement une puissance.

 

Deux choses ne peuvent devenir un qu’aprиs le changement de l’une d’elles. Or cet habitus naturel que, dit-on, le nom de syndйrиse signifie, ne change pas, car il est nйcessaire que les choses naturelles demeurent ; et les puissances de l’вme non plus ne changent pas. Et ainsi, semble-t-il, l’habitus et la puissance ne peuvent pas devenir un de telle sorte que les deux puissent кtre dйsignйs par un seul nom.

 

 La sensualitй est opposйe а la syndйrиse, car de mкme que la sensualitй incline toujours au mal, de mкme la syndйrиse incline toujours au bien. Or la sensualitй est simplement une puissance, sans habitus. Le nom de syndйrиse dйsigne donc, lui aussi, simplement une puissance.

 

Comme il est dit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, la notion que le nom signifie, c’est la dйfinition. Ce qui n’est pas un en sorte qu’on puisse le dйfinir, ne peut donc pas кtre dйsignй par un seul nom. Or l’agrйgat de sujet et d’accident, par exemple lorsque je dis : « homme blanc », ne peut pas кtre dйfini, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Mйtaphysique. Et ainsi, l’agrйgat de puissance et d’habitus non plus ; une puissance avec habitus ne peut donc pas кtre dйsignйe par un seul nom.

 

 Le nom de raison supйrieure dйsigne simplement une puissance. Or la syndйrиse est la mкme chose que la raison supйrieure, semble-t-il : en effet, comme dit saint Augustin au livre sur le Libre Arbitre, dans le jugement naturel que nous appelons syndйrиse, sont prйsentes « certaines rиgles et les lumiиres des vertus, vraies et immuables ». Or adhйrer aux raisons immuables, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, est le propre de la raison supйrieure. La syndйrиse est donc simplement une puissance.

 

10° Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, tout ce qui est dans l’вme est puissance, ou habitus, ou passion. Donc, ou bien la division du Philosophe est insuffisante, ou bien il n’y a rien dans l’вme qui soit en mкme temps puissance et habitus.

 

11° Des contraires ne peuvent pas кtre dans le mкme. Or nous avons un foyer innй qui incline toujours au mal. Il ne peut donc pas y avoir en nous un habitus inclinant toujours au bien ; et ainsi, la syndйrиse, qui incline toujours au bien, n’est pas un habitus, ni une puissance avec habitus, mais simplement une puissance.

 

12° Pour agir, il suffit d’une puissance et d’un habitus. Si donc la syndйrиse est une puissance avec un habitus innй, alors, puisque la syndйrиse incline au bien, il suffira а l’homme de ses ressources purement naturelles pour bien agir ; ce qui paraоt кtre l’hйrйsie de Pйlage.

 

13° Si la syndйrиse est une puissance avec un habitus, elle sera une puissance non point passive, mais active, puisqu’elle a une opйration. Or, de mкme que la puissance passive est fondйe sur la matiиre, de mкme l’active est fondйe sur la forme. Et il y a deux formes dans l’вme humaine : l’une par laquelle l’вme rejoint les anges en tant qu’elle est esprit, et celle-ci est supйrieure ; l’autre, infйrieure, par laquelle l’вme vivifie le corps en tant qu’elle est вme. Il est donc nйcessaire que la syndйrиse soit fondйe ou bien sur la forme supйrieure, ou bien sur la forme infйrieure. Dans le premier cas, elle est la raison supйrieure ; dans l’autre, elle est la raison infйrieure. Or le nom de raison supйrieure comme celui de raison infйrieure dйsigne simplement une puissance. La syndйrиse est donc simplement une puissance.

 

14° Si le nom de syndйrиse dйsigne une puissance avec un habitus, il s’agit uniquement d’un habitus innй ; en effet, s’il s’agissait d’un habitus acquis ou infus, il serait possible de perdre la syndйrиse. Or le nom de syndйrиse ne dйsigne pas un habitus innй. Il dйsigne donc simplement une puissance. Preuve de la mineure : aucun habitus qui prйsuppose un acte temporel n’est un habitus innй. Or la syndйrиse prйsuppose un acte temporel : en effet, il appartient а la syndйrиse de reprocher le mal et d’inciter au bien, ce qui ne peut avoir lieu sans qu’auparavant le bien et le mal soient actuellement connus. La syndйrиse prйsuppose donc un acte temporel.

 

15° La fonction de la syndйrиse semble кtre de juger, et c’est pourquoi elle est appelйe jugement naturel. Or le libre arbitre doit son nom а l’acte de juger. La syndйrиse est donc la mкme chose que le libre arbitre. Or le libre arbitre est simplement une puissance. Donc la syndйrиse aussi.

 

16° Si la syndйrиse est une puissance avec un habitus, йtant composйe pour ainsi dire de l’une et de l’autre, ce ne sera point par cette composition logique qui constitue l’espиce а partir du genre et de la diffйrence, car la puissance ne se rapporte pas а l’habitus comme le genre а la diffйrence : autrement, en effet, n’importe quel habitus ajoutй а une puissance constituerait une puissance spйciale. C’est donc une composition naturelle. Or, dans la composition naturelle, le composй est autre que les composants, comme cela est prouvй au septiиme livre de la Mйtaphysique. La syndйrиse ne sera donc ni une puissance, ni un habitus, mais quelque chose d’autre ; ce qui est impossible. Il reste donc qu’elle est simplement une puissance.

 

 

En sens contraire :

 

Si la syndйrиse est une puissance, il est nйcessaire qu’elle soit une puissance rationnelle. Or les puissances rationnelles ont des objets opposйs. La syndйrиse aura donc des objets opposйs ; ce qui est manifestement faux, car elle incite toujours au bien, et jamais au mal.

 

Si la syndйrиse est une puissance, elle est soit identique а la raison, soit autre. Or elle ne lui est pas identique, car une division l’oppose а la raison dans la Glose dйjа citйe de saint Jйrфme sur Йzйch. 1. On ne peut pas dire non plus qu’elle est une autre puissance que la raison : en effet, une puissance spйciale requiert un acte spйcial ; or il n’est attribuй а la syndйrиse aucun acte que la raison ne puisse faire, car la raison elle-mкme et incite au bien, et rйprouve le mal. La syndйrиse n’est donc nullement une puissance.

 

Le foyer incline toujours au mal, tandis que la syndйrиse incline toujours au bien. Ces deux s’opposent donc directement. Or le foyer est un habitus, ou se comporte а la faзon d’un habitus : en effet, le foyer est la concupiscence elle-mкme, qui est habituelle chez les enfants, suivant saint Augustin, et actuelle chez les adultes. La syndйrиse est donc elle aussi un habitus.

 

Si la syndйrиse est une puissance, alors elle est soit cognitive, soit motrice. Or il est avйrй qu’elle n’est pas simplement cognitive, йtant donnй que son acte est d’incliner au bien et de rйprouver le mal. Si donc c’est une puissance, elle sera motrice. Or on voit que cela est faux, parce que les puissances motrices sont adйquatement divisйes en irascible, concupiscible et rationnelle, et qu’une division leur oppose la syndйrиse, comme on l’a dit. La syndйrиse n’est donc aucunement une puissance.

 

De mкme que, dans la partie opйrative de l’вme, la syndйrиse ne se trompe jamais, de mкme, dans la partie spйculative, l’intelligence des principes ne se trompe jamais. Or l’intelligence des principes est un certain habitus, comme le montre le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. La syndйrиse est donc elle aussi un certain habitus.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question se rencontrent diffйrentes opinions. Certains disent en effet que le nom de syndйrиse dйsigne simplement une puissance, autre que la raison et supйrieure а elle. D’autres disent que la syndйrиse, certes, est simplement une puissance, mais qu’elle est rйellement identique а la raison, et en diffиre par le point de vue. En effet, la raison est considйrйe comme raison en tant qu’elle raisonne et confronte, et ainsi, elle est appelйe puissance rationnelle ; et on la considиre comme nature en tant qu’elle connaоt naturellement quelque chose, et ainsi, elle est appelйe syndйrиse. D’autres disent enfin que le nom de syndйrиse dйsigne la puissance mкme de la raison avec un habitus naturel. Mais voici comment on peut voir laquelle de ces opinions est la plus vraie.

 

Comme dit Denys au septiиme chapitre des Noms divins, « la sagesse divine allie l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne » ; en effet, les natures ordonnйes entre elles se comportent comme des corps contigus, dont le plus bas touche а son sommet l’extrйmitй infйrieure du plus haut ; et c’est pourquoi la nature infйrieure atteint а son sommet une chose qui est propre а la nature supйrieure, en y participant imparfaitement. Or la nature de l’вme humaine est au-dessous de la nature angйlique, si nous considйrons la faзon naturelle de connaоtre de l’une et de l’autre. En effet, la faзon de connaоtre naturelle et propre а la nature angйlique est qu’elle connaisse la vйritй sans enquкte ni processus discursif, tandis que la faзon propre а l’вme humaine est qu’elle parvienne а connaоtre la vйritй en enquкtant et en discourant d’une chose а l’autre. Et c’est pourquoi l’вme humaine, quant а ce qu’il y a en elle de plus haut, atteint quelque chose de ce qui est propre а la nature angйlique, c’est-а-dire qu’elle a ainsi connaissance de certaines choses subitement et sans enquкte, bien que sous ce rapport aussi elle se trouve infйrieure а l’ange, en tant qu’elle ne peut connaоtre la vйritй sans recevoir en provenance des sens, mкme pour ces choses.

 

Or dans la nature angйlique se trouvent deux connaissances : la spйculative, par laquelle elle regarde la vйritй mкme des rйalitйs, simplement et en soi ; et la pratique, tant d’aprиs les philosophes, qui affirment que les anges sont les moteurs des orbes cйlestes et que toutes les formes naturelles prйexistent dans leur prйconception, que d’aprиs les thйologiens, qui disent que les anges servent Dieu par des ministиres spirituels, selon lesquels se fait la distinction des ordres. Voilа pourquoi, dans la mesure oщ la nature humaine atteint l’angйlique, il est nйcessaire qu’il y ait aussi en elle une connaissance de la vйritй sans enquкte, а la fois dans le domaine spйculatif et dans le domaine pratique ; et cette connaissance doit кtre le principe de toute la connaissance qui suit, pratique ou spйculative, puisqu’il est nйcessaire que les principes soient plus certains et plus stables. Aussi est-il nйcessaire que cette connaissance soit dans l’homme naturellement, puisque cette connaissance est pour ainsi dire un certain germe de toute la connaissance qui suit, et qu’en toutes les natures prйexistent certaines semences naturelles des opйrations et des effets qui suivent. Il faut йgalement que cette connaissance soit habituelle, afin qu’elle soit prкte а l’emploi au moment oщ ce sera nйcessaire.

 

Donc, de mкme que l’вme humaine a un certain habitus naturel par lequel elle connaоt les principes des sciences spйculatives, et que nous appelons l’intelligence des principes, de mкme aussi se trouve en elle un certain habitus naturel des premiers principes des choses а faire, qui sont les premiers principes du droit naturel, et cet habitus relиve de la syndйrиse. Or cet habitus ne se trouve pas dans une autre puissance que la raison, sauf peut-кtre si nous posons que l’intelligence est une puissance distincte de la raison, mais le contraire a dйjа йtй dit. Il reste donc que le nom de syndйrиse dйsigne soit simplement l’habitus naturel semblable а l’habitus des principes, soit la puissance mкme de la raison avec un tel habitus. Quoi qu’il en soit, la diffйrence n’est pas importante, car cela ne fait hйsiter que sur la signification du nom. Mais appeler syndйrиse la puissance mкme de la raison sans aucun habitus, en tant qu’elle connaоt naturellement, cela est impossible, car la connaissance naturelle convient а la raison moyennant un habitus naturel, comme on le voit clairement dans le cas de l’intelligence des principes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Des choses peuvent faire partie d’une mкme division dиs lors qu’elles ont une chose en commun, quelle qu’elle soit, genre ou accident. Ainsi, dans cette division quadripartite qui oppose la syndйrиse а trois puissances, les membres de la division ne sont pas distinguйs les uns des autres parce qu’ils ont en commun une puissance, mais parce qu’ils ont en commun un principe moteur. Il ne s’ensuit donc pas que la syndйrиse soit une puissance, mais qu’elle est un certain principe moteur.

 

Lorsque l’accident confиre au sujet quelque chose de spйcial en plus de ce qui lui convient par sa nature, rien n’empкche qu’une division oppose l’accident au sujet, ou le sujet avec accident au sujet pris simplement : comme si j’opposais la surface colorйe а la surface prise simplement, car la surface prise simplement est quelque chose de mathйmatique, mais la dire colorйe la transfиre au genre de la rйalitй naturelle. De mкme aussi, le nom de raison dйsigne la connaissance selon le mode humain, mais l’habitus naturel la transfиre а la condition d’un autre genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Par consйquent, rien n’empкche ou bien d’opposer l’habitus lui-mкme а la puissance dans une division du principe moteur, ou bien d’opposer la puissance habituelle elle-mкme а la puissance prise simplement.

 

Les autres habitus qui sont dans la puissance rationnelle meuvent d’une mкme faзon, de cette faзon qui est propre а la raison en tant que telle ; voilа pourquoi ces habitus ne peuvent pas кtre opposйs а la raison comme l’habitus naturel d’aprиs lequel on nomme la syndйrиse.

 

On dit que le nom de syndйrиse signifie la puissance et l’habitus, non pas comme si une mкme rйalitй йtait puissance et habitus, mais parce qu’on dйsigne par un nom unique la puissance elle-mкme avec l’habitus sous lequel elle se trouve.

 

Il y a deux faзons d’entendre qu’une chose est йcrite dans une autre. D’abord comme dans un sujet, et ainsi, une chose ne peut кtre йcrite dans l’вme que quant а la puissance. Ensuite comme dans un contenant, et ainsi, rien n’empкche qu’une chose soit йcrite aussi dans un habitus, au sens oщ nous disons que chaque chose relevant de la gйomйtrie est inscrite dans la gйomйtrie elle-mкme.

 

Cet argument vaut lorsque deux choses s’unissent comme dans un mйlange. Or ce n’est pas ainsi que l’habitus et la puissance s’unissent, mais comme l’accident et le sujet.

 

Que la sensualitй incline toujours au mal, vient de la corruption du foyer, et cette corruption est en elle а la faзon d’un certain habitus. Et ainsi, la syndйrиse doit aussi а quelque habitus naturel d’incliner toujours au bien.

 

L’homme blanc ne peut pas кtre dйfini par une dйfinition proprement dite, telle la dйfinition des substances, qui signifie ce qui est un par soi ; mais il peut кtre dйfini par un sorte de dйfinition а un certain point de vue, en tant que l’accident et le sujet deviennent un а un certain point de vue. Et une telle unitй suffit pour qu’un nom unique puisse кtre donnй ; c’est pourquoi le Philosophe dit aussi au mкme endroit que le sujet avec accident peut кtre dйsignй par un seul nom.

 

Le nom de syndйrиse ne dйsigne ni la raison supйrieure, ni l’infйrieure, mais quelque chose qui se rapporte communйment а l’une et а l’autre. En effet, dans l’habitus mкme des principes universels du droit sont contenues certaines choses qui appartiennent aux raisons йternelles, comme l’affirmation que l’on doit obйir а Dieu, et d’autres qui appartiennent aux raisons infйrieures, comme le devoir de vivre selon la raison. Mais on ne dit pas dans le mкme sens que la syndйrиse et la raison supйrieure sont tendues vers les choses immuables. En effet, « immuable » a parfois le sens d’une immuabilitй de nature, et c’est ainsi que les rйalitйs divines sont immuables, et l’on dit en ce sens que la raison supйrieure adhиre aux choses immuables. Parfois aussi, « immuable » a le sens d’une nйcessitй de la vйritй, bien qu’elle porte aussi sur des rйalitйs changeantes selon la nature : comme la vйritй que n’importe quel tout est plus grand que sa partie est immuable mкme dans les rйalitйs changeantes. Et c’est en ce sens que l’on dit de la syndйrиse qu’elle adhиre aux choses immuables.

 

10° Bien que tout ce qui est dans l’вme soit seulement habitus, ou seulement puissance, ou seulement passion, cependant tout ce qui est nommй dans l’вme n’est pas l’une de ces choses seulement : en effet, l’intelligence peut unir les choses qui sont rйellement distinctes et les dйsigner par un seul nom.

 

11° Cet habitus innй qui incline au mal regarde la partie infйrieure de l’вme, par oщ elle est est unie au corps, tandis que l’habitus qui incline naturellement au bien regarde la partie supйrieure. Voilа pourquoi ces deux habitus contraires n’appartiennent pas au mкme sous le mкme rapport.

 

12° L’habitus accompagnant la puissance suffit pour l’acte relevant de cet habitus. Or l’acte de cet habitus naturel que dйsigne le nom de syndйrиse est de rйprouver le mal et d’incliner au bien ; aussi l’homme peut-il naturellement exercer cet acte. Mais il ne s’ensuit pas que l’homme ait le pouvoir d’accomplir une њuvre mйritoire par ses ressources purement naturelles. En effet, c’est le propre de l’impiйtй pйlagienne d’assigner cela а la seule facultй naturelle.

 

13° Le nom de syndйrиse, en tant qu’il dйsigne une puissance, semble dйsigner plutфt une puissance passive qu’une puissance active. En effet, on ne distingue pas la puissance active de la passive en ce qu’elle a une opйration, car puisque toute puissance de l’вme, active aussi bien que passive, a quelque opйration, n’importe quelle puissance de l’вme serait active. Mais l’on connaоt leur distinction par le rapport entre la puissance et l’objet. En effet, si l’objet se rapporte а la puissance comme subissant et transmuй, alors la puissance sera active ; mais si а l’inverse il se rapporte а elle comme agent et moteur, alors la puissance est passive. Et de lа vient que toutes les puissances de l’вme vйgйtative sont actives, car l’aliment est transmuй par la puissance de l’вme tant dans la nutrition que dans l’accroissement et aussi dans la gйnйration ; mais les puissances sensitives sont toutes passives, car elles sont mues et actuйes par les objets sensibles. Quant а l’intelligence, quelque puissance est active et quelque autre passive : par l’intelligence, en effet, l’intelligible en puissance devient intelligible en acte, ce qui est l’effet de l’intellect agent ; et ainsi, l’intellect agent est une puissance active. Par ailleurs, l’intelligible en acte fait lui-mкme que l’intelligence en puissance soit intelligence en acte ; et ainsi, l’intellect possible est une puissance passive. Or ce n’est pas l’intellect agent que l’on pose comme sujet des habitus, mais plutфt l’intellect possible ; et c’est pourquoi cette puissance qui se trouve sous l’habitus naturel semble plutфt кtre la puissance passive que l’active. Mais а supposer que ce soit la puissance active, le raisonnement ne se poursuit pas correctement : en effet, il n’y a pas deux formes dans l’вme, mais seulement une, qui est son essence, car par son essence elle est esprit, et par son essence elle est la forme du corps, non par quelque chose d’ajoutй. La raison supйrieure et l’infйrieure ne sont donc pas fondйes sur deux formes, mais sur l’unique essence de l’вme. Il n’est pas vrai non plus que la raison infйrieure soit fondйe sur l’essence de l’вme sous son aspect de forme du corps ; en effet, seules sont ainsi fondйes dans l’essence de l’вme les puissances qui sont liйes а des organes, et ce n’est pas le cas de la raison infйrieure. А supposer йgalement que cette puissance que dйsigne le nom de syndйrиse soit identique а la raison supйrieure ou infйrieure, rien n’empкche de donner le nom de raison а cette puissance en elle-mкme, et le nom de syndйrиse а la mкme puissance avec l’habitus qui inhиre а elle.

 

14° L’acte de connaissance n’est pas prйsupposй а la puissance ou а l’habitus de syndйrиse, mais а son acte. Cela n’exclut donc pas que l’habitus de syndйrиse soit innй.

 

15° Il y a deux jugements, а savoir : le jugement sur l’universel, et celui-ci relиve de la syndйrиse, et le jugement sur la chose particuliиre а faire, et celui-lа est le jugement d’йlection, qui relиve du libre arbitre ; il ne s’ensuit donc pas qu’ils soient identiques.

 

16° Il y a plusieurs compositions physiques et naturelles. En effet, il y a la composition du mixte а partir des йlйments ; et c’est au sujet de cette composition que le Philosophe dit que la forme du mixte doit nйcessairement кtre tout а fait diffйrente des йlйments eux-mкmes. Il y a aussi la composition de forme substantielle et de matiиre, dont rйsulte un troisiиme terme, la forme de l’espиce ; et celle-ci n’est pas entiиrement autre que la matiиre et la forme, mais se rapporte а elles comme le tout а ses parties. Il y a encore la composition de sujet et d’accident, oщ nul troisiиme terme ne dйcoule des deux ; et telle est la composition de puissance et d’habitus.

Article 2 : La syndйrиse peut-elle pйcher ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dans la Glose de saint Jйrфme, aprиs la mention de la syndйrиse faite а propos d’Йzйch. 1, 9, il est dit : « nous voyons qu’elle se prйcipite parfois. » Or la prйcipitation dans le domaine de l’agir n’est rien d’autre que le pйchй. La syndйrиse peut donc pйcher.

 

Bien que pйcher ne soit pas un acte de l’habitus а proprement parler, ni de la puissance, mais de l’homme — car les actes appartiennent aux singuliers —, cependant on dit qu’un habitus ou une puissance pиche, en tant que par l’acte d’un habitus ou d’une puissance l’homme est amenй а pйcher. Or, par l’acte de la syndйrиse, l’homme est parfois amenй а pйcher, car il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agrйable а Dieu » ; et ainsi, quelques-uns йtaient inclinйs au meurtre des apфtres parce qu’ils jugeaient qu’il fallait faire une chose agrйable а Dieu, jugement qui relиve certainement de la syndйrиse. Donc la syndйrиse pиche.

 

Il est dit en Jйr. 2, 16 : « Les fils de Memphis t’ont souillйe jusqu’au sommet de la tкte. » Or le sommet de la tкte est la partie supйrieure de l’вme, comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 7, 17 : « son injustice lui descendra sur le sommet de la tкte » ; et ainsi, il se rattache а la syndйrиse, qui est ce qu’il y a de plus haut dans l’вme. Donc les dйmons, eux aussi, souillent la syndйrиse par le pйchй.

 

Une puissance rationnelle a des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la syndйrиse est une puissance rationnelle. Elle a donc des objets opposйs ; elle peut donc faire le bien, et pйcher.

 

Les contraires sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la vertu et le pйchй sont contraires. Puis donc qu’il y a dans la syndйrиse un acte de vertu, car elle incite au bien, il y aura aussi en elle un acte de pйchй.

 

La syndйrиse est dans le domaine de l’agir ce que l’intelligence des principes est dans le domaine spйculatif. Or toute opйration de la raison spйculative est issue des premiers principes. Toute opйration de la raison pratique tire donc son origine de la syndйrиse. Donc, de mкme qu’on attribue а la syndйrиse l’opйration de la raison pratique qui est selon la vertu, de mкme on lui attribuera l’opйration de la raison qui est selon le pйchй.

 

 La peine correspond а la faute. Or, chez les damnйs, toute l’вme sera punie, mкme quant а la syndйrиse. La syndйrиse pиche donc, elle aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Le bien peut кtre plus pur que le mal, car il est un bien auquel rien de mal n’est mкlй ; mais rien n’est mauvais au point de ne pas avoir quelque mйlange de bien. Or il y a en nous quelque chose qui incline toujours au mal, c’est le foyer. Il y aura donc aussi quelque chose qui incline toujours au bien. Cela ne semble кtre rien d’autre que la syndйrиse. Et ainsi, la syndйrиse ne pиche jamais.

 

Ce qui rйside naturellement en quelque chose, y rйside toujours. Or il est naturel а la syndйrиse de rйprouver le mal. Celle-ci ne consent donc jamais au mal ; elle ne pиche donc pas.

 

 

Rйponse :

 

La nature, en toutes ses њuvres, tend au bien et а la conservation des choses qui se font par l’opйration de la nature ; voilа pourquoi, dans toutes les њuvres de la nature, les principes sont toujours permanents, immuables, et conservent leur rectitude ; en effet, « il est nйcessaire que les principes demeurent », comme il est dit au premier livre de la Physique. Car aucune fermetй ou certitude ne serait possible dans les choses qui sont issues des principes, si les principes n’йtaient eux-mкmes fermement йtablis. Et de lа vient que toutes les choses changeantes se ramиnent а quelque premier immobile.

 

De lа vient aussi que toute la connaissance spйculative dйrive de quelque connaissance trиs certaine, inaccessible а l’erreur, et qui est la connaissance des premiers principes universels, par rapport auxquels ce qui est connu est examinй, et d’aprиs lesquels tout vrai est approuvй et tout faux rejetй. Et si quelque erreur pouvait survenir en eux, aucune certitude ne se rencontrerait dans toute la connaissance qui suit.

 

Par consйquent, dans les њuvres humaines aussi, pour qu’une rectitude puisse exister en elles, il est nйcessaire qu’il y ait un principe permanent qui ait une rectitude immuable, et par rapport auquel toutes les њuvres humaines soient examinйes, en sorte que ce principe permanent s’oppose а tout mal et donne son assentiment а tout bien. Et ce principe est la syndйrиse, dont la fonction est de rйprouver le mal et d’incliner au bien ; voilа pourquoi nous accordons qu’il ne peut y avoir de pйchй en elle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans l’universel, la syndйrиse ne se prйcipite jamais. Mais dans l’application mкme du principe universel а un acte particulier, l’erreur peut se produire, а cause d’une fausse dйduction ou de l’assomption de quelque chose de faux. Voilа pourquoi il n’a pas dit simplement que la syndйrиse se prйcipite, mais que la conscience se prйcipite, elle qui applique а des њuvres particuliиres le jugement universel de la syndйrиse.

 

Lorsque, dans un syllogisme, une conclusion fausse est amenйe par deux propositions dont l’une est vraie et l’autre fausse, le vice de la conclusion n’est pas attribuй а la proposition vraie, mais а la fausse. Voilа pourquoi, lorsque les meurtriers des apфtres jugeaient qu’ils faisaient une chose agrйable а Dieu, le vice de ce jugement ne venait pas du jugement universel de la syndйrиse, qui est qu’il faut faire une chose agrйable а Dieu, mais du jugement faux de la raison supйrieure, qui jugeait que le meurtre des apфtres йtait agrйable а Dieu. Voilа pourquoi on ne doit pas accorder qu’un acte de syndйrиse les ait inclinйs а pйcher.

 

De mкme que le sommet de la tкte est la plus haute partie du corps, de mкme le sommet de l’вme dйsigne la plus haute partie de l’вme ; aussi le sommet de l’вme s’entend-il de diverses faзons, suivant les diffйrentes distinctions des parties de l’вme. Si l’on distingue la partie intellective de la sensitive, toute la partie intellective peut кtre appelйe le sommet de l’вme. Si l’on distingue en outre la partie intellective en raison supйrieure et infйrieure, la raison supйrieure sera appelйe sommet. En distinguant encore la raison en jugement naturel et dйlibйration de la raison, on dira que le jugement naturel est le sommet. Donc, lorsqu’il est dit que l’вme est souillйe jusqu’au sommet, cela doit se comprendre en ce sens que le nom de sommet dйsigne la raison supйrieure, et non dans le sens oщ il dйsigne la syndйrиse.

 

La puissance rationnelle, qui a de soi des objets opposйs, est parfois dйterminйe а une seule chose par un habitus, surtout si l’habitus est complet. Or le nom de syndйrиse dйsigne la puissance rationnelle non pas en elle-mкme, mais perfectionnйe par un habitus trиs certain.

 

L’acte de la syndйrиse n’est pas absolument un acte de vertu, mais un prйalable а l’acte de vertu, comme les ressources naturelles sont des prйalables aux vertus gratuites et acquises.

 

De mкme que, dans le domaine spйculatif, bien que l’argument faux tire son origine des principes il ne doit cependant pas sa faussetй aux principes premiers mais au mauvais usage des principes, de mкme aussi cela se produit dans le domaine de l’agir ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 Saint Augustin montre au douziиme livre sur la Trinitй que cet argument n’est pas valable. Il dit en effet que l’homme tout entier est condamnй pour le pйchй de la seule raison infйrieure, et ce, parce que l’une et l’autre raison appartient а une personne unique, а laquelle il revient en propre de pйcher. Voilа pourquoi la peine correspond directement а la personne, et non а la puissance, sinon en tant que la puissance appartient а la personne ; en effet, pour le pйchй que l’homme a commis par une partie de lui-mкme, la personne elle-mкme mйrite la peine quant а tout ce qui est contenu en elle. Voilа pourquoi aussi dans la justice sйculiиre, pour l’homicide que l’homme commet de sa main, la main n’est pas seule punie.

Article 3 : La syndйrиse disparaоt-elle en quelques-uns ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

А propos de ce passage du Psaume : « Ils se sont corrompus et sont devenus abominables », la Glose dit : « corrompus, c’est-а-dire privйs de toute lumiиre de la raison ». Or la lumiиre de la syndйrиse est la lumiиre de la raison. La syndйrиse disparaоt donc en quelques-uns.

 

Les hйrйtiques n’ont parfois aucun remords de leur infidйlitй, alors que l’infidйlitй est un pйchй. Puis donc que la fonction de la syndйrиse est de rйprouver le pйchй, il semble qu’elle ait disparu en eux.

 

Selon le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, celui qui a l’habitus d’un vice est corrompu quant aux principes de l’agir. Or les principes de l’agir relиvent de la syndйrиse. La syndйrиse a donc disparu en tout homme ayant l’habitus d’un vice,.

 

Prov. 18, 3 : « Lorsque le mйchant est venu au plus profond des pйchйs, il mйprise tout » ; et quand cela se produit, « la syndйrиse n’a plus sa place », comme dit saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch. 1, 9. La syndйrиse disparaоt donc en certains.

 

Dans les bienheureux, toute inclination au mal est йcartйe. Donc а l’inverse, dans les damnйs, toute inclination au bien est йcartйe ; or la syndйrиse incline au bien ; elle disparaоt donc en ces derniers.

 

 

En sens contraire :

 

Isaпe, dernier chap. : « Leur ver ne mourra point » ; et cela s’entend, d’aprиs saint Augustin, du ver de la conscience qui est le remords de conscience ; or le remords de conscience vient de ce que la syndйrиse rйprouve le mal. La syndйrиse ne disparaоt donc pas.

 

Dans l’abоme des pйchйs, le lieu le plus profond est occupй par le dйsespoir, qui est le pйchй contre le Saint-Esprit. Or mкme chez les dйsespйrйs, la syndйrиse ne disparaоt pas, comme le montre saint Jйrфme dans la Glose sur Йzйch., qui dit que la syndйrиse « n’a mкme pas disparu en Caпn », et pourtant il est certain qu’il fut dйsespйrй, puisqu’il a dit en Gen. 4, 3 : « Mon iniquitй est trop grande pour pouvoir en obtenir le pardon. » Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Que la syndйrиse disparaisse, cela peut s’entendre de deux faзons.

 

D’abord quant а la lumiиre habituelle elle-mкme ; et il est impossible que la syndйrиse disparaisse ainsi, comme il est impossible que l’вme de l’homme soit privйe de la lumiиre de l’intellect agent, par lequel viennent а notre connaissance les premiers principes tant dans le domaine spйculatif que dans celui de l’agir ; en effet, cette lumiиre est de la nature de l’вme elle-mкme, puisque c’est par elle que l’вme est intellectuelle ; il est dit а son sujet dans le Psaume : « La lumiиre de votre visage, Seigneur, a йtй imprimйe sur nous comme un signe », c’est-а-dire une lumiиre qui nous montre les biens, car il rйpond а ce qu’il disait : « Beaucoup disent : “Qui nous fera voir les biens ?” »

 

Ensuite quant а l’acte ; et ce, de deux faзons. De la premiиre, on dit que l’acte de la syndйrиse disparaоt, en tant que l’acte de la syndйrиse est entiиrement interceptй. Et il arrive que l’acte de la syndйrиse disparaisse ainsi en ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ni aucun usage de la raison, et ce, а cause d’un empкchement provenant d’une blessure des organes corporels, de la part desquels notre raison a besoin de recevoir. De la seconde faзon, en tant que l’acte de la syndйrиse est dйtournй vers le contraire. Et il est impossible que le jugement de la syndйrиse sur l’universel disparaisse de la sorte, mais il disparaоt quant а la chose particuliиre а faire, chaque fois que l’on pиche dans l’йlection : en effet, la force de la concupiscence ou d’une autre passion absorbe tellement la raison que le jugement universel de la syndйrиse, lors de l’йlection, n’est pas appliquй а l’acte particulier. Cela ne signifie cependant pas que la syndйrиse disparaisse purement et simplement, mais seulement а un certain point de vue. Donc, absolument parlant, nous accordons que la syndйrиse ne disparaоt jamais.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Des pйcheurs sont dits privйs de toute lumiиre de la raison, quant а l’acte d’йlection ; la raison se trompe dans l’йlection parce qu’elle est absorbйe par quelque passion ou abaissйe par quelque habitus, si bien que la lumiиre de la syndйrиse n’est plus suivie lors de l’йlection.

 

Chez les hйrйtiques, а cause de l’erreur qui est dans leur raison supйrieure, la conscience ne rйprouve pas leur infidйlitй, car а cause de cette erreur il se produit que le jugement de la syndйrиse n’est pas appliquй а ce cas particulier. Dans l’universel, en effet, le jugement de la syndйrиse demeure en eux, car ils jugent qu’il est mal de ne pas croire aux choses qui sont dites par Dieu ; mais l’erreur qu’ils suivent dans leur raison supйrieure, c’est de ne pas croire que telle chose a йtй dite par Dieu.

 

Celui qui a l’habitus d’un vice est assurйment corrompu quant aux principes de l’agir, non dans l’universel, mais dans la chose particuliиre а faire, c’est-а-dire en tant que la raison est abaissйe par l’habitus du vice, si bien qu’elle n’applique pas le jugement universel а l’њuvre particuliиre lors de l’йlection. Et c’est aussi en ce sens qu’il est dit du mйchant arrivй au plus profond des pйchйs, qu’il mйprise tout.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

Le mal est en dehors de la nature, c’est pourquoi rien n’empкche que l’inclination au mal soit йcartйe des bienheureux. Mais le bien et l’inclination au bien proviennent de la nature elle-mкme ; donc, tant que la nature demeure, l’inclination au bien ne peut кtre фtйe, mкme des damnйs.

 

Question 17 : [La conscience morale]

 

Introduction

 

Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?

Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?

Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?

Article 4 : La conscience erronйe oblige-t-elle ?

Article 5 : La conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prйlat ?

 

 

Article 1 : La conscience est-elle une puissance, un habitus ou un acte ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit une puissance.

 

Saint Jйrфme, dans la Glose sur Йzйch. 1, 9, aprиs avoir fait mention de la syndйrиse, dit : « Nous voyons que cette conscience se prйcipite parfois » ; d’oщ il semble rйsulter que la conscience est identique а la syndйrиse. Or la syndйrиse est une puissance, d’une certaine faзon. Donc la conscience aussi.

 

Seule une puissance de l’вme peut кtre le sujet d’un vice. Or la conscience est le sujet de la souillure du pйchй, comme on le voit clairement en Tite 1, 15 : « Leur esprit est souillй, ainsi que leur conscience. » La conscience est donc une puissance.

 

[Le rйpondant] disait que la souillure n’est pas dans la conscience comme en un sujet. En sens contraire : rien ne peut, en restant numйriquement identique, кtre souillй et pur, а moins d’кtre le sujet de la souillure. Or tout ce qui passe de la souillure а la puretй en restant numйriquement identique est tantфt pur, tantфt souillй. Tout ce qui passe de la souillure а la puretй, ou vice versa, est donc le sujet de la souillure et de la puretй. Or la conscience passe de la souillure а la puretй ; Hйbr. 9, 14 : « Le sang du Christ […] purifiera notre conscience des њuvres mortes, pour servir le Dieu vivant. » La conscience est donc une puissance.

 

On dit que la conscience est le dictamen de la raison, dictamen qui n’est assurйment rien d’autre que le jugement de la raison. Or le jugement de la raison appartient au libre arbitre, sous le nom duquel on le dйsigne aussi. Il semble donc que le libre arbitre et la conscience soient identiques. Or le libre arbitre est une puissance. Donc la conscience aussi.

 

Saint Basile dit que la conscience est un jugement naturel ; or le jugement naturel est la syndйrиse ; la conscience est donc identique а la syndйrиse ; or la syndйrиse est en quelque sorte une puissance, donc la conscience aussi.

 

Le pйchй ne peut кtre que dans la volontй ou dans la raison. Or le pйchй est dans la conscience. La conscience est donc la raison ou la volontй. Or la raison et la volontй sont des puissances. Donc la conscience aussi.

 

 Ni de l’habitus ni de l’acte on ne dit qu’ils savent. Or on dit de la conscience qu’elle sait ; Eccl. 7, 23 : « Car ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » La conscience n’est donc ni un habitus ni un acte ; c’est donc une puissance.

 

Origиne dit que la conscience est « un esprit correcteur et pйdagogue, associй а l’вme, qui la sйpare du mal et la fait adhйrer au bien ». Or le nom d’esprit dйsigne une puissance de l’вme, ou mкme son essence. La nom de conscience dйsigne donc une puissance de l’вme.

 

 La conscience est soit un acte, soit un habitus, soit une puissance. Or ce n’est pas un acte, car l’acte ne demeure pas toujours, et il n’existe pas dans le dormeur, dont on dit pourtant qu’il a une conscience. Ce n’est pas non plus un habitus ; c’est donc une puissance.

 

Et voici comment montrer que ce n’est pas un habitus.

 

Aucun habitus de la raison ne porte sur des objets particuliers ; or la conscience porte sur des actes particuliers ; la conscience n’est donc pas un habitus de la raison ; ni d’aucune autre puissance, puisque la conscience appartient а la raison.

 

Il n’y a dans la raison que des habitus spйculatifs et des habitus opйratifs. Or la conscience n’est pas un habitus spйculatif, puisqu’elle a une relation а l’њuvre ; elle n’est pas non plus un habitus opйratif, puisqu’elle n’est ni l’art ni la prudence : eux seuls, en effet, sont posйs dans la partie opйrative par le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. La conscience n’est donc pas un habitus. Que la conscience ne soit pas l’art, cela est manifeste. Qu’elle ne soit pas non plus la prudence, en voici la preuve. La prudence est la droite raison de l’agir humain, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or elle ne regarde pas les actions singuliиres, car celles-ci ne peuvent avoir de raison, puisqu’elles sont en nombre infini ; en outre, il s’ensuivrait que la prudence serait, а proprement parler, accrue par la considйration de trиs nombreux actes singuliers, ce qui ne semble pas кtre vrai. Or la conscience regarde les њuvres singuliиres. La conscience n’est donc pas la prudence.

 

[Le rйpondant] disait que la conscience est un certain habitus par lequel le jugement universel de la raison est appliquй а une њuvre particuliиre. En sens contraire : ce qui peut se faire par un seul habitus n’en requiert pas deux. Or le dйtenteur d’un habitus universel peut l’appliquer au singulier avec la seule intervention de la puissance sensitive : par exemple, l’habitus qui permet а quelqu’un de savoir que toute mule est stйrile lui permettra de savoir que telle mule est stйrile lorsqu’il aura perзu par le sens que c’est une mule. Donc, pour appliquer le jugement universel а l’acte particulier, aucun habitus n’est requis. Par consйquent, la conscience n’est pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Tout habitus est soit naturel, soit infus, soit acquis. Or la conscience n’est pas un habitus naturel, car un tel habitus est identique en tous, alors que tous n’ont pas la mкme conscience. Ce n’est pas non plus un habitus infus, car un tel habitus est toujours droit, tandis que parfois la conscience ne l’est pas. Ce n’est pas non plus un habitus acquis, car autrement il n’y aurait pas de conscience chez les enfants, ni en l’homme avant qu’il ait acquis l’habitus par de nombreux actes. La conscience n’est donc pas un habitus, et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’habitus, selon le Philosophe, est acquis par des actes nombreux. Or c’est par un seul acte que l’on a une conscience. La conscience n’est donc pas un habitus.

 

La conscience est une peine pour les damnйs, comme on le trouve dans la Glose а propos de 2 Cor 1, 12. Or l’habitus n’est pas une peine, mais plutфt une perfection de celui qui le possиde. La conscience n’est donc pas un habitus.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un habitus.

 

La conscience, selon saint Jean Damascиne, « est la loi de notre intelligence ». Or la loi de l’intelligence est l’habitus des principes universels du droit. La conscience est donc un habitus.

 

А propos de Rom. 2, 14 : « Quand des paпens, qui n’ont pas la loi, etc. », la Glose dit : « Bien que les paпens n’aient pas la loi йcrite, ils ont nйanmoins la loi naturelle que chacun comprend, et qui rend chacun conscient de ce qu’est le bien et le mal. » D’oщ il semble rйsulter que c’est la loi naturelle qui rend chacun conscient. Or tout homme est conscient par la conscience. La conscience est donc la loi naturelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Le nom de science dйsigne l’habitus des conclusions. Or la conscience est une certaine science. C’est donc un habitus.

 

Un habitus est gйnйrй par des actes multipliйs. Or on opиre frйquemment selon la conscience. Par de tels actes est donc gйnйrй un habitus, que l’on peut appeler conscience.

 

А propos de 1 Tim. 1, 5 : « La fin des commandements, c’est la charitй qui naоt d’un cњur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincиre », la Glose dit : « d’une bonne conscience, c’est-а-dire de l’espйrance ». Or l’espйrance est un certain habitus. Donc la conscience aussi.

 

Ce qui, en nous, vient d’un envoi de Dieu, semble кtre un habitus infus. Or, selon saint Jean Damascиne au quatriиme livre, de mкme que le foyer provient d’un envoi du dйmon, de mкme la conscience existe par un envoi de Dieu. La conscience est donc un habitus infus.

 

 Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, tout ce qui est dans l’вme est soit puissance, soit habitus, soit passion. Or la conscience n’est pas une passion, car les passions ne nous font ni mйriter ni dйmйriter, « ni кtre louй ni кtre blвmй », comme dit le Philosophe au mкme endroit. Ce n’est pas non plus une puissance, car la puissance ne peut pas кtre quittйe, alors que la conscience peut l’кtre. La conscience est donc un habitus.

 

 

En sens contraire :

 

Il semble que la conscience soit un acte.

 

On dit que la conscience accuse ou excuse. Or on ne peut кtre accusй ou excusй que par la considйration actuelle de quelque chose. La conscience est donc un acte.

 

 Le savoir qui consiste en une confrontation, est un savoir en acte. Or le nom de conscience dйsigne une science avec une confrontation : en effet, on dit « кtre conscient » comme on dirait « savoir ensemble ». La conscience est donc une science actuelle.

 

 

Rйponse :

 

Selon certains, le mot « conscience » se dit de trois faзons. Tantфt il est employй pour dйsigner la rйalitй mкme dont on a conscience, tout comme le mot « foi » est employй pour dйsigner la rйalitй que l’on croit ; tantфt il signifie la puissance qui nous rend conscients ; et tantфt un habitus ; certains disent aussi qu’il est parfois employй pour dйsigner un acte. Et la raison de cette distinction semble кtre la suivante : puisque la conscience possиde un acte, et qu’а propos de l’acte on considиre l’objet, la puissance, l’habitus et l’acte lui-mкme, il se rencontre parfois un nom dйsignant ces quatre choses de faзon йquivoque. Par exemple, le nom d’intellectus signifie tantфt la rйalitй pensйe (rem intellectam), comme on dit que les noms signifient les concepts (intellectus), tantфt la puissance intellective elle-mкme, tantфt un certain habitus, tantфt mкme un acte. Cependant, dans ces dйsignations, il faut suivre le langage courant, car il faut « user des noms comme la plupart le font », comme il est dit au deuxiиme livre des Topiques. Il semble bien que, selon le langage courant, le mot « conscience » soit employй pour dйsigner la rйalitй dont on a conscience, comme lorsqu’on dit : « Que je te dise ma conscience », c’est-а-dire : « ce qui est dans ma conscience ». Mais ce nom ne peut pas кtre attribuй au sens propre а une puissance ou а un habitus, mais seulement а un acte, car seule cette signification recouvre tout ce qui se dit de la conscience.

 

En effet, il faut savoir qu’il n’est d’usage de dйsigner l’acte et la puissance ou l’habitus par un mкme nom que lorsqu’un acte est l’acte propre d’une puissance ou d’un habitus, comme voir est propre а la puissance visuelle, et savoir en acte est propre а l’habitus de science ; c’est pourquoi le nom « vue » dйsigne tantфt la puissance, tantфt l’acte ; et de mкme pour « science ». Mais si l’on a un acte qui convient а plusieurs ou а tous les habitus ou puissances, l’usage n’est pas qu’une puissance ou un habitus soit nommй d’aprиs un tel nom d’acte, comme on le voit bien pour le nom « usage » : en effet, il signifie l’acte de n’importe quel habitus. L’acte de n’importe quel habitus ou puissance est effectivement un certain usage de ce dont il est l’acte. Aussi le nom « usage » signifie-t-il l’acte de telle faзon qu’il ne signifie aucunement la puissance ou l’habitus. Et il semble en aller de mкme pour la conscience. En effet, le nom « conscience » signifie l’application de la science а quelque chose ; c’est pourquoi l’on dit « кtre conscient » comme on dirait « savoir simultanйment ». Or n’importe quelle science peut кtre appliquйe а quelque chose ; le mot « conscience » ne peut donc dйsigner un habitus spйcial ou une puissance, mais il dйsigne l’acte lui-mкme, c’est-а-dire l’application de n’importe quel habitus ou de n’importe quelle connaissance а un acte particulier.

 

Or une connaissance s’applique а un acte de deux faзons : d’abord en considйrant si l’acte existe ou a existй ; ensuite en considйrant si l’acte est droit ou ne l’est pas. Et selon le premier mode d’application, on dit que nous avons conscience d’un acte en tant que nous savons que cet acte a йtй commis ou non ; comme il est d’usage courant de dire : « cela n’a pas eu lieu, а ma connaissance [litt. а ma conscience] », c’est-а-dire : je ne sais pas si cela est arrivй ou a existй. Et l’on reconnaоt cette faзon de parler en Gen. 43, 22 : « Qui a mis notre argent dans nos sacs, cela n’est pas dans nos consciences » ; et en Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait que tu as souvent dit du mal des autres. » Et en ce sens, on dit que la conscience tйmoigne de quelque chose ; Rom. 9, 1 : « Ma conscience m’en rend tйmoignage, etc. » Selon l’autre mode d’application, par lequel la connaissance est appliquйe а l’acte pour savoir s’il est droit, il y a deux voies : l’une par laquelle nous nous dirigeons au moyen de l’habitus de science pour faire ou ne pas faire quelque chose ; l’autre par laquelle, а la lumiиre de l’habitus de science, on examine l’acte, aprиs qu’il a йtй commis, pour savoir s’il est droit ou non. Et ces deux voies se distinguent dans le domaine de l’agir comme les deux voies que l’on rencontre aussi dans le domaine spйculatif, а savoir la voie d’invention et la voie de jugement. En effet, la voie par laquelle, comme en dйlibйrant, nous considйrons au moyen de la science ce qu’il faut faire, est semblable а l’invention, par laquelle nous dйcouvrons les conclusions а partir des principes. Et celle par laquelle nous examinons les choses qui ont dйjа йtй faites et dйcidons si elles sont droites, est comme la voie de jugement, en laquelle les conclusions sont analysйes par les principes.

 

Or nous employons le nom de conscience selon les deux modes d’application. En effet, dans la mesure oщ la science est appliquйe а l’acte comme ce qui dirige vers lui, on dit que la conscience incite, induit, ou oblige. Mais dans la mesure oщ la science est appliquйe а l’acte а la faзon d’un examen des choses qui ont dйjа йtй faites, on dit que la conscience accuse ou cause du remords, lorsque ce qui a йtй fait est trouvй en dйsaccord avec la science а la lumiиre de laquelle se fait l’examen, et l’on dit au contraire qu’elle dйfend ou excuse lorsqu’on trouve que ce qui a йtй fait a procйdй selon la forme de la science. Mais il faut savoir que dans la premiиre application, oщ la science est appliquйe а un acte pour savoir s’il a йtй commis, il y a application а un acte particulier d’une connaissance sensitive telle que la mйmoire, par laquelle nous nous souvenons de ce qui a йtй fait, ou telle que le sens, par lequel nous percevons cet acte particulier que nous posons maintenant. Par contre, dans les deuxiиme et troisiиme applications, oщ nous dйlibйrons sur ce qu’il faut faire ou examinons ce qui a dйjа йtй fait, ce sont des habitus de la raison opйrative qui sont appliquйs а un acte, а savoir l’habitus de syndйrиse et celui de sagesse, qui perfectionnent la raison supйrieure, et celui de science, qui perfectionne la raison infйrieure, qu’ils soient appliquйs tous ensemble ou l’un d’eux seulement. C’est а la lumiиre de ces habitus que nous examinons ce que nous avons fait, et selon eux que nous dйlibйrons sur les choses а faire. Cependant, l’examen porte non seulement sur ce qui a йtй fait mais aussi sur ce qui est а faire, tandis que la dйlibйration porte seulement sur ce qui est а faire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Lorsque saint Jйrфme dit : « Nous voyons que cette conscience se prйcipite », il ne dйsigne pas la syndйrиse, dont il avait dit qu’elle йtait l’йtincelle de la conscience, mais il dйsigne la conscience elle-mкme, dont il avait fait mention auparavant. Ou bien l’on peut dire que toute la force de la conscience qui examine ou dйlibиre dйpend du jugement de la syndйrиse, de mкme que toute la vйritй de la raison spйculative dйpend des principes premiers. C’est pourquoi il appelle « conscience » la syndйrиse, en tant que la premiиre agit par la puissance de la seconde ; d’autant plus qu’il voulait alors exprimer la dйfaillance qui pouvait affecter la syndйrиse : en effet, elle ne dйfaille pas dans l’universel, mais dans l’application aux singuliers, et ainsi, la syndйrиse ne dйfaille pas en soi mais en quelque sorte dans la conscience. Voilа pourquoi, en expliquant la dйfaillance de la syndйrиse, il a uni а celle-ci la conscience.

 

Il n’est pas dit que la souillure est dans la conscience comme en un sujet, mais comme l’objet su est dans la connaissance ; en effet, on dit de quelqu’un qu’il a la conscience souillйe lorsqu’il est conscient de quelque souillure.

 

On dit que la conscience souillйe est purifiйe, en ce sens que celui qui auparavant avait conscience d’un pйchй sait ensuite qu’il en est purifiй, et de la sorte on dit qu’il a une conscience pure. C’est donc la mкme conscience qui йtait d’abord impure et qui ensuite est pure ; non pas, certes, que la conscience soit le sujet de la puretй et de l’impuretй, mais parce que l’une et l’autre sont connues par la conscience qui examine ; non qu’il y ait un acte numйriquement identique par lequel on se savait d’abord impur et on se sait ensuite pur, mais c’est parce que l’un et l’autre sont connus par les mкmes principes, tout comme est tenue pour identique la considйration qui procиde des mкmes principes.

 

Le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux а un certain point de vue, et se rejoignent а un autre point de vue. Ils se rejoignent dans la mesure oщ ils portent tous deux sur tel acte particulier — en effet, le jugement convient а la conscience dans la voie d’examen —, et en cela leurs jugements respectifs diffиrent du jugement de la syndйrиse. Mais le jugement de la conscience et celui du libre arbitre diffиrent entre eux, parce que le jugement de la conscience consiste en une pure connaissance, tandis que le jugement du libre arbitre consiste dans une application de la connaissance а la partie affective, et ce jugement est bien sыr le jugement d’йlection. Voilа pourquoi il arrive parfois que le jugement du libre arbitre soit perverti, mais non le jugement de la conscience. Comme lorsque quelqu’un examine un acte qu’il est sur le point de faire, et qu’il juge, en regardant encore pour ainsi dire dans le miroir des principes, que cet acte est mauvais, par exemple l’acte de forniquer avec telle femme ; mais commence-t-il а appliquer ce jugement а l’action, alors se prйsentent de toute part les nombreuses circonstances qui entourent l’acte lui-mкme, comme par exemple le plaisir de la fornication, dont la convoitise lie la raison pour йviter que son dictamen ne dйbouche sur une йlection. Et c’est ainsi qu’il se trompe en йlisant ; il ne se trompe pas dans sa conscience, mais il agit contre sa conscience ; et si l’on dit qu’il fait cela avec mauvaise conscience, c’est en tant que ce qu’il fait ne concorde pas avec le jugement de la science. Par consйquent, il est clair que la conscience n’est pas nйcessairement identique au libre arbitre.

 

On dit que la conscience est un jugement naturel, en tant que l’examen ou la dйlibйration de la conscience dйpend du jugement naturel, comme on l’a dйjа dit.

 

Le pйchй est dans la raison et dans la volontй comme en un sujet, mais il est dans la conscience d’une autre faзon, comme on l’a dit.

 

On dit que la conscience sait quelque chose, non pas au sens propre, mais par une tournure de langage selon laquelle ce par quoi nous savons est dit savoir.

 

Il est dit que la conscience est esprit, c’est-а-dire une impulsion de notre esprit, en prenant « esprit » dans le sens de « raison ».

 

La conscience n’est ni une puissance ni un habitus, mais un acte. Et bien que l’acte de conscience n’ait pas toujours lieu et n’existe pas chez le dormeur, cependant l’acte lui-mкme demeure en sa racine, c’est-а-dire dans les habitus qui peuvent кtre appliquйs а un acte.

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience n’est pas un habitus, nous les accordons.

 

 

Rйponse aux arguments objectant en sens contraire que c’est un habitus :

 

Il est dit que la conscience est la loi de notre intelligence parce qu’elle est un jugement de la raison dйduit de la loi naturelle.

 

Il relиve de la mкme tournure de langage de dire que quelqu’un est rendu conscient « par la loi naturelle », et qu’il pense selon des principes ; mais on dit qu’il est rendu conscient « par la conscience » comme on dit qu’il pense par l’acte mкme de la pensйe.

 

Bien que la science soit un habitus, cependant l’application de la science а quelque chose n’est pas un habitus mais un acte ; et c’est ce que signifie le nom de conscience.

 

L’habitus gйnйrй par les actes n’est pas d’une autre sorte que l’habitus qui йlicite les actes, mais ou bien un habitus de mкme nature est gйnйrй, comme par les actes de charitй infuse est gйnйrй un habitus de dilection acquise, ou bien un habitus prйexistant est augmentй : par exemple, en celui qui a un habitus acquis de tempйrance, l’habitus est lui-mкme augmentй par des actes de tempйrance. Et ainsi, puisque l’acte de conscience procиde des habitus de sagesse et de science, il ne gйnйrera pas un habitus autre que ceux-ci, mais ces habitus seront perfectionnйs.

 

Lorsqu’on dit que la conscience est une espйrance, il y a prйdication par la cause : en effet, la bonne conscience fait que l’homme ait une bonne espйrance, comme la Glose l’explique au mкme endroit.

 

Mкme les habitus naturels sont en nous par un envoi divin ; donc, la conscience йtant un acte issu de l’habitus naturel de syndйrиse, la conscience est dite provenir d’un envoi divin de la mкme faзon que toute notre connaissance de la vйritй est dite venir de Dieu, qui a mis dans notre nature la connaissance des premiers principes.

 

Dans cette division du Philosophe, l’acte est inclus dans l’habitus, puisqu’il avait prouvй que les habitus sont gйnйrйs par des actes et qu’ils sont le principe d’actes semblables ; et ainsi, la conscience n’est ni une passion ni une puissance, mais un acte qui se ramиne а un habitus.

 

Quant aux arguments qui prouvent que la conscience est un acte, nous les accordons.

Article 2 : La conscience peut-elle se tromper ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le jugement naturel ne se trompe jamais ; or la conscience est un jugement naturel, d’aprиs saint Basile ; elle ne se trompe donc pas.

 

La conscience ajoute quelque chose а la science, et ce qu’elle ajoute ne diminue en rien la notion de science. Or la science ne se trompe jamais, car elle est un habitus par lequel on dit toujours le vrai, comme on le voit clairement au sixiиme livre de l’Йthique. Donc la conscience non plus ne peut pas se tromper.

 

La syndйrиse est « l’йtincelle de la conscience », comme il est dit dans la Glose а propos d’Йzйch. 1, 9. La conscience est donc а la syndйrиse ce que le feu est а l’йtincelle. Or l’opйration et le mouvement d’un feu et ceux de son йtincelle sont identiques. Donc ceux de la conscience et de la syndйrиse aussi. Or la syndйrиse ne se trompe pas. Donc la conscience non plus.

 

La conscience, selon saint Jean Damascиne au quatriиme livre, est « la loi de notre intelligence ». Or la loi de notre intelligence est plus certaine que l’intelligence elle-mкme ; or « l’intelligence est toujours droite », comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Donc а bien plus forte raison la conscience est-t-elle toujours droite.

 

La raison, du cфtй oщ elle touche а la syndйrиse, ne se trompe pas. Or la conscience est faite de la raison unie а la syndйrиse. La conscience ne se trompe donc jamais.

 

Au tribunal, on s’en tient а la parole des tйmoins. Or le tйmoin, au tribunal divin, c’est la conscience, comme on le voit clairement en Rom. 2, 15 : « leur conscience tйmoignant pour eux, etc. » Puis donc que le jugement divin ne peut jamais se tromper, il semble que la conscience non plus ne puisse jamais se tromper.

 

En tout domaine, la rиgle qui rйgit les autres choses doit avoir une rectitude sans dйfaillance. Or la conscience est une certaine rиgle des њuvres humaines. Il est donc nйcessaire que la conscience soit toujours droite.

 

L’espйrance s’appuie sur la conscience, comme on le dйduit de la Glose а propos de 1 Tim. 1, 5 : « d’un cњur pur et d’une bonne conscience, etc. » ; or l’espйrance est trиs certaine, comme on le voit en Hйbr. 6, 18, oщ il est dit : « Nous avons un appui trиs certain, nous qui avons mis notre refuge dans la garde de l’espйrance qui nous est proposйe, etc. » La conscience a donc une rectitude indйfectible.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 16, 2 : « L’heure vient oщ quiconque vous fera mourir, croira faire une chose agrйable а Dieu. » Ceux qui tuaient les apфtres avaient donc une conscience qui leur dictait de les tuer. Or cela йtait erronй. Donc la conscience se trompe.

 

La conscience implique une certaine confrontation. Or la raison peut se tromper en confrontant. La conscience peut donc se tromper.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dit, la conscience n’est rien d’autre qu’une application de la science а un acte particulier. Et il arrive qu’il y ait une erreur dans cette application, de deux faзons : d’abord parce que ce qui est appliquй contient en soi une erreur ; ensuite parce que l’application n’est pas correcte. De mкme aussi dans le syllogisme, le pйchй survient de deux faзons : soit parce qu’on se sert de propositions fausses, soit parce qu’on ne raisonne pas correctement.

 

L’emploi de propositions fausses se produit d’un cфtй [de l’application] et ne se produit pas de l’autre. En effet, on a dit prйcйdemment que, par la conscience, on applique а l’examen d’un acte particulier la connaissance de la syndйrиse, de la raison supйrieure et de la raison infйrieure. Or, puisque l’acte est particulier et que le jugement de la syndйrиse est universel, le jugement de la syndйrиse ne peut кtre appliquй а l’acte que si l’on fait l’assomption d’une proposition particuliиre. Et celle-ci est tantфt fournie par la raison supйrieure, tantфt par la raison infйrieure ; et ainsi, la conscience s’accomplit comme en un certain syllogisme particulier ; par exemple, si l’on profиre par un jugement de syndйrиse que rien de ce qui est interdit par la loi de Dieu ne doit кtre fait, et que l’on assume par la connaissance de la raison supйrieure que la fornication avec telle femme est contre la loi de Dieu, alors l’application de la conscience se fera en concluant qu’il faut s’abstenir de cette fornication. D’un cфtй, dans le jugement universel de la syndйrиse, aucune erreur ne se produit, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais de l’autre cфtй, dans le jugement de la raison supйrieure, il arrive qu’il y ait un pйchй, comme lorsqu’on estime кtre conforme ou opposй а la loi de Dieu ce qui ne l’est pas, ainsi les hйrйtiques qui croient que le serment est interdit par Dieu ; et ainsi, l’erreur se produit dans la conscience а cause de la faussetй qui existait dans la partie supйrieure de la raison. Et semblablement, il peut se produire une erreur dans la conscience а cause d’une erreur qui existe dans la partie infйrieure de la raison : comme lorsqu’on se trompe sur la notion civile du juste et de l’injuste, de l’honnкte et du malhonnкte.

 

Mais l’erreur survient aussi, dans la conscience, parce que l’application ne se fait pas de faзon correcte ; car de mкme qu’en raisonnant par syllogisme dans le domaine spйculatif il arrive que l’on nйglige la forme qui convient pour argumenter, et que de lа se produise une faussetй dans la conclusion, de mкme cela advient aussi pour le syllogisme qui est exigй dans le domaine pratique, comme on l’a dit. Il faut cependant savoir que dans certains cas la conscience ne peut jamais se tromper, а savoir lorsque l’acte particulier auquel la conscience s’applique est de soi l’objet d’un jugement universel dans la syndйrиse. En effet, de mкme que dans le domaine spйculatif il n’arrive pas que l’on se trompe sur des conclusions particuliиres qui sont assumйes directement et dans les mкmes termes sous des principes universels — par exemple, personne ne se trompe а propos cette affirmation : « Tel tout est plus grand que sa partie », ni de mкme а propos de celle-ci : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie » —, ainsi йgalement, aucune conscience ne peut se tromper а propos des affirmations suivantes : « Dieu ne doit pas кtre aimй par moi », et : « Il faut faire quelque chose de mal », йtant donnй que dans l’un et l’autre syllogisme, tant celui du domaine spйculatif que celui du domaine pratique, а la fois la majeure est йvidente par soi, car elle existe dans un jugement universel, et la mineure l’est aussi, car le mкme y est prйdiquй de lui-mкme de faзon particuliиre, comme lorsqu’on dit : « N’importe quel tout est plus grand que sa partie. Ce tout est un tout. Il est donc plus grand que sa partie. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est dit que la conscience est un jugement naturel en tant qu’elle est une certaine conclusion dйduite du jugement naturel et en laquelle l’erreur peut se produire : non certes а cause d’une erreur du jugement naturel, mais а cause d’une erreur dans la proposition particuliиre assumйe, ou а cause de la faзon aberrante de raisonner, comme on l’a dit.

 

La conscience ajoute а la science l’application de celle-ci а un acte particulier, et il peut y avoir une erreur dans l’application elle-mкme, bien qu’il n’y ait pas d’erreur dans la science. Ou bien l’on peut dire que, lorsque je parle de conscience, je n’implique pas la science prise seulement au sens strict, en tant qu’elle porte seulement sur des choses vraies, mais au sens large d’une connaissance quelconque, au sens oщ tout ce que nous connaissons, on dit dans le langage usuel et commun que nous le savons.

 

De mкme que l’йtincelle est ce que le feu a de plus pur et ce qui le survole tout entier, de mкme la syndйrиse est ce qui se trouve de plus haut dans le jugement de la conscience ; et c’est suivant cette mйtaphore que la syndйrиse est appelйe l’йtincelle de la conscience. Il n’est pas pour autant nйcessaire qu’а tous les autres points de vue la syndйrиse soit а la conscience ce que l’йtincelle est au feu. Et cependant, mкme dans le feu matйriel, il arrive qu’а cause du mйlange avec une matiиre йtrangиre un mode affecte le feu et non l’йtincelle, en raison de la puretй de celle-ci ; de mкme aussi, parce que la conscience se mкle а des objets particuliers, qui sont comme une matiиre йtrangиre а la raison, une erreur peut affecter la conscience et non la syndйrиse, qui demeure dans sa puretй.

 

La conscience est appelйe « loi de l’intelligence » quant а ce qui lui vient de la syndйrиse ; et son erreur ne vient jamais de lа mais d’ailleurs, comme on l’a dit.

 

Bien que la raison ne soit pas erronйe par son union а la syndйrиse, cependant la raison supйrieure ou infйrieure peut, en йtant erronйe, кtre appliquйe а la syndйrиse, comme une mineure fausse est unie а une majeure vraie.

 

Au tribunal, on s’en tient а la parole des tйmoins lorsque leurs dйclarations ne peuvent кtre convaincues de faussetй par des preuves manifestes. Or, en celui qui a une conscience erronйe, le tйmoignage de la conscience est convaincu de faussetй par le dictamen de la syndйrиse lui-mкme ; et dans ce cas, au tribunal divin, on ne s’en tiendra pas а ce que dit la conscience errante, mais plutфt au dictamen de la loi naturelle.

 

Ce n’est pas la conscience qui est la rиgle premiиre des њuvres humaines, mais plutфt la syndйrиse ; la conscience, elle, est comme une rиgle rйglйe ; il n’y a donc rien d’йtonnant si une erreur peut se produire en elle.

 

L’espйrance qui est fondйe sur la conscience droite est certaine : c’est l’espйrance gratuite. Mais l’espйrance qui est fondй sur une conscience erronйe est celle dont il est dit en Prov. 10, 28 : « L’espйrance des mйchants pйrira. »

Article 3 : La conscience oblige-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Nul n’est obligй а des actions si ce n’est par quelque loi. Or l’homme ne se fait pas а lui-mкme une loi. Puis donc que la conscience vient d’un acte de l’homme, elle n’oblige pas.

 

On n’est pas obligй de suivre les conseils. Or la conscience se comporte а la faзon d’un conseil : а l’instar du conseil, en effet, elle semble prйcйder l’йlection. La conscience n’oblige donc pas.

 

Nul n’est obligй sinon par un supйrieur. Or la conscience de l’homme n’est pas supйrieure а l’homme lui-mкme. L’homme n’est donc pas obligй par sa conscience.

 

Il appartient au mкme d’obliger et de dйlier de l’obligation. Or la conscience ne suffit pas pour absoudre l’homme. Ni non plus, par consйquent, pour obliger.

 

 

En sens contraire :

 

Eccl. 7, 23 : « Ta conscience sait. » La Glose : « Par un tel juge, aucun malfaiteur n’est acquittй. » Or le prйcepte du juge oblige. Le dictamen de la conscience oblige donc aussi.

 

А propos de Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, etc. », Origиne dit : « L’Apфtre veut que je ne dise, ne pense ni ne fasse rien que selon la conscience. » Donc la conscience oblige.

 

 

Rйponse :

 

Sans nul doute, la conscience oblige.

 

Et pour voir comment elle oblige, il faut savoir que l’obligation [litt. l’action de lier], mйtaphoriquement transfйrйe des rйalitйs corporelles aux spirituelles, implique l’imposition d’une nйcessitй. En effet, celui qui est liй est dans la nйcessitй de demeurer dans le lieu oщ il est liй, et le pouvoir de se tourner vers d’autres choses lui est фtй. Il est donc clair que le lien n’a pas lieu pour les choses qui sont nйcessaires par elles-mкmes : en effet, nous ne pouvons pas dire que le feu soit liй а ce qu’il se porte vers le haut, bien qu’il soit nйcessaire qu’il se porte vers le haut ; mais le lien n’a lieu que pour les choses nйcessaires auxquelles la nйcessitй est imposйe par autre chose. Or deux nйcessitйs peuvent кtre imposйes par un autre agent. L’une est celle de contrainte, et par elle quelqu’un est dans l’absolue nйcessitй de faire ce а quoi il est dйterminй par l’action de l’agent, sinon il ne s’agirait pas proprement de contrainte mais plutфt d’incitation ; l’autre nйcessitй est conditionnйe, а savoir, par la supposition de la fin : comme on impose а quelqu’un la nйcessitй de ne pas obtenir sa rйcompense s’il ne fait pas telle chose. La premiиre nйcessitй, qui est celle de contrainte, n’a pas lieu dans les mouvements de la volontй mais seulement dans les rйalitйs corporelles, йtant donnй que la volontй est naturellement libre de contrainte. Mais la seconde nйcessitй peut кtre imposйe а la volontй : ainsi par exemple, il lui est nйcessaire d’йlire telle chose si elle doit obtenir ce bien, ou si elle doit йviter ce mal. En un tel domaine, en effet, on tient pour йquivalent de ne pas avoir un mal ou d’avoir un bien, comme le Philosophe le montre clairement au cinquiиme livre de l’Йthique.

 

Or, de mкme que la nйcessitй de contrainte est imposйe aux rйalitйs corporelles au moyen d’une action, de mкme aussi cette nйcessitй conditionnйe est imposйe а la volontй par une action. Or l’action par laquelle la volontй est mue est le commandement de celui qui rйgit et gouverne ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique que le roi est principe de mouvement par son commandement. Donc, entre le commandement d’un chef et le fait d’obliger en matiиre volontaire par cette sorte de lien qui peut advenir а la volontй, le rapport est semblable а celui qui existe entre l’action corporelle et le fait de lier les rйalitйs corporelles par une nйcessitй de contrainte. Or l’action corporelle de l’agent n’amиne jamais de nйcessitй dans une autre rйalitй que par un contact de cette action avec la rйalitй sur laquelle il agit ; et par consйquent, quelqu’un n’est obligй par le commandement d’un roi ou d’un maоtre que si le commandement atteint celui auquel il est enjoint ; or c’est par la connaissance qu’il l’atteint. On n’est donc obligй par un prйcepte que moyennant la connaissance de ce prйcepte. Voilа pourquoi celui qui n’est pas capable de connaоtre le prйcepte n’est pas obligй par lui ; et l’on ne dit de quelqu’un qui ignore le prйcepte qu’il est obligй d’accomplir le prйcepte, que dans la mesure oщ il est tenu de connaоtre le prйcepte ; mais s’il n’est pas tenu de le connaоtre et qu’il ne le connaоt pas, il n’est nullement obligй par le prйcepte.

 

Donc, de mкme que dans le domaine des corps l’agent corporel n’agit que par contact, de mкme dans le domaine des esprits le prйcepte n’oblige que par la connaissance. Aussi, de mкme que le toucher et la puissance de l’agent agissent par la mкme force, puisque le toucher n’agit que par la puissance de l’agent et que celle-ci n’agit que moyennant le toucher, de mкme aussi le prйcepte et la connaissance obligent par la mкme force, puisque la connaissance n’oblige que par la puissance du prйcepte et que celui-ci n’oblige que moyennant la connaissance. Il est donc йtabli, puisque la conscience n’est rien d’autre que l’application de la connaissance а un acte, que la conscience est dite obliger par la force du prйcepte divin.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’homme ne se fait pas а lui-mкme une loi ; mais par l’acte de sa connaissance, par laquelle il connaоt la loi faite par un autre, il est obligй d’accomplir la loi.

 

« Conseil » se dit de deux faзons : parfois, en effet, le conseil n’est rien d’autre que l’acte de la raison qui enquкte sur les choses а faire ; et ce conseil est а l’йlection ce que le syllogisme ou la question est а la conclusion, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Et le conseil pris en ce sens ne s’oppose pas au prйcepte, car nous pratiquons aussi cette sorte de conseil а propos des choses qui sont dans le prйcepte ; par consйquent, il arrive que l’on soit obligй par un tel conseil. Or le conseil ainsi conзu se trouve dans la conscience quant а un mode d’application, c’est-а-dire lorsqu’on enquкte sur l’agir. D’une autre faзon, le conseil signifie la persuasion ou l’incitation а faire quelque chose, celle-ci n’ayant pas de force contraignante ; et un tel conseil, dont les exhortations amicales sont un exemple, s’oppose au prйcepte. Et de ce conseil procиde parfois aussi la conscience : en effet, la connaissance de ce conseil est parfois appliquйe а un acte particulier. Or, puisque la conscience n’oblige que par la force de ce qu’il y a en elle, la conscience qui s’ensuit du conseil ne peut pas obliger autrement que le conseil lui-mкme ; et celui-ci oblige а ne pas le mйpriser, mais non а l’accomplir.

 

Bien que l’homme ne soit pas supйrieur а lui-mкme, cependant celui dont il connaоt le prйcepte lui est supйrieur, et ainsi, il est obligй par sa conscience.

 

Lorsqu’on pиche dans l’erreur elle-mкme, comme quand on se trompe sur les choses qu’on est tenu de savoir, alors la conscience erronйe ne suffit pas pour absoudre. Mais si l’erreur portait sur des choses qu’on n’est pas tenu de savoir, on est absous par sa conscience, comme on le voit clairement pour celui qui pиche par ignorance de son acte, tel celui qui s’approche d’une autre femme qu’il croit кtre son йpouse.

Article 4 : La conscience erronйe oblige-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Augustin, « le pйchй est une action, une parole ou un dйsir contraire а la loi de Dieu ». Donc seule la loi de Dieu oblige а pйcher [si on ne la suit pas]. Or la conscience erronйe n’est pas selon la loi de Dieu. Elle n’oblige donc pas а pйcher [si on ne la suit pas].

 

А propos de Rom. 13, 1 : « Que toute вme soit soumise aux autoritйs, etc. », la Glose de saint Augustin dit qu’il ne faut pas obйir а une autoritй infйrieure contre le prйcepte d’une supйrieure ; par exemple, on ne doit pas obйir au proconsul si l’empereur commande le contraire. Or la conscience erronйe est infйrieure а Dieu lui-mкme. Lors donc que la conscience commande des choses contraires aux prйceptes de Dieu, le prйcepte de la conscience errante ne semble nullement obliger.

 

Selon saint Ambroise, « le pйchй est une transgression de la loi divine et une dйsobйissance aux commandements cйlestes ». Donc, quiconque s’йcarte de l’obйissance а la loi divine, pиche. Or la conscience erronйe, c’est-а-dire quand on a la conscience de devoir faire ce qui est interdit par la loi divine, fait s’йcarter de l’obйissance а l’autoritй divine. La conscience erronйe induit donc au pйchй si on l’observe, plutфt qu’elle n’oblige а pйcher si on ne l’observe pas.

 

Selon le droit, si quelqu’un a conscience que son йpouse lui est apparentйe а un degrй prohibй, et que cette conscience soit probable, alors il doit la suivre mкme contre le prйcepte de l’Йglise, mкme si une excommunication s’y ajoute ; mais si cette conscience n’est pas probable, il n’est pas obligй de la suivre, mais il doit plutфt obйir а l’Йglise. Or la conscience erronйe, surtout si elle porte sur des choses mauvaises par elles-mкmes, n’est nullement probable. Une telle conscience n’oblige donc pas.

 

Dieu est plus misйricordieux qu’un maоtre temporel. Or le maоtre temporel n’impute pas а pйchй ce que l’homme commet par erreur. Donc une conscience errante, devant Dieu, oblige bien moins encore а pйcher.

 

[Le rйpondant] disait que la conscience erronйe oblige en matiиre indiffйrente, mais non pour ce qui est mauvais par soi. En sens contraire : si l’on dit que la conscience n’oblige pas pour ce qui est mauvais par soi, c’est parce que le dictamen de la raison naturelle est а l’opposй. Or semblablement aussi, la raison naturelle dicte le contraire de la conscience erronйe qui se trompe en matiиre indiffйrente. Donc de mкme, cette conscience erronйe n’oblige pas.

 

 L’acte indiffйrent se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre. Or ce qui est tel ne doit pas nйcessairement кtre fait ou йvitй. La conscience n’oblige donc pas par nйcessitй а accomplir des actes indiffйrents.

 

Si quelqu’un agit contre la loi de Dieu а cause d’une conscience erronйe, il n’est pas excusй du pйchй. Si donc mкme celui qui agit contre une conscience ainsi errante pйchait, il s’ensuivrait que, soit qu’il agisse selon la conscience erronйe, soit qu’il n’agisse pas, il tomberait dans le pйchй ; il serait donc perplexe, sans pouvoir йviter le pйchй ; mais cela semble impossible, car « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », d’aprиs saint Augustin. Il est donc impossible qu’une conscience ainsi errante oblige.

 

 Tout pйchй se ramиne а quelque genre de pйchй. Or si la conscience de quelqu’un lui dicte de forniquer, l’abstention de fornication ne peut se ramener а un genre de pйchй. Il ne pйcherait donc pas en agissant ainsi contre sa conscience ; une telle conscience n’oblige donc pas.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 14, 23 : « Tout ce qui ne se fait point selon la foi, est pйchй. » La Glose : « i. e. selon la conscience, est pйchй, mкme si c’est bon en soi ». Or la conscience qui interdit ce qui est bon est une conscience erronйe. Donc une telle conscience oblige.

 

Observer les prescriptions lйgales aprиs que la grвce eut йtй rйvйlйe, n’йtait pas indiffйrent mais mauvais par soi ; c’est pourquoi il est dit en Gal. 5, 2 : « Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » Et pourtant, la conscience de devoir garder la circoncision obligeait ; aussi est-il ajoutй au mкme endroit : « Au contraire, je dйclare а tout homme qui se fait circoncire, qu’il est tenu d’accomplir la Loi tout entiиre. » La conscience erronйe oblige donc, mкme pour des choses mauvaises par soi.

 

Le pйchй rйside principalement dans la volontй ; et quiconque veut transgresser le prйcepte divin, a une volontй mauvaise ; donc il pиche. Or quiconque croit qu’une chose est un prйcepte et veut le transgresser, a la volontй de ne pas garder la loi ; donc il pиche. Et celui qui a une conscience erronйe, que ce soit pour des choses qui sont mauvaises par soi ou pour des choses quelconques, croit que ce qui est contraire а sa conscience est contre la loi de Dieu. Donc, s’il veut faire cela, il veut le faire contre la loi de Dieu, et ainsi, il pиche ; par consйquent la conscience, si erronйe soit-elle, oblige а pйcher [si on ne la suit pas].

 

La conscience, selon saint Jean Damascиne, est « la loi de notre intelligence » ; or agir contre la loi est pйchй ; agir d’une quelconque faзon contre la conscience l’est donc aussi.

 

Un prйcepte oblige. Or ce que la conscience dicte, cela est devenu prйcepte. Donc, si erronйe que soit la conscience, elle oblige.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a diffйrentes opinions. Certains disent, en effet, que la conscience peut se tromper, soit pour les choses qui sont mauvaises par soi, soit pour les choses indiffйrentes. Ainsi la conscience qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi n’oblige pas, mais elle oblige pour les choses indiffйrentes. Mais ceux qui disent cela ne semblent pas comprendre ce que veut dire « la conscience oblige ». En effet, on dit que la conscience oblige, en ce sens que, si l’on n’accomplit pas ce qu’elle dit, on tombe dans le pйchй ; mais non en ce sens que celui qui l’accomplit agirait droitement. Car sinon, on dirait du conseil qu’il oblige : en effet, celui qui accomplit le conseil agit droitement ; et pourtant, on dit que nous ne sommes pas obligйs de suivre les conseils, car celui qui nйglige le conseil ne pиche pas ; mais on dit que nous sommes obligйs de suivre les prйceptes, car si nous n’observons pas les prйceptes, nous tombons dans le pйchй. Si donc l’on dit que la conscience oblige а faire quelque chose, ce n’est pas que, si on le fait, cela soit rendu bon par une telle conscience, mais parce que, si on ne le fait pas, on tombe dans le pйchй. Or il ne semble pas possible que quelqu’un йchappe au pйchй si sa conscience, si errante soit-elle, dicte qu’une chose, qu’elle soit indiffйrente ou mкme mauvaise par soi, est prйcepte de Dieu, et qu’il dйcide de faire le contraire, une telle conscience demeurant. En effet, autant qu’il est en lui, il a par le fait mкme la volontй de ne pas observer la loi de Dieu ; et par consйquent, il pиche mortellement. Donc, bien qu’une telle conscience, qui est erronйe, puisse кtre quittйe, nйanmoins, tant qu’elle demeure, elle oblige, car celui qui la transgresse tombe nйcessairement dans le pйchй.

 

Cependant ce n’est pas de la mкme faзon que la conscience droite et la conscience erronйe obligent : la droite oblige au plein sens du terme et par soi, tandis que l’erronйe oblige а un certain point de vue et par accident.

 

Et je dis que la droite oblige au plein sens du terme, parce qu’elle oblige de faзon absolue et en toute йventualitй. En effet, si quelqu’un a la conscience de devoir йviter l’adultиre, cette conscience ne peut pas кtre quittйe sans pйchй, car dans le fait mкme de la quitter en se trompant, il pйcherait gravement ; et tant qu’elle demeure, elle ne peut sans pйchй кtre nйgligйe dans un acte. Elle oblige donc de faзon absolue et en toute йventualitй. Mais la conscience erronйe n’oblige qu’а un certain point de vue, puisque sous condition. En effet, celui а qui sa conscience dicte qu’il est tenu de forniquer, n’est obligй, si bien qu’il ne peut abandonner la fornication sans pйchй, que sous la condition suivante : si une telle conscience persiste. Or cette condition peut кtre фtйe, et cela sans pйchй. Par consйquent, une telle conscience n’oblige pas en toute йventualitй : en effet, quelque chose peut avoir lieu, а savoir l’abandon de la conscience, et une fois cela advenu, on n’est plus obligй. Or ce qui existe seulement sous une condition, on dit qu’il existe а un certain point de vue.

 

Je dis aussi que la conscience droite oblige par soi, mais l’erronйe par accident ; et en voici la preuve. Celui qui veut ou aime l’un а cause de l’autre, aime par soi cet autre а cause duquel il aime le premier, mais celui-ci, qu’il aime а cause de l’autre, il l’aime comme par accident ; par exemple, celui qui aime le vin parce qu’il est doux, aime le doux par soi, mais le vin par accident. Or celui qui a une conscience erronйe en croyant qu’elle est droite (sinon il ne se tromperait pas), adhиre а la conscience erronйe а cause de la rectitude qu’il croit exister en elle ; il adhиre par soi а la conscience droite, mais comme par accident а l’erronйe, en tant que cette conscience, qu’il croit кtre droite, se trouve кtre erronйe. Et de lа vient que la conscience droite l’oblige par soi, et l’erronйe par accident.

 

Et cette solution peut se dйduire des paroles du Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, oщ il pose quasiment la mкme question, а savoir, s’il faut appeler incontinent seulement celui qui s’йcarte de la raison droite, ou йgalement celui qui s’йcarte de la raison fausse. Et il rйsout en disant que l’incontinent s’йcarte par soi de la raison droite, et par accident de la fausse ; et de l’une purement et simplement, mais de l’autre а un certain point de vue, car ce qui est par soi est purement et simplement, tandis que ce qui est par accident est а un certain point de vue.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que ce que dicte la conscience erronйe ne soit pas conforme а la loi de Dieu, cependant celui qui se trompe reзoit cela comme la loi mкme de Dieu. Si donc il s’en йcarte, il s’йcarte par soi de la loi de Dieu, quoiqu’il se trouve par accident qu’il ne s’йcarte pas de la loi de Dieu.

 

Cet argument est probant lorsque le prйcepte de l’autoritй supйrieure et celui de l’autoritй infйrieure sont distincts, et que l’un et l’autre parviennent par soi distinctement а celui qui est obligй par le prйcepte. Mais ce n’est pas le cas ici, car le dictamen de la conscience n’est rien d’autre que le fait que le prйcepte de Dieu parvienne а celui qui a la conscience, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Il y aurait similitude avec l’exemple proposй si le prйcepte de l’empereur ne pouvait jamais arriver а quelqu’un que par l’intermйdiaire du proconsul, et que celui-ci n’exerзait son commandement qu’en rйcitant pour ainsi dire le prйcepte de l’empereur. Alors, en effet, ce serait la mкme chose de mйpriser le prйcepte de l’empereur et celui du proconsul, que celui-ci dise vrai ou qu’il mente.

 

La conscience erronйe qui se trompe sur des choses qui sont mauvaises par soi dicte des choses contraires а la loi de Dieu, et pourtant, ce qu’elle dicte, elle dit que c’est la loi de Dieu. Voilа pourquoi le transgresseur de cette conscience se rend quasiment transgresseur de la loi de Dieu ; quoiqu’il pиche mortellement aussi, celui qui, suivant cette conscience et l’accomplissant par des actes, agit contre la loi de Dieu : car le pйchй йtait dans l’erreur mкme, puisqu’elle venait de son ignorance de ce qu’il devait savoir.

 

Lorsque la conscience n’est pas probable, alors on doit la quitter ; cependant, tant qu’elle demeure, si l’on agit contre elle, on pиche mortellement. Cela ne permet donc pas de prouver que la conscience erronйe n’oblige pas tant qu’elle demeure, mais seulement qu’elle n’oblige pas au plein sens du terme et en toute йventualitй.

 

La conclusion de cet argument n’est pas que la conscience erronйe n’oblige pas а pйcher si on ne la suit pas, mais que si on la suit elle excuse du pйchй. Cet argument est donc йtranger а notre propos. Mais il conclut vrai lorsque l’erreur elle-mкme n’est pas un pйchй ; par exemple, lorsqu’elle se produit par une ignorance du fait. Mais si c’est par une ignorance du droit, il ne conclut pas bien, car cette ignorance est un pйchй ; dans ce cas, en effet, devant un juge sйculier non plus, celui qui allиgue son ignorance d’une loi qu’il doit connaоtre n’est pas excusй.

 

Bien qu’il y ait dans la raison naturelle de quoi pouvoir procйder au contraire de ce que dicte la conscience erronйe, que l’erreur porte sur des choses indiffйrentes ou bien sur des choses mauvaises par soi, cependant la raison naturelle ne le dicte pas en acte ; en effet, si elle dictait le contraire, la conscience ne se tromperait pas.

 

 Bien que l’acte indiffйrent, autant qu’il est en lui, se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre, cependant, pour celui qui estime que cet acte est objet de prйcepte, il devient non indiffйrent, а cause de son estimation.

 

Celui qui a la conscience de devoir forniquer n’est pas perplexe au plein sens du terme, car il peut faire une chose telle que, une fois cette chose accomplie, il ne tombera pas dans le pйchй, а savoir, quitter la conscience erronйe ; mais il est perplexe а un certain point de vue, c’est-а-dire tant que demeure la conscience erronйe. Et il n’y a pas d’inconvйnient а ce que, une fois supposй quelque chose, l’homme ne puisse йviter le pйchй ; par exemple, si l’on suppose une intention de vaine gloire, celui qui est tenu de faire l’aumфne ne peut йviter le pйchй ; en effet, s’il donne avec une telle intention, il pиche, et s’il ne donne pas, il est un transgresseur.

 

 Lorsque la conscience erronйe dicte de faire quelque chose, elle le dicte sous quelque raison formelle de bien, comme si c’йtait une њuvre de justice, de tempйrance, ou d’autres choses semblables ; aussi son transgresseur tombe-t-il dans le vice contraire а la vertu sous l’apparence de laquelle la conscience dicte cela. Ou bien, si elle le dicte sous l’apparence du prйcepte divin, ou de quelque prйlat seulement, le transgresseur de sa conscience tombera dans le pйchй de dйsobйissance.

Article 5 : La conscience erronйe, en matiиre indiffйrente, oblige-t-elle plus ou moins qu’un commandement du prйlat ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle oblige moins.

 

Le religieux subordonnй a fait vњu d’obйir а son prйlat. Or il est tenu d’accomplir son vњu, comme il est dit dans un psaume : « Faites des vњux et acquittez-vous-en. » Il semble donc qu’il soit tenu d’obйir au prйlat contre sa conscience, et ainsi, au prйlat plus qu’а la conscience.

 

Il faut toujours obйir au prйlat dans les choses qui ne sont pas contre Dieu. Or les choses indiffйrentes ne sont pas contre Dieu. On est donc tenu d’obйir au prйlat en ces choses ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il faut obйir а l’autoritй supйrieure plutфt qu’а l’autoritй infйrieure, comme on le trouve dans la Glose а propos de Rom. 13, 2. Or l’вme du prйlat est supйrieure а l’вme du subordonnй. Celui-ci est donc obligй par le commandement du prйlat plus que par sa propre conscience.

 

Le subordonnй ne doit pas juger du commandement du prйlat, mais c’est plutфt le prйlat qui doit juger des actes du subordonnй. Or celui-ci jugerait du commandement du prйlat s’il s’en йcartait а cause de sa conscience. Donc, quelque contraire que soit le dictamen de la conscience en matiиre indiffйrente, on doit plutфt s’en tenir au commandement du prйlat.

 

 

En sens contraire :

 

Le lien spirituel est plus fort que le corporel, et l’intйrieur que l’extйrieur. Or la conscience est un lien spirituel intйrieur, tandis que la prйlature est un lien extйrieur et corporel, semble-t-il, car toute prйlature rйsulte d’une dispensation temporelle ; lors donc qu’on sera parvenu а l’йternitй, elle sera abolie, comme on le lit dans la Glose а propos de 1 Cor. 15, 24. Il semble donc qu’il faille obйir а la conscience plutфt qu’au prйlat.

 

 

Rйponse :

 

La solution de cette question peut convenablement apparaоtre aprиs ce qui a йtй dit. En effet, on a dйjа dit que la conscience n’oblige que par la force du prйcepte divin, soit selon la loi йcrite, soit selon la loi de nature mise en nous. Comparer le lien de la conscience а celui que cause le prйcepte du prйlat, ce n’est donc pas autre chose que comparer le lien du prйcepte divin а celui du prйcepte du prйlat. Puis donc que le prйcepte divin oblige contre le prйcepte du prйlat et plus que celui-ci, le lien de la conscience sera aussi plus grand que celui du prйcepte du prйlat, et la conscience obligera mкme si le prйcepte du prйlat va en sens contraire.

 

Cependant cela se rйalise diffйremment dans le cas d’une conscience droite et dans le cas d’une conscience erronйe. En effet, la conscience droite oblige au plein sens du terme, et parfaitement, contre le prйcepte du prйlat. Au plein sens du terme, car son obligation ne peut pas кtre фtйe, puisqu’une telle conscience ne peut pas кtre quittйe sans pйchй. Parfaitement, car la conscience droite n’oblige pas seulement en sorte que celui qui ne la suit pas tombe dans le pйchй, mais aussi en sorte que celui qui la suit est exempt de pйchй, quelque opposй que soit le prйcepte du prйlat. La conscience erronйe, quant а elle, oblige mкme en matiиre indiffйrente contre le prйcepte du prйlat, а un certain point de vue et imparfaitement. А un certain point de vue, car elle n’oblige pas en toute йventualitй, mais sous la condition de sa persistance : en effet, on peut et on doit quitter une telle conscience. Imparfaitement, car elle oblige en ce sens que celui qui ne la suit pas tombe dans le pйchй, mais non pas en ce sens que celui qui la suit alors que le prйcepte du prйlat est en sens contraire йviterait le pйchй, si toutefois le prйcepte du prйlat oblige pour cette chose indiffйrente ; en un tel cas, en effet, on pиche, soit qu’on n’agisse pas, car on le fait contre la conscience, ou qu’on agisse, car on dйsobйit au prйlat. Mais on pиche plus si l’on ne fait pas ce que dicte la conscience, tant que celle-ci persiste, car elle oblige plus que le prйcepte du prйlat.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Celui qui a fait vњu d’obйissance est tenu d’obйir dans les choses auxquelles s’йtend le bien de l’obйissance ; et il n’est ni dйliй de cette obligation par l’erreur de la conscience, ni non plus du lien de la conscience par cette obligation ; et ainsi demeurent en lui deux obligations contraires. L’une d’elles, а savoir celle qui vient de la conscience, est plus grande car plus intense, mais plus petite car moins solide ; et c’est l’inverse pour l’autre. En effet, l’obligation а l’йgard du prйlat ne peut pas кtre rompue comme la conscience erronйe peut кtre quittйe.

 

Bien que cette њuvre soit en soi indiffйrente, cependant elle devient non indiffйrente par le dictamen de la conscience.

 

Bien que le prйlat soit supйrieur au subordonnй, cependant la conscience oblige sous l’apparence du prйcepte divin, et Dieu est plus grand que le prйlat.

 

Le subordonnй n’a pas а juger du prйcepte du prйlat, mais de l’accomplissement du prйcepte, qui le regarde а lui, subordonnй. En effet, chacun est tenu d’examiner ses actes а la lumiиre de la science qu’il a reзue de Dieu, qu’elle soit naturelle, acquise ou infuse ; car tout homme doit agir suivant la raison.

Question 18 : [La connaissance du premier homme dans l’йtat d’innocence]

 

Article 1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?

Article 2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu par les crйatures ?

Article 3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?

Article 4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les crйatures ?

Article 5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?

Article 6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ?

Article 7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?

Article 8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?

 

 

Article 1 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il connu Dieu dans son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Le Maоtre dit au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, que « l’homme avant le pйchй a vu Dieu sans mйdium ». Or voir Dieu sans mйdium, c’est le voir dans son essence. Donc, dans l’йtat d’innocence, il a vu Dieu dans son essence.

 

[Le rйpondant] disait que le Maоtre pense qu’Adam a vu Dieu sans mйdium quant au nuage de la faute, mais non sans l’intermйdiaire de la crйature. En sens contraire : le Maоtre dit au mкme endroit que « parce que nous voyons Dieu par un mйdium, il est nйcessaire que nous arrivions а lui par les crйatures visibles ». Il semble donc qu’il pense а l’intermйdiaire de la crйature. Or voir sans l’intermйdiaire de la crйature, c’est voir dans l’essence. Donc, etc.

 

Il est dit en Philipp. 4, 7 : « la paix de Dieu qui surpasse toute pensйe » ; ce que la Glose, au mкme endroit — en le comprenant de la paix que Dieu fait parmi les йlus dans la patrie — expose ainsi : « toute pensйe, c’est-а-dire notre intelligence, non l’intelligence de ceux qui voient toujours la face du Pиre ». D’oщ l’on peut conclure que la paix ou la joie des bienheureux dйpasse l’intelligence de tous ceux qui ne jouissent pas de cette joie. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu la joie des bienheureux, et c’est pourquoi saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues : « en se rйpandant hors de lui-mкme par le pйchй, il ne fut plus capable de voir les joies de la cйleste patrie qu’il contemplait auparavant ». Donc Adam, dans cet йtat, jouissait de la joie de la patrie cйleste.

 

Hugues de Saint-Victor dit que l’homme dans cet йtat connaissait son Crйateur de telle sorte qu’une prйsence de contemplation permettait alors de le distinguer plus clairement. Or, voir Dieu par une prйsence de contemplation, c’est, semble-t-il, le voir dans son essence. Donc Adam, dans cet йtat, a vu Dieu dans son essence.

 

L’homme a йtй fait pour voir Dieu : en effet, si Dieu a fait la crйature raisonnable, c’est pour qu’elle prenne part а sa bйatitude, qui consiste dans sa vision, comme on le trouve au deuxiиme livre des Sentences, dist. 1. Si donc Adam, dans l’йtat d’innocence, ne voyait pas Dieu dans son essence, c’йtait seulement parce qu’un mйdium l’en empкchait. Or le mйdium de la faute ne l’empкchait pas, car il en йtait alors exempt ; ni non plus le mйdium de la crйature, car Dieu est plus intime а l’вme de l’homme que n’importe quelle crйature. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a vu Dieu dans son essence.

 

De mкme que la partie affective de l’homme n’est rendue parfaite que par le bien souverain, de mкme la cognitive ne l’est que par la vйritй suprкme, comme on le voit clairement au livre sur l’Esprit et l’Вme. Or chacun possиde en soi le dйsir de sa propre perfection. Donc Adam en son premier йtat dйsirait voir Dieu dans son essence. Or quiconque n’a pas ce qu’il dйsire, est affligй. Si donc Adam ne voyait alors pas Dieu dans son essence, il йtait affligй. Mais cela est faux, car l’affliction, йtant une peine, ne peut prйcйder la faute. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

 L’вme de l’homme a йtй faite а l’image de Dieu de faзon а кtre formйe а partir de la vйritй premiиre elle-mкme sans qu’aucune crйature s’interpose, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme. Or l’image demeurait intиgre et pure dans l’homme dans l’йtat d’innocence. Il se portait donc vers la vйritй suprкme elle-mкme sans aucun mйdium ; et ainsi, il voyait Dieu dans son essence.

 

Pour que nous connaissions une chose en acte, la seule condition requise est que l’espиce devienne intelligible en acte par abstraction de la matiиre et des circonstances de la matiиre, ce qui revient а l’intellect agent, et qu’elle soit reзue dans l’intelligence, ce qui revient а l’intellect possible. Or l’essence divine est intelligible par soi, йtant entiиrement sйparйe de la matiиre ; en outre, elle йtait intime а l’вme de l’homme lui-mкme, puisque l’on dit que Dieu est en toutes choses par son essence. Puis donc qu’il n’y avait aucun empкchement en l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence, il semble qu’elle voyait Dieu dans son essence.

 

 Puisque l’вme d’Adam dans l’йtat d’innocence йtait ordonnйe comme elle le devait, la raison supйrieure n’йtait pas moins parfaite а l’йgard de son objet que l’infйrieure а l’йgard de son objet propre. Or la raison infйrieure, а laquelle il appartenait de tendre vers les rйalitйs temporelles, pouvait voir immйdiatement ces choses temporelles. Donc la raison supйrieure, а laquelle il appartenait de regarder les rйalitйs йternelles, pouvait voir aussi l’essence йternelle de Dieu immйdiatement.

 

10° Ce par quoi une chose devient sensible en acte, est immйdiatement connu par le sens de la vue : c’est la lumiиre. Ce par quoi une chose devient actuellement intelligible, est donc aussi connu immйdiatement par l’intelligence de l’homme. Or une chose ne rend une autre actuellement intelligible que dans la mesure oщ elle est elle-mкme en acte ; et ainsi, puisque Dieu seul est acte pur, il est lui-mкme ce par quoi toutes choses deviennent intelligibles. L’intelligence de l’homme en son йtat premier voyait donc Dieu immйdiatement, puisqu’elle n’avait alors aucun empкchement.

 

11° Saint Jean Damascиne dit que l’homme dans l’йtat d’innocence « jouissait d’une vie heureuse et riche de toute fйlicitй ». Or la bйatitude de la vie consiste en ce que Dieu soit vu dans son essence. Il a donc alors vu Dieu dans son essence.

 

12° Le mкme Damascиne dit que l’homme йtait alors « nourri comme un autre ange par le fruit suave de la contemplation ». Or les anges voient Dieu dans son essence. Donc Adam aussi, dans cet йtat, a vu Dieu dans son essence.

 

13° La nature de l’homme йtait plus parfaite dans l’йtat d’innocence que dans l’йtat d’aprиs le pйchй. Or dans ce dernier йtat, il a йtй concйdй а quelques-uns de voir Dieu dans son essence alors qu’ils йtaient encore dans cette vie mortelle, comme saint Augustin le dit de saint Paul et de Moпse au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et dans le livre sur la Vision de Dieu. Donc а bien plus forte raison Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu Dieu dans son essence.

 

14° А propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Il semble donc que ce sommeil fut un certain ravissement. Or ceux qui sont ravis voient Dieu dans son essence. Adam l’a donc aussi vu dans son essence.

 

15° Selon saint Jean Damascиne, Adam ne fut pas placй seulement dans un paradis corporel, mais aussi dans un spirituel. Or le paradis spirituel n’est rien d’autre que la bйatitude qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence. Il a donc vu Dieu dans son essence.

 

16° Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que dans l’йtat d’innocence « rien n’йtait refusй aux dйsirs d’une volontй bonne ». Or la volontй bonne pouvait dйsirer de voir Dieu dans son essence. Cela n’йtait donc pas refusй aux premiers parents ; et ainsi, ils voyaient Dieu dans son essence.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au premier livre sur la Trinitй que la vue de Dieu est toute la rйcompense des saints. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, n’йtait pas bienheureux. Il n’a donc pas vu Dieu dans son essence.

 

Dieu, dans l’йtat de voie, peut certes кtre aimй tout entier, mais non кtre vu tout entier. Or il serait vu tout entier s’il йtait vu dans son essence, puisque son essence est simple. Puis donc qu’Adam йtait dans l’йtat de voie, il n’a pas pu voir Dieu dans son essence.

 

L’вme accablйe du poids de la chair perd la connaissance distincte des rйalitйs ; aussi Boиce dit-il au livre sur la Consolation : « elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Or dans l’йtat d’innocence l’вme de l’homme йtait quelque peu abaissйe par le corps, pas autant toutefois qu’aprиs le pйchй. Elle йtait donc empкchйe de voir l’essence divine, pour laquelle est requise la plus parfaite disposition d’esprit.

 

Кtre en mкme temps dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie, est propre au Christ seul. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat de voie, et cela ressort de ce qu’il a pu pйcher ; il n’йtait donc pas dans l’йtat de saisie, et ainsi, il n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse :

 

Certains ont prйtendu que la vision de Dieu dans son essence a lieu non seulement dans la patrie, mais aussi dans l’йtat de voie, non toutefois aussi parfaitement dans l’йtat de voie que dans la patrie. Pour eux, l’homme dans l’йtat d’innocence eut une vision intermйdiaire entre la vision des bienheureux et la vision des hommes aprиs le pйchй ; car il a vu moins parfaitement que les bienheureux, et plus parfaitement que l’homme ne l’aura pu aprиs le pйchй. Mais cette affirmation est contraire aux tйmoignages de l’Йcriture, qui concordent pour poser l’ultime bйatitude de l’homme dans la vision de Dieu ; par consйquent, du fait mкme que l’on voit Dieu dans son essence, l’on est bienheureux. Et ainsi, personne encore en chemin vers la bйatitude n’a pu voir Dieu dans son essence, pas mкme Adam dans l’йtat d’innocence, comme le veut l’opinion commune. Et la vйritй de cela peut aussi кtre montrйe par la raison.

 

En effet, il y a lieu de dйfinir pour chaque nature un terme ultime, en lequel consiste sa perfection derniиre. La perfection de l’homme, en tant que tel, ne consiste que dans l’acte de l’intelligence, а laquelle il doit sa nature d’homme. Or dans l’opйration de l’intelligence, diffйrents degrйs peuvent кtre distinguйs de deux faзons. D’une premiиre faзon, en raison de la diversitй des intelligibles. Car plus quelqu’un comprend parfaitement un intelligible, plus son intelligence est parfaite ; voilа pourquoi il est dit au dixiиme livre de l’Йthique que la plus parfaite opйration de l’intelligence est celle de l’intelligence bien disposйe envers le meilleur intelligible, comme la plus belle vision corporelle est celle de la vue « bien disposйe envers le plus beau des objets qui tombent sous le regard ». De l’autre faзon, les degrйs dans l’opйration de l’intelligence se prennent du mode d’intellection. Car il est possible qu’un seul et mкme intelligible soit compris diffйremment par des sujets diffйrents, par l’un plus parfaitement, par l’autre moins.

 

Or il n’est pas possible que le terme ultime de la perfection humaine soit envisagй suivant quelque mode d’intellection, car dans ces modes peuvent кtre considйrйs une infinitй de degrйs de plus ou moins parfaite intelligence. Et nul а part Dieu, qui comprend tout dans une infinie clartй, n’est si parfaitement intelligent que l’on ne puisse imaginer qu’un autre кtre pense plus parfaitement. Il est donc nйcessaire que le terme ultime de la perfection humaine soit dans l’intellection de quelque intelligible trиs parfait, qui est l’essence divine. Donc, chaque crйature raisonnable est bienheureuse en ceci qu’elle voit l’essence de Dieu, non en ce qu’elle la voit aussi clairement, ou plus, ou moins. La vision du bienheureux ne se distingue donc pas de la vision de l’homme dans l’йtat de voie par une plus ou moins grande perfection, mais par le fait de voir ou de ne pas voir. Voilа pourquoi Adam, puisqu’il йtait encore en chemin vers la bйatitude, n’a pas vu Dieu dans son essence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Trois mйdiums peuvent кtre considйrйs dans une vision : celui sous lequel on voit, celui par lequel on voit, qui est l’espиce de la rйalitй vue, et celui dont on reзoit la connaissance de la rйalitй vue. Par exemple dans la vision corporelle, le mйdium sous lequel on voit est la lumiиre, par laquelle une chose devient visible en acte et la vue est perfectionnйe pour la vision ; le mйdium par lequel on voit est l’espиce, existant dans l’њil, de la rйalitй sensible, espиce qui, en tant que forme du voyant comme tel, est le principe de l’opйration visuelle ; le mйdium dont on reзoit la connaissance de la rйalitй vue est par exemple un miroir, а partir duquel, parfois, l’espиce de quelque objet visible, par exemple une pierre, passe dans l’њil, et non immйdiatement а partir de la pierre elle-mкme.

 

Et ces trois mйdiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle : de sorte qu’а la lumiиre corporelle corresponde la lumiиre de l’intellect agent, comme un mйdium sous lequel l’intelligence voit ; а l’espиce visible, l’espиce intelligible, par laquelle l’intellect possible devient actuellement connaissant ; et au mйdium dont on reзoit comme а partir d’un miroir la connaissance de l’objet vu, est comparй l’effet а partir duquel nous arrivons а connaоtre la cause ; car ainsi, la ressemblance de la cause est imprimйe а notre intelligence non pas immйdiatement depuis la cause, mais depuis l’effet, en lequel resplendit la ressemblance de la cause. Aussi ce genre de connaissance est-il appelй spйculaire, а cause de sa ressemblance avec la vision dans un miroir.

 

Pour connaоtre Dieu, l’homme dans l’йtat d’aprиs le pйchй a donc besoin d’un mйdium, qui est comme un miroir en lequel se reflиte la ressemblance de Dieu lui-mкme. Car il est nйcessaire que nous arrivions aux perfections invisibles de Dieu par le moyen de ses crйatures, comme il est dit en Rom. 1, 20. L’homme dans l’йtat d’innocence n’avait pas besoin de ce mйdium, mais il avait besoin de celui qui est comme l’espиce de la rйalitй vue ; car il voyait Dieu par quelque lumiиre spirituelle divinement insinuйe а l’esprit de l’homme, et qui йtait comme une ressemblance expresse de la lumiиre incrййe. Mais il n’aura pas besoin de ce mйdium dans la patrie, car il verra l’essence de Dieu en elle-mкme, non par une ressemblance de celle-ci, qu’elle soit intelligible ou sensible, puisque aucune ressemblance crййe ne peut reprйsenter Dieu si parfaitement qu’un homme voyant par elle puisse connaоtre l’essence mкme de Dieu. Cependant, il aura besoin dans la patrie de la lumiиre de gloire, qui sera comme un mйdium sous lequel on voit, suivant ce passage du Psaume 35, 10 : « dans ta lumiиre nous verrons la lumiиre », parce que cette vision n’est naturelle а aucune crйature, mais а Dieu seul, et par consйquent aucune crйature ne peut y atteindre par sa nature, mais pour l’obtenir il est nйcessaire qu’elle soit йclairйe par une lumiиre divinement йmise. La deuxiиme vision qui a lieu par un mйdium, qui est l’espиce, est naturelle а l’ange ; mais elle est au-dessus de la nature de l’homme ; c’est pourquoi il a besoin pour elle de la lumiиre de la grвce. La troisiиme convient а la nature de l’homme ; voilа pourquoi elle seule lui est laissйe aprиs le pйchй. Et ainsi, il ressort que la vision par laquelle l’homme a vu Dieu dans l’йtat d’innocence fut intermйdiaire entre la vision par laquelle nous voyons maintenant et la vision des bienheureux.

 

On voit donc clairement que l’homme aprиs le pйchй a besoin de trois mйdiums pour voir Dieu, а savoir : la crйature elle-mкme, par laquelle il monte vers la connaissance divine ; la ressemblance de Dieu lui-mкme, qu’il reзoit de la crйature ; et la lumiиre, par laquelle il est perfectionnй pour кtre dirigй vers Dieu, que ce soit la lumiиre de la nature, comme l’intellect agent, ou la lumiиre de la grвce, comme la lumiиre de la foi ou de la sagesse. Dans l’йtat d’avant le pйchй, il avait besoin de deux mйdiums, а savoir : celui qui est une ressemblance de Dieu, et celui qui est une lumiиre йlevant ou dirigeant l’esprit. Les bienheureux, quant а eux, n’ont besoin que d’un mйdium, а savoir la lumiиre de gloire qui йlиve l’esprit. Et Dieu lui-mкme se voit sans aucun mйdium, car il est lui-mкme la lumiиre par laquelle il se voit.

 

Le Maоtre n’exclut pas qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ait vu Dieu par une ressemblance crййe comme par un mйdium ; mais il dit qu’il n’avait pas besoin pour cela de l’intermйdiaire d’une crйature visible.

 

Adam, dans l’йtat d’innocence, ne voyait pas les joies de la cour cйleste au point de comprendre ce qu’elles йtaient ou quelle йtait leur grandeur, car cela appartient aux seuls bienheureux ; mais il connaissait leur existence, puisqu’il en avait quelque participation.

 

Dieu, dans la contemplation, est vu par un mйdium qui est la lumiиre de la sagesse, qui йlиve l’esprit pour qu’il distingue les choses divines ; mais non en sorte que l’essence divine elle-mкme soit vue immйdiatement. Et c’est de cette faзon que les contemplatifs le voient aussi par la grвce dans l’йtat d’aprиs le pйchй, quoique plus parfaitement dans l’йtat d’innocence.

 

L’homme йtait fait pour voir Dieu non au dйbut, mais au terme ultime de sa perfection ; voilа pourquoi s’il n’a pas vu Dieu au premier temps de sa crйation, ce ne fut pas parce qu’un obstacle l’en empкchait, mais seulement par sa propre imperfection, parce qu’il n’avait pas encore en soi la perfection qui est requise pour voir l’essence divine.

 

Adam, dans l’йtat d’innocence, dйsirait voir Dieu dans son essence ; mais son dйsir йtait ordonnй : il tendait en effet а voir Dieu quand ce serait le temps. Ne point voir Dieu avant le temps convenable ne causait donc en lui aucune affliction.

 

On dit que notre esprit est formй immйdiatement а partir de la vйritй premiиre elle-mкme, non qu’il ne la connaisse quelquefois par l’intermйdiaire d’un habitus, d’une espиce ou d’une crйature, mais comme la reproduction est formйe sur son modиle immйdiat. Certains ont prйtendu en effet, comme on le voit chez Denys au livre des Noms divins, que les plus hauts parmi les кtres sont les modиles des infйrieurs, et qu’ainsi l’вme de l’homme procиde de Dieu par l’intermйdiaire de l’ange, et qu’il est formй sur le modиle divin par l’intermйdiaire du modиle angйlique. Et cela est exclu par les paroles citйes. Car l’esprit humain est crйй immйdiatement par Dieu, et il est formй immйdiatement а partir de lui comme а partir d’un modиle ; et c’est pour cela qu’il est aussi bйatifiй immйdiatement en lui comme en sa fin.

 

Bien que Dieu soit intelligible par soi au plus haut point, et qu’il fыt prйsent а l’esprit de l’homme dans l’йtat d’innocence, cependant il ne lui йtait pas prйsent comme une forme intelligible, car l’intelligence de l’homme n’avait pas encore la perfection qui est requise pour cela.

 

L’objet de la raison supйrieure, en sa condition naturelle, n’est pas l’essence divine elle-mкme, mais certaines raisons dйrivant de Dieu dans l’esprit et reзues aussi par les crйatures, raisons par lesquelles nous sommes perfectionnйs pour regarder les rйalitйs йternelles.

 

10° Le principe immйdiat et prochain par lequel les choses qui sont intelligibles en puissance le deviennent en acte, est l’intellect agent ; mais le principe premier par lequel toutes choses deviennent intelligibles, est la lumiиre incrййe elle-mкme. Et ainsi, l’essence divine elle-mкme est aux intelligibles ce que la substance du soleil est aux visibles corporels. Or il n’est pas nйcessaire que celui qui voit une couleur, voie la substance du soleil ; mais qu’il voie la lumiиre du soleil, dans la mesure oщ la couleur est йclairйe par elle. De mкme aussi, il n’est pas nйcessaire que celui qui connaоt quelque intelligible voie l’essence divine ; mais qu’il perзoive la lumiиre intelligible, qui dйcoule originairement de Dieu, dans la mesure oщ c’est par elle qu’une chose est actuellement intelligible.

 

11° La parole de saint Jean Damascиne doit кtre entendue en ce sens qu’Adam йtait bienheureux non pas au plein sens du terme, mais d’une certaine bйatitude qui convenait а son йtat ; de mкme aussi, il est dit de quelques-uns qu’ils sont relativement bienheureux mкme dans un йtat de malheur, en raison d’une perfection qui se trouve en eux : « Bienheureux les pauvres en esprit, etc. » (Mt 5, 5).

 

12° Mкme l’ange dans l’йtat de nature crййe n’a pas vu Dieu dans son essence : cela ne lui revient que par la gloire. Adam, quant а lui, a eu par grвce, dans l’йtat d’innocence, le mode de vision que l’ange a par nature, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il est dit qu’il a vu comme un autre ange.

 

13° Moпse et saint Paul avaient vu Dieu dans son essence par une certaine grвce privilйgiйe. Mais bien qu’ils fussent encore dans l’йtat de voie de faзon absolue, cependant, sous un certain rapport, en tant qu’ils voyaient Dieu dans son essence, ils n’йtaient pas dans l’йtat de voie. Voilа pourquoi il ne convenait pas mкme а Adam, dans l’йtat d’innocence, oщ il йtait encore en l’йtat de voie, de voir Dieu dans son essence. S’il fut pourtant, par quelque ravissement, йlevй au-dessus de la connaissance commune qui lui convenait alors, de faзon а voir Dieu dans son essence, cela n’est pas aberrant, puisqu’une telle grвce a pu кtre confйrйe а l’homme dans l’йtat d’innocence comme elle le fut а l’homme dans l’йtat d’aprиs le pйchй.

 

14° Si nous pensons que cette extase d’Adam йtait similaire au ravissement de saint Paul, alors nous dirons que cette vision йtait au-dessus du mode commun de vision qui lui convenait alors. Mais parce qu’on ne trouve pas dit expressйment que pendant ce sommeil il a vu Dieu dans son essence, nous pouvons dire que dans cette extase il fut йlevй non pas а la vision de l’essence mкme de Dieu, mais а la connaissance de certaines choses concernant les divins mystиres, plus profondes que celles que le mode commun de la connaissance humaine ne lui aurait alors valu.

 

15° Le paradis spirituel, en tant qu’il dйsigne la parfaite dйlectation qui rend bienheureux, consiste dans la vision de Dieu ; mais en tant qu’il dйsigne simplement la dйlectation que l’on йprouve de Dieu, le paradis spirituel consiste en n’importe quelle contemplation de Dieu.

 

16° La volontй n’eыt pas йtй bonne et ordonnйe, si elle avait dйsirй avoir а ce moment-lа ce qui ne lui convenait pas alors ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

Article 2 : L’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il vu Dieu а travers les crйatures ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Connaоtre Dieu а travers la crйature, c’est connaоtre la cause par l’effet. Or cette connaissance procиde par confrontation ou invention ; et puisqu’elle est faible et imparfaite, elle ne convenait pas а l’homme dans l’йtat d’innocence. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, n’a pas vu Dieu а travers les crйatures.

 

Si l’on фte la cause, l’effet est фtй. Or saint Isidore donne la raison pour laquelle l’homme a vu Dieu а travers les crйatures : c’est que, s’йtant dйtournй du Crйateur, il s’est tournй vers les crйatures. Mais ce n’йtait pas encore le cas dans l’йtat d’innocence. Donc l’homme ne voyait alors pas Dieu а travers les crйatures.

 

Selon Hugues de Saint-Victor, l’homme dans cet йtat connaissait Dieu par une prйsence de contemplation. Or dans la contemplation, Dieu est vu sans le mйdium de la crйature. L’homme ne voyait donc pas Dieu а travers les crйatures.

 

Saint Isidore dit que l’ange, crйй avant toute crйature, n’a pas connu Dieu а travers la crйature. Or l’homme dans l’йtat d’innocence a vu Dieu comme un autre ange, selon saint Jean Damascиne. L’homme non plus n’a donc pas connu Dieu а partir des crйatures.

 

Les tйnиbres ne sont pas une raison formelle permettant de connaоtre la lumiиre. Or toute crйature, comparйe au Crйateur, est tйnиbres. Le Crйateur ne peut donc кtre connu а travers la crйature.

 

 Saint Augustin dit au onziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Peut-кtre, dis-je, Dieu leur parlait-il ainsi » — c’est-а-dire а nos premiers parents — « encore qu’ils ne participassent point а la divine sagesse au mкme degrй que les anges. Mais, а leur maniиre humaine et de faзon moins parfaite, peut-кtre est-ce ainsi qu’ils recevaient la visite et la parole de Dieu. » Il semble que l’on puisse en conclure que l’homme dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par le mкme genre de connaissance que les anges. Or les anges ne connaissent pas Dieu а travers les crйatures, comme le montrent clairement saint Augustin au deuxiиme livre sur la Genиse au sens littйral, et Denys au septiиme chapitre des Noms divins. L’homme dans l’йtat d’innocence ne connaissait donc pas Dieu а travers les crйatures.

 

L’вme de l’homme est plus semblable а Dieu qu’une crйature sensible. Lors donc que l’вme de l’homme йtait dans sa puretй, elle ne tendait pas а la connaissance de Dieu а travers la crйature visible.

 

Si l’on pose une connaissance plus parfaite, la moins parfaite devient superflue. Or l’homme dans l’йtat d’innocence connaissait Dieu par une prйsence de contemplation, comme il ressort de la citation prйcйdente de Hugues de Saint-Victor. Il n’a donc pas connu Dieu а travers les crйatures.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre qu’Adam a йtй йtabli dans le paradis corporel, pour qu’il y considиre son Crйateur а travers les crйatures.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question, il faut savoir que, selon Boиce au livre sur la Consolation, la nature a son commencement en ce qui est parfait. Et cette considйration vaut aussi pour les њuvres de Dieu. En effet, en n’importe laquelle de ses њuvres, les choses qui sont les premiиres ont la perfection. Or, Adam fut йtabli par Dieu dans l’йtat d’innocence comme le principe de tout le genre humain, non seulement pour que la nature humaine fыt propagйe par lui dans une descendance, mais aussi pour qu’il transmоt а d’autres la justice originelle ; il est donc nйcessaire de poser que l’homme dans l’йtat d’innocence avait deux perfections : l’une naturelle, l’autre gratuitement accordйe par Dieu en plus de ce qui йtait dы aux principes naturels.

 

Or selon la perfection naturelle, il ne pouvait lui convenir de connaоtre Dieu qu’а partir des crйatures ; et en voici la preuve. Dans un genre donnй, la puissance passive ne s’йtend qu’aux objets auxquels s’йtend la puissance active ; voilа pourquoi le Commentateur dit au neuviиme livre de la Mйtaphysique qu’il n’est point, dans la nature, de puissance passive а laquelle ne corresponde une puissance active. Or, dans la nature humaine se trouvent deux puissances pour l’intellection : l’une quasi passive, qui est l’intellect possible, l’autre quasi active, qui est l’intellect agent ; et c’est pourquoi l’intellect possible, dans son fonctionnement naturel, n’est en puissance qu’aux formes qui sont rendues actuellement intelligibles par l’intellect agent. Et celles-ci ne sont autres que les formes sensibles des rйalitйs, qui sont abstraites des phantasmes ; car les substances immatйrielles sont intelligibles par elles-mкmes, et non parce que nous les rendrions intelligibles. Par consйquent, notre intellect possible ne peut s’йtendre а des intelligibles qu’а travers les formes qu’il abstrait des phantasmes ; et de lа vient que nous ne pouvons connaоtre naturellement Dieu ou d’autres substances immatйrielles qu’а travers les rйalitйs sensibles.

 

Mais l’homme dans l’йtat d’innocence devait а la perfection de la grвce de connaоtre Dieu par une inspiration intйrieure venant d’une irradiation de la sagesse divine ; et de cette faзon, il connaissait Dieu non point а partir des crйatures visibles, mais par une certaine ressemblance spirituelle imprimйe dans son esprit. Ainsi donc, une double connaissance de Dieu йtait en l’homme : l’une par laquelle il connaissait Dieu comme font les anges, par inspiration intйrieure ; l’autre par laquelle il connaissait Dieu comme nous faisons, а travers les crйatures sensibles.

 

Cependant, cette seconde connaissance d’Adam diffйrait de la nфtre, comme la recherche de celui qui a l’habitus de science et qui, en partant de ses connaissances, considиre les choses qu’il savait dйjа, diffиre de la recherche de celui qui apprend et qui, en partant de ses connaissances, s’efforce de parvenir aux choses inconnues. En effet, nous ne pouvons avoir connaissance de Dieu sinon en parvenant а le connaоtre а partir des crйatures. Mais Adam, а partir des crйatures, considйrait Dieu qui lui йtait connu autrement, c’est-а-dire par une illumination intйrieure.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La connaissance par confrontation qui nous fait aller des choses connues aux inconnues est imparfaite, puisque par elle on cherche une chose quasi ignorйe. Mais telle ne fut pas la connaissance par confrontation dont l’homme usait dans l’йtat d’innocence. Cependant, rien n’empкche de dire que mкme une chose imparfaite convenait а l’homme dans cet йtat, non certes quant а ce qui йtait dы а sa nature, mais par rapport а une nature plus йlevйe : car la nature humaine ne fut pas aussi parfaite dans sa crйation que l’angйlique ou la divine.

 

Saint Isidore explique pourquoi l’homme devait nйcessairement avoir connaissance de Dieu, quasiment inconnu, а partir des crйatures ; et l’homme dans l’йtat d’innocence n’avait pas besoin de cela, comme on l’a dit dans le corps de l’article.

 

Outre cette connaissance de contemplation, il avait une autre connaissance de Dieu, qui lui faisait connaоtre Dieu а partir des crйatures, comme on l’a dit.

 

Adam йtait conforme а l’ange par la grвce, dans la connaissance de contemplation ; mais en plus de cela, il avait une autre connaissance convenant а sa nature, comme on l’a dit.

 

La crйature est tйnиbres, en tant qu’elle est faite а partir de rien ; mais en tant qu’elle vient de Dieu, elle a part а quelque ressemblance de lui, et ainsi, elle conduit а sa ressemblance.

 

Saint Augustin parle ici de la connaissance qui a lieu par inspiration divine, et cela ressort de ce qu’il mentionne ici la parole de Dieu. Et il ne passe pas complиtement sous silence l’autre mode de connaissance, puisqu’il ajoute : « Peut-кtre aussi » leur parlait-il « en se servant des crйatures, soit а l’aide d’images corporelles au cours d’une extase de l’esprit, soit а l’aide de quelque apparence prйsentйe а leurs sens mкmes. »

 

Bien que l’вme soit plus semblable а Dieu qu’une autre crйature, cependant elle ne peut parvenir а la connaissance de sa nature jusqu’а la distinguer des autres, que par les crйatures sensibles, qui sont а l’origine de notre connaissance.

 

Bien qu’Adam ait vu Dieu par la lumiиre de la contemplation, cependant la connaissance qui le fit considйrer Dieu а partir des crйatures n’est pas de trop : ainsi il connaissait la mкme chose de plusieurs faзons, et il avait non seulement une connaissance gratuite, mais encore une naturelle.

Article 3 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu la foi concernant Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La connaissance de foi est une connaissance en йnigme, comme on le voit clairement en 1 Cor. 13, 12 : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, etc. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, eut une vision non en йnigme, mais а dйcouvert. Il n’a donc pas eu la foi.

 

Hugues de Saint-Victor dit : « Il a connu son Crйateur, mais non de cette connaissance par laquelle les croyants, par la foi, le cherchent maintenant comme absent. » Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Saint Grйgoire, au quatriиme livre des Dialogues, dit que la foi convient а ceux qui « ne peuvent pas savoir par l’expйrience » les choses qu’ils doivent croire. Or Adam, comme il est dit au mкme endroit, a connu par l’expйrience les choses que nous croyons. Il n’a donc pas eu la foi.

 

La foi ne porte pas seulement sur le Crйateur, mais aussi sur le Rйdempteur. Or Adam, dans l’йtat d’innocence, ne semble avoir rien connu du Rйdempteur, car il n’avait pas la prescience de sa chute, sans laquelle il n’y aurait pas eu de rйdemption. Adam n’a donc alors pas eu la foi.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, avait « une charitй nйe d’un cњur pur, d’une conscience droite et d’une foi sincиre ». Il a donc eu la foi.

 

Il a eu toutes les vertus, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 29. Donc la foi aussi.

 

 

Rйponse :

 

Adam, dans son premier йtat, a eu la foi : et cela apparaоt si nous considйrons l’objet de la foi. En effet, la vйritй premiиre elle-mкme, pour autant qu’elle n’apparaоt pas, est l’objet de la foi — et je dis qu’elle n’apparaоt pas, ni dans son espиce, comme elle apparaоt aux bienheureux, ni par la raison naturelle, comme certains philosophes ont des connaissances sur Dieu, par exemple qu’il est intelligent, et incorporel, et autres choses de ce genre. Or Adam savait non seulement ce qui peut кtre connu de Dieu par la raison naturelle, mais plus encore ; et cependant, il n’йtait pas arrivй а voir l’essence de Dieu : il est donc йtabli qu’il avait sur Dieu une connaissance de foi.

 

Mais la foi se divise suivant deux auditions et deux paroles. La foi, en effet, vient de ce qu’on entend, comme il est dit en Rom. 10, 17. Car il y a une certaine parole extйrieure par laquelle Dieu parle au moyen des prйdicateurs ; et une certaine parole intйrieure, par laquelle il nous parle au moyen d’une inspiration intйrieure. Et l’on appelle inspiration intйrieure une certaine parole а la ressemblance de la parole extйrieure : de mкme, en effet, que dans la parole extйrieure nous profйrons а l’adresse de l’auditeur non pas la chose mкme que nous voulons notifier, mais le signe de cette chose, c’est-а-dire une expression vocale, ainsi Dieu, lorsqu’il inspire intйrieurement, ne prйsente pas son essence а notre vue, mais quelque signe de son essence, qui est une ressemblance spirituelle de sa sagesse. Or la foi naоt des deux auditions dans les cњurs des fidиles. D’une part, par l’audition intйrieure, chez ceux qui ont en premier reзu et enseignй la foi, comme les apфtres et les prophиtes ; c’est pourquoi il est dit au Psaume 84, 9 : « J’йcouterai ce que le Seigneur Dieu dira au-dedans de moi. » D’autre part, par la seconde audition, la foi naоt dans les cњurs des autres fidиles, qui reзoivent la connaissance de la foi par d’autres hommes.

 

Or Adam a eu la foi comme en tant que premier enseignй par Dieu ; voilа pourquoi il dut avoir la foi par une parole intйrieure.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il n’eut pas une connaissance si claire qu’elle suffоt а фter l’obscuritй de la foi, qui n’est фtйe que lorsque la vйritй premiиre devient apparente.

 

Hugues exclut du premier homme la connaissance de foi telle qu’elle nous appartient, а nous qui l’avons non par une rйvйlation qui nous est adressйe, mais en adhйrant aux rйvйlations adressйes а d’autres hommes.

 

L’expйrience que l’homme eut ne fut pas comme l’expйrience de ceux qui voient Dieu dans son essence, comme on l’a dйjа dit ; elle ne suffit donc pas pour abolir la foi.

 

Adam n’avait pas explicitement la foi concernant le Rйdempteur, mais seulement implicitement, dans la mesure oщ il croyait que Dieu le pourvoirait suffisamment de tout ce qui serait nйcessaire а son salut.

Article 4 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il eu connaissance de toutes les crйatures ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il n’a pas eu connaissance des futurs, puisque cela est propre а Dieu seul, comme on le voit en Is. 41, 23 : « Annoncez les choses qui arriveront plus tard, et nous reconnaоtrons que vous кtes des dieux. » Or de nombreuses choses, parmi les crйatures, йtaient а venir. Il n’a donc pas eu connaissance de toutes les crйatures.

 

Comme dit Avicenne au sixiиme livre De naturalibus, les sens extйrieurs sont nйcessaires а l’вme humaine pour qu’elle acquiиre par eux une science parfaite des rйalitйs. Si donc l’вme d’Adam a eu la science de toutes les rйalitйs dиs sa crйation, les sens lui auront йtй confйrйs en vain : ce qui est impossible, puisque rien n’est vain dans les њuvres de Dieu. Il n’a donc pas eu la science de toutes les crйatures.

 

Comme dit Boиce au cinquiиme livre sur la Consolation, « dиs lors recouverte du nuage des membres, elle ne s’est pas totalement oubliйe, et elle retient le gйnйral, perdant le particulier ». Ce passage montre que l’вme, au premier temps de sa crйation, a cette connaissance confuse par laquelle on connaоt les rйalitйs en gйnйral ; et non cette connaissance distincte par laquelle on connaоt les choses particuliиres dans leur nature propre. Si donc Adam a eu la connaissance qu’il convient а l’вme humaine d’avoir а sa crйation, il semble qu’elle n’ait pas eu connaissance des crйatures distinctement, mais seulement dans une certaine confusion.

 

L’on n’a une connaissance propre d’une rйalitй que par son espиce propre existant dans l’вme. Or l’вme humaine, comme il ressort des paroles du Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, est а son dйbut comme une table sur laquelle rien n’est йcrit. Adam n’a donc pas pu avoir au premier temps de sa crйation une connaissance propre des crйatures.

 

[Le rйpondant] disait que, bien qu’il ne l’eыt pas par facultй naturelle, cependant il l’eut par un don de Dieu. En sens contraire : tous les hommes, au premier temps de leur crйation, sont йgaux quant au mйrite, et semblables quant а la nature. Si donc la parfaite connaissance des rйalitйs fut divinement confйrйe а Adam au premier temps de sa crйation, il semble que pour la mкme raison elle serait confйrйe а tous les autres hommes а leur commencement ; ce qui, nous le voyons, est faux.

 

Rien de ce qui est mы vers la perfection de la connaissance n’est au terme de la perfection. Or Adam йtait mы vers la perfection de la connaissance. Il n’йtait donc pas au terme de la connaissance, oщ il aurait eu la connaissance quasi parfaite des crйatures. Preuve de la mineure : l’intelligence, selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, n’est rien de ce qui existe, avant qu’elle pense ; mais aprиs qu’elle a pensй, elle est actuellement quelqu’une des choses qui existent ; et ainsi, tantфt elle est en acte l’une des choses qui existent, tantфt non. Or tout ce qui se comporte ainsi est en mouvement vers l’acte parfait. L’intelligence humaine а son dйbut est donc en mouvement vers la connaissance parfaite. Et ainsi, l’intelligence d’Adam а son dйbut n’йtait pas au terme de la science parfaite, mais en mouvement vers la perfection.

 

Il appartient а l’excellence de la nature angйlique que les anges aussitфt crййs soient remplis de la connaissance de toutes les rйalitйs naturelles, comme on le voit au livre des Causes : « Toute intelligence est pleine de formes. » Or la nature humaine n’atteint pas l’excellence de la nature angйlique. Il ne convenait donc pas а l’вme du premier homme d’avoir dиs son commencement la connaissance de toutes les rйalitйs.

 

L’intelligence ne peut penser que lorsqu’elle devient actuellement l’intelligible lui-mкme. Or l’intelligence humaine ne peut devenir simultanйment en acte plusieurs intelligibles. Elle ne peut donc pas connaоtre en mкme temps plusieurs intelligibles ; et ainsi, le premier homme n’a pas pu avoir connaissance de toutes les rйalitйs en mкme temps.

 

Un perfectible unique a une seule perfection, car une puissance unique n’est perfectionnйe а un moment donnй que par un seul acte d’un seul genre ; par exemple, il ne peut y avoir dans la matiиre prime qu’une forme substantielle, et sur le corps qu’une seule couleur. Or l’intelligence humaine est perfectible en puissance par les habitus des sciences. Il est donc impossible qu’il y ait dans l’вme plusieurs habitus en mкme temps. Et ainsi, l’вme d’Adam ne put avoir la science de toutes les rйalitйs, puisque des rйalitйs diverses sont connues par des habitus diffйrents.

 

10° Si Adam a connu toutes les crйatures, alors il les a connues soit dans le Verbe, soit dans leur nature propre, soit dans son intelligence. Or il ne les a pas connues dans le Verbe, car cette connaissance est celle des bienheureux qui voient le Verbe ; ni non plus dans leur nature propre, car toutes les crйatures n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; ni enfin dans sa propre intelligence : car il n’est pas contre la perfection du premier йtat que la puissance supйrieure reзoive de l’infйrieure, comme l’imagination du sens, et ainsi, il convenait а l’вme humaine que l’intelligence reзыt du sens ; et ainsi, puisqu’il n’eыt pas perзu toutes les crйatures par le sens, elles ne pouvaient pas кtre toutes dans son intelligence. Il n’eut donc en aucune faзon la science de toutes les crйatures.

 

11° Adam fut crйй dans un йtat oщ il pourrait progresser dans la mкme proportion quant а l’intelligence et quant а la volontй. Or celui qui a la connaissance de toutes les rйalitйs ne peut progresser en elle. Il n’a donc pas eu alors la science de toutes les rйalitйs.

 

12° Saint Augustin semble dire au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral qu’Adam fut mis dans le paradis pour travailler, non par nйcessitй, mais pour le plaisir de l’agriculture, qui vient de ce que « la raison humaine dialogue en quelque sorte avec la nature, lorsque aprиs qu’on a semй, plantй les rejetons, […] la force vitale de chaque racine et de chaque germe est interrogйe pour ainsi dire sur ce qu’elle peut ou ne peut pas ». Or, interroger la nature sur sa vertu n’est rien d’autre que reconnaоtre les forces de la nature par la vue des њuvres de la nature. Adam avait donc  besoin de prendre connaissance des rйalitйs а partir des rйalitйs ; et ainsi, il n’avait pas la science de toutes les crйatures.

 

13° Adam, dans l’йtat d’innocence, ne fut pas plus parfait que les bienheureux anges. Or ceux-ci ne savent pas tout ; c’est pourquoi le bienheureux Denys dit au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique que « les natures supйrieures purgent de toute ignorance les natures de rang infйrieur ». Donc l’homme dans l’йtat d’innocence, lui non plus, n’a pas tout su.

 

14° Comme dit saint Augustin au livre sur la Divination des dйmons, les dйmons ne peuvent connaоtre les secrets des cњurs que dans la mesure oщ ils sont revйlйs par les mouvements du corps. Puis donc que l’intelligence angйlique est plus perspicace que l’intelligence humaine, il semble qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, ne put non plus connaоtre les secrets des cњurs. Et ainsi, il n’avait pas la connaissance de toutes les crйatures.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que dan cet йtat, « rien n’йtait refusй aux dйsirs d’une volontй bonne » . Or il pouvait, d’une volontй bonne, vouloir possйder la science de toutes choses. Il eut donc la science de toutes choses.

 

Adam йtait plus а l’image [de Dieu] dans son вme que dans son corps. Or Adam, en son tout premier йtat, fut parfait quant au corps, en вge et en taille, dans tous ses membres. Il fut donc йgalement parfait dans son вme quant а toute science.

 

La perfection de la nature crййe est plus grande que la perfection de la nature dйchue. Or la connaissance des futurs appartient а la condition de la nature dйchue ; c’est pourquoi certains d’entre les saints ont йtй promus а cette perfection, en sorte qu’ils connaissaient les futurs par le don de prophйtie, aprиs la chute de la nature. Donc а bien plus forte raison Adam eut-il lui aussi la connaissance des futurs, et bien plus encore des choses prйsentes.

 

[Cet argument fait dйfaut.]

 

Les noms des rйalitйs doivent s’accorder avec leurs propriйtйs. Or Adam a donnй des noms aux rйalitйs, comme on le voit clairement en Gen. 2, 19. Il a donc lui-mкme pleinement connu la nature des rйalitйs.

 

 

Rйponse :

 

Il y eut en Adam deux connaissances : la connaissance naturelle, et la connaissance de grвce.

 

La connaissance naturelle de l’homme peut s’йtendre а tout ce que nous pouvons connaоtre par le moyen de la raison naturelle. Et de cette connaissance naturelle il faut envisager le principe et le terme. Son principe est dans une certaine connaissance confuse de toutes choses : en effet, l’homme a naturellement en lui la connaissance des principes universels, en lesquels prйexistent virtuellement comme en des semences tous les objets de science qui peuvent кtre connus par la raison naturelle. Le terme de cette connaissance est atteint lorsque les choses qui sont virtuellement dans les principes eux-mкmes sont dйveloppйes en acte : de mкme lorsque, а partir de la semence de l’animal, en laquelle prйexistent virtuellement tous les membres de l’animal, est produit un animal ayant tous ses membres parfaits et distincts, l’on dit que le terme de la gйnйration de l’animal est atteint. Or il йtait nйcessaire qu’Adam, au premier temps de sa crйation, ait une connaissance naturelle non seulement quant а son principe, mais aussi quant au terme, puisqu’il йtait йtabli lui-mкme comme pиre de tout le genre humain. Or les enfants doivent recevoir de leur pиre non seulement l’existence par l’engendrement, mais aussi l’instruction par l’enseignement. Et parce qu’il ne convient pas а quelqu’un d’кtre principe en tant qu’il est en puissance, mais en tant qu’il est en acte — la raison en est que l’acte est naturellement avant la puissance, et que l’opйration de la nature commence toujours par ce qui est parfait —, de lа vient la nйcessitй pour le premier homme d’кtre йtabli lors mкme de sa crйation au terme de sa perfection et quant au corps, afin qu’il fыt un principe convenable de gйnйration pour tout le genre humain, et quant а la connaissance, afin qu’il fыt un principe suffisant d’enseignement. Donc, de mкme que, dans son corps, rien qui appartоnt а la perfection du corps lui-mкme n’йtait non dйveloppй en acte, de mкme tout ce qui йtait sйminalement ou virtuellement dans les premiers principes de la raison йtait entiиrement dйveloppй en une parfaite connaissance de toutes les choses auxquelles pouvait s’йtendre la vertu des premiers principes. Il faut donc rйpondre que tout ce qu’un homme a jamais pu rйussir а connaоtre des rйalitйs par son gйnie naturel, Adam l’a su habituellement d’une connaissance naturelle.

 

Mais il y a beaucoup de choses, dans les crйatures, qui ne peuvent кtre connues par la raison naturelle, c’est-а-dire auxquelles la force des premiers principes ne s’йtend pas : ainsi les futurs contingents, les pensйes des cњurs et les dispositions des crйatures, pour autant qu’elles sont soumises а la divine providence ; car il ne pouvait pas comprendre la divine providence, donc l’ordre des crйatures elles-mкmes non plus, pour autant qu’elles sont soumises а la divine providence, qui ordonne parfois les crйatures а plusieurs choses qui dйpassent le pouvoir de la nature. Mais pour connaоtre ces choses jusqu’а un certain point, il йtait aidй par une autre connaissance, qui est la connaissance de grвce, par laquelle Dieu lui parlait intйrieurement, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse. Mais le premier homme n’йtait pas йtabli dans cette connaissance comme s’il йtait au terme de la perfection elle-mкme, car le terme de la connaissance gratuite n’est que dans la vision de la gloire, а laquelle il n’йtait pas encore parvenu ; voilа pourquoi il ne connaissait pas toutes les choses de ce genre, mais autant qu’il lui en йtait divinement rйvйlй.

 

Et ainsi, il est nйcessaire de rйpondre aux deux sйries d’arguments.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est des futurs qui peuvent кtre connus а l’avance naturellement, dans leurs causes ; et de ceux-ci Adam a eu connaissance. Quant aux autres, qui ne peuvent кtre connus naturellement, il n’a pas eu connaissance de tous, mais seulement de ceux qui lui furent divinement rйvйlйs.

 

Adam dut possйder parfaitement tout ce que requiert la nature humaine. Or, de mкme que la puissance augmentative est donnйe а l’homme pour qu’il parvienne а la quantitй parfaite, de mкme aussi les sens sont donnйs а l’вme humaine pour qu’elle acquiиre la perfection de la science. Donc, de mкme qu’Adam a eu la puissance augmentative non pour croоtre par elle, mais pour que rien ne lui manque de ce qui est requis pour la perfection de la nature, de mкme aussi il a eu des sens, non pour acquйrir la science par eux, mais pour avoir une nature humaine parfaite et en outre pour expйrimenter par les sens ce qu’il savait habituellement.

 

Adam, en tant qu’il йtait йtabli principe de toute la nature humaine, eut autre chose que ce qui convient communйment а tous. Il lui revenait, en effet, en tant qu’il йtait l’instructeur de tout le genre humain, de ne pas avoir une connaissance confuse, mais distincte, pour pouvoir enseigner par ce moyen. Et pour cela aussi, il йtait nйcessaire que son intelligence ne fыt pas а son dйbut comme une table non йcrite, mais qu’il eыt aussi par opйration divine la pleine science des rйalitйs. Et cela n’appartenait pas aux autres hommes, qui n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain.

 

4°, 5° & On voit dиs lors clairement la solution aux quatriиme, cinquiиme et sixiиme arguments.

 

Que l’ange ait йtй crйй dans la pleine connaissance des rйalitйs naturelles, lui revient comme un dы de sa nature, mais ce n’est pas le cas de l’homme, qui le doit а l’opйration divine ; voilа pourquoi la nature humaine demeure au-dessous de l’angйlique. De mкme aussi, le corps de l’homme est naturellement moins parfait que le corps cйleste, quoique le corps d’Adam ait reзu au dйpart sa quantitй parfaite par la vertu divine, ce qui appartient au corps cйleste comme dы а sa nature.

 

L’intelligence d’Adam ne pouvait pas кtre plusieurs intelligibles actuellement, au sens oщ elle aurait йtй informйe actuellement par eux ; cependant, elle pouvait кtre habituellement informйe en mкme temps par plusieurs.

 

Cet argument est probant lorsque cette puissance est totalement perfectionnйe par une perfection unique, comme la forme substantielle perfectionne la matiиre, et la couleur la puissance de la surface. Mais un unique habitus de science ne complиte pas la puissance de l’intelligence quant а tous les intelligibles ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

10° Adam a eu connaissance de toutes les natures non pas dans le Verbe, mais dans leur nature propre et dans son intelligence. Et les espиces des rйalitйs permettent de distinguer ces deux faзons de connaоtre non pas en tant qu’une chose est connue par elles, mais en tant qu’elles-mкmes sont connues : car mкme lorsque l’intelligence connaоt les rйalitйs dans leur nature propre, elle ne les connaоt que par leurs espиces, qu’elle a en soi. Lors donc que, par les espиces qu’elle a en soi, l’intelligence est conduite vers les rйalitйs mкmes qui sont hors de l’вme, alors on dit qu’elle connaоt les rйalitйs dans leur nature propre. Mais quand l’intelligence s’arrкte aux espиces elles-mкmes, considйrant la nature et la disposition de ces espиces, alors on dit que l’homme connaоt les rйalitйs dans son intelligence, comme par exemple lorsqu’il pense qu’il pense, et de quelle faзon il pense.

 

Donc l’argument de l’objectant, а savoir que toutes choses n’йtaient pas encore dans leur nature propre, et ainsi ne pouvaient pas кtre connues dans leur nature propre, conclut а tort. En effet, l’on dit de deux faзons que l’on connaоt une chose dans sa nature propre. D’abord comme une йnonciation : c’est-а-dire lorsqu’on connaоt que la chose est dans sa nature propre, ce qui peut кtre le cas seulement quand elle existe dans sa nature propre. Et ainsi, Adam n’a pas connu toutes les crйatures dans leur nature propre, car toutes les crйatures n’йtaient pas encore dans leur nature propre ; а moins de dire qu’elles n’йtaient pas parfaitement dans leur nature propre, mais imparfaitement : car tout ce qui a йtй produit ensuite a prйcйdй en quelque sorte dans les њuvres des six jours, comme le montre clairement saint Augustin dans son ouvrage sur la Genиse au sens littйral. On dit d’une autre faзon que l’on connaоt une chose dans sa nature propre, comme une dйfinition : c’est-а-dire lorsque l’on connaоt ce qu’est la nature propre d’une chose. Et dans ce cas, mкme une chose non existante peut кtre connue dans sa nature propre ; au point que, si tous les lions йtaient morts, je pourrais savoir ce qu’est un lion. Et ainsi, Adam pouvait connaоtre dans leur nature propre mкme les choses qui n’existaient pas alors.

 

De mкme aussi, rien n’empкche que toutes les crйatures aient йtй dans son intelligence par leurs ressemblances, encore qu’il ne les ait pas toutes saisies par le sens ; car, bien qu’il ne s’oppose pas а la dignitй du premier йtat que la puissance supйrieure reзoive de l’infйrieure, il allait cependant contre la perfection qui йtait due au premier homme qu’il fыt crйй sans la plйnitude de la science, et dыt recevoir la science seulement des sens.

 

11° De deux faзons, Adam put progresser dans la connaissance. D’abord quant aux choses qu’il ignorait, c’est-а-dire auxquelles la raison naturelle ne peut pas s’йtendre. Et en elles, il put progresser en partie par une rйvйlation divine, ainsi dans la connaissance des mystиres divins ; en partie par l’expйrience des sens, comme dans la connaissance des futurs qui, lorsqu’ils s’accomplissaient, auraient pu lui devenir connus, alors qu’auparavant ils lui йtaient inconnus. Ensuite, mкme quant а ce qu’il savait : c’est-а-dire que ce qu’il savait seulement par la science de l’esprit, il pouvait ensuite le connaоtre aussi par expйrience du sens.

 

12° Ces paroles de saint Augustin ne doivent pas кtre entendues en ce sens qu’il aurait йtй nйcessaire а Adam de connaоtre la vertu de la nature par les њuvres de la nature ; mais en ce sens qu’il expйrimentait que la nature, qu’il connaissait intйrieurement en son esprit, opйrait conformйment а ce qui prйexistait dans sa connaissance ; et cela lui йtait dйlectable.

 

13° Les anges ne sont pas purifiйs de la nescience des rйalitйs naturelles, mais de la nescience des mystиres divins ; et cette nescience fut aussi en Adam, comme on l’a dit. Et lui-mкme aussi a eu besoin pour ceux-ci de l’illumination angйlique.

 

14° Les secrets des cњurs font partie, eux aussi, des choses а la connaissance desquelles la raison naturelle ne peut s’йtendre ; il faut donc juger pareillement de ceux-ci et de la connaissance des futurs contingents.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Adam ne pouvait vouloir d’une volontй bonne que ce qu’il voulait de faзon ordonnйe ; de la sorte, ce qu’il voulait, il dйsirait l’avoir en son temps, et ne voulait pas ce qui ne lui convenait pas.

 

Adam, quant au corps, eut la perfection naturelle, non la surnaturelle, qui est la perfection de la gloire ; il ne s’ensuit donc pas qu’il ait eu dans son вme la perfection d’une connaissance autre que naturelle.

 

La connaissance des futurs а l’avance est certes une perfection de la nature humaine, car celle-ci en est perfectionnйe mкme aprиs la chute ; mais non de telle sorte qu’elle soit naturelle а l’homme ; il n’йtait donc pas nйcessaire qu’Adam eыt une telle perfection. En effet, il convient au Christ seul que lui aient йtй confйrйes toutes les choses que les autres saints ont eues par grвce, parce qu’il est lui-mкme pour nous le principe de la grвce, comme Adam fut le principe de la nature ; en raison de quoi la perfection de la connaissance naturelle lui йtait due.

 

Il entrait dans la notion d’йtat d’innocence qu’Adam eыt toutes les vertus ; car si l’une quelconque lui avait manquй, il n’aurait pas eu la justice originelle. Mais avoir toute connaissance n’est pas nйcessaire а l’innocence ; il n’en va donc pas de mкme.

 

On lit qu’Adam donna des noms aux animaux, et il connut pleinement leurs natures, et par consйquent celles de toutes les autres rйalitйs naturelles ; mais il ne s’ensuit pas qu’il ait connu les choses qui sont au-dessus de la connaissance naturelle.

Article 5 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il vu les anges dans leur essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Saint Grйgoire dit au quatriиme livre des Dialogues : « Dans son paradis, l’homme avait pris l’habitude de savourer les paroles de Dieu, d’кtre prйsent aux esprits des bienheureux anges grвce а sa puretй de cњur et а l’altitude de sa vision. » Il semble donc que, par la hauteur de sa vision, il soit parvenu а voir les anges eux-mкmes.

 

А propos de Gen. 2, 21 : « Le Seigneur Dieu fit tomber sur l’homme un profond sommeil, etc. », la Glose dit : « Cette extase fut envoyйe а Adam pour que son esprit, devenu comme participant de la cour angйlique et introduit dans le sanctuaire de Dieu, entrвt dans l’intelligence des mystиres. » Or il ne put кtre participant de la cour angйlique sans connaоtre les anges. Il a donc eu connaissance des anges.

 

Le Maоtre dit au deuxiиme livre, dist. 23, que l’homme fut dotй de la connaissance des choses faites pour lui. Or, parmi les autres crйatures, les anges aussi ont йtй faits pour l’homme, en quelque faзon, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre, dist. 1. Il a donc eu connaissance des anges.

 

Il est plus difficile de rendre intelligible en acte une chose qui est intelligible en puissance, et de la penser, que de penser une chose qui est de soi actuellement intelligible. Or l’intelligence d’Adam pouvait rendre actuellement intelligibles les espиces des rйalitйs matйrielles, qui sont de soi intelligibles en puissance, et avoir par ce moyen l’intelligence des rйalitйs matйrielles. Donc а bien plus forte raison pouvait-il avoir l’intelligence des essences mкmes des anges, qui sont de soi actuellement intelligibles, puisqu’elles sont exemptes de matiиre.

 

Si quelqu’un ne comprend pas davantage les choses qui de soi sont plus intelligibles, cela vient d’une imperfection de son intelligence. Or les essences des anges sont de soi plus intelligibles que les essences des rйalitйs matйrielles ; et il n’y avait aucune imperfection dans l’intelligence d’Adam. Puis donc qu’il connaissait les rйalitйs matйrielles dans leur essence, а bien plus forte raison pouvait-il connaоtre les anges dans leur essence.

 

L’intelligence peut penser les rйalitйs matйrielles, en abstrayant la quidditй du suppфt matйriel ; et si cette quidditй est de nouveau un suppфt ayant une quidditй, elle pourra pour la mкme raison abstraire de celui-ci la quidditй ; et puisque l’on ne peut pas remonter а l’infini, elle arrivera enfin а penser une quidditй simple n’ayant pas de quidditй. Or telle est la quidditй de la substance sйparйe, c’est-а-dire de l’ange. L’intelligence d’Adam a donc pu connaоtre l’essence de l’ange.

 

D’aprиs le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence, йtant une puissance non unie а un organe, n’est pas corrompue par un intelligible trиs fort : en effet, aprиs avoir pensй un trиs grand intelligible, elle ne comprend pas moins les plus infйrieurs, mais davantage ; tandis que le contraire se passe dans le sens. Or l’intelligence d’Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait intиgre et parfaite. La force d’un intelligible ne le gкnait donc pas au point qu’il ne pыt le penser. Et ainsi, il pouvait connaоtre les anges dans leur essence, puisque rien ne semble empкcher cette connaissance si ce n’est la force de l’intelligible lui-mкme.

 

Comme on l’a dйjа dit, Adam, aussitфt crйй, eut toute la connaissance а laquelle l’homme peut parvenir naturellement. Or l’homme peut parvenir naturellement а connaоtre dans leur essence les substances sйparйes, comme il ressort de nombreuses sentences des Philosophes, que le Commentateur signale au troisiиme livre sur l’Вme. Adam connaissait donc les anges dans leur essence.

 

Il est avйrй qu’Adam connaissait son вme dans son essence. Or l’essence de l’вme est exempte de matiиre, comme celle de l’ange. Il pouvait donc aussi connaоtre l’ange dans son essence.

 

10° La connaissance d’Adam fut intermйdiaire entre notre connaissance et celle des bienheureux. Or les bienheureux connaissent et voient l’essence de Dieu, tandis que nous, nous connaissons les essences des rйalitйs matйrielles ; or entre Dieu et les rйalitйs matйrielles, il y a les substances spirituelles, que sont les anges. Adam a donc connu les anges dans leur essence.

 

En sens contraire :

 

Aucune puissance ne peut, en connaissant, s’йtendre au-delа de son objet. Or les objets de l’вme intellective sont les phantasmes, qui sont а l’вme intellective ce que les sensibles sont au sens, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Notre вme ne peut donc йtendre sa connaissance qu’aux choses qu’elle peut atteindre а partir des phantasmes. Or l’essence des anges dйpasse tous les phantasmes. L’homme ne peut donc, par la connaissance naturelle en laquelle nous avons dit qu’Adam йtait parfait, parvenir а connaоtre les anges dans leur essence.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que l’ange ne puisse pas кtre apprйhendй par les phantasmes, cependant quelque effet de lui peut кtre saisi dans un phantasme, et l’ange кtre connu а partir d’un tel effet. En sens contraire : aucun effet qui n’йgale pas sa cause ne suffit pour que l’essence de sa cause soit connue au moyen de lui ; sinon, ceux qui connaissent Dieu par les crйatures verraient l’essence de Dieu, ce qui est faux. Or l’effet corporel, qui seul peut кtre saisi dans un phantasme, est un effet tel qu’il n’йgale point la puissance de l’ange. Donc, par un tel effet, l’on ne peut connaоtre de l’ange ce qu’il est, mais seulement qu’il existe.

 

[Le rйpondant] disait qu’Adam pouvait connaоtre les anges par quelque effet intelligible, suivant ce que dit Avicenne, а savoir que la prйsence en nous des intelligences n’est rien d’autre que la prйsence en nous de leurs impressions. En sens contraire : tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce en quoi il est reзu. Or le mode d’кtre de l’вme humaine est au-dessous du mode d’кtre de la nature angйlique. L’impression faite par l’ange sur l’вme humaine, ou la lumiиre angйlique par laquelle il йclaire l’esprit humain, est donc dans l’вme humaine avec un mode d’кtre infйrieur а la nature angйlique. Puis donc que l’вme connaоt une chose suivant le mode d’кtre avec lequel l’objet connu est en elle, l’вme, par une telle impression, ne parviendra pas а connaоtre l’ange tel qu’il est dans son essence.

 

Rйponse :

 

Une chose peut кtre connue au moyen de deux connaissances. Par l’une, on sait d’elle si elle existe ; et Adam, dans l’йtat d’innocence, connaissait ainsi les anges, а la fois d’une connaissance naturelle et par rйvйlation divine, bien plus familiиrement et pleinement que nous ne les connaissons. Par l’autre, on sait de la chose ce qu’elle est : ce qui est connaоtre une chose dans son essence ; et Adam, me semble-t-il, dans l’йtat d’innocence, ne connaissait pas les anges ainsi. On en trouve la raison en ce qu’une double connaissance est attribuйe а Adam : la connaissance naturelle et la connaissance de grвce.

 

Qu’il n’ait pas connu les anges dans leur essence au moyen d’une connaissance naturelle, on peut en кtre certain par le raisonnement suivant. En aucun genre, la puissance passive naturelle ne s’йtend au-delа de ce а quoi s’йtend la puissance active du mкme genre ; de mкme, on ne rencontre de puissance passive dans la nature que relativement aux choses auxquelles peut s’йtendre quelque puissance active naturelle, comme dit le Commentateur au neuviиme livre de la Mйtaphysique. Or, dans l’intelligence de l’вme humaine se trouvent deux puissances : l’une quasi passive, l’intellect possible, et l’autre quasi active, l’intellect agent. L’intellect possible est donc naturellement en puissance а ce que surviennent en lui seulement les choses que l’intellect agent est de nature а produire : quoique cela n’exclue pas que d’autres choses puissent arriver en lui par l’opйration divine, comme c’est aussi le cas dans la nature corporelle par une opйration miraculeuse. D’autre part, par l’action de l’intellect agent ne deviennent pas intelligibles les choses qui sont de soi intelligibles, telles les essences des anges, mais celles qui sont de soi intelligibles en puissance, comme c’est le cas des essences des rйalitйs matйrielles, qui sont saisies par le sens et l’imagination ; il ne survient donc naturellement dans l’intellect possible que les espиces intelligibles qui ont йtй abstraites des phantasmes. Mais par de telles espиces, il est impossible de parvenir а la vision de l’essence de la substance sйparйe, puisqu’elles sont sans proportion avec les essences spirituelles elles-mкmes et comme d’un autre genre qu’elles. Voilа pourquoi l’homme ne peut, par une connaissance naturelle, parvenir а connaоtre les anges dans leur essence.

 

De mкme aussi, Adam ne l’a pas pu au moyen d’une connaissance de grвce. En effet, la connaissance de grвce est plus йlevйe que la connaissance de nature ; mais cette йlйvation peut кtre entendue soit quant а l’intelligible, soit quant au mode d’intellection. Quant а l’intelligible, la connaissance de l’homme est йlevйe par la grвce sans mкme un changement d’йtat, comme nous sommes йlevйs par la grвce de la foi а connaоtre les choses qui sont au-dessus de la raison ; et semblablement par la grвce de la prophйtie. Mais quant а la faзon de connaоtre, la connaissance humaine n’est йlevйe que si l’йtat est changй. Or le mode par lequel l’intelligence connaоt naturellement consiste а recevoir ce qui provient des phantasmes, comme on l’a dit dans cet article. Par consйquent, si l’homme n’est pas changй d’йtat, il est nйcessaire que mкme dans la connaissance de grвce, qui se fait par la rйvйlation divine, l’intelligence regarde toujours vers les phantasmes ; et c’est ce que dit Denys : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй des voiles sacrйs. » Or Adam, dans l’йtat d’innocence, йtait dans l’йtat de voie ; il lui йtait donc nйcessaire, en toute connaissance de grвce, de regarder vers les phantasmes. Mais cette faзon de connaоtre ne permet pas de voir les essences des anges, comme on l’a dйjа dit. Donc, ni au moyen d’une connaissance naturelle ni au moyen d’une connaissance gratuite, Adam n’a connu les anges dans leur essence ; а moins peut-кtre de le supposer йlevй par la grвce а un йtat plus haut, comme le fut saint Paul dans son ravissement.

 

Rйponse aux objections :

 

De cette citation de saint Grйgoire, l’on peut seulement dйduire qu’Adam a connu les anges dans une certaine hauteur de vision, non cependant au point de parvenir а connaоtre leur essence.

 

Si l’on pense que le sommeil d’Adam fut une extase telle que le ravissement de saint Paul, alors rien n’empкcherait de dire qu’au cours de ce ravissement il vit les anges dans leur essence ; mais ce sera au-dessus du mode commun de connaissance qui lui convenait alors. Si, par contre, on dit que ce sommeil ne fut pas une extase telle qu’Adam ait йtй, а un certain point de vue, йlevй а l’йtat des bienheureux, mais plutфt comme l’esprit des prophиtes est йlevй ordinairement а la contemplation des mystиres divins, ainsi que les mots de la Glose semblent l’exprimer, alors il est dit qu’il fut participant de la cour angйlique en raison d’une certaine йminence de la connaissance, qui ne parvenait cependant point jusqu’aux essences angйliques.

 

Adam eut connaissance des anges, dans la mesure oщ ils йtaient faits pour lui. Il sut en effet qu’ils йtaient ses compagnons de bйatitude et les serviteurs de son salut dans l’йtat de voie, parce qu’il connut la distinction des ordres ainsi que leurs offices bien plus parfaitement que nous ne les connaissons.

 

La difficultй dans l’intellection survient de deux faзons. D’abord du cфtй de l’objet connaissable, ensuite du cфtй de celui qui connaоt. Du cфtй de l’objet connaissable, il est plus difficile de rendre quelque chose intelligible et de le penser, que de penser ce qui est intelligible en soi ; mais du cфtй de celui qui connaоt, ce qui est en soi intelligible peut кtre plus difficile а connaоtre. Et c’est le cas de l’intelligence humaine, parce qu’elle n’est pas proportionnйe pour penser naturellement les essences sйparйes, la raison en ayant dйjа йtй indiquйe dans le corps de l’article.

 

L’intelligence d’Adam ne souffrait pas de la carence d’une perfection qui aurait dы alors кtre en lui. Cependant, il avait des imperfections naturelles, parmi lesquelles йtait celle-ci, qu’il lui йtait nйcessaire, lorsqu’il connaissait, de regarder vers des phantasmes ; et cela, en effet, est naturel а l’intelligence humaine, dиs lors qu’elle est unie au corps, et qu’elle est la plus infйrieure par sa nature dans l’ordre des intelligences.

 

L’intelligence peut, en abstrayant, parvenir а la quidditй d’une rйalitй matйrielle sans autre quidditй ultйrieure ; et elle peut en effet la penser, parce qu’elle l’abstrait des phantasmes et que cette quidditй est rendue intelligible par la lumiиre de l’intellect agent, ce qui donne а l’intelligence de pouvoir кtre perfectionnйe par elle comme par une perfection propre. Mais depuis cette quidditй, elle ne peut se hausser а la connaissance de l’essence de la substance sйparйe, йtant donnй que la premiиre quidditй est totalement impuissante а reprйsenter l’autre quidditй ; puisque la quidditй ne se trouve pas du tout de la mкme faзon dans les substances sйparйes et dans les rйalitйs matйrielles, mais quasi йquivoquement, comme dit le Commentateur au troisiиme livre sur l’Вme. Mкme en supposant que cette quidditй lui permette de savoir que la quidditй de la substance sйparйe est telle dans une certaine gйnйralitй, elle n’aurait cependant pas encore une vision de l’essence de l’ange qui lui permette de connaоtre la diffйrence de chaque essence sйparйe avec les autres essences sйparйes.

 

Bien que l’intelligence humaine ne soit pas corrompue par un intelligible trиs fort, cependant on rencontre en elle un manque de la proportion nйcessaire pour qu’elle puisse naturellement atteindre les choses trиs intelligibles. On ne peut donc pas dйduire des paroles du Philosophe qu’elle pense les choses suprкmement intelligibles, mais seulement que si elle les pensait, elle ne comprendrait pas moins les autres intelligibles.

 

Le Philosophe laisse cette question sans rйponse au troisiиme livre sur l’Вme, oщ il cherche si l’intelligence conjointe peut penser les essences sйparйes ; et l’on ne trouve pas qu’il l’ait rйsolue ailleurs, dans ceux de ses livres qui nous sont parvenus. Quant а ses successeurs, ils ont йtй en dйsaccord sur ce point. Certains ont prйtendu que notre intelligence ne peut parvenir а penser les essences sйparйes. D’autres, en revanche, ont posй qu’elle pouvait y arriver. Parmi eux, certains ont usй de raisons insuffisantes, tel Avempace, de qui vient l’argument pris de la quidditй, et Thйmistius, de qui vient l’argument pris de la facilitй de l’intellection, arguments que le Commentateur rйsout au troisiиme livre sur l’Вme. D’autres ont usй de positions йtrangиres et opposйes а la foi, tels Alexandre et le Commentateur Averroиs lui-mкme.

 

Alexandre dit que l’intellect possible, puisqu’il est, d’aprиs lui, sujet а gйnйration et а corruption, ne peut aucunement arriver а penser les substances sйparйes ; mais au terme de sa perfection, il parvient а ce que l’intellect agent, dont il fait une certaine substance sйparйe, nous soit uni comme une forme ; et dans cet йtat, nous penserons par l’intellect agent comme nous pensons maintenant par l’intellect possible. Et parce que l’intellect agent, йtant une substance sйparйe, pense les substances sйparйes, de lа vient que dans cet йtat nous penserons les substances sйparйes ; et en cela consiste l’ultime fйlicitй de l’homme, selon lui.

 

Or il ne semble pas possible que ce qui est incorruptible et sйparй, tel l’intellect agent, soit uni comme une forme а l’intellect possible, qui, selon Alexandre, est corruptible et matйriel ; voilа pourquoi il a semblй а d’autres que l’intellect possible йtait lui-mкme aussi sйparй et incorruptible. Ainsi Thйmistius dit-il que l’intelligence aussi est sйparйe, et qu’il est dans sa nature de penser non seulement les rйalitйs matйrielles, mais aussi les substances sйparйes ; et que ses intelligibles ne sont pas nouveaux mais йternels ; et que l’intelligence spйculative, par laquelle nous pensons, est composйe de l’intellect agent et de l’intellect possible.

 

Mais s’il en est ainsi, alors, puisque l’intellect possible nous est uni au commencement, nous pourrions connaоtre dиs le dйbut les substances sйparйes. Et c’est pourquoi le Commentateur pose une troisiиme voie intermйdiaire entre l’opinion d’Alexandre et de Thйmistius. Il dit en effet que l’intellect possible est sйparй et йternel, en quoi il s’accorde avec Thйmistius et diffиre d’Alexandre ; cependant, il dit que les intelligibles spйculatifs sont nouveaux, et effectuйs par l’action de l’intellect agent, en quoi il s’accorde avec Alexandre et diffиre de Thйmistius. Et il dit que ces intelligibles ont une double existence : l’une par laquelle ils sont fondйs sur les phantasmes, et par lа ils sont en nous ; l’autre par laquelle ils sont dans l’intellect possible, qui est ainsi uni а nous par l’intermйdiaire de ces intelligibles. Or l’intellect agent est а ces intelligibles ce que la forme est а la matiиre. En effet, puisque l’intellect possible reзoit а la fois ces intelligibles, qui sont fondйs dans les phantasmes, et aussi l’intellect agent, et que l’intellect agent est plus parfait, il est nйcessaire que la proportion de l’intellect agent а ces intelligibles qui sont en nous soit comme la proportion de la forme а la matiиre ; comme il en est de la proportion entre la lumiиre et la couleur, qui sont reзues dans le diaphane ; et il en va de mкme de tous les couples de choses reзues en un, dont l’une est plus parfaite que l’autre. Lors donc que s’accomplit en nous la gйnйration de tels intelligibles, alors l’intellect agent nous est parfaitement uni comme une forme : et ainsi, nous pourrons par l’intellect agent connaоtre les substances sйparйes, comme nous pouvons maintenant connaоtre par l’intelligence qui est en habitus.

 

Il ressort donc des paroles de ces philosophes qu’ils ne pouvaient trouver la faзon dont nous penserions les substances sйparйes sans penser au moyen de quelque substance sйparйe. Or, l’idйe que l’intellect possible ou l’intellect agent est une substance sйparйe n’est pas en accord avec la vйritй de la foi, ni non plus avec l’avis du Philosophe, qui pose au troisiиme livre sur l’Вme que l’intellect agent et l’intellect possible sont quelque chose de l’вme humaine. Voilа pourquoi, une fois cette position retenue, il ne semble pas possible que l’homme parvienne а connaоtre d’une connaissance naturelle les essences sйparйes.

 

L’homme dans l’йtat d’innocence, en pensant parfaitement quelque intelligible, connaissait parfaitement aussi l’acte d’intellection ; et parce que l’acte d’intellection est un effet proportionnй et йgal а la puissance d’oщ il sort, de lа vient qu’il comprenait parfaitement l’essence de son вme. Mais il ne s’ensuit pas qu’il ait compris l’essence de l’ange, puisqu’un tel acte d’intellection n’йgale pas la puissance de l’intelligence.

 

10° De mкme que la nature angйlique est intermйdiaire entre la nature divine et la corporelle, de mкme aussi la connaissance par laquelle on connaоt l’essence angйlique est intermйdiaire entre la connaissance par laquelle on connaоt l’essence divine et celle par laquelle on connaоt l’essence de la rйalitй matйrielle. Mais entre les deux extrкmes peuvent exister de nombreux intermйdiaires ; et il n’est pas nйcessaire que quiconque dйpasse l’un des extrкmes arrive а n’importe quel mйdium, mais qu’il arrive а quelque mйdium. L’homme dans l’йtat d’innocence parvint donc а quelque mйdium, celui qui consiste а recevoir la connaissance de Dieu non pas des crйatures sensibles, mais d’une rйvйlation intйrieure ; et non а ce mйdium qui consiste а connaоtre l’essence angйlique, mйdium auquel, cependant, l’ange parvint lors de sa crйation, quand il n’йtait pas encore bienheureux.

Article 6 : Adam, dans l’йtat d’innocence, a-t-il pu se tromper ou кtre trompй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Comme dit saint Ambroise, tout pйchй vient d’une erreur. Or Adam a pu pйcher ; donc aussi se tromper.

 

La volontй ne porte que sur le bien, ou sur le bien estimй. Or, lorsque la volontй porte sur le bien, on ne pиche pas. Il n’y a donc pйchй que lorsqu’une estimation prйcйdente fait estimer une chose comme bonne et qu’elle ne l’est pas. Or toute estimation de ce genre est une certaine erreur. Donc Adam, avant qu’il eыt pйchй, fut trompй dans l’йtat d’innocence.

 

Le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 21, que si la femme n’a pas redoutй le serpent qui lui parlait, c’est parce que, sachant qu’il avait йtй crйй, elle pensa qu’il avait aussi reзu de Dieu la charge de parler. Mais c’йtait faux. La femme a donc eu une opinion fausse avant de pйcher ; elle fut donc trompйe.

 

Comme dit le Maоtre dans la mкme distinction, et aussi saint Augustin dans son ouvrage sur la Genиse au sens littйral, le diable eut la permission de venir sous une apparence telle que sa mйchancetй pыt кtre facilement dйcouverte. Or, quelle que soit l’apparence sous laquelle il venait, il aurait pu кtre dйcouvert, si l’homme dans l’йtat d’innocence ne pouvait кtre trompй. Il a donc pu кtre trompй.

 

La femme, aprиs avoir entendu la promesse du serpent, espйra qu’elle pourrait en obtenir l’accomplissement ; sinon elle aurait dйsirй sottement, alors qu’il n’y eut pas de sottise avant le pйchй. Or nul n’espиre ce qui, а son avis, est impossible. Puis donc que ce que le dйmon promettait йtait impossible, il semble qu’avant le pйchй la femme ait йtй trompйe en croyant cela.

 

L’intelligence de l’homme dans l’йtat d’innocence procйdait par confrontation, et avait besoin de dйlibйration. Or, elle n’avait besoin de dйlibйration que pour йviter l’erreur. Elle pouvait donc se tromper dans l’йtat d’innocence.

 

 L’intelligence du dйmon, n’йtant pas unie а un corps, semble кtre bien plus perspicace que l’intelligence de l’homme, mкme dans l’йtat d’innocence, intelligence qui йtait unie а un corps. Or le dйmon a pu кtre trompй ; c’est pourquoi les saints disent que lorsque les dйmons voyaient le Christ supporter des infirmitйs, ils l’estimaient un pur homme, mais quand ils le voyaient faire des miracles, alors ils estimaient qu’il йtait Dieu. Donc а bien plus forte raison l’homme dans l’йtat d’innocence a-t-il pu кtre trompй.

 

Au moment oщ l’homme pйcha de son premier pйchй, dans cet acte mкme il n’йtait pas encore en l’йtat de faute ; car sinon, puisque l’йtat de faute est causй par le pйchй, il y aurait un autre pйchй avant le premier. Or, dans l’acte par lequel l’homme a pйchй la premiиre fois, il a йtй trompй. L’homme a donc pu кtre trompй avant l’йtat de faute.

 

 Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « celle-ci » — c’est-а-dire la connaissance trompeuse — « йtait dangereuse pour Adam, tout frais modelй ». Or quiconque a une connaissance trompeuse, est trompй. Adam a donc йtй trompй tout frais modelй.

 

10° La connaissance spйculative s’oppose а l’amour. Or il peut y avoir pйchй dans la partie affective sans qu’il y ait aucune erreur dans la partie spйculative ; car bien souvent, ayant la science, nous agissons contre la science. Il a donc pu y avoir aussi pour le premier homme une erreur dans la partie spйculative avant qu’il y eыt pйchй dans l’affective.

 

11° Comme on le lit dans la Glose, а propos de 1 Tim. 2, 14 : « Ce n’est pas Adam qui fut sйduit, etc. », « Adam ne fut pas sйduit de la mкme faзon que la femme, qui pensa que ce que le diable suggйrait йtait vrai ; cependant, on peut croire qu’il fut sйduit en ce qu’il crut vйniel le pйchй qui йtait mortel. » Donc Adam, avant le pйchй, a pu кtre trompй.

 

12° Nul n’est dйlivrй de l’erreur si ce n’est par la connaissance de la vйritй. Or Adam ne savait pas tout. Il ne pouvait donc pas кtre exempt d’erreur en toutes choses.

 

13° Si [le rйpondant] dit qu’il йtait prйservй de l’erreur par la divine providence, alors en sens contraire : la divine providence subvient surtout dans les cas de nйcessitй. Or dans la plus grande nйcessitй, lorsqu’il lui eыt йtй trиs utile d’кtre dйlivrй de la sйduction, la divine providence ne le mit pas hors d’atteinte de la sйduction. Donc, dans les autres cas, il eыt йtй bien moins encore dйlivrй de l’erreur.

 

14° L’homme dans l’йtat d’innocence aurait dormi, comme dit Boиce au livre des Deux Natures, et pour la mкme raison aussi, il aurait rкvй. Or dans le rкve, n’importe quel homme est trompй, puisqu’il adhиre en quelque sorte aux ressemblances des rйalitйs comme aux rйalitйs mкmes. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, a pu кtre trompй.

 

15° Adam, dans l’йtat d’innocence, aurait usй des sens corporels. Or dans la connaissance sensitive, l’erreur se produit souvent, comme lorsqu’une chose est vue double, et lorsque ce qui est vu de loin semble petit. Donc Adam, dans l’йtat d’innocence, n’eыt pas йtй libre de toute erreur.

 

 

En sens contraire :

 

Comme dit saint Augustin, « prendre le faux pour le vrai […], ce n’est pas la nature de l’homme tel qu’il a йtй crйй, mais la peine de l’homme depuis qu’il a йtй condamnй ». Donc, dans l’йtat d’innocence, il ne pouvait pas кtre trompй — ce qui est prendre le faux pour le vrai.

 

L’вme est plus noble que le corps. Or, dans l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait souffrir d’aucun dйfaut dans le corps. Donc bien moins encore de l’erreur, qui est un dйfaut de l’вme.

 

Dans l’йtat d’innocence, rien ne pouvait кtre contre la volontй de l’homme, car alors la douleur eыt pu se trouver en lui. Or кtre trompй est, pour tous, contraire а la volontй, selon saint Augustin, mкme pour ceux qui veulent tromper. Donc, dans l’йtat d’innocence, l’homme ne pouvait pas кtre trompй.

 

Toute erreur est soit une faute, soit une peine : mais ni l’une ni l’autre ne pouvait exister dans l’йtat d’innocence. Donc l’erreur non plus.

 

Quand, dans l’вme, ce qui est supйrieur domine l’infйrieur, il ne peut y avoir d’erreur ; car toute la connaissance de l’homme est rectifiйe par ce qui est supйrieur dans l’вme, а savoir la syndйrиse et l’intelligence des principes. Or, dans l’йtat d’innocence, ce qui en l’homme est infйrieur йtait entiиrement soumis au supйrieur. Donc l’erreur, alors, ne pouvait pas exister.

 

Selon saint Augustin, « il appartient а la nature des hommes de pouvoir croire ; mais croire, c’est la grвce des fidиles. » Donc pour la mкme raison, il appartient а la nature de pouvoir кtre trompйe, mais кtre trompй appartient au vice. Or dans l’йtat d’innocence le vice n’existait pas. Il ne pouvait donc pas y avoir non plus d’erreur.

 

 Comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, l’homme dans l’йtat d’innocence, « dans le dйlice du fruit suave de la contemplation, йtait nourri par elle », c’est-а-dire par la contemplation. Or lorsque l’homme se tourne vers les rйalitйs divines, il n’est pas trompй. Donc Adam, dans cet йtat, ne pouvait pas кtre trompй.

 

Saint Jйrфme dit : « Tout mal que nous souffrons, nos pйchйs l’ont mйritй. » Or l’erreur est un mal. Elle n’a donc pas pu exister avant le pйchй.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que, puisque Adam n’a pas eu la science d’absolument toutes choses, mais qu’il en a connu certaines et ignorй d’autres, sur celles dont il avait connaissance il ne pouvait nullement кtre trompй, par exemple sur celles qui sont connues naturellement, et sur celles qui lui йtaient rйvйlйes divinement ; mais que sur d’autres, dont il n’avait pas la science, comme les pensйes des cњurs, les futurs contingents et les singuliers non prйsents au sens, il pouvait certes avoir une fausse estimation, en opinant avec lйgиretй sur ce genre de choses en faveur de quelque faussetй, mais sans y apporter un assentiment totalement dйterminй. Et c’est pourquoi ils prйtendent que l’erreur ne pouvait trouver place en lui, et qu’il ne pouvait pas non plus prendre le vrai pour le faux, car tout cela implique un assentiment dйterminй а ce qui est faux. D’autres se sont efforcйs de rйprouver cette position en objectant que saint Augustin appelle toute estimation fausse une erreur, et qu’il dit aussi que toute erreur est un mal, dans les grandes choses un grand mal, un petit dans les petites. Mais l’on ne doit pas s’y appesantir : car lorsqu’il s’agit de rйalitйs, il faut suspendre les questions purement verbales. Donc, je dis que non seulement l’erreur ne put exister dans l’йtat d’innocence, mais pas mкme une quelconque opinion fausse ; et en voici la preuve.

 

Bien que, dans l’йtat d’innocence, il ait pu y avoir une carence de quelque bien, cependant il ne pouvait nullement y avoir une corruption de bien. Or le bien de l’intelligence elle-mкme est la connaissance de la vйritй ; voilа pourquoi les habitus par lesquels l’intelligence est perfectionnйe pour connaоtre le vrai sont appelйs vertus, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique, en tant qu’ils rendent bon l’acte de l’intelligence. Or la faussetй est non seulement une carence de vйritй, mais aussi la corruption de celle-ci. En effet, ils ne sont pas dans un mкme rapport а la vйritй, celui qui n’a absolument pas la connaissance de la vйritй, en qui il y a une carence de vйritй sans toutefois qu’il opine en faveur du contraire, et celui qui a une opinion fausse et dont l’estimation a йtй corrompue par la faussetй. Par consйquent, de mкme que le vrai est le bien de l’intelligence, de mкme le faux en est le mal, et c’est pourquoi l’habitus de l’opinion n’est pas une vertu intellectuelle, car il arrive que l’on dise par lui le faux, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Or aucun acte de vertu ne peut кtre mauvais, si bien que l’opinion fausse elle-mкme est un certain acte mauvais de l’intelligence. Puis donc que dans l’йtat d’innocence il n’y eut aucune corruption et aucun mal, il n’a pu y avoir dans l’йtat d’innocence aucune opinion fausse.

 

Le Commentateur dit aussi au troisiиme livre sur l’Вme que l’opinion fausse est aux objets de connaissance ce que le monstre est а la nature corporelle. En effet, l’opinion fausse survient en dehors de l’intention des premiers principes eux-mкmes, qui sont comme les vertus sйminales de la connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que « tout mal est en dehors de l’intention », comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Par consйquent, de mкme que dans la conception du corps humain dans l’йtat d’innocence aucune monstruositй ne serait advenue, de mкme aussi dans son intelligence aucune faussetй n’eыt pu exister.

 

Une autre preuve vient de ce que le dйsordre se produit toujours lorsqu’une chose est mue par un motif non propre ; par exemple, si la volontй est mue par un objet dйlectable au sens, alors qu’elle doit seulement кtre mue par l’honnкte. Or le motif propre de l’intelligence est ce qui a une infaillible vйritй. Donc, chaque fois que l’intelligence est mue par quelque preuve faillible, il y a quelque dйsordre en elle, qu’elle soit mue parfaitement ou imparfaitement. Aussi, puisque aucun dйsordre n’a pu exister dans l’intelligence de l’homme dans l’йtat d’innocence, jamais l’intelligence de l’homme n’eыt йtй inclinйe vers une partie plutфt que vers l’autre, si ce n’est par quelque motif infaillible. Il ressort de cela non seulement qu’il n’aurait pu y avoir en lui d’opinion fausse, mais qu’il n’y eut en lui absolument aucune opinion ; et tout ce qu’il aurait connu, il l’aurait connu dans la certitude.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette erreur dont tout pйchй procиde, est l’erreur d’йlection, consistant а choisir ce qui ne doit pas l’кtre, et а cause de laquelle tout mйchant est appelй ignorant par le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Or cette erreur prйsuppose un dйsordre dans la partie appйtitive. Car c’est parce que l’appйtit sensitif est affectй а son objet dйlectable et que l’appйtit supйrieur ne s’y oppose pas, que la raison est empкchйe de conduire au choix de ce qu’elle tient habituellement. Et ainsi, il est clair que cette erreur ne prйcиde pas entiиrement le pйchй, mais le suit.

 

Ce qui est apprйhendй comme bien apparent ne peut кtre entiиrement dйpourvu de bontй, mais est bon а un certain point de vue ; et c’est а ce point de vue qu’il est apprйhendй au dйbut comme bon ; par exemple, lorsqu’une nourriture dйfendue est apprйhendйe comme belle а la vue et dйlectable au goыt, et que l’appйtit sensitif se porte vers un tel bien comme vers son objet propre. Mais quand l’appйtit supйrieur suit l’infйrieur, alors il suit ce qui est bon relativement comme si c’йtait absolument bon pour lui ; et dans ce cas, du dйsordre de l’appйtit s’ensuit l’erreur d’йlection, comme on l’a dit.

 

Cet argument semble aller contre les deux opinions, si nous pensons que la femme a cru que le serpent tenait de sa nature l’usage de la parole ; car ceux-lа mкmes qui croient que l’homme dans l’йtat d’innocence a pu se tromper, ne croient nullement qu’il a pu se tromper en distinguant les natures des choses, puisqu’il a eu pleine connaissance des rйalitйs naturelles. Or, il va contre la nature du serpent qu’il ait par nature l’usage de la parole, puisque cela n’appartient qu’а l’animal raisonnable. Voilа pourquoi il est nйcessaire de dire que la femme n’a pas cru que le serpent avait reзu l’usage de la parole dans sa nature, mais dans quelque puissance opйrant secrиtement au-dedans de lui ; et elle n’examina pas si celle-ci venait de Dieu ou du dйmon.

 

Cette raison — pour laquelle il apparut sous l’apparence d’un serpent — doit s’entendre ainsi : non en ce sens qu’il n’aurait pas pu кtre dйcouvert quelle que soit son apparence, mais parce que sous une telle apparence il pouvait кtre plus facilement dйcouvert.

 

La femme a espйrй qu’elle pourrait obtenir en quelque faзon ce que le serpent a promis, et elle a cru que cela йtait possible en quelque sorte ; et en cela, elle fut sйduite, selon l’Apфtre en 1 Tim. 2, 14. Mais cette sйduction fut prйcйdйe par un certain йlиvement de l’esprit qui la fit dйsirer son excellence d’une maniиre dйrйglйe, et qu’elle conзut aussitфt aprиs avoir entendu les paroles du serpent, comme souvent les hommes s’йlиvent au-dessus d’eux-mкmes aprиs avoir entendu des paroles d’adulation. Et cet йlиvement prйcйdent porta sur sa propre excellence en gйnйral : ce fut le premier pйchй, que suivit la sйduction, parce qu’elle crut que ce que le serpent disait йtait vrai ; alors s’ensuivit l’йlиvement par lequel elle dйsira en particulier cette excellence que le serpent promettait.

 

L’intelligence de l’homme dans l’йtat d’innocence avait besoin de dйlibйration pour ne pas tomber dans l’erreur, comme il avait besoin de manger pour que son corps ne dйfaillоt point. Mais l’homme avait une si droite dйlibйration qu’en dйlibйrant il pouvait йviter toute erreur, comme en mangeant il pouvait йviter toute dйfaillance corporelle. Donc, de mкme que s’il ne mangeait pas il pйchait par omission, de mкme s’il ne dйlibйrait pas, alors qu’il en avait le temps ; et dans ce cas, l’erreur suivait le pйchй.

 

 De mкme que l’homme dans l’йtat d’innocence йtait dйfendu contre la passion corporelle intйrieure, comme la fiиvre et autres choses semblables, par l’efficace de la nature, et contre l’extйrieure, comme le coup et la blessure, non par quelque puissance intйrieure, puisqu’il n’avait pas la dot d’impassibilitй, mais par la providence divine qui le conservait exempt de toute nuisance ; de mкme aussi, contre l’erreur qui se produit а l’intйrieur quand on commet un paralogisme il йtait dйfendu par la vigueur de sa propre raison, et contre l’extйrieure par le secours divin qui l’assistait pour tout ce qui lui йtait nйcessaire — mais le secours divin n’assiste pas les dйmons, et c’est pourquoi il peuvent кtre trompйs.

 

Les actes momentanйs ont leur effet au moment mкme oщ ils commencent а exister, comme l’њil voit а l’instant mкme oщ l’air est йclairй. Or le mouvement de la volontй en lequel consiste premiиrement le pйchй, est en un instant. Par consйquent, а l’instant mкme oщ il pйcha, il fut dйchu de l’йtat d’innocence ; et ainsi, il a pu кtre trompй а cet instant.

 

 Saint Jean Damascиne parle de la ruse par laquelle le premier homme, dans le pйchй mкme, a йtй trompй. Et assurйment, il a commis ce pйchй tout frais modelй ; car il n’a pas persйvйrй longtemps dans l’йtat d’innocence.

 

10° Parce que l’вme de l’homme dans l’йtat d’innocence йtait unie au souverain bien, aucun dйfaut ne pouvait exister en l’homme aussi longtemps qu’une telle union persйvйrait. Or cette union йtait rйalisйe principalement par la volontй : donc, avant que la partie affective ne soit corrompue, il ne pouvait y avoir ni erreur dans l’intelligence, ni aucun dйfaut dans le corps ; quoique а l’inverse, il ait pu y avoir un dйfaut dans la volontй sans qu’un dйfaut prйexistвt dans l’intelligence spйculative, йtant donnй que l’union а Dieu ne s’accomplit pas dans l’intelligence, mais dans la volontй.

 

11° Cette fausse opinion par laquelle Adam crut vйniel ce qui йtait mortifиre, fut prйcйdйe en lui par un йlиvement de l’esprit, comme on l’a dit aussi de la femme.

 

12° Dans les choses dont il n’avait pas la connaissance, il pouvait кtre dйfendu contre l’erreur en partie de l’intйrieur, car son intelligence n’eыt йtй inclinйe vers l’une ou l’autre partie que par un motif suffisant, et pour une part plus importante par la divine providence, qui l’eыt conservй exempt d’erreur.

 

13° Dans l’йtat oщ il pйcha, le secours divin n’eыt pas manquй pour qu’il ne soit pas sйduit, s’il se fыt tournй vers Dieu ; mais parce qu’il ne le fit pas, il tomba dans le pйchй et la sйduction ; et cependant, cette sйduction fut la consйquence du pйchй, comme il ressort de ce qu’on a dit.

 

14° Certains prйtendent qu’Adam, dans l’йtat d’innocence, n’aurait pas rкvй. Mais ce n’est pas nйcessaire. En effet, la vision du rкve n’est pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive ; par consйquent, l’erreur n’eыt pas йtй dans l’intelligence, qui n’aurait pas eu un libre exercice pendant le sommeil, mais plutфt dans la partie sensitive.

 

15° Quand le sens reprйsente suivant qu’il reзoit, il n’y a pas de faussetй dans le sens, comme dit saint Augustin au livre sur la Vraie Religion, mais la faussetй est dans l’intelligence jugeant qu’il en est dans les rйalitйs comme le sens le montre. Mais le cas ne se serait jamais produit en Adam, car l’intelligence ou bien aurait cessй de juger, comme dans le sommeil, ou bien aurait jugй sur les sensibles dans l’йtat de veille et son jugement aurait йtй vrai.

Article 7 : Les enfants qui seraient nйs d’Adam dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu la pleine science de toutes choses, comme Adam l’a eue ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon Anselme, « tel fut Adam, tels aussi les enfants qu’il aurait engendrйs ». Or Adam eut la pleine science de toutes les rйalitйs naturelles, comme on l’a dйjа dit. Ses enfants nouveau-nйs l’auraient donc eue aussi.

 

De mкme que la volontй est perfectionnйe par la vertu, de mкme l’intelligence l’est par la science. Or les enfants d’Adam nйs dans l’йtat d’innocence seraient nйs aussitфt avec la plйnitude de toutes les vertus : car il aurait transfusй en eux la justice originelle, comme dit Anselme. Et donc semblablement, ils auraient eu toute science.

 

Selon Bиde, l’infirmitй, la concupiscence, l’ignorance et la mйchancetй sont des consйquences du pйchй. Or, parmi les enfants nouveau-nйs, il n’y aurait eu aucune concupiscence, ni infirmitй, ni mйchancetй ; donc aucune ignorance non plus, et ainsi, ils auraient eu toute science.

 

Il convenait qu’ils naquissent parfaits dans l’вme plus encore que dans le corps. Or ils seraient nйs sans aucun dйfaut dans le corps. Donc sans aucune ignorance non plus dans l’вme.

 

L’homme dans l’йtat d’innocence, suivant saint Jean Damascиne, fut comme un autre ange. Or les anges, dиs leur crйation, ont eu connaissance de toutes les rйalitйs naturelles. Donc les hommes dans l’йtat d’innocence йgalement, pour la mкme raison.

 

L’вme d’Adam et les вmes de ses enfants furent de mкme nature. Or l’вme d’Adam а son commencement fut crййe pleine de toute la science de la nature, comme on l’a dit. Les вmes de ses enfants auraient donc йtй crййes aussi dans la mкme plйnitude de science.

 

А l’homme est due une plus grande perfection de connaissance qu’aux autres animaux. Or les autres animaux ont dиs leur naissance une estimation naturelle de ce qui leur convient ou leur nuit : ainsi l’agneau fuit le loup, et il suit sa mиre dиs sa naissance. Donc а bien plus forte raison les enfants dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu une science parfaite.

 

 

En sens contraire :

 

Hugues de Saint-Victor dit que « ils ne seraient pas nйs parfaits en la science, mais ils y seraient parvenus aprиs un laps de temps ».

 

Puisque l’вme est la perfection du corps, il est nйcessaire que l’вme et le corps progressent proportionnellement. Or les enfants dans l’йtat d’innocence n’auraient pas eu une taille parfaite dans leur corps, comme Adam l’a eue au premier temps de sa crйation. Donc, pour la mкme raison, ils n’auraient pas eu la pleine science, comme l’a eue Adam.

 

Il appartient aux enfants de recevoir de leur pиre l’existence, la nature et l’instruction. Or, si les enfants d’Adam nouveau-nйs avaient eu la pleine science, ils n’auraient pas pu recevoir de lui l’instruction. L’ordre complet de la paternitй n’eыt donc pas йtй conservй entre eux et leur premier parent.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains prйtendent que les enfants dans l’йtat d’innocence, quant aux choses qui appartiennent а l’вme, auraient йtй parfaits comme Adam, et quant aux vertus, et quant а la science. Mais qu’ils ne fussent pas parfaits dans leur corps, cela venait de la nйcessitй du sein maternel, car il leur fallait naоtre. D’autres, а la suite d’Hugues, disent que, de mкme que dans leur corps ils n’auraient pas immйdiatement reзu la taille parfaite mais auraient progressй vers elle avec le temps, de mкme aussi ils seraient parvenus avec le temps а la science parfaite.

 

Or, pour savoir laquelle de ces opinions est la plus vraie, il faut savoir qu’il n’en va pas de mкme d’Adam et de ses enfants nouveau-nйs. En effet, parce qu’il йtait йtabli comme le principe de tout le genre humain, il йtait nйcessaire qu’Adam, aussitфt crйй, eыt non seulement ce qui appartient au principe de la perfection naturelle, mais aussi ce qui appartient а son terme. Mais ses enfants, qui n’йtaient pas йtablis comme principe du genre humain, mais comme issus du principe, ne devaient pas nйcessairement кtre йtablis au terme de la perfection naturelle. Il suffisait qu’ils aient, nouveau-nйs, autant de perfection que le requiert le commencement de la perfection naturelle. Or le commencement de la perfection naturelle quant а la connaissance est diversement dйfini par les deux opinions suivantes.

 

Certains, comme les Platoniciens, ont posй que l’вme vient au corps pleine de toutes les sciences, mais qu’elle est opprimйe par le nuage du corps, et empкchйe de pouvoir user librement de la science possйdйe, sauf quant а certaines connaissances universelles ; mais ensuite, par l’exercice de l’йtude et des sens, de tels empкchements sont levйs, de sorte qu’elle peut librement user de sa science : et ainsi, ils disent qu’apprendre est la mкme chose que se souvenir. Mais si cette opinion йtait vraie, alors il serait nйcessaire de dire que les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient eu la science de toutes choses, car le corps dans cet йtat йtait entiиrement soumis а l’вme, et par consйquent l’вme ne pouvait pas кtre opprimйe par la masse du corps au point de perdre en quelque sorte sa perfection. Mais cette opinion semble supposer que la nature de l’вme est identique а celle de l’ange, de sorte que l’вme a la pleine science dиs sa crйation, comme il est dit que l’intelligence est crййe pleine de formes ; et pour cette raison, les platoniciens disaient que les вmes avaient existй avant les corps, et qu’aprиs le corps elles retourneraient aux йtoiles semblables, comme des intelligences ; mais cette opinion ne s’accorde assurйment pas avec la vйritй catholique.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent, suivant l’opinion d’Aristote, que l’intelligence humaine est la derniиre dans l’ordre des intelligibles, comme la matiиre prime dans l’ordre des sensibles ; et de mкme que la matiиre, considйrйe dans son essence, n’a aucune forme, de mкme l’intelligence humaine а son dйbut est comme une table sur laquelle rien n’est йcrit, mais ensuite la science est acquise en elle au moyen des sens, par la puissance de l’intellect agent. Ainsi donc, le principe de la connaissance humaine naturelle est d’кtre d’une part en puissance а tous les objets de connaissance, mais d’autre part de n’avoir au dйbut la connaissance que des choses qui sont immйdiatement connues par la lumiиre de l’intellect agent, comme les premiers principes universels. Et ainsi, il n’йtait pas nйcessaire que les enfants d’Adam aient eu toute science dиs leur naissance ; mais ils y seraient parvenus en progressant dans le temps.

 

Toutefois, il est nйcessaire de poser en eux quelque science parfaite, celle des choses а choisir ou а йviter, qui appartient а la prudence, car sans la prudence les autres vertus ne peuvent pas exister, comme cela est prouvй au sixiиme livre de l’Йthique : or il йtait nйcessaire que les enfants les eussent, а cause de la justice originelle. Et cette opinion me semble la plus vraie, si l’on considиre ce que requйrait l’intйgritй de la nature.  Quant а savoir si quelque autre chose leur aurait йtй confйrйe en plus de ce que requiert l’intйgritй de la nature, on ne peut rien affirmer а ce sujet, puisque aucune autoritй ne l’a expressйment enseignй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tel fut Adam, tels les enfants qu’il aurait engendrйs, quant aux choses qui lui йtaient dues en raison la nature de l’espиce. Mais quant aux choses qui lui йtaient dues comme principe de tout le genre humain, il n’йtait pas nйcessaire que les enfants naquissent semblables а lui.

 

Pour la parfaite union а Dieu, que requйrait l’йtat d’innocence, toutes les vertus йtaient nйcessaires, mais non toutes les sciences.

 

Bien que les enfants nouveau-nйs n’eussent pas eu toute science, cependant ils n’auraient pas eu l’ignorance qui s’ensuit du pйchй, et qui est la nescience de choses qui doivent кtre sues : en effet, ils auraient eu la nescience de choses dont leur йtat ne requйrait pas la connaissance.

 

Mкme dans le corps des enfants, il n’y aurait eu aucun dйfaut les privant d’un bien qui leur йtait dы alors ; cependant il y avait dans leurs corps la carence de quelque bien qui leur serait advenu ensuite, comme la taille parfaite et les dots de gloire. Et il faut rйpondre semblablement du cфtй de l’вme.

 

Les anges, dans l’йchelle de la nature, sont plus йlevйs que les вmes, quoique, quant aux bienfaits de la grвce, les вmes puissent leur кtre йgales ; il n’est donc pas nйcessaire d’admettre pour la nature de l’вme ce qui est dы naturellement а l’ange. Par ailleurs, il est dit que l’homme dans l’йtat d’innocence est comme un autre ange, а cause de la plйnitude de grвce.

 

Bien que l’вme d’Adam et les вmes de ses enfants soient de mкme nature, elles n’ont cependant point le mкme rфle : car l’вme d’Adam йtait йtablie comme une certaine source d’oщ l’instruction passerait en tous les descendants ; voilа pourquoi il йtait nйcessaire qu’elle soit immйdiatement parfaite, ce qui n’йtait pas nйcessaire pour les вmes des enfants.

 

Les bкtes reзoivent а leur commencement une estimation naturelle pour connaоtre le nocif et le convenable, car ils ne peuvent y parvenir par leur propre recherche. Mais l’homme, par la recherche rationnelle, peut parvenir а cela et а beaucoup d’autres choses ; il n’йtait donc pas nйcessaire que toute science se trouvвt naturellement dans l’homme. Et cependant, la science des choses а faire, qui appartient а la prudence, est plus naturelle а l’homme que la science spйculative ; c’est pourquoi l’on trouve des hommes naturellement prudents, mais non naturellement savants, comme il est dit au sixiиme livre de l’Йthique. Et c’est aussi la raison pour laquelle les hommes n’oublient pas facilement la prudence, comme c’est le cas pour la science. Et ainsi, les enfants eussent йtй alors parfaits plutфt en ce qui regarde la prudence qu’en ce qui regarde la science spйculative, comme on l’a dit.

Article 8 : Les enfants nouveau-nйs dans l’йtat d’innocence auraient-ils eu pleinement l’usage de la raison ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

S’ils avaient йtй empкchйs, ce n’aurait pu кtre que par un dйfaut du corps. Or le corps dans cet йtat ne rйsistait en rien а l’вme. L’usage de la raison ne pouvait donc pas non plus кtre empкchй.

 

La vertu ou la puissance qui ne se sert pas d’un organe n’est pas empкchйe dans son opйration par l’imperfection d’un organe. Or l’intelligence est une puissance qui ne se sert pas d’un organe, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. L’acte de l’intelligence ne pouvait donc pas кtre empкchй alors par l’imperfection d’un organe corporel.

 

Si [le rйpondant] dit qu’il йtait empкchй par un dйfaut du corps, parce que l’intelligence recevait ce qui provient des sens, alors en sens contraire : l’intelligence est supйrieure а une puissance sensitive. Or il ne semble pas кtre dans l’ordre que le supйrieur reзoive de l’infйrieur. Puis donc qu’il n’y avait aucun dйsordre dans la nature de l’homme en cet йtat, il semble qu’il n’йtait pas nйcessaire que l’intelligence reзыt ce qui provient des sens.

 

L’intelligence a besoin des sens pour acquйrir par eux la science ; mais une fois qu’elle a acquis la science, elle n’a plus besoin d’eux, de mкme que l’homme n’a plus besoin du cheval aprиs qu’il a accompli son trajet, comme dit Avicenne. Or, suivant une certaine opinion, les enfants dans l’йtat d’innocence ont pleinement eu l’habitus de toutes les sciences. L’imperfection des organes sensibles ne pouvait donc pas les empйcher d’user de la science qu’ils possйdaient.

 

L’imperfection des organes corporels empкche plus le sens que l’intelligence, mais les enfants ne souffrent pas d’une imperfection corporelle telle qu’ils ne puissent ni voir ni entendre. Leur intelligence n’est donc pas non plus empкchйe par une imperfection corporelle, mais, semble-t-il, par la peine du premier pйchй. Or cela n’aurait pas йtй le cas avant le pйchй. Les enfants nouveau-nйs auraient donc eu alors le plein usage de l’intelligence.

 

L’estimation naturelle est aux bкtes ce que la connaissance naturellement possйdйe est а l’homme. Or les bкtes peuvent dиs leur naissance se servir de l’estimation naturelle. Les enfants dans l’йtat d’innocence pouvaient donc user aussi de la connaissance naturelle, au moins de celle des premiers principes.

 

Sag. 9, 15 : « Le corps qui se corrompt appesantit l’вme. » Or le corps de l’homme dans l’йtat d’innocence n’йtait pas corruptible. L’вme n’en йtait donc pas appesantie au point de ne pas avoir le libre usage de la raison.

 

 

En sens contraire :

 

Toute action commune а l’вme et au corps est empкchйe par une imperfection du corps. Or l’intellection est une action commune а l’вme et au corps, comme cela est montrй au premier livre sur l’Вme. Donc, par le dйfaut ou l’imperfection dont les enfants souffraient dans le corps, l’usage de la raison pouvait кtre empкchй.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, « l’вme ne pense absolument pas sans phantasme ». Or l’usage de l’imagination est empкchй par l’imperfection d’un organe corporel. Donc l’usage de l’intelligence aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. En effet, certains disent que les enfants dans l’йtat d’innocence auraient eu le plein usage de tous les membres corporels ; et que cette maladresse des membres que l’on voit maintenant chez les enfants, telle qu’ils ne peuvent se servir des pieds pour avancer ni des mains pour tailler, etc., provient totalement du premier pйchй.

 

D’autres, considйrant que de telles maladresses sont causйes par les principes naturels, par exemple l’humiditй, qui abonde nйcessairement chez les enfants, disent que mкme dans l’йtat d’innocence les membres des enfants n’auraient pas йtй tout а fait habiles dans leurs actes, sans кtre cependant tout а fait aussi dйfectueux qu’ils le sont maintenant : car maintenant, а ce qui relиve de la nature, s’ajoute ce qui relиve de la corruption. Et assurйment, cette opinion semble plus probable.

 

Puis donc qu’il est nйcessaire que l’humiditй abonde chez les enfants dans le cerveau, en lequel les puissances imaginative, estimative, la mйmoire et le sens commun ont leurs organes, il йtait nйcessaire que les actes de ces puissances surtout soient empкchйs, et par consйquent l’intelligence, qui reзoit immйdiatement ce qui provient de telles puissances et se tourne vers elles chaque fois qu’elle est en acte ; et cependant, l’usage de l’intelligence n’aurait pas йtй aussi liй chez les enfants qu’il ne l’est maintenant. Et si l’autre opinion йtait vraie, alors l’usage de l’intelligence n’aurait йtй en rien liй chez les enfants.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme peut кtre empкchйe par le corps de deux faзons. D’abord par mode de contrariйtй, ce qui se produit lorsque le corps rйsiste а l’вme et l’obscurcit : ce qui n’aurait certes pas eu lieu dans l’йtat d’innocence. Ensuite, par mode d’impuissance et d’imperfection, c’est-а-dire en tant que le corps ne suffit pas а accomplir tout ce dont l’вme, pour sa part, serait capable ; et ainsi, rien ne s’opposait а ce que l’вme dans l’йtat d’innocence soit empкchйe par le corps. En effet, il est certain qu’elle йtait alors empкchйe par le corps d’obйir а la poussйe, et de changer de lieu aussi facilement que lorsqu’elle est sйparйe ; et de cette faзon, elle йtait empкchйe de pouvoir user parfaitement de ses puissances. Cependant, il n’y aurait eu en cela aucune douleur, car l’вme, а cause de son йtat ordonnй, n’aurait commandй que ce que le corps pouvait exйcuter.

 

Bien que l’intelligence ne se serve pas d’un organe, cependant elle reзoit ce qui provient de puissances qui usent d’un organe ; voilа pourquoi son acte est empкchй par l’embarras ou l’imperfection des organes corporels.

 

L’espиce intelligible doit а l’intellect agent, qui est une puissance supйrieure а l’intellect possible, ce qui en elle est formel, et par quoi elle est actuellement intelligible ; quoique ce qui est matйriel en elle soit abstrait des phantasmes. Voilа pourquoi l’intellect possible reзoit plus proprement ce qui provient du supйrieur que de l’infйrieur, puisque ce qui vient de l’infйrieur ne peut кtre reзu par l’intellect possible que pour autant qu’il reзoit la forme d’intelligibilitй de l’intellect agent. Ou bien il faut rйpondre que les puissances infйrieures sont aussi supйrieures а un certain point de vue, surtout dans leur puissance d’agir et de causer, du fait mкme qu’elles sont plus proches des rйalitйs extйrieures, qui sont la cause et la mesure de notre connaissance. Et de lа vient que le sens, non par soi mais parce qu’il est formellement dйterminй par l’espиce de la rйalitй sensible, sert а l’imagination, et ainsi de suite.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la puissance intellective se rapporte aux phantasmes comme а des objets. Par consйquent, notre intelligence a besoin de se tourner vers les phantasmes non seulement dans l’acquisition de la science, mais aussi dans l’utilisation de la science acquise ; et la preuve en est que, si l’organe de la puissance imaginative est abоmй, comme c’est le cas des frйnйtiques, alors l’homme ne peut mкme pas se servir de la science dйjа acquise, tant que l’вme est dans le corps. La parole d’Avicenne s’entend de l’вme sйparйe du corps, et qui a un autre mode d’intellection.

 

L’organe de la puissance imaginative, de la mйmoire et de la cogitative est dans le cerveau lui-mкme, qui est un lieu de trиs grande humiditй dans le corps humain. C’est pourquoi, а cause aussi de l’abondance d’humiditй qui est chez les enfants, les actes de ces puissances sont mкme plus empкchйs que ceux des sens extйrieurs. Or l’intelligence reзoit immйdiatement ce qui provient non des sens extйrieurs, mais des sens internes.

 

Certains autres animaux sont naturellement de tempйrament sec : voilа pourquoi au premier temps de leur crйation il n’y a pas en eux une abondance d’humiditй telle que les actes des sens internes soient beaucoup empкchйs. Mais l’homme est naturellement d’un tempйrament modйrй, et il est nйcessaire qu’abonde en lui le chaud et l’humide : et c’est pourquoi au premier temps de sa gйnйration il est nйcessaire que se trouve en lui une humiditй proportionnellement plus grande. En effet, dans toutes les gйnйrations d’animaux et de plantes, le dйbut se trouve dans le liquide.

 

Le corps qui se corrompt appesantit l’вme non seulement par l’impuissance mais aussi par la rйsistance et l’obscurcissement. Mais le corps de l’homme dans l’йtat d’innocence empкchait les actes de l’вme seulement par une imperfection de puissance ou de disposition.

Question 19 : [La connaissance de l’вme aprиs la mort]

 

Article 1 : L’вme, aprиs la mort, peut-elle penser ?

Article 2 : L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?

 

 

Article 1 : L’вme, aprиs la mort, peut-elle penser ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Aucune opйration commune а l’вme et au corps ne peut demeurer dans l’вme aprиs la mort. Or penser est une opйration commune а l’вme et au corps ; en effet, le Philosophe dit au premier livre sur l’Вme que « dire que l’вme pense, c’est comme si l’on disait qu’elle tisse ou qu’elle bвtit ». L’вme, aprиs la mort, ne peut donc penser.

 

[Le rйpondant] disait que le Philosophe parle de l’acte d’intellection qui convient а l’вme dans sa face infйrieure, et non de celui qui lui convient dans sa face supйrieure. En sens contraire : la face supйrieure de l’вme est celle par laquelle elle se tourne vers les rйalitйs divines. Or, mкme quand l’homme pense quelque chose par rйvйlation divine, sa pensйe dйpend du corps, car il est nйcessaire que cette pensйe aussi ait lieu par une conversion aux phantasmes, qui sont dans un organe corporel. En effet, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiйrarchie cйleste : « Le rayon divin ne saurait nous illuminer qu’enveloppй dans la variйtй des voiles sacrйs » ; et il appelle « voiles » les formes corporelles mкmes sous lesquelles les rйalitйs spirituelles sont rйvйlйes. La pensйe qui convient а l’вme dans sa face supйrieure dйpend donc du corps ; et ainsi, la pensйe ne reste en aucune faзon dans l’вme aprиs la mort.

 

Il est dit en Eccl. 9, 5 : « Les vivants savent qu’ils doivent mourir, mais les morts ne connaissent rien de plus » ; la Glose : « parce qu’ils n’avancent plus ». Il semble donc que l’вme, aprиs la mort, ou ne connaоt rien, si l’expression « de plus » est prise temporellement, ou du moins ne peut penser les choses qu’elle n’a pas dйjа pensйes ; car alors elle progresserait, ce qui s’oppose а la Glose.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, les objets sensibles sont au sens ce que les phantasmes sont а l’вme intellective. Or le sens ne peut rien sentir si des objets sensibles ne lui sont pas prйsentйs. Donc l’вme humaine non plus ne peut rien penser si des phantasmes ne lui sont pas prйsentйs. Or les phantasmes ne lui sont pas prйsentйs aprиs la mort ; car ils ne sont prйsentйs que dans un organe corporel. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.

 

[Le rйpondant] disait que le Philosophe parle de l’вme dans son йtat d’union au corps. En sens contraire : on dйtermine l’objet de la puissance en fonction de la nature de la puissance elle-mкme. Or la nature de l’вme intellective est la mкme avant et aprиs la mort. Si donc l’вme intellective avant la mort est ordonnйe aux phantasmes comme а des objets, il semble qu’il en va de mкme aussi aprиs la mort ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’вme ne peut penser si la puissance intellective lui est фtйe. Or aprиs la mort, les puissances intellectives que sont l’intellect agent et l’intellect possible ne restent pas dans l’вme. En effet, de telles puissances lui conviennent а cause de l’union de l’вme et du corps ; car si elle n’йtait pas unie au corps, elle n’aurait pas ces puissances, comme l’ange non plus ne les a pas. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.

 

 Le Philosophe dit au premier livre sur l’Вme que la pensйe est corrompue lorsque quelque chose est corrompu а l’intйrieur. Or cet intйrieur dont parle le Philosophe est corrompu а la mort. Il n’y aura donc pas de pensйe aprиs la mort.

 

Si l’вme aprиs la mort pense, il est nйcessaire qu’elle pense au moyen de quelque puissance ; car tout ce qui agit, agit par une puissance active, et ce qui subit, subit par une puissance passive. Elle pense donc soit par la mкme puissance qu’elle a eue dans l’йtat de voie, soit par une autre. Si c’est par une autre, alors il semble que lorsqu’elle est sйparйe du corps, de nouvelles puissances lui naissent en plus ; ce qui ne semble pas probable. Et si c’est par la mкme, cela non plus ne semble pas probable, puisque les puissances qu’elle a maintenant sont en elle en raison de l’union au corps, union qui cesse а la mort. L’вme, aprиs la mort, ne peut donc pas penser.

 

 Si la puissance intellective demeure en elle, elle demeure soit dans la mesure oщ elle est fondйe dans la substance de l’вme, soit dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte. Or ce n’est pas dans la mesure oщ elle est fondйe dans la substance de l’вme : car si elle demeurait seulement ainsi, elle ne pourrait rien penser d’autre qu’elle-mкme. Ni non plus dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte : car dans la mesure oщ elle se rapporte а l’acte, elle est perfectionnйe par les habitus qu’elle a acquis dans le corps, habitus qui assurйment dйpendent du corps. Il semble donc que la puissance intellective ne demeure pas aprиs la mort ; et ainsi, l’вme aprиs la mort ne pensera pas.

 

10° Tout ce qui est pensй, est pensй soit au moyen de l’essence de celui qui pense, soit au moyen de l’essence de la rйalitй pensйe, soit au moyen de la ressemblance en celui qui pense de la rйalitй pensйe. Or, l’on ne peut pas dire que l’вme ne pense la rйalitй qu’au moyen de l’essence de la rйalitй pensйe elle-mкme : car alors elle ne penserait que soi-mкme, les habitus, et les autres choses dont les essences sont actuellement en elle. Semblablement, on ne peut pas dire qu’elle ne pense qu’au moyen de l’essence d’elle-mкme pensant : car alors, si elle pensait d’autres choses que soi, il serait nйcessaire que son essence soit le modиle des autres rйalitйs, comme l’essence divine est le modиle de toutes les rйalitйs ; et par ce moyen, Dieu, en pensant son essence, pense toutes les autres choses, ce qui ne peut pas se dire de l’вme. Ni, de mкme, au moyen des ressemblances en l’вme des rйalitйs pensйes : car il semblerait qu’elle pense surtout au moyen des espиces qu’elle a acquises dans le corps. Et l’on ne peut pas dire qu’elle ne pense que par elles : car alors les вmes des enfants, qui n’ont rien reзu des sens, ne penseraient rien aprиs la mort. Il semble donc qu’en aucune faзon l’вme aprиs la mort ne peut penser.

 

11° Si [le rйpondant] dit qu’elle connaоtra par des espиces concrййes, alors en sens contraire : tout ce qui est concrйй а l’вme, lui convient indiffйremment qu’elle soit dans le corps ou sйparйe du corps. Si donc l’вme humaine possиde des espиces concrййes pour pouvoir connaоtre, la connaissance au moyen de telles espиces lui convient non seulement aprиs qu’elle est sйparйe du corps, mais aussi pendant qu’elle est dans le corps ; et ainsi, il semble que les espиces qu’elle reзoit des rйalitйs seraient superflues.

 

12° Et si [le rйpondant] dit que, pendant qu’elle est unie au corps, elle est empкchйe par le corps de pouvoir s’en servir, alors en sens contraire : si le corps empкche l’usage des ces espиces, ce sera soit en raison de la nature corporelle, soit en raison de la corruption. Or ce n’est pas en raison de la nature corporelle, car elle n’a aucune contrariйtй avec l’intelligence ; or une chose ne peut кtre naturellement empкchйe que par son contraire. Ni, de mкme, en raison de la corruption : car alors, dans l’йtat d’innocence, quand une telle corruption n’existait pas, l’homme aurait pu se servir de ce genre d’espиces innйes, et dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de l’intermйdiaire des sens pour que l’вme reзoive les espиces provenant des rйalitйs ; ce qui semble кtre faux. Il semble donc que l’вme sйparйe ne pense pas par des espиces innйes.

 

13° Et si [le rйpondant] dit qu’elle pense par des espиces infuses, alors en sens contraire : ce genre d’espиces lui est infusй soit par Dieu, soit par un ange. Or ce n’est pas par un ange, car il serait alors nйcessaire que de telles espиces soient crййes par l’ange dans l’вme. Ni, de mкme, par Dieu, car il n’est pas probable que Dieu infuse ses dons а ceux qui sont en enfer ; d’oщ il s’ensuivrait que les вmes en enfer ne penseraient pas. Et ainsi, il ne semble pas que l’вme sйparйe pense par des espиces infuses.

 

14° Saint Augustin, au dixiиme livre sur la Trinitй, chap. 5, dйterminant la faзon dont l’вme connaоt, dit ceci : « Comme l’вme ne peut emporter ces corps а l’intйrieur d’elle-mкme, en ce qui est comme le domaine de la nature incorporelle, elle roule en elle leurs images et entraоne ces images faites d’elle-mкme en elle-mкme. Elle leur donne pour les former quelque chose de sa propre substance ; elle conserve pourtant le pouvoir de juger de telles images : ce pouvoir, c’est proprement l’esprit, l’intelligence raisonnable, qui demeure comme principe de jugement. Car ces parties de l’вme qu’informent les ressemblances corporelles, nous sentons qu’elles nous sont communes avec les animaux. » En ces paroles, il est exprimй que le jugement de l’вme raisonnable porte sur les images par lesquelles sont informйes les puissances sensitives. Or de telles images ne demeurent pas aprиs la mort, puisqu’elles sont reзues dans un organe corporel. Le jugement de l’вme raisonnable, qui est sa pensйe, ne demeure donc pas non plus dans l’вme aprиs la mort.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Jean Damascиne, « aucune essence ne peut кtre privйe de son opйration propre ». Or l’opйration propre а l’вme raisonnable est de penser. L’вme pense donc, aprиs la mort.

 

De mкme qu’une chose est rendue passive par son union а un corps matйriel, de mкme elle est rendue active par sйparation de ce mкme corps ; en effet, le chaud agit et subit suivant l’union de la chaleur et de la matiиre ; et s’il y avait une chaleur sans matiиre, elle agirait et ne subirait pas. Donc l’вme aussi est rendue tout а fait active par la sйparation du corps. Or, que les puissances de l’вme ne puissent pas connaоtre par elles-mкmes sans des objets extйrieurs, cela leur convient en tant qu’elles sont passives, comme le Philosophe le dit du sens, au deuxiиme livre sur l’Вme. Donc l’вme, aprиs la sйparation du corps, pourra penser par soi-mкme sans recevoir ce qui provient des objets.

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre sur la Trinitй que « de mкme que l’вme recueille au moyen des sens corporels les connaissances qu’elle a des rйalitйs corporelles, de mкme les connaissances qu’elle a des rйalitйs incorporelles, elle les recueille par elle-mкme ». Or elle sera toujours prйsente а elle-mкme. Elle pourra donc au moins avoir la pensйe des rйalitйs incorporelles.

 

Comme on le voit dans la citation prйcйdente de saint Augustin, l’вme connaоt les rйalitйs corporelles en roulant leurs images et en les entraоnant en elle-mкme. Or elle pourra faire cela plus librement aprиs la sйparation du corps ; d’autant plus que saint Augustin dit dans la citation en question qu’elle le fait par elle-mкme. Elle pourra donc mieux penser une fois sйparйe du corps.

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme que l’вme sйparйe du corps entraоne avec elle ses puissances. Or c’est en raison de ses puissances qu’elle est appelйe cognitive. Elle pourra donc connaоtre, aprиs la mort.

 

 

Rйponse :

 

Comme dit le Philosophe au premier livre sur l’Вme, si aucune des opйrations de l’вme elle-mкme ne lui est propre, c’est-а-dire si elle ne peut en avoir une sans le corps, alors il est impossible que l’вme soit elle-mкme sйparйe du corps. En effet, l’opйration d’une rйalitй quelconque est pour ainsi dire sa fin, puisque c’est ce qu’il y a de meilleur en elle. Par consйquent, de mкme que nous soutenons fermement, suivant la foi catholique, que l’вme aprиs la mort demeure sйparйe du corps, de mкme aussi il est nйcessaire de soutenir qu’existant sans le corps elle peut penser. Mais il est difficile de concevoir la faзon dont elle pense, car il est nйcessaire de poser qu’elle a un autre mode d’intellection que maintenant ; puisqu’il apparaоt maintenant avec йvidence qu’elle ne peut penser que si elle se tourne vers les phantasmes, qui ne restent absolument pas aprиs la mort.

 

Certains disent que, de mкme qu’elle reзoit maintenant les espиces provenant des rйalitйs sensibles par l’intermйdiaire des sens, de mкme elle pourra alors recevoir sans l’intervention d’aucun sens. Mais cela semble impossible, car le passage d’un extrкme а l’autre extrкme ne se fait que par des mйdiums. Or l’espиce a, dans la rйalitй sensible elle-mкme, une existence trиs matйrielle, mais dans l’intelligence, une existence trиs spirituelle ; il est donc nйcessaire qu’elle passe а cette spiritualitй par l’intermйdiaire de certains degrйs, par exemple : dans le sens, elle a une existence plus spirituelle que dans la rйalitй sensible, dans l’imagination encore plus spirituelle que dans le sens, et ainsi de suite en montant.

 

C’est pourquoi d’autres affirment que l’вme pense aprиs la mort au moyen des espиces des rйalitйs qu’elle a reзues des sens lorsqu’elle йtait dans le corps, et conservйes dans l’вme elle-mкme. Mais cette opinion est rйprouvйe par certains auteurs qui suivent l’opinion d’Avicenne. En effet, puisque l’вme intellective ne se sert pas d’un organe corporel quant а l’intelligence, une chose ne peut exister dans la partie intellective de l’вme qu’en tant qu’intelligible. Mais dans les puissances qui usent d’un organe corporel, une chose peut кtre conservйe non en tant que connaissable mais comme en un certain sujet corporel ; et c’est pourquoi il arrive qu’il y ait des puissances sensitives qui n’apprйhendent pas toujours actuellement les espиces ou les concepts conservйs en elles, comme cela est clair pour l’imagination et la mйmoire. De la sorte, il semble que dans la partie intellective rien ne soit conservй qui ne soit apprйhendй actuellement ; et ainsi, en aucune faзon l’вme ne peut penser aprиs la mort au moyen d’espиces dйjа reзues des rйalitйs.

 

Mais cela ne semble pas vrai, car tout ce qui est reзu en quelque chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Or, puisque la substance immatйrielle a un кtre plus fixe et plus stable que la substance corporelle, les espиces seront reзues dans la partie intellective de faзon plus ferme et immobile que dans aucune rйalitй matйrielle. Et bien qu’elles soient reзues en elle en tant qu’intelligibles, il n’est cependant pas nйcessaire qu’elles soient toujours pensйes en acte, car elle ne sont pas toujours en acte parfait, ni en puissance pure ; mais en acte incomplet, qui est intermйdiaire entre la puissance et l’acte, ce qui revient а une existence habituelle dans l’intelligence. Et c’est pourquoi le Philosophe veut que l’вme intellective soit le lieu des espиces, au troisiиme livre sur l’Вme, parce qu’elle les retient en elle et les conserve. Mais cependant, de telles espиces dйjа reзues et conservйes ne suffisent pas а la connaissance qu’il est nйcessaire de poser dans l’вme sйparйe ; d’abord а cause des вmes des enfants, ensuite parce que de nombreuses choses seront connues de l’вme sйparйe qui ne sont pas connues de nous maintenant, comme les peines de l’enfer, et autres choses semblables.

 

Voilа pourquoi d’autres prйtendent que l’вme sйparйe, bien qu’elle ne reзoive pas ce qui provient des rйalitйs, a cependant le pouvoir de se conformer aux rйalitйs а connaоtre lorsqu’elle est en leur prйsence ; comme nous voyons que l’imagination compose par elle-mкme des formes qu’elle n’a jamais reзues par les sens. Mais cela non plus ne peut se soutenir, car il est impossible qu’une seule et mкme chose se fasse passer de la puissance а l’acte. Or notre вme est en puissance aux ressemblances des rйalitйs par lesquelles elle connaоt. Il est donc nйcessaire qu’elles soient mises en acte non par l’вme elle-mкme, mais par une chose qui a ces ressemblances en acte : soit par les rйalitйs mкmes, soit par Dieu, en qui toutes les formes sont en acte. Par consйquent, ni l’intelligence ni mкme l’imagination ne compose de forme nouvellement, si ce n’est а partir de choses prйexistantes ; par exemple, celle-ci compose la forme de montagne d’or а partir des ressemblances prйexistantes d’or et de montagne.

 

Et c’est pourquoi d’autres disent que les formes par lesquelles l’вme sйparйe pense lui sont imprimйes par Dieu dиs sa crйation mкme, et que c’est par elles, selon certains, que nous pensons, mкme maintenant ; de sorte que l’вme n’obtient pas de nouvelles espиces par les sens, mais elle est seulement excitйe а regarder les espиces qu’elles a en soi, conformйment а l’opinion des Platoniciens, qui voulaient qu’apprendre ne fыt rien d’autre que se souvenir. Mais l’expйrience contredit cette opinion. En effet, nous constatons que celui qui manque d’un sens, manque d’une science, par exemple celui qui n’a pas la vue ne peut avoir de science concernant les couleurs ; ce qui ne serait point, si l’вme n’avait pas besoin pour connaоtre de recevoir des espиces depuis les sens.

 

Mais selon d’autres, l’вme unie au corps ne pense rien au moyen de ces espиces concrййes, йtant empкchйe par le corps ; mais elle pensera par elles quand elle sera sйparйe du corps. Mais cela aussi semble dur а admettre, que les espиces qui sont naturellement mises dans l’вme soient totalement empкchйes par le corps, alors que l’union du corps et de l’вme n’est pas accidentelle а l’вme, mais naturelle. En effet, nous ne rencontrons jamais que, lorsque deux choses sont naturelles а une rйalitй, l’une soit le total empкchement de l’autre ; sinon l’autre existerait inutilement. Cette position est aussi en dйsaccord avec l’opinion du Philosophe qui, au troisiиme livre sur l’Вme, compare l’intelligence humaine а une table sur laquelle rien n’est йcrit.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement en disant que chaque chose reзoit l’influence de son supйrieur suivant le mode de son кtre. Or l’вme raisonnable possиde l’кtre en un certain mode intermйdiaire entre les formes sйparйes et les formes matйrielles. En effet, les formes sйparйes que sont les anges reзoivent de Dieu un кtre indйpendant de toute matiиre, et qui n’est en aucune matiиre. Les formes matйrielles, par contre, reзoivent de Dieu un кtre а la fois existant dans la matiиre, et dйpendant de la matiиre, car il ne peut кtre conservй sans matiиre. Mais l’вme raisonnable tient de Dieu un кtre existant certes dans la matiиre — en tant qu’elle est la forme du corps, et par lа unie au corps dans son кtre — mais non dйpendant du corps, car l’кtre de l’вme peut se conserver sans le corps. Et c’est pourquoi l’вme raisonnable reзoit l’influence de Dieu d’une faзon intermйdiaire entre les anges et les substances matйrielles. Car elle reзoit la lumiиre intellectuelle de telle faзon que sa connaissance intellective se rйfиre au corps, en tant qu’elle reзoit (les phantasmes) en provenance des puissances corporelles, et qu’elle doive regarder vers eux lorsqu’elle considиre en acte ; en quoi elle se trouve infйrieure aux anges. Et cependant cette lumiиre n’est pas liйe au corps de sorte que son opйration s’accomplisse par un organe corporel ; en quoi elle se trouve supйrieure а toute forme matйrielle, qui n’a point d’opйration а laquelle la matiиre ne participe. Mais quand l’вme sera sйparйe du corps, de mкme qu’elle n’aura son кtre ni dйpendant du corps ni existant dans le corps, de mкme aussi elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle de telle sorte qu’elle ne sera pas liйe au corps comme si elle s’exerзait par lui, et n’aura absolument aucune relation avec le corps.

 

Et ainsi, lorsque l’вme nouvellement crййe est infusйe au corps, il ne lui est donnй de connaissance intellectuelle qu’en relation avec les puissances corporelles : par exemple, il lui est donnй de pouvoir par l’intellect agent rendre intelligibles en acte les phantasmes, qui sont intelligibles en puissance, et recevoir par l’intellect possible les espиces ainsi abstraites. Et de lа vient que, tant qu’elle a un кtre uni au corps dans le prйsent йtat de voie, mкme les choses dont les espиces sont conservйes en elle, elle ne les connaоt qu’en regardant vers les phantasmes. Et toujours pour la mкme raison, des rйvйlations de Dieu ne lui sont faites que sous les apparences des phantasmes, et elle ne peut pas non plus penser les substances sйparйes, celles-ci ne pouvant кtre adйquatement connues au moyen des espиces des rйalitйs sensibles. Mais quand elle aura un кtre dйgagй du corps, alors elle recevra l’influence de la connaissance intellectuelle а la faзon dont les anges reзoivent, sans aucune rйfйrence au corps, c’est-а-dire qu’elle recevra de Dieu lui-mкme les espиces des rйalitйs, et il ne sera pas nйcessaire, pour penser en acte par ces espиces ou par celles qu’elle a dйjа acquises, de se tourner vers des phantasmes ; il ne lui sera pas moins possible de voir d’une connaissance naturelle les substances sйparйes elles-mкmes, que sont les anges ou les dйmons, mais non pas Dieu, ce qui n’est accordй а aucune crйature sans la grвce.

 

De tout cela, l’on peut dйduire que l’вme aprиs la mort pense de trois faзons : d’abord par les espиces qu’elle a reзues des rйalitйs pendant qu’elle йtait dans le corps ; ensuite par les espиces divinement infusйes lors mкme de sa sйparation d’avec le corps ; enfin en voyant les substances sйparйes et en regardant en elles les espиces des rйalitйs. Mais ce dernier mode n’est pas soumis а son arbitre, mais plutфt а l’arbitre de la substance sйparйe, qui ouvre son intelligence en parlant et ferme celle-ci en se taisant ; et l’on a dit ailleurs en quoi consistait cette parole.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’opйration de l’intelligence qui est commune а l’вme et au corps est l’opйration qui convient maintenant а l’вme intellective en relation avec les puissances corporelles, que l’on considиre cette opйration dans la partie supйrieure de l’вme, ou dans la partie infйrieure. Mais aprиs la mort, l’вme sйparйe du corps aura une opйration qui ne se fera point par un organe corporel et n’aura aucune relation avec le corps.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Cette citation parle de l’avancement du mйrite ; et cela ressort d’une autre glose qui dit au mкme endroit : « certains affirment qu’aprиs la mort les mйrites croissent et dйcroissent » ;

si bien que le sens est : « ils n’avancent plus » dans la connaissance, c’est-а-dire pour avoir un plus grand mйrite ou une plus grande rйcompense, ou pour qu’une connaissance plus claire leur soit due ; et le sens n’est pas qu’ensuite il ne connaоtraient rien de ce qu’ils ignoraient auparavant : il est en effet йtabli qu’ils connaоtront alors les peines de l’enfer, qu’ils ne connaissent pas maintenant.

 

Le Philosophe, au troisiиme livre sur l’Вme, ne parle que de l’intelligence unie au corps ; car sinon, la considйration de l’intelligence ne concernerait pas le physicien.

 

Bien que la nature de l’вme soit la mкme avant et aprиs la mort quant а la nature de l’espиce, cependant le mode d’existence n’est pas le mкme, et par consйquent le mode d’opйration non plus.

 

Dans l’вme sйparйe demeureront la puissance intellective, et l’intellect agent, et l’intellect possible : car de telles puissances ne sont pas causйes dans l’вme par le corps ; quoique, lorsqu’elles existent dans l’вme unie au corps, elles aient une relation avec le corps, qu’elles n’auront pas dans l’вme sйparйe.

 

Le Philosophe parle de la pensйe qui nous convient maintenant par rapport aux phantasmes : en effet, elle est empкchйe lorsque l’organe corporel est empкchй, et totalement corrompue lorsqu’il est corrompu.

 

Les mкmes puissances intellectives qui sont maintenant dans l’вme seront dans l’вme sйparйe, car elles sont naturelles ; or il est nйcessaire que les puissances naturelles demeurent, quoiqu’elles aient maintenant avec le corps une relation qu’elles n’auront pas alors, comme on l’a dit.

 

Les puissances intellectives demeurent dans l’вme sйparйe, tant du cфtй oщ elles sont enracinйes dans l’essence de l’вme, que du cфtй oщ elles se rapportent а l’acte ; et il n’est pas nйcessaire que les habitus qui ont йtй acquis dans le corps soient dйtruits ; sauf peut-кtre suivant l’opinion susmentionnйe, qui prйtend qu’une espиce ne reste dans l’intelligence qu’au moment oщ elle est actuellement pensйe. Supposй aussi que ces habitus ne restent pas, la puissance intellective resterait ordonnйe aux actes de l’autre sorte.

 

10° L’вme aprиs la mort pense par des espиces. Et elle peut assurйment penser au moyen des espиces qu’elle a acquises dans le corps, bien que celles-ci ne suffisent pas tout а fait, comme l’objection le mentionne.

 

11° & 12° Nous accordons les deux arguments suivants.

 

13° L’infusion des dons gratuits ne parvient pas а ceux qui sont en enfer ; mais ceux-ci ne sont pas privйs de la participation aux dons qui appartiennent а l’йtat de nature : car rien n’est universellement privй de la participation du bien, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste. Or la susdite infusion d’espиces, qui se fait lors de la sйparation de l’вme et du corps, relиve de la condition naturelle de la substance sйparйe ; voilа pourquoi les вmes des damnйs ne sont pas non plus privйes d’une telle infusion.

 

14° Saint Augustin veut montrer par ces paroles comment l’вme s’entoure des ressemblances des rйalitйs corporelles, au point d’estimer parfois qu’elle-mкme est un corps, comme on le voit clairement dans les opinions des anciens philosophes. Et il dit que cela se produit parce que l’вme, tendue vers les corps, s’applique а ceux-ci au moyen des sens extйrieurs, et par ce moyen s’efforce d’introduire vers soi les corps eux-mкmes autant que possible. Or, йtant elle-mкme incorporelle, elle ne peut « emporter les corps eux-mкmes » а l’intйrieur de soi, mais elle introduit les ressemblances des corps « comme dans le domaine de la nature incorporelle » : encore que les formes existant dans l’imagination soient sans matiиre, elles ne parviennent cependant pas jusqu’au domaine de la nature incorporelle, n’йtant pas encore dйgagйes des dйpendances de la matiиre. Or il est dit qu’elle « entraоne » ces ressemblances, en tant qu’elle les abstrait quasi subitement des rйalitйs sensibles. Il est dit qu’elle les « roule », en tant qu’elle les simplifie, ou en tant qu’elle les compose et les divise. Elle les « fait en elle-mкme », en tant qu’elles sont reзues dans la puissance de l’вme, c’est-а-dire l’imaginative. Elle les « fait d’elle-mкme », car c’est l’вme elle-mкme qui forme en soi de telles imaginations, de sorte que l’expression « de » indique le principe efficient. Voilа pourquoi il ajoute que l’вme « donne pour former ces espиces quelque chose de sa propre substance », c’est-а-dire qu’une certaine partie de l’вme enracinйe dans sa substance est affectйe а la charge de former les images. Mais tout ce qui juge de quelque chose doit nйcessairement en кtre libre — et c’est pourquoi l’intelligence est faite pure et sans mйlange, afin de juger toutes choses, suivant le Philosophe — ; par consйquent, pour que l’вme juge sur de telles images, qui ne sont pas les rйalitйs elles-mкmes, mais les ressemblances des rйalitйs, il est nйcessaire qu’il y ait dans l’вme quelque chose de supйrieur, qui n’est pas occupй par ces images : et c’est l’esprit, qui peut juger sur de telles images. Cependant, il n’est pas nйcessaire que l’esprit juge de ces seules images, mais il juge parfois aussi de ces choses qui ne sont ni des corps, ni des ressemblances de corps.

Article 2 : L’вme sйparйe connaоt-elle les singuliers ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Si elle connaоt les singuliers, c’est soit au moyen d’espиces concrййes, soit au moyen d’espиces acquises. Or ce n’est pas par des espиces acquises, car dans la partie intellective sont reзues des espиces non pas singuliиres, mais universelles ; « et seul ce genre de l’вme est sйparй du corps, comme l’йternel du corruptible », suivant le Philosophe. Ni, de mкme, par des espиces concrййes, car, les singuliers йtant infiniment nombreux, il serait nйcessaire de poser qu’une infinitй d’espиces lui seraient concrййes, ce qui est impossible. L’вme sйparйe ne connaоt donc pas les singuliers.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle connaоt les singuliers par une espиce universelle. En sens contraire : une espиce indistincte ne peut кtre le principe d’une connaissance distincte. Or l’espиce universelle est indistincte, tandis que la connaissance des singuliers est une connaissance distincte. L’вme sйparйe ne peut donc pas connaоtre les singuliers par des espиces universelles.

 

[Le rйpondant] disait que l’вme sйparйe, en prйsence du singulier, se conforme а celui-ci, et ainsi le connaоt. En sens contraire : quand le singulier est prйsent а l’вme, ou bien quelque chose passe du singulier vers l’вme, ou bien rien ne passe. Si quelque chose passe, l’вme sйparйe reзoit donc quelque chose des singuliers, ce qui semble discordant. Et si rien ne passe, les espиces existant dans l’вme demeurent donc communes, et ainsi, rien de singulier ne peut кtre connu par leur intermйdiaire.

 

Rien d’existant en puissance ne se fait passer de la puissance а l’acte. Or l’вme cognitive est en puissance aux rйalitйs connaissables. Elle ne peut donc elle-mкme se faire passer а l’acte, pour se conformer а elles. Et ainsi, il semble que l’вme sйparйe, en prйsence des singuliers, ne les connaisse pas.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Lc 16, 23 que le riche en enfer a connu Abraham et Lazare, et qu’il gardait la connaissance de ses frиres encore vivants. L’вme sйparйe connaоt donc les singuliers.

 

La douleur n’est pas sans connaissance. Or l’вme supportera la douleur du feu et des autres peines de l’enfer. Elle connaоtra donc les singuliers.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dit, l’вme sйparйe connaоt de deux faзons : d’abord au moyen d’espиces infusйes lors mкme de la sйparation ; ensuite par les espиces qu’elles a reзues dans le corps.

 

Et quant а la premiиre faзon, l’on doit attribuer а l’вme sйparйe une connaissance semblable а la connaissance angйlique ; donc, de mкme que les anges connaissent les singuliers par des espиces concrййes, de mкme aussi l’вme les connaоt par des espиces mises en elle lors mкme de la sйparation. En effet, puisque les idйes existant dans l’esprit divin sont productrices des rйalitйs quant а la forme et la matiиre, il est nйcessaire qu’elles en soient les modиles et les ressemblances quant а l’une et l’autre. La rйalitй est donc connue par leur moyen non seulement dans la nature du genre et de l’espиce, qui se prend des principes formels, mais aussi dans sa singularitй, dont le principe est la matiиre. Mais les formes concrййes aux esprits angйliques, et celles que les вmes acquiиrent lors de leur sйparation, sont des ressemblances de ces raisons idйales qui sont dans l’esprit divin ; de sorte que, de mкme que les rйalitйs dйrivent de ces idйes pour subsister en forme et matiиre, de mкme les espиces dйrivent dans les esprits crййs, pour leur faire connaоtre les rйalitйs et quant а la forme, et quant а la matiиre, c’est-а-dire et quant а la nature universelle, et quant а la nature singuliиre : et ainsi, au moyen de telles espиces l’вme sйparйe connaоt les singuliers.

 

Quant aux espиces qui sont reзues des sens, elles sont semblables aux rйalitйs dans la mesure seulement oщ les rйalitйs peuvent agir ; c’est-а-dire par la forme. Voilа pourquoi les singuliers ne peuvent pas кtre connus par leur intermйdiaire, sauf peut-кtre en tant qu’elles sont reзues dans une puissance usant d’un organe corporel, en laquelle elles sont reзues en quelque sorte matйriellement, et donc particuliиrement. Mais dans l’intelligence, qui est tout а fait exempte de matiиre, elles ne peuvent кtre le principe que d’une connaissance universelle, sauf peut-кtre par une certaine rйflexion sur les phantasmes а partir desquels les espиces intelligibles sont abstraites. Mais cette rйflexion ne pourra pas avoir lieu aprиs la mort et la corruption des phantasmes. Cependant, l’вme pourra appliquer de telles formes universelles aux singuliers dont elle a connaissance de l’autre faзon.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme sйparйe ne connaоt pas les singuliers par les espиces acquises dans le corps, ni par des espиces concrййes, mais par des espиces mises en elle lors de la sйparation. Et cependant, il n’est pas nйcessaire pour qu’elle connaisse les singuliers qu’une infinitй d’espиces lui soient alors aussi infusйes : d’une part parce que les singuliers qui doivent кtre connus d’elle ne sont pas infiniment nombreux actuellement ; d’autre part parce qu’au moyen d’une unique ressemblance de l’espиce, la substance sйparйe peut connaоtre tous les individus de cette espиce, en tant que cette ressemblance de l’espиce est faite ressemblance propre de chacun des singuliers suivant le rapport propre а tel ou tel individu, comme on l’a dit des anges dans la question sur les anges, et comme cela est clair pour l’essence divine, qui est la similitude propre non seulement des individus d’une seule espиce, mais de tous les йtants, suivant les divers rapports aux diffйrentes rйalitйs.

 

Bien que les espиces par lesquelles l’вme sйparйe connaоt les singuliers soient en elles-mкmes immatйrielles, et donc universelles, elles sont cependant des ressemblances de la rйalitй et quant а la nature universelle et quant а la nature singuliиre ; voilа pourquoi rien n’empкche que des singuliers soient connus par leur intermйdiaire.

 

3° &Nous accordons les autres arguments.

Question 21 : [Le bien]

 

Introduction

 

Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ?

Article 2 : L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ?

Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ?

Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ?

Article 5 : Le bien crйй est-il bon par son essence ?

Article 6 : Le bien crйй consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint Augustin ?

 

 

Article 1 : Le bien ajoute-t-il quelque chose а l’йtant ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Chaque chose, par son essence, est un йtant. Or la crйature n’est pas bonne par essence mais par participation. Le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant quant а la rйalitй.

 

Puisque le bien inclut l’йtant dans sa notion, et que cependant le bien est distinct de l’йtant quant а la notion, il est nйcessaire que la notion de bien ajoute quelque chose а la notion d’йtant. Or, l’on ne peut pas dire qu’il ajoute а l’йtant une nйgation, comme l’un, qui ajoute а l’йtant l’indivision, car toute la notion de bien consiste en une position. Le bien ajoute donc positivement quelque chose а l’йtant ; et ainsi, il semble qu’il ajoute rйellement quelque chose.

 

[Le rйpondant] disait qu’il ajoute une relation а la fin. En sens contraire : dans ce cas, le bien ne serait rien d’autre qu’un йtant relatif. Or l’йtant relatif concerne un genre d’йtant dйterminй, celui de la relation. Le bien est donc dans un prйdicament dйterminй ; ce qui s’oppose au Philosophe au premier livre de l’Йthique, oщ il pose le bien dans tous les genres.

 

Comme on peut le dйduire des paroles de Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, le bien est diffusif de soi et de l’кtre. Donc ce qui fait qu’une chose est diffusive rend cette chose bonne. Or diffuser implique une certaine action ; et l’action procиde de l’essence par l’intermйdiaire de la puissance. Une chose est donc appelйe bonne en raison de la puissance ajoutйe а l’essence ; et ainsi, le bien ajoute rйellement quelque chose а l’кtre.

 

Plus on s’йloigne de l’unique principe simple, plus on trouve dans les rйalitйs une grande diversitй. Or en Dieu, l’йtant et le bien sont un par la rйalitй, et se distinguent par la notion. Donc, dans les crйatures, ils se distinguent plus que par la notion ; et ainsi, ils se distinguent par la rйalitй, puisqu’au-dessus de la distinction de notion il n’y a que la distinction de rйalitй.

 

Les prйdicats accidentels ajoutent rйellement а l’essence de la rйalitй. Or la bontй est accidentelle а la rйalitй crййe ; sinon elle ne pourrait pas perdre la bontй. Le bien ajoute donc rйellement quelque chose а l’йtant.

 

 Tout ce qui se dit par dйtermination formelle d’une chose, ajoute а celle-ci rйellement quelque chose, йtant donnй que rien n’est dйterminй formellement par soi-mкme. Or le bien se dit par dйtermination formelle, comme il est dit dans le commentaire du livre des Causes ; le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant.

 

En outre, rien n’est dйterminй par soi-mкme ; or le bien dйtermine l’йtant ; le bien ajoute donc quelque chose а l’йtant.

 

[Le rйpondant] disait que le bien dйtermine l’йtant quant а la notion. En sens contraire : ou bien quelque chose correspond а cette notion dans la rйalitй, ou bien rien n’y correspond. Si rien n’y correspond, il s’ensuivra que cette notion est inutile et vaine ; et si quelque chose correspond dans la rйalitй, on obtient donc ce qu’on cherchait : que le bien ajoute rйellement quelque chose а l’йtant.

 

10° La relation est spйcifiйe par son terme. Or le bien signifie une relation а un terme dйterminй, qui est la fin. Le bien signifie donc une relation spйcifique. Or tout йtant spйcifiй ajoute rйellement quelque chose а l’йtant commun. Le bien ajoute donc rйellement, lui aussi, quelque chose а l’йtant.

 

11° De mкme que le bien et l’йtant sont convertibles, de mкme l’homme et « кtre capable de rire ». Or bien que « кtre capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant il ajoute rйellement а l’homme, а savoir le propre mкme de l’homme, qui est du genre des accidents. Donc le bien aussi ajoute rйellement а l’йtant.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que « c’est parce que Dieu est bon que nous sommes, et c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Il semble donc que le bien n’ajoute rien а l’йtant.

 

Chaque fois que deux choses sont dans un rapport tel que l’une ajoute а l’autre par la rйalitй ou par la notion, l’une d’elles peut кtre pensйe sans l’autre. Or l’йtant ne peut кtre pensй sans le bien. Le bien n’ajoute donc rien а l’йtant, ni par la rйalitй ni par la notion. Preuve de la mineure : Dieu peut faire plus que l’homme ne peut penser. Or Dieu ne peut pas faire un йtant qui ne soit bon ; car par le fait mкme qu’il vient du Bien, il est bon, comme le montre Boиce au livre des Semaines. L’intelligence ne peut donc pas non plus penser cela.

 

 

Rйponse :

 

Une chose peut ajouter а une autre de trois faзons. D’abord, en ajoutant une rйalitй qui soit hors de l’essence de la chose а laquelle on dit qu’elle s’ajoute ; par exemple, le blanc ajoute quelque chose au corps, car l’essence de la blancheur est hors de l’essence du corps. Ensuite, on dit qu’une chose ajoute а une autre comme en la contractant et en la dйterminant ; par exemple, l’homme ajoute quelque chose а l’animal : non qu’il y ait en l’homme quelque rйalitй qui soit complиtement hors de l’essence de l’animal — sinon il serait nйcessaire de dire que tout ce qu’est l’homme n’est pas l’animal, mais que l’animal est une partie de l’homme — mais l’animal est contractй par l’homme, car ce qui est contenu de faзon dйterminйe et actuelle dans la notion d’homme est implicitement et quasi potentiellement contenu dans la notion d’animal. Ainsi il entre dans la notion d’homme d’avoir une вme raisonnable, mais il entre dans la notion d’animal d’avoir une вme, sans dйterminer si elle est raisonnable ou non raisonnable ; cependant cette dйtermination, suivant laquelle on dit que l’homme ajoute а l’animal, est fondйe en quelque rйalitй. Enfin, on dit qu’une chose ajoute а une autre quant а la notion seulement ; c’est-а-dire quand quelque chose entre dans la notion de l’une sans entrer dans la notion de l’autre, et cependant n’est rien dans la rйalitй mais seulement dans la raison, qu’il contracte ou non ce а quoi on dit qu’il s’ajoute. En effet, « aveugle » ajoute quelque chose а l’homme, а savoir la cйcitй, qui n’est pas une chose qui est dans la rйalitй, mais seulement un йtant de raison, la raison comprenant les privations ; et l’homme est contractй par cela, car tout homme n’est pas aveugle ; mais quand on dit la taupe aveugle, il ne se fait aucune contraction par cet ajout.

 

Or il est impossible qu’une chose ajoute quelque chose а l’йtant universel de la premiиre faзon, quoiqu’il puisse y avoir ainsi une addition а quelque йtant particulier ; en effet, il n’est aucune rйalitй de nature qui soit hors de l’essence de l’йtant universel, quoiqu’il existe quelque rйalitй hors de l’essence de cet йtant-ci. De la deuxiиme faзon, certaines choses se trouvent ajouter а l’йtant, car l’йtant est contractй par les dix genres, dont chacun ajoute quelque chose а l’йtant ; non certes un accident, ou quelque diffйrence qui serait hors de l’essence de l’йtant, mais un mode d’кtre dйterminй, qui est fondй dans l’essence mкme de la rйalitй. Et de cette faзon, le bien n’ajoute rien а l’йtant, puisque le bien se divise йgalement en dix genres, comme l’йtant, ainsi qu’on le voit au premier livre de l’Йthique.

 

Voilа pourquoi il est nйcessaire ou bien qu’il n’ajoute rien а l’йtant, ou bien qu’il ajoute quelque chose qui soit seulement dans la raison. En effet, s’il ajoutait quelque chose de rйel, il serait nйcessaire que l’йtant soit contractй par la notion de bien а quelque genre spйcial. Or, puisque l’йtant est ce qui rentre en premier dans la conception de l’intelligence, comme dit Avicenne, il est nйcessaire que tout autre nom ou bien soit synonyme d’йtant, ce qui ne peut se dire du bien, puisqu’il n’est pas frivole de dire qu’un йtant est bon ; ou bien qu’il ajoute quelque chose au moins quant а la notion ; et dans ce cas, il est nйcessaire que le bien, puisqu’il ne contracte pas l’йtant, ajoute а l’йtant quelque chose qui soit seulement de raison. Or ce qui est seulement de raison ne peut кtre que deux choses : une nйgation ou quelque relation. En effet, toute position absolue signifie une chose existant dans la rйalitй.

 

Ainsi donc, а l’йtant, qui est la premiиre conception de l’intelligence, l’un ajoute ce qui est seulement de raison, а savoir une nйgation : en effet, l’on dit « un » comme on dirait « йtant indivis ». Mais le vrai et le bien se disent positivement ; ils ne peuvent donc ajouter qu’une relation qui soit seulement de raison. Or, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il se trouve que cette relation est seulement de raison, dans laquelle le sujet de la relation ne dйpend pas du terme, mais l’inverse, puisque la relation elle-mкme est une certaine dйpendance, comme cela est clair pour la science et l’objet de science, le sens et le sensible. En effet la science dйpend de l’objet de science, mais non l’inverse ; c’est pourquoi la relation par laquelle la science est rйfйrйe а l’objet de science est rйelle, tandis que la relation par laquelle l’objet de science est rйfйrй а la science est seulement de raison : car l’objet de science est dit relatif, suivant le Philosophe, non qu’il soit lui-mкme rйfйrй, mais parce qu’autre chose lui est rйfйrй. Et il en est ainsi dans toutes les autres choses qui se comportent comme la mesure et le mesurй, ou la cause de perfection et le perfectible. Il est donc nйcessaire que le vrai et le bien ajoutent а la notion d’йtant une relation de cause de perfection.

 

Or il y a deux choses а considйrer en n’importe quel йtant : la nature mкme de l’espиce, et l’existence par laquelle une chose subsiste dans cette espиce. Et ainsi, un йtant peut causer la perfection de deux faзons. D’abord par la nature de l’espиce seulement. Dans ce cas, l’intelligence qui perзoit la nature de l’йtant est perfectionnйe par celui-ci. Et cependant, l’йtant n’est pas en elle dans son existence naturelle ; aussi cette faзon de perfectionner est-elle ajoutйe а l’йtant par le vrai. En effet, le vrai est dans l’esprit, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique ; et chaque йtant est appelй vrai dans la mesure ou il est conformй ou conformable а l’intelligence ; voilа pourquoi tous ceux qui dйfinissent correctement le vrai posent l’intelligence dans sa dйfinition. Ensuite, l’йtant cause la perfection d’autre chose non seulement par la nature de son espиce, mais aussi par l’existence qu’il a dans la rйalitй. Et c’est de cette faзon que le bien cause la perfection. En effet, le bien est dans les rйalitйs, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique. Or, dans la mesure oщ un йtant cause par son existence la perfection et l’accomplissement d’un autre, il est une fin relativement а celui qu’il perfectionne ; et de lа vient que tous ceux qui dйfinissent correctement le bien posent dans sa notion quelque chose qui appartient а la relation de fin ; c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « ceux qui disent que le bien est ce que toute chose recherche, l’ont trиs bien dйfini ».

 

Ainsi donc, en premier et principalement, on appelle bon l’йtant qui cause la perfection de l’autre а la faзon d’une fin ; mais secondairement, on appelle bonne une chose qui mиne а la fin, comme l’utile est appelй bon ; ou une chose qui est de nature а obtenir la fin, comme on appelle sain non seulement ce qui a la santй, mais aussi ce qui la produit, la conserve et la signifie.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Puisque l’йtant se dit absolument et que le bien ajoute une relation de cause finale, l’essence mкme de la rйalitй considйrйe absolument suffit pour permettre а une chose d’кtre appelйe йtant, mais non d’кtre appelйe bonne ; en effet, de mкme que dans les autres genres de causes la relation de cause seconde dйpend de la relation de cause premiиre, tandis que la relation de cause premiиre ne dйpend de rien d’autre, de mкme en est-il dans les causes finales : les fins secondes participent а la relation de cause finale relativement а la fin ultime, mais la fin ultime elle-mкme a cette relation par soi. Et de lа vient que l’essence de Dieu, qui est la fin ultime des rйalitйs, suffit а permettre que Dieu soit appelй bon ; mais une fois posйe l’essence de la crйature, la rйalitй n’est pas encore appelйe bonne, si ce n’est par une relation а Dieu, qui lui donne d’кtre une cause finale. Et si l’on dit que la crйature n’est pas bonne par essence mais par participation, c’est d’une premiиre faзon, en tant que l’essence elle-mкme, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est considйrйe comme autre chose que la relation а Dieu — а cette relation elle doit d’кtre une cause finale, et а Dieu elle est ordonnйe comme а une fin. Mais d’une autre faзon, la crйature peut кtre appelйe bonne par essence : en tant que l’essence de la crйature ne se trouve pas sans la relation а la bontй de Dieu ; et c’est ce que veut dire Boиce au livre des Semaines.

 

Ce qui est seulement de raison est impliquй non seulement par la nйgation mais aussi par une certaine relation, comme on l’a dit.

 

Toute relation rйelle est dans un genre dйterminй ; mais les relations non rйelles peuvent concerner tout йtant.

 

Bien que « diffuser » semble en toute propriйtй de terme impliquer l’opйration d’une cause efficiente, cependant cela peut impliquer au sens large la relation de n’importe quelle cause, comme « influer », « faire », et autres termes de ce genre. Et lorsqu’il est dit que le bien est diffusif par sa nature, la diffusion n’est pas а prendre au sens oщ elle implique l’opйration d’une cause efficiente, mais au sens oщ elle implique la relation de cause finale ; et une telle diffusion a lieu sans l’intermйdiaire d’aucune puissance ajoutйe. Le bien signifie la diffusion de la cause finale et non de la cause agente, d’une part parce que l’efficiente, en tant que telle, n’est pas la mesure et la perfection de la rйalitй, mais plutфt son commencement ; d’autre part aussi parce que l’effet participe а la cause efficiente seulement par assimilation de la forme, tandis que la rйalitй obtient la fin par tout son кtre, et en cela consistait la notion de bien.

 

De deux faзons, des choses peuvent кtre un en Dieu quant а la rйalitй. D’abord, seulement du cфtй du sujet oщ elles se trouvent et non par leur propre nature, comme la science et la puissance. En effet, la science est identique а la puissance quant а la rйalitй, non point par la raison qu’elle est science, mais qu’elle est divine. Et les choses qui sont ainsi un en Dieu par la rйalitй, se trouvent diffйrer dans les crйatures quant а la rйalitй. Ensuite, par la nature mкme des choses que l’on dit кtre rйellement un en Dieu. Et c’est ainsi que le bien et l’йtant sont rйellement un en Dieu, car il entre dans la notion de bien de ne pas diffйrer de l’йtant quant а la rйalitй ; voilа pourquoi partout oщ l’on rencontre le bien et l’йtant, il sont identiques quant а la rйalitй.

 

De mкme qu’un certain йtant est essentiel, et un autre est accidentel, de mкme aussi un certain bien est accidentel, et un autre essentiel ; et une chose perd la bontй de la mкme faзon qu’elle perd l’кtre substantiel ou accidentel.

 

А cause de la relation susmentionnйe, il arrive que l’on dise que le bien dйtermine formellement l’йtant quant а la notion.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au huitiиme argument.

 

А cette notion quelque chose correspond dans la rйalitй, а savoir la rйelle dйpendance de ce qui est ordonnй а la fin envers la fin elle-mкme, comme c’est aussi le cas dans les autres relations de raison.

 

10° Quoique le bien signifie une relation spйciale, celle de fin, cependant cette relation convient а n’importe quel йtant, et ne pose rien dans l’йtant quant а la rйalitй ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

11° Bien que « кtre capable de rire » soit convertible avec l’homme, cependant cela ajoute а l’homme une nature йtrangиre, qui est hors de l’essence de l’homme ; or rien ne peut кtre ainsi ajoutй а l’йtant, comme on l’a dit.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous l’accordons, parce que le bien n’ajoute pas а l’йtant quant а la rйalitй.

 

La seconde objection entend prouver que le bien n’ajoute pas non plus quant а la notion ; voilа pourquoi il faut rйpondre qu’une chose peut кtre pensйe de deux faзons sans une autre. D’abord comme dans une йnonciation, c’est-а-dire lorsque l’on entend qu’une chose est sans l’autre ; et de cette faзon, tout ce que l’intelligence peut penser sans une autre chose, Dieu peut le faire. Mais l’йtant ne peut pas кtre ainsi pensй sans le bien, au sens oщ l’intelligence penserait qu’une chose est un йtant et n’est pas bonne. Ensuite, l’on peut penser une chose sans l’autre comme dans une dйfinition, c’est-а-dire de telle sorte que l’on pense а l’une sans en mкme temps penser а l’autre : comme l’animal est pensй sans l’homme ni toutes les autres espиces ; et ainsi, l’йtant peut кtre pensй sans le bien. Et cependant, il ne s’ensuit pas que Dieu puisse faire un йtant sans bien, car l’action mкme de faire consiste а amener quelque chose а l’existence.

Article 2 : L’йtant et le bien sont-ils convertibles quant aux suppфts ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les opposйs sont de nature а affecter le mкme sujet. Or le bien et le mal sont opposйs. Puis donc que le mal n’est pas naturellement en toute chose — car, comme dit Avicenne, « le mal n’existe pas au-delа du disque de la lune » — il semble que le bien non plus ne se rencontre pas en toute chose ; et ainsi, le bien n’est pas convertible avec l’йtant.

 

Chaque fois que deux choses sont telles que l’une a une plus grande extension que l’autre, elles ne sont pas convertibles entre elles. Or, comme dit le commentateur Maxime au quatriиme chapitre des Noms divins, le bien s’йtend а plus de choses que l’йtant ; en effet, il s’йtend au non-йtants, qui sont appelйs а l’existence par le bien. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

Comme dit Algazel, le bien est la perfection dont l’apprйhension est dйlectable. Or tout йtant n’a pas la perfection ; en effet, la matiиre prime n’a aucune perfection. Tout йtant n’est donc pas bon.

 

En mathйmatique, il y a l’йtant, mais il n’y a pas le bien, comme le Philosophe le montre au troisiиme livre de la Mйtaphysique. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

Il est dit au livre des Causes que la premiиre de toutes les rйalitйs crййes est l’existence. Or, suivant le Philosophe dans les Catйgories, « est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй ». L’implication de l’йtant par le bien n’est donc pas rйciproque ; et ainsi, le bien et l’йtant ne sont pas convertibles.

 

 Ce qui est divisй n’est pas convertible avec l’une des choses qui le divisent, comme l’animal avec le raisonnable. Or l’йtant est divisй par le bien et le mal, puisque de nombreux йtants sont appelйs mauvais. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

La privation, elle aussi, suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, est appelйe йtant, d’une certaine faзon. Or elle ne peut en aucune faзon кtre appelйe bien ; sinon le mal, dont la raison formelle consiste dans la privation, serait bon. Le bien et l’йtant ne sont donc pas convertibles.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, « s’il est dit que toutes choses sont bonnes, c’est parce qu’elles viennent du Bien qu’est Dieu ». Or la bontй de Dieu est sa sagesse mкme et sa justice. Donc, pour la mкme raison, tout ce qui vient de Dieu serait sagesse et chose juste, ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir que toutes choses seraient bonnes.

 

 

En sens contraire :

 

Une chose ne tend que vers ce qui lui ressemble. Or tout йtant tend vers le bien, comme dit Boиce au livre des Semaines. Tout йtant est donc bon ; et il ne peut rien y avoir de bon qui ne soit en quelque faзon. Le bien et l’йtant sont donc convertibles.

 

Du bien, rien ne peut venir qui ne soit bon. Or tout йtant procиde de la divine bontй. Tout йtant est donc bon ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection pour une autre а la faзon d’une fin, tout ce qui se trouve кtre une fin est aussi un bien. Or deux conditions entrent dans la notion de fin : que la chose soit recherchйe ou dйsirйe par ceux qui n’atteignent pas encore la fin, et qu’elle soit aimйe, et comme goыtйe avec dйlectation, par ceux qui participent а la fin : puisqu’il appartient а la mкme nature de tendre vers la fin et de se reposer d’une certaine faзon dans la fin, comme c’est par la mкme nature que la pierre se meut vers le centre et qu’elle se repose au centre.

 

Or ces deux conditions se trouvent convenir а l’кtre lui-mкme. En effet, les choses qui ne participent pas encore а l’кtre, y tendent par un certain appйtit naturel ; et c’est pourquoi la matiиre recherche la forme, suivant le Philosophe au premier livre de la Physique. D’autre part, tout ce qui a dйjа l’кtre aime naturellement cet кtre qui est le sien, et le conserve de toute sa force ; aussi Boиce dit-il au troisiиme livre sur la Consolation : « La divine providence a donnй aux choses qu’elle a crййes cette cause de permanence, peut-кtre la plus grande, qui est de dйsirer naturellement demeurer, autant qu’elles le peuvent. C’est pourquoi rien ne peut te faire douter que toutes les choses qui existent recherchent naturellement la constance et la permanence, et йvitent la ruine. »

 

L’кtre lui-mкme est donc un bien. Par consйquent, de mкme qu’il est impossible que quelque chose soit un йtant sans avoir l’кtre, de mкme il est nйcessaire que tout йtant, par le fait mкme qu’il a l’кtre, soit bon ; quoique dans certains йtants, de nombreuses autres raisons de bontй s’ajoutent aussi а leur кtre, par lequel ils subsistent. D’autre part, puisque le bien inclut la notion d’йtant, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, il est impossible qu’une chose soit bonne sans кtre un йtant ; et ainsi, il reste que le bien et l’йtant sont convertibles.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le bien et le mal sont opposйs comme la privation et l’habitus ; or il n’est pas nйcessaire que la privation soit naturellement en tout sujet oщ l’habitus existe ; il n’est donc pas nйcessaire que le mal soit naturellement en tout sujet oщ le bien existe naturellement. Dans les contraires, mкme lorsque l’un se trouve naturellement en un sujet, l’autre ne s’y trouve pas naturellement, suivant le Philosophe dans les Catйgories. Mais le bien existe naturellement en tout йtant, puisqu’il est appelй bon en raison mкme de son existence naturelle.

 

Le bien s’йtend aux non-йtants non pas par prйdication mais par causalitй, en tant que les non-йtants recherchent le bien — nous appelons « non-йtants » les choses qui sont en puissance et non en acte. Mais l’кtre n’a pas la causalitй, si ce n’est peut-кtre sous l’aspect de la cause exemplaire ; mais cette causalitй ne s’йtend assurйment qu’aux choses qui participent actuellement а l’кtre.

 

De mкme que la matiиre prime est un йtant en puissance et non en acte, de mкme aussi elle est parfaite en puissance et non en acte, bonne en puissance et non en acte.

 

Les objets dont traite le mathйmaticien, par l’existence qu’ils ont dans les rйalitйs, sont bons. En effet, l’existence mкme de la ligne ou du nombre est bonne, mais ceux-ci ne sont pas considйrйs par le mathйmaticien dans leur existence mais seulement dans la nature de l’espиce ; car il les considиre abstraitement, et ils ne sont pas abstraits dans l’existence mais seulement dans la raison. Or on a dйjа dit que le bien ne suit la nature de l’espиce qu’en raison de l’existence qu’elle a en quelque rйalitй ; voilа pourquoi la notion de bien ne convient pas а la ligne ou au nombre tels qu’ils se tiennent sous la considйration du mathйmaticien, bien que la ligne et le nombre soient bons.

 

L’йtant est appelй antйrieur au bien, non pas au sens que l’objection donne а « antйrieur », mais d’une autre faзon, comme l’absolu est antйrieur au relatif.

 

Une chose peut кtre appelйe bonne tant en raison de son кtre qu’en raison de quelque propriйtй ou relation ajoutйe ; comme l’homme est appelй bon а la fois en tant qu’il est et en tant qu’il est juste et chaste, ou ordonnй а la bйatitude. Donc, du point de vue de la premiиre bontй, l’йtant est convertible avec le bien ; mais du point de vue de la seconde, le bien divise l’йtant.

 

On dit de la privation qu’elle est un йtant non pas de nature mais seulement de raison ; et de mкme aussi, elle est un bien de raison. Car connaоtre la privation, et quoi que ce soit de semblable, est bon ; et la connaissance du mal, suivant Boиce, ne peut manquer а celui qui est bon.

 

Selon Boиce, une chose est appelйe bonne en raison de son кtre mкme ; mais elle est appelйe juste en raison de son action. Or l’кtre est diffusй en toutes les choses qui procиdent de Dieu, tandis que tout ne participe pas а cet agir auquel la justice est ordonnйe. En effet, bien qu’en Dieu l’agir et l’кtre soient identiques, et que par suite sa justice soit sa bontй, cependant agir et кtre sont deux choses diffйrentes dans les crйatures. L’кtre peut donc кtre communiquй а celui а qui l’agir n’est pas communiquй, et pour ceux а qui les deux sont communiquйs, l’кtre est diffйrent de l’agir. C’est pourquoi les hommes qui sont bons et justes sont bons en tant qu’ils sont, mais ils ne sont pas justes en tant qu’ils sont mais en tant qu’ils ont un certain habitus ordonnй а l’agir ; et l’on peut dire de mкme de la sagesse et des autres choses de ce genre.

 

Ou bien l’on peut rйpondre autrement, suivant le mкme auteur : кtre juste, sage et autres choses semblables sont des biens spйciaux, puisque ce sont des perfections spйciales ; tandis que le bien dйsigne quelque chose de parfait dans l’absolu. De Dieu parfait lui-mкme procиdent donc les rйalitйs parfaites, mais non avec le mкme mode de perfection qui fait que Dieu est parfait ; car ce qui est fait n’a pas le mode de l’agent mais celui de l’њuvre ; et tout ce qui reзoit de Dieu la perfection ne le reзoit pas de la mкme faзon. Voilа pourquoi, de mкme qu’il est commun а Dieu et а toutes les crйatures d’кtre parfait dans l’absolu, mais non d’кtre parfait de telle ou telle faзon, de mкme кtre bon convient а Dieu et а toutes les crйatures, mais avoir cette bontй qui est sagesse ou qui est justice, il n’est pas nйcessaire que cela soit commun а tous ; mais certaines choses conviennent seulement а Dieu, comme l’йternitй et la toute-puissance, d’autres а certaines crйatures et а Dieu, comme la sagesse, la justice et autres choses semblables.

Article 3 : Le bien, dans sa notion, est-il antйrieur au vrai ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce qui est dans les rйalitйs est antйrieur а ce qui est seulement dans l’apprйhension, йtant donnй que notre apprйhension est causйe et mesurйe par les rйalitйs. Or, suivant le Philosophe au sixiиme livre de la Mйtaphysique, le bien est dans les rйalitйs, et le vrai dans l’esprit. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.

 

Une chose est parfaite en soi dans sa notion avant d’кtre cause de perfection pour autrui. Or une chose est appelйe bonne en tant qu’elle est parfaite en soi, et vraie en tant qu’elle est cause de perfection pour autrui. Le bien est donc antйrieur au vrai.

 

On parle de bien en se rйfйrant а la cause finale, et de vrai en se rйfйrant а la cause formelle. Or la cause finale est antйrieure а la cause formelle, car la fin est la cause des causes. Le bien est donc antйrieur au vrai quant а la notion.

 

Le bien particulier est postйrieur au bien universel. Or le vrai est un certain bien particulier, car il est le bien de l’intelligence, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. Le bien est donc naturellement antйrieur au vrai quant а la notion.

 

Le bien inclut la notion de fin. Or le premier dans l’intention est la fin. L’intention du bien est donc antйrieure а l’intention du vrai.

 

En sens contraire :

 

Le bien est cause de perfection de la volontй, et le vrai est cause de perfection de l’intelligence. Or l’intelligence prйcиde naturellement la volontй. Donc le vrai aussi prйcиde le bien.

 

Plus une chose est immatйrielle, plus elle est premiиre. Or le vrai est plus immatйriel que le bien, car le bien se rencontre dans les rйalitйs naturelles, le vrai seulement dans l’esprit immatйriel. Le vrai est donc naturellement antйrieur au bien.

 

 

Rйponse :

 

Tant le vrai que le bien, comme on l’a dit, sont des perfections, ou des causes de perfections. Or l’ordre entre des perfections peut кtre envisagй de deux faзons : d’abord du cфtй des perfections elles-mкmes ; ensuite du cфtй des perfectibles.

 

Donc, а considйrer le vrai et le bien en soi, le vrai est antйrieur au bien dans sa notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une rйalitй selon la nature de l’espиce, tandis que le bien, non seulement selon la nature de l’espиce mais aussi selon l’кtre qu’il a rйellement. Et ainsi, la notion de bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en quelque sorte par addition а celle-ci ; et ainsi, le bien prйsuppose le vrai, et le vrai prйsuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par l’apprйhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique. Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considиre en soi : aprиs l’йtant vient l’un, ensuite le vrai aprиs l’un, et enfin, aprиs le vrai, le bien.

 

Mais si l’on envisage l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, alors а l’inverse le bien est naturellement antйrieur au vrai, pour deux raisons.

 

D’abord, parce que la perfection du bien s’йtend а plus de choses que la perfection du vrai. En effet, seules sont de nature а кtre perfectionnйes par le vrai les rйalitйs qui peuvent percevoir quelque йtant en elles-mкmes, ou le possйder en elles-mкmes dans sa notion, et non dans l’кtre que l’йtant a en lui-mкme : de telles rйalitйs sont seulement celles qui reзoivent quelque chose immatйriellement, et ce sont les cognitives ; car l’espиce de la pierre est dans l’вme, mais non avec l’кtre qu’elle a dans la pierre. En revanche, mкme les rйalitйs qui reзoivent une chose avec son кtre matйriel sont de nature а кtre perfectionnйes par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espиce que selon l’кtre, comme on l’a dйjа dit. Voilа pourquoi toutes choses recherchent le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet, c’est-а-dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai, apparaоt la relation du perfectible а la perfection qu’est le bien ou le vrai.

 

Ensuite, parce que mкme les rйalitйs qui sont de nature а кtre perfectionnйes par le bien et le vrai, sont perfectionnйes par le bien avant de l’кtre par le vrai : en effet, parce qu’elles participent а l’кtre, elles sont perfectionnйes par le bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose, elles sont perfectionnйes par le vrai. Or la connaissance est postйrieure а l’кtre ; et c’est pourquoi, dans cette considйration qui part des perfectibles, le bien prйcиde le vrai.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument vaut pour l’ordre entre le vrai et le bien du cфtй des perfectibles, mais non du cфtй du vrai et du bien eux-mкmes : en effet, l’esprit est seul perfectible par le vrai, tandis que toute rйalitй est perfectible par le bien.

 

Le bien n’est pas seulement parfait, mais aussi cause de perfection, de mкme que le vrai, comme on l’a dйjа dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

La fin, en tant que cause, est antйrieure а l’une des autres causes ; et l’effet est perfectionnй par sa cause ; cet argument vaut donc pour la relation du perfectible а la perfection, en laquelle le bien est antйrieur. Mais а considйrer la forme et la fin dans l’absolu, puisque la forme est elle-mкme fin, la forme considйrйe en soi est antйrieure а la forme considйrйe comme la fin d’une autre chose ; or la notion de vrai rйsulte de l’espиce mкme, en tant qu’elle est pensйe comme elle est.

 

Il est dit que le vrai est un certain bien, en tant qu’il a l’кtre en quelque perfectible spйcial, et ainsi, cette objection concerne aussi la relation du perfectible а la perfection.

 

On dit que la fin est premiиre dans l’intention par rapport aux moyens, mais non par rapport aux autres causes, si ce n’est dans la mesure oщ elles sont elles-mкmes des moyens ; et ainsi, il faut rйpondre comme а la troisiиme objection. Et cependant, il faut savoir que lorsque l’on dit que la fin est premiиre dans l’intention, le mot « intention » dйsigne l’acte de l’esprit, qui est de tendre. Mais lorsque nous comparons l’intention du bien et celle du vrai, « intention » dйsigne la notion signifiйe par la dйfinition ; le mot est donc pris йquivoquement dans l’un et l’autre cas.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Une chose est de nature а кtre perfectionnйe par le bien non seulement par l’intermйdiaire de la volontй, mais aussi en tant qu’elle a l’existence ; donc, bien que l’intelligence soit antйrieure а la volontй, il ne s’ensuit pas qu’une chose soit perfectionnйe par le vrai avant de l’кtre par le bien.

 

Cet argument vaut pour le vrai et le bien en tant qu’ils sont considйrйs en eux-mкmes ; il doit donc кtre accordй.

Article 4 : Toutes choses sont-elles bonnes par la bontй premiиre ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, « si, par impossible, nous pensons que Dieu est, tandis que notre intelligence fait abstraction de sa bontй, il s’ensuivra que toutes les autres choses sont des йtants, mais qu’ils ne sont pas bons ». En revanche, si nous pensons en Dieu la bontй, il s’ensuivra que toutes choses sont bonnes, tout comme elles sont des йtants. Toutes choses sont donc appelйes bonnes d’aprиs la bontй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait : s’il se fait que lorsque la bontй n’est pas pensйe en Dieu il n’y a pas de bontй dans les crйatures, c’est parce que la bontй de la crйature est causйe par la bontй de Dieu, et non parce que la rйalitй serait formellement nommйe bonne d’aprиs la bontй de Dieu. En sens contraire : chaque fois qu’une chose est nommйe telle d’aprиs le seul rapport а une autre chose, elle n’est pas nommйe telle d’aprиs quelque chose qui lui serait formellement inhйrent, mais d’aprиs ce qui est hors d’elle, et auquel elle est rapportйe ; comme l’urine, que l’on dit кtre saine parce qu’elle signifie la santй de l’animal, n’est pas nommйe saine d’aprиs une santй qui lui serait inhйrente, mais d’aprиs la santй de l’animal signifiйe par elle. Or on dit que la crйature est bonne par rйfйrence а la bontй premiиre, parce que chaque chose est appelйe bonne pour autant qu’elle est dйrivйe du bien premier, comme dit Boиce au livre des Semaines. La crйature n’est donc pas nommйe bonne d’aprиs quelque bontй formelle qui existerait en elle, mais d’aprиs la bontй divine elle-mкme.

 

Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Trinitй : « Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois, si tu le peux, le bien mкme : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bontй d’un autre bien, mais est la bontй de tout bien. » Or toutes choses sont appelйes bonnes d’aprиs le bien mкme qui est la bontй de tout bien. C’est donc d’aprиs la divine bontй, dont il parle, que toutes choses sont appelйes bonnes.

 

Puisque toute crйature est bonne, elle est bonne soit par une bontй qui lui est inhйrente, soit par la seule bontй premiиre. Si c’est par une bontй qui lui est inhйrente, alors, puisque cette bontй est aussi une certaine crйature, elle-mкme aussi sera bonne ; donc, soit par la bontй qu’elle est elle-mкme, soit par une autre. Si c’est par la bontй qu’elle est elle-mкme, elle sera donc la bontй premiиre : en effet, la dйfinition du bien premier, comme on le voit dans la citation de saint Augustin susmentionnйe, est d’кtre bon par soi-mкme ; et ainsi, on obtient ce qu’on cherchait : la crйature est bonne par la bontй premiиre. Mais si cette bontй est bonne par une autre bontй, la mкme question demeure а son sujet : donc, ou bien il faudra remonter а l’infini, ce qui est impossible, ou bien il faudra arriver а une bontй nommant la crйature, et qui est bonne par elle-mкme : et ce sera la bontй premiиre. Il est donc nйcessaire, de toute faзon, que la crйature soit bonne par la bontй premiиre.

 

Selon Anselme, toute chose vraie est vraie par la vйritй premiиre. Or la bontй premiиre est aux choses bonnes ce que la vйritй premiиre est aux choses vraies. Toutes choses sont donc bonnes par la bontй premiиre.

 

Ce qui n’a pas de pouvoir sur le moins, n’en a pas sur le plus. Or кtre est moins qu’кtre bon ; et la crйature n’a pas de pouvoir sur l’кtre, puisque tout кtre vient de Dieu. Elle n’a donc pas de pouvoir sur le fait d’кtre bon ; la bontй d’aprиs laquelle une chose est appelйe bonne n’est donc pas une bontй crййe.

 

Кtre, suivant saint Hilaire, est propre а Dieu. Or le propre est ce qui convient а un seul. Il n’y a donc pas d’autre кtre que Dieu mкme. Or toutes choses sont bonnes en tant qu’elles ont l’кtre. Toutes choses sont donc bonnes par l’кtre divin lui-mкme, qui est sa bontй.

 

La bontй premiиre n’ajoute rien а la bontй ; sinon la bontй premiиre serait composйe. Or il est vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй. Il est donc йgalement vrai que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre.

 

[Le rйpondant] disait lui-mкme que la bontй premiиre ajoute а la bontй absolue dans sa notion et non dans la rйalitй. En sens contraire : la notion а laquelle rien ne correspond dans la rйalitй est inutile et vaine. Or elle n’est pas vaine, la notion par laquelle nous pensons la bontй premiиre. Si donc elle ajoute quelque chose dans la notion, elle ajoutera aussi dans la rйalitй : ce qui est impossible ; et ainsi, elle n’ajoute pas mкme dans la notion. Et de la sorte, on dira que toutes choses sont bonnes par la bontй premiиre, comme elles le sont aussi par la bontй absolue.

 

 

En sens contraire :

 

Toutes choses sont bonnes en tant qu’elles sont des йtants, car, suivant saint Augustin, « c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». Or ce n’est pas d’aprиs l’essence premiиre que toutes choses sont formellement appelйes йtants, mais d’aprиs l’essence crййe. Ce n’est donc pas non plus par la bontй premiиre que toutes choses sont bonnes formellement, mais par la bontй crййe.

 

Le variable n’est pas formellement dйterminй par l’invariable, puisqu’ils sont opposйs. Or toute crйature est variable, tandis que la bontй premiиre est invariable. Ce n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne formellement.

 

Toute forme est proportionnйe а son perfectible. Or la bontй premiиre, puisqu’elle est infinie, n’est pas proportionnйe а la crйature, puisque celle-ci est finie. Ce n’est donc pas d’aprиs la bontй premiиre que la crйature est appelйe bonne formellement.

 

Selon saint Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй, chap. 3, toutes les choses crййes « sont bonnes par participation du bien ». Or la bontй premiиre n’est pas elle-mкme par participation du bien, car elle est la bontй totale et parfaite. Ce n’est donc pas par la bontй premiиre que toutes choses sont bonnes formellement.

 

On dit que la crйature a un vestige de la Trinitй, en tant qu’elle est une, vraie et bonne ; et ainsi, le bien relиve du vestige. Or le vestige et ses parties sont quelque chose de crйй. La crйature est donc bonne par une bontй crййe.

 

La bontй premiиre est trиs simple. Elle n’est donc ni composйe en soi, ni composable avec autre chose ; et ainsi, elle ne peut кtre la forme de quelque chose, puisque la forme entre en composition avec ce dont elle est la forme. Or la bontй par laquelle on dit que des choses sont bonnes, est une certaine forme, puisque tout кtre vient de la forme. Ce n’est donc pas par la bontй premiиre que les crйatures sont bonnes formellement.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a eu diverses positions. Certains, conduits par des arguments sans valeur, se sont йgarйs au point de poser que Dieu йtait la substance de n’importe quelle rйalitй. Et  certains parmi eux, comme David de Dinant, ont posй qu’il йtait identique а la matiиre prime. D’autres, par contre, ont posй qu’il йtait la forme de n’importe quelle rйalitй. Mais assurйment, la faussetй de cette erreur se dйcouvre tout de suite. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu pensent qu’il est le principe effectif de toutes choses, puisqu’il est nйcessaire que tous les йtants dйrivent d’un unique йtant premier. Or la cause efficiente, suivant l’enseignement du Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, n’entre pas avec la cause matйrielle dans le mкme sujet, puisqu’elles ont des notions contraires ; en effet, chaque chose est agissante pour autant qu’elle est en acte, tandis que la dйfinition de la matiиre est d’кtre en puissance. L’efficient et la forme de l’effet, quant а eux, sont spйcifiquement identiques, dans la mesure oщ tout agent produit son semblable, mais non identiques numйriquement, car le mкme ne peut faire et кtre fait. De cela il ressort que l’essence divine elle-mкme n’est ni la matiиre ni la forme d’une rйalitй, en sorte que la crйature ne peut кtre appelйe formellement bonne d’aprиs elle comme d’aprиs une forme unie.

 

En revanche, n’importe quelle forme est une certaine ressemblance de Dieu. Voilа pourquoi les platoniciens ont affirmй que toutes choses sont bonnes formellement par la bontй premiиre, non comme par une forme unie, mais comme par une forme sйparйe. Et pour comprendre ceci, il faut savoir que les choses qui peuvent кtre sйparйes dans l’intelligence, Platon les posait sйparйes aussi dans l’кtre ; et ainsi, de mкme que l’homme peut кtre pensй en dehors de Socrate et Platon, de mкme il posait que l’homme existe en dehors de Socrate et de Platon, et il l’appelait « homme par soi », et « idйe de l’homme », par la participation de laquelle Socrate et Platon йtaient appelйs hommes. Or, de mкme qu’il trouvait un homme commun а Socrate et а Platon, et а tous les autres, de mкme aussi il trouvait que le bien йtait commun а tous les biens, et que le bien pouvait кtre pensй sans que l’on pense ce bien ou cet autre ; et c’est pourquoi il posait que le bien йtait sйparй, en dehors de tous les biens particuliers : et il posait que celui-ci йtait le bien par soi, ou l’idйe du bien, par la participation de laquelle toutes choses seraient appelйes des biens ; comme le montre le Philosophe au premier livre de l’Йthique. Mais il y avait cette diffйrence entre l’idйe du bien et l’idйe de l’homme, que l’idйe de l’homme ne s’йtendait pas а toutes choses, tandis que l’idйe du bien s’йtendait а tout, mкme aux idйes. Car l’idйe mкme du bien est aussi un certain bien particulier. Voilа pourquoi il йtait nйcessaire de dire que le bien par soi йtait lui-mкme le principe universel de toutes les rйalitйs, lequel est Dieu. Il s’ensuit donc, suivant cette opinion, que toutes choses seraient nommйes bonnes d’aprиs la bontй premiиre elle-mкme, qui est Dieu, de mкme que Socrate et Platon, selon Platon, йtaient appelйs hommes par participation de l’homme sйparй, non d’aprиs une humanitй qui leur fыt inhйrente.

 

Et c’est en quelque sorte cette opinion que les porrйtains ont suivie. En effet, ils disaient que le bien est prйdiquй de la crйature simplement, lorsque nous disons : « l’homme est bon », et avec un ajout, lorsque nous disons : « Socrate est un homme bon ». Ils disaient donc que la crйature est appelйe bonne simplement, non d’aprиs une bontй inhйrente mais d’aprиs la bontй premiиre, comme si la bontй absolue et commune йtait elle-mкme la bontй divine ; mais lorsque la crйature est appelйe ce bien ou cet autre, elle est nommйe d’aprиs la bontй crййe, car les bontйs particuliиres crййes sont comme les idйes particuliиres, suivant Platon. Mais cette position est rйprouvйe de plusieurs faзons par le Philosophe : d’une part par la raison que les quidditйs et les formes des rйalitйs sont dans les rйalitйs particuliиres elles-mкmes, et ne sont pas sйparйes d’elles, comme cela est prouvй de multiples faзons au septiиme livre de la Mйtaphysique ; d’autre part, mкme en supposant les idйes, il prouve que cette position serait sans fondement spйcialement dans le cas du bien, parce que le bien ne se dit pas univoquement des choses bonnes, et qu’а de telles choses ne correspondait pas une idйe unique, selon Platon ; et c’est par cette voie que le Philosophe s’oppose а lui au premier livre de l’Йthique.

 

Cependant, en ce qui concerne spйcialement notre propos, la faussetй de la position susdite apparaоt ainsi : tout agent se trouve produire son semblable ; si donc la bontй premiиre est cause de tous les biens, il est nйcessaire qu’elle imprime sa ressemblance dans toutes les rйalitйs causйes, et ainsi, chaque chose sera appelйe bonne comme d’aprиs une forme inhйrente, par la ressemblance du souverain bien qui lui est donnйe, et en outre d’aprиs la bontй premiиre comme d’aprиs le modиle et la cause de toute bontй crййe. Et moyennant cela, l’opinion de Platon peut se soutenir. Ainsi donc, nous disons, suivant l’opinion commune, que toutes choses sont bonnes formellement par une bontй crййe comme par une forme inhйrente, et par la bontй incrййe comme par une forme exemplaire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Comme on l’a dйjа mentionnй, la raison pour laquelle les crйatures ne seraient pas bonnes si l’on ne pensait la bontй en Dieu, est que la bontй de la crйature est une reproduction de la bontй divine ; il ne s’ensuit donc pas que la crйature soit appelйe bonne d’aprиs la bontй incrййe, si ce n’est comme d’aprиs une forme exemplaire.

 

De deux faзons une chose est nommйe par rйfйrence а une autre chose. D’abord quand le rapport lui-mкme est la notion de la dйnomination, et c’est ainsi que l’urine est appelйe saine par rapport а la santй de l’animal. En effet, la notion de sain, dans le sens oщ il est prйdiquй de l’urine, est d’кtre le signe de la santй de l’animal. Et en de telles choses, ce qui est nommй par rйfйrence а autre chose n’est pas nommй d’aprиs une forme qui lui serait inhйrente, mais d’aprиs quelque chose d’extйrieur auquel il est rapportй. Ensuite, une chose est nommйe par rйfйrence а autre chose, quand le rapport n’est pas la notion de la dйnomination, mais la cause, comme si l’air йtait appelй йclairant d’aprиs le soleil : non que le rapport mкme de l’air au soleil soit la clartй de l’air, mais parce que l’opposition directe de l’air au soleil est la cause de ce qu’il йclaire. Et c’est de cette faзon que la crйature est appelйe bonne par rйfйrence а Dieu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Saint Augustin suit sur de nombreux points l’opinion de Platon, autant que cela peut se faire dans la vйritй de la foi ; voilа pourquoi ses paroles sont а entendre ainsi : il est dit que la divine bontй elle-mкme est la bontй de tout bien, en tant qu’elle est la cause efficiente premiиre et exemplaire de tout bien, sans que soit exclue la bontй crййe d’aprиs laquelle les crйatures sont nommйes bonnes comme d’aprиs une forme inhйrente.

 

Le cas des formes gйnйrales n’est pas le mкme que celui des formes spйciales. Dans les formes spйciales, en effet, la prйdication du concret sur l’abstrait n’est pas admise, de sorte que l’on ne dit pas : « la blancheur est blanche », ni : « la chaleur est chaude », ainsi que Denys le montre clairement au deuxiиme chapitre des Noms divins. Mais dans les formes gйnйrales, une telle prйdication est admise : nous disons en effet que l’essence est un йtant, que la bontй est bonne, l’unitй une, et ainsi de suite. La raison en est que ce qui rentre en premier dans l’apprйhension de l’intelligence est l’йtant ; il est donc nйcessaire que l’intelligence attribue ce qu’est l’йtant а tout ce qui est apprйhendй par elle. Voilа pourquoi lorsqu’elle apprйhende l’essence de quelque йtant, elle dit que cette essence est un йtant ; et semblablement chaque forme gйnйrale ou spйciale, ainsi : « la bontй est un йtant, la blancheur est un йtant, etc. » Et parce qu’il y a des choses qui accompagnent insйparablement la notion d’йtant, comme l’un, le bien, etc., il est nйcessaire que ces choses, pour la mкme raison que l’йtant, soient prйdiquйes de n’importe quelle chose apprйhendйe. C’est pourquoi nous disons : « l’essence est une et bonne » ; et semblablement nous disons : « l’unitй est une et bonne » ; et de mкme aussi pour la bontй et la blancheur, et pour n’importe quelle forme gйnйrale ou spйciale. Mais le blanc, parce qu’il est spйcial, n’accompagne pas insйparablement la notion d’йtant ; la forme de blancheur peut donc кtre apprйhendйe sans qu’il lui soit attribuй d’кtre blanc ; c’est pourquoi nous ne sommes pas contraints а dire : « la blancheur est blanche ». Le blanc se dit en effet d’une seule faзon, tandis que l’йtant, l’un, le bien et les autres choses de ce genre, qu’il est nйcessaire de dire de n’importe quelle chose apprйhendйe, se disent de multiples faзons. En effet, une chose est appelйe йtant, parce qu’elle subsiste en soi ; une autre, comme la forme, parce qu’elle est le principe de la subsistance ; une autre, comme la qualitй, parce qu’elle est la disposition de ce qui subsiste ; une autre, comme la cйcitй, parce qu’elle est la privation de la disposition de ce qui subsiste. Voilа pourquoi lorsque nous disons : « l’essence est un йtant », si l’on raisonne ainsi : « donc elle est un йtant par quelque chose, soit par soi-mкme soit par autre chose », la consйquence n’est pas valable, car on ne disait pas « кtre un йtant » а la faзon dont quelque chose qui subsiste dans son кtre est un йtant, mais comme ce par quoi quelque chose est. Il n’est donc pas nйcessaire de chercher comment l’essence elle-mкme est par quelque chose, mais comment quelque chose d’autre est par l’essence. Semblablement, lorsque l’on dit que la bontй est bonne, elle n’est pas appelйe bonne comme si elle subsistait dans la bontй, mais comme nous appelons bon ce par quoi quelque chose est bon. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire de se demander si la bontй est bonne par la bontй qu’elle est elle-mкme ou par une autre, mais si, par la bontй elle-mкme, il est quelque chose de bon qui soit autre que la bontй elle-mкme, comme c’est le cas dans les crйatures ; ou qui soit identique а la bontй elle-mкme, comme c’est le cas en Dieu.

 

De mкme aussi, il faut distinguer au sujet de la vйritй : toutes choses sont vraies par la vйritй premiиre comme par le premier modиle, bien qu’elles soient vraies par la vйritй crййe comme par une forme inhйrente. Mais cependant, le cas de la vйritй n’est pas le mкme que celui de la bontй. En effet, la notion mкme de vйritй consiste dans une certaine adйquation ou commensuration. Or une chose est nommйe mesurйe ou commensurйe d’aprиs quelque chose d’extйrieur, comme l’йtoffe d’aprиs la brasse. Et c’est ainsi qu’Anselme pense que toutes choses sont vraies par la vйritй premiиre : en tant que chaque chose est commensurйe а l’intelligence divine lorsqu’elle accomplit ce pour quoi la divine providence l’a ordonnйe ou connue d’avance. Par contre, la notion de bontй ne consiste pas dans une commensuration ; il n’en va donc pas de mкme.

 

La crйature n’a pas de pouvoir sur l’кtre en sorte qu’elle ait l’кtre par elle-mкme ; elle a cependant quelque pouvoir sur l’кtre dans la mesure oщ elle est le principe formel de l’кtre, car ainsi, n’importe quelle forme a un pouvoir sur l’кtre. Et c’est aussi de cette faзon, comme principe formel, que la bontй crййe a un pouvoir sur le fait d’кtre bon.

 

Lorsque l’on dit : « кtre est propre а Dieu », il ne faut pas comprendre qu’il n’y a pas d’autre кtre que l’кtre incrйй ; mais que seul cet кtre est dit proprement кtre, parce que, en raison de son immuabilitй, il ne connaоt pas l’кtre passй ni l’кtre futur. L’кtre de la crйature est dit кtre, par une certaine ressemblance а l’кtre premier, puisqu’il est mйlangй d’кtre passй ou d’кtre futur, en raison de la variabilitй de la crйature. Ou bien l’on peut rйpondre qu’кtre est propre а Dieu parce que Dieu seul est son кtre ; quoique d’autres choses aient l’кtre, lequel кtre n’est pas l’кtre divin.

 

La bontй premiиre n’ajoute rien а la bontй absolue quant а la rйalitй ; mais elle ajoute quelque chose quant а la notion.

 

Comme dit le commentateur du livre des Causes, la bontй pure elle-mкme est individuйe et se sйpare d’avec toutes les autres par le fait mкme qu’elle n’admet pas d’addition. En effet, il n’entre pas absolument dans la notion de bontй d’admettre ou non l’addition. Car s’il entrait dans sa notion d’admettre l’addition, alors n’importe quelle bontй admettrait l’addition, et aucune ne serait la bontй pure. De mкme aussi, s’il entrait dans sa notion de ne pas admettre l’addition, aucune bontй ne l’admettrait, et toute bontй serait la bontй pure, tout comme ni le raisonnable ni l’irrationnel n’entre dans la notion d’animal. Voilа pourquoi le fait mкme de ne pas pouvoir admettre l’addition contracte la bontй absolue, et distingue la bontй premiиre, qui est la bontй pure, des autres bontйs. Ne pas admettre l’addition, puisque c’est une nйgation, est un йtant de raison, et cependant il est fondй sur la simplicitй de la bontй premiиre. Il ne s’ensuit donc pas que la notion soit inutile et vaine.

Article 5 : Le bien crйй est-il bon par son essence ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Ce sans quoi une rйalitй ne peut exister, semble кtre essentiel а celle-ci. Or la crйature ne peut exister sans la bontй, car il ne peut exister quelque chose de crйй par Dieu qui ne soit bon. La crйature est donc bonne par essence.

 

C’est au mкme [principe] que la crйature doit d’кtre et d’кtre bonne, car par le fait mкme qu’elle a l’кtre, elle est bonne, comme on l’a dйjа montrй. Or la crйature a l’кtre par son essence. Elle est donc bonne aussi par son essence.

 

Tout ce qui convient а quelque rйalitй en tant que telle, lui est essentiel. Or le bien convient а la crйature en tant qu’elle est, car, comme dit saint Augustin, « c’est dans la mesure oщ nous sommes que nous sommes bons ». La crйature est donc bonne par son essence.

 

Puisque la bontй est une certaine forme crййe inhйrente а la crйature, comme on l’a montrй, elle sera une forme soit substantielle, soit accidentelle. Dans ce dernier cas, la crйature pourra кtre un jour sans elle ; mais on ne peut pas dire cela de la crйature. Il reste donc que la bontй est une forme substantielle. Or toute forme de ce genre est soit l’essence de la rйalitй, soit une partie de l’essence. La crйature est donc bonne par son essence.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, les crйatures sont bonnes en tant qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Or c’est par leur essence qu’elles sont dйrivйes du bien premier. Elles sont donc bonnes par leur essence

 

Ce d’aprиs quoi l’on nomme est toujours plus simple ou aussi simple que ce qui est nommй. Or aucune forme ajoutйe а l’essence n’est plus simple ou aussi simple que l’essence elle-mкme. Celle-ci n’est donc nommйe d’aprиs aucune forme ajoutйe а elle ; en effet, nous ne pouvons pas dire que l’essence soit blanche. Or l’essence mкme de la rйalitй est nommйe d’aprиs la bontй ; car n’importe quelle essence est bonne. La bontй n’est donc pas une forme ajoutйe а l’essence ; et ainsi, n’importe quelle crйature est bonne par son essence.

 

Tout comme l’un, le bien est convertible avec l’йtant. Or l’unitй d’aprиs laquelle on parle de l’un qui est convertible avec l’йtant, ne dйsigne pas une forme ajoutйe а l’essence de la rйalitй, comme dit le Commentateur au quatriиme livre de la Mйtaphysique, mais chaque rйalitй est une par son essence. Chacune est donc йgalement bonne par son essence.

 

Si la crйature est bonne par quelque bontй ajoutйe а l’essence, alors, puisque tout ce qui est, est bon, cette bontй aussi sera bonne, puisqu’elle est une certaine rйalitй. Non par une autre bontй, car alors on irait а l’infini, mais par son essence. Donc, pour la mкme raison, on pourra poser que la crйature elle-mкme йtait bonne par son essence.

 

 

En sens contraire :

 

Rien de ce qui est dit d’une chose par participation, ne lui convient par son essence. Or la crйature est appelйe bonne par participation, comme le montre clairement saint Augustin au huitiиme livre sur la Trinitй, chap. 3. La crйature n’est donc pas bonne par son essence.

 

Tout ce qui est bon par son essence, est un bien substantiel. Or les crйatures ne sont pas des biens substantiels, comme le montre clairement Boиce au livre des Semaines. Les crйatures ne sont donc pas bonnes par essence.

 

Si une chose est prйdiquйe essentiellement d’un sujet, quel qu’il soit, l’opposй de cette chose ne peut кtre prйdiquй de ce sujet. Or l’opposй du bien, qui est le mal, est prйdiquй de quelque crйature. La crйature n’est donc pas bonne par essence.

 

 

Rйponse :

 

Selon trois auteurs, il est nйcessaire de dire que les crйatures ne sont pas bonnes par essence mais par participation : ce sont saint Augustin, Boиce et l’auteur du livre des Causes, qui dit que Dieu seul est la bontй pure. Cependant, c’est par des raisons diffйrentes qu’ils sont portйs а cette unique position.

 

Pour le voir clairement, il faut savoir que, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme que l’кtre se diversifie en substantiel et accidentel, de mкme aussi la bontй se diversifie, avec cependant cette diffйrence entre les deux : кtre un йtant dans l’absolu se dit d’une chose pour son кtre substantiel, mais pour l’кtre accidentel on ne parle pas d’кtre dans l’absolu ; aussi, puisque la gйnйration est le mouvement vers l’кtre, lorsque quelque chose reзoit l’кtre substantiel on dit qu’il est gйnйrй au plein sens du terme, mais lorsqu’il reзoit l’кtre accidentel on dit qu’il est gйnйrй а un certain point de vue. Et il en est de mкme pour la corruption, par laquelle l’кtre est perdu. Mais pour le bien, c’est l’inverse. Car relativement а la bontй substantielle une chose est appelйe bonne а un certain point de vue, tandis que relativement а l’accidentelle une chose est appelйe bonne au plein sens du terme. C’est pourquoi nous disons que l’homme injuste est bon non pas au plein sens du terme, mais а un certain point de vue, en tant qu’il est homme ; en revanche, nous disons que l’homme juste est bon au plein sens du terme. Et voici la raison de cette diffйrence. On dit de chaque chose qu’elle est un йtant, en tant qu’elle est considйrйe de faзon absolue ; mais qu’elle est bonne — ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit — par un rapport aux autres. Or une chose est perfectionnйe en elle-mкme pour subsister par les principes essentiels ; mais pour se rapporter comme elle le doit а tout ce qui est hors d’elle, elle est perfectionnйe uniquement par l’intermйdiaire des accidents ajoutйs а l’essence : car les opйrations par lesquelles une chose est en quelque sorte unie а une autre procиdent de l’essence par l’intermйdiaire des vertus ajoutйes а l’essence ; aussi n’acquiert-elle la bontй dans l’absolu que dans la mesure oщ elle est complйtйe dans les principes substantiels et dans les accidentels. Or tout ce que la crйature a de perfection par les principes essentiels et accidentels rйunis ensemble, tout cela, Dieu l’a par son unique кtre simple. En effet, son essence est sa sagesse, et sa justice, et sa force, et autres choses semblables qui, en nous, sont ajoutйes а l’essence. Voilа pourquoi la bontй absolue elle-mкme est en Dieu identique а son essence, tandis qu’en nous elle est considйrйe comme associйe aux choses qui s’ajoutent а l’essence. Et c’est pourquoi la bontй complиte et absolue augmente et diminue et est totalement фtйe, mais non en Dieu ; quoique la bontй substantielle demeure toujours en nous. Et c’est de cette faзon que saint Augustin semble dire que Dieu est bon par essence et non par participation.

 

Mais il se trouve encore une autre diffйrence entre la bontй de Dieu et la nфtre. La bontй essentielle n’est pas envisagйe dans une considйration absolue de la nature, mais dans l’кtre de celle-ci ; car l’humanitй n’inclut la notion de bien ou de bontй qu’en tant qu’elle a l’кtre. Or la nature ou l’essence divine est elle-mкme son кtre, tandis que la nature ou l’essence de n’importe quelle rйalitй crййe n’est pas son кtre mais elle est un кtre participant d’autre chose. Et ainsi, en Dieu est l’кtre pur, car Dieu mкme est son кtre subsistant, tandis que dans la crйature est un кtre reзu ou participй. Par consйquent, а supposer que la bontй absolue soit dite de la rйalitй crййe dans son кtre substantiel, elle continuerait nйanmoins encore а avoir la bontй par participation, comme elle a aussi un кtre participй ; tandis que Dieu est la bontй par essence, en tant que son essence est son кtre. Et telle semble кtre l’intention du philosophe au livre des Causes, qui dit que seule la bontй divine est la bontй pure.

 

Mais il se trouve encore une autre diffйrence entre la bontй divine et celle de la crйature. La bontй inclut la notion de cause finale. Or Dieu est cause finale, puisqu’il est la fin ultime de tout, comme aussi le premier principe de tout. Par consйquent il est nйcessaire que toute autre fin n’inclue la relation ou la notion de fin que dans une relation а la cause premiиre, car la cause seconde n’influe sur l’effet que si l’on prйsuppose l’influx de la cause premiиre, comme cela est clairement montrй au livre des Causes. Et donc le bien, qui inclut la notion de fin, ne peut кtre dit de la crйature qu’en prйsupposant la relation du Crйateur а la crйature. Donc, supposй que la crйature soit son кtre mкme, comme Dieu est son кtre, l’кtre de la crйature n’inclurait cependant pas encore la notion de bien, а moins de prйsupposer la relation au Crйateur ; et c’est pourquoi elle serait encore appelйe bonne par participation et non absolument dans ce qu’elle est. Mais l’кtre divin, qui est bon sans rien prйsupposer d’autre, est bon par soi-mкme ; et telle semble кtre l’intention de Boиce au livre des Semaines.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La crйature ne peut pas ne pas кtre bonne par la bontй essentielle, qui est la bontй а un certain point de vue ; elle peut cependant ne pas кtre bonne par la bontй accidentelle, qui est la bontй absolue et simple. De plus, cette bontй qui est envisagйe dans l’кtre substantiel n’est pas l’essence mкme de la rйalitй, mais un кtre participй ; et cela, mкme en prйsupposant la relation а l’кtre premier subsistant par soi.

 

Ce qui donne l’кtre а la rйalitй, lui donne aussi le bien а un certain point de vue, c’est-а-dire dans l’кtre substantiel ; mais il ne lui donne pas formellement d’avoir l’кtre au plein sens du terme, ni l’« кtre bon » au plein sens du terme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et pour cette raison l’argument n’est pas concluant.

 

& Et il faut rйpondre de mкme aux troisiиme et quatriиme objections.

 

La crйature vient de Dieu non seulement dans son essence, mais aussi dans son кtre, en lequel consiste surtout la notion de bontй substantielle, et aussi dans les perfections ajoutйes, en lesquelles consiste la bontй absolue ; et ces choses ne sont pas l’essence de la rйalitй. De plus, le rapport mкme par lequel l’essence de la rйalitй est rapportйe а Dieu comme au principe, est autre que l’essence.

 

L’essence est appelйe bonne de la mкme faзon que l’йtant ; donc, de mкme qu’elle a l’кtre par participation, de mкme aussi elle est bonne par participation. En effet, l’кtre et le bien pris communйment sont plus simples que l’essence, parce qu’ils sont aussi plus communs, puisqu’ils se disent non seulement de l’essence, mais encore de ce qui subsiste par l’essence, et aussi des accidents eux-mкmes.

 

L’un qui est convertible avec l’йtant, se dit sous l’aspect d’une nйgation, qu’il ajoute а l’йtant ; le bien, lui, n’ajoute pas de nйgation а l’йtant, mais sa notion consiste en une position : voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

La bontй de la rйalitй est appelйe bonne de la mкme faзon que l’кtre de la rйalitй est appelй йtant : non qu’elle ait un autre кtre, mais parce que c’est d’aprиs cet кtre que la rйalitй est dite кtre, et parce que c’est d’aprиs cette bontй que la rйalitй est appelйe bonne. Donc, de ce que l’кtre de la substance de la rйalitй n’est pas appelй йtant d’aprиs un autre кtre que lui, il ne suit pas qu’elle-mкme ne soit pas nommйe d’aprиs un кtre qu’elle n’est pas ; et de mкme, cet argument ne vaut pas non plus pour la bontй. Mais il vaut pour l’unitй, а propos de laquelle le Commentateur l’introduit au quatriиme livre de la Mйtaphysique, car l’un se comporte indiffйremment а l’йgard de l’essence ou de l’кtre ; l’essence de la rйalitй est donc une par elle-mкme, non а cause de son кtre, et ainsi, elle n’est pas une par quelque participation, comme cela se produit pour l’йtant et le bien.

Article 6 : Le bien de la crйature consiste-t-il en un mode, une espиce et un ordre, comme dit saint Augustin ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le bien inclut la notion de fin, suivant le Philosophe. Or toute la notion de fin consiste dans un ordre. Toute la notion de bien consiste donc aussi dans un ordre ; et ainsi, les deux autres sont superflus.

 

L’йtant, le bien et l’un diffиrent dans leurs concepts. Or la notion d’йtant consiste en une espиce, et celle de l’un consiste en un mode. La notion de bien ne consiste donc pas en une espиce ni en un mode.

 

L’espиce dйsigne la cause formelle. Or, selon certains, le bien et le vrai se distinguent en ce que le vrai implique la notion de cause formelle, et le bien celle de cause finale. L’espиce n’appartient donc pas а la notion de bien.

 

Puisque le bien et le mal sont opposйs, on les envisage а propos du mкme sujet. Or, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions, « le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation de toute espиce ». Toute la notion du bien consiste donc dans la position de l’espиce ; et ainsi, а ce qu’il semble, le mode et l’ordre sont superflus.

 

Le mode fait partie des choses qui accompagnent la rйalitй. Or il est une bontй qui appartient а l’essence de la rйalitй. Le mode n’entre donc pas dans la notion de bien.

 

Ce que Dieu peut faire par un seul, il ne le fait pas par plusieurs. Or Dieu a pu faire la crйature par l’un de ces trois, car l’un quelconque d’entre eux est d’une certaine bontй. Il n’est donc pas nйcessaire que n’importe lequel de ces trois soit requis pour la notion de bien.

 

 Si ces trois choses entrent dans la notion de bontй, alors il est nйcessaire qu’elles soient en n’importe quel bien. Or l’une quelconque de ces trois choses est bonne. Elles sont donc en n’importe laquelle d’entre elles ; et ainsi, l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre.

 

Si ces trois choses sont bonnes, il est nйcessaire qu’elles aient mode, espиce et ordre. Il y aura donc un mode pour le mode, et une espиce pour l’espиce, et ainsi а l’infini.

 

 Le mode, l’espиce et l’ordre sont diminuйs par le pйchй, suivant saint Augustin. Or la bontй substantielle de la rйalitй n’est pas diminuйe par le pйchй. La notion de bien ne consiste donc pas universellement dans les trois choses susdites.

 

10° Ce qui entre dans la notion de bien ne reзoit pas la prйdication du mal. Or ces trois choses reзoivent la prйdication du mal, suivant saint Augustin au livre sur la Nature du bien : l’on dit en effet « un mauvais mode, une mauvaise espиce, etc. ». La notion de bien ne consiste donc pas dans ces trois choses.

 

11° Saint Ambroise dit dans l’Hexaлmйron que « la nature de la lumiиre n’est pas dans le nombre, le poids et la mesure, comme pour une autre crйature ». Or par ces trois, suivant saint Augustin, sont constituйes les trois choses dont nous parlons. Puis donc que la lumiиre est bonne, la notion de bien n’inclut pas les trois choses dont nous parlons.

 

12° Selon saint Bernard, le mode de la charitй est de n’avoir pas de mode ; et cependant, la charitй est bonne. Elle ne requiert donc pas les trois choses susdites.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur la Nature du bien que « lа oщ ces trois sont grands, les biens sont grands ; oщ ils sont petits, les biens sont petits ; oщ ils sont nuls, il n’y a aucun bien ». La notion de bien consiste donc dans ces trois.

 

Saint Augustin dit dans le mкme livre que des choses sont appelйes bonnes dans la mesure oщ elles sont « modйrйes, formйes, ordonnйes ».

 

La crйature est appelйe bonne d’aprиs un rapport а Dieu, comme le veut Boиce au livre des Semaines. Or Dieu a, touchant la crйature, une relation de triple cause : l’efficiente, la finale et la formelle exemplaire. Par consйquent, on dit aussi que la crйature est bonne par une relation а Dieu quant а cette triple cause. Or, en tant qu’elle est comparйe а Dieu comme а une cause efficiente, elle a un mode qui lui est prйdйterminй par Dieu ; comparйe а lui comme а une cause exemplaire, elle a une espиce ; et comparйe а lui comme а une fin, elle a un ordre. Le bien de la crйature consiste donc en un mode, une espиce et un ordre.

 

Toutes les crйatures sont ordonnйes а Dieu par l’intermйdiaire de la crйature raisonnable, qui est seule capable de la bйatitude. Et il en est ainsi pour autant que cela est connu par la crйature raisonnable. Puis donc que la crйature est bonne par ceci qu’elle est ordonnйe а Dieu, trois choses sont requises pour qu’elle soit bonne : qu’elle soit existante, qu’elle soit connaissable, qu’elle soit ordonnйe. Or elle est existante par quelque mode, connaissable par l’espиce, et ordonnйe par l’ordre. C’est donc en ces trois choses que consiste le bien de la crйature.

 

Il est dit en Sag. 11, 21 : « vous avez tout rйglй avec mesure, nombre et poids ». Or, suivant saint Augustin au quatriиme livre sur la Genиse au sens littйral, « la mesure assigne а toute chose sa limite, le nombre lui donne sa forme, et le poids son ordre ». La bontй de la crйature consiste donc en ces trois : le mode, l’espиce et l’ordre, puisque la crйature est bonne pour autant qu’elle est disposйe par Dieu.

 

 

Rйponse :

 

La notion de bien consiste dans les trois choses en question, suivant ce que dit saint Augustin.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’un nom peut impliquer un rapport de deux faзons. D’abord, en sorte que le nom soit donnй pour signifier le rapport lui-mкme, comme le nom de pиre, ou de fils, ou la paternitй elle-mкme. En revanche, on dit de certains noms qu’ils impliquent un rapport, parce qu’ils signifient une rйalitй d’un certain genre, qu’accompagne le rapport, bien que le nom ne soit pas donnй pour signifier le rapport lui-mкme ; par exemple, le nom de science est donnй pour signifier une certaine qualitй, que suit un certain rapport, mais non pour signifier le rapport lui-mкme. Et c’est de cette faзon que la notion de bien implique un rapport : non que le nom mкme de bien signifie le seul rapport lui-mкme, mais il signifie ce que le rapport accompagne, avec le rapport lui-mкme. Or le rapport impliquй dans le nom de bien est la relation de cause de perfection, en ce sens qu’une chose est de nature а perfectionner non seulement selon la nature de l’espиce, mais aussi selon l’кtre qu’elle a dans la rйalitй ; car c’est de cette faзon que la fin perfectionne ce qui lui est ordonnй. Mais puisque les crйatures ne sont pas leur кtre, il est nйcessaire qu’elles aient un кtre reзu ; et par consйquent, leur кtre est fini et dйterminй par la mesure de ce en quoi il est reзu.

 

Ainsi donc, parmi ces trois choses que pose saint Augustin, la derniиre, qui est l’ordre, est le rapport qu’implique le nom de bien, tandis que les deux autres, l’espиce et le mode, causent ce rapport. En effet, l’espиce se rapporte а la nature mкme de l’espиce, qui, parce qu’elle a l’кtre en quelque chose, est reзue avec un certain mode dйterminй, puisque tout ce qui est en quelque chose, est en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit. Ainsi donc, chaque bien, en tant qu’il est cause de perfection selon la nature de l’espиce en mкme temps que selon l’кtre, a un mode, une espиce et un ordre. Une espиce quant а la nature mкme de l’espиce, un mode quant а l’кtre, un ordre quant а la relation mкme de cause de perfection.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet argument serait probant si le nom de bien йtait donnй pour signifier la relation elle-mкme ; ce qui est faux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et pour cette raison, l’argument n’est pas concluant.

 

Le bien diffиre de l’йtant et de l’un par la notion, non pas comme s’ils avaient des notions opposйes, mais parce que la notion de bien inclut les notions d’йtant et d’un, et ajoute quelque chose.

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Mйtaphysique, de mкme que dans les nombres n’importe quelle unitй ajoutйe ou фtйe change l’espиce du nombre, de mкme dans les dйfinitions n’importe quel ajout ou retranchement йtablit une espиce diffйrente. C’est donc seulement par l’espиce mкme que la notion de vrai est йtablie, en tant que le vrai perfectionne selon la seule nature de l’espиce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais c’est par l’espиce en mкme temps que par le nombre qu’est йtablie la notion de bien, qui est cause de perfection non seulement selon l’espиce mais aussi selon l’кtre.

 

Lorsque saint Augustin dit que le mal en son entier se trouve dйterminй par la privation de toute espиce, il n’exclut pas les deux autres : car, comme il le dit lui-mкme dans le mкme livre, « lа oщ il y a espиce, il y a nйcessairement mode ». L’ordre, lui aussi, s’ensuit de l’espиce et du mode. Mais saint Augustin nomme seulement l’espиce, parce que les deux autres s’ensuivent de l’espиce elle-mкme.

 

Partout oщ une chose est reзue, il est nйcessaire qu’il y ait un mode, puisque ce qui est reзu est limitй par ce qui reзoit ; aussi, puisque l’кtre de la crйature, tant accidentel qu’essentiel, est reзu, le mode se rencontre non seulement dans les parties accidentelles mais aussi dans les substantielles.

 

Puisque la notion de bien est йtablie dans ces trois choses, Dieu n’a pas pu faire qu’une chose soit bonne sans qu’elle ait l’espиce, le mode et l’ordre ; de mкme qu’il n’a pas pu faire qu’il y ait un homme qui ne soit pas un animal raisonnable.

 

 Le mode, l’espиce et l’ordre, chacun d’eux aussi est bon, en disant « bon » non pas au sens oщ ce qui subsiste dans la bontй est bon, mais au sens oщ un principe de bontй est bon. Il n’est donc pas nйcessaire que chacun d’eux ait un mode, une espиce et un ordre, de mкme qu’il n’est pas nйcessaire que la forme ait une forme, bien qu’elle soit un йtant, et que tout йtant existe par la forme. Et certains le disent ainsi : lorsque l’on dit que tout a un mode, une espиce et un ordre, cela s’entend des choses crййes, non des concrййes.

 

On voit dиs lors clairement la solution au huitiиme argument.

 

 Certains disent que le mode, l’espиce et l’ordre, tels qu’ils constituent le bien de la nature, et tels qu’ils sont diminuйs par le pйchй dans la mesure oщ ils concernent le bien moral, sont identiques dans la rйalitй mais diffиrent dans la notion ; comme il est clair, dans le cas de la volontй, que celle-ci, une et identique, peut кtre considйrйe en tant qu’elle est une certaine nature — il y a alors en elle un mode, une espиce et un ordre, qui constituent le bien de la nature — ou bien en tant qu’elle est volontй, telle qu’elle est ordonnйe а la grвce : et dans ce cas, il lui est attribuй un mode, une espиce et un ordre qui peuvent diminuer par le pйchй, et qui constituent le bien moral. Ou bien l’on peut rйpondre mieux : puisque le bien s’ensuit de l’кtre, et que le bien est constituй par l’espиce, le mode et l’ordre, de mкme que l’кtre substantiel est autre que l’accidentel, de mкme il est assurй que la forme substantielle est autre que l’accidentelle ; et toutes deux ont un mode et un ordre propres.

 

10° Selon saint Augustin dans son livre sur la Nature du bien, si le mode, l’espиce et l’ordre sont appelйs mauvais, ce n’est pas qu’ils soient mauvais en eux-mкmes, mais c’est « soit parce qu’ils sont moindres que ce qu’ils devraient кtre, soit parce qu’ils ne sont pas appropriйs aux choses auxquelles ils doivent кtre appropriйs » ; ils sont donc appelйs mauvais а cause de quelque privation concernant le mode, l’espиce et l’ordre, mais non par eux-mкmes.

 

11° Puisque la lumiиre a une espиce et une puissance limitйes, la parole de saint Ambroise ne doit pas кtre entendue comme si la lumiиre йtait tout а fait dйpourvue de mode, mais en ce sens qu’elle n’est pas dйterminйe а l’йgard des choses corporelles, йtant donnй qu’elle s’йtend а toutes les rйalitйs corporelles, parce que toutes sont de nature ou bien а кtre йclairйes, ou bien а recevoir d’autres effets par la lumiиre, comme cela est clairement montrй par Denys au quatriиme chapitre des Noms divins.

 

12° La charitй, par son кtre qu’elle a en un sujet, a un mode, et ainsi, elle est une certaine crйature ; mais en tant qu’elle est comparйe а l’objet infini qu’est Dieu, elle n’a pas un mode au-delа duquel notre charitй ne doive pas opйrer.

Question 22 : [L’appйtit du bien et la volontй]

 

Introduction

 

Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?

Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ?

Article 3 : L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ?

Article 4 : Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant а l’appйtitive de la partie sensitive ?

Article 5 : La volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ?

Article 6 : La volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ?

Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ?

Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volontй ?

Article 9 : Une crйature peut-elle changer la volontй, ou imprimer en elle ?

Article 10 : La volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ?

Article 11 : La volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?

Article 12 : La volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ?

Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volontй ?

Article 14 : Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?

Article 15 : L’йlection est-elle un acte de la volontй ?

 

 

Article 1 : Toute chose recherche-t-elle le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’йtant se comporte de la mкme faзon а l’йgard du vrai et а l’йgard du bien, puisqu’il est convertible avec l’un et l’autre ; en outre, l’appйtit se rapporte au bien comme la connaissance se rapporte au vrai. Or tout йtant ne connaоt pas le vrai. Tout йtant ne recherche donc pas non plus le bien.

 

Si l’on фte le prйcйdent, le suivant est фtй. Or, chez l’animal, la connaissance prйcиde l’appйtit. Et la connaissance ne s’йtend nullement aux choses inanimйes au point que nous disions qu’elles connaissent naturellement ; l’appйtit ne s’йtendra donc pas non plus а ces mкmes choses au point que nous disions qu’elles recherchent naturellement le bien.

 

Selon Boиce au livre des Semaines, l’on dit de chaque chose qu’elle en recherche une autre, en tant qu’elle lui est semblable. Si donc une rйalitй recherche le bien, il est nйcessaire qu’elle soit semblable au bien. Or, puisque les choses semblables sont celles dont la qualitй ou la forme est une, il est nйcessaire que la forme du bien soit en ce qui recherche le bien. Or il est impossible qu’elle y soit dans son кtre de nature, car la rйalitй ne rechercherait plus le bien ; en effet, ce que l’on a, on ne le recherche pas. Il est donc nйcessaire que la forme du bien prйexiste par mode d’intention en ce qui recherche le bien. Or chaque fois qu’une chose est de cette faзon en un sujet, celui-ci est connaissant. L’appйtit du bien ne peut donc exister que parmi les sujets connaissants ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Si toute chose recherche le bien, il est nйcessaire d’entendre cela du bien que toute chose peut avoir ; car rien ne recherche naturellement ou rationnellement ce qu’il lui est impossible d’avoir. Or le bien qui s’йtend а tous les йtants n’est autre que l’кtre. Dire que toute chose recherche le bien йquivaut donc а dire que toute chose recherche l’кtre. Or tout ne recherche pas l’кtre ; au contraire, aucune chose, semble-t-il ; car toutes ont l’кtre, et une chose ne recherche que ce qu’elle n’a pas, comme saint Augustin le montre clairement au livre sur la Trinitй, ainsi que le Philosophe au premier livre de la Physique. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

L’un, le vrai et le bien sont йgalement convertibles avec l’йtant. Or tous les йtants ne recherchent pas l’un et le vrai. Donc le bien non plus.

 

Selon le Philosophe, certains agissent contre la raison alors qu’ils ont une raison droite. Or ils n’agiraient pas s’ils ne recherchaient ou ne voulaient ; et ce qui est contre la raison est mal. Certains recherchent donc le mal ; toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

 Le bien que l’on dit recherchй par toute chose, d’aprиs le Commentateur au dйbut de l’Йthique, est l’кtre. Or certains ne recherchent pas l’кtre, mais plutфt le non-кtre, ainsi les damnйs en enfer, qui dйsirent mкme la mort de l’вme afin de n’кtre plus du tout. Toute chose ne recherche donc pas le bien.

 

Les puissances appйtitives sont а leurs objets ce que les apprйhensives sont aux leurs. Or la puissance apprйhensive doit, pour connaоtre, кtre dйpouillйe de l’espиce de son objet, comme la pupille doit кtre dйpouillйe de la couleur. Ce qui recherche le bien doit donc aussi кtre dйpouillй de l’espиce du bien. Or toute chose a l’espиce du bien. Donc rien ne recherche le bien.

 

 Opйrer quelque chose pour une fin, cela convient а la fois au Crйateur, а la nature et а celui qui agit а dessein. Or le Crйateur et celui qui agit а dessein — une crйature telle que l’homme — en opйrant pour une fin et en dйsirant ou en aimant le bien, ont la connaissance de la fin ou du bien. Il est donc nйcessaire aussi que la nature — qui est comme une intermйdiaire entre les deux, puisqu’elle prйsuppose l’њuvre de la crйation et qu’elle est prйsupposйe dans l’њuvre de l’art —, si elle doit rechercher la fin pour laquelle elle opиre, connaisse celle-ci. Or elle ne la connaоt pas. Les rйalitйs naturelles ne recherchent donc pas non plus le bien.

 

10° Tout ce dont on a l’appйtit, on le cherche. Or, suivant Platon, on ne peut rien chercher dont on n’a pas la connaissance : par exemple, si quelqu’un cherchait un esclave fugitif sans avoir connaissance de lui, lorsqu’il le trouverait, il ne saurait pas qu’il l’a trouvй. Les choses qui n’ont pas la connaissance du bien n’en ont donc pas l’appйtit.

 

11° Rechercher la fin est le propre de ce qui est ordonnй а la fin. Or la fin ultime, qui est Dieu, n’est pas ordonnйe а la fin. Elle ne recherche donc pas la fin ou le bien ; et ainsi, toute chose ne recherche pas le bien.

 

12° La nature est dйterminйe а une seule chose. Si donc les rйalitйs recherchent naturellement le bien, elles ne devraient pas rechercher naturellement quelque autre bien. Or toute chose recherche naturellement la paix, comme le montrent clairement saint Augustin au dix-neuviиme livre de la Citй de Dieu, et Denys au douziиme chapitre des Noms divins ; et en outre toute chose recherche le beau, comme le montre aussi Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Toute chose ne recherche donc pas naturellement le bien.

 

13° De mкme que l’on recherche la fin quand on ne l’a pas, de mкme on se dйlecte en elle une fois qu’on la possиde. Or nous ne disons pas que les rйalitйs inanimйes se dйlectent dans le bien. On ne doit donc pas dire non plus qu’elles recherchent le bien.

 

 

En sens contraire :

 

Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins : « Les crйatures aspirent au “beau et bien” ; ce qu’elles font, elles le font toujours pour un bien, du moins apparent ; elles prennent inйvitablement le bien pour mobile et pour but de leurs intentions. »

 

Le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « certains ont correctement dйfini le bien en disant que le bien est ce que toute chose recherche ».

 

Tout ce qui agit, agit pour une fin, comme le Philosophe le montre clairement au deuxiиme livre de la Mйtaphysique. Or, ce qui agit pour quelque chose, le recherche. Toute chose recherche donc la fin et le bien, qui inclut la notion de fin.

 

Toute chose recherche sa perfection. Or chaque chose, dиs lors qu’elle est parfaite, est bonne. Toute chose recherche donc le bien.

 

 

Rйponse :

 

Toutes choses recherchent le bien, non seulement celles qui ont une connaissance, mais aussi celles qui en sont dйpourvues. Et pour le voir clairement, il faut savoir que certains philosophes anciens ont prйtendu que les effets qui ont lieu dans la nature viennent par la nйcessitй des causes prйcйdentes, sans que les causes naturelles soient mises en accord avec de tels effets ; ce que le Philosophe rйprouve ainsi au deuxiиme livre de la Physique : dans cette hypothиse, si de tels profits et accords n’йtaient en aucune faзon dans une intention, ils se produiraient par hasard, et ainsi ils auraient lieu non pas la plupart du temps mais dans une moindre mesure, comme les autres choses que nous disons arriver par hasard ; par consйquent, il est nйcessaire de dire que toutes les rйalitйs naturelles sont ordonnйes et disposйes en accord avec leurs effets.

 

Or, de deux faзons une chose se trouve кtre ordonnйe ou dirigйe comme vers une fin : d’abord par soi-mкme, comme l’homme qui se dirige lui-mкme vers le lieu oщ il tend ; ensuite, par autre chose, comme la flиche qui est envoyйe par l’archer vers un lieu dйterminй. Seules les choses qui connaissent la fin peuvent кtre dirigйes par elles-mкmes vers une fin ; en effet, il est nйcessaire que celui qui dirige ait connaissance de ce vers quoi il dirige. Par contre, mкme les choses qui ne connaissent pas la fin peuvent кtre dirigйes par autre chose vers une fin dйterminйe, comme cela est clair dans l’exemple de la flиche. Or cela se produit de deux faзons. Parfois, la chose qui est dirigйe vers la fin est seulement lancйe et mue par celui qui envoie, sans qu’elle reзoive de lui aucune forme par laquelle cette direction ou cette inclination lui convienne ; et une telle inclination est violente : ainsi la flиche est-elle inclinйe par l’archer vers une cible dйterminйe. Parfois, au contraire, ce qui est dirigй ou inclinй vers une fin obtient de l’envoyeur ou du moteur une forme par laquelle une telle inclination lui convient : aussi une telle inclination sera-t-elle naturelle, ayant pour ainsi dire un principe naturel ; comme celui qui a donnй une pesanteur а la pierre, l’a inclinйe а ce qu’elle se porte naturellement vers le bas ; et c’est de cette faзon que celui qui gйnиre est un moteur pour les lourds et les lйgers, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique. Et c’est ainsi que toutes les rйalitйs naturelles sont inclinйes vers les choses qui leur conviennent, ayant en elles-mкmes quelque principe d’inclination grвce auquel leur inclination est naturelle, de sorte qu’elles vont en quelque sorte d’elles-mкmes vers les fins convenables, et ne sont pas seulement conduites. En effet, ce sont seulement les rйalitйs violentes qui sont conduites, car elles ne coopиrent en rien au moteur ; mais les rйalitйs naturelles vont aussi vers la fin, en tant qu’elles coopиrent, par le principe mis en elles, а ce qui incline et dirige.

 

Or, ce qui est inclinй ou dirigй vers une chose par une autre, est inclinй vers ce qui est dans l’intention de celui qui incline ou dirige ; ainsi, la flиche est envoyйe vers la cible mкme qui est dans l’intention de l’archer. Puis donc que toutes les rйalitйs naturelles sont inclinйes par une certaine inclination naturelle vers leurs fins par le premier moteur, qui est Dieu, il est nйcessaire que ce vers quoi chaque chose est naturellement inclinйe soit ce qui est voulu par Dieu, ou dans son intention. Or, puisque Dieu n’a pas d’autre fin de sa volontй que lui-mкme, et qu’il est lui-mкme l’essence de la bontй, il est nйcessaire que toutes les autres choses soient naturellement inclinйes vers le bien. Or rechercher n’est rien d’autre que chercher quelque chose, tendre pour ainsi dire vers une chose en йtant ordonnй а celle-ci. Puis donc que toutes choses sont ordonnйes et dirigйes par Dieu vers le bien, et de telle sorte qu’il y ait en chacune un principe par lequel elle-mкme tend vers le bien, cherchant pour ainsi dire le bien lui-mкme, il est nйcessaire de dire que toute chose recherche naturellement le bien. En effet, si toute chose йtait inclinйe vers le bien sans avoir en soi aucun principe d’inclination, on pourrait la dire conduite vers le bien, mais non recherchant le bien ; au contraire, en raison du principe mis au-dedans, toute chose est dite rechercher le bien, comme tendant spontanйment vers le bien : et c’est pourquoi il est dit en Sag. 8, 1 que la divine Sagesse « dispose tout avec douceur », car chaque chose tend de son propre mouvement vers ce а quoi elle est divinement ordonnйe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le vrai et le bien sont а l’йgard de l’йtant dans des rapports semblables sous un certain aspect, et dissemblables sous un autre. En effet, ils sont dans des rapports semblables quant а la conversion de la prйdication : car de mкme que chaque йtant est bon, de mкme aussi il est vrai ; mais quant а la relation de cause de perfection, ils sont dans des rapports dissemblables : car le vrai n’entretient pas avec tous les йtants la relation de cause de perfection, comme le bien, parce que la perfection du vrai se prend de la nature de l’espиce seulement, donc seules les rйalitйs immatйrielles peuvent кtre perfectionnйes par le vrai, car elles seules peuvent recevoir la nature de l’espиce sans l’кtre matйriel ; en revanche, le bien йtant cause de perfection par la nature de l’espиce et en mкme temps par l’кtre, il peut perfectionner tant les rйalitйs matйrielles que les immatйrielles. Voilа pourquoi toute chose peut rechercher le bien, mais toute chose ne peut pas connaоtre le vrai.

 

Certains disent que, de mкme que l’appйtit naturel est en toute chose, de mкme la connaissance naturelle est aussi en toute chose. Mais cela ne peut pas кtre vrai : car, puisque la connaissance se fait par assimilation, la ressemblance dans l’кtre de nature ne fait pas connaоtre, mais empкche plutфt la connaissance ; et c’est pourquoi il est nйcessaire que les organes des sens soient dйpouillйs des espиces des choses sensibles, afin de pouvoir les recevoir selon l’кtre spirituel, qui cause la connaissance. Par consйquent, les rйalitйs qui ne peuvent en aucune faзon recevoir quelque chose autrement que selon l’кtre matйriel, ne peuvent nullement connaоtre ; elles peuvent cependant rechercher, en tant qu’elles sont ordonnйes а quelque rйalitй existant dans l’кtre de nature. L’appйtit, en effet, au contraire de la connaissance, ne concerne pas nйcessairement l’кtre spirituel. L’appйtit peut donc кtre naturel, mais pas la connaissance. Et cependant, que l’appйtit suive la connaissance, chez les animaux, n’est pas un empкchement : car mкme dans les rйalitйs naturelles, l’appйtit suit l’apprйhension ou la connaissance, non cependant la connaissance de ceux mкmes qui ont l’appйtit, mais la connaissance de celui qui les ordonne vers la fin.

 

Tout ce qui recherche une chose, la recherche en tant qu’elle a quelque ressemblance avec lui. Et la ressemblance qui est selon l’кtre spirituel ne suffit pas — sinon l’animal rechercherait nйcessairement tout ce qu’il connaоt — mais il faut que la ressemblance soit selon l’кtre de nature. Or cette ressemblance se prend de deux faзons. D’abord en tant que la forme de l’un est dans l’autre en acte parfait ; et dans ce cas, dиs lors qu’une chose est ainsi assimilйe а la fin, elle ne tend pas vers la fin, mais s’y repose. Ensuite, de ce que la forme de l’un est dans l’autre incomplиtement, c’est-а-dire en puissance ; et dans ce cas, en tant qu’une chose a en soi la forme de la fin et du bien en puissance, elle tend vers le bien ou la fin, et le recherche. Et si l’on dit que la matiиre recherche la forme, c’est en tant que la forme est en elle en puissance. Voilа aussi pourquoi plus cette puissance est parfaite et proche de l’acte, plus elle cause une inclination vйhйmente ; d’oщ il se produit que tout mouvement naturel vers la fin s’intensifie quand ce qui tend vers la fin lui devient plus semblable.

 

Lorsque l’on dit : « toute chose recherche le bien », il n’est pas nйcessaire de dйterminer le bien а ceci ou cela, mais de le prendre dans sa gйnйralitй, car chaque chose recherche le bien qui lui convient naturellement. Cependant, si le bien est dйterminй а un seul, ce sera l’кtre. Et que toute chose ait l’кtre n’est pas un empкchement, car les choses qui ont l’кtre recherchent sa continuation ; et ce qui a l’кtre en acte d’une faзon, a l’кtre en puissance d’une autre faзon ; ainsi l’air est actuellement air, et potentiellement feu ; et de la sorte, ce qui a l’кtre actuellement, recherche un кtre actuel.

 

L’un et le vrai n’incluent pas la notion de fin, comme le bien ; voilа pourquoi ils n’impliquent pas non plus la notion d’objet d’appйtit.

 

Ceux qui agissent contre la raison recherchent eux aussi le bien par soi ; par exemple, celui qui fornique est attentif а ce qui est bon et dйlectable quant au sens, mais que ce soit mal quant а la raison, cela est hors de son intention. Le bien est donc dйsirй par soi, mais le mal par accident.

 

C’est de faзon semblable qu’une chose est bonne ou non, et qu’elle est ou non objet d’appйtit. Or on a dйjа dit que ce n’est pas d’aprиs son кtre substantiel qu’une chose est appelйe bonne au plein sens du terme et absolument, а moins que l’on n’ajoute les autres perfections dues : voilа pourquoi l’кtre substantiel lui-mкme n’est pas absolument objet d’appйtit, а moins que ne lui soient unies les perfections dues. C’est pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique : « Vivre paraоt а tous agrйable. Bien entendu, nous ne voulons pas parler ici d’une vie mйchante, corrompue, accablйe de peines. » Une telle vie est en effet mauvaise dans l’absolu, et а fuir dans l’absolu, quoiqu’elle soit objet d’appйtit sous un certain aspect. Or dans la fuite et dans l’appйtit, c’est tout un pour une chose d’кtre bonne et d’кtre corruptrice du mal, ou d’кtre mauvaise et d’кtre corruptrice du bien. Car ne pas avoir de mal, cela mкme nous l’appelons un bien, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de l’Йthique. Le non-кtre est donc un bien, en tant qu’il фte une vie de tristesses ou de mйchancetй, qui est mauvaise dans l’absolu, bien qu’elle soit bonne sous un certain aspect. Et de cette faзon, le non-кtre peut кtre dйsirй sous l’aspect du bien.

 

Dans les puissances apprйhensives, il n’est pas toujours vrai que la puissance soit totalement dйpouillйe de l’espиce de son objet. En effet, cela est fallacieux dans le cas des puissances qui ont un objet universel, comme l’intelligence, dont l’objet est un « quelque chose », alors qu’elle a une quidditй ; cependant, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe des formes qu’elle reзoit. Cela est йgalement fallacieux dans le cas du toucher, car bien qu’il ait des objets spйciaux, ils sont cependant nйcessaires а l’animal. C’est pourquoi son organe ne peut кtre tout а fait sans chaud ni froid ; cependant, il est en quelque sorte hors du chaud et du froid, en tant qu’il est moyennement tempйrй, et que le milieu n’est aucun des extrкmes. L’appйtit, quant а lui, a un objet commun, le bien. Il n’est donc pas totalement dйpouillй du bien, mais de ce bien qu’il recherche ; il l’a cependant en puissance, et en cela il lui ressemble ; comme la puissance apprйhensive est aussi en puissance а l’espиce de son objet.

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, la connaissance de la fin est requise en tout ce qui dirige vers la fin. La nature, elle, ne dirige pas vers la fin, mais elle est dirigйe. Dieu, par contre, et aussi celui qui agit а dessein, quel qu’il soit, dirigent vers la fin ; voilа pourquoi il est nйcessaire qu’ils aient connaissance de la fin, au contraire de la rйalitй naturelle.

 

10° Cet argument vaut pour celui qui recherche la fin en se dirigeant pour ainsi dire lui-mкme vers la fin, car il lui est nйcessaire de savoir quand il sera parvenu а la fin ; mais cela n’est pas nйcessaire pour ce qui est seulement dirigй vers la fin.

 

11° C’est par la mкme nature qu’une chose tend vers une fin qu’elle n’a pas encore, et qu’elle se dйlecte dans la fin une fois qu’elle la possиde ; de mкme que c’est par la mкme nature que la terre se meut vers le bas et qu’elle s’y repose. Il ne convient donc pas а la fin ultime de tendre vers la fin, mais de jouir de la fin qu’elle est elle-mкme. Et bien que l’on ne puisse pas appeler cela proprement un appйtit, c’est cependant quelque chose qui concerne le genre de l’appйtit, et d’oщ tout appйtit dйrive. Car par le fait mкme que Dieu jouit de soi, il dirige les autres vers soi.

 

12° Que l’appйtit ait pour terme le bien, la paix et le beau, ne signifie pas qu’il ait pour terme des choses diffйrentes. Car par le fait mкme que l’on recherche le bien, on recherche en mкme temps et le beau et la paix. D’une part le beau, en tant qu’il est en lui-mкme rйglй et spйcifiй, ce qui est inclus dans la notion de bien ; mais le bien ajoute une relation de cause de perfection pour d’autres. Donc quiconque recherche le bien, recherche par lа mкme le beau. D’autre part, la paix implique le retrait des choses qui perturbent et empкchent l’obtention du bien ; or, par le fait mкme que l’on dйsire une chose, on dйsire aussi le retrait de ses empкchements. C’est donc en mкme temps et d’un mкme appйtit que l’on recherche le bien, le beau et la paix.

 

13° La dйlectation inclut dans sa notion la connaissance du bien qui dйlecte ; et pour cette raison, seuls ceux qui connaissent la fin peuvent se dйlecter dans la fin possйdйe. Mais l’appйtit n’implique pas la connaissance dans son sujet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Nйanmoins, prenant la dйlectation en un sens large et impropre, Denys dit au quatriиme chapitre des Noms divins que le « beau et bien » est, pour toute chose, dйlectable et aimable.

Article 2 : Toute chose recherche-t-elle Dieu mкme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La rйalitй est ordonnйe а Dieu en tant qu’il est connaissable et objet d’appйtit. Or les choses qui sont ordonnйes а lui en tant qu’il est connaissable ne le connaissent pas toutes, car les connaissants ne connaissent pas tous Dieu. Donc celles qui sont ordonnйes а lui comme а un objet d’appйtit ne le recherchent pas toutes non plus.

 

Le bien qui est dйsirй par toute chose, suivant le Philosophe au premier livre de l’Йthique, est l’кtre, comme le veut le Commentateur au mкme endroit. Or Dieu n’est pas l’кtre de toute chose. Il n’est donc pas ce bien qui est dйsirй par toute chose.

 

Nul ne recherche ce qu’il fuit. Or certains fuient Dieu, puisqu’ils le haпssent, comme on le lit au Psaume 73, 23 : « L’orgueil de ceux qui vous haпssent monte toujours » ; et il est dit en Job 21, 14 : « Ils disaient а Dieu : “Retire-toi de nous.” » Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

Nul ne recherche ce qu’il possиde. Or certains, comme les bienheureux, qui jouissent de Dieu, le possиdent lui-mкme. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu.

 

L’appйtit naturel ne porte que sur ce qui peut кtre possйdй. Or seule la crйature raisonnable peut possйder Dieu, puisque seule elle est а l’image de Dieu, et que « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capable de Dieu », comme dit saint Augustin au livre sur la Trinitй. Les choses ne recherchent donc pas toutes Dieu naturellement.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre des Soliloques : « Tout ce qui peut aimer, aime Dieu. » Or toute chose peut aimer, car toute chose recherche le bien. Toute chose recherche donc Dieu.

 

Chaque chose recherche naturellement sa fin, pour laquelle elle existe. Or toute chose est ordonnйe а Dieu comme а une fin ; Prov. 16, 4 : « Le Seigneur a tout fait pour lui-mкme. » Toute chose recherche donc Dieu naturellement.

 

 

Rйponse :

 

Toute chose recherche naturellement Dieu implicitement, et non explicitement. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la cause secondaire ne peut influer sur son effet que dans la mesure oщ elle reзoit la vertu de la cause premiиre. Or, de mкme que influer, pour la cause efficiente, c’est agir, de mкme influer, pour la cause finale, c’est кtre recherchй et dйsirй. Voilа pourquoi, de mкme que l’agent secondaire n’agit que par la vertu existant en lui de l’agent premier, de mкme la fin secondaire n’est recherchйe que grвce а la vertu existant en elle de la fin principale : c’est-а-dire en tant qu’elle lui est ordonnйe, ou en tant qu’elle porte sa ressemblance. Et c’est pourquoi, de mкme que Dieu, parce qu’il est le premier efficient, agit en tout agent, de mкme, parce qu’il est la fin ultime, il est recherchй en toute fin. Mais cela, c’est rechercher Dieu lui-mкme implicitement.

 

En effet, la vertu de la cause premiиre est dans la cause seconde, comme aussi les principes sont dans les conclusions ; or, analyser les conclusions par les principes, ou ramener les causes secondes aux causes premiиres, cela n’appartient qu’а la puissance rationnelle. Par consйquent, seule la nature raisonnable peut amener а Dieu lui-mкme les fins secondaires par une certaine voie d’analyse, de telle sorte qu’elle recherche Dieu lui-mкme explicitement. Et de mкme que dans les sciences dйmonstratives la conclusion n’est sue correctement qu’au moyen de l’analyse par les principes premiers, de mкme l’appйtit de la crйature rationnelle n’est droit que par l’appйtit explicite de Dieu mкme, en acte ou en habitus.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Tous les connaissants connaissent aussi Dieu implicitement en n’importe quel objet connu. En effet, de mкme qu’une chose n’est objet d’appйtit que par la ressemblance de la bontй premiиre, de mкme une chose n’est connaissable que par la ressemblance de la vйritй premiиre.

 

L’кtre crйй est lui-mкme une ressemblance de la bontй divine ; par consйquent, dans la mesure oщ des choses dйsirent l’кtre, elles dйsirent la ressemblance de Dieu ainsi que Dieu implicitement.

 

Dieu peut кtre considйrй de deux faзons ; soit en lui-mкme, soit dans ses effets. En lui-mкme, puisqu’il est l’essence mкme de la bontй, il ne peut pas ne pas кtre aimй ; il est donc aimй par tous ceux qui le voient dans son essence, et lа, plus on le connaоt, plus on l’aime. Mais dans certains de ses effets, en tant qu’ils sont contraires а la volontй, comme le sont les peines infligйes, ou les prйceptes qui semblent pesants, Dieu lui-mкme est fui, et pris en haine en quelque sorte. Et cependant, il est nйcessaire que ceux qui le haпssent quant а certains effets l’aiment en d’autres effets ; comme les dйmons eux-mкmes, suivant Denys au quatriиme chapitre des Noms divins, recherchent naturellement l’кtre et la vie, et en cela ils recherchent et aiment Dieu lui-mкme.

 

Les bienheureux qui jouissent dйjа de Dieu recherchent la continuation de la fruition ; et de plus, la fruition elle-mкme est comme un certain habitus dйjа perfectionnй par l’objet de son appйtit, quoique le nom d’appйtit implique une imperfection.

 

La crйature raisonnable est seule capable de Dieu, car elle seule peut le connaоtre et l’aimer explicitement ; mais les autres crйatures participent а la ressemblance divine, et ainsi, elles recherchent Dieu mкme.

Article 3 : L’appйtit est-il une certaine puissance spйciale de l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Les puissances de l’вme ne sont ordonnйes qu’aux њuvres de la vie. Or on appelle њuvres de la vie celles par lesquelles les rйalitйs animйes se distinguent des inanimйes ; mais les animйes ne se distinguent pas des inanimйes par l’appйtit, car les inanimйes aussi recherchent le bien. L’appйtit n’est donc pas une puissance spйciale de l’вme.

 

L’appйtit ne semble кtre rien d’autre qu’une certaine direction vers la fin. Or l’appйtit naturel suffit а diriger une chose vers la fin. Il n’est donc pas nйcessaire d’ajouter un appйtit animal qui soit une puissance spйciale de l’вme.

 

Les opйrations et les puissances diffиrent par les termes. Or le terme de l’appйtit naturel est le mкme que celui de l’appйtit animal : c’est le bien. La puissance ou l’opйration est donc la mкme. Or l’appйtit naturel n’est pas une puissance de l’вme. Donc l’appйtit animal non plus.

 

L’appйtit porte sur une rйalitй que l’on ne possиde pas, suivant saint Augustin. Or chez les animaux, le bien est dйjа possйdй par la connaissance. Donc, chez les animaux, la connaissance du bien n’est pas suivie par un appйtit qui requerrait une puissance spйciale.

 

Une puissance spйciale est ordonnйe а un acte spйcial, et non а un acte commun а toutes les puissances de l’вme. Or rechercher le bien est commun а toutes les puissances de l’вme ; ce qui se voit clairement en ceci que n’importe quelle puissance recherche son objet, et se dйlecte en lui. L’appйtit n’est donc pas une puissance spйciale de l’вme.

 

Si la puissance appйtitive recherche le bien, alors elle recherche ou le bien communйment, ou le bien pour soi. Si elle recherche le bien communйment, alors, puisque toute autre puissance recherche quelque bien particulier, la puissance appйtitive ne sera pas une puissance spйciale, mais universelle. Et si elle recherche le bien pour soi, alors, puisque n’importe quelle autre puissance recherche aussi le bien pour soi, n’importe quelle autre puissance pourra, pour la mкme raison, кtre appelйe appйtit. Il n’y aura donc pas une puissance qui doive spйcialement кtre appelйe appйtit.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe a posй l’appйtitive comme une puissance spйciale de l’вme, au troisiиme livre sur l’Вme.

 

 

Rйponse :

 

L’appйtit est une puissance spйciale de l’вme. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque les puissances de l’вme sont ordonnйes aux њuvres qui sont propres aux rйalitйs animйes, une opйration a le privilиge qu’une puissance spйciale de l’вme lui soit assignйe pour autant qu’elle-mкme est une opйration propre de la rйalitй animйe. Or il se trouve quelque opйration qui, d’une certaine faзon, est commune aux rйalitйs animйes et aux inanimйes, mais qui, d’une autre faзon, est propre aux animйes : par exemple, se mouvoir et s’engendrer.

 

En effet, les rйalitйs simplement spirituelles ont une nature pour mouvoir, mais non pour кtre mues. Les corps, eux, sont mus ; et bien que l’un puisse mouvoir l’autre, cependant, aucun d’eux ne peut se mouvoir lui-mкme ; car les rйalitйs qui se meuvent, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique, sont divisйes en deux parties, dont l’une est motrice et l’autre mue. Or cela ne peut assurйment pas exister dans les rйalitйs purement corporelles ; car leurs formes ne peuvent кtre motrices, bien qu’elles puissent кtre principe de mouvement, йtant ce par quoi une chose est mue ; par exemple dans le mouvement de la terre, la pesanteur est un principe par lequel la terre est mue, elle n’est cependant pas un moteur. Et il en est ainsi d’une part а cause de la simplicitй des corps inanimйs, qui n’ont pas dans leurs parties une diversitй telle qu’une partie puisse кtre motrice et l’autre mue ; d’autre part aussi а cause de la qualitй infйrieure et de la matйrialitй des formes. Celles-ci, en effet, йtant trиs йloignйes des formes sйparйes, dont le propre est de mouvoir, n’ont pas la possibilitй de mouvoir, mais seulement d’кtre principes de mouvement.

 

Les rйalitйs animйes, en revanche, sont composйes de nature spirituelle et de nature corporelle ; il peut donc y avoir en elles une partie motrice et l’autre mue, tant suivant le mouvement local que suivant d’autres mouvements. Se mouvoir devient ainsi une action propre aux rйalitйs animйes elles-mкmes, dans la mesure oщ d’elles-mкmes elles se meuvent en des espиces dйterminйes de mouvement ; voilа pourquoi l’on trouve dans les animaux des puissances spйciales ordonnйes : par exemple, chez les animaux, pour le mouvement local, la puissance motrice ; communйment chez les plantes et les animaux, la puissance augmentative pour le mouvement d’accroissement, la nutritive pour le mouvement d’altйration, la gйnйrative pour le mouvement de gйnйration.

 

De mкme aussi l’appйtit, qui, en un sens, est commun а tous, devient en quelque sorte spйcial aux rйalitйs animйes, c’est-а-dire aux animaux, parce qu’il y a en eux а la fois l’appйtit et le moteur de l’appйtit. En effet, le bien apprйhendй est lui-mкme le moteur de l’appйtit, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Par consйquent, de mкme que les animaux ont le privilиge d’кtre mus par eux-mкmes, de mкme aussi ils recherchent par eux-mкmes. Et pour cette raison, de mкme que la puissance motrice est une puissance spйciale dans l’вme, il en va de mкme aussi de la puissance appйtitive.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La solution ressort de ce qui a dйjа йtй dit.

 

Parce que les animaux sont de nature а participer а la bontй divine plus excellemment que les autres rйalitйs infйrieures, de lа vient qu’ils ont besoin de nombreuses opйrations et secours pour leur perfection ; par exemple, celui qui peut obtenir la santй parfaite par de multiples exercices, est plus proche de la santй que celui qui ne peut jouir que d’une faible santй, et par lа mкme n’a besoin que d’un faible exercice, suivant l’exemple du Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde. Aussi, puisque l’appйtit naturel est dйterminй а une seule chose et qu’il ne peut кtre multiforme ni s’йtendre а autant de choses diverses que les animaux en ont besoin, il йtait nйcessaire que fыt ajoutй aux animaux un appйtit animal s’ensuivant de l’apprйhension, afin qu’ayant apprйhendй une multitude de choses l’animal se portвt vers diffйrents biens.

 

Quoique le bien soit recherchй tant par l’appйtit naturel que par l’appйtit animal, cependant l’appйtit naturel ne fait pas rechercher le bien par soi-mкme, comme le fait l’appйtit animal ; par consйquent, pour rechercher le bien par appйtit animal, une puissance est exigйe, qui n’est pas exigйe pour rechercher par appйtit naturel. Et pour cette raison, le bien vers lequel tend l’appйtit naturel est dйterminй et uniforme ; mais il en va autrement du bien qui est recherchй par appйtit animal. Et une conclusion semblable peut кtre donnйe а propos de la puissance motrice.

 

Le sujet qui recherche le bien ne cherche pas а avoir le bien dans l’кtre intentionnel, comme le connaissant le possиde, mais dans l’кtre naturel ; voilа pourquoi si l’animal possиde le bien en tant qu’il le connaоt, cela n’exclut pas qu’il puisse le rechercher.

 

Chaque puissance recherche son objet par un appйtit naturel ; mais l’appйtit animal relиve d’une puissance spйciale. Et parce que l’appйtit naturel est dйterminй а une seule chose alors que l’appйtit animal suit l’apprйhension, de lа vient que chaque puissance recherche un bien dйterminй tandis que que la puissance appйtitive recherche n’importe quel bien apprйhendй. Cependant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit une puissance gйnйrale, car elle recherche le bien commun d’une faзon spйciale.

 

On voit dиs lors clairement la solution au dernier argument.

Article 4 : Dans les кtres raisonnables, la volontй est-elle une autre puissance s’ajoutant а l’appйtitive de la partie sensitive ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La diffйrence accidentelle des objets ne diversifie pas les puissances. Or les objets de la volontй et de l’appйtit ne diffиrent que par des diffйrences accidentelles au bien, qui est par soi l’objet de l’appйtit. En effet, ils ne semblent diffйrer qu’en ceci que la volontй porte sur le bien apprйhendй par l’intelligence tandis que l’appйtit sensitif porte sur le bien apprйhendй par le sens, choses qui sont accidentelles au bien en tant que tel. La volontй n’est donc pas une puissance autre que l’appйtit.

 

Les puissances appйtitives sensitive et intellective diffиrent par le particulier et l’universel ; car le sens apprйhende les particuliers, tandis que l’intelligence apprйhende les universels. Or cela ne permet pas de distinguer l’appйtit de la partie sensitive de celui de la partie intellective, car tout appйtit porte sur le bien existant dans la rйalitй, et qui n’est pas universel mais singulier. On ne doit donc pas dire que l’appйtit rationnel, qui est la volontй, soit une puissance autre que l’appйtit sensitif, а la faзon dont l’intelligence est une puissance autre que le sens.

 

De mкme que la puissance appйtitive s’ensuit de l’apprйhension, ainsi la puissance motrice s’ensuit de l’appйtitive. Or la motrice n’est pas diffйrente pour les кtres raisonnables et pour les кtres sans raison. Donc l’appйtitive non plus ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Au premier livre sur l’Вme, le Philosophe distingue cinq genres de puissances et opйrations de l’вme : le premier inclut la gйnйration, la nutrition et l’accroissement ; le deuxiиme, le sens ; le troisiиme, l’appйtit ; le quatriиme, le mouvement suivant le lieu ; le cinquiиme, l’intelligence. Or ici, l’intelligence est distinguйe du sens, mais l’appйtit intellectif n’est pas distinguй de l’appйtit sensitif. Il semble donc que la puissance appйtitive supйrieure ne soit pas distincte de l’infйrieure comme la puissance apprйhensive supйrieure l’est de l’apprйhensive infйrieure.

 

 

En sens contraire :

 

Le Philosophe, au troisiиme livre sur l’Вme, distingue la volontй de l’appйtit sensitif.

 

Les choses qui sont ordonnйes entre elles, quelles qu’elles soient, doivent nйcessairement кtre distinctes. Or l’appйtit intellectif est supйrieur а l’appйtit sensitif, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, et de plus il le meut comme une sphиre meut une autre sphиre, ainsi qu’il est dit au mкme endroit. La volontй est donc une puissance autre que l’appйtit sensitif.

 

 

Rйponse :

 

La volontй est une puissance autre que l’appйtit sensitif. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, de mкme que l’appйtit sensitif se distingue de l’appйtit naturel par un mode de recherche plus parfait, de mкme aussi pour l’appйtit rationnel et l’appйtit sensitif. En effet, plus une nature est proche de Dieu, plus expressive est en elle la ressemblance de la dignitй divine. Or il revient а la dignitй divine de mouvoir, incliner et diriger toutes choses, Dieu lui-mкme n’йtant mы, inclinй ou dirigй par rien d’autre. Par consйquent, plus une nature est voisine de Dieu, moins elle est inclinйe par autre chose, et plus elle est de nature а s’incliner elle-mкme.

 

Ainsi, la nature insensible qui, en raison de sa matйrialitй, est la plus йloignйe de Dieu, est certes inclinйe vers une fin, cependant il n’y a pas en elle quelque chose qui incline, mais seulement un principe d’inclination, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. La nature sensitive, йtant plus proche de Dieu, a en elle-mкme quelque chose qui incline, а savoir l’objet d’appйtit apprйhendй ; toutefois, cette inclination n’est pas au pouvoir de l’animal mкme qui est inclinй, mais elle lui est dйterminйe d’ailleurs. En effet, l’animal ne peut, а la vue de l’objet dйlectable, ne pas le convoiter ; car les animaux n’ont pas eux-mкmes la domination de leur inclination ; c’est pourquoi ils n’agissent pas, mais sont plutфt agis, suivant saint Jean Damascиne ; et cela, parce que la puissance appйtitive sensitive a un organe corporel, et se rapproche ainsi des dispositions de la matiиre et des rйalitйs corporelles, en sorte qu’elle est mue plutфt qu’elle ne meut.

 

Mais la nature rationnelle, qui est trиs voisine de Dieu, n’a pas seulement l’inclination vers quelque chose, comme les rйalitйs inanimйes, ni seulement le moteur de cette inclination qui lui est pour ainsi dire dйterminйe d’ailleurs, comme la nature sensible, mais outre cela elle a en son pouvoir l’inclination elle-mкme, de sorte qu’il n’est pas nйcessaire pour elle d’кtre inclinйe vers l’objet d’appйtit apprйhendй, mais elle peut кtre inclinйe ou non. Et ainsi, cette inclination ne lui est pas dйterminйe par autre chose, mais par elle-mкme. Et cela lui convient parce qu’elle n’use pas d’un organe corporel ; et ainsi, s’йloignant de la nature mobile, elle accиde а la nature de moteur et d’agent. Et qu’une chose se dйtermine а soi-mкme une inclination vers la fin, ne peut se produire que si elle connaоt la fin et la relation de la fin aux moyens : ce qui est le propre de la raison seulement. Voilа pourquoi un tel appйtit, que nul autre ne dйtermine nйcessairement, suit l’apprйhension de la raison ; par consйquent, l’appйtit rationnel, que l’on appelle volontй, est une puissance autre que l’appйtit sensitif.

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй ne se distingue pas de l’appйtit sensitif directement par le fait de suivre cette apprйhension-ci ou une autre, mais par celui de se dйterminer а soi-mкme une inclination ou d’avoir une inclination dйterminйe par autre chose ; et ces deux choses exigent une diffйrence des puissances. Mais une telle diffйrence requiert la diffйrence des apprйhensions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. C’est donc pour ainsi dire consйquemment, et non principalement, que la distinction des appйtitives se prend de la distinction des apprйhensives.

 

Bien que l’appйtit tende toujours vers quelque chose qui existe dans la rйalitй, c’est-а-dire а la faзon du particulier et non de l’universel, cependant il est tantфt mы а la recherche par l’apprйhension de quelque condition universelle — par exemple, nous recherchons tel bien d’aprиs la simple considйration que le bien doit кtre recherchй —, tantфt par l’apprйhension du particulier dans sa particularitй. Voilа pourquoi, de mкme que l’appйtit se distingue consйquemment par la diffйrence de l’apprйhension qu’il suit, de mкme il se distingue aussi consйquemment par l’universel et le particulier.

 

Puisque les mouvements et les opйrations sont dans les singuliers, et que d’une proposition universelle on ne peut descendre а une conclusion particuliиre que moyennant une mineure particuliиre, la conception universelle de l’intelligence ne peut кtre appliquйe а l’йlection de l’њuvre — qui est une quasi-conclusion dans l’ordre du faire, comme il est dit au septiиme livre de l’Йthique — que moyennant une apprйhension particuliиre. Voilа pourquoi le mouvement qui suit l’apprйhension universelle de l’intelligence moyennant l’apprйhension particuliиre du sens, ne requiert pas diffйrentes puissances motrices, l’une correspondant а l’intelligence et l’autre au sens, comme c’est le cas de l’appйtit qui s’ensuit immйdiatement de l’apprйhension. En outre, la motrice impйrйe, que mentionne l’objection, est une puissance liйe aux muscles et aux nerfs ; elle ne peut donc pas appartenir а la partie intellective, qui n’use pas d’un organe.

 

Parce que le sens et l’intelligence diffиrent par les raisons formelles de l’apprйhensible en tant que tel, ils appartiennent а diffйrents genres de puissances : en effet, le sens tend а apprйhender le particulier, l’intelligence а apprйhender l’universel. Mais les appйtits supйrieur et infйrieur ne diffиrent point par des diffйrences de l’appйtible en tant que tel, puisque les deux appйtits tendent parfois vers le mкme bien ; mais ils diffиrent par leurs faзons diffйrentes de rechercher, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilа pourquoi ce sont certes des puissances diffйrentes, mais non des genres de puissances diffйrents.

Article 5 : La volontй veut-elle quelque chose par nйcessitй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Selon saint Augustin au treiziиme livre sur la Trinitй, tous dйsirent d’une seule volontй la bйatitude. Or, ce qui est dйsirй communйment par tous, est dйsirй par nйcessitй ; car si ce n’йtait pas par nйcessitй, il arriverait que ce ne soit pas dйsirй par quelqu’un. La volontй dйsire donc quelque chose par nйcessitй.

 

Tout moteur ayant une puissance parfaite meut son mobile par nйcessitй. Or, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, le bien est moteur de la volontй dans la mesure oщ il est apprйhendй. Puis donc qu’il est une chose qui est un bien parfait, par exemple Dieu et la bйatitude, comme il est dit йgalement au premier livre de l’Йthique, il y aura quelque chose qui mouvra la volontй par nйcessitй ; et ainsi, quelque chose est recherchй nйcessairement par la volontй.

 

L’immatйrialitй est la cause de ce qu’une puissance ne puisse pas кtre contrainte ; en effet, les puissances liйes а des organes sont contraintes, comme cela est particuliиrement clair dans le cas de la puissance motrice. Or l’intelligence est une puissance plus immatйrielle que la volontй ; et cela apparaоt en ce qu’elle a un objet plus immatйriel, qui est l’universel, alors que l’objet de la volontй est le bien existant dans les rйalitйs particuliиres. Puis donc que l’intelligence est contrainte а tenir quelque chose par nйcessitй, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il semble que la volontй aussi recherche quelque chose par nйcessitй.

 

La nйcessitй n’est йcartйe de la volontй qu’en raison de la libertй, а laquelle la nйcessitй semble opposйe. Or toute nйcessitй n’empкche pas la libertй ; c’est pourquoi saint Augustin dit au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : « Si nous dйfinissons la nйcessitй : ce qui nous permet de dire “il est nйcessaire que telle chose soit ou se fasse ainsi”, je ne vois pas pourquoi nous aurions а craindre qu’elle ne nous prive de libre volontй. » La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй.

 

Est nйcessaire, ce qui ne peut pas ne pas кtre. Or Dieu ne peut pas ne pas vouloir le bien, de mкme qu’il ne peut pas ne pas кtre bon. Il veut donc nйcessairement le bien ; et ainsi, quelque volontй veut une chose nйcessairement.

 

Selon saint Grйgoire, « le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne bientфt par son poids а un autre pйchй ». Or le pйchй n’est commis que par la volontй, selon saint Augustin. Puis donc que l’entraоnement est un certain mouvement violent, comme cela est clair au septiиme livre de la Physique, quelqu’un peut кtre violemment contraint а vouloir quelque chose par nйcessitй.

 

D’aprиs ce que dit le Maоtre au livre premier, dist. 25, reprenant les paroles de saint Augustin, « dans le deuxiиme йtat » — c’est-а-dire dans l’йtat de faute — « l’homme ne peut pas ne pas pйcher, et mкme mortellement avant la rйparation, aprиs la rйparation au moins vйniellement ». Or le pйchй, tant mortel que vйniel, est volontaire. Il y a donc un йtat de l’homme en lequel celui-ci ne peut pas ne pas vouloir ce en quoi consiste le pйchй ; et ainsi, la volontй veut quelque chose par nйcessitй.

 

Plus une chose peut naturellement mouvoir, plus elle peut naturellement causer la nйcessitй. Or le bien peut mouvoir plus que le vrai, puisque le bien est dans les rйalitйs tandis que le vrai est seulement dans l’esprit, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique. Puis donc que le vrai contraint l’intelligence, а bien plus forte raison le bien contraint-il la volontй.

 

Le bien imprime plus fortement que le vrai ; et cela ressort de ce que l’amour, qui est l’empreinte du bien, est plus unitif que la connaissance, qui est l’empreinte du vrai : en effet, suivant saint Augustin, l’amour est une certaine vie unissant l’aimant а l’aimй. Le bien peut donc plus causer la nйcessitй dans la volontй que le vrai dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

10° Plus une puissance a de pouvoir sur ses objets, moins elle peut кtre contrainte par eux. Or la raison a plus de pouvoir sur ses objets que la volontй : en effet, suivant saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, la raison forme en soi les espиces des rйalitйs, au contraire de la volontй, qui est mue par les objets d’appйtit. La volontй peut donc кtre contrainte par les objets d’appйtit plus que la raison ne peut l’кtre par les objets de connaissance ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

11° Ce qui inhиre par soi, inhиre par nйcessitй. Or il est un vouloir qui inhиre par soi а la volontй. La volontй veut donc quelque chose par nйcessitй. Preuve de la mineure : le souverain bien est voulu par soi. Donc, chaque fois que la volontй se porte vers lui, elle veut par elle-mкme. Or elle se porte toujours vers lui, car elle se porte naturellement vers lui. La volontй veut donc toujours par soi le souverain bien.

 

12° La nйcessitй se rencontre dans la connaissance de la science. Or, de mкme que tous les hommes veulent naturellement savoir, suivant le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique, de mкme aussi ils veulent naturellement le bien. La nйcessitй se rencontre donc dans la volontй du bien.

 

13° La Glose, а propos de Rom. 7, 15 sqq., dit que la volontй veut naturellement le bien. Or les choses qui inhиrent par nature, sont par nйcessitй. La volontй veut donc le bien par nйcessitй.

 

14° Tout ce qui s’accroоt et diminue, peut aussi кtre totalement фtй. Or la libertй de la volontй s’accroоt et diminue : en effet, l’homme eut avant le pйchй un arbitre plus libre qu’aprиs le pйchй, suivant saint Augustin. La libertй de la volontй peut donc кtre totalement фtйe ; et ainsi, la volontй peut кtre contrainte par nйcessitй.

 

 

En sens contraire :

 

Selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, si une chose est volontaire, elle n’est pas nйcessaire. Or tout ce que nous voulons est volontaire. La volontй ne veut donc rien par nйcessitй.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. Or ce qui est tel, ne peut кtre contraint par rien ; la volontй ne peut donc кtre contrainte de telle sorte qu’elle veuille quelque chose par nйcessitй.

 

La libertй s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй est libre. Elle ne veut donc rien par nйcessitй.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre « а cause de sa noblesse innйe, n’est mы par aucune nйcessitй ». Or la dignitй de la volontй ne peut кtre фtйe. La volontй ne peut donc rien vouloir par nйcessitй.

 

Les puissances rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la volontй est une puissance rationnelle ; en effet, elle se trouve dans la raison, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Elle a donc des objets opposйs ; voilа pourquoi elle n’est dйterminйe а rien par nйcessitй.

 

Ce qui est dйterminй а quelque chose par nйcessitй, est naturellement dйterminй а cela. Or une division oppose la volontй а l’appйtit naturel. La volontй ne veut donc rien par nйcessitй.

 

Dиs lors qu’une chose est volontaire, on dit qu’elle est en nous de telle sorte que nous en soyons maоtres. Or ce qui est en nous et dont nous sommes maоtres, nous pouvons le vouloir et ne pas le vouloir. Donc, tout ce que la volontй veut, elle peut le vouloir et ne pas le vouloir ; et ainsi, elle ne veut rien par nйcessitй.

 

 

Rйponse :

 

Comme on peut le dйduire des paroles de saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, chap. 11, il y a deux nйcessitйs : la nйcessitй de contrainte, et celle-ci ne peut en aucune faзon avoir place dans la volontй ; et la nйcessitй d’inclination naturelle, comme nous disons que Dieu vit par nйcessitй : et c’est par une telle nйcessitй que la volontй « veut quelque chose par nйcessitй ».

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que dans les rйalitйs ordonnйes entre elles, il est nйcessaire que le premier mode soit inclus dans le second, et que dans le second se trouve non seulement ce qui lui revient par sa nature propre, mais aussi ce qui lui revient par la nature du premier ; ainsi, il convient а l’homme non seulement d’user de la raison, ce qui lui revient par sa diffйrence propre, qui est le raisonnable, mais aussi d’user du sens ou de l’aliment, ce qui lui revient aussi par son genre, qui est l’animal ou le vivant. Et de mкme aussi, nous voyons dans les sens que, le sens du toucher йtant comme le fondement des autres sens, l’on trouve dans l’organe de chaque sens non seulement les propriйtйs du sens dont il est l’organe propre, mais aussi les propriйtйs du toucher : ainsi, l’њil ne sent pas seulement le blanc et le noir, en tant qu’il est l’organe de la vue, mais il sent aussi le chaud et le froid, et il est corrompu par leurs excиs, en tant qu’il est l’organe du toucher.

 

Or la nature et la volontй sont ordonnйes de telle faзon que la volontй est elle-mкme aussi une certaine nature ; car tout ce qui se trouve dans la rйalitй est appelй « une certaine nature ». Voilа pourquoi il est nйcessaire de trouver dans la volontй non seulement ce qui est appartient а la volontй, mais aussi ce qui appartient а la nature. Or il appartient а n’importe quelle nature crййe d’кtre ordonnйe par Dieu au bien, recherchant celui-ci naturellement. Il y a donc dans la volontй elle-mкme un certain appйtit naturel du bien qui lui convient. Et en plus de cela, elle peut rechercher quelque chose suivant sa propre dйtermination, non par nйcessitй ; ce qui lui revient en tant qu’elle est volontй.

 

Or, la relation entre la nature et la volontй est semblable а la relation entre les choses que la volontй veut naturellement et celles pour lesquelles elle est dйterminйe par elle-mкme et non par la nature. Voilа pourquoi, de mкme que la nature est le fondement de la volontй, de mкme aussi l’objet d’appйtit qui est recherchй naturellement est le principe et le fondement des autres objets d’appйtit. Or dans les objets d’appйtit, la fin est le fondement et le principe des moyens, puisque les moyens ne sont recherchйs qu’en raison de la fin. Voilа pourquoi ce que la volontй veut par nйcessitй, йtant pour ainsi dire dйterminйe а cela par une inclination naturelle, c’est la fin ultime, telle la bйatitude, et les choses qui y sont incluses, comme l’кtre, la connaissance de la vйritй, etc. ; par contre, elle n’est pas dйterminйe aux autres choses par nйcessitй ni par une inclination naturelle, mais par une disposition propre sans aucune nйcessitй.

 

Et bien que la volontй veuille la fin ultime par une certaine inclination nйcessaire, on ne doit cependant en aucune faзon accorder qu’elle soit contrainte а vouloir cela. En effet, la contrainte n’est rien d’autre que l’introduction d’une certaine violence. Or l’acte violent est, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « celui dont le principe est au-dehors, sans que le patient contribue en rien » ; comme si l’on projetait une pierre en haut : car, autant qu’il est en elle, elle n’est nullement inclinйe а ce mouvement. Or, puisque la volontй est elle-mкme une certaine inclination, йtant donnй qu’elle est une certain appйtit, il ne peut se produire que la volontй veuille une chose et que son inclination ne soit pas vers cela ; et ainsi, il ne peut se produire que la volontй veuille quelque chose par contrainte ou violence, bien qu’elle veuille quelque chose par une inclination naturelle. Il est donc clair que la volontй ne veut rien nйcessairement d’une nйcessitй de contrainte, mais qu’elle veut cependant quelque chose nйcessairement d’une nйcessitй d’inclination naturelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cet appйtit commun de la bйatitude ne procиde pas d’une contrainte, mais d’une inclination naturelle.

 

Si efficacement qu’un bien meuve la volontй, il ne peut cependant pas la contraindre : car en posant qu’elle veut une chose, on pose qu’elle a une inclination vers cette chose, ce qui est opposй а la contrainte. Mais а cause de la perfection d’un bien, il se produit que la volontй est dйterminйe а celui-ci par une inclination de nйcessitй naturelle.

 

L’intelligence pense naturellement quelque chose, comme la volontй veut aussi naturellement quelque chose ; mais la contrainte n’est point, par sa nature, opposйe а l’intelligence, comme elle l’est а la volontй. En effet, bien que l’intelligence ait une inclination vers quelque chose, son nom ne dйsigne cependant pas l’inclination mкme de l’homme, tandis que le nom de volontй dйsigne l’inclination mкme de l’homme. Par consйquent, tout ce qui se fait suivant la volontй, se fait suivant l’inclination de l’homme, et par suite ne peut кtre violent. Mais l’opйration de l’intelligence peut кtre contre l’inclination de l’homme, qui est la volontй ; comme lorsqu’une opinion plaоt а quelqu’un, mais que par l’efficace des arguments il est conduit а assentir au contraire par son intelligence.

 

Saint Augustin parle de la nйcessitй naturelle, que nous n’excluons pas de la volontй а l’йgard de certains objets ; et cette nйcessitй se rencontre aussi dans la volontй divine, comme aussi dans l’кtre divin ; en effet, il est lui-mкme nйcessaire par soi, comme il est dit au cinquiиme livre de la Mйtaphysique.

 

On voit dиs lors clairement la solution au cinquiиme argument.

 

Le pйchй commis n’entraоne pas en contraignant la volontй, mais en l’inclinant : en tant qu’il prive de la grвce, par laquelle l’homme йtait fortifiй contre le pйchй, et aussi en tant que par l’acte du pйchй sont laissйs dans l’вme une disposition et un habitus inclinant au pйchй suivant.

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme, en quelque йtat de pйchй mortel qu’il soit, peut йviter le pйchй mortel grвce а la libertй de sa volontй ; et ils exposent l’expression : « il ne peut pas ne pas pйcher » comme suit : « il ne peut pas ne pas avoir de pйchй » — de mкme que « voir » signifie « avoir la vue » et « user de la vue » — mais il peut, selon eux, ne pas pйcher, c’est-а-dire ne pas user du pйchй. Et de ce point de vue, il est clair qu’aucune nйcessitй de consentir au pйchй n’est introduite dans la volontй. D’autres disent que, de mкme que l’homme dans l’йtat de la vie prйsente ne peut йviter le pйchй vйniel — non qu’il ne puisse йviter celui-ci ou celui-lа, mais il ne peut les йviter tous, en sorte qu’il n’en commette aucun —, de mкme en va-t-il aussi pour les pйchйs mortels en celui qui n’a pas la grвce. Et de ce point de vue aussi, il est clair que la volontй n’est pas dans la nйcessitй de vouloir ceci ou cela, bien que sans la grвce elle se trouve manquer d’une indйfectible inclination vers le bien.

 

Une forme reзue en quelque chose ne meut pas ce en quoi elle est reзue, mais avoir une telle forme, cela mкme c’est avoir йtй mы ; par contre, ce qui reзoit est mы par l’agent extйrieur : ainsi le corps qui devient chaud par le feu n’est-il pas mы par la chaleur reзue, mais par le feu. Ainsi йgalement l’intelligence n’est pas mue par l’espиce dйjа reзue, ou par la vйritй qui s’ensuit de cette espиce, mais par une rйalitй extйrieure qui imprime dans l’intelligence, tel l’intellect agent, ou le phantasme, ou quelque autre chose de ce genre. En outre, de mкme que le vrai est proportionnй а l’intelligence, de mкme aussi le bien est proportionnй а la volontй. Par consйquent, que le vrai soit dans l’apprйhension ne le rend pas moins apte а mouvoir naturellement l’intelligence que le bien la volontй. En outre, que la volontй ne soit pas contrainte par le bien ne vient pas d’une insuffisance du bien а mouvoir, mais de la nature mкme de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au neuviиme argument.

 

10° La rйalitй qui est hors de l’вme n’imprime son espиce dans l’intellect possible que par l’opйration de l’intellect agent : et c’est pourquoi l’on dit que l’вme forme en elle-mкme les formes des rйalitйs. Et de mкme aussi, ce n’est pas sans une opйration de la volontй que la volontй tend vers l’objet d’appйtit. L’argument n’est donc pas concluant. En outre, on peut rйpondre comme aux deux objections prйcйdentes.

 

11° Le bien premier est voulu par soi, et la volontй le veut par soi et naturellement, cependant elle ne le veut pas toujours en acte. En effet, il n’est pas nйcessaire que les choses qui conviennent naturellement а l’вme soient toujours en acte dans l’вme ; de mкme que les principes qui sont connus naturellement ne sont pas toujours considйrйs en acte.

 

12° Il ne s’agit pas de la mкme nйcessitй lorsque nous connaissons quelque chose nйcessairement par la science, et lorsque nous recherchons la science par nйcessitй : en effet, le premier peut se produire par une nйcessitй de contrainte, mais le second seulement par une nйcessitй d’inclination naturelle. Et de mкme aussi, la volontй veut le bien par nйcessitй, en tant qu’elle veut le bien naturellement.

 

13° On voit dиs lors clairement la rйponse au treiziиme argument.

 

14° La libertй qui s’accroоt et diminue est la libertй par rapport au pйchй et а la misиre, et non la libertй par rapport а la contrainte ; il ne s’ensuit donc pas que la volontй puisse кtre amenйe а кtre contrainte.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Cette citation doit кtre entendue de la nйcessitй de contrainte, qui s’oppose а la volontй, et non de la nйcessitй d’inclination naturelle, qui, suivant saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, ne s’oppose pas а la volontй.

 

Si la volontй se porte nйcessairement par inclination naturelle vers quelque chose, cela n’est pas dы а son impuissance mais а sa force ; de mкme que le lourd est d’autant plus fort qu’il est portй vers le bas par une plus grande nйcessitй. Mais si elle йtait contrainte par autre chose, il faudrait attribuer cela а sa faiblesse.

 

La libertй, suivant saint Augustin, s’oppose а la nйcessitй de contrainte, mais non а la nйcessitй d’inclination naturelle.

 

La nйcessitй naturelle ne s’oppose pas а la dignitй de la volontй, mais seule la nйcessitй de contrainte s’y oppose.

 

La volontй, en tant qu’elle est rationnelle, a des objets opposйs : et dire cela, c’est la considйrer en ce qui lui est propre ; mais en tant qu’elle est une certaine nature, rien n’empкche qu’elle soit dйterminйe а une seule chose.

 

La volontй s’oppose а l’appйtit naturel pris dans un sens restreint, c’est-а-dire а celui qui est seulement naturel, comme l’homme s’oppose а ce qui est seulement animal ; par contre, elle ne s’oppose pas а l’appйtit naturel considйrй dans l’absolu, mais elle l’inclut, comme l’homme inclut l’animal.

 

Cet argument aussi vaut pour la volontй en tant que telle ; en effet, il est propre а la volontй en tant que telle d’кtre maоtresse de ses actes.

Article 6 : La volontй veut-elle par nйcessitй tout ce qu’elle veut ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Plus une chose est noble, plus elle est immuable. Or vivre est plus noble qu’кtre, penser que vivre, et vouloir que penser. Vouloir est donc plus immuable qu’кtre. Or l’кtre de l’вme qui veut est immuable, car il est incorruptible. Donc son vouloir aussi est immuable ; et ainsi, tout ce qu’elle veut, elle le veut immuablement et nйcessairement.

 

Plus une chose est conforme а Dieu, plus elle est immuable. Or l’вme est plus conformйe а Dieu par la seconde conformitй, qui est celle de la ressemblance, que par la premiиre conformitй, qui est celle de l’image. Or dans la premiиre conformitй, elle a l’immuabilitй ; car l’вme ne peut perdre l’image, suivant le Psaume 38, 7 : « l’homme passe comme une image ». Donc suivant la seconde conformitй aussi, qui est celle de la ressemblance, consistant dans l’ordination requise de la volontй, il aura l’immuabilitй, en sorte que la volontй veuille immuablement le bien et ne puisse vouloir le mal.

 

La puissance est а l’йtant potentiel ce que l’acte est а l’йtant en acte. Or Dieu, йtant bon en acte, ne peut faire quelque chose de mauvais en acte. Donc sa puissance, qui est bonne, ne peut non plus produire une chose qui soit mauvaise en puissance ; et ainsi, la volontй que la puissance divine a produite n’a pas de pouvoir pour le mal.

 

Selon le Philosophe aux sixiиme et septiиme livres de l’Йthique, les fins sont aux moyens, dans l’ordre du faire et de l’appйtit, ce que les principes sont aux conclusions dans les sciences dйmonstratives. Or, par les principes qui sont connus naturellement est introduite une nйcessitй dans l’intelligence, de sorte qu’elle connaоt les conclusions par nйcessitй. Puis donc que la volontй veut par nйcessitй la fin ultime de la faзon dйjа exposйe, elle voudra aussi par nйcessitй toutes les autres choses qui sont ordonnйes а la fin ultime.

 

Tout ce qui est naturellement dйterminй а une chose, obtient cette chose par nйcessitй, а moins qu’il n’y ait un empкchement. Or la volontй veut naturellement le bien, comme dit la Glose а propos de Rom. 7, 15. Elle veut donc immuablement le bien, puisqu’il n’est rien qui puisse l’empкcher, йtant donnй qu’elle est la plus puissante aprиs Dieu, selon saint Bernard.

 

De mкme que les tйnиbres sont opposйes а la lumiиre, de mкme le mal est opposй au bien. Or la vue, qui est naturellement dйterminйe а connaоtre la lumiиre et les corps lumineux, les voit si naturellement qu’elle ne peut pas voir ce qui est tйnйbreux. Donc la volontй aussi, dont l’objet est le bien, veut si immuablement le bien qu’elle ne pourra aucunement vouloir le mal. Et ainsi, la volontй a quelque nйcessitй non seulement а l’йgard de la fin ultime, mais aussi а l’йgard des autres choses.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit que « c’est la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». La volontй ne se rapporte donc immuablement ni au bien ni au mal.

 

Selon saint Augustin, « le pйchй est а ce point volontaire que, si le volontaire est absent, il n’y a pas de pйchй ». Si donc le pйchй ne vient aucunement de la volontй, le pйchй n’existera aucunement ; ce qui est faux, comme l’expйrience le montre.

 

 

Rйponse :

 

Une chose est dite nйcessaire, parce qu’elle est immuablement dйterminйe а un seul terme. Aussi, puisque la volontй se rapporte а de nombreuses choses de faзon indйterminйe, elle n’a pas de nйcessitй а l’йgard de toutes, mais а l’йgard de celles-lа seules auxquelles elle est dйterminйe par une inclination naturelle, comme on l’a dit. Or tout mobile se ramиne, comme а un principe, а un immobile, et l’indйterminй а un dйterminй ; pour cette raison, il est nйcessaire que ce а quoi la volontй est dйterminйe soit le principe de son appйtit des choses auxquelles elle n’est pas dйterminйe ; et cela, c’est la fin ultime, comme on l’a dit. Or l’indйtermination de la volontй se rencontre relativement а trois choses : l’objet, l’acte, et la relation а la fin.

 

Relativement а l’objet, la volontй est indйterminйe quant aux moyens, non quant а la fin ultime elle-mкme, comme on l’a dit. Et il en est ainsi, parce que l’on peut parvenir а la fin ultime par de nombreuses voies, et qu’а des sujets divers conviennent des voies diverses pour parvenir а elle. Voilа pourquoi l’appйtit de la volontй ne peut кtre dйterminй dans les moyens, contrairement aux rйalitйs naturelles, qui n’ont, pour une fin certaine et dйterminйe, que des voies certaines et dйterminйes. Et ainsi, l’on voit clairement que les rйalitйs naturelles recherchent les moyens par nйcessitй comme elles font pour la fin ; de sorte que l’on ne peut rien concevoir en elles qu’elles puissent rechercher ou ne pas rechercher. La volontй, par contre, recherche la fin ultime par nйcessitй, de sorte qu’elle ne peut pas ne pas la rechercher, mais elle ne recherche par nйcessitй aucun des moyens. Par consйquent, quant а de telles choses, il est en son pouvoir de rechercher ceci ou cela.

 

Ensuite, la volontй est indйterminйe aussi relativement а l’acte ; car mкme а l’йgard d’un objet dйterminй, elle peut user de son acte quand elle veut, ou ne pas en user ; en effet, elle peut passer а l’acte de vouloir quant а n’importe quel objet, ou ne pas passer а l’acte. Et cela ne se produit pas dans les rйalitйs naturelles : en effet, le lourd descend toujours en acte vers le bas, а moins qu’une chose ne l’empкche. Et cela vient de ce que les rйalitйs inanimйes ne sont pas mues par elles-mкmes, mais par d’autres choses ; il n’est donc pas en leur pouvoir de se mouvoir ou de ne pas se mouvoir ; tandis que les rйalitйs animйes se meuvent par elles-mкmes ; et de lа vient que la volontй peut vouloir et ne pas vouloir.

 

Enfin, il y a une indйtermination de la volontй touchant la relation а la fin, en tant que la volontй peut rechercher ce qui est ordonnй а la fin convenable suivant la vйritй, ou seulement selon l’apparence. Et cette indйtermination vient de deux choses : de l’indйtermination а l’йgard de l’objet dans les moyens, et en outre, de l’indйtermination de l’apprйhension, qui peut кtre droite ou non ; en effet, de mкme que d’un principe vrai donnй ne s’ensuit une conclusion fausse que par quelque faussetй de la raison, soit qu’elle pose une mineure fausse, soit qu’elle ordonne faussement le principe а la conclusion, de mкme aussi, dиs lors qu’on a en soi un appйtit droit de la fin ultime, il ne peut s’ensuivre que l’on recherche quelque chose de faзon dйsordonnйe, que si la raison prenait comme pouvant кtre ordonnй а la fin une chose qui ne le peut pas ; par exemple, celui qui recherche naturellement la bйatitude avec un appйtit droit, ne serait jamais conduit а rechercher la fornication, sauf en tant qu’il l’apprйhende comme un certain bien de l’homme, en tant qu’elle est un certain objet dйlectable, et ainsi il l’apprйhende comme pouvant кtre ordonnй а la bйatitude, comme une certaine image de celle-ci. Et de lа s’ensuit une indйtermination de la volontй, par laquelle celle-ci peut rechercher le bien ou le mal.

 

Or, puisque la volontй est appelйe libre en tant qu’elle n’a pas de nйcessitй, la libertй de la volontй sera considйrйe а trois points de vue : quant а l’acte, en tant qu’elle peut vouloir et ne pas vouloir ; quant а l’objet, en tant qu’elle peut vouloir ceci ou cela, et mкme son opposй ; et quant au rapport а la fin, en tant qu’elle peut vouloir le bien ou le mal. Quant au premier de ces points de vue, la libertй est dans la volontй en n’importe quel йtat de la nature et quant а n’importe quel objet. En effet, toute volontй a son acte en son pouvoir relativement а n’importe quel objet. Le deuxiиme de ces points de vue regarde certains objets, c’est-а-dire les moyens et non la fin elle-mкme ; et lа aussi, en n’importe quel йtat de la nature. Le troisiиme point de vue ne regarde pas tous les objets, mais certains, c’est-а-dire les moyens ; et non pas relativement а n’importe quel йtat de la nature, mais а celui-lа seul en lequel la nature peut faillir. Car lа oщ l’apprйhension et la confrontation sont indйfectibles, il ne peut y avoir de volontй du mal, mкme dans les moyens, comme on le voit clairement dans le cas des bienheureux. Et c’est pourquoi l’on dit que vouloir le mal n’est ni une libertй, ni une partie de la libertй, quoique ce soit un certain signe de libertй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme ne tient pas d’elle-mкme la dйtermination de son кtre, mais d’autre chose ; en revanche, elle-mкme se dйtermine son vouloir ; voilа pourquoi, bien que l’кtre soit immuable, cependant son vouloir est indйterminй, et peut par consйquent s’inflйchir en divers sens. Et cependant, il n’est pas vrai que le penser ou le vouloir soit plus noble que l’кtre, si on les sйpare de l’кtre : au contraire, l’кtre est alors plus noble qu’eux, suivant Denys au cinquiиme chapitre des Noms divins.

 

La conformitй de l’image se prend des puissances naturelles, qui lui sont dйterminйes par la nature ; voilа pourquoi cette conformitй demeure toujours. Mais la seconde conformitй, qui est celle de la ressemblance, a lieu par la grвce, et par les habitus et les actes des vertus, auxquels l’вme est ordonnйe par l’acte de la volontй, qui est йtabli en son pouvoir ; voilа pourquoi cette conformitй ne demeure pas toujours.

 

Il n’y a pas en Dieu la puissance passive ou matйrielle, qui s’oppose а l’acte, et pour laquelle vaut l’objection, mais la puissance active, qui est l’acte lui-mкme, car chaque chose est capable d’agir dans la mesure oщ elle est en acte. Et cependant, ce n’est pas en tant qu’elle vient de Dieu que la volontй a le pouvoir s’inflйchir vers le mal, mais en tant qu’elle vient du nйant.

 

Dans les sciences dйmonstratives, les conclusions se rapportent aux principes de telle faзon que si l’on фte la conclusion, le principe est фtй ; et ainsi, а cause de cette dйtermination des conclusions relativement aux principes, l’intelligence est contrainte par les principes eux-mкmes а assentir aux conclusions. Mais les moyens n’ont pas а l’йgard de la fin cette dйtermination que, si l’on фte l’un d’eux, la fin est фtйe, puisque l’on peut parvenir а la fin ultime par des voies diverses, soit suivant la vйritй, soit selon l’apparence. Voilа pourquoi la nйcessitй qui est dans l’appйtit volontaire relativement а la fin n’induit pas en lui une nйcessitй relativement aux moyens.

 

La volontй veut naturellement le bien, mais pas de faзon dйterminйe ce bien-ci ou celui-lа ; de mкme que la vue voit naturellement la couleur, mais pas de faзon dйterminйe celle-ci ou celle-lа. Et pour cette raison, tout ce qu’elle veut, elle le veut sous l’aspect du bien ; il n’est cependant pas nйcessaire qu’elle veuille toujours ce bien-ci ou celui-lа.

 

Aucune chose n’est mauvaise au point qu’elle ne puisse avoir aucune apparence de bien ; et en raison de cette bontй, elle est capable de mouvoir l’appйtit.

Article 7 : En voulant ce que l’on veut par nйcessitй, mйrite-t-on ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce que l’on veut par nйcessitй, on le veut naturellement. Or nous ne mйritons pas par ce qui est naturel. Nous ne mйritons donc pas par une telle volontй.

 

Le mйrite et le dйmйrite affectent le mкme sujet. Or nul ne dйmйrite en ce qu’il ne peut йviter, suivant saint Augustin. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par nйcessitй.

 

L’on ne mйrite que par un acte de vertu. Or tout acte de vertu vient d’une йlection, et non d’une inclination naturelle. Nul ne mйrite donc en ce qu’il veut par nйcessitй.

 

 

En sens contraire :

 

N’importe quelle crйature recherche Dieu naturellement et par nйcessitй. Or, dans l’amour de Dieu, nous mйritons. On peut donc mйriter en ce que l’on veut nйcessairement.

 

La bйatitude consiste dans la vie йternelle. Or, en recherchant la vie йternelle, les saints mйritent. L’on mйrite donc, en voulant ce que l’on veut naturellement.

 

 

Rйponse :

 

En voulant ce que l’on veut naturellement, d’une certaine faзon l’on mйrite, et d’une autre faзon non. Et pour le voir clairement, il faut savoir que l’homme et les autres animaux n’ont pas йtй naturellement pourvus de la mкme maniиre, tant pour le corps que pour l’вme.

 

En effet, les autres animaux, quant au corps, ont йtй pourvus de tйguments spйciaux : un cuir dur, des plumes et d’autres choses semblables ; ainsi que de dйfenses particuliиres, comme des cornes, des griffes, etc. ; et ce, parce qu’ils ont peu de procйdйs d’opйration, et qu’а ces procйdйs peuvent кtre ordonnйs des instruments dйterminйs. Mais l’homme a йtй pourvu de ces choses en gйnйral, la nature lui ayant donnй des mains, afin que par elles il puisse se prйparer а la fois divers tйguments et diverses dйfenses ; et ce, parce que la raison de l’homme est si multiple et s’йtend а des choses si diffйrentes, qu’il ne peut lui кtre prйparй suffisamment d’instruments dйterminйs.

 

De mкme aussi du cфtй de l’apprйhension, aux autres animaux ont йtй donnйes certaines conceptions spйciales relevant de l’estimation naturelle et qui leur sont nйcessaires ; par exemple au mouton, que le loup soit son ennemi, et autres choses de ce genre ; mais а l’homme, au lieu de ces choses, ont йtй donnйs les principes universels connus naturellement, par lesquels il peut raisonner sur tout ce qui lui est nйcessaire.

 

Et il en va de mкme aussi du cфtй de l’appйtit. En effet, aux autres rйalitйs a йtй donnй l’appйtit naturel d’une chose dйterminйe, comme au lourd, qu’il soit en bas, et а chaque animal aussi, ce qui lui est convenable suivant sa nature ; mais а l’homme a йtй donnй l’appйtit de sa fin ultime en gйnйral, de sorte qu’il recherche naturellement d’кtre achevй dans la bontй. Mais en quoi cet achиvement consiste, si c’est dans les vertus, ou dans les sciences, ou dans les plaisirs, ou en d’autres choses comme celles-ci, cela ne lui est pas dйterminй par la nature.

 

Lors donc que, par sa propre raison, aidй de la grвce divine, il apprйhende comme sa bйatitude quelque bien spйcial en lequel sa bйatitude consiste vraiment, alors il mйrite, non parce qu’il tend а la bйatitude qu’il recherche naturellement, mais parce qu’il recherche cette chose particuliиre qu’il ne recherche pas naturellement — ainsi la vision de Dieu —, en laquelle pourtant sa bйatitude consiste vйritablement. Mais si quelqu’un, par une raison erronйe, est conduit а rechercher quelque chose de spйcial comme sa bйatitude, par exemple les plaisirs corporels, en lesquels cependant sa bйatitude ne consiste pas vйritablement, dans ce cas, en recherchant la bйatitude, il dйmйrite, non pas parce qu’il recherche la bйatitude, mais parce que, de maniиre indue, il recherche comme bйatitude cette chose en laquelle la bйatitude ne se trouve pas. Il est donc clair que, lorsque l’on veut ce que l’on veut naturellement, ce n’est en soi ni mйritoire ni dйmйritoire ; mais dans la mesure oщ on le dйtermine а ceci ou cela, ce peut кtre soit mйritoire soit dйmйritoire. Et c’est de cette faзon que les saints mйritent en recherchant Dieu et la vie йternelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution aux arguments.

Article 8 : Dieu peut-il contraindre la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Quiconque fait tourner une chose du cфtй qu’il veut, peut contraindre celle-ci. Or, comme il est dit en Prov. 21, 1, « le cњur du roi est dans la main de Dieu, il le fera tourner du cфtй qu’il voudra. » Dieu peut donc contraindre la volontй.

 

А propos de Rom. 1, 24 : « Aussi Dieu les a-t-il livrйs, etc. », la Glose de saint Augustin dit : « Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner leur volontй comme il veut, soit au bien en raison de sa misйricorde, soit au mal en raison de ce qui leur est dы. » Dieu peut donc contraindre la volontй.

 

Si le fini agit de faзon finie, l’infini agira de faзon infinie. Or quelque crйature finie entraоne la volontй de faзon finie : car, comme dit Cicйron, l’honnкte est ce qui nous entraоne par sa force, et nous attire par sa dignitй. Dieu, qui a une puissance infinie dans son action, peut donc totalement contraindre la volontй.

 

On dit, au sens propre, que l’on est contraint а quelque chose, lorsqu’on ne peut pas ne pas le faire, qu’on le veuille ou non. Or la volontй ne peut pas ne pas vouloir ce que Dieu, par volontй de bon plaisir, veut qu’elle veuille ; sinon la volontй de Dieu serait inefficace а l’йgard de notre volontй. Dieu peut donc contraindre la volontй.

 

Il y a en toute crйature une obйissance parfaite au Crйateur. Or la volontй est une certaine crйature ; il y a donc en elle une obйissance parfaite au Crйateur ; Dieu peut donc la contraindre а ce qu’il veut.

 

 

En sens contraire :

 

Кtre libre de contrainte est naturel а la volontй. Or on ne peut фter а personne ses qualitйs naturelles. La volontй ne peut donc кtre contrainte par Dieu.

 

Dieu ne peut faire que des opposйs soient vrais en mкme temps. Or le volontaire et le violent sont opposйs, car le violent est une espиce d’involontaire, comme on le voit clairement au troisiиme livre de l’Йthique. Dieu ne peut donc faire que la volontй veuille quelque chose par contrainte ; et ainsi, il ne peut contraindre la volontй.

 

 

Rйponse :

 

Dieu peut faire changer la volontй par nйcessitй, mais il ne peut cependant la contraindre. En effet, quelque changement que la volontй subisse quant а son objet, on ne dit pas qu’elle y est contrainte. Et la raison en est que vouloir quelque chose, cela mкme est une inclination а cette chose, tandis que la contrainte ou la violence est contraire а l’inclination de la rйalitй qui est contrainte. Lors donc que Dieu fait changer la volontй, il fait qu’а l’inclination prйcйdente succиde une autre inclination, de sorte que la premiиre est фtйe et que la seconde demeure. Par consйquent, ce а quoi il induit la volontй n’est pas contraire а l’inclination dйsormais existente, mais а l’inclination qui йtait auparavant dans la volontй : il n’y a donc pas violence ni contrainte. De mкme, il y a dans la pierre, en raison de sa pesanteur, une inclination vers le bas ; or, tandis que cette inclination persйvиre, si on jette la pierre en l’air, il y aura violence. En revanche, si Dieu фte de la pierre l’inclination de pesanteur et lui donne une inclination de lйgиretй, alors кtre emportйe en haut ne lui fera pas violence ; et ainsi, le changement du mouvement peut кtre sans violence. Et c’est ainsi qu’il faut comprendre que Dieu fait changer la volontй sans la contraindre.

 

Or Dieu peut faire changer la volontй, puisqu’il opиre lui-mкme dans la volontй comme il le fait dans la nature ; aussi, de mкme que toute action naturelle vient de Dieu, de mкme toute action de la volontй, en tant qu’elle est une action, ne vient pas seulement de la volontй comme d’un agent immйdiat, mais aussi de Dieu comme de l’agent premier, qui imprime plus fortement. Par consйquent, de mкme que la volontй peut changer son acte en direction d’un autre objet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme aussi et bien plus encore, Dieu le peut. Or il fait changer la volontй de deux faзons. D’abord en mouvant seulement, c’est-а-dire quand il meut la volontй а vouloir quelque chose, sans qu’il imprime aucune forme dans la volontй ; ainsi fait-il parfois, sans l’apposition d’un habitus, que l’homme veuille ce qu’il ne voulait pas auparavant. Ensuite, en imprimant une forme dans la volontй elle-mкme. En effet, de mкme que, par la nature mкme que Dieu a donnйe а la volontй, celle-ci est inclinйe а vouloir quelque chose, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, de mкme par un ajout tel que la grвce ou la vertu, l’вme est inclinйe а vouloir en outre une chose а laquelle elle n’йtait pas auparavant dйterminйe par une inclination naturelle. Mais cette inclination ajoutйe est tantфt parfaite, tantфt imparfaite. Quand elle est parfaite, elle donne une inclination nйcessaire vers ce а quoi elle dйtermine — de mкme que, par nйcessitй, la volontй est inclinйe par la nature а rechercher la fin — comme c’est le cas des bienheureux, en lesquels la charitй parfaite incline suffisamment au bien, non seulement quant а la fin ultime, mais aussi quant aux moyens. Mais parfois, la forme ajoutйe n’est pas absolument parfaite, comme c’est le cas de ceux qui sont dans l’йtat de voie ; et alors, la volontй est certes inclinйe par la forme ajoutйe, mais non par nйcessitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On voit dиs lors clairement la solution aux arguments. Car la premiиre sйrie d’objections prouvait que Dieu peut faire changer la volontй, tandis que la seconde sйrie, qu’il ne peut pas la contraindre ; or les deux sont vrais, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Cependant, il faut savoir que, lorsque la glose citйe dit que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner leur volontй au mal, il ne faut pas le comprendre, ainsi que la Glose le dit au mкme endroit, comme si Dieu communiquait la mйchancetй ; mais en ce sens que, de mкme qu’il appose la grвce, par oщ la volontй des hommes est inclinйe au bien, de mкme il la retire а certains ; et une fois celle-ci retirйe, leur volontй s’incurve vers le mal.

Article 9 : Une crйature peut-elle faire changer la volontй, ou imprimer en elle ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La volontй est elle-mкme une certaine crйature. Or la volontй change son acte comme elle veut. Il semble donc qu’une crйature fasse changer la volontй et la contraigne.

 

Il est plus difficile de changer le tout que la partie. Or, suivant certains philosophes, les corps cйlestes font changer d’avis toute une multitude. Ils peuvent donc а bien plus forte raison, semble-t-il, contraindre la volontй d’un seul.

 

Quiconque est vaincu par quelqu’un, est contraint par lui. Or, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, les incontinents sont vaincus par les passions. Les passions font donc changer et contraignent la volontй de l’incontinent.

 

Selon saint Augustin au troisiиme livre sur la Trinitй, les supйrieurs, tant parmi les esprits que parmi les corps, meuvent les infйrieurs, selon un certain ordre naturel. Or, de mкme que l’intelligence des bienheureux anges est supйrieure а la nфtre, et plus parfaite, de mкme aussi leur volontй est plus parfaite que la nфtre. Donc, de mкme qu’ils peuvent par leur intelligence imprimer dans notre intelligence en l’йclairant, suivant l’enseignement de Denys, de mкme il semble qu’ils puissent par leur volontй imprimer en quelque sorte dans la nфtre en la faisant changer.

 

Selon Denys, les anges supйrieurs йclairent, purifient et perfectionnent les infйrieurs. Or, de mкme que l’illumination regarde l’intelligence, de mкme la purification semble regarder la volontй. Donc, de mкme que les anges peuvent imprimer dans l’intelligence, de mкme aussi ils peuvent imprimer dans la volontй.

 

Une chose est plus apte а кtre changйe par une nature supйrieure que par une infйrieure. Or, de mкme que l’appйtit sensitif est infйrieur а notre volontй, de mкme la volontй angйlique est supйrieure а celle-ci. Puis donc que l’appйtit sensitif fait parfois changer la volontй, а bien plus forte raison la volontй angйlique pourra-t-elle faire changer notre volontй.

 

 En Lc 14, 23, le pиre de famille dit а son serviteur : « Forcez les gens d’entrer. » Or on entre а ce souper par la volontй. Notre volontй peut donc кtre forcйe а quelque chose par l’ange, qui est le ministre de Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Bernard dit : « Le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu. » Or rien n’est changй que par un plus fort. Rien ne peut donc changer la volontй.

 

Le mйrite et le dйmйrite rйsident en quelque faзon dans la volontй. Si donc une crйature pouvait faire changer la volontй, elle pourrait rendre quelqu’un juste ou pйcheur ; ce qui est faux, car on ne devient pйcheur que par soi-mкme, et l’on ne devient juste que par l’opйration de Dieu et sa propre coopйration.

 

 

Rйponse :

 

Que la volontй soit changйe par quelque chose, cela peut s’entendre de deux faзons. D’abord, en ce sens qu’elle est changйe par son objet, comme la volontй est changйe par son objet d’appйtit : et ce n’est pas ainsi que nous cherchons ici ce qui fait changer la volontй. En effet, on l’a dйjа montrй, il y a un bien qui meut la volontй par nйcessitй а la faзon d’un objet, quoique la volontй ne soit pas contrainte. Ensuite, on peut comprendre que la volontй est changйe par quelque chose а la faзon d’une cause efficiente ; et dans ce cas, nous disons non seulement qu’aucune crйature ne peut contraindre la volontй en agissant en elle, car Dieu mкme ne le pourrait pas, mais encore que nulle crйature ne peut agir directement dans la volontй pour la faire changer nйcessairement ou l’incliner d’une quelconque faзon, ce que Dieu peut ; mais indirectement, une crйature peut en quelque sorte incliner la volontй, non toutefois la faire changer nйcessairement. Et en voici la raison. Puisque l’acte de la volontй est, pour ainsi dire, intermйdiaire entre la puissance et l’objet, le changement de l’acte de volontй peut кtre considйrй soit du cфtй de la volontй elle-mкme, soit du cфtй de l’objet.

 

Du cфtй de la volontй, seul peut changer l’acte de la volontй ce qui opиre au-dedans de la volontй : la volontй elle-mкme, et ce qui est la cause de l’кtre de la volontй, c’est-а-dire, suivant la foi, Dieu seul. Par consйquent, Dieu seul peut transfйrer d’un objet а l’autre, comme il veut, l’inclination qu’il a donnйe а la volontй. Mais suivant ceux qui posent que l’вme a йtй crййe par des intelligences (ce qui est pourtant contraire а la foi), l’ange lui-mкme, ou l’intelligence, a un effet intйrieur а la volontй, en tant qu’il cause l’кtre qui est intйrieur а la volontй elle-mкme ; et c’est la raison pour laquelle Avicenne prйtend que, de mкme que les corps cйlestes font changer nos corps, de mкme la volontй des вmes cйlestes fait changer nos volontйs ; ce qui est cependant tout а fait hйrйtique.

 

Mais si l’on considиre l’acte de la volontй du cфtй de l’objet, alors on trouve deux objets de la volontй. L’un, vers lequel une inclination naturelle est dйterminйe par nйcessitй, et cet objet est donnй et proposй а la volontй par le Crйateur, qui lui a donnй une inclination naturelle vers cet objet ; par consйquent, personne si ce n’est Dieu seul ne peut faire changer nйcessairement la volontй par un tel objet. L’autre est un objet de la volontй qui est certes de nature а incliner la volontй, en tant qu’il y a en lui quelque ressemblance ou relation а l’йgard de la fin ultime dйsirйe naturellement ; cependant, cet objet ne fait pas changer la volontй par nйcessitй, comme on l’a dйjа dit, car on ne trouve pas en lui seul une relation а la fin ultime dйsirйe nйcessairement. Et par l’intermйdiaire de cet objet, une crйature peut incliner la volontй jusqu’а un certain point, non toutefois la faire changer nйcessairement ; comme on le voit clairement lorsque quelqu’un persuade quelqu’un d’autre de faire une chose en lui prйsentant l’utilitй ou l’honnкtetй de celle-ci ; il est cependant au pouvoir de la volontй de l’accepter ou non, йtant donnй qu’elle n’y est pas dйterminйe naturellement.

 

Ainsi donc, il est clair qu’aucune crйature ne peut faire changer directement la volontй en agissant pour ainsi dire au-dedans de la volontй elle-mкme ; mais elle peut, en proposant quelque chose а la volontй, l’induire en quelque sorte extйrieurement, non toutefois la faire changer nйcessairement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй peut se changer elle-mкme quant а certains objets, et mкme directement, puisqu’elle est maоtresse de ses actes ; et quand on dit qu’elle n’est pas directement changйe par la crйature, on pense а une autre crйature. Elle ne peut cependant pas se contraindre, car une contradiction est impliquйe dans l’idйe qu’une chose serait contrainte par elle-mкme : en effet, l’acte violent est celui auquel le patient ne contribue en rien, mais auquel l’auteur de la violence contribue. Par consйquent, la volontй ne peut pas se contraindre, car alors elle-mкme contribuerait en quelque chose dans cette violence, en tant qu’elle se contraindrait, et ne contribuerait en rien, en tant qu’elle serait contrainte : ce qui est impossible ; et c’est aussi de cette faзon que le Philosophe prouve au cinquiиme livre de l’Йthique que nul ne souffre une injustice de sa propre part, car celui qui souffre l’injustice, souffre quelque chose contre sa volontй ; mais s’il commet l’injustice, c’est suivant sa volontй.

 

Les corps cйlestes ne peuvent faire changer par nйcessitй ni la volontй d’un homme ni celle d’une multitude, mais ils peuvent faire changer les corps eux-mкmes. Or la volontй est, d’une certaine faзon, inclinйe par le corps lui-mкme, quoique non nйcessairement, car elle peut rйsister : ainsi les colйriques sont-ils inclinйs а la colиre par tempйrament naturel, cependant un colйrique peut, par la volontй, rйsister а cette inclination. Or, aux inclinations corporelles seuls rйsistent les sages, qui sont en petit nombre en regard des insensйs : car « le nombre des insensйs est infini » (Eccl. 1, 15). Et s’il est dit que les corps cйlestes font changer la multitude, c’est parce que la multitude suit les inclinations corporelles ; mais ils ne font pas changer tel ou tel, qui rйsiste par la prudence а l’inclination susdite.

 

Il n’est pas dit que l’incontinent est vaincu par les passions comme si les passions corporelles contraignaient ou faisaient changer elles-mкmes nйcessairement la volontй ; sinon, l’incontinent ne devrait pas кtre puni, car la peine n’est pas due а l’involontaire. Or on ne dit pas que l’incontinent opиre involontairement, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; mais l’on dit que l’incontinent est vaincu par les passions, dans la mesure oщ il cиde volontairement а leur impulsion.

 

Les anges n’impriment pas dans l’intelligence comme s’ils opйraient quelque chose intйrieurement dans l’intelligence ; mais ils le font seulement du cфtй de l’objet, en tant qu’ils proposent quelque intelligible par lequel notre intelligence est а la fois renforcйe et convaincue d’assentir. Mais l’objet de la volontй proposй par l’ange ne fait pas changer la volontй par nйcessitй, comme on l’a dit ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Cette purification par laquelle les anges sont purifiйs regarde l’intelligence, car c’est une purification de la nescience, comme dit Denys au sixiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique ; cependant, si elle regardait la volontй, il faudrait dire qu’ils purifient comme par persuasion.

 

Ce qui est infйrieur а la volontй, comme le corps ou l’appйtit sensitif, ne change pas la volontй comme par une action directe sur la volontй, mais il le fait seulement du cфtй de l’objet. En effet, l’objet de la volontй est le bien apprйhendй ; mais le bien apprйhendй par la raison universelle ne meut que moyennant une apprйhension particuliиre, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme, йtant donnй que les actes existent dans des circonstances particuliиres. Or, par la passion mкme de l’appйtit sensitif — dont la cause peut parfois кtre le tempйrament du corps ou une quelconque impression corporelle, йtant donnй que cet appйtit use d’un organe — l’apprйhension particuliиre est elle-mкme empкchйe et parfois totalement liйe, si bien que ce que la raison supйrieure dicte en gйnйral n’est pas appliquй actuellement а telle circonstance particuliиre. Alors la volontй, dans son appйtit, est mue vers le bien que l’apprйhension particuliиre lui fait connaоtre, omettant celui que la raison universelle lui fait connaоtre. Et c’est de cette faзon que de telles passions inclinent la volontй ; cependant, elles ne la font pas changer par nйcessitй, car il est au pouvoir de la volontй de rйprimer de telles passions, afin que l’usage de la raison n’en soit pas empкchй, suivant ce passage de Gen. 4, 7 : « sa concupiscence » — celle du pйchй — « sera sous toi ».

 

Cette action de forcer, dont il est fait mention ici, n’est pas une contrainte, mais une persuasion efficace, soit par des moyens rudes, soit par des moyens doux.

Article 10 : La volontй et l’intelligence sont-elles une mкme puissance ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Les puissances se distinguent par les objets. Or l’objet de l’intelligence est le vrai, tandis que celui de la volontй est le bien. Puis donc que le vrai et le bien sont identiques quant au suppфt et diffиrent quant а la raison formelle, il semble que l’intelligence et la volontй soient rйellement identiques, et diffиrent seulement de raison.

 

 Selon le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, la volontй est dans la raison. Donc, ou bien elle est identique а la raison, ou bien elle est une partie de la raison. Or la raison est la mкme puissance que l’intelligence. Donc la volontй aussi.

 

 Les puissances de l’вme se divisent communйment en raisonnable, concupiscible et irascible. Or la volontй se distingue de l’irascible et du concupiscible. Elle est donc contenue dans le raisonnable.

 

Partout ou l’on trouve un objet identique rйellement et quant а la notion, il y a une seule puissance. Or la volontй et l’intelligence pratique ont un objet identique rйellement et quant а la notion : en effet, ils semblent avoir tous deux le bien pour objet. L’intelligence pratique n’est donc pas une autre puissance que la volontй. Or l’intelligence spйculative n’est pas une autre puissance que l’intelligence pratique, car suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, le spйculatif devient pratique par extension. La volontй et l’intelligence sont donc purement et simplement une seule puissance.

 

 De mкme que pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, il est nйcessaire que ce soit le mкme qui connaisse les deux choses entre lesquelles on considиre la diffйrence, de mкme il est nйcessaire que ce soit le mкme qui connaisse et qui veuille. Or, pour connaоtre la diffйrence entre deux choses, comme entre le blanc et le doux, il est nйcessaire que ce soit la mкme puissance qui connaisse les deux : ce qui permet au Philosophe de prouver, au deuxiиme livre sur l’Вme, que le sens commun existe. Donc, pour la mкme raison, il est nйcessaire qu’il y ait une puissance unique qui connaisse et qui veuille ; et ainsi, l’intelligence et la volontй sont une puissance unique, semble-t-il.

 

 

En sens contraire :

 

L’appйtitif est un genre de l’вme autre que l’intellectif, suivant le Philosophe. Or la volontй est contenue dans l’appйtitif. La volontй est donc une autre puissance que l’intelligence.

 

L’intelligence peut кtre contrainte, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Or la volontй ne peut кtre contrainte, comme on l’a dit. L’intelligence et la volontй ne sont donc pas une puissance unique.

 

 

Rйponse :

 

La volontй et l’intelligence sont des puissances diffйrentes, et mкme elles relиvent de genres de puissances diffйrents.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, bien que la distinction des puissances se prenne des actes et des objets, ce n’est pas n’importe quelle diffйrence d’objets qui manifeste la diversitй des puissances, mais la diffйrence des objets en tant qu’objets, et non quelque diffйrence accidentelle, je veux dire : qui serait accidentelle а l’objet en tant que tel. En effet, кtre animй ou inanimй est accidentel au sensible en tant que tel, bien que ces diffйrences soient essentielles aux rйalitйs mкmes qui sont senties. Voilа pourquoi les puissances sensitives ne se diffйrencient pas par ces diffйrences, mais par l’audible, le visible et le tangible, qui sont des diffйrences du sensible en tant que tel, c’est-а-dire par l’кtre sensible avec ou sans mйdium.

 

Et, d’une part, lorsque les diffйrences essentielles des objets en tant que tels sont comprises comme divisant par soi quelque objet spйcial de l’вme, il en rйsulte que les puissances sont diversifiйes, mais non les genres de puissances ; ainsi, le sensible ne dйsigne pas l’objet de l’вme dans l’absolu, mais un certain objet que divisent par soi les diffйrences susdites. C’est pourquoi la vue, l’ouпe et le toucher sont des puissances spйciales diffйrentes relevant du mкme genre de puissances de l’вme, c’est-а-dire du sens. Mais, d’autre part, lorsque les diffйrences considйrйes divisent l’objet lui-mкme pris communйment, alors une telle diffйrence fait connaоtre des genres de puissances diffйrents.

 

Or on dit qu’une chose est objet de l’вme, parce qu’elle a quelque relation а l’вme. Donc, lа ou nous rencontrons diverses sortes de relation а l’вme, nous trouvons une diffйrence par soi de l’objet de l’вme, manifestant un genre diffйrent de puissances de l’вme. Or il se trouve que la rйalitй a deux relations а l’вme : l’une, en tant que la rйalitй est elle-mкme dans l’вme suivant le mode d’кtre de l’вme, et non suivant le mode d’кtre qui est le sien ; l’autre, en tant que l’вme est en rapport avec la rйalitй existant dans son кtre. Et ainsi, une chose est objet de l’вme de deux faзons. D’abord, en tant qu’elle est de nature а exister dans l’вme non suivant son кtre propre, mais suivant le mode d’кtre de l’вme, c’est-а-dire spirituellement : et c’est la notion de connaissable en tant que tel. Ensuite, une chose est objet de l’вme en tant que l’вme est inclinйe vers elle et ordonnйe а elle suivant le mode de la rйalitй elle-mкme existant en soi : et c’est la notion d’objet d’appйtit en tant que tel. Par consйquent, le cognitif et l’appйtitif constituent dans l’вme des genres de puissances diffйrents. Il est donc nйcessaire, puisque l’intelligence est comprise dans le cognitif et la volontй dans l’appйtitif, que la volontй et l’intelligence soient des puissances diffйrentes, mкme quant au genre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La distinction des puissances se manifeste par les objets considйrйs non pas suivant la rйalitй, mais suivant la notion : car ce sont les notions des objets qui spйcifient les opйrations mкmes des puissances. Voilа pourquoi lа oщ la notion de l’objet est diffйrente, nous trouvons une puissance diffйrente, bien que ce soit la mкme rйalitй qui gоt sous les deux notions, comme c’est le cas du bien et du vrai. Et cela se voit clairement aussi dans les rйalitйs matйrielles : car dans la mesure oщ l’air est chaud en puissance, il subit le feu en tant que celui-ci est chaud ; mais dans la mesure oщ l’air est diaphane, il subit le feu en tant que celui-ci est lumineux ; et dans l’air ne se trouve pas une puissance identique permettant de le dire diaphane et chaud en puissance, bien que ce soit un feu identique qui agisse sur les deux puissances.

 

Une puissance peut кtre considйrйe de deux faзons : soit en relation а son objet, soit en relation а l’essence de l’вme en laquelle elle s’enracine. Si donc l’on considиre la volontй en relation а l’objet, alors elle relиve d’un autre genre de l’вme que l’intelligence, et ainsi la volontй s’oppose а la raison et а l’intelligence, comme on l’a dit. Par contre, si l’on considиre la volontй d’aprиs ce en quoi elle s’enracine, alors, puisque la volontй, tout comme l’intelligence, n’a pas d’organe corporel, la volontй et l’intelligence se ramиneront а la mкme partie de l’вme. Et de la sorte, l’intelligence ou la raison est parfois prise comme incluant les deux en elle-mкme ; on dit alors que la volontй est dans la raison. Et ainsi, lorsqu’il inclut l’intelligence et la volontй, le raisonnable se trouve opposй а l’irascible et au concupiscible.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

L’objet de l’intelligence pratique n’est pas le bien, mais le vrai relatif а l’њuvre.

 

Vouloir et connaоtre ne sont pas des actes de mкme raison formelle ; voilа pourquoi ils ne peuvent relever d’une seule puissance, comme connaоtre le doux et le blanc ; il n’en va donc pas de mкme.

Article 11 : La volontй est-elle une puissance plus haute que l’intelligence, ou est-ce le contraire ?

 

Objections :

 

Il semble que l’intelligence soit plus noble et plus haute.

 

 La noblesse de l’вme consiste en ce qu’elle est а l’image de Dieu. Or l’вme est а l’image de Dieu par la raison ou l’intelligence ; c’est pourquoi saint Augustin dit au troisiиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Nous comprenons que l’homme est а l’image de Dieu en ce par quoi il l’emporte sur les autres animaux, c’est-а-dire par la raison, l’esprit, l’intelligence ou tout autre mot plus apte а dйsigner cette prйrogative. » La plus excellente puissance de l’вme est donc l’intelligence.

 

 [Le rйpondant] disait lui-mкme que, de mкme que l’image est dans l’intelligence, de mкme est-elle aussi dans la volontй, puisque l’image, suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй, se prend de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй. En sens contraire : puisque la noblesse de l’вme se prend de l’image, il est nйcessaire que la plus excellente partie de l’вme soit lа oщ la notion d’image se trouve le plus proprement. Or, mкme si l’image est dans la volontй et dans l’intelligence, elle est plus proprement dans l’intelligence que dans la volontй ; et c’est pourquoi le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 16, que l’image est dans la connaissance de la vйritй, et que la ressemblance est dans l’amour du bien. Il est donc encore nйcessaire que l’intelligence soit plus noble que la volontй.

 

 Puisque nous jugeons des puissances par les actes, il est nйcessaire que la puissance dont l’acte est plus noble soit plus noble. Or penser est plus noble que vouloir. L’intelligence est donc plus noble que la volontй. Preuve de la mineure : puisque les actes sont spйcifiйs par leurs termes, il est nйcessaire que soit plus noble l’acte dont le terme est plus noble. Or l’acte de l’intelligence se rйalise par un mouvement vers l’вme, tandis que l’acte de la volontй se rйalise par un mouvement de l’вme vers les rйalitйs. Puis donc que l’вme est plus noble que les rйalitйs extйrieures, penser sera plus noble que vouloir.

 

Dans toutes les choses ordonnйes entre elles, plus une chose est distante de la plus basse, plus elle est haute. Or la plus basse parmi les puissances de l’вme est le sens. Et la volontй est plus proche du sens que l’intelligence, car la volontй a en commun avec les puissances sensitives la condition de son objet ; en effet, de mкme que le sens porte sur des particuliers, de mкme aussi la volontй : car nous voulons une santй particuliиre, et non cet universel qu’est la santй. Mais l’intelligence porte sur les universels. L’intelligence est donc une puissance plus haute que la volontй.

 

 Ce qui gouverne est plus noble que ce qui est gouvernй. Or l’intelligence gouverne la volontй. Elle est donc plus noble que la volontй.

 

 Ce dont une chose provient, a sur elle une influence et une supйrioritй, s’il est d’essence diffйrente. Or l’intelligence vient de la mйmoire, comme le Fils vient du Pиre ; et la volontй, de la mйmoire et de l’intelligence, comme l’Esprit-Saint vient du Pиre et du Fils. L’intelligence a donc une influence sur la volontй et lui est supйrieure.

 

 Plus un acte est simple et immatйriel, plus il est noble. Or l’acte de l’intelligence est plus simple que celui de la volontй, et plus immatйriel : car l’intelligence abstrait de la matiиre, et non la volontй. L’acte de l’intelligence est donc plus noble que celui de la volontй.

 

 L’intelligence dans l’вme est comparйe а la splendeur dans les rйalitйs matйrielles, et la volontй, ou l’affectivitй, а la chaleur, ainsi qu’il ressort des paroles des saints. Or la splendeur est plus noble que la chaleur, puisque c’est la qualitй d’un corps plus noble. L’intelligence est donc plus noble que la volontй.

 

 Ce qui est le propre de l’homme en tant qu’homme, suivant le Philosophe dans son Йthique, est plus noble que ce qui est commun а l’homme et aux autres animaux. Or penser est le propre de l’homme, tandis que vouloir convient aussi aux autres animaux : c’est pourquoi le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que « les enfants et les bкtes sont capables d’agir volontairement ». L’intelligence est donc plus noble que la volontй.

 

10° Plus une chose est proche de la fin, plus elle est noble, puisque ce qu’il y a de bontй dans les moyens vient de la fin. Or l’intelligence semble кtre plus proche de la fin que la volontй. En effet, l’homme atteint la fin en la connaissant avant de l’atteindre par la volontй en la recherchant. L’intelligence est donc plus noble que la volontй.

 

11° Selon saint Grйgoire au sixiиme livre des Moralia, la vie contemplative est de plus grand mйrite que la vie active. Or la contemplative relиve de l’intelligence, et l’active, de la volontй. L’intelligence est donc, elle aussi, plus noble que la volontй.

 

12° Le Philosophe dit au dixiиme livre de l’Йthique que l’intelligence est la meilleure des choses qui sont en nous. Elle est donc plus noble que la volontй.

 

 

En sens contraire :

 

L’habitus d’une puissance plus parfaite est plus parfait. Or l’habitus par lequel la volontй est perfectionnйe, c’est-а-dire la charitй, est plus noble que la foi et la science, par lesquelles l’intelligence est perfectionnйe, comme l’Apфtre le montre clairement en 1 Cor. 13, 2. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

Ce qui est libre de ses mouvements est plus noble que ce qui n’est pas libre. Or l’intelligence n’est pas libre de ses mouvements, puisqu’elle peut кtre contrainte, alors que la volontй est libre, puisqu’elle ne peut кtre contrainte. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

 L’ordre des puissances suit l’ordre des objets. Or le bien, qui est l’objet de la volontй, est plus noble que le vrai, qui est l’objet de l’intelligence. La volontй est donc, elle aussi, plus noble que l’intelligence.

 

Selon Denys au cinquiиme chapitre des Noms divins, plus une participation а la divinitй est commune, plus elle est noble. Or la volontй est plus commune que l’intelligence, car certaines choses participent de la volontй, qui ne participent pas de l’intelligence, comme on l’a dйjа dit. La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

 Plus une chose est proche de Dieu, plus elle est noble. Or la volontй est plus proche de Dieu que l’intelligence : car, comme dit Hugues de Saint-Victor а propos du septiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, « l’amour entre lа oщ la connaissance reste dehors : en effet, nous aimons plus Dieu que nous ne pouvons le connaоtre ». La volontй est donc plus noble que l’intelligence.

 

 

Rйponse :

 

Une chose peut кtre dite plus йminente qu’une autre au plein sens du terme, ou а un certain point de vue. Pour montrer qu’une chose est meilleure qu’une autre au plein sens du terme, il est nйcessaire que leur comparaison soit prise de leurs principes essentiels, et non de leurs principes accidentels ; car sinon, on montrerait par lа que l’une dйpasse l’autre а un certain point de vue. Par exemple, si l’on compare l’homme au lion quant а leurs diffйrences essentielles, on le trouve plus noble que le lion au plein sens du terme, parce que l’homme est un animal raisonnable, tandis que lion est sans raison ; mais le lion est plus excellent que l’homme, si on le compare quant а la force corporelle : et cela, c’est кtre plus noble а un certain point de vue. Donc, pour voir laquelle de ces puissances, la volontй ou l’intelligence, est supйrieure au plein sens du terme, il faut considйrer cela d’aprиs leurs diffйrences par soi.

 

Or la perfection et la dignitй de l’intelligence consiste en ce que l’espиce de la rйalitй pensйe rйside dans l’intelligence elle-mкme, puisque par lа elle pense actuellement, et qu’en cela apparaоt toute sa dignitй. La noblesse de la volontй et de son acte, quant а elle, rйside en ce que l’вme est ordonnйe а quelque rйalitй noble suivant l’кtre que cette rйalitй a en elle-mкme. Or il est plus parfait, absolument parlant, d’avoir en soi la noblesse d’une autre rйalitй, que d’кtre en rapport avec une rйalitй noble existant hors de soi. Par consйquent la volontй et l’intelligence, si on les considиre dans l’absolu, sans les comparer а cette rйalitй ou а cette autre, sont ainsi ordonnйes entre elles : l’intelligence est plus йminente, au plein sens du terme, que la volontй.

 

Mais il arrive qu’il soit plus йminent d’кtre en quelque faзon en rapport avec une rйalitй noble, que d’avoir en soi la noblesse de celle-ci : а savoir, quand on possиde la noblesse de cette rйalitй d’une faзon bien infйrieure а la faзon dont cette rйalitй la possиde en elle-mкme. Mais si la noblesse de cette rйalitй est dans une autre rйalitй aussi noblement ou plus noblement que dans la rйalitй de dйpart, alors, sans aucun doute, il sera plus noble pour l’autre d’avoir en soi la noblesse de cette rйalitй que d’кtre ordonnйe en quelque faзon que ce soit а la rйalitй noble elle-mкme. Or, les formes des rйalitйs qui sont supйrieures а l’вme, l’intelligence les perзoit sur un mode infйrieur а celui qu’elles ont dans les rйalitйs mкmes : en effet, une chose est reзue dans l’intelligence suivant le mode d’кtre de celle-ci, comme il est dit au livre des Causes. Et pour la mкme raison, les formes des rйalitйs qui sont infйrieures а l’вme, telles les formes corporelles, sont plus nobles dans l’вme que dans les rйalitйs mкmes.

 

Ainsi donc, l’intelligence peut кtre comparйe а la volontй de trois faзons. D’abord dans l’absolu et en gйnйral, non relativement а telle ou telle rйalitй ; et dans ce cas, l’intelligence est plus йminente que la volontй, de mкme que possйder ce qu’il y a de dignitй dans une rйalitй est plus parfait qu’кtre en rapport avec sa noblesse. Ensuite, relativement aux rйalitйs matйrielles sensibles : et dans ce cas, l’intelligence est de nouveau plus noble, au plein sens du terme, que la volontй, comme par exemple penser une pierre est plus noble que vouloir une pierre : car la forme de la pierre est d’une faзon plus noble dans l’intelligence, telle qu’elle est pensйe par l’intelligence, qu’elle n’est en elle-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la volontй. Enfin, relativement aux rйalitйs divines qui sont supйrieures а l’вme ; et dans ce cas, vouloir est plus йminent que penser, par exemple vouloir Dieu ou l’aimer est plus йminent que le connaоtre : car la divine bontй est plus parfaitement en Dieu lui-mкme, telle qu’elle est dйsirйe par la volontй, que participйe en nous, telle qu’elle est connue par l’intelligence.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin prend la raison et l’intelligence pour dйsigner toute la partie intellective, qui comprend en soi et l’apprйhension de l’intelligence et l’appйtit de la volontй ; et ainsi, la volontй n’est pas exclue de l’image.

 

Le Maоtre approprie l’imagination а la raison, parce qu’elle est antйrieure, et la ressemblance а l’amour, parce que dans son rapport а Dieu la connaissance est complйtйe par l’amour, de mкme que l’image est perfectionnйe et embellie par les couleurs et autres choses de ce genre, par lesquelles elle devient semblable au modиle.

 

Cet argument vaut pour les rйalitйs qui sont moins nobles que l’вme ; mais l’on peut prouver par le mкme raisonnement la prййminence de la volontй dans son rapport aux rйalitйs plus nobles que l’вme.

 

La volontй n’a d’objet commun avec les sens que dans la mesure oщ elle se porte vers les rйalitйs sensibles, qui sont infйrieures а l’вme ; mais dans la mesure oщ elle se porte vers les rйalitйs intelligibles et divines, elle s’йloigne plus des sens que l’intelligence, puisque celle-ci peut moins saisir les rйalitйs divines que la volontй ne les recherche et ne les aime.

 

L’intelligence gouverne la volontй non pas comme en l’inclinant а ce vers quoi elle tend, mais comme en lui montrant vers oщ elle doit tendre. Lors donc que le pouvoir de l’intelligence de montrer quelque chose de noble est plus faible que l’inclination de la volontй а s’y porter, la volontй est supйrieure а l’intelligence.

 

La volontй ne procиde pas directement de l’intelligence, mais de l’essence de l’вme, l’intelligence йtant prйsupposйe. Cela ne manifeste donc pas un ordre de dignitй, mais seulement un ordre d’origine, suivant lequel l’intelligence est naturellement antйrieure а la volontй.

 

L’intelligence n’abstrait de la matiиre que lorsqu’elle pense les rйalitйs sensibles et matйrielles. Mais lorsqu’elle pense les rйalitйs qui sont au-dessus d’elle, elle n’abstrait pas, mais reзoit au contraire moins simplement que les rйalitйs ne sont en elles-mкmes ; par consйquent l’acte de la volontй, qui se porte vers ces rйalitйs telles qu’elles sont en elles-mкmes, reste plus simple et plus noble.

 

Les paroles dans lesquelles l’intelligence est comparйe а la splendeur et la volontй а la chaleur, sont mйtaphoriques ; et comme dit le Maоtre au troisiиme livre des Sentences, sur de telles paroles il ne faut pas bвtir un argument. Denys dit aussi dans son Йpоtre а Tite que la thйologie symbolique n’est pas argumentative.

 

L’homme seul peut penser, et de mкme, vouloir ; quoique l’appйtit existe en d’autres que l’homme.

 

10° Bien que l’вme se porte d’abord vers Dieu par l’intelligence avant de le faire par la volontй, cependant la volontй parvient а lui plus parfaitement que l’intelligence, comme on l’a dit.

 

11° La volontй n’est pas exclue de la contemplation ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit dans ses Homйlies sur Йzйchiel que la vie contemplative consiste а aimer Dieu et le prochain. La prййminence de la vie contemplative sur la vie active ne porte donc pas prйjudice а la volontй.

 

12° Le Philosophe parle de l’intelligence au sens oщ ce terme est pris pour dйsigner la partie intellective, qui comprend en elle la volontй. Ou bien l’on peut dire qu’il considиre l’intelligence et les autres puissances de l’вme dans l’absolu, non en tant qu’elles se rapportent а tel ou tel objet.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La charitй est un habitus perfectionnant la volontй relativement а Dieu ; et dans une telle relation, la volontй est plus noble que l’intelligence.

 

La libertй de la volontй ne manifeste pas que celle-ci est plus noble dans l’absolu, mais plus noble lorsqu’elle meut : ce que l’on verra clairement plus loin.

 

Puisque le vrai est un certain bien — c’est en effet le bien de l’intelligence, comme le montre clairement le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique — il ne faut pas dire que le bien est plus noble que le vrai ; ni, de mкme, que l’animal est plus noble que l’homme, puisque l’homme inclut en soi la noblesse de l’animal et y ajoute. En effet, nous parlons maintenant du vrai et du bien en tant qu’ils sont les objets de la volontй et de l’intelligence.

 

Le vouloir ne se rencontre pas en plus de sujets que le penser, quoique l’appйtit se trouve en plus de sujets. Il faut cependant savoir que, dans cet argument, la citation de Denys n’est pas faite conformйment а son intention, pour deux raisons. D’abord, parce que Denys parle du cas oщ l’un est inclus dans la notion de l’autre, comme l’кtre dans le vivre, et le vivre dans le penser, lorsqu’il dit que l’un est plus simple que l’autre. Ensuite parce que, bien que la participation qui est la plus simple soit la plus noble, cependant, si on la considиre avec le mode qu’on lui trouve dans les rйalitйs dйpourvues des perfections ajoutйes, elle sera moins noble ; par exemple, si l’on considиre l’кtre, qui est plus noble que le vivre, avec le mode en lequel les rйalitйs inanimйes existent, ce mode d’кtre sera moins noble que l’кtre des vivants, qui est le vivre. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que ce qui a une plus grande extension soit toujours plus noble ; sinon il faudrait dire que le sens est plus noble que l’intelligence, et la puissance nutritive que la sensitive.

 

Cet argument vaut pour la volontй en relation а Dieu ; et dans ce cas, on accorde qu’elle est plus noble.

Article 12 : La volontй meut-elle l’intelligence et les autres puissances de l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

 Le moteur est naturellement antйrieur а l’objet mы. Or la volontй est postйrieure а l’intelligence ; en effet, rien n’est aimй ou dйsirй s’il n’est connu, suivant saint Augustin au livre sur la Trinitй. La volontй ne meut donc pas l’intelligence.

 

 Si la volontй meut l’intelligence а son acte, alors il s’ensuit que l’intelligence pense parce que la volontй veut qu’elle pense. Or la volontй ne veut que ce qui est pensй. L’intelligence pense donc le fait mкme de penser, avant que la volontй le veuille. Or, avant que l’intelligence ne pensвt cela, il est nйcessaire de poser que la volontй le voulait, car l’intelligence est supposйe mue par la volontй. On doit donc remonter а l’infini, ou bien il faut admettre que la volontй ne meut pas l’intelligence.

 

 Toute puissance passive est mue par son objet. Or la volontй est une puissance passive ; elle est en effet un appйtit moteur et mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Elle est donc mue par son objet. Or son objet est le bien pensй ou apprйhendй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Donc l’intelligence, ou une autre puissance apprйhensive, meut la volontй, et non l’inverse.

 

 Si l’on dit qu’une puissance en meut une autre, c’est uniquement а cause du commandement que l’une a sur l’autre. Or commander appartient а la raison, comme il est dit au premier livre de l’Йthique. Il appartient donc а la raison, et non а la volontй, de mouvoir les autres puissances

 

 Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, le moteur et l’agent sont plus nobles que l’objet mы ou agi. Or l’intelligence, au moins dans son rapport aux sensibles, est plus noble que la volontй, comme on l’a dit. Donc, au moins dans ce rapport, elle n’est pas mue par la volontй.

 

 

En sens contraire :

 

 Anselme dit au livre De similitudinibus, chap. 2, que la volontй meut toutes les puissances de l’вme.

 

 Selon saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral, tout mouvement procиde de l’immobile. Or parmi les puissances de l’вme, la volontй seule est immobile, dans la mesure oщ nul ne peut la contraindre. Toutes les autres puissances sont donc mues par la volontй.

 

 Selon le Philosophe au deuxiиme livre des Mйtйorologiques, tout mouvement est pour une fin. Or le bien et la fin sont objets de la volontй. La volontй meut donc les autres puissances.

 

 Selon saint Augustin, l’amour rйalise dans les esprits ce que le poids fait dans les corps. Or le poids meut les corps. L’amour de la volontй meut donc les puissances spirituelles de l’вme.

 

 

Rйponse :

 

L’intelligence meut en quelque faзon la volontй, et d’une autre faзon la volontй meut l’intelligence et les autres puissances.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que mouvoir se dit tant de la fin que de l’efficient, mais diffйremment. En effet, puisqu’en n’importe quelle action l’on considиre deux choses : l’agent et la raison de l’action — comme dans le chauffage, le feu est l’agent, et la chaleur la raison de l’action — ainsi, dans l’action de mouvoir, mouvoir se dit de la fin comme de la raison du mouvement, et de l’efficient comme de l’agent du mouvement, c’est-а-dire de ce qui amиne le mobile de la puissance а l’acte. Or la raison de l’action est la forme de l’agent par laquelle il agit ; il est donc nйcessaire qu’elle soit dans l’agent pour qu’il agisse. Or elle n’est pas en celui-ci par son кtre de nature parfait, car lorsque celui-ci est possйdй, le mouvement se repose ; mais elle est dans l’agent par mode d’intention, car la fin est premiиre dans l’intention mais postйrieure dans l’кtre. Voilа pourquoi la fin prйexiste dans le moteur proprement par l’intelligence, а laquelle il revient de recevoir quelque chose par mode d’intention et non en l’кtre de nature. Par consйquent, l’intelligence meut la volontй а la faзon dont mouvoir se dit de la fin, c’est-а-dire en tant qu’elle prйconзoit la notion de la fin et la propose а la volontй.

 

Mais mouvoir а la faзon d’une cause agente revient а la volontй, et non а l’intelligence, йtant donnй que la volontй se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles existent en elles-mкmes, tandis que l’intelligence se rapporte aux rйalitйs telles qu’elles existent de faзon spirituelle dans l’вme. Or agir et кtre mы convient aux rйalitйs suivant l’кtre propre par lequel elles subsistent en elles-mкmes, et non en tant qu’elles sont dans l’вme par mode d’intention ; en effet, la chaleur ne chauffe pas dans l’вme, mais dans le feu. Et ainsi, le rapport de la volontй aux rйalitйs se fait а la faзon dont le mouvement leur convient, mais non le rapport de l’intelligence. En outre, l’acte de la volontй est une certaine inclination vers quelque chose, mais non l’acte de l’intelligence ; or l’inclination est une disposition du moteur en tant qu’il meut comme efficient. On voit donc clairement que la volontй, et non l’intelligence, peut mouvoir а la faзon d’une cause agente.

 

Or, parce qu’elles sont immatйrielles, il revient aux puissances supйrieures de l’вme de faire retour sur elles-mкmes ; ainsi, tant la volontй que l’intelligence font retour sur elles-mкmes, et l’une sur l’autre, et sur l’essence de l’вme, et sur toutes ses puissances. En effet, l’intelligence se pense elle-mкme, et pense la volontй, l’essence de l’вme et toutes les puissances de l’вme ; et semblablement, la volontй veut qu’elle-mкme veuille, et que l’intelligence pense, et elle veut l’essence de l’вme, etc. Or lorsqu’une puissance se porte sur une autre, elle se rapporte а elle avec ce qui est propre а cette derniиre : par exemple, lorsque l’intelligence pense que la volontй veut, elle reзoit en elle-mкme la notion de vouloir ; et c’est pourquoi la volontй elle-mкme, lorsqu’elle se porte sur les puissances de l’вme, se porte vers elles comme vers des rйalitйs auxquelles conviennent le mouvement et l’opйration, et elle incline chacune d’elles а son opйration propre. Et de la sorte, la volontй meut а la faзon d’une cause agente non seulement les rйalitйs extйrieures, mais aussi les puissances mкmes de l’вme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Puisqu’il y a dans le retour sur soi une certaine ressemblance avec le mouvement circulaire, oщ le terme du mouvement est ce qui d’abord йtait son principe, il est nйcessaire de dire, dans le cas du retour sur soi, que ce qui йtait d’abord antйrieur devient ensuite postйrieur. Voilа pourquoi, bien que l’intelligence soit par elle-mкme antйrieure а la volontй, cependant, par le retour sur soi, elle est rendue postйrieure а la volontй ; et ainsi, la volontй peut mouvoir l’intelligence.

 

Il n’y a pas lieu de remonter а l’infini ; on s’arrкte en effet а l’appйtit naturel, par lequel l’intelligence est inclinйe vers son acte.

 

Cet argument montre que l’intelligence meut а la faзon d’une fin ; c’est en effet de cette faзon que le bien apprйhendй se rapporte а la volontй.

 

Le commandement relиve et de la volontй, et de la raison, sous des rapports diffйrents : de la volontй, en tant que le commandement implique une certaine inclination ; de la raison, en tant que cette inclination est distribuйe et ordonnйe comme devant кtre exйcutйe par tel ou tel.

 

N’importe quelle puissance dйpasse l’autre en ce qui lui est propre : ainsi le toucher se rapporte-t-il plus parfaitement а la chaleur, qu’il sent par lui-mкme, que la vue, qui la sent par accident ; et semblablement, l’intelligence se rapporte plus complиtement au vrai que la volontй ; et la volontй se rapporte plus parfaitement au bien qui est dans les rйalitйs, que l’intelligence. Par consйquent, bien que l’intelligence soit plus noble, au plein sens du terme, que la volontй, au moins relativement а certaines rйalitйs, cependant la volontй est trouvйe plus noble sous l’aspect du mouvement, qui convient а la volontй par la nature propre de son objet.

Article 13 : L’intention est-elle un acte de la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А propos de Lc 11, 34 : « la lampe de ton corps, c’est ton њil », la Glose dit : « c’est-а-dire ton intention ». Or l’њil, dans l’вme, est la raison ou l’intelligence. L’intention appartient donc а la raison ou а l’intelligence, et non а la volontй.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle appartient а la volontй en relation а la raison, et c’est pourquoi elle est comparйe а l’њil. En sens contraire : l’acte d’une puissance supйrieure et premiиre ne dйpend pas de l’acte d’une puissance postйrieure. Or, dans l’action, la volontй prйcиde l’intelligence, car la volontй meut l’intelligence, comme on l’a dit. L’acte de la volontй ne dйpend donc pas de la raison. Si donc l’intention йtait un acte de la volontй, il n’appartiendrait aucunement а la raison.

 

[Le rйpondant] disait que l’acte de la volontй dйpend de la raison, en tant que la connaissance de l’objet voulu est prйsupposйe au vouloir ; et ainsi l’intention, bien qu’elle soit un acte de volontй, appartient en quelque sorte а la raison. En sens contraire : il n’est pas d’acte de volontй qui ne prйsuppose une connaissance. Donc, suivant ce raisonnement, aucun acte ne devrait кtre simplement attribuй а la volontй, ni vouloir ni aimer, mais tout acte devrait l’кtre en mкme temps а la volontй et а la raison ; ce qui est faux. Donc le point de dйpart aussi, а savoir, que l’intention serait un acte de la volontй.

 

Le nom mкme d’intention implique une relation а la fin. Or rapporter quelque chose а la fin relиve de la raison. L’intention appartient donc а la raison.

 

[Le rйpondant] disait que dans l’intention, il y a non seulement une relation а la fin, mais aussi un acte de la volontй qui se rapporte а la fin ; et le nom d’intention signifie les deux. En sens contraire : cet acte est sous-jacent а la relation а la fin, comme le matйriel est sous-jacent au formel. Or on nomme une chose d’aprиs le formel plutфt que d’aprиs le matйriel. L’intention est donc nommйe plutфt d’aprиs ce qui appartient а la raison que d’aprиs ce qui appartient а la volontй ; et ainsi, on doit affirmer que c’est un acte de la raison plutфt que de la volontй.

 

De mкme que le premier moteur dirige toute la nature, de mкme la raison dirige la volontй. Or l’intention, dans les rйalitйs naturelles, est attribuйe plus proprement au premier moteur qu’aux rйalitйs naturelles elles-mкmes, puisqu’on ne dit des rйalitйs naturelles qu’elles tendent vers quelque chose, qu’en tant qu’elles sont dirigйes par le premier moteur. Donc, dans les puissances de l’вme aussi, l’on doit attribuer l’intention plutфt а la raison qu’а la volontй.

 

L’intention, а proprement parler, n’appartient qu’а un sujet connaissant. Or la volontй n’est pas connaissante. L’intention n’appartient donc pas а la volontй.

 

Les choses qui ne sont aucunement un, ne peuvent avoir un acte un. Or la volontй et la raison ne sont aucunement un, puisqu’elles relиvent de genres diffйrents de puissances de l’вme ; en effet, la volontй est dans l’appйtitif, tandis que la raison est dans l’intellectif. La raison et la volontй ne peuvent donc avoir un mкme acte ; et de la sorte, si l’intention est en quelque faзon l’acte de la raison, elle ne sera pas l’acte de la volontй.

 

La volontй, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, chap. 21, porte seulement sur la fin. Or, dans un ordre unique, il n’y a qu’une fin. La volontй, par son acte, se rapporte donc а une seule chose. Or lа oщ il n’y a qu’une seule chose, il n’y a pas d’ordre. Puis donc que l’intention implique un ordre, il semble qu’elle n’appartienne aucunement а la volontй.

 

10° L’intention ne semble pas кtre autre chose que la direction de la volontй vers la fin ultime. Or diriger la volontй appartient а la raison. L’intention relиve donc de la raison.

 

11° De mкme que, dans la dйpravation du pйchй, l’erreur appartient а la raison, le mйpris а l’irascible et le dйsordre de la volontй au concupiscible, de mкme, а l’inverse, dans la rйforme de l’вme, la foi appartient а la raison, l’espйrance а l’irascible et la charitй au concupiscible. Or, suivant saint Augustin, c’est la foi qui dirige l’intention. L’intention appartient donc а la raison.

 

12° Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, la volontй porte sur les choses possibles et les choses impossibles, tandis que l’intention porte seulement sur les choses possibles. L’intention n’appartient donc pas а la volontй.

 

13° Ce qui n’est pas dans l’вme, n’est pas dans la volontй. Or l’intention n’est pas dans l’вme : car elle n’est ni une puissance, car alors elle serait naturelle, et le mйrite ne rйsiderait pas en elle ; ni un habitus, car alors elle existerait en celui qui dort ; ni une passion, car elle appartiendrait alors а la partie sensitive, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. Or il n’y a que ces trois choses dans l’вme, comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. L’intention n’est donc pas dans la volontй.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, puisque cela appartient au sage, comme il est dit au premier livre de la Mйtaphysique. Or l’intention est une certaine ordination vers la fin. Elle appartient donc а la raison.

 

15° L’intention appartient а ce qui est distant de la fin : en effet, le prйfixe « in- » implique une distance. Or la raison est plus distante de la fin que la volontй, car la raison montre seulement la fin, tandis que la volontй adhиre а la fin comme а son objet propre. Avoir une intention relиve donc de la raison plutфt que de la volontй.

 

16° Tout acte de la volontй lui appartient soit dans l’absolu, soit

dans son rapport aux puissances supйrieures, soit dans son rapport aux puissances infйrieures. Or avoir une intention n’est pas l’acte de la volontй dans l’absolu, car alors il serait la mкme chose que vouloir ou aimer ; ce n’est pas non plus son acte relativement au supйrieur, c’est-а-dire а la raison, car dans ce cas son acte est l’йlection ; ni relativement aux infйrieurs, puisque dans ce cas son acte est le commandement. Avoir une intention n’est donc aucunement un acte de volontй.

 

En sens contraire :

 

L’intention porte seulement sur la fin. Or la fin et le bien sont objets de la volontй. L’intention appartient donc а la volontй.

 

Avoir une intention, c’est poursuivre une certaine chose. Or la poursuite ou la fuite relиve de la volontй, non de la raison ; mais dire qu’une chose est а poursuivre ou а fuir, cela seulement relиve de la raison. L’intention appartient donc а la volontй.

 

Tout mйrite rйside dans la volontй. Or l’intention est mйritoire, et c’est d’elle surtout que se prennent le mйrite et le dйmйrite. L’intention appartient donc а la volontй.

 

Saint Ambroise dit : « La volontй donne un nom а ton њuvre. » Or un acte est jugй bon ou mauvais en raison de l’intention. L’intention semble donc кtre contenue dans la volontй ; et ainsi, elle semble appartenir а la volontй et non а la raison.

 

 

Rйponse :

 

L’intention est un acte de la volontй : et cela ressort clairement de son objet. En effet, il est nйcessaire que la puissance et l’acte aient en commun l’objet, puisque la puissance n’est ordonnйe а l’objet que par l’acte ; car il est nйcessaire que la puissance visuelle et la vision aient le mкme objet, qui est la couleur. Puis donc que l’objet de cet acte qui est l’intention est le bien, qui est une fin, qui est aussi l’objet de la volontй, il est nйcessaire que l’intention soit un acte de volontй. Cependant, elle n’est pas un acte de la volontй dans l’absolu, mais en relation а la raison.

 

Et pour le voir clairement il faut savoir que, chaque fois qu’il y a deux agents ordonnйs entre eux, le second agent peut mouvoir ou agir de deux faзons : d’abord comme il convient а sa nature ; ensuite comme il convient а la nature de l’agent supйrieur. En effet, l’impression de l’agent supйrieur demeure dans l’infйrieur, si bien que l’agent infйrieur agit non seulement par son action propre, mais aussi par l’action de l’agent supйrieur ; de mкme que la sphиre du soleil est mue par son mouvement propre, qui est accompli dans l’espace d’une annйe, et par le mouvement du premier mobile, qui est le mouvement diurne ; semblablement, l’eau est mue par son mouvement propre en tendant vers le centre, et elle a un certain mouvement par l’impression de la lune, qui la meut, comme on le voit bien dans le flux et le reflux de la mer. Les corps mixtes ont, eux aussi, certaines opйrations qui leur sont propres, qui rйsultent de la nature des quatre йlйments, comme tendre vers le bas, chauffer, refroidir ; et ils ont d’autres opйrations par l’impression des corps cйlestes, comme l’aimant attire le fer. Et bien qu’aucune action de l’agent infйrieur n’ait lieu sans que soit prйsupposйe l’action du supйrieur, cependant l’action qui lui convient par sa nature lui est attribuйe dans l’absolu, comme il est attribuй а l’eau de se mouvoir vers le bas ; mais celle qui lui revient par l’impression de l’agent supйrieur ne lui est pas attribuйe dans l’absolu, mais en relation а autre chose : ainsi, on dit que le flux et le reflux est le mouvement propre de la mer, non en tant qu’elle est de l’eau, mais en tant qu’elle est mue par la lune.

 

Or la raison et la volontй sont des puissances opйratives ordonnйes entre elles ; et si on les considиre dans l’absolu, la raison est premiиre, bien que par le retour sur soi la volontй soit rendue premiиre et supйrieure, en tant qu’elle meut la raison. Par consйquent, la volontй peut avoir deux actes. L’un qui lui revient par sa nature, en tant qu’elle tend vers son objet propre dans l’absolu ; et cet acte est attribuй а la volontй simplement, ainsi vouloir et aimer, quoique pour cet acte un acte de la raison soit prйsupposй. Mais elle a un autre acte, qui lui revient en vertu de ce qui est laissй en elle par l’impression de la raison. En effet, puisque le propre de la raison est d’ordonner et de confronter, chaque fois qu’apparaоt dans l’acte de la volontй une confrontation ou une ordination, un tel acte appartiendra а la volontй non dans l’absolu, mais en relation а la raison ; et c’est de cette faзon qu’avoir une intention est un acte de volontй, puisque avoir une intention n’est rien d’autre, semble-t-il, que tendre vers autre chose comme vers une fin en raison de ce que l’on veut. Et ainsi, avoir une intention diffиre du vouloir en ce que le vouloir tend vers la fin dans l’absolu, tandis qu’avoir une intention implique une relation а la fin, en tant que c’est а la fin que sont ordonnйs les moyens. En effet, la volontй йtant mue vers son objet, qui lui est proposй par la raison, elle est mue diffйremment selon qu’il lui est diversement proposй. Par consйquent, lorsque la raison lui propose quelque chose comme bon dans l’absolu, la volontй est mue vers cela dans l’absolu ; et cela, c’est vouloir. Mais quand elle lui propose quelque chose sous l’aspect d’un bien auquel d’autres choses sont ordonnйes comme а une fin, alors elle tend vers cela avec un certain ordre, qui se rencontre dans l’acte de la volontй non par la nature propre de celle-ci, mais suivant l’exigence de la raison. Et ainsi, avoir une intention est un acte de la volontй en relation а la raison.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’intention est assimilйe а l’њil quant а ce que l’on trouve de propre а la raison dans l’intention.

 

La raison meut d’une certaine faзon la volontй, et la volontй meut d’une autre faзon la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; et ainsi, l’une comme l’autre est premiиre, а des points de vue diffйrents, et l’acte peut кtre attribuй а chacune en relation а l’autre.

 

Bien que tout acte de la volontй prйsuppose la connaissance de la raison, cependant ce qui est propre а la raison n’apparaоt pas toujours dans l’acte de la volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

La relation active а la fin appartient а la raison : en effet, il lui appartient de rapporter а la fin ; mais la relation passive peut appartenir а n’importe quelle chose dirigйe vers la fin ou rapportйe а la fin par la raison : et ainsi, elle peut appartenir а la volontй. Et c’est de cette faзon que la relation а la fin relиve de l’intention.

 

On voit dиs lors clairement la solution au cinquiиme argument.

 

Dans le premier moteur se trouvent non seulement la connaissance, mais aussi la volontй ; voilа pourquoi l’intention peut lui кtre attribuйe proprement. Mais seule la connaissance appartient а la raison ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Avoir une intention appartient au non connaissant, puisque les rйalitйs naturelles ont l’intention de la fin, quoique l’intention prйsuppose une connaissance. Mais si nous parlons de l’intention de l’вme, alors elle appartient seulement au connaissant, tout comme le vouloir. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’avoir une intention et vouloir soient des actes de la puissance mкme а laquelle il revient de connaоtre, mais il est nйcessaire qu’ils soient des actes du mкme suppфt : en effet, connaоtre ou avoir une intention ne se dit pas proprement d’une puissance, mais du suppфt par la puissance.

 

La raison et la volontй sont un quant а l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et ainsi, rien n’empкche qu’un acte unique appartienne aux deux ; а l’un immйdiatement, mais а l’autre mйdiatement.

 

Certes, les moyens n’йtant dйsirйs que pour la fin, la volontй porte principalement sur la fin ; elle n’en porte cependant pas moins sur les moyens. En effet, si le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que la volontй porte sur la fin et l’йlection sur les moyens, ce n’est pas que la volontй porte toujours sur la fin, mais c’est qu’elle le fait parfois, et de faзon principale ; et par ceci que l’йlection ne porte jamais sur la fin, on montre que l’йlection et le vouloir ne sont pas identiques.

 

10° La direction active vers la fin appartient а la raison, mais la direction passive peut appartenir а la volontй ; et c’est ainsi qu’elle appartient а l’intention.

 

11° La foi dirige l’intention, comme la raison dirige la volontй ; par consйquent, de mкme que la foi appartient а la raison, ainsi l’intention appartient-elle а la volontй.

 

12° La volontй ne porte pas toujours sur des choses impossibles, mais elle le fait parfois ; et cela suffit, dans l’esprit du Philosophe, pour montrer la diffйrence entre la volontй et l’йlection, qui porte toujours sur des choses possibles, de sorte qu’йlire n’est pas tout а fait identique а vouloir ; et semblablement, avoir une intention n’est pas non plus tout а fait identique а vouloir ; mais cela n’exclut pas que ce soit un acte de la volontй.

 

13° L’intention est un certain acte de l’вme. Mais les actions de l’вme ne sont pas contenues dans cette division trine du Philosophe, car les actions n’appartiennent pas а l’вme comme si elles йtaient en elle, mais plutфt comme йmanant d’elle. Ou bien l’on peut dire que les actions sont comprises dans les habitus, comme ce qui dйpend d’un principe est contenu dans son principe.

 

14° Ordonner est le propre de la raison, mais кtre ordonnй peut appartenir а la volontй ; et c’est ainsi que l’intention implique une ordination.

 

15° Cet argument serait probant si rien d’autre n’йtait requis pour l’intention que la distance seule ; or une inclination est requise, qui revient а la volontй et non а la raison ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

16° L’intention est un acte de la volontй en relation а la raison qui ordonne les moyens а la fin elle-mкme ; mais l’йlection est un acte de la volontй en relation а la raison qui compare entre eux les moyens : et c’est pour cela que l’intention et l’йlection diffиrent.

Article 14 : Est-ce par le mкme mouvement que la volontй veut la fin et qu’elle a l’intention des moyens ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est impossible que le mкme acte soit en mкme temps bon et mauvais. Or il arrive qu’il y ait une volontй mauvaise avec une bonne intention ; comme lorsque quelqu’un veut voler pour faire l’aumфne. L’intention et la volontй ne sont donc pas un mкme acte.

 

Selon le Philosophe au dixiиme livre de l’Йthique, le mouvement qui a un terme mйdian et celui qui a un terme extrкme diffиrent par l’espиce. Or le moyen et la fin se comportent d’une certaine faзon comme le mйdium et les extrкmes. L’intention de la fin et la volontй du moyen diffиrent donc par l’espиce ; et ainsi, elles ne sont pas un acte unique.

 

Selon le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, les fins sont dans le domaine pratique ce que sont les principes dans les sciences dйmonstratives. Or la pensйe des principes et la considйration des conclusions ne se font pas par un mкme acte de l’intelligence spйculative. Et cela ressort de ce qu’ils sont йlicitйs par des habitus diffйrents ; en effet, l’intelligence est l’habitus des principes, tandis que la science est l’habitus des conclusions. Donc, dans le domaine opйratif, ce n’est pas par le mкme acte de volontй que nous avons l’intention de la fin et que nous voulons les moyens.

 

Les actes se distinguent par les objets. Or la fin et le moyen sont des objets diffйrents. L’intention de la fin et la volontй du moyen ne sont donc pas le mкme acte.

 

 

En sens contraire :

 

Deux actes ne peuvent appartenir en mкme temps а la mкme puissance. Or la volontй, en mкme temps qu’elle veut le moyen, a l’intention de la fin. L’intention de la fin et la volontй du moyen ne sont donc pas des actes diffйrents.

 

De mкme que la lumiиre est pour la couleur la raison de sa visibilitй, de mкme la fin est pour les moyens la raison de leur appйtibilitй. Or c’est par le mкme acte que la vue voit la couleur et la lumiиre. C’est donc par le mкme acte que la volontй veut le moyen et a l’intention de la fin ; l’intention de la fin et la volontй ne sont donc pas des actes diffйrents.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a deux opinions, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 28. En effet, certains ont posй que la volontй du moyen йtait un autre acte que l’intention de la fin. Mais а l’inverse, d’autres ont affirmй que l’acte йtait le mкme, et que leur distinction йtait seulement due а la diversitй des rйalitйs. Or chacune des deux opinions est vraie а un certain point de vue.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque l’unitй de l’acte doit кtre dйduite de l’unitй de l’objet, s’il y a deux choses qui sont un en quelque faзon, l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont un, sera un ; mais l’acte qui se porte vers elles en tant qu’elles sont deux, sera double. Ainsi, les parties de la ligne sont deux d’une certaine faзon, et un d’une autre faзon, c’est-а-dire dans la mesure oщ elles sont unies dans le tout ; voilа pourquoi l’acte de vision, s’il se porte vers les deux parties de la ligne en tant qu’elles sont deux, c’est-а-dire vers l’une et l’autre par soi en ce qui leur est propre, alors il y aura deux visions, et elles ne pourront кtre vues en mкme temps ; mais s’il se porte vers la ligne entiиre comprenant les deux parties, il y aura une vision unique et toute la ligne sera vue en mкme temps.

 

Or, toutes les choses qui sont ordonnйes entre elles sont certes plusieurs, en tant qu’elles sont des rйalitйs considйrйes par soi ; mais elles sont un dans l’ordre qui les ordonne entre elles. Voilа pourquoi l’acte de l’вme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont ordonnйes entre elles est un, tandis que l’acte de l’вme qui se porte vers elles en tant qu’elles sont considйrйes en elles-mкmes est multiple ; comme on le voit clairement dans la considйration d’une statue de Mercure : si quelqu’un considиre celle-ci comme une certaine rйalitй, autre sera sa considйration, et autre la considйration de Mercure, dont la statue est l’image ; mais si la statue est considйrйe comme l’image de Mercure, il y aura un mкme mode de considйration dirigй vers la statue et vers Mercure. Semblablement, lorsque le mouvement de la volontй se porte vers la fin et vers le moyen, s’il se porte vers eux en tant que l’un et l’autre sont une certaine rйalitй existant par soi, il y aura des mouvements de la volontй diffйrents ; et dans ce cas, l’opinion qui affirme que l’intention de la fin et la volontй du moyen sont des actes diffйrents, est vraie. Mais si la volontй se porte vers l’un d’eux en tant qu’il a une relation а l’autre, alors il y a un acte unique de la volontй vers les deux ; et dans ce cas, l’opinion qui pose que l’intention de la fin et la volontй du moyen sont un seul acte, est vraie.

 

Mais si l’on examine correctement la notion d’intention, on trouve que cette derniиre opinion est plus vraie que l’autre. En effet, le mouvement de la volontй vers la fin n’est pas appelй dans l’absolu « intention », mais simplement « vouloir » ; et l’on appelle « intention » l’inclination de la volontй vers la fin en tant que les moyens ont la fin pour terme. En effet, celui qui veut la santй, on dit simplement qu’il la veut ; mais on dit qu’il en a l’intention, seulement quand il veut quelque chose en vue de la santй. Voilа pourquoi il faut accorder que l’intention n’est pas numйriquement un autre acte que la volontй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien qu’un mкme acte ne puisse кtre bon et mauvais, cependant un acte mauvais peut avoir quelque circonstance bonne ; par exemple, c’est un acte vicieux de manger plus qu’il ne faut, mкme si l’on mange quand on le doit. Et ainsi, la volontй par laquelle on veut voler pour nourrir les pauvres est un acte mauvais au plein sens du terme, avec cependant quelque circonstance bonne : car le but est au nombre des circonstances.

 

La parole du Philosophe doit s’entendre du cas oщ l’on s’arrкte au mйdium ; en effet, lorsqu’on passe par le mйdium pour aller au terme, alors le mouvement est numйriquement un. Et de la sorte, quand la volontй est mue vers le moyen avec une relation а la fin, il y a un seul mouvement.

 

Quand la conclusion et le principe sont tous les deux considйrйs par soi, il y a des considйrations diffйrentes ; mais quand on considиre le principe en relation а la conclusion, il y a une mкme considйration pour les deux, comme cela se passe dans le syllogisme.

 

La fin et le moyen sont un unique objet, pour autant que l’on considиre l’un en relation а l’autre.

Article 15 : L’йlection est-elle un acte de la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que non, et que ce soit un acte de la raison.

 

 L’ignorance n’appartient pas а la volontй, mais а la raison. Or la dйpravation de l’йlection est une certaine ignorance ; c’est pourquoi l’on dit que tout homme vicieux est ignorant, d’une ignorance de l’йlection, comme on le voit clairement au troisiиme livre de l’Йthique. L’йlection appartient donc, elle aussi, а la raison.

 

 De mкme que l’enquкte et l’argumentation appartiennent а la raison, de mкme aussi la conclusion. Or l’йlection est comme une certaine conclusion du conseil, comme on le voit clairement aux troisiиme et septiиme livre de l’Йthique. Puis donc que le conseil appartient а la raison, il en sera de mкme de l’йlection.

 

 Selon le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique, la vertu morale consiste principalement dans l’йlection. Or, comme celui-ci le dit au sixiиme livre de l’Йthique, ce qui, dans les vertus morales, appartient а la prudence, est le principal, qui accomplit formellement la notion de vertu. L’йlection appartient donc а la prudence. Or la prudence est dans la raison. Donc l’йlection aussi.

 

L’йlection implique un certain discernement. Or discerner est propre а la raison. Donc йlire aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Йlire c’est, entre deux choses proposйes, choisir l’une de prйfйrence а l’autre, comme on le voit clairement chez saint Jean Damascиne. Or choisir est un acte de la volontй et non de la raison. Donc йlire aussi.

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or le dйsir appartient а la volontй et non а la raison. Donc l’йlection aussi.

 

 

Rйponse :

 

L’йlection contient en soi une part de volontй et une part de raison. Quant а savoir si elle est proprement un acte de la volontй ou de la raison, le Philosophe semble laisser cette question dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique, oщ il dit que l’йlection est soit un appйtit de l’intellectif, c’est-а-dire un appйtit en relation а l’intelligence, soit l’intelligence de l’appйtitif, c’est-а-dire l’intelligence en relation а l’appйtit. Or le premier est plus vrai : c’est un acte de la volontй en relation а la raison.

 

En effet, que ce soit directement un acte de la volontй, cela est йvident pour deux raisons. D’abord, а cause de la nature de l’objet ; car l’objet propre de l’йlection est le moyen, qui relиve de la notion de bien, le bien йtant l’objet de la volontй ; car « bien » se dit а la fois de la fin, par exemple du bien honnкte ou dйlectable, et du moyen, par exemple du bien utile. Ensuite, а cause de la nature de l’acte lui-mкme. En effet, l’йlection est la derniиre approbation par laquelle on approuve une chose pour la poursuivre ; et assurйment, cela ne relиve pas de la raison mais de la volontй. Car, si fort que la raison prйfиre une chose а l’autre, cette prйfйrence n’est pas encore approuvйe en vue d’opйrer, jusqu’а ce que la volontй soit inclinйe vers l’une plutфt que vers l’autre : en effet, la volontй ne suit pas la raison par nйcessitй.

 

Cependant l’йlection est un acte de la volontй non pas dans l’absolu, mais en relation а la raison, йtant donnй qu’apparaоt dans l’йlection ce qui est propre а la raison : confronter une chose а l’autre, et la lui prйfйrer ; et cela se trouve assurйment dans l’acte de la volontй par l’impression de la raison, dans la mesure oщ la raison elle-mкme propose une chose а la volontй non comme simplement utile, mais comme plus utile pour la fin.

 

Ainsi donc, il est clair que vouloir, йlire et avoir l’intention sont des actes de la volontй. Vouloir, dans la mesure oщ la raison propose а la volontй un bien dans l’absolu, qu’il soit а йlire pour lui-mкme, comme la fin, ou pour autre chose, comme le moyen : pour l’un et l’autre, en effet, nous disons que nous « voulons ». Йlire est un acte de la volontй, dans la mesure oщ la raison lui propose le bien comme plus utile pour la fin. Avoir l’intention, dans la mesure oщ la raison lui propose le bien comme une fin а obtenir par un moyen.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’ignorance est attribuйe а l’йlection quant а ce que celle-ci a de raison.

 

L’enquкte pratique a deux conclusions : l’une qui est dans la raison, а savoir la sentence, qui est un jugement sur ce qui a йtй dйlibйrй ; l’autre qui est dans la volontй, а savoir l’йlection, et elle est appelйe conclusion par une certaine similitude, car de mкme que dans le domaine spйculatif on s’arrкte en dernier а la conclusion, de mкme dans le domaine opйratif on s’arrкte en dernier а l’opйration.

 

On dit que l’йlection est le principal dans la vertu morale, et du cфtй de ce qu’elle a de raison, et du cфtй de ce qu’elle a de volontй : en effet, les deux sont requis pour la notion de vertu morale ; et l’йlection est appelйe « principal » par rapport aux actes extйrieurs. Il n’est donc pas nйcessaire que l’йlection soit totalement un acte de prudence ; mais elle a quelque part а la prudence, comme aussi а la raison.

 

Le discernement se trouve dans l’йlection dans la mesure oщ elle appartient а la raison, ce qui est propre а celle-ci йtant suivi par la volontй lorsqu’elle йlit.

Question 23 : [La volontй de Dieu]

 

Introduction

 

Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volontй ?

Article 2 : Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ?

Article 3 : La volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et volontй de signe ?

Article 4 : Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ?

Article 5 : La volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ?

Article 6 : La justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de Dieu ?

Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ?

Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?

 

 

Article 1 : Convient-il que Dieu ait une volontй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il convient que tout кtre ayant une volontй agisse suivant l’йlection de sa volontй. Or Dieu n’agit pas suivant l’йlection de sa volontй ; en effet, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins : « comme notre soleil matйriel, sans qu’il le comprenne ou qu’il le veuille, mais par le seul fait de son existence, йclaire toutes choses, de mкme la divine bontй ». Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.

 

Des effets nйcessaires ne peuvent venir d’une cause contingente. Or la volontй est une cause contingente, puisqu’elle se rapporte indiffйremment а l’un ou l’autre. Elle ne peut donc кtre la cause de choses nйcessaires. Or Dieu est la cause de toutes choses, des nйcessaires comme des contingentes. Il n’agit donc pas par volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui implique une relation а une cause ne convient pas а ce qui n’a pas de cause. Or Dieu, йtant la cause premiиre de toutes choses, n’a pas de cause. Puis donc que la volontй implique une relation а la cause finale — car la volontй porte sur la fin, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique — il semble que la volontй ne convienne pas а Dieu.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, le volontaire mйrite louange ou blвme, mais l’involontaire, pardon et misйricorde. La notion de volontaire ne convient donc pas lа oщ la notion de louable ne convient pas. Or celle-ci ne convient pas а Dieu, car la louange, comme il est dit au premier livre de l’Йthique, ne revient pas aux meilleurs, mais а ceux qui sont ordonnйs au meilleur ; par contre, l’honneur revient aux meilleurs. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.

 

Les opposйs sont de nature а affecter le mкme sujet. Or deux involontaires sont opposйs au volontaire, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique : l’involontaire par ignorance, et l’involontaire par violence. Or l’involontaire par violence ne convient pas а Dieu, car la contrainte n’a pas de place en Dieu ; ni l’involontaire par ignorance, car Dieu connaоt lui-mкme toutes choses. Donc le volontaire non plus ne convient pas а Dieu.

 

Comme il est dit au livre des Rиgles de la foi, il y a deux volontйs : l’affective, touchant les actes intйrieurs, et l’effective, touchant les actes extйrieurs. Or « la volontй affective » — comme il y est dit — « contribue au mйrite, tandis que la volontй effective accomplit le mйrite ». Or il ne convient pas а Dieu de mйriter. Ni, par consйquent, d’avoir en quelque faзon une volontй.

 

 Dieu est un moteur non mы, car, suivant Boиce, « demeurant immobile, il donne а toutes choses de se mouvoir » ; tandis que la volontй est un moteur mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et c’est pourquoi le Philosophe, au deuxiиme livre de la Mйtaphysique, prouve qu’il meut « comme un objet dйsirй et pensй », par la raison qu’il est un moteur non mы. Il ne convient donc pas que Dieu ait une volontй.

 

La volontй est un certain appйtit, car elle est contenue dans la partie appйtitive de l’вme. Or l’appйtit a une imperfection : en effet, il porte sur ce qui n’est pas possйdй, selon saint Augustin. Puis donc qu’aucune imperfection n’a de place en Dieu, il ne semble pas convenir qu’il ait une volontй.

 

 Rien de ce qui a des objets opposйs ne semble convenir а Dieu, puisque de telles choses sont soumises а la gйnйration et а la corruption, desquelles Dieu est trиs йloignй. Or la volontй a des objets opposйs, puisqu’elle se tient parmi les puissances rationnelles, qui ont des objets opposйs, selon le Philosophe. La volontй ne convient donc pas а Dieu.

 

10° Saint Augustin dit au treiziиme livre de la Citй de Dieu que Dieu n’est pas disposй diffйremment а l’йgard des rйalitйs lorsqu’elles existent et lorsqu’elles n’existent pas. Or, lorsqu’elles n’existent pas, Dieu ne veut pas que les rйalitйs existent : en effet, elles existeraient, s’il le voulait. Lors donc qu’elles existent, Dieu ne veut pas non plus qu’elles existent.

 

11° Il ne convient pas а Dieu d’кtre perfectionnй, mais de perfectionner. Or il revient а la volontй d’кtre perfectionnйe par le bien, comme а l’intelligence d’кtre perfectionnйe par le vrai. La volontй ne convient donc pas а Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 113 B, 3 : « Tout ce que Dieu a voulu, il l’a fait. » Il semble donc qu’il ait une volontй, et que les rйalitйs aient йtй crййes par sa volontй.

 

La bйatitude se trouve surtout en Dieu. Or la bйatitude requiert la volontй car, suivant saint Augustin, on appelle bienheureux celui qui a tout ce qu’il veut, et qui ne veut rien de mal. La volontй convient donc а Dieu.

 

Partout oщ se trouvent des conditions plus parfaites pour la volontй, celle-ci existe plus parfaitement. Or les plus parfaites conditions de la volontй se trouvent en Dieu : en effet, il n’y a en lui aucune distance entre la volontй et le sujet, car son essence est sa volontй ; ni entre la volontй et l’acte, car son action est son essence ; ni entre la volontй et la fin, ou l’objet, car sa volontй est sa bontй. La volontй se trouve donc trиs parfaitement en Dieu.

 

La volontй est la racine de la libertй. Or la libertй convient principalement а Dieu ; est libre, en effet, celui qui est cause de soi, suivant le Philosophe au premier livre de Mйtaphysique ; ce qui est surtout vrai de Dieu. La volontй se trouve donc en Dieu.

 

 

Rйponse :

 

La volontй se trouve trиs proprement en Dieu. Et pour le voir clairement, il faut savoir que la connaissance et la volontй sont enracinйes, dans la substance spirituelle, sur les diverses relations de celle-ci aux rйalitйs.

 

Il est en effet une premiиre relation de la substance spirituelle aux rйalitйs, en tant que celles-ci sont en quelque sorte dans la substance spirituelle elle-mкme : non certes en leur кtre propre, comme le posaient les anciens, qui disaient que nous connaissons la terre par la terre, l’eau par l’eau, etc., mais dans leur notion propre. Car ce n’est pas la pierre qui est dans l’вme, mais l’espиce de la pierre, ou sa notion, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Et parce que la notion absolue de la rйalitй ne peut se rencontrer sans composition concrиte que dans la substance immatйrielle, la connaissance n’est pas attribuйe а toutes les rйalitйs, mais seulement aux immatйrielles ; et le degrй de connaissance dйpend du degrй d’immatйrialitй, de sorte que les rйalitйs qui sont les plus immatйrielles sont les plus aptes а la connaissance ; et parce qu’en elles leur essence elle-mкme est immatйrielle, celle-ci se comporte envers elles comme un mйdium de connaissance ; ainsi par exemple, Dieu connaоt par son essence lui-mкme et toutes les autres choses.

 

D’autre part, la volontй et n’importe quel appйtit sont fondйs sur la relation par laquelle la substance spirituelle se rйfиre aux rйalitйs en tant qu’elle a un rapport а ces rйalitйs existant en elles-mкmes. Et parce qu’il appartient а n’importe quelle rйalitй, tant matйrielle qu’immatйrielle, d’avoir une relation а une autre rйalitй, il convient que n’importe quelle rйalitй ait un appйtit, soit naturel, soit animal, soit rationnel ou intellectuel ; mais il se rencontre diversement dans les diffйrentes rйalitйs. En effet, puisque la rйalitй doit кtre ordonnйe а une autre rйalitй au moyen d’une chose qu’elle a en soi, elle est diversement ordonnйe а autre chose selon les diffйrentes faзons d’avoir une chose en soi.

 

Ainsi, les rйalitйs matйrielles, dans lesquelles tout ce qui est en elles est comme liй et agrйgй а la matiиre, n’ont pas d’ordination libre aux autres rйalitйs, mais une ordination rйsultant de la nйcessitй d’une disposition naturelle. Par consйquent, les rйalitйs matйrielles ne sont pas pour elles-mкmes les causes de cette ordination, comme si elles s’ordonnaient d’elles-mкmes а ce vers quoi elles sont ordonnйes, mais leur ordination vient d’ailleurs, c’est-а-dire d’oщ leur vient leur disposition naturelle. Voilа pourquoi il convient qu’elles aient seulement un appйtit naturel.

 

Mais pour les substances immatйrielles et aptes а la connaissance, il y a quelque chose qui n’est absolument pas agrйgй ni liй а la matiиre, et ce, suivant le degrй de leur immatйrialitй ; aussi de ce fait mкme sont-elles ordonnйes aux rйalitйs par une ordination libre, dont elles-mкmes sont causes, s’ordonnant pour ainsi dire а ce а quoi elles sont ordonnйes. Voilа pourquoi il convient qu’elles fassent ou recherchent quelque chose volontairement et spontanйment. En effet, si le coffre qui est dans l’esprit de l’artisan йtait une forme matйrielle ayant une existence dйterminйe, il n’inclinerait que suivant le mode d’кtre dйterminй qu’il aurait ; par consйquent, l’artisan ne resterait pas libre de faire la maison ou de ne pas la faire, ou bien de la faire ainsi ou autrement. Mais parce que la forme de la maison dans l’esprit de l’artisan est la notion absolue de maison, ne se rapportant pas, autant qu’il est en elle, а l’кtre plutфt qu’au non-кtre, ni а кtre ainsi plutфt qu’а кtre autrement quant aux dispositions accidentelles de la maison, il reste а l’artisan une libre inclination а faire ou а ne pas faire la maison.

 

Mais dans les substances sensitives, bien que les formes des rйalitйs soient reзues sans la matiиre, elles ne sont cependant pas reзues tout а fait immatйriellement ni sans les circonstances de la matiиre, йtant reзues dans un organe corporel ; pour cette raison l’inclination n’est pas entiиrement libre en elles, quoiqu’il y ait en elles quelque imitation ou ressemblance de libertй. En effet, l’appйtit les incline vers quelque chose par elles-mкmes, en tant qu’elles recherchent quelque chose d’aprиs une apprйhension ; mais кtre inclinй vers ce qu’elles recherchent, ou ne pas кtre inclinй, cela n’est pas soumis а leur disposition.

 

Mais dans la nature intellectuelle, oщ quelque chose est parfaitement reзu de faзon immatйrielle, on rencontre la parfaite notion d’inclination libre ; et c’est cette libre inclination qui constitue la notion de volontй. Voilа pourquoi aux rйalitйs matйrielles n’est pas attribuйe la volontй, mais l’appйtit naturel ; et а l’вme sensitive est attribuй non la volontй, mais l’appйtit animal ; et c’est а la seule substance intellective qu’est attribuйe la volontй. Et plus elle est immatйrielle, mieux lui convient la notion de volontй. Par consйquent, Dieu йtant au sommet de l’immatйrialitй, la volontй lui convient suprкmement et trиs proprement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Denys, par ces paroles, n’entend pas exclure de Dieu la volontй ni l’йlection, mais il veut montrer son influence universelle sur les rйalitйs. En effet, la communication qu’il fait de sa bontй ne consiste pas а choisir certaines rйalitйs pour les rendre participantes de sa bontй tandis qu’il exclurait complиtement certaines autres de la participation de sa bontй ; au contraire, « il donne а tous libйralement » comme il est dit en Jacq. 1, 5 ; on dit pourtant qu’il йlit, dans la mesure oщ il donne а certains plus qu’а d’autres, suivant l’ordre de sa sagesse.

 

La volontй de Dieu n’est pas une cause contingente, йtant donnй que ce qu’il veut, il le veut immuablement ; voilа pourquoi, en raison mкme de son immuabilitй, les rйalitйs nйcessaires peuvent кtre causйes ; et d’autant plus qu’aucune rйalitй crййe n’est nйcessaire, considйrйe en soi, mais elle est possible en elle-mкme et nйcessaire par autre chose.

 

La volontй porte sur quelque chose de deux faзons : de faзon principale, ou de faзon secondaire. Principalement, la volontй porte sur la fin, qui est la raison de vouloir toutes les autres choses ; secondairement, elle porte sur les moyens, que nous voulons en vue de la fin. Or la volontй n’a pas de relation а cet objet voulu qui est secondaire comme а une cause, mais seulement а l’objet voulu principal, qui est la fin. Mais il faut savoir que la volontй et l’objet voulu se distinguent parfois dans la rйalitй, et alors l’objet voulu se rapporte а la volontй rйellement comme cause finale ; par contre, si la volontй et l’objet voulu se distinguent seulement dans la raison, alors l’objet voulu ne sera la cause finale de la volontй que du point de vue de notre maniиre de signifier. La volontй divine se rapporte donc а sa bontй comme а une fin, bontй qui, dans la rйalitй, est identique а sa volontй : elle en est distinguйe seulement du point de vue de notre maniиre de signifier. Il reste donc que rien n’est cause de la volontй divine rйellement, mais seulement du point de vue de notre maniиre de signifier. Et il n’est pas aberrant de signifier quelque chose en Dieu а la faзon d’une cause ; de la sorte, en effet, la divinitй est signifiйe en Dieu comme ayant а son йgard le rapport de cause formelle. Quant aux rйalitйs crййes, que Dieu veut, elles ne se comportent pas а l’йgard de la volontй divine comme des fins, mais comme ordonnйes а la fin : en effet, si Dieu veut que les crйatures existent, c’est pour qu’en elles soit manifestйe sa bontй, et pour que sa bontй, qui ne peut кtre multipliйe dans son essence, soit rйpandue en plusieurs au moins par la participation de sa ressemblance.

 

La louange n’est pas due а la volontй pour n’importe lequel de ses actes, si l’on prend la louange au sens strict, comme fait le Philosophe ; mais elle lui est due pour autant que la volontй se rapporte aux moyens. En effet, il est avйrй que l’acte de volontй se trouve non seulement dans les њuvres de vertu, qui sont louables, mais aussi dans l’acte de la fйlicitй, qui porte sur les choses honorables : il est certain, en effet, que la fйlicitй procure du plaisir. Et cependant, la louange est aussi attribuйe а Dieu, puisqu’en de nombreux endroits de l’Йcriture nous sommes invitйs а louer Dieu ; mais la louange est alors prise plus communйment que ne fait le Philosophe. Ou bien l’on peut dire que la louange, mкme prise au sens propre, convient а Dieu, en tant que par sa volontй il ordonne les crйatures а lui-mкme comme а une fin.

 

[Dans certaines йditions seulement.] Les contraires sont de nature а affecter le mкme sujet, а moins que l’un des deux n’y soit par nature ; or il appartient а la nature divine d’кtre а tous йgards le souverain bien ; par consйquent, l’involontaire ne peut кtre en elle.

 

Il y a en Dieu la volontй affective et la volontй effective : en effet, il veut vouloir, et il veut faire ce qu’il fait ; mais il n’est pas nйcessaire que partout oщ l’une de ces deux se trouve, l’on trouve le mйrite, mais seulement dans la nature imparfaite tendant vers la perfection.

 

Quand l’objet voulu est autre que la volontй, l’objet voulu meut rйellement la volontй ; mais quand l’objet voulu est identique а la volontй, alors il ne meut que du point de vue de notre maniиre de signifier. Et quant а cette faзon de parler, d’aprиs le Commentateur au huitiиme livre de la Physique, se vйrifie la parole de Platon disant que le premier moteur se meut soi-mкme, c’est-а-dire en tant qu’il se pense et se veut lui-mкme. Et cependant, qu’il veuille les crйatures n’entraоne pas qu’il soit mы par elles ; car il ne veut les crйatures qu’en raison de sa bontй, comme on l’a dit.

 

C’est par la mкme nature qu’une chose est mue vers le terme qu’elle n’obtient pas encore, et qu’elle se repose dans le terme qu’elle a dйjа obtenu. Par consйquent, il appartient а la mкme puissance de tendre vers le bien lorsqu’elle ne l’a pas encore, et de l’aimer et de se dйlecter en lui une fois qu’il est possйdй ; et ces deux actes concernent la puissance appйtitive, bien qu’elle soit nommйe plutфt d’aprиs l’acte par lequel elle tend vers ce qu’elle n’a pas, et c’est pourquoi l’on dit que l’appйtit est propre а l’imparfait. Mais la volontй se rapporte indiffйremment а l’un ou а l’autre acte ; par consйquent, la volontй convient а Dieu par sa propre notion, mais non l’appйtit.

 

Il ne convient pas que Dieu ait des objets opposйs quant а ce qui se trouve dans son essence, mais il a des objets opposйs quant aux effets dans les crйatures, qu’il peut faire et ne pas faire.

 

10° Lorsqu’il ne fait pas les rйalitйs, Dieu veut que les rйalitйs existent ; nйanmoins il ne veut pas qu’elles existent а ce moment-lа ; par consйquent, l’objection procиde d’une supposition fausse.

 

11° Dieu ne peut кtre perfectionnй par quelque chose dans la rйalitй ; cependant, du point de vue de notre maniиre de signifier, l’on signifie parfois qu’il est perfectionnй par quelque chose, comme lorsque je dis que Dieu pense quelque chose. En effet, de mкme que l’objet voulu est la perfection de la volontй, de mкme l’intelligible est la perfection de l’intelligence. Mais en Dieu, le premier intelligible est identique а l’intelligence, et le premier objet voulu est identique а la volontй.

Article 2 : Peut-on distinguer la volontй divine en antйcйdente et consйquente ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’ordre prйsuppose la distinction. Or il n’y a pas de distinction dans la volontй de Dieu, puisque c’est par un seul acte simple qu’il veut tout ce qu’il veut. L’antйcйdent et le consйquent, qui introduisent un ordre, ne sont donc pas dans la volontй divine.

 

[Le rйpondant] disait que dans la volontй divine, bien qu’il n’y ait pas de distinction du cфtй du sujet qui veut, il y a cependant une distinction du cфtй des objets voulus. En sens contraire, on ne peut poser un ordre dans la volontй que de deux faзons, du cфtй des objets voulus : soit relativement а divers objets, soit relativement а un seul. Si c’est relativement а divers objets voulus, il s’ensuit que la volontй antйcйdente se dit des premiиres crйatures, tandis que la consйquente se dit des crйatures suivantes : ce qui est faux. Et si c’est relativement а un seul objet voulu, ce ne peut кtre que d’aprиs les diverses circonstances considйrйes dans cet objet. Mais cela ne peut mettre de distinction ni d’ordre dans la volontй, puisque la volontй se rapporte а la rйalitй telle qu’elle existe dans sa nature ; or la rйalitй dans sa nature est entourйe de toutes ses conditions. L’antйcйdent et le consйquent ne peuvent donc aucunement кtre posйs dans la volontй divine.

 

La science et la puissance se rapportent aux crйatures comme la volontй. Or l’ordre des crйatures ne nous fait pas distinguer la science et la puissance en antйcйdentes et consйquentes. La volontй ne doit donc pas non plus кtre distinguйe de cette faзon.

 

Ce qui ne reзoit d’autrui ni changement ni empкchement, n’est pas jugй par autrui, mais seulement par lui-mкme. Or la volontй divine ne peut кtre changйe ni empкchйe par personne ; elle ne doit donc pas non plus кtre jugйe par autrui, mais seulement par elle-mкme. Or, suivant saint Jean Damascиne, la volontй antйcйdente se dit en Dieu, et vient de lui, tandis que la consйquente est causйe par nous. On ne doit donc pas opposer en Dieu la volontй consйquente а l’antйcйdente.

 

Dans la partie affective, il semble n’y avoir d’ordre qu’en fonction de la cognitive, car l’ordre appartient а la raison. Or on attribue а Dieu non pas la connaissance qui a un ordre, c’est-а-dire la raison, mais la connaissance simple, c’est-а-dire l’intelligence. On ne doit donc pas non plus poser dans sa volontй l’ordre d’antйcйdent et de consйquent.

 

Boиce dit au livre sur la Consolation, que Dieu voit toutes choses d’un seul regard de l’esprit. Donc, pour la mкme raison, il s’йtend а tout ce qu’il veut par un acte unique et simple de la volontй ; on ne doit donc pas poser dans sa volontй l’antйcйdent ni le consйquent.

 

Dieu connaоt les rйalitйs en lui-mкme et dans la nature propre des rйalitйs ; et bien que les rйalitйs soient dans leur nature propre aprиs avoir йtй dans le Verbe, cependant on ne pose pas l’antйcйdent ni le consйquent dans la connaissance de Dieu. On ne doit donc pas non plus les poser dans sa volontй.

 

De mкme que l’кtre divin est mesurй par l’йternitй, de mкme aussi la volontй divine. Or la durйe de l’кtre divin, parce qu’elle est mesurйe par l’йternitй, est toute simultanйe, n’ayant ni avant ni aprиs. On ne doit donc pas non plus poser l’antйcйdent ni le consйquent dans la volontй divine.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « Il faut savoir que Dieu, de volontй antйcйdente, veut que tous soient sauvйs » ; mais non de volontй consйquente, comme il l’ajoute ensuite. La distinction en antйcйdent et consйquent convient donc а la volontй divine.

 

La volontй habituelle йternelle convient а Dieu en tant que Dieu, et la volontй actuelle lui convient en tant que Crйateur, qui veut que les rйalitйs existent actuellement. Or cette volontй se compare а la premiиre comme le consйquent а l’antйcйdent. On trouve donc l’antйcйdent et le consйquent dans la volontй divine.

 

 

Rйponse :

 

La volontй divine est convenablement distinguйe en antйcйdente et consйquente. Et le sens de cette distinction doit se prendre des paroles de saint Jean Damascиne, qui l’a introduite ; il dit en effet au deuxiиme livre que « la volontй antйcйdente est le bon plaisir de Dieu, qui vient de lui, alors que la volontй consйquente est la permission qui est causйe par nous ».

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir qu’en n’importe quelle action, il y a quelque chose а considйrer du cфtй de l’agent, et autre chose du cфtй de ce qui reзoit ; et de mкme que l’agent est antйrieur et principal par rapport а l’effet, de mкme ce qui est du cфtй de l’agent est naturellement antйrieur а ce qui est du cфtй de l’effet ; par exemple, dans l’opйration de la nature, on voit clairement que la production d’un animal parfait vient du cфtй de la puissance formative, qui est dans la semence ; mais du cфtй de la matiиre rйceptrice, qui est parfois mal disposйe, il advient quelquefois que ne soit pas produit un animal parfait, comme c’est le cas dans les enfantements monstrueux. Et ainsi, nous disons qu’il est de l’intention premiиre de la nature que l’animal parfait soit produit ; mais, que soit produit un animal imparfait, cela vient de l’intention seconde de la nature qui, ne pouvant transmettre а la matiиre, а cause de la mauvaise disposition de celle-ci, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable.

 

Et une considйration similaire doit avoir lieu pour l’opйration de Dieu dans les crйatures. En effet, bien qu’il n’ait pas lui-mкme besoin de matiиre dans son opйration, et qu’il ait crйй les rйalitйs au commencement sans aucune matiиre prйexistante, maintenant toutefois il opиre dans les rйalitйs qu’il a dйjа crййes, en les administrant, et en prйsupposant la nature qu’il leur a dйjа donnйe ; et quoiqu’il puisse фter aux crйatures tout empкchement qui les rend inaptes а la perfection, cependant, suivant l’ordre de sa sagesse, il dispose des rйalitйs selon leur condition, en sorte qu’il donne а chacune selon son mode d’кtre. Donc, ce а quoi Dieu a ordonnй la crйature, autant qu’il est en lui, on dit que cela est voulu par lui comme par une intention premiиre, ou par une volontй antйcйdente. Mais lorsque la crйature est empкchйe d’atteindre cette fin а cause de son imperfection, Dieu nйanmoins accomplit en elle la part de bontй dont elle est capable ; et cela est, pour ainsi dire, d’intention seconde, et on le nomme volontй consйquente.

 

Donc, parce que Dieu a fait tous les hommes pour la bйatitude, on dit qu’il veut le salut de tous par volontй antйcйdente ; mais parce que certains s’opposent а leur propre salut — et l’ordre de sa sagesse ne les laisse pas venir au salut а cause de leur imperfection — il accomplit en eux d’une autre faзon ce qui appartient а sa bontй, c’est-а-dire en les damnant par sa justice ; de sorte que, au moment oщ ils se sйparent du premier ordre de volontй, ils dйchoient dans le second ; et tandis qu’ils ne font pas la volontй de Dieu, la volontй de Dieu s’accomplit en eux. Quant а l’imperfection mкme du pйchй, par laquelle quelqu’un se rend digne de la peine dans le prйsent ou le futur, elle n’est voulue de Dieu ni par volontй antйcйdente ni par volontй consйquente, mais elle est seulement permise par lui. Et cependant, il ne faut pas conclure de ce qui prйcиde que l’intention de Dieu puisse кtre rйduite а nйant : car celui qui n’est pas sauvй, Dieu savait dйjа de toute йternitй qu’il ne serait pas sauvй ; et il ne l’ordonne pas au salut par l’ordre de prйdestination, qui est un ordre de volontй absolue. Mais pour sa part, il lui a donnй une nature ordonnйe а la bйatitude йternelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans la volontй divine, il n’y a ni ordre ni distinction du cфtй de l’acte de volontй, mais seulement du cфtй des objets voulus.

 

L’ordre de la volontй divine ne se prend pas des divers objets voulus, mais se refиre а un seul et mкme objet voulu, а cause des diverses choses trouvйes en lui. Par exemple, Dieu veut de volontй antйcйdente qu’un homme soit sauvй, en raison de sa nature humaine, qu’il a faite pour le salut ; mais il veut de volontй consйquente qu’il soit damnй, а cause des pйchйs qui se trouvent en lui. Or, bien que la rйalitй vers laquelle se porte l’acte de volontй soit avec toutes ses conditions, cependant il n’est pas nйcessaire que n’importe laquelle de ces conditions qui se trouvent dans l’objet voulu soit la raison qui meut la volontй ; ainsi, le vin ne meut pas l’appйtit du buveur en raison de la vertu enivrante qu’il possиde, mais en raison de sa douceur, bien que les deux se trouvent en mкme temps dans le vin.

 

La volontй divine est le principe immйdiat des crйatures, si l’on ordonne les attributs divins du point de vue de notre maniиre de connaоtre, en tant qu’ils sont appliquйs а l’њuvre ; en effet, la puissance ne se met en њuvre que dirigйe par la science, et dйterminйe par la volontй а faire quelque chose ; voilа pourquoi l’ordre des rйalitйs se rapporte plutфt а la volontй divine qu’а la puissance ou а la science. Ou bien l’on peut dire que la notion de volontй consiste, comme on l’a dit, dans le rapport du sujet qui veut aux rйalitйs elles-mкmes ; mais l’on dit que les rйalitйs sont sues, ou possibles а un agent, en tant qu’elles sont en lui de faзon intelligible ou virtuelle. Or les rйalitйs n’ont pas d’ordre pour autant qu’elles sont en Dieu, mais pour autant qu’elles sont en elles-mкmes ; voilа pourquoi l’ordre des rйalitйs n’est pas attribuй а la science ou а la puissance, mais seulement а la volontй.

 

Bien que la volontй divine ne soit pas empкchйe ni changйe par quelqu’un d’autre, cependant, suivant l’ordre de la sagesse, elle se porte vers une chose selon la condition de celle-ci ; et ainsi, quelque chose est attribuй а la volontй divine de notre cфtй.

 

Cet argument vaut pour l’ordre de la volontй du cфtй de l’acte lui-mкme ; et dans ce cas, l’ordre d’antйcйdent et de consйquent ne s’y trouve pas.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

Bien que la rйalitй ait l’existence dans sa nature aprиs l’avoir eue en Dieu, cependant Dieu ne la connaоt pas dans sa nature propre aprиs qu’il la connaоt en lui-mкme : car par le fait mкme que Dieu connaоt sa propre essence, il regarde les rйalitйs а la fois comme elles sont en lui-mкme et comme elles sont dans leur nature propre.

 

Dans la volontй de Dieu, on ne pose pas l’antйcйdent et le consйquent pour introduire un ordre de succession, qui s’oppose а l’йternitй, mais pour signifier ses diffйrents rapports aux objets voulus.

Article 3 : La volontй divine est-elle convenablement divisйe en volontй de bon plaisir et volontй de signe ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

De mкme que les choses qui sont faites dans les crйatures sont des signes de la volontй divine, de mкme aussi elles sont des signes de la science et de la puissance. Or la science et la puissance ne sont pas distinguйes en puissance et science qui sont l’essence de Dieu, d’une part, et leurs signes d’autre part. La volontй ne doit donc pas non plus кtre distinguйe de cette faзon en volontй de bon plaisir qui est l’essence divine, et volontй de signe.

 

Que Dieu veuille quelque chose par volontй de bon plaisir, montre que l’acte de la volontй divine s’y porte, afin d’кtre ainsi agrйable а Dieu. Donc, ou bien ce vers quoi se porte la volontй de signe est agrйable а Dieu, ou bien non. S’il est agrйable а Dieu, il veut donc cela par volontй de bon plaisir ; et dans ce cas, la volontй de signe ne doit pas кtre distinguйe de la volontй de bon plaisir. Et s’il n’est pas agrйable а Dieu, il est pourtant signifiй par la volontй de signe comme lui йtant agrйable ; le signe de la volontй divine sera donc faux ; et ainsi, on ne doit pas poser de tels signes de la volontй divine dans l’enseignement de la vйritй.

 

Toute volontй est dans le sujet qui veut. Or tout ce qui est en Dieu est l’essence divine. Si donc la volontй de signe est attribuйe а Dieu, elle sera identique а l’essence divine ; et ainsi, elle n’est pas distincte de la volontй de bon plaisir ; car on appelle volontй de bon plaisir celle qui est l’essence divine elle-mкme, comme dit le Maоtre au premier livre des Sentences, dist. 45.

 

Tout ce que veut Dieu est bon. Or le signe de la volontй divine doit correspondre а la volontй divine. Le signe de la volontй ne doit donc pas porter sur le mal. Puis donc que la permission porte sur le mal, et de mкme la dйfense, il semble qu’on ne doive pas les poser comme signes de la volontй divine.

 

Comme on rencontre le bien et le meilleur, de mкme on rencontre le mal et le pire. Or relativement au bien et au meilleur on distingue deux volontйs de signe : le prйcepte, qui porte sur le bien, et le conseil, qui porte sur le bien meilleur. Donc, de mкme aussi, on doit poser deux volontйs de signe relativement au mal et au pire.

 

La volontй de Dieu est plus inclinйe au bien qu’au mal. Or le signe de la volontй qui regarde le mal, c’est-а-dire la permission, ne peut jamais кtre empкchй. Le prйcepte et le conseil, qui sont relatifs au bien, ne devraient donc pas non plus admettre d’empкchement ; ce qui, pourtant, est manifestement faux.

 

Si des choses s’accompagnent mutuellement, l’une ne doit pas кtre opposйe а l’autre. Or la volontй de bon plaisir et l’opйration de Dieu s’accompagnent : en effet, il n’opиre rien qu’il ne veuille par volontй de bon plaisir ; et il ne veut rien par volontй de bon plaisir, dans les crйatures, sans l’opйrer, suivant ce passage du Psaume 113 B, 3 : « Tout ce qu’il a voulu, il l’a fait. » L’opйration ne doit donc pas кtre posйe sous la volontй de signe, qui s’oppose а la volontй de bon plaisir.

 

 

Rйponse :

 

Dans les rйalitйs divines, il y a deux faзons de parler. L’une suivant le sens propre, c’est-а-dire quand nous attribuons а Dieu ce qui lui convient par sa nature, bien que cela lui convienne toujours plus йminemment que notre esprit ne le conзoit, ou notre langue ne le profиre, et c’est pourquoi aucune de nos paroles sur Dieu ne peut кtre pleinement propre. L’autre faзon est suivant le sens figuratif, ou tropique, ou symbolique. En effet, parce que Dieu lui-mкme, en tant qu’il existe en soi, dйpasse la puissance de notre esprit, il est nйcessaire que nous parlions de lui au moyen des choses qui se trouvent en nous. Et ainsi, nous attribuons а Dieu les noms des rйalitйs sensibles, comme lorsque nous le nommons lumiиre, ou bien lion, ou autre chose de ce genre. Et assurйment, la vйritй de ces faзons de parler est fondйe sur ceci qu’aucune crйature, comme dit Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, n’est universellement privйe de la participation du bien ; voilа pourquoi dans chaque crйature l’on peut trouver des propriйtйs reprйsentant sous quelque rapport la divine bontй ; et ainsi, le nom est transfйrй а Dieu, en tant que la rйalitй signifiйe par le nom est un signe de la divine bontй. Donc, quel que soit le signe employй en Dieu а la place du signifiй, on a une faзon de parler tropique.

 

Or l’une et l’autre de ces deux faзons de parler s’appliquent dans la volontй divine. En effet, la notion de volontй se trouve en Dieu proprement, comme on l’a dйjа dit ; et ainsi, la volontй se dit proprement de Dieu, et c’est la volontй de bon plaisir, que l’on distingue en antйcйdente et consйquente, comme on l’a dit. Mais la volontй s’accompagne en nous d’une certaine passion de l’вme, et c’est pourquoi, de mкme que les autres noms de passions se disent mйtaphoriquement de Dieu, de mкme aussi le nom de volontй.

 

Or le nom de colиre se dit de Dieu, parce qu’en lui se trouve un effet qui, chez nous, est habituellement celui de l’homme irritй : la punition ; c’est pourquoi la punition mкme dont il punit est appelйe colиre de Dieu. Et par une semblable faзon de parler, on appelle « volontйs de Dieu » les choses qui sont habituellement chez nous des signes de la volontй : et l’on parle de volontй de signe, en ce sens que le signe mкme qui est d’ordinaire celui de la volontй est appelй volontй.

 

Or, puisque la volontй peut кtre signifiйe et en tant qu’elle йnonce des propositions sur ce qu’il faut faire, et en tant qu’elle donne une impulsion vers l’њuvre, on attribue des signes а la volontй de l’une et l’autre faзon. En effet, en tant qu’elle йnonce des propositions sur ce qu’il faut faire quant а la fuite du mal, son signe est la dйfense. Et quant а la poursuite du bien, il y a deux signes de la volontй : car relativement au bien nйcessaire, sans lequel la volontй ne peut obtenir sa fin, le signe de la volontй est le prйcepte, mais relativement au bien utile, par lequel la fin est acquise plus facilement et plus commodйment, le signe de la volontй est le conseil. En tant que la volontй donne une impulsion vers l’њuvre, deux signes lui sont attribuйs ; l’un exprimй, l’opйration : en effet, ce que quelqu’un opиre, indique qu’il le veut expressйment ; l’autre est le signe interprйtatif, c’est-а-dire la permission ; car celui qui n’interdit pas une chose qu’il peut empкcher, interprйtativement il semble consentir а cette chose ; et cela est impliquй dans le nom de permission.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que Dieu puisse tout et sache tout, il ne veut cependant pas tout ; voilа pourquoi, en plus des signes trouvйs chez les crйatures, par lesquels on montre qu’il est savant, puissant et voulant, on assigne а sa volontй certains signes, pour montrer ce que Dieu veut, et pas seulement qu’il est voulant. Ou bien l’on peut dire que la science et la puissance ne sont pas accompagnйes d’un mode de passion, comme la volontй telle qu’elle se trouve en nous. Voilа pourquoi la volontй est plus proche des choses qui se disent mйtaphoriquement de Dieu que la puissance et la science ; et ainsi, nous appelons plus facilement volontй, en parlant mйtaphoriquement, les signes de la volontй, que science et puissance, les signes de la science et de la puissance.

 

Bien que Dieu ne veuille pas tout ce qu’il prescrit ou permet, il veut cependant quelque chose а ce sujet. En effet, il veut que tous soient dйbiteurs de ce qu’il prescrit, et que ce qu’il permet soit en notre puissance ; et c’est cette volontй divine que le prйcepte et la permission signifient. Ou bien l’on peut dire que la volontй de signe n’est pas appelйe ainsi parce qu’elle signifie que Dieu veut cela, mais parce qu’on appelle volontй ce qui est d’ordinaire chez nous un signe de volontй. Mais ce qui est habituellement le signe d’une rйalitй n’est pas nйcessairement faux quand ne lui correspond pas ce qu’il signifie d’ordinaire, sauf dans le cas prйcis oщ il est employй pour signifier cela. Donc, bien que prescrire soit chez nous le signe que l’on veut telle chose, cependant, chaque fois que Dieu ou l’homme prescrit une chose, il n’est pas nйcessairement signifiй qu’il veut que cela soit. Il ne s’ensuit donc pas que ce soit un signe faux. Et de lа vient qu’il n’y a pas toujours mensonge dans les actes, quand on fait une action par laquelle une chose est habituellement signifiйe, et que celle-ci n’est pas lа. Mais dans la parole, si ce qu’elle signifie n’est pas lа, il y a nйcessairement faussetй, car les paroles ont йtй instituйes pour кtre des signes ; si donc le signifiй ne leur correspond pas, il y a faussetй. Or les actions n’ont pas йtй instituйes pour signifier, mais pour que quelque chose ait lieu par elles, et il est accidentel que par elles quelque chose soit signifiй ; et c’est pourquoi il n’y a pas toujours faussetй en elles si le signifiй ne correspond pas, mais seulement lorsque l’agent les applique а signifier.

 

La volontй de signe n’est pas en Dieu, mais de Dieu ; car c’est un effet de Dieu, et c’est par un tel effet que la volontй de l’homme est habituellement signifiйe chez nous.

 

Bien que la volontй de Dieu ne se rйfиre pas au mal pour qu’il soit fait, elle s’y rйfиre cependant pour l’empкcher en l’interdisant, ou pour l’йtablir en notre pouvoir en le permettant.

 

Puisque tout ce vers quoi la volontй tend, a une relation а la fin, qui est la raison de vouloir toutes choses, et que les maux n’ont pas de relation а la fin, tous les maux ont une seule place relativement а la volontй divine tout comme relativement а la fin ; mais les biens qui sont ordonnйs а la fin, la volontй se rapporte а eux diversement, suivant les diffйrentes relations qu’ils ont а la fin. Et pour cette raison, il y a diffйrents signes pour le bien et le meilleur, mais non pour le mal et le pire.

 

La volontй de signe ne s’oppose pas а la volontй de bon plaisir en ce qu’elle est accomplie ou non : donc, bien que la volontй de bon plaisir soit toujours accomplie, une chose qui est accomplie peut cependant relever de la volontй de signe : c’est pourquoi Dieu veut quelquefois par volontй de bon plaisir les choses qu’il prescrit ou conseille. Mais la volontй de signe se distingue de la volontй de bon plaisir, en ce que l’une est Dieu lui-mкme, l’autre est son effet, comme on l’a dйjа dit. Et il faut savoir que la volontй de signe se rapporte de trois faзons а la volontй de bon plaisir : il est en effet une certaine volontй de signe qui n’a jamais le mкme objet que la volontй de bon plaisir, telle la permission, par laquelle il permet que les maux se produisent, puisqu’il ne veut jamais que les maux se produisent ; une autre, comme l’opйration, a toujours le mкme objet qu’elle ; une autre enfin a parfois le mкme objet qu’elle et parfois non, comme le prйcepte, la dйfense et le conseil.

 

On voit dиs lors clairement la solution au dernier argument.

Article 4 : Dieu veut-il par nйcessitй tout ce qu’il veut ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Tout ce qui est йternel est nйcessaire. Or Dieu veut de toute йternitй tout ce qu’il veut. Il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

[Le rйpondant] disait que le vouloir divin est nйcessaire et йternel du cфtй de la volontй, qui est l’essence divine, et du cфtй de ce qui est la raison du vouloir, c’est-а-dire la divine bontй ; mais non quant au rapport de la volontй а l’objet voulu. En sens contraire : le fait mкme que Dieu veuille quelque chose implique une relation de la volontй а l’objet voulu. Or, que Dieu veuille quelque chose, cela mкme est йternel. La relation mкme de la volontй а l’objet voulu est donc йternelle et nйcessaire.

 

[Le rйpondant] disait que la relation а l’objet voulu est йternelle et nйcessaire en tant que l’objet voulu est dans la raison exemplaire, mais non en tant qu’il est en lui-mкme, ou dans sa nature propre. En sens contraire : une chose est voulue, dans la mesure oщ la volontй se rapporte а elle. Si donc de toute йternitй la volontй de Dieu ne se rapporte pas а l’objet voulu en tant qu’il est en lui-mкme, mais en tant qu’il est dans la raison exemplaire du vouloir, alors quelque chose de temporel, comme par exemple le salut de Pierre, ne serait pas voulu par Dieu de toute йternitй, c’est-а-dire tel qu’il serait dans sa nature propre, mais il serait seulement voulu de toute йternitй tel qu’il serait dans les raisons йternelles ; ce qui est manifestement faux.

 

Tout ce que Dieu a voulu ou veut, aprиs qu’il veut ou a voulu cela, il ne peut pas ne pas le vouloir ou ne pas l’avoir voulu. Or tout ce que Dieu veut, il n’a jamais йtй sans le vouloir, йtant donnй qu’il a toujours et de toute йternitй voulu tout ce qu’il veut. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir tout ce qu’il veut ; il veut donc par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

[Le rйpondant] disait que cet argument vaut dans la mesure oщ l’on considиre le vouloir de Dieu quant au sujet mкme qui veut, ou quant а la raison du vouloir, mais non quant а la relation par laquelle il se rapporte а l’objet voulu. En sens contraire : crйer est un acte qui implique toujours un rapport а l’effet, car il connote un effet temporel. Or cet argument serait vйrifiй pour la crйation, si l’on supposait que Dieu a toujours crйй ; car ce qu’il a crйй, il ne peut pas ne pas l’avoir crйй. La conclusion s’ensuit donc nйcessairement, en tant que le vouloir divin se rapporte а l’objet voulu.

 

Pour Dieu, l’кtre et le vouloir sont identiques. Or il est nйcessaire que Dieu soit tout ce qu’il est, car « dans les кtres йternels, il n’y a pas de diffйrence entre le possible et le rйel », selon le Philosophe au troisiиme livre de la Physique. Il est donc йgalement nйcessaire que Dieu veuille tout ce qu’il veut.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que le vouloir et l’кtre soient identiques dans la rйalitй, cependant ils diffиrent du point de vue de notre maniиre de signifier, car le vouloir est signifiй а la faзon d’un acte qui passe vers autre chose. En sens contraire : l’кtre de Dieu aussi, bien qu’il soit en rйalitй identique а l’essence, en diffиre cependant, du point de vue de notre maniиre de signifier, car l’кtre est signifiй а la faзon d’un acte. Il n’y a donc pas, de ce point de vue, de diffйrence entre l’кtre et le vouloir.

 

L’йternitй s’oppose а la succession. Or le vouloir divin est mesurй par l’йternitй. Il ne peut donc y avoir lа de succession. Or il y aurait succession, si Dieu ne voulait pas ce qu’il a voulu de toute йternitй, ou s’il voulait ce qu’il n’a pas voulu. Il est donc impossible qu’il veuille ce qu’il n’a pas voulu, ou qu’il ne veuille pas ce qu’il a voulu. Donc, tout ce qu’il veut, il le veut par nйcessitй ; et tout ce qu’il ne veut pas, c’est par nйcessitй qu’il ne le veut pas.

 

Il est impossible, pour quiconque a voulu quelque chose de nйcessaire, de ne pas l’avoir voulu, car ce qui a йtй fait, ne peut pas ne pas avoir йtй. Or en Dieu, vouloir et avoir voulu sont identiques, parce que l’acte de sa volontй n’est pas nouveau mais йternel. Dieu ne peut donc pas ne pas vouloir ce qu’il veut ; et ainsi, il veut par nйcessitй ce qu’il veut.

 

10° [Le rйpondant] disait qu’il veut par nйcessitй quant а la raison du vouloir, mais non quant а l’objet voulu lui-mкme. En sens contraire : pour Dieu, la raison de vouloir est lui-mкme, lui qui veut de lui-mкme tout ce qu’il veut. Si donc il se veut lui-mкme par nйcessitй, il voudra aussi toutes les autres choses par nйcessitй.

 

11° La raison du vouloir est la fin. Or la fin, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique et au septiиme livre de l’Йthique, se comporte dans le domaine de l’appйtit et de l’opйration comme le principe dans les dйmonstrations. Or, dans les dйmonstrations, si les principes sont nйcessaires, une conclusion nйcessaire s’ensuit. Donc, dans le domaine de l’appйtit йgalement, si quelqu’un veut la fin, il veut par nйcessitй les moyens ; et de la sorte, si le vouloir divin est nйcessaire quant а la raison du vouloir, il sera nйcessaire par rapport aux objets voulus.

 

12° Quiconque peut vouloir une chose et ne pas la vouloir, peut commencer а la vouloir. Or Dieu ne peut pas commencer а vouloir quelque chose. Il ne peut donc pas vouloir une chose et ne pas la vouloir ; et ainsi, il veut par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

13° De mкme que la volontй de Dieu implique un rapport aux crйatures, de mкme aussi sa puissance et sa science. Or il est nйcessaire que Dieu puisse tout ce qu’il peut, et il est nйcessaire qu’il sache tout ce qu’il sait. Il est donc nйcessaire qu’il veuille tout ce qu’il veut.

 

14° Ce qui se comporte toujours uniformйment, est nйcessaire. Or le rapport de la volontй divine aux objets voulus se comporte toujours uniformйment. Il est donc nйcessaire ; et ainsi, le vouloir divin est nйcessaire quant а la relation а la substance de l’objet voulu.

 

15° Si Dieu veut que l’Antйchrist arrive, il s’ensuit par nйcessitй que l’Antйchrist arrivera, bien qu’il ne soit pas nйcessaire qu’il arrive. Or il n’en serait pas ainsi, s’il n’y avait un rapport nйcessaire ou une relation nйcessaire de la volontй divine а l’objet voulu. Le vouloir divin est donc lui-mкme nйcessaire, en tant qu’il implique un rapport de la volontй а l’objet voulu.

 

16° La relation de la volontй divine а la raison du vouloir est la cause de la relation de la volontй divine а l’objet voulu ; en effet c’est а cause de la raison du vouloir que la volontй se porte vers quelque objet voulu ; et aucun mйdium contingent ne vient entre les deux relations. Or si l’on pose une cause nйcessaire, il s’ensuit un effet nйcessaire, а moins que n’intervienne une cause intermйdiaire contingente. Puis donc que le vouloir divin est nйcessaire relativement а la raison du vouloir, il sera nйcessaire relativement а l’objet voulu ; et ainsi, Dieu veut par nйcessitй tout ce qu’il veut.

 

 

En sens contraire :

 

La volontй de Dieu est plus libre que notre volontй. Or ce qu’elle veut, notre volontй ne le veut pas par nйcessitй. Donc la volontй de Dieu non plus.

 

La nйcessitй est opposйe а la volontй gratuite. Or Dieu veut le salut des hommes par une volontй gratuite. Il ne veut donc pas par nйcessitй.

 

Rien d’extйrieur а Dieu ne peut imposer de nйcessitй а Dieu ; si donc il voulait quelque chose par nйcessitй, il ne voudrait cela que par une nйcessitй de sa nature. Donc, que l’on pose que Dieu agit par volontй ou par nйcessitй de nature, la consйquence sera identique. Or, pour ceux qui posent que Dieu agit par nйcessitй de nature, il s’ensuit que tout a йtй fait par lui de toute йternitй. La mкme chose s’ensuivra donc pour nous, qui posons qu’il fait tout par volontй.

 

 

Rйponse :

 

Il est indubitablement vrai que le vouloir divin a une nйcessitй du cфtй du sujet mкme qui veut, et de l’acte : car l’action de Dieu est son essence, et il est assurй qu’elle est йternelle. La question n’est donc pas lа ; mais il s’agit de savoir si le vouloir lui-mкme a une nйcessitй par rapport а l’objet voulu : et assurйment, ce rapport est compris lorsque nous disons que Dieu veut ceci ou cela ; c’est en effet ce que l’on cherche, lorsque nous demandons si Dieu veut quelque chose par nйcessitй.

 

Il faut donc savoir que n’importe quelle volontй a deux objets ; l’un principal, et l’autre quasi secondaire. L’objet voulu principal est celui vers lequel la volontй se porte suivant sa nature, йtant donnй que la volontй est elle-mкme une certaine nature, et qu’elle a une relation naturelle а quelque chose ; et cette chose est ce que la volontй veut naturellement : ainsi, la volontй humaine recherche naturellement la bйatitude, et relativement а cet objet voulu la volontй a une nйcessitй, puisqu’elle tend vers lui а la faзon de la nature ; en effet, l’homme ne peut pas vouloir ne pas кtre heureux, ou кtre malheureux. Les objets voulus secondaires, eux, sont ceux qui sont ordonnйs а cet objet voulu principal comme а une fin. Et la volontй se comporte diffйremment а l’йgard de ces deux objets voulus, comme l’intelligence se comporte diffйremment а l’йgard des principes qu’elle connaоt naturellement et а l’йgard des conclusions qu’elle en tire.

 

La volontй divine a donc pour objet voulu principal ce qu’elle veut naturellement, et qui est comme la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa bontй elle-mкme, а cause de laquelle il veut tout ce qu’il veut d’autre que lui-mкme : en effet, il veut les crйatures а cause de sa bontй, comme dit saint Augustin, c’est-а-dire afin que sa bontй, qui ne peut кtre multipliйe dans son essence, soit rйpandue en plusieurs au moins par une certaine participation de sa ressemblance. Par consйquent, les choses qu’il veut, concernant les crйatures, sont pour ainsi dire ses objets voulus secondaires, qu’il veut а cause de sa bontй ; si bien que la divine bontй est pour sa volontй la raison de vouloir toutes choses, de mкme que son essence est pour lui la raison de connaоtre toutes choses.

 

Relativement а cet objet voulu principal qui est sa bontй, la volontй divine a donc une nйcessitй, non certes de contrainte, mais d’ordre naturel, qui ne s’oppose pas а la libertй, selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu : en effet, Dieu ne peut pas vouloir ne pas кtre bon, et par consйquent ne pas кtre intelligent, ou puissant, ou n’importe laquelle des choses que la notion de sa bontй inclut. Mais il n’a de nйcessitй relativement а aucun autre objet voulu. En effet, puisque la raison de vouloir les moyens est la fin elle-mкme, le moyen se rapporte а la volontй comme il se rapporte а la fin. Si donc le moyen est comme proportionnй а la fin, c’est-а-dire en sorte qu’il inclue parfaitement la fin, et que la fin ne puisse кtre possйdйe sans lui, alors, de mкme que la fin est recherchйe par nйcessitй, de mкme le moyen est recherchй par nйcessitй ; surtout dans le cas d’une volontй qui ne peut pas transgresser la rиgle de la sagesse. C’est en effet sur le mкme plan, semble-t-il, que l’on dйsire la continuation de la vie, et la prise de nourriture par laquelle la vie est conservйe et sans laquelle la vie ne peut кtre conservйe. Mais de mкme qu’aucun effet divin n’йgale la puissance de la cause, de mкme rien de ce qui est ordonnй а Dieu comme а une fin, n’est йgal а la fin : en effet, aucune crйature n’est parfaitement assimilйe а Dieu, cela n’appartient qu’au Verbe incrйй. D’oщ vient que, si noble que soit le mode suivant lequel une pure crйature est ordonnйe а Dieu en lui йtant en quelque sorte assimilйe, il est possible qu’une autre crйature soit ordonnйe а Dieu lui-mкme et reprйsente la divine bontй suivant un mode aussi noble.

 

Il est donc clair que la volontй de Dieu n’a pas de nйcessitй de vouloir, par amour pour sa bontй, ceci ou cela concernant la crйature ; et il n’y a pas en lui de nйcessitй touchant toute la crйation, йtant donnй que la bontй de Dieu est parfaite en soi, mкme si aucune crйature n’existait, car « il n’a pas besoin de nos biens », comme il est dit au Psaume 15, 2. En effet, la divine bontй n’est pas une fin telle qu’elle soit accomplie par les moyens, mais c’est plutфt par elle que sont accomplies et perfectionnйes les choses qui lui sont ordonnйes. C’est pourquoi Avicenne dit que l’action de Dieu seul est purement libйrale, car les choses qu’il veut ou opиre concernant la crйature ne lui ajoutent rien.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que tout ce que Dieu veut en lui-mкme, il le veut par nйcessitй ; mais tout ce qu’il veut concernant la crйature, il ne le veut pas par nйcessitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une chose est appelйe nйcessaire de deux faзons : d’abord dans l’absolu, ensuite par supposition. Dans l’absolu, une chose est dite nйcessaire, а cause de la nйcessaire relation mutuelle entre les termes qui sont posйs dans une proposition ; par exemple, l’homme est animal, ou le tout est plus grand que sa partie, ou autre chose de ce genre. Le nйcessaire par supposition est ce qui n’est pas nйcessaire de soi, mais seulement si l’on pose autre chose ; par exemple, que Socrate ait couru : en effet, Socrate, autant qu’il est en lui, ne se rapporte pas а cela plus qu’а son opposй ; mais si l’on fait la supposition qu’il a couru, il est impossible qu’il n’ait pas couru. Ainsi donc, je dis qu’il n’est pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille quelque chose dans les crйatures, par exemple que Pierre soit sauvй, йtant donnй que la volontй divine n’a point а cet йgard de relation nйcessaire, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit ; mais si l’on fait la supposition que Dieu veut cela ou l’a voulu, il est impossible qu’il ne l’ait pas voulu ou ne le veuille pas, йtant donnй que sa volontй est immuable. C’est pourquoi une nйcessitй de ce genre est appelйe chez les thйologiens une nйcessitй d’immuabilitй. Mais qu’il ne soit pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille, cela vient du cфtй de l’objet voulu, qui n’atteint pas la parfaite proportion а la fin, comme on l’a dit ; et quant а ce point, la rйponse dйjа donnйe se vйrifie. Et il faut faire la mкme distinction pour l’йternel que pour le nйcessaire.

 

Cette relation impliquйe est nйcessaire et йternelle par supposition, mais non dans l’absolu ; et ce, en tant qu’elle a pour terme l’objet voulu, non seulement tel qu’il est exemplairement dans la raison du vouloir, mais aussi tel qu’il est temporellement dans sa nature propre.

 

Par consйquent, nous accordons le troisiиme argument.

 

Il est nйcessaire par supposition, mais non dans l’absolu, que Dieu veuille ou ait voulu quelque chose aprиs qu’il veut ou a voulu, tout comme il est nйcessaire par supposition que Socrate ait couru, aprиs qu’il a couru ; et il en va de mкme de la crйation et de n’importe quel acte de la volontй divine qui a pour terme quelque chose d’extйrieur.

 

Par consйquent, nous accordons le cinquiиme argument.

 

Bien que l’кtre divin lui-mкme soit nйcessaire en soi, cependant les crйatures ne viennent pas de Dieu par nйcessitй, mais par libre volontй. Voilа pourquoi les choses qui impliquent un rapport entre Dieu et la venue des crйatures а l’кtre, comme vouloir, crйer, etc., ne sont pas nйcessaires dans l’absolu, comme le sont celles qui se disent de Dieu en lui-mкme, comme кtre bon, vivant, sage, etc.

 

« Кtre » ne dйsigne pas un acte qui serait une opйration passant vers une chose extйrieure а produire temporellement, mais il dйsigne un acte pour ainsi dire premier ; par contre, « vouloir » dйsigne l’acte second, qui est l’opйration ; ainsi donc, en raison des diffйrentes faзons de signifier, on attribue а l’кtre divin une chose qui n’est pas attribuйe au vouloir divin.

 

Il n’est pas impliquй de succession, si nous disons que Dieu peut vouloir une chose et ne pas la vouloir, а moins de comprendre ainsi : on suppose qu’il veut quelque chose, et on pose qu’ensuite il ne le veut pas. Mais cela est exclu, parce que nous posons que « Dieu veut quelque chose » est nйcessaire par supposition.

 

Que Dieu ait voulu ce qu’il a voulu, est nйcessaire par supposition, mais non dans l’absolu ; et semblablement, que Dieu veuille ce qu’il veut.

 

10° Bien que Dieu, par nйcessitй, veuille кtre, il ne s’ensuit cependant pas qu’il veuille les autres choses par nйcessitй : en effet, on ne dit qu’une chose est nйcessaire par la nature de la fin, que si elle est telle que, sans elle, la fin ne peut кtre possйdйe, comme cela est clair au cinquiиme livre de la Mйtaphysique. Mais tel n’est pas le cas prйsent.

 

11° Dans les syllogismes, si le principe est nйcessaire, il ne s’ensuit une conclusion nйcessaire que si la relation du principe а la conclusion est nйcessaire. Et par consйquent, si nйcessaire que soit la fin, aucune nйcessitй ne passera de la fin au moyen, а moins que le moyen n’ait une relation nйcessaire а la fin, de sorte que sans lui la fin ne puisse кtre ; et de mкme, bien que les principes puissent кtre vrais, si la conclusion est fausse parce qu’il manque la relation nйcessaire, de la nйcessitй des principes ne suit pas que la conclusion soit nйcessaire.

 

12° Quiconque peut vouloir et ne pas vouloir, s’il peut vouloir aprиs ne pas avoir voulu, et ne pas vouloir aprиs avoir voulu, il peut commencer а vouloir. En effet, s’il veut, il peut cesser de vouloir, et de nouveau commencer а vouloir ; et s’il ne veut pas, il peut immйdiatement commencer а vouloir. Or Dieu ne peut pas ainsi vouloir et ne pas vouloir, а cause de l’immuabilitй de la volontй divine. Mais il peut vouloir et ne pas vouloir, dans la mesure oщ sa volontй, autant qu’il est en elle, n’est pas obligйe de vouloir. Il reste donc qu’il est nйcessaire par supposition, et non dans l’absolu, que Dieu veuille quelque chose.

 

13° La science et la puissance, bien qu’elles impliquent un rapport aux crйatures, relиvent cependant de la perfection mкme de l’essence divine, en laquelle une chose ne peut кtre que nйcessaire par soi. En effet, on dit que quelqu’un sait, en ce sens que la rйalitй sue est dans le sujet qui sait ; et l’on dit qu’il peut faire quelque chose, en ce sens qu’il est en acte complet relativement а la chose а faire. Or tout ce qui est en Dieu, il est nйcessaire que cela soit en lui ; et tout ce que Dieu est actuellement, il est nйcessaire qu’il le soit actuellement. Mais quand on dit que Dieu veut quelque chose, il n’est pas signifiй que ce quelque chose est en Dieu, mais il est seulement impliquй une relation de Dieu lui-mкme а la rйalisation de cette chose en sa nature propre ; voilа pourquoi de ce cфtй, la condition de nйcessitй absolue fait dйfaut, comme on l’a dйjа dit.

 

14° Ce rapport se comporte toujours uniformйment а cause de l’immuabilitй de la volontй divine ; c’est pourquoi l’argument ne conclut que pour la nйcessitй qui est par supposition.

 

15° La volontй a un double rapport envers l’objet voulu : elle a en effet un premier rapport а lui en tant qu’il est voulu ; et elle en a un second au mкme, en tant qu’il doit кtre produit en acte par la volontй ; et ce rapport-ci prйsuppose le premier. En effet, nous pensons premiиrement que la volontй veut quelque chose ; ensuite, par le fait mкme qu’elle le veut, nous pensons qu’elle le produira dans la rйalitй, si c’est une volontй efficace. Le premier rapport de la volontй divine а l’objet voulu n’est donc pas nйcessaire dans l’absolu, а cause du manque de proportion entre l’objet voulu et la fin, qui est la raison du vouloir, comme on l’a dit ; il n’est donc pas nйcessaire dans l’absolu que Dieu veuille cela. Mais le second rapport est nйcessaire а cause de l’efficace de la volontй divine ; et de lа vient que, si Dieu veut une chose par volontй de bon plaisir, il s’ensuit nйcessairement qu’elle se produira.

 

16° Bien qu’aucune cause intermйdiaire contingente ne survienne entre les deux relations que l’objection mentionne, cependant, а cause du dйfaut de proportion de la premiиre relation, celle-ci n’induit pas de nйcessitй en la seconde, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Ce qui est objectй en sens contraire concernant la libertй de la volontй a dйjа йtй rйsolu en ce que ce n’est pas la nйcessitй de l’ordre naturel qui s’oppose а la libertй, mais la seule nйcessitй de contrainte.

 

& Nous accordons les autres objections.

Article 5 : La volontй divine impose-t-elle une nйcessitй aux rйalitйs voulues ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Dиs que la cause suffisante est posйe, il est nйcessaire que l’effet le soit ; et Avicenne le prouve, dans sa Mйtaphysique, de la faзon suivante. Si, une fois la cause posйe, l’effet n’est pas nйcessairement posй, celui-ci est donc encore, aprиs la position de la cause, ouvert а l’un et l’autre, c’est-а-dire а l’кtre et au non-кtre. Or, ce qui est en puissance а deux choses, n’est dйterminй а l’une d’elles que s’il y a quelque chose qui dйtermine. Donc, aprиs la position de la cause, il faut encore poser quelque chose qui fasse que l’effet existe ; et ainsi, cette cause n’йtait pas suffisante. Si donc la cause est suffisante, il faut qu’il soit nйcessaire, dиs que celle-ci est posйe, que l’effet le soit. Or la volontй divine est une cause suffisante ; et ce n’est pas une cause contingente, mais nйcessaire. Les rйalitйs voulues par Dieu sont donc nйcessaires.

 

[Le rйpondant] disait que d’une cause nйcessaire s’ensuit parfois un effet contingent а cause de la contingence de la cause intermйdiaire, de mкme que d’une majeure nйcessaire s’ensuit une conclusion contingente а cause d’une mineure contingente. En sens contraire : chaque fois que d’une cause nйcessaire s’ensuit un effet contingent а cause de la contingence d’une cause seconde, cela provient de l’imperfection de la cause seconde ; ainsi, la floraison des arbres est contingente et non nйcessaire — а cause d’un йventuel dйfaut de la vertu pullulative, qui est la cause intermйdiaire — bien que le mouvement du soleil, qui est la cause premiиre, soit une cause nйcessaire. Or la volontй divine peut фter tout dйfaut а la cause seconde, et tout empкchement. La contingence de la cause seconde n’empкche donc pas que l’effet soit nйcessaire а cause de la nйcessitй de la volontй divine.

 

Lorsque l’effet est contingent а cause de la contingence de la cause seconde, et que la cause premiиre est nйcessaire, le non-кtre de l’effet peut avoir lieu en mкme temps que l’кtre de la cause premiиre ; ainsi, la non-floraison d’un arbre au printemps peut avoir lieu avec le mouvement du soleil. Mais le non-кtre de ce qui est voulu par Dieu ne peut avoir lieu avec la volontй divine. En effet, ces deux choses sont incompatibles : que Dieu veuille qu’une chose existe, et que cette chose n’existe pas. La contingence des causes secondes n’empкche donc pas que les objets voulus par Dieu soient nйcessaires а cause de la nйcessitй de la volontй divine.

 

[Le rйpondant] disait que, bien que le non-кtre de l’effet ne puisse avoir lieu avec la volontй divine, cependant, parce que la cause seconde peut faire dйfaut, l’effet lui-mкme est contingent. En sens contraire : l’effet ne manque que si la cause seconde fait dйfaut. Or il est impossible que la cause seconde fasse dйfaut en prйsence de la volontй divine : car dans ce cas, il y aurait en mкme temps la volontй divine et le non-кtre de ce qui est voulu par Dieu, ce qui est manifestement faux. La contingence des causes secondes n’empкche donc pas que l’effet de la volontй divine ne soit nйcessaire.

 

 

En sens contraire :

 

Tous les biens existent par la volontй de Dieu. Si donc la volontй divine impose une nйcessitй aux rйalitйs, tous les biens qui sont dans le monde existeront par nйcessitй ; et ainsi, le libre arbitre sera фtй, ainsi que les autres causes contingentes.

 

 

Rйponse :

 

La volontй divine n’impose pas de nйcessitй а toutes les rйalitйs. Et certains en donnent une raison en partant de la constatation suivante : bien que cette volontй soit la cause premiиre de toutes les rйalitйs, elle produit certains effets par le moyen de causes secondes qui sont contingentes et peuvent faire dйfaut ; aussi l’effet suit-il la contingence de la cause prochaine, et non la nйcessitй de la cause premiиre. Mais cela semble concorder avec ceux qui prйtendaient que tout procйdait de Dieu par nйcessitй de nature : en sorte que d’un unique principe simple procйdait immйdiatement un кtre unique ayant quelque multiplicitй, et par l’intermйdiaire de celui-ci procиde la multitude. Semblablement, ils disent que d’un кtre unique absolument immobile procиde quelque chose qui est immobile quant а la substance, mais mobile et instable quant а la position, et par l’intermйdiaire duquel la gйnйration et la corruption se produisent dans les rйalitйs infйrieures de ce monde ; or, selon cette voie, on ne pourrait pas poser que la multitude et les rйalitйs corruptibles et contingentes sont immйdiatement causйes par Dieu, ce qui est йvidemment contraire а la foi, qui donne la multitude des rйalitйs corruptibles comme immйdiatement causйe par Dieu : tels, par exemple, les premiers individus des arbres et des bкtes. Voilа pourquoi il est nйcessaire d’assigner а la contingence dans les rйalitйs une autre raison principale, а laquelle la cause susdite soit subordonnйe.

 

En effet, il est nйcessaire que le patient soit assimilй а l’agent ; et si l’agent est trиs fort, il y aura une parfaite ressemblance entre l’effet et la cause agente ; mais si l’agent est faible, la ressemblance sera imparfaite ; ainsi, а cause de la force de la puissance formative dans la semence, le fils est assimilй au pиre non seulement quant а la nature de l’espиce, mais en de nombreux autres accidents ; mais а l’inverse, а cause de la faiblesse de la puissance susdite, l’assimilation en question est annihilйe, comme il est dit au livre sur les Animaux.

 

Or la volontй divine est un agent trиs fort. Il est donc nйcessaire que son effet lui soit assimilй sous tous rapports : de sorte que non seulement il advient ce que Dieu veut qu’il advienne — ce qui est, pour ainsi dire, кtre assimilй quant а l’espиce — mais encore, que cela advient а la faзon dont Dieu veut que cela advienne, par exemple de faзon nйcessaire ou contingente, rapide ou lente, ce qui est comme une certaine assimilation quant aux accidents. Et mкme, la volontй divine fixe par avance ce mode aux rйalitйs par l’ordre de sa sagesse. Et selon qu’il dispose que des rйalitйs se produisent de telle ou telle faзon, il leur adapte des causes d’aprиs le mode de sa disposition ; cependant, il pourrait amener ce mode dans les rйalitйs mкme sans la mйdiation de ces causes. Et ainsi, nous ne disons pas que quelques-uns des effets divins sont contingents seulement а cause de la contingence des causes secondes, mais c’est plutфt а cause de la disposition de la volontй divine qui a prйparй un tel ordre pour les rйalitйs.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce raisonnement vaut pour les causes qui agissent par nйcessitй de nature, et quant aux effets immйdiats, mais non pour les causes volontaires ; car une chose s’ensuit de la volontй de la mкme faзon qu’elle dispose, et non de la mкme faзon qu’elle a l’existence, comme c’est le cas dans les causes naturelles en lesquelles une assimilation se remarque entre la cause et l’effet quant а la condition ; alors que dans les causes volontaires on remarque une assimilation en tant que la volontй de l’agent s’accomplit dans l’effet, comme on l’a dit. Le raisonnement ne vaut pas non plus pour les causes naturelles quant aux effets mйdiats.

 

Bien que Dieu puisse фter tout empкchement а la cause seconde quand il le veut, il ne veut cependant pas toujours l’фter ; et ainsi demeure la contingence dans la cause seconde, et par consйquent dans l’effet.

 

Bien que le non-кtre de l’effet de la volontй divine ne puisse avoir lieu en mкme temps que la volontй divine, cependant la puissance de manquer а l’effet a lieu en mкme temps que la volontй divine. Car les deux propositions suivantes ne sont pas incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et « celui-ci peut кtre damnй » ; mais les deux suivantes sont incompatibles : « Dieu veut que celui-ci soit sauvй » et « celui-ci est damnй ».

 

Il faut rйpondre semblablement au quatriиme argument concernant l’effet de la cause intermйdiaire.

Article 6 : La justice dans les rйalitйs crййes dйpend-elle de la simple volontй de Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Anselme dit dans son Monologion : « Cela seul est juste que Tu veux. » La justice dйpend donc seulement de la volontй de Dieu.

 

Une chose est juste dans la mesure oщ elle s’accorde а la loi. Or la loi ne semble pas кtre autre chose qu’une explication de la volontй du prince ; car « ce qui plaоt au prince, a force de loi », comme dit le Lйgislateur. Puis donc que le prince de toutes choses est la volontй divine, il semble que d’elle seule dйpende toute la notion de justice.

 

La justice politique, qui existe dans les affaires humaines, reproduit la justice naturelle, qui consiste en ce que n’importe quelle rйalitй accomplit sa nature. Or chaque rйalitй participe а l’ordre de sa nature а cause de la volontй divine ; saint Hilaire dit en effet au livre sur le Symbole que « la volontй de Dieu a donnй une essence а toutes les crйatures ». Toute justice dйpend donc seulement de la volontй de Dieu.

 

Puisque la justice est une certaine rectitude, elle dйpend de l’imitation d’une rиgle. Or la rиgle de l’effet est sa cause convenable. Puis donc que la plus puissante cause de toutes choses est la volontй divine, il semble qu’elle-mкme soit la rиgle premiиre, d’aprиs laquelle est jugй tout ce qui est juste.

 

La volontй de Dieu ne peut кtre que juste. Si donc la notion de justice dйpendait d’autre chose que de la volontй divine, cela restreindrait et en quelque sorte lierait la volontй divine, ce qui est impossible.

 

Toute volontй qui est juste par une autre raison qu’elle-mкme, se comporte de telle faзon que sa raison doit кtre recherchйe. Or il ne faut pas chercher la cause de la volontй de Dieu, comme dit saint Augustin au livre des 83 Questions. La notion de justice ne dйpend donc de rien d’autre que de la volontй divine.

 

 

En sens contraire :

 

Les њuvres de justice se distinguent des њuvres de misйricorde. Or les њuvres de la divine misйricorde dйpendent de sa volontй. Quelque chose d’autre que la seule volontй de Dieu est donc exigй pour la notion de justice.

 

Selon Anselme au livre sur la Vйritй, la justice est la rectitude de la volontй. Or la rectitude de la volontй est autre que la volontй : en nous, dans la rйalitй, puisque notre volontй peut кtre droite ou non ; en Dieu, au moins dans la raison, ou du point de vue de notre maniиre de connaоtre. La notion de justice ne dйpend donc pas seulement de la volontй divine.

 

 

Rйponse :

 

Puisque la justice est une certaine rectitude, comme dit Anselme, ou une adйquation, selon le Philosophe, il est nйcessaire que la notion de justice dйpende en premier de ce en quoi l’on trouve en premier la notion de rиgle, d’aprиs laquelle l’йgalitй et la rectitude de la justice sont йtablies dans les rйalitйs. Or la volontй n’est pas une rиgle premiиre, mais une rиgle guidйe : en effet, elle est dirigйe par la raison et l’intelligence, non seulement chez nous, mais aussi en Dieu ; quoique chez nous l’intelligence soit, dans la rйalitй, autre que la volontй, et par consйquent la volontй n’est pas identique а la rectitude de la volontй ; tandis qu’en Dieu, l’intelligence et la volontй sont identiques dans la rйalitй, et pour cette raison, la rectitude de la volontй et la volontй elle-mкme sont identiques.

 

Voilа pourquoi le premier principe dont dйpend la notion de toute justice, est la sagesse de l’intelligence divine, qui a йtabli les rйalitйs dans une proportion convenable, et entre elles, et relativement а leur cause ; et c’est en cette proportion que consiste la notion de justice crййe. Mais dire que la justice dйpend de la simple volontй, c’est dire que la volontй divine ne procиde pas suivant l’ordre de la sagesse, ce qui est un blasphиme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Rien ne peut кtre juste s’il n’est voulu par Dieu ; cependant, ce qui est voulu par Dieu a une cause premiиre de justice dans l’ordre de la sagesse divine.

 

Bien que la volontй du prince ait force de loi puisqu’elle contraint par le fait mкme qu’elle est volontй, cependant elle n’est justice que si elle est conduite par la raison.

 

Dieu opиre dans les rйalitйs naturelles de deux faзons : d’abord en йtablissant les natures elles-mкmes ; ensuite en procurant а chaque rйalitй ce qui convient а sa nature.

 

Or la notion de justice requiert une dette, et donc, puisque l’йtablissement des crйatures elles-mкmes n’est aucunement une chose due mais une chose volontaire, la premiиre opйration n’est pas une justice, mais dйpend de la simple volontй divine ; sauf peut-кtre si l’on dit qu’elle est une justice а cause de la relation entre la rйalitй mкme qui est produite et la volontй : en effet, il est dы que tout ce que Dieu veut, advienne, par le fait mкme que Dieu le veut ; mais pour accomplir cette relation, la sagesse dirige comme une rиgle premiиre.

 

Dans la seconde opйration, la notion de dette se trouve non du cфtй de l’agent, puisque Dieu n’est le dйbiteur de personne, mais du cфtй de celui qui reзoit : en effet, il est dы а chaque rйalitй naturelle qu’elle ait ce que sa nature exige, tant dans les principes essentiels que dans les accidentels. Or ce dы dйpend de la sagesse divine, en tant que la rйalitй naturelle doit кtre telle qu’elle imite sa propre idйe qui est dans l’esprit divin ; et de cette faзon, on trouve la sagesse divine elle-mкme comme la rиgle premiиre de la justice naturelle.

 

Et dans toutes les opйrations divines par lesquelles Dieu accorde а la crйature quelque chose en plus de ce qui est dы а la nature, par exemple dans les dons des grвces, on trouve le mкme mode de justice que celui qui est assignй dans la premiиre opйration par laquelle il a йtabli les natures.

 

La volontй divine, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, prйsuppose la sagesse, qui accomplit en premier la notion de rиgle.

 

En Dieu, l’intelligence et la volontй ne diffиrent pas dans la rйalitй ; c’est pourquoi, de ce que l’intelligence dirige la volontй et la dйtermine а quelque chose, il ne suit pas que la volontй est restreinte par une autre chose, mais qu’elle est mue suivant sa nature, puisqu’il est naturel а cette volontй qu’elle agisse toujours selon l’ordre de la sagesse.

 

La volontй divine, du cфtй du sujet qui veut, ne peut avoir une cause qui soit autre que la volontй elle-mкme, et qui soit pour elle la raison du vouloir : car la volontй, la sagesse et la bontй sont identiques en Dieu dans la rйalitй. Mais du cфtй de l’objet voulu, la volontй divine a une raison, qui est la raison du vouloir et non du sujet qui veut, en tant que l’objet voulu lui-mкme est ordonnй а quelque chose par dette ou convenance ; et cet ordre appartient assurйment а la sagesse divine, qui est par consйquent la racine premiиre de la justice.

Article 7 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

А l’impossible, nul n’est tenu. Or il nous est impossible de conformer notre volontй а la volontй divine, puisque celle-ci nous est inconnue. Nous ne sommes donc pas tenus а la conformitй susdite.

 

Quiconque ne fait pas ce а quoi il est tenu, pиche. Si donc nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine, nous pйchons en ne l’y conformant pas. Or quiconque pиche mortellement, ne conforme pas sa volontй а la volontй divine en ce en quoi il pиche. Donc, par lа mкme, il pиche. Or il pиche par un autre pйchй spйcial, par exemple celui de voler ou de forniquer. Quiconque pиche commet donc deux pйchйs ; ce qui paraоt absurde.

 

[Le rйpondant] disait que le prйcepte concernant la conformitй de notre volontй а la volontй divine est affirmatif ; donc, bien qu’il oblige toujours, il n’oblige cependant pas [а s’y conformer] а tout moment ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que notre volontй pиche chaque fois qu’elle n’est pas conformйe. En sens contraire : bien que celui qui ne garde pas le prйcepte affirmatif ne pиche pas а tout moment oщ il ne le garde pas, cependant il pиche toutes les fois qu’il fait le contraire ; comme quelqu’un pиche toutes les fois qu’il dйshonore ses parents, quoiqu’il ne pиche pas toujours quand il ne les honore pas actuellement. Or celui qui pиche mortellement, agit au contraire de la conformitй susdite. Il pиche donc par lа mкme.

 

Quiconque ne garde pas ce а quoi il est tenu, est un transgresseur. Or, celui qui pиche vйniellement ne conforme pas sa volontй а la volontй divine. Si donc il est tenu de l’y conformer, il sera transgresseur, et ainsi il pиchera mortellement.

 

[Le rйpondant] disait qu’il n’est pas tenu de conformer sa volontй au moment oщ il pиche vйniellement, car les prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout moment. En sens contraire : quiconque ne garde pas un prйcepte affirmatif au lieu et au temps oщ il y est obligй, est jugй comme transgresseur. Or le temps de conformer notre volontй а la volontй divine ne semble pas pouvoir кtre dйterminй autrement que comme celui oщ la volontй passe а l’acte. Donc, chaque fois que la volontй passe а l’acte, si elle n’est pas conformйe а la volontй divine, il semble qu’il y ait pйchй ; et ainsi, quand on pиche vйniellement, il semble qu’il y ait pйchй mortel.

 

А l’impossible, nul n’est tenu. Or les obstinйs ne peuvent pas conformer leur volontй а la volontй divine. Ils ne sont donc pas tenus а cette conformitй ; et ainsi, les autres non plus, sinon les obstinйs en retireraient un avantage.

 

Puisque Dieu veut par charitй tout ce qu’il veut, car il est lui-mкme la charitй, si nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine, alors nous sommes tenus d’avoir la charitй. Or, celui qui n’a pas la charitй ne peut l’obtenir que s’il s’y prйpare diligemment. Celui qui n’a pas la charitй est donc tenu de se prйparer continuellement а avoir la charitй. Et ainsi, а n’importe quel moment oщ il n’a pas la charitй, il pиche, puisque cela vient d’un manque de prйparation.

 

La forme de l’acte consiste surtout dans le mode de l’agir ; si donc nous sommes tenus а la conformitй а la volontй divine, il est nйcessaire que nous voulions quelque chose а la faзon dont Dieu veut. Or, on peut imiter en quelque faзon le mode de la volontй divine et par un amour naturel, et par un amour gratuit. Mais la conformitй dont nous parlons ne peut кtre envisagйe dans l’amour naturel, car c’est de cette faзon que les infidиles et les pйcheurs conforment leur volontй а la volontй divine, lorsque l’amour naturel du bien fleurit en eux. Semblablement, on ne peut l’envisager quant а l’amour gratuit, qui est la charitй, car dans ce cas, nous serions tenus de vouloir par charitй tout ce que nous voulons ; ce qui est contre l’opinion d’un grand nombre, qui disent que le mode n’est pas objet de prйcepte. Il semble donc que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volontй а la volontй divine.

 

« La volontй de Dieu est aussi distante de la volontй de l’homme, que Dieu est distant de l’homme » comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange. » Or Dieu est si distant de l’homme, que l’homme ne peut lui кtre conformй. En effet, puisque Dieu est infiniment distant de l’homme, il ne peut y avoir aucune proportion de celui-ci а Dieu. La volontй de l’homme ne pourra donc pas non plus кtre conformйe а la volontй divine.

 

10° On appelle « conformes » les choses qui ont en commun une forme unique. Si donc notre volontй peut кtre conformйe а la volontй divine, il est nйcessaire qu’il y ait quelque forme unique qui soit commune aux deux volontйs ; et dans ce cas, il y aurait quelque chose de plus simple que la volontй divine, ce qui est impossible.

 

11° La conformatio est une relation d’йquivalence. Or, en de telles relations, les deux extrкmes se rapportent l’un а l’autre par la mкme relation ; par exemple, on dit que l’ami est un ami pour l’ami, et le frиre un frиre pour le frиre. Si donc notre volontй peut кtre conformйe а la volontй divine, de sorte que nous soyons tenus а cette conformitй, la volontй divine pourra aussi кtre conformйe а la nфtre ; ce qui semble aberrant.

 

12° Les choses qui sont objets de prйcepte, et auxquelles nous sommes tenus, sont celles que nous pouvons faire et ne pas faire. Or nous ne pouvons pas faire en sorte de ne pas conformer notre volontй а la volontй divine ; car, comme dit Anselme, de mкme qu’au-dedans d’un corps sphйrique, plus on s’йloigne d’un cфtй de la circonfйrence, plus on s’approche de l’autre, de mкme, ce qui d’un cфtй s’йcarte de la volontй de Dieu, accomplit d’un autre cфtй la volontй divine. Nous ne sommes donc pas tenus а la conformitй susdite comme nous sommes tenus aux choses qui sont objets de prйcepte.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de ce passage du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange » la Glose dit : « Les hommes droits sont ceux qui dirigent leur cњur suivant la volontй de Dieu. » Or n’importe qui est tenu d’кtre droit. N’importe qui est donc tenu а la conformitй susdite.

 

Chaque chose doit кtre conformйe а sa rиgle. Or la volontй divine est la rиgle de notre volontй, puisque la rectitude de la volontй se trouve en premier en Dieu. Notre volontй doit donc кtre conformйe а la volontй divine.

 

 

Rйponse :

 

N’importe qui est tenu de conformer sa volontй а la volontй divine. Et la raison de cela peut se dйduire du ce que, en n’importe quel genre, il y a un unique premier, qui est la mesure de tout ce qui est dans ce genre, et en lequel la nature du genre se trouve trиs parfaitement : ainsi la nature de la couleur se trouve dans la blancheur, qui est appelйe la mesure de toutes les couleurs, tant on sait pour chacune de celles-ci combien elle participe а la nature du genre, en voyant sa proximitй de la blancheur ou son йloignement d’elle, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Et de cette faзon, Dieu lui-mкme est la mesure de tous les йtants, comme on peut le dйduire des paroles du Commentateur au mкme endroit. En effet, chaque chose a part а l’кtre pour autant qu’elle s’approche de lui par la ressemblance ; mais dans la mesure oщ elle en est trouvйe dissemblable, elle s’approche du non-кtre. Et il est nйcessaire de dire la mкme chose pour tout ce qui se trouve а la fois en Dieu et dans les crйatures. Aussi son intelligence est-elle la mesure de toute connaissance, sa bontй la mesure de toute bontй, et, pour parler plus spйcialement, sa bonne volontй la mesure de toute bonne volontй. Chaque volontй est donc bonne dиs lors qu’elle est conformйe а la volontй divine. Par consйquent, puisque n’importe qui est tenu d’avoir une bonne volontй, il est pareillement tenu d’avoir une volontй conforme а la volontй divine.

 

Mais il faut savoir que cette conformitй peut кtre diversement envisagйe. En effet, nous parlons ici de la volontй qui est un acte ; car la conformitй entre Dieu et nous quant а la puissance de volontй est naturelle, et relиve de l’image ; elle n’est donc pas objet de prйcepte. Mais l’acte de la volontй divine a non seulement la propriйtй d’кtre un acte de volontй, mais en mкme temps d’кtre la cause de tout ce qui est. L’acte de notre volontй peut donc кtre conformй а la volontй divine soit comme l’effet а la cause, soit comme la volontй а la volontй.

 

La conformitй de l’effet а la cause se rencontre diffйremment dans les causes naturelles et dans les causes volontaires. Dans les causes naturelles, en effet, la conformitй se prend de la ressemblance de nature, comme un homme engendre un homme, et le feu gйnиre le feu ; mais dans les causes volontaires, on dit que l’effet est conformй а la cause parce que dans l’effet s’accomplit sa cause : ainsi le produit de l’art est-il assimilй а sa cause, non qu’il soit de mкme nature que l’art qui est dans l’esprit de l’artisan, mais parce que la forme de l’art est accomplie dans le produit de l’art. Et semblablement, l’effet de la volontй est conformй а celle-ci lorsque advient ce que la volontй a disposй. Et ainsi, l’acte de notre volontй est conformй а la volontй divine dиs lors que nous voulons ce que Dieu veut que nous voulions.

 

La conformitй de volontй а volontй, quant а elle, peut s’envisager de deux faзons : d’abord en la forme de l’espиce, pour ainsi dire, comme l’homme est semblable а l’homme ; ensuite en une forme surajoutйe, comme le sage ressemble au sage ; et je dis qu’il y a assimilation en l’espиce quand l’objet auquel l’acte doit son espиce est commun. Or il y a deux choses а considйrer dans l’objet de la volontй. L’une qui est quasi matйrielle : la rйalitй mкme qui est voulue ; l’autre qui est quasi formelle : la raison du vouloir, qui est la fin ; comme dans l’objet de la vue, la couleur est quasi matйrielle, et la lumiиre quasi formelle, car c’est par elle que la couleur est rendue visible en acte. Et ainsi, du cфtй de l’objet peuvent кtre trouvйes deux conformitйs. L’une du cфtй de l’objet voulu, comme lorsque l’homme veut une chose que Dieu veut ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause matйrielle, car l’objet est comme la matiиre de l’acte, et c’est pourquoi cette conformitй est moindre que les autres. L’autre est du cфtй de la raison du vouloir, ou du cфtй de la fin, comme lorsqu’on veut quelque chose pour la mкme raison que Dieu ; et cette conformitй a lieu du point de vue de la cause finale. Quant а la forme surajoutйe а l’acte, elle est un mode qu’il tient de l’habitus qui йlicite. Et ainsi, on dit que notre volontй est conforme а la volontй divine, lorsque nous voulons quelque chose par charitй, comme Dieu ; et c’est pour ainsi dire le point de vue de la cause formelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй de Dieu ne peut nous кtre pleinement connue ; par consйquent, nous ne pouvons pas conformer pleinement notre volontй а la sienne ; mais dans la mesure oщ nous la connaissons, nous pouvons la conformer et nous y sommes tenus.

 

L’homme ne commet pas deux pйchйs en un seul acte, puisque l’essence mкme du pйchй est l’acte ; cependant, il peut y avoir dans un acte unique deux difformitйs de pйchй ; et ce, quand s’ajoute а l’acte de quelque pйchй spйcial une circonstance qui le fait passer а la difformitй d’un autre pйchй ; comme lorsque quelqu’un vole le bien d’autrui pour le dйpenser avec des femmes publiques, l’acte de rapine reзoit la difformitй de la luxure par la circonstance de but. Mais quand une chose relative а la difformitй se trouve dans l’acte d’un pйchй en plus de la difformitй spйciale de ce pйchй, et que cette chose est commune а tout pйchй, le pйchй n’en est pas rendu double, et la difformitй du pйchй non plus, йtant donnй que de telles choses, qui se trouvent communйment en tout pйchй, sont quasiment des principes essentiels du pйchй en tant que tel, et sont incluses dans la difformitй de n’importe quel pйchй spйcial, comme les principes du genre sont inclus dans la notion de l’espиce ; voilа pourquoi elles ne font pas nombre avec la difformitй spйciale du pйchй : ainsi se dйtourner de Dieu, ne pas obйir а la loi divine, etc., et l’on doit compter parmi ces choses le manque de cette conformitй dont nous parlons. Il n’est donc pas nйcessaire qu’un tel manque rende double le pйchй ou la difformitй du pйchй.

 

Bien que celui qui fait quelque chose de contraire а la conformitй, pиche par lа mкme, cependant, comme c’est gйnйral, cela ne fait pas nombre avec le spйcial.

 

Celui qui pиche vйniellement, bien qu’il ne conforme pas actuellement sa volontй а la volontй divine, la conforme cependant habituellement ; et il n’est pas tenu de toujours passer а l’acte, mais de le faire en lieu et en temps voulus ; cependant, il est tenu de ne jamais faire le contraire. Et en pйchant vйniellement, il n’agit pas contre la conformitй susdite, mais en dehors d’elle ; il ne s’ensuit donc pas qu’il pиche mortellement.

 

Le prйcepte concernant la conformitй de la volontй n’oblige pas а tout moment oщ notre volontй passe а l’acte, mais au moment oщ l’on est tenu de penser а l’йtat de son salut ; par exemple, lorsqu’on est tenu de se confesser, ou de recevoir les sacrements, ou de faire quelque chose de ce genre.

 

Il y a deux faзons d’кtre appelй obstinй. D’abord, au plein sens du terme, c’est-а-dire lorsque l’on a une volontй irrйversible, adhйrant au mal. Et c’est le cas de ces obstinйs qui sont en enfer, mais ce n’est le cas de personne en cette vie. Or ceux qui sont en enfer sont encore tenus а la conformitй dont il s’agit ; et bien qu’ils ne puissent y parvenir, ils ont cependant йtй eux-mкmes la cause de cette impuissance ; donc, en ne conformant pas leur volontй, ils pиchent, bien qu’ils ne dйmйritent peut-кtre pas, йtant donnй qu’ils ne sont pas en l’йtat de voie. Ensuite, on est appelй obstinй а un certain point de vue, lorsque l’on a une volontй adhйrant au mal, non pas entiиrement irrйversible, mais difficilement rйversible. Et c’est de cette faзon que certains sont appelйs obstinйs en cette vie. Et ceux-ci peuvent conformer leur volontй а la volontй divine ; donc, non seulement ils pиchent en ne l’y conformant pas, mais encore ils dйmйritent.

 

N’importe qui est tenu, autant qu’il est en lui, d’avoir la charitй ; et s’il ne fait pas ce qui est en lui, il pиche par un pйchй d’omission. Il n’est cependant pas nйcessaire qu’а tout moment oщ il ne le fait pas, il pиche, mais seulement au moment oщ il йtait tenu de le faire ; par exemple, lorsque la nйcessitй йtait toute proche de faire quelque chose qui ne peut кtre fait sans la charitй, comme de recevoir les sacrements.

 

Nous sommes tenus а quelque chose de deux faзons. D’abord, de telle faзon que si nous ne le faisons pas, nous encourons une peine, ce qui est proprement кtre tenu а quelque chose ; et ainsi, suivant l’opinion la plus commune, nous ne sommes pas tenus de faire quelque chose par charitй, mais de faire quelque chose par amour naturel, car tout ce qui est fait sans avoir au moins cet amour, est mal fait. Et j’appelle amour naturel non seulement celui qui nous a йtй donnй avec notre nature, et qui est commun а tous, comme ceci que tous recherchent la bйatitude, mais aussi cet amour auquel on peut parvenir par les principes naturels, et qui se trouve dans les actes bons de leur nature, et aussi dans les vertus politiques. Ensuite, on dit que nous sommes tenus а quelque chose, parce que sans cela nous ne pouvons obtenir la fin qu’est la bйatitude ; et ainsi, nous sommes tenus de faire quelque chose par charitй, car sans elle rien ne peut кtre mйritoire de la vie йternelle. Et de la sorte, on voit clairement comment le mode de charitй est en quelque faзon objet de prйcepte, et d’une autre faзon non.

 

L’homme est conformй а Dieu, puisqu’il est fait а l’image et а la ressemblance de Dieu. Or, parce qu’il est infiniment distant de Dieu, il ne peut y avoir de proportion entre lui et Dieu, au sens de cette proportion qui se trouve proprement dans les quantitйs, et qui comprend une mesure dйterminйe de deux quantitйs comparйes entre elles. Cependant, dans la mesure oщ le nom de proportion a йtй affectй а la signification de n’importe quelle relation entre deux rйalitйs — par exemple, quand nous disons qu’il y a une ressemblance de proportion en ceci : le pilote est au navire ce que le prince est а la citй —, rien n’empкche de dire qu’il y a quelque proportion entre l’homme et Dieu, puisqu’il est avec lui en quelque relation, comme кtre causй par lui, et lui кtre soumis. Ou bien l’on peut dire que, bien qu’il ne puisse y avoir entre le fini et l’infini une proportion au sens propre, il peut cependant y avoir une proportionnalitй, qui est la ressemblance de deux proportions : en effet, nous disons que quatre est proportionnй а deux parce que c’en est le double, mais que six est proportionnable а quatre parce que quatre est а deux ce que six est а trois. Semblablement, bien que le fini et l’infini ne puissent кtre proportionnйs, ils peuvent cependant кtre proportionnables, car le fini est йgal au fini comme l’infini est йgal а l’infini. Et c’est de cette faзon qu’il y a ressemblance entre la crйature et Dieu : parce que la crйature se rapporte а ce qui lui est propre comme Dieu aux choses qui lui conviennent.

 

10° On ne dit pas que la crйature est conformйe а Dieu comme s’il participait а la mкme forme qu’elle, mais parce que Dieu est substantiellement la forme elle-mкme, а laquelle la crйature participe par une certaine imitation ; comme si le feu йtait semblable а la chaleur existant par soi sйparйment.

 

11° Bien que la ressemblance et la conformitй soient des relations d’йquivalence, cependant chaque extrкme n’est pas toujours nommй relativement а l’autre ; mais seulement lorsque la forme de laquelle se prend la ressemblance ou la conformitй existe sous le mкme rapport dans les deux extrкmes, comme la blancheur en deux hommes, parce que l’on peut dire convenablement des deux qu’ils ont la forme de l’autre ; ce qui est signifiй lorsque l’un est appelй semblable а l’autre. Mais lorsque la forme est en l’un principalement et en l’autre comme secondairement, la ressemblance n’est pas convertible ; par exemple, nous disons que la statue d’Hercule ressemble а Hercule, mais non l’inverse ; en effet, on ne peut pas dire qu’Hercule ait la forme de la statue, mais seulement que la statue a la forme d’Hercule. Et de cette faзon, l’on dit que les crйatures sont semblables et conformes а Dieu, et non l’inverse. Mais la conformatio йtant un mouvement vers la conformitй, elle n’implique pas de relation d’йquivalence, mais prйsuppose une chose vers la conformitй de laquelle l’autre soit mue ; les suivants sont donc conformйs aux premiers, mais non vice versa.

 

12° La parole d’Anselme ne doit pas кtre entendue en ce sens que l’homme ferait toujours la volontй divine autant qu’il est en lui, mais en ce sens que la volontй divine s’accomplit toujours а son sujet, qu’il le veuille ou non.

Article 8 : Sommes-nous tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, c’est-а-dire en sorte que nous soyons tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Paul dйsirait « кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ », comme il est dit en Philipp. 1, 23. Mais Dieu ne voulait pas cela, et c’est pourquoi il est йcrit au mкme endroit : « Je sais que je resterai а cause de vous. » Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, alors saint Paul, en dйsirant кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ, pйchait ; ce qui est absurde.

 

Ce que Dieu sait, il peut le rйvйler а autrui. Or Dieu sait qu’un tel est rйprouvй. Il peut donc rйvйler а quelqu’un sa rйprobation. Si donc l’on pose qu’il la rйvиle а quelqu’un, il s’ensuit que celui-ci est tenu de vouloir sa damnation, si nous sommes tenus de vouloir ce que nous savons que Dieu veut. Mais vouloir sa damnation est contraire а la charitй, par laquelle n’importe qui s’aime pour la vie йternelle. Quelqu’un serait donc tenu de vouloir contre la charitй ; ce qui est aberrant.

 

Nous sommes tenus d’obйir au supйrieur comme а Dieu, puisque nous lui obйissons а la place de Dieu. Or l’infйrieur n’est pas tenu de faire ou de vouloir tout ce qu’il sait que le supйrieur veut, mкme s’il sait que le supйrieur veut qu’il le fasse, а moins qu’il ne le lui prescrive expressйment. Nous ne sommes donc pas tenus de vouloir tout ce que Dieu sait, ou tout ce que Dieu veut que nous voulions.

 

Tout ce qui est louable et honnкte, se trouve dans le Christ trиs parfaitement et sans aucun mйlange contraire. Or le Christ a voulu en quelque sorte le contraire de ce qu’il savait que Dieu voulait ; en effet, il a eu quelque volontй de ne pas souffrir, comme le montre la priиre qui fut la sienne en Mt 26, 39 : « Mon Pиre, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi ! », alors que Dieu voulait qu’il souffrоt. Vouloir tout ce que Dieu veut n’est donc pas louable, et nous ne sommes pas tenus а cela.

 

Saint Augustin dit au livre de la Citй de Dieu : « La tristesse porte sur ce qui nous arrive contre notre grй. » Or la bienheureuse Vierge йprouva de la douleur de la mort de son Fils, douleur que signifient les paroles de Simйon disant en Lc 2, 35 : « Vous-mкme, un glaive transpercera votre вme. » La bienheureuse Vierge ne voulait donc pas que le Christ souffrоt, tandis que Dieu le voulait. Si donc nous sommes tenus de vouloir ce que Dieu veut, la bienheureuse Vierge a pйchй en cela, ce qui est aberrant. Et ainsi, il semble que nous ne soyons pas tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu.

 

 

En sens contraire :

 

А propos du Psaume 100, 4 : « Le cњur faux ne m’est pas attachй », la Glose dit : « Il a un cњur tortu, celui qui ne veut pas tout ce que Dieu veut. » Or n’importe qui est tenu d’йviter la contorsion du cњur. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut.

 

Selon Cicйron, le propre des amis est de vouloir la mкme chose et de ne pas vouloir la mкme chose. Or n’importe qui est tenu d’avoir de l’amitiй pour Dieu. N’importe qui est donc tenu de vouloir ce que Dieu veut et de ne pas vouloir ce qu’il ne veut pas.

 

Si nous devons conformer notre volontй а la volontй divine, c’est parce que la volontй de Dieu est la rиgle de la nфtre, comme dit la Glose а propos du Psaume 32, 1 : « Aux hommes droits sied la louange. » Or l’objet voulu de Dieu est la rиgle de tout autre objet voulu, puisqu’il est le premier voulu, et que le premier, en n’importe quel genre, est la mesure des choses qui viennent aprиs, comme il est dit au dixiиme livre de la Mйtaphysique. Nous sommes donc tenus de conformer les objets voulus de nous а l’objet voulu de Dieu.

 

Le pйchй consiste surtout dans la perversitй de l’йlection. Or l’йlection est perverse quand un moindre bien est prйfйrй а un plus grand. Or, c’est ce que fait quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, puisqu’il est avйrй que ce que Dieu veut est le meilleur. Donc, quiconque ne veut pas ce que Dieu veut, pиche.

 

Selon le Philosophe, le vertueux est la rиgle et la mesure de tous les actes humains. Or le Christ est suprкmement vertueux. C’est donc surtout au Christ que nous devons nous conformer comme а une rиgle et а une mesure. Or le Christ conformait sa volontй а la volontй divine quant aux objets voulus, ce que font tous les bienheureux. Nous sommes donc tenus, nous aussi, de conformer notre volontй а la volontй divine quant aux objets voulus.

 

 

Rйponse :

 

D’une certaine faзon, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine dans l’objet voulu, mais d’une autre faзon non.

 

Comme on l’a dit, en effet, nous sommes tenus de conformer notre volontй а la volontй divine en tant que la bontй de la volontй divine est la rиgle et la mesure de toute bonne volontй. Or, puisque le bien dйpend de la fin, la volontй est appelйe bonne relativement а la raison du vouloir, qui est la fin. Or le rapport de la volontй а l’objet voulu ne fait pas, dans l’absolu, que l’acte de la volontй soit bon, puisque l’objet mкme qui est voulu se rapporte quasi matйriellement а la raison du vouloir, qui est la fin droite : en effet, un seul et mкme objet que l’on veut peut кtre bien ou mal recherchй, selon qu’il est ordonnй а diverses fins ; et inversement, on peut vouloir convenablement des objets qui sont diffйrents et contraires, en rapportant l’un et l’autre а une fin droite. Donc, bien que la volontй de Dieu ne puisse кtre que bonne, et qu’il veuille convenablement tout ce qu’il veut, cependant la bontй dans l’acte mкme de la volontй divine se prend de la raison du vouloir, c’est-а-dire de la fin а laquelle il ordonne tout ce qu’il veut, et qui est sa bontй. Voilа pourquoi nous sommes tenus d’кtre conformйs а la volontй divine dans la fin purement et simplement ; et dans l’objet voulu, seulement dans la mesure oщ cet objet voulu est considйrй en relation а la fin. Et assurйment, cette relation doit toujours nous plaire, bien que ce mкme objet puisse а juste titre nous dйplaire suivant quelque autre considйration, par exemple en tant qu’il peut кtre ordonnй а une fin contraire. Et de lа vient que la volontй humaine se trouve кtre conformйe а la volontй divine dans l’objet voulu, pour autant qu’il se rapporte а la fin de la volontй divine.

 

En effet, la volontй des bienheureux, qui sont dans une continuelle contemplation de la bontй divine et rиglent par elle toutes leurs affections, parce qu’ils connaissent pleinement la relation а celle-ci de chacune des choses qu’ils doivent dйsirer, cette volontй est conformйe а la volontй divine en n’importe quel objet voulu d’elle : en effet, tout ce qu’ils savent que Dieu veut, ils le veulent dans l’absolu, et sans aucun mouvement contraire. Mais les pйcheurs, qui se sont dйtournйs de la volontй de la divine bontй, sont la plupart du temps en dйsaccord avec les choses que Dieu veut, les rйprouvant et n’y donnant aucun assentiment de la raison. Quant aux justes dans l’йtat de voie, dont la volontй adhиre а la divine bontй — et cependant ils ne la contemplent pas assez parfaitement pour percevoir clairement toute la relation а la divine bontй des choses qu’ils doivent vouloir — ils sont conformйs а la volontй divine quant а ces objets voulus dont ils perзoivent la raison, bien qu’il y ait en eux quelque affection contraire, affection louable toutefois а cause d’une autre relation considйrйe dans ces objets. Cependant, ils ne suivent pas obstinйment cette affection, mais la subordonnent а la volontй divine, puisqu’il leur plaоt que l’ordre de la volontй divine soit accompli en toutes choses ; comme celui qui, dans l’affection de sa piйtй filiale, veut que son pиre vive, alors que Dieu veut qu’il meure : s’il est juste, il subordonne cette volontй qui lui est propre а la volontй divine, afin de souffrir avec rйsignation si la volontй de Dieu s’accomplit contrairement а la sienne propre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Paul dйsirait кtre dйgagй des liens du corps et кtre avec le Christ, comme un bien en soi ; nйanmoins le contraire lui plaisait, eu йgard au fruit que Dieu voulait qu’il advоnt par sa vie ; et c’est pourquoi il disait : « mais il est nйcessaire que je demeure dans la chair а cause de vous ».

 

Bien que, de puissance absolue, Dieu puisse rйvйler а quelqu’un sa damnation, cependant cela ne peut se faire de puissance ordinaire, car une telle rйvйlation le contraindrait а dйsespйrer. Et si une telle rйvйlation йtait faite а quelqu’un, elle devrait кtre comprise non pas а la faзon d’une prophйtie de prйdestination ou de prescience, mais а la faзon d’une prophйtie de menace, dont la signification suppose un certain йtat des mйrites. Mais а supposer qu’il faille la comprendre comme une prophйtie de prescience, celui а qui une telle rйvйlation serait faite ne serait pas encore tenu de vouloir sa damnation dans l’absolu, mais dans l’ordre de la justice, par lequel Dieu veut damner ceux qui persistent dans le pйchй. Car Dieu, de son cфtй, ne veut pas damner quelqu’un, mais il le veut d’aprиs ce qui vient de nous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Vouloir sa propre damnation dans l’absolu ne serait donc pas conformer sa volontй а la volontй divine, mais а la volontй du pйchй.

 

Ce n’est pas la volontй du supйrieur qui est la rиgle de notre volontй comme la volontй divine, mais sa prescription ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

La Passion du Christ pouvait кtre considйrйe de deux faзons : d’abord en soi, c’est-а-dire en tant qu’elle йtait une certaine affliction d’un innocent ; ensuite, relativement au fruit auquel Dieu l’ordonnait ; et ainsi, elle йtait voulue de Dieu, mais non de la premiиre faзon. La volontй du Christ qui pouvait considйrer cet ordre, c’est-а-dire la volontй de raison, voulait donc cette Passion, tout comme Dieu ; mais la volontй de sensualitй, dont le propre est de ne pas confronter, mais de se porter dans l’absolu vers quelque chose, ne voulait pas cette Passion. Et en cela aussi, d’une certaine faзon, elle йtait conformйe а Dieu dans l’objet voulu, car Dieu lui-mкme n’aurait pas voulu non plus la Passion du Christ considйrйe seulement en soi.

 

La volontй de la bienheureuse Vierge n’admettait pas la Passion du Christ considйrйe en soi ; cependant, elle voulait le fruit de salut qui s’ensuivait de la Passion du Christ, et ainsi, elle йtait conformйe а la volontй divine quant а ce qu’elle voulait.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Les paroles de la Glose doivent se comprendre des objets voulus par la volontй divine en tant qu’ils se tiennent en relation а la fin, et non dans l’absolu.

 

L’amitiй consiste dans la concorde des volontйs plutфt quant а la fin que quant aux objets voulus eux-mкmes. En effet, le mйdecin qui refuserait du vin а un patient fiйvreux а cause de son dйsir de le voir guйri, serait plus son ami que s’il acquiesзait au dйsir de celui-ci de boire du vin au pйril de sa santй.

 

Comme on l’a dйjа dit, le premier objet voulu par Dieu, et qui est la mesure et la rиgle de tous les autres objets voulus, est la fin de sa volontй, c’est-а-dire sa bontй ; et il ne veut toutes les autres choses qu’а cause de cette fin ; voilа pourquoi, lorsque notre volontй est conformйe а la volontй divine dans la fin, tous les objets voulus de nous sont rйglйs sur le premier objet voulu.

 

L’йlection inclut en soi et le jugement de la raison, et l’appйtit. Si donc quelqu’un prйfиre par un jugement ce qui est moins bon а ce qui est meilleur, il y aura perversitй de l’йlection ; mais non s’il le prйfиre dans l’appйtit ; en effet, l’homme n’est pas tenu de poursuivre toujours les meilleures choses dans son action, а moins qu’elles ne soient telles que l’on y est obligй par un prйcepte ; car sinon, n’importe qui serait tenu de suivre les conseils de perfection, dont il est certain qu’ils sont meilleurs.

 

Il est certaines choses en lesquelles nous pouvons admirer le Christ, non l’imiter, comme celles qui relиvent de sa divinitй, et de la bйatitude qu’il eut, йtant encore dans l’йtat de voie ; tel aussi le fait que le Christ, mкme quant aux objets voulus, conformвt sa volontй de raison а la volontй divine.

Question 24 : [Le choix libre]

 

Introduction

 

Article 1 : L’homme est-il douй de libre arbitre ?

Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ?

Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?

Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?

Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?

Article 6 : Le libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ?

Article 7 : Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй dans le bien ?

Article 8 : Le libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don de la grвce ?

Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le bien ?

Article 10 : Le libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre] immuablement affermi ?

Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le mal ?

Article 12 : Le libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le pйchй mortel ?

Article 13 : Un homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ?

Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ?

Article 15 : L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?

 

 

Article 1 : L’homme est-il douй de libre arbitre ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme il est dit en Jйr. 10, 23, « ce n’est pas а l’homme qu’appartient sa voie, ce n’est pas а l’homme de marcher et de diriger ses pas ». Or on dit que quelqu’un est douй de libre arbitre, parce qu’il est maоtre de ses њuvres. L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que la parole du prophиte se comprend des actes mйritoires, qui ne sont pas au pouvoir naturel de l’homme. En sens contraire : pour les choses qui ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas douйs de libre arbitre. Si donc les mйrites ne sont pas en notre pouvoir, nous ne sommes pas douйs de libre arbitre pour mйriter ; et ainsi, les actes mйritoires ne procиdent pas du libre arbitre.

 

Selon le Philosophe au premier livre de la Mйtaphysique, « est libre, ce qui est cause de soi ». Or l’esprit humain a une autre cause de son mouvement que lui-mкme, et c’est Dieu ; car а propos de ce passage de Rom. 1, 26 : « c’est pourquoi Dieu les a livrйs », la Glose dit : « Il est manifeste que Dieu agit dans le cњur des hommes pour incliner leur volontй comme il veut. » L’esprit humain n’est donc pas douй de libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que l’esprit humain est comme la cause principale de son acte, et que Dieu en est comme la cause йloignйe ; et que cela n’empкche pas la libertй de l’esprit. En sens contraire : plus une cause influe sur l’effet, plus elle est principale. Or la cause premiиre influe plus sur l’effet que la cause seconde, comme il est dit au livre des Causes. La cause premiиre est donc principale par rapport а la cause seconde. Et ainsi, ce n’est pas notre esprit qui est la cause principale de son acte, mais Dieu.

 

Tout ce qui meut, est comme un instrument, comme le montre clairement le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Or l’instrument n’est pas libre pour agir, puisqu’il n’agit que dans la mesure oщ quelqu’un se sert de lui. Puis donc que l’esprit humain n’opиre que s’il est mы par Dieu, il semble qu’il ne soit pas douй de libre arbitre.

 

Il est dit que « le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, par laquelle on йlit le bien avec l’assistance de la grвce, ou le mal si celle-ci manque ». Or nombreux sont ceux qui n’ont pas la grвce. Ils ne peuvent donc pas librement йlire le bien ; et ainsi, ils n’ont pas le libre arbitre pour les biens.

 

 L’esclavage est opposй а la libertй. Or on rencontre en l’homme l’esclavage du pйchй, car « quiconque se livre au pйchй est esclave du pйchй », comme il est dit en Jn 8, 34. Il n’y a donc pas de libre arbitre en l’homme.

 

Anselme dit au livre sur le Libre Arbitre : « Si nous avions la puissance de pйcher et de ne pas pйcher, nous n’aurions pas besoin de la grвce. » Or la puissance de pйcher et de ne pas pйcher est le libre arbitre. Puis donc que nous avons besoin de la grвce, nous n’avons pas le libre arbitre.

 

 Chaque chose doit кtre nommйe d’aprиs le meilleur, comme on le lit chez le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le meilleur parmi les actes humains, ce sont les actes mйritoires. Puis donc que l’homme n’a pas de libre arbitre pour ceux-ci — car, comme il est dit en Jn 15, 5, « sans moi, vous ne pouvez rien faire », ce qui se comprend des actes mйritoires —, il semble que l’on ne doive pas dire que l’homme est douй de libre arbitre.

 

10° Saint Augustin dit que, parce que l’homme « n’a pas voulu s’abstenir du pйchй quand il l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Il n’est donc pas au pouvoir de l’homme de pйcher et de ne pas pйcher. Et ainsi, il semble qu’il ne soit pas maоtre de ses actes, ni douй de libre arbitre.

 

11° Saint Bernard distingue trois libertйs : la libertй de l’arbitre, la libertй de conseil et la libertй de bon plaisir ; et il dit que la libertй de l’arbitre est celle par laquelle nous discernons ce qui est permis, la libertй de conseil celle par laquelle nous discernons ce qui est expйdient, la libertй de bon plaisir celle par laquelle nous discernons ce qui plaоt. Or le discernement humain a йtй blessй par l’ignorance. Il semble donc que la libertй de l’arbitre, qui consiste dans un discernement, n’est pas restйe dans l’homme aprиs le pйchй.

 

12° L’homme n’a pas de libertй pour les choses relativement auxquelles il a une nйcessitй. Or l’homme a une nйcessitй relativement aux pйchйs, car aprиs le pйchй, suivant saint Augustin, il est nйcessaire que l’homme pиche, avant la rйparation mortellement, aprиs la rйparation au moins vйniellement. L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre pour les pйchйs.

 

13° Tout ce que Dieu sait d’avance, doit nйcessairement se produire, puisque la prescience de Dieu ne peut se tromper. Or Dieu connaоt d’avance tous les actes humains. Ils se produisent donc par nйcessitй ; et ainsi, l’homme n’est pas douй de libre arbitre pour agir.

 

14° Plus un mobile est proche du premier moteur, plus il est uniforme dans son mouvement, comme on le voit clairement dans le cas des corps cйlestes, dont les mouvements sont uniformes. Or, puisque toute crйature est mue par Dieu — en effet, il meut la crйature corporelle а travers le temps et le lieu, et la spirituelle а travers le temps, comme dit saint Augustin au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral —, la crйature raisonnable est un mobile trиs proche de Dieu, qui est le premier moteur de toutes choses. Elle a donc un mouvement trиs uniforme. Et ainsi, sa puissance ne s’йtend pas а plusieurs choses, pour qu’on puisse la dire douйe par lа de libre arbitre.

 

15° Selon le Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde, il appartient а la noblesse du ciel suprкme que celui-ci obtienne sa fin par un mouvement unique. Or l’вme raisonnable est plus noble que ce ciel, puisque l’esprit est prйfйrй au corps, suivant saint Augustin au huitiиme livre de la Citй de Dieu. L’вme humaine a donc un mouvement unique ; et ainsi, elle ne semble pas кtre douйe de libre arbitre.

 

16° Il convenait а la divine bontй de placer au mieux la plus sublime crйature. Or ce qui adhиre immuablement au meilleur est placй au mieux. Il convenait donc que la nature raisonnable, qui est la plus sublime des crйatures, soit ainsi faite par Dieu, qu’elle adhиre а lui immuablement ; ce qu’elle n’aurait pas, semble-t-il, si elle йtait douйe de libre arbitre. Il convenait donc que la nature raisonnable soit faite sans libre arbitre.

 

17° Les philosophes dйfinissent le libre arbitre comme un libre jugement sur la raison ; et le jugement de la raison peut кtre contraint par la force de la dйmonstration. Or, ce qui est contraint, n’est pas libre. L’homme n’est donc pas douй de libre arbitre.

 

18° Si l’intelligence ou la raison peut кtre contrainte, c’est parce qu’il existe quelque vrai sans mйlange de faussetй ni apparence de faussetй, et c’est pourquoi l’intelligence ne peut pas йviter d’y assentir. Or semblablement, on trouve quelque bien auquel rien de mal n’est mкlй, ni vйritablement, ni selon l’apparence. Puis donc que le bien est l’objet de la volontй comme le vrai est celui de l’intelligence, il semble que, de mкme que l’intelligence est contrainte, de mкme aussi la volontй, de sorte que l’homme n’a de libertй ni quant а la volontй ni quant а la raison. Et ainsi, il n’aura pas le libre arbitre, qui est une facultй de la volontй et de la raison.

 

19° Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « le but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ». Or il n’est pas en notre pouvoir d’кtre tels ou tels ; puisque l’homme tient cela de sa naissance, et dйpend, comme il semble а certains, de la disposition des йtoiles. Il n’est donc pas en notre pouvoir d’approuver telle fin ou telle autre. Or tout jugement sur ce qu’il faut faire se prend de la fin. Nous ne sommes donc pas douйs de libre arbitre.

 

20° Le libre s’oppose а la nйcessitй. Or la volontй de l’homme a une nйcessitй а l’йgard de certaines choses ; en effet, il veut par nйcessitй la bйatitude. Il n’a donc pas de libertй а l’йgard de toutes choses ; et ainsi, il n’est pas douй de libre arbitre pour tout.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Eccli. 15, 14 : « Dieu, au commencement, a crйй l’homme, et il l’a laissй dans la main de son conseil » ; la Glose : « c’est-а-dire au pouvoir du libre arbitre ».

 

On trouve dans les rйalitйs un agent qui agit а partir de rien, et non par nйcessitй, et c’est Dieu ; on trouve aussi un agent qui agit а partir de quelque chose, et par nйcessitй, tels les agents naturels. Or, si l’on pose les extrкmes dans la rйalitй, il s’ensuit que les intermйdiaires sont posйs, suivant le Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde. Mais, entre ces deux, il ne peut y avoir que deux intermйdiaires. L’un d’eux, ce qui agit а partir de rien et par nйcessitй, ne peut exister ; en effet, agir а partir de rien n’appartient qu’а Dieu, qui n’agit pas par nйcessitй mais par volontй. Il reste donc qu’il existe une chose agissant а partir de quelque chose, et non par nйcessitй ; et c’est la nature raisonnable, qui agit а partir d’une matiиre prйsupposйe, et non par nйcessitй mais par la libertй de l’arbitre.

 

Le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or on trouve en l’homme la raison et la volontй. Donc le libre arbitre aussi.

 

Selon le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, le conseil ne porte que sur les choses qui sont en nous. Or les hommes prennent conseil au sujet de leurs actes. Les hommes sont donc maоtres de leurs actes, et par consйquent, douйs de libre arbitre.

 

Les dйfenses et les prйceptes ne doivent кtre donnйs qu’а celui qui peut faire et ne pas faire, car sinon, ils seraient donnйs inutilement. Or des dйfenses et des prйceptes sont divinement donnйs а l’homme. Il est donc au pouvoir de l’homme de faire et de ne pas faire ; et ainsi, il est douй de libre arbitre.

 

Nul ne doit кtre puni ou rйcompensй pour ce qu’il n’est pas en son pouvoir de faire et de ne pas faire. Or l’homme est justement puni et rйcompensй par Dieu pour ses њuvres. L’homme peut donc opйrer et ne pas opйrer ; et ainsi, il est douй de libre arbitre.

 

Pour tout ce qui advient, il est nйcessaire de poser quelque cause. Or, pour les actes humains, nous ne pouvons pas poser comme cause Dieu lui-mкme immйdiatement : car les choses qui viennent immйdiatement de Dieu ne peuvent кtre que bonnes, tandis que les actes humains sont tantфt bons, tantфt mauvais. Semblablement, on ne peut pas dire que la nйcessitй soit la cause des actes humains, car les choses qui adviennent par nйcessitй sont celles qui se comportent toujours rйguliиrement, ce que nous ne voyons pas dans les actes humains. Semblablement, on ne peut pas dire que le destin ou la disposition des йtoiles soit leur cause, car il serait nйcessaire que les actes humains se produisent par nйcessitй, tout comme la cause est nйcessaire. La nature ne peut pas non plus кtre leur cause, c’est ce que montre la diversitй des actes humains : en effet, la nature est dйterminйe а une seule chose, et n’y manque que rarement. La fortune ou le hasard ne peut pas non plus кtre la cause des actes humains, car la fortune et le hasard sont causes de choses qui adviennent rarement et hors de l’intention, comme il est dit au deuxiиme livre de la Physique, ce qui n’apparaоt pas dans les actes humains. Il reste donc que l’homme lui-mкme qui agit est le principe de ses propres actes, et qu’il est par consйquent douй de libre arbitre.

 

 

Rйponse :

 

Sans aucune incertitude, il est nйcessaire de poser que l’homme est libre par son arbitre. En effet, la foi y astreint, puisque sans libre arbitre il ne peut y avoir de mйrite ou de dйmйrite, de juste peine ou de rйcompense. А cela induisent aussi des preuves manifestes faisant apparaоtre que c’est librement que l’homme йlit une chose et repousse l’autre. А cela contraint aussi un raisonnement йvident, par lequel nous procйderons а notre investigation de la faзon suivante, en remontant а l’origine du libre arbitre.

 

Dans les rйalitйs qui se meuvent ou font quelque chose, on trouve cette diffйrence, que certaines ont en elles-mкmes le principe de leur mouvement ou de leur opйration, tandis que d’autres l’ont en dehors d’elles, comme celles qui sont mues par violence, et en lesquelles le principe est au-dehors, le patient n’apportant aucune contribution, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; et en celles-ci, nous ne pouvons pas poser le libre arbitre, йtant donnй qu’elles ne sont pas la cause de leur mouvement, alors que le libre est ce qui est cause de soi, suivant le Philosophe au dйbut de la Mйtaphysique.

 

Mais parmi les rйalitйs dont le principe du mouvement et de l’њuvre est en elles-mкmes, certaines sont ainsi faites qu’elles se meuvent elles-mкmes, tels les animaux ; mais il en est d’autres qui ne se meuvent pas elles-mкmes, bien qu’elles aient en soi quelque principe de leur mouvement, tels les lourds et les lйgers : en effet, ils ne se meuvent pas eux-mкmes, puisqu’ils ne peuvent кtre distinguйs en deux parties, dont l’une serait motrice et l’autre mue, comme on le trouve chez les animaux ; quoique leur mouvement s’ensuive d’un principe qu’ils ont en eux-mкmes : la forme ; et parce qu’ils tiennent celle-ci d’un gйnйrant, l’on dit que le gйnйrant les meut par eux-mкmes, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, mais que, par accident, ils sont mus par ce qui фte l’empкchement ; et ceux-ci se meuvent par eux-mкmes, mais non d’eux-mкmes. Et c’est pourquoi le libre arbitre ne se trouve pas en eux, car ils ne sont pas а eux-mкmes la cause de l’agir ou du mouvement ; mais ils sont astreints а agir ou а se mouvoir par ce qu’ils ont reзu d’autre chose.

 

Mais parmi les rйalitйs qui se meuvent d’elles-mкmes, certaines ont leurs mouvements qui viennent du jugement de la raison, tandis que pour d’autres, les mouvements viennent d’un jugement naturel. Les hommes agissent et se meuvent par un jugement de la raison : en effet, ils confrontent les choses а faire ; tandis que toutes les bкtes agissent et se meuvent par un jugement naturel. Et cela ressort clairement, d’une part, de ce que toutes celles qui sont de la mкme espиce opиrent semblablement — ainsi, toutes les hirondelles font leur nid de la mкme faзon —, et d’autre part de ce qu’elles ont un jugement pour une њuvre dйterminйe et non pour toute њuvre ; ainsi, les abeilles n’ont pas d’industrie pour opйrer autre chose que des rayons de miel ; et il en va de mкme pour les autres animaux.

 

Par consйquent, а qui considиre droitement, il apparaоt que le jugement sur les choses а faire est attribuй aux bкtes de la mкme faзon que le mouvement et l’action sont attribuйs aux corps naturels inanimйs ; en effet, de mкme que les lourds et les lйgers ne se meuvent pas eux-mкmes de faзon а кtre ainsi la cause de leur mouvement, de mкme les bкtes ne jugent pas non plus par leur jugement, mais elles suivent le jugement que Dieu a mis en elles. Et de la sorte, elles ne sont pas la cause de leur arbitre, et n’ont pas la libertй de l’arbitre. L’homme, en revanche, jugeant par la puissance de la raison sur les choses а faire, peut juger depuis son arbitre, en tant qu’il connaоt la nature de la fin et du moyen, ainsi que la relation et l’ordre entre l’un et l’autre ; voilа pourquoi il n’est pas seulement la cause de soi-mкme dans son mouvement, mais aussi dans son jugement ; et c’est pourquoi il est douй de libre arbitre, c’est-а-dire de libre jugement pour agir ou ne pas agir.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dans l’њuvre de l’homme, on peut trouver deux choses : l’йlection des њuvres, et celle-ci est toujours йtablie au pouvoir de l’homme, et la gestion ou l’exйcution des њuvres, et celle-lа n’est pas toujours au pouvoir de l’homme, mais, par le gouvernement de la divine providence, le propos de l’homme est tantфt conduit а son terme, tantфt non. Voilа pourquoi l’on ne dit pas que l’homme est libre de ses actions, mais de son йlection, qui est le jugement sur les choses а faire. Et c’est ce que montre le nom mкme de libre arbitre. Ou bien l’on peut faire une distinction sur l’њuvre mйritoire, comme cela est pratiquй dans les objections. Cependant, la premiиre rйponse est de saint Grйgoire de Nysse.

 

L’њuvre mйritoire ne diffиre pas de l’њuvre non mйritoire quant а l’objet de l’action, mais quant а la faзon d’agir : en effet, il n’est rien qu’un homme fasse de faзon mйritoire et par charitй, qu’un autre ne puisse faire ou vouloir sans mйrite. Voilа pourquoi, que l’homme ne puisse faire des actes mйritoires sans la grвce, ne dйroge pas а la libertй parfaite : car on dit que l’homme est douй de libre arbitre en ce sens qu’il peut faire ceci ou cela, non en ce sens qu’il peut agir ainsi ou autrement ; car, suivant le Philosophe, celui qui n’a pas encore l’habitus de la vertu, n’a pas en son pouvoir d’agir а la faзon dont le vertueux agit, si ce n’est en tant qu’il peut acquйrir l’habitus de la vertu. Or, bien que l’homme ne puisse acquйrir par son libre arbitre la grвce qui rend les њuvres mйritoires, il peut cependant se prйparer а avoir la grвce, que Dieu ne lui refusera pas s’il fait ce qui est en lui. Voilа pourquoi il n’est pas tout а fait hors du pouvoir du libre arbitre de faire des њuvres mйritoires, quoique le pouvoir du libre arbitre ne suffise pas par soi а cela, йtant donnй que le mode qui est requis pour le mйrite excиde la capacitй de la nature, au lieu que le mode confйrй aux њuvres par les vertus politiques ne la dйpasse pas. Mais personne ne dirait que l’homme n’est pas douй de libre arbitre parce qu’il ne peut pas vouloir ou йlire а la faзon de Dieu ou de l’ange.

 

Dieu opиre en chaque agent et suivant le mode de cet agent, comme la cause premiиre opиre dans l’opйration de la cause seconde, puisque la cause seconde ne peut passer а l’acte que par la puissance de la cause premiиre. Donc, que Dieu soit une cause opйrant dans les cњurs des hommes, n’exclut pas que les esprits humains eux-mкmes soient causes de leurs mouvements ; par consйquent, la notion de libertй n’est pas фtйe.

 

On dit que la cause premiиre est principale absolument parlant, pour la raison qu’elle influe davantage sur l’effet ; mais la cause seconde est principale а un certain point de vue, en tant que l’effet lui est davantage conformй.

 

« Instrument » se dit de deux faзons. D’abord proprement, c’est-а-dire quand une chose est mue par autre chose de telle sorte qu’aucun principe d’un tel mouvement ne lui est confйrй par le moteur : comme la scie est mue par le menuisier ; et un tel instrument est dйnuй de libertй. Ensuite, « instrument » dйsigne plus communйment tout ce qui est un moteur mы par autre chose, que le principe de son mouvement soit en lui ou non. Et dans ce cas, il n’est pas nйcessaire que la notion de libertй soit complиtement exclue de l’instrument, car une chose peut кtre mue par autre chose, et cependant se mouvoir elle-mкme ; et c’est le cas de l’esprit humain.

 

Celui qui n’a pas la grвce peut йlire le bien, mais pas de faзon mйritoire ; et cela ne dйroge pas а la libertй de l’arbitre, comme on l’a dit.

 

L’esclavage du pйchй n’implique pas de contrainte, mais soit une inclination, en tant que le pйchй prйcйdent induit en quelque sorte aux suivants, soit un dйfaut de la vertu naturelle, qui ne peut se dйlivrer de la tache du pйchй, auquel elle s’est soumise une fois. Voilа pourquoi l’homme demeure toujours libre de contrainte, ce qui le rend naturellement douй de libre arbitre.

 

Anselme, dans ce passage, parle comme un objectant ; en effet, il montre par la suite que le besoin de la grвce ne contredit pas le libre arbitre.

 

Le pouvoir du libre arbitre s’йtend а l’њuvre mкme qui est mйritoire, bien que ce ne soit pas sans Dieu, sans lequel il n’est rien au monde qui puisse agir ; mais le mouvement par lequel l’њuvre devient mйritoire dйpasse la capacitй de la nature, comme on l’a dit.

 

10° Sur ce sujet, il y a deux opinions. Certains disent que l’homme en йtat de pйchй mortel ne peut йviter longtemps de pйcher mortellement ; cependant, il peut йviter ce pйchй mortel ou cet autre, comme tous le disent communйment des pйchйs vйniels. Et ainsi, cette nйcessitй ne semble pas enlever la libertй de l’arbitre. L’autre opinion est que l’homme en йtat de pйchй mortel peut йviter tout pйchй ; cependant, il ne peut pas йviter d’кtre sous le pйchй, car il ne peut par lui-mкme ressusciter du pйchй, au lieu qu’il a pu par lui-mкme tomber dans le pйchй. Et suivant cette opinion, la libertй de l’arbitre se soutient plus facilement. Mais cette question sera posйe plus loin, quand il s’agira du pouvoir du libre arbitre.

 

11° Notre volontй se porte vers un moyen ou vers une fin ; et vers une fin honnкte ou dйlectable, suivant la triple distinction du bien en honnкte, utile et dйlectable. Saint Bernard pose donc la libertй de l’arbitre relativement а la fin honnкte, la libertй de conseil relativement au bien utile, qui est un moyen, et la libertй de bon plaisir relativement au bien dйlectable. Or, bien que le discernement ait йtй diminuй par l’ignorance, il n’a cependant pas йtй totalement фtй ; voilа pourquoi la libertй de l’arbitre a certes йtй affaiblie par le pйchй, mais pas entiиrement perdue.

 

12° Aprиs le pйchй et avant la rйparation, l’homme est dans la nйcessitй de pйcher, c’est-а-dire d’avoir un pйchй, mais il n’est pas dans la nйcessitй d’user du pйchй, selon une premiиre opinion. Ainsi donc, « pйcher » se dit de deux faзons, tout comme « voir », suivant le Philosophe au deuxiиme livre sur l’Вme. Ou bien, selon une autre opinion, il est dans la nйcessitй de pйcher en quelque pйchй, quoiqu’il n’ait de nйcessitй а l’йgard d’aucun.

 

13° De la prescience de Dieu, on ne peut conclure que nos actes soient nйcessaires de nйcessitй absolue, appelйe aussi nйcessitй du consйquent, mais d’une nйcessitй conditionnйe, que l’on appelle nйcessitй de consйquence, comme on le voit clairement chez Boиce, а la fin de la Consolation de la philosophie.

 

14° « Кtre mы » se dit de deux faзons. D’abord proprement, comme le Philosophe dйfinit le mouvement au troisiиme livre de la Physique, disant que le mouvement « est l’acte de ce qui existe en puissance en tant que tel ». Et dans ce cas, il est vrai que plus un mobile est proche du premier moteur, plus on trouve on lui une grand uniformitй de mouvement : car plus il est proche du premier moteur, plus il est parfait et existe davantage en acte, et moins en puissance, et c’est pourquoi il est susceptible de mouvements moins nombreux. Ensuite, on appelle « mouvement » au sens large n’importe quelle opйration, comme penser et sentir. Et en prenant ainsi le mouvement, le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que le mouvement est l’acte du parfait : car chaque chose opиre en tant qu’elle est en acte. Et dans ce cas, la proposition est vraie d’une certaine faзon, mais non d’une autre. En effet, si l’uniformitй du mouvement est considйrйe du cфtй des effets, alors elle est fausse, car plus un opйrant est puissant et parfait, plus sa puissance s’йtend а de nombreux effets. Mais si on l’envisage quant au mode d’action, alors la proposition est vraie, car plus un opйrant est parfait, plus il conserve le mкme mode dans son action, car il varie moins par sa nature et sa disposition, et donc par le mode d’action. Or on dit que les esprits raisonnables sont mobiles non dans le premier sens de « mouvement », car un tel mouvement n’est que celui des corps, mais dans le second. Ainsi Platon a-t-il lui aussi posй que le premier moteur se mouvait lui-mкme, en tant qu’il se veut et se pense, comme dit le Commentateur au huitiиme livre de la Physique. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que les esprits raisonnables soient dйterminйs а quelques effets ; mais ils ont une efficace relativement а de nombreuses choses, et sous ce rapport la libertй leur convient.

 

15° Il n’est pas toujours nйcessaire que ce qui peut obtenir sa fin par des opйrations ou des mouvements moins nombreux, soit plus noble ; car parfois, une chose obtient par de plus nombreuses opйrations une fin plus parfaite que ne peut en obtenir une autre par une seule opйration, comme le Philosophe le dit au mкme endroit. Et de la sorte, les esprits raisonnables sont trouvйs plus parfaits que le ciel suprкme, qui a seulement un seul mouvement, car ils obtiennent une fin plus parfaite, quoique par des opйrations plus nombreuses.

 

16° La crйature, il est vrai, serait meilleure si elle adhйrait immuablement а Dieu, cependant celle qui peut adhйrer et ne pas adhйrer а Dieu est bonne ; et ainsi, l’univers oщ se trouvent l’une et l’autre crйature est meilleur que si l’une des deux seulement s’y trouvait. Et c’est la rйponse de saint Augustin. Ou bien l’on peut dire, suivant saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne, qu’il est impossible qu’une crйature, par sa propre nature, adhиre а Dieu d’une volontй immuable, йtant donnй que, venant du nйant, elle peut кtre inflйchie. Cependant, si quelque crйature adhйrait immuablement а Dieu, elle ne serait pas pour cela privйe de libre arbitre, car elle peut, en adhйrant, faire et ne pas faire de nombreuses choses.

 

17° Le jugement auquel la libertй est attribuйe, est le jugement d’йlection, et non celui que l’homme prononce sur les conclusions dans les sciences spйculatives ; car l’йlection est elle-mкme comme une certaine science de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй.

 

18° De mкme qu’il existe un vrai que l’intelligence reзoit par nйcessitй parce qu’il n’est pas mйlangй de faux, tels les premiers principes de la dйmonstration, de mкme il existe un bien que la volontй recherche par nйcessitй parce qu’il n’est pas mйlangй de mal, а savoir, la fйlicitй elle-mкme. Cependant, il ne s’ensuit pas que la volontй soit contrainte par cet objet : car la contrainte dйsigne une chose contraire а la volontй, celle-ci йtant proprement l’inclination de celui qui veut ; et elle ne dйsigne pas une chose contraire а l’intelligence, celle-ci ne signifiant pas l’inclination de celui qui pense. Et la nйcessitй de ce bien n’induit pas la nйcessitй de la volontй а l’йgard des autres objets qu’elle doit vouloir — comme la nйcessitй des premiers principes induit la nйcessitй pour l’intelligence d’assentir aux conclusions —, йtant donnй que les autres objets voulus n’ont pas de relation nйcessaire а ce premier objet voulu, vйritablement ou selon l’apparence, en sorte que sans eux le premier objet voulu ne puisse кtre possйdй — comme les conclusions dйmonstratives ont une relation nйcessaire aux principes par lesquels elles sont dйmontrйes, de sorte que, si les conclusions ne sont pas vraies, il est nйcessaire que les principes ne soient pas vrais.

 

19° Les hommes ne tiennent de leur naissance aucune disposition immйdiatement dans l’вme intellective, par laquelle ils soient nйcessairement inclinйs а йlire une fin : ni du corps cйleste, ni d’aucune autre chose ; si ce n’est qu’ils ont en eux par leur propre nature un appйtit nйcessaire de la fin ultime, c’est-а-dire de la bйatitude, ce qui n’empкche pas la libertй de l’arbitre, puisque diverses voies demeurent йligibles pour l’obtention de cette fin ; et ce, parce que les corps cйlestes n’impriment pas immйdiatement dans l’вme raisonnable. Mais de la naissance rйsulte une disposition dans le corps du nouveau-nй tant par la puissance des corps cйlestes que par les causes infйrieures, qui sont la semence et la matiиre du fњtus ; disposition qui, d’une certaine faзon, rend l’вme encline а йlire quelque chose, dans la mesure oщ l’йlection de l’вme raisonnable est inclinйe par les passions, qui sont dans l’appйtit sensitif, lui-mкme йtant une puissance corporelle qui suit les dispositions du corps. Mais cela n’introduit en lui aucune nйcessitй de l’йlection, puisqu’il est au pouvoir de l’вme raisonnable de recevoir mais aussi de repousser les passions naissantes. Par la suite, l’homme est rendu tel ou tel par un habitus acquis, dont nous sommes la cause, ou par un habitus infus, qui n’est pas donnй sans notre consentement, bien que nous n’en soyons pas la cause. Et cet habitus a pour effet que l’homme recherche efficacement la fin accordйe а cet habitus. Et cependant, celui-ci n’introduit pas de nйcessitй, ni n’enlиve la libertй de l’йlection.

 

20° Puisque l’йlection est un certain jugement sur les choses а faire, ou une consйquence de ce jugement, ce dont il peut y avoir йlection, c’est ce qui est objet de notre jugement. Or le jugement, dans les choses а faire, se prend de la fin, comme la conclusion se prend des principes. Donc, de mкme que nous ne jugeons pas des premiers principes en les examinant, mais que nous y assentons naturellement et examinons toutes les autres choses d’aprиs eux, de mкme aussi dans le domaine de l’appйtit, nous ne jugeons pas de la fin ultime par un jugement de discussion ou d’examen, mais nous l’approuvons naturellement, et c’est pourquoi il n’y a pas sur elle йlection, mais volontй. Nous avons donc а son йgard une volontй libre, puisque la nйcessitй d’inclination naturelle ne s’oppose pas а la libertй, suivant saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu ; mais non un libre jugement, а proprement parler, puisqu’elle n’est pas objet d’йlection.

Article 2 : Le libre arbitre existe-t-il chez les bкtes ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

On dit que nous sommes douйs de libre arbitre, en ce sens que nos actes sont volontaires. Or les enfants comme les bкtes ont en commun le volontaire, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Le libre arbitre existe donc chez les bкtes.

 

Selon le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, en tout ce qui se meut soi-mкme, il y a le pouvoir de se mouvoir et de s’immobiliser. Or les bкtes se meuvent d’elles-mкmes ; elles peuvent donc se mouvoir et s’immobiliser. Or on dit que nous sommes douйs de libre arbitre, en ce sens qu’il est en notre pouvoir de faire quelque chose, comme on le voit clairement chez saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne. Le libre arbitre existe donc chez les bкtes.

 

Le libre arbitre implique deux choses : le jugement et la libertй, et les deux peuvent se trouver chez les bкtes. En effet, elles ont un jugement sur les choses а faire, ce qui ressort de ce qu’elles poursuivent une chose et en йvitent une autre ; elles ont aussi la libertй, puisqu’elles peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Le libre arbitre existe donc en elles.

 

Dиs que la cause est posйe, l’effet est posй. Or saint Jean Damascиne a posй ceci comme cause de la libertй de l’arbitre, que notre вme commence par une mutation, car elle vient du nйant, et c’est pourquoi elle est changeante et en puissance а de nombreuses choses. Or l’вme de la bкte commence par une mutation. Le libre arbitre existe donc en elle.

 

On appelle « libre » ce qui n’est pas liй а quelque chose. Or l’вme de la bкte n’est pas liйe а l’un des opposйs, car sa puissance n’est pas dйterminйe а une seule chose comme la puissance des rйalitйs naturelles, qui font toujours la mкme chose. L’вme de la bкte a donc le libre arbitre.

 

La peine n’est due qu’а celui qui a le libre arbitre. Or on trouve frйquemment dans l’ancienne loi une peine infligйe aux bкtes, comme cela est clair en Ex. 19 pour la bкte qui touche la montagne, et au chap. 21 pour le bњuf qui frappe de la corne, et en Lйv. 20 pour la bкte avec laquelle une femme s’est corrompue. Les bкtes semblent donc кtre douйes de libre arbitre.

 

Le signe que l’homme est douй de libre arbitre, comme disent les saints, est qu’il est poussй au bien et retirй du mal par des prйceptes. Or nous constatons que les bкtes sont attirйes par des bienfaits et mues par des prйceptes, ou effrayйes par des menaces, afin qu’elles fassent une chose ou en quittent une autre. Les bкtes sont donc douйes de libre arbitre.

 

Le prйcepte divin n’est donnй qu’а celui qui a le libre arbitre. Or un prйcepte divin est donnй а une bкte : ainsi en Jon. 4, 7, d’aprиs une autre version, il est dit que « le Seigneur commanda au vers, et il piqua le lierre ». Les bкtes ont donc le libre arbitre.

 

 

En sens contraire :

 

Si l’homme est а l’image de Dieu, il semble que ce soit parce qu’il est douй de libre arbitre, comme dit saint Jean Damascиne et aussi saint Bernard. Or les bкtes ne sont pas а l’image de Dieu. Elles ne sont donc pas douйes de libre arbitre.

 

Tout ce qui est douй de libre arbitre, agit, et n’est pas seulement agi. Or les bкtes n’agissent pas, mais sont agies, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre. Les bкtes ne sont donc pas douйes de libre arbitre.

 

 

Rйponse :

 

Les bкtes ne sont aucunement douйes de libre arbitre. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, puisque trois choses concourent а notre opйration, а savoir la connaissance, l’appйtit et l’opйration elle-mкme, toute la notion de libertй dйpend du mode de connaissance. En effet, l’appйtit suit la connaissance, puisque l’appйtit ne porte que sur le bien que la puissance cognitive lui propose. Et si parfois l’appйtit semble ne pas suivre la connaissance, c’est parce que le jugement de l’appйtit et celui de la connaissance ne portent pas sur le mкme objet : en effet, l’appйtit porte sur la chose particuliиre а faire, tandis que le jugement de la raison porte parfois sur quelque universel, qui est parfois contraire а l’appйtit. Mais le jugement sur cette chose particuliиre а faire а un moment donnй ne peut jamais кtre contraire а l’appйtit. Car celui qui veut forniquer, bien qu’il sache universellement que la fornication est un mal, juge cependant que l’acte de fornication est pour lui un bien а un moment donnй, et il l’йlit sous l’apparence du bien. En effet, personne n’agit en ayant l’intention du mal, comme dit Denys. Or, s’il n’y a pas d’empкchement, le mouvement ou l’opйration suit l’appйtit. Voilа pourquoi, si le jugement de la cognitive n’est pas au pouvoir de quelqu’un mais reзoit d’ailleurs sa dйtermination, l’appйtit non plus ne sera pas en son pouvoir, et par consйquent le mouvement ou l’opйration ne le sera pas non plus dans l’absolu.

 

Or le jugement est au pouvoir de celui qui juge, dans la mesure oщ il peut juger sur son jugement : en effet, sur ce qui est en notre pouvoir, nous pouvons juger. Or juger de son jugement n’appartient qu’а la raison, qui fait retour sur son acte, et connaоt les relations des rйalitйs dont elle juge, et par lesquelles elle juge ; c’est pourquoi toute la racine de la libertй est йtablie dans la raison. Donc, dans la mesure oщ une chose se rapporte а la raison, elle se rapporte aussi au libre arbitre. Or la raison ne se trouve pleinement et parfaitement qu’en l’homme ; c’est donc seulement en lui que le libre arbitre se trouve en plйnitude.

 

Mais les bкtes ont quelque ressemblance de raison, en tant qu’elles ont part а une certaine prudence naturelle, йtant donnй que la nature infйrieure atteint en quelque faзon ce qui appartient а la nature supйrieure. Et cette ressemblance consiste en ce qu’elles ont un jugement ordonnй sur des objets. Mais ce jugement leur vient d’une estimation naturelle, non d’une confrontation, puisqu’elles ignorent la raison de leur jugement ; c’est pourquoi un jugement de ce genre ne s’йtend pas а toutes choses, comme le jugement de la raison, mais а certaines choses dйterminйes. Et de mкme, il y a en elles une certaine ressemblance du libre arbitre, en tant qu’elles peuvent faire ou ne pas faire une seule et mкme chose, suivant leur jugement, de sorte qu’il y a en elles comme une certaine libertй conditionnйe : en effet, elles peuvent agir, si elles jugent qu’il faut agir, ou ne pas agir, si elles ne jugent pas ainsi. Mais parce que leur jugement est dйterminй а une seule chose, et l’appйtit et l’action sont par consйquent dйterminйs а une seule chose ; c’est pourquoi, suivant saint Augustin au neuviиme livre sur la Genиse au sens littйral, « elles sont mues par des reprйsentations visuelles » ; et suivant saint Jean Damascиne, elles sont agies par les passions : en effet, elles jugent naturellement de telle faзon sur telle reprйsentation visuelle et sur telle passion ; aussi telle vision d’une chose ou telle passion qui s’йlиve en eux les met-elle dans la nйcessitй de se mouvoir pour йviter ou poursuivre, comme le mouton est dans la nйcessitй de craindre et de fuir а la vue du loup, tandis que le chien, si la passion de colиre s’йlиve en lui, est dans la nйcessitй d’aboyer et de poursuivre pour nuire.

 

Mais l’homme n’est pas nйcessairement mы par les choses qui se prйsentent а lui, ou par les passions qui s’йlиvent en lui, parce qu’il peut les recevoir ou les repousser ; voilа pourquoi l’homme est douй de libre arbitre, mais non la bкte.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le volontaire est posй par le Philosophe chez les bкtes non pas en tant qu’il s’accorde а la volontй, mais en tant qu’il s’oppose au violent ; ainsi, il est dit que le volontaire est chez les bкtes et les enfants, non qu’ils aient l’usage d’une libre йlection, mais parce qu’ils font quelque chose de leur propre mouvement.

 

La puissance motrice des bкtes, considйrйe en elle-mкme, n’est pas inclinйe vers l’un des opposйs plus que vers l’autre ; ainsi est-il dit qu’ils peuvent se mouvoir et s’immobiliser. Mais le jugement par lequel la puissance motrice est appliquйe а l’un des opposйs, est dйterminй ; et par consйquent, elles ne sont pas douйes de libre arbitre.

 

Bien qu’il y ait chez les bкtes une certaine indiffйrence des actions, cependant l’on ne peut pas dire au sens propre qu’il y ait en eux une libertй des actions, c’est-а-dire d’agir ou de ne pas agir : d’une part, parce que les actions, йtant exercйes par le corps, peuvent кtre contraintes ou empкchйes non seulement dans le cas des bкtes, mais aussi dans le cas des hommes, et c’est pourquoi on ne dit pas mкme de l’homme qu’il est libre de son action ; d’autre part aussi parce que, bien qu’il y ait chez la bкte, si l’on considиre l’action elle-mкme en soi, une indiffйrence quant а l’agir et le non-agir, cependant, si l’on considиre la relation de l’action au jugement, d’oщ vient sa dйtermination а une seule chose, alors une certaine obligation s’йtend aussi aux actions elles-mкmes, de sorte que la notion de libertй ne peut кtre trouvйe en elles de faзon absolue. Mais supposй qu’il y ait chez les bкtes quelque libertй et quelque jugement, il ne s’ensuivrait cependant pas qu’il y ait chez elles la libertй du jugement, puisque leur jugement est naturellement dйterminй а une seule chose.

 

Commencer par une mutation, ou venir du nйant, n’est pas assignй par saint Jean Damascиne comme la cause du libre arbitre, mais comme la cause de la flexibilitй du libre arbitre vers le mal ; et ce qui est donnй comme la cause du libre arbitre tant par saint Jean Damascиne que par saint Grйgoire et aussi saint Augustin, c’est la raison.

 

Bien que la puissance motrice chez les bкtes ne soit pas dйterminйe а une seule chose, cependant leur jugement sur les choses а faire est dйterminй а une seule chose, comme on l’a dit.

 

Puisque les bкtes ont йtй faites pour le service de l’homme, on dispose des bкtes comme il convient aux hommes, а cause desquels elles ont йtй faites. Les bкtes sont donc punies par la loi divine, non qu’elles pиchent, mais parce que leur peine punit les hommes dans leur possession, ou les effraie en raison de la duretй mкme de la peine, ou encore les instruit en leur signifiant un mystиre.

 

Tant les hommes que les bкtes sont conduits par des bienfaits et dйtournйs par des chвtiments, ou par des prйceptes et des dйfenses ; mais de faзon diffйrente, car si les mкmes choses sont reprйsentйes а l’homme de la mкme faзon, que ce soient des prйceptes et des dйfenses, ou des bienfaits et des chвtiments, il est en son pouvoir de les йlire ou de les йviter par le jugement de la raison ; mais chez les bкtes, il y a un jugement naturel dйterminй а ce que la chose qui se prйsente ou survient d’une certaine faзon, soit reзue ou йvitйe de la mкme faзon. Mais il arrive que, au souvenir des bienfaits ou des chвtiments passйs, les bкtes apprйhendent quelque chose comme ami, et а poursuivre ou а espйrer ; et autre chose comme ennemi, et а йviter ou а craindre ; voilа pourquoi, aprиs des chвtiments, la passion de crainte qui s’йlиve en eux les induit а obйir au geste de l’instructeur. Et ce genre de chose se passe chez les bкtes non pas nйcessairement а cause de la libertй de l’arbitre, mais а cause de l’indiffйrence des actions.

 

Selon saint Augustin au neuviиme livre sur la Genиse au sens littйral, au sujet de la faзon dont le prйcepte divin fut donnй aux bкtes, « il ne faut pas croire qu’une voix venue de la nuйe ait donnй un ordre а l’aide de ces paroles que les кtres raisonnables qui les entendent ont l’habitude de comprendre et d’exйcuter. Les bкtes et les oiseaux, en effet, n’ont pas reзu ce pouvoir ; а leur maniиre cependant ils obйissent а Dieu, non par le libre arbitre d’une volontй rationnelle, mais, de mкme que Dieu, sans кtre lui-mкme mы dans le temps, meut toutes choses en temps opportun […], ainsi sont-ils mus dans le temps pour exйcuter ses ordres. »

Article 3 : Le libre arbitre existe-t-il en Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or la raison ne convient pas а Dieu, puisqu’elle dйsigne une connaissance discursive, tandis que Dieu connaоt tout d’un simple regard. Le libre arbitre ne convient donc pas а Dieu.

 

Le libre arbitre est la facultй par laquelle on йlit le bien et le mal, comme le montre clairement saint Augustin. Or la facultй d’йlire le mal n’existe pas en Dieu. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

Le libre arbitre est une puissance qui a des actes opposйs. Or Dieu n’a pas des actes opposйs, puisqu’il est immuable, et qu’il ne peut кtre inflйchi vers le mal. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

Йlire est l’acte du libre arbitre, comme il ressort de la dйfinition susdite. Or l’йlection ne convient pas а Dieu, puisqu’elle suit le conseil, qui est propre а celui qui doute et qui enquкte. Le libre arbitre n’existe donc pas en Dieu.

 

 

En sens contraire :

 

Anselme dit : « Si le pouvoir de pйcher entrait dans la dйfinition du libre arbitre, alors ni Dieu ni les anges n’auraient de libre arbitre ; ce qui est absurde. » Il est donc aberrant de dire que Dieu n’a pas de libre arbitre.

 

1 Cor. 12, 11 : « C’est un seul et mкme Esprit qui produit tous ces dons, les distribuant а chacun en particulier, comme il lui plaоt » ; la Glose : « d’aprиs le libre arbitre de sa volontй ». Le Saint-Esprit a donc un libre arbitre et, pour la mкme raison, le Pиre et le Fils aussi.

 

Rйponse :

 

On peut trouver le libre arbitre en Dieu ; mais de faзon diffйrente en lui, dans les anges, et dans les hommes.

 

En effet, que le libre arbitre existe en Dieu, apparaоt par le fait qu’il possиde lui-mкme la fin de sa volontй, fin qu’il veut naturellement et qui est sa bontй, tandis qu’il veut toutes les autres choses comme ordonnйes а cette fin ; mais, а proprement parler, il ne les veut pas nйcessairement, comme on l’a montrй dans la question prйcйdente, йtant donnй que sa bontй n’a pas besoin des choses qui lui sont ordonnйes, si ce n’est pour sa manifestation, qui peut se faire convenablement de plusieurs faзons ; il lui reste ainsi un libre jugement pour vouloir ceci ou cela, comme c’est le cas pour nous. Et c’est pourquoi il est nйcessaire de dire que le libre arbitre se trouve en Dieu, et semblablement dans les anges ; en effet, ceux-ci ne veulent pas par nйcessitй tout ce qu’ils veulent ; mais ce qu’ils veulent, ils le veulent par un libre jugement, tout comme nous.

 

Cependant, le libre arbitre se trouve diffйremment en nous, dans les anges, et en Dieu. En effet, si ce qui est premier varie, il est nйcessaire que ce qui suit varie. Or la facultй du libre arbitre prйsuppose deux choses : la nature, et la puissance cognitive.

 

La nature est d’un autre mode en Dieu que dans les hommes et que dans les anges. Car la nature divine est incrййe, et elle est son кtre et sa bontй ; aussi ne peut-il y avoir de dйfaut en lui ni quant а l’кtre ni quant а la bontй. Mais la nature humaine et la nature angйlique sont crййes, ayant pour principe le nйant ; par consйquent, autant qu’il est en elles, elles ont la possibilitй de faillir. Et c’est pourquoi le libre arbitre de Dieu ne peut nullement кtre inflйchi vers le mal, tandis que le libre arbitre de l’homme et de l’ange, considйrй dans ses principes naturels, peut кtre inflйchi vers le mal.

 

La connaissance aussi se trouve avec un mode diffйrent en l’homme, en Dieu, et dans les anges. En effet, l’homme a une connaissance voilйe, et prend connaissance de la vйritй par un processus discursif ; c’est pourquoi le doute et la difficultй lui surviennent lorsqu’il distingue et juge, car « les pensйes des hommes sont timides, et nos prйvoyances sont incertaines » comme il est dit en Sag. 9, 14. Mais en Dieu, et dans les anges а leur faзon, il y a une connaissance simple de la vйritй, sans processus discursif ni enquкte ; aussi la difficultй ou le doute n’ont-ils pas de place en eux lorsqu’ils distinguent ou jugent. Voilа pourquoi Dieu et l’ange ont en leur libre arbitre une prompte йlection, tandis que l’homme est sujet а la difficultй lorsqu’il йlit, а cause de l’incertitude et du doute.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le libre arbitre de l’ange occupe une place mйdiane entre le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, ayant part en quelque faзon aux deux extrкmes.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le mot « raison » est parfois pris largement dans le sens de toute connaissance immatйrielle ; et en ce sens, la raison se trouve en Dieu ; c’est pourquoi Denys met la raison au nombre des noms divins, au septiиme chapitre des Noms divins. D’une autre faзon, ce mot est pris proprement pour dйsigner la puissance cognitive avec processus discursif ; et en ce sens, la raison ne se trouve ni en Dieu ni dans les anges, mais seulement dans les hommes. L’on peut donc dire que la raison, dans la dйfinition du libre arbitre, est posйe avec la premiиre acception. Mais si on la prend dans la seconde acception, alors le libre arbitre est dйfini avec le mode qu’il a dans les hommes.

 

Le pouvoir d’йlire le mal n’entre pas dans la notion de libre arbitre, mais c’est une consйquence du libre arbitre, lorsqu’il existe dans une nature crййe ayant la possibilitй de faillir.

 

La volontй divine a des actes opposйs : non qu’elle veuille une chose et ensuite ne la veuille pas, ce qui s’opposerait а son immuabilitй ; ni qu’elle puisse vouloir le bien et le mal, car cela poserait une faillibilitй en Dieu ; mais parce qu’elle peut vouloir ceci et ne pas le vouloir.

 

Que l’йlection suive le conseil, qui s’effectue avec enquкte, s’ajoute а l’йlection telle qu’elle se trouve dans la nature raisonnable, qui prend connaissance de la vйritй par un processus discursif de la raison ; mais dans la nature intellectuelle, qui a une rйception simple de la vйritй, l’йlection se trouve sans enquкte prйcйdente. Et c’est ainsi que l’йlection existe en Dieu.

Article 4 : Le libre arbitre est-il ou non une puissance ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le libre arbitre, suivant saint Augustin, est une facultй de la volontй et de la raison. Or le mot « facultй » йvoque un pouvoir facile. Puis donc que la facilitй de la puissance vient de l’habitus — car, selon saint Augustin, l’habitus est ce qui permet d’agir facilement —, il semble que le libre arbitre soit un habitus.

 

Parmi les opйrations, certaines sont morales, d’autres naturelles. Or la facultй qui sert aux opйrations morales, est un habitus, non une puissance, comme cela est clair dans le cas des vertus morales. Le libre arbitre, qui implique une facilitй pour les opйrations naturelles, est donc lui aussi un habitus, non une puissance.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, si la nature faisait un navire, elle le ferait comme l’art. La facilitй naturelle est donc de mкme nature que la facilitй qui advient par l’art. Or la facilitй qui advient par l’art est un certain habitus acquis par des њuvres, comme on le voit clairement avec les vertus morales, si nous disons advenir par l’art tout ce qui est fait selon la raison. La facultй ou facilitй naturelle qu’est le libre arbitre sera donc un certain habitus.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, les habitus nous font agir de telle ou telle faзon, et les puissances nous font simplement agir. Or l’expression de libre arbitre dйsigne non seulement ce par quoi nous agissons, mais ce par quoi nous agissons de telle faзon, c’est-а-dire librement. L’expression de libre arbitre dйsigne donc un habitus.

 

[Le rйpondant] disait que lorsque l’on dit : « l’habitus nous fait agir de telle ou telle faзon », il faut comprendre : « bien ou mal ». En sens contraire : ce qui entre dans la notion d’habitus est commun а tout habitus. Or bien ou mal agir n’est pas commun а tout habitus, car les habitus spйculatifs ne se rapportent pas au bien ou au mal, semble-t-il. Bien ou mal agir n’entre donc pas dans la notion d’habitus.

 

Ce qui est фtй par le pйchй ne peut кtre une puissance, mais un habitus. Or le libre arbitre est фtй par le pйchй car, comme dit saint Augustin, « en usant mal de son libre arbitre, l’homme se perdit et le perdit ». Le libre arbitre est donc un habitus et non une puissance.

 

[Le rйpondant] disait que la parole de saint Augustin s’entend de la libertй de la grвce, qui existe par un habitus. En sens contraire : selon saint Augustin, personne ne mйsuse de l’habitus de la grвce. Le libre arbitre, dont on mйsuse, ne peut donc кtre compris comme la libertй de la grвce.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est « un habitus de l’esprit qui est libre de soi-mкme » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il est plus facile de passer а l’acte de la connaissance qu’а l’acte de l’opйration. Or il a йtй donnй а la puissance cognitive un habitus naturel, l’intelligence des principes, qui est au sommet de la connaissance. А la puissance opйrative ou motrice a donc aussi йtй donnй quelque habitus naturel. Puis donc que le libre arbitre semble tenir le plus haut rang parmi les moteurs, il semble qu’il soit un habitus, ou une puissance perfectionnйe par un habitus.

 

10° Une puissance n’est restreinte que par un habitus. Or la volontй et la raison sont restreintes dans le libre arbitre : en effet, la volontй porte sur les choses possibles et les impossibles, tandis que le libre arbitre ne porte pas sur les impossibles ; semblablement, la raison porte sur les choses qui sont en nous et sur celles qui ne sont pas en nous, tandis que le libre arbitre porte seulement sur celles qui sont en nous. L’expression de libre arbitre dйsigne donc un habitus.

 

11° De mкme que le nom de puissance dйsigne une chose qui s’ajoute а l’essence, de mкme le nom de facultй dйsigne une chose qui s’ajoute а la puissance. Or ce qui s’ajoute а la puissance, c’est l’habitus. Puis donc que le libre arbitre est une facultй, il semble qu’il soit un habitus.

 

12° Saint Augustin dit que le libre arbitre est « un mouvement vital et rationnel de l’вme ». Or le nom de mouvement dйsigne un acte. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

13° Le jugement, selon Boиce, est l’acte de celui qui juge. Or l’arbitre est la mкme chose que le jugement. L’arbitre est donc lui aussi un acte. Or ajouter « libre » ne le fait pas sortir du genre de l’acte, car on appelle libres les actes qui sont au pouvoir de l’agent. Le libre arbitre est donc un acte et non une puissance.

 

14° Selon saint Augustin au livre sur la Trinitй, ce qui dйpasse son sujet est en lui essentiellement, non accidentellement : par lа, il prouve que l’amour et la connaissance sont dans l’esprit essentiellement, car l’esprit aime et connaоt non seulement soi-mкme, mais aussi d’autres choses. Or le libre arbitre s’йtend au-delа du sujet, car l’вme agit librement sur les choses qui sont au-dehors d’elle. Le libre arbitre est donc dans l’вme essentiellement ; et ainsi, il n’est pas une puissance, puisque la puissance s’ajoute а l’essence.

 

15° Aucune puissance ne se met elle-mкme en acte. Or le libre arbitre se met en acte quand il veut. Le libre arbitre n’est donc pas une puissance.

 

En sens contraire :

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, chap. 5, trois choses sont dans l’вme : la puissance, l’habitus et la passion. Or le libre arbitre n’est pas une passion, puisqu’il est dans la partie supйrieure de l’вme, tandis que la passion et la qualitй passible sont seulement relatives а la partie sensitive ; semblablement, il n’est pas un habitus, puisqu’il est le sujet de la grвce — en effet, il se rapporte а la grвce, suivant saint Augustin, comme le cheval au cavalier — alors qu’un habitus ne peut кtre le sujet d’un autre habitus. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance.

 

Il semble y avoir cette diffйrence entre la puissance et l’habitus, que la puissance qui a des objets opposйs est dйterminйe а un seul objet par l’habitus. Or l’expression de libre arbitre dйsigne une chose ayant des objets opposйs et nullement dйterminйe а un seul objet. Le libre arbitre est donc une puissance et non un habitus.

 

Saint Bernard dit : « Фte le libre arbitre, il n’y a plus rien а sauver. » Or ce qui est sauvй est l’вme, ou une puissance de l’вme. Puis donc que le libre arbitre n’est pas l’вme, car il relиve seulement de la partie supйrieure, il reste qu’il est une puissance.

 

Le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24 : « Cette puissance de l’вme raisonnable, par laquelle elle peut vouloir le bien ou le mal en distinguant l’un de l’autre, est appelйe libre arbitre. » Et ainsi, le libre arbitre est une puissance.

 

Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour elle-mкme ». Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Rйponse :

 

L’expression de libre arbitre, si l’on envisage son sens, dйsigne un acte ; mais le langage usuel l’a amenйe а signifier ce qui est le principe de l’acte. En effet, lorsque nous disons que l’homme jouit du libre arbitre, non ne voulons pas dire qu’il juge librement en acte, mais qu’il a en lui-mкme de quoi pouvoir juger librement.

 

Si donc cet acte de juger librement a en soi quelque chose qui excиde la force de la puissance, alors l’expression de libre arbitre dйsignera un habitus, ou une puissance perfectionnйe par un habitus ; ainsi, se mettre en colиre avec mesure implique une chose qui dйpasse la force de l’irascible, car l’irascible ne peut par lui-mкme rйfrйner la passion de colиre, а moins d’кtre perfectionnй par un habitus, grвce auquel la mesure de la raison est imprimйe en lui. Mais si juger librement n’implique pas en soi une chose qui dйpasse la force de la puissance, l’expression de libre arbitre dйsignera simplement la puissance ; ainsi, se mettre en colиre ne dйpasse pas la force de la puissance irascible, donc son principe propre est la puissance, et non un habitus.

 

Or il est avйrй que l’acte de juger, si l’on n’y ajoute rien, ne passe pas la force de la puissance, йtant donnй que c’est l’acte d’une puissance — la raison — par sa nature propre, sans qu’un habitus surajoutй soit requis. Et de mкme, ajouter « librement » ne dйpasse pas non plus la force de la puissance. Car on dit qu’une chose se fait librement lorsqu’elle est au pouvoir de celui qui agit. Or, qu’une chose soit en notre pouvoir, cela est en nous par une puissance — la volontй — et non par un habitus. Voilа pourquoi l’expression de libre arbitre ne dйsigne pas un habitus, mais la puissance de volontй ou de raison, l’une en relation а l’autre. En effet, l’acte d’йlection est produit ainsi, c’est-а-dire de l’une d’elles en relation а l’autre, suivant la parole du Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique, disant que l’йlection est l’appйtit de l’intellectif, ou l’intelligence de l’appйtitif.

 

De ce qui prйcиde ressort aussi le motif pour lequel certains ont prйtendu que le libre arbitre йtait un habitus. En effet, certains ont affirmй cela а cause de ce qui est ajoutй par le libre arbitre а la volontй et а la raison, c’est-а-dire la relation de l’une а l’autre. Mais cela ne peut inclure la notion d’habitus, si l’on prend le nom d’habitus au sens propre : car l’habitus est une certaine qualitй, par laquelle la puissance est inclinйe а l’acte. D’autres ont prйtendu que le libre arbitre йtait une puissance habituelle, au vu de la facilitй qui nous fait juger librement. Mais cela, comme on l’a dйjа dit, n’excиde pas la notion de puissance.

 

 

Rйponse aux objections :

 

On dit qu’une chose est facile de deux faзons : d’abord а cause de l’йloignement d’un empкchement ; ensuite а cause de l’adjonction d’une aide. Ainsi, la facilitй qui accompagne l’habitus rйsulte de l’adjonction d’une aide, car l’habitus incline la puissance а l’acte. Or l’expression de libre arbitre ne dйsigne pas cette facilitй, йtant donnй que, autant qu’il est en lui, le libre arbitre n’est pas inclinй vers un objet plutфt que vers l’autre ; mais elle dйsigne la facilitй qui rйsulte de l’йloignement d’un empкchement, parce que le libre arbitre n’est empкchй dans son opйration propre par aucune contrainte. Voilа pourquoi saint Augustin a proprement dйsignй le libre arbitre comme une facultй, non comme une facilitй : car la facultй semble impliquer qu’une chose est au pouvoir de celui qui a la facultй.

 

& Et il faut rйpondre de mкme aux deuxiиme et troisiиme arguments, qui portent sur la facilitй de l’habitus.

 

Dans l’acte, on peut considйrer deux mouvements : l’un qui relиve de la notion d’habitus, comme quand on fait bien ou mal quelque chose ; l’autre qui relиve de la notion de puissance, comme connaоtre immatйriellement convient а l’intelligence par la nature mкme de cette puissance. Ainsi, le mode impliquй dans ce que j’appelle « juger librement », ne relиve pas d’un habitus ajoutй mais de la puissance mкme de la raison, comme on l’a dit.

 

[La solution au cinquiиme argument fait dйfaut.]

 

L’homme, en usant mal du libre arbitre, ne l’a pas perdu totalement, mais а un certain point de vue : car aprиs le pйchй il ne peut pas кtre sans pйchй, comme il pouvait l’кtre avant le pйchй.

 

Bien que nul ne puisse mйsuser de la grвce, on peut cependant mйsuser d’un libre arbitre ayant la libertй de la grвce, au sens oщ nous mйsusons de ce qui est le principe du mauvais usage, tel l’habitus ou la puissance. Mais au sens oщ nous mйsusons d’une chose comme de l’objet de l’usage, il arrive que l’on mйsuse des vertus et de la grвce, comme cela est clair pour le cas de ceux qui s’enorgueillissent des vertus.

 

Saint Bernard prend l’habitus improprement, dans le sens d’une quelconque facilitй.

 

Une puissance peut avoir besoin d’un habitus pour deux raisons. D’abord, parce que l’opйration qui doit кtre effectuйe par la puissance excиde la force de la puissance, bien qu’elle n’excиde pas la force de toute la nature humaine. Ensuite, parce qu’elle excиde la force de toute la nature humaine. Et de cette seconde faзon, toutes les puissances de l’вme par lesquelles des actes mйritoires sont йlicitйs ont besoin d’habitus, qu’elles soient affectives ou intellectives ; car elles n’ont de pouvoir sur ce genre d’actes que si des habitus de grвce leur sont ajoutйs.

 

Mais de la premiиre faзon, l’intelligence a besoin d’un habitus, йtant donnй qu’elle ne peut penser une chose sans lui кtre assimilйe par une espиce intelligible. Il est donc nйcessaire que soient ajoutйes des espиces par lesquelles l’intelligence passe а l’acte ; or une quelconque ordination des espиces fait un habitus.

 

Et pour la mкme raison, les puissances appйtitives infйrieures, c’est-а-dire l’irascible et le concupiscible, ont besoin d’habitus pour кtre perfectionnйes par les vertus morales. En effet, que leurs actes soient rйfrйnйs, cela ne dйpasse pas la nature humaine, mais cela dйpasse la force des puissances susdites. Il est donc nйcessaire que ce qui appartient а la puissance supйrieure, c’est-а-dire а la raison, soit imprimй en elles ; et cette empreinte mкme de la raison dans les puissances infйrieures accomplit formellement les vertus morales.

 

Mais la puissance affective supйrieure n’a pas ainsi besoin d’un habitus, car elle tend naturellement vers le bien qui lui est connaturel, comme vers son objet propre. Aussi est-il seulement requis, pour qu’elle veuille le bien, que celui-ci lui soit montrй par la puissance cognitive. Voilа pourquoi les philosophes n’ont pas posй d’habitus dans la volontй, ni naturel ni acquis ; mais pour diriger dans le domaine opйratif, ils ont posй la prudence dans la raison, et la tempйrance, la force et les autres vertus morales dans l’irascible et le concupiscible. Selon les thйologiens, en revanche, on pose dans la volontй l’habitus de charitй pour les actes mйritoires.

 

10° Cette restriction de la raison et de la volontй ne se fait pas par un habitus ajoutй, mais par la relation d’une puissance а l’autre.

 

11° La facultй qui opиre par l’inclination d’un habitus, ajoute а la puissance une chose qui est d’une autre nature, c’est-а-dire l’habitus ; mais la facultй qui opиre par йloignement de la contrainte, ajoute а la puissance une raison dйterminйe, appartenant cependant а la nature mкme de la puissance ; comme la diffйrence, qui est ajoutйe au genre, appartient а la nature de l’espиce.

 

12° Saint Augustin dйfinit le libre arbitre par son acte propre, йtant donnй que les puissances sont connues par leurs actes ; cette prйdication n’est donc pas essentielle mais causale.

 

13° Bien qu’en propriйtй de termes l’expression de libre arbitre dйsigne un acte, cependant le langage usuel l’a transfйrйe а signifier le principe de l’acte.

 

14° La connaissance et l’amour peuvent se rapporter а l’esprit de deux faзons. D’abord comme а l’aimant et au connaissant ; et dans ce cas, ils ne dйpassent pas l’esprit, et ne s’йcartent pas de la ressemblance des autres accidents. Ensuite, ils peuvent se rapporter а l’esprit comme а l’aimй et au connu ; et dans ce cas, ils dйpassent l’esprit, car l’esprit aime et connaоt non seulement soi-mкme, mais aussi les autres choses ; et ainsi, ils s’йcartent de la ressemblance des autres accidents. Car les autres accidents, dans le rapport qu’ils ont au sujet, ne se rapportent pas а quelque chose d’extйrieur ; mais c’est en agissant qu’ils se rapportent а l’extйrieur, et en inhйrant qu’ils se rapportent au sujet. Mais l’amour et la connaissance se rapportent de quelque unique faзon au sujet et aux choses extйrieures ; quoiqu’il y ait un mode par lequel ils se rapportent seulement au sujet. Ainsi donc, il n’est pas nйcessaire que l’amour et la connaissance soient essentiels а l’esprit, sauf lorsque l’esprit est connu et aimй dans son essence.

 

15° [Dans certaines йditions seulement.] Cet argument vaut pour la puissance passive d’exister — telle la matiиre prime —, qui ne se met pas elle-mкme en acte ; mais il ne vaut pas pour la puissance opйrative — tel le libre arbitre —, qui est amenйe а l’acte par l’objet.

Article 5 : Le libre arbitre est-il une puissance unique ou plusieurs puissances ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit plusieurs puissances.

 

Comme dit saint Augustin, le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison. Or la raison et la volontй sont des puissances diffйrentes. Le libre arbitre se rattache donc а diffйrentes puissances.

 

Les puissances sont connues par les actes. Or les actes de diverses puissances sont attribuйs au libre arbitre ; en effet, comme dit saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, а propos du libre arbitre, « les deux solutions dйpendent de nous : s’йbranler ou non, se remuer ou non, dйsirer ou non, etc. », toutes choses dont il est certain qu’elles relиvent de plusieurs puissances. Le libre arbitre est donc plusieurs puissances.

 

Boиce dit au livre sur la Consolation : « Le libre arbitre est dans les substances divines » — c’est-а-dire dans les anges — « par ceci qu’il y a en eux un jugement pйnйtrant et une volontй intиgre. » Or la pйnйtration du jugement relиve de la raison. Le libre arbitre inclut donc en soi la volontй et la raison ; et ainsi, le libre arbitre est plusieurs puissances.

 

[Le rйpondant] disait que c’est une puissance unique ayant la vertu de deux. En sens contraire : de mкme que l’on trouve dans la partie supйrieure de l’вme une puissance cognitive et une puissance affective, de mкme aussi dans la partie infйrieure. Or dans la partie infйrieure, il n’y a pas de puissance qui ait en soi la vertu de la cognitive et de l’affective. Donc dans la partie supйrieure non plus.

 

Boиce dit au livre sur la Consolation de la philosophie que « la suprкme servitude, c’est quand les esprits humains livrйs aux vices sont bientфt obscurcis dans le nuage de la science et troublйs par des affections dangereuses ». Or la servitude dont il est parlй ici, est contraire au libre arbitre. Le libre arbitre inclut donc en soi la raison et la volontй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

L’homme est appelй un microcosme, en tant que la ressemblance du macrocosme se trouve en lui. Or, dans le macrocosme, on ne trouve pas deux natures extrкmes sans une intermйdiaire. Donc, dans l’homme non plus, on ne trouve pas deux puissances extrкmes sans une intermйdiaire. Or il se rencontre en l’homme une puissance qui tend toujours vers le bien : la syndйrиse ; et une autre quasiment opposйe а celle-ci, et qui incline toujours vers le mal : la sensualitй. Il se rencontre donc une puissance qui se rapporte au bien et au mal, et c’est le libre arbitre. Et ainsi, il semble que le libre arbitre soit une puissance unique.

 

 

Rйponse :

 

Deux considйrations ont poussй certains а poser que le libre arbitre йtait plusieurs puissances. А l’origine de la premiиre, il y avait le constat que, par le libre arbitre, nous avons un pouvoir sur les actes de toutes les puissances ; c’est pourquoi ils posaient que le libre arbitre йtait comme un tout universel pour toutes les puissances. Mais cela n’est pas possible, car alors il s’ensuivrait qu’il y a en nous de nombreux libres arbitres, а cause de la multitude des puissances ; en effet, plusieurs hommes sont plusieurs кtres vivants. Et la raison susdite ne nous contraint pas а poser cela ; car tous les actes des diverses puissances ne se rapportent au libre arbitre que moyennant un acte unique, celui d’йlire : en effet, nous nous mouvons par le libre arbitre dans la mesure oщ, par le libre arbitre, nous йlisons de nous mouvoir, et de mкme pour les autres actes. Cela ne montre donc pas que le libre arbitre est plusieurs puissances, mais qu’il est une puissance unique mouvant par sa vertu diverses puissances.

 

Mais une autre considйration poussait certains autres а poser la pluralitй des puissances dans le libre arbitre. Ils partaient du constat que des choses relevant de diverses puissances se rencontraient dans l’acte du libre arbitre : le jugement, qui appartient а la raison, et l’appйtit, qui appartient а la volontй. De lа, il prйtendirent que le libre arbitre rassemblait en lui-mкme plusieurs puissances а la faзon dont le tout intйgral contient ses parties. Mais cela est impossible. En effet, puisque l’acte qui est attribuй au libre arbitre est un acte spйcial unique, celui d’йlire, il ne peut йmaner immйdiatement de deux puissances ; mais il йmane de l’une immйdiatement, et de l’autre mйdiatement, c’est-а-dire en tant que ce qui appartient а la premiиre puissance est laissй dans la seconde. Il reste donc que le libre arbitre est une puissance unique.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Augustin dit que le libre arbitre est une facultй de la volontй et de la raison, parce l’homme est ordonnй а l’acte du libre arbitre par l’une et l’autre puissance, quoique non immйdiatement.

 

Le libre arbitre n’est ordonnй aux actes des diverses puissances que moyennant son unique acte propre, comme on l’a dit.

 

Boиce attribue au libre arbitre ce qui appartient а diverses puissances, en tant que l’homme est ordonnй а l’acte du libre arbitre а travers diffйrentes puissances, comme on l’a dit.

 

Dans la partie irrationnelle et infйrieure de l’вme, il y a seulement une simple apprйhension par la partie cognitive, et non une autre confrontation ou ordination, comme c’est dйjа le cas dans la partie apprйhensive rationnelle. Voilа pourquoi, dans la partie sensitive, l’appйtit se porte simplement vers l’objet, sans qu’aucun ordre soit laissй par l’apprйhensive dans l’appйtitive. Aussi n’y a-t-il dans la partie sensitive aucune puissance qui comprenne en soi en quelque faзon l’apprйhensive et l’appйtitive, comme c’est le cas dans la partie rationnelle.

 

Il faut rйpondre comme au quatriиme argument.

Article 6 : Le libre arbitre est-il la volontй, ou une puissance autre que la volontй ?

 

Objections :

 

Il semble qu’il soit une autre puissance.

 

Ce qui est prйdiquй d’une chose essentiellement, ne doit pas кtre posй obliquement dans sa dйfinition, comme « animal » ne doit pas кtre posй obliquement dans la dйfinition de l’homme. Or la raison et la volontй sont posйs obliquement dans la dйfinition du libre arbitre ; en effet, elle est appelйe « facultй de la volontй et de la raison ». Le libre arbitre n’est donc pas la raison ou la volontй, mais une puissance autre que ces deux.

 

Les diffйrences des puissances sont connues par les diffйrences des actes. Or йlire, qui est l’acte du libre arbitre, diffиre de vouloir, qui est l’acte de la volontй, comme le montre clairement le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique. Le libre arbitre est donc une puissance autre que la volontй.

 

Dans l’expression de libre arbitre, l’arbitre est posй dans l’abstrait, mais la libertй dans le concret. Or l’arbitre appartient а la raison, la libertй а la volontй. Ce qui appartient а la raison convient donc essentiellement au libre arbitre, tandis que ce qui appartient а la volontй lui convient pour ainsi dire dйnominativement et actuellement ; et ainsi, le libre arbitre semble кtre la raison plutфt que la volontй.

 

Selon saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, nous sommes douйs de libre arbitre dans la mesure oщ nous sommes raisonnables. Or nous sommes raisonnables dans la mesure oщ nous avons la raison. Nous sommes donc douйs de libre arbitre dans la mesure oщ nous avons la raison ; et de la sorte, il semble que le libre arbitre soit la raison.

 

L’ordre des puissances dйpend de l’ordre des habitus. Or l’acte de la foi, qui est un habitus de la raison, est formй par la charitй, qui est un habitus de la volontй. Un acte de la raison est donc formй par la volontй, et non l’inverse. Et de la sorte, si l’acte du libre arbitre appartient aux deux puissances que sont la volontй et la raison, а l’une comme а celle qui йlicite, et а l’autre comme celle qui forme, il semble qu’il appartienne а la raison comme а celle qui йlicite ; et ainsi, le libre arbitre est essentiellement la raison, et par consйquent il est une autre puissance que la volontй.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au troisiиme livre, chap. 14 : « Le libre arbitre n’est rien d’autre que la volontй. »

 

Le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique que l’йlection est le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or l’йlection est l’acte du libre arbitre. Le libre arbitre est donc la puissance appйtitive. Or elle n’est pas l’appйtit infйrieur, qui se divise en irascible et concupiscible, car dans ce cas les bкtes auraient le libre arbitre. Elle est donc l’appйtit supйrieur ; et celui-ci est la volontй, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme. Le libre arbitre est donc la volontй.

 

 

Rйponse :

 

Certains prйtendent que le libre arbitre est une troisiиme puissance, autre que la volontй et que la raison, parce qu’il voient que l’acte du libre arbitre — йlire — est diffйrent а la fois de l’acte de la simple volontй et de l’acte de la raison. Car l’acte de la raison consiste dans la seule connaissance, la volontй a son acte relativement au bien qui est fin, et le libre arbitre relativement au bien qui est moyen. Donc, de mкme que le bien qui est moyen rйsulte de la notion de fin, et que l’appйtit du bien rйsulte de la connaissance, de mкme ils disent que, d’une certaine faзon, par un ordre naturel, la volontй procиde de la raison, et que de ces deux procиde une troisiиme puissance qui est le libre arbitre. Mais cela ne peut pas se soutenir convenablement. En effet, l’objet et ce qui est la raison de l’objet relиvent de la mкme puissance, comme la couleur et la lumiиre relиvent de la vue. Or toute la raison de l’appйtibilitй du moyen, en tant que tel, est la fin. Il est donc impossible que rechercher la fin relиve d’une autre puissance que rechercher le moyen. Et cette diffйrence entre la fin, qui est recherchйe dans l’absolu, et le moyen, qui est recherchй en relation а autre chose, ne peut induire une distinction des puissances appйtitives. Car l’ordination de l’un а l’autre n’est pas par soi dans l’appйtit, mais par autre chose, c’est-а-dire par la raison, а laquelle il appartient d’ordonner et de confronter ; elle ne peut donc кtre une diffйrence spйcifique constituant une espиce de l’appйtit.

 

Quant а savoir si йlire est un acte de la raison ou de la volontй, le Philosophe semble laisser cela dans le doute au sixiиme livre de l’Йthique ; supposant toutefois que c’est en quelque faзon une vertu des deux, il dit que l’йlection est soit l’intelligence de l’appйtitif, soit l’appйtit de l’intellectif. En revanche, il dit au troisiиme livre de l’Йthique que c’est un appйtit, dйfinissant l’йlection comme le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй. Or, que cela soit vrai, et l’objet lui-mкme en fournit la preuve — car de mкme que le dйlectable et l’honnкte, qui incluent la notion de fin, sont objets de la puissance appйtitive, de mкme aussi le bien utile, qui est proprement йlu —, et le nom le fait voir clairement : car le libre arbitre, comme on l’a dit, est la puissance par laquelle l’homme peut juger librement. Or, si une chose est appelйe principe de ce qu’un acte est fait d’une certaine faзon, il n’est pas nйcessaire qu’elle soit purement et simplement le principe de cet acte, mais l’on signifie qu’elle en est le principe d’une certaine faзon ; de mкme, en disant que la grammaire est la science du parler correct, on ne dit pas qu’elle est purement et simplement le principe de la parole, car l’homme peut parler sans la grammaire, mais qu’elle est le principe de la correction dans la parole. Ainsi йgalement, « la puissance qui nous fait juger librement » ne s’entend pas de celle qui nous fait purement et simplement juger, ce qui appartient а la raison, mais de celle qui donne la libertй lorsqu’on juge, ce qui appartient а la volontй. C’est pourquoi le libre arbitre est la volontй elle-mкme ; et il ne renvoie pas а celle-ci dans l’absolu, mais relativement а un acte d’elle, celui d’йlire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’expression de libre arbitre ne dйsigne pas la volontй dans l’absolu mais en relation а la raison ; c’est pourquoi, pour signifier cela, la volontй et la raison sont posйs obliquement dans la dйfinition du libre arbitre.

 

Bien qu’йlire soit un autre acte que vouloir, cependant cette diffйrence ne peut induire une distinction des puissances.

 

Bien que le jugement appartienne а la raison, cependant la libertй dans le jugement appartient immйdiatement а la volontй.

 

Nous sommes appelйs raisonnables non seulement d’aprиs la puissance de la raison, mais aussi d’aprиs l’вme raisonnable, dont la volontй est une puissance ; et c’est dans la mesure oщ nous sommes ainsi raisonnables que nous sommes dits douйs de libre arbitre. Cependant, si le terme « raisonnables » йtait pris de la puissance de la raison, la citation en question signifierait que la raison est l’origine premiиre du libre arbitre, mais non le principe immйdiat de l’йlection.

 

La volontй meut d’une certaine faзon la raison en commandant son acte, et la raison meut la volontй en lui proposant son objet, qui est la fin, et de lа vient que l’une et l’autre des deux puissances peut en quelque faзon кtre formйe par l’autre.

Article 7 : Peut-il exister une crйature qui ait un libre arbitre naturellement confirmй dans le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La nature spirituelle est plus noble que la corporelle. Or il convient а quelque nature corporelle, telle la nature de corps cйleste, qu’aucun dйsordre ne puisse exister dans son mouvement. Donc а bien plus forte raison peut-il exister une nature crййe spirituelle, capable de libre arbitre, dans les mouvements de laquelle aucun dйsordre ne puisse exister naturellement ; et cela, c’est кtre impeccable, ou кtre confirmй dans le bien.

 

[Le rйpondant] disait qu’il appartient а la noblesse de la crйature spirituelle de pouvoir mйriter ; ce qui serait impossible, si elle ne pouvait pas pйcher et ne pas pйcher. En sens contraire : pouvoir mйriter convient а une crйature spirituelle en ceci qu’elle a la maоtrise de son acte. Or, si elle ne pouvait faire que de bons actes, la maоtrise de son acte lui demeurerait nйanmoins : en effet, elle pourrait faire ou ne pas faire quelque bien sans tomber dans le mal, ou du moins choisir entre le bien et le meilleur. Il n’est donc pas requis, pour mйriter, que l’on puisse pйcher.

 

Le libre arbitre, par lequel nous mйritons avec le secours de la grвce, est une puissance active. Or faillir n’entre pas dans la notion de puissance active. La crйature spirituelle peut donc avoir une puissance pour mйriter, si elle est naturellement impeccable.

 

Anselme dit que le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. Or la libertй est la raison pour laquelle l’homme est capable de mйrite. Si donc l’on фte la puissance de pйcher, il restera encore а l’homme la puissance de mйriter.

 

Selon saint Grйgoire de Nysse et saint Jean Damascиne, la raison pour laquelle la crйature est variable quant au libre arbitre est qu’elle vient du nйant. Or, pour la crйature, pouvoir tomber dans le nйant s’ensuit plus immйdiatement de ce qu’elle vient du nйant que pouvoir faire le mal. Or on trouve une crйature qui est naturellement incorruptible, comme l’вme et les corps cйlestes. On peut donc а bien plus forte raison trouver une crйature spirituelle qui soit naturellement impeccable.

 

Ce que Dieu fait en l’un, il peut le faire en d’autres. Or Dieu donne а la crйature spirituelle de tendre si immuablement par sa nature vers quelque bien, а savoir la fйlicitй, qu’elle ne peut nullement tendre vers le contraire. Donc, pour la mкme raison, il pourrait confйrer а une crйature le privilиge de rechercher naturellement tout bien de telle faзon qu’elle ne puisse aucunement кtre inclinйe au mal.

 

Dieu йtant le souverain bien, il se communique souverainement ; tout ce dont la crйature est capable est donc communiquй а la crйature. Or la crйature est capable de cette perfection qu’est la confirmation dans le bien, ou l’impeccabilitй ; et on le voit clairement, car cela est concйdй par grвce а quelques crйatures. Quelque crйature est donc naturellement impeccable, ou confirmйe dans le bien.

 

La substance est le principe de la vertu, et la vertu est le principe de l’opйration. Or quelque crйature est naturellement immuable quant а la substance. Il peut donc exister quelque crйature naturellement immuable quant а l’opйration, en sorte qu’elle soit naturellement impeccable.

 

Ce qui convient а la crйature en raison du principe par lequel elle existe, lui convient plus essentiellement que ce qui lui convient en raison du principe dont elle provient ; car l’effet reзoit la ressemblance de la cause par laquelle il est, mais il a une opposition а ce dont il provient : les opposйs proviennent des opposйs, comme le blanc du noir. Or la confirmation dans le bien convient а quelque crйature par Dieu, par lequel elle existe. On doit donc dire que la confirmation dans le bien lui est bien plus naturelle que le pouvoir de pйcher, qui lui convient en tant qu’elle provient du nйant.

 

10° La fйlicitй civile a une immuabilitй. Or l’homme peut par ses principes naturels parvenir а la fйlicitй civile. Il peut donc avoir naturellement l’immuabilitй dans le bien.

 

11° Ce que l’on a par nature, est immuable. Or l’homme recherche le bien naturellement. Et donc immuablement.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit que si la crйature raisonnable peut кtre inflйchie vers le mal dans son йlection, c’est parce qu’elle vient du nйant. Or il ne peut exister de crйature qui ne vienne du nйant. Il ne peut donc exister de crйature dont le libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien.

 

Une propriйtй de la nature supйrieure ne peut convenir naturellement а la nature infйrieure, que si celle-ci se convertit en la nature supйrieure ; par exemple, il ne peut se faire que l’eau soit naturellement chaude, que si elle se convertit en la nature du feu ou de l’air. Or, avoir une bontй indйfectible est une propriйtй de la nature divine. Il est donc impossible que cela convienne naturellement а une autre nature, а moins que celle-ci ne se convertisse en la nature divine, ce qui est impossible.

 

Le libre arbitre ne se trouve en aucune crйature autre que l’ange et l’homme. Or tant l’ange que l’homme a pйchй. Aucune crйature n’a donc son libre arbitre naturellement confirmй dans le bien.

 

Aucune crйature raisonnable n’est empкchйe d’obtenir la bйatitude, si ce n’est en raison du pйchй. Si donc une crйature raisonnable йtait naturellement impeccable, elle pourrait parvenir а la bйatitude sans la grвce par ses simples principes naturels ; ce qui ressemble fort а l’hйrйsie pйlagienne.

 

 

Rйponse :

 

Il n’existe ni ne peut exister aucune crйature dont le libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien en sorte qu’il lui convienne par ses seuls principes naturels de ne pouvoir pйcher. Et en voici la raison.

 

Le dйfaut de l’action est causй par un dйfaut des principes d’action ; par consйquent, s’il existe un кtre en lequel les principes d’action ne peuvent ni faillir en eux-mкmes, ni кtre empкchйs par quelque chose d’extйrieur, alors il est impossible que l’action de cet кtre dйfaille, comme cela est clair pour les mouvements des corps cйlestes. Mais la dйfaillance dans les actions est possible pour les кtres en lesquels les principes de l’agir peuvent faillir ou кtre empкchйs, comme on le voit dans le cas des кtres sujets а la gйnйration et а la corruption, qui, en raison de leur transmutabilitй, ont un dйfaut dans leurs principes actifs, et de lа proviennent leurs actions dйficientes ; et c’est pourquoi le pйchй se produit frйquemment dans les opйrations de la nature, les enfantements monstrueux en sont la preuve. Car le pйchй n’est rien d’autre — que ce terme soit employй pour les rйalitйs naturelles, artificielles ou volontaires — que le dйfaut ou le dйsordre de l’action propre, lorsqu’une chose est faite non comme elle doit l’кtre, ainsi qu’on le voit clairement au deuxiиme livre de la Physique.

 

Or, dans l’agir, la nature raisonnable douйe de libre arbitre est diffйrente de toute autre nature. En effet, une autre nature est ordonnйe а quelque bien particulier, et ses actions sont dйterminйes relativement а ce bien ; tandis que la nature raisonnable est simplement ordonnйe au bien. Car de mкme que le vrai dans l’absolu est l’objet de l’intelligence, de mкme aussi le bien dans l’absolu est l’objet de la volontй ; et de lа vient que la volontй s’йtend au principe universel des biens, auquel nul autre appйtit ne peut parvenir. Et c’est pourquoi la crйature raisonnable n’a pas des actions dйterminйes, mais se comporte avec une certaine indiffйrence envers les actions matйrielles.

 

Or, toute action vient de l’agent sous l’aspect d’une certaine ressemblance : ainsi le chaud chauffe-t-il ; si donc il y a un agent qui est ordonnй dans son action а quelque bien particulier, il est nйcessaire, pour que son action soit naturellement indйfectible, que la notion de ce bien soit en lui naturellement et immuablement ; par exemple, si une chaleur immuable est naturellement dans un corps, il chauffe immuablement. Et c’est pourquoi la nature raisonnable, qui est ordonnйe au bien dans l’absolu par des actions variйes, ne peut avoir naturellement des actions qui ne s’йcartent pas du bien, que si la notion de bien universel et parfait est en elle naturellement et immuablement ; ce qui, assurйment, ne peut exister que par la nature divine. Car Dieu seul est l’acte pur ne recevant le mйlange d’aucune puissance, et par suite, il est la bontй pure et absolue. Mais une crйature quelconque, puisqu’elle a dans sa nature un mйlange de puissance, est un bien particulier ; et ce mйlange de puissance lui advient parce qu’elle est tirйe du nйant. D’oщ il suit que, parmi les natures raisonnables, seul Dieu a un libre arbitre naturellement impeccable et confirmй dans le bien, tandis que cela ne peut exister dans la crйature, parce qu’elle vient du nйant, comme disent saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse ; et tel est le bien particulier en lequel se fonde la notion de mal, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Les crйatures corporelles, comme on l’a dit, sont ordonnйes а quelque bien particulier par des actions dйterminйes. Voilа pourquoi, pour que l’erreur et le pйchй soient naturellement absents de leurs actions, il suffit qu’elles soient par leur nature affermies dans quelque bien particulier ; ce qui ne suffit pas pour des natures spirituelles ordonnйes au bien dans l’absolu, comme on l’a dit.

 

Кtre naturellement impeccable et avoir la maоtrise de son acte ne sont pas opposйs, puisque les deux conviennent а Dieu ; mais le premier s’oppose au second dans une nature crййe, qui est un bien particulier : en effet, aucune crйature ayant des actions dйterminйes ordonnйes а un bien particulier ne peut avoir la maоtrise de son acte.

 

Bien que faillir n’entre pas dans la notion de puissance active, cependant кtre faillible entre dans la notion de la puissance active qui n’a pas en elle-mкme pour son action des principes suffisants et immuables.

 

Bien que pouvoir pйcher ne soit pas une partie de la libertй de l’arbitre, cependant cela accompagne la libertй dans la nature crййe.

 

C’est par autre chose que la crйature obtient un кtre dйterminй et particulier. Par consйquent, la crйature peut avoir un кtre stable et immuable, bien que la notion de bien absolu et parfait ne se trouve pas en elle naturellement. En revanche, c’est par ses actions qu’elle est ordonnable au bien dans l’absolu ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Tout esprit raisonnable recherche naturellement la fйlicitй de faзon indйterminйe et en gйnйral, et а cet йgard il ne peut faillir ; mais de faзon particuliиre, il n’y a pas de mouvement dйterminй de la volontй de la crйature pour chercher la fйlicitй en ceci ou cela. Et ainsi, quelqu’un peut pйcher en recherchant la fйlicitй, s’il la cherche lа oщ il ne doit pas la chercher, comme celui qui cherche la fйlicitй dans les plaisirs ; et il en est ainsi а l’йgard de tous les biens : car rien n’est recherchй que sous l’aspect du bien, comme dit Denys. Et la raison en est, qu’il y a naturellement dans l’esprit l’appйtit du bien, mais non de tel ou tel bien ; c’est pourquoi en cela, le pйchй peut survenir.

 

La crйature est capable d’impeccabilitй, mais non en sorte qu’elle l’ait naturellement ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

L’opйration droite procйdant du libre arbitre n’a pas pour principe la seule substance, ni la vertu ou la puissance ; mais elle requiert une application convenable de la volontй а des choses qui sont au-dehors, comme la fin et d’autres choses de ce genre. Voilа pourquoi, alors qu’il n’existe aucun dйfaut dans la substance de l’вme ou dans la nature du libre arbitre, il peut s’ensuivre un dйfaut dans son action. L’impeccabilitй naturelle ne peut donc pas se dйduire de l’immuabilitй naturelle de la substance.

 

Dieu est la cause de la crйature non seulement quant а ses principes naturels, mais aussi quant а ses perfections ajoutйes. Il n’est donc pas nйcessaire que tout ce que la crйature tient de Dieu lui soit naturel, mais seulement ce que Dieu lui a donnй en instituant sa nature ; et la confirmation dans le bien n’est pas de ce genre.

 

10° Puisque la fйlicitй civile n’est pas la fйlicitй au plein sens du terme, elle n’a pas l’immuabilitй au plein sens du terme ; mais elle est appelйe immuable, parce qu’elle n’est pas facilement renversйe. Cependant, si la fйlicitй civile йtait immuable au plein sens du terme, il ne s’ensuivrait pas que le libre arbitre soit naturellement confirmй dans le bien. Car nous n’appelons pas naturel ce qui peut кtre acquis par les principes naturels — de cette faзon, les vertus politiques peuvent кtre appelйes naturelles — mais ce qui rйsulte d’une nйcessitй des principes de la nature.

 

11° Bien que l’homme recherche naturellement le bien en gйnйral, cependant il ne le recherche pas naturellement de maniиre spйciale, comme on l’a dit ; et c’est de ce cфtй que survient le pйchй et le dйfaut.

Article 8 : Le libre arbitre de la crйature peut-il кtre confirmй dans le bien par quelque don de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La grвce, en advenant а la nature, ne la dйtruit pas. Puis donc que le pouvoir d’кtre inflйchi vers le mal se trouve naturellement dans le libre arbitre de la crйature, il semble que cela ne puisse pas lui кtre фtй par la grвce.

 

Il est au pouvoir du libre arbitre d’user ou non de la grвce, car le libre arbitre ne peut pas кtre contraint par la grвce. Or, si le libre arbitre n’use pas de la grвce versйe en lui, il tombe dans le mal. Aucune grвce ne peut donc, en advenant, confirmer le libre arbitre dans le bien.

 

Le libre arbitre a la maоtrise de son acte. Or, user de la grвce est un certain acte du libre arbitre. User ou ne pas user est donc au pouvoir du libre arbitre ; et ainsi, il ne peut pas кtre confirmй par la grвce.

 

La flexibilitй vers le mal est dans le libre arbitre de la crйature parce qu’elle vient du nйant, comme dit saint Jean Damascиne. Or aucune grвce ne peut фter а la crйature le fait de venir du nйant. Aucune grвce ne pourra donc confirmer le libre arbitre dans le bien.

 

Saint Bernard dit que le libre arbitre est le plus puissant aprиs Dieu, et qu’il ne reзoit accroissement ni de la justice ni de la grвce, ni, de la faute, amoindrissement. Or la confirmation dans le bien, en advenant au libre arbitre, augmente celui-ci : car, suivant saint Augustin, « dans les grandeurs non matйrielles, c’est une mкme chose d’кtre plus grand et d’кtre meilleur ». Le libre arbitre ne peut donc pas кtre confirmй dans le bien par la grвce.

 

Comme il est dit au livre des Causes, « ce qui est en quelque chose, y existe avec le mode de ce en quoi il est ». Or le libre arbitre, par sa nature, peut se mouvoir vers le bien et le mal. La grвce qui lui advient est donc reзue en lui de telle faзon qu’il puisse se mouvoir vers le bien et le mal. Et ainsi, il semble qu’elle ne puisse pas le confirmer dans le bien.

 

Tout ce que Dieu ajoute а la crйature, il pourrait, semble-t-il, le lui confйrer au premier temps de sa crйation. Si donc le libre arbitre peut кtre confirmй par une grвce surajoutйe, il pourrait кtre confirmй par quelque don fait а la crйature spirituelle elle-mкme au moment de la crйation de sa nature ; et ainsi, elle serait naturellement confirmйe dans le bien ; ce qui est impossible, comme on l’a dit. Elle ne peut donc pas кtre confirmйe par grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Les saints qui sont dans la patrie sont confirmйs dans le bien, en sorte que dйsormais ils ne peuvent plus pйcher ; sinon ils ne seraient pas sыrs de leur bйatitude, ni par consйquent bienheureux. Or cette confirmation n’est pas en eux par nature, comme on l’a dit. Elle est donc par grвce. Et ainsi, le libre arbitre peut кtre confirmй par un don de la grвce.

 

De mкme que le libre arbitre de l’homme doit а sa nature de pouvoir кtre inflйchi vers le mal, de mкme le corps humain doit а sa nature d’кtre corruptible. Or le corps humain, par le don de la grвce, est rendu incorruptible ; 1 Cor. 15, 53 : « Il faut que ce corps corruptible revкte l’incorruptibilitй. » Le libre arbitre peut donc кtre confirmй dans le bien par la grвce.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, Origиne s’est trompй : il voulait en effet que le libre arbitre de la crйature ne fыt en aucune maniиre confirmй dans le bien, pas mкme chez les bienheureux, sauf dans le Christ, а cause de son union au Verbe. Et cette erreur le contraignait а poser que la bйatitude des saints et des anges n’йtait pas perpйtuelle, mais devait finir un jour ; or il s’ensuit qu’elle n’est pas vйritable, puisque l’immuabilitй et la sйcuritй entrent dans la notion de la bйatitude. Voilа pourquoi, а cause de cet inconvйnient qui en rйsulte, sa position doit кtre entiиrement rйprouvйe.

 

Il faut donc affirmer sans rйserve que le libre arbitre peut кtre confirmй dans le bien par la grвce. Et cela ressort de la considйration suivante. Si le libre arbitre de la crйature ne peut pas кtre naturellement confirmй dans le bien, c’est parce qu’il n’a pas dans sa nature la notion du bien parfait et absolu, mais d’un certain bien particulier ; or, а ce bien parfait et absolu, qui est Dieu, le libre arbitre est uni par la grвce. Par consйquent, si l’union devient parfaite, en sorte que Dieu soit lui-mкme pour le libre arbitre toute la cause de l’agir, il ne pourra pas кtre inflйchi vers le mal. Et cela se produit assurйment en quelques-uns, principalement chez les bienheureux ; et en voici la preuve.

 

La volontй tend naturellement vers le bien comme vers son objet ; et si elle tend parfois vers le mal, cela n’a lieu que parce que le mal lui est prйsentй sous l’aspect du bien. En effet, le mal est involontaire, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Le pйchй, c’est-а-dire rechercher le mal, ne peut donc exister dans le mouvement de la volontй que si dans la puissance apprйhensive prйexiste un dйfaut а cause duquel le mal lui est proposй comme un bien. Or ce dйfaut dans la raison peut survenir de deux faзons.

 

D’abord par la raison elle-mкme : en effet, il y a en elle naturellement et immuablement, sans erreur, la connaissance du bien en gйnйral — tant du bien qui est fin que du bien qui est moyen — mais non en particulier, et sur ce point elle peut se tromper, en estimant comme une fin ce qui n’en est pas une, ou comme utile pour la fin ce qui n’est pas utile. Et c’est pourquoi la volontй recherche naturellement le bien qui est fin, c’est-а-dire la fйlicitй en gйnйral, et semblablement le bien qui est moyen, car chacun recherche naturellement son utilitй ; mais c’est en recherchant telle ou telle fin, ou en йlisant telle ou telle chose utile, que survient un pйchй de la volontй.

 

Ensuite, la raison dйfaille par quelque chose d’extйrieur, lorsque, а cause des puissances infйrieures qui sont mues intensйment vers quelque chose, l’acte de la raison est interrompu, de sorte qu’elle ne propose pas clairement ni fermement а la volontй son jugement sur le bien ; comme lorsque quelqu’un a une estimation droite de la chastetй а garder, mais, par convoitise de ce qui peut dйlecter, recherche le contraire de la chastetй, а cause de ce que le jugement de la raison est en quelque sorte liй par la convoitise, comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique.

 

Or, ces dйfauts seront l’un et l’autre totalement фtйs aux bienheureux par leur union а Dieu. Car, voyant l’essence divine, ils connaоtront que Dieu mкme est la fin qui doit кtre souverainement aimйe ; ils sauront aussi de faзon particuliиre tout ce qui unit а lui et tout ce qui sйpare de lui, connaissant Dieu non seulement en soi, mais aussi en tant qu’il est la raison des autres choses ; et l’esprit sera tellement fortifiй par cette clartй de la connaissance, qu’aucun mouvement ne pourra s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre la rиgle de la raison. Par consйquent, de mкme que nous recherchons maintenant de faзon immuable le bien en gйnйral, de mкme les esprits des bienheureux recherchent immuablement de faзon particuliиre le bien convenable ; et il y aura en eux, au-dessus de l’inclination naturelle de la volontй, une charitй parfaite les attachant totalement а Dieu. En aucune faзon le pйchй ne pourra donc survenir en eux, et ainsi, ils seront confirmйs par la grвce.

 

 

Rйponse aux objections :

 

C’est а cause de l’imperfection de la nature crййe que celle-ci peut кtre inflйchie vers le mal ; et la grвce qui confirme dans le bien фte cette imperfection en perfectionnant la nature, comme la lumiиre qui advient а l’air фte son obscuritй, qu’il a naturellement sans la lumiиre.

 

Il est au pouvoir du libre arbitre de ne pas user d’un habitus ; cependant, ne pas user d’un habitus, cela mкme peut lui кtre proposй sous l’aspect du bien ; ce qui, entendu de la grвce, ne peut avoir lieu chez les bienheureux, comme on l’a dit.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Parce que le libre arbitre vient du nйant, il lui convient de n’кtre pas naturellement confirmй dans le bien ; et il ne peut pas lui кtre accordй par grвce d’кtre naturellement confirmй dans le bien par la grвce. Mais il ne convient pas au libre arbitre, en tant qu’il vient du nйant, de ne pouvoir aucunement кtre confirmй dans le bien ; de mкme qu’il y a dans l’air, par sa nature, non pas de ne pouvoir aucunement кtre illuminй, mais de ne pas кtre naturellement lumineux en acte.

 

Saint Bernard parle du libre arbitre quant а la libertй de toute contrainte, qui ne reзoit pas le plus ou le moins en intensitй.

 

Ce qui est reзu en quelque chose, on peut en considйrer et l’кtre et la nature. Quant а son кtre, il existe en ce en quoi il est reзu avec le mode de ce qui le reзoit, mais il attire cependant vers sa nature cela mкme qui le reзoit ; par exemple, la chaleur reзue dans l’eau a l’existence dans l’eau avec le mode de l’eau, c’est-а-dire en tant qu’elle est dans l’eau comme un accident dans un sujet ; cependant, elle tire l’eau hors de sa disposition naturelle pour qu’elle devienne chaude et fasse acte de chaleur ; et semblablement pour la lumiиre et l’air, quoique cela ne se fasse pas contre la nature de l’air. De mкme aussi, la grвce, quant а son кtre, est dans le libre arbitre avec le mode de celui-ci, comme un accident dans un sujet ; mais cependant, elle attire le libre arbitre vers la nature de son immuabilitй, en l’unissant а Dieu.

 

Le bien parfait, qui est Dieu, peut кtre uni а l’esprit humain par la grвce, mais non par la nature ; voilа pourquoi le libre arbitre peut кtre confirmй dans le bien par la grвce mais non par la nature.

Article 9 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre confirmй dans le bien ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le principe, dans le domaine de l’appйtit, est la fin, comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, de mкme que, dans le domaine spйculatif, ce sont les axiomes. Or, dans le domaine spйculatif, l’intelligence n’est confirmйe dans la vйritй, en recevant la certitude de la science, qu’aprиs avoir fait une analyse par les axiomes premiers. Donc le libre arbitre aussi ne peut кtre confirmй dans le bien qu’aprиs кtre parvenu а la fin ultime. Or cela n’a pas lieu dans l’йtat de voie. Le libre arbitre en l’йtat de voie ne peut donc pas кtre confirmй dans le bien.

 

La nature humaine n’est pas supйrieure а la nature angйlique. Or la confirmation du libre arbitre n’a pas йtй confйrйe aux anges avant l’йtat de gloire. Elle ne doit donc pas non plus кtre confйrйe aux hommes.

 

Le mouvement ne se repose que dans la fin. Or le libre arbitre ne parvient pas а sa fin, tant qu’il est dans l’йtat de voie. Sa mobilitй n’est donc pas non plus apaisйe au point de ne pouvoir se porter vers le bien et le mal.

 

Tant qu’une chose est imparfaite, elle peut faillir. Or l’imperfection n’est point фtйe aux hommes tant qu’ils sont dans l’йtat de voie : « Nous voyons maintenant comme par un miroir, en йnigme », comme il est dit en 1 Cor. 13, 12. Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, il peut faillir par le pйchй.

 

Tant que quelqu’un est en йtat de mйriter, ce qui augmente le mйrite ne doit pas lui кtre retirй. Or, pouvoir pйcher contribue au mйrite ; c’est pourquoi il est dit а la louange de l’homme juste en Eccli. 31, 10 : « Il a pu violer la loi et ne l’a point violйe ; faire le mal, et il ne l’a pas fait. » Donc, tant que l’homme est dans l’йtat de voie, oщ il peut mйriter, son libre arbitre ne doit pas кtre confirmй dans le bien.

 

De mкme que le dйfaut du libre arbitre est le pйchй, de mкme le dйfaut du corps est la corruption. Or le corps de l’homme ne devient pas incorruptible dans l’йtat de voie. Le libre arbitre de l’homme ne peut donc pas non plus, en l’йtat de voie, кtre confirmй dans le bien.

 

 

En sens contraire :

 

La bienheureuse Vierge, dans l’йtat de voie, fut confirmйe dans le bien ; car, comme dit saint Augustin, lorsque l’on parle de pйchйs, il ne doit pas кtre fait mention d’elle.

 

Les apфtres furent confirmйs dans le bien par la venue du Saint-Esprit, comme on le voit dans ce passage du Ps. 74, 4 : « c’est moi qui ai affermi ses colonnes », que la Glose expose en le comprenant des apфtres.

 

 

Rйponse :

 

L’on peut кtre confirmй dans le bien de deux faзons. D’abord au plein sens du terme, c’est-а-dire en sorte que l’on ait en soi un principe de fermetй suffisant pour que l’on ne puisse absolument pas pйcher. Et les bienheureux sont ainsi confirmйs dans le bien, pour la raison dйjа exposйe. Ensuite, quelques-uns sont dits confirmйs dans le bien parce qu’il leur est donnй un don de grвce par lequel il sont inclinйs vers le bien de telle faзon qu’ils ne peuvent pas facilement s’йcarter du bien ; par lа, cependant, ils ne sont pas retirйs du mal au point de ne pas pouvoir du tout pйcher, а moins que la divine providence ne les protиge. Ainsi est-il dit de l’immortalitй d’Adam : on le donne pour immortel, non qu’il ait pu, par quelque principe intйrieur, кtre entiиrement protйgй de toute atteinte mortelle extйrieure, par exemple de la blessure du glaive et autres choses de ce genre ; mais il йtait gardй de ces atteintes par la divine providence. Et de cette faзon, quelques-uns peuvent кtre confirmйs dans le bien en l’йtat de voie, mais non de la premiиre faзon ; et en voici la preuve.

 

L’on ne peut кtre rendu entiиrement impeccable, que si toute origine du pйchй est фtйe. Or l’origine du pйchй est soit dans l’erreur de la raison, qui se trompe de faзon particuliиre а propos de la fin du bien et а propos des biens utiles, qu’il recherche naturellement en gйnйral ; soit en ce que le jugement de la raison est interrompu а cause d’une passion des puissances infйrieures. Or, bien qu’il puisse кtre accordй а un homme en l’йtat de voie que la raison ne se trompe aucunement а propos de la fin du bien et а l’йgard des biens utiles de faзon particuliиre, grвce aux dons de sagesse et de conseil, cependant, que le jugement de la raison ne puisse кtre interrompu, cela excиde l’йtat de voie, pour deux raisons. D’abord et principalement parce que, pour la raison, кtre toujours en acte de droite contemplation dans l’йtat de voie, en sorte que la raison de toutes les њuvres soit Dieu, est impossible. Ensuite, parce qu’il ne se produit point, dans l’йtat de voie, que les puissances infйrieures soient soumises а la raison au point que l’acte de la raison ne soit nullement empкchй а cause d’elles, sauf dans le Seigneur Jйsus-Christ, qui fut simultanйment dans l’йtat de voie et dans l’йtat de saisie.

 

Mais cependant, par la grвce de la voie, l’homme peut кtre attachй au bien de telle faзon qu’il ne puisse que trиs difficilement pйcher : ainsi, en effet, les puissances infйrieures sont rйfrйnйes par les vertus infuses, la volontй est inclinйe plus fortement vers Dieu, et la raison est rendue parfaite dans la contemplation de la vйritй divine, dont la continuation provenant de la ferveur de l’amour retire l’homme du pйchй. Et tout ce qui manque pour la confirmation est complйtй par la garde de la divine providence, en ceux que l’on dit confirmйs ; c’est-а-dire que chaque fois qu’il s’introduit une occasion de pйcher, leur esprit est divinement stimulй pour rйsister.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La volontй parvient а la fin non seulement quand elle possиde parfaitement la fin, mais aussi, d’une certaine faзon, quand elle la dйsire intensйment ; et l’on peut de cette faзon кtre en quelque sorte confirmй dans le bien en l’йtat de voie.

 

Les dons de la grвce ne suivent pas nйcessairement l’ordre de la nature ; voilа pourquoi, bien que la nature humaine ne soit pas plus digne que la nature angйlique, cependant une plus grande grвce а йtй confйrйe а un homme qu’а un ange, comme par exemple а la bienheureuse Vierge, et au Christ-homme. La confirmation dans le bien convenait а la bienheureuse Vierge, parce qu’elle йtait la mиre de la divine Sagesse, qui « ne peut кtre susceptible de la moindre impuretй », comme il est dit en Sag. 7, 25. Semblablement, elle convenait aux apфtres, parce qu’ils йtaient comme le fondement et la base de tout l’йdifice ecclйsiastique ; c’est pourquoi il fallait qu’ils fussent fermes.

 

Il faut rйpondre au troisiиme argument comme au premier.

 

On peut voir par cet argument que quelqu’un, dans l’йtat de voie, n’est pas complиtement confirmй, comme il n’est pas non plus complиtement parfait ; mais il peut en quelque faзon кtre dit confirmй, comme il peut aussi кtre dit parfait.

 

Pouvoir pйcher ne contribue pas au mйrite, mais а la manifestation du mйrite, en tant que cela montre que l’њuvre bonne est volontaire ; et si cela est posй parmi les louanges de l’homme juste, c’est parce que la louange est la manifestation de la vertu.

 

La corruption du corps contribue matйriellement au mйrite, lorsque quelqu’un en use avec patience ; voilа pourquoi la grвce ne l’фte pas а l’homme qui est en йtat de mйriter.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

& La solution des objections en sens contraire ressort de ce qu’on a dit.

Article 10 : Le libre arbitre d’une crйature peut-il кtre obstinй dans le mal, ou [y кtre] immuablement affermi ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le pйchй, comme dit saint Augustin au onziиme livre de la Citй de Dieu, est contre nature. Or rien de ce qui est contre nature n’est perpйtuel, suivant le Philosophe au dйbut du Ciel et le Monde. Le pйchй ne peut donc pas demeurer perpйtuellement dans le libre arbitre.

 

La nature spirituelle est plus puissante que la nature corporelle. Or, si l’on fait venir sur la nature corporelle quelque accident prйternaturel, elle revient а ce qui convient а sa nature, а moins que cet accident apportй ne soit conservй par une cause agissant continuellement ; par exemple, si de l’eau est chauffйe, elle revient au froid naturel, а moins qu’il n’y ait une chose qui conserve perpйtuellement la chaleur. Si donc il advient а la nature spirituelle du libre arbitre de tomber dans le pйchй, elle ne demeurera pas non plus soumise perpйtuellement au pйchй, mais reviendra un jour а l’йtat de justice, а moins que l’on n’indique une cause qui conserve perpйtuellement la mйchancetй en lui ; mais on ne peut la dйterminer, semble-t-il.

 

[Le rйpondant] disait qu’il y a une cause, tant intйrieure qu’extйrieure, qui induit le pйchй et le conserve : la cause intйrieure est la volontй elle-mкme ; l’extйrieure est l’objet mкme de la volontй, c’est-а-dire ce qui attire vers le pйchй. En sens contraire : la rйalitй qui est hors de l’вme est bonne. Or le bien ne peut кtre cause du mal que par accident. La rйalitй qui est hors de l’вme n’est donc cause du pйchй que par accident. Or toute cause par accident se ramиne а une cause par soi ; et ainsi, il est nйcessaire de poser une chose qui soit une cause par soi du pйchй ; ce qui ne peut кtre que la volontй. Or, quand la volontй est inclinйe vers quelque chose, il lui reste la facultй de tendre encore vers l’opposй, puisque ce vers quoi elle est inclinйe ne lui фte pas sa nature, par laquelle elle a pouvoir sur les opposйs. Ni la volontй ni rien d’autre ne peut donc кtre une cause faisant que le libre arbitre adhиre au pйchй immuablement et comme nйcessairement.

 

Selon le Philosophe au cinquiиme livre de la Mйtaphysique, il y a deux nйcessaires : l’un ayant sa nйcessitй par soi, l’autre par autre chose. Or, que le pйchй soit dans le libre arbitre, ne peut кtre nйcessaire comme ce qui a sa nйcessitй par soi, car cela est le propre de Dieu seul, comme dit Avicenne ; de mкme, ce n’est pas non plus nйcessaire comme ce qui a sa nйcessitй par autre chose, car tout nйcessaire de ce genre se ramиne а ce qui est nйcessaire par soi ; or Dieu ne peut кtre cause du pйchй. Il ne peut donc en aucune faзon кtre nйcessaire que le libre arbitre puisse demeurer dans le pйchй. Et ainsi, le libre arbitre d’aucune crйature n’adhиre immuablement au pйchй.

 

Saint Augustin, au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, semble distinguer deux nйcessitйs : l’une d’elles supprime la libertй, en faisant qu’une chose n’est pas en notre pouvoir, et on l’appelle nйcessitй de contrainte ; l’autre est celle qui ne supprime pas la libertй, et c’est la nйcessitй d’inclination naturelle. Or il n’est pas nйcessaire que le pйchй soit dans le libre arbitre par cette derniиre nйcessitй, puisque le pйchй n’est pas naturel mais plutфt contre nature ; ni de mкme par la premiиre nйcessitй, car alors la libertй de l’arbitre serait фtйe. Il n’est donc nullement nйcessaire ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Anselme dit que le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour elle-mкme ». Si donc il existait un libre arbitre qui ne puisse avoir la droiture de volontй, il perdrait la raison formelle de sa propre nature, ce qui est impossible.

 

 Le libre arbitre ne reзoit pas le plus et le moins. Or le libre arbitre qui n’a pas de pouvoir sur le bien est moindre que celui qui a ce pouvoir. Il n’existe donc pas de libre arbitre qui n’ait pouvoir sur le bien.

 

Le mouvement volontaire est au repos volontaire ce que le mouvement naturel est au repos naturel. Or, suivant le Philosophe, si le mouvement est naturel, le repos aussi est naturel ; et si le mouvement est volontaire, le repos aussi est volontaire. Or le mouvement par lequel le pйchй est commis, est volontaire. Le repos par lequel on persiste dans le pйchй commis est donc lui aussi volontaire, donc pas nйcessaire.

 

 La volontй est au bien et au mal ce que l’intelligence est au vrai et au faux. Or l’intelligence n’adhиre jamais au faux au point de ne pouvoir кtre ramenйe а la connaissance du vrai. La volontй n’adhиre donc jamais au mal au point de ne pouvoir кtre ramenйe а l’amour du bien.

 

10° Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй. L’acte essentiel de la libertй est donc d’avoir un pouvoir sur le bien. Si donc le libre arbitre d’une crйature n’a pas de pouvoir sur le bien, il sera inutile, puisque chaque rйalitй est vaine si elle est privйe de son acte propre, car chaque chose existe pour son opйration, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre sur le Ciel et le Monde.

 

11° Le libre arbitre n’a de pouvoir que sur le bien ou sur le mal. Si donc le pouvoir de pйcher n’est ni la libertй, ni une partie de la libertй, il reste que toute la libertй est de pouvoir faire le bien, et ainsi, la crйature qui ne pourra pas faire le bien n’aura rien de la libertй. Et ainsi, le libre arbitre ne peut pas кtre confirmй dans le mal au point de ne pouvoir aucunement faire le bien.

 

12° Selon Hugues de Saint-Victor, la mutation qui se fait par les principes accidentels ne change rien aux principes essentiels de la rйalitй. Or, pouvoir faire le bien est essentiel au libre arbitre, comme on l’a prouvй. Puis donc que le pйchй advient accidentellement au libre arbitre, celui-ci ne pourra pas кtre changй par le pйchй au point de perdre son pouvoir sur le bien.

 

13° Les facultйs naturelles, comme on dit communйment, sont blessйes par le pйchй, mais ne sont pas totalement фtйes. Or, avoir un pouvoir sur le bien est naturel au libre arbitre. Le pйchй ne le rend donc jamais obstinй dans le mal au point qu’il n’ait pas de pouvoir sur le bien.

 

14° Si le pйchй cause dans le libre arbitre l’obstination dans le mal, il le fait ou bien en retirant quelque chose des facultйs naturelles, ou bien en y ajoutant. Or ce n’est pas en retirant, car dans les dйmons les dons naturels demeurent intacts, comme dit Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Ni, de mкme, en y ajoutant, car, ce qui est ajoutй йtant un accident, il est nйcessaire qu’il soit dans le sujet avec le mode de ce qui le reзoit ; et ainsi, puisque le libre arbitre peut кtre inflйchi vers l’un ou l’autre des opposйs, cela ne le fera pas adhйrer immuablement au mal. Le libre arbitre ne peut donc en aucune faзon кtre totalement confirmй dans le mal.

 

15° Saint Bernard dit qu’il est impossible que la volontй ne s’obйisse pas а elle-mкme. Or le pйchй et l’acte bon sont commis en voulant. Il est donc impossible que le libre arbitre ne puisse pas vouloir le bien, s’il veut. Or, ce que quelqu’un peut s’il veut, ne lui est pas impossible. Faire le bien n’est donc pas impossible а quiconque possиde le libre arbitre de sa volontй.

 

16° La charitй est plus forte que la cupiditй qui attire vers le pйchй : car la charitй aime la loi de Dieu plus que la cupiditй n’aime les monceaux d’or et d’argent, comme dit la Glose а propos du Ps. 118, 72 : « Mieux vaut pour moi la loi de ta bouche, etc. » Or les dйmons ou les hommes sont tombйs de la charitй dans le pйchй. А bien plus forte raison peuvent-ils donc revenir а la recherche du bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

17° La bontй et la rectitude de l’appйtit sont opposйs а son obstination. Or les dйmons et les damnйs on un appйtit bon et droit, car ils recherchent le bien et le meilleur, c’est-а-dire vivre et penser, comme dit Denys. Ils n’ont donc pas un libre arbitre obstinй dans le mal.

 

18° Anselme, au livre sur le Libre Arbitre, dйcouvre la mкme notion de libre arbitre en Dieu, en l’ange et en l’homme. Or le libre arbitre de Dieu ne peut кtre obstinй dans le mal. Donc en l’ange et en l’homme non plus.

 

 

En sens contraire :

 

А la fйlicitй des bienheureux s’oppose le malheur des damnйs. Or il appartient а la fйlicitй des bienheureux qu’ils aient un libre arbitre affermi dans le bien au point de ne pouvoir aucunement se dйtourner vers le mal. Il appartient donc aussi au malheur des damnйs qu’ils soient confirmйs dans le mal au point de n’avoir aucunement pouvoir sur le bien.

 

Saint Augustin dit expressйment la mкme chose dans le Livre а Pierre sur la foi.

 

Le retour depuis le pйchй vers le bien n’est ouvert que par la pйnitence. Or la pйnitence n’a pas lieu pour le mauvais ange. Il est donc immuablement confirmй dans le mal. Preuve de la mineure : la pйnitence ne semble pas avoir lieu pour celui qui pиche par mйchancetй. Or l’ange a pйchй par mйchancetй ; car, puisqu’il a une intelligence dйiforme, lorsqu’il considиre une chose, il voit en mкme temps tout ce qui appartient а cette chose, et ainsi, il ne peut pйcher qu’avec une science certaine. La pйnitence n’a donc pas lieu pour lui.

 

Selon saint Jean Damascиne, « ce que la mort est pour les hommes, la chute l’est pour les anges ». Or les hommes, aprиs la mort, ne sont pas capables de pйnitence. Donc les anges non plus, aprиs la chute. Preuve de la mineure : saint Augustin dit au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « parce qu’il n’y aura pas de lieu de conversion aprиs cette vie pour ceux qui meurent sans la grвce, qu’aucune priиre ne soit faite pour eux » ; et ainsi, il est clair qu’aprиs la mort les hommes ne sont pas capables de pйnitence.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, il se trouve qu’Origиne s’est trompй : en effet, il a prйtendu qu’aprиs de longs espaces de temps, le retour а la justice serait ouvert tant aux dйmons qu’aux hommes ; et il йtait enclin а cette affirmation а cause de la libertй de l’arbitre. Mais cet avis dйplut а tous les docteurs catholiques, comme dit saint Augustin au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu ; non qu’ils enviassent le salut aux dйmons et aux hommes damnйs, mais parce qu’il faudrait dire, pour la mкme raison, que la justice et la gloire des anges et des hommes bienheureux devrait un jour se terminer — en effet, que la gloire des bons et le malheur des damnйs seront perpйtuels, cela est montrй en mкme temps en Mt 25, 46, oщ il est dit : « Ceux-ci s’en iront а l’йternel supplice, et les justes а la vie йternelle. » — ce qu’Origиne semblait aussi tenir pour vrai.

 

C’est pourquoi l’on doit accorder sans rйserve que le libre arbitre des dйmons eux-mкmes est si obstinй dans le mal qu’ils ne peuvent revenir а bien vouloir. Et la raison doit en кtre prise nйcessairement du cфtй oщ est causйe la dйlivrance du pйchй, а laquelle concourent deux choses : la grвce divine opйrant principalement, et la volontй humaine coopйrant а la grвce ; car, suivant saint Augustin, « celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans toi ». La cause de la confirmation dans le mal doit donc se prendre en partie de Dieu, et en partie du libre arbitre. De Dieu, d’une part, non comme causant ou conservant la mйchancetй, mais comme n’accordant pas la grвce ; et c’est mкme sa justice qui l’exige : en effet, il est juste que ceux qui n’ont pas voulu bien vouloir tandis qu’ils pouvaient, soient conduits а ce malheur de ne pas pouvoir du tout bien vouloir. Du cфtй du libre arbitre, d’autre part, la cause de la rйversibilitй ou de l’irrйversibilitй du pйchй doit se prendre de ce par quoi l’homme est tombй dans le pйchй. Or, puisque l’appйtit du bien est naturellement en n’importe quelle crйature, nul n’est induit а pйcher que sous quelque espиce de bien apparent. En effet, bien que le fornicateur sache que la fornication est mauvaise en gйnйral, cependant, lorsqu’il consent а la fornication, il estime que la fornication est pour lui, а un moment donnй, un bien а faire. Et dans cette estimation, trois choses sont а prendre en compte.

 

La premiиre d’entre elles est l’йlan mкme de la passion, par exemple de la convoitise ou de la colиre, par laquelle le jugement de la raison est interrompu, afin qu’elle ne juge pas actuellement de faзon particuliиre ce qu’elle tient habituellement en gйnйral, mais suive l’inclination de la passion, et consente а ce vers quoi la passion tend comme vers un bien par soi. La deuxiиme est l’inclination de l’habitus : celui-ci йtant comme une certaine nature pour son possesseur — ainsi le Philosophe dit-il au livre sur la Mйmoire et la Rйminiscence que l’habitude est une autre nature, et Cicйron, dans ses livres de Rhйtorique, que la vertu s’accorde а la raison а la faзon d’une nature —, pour la mкme raison l’habitus du vice incline comme une certaine nature vers ce qui lui convient ; d’oщ il se produit que, а celui qui a l’habitus de la luxure, ce qui convient а la luxure semble bon, comme connaturel. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique : que le « but а atteindre apparaоt а chacun selon sa propre nature ». La troisiиme est la fausse estimation de la raison dans l’objet d’йlection particulier ; et celle-ci provient soit de l’une des deux choses susmentionnйes, а savoir l’йlan de la passion ou l’inclination de l’habitus, soit encore de l’ignorance gйnйrale, comme lorsque quelqu’un est dans cette erreur, que la fornication ne serait pas un pйchй.

 

Contre la premiиre d’entre elles, donc, le libre arbitre a un remиde pour pouvoir dйlaisser le pйchй. En effet, celui en qui il y a un йlan de passion a une droite estimation de la fin, qui est comme le principe dans le domaine de l’opйration, comme dit le Philosophe au sixiиme livre de l’Йthique. Par consйquent, de mкme que, par l’estimation vraie qu’il a du principe, l’homme peut repousser de soi les erreurs, s’il en a dans ses conclusions, de mкme, кtre droitement disposй а l’йgard de la fin lui permet de repousser de soi tout assaut des passions ; c’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « l’incontinent, qui pиche а cause d’une passion, est capable de pйnitence et de guйrison ». Semblablement, il a un remиde contre l’inclination de l’habitus. En effet, aucun habitus ne corrompt toutes les puissances de l’вme ; et ainsi, lorsqu’une puissance a йtй corrompue par un habitus, l’homme, parce qu’il reste de la rectitude dans les autres puissances, est induit а mйditer et а faire les choses qui sont contraires а cet habitus ; par exemple, si quelqu’un a un concupiscible corrompu par l’habitus de luxure, il est stimulй par l’irascible lui-mкme а entreprendre quelque chose de difficile, dont la pratique фte la mollesse de la luxure ; ainsi, le Philosophe dit-il dans les Catйgories que « l’homme vicieux, s’il se conduit de meilleure faзon dans sa vie et ses discours, pourra progresser dans le bien ». Contre la troisiиme aussi, il a un remиde : car ce que l’homme reзoit, il le reзoit comme raisonnablement, c’est-а-dire par voie d’enquкte et de confrontation. Lors donc que la raison se trompe en quelque chose, quelle que soit l’erreur qui en est la cause, elle peut кtre фtйe par des raisonnements contraires ; et de lа vient que l’homme peut renoncer au pйchй.

 

Mais en l’ange, le pйchй ne peut venir d’une passion : car, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, la passion n’existe que dans la partie sensible de l’вme, que les anges n’ont pas. Dans le pйchй de l’ange, deux seules choses concourent donc : l’inclination habituelle vers le pйchй, et l’estimation fausse de la puissance cognitive sur l’objet d’йlection particulier. Mais puisqu’il n’y a point dans les anges une multitude de puissances appйtitives comme il y en a dans les hommes, lorsque leur appйtit tend vers quelque chose, il est totalement inclinй vers cette chose, en sorte qu’il n’a aucune inclination qui l’induise au contraire. Et parce qu’ils n’ont pas une raison mais une intelligence, tout ce qu’ils estiment, ils le reзoivent suivant un mode intelligible. Or ce qui est admis intelligiblement, est admis irrйversiblement ; comme quand on admet que le tout est plus grand que sa partie. C’est pourquoi les anges ne peuvent dйposer l’estimation qu’ils ont une fois reзue, qu’elle soit vraie ou qu’elle soit fausse.

 

Il ressort donc de ce qui a йtй dit prйcйdemment, que la cause de la confirmation des dйmons dans le mal dйpend de trois choses, auxquelles se ramиnent toutes les raisons donnйes par les docteurs. La premiиre et la principale est la justice divine ; c’est pourquoi l’on indique comme cause de leur obstination que, parce qu’ils ne sont pas tombйs par quelqu’un d’autre, ils ne doivent pas non plus se relever par quelqu’un d’autre ; ou toute autre raison comme celle-ci, qui se rattacherait а la convenance de la justice divine. La deuxiиme est l’indivisibilitй de la puissance appйtitive ; aussi certains disent-ils que, parce que l’ange est simple, il se tourne totalement vers ce vers quoi il se tourne ; ce qu’il faut comprendre non pas de la simplicitй de l’essence, mais de la simplicitй qui фte la division des puissances d’un mкme genre. La troisiиme est la connaissance intellective ; et c’est ce que certains disent : que les anges ont pйchй irrйmйdiablement, parce qu’ils ont pйchй contre une intelligence dйiforme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il y a deux faзons d’appeler quelque chose naturel. On appelle d’abord ainsi ce qui a un principe suffisant, duquel il s’ensuit par nйcessitй, а moins qu’une chose ne l’empкche ; par exemple, il est naturel а la terre de se mouvoir vers le bas ; et а ce sujet, le Philosophe pense que rien de ce qui est contre nature n’est perpйtuel. Ensuite, on dit qu’une chose est naturelle а une autre, parce que celle-ci a vers la premiиre une inclination naturelle, bien qu’elle n’ait pas en elle-mкme pour cette chose un principe suffisant, duquel elle s’ensuivrait nйcessairement ; par exemple, on dit qu’il est naturel а la femme de concevoir un enfant, ce qu’elle ne peut toutefois que si elle reзoit la semence d’un mвle. Or rien n’empкche que ce qui est contre ce naturel-lа soit perpйtuel ; comme dans le cas oщ une femme resterait perpйtuellement sans postйritй. Et de cette faзon, il est naturel au libre arbitre de tendre vers le bien, et contre nature de pйcher. L’argument n’est donc pas concluant. Ou bien l’on peut dire que bien que, pour l’esprit raisonnable considйrй dans son institution, le pйchй soit contre nature, cependant, en tant qu’il a adhйrй au pйchй, il lui est devenu quasi naturel, comme dit saint Augustin au livre sur la Perfection de la justice. Toutefois, le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique que, lorsque l’homme passe de la vertu au vice, il devient comme autre, йtant donnй qu’il passe pour ainsi dire а une autre nature.

 

Il n’en va pas de mкme pour la nature corporelle et la spirituelle. En effet, la nature corporelle est une nature dйterminйe d’un genre unique ; voilа pourquoi une chose ne peut lui кtre rendue naturelle que si sa nature est totalement corrompue ; par exemple, la chaleur ne peut devenir naturelle а l’eau que si l’espиce de l’eau se corrompt en elle ; et de lа vient qu’elle retourne а sa nature quand on enlиve ce qui l’en empкche. Mais la nature spirituelle, quant а son кtre second, a йtй faite indйterminйe et capable de tout ; ainsi est-il dit au troisiиme livre sur l’Вme que l’вme est en quelque sorte toutes choses ; et en adhйrant а une chose, elle est rendue une avec elle ; comme l’intelligence devient d’une certaine faзon l’intelligible lui-mкme lorsqu’elle pense, et que la volontй devient l’objet d’appйtit lui-mкme lorsqu’elle aime. Et ainsi, bien que l’inclination de la volontй soit naturellement vers une chose, cependant le contraire peut, par l’amour, lui кtre rendu naturel au point qu’elle ne revienne pas а l’йtat antйrieur, а moins qu’une cause ne fasse cela. Et de cette faзon, le pйchй est rendu comme naturel а celui qui adhиre au pйchй ; rien n’empкche donc que le libre arbitre reste perpйtuellement dans le pйchй.

 

La cause par soi du pйchй est la volontй, et par elle, le pйchй est conservй : en effet, bien qu’au dйpart elle se comportвt indiffйremment envers les deux opposйs, cependant, aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй, celui-ci lui est rendu comme naturel ; et dиs lors, autant que cela dйpend d’elle, elle demeure immuablement en lui.

 

Cette nйcessitй de demeurer dans le pйchй se ramиne а Dieu comme а une cause, de deux faзons : d’abord du cфtй de la justice elle-mкme, comme on l’a dit, c’est-а-dire en tant qu’il n’appose point la grвce qui guйrit ; ensuite, en tant qu’il a crйй une nature telle qu’а la fois elle puisse pйcher, et qu’il lui soit nйcessaire de demeurer dans le pйchй par la condition de sa nature, aprиs qu’elle s’est soumise au pйchй.

 

Puisque le pйchй est pour l’esprit raisonnable un effet quasi naturel, cette nйcessitй ne sera pas une nйcessitй de contrainte, mais d’inclination quasi naturelle.

 

Il y a en tout dйtenteur du libre arbitre le pouvoir de garder la droiture de volontй lorsqu’il l’a, comme dit Anselme. Mais les dйmons et les autres damnйs ne peuvent pas la garder, puisqu’ils ne l’ont pas.

 

 Le libre arbitre, en tant qu’il est dit libre de contrainte, ne reзoit pas le plus et le moins ; mais si l’on considиre sa libertй par rapport au pйchй et au malheur, on dit qu’il est plus libre dans un йtat que dans un autre.

 

L’effet de la nature est toujours naturel ; et de lа vient que son action et son mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le mouvement de la volontй peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel, en tant que la volontй et l’art aident la nature ; par consйquent, il peut y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos consйquent sera naturel et dйcoulant nйcessairement ; par exemple, d’un coup volontaire s’ensuit une mort naturelle et nйcessaire.

 

 Si l’intelligence de l’ange admet quelque estimation fausse, il ne peut la dйposer, pour la raison susmentionnйe. Le raisonnement procиde donc d’une supposition fausse.

 

10° Bien que quelqu’un soit sйparй de sa fin prochaine, il ne s’ensuit pourtant pas qu’il soit entiиrement inutile, car il reste encore la relation а la fin ultime ; voilа pourquoi, bien que le libre arbitre soit sйparй de son opйration bonne, а laquelle il est naturellement ordonnй, cependant il n’est pas inutile, car cela mкme va а la gloire de Dieu, qui est la fin ultime, en tant que par lа sa justice est manifestйe.

 

11° Le pйchй n’est commis par le libre arbitre que par l’йlection d’un bien apparent ; par consйquent, quelque chose du bien demeure en n’importe quelle action peccamineuse. Et quant а ce bien, la libertй est conservйe ; en effet, si l’apparence de bien йtait enlevйe, l’йlection, qui est l’acte du libre arbitre, cesserait.

 

12° Pouvoir le bien est essentiel au libre arbitre non comme appartenant а l’кtre premier, mais а l’кtre second ; tandis que Hugues parle des choses qui sont essentielles quant а l’кtre premier de la rйalitй.

 

13° Cet argument vaut pour le naturel qui entre dans la constitution de la nature, et non pour le naturel auquel la nature est ordonnйe ; et c’est de cette faзon qu’il est naturel de pouvoir faire le bien.

 

14° Le pйchй qui advient au libre arbitre ne supprime rien des principes essentiels, car alors l’espиce du libre arbitre ne demeurerait pas ; mais quelque chose est ajoutй par le pйchй, а savoir une certaine rйunion du libre arbitre а la fin mauvaise, qui lui est rendue en quelque sorte naturelle. Et dиs lors, elle a une nйcessitй, comme toutes les autres choses qui sont naturelles au libre arbitre.

 

15° La volontй s’obйit toujours а elle-mкme, d’une certaine faзon, c’est-а-dire que l’homme veut en quelque maniиre ce qu’il veut vouloir. Mais d’une autre faзon, elle ne s’obйit pas toujours, c’est-а-dire en tant que l’on ne veut pas parfaitement et efficacement ce qu’on voudrait vouloir parfaitement et efficacement, comme dit saint Augustin. Et si la volontй des dйmons s’obйit а elle-mкme, il ne s’ensuit pas pour autant que leur libre arbitre n’est pas confirmй dans le mal, car il est impossible qu’il veuille vouloir efficacement le bien ; donc, mкme si cette conditionnelle йtait vraie, il ne s’ensuivrait pas que le consйquent soit possible, puisque l’antйcйdent est impossible.

 

16° La charitй est plus forte que le pйchй, autant qu’il est en elle, si la comparaison se fait entre l’une et l’autre suivant le mкme mode de possession, c’est-а-dire en sorte que de part et d’autre on prenne un libre arbitre parvenant au terme, ou encore dans l’йtat de voie. Mais cependant, ce qui est au terme de la mйchancetй se rapporte plus fermement а la mйchancetй que ce qui est dans la voie de la charitй ne se rapporte а la charitй. Or les dйmons ou bien n’ont jamais eu la charitй, selon certains, ou bien, s’ils l’ont eue, ils ne l’ont jamais eue que comme en l’йtat de voie. Et semblablement, les hommes damnйs n’ont pu tomber que de la grвce de l’йtat de voie.

 

17° Ce raisonnement vaut pour la bontй et la rectitude de la nature elle-mкme, non du libre arbitre. En effet, l’appйtit par lequel les dйmons recherchent le bien et le meilleur, est une certaine inclination de la nature elle-mкme, et qui ne vient pas de l’йlection du libre arbitre. Voilа pourquoi cette rectitude ne s’oppose pas а l’obstination du libre arbitre.

 

18° Anselme trouve la notion commune du libre arbitre en Dieu, dans les anges et dans les hommes, grвce а une certaine analogie trиs commune ; c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’а tous les points de vue spйciaux l’on dйcouvre une ressemblance.

Article 11 : Le libre arbitre de l’homme dans l’йtat de voie peut-il кtre obstinй dans le mal ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 Le chвtiment mйritй par la nature dйchue est en tous avant la rйparation de celle-ci. Or le pйchй de la nature dйchue mйrite l’obstination, comme dit la Glose en Rom. 9, 18. Donc n’importe quel homme dans l’йtat de voie, avant la rйparation, est obstinй.

 

 Le pйchй contre le Saint-Esprit, quant а toutes ses espиces, peut se trouver dans l’homme en йtat de voie. Or l’obstination est une espиce du pйchй contre le Saint-Esprit, comme on le voit au deuxiиme livre des Sentences. Quelqu’un dans l’йtat de voie peut donc кtre obstinй.

 

 Nul homme en йtat de pйchй ne peut revenir au bien, а moins qu’une inclination au bien ne demeure en lui. Or quiconque tombe dans le pйchй mortel est dйpourvu de toute inclination au bien. En effet, l’on pиche mortellement par un amour dйsordonnй. Or l’amour, suivant saint Augustin, est dans les esprits comme le poids est dans les corps ; et le corps pesant est inclinй en un sens unique, comme la pierre vers le bas, de telle sorte qu’il ne lui reste aucune inclination vers le haut. Et ainsi, il ne reste pas non plus au pйcheur, semble-t-il, d’inclination au bien. Quiconque pиche mortellement est donc obstinй dans le mal.

 

Nul ne revient du mal de faute que par la pйnitence. Or celui qui pиche par mйchancetй est incapable de pйnitence, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, car il est corrompu quant au principe des objets d’йlection, c’est-а-dire quant а la fin. Puis donc qu’il arrive que quelqu’un pиche par mйchancetй dans l’йtat de voie, il semble qu’il soit possible que quelqu’un dans l’йtat de voie soit obstinй dans le mal.

 

 [Le rйpondant] disait que, bien qu’un tel homme soit incapable de pйnitence par ses propres forces, cependant il peut кtre ramenй а la pйnitence par le don de la grвce divine. En sens contraire : quand une chose est impossible par les causes infйrieures bien qu’elle puisse s’accomplir par l’opйration divine, nous disons tout bonnement qu’elle est impossible ; comme voir, pour un aveugle, ou ressusciter, pour un mort. Si donc quelqu’un n’est pas capable de pйnitence par ses propres forces, l’on doit dire tout bonnement qu’il est obstinй dans le mal, bien qu’il puisse кtre ramenй а la pйnitence par la puissance divine.

 

 Toute maladie qui opиre contre son traitement, est incurable, d’aprиs les mйdecins. Or le pйchй contre le Saint-Esprit opиre contre son traitement, qui est la grвce divine, par laquelle on est dйlivrй du pйchй. Quelqu’un peut donc avoir dans l’йtat de voie une maladie spirituelle incurable, et ainsi, il peut кtre obstinй dans le mal.

 

 Dans le mкme sens, semble-t-il, il est dit en Mt 12, 32 que le pйchй contre le Saint-Esprit est irrйmissible ; et cependant, des hommes dans l’йtat de voie commettent ce pйchй.

 

 Saint Augustin, au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu, et saint Grйgoire, dans les Moralia, donnent la cause pour laquelle les saints ne prieront pas pour les damnйs au jour du jugement : c’est parce qu’ils ne peuvent pas revenir а l’йtat de justice. Or il en est, dans l’йtat de voie, pour lesquels on ne doit pas prier ; 1 Jn 5, 16 : « Il y a un pйchй qui va а la mort ; et ce n’est pas pour lui que je dis de prier » ; et en Jйr. 7, 16 : « Et toi, n’intercиde pas en faveur de ce peuple, n’йlиve pour lui ni plainte ni priиre, et n’insiste pas auprиs de moi, car je ne t’йcouterai pas. » Quelques-uns dans l’йtat de voie sont donc si obstinйs qu’ils ne peuvent revenir а l’йtat de justice.

 

 De mкme qu’кtre confirmй dans le bien appartient а la gloire des saints, de mкme кtre confirmй dans le mal appartient au malheur des damnйs. Or un homme en l’йtat de voie peut кtre confirmй dans le bien, comme on l’a dйjа dit. Donc, pour la mкme raison, il semble qu’un homme dans l’йtat de voie puisse кtre obstinй dans le mal.

 

10° Saint Augustin s’exprime ainsi dans le Livre а Pierre sur la foi : « L’ange est douй d’un plus grand pouvoir que l’homme. » Or l’ange, aprиs le pйchй, n’a pu revenir а la justice. L’homme ne le peut donc pas non plus. Et ainsi, quelqu’un dans l’йtat de voie est obstinй.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au livre sur les Paroles du Seigneur — et on le lit dans la Glose а propos de Rom. 2, 5 — : « Tant que l’homme est dans cette vie, on ne peut prononcer ce jugement contre cette impйnitence, ou contre le cњur impйnitent. Car on ne doit dйsespйrer de la conversion d’aucun pйcheur, tant que la patience de Dieu l’invite а la pйnitence. » Et ainsi, il semble que personne dans l’йtat de voie ne soit obstinй dans le mal.

 

А propos du Ps. 67, 23 : « Je me rendrai au fond de la mer », il est dit [dans la Glose] : c’est-а-dire vers ceux « qui йtaient les plus dйsespйrйs » ; et ainsi, ceux qui semblent кtre les plus dйsespйrйs en cette vie, se tournent un jour vers Dieu, et Dieu vers eux.

 

 А propos du Ps. 147, 6 : « Il jette ses glaзons par morceaux », la Glose dit : « Il appelle “glaзons” les obstinйs, dont il fait parfois aussi des pasteurs, c’est-а-dire qu’il les fait tels qu’ils paissent les autres de la parole de Dieu » ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Une maladie peut кtre incurable soit а cause de la nature de la maladie, soit а cause de l’impйritie du mйdecin, soit а cause de la mauvaise disposition du sujet. Or la maladie spirituelle de l’homme dans l’йtat de voie, c’est-а-dire le pйchй, n’est pas incurable par la nature de la maladie : en effet, il n’est pas parvenu au terme de la mйchancetй ; ni non plus par l’impйritie du mйdecin, car Dieu а la fois sait et peut soigner ; ni enfin par la mauvaise disposition de l’homme, car de mкme qu’il est tombй par quelqu’un d’autre, de mкme il peut se relever par quelqu’un d’autre. L’homme dans l’йtat de voie ne peut donc en aucune faзon кtre confirmй dans le mal.

 

 

Rйponse :

 

L’obstination implique une certaine fermetй dans le pйchй, qui rende impossible а quelqu’un de revenir du pйchй. Or, que quelqu’un ne puisse revenir du pйchй, cela peut se comprendre de deux faзons. D’abord, en ce sens que ses forces ne suffisent pas pour qu’il soit totalement dйlivrй du pйchй ; et ainsi, de n’importe quel homme tombant dans le pйchй mortel, on dit qu’il ne peut pas revenir а la justice. Mais cette fermetй dans le pйchй ne permet pas d’appeler proprement quelqu’un obstinй. Dans un autre sens, quelqu’un a une telle fermetй dans le pйchй, qu’il ne peut mкme pas coopйrer pour se relever du pйchй. Mais il y a deux cas. Dans le premier, il ne peut aucunement coopйrer ; et telle est la parfaite obstination, qui est celle des dйmons. En effet, leur esprit est si affermi dans le mal, que tout mouvement de leur libre arbitre est dйsordonnй, et pйchй ; voilа pourquoi ils ne peuvent nullement se prйparer а avoir la grвce, par laquelle le pйchй est remis. Dans le second cas, il ne peut pas facilement coopйrer pour sortir du pйchй ; et telle est l’obstination imparfaite, qui peut кtre celle de quelqu’un dans l’йtat de voie, c’est-а-dire quand il a une volontй si affermie dans le pйchй que ses mouvements vers le bien ne s’йlиvent que faiblement. Cependant, parce que quelques-uns s’йlиvent, ils offrent une voie pour se prйparer а la grвce.

 

La raison pour laquelle un homme dans l’йtat de voie ne peut кtre si obstinй dans le mal qu’il ne puisse coopйrer а sa dйlivrance, ressort de ce qui a йtй dit : car, d’une part, une passion se dйnoue ou se rйprime, d’autre part, l’habitus ne corrompt pas totalement l’вme, et enfin la raison n’adhиre pas au faux avec une pertinacitй telle qu’elle ne puisse en кtre dйtournйe par un argument contraire. Mais aprиs l’йtat de voie, l’вme sйparйe ne pensera plus en recevant а partir des sens, ni ne sera en acte des puissances appйtitives sensitives. Et ainsi, l’вme sйparйe est conformйe а l’ange а la fois quant а la faзon de penser, et quant а l’indivisibilitй de l’appйtit, qui йtaient les causes de l’obstination en l’ange pйcheur ; c’est donc pour la mкme raison qu’il y aura obstination dans l’вme sйparйe. Et а la rйsurrection, le corps suivra la condition de l’вme ; voilа pourquoi l’вme ne reviendra pas а l’йtat qui est maintenant le sien et en lequel il lui est nйcessaire de recevoir а partir du corps, alors qu’elle usera pourtant des instruments corporels. Et ainsi, la mкme raison de l’obstination demeurera.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le pйchй de la nature dйchue est dit mйriter l’obstination, en tant que ce mкme pйchй mйrite la damnation йternelle : en effet, par le dйmйrite du premier pйchй, toute la nature humaine serait soumise а la damnation, si quelques-uns n’en йtaient arrachйs par la grвce du Rйdempteur ; mais non en sorte que l’homme soit obstinй dиs sa naissance, ni qu’il soit damnй de l’ultime damnation.

 

Cet argument parle de l’obstination imparfaite, par laquelle on n’est pas confirmй dans le mal au plein sens du terme ; c’est en effet une espиce du pйchй contre l’Esprit Saint.

 

Saint Augustin compare l’amour au poids, parce que l’un et l’autre inclinent. Cependant, il n’est pas nйcessaire qu’il y ait ressemblance а tous points de vue. Voilа pourquoi il ne s’ensuit pas que celui qui aime quelque chose n’ait aucune inclination vers le contraire ; sauf peut-кtre pour l’amour trиs parfait, comme celui des saints dans la patrie.

 

On dit de celui qui pиche par mйchancetй qu’il est incapable de pйnitence, non qu’il ne puisse aucunement faire pйnitence, mais parce qu’il ne peut le faire facilement. En effet, on ne se repent pas parfaitement avec la seule exhortation de la raison, car l’exhortation procиde d’un principe, c’est-а-dire de la fin, а l’йgard duquel le mйchant est corrompu ; cependant, il peut кtre amenй а faire pйnitence en s’habituant peu а peu au contraire. Et s’il peut кtre amenй а cette habitude, c’est d’une part а cause de sa faзon d’estimer, car il reзoit raisonnablement et comme par confrontation, et d’autre part parce que toute sa puissance appйtitive ne tend pas vers une seule chose. Or l’habitude permet d’acquйrir la droite notion du principe, c’est-а-dire de la fin appйtible. C’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « la raison n’enseigne les principes ni dans le domaine spйculatif, ni dans le domaine de l’opйration ; mais c’est la vertu, soit naturelle, soit acquise par l’habitude, qui fait que l’on opine droitement sur le principe ».

 

Quand la nature infйrieure peut disposer а quelque chose, ou coopйrer d’une maniиre quelconque, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible, bien que cela ne puisse кtre accompli que par l’opйration divine ; de mкme, nous ne disons pas tout bonnement qu’il est impossible au fruit du sein maternel d’кtre animй d’une вme raisonnable. Et semblablement, bien que la dйlivrance du pйchй se fasse par l’opйration divine, cependant, parce que le libre arbitre y coopиre, on ne dit pas tout bonnement que c’est impossible.

 

Bien que celui qui pиche contre le Saint-Esprit opиre contre la grвce de l’Esprit Saint par l’inclination du pйchй, cependant, parce que ce pйchй ne corrompt pas totalement l’вme, il reste un mouvement, quoique faible, par lequel elle peut en quelque faзon coopйrer а la grвce : en effet, elle ne rйsiste pas toujours actuellement а la grвce.

 

Le pйchй contre le Saint-Esprit est appelй irrйmissible, non pas au point de ne pouvoir кtre remis en cette vie, mais c’est parce qu’il ne peut pas facilement кtre remis en cette vie. Et la raison de cette difficultй est que le pйchй en question s’oppose directement а la grвce, par laquelle le pйchй est remis. Ou bien il est appelй irrйmissible parce que, йtant commis par mйchancetй, il n’a pas en lui-mкme la cause de la rйmission, comme le pйchй qui est commis par faiblesse ou par ignorance.

 

Il n’est dйfendu а personne de prier pour les pйcheurs en cette vie, quels qu’ils soient. Mais dans les paroles de l’apфtre citйes, il est signifiй que prier pour ceux qui sont endurcis dans le pйchй n’est pas l’affaire de n’importe qui, mais de quelque homme parfait. Ou bien l’apфtre parle du pйchй qui va а la mort, c’est-а-dire qui dure jusqu’а la mort. Et dans les paroles du prophиte, il est montrй que ce peuple, par un juste jugement de Dieu, йtait indigne d’obtenir misйricorde, sans qu’ils fussent totalement obstinйs dans le mal.

 

La confirmation dans le bien a lieu par le don divin. Voilа pourquoi rien n’empкche que, par un privilиge spйcial de la grвce, cela ne soit accordй а quelques hommes dans l’йtat de voie, bien que, de la sorte, ils ne soient pas confirmйs dans le bien comme les bienheureux dans la patrie, ainsi qu’on l’a dйjа dit. Mais cela ne peut кtre dit de la confirmation dans le mal.

 

10° Le fait mкme que l’ange йtait douй d’un plus grand pouvoir entraоne qu’il se soit obstinй dans le pйchй juste aprиs la premiиre йlection, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Et saint Augustin n’entend pas prouver que l’homme est obstinй dans le pйchй, mais qu’il ne suffit pas а se relever du pйchй par lui-mкme.

Article 12 : Le libre arbitre sans la grвce, dans l’йtat de pйchй mortel, peut-il йviter le pйchй mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit en Rom. 7, 15 : « car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais » ; et il parle en la personne d’un homme damnй, comme dit une certaine glose а cet endroit. L’homme sans la grвce ne peut donc йviter le pйchй.

 

Le pйchй actuel mortel est plus grave que le pйchй originel. Or un homme avec le pйchй originel, s’il est adulte, ne peut sans la grвce йviter de pйcher mortellement : car dans ce cas il йviterait la condamnation а la peine sensible, qui est due au pйchй actuel mortel ; et ainsi, puisqu’il n’y a pas pour les adultes de milieu entre cette condamnation et la gloire de la vie йternelle, il s’ensuivrait qu’il peut acquйrir la vie йternelle sans la grвce, ce qui est l’hйrйsie pйlagienne. Il est donc bien moins possible а un homme en йtat de pйchй mortel d’йviter le pйchй, sauf s’il reзoit la grвce.

 

А propos de Rom. 7, 19 : « mais je fais ce que je ne veux pas, etc. » la Glose de saint Augustin dit : « Ici est dйcrit l’йtat de l’homme sous la loi, avant la grвce. C’est le temps oщ il est vaincu par ses pйchйs en cherchant а vivre dans la justice par ses propres forces et sans le secours de la grвce du Libйrateur », elle qui dйlivre le libre arbitre « pour qu’il croie au Libйrateur, et ainsi ne pиche pas contre la loi ». Or pйcher contre la loi, c’est pйcher mortellement. Il semble donc que l’homme sans la grвce ne puisse йviter le pйchй mortel.

 

Saint Augustin dit au livre sur la Perfection de la justice que la mйchancetй est а l’вme ce que la courbure est au tibia, et que l’acte peccamineux est comparable а la claudication. Or la claudication ne peut кtre йvitйe par celui qui a un tibia courbe, а moins que le tibia ne soit d’abord guйri. Le pйchй mortel ne peut donc pas non plus кtre йvitй par celui qui est dans le pйchй, а moins qu’il ne soit d’abord dйlivrй du pйchй par la grвce.

 

Saint Grйgoire dit : « Le pйchй qui n’est pas dйtruit par la pйnitence, entraоne bientфt par son poids а un autre pйchй. » Or il n’est dйtruit que par la grвce. Donc, sans la grвce, l’homme pйcheur ne peut йviter le pйchй.

 

Selon saint Augustin, la crainte et la colиre sont des passions et des pйchйs. Or l’homme ne peut pas йviter les passions par le libre arbitre. Il ne peut donc pas non plus s’abstenir des pйchйs.

 

 Ce qui est nйcessaire ne peut кtre йvitй. Or les pйchйs sont des choses nйcessaires, comme on le voit clairement dans ce passage du Psaume 24, 17 : « Dйlivrez-moi des nйcessitйs oщ je suis rйduit. » L’homme ne peut donc йviter le pйchй par le libre arbitre.

 

Saint Augustin dit : « Il y a quelque pйchй, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or il n’est pas au pouvoir du libre arbitre que la chair ne convoite pas contre l’esprit. Le pouvoir du libre arbitre ne s’йtend donc pas jusqu’а faire que le pйchй soit йvitй.

 

 La puissance de mourir s’ensuit de la puissance de pйcher ; en effet, l’homme dans l’йtat d’innocence ne pouvait mourir que parce qu’il pouvait pйcher. La nйcessitй de mourir est donc une consйquence de la nйcessitй de pйcher. Or l’homme dans l’йtat prйsent ne peut йviter de mourir. Il ne peut donc pas non plus йviter de pйcher.

 

10° Selon saint Augustin, si l’homme pouvait se maintenir dans l’йtat d’innocence, c’est parce qu’il avait l’intйgritй de nature, exempte de toute tache de pйchй. Or cette intйgritй n’existe pas en l’homme pйcheur sйparй de la grвce. Il ne peut donc pas se maintenir, mais il lui est nйcessaire de tomber aprиs le pйchй.

 

11° Au vainqueur est due la couronne, comme on le voit clairement en Apoc. 2, 10. Or, si quelqu’un йvite le pйchй lorsqu’il est tentй de pйcher, il vaincra le pйchй et le diable ; Jacq. 4, 7 : « Rйsistez au diable, et il s’enfuira de vous. » Si donc quelqu’un peut, sans la grвce, йviter le pйchй, il pourra sans la grвce mйriter la couronne ; ce qui est hйrйtique.

 

12° Saint Augustin dit au livre des Rйvisions : « La volontй ne peut pas rйsister а la convoitise qui la presse. » Or la convoitise induit au pйchй. La volontй humaine ne peut donc, sans la grвce, йviter le pйchй.

 

13° Celui qui a un habitus, agit nйcessairement selon cet habitus. Or celui qui est dans le pйchй a l’habitus du pйchй. Il semble donc qu’il ne puisse pas йviter de pйcher.

 

14° Le libre arbitre, suivant saint Augustin, est « ce par quoi on йlit le bien avec l’assistance de la grвce, et le mal quand cesse l’assistance de la grвce ». Il semble donc que celui qui n’a pas la grвce йlise toujours le mal par son libre arbitre.

 

15° Quiconque peut ne pas pйcher, peut vaincre le monde ; en effet, nul ne vainc le monde autrement qu’en cessant de pйcher. Or personne ne peut vaincre le monde que par la grвce ; car, comme il est dit en 1 Jn 5, 4, « la victoire qui vainc le monde, c’est notre foi ». On ne peut donc sans la grвce йviter le pйchй.

 

16° Le prйcepte d’aimer Dieu est affirmatif, et ainsi il oblige а ce qu’on l’observe en temps et en lieu, au point que, s’il n’est pas observй, l’homme pиche mortellement. Or, on ne peut observer le prйcepte de la charitй sans la grвce ; car, comme il est dit en Rom. 5, 5, « l’amour de Dieu est rйpandu dans nos cњurs par l’Esprit Saint qui nous a йtй donnй ». L’homme ne peut donc, sans la grвce, faire en sorte de ne pas pйcher mortellement.

 

17° Selon saint Augustin, le prйcepte de la misйricorde envers soi-mкme est inclus dans celui de la misйricorde envers le prochain. Or on pйcherait mortellement si l’on ne faisait pas misйricorde au prochain en danger de mort corporelle. Donc а bien plus forte raison pиche-t-on mortellement si, en ne se repentant pas du pйchй, on ne fait pas misйricorde а soi-mкme en йtat de pйchй ; et ainsi, а moins que le pйchй ne soit dйtruit par la pйnitence, l’homme ne peut йviter de pйcher.

 

18° Le mйpris de Dieu est au pйchй ce que l’amour de Dieu est а la vertu. Or il est nйcessaire que tout homme vertueux aime Dieu. Il est donc nйcessaire que tout pйcheur mйprise Dieu, et de la sorte, pиche ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

19° Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, d’habitus semblables procиdent des actes semblables. Si donc quelqu’un est dans le pйchй, il est nйcessaire, semble-t-il, qu’il ait а produire des actes semblables, c’est-а-dire des actes de pйchй.

 

20° Puisque la forme est le principe de l’opйration, ce qui n’a pas une forme n’a pas l’opйration propre а cette forme. Or se dйtourner du mal est l’opйration de la justice. Puis donc que celui qui est dans le pйchй n’a pas la justice, il semble qu’il ne puisse pas se dйtourner du mal.

 

21° Le Maоtre dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 25, que « aprиs le pйchй et avant la rйparation de la grвce, le libre arbitre est pressй par la convoitise et vaincu, et il a la faiblesse dans le mal s’il n’a pas la grвce dans le bien ; voilа pourquoi il peut damnablement pйcher » ; et ainsi, l’on ne peut sans la grвce йviter le pйchй mortel.

 

22° Si [le rйpondant] dit que ce qui ne peut pas ne pas pйcher, au sens de ne pas avoir de pйchй, peut cependant ne pas pйcher, au sens de ne pas user du pйchй, alors en sens contraire : les pйlagiens accordaient cela, et cependant saint Augustin blвme leur opinion sur ce sujet au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, en ces termes : « Les pйlagiens disent aussi que la grвce de Dieu qui a йtй donnйe par la foi en Jйsus-Christ, et qui n’est ni la loi ni la nature, n’a d’autre effet que de remettre les pйchйs : nous n’en aurions besoin ni pour йviter le pйchй, ni pour triompher des obstacles au bien. Mais si cela йtait vrai, aprиs avoir dit dans l’Oraison dominicale : “Pardonnez-nous nos offenses”, nous n’ajouterions pas : “et ne nous laissez pas succomber а la tentation”. Nous formulons la premiиre demande pour que les pйchйs soient remis ; la seconde, pour qu’ils soient йvitйs ou vaincus ; ce que nous n’aurions aucune raison de demander au Pиre qui est dans les cieux, si nous en йtions capables par la force de la volontй humaine. » Il semble donc que la rйponse [du rйpondant] soit nulle.

 

23° Saint Augustin dit au livre sur la Nature et la Grвce : « La lumiиre de la vйritй abandonne, а juste titre, le prйvaricateur de la Loi ; celui-ci, sans elle, est de toute maniиre aveugle et obligatoirement pйchera davantage, se blessera en tombant et, une fois blessй, ne se relиvera pas. » Le pйcheur sйparй de la grвce est donc, lui aussi, dans la nйcessitй de pйcher.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jйrфme dit au pape saint Damase : « Pour notre part, nous disons que les hommes peuvent toujours pйcher et ne pas pйcher, en sorte que nous affirmons кtre toujours douйs de libre arbitre. » Donc, dire que l’homme dans l’йtat de pйchй ne peut йviter le pйchй, c’est nier la libertй de l’arbitre ; ce qui est hйrйtique.

 

Si un dйfaut est dans un agent, et qu’il est en son pouvoir d’en user ou de ne pas en user, il ne lui est pas nйcessaire de faillir dans son action ; par exemple, si un tibia courbe pouvait ne pas user de sa courbure en marchant, il pourrait ne pas boiter. Or le libre arbitre soumis au pйchй peut user ou non du pйchй, йtant donnй qu’user du pйchй est un acte du libre arbitre, qui a la maоtrise de son acte. Donc, si enfoncй qu’il soit dans le pйchй, il peut ne pas pйcher.

 

Il est dit au Ps. 118, 95 : « Les pйcheurs m’ont attendu pour me perdre » ; la Glose : « c’est-а-dire mon consentement ». On n’est donc amenй а pйcher qu’en consentant. Or le consentement est au pouvoir du libre arbitre. On peut donc ne pas pйcher par le libre arbitre.

 

Parce que le dйmon ne peut pas ne pas pйcher, on dit qu’il a pйchй irrйmйdiablement. Or l’homme a pйchй non irrйmйdiablement, comme on dit communйment. Il peut donc ne pas pйcher.

 

On ne passe d’un extrкme а l’autre que par un stade intermйdiaire. Or l’homme avant le pйchй a la puissance de ne pas pйcher. Il n’est donc pas, immйdiatement aprиs le pйchй, conduit а l’autre extrкme, en sorte qu’il ne puisse pas ne pas pйcher.

 

Le libre arbitre du pйcheur peut pйcher. Or il ne le peut qu’en йlisant, puisque йlire est l’acte du libre arbitre : de mкme que la vue aussi n’opиre qu’en voyant. Or l’йlection, йtant le dйsir de ce qui a dйjа йtй dйlibйrй, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, suit le conseil, qui ne porte que sur les choses qui sont en nous, comme il est dit au mкme endroit. Йviter le pйchй, ou le faire, est donc au pouvoir de l’homme en йtat de pйchй.

 

 Selon saint Augustin, « nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter », car alors ce serait nйcessaire. Si donc quelqu’un en йtat de pйchй ne peut йviter le pйchй, il ne pиche pas en commettant le pйchй ; ce qui est absurde.

 

Le libre arbitre est йgalement libre de contrainte avant et aprиs le pйchй. Or la nйcessitй de pйcher semble se rattacher а la contrainte, йtant donnй que, mкme si nous ne voulons pas, cette nйcessitй est en nous. L’homme n’a donc pas, aprиs le pйchй, la nйcessitй de pйcher.

 

 Toute nйcessitй est soit de contrainte, soit d’inclination naturelle. Or la nйcessitй de pйcher n’est pas une nйcessitй d’inclination naturelle, car alors la nature serait mauvaise, car elle inclinerait au mal. Si donc il y avait dans le pйcheur la nйcessitй de pйcher, il serait contraint de pйcher.

 

10° Ce qui est nйcessaire n’est pas volontaire. Si donc celui qui est dans le pйchй doit nйcessairement pйcher, le pйchй n’est pas volontaire ; ce qui est faux.

 

11° Si le pйcheur est dans la nйcessitй de pйcher, cette nйcessitй ne lui convient qu’en raison du pйchй. Or il peut sortir du pйchй ; sinon il ne serait pas commandй aux pйcheurs, en Is. 52, 11 : « Partez, sortez de lа, ne touchez rien d’impur ! » Le pйcheur peut donc ne pas pйcher.

 

 

Rйponse :

 

Sur cette question, des hйrйsies contraires se sont йlevйes. Certains, en effet, estimant la nature de l’esprit humain d’aprиs les natures corporelles, ont йmis l’opinion que tout ce vers quoi l’esprit humain leur semblait inclinй, l’homme l’opйrait par nйcessitй ; et de lа, ils sont tombйs en des erreurs contraires. Car l’esprit humain a deux inclinations contraires. L’une vers le bien, а l’instigation de la raison ; et en la considйrant, Jovinien prйtendit que l’homme ne pouvait pas pйcher. L’autre inclination est dans l’esprit de l’homme par les puissances infйrieures, et surtout en tant qu’elles sont corrompues par le pйchй originel : par elle, l’esprit est inclinй а йlire les choses qui sont dйlectables selon le sens charnel. Et considйrant cette inclination, les manichйens dirent que l’homme pиche nйcessairement, et qu’il ne peut en aucune faзon йviter le pйchй. Et ainsi, les uns et les autres, quoique par des voies contraires, sont tombйs dans le mкme inconvйnient de nier le libre arbitre ; en effet, l’homme ne sera pas douй de libre arbitre s’il est par nйcessitй poussй au bien ou au mal. Et que cela soit aberrant, est prouvй а la fois par l’expйrience, par les enseignements des philosophes et par les divines Йcritures, comme on l’a dйjа montrй dans une certaine mesure. C’est pourquoi Pйlage se dressa en rйaction а cela : voulant dйfendre le libre arbitre, il s’opposa а la grвce de Dieu en disant que l’homme pouvait йviter le pйchй sans la grвce de Dieu. Mais assurйment, cette erreur contredit trиs ouvertement la doctrine йvangйlique, aussi a-t-elle йtй condamnйe par l’Йglise.

 

La foi catholique, pour sa part, emprunta une voie mйdiane, sauvant la libertй de l’arbitre sans exclure pour autant la nйcessitй de la grвce. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, le libre arbitre йtant une certaine puissance йtablie au-dessous de la raison et au-dessus de la puissance motrice exйcutive, on trouve de deux faзons qu’une chose est hors du pouvoir du libre arbitre. D’abord, parce qu’elle excиde l’efficace de la motrice exйcutive, qui opиre au commandement du libre arbitre ; par exemple, voler n’est pas soumis au libre arbitre de l’homme, car cela excиde la puissance motrice en l’homme. Ensuite, une chose peut кtre hors du pouvoir du libre arbitre parce qu’elle ne s’йtend pas а l’acte mкme de la raison. En effet, puisque l’acte du libre arbitre est l’йlection, qui suit le conseil, c’est-а-dire la dйlibйration de la raison, le libre arbitre ne peut s’йtendre а ce qui йchappe а la dйlibйration de la raison, comme c’est le cas des choses qui se prйsentent de faзon non prйmйditйe. Donc, de la premiиre faзon, commettre le pйchй ou l’йviteer n’excиde pas le pouvoir du libre arbitre, car bien que l’accomplissement du pйchй au moyen d’un acte extйrieur soit menй par l’exйcution de la puissance motrice, cependant le pйchй est accompli dans la volontй mкme, avant l’exйcution de l’њuvre, par le seul consentement. Par consйquent, le dйfaut de la puissance motrice n’empкche pas le libre arbitre de faire ou d’йviter le pйchй, quoiqu’il l’empкche parfois de l’exйcuter, comme lorsque quelqu’un veut tuer, forniquer ou voler, mais ne le peut pas. Mais de la seconde faзon, commettre le pйchй ou l’йviter peut excйder le pouvoir du libre arbitre, c’est-а-dire lorsqu’un pйchй se prйsente soudain et comme inopinйment, et йchappe ainsi а l’йlection du libre arbitre, bien que le libre arbitre puisse le faire ou l’йviter, s’il dirigeait vers cela son attention ou son effort. Or de deux faзons une chose se produit en nous comme inopinйment.

 

D’abord par l’йlan de la passion : en effet, le mouvement de colиre ou de convoitise prйcиde parfois la dйlibйration de la raison. Et ce mouvement qui tend а l’illicite а cause de la corruption de la nature, est un pйchй vйniel. Voilа pourquoi, dans l’йtat de nature corrompue, il n’est pas au pouvoir du libre arbitre d’йviter tous les pйchйs de ce genre, parce qu’ils йchappent а son acte, bien qu’il puisse empкcher l’un de ces mouvements s’il s’efforce contre lui. Mais il n’est pas possible que l’homme s’efforce continuellement d’йviter de tels mouvements, а cause des occupations variйes de l’esprit humain, et а cause de son nйcessaire repos. Et cela se produit parce que les puissances infйrieures ne sont pas totalement soumises а la raison comme elles l’йtaient dans l’йtat d’innocence, quand il йtait trиs facile а l’homme d’йviter par le libre arbitre tous les pйchйs de ce genre et chacun d’eux, car aucun mouvement ne pouvait s’йlever dans les puissances infйrieures sans suivre le dictamen de la raison. Mais dans l’йtat prйsent, l’homme n’est pas ramenй а cette rectitude par la grвce, pour parler en gйnйral ; mais nous attendons cette rectitude pour l’йtat de gloire. Voilа pourquoi, dans cet йtat de misиre, aprиs la rйparation de la grвce, l’homme ne peut pas йviter tous les pйchйs vйniels, bien que cela ne porte en rien prйjudice а la libertй de l’arbitre.

 

Ensuite, une chose arrive en nous comme inopinйment par l’inclination d’un habitus ; en effet, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « on fait preuve de plus de courage quand on se montre sans peur et sans trouble devant un pйril surgi а l’improviste que devant un pйril attendu ». En effet, l’opйration vient d’autant plus de l’habitus qu’elle vient moins de la prйmйditation : car les choses attendues, c’est-а-dire connues d’avance, on les йlira par la raison et la rйflexion, sans habitus ; mais ce qui surgit а l’improviste est йlu par un habitus. Et il ne faut pas comprendre que l’opйration par l’habitus de vertu pourrait кtre tout а fait sans dйlibйration, puisque la vertu est un habitus йlectif, mais que, pour celui qui a un habitus, la fin est dйjа dйterminйe dans son йlection ; par consйquent, chaque fois qu’une chose se prйsente comme accordйe а cette fin, elle est aussitфt йlue, а moins qu’elle ne soit empкchйe par une dйlibйration plus attentive et plus longue.

 

Or l’homme qui est dans le pйchй mortel adhиre habituellement au pйchй. En effet, bien qu’il n’ait pas toujours l’habitus du vice, car un habitus n’est pas engendrй par un acte unique de luxure, cependant la volontй de celui qui pиche, aprиs avoir abandonnй le bien immuable, a adhйrй au bien transitoire comme а une fin, et la puissance et l’inclination d’une telle adhйsion demeurent en elle jusqu’а ce qu’elle adhиre de nouveau au bien immuable comme а une fin. Voilа pourquoi, lorsque se prйsente а un homme ainsi disposй une chose а faire qui convienne а l’йlection prйcйdente, il est soudain portй vers elle par l’йlection, а moins qu’il ne se retienne lui-mкme par une longue dйlibйration. Et cependant, qu’il йlise ainsi soudainement cette chose ne l’excuse pas du pйchй mortel, qui a besoin d’une dйlibйration : car pour le pйchй mortel, cette dйlibйration suffit par laquelle on considиre attentivement que ce qui est йlu est pйchй mortel et contre Dieu. Mais cette dйlibйration ne suffit pas а retirer celui qui est dans le pйchй mortel. En effet, quelqu’un n’est retirй de faire une chose vers laquelle il est inclinй, que dans la mesure oщ elle lui est proposйe comme mauvaise. Or celui qui a dйjа rйpudiй le bien immuable pour le bien transitoire, n’estime plus comme mal de se dйtourner du bien immuable, et en cela la notion de pйchй mortel est accompli ; il n’est donc pas retirй de pйcher par le fait mкme qu’il remarque qu’une chose est pйchй mortel, mais il est nйcessaire de poursuivre la considйration plus avant jusqu’а parvenir а quelque chose qu’il ne puisse pas ne pas estimer mauvais, comme le malheur ou autre chose de ce genre.

 

Donc, avant que se produise en l’homme ainsi disposй une dйlibйration aussi longue qu’il est requis pour qu’il йvite le pйchй mortel, le consentement au pйchй mortel prйcиde. Voilа pourquoi, si l’on suppose l’adhйsion du libre arbitre au pйchй mortel, ou а une fin indue, il n’est pas en son pouvoir d’йviter tous les pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux s’il s’efforce а l’encontre : car mкme s’il a йvitй l’un ou l’autre en se mettant а dйlibйrer aussi longtemps qu’il est requis, il ne peut cependant pas faire que le consentement au pйchй mortel n’ait pas lieu parfois avant une telle dйlibйration, puisqu’il est impossible que l’homme soit toujours, ni longtemps, dans une vigilance aussi grande qu’il est requis pour cela, а cause des nombreuses occupations de l’esprit humain. Or, il n’est йloignй de cette disposition que par la grвce, qui seule fait que l’esprit humain adhиre par la charitй au bien immuable comme а une fin.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que nous n’фtons ni le libre arbitre, puisque nous disons que le libre arbitre peut йviter ou faire n’importe quel pйchй en particulier, ni non plus la nйcessitй de la grвce, puisque nous disons, d’une part, que l’homme ne peut йviter tous les pйchйs vйniels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux — mкme si l’homme a la grвce, avant que celle-ci ne soit perfectionnйe dans l’йtat de gloire — et ce, а cause du foyer de corruption ; et d’autre part, que l’homme en йtat de pйchй mortel, sйparй de la grвce, ne peut йviter tous les pйchйs mortels, а moins que la grвce ne survienne, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux, et ce, а cause de l’adhйsion habituelle de la volontй а une fin dйsordonnйe ; et saint Augustin compare ces deux choses а la courbure du tibia, d’oщ s’ensuit la nйcessitй de boiter.

 

Et ainsi se vйrifient les sentences des docteurs, qui semblent diffйrer sur ce sujet. Car certains d’entre eux disent que l’homme sans la grвce habituelle sanctifiante peut йviter le pйchй mortel, non toutefois sans le secours divin, qui par sa providence gouverne l’homme pour qu’il fasse le bien et йvite le mal : cela est vrai, en effet, lorsqu’il voudra s’efforcer contre le pйchй ; d’oщ il se produit que chaque pйchй peut кtre йvitй. Mais d’autres disent que l’homme sans la grвce ne peut rester longtemps sans pйcher mortellement ; et c’est assurйment vrai dans la mesure oщ un homme habituellement disposй а pйcher ne reste pas longtemps sans que s’offre soudain а lui quelque chose а opйrer, et а cette occasion il tombe dans le consentement au pйchй mortel par l’inclination d’un habitus mauvais, puisqu’il n’est pas possible que l’homme soit longtemps vigilant, au point de mettre un soin suffisant а йviter le pйchй mortel.

 

Donc, comme les deux sйries d’arguments concluent vrai en quelque faзon et faux d’une autre faзon, il faut rйpondre aux deux.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apфtre peut кtre entendue, suivant les diverses expositions, et du pйchй mortel, et du mal du pйchй mortel, dans la mesure oщ il parle en la personne de l’homme pйcheur ; ou du mal du pйchй vйniel quant aux premiers mouvements, dans la mesure oщ il parle en sa personne ou en celle des autres justes. Et des deux faзons, il faut comprendre que, puisque la volontй naturelle tend а йviter de tout mal, l’homme pйcheur ne peut faire en sorte, sans la grвce, d’йviter tous les pйchйs mortels, bien qu’il puisse йviter chacun d’eux ; et ainsi, il ne peut sans la grвce accomplir la volontй naturelle ; et il en est de mкme du juste relativement aux pйchйs vйniels.

 

Il est impossible qu’un adulte soit dans le seul pйchй originel sans la grвce : car dиs qu’il aura reзu l’usage du libre arbitre, s’il s’est prйparй а la grвce, il aura la grвce ; sinon, la nйgligence elle-mкme lui sera imputйe а pйchй mortel. L’argument susdit semble aussi supposer l’inconvйnient auquel il conduit. En effet, s’il est possible qu’un adulte soit dans le seul pйchй originel, alors, s’il arrive qu’il meure dans l’instant mкme, il tiendra le milieu entre les bienheureux et ceux qui sont punis d’une peine sensible ; et c’est а cet inconvйnient que conduit l’argument susdit. Cependant, pour ne pas s’arrкter а cela, il faut savoir qu’il y a dans le pйchй originel une aversion habituelle du bien immuable, puisque celui qui a le pйchй originel n’a pas le cњur uni а Dieu par la charitй ; et ainsi, quant а l’aversion habituelle, il en est de mкme de celui qui est dans le pйchй originel et de celui qui est dans le pйchй mortel, quoique dans ce dernier cas il y ait en plus de cela une conversion habituelle а une fin indue. En outre, si quelqu’un йchappe а la damnation par le libre arbitre, il ne s’ensuit pas qu’il puisse pour autant acquйrir la gloire par les forces du libre arbitre : cela est plus grand, comme il ressort de ce qui a йtй dit de l’homme dans l’йtat d’innocence.

 

L’homme sans la grвce est vaincu par le pйchй, en sorte qu’il agit contre la loi ; car s’il peut йviter tel ou tel pйchй par des efforts contraires, il ne peut cependant pas les йviter tous, pour la raison dйjа mentionnйe.

 

L’exemple de la courbure, donnй par saint Augustin, n’est pas analogue, а un certain point de vue : en effet, il n’est pas au pouvoir du tibia d’user de la courbure ou de ne pas en user, aussi est-il nйcessaire que tout mouvement du tibia courbe soit une claudication ; tandis que le libre arbitre peut user ou non de sa courbure, et c’est pourquoi il n’est pas nйcessaire qu’il pиche en tous ses actes, quels qu’ils soient, mais il peut parfois йviter le pйchй. En revanche, l’exemple est ressemblant en ce qu’il n’est pas possible de tous les йviter, comme on l’a dit.

 

Bien que le pйchй non dйtruit par la pйnitence entraоne vers un autre pйchй par une inclination, cependant il n’est pas nйcessaire que le libre arbitre obйisse toujours а cette inclination, mais il peut faire des efforts contre elle dans un acte particulier.

 

La crainte et la colиre, en tant que passions, sont des pйchйs non pas mortels mais vйniels, car elles sont des mouvements premiers.

 

 Les pйchйs sont appelйs nйcessaires, en tant qu’ils ne peuvent pas tous кtre йvitйs, bien qu’ils puissent кtre йvitйs en particulier.

 

Lorsque la chair convoite contre l’esprit, il y a un vice, mais de pйchй vйniel.

 

 La nйcessitй de pйcher soit vйniellement soit mortellement accompagne celle de mourir, sauf pour des personnes privilйgiйes, а savoir, le Christ et la bienheureuse Vierge ; mais non la nйcessitй de pйcher mortellement, comme on le voit bien dans le cas de ceux qui ont la grвce.

 

10° [Dans certaines йditions seulement :] On rйpond au dixiиme argument comme au septiиme. [En d’autres :] Cette intйgritй amena l’homme а pouvoir йviter non seulement chaque pйchй, mais aussi tous les pйchйs ; mais cela n’est pas possible sans la grвce dans l’йtat prйsent.

 

11° La couronne est donnйe а celui qui vainc totalement le diable et le pйchй. Mais celui qui йvite un seul pйchй en persйvйrant dans un autre, йtant esclave, n’est vainqueur qu’а un certain point de vue, il ne mйrite donc pas la couronne.

 

12° La convoitise ne peut pas кtre comprise comme contraignant absolument le libre arbitre, car celui-ci est toujours libre de contrainte ; mais il est dit qu’elle contraint, а cause de la vйhйmence de l’inclination, а laquelle cependant on peut rйsister, quoique avec difficultй.

 

13° Le libre arbitre peut user d’un habitus ou ne pas en user. Il n’est donc pas nйcessaire que l’on agisse toujours selon l’habitus ; mais on peut parfois agir contre l’habitus, quoique avec difficultй. Cependant, si l’habitus demeure, il ne peut arriver que l’on reste longtemps sans rien faire selon l’habitus.

 

14° Quand la grвce cesse, le libre arbitre peut par lui-mкme йlire le mal ; il n’est cependant pas nйcessaire que, sans la grвce sanctifiante, il йlise toujours le mal.

 

15° De ce que l’on йvite le pйchй, il ne s’ensuit pas que l’on vainque le monde, а moins d’кtre tout а fait exempt de pйchй, comme on l’a dit.

 

16° Un prйcepte a deux faзons d’кtre observй. D’abord, de telle faзon que son observation mйrite la gloire ; et dans ce cas, nul ne peut sans la grвce observer le prйcepte susdit, ni les autres prйceptes. Ensuite, de telle faзon que son observation fait йviter la peine ; et en ce cas, il peut кtre observй sans la grвce sanctifiante. Il est observй de la premiиre faзon quand la substance de l’acte est accomplie avec le mode convenable, qu’apporte la charitй ; et ainsi, le prйcepte susdit de la charitй n’est pas tant un prйcepte que la fin du prйcepte et la forme des autres prйceptes. Il est observй de la seconde faзon quand la seule substance de l’acte est accomplie ; ce qui se produit en gйnйral en celui qui n’a pas l’habitus de charitй : en effet, l’injuste aussi peut faire des choses justes, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.

 

17° Cet argument est йtranger а notre propos. En effet, а supposer que quelqu’un commette un nouveau pйchй lorsqu’en ne se prйparant point а la pйnitence il ne se fait pas misйricorde, il peut cependant йviter ce pйchй, puisqu’il peut se prйparer. Toutefois, il n’est pas nйcessaire que le pйcheur commette un nouveau pйchй chaque fois qu’il omet de se faire misйricorde par la pйnitence, mais c’est seulement lorsqu’il y est tenu par quelque cause spйciale.

 

18° L’homme vertueux peut ne pas aimer Dieu actuellement mais faire le contraire, comme cela est clair lorsqu’il pиche.

 

19° Bien que les habitus donnent toujours des actes semblables, cependant celui qui a un habitus peut accomplir un acte contraire а l’habitus, car il ne lui est pas nйcessaire de toujours user de l’habitus.

 

20° Celui qui n’a pas la justice peut faire un acte de justice imparfait, qui consiste а faire des choses justes ; et ce, а cause des principes du droit naturel dйposйs dans la raison ; mais il ne peut pas faire un acte de justice parfait, qui consiste а faire justement des choses justes. Et ainsi, un injuste peut parfois se dйtourner du mal.

 

21° La parole du Maоtre ne doit pas кtre comprise en ce sens qu’il est nйcessaire que l’homme en йtat de pйchй mortel succombe а n’importe quelle tentation ; mais en ce sens que, а moins d’кtre dйlivrй du pйchй par la grвce, il tombera un jour en quelque pйchй mortel.

 

22° S’il nous est nйcessaire de demander dans l’Oraison dominicale non seulement que les pйchйs passйs nous soient remis, mais aussi que nous soyons dйlivrйs des pйchйs futurs, c’est parce que, а moins que l’homme ne soit dйlivrй par la grвce, il lui est nйcessaire de tomber parfois dans le pйchй, de la faзon susdite ; quoiqu’il puisse йviter tel ou tel par des efforts contraires.

 

23° Celui qui est abandonnй par la lumiиre de la grвce doit nйcessairement tomber un jour ; cependant, il n’est pas nйcessaire qu’il succombe а n’importe quelle tentation.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Si le pйcheur ne pouvait йviter le pйchй par des efforts contraires, cela porterait prйjudice а la libertй ; mais il n’y a pas de prйjudice а la libertй de l’arbitre, si l’homme ne peut faire en sorte d’кtre dans un constant souci de rйsister au pйchй ; or, si l’homme n’y prend pas garde, l’inclination habituelle l’entraоne vers ce qui convient а l’habitus.

 

Parce qu’il a la maоtrise de son acte, le libre arbitre peut, chaque fois qu’il s’y applique, ne pas user de son dйfaut propre. Mais parce qu’il lui est impossible de toujours y veiller, il s’ensuit parfois qu’il manque son acte.

 

Le pйchй ne se fait pas sans le consentement du libre arbitre ; mais le consentement suit l’inclination habituelle, sauf si une longue dйlibйration le prйcиde, comme on l’a dit.

 

On dit que l’homme est tombй non irrйmйdiablement, parce qu’il peut trouver remиde avec l’aide de la grвce, quoique le pouvoir du libre arbitre n’y suffise pas.

 

Ne pas pouvoir pйcher, et ne pas pouvoir ne pas pйcher, sont contraires ; mais pouvoir pйcher et ne pas pйcher, est un moyen terme entre eux. L’argument suppose donc le faux.

 

Йlire et dйlibйrer ne portent que sur les choses qui sont en nous. Mais, comme il est dit au troisiиme livre de l’Йthique, les choses que nous faisons par des amis, nous les faisons en quelque sorte par nous-mкmes ; voilа pourquoi le libre arbitre peut exercer son йlection et sa dйlibйration non seulement sur les choses pour lesquelles son propre pouvoir suffit, mais aussi sur celles pour lesquelles il a besoin du secours divin.

 

 Un homme en йtat de pйchй mortel peut йviter tous les pйchйs mortels par le secours de la grвce ; il peut aussi йviter chacun d’eux par vertu naturelle, mais non tous ; voilа pourquoi il ne s’ensuit pas qu’il ne pиche pas en commettant le pйchй.

 

La nйcessitй de pйcher n’implique pas une contrainte du libre arbitre. En effet, bien que l’homme ne puisse se soustraire а cette nйcessitй par lui-mкme, il peut cependant rйsister jusqu’а un certain point а la nйcessitй en question, en tant qu’il peut йviter chaque pйchй, mais non tous.

 

 Le pйchй est rendu quasi naturel au pйcheur : en effet, l’habitus opиre comme une certaine nature en celui qui l’a ; c’est pourquoi la nйcessitй qui vient d’un habitus se ramиne а l’inclination naturelle.

 

10° Selon saint Augustin, une chose peut кtre nйcessaire et cependant volontaire ; en effet, la volontй a nйcessairement de l’aversion pour le malheur ; et ce, а cause de l’inclination naturelle а laquelle est assimilйe l’inclination de l’habitus.

 

11° L’homme en йtat de pйchй ne peut aucunement se soustraire au pйchй dйjа commis, sinon par le secours de la grвce, car il n’est affranchi du pйchй, qui s’accomplit dans l’aversion, que si son esprit adhиre а Dieu par la charitй, qui ne vient pas du libre arbitre mais est rйpandue dans le cњur des saints par l’Esprit Saint, comme il est dit en Rom. 5, 5.

Article 13 : Un homme en йtat de grвce peut-il йviter le pйchй mortel ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Nul n’est dans la nйcessitй de demander а Dieu ce qu’il peut par lui-mкme. Or, quelque grвce que l’on possиde, on est dans la nйcessitй de demander а Dieu d’кtre dйlivrй des pйchйs futurs ; c’est pourquoi l’Apфtre dit en 2 Cor. 13, 7, en s’adressant aux fidиles et aux saints : « Cependant nous prions Dieu que vous ne fassiez rien de mal. » Ceux qui ont la grвce ne peuvent donc pas йviter le pйchй.

 

Ceux qui ont la grвce sont dans la nйcessitй de dire l’Oraison dominicale. Or il est demandй en elle que l’homme persйvиre sans pйchй, suivant l’exposition de saint Cyprien, comme le rapporte saint Augustin au livre sur le Don de la persйvйrance. Celui qui a la grвce ne peut donc par lui-mкme йviter le pйchй.

 

La persйvйrance est un don du Saint-Esprit. Or, avoir les dons du Saint-Esprit n’est pas au pouvoir de celui qui a la grвce. Puis donc que s’abstenir du pйchй mortel jusqu’а la fin de la vie appartient а la persйvйrance, il semble que celui qui a la grвce ne puisse pas йviter le pйchй mortel.

 

Le vice du pйchй est а l’кtre de grвce ce que le nйant est а l’кtre de nature. Or la crйature qui a obtenu de Dieu l’кtre de nature, ne peut se conserver elle-mкme dans l’кtre de nature de telle sorte qu’elle ne retombe pas dans le nйant, si elle n’est conservйe par la main du Crйateur. Un homme qui a obtenu la grвce ne peut donc par lui-mкme faire en sorte de ne pas tomber dans le pйchй mortel.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en 2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Or elle ne suffit pas, si, par elle, le pйchй mortel ne peut кtre йvitй. L’homme peut donc йviter le pйchй mortel par la grвce.

 

Cela se voit par les paroles du Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 25, oщ il s’exprime ainsi : « Aprиs la rйparation, l’homme, avant d’кtre confirmй, est pressй par la convoitise, mais il n’est pas vaincu ; et s’il est faible dans le mal, il a cependant la grвce dans le bien ; de sorte qu’il peut pйcher, а cause de la libertй et de la faiblesse, et ne pas pйcher mortellement, а cause de la libertй et du secours de la grвce. »

 

 

Rйponse :

 

Ce n’est pas la mкme chose de dire que l’on peut s’abstenir du pйchй, et de dire que l’on peut persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans l’abstention du pйchй.

 

En effet, quand on dit que quelqu’un peut s’abstenir du pйchй, la puissance porte seulement sur une nйgation, c’est-а-dire qu’il peut ne pas pйcher ; et n’importe quel homme en йtat de grвce le peut, s’agissant du pйchй mortel, car il n’y a en celui qui a la grвce aucune inclination habituelle vers le pйchй, il y a bien plutфt en lui une inclination habituelle а йviter le pйchй. Voilа pourquoi, quand une chose se prйsente а lui sous l’aspect de pйchй mortel, il s’en йcarte par une inclination habituelle, а moins qu’il ne fasse des efforts contraires, en suivant ses convoitises ; cependant, il n’est pas dans la nйcessitй de suivre celles-ci, bien qu’il ne puisse йviter qu’un mouvement de concupiscence ne s’йlиve en prйcйdant totalement l’acte du libre arbitre. Ainsi donc, parce qu’il ne peut pas faire qu’un mouvement de concupiscence ne prйvienne pas totalement l’acte du libre arbitre, il ne peut йviter tous les pйchйs vйniels. Mais parce qu’aucun mouvement du libre arbitre ne prйcиde en lui la pleine dйlibйration en l’entraоnant au pйchй comme par l’inclination d’un habitus, pour cette raison il peut йviter tous les pйchйs mortels.

 

Mais quand on dit : « Celui-ci peut persйvйrer jusqu’а la fin de la vie dans l’abstention du pйchй », la puissance porte sur quelque chose d’affirmatif, c’est-а-dire que quelqu’un se pose en un йtat tel que le pйchй ne puisse exister en lui ; car l’homme ne pourrait, par un acte du libre arbitre, se rendre persйvйrant, que s’il se rendait impeccable. Or cela ne rentre pas au pouvoir du libre arbitre, car la vertu motrice exйcutive ne s’y йtend pas. Voilа pourquoi l’homme ne peut кtre pour lui-mкme une cause de persйvйrance, mais il est dans la nйcessitй de demander celle-ci а Dieu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’Apфtre priait pour qu’ils ne fissent rien de mal, parce qu’ils ne pourraient pas suffisamment persйvйrer dans l’abstinence du mal sans l’aide du secours divin.

 

Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

La persйvйrance a deux acceptions. En effet, elle est parfois une vertu spйciale ; et dans ce cas, elle est un certain habitus, dont l’acte consiste а avoir le propos d’opйrer fermement. Et ainsi, tout homme qui a la grвce, a la persйvйrance, quoiqu’il ne persйvиre pas nйcessairement jusqu’а la fin. On prend « persйvйrance » dans l’autre acception, lorsqu’elle est une certaine circonstance de la vertu, signifiant la permanence de la vertu jusqu’а la fin de la vie. Et dans ce cas, la persйvйrance n’est pas au pouvoir de celui qui a la grвce.

 

De mкme que, lorsque nous parlons de nature, nous n’excluons pas ce par quoi la nature est conservйe dans l’кtre, de mкme, lorsque nous parlons de grвce, nous n’excluons pas l’opйration divine conservant la grвce dans l’кtre ; car sans elle, nul ne peut persister, ni dans l’кtre de nature, ni dans l’кtre de grвce.

Article 14 : Le libre arbitre a-t-il un pouvoir sur le bien sans la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Un prйcepte n’est pas donnй pour une chose impossible ; c’est pourquoi saint Jйrфme dit : « Maudit soit celui qui dit que Dieu a prescrit а l’homme quelque chose d’impossible. » Or il est prescrit а l’homme de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

Nul ne doit кtre blвmй s’il ne fait pas ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme juste est blвmй s’il omet de faire le bien. L’homme peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

Par le libre arbitre, l’homme peut en quelque faзon йviter le pйchй, au moins pour un acte particulier. Or йviter le pйchй est un bien. L’homme peut donc faire quelque bien par le libre arbitre.

 

Chaque rйalitй a plus de pouvoir sur ce qui lui est naturel que sur ce qui, pour elle, est contre nature. Or le libre arbitre est naturellement ordonnй au bien, tandis que le pйchй est pour lui contre nature. Il a donc plus de pouvoir sur le bien que sur le mal. Or il a pouvoir sur le mal par lui-mкme. Donc а bien plus forte raison sur le bien.

 

La crйature dйtient en soi la ressemblance du Crйateur sous le rapport du vestige, et bien plus encore sous le rapport de l’image. Or le Crйateur peut faire le bien par lui-mкme. Donc la crйature aussi ; et surtout le libre arbitre, qui est « а l’image ».

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, c’est par les mкmes activitйs que la vertu est gйnйrйe et corrompue. Or la vertu peut кtre corrompue par le libre arbitre, car le pйchй mortel, que l’homme peut faire par le libre arbitre, corrompt la vertu. L’homme a donc, par le libre arbitre, un pouvoir sur la gйnйration du bien qu’est la vertu.

 

 Il est dit en 1 Jn 5, 3 : « ses commandements ne sont pas pйnibles ». Or, ce qui n’est pas pйnible, l’homme peut le faire par le libre arbitre. L’homme peut donc accomplir les commandements par le libre arbitre : ce qui est un trиs grand bien.

 

Selon Anselme au livre sur le Libre Arbitre, le libre arbitre est « le pouvoir de garder la droiture de volontй pour elle-mкme » ; or on ne garde la droiture de volontй que si l’on agit bien. On peut donc faire le bien par le libre arbitre.

 

 La grвce est plus forte que le pйchй. Or la grвce ne lie pas le libre arbitre au point que l’homme ne puisse faire de pйchй. Le pйchй ne lie donc pas non plus le libre arbitre au point que l’homme en йtat de pйchй, sans la grвce, ne puisse faire le bien.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Rom. 7, 18 : « Le vouloir est а ma portйe, mais non le pouvoir d’accomplir le bien. » L’homme ne peut donc pas faire le bien par le libre arbitre.

 

L’homme ne peut faire le bien que par un acte soit intйrieur soit extйrieur. Or le libre arbitre ne suffit pour aucun des deux, car, comme il est dit en Rom. 9, 16, « l’йlection ne dйpend ni de celui qui veut », c’est-а-dire du vouloir (qui se rattache а l’acte intйrieur), « ni de celui qui court », c’est-а-dire de l’agitation (qui se rattache а l’acte extйrieur), « mais de Dieu qui fait misйricorde ». Le libre arbitre sans la grвce ne peut donc nullement faire le bien.

 

А propos de ce passage de Rom. 7, 15 : « je fais le mal que je hais », la Glose dit : « Certes, l’homme veut naturellement le bien, mais la volontй est toujours dйpourvue d’un tel effet, si elle applique son vouloir sans la grвce de Dieu. » L’homme sans la grвce ne peut donc effectuer le bien.

 

La conception du bien prйcиde l’opйration du bien, comme le montre clairement le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Or l’homme ne peut concevoir le bien par lui-mкme, car il est dit en 2 Cor. 3, 5 : « ce n’est pas que nous soyons par nous-mкme capables de concevoir quelque chose comme venant de nous-mкme ». L’homme ne peut donc pas opйrer le bien par lui-mкme.

 

 

Rйponse :

 

Aucune rйalitй n’agit au-delа de son espиce ; mais chaque rйalitй peut agir selon l’exigence de son espиce, puisque aucune rйalitй n’est privйe de son action propre. Or il y a deux biens : un certain bien qui est proportionnй а la nature humaine, et un autre qui passe le pouvoir de la nature humaine. Et ces deux biens, si nous parlons d’actes, ne diffиrent pas d’aprиs la substance de l’acte, mais d’aprиs le mode d’agir ; par exemple, l’acte de faire l’aumфne est un bien proportionnй aux forces humaines, dans la mesure oщ c’est par une certaine bienfaisance et un certain amour naturels que l’homme y est mы ; mais il passe le pouvoir de la nature humaine pour autant que l’homme y est conduit par la charitй, qui unit l’esprit de l’homme а Dieu. Il est donc йtabli que le libre arbitre, sans la grвce, n’a pas de pouvoir sur le bien qui est au-dessus de la nature humaine ; et parce que l’homme mйrite la vie йternelle par un tel bien, il est assurй que l’homme ne peut mйriter sans la grвce. Mais le bien qui est proportionnй а la nature humaine, l’homme peut l’accomplir par le libre arbitre ; c’est pourquoi saint Augustin dit que l’homme peut, par le libre arbitre, cultiver des champs, bвtir des maisons, et faire bien d’autres bonnes choses sans grвce agissante.

 

Mais, quoique l’homme puisse faire de tels biens sans la grвce sanctifiante, il ne peut cependant pas les faire sans Dieu, puisque aucune rйalitй ne peut exercer son opйration naturelle sinon par la puissance divine, car la cause seconde n’agit que par la vertu de cause premiиre, comme il est dit au livre des Causes. Et cela est vrai tant dans le cas des agents naturels que dans celui des agents volontaires. Cependant, ce n’est pas vrai de la mкme faзon dans les deux cas. Dans les rйalitйs naturelles, en effet, Dieu est cause de l’opйration naturelle, en tant qu’il donne et conserve ce qui, dans la rйalitй, est le principe naturel de l’opйration, d’oщ s’ensuit une opйration dйterminйe par nйcessitй ; comme lorsqu’il conserve dans la terre la pesanteur, qui est le principe du mouvement vers le bas. La volontй de l’homme, en revanche, n’est pas dйterminйe а une opйration unique, mais elle se rapporte indiffйremment а plusieurs ; et ainsi, elle est d’une certaine faзon en puissance, а moins d’кtre mue par quelque principe actif, que celui-ci lui soit reprйsentй extйrieurement, comme c’est le cas du bien apprйhendй, ou qu’il opиre intйrieurement en elle, comme c’est le cas de Dieu lui-mкme, comme dit saint Augustin au livre sur la Grвce et le libre Arbitre, montrant de multiples faзons que Dieu opиre dans les cњurs des hommes. De plus, tous les mouvements extйrieurs sont rйglйs par la divine providence, puisque Dieu lui-mкme juge que quelqu’un doit кtre stimulй au bien par telles ou telles actions. Si donc nous voulons appeler « grвce de Dieu » non pas un don habituel, mais la misйricorde mкme de Dieu, par laquelle il opиre intйrieurement le mouvement de l’esprit et ordonne les choses extйrieures au salut de l’homme, alors l’homme ne peut pas faire un seul bien sans la grвce de Dieu. Mais dans le langage courant, on emploie le nom de grвce pour dйsigner un don habituel qui justifie.

 

Et ainsi, l’on voit clairement que les deux sйries d’arguments concluent faux en quelque faзon ; aussi doit-on rйpondre aux deux.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Ce que Dieu prescrit n’est pas, pour l’homme, impossible а garder, car а la fois il peut garder la substance de l’acte par le libre arbitre, et il peut garder par le don de la grвce — mais non par le seul libre arbitre — le mode par lequel cet acte est йlevй au-dessus du pouvoir de la nature, c’est-а-dire en tant qu’il est fait par charitй.

 

L’homme qui n’accomplit pas les prйceptes est justement blвmй, car c’est par sa nйgligence qu’il n’a pas la grвce par laquelle il peut garder les commandements quant au mode, bien qu’il puisse nйanmoins les garder quant а la substance par le libre arbitre.

 

En faisant un acte du genre des actes bons, l’homme йvite le pйchй, quoiqu’il ne mйrite pas la rйcompense ; voilа pourquoi, bien que l’homme puisse, par le libre arbitre, йviter quelque pйchй, il ne s’ensuit cependant pas qu’il ait pouvoir sur le bien mйritoire par le seul libre arbitre.

 

Par le libre arbitre, l’homme a pouvoir sur le bien qui est connaturel а l’homme ; mais le bien mйritoire est au-dessus de sa nature, comme on l’a dit.

 

Bien qu’il y ait dans la crйature une ressemblance du Crйateur, elle n’est cependant pas parfaite ; en effet, cela est propre au seul Fils ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que tout ce qui se trouve en Dieu se trouve dans la crйature.

 

Le Philosophe parle de la vertu politique, qui s’acquiert par des actes, et non de la vertu infuse, qui seule est le principe de l’acte mйritoire.

 

 Comme dit saint Augustin au livre sur la Nature et la Grвce, les prйceptes de Dieu sont perзus comme faciles а l’amour, et comme pйnibles а la crainte ; il ne s’ensuit donc pas que l’homme puisse les accomplir parfaitement, sinon l’homme qui a la charitй ; mais celui qui ne l’a pas, bien qu’il puisse en accomplir un quant а la substance et avec difficultй, il ne peut cependant pas les accomplir tous, comme il ne peut pas non plus йviter tous les pйchйs.

 

Bien que le libre arbitre puisse garder la droiture qu’il a, cependant, quand il n’a pas la droiture, il ne peut pas la garder.

 

 Le libre arbitre n’a pas besoin de lien pour ne pas avoir de pouvoir sur le bien mйritoire, parce que celui-ci dйpasse sa nature ; de mкme que l’homme, mкme s’il n’est pas liй, ne peut pas voler.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

On voit clairement la solution des arguments en sens contraire, car ou ils valent pour le bien mйritoire, ou ils montrent que l’homme ne peut faire aucun bien sans l’opйration de Dieu.

Article 15 : L’homme peut-il sans la grвce se prйparer а avoir la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

 En vain l’homme est-il incitй а ce qu’il ne peut pas faire. Or l’homme est incitй а se prйparer а la grвce : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous » (Zach. 1, 3). L’homme sans la grвce peut donc se prйparer а la grвce.

 

 Il semble en кtre ainsi, d’aprиs ce qu’on lit en Apoc. 3, 20 : « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui. » Il semble donc qu’il appartienne а l’homme d’ouvrir son cњur а Dieu, ce qui est se prйparer а la grвce.

 

 Selon Anselme, la cause pour laquelle on n’a pas la grвce n’est pas que Dieu ne la donne pas, mais qu’on ne la reзoit pas. Or il n’en serait pas ainsi, si l’homme ne pouvait sans la grвce se prйparer а avoir la grвce. L’homme peut donc, par le libre arbitre, se prйparer а la grвce.

 

Il est dit en Is. 1, 19 : « Si vous voulez m’йcouter, vous serez rassasiйs des biens de la terre » ; et ainsi, il est en la volontй de l’homme que celui-ci approche de Dieu et soit rempli de la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui m’a envoyй ne l’attire. »

 

Il est dit au Ps. 42, 3 : « Rйpandez sur moi votre lumiиre et votre vйritй ; elles me conduiront. »

 

Dans la priиre, nous demandons а Dieu qu’il nous tourne vers lui, comme on le voit clairement au Ps. 84, 5 : « Convertissez-nous, ф Dieu notre Sauveur. » Or il ne serait pas nйcessaire que l’homme demande cela, s’il pouvait par le libre arbitre se prйparer а la grвce. Il semble donc qu’il ne le puisse pas sans la grвce.

 

 

Rйponse :

 

Certains disent que l’homme ne peut se prйparer а avoir la grвce que par quelque grвce gratuitement donnйe.

 

Or, d’une part, il semble que ce ne soit pas vrai, si par « grвce gratuitement donnйe » ils entendent quelque don habituel de la grвce, et ce pour deux raisons. D’abord parce que, si l’on affirme que la prйparation а la grвce est nйcessaire, c’est pour manifester une certaine raison, de notre cфtй, pour laquelle la grвce sanctifiante est donnйe а certains et non а d’autres. Or si la prйparation mкme а la grвce ne peut кtre sans quelque grвce habituelle, alors ou bien cette grвce est donnйe а tous, ou bien non. Si elle est donnйe а tous, elle ne semble pas кtre autre chose qu’un don naturel, car on ne trouve rien de commun а tous les hommes sinon ce qui est naturel ; et les choses naturelles peuvent elles-mкmes кtre appelйes grвces, en tant qu’elles sont donnйes par Dieu а l’homme sans mйrites prйcйdents. Et si elle n’est pas donnйe а tous, il sera de nouveau nйcessaire de revenir а la prйparation, et de poser pour la mкme raison une autre grвce, et ainsi а l’infini ; il est donc meilleur de s’arrкter au premier cas. Ensuite, parce que « se prйparer а la grвce » se dit en d’autres termes : « faire ce qui est en soi », comme on dit couramment que si l’homme fait ce qui est en lui, Dieu lui donne la grвce. Or, « кtre en quelqu’un » se dit de ce qui est en son pouvoir. Si donc l’homme ne peut, par le libre arbitre, se prйparer а la grвce, « faire ce qui est en soi » ne sera pas « se prйparer а la grвce ».

 

Mais d’autre part, si par « grвce gratuitement donnйe » ils entendent la divine providence, par laquelle l’homme est misйricordieusement dirigй vers le bien, alors il est vrai que sans la grвce l’homme ne peut se prйparer а avoir la grвce sanctifiante. Et cela se voit clairement par deux raisons. D’abord, parce qu’il est impossible que l’homme commence nouvellement une chose, s’il n’est rien qui le meuve ; ainsi le Philosophe montre-t-il au huitiиme livre de la Physique que les mouvements des кtres animйs, aprиs un repos, doivent кtre prйcйdйs d’autres mouvements par lesquels l’вme est stimulйe а agir. Et ainsi, quand l’homme commence а se prйparer а la grвce en tournant nouvellement sa volontй vers Dieu, il est nйcessaire qu’il y soit amenй par des actions extйrieures, par exemple un avertissement extйrieur, ou une maladie corporelle, ou quelque chose de semblable ; ou bien par quelque impulsion intйrieure, selon que Dieu agit dans les esprits des hommes ; ou encore de l’une et l’autre faзon. Or toutes ces choses sont procurйes а l’homme par la misйricorde divine ; et ainsi, il se produit par la misйricorde divine que l’homme se prйpare а la grвce. Ensuite, parce que n’importe quel mouvement de la volontй n’est pas une suffisante prйparation а la grвce, de mкme que n’importe quelle douleur ne suffit pas pour la rйmission du pйchй ; mais il est nйcessaire qu’il y ait un mode dйterminй. Et assurйment, ce mode ne peut pas кtre connu de l’homme, puisque le don mкme de la grвce excиde la connaissance de l’homme : en effet, le mode de prйparation а la forme ne peut кtre connu sans que soit connue la forme elle-mкme. Or, chaque fois que, pour faire quelque chose, est requis un mode dйterminй d’opйration inconnu а l’opйrant, l’opйrant a besoin d’un gouvernant et d’un dirigeant. Il est donc clair que le libre arbitre ne peut se prйparer а la grвce que s’il y est dirigй divinement. Et pour ces deux raisons, on cherche dans les Йcritures par deux sortes de discours а flйchir Dieu pour qu’il opиre en nous cette prйparation а la grвce. D’abord, en demandant qu’il nous convertisse, comme s’il nous dйtournait de ce en quoi nous errons et nous tournait vers lui ; et ce, а cause de la premiиre raison, comme lorsqu’il est dit : « Convertissez-nous, ф Dieu notre Sauveur. » Ensuite, en demandant qu’il nous dirige, comme lorsqu’il est dit : « Dirigez-moi dans votre vйritй » ; et ce, а cause de la seconde raison.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il nous semble nous-mкmes nous convertir а Dieu, parce que nous pouvons le faire, mais ce n’est pas sans le secours divin ; et c’est pourquoi nous lui demandons : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et nous nous convertirons » (Lam. 5, 21).

 

Nous pouvons ouvrir notre cњur а Dieu, mais non sans le secours divin ; et c’est pourquoi il est demandй а Dieu en 2 Macc. 1, 4 : « Que le Seigneur ouvre votre cњur а sa loi et а ses prйceptes, et qu’il vous donne la paix. »

 

& Et il faut rйpondre ainsi aux autres arguments : car l’homme ne peut ni se prйparer ni vouloir, si Dieu n’opиre cela en lui, comme on l’a dit.

Question 25 : [La sensibilitй]

 

Introduction

 

Article 1 : La sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ?

Article 2 : La sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ?

Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou aussi dans le supйrieur ?

Article 4 : La sensualitй obйit-elle а la raison ?

Article 5 : Le pйchй peut-il exister dans la sensualitй ?

Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ?

Article 7 : La sensualitй peut-elle, en cette vie, кtre guйrie de la corruption susdite ?

 

 

Article 1 : La sensualitй est-elle une puissance cognitive ou seulement appйtitive ?

 

Objections :

 

Il semble que ce soit une puissance cognitive.

 

Comme dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, « ce que, dans notre вme, tu trouves de commun avec les bкtes, appartient а la sensualitй ». Or les puissances sensitives cognitives nous sont communes avec les bкtes. Elles appartiennent donc а la sensualitй.

 

Saint Augustin, au douziиme livre sur la Trinitй, dit que « le mouvement de l’вme sensitive, mouvement qui est tournй vers les sens corporels, nous est commun avec les animaux, et il est йtranger а la raison qui s’adonne а la sagesse » ; ce qu’il expose en ajoutant ceci : « Les sens corporels en effet perзoivent les corps, tandis que la raison spirituelle qui s’applique а la sagesse a l’intelligence des rйalitйs йternelles et immuables. » Or il appartient а la puissance cognitive de sentir les rйalitйs corporelles. La sensualitй, dont l’acte est le mouvement sensitif, est donc une puissance cognitive.

 

[Le rйpondant] disait que saint Augustin ajoute cela pour manifester les objets des sens : en effet, le mouvement de la sensualitй est tournй vers les sens corporels en tant qu’il se tourne vers les rйalitйs sensibles. En sens contraire : saint Augustin ajoute cela pour montrer comment la sensualitй est йtrangиre а la raison. Or, vers les corps, que saint Augustin dit кtre les objets des sens, la raison se tourne aussi, l’infйrieure en disposant et la supйrieure en jugeant ; et de la sorte, la sensualitй n’est pas rendue йtrangиre а la raison. Le propos de saint Augustin n’est donc pas celui que l’on disait.

 

Dans la progression du pйchй qui se fait en nous, comme saint Augustin le dit au mкme endroit, la sensualitй tient la place du serpent. Or le serpent, dans la tentation de nos premiers parents, se comporta comme celui qui annonce et propose le pйchй ; et cela relиve de la puissance cognitive et non de l’appйtitive, car le propre de celle-ci est de se porter vers le pйchй. La sensualitй est donc une puissance cognitive.

 

Saint Augustin dit au mкme livre que « la sensualitй voisine avec la raison qui s’applique а la science ». Or elle ne voisinerait pas avec elle, si elle йtait seulement appйtitive, puisque la raison qui s’applique а la science est cognitive : car alors, elle appartiendrait а un autre genre de puissances de l’вme. La sensualitй est donc cognitive, et pas seulement appйtitive.

 

La sensualitй, selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, se distingue а la fois de la raison supйrieure et de l’infйrieure, en lesquelles l’appйtit supйrieur, qui est la volontй, est contenu ; sinon le pйchй mortel ne pourrait exister en elles. Or l’appйtit infйrieur ne se distingue pas de l’appйtit supйrieur comme une autre puissance, comme on le prouvera. la sensualitй n’est donc pas l’appйtit infйrieur. Mais elle est une puissance infйrieure de l’вme, comme cela ressort de sa dйfinition. Elle est donc une puissance cognitive infйrieure. Preuve de la mineure : une diffйrence des objets par accident n’indique pas une diffйrence des puissances par l’espиce. En effet, voir l’homme et voir l’вne ne divisent pas la vue, car l’homme et l’вne sont accidentels au visible en tant que tel. Or l’objet d’appйtit apprйhendй par le sens et celui qui l’est par l’intelligence — par lа, semble-t-il, on distingue l’appйtit supйrieur de l’infйrieur — sont accidentels а l’objet d’appйtit en tant que tel, puisque l’objet d’appйtit en tant que tel est le bien, auquel il est accidentel d’кtre apprйhendй par le sens ou par l’intelligence. L’appйtit infйrieur n’est donc pas une puissance autre que le supйrieur.

 

 [Le rйpondant] disait que les deux appйtits susmentionnйs se distinguent d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien а un moment donnй. En sens contraire : l’appйtit est au bien ce que l’intelligence est au vrai. Or le vrai dans l’absolu et le vrai а un moment donnй, qui est contingent, ne divisent pas l’intelligence en deux puissances. On ne peut donc pas non plus diviser l’appйtit en deux puissances d’aprиs le bien dans l’absolu et le bien а un moment donnй.

 

Le bien а un moment donnй est le bien apparent, semble-t-il, tandis que le bien dans l’absolu est le vrai bien. Or l’appйtit supйrieur consent parfois au bien apparent, et l’appйtit infйrieur recherche parfois un vrai bien, comme les choses qui sont nйcessaires au corps. Le bien а un moment donnй et le bien dans l’absolu ne distinguent donc pas les appйtits supйrieur et infйrieur ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 La puissance sensitive s’oppose а l’appйtitive, comme le montre clairement le Philosophe au premier livre sur l’Вme, oщ il distingue cinq genres d’actions de l’вme, а savoir : nourrir, sentir, rechercher, se mouvoir selon le lieu et penser. Or la sensualitй est contenue dans la puissance sensitive, comme son nom mкme le montre. La sensualitй est donc une puissance non pas appйtitive mais cognitive.

 

10° Lorsque la dйfinition est commune, le dйfini est commun. Or la dйfinition de la sensualitй, que le Maоtre donne au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, convient а la raison infйrieure, qui se tourne parfois vers les sens du corps et vers les choses qui appartiennent au corps. La raison infйrieure et la sensualitй sont donc une mкme chose. Or la raison est une puissance cognitive ; donc la sensualitй aussi.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit dans la dйfinition de la sensualitй qu’elle est « un appйtit des choses qui appartiennent au corps ».

 

Il y a pйchй lorsqu’on recherche, et non lorsqu’on ne fait que connaоtre. Or, comme dit saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, il y a dans la sensualitй quelque pйchй trиs lйger. La sensualitй est donc une puissance appйtitive.

 

 

Rйponse :

 

La sensualitй ne semble pas кtre autre chose que la puissance appйtitive de la partie sensitive : et l’on parle de « sensualitй » comme d’une chose dйcoulant du sens. En effet, le mouvement de la partie appйtitive naоt en quelque sorte de l’apprйhension, car toute opйration du principe passif a son origine dans le principe actif. Or l’appйtit est une puissance passive, car il est mы par l’objet d’appйtit, qui est un moteur non mы, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Et l’objet d’appйtit ne meut l’appйtit qu’une fois apprйhendй. Donc, en tant que la puissance appйtitive infйrieure est mue par l’objet d’appйtit apprйhendй par le sens, son mouvement est appelй « sensuel », et la puissance elle-mкme est nommйe « sensualitй ».

 

Or cet appйtit sensitif tient le milieu entre l’appйtit naturel et l’appйtit supйrieur rationnel, que l’on nomme volontй. Et l’on peut le constater de la faзon suivante. En n’importe quel objet d’appйtit, deux choses peuvent кtre considйrйes : la chose mкme qui est recherchйe, et la raison de l’appйtibilitй, comme le plaisir, l’utilitй, ou quelque chose de ce genre.

 

L’appйtit naturel tend donc vers la chose appйtible elle-mкme, sans aucune apprйhension de la raison de l’appйtibilitй : en effet, l’appйtit naturel n’est rien d’autre qu’une certaine inclination de la rйalitй et une relation а une chose qui lui convient, comme une pierre se porte vers un lieu infйrieur. Mais parce que la rйalitй naturelle est dйterminйe dans son кtre naturel, et que son inclination vers une chose dйterminйe est unique, aucune apprйhension n’est exigйe, qui distinguerait la chose appйtible de la non appйtible d’aprиs la raison de l’appйtibilitй. Mais cette apprйhension est prйsupposйe en celui qui, en instituant la nature, a donnй а chaque nature l’inclination propre qui lui convient.

 

L’appйtit supйrieur, en revanche, c’est-а-dire la volontй, tend directement vers la raison de l’appйtibilitй, dans l’absolu ; ainsi, la volontй recherche premiиrement et principalement la bontй elle-mкme, ou l’utilitй, ou quelque chose de ce genre ; et c’est secondairement qu’elle recherche telle ou telle chose, en tant que celle-ci participe а la raison susdite ; et ce, parce que la nature raisonnable a une capacitй telle, qu’une inclination vers une seule chose dйterminйe ne lui suffirait pas, mais qu’elle a besoin de choses nombreuses et diverses ; voilа pourquoi son inclination va vers quelque chose de commun qui se trouve en plusieurs, et ainsi, elle tend par l’apprйhension de cette chose commune vers la chose appйtible en laquelle elle sait qu’une telle raison doit кtre recherchйe.

 

Quant а l’appйtit infйrieur de la partie sensitive, qui est appelй sensualitй, il tend vers la chose appйtible elle-mкme, en tant que s’y trouve ce qui est la raison de l’appйtibilitй : en effet, il ne tend pas vers la raison mкme de l’appйtibilitй, car l’appйtit infйrieur ne recherche pas la bontй mкme, ni l’utilitй ou le plaisir, mais cette chose utile ou cette chose dйlectable ; et en cela, l’appйtit sensible est au-dessous de l’appйtit rationnel ; mais parce qu’il ne tend pas seulement vers telle ou telle chose, mais vers tout ce qui lui est utile ou dйlectable, il est au-dessus de l’appйtit naturel ; et c’est pourquoi il a besoin d’une apprйhension qui distingue le dйlectable du non dйlectable. Et la preuve йvidente de cette distinction est que l’appйtit naturel a une nйcessitй а l’йgard de la chose mкme vers laquelle il tend, comme le pesant recherche naturellement le lieu infйrieur, tandis que l’appйtit sensitif n’a pas de nйcessitй pour une chose avant qu’elle soit apprйhendйe sous l’aspect du dйlectable ou de l’utile, mais une fois apprйhendй ce qui est dйlectable, il s’y porte par nйcessitй : en effet, la bкte qui aperзoit une chose dйlectable ne peut pas ne pas la rechercher. La volontй, quant а elle, a une nйcessitй а l’йgard de la bontй et de l’utilitй elles-mкmes — c’est en effet par nйcessitй que l’homme veut le bien — mais elle n’a pas de nйcessitй а l’йgard de telle ou telle chose, quelque bonne et utile qu’on l’apprйhende ; et il en est ainsi, parce que chaque puissance a une certaine relation nйcessaire avec son objet propre. Cela nous donne а entendre que l’objet de l’appйtit naturel est cette chose en tant qu’elle est telle chose, tandis que celui de l’appйtit sensitif est cette chose en tant qu’elle convient ou qu’elle est dйlectable, comme l’eau en tant qu’elle convient au goыt, et non en tant qu’elle est eau ; et l’objet propre de la volontй est le bien lui-mкme dans l’absolu.

 

Et par consйquent, l’apprйhension du sens et celle de l’intelligence diffиrent, car il appartient au sens d’apprйhender ce colorй, alors qu’il appartient а l’intelligence d’apprйhender la nature mкme de la couleur. Ainsi donc, on voit clairement que la volontй et la sensualitй sont des appйtits qui diffиrent par l’espиce, de mкme que cette chose bonne et la bontй mкme sont recherchйes sous des rapports diffйrents : car la bontй est recherchйe pour elle-mкme, tandis que cette chose est recherchйe en raison de quelque participation. Voilа pourquoi, de mкme que les choses participantes se disent par participation, comme cette chose est dite bonne d’aprиs la bontй, de mкme l’appйtit supйrieur gouverne l’appйtit infйrieur, et de la mкme faзon l’intelligence juge des choses que le sens apprйhende.

 

Ainsi donc, l’objet propre de la sensualitй est la chose bonne ou convenante pour celui qui sent ; et cela se rйalise de deux faзons. D’abord, parce que cette chose convient а l’кtre mкme de celui qui sent, comme la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre ; ensuite, parce qu’elle convient au sens pour qu’il sente, comme la belle couleur convient а la vue pour qu’elle voie, et le son modйrй convient а l’ouпe pour qu’elle entende, etc. Et le Maоtre caractйrise complиtement la sensualitй, de la faзon suivante : lorsqu’il dit qu’elle est « une certaine puissance infйrieure de l’вme », sa distinction de l’appйtit supйrieur est signifiйe ; et par ces mots : « de laquelle vient un mouvement qui est tournй vers les sens du corps », est montrйe sa relation aux choses qui conviennent au sens pour qu’il sente ; et par ceux-ci : « et un appйtit des choses qui appartiennent au corps », est montrйe sa relation aux choses qui conviennent pour conserver l’кtre de celui qui sent.

 

 

Rйponse aux objections :

 

De trois faзons une chose appartient а la sensualitй. D’abord comme ce qui est de l’essence de la sensualitй ; et ainsi, seules les puissances appйtitives appartiennent а la sensualitй. Ensuite, comme ce qui est prйsupposй а la sensualitй ; et ainsi, les puissances sensitives apprйhensives appartiennent а la sensualitй. Enfin, comme ce qui satisfait а la sensualitй ; et ainsi, les puissances motrices exйcutantes appartiennent а la sensualitй. Et par consйquent, il est vrai que toutes les choses qui nous sont communes avec les bкtes relиvent en quelque faзon de la sensualitй, bien que toutes ne soient pas de l’essence de la sensualitй.

 

Saint Augustin ajoute ces paroles pour expliquer quels sont les actes des sens extйrieurs, vers lesquels est tournй le mouvement de la sensualitй ; il ne dit pas que l’acte mкme de sentir les rйalitйs corporelles soit le mouvement de sensualitй.

 

La raison infйrieure a un mouvement vers les sens du corps, mais non point а la faзon dont les sens perзoivent leurs objets : car les sens perзoivent leurs objets particuliиrement, tandis que la raison infйrieure exerce son acte sur les rйalitйs sensibles d’aprиs une intention universelle. Mais la sensualitй tend vers les objets des sens comme les sens eux-mкmes, c’est-а-dire particuliиrement.

 

Dans la tentation de nos premiers parents, le serpent non seulement proposa quelque chose comme digne d’кtre recherchй, mais encore il trompa en suggйrant cela. Or l’homme n’aurait pas йtй trompй par la proposition d’un sensible dйlectable, si le jugement de la raison n’avait йtй liй par la passion de la partie appйtitive ; et ainsi, la sensualitй est une puissance appйtitive.

 

Il est dit que la sensualitй voisine avec la raison qui s’applique а la science, non quant au genre de puissance, mais quant aux objets : car l’une et l’autre se tournent vers les choses temporelles, quoique de faзon diffйrente, comme on l’a dit.

 

La diversitй des apprйhensions serait accidentelle aux puissances appйtitives, si а la diversitй des apprйhensions n’йtait liйe la diversitй des choses apprйhendйes. Car le sens, qui ne porte que sur des particuliers, n’apprйhende pas la bontй absolue, mais tel bien, tandis que l’intelligence, parce qu’elle porte sur des universels, apprйhende la bontй absolue ; et c’est pourquoi l’appйtit infйrieur se diffйrencie du supйrieur, comme on l’a dit.

 

Le bien vers lequel se porte l’appйtit sensible est le bien particulier, qui est considйrй en un lieu et а un moment donnйs, qu’il soit nйcessaire ou contingent ; car voir le soleil, cela aussi est dйlectable а la vue, comme on le lit en Eccl. 11, 7, que ce soit un vrai bien ou un bien apparent.

 

On voit dиs lors clairement la rйponse au huitiиme argument.

 

La partie sensitive se prend de deux faзons. Parfois, en tant qu’elle s’oppose а l’appйtitive ; et dans ce cas, elle contient seulement les puissances apprйhensives. Et de cette faзon, la sensualitй n’appartient а la partie sensitive que comme а ce qui est son origine, pour ainsi dire ; aussi peut-elle кtre nommйe d’aprиs elle. Mais parfois, on la prend en tant qu’elle comprend en soi et l’appйtitive et la motrice, au sens oщ l’вme sensitive s’oppose а la rationnelle et а la vйgйtative ; et dans ce cas, la sensualitй est incluse dans la partie sensitive de l’вme.

 

10° La raison infйrieure ne se tourne pas de la mкme faзon que la sensualitй vers les sens du corps ni vers les choses qui appartiennent au corps, comme on l’a dйjа dit ; et c’est pourquoi l’argument n’est pas concluant.

Article 2 : La sensualitй est-elle une seule puissance simple, ou est-elle divisйe en plusieurs puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle soit une seule puissance simple, non divisйe en plusieurs puissances.

 

Dans la dйfinition de la sensualitй, il est dit qu’elle est « une certaine puissance infйrieure de l’вme » ; or on ne dirait pas cela, si elle contenait en soi plusieurs puissances. Il semble donc qu’elle ne soit pas divisйe en plusieurs puissances.

 

Une mкme puissance de l’вme « porte sur une seule contrariйtй, comme la vue porte sur le blanc et le noir », comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme. Or le convenable et le nuisible sont contraires. La mкme puissance de l’вme se rapporte donc aux deux. Or le concupiscible se rapporte au convenable, tandis que l’irascible se rapporte au nuisible. La mкme puissance est donc irascible et concupiscible ; et ainsi, la sensualitй n’est pas divisйe en plusieurs puissances.

 

C’est par la mкme puissance que l’on s’йloigne d’un extrкme et que l’on s’approche de l’autre, comme c’est en raison de la pesanteur que la pierre s’йloigne du lieu le plus йlevй et s’approche du lieu le plus bas. Or, par la puissance irascible, l’вme s’йloigne du nuisible en le fuyant, tandis que par la puissance concupiscible elle s’approche du convenable en le convoitant. La mкme puissance de l’вme est donc irascible et concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’objet propre de la joie est le convenable. Or la joie n’existe que dans le concupiscible. L’objet propre du concupiscible est donc le convenable. Or le convenable est l’objet de toute la sensualitй, comme le montre bien la dйfinition de la sensualitй dйjа exposйe : car les choses qui appartiennent au corps sont les choses convenables pour le corps. Toute la sensualitй n’est donc rien d’autre que le concupiscible. Donc, ou bien l’irascible et le concupiscible sont identiques, ou bien l’irascible n’appartient pas а la sensualitй ; et en tout йtat de cause, on a ce qu’on cherchait, а savoir que la sensualitй est une seule puissance simple.

 

[Le rйpondant] disait que l’objet de la sensualitй est aussi le nuisible, ou le disconvenant, auquel s’йtend l’irascible. En sens contraire : de mкme que le convenable est l’objet de la joie, de mкme le nuisible ou le disconvenant est l’objet de la tristesse. Or tant la joie que la tristesse sont dans le concupiscible. Donc, tant le convenable que le nuisible sont objets du concupiscible ; et ainsi, tout ce qui est objet de la sensualitй est objet du concupiscible ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’appйtit sensitif prйsuppose l’apprйhension. Or c’est par la mкme puissance apprйhensive que sont apprйhendйs le convenable et le nuisible. La mкme puissance appйtitive se rapporte donc aux deux ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Selon saint Augustin, la haine est une colиre invйtйrйe. Or la haine est dans le concupiscible, comme il est prouvй au deuxiиme livre des Topiques, parce que l’amour est en celui-ci tandis que la colиre est dans l’irascible. L’irascible et le concupiscible sont donc la mкme puissance : car sinon, la colиre ne pourrait кtre dans les deux.

 

Ce qui, en l’вme, appartient а n’importe quelle puissance, ne requiert pas une puissance dйterminйe distincte des autres. Or convoiter appartient а n’importe quelle puissance de l’вme : cela ressort clairement de ce que n’importe quelle puissance de l’вme se dйlecte dans son objet, et le convoite. А la convoitise ne doit donc pas кtre ordonnйe une puissance distincte des autres ; et ainsi, le concupiscible n’est pas une puissance autre que l’irascible.

 

Les puissances se distinguent par les actes. Or en n’importe quel acte de l’irascible est inclus un acte du concupiscible ; car la colиre a la convoitise de la vengeance, et ainsi de suite. Le concupiscible n’est donc pas une puissance autre que l’irascible.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne distingue l’appйtit sensitif en irascible et concupiscible, et de mкme saint Grйgoire de Nysse dans le livre qu’il йcrit sur l’вme et ses puissances. Or l’appйtit infйrieur est la sensualitй. La sensualitй contient donc en soi plusieurs puissances.

 

Dans le livre sur l’Esprit et l’Вme, on distingue ces trois puissances motrices : la rationnelle, la concupiscible et l’irascible. Or la rationnelle est une puissance autre que l’irascible. L’irascible diffиre donc aussi de la concupiscible.

 

Le Philosophe, au troisiиme livre sur l’Вme, pose dans l’appйtit sensitif le dйsir et l’impulsion, c’est-а-dire l’irascible et le concupiscible, qui sont diffйrents l’un de l’autre.

 

 

Rйponse :

 

L’appйtit appelй « sensualitй » contient ces deux puissances, а savoir l’irascible et le concupiscible, qui sont des puissances diffйrentes l’une de l’autre ; et cela peut se voir de la faзon suivante. Car l’appйtit sensitif a un certain rapport de convenance avec l’appйtit naturel, en tant que l’un et l’autre tendent vers une chose qui convient au sujet.

 

Or il se trouve que l’appйtit naturel tend vers deux choses, suivant les deux opйrations de la rйalitй naturelle. L’une d’elles est celle par laquelle la rйalitй naturelle s’efforce d’acquйrir ce qui conserve sa nature ; comme le lourd se meut vers le bas, afin d’y кtre conservй. L’autre est celle par laquelle la rйalitй naturelle dйtruit ses contraires par une qualitй active ; et cela est assurйment nйcessaire au corruptible, car s’il n’avait pas une puissance par laquelle vaincre son contraire, il serait corrompu par lui. Ainsi donc, l’appйtit naturel tend vers deux choses, а savoir : а obtenir ce qui convient а la nature et lui est ami, et а remporter une certaine victoire sur ce qui lui est adverse ; et la premiиre s’effectue pour ainsi dire par mode de rйception, tandis que la seconde s’effectue par mode d’action ; par consйquent, elles se ramиnent а des principes diffйrents, car recevoir et agir ne proviennent pas du mкme principe : le feu, par exemple, qui est portй vers le haut par sa lйgиretй, corrompt les contraires par sa chaleur.

 

De mкme, ces deux choses se rencontrent dans l’appйtit sensitif : car l’animal, par la puissance appйtitive, recherche ce qui lui convient et lui est ami, et ce par la puissance concupiscible, dont l’objet propre est ce qui est dйlectable selon le sens ; il cherche aussi а remporter une suprйmatie et une victoire sur les choses qui lui sont contraires, et ce par la puissance irascible ; et c’est pourquoi l’on dit que son objet est quelque chose d’ardu. Et ainsi, il est clair que l’irascible est une puissance autre que le concupiscible. Car une chose tient de ce qu’elle est dйlectable et de ce qu’elle est ardue des raisons d’appйtibilitй diffйrentes, puisque ce qui est ardu sйpare quelquefois de la dйlectation, et mкle а des choses qui attristent ; comme lorsque l’animal, laissant le plaisir auquel il s’adonnait, engage une lutte et n’en est pas retirй par les douleurs qu’il endure. De plus, l’un d’eux, le concupiscible, semble ordonnй а la rйception : en effet, celui-ci cherche а ce que son objet dйlectable lui soit uni ; mais l’autre, l’irascible, est ordonnй а l’action, car c’est par une action qu’il surmonte ce qui lui est contraire ou nuisible, se plaзant au-dessus de cela а une certaine hauteur victorieuse. Or on trouve communйment dans les puissances de l’вme que la rйception et l’action relиvent de puissances diffйrentes, comme on le voit bien dans le cas de l’intellect agent et de l’intellect possible. Et de lа vient que, selon Avicenne, la force et la faiblesse du cњur appartiennent а l’irascible, comme а une puissance ordonnйe а l’action, tandis que la dilatation et le serrement du cњur appartiennent au concupiscible, comme а une puissance ordonnйe а la rйception.

 

Il ressort donc de ce qu’on a dit, que l’irascible est en quelque sorte ordonnй au concupiscible, comme son dйfenseur. En effet, s’il a йtй nйcessaire а l’animal d’obtenir par l’irascible la victoire sur les adversitйs, c’йtait pour que le concupiscible s’emparвt de son objet dйlectable sans en кtre empкchй : la preuve en est que la lutte intervient entre les animaux pour les choses dйlectables que sont l’accouplement et la nutrition, comme il est dit au huitiиme livre sur les Animaux. Et de lа vient que toutes les passions de l’irascible ont leur principe et leur fin dans le concupiscible : en effet, la colиre commence par une tristesse infligйe, qui est dans le concupiscible, et se termine, une fois la vengeance acquise, а la joie, qui est de nouveau dans le concupiscible ; et semblablement, l’espoir commence par le dйsir ou l’amour, et se termine dans la dйlectation.

 

Mais il faut savoir que, tant du cфtй des puissances apprйhensives que du cфtй des appйtitives de la partie sensitive, autre est ce qui convient а l’вme sensitive suivant sa nature propre, et autre ce qui lui convient en tant qu’elle a quelque petite participation а la raison, atteignant en son sommet le plus bas degrй de celle-ci ; comme Denys, au septiиme chapitre des Noms divins, dit que la sagesse divine « allie l’extrйmitй infйrieure d’un rang plus йlevй et l’extrйmitй supйrieure d’un rang subalterne ». De mкme, la puissance imaginative convient а l’вme sensitive suivant sa notion propre, car c’est en elle que sont mises de cфtй les formes reзues par le sens ; mais la puissance estimative, par laquelle l’animal apprйhende les intentions non reзues par le sens, comme l’amitiй ou l’inimitiй, est dans l’вme sensitive en tant qu’elle participe quelque peu а la raison ; et c’est pourquoi l’on dit, au vu de cette estimation, que les animaux ont une certaine prudence, comme cela est clair au dйbut de la Mйtaphysique ; ainsi le mouton fuit-il le loup, dont il n’a jamais senti l’inimitiй. Et il en va de mкme du cфtй de la partie appйtitive. Car, que l’animal recherche ce qui est dйlectable selon le sens — ce qui relиve du concupiscible —, est conforme а la notion propre de l’вme sensitive ; mais que, ayant abandonnй l’objet dйlectable, il recherche la victoire, qu’il obtient avec douleur — ce qui relиve de l’irascible —, lui convient en tant qu’il atteint en quelque faзon l’appйtit supйrieur ; aussi l’irascible est-il plus proche de la raison et de la volontй que le concupiscible. Et c’est pourquoi celui qui ne contient pas sa colиre est moins honteux que celui qui ne contient pas sa convoitise, comme йtant moins privй de raison, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique.

 

On voit donc clairement, aprиs ce qui a йtй dit, que l’irascible et le concupiscible sont des puissances diffйrentes, et ce qu’est l’objet de l’un et de l’autre ; on voit aussi comment l’irascible aide le concupiscible, comment il est supйrieur а celui-ci et plus digne que lui, comme c’est aussi le cas de l’estimative parmi les autres puissances apprйhensives de la partie sensitive.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La sensualitй est appelйe puissance au singulier, car elle est une quant au genre, quoiqu’elle soit divisйe en parties.

 

Tant le convenant, objet de dйlectation, que le nuisible, objet de tristesse, concernent le concupiscible, en tant que l’un est а fuir et l’autre а obtenir ; mais avoir une certaine hauteur au-dessus de l’un et de l’autre, en sorte que le nuisible puisse кtre surmontй et le dйlectable possйdй avec une certaine sйcuritй, cela revient а l’irascible.

 

S’йloigner du nuisible et s’approcher du dйlectable, l’un et l’autre relиvent du concupiscible ; mais attaquer et vaincre ce qui peut кtre nuisible, c’est le propre de l’irascible.

 

& La rйponse aux quatriиme et cinquiиme argument est dиs lors йvidente : car le convenant est objet du concupiscible en tant qu’il est dйlectable, mais objet de toute la sensualitй en tant qu’il est d’une quelconque faзon expйdient pour l’animal, soit par la voie de l’ardu, soit par la voie du dйlectable.

 

La mкme puissance appйtitive concupiscible poursuit ce qui convient et fuit ce qui ne convient pas ; l’irascible et le concupiscible ne se distinguent donc pas d’aprиs le convenant et le nuisible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Lorsqu’il est dit que la haine est une colиre invйtйrйe, c’est une prйdication par la cause et non par l’essence ; car les passions de l’irascible se terminent aux passions du concupiscible, comme on l’a dit.

 

Convoiter par un appйtit animal, cela relиve du seul concupiscible ; mais convoiter par un appйtit naturel, relиve de n’importe quelle puissance : car n’importe quelle puissance de l’вme est une certaine nature, et elle est naturellement inclinйe vers quelque chose. Et il faut distinguer de la mкme faзon а propos de l’amour et de la dйlectation, et des autres choses de ce genre.

 

Dans la dйfinition des passions de l’irascible est posй un acte commun de la puissance appйtitive, celui de rechercher ; mais aucun relevant du concupiscible, а moins qu’il ne soit principe ou terme, comme si l’on disait que la colиre est un appйtit de vengeance а cause d’un attristement prйcйdent.

Article 3 : L’irascible et le concupiscible sont-ils seulement dans l’appйtit infйrieur ou aussi dans le supйrieur ?

 

Objections :

 

Il semble qu’ils soient aussi dans le supйrieur.

 

L’appйtit supйrieur s’йtend а plus de choses que l’appйtit infйrieur, puisqu’il porte а la fois sur les rйalitйs corporelles et sur les spirituelles. Si donc l’appйtit infйrieur est divisй en deux puissances, l’irascible et le concupiscible, а bien plus forte raison le supйrieur doit-il lui aussi кtre divisй.

 

Toutes les puissances qui appartiennent а l’вme en elle-mкme, concernent la partie supйrieure, car les puissances infйrieures sont communes а l’вme et au corps. Or l’irascible et le concupiscible appartiennent а l’вme en elle-mкme : c’est pourquoi il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme : « L’вme possиde ces puissances avant d’кtre mкlйe au corps, car elles lui sont naturelles, et ne sont pas autre chose qu’elle-mкme. En effet, toute la substance de l’вme, pleine et parfaite, consiste dans ces trois choses que sont la rationnalitй, la concupiscibilitй et l’irascibilitй. » L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а l’appйtit supйrieur.

 

Selon le Philosophe, au livre sur l’Вme ainsi qu’au onziиme livre de la Mйtaphysique, seule la partie rationnelle de l’вme est sйparable du corps. Or l’irascible et le concupiscible demeurent dans l’вme sйparйe du corps, comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie rationnelle.

 

L’image de la Trinitй doit кtre cherchйe dans la partie supйrieure de l’вme. Or, selon certains, l’image est reconnue dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible. L’irascible et le concupiscible appartiennent donc а la partie supйrieure.

 

On dit que la charitй est dans le concupiscible, tandis que l’espйrance est dans l’irascible. Or la charitй et l’espйrance ne sont pas dans l’appйtit sensitif, qui ne peut s’йtendre aux rйalitйs immatйrielles. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.

 

On appelle « puissances humaines » celles que l’homme a de plus que les autres animaux, et qui appartiennent а la partie supйrieure de l’вme. Or, deux irascibles sont distinguйs par des maоtres : l’humain et le non humain ; et de mкme pour le concupiscible. Les puissances susdites ne sont donc pas seulement dans l’appйtit infйrieur, mais aussi dans le supйrieur.

 

Les opйrations des puissances sensitives tant apprйhensives qu’appйtitives ne demeurent pas dans l’вme sйparйe, car elles s’exercent au moyen d’organes corporels ; sinon l’вme sensitive, chez les bкtes, serait incorruptible, puisqu’elle serait capable d’avoir son opйration par elle-mкme. Or, dans l’вme sйparйe, la joie et la tristesse demeurent, ainsi que l’amour et la crainte, et d’autres choses de ce genre qui sont attribuйes а l’irascible et au concupiscible. L’irascible et le concupiscible ne sont donc pas seulement dans la partie sensitive, mais aussi dans l’intellective.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne, saint Grйgoire de Nysse et le Philosophe affirment qu’ils sont seulement dans l’appйtit sensitif.

 

 

Rйponse :

 

Puisque l’acte des parties appйtitives prйsuppose l’acte des apprйhensives, la distinction des appйtitives entre elles est aussi, en quelque faзon, semblable а la distinction des apprйhensives. Or, parmi les puissances apprйhensives, nous trouvons que l’apprйhensive supйrieure demeure une et indivise vis-а-vis des choses par rapport auxquelles les apprйhensives infйrieures se distinguent ; en effet, c’est par une seule puissance intellective que nous connaissons tous les sensibles quant а leurs natures, par rapport auxquelles les puissances sensitives se distinguent. C’est pourquoi, suivant saint Augustin, extйrieurement, ce qui voit et ce qui entend sont diffйrents ; mais intйrieurement, dans l’intelligence, c’est le mкme. Et il en va de mкme pour les appйtitives : l’appйtitive supйrieure est unique pour tous les objets d’appйtit, bien que les appйtitives infйrieures se distinguent par rapport aux diffйrents objets d’appйtit.

 

Et des deux cфtйs, la raison en est que la puissance supйrieure a un objet universel, tandis que les puissances infйrieures ont des objets particuliers. Or de nombreuses choses conviennent par soi aux rйalitйs particuliиres, mais se rapportent par accident а l’universel. Aussi, puisque ce n’est pas la diffйrence accidentelle qui diversifie l’espиce mais seulement celle qui est par soi, les puissances infйrieures sont-elles trouvйes distinctes selon l’espиce, tandis que la puissance supйrieure demeure indivise ; par exemple, on voit clairement que l’objet de l’intelligence est la quidditй, donc la mкme puissance d’intelligence s’йtend а tout ce qui a une quidditй, et elle n’est pas diversifiйe par des diffйrences qui ne diversifient pas la notion de quidditй. Mais parce que l’objet du sens est le corps, qui est de nature а mouvoir un organe du sens, il est nйcessaire que les puissances se diversifient d’aprиs les diverses raisons formelles de mouvement ; ainsi la puissance de vision est-elle autre que celle d’audition, car la couleur et le son meuvent le sens sous des rapports diffйrents. Et il en va de mкme du cфtй des appйtitives : car l’objet de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit, est le bien dans l’absolu, tandis que l’objet de l’appйtit infйrieur est la rйalitй profitable en quelque faзon а l’animal. Or l’ardu et le dйlectable ne sont pas convenables pour l’animal suivant la mкme notion, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Par lа, donc, se diversifie essentiellement l’objet de l’appйtit infйrieur, mais non l’objet de l’appйtit supйrieur, qui tend vers le bien dans l’absolu, quel qu’en soit le mode.

 

Il faut cependant savoir que, de mкme que l’intelligence a une opйration touchant les mкmes choses que le sens, mais d’une faзon plus йlevйe, puisqu’elle connaоt universellement et immatйriellement ce que le sens connaоt matйriellement et particuliиrement, de mкme l’appйtit supйrieur a une opйration concernant les mкmes choses que les appйtits infйrieurs, quoique d’une faзon plus йlevйe. Car les appйtits infйrieurs tendent vers leurs objets matйriellement et avec quelque passion corporelle — et les noms d’irascible et de concupiscible sont donnйs d’aprиs ces passions —, tandis que l’appйtit supйrieur a des actes semblables а l’appйtit infйrieur, mais sans aucune passion. Et ainsi, les opйrations de l’appйtit supйrieur reзoivent parfois le nom des passions : par exemple, la volontй de vengeance est appelйe colиre, et le repos de la volontй sur un objet de dilection est appelй amour. Et pour la mкme raison, la volontй elle-mкme, qui produit ces actes, est parfois appelйe irascible et concupiscible, non toutefois proprement, mais par une certaine ressemblance ; ni de telle sorte qu’il y ait, dans la volontй, des puissances diffйrentes semblables а l’irascible et au concupiscible.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que l’appйtit supйrieur s’йtende а plus de choses que l’infйrieur, cependant, parce qu’il a pour objet propre le bien universel, il n’est pas divisй en plusieurs puissances.

 

Ce livre n’est pas de saint Augustin, et il n’est pas nйcessaire de le recevoir comme une autoritй ; cependant, on peut dire qu’il raisonne sur l’irascible et le concupiscible dits par mode de ressemblance ; ou bien il envisage l’origine des puissances : car toutes les puissances sensitives dйcoulent de l’essence de l’вme.

 

Sur les puissances sensitives de l’вme, il y a deux opinions. En effet, certains disent qu’elles demeurent quant а leur essence dans l’вme sйparйe ; d’autres, qu’elles demeurent dans l’essence de l’вme comme dans une racine. Et de quelque faзon que l’on s’exprime, l’irascible et le concupiscible ne demeurent pas autrement que les autres puissances sensitives ; c’est pourquoi, dans le livre susmentionnй, il est dit aussi que l’вme, en s’йloignant du corps, entraоne avec soi le sens et l’imagination.

 

Saint Augustin, au livre sur la Trinitй, dйcouvre de nombreux modes de la Trinitй dans notre вme, en lesquels il y a quelque ressemblance de la Trinitй incrййe, bien que la vraie notion de l’image soit seulement dans l’esprit ; et en raison de la ressemblance susdite, quelques-uns posent l’image dans le rationnel, l’irascible et le concupiscible, bien que ce ne soit pas au sens propre.

 

La charitй et l’espйrance ne sont pas dans l’irascible et le concupiscible, а proprement parler, puisque la dilection de la charitй et l’attente de l’espйrance sont sans passion. Mais la charitй est dite кtre dans le concupiscible, en tant qu’elle est dans la volontй, et que celle-ci a des actes semblables au concupiscible ; et pour une semblable raison, on dit que l’espйrance est dans l’irascible.

 

L’irascible et le concupiscible sont appelйs humains ou rationnels, non par essence, comme s’ils appartenaient а la partie supйrieure, mais par participation, en tant qu’ils obйissent а la raison et participent а son gouvernement, comme dit saint Jean Damascиne.

 

La joie et la crainte, qui sont des passions, ne demeurent pas dans l’вme sйparйe, puisqu’elles s’accomplissent avec un changement corporel ; mais les actes de la volontй semblables а ces passions demeurent.

Article 4 : La sensualitй obйit-elle а la raison ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est dit en Rom. 7, 15 : « Car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je hais. » Or cela est dit, comme l’expose une certaine glose, а cause du mouvement de la sensualitй. La sensualitй n’obйit donc pas а la volontй ni а la raison.

 

Il est dit au mкme endroit (7, 23) : « Je sens dans mes membres une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit. » Or cette loi est la concupiscence. Elle combat donc contre la loi de l’esprit, c’est-а-dire contre la raison ; et ainsi, elle ne lui obйit pas.

 

Les puissances appйtitives sont ordonnйes entre elles comme le sont les apprйhensives. Or l’intelligence n’a pas en son pouvoir les actes des sens extйrieurs : en effet, l’intelligence ne dйcide pas tout ce que nous voyons ou entendons. Les mouvements de la sensualitй ne sont donc pas non plus au pouvoir de l’appйtit rationnel.

 

En nous, les principes naturels ne sont pas soumis а la raison. Or la sensualitй tend par un йlan naturel vers son objet d’appйtit. Le mouvement de la sensualitй n’est donc pas soumis а la raison.

 

Les mouvements de la sensualitй sont les passions de l’вme, pour lesquelles sont requises des dispositions corporelles dйterminйes, comme le note Avicenne : pour la colиre, par exemple, un sang chaud et subtil ; pour la joie, un sang tempйrй. Or la disposition corporelle n’est pas soumise а la raison. Donc le mouvement de la sensualitй non plus.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit que l’irascible et le concupiscible, qui sont les parties de la sensualitй, participent en quelque faзon а la raison. Le mouvement de la sensualitй est donc, lui aussi, au pouvoir de la raison. Cette mкme conclusion se trouve dans les paroles du Philosophe au premier livre de l’Йthique, et dans saint Grйgoire de Nysse.

 

 

Rйponse :

 

Dans la sйrie des mobiles et des moteurs, il faut parvenir а un premier qui se meut lui-mкme, et par lequel est mы ce qui n’est pas mы par soi ; car tout ce qui est par autre chose se ramиne а ce qui est par soi, comme on le lit au huitiиme livre de la Physique. Par consйquent, puisque la volontй se meut elle-mкme йtant donnй qu’elle est maоtresse de son acte, il est nйcessaire que les autres puissances, qui ne se meuvent pas elles-mкmes, soient mues par elle en quelque faзon. Or, chacune des autres puissances a d’autant plus de part au mouvement de la volontй qu’elle s’en approche davantage. Les puissances appйtitives infйrieures elles-mкmes, йtant trиs proches de la volontй, lui obйissent donc quant а leurs actes principaux, tandis que les autres puissances plus йloignйes, comme la nutritive et la gйnйrative, sont mues par la volontй quant а quelques-uns de leurs actes extйrieurs. Or les appйtitives infйrieures, qui sont l’irascible et le concupiscible, sont soumises а la raison de trois faзons.

 

D’abord du cфtй de la raison elle-mкme ; en effet, puisque la mкme rйalitй, considйrйe sous divers aspects, peut кtre rendue dйlectable ou redoutable, la raison oppose а la sensualitй par le moyen de l’imagination quelque rйalitй sous l’aspect du dйlectable ou de l’attristant, comme bon lui semble ; et ainsi, la sensualitй est mue а la joie ou а la tristesse. Et c’est pourquoi le Philosophe dit au premier livre de l’Йthique que « la raison pousse aux meilleures actions ».

 

Ensuite du cфtй de la volontй ; en effet, il en est ainsi, dans les puissances ordonnйes et reliйes entre elles, que le mouvement qui anime l’une d’elles, surtout si c’est la supйrieure, rejaillit sur l’autre. C’est pourquoi, lorsque le mouvement de la volontй se porte sur une chose par l’йlection, l’irascible et le concupiscible suivent le mouvement de la volontй. Aussi est-il dit au troisiиme livre sur l’Вme que l’appйtit meut l’appйtit, c’est-а-dire le supйrieur l’infйrieur, comme une sphиre meut une autre sphиre parmi les corps cйlestes.

 

Enfin, du cфtй de la puissance motrice exйcutive ; en effet, de mкme que dans une armйe la marche au combat dйpend du commandement du gйnйral, de mкme en nous la puissance motrice ne meut les membres qu’au commandement de ce qui domine en nous, c’est-а-dire de la raison, quel que soit le mouvement qui a lieu dans les puissances infйrieures. Ainsi la raison rйprime-t-elle l’irascible et le concupiscible, afin qu’ils ne passent pas а l’acte extйrieur ; et c’est pourquoi il est dit en Gen. 4, 7 : « Ta concupiscence sera sous toi. »

 

Et ainsi, l’on voit clairement que le concupiscible et l’irascible sont soumis а la raison ; et de mкme pour la sensualitй, bien que le nom de sensualitй concerne ces puissances non en tant qu’elles ont part а la raison, mais d’aprиs la nature de la partie sensitive. Par consйquent, la soumission а la raison ne se dit pas aussi proprement de la sensualitй que de l’irascible et du concupiscible.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette parole de l’Apфtre signifie qu’il n’est pas en notre pouvoir d’empкcher universellement tous les mouvements dйsordonnйs de la sensualitй ; bien que nous puissions empкcher chacun d’eux, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La sensualitй, autant qu’il est en elle, combat contre la raison ; cependant la raison peut la rйprimer, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Les puissances apprйhensives infйrieures obйissent а la supйrieure, comme cela est clair dans le cas de l’imagination et des autres sens intйrieurs ; mais si le sens extйrieur n’obйit pas а l’intelligence, cela vient de ce qu’il a besoin, pour sentir, de la rйalitй sensible, sans laquelle il ne peut passer а l’acte.

 

L’appйtitive infйrieure ne tend naturellement vers une autre rйalitй qu’aprиs que celle-ci lui est proposйe sous l’aspect de son objet propre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Puis donc qu’il est au pouvoir de la raison de proposer une seule et mкme chose sous divers aspects, par exemple une nourriture comme dйlectable et comme mortelle, la raison peut mouvoir la sensualitй vers diffйrents actes.

 

La disposition corporelle relative au tempйrament du corps n’est pas soumise а la raison ; mais cela n’est pas requis pour que les passions susdites existent en acte, par contre il est nйcessaire que l’homme soit enclin а celles-ci. Quant а la transmutation actuelle du corps — comme la montйe du sang vers le cњur, ou autre chose de ce genre, qui accompagne actuellement de telles passions —, elle suit l’imagination, et par consйquent est soumise а la raison.

Article 5 : Le pйchй peut-il exister dans la sensualitй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin, « on ne pиche jamais que par la volontй ». Or la sensualitй est distincte de la volontй. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

Dans l’вme sйparйe, les pйchйs demeurent. Or la sensualitй ne demeure pas dans l’вme sйparйe, puisqu’elle est une puissance du composй. Donc, etc.

 

Son acte s’exerce au moyen du corps. Or le sujet de la puissance est aussi le sujet de l’acte, suivant le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

Selon saint Augustin au cinquiиme livre de la Citй de Dieu, il est une chose qui agit et n’est pas agi, tel Dieu, et le pйchй n’existe pas en lui ; il y en a une qui agit et est agie, la volontй, en laquelle il est avйrй que le pйchй existe ; et il y a quelque chose qui est agi et n’agit pas, telle la sensualitй. Le pйchй n’existe donc pas non plus en elle.

 

[Le rйpondant] disait que le pйchй peut exister dans la sensualitй par le fait mкme que la raison peut empкcher son mouvement. En sens contraire : dans le fait que la raison puisse empкcher et n’empкche pas, est reprйsentй le consentement interprйtatif de la raison ; et assurйment, celui-ci ne suffit pas pour le pйchй, puisqu’il ne suffit pas pour le mйrite sans consentement exprиs : car Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir, comme dit une certaine glose au dйbut du livre de Jйrйmie. Donc cet argument non plus ne permet pas de dire que le pйchй est dans la sensualitй.

 

« Nul ne pиche en ce qu’il ne peut йviter. » Or nous ne pouvons pas йviter que les mouvements de la sensualitй soient dйsordonnйs : en effet, comme dit saint Augustin, parce que l’homme « n’a pas voulu йviter le mal quand il l’aurait pu », il lui fut infligй « d’en perdre le pouvoir quand il le voudrait ». Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

 Quand le mouvement de la sensualitй va vers quelque chose de licite, il n’y a pas de pйchй ; comme lorsque l’йpoux est mы vers son йpouse. Or la sensualitй ne discerne pas entre le licite et l’illicite. Il n’y aura donc pas non plus de pйchй quand elle est mue vers l’illicite.

 

La vertu et le vice sont contraires. Or la vertu ne peut exister dans la sensualitй. Donc le vice non plus.

 

 Le pйchй est en ce а quoi il est imputй. Or le pйchй n’est pas imputй а la sensualitй, puisqu’elle n’est pas maоtresse de son acte, mais а la volontй. Le pйchй n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

10° Ce qui est matйriel dans le pйchй mortel peut exister dans la sensualitй ; et cependant, nous ne disons pas que le pйchй mortel y existe, car ce qui est formel dans le pйchй mortel n’existe pas en elle. Or ce qui est formel dans le pйchй vйniel, c’est-а-dire la privation de l’ordre dы, n’existe pas dans la sensualitй, mais dans la raison, а laquelle il revient d’ordonner. Le pйchй vйniel n’existe donc pas dans la sensualitй.

 

11° Si l’aveugle qui est conduit par un voyant tombe dans une fosse, ce n’est pas le pйchй de l’aveugle, mais du voyant. Puis donc que la sensualitй est quasiment aveugle а l’йgard des rйalitйs divines, si elle tombe dans l’illicite, ce ne sera pas son pйchй, mais celui de la raison, qui doit la gouverner.

 

12° De mкme que la sensualitй est en quelque sorte gouvernйe par la raison, de mкme aussi les membres extйrieurs ; et pourtant, nous ne disons pas que le pйchй existe en ceux-ci. Donc dans la sensualitй non plus.

 

13° La disposition et la forme sont dans le mкme sujet, car les actes des principes actifs sont dans le patient bien disposй. Or le pйchй vйniel est une disposition au mortel. Puis donc que le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй, le vйniel non plus.

 

14° L’acte de fornication est plus proche de la sensualitй que de la raison. Si donc le pйchй pouvait exister dans la sensualitй, ce serait le pйchй mortel, celui de fornication ; et puisque cela est faux, il semble que le pйchй ne puisse exister en elle.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit : « Le pйchй existe, puisque “la chair convoite contre l’esprit”. » Or cette convoitise de la chair appartient а la sensualitй. Le pйchй peut donc exister en elle.

 

Le Maоtre dit, au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, qu’il y a un pйchй vйniel dans la sensualitй.

 

 

Rйponse :

 

Le pйchй n’est rien d’autre qu’un acte manquant а l’ordre droit, qui devait exister ; et telle est l’acception de « pйchй » dans le domaine de la nature et dans celui de l’art, comme dit le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique. Mais quand l’acte dйfaillant est moral, c’est alors que le pйchй est mortel. Or un acte est moral parce qu’il est en quelque sorte en nous : alors, en effet, lui est due la louange ou le blвme ; voilа pourquoi l’acte qui est parfaitement en notre pouvoir, est parfaitement moral ; et en lui peut se trouver la notion de pйchй mortel, comme c’est le cas des actes que la volontй йlicite ou commande.

 

Or l’acte de sensualitй n’est pas parfaitement en notre pouvoir, йtant donnй qu’il prйvient le jugement de la raison ; cependant, il est en quelque faзon en notre pouvoir, en tant que la sensualitй est soumise а la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. Voilа pourquoi son acte atteint le genre des actes moraux, mais imparfaitement. Dans la sensualitй, par consйquent, ne peut exister le pйchй mortel, qui est le pйchй parfait, mais seulement le vйniel, en lequel se trouve la notion imparfaite de pйchй mortel.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il y a deux sujets pour une chose : le premier, et le secondaire ; par exemple, la surface est le sujet premier de la couleur, et le corps le sujet secondaire, en tant qu’il est placй sous la surface. Semblablement, on dit que le sujet premier du pйchй est la volontй ; la sensualitй, quant а elle, est le sujet du pйchй en tant qu’elle participe en quelque faзon а la volontй.

 

Les notes des pйchйs demeurent dans la conscience, quelle que soit la puissance qui les a commis ; donc supposй, comme cela a йtй dit, que la sensualitй ne demeure aucunement, le pйchй de la sensualitй peut demeurer. Quant а cette question, а savoir si la sensualitй demeure, elle doit кtre traitйe ailleurs.

 

L’acte de la sensualitй est en nous en quelque faзon, non а cause de la nature de la sensualitй, mais en tant que les puissances de la sensualitй sont rationnelles par participation.

 

Bien qu’agir n’appartienne pas а la sensualitй considйrйe en elle-mкme, cependant cela lui appartient en tant qu’elle participe en quelque faзon а la raison.

 

On ne dit pas que le pйchй existe dans la sensualitй а cause du consentement interprйtatif de la raison : en effet, quand le mouvement de la sensualitй prйvient le jugement de la raison, il n’y a de consentement ni interprйtatif ni exprиs ; mais par le fait mкme que la sensualitй peut кtre soumise а la raison, son acte, bien qu’il prйvienne la raison, est un pйchй. Il faut cependant savoir que, bien que le consentement interprйtatif suffise parfois pour le pйchй, il n’est cependant pas nйcessaire qu’il suffise pour le mйrite : en effet, plus de conditions sont requises pour le bien que pour le mal, puisque le mal rйsulte de dйfauts particuliers, tandis que le bien procиde d’une cause entiиre et totale, comme dit Denys au quatriиme livre des Noms divins.

 

Nous pouvons certes йviter chacun des pйchйs de sensualitй, mais pas tous, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit dans une autre question.

 

 Lorsque quelqu’un approche de son йpouse par concupiscence, pourvu qu’il n’excиde pas les limites du mariage, il y a pйchй vйniel ; on voit donc clairement que, dans l’йpoux, le mouvement mкme de la concupiscence prйvenant le jugement de la raison est pйchй vйniel. Mais si la raison dйtermine ce qu’il est licite de convoiter, mкme si la sensualitй se porte vers cela, il n’y aura aucun pйchй.

 

La vertu morale existe dans les puissances de la sensualitй, c’est-а-dire dans l’irascible et le concupiscible, comme le montre le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, oщ il dit que la tempйrance et la force appartiennent aux parties irrationnelles. Mais parce que le nom de sensualitй dйsigne ces puissances quant а l’inclination naturelle au sens, qui va au contraire de la raison, et non en tant qu’elles ont part а la raison, on dit plus proprement que le vice est dans la sensualitй, et la vertu dans l’irascible et le concupiscible. Cependant, le pйchй qui est dans la sensualitй ne s’oppose pas а la vertu ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

 Tout pйchй est imputй а l’homme en tant qu’il a une volontй ; et cependant, on dit que le pйchй est en quelque sorte dans la puissance dont l’acte vient а кtre difforme.

 

10° Le matйriel, dans le pйchй mortel, peut avoir trois acceptions. D’abord, comme l’objet est la matiиre de l’acte ; et ainsi, la matiиre du pйchй mortel est parfois dans la sensualitй, comme lorsque quelqu’un consent а la dйlectation de la sensualitй. Ensuite, comme l’acte extйrieur est matйriel par rapport а l’acte intйrieur qui est le formel dans le pйchй mortel, puisque les actes extйrieur et intйrieur sont un seul pйchй ; et de cette faзon aussi, l’acte de la sensualitй peut jouer le rфle de matiиre dans le pйchй mortel. Enfin, le matйriel dans le pйchй mortel est la conversion au bien transitoire comme а une fin, tandis que le formel est l’aversion du bien immuable ; et dans ce cas, ce qui est matйriel dans le pйchй mortel ne peut exister dans la sensualitй. Et si le pйchй mortel ne peut y exister, il ne s’ensuit pas que le vйniel n’y soit pas, pour la raison dйjа mentionnйe.

 

11° On dit que le pйchй est dans la sensualitй, non qu’il lui soit imputй, mais parce qu’il est commis par son acte. C’est а l’homme qu’il est imputй, en tant que cet acte est йtabli en son pouvoir.

 

12° Les membres extйrieurs sont seulement mus, tandis que les puissances appйtitives infйrieures sont motrices а la ressemblance de la volontй ; donc, en tant qu’elles participent en quelque faзon а la volontй, elles peuvent кtre le sujet du pйchй.

 

13° Il y a deux dispositions. L’une par laquelle le patient est disposй а recevoir la forme, et une telle disposition est dans le mкme sujet que la forme ; l’autre par laquelle l’agent est disposй а agir, et de celle-lа il n’est pas vrai qu’elle soit dans le mкme sujet que la forme а laquelle elle dispose. Or le pйchй vйniel, qui est dans la sensualitй, est une disposition de ce genre au pйchй mortel, qui est dans la raison : car la sensualitй est comme un agent, dans le pйchй mortel, en tant qu’elle incline la raison а pйcher.

 

14° Bien que l’acte de fornication soit plus proche du concupiscible que de la raison quant а la notion d’objet, il est cependant plus proche de la raison quant а la notion de commandement : car les membres extйrieurs ne sont appliquйs а l’acte que par le commandement de la raison ; par consйquent, le pйchй mortel peut exister en eux, mais non dans l’acte de la sensualitй, qui prйvient le jugement de la raison.

Article 6 : Le concupiscible est-il plus corrompu et infectй que l’irascible ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La corruption et l’infection de la nature humaine proviennent du pйchй originel. Or le pйchй originel est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, comme certains le disent, car l’вme le contracte par son union au corps auquel elle est unie par son essence. Puis donc que toutes les puissances sont йgalement proches de l’essence de l’вme, йtant enracinйes en elle, il semble que l’infection et la corruption ne soient pas plus dans le concupiscible que dans l’irascible et les autres puissances.

 

Par la corruption de la nature, il y a en nous une certaine inclination au pйchй. Or les pйchйs de l’irascible sont plus graves que ceux du concupiscible car, selon saint Grйgoire, les pйchйs spirituels sont plus fautifs que les charnels. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

Par la corruption de la nature se produisent en nous de subits mouvements de l’вme. Or les mouvements de l’irascible semblent кtre plus subits que ceux du concupiscible : en effet, l’irascible est mы avec une certaine force d’вme, le concupiscible avec une certaine mollesse d’вme. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

Une telle corruption et infection, dont nous parlons, est une corruption de la nature, et transmise par la gйnйration. Or les pйchйs de l’irascible sont plus naturels et sont mieux transmis des parents aux enfants que les pйchйs du concupiscible, comme dit le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique. L’irascible est donc plus corrompu que le concupiscible.

 

La corruption, en nous, vient du pйchй de notre premier pиre. Or le pйchй de notre premier pиre fut l’orgueil ou l’a superbe, qui est dans l’irascible. Donc, en nous aussi, l’irascible est plus corrompu que le concupiscible.

 

 

En sens contraire :

 

Lа oщ la honte est plus grande, la corruption et l’infection sont aussi plus grandes. Or, suivant le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique, celui qui ne contient pas sa concupiscence est plus honteux que celui qui ne contient pas sa colиre. Le concupiscible est donc plus corrompu et infectй que l’irascible.

 

Nous sommes davantage corrompus lа oщ nous rйsistons plus difficilement. Or il est plus difficile de combattre contre la voluptй, qui regarde la concupiscence, que contre la colиre, comme le montre le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous sommes donc plus corrompus dans le concupiscible que dans l’irascible.

 

 

Rйponse :

 

La corruption et l’infection du pйchй originel ont entre elles cette diffйrence, que l’infection regarde la faute, mais la corruption la peine.

 

Or on dit de deux faзons que la faute originelle est dans une puissance de l’вme : essentiellement, ou causalement. Essentiellement, elle est soit dans l’essence mкme de l’вme, soit dans la partie intellective, oщ йtait la justice originelle, qui est фtйe par le pйchй originel. Causalement, la faute originelle est dans les autres puissances qui atteignent l’acte de l’engendrement de l’homme, par laquelle le pйchй originel est transmis ; et en effet, la puissance gйnйrative l’atteint comme son exйcutante, la puissance concupiscible comme celle qui le commande en raison de la dйlectation, le sens du toucher comme percevant la dйlectation. Voilа pourquoi cette infection est attribuйe, parmi les sens, au toucher, parmi les appйtitives, au concupiscible, et entre toutes les puissances de l’вme, а la gйnйrative, que l’on dit кtre infectйe et corrompue.

 

La corruption de l’вme dont nous parlons doit кtre considйrйe а la maniиre de la corruption corporelle. Et celle-ci vient de ce que, le contenant s’йtant retirй, chacune des parties contraires tend vers ce qui lui convient selon la nature, et ainsi se produit la dissolution du corps. Semblablement, aprиs le retrait de la justice originelle, par laquelle la raison dans l’йtat d’innocence tenait les puissances infйrieures entiиrement soumises а elle, chacune des puissances infйrieures tend vers ce qui lui est propre : le concupiscible vers la dйlectation, l’irascible vers la colиre, etc. ; c’est pourquoi le Philosophe, au premier livre de l’Йthique, compare de telles parties de l’вme aux parties dissoutes du corps. Or, de mкme que l’on ne dit pas que la corruption corporelle est dans l’вme, au retrait de laquelle le corps se dissout, mais dans le corps dissous, de mкme une telle corruption est dans les puissances sensitives en tant que, privйes du frein de la raison, elles se portent vers divers objets, mais non dans la raison elle-mкme, si ce n’est en tant qu’elle aussi est privйe de sa perfection propre, йtant sйparйe de Dieu. Voilа pourquoi plus l’une des puissances infйrieures s’йloigne de la raison, plus elle est corrompue ; puis donc que l’irascible est plus proche de la raison, ayant dans son mouvement quelque part а la raison, suivant le Philosophe au septiиme livre de l’Йthique, l’irascible sera moins corrompu que le concupiscible.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que toutes les puissances soient enracinйes dans l’essence de l’вme, cependant certaines dйcoulent de l’essence de l’вme avant les autres, et ont une relation diffйrente а la cause de [l’infection] originelle ; et ainsi, la corruption et l’infection du pйchй originel ne sont pas en toutes de la mкme faзon.

 

Par le fait mкme que le mouvement de la raison est davantage participй dans l’irascible, les pйchйs de l’irascible sont plus graves ; mais les pйchйs du concupiscible sont plus honteux. En effet, le discernement mкme de la raison augmente la faute, de mкme que l’ignorance allиge la faute ; mais s’йloigner de la raison, en laquelle consiste toute la dignitй humaine, tend а la honte ; cela montre donc bien que le concupiscible est davantage corrompu, dans la mesure oщ il s’йcarte davantage de la raison.

 

Le mouvement de l’irascible et du concupiscible peut кtre considйrй de deux faзons : dans l’appйtit et dans l’exйcution. Dans l’appйtit, le mouvement du concupiscible est plus subit que celui de l’irascible, car l’irascible se meut comme en dйlibйrant, et en confrontant la vengeance projetйe а l’injure reзue, ainsi qu’il est dit au septiиme livre de l’Йthique ; tandis que le concupiscible, а la seule apprйhension de l’objet dйlectable, se meut vers la jouissance de celui-ci, comme il est dit au mкme endroit. Par contre, dans l’exйcution, le mouvement de l’irascible est plus subit que celui du concupiscible ; car l’irascible agit avec une certaine assurance et une certaine force, alors que le concupiscible tend insidieusement, avec une certaine mollesse, vers l’acquisition de l’objet proposй. C’est pourquoi le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que « l’homme irascible n’emploie pas la ruse, mais agit au grand jour ; tandis que la convoitise emploie la ruse » ; et il cite le vers d’Homиre : « Aphrodite ourdit ses ruses, et sa ceinture est brodйe », signifiant la tromperie dont use Vйnus pour dйrober l’intelligence mкme а l’homme trиs sage.

 

On dit de deux faзons qu’une chose est naturelle : soit quant а la nature de l’espиce, soit quant а la nature de l’individu. Quant а la nature de l’espиce, les pйchйs du concupiscible sont plus naturels que les pйchйs de l’irascible ; c’est pourquoi le Philosophe dit au deuxiиme livre de l’Йthique que « le sentiment du plaisir nous est transmis а tous depuis notre enfance et nous accompagne pour ainsi dire toute la vie » ; mais quant а la nature de l’individu, les pйchйs de l’irascible sont plus naturels. Et la raison en est que, si l’on considиre le mouvement de l’appйtit sensitif du cфtй de l’вme, le concupiscible tend plus naturellement vers son objet, йtant en lui-mкme plus naturel et commun : il porte en effet sur la nourriture et la boisson, et les autres choses de ce genre par lesquelles la nature est conservйe ; mais si l’on considиre un tel mouvement du cфtй du corps, il se fait une plus grande transmutation et une plus grande commotion du tempйrament corporel par le mouvement de la colиre que par celui de la convoitise, pour parler communйment et toutes proportions gardйes. Voilа pourquoi le tempйrament corporel, en lequel les enfants ressemblent le plus souvent а leurs parents, contribue davantage а la domination de la colиre qu’а celle de la convoitise. Et pour cette raison, les enfants imitent plus leurs parents dans les pйchйs de colиre que dans ceux de convoitise ; en effet, ce qui se tient du cфtй de l’вme se rapporte а l’espиce, mais ce qui vient d’un tempйrament corporel dйterminй se rapporte davantage а l’individu. Or le pйchй originel est le pйchй de toute la nature humaine. Il est donc clair que l’argument n’est pas concluant.

 

La corruption se produit en nous dans un ordre inverse de celui d’Adam, car en Adam l’вme a corrompu le corps, et la personne la nature, tandis que pour nous c’est l’inverse. Donc, bien que le pйchй d’Adam ait d’abord concernй l’irascible, en nous cependant la corruption regarde davantage le concupiscible.

Article 7 : La sensualitй, en cette vie, peut-elle кtre guйrie de la corruption susdite ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La corruption en question est appelйe « foyer ». Or il est dit de la bienheureuse Vierge qu’elle fut en cette vie totalement dйlivrйe du foyer, surtout aprиs la conception du Fils de Dieu. La sensualitй est donc guйrissable en cette vie.

 

Tout ce qui obйit а la raison peut recevoir la rectitude de la raison. Or les puissances de la sensualitй, que sont l’irascible et le concupiscible, obйissent а la raison, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La sensualitй peut donc recevoir la rectitude de la raison, et ainsi elle peut кtre guйrie de la corruption contraire.

 

La vertu est opposйe au pйchй. Or la vertu peut exister dans la sensualitй : car, comme dit le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, « la tempйrance et la force appartiennent aux parties irrationnelles ». La sensualitй peut donc en cette vie кtre guйrie de la corruption du pйchй.

 

Il appartient а la corruption de la sensualitй que de celle-ci procиdent des mouvements dйsordonnйs, qui sont de mauvaises convoitises. Or l’homme tempйrant n’a pas de telles convoitises, et en cela il diffиre du continent, qui les a, mais ne les suit pas, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. La sensualitй, en cette vie, peut donc кtre totalement guйrie.

 

Si cette corruption est incurable, alors la raison en est soit du cфtй de celui qui soigne, soit du cфtй de la mйdecine, soit du cфtй de la maladie, soit du cфtй de la nature а soigner. Or ce n’est pas du cфtй de celui qui soigne, c’est-а-dire de Dieu, car il est tout-puissant ; ni du cфtй de la mйdecine car, comme il est dit en Rom. 5, 15, le don du Christ est plus fort que le pйchй d’Adam, par lequel une telle corruption a йtй amenйe ; ni du cфtй de la maladie, car elle est contre nature, puisqu’elle n’a pas йtй йtablie dans la nature ; ni du cфtй de la nature : en effet, il serait utile que cette maladie se rйsorbe, puisqu’elle rend l’homme enclin au mal et lent а faire le bien. La sensualitй, en cette vie, est donc guйrissable.

 

 

En sens contraire :

 

La nйcessitй de mourir a pour consйquence la nйcessitй de pйcher au moins vйniellement. Or, en cette vie, la nйcessitй de mourir n’est pas фtйe. Donc la nйcessitй de pйcher vйniellement non plus ; ni, par consйquent, la corruption de la sensualitй, dont provient la nйcessitй susdite.

 

Si la sensualitй йtait guйrissable en cette vie, elle serait surtout guйrie par les sacrements de l’Йglise, qui sont des remиdes spirituels. Or elle demeure encore aprиs la rйception des sacrements, comme l’expйrience le fait clairement voir. La sensualitй n’est donc pas guйrissable en cette vie.

 

 

Rйponse :

 

La sensualitй, en cette vie, ne peut кtre guйrie que par un miracle. Et la raison en est, que ce qui est naturel ne peut кtre modifiй que par une force surnaturelle. Or une telle corruption, dont on dit qu’elle corrompt les parties de l’вme, suit en quelque sorte l’inclination de la nature. En effet, s’il fut accordй а l’homme dans son premier йtat que la raison contоnt totalement les puissances infйrieures, et l’вme le corps, ce ne fut point par la vertu des principes naturels, mais par celle de la justice originelle ajoutйe par la libйralitй divine. Or, quand cette justice eut йtй abolie par le pйchй, l’homme revint а l’йtat qui lui convenait d’aprиs ses principes naturels ; c’est pourquoi Denys dit, au troisiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique, que la nature humaine, par le pйchй, « a йtй justement conduite а une fin qui rappelвt son principe ». Donc, de mкme que l’homme meurt naturellement et ne peut кtre ramenй а l’immortalitй que miraculeusement, de mкme le concupiscible tend naturellement vers l’objet dйlectable — et l’irascible vers l’objet ardu — en dehors des bornes de la raison. Que cette corruption se rйsorbe, ne peut donc avoir lieu que miraculeusement, par l’action d’une force surnaturelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

C’est miraculeusement que la bienheureuse Vierge fut dйlivrйe du foyer.

 

L’irascible et le concupiscible obйissent а la raison, en tant que leurs mouvements sont ou ordonnйs ou rйprimйs par la raison ; non cependant de telle faзon que leur inclination soit totalement фtйe.

 

La vertu existant dans l’irascible et le concupiscible ne s’oppose pas а la corruption en question, et c’est pourquoi elle ne l’фte pas totalement ; mais elle s’oppose а la prйdominance de l’inclination des puissances susdites vers leurs objets, et cela est фtй par la vertu.

 

L’homme tempйrant, suivant le Philosophe, est entiиrement exempt non pas des convoitises, mais des convoitises vйhйmentes, telles qu’elles peuvent exister chez le continent.

 

De toutes ces quatre choses il rйsulte que la sensualitй n’est pas guйrie en cette vie. En effet, bien que Dieu soit lui-mкme capable de guйrir, il a cependant disposй selon l’ordre de sa sagesse que l’on ne serait pas guйri en cette vie. Semblablement, bien que le don de la grвce qui nous est confйrйe par le Christ soit plus efficace que le pйchй du premier homme, il n’est cependant pas ordonnй а йcarter la corruption susdite, qui appartient а la nature, mais а йcarter la faute de la personne. De mкme aussi, bien qu’une telle corruption soit contre l’йtat de la nature dans son institution premiиre, elle est cependant une consйquence de la nature abandonnйe а elle-mкme. Il est йgalement utile а l’homme, pour йviter le vice de la superbe, que l’infirmitй de la sensualitй demeure ; 2 Cor. 12, 7 : « De crainte que l’excellence de ces rйvйlations ne vоnt а m’enfler d’orgueil, il m’a йtй mis une йcharde dans ma chair » ; voilа pourquoi cette infirmitй demeure en l’homme aprиs le baptкme, de mкme qu’un sage mйdecin laisse non guйrie une maladie qui ne pourrait кtre guйrie sans le risque d’une maladie plus grave.

Question 26 : [Les passions de l’вme]

 

Introduction

 

Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps souffre-t-elle ?

Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ?

Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appйtitive sensitive ?

Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions de l’вme, d’oщ se prennent-elles ?

Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?

Article 6 : Mйritons-nous par les passions ?

Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle celui-ci ?

Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?

Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure ?

Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?

 

 

Article 1 : Comment l’вme sйparйe du corps souffre-t-elle ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle ne subisse pas un feu corporel.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « ce qui agit l’emporte sur ce qui subit ». Or l’вme l’emporte sur n’importe quel corps. Elle ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

[Le rйpondant] disait que le feu agit sur l’вme en tant qu’il est l’instrument de la divine justice vengeresse. En sens contraire : l’instrument n’accomplit l’action instrumentale qu’en exerзant une action naturelle, de mкme que l’eau du baptкme sanctifie l’вme en lavant le corps, et que la scie fait un banc en coupant le bois. Or le feu ne peut avoir aucune action naturelle а l’йgard de l’вme comme instrument de la divine justice. Donc, etc.

 

[Le rйpondant] disait que l’action naturelle du feu est de brыler, et ainsi, qu’il agit naturellement sur l’вme en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes. En sens contraire : les choses qui peuvent кtre brыlйes, dont on dit que l’вme les porte avec soi, ce sont les pйchйs, auxquels ne s’oppose pas le feu corporel. Puis donc que toute action naturelle existe en raison d’une contrariйtй, il semble que l’вme ne puisse pas subir un feu corporel en tant qu’elle porte avec soi des choses qui peuvent кtre brыlйes.

 

Saint Augustin dit au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral : « Ce qui affecte les вmes en bien ou en mal, au sortir du corps, n’est pas chose corporelle, mais seulement semblable aux choses corporelles. » Le feu par lequel l’вme sйparйe est punie n’est donc pas corporel.

 

Saint Jean Damascиne dit а la fin du quatriиme livre : « Le diable, ses dйmons et son homme а lui, l’Antйchrist, avec les impies et les pйcheurs, seront livrйs au feu йternel, non pas un feu matйriel comme le nфtre, mais celui que Dieu connaоt. » Or tout feu corporel est matйriel. Le feu que subit l’вme sйparйe n’est donc pas corporel.

 

[Le rйpondant] disait que ce feu corporel afflige l’вme en tant qu’il est vu par elle, comme dit saint Grйgoire au quatriиme livre des Dialogues : « elle souffre du feu parce qu’elle le voit » ; et ainsi, ce qui afflige immйdiatement l’вme n’est pas un corps mais la ressemblance du corps apprйhendйe. En sens contraire : la vision, parce qu’elle est vue, est la perfection de celui qui voit. Donc, parce qu’elle est vue, elle n’amиne pas l’affliction de celui qui voit, mais plutфt sa dйlectation. Si donc une chose vue afflige, ce sera en tant qu’elle est nocive pour autrui. Or le feu ne peut pas affliger l’вme en agissant sur elle, comme on l’a montrй. L’вme ne souffre donc pas non plus du feu parce qu’elle le voit.

 

 Il y a une proportion entre l’agent et le patient. Or il n’y a aucune proportion entre l’incorporel et le corps. Puis donc que l’вme est incorporelle, ne peut pas subir un feu corporel.

 

Si le feu corporel n’agit pas naturellement sur l’вme, il est nйcessaire que cela ait lieu par quelque vertu surajoutйe. Cette vertu est donc soit corporelle, soit spirituelle. Elle ne peut pas кtre spirituelle, car la rйalitй corporelle ne reзoit pas la vertu spirituelle. Et si elle est corporelle, puisque l’вme l’emporte sur toute vertu corporelle, le feu ne pourra pas agir sur elle par cette vertu. L’вme ne peut donc subir ni naturellement ni surnaturellement.

 

 [Le rйpondant] disait que l’вme, par le pйchй, est rendue moins noble que la crйature corporelle. En sens contraire : saint Augustin dit au livre sur la Vraie Religion que « la substance vivante est plus digne que n’importe quelle substance non vivante ». Or l’вme rationnelle, aprиs le pйchй, reste encore vivante d’une vie naturelle. Elle n’est donc pas rendue moins digne que le feu corporel, qui est une substance non vivante.

 

10° Si ce feu corporel afflige l’вme, ce n’est qu’en tant qu’il est apprйhendй ou senti comme nuisible. Or une chose nuit parce qu’elle фte quelque chose ; c’est pourquoi saint Augustin dit que « si le mal nuit, c’est parce qu’il enlиve un bien ». Or le feu corporel ne peut rien enlever а l’вme. Il ne peut donc pas l’affliger.

 

11° [Le rйpondant] disait qu’il фte la gloire de la vision de Dieu. En sens contraire : les enfants qui sont damnйs pour le seul pйchй originel, n’ont pas la vision de Dieu. Si donc le feu corporel n’enlиve rien d’autre aux damnйs, la peine de ceux qui sont punis en enfer pour des pйchйs actuels ne sera pas plus grande que celle des enfants qui sont punis dans les limbes ; ce qui va contre saint Augustin.

 

12° Tout ce qui agit sur une autre chose, imprime en elle la ressemblance de sa forme, par laquelle il agit. Or le feu agit par la chaleur. Puis donc que l’вme ne peut кtre chauffйe, il semble qu’elle ne puisse pas subir le feu.

 

13° Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir. Or celui qui n’est pas volontaire et qui rйsiste, surtout s’il est adulte, n’est pas aidй par les instruments de la divine misйricorde que sont les sacrements. L’вme ne recevra donc pas de peine malgrй elle par l’instrument de la divine justice qu’est le feu corporel. Or il est avйrй qu’elle ne la reзoit pas volontairement. L’вme n’est donc en aucune faзon punie par le feu corporel.

 

14° Tout ce qui subit quelque chose, est en quelque sorte mы par lui. Or le feu corporel ne peut mouvoir l’вme selon aucune espиce de mouvement, comme on le voit clairement par induction. L’вme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

15° Tout ce qui subit quelque chose, a une matiиre en commun avec lui, comme le montre Boиce au livre sur les deux natures et l’unique Personne du Christ. Or l’вme et le feu corporel n’ont pas de matiиre commune. L’вme ne peut donc pas subir un feu corporel.

 

 

En sens contraire :

 

En Lc 16, 24, le riche placй en enfer seulement quant а son вme dit : « Je suis torturй dans cette flamme. »

 

Saint Grйgoire s’exprime ainsi au quinziиme livre des Moralia : « Le feu de l’enfer йtant corporel, brыle les corps des rйprouvйs qui y sont envoyйs, sans qu’on prenne soin ni de l’allumer, ni de lui fournir aucune matiиre pour son aliment ; mais crйй une fois pour toutes, il dure sans jamais s’йteindre : il n’a besoin ni qu’on l’allume ni qu’on ranime son ardeur. »

 

Cassiodore dit au livre sur l’Вme que l’вme sйparйe du corps entend et voit par ses sens plus efficacement que lorsqu’elle est dans le corps. Or, lorsqu’elle est dans le corps, elle est affligйe par quelque corps parce qu’elle le sent. Donc а bien plus forte raison quand elle est sйparйe du corps.

 

De mкme que l’вme est incorporelle, de mкme aussi les dйmons. Or les dйmons subissent un feu corporel, comme on le voit clairement en Mt 25, 41 : « Maudits, allez au feu йternel. » Donc l’вme sйparйe aussi.

 

La justification de l’вme est une plus grande chose que sa punition. Or, des rйalitйs corporelles agissent sur l’вme pour sa justification, en tant qu’elles sont des instruments de la divine misйricorde, comme c’est manifestement le cas des sacrements de l’Йglise. Des rйalitйs corporelles peuvent donc agir sur l’вme pour sa punition, en tant qu’elles sont des instruments de la divine justice.

 

Le moins noble peut subir le plus noble. Or le feu corporel est plus noble que l’вme du damnй. Les вmes des damnйs peuvent donc subir un feu corporel. Preuve de la mineure : tout йtant est plus noble qu’un non-йtant. Or le non-кtre est plus noble que l’кtre de l’вme des damnйs, comme on le voit clairement en Mt 26, 24 : « Mieux vaudrait pour lui que cet homme-lа ne fыt pas nй. » Tout йtant est plus noble que l’вme damnйe, et donc le feu corporel aussi.

 

 

Rйponse :

 

Pour voir clairement la rйponse а cette question et aux suivantes, il est nйcessaire de savoir ce qu’est proprement la passion. Ainsi, il faut savoir que le nom de passion se prend de deux faзons : communйment, et proprement. Communйment, le nom de passion dйsigne la rйception de quelque chose d’une quelconque faзon ; et en cela, on suit la signification du vocable, car « passion » vient du grec « patin », qui signifie recevoir. Mais l’on parle proprement de passion, en tant que l’action et la passion consistent en un mouvement, c’est-а-dire en tant qu’une chose est reзue dans le patient par voie de mouvement. Et parce que tout mouvement s’йtablit entre des contraires, il est nйcessaire que ce qui est reзu dans le patient soit contraire а une chose qui est abandonnйe par le patient. Or, du point de vue de ce qui est reзu dans le patient, le patient est assimilй а l’agent ; et de lа vient que, si l’on prend la passion au sens propre, l’agent s’oppose au patient, et « toute passion [en devenant plus intense] dйfait la substance » [livre des Topiques]. Or une telle passion est seulement selon le mouvement d’altйration. Car dans le mouvement local, ce n’est pas une chose immobile qui est reзue, mais le mobile lui-mкme qui est reзu en un lieu. Dans le mouvement d’augmentation et de diminution, ce n’est pas la forme qui est reзue ou abandonnйe, mais quelque chose de substantiel, par exemple l’aliment, dont l’addition ou la soustraction a pour consйquence la grandeur ou la petitesse de la quantitй. Dans la gйnйration et la corruption, il n’y a de mouvement et de contrariйtй qu’en raison d’une altйration prйcйdente. Et ainsi, c’est seulement selon l’altйration qu’il y a proprement une passion, selon laquelle une forme contraire est reзue et l’autre est chassйe. Donc, parce que l’action proprement dite s’accompagne d’un certain rejet, le patient йtant transmuй d’une qualitй antйrieure vers une contraire, le nom de passion prend un sens plus large dans le langage usuel, de sorte que l’on parle de passion pour celui qui est d’une faзon quelconque empкchй d’avoir ce qui lui revenait ; comme si nous disions que le lourd « subit » un empкchement de se mouvoir vers le bas, et que l’homme « subit » si on l’empкche de faire sa volontй.

 

Ainsi, la passion dans sa premiиre acception se trouve dans l’вme et en n’importe quelle crйature, йtant donnй que toute crйature est mкlйe de potentialitй, et que pour cette raison toute crйature subsistante est rйceptive de quelque chose. Mais la passion dans sa seconde acception ne se rencontre que lа oщ il y a mouvement et contrariйtй. Or le mouvement ne se trouve que dans les corps, et la contrariйtй des formes ou des qualitйs dans les seules rйalitйs soumises а la gйnйration et а la corruption. Par consйquent, seules de telles choses peuvent proprement subir de cette faзon. C’est pourquoi l’вme, йtant incorporelle, ne peut subir de cette faзon ; et mкme si elle reзoit quelque chose, cela ne se fait cependant point par transmutation d’un contraire а l’autre, mais par simple influx de l’agent, comme l’air est йclairй par le soleil. Enfin, de la troisiиme faзon, en laquelle le nom de passion est pris mйtaphoriquement, l’вme peut subir dans la mesure oщ son opйration peut кtre empкchйe.

 

Certains, donc, remarquant que la passion ne peut exister proprement dans l’вme, prйtendirent que tout ce qui est dit dans les Йcritures sur les peines corporelles des damnйs doit s’entendre mйtaphoriquement : ainsi, au moyen de telles peines corporelles connues parmi nous seraient signifiйes les afflictions spirituelles dont les esprits damnйs sont punis ; comme, а l’inverse, au moyen des dйlectations corporelles promises dans les Йcritures nous comprenons les dйlectations spirituelles des bienheureux. Et une telle opinion semble avoir йtй celle d’Origиne et d’Algazel. Mais parce qu’en croyant а la rйsurrection nous ne croyons pas seulement qu’il y aura plus tard une peine des esprits mais aussi des corps, et que les corps ne peuvent кtre punis que d’une peine corporelle, la mкme peine est due aux hommes aprиs la rйsurrection et aux esprits, comme on le voit clairement en Mt 25, 41, oщ il est dit : « Maudits, allez au feu йternel, etc. » Voilа pourquoi il est nйcessaire de dire, comme le prouve saint Augustin au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu, que les esprits eux-mкmes sont affectйs en quelque faзon de peines corporelles. Et il n’en va pas de la gloire des bienheureux comme de la peine des damnйs : car les bienheureux sont йlevйs а ce qui dйpasse leur nature, et c’est pourquoi ils sont bйatifiйs par la jouissance de la divinitй, tandis que les damnйs sont abaissйs vers ce qui est au-dessous d’eux, et c’est pourquoi ils sont punis de tourments corporels.

 

Aussi d’autres affirmиrent-ils que l’вme sйparйe sera assurйment affectйe de quelques peines, non corporelles toutefois, mais semblables aux corporelles ; а ces peines ressemblent celles qui affligent ceux qui dorment. Et tel semble avoir йtй le sentiment de saint Augustin, au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, et d’Avicenne. Mais il ne peut en кtre ainsi. En effet, de telles ressemblances de corps ne peuvent кtre des ressemblances intelligibles, car celles-ci sont universelles, et leur considйration apporterait а l’вme non pas une affliction, mais plutфt la joie qui se trouve dans la considйration de la vйritй. Il est donc nйcessaire de comprendre cela des ressemblances imaginatives, qui йvidemment ne peuvent exister que dans un organe corporel, comme le Philosophe le prouve. Mais cela fait bien sыr dйfaut et а l’вme sйparйe et aux esprits des dйmons.

 

C’est pourquoi d’autres disent que l’вme sйparйe est soumise aux corps eux-mкmes. Mais comment cela est possible, les diffйrents auteurs l’indiquent de diverses faзons.

 

Certains disent que l’вme sйparйe use de ses sens ; ainsi, en sentant le feu corporel, elle est punie par le feu. Et c’est ce que saint Grйgoire paraоt dire au quatriиme livre des Dialogues : que l’вme « souffre du feu parce qu’elle le voit ». Mais cela ne semble pas vrai. D’abord, parce que les actes des puissances sensitives ne peuvent exister que moyennant des organes corporels ; sinon les вmes sensitives des bкtes seraient incorruptibles, capables qu’elles seraient d’avoir des opйrations par elles-mкmes. Ensuite parce que, supposй que les вmes sйparйes sentent, elles ne pourraient cependant pas кtre affligйes par les rйalitйs sensibles : car le sensible est la perfection de celui qui sent en tant que tel, comme l’intelligible pour celui qui pense. Une chose sentie ou pensйe n’apporte donc pas de douleur ou de tristesse en tant que telle, mais en tant qu’elle est nuisible ou qu’elle est apprйhendйe comme nuisible. Il est donc nйcessaire de trouver la faзon dont le feu pourrait кtre nuisible а l’вme sйparйe. Et ce ne peut кtre ce que certains disent : que, bien que ce feu corporel ne puisse кtre nuisible а l’esprit, il peut cependant кtre apprйhendй comme nuisible, ce qui semble en accord avec ce que dit saint Grйgoire au quatriиme livre des Dialogues : « parce que le diable se voit brыler, il brыle ». En effet, il n’est pas probable que les dйmons, qui ont une excellente pйnйtration d’esprit, ne connaissent pas leur nature et celle du feu corporel bien mieux que nous, mais croient faussement que le feu corporel peut leur nuire. C’est pourquoi il faut dire que c’est vraiment, et pas seulement selon l’apparence, qu’ils sont affligйs par un feu corporel ; et c’est ce que dit saint Grйgoire au quatriиme livre des Dialogues : « De l’Йvangile nous pouvons tirer que l’вme subit son incendie non seulement en voyant, mais par une expйrience. »

 

Et quelques-uns en dйterminent ainsi le mode : ils disent que le feu corporel, en tant qu’instrument de la divine justice, peut agir sur l’вme, bien qu’il ne le puisse pas selon sa nature. Il est en effet de nombreuses choses qui ne suffisent pas а exercer un effet par leur propre nature, mais qui le peuvent en tant qu’instruments d’un autre agent ; par exemple, le feu йlйmentaire ne suffit а gйnйrer la chair que comme instrument de la puissance nutritive. Mais cela ne semble pas suffisant : car l’instrument n’effectue cette action qui dйpasse sa nature propre, qu’en exerзant quelque action connaturelle, comme on l’a dit dans une objection. Il est donc nйcessaire de trouver une faзon dont l’вme subit en quelque sorte naturellement un feu corporel.

 

Et voici comment cela peut кtre compris. Il arrive de deux faзons que la substance corporelle soit unie а un corps : d’abord comme forme, en tant qu’elle vivifie le corps, ensuite comme le moteur est uni au mobile, ou comme l’occupant d’un lieu est uni а celui-ci, par quelque opйration ou par quelque relation. Mais parce que la forme et ce dont elle est la forme ont un кtre unique, l’union de la substance spirituelle а la corporelle а la faзon d’une forme est une union quant а l’кtre. Or l’кtre d’aucune rйalitй n’est soumis а son pouvoir ; voilа pourquoi il n’est pas au pouvoir de la substance spirituelle d’кtre unie au corps ou d’en кtre sйparй а la faзon d’une forme : cela est rйalisй par la loi de la nature ou par la vertu divine. Mais parce que l’opйration de la rйalitй est au pouvoir de celui qui opиre volontairement, il est au pouvoir de la nature spirituelle d’кtre unie au corps а la faзon d’un moteur ou de l’occupant d’un lieu, et d’en кtre sйparй, suivant l’ordre de la nature ; mais que la substance spirituelle unie de cette faзon а la corporelle soit retenue et empкchйe par celle-ci, et lui soit quasiment liйe, est au-dessus de la nature. Ce feu corporel agissant comme instrument de la divine justice fait donc quelque chose qui dйpasse la force de la nature, а savoir, retenir l’вme, ou la lier ; mais l’union elle-mкme selon le mode susdit est naturelle.

 

Et ainsi, l’вme subit un feu corporel de la troisiиme faзon susmentionnйe, comme tout ce qui est empкchй d’avoir son action propre ou autre chose qui lui revient, nous disons qu’il « subit » ; et saint Augustin mentionne cette faзon de subir au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu, en ces termes : « Pourquoi ne dirions-nous pas que les esprits incorporels puissent кtre affligйs de la peine d’un feu corporel, en des modes rйels, quoique merveilleux, si les esprits des hommes, incorporels assurйment eux aussi, ont pu а prйsent кtre enfermйs dans des membres corporels et pourront alors кtre rivйs а leurs propres corps par des chaоnes indissolubles. […] Ils adhйreront donc, ces esprits incorporels des dйmons, а des feux corporels pour en кtre torturйs ; non que ces feux auxquels ils adhйreront reзoivent un souffle de vie par cette jointure et en deviennent des кtres animйs […], mais dans cette йtreinte d’un genre merveilleux et inexprimable, ils recevront du feu leur chвtiment sans donner la vie au feu. » Saint Grйgoire la mentionne au quatriиme livre des Dialogues en disant : « Si la Vйritй dйpeint le riche pйcheur damnй dans les flammes, quel sage pourrait nier que les вmes des rйprouvйs soient prisonniиres des flammes ? »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il est nйcessaire que l’agent l’emporte sur le patient non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est agent ; et ainsi le feu, en tant qu’il agit sur l’вme comme l’instrument de la divine justice, l’emporte sur l’вme, mais non dans l’absolu.

 

Dans cette passion et cette action, il y a quelque chose de naturel, comme on l’a dit.

 

Cette objection s’appuie sur le second sens de « passion », celle qui est par contrariйtй de formes ; et ce ne peut кtre ici le cas.

 

Sur ce point, saint Augustin ne dйtermine rien expressйment au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais il parle sur le mode du doute, en enquкtant. C’est pourquoi il ne dit pas absolument que ce qui affecte les вmes sйparйes « n’est pas chose corporelle mais seulement semblable aux choses corporelles », mais il parle sous condition, а savoir que si cette chose йtait telle, les вmes pourraient cependant кtre affectйes par elle soit de joie soit de tristesse. Et semblablement, ce qu’il dit, а savoir que « l’вme n’est emportйe en quelque lieu corporel qu’avec une sorte de corps », il le dit avec disjonction, ajoutant : « ou n’y est pas emportйe selon un mouvement local », c’est-а-dire par commensuration au lieu.

 

Dans la peine de l’вme sйparйe, on doit considйrer deux choses : l’affligeant premier et l’affligeant prochain. L’affligeant premier est le feu corporel lui-mкme, qui retient l’вme de la faзon susdite ; mais cela n’apporterait pas de tristesse а l’вme s’il n’йtait apprйhendй par elle. Aussi l’affligeant prochain est-il ce feu retenant apprйhendй ; et ce feu n’est pas matйriel mais spirituel ; et la parole de saint Jean Damascиne peut ainsi se vйrifier. Ou bien l’on peut dire qu’il le dit non matйriel, en tant qu’il ne punit pas l’вme en agissant matйriellement, comme il punit les corps.

 

Ce feu est apprйhendй comme nuisible, en tant qu’il est retenant ou liant ; et ainsi, sa vision peut кtre afflictive.

 

Entre le spirituel et le corporel il n’y a certes pas de proportion, si l’on prend « proportion » au sens propre, suivant une relation dйterminйe entre des quantitйs dimensives ou des quantitйs virtuelles, comme deux corps sont proportionnйs entre eux en dimension et en vertu : en effet, la vertu de la substance spirituelle n’est pas du mкme genre que la vertu corporelle. Cependant, si l’on prend « proportion » au sens large d’une relation quelconque, alors il y a une proportion entre le spirituel et le corporel, grвce а laquelle le spirituel peut agir naturellement sur le corporel, quoique l’inverse ne soit possible que par la force divine.

 

L’instrument a une action instrumentale, en tant qu’il est mы par l’agent principal, et par ce mouvement il a part en quelque sorte а la vertu de l’agent principal, mais non en sorte que cette vertu soit dans l’instrument selon son кtre parfait, car le mouvement est un acte imparfait. Or l’objection procиde comme si une vertu parfaite йtait requise dans l’instrument pour qu’il ait une action instrumentale.

 

L’вme pйcheresse est, dans l’absolu, plus noble par sa nature que n’importe quelle vertu corporelle ; mais par la faute, elle est rendue moins noble que le feu corporel, non pas dans l’absolu, mais en tant qu’il est l’instrument de la divine justice.

 

10° Ce feu nuit а l’вme, non en sorte qu’il lui enlиve quelque forme absolument inhйrente, mais en tant qu’il empкche l’action de sa substance, comme on l’a dit, en la retenant.

 

11° Pour les enfants, а cause d’un manque de grвce, il y a seulement l’absence de la vision de Dieu, sans rien de contraire qui l’empкche activement ; mais les damnйs en enfer sont non seulement privйs de la vision de Dieu а cause du manque de grвce, mais encore en sont empкchйs comme par son contraire, йtant accaparйs par des peines corporelles.

 

12° L’вme ne subit pas le feu comme si elle йtait altйrйe par lui, mais de la faзon qu’on a dйjа dite.

 

13° Le volontaire entre dans la notion de justice, et non dans la notion de peine, mais plutфt s’oppose а celle-ci ; voilа pourquoi les instruments de la divine misйricorde, qui sont faits pour justifier, n’agissent pas dans l’вme qui rйsiste, tandis que les instruments de la divine justice, qui sont faits pour punir, agissent dans l’вme qui rйsiste.

 

14° Cette objection vaut pour la passion proprement dite, qui consiste en un mouvement, et dont nous ne parlons pas maintenant.

 

15° Il est nйcessaire, pour qu’il y ait passion а proprement parler, qu’une chose ait une nature soumise а la contrariйtй, comme on l’a dit ; et pour qu’il y ait passion mutuelle, il est nйcessaire qu’il y ait une matiиre commune. Cependant, une chose peut subir une autre chose avec laquelle elle n’a pas de matiиre commune, comme les corps infйrieurs subissent le soleil ; et une chose peut subir en quelque faзon sans avoir aucunement de matiиre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Parce que les objections qui sont en sens contraire ont quelque vйritй dans la conclusion mais non dans le raisonnement, il faut y rйpondre par ordre.

 

Saint Augustin montre que cette preuve est invalide, au vingt et uniиme livre de la Citй de Dieu : « Je dirais а la vйritй que ces esprits, dйnuйs de tout corps, brыleront de la maniиre dont brыlait aux enfers ce riche quand il disait : “Je suis torturй dans cette flamme” ; si je ne remarquais qu’on pourrait rйpliquer а juste titre que cette flamme йtait de mкme nature que les yeux qu’il leva et qui lui firent voir Lazare, de mкme que sa langue pour laquelle il dйsira qu’on lui versвt un peu de liquide, telle enfin que le doigt de Lazare auquel il demanda de lui rendre ce service : lа, cependant, les вmes йtaient sans corps. Ainsi donc peut-on comprendre aussi comme incorporelle cette flamme qui le brыle. » Et ainsi, on voit clairement que cette citation n’est pas efficace pour prouver ce que l’on se proposait, а moins d’ajouter autre chose.

 

Le feu de l’enfer brыle les substances incorporelles corporellement du cфtй de l’agent, et non du cфtй du patient ; mais de cette faзon-ci, il brыlera corporellement les corps des damnйs.

 

La parole de Cassiodore ne semble pas кtre vraie, si l’on parle des sens extйrieurs ; cependant, pour qu’elle se vйrifie, il est nйcessaire de la comprendre des sens intйrieurs spirituels.

 

А cette citation de l’Йvangile on pourrait rйpondre que c’est un feu spirituel, si ce n’est que les corps des damnйs ne pourraient pas кtre punis par lui ; cet argument prouve donc suffisamment ce que l’on se proposait.

 

Et de mкme l’argument suivant, qui procиde par comparaison.

 

L’вme damnйe, en tant qu’elle est une certaine nature, est meilleure que le non-йtant ; mais dans la mesure oщ elle est soumise au malheur et а la faute, on comprend la parole du Seigneur disant « il vaudrait mieux pour lui n’кtre pas nй ».

Article 2 : Comment l’вme unie au corps subit-elle ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elle ne subisse pas par accident.

 

Comme il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, « а cause de l’amitiй entre le corps et l’вme, l’вme unie au corps ne peut pas кtre libre, et ne peut pas mourir ; elle peut cependant craindre la mort ». Or craindre, c’est en quelque sorte subir. L’вme unie au corps subit donc en elle-mкme, car c’est en elle-mкme qu’il lui revient de ne pouvoir mourir.

 

Tout ce qui donne а une perfection а une autre chose, l’emporte sur elle. Or le corps donne une perfection а l’вme, car l’вme est unie au corps pour y кtre perfectionnйe. Le corps l’emporte donc sur l’вme ; et ainsi, l’вme peut subir par elle-mкme le corps auquel elle est unie.

 

L’вme se meut selon le lieu par accident, car c’est par accident qu’elle est dans le lieu oщ le corps est par soi ; mais la forme ou la qualitй qui est dans le corps par elle-mкme, ne semble pas кtre dans l’вme par accident. Puis donc que la passion dйpend de la forme ou de la qualitй — car elle dйpend du mouvement d’altйration —, il semble que l’вme dans le corps ne puisse subir par accident.

 

Le mouvement par accident s’oppose au mouvement quant а la partie, comme on le voit clairement au cinquiиme livre de la Physique. Or l’вme est une partie du composй, qui se meut par soi, comme il ressort du premier livre sur l’Вme. On ne doit donc pas dire qu’elle se meut par accident mais comme une partie, au mouvement du tout.

 

Ce qui est par soi est antйrieur а ce qui est par accident. Or, dans les passions de l’вme, ce qui est du cфtй de l’вme est antйrieur а ce qui est du cфtй du corps ; car c’est par l’apprйhension et l’appйtit de l’вme que le corps est transmuй, comme on le voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres passions semblables. On ne doit donc pas dire que dans ces passions l’вme subit par accident et le corps par soi.

 

Pour chaque chose, ce qui en elle est formel est principal par rapport а ce qui en elle est matйriel. Or, dans les passions de l’вme, ce qui est du cфtй de l’вme est formel, tandis que ce qui est du cфtй du corps est matйriel ; voici en effet la dйfinition formelle de la colиre : « la colиre est le dйsir de vengeance », et en voici la dйfinition matйrielle : « la colиre est l’йbullition du sang autour du cњur ». En de telles passions, ce qui est du cфtй de l’вme est donc principal par rapport а ce qui est du cфtй du corps ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La joie, la tristesse et les autres passions de l’вme ne sont pas dans l’вme sans le corps, et de mкme pour l’acte de sentir. Or on ne dit pas que l’вme sent par accident. On ne doit donc pas dire non plus que l’вme subit par accident.

 

 

En sens contraire :

 

La passion est un certain mouvement selon l’altйration, comme on l’a dit, en prenant « passion » au sens propre. Or l’вme n’est altйrйe que par accident. Elle ne subit donc que par accident.

 

Les puissances de l’вme ne sont pas plus parfaites que la substance mкme de l’вme. Or, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Вme, les puissances ne vieillissent pas par elles-mкmes mais par le dйfaut du corps. L’вme ne subit donc pas non plus par elle-mкme mais seulement par accident.

 

Tout ce qui se meut par soi, est divisible, comme cela est prouvй au huitiиme livre de la Physique. Or l’вme est indivisible. Elle ne se meut donc pas par elle-mкme ; et ainsi, elle ne subit pas non plus par elle-mкme.

 

 

Rйponse :

 

Si nous prenons la passion au sens propre, il est impossible а un кtre incorporel de subir [litt. pвtir], comme on l’a dйjа dit. Donc, ce qui subit par soi une passion propre, c’est le corps. Si donc la passion proprement dite appartient а l’вme en quelque faзon, ce n’est que dans la mesure oщ l’вme est unie au corps, et ainsi, elle appartient а l’вme par accident. Or celle-ci est unie au corps de deux faзons : d’abord comme forme, en tant qu’elle donne l’кtre au corps en le vivifiant ; ensuite comme moteur, en tant qu’elle exerce ses opйrations par le corps. Et des deux faзons l’вme subit par accident, mais diversement. Car ce qui est composй de matiиre et de forme, agit en raison de la forme, et de mкme il subit en raison de la matiиre ; voilа pourquoi la passion commence par la matiиre, et d’une certaine faзon, par accident, concerne la forme ; mais la passion du patient dйcoule de l’agent, йtant donnй que la passion est l’effet de l’action.

 

De deux faзons la passion du corps est donc attribuйe а l’вme par accident. D’abord, de telle sorte que la passion commence au corps et a pour terme l’вme, en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et cette passion-ci est une certaine passion corporelle ; comme lorsque le corps est blessй, l’union du corps et de l’вme est affaiblie, et ainsi, l’вme elle-mкme subit par accident, elle qui est unie au corps par son кtre. Ensuite, de telle sorte que la passion commence а l’вme en tant qu’elle est le moteur du corps, et a pour terme le corps ; et cette passion-lа est appelйe passion animale ; comme on le voit clairement dans le cas de la colиre, de la crainte et des autres passions semblables, car celles-ci s’accomplissent par l’apprйhension et l’appйtit de l’вme, qui sont suivis d’une transmutation du corps ; de mкme que la transmutation du mobile s’ensuit de l’opйration du moteur selon tout mode disposant le mobile а obйir а la motion du moteur. Et dans ce cas, le corps йtant transmuй par quelque altйration, on dit que l’вme elle-mкme subit par accident.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme ne craint pas la mort, c’est-а-dire qu’elle ne craint pas de mourir elle-mкme ; mais elle craint la mort du composй par sйparation d’elle-mкme et du corps. Et si elle craint sa mort а elle, c’est seulement dans la mesure oщ elle se demande si, а la corruption du corps, l’вme ne se corromprait pas par accident. Donc, ni la mort ne peut convenir а l’вme par soi, ni la passion de crainte ne lui convient sans l’union au corps.

 

Bien que l’вme soit perfectionnйe dans le corps, cependant elle n’est pas perfectionnйe par le corps, comme le prouve saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral ; mais elle est perfectionnйe par Dieu, ou se perfectionne elle-mкme avec l’aide du corps qui lui est soumis ; comme l’intellect possible est perfectionnй par la vertu de l’intellect agent, avec l’aide des phantasmes qui, grвce а celui-ci, deviennent actuellement intelligibles.

 

Bien que la qualitй du corps ne convienne aucunement а l’вme, cependant l’кtre du composй est commun а l’вme et au corps, et semblablement l’opйration du composй ; c’est pourquoi la passion du corps rejaillit sur l’вme par accident.

 

Une passion n’advient au composй de corps et d’вme qu’en raison du corps ; aussi la passion n’advient-elle а l’вme que par accident. Or l’argument procиde comme si la passion convenait au tout en raison du tout, et non en raison de l’une des parties.

 

La colиre — et de mкme n’importe quelle passion de l’вme — peut кtre considйrйe de deux faзons : d’abord suivant la notion propre de colиre, et dans ce cas elle est dans l’вme avant d’кtre dans le corps ; ensuite en tant que passion, et dans ce cas elle est d’abord dans le corps, car c’est lа qu’elle reзoit en premier la notion de passion. Voilа pourquoi nous ne disons pas que l’вme se met en colиre par accident, mais nous disons qu’elle subit par accident.

 

On voit dиs lors clairement la solution au sixiиme argument.

 

On ne dit pas « l’вme se rйjouit par accident », ni « l’вme sent par accident », pour la mкme raison, quoique l’on dise que l’вme subit par accident.

Article 3 : La passion est-elle seulement dans la puissance appйtitive sensitive ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le Christ souffrait en toute son вme, comme le montre clairement le Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de maux », ce que la Glose comprend de ses souffrances. Or la totalitй de l’вme, cela se rйfиre aux puissances. En n’importe quelle puissance de l’вme il peut donc y avoir passion, et ainsi, pas seulement dans l’appйtitive sensitive.

 

Tout mouvement ou opйration convenant а l’вme en elle-mкme, en plus du corps, appartient а la partie intellective, non а la sensitive. Or, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « ce n’est pas sous la seule influence de la chair que l’вme йprouve le dйsir, la crainte, le plaisir, le chagrin ; c’est aussi par elle-mкme qu’elle peut кtre agitйe de ces mouvements ». De telles passions ne sont donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive.

 

La volontй appartient а la partie intellective, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Or, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « la volontй est en tous ces mouvements » — que sont la crainte, la joie, etc. — « ou plutфt tous ces mouvements ne sont rien d’autre que des volontйs. Qu’est le dйsir ou la joie, en effet, sinon la volontй qui consent а ce que nous voulons ? Qu’est la crainte ou la tristesse, sinon la volontй qui nous dйtourne de ce que nous refusons ? » De telles passions sont donc dans la partie intellective.

 

Agir et subir n’appartiennent pas а la mкme puissance. Or le sens semble кtre une puissance active : on dit en effet que le basilic tue par son regard, et la femme en pйriode de menstruation infecte un miroir en y portant les yeux, comme on le voit clairement au livre sur le Sommeil et la Veille. La passion de l’вme n’est donc pas situйe dans la partie sensitive.

 

La puissance active est plus noble que la puissance passive. Or les puissances vйgйtatives sont actives, et moins nobles que les puissances sensitives. Les sensitives sont donc actives ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Les puissances rationnelles ont des objets opposйs, suivant le Philosophe. Or la tristesse s’oppose а la dйlectation. Puis donc que la dйlectation rйside proprement dans la partie intellective, comme on le voit clairement aux septiиme et dixiиme livres de l’Йthique, il semble que la tristesse y soit ; et ainsi, les passions peuvent кtre dans la partie intellective.

 

 [Le rйpondant] disait que la parole du Philosophe s’entend des actes opposйs. En sens contraire : la science et l’ignorance, qui sont opposйes, sont dans la partie intellective, et ne sont cependant pas des actes. La parole du Philosophe ne doit donc pas seulement se comprendre des actes.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de la Physique, le mкme est cause de choses contraires par son absence et sa prйsence, comme le pilote est la cause du salut ou de la submersion du navire. Or l’intelligible prйsent cause une dйlectation dans la partie intellective. L’intelligible absent cause donc une tristesse en celle-ci ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre que « la douleur n’est pas la passion ; ce n’en est que le sentiment ». La douleur est donc dans la puissance sensitive, et non dans l’appйtitive ; et il en va de mкme, pour la mкme raison, de la dйlectation et des autres choses appelйes « passions de l’вme ».

 

10° Selon saint Jean Damascиne au deuxiиme livre, ainsi que le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, la passion est ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Les passions de l’вme prйcиdent donc la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse sont dans la partie appйtitive. Les passions de l’вme sont donc dans la partie qui prйcиde l’appйtitive ; elles sont donc dans l’apprйhensive, qui prйcиde l’appйtitive.

 

11° De mкme que dans les opйrations de la partie appйtitive sensitive le corps est transmuй, de mкme aussi dans les opйrations de la sensitive apprйhensive. La passion n’est donc pas seulement dans l’appйtitive, mais aussi dans l’apprйhensive.

 

12° La passion, а proprement parler, s’effectue par le rejet d’une chose et la rйception de son contraire. Or cela se produit dans la partie intellective : car la faute est rejetйe et la grвce est reзue, l’habitus de luxure est rejetй et l’habitus de chastetй est introduit. Il y a donc proprement passion dans la partie supйrieure de l’вme.

 

13° Le mouvement de l’appйtitive sensitive suit l’apprйhension du sens. Or parfois, telles passions de l’вme sont йveillйes en nous par des objets qui ne peuvent кtre apprйhendйs par le sens : par exemple, la vergogne d’un acte honteux, la crainte de voler. De telles choses ne peuvent donc кtre dans la partie appйtitive sensitive ; et par consйquent, il reste qu’elles sont dans la partie appйtitive rationnelle, c’est-а-dire dans la volontй.

 

14° L’espoir est mis au nombre des passions de l’вme. Or l’espoir est dans la partie intellective de l’вme : en effet, les saints Pиres qui йtaient dans les limbes avaient un espoir, et pourtant le mouvement de la partie sensitive ne demeure pas dans l’вme sйparйe. Les passions sont donc dans la partie intellective de l’вme.

 

15° L’image est dans la partie intellective. Or, par les puissances qui entrent dans l’image, l’вme subit, car celles-ci, qui sont maintenant perfectionnйes par la grвce, seront perfectionnйes dans l’йtat de gloire par la gloire de la fruition. La passion n’est donc pas seulement dans la partie appйtitive sensitive de l’вme.

 

16° Selon saint Jean Damascиne, la passion est un mouvement d’une chose а l’autre. Or l’intelligence est mue d’une chose а l’autre, lorsqu’elle passe des principes aux conclusions. Il y a donc passion dans l’intelligence ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

17° Le Philosophe dit au troisiиme livre sur l’Вme que penser, c’est en quelque sorte subir. Or c’est dans l’intelligence que l’on pense. Il y a donc une passion dans l’intelligence.

 

18° Denys dit de Hiйrothйe, au deuxiиme chapitre des Noms divins : « Il a appris les choses divines en les subissant. » Or il ne pouvait subir les choses divines dans la partie sensitive, qui n’est pas capable des choses divines. La passion n’est donc pas seulement dans la partie sensitive ; et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appйtit sensitif.

 

19° [Dans certaines йditions seulement.] А ce qui est dans l’вme par accident, aucune puissance dйterminйe de l’вme ne doit кtre ordonnйe ; en effet, ni une science ni une puissance dйterminйe ne porte sur des choses qui sont par accident. Or l’вme ne subit que par accident ; la passion n’est donc pas en quelque puissance dйterminйe de l’вme, et ainsi, elle n’est pas seulement dans l’appйtit sensitif.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « La passion est le mouvement de la puissance appйtitive а la reprйsentation du bien ou du mal » ; et aussi : « La passion est le mouvement irraisonnй de l’вme percevant le bien ou le mal. » La passion est donc seulement dans la partie appйtitive irrationnelle.

 

La passion, а proprement parler, dйpend d’un mouvement d’altйration, comme on l’a dit. Or l’altйration n’est que dans la partie sensitive de l’вme, comme il est prouvй au septiиme livre de la Physique. La passion n’est donc que dans la partie sensitive.

 

Rйponse :

 

La passion, а proprement parler, n’est que dans l’appйtitive sensitive, comme il ressort des deux dйfinitions de la passion que donnent saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse ; et en voici la preuve. La passion se dit de trois faзons, comme on l’a dit.

 

D’abord communйment, au sens oщ toute rйception est une passion ; et ainsi, la passion est en n’importe quelle partie de l’вme, et pas seulement dans l’appйtitive sensitive ; en effet, prenant la passion en ce sens, le Commentateur dit au livre sur l’Вme que les puissances de l’вme vйgйtative sont toutes actives, que les puissances de l’вme sensitive sont toutes passives, et que celles de l’вme rationnelle sont en partie actives а cause de l’intellect agent, et en partie passives а cause de l’intellect possible. Or, bien que ce mode de passion convienne aux puissances apprйhensives et appйtitives, il convient cependant davantage aux appйtitives ; en effet, l’opйration de l’apprйhensive porte sur la rйalitй apprйhendйe comme elle existe en celui qui apprйhende, tandis que l’opйration de l’appйtitive porte sur la rйalitй comme elle existe en elle-mкme ; ce qui est reзu dans l’appйtitive a donc plus la nature de la rйalitй appйtible que ce qui est reзu dans l’apprйhensive n’a de propre а la rйalitй apprйhendйe ; c’est pourquoi le vrai, qui perfectionne l’intelligence, est dans l’esprit, tandis que le bien, qui perfectionne l’appйtitive, est dans les rйalitйs, comme il est dit au sixiиme livre de la Mйtaphysique.

 

Ensuite, on appelle « passion » au sens propre, celle qui consiste dans le rejet d’un contraire et la rйception de l’autre par voie de transmutation ; et ce mode de passion ne peut convenir а l’вme qu’en raison du corps ; et ce, de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est unie au corps comme sa forme ; et dans ce cas, elle compatit au corps qui subit une passion corporelle. Ensuite, en tant qu’elle lui est unie comme moteur ; et dans ce cas se produit par l’opйration de l’вme une transmutation dans le corps, passion qui est appelйe animale, comme on l’a dit. La susdite passion corporelle atteint donc les puissances dans la mesure oщ elles sont enracinйes dans l’essence de l’вme, йtant donnй que l’вme est forme du corps par son essence, et ainsi, cette passion regarde en premier lieu l’essence de l’вme ; elle peut cependant кtre attribuйe а une puissance, de trois faзons.

 

Premiиrement, en tant que celle-ci est enracinйe dans l’essence de l’вme ; et ainsi, puisque toutes les puissances sont enracinйes dans l’essence de l’вme, la passion en question appartient а toutes les puissances.

 

Deuxiиmement, en tant que les actes des puissances sont empкchйs par une blessure du corps ; et ainsi, la passion susmentionnйe appartient а toutes les puissances qui utilisent des organes corporels — car les actes de toutes celles-ci sont empкchйs par une blessure des organes —, mais indirectement. Et de cette faзon, elle appartient aussi aux puissances n’utilisant pas d’organes corporels, c’est-а-dire les intellectives, en tant qu’elles reзoivent de puissances usant d’organes ; ainsi se produit-il qu’aprиs une blessure de l’organe de la puissance imaginative l’opйration de l’intelligence est empкchйe, parce que l’intelligence a besoin de phantasmes dans son opйration.

 

Troisiиmement, cette passion appartient а quelque puissance en tant qu’elle l’apprйhende ; et dans ce cas, elle appartient proprement au sens du toucher ; car le toucher est le sens des choses dont est composй l’animal, et semblablement, des choses par lesquelles l’animal est corrompu. Mais puisque au cours de la passion animale le corps est transmuй par l’opйration de l’вme, la passion animale doit кtre dans la puissance qui est adjointe а un organe corporel et а laquelle il appartient de transmuer le corps. Voilа pourquoi une telle passion n’est pas dans la partie intellective, qui n’est l’acte d’aucun organe corporel ; ni non plus dans l’apprйhensive sensitive, car un mouvement ne s’ensuit de l’apprйhension du sens que moyennant l’appйtitive, qui est le moteur immйdiat. L’organe corporel, c’est-а-dire le cњur, oщ rйside le principe du mouvement, est donc aussitфt disposй selon le mode d’opйration de cette passion, en une disposition telle qu’elle convienne а l’exйcution de ce vers quoi l’appйtit sensitif est inclinй. C’est pourquoi il entre en effervescence dans la colиre, et dans la crainte se refroidit et se resserre d’une certaine faзon. Et ainsi, la passion animale se rencontre proprement dans la seule appйtitive sensitive. Il est en effet йtabli que les puissances de l’вme vйgйtative, bien qu’elles utilisent un organe, ne sont pas passives mais actives. Et la passion convient plus proprement а la puissance appйtitive qu’а l’apprйhensive, comme on l’a dit au dйbut ; et c’est une raison pour laquelle l’appйtitive sensitive est plus proprement le sujet de la passion que la sensitive apprйhensive ; comme aussi l’affective supйrieure elle-mкme s’approche plus de la notion propre de passion que l’intellective.

 

Enfin, la passion se disait mйtaphoriquement, en tant qu’une chose est en quelque sorte empкchйe d’avoir ce qui lui convient. De cette faзon, les puissances de l’вme subissent pour autant qu’elles sont empкchйes d’exercer leurs actes propres. Et cela se produit en quelque faзon dans toutes les puissances de l’вme, comme on l’a dit.

 

Mais maintenant, nous parlons de la passion animale proprement dite, qui, comme on l’a montrй, se trouve dans la seule appйtitive sensitive.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Toute l’вme du Christ subissait une passion corporelle ; et ainsi, cette passion appartenait а toutes les puissances, au moins dans la mesure oщ elles sont enracinйes dans l’essence de l’вme ; mais non en sorte qu’une passion animale ait йtй en n’importe quelle puissance de l’вme comme dans son sujet propre.

 

Saint Augustin parle contre certains platoniciens qui disaient que le principe de toutes ces passions йtait dans la chair. Or saint Augustin montre que si la chair n’йtait aucunement corrompue, le principe de toutes ces passions pourrait кtre dans l’вme. Voilа pourquoi il ne dit pas que de telles passions s’accomplissent sans la chair, mais que ce n’est pas seulement а cause de la chair que l’вme est affectйe de ces passions.

 

Ou bien saint Augustin prend le nom de volontй au sens large pour dйsigner n’importe quel appйtit, ou bien il prend la crainte, la joie et les autres passions de ce genre pour dйsigner les actes de volontй semblables aux passions qui sont dans l’appйtit sensitif. En effet, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй, il y a aussi dans la volontй elle-mкme, d’une certaine faзon, la joie, la tristesse et les autres passions de ce genre ; mais non en sorte qu’elles soient des passions а proprement parler. Ou bien l’on peut rйpondre que saint Augustin appelle ces passions « volontйs », en tant que l’homme est amenй а ces passions par un acte de la volontй, puisque l’appйtit infйrieur suit l’inclination de l’appйtit supйrieur, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй. C’est pourquoi saint Augustin ajoute lui-mкme ensuite : « Comme la volontй de l’homme est attirйe ou rebutйe, ainsi elle se change et se transforme en ces diffйrentes affections. »

 

Le sens n’est pas une puissance active, mais passive. En effet, on n’appelle pas « active » la puissance ayant un acte qui est une opйration, car alors toute puissance de l’вme serait active ; mais on appelle « active » une puissance qui se rapporte а son objet comme l’agent au patient. Or le sens se rapporte au sensible comme le patient а l’agent, йtant donnй que le sensible transmue le sens. Que si le sensible est parfois transmuй par le sens, c’est par accident, en tant que l’organe du sens a lui-mкme une qualitй qui le rend naturellement apte а changer quelque corps. Cette infection que la femme en pйriode de menstruation communique au miroir, ou celle qui permet au basilic de tuer un homme en le regardant, n’apportent donc rien а la vision ; mais la vision est accomplie en ce que l’espиce visible est reзue dans la vue, ce qui est en quelque sorte subir. Ainsi, le sens est une puissance passive. De plus, supposй que le sens fasse activement quelque chose, il ne s’ensuivrait pas que nulle passion ne puisse exister dans le sens ; rien n’empкche en effet que le mкme soit actif et passif relativement а des choses diffйrentes. Supposй, en outre, que le sens, dont le nom dйsigne une puissance apprйhensive, ne soit capable d’aucune passion, il ne serait pas pour cela exclu qu’une passion puisse exister dans l’appйtitive sensitive.

 

Bien que l’actif soit, dans l’absolu, plus noble que le passif relativement au mкme, rien n’empкche cependant un passif d’кtre plus noble qu’un actif, dans la mesure oщ le passif subit une passion plus noble que l’action par laquelle l’actif agit, comme par exemple la passion а laquelle l’intellect possible doit son nom de puissance passive. Et le sens aussi, en recevant quelque chose immatйriellement, est plus noble que l’action par laquelle la puissance vйgйtative agit matйriellement, c’est-а-dire au moyen des qualitйs йlйmentaires.

 

La dйlectation qui est dans la partie intellective par union а l’intelligible convenable n’a pas de contraire, car il faudrait que l’intelligible convenable ait un contraire qui soit la cause du contraire [de la dйlectation]. Or cela est impossible, йtant donnй que rien n’est contraire а l’espиce intelligible ; en effet, les espиces des contraires ne sont pas contraires dans l’вme, comme il est dit au septiиme livre de la Mйtaphysique ; c’est pourquoi l’homme йprouve une dйlectation non seulement par la pensйe de bonnes choses, mais aussi par la pensйe de mauvaises choses, en tant qu’il pense. Car la pensйe de mauvaises choses est elle-mкme un bien pour l’intelligence ; et ainsi, la dйlectation intellectuelle n’a pas de contraire. Cependant, on dit que la tristesse ou la douleur existe dans la partie intellective de l’вme, pour parler communйment, en tant que l’intelligence pense quelque chose de nuisible а l’homme, et auquel la volontй s’oppose. Mais parce que cette chose nuisible n’est pas nuisible а l’intelligence en tant qu’elle est pensante, cette tristesse ou cette douleur ne s’oppose pas а la dйlectation de l’intelligence, qui dйpend de ce qui est convenable а l’intelligence en tant qu’elle pense.

 

 La puissance rationnelle a des objets contraires d’une certaine faзon qui lui est propre, et d’une autre faзon qui est commune а elle et а toutes les autres [puissances]. En effet, que la puissance rationnelle soit le sujet d’accidents contraires, cela lui est commun avec les autres [puissances], car tous les contraires ont le mкme sujet ; mais qu’elle ait des actions contraires, cela lui est propre, car les puissances naturelles sont dйterminйes а une seule chose. Et c’est pourquoi le Philosophe dit que les puissances rationnelles ont des objets opposйs.

 

L’absence du pilote n’est la cause de la submersion du navire que par accident, c’est-а-dire en tant qu’elle фte la providence du pilote, par laquelle la submersion du navire йtait empкchйe ; et semblablement, l’enlиvement ou l’absence de l’intelligible n’est pas la cause de la tristesse, mais de la non-dйlectation. Car les effets sont а proportion des causes : c’est pourquoi penser et ne pas penser, qui s’opposent contradictoirement, sont la cause de la dйlectation et de la non-dйlectation, qui sont aussi contradictoires, mais non de la dйlectation et de l’abattement, qui sont contraires. Et si l’on prend ce qui est contraire а la pensйe de la vйritй, c’est-а-dire l’erreur, celle-ci ne peut кtre cause de tristesse : car ou bien l’erreur est estimйe comme vйritй, et dans ce cas l’erreur dйlecte comme le fait la vйritй ; ou bien elle est connue comme erreur, ce qui n’est possible qu’en connaissant la vйritй, et dans ce cas, l’erreur cause de nouveau une dйlectation lorsqu’on la pense.

 

 La tristesse et la douleur diffиrent de la faзon suivante : la tristesse est une certaine passion animale, c’est-а-dire qu’elle commence dans l’apprйhension du nuisible, et a pour terme l’opйration de l’appйtit et, au-delа, la transmutation du corps ; tandis que la douleur dйpend de la passion corporelle. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu que « “douleur” s’emploie ordinairement а propos du corps » ; voilа pourquoi la douleur commence par la blessure du corps et a pour terme l’apprйhension du sens du toucher, et c’est pourquoi elle est dans le sens du toucher comme en ce qui l’apprйhende, comme on l’a dit.

 

10° Que la joie et la tristesse s’ensuivent de la passion, c’est ce que disent а la fois saint Jean Damascиne et le Philosophe, mais en des sens diffйrents. En effet, saint Jean Damascиne et saint Grйgoire de Nysse, en des termes identiques, parlent de la passion corporelle, dont l’apprйhension cause la joie ou la tristesse, et dont l’expйrience par le sens cause la douleur. Mais le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique parle sans aucun doute des passions animales, voulant que toutes les passions de l’вme soient suivies par la joie et la tristesse. Et la raison en est, qu’entre toutes les passions de la puissance concupiscible, la joie et la tristesse, qui sont causйes par l’obtention de l’objet convenant ou nuisible, tiennent la derniиre place ; or toutes les passions de l’irascible ont pour terme les passions du concupiscible, comme on l’a dit dans la question sur la sensualitй. Il reste donc que toutes les passions de l’вme ont pour terme la joie et la tristesse. Mais il ne s’ensuit selon aucun des deux points de vue que les passions soient dans l’apprйhensive, car la passion corporelle est dans la nature mкme du corps, et les autres passions animales sont dans la mкme partie appйtitive que la joie et la tristesse, mais quant aux premiers de ses actes. Et s’il n’y avait pas d’ordre dans les actes de l’appйtitive, il suivrait des paroles du Philosophe que les passions animales ne seraient pas dans l’appйtitive, oщ sont la joie et la tristesse, mais dans l’apprйhensive.

 

11° Ni le sens ni une autre puissance apprйhensive ne meut immйdiatement, mais seulement au moyen de l’appйtitive ; voilа pourquoi le corps, lors de l’opйration de la puissance sensitive apprйhensive, n’est changй quant а ses dispositions matйrielles que s’il survient un mouvement de l’appйtitive, aussitфt suivi par la transmutation du corps qui se dispose а obйir. Donc, bien que la puissance apprйhensive sensitive soit changйe en mкme temps que l’organe corporel, il n’y a cependant pas lа de passion а proprement parler : car dans l’opйration du sens, l’organe corporel n’est pas transmuй, а proprement parler, si ce n’est par un changement spirituel, en tant que les espиces des sensibles sont reзues sans matiиre dans les organes des sens, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme.

 

12° Bien que, dans la partie intellective, une chose soit rejetйe et une autre reзue, cela ne se fait cependant pas par voie de transmutation — la rйception et le rejet se feraient alors d’une maniиre continue —, mais par un simple influx des habitus infus : car en un instant la grвce est infusйe, par laquelle la faute est subitement chassйe. Quant а l’altйration qui va du vice а la vertu, ou de l’ignorance а la science, elle atteint la partie intellective par accident, alors que dans la partie sensitive la transmutation est par soi, comme on le voit clairement au septiиme livre de l’Йthique. Car, de ce qu’il se produit une transmutation dans la partie sensitive, quelque perfection rejaillit soudain dans la partie intellective, de telle sorte que ce qui se fait dans la partie intellective est le terme de la transmutation existant dans la partie sensitive : comme l’illumination est le terme d’un mouvement local, et comme la gйnйration est simplement le terme d’une altйration. Et il faut comprendre cela des habitus acquis.

 

13° De l’apprйhension d’une chose par l’intelligence peut suivre une passion dans l’appйtit infйrieur, de deux faзons. D’abord en tant que ce qui est pensй de faзon universelle par l’intelligence est formй de faзon particuliиre dans l’imagination, et ainsi l’appйtit infйrieur est mы : comme lorsque l’intelligence du croyant admet intelligiblement les peines futures, et forme leurs phantasmes en imaginant le feu qui brыle, le ver qui ronge et autres choses semblables, d’oщ suit la passion de crainte dans l’appйtit sensitif. Ensuite en tant que, par suite de l’apprйhension de l’intelligence, est mы l’appйtit supйrieur, dont un certain rejaillissement ou un certain commandement remue l’appйtit infйrieur.

 

14° L’espoir qui demeure dans l’вme sйparйe n’est pas une passion, mais il est soit un habitus, soit un acte de volontй, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

15° De la bйatification ou du perfectionnement de l’image, on peut seulement dйduire qu’il y a une passion dans la partie intellective, au sens oщ toute rйception est appellйe passion.

 

16° On dit que la passion est le mouvement d’un йtat reзu а un autre йtat reзu, mais non d’un objet opйrй а un autre objet opйrй ; or c’est ainsi qu’il y a dans l’intelligence un mouvement d’une chose а l’autre.

 

17° On dit que penser, c’est subir, en prenant ce terme communйment, en tant que toute rйception est une passion.

 

18° Cette passion dont parle Denys n’est rien d’autre que l’affection pour les choses divines, qui est plutфt une passion qu’une simple apprйhension, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. En effet, de l’affection mкme pour les choses divines provient leur manifestation, suivant ce passage de Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimй de mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-mкme а lui. »

Article 4 : La contrariйtй et la diversitй, parmi les passions de l’вme, d’oщ se prennent-elles ?

 

Objections :

 

Il semble qu’elles ne se prennent pas du bien et du mal.

 

L’audace est opposйe а la crainte. Or l’une et l’autre passion est relative au mal, car ce que la crainte fuit, l’audace l’entreprend. La contrariйtй des passions de l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.

 

L’espoir est opposй au dйsespoir. Or l’un et l’autre sont relatifs au bien, que l’espoir attend d’obtenir, tandis que le dйsespoir croit ne pas l’obtenir. La contrariйtй des passions de l’вme ne dйpend donc pas du bien et du mal.

 

Saint Jean Damascиne, au deuxiиme livre, ainsi que saint Grйgoire de Nysse, distinguent les passions de l’вme suivant le prйsent et le futur, et suivant le bien et le mal : ainsi, l’espoir et le dйsir portent sur le bien futur, la voluptй et la dйlectation, ou la joie, sur le bien prйsent, la crainte sur le mal futur, la tristesse sur le mal prйsent. Or le prйsent et le futur se rapportent au bien et au mal par accident. La diffйrence des passions de l’вme ne se prend donc pas par soi du bien et du mal.

 

Saint Augustin, au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, distingue ainsi entre la tristesse et la douleur : la tristesse appartient а l’вme, la douleur au corps ; or cela ne concerne pas les notions de bien et de mal. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

L’exultation, la joie, l’allйgresse, la dйlectation, l’enjouement et l’hilaritй ont une certaine diffйrence, sinon deux d’entre eux seraient inutilement rйunis, comme cela apparaоt en Is. 35, 10 : « la joie et l’allйgresse les envahiront ». Puis donc que toutes ces choses se disent relativement au bien, il semble que le bien et le mal ne diversifient pas les passions de l’вme.

 

Saint Jean Damascиne distingue au deuxiиme livre quatre espиces de tristesse, qui sont : l’abattement, le chagrin, l’envie et la pitiй, auxquels s’ajoute la pйnitence ; et toutes ces choses se disent relativement au mal. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Il distingue lui-mкme six espиces de crainte : la pusillanimitй, la pudeur, la honte, l’йtonnement, la frayeur et l’angoisse, qui ne concernent pas la diffйrence susdite. Nous retrouvons donc la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Denys, au quatriиme chapitre des Noms divins, ajoute la jalousie а l’amour, l’une et l’autre йtant des passions relatives au bien ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

En sens contraire :

 

Les actes se distinguent par les objets. Or les passions de l’вme sont des actes de la puissance appйtitive, dont l’objet est le bien et le mal. Elles se distinguent donc suivant le bien et le mal.

 

Selon le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, les passions de l’вme sont ce qui est suivi par la joie et la tristesse. Or la joie et la tristesse se distinguent suivant le bien et le mal. Le bien et le mal distinguent donc les passions de l’вme.

 

 

Rйponse :

 

Trois distinctions se rencontrent dans les passions de l’вme.

 

Suivant la premiиre, elles diffиrent quasiment par le genre, car elles concernent diverses puissances de l’вme ; ainsi distingue-t-on les passions du concupiscible de celles de l’irascible. La raison de cette distinction des passions se prend de la raison mкme qui fait distinguer les puissances. En effet, il a йtй dit plus haut, dans la question sur la sensualitй, que l’objet du concupiscible est le dйlectable selon le sens, tandis que celui de l’irascible est une chose ardue ou serrйe ; par consйquent, les passions relevant du concupiscible sont celles en lesquelles est impliquйe une relation а l’objet simplement dйlectable au sens, ou а son contraire, tandis que celles qui relиvent de l’irascible sont celles qui sont ordonnйes а quelque chose d’ardu autour d’un tel objet. Et ainsi apparaоt la diffйrence entre le dйsir et l’espoir : car on parle de dйsir lorsque l’appйtit est mы vers une chose dйlectable, tandis que l’espoir implique une certaine йlйvation de l’appйtit vers un bien qui est estimй ardu ou difficile. Et il en va de mкme pour les autres [passions].

 

Suivant la deuxiиme distinction des passions de l’вme, on distingue, pour ainsi dire, des espиces existant dans la mкme puissance.

 

Dans les passions du concupiscible, cette distinction se prend de deux considйrations. D’abord, de la contrariйtй des objets ; ainsi distingue-t-on la joie, qui est relative au bien, de la tristesse, qui est relative au mal. Ensuite, de ce que la puissance concupiscible est ordonnйe au mкme objet suivant divers degrйs considйrйs dans le progrиs du mouvement appйtitif. En effet, l’objet dйlectable lui-mкme est d’abord uni en quelque faзon а celui qui le recherche, en tant qu’il est apprйhendй comme semblable ou convenant ; et de lа suit la passion d’amour, qui n’est rien d’autre qu’une certaine dйtermination formelle de l’appйtit par l’appйtible lui-mкme ; c’est pourquoi l’on dit que l’amour est une certaine union de l’aimant et de l’aimй. Or ce qui est ainsi uni en quelque faзon, on cherche en outre а ce qu’il soit rйellement uni, c’est-а-dire de telle sorte que l’aimant jouisse de l’aimй ; et ainsi naоt la passion de dйsir ; et lorsque celui-ci est obtenu dans la rйalitй, il engendre la joie. Ainsi donc, le premier degrй qui est dans la mouvement du concupiscible est l’amour, le deuxiиme le dйsir, et le dernier la joie. Et а l’inverse de ces passions, il faut prendre celles qui sont ordonnйes au mal, ainsi la haine contre l’amour, la fuite contre le dйsir, la tristesse contre la joie.

 

Les passions de l’irascible, comme on l’a dit dans une autre question, naissent des passions du concupiscible, et se terminent а elles. Voilа pourquoi l’on trouve en elles une distinction semblable а celle du concupiscible ; et de plus, il y a en elles une distinction propre d’aprиs la notion de l’objet propre. Du cфtй du concupiscible, il y a la distinction selon laquelle les passions se distinguent suivant le bien et le mal, ou d’aprиs le dйlectable et son contraire ; et en outre selon que l’objet est rйellement possйdй ou non. Mais la distinction propre de l’irascible lui-mкme est que ses passions se distinguent d’aprиs ce qui excиde ou n’excиde pas la capacitй du sujet, et ce, selon une estimation ; en effet, ces considйrations semblent distinguer l’ardu comme des diffйrences par soi. La passion, dans l’irascible, peut donc кtre soit relative au bien, soit relative au mal. Si elle est relative au bien, celui-ci est possйdй ou ne l’est pas. Relativement au bien possйdй, aucune passion ne peut кtre dans l’irascible, car le bien, dиs lors qu’on le possиde dйjа, ne procure aucune difficultй а celui qui possиde, donc la notion d’ardu n’y est pas conservйe. Relativement au bien non encore possйdй — en lequel la notion d’ardu peut кtre satisfaite а cause de la difficultй d’obtention —, si ce bien est estimй comme passant la capacitй, il cause le dйsespoir, mais s’il est estimй comme ne la dйpassant pas, il cause l’espoir. Que si l’on considиre le mouvement de l’irascible vers le mal, il y aura deux cas : vers le mal non encore possйdй — et qui est estimй comme ardu en tant qu’il est difficile а йviter —, ou comme dйjа possйdй ou conjoint — et il est lui aussi ardu en tant qu’il est estimй difficile а repousser. Si c’est relativement au mal non encore prйsent, alors si ce mal est estimй comme passant la capacitй, il cause en ce cas la passion de crainte, et s’il est estimй comme ne la dйpassant pas, il cause alors la passion d’audace. Mais si le mal est prйsent, alors il est estimй soit comme ne dйpassant pas la capacitй, et dans ce cas il cause la passion de colиre, soit comme la dйpassant, et ainsi il ne cause aucune passion dans l’irascible, mais la passion de tristesse demeure dans le seul concupiscible. Cette distinction, qui se conзoit selon les divers degrйs pris dans le mouvement appйtitif, n’est donc la cause d’aucune contrariйtй, car de telles passions diffиrent suivant le parfait et l’imparfait, comme on le voit clairement dans le cas du dйsir et de la joie ; mais la distinction qui dйpend de la contrariйtй de l’objet cause proprement la contrariйtй dans les passions. Par consйquent, les passions de l’вme se conзoivent dans le concupiscible suivant le bien et le mal : ainsi la joie et la tristesse, l’amour et la haine ; tandis que dans l’irascible, on peut concevoir deux contrariйtйs. L’une suivant la distinction de l’objet propre, c’est-а-dire selon qu’il passe ou non la capacitй, et ainsi sont contraires l’espoir et le dйsespoir, l’audace et la crainte, et cette contrariйtй est davantage propre ; l’autre suivant la diffйrence de l’objet du concupiscible, c’est-а-dire selon le bien et le mal, et de cette faзon, l’espoir et la crainte semblent кtre en contrariйtй. Quant а la colиre, elle ne peut avoir de passion contraire ni d’une faзon ni de l’autre : ni d’aprиs la contrariйtй du bien et du mal, car relativement au bien prйsent il n’y a pas de passion dans l’irascible ; ni de mкme d’aprиs la contrariйtй de ce qui passe ou non la capacitй, car le mal qui dйpasse la capacitй ne cause aucune passion dans l’irascible, comme on l’a dit. C’est pourquoi la colиre, parmi les autres passions, a ceci de propre que rien ne lui est contraire.

 

La troisiиme diffйrence des passions de l’вme est quasi accidentelle, et elle se produit de deux faзons. D’abord suivant le plus ou le moins d’intensitй : ainsi, la jalousie implique une intensitй d’amour, et la fureur une intensitй de colиre. Ensuite, suivant des diffйrences matйrielles entre le bien et le mal, comme diffиrent la pitiй et l’envie, qui sont des espиces de tristesse : car l’envie est la tristesse de la prospйritй d’autrui en tant qu’elle est estimйe comme notre propre mal, tandis que la pitiй est la tristesse de l’adversitй d’autrui, en tant qu’elle est estimйe comme notre propre mal. Et l’on doit faire une semblable considйration pour certaines autres passions.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’objet de l’irascible est le bien et le mal non dans l’absolu, mais avec la circonstance d’« ardu » ; il y a donc contrariйtй dans les passions non seulement suivant le bien et le mal, mais aussi d’aprиs les diffйrences qui distinguent l’ardu tant dans le bien que dans le mal.

 

On voit dиs lors clairement la solution au deuxiиme argument.

 

Le prйsent et le futur sont pris comme des diffйrences pour distinguer les puissances de l’вme, en tant que le futur n’est pas encore conjoint rйellement, tandis que le prйsent l’est dйjа ; or le mouvement de l’appйtit est plus parfait vers ce qui est rйellement conjoint que vers ce qui est rйellement distant ; par consйquent, bien que le futur et le prйsent causent quelque distinction des passions, ils ne causent cependant aucune contrariйtй, tout comme le parfait et de l’imparfait.

 

La douleur, si on la prend au sens propre, ne doit pas кtre comptйe au nombre des passions de l’вme, car elle n’a rien du cфtй de l’вme, que la seule apprйhension. En effet, la douleur est le sens de la blessure, et cette blessure est йvidemment du cфtй du corps. Voilа pourquoi saint Augustin ajoute au mкme endroit qu’en traitant des passions de l’вme, il a prйfйrй se servir du nom de tristesse plutфt que de celui de douleur ; car la tristesse s’accomplit dans l’appйtitive elle-mкme, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

La dйlectation et la joie diffиrent de la mкme faзon que la tristesse et la douleur : car la dйlectation sensitive implique, du cфtй du corps, l’union de ce qui convient, et du cфtй de l’вme, le sens de cette convenance ; et semblablement, la dйlectation spirituelle implique une certaine union rationnelle de convenant а convenant, et la perception de cette union. C’est pourquoi Platon, dйfinissant la dйlectation sensitive, dit que « la dйlectation est la gйnйration sensitive dans la nature » ; Aristote, lui, dйfinissant gйnйralement la dйlectation, dit que « la dйlectation est l’opйration naturelle de l’habitus sans empкchement ». En effet, l’opйration convenante est elle-mкme ce conjoint convenant qui cause la dйlectation, surtout la spirituelle ; et ainsi, la dйlectation commence des deux cфtйs par l’union rйelle, et s’accomplit dans son apprйhension. La joie, par contre, commence dans l’apprйhension et a son terme dans la volontй ; c’est pourquoi la dйlectation est parfois cause de joie, comme la douleur est cause de tristesse. La joie diffиre de l’allйgresse et des autres passions accidentellement, suivant le plus ou le moins d’intensitй. Car les autres impliquent une certaine intensitй de joie ; cette intensitй se prend soit de la disposition intйrieure, et c’est le cas de l’allйgresse, qui implique une dilatation intйrieure du cњur : en effet, « allйgresse » sonne [en latin] comme « largeur » ; soit de ce que l’intensitй de la joie intйrieure йclate en certains signes extйrieurs, et telle est l’exultation : en effet, le terme « exultation » vient de ce que la joie intйrieure saute en quelque sorte а l’extйrieur ; et ce saut se remarque soit au changement du visage — en lequel apparaissent en premier les signes de l’affectivitй, а cause de sa proximitй avec la puissance imaginative —, et c’est l’hilaritй ; soit а ce que les paroles aussi bien que les gestes sont disposйs suivant l’intensitй de la joie intйrieure, et c’est l’enjouement.

 

Les espиces de tristesse que pose saint Jean Damascиne sont des modes de la tristesse qui ajoutent а celle-ci certaines diffйrences accidentelles : soit а cause de l’intensitй du mouvement, et ainsi, dans la mesure oщ cette intensitй consiste en une disposition intйrieure, on parle de l’abattement, qui est « une tristesse qui accable », entendons : le cњur, au point qu’il ne lui plaise pas de faire quelque chose ; soit en tant qu’elle se manifeste par une disposition extйrieure, et c’est alors le chagrin, qui est « une tristesse qui фte la voix ». Et du cфtй de l’objet, en tant que ce qui est en autrui est rйputй comme notre propre mal : d’une part, si le bien d’autrui est rйputй comme notre propre mal, il y aura envie ; d’autre part, si le mal d’autrui est rйputй comme notre propre mal, il y aura pitiй. La pйnitence, quant а elle, n’ajoute а la tristesse gйnйrale aucune notion spйciale, puisqu’elle porte simplement sur notre propre mal ; voilа pourquoi saint Jean Damascиne la passe sous silence. On peut cependant dйterminer de nombreux modes de tristesse, si l’on considиre tout ce qui se rapporte accidentellement au mal qui cause la tristesse.

 

Puisque la crainte est une certaine passion venant d’un objet nuisible apprйhendй comme dйpassant la capacitй, les modes de la crainte se diversifieront suivant la diffйrence entre de tels objets nuisibles ; et cela peut se rapporter de trois faзons au sujet. D’abord, relativement а sa propre opйration ; et dans ce cas, en tant que l’on craint sa propre opйration comme laborieuse, il y a pusillanimitй ; en tant qu’on la craint comme laide, il y a la honte, qui est « une crainte dans l’acte laid ». Ensuite, relativement а la connaissance, en tant qu’un objet connaissable est apprйhendй comme dйpassant totalement la connaissance, et ainsi, sa considйration est apprйhendйe comme inutile et comme nuisible. Or, qu’il dйpasse la connaissance, cela peut se produire soit а cause de sa grandeur, il y a alors l’йtonnement, qui est « une crainte venant d’une grande imagination » ; soit а cause de son caractиre insolite, et alors c’est la frayeur, qui est « une crainte venant d’une imagination inaccoutumйe », suivant saint Jean Damascиne. Enfin, relativement а la passion qui vient par autre chose ; et l’on peut craindre cette passion soit en raison de la laideur, et telle est la pudeur, qui est « une crainte dans l’attente d’un reproche » ; soit en raison d’une blessure, et c’est alors l’angoisse, par laquelle l’homme craint de tomber en quelque infortune.

 

La jalousie ajoute а l’amour une certaine intensitй ; c’est en effet un amour vйhйment qui ne souffre pas le partage en l’aimй.

Article 5 : L’espoir, la crainte, la joie et la tristesse sont-elles les quatre passions principales ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Saint Augustin, йnumйrant au quatorziиme livre de la Citй de Dieu les quatre passions principales, pose la convoitise а la place de l’espoir ; et il semble que cela soit pris des paroles de Virgile qui, dйsignant les passions principales, a dit : « De lа leurs craintes, leurs convoitises, leurs tristesses et leurs joies, etc. »

 

Plus une chose est parfaite, plus elle semble кtre principale. Or le mouvement d’audace est plus parfait que le mouvement d’espoir, dans la mesure oщ il tend vers son objet avec une plus grande intensitй. L’audace est donc plus que l’espoir une passion principale.

 

Chaque chose est nommйe d’aprиs ce qui est principal. Or la puissance irascible est nommйe d’aprиs l’ire. La colиre doit donc кtre comptйe au nombre des passions principales.

 

De mкme qu’il y a dans l’irascible une passion relative au futur, de mкme aussi dans le concupiscible. Or la passion qui est dans le concupiscible relativement au futur, c’est-а-dire le dйsir, n’est pas posйe comme une passion principale. Donc la crainte et l’espoir non plus, qui sont pareillement relatives au futur dans l’irascible.

 

On appelle principal ce qui est premier parmi les autres choses : car кtre principe, selon saint Grйgoire, c’est кtre premier parmi les autres. Or, parmi les autres passions, l’amour est premier : de l’amour, en effet, naissent toutes les autres passions. L’amour devrait donc кtre posй comme une passion principale.

 

Les passions principales semblent кtre celles dont dйpendent les autres. Or de la joie et de la tristesse semblent dйpendre toutes les autres passions, car la passion de l’вme est ce qui est suivi par la joie et la tristesse, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Les passions principales sont donc seulement les deux suivantes : la joie et la tristesse.

 

[Le rйpondant] disait que la joie et la tristesse sont principales dans le concupiscible, tandis que l’espoir et la crainte sont principales dans l’irascible. En sens contraire, il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, au quatriиme chapitre : « Du concupiscible naissent la joie et l’espoir, de l’irascible la douleur et la crainte. »

 

Suivant le propre de la puissance irascible, l’espoir est opposй au dйsespoir, et la crainte а l’audace. Or on pose du cфtй du concupiscible deux passions principales contraires suivant le propre du concupiscible : ce sont la joie et la tristesse. On devrait donc poser comme principales, du cфtй de l’irascible, soit l’espoir et le dйsespoir, soit la crainte et l’audace.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au livre sur l’Esprit et l’Вme, au quatriиme chapitre : « L’affection est manifestement partagйe en quatre, puisque nous nous rйjouissons dйjа de ce que nous aimons, ou nous espйrons nous en rйjouir, et que nous souffrons dйjа de ce que nous haпssons, ou nous craignons d’en souffrir. » Les quatre passions principales sont donc celles-ci : la joie, la douleur ou la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

Йnumйrant les passions principales, Boиce dit au livre sur la Consolation : « Chasse les joies, chasse la crainte, mets l’espoir en fuite, et que la douleur ne soit pas ici. » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Les principales passions de l’вme sont au nombre de quatre : ce sont la tristesse, la joie, l’espoir et la crainte. Et la raison en est la suivante.

 

On appelle passions principales celles qui sont avant les autres, et en sont l’origine. Or, puisque les passions de l’вme sont dans la partie appйtitive, les premiиres passions seront celles qui naissent immйdiatement de l’objet de l’appйtitive, et cet objet est йvidemment le bien et le mal ; mais celles qui s’йlиvent au moyen des autres seront quasi secondaires. Or, pour qu’une passion naisse immйdiatement du bien ou du mal, deux choses sont requises. La premiиre est qu’elle naisse par soi du bien et du mal, car ce qui est par accident n’est pas premier ; la seconde, qu’elle s’йlиve sans rien de prйsupposй ; si bien qu’une passion est appelйe principale а deux conditions : qu’elle ne provienne ni par accident ni postйrieurement de l’objet qui remplit le rфle de principe actif.

 

Or la passion qui provient par soi du bien est celle qui procиde du bien en tant que tel, tandis que celle qui provient du bien en tant qu’il est un mal, en provient par accident ; et la considйration inverse doit кtre faite pour le mal. Or le bien, en tant qu’il est un bien, attire et entraоne vers soi ; si donc une passion appartient а un appйtit tendant vers le bien, ce sera une passion qui s’ensuit du bien par soi. Mais repousser l’appйtit est le propre du mal en tant que tel ; si donc une passion est relative au bien, et que par elle le bien est йvitй, cette passion ne viendra pas du bien par soi, mais en tant qu’il est apprйhendй en quelque sorte comme un mal. Et а l’inverse il faut considйrer, pour le mal, que la passion qui consiste dans la fuite du mal provient du mal par soi, tandis que celle qui consiste en un accиs au mal en provient par accident. On voit donc clairement comment une passion naоt par soi du bien ou du mal.

 

Mais parce que plus une chose est derniиre dans l’obtention de la fin, plus elle est premiиre dans l’intention et l’appйtit, les passions qui consistent dans l’exйcution de la fin naissent du bien ou du mal sans en prйsupposer d’autres, et elles sont prйsupposйes а la naissance des autres. Or la joie et la tristesse proviennent de l’obtention mкme du bien et du mal, et par soi, car la joie provient du bien en tant que tel, et la tristesse, du mal en tant que tel. Et semblablement, toutes les autres passions du concupiscible proviennent par soi du bien ou du mal ; et cela vient de ce que l’objet du concupiscible est le bien ou le mal dans sa notion absolue. Toutefois les autres passions du concupiscible prйsupposent la joie et la tristesse а la faзon d’une cause : car si le bien concupiscible devient aimй et dйsirй, c’est parce qu’il est apprйhendй comme dйlectable ; tandis que le mal devient odieux et doit кtre йvitй, en tant qu’il est apprйhendй comme objet de tristesse. Et ainsi, dans l’ordre de l’appйtit, la joie et la tristesse sont premiиres, quoiqu’elles soient derniиres dans l’ordre de l’exйcution.

 

Dans l’irascible, par contre, toutes les passions ne s’ensuivent pas par soi du bien ou du mal, mais certaines par soi et d’autres par accident ; et cela vient de ce que le bien ou le mal ne sont pas objets de l’irascible dans leur notion absolue, mais en tant que s’y ajoute une condition, celle d’кtre d’ardu, qui nous fait а la fois repousser le bien comme dйpassant notre capacitй, et tendre vers le mal dans la mesure oщ il peut кtre йcartй ou soumis. Mais il ne peut y avoir dans l’irascible aucune passion qui s’ensuive du bien ou du mal sans qu’une autre soit prйsupposйe. En effet, le bien, aprиs кtre possйdй, ne cause aucune passion dans l’irascible, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; et le mal prйsent cause certes une passion dans l’irascible, mais c’est par accident, non par soi, c’est-а-dire en tant que l’on tend vers le mal prйsent comme une chose а йcarter et а soumettre, comme c’est manifestement le cas de la colиre.

 

Ainsi donc, il ressort de ce qu’on a dit, qu’il y a des passions qui naissent du bien et du mal en premier et par soi, telles la joie et la tristesse ; d’autres qui naissent par soi mais non premiиrement, comme toutes les autres passions du concupiscible et ces deux de l’irascible que sont la crainte et l’espoir, et dont l’une implique la fuite du mal, l’autre l’accиs au bien ; d’autres, ni par soi ni en premier, comme les autres qui sont dans l’irascible, par exemple le dйsespoir, l’audace et la colиre, qui impliquent un accиs au mal ou un retrait du bien.

 

Ainsi donc, les passions principales entre toutes sont la joie et la tristesse. La crainte et l’espoir, elles, sont principales dans leur genre, car elles ne prйsupposent pas de passion dans la puissance oщ elles sont, c’est-а-dire dans l’irascible. Quant aux autres passions du concupiscible, comme l’amour, le dйsir, la haine et la fuite, bien qu’elles viennent par soi du bien ou du mal, elles ne sont cependant pas premiиres en leur genre, puisqu’elles en prйsupposent d’autres qui existent dans la mкme puissance ; et ainsi, elles ne peuvent кtre appelйes principales ni au plein sens du terme ni dans un genre. Et ainsi, il reste que les passions principales ne sont que quatre : la joie et la tristesse, l’espoir et la crainte.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une autre passion dans la mкme puissance prйcиde la convoitise ou le dйsir, а savoir la joie, qui est la raison du dйsir ; celui-ci ne peut donc pas кtre une passion principale. Quant а l’espoir, bien qu’il prйsuppose une autre passion, celle-ci n’est cependant pas dans la mкme puissance, mais dans le concupiscible : en effet, toutes les passions de l’irascible naissent des passions du concupiscible, comme on l’a dit dans une autre question ; aussi l’espoir peut-il кtre une passion principale. Saint Augustin, pour sa part, pose le dйsir ou la convoitise а la place de l’espoir, а cause d’une certaine ressemblance qui existe entre eux : car l’une et l’autre passion est relative au bien non encore possйdй.

 

L’audace ne peut кtre une passion principale, car elle naоt du mal par accident, puisqu’elle est relative au mal par voie d’entreprise. En effet, l’audace entreprend le mal, en tant qu’elle estime que la victoire sur le mal et son rejet est un certain bien, et de l’espoir d’un tel bien naоt l’audace. Et ainsi, une fine observation fait trouver l’espoir antйrieur а l’audace, car l’espoir de la victoire, ou du moins celui d’йchapper au mal, cause l’audace.

 

La colиre naоt du mal par accident, c’est-а-dire en tant que l’homme irritй estime que la vengeance du mal qui lui est infligй est un bien, et tend vers elle ; l’espoir de tirer vengeance est donc la cause de la colиre : c’est pourquoi, lorsque quelqu’un est lйsй par quelqu’un а qui il ne pense pas pouvoir infliger de vengeance, il ne s’irrite pas, mais s’attriste seulement, ou il craint, comme dit Avicenne, comme par exemple si un paysan est lйsй par son roi. Voilа pourquoi la colиre ne peut кtre une passion principale ; elle prйsuppose en effet non seulement la tristesse, qui est dans le concupiscible, mais aussi l’espoir, qui est dans l’irascible. Et l’irascible est nommй d’aprиs l’ire, parce que c’est la derniиre des passions qui sont dans l’irascible.

 

Les passions qui sont dans le concupiscible relativement au futur, naissent en quelque sorte des passions existant dans la mкme puissance relativement au prйsent ; mais les passions qui sont relatives au futur dans l’irascible, ne naissent pas de passions relatives au prйsent dans la mкme puissance, mais dans une autre puissance, а savoir la joie et la tristesse ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Dans la voie d’exйcution ou d’obtention, l’amour est la premiиre passion ; mais dans la voie d’intention, la joie est avant l’amour, et elle est la raison d’aimer ; йtant donnй, surtout, que l’amour est une passion du concupiscible.

 

La joie et la tristesse sont principales entre toutes les autres, comme on l’a dit. Nйanmoins, l’espoir et la crainte sont principales dans leur genre, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Ce livre n’йtant pas de saint Augustin, il ne nous met pas dans la nйcessitй de recevoir son autoritй ; et particuliиrement ici, oщ il semble contenir une faussetй expresse. En effet, l’espoir n’est pas dans le concupiscible mais dans l’irascible, et la tristesse n’est pas dans l’irascible mais dans le concupiscible. Cependant, s’il fallait dйfendre cette citation, l’on pourrait dire que l’on parle des puissances d’aprиs les dйfinitions des noms : en effet, la convoitise porte sur le bien, et pour cette raison toutes les passions ordonnйes au bien sont attribuйes au concupiscible. La colиre, de son cфtй, vient de quelque mal infligй, et c’est pourquoi toutes les passions qui sont relatives au mal peuvent кtre attribuйes а l’irascible. Et dans cette mesure, on attribue la tristesse а l’irascible et l’espoir au concupiscible.

 

La contrariйtй qui est propre aux passions de l’irascible, c’est-а-dire ce qui passe ou non la capacitй, fait naоtre par accident du bien ou du mal l’une des passions ; en effet, ce qui dйpasse la capacitй induit au retrait, tandis que ce qui ne la dйpasse pas induit а l’accиs. Voilа pourquoi, si l’on considиre ces diffйrences dans le bien, la passion qui s’ensuit de ce qui dйpasse la capacitй proviendra du bien par accident ; et si c’est а l’йgard du mal, la passion qui sera par accident sera celle qui s’ensuit de ce qui n’excиde pas la capacitй. Il ne peut donc y avoir dans l’irascible deux passions principales qui soient directement contraires, comme l’espoir et le dйsespoir, ou l’audace et la crainte, comme l’йtaient la joie et la tristesse dans le concupiscible.

Article 6 : Mйritons-nous par les passions ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

En accomplissant les prйceptes, nous mйritons. Or nous sommes amenйs par les prйceptes divins а nous rйjouir, а craindre, а souffrir, et а d’autres passions semblables, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu. Nous mйritons donc par les passions.

 

Selon saint Augustin au mкme livre, de telles passions ne sont pas sans volontй ; bien au contraire, elles ne sont rien d’autre que des volontйs. Or, par les actes de la volontй, nous pouvons mйriter non seulement matйriellement mais aussi formellement. Donc par de telles passions aussi.

 

Les passions animales sont plus prиs de la notion de volontaire que les corporelles. Or les passions animales sont en quelque sorte en nous, en tant que le concupiscible et l’irascible obйissent а la raison ; mais pas les passions corporelles. Or celles-ci sont mйritoires, comme on le voit bien pour les martyrs, qui ont mйritй l’aurйole du martyre par des souffrances corporelles. Donc а bien plus forte raison les passions animales sont-elles mйritoires.

 

[Le rйpondant] disait que les passions corporelles sont mйritoires en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire : la volontй de souffrir pour le Christ peut exister aussi en un homme qui ne souffrira jamais, et pourtant il n’aura jamais l’aurйole. La souffrance corporelle mйrite donc l’aurйole non seulement en tant qu’elle est voulue, mais aussi en tant qu’elle est actuellement expйrimentйe.

 

Ce dont l’intensitй a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, est mйritoire par soi et pas seulement matйriellement. Or l’intensitй de la souffrance corporelle a pour consйquence l’intensitй de la rйcompense, car plus on souffre, plus glorieuse sera la couronne, dit-on. On mйrite donc par les passions en elles-mкmes, et pas seulement matйriellement.

 

Hugues de Saint-Victor dit que « aprиs la volontй vient l’њuvre, afin que la volontй croisse dans son њuvre » ; et ainsi, l’њuvre extйrieure contribue au mйrite. Or semblablement, la volontй peut croоtre dans la passion. La passion contribue donc au mйrite ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Puisque le mйrite rйside dans la volontй, ce en quoi la volontй a son terme quant а la forme et а l’achиvement, doit nйcessairement regarder le mйrite quant а la forme et а l’achиvement. Or la passion, en tant qu’elle est voulue, est objet de la volontй, et ainsi elle dйtermine la volontй quasi formellement. La passion elle-mкme regarde donc formellement le mйrite.

 

Certains confesseurs supportent de plus pйnibles choses que des martyrs, et c’est pourquoi l’on dit d’eux qu’ils ont endurй un long martyre, alors que la passion de certains martyrs a pris fin en un bref espace de temps ; et cependant, l’aurйole n’est pas due aux confesseurs. Et ainsi, il semble que la passion corporelle du martyre mйrite elle-mкme en soi l’aurйole.

 

 А propos de ce passage de Jacq. 1, 2 : « Ne voyez qu’un sujet de joie, mes frиres », la Glose dit : « la tribulation dans le prйsent et la justice dans le futur augmentent la couronne ». Or elles ne l’augmentent qu’en mйritant. Puis donc que la tribulation est une passion, la passion est mйritoire.

 

10° La mкme chose semble ressortir de ce qui est dit au Psaume 115, 15 : « C’est une chose prйcieuse devant les yeux du Seigneur que la mort de ses saints. » Or, dire « prйcieuse » йquivaut а dire « digne de prix ». Or le prix du labeur est la rйcompense, que nous mйritons par nos labeurs. Nous pouvons donc mйriter par les passions.

 

11° [Le rйpondant] disait que nous mйritons par les passions en tant qu’elles sont voulues. En sens contraire, sainte Lucie a dit : « Si, malgrй moi, vous ordonner de me faire violer, cela ne fera qu’augmenter ma chastetй pour la couronne. » La passion mкme de corruption, qu’elle aurait endurйe dans sa vie, lui aurait donc йtй mйritoire de la couronne. Et ainsi, la passion ne mйrite pas seulement parce qu’elle est volontaire.

 

12° La difficultй est nйcessaire pour le mйrite ; on le voit clairement en considйrant ce que dit le Maоtre au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24, а savoir, que l’homme dans l’йtat d’innocence ne mйritait pas, car rien ne le poussait au mal ni ne le retirait du bien. Puis donc que les passions procurent de la difficultй, il semble qu’elles contribuent par elles-mкmes au mйrite.

 

13° La crainte est une certaine passion. Or nous pouvons mйriter formellement par elle, puisqu’elle est dans la partie intellective, comme c’est йvidemment le cas lorsque nous craignons les choses que nous ne connaissons que par l’intelligence, comme les peines йternelles. Nous pouvons donc mйriter par les passions.

 

14° La rйcompense correspond au mйrite. Or la rйcompense glorieuse ne sera pas seulement dans l’вme, mais aussi dans le corps. Le mйrite ne rйside donc pas seulement dans l’action de l’вme, mais aussi dans la passion du corps.

 

15° Lа oщ la difficultй est plus grande, le degrй de mйrite est aussi plus grand. Or la difficultй est plus grande du cфtй des passions que du cфtй des opйrations de la volontй. Les passions sont donc plus mйritoires que les actes de la volontй, qui sont cependant formellement mйritoires.

 

16° Par les vertus, nous mйritons formellement. Or certaines passions sont posйes par les saints comme des vertus, ainsi la misйricorde et la pйnitence ; d’autres sont posйes par les philosophes comme des milieux louables entre des vices extrкmes, comme la honte et la juste indignation sont mentionnйes par le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique, et tout cela se ramиne а la vertu. Nous mйritons donc formellement par les passions.

 

17° Le mйrite et le dйmйrite йtant contraires, ils sont dans le mкme genre. Or le dйmйrite se trouve dans le mкme genre que les passions : car les premiers mouvements qui sont des pйchйs, sont des passions ; la colиre aussi et l’acйdie sont des passions, et elles sont cependant posйes comme des vices capitaux ; et l’Apфtre, en Rom. 1, 26, appelle « passions d’ignominie » les pйchйs contre nature. Nous mйritons donc par les passions.

 

 

En sens contraire :

 

Rien ne peut кtre mйritoire que ce qui est en nous, car suivant saint Augustin, « c’est la volontй qui nous rend pйcheurs et qui nous fait vivre selon la justice ». Or les passions ne sont pas en nous, car, comme dit saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « nous cйdons aux passions malgrй nous ». Nous ne mйritons donc pas par les passions.

 

Ce qui prйcиde la volontй ne peut кtre mйritoire, puisque le mйrite dйpend de la volontй. Or les passions de l’вme prйcиdent l’acte de la volontй, puisqu’elles sont dans la partie sensitive, tandis que l’acte de la volontй est dans la partie intellective, et que l’intellective reзoit en provenance de la sensitive. Les passions de l’вme ne peuvent donc pas кtre mйritoires.

 

Tout mйrite est louable. Or, « nos passions ne nous attirent ni louanges ni blвmes », suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique. Nous ne mйritons donc pas par les passions.

 

Il y eut dans le Christ une plus grande efficacitй de mйrite qu’en nous. Or le Christ n’a pas mйritй par sa Passion. Donc nous non plus, nous ne mйritons pas par les passions. Preuve de la mineure : mйriter, c’est faire nфtre ce qui ne l’est pas, ou faire davantage nфtre ce qui l’йtait moins. Or le Christ n’a pas pu faire sien ce qui ne l’йtait pas, ni faire davantage sien ce qui l’йtait moins, car depuis le premier instant de sa conception lui йtait parfaitement dы tout ce qui est objet de mйrite. Le Christ n’a donc rien mйritй par la Passion.

 

[Le rйpondant] disait qu’il a mйritй en rendant sien а plusieurs titres ce qui йtait sien а un seul. En sens contraire : un double lien cause une plus grande obligation. Donc semblablement, une double raison de devoir fait aussi devoir davantage. Si donc le Christ n’a pas pu faire qu’une chose lui soit davantage due, il n’a pas pu faire non plus qu’une chose lui soit due а plusieurs titres.

 

La difficultй diminue le volontaire. Puis donc que le mйrite doit кtre volontaire, il semble que la difficultй diminue le mйrite. Or les passions causent de la difficultй. Elles diminuent donc le mйrite plutфt qu’elles n’y contribuent.

 

 

Rйponse :

 

Les passions ne nous font pas mйriter par soi mais comme par accident, si l’on prend « mйriter » au sens propre. Or, puisque le terme « mйriter » fait rйfйrence а [un mot latin signifiant] « rйcompense », mйriter signifie proprement « obtenir pour soi un avantage en rйcompense » ; et assurйment, cela ne se produit que lorsque nous donnons une chose qui est digne de ce que nous sommes censйs mйriter. Or nous ne pouvons donner que ce qui nous appartient, dont nous sommes maоtres. Et nous sommes maоtres de nos actes par la volontй ; non seulement de ceux qui sont immйdiatement йlicitйs par la volontй, comme aimer et vouloir, mais encore de ceux qui, commandйs par la volontй, sont йlicitйs par d’autres puissances, comme marcher, parler, etc. Or ces actes ne sont dignes d’кtre comme un prix en regard de la vie йternelle que dans la mesure oщ ils sont informйs par la grвce et la charitй. Pour qu’un acte soit mйritoire par soi, il est donc nйcessaire qu’il soit un acte de la volontй qui commande ou qui йlicite, et en outre, qu’il soit informй par la charitй. Mais parce que le principe de l’acte est l’habitus et la puissance, et aussi l’objet lui-mкme, on dit en quelque sorte secondairement que nous mйritons tant par les habitus que par les puissances et par les objets. Mais ce qui est mйritoire premiиrement et par soi, c’est l’acte volontaire informй par la grвce.

 

Or les passions n’appartiennent а la volontй ni en tant qu’elle commande, ni en tant qu’elle йlicite : en effet, le principe des passions, en tant que tel, n’est pas en nous ; mais c’est parce que des choses sont en nous qu’elles sont appelйes volontaires ; par consйquent, les passions prйviennent parfois l’acte de la volontй. Voilа pourquoi les passions ne nous font pas mйriter par soi ; cependant, dans la mesure oщ elles accompagnent en quelque faзon la volontй, elles se rapportent en quelque faзon au mйrite, si bien que l’on peut dire qu’elles sont mйritoires comme par accident.

 

Or la passion se rapporte а la volontй de trois faзons. D’abord comme objet de la volontй ; et ainsi, on dit que les passions sont mйritoires, en tant qu’elles sont voulues ou aimйes. Dans ce cas, en effet, ce qui nous fait mйriter par soi sera non pas la passion elle-mкme, mais la volontй de la passion. Ensuite, en tant qu’une passion stimule la volontй, ou l’intensifie ; et cela peut se produire de deux faзons : par soi, ou par accident. Par soi, lorsque la passion excite la volontй vers ce qui lui est semblable, comme lorsque, par convoitise, la volontй est inclinйe а consentir а l’objet concupiscible, et par colиre, а vouloir la vengeance. Par accident, lorsque la passion, en certaines occasions, excite la volontй а l’acte contraire ; comme en l’homme chaste, lorsque s’йlиve une passion de concupiscence, la volontй rйsiste par un plus grand effort ; car en face des choses difficiles, nous nous efforзons davantage. Et ainsi, on dit que les passions sont mйritoires, en tant que la volontй stimulйe par la passion est mйritoire. D’une troisiиme faзon lorsque, а l’inverse, la passion est excitйe par la volontй, le mouvement de l’appйtit supйrieur rejaillissant sur l’infйrieur : ainsi lorsque, par volontй, on dйteste la laideur du pйchй, par lа mкme l’appйtit infйrieur est disposй а la honte ; et ainsi, on dit que la honte est louable ou mйritoire, en raison de la volontй qui la cause.

 

Dans le premier cas, la passion se rapporte donc а la volontй comme son objet ; dans le deuxiиme, comme son principe ; dans le troisiиme, comme son effet. Par consйquent, le premier cas est plus йloignй du mйrite ; en effet, l’or ou l’argent pourrait pour la mкme raison кtre appelй mйritoire ou dйmйritoire, puisqu’en voulant une telle chose nous mйritons ou dйmйritons. Le dernier cas est plus proche du mйrite, puisque c’est l’effet qui reзoit de la cause, et non l’inverse. Et ainsi, en prenant le mйrite au sens propre, les passions ne nous font mйriter que par accident.

 

Mais le mйrite peut кtre pris au sens large : en ce sens, on dit de n’importe quelle disposition faisant convenir а quelque chose, qu’elle le mйrite ; comme si nous disions qu’une femme mйrite d’йpouser le roi en raison de sa beautй. Et ainsi, l’on dit que nous mйritons par les passions corporelles, en tant que ces passions nous rendent en quelque sorte aptes а recueillir quelque gloire.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Par les prйceptes de Dieu, nous sommes avertis d’avoir а nous rйjouir et а craindre, au sens oщ la joie, la crainte et ce genre de choses consistent dans un acte de la volontй et ne sont pas des passions, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; ou bien en tant que de telles passions s’ensuivent de la volontй.

 

Saint Augustin dit que ces passions sont des volontйs, en tant qu’elles s’ensuivent en nous de la volontй ; c’est pourquoi il ajoute : « Bref, la volontй de l’homme est attirйe ou rebutйe selon la diversitй des objets qu’elle recherche ou qu’elle fuit, et ainsi elle se change et se transforme en ces diffйrentes affections. » Ou bien il parle d’elles en tant qu’elles donnent leur nom а certains actes de la volontй, comme on l’a dit.

 

La passion corporelle du martyr ne contribue au mйrite de la rйcompense essentielle que dans la mesure oщ elle est voulue ; quant а la rйcompense accidentelle, qui est l’aurйole, le martyre y est ordonnй par mode de mйrite en tant qu’il cause une certaine convenance relativement а l’aurйole : il est en effet convenable que celui qui est conformй au Christ dans sa Passion lui soit conformй dans la gloire ; Rom 8, 17 : « si toutefois nous souffrons avec lui, pour кtre glorifiйs avec lui ». Il faut cependant savoir que la volontй ne peut se rapporter de la mкme faзon aux passions corporelles lorsque l’homme ne les endure pas et lorsqu’il les endure, а cause de leur вpretй. C’est pourquoi, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique, en de telles circonstances il suffit au courageux de ne pas s’attrister. Voilа pourquoi la passion corporelle actuellement supportйe est а la fois la preuve d’une volontй ferme et constante, et en est une stimulation, puisqu’en face des difficultйs l’homme fait des efforts. Et ainsi, l’aurйole n’est pas due au confesseur, bien qu’elle soit due au martyr.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

L’intensitй de la souffrance a pour consйquence l’intensitй des rйcompenses, soit en raison d’une certaine convenance, soit en raison de la volontй qui est plus intense.

 

Bien que la volontй croisse dans la passion et dans l’acte extйrieur, cependant les deux cas ne sont pas semblables : car l’acte est commandй par la volontй, mais pas la passion. Leur rapport au mйrite n’est donc pas semblable.

 

 L’objet dйtermine la volontй quant а l’espиce de l’acte ; or le mйrite, а proprement parler, ne rйside pas dans l’acte quant а l’espиce de l’acte, mais quant а la racine, qui est la charitй. Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que nous mйritions formellement par la passion, bien qu’elle se comporte comme un objet.

 

Toute la peine que supporte un confesseur sur une longue durйe ne peut йquivaloir а la mort que le martyr endure en un moment, quant au genre de l’њuvre. Car la mort le prive de ce qui est aimable au plus haut point, а savoir, vivre et exister ; aussi est-ce le plus redoutable des objets de crainte, suivant le Philosophe au troisiиme livre de l’Йthique ; et la vertu de force s’exerce surtout а son йgard. Et cela se voit clairement si l’on remarque que des hommes fatiguйs par de longues afflictions redoutent la mort, comme s’ils aimaient mieux endurer d’autres afflictions plutфt que la mort. Voilа pourquoi le Philosophe dit au neuviиme livre de l’Йthique que le vertueux s’expose а la mort, prйfйrant une seule bonne et grande action а de nombreuses petites ; comme si l’acte de courage que l’on fait en acceptant la mort surpassait de nombreuses autres opйrations vertueuses. Aussi le plus petit martyr mйrite-t-il plus, quant au genre de l’њuvre, que n’importe quel confesseur. Cependant, quant а la racine de l’њuvre, un confesseur peut mйriter davantage, en tant qu’il opиre par une plus grande charitй : car la rйcompense essentielle correspond а la racine de la charitй, tandis que l’accidentelle correspond au genre de l’acte. De lа vient qu’un confesseur peut surpasser un martyr quant а la rйcompense essentielle, mais кtre surpassй par lui quant а la rйcompense accidentelle.

 

 Cette glose parle de la tribulation en tant qu’elle est voulue, ou qu’elle stimule la volontй.

 

10° Il faut rйpondre de la mкme faзon.

 

11° Pour la vierge qui serait corrompue а cause du Christ, la corruption elle-mкme serait mйritoire, comme les autres souffrances des martyrs ; non pas que la corruption elle-mкme serait volontaire, mais parce que son antйcйdent serait volontaire, а savoir, la permanence de la vierge dans la confession du Christ, chose qui entraоne sa corruption ; et ainsi, cette corruption serait volontaire, non d’une volontй absolue mais d’une volontй quasi conditionnйe, en tant qu’elle aime mieux endurer cet opprobre que renier le Christ.

 

12° Il y a deux difficultйs. L’une qui vient de la grandeur de l’action et de sa bontй, et cette difficultй est requise pour la vertu ; l’autre qui est du cфtй de l’agent, en tant qu’il est imparfait ou embarrassй quant aux opйrations droites, et cette difficultй фte ou diminue la vertu ; et c’est ainsi que les passions causent une difficultй. Donc la premiиre difficultй, qui est du cфtй de l’acte, contribue par soi au mйrite, comme la bontй de l’acte ; tandis que la seconde, qui vient de la faiblesse de celui qui opиre, ne contribue pas au mйrite, sauf peut-кtre occasionnellement, en tant qu’elle est l’occasion d’un plus grand effort. Mais il n’est pas vrai qu’Adam, s’il eut la grвce en son premier йtat, n’ait pas pu mйriter, bien que rien ne le poussвt au mal : car s’il eыt persistй, il fыt un jour parvenu а la gloire, et il est certain que ce n’aurait pas йtй sans mйrite. Et le Maоtre ne dit pas qu’il n’aurait pas pu mйriter en son premier йtat : il dit qu’il pouvait йviter le pйchй sans la grвce, puisque rien ne le poussait au mal. Mais sans la grвce, rien ne peut кtre mйritoire.

 

13° Cette crainte des peines йternelles, qui est mйritoire par soi, est dans la volontй, et n’est pas une passion а proprement parler, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit. Cependant les peines йternelles peuvent exciter dans l’appйtit infйrieur la passion de crainte, soit par rejaillissement de l’appйtit supйrieur sur l’infйrieur, soit parce que la conception des peines йternelles par l’intelligence se forme dans l’imagination, et ainsi l’appйtit infйrieur est mы par la passion de crainte. Mais cette crainte ne se rapporte au mйrite que par accident, comme on l’a dit.

 

14° [Dans certaines йditions seulement :] La rйcompense correspond au mйrite quant а la commensuration, car la quantitй de la rйcompense dйpend de la quantitй du mйrite ; mais elle ne lui correspond pas toujours prйcisйment quant au suppфt : en effet, quelqu’un peut mйriter а autrui la premiиre grвce. Et ainsi, dans le cas envisagй, le corps sera rйcompensй non parce que le corps lui-mкme aura mйritй, mais parce que l’вme aura mйritй par la volontй quelque gloire pour le corps. [En d’autres :] De mкme que la rйcompense, par accident et comme par un certain rejaillissement, passe de l’вme au corps, de mкme aussi le mйrite vient principalement de la volontй, et passe par les opйrations corporelles comme par accident, en tant qu’elles sont commandйes par la volontй.

 

15° Si nous parlons de la difficultй de notre cфtй, alors les passions ont plus de difficultй que les actes de la volontй ; mais dans ce cas, la difficultй ne contribue au mйrite que par accident, comme on l’a dit ; et de mкme pour les passions. Mais si nous parlons de la difficultй qui vient de l’excellence ou de la bontй de la rйalitй qui contribue par soi au mйrite, alors la difficultй est plus grande du cфtй des actes de la volontй.

 

16° Les passions sont mйritoires en tant qu’elles sont des effets et des signes de la bonne volontй ; comme cela est clair pour la honte, qui indique que la volontй de l’homme s’oppose а la laideur du pйchй, et pour la misйricorde, qui est un signe d’amour. Voilа pourquoi les saints prennent parfois les noms de ces passions pour dйsigner les habitus par lesquels est attirйe la volontй, qui est le principe de ces passions.

 

17° Les premiers mouvements n’ont pas la nature complиte de pйchй ou de dйmйrite, mais sont comme des dispositions au dйmйrite, comme le pйchй vйniel est une disposition au pйchй mortel ; il n’est donc pas nйcessaire que les mouvements de sensualitй soient eux-mкmes en soi des mйrites, car le mйrite ne peut кtre qu’un acte volontaire, comme on l’a dit. Quant aux passions mentionnйes, elles sont parfois appelйes vices, en tant que l’on dйsigne par les noms des passions soit des actes de la volontй, soit des habitus. Les vices contre nature sont aussi appelйs passions — bien qu’ils soient des actes volontaires —, en tant que par de tels vices la nature est dйrangйe de son ordre.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous cйdons malgrй nous aux passions, non quant au consentement, puisque nous n’y consentons que par la volontй, mais quant а quelque transmutation corporelle, telle que le rire, les pleurs, et autres choses semblables. Elles sont donc mйritoires ou dйmйritoires en tant que nous y consentons ou que nous nous en йcartons volontairement.

 

Bien que les passions de l’appйtit infйrieur prйviennent parfois l’acte de la volontй, ce n’est cependant pas toujours le cas. En effet, les puissances appйtitives ne sont pas ordonnйes de la mкme faзon que les apprйhensives. Car notre intelligence reзoit en provenance du sens, et c’est pourquoi l’opйration de l’intelligence ne peut avoir lieu s’il ne prйexiste une autre opйration du sens ; tandis que la volontй ne reзoit pas en provenance de l’appйtit infйrieur, mais elle le meut plutфt . Voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que la passion de l’appйtit infйrieur prйcиde l’acte de la volontй.

 

Bien que les passions ne soient pas louables en elles-mкmes, elles peuvent cependant кtre louables par accident, comme on l’a dit.

 

Le Christ, par sa Passion, a mйritй pour lui-mкme et pour nous : pour lui-mкme, d’une part, la gloire du corps ; et bien qu’il ait mйritй celle-ci par d’autres mйrites prйcйdents, cependant, par une certaine convenance, la gloire de la rйsurrection est proprement la rйcompense de la Passion, car l’exaltation est la rйcompense propre de l’humilitй. D’autre part, il a mйritй pour nous, en tant que dans sa Passion il a satisfait pour le pйchй de tout le genre humain ; et ce ne fut pas par des њuvres prйcйdentes, quoique par elles il ait mйritй pour nous : en effet, le caractиre pйnible est requis pour la satisfaction, comme pour compenser d’une certaine faзon la dйlectation du pйchй.

 

Le Christ, par sa Passion, n’a pas fait passer la gloire de son corps de non due а due, ni de moins due а davantage due ; cependant il a fait qu’elle soit due d’une autre faзon qui n’йtait pas la sienne auparavant. Et pourtant, il ne s’ensuit pas qu’elle soit devenue davantage due : cela s’ensuivrait, en effet, si la cause de la dette йtait ou augmentйe ou multipliйe, comme c’est le cas lorsqu’une obligation est augmentйe par une double promesse ; ce qui n’eut pas lieu pour le mйrite du Christ, car sa grвce ne fut pas augmentйe.

 

La difficultй empкche par elle-mкme le volontaire, mais elle l’augmente par accident, dans la mesure oщ l’on fait des efforts а l’encontre d’une difficultй. Cependant, la difficultй elle-mкme contribue а la satisfaction en raison de son caractиre pйnible.

Article 7 : La passion accompagnant le mйrite diminue-t-elle celui-ci ? Autrement dit, qui mйrite davantage : celui qui fait du bien а un pauvre avec une certaine compassion de pitiй, ou celui qui le fait sans aucune passion, par le seul jugement de la raison ?

 

Objections :

 

Celui qui agit par le seul jugement de la raison semble mйriter davantage.

 

Le mйrite est opposй au pйchй. Or, celui qui fait un pйchй par la seule йlection, pиche plus que celui qui pиche poussй par une passion : en effet, on dit que le premier pиche par une mйchancetй avйrйe, et le second par faiblesse. Celui donc qui fait le bien par le seul jugement de la raison mйrite plus que celui qui le fait avec quelque passion de pitiй.

 

[Le rйpondant] disait que, pour qu’une chose soit mйritoire ou soit un acte de vertu, est non seulement requis le bien qui est fait, mais aussi la bonne faзon de le faire, ce qui ne peut se trouver sans l’affection de la pitiй. En sens contraire : pour qu’un acte soit bien fait, trois choses sont requises, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique : la volontй qui йlit l’acte, la raison qui йtablit le milieu dans l’acte, la relation de l’habitus а la fin convenable. Or ces trois choses peuvent exister sans la passion de pitiй en celui qui fait l’aumфne. Donc non seulement ce qui est fait, mais aussi la bonne faзon de faire peut exister sans elle. Preuve de la mineure : les trois choses susdites se font toutes par un acte de la volontй et de la raison. Or l’acte de la volontй et de la raison ne dйpend pas de la passion : car la raison et la volontй meuvent les puissances infйrieures en lesquelles sont les passions ; or la motion du moteur ne dйpend pas du mouvement du mobile. Les trois choses susmentionnйes peuvent donc exister sans passion.

 

L’acte de vertu exige le discernement de la raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit dans les Moralia que « si les autres vertus ne font pas avec prudence ce qu’elles dйsirent, elles ne peuvent кtre de vraies vertus ». Or toutes les passions empкchent le jugement ou le discernement de la raison ; c’est pourquoi Salluste dit dans le Catilinaire : « Tout homme qui dйlibиre sur un cas douteux doit кtre exempt de haine, d’amitiй, de colиre et de pitiй : car l’esprit distingue malaisйment le vrai а travers de pareils sentiments. » Ainsi, de telles passions diminuent la qualitй de la vertu, et donc le mйrite.

 

Le concupiscible n’empкche pas moins que l’irascible le jugement de la raison. Or la passion de l’irascible liйe а l’acte de vertu trouble le jugement de la raison ; c’est pourquoi saint Grйgoire dit que « la colиre qui vient du zиle trouble les yeux de l’вme ». Donc, etc.

 

La vertu est « la disposition du parfait au meilleur », comme il est dit au septiиme livre de la Physique. Ce par quoi nous approchons davantage des кtres parfaits est donc en nous plus vertueux. Or ceux qui opиrent par le jugement de la raison sans passion sont davantage semblables а Dieu et aux anges : en effet, Dieu punit sans colиre, et relиve la misиre sans la passion de pitiй. Il est donc plus vertueux de faire le bien sans ces passions.

 

Les vertus de l’вme purifiйe sont plus dignes que les autres. Or, comme dit Macrobe dans le Songe de Scipion, « les vertus de l’вme purifiйes font complиtement oublier les passions ». L’acte de vertu accompli sans passion est donc plus louable et plus mйritoire.

 

En nous, plus l’amour de charitй est purifiй de l’amour charnel, plus il est louable : en effet, l’amour entre nous ne doit pas кtre charnel mais spirituel, comme dit saint Augustin dans sa Rиgle. Or la passion d’amour s’accompagne d’un certain caractиre charnel. L’acte de charitй sans la passion d’amour est donc plus louable ; et le mкme raisonnement vaut pour les autres passions.

 

Cicйron dit au livre des Devoirs : « Jugeons de ces bonnes dispositions non d’aprиs une certaine ardeur de l’affection, mais d’aprиs leur soliditй. » Or l’ardeur appartient а la passion. La passion diminue donc la qualitй de l’acte de vertu.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Tant que nous portons, en effet, l’infirmitй de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’йprouvions absolument aucune de ces passions. Ainsi l’Apфtre blвmait et exйcrait certains hommes qu’il accusait d’кtre dйpourvus d’affection. De mкme le psalmiste incrimine ceux dont il dit : “J’ai attendu quelqu’un qui partageвt ma tristesse et il n’y a eu personne.” » Et ainsi, il semble que nous ne puissions pas vivre selon la justice sans les passions.

 

Saint Augustin dit au neuviиme livre de la Citй de Dieu : « S’irriter contre un pйcheur pour le corriger, s’attrister avec un affligй pour le consoler, s’effrayer а la vue d’un homme en pйril pour l’empкcher de pйrir, je ne vois pas, а le considйrer sainement, qu’on trouve lа matiиre а critique. Les stoпciens, il est vrai, blвment habituellement la misйricorde. […] Bien plus belle, bien plus humaine, bien plus conforme aux sentiments d’une вme pieuse, fut la louange adressйe par Cicйron а Cйsar : « De tes vertus, aucune n’est plus admirable ni plus agrйable que ta misйricorde. » Et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 

Rйponse :

 

Les passions de l’вme peuvent avoir deux relations а la volontй : soit qu’elles la prйcиdent, soit qu’elles la suivent. Les passions la prйcиdent, en tant qu’elles poussent la volontй а vouloir quelque chose ; elles la suivent, dans la mesure oщ la vйhйmence mкme de la volontй, par un certain rejaillissement, йbranle l’appйtit infйrieur selon ces passions, ou bien aussi en tant que la volontй elle-mкme suscite spontanйment ces passions et les stimule.

 

Lors donc qu’elles prйcиdent la volontй, elles diminuent sa qualitй, car l’acte de volontй est louable en tant qu’il est ordonnй au bien par la raison avec la mesure et le mode convenables. Et assurйment, cette mesure et ce mode ne sont conservйs que lorsque l’action s’accomplit avec discernement ; et quand l’homme est provoquй par l’йlan de la passion а vouloir une chose, mкme bonne, ce discernement n’est pas conservй, mais le mode de l’action variera selon que l’йlan de la passion est grand ou petit, et ainsi il n’adviendra pas que la mesure convenable soit gardйe, sinon par hasard.

 

Lorsqu’elles suivent la volontй, elles ne diminuent pas la qualitй ou la bontй de l’acte, car elles seront rйglйes suivant le jugement de la raison, duquel s’ensuit la volontй. Mais elles ajoutent plutфt а la bontй de l’acte, а deux points de vue.

 

D’abord а la faзon d’un signe : car la passion mкme qui s’ensuit dans l’appйtit infйrieur est le signe que le mouvement de la volontй est intense. Il n’est pas possible, en effet, dans la nature passible, que la volontй se meuve fortement vers quelque chose sans qu’une passion s’ensuive dans la partie infйrieure. C’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Tant que nous portons l’infirmitй de cette vie, nous ne vivrions pas selon la justice si nous n’йprouvions absolument aucune de ces passions. » Et peu aprиs, il ajoute la cause en disant : « N’йprouver en effet aucune douleur, tant que nous sommes en ce sйjour de misиre, cela s’obtient, trиs chиrement, au prix de la cruautй de l’вme et de l’insensibilitй du corps. »

 

Ensuite а la faзon d’une aide : car lorsque la volontй йlit quelque chose par le jugement de la raison, elle le fait plus promptement et plus facilement si, en plus de cela, une passion est excitйe dans la partie infйrieure, l’appйtitive infйrieure йtant proche du mouvement du corps. Aussi saint Augustin dit-il au neuviиme livre de la Citй de Dieu : « Or ce mouvement de misйricorde sert la raison quand la misйricorde se manifeste sans compromettre la justice. » Et c’est ce que le Philosophe dit au troisiиme livre de l’Йthique, citant le vers d’Homиre : « йveille ta force et ton irritation » ; en effet, lorsqu’on est vertueux quant а la vertu de force, la passion de colиre qui suit l’йlection de la vertu contribue а la plus grande promptitude de l’acte ; mais si elle la prйcйdait, elle perturberait le mode de la vertu.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La notion parfaite de qualitй ou de vice rйside dans le volontaire ; c’est pourquoi ce qui diminue le degrй de volontaire, diminue le degrй de qualitй dans le bien, et de vice dans le mal. Or la passion qui prйcиde l’йlection diminue le degrй de volontaire, et c’est pourquoi elle diminue la qualitй de l’acte bon et le vice de l’acte mauvais. Mais la passion qui suit est le signe de la grandeur de la volontй, comme on l’a dit ; par consйquent, de mкme qu’elle ajoute а la qualitй dans le bien, elle ajoute au vice dans le mal. Or on dit qu’il pиche par passion, celui que la passion pousse а choisir le pйchй ; mais celui qui, pour avoir choisi le pйchй, tombe dans la passion, on ne dit pas qu’il pиche par passion, mais avec passion. Il est donc vrai qu’agir par passion diminue et la qualitй, et le vice ; mais agir avec passion peut augmenter l’un et l’autre.

 

Le mouvement de la vertu, qui consiste dans la volontй parfaite, ne peut exister sans passion ; non que la volontй dйpende de la passion, mais parce que, dans la nature passible, de la volontй parfaite s’ensuit nйcessairement la passion.

 

Dans l’њuvre de la vertu, et l’йlection et l’exйcution sont nйcessaires. Pour l’йlection est requis le discernement, et pour l’exйcution de ce qui est dйjа dйterminй est requise la promptitude. Il n’est pas trиs nйcessaire а l’homme en train d’exйcuter actuellement une њuvre de beaucoup rйflйchir sur l’њuvre : cela, en effet, comme dit Avicenne dans sa Mйtaphysique, le gкnerait plutфt qu’il ne le servirait ; comme on le voit bien dans le cas du cithariste, qui serait fortement gкnй s’il joignait une pensйe а chaque toucher de corde ; et semblablement pour le copiste, s’il rйflйchissait chaque fois qu’il forme une lettre. Et de lа vient que la passion qui prйvient l’йlection empкche l’acte de la vertu, en tant qu’elle empкche le jugement de la raison, qui est nйcessaire lors de l’йlection ; mais une fois que, par un pur jugement de la raison, l’йlection est accomplie, la passion qui suit est plus utile que nuisible ; car si elle trouble en quelque faзon le jugement de la raison, elle contribue cependant а la promptitude de l’exйcution.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

Dieu et l’ange ne sont pas capables de recevoir la passion, et c’est pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux de leur volontй parfaite ; mais ce serait le cas s’ils йtaient capables de passion. Ainsi, le langage humain a coutume d’employer [les noms des passions] pour les anges а cause d’une certaine ressemblance des њuvres, non а cause de l’infirmitй des affections.

 

Ceux qui ont les vertus d’une вme purifiйe, sont en quelque faзon exempts des passions qui inclinent vers le contraire de ce que la vertu йlit, ainsi que des passions qui poussent la volontй ; mais non de celles qui suivent la volontй.

 

Si la passion d’amour prйcиde la dilection de la volontй, cela concerne le caractиre charnel de l’amour, mais non si elle la suit ; en effet, cela se rapporte alors а la ferveur de la charitй, qui consiste en ce que la dilection qui se trouve dans la partie supйrieure rejaillit par sa vйhйmence sur la partie infйrieure jusqu’а la modifier.

 

On voit dиs lors clairement la solution au huitiиme argument.

Article 8 : Y eut-il de telles passions dans le Christ ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Trinitй, tout ce qui agit l’emporte sur ce qui subit. Or rien de crйй ne l’emporte sur l’вme du Christ. Il ne put donc pas y avoir de passion dans l’вme du Christ.

 

Selon Macrobe, « il appartient а la force de l’вme purifiйe d’ignorer les passions, non de les vaincre ». Or le Christ eut au plus haut point les vertus de l’вme purifiйe. Il n’y eut donc pas en lui de telles passions.

 

Selon saint Jean Damascиne, « la passion est le mouvement de l’вme appйtitive soupзonnant le bien ou le mal ». Or il n’y eut pas de soupзon dans le Christ, car cela se rattache а l’ignorance. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’вme.

 

Selon saint Augustin, « la passion est un mouvement de l’вme contraire а la raison ». Or dans le Christ, aucun mouvement ne fut contre la raison. Il n’y eut donc en lui aucune passion de l’вme.

 

Le Christ ne fut pas infйrieur aux anges quant а son вme, mais seulement quant а l’infirmitй de la chair. Or il n’y a pas de passion dans les anges, comme dit saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu. Il n’y en eut donc pas non plus dans l’вme du Christ.

 

Le Christ fut plus parfait en son вme que l’homme dans son premier йtat. Or l’homme dans son premier йtat n’йtait pas soumis а ces passions : car, comme dit saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu, « il faut rapporter а l’infirmitй de la vie prйsente les affections de ce genre que nous йprouvons au cours de toutes nos bonnes actions » ; or il n’y avait pas d’infirmitй dans le premier йtat. Il n’y avait donc pas non plus de telles passions dans le Christ.

 

Selon saint Augustin, « la douleur est le sentiment de la division ou de la corruption ». Or il n’y eut dans le Christ aucun sentiment de corruption ni de division, car, comme dit saint Hilaire, « il eut la violence de la souffrance sans le sentiment de la douleur » ; et il n’y eut pas en lui de division ou de corruption, car aucune dйperdition ne put affecter le souverain bien. Il n’y eut donc pas de douleur dans le Christ.

 

Lа oщ la cause est la mкme, l’effet est aussi le mкme. Or il n’y aura aucune passion dans les corps des saints, pour la raison qu’ils seront purifiйs du foyer et unis aux вmes glorieuses. Puis donc que le corps du Christ fut dans ce cas, il semble que la douleur d’une passion corporelle n’ait pas pu exister en lui.

 

On ne souffre ou ne s’attriste que si l’on a perdu son bien : car si le mal est attristant, c’est parce qu’il enlиve un bien. Or le bien de l’homme est la vertu ; par cela seul, en effet, l’homme est rendu bon. Puis donc que ce bien ne fut pas enlevй au Christ, il n’y eut pas en lui de tristesse ni de douleur.

 

10° Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, « quand elle porte sur ce que nous subissons malgrй nous, cette forme de volontй est la tristesse ». Or rien n’arriva au Christ sans qu’il l’ait voulu. Il n’y eut donc pas en lui de passion de tristesse ni de douleur.

 

11°On ne s’attriste ou ne souffre raisonnablement qu’en raison d’une blessure. Or, comme le prouve saint Chrysostome, « nul n’est blessй que par soi-mкme » ; ce qui n’a pas lieu pour le sage. Puis donc que le Christ fut trиs sage, il n’y eut pas de tristesse en lui.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Mc 14, 33 : « Jйsus commenзa а sentir de la frayeur, de l’abattement et de l’angoisse. »

 

Saint Augustin dit que « si la volontй est droite, ces mouvements sont irrйprochables, et mкme dignes de louange ». Or, dans le Christ, la volontй fut droite. Ces mouvements furent donc en lui.

 

Les dйfauts de cette vie qui ne s’opposent pas а la perfection de la grвce existиrent dans le Christ. Or de telles passions ne s’opposent pas а la perfection de la grвce, mais sont plutфt causйes par la grвce, comme le montre saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « ces sentiments proviennent de l’amour du bien et de la sainte charitй ». Il y eut donc de telles passions dans le Christ.

 

 

Rйponse :

 

Ces passions existent diffйremment dans les pйcheurs, dans les justes, parfaits et imparfaits, dans le Christ homme, dans le premier homme et les bienheureux ; car elles n’existent absolument pas dans les anges et en Dieu, puisque il n’y a pas en eux la puissance appйtitive sensitive dont de telles passions sont les mouvements. Or, pour voir clairement ce qui prйcиde, il faut savoir que de telles passions de l’вme peuvent se distinguer au moyen de quatre diffйrences, et selon cette distinction, elles sont plus ou moins proprement des passions.

 

Premiиrement, selon qu’une passion de l’вme nous affecte par ce qui est contraire ou nuisible, ou par ce qui est convenable et avantageux. Et la notion de passion est mieux conservйe lorsque l’affection s’ensuit d’une chose nuisible que si elle s’ensuit d’une chose avantageuse, parce que la passion implique une certaine transmutation du patient de sa disposition naturelle vers une disposition contraire. Et de lа vient que la douleur, la tristesse, la crainte et les autres passions de ce genre, qui sont relatives au mal, sont plus des passions que la joie, l’amour et les autres semblables, qui sont relatives au bien ; quoiqu’en celles-ci la notion de passion soit conservйe, en tant que le cњur se dilate ou s’йchauffe par elles, ou se dispose en quelque sorte autrement qu’il n’est disposй en gйnйral ; et c’est pourquoi il arrive que l’on meure de ce genre d’affections.

 

En deuxiиme lieu, selon que la passion vient totalement du dehors, ou qu’elle vient de quelque principe intйrieur ; cependant, la notion de passion est mieux conservйe lorsqu’elle vient du dehors que lorsqu’elle vient de l’intйrieur. La passion vient du dehors lorsqu’elle est excitйe а l’improviste par l’arrivйe d’une chose convenable ou nuisible ; et elle vient de l’intйrieur quand ces passions sont causйes par la volontй elle-mкme, de la faзon dйjа mentionnйe ; et dans ce cas, elles ne sont pas imprйvues, puisqu’elles suivent le jugement de la raison.

 

Troisiиmement, selon qu’une chose est totalement ou non totalement transmuйe. Car ce qui est altйrй en quelque faзon et n’est pas totalement transmuй, nous ne disons pas qu’il « subit » aussi proprement que ce qui est totalement transmuй vers le contraire : en effet, nous disons plus proprement que l’homme subit une infirmitй si tout son corps est infirme, que si la maladie survient en quelque partie de celui-ci. Or l’homme est totalement transmuй par de telles affections lorsqu’elles ne s’arrкtent pas а l’appйtit infйrieur, mais attirent aussi а elles le supйrieur. Quand elles sont dans le seul appйtit infйrieur, l’homme est changй par elles en partie, pour ainsi dire ; c’est pourquoi on les appelle alors « propassions », mais « passions » dans le premier cas.

 

En quatriиme lieu, selon que la transmutation a plus ou moins d’intensitй. Celles qui en ont moins sont moins proprement appelйes passions ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne dit au deuxiиme livre : « Tout ce qui est passible n’est pas appelй passion pour autant, mais seulement quand la passion est assez intense pour atteindre le seuil de cette sensibilitй ; les motions mineures et imperceptibles ne sont pas encore des passions. »

 

Il faut donc savoir que dans les hommes en l’йtat de voie, s’ils sont pйcheurs, il y a des passions relatives au bien et relatives au mal, non seulement prйvues, mais aussi imprйvues, et intenses, et frйquentes, et consommйes ; c’est pourquoi ils sont dits « а la remorque de leurs passions », au premier livre de l’Йthique. Mais dans les justes, elles ne sont jamais consommйes, car en eux, la raison n’est jamais menйe par les passions ; elles sont cependant vйhйmentes chez les imparfaits, mais faibles chez les parfaits, les puissances infйrieures йtant domptйes par l’habitus des vertus morales. Ils ont toutefois des passions non seulement prйvues, mais aussi imprйvues, et relatives non seulement au bien, mais aussi au mal. Chez les bienheureux, en revanche, et dans l’homme en son premier йtat, ainsi que dans le Christ en son йtat d’infirmitй, de telles passions ne sont jamais imprйvues, йtant donnй que, а cause de la parfaite obйissance en eux des puissances infйrieures aux supйrieures, aucun mouvement ne s’йlиve dans l’appйtit infйrieur sans suivre le dictamen de la raison ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne dit : « Les passions naturelles, dans le Seigneur, ne prйcйdaient pas sa volontй ; […] c’est le voulant qu’il eut faim, le voulant qu’il eut crainte. » Et il faut considйrer semblablement le cas des bienheureux aprиs la rйsurrection, et celui des hommes dans le premier йtat. Mais avec cette diffйrence, qu’il y eut dans le Christ des passions non seulement relatives au bien, mais aussi relatives au mal : en effet, il avait un corps passible, aussi les passions de crainte, de tristesse et autres pouvaient-elles naturellement provenir en lui de l’imagination du nuisible ; tandis que dans le premier йtat et chez les bienheureux, il ne peut y avoir apprйhension d’une chose comme nuisible ; voilа pourquoi il n’y a en eux de passion que relativement au bien, comme l’amour, la joie, etc., mais non la tristesse ou la colиre, ni rien de semblable.

 

Ainsi donc, nous accordons qu’il y eut dans le Christ de vraies passions ; c’est pourquoi saint Augustin dit au quatorziиme livre de la Citй de Dieu : « Conformйment а un dessein dйterminй, le Christ a voulu йprouver ces sentiments dans son вme humaine, comme il a voulu se faire homme. »

 

 

Rйponse aux objections :

 

Il n’est pas nйcessaire que ce qui agit l’emporte dans l’absolu sur ce qui subit, mais а un certain point de vue, c’est-а-dire en tant qu’il agit : et ainsi, rien n’empкche que l’objet de l’вme du Christ l’emporte sur elle, en tant qu’il est actif et que l’вme du Christ a quelque puissance passive.

 

Selon saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu, il y eut sur ce point un dйbat entre les stoпciens et les pйripatйticiens, mais qui semblait кtre plus une question de mots que de rйalitйs. Car les stoпciens disaient que de telles passions ne pouvaient en aucune faзon exister dans l’вme du sage. Or ils appelaient sage celui qui est parfait dans les vertus, ayant pour ainsi dire la vertu de l’вme purifiйe. Les pйripatйticiens, de leur cфtй, disent que ces passions de l’вme existent dans le sage, mais rйglйes et soumises а la raison. Or saint Augustin prouve par l’aveu d’un certain stoпcien que les stoпciens voulaient que de tels sentiments imprйvus existent dans l’вme du sage, sans toutefois qu’ils soient approuvйs ou qu’il y soit consenti ; et ils ne les appelaient pas des passions, mais des quasi-visions ou des imaginations. D’oщ il ressort qu’en rйalitй les stoпciens ne disaient pas autre chose que les pйripatйticiens, mais il y avait seulement un dйsaccord sur les mots ; car ce que les pйripatйticiens nommaient « passions », les stoпciens l’appelaient autrement. Ainsi donc, suivant l’avis des stoпciens, Macrobe et Plotin disent que les passions ne coexistent pas avec la vertu de l’вme purifiйe : non qu’il n’y ait pas des mouvements imprйvus des passions dans les hommes d’une telle vertu, mais parce que ces mouvements n’entraоnent pas la raison, et ne sont pas vйhйments au point de beaucoup troubler la paix ; et dans le mкme sens, le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que les convoitises, chez les tempйrants, ne sont pas fortes comme elles le sont chez les continents, quoique ni dans les uns ni dans les autres la raison ne soit entraоnйe au consentement. Ou bien l’on peut dire, et c’est mieux, que puisque de telles passions naissent du bien et du mal, on doit les distinguer d’aprиs la diffйrence des biens et des maux. En effet, certains biens et maux sont naturels, comme la nourriture, la boisson, la santй ou la maladie du corps, etc., alors que d’autres ne sont pas naturels, comme les richesses, les honneurs et autres choses de ce genre, dont s’occupe la vie civile. Or Plotin et Macrobe distinguent les vertus de l’вme purifiйe par opposition aux vertus politiques. Cela montre clairement que les vertus de l’вme purifiйe se rencontrent en ceux qui sont totalement йloignйs du mode de vie civil, et vaquent а la seule contemplation de la sagesse. Voilа pourquoi aucune passion ne s’ensuit en eux des biens ou des maux civils ; ils ne sont toutefois pas exempts des passions qui s’ensuivent des biens ou des maux naturels.

 

Tout ce qui est causй par une cause faible peut кtre causй par une cause plus forte. Or l’estimation certaine est une cause plus forte pour exciter les passions que le soupзon ; c’est pourquoi saint Jean Damascиne a posй celui-ci comme le minimum pouvant causer une passion, donnant ainsi а entendre qu’elle est causйe plus forte par une cause plus forte.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, l’impassibilitй se dit en deux sens : d’abord en tant qu’elle prive des affections qui se produisent contre la raison et troublent l’esprit ; ensuite en tant qu’elle exclut tout sentiment. Dans la citation susdite, la passion est donc prise dans le sens oщ elle s’oppose а la premiиre impassibilitй, mais non dans le sens oщ elle s’oppose а la seconde. Et c’est seulement ainsi qu’elle fut dans le Christ.

 

Le Christ fut supйrieur aux anges en son вme intellective ; cependant il eut un appйtit sensitif grвce auquel les passions pouvaient exister en lui, et que les anges n’ont pas.

 

Il y eut dans le premier homme quelques passions comme la joie et l’amour, qui sont relatifs au bien, mais non la douleur ou la crainte, qui sont relatives au mal ; et celles-ci se rapportent а l’infirmitй prйsente, qu’Adam n’a pas eue, mais que le Christ a volontairement assumйe.

 

Il y eut dans le Christ une vraie blessure du corps, et un vrai sentiment de blessure ; c’est, en effet, quant а sa divinitй qu’il est le souverain bien auquel rien ne peut кtre enlevй, mais non quant а son corps. Et la parole de saint Hilaire, а ce que disent certains, a йtй ensuite rйtractйe par lui. Ou bien l’on peut dire que, s’il a dit que le Christ n’a pas eu le sentiment de la douleur, ce n’est pas qu’il n’ait pas senti la douleur, mais c’est parce que cette sensation n’est pas allйe jusqu’а modifier sa raison.

 

Suivant le cours ordinaire des choses, par le fait mкme que l’вme est glorifiйe, le corps qui lui est uni est rendu glorieux, et impassible а l’йgard de la blessure ; c’est pourquoi saint Augustin dit dans sa Lettre а Dioscore : « Dieu a crйй l’вme avec une nature si puissante que, de la plйnitude du bonheur dont elle jouira а la fin des temps et qui a йtй promise par Dieu а ses saints, rejaillira sur notre nature infйrieure, c’est-а-dire le corps, non la bйatitude qui est le propre de l’intelligence comprenant le bien dont elle jouit, mais la plйnitude de la santй, c’est-а-dire la vigueur de l’incorruptibilitй. » Or le Christ, ayant en son pouvoir son вme et son corps, avait, а cause de la puissance de la divinitй et par une certaine disposition, а la fois la bйatitude dans son вme et la passibilitй dans son corps, le Verbe permettant au corps ce qui lui est propre, comme dit saint Jean Damascиne ; il y eut donc dans le Christ ceci de singulier, que la gloire ne rejaillit pas sur le corps depuis la plйnitude de bйatitude de l’вme.

 

Les stoпciens n’appelaient « bien de l’homme » que ce qui mйritait aux hommes le qualificatif de bon, c’est-а-dire les vertus de l’вme. Les autres choses, comme les biens corporels et ce qui relиve de la fortune extйrieure, ils ne les appelaient pas des biens mais des aises ; cependant les pйripatйticiens les appelaient des biens, mais du dernier rang, tandis que les vertus йtaient pour eux de trиs grands biens. Or cette diffйrence n’йtait que verbale. De mкme en effet que, selon les pйripatйticiens, les biens du dernier rang font naоtre des mouvements dans l’вme du sage, quoique la raison n’en soit pas troublйe, de mкme aussi les stoпciens disaient cela des aises. Et ainsi, il n’est pas vrai que dans l’вme du sage la tristesse ne puisse naоtre que du dйfaut de vertu.

 

10° Bien que, dans le Christ, le corps ne fыt pas blessй sans que la raison le voulыt, cependant la blessure йtait opposйe а l’appйtit de sensualitй ; et ainsi, il y eut lа de la tristesse.

 

11° Saint Jean Chrysostome parle de la blessure qui rend quelqu’un misйrable, c’est-а-dire qui le prive du bien de la vertu ; mais la tristesse ne naоt pas seulement d’une telle blessure, chez le sage, comme on l’a dit. L’argument n’est donc pas concluant.

Article 9 : La passion de douleur fut-elle dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Quand l’йmotion de la passion atteint la raison, on dit alors que l’homme est perturbй et menй par la passion. Or il n’appartient pas au sage d’кtre perturbй et menй par la passion. Puis donc que le Christ fut trиs sage, il semble qu’en lui la douleur ne parvint pas jusqu’а la raison supйrieure.

 

Chaque puissance se dйlecte, dit-on, par la convenance de l’objet propre. La douleur aussi ne doit donc кtre attribuйe а une puissance qu’а cause de la nuisance qui survient du cфtй de l’objet. Or le Christ ne souffrait d’aucun dйfaut ni empкchement relativement aux rйalitйs йternelles, qui sont les objets de la raison supйrieure. La passion de douleur ne fut donc pas dans la raison supйrieure du Christ.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, la douleur appartient aux passions corporelles. Or la douleur ne concerne l’вme que dans la mesure oщ elle est unie au corps. Or l’вme n’est pas unie au corps par la raison supйrieure, puisque, suivant le Philosophe au troisiиme livre sur l’Вme, l’intelligence n’est l’acte d’aucun corps. La douleur ne peut donc pas exister dans la raison supйrieure.

 

[Le rйpondant] disait que la raison supйrieure n’est pas unie au corps par son opйration, mais lui est cependant unie comme une forme. En sens contraire : selon le Philosophe au livre sur le Sommeil et la Veille, la puissance et l’action appartiennent au mкme. Si donc l’acte de l’intelligence appartient а l’вme sans кtre commun au corps, la puissance intellective n’appartiendra pas non plus а l’вme en tant qu’elle est unie au corps, et ainsi, la raison supйrieure ne sera pas unie au corps comme une forme.

 

Selon saint Jean Damascиne, la passion est un mouvement de la partie irrationnelle et appйtitive. Or la douleur, la tristesse et les autres choses de ce genre sont des passions. Elles ne furent donc pas, chez le Christ, dans la partie de la raison supйrieure.

 

Selon saint Augustin au quatorziиme livre de la Citй de Dieu, la douleur ou la tristesse est une des choses « qui nous arrivent contre notre grй ». Or le Christ, par sa raison supйrieure, voulait sa passion corporelle, et rien n’e se produisit contre sa volontй, qui йtait trиs parfaitement conforme а la volontй divine. Il n’y eut donc pas de tristesse ou de douleur dans la raison supйrieure du Christ.

 

[Le rйpondant] disait que la raison supйrieure, comme raison, voulait la passion du corps, mais non comme nature. En sens contraire : la raison est la mкme puissance, considйrйe comme raison et considйrйe comme nature : en effet, une considйration diffйrente ne fait pas varier la substance de la rйalitй. Si donc la raison supйrieure voulait une chose comme raison et ne la voulait pas comme nature, la mкme puissance, au mкme instant, voulait tout ensemble une chose et ne la voulait pas ; ce qui est impossible.

 

Selon le Philosophe, aucune tristesse n’est opposйe ou contraire а la dйlectation qui est dans la considйration. Or la dйlectation de la raison supйrieure a lieu lorsqu’elle contemple les rйalitйs йternelles. Il ne peut donc y avoir en elle aucune douleur ou tristesse. En effet, cette tristesse ou cette douleur s’opposerait а la dйlectation contemplative. Et ainsi, il n’y eut pas de passion de douleur ni de tristesse dans l’вme du Christ quant а la raison supйrieure.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 87, 4 : « mon вme est remplie de maux » ; la Glose : « non de vices, mais de douleurs ». La douleur fut donc en n’importe quelle partie de l’вme du Christ ; et ainsi, elle fut dans la raison supйrieure.

 

La satisfaction correspond а la faute. Or le Christ, dans sa Passion, a satisfait pour la faute du premier homme. Puis donc que cette faute parvint jusqu’а la raison supйrieure, la Passion du Christ dut atteindre, elle aussi, la raison supйrieure.

 

Comme dit la Glose а propos de « mon вme est remplie de maux », l’вme, en souffrant, compatit au corps auquel elle est unie. Or la raison comme raison implique un rapport au corps : la preuve en est que pour les anges, qui n’ont pas de corps qui leur soit naturellement uni, nous ne disons pas « raison », mais « intelligence », tandis que pour les вmes unies aux corps, nous disons « raison ». C’est donc dans la raison supйrieure en tant que raison qu’il y eut la douleur de la Passion du Christ.

 

Toute l’вme, suivant saint Augustin, est dans tout le corps. N’importe laquelle de ses parties est donc unie au corps. Or la raison supйrieure, comme raison, est une certaine partie de l’вme. Elle est donc unie au corps ; et ainsi, par la douleur, elle compatit au corps souffrant.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit, il y a deux passions qui font subir l’вme par accident : l’une corporelle, qui commence par le corps et a son terme dans l’вme en tant qu’elle est unie au corps ; l’autre est la passion animale, qui a pour cause que l’вme apprйhende une chose par laquelle est mы l’appйtit, dont le mouvement est suivi d’une certaine transmutation corporelle.

 

Si donc nous parlons de la premiиre passion, а laquelle se rattache la douleur, il faut dire, suivant saint Augustin, que la douleur de la Passion du Christ fut d’une certaine faзon dans sa raison supйrieure, et d’une autre faзon non. En effet, il y a deux choses dans la douleur : la blessure, et la perception expйrimentale de la blessure. La blessure est principalement dans le corps, mais consйquemment dans l’вme en tant qu’elle est unie au corps. Or l’вme est unie au corps par son essence ; et dans l’essence de l’вme toutes les puissances sont enracinйes ; par consйquent, dans le Christ, cette blessure concernait l’вme et toutes ses parties, la raison supйrieure aussi, en tant qu’elle est fondйe dans l’essence de l’вme ; par contre, la perception expйrimentale de la blessure concerne le seul sens du toucher, comme on l’a dйjа dit.

 

Si nous parlons de la passion animale, la tristesse, qui est proprement une passion animale, ne peut exister que dans la partie de l’вme par l’objet de laquelle la tristesse se produit, et elle se produit par l’apprйhension et l’appйtit de cet objet. Or aucune forme de tristesse ne pouvait survenir dans l’вme du Christ par l’objet de la raison supйrieure, c’est-а-dire du cфtй des rйalitйs йternelles dont elles jouissait trиs parfaitement ; voilа pourquoi la tristesse animale ne put exister dans la raison supйrieure de l’вme du Christ.

 

Dans le Christ, donc, en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, la raison supйrieure souffrait de la douleur corporelle ; mais elle ne souffrait pas de la tristesse animale, puisque par son acte propre elle se rapportait а la contemplation des rйalitйs йternelles.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’homme est perturbй et menй par la passion, lorsque la raison, dans son opйration propre, suit les inclinations de la passion en consentant et en йlisant ; or la douleur corporelle n’atteignit pas la raison supйrieure de l’вme du Christ en transmuant sa propre raison, mais seulement en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Bien que la douleur ne fыt pas dans la raison supйrieure de l’вme du Christ si on la rapporte а son objet propre, elle fut cependant en elle si on la rapporte а sa racine propre, qui est l’essence de l’вme.

 

La puissance peut кtre l’acte du corps de deux faзons. D’abord en tant qu’elle est une certaine puissance ; et dans ce cas on dit qu’elle est l’acte du corps, en tant qu’elle dйtermine formellement un organe corporel pour qu’il exйcute son acte propre, comme la puissance visuelle perfectionne l’њil pour qu’il accomplisse l’acte de la vision ; et ce n’est pas ainsi que l’intelligence est l’acte du corps. Ensuite, du point de vue de l’essence en laquelle elle est fondйe ; et dans ce cas, tant l’intelligence que les autres puissances sont unies au corps comme une forme, en tant qu’elles sont dans l’вme, qui est par son essence la forme du corps.

 

Cette objection est probante du point de vue de la puissance, mais non en tant que celle-ci est enracinйe dans l’essence de l’вme.

 

Saint Jean Damascиne parle de la passion animale ; et cette passion est dans l’appйtitive sensitive comme en son sujet propre, mais elle est dans l’apprйhensive quasi causalement, en tant que c’est par l’objet apprйhendй que le mouvement de passion s’йlиve dans l’appйtitive. Or il y a aussi dans l’appйtit supйrieur des opйrations semblables aux passions de l’appйtit infйrieur, et cette ressemblance explique pourquoi les noms des passions sont parfois attribuйs aux anges et а Dieu, comme dit saint Augustin au neuviиme livre de la Citй de Dieu. Et de cette faзon, on dit parfois que la tristesse est dans la raison supйrieure, quant а l’apprйhensive et а l’appйtitive. Cependant, ce n’est pas ainsi que nous disons que la douleur fut dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, comme on l’a dit.

 

Cette objection prouve qu’il n’y eut pas de douleur dans la raison supйrieure, si on la rapporte а son objet par son opйration propre ; ainsi, en effet, rien ne se produisit sans qu’elle le voulыt.

 

La distinction entre la raison comme raison et la raison comme nature peut кtre comprise de deux faзons.

 

De la premiиre faзon, la raison « comme nature » est appelйe raison en tant qu’elle appartient а la nature de la crйature rationnelle, c’est-а-dire que, йtant fondйe dans l’essence de l’вme, elle donne au corps l’кtre naturel ; mais on parle de la raison « comme raison » d’aprиs ce qui est le propre de la raison en tant qu’elle est raison, et c’est son acte, car les puissances se dйfinissent par les actes. Ainsi, parce que la douleur n’est pas dans la raison supйrieure en tant qu’elle se rapporte а son objet par son acte propre mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme, on dit que la raison supйrieure subissait la douleur comme nature, et non comme raison. Et il en va de mкme pour la vue, qui est fondйe sur le toucher en tant que l’organe de la vue est un organe du toucher ; la vue peut donc subir une blessure de deux faзons : d’abord par son acte propre, comme lorsque la vue est йmoussйe par une lumiиre trиs forte, et c’est la souffrance de la vue comme vue ; ensuite en tant qu’elle est fondйe dans le toucher, comme lorsque l’њil est piquй ou qu’il est dissous par quelque chaleur ; et cela n’est pas la souffrance de la vue comme vue, mais en tant qu’elle est un certain toucher.

 

La distinction susdite peut кtre comprise autrement : nous disons alors que la raison est comprise comme nature, en tant que la raison se rapporte aux choses qu’elle connaоt ou recherche naturellement ; mais nous disons qu’elle est comprise comme raison, en tant qu’elle est ordonnйe а connaоtre ou rechercher quelque chose par une certaine confrontation, йtant donnй que le propre de la raison est de confronter. Or il est des choses qui, considйrйes en elles-mкmes, sont а йviter, mais sont recherchйes en relation а autre chose : par exemple, la faim et la soif, considйrйes en elles-mкmes, sont а йviter, mais, si on les considиre comme utiles au salut de l’вme ou du corps, alors on les recherche. Et ainsi, la raison comme raison se rйjouit а leur sujet, tandis que la raison comme nature s’attriste а cause d’elles. Ainsi йgalement, la passion corporelle du Christ considйrйe en soi йtait а йviter : c’est pourquoi la raison comme nature s’en attristait et ne la voulait pas ; mais en tant qu’elle йtait ordonnйe au salut du genre humain, alors elle йtait bonne et objet d’appйtit ; et ainsi, la raison comme raison la voulait et en retirait une joie.

 

Cependant on ne peut rapporter cela а la raison supйrieure, mais seulement а l’infйrieure, qui tend vers les choses qui appartiennent au corps comme vers un objet propre, et c’est pourquoi elle peut se porter vers les passions du corps et dans l’absolu, et avec confrontation. Mais la raison supйrieure ne tend pas vers les choses qui appartiennent au corps comme vers des objets : en effet, elle ne tend ainsi que vers les rйalitйs йternelles ; elle regarde vers les rйalitйs corporelles en jugeant d’elles par les raisons йternelles, vers lesquelles elle tend non seulement pour les voir mais aussi pour les consulter. Et ainsi la raison supйrieure, dans le Christ, ne regardait vers la passion du corps qu’en relation aux raisons йternelles, qui le faisaient se rйjouir de sa Passion en tant qu’elle йtait agrйable а Dieu. Par consйquent, en aucune faзon la tristesse ou la douleur n’avait de place dans la raison supйrieure du point de vue de son opйration propre.

 

Et il n’est pas aberrant que la mкme puissance veuille en relation а autre chose cela mкme qu’elle ne veut pas en soi : car il peut se faire que ce qui n’est pas bon en soi reзoive une certaine bontй de sa relation а autre chose ; quoique cela n’ait pas lieu chez le Christ dans la raison supйrieure relativement а la passion du corps, а laquelle elle n’est ordonnйe que comme а un objet voulu, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

La considйration peut causer de la dйlectation de deux faзons. D’abord du cфtй de l’opйration qu’est la considйration ; et ainsi, aucune tristesse n’est opposйe ou contraire а la dйlectation qui est dans la considйration, car cette considйration qui est cause de dйlectation n’a pas de considйration contraire qui serait cause de tristesse : en effet, toute considйration est dйlectable. Mais il n’en va pas de mкme du cфtй du sens, car et la tristesse et la douleur surviennent par les opйrations des sens ; ainsi, nous nous dйlectons du toucher de ce qui convient, mais nous souffrons du toucher de ce qui est nuisible. Ensuite, la considйration cause de la dйlectation du cфtй de l’objet considйrй, c’est-а-dire en tant qu’une chose est considйrйe comme bonne ou comme mauvaise. Et ainsi, de la considйration peuvent survenir la dйlectation et la tristesse contraire ; car dans ce cas, le fait mкme de ne pas penser cause aussi de la tristesse, en tant qu’il est considйrй comme un certain mal, alors qu’en soi il ne cause que la nйgation de la dйlectation. Cependant, ce n’est pas de cette faзon que nous disons que la douleur est dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, mais en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La Glose ne dit pas que l’вme du Christ soit remplie de tristesse, mais qu’elle est remplie de douleurs, en tant qu’elle compatit au corps. Et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la passion de douleur concerne la raison supйrieure, si ce n’est en tant qu’elle est dans l’essence de l’вme ; car ainsi, elle est unie au corps.

 

La Passion du Christ n’йtait satisfactoire que dans la mesure oщ elle fut reзue volontairement et par charitй ; et ainsi, il n’est pas nйcessaire que la douleur soit dans la partie supйrieure de la raison du Christ du point de vue de son opйration propre, comme la faute fut en Adam par l’opйration de sa raison supйrieure : car le mouvement mкme de charitй de celui qui souffre, mouvement qui est dans la partie supйrieure de sa raison, correspond, dans la satisfaction, а ce qui dans la faute dйpendit de la raison supйrieure.

 

Deux choses sont comprises dans la raison, а savoir : une certaine participation а la puissance intellectuelle, et en outre un obscurcissement ou une imperfection. L’imperfection de la puissance intellectuelle accompagne donc l’вme parce qu’elle peut кtre unie au corps, tandis que la puissance intellectuelle est en elle parce qu’elle n’est pas abaissйe sous le corps comme les formes matйrielles. Aussi, puisque l’opйration de la raison est dans l’вme en tant qu’elle participe а la puissance intellectuelle, une telle opйration n’est pas exercйe par l’intermйdiaire du corps.

 

La raison comme raison ne dйsigne pas une puissance distincte de la raison comme nature, mais dйsigne un certaine faзon de considйrer la puissance elle-mкme. Or, bien que quelque puissance de l’вme, suivant une certaine faзon de la considйrer, ne soit pas concernйe par la passion, il n’est cependant pas exclu que toute l’вme souffre.

Article 10 : La douleur de la Passion, qui йtait dans la raison supйrieure du Christ, empкchait-elle la joie de la fruition, et vice versa ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La bйatitude est plus proprement dans l’вme que dans le corps. Or le corps ne peut кtre appelй bienheureux ou glorieux en mкme temps qu’il souffre, car l’impassibilitй appartient а la gloire du corps. Il ne put donc y avoir non plus, dans la raison supйrieure du Christ, en mкme temps la passion de douleur et la joie de la fruition.

 

Le Philosophe dit au septiиme livre de l’Йthique que n’importe quelle dйlectation chasse la tristesse contraire, et que si elle est vйhйmente, elle chasse toute tristesse. Or la dйlectation dont la raison supйrieure de l’вme du Christ jouissait par la divinitй, fut trиs vйhйmente. Elle a donc chassй du Christ toute tristesse et toute douleur.

 

La raison supйrieure contemple plus clairement que saint Paul dans son ravissement. Or l’вme de saint Paul, par la contemplation du vrai, fut abstraite du corps non seulement quant а l’opйration de la raison, mais aussi quant aux opйrations sensitives. Le Christ n’a donc pas non plus йprouvй de douleur, ni quant а la raison ni quant au sens.

 

D’une cause forte s’ensuit un effet fort. Or l’opйration de l’вme est cause de changement corporel : par exemple, il est йvident que l’imagination des choses effrayantes ou dйlectables dispose le corps au froid ou а la chaleur. Puis donc qu’il y eut dans l’вme, quant а la raison supйrieure, une joie trиs vйhйmente, il semble que le corps fut transmuй par cette joie. Et ainsi, la douleur ne put exister ni dans le corps, ni dans la raison supйrieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

La vision de Dieu dans son essence est plus efficace que la vision de Dieu dans une crйature assujettie. Or la vision en laquelle Moпse vit Dieu dans une crйature assujettie, fit qu’il ne fut pas affligй par la faim quand il jeыna quarante jours. Donc а bien plus forte raison la vision de Dieu dans son essence, qui convenait au Christ quant а la raison supйrieure, a-t-elle йloignй toute affliction corporelle ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Ce qui est en un sommet, d’oщ il peut nйanmoins se retirer, ne subit aucun mйlange du contraire ; ainsi la chaleur du feu, qui est en un sommet, ne subit aucun mйlange de froid, encore que cette chaleur soit transmuable. Or la joie de la fruition fut dans la raison supйrieure en un sommet et immuablement. Il n’y eut donc lа aucun mйlange de douleur.

 

 L’homme est bйatifiй et en son вme, et en son corps. Or il a perdu les deux bйatitudes par le pйchй. Mais dans le Christ, la nature humaine a йtй rendue а la bйatitude de l’вme, qui consiste en ce que la raison supйrieure jouissait de la divinitй. Donc а bien plus forte raison a-t-elle йtй rendue а la bйatitude du corps, qui est moindre. Et ainsi, il n’y eut pas non plus de douleur en lui quant au corps ; ni, par consйquent, dans la raison supйrieure en tant qu’elle est unie au corps.

 

De mкme que l’вme du Christ est unie au Verbe, de mкme aussi sa chair. Or, si sa chair avait йtй glorifiйe par l’union au Verbe, aucune douleur n’aurait pu exister en elle. Puis donc que la raison supйrieure fut bйatifiйe par l’union au Verbe, aucune douleur ne pouvait exister en elle.

 

 Selon saint Augustin au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral, la joie et la douleur sont dans l’вme par leur essence. Or la joie et la douleur sont contraires. Puis donc que des contraires ne peuvent кtre dans le mкme quant а l’essence, il semble qu’il n’ait pu y avoir dans la partie supйrieure de la raison en mкme temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

10° La douleur s’ensuit de l’apprйhension du nuisible, la joie, de l’apprйhension du convenant. Or il n’est pas possible d’apprйhender en mкme temps le nuisible et le convenant, car on ne peut penser que ce qui est un, suivant le Philosophe. Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure en mкme temps la douleur et la joie.

 

11° La raison a un plus grand pouvoir sur la sensualitй dans la nature intиgre que la sensualitй n’en a sur la raison dans la nature corrompue. Or, dans la nature corrompue, la sensualitй entraоne aprиs soi la raison. Donc а bien plus forte raison dans le Christ, en qui la nature humaine fut intиgre, la raison entraоnait-elle aprиs soi la sensualitй. Or toute la sensualitй participait а la joie de la fruition, qui йtait dans la raison : d’oщ il ressort que l’вme du Christ йtait totalement dйpourvue de douleur.

 

12° L’infirmitй contractйe est plus grande que l’infirmitй assumйe ; et semblablement, l’union dans la Personne est supйrieure а l’union par la grвce. Or, dans les trois enfants, qui avaient l’infirmitй contractйe, l’union а Dieu par la grвce garda leurs corps impassibles а l’йgard de la blessure du feu. Donc а bien plus forte raison dans le Christ, qui n’eut que l’infirmitй assumйe, l’union dans la Personne du Verbe de Dieu et la fruition de celui-ci conservиrent-elles la raison exempte de la douleur de la Passion.

 

13° La joie de la fruition, dans la raison supйrieure, vient de ce que celle-ci est tournйe vers Dieu, tandis que la douleur de la Passion vient de ce qu’elle est tournйe vers le corps. Or la raison, йtant simple, ne peut en mкme temps se tourner vers Dieu et vers le corps, car ce qui est simple est entiиrement tournй vers ce vers quoi il est tournй. Il ne put donc y avoir dans la raison supйrieure du Christ en mкme temps la joie de la fruition et la douleur de la Passion.

 

14° [Le rйpondant] disait qu’il y eut deux йtats dans le Christ : l’йtat de voie et l’йtat de saisie ; et suivant ces deux йtats, il put y avoir ainsi en lui la joie de la fruition et la douleur de la Passion. En sens contraire : le double йtat du Christ n’фte pas la contrariйtй qui existe entre la joie et la douleur, et ne diversifie pas le sujet de la joie et de la douleur. Or des contraires ne peuvent pas exister dans le mкme sujet. Le double йtat du Christ ne fait donc pas qu’il puisse y avoir en lui, quant а la raison supйrieure, en mкme temps la douleur et la joie.

 

15° Les йtats de voie et de saisie, ou bien sont contraires, ou bien ne le sont pas. S’ils sont contraires, alors ils ne peuvent кtre en mкme temps dans le Christ. Et s’ils ne sont pas contraires, alors, puisque les contraires ont des causes contraires, il semble que le double йtat ne puisse pas кtre une cause pour qu’il y ait dans le Christ en mкme temps la joie et la douleur, qui sont contraires.

 

16° Lorsqu’une puissance est tendue vers son acte, l’autre puissance est retirйe du sien. Donc а bien plus forte raison, lorsqu’une puissance est tendue vers un acte, elle-mкme se retire d’un autre acte. Or il y eut dans la raison supйrieure une joie intense. Elle йtait donc par lа entiиrement retirйe de la douleur.

 

17° [Le rйpondant] disait que la douleur йtait matйrielle relativement а la joie ; par consйquent, la joie n’йtait pas empкchйe par la douleur. En sens contraire : la douleur provenait de la passion du corps, la joie provenait de la vision de Dieu. La douleur de la Passion n’йtait donc pas matйrielle relativement а la joie de la fruition ; et ainsi, la douleur et la joie ne purent coexister dans la raison supйrieure du Christ.

 

 

En sens contraire :

 

Les effets sont а proportion des causes. Or l’union de l’вme du Christ au corps йtait cause de douleur, tandis que son union а la divinitй йtait cause de joie. Mais ces deux unions ne s’empкchent pas ; il y eut donc dans le Christ en mкme temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

Le Christ fut dans le mкme instant vйritablement dans l’йtat de voie et vйritablement dans l’йtat de saisie. Il eut donc ce qui relиve de l’йtat de voie et de l’йtat de saisie. Or il appartient а l’йtat de saisie de se rйjouir intensйment de la fruition divine, et а l’йtat de voie de sentir les douleurs corporelles. Il y eut donc dans le Christ en mкme temps la douleur de la Passion et la joie de la fruition.

 

 

Rйponse :

 

Dans le Christ, les deux choses en question, а savoir la joie de la fruition et la douleur de la passion corporelle, ne se sont nullement empкchйes.

 

Et pour le voir clairement, il faut savoir que, dans l’ordre de la nature, а cause de la liaison des puissances de l’вme dans l’unique essence, et de l’вme et du corps dans l’кtre unique du composй, les puissances supйrieures et infйrieures, et aussi le corps, font dйriver les uns sur les autres ce qui surabonde en l’un d’eux ; et de lа vient que le corps est transmuй selon le chaud et le froid par l’apprйhension de l’вme, et parfois jusqu’а la santй et la maladie, et jusqu’а la mort : il arrive en effet que l’on encoure la mort а cause de la joie, de la tristesse ou de l’amour. Et de lа vient qu’il se fait un rejaillissement de la gloire mкme de l’вme sur le corps qui doit кtre glorifiй, comme le montre clairement une prйcйdente citation de saint Augustin. Et semblablement, а l’inverse, la transmutation du corps rejaillit sur l’вme ; en effet, l’вme unie au corps imite ses tempйraments quant а la folie, la docilitй et les autres choses de ce genre, comme il est dit au livre des Six Principes. De mкme, il se fait un rejaillissement des puissances supйrieures sur les infйrieures, puisqu’un mouvement intense de la volontй est suivi d’une passion dans l’appйtit sensitif, et que par une contemplation intense les puissances animales sont retirйes de leurs actes ou empкchйes de les exercer. Et а l’inverse, il se fait un rejaillissement des puissances infйrieures sur les supйrieures, comme lorsque, par la vйhйmence des passions qui existent dans l’appйtit sensitif, la raison est entйnйbrйe au point de juger comme bon au plein sens du terme ce а quoi l’homme est affectй par la passion.

 

Mais il en va autrement dans le Christ. Car, а cause de la puissance divine du Verbe, l’ordre de la nature йtait soumis а sa volontй ; il pouvait donc advenir que le rejaillissement susdit — soit de l’вme sur le corps et vice versa, soit des puissances supйrieures sur les infйrieures et vice versa — ne se produise pas, la puissance du Verbe faisant cela afin que la vйritй de la nature humaine fыt attestйe quant а chacune de ses parties, et que le mystиre de notre rйparation s’accomplоt convenablement en tout point. C’est pourquoi saint Jean Damascиne dit au troisiиme livre : « Il йtait poussй selon sa nature par le Verbe qui, dans son йconomie, voulait et permettait qu’il souffrоt et fоt tout ce qui lui est propre, pour qu’on ait foi en la vйritй par toutes les њuvres de sa nature. »

 

Ainsi donc, on voit clairement que, puisqu’il y avait une joie souveraine dans la raison supйrieure en tant que l’вme jouissait de Dieu par son opйration, cette joie demeurait elle-mкme dans la raison supйrieure et ne dйcoulait pas sur les puissances infйrieures de l’вme, ni sur le corps, sinon aucune douleur ni passion n’eыt pu exister en lui. Et ainsi, l’effet de la fruition ne parvint pas а l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ni en tant qu’elle est la racine des puissances infйrieures ; car dans ce cas, cet effet serait parvenu aussi au corps et aux puissances infйrieures, comme cela se produit chez les bienheureux aprиs la rйsurrection. De mкme, а l’inverse, parce que la douleur venait de la blessure du corps dans le corps lui-mкme et dans l’essence de l’вme en tant qu’elle est la forme du corps, ainsi que dans les puissances infйrieures, elle ne pouvait pas atteindre la raison supйrieure en tant qu’elle se tourne vers Dieu par son acte, ce qui aurait en quelque sorte empкchй cette conversion.

 

Il reste donc que la douleur elle-mкme atteignait la raison supйrieure en tant qu’elle est enracinйe dans l’essence de l’вme ; et la joie souveraine йtait en elle en tant qu’elle jouissait de Dieu par son acte. Et ainsi, cette joie convenait par soi а la raison supйrieure, car c’йtait par l’acte propre de celle-ci ; tandis que la douleur lui convenait comme par accident, car c’йtait а cause de l’essence de l’вme, en laquelle elle est fondйe.

 

 

Rйponse aux objections :

 

De mкme que Dieu est le bien et la vie de l’вme, de mкme l’вme est le bien et la vie du corps ; mais il n’est pas vrai, а l’inverse, que le corps soit le bien de l’вme. Or la passibilitй est un certain empкchement ou une nuisance touchant l’union de l’вme et du corps. Voilа pourquoi le corps ne peut кtre bienheureux а sa faзon en йtant passible, c’est-а-dire en ayant un empкchement concernant la participation de son bien ; c’est pourquoi l’impassibilitй appartient а la gloire du corps. Mais la bйatitude de l’вme consiste tout entiиre dans la fruition de son bien, qui est Dieu ; par consйquent, l’вme qui jouit de Dieu est parfaitement bienheureuse, mкme s’il advenait qu’elle fыt passible du cфtй oщ elle est unie au corps, comme ce fut le cas pour le Christ.

 

Qu’une joie vйhйmente chasse toute tristesse mкme non contraire, se produit par un rejaillissement des puissances l’une sur l’autre, rejaillissement qui n’exista pas dans le Christ, comme on l’a dit ; et c’est pour cette raison que les puissances infйrieures de saint Paul lui-mкme, par la vйhйmence de la contemplation, furent abstraites de leurs actes.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Et c’est aussi pour cette raison qu’il se produit un changement dans le corps par l’opйration de l’вme ; d’oщ apparaоt clairement la solution au quatriиme argument.

 

De lа vient que Moпse, grвce а la contemplation, n’йtait aucunement ou йtait moins affligй par la faim et la soif, bien qu’il vоt Dieu dans une crйature assujettie ; et ainsi, la solution au cinquiиme argument est йvidente.

 

Dans le Christ, aucun mйlange ne se fit entre la joie et la douleur. Car la joie fut dans la raison supйrieure du cфtй par lequel elle est le principe de son acte : c’est ainsi en effet qu’elle jouissait de Dieu ; tandis que la douleur йtait en elle seulement parce que la blessure du corps l’atteignait en tant qu’acte du corps, par l’intermйdiaire de l’essence en laquelle elle йtait enracinйe, en sorte que cependant l’acte de la raison supйrieure n’йtait nullement empкchй ; et par consйquent, il y avait а la fois une pure joie et une pure douleur, et ainsi l’une et l’autre en un sommet.

 

 Par une certaine йconomie, il advint que la gloire de l’вme, mais non celle du corps, fut confйrйe au Christ au premier temps de sa conception, afin que par la gloire de l’вme il communiquвt avec Dieu, et que par la passibilitй du corps il nous fыt semblable ; et qu’ainsi il fыt un mйdiateur convenable entre Dieu et les hommes, nous conduisant а la gloire et offrant sa Passion а Dieu de notre part, suivant ce passage de Hйbr. 2, 10 : « Il йtait bien digne de celui qui voulait conduire а la gloire un grand nombre de fils, qu’il fыt rendu parfait par la souffrance. »

 

L’вme du Christ fut unie au Verbe de deux faзons : d’abord par l’acte de fruition, et cette union la rendit bienheureuse ; ensuite par l’union [dans la Personne], et par celle-ci elle n’eut pas la bйatitude mais elle eut d’кtre l’вme de Dieu. Or, dans le cas oщ l’вme aurait йtй assumйe dans l’unitй de la Personne sans la fruition, elle n’aurait pas йtй bienheureuse а proprement parler : car Dieu lui-mкme n’est bienheureux que parce qu’il jouit de lui-mкme. Si donc le corps du Christ est glorieux, ce n’est pas par le fait mкme qu’il a йtй assumй par le Fils de Dieu dans l’unitй de la Personne, mais seulement parce que la gloire est descendue de l’вme en lui ; et assurйment, il n’йtait pas glorieux avant la Passion.

 

 Que des contraires soient par soi dans le mкme, est impossible ; cependant, il arrive que des mouvements contraires soient dans le mкme, en sorte que l’un des mouvements lui convienne par soi, et l’autre par accident ; comme lorsque quelqu’un, marchant sur un navire, se porte au contraire de ce vers quoi le navire se meut. Ainsi, la joie йtait par soi dans la raison supйrieure de l’вme du Christ, car c’йtait par un acte propre, tandis que la douleur y йtait par accident, car c’йtait par la souffrance du corps. Ou bien l’on peut dire que cette joie et cette douleur n’йtaient pas contraires, puisqu’elles ne portaient pas sur la mкme chose.

 

10° L’intelligence ne peut penser en mкme temps au moyen de diffйrentes espиces ; mais elle peut, par une seule espиce, penser en mкme temps plusieurs choses, ou penser en quelque autre faзon plusieurs choses comme une. Et ainsi, l’intelligence de l’вme du Christ et celle de n’importe quel bienheureux pensent de nombreuses choses en mкme temps, en tant que, voyant l’essence divine, elles connaissent les autres choses. Cependant, supposй que l’вme du Christ ne puisse penser qu’une seule chose а la fois, cela n’empкche pas qu’il puisse en mкme temps penser une chose et en sentir une autre par un sens corporel. Et de ces deux objets apprйhendйs s’ensuivait dans l’вme du Christ la joie de la fruition par la vision de Dieu, et la douleur de la Passion par la sensation de ce qui nuit. Supposй en outre qu’il ne puisse pas en mкme temps penser une chose et en sentir ou en imaginer une autre, les appйtits supйrieur et infйrieur pourraient cependant кtre affectйs de faзons diffйrentes par cette chose pensйe, en sorte que le supйrieur se rйjouirait et l’infйrieur craindrait ou souffrirait ; comme cela se passe en celui qui espиre obtenir la santй par quelque mйdication effrayante : car la mйdication elle-mкme, considйrйe comme salutaire par la raison, produit la joie dans la volontй, mais amиne la crainte dans l’appйtit infйrieur en raison de son caractиre effrayant.

 

11° Cet argument vaut pour le cours ordinaire des choses. Mais il йtait particulier au Christ qu’il n’y eыt pas de rejaillissement d’une puissance sur l’autre.

 

12° Le corps des enfants ne fut pas rendu impassible dans la fournaise, mais par la puissance divine il advint miraculeusement que des corps qui йtaient passibles ne soient pas blessйs par le feu, comme il aurait pu se faire par la puissance divine que ni l’вme du Christ ni le corps ne subissent rien. Mais on a dit pourquoi cela ne se fit pas.

 

13° La conversion d’une puissance vers une chose a lieu par un acte de cette puissance ; et ainsi, la joie fut dans la raison supйrieure par une conversion а Dieu, vers lequel elle йtait totalement tournйe ; tandis que la douleur fut dans la raison supйrieure par l’inhйsion de celle-ci ou son adhйrence а l’essence de l’вme comme а sa racine.

 

14° L’йtat de voie est un йtat d’imperfection, alors que l’йtat de saisie est un йtat de perfection. Le Christ fut donc dans l’йtat de voie dans la mesure oщ il portait un corps passible, et de mкme pour l’вme ; mais il йtait dans l’йtat de saisie, dans la mesure oщ il jouissait parfaitement de Dieu par l’acte de la raison supйrieure. Et assurйment, cela pouvait exister dans le Christ, parce que le rejaillissement mutuel йtait empкchй par la puissance divine, comme on l’a dit ; et c’est aussi pour cette raison que la joie et la tristesse pouvaient coexister en lui. Et si l’on dit que ces deux choses йtaient en lui suivant les deux йtats, c’est parce qu’avoir les deux йtats et subir en mкme temps la douleur et la joie procйdaient de la mкme cause.

 

15° Bien que l’йtat de voie et celui de saisie soient quasiment contraires, cependant ils pouvaient coexister dans le Christ, non sous le mкme aspect, mais а divers points de vue. Car l’йtat de saisie йtait en lui en tant qu’il adhйrait а Dieu par la fruition quant а la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie йtait en lui en tant que, par une union naturelle, l’вme йtait unie au corps passible et la raison supйrieure а l’вme elle-mкme : de sorte que l’йtat de saisie relevait de l’acte de la raison supйrieure, tandis que l’йtat de voie relevait du corps passible et de ce qui s’ensuit.

 

16° Il y eut ceci de particulier dans le Christ, pour la raison dйjа йnoncйe, que, si fort qu’une puissance tendоt vers son acte, l’autre n’йtait pas retirйe de son acte, et jusqu’а un certain point n’йtait pas empкchйe. Et ainsi, la joie de la raison supйrieure n’йtait empкchйe ni par la douleur qui йtait dans le sens par l’acte du sens, ni par la douleur en tant qu’elle йtait dans la raison supйrieure : car cette douleur n’йtait pas en elle par son acte, mais l’atteignait en quelque faзon en tant qu’elle йtait fondйe dans l’essence de l’вme.

 

17° De mкme que la connaissance bienheureuse porte principalement sur l’essence divine, et secondairement sur les choses qui sont connues dans l’essence divine, de mкme l’amour et la joie des bienheureux portent principalement sur Dieu, et secondairement sur les choses dont ils se rйjouissent а cause de Dieu. Et ainsi, d’une certaine faзon, la douleur de la Passion pouvait кtre matйrielle relativement а la joie de la fruition : en effet, cette joie portait principalement sur Dieu, secondairement sur les choses qui йtaient agrйables а Dieu ; et ainsi, elle portait sur la douleur, en tant qu’elle йtait acceptйe par Dieu, йtant ordonnйe au salut du genre humain.

Question 27 : [La grвce]

 

Introduction

 

Article 1 : La grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ?

Article 2 : La grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ?

Article 3 : Une crйature peut-elle кtre cause de grвce ?

Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ?

Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ?

Article 6 : La grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ?

Article 7 : La grвce est-elle dans les sacrements ?

 

 

Article 1 : La grвce est-elle une chose positivement crййe dans l’вme ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Selon saint Augustin, de mкme que l’вme est la vie du corps, de mкme Dieu est la vie de l’вme. Or l’вme est la vie du corps sans la mйdiation d’aucune autre forme. Il en va donc de mкme pour Dieu et l’вme ; et ainsi, la vie donnйe par grвce ne l’est pas par une forme crййe existant dans l’вme.

 

La grвce sanctifiante, dont nous parlons, ne semble pas кtre autre chose que ce par quoi l’homme est agrйable а Dieu. Or on dit que l’homme est agrйable а Dieu en ce sens qu’il est agrйй par Dieu. Or « agrйй » se dit de quelqu’un d’aprиs l’agrйment de Dieu, agrйment qui est assurйment en Dieu ; tout comme quelqu’un est dit agrйable а l’homme, non d’aprиs quelque chose qui serait dans l’agrйй, mais d’aprиs l’agrйment qui est dans celui qui agrйe. La grвce ne pose donc rien dans l’homme, mais seulement en Dieu.

 

Nous approchons plus de Dieu par l’кtre spirituel de la grвce que par l’кtre naturel. Or Dieu a fait en nous l’кtre naturel sans la mйdiation d’aucune autre cause, car il nous a crййs immйdiatement. Il fait donc aussi en nous l’кtre spirituel sans la mйdiation de rien d’autre ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La grвce est une certaine santй de l’вme. Or la santй ne semble rien poser d’autre, en l’homme sain, que les humeurs йgales elles-mкmes. La grвce non plus ne pose donc pas de forme dans l’вme, mais prйsuppose des puissances de l’вme rendues йgales par l’йgalitй de la justice.

 

La grвce ne semble pas кtre autre chose qu’une certaine libйralitй : donner gratuitement semble en effet кtre la mкme chose que donner libйralement. Or la libйralitй n’est pas en celui qui reзoit, mais en celui qui donne. La grвce est donc, elle aussi, en Dieu qui nous donne ses biens, non en nous.

 

Aucune crйature n’est plus noble que l’вme du Christ. Or la grвce est plus noble, car par elle l’вme du Christ est ennoblie. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй dans l’вme.

 

 La grвce est а la volontй ce que la vйritй est а l’intelligence. Or il y a une seule vйritй que toutes les intelligences saisissent, selon Anselme. Il y a donc une seule grвce par laquelle toutes les volontйs sont perfectionnйes. Or nulle chose crййe unique ne peut кtre en plusieurs. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй.

 

Rien n’est dans un genre s’il n’est composй. Or la grвce n’est pas composйe, mais elle est une forme simple. Elle n’est donc pas dans un genre. Or toute chose crййe est en quelque genre. La grвce n’est donc pas quelque chose de crйй.

 

 Si la grвce est quelque chose dans l’вme, elle ne semble кtre qu’un habitus. En effet, trois choses sont dans l’вme, suivant le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique : la puissance, l’habitus et la passion. Or la grвce n’est pas une puissance, car alors elle serait naturelle ; elle n’est pas non plus une passion, car alors elle regarderait principalement la partie irrationnelle ; mais en outre elle n’est pas un habitus, car l’habitus est une qualitй difficilement mobile, suivant le Philosophe dans les Catйgories, tandis que la grвce s’йloigne trиs facilement, puisque par un seul acte de pйchй mortel. La grвce n’est donc pas quelque chose dans l’вme.

 

10° Selon saint Augustin, rien de crйй ne vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu. Or la grвce vient en intermйdiaire entre notre вme et Dieu, car notre вme est unie а Dieu par la grвce. La grвce n’est donc rien de crйй.

 

11° L’homme est plus noble et plus parfait que les autres crйatures. Or rien n’est ajoutй aux autres crйatures, en plus de leurs principes naturels, pour qu’elles soient agrййes par Dieu, et cependant elles sont approuvйes par Dieu, suivant ce passage de Gen. 1, 31 : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles йtaient trиs bonnes. » Donc aux principes naturels de l’homme non plus, rien n’est ajoutй qui le fasse dire agrйable а Dieu ; et ainsi, la grвce n’est pas positivement quelque chose dans l’вme.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de ce passage du Psaume 103, 15 : « Vous lui donnez l’huile pour qu’elle rйpande la joie sur son visage », la Glose dit : « La grвce est un certain йclat de l’вme, qui attire un saint amour. » Or l’йclat est positivement quelque chose dans l’вme, et quelque chose de crйй. Donc la grвce aussi.

 

On dit que Dieu, par la grвce, est dans les saints d’une certaine faзon spйciale au-dessus des autres crйatures. Or on ne dit que Dieu est d’une nouvelle faзon en quelqu’un, qu’en raison d’un effet. La grвce est donc un effet de Dieu dans l’вme.

 

Saint Jean Damascиne dit que la grвce est une dйlectation de l’вme. Or la dйlectation est quelque chose de crйй dans l’вme. Donc la grвce aussi.

 

Toute action a lieu par quelque forme. Or l’action mйritoire a lieu par la grвce. La grвce est donc une forme dans l’вme.

 

 

Rйponse :

 

Le nom de « grвce » a deux acceptions usuelles. D’abord, il dйsigne une chose qui est donnйe gratuitement, comme nous avons coutume de dire : « Je te fais cette grвce. » Ensuite, il dйsigne l’agrйment par lequel quelqu’un est agrйй d’autrui, comme nous disons : « Celui-ci a la grвce du roi », parce qu’il est agrйable au roi. Et ces deux significations ont une relation mutuelle : en effet, une chose n’est donnйe gratuitement que parce que celui а qui elle est donnйe est agrйable en quelque faзon. Ainsi, dans les choses de Dieu йgalement, nous parlons de deux grвces : l’une est appelйe grвce gratuitement donnйe, tels les dons de prophйtie, de sagesse et autres, et ce n’est pas sur elle que porte la prйsente question, car il est avйrй qu’une telle grвce est quelque chose de crйй dans l’вme ; l’autre est appelйe grвce sanctifiante [litt. qui rend agrйable], elle signifie que l’homme est agrйable а Dieu, et c’est d’elle que nous parlons maintenant.

 

Et il est manifeste que cette grвce pose quelque chose en Dieu : elle pose en effet l’acte de la volontй divine agrйant tel homme ; mais avec cela, cette grвce pose-t-elle quelque chose dans l’homme mкme qui est agrйй ? Cela fut douteux pour certains : certains affirmaient qu’une telle grвce n’йtait rien de crйй dans l’вme mais seulement en Dieu. Mais cela ne peut se soutenir : car agrйer quelqu’un, ou l’aimer, ce qui est la mкme chose, n’est pour Dieu rien d’autre que lui vouloir quelque bien. Or Dieu veut pour toutes les crйatures le bien de la nature, et c’est pourquoi l’on dit qu’il aime toutes choses : « Vous aimez tout ce qui est » (Sag. 11, 25) ; et qu’il approuve toutes choses : « Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites » (Gen. 1, 31). Cependant ce n’est pas en raison d’un tel agrйment que nous disons habituellement de quelqu’un qu’il a la grвce de Dieu, mais en tant que Dieu veut pour lui un bien surnaturel, qui est la vie йternelle ; ainsi en Is. 64, 4 : « L’њil n’a point vu, hors vous seul, mon Dieu, ce que vous avez prйparй а ceux qui vous aiment. » C’est pourquoi il est dit en Rom. 6, 23 : « le don gratuit de Dieu, c’est la vie йternelle ». Mais Dieu ne veut pas ce bien pour quelqu’un d’indigne. Or l’homme, par sa nature, n’est pas digne d’un si grand bien, puisqu’il est surnaturel. Voilа pourquoi, par le fait mкme de poser quelqu’un comme agrйable а Dieu relativement а ce bien, on pose qu’il est digne d’un tel bien dйpassant ses principes naturels ; mais, bien sыr, cela ne meut pas la volontй divine а ordonner l’homme а ce bien, c’est plutфt l’inverse : du fait mкme que Dieu, par sa volontй, ordonne quelqu’un а la vie йternelle, il lui octroie quelque chose qui le rende digne de la vie йternelle. Et c’est ce qui est dit en Col. 1, 12 : « [Dieu] qui, en nous йclairant de sa lumiиre, nous a rendus dignes d’avoir part au sort et а l’hйritage des saints. » Et la raison en est que, de mкme que la science de Dieu est cause des rйalitйs, et n’est pas causйe par elles comme notre science, de mкme sa volontй est rйalisatrice du bien, et n’est pas causйe par lui comme notre volontй.

 

Ainsi donc, on dit que l’homme a la grвce de Dieu, non seulement parce qu’il est aimй de Dieu pour la vie йternelle, mais aussi parce qu’il lui est donnй un don par lequel il est digne de la vie йternelle, et ce don s’appelle la grвce sanctifiante. Autrement, en effet, on pourrait dire de celui qui est dans le pйchй mortel qu’il est dans la grвce, si la grвce impliquait seulement l’agrйment divin, puisqu’il arrive qu’un pйcheur soit prйdestinй а avoir la vie йternelle. Ainsi donc, la grвce sanctifiante peut кtre dite « gratuitement donnйe », mais l’inverse n’est pas vrai ; car tout don gratuitement donnй ne nous rend pas dignes de la vie йternelle.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’вme est la cause formelle de la vie corporelle ; aussi vivifie-t-elle le corps sans la mйdiation d’aucune forme. Dieu, lui, vivifie l’вme non pas comme une cause formelle mais comme une cause efficiente, et c’est pourquoi il y a une forme intermйdiaire ; ainsi par exemple, le peintre rend le mur blanc de maniиre efficiente, par l’intermйdiaire de la blancheur, tandis que la blancheur le rend blanc sans l’intermйdiaire d’aucune forme, parce qu’elle rend blanc formellement.

 

L’agrйment qui est dans la volontй divine relativement au bien йternel, produit elle-mкme dans l’homme agrйй une chose qui le rende digne d’obtenir ce bien ; ce qui n’a pas lieu dans l’agrйment humain. Et par consйquent, la grвce sanctifiante est quelque chose de crйй dans l’вme.

 

Par la crйation, Dieu fait en nous l’кtre naturel sans l’intermйdiaire d’aucune cause agente, mais nйanmoins par l’intermйdiaire de quelque cause formelle : en effet, la forme naturelle est le principe de l’кtre naturel. Et semblablement, Dieu fait en nous l’кtre spirituel gratuit sans la mйdiation d’aucun agent, mais nйanmoins par la mйdiation d’une forme crййe, qui est la grвce.

 

La santй est une certaine qualitй corporelle causйe par des humeurs йgales : en effet, elle est posйe dans la premiиre espиce de qualitй ; et par consйquent, l’argument raisonne а partir du faux.

 

Il s’ensuit de la libйralitй mкme de Dieu, par laquelle il veut pour nous le bien йternel, qu’il y a en nous une chose donnйe par lui et par laquelle nous sommes rendus dignes de ce bien.

 

Dans l’absolu, aucune crйature n’est plus noble que l’вme du Christ ; mais d’un certain point de vue, tout accident de l’вme est plus noble que celle-ci, en tant qu’il se rapporte а elle comme sa forme. Ou bien l’on peut dire que la grвce n’est pas plus noble que l’вme du Christ en tant que chose crййe, mais en tant qu’elle est une certaine ressemblance de la divine bontй, plus expresse que la ressemblance naturelle qui est dans l’вme du Christ.

 

Une est la vйritй premiиre incrййe, par laquelle cependant de nombreuses vйritйs, comme des ressemblances de la vйritй premiиre, sont causйes dans les esprits crййs, comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 11, 2 : « Les vйritйs ont йtй altйrйes, etc. » Semblablement, une est la bontй incrййe, qui, par la participation de la grвce, a de nombreuses ressemblances dans les esprits crййs. Il faut cependant savoir que la grвce ne se rapporte pas а la volontй de la mкme faзon que la vйritй se rapporte а l’intelligence : car la vйritй se rapporte а l’intelligence comme un objet, tandis que la grвce se rapporte а la volontй comme une forme qui la dйtermine formellement. Or il arrive qu’il y ait un mкme objet pour diffйrentes puissances, mais pas une mкme forme.

 

Tout ce qui est dans le genre substance est composй par composition rйelle, йtant donnй que ce qui est dans le prйdicament substance est subsistant dans son кtre, et qu’il est nйcessaire que son кtre soit autre que lui-mкme : sinon il ne pourrait pas diffйrer, quant а l’кtre, des choses avec lesquelles il a en commun la notion de sa quidditй ; et cela est requis pour toutes les choses qui sont directement dans le prйdicament ; voilа pourquoi tout ce qui est directement dans le prйdicament substance est au moins composй d’кtre et de quidditй. Il y a cependant dans le prйdicament substance, par rйduction, certaines choses, comme les principes de la substance subsistante, en lesquelles la composition susdite ne se rencontre pas ; en effet, elles ne subsistent pas, aussi n’ont-elles pas d’кtre propre. Semblablement les accidents, parce qu’ils ne subsistent pas, n’ont pas proprement un кtre ; mais le sujet est tel par eux, et c’est pourquoi on les appelle proprement « appartenant а l’йtant » plutфt que « йtants ». Pour qu’une chose soit dans un prйdicament d’accident, il est donc requis non pas qu’elle soit composйe par composition rйelle, mais seulement par composition de raison, en genre et diffйrence ; et c’est une telle composition qui se trouve dans la grвce.

 

Bien que la grвce soit perdue par un seul acte de pйchй mortel, cependant elle n’est pas facilement perdue ; car pour celui qui a la grвce, il n’est pas facile d’exercer cet acte, а cause de l’inclination qu’il a vers le contraire ; ainsi le Philosophe dit-il au cinquiиme livre de l’Йthique qu’il est difficile pour le juste de commettre des injustices.

 

10° Rien ne vient en intermйdiaire entre notre esprit et Dieu, ni а la faзon d’un efficient, car il est immйdiatement crйй et justifiй par Dieu, ni а la faзon d’un d’objet bйatifiant, car l’вme devient bienheureuse par la fruition mкme de Dieu. Cependant quelque chose peut кtre un mйdium formel qui assimile l’вme а Dieu.

 

11° Les crйatures irrationnelles ne sont agrййes par Dieu que relativement aux biens naturels ; c’est pourquoi l’agrйment divin n’ajoute rien en eux а la condition naturelle par laquelle ils sont proportionnйs а ce genre de biens. L’homme, en revanche, est agrйй par Dieu relativement au bien surnaturel ; voilа pourquoi est requise une chose surajoutйe aux principes naturels, et par laquelle il soit proportionnй а ce bien.

Article 2 : La grвce sanctifiante est-elle la mкme chose que la charitй ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La grвce sanctifiante est en nous ce don de Dieu grвce auquel nous lui sommes agrйables. Or cela se rйalise par la charitй ; Prov. 8, 17 : « J’aime ceux qui m’aiment. » La grвce sanctifiante est donc la mкme chose que la charitй.

 

Saint Augustin dit que ce bienfait de Dieu qui devance et prйpare la volontй de l’homme, est la foi ; non cependant la foi informe, mais formйe, celle qui se rйalise par la charitй. Puis donc que ce bienfait est la grвce sanctifiante, il semble que la charitй soit la grвce elle-mкme.

 

Si le Saint-Esprit est envoyй invisiblement vers quelqu’un, c’est pour l’habiter. C’est donc suivant le mкme don qu’il est envoyй et qu’il habite. Or on dit qu’il est envoyй suivant le don de charitй, comme le Fils l’est suivant le don de sagesse, а cause de la ressemblance de ces dons avec les Personnes ; on dit aussi que l’Esprit Saint habite l’вme par la grвce ; la grвce est donc la mкme chose que la charitй.

 

La grвce est ce don par lequel nous sommes rendus dignes d’avoir la vie йternelle. Or c’est par la charitй que l’on est rendu digne de la vie йternelle, comme on le voit clairement en Jn 14, 21 : « Celui qui m’aime sera aimй de mon Pиre, et je l’aimerai aussi, et je me manifesterai moi-mкme а lui » ; et la vie йternelle consiste dans cette manifestation. La charitй est donc la mкme chose que la grвce.

 

On peut considйrer que deux choses entrent dans la notion de charitй : que l’homme, par elle, soit cher а Dieu, et que l’homme, par elle, regarde Dieu comme cher. Or, que l’homme soit cher а Dieu, entre en premier dans la notion de charitй, et qu’il regarde Dieu comme cher, vient en second, comme cela est clair en 1 Jn 4, 10 : « Ce n’est pas nous qui avons aimй Dieu, mais c’est lui qui nous a aimйs le premier. » Or la notion de grвce consiste en ce que l’on soit, par elle, habituellement agrйable а Dieu. Puis donc qu’кtre cher а Dieu est la mкme chose qu’кtre agrйable а Dieu, il semble que la grвce soit la mкme chose que la charitй.

 

Saint Augustin dit que « la charitй est le seul don qui distingue les fils du royaume des fils de la perdition » ; car les autres dons sont communs aux bons et aux mauvais. Or la grвce sanctifiante distingue les fils de la perdition des fils du royaume, et elle n’existe que dans les bons. Elle est donc la mкme chose que la charitй.

 

La grвce sanctifiante, йtant un certain accident, ne peut кtre que dans le genre qualitй, et seulement dans la premiиre espиce, qui est l’habitus ou la disposition ; et puisqu’elle n’est pas une science, elle ne semble pas кtre autre chose qu’une vertu ; et aucune vertu ne peut кtre appelйe grвce, que la charitй, qui est la forme des vertus. La grвce est donc la charitй.

 

 

En sens contraire :

 

Rien ne se devance soi-mкme. Or la grвce devance la charitй, comme dit saint Augustin au deuxiиme livre sur la Prйdestination des saints. La grвce n’est donc pas la mкme chose que la charitй.

 

Rom. 5, 5 : « La charitй de Dieu a йtй rйpandue dans nos cњurs par le Saint-Esprit qui nous a йtй donnй. » Le don du Saint-Esprit prйcиde donc la charitй comme la cause prйcиde l’effet. Or l’Esprit Saint est donnй suivant l’un de ses dons. Il y a donc en nous un don qui prйcиde la charitй ; et ce ne semble pas кtre autre chose que la grвce. La grвce est donc autre chose que la charitй.

 

La grвce est toujours en son acte, car elle rend toujours l’homme agrйable ; tandis que la charitй n’est pas toujours en son acte, car celui qui a la charitй n’aime pas toujours actuellement. La charitй n’est donc pas la grвce.

 

La charitй est un certain amour. Or c’est par l’amour que nous sommes aimants. C’est donc proprement par la charitй que nous sommes aimants. Or nous ne sommes pas agrйables а Dieu parce que nous sommes aimants, mais c’est plutфt le contraire ; car nos actes ne sont pas la cause de la grвce, mais c’est l’inverse. La grвce, par laquelle nous sommes agrйables а Dieu, est donc autre chose que la charitй.

 

Ce qui est commun а plusieurs, n’est pas en l’un d’eux а cause d’une chose qui lui soit propre. Or produire un acte mйritoire est commun а toute vertu. Cela ne convient donc а aucune en ce qu’elle a de propre ; а la charitй non plus, par consйquent. Cela lui convient donc sous un rapport commun а elle et aux autres vertus. Or l’acte mйritoire a lieu par la grвce. La grвce implique donc quelque chose de commun а la charitй et aux autres vertus. Mais pas commun par prйdication, semble-t-il, car dans ce cas, il y aurait autant de grвces qu’il y a de vertus. Cette chose est donc commune а la faзon d’une cause ; et ainsi, la grвce est, par essence, autre que la charitй.

 

La charitй perfectionne l’вme relativement а l’objet aimable. Or la grвce n’implique pas de rapport а un objet — puisqu’elle n’implique pas non plus de rapport а un acte — mais а un certain кtre, а savoir, кtre agrйable а Dieu. La grвce n’est donc pas la charitй.

 

 

Rйponse :

 

Certains disent que la grвce, par essence, est identique а la vertu quant а la rйalitй, mais qu’elle en diffиre quant а la notion, si bien que l’on parle de vertu en ce sens qu’elle perfectionne l’acte, mais de grвce en ce sens qu’elle rend l’homme et son acte agrйables а Dieu ; et parmi les vertus, la charitй surtout est grвce, selon eux. D’autres disent au contraire que la charitй et la grвce diffиrent par essence, et qu’aucune vertu n’est grвce par essence ; et cette opinion semble plus raisonnable.

 

En effet, les fins des diverses natures йtant diffйrentes, trois choses sont prйsupposйes pour obtenir quelque fin dans les rйalitйs naturelles : une nature proportionnйe а cette fin, une inclination vers cette fin, qui est la fin de l’appйtit naturel, et un mouvement vers la fin ; ainsi par exemple, il est clair qu’il y a dans la terre une certaine nature par laquelle il lui convient d’кtre au centre ; et de cette nature s’ensuit une inclination vers le lieu central, qui lui fait rechercher naturellement un tel lieu, puisque c’est par violence qu’elle est tenue йloignйe de ce lieu ; et c’est pourquoi, en l’absence d’empкchement, elle se meut toujours vers le bas. Quant а l’homme, par sa nature, il est proportionnй а une certaine fin, dont il a un appйtit naturel ; et il peut agir par ses puissances naturelles pour obtenir cette fin ; cette fin est une contemplation des rйalitйs divines telle qu’elle est possible а l’homme suivant le pouvoir de la nature, et c’est en elle que les philosophes ont placй la fйlicitй derniиre de l’homme.

 

Mais il est une fin а laquelle l’homme est prйparй par Dieu et qui dйpasse la proportion de la nature humaine, а savoir la vie йternelle, qui consiste dans la vision de Dieu dans son essence, vision qui excиde la proportion de n’importe quelle nature crййe, йtant connaturelle а Dieu seul. Il est donc nйcessaire que quelque chose soit donnй а l’homme, non seulement par quoi il opиre en vue de la fin, ou par quoi son appйtit soit inclinй vers cette fin, mais aussi par quoi la nature mкme de l’homme soit йlevйe а une certaine dignitй en vertu de laquelle une telle fin lui soit appropriйe : et c’est pour cela que la grвce est donnйe ; alors que, pour incliner la volontй vers cette fin, c’est la charitй qui est donnйe, et pour exйcuter les њuvres par lesquelles on acquiert la fin susdite, les autres vertus sont donnйes.

 

Voilа pourquoi, de mкme que, dans les rйalitйs naturelles, la nature elle-mкme est autre chose que l’inclination de la nature et que son mouvement ou son opйration, de mкme aussi dans les rйalitйs gratuites la grвce est autre chose que la charitй et que les autres vertus. Et que cette comparaison soit correctement conзue, c’est ce que montre clairement Denys au deuxiиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste, oщ il dit que l’on ne peut avoir une opйration spirituelle que si l’on reзoit d’abord l’кtre spirituel, de mкme que l’on ne peut pas non plus avoir l’opйration d’une nature sans avoir d’abord l’кtre dans cette nature.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Dieu aime ceux qui l’aiment, non cependant en sorte que l’amour de ceux qui l’aiment soit la raison pour laquelle il aime lui-mкme, mais c’est plutфt l’inverse.

 

Il est dit que la foi est une grвce prйvenante, en tant que dans le mouvement de la foi apparaоt en premier l’effet de la grвce prйvenante.

 

Toute la Trinitй habite en nous par la grвce, mais l’inhabitation peut кtre appropriйe spйcialement а une Personne suivant un autre don spйcial qui a une ressemblance avec la Personne elle-mкme, et en raison duquel on dit que la Personne est envoyйe.

 

La charitй ne suffirait pas pour mйriter le bien йternel, si l’on ne prйsupposait l’idonйitй de celui qui mйrite, et qui a lieu par la grвce ; autrement, en effet, notre amour ne serait pas vraiment digne d’une telle rйcompense.

 

Il n’est pas aberrant qu’une chose soit premiиre quant а la rйalitй, et cependant seconde dans la notion de quelque nom ; ainsi, la cause de la santй est dans le sujet de la santй avant la santй elle-mкme, et cependant le terme de « sain » signifie celui qui a la santй avant de signifier la cause de la santй. Semblablement, bien que l’amour dont Dieu nous aime soit antйrieur а l’amour dont nous l’aimons, cependant il entre d’abord dans la notion de la charitй qu’elle nous rende Dieu cher, et ensuite qu’elle nous rende chers а Dieu ; en effet, le premier appartient а l’amour en tant qu’amour, mais non le second.

 

Que seule la charitй distingue les fils de la perdition des fils du royaume, cela lui convient parce qu’elle ne peut pas кtre informe, comme les autres vertus ; cela n’exclut donc pas la grвce, par laquelle la charitй elle-mкme est formйe.

 

La grвce est dans la premiиre espиce de qualitй, bien qu’elle ne puisse pas кtre appelйe proprement habitus, car elle n’est pas immйdiatement ordonnйe а l’acte mais а un certain кtre spirituel qu’elle produit dans l’вme, et elle est comme une disposition qui est relative а la gloire, qui est la grвce consommйe. Cependant, on ne trouve rien de semblable а la grвce dans les accidents de l’вme que les philosophes ont connus, car les philosophes n’ont connu que les accidents de l’вme qui sont ordonnйs aux actes proportionnйs а la nature humaine.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments, bien que certains d’entre eux ne concluent pas rigoureusement.

Article 3 : Une crйature peut-elle кtre cause de grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

En Jn 20, 23, le Seigneur dit а ses disciples : « Les pйchйs seront remis а ceux а qui vous les remettrez. » Cela montre clairement que les hommes peuvent remettre les pйchйs. Or les pйchйs ne sont remis que par grвce. Les hommes peuvent donc confйrer la grвce.

 

Denys dit au treiziиme chapitre de la Hiйrarchie cйleste que, de mкme que les corps plus proches du soleil reзoivent de lui la lumiиre et la diffusent sur les autres corps, de mкme les substances qui approchent Dieu reзoivent plus pleinement sa lumiиre et la transmettent aux autres. Or la lumiиre divine est la grвce. Certaines crйatures qui reзoivent plus pleinement la grвce peuvent donc la transmettre aux autres.

 

Le bien, selon Denys, est diffusif de soi. Ce qui a plus de bien a donc plus de diffusion. Or les formes spirituelles ont plus de bien que les corporelles, йtant plus proches du souverain bien. Puis donc que les formes corporelles qui sont dans des crйatures sont le principe de leur propre communication dans la ressemblance de l’espиce, а bien plus forte raison celui qui a la grвce pourra-t-il causer la grвce en autrui.

 

De mкme que la volontй est perfectionnйe par la lumiиre divine de la grвce, de mкme l’intelligence est perfectionnйe par la lumiиre de la vйritй. Or une crйature peut procurer а une autre la lumiиre de l’intelligence : cela ressort de ce que, suivant Denys, les anges supйrieurs illuminent les infйrieurs ; et cette illumination est mкme, selon lui, « une assomption de la science divine ». La crйature rationnelle peut donc procurer la grвce aux autres.

 

Le Christ est notre tкte, dans sa nature humaine. Or il appartient а la tкte de diffuser vers les membres les sens et les mouvements. Le Christ, dans sa nature humaine, rйpand donc les sens et les mouvements spirituels — par lesquels il faut entendre les grвces, suivant saint Augustin — vers les membres du Corps mystique.

 

[Le rйpondant] disait que le Christ, dans sa nature humaine, rйpand la grвce sur les hommes par ministиre. En sens contraire : le Christ, au-dessus de tous les autres, est lui seul la tкte de l’Йglise. Or il convient aux autres ministres de l’Йglise d’agir par mode de ministиre pour la collation de la grвce. Il ne suffit donc pas, pour accomplir la notion de tкte, qu’il rйpande la grвce par mode de ministиre.

 

 La mort et la Rйsurrection du Christ lui conviennent dans sa nature humaine. Or, comme dit la Glose а propos de ce passage du Psaume 29, 6 : « les pleurs se rйpandront le soir », la Rйsurrection du Christ est la cause de la rйsurrection de l’вme dans le prйsent et du corps dans le futur ; et la rйsurrection de l’вme dans le prйsent a lieu par la grвce ; le Christ est donc cause de la grвce dans sa nature humaine.

 

La forme substantielle, qui donne l’кtre et la vie, est plus noble que n’importe quelle forme accidentelle. Or quelque agent crйй a pouvoir sur la forme substantielle qui donne l’кtre et la vie, а savoir la forme vйgйtative et sensitive. Donc а bien plus forte raison a-t-il pouvoir sur la forme accidentelle, qui est la grвce.

 

 [Le rйpondant] disait que, si la crйature ne peut causer la grвce, c’est parce que, n’йtant pas tirйe de la puissance de la matiиre, la grвce n’advient que par crйation ; or crййr est propre а la puissance infinie, а cause de la distance infinie entre l’йtant et le nйant ; et ainsi, cela ne peut convenir а aucune crйature. En sens contraire : il est impossible de franchir les infinis. Or il advient que soit franchie la distance qui est entre l’йtant et le nйant, car la crйature tomberait par elle-mкme dans le nйant, si elle n’йtait tenue par la main du Crйateur, suivant saint Grйgoire. Il n’y a donc pas une distance infinie entre l’йtant et le nйant.

 

10° Pouvoir crййr la grвce implique une puissance infinie non pas au plein sens du terme, mais seulement d’un certain point de vue ; cela ressort clairement de ce que, si nous disions que Dieu ne peut rien faire d’autre que la grвce, nous ne dirions pas qu’il a une puissance infinie au plein sens du terme. Or il n’est pas aberrant que soit confйrйe а une crйature une puissance infinie d’un certain point de vue, car la grвce elle-mкme a d’une certaine faзon une puissance infinie, en tant qu’elle unit au bien infini. Rien n’empкche donc que la crйature ait la puissance de causer la grвce.

 

11° Il appartient а la gloire d’un roi qu’il ait а son service des soldats puissants et valeureux. Il appartient donc а la gloire de Dieu que ceux qui lui sont soumis soient d’un grand pouvoir. La supposition qu’un saint puisse confйrer la grвce n’est donc en rien prйjudiciable а la gloire divine.

 

12° Il est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jйsus-Christ ». Or, comme il est dit en Rom. 10, 17, « la foi vient de ce qu’on entend, et l’on entend parce que la parole du Christ a йtй prкchйe ». Puis donc que la parole du Christ vient du prйdicateur, il semble que la grвce, ou la justice, vienne du prйdicateur de la foi.

 

13° Chacun peut donner а autrui ce qui est sien. Or la grвce, ou le Saint-Esprit, appartient а quelque homme, car elle lui est donnйe. Quelqu’un peut donc donner la grвce ou le Saint-Esprit а autrui.

 

14° Personne ne doit rendre compte de ce qui n’est pas en son pouvoir. Or les prйlats de l’Йglise doivent rendre compte des вmes de leurs subordonnйs ; Hйbr. 13, 7 : « Ce sont eux qui veillent pour le bien de vos вmes comme devant en rendre compte. » Les вmes des subordonnйs sont donc au pouvoir des prйlats, en sorte qu’ils peuvent les justifier par la grвce.

 

15° Les ministres de Dieu sont plus agrйables а Dieu que les ministres d’un roi temporel ne sont agrйables а ce roi. Or les ministres du roi peuvent procurer а quelqu’un la grвce du roi. Les ministres de Dieu peuvent donc procurer la grвce.

 

16° Tout ce qui est cause de la cause, est cause de l’effet. Or le prкtre est cause de l’imposition des mains, qui est cause de ce que le Saint-Esprit soit donnй ; Act. 8, 17 : « Ils leur imposaient les mains, et ils recevaient le Saint-Esprit. » Le prкtre est donc cause de la grвce, en laquelle le Saint-Esprit est donnй.

 

17° Toute puissance communicable а la crйature lui a йtй communiquйe, car si Dieu a pu et n’a pas voulu communiquer, c’est qu’il йtait jaloux ; ainsi saint Augustin argumente-t-il pour prouver l’йgalitй du Fils. Or le pouvoir de confйrer la grвce fut communicable а la crйature, comme dit le Maоtre au quatriиme livre, dist. 5. Le pouvoir de confйrer la grвce a donc йtй communiquй а quelque crйature.

 

18° Selon Denys, la loi de la divinitй est que, par les кtres de rang moyen, les derniers soit ramenйs а Dieu. Or le retour de la crйature rationnelle vers Dieu a lieu surtout par la grвce. C’est donc par les crйatures rationnelles supйrieures que les infйrieures obtiennent la grвce.

 

19° Chasser le principal est plus que chasser l’accessoire. Or aux hommes a йtй donnй le pouvoir d’expulser les dйmons, qui sont pour nous la cause de la mйchancetй, comme cela est clair en Lc 10, 17 et en Mt 10, 8. Aux hommes a donc йtй donnй le pouvoir de chasser les pйchйs, et ainsi, de confйrer la grвce.

 

20° [Le rйpondant] disait qu’il fait cela par ministиre. En sens contraire : Le prкtre du nouveau Testament est supйrieur au prкtre de la loi ancienne. Or le prкtre de la loi ancienne agit par mode de ministиre. Le prкtre du nouveau Testament a donc quelque chose de plus que le ministиre.

 

21° L’вme vit de la vie de nature et de la vie de la grвce. Or elle communique la vie de nature а autre chose : le corps. Elle peut donc aussi communiquer а autrui la vie de la grвce.

 

22° La faute et la grвce sont contraires. Or l’вme peut кtre pour elle-mкme cause de faute. Elle peut donc кtre pour elle-mкme cause de grвce.

 

23° L’homme est appelй microcosme, en tant qu’il porte en soi une ressemblance du macrocosme. Or, dans le macrocosme, quelque effet spirituel, а savoir l’вme sensitive et vйgйtative, vient d’une crйature. Donc dans le microcosme aussi, c’est-а-dire dans l’homme, l’effet spirituel qu’est la grвce vient d’une crйature.

 

24° Selon le Philosophe au quatriиme livre de la Mйtaphysique, chaque chose est parfaite lorsqu’elle peut faire une autre chose semblable а elle ; et il parle de la perfection de la nature. Or la perfection de la grвce est plus grande que celle de la nature. Un homme ayant la perfection de la grвce peut donc йtablir autrui en la grвce.

 

25° L’action de la forme est attribuйe а ce qui a la forme ; par exemple chauffer, qui est l’acte de la chaleur, est attribuй au feu. Or justifier est l’acte de la justice. On doit donc l’attribuer au juste. Or la justification n’a lieu que par la grвce. Le juste peut donc, lui aussi, donner la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Saint Augustin dit au quinziиme livre sur la Trinitй que les hommes saints ne peuvent pas donner le Saint-Esprit. Or dans le don de la grвce, l’Esprit Saint est donnй. L’homme saint ne peut donc pas donner la grвce.

 

Si l’homme ayant la grвce peut donner la grвce а autrui, ce n’est pas en la crйant en lui а partir de rien, car crйer n’appartient qu’а Dieu ; ni non plus en donnant gйnйreusement quelque chose de la grвce qu’il a lui-mкme, car alors sa grвce diminuerait, et il serait moins agrйable а Dieu parce qu’il fait une њuvre agrйable а Dieu, ce qui est aberrant. L’homme ne peut donc en aucune faзon donner la grвce а autrui.

 

Anselme prouve en son livre Pourquoi un Dieu-homme que la rйparation du genre humain ne pouvait se faire par un ange, car alors l’homme serait dйbiteur de son salut а un ange, et ne pourrait aucunement parvenir а l’йgalitй avec l’ange. Or le salut de l’homme se rйalise par la grвce. Le mкme inconvйnient s’ensuivrait donc, si l’ange donnait la grвce а l’homme. Et bien moins encore l’homme donne-t-il la grвce а l’homme. Aucune crйature ne peut donc donner la grвce.

 

Selon saint Augustin, il est plus grand de justifier un impie que de crйer le ciel et la terre. Or c’est par la grвce que l’impie est justifiй. Puis donc qu’aucune crйature ne peut crйer le ciel et la terre, aucune ne pourra non plus confйrer la grвce.

 

Toute action a lieu par une union entre l’agent et le patient. Or aucune crйature ne pйnиtre dans l’esprit, en lequel est la grвce. Aucune crйature ne peut donc confйrer la grвce.

 

 

Rйponse :

 

Il faut accorder sans rйserve qu’aucune crйature ne peut crйer la grвce par mode d’efficience, bien qu’une crйature puisse exercer un ministиre ordonnй а la rйception de la grвce. Et il y a trois raisons а cela.

 

La premiиre se prend de la condition de la grвce elle-mкme. En effet, comme on l’a dit, la grвce est une certaine perfection qui йlиve l’вme а un certain кtre surnaturel ; or aucun effet surnaturel ne peut venir d’une crйature, pour deux raisons. D’abord, parce que promouvoir une rйalitй au-delа de son йtat de nature n’appartient qu’а celui qui a le privilиge de fixer et de limiter les degrйs de la nature ; or il est assurй que cela est le propre de Dieu seul. Ensuite, parce qu’une vertu crййe n’agit que si l’on prйsuppose la puissance de la matiиre, ou de quelque chose qui en tienne lieu. Or la puissance naturelle de la crйature ne s’йtend pas au-delа des perfections naturelles ; par consйquent, une crйature ne peut effectuer aucune opйration surnaturelle. Et de lа vient que les miracles ne se produisent que par l’action de la puissance divine, bien qu’une crйature coopиre а l’accomplissement du miracle, que ce soit en priant ou bien en exerзant un ministиre en quelque autre faзon. Et pour cette raison, aucune crйature ne peut causer la grвce par mode d’efficience.

 

La deuxiиme raison se prend de l’opйration de la grвce. Car par la grвce, la volontй de l’homme est changйe : en effet, c’est elle qui prйpare la volontй de l’homme а vouloir le bien, suivant saint Augustin. Or changer la volontй est propre а Dieu seul, bien que l’on puisse en quelque faзon changer l’intelligence d’autrui. Et la raison en est la suivante : puisque les principes d’un acte sont la puissance et l’objet, l’acte d’une puissance peut кtre changй de deux faзons. D’abord du cфtй de la puissance, lorsque quelqu’un opиre dans la puissance elle-mкme ; ce qui n’appartient qu’а Dieu pour les puissances qui ne sont pas liйes а des organes, c’est-а-dire l’intelligence et la volontй ; car dans les autres puissances, un autre peut agir en quelque faзon par accident, en tant qu’il a une action sur les organes. Ensuite du cфtй de l’objet, c’est-а-dire en employant un objet qui meuve la puissance. Or l’objet ne meut pas la volontй par nйcessitй, sauf ce qui est naturellement voulu, comme la bйatitude ou quelque chose de ce genre, qui est proposй а la volontй par Dieu seul. Quant aux autres objets, ils ne meuvent pas la volontй par nйcessitй. Mais les premiers principes connus naturellement meuvent l’intelligence par nйcessitй, et non seulement eux mais aussi les conclusions qui ne sont pas connues naturellement, а cause de leur relation nйcessaire aux principes ; а savoir que cette relation nйcessaire ne se trouve pas entre la volontй des autres biens et le bien dйsirй naturellement, puisque l’on peut parvenir de multiples faзons, du moins le croit-on, а ce bien dйsirй naturellement. Une crйature peut donc suffisamment mouvoir l’intelligence du cфtй de l’objet, mais non la volontй. Et du cфtй de la puissance, ni l’intelligence ni la volontй. Donc, parce que nulle crйature ne peut changer la volontй, aucune crйature ne pourra non plus confйrer la grвce, par laquelle la volontй est changйe.

 

La troisiиme raison se prend de la fin de la grвce elle-mкme. En effet, la fin est proportionnйe au principe agent, йtant donnй que la fin et le principe de tout l’univers sont une seule chose. Voilа pourquoi, de mкme que la premiиre action par laquelle les rйalitйs sont produites а l’existence, c’est-а-dire la crйation, vient de Dieu seul, qui est le principe premier et la fin ultime des crйatures, de mкme la collation de la grвce, par laquelle l’esprit rationnel est immйdiatement uni а la fin ultime, vient de Dieu seul.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Seul Dieu remet les pйchйs activement, comme on le voit clairement en Is. 43, 25 : « C’est moi-mкme qui efface vos iniquitйs pour l’amour de moi » ; quant aux hommes, on dit qu’ils les remettent par ministиre.

 

Denys parle de la diffusion de la lumiиre divine par mode d’enseignement ; de la sorte, en effet, les anges infйrieurs sont йclairйs par les supйrieurs, et c’est ce qu’il veut dire ici.

 

Ce n’est pas parce que la grвce manque de bontй que celui qui l’a ne peut pas la rйpandre sur autrui, mais c’est а cause de son excellence et en mкme temps а cause de l’imperfection de celui qui l’a : car elle-mкme transcende l’йtat de la nature crййe, et celui qui l’a n’y participe pas de maniиre assez parfaite pour pouvoir la communiquer.

 

Il n’en va pas de mкme de la volontй et de l’intelligence, pour la raison susmentionnйe.

 

Le Christ, en tant que Dieu, infuse la grвce par mode d’efficience ; en tant qu’homme, par ministиre ; c’est pourquoi il est dit en Rom. 15, 8 : « J’affirme, en effet, que le Christ a йtй ministre des circoncis, pour montrer la fidйlitй de Dieu et accomplir les promesses faites а leurs pиres. »

 

Le Christ, dans sa nature humaine, est appelй tкte de l’Йglise au regard des autres ministres, parce qu’il a eu un plus haut ministиre que tous les autres, en tant que c’est par la foi en lui que nous sommes sanctifiйs, par l’invocation de son nom que nous sommes imprйgnйs des sacrements, et par la vertu de sa Passion que toute la nature humaine est purifiйe du pйchй de notre premier pиre ; et il y a de nombreuses autres choses de ce genre qui conviennent au Christ en particulier.

 

 Comme dit saint Jean Damascиne au troisiиme livre, l’humanitй du Christ fut elle-mкme comme un certain instrument de la divinitй ; voilа pourquoi ce qui appartient а l’humanitй, comme la Rйsurrection, la Passion, etc., se rapporte de faзon quasi instrumentale а l’effet de la divinitй. Ainsi donc, la Rйsurrection du Christ ne cause pas en nous la rйsurrection spirituelle comme une cause agissant principalement, mais comme une cause instrumentale. Ou bien l’on peut dire qu’elle est la cause de notre rйsurrection spirituelle en tant que nous sommes bйatifiйs par la foi en lui. Ou bien encore, qu’elle est la cause exemplaire de la rйsurrection spirituelle, en tant qu’il y a dans la Rйsurrection du Christ elle-mкme une certaine ressemblance de notre rйsurrection spirituelle.

 

L’вme sensitive et l’вme vйgйtative, comme aussi les autres formes naturelles, n’excиdent pas l’йtat de nature crййe ; voilа pourquoi l’agent naturel, si l’on prйsuppose la puissance qui est dans la nature relativement а de telles formes, a en quelque faзon pouvoir sur leur production ; mais il n’en va pas de mкme pour la grвce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

 L’argumentation [du rйpondant] n’est pas tout а fait suffisante. Car кtre crйй appartient proprement а la rйalitй subsistante, а laquelle appartiennent proprement l’кtre et le devenir ; mais les formes non subsistantes, soit substantielles soit accidentelles, ne sont pas proprement crййes, mais concrййes, de mкme qu’elles n’ont pas l’кtre par soi, mais dans autre chose ; et bien qu’elles n’aient pas de matiиre ex qua, qui soit une partie d’elles, elles ont cependant une matiиre in qua, dont elles dйpendent, et par la mutation de laquelle elles sont produites en l’кtre ; en sorte que leur devenir est proprement la transmutation de leurs sujets ; par consйquent, а cause de la matiиre in qua, elles ne sont pas proprement crййes. Mais il en va autrement de l’вme rationnelle, qui est une forme subsistante ; aussi кtre crййe lui convient-il proprement.

 

Cependant, si l’on suppose cette argumentation, il faut rйsoudre l’objection en disant qu’elle conclut faux et faussement. En effet, il faut lui opposer que la distance entre deux choses peut se comporter de trois faзons. D’abord, elle peut кtre infinie des deux cфtйs ; par exemple, si l’une avait une blancheur infinie, et l’autre une noirceur infinie. Et c’est de cette faзon qu’il y a une infinie distance entre l’кtre divin et le non-кtre absolu. Ensuite, elle peut кtre finie des deux cфtйs ; comme si l’une a une blancheur finie et l’autre une noirceur finie. Et c’est ainsi que l’кtre crйй est distant du non-кtre relatif. Enfin, elle peut кtre finie d’un cфtй et infinie de l’autre ; comme si l’une avait une blancheur finie et l’autre une noirceur infinie. Et telle est la distance entre l’кtre crйй et le non-кtre absolu ; car l’кtre crйй est fini, mais le non-кtre absolu est infini, en tant qu’il excиde tout manque imaginable. Cette distance peut donc кtre franchie du cфtй oщ elle est finie, en tant que l’кtre fini lui-mкme est soit acquis soit perdu ; mais non du cфtй oщ elle est infinie.

 

10° Pouvoir causer la grвce relиve d’une puissance infinie au pein sens du terme, en tant que c’est le propre de la puissance qui institue la nature, et cette puissance est infinie ; aussi ces deux choses sont-elles incompatibles : pouvoir donner la grвce et ne pas pouvoir faire d’autres choses.

 

11° Il appartient а la gloire du roi que ses soldats aient une puissance de telle nature et de telle grandeur qu’elle ne les soustraie pas а la soumission au roi, et non une puissance qui les retirerait de sa sujйtion. Or, par la puissance de confйrer la grвce, la crйature serait йgalйe а Dieu, puisqu’elle aurait une puissance infinie. Ce serait donc une dйrogation а la gloire divine, si une crйature avait une telle puissance.

 

12° Ce qu’on entend n’est pas la cause suffisante de la foi ; et la preuve en est que beaucoup entendent et ne croient pas. Mais la cause de la foi est Celui qui fait assentir le croyant aux choses qui sont dites. Or il n’est pas poussй а assentir par quelque nйcessitй de la raison, mais par la volontй ; voilа pourquoi l’homme qui annonce extйrieurement ne cause pas la foi, mais c’est Dieu qui la cause, lui qui seul peut changer la volontй. Et il cause la foi chez le croyant en inclinant la volontй et en йclairant l’intelligence par la lumiиre de foi, afin qu’il ne s’oppose pas aux choses qui sont proposйes par le prйdicateur. Le prйdicateur, lui, se comporte comme quelqu’un qui dispose extйrieurement а la foi.

 

13° Ce qui est mien comme ma possession, je peux le donner а autrui, mais non ce qui est mien comme une forme inhйrente : en effet, je ne peux pas donner а autrui ma couleur ou ma quantitй. Or c’est ainsi que la grвce appartient а l’homme, et non de la premiиre faзon.

 

14° Bien que le prйlat ne puisse pas donner la grвce а un subordonnй, il peut cependant, en avertissant ou en corrigeant, coopйrer а ce que la grвce soit donnйe а quelqu’un, ou а ce que, une fois donnйe, elle ne soit pas perdue ; et c’est sous ce rapport qu’il est tenu de rendre compte des вmes de ses subordonnйs.

 

15° Les ministres du roi temporel ne procurent а quelqu’un la grвce du roi que par mode d’intercession. Et par consйquent, les ministres de Dieu peuvent procurer а un pйcheur la grвce divine en l’obtenant par des priиres, mais non en la causant de maniиre efficiente.

 

16° L’imposition de la main ne cause pas la venue de l’Esprit Saint, mais celui-ci survient en mкme temps que l’imposition de la main. C’est pourquoi, dans le texte, il n’est pas dit que les apфtres en imposant les mains donnaient le Saint-Esprit, mais qu’ils imposaient les mains et que les fidиles recevaient le Saint-Esprit. Cependant, si l’on dit que l’imposition des mains est en quelque faзon la cause de la rйception de l’Esprit Saint, comme les sacrements sont la cause de la grвce, ainsi qu’on le dira plus loin, alors l’imposition de la main n’aura pas cet effet en tant qu’elle vient de l’homme, mais par institution divine.

 

17° L’opinion du Maоtre, ici, а savoir que le pouvoir de crйer et de justifier puisse кtre confйrй а la crйature, n’est pas soutenue communйment ; encore que le Maоtre ne dise pas qu’а la crйature puisse кtre confйrй le pouvoir de justifier par autoritй, mais seulement par ministиre. Et cependant, s’il est communicable а la crйature, il ne s’ensuit pas qu’il soit communiquй. En effet, quand on dit que tout ce qui est communicable а la crйature lui est communiquй, il faut l’entendre des choses que la nature requiert, mais non de celles qui peuvent кtre ajoutйes aux principes naturels par la seule libйralitй divine ; а leur sujet, en effet, aucune jalousie n’apparaоt si elles ne sont pas confйrйes. Aussi le cas n’est-il pas semblable pour le Fils, car il entre dans la notion de filiation que le fils ait la nature de celui qui engendre. Si donc Dieu le Pиre ne communiquait pas la plйnitude de sa nature au Fils, il semblerait que cela se ramиne soit а de l’impuissance, soit а de la jalousie ; et surtout du point de vue de ceux qui disaient que le Pиre engendre le Fils par nйcessitй de nature.

 

18° La parole de Denys ne doit pas s’entendre en ce sens que les кtres infйrieurs seraient unis а la fin ultime par la puissance des causes intermйdiaires, mais en ce sens que les causes intermйdiaires disposent а cette union, soit par illumination, soit par un quelconque autre ministиre.

 

19° Ce pouvoir fut donnй aux apфtres pour expulser les dйmons des corps, et il est certain que cela est moindre que chasser le pйchй de l’вme. En outre, il ne leur fut pas donnй d’expulser les dйmons par leur propre puissance, mais par l’invocation du nom du Christ, en obtenant cela par la priиre ; ce qui est dit en Mc 16, 14 le montre clairement : « en mon nom, ils chasseront les dйmons ».

 

20° Le prкtre de la loi ancienne n’agit pas mкme par mode de ministиre pour la collation de la grвce, si ce n’est de faзon йloignйe, par l’exhortation et l’enseignement. En effet, les sacrements de la loi ancienne, dont il йtait le ministre, ne confйraient pas la grвce, comme la confиrent les sacrements de la loi nouvelle, dont le prкtre du nouveau Testament est le ministre ; par consйquent, le sacerdoce nouveau est plus digne que l’ancien, comme le prouve l’Apфtre dans l’Йpоtre aux Hйbreux.

 

21° L’вme ne se rapporte pas de la mкme faзon а la vie naturelle et а la vie de la grвce. En effet, elle se rapporte а la vie de la grвce comme ce qui vit par autre chose, mais а la vie de nature comme ce par quoi autre chose vit. Voilа pourquoi elle ne peut pas communiquer la vie de la grвce, mais elle reзoit cette vie communiquйe ; en revanche, elle communique la vie de la nature, et cependant ne la communique qu’en tant qu’elle est formellement unie au corps. Or il n’est pas possible que l’вme soit formellement unie а une autre вme qui peut vivre de la vie de la grвce ; il n’en va donc pas de mкme.

 

22° Il n’est pas impossible qu’un agent agisse selon son espиce ou au-dessous ; mais rien ne peut agir au-dessus de son espиce. Or la grвce est au-dessus de la nature de l’вme ; mais la faute est soit au niveau de la nature, relativement а la partie animale, soit au-dessous de la nature, relativement а la raison ; il n’en va donc pas de mкme pour la faute et pour la grвce.

 

23° Dans le microcosme qu’est l’homme, un accident spirituel n’excйdant pas la nature est causй en quelque faзon par une puissance crййe, а savoir, la science dans le disciple par le docteur ; mais non la grвce, car elle dйpasse la nature. L’вme sensitive et vйgйtative, elle, est contenue sous l’ordre naturel.

 

24° La perfection de la grвce est supйrieure а la perfection de la nature du cфtй de la forme qui perfectionne, mais non du cфtй du perfectible. Car, d’une certaine faзon, ce qui est naturel est possйdй plus parfaitement que ce qui est au-dessus de la nature, en tant qu’il est proportionnй а la puissance active naturelle, dont le don surnaturel excиde la proportion ; voilа pourquoi elle ne peut pas transmettre un don surnaturel par sa propre puissance, bien qu’elle puisse faire une chose semblable а elle dans la nature. Et cependant, cela n’est pas universellement vrai ; car les crйatures plus parfaites ne peuvent pas faire une chose semblable а elles, comme le soleil ne peut pas produire un autre soleil, ni l’ange un autre ange ; mais cela est vrai seulement pour les crйatures corruptibles, auxquelles une puissance gйnйrative a йtй procurйe par Dieu, afin que l’кtre, qui ne peut кtre continuй selon l’individu, soit continuй selon l’espиce.

 

25° Il y a deux actes de la forme. L’un qui est l’opйration, par exemple chauffer, et c’est un acte second ; et un tel acte de la forme est attribuй au suppфt. L’autre acte de la forme est la dйtermination formelle de la matiиre, et c’est un acte premier, comme vivifier le corps est l’acte de l’вme ; et un tel acte n’est pas attribuй au suppфt de la forme. Or c’est ainsi que justifier est l’acte de la justice ou de la grвce.

Article 4 : Les sacrements de la loi nouvelle sont-ils causes de grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Comme dit saint Bernard au sermon sur la Cиne du Seigneur, « de mкme que le chanoine est revкtu de sa charge par le livre, l’abbй par la crosse et l’йvкque par l’anneau, de mкme les grвces, dans leur diversitй, sont transmises par des sacrements divers ». Or le livre n’est pas la cause du canonicat, ni la crosse celle de la dignitй d’abbй, ni l’anneau celle de l’йpiscopat ; les sacrements ne sont donc pas non plus causes de grвce.

 

Si le sacrement est cause de grвce, cette cause est soit principale, soit instrumentale. Or elle n’est pas principale, car Dieu seul est ainsi cause de grвce, comme on l’a dit. Ni non plus instrumentale, car tout instrument a une action naturelle selon laquelle il opиre de faзon instrumentale ; tandis que le sacrement, йtant quelque chose de corporel, ne peut avoir aucune action naturelle а l’йgard de l’вme, qui est rйceptrice de la grвce ; et ainsi, il ne peut pas кtre cause instrumentale de la grвce.

 

Toute cause active est soit perfective, soit dispositive, comme on peut le dйduire des paroles d’Avicenne. Or le sacrement n’est pas cause perfective de la grвce, car alors il serait cause principale de la grвce ; ni non plus dispositive, car la disposition а la grвce est dans le mкme sujet que la grвce, c’est-а-dire dans l’вme, que la rйalitй corporelle n’atteint pas. Le sacrement n’est donc nullement cause de grвce.

 

S’il est cause de grвce, c’est soit par vertu propre, soit par quelque vertu ajoutйe. Non par vertu propre, car alors n’importe quelle eau sanctifierait comme l’eau du baptкme. Ni, de mкme, par une vertu ajoutйe, car tout ce qui est reзu en autre chose, est reзu en lui suivant le mode d’кtre de ce qui reзoit ; et ainsi, puisque le sacrement est un йlйment matйriel, comme dit Hugues de Saint-Victor, il ne recevra qu’une vertu matйrielle, qui ne suffit pas pour produire la forme spirituelle. Le sacrement n’est donc nullement cause de grвce.

 

Cette vertu reзue dans l’йlйment matйriel sera soit corporelle, soit incorporelle. Si elle est incorporelle, alors, puisqu’elle est un certain accident et que son sujet est un corps, l’accident sera plus digne que le sujet : car l’incorporel est plus noble que le corps. Et si c’est une vertu corporelle, et qu’elle cause la grвce, qui est une forme spirituelle et incorporelle, il s’ensuit que l’effet serait plus noble que la cause, ce qui est de nouveau impossible. Il est donc impossible que le sacrement cause la grвce.

 

Si [le rйpondant] disait qu’une telle vertu ajoutйe n’est pas quelque chose de complet dans une espиce, mais une certaine chose incomplиte, alors en sens contraire : l’incomplet ne peut pas кtre la cause du complet. Or la grвce est une certaine chose complиte. Une telle vertu incomplиte ne peut donc pas кtre cause de grвce.

 

 L’agent parfait doit avoir un instrument parfait. Or les sacrements agissent comme des instruments de Dieu, qui est un agent trиs parfait. Ils doivent donc кtre parfaits, et avoir une vertu parfaite.

 

Selon Denys au cinquiиme chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique, la loi de la divinitй est que les кtres de rang moyen soient ramenйs par les premiers, et les derniers par ceux de rang moyen. Il est donc contre la loi de la divinitй que, par les derniers, ceux de rang moyen ou les premiers soient ramenйs а Dieu. Or, dans l’ordre des crйatures, les corporelles sont les derniиres, et les substances spirituelles sont les premiиres. Il ne convient donc pas que la grвce, par laquelle l’esprit humain est ramenй а Dieu, soit confйrйe а cet esprit par des йlйments corporels.

 

 Saint Augustin, au livre des 83 Questions, distingue deux actions de Dieu : l’une qu’il opиre par une crйature assujettie, et l’autre qu’il fait immйdiatement par lui-mкme, et йclairer les вmes est de cette derniиre sorte. Or, confйrer la grвce а l’вme, c’est l’йclairer. Dieu ne se sert donc pas d’un sacrement comme d’un instrument intermйdiaire pour confйrer la grвce.

 

10° Si а l’йlйment matйriel est confйrйe une vertu par laquelle il puisse causer la grвce, alors ou bien cette vertu demeure aprиs que le sacrement est accompli, ou bien elle ne demeure pas. Si oui, alors, une fois l’eau du baptкme sanctifiйe par la parole de vie, si quelqu’un y est baptisй aprиs le baptкme de quelqu’un d’autre, il sera baptisй en l’absence de paroles profйrйes ; ce qui est faux. Et si elle ne demeure pas, alors, puisqu’on ne peut rien assigner de contraire qui la corrompe, c’est par elle-mкme qu’elle cesse ; et il semble aberrant — puisqu’elle est un certain кtre spirituel, et parmi les plus grands biens, йtant cause de la grвce — qu’elle s’йvanouisse si subitement.

 

11° L’agent l’emporte sur le patient ; ainsi saint Augustin prouve-t-il au douziиme livre sur la Genиse au sens littйral que le corps n’imprime pas dans l’вme les images par lesquelles il connaоt. Or un corps non uni а l’вme est plus йloignй de causer la forme surnaturelle de la grвce, que le corps uni de causer en elle un effet naturel. Il ne semble donc aucunement possible que de tels йlйments corporels, qui sont dans les sacrements, soient causes de grвce.

 

12° L’вme se dispose plus efficacement а avoir la grвce qu’elle n’est disposйe par les sacrements, car la disposition qu’elle fait d’elle-mкme conduit а la grвce sans le sacrement, mais l’inverse n’est pas vrai. Or, bien que l’вme se dispose а la grвce, elle ne se montre pas comme une cause de grвce. Donc, bien que les sacrements disposent en quelque faзon а la grвce, on ne doit pas les appeler des causes de grвce.

 

13° Un artisan expert n’use d’un instrument que comme il convient а l’instrument ; ainsi un menuisier ne se sert pas d’un marteau pour couper. Or Dieu est un artisan trиs expert. Il n’use donc pas d’un instrument corporel pour produire un effet spirituel, qui ne convient pas а la nature corporelle.

 

14° Un sage mйdecin emploie de plus forts remиdes pour les maladies plus fortes. Or la maladie du pйchй est trиs forte. Donc, pour la guйrir par la collation de la grвce, Dieu a dы appliquer des remиdes plus forts, et non des йlйments corporels.

 

15° La recrйation de l’вme doit correspondre а sa crйation par une ressemblance. Or Dieu a crйй l’вme sans l’intermйdiaire d’aucune crйature. Donc semblablement, il doit la recrйer par la grвce sans l’intermйdiaire d’un sacrement.

 

16° Avoir des aides est, pour un agent, un signe d’impuissance. Or les instruments aident а obtenir l’effet de l’agent principal. Il ne convient donc pas а Dieu, qui est un agent trиs puissant, de confйrer la grвce par des sacrements comme par des instruments.

 

17° En tout instrument, une action naturelle de celui-ci est requise, qui contribue en quelque faзon а l’effet voulu par l’agent principal. Or l’action naturelle de l’йlйment matйriel ne semble rien faire pour l’effet de la grвce, que Dieu veut rйaliser dans l’вme : dans le baptкme, en effet, l’ablution ne regarde pas l’вme de plus prиs que l’eau elle-mкme. De tels sacrements n’agissent donc pas а la faзon d’un d’instrument pour produire la grвce.

 

18° Les sacrements ne sont pas confйrйs sans ministre. Si donc les sacrements sont en quelque sorte des causes de grвce, l’homme sera aussi en quelque faзon une cause de grвce ; ce qui s’oppose а la parole de saint Augustin disant que « le pouvoir de justifier n’a pas йtй confйrй а l’homme, afin que l’on ne mette pas son espoir en l’homme ».

 

19° Dans la grвce, le Saint-Esprit est donnй. Si donc les sacrements sont des causes de grвce, il seront la cause du don du Saint-Esprit ; ce qui s’oppose а saint Augustin qui dit qu’aucune crйature « ne peut donner l’Esprit Saint ». Les sacrements ne sont donc aucunement causes de grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Le Maоtre, au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, dйfinissant le sacrement de la loi nouvelle, s’exprime ainsi : « Le sacrement est la forme visible de la grвce invisible, de sorte qu’il en porte l’image et en est la cause.

 

Saint Ambroise dit que la grвce est plus forte que la faute ; et l’Apфtre le montre clairement en Rom. 5, 15. Or la faute est causйe dans l’вme par l’infection du corps. La grвce peut donc кtre causйe dans l’вme par la sanctification d’un йlйment corporel.

 

Par l’institution des sacrements, ou quelque chose est ajoutй aux йlйments naturels, ou rien n’est ajoutй. Si rien n’est ajoutй, alors rien n’est confйrй au monde par l’institution des sacrements, ce qui est aberrant. Mais si une chose est ajoutйe, alors, puisque ce n’est pas en vain, cette chose pourra effectuer ce qu’elle ne pouvait pas effectuer auparavant. Or ce ne peut кtre que la grвce, puisque les sacrements ont йtй instituйs pour cela. Les sacrements peuvent donc avoir la grвce pour effet.

 

[Le rйpondant] disait que seul est ajoutй un certain ordre relatif а la grвce. En sens contraire : l’ordre est une certaine relation. Or la relation est toujours fondйe sur quelque chose d’absolu, et c’est pourquoi le mouvement est par accident dans le genre relation. Si donc un ordre est ajoutй, il est nйcessaire que quelque chose d’absolu soit ajoutй.

 

L’absolu n’est pas causй par le relatif, car le relatif a un кtre trиs faible. Si donc l’institution n’ajoute aux sacrements qu’une relation, ils ne pourront pas sanctifier par institution ; ce qui va contre Hugues de Saint-Victor.

 

[Le rйpondant] disait que ce n’est pas cette relation qui est cause de sanctification, mais la puissance divine prйsente aux sacrements. En sens contraire : ou bien la puissance divine, qui est Dieu lui-mкme, est prйsente aux sacrements aprиs l’institution autrement qu’avant l’institution, ou bien elle n’est pas prйsente autrement. Dans ce dernier cas, ils n’auront pas d’autre effet aprиs l’institution qu’avant. Mais si elle est prйsente autrement, alors, puisque l’on ne dit de Dieu qu’il est d’une faзon nouvelle dans une crйature que parce qu’il fait en elle un nouvel effet, il sera nйcessaire que quelque chose soit nouvellement ajoutй aux sacrements eux-mкmes ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

En certains sacrements est requise une matiиre sanctifiйe, comme dans l’extrкme-onction et la confirmation. Or cette sanctification n’est pas faite inutilement. Une vertu spirituelle est donc confйrйe par elle aux sacrements, et cette vertu leur permettra d’кtre en quelque faзon des causes de grвce, puisqu’elle est ordonnйe а cela.

 

 

Rйponse :

 

Il est nйcessaire d’affirmer que les sacrements de la loi nouvelle sont en quelque faзon causes de grвce. En effet, on disait de la loi qu’elle tuait et qu’elle augmentait la transgression, parce qu’elle donnait la connaissance du pйchй mais ne confйrait pas la grвce qui vient en aide contre le pйchй. Si donc la loi nouvelle ne confйrait pas la grвce, on dirait de mкme qu’elle tue et qu’elle augmente la transgression ; or l’Apфtre enseigne le contraire. Et elle ne confиre pas la grвce par la seule instruction — car la loi ancienne avait cela — mais aussi par ses sacrements, en causant en quelque faзon la grвce ; c’est pourquoi l’Йglise ne se contente pas du catйchisme par lequel elle instruit celui qui se prйsente, mais elle lui ajoute des sacrements pour que soit possйdйe la grвce, que les sacrements de la loi ancienne ne confйraient pas mais signifiaient seulement. Or les signes se rattachent а l’instruction. Ainsi donc, parce que la loi ancienne instruisait seulement, ses sacrements йtaient seulement des signes de la grвce ; mais parce que la loi nouvelle а la fois instruit et justifie, ses sacrements sont а la fois signes et causes de la grвce. Mais comment ils sont causes, tous ne l’enseignent pas de la mкme faзon.

 

Certains disent en effet qu’ils sont causes de grвce non parce qu’ils opиrent quelque chose, par une vertu mise en eux, pour que soit possйdйe la grвce, mais parce que la grвce est donnйe, а leur rйception, par Dieu qui est prйsent aux sacrements, de sorte qu’on les appelle causes de grвce а la faзon d’une cause sine qua non ; et il donnent l’exemple suivant : le porteur d’un denier de plomb reзoit cent livres, non point parce que le denier de plomb serait une cause agissant pour que l’on reзoive cent livres, mais parce que celui qui peut donner a dйcrйtй que tout porteur d’un tel denier recevrait une telle somme. Semblablement, Dieu a dйcrйtй que quiconque reзoit le sacrement sans feinte, reзevrait la grвce, non pas en provenance des sacrements, mais de Dieu mкme ; et ils disent que tel йtait le sentiment du Maоtre au quatriиme livre des Sentences, dist. 1, lorsqu’il disait que celui qui reзoit le sacrement « cherche le salut en des choses infйrieures а soi, non toutefois en provenance d’elles ». Mais cette opinion ne semble pas conserver suffisamment la dignitй des sacrements de la loi nouvelle. En effet, а bien considйrer l’exemple qu’ils proposent, et d’autres semblables, on ne trouve pas que ce qu’ils appellent une cause sine qua non se rapporte а l’effet autrement que comme un signe. En effet, le denier de plomb n’est qu’un signe de la rйception de la somme, et la crosse n’est qu’un signe du pouvoir qui est confйrй а l’abbй. Par consйquent, si les sacrements de la loi nouvelle se rapportent ainsi а la grвce, il s’ensuit qu’il ne sont que des signes de la grвce, et ainsi, ils n’auront rien de plus que les sacrements de la loi ancienne. А moins peut-кtre que l’on ne dise que les sacrements de la loi nouvelle sont des signes de la grвce donnйe en mкme temps qu’eux, tandis que ceux de la loi ancienne sont des signes de la grвce promise. Mais cela regarde plus la circonstance de temps que la dignitй des sacrements : car en ce temps-lа, la grвce йtait promise, alors que c’est maintenant le temps de la plйnitude de la grвce, parce que la rйparation de la nature humaine est dйjа faite ; donc, de ce point de vue, si nos sacrements avaient eu lieu alors avec tout ce qu’ils ont maintenant, ils n’auraient rien fait de plus que ceux-lа, et ceux-lа ne feraient maintenant pas moins que les nфtres, sans que rien leur soit ajoutй. Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, et dire que les sacrements de la loi nouvelle opиrent quelque chose pour que soit possйdйe la grвce.

 

Or une chose a deux faзons d’agir pour produire un effet. D’abord comme un agent par soi ; et « agir par soi » se dit de ce qui agit par une forme qui inhиre а lui а la faзon d’une nature complиte, qu’il tienne cette forme de lui-mкme ou d’autre chose, soit naturellement, soit violemment ; et c’est de cette faзon que l’on dit que le soleil et la lune йclairent, et que le feu chauffe, ainsi que le fer enflammй et l’eau chaude. Ensuite, une chose agit de faзon instrumentale pour produire un effet ; et ce n’est pas par une forme qui inhиre а elle qu’elle agit pour produire l’effet, mais elle agit seulement en tant qu’elle est mue par un agent par soi. En effet, la notion d’instrument en tant qu’instrument consiste а mouvoir en йtant mы ; ainsi, ce que la forme complиte est а l’agent par soi, le mouvement par lequel l’agent principal meut l’instrument l’est а celui-ci, comme la scie agit pour produire le banc. En effet, bien que la scie ait une action qui lui convient par sa forme propre, par exemple diviser, cependant elle a un effet qui ne lui convient qu’en tant qu’elle est mue par l’artisan, а savoir, faire une incision droite et qui convienne а la forme de l’art. Et ainsi, l’instrument a deux opйrations : l’une qui lui convient par sa forme propre, l’autre qui lui convient en tant qu’il est mы par l’agent par soi, et celle-ci dйpasse la puissance de la forme propre.

 

Il faut donc rйpondre que ni le sacrement ni aucune crйature ne peuvent donner la grвce а la faзon d’un agent par soi, car cela n’appartient qu’а la puissance divine, ainsi qu’il ressort de l’article prйcйdent ; mais les sacrements agissent de faзon instrumentale pour produire la grвce ; et en voici la preuve. Saint Jean Damascиne dit, au troisiиme livre, que la nature humaine йtait dans le Christ comme un certain organe de la divinitй ; voilа pourquoi la nature humaine avait quelque part dans l’opйration de la puissance divine : par exemple, c’est par un toucher que le Christ purifia le lйpreux ; ainsi, en effet, le toucher du Christ causait de faзon instrumentale la santй du lйpreux. Or, de mкme que la nature humaine йtait, dans le Christ, associйe de faзon instrumentale aux effets de la puissance divine quant aux effets corporels, de mкme quant aux spirituels ; c’est pourquoi le sang du Christ versй pour nous eut la puissance de laver les pйchйs ; Apoc. 1, 5 : « il nous a lavйs de nos pйchйs dans son sang » ; et Rom. 3, 24 : « justifiйs […] en son sang ». Et ainsi, l’humanitй du Christ est cause instrumentale de justification ; et cette cause nous est appliquйe spirituellement par la foi et corporellement par les sacrements — car l’humanitй du Christ est а la fois esprit et corps — afin que nous percevions en nous l’effet de la sanctification qui a lieu par le Christ. Aussi le plus parfait sacrement est-il celui en lequel le corps du Christ est rйellement contenu, а savoir l’Eucharistie, et il est la consommation de tous les autres, comme dit Denys dans la Hiйrarchie ecclйsiastique. Les autres sacrements, eux, participent en quelque faзon а la vertu par laquelle l’humanitй du Christ agit de faзon instrumentale pour produire la justification, et c’est pourquoi l’Apфtre dit de celui qui est sanctifiй par le baptкme qu’il est « sanctifiй par le sang du Christ » (Hйbr. 10, 10). Il est donc affirmй que la Passion du Christ opиre dans les sacrements de la loi nouvelle. Et par consйquent, les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme agissant de faзon instrumentale pour produire la grвce.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Saint Bernard йvoque insuffisamment la notion des sacrements de la loi nouvelle, lorsqu’il parle d’eux en tant qu’ils sont des signes et non en tant qu’ils sont des causes.

 

Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas causes principales de grвce, comme des agents par soi, mais causes instrumentales. Et а l’instar des autres instruments, ils ont deux actions : l’une qui excиde la forme propre et a lieu par la vertu de la forme de l’agent principal, qui est Dieu, et tel est l’acte de justifier ; l’autre qu’ils exercent par leur forme propre, par exemple laver ou oindre ; et cette action atteint corporellement l’homme mкme qui est justifiй, quant au corps par soi, et par accident quant а l’вme, qui sent une telle action corporelle ; spirituellement, elle atteint l’вme elle-mкme, en tant que celle-ci la perзoit dans son intelligence comme un certain signe de la purification spirituelle.

 

Parce que la fin ultime correspond а l’agent premier comme le principal au principal, ce n’est pas la fin ultime qui est attribuйe а ce qui agit non principalement, mais la disposition а la fin ultime. Et ainsi, on dit que les sacrements sont causes de grвce а la faзon d’instruments qui disposent.

 

Pour produire la grвce, les sacrements n’agissent pas par la vertu de leur forme propre, car dans ce cas ils opйreraient comme des agents par soi ; mais ils agissent par la vertu de l’agent principal qui est Dieu, vertu qui existe en eux. Or cette vertu n’a pas un кtre complet dans la nature, mais elle est, dans un genre de l’йtant, quelque chose d’incomplet. Et cela se voit clairement ainsi : l’instrument meut en tant qu’il est mы ; or le mouvement est un acte imparfait, suivant le Philosophe ; par consйquent, de mкme que les choses qui meuvent en tant qu’elles sont dйjа assimilйes а l’agent comme si elles йtaient au terme du mouvement, meuvent par une forme parfaite, de mкme celles qui meuvent en tant qu’elles sont dans l’« кtre mы » lui-mкme, meuvent par une vertu incomplиte. Et pour que l’air meuve la vue, une telle vertu est en lui dans la mesure oщ la couleur du mur le transmue comme en devenir et non comme en acte accompli ; aussi l’espиce de la couleur existe-t-elle dans l’air par mode d’intention, et non par mode d’йtant complet comme elle existe sur le mur. Semblablement, les sacrements agissent pour produire la grвce parce que Dieu les meut pour ainsi dire vers cet effet. Et ce mouvement englobe l’institution, la sanctification et l’application а celui qui approche des sacrements ; c’est pourquoi ils ont une vertu non par mode d’йtant complet, mais comme incomplиtement. Et ainsi, il n’est pas aberrant que la vertu spirituelle soit dans une rйalitй matйrielle, comme les espиces des couleurs sont spirituellement dans l’air.

 

А proprement parler, cette vertu ne peut кtre appelйe ni corporelle, ni incorporelle : en effet, corporel et incorporel sont des diffйrences de l’йtant complet. Mais on dit proprement que la vertu est relative а l’incorporel, comme le mouvement est plutфt appelй « relatif а l’йtant » que « йtant ». Or l’objection procиde comme si cette vertu йtait une certaine forme complиte.

 

L’incomplet ne peut кtre la cause du complet comme un agent par soi ; cependant l’incomplet peut кtre ordonnй en quelque faзon au complet а la faзon d’une cause instrumentale, comme nous disons que le mouvement de l’instrument est la cause de la forme induite par l’agent principal.

 

 Il est de la perfection de l’instrument non pas qu’il agisse par une vertu complиte, mais qu’il agisse en tant qu’il est mы, et par consйquent, par une vertu incomplиte ; il ne s’ensuit donc pas que les sacrements soient des instruments imparfaits, bien que leur vertu ne soit pas un йtant complet.

 

L’instrument se rapporte а l’action comme une chose par laquelle on agit, plutфt que comme une chose qui agit : en effet, il appartient а l’agent principal qu’il agisse par un instrument. Et de la sorte, bien que les derniers ne ramиnent pas vers Dieu les premiers ou ceux de rang moyen, ils peuvent cependant se comporter comme des кtres par lesquels se fait le retour а Dieu des premiers et de ceux de rang moyen. C’est pourquoi Denys dit qu’il nous est naturel d’кtre conduits vers Dieu par les sensibles comme par la main. C’est aussi la cause qu’il donne de la nйcessitй de sacrements visibles, au premier chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.

 

 Il convient а Dieu d’йclairer l’вme sans l’intermйdiaire d’une crйature qui agisse pour produire l’illumination de l’вme comme un agent principal et par soi ; cependant il peut y avoir un mйdium agissant de faзon instrumentale et dispositive.

 

10° Il est des sacrements pour lesquels une matiиre sanctifiйe est requise, comme dans l’extrкme-onction et la confirmation ; il en est d’autres pour lesquels elle n’est pas requise par une nйcessitй du sacrement. Il est donc vrai pour tous que la vertu du sacrement ne consiste pas seulement dans la matiиre, mais dans la matiиre et la forme en mкme temps, ces deux choses йtant un seul sacrement ; par consйquent, la matiиre du sacrement peut bien кtre appliquйe а un homme, sans la forme convenable des paroles et les autres choses qui sont requises pour cela, l’effet du sacrement ne s’ensuit pas. Mais dans les sacrements qui ont besoin d’une matiиre sanctifiйe, la vertu du sacrement, aprиs l’usage du sacrement, reste dans la matiиre partiellement et non complиtement. Et dans les sacrements qui n’ont pas besoin de matiиre sanctifiйe, rien ne reste aprиs l’usage du sacrement ; aussi l’eau en laquelle un baptкme a йtй cйlйbrй n’a-t-elle rien de plus qu’une autre eau, sauf peut-кtre а cause du mйlange de chrкme, qui n’est cependant pas de nйcessitй pour le sacrement. Et il n’est pas aberrant que cette vertu cesse, car cette vertu se comporte comme existant en devenir et dans l’« кtre mы », comme on l’a dit ; et une telle vertu cesse lorsque cesse la motion du moteur : en effet, aussitфt que le moteur cesse de mouvoir, le mobile cesse aussi d’кtre mы.

 

11° Bien que l’йlйment corporel soit moins noble que l’вme et pour cette raison ne puisse rien effectuer dans l’вme par la vertu de sa nature propre, cependant il peut effectuer quelque chose dans l’вme en tant qu’instrument agissant dans la puissance divine.

 

12° L’вme agit en disposant а la grвce en vertu de sa nature propre, tandis que le sacrement le fait par la puissance divine comme instrument de celle-ci ; il n’en va donc pas de mкme.

 

13° Par sa forme propre, le sacrement signifie ou est de nature а signifier l’effet auquel il est divinement ordonnй ; et par consйquent, il est un instrument convenable, car les sacrements causent en signifiant.

 

14° Les sacrements de la loi nouvelle ne sont pas des remиdes faibles, mais forts, en tant que la Passion du Christ opиre en eux. Par contre, les sacrements de la loi ancienne, qui ont prйcйdй la Passion du Christ, sont appelйs faibles, comme on le voit clairement en Gal. 4, 9 : « Comment retournez-vous а ces pauvres et faibles rudiments ? »

 

15° La crйation ne prйsuppose rien qui puisse recevoir l’action d’un agent instrumental ; mais la recrйation le prйsuppose ; il n’en va donc pas de mкme.

 

16° Ce n’est pas parce qu’il en a besoin que Dieu se sert d’instruments ou de causes intermйdiaires dans son action, mais pour une convenance des effets. En effet, il est convenable que les remиdes divins nous soient procurйs suivant notre mode, c’est-а-dire par les rйalitйs sensibles, comme dit Denys au premier chapitre de la Hiйrarchie ecclйsiastique.

 

17° L’action naturelle de l’instrument matйriel aide а obtenir l’effet du sacrement, en tant que par elle le sacrement est appliquй au receveur, et en tant que la signification du sacrement est accomplie par l’action susdite, comme la signification du baptкme est accomplie par l’ablution.

 

18° Il est des sacrements pour lesquels un ministre dйterminй n’est pas requis, comme on le voit dans le cas du baptкme ; et pour ceux-ci, la vertu du sacrement ne rйside nullement dans le ministre. Mais il en est d’autres pour lesquels un ministre dйterminй est requis, et la vertu de ceux-lа rйside partiellement dans le ministre, comme aussi dans la matiиre et la forme. Toutefois, on dit du ministre qu’il ne justifie que par mode de ministиre, en tant qu’il agit pour produire la justification en confйrant le sacrement.

 

19° Le Saint-Esprit n’est donnй que par celui qui cause la grвce comme un agent principal, ce qui n’appartient qu’а Dieu ; voilа pourquoi Dieu seul donne le Saint-Esprit.

Article 5 : N’y a-t-il dans un homme qu’une seule grвce sanctifiante ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Rien n’est divisй contre soi-mкme ; or la grвce se subdivise en opйrante et coopйrante. Il y a donc diffйrentes grвces : l’opйrante et la coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas qu’une grвce sanctifiante dans un homme.

 

[Le rйpondant] disait qu’il y a, quant а l’habitus, une seule grвce opйrante et coopйrante, mais que la division se prend des diffйrents actes. En sens contraire : les habitus se distinguent par les actes. Si donc les actes sont diffйrents, il ne pourra y avoir un seul habitus pour l’une et l’autre grвce.

 

Nul n’a besoin de demander ce qu’il a dйjа. Or celui qui a la grвce prйvenante trouve nйcessaire de demander la subsйquente, suivant saint Augustin. Il n’y a donc pas une unique grвce prйvenante et subsйquente.

 

[Le rйpondant] disait que celui qui a la grвce prйvenante ne demande pas la grвce subsйquente comme une autre grвce, mais comme la conservation de la mкme grвce. En sens contraire : la grвce est plus puissante que la nature. Or l’homme dans l’йtat de nature intиgre a pu se maintenir par lui-mкme en ce qu’il avait reзu, comme il est dit au deuxiиme livre des Sentences, dist. 24. Celui qui a reзu la grвce prйvenante peut donc se maintenir en elle ; et ainsi, il n’a pas besoin de demander cela.

 

La forme se diversifie d’aprиs la diversitй des perfectibles. Or la grвce est la forme des vertus. Puis donc que les vertus sont nombreuses, la grвce ne pourra кtre unique.

 

La grвce prйvenante concerne la voie, tandis que la grвce subsйquente concerne la gloire ; c’est pourquoi saint Augustin dit : « Elle nous devance pour que nous vivions selon la piйtй, elle nous suit pour que nous vivions а jamais avec Dieu ; elle nous devance pour que nous soyons appelйs, elle nous suit pour que nous soyons glorifiйs. » Or la grвce de la voie n’est pas la mкme que la grвce de la patrie, puisqu’il n’y a pas une mкme perfection pour la nature crййe et pour la nature glorifiйe, comme dit le Maоtre au deuxiиme livre, dist. 3. La grвce prйvenante et la grвce subsйquente ne sont donc pas la mкme chose.

 

La grвce opйrante concerne l’acte intйrieur, mais la grвce coopйrante, l’acte extйrieur ; c’est pourquoi saint Augustin dit qu’elle « prйvient pour que l’on veuille, et suit pour que l’on ne veuille pas en vain ». Or ce n’est pas la mкme chose qui est au principe de l’acte intйrieur et de l’acte extйrieur ; par exemple dans le cas des vertus, on voit clairement que la charitй est donnйe pour l’acte intйrieur, mais que la force, la justice et autres vertus semblables sont donnйes pour les actes extйrieurs. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante, ou prйvenante et subsйquente.

 

De mкme que la faute est dans l’вme un dйfaut du cфtй de la volontй, de mкme l’ignorance est un dйfaut du cфtй de l’intelligence. Or aucun habitus unique ne chasse toute ignorance de l’intelligence. Il ne peut donc pas non plus y avoir un habitus unique qui chasse toute faute de la volontй. Or la grвce chasse toute faute. La grвce n’est donc pas un habitus unique.

 

La grвce et la faute sont contraires. Or une faute unique n’infecte pas toutes les puissances de l’вme. Une grвce unique ne peut donc pas non plus les perfectionner toutes.

 

10° А propos de ce passage de Ex. 33, 13 : « Si j’ai trouvй grвce », la Glose dit : « Pour les saints, une seule grвce ne suffit pas. Il en est une qui prйcиde, afin qu’ils connaissent et aiment Dieu ; l’autre est celle qui suit, afin qu’ils se gardent purs, inviolйs, et qu’ils progressent. » Et ainsi, il n’y a pas qu’une grвce dans un homme.

 

11° Un mode diffйrent comportant une difficultй spйciale requiert un habitus diffйrent ; ainsi, pour confйrer de grands dons, qui par leur grandeur font difficultй, une vertu spйciale — la magnificence — est requise en plus de la libйralitй, qui se limite aux dons communs. Or, bien vouloir avec persйvйrance ajoute а bien vouloir simplement une difficultй spйciale ; par ailleurs, bien vouloir simplement est le propre de la grвce prйvenante, tandis que bien vouloir avec persйvйrance est le propre de la grвce subsйquente ; c’est pourquoi saint Augustin dit que la grвce prйvient pour que l’homme veuille, et qu’elle suit pour qu’il accomplisse ou persiste. La grвce subsйquente est donc un autre habitus que la grвce prйvenante.

 

12° Les sacrements de la loi nouvelle sont causes de grвce, comme on l’a dit. Or les diffйrents sacrements ne sont pas ordonnйs au mкme effet. Il y a donc en l’homme diverses grвces, qui sont confйrйes par les diffйrents sacrements.

 

13° [Le rйpondant] disait que les sacrements suivants ne sont pas confйrйs pour amener une autre grвce, mais pour augmenter celle que l’on possиde. En sens contraire : l’augmentation de la grвce ne fait pas varier l’espиce de la grвce. Si donc les causes sont а proportion des effets, il s’ensuivrait de la rйponse susmentionnйe que les sacrements ne diffйreraient pas par l’espиce.

 

14° [Le rйpondant] disait que les sacrements diffиrent par l’espиce selon les diffйrentes grвces gratuitement donnйes qui sont confйrйes dans les divers sacrements, et qui sont les effets propres des sacrements. En sens contraire : la grвce gratuitement donnйe ne s’oppose pas а la faute. Puis donc que les sacrements sont surtout ordonnйs contre la faute, il semble que les effets propres des sacrements, d’aprиs lesquels les sacrements se distinguent, ne sont pas des grвces gratuitement donnйes.

 

15° Diverses blessures sont infligйes а l’вme par les diffйrents pйchйs, et toutes sont assurйment guйries par la grвce. Puis donc qu’aux diverses blessures correspondent diffйrents remиdes — car, selon la parole de saint Jйrфme, « ce qui guйrit le talon ne guйrit pas l’њil » —, il semble qu’il y ait diffйrentes grвces.

 

16° Le mкme ne peut pas simultanйment кtre possйdй et non possйdй par le mкme. Or quelques-uns, comme les petits enfants baptisйs, ont la grвce opйrante sans avoir la grвce coopйrante. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante.

 

17° La grвce est proportionnйe а la nature comme la perfection est proportionnйe au perfectible. Or ainsi en est-il dans la nature humaine, que l’кtre et l’opйration ne viennent pas immйdiatement du mкme principe : car l’вme est principe d’кtre par son essence, mais principe d’opйration par sa puissance. Puis donc que, dans les rйalitйs gratuites, la grвce opйrante ou prйvenante est le principe d’oщ provient l’кtre spirituel, alors que la grвce coopйrante est le principe de l’opйration spirituelle, il semble que ce ne soit pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante.

 

18° Un habitus unique ne peut produire deux actes tout ensemble et au mкme instant. Or l’acte de la grвce opйrante, qui est de justifier ou de guйrir l’вme, et l’acte de la grвce coopйrante ou subsйquente, qui est d’agir avec justice, sont simultanйs dans l’вme. Ce n’est donc pas la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante ; et ainsi, il n’y a pas une seule grвce dans l’homme.

 

 

En sens contraire :

 

Lа oщ une seule chose suffit, il est superflu d’en poser plusieurs. Or une seule grвce suffit а l’homme pour le salut, car il est dit en 2 Cor. 12, 9 : « Ma grвce te suffit. » Il n’y a donc qu’une seule grвce dans l’homme.

 

La relation ne diversifie pas l’essence de la rйalitй. Or la grвce coopйrante n’ajoute а la grвce opйrante qu’une relation. C’est donc essentiellement la mкme grвce qui est opйrante et coopйrante.

 

 

Rйponse :

 

Ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit, on appelle « grвce » soit celle qui est gratuitement donnйe, soit celle qui est sanctifiante.

 

Or il est manifeste qu’il y a diverses grвces gratuitement donnйes. Il existe en effet diverses choses qui sont confйrйes а l’homme divinement et gratuitement, au-dessus du mйrite et du pouvoir de la nature humaine, telles la prophйtie, l’opйration des miracles et autres choses semblables, dont l’Apфtre dit en 1 Cor. 12, 4 : « Il y a diversitй de grвces. » Mais la prйsente recherche ne porte pas sur celles-ci.

 

La grвce sanctifiante, elle, comme on peut le voir d’aprиs ce qui a йtй dit, se prend de deux faзons : d’abord au sens de l’agrйment divin, qui est la volontй gratuite de Dieu ; ensuite au sens d’un certain don crйй qui perfectionne l’homme formellement et le rend digne de la vie йternelle.

 

Si donc l’on prend la grвce de cette seconde faзon, il est impossible qu’il y ait plusieurs grвces en un seul homme. Et la raison en est la suivante : le terme de « grвce » signifie que, par elle, l’homme est suffisamment ordonnй а la vie йternelle ; en effet, gratus [i. e. agrйable] est une faзon de dire « agrйй par Dieu pour qu’il ait la vie йternelle ». Or, si l’on affirme qu’une chose ordonne suffisamment а quelque terme unique, cette chose doit nйcessairement кtre unique ; car s’il y en avait plusieurs, aucune d’elles ne suffirait, ou bien l’une d’elles serait superflue. Mais il en dйcoule nйcessairement que la grвce aussi est une unique chose simple. En effet, il serait possible que rien qui soit un ne rende suffisamment digne de la vie йternelle, mais pour cela l’homme serait rendu digne par plusieurs choses, par exemple par plusieurs vertus ; que si l’en йtait ainsi, aucune de ces nombreuses choses ne pourrait кtre appelйe grвce, mais toutes en mкme temps seraient appelйes une grвce unique, car de toutes celles-ci ne rйsulterait dans l’homme qu’une seule dignitй relativement а la vie йternelle. Or ce n’est pas ainsi que la grвce est une, mais elle l’est comme l’est un seul habitus simple : et ce, parce que l’habitus se diversifie dans l’вme relativement aux divers actes ; or les actes eux-mкmes ne sont pas la raison de l’agrйment divin, mais c’est d’abord l’homme qui est agrйй par Dieu, ensuite ses actes, comme on le lit en Gen. 4, 4 : « Le Seigneur regarda favorablement Abel et ses prйsents. » Par consйquent, ce don que Dieu accorde а ceux qu’il agrйe dans son royaume et dans sa gloire, est prйsupposй aux perfections ou aux habitus par lesquels les actes humains sont perfectionnйs pour кtre dignes d’кtre agrййs par Dieu. Et ainsi, il est nйcessaire que l’habitus de la grвce demeure indivis, йtant antйrieur aux choses par lesquelles se fait la distinction des habitus dans l’вme.

 

Mais si l’on prend la grвce sanctifiante de la premiиre faзon, c’est-а-dire au sens de la volontй gratuite de Dieu, alors il est avйrй qu’il n’y a, du cфtй de Dieu mкme agrйant, qu’une seule grвce de Dieu, non seulement pour un homme mais aussi pour tous : car rien de ce qui est en lui ne peut кtre divers ; en revanche, elle peut кtre multiple du cфtй des effets divins : ainsi disons-nous que tout effet que Dieu produit en nous par sa volontй gratuite, par laquelle il nous agrйe dans son royaume, relиve de la grвce sanctifiante, comme celui de nous envoyer de bonnes pensйes et de saintes affections. Ainsi donc la grвce, en tant qu’elle est un certain don habituel en nous, est unique ; mais en tant qu’elle implique quelque effet divin en nous ordonnй а notre salut, on peut parler de multiples grвces en nous.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La grвce opйrante peut кtre distinguйe de la grвce coopйrante tant du cфtй de la volontй gratuite de Dieu que du cфtй du don qui nous est confйrй. En effet, la grвce est appelйe opйrante relativement а l’effet qu’elle seule produit, et coopйrante relativement а l’effet qu’elle ne cause pas seule, mais avec la coopйration du libre arbitre. Donc, du cфtй de la volontй gratuite de Dieu, on appellera grвce opйrante la justification mкme de l’impie, qui se fait par l’infusion du don gratuit lui-mкme. En effet, seule la volontй gratuite de Dieu cause en nous ce don, et le libre arbitre n’en est aucunement la cause, si ce n’est а la faзon d’une disposition suffisante. Du cфtй de cette mкme volontй, la grвce sera appelйe coopйrante en ce sens qu’elle opиre dans le libre arbitre en causant son mouvement, en libйrant l’exйcution de l’acte extйrieur et en facilitant la persйvйrance, toutes choses en lesquelles le libre arbitre a une part d’action. Et de la sorte, il est certain que la grвce opйrante diffиre de la grвce coopйrante. Mais du cфtй du don gratuit, c’est essentiellement la mкme grвce qui sera appelйe opйrante et coopйrante : opйrante, en tant qu’elle dйtermine formellement l’вme, si bien que « opйrant » se comprend formellement а la faзon dont on dit que la blancheur fait le mur blanc, car cela n’est aucunement l’acte du libre arbitre ; et on l’appellera coopйrante en tant qu’elle incline а l’acte intйrieur et extйrieur, et en tant qu’elle donne la facultй de persйvйrer jusqu’а la fin.

 

Les divers effets qui sont attribuйs а la grвce opйrante et coopйrante ne peuvent diversifier l’habitus ; car les effets qui sont attribuйs а la grвce opйrante sont causes de ceux qui sont attribuйs а la grвce coopйrante : en effet, de ce que la volontй est formellement dйterminйe par quelque habitus, il suit qu’elle passe а l’acte de vouloir, et par l’acte mкme de vouloir est causй l’acte extйrieur. En outre, c’est par la fermetй de l’habitus qu’est causйe la rйsistance que nous opposons au pйchй. Et ainsi, c’est un mкme et unique habitus de grвce qui dйtermine formellement l’вme, йlicite l’acte intйrieur et extйrieur, et en quelque sorte fait persйvйrer, en tant qu’il rйsiste aux tentations.

 

Si fort que soit son habitus de grвce, l’homme a cependant toujours besoin de l’opйration divine, par laquelle Dieu opиre en nous selon les modes susmentionnйs ; et ce, а cause de l’infirmitй de notre nature et de la multitude des empкchements, qui n’existaient assurйment pas dans l’йtat de nature crййe ; c’est pourquoi l’homme, alors, pouvait plus se tenir debout par lui-mкme que ne le peuvent maintenant ceux qui ont la grвce, non certes а cause d’une imperfection de la grвce, mais а cause de l’infirmitй de la nature ; quoique, mкme alors, ils aient eu besoin de la providence divine qui les dirige et les aide. Voilа pourquoi celui qui a la grвce a besoin de demander le secours divin, qui relиve de la grвce coopйrante.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

La grвce n’est pas appelйe forme des vertus comme si elle йtait une partie essentielle des vertus : alors, en effet, il serait nйcessaire que la multiplication des vertus multipliвt la grвce ; mais elle est appelйe forme des vertus en tant qu’elle complиte formellement l’acte de vertu. Or de trois faзons l’acte de vertu est formellement dйterminй. D’abord en tant que la substance de l’acte est environnйe par les circonstances requises, par la limitation desquelles il est йtabli dans le milieu de la vertu. Et l’acte de vertu tient cela de la prudence ; car le milieu de la vertu se prend de la raison droite, comme il est dit au deuxiиme livre de l’Йthique. Et ainsi, la prudence est appelйe la forme de toutes les vertus morales. Or l’acte de vertu ainsi йtabli dans le milieu est quasi matйriel au regard de la relation а la fin ultime, relation qui est ajoutйe а l’acte de vertu par le commandement de la charitй ; et ainsi, on dit que la charitй est la forme de toutes les autres vertus. Mais de surcroоt, la grвce ajoute l’efficace du mйrite : en effet, la valeur d’aucune de nos њuvres n’est estimйe digne de la gloire йternelle, si l’on ne prйsuppose l’agrйment divin ; et ainsi, on dit que la grвce est la forme et de la charitй, et des autres vertus.

 

La grвce est appelйe prйvenante et subsйquente d’aprиs l’ordre des choses qui se trouvent dans l’кtre gratuit ; et la premiиre de ces choses est la dйtermination formelle du sujet, ou la justification de l’impie, ce qui est la mкme chose ; la deuxiиme est l’acte de la volontй ; la troisiиme est l’acte extйrieur ; la quatriиme est le progrиs spirituel et la persйvйrance dans le bien ; la cinquiиme est l’obtention de la rйcompense. Ainsi l’on distingue d’une premiиre faзon la grвce prйvenante de la subsйquente en appelant grвce prйvenante celle par laquelle l’impie est justifiй, et la subsйquente celle par laquelle le justifiй agit. D’une deuxiиme faзon, en appelant prйvenante celle par laquelle quelqu’un veut droitement, et subsйquente celle par laquelle il exйcute la volontй droite en une њuvre extйrieure. D’une troisiиme faзon, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а toutes ces choses, mais la subsйquente, а la persйvйrance dans les mкmes choses. D’une quatriиme, en sorte que la grвce prйvenante soit rйfйrйe а tout l’йtat de mйrite, et la subsйquente, а la rйcompense.

 

Or dans les trois premiиres distinctions, on voit clairement а partir de ce qu’on a dit de la grвce opйrante et de la coopйrante comment la grвce prйvenante et la subsйquente sont identiques ou diffйrentes, car de ces trois faзons la grвce prйvenante et subsйquente semble кtre la mкme chose que la grвce opйrante et coopйrante. Mais selon la quatriиme distinction, si l’on considиre en lui-mкme le don gratuit qui est appelй grвce, on trouve que la grвce prйvenante est la mкme chose que la subsйquente. En effet, de mкme que la charitй de la voie n’est pas фtйe mais demeure dans la patrie avec augmentation, pour la raison qu’elle n’implique aucun dйfaut dans sa notion, de mкme la grвce, puisqu’elle n’implique aucun dйfaut dans sa notion, devient gloire par son augmentation : et si l’on dit que la perfection de la nature, quant а la grвce, est diffйrente dans l’йtat de voie et dans celui de la patrie, c’est а cause d’une diversitй non pas dans la forme qui perfectionne, mais dans la mesure de la perfection. Mais si nous prenons la grвce avec toutes les vertus qu’elle informe, alors la grвce et la gloire ne sont pas la mкme chose, car certaines vertus comme la foi et l’espйrance sont abolies dans la patrie.

 

Bien que les actes extйrieur et intйrieur soient des perfectibles diffйrents, ils sont cependant ordonnйs entre eux, car l’un est la cause de l’autre, comme on l’a dit.

 

Il faut considйrer deux choses dans le pйchй : la conversion et l’aversion. Quant а la conversion, les pйchйs se distinguent les uns des autres, mais dans l’aversion ils sont connexes, en tant que l’homme se dйtourne du bien immuable par n’importe quel pйchй mortel. Les vertus s’opposent donc aux pйchйs du cфtй de la conversion ; et ainsi, des pйchйs diffйrents sont chassйs par des vertus diffйrentes, de mкme que des ignorances diffйrentes le sont par des sciences diffйrentes. Mais du cфtй de l’aversion, tous sont remis par une seule chose, qui est la grвce. Quant aux ignorances, elles n’ont pas entre elles en une unique connexion ; il n’en va donc pas de mкme.

 

Il ne se trouve pas qu’une faute unique perfectionne formellement toutes les fautes, comme un unique habitus de vertu ou de grвce perfectionne toutes les vertus ; et pour cette raison, une faute unique n’infecte pas toutes les puissances comme une grвce unique les perfectionne — non qu’elle soit en toutes comme en un sujet, mais en tant qu’elle dйtermine formellement les actes de toutes les puissances.

 

10° Cette grвce qui suit se comprend soit comme un autre effet de la volontй gratuite de Dieu, soit comme le mкme habitus de grвce rйfйrй а un autre effet, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit.

 

11° Avoir fermement, immuablement un habitus et le mettre en њuvre, est une condition qui est requise pour toute vertu, comme le montre clairement le Philosophe au deuxiиme livre de l’Йthique : voilа pourquoi ce mode ne requiert pas d’habitus spйcial.

 

12° De mкme que les diverses vertus et les divers dons du Saint-Esprit sont ordonnйs а diffйrents actes, de mкme les divers effets des sacrements sont comme diffйrents remиdes du pйchй, des participations а la vertu de la Passion du Seigneur qui dйpendent de la grвce sanctifiante comme les vertus et les dons. Mais les vertus et les dons ont un nom spйcial, parce que les actes auxquels ils sont ordonnйs sont manifestes : aussi les distingue-t-on de la grвce par leur nom. Par contre, les dйfauts du pйchй, contre lesquels les sacrements sont instituйs, sont cachйs ; c’est pourquoi les effets des sacrements n’ont pas de nom propre, mais sont appelйs du nom de grвce : on les appelle « grвces sacramentelles », et c’est par elles comme par des effets propres que les sacrements se distinguent. Or ces effets relиvent de la grвce sanctifiante, qui est jointe а ces effets ; et ainsi, avec leurs effets propres, les sacrements ont un effet commun, la grвce sanctifiante ; et celle-ci, par le sacrement, est а la fois donnйe а qui ne l’a pas, et augmentйe pour qui l’a.

 

13° & 14° On voit dиs lors clairement la solution aux treiziиme et quatorziиme arguments.

 

15° Tous les pйchйs infligent une unique blessure du cфtй de l’aversion, comme on l’a dit, et ainsi, ils sont guйris par un unique don de grвce ; mais du cфtй de la conversion, ils infligent diverses blessures, qui sont guйries par les diffйrentes vertus, et par les diffйrents effets des sacrements.

 

16° Chez les petits enfants, bien que la grвce ne soit pas coopйrante en acte, elle l’est cependant en puissance : en effet, la grвce opйrante qu’ils ont reзue sera suffisante pour coopйrer au libre arbitre lorsqu’ils pourront avoir l’usage de celui-ci.

 

17° De mкme que l’essence de l’вme est immйdiatement principe d’кtre tandis qu’elle est principe d’opйration par l’intermйdiaire des puissances, de mкme l’effet immйdiat de la grвce est de confйrer l’кtre spirituel, ce qui relиve de la dйtermination formelle du sujet, en l’occurrence de la justification de l’impie, laquelle est l’effet de la grвce opйrante, tandis que l’effet de la grвce par l’intermйdiaire des vertus et des dons est d’йliciter les actes mйritoires, ce qui relиve de la grвce coopйrante.

 

18° Un habitus unique ne peut causer au mкme instant deux actes qui seraient des opйrations distinctes et non ordonnйes entre elles ; mais un habitus unique peut causer deux actes dont l’un est une opйration et l’autre la dйtermination formelle d’un sujet, ou bien deux opйrations dont l’une soit la cause de l’autre, comme l’acte intйrieur est la cause de l’acte extйrieur, et tel est le rapport des actes de la grвce opйrante et coopйrante, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

Article 6 : La grвce est-elle dans l’essence de l’вme comme en un sujet ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

L’habitus ou la perfection qui est dans l’essence doit кtre а l’effet de l’essence ce que l’habitus qui est dans la puissance est а l’effet de la puissance. Or l’habitus qui est dans une puissance perfectionne la puissance relativement а son acte, comme la charitй perfectionne la volontй relativement au vouloir ; et l’effet propre de l’essence de l’вme est l’кtre, que l’вme confиre au corps, car l’вme est dans son essence la forme du corps. Puis donc que la grвce ne perfectionne pas relativement а l’кtre naturel, que l’вme confиre au corps, elle ne sera pas dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

Les opposйs sont de nature а affecter le mкme sujet. Or la grвce et la faute sont opposйs. Puis donc que la faute n’est pas dans l’essence de l’вme — cela ressort de ce que rien n’est фtй de l’essence de l’вme, alors que pourtant le pйchй ou la faute, suivant saint Augustin, est une privation du mode, de l’espиce et de l’ordre —, il semble que la grвce ne soit pas dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

Les choses gratuites prйsupposent les naturelles. Or les puissances sont des propriйtйs naturelles de l’вme, suivant Avicenne. La grвce n’est donc pas dans l’essence de l’вme si l’on ne prйsuppose la puissance ; et ainsi, elle est immйdiatement dans la puissance comme en un sujet.

 

Un habitus ou une forme quelconque se trouve lа ou se trouve son effet. Or n’importe quel effet de la grвce, tant opйrante que coopйrante, se trouve dans les puissances, comme on le voit par induction sur chaque effet. La grвce est donc dans les puissances de l’вme comme en un sujet.

 

L’image de la recrйation correspond а l’image de la crйation ; et ces deux images sont distinguйes dans la Glose а propos de ce passage du Psaume 4, 7 : « La lumiиre de votre visage, Seigneur, a йtй imprimйe sur nous comme un signe. » Or l’image de la crйation se prend des puissances, а savoir, de la mйmoire, de l’intelligence et de la volontй, qui sont trois puissances de l’вme, comme dit la Maоtre au premier livre des Sentences, dist. 3. La grвce regarde donc les puissances de l’вme.

 

Les habitus acquis s’opposent aux habitus infus. Or tous les habitus acquis sont dans les puissances de l’вme. Donc la grвce aussi, qui est un don habituel infus.

 

 Selon saint Augustin, la bonne volontй de l’homme est prйparйe par la grвce. Or cela signifie seulement que la volontй est perfectionnйe par la grвce. La grвce est donc une perfection de la volontй ; et ainsi, elle est dans la volontй comme en un sujet, et non dans l’essence de l’вme.

 

 

En sens contraire :

 

La grвce est dans l’вme en tant que celle-ci est ordonnйe а Dieu. Or toute l’вme est ordonnйe а Dieu, en tant qu’elle se trouve en puissance а en recevoir quelque chose. L’вme est donc rйceptive de la grвce dans sa totalitй. Or le tout, dans l’вme, est la substance mкme de l’вme, tandis que les parties en sont les puissances. L’вme est donc le sujet de la grвce par sa substance.

 

Le premier don de Dieu se trouve en ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu. Or la grвce est le premier don de Dieu en nous : en effet, elle prйcиde et la foi et la charitй, ainsi que les autres vertus semblables, comme le montre clairement saint Augustin au deuxiиme livre sur la Prйdestination des saints. Or ce qui est premier en nous, et plus proche de Dieu, c’est l’essence de l’вme, de laquelle dйrivent les puissances. La grвce est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

Le mкme кtre crйй ne peut кtre en divers sujets. Or la grвce est quelque chose de crйй. Elle ne peut donc кtre en diverses puissances. Or, puisque la grвce s’йtend aux actes de toutes les puissances en tant qu’ils peuvent кtre mйritoires, elle est soit dans l’essence de l’вme, soit dans toutes les puissances. Or elle n’est pas en toutes ; elle est donc dans l’essence de l’вme comme en un sujet.

 

La cause secondaire reзoit l’influence de la cause premiиre avant que ne la reзoivent les effets de la cause secondaire. Or l’essence de l’вme est le principe des puissances ; et ainsi, elle est leur cause secondaire, Dieu йtant leur cause premiиre. L’essence de l’вme reзoit donc l’influence de la grвce avant que les puissances ne la reзoivent.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, il y a deux opinions sur la grвce. L’une affirme que la grвce et la vertu sont essentiellement une mкme chose ; et selon elle, il est nйcessaire de dire que la grвce est vйritablement dans la puissance de l’вme comme en un sujet, йtant donnй que la vertu qui perfectionne relativement а l’opйration ne peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’opйration : mais on peut dire par une certaine appropriation, selon cette opinion, que la grвce regarde l’essence et la vertu la puissance, parce que la grвce et la vertu, encore qu’elles ne diffиrent pas par l’essence, diffиrent du moins par la notion ; car le don de la grвce concerne l’вme elle-mкme avant de concerner son acte, puisque l’вme n’est pas agrййe de Dieu а cause de son acte, mais c’est l’inverse, comme on l’a dit.

 

L’autre opinion, que nous soutenons, est que la grвce et la vertu ne sont pas identiques dans leur essence. Et par consйquent, il est nйcessaire de dire que la grвce est dans l’essence de l’вme comme en un sujet, et non dans les puissances ; car puisque la puissance, en tant que telle, est ordonnйe а l’opйration, il est nйcessaire que la perfection de la puissance soit ordonnйe а l’opйration selon sa notion propre. Or ce qui fait la notion de vertu, c’est d’кtre cause prochaine de perfection pour agir droitement ; il serait donc nйcessaire, si la grвce йtait dans la puissance de l’вme, qu’elle soit identique а quelqu’une des vertus. Si donc l’on ne soutient pas cela, il est nйcessaire de dire que la grвce est dans l’essence de l’вme, perfectionnant celle-ci en tant qu’elle lui donne un certain кtre spirituel et la rend, par une certaine assimilation, participante de la nature divine, comme on le lit en 2 Pet. 1, 4 ; de mкme que les vertus perfectionnent les puissances pour qu’elles opиrent droitement.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Bien que la grвce ne soit pas le principe de l’кtre naturel, elle perfectionne cependant l’кtre naturel, en tant qu’elle ajoute l’кtre spirituel.

 

La faute actuelle ne peut кtre que dans la puissance, qui est le principe de l’acte. Mais la faute originelle est en l’вme dans son essence, par laquelle elle est unie а la chair comme sa forme, l’infection originelle йtant contractйe dans l’вme depuis la chair. Et bien qu’aucun des principes essentiels ne soit фtй а l’вme, l’ordre de l’essence mкme de l’вme est cependant empкchй par une sorte d’йloignement, comme des dispositions contraires йloignent de l’acte de la forme la puissance de la matiиre.

 

Les choses gratuites prйsupposent les naturelles, si les unes et les autres sont prises proportionnellement ; ainsi donc, la vertu, qui est le principe gratuit de l’opйration, prйsuppose la puissance, qui est le principe naturel de la mкme opйration ; et la grвce, qui est le principe de l’кtre spirituel, prйsuppose l’essence de l’вme, qui est le principe de l’кtre naturel.

 

C’est dans l’essence de l’вme que se trouve l’effet premier et immйdiat de la grвce, c’est-а-dire la forme selon l’кtre spirituel.

 

L’image de la crйation rйside et dans l’essence, et dans les puissances, en tant que par l’essence de l’вme est reprйsentйe l’unitй de l’essence divine, et que par la distinction des puissances est reprйsentйe la distinction des Personnes : et semblablement, l’image de la recrйation consiste dans la grвce et les vertus.

 

Les habitus acquis sont causйs par nos actes, aussi n’appartiennent-ils а l’вme que par l’intermйdiaire des puissances auxquelles appartiennent les actes. La grвce, en revanche, est causйe par l’influence divine ; il n’en va donc pas de mкme.

 

 La grвce prйpare la volontй par l’intermйdiaire de la charitй, dont la grвce est la forme.

Article 7 : La grвce est-elle dans les sacrements ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

La faute s’oppose а la grвce. Or la faute n’est pas dans une chose corporelle. La grвce n’est donc pas non plus dans les sacrements, qui sont des йlйments matйriels, suivant Hugues de Saint-Victor.

 

La grвce ordonne а la gloire. Or seule la nature rationnelle est capable de gloire. C’est donc en elle seule que la grвce peut exister ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

On met la grвce au nombre des plus grands biens. Or les plus grands biens sont dans des biens moyens comme en des sujets. Puis donc que l’вme et ses puissances sont des biens moyens, il semble que la grвce ne puisse pas кtre dans un autre sujet ; et ainsi, elle n’est pas dans les sacrements.

 

Le sujet spirituel est а l’accident spirituel ce que le sujet corporel est а l’accident corporel. Donc par commutation, le sujet spirituel est а l’accident corporel ce que le sujet corporel est а l’accident spirituel. Or l’accident corporel ne peut exister en aucun sujet spirituel. L’accident spirituel, qui est la grвce, ne peut donc pas non plus exister dans les йlйments corporels que sont les sacrements.

 

 

En sens contraire :

 

Hugues de Saint-Victor dit que « les sacrements, par leur sanctification, contiennent la grвce invisible ».

 

En Gal. 4, 9, l’Apфtre dit que les sacrements de la loi ancienne sont « de pauvres et faibles rudiments » ; parce qu’ils ne contiennent pas la grвce, comme dit la Glose. Si donc il n’y avait pas la grвce dans les sacrements de la loi nouvelle, ils seraient eux-mкmes de pauvres et faibles rudiments, ce qui est absurde.

 

А propos de ce passage du Psaume 17, 12 : « Il fit des tйnиbres, etc. », la Glose dit que la rйmission des pйchйs a йtй placйe dans le baptкme. Or la rйmission des pйchйs a lieu par la grвce. La grвce est donc dans le sacrement de baptкme, et dans les autres pour une raison semblable.

 

 

Rйponse :

 

La grвce est dans les sacrements, non comme un accident dans un sujet, mais comme l’effet dans la cause, а la faзon dont les sacrements peuvent кtre causes de grвce. Or il y a deux faзons de dire que l’effet est dans la cause.

 

D’abord en tant que la cause a une maоtrise sur l’effet, comme on dit que nos actes sont en nous ; et nul effet n’est ainsi dans la cause instrumentale, qui ne meut qu’en йtant mue ; ce n’est donc pas ainsi que la grвce est dans les sacrements.

 

Ensuite, par sa ressemblance, en tant que la cause produit un effet qui lui est semblable ; et cela advient de quatre faзons. Premiиrement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre naturel, et suivant la mкme notion, comme c’est le cas pour les effets univoques ; et c’est ainsi que l’on peut dire que la chaleur de l’air est dans le feu qui le chauffe. Deuxiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre naturel, mais pas suivant la mкme notion, comme on le voit clairement dans les effets йquivoques, et c’est de cette faзon que la chaleur de l’air est dans le soleil. Troisiиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause quant а l’кtre non pas naturel mais spirituel, au repos cependant, comme les ressemblances des produits de l’art sont dans l’esprit de l’artisan : en effet, la forme de la maison dans le bвtisseur n’est pas une certaine nature, comme la vertu calйfactive dans le soleil ou la chaleur dans le feu, mais elle est une certaine intention intelligible reposant dans l’вme. Quatriиmement, lorsque la ressemblance de l’effet est dans la cause ni suivant la mкme notion, ni comme une certaine nature, ni comme en un repos, mais а la faзon d’un certain йcoulement : comme les ressemblances des effets sont dans les instruments par l’intermйdiaire desquels s’йcoulent les formes depuis les causes principales vers les effets. Et c’est de cette faзon que la grвce est dans les sacrements ; et elle y est d’autant moins que les sacrements atteignent directement et immйdiatement non pas la grвce elle-mкme dont nous parlons maintenant, mais les effets propres, qui sont appelйs grвces sacramentelles, d’oщ s’ensuit l’infusion de la grвce sanctifiante, ou son augmentation.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Une faute existe dans quelque chose de purement corporel comme dans une cause, а savoir, le pйchй originel dans la semence.

 

& Les deuxiиme et troisiиme arguments concluent que la grвce n’est pas dans les sacrements comme en des sujets.

 

Le spirituel ne peut pas кtre instrument d’une rйalitй corporelle, ni inversement ; voilа pourquoi la commutation de la proportion ne tient pas dans le raisonnement.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

Nous accordons les autres arguments qui sont en sens contraire ; de telle faзon, cependant, que l’on comprenne que la grвce est dans les sacrements comme en des causes instrumentales et des dispositions ; et ce, en raison de la vertu par laquelle ils agissent pour produire la grвce.

Question 28 : [La justification des pйcheurs]

 

Introduction

 

Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ?

Article 2 : La rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ?

Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?

Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?

Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй ?

Article 6 : L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme chose ?

Article 7 : La rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la grвce ?

Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il naturellement l’infusion de la grвce ?

Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?

 

 

Article 1 : La justification de l’impie est-elle la rйmission des pйchйs ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Le terme de « justification » vient de la justice, qui est une seule vertu. Or la rйmission des pйchйs ne se fait pas par une vertu seulement, car les pйchйs ne s’opposent pas а une vertu seulement, mais а toutes. La justification n’est donc pas la rйmission des pйchйs.

 

[Le rйpondant] disait que la rйmission des pйchйs se fait par la justice gйnйrale. En sens contraire : la justice gйnйrale, suivant le Philosophe au cinquiиme livre de l’Йthique, est la mкme chose que toute vertu. Or la rйmission des pйchйs n’est pas un effet de la vertu, mais de la grвce. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre appelйe « justification », mais plutфt « don de la grвce ».

 

Si la rйmission des pйchйs se fait par quelque vertu, elle doit se faire surtout par celle qui ne peut coexister avec le pйchй. Or telle est la charitй, qui n’est jamais informe. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice, mais plutфt а la charitй.

 

La mкme conclusion semble ressortir de ce passage de Prov. 10, 12 : « La charitй couvre toutes les fautes. »

 

Le pйchй est la mort spirituelle de l’вme. Or la mort s’oppose а la vie. Puis donc que la vie spirituelle, dans l’Йcriture, est surtout attribuйe а la foi, comme on le voit en Hab. 2, 4 et Rom. 1, 17 : « Le juste vit de la foi », il semble que la rйmission des pйchйs doive кtre attribuйe а la foi et non а la justice.

 

La mкme conclusion semble ressortir de ce passage de Act. 15, 9 : « ayant purifiй leurs cњurs par la foi ».

 

 La justification prйcиde la grвce comme le mouvement prйcиde le terme d’arrivйe. Or la rйmission des pйchйs suit la grвce comme l’effet suit la cause. La justification est donc antйrieure а la rйmission des pйchйs ; et ainsi, elles ne sont pas une mкme chose.

 

L’acte de la justice consiste а rendre le dы. Or au pйcheur n’est pas dы le pardon mais plutфt la peine. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice.

 

 La justice regarde le mйrite, tandis que la misйricorde regarde la misиre, comme dit saint Bernard. Or aucun mйrite n’appartient au pйcheur, mais il est plutфt dans un йtat de misиre : « le pйchй rend les peuples misйrables », comme on le lit en Prov. 14, 34. La rйmission des pйchйs ne doit donc pas кtre attribuйe а la justice, mais plutфt а la misйricorde.

 

10° [Le rйpondant] disait que, bien qu’il n’y ait pas de mйrite en justice dans le pйcheur, il y a cependant en lui un mйrite par convenance. En sens contraire : la justice regarde l’йgalitй. Or le mйrite par convenance n’est pas йgal а la rйcompense. Le mйrite par convenance ne suffit donc pas pour rйaliser la notion de justice.

 

11° La rйmission des pйchйs est l’une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie. La justification de l’impie n’est donc pas la rйmission des pйchйs.

 

12° Quiconque devient juste est justifiй. Or quelqu’un a йtй fait juste sans que des pйchйs lui aient йtй remis : le Christ, et le premier homme dans l’йtat d’innocence, s’il eut la grвce. La justification n’est donc pas la rйmission des pйchйs.

 

 

En sens contraire :

 

А propos de ce passage de Rom. 8, 30 : « ceux qu’il a appelйs, il les a aussi justifiйs », il est dit dans la Glose : « par la rйmission des pйchйs ». La rйmission des pйchйs est donc la justification.

 

 

Rйponse :

 

Il y a une diffйrence entre le mouvement et la mutation. Car c’est par un seul mouvement qu’une chose affirmativement signifiйe est abandonnйe et qu’une autre affirmativement signifiйe est acquise : en effet, c’est un mouvement de sujet а sujet, comme il est dit au cinquiиme livre de la Physique. Et l’on entend par sujet cette chose montrйe affirmativement, comme le blanc et le noir. Par consйquent, c’est par un seul mouvement d’altйration que le blanc est abandonnй et que le noir est acquis. Mais dans les mutations, qui sont la gйnйration et la corruption, il en va autrement ; car la gйnйration est une mutation d’un non-sujet vers un sujet, comme de non blanc а blanc ; et la corruption est une mutation d’un sujet vers un non-sujet, comme de blanc а non blanc. Voilа pourquoi, dans l’abandon d’une chose affirmйe et dans l’acquisition de l’autre, il est nйcessaire de comprendre deux mutations, dont l’une soit une gйnйration et l’autre une corruption, soit au plein sens du terme, soit а un certain point de vue. Si, par consйquent, dans le passage qui se fait de la blancheur а la noirceur, on considиre le mouvement lui-mкme, le mкme mouvement est reprйsentй par l’enlиvement de l’une et l’introduction de l’autre ; par contre, cela ne signifie pas une mкme mutation, mais diffйrentes mutations, qui cependant s’accompagnent mutuellement, car la gйnйration de l’une n’est pas sans la corruption de l’autre.

 

Or la justification signifie le mouvement vers la justice, comme le blanchissement signifie le mouvement vers la blancheur ; quoique la justification puisse signifier l’effet formel de la justice, car la justice justifie comme la blancheur rend blanc. Si donc l’on prend la justification comme un certain mouvement, alors, puisqu’il est nйcessaire de concevoir un mкme mouvement par lequel le pйchй est фtй et la justice est amenйe, la justification sera la mкme chose que la rйmission des pйchйs, diffйrant seulement par la notion, en tant que les deux dйsignent le mкme mouvement, mais l’une par rapport au terme de dйpart, l’autre par rapport au terme d’arrivйe. Mais si l’on prend la justification selon la voie de la mutation, alors la justification signifie une mutation — la gйnйration de la justice —, et la rйmission des pйchйs une autre mutation — la corruption de la faute. Et de la sorte, la justification et la rйmission des pйchйs ne seront la mкme chose que par concomitance. Mais que l’on prenne la justification d’une faзon ou de l’autre, il est nйcessaire de la nommer d’aprиs une justice qui soit opposйe а n’importe quel pйchй ; car le mouvement a lieu d’un contraire а un contraire, et la gйnйration et la corruption s’accompagnant l’une l’autre portent aussi sur des contraires.

 

Or il y a trois faзons de parler de justice. D’abord en tant qu’elle est une certaine vertu spйciale opposйe aux autres vertus cardinales : en ce sens, on appelle justice ce qui dirige l’homme dans ce qui est relatif aux йchanges de la vie, tels les divers contrats. Or cette vertu n’est pas contraire а tout pйchй, mais seulement а ceux qui se font autour de tels йchanges, comme le vol, la rapine, etc. On ne peut donc pas prendre ici la justice en ce sens.

 

Ensuite, on appelle justice lйgale celle qui, suivant le Philosophe, est toute vertu, ne diffйrant de la vertu que par la notion. En effet, la vertu, en tant qu’elle ordonne son acte au bien commun, auquel tend aussi le lйgislateur, est appelйe justice lйgale, car elle garde la loi ; comme le courageux, lorsqu’il combat vaillamment dans l’armйe pour le salut de la chose publique. Ainsi donc il est clair que, bien que la justice lйgale soit d’une certaine faзon toute vertu, cependant n’importe quel acte de vertu n’est pas un acte de justice lйgale, mais seulement celui qui est ordonnй au bien commun, ce qui peut кtre le cas de l’acte de n’importe quelle vertu ; et ainsi, par consйquent, tout acte de pйchй n’est pas non plus opposй а la justice lйgale. La justification, qui est la rйmission des pйchйs, ne peut donc pas non plus кtre nommйe d’aprиs la justice lйgale.

 

Enfin, « justice » dйsigne un certain йtat propre, suivant lequel l’homme se comporte dans l’ordre dы relativement а Dieu, au prochain et а lui-mкme, de sorte qu’en lui les puissances infйrieures sont soumises а la supйrieure ; et le Philosophe, au cinquiиme livre de l’Йthique, appelle cela « justice dite mйtaphoriquement », parce qu’on la considиre entre diverses puissances de la mкme personne, alors que la justice proprement dite est toujours entre des personnes diffйrentes. Et а cette justice s’oppose tout pйchй, puisque par n’importe quel pйchй est corrompu quelque chose de l’ordre susdit. Voilа pourquoi la justification est nommйe d’aprиs cette justice, soit comme le mouvement d’aprиs le terme, soit comme l’effet formel d’aprиs la forme.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Cette objection vaut pour la justice spйciale.

 

Le terme de « justification » ne vient pas de la justice lйgale, qui est toute vertu, mais de la justice qui implique une droiture gйnйrale dans l’вme, et d’aprиs laquelle la justification est nommйe, plutфt que d’aprиs la grвce : car tout pйchй s’oppose а cette justice directement et immйdiatement, puisqu’il atteint toutes les puissances de l’вme, tandis que la grвce est dans l’essence de l’вme.

 

La charitй est appelйe cause de la rйmission des pйchйs, en tant que l’homme, par elle, est uni а Dieu, duquel il йtait dйtournй par le pйchй. Cependant, tout pйchй s’oppose directement et immйdiatement non pas а la charitй, mais а la justice susmentionnйe.

 

On voit dиs lors clairement la solution au quatriиme argument.

 

La vie spirituelle est attribuйe а la foi, parce que c’est dans l’acte de foi que la vie spirituelle se manifeste en premier ; de mкme, il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme que le vivre est dans les vivants par l’вme vйgйtative, parce que c’est dans son acte que la vie se manifeste en premier ; cependant, tout acte de la vie naturelle n’a pas lieu par l’вme vйgйtative. Et semblablement, tout acte de la vie spirituelle n’appartient pas а la foi, mais aux autres vertus. Par consйquent, tout pйchй ne s’oppose pas directement et immйdiatement а la foi.

 

La purification des cњurs est attribuйe а la foi, parce que le mouvement de la foi apparaоt en premier dans la purification susdite : « pour s’approcher de Dieu, il faut croire premiиrement qu’il y a un Dieu », comme on le lit en Hйbr. 11, 6.

 

De mкme que la justification peut кtre prise comme le mouvement vers la justice, et comme l’effet formel de la justice, de mкme aussi pour la rйmission de la faute : car de mкme que la justice justifie formellement, de mкme aussi elle rejette formellement la faute, comme la blancheur rejette formellement la noirceur. Ainsi donc la rйmission de la faute, en tant qu’elle est l’effet formel de la justice ou de la grвce, suit la grвce ; et de mкme pour la justification. Mais en tant qu’elle est signifiйe comme un certain mouvement, elle est conзue comme antйrieure а la grвce, tout comme la justification.

 

Une opйration peut кtre nommйe de deux faзons : d’aprиs le principe, et d’aprиs la fin ; ainsi, l’action que le mйdecin exerce sur le malade est appelйe mйdication du cфtй du principe, car elle est l’effet de la mйdecine, mais du cфtй de la fin elle est appelйe guйrison, parce qu’elle est une voie vers la santй. Ainsi donc, la rйmission des pйchйs est appelйe justification du cфtй du terme ou de la fin ; elle est aussi appelйe misйricorde du cфtй du principe, en tant qu’elle est l’њuvre de la divine misйricorde ; quoique dans la rйmission des pйchйs quelque justice aussi soit observйe, en tant que « toutes les voies du Seigneur sont misйricorde et vйritй », et surtout du cфtй de Dieu, parce qu’en remettant les pйchйs il fait ce qui convient а Dieu, comme dit Anselme dans le Proslogion : « Quand vous йpargnez les mйchants, c’est juste parce que digne de vous. » Et c’est ce qui est dit au Psaume 30, 2 : « dйlivrez-moi selon votre justice ». En quelque faзon aussi, mais non suffisamment, la justice apparaоt du cфtй de celui а qui le pйchй est remis, en tant qu’en lui se trouve quelque disposition а la grвce, quoique insuffisante.

 

& 10° On voit dиs lors clairement la rйponse aux neuviиme et dixiиme arguments.

 

11° La rйmission des pйchйs, en quelque faзon, se distingue de la justification soit rйellement soit par la notion ; et ainsi, elle est opposйe а l’infusion de la grвce, et on la pose comme une des quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie.

 

12° La collation de la justice appartient а la justification en tant que telle ; mais en tant qu’elle est justification de l’impie, la rйmission des pйchйs lui appartient ; et de cette faзon, elle ne convient pas au Christ, ni non plus а l’homme dans l’йtat d’innocence.

Article 2 : La rйmission des pйchйs peut-elle avoir lieu sans la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Il est plus facile de dйtruire que de construire. Or l’homme suffit par lui-mкme а construire le pйchй. Il suffit donc par lui-mкme а le dйtruire ; et ainsi, la rйmission des pйchйs peut se faire sans la grвce.

 

Des pйchйs contraires ne peuvent coexister dans le mкme sujet. Or quelqu’un qui a йtй dans un pйchй peut par lui-mкme passer а un pйchй contraire : par exemple, celui qui a йtй avare peut par lui-mкme devenir prodigue. Quelqu’un peut donc par lui-mкme sortir du pйchй en lequel il a йtй ; et ainsi, semble-t-il, la grвce n’est pas requise pour la rйmission des pйchйs.

 

[Le rйpondant] disait que les pйchйs sont contraires comme des actes contraires, et non comme des formes contraires. En sens contraire : le pйchй demeure encore, une fois passй quant а l’acte, comme dit saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence ; et il ne suffit pas pour la rйmission des pйchйs que l’acte du pйchй soit passй. Il reste donc du pйchй quelque chose qui a besoin de rйmission. Or les effets de choses contraires sont contraires. Les choses qui restent de pйchйs contraires sont donc contraires ; et ainsi, elles ne peuvent coexister ; et ainsi, la mкme chose s’ensuivra que prйcйdemment.

 

Si deux contraires sont mйdiats, l’un peut кtre фtй sans que l’autre soit introduit ; par exemple, la noirceur peut кtre chassйe sans l’introduction de la blancheur. Or entre l’йtat de faute et l’йtat de grвce, il y a quelque йtat moyen, а savoir, l’йtat de nature crййe, en lequel, suivant certains, l’homme n’eut ni la grвce ni la faute. Il n’est donc pas nйcessaire, pour la rйmission de la faute, que l’on reзoive la grвce.

 

Dieu peut plus rйparer que l’homme ne peut corrompre. Or l’homme a pu, de l’йtat de nature en lequel il n’avait pas la grвce, tomber dans l’йtat de faute. Dieu peut donc, sans la grвce, ramener l’homme de l’йtat de faute а celui de nature.

 

Il est dit que le pйchй, une fois passй quant а l’acte, demeure quant а l’obligation а la peine, suivant saint Augustin au livre sur le Mariage et la Concupiscence, en tant que l’acte du pйchй passй est imputй а chвtiment. Donc а l’inverse, on dit qu’il est remis en tant qu’il n’est pas imputй а chвtiment, suivant ce passage du Psaume 31, 2 : « Heureux l’homme а qui le Seigneur n’a imputй aucun pйchй. » Or, imputer ou ne pas imputer pose quelque chose en Dieu seulement. Donc, pour la rйmission du pйchй, la grвce n’est pas requise en celui а qui le pйchй est remis.

 

 Quiconque est totalement cause d’une chose, a totalement pouvoir sur elle pour la dйtruire et la construire, car si l’opйration de la cause cesse, l’effet cesse. Or l’homme est totalement cause du pйchй. Il a donc totalement pouvoir sur le pйchй pour le dйtruire ou le construire ; et ainsi, semble-t-il, l’homme n’a pas besoin de la grвce pour la rйmission du pйchй.

 

Puisque le pйchй est dans l’вme, la rйmission des pйchйs ne peut кtre faite que par ce qui pйnиtre dans l’вme. Or Dieu seul pйnиtre dans l’вme, suivant saint Augustin. Dieu seul remet donc le pйchй par lui-mкme sans la grвce.

 

 Si la grвce фte la faute, alors c’est soit une grвce qui est, soit une grвce qui n’est pas. Or ce n’est pas une grвce qui n’est pas, car ce qui n’est pas ne fait rien ; ni de mкme une grвce qui est, car, puisqu’elle est un accident, son кtre est d’inhйrer ; et lorsque la grвce inhиre, la faute n’est plus lа, et ainsi ne peut pas кtre chassйe. La grвce n’est donc pas requise pour la rйmission de la faute.

 

10° La grвce et la faute ne peuvent pas coexister dans l’вme. Si donc la grвce est infusйe pour remettre la faute, il est nйcessaire que la faute ait d’abord йtй dans l’вme, lorsque la grвce n’y йtait pas. Lors donc que la faute aura cessй d’кtre, on pourra concevoir un dernier instant en lequel la faute йtait lа ; et semblablement, puisque la grвce commence а кtre, il est nйcessaire de concevoir un premier instant oщ la grвce inhиre ; et il est nйcessaire que ces instants soient deux, car la grвce et la faute n’inhиrent pas en mкme temps. Or entre deux instants quelconques se trouve un temps intermйdiaire, comme il est prouvй au sixiиme livre de la Physique. Il y aura donc un temps en lequel l’homme n’a ni la faute ni la grвce ; et ainsi, semble-t-il, la grвce n’est pas nйcessaire pour la rйmission de la faute.

 

11° Saint Augustin dit que c’est parce que Dieu nous aime qu’il nous donne ses dons, et non l’inverse. Le don de la grвce prйsuppose donc l’amour divin. Or cet amour divin par lequel Dieu le Pиre aime son Fils unique et les membres de celui-ci, ne s’applique pas а l’homme en йtat de faute. La rйmission de la faute prйcиde donc la grвce dans l’ordre de la nature ; et ainsi, la grвce n’est pas requise pour la rйmission des pйchйs.

 

12° Dans la loi ancienne, comme Bиde le montre clairement, le pйchй originel йtait remis par la circoncision. Or la circoncision ne confйrait pas la grвce, car, puisque la plus petite grвce suffit pour rйsister а n’importe quelle tentation, l’homme sous la loi ancienne aurait eu de quoi pouvoir vaincre la concupiscence ; et ainsi, la loi ancienne n’eыt pas tuй occasionnellement, comme il est dit en Rom. 7, 8 & 11, et ainsi, la mort du Christ n’eыt pas йtй nйcessaire : « car si la justice s’acquiert par la loi, Jйsus-Christ sera donc mort en vain », comme il est dit en Gal. 2, 21. Or cela est aberrant. Il semble donc aberrant que la circoncision ait confйrй la grвce ; la rйmission des pйchйs peut donc se faire sans la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 77, 39 : « Il se souvenait qu’ils n’йtaient que chair, un souffle qui s’en va et ne revient plus. » La Glose : « allant au pйchй par lui-mкme, et ne revenant pas du pйchй par lui-mкme ; aussi Dieu rappelle-t-il les hommes par la grвce, car ils ne peuvent revenir par eux-mкmes ».

 

Il est dit en Rom. 3, 24 : « justifiйs gratuitement par sa grвce ».

 

 

Rйponse :

 

La rйmission des pйchйs ne peut nullement avoir lieu sans la grвce sanctifiante. Et pour le voir clairement, il faut savoir ceci. Il y a deux choses dans le pйchй : l’aversion et la conversion ; or la rйmission et la retenue du pйchй ne regardent pas la conversion, mais plutфt l’aversion et la consйquence de l’aversion ; voilа pourquoi, lorsque quelqu’un cesse d’avoir la volontй de pйcher, le pйchй ne lui est pas remis de ce seul fait, mкme s’il passe а la volontй contraire. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pйcher йtait la mкme chose que d’кtre sans pйchй, l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu qu’il vous les pardonne.” » Or on dit que le pйchй est remis, dans la mesure oщ l’aversion et les choses qui la suivent en raison du pйchй passй sont guйries. Or il y a du cфtй de l’aversion trois choses qui s’accompagnent mutuellement, et en raison desquelles la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la grвce : l’aversion, l’offense et l’obligation а la peine.

 

L’aversion s’entend par rapport au bien immuable, que l’on pouvait avoir, et relativement auquel on se fait impuissant ; sinon l’aversion ne serait pas coupable. L’aversion susdite ne peut donc кtre фtйe que s’il se fait une union au bien immuable, dont on s’est sйparй par le pйchй. Or cette union n’a lieu que par la grвce, par laquelle Dieu habite dans les esprits et l’esprit inhиre а Dieu lui-mкme par l’amour de charitй. Pour guйrir l’aversion susdite, l’infusion de la grвce et de la charitй est donc requise, de mкme que pour la guйrison de la cйcitй est requise la restitution de la puissance visuelle.

 

L’offense qui s’ensuit du pйchй ne peut non plus кtre abolie sans la grвce, que l’offense soit prise du cфtй de l’homme, en tant que l’homme offense Dieu en pйchant, ou du cфtй de Dieu, en tant qu’il est hostile au pйcheur, suivant ce passage du Ps. 5, 7 : « Vous haпssez tous ceux qui commettent l’iniquitй. » En effet, quiconque place une rйalitй digne aprиs une indigne, lui fait injure, et d’autant plus que la rйalitй est digne. Or quiconque se constitue une fin dans la rйalitй temporelle — ce que fait tout homme qui pиche mortellement —, met par lа mкme, quant а son effet, la crйature avant le Crйateur, aimant plus la crйature que le Crйateur ; car la fin est ce qui est aimй au plus haut point. Puis donc que Dieu dйpasse а l’infini la crйature, celui qui pиche mortellement commettra contre Dieu une offense infinie du cфtй de la dignitй de celui auquel, d’une certaine faзon, une injure est faite par le pйchй, lorsque Dieu lui-mкme est mйprisй ainsi que son prйcepte. C’est pourquoi les forces humaines ne suffisent pas pour abolir cette offense, mais le don de la grвce divine est requis. On dit aussi que Dieu lui-mкme est hostile au pйcheur, ou qu’il le hait, non d’une haine qui s’oppose а l’amour par lequel il aime toutes choses — car ainsi, il ne hait rien de ce qu’il a fait, comme il est dit en Sag. 11, 25 —, mais qui s’oppose а l’amour par lequel il aime les saints en leur prйparant des biens йternels. Or l’effet de cet amour est le don de la grвce sanctifiante, comme on l’a dit dans la question sur la grвce. Par consйquent, l’offense qui rend Dieu hostile а l’homme ne peut кtre фtйe que par le don de la grвce.

 

Enfin, l’obligation а la peine venant du pйchй n’est pas seulement une obligation а la peine sensible, mais surtout а la peine du dam, qui est la privation de gloire. L’obligation а la peine n’est donc pas фtйe, tant que n’est pas donnй а l’homme ce par quoi il peut parvenir а la gloire. Or cela, c’est la grвce : voilа pourquoi la rйmission des pйchйs ne peut se faire sans la grвce.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le pйchй est lui-mкme une certaine destruction de la grвce, alors que sa rйmission en est une construction. C’est pourquoi il est plus facile de tomber dans le pйchй que d’en sortir.

 

Les pйchйs ont une contrariйtй du cфtй de la conversion, et ce n’est pas de lа que se prend la rйmission des pйchйs, comme on l’a dit. Du cфtй de l’aversion et de ce qui suit l’aversion, ils sont en convenance. Rien n’empкche donc que l’obligation а la peine venant des actes contraires prйcйdents demeure dans l’вme ; en effet, celui qui passe de l’avarice а la prodigalitй ne cesse pas d’avoir l’obligation а la peine venant de l’avarice, mais seulement l’acte ou l’habitus de celle-ci.

 

Bien que les pйchйs soient contraires du cфtй de la conversion, il n’est cependant pas nйcessaire que les aversions ou les peines restantes soient contraires, car elles sont par accident les effets de contraires, puisqu’elles surviennent en dehors de l’intention de l’agent. Or de la contrariйtй des causes s’ensuit une contrariйtй dans les effets qui sont par soi, et non dans ceux qui sont par accident. Et c’est pourquoi les actes contraires sont suivis d’habitus et de dispositions contraires ; car de telles choses sont les effets des actes de pйchй selon leur espиce.

 

Supposйe vraie l’opinion selon laquelle il fut un temps oщ Adam n’eut ni la grвce ni la faute — quoique certains ne l’accordent pas —, il faut rйpondre que rien n’empкche que des contraires soient mйdiats par rapport а un sujet pris simplement, et immйdiats quant а un temps dйterminй ; par exemple, « aveugle » et « voyant » sont mйdiats chez le chien, mais pas aprиs le neuviиme jour. De mкme aussi pour l’homme, la grвce et la faute, par rapport а l’йtat de nature crййe, sont entre elles comme des contraires mйdiats. Mais aprиs le temps oщ Adam eut reзu ou pu recevoir la grвce en sorte qu’elle passвt а tous ses descendants, l’absence de grвce est toujours due а une faute actuelle ou originelle.

 

Bien que, selon certains auteurs, Adam n’ait pas eu la grвce dans l’йtat de sa crйation, les mкmes auteurs affirment qu’il a acquis la grвce avant la chute. Il est donc tombй de l’йtat de grвce et pas seulement de l’йtat de nature. Cependant, s’il йtait tombй du seul йtat de nature, le don de la grвce divine eыt йtй nйanmoins requis pour expier l’offense infinie.

 

De mкme que l’amour dont Dieu nous aime laisse en consйquence quelque effet en nous, а savoir la grвce, par laquelle nous sommes rendus dignes de la vie йternelle vers laquelle elle nous dirige, ainsi le fait mкme que Dieu ne nous impute pas nos crimes laisse en nous par voie de consйquence une chose qui nous rend dignes d’кtre absous de la peine susdite, et cette chose est la grвce.

 

 Le pйcheur est cause par soi du pйchй quant а la conversion ; mais quant а l’aversion et aux choses qui la suivent, il est cause par accident, puisqu’elles ne sont pas dans son intention. En effet, ces choses ne peuvent pas avoir de cause par soi, puisque c’est d’elles que vient la notion de mal dans le pйchй ; car le mal n’a pas de cause, suivant Denys au quatriиme chapitre des Noms divins. Ou bien il faut rйpondre, et c’est mieux, que le pйcheur est la cause du pйchй quant au devenir, mais il n’est pas la cause de la permanence des choses qui sont laissйes par le pйchй ; au contraire, la cause de ces choses est en partie la justice divine — par laquelle il a justement йtй ordonnй que celui qui n’a pas voulu se tenir en la grвce lorsqu’il le pouvait, ne le puisse plus mкme s’il le veut —, et en partie l’imperfection des puissances de la nature, qui ne suffisent pas pour l’expiation, pour les raisons dйjа donnйes. Par exemple, l’homme qui se prйcipite dans une fosse est la cause de la chute elle-mкme, mais le repos qui s’ensuit vient de la nature. Il ne peut donc pas sortir de la fosse comme il a pu s’y jeter. Et il en est de mкme dans notre propos.

 

Il y a deux faзons de comprendre l’opйration de rйmission de la faute : de maniиre efficiente, et formellement ; par exemple, rendre blanc de maniиre efficiente convient au peintre, rendre blanc formellement convient а la blancheur. Ainsi la grвce est un mйdium dans la rйmission de la faute, non comme une chose qui agit par mode d’efficience, mais comme une chose qui n’agit que formellement. Or, lorsqu’on dit que Dieu seul pйnиtre dans l’вme, on n’exclut pas les qualitйs de l’вme soit naturelles soit gratuites — en effet, l’вme est formellement dйterminйe par elles —, mais on exclut les autres substances subsistantes, qui ne peuvent кtre au-dedans de l’вme comme y est Dieu, qui est plus intimement dans l’вme que les formes susdites, йtant donnй que Dieu est dans l’кtre mкme de l’вme comme le causant et le conservant, tandis que les formes ou les qualitйs susdites n’atteignent pas cela, mais se tiennent pour ainsi dire autour de l’essence de l’вme.

 

 La grвce qui est et inhиre, chasse la faute, non la faute qui est, mais celle qui n’est pas et qui йtait auparavant. En effet, elle ne chasse pas la faute а la faзon d’une cause efficiente — car il faudrait alors qu’elle agisse sur la faute existante pour la chasser, comme le feu agit sur l’air existant pour le corrompre —, mais elle chasse la faute formellement. Car du fait mкme qu’elle dйtermine formellement le sujet, il s’ensuit que la faute n’est pas dans le sujet, comme on le voit clairement dans le cas de la santй et de la maladie.

 

10° Il y a plusieurs rйponses courantes а cette objection et а d’autres semblables. La premiиre est que, bien que l’instant soit rйellement un, il est cependant nombreux quant а la notion, en tant qu’il est le commencement du futur et la fin du passй. Et ainsi, rien n’empкche qu’il y ait dans l’вme tout ensemble et au mкme instant la faute et la grвce ; de sorte, cependant, que la faute soit dans cet instant en tant qu’il est la fin du passй, et la grвce en tant qu’il est le commencement du futur. Mais cela ne peut se maintenir, car кtre le commencement du futur et la fin du passй, cela implique divers aspects de l’instant, par lesquels sa substance n’est pas multipliйe, mais reste une ; et ainsi, rйellement, il s’ensuit que la faute et la grвce sont dans l’вme en un mкme [quantum] indivisible de temps — car le nom d’instant dйsigne le [quantum] indivisible de temps — or cela, c’est кtre en mкme temps, et ainsi, il s’ensuit que des contraires inhиrent en mкme temps. En outre, suivant le Philosophe au huitiиme livre de la Physique, « lorsque quelque chose en se mouvant se sert d’un point comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’un repos intervienne au milieu » ; et par cette raison, il prouve que les mouvements qui reviennent en arriиre ne sont pas continus. Si donc quelqu’un se sert d’un instant comme s’il йtait deux, il est nйcessaire qu’il conзoive quelque instant intermйdiaire : et ainsi, l’вme sera а un moment sans grвce ni faute, ce qui est aberrant.

 

Voilа pourquoi d’autres disent que, de mкme qu’entre deux points d’une ligne vient une ligne intermйdiaire, mais non entre deux points de deux lignes qui se touchent, de mкme il n’est pas nйcessaire qu’entre l’instant qui est le dernier du temps oщ la faute inhйrait, et l’instant qui est le premier du temps oщ la grвce inhиre, il y ait un temps intermйdaire, puisque ce sont des instants de divers temps. Mais cela ne peut pas non plus se soutenir. Car la ligne, йtant une mesure intйrieure, se divise selon une distinction des rйalitйs. Mais le temps est une mesure extйrieure, et il est un relativement а tout ce qui est dans le temps : en effet, ce n’est pas par des temps diffйrents que sont mesurйs l’кtre de la faute et l’кtre de la grвce, а moins d’entendre par « temps diffйrent » une autre partie du mкme temps continu. Il est donc nйcessaire qu’entre deux instants quelconques, dйsignйs relativement а n’importe quelles rйalitйs, il y ait un temps intermйdiaire. En outre, deux points de deux lignes qui se touchent et inscrites en des corps localisйs, sont unies par un point unique inscrit dans une ligne extйrieure du corps localisant, car les choses dont les extrйmitйs sont ensemble sont contiguлs. Supposй donc que diffйrentes choses aient des temps diffйrents, non continus mais quasi contigus, il sera nйanmoins nйcessaire que dans le temps mesurant extйrieurement corresponde а leurs termes un seul instant indivisible ; et ainsi reviendra l’inconvйnient susmentionnй, а savoir que la faute et la grвce sont en mкme temps.

 

Aussi d’autres disent-ils que de telles mutations spirituelles ne sont pas mesurйes par le temps qui est le nombre du mouvement du ciel — йtant donnй que l’вme, comme n’importe quelle substance spirituelle, est au-dessus du temps —, mais qu’elles ont un temps propre, en tant qu’il se trouve en elles un avant et un aprиs. Et cependant, un tel temps n’est pas continu, puisque la continuitй du temps, suivant le Philosophe au quatriиme livre de la Physique, s’ensuit de la continuitй du mouvement ; or les affections de l’вme ne sont pas continues. Mais cela aussi est hors de notre propos. Car on mesure par le temps non seulement les choses qui sont par elles-mкmes dans le temps, comme le mouvement du ciel, mais aussi celles qui ont par accident une relation au mouvement du ciel, en tant qu’elles rйsultent d’autres choses qui ont par elles-mкmes une relation au temps susdit. Ainsi en est-il йgalement dans la justification de l’impie, qui rйsulte de pensйes, de paroles et d’autres mouvements semblables, qui sont par eux-mкmes mesurйs par le temps du mouvement du ciel.

 

Voilа pourquoi il faut rйpondre autrement, et dire que l’on ne peut concevoir de dernier instant en lequel le pйcheur a la faute, mais qu’on peut concevoir un dernier temps. Par ailleurs, on conзoit de fait un premier instant en lequel il a eu la grвce : cet instant est le terme de ce temps en lequel il a eu la faute. Or aucun intermйdiaire ne vient entre un temps et le terme d’un temps. Il n’est donc pas nйcessaire de concevoir un temps ou un instant en lequel quelqu’un n’a ni la faute ni la grвce. Et voici comment le montrer. Puisque l’infusion de la grвce a lieu en un instant, elle est le terme d’un certain continu, par exemple l’acte de la mйditation par laquelle la volontй se dispose а recevoir la grвce ; et le terme de ce mouvement est la rйmission de la faute, car la faute est remise par le fait mкme que la grвce est infusйe. А cet instant, il y a donc pour la premiиre fois le terme de la rйmission de la faute, c’est-а-dire ne pas avoir de faute, et celui de l’infusion de la grвce, c’est-а-dire avoir la grвce. Donc, dans tout le temps prйcйdent qui se termine а cet instant, et par lequel йtait mesurй le mouvement de la mйditation susdite, le pйcheur avait la faute et n’avait pas la grвce, sauf au dernier instant seulement, comme on l’a dit. Mais avant le dernier instant de ce temps, il n’y a pas lieu d’en concevoir un autre immйdiatement prochain, car quelque instant que l’on conзoive autre que le dernier, il y aura entre lui et le dernier une infinitй d’instants intermйdiaires. Et ainsi, il est clair qu’il n’y a pas lieu de concevoir de dernier instant en lequel le justifiй a la faute et n’a pas la grвce ; mais l’on peut concevoir le premier instant oщ il a la grвce et n’a pas la faute. Et cette solution peut se dйduire des paroles du Philosophe au huitiиme livre de la Physique.

 

11° De mкme que Dieu cause en nous par son amour le don de la grвce, de mкme aussi il cause par son amour la rйmission de la faute ; il n’est donc pas nйcessaire que la rйmission de la faute prйcиde la grвce. Mais ce serait le cas si la rйmission de la faute prйcйdait l’amour de Dieu et n’en йtait pas la consйquence.

 

12° Les sacrements causent en signifiant ; en effet, ils causent ce qu’ils figurent. Et parce que la circoncision a sa signification dans l’acte d’фter, son efficace йtait directement ordonnйe а l’enlиvement de la faute originelle, et а la grвce par voie de consйquence : soit que la grвce fыt donnйe en vertu de la circoncision а la faзon dont elle est donnйe en vertu du baptкme, comme certains le disent, soit qu’elle fыt donnйe par Dieu en concomitance avec la circoncision. Et ainsi, la rйmission de la faute ne se faisait pas sans la grвce ; cependant, cette grвce-lа ne rйprimait pas aussi parfaitement la concupiscence que la grвce baptismale. Il йtait donc plus difficile de rйsister а la concupiscence pour le circoncis que ce n’est le cas pour le baptisй ; et il est dit que la loi ancienne, prenant occasion de cela, tuait occasionnellement, bien que la circoncision ne fыt pas contenue parmi les sacrements de la loi mosaпque, йtant donnйe qu’elle ne vient pas de Moпse, mais des pиres, comme il est dit en Jn 7, 22. Et par consйquent, si quelque grвce йtait donnйe dans la circoncision, cela ne contredit pas le fait que la loi ancienne ne justifiait pas.

Article 3 : Pour la justification de l’impie, le libre arbitre est-il requis ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui peut convenir а ceux qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ne requiert pas l’usage du libre arbitre. Or la justification convient aux enfants qui n’ont pas encore l’usage du libre arbitre et qui sont justifiйs par le baptкme. La justification de l’impie ne requiert donc pas l’usage du libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que cela est spйcial aux enfants qui sont seulement tenus par un pйchй qui leur vient d’ailleurs ; et cela n’a pas lieu chez les adultes, qui sont tenus par leurs propres pйchйs. En sens contraire : saint Augustin dit au quatriиme livre des Confessions qu’un certain ami а lui, « travaillй par la fiиvre, resta longtemps couchй sans connaissance, dans la sueur des moribonds, et comme il n’y avait plus d’espoir, il fut baptisй dans l’inconscience ; moi, je ne me faisais pas de souci, et je prйsumais que son вme garderait plutфt ce qu’elle avait reзu de moi, et non pas ce qui s’opйrait sur le corps d’un inconscient. Or il en йtait bien autrement, car il revint а la vie. » Or le retour а la vie se fait par la grвce justifiante. La grвce justifiante est donc parfois confйrйe а l’adulte sans mouvement de son libre arbitre.

 

[Le rйpondant] disait que cela a lieu seulement lorsque l’homme est justifiй par un sacrement. En sens contraire : Dieu n’a pas liй sa puissance aux sacrements. Puis donc que la justification est une њuvre de Dieu, dйpendante de sa puissance, il semble que mкme sans les sacrements un adulte puisse кtre justifiй indйpendamment du mouvement du libre arbitre.

 

L’homme peut кtre dans un йtat oщ il serait adulte et n’aurait pas de pйchй actuel, mais seulement le pйchй originel. En effet, au premier instant oщ l’on est adulte, si l’on n’est pas baptisй, on est encore soumis au pйchй originel, et cependant l’on n’a pas encore de pйchй actuel, car on n’a encore commis aucune transgression qui nous fasse tenir pour coupable de pйchй. De plus, on n’est pas encore coupable d’omission, car les prйceptes affirmatifs n’obligent pas а tout moment ; il n’est donc pas nйcessaire que l’homme, au premier instant oщ il est adulte, observe aussitфt les prйceptes affirmatifs. Ainsi donc, l’adulte peut avoir le pйchй originel sans aucun pйchй actuel, semble-t-il. Si donc cela est cause que l’enfant peut кtre justifiй sans mouvement du libre arbitre, il semble que la mкme raison existe chez l’adulte.

 

Chaque fois qu’une chose est communйment en plusieurs autres, il est nйcessaire qu’elle leur convienne en raison d’une cause commune. Or кtre justifiй convient aux enfants et aux adultes ; puis donc que seule la grвce est la cause de la justification chez les enfants, il semble que, mкme sans l’usage du libre arbitre, elle suffise pour la justification chez les adultes.

 

De mкme que la justice est un don de Dieu, de mкme aussi la sagesse. Or Salomon a reзu la sagesse en dormant, comme on le lit en 1 Reg. 3, 5. Pour la mкme raison, l’homme peut donc recevoir la grвce justifiante en dormant et sans l’usage du libre arbitre.

 

 [Le rйpondant] disait que c’est а cause d’un mйrite prйcйdent que Salomon a reзu la sagesse en dormant. En sens contraire : de mкme que chez les bons la volontй est requise, de mкme aussi chez les mйchants, car il n’est de pйchй que volontaire. Or la volontй qui prйcиde le sommeil ne fait pas que ce qui est opйrй pendant le sommeil soit un pйchй. Rien non plus ne contribue donc а ce qu’un don divin soit reзu pendant le sommeil.

 

De mкme que chez le dormeur l’usage du libre arbitre est liй, de mкme aussi chez le malade. Or le malade est justifiй sans l’usage du libre arbitre, comme le montre la citation prйcйdente de saint Augustin. Donc le dormeur aussi ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

 Dieu est plus puissant que tout agent crйй. Or le soleil matйriel rйpand sa lumiиre dans l’air sans aucune prйparation prйcйdente dans l’air lui-mкme. Donc а bien plus forte raison Dieu infuse-t-il la lumiиre de la grвce dans l’вme sans aucune prйparation ayant lieu par l’acte du libre arbitre.

 

10° Puisque, selon Denys, le bien est communicatif de soi, Dieu, qui est le souverain bien, se communique souverainement lui-mкme. Or cela ne serait pas, s’il ne se communiquait et а celui qui se prйpare, et а celui qui ne se prйpare pas. L’usage du libre arbitre n’est donc pas requis dans la justification de l’impie comme une prйparation du cфtй de l’homme.

 

11° Saint Augustin dit au huitiиme livre sur la Genиse au sens littйral que Dieu fait en l’homme la justice comme le soleil fait dans l’air la lumiиre, qui cesse lorsque cesse l’influx du soleil, et non comme l’artisan qui fabrique un coffre et n’opиre plus rien en lui une fois qu’il est fait. Or le soleil opиre dans l’air de la mкme faзon au premier instant oщ l’air est йclairй et lorsque la lumiиre persiste en lui. Dieu opиre donc la justice dans l’homme de la mкme faзon au premier instant oщ il est justifiй et lorsque la justice est conservйe en lui. Or la justice est conservйe en l’homme quand cesse l’usage du libre arbitre, comme on le voit bien dans le cas du dormeur. L’homme peut donc кtre justifiй dиs le dйbut sans aucun mouvement du libre arbitre.

 

12° La disposition qui est requise par nйcessitй pour l’introduction d’une forme se comporte de telle sorte que la forme ne peut pas demeurer sans elle ; comme c’est clairement le cas de la chaleur et de la forme du feu. Or la justice peut demeurer sans l’usage du libre arbitre, comme chez le dormeur. L’usage du libre arbitre n’est donc pas une disposition qui est requise par nйcessitй pour l’infusion de la grвce.

 

13° Une chose qui est naturellement antйrieure et peut exister ou ne pas exister sans une chose postйrieure, ne requiert pas celle-ci pour que l’on dise qu’elle inhиre, comme cela se voit clairement dans le cas de la pesanteur et de la descente, sans laquelle la pesanteur peut exister, par exemple lorsqu’un corps lourd est empкchй dans son mouvement. Or la grвce est naturellement antйrieure а l’usage du libre arbitre, sans lequel elle peut exister ou ne pas exister ; en effet, elle est son principe formel, comme la pesanteur est celui du mouvement naturel. La grвce peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre arbitre.

 

14° Notre faible corps introduit dans l’вme la faute originelle sans nul usage du libre arbitre. Donc а bien plus forte raison, Dieu, qui est trиs puissant, ne requiert pas l’usage du libre arbitre pour infuser la grвce.

 

15° Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а condamner, comme dit la Glose au dйbut de Jйrйmie. Or Dieu punit les enfants qui meurent sans baptкme sans qu’ils aient eu aucun usage du libre arbitre. А bien plus forte raison fera-t-il donc misйricorde en infusant la grвce.

 

16° La disposition а la forme, qui est exigйe en celui qui reзoit la forme, ne vient pas du receveur lui-mкme, mais d’autre chose ; par exemple, la chaleur qui prйcиde dans le bois comme disposition а la forme du feu, ne vient pas du bois lui-mкme. Or l’usage du libre arbitre vient de l’homme qui doit кtre justifiй. Il n’est donc pas requis comme une disposition pour avoir la grвce.

 

17° La justification a lieu par l’infusion de la grвce et des vertus. Or, suivant saint Augustin, Dieu seul, sans nous, opиre en nous la vertu. Notre opйration, qui a lieu par l’usage du libre arbitre, n’est donc pas requise pour la justification.

 

18° Selon l’Apфtre en Rom. 4, 4, « la rйcompense qui se donne а quelqu’un pour ses њuvres ne lui est pas imputйe comme une grвce, mais comme une dette ». Or l’usage du libre arbitre est une certaine opйration. Si donc l’usage du libre arbitre est requis pour la justification, la justification n’aura pas lieu par grвce, mais comme un dы ; ce qui est hйrйtique.

 

19° Celui qui opиre contre la grвce est plus йloignй d’elle que celui qui n’opиre pas du tout. Or Dieu donne parfois la grвce а un homme qui, par son libre arbitre, agit contre elle, comme cela est clair dans le cas de saint Paul, а qui il est dit en Act. 9, 5 : « Il t’est dur de regimber contre l’aiguillon. » Donc а bien plus forte raison la grвce est-elle parfois infusйe а un homme sans l’usage du libre arbitre.

 

20° Un agent d’une puissance infinie ne requiert aucune disposition dans le patient : en effet, plus l’agent est puissant, moindre est la disposition prйexistante avec laquelle il accomplit son effet. Or Dieu est un agent d’une puissance infinie, si bien qu’il ne requiert pas de matiиre prйexistante mais opиre а partir de rien. Bien moins encore requiert-il donc une disposition ; et ainsi, dans la justification de l’impie, qui est une њuvre divine, il ne requiert pas l’usage du libre arbitre comme une disposition du cфtй de l’homme.

 

En sens contraire :

 

А propos de 1 Reg. 3, 5 : « Demande-moi ce que tu veux que je te donne », la Glose dit : « La grвce de Dieu requiert le libre arbitre. » Or la justification se fait par la grвce de Dieu, comme on le lit en Rom. 3, 24. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la justification.

 

Saint Bernard dit que la justification ne peut avoir lieu ni sans le consentement de celui qui la reзoit, ni sans la grвce de celui qui la donne. Or le consentement de celui qui la reзoit est l’acte du libre arbitre. L’homme ne peut donc pas кtre justifiй sans l’usage du libre arbitre.

 

Pour recevoir une forme, une disposition est requise dans le receveur : en effet, ce n’est pas n’importe quelle forme qui est reзue en n’importe quel sujet. Or l’acte du libre arbitre se comporte comme une disposition а la grвce. L’usage du libre arbitre est donc requis pour la rйception de la grвce justifiante.

 

Dans la justification de l’impie, un certain mariage spirituel est contractй entre l’homme et Dieu ; Os. 2, 19 : « Je te fiancerai а moi dans la justice. » Or, dans le mariage charnel, un consentement mutuel est requis. Donc а bien plus forte raison dans la justification de l’impie. Et ainsi y est requis l’usage du libre arbitre.

 

La justification de l’impie ne se fait pas sans la charitй, car, comme il est dit en Prov. 10, 12, « la charitй couvre toutes les fautes ». Or, puisque la charitй est une certaine amitiй, elle s’accompagne d’un amour en retour, comme le montre clairement le Philosophe au huitiиme livre de l’Йthique. Or l’amour mutuel requiert des deux cфtйs l’usage du libre arbitre. La justification ne peut donc avoir lieu sans l’usage du libre arbitre.

 

 

Rйponse :

 

Personne, ayant l’usage du libre arbitre, ne peut кtre justifiй sans un usage du libre arbitre qui ait lieu а l’instant mкme de sa justification. Mais en ceux qui ne sont pas en possession de leur volontй, comme les enfants, cela n’est pas requis pour la justification. Et de cela, trois raisons peuvent кtre donnйes.

 

La premiиre se prend de la relation mutuelle de l’agent et du patient. Dans les rйalitйs corporelles, en effet, il est clair que l’action n’est pas accomplie sans un contact par lequel ou bien l’agent seul touche le patient, quand le patient n’est pas de nature а toucher l’agent, comme lorsque les corps supйrieurs agissent sur les rйalitйs infйrieures de ce monde en les touchant et sans кtre touchйs par elles ; ou bien l’agent et le patient se touchent mutuellement, quand l’un et l’autre sont de nature а toucher et а кtre touchйs, comme lorsque le feu agit sur l’eau et vice versa. Ainsi йgalement, dans les rйalitйs spirituelles, quand le contact mutuel a lieu naturellement, l’action ne s’accomplit pas sans contact mutuel ; sinon, il suffit que l’agent touche le patient. Or Dieu lui-mкme, qui justifie l’impie, touche l’вme en causant la grвce en elle ; c’est pourquoi, а propos du Psaume 143, 5 : « Touchez les montagnes », la Glose dit : « de votre grвce ». Et l’esprit humain touche Dieu en quelque faзon, en le connaissant ou en l’aimant ; et c’est pourquoi, chez les adultes, qui peuvent connaоtre et aimer Dieu, il est requis un usage du libre arbitre par lequel ils connaissent et aiment Dieu ; et c’est la conversion а Dieu dont il est dit en Zach. 1, 3 : « Retournez-vous vers moi, et je me retournerai vers vous. » Quant aux enfants qui n’ont pas l’usage du libre arbitre, ils ne peuvent pas connaоtre et aimer Dieu ; il suffit donc pour leur justification que Dieu les touche par l’infusion de la grвce.

 

La deuxiиme raison se prend de la notion mкme de justification. En effet, suivant Anselme au livre sur la Vйritй, la justice est « la droiture de la volontй gardйe pour elle-mкme » ; la justification est donc un certain changement de la volontй. Or on prend le nom de « volontй » tant pour dйsigner la puissance elle-mкme que pour dйsigner l’acte de la puissance. L’acte de la puissance de volontй ne peut кtre changй qu’avec la coopйration de celle-ci : car s’il ne venait pas d’elle, il ne serait pas son acte. Mais quant а la puissance de volontй, de mкme qu’elle a йtй faite sans sa coopйration, de mкme elle peut кtre changйe sans sa coopйration. Or, pour la justification des adultes est requis un changement de l’acte de la volontй ; en effet, c’est par l’acte de la volontй qu’ils se sont tournйs vers une chose de faзon dйsordonnйe, et cette conversion ne peut кtre changйe que par un acte contraire de la volontй ; voilа pourquoi l’acte du libre arbitre est requis pour la justification des adultes. Mais les enfants, qui n’ont pas la volontй tournйe vers quelque chose par un acte de leur propre volontй, mais ont seulement une puissance de volontй coupablement dйchue de la justice originelle, peuvent кtre justifiйs sans mouvement de leur propre volontй.

 

La troisiиme raison se prend de la ressemblance de l’opйration divine dans les rйalitйs corporelles. En effet, si Dieu produit quelque effet que la nature peut а nouveau produire, il le produit suivant la mкme disposition que la nature. Par exemple, si Dieu guйrit quelqu’un miraculeusement, il causera la santй en lui avec une certaine йgalitй des humeurs, et c’est aussi en produisant une telle йgalitй que la nature guйrit parfois quelqu’un, suivant la parole du Philosophe disant au deuxiиme livre de la Physique que si la nature faisait une њuvre d’art, elle la ferait de la mкme faзon que l’art, et vice versa. Or, par ses principes naturels, l’homme peut avoir la justice de deux faзons : d’abord comme naturelle ou innйe, en ce sens que certains sont enclins par leur nature mкme aux њuvres de la justice ; ensuite comme acquise. Ainsi, la justice infuse par laquelle les adultes sont justifiйs est semblable а la justice acquise par les њuvres ; par consйquent, de mкme que dans la justice politique acquise est requis un acte de volontй par lequel on aime la justice, de mкme aussi la justification ne s’accomplit pas chez les adultes sans l’usage du libre arbitre. Mais la justice infuse par laquelle les petits enfants sont justifiйs est semblable а l’aptitude naturelle а la justice, qui se trouve aussi chez les enfants ; et l’usage du libre arbitre n’est requis ni pour l’une, ni pour l’autre.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Parce que les enfants n’ont pas de quoi pouvoir se tourner vers la cause justifiante, celle-ci, c’est-а-dire la Passion du Christ, leur est appliquйe par le sacrement de baptкme, et par lа ils sont justifiйs.

 

Concernant l’adulte qui n’est pas en possession de son esprit, il faut distinguer : s’il n’a jamais eu l’usage de sa raison, le mкme jugement vaut pour lui et pour les petits enfants ; mais s’il a eu un jour le jugement de sa raison, alors, s’il a dйsirй le baptкme au temps oщ il a eu l’usage de la raison, et qu’au temps de sa folie il est baptisй sans connaissance ou а son corps dйfendant, il obtient l’effet du baptкme а cause de la volontй prйcйdente ; surtout si, aprиs le baptкme, il rйcupиre l’usage du libre arbitre et que ce qui a йtй fait lui plaоt ; et c’est le cas dans ce passage de saint Augustin ; car les efforts qu’il fait а l’encontre ne lui sont pas imputйs, puisqu’il n’agit pas par volontй mais par imagination. Mais si, lorsqu’il йtait en possession de son esprit, il n’a pas dйsirй le baptкme, il ne faut pas le lui procurer s’il est sans connaissance ou qu’il rйsiste, en quelque danger de mort qu’il soit : en effet, il sera jugй d’aprиs le dernier instant oщ il fut en possession de son esprit. Et s’il lui est procurй, il ne reзoit ni le sacrement, ni la rйalitй du sacrement ; quoiqu’une disposition puisse кtre miraculeusement laissйe en lui par l’invocation mкme de la Trinitй et la sanctification de l’eau, de sorte que, lorsqu’il aura rйcupйrй l’usage du libre arbitre, il sera plus facilement changй pour le bien.

 

Mкme sans sacrement, Dieu infuse la grвce а de petits enfants, comme c’est manifestement le cas de ceux qui sont sanctifiйs dans le sein maternel. Semblablement, il pourrait confйrer la grвce sans sacrement а un adulte qui ne serait pas en possession de son esprit, de la mкme faзon qu’il la confиre avec le sacrement.

 

Qu’un adulte ait le pйchй originel sans pйchй actuel, cette supposition est estimйe impossible par certains auteurs. En effet, lorsqu’il commence а кtre adulte, s’il fait ce qui est en lui, la grвce lui sera donnйe, par laquelle il sera exempt du pйchй originel ; que s’il ne le fait pas, il sera coupable d’un pйchй d’omission. Car, puisque n’importe qui est tenu d’йviter le pйchй, et que cela ne peut se faire que si l’on se donne une fin convenable, n’importe qui est tenu, dиs qu’il est en possession de son esprit, de se tourner vers Dieu, et d’йtablir en lui sa fin ; et par lа, il est disposй а la grвce. En outre, saint Augustin dit que « la concupiscence du pйchй originel rend le petit enfant enclin а la convoitise, mais quant а l’adulte, elle le fait convoiter en acte ». En effet, il ne peut pas arriver facilement que quelqu’un, infectй du pйchй originel, ne se soumette pas а la convoitise du pйchй par le consentement au pйchй.

 

La justification est dans le petit enfant et dans l’adulte en raison d’une cause unique et commune, c’est-а-dire en raison de la grвce ; cependant, celle-ci est diversement reзue en l’un et en l’autre, selon la condition diffйrente de l’un et de l’autre. En effet, tout ce qui est reзu en quelque chose, est en lui suivant le mode d’кtre du receveur. Et de lа vient que, chez l’adulte, la grвce est reзue avec l’usage du libre arbitre, mais non chez le petit enfant.

 

Il y a trois faзons possibles de rйpondre а cela. D’abord en disant que ce sommeil durant lequel la sagesse fut infusйe а Salomon ne fut pas un sommeil naturel, mais le sommeil de la prophйtie, dont on lit en Nombr. 12, 6 : « S’il se trouve parmi vous un prophиte du Seigneur, je lui apparaоtrai en vision, ou je lui parlerai en songe. » Or, dans ce sommeil, l’usage du libre arbitre n’est pas liй.

 

Ensuite on peut dire que, de mкme qu’il est requis, pour l’infusion de la justice, que la volontй, qui est son sujet, se tourne vers Dieu, de mкme il est requis, dans l’infusion de la sagesse, que l’intelligence se tourne vers Dieu. Or, pendant le sommeil, l’intelligence peut se tourner vers Dieu, mais non le libre arbitre ou la volontй. Et en voici la raison. Deux choses appartiennent а l’intelligence : percevoir, et juger des choses perзues. Or l’intelligence, lorsqu’on dort, n’est pas empкchйe de percevoir quelque chose, soit en provenance de choses qu’elle a dйjа considйrйes — et c’est pourquoi l’homme fait parfois des syllogismes en dormant —, soit par l’illumination de quelque substance supйrieure, que l’intelligence du dormeur est plus apte а percevoir, а cause du repos oщ elle se trouve du cфtй des actes des sens, et surtout lorsque les phantasmes sont apaisйs ; c’est pourquoi il est dit en Job, 33, 15-16 : « Pendant les songes, dans les visions de la nuit, lorsque les hommes sont accablйs de sommeil et qu’ils dorment dans leur lit, c’est alors que Dieu leur ouvre l’oreille et les instruit de ce qu’ils doivent savoir. » Et telle est la cause principale de ce que des futurs sont vus а l’avance dans le sommeil. Mais le parfait jugement de l’intelligence ne peut avoir lieu pendant le sommeil, йtant donnй que le sens est alors liй, lui qui est le premier principe de notre connaissance. En effet, le jugement se fait au moyen d’une analyse par les principes ; par consйquent, il est nйcessaire que nous jugions de toutes choses d’aprиs ce que nous recevons par le sens, comme il est dit au troisiиme livre sur le Ciel et le Monde. Or l’usage du libre arbitre suit le jugement de la raison ; voilа pourquoi l’usage du libre arbitre, par lequel la volontй se tourne vers Dieu, ne peut pas кtre suffisant lorsqu’on dort : car bien qu’il soit un mouvement de la volontй, il suit l’imagination plutфt que le complet jugement de la raison ; et ainsi, l’homme peut percevoir la sagesse en dormant, mais non la justice.

 

Enfin, on peut dire que l’intelligence est contrainte par l’intelligible, alors que la volontй ne peut pas кtre contrainte par l’objet d’appйtit. La sagesse, qui est la droiture de l’intelligence, peut donc кtre infusйe sans l’usage du libre arbitre, mais non la justice, qui est la droiture de la volontй.

 

 Le mouvement du libre arbitre qui prйcиde dans l’йtat de veille ne peut faire que l’acte du dormeur soit mйritoire ou dйmйritoire, considйrй en lui-mкme ; cependant, il peut faire qu’il ait quelque degrй de bontй ou de mйchancetй, en tant que la vertu de l’acte du veilleur est laissйe dans l’activitй du dormeur, comme la vertu de la cause est laissйe dans l’effet. Et de lа vient que les vertueux font en dormant de meilleurs songes que d’autres non vertueux, comme il est dit au premier livre de l’Йthique ; c’est aussi pour cela que la pollution nocturne est parfois considйrйe comme coupable. Ainsi йgalement, Salomon put en veillant se disposer а la sagesse qu’il devait recevoir en dormant.

 

Le sacrement de baptкme ne doit pas кtre procurй а un malade lorsqu’il n’est pas en possession de son esprit, mкme s’il a eu auparavant le dйsir du baptкme, sauf si l’on craint pour sa vie, ce qui n’est assurйment pas le cas du dormeur ; les deux cas ne sont donc pas semblables sur ce point, mais ils le sont pour le reste.

 

 L’air, par la nature de son espиce, est dans l’ultime disposition pour recevoir la lumiиre, en raison de sa diaphanйitй ; voilа pourquoi il est йclairй dиs que se prйsente l’astre йclairant ; et aucune autre prйparation n’est requise, sauf peut-кtre l’йloignement d’un obstacle. Mais l’вme intellectuelle n’est pas dans l’ultime disposition pour recevoir la justice, sauf lorsqu’elle veut en acte, car la puissance s’accomplit par l’acte, par lequel elle est dйterminйe а l’un des opposйs, alors qu’elle est de soi en puissance aux deux ; comme une matiиre qui est en puissance а plusieurs formes est adaptйe, par des dispositions, а une forme plutфt qu’а une autre.

 

10° Dieu, dans son infinie bontй, se communique lui-mкme aux crйatures par quelque ressemblance de sa bontй, qu’il leur donne gйnйreusement par le fait mкme qu’il communique sa bontй de la meilleure faзon ; et cette meilleure faзon suppose qu’il prodigue ses dons avec ordre, suivant sa sagesse, c’est-а-dire а chacun selon sa condition ; et de lа vient qu’une disposition ou une prйparation est requise du cфtй de ceux auxquels Dieu prodigue ses dons. Ou bien l’on peut rйpondre que cette objection vaut pour la prйparation qui prйcиde temporellement l’infusion de la grвce, et sans laquelle Dieu accorde parfois la grвce, opйrant subitement chez quelqu’un le mouvement de contrition et infusant la grвce ; car, comme il est dit en Eccli. 11, 23 : « Il est aisй а Dieu d’enrichir tout d’un coup celui qui est pauvre. » Mais cela n’exclut pas l’usage du libre arbitre qui a lieu а l’instant mкme oщ la grвce est infusйe. Car il se manifeste une plus parfaite communication de la bontй divine en ce que Dieu opиre dans l’homme simultanйment l’habitus et l’acte de justice, que s’il y opйrait seulement l’habitus.

 

11° De mкme que le soleil est la cause de la lumiиre non seulement quant а l’кtre, mais aussi quant au devenir, de mкme aussi Dieu est la cause de la grвce et quant а l’кtre, et quant au devenir. Or, pour le devenir d’une rйalitй, qui implique un certain changement, est requise une chose qui n’est pas requise pour l’кtre de cette rйalitй ; par exemple il est requis, lorsque la lumiиre arrive dans l’air, que l’air se rapporte au soleil d’une autre faзon qu’auparavant ; ce qui se fait par le mouvement du soleil, mouvement sans lequel il pourrait y avoir conservation de la lumiиre dans l’air, si le soleil est toujours prйsent. Et semblablement, il est requis pour le devenir de la grвce elle-mкme que la volontй se comporte envers Dieu autrement qu’avant ; et pour cela est exigй un changement de la volontй, qui n’a pas lieu chez les adultes sans l’usage du libre arbitre, comme on l’a dit.

 

12° Telle disposition est requise pour le devenir d’une rйalitй, qui ne l’est pas pour l’кtre de cette rйalitй, comme on le voit surtout dans la gйnйration des animaux et des plantes ; par consйquent, rien n’empкche, si de telles dispositions cessent une fois que la rйalitй est advenue, que celle-ci soit nйanmoins conservйe dans son кtre. Et ainsi, lorsque cesse le mouvement du libre arbitre qui йtait nйcessaire а la justification, la justice peut demeurer habituellement.

 

13° Rien n’empкche qu’une chose naturellement antйrieure et ne pouvant advenir sans une chose postйrieure, puisse nйanmoins exister sans celle-ci ; par exemple, l’вme йtant la cause formelle, efficiente et finale du corps, comme il est dit au deuxiиme livre sur l’Вme, elle est naturellement antйrieure au corps et peut exister sans le corps, et pourtant, selon l’ordre de la nature, elle ne peut advenir que dans le corps. Et il en va de mкme pour la grвce et l’usage du libre arbitre.

 

14° Le corps infecte l’вme par le pйchй originel du fait mкme qu’il lui est uni. Or ce pйchй ne regarde pas la volontй de celui qui est infectй, mais sa nature ; voilа pourquoi il n’est pas йtonnant que l’usage du libre arbitre ne soit pas requis pour une telle infection. Semblablement, l’вme de l’enfant obtient la grвce par le fait mкme qu’il est uni au Christ par le sacrement de baptкme sans l’usage du libre arbitre. Mais chez les adultes, l’usage du libre arbitre est requis, pour la raison susmentionnйe.

 

15° En disant que Dieu est plus enclin а faire misйricorde qu’а punir, on n’exclut pas que de plus nombreuses conditions soient requises pour le bien que Dieu opиre en nous en faisant misйricorde, que pour le mal que Dieu punit en nous, car, suivant Denys, le bien procиde d’une cause entiиre et totale, tandis que le mal rйsulte de dйfauts particuliers. Mais par lа, il est montrй que Dieu fait misйricorde suivant ce qui vient de lui, alors qu’il punit suivant ce qui vient de nous, et qui est tel qu’il ne peut y кtre ordonnй que par la peine ; par consйquent, il fait misйricorde par son intention principale, mais il punit pour ainsi dire en dehors de l’intention de la volontй antйcйdente, selon la volontй consйquente. Et cependant, on peut rйpondre а l’objection proposйe en disant qu’а l’infection du pйchй originel, par laquelle l’вme est infectйe avant qu’elle ait l’usage du libre arbitre, correspond par une certaine ressemblance la justification des enfants avant qu’ils aient l’usage du libre arbitre.

 

16° Les rйalitйs naturelles peuvent кtre disposйes а la forme par une certaine violence, en sorte que le principe de la disposition soit au-dehors, sans que le patient contribue en rien ; en elles, par consйquent, la disposition а la forme ne vient pas d’un principe intйrieur, mais du dehors. Mais la volontй ne peut pas subir de violence ; voilа pourquoi le cas n’est pas semblable.

 

17° Dieu produit en nous des vertus sans que nous les causions, mais non toutefois sans que nous y consentions.

 

18° L’acte du libre arbitre qui a lieu dans la justification de l’impie ne se rapporte pas de la mкme faзon а l’habitus de la justice gйnйrale, dont il a йtй question, et а son exйcution et son accroissement. А l’habitus, d’une part, il ne peut pas se rapporter comme un mйrite, йtant donnй qu’а l’instant mкme est infusйe la justice, qui est le principe du mйrite : il s’y rapporte seulement comme une disposition. Mais d’autre part, il se rapporte а l’exйcution de la justice et а son accroissement sous l’aspect du mйrite, car l’homme, par le premier acte informй par la grвce, mйrite le secours divin dans les choses susdites. Ainsi donc, la justice n’est pas accordйe aux њuvres humaines comme une rйcompense, mais l’accroissement et la continuation de la justice est en quelque sorte une rйcompense par rapport aux actes mйritoires prйcйdents.

 

19° Bien que saint Paul, avant qu’il eыt йtй justifiй, attaquвt directement la grвce de la foi, cependant, а l’instant mкme de sa justification, il consentit par son libre arbitre йbranlй par la grвce. En effet, Dieu peut en un instant envoyer а quelqu’un le mouvement de volontй gratuite sans lequel il n’y a pas de justification ; mais celle-ci peut avoir lieu sans prйparation prйcйdente.

 

20° Cette disposition n’est pas requise а cause de l’impuissance de l’agent, mais а cause de la condition du receveur, c’est-а-dire de la volontй, qui ne peut pas кtre changйe par violence, mais qui l’est par son propre mouvement. Or ce mouvement du libre arbitre ne se rapporte pas seulement а la grвce comme une disposition, mais aussi comme un achиvement : en effet, les opйrations sont des accomplissements des habitus ; par consйquent, que l’habitus soit introduit en mкme temps que son opйration, prouve la perfection de l’agent, car la perfection de l’effet montre la perfection de la cause.

Article 4 : Quel mouvement du libre arbitre est requis pour la justification : est-ce un mouvement vers Dieu ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Ce qui suit la justification n’est pas requis pour la justification. Or, puisque le mouvement vers Dieu vient de la grвce, il suit la grвce ; c’est pourquoi il est dit en Lam. 5, 21 : « Convertissez-nous а vous, Seigneur, et nous nous convertirons. » Le mouvement du libre arbitre vers Dieu n’est donc pas parmi les choses qui sont requises pour la justification.

 

Le mouvement du libre arbitre est requis pour la justification comme une certaine disposition du cфtй du libre arbitre. Or ce а quoi l’homme a besoin d’кtre attirй, ne regarde pas le libre arbitre. Puis donc que l’homme, pour qu’il se convertisse а Dieu, a besoin d’кtre attirй, suivant ce passage de Jn 6, 44 : « Personne ne peut venir а moi, si mon Pиre qui m’a envoyй ne l’attire », il semble que le mouvement du libre arbitre vers Dieu ne soit pas parmi les choses qui sont requises pour la justification de l’impie.

 

L’homme parvient а la justice par la voie de la crainte : « car celui qui est sans crainte ne pourra devenir juste », comme il est dit en Eccli. 1, 28. Or l’homme, par la crainte, n’est pas mы vers Dieu mais plutфt vers les peines. Le mouvement du libre arbitre qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement vers Dieu.

 

[Le rйpondant] disait que cela est vrai pour la crainte servile, mais non pour la crainte filiale. En sens contraire : Toute crainte inclut dans sa notion une fuite. Or, par la fuite, on s’йcarte de ce que l’on fuit, et l’on ne s’en approche pas. Donc, en ce qu’il craint Dieu, l’homme n’est pas mы vers Dieu, mais s’йcarte plutфt de lui.

 

Si un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, celui-lа surtout devrait кtre requis, par lequel l’homme est mы vers Dieu de la faзon la plus achevйe. Or l’homme est mы vers Dieu de faзon plus achevйe par la charitй que par la foi. Si donc un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification, on ne devrait pas attribuer la justification а la foi mais plutфt а la charitй ; or c’est le contraire qui apparaоt en Rom. 5, 1 : « Йtant justifiйs par la foi, ayons la paix avec Dieu. »

 

Le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est comme l’ultime disposition а la grвce, avec laquelle la grвce est infusйe. Or la disposition а la forme avec laquelle la forme est introduite, est telle qu’elle ne peut pas exister sans la forme, puisqu’il y a une nйcessitй а l’йgard de la forme. Puis donc que le mouvement de foi peut exister sans la grвce, il semble que la justification ne doive pas кtre attribuйe au mouvement de foi.

 

L’homme peut connaоtre Dieu par la raison naturelle. Or la foi n’est requise pour la justification que pour autant qu’elle fasse connaоtre Dieu. Il semble donc que l’homme puisse кtre justifiй sans mouvement de foi.

 

De mкme que par le mouvement de foi l’homme connaоt Dieu, de mкme aussi par l’acte de sagesse. La justification ne doit donc pas кtre mise au compte de la foi plutфt que de la sagesse.

 

Dans la foi sont contenus de nombreux articles. Si donc un mouvement de foi est requis pour la justification, il semble qu’il soit nйcessaire de penser а tous les articles de foi, ce qui ne peut se faire subitement.

 

10° Il est dit en Jacq. 4, 6 que « Dieu donne sa grвce aux humbles » ; et ainsi, pour la justification de l’impie est requis un mouvement d’humilitй, qui n’est pas un mouvement vers Dieu, sinon l’humilitй aurait Dieu pour objet et pour fin, et serait une vertu thйologale. Le mouvement qui est requis pour la justification de l’impie n’est donc pas un mouvement du libre arbitre vers Dieu.

 

11° Dans la justification de l’impie, la volontй de l’homme se tourne vers la justice. Le mouvement du libre arbitre doit donc кtre un acte de justice, qui n’est pas un mouvement vers Dieu.

 

12° Le rфle de l’homme dans la justification de l’impie consiste а фter un empкchement, comme on dit de celui qui ouvre la fenкtre qu’il cause l’йclairement de la maison. Or l’empкchement а la grвce est le pйchй. Du cфtй du justifiй n’est donc pas requis un mouvement du libre arbitre vers Dieu, mais seulement contre le pйchй.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit en Jacq. 4, 8 : « Approchez-vous de Dieu, et il s’approchera de vous. » Or Dieu s’approche de nous par l’infusion de la grвce. Donc, pour que nous soyons justifiйs par la grвce, il est nйcessaire que nous nous approchions de Dieu par un mouvement du libre arbitre vers lui.

 

La justification de l’impie est une certaine illumination de l’homme. Or il est dit au Psaume 33, 6 : « Approchez-vous de lui, afin que vous en soyez йclairйs. » Puis donc que l’homme ne s’approche pas de Dieu par une dйmarche du corps mais par des mouvements de l’esprit, comme dit saint Augustin, il semble qu’un mouvement du libre arbitre soit requis pour la justification de l’impie.

 

Il est dit en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. » Donc, pour que l’impie soit justifiй, un mouvement de foi vers Dieu est requis.

 

 

Rйponse :

 

Comme on l’a dйjа dit, le mouvement du libre arbitre qui a lieu dans la justification est requis afin que l’homme touche la cause justifiante par un acte propre. Or la cause justifiante est Dieu, qui a opйrй notre justification par le mystиre de son Incarnation, par laquelle il s’est fait le mйdiateur de Dieu et des hommes. Voilа pourquoi un mouvement du libre arbitre vers Dieu est requis pour la justification de l’impie.

 

Mais puisque le libre arbitre peut se mouvoir vers Dieu de multiples faзons, le mouvement requis par nйcessitй pour la justification semble кtre celui qui est antйrieur aux autres et inclus dans tous les autres, et c’est le mouvement de foi : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie d’abord qu’il existe », comme on le lit en Hйbr. 11, 6. Personne ne peut se mouvoir vers Dieu par un autre mouvement, quel qu’il soit, s’il ne se meut en mкme temps que cela par le mouvement de foi, car tous les autres mouvements de l’esprit vers Dieu qui justifie regardent la volontй, seul le mouvement de foi regarde l’intelligence. Or la volontй n’est mue vers son objet qu’en tant que celui-ci est apprйhendй ; en effet, le bien apprйhendй meut la volontй, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme. Un mouvement de la partie apprйhensive est donc requis pour le mouvement de l’affective, comme la motion du moteur pour l’« кtre mы » du mobile. Et de cette faзon, un mouvement de foi est inclus dans le mouvement de charitй, et en n’importe quel autre mouvement par lequel l’esprit se meut vers Dieu.

 

Mais parce que la justice rйside de maniиre achevйe dans la volontй, pour cette raison, si l’homme se convertissait а Dieu seulement par l’intelligence, il ne toucherait pas Dieu par ce qui reзoit la justice, c’est-а-dire par la volontй, et ainsi, il ne pourrait pas кtre justifiй. Il est donc requis non seulement que l’intelligence se convertisse а Dieu, mais aussi la volontй. Or le premier mouvement de la volontй vers quelque chose est le mouvement d’amour, comme on l’a dit dans la question sur les passions de l’вme ; et ce mouvement est inclus dans le dйsir comme la cause dans l’effet ; en effet, on dйsire une chose comme un objet aimй. L’espoir, quant а lui, implique un certain dйsir avec un certain sursaut de l’вme, comme si elle tendait vers quelque chose d’ardu. Donc, de mкme qu’un mouvement de connaissance a lieu en mкme temps que le mouvement d’amour, de mкme le mouvement d’amour a lieu avec un mouvement d’espoir ou de dйsir ; car de mкme que l’objet apprйhendй meut l’amour, de mкme l’amour meut le dйsir ou l’espoir. Ainsi donc, dans la justification de l’impie, le libre arbitre se meut vers Dieu par un mouvement de foi, d’espйrance et de charitй : en effet, il est nйcessaire que le justifiй se convertisse а Dieu en l’aimant avec l’espoir du pardon. Et ces trois choses sont comptйes pour un seul mouvement complet, en tant que l’un est inclus dans l’autre ; cependant, ce mouvement est nommй d’aprиs la foi, йtant donnй que celle-ci contient virtuellement en elle-mкme les autres mouvements, et qu’elle est incluse en eux.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Se mouvoir vers Dieu par le libre arbitre, suit d’une certaine faзon l’infusion de la grвce, dans l’ordre de la nature, mais non temporellement, comme on le verra clairement plus loin. Or l’infusion de la grвce est l’une des choses qui sont requises pour la justification ; cela n’entraоne donc pas que le mouvement du libre arbitre vers Dieu suive la justification.

 

Cette attirance n’implique pas une violence, mais une opйration divine par laquelle Dieu opиre dans le libre arbitre en le tournant oщ il veut ; et ainsi, ce а quoi l’homme est attirй regarde en quelque sorte le libre arbitre.

 

La crainte servile, qui n’a de regard que pour la peine, est requise pour la justification comme une disposition prйcйdente, mais non comme entrant dans la substance de la justification : car elle ne peut coexister avec la charitй, mais а la venue de la charitй la crainte s’en va ; d’oщ 1 Jn 4, 18 : « Il n’y a point de crainte dans l’amour. » Mais la crainte filiale, qui craint la sйparation, est incluse virtuellement dans le mouvement d’amour : en effet, dйsirer l’union а l’aimй et craindre la sйparation relиvent de la mкme notion.

 

La crainte filiale inclut quelque fuite ; non toutefois la fuite de Dieu, mais la fuite de la sйparation de Dieu, ou de l’йgalitй avec Dieu, йtant donnй que la crainte implique une certaine rйvйrence par laquelle l’homme n’ose pas se comparer а la divine majestй, mais se soumet а elle.

 

Un mouvement de charitй vers Dieu est requis, mais dans ce mouvement est cependant inclus un mouvement de foi, comme on l’a dit.

 

Bien que croire а Dieu ou croire Dieu puisse se faire sans la justice, cependant croire en Dieu, ce qui est l’acte de foi formйe, ne peut pas se faire sans la grвce ou la justice. Et un tel acte de croire est requis pour la justification, comme on le voit clairement en Rom. 4, 5 : « Lorsqu’un homme croit en celui qui justifie l’impie, sa foi lui est imputйe а justice. »

 

Aprиs la chute de la nature humaine, l’homme ne peut кtre rйparй que par le mйdiateur de Dieu et des hommes, Jйsus-Christ ; et ce mystиre, celui de la mйdiation du Christ, est tenu par la seule foi. C’est pourquoi la connaissance naturelle ne suffit pas pour la justification de l’impie, mais il est requis d’avoir la foi en Jйsus-Christ, soit explicitement soit implicitement, selon les divers temps et les diverses personnes. Et c’est ce qui est dit en Rom. 3, 22 : « justice de Dieu par la foi en Jйsus-Christ ».

 

Ce que l’intelligence des principes naturellement connus est а la sagesse ou а la science acquise par la raison, c’est-а-dire un principe, la foi l’est relativement а la sagesse infuse ; par consйquent, le premier mouvement vers Dieu de connaissance gratuite n’appartient pas а la sagesse ni а la science infuse, mais а la foi.

 

Bien que les articles de foi soient nombreux, il n’est cependant pas nйcessaire de penser actuellement а eux tous а l’instant mкme de la justification, mais seulement de considйrer Dieu а travers l’article affirmant qu’il justifie et remet les pйchйs ; en effet, les articles sur l’Incarnation et la Passion du Christ y sont implicitement inclus, ainsi que les autres choses qui sont requises pour notre justification.

 

10° Un mouvement d’humilitй s’ensuit du mouvement de foi dans la mesure oщ, ayant considйrй la hauteur de la divine majestй, on se soumet soi-mкme а elle ; et ainsi, le mouvement d’humilitй n’est pas le premier qui est requis dans la justification.

 

11° Dans la justice gйnйrale, dont nous parlons maintenant, est incluse l’ordination convenable de l’homme а Dieu, comme on l’a dйjа dit ; et ainsi, tant la foi que l’espйrance et que la charitй est contenue dans une telle justice.

 

12° Le pйchй empкche la grвce surtout en raison de l’aversion ; voilа pourquoi, afin d’фter cet empкchement, il est requis une conversion du libre arbitre а Dieu.

Article 5 : Dans la justification de l’impie, est-il requis un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Un mouvement de charitй suffit pour la rйmission ; Lc 7, 47 : « Beaucoup de pйchйs lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimй. » Or le mouvement de charitй se porte directement vers Dieu. Donc, pour la justification de l’impie, un mouvement vers Dieu suffit, et il n’est pas requis de mouvement dirigй vers le pйchй.

 

Le bien immuable est plus efficace que le bien transitoire. Or la conversion au bien transitoire suffit pour que l’homme tombe dans le pйchй. La conversion au bien immuable suffit donc pour que l’homme soit justifiй.

 

L’homme ne peut avoir un mouvement dirigй vers le pйchй que s’il pense au pйchй. Or personne ne peut penser а ce que la mйmoire ne possиde pas ; or il arrive que l’on ait oubliй le pйchй commis. Si donc un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй est requis pour la justification de l’impie, il semble que tel homme qui a oubliй ses pйchйs ne puisse jamais кtre justifiй.

 

Il arrive qu’un homme se soit laissй entraоner а nombreux crimes. Si donc un mouvement du libre arbitre est requis dans la justification, il semble, pour la mкme raison, qu’il lui faille en cet instant penser а chacun de ses pйchйs ; ce qui est impossible, car il n’a pas de raison de penser а l’un plutфt qu’а l’autre.

 

Quiconque se tourne vers une chose comme vers une fin ultime, se dйtourne par lа mкme d’une autre fin ultime, car il est impossible qu’un seul ait plusieurs fins ultimes. Or lorsque l’homme, par la foi formйe, se meut vers Dieu, il se meut vers lui comme vers une fin ultime. Il se dйtourne donc par lа mкme du pйchй ; et ainsi, il ne semble pas qu’un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй soit nйcessaire.

 

Le mouvement qui part du pйchй et le mouvement dirigй vers lui ne sont pas identiques, de mкme que le mouvement qui part du blanc n’est pas le mкme que le mouvement dirigй vers le blanc. Or la justification est un mouvement qui part du pйchй. Ce n’est donc pas un mouvement dirigй vers le pйchй.

 

 

En sens contraire :

 

Il est dit au Psaume 31, 5 : « Je confesserai contre moi-mкme mon injustice au Seigneur, et vous m’avez remis l’impiйtй de mon pйchй. » Or l’homme ne peut dire cela qu’en pensant au pйchй. Un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй est donc requis pour la justification.

 

Pour la justification de l’impie est requise la contrition, qui est la premiиre partie de la pйnitence, par laquelle les pйchйs sont фtйs. Or la contrition est la douleur au sujet du pйchй. Un mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй est donc requis dans la justification de l’impie.

 

 

Rйponse :

 

La justification de l’impie ajoute quelque chose а la justification pure et simple. Car la justification pure et simple implique seulement l’infusion de la justice, mais la justification de l’impie y ajoute la rйmission de la faute ; et cette rйmission ne vient pas uniquement de ce que l’homme s’abstient du pйchй, mais quelque chose de plus est requis. C’est pourquoi saint Augustin dit au livre sur le Mariage et la Concupiscence : « Si cesser de pйcher йtait la mкme chose que d’кtre sans pйchй, l’Йcriture se contenterait de nous dire : “Mon fils, avez-vous pйchй ? Ne pйchez plus.” Mais comme cela n’est pas suffisant, elle ajoute : “Et pour ce qui est des pйchйs passйs, priez Dieu qu’il vous les pardonne.” » Ainsi donc, pour la justification pure et simple est requise une conversion de l’homme, par le libre arbitre, а la cause justifiante, conversion qui est un mouvement du libre arbitre vers Dieu. Mais dans la justification de l’impie, il est requis en plus de cela que l’on se convertisse а la destruction du pйchй passй. Or de mкme qu’il se fait une conversion а Dieu dиs lors que l’homme connaоt Dieu par la foi et l’aime, et qu’il dйsire ou espиre la grвce, de mкme il est nйcessaire qu’une conversion du libre arbitre dirigйe vers le pйchй ait lieu dиs lors que l’homme se reconnaоt pйcheur, ce qui relиve de l’humilitй, et qu’il dйteste le pйchй passй, en sorte qu’il soit mйcontent de l’avoir fait et ne veuille pas recommencer.

 

 

Rйponse aux objections :

 

L’amour divin ne peut exister sans une dйtestation de ce qui sйpare de Dieu ; voilа pourquoi, en plus du mouvement d’amour vers Dieu, il est requis dans la justification une dйtestation du pйchй. Et c’est pourquoi sainte Madeleine, а qui il fut dit : « beaucoup de pйchйs lui sont remis », avait versй des larmes pour ses pйchйs.

 

La conversion au bien immuable suffit pour la justification pure et simple ; mais pour la justification de l’impie est aussi requis un mouvement dirigй vers le pйchй, comme on l’a dit, car, pour que l’homme soit justifiй du pйchй passй, il ne suffit pas seulement qu’il veuille la justice et ne pиche pas, mais il faut encore qu’il agisse contre l’iniquitй passйe en la dйtestant. Et il n’est pas requis, chez celui qui pиche, de dйtestation de Dieu ou de la justice, sinon par voie de consйquence : car ce qui est bon, personne ne l’a en haine, si ce n’est en tant qu’il est incompatible avec un autre bien que l’on aime ; le pйcheur ne hait donc la justice et Dieu que par accident, c’est-а-dire du fait mкme qu’il aime immodйrйment un bien transitoire.

 

Il n’est pas nйcessaire qu’au moment mкme de la justification l’on pense а tel ou tel pйchй de faзon dйterminйe, mais seulement que l’on soit affligй de s’кtre dйtournй de Dieu par sa propre faute : soit absolument, soit sous la condition que l’on se soit dйtournй, c’est-а-dire lorsqu’on ignore si l’on s’est jamais dйtournй de Dieu par le pйchй mortel ; et par un mouvement de ce genre, celui qui a oubliй peut кtre contrit du pйchй.

 

Tous les pйchйs ont en commun l’aversion de Dieu, en raison de laquelle ils empкchent la grвce ; il n’est donc pas requis, pour la justification, qu’au moment mкme de la justification l’on pense а chaque pйchй : il suffit de penser que l’on s’est dйtournй de Dieu par sa faute. Mais le ressouvenir de chaque pйchй doit ou prйcйder, ou au moins suivre la justification.

 

De ce que l’on s’est donnй Dieu comme fin, il suit que l’on ne place pas sa fin dans le pйchй, et ainsi, que l’on se dйtourne du propos de pйcher. Mais cela ne suffit pas pour la destruction du pйchй passй, comme on l’a dit ; l’argument n’est donc pas concluant.

 

Le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй pour le poursuivre ou l’embrasser, est opposй а la justification, mais non le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй pour le fuir : en effet, ce mouvement s’accorde avec la justification, qui est un mouvement qui part du pйchй, car la fuite d’une chose est un mouvement qui part de cette chose.

Article 6 : L’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont-elle une mкme chose ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

Proposer une affirmation et en йcarter la nйgation sont une mкme chose. Or la faute ne semble pas кtre autre chose que le dйfaut de grвce. Il semble donc que le retrait de la faute soit la mкme chose que l’infusion de la grвce.

 

La grвce et la faute s’opposent comme les tйnиbres et la lumiиre. Or le retrait des tйnиbres et l’introduction de la lumiиre sont une mкme chose. La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce sont donc une mкme chose.

 

Le retrait de la faute s’entend surtout de la destruction de la souillure. Or la souillure ne semble rien кtre de positif dans l’вme, car alors elle viendrait en quelque faзon de Dieu ; et ainsi, il semble qu’elle soit seulement une privation ; or elle n’est privation que de ce avec quoi elle ne peut pas exister, et c’est la grвce. Le retrait de la faute n’est donc rien d’autre que l’infusion de la grвce.

 

[Le rйpondant] disait que la souillure ne pose pas seulement l’absence de la grвce, mais aussi une aptitude et une dette relativement а la grвce qu’il faut avoir. En sens contraire : toute privation pose une aptitude dans le sujet, puisque le retrait de la privation et l’introduction de l’habitus sont une mкme chose. Cela n’empкche donc pas que le retrait de la faute et l’infusion de la grвce soient une mкme chose.

 

Selon le Philosophe, la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre. Puis donc que le retrait de la faute en est une certaine corruption, et que l’infusion de la grвce est une certaine gйnйration de celle-ci, l’infusion de la grвce est la mкme chose que le retrait de la faute.

 

 

En sens contraire :

 

Parmi les quatre choses qui sont requises pour la justification de l’impie, figurent ces deux que sont l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.

 

Si deux choses quelconques sont telles que l’une peut exister sans l’autre, elles ne sont pas identiques. Or l’infusion de la grвce peut exister sans la rйmission d’aucune faute, comme pour les anges bienheureux, pour le premier homme avant la chute, ainsi que pour le Christ. La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont donc pas identiques.

 

 

Rйponse :

 

La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose, et en voici la preuve. Les mutations se distinguent par les termes. Le terme de l’infusion de la grвce est que la grвce inhиre, et le terme de la rйmission de la faute est que la faute n’existe pas. Or il faut remarquer entre les opposйs une certaine diffйrence, de la faзon suivante.

 

Certains opposйs sont tels que l’un et l’autre posent une nature, comme le blanc et le noir ; et en de tels opposйs, la nйgation de l’un ou de l’autre est une nйgation rйelle, c’est-а-dire d’une rйalitй. Voilа pourquoi, puisque l’affirmation n’est pas une nйgation — car кtre blanc n’est pas la mкme chose que ne pas кtre noir —, mais qu’elles diffиrent rйellement, la corruption du noir, dont le terme est que le noir n’existe pas, et la gйnйration du blanc, dont le terme est que le blanc existe, sont rйellement des mutations diffйrentes, bien qu’il y ait un seul mouvement, comme on l’a dйjа dit.

 

D’autres opposйs sont tels que l’un seulement est une certaine nature, tandis que l’autre n’est que le retrait ou la nйgation de celle-ci, comme cela est clair pour ceux qui s’opposent selon l’affirmation et la nйgation, ou selon la privation et la possession ; et pour de tels opposйs, la nйgation de l’opposй qui pose une nature, est rйelle, car elle porte sur quelque rйalitй, tandis que la nйgation de l’autre opposй n’est pas rйelle, car elle ne porte pas sur une rйalitй : en effet, c’est une nйgation de nйgation ; voilа pourquoi cette nйgation de nйgation, qu’est la nйgation de l’autre opposй, ne diffиre en rien, quant а la rйalitй, de la position de l’autre ; aussi la gйnйration du blanc est-elle la mкme chose, quant а la rйalitй, que la corruption du non blanc. Mais parce que la nйgation, bien qu’elle ne soit pas une rйalitй de la nature, est cependant une rйalitй de la raison, la nйgation de la nйgation, quant а la notion, ou du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que la position de l’affirmation ; et ainsi, la corruption du non blanc, du point de vue de notre maniиre de connaоtre, est autre chose que la gйnйration du blanc.

 

Il est donc clair que, si la faute n’est absolument rien de positif, l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute sont identiques quant а la rйalitй, mais non identiques quant а la notion. Mais si la faute pose quelque chose non quant а la notion mais rйellement, alors la rйmission de la faute est autre chose que l’infusion de la grвce, si on les considиre comme des mutations, bien que du point de vue du mouvement elles soient un, comme on l’a dйjа dit. Or la faute pose quelque chose, et pas seulement l’absence de grвce. En effet, l’absence de grвce, considйrйe en elle-mкme, est seulement une peine, et n’est une faute que dans la mesure oщ elle est laissйe par un acte volontaire prйcйdent ; comme les tйnиbres ne sont de l’ombre que dans la mesure oщ elles sont laissйes par l’interposition d’un corps opaque. Donc, de mкme que l’enlиvement de l’ombre implique non seulement le retrait des tйnиbres mais aussi celui du corps qui fait obstacle, de mкme la rйmission de la faute implique non seulement l’enlиvement de l’absence de grвce mais aussi l’enlиvement de l’empкchement de la grвce, qui venait du prйcйdent acte de pйchй ; non pas en sorte que cet acte n’ait pas йtй, car cela est impossible, mais en sorte que l’influx de la grвce ne soit pas empкchй а cause de lui. Ainsi donc, il est clair que la rйmission de la faute et l’infusion de la grвce ne sont pas une mкme chose quant а la rйalitй.

 

 

Rйponse aux objections :

 

1°, 2°, & On voit dиs lors clairement la solution aux quatre premiers arguments.

 

Le Philosophe dit que la gйnйration d’une chose est la corruption d’une autre, par concomitance — car elles sont nйcessairement simultanйes —, ou bien а cause de l’unitй du mouvement qui a pour terme ces deux mutations.

Article 7 : La rйmission de la faute prйcиde-t-elle naturellement l’infusion de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

А propos de ce passage du Psaume 62, 3 : « je me suis prйsentй devant vous comme dans votre sanctuaire », la Glose dit : « Si l’on n’abandonne pas d’abord le mal, on ne parviendra jamais au bien. » Or la rйmission de la faute fait abandonner le mal, et l’infusion de la grвce fait parvenir au bien. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

Dans l’ordre de la nature, le receveur se conзoit avant la rйception elle-mкme. Or la forme n’est reзue que dans une matiиre propre. Il faut donc concevoir la matiиre propre avant la rйception de la forme. Or, pour que la matiиre soit propre а une forme, il est nйcessaire qu’elle soit dйpouillйe de la forme contraire. La matiиre est donc naturellement dйpouillйe d’une forme avant de recevoir une autre forme ; et ainsi, la rйmission de la faute est naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

[Le rйpondant] disait que la grвce, en tant qu’elle se rapporte а Dieu qui infuse la grвce, est naturellement antйrieure а la rйmission de la faute ; mais en tant qu’elle a une relation au sujet, elle est postйrieure а la rйmission de la faute. En sens contraire : dans l’infusion de la grвce est inclus le rapport de la grвce а son sujet, auquel elle est infusйe. Si donc elle est postйrieure par ce rapport au sujet, il semble que l’infusion de la grвce, dans l’absolu, vienne naturellement aprиs la rйmission de la faute.

 

[Le rйpondant] disait que la grвce a deux rapports au sujet : l’un, en tant qu’elle dйtermine formellement le sujet, et de ce point de vue, elle est postйrieure а la rйmission de la faute ; l’autre, par lequel elle chasse du sujet la faute, et ainsi, l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la rйmission de la faute. En sens contraire : la grвce chasse la faute en raison de son opposition а elle. Or les opposйs se chassent mutuellement, puisqu’ils ne se tolиrent pas dans le mкme sujet. Donc, du fait mкme que la grвce dйtermine formellement le sujet, elle chasse la faute. Et ainsi, il n’est pas possible que la grвce, par son rapport au sujet qu’elle dйtermine formellement, soit postйrieure, et par son rapport а la faute qu’elle chasse, soit antйrieure.

 

L’кtre d’une rйalitй est naturellement antйrieur а son agir. Or, puisque la grвce est un accident, son кtre est d’inhйrer. Le rapport de la grвce au sujet qu’elle dйtermine formellement est donc naturellement antйrieur а son rapport au contraire qu’elle chasse. Et ainsi, la rйponse susmentionnйe ne semble pas pouvoir tenir.

 

La fuite du mal est naturellement antйrieure а la pratique du bien. Or la rйmission de la faute regarde la fuite du mal, tandis que l’infusion de la grвce est ordonnйe а la pratique du bien. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

L’ordre des causes suit l’ordre des effets. Or l’effet de la rйmission de la faute est d’кtre pur, tandis que l’effet de l’infusion de la grвce est d’кtre agrйable. Кtre pur est naturellement antйrieur а кtre agrйable, car tout ce qui est agrйable est pur, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, suivant le Philosophe, « est antйrieur ce qui est impliquй sans rйciprocitй ». La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

La faute et la grвce sont entre elles comme des formes contraires dans la nature. Or, dans les rйalitйs naturelles, l’expulsion d’une forme est naturellement antйrieure а l’introduction d’une autre, йtant donnй qu’il ne se produit pas que des formes contraires coexistent dans une matiиre ; il est donc nйcessaire de concevoir la forme qui existait auparavant comme chassйe avant que la nouvelle forme soit introduite. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

S’йloigner du terme de dйpart est naturellement antйrieur а parvenir au terme d’arrivйe. Or, dans la justification de l’impie, la faute se comporte comme le terme dont on s’йloigne par la rйmission de la faute, tandis que le terme d’arrivйe est la grвce elle-mкme, а laquelle on parvient par son infusion. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

10° [Le rйpondant] disait que l’infusion de la grвce est postйrieure, en tant que la grвce est le terme de la justification ; mais en tant qu’elle est le principe qui dispose en фtant le contraire, elle est antйrieure. En sens contraire : un agent d’une puissance infinie n’exige pas de disposition dans la matiиre sur laquelle il opиre. Or l’infusion de la grвce vient d’un agent d’une puissance infinie, а savoir, de Dieu. Aucune disposition n’est donc exigйe.

 

11° Nulle forme venant totalement de l’extйrieur n’exige une disposition dans la matiиre. Or la grвce est de ce genre. Donc, etc.

 

12° La rйmission de la faute et l’infusion de la grвce se comportent comme une purification et une illumination. Or, suivant Denys, la purification se place avant l’illumination. La rйmission de la faute prйcиde donc naturellement l’infusion de la grвce.

 

13° Si, dans la justification de l’impie, Dieu opйrait successivement, il фterait d’abord la faute et ensuite infuserait la grвce ; comme la nature, dans le blanchissement, фte la noirceur avant d’amener la blancheur. Or, que Dieu opиre subitement la justification, фte l’ordre du temps, non celui de la nature. La rйmission de la faute est donc naturellement antйrieure а l’infusion de la grвce.

 

 

En sens contraire :

 

La cause prйcиde naturellement l’effet. Or la grвce n’est cause de la rйmission de la faute que dans la mesure oщ elle est infusйe. L’infusion de la grвce prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.

 

L’agent naturel ne chasse de la matiиre la forme contraire qu’en amenant dans la matiиre la ressemblance de sa forme. Donc Dieu, pour la mкme raison, n’фte lui aussi la faute de l’вme qu’en amenant en elle la ressemblance de sa bontй, c’est-а-dire la grвce ; et ainsi, l’infusion de la grвce prйcиde naturellement la rйmission de la faute.

 

De mкme que la faute est parfois remise par la grвce, de mкme la grвce est parfois chassйe par la faute. Or la grвce est chassйe par une faute qui prйcиde l’expulsion de la grвce. Donc semblablement, la faute est remise par une grвce qui prйcиde la rйmission de la faute.

 

C’est en la crйant que Dieu infuse la grвce, et en l’infusant qu’il la crйe. Or la crйation de la grвce est naturellement antйrieure а la rйmission de la faute. L’infusion de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la faute.

 

L’agent est naturellement antйrieur au patient. Or, dans la justification de l’impie, la grвce est du cфtй de l’agent, et la faute du cфtй du patient ou du receveur. L’infusion de la grвce est donc naturellement antйrieure а la rйmission de la faute.

 

 

Rйponse :

 

En n’importe quel genre de cause, la cause est naturellement antйrieure а l’effet. Or il arrive que le mкme soit cause et effet relativement au mкme, suivant des genres de causes diffйrents ; comme la purification est cause de la santй dans le genre de la cause efficiente, tandis que la santй est cause de purification suivant le genre de la cause finale ; semblablement, la matiиre est cause de la forme, en quelque faзon, en tant qu’elle supporte la forme, et la forme est d’une autre faзon la cause de la matiиre, en tant qu’elle donne а celle-ci d’exister actuellement. Voilа pourquoi rien n’empкche qu’une chose soit avant et aprиs une autre, suivant des genres de causes diffйrents. Mais cependant, il faut appeler purement et simplement antйrieur dans l’ordre de la nature ce qui est antйrieur suivant le genre de cette cause qui est antйrieure sous l’aspect de la causalitй, telle la fin, qui est appelйe cause des causes, parce que c’est а la cause finale que toutes les autres causes doivent d’кtre causes : car l’efficient n’agit que pour la fin, et c’est par l’action de l’efficient que la forme perfectionne la matiиre et que la matiиre supporte la forme.

 

Il faut donc dire que chaque fois qu’une forme est chassйe d’une matiиre et qu’une autre forme est amenйe, l’expulsion de la forme prйcйdente est naturellement antйrieure sous l’aspect de la cause matйrielle : en effet, toute disposition а la forme se ramиne а la cause matйrielle ; et, pour la matiиre, кtre dйpouillйe de la forme contraire est une certaine disposition а la rйception de la forme. De plus, le sujet, c’est-а-dire la matiиre, comme il est dit au premier livre de la Physique, est nombrable : en effet, il est nombrй quant а la notion, en tant qu’en lui, en plus de la substance du sujet, se trouve la privation, qui se tient du cфtй de la matiиre et du sujet. Mais sous l’aspect de la cause formelle, est naturellement antйrieure l’introduction de la forme, qui perfectionne formellement le sujet et chasse le contraire. De plus, la forme et la fin reviennent numйriquement au mкme, tandis que la forme et l’efficient reviennent au mкme spйcifiquement, en tant que la forme est la ressemblance de l’agent ; aussi l’introduction de la forme est-elle naturellement antйrieure suivant l’ordre de la cause efficiente et finale ; et cela montre clairement, d’aprиs ce qui a йtй dit, qu’elle est purement et simplement antйrieure dans l’ordre de la nature.

 

Ainsi donc, on voit clairement que, absolument parlant, selon l’ordre de la nature, l’infusion de la grвce est antйrieure а la rйmission de la faute ; mais suivant l’ordre de la cause matйrielle, c’est l’inverse.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Le point de vue oщ se place cette glose est celui de l’йvitement de l’њuvre mauvaise et de la pratique de l’њuvre bonne : en effet, rejeter le mal est une moindre chose que de faire le bien, et par consйquent, c’est une chose naturellement antйrieure ; mais son point de vue n’est pas celui des habitus qui sont infusйs ou chassйs.

 

Cet argument raisonne suivant l’ordre de la cause matйrielle, selon lequel, du point de vue du sujet, l’infusion de la grвce est postйrieure.

 

On voit dиs lors clairement la solution au troisiиme argument.

 

Cette objection raisonne suivant l’ordre de la cause formelle : c’est en effet formellement que la grвce, en inhйrant, chasse la faute.

 

La grвce ne chasse pas la faute de maniиre efficiente, mais formellement ; elle n’existe donc pas avant qu’elle chasse la faute, mais en mкme temps.

 

Cette objection, comme la premiиre, raisonne du point de vue des opйrations et non des habitus.

 

Кtre pur n’est pas l’effet propre de la rйmission de la faute, car cela est possible sans l’idйe de rйmission de faute, comme en l’homme dans l’йtat d’innocence ; mais l’effet propre de la rйmission de la faute est de devenir pur, et cela n’est pas plus commun que d’кtre agrйable, car nul ne peut devenir pur si ce n’est par la grвce. Il faut cependant savoir que par cet argument ne serait prouvйe la prioritй naturelle que dans l’ordre de la cause matйrielle, car les genres se rapportent aux espиces а la faзon d’une matiиre.

 

Il faut faire la mкme distinction pour les formes naturelles que pour le sujet qui nous occupe.

 

S’йloigner du terme de dйpart est antйrieur dans la voie de la gйnйration et du mouvement, puisque cette voie se ramиne а l’ordre de la matiиre, car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance ; mais accйder au terme d’arrivйe est antйrieur suivant l’ordre de la cause finale.

 

10° Dans les њuvres de Dieu, il n’est pas requis de disposition а cause de l’impuissance de l’agent, mais а cause de la condition de l’effet ; et une telle disposition, а savoir le retrait du contraire, est particuliиrement nйcessaire, car des contraires ne peuvent coexister.

 

11° La forme qui vient totalement de l’extйrieur requiert une disposition convenable dans le sujet, soit prйexistante, comme la lumiиre requiert la diaphanйitй dans l’air, soit imprimйe en mкme temps par le mкme agent, comme la chaleur parfaite est introduite en mкme temps que la forme du feu. Et semblablement, la faute est chassйe par Dieu en mкme temps que la grвce est infusйe.

 

12° Dans l’ordre de la purification et de l’illumination, il faut employer une distinction semblable а celle du cas prйsent.

 

13° Si Dieu opйrait successivement la justification, l’expulsion de la faute serait antйrieure quant au temps, mais postйrieure quant а la nature : en effet, l’ordre du temps suit l’ordre du mouvement et de la matiиre. Et en ce sens, le Philosophe dit que, dans un mкme sujet, l’acte est postйrieur а la puissance quant au temps, mais antйrieur quant а la nature ; car c’est d’aprиs ce qui est antйrieur dans l’ordre de la cause finale qu’une chose est dite purement et simplement antйrieure quant а la nature, comme on l’a dit.

Article 8 : Dans la justification de l’impie, le mouvement du libre arbitre prйcиde-t-il naturellement l’infusion de la grвce ?

 

Objections :

 

Il semble que oui.

 

La cause prйcиde naturellement l’effet. Or la contrition est cause de la rйmission de la faute. Elle la prйcиde donc naturellement ; et par consйquent, elle prйcиde l’infusion de la grвce, car elles vont ensemble.

 

[Le rйpondant] disait que la contrition n’est cause de la rйmission de la faute qu’а la faзon d’une disposition matйrielle. En sens contraire : la contrition est cause sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion de la grвce. En effet, puisque la pйnitence est un sacrement de la loi nouvelle, elle cause la grвce, et ainsi, elle cause la rйmission de la faute ; et elle ne fait pas cela en raison de ses autres parties que sont la confession et la satisfaction, qui prйsupposent la grвce et la rйmission de la faute ; et ainsi, il reste que la contrition elle-mкme est cause sacramentelle de la rйmission de la faute et de l’infusion de la grвce. Or la cause sacramentelle est une cause instrumentale, comme il ressort de la question prйcйdente. Puis donc que l’instrument se ramиne au genre de la cause efficiente, la contrition ne sera pas cause de la rйmission de la faute comme une disposition matйrielle, mais plutфt dans le genre de la cause efficiente.

 

L’attrition prйcиde l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute. Or la contrition ne diffиre de l’attrition que par l’intensitй de la douleur, qui ne modifie pas l’espиce. La contrition prйcиde donc au moins naturellement l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.

 

Il est dit au Psaume 88, 15 : « La justice et l’йquitй sont la prйparation de votre trфne. » Or l’вme devient le trфne de Dieu par l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute. Puis donc que l’homme pratique la justice et l’йquitй en йtant contrit de son pйchй, il semble que la contrition soit une prйparation pour l’infusion de la grвce ; et ainsi, elle est naturellement antйrieure.

 

Le mouvement vers un terme prйcиde naturellement le terme. Or la contrition est un certain mouvement qui tend vers la destruction du pйchй. Elle prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.

 

Saint Augustin dit : « Celui qui t’a crйй sans toi, ne te justifiera pas sans toi » ; et ainsi, le mouvement du libre arbitre, qui vient de notre cфtй, est requis pour la justification, et la prйcиde naturellement. Or la justification a pour terme la rйmission de la faute. Le mouvement du libre arbitre prйcиde donc naturellement la rйmission de la faute.

 

Dans le mariage charnel, le consentement mutuel prйcиde l’union. Or par l’infusion de la grвce est contractй un certain mariage spirituel de l’вme avec Dieu, suivant ce passage d’Osйe, 2, 19 : « Je te fiancerai а moi dans la justice. » Le mouvement du libre arbitre, par lequel a lieu le consentement de l’вme а Dieu, prйcиde donc naturellement l’infusion de la grвce.

 

Dans les choses qui sont mues par elles-mкmes, la motion du moteur extйrieur se rapporte а l’« кtre mы » du mobile comme dans celles qui sont mues par autre chose. Or la motion qui est celle de l’agent extйrieur, qu’il meuve comme agent principal ou comme auxiliaire, prйcиde naturellement l’« кtre mы » du mobile. Puis donc que, dans la justification de l’impie, l’вme n’est pas totalement mue mais se meut elle-mкme d’une certaine faзon, comme auxiliaire, suivant ce passage de 1 Cor. 3, 9 : « Nous sommes les coopйrateurs de Dieu », il semble que l’opйration mкme de l’вme, c’est-а-dire le mouvement du libre arbitre, prйcиde naturellement la rйmission de la faute, par laquelle l’вme est mue du vice а la vertu.

 

 

En sens contraire :

 

La contrition est un acte mйritoire. Or l’acte mйritoire n’a lieu que par la grвce. La grвce est donc la cause de la contrition. Or la cause prйcиde naturellement l’effet. L’infusion de la grвce prйcиde donc naturellement la contrition.

 

А propos de ce passage de Rom. 5, 1 : « йtant justifiйs par la foi etc. », la Glose dit : « Aucun mйrite humain ne prйcиde la grвce de Dieu. » Or la contrition est un certain mйrite humain. Elle ne prйcиde donc pas l’infusion de la grвce.

 

[Le rйpondant] disait qu’elle prйcиde comme une certaine disposition. En sens contraire : la disposition est moins parfaite que la forme а laquelle elle dispose. Or la contrition dйsigne quelque chose de plus parfait que la grвce. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce. Preuve de la mineure : l’acte second est d’une plus grande perfection que l’acte premier, puisqu’il se comporte а la faзon d’un habitus. Or la contrition est un acte second, puisqu’il est l’opйration de la grвce, de mкme que considйrer est l’opйration de la science. Donc, de mкme que la considйration existe plus parfaitement que la science, de mкme la contrition existe plus parfaitement que la grвce.

 

L’effet de la cause efficiente n’est jamais une disposition а celle-ci car, dans la voie du mouvement, il suit l’efficient, alors que, dans la mкme voie, la disposition prйcиde ce а quoi elle dispose. Or la contrition se rapporte а la grвce comme l’effet de la cause efficiente se rapporte а sa cause efficiente. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : l’habitus et la puissance se ramиnent au mкme genre de cause, puisque l’habitus supplйe а ce qui manque а la puissance. Or la puissance est cause de l’acte dans le genre de la cause efficiente. Donc l’habitus aussi. Or la grвce se rapporte а la contrition comme l’habitus а l’acte. La contrition se rapporte donc а la grвce comme l’effet а la cause efficiente.

 

Ce qui ne contribue en rien а l’introduction de la forme, n’est pas une disposition а la forme. Or la contrition ne contribue en rien а l’infusion de la grвce, car sans la contrition il peut y avoir infusion de la grвce, comme c’est clairement le cas du Christ, des anges, et du premier homme dans l’йtat d’innocence. La contrition n’est donc pas une disposition а la grвce ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

Saint Bernard dit que deux choses sont requises pour l’њuvre de notre salut, а savoir, Dieu qui donne, et le libre arbitre qui reзoit. Or le don est naturellement antйrieur а la rйception. La grвce, qui, dans notre justification, est du cфtй de Dieu qui donne, prйcиde donc naturellement la contrition, qui est du cфtй du libre arbitre qui reзoit.

 

La contrition ne peut coexister avec le pйchй. La rйmission du pйchй prйcиde donc naturellement la contrition.

 

 

Rйponse :

 

Sur ce sujet, il y a trois opinions. Certains prйtendent que le mouvement du libre arbitre, dans l’absolu, prйcиde naturellement l’infusion de la grвce. Ils disent en effet que ce mouvement du libre arbitre n’est pas la contrition mais l’attrition, qui n’est pas un acte de foi formйe, mais de foi informe. Mais cela ne semble pas pertinent, car toute douleur du pйchй, en celui qui a la grвce, est contrition ; et semblablement, tout acte de foi uni а la grвce est un acte de foi formйe. L’acte de foi informe et l’attrition, dont ceux-ci parlent, prйcиdent donc temporellement l’infusion de la grвce. Et nous ne parlons pas а prйsent de tels mouvements du libre arbitre, mais de ceux qui coexistent avec l’infusion de la grвce, et sans lesquels la justification ne peut avoir lieu chez les adultes ; car elle le peut sans les mouvements prйcйdents, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit.

 

Voilа pourquoi d’autres disent que ces mouvements sont mйritoires et informйs par la grвce, aussi suivent-ils naturellement la grвce ; et ils prйcиdent naturellement la rйmission de la faute, car la grвce opиre par ces actes la rйmission de la faute. Mais il ne peut en кtre ainsi. Car ce qui cause une chose par opйration, cause а la faзon d’une cause efficiente. Si donc la grвce cause la rйmission de la faute par un acte de contrition et de foi formйe, elle la causera а la faзon d’une cause efficiente ; ce qui n’est pas possible. Car la cause qui dйtruit quelque chose par mode d’efficience est posйe dans l’кtre avant que ce qu’elle dйtruit soit dans le non-кtre ; car elle n’agirait pas pour la destruction de ce qui n’existe plus. Il s’ensuivrait donc que la grвce serait dans l’вme avant que la faute soit remise ; ce qui est impossible. Il est donc clair que la grвce n’est pas la cause de la rйmission de la faute par quelque opйration, mais par la dйtermination formelle du sujet, dйtermination qui est impliquйe dans l’infusion de la grвce ; voilа pourquoi rien d’intermйdiaire ne vient entre l’infusion de la grвce et la rйmission de la faute.

 

Il est donc nйcessaire d’affirmer, suivant une autre opinion, que les mouvements susdits se rapportent l’un а l’autre dans le mкme ordre, de sorte que, dans l’ordre de la nature, d’une certaine faзon ils prйcиdent, et d’une autre faзon ils suivent. Car si l’on considиre l’ordre de la nature suivant la notion de cause matйrielle, alors le mouvement du libre arbitre prйcиde naturellement l’infusion de la grвce comme la disposition matйrielle prйcиde la forme. Mais si on le considиre suivant la notion de cause formelle, c’est l’inverse. Et dans les rйalitйs naturelles, semblable est le cas de la disposition qui est une nйcessitй pour la forme : elle prйcиde la forme substantielle d’une certaine faзon, c’est-а-dire suivant la notion de cause matйrielle ; en effet, la disposition matйrielle se tient du cфtй de la matiиre. Mais d’une autre faзon, c’est-а-dire du cфtй de la cause formelle, la forme substantielle est antйrieure, en tant qu’elle perfectionne et la matiиre, et les accidents matйriels.

 

 

Rйponse aux objections :

 

La contrition est cause de la rйmission de la faute, en tant qu’elle est une disposition а la grвce.

 

Le sacrement de pйnitence a le privilиge de confйrer la grвce par le pouvoir des clefs, auxquelles le pйnitent se soumet. Si donc l’on considиre la contrition en elle-mкme, elle ne se rapporte а la grвce qu’а la faзon d’une disposition ; mais si on la considиre en tant qu’elle a le pouvoir des clefs dans son vњu, alors elle opиre sacramentellement en vertu du sacrement de pйnitence, de mкme qu’elle opиre en vertu du baptкme, comme c’est clairement le cas pour l’adulte qui a le sacrement du baptкme seulement dans son vњu. Il n’en rйsulte donc pas que la contrition soit cause efficiente de la rйmission de la faute, а proprement parler, mais c’est le pouvoir des clefs, ou le baptкme, qui est cause efficiente. Ou bien l’on peut dire que la contrition se rapporte а la rйmission de la faute а la faзon d’une cause efficiente quant а l’obligation а la peine temporelle, mais quant а la souillure et а l’obligation а la peine йternelle elle s’y rapporte seulement а la faзon d’une disposition.

 

La contrition ne diffиre pas de l’attrition prйcйdente seulement par l’intensitй de la douleur, mais par la dйtermination formelle de la grвce ; et ainsi, la contrition a relativement а la grвce une relation de postйrioritй que l’attrition n’a pas.

 

Cette prйparation a lieu а la faзon d’une disposition matйrielle.

 

La contrition est un mouvement vers la rйmission de la faute non comme distante d’elle, mais comme unie а elle ; aussi la considиre-t-on comme йtant en mouvement achevй plutфt qu’en « кtre mы » ; et cependant, le mouvement prйcиde le terme dans l’ordre de la cause matйrielle, car le mouvement est l’acte de ce qui existe en puissance.

 

« Il ne te justifiera pas sans toi » doit s’entendre ainsi : sans que tu te disposes а la grвce en quelque faзon ; et de la sorte, il n’est pas nйcessaire que le mouvement du libre arbitre prйcиde, si ce n’est а la faзon d’une disposition.

 

Le consentement est la cause efficiente du mariage charnel, mais le mouvement du libre arbitre n’est pas la cause efficiente de l’infusion de la grвce ; voilа pourquoi il n’en va pas de mкme.

 

Dans la justification de l’impie, l’homme est le coopйrateur de Dieu non pas comme s’il effectuait la grвce en mкme temps que lui, mais seulement comme celui qui se prйpare а la grвce.

 

 

Rйponse aux objections en sens contraire :

 

La contrition a lieu par la grвce comme par ce qui la dйtermine formellement ; et de la sorte, il s’ensuit que la grвce est antйrieure sous l’aspect de la cause formelle.

 

Le mйrite humain ne prйcиde pas la grвce sous le rapport du mйrite, c’est-а-dire en sorte que la grвce soit objet de mйrite ; l’acte humain peut cependant prйcйder la grвce comme une disposition matйrielle.

 

La contrition a lieu par le libre arbitre et par la grвce. En tant qu’elle procиde du libre arbitre, elle est une disposition а la grвce, disposition qui coexiste avec la grвce, comme la disposition qui est une nйcessitй coexiste avec la forme. Mais en tant qu’elle a lieu par la grвce, elle se rapporte а la grвce comme un acte second.

 

De mкme que l’habitus perfectionne formellement la puissance, de mкme ce qui est laissй dans l’acte par l’habitus est formel au regard de la substance de l’acte, que la puissance fournit ; et ainsi, l’habitus est le principe formel de l’acte formй, bien qu’il inclue la notion de cause efficiente au regard de la formation.

 

La disposition ne contribue pas а la forme par mode d’efficience, mais seulement matйriellement, en tant que, par la disposition, la matiиre est rendue adйquate а la rйception de la forme. Et c’est ainsi que la contrition contribue а l’infusion de la grвce en celui qui a une faute, bien qu’elle ne soit pas requise chez l’innocent. En effet, plus de choses sont requises dispositivement pour le retrait de la forme contraire avec introduction simultanйe de la forme, que pour la seule introduction de la forme.

 

Ce qui est du cфtй de celui qui donne, est antйrieur formellement ; mais ce qui est du cфtй du receveur, est antйrieur matйriellement.

 

Cet argument n’entraоne pas que le retrait de la faute prйcиde la contrition, car d’une certaine faзon la faute est remise par la contrition elle-mкme, de mкme que la forme de l’eau est chassйe par une chaleur extrкme ; et ainsi, elles n’existent pas ensemble ; et semblablement, la faute et la contrition non plus.

Article 9 : La justification de l’impie se fait-elle en un instant ?

 

Objections :

 

Il semble que non.

 

Il est impossible qu’une mкme puissance ait plusieurs mouvements tout ensemble et au mкme instant ; comme une unique matiиre n’est pas non plus tout ensemble et au mкme instant sous diverses formes disparates. Or deux mouvements du libre arbitre sont requis dans la justification de l’impie, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dit. La justification de l’impie ne peut donc pas avoir lieu en un instant.

 

[Le rйpondant] disait que ces deux mouvements appartiennent а des puissances diffйrentes : car le mouvement du libre arbitre vers Dieu appartient au concupiscible, tandis que le mouvement du libre arbitre dirigй vers le pйchй, йtant une certaine dйtestation du pйchй, est dans l’irascible. En sens contraire : dйtester est la mкme chose que haпr. Or la haine est dans le concupiscible, tout comme l’amour, suivant le Philosophe au deuxiиme livre des Topiques. Dйtester n’est donc pas dans l’irascible.

 

L’irascible et le concupiscible, suivant saint Jean Damascиne, sont les parties de l’appйtit sensitif. Or l’appйtit sensitif ne s’йtend qu’au bien qui lui convient, ou а son contraire ; mais Dieu lui-mкme, et le pйchй sous son aspect de pйchй, en tant qu’il est dйtestable, ne sont pas tels. Ces mouvements ne relиvent donc pas du concupiscible ni de l’irascible, mais de la volontй ; et par consйquent, ils appartiennent а une puissance unique.

 

[Le rйpondant] disait que le mouvement du libre arbitre vers Dieu est un mouvement de foi, qui relиve de l’intelligence, tandis que la contrition relиve de la volontй, а laquelle il revient de souffrir du pйchй ; et ainsi, ils n’appartiennent pas а une puissance unique. En sens contraire : selon saint Augustin, « on ne peut croire sans le vouloir ». Donc, bien qu’un acte de l’intelligence soit requis dans la croyance, un acte de la volontй n’y est pas moins requis ; et ainsi, il reste que deux mouvements de la mкme puissance sont requis pour la justification de l’impie.

 

Il appartient au mкme de se mouvoir depuis un terme et vers un terme. Or dйtester le pйchй, c’est se mouvoir depuis un terme, et se mouvoir vers Dieu, c’est se mouvoir vers un terme. La contrition, qui est une dйtestation du pйchй, appartient donc а la mкme puissance а laquelle appartient le mouvement vers Dieu ; et ainsi, ils ne peuvent pas coexister.

 

Rien ne se meut en mкme temps vers des termes diffйrents et contraires. Or Dieu et le pйchй sont des termes diffйrents et contraires. L’вme ne peut donc pas se mouvoir en mкme temps vers Dieu et vers le pйchй ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus.

 

La grвce n’est donnйe qu’а celui qui est digne. Or tant que l’on est soumis а la faute, on n’est pas digne de la grвce. Il est donc nйcessaire que la faute soit chassйe avant que la grвce soit infusйe. Et ainsi la justification, qui inclut ces deux choses, n’a pas lieu en un instant.

 

Une forme qui reзoit le plus et le moins doit, semble-t-il, advenir successivement en un sujet, de mкme que la forme qui ne reзoit pas le plus et le moins est reзue subitement en un sujet, comme on le voit clairement pour les formes substantielles. Or la grвce a une intensitй dans un sujet. Il semble donc qu’elle soit introduite successivement ; et ainsi, l’infusion de la grвce n’a pas lieu en un instant ; et par consйquent, la justification de l’impie non plus.

 

 Comme en n’importe quelle mutation, il est nйcessaire de poser deux termes dans la justification de l’impie : le terme de dйpart et le terme d’arrivйe. Or les deux termes de n’importe quelle mutation sont incontingents, c’est-а-dire qu’ils ne peuvent coexister. Deux choses dont l’une est antйrieure а l’autre sont donc incluses dans la justification de l’impie. Et ainsi, la justification de l’impie est successive, et non en un instant.

 

10° Rien de ce qui est en devenir avant d’кtre en acte accompli, ne se fait en un instant. Or la grвce est en devenir avant d’кtre en acte accompli. L’infusion de la grвce n’a donc pas lieu en un instant ; et nous retrouvons ainsi la mкme conclusion que ci-dessus. Preuve de la mineure : dans les rйalitйs permanentes, ce qui devient n’existe pas ; mais lorsqu’il est fait, il existe dйsormais. Or la grвce est au nombre des rйalitйs permanentes. Si donc elle devient en mкme temps qu’elle est faite, en mкme temps elle existe et n’existe pas ; ce qui est impossible.

 

11° Tout mouvement est dans la durйe. Or dans la justification de l’impie est requis un certain mouvement du libre arbitre. La justification de l’impie se fait donc dans la durйe ; et ainsi, pas en un instant.

 

12° Pour la justification de l’impie, la contrition des pйchйs est requise. Or, lorsque quelqu’un a commis de nombreux pйchйs, il ne peut en un mкme instant ni кtre contrit de tous ses pйchйs ni rйflйchir sur eux tous. La justification de l’impie ne peut donc avoir lieu en un instant.

 

13° Chaque fois qu’entre les extrкmes d’une mutation existe quelque mйdium, la mutation est successive, non instantanйe. Or quelque mйdium existe entre la faute et la grвce, а savoir, l’йtat de nature crййe. La justification de l’impie est donc une mutation successive.

 

14° La faute et la grвce ne coexistent pas dans l’вme. Le dernier instant oщ la faute est en elle est donc autre que le premier instant oщ la grвce est en elle. Or entre deux instants quelconques vient un temps intermйdiaire. Entre l’expulsion de la faute et l’infusion de la grвce vient donc un temps intermйdiaire. Or la justification inclut l’une et l’autre. La justification a donc lieu dans la durйe, et non en un instant.

 

 

En sens contraire :

 

La justification de l’impie est une certaine illumination spirituelle. Or l’illumination corporelle a lieu en un instant, non dans la durйe. Puis donc que les rйalitйs spirituelles sont plus simples que les corporelles et moins soumises au temps, il semble que la justification de l’impie ait lieu en un instant.

 

Plus un agent est puissant, moindre est le temps qu’il met а produire son effet. Or l’acteur de la justification est Dieu, qui est d’une puissance infinie. La justification a donc lieu en un instant.

 

Il est dit au livre des Causes que la substance et l’action d’une substance spirituelle, par exemple l’вme, a lieu en un instant d’йternitй, et non dans le temps.

 

А l’instant mкme oщ il y a dans la matiиre une disposition achevйe, il y a aussi la forme. Or le mouvement du libre arbitre qui est requis dans la justification est une complиte disposition а la grвce. Donc, а l’instant mкme oщ ont lieu ces mouvements, il y a la grвce.

 

 

Rйponse :

 

La justification de l’impie a lieu en un instant. Et pour le voir clairement, il faut savoir que, quand on dit qu’une mutation a lieu en un instant, il ne faut pas comprendre que ses deux termes sont dans un instant ; en effet, cela est impossible, puisque toute mutation a lieu entre des termes opposйs, а proprement parler ; mais il faut comprendre que le passage d’un terme а l’autre a lieu en un instant ; et cela se produit avec quelques opposйs, et non avec d’autres.

 

En effet, lorsqu’il faut admettre quelque mйdium entre les termes du mouvement, il est nйcessaire que le passage d’un terme а l’autre soit successif, car le mйdium est ce vers quoi est d’abord mutй ce qui est mы continыment, avant d’кtre mutй vers le terme ultime, comme le Philosophe le montre clairement au cinquiиme livre de la Physique ; et j’entends « mйdium » selon n’importe quelle distance des extrкmes, que ce soit une distance en position, comme dans le mouvement local, ou bien une distance quant а la notion de quantitй, comme dans le mouvement d’accroissement et de diminution, ou encore quant а la notion de forme, comme dans l’altйration ; et ce, que ce mйdium soit d’une autre espиce, comme le gris entre le blanc et le noir, ou bien de la mкme espиce, comme le moins chaud entre le plus chaud et le froid.

 

Mais lorsque entre les deux termes de la mutation ou du mouvement ne peut exister un mйdium de l’une des faзons susdites, alors le passage d’un terme а l’autre n’est pas dans la durйe, mais en un instant. Et cela a lieu quand les deux termes du mouvement sont une affirmation et une nйgation, ou bien une privation et une forme. Car entre l’affirmation et la nйgation, il n’y a aucunement de mйdium ; ni entre la privation et la forme, dans le receveur propre ; et j’envisage ici le cas oщ une chose d’une autre espиce est intermйdiaire entre les extrкmes. Mais dans le cas oщ il y a quelque mйdium selon le plus ou le moins d’intensitй, bien qu’il ne puisse y avoir de mйdium par soi, il peut cependant y avoir un mйdium par accident. Car la nйgation ou la privation, а proprement parler, n’a pas plus ou moins d’intensitй ; mais par accident, quant а sa cause, on peut en considйrer quelque intensitй plus ou moins grande : de la sorte, celui qui a l’њil arrachй est dit plus aveugle que celui qui a un bandeau sur l’њil, йtant donnй que la cause de la cйcitй est plus radicale. Ainsi donc, si l’on prend de telles mutations par leurs termes propres, а proprement parler il est nйcessaire qu’elles soient instantanйes, et non dans la durйe ; ainsi en est-il de l’illumination, de la gйnйration et de la corruption, et d’autres choses semblables. Mais si on les prend quant aux causes de leurs termes, on peut considйrer en elles une succession ; comme c’est manifestement le cas de l’illumination : car bien que l’air passe subitement des tйnиbres а la lumiиre, cependant la cause de l’obscuritй est фtйe successivement, а savoir l’absence du soleil, qui devient successivement prйsent par un mouvement local ; et ainsi, l’illumination est le terme du mouvement local, et elle est indivisible, comme n’importe quel terme du continu.

 

Ainsi donc, je dis que les extrкmes de la justification sont la grвce et la privation de la grвce, entre lesquelles il ne vient pas de mйdium dans le receveur propre ; il est donc nйcessaire que le passage de l’une а l’autre ait lieu en un instant — bien que la cause de cette privation soit фtйe successivement, soit dans la mesure oщ l’homme, en pensant, se dispose а la grвce, soit du moins dans la mesure oщ un temps se passe aprиs que Dieu a prйordonnй qu’il donnerait la grвce —, et ainsi, l’infusion de la grвce se fait en un instant. Et parce que l’expulsion de la faute est l’effet formel de la grвce infusйe, de lа vient que toute la justification de l’impie a lieu en un instant. Car la forme, la disposition а la forme achevйe et l’abandon de l’autre forme, tout a lieu en un instant.

 

 

Rйponse aux objections :

 

Quand il y a deux mouvements tout а fait disparates, ils ne peuvent coexister dans la mкme puissance que si l’un est la raison de l’autre. Alors, en effet, ils peuvent exister ensemble, car ils sont d’une certaine faзon un unique mouvement ; ainsi, quand on recherche quelque chose pour une fin, on recherche en mкme temps la fin et le moyen ; et semblablement, quand on fuit ce qui s’oppose а la fin, on recherche la fin en mкme temps que l’on fuit le contraire. Et semblablement, la volontй se meut vers Dieu en mкme temps qu’elle hait le pйchй, car il est contre Dieu.

 

De tels mouvements du libre arbitre regardent la volontй, non l’irascible et le concupiscible ; et ce, parce que leur objet est quelque chose d’intelligible, non quelque chose de sensible. Cependant, on les trouve parfois attribuйs а l’irascible et au concupiscible, parce que la volontй elle-mкme est appelйe irascible et concupiscible, а cause de la ressemblance de l’acte. Et dans ce cas, la contrition peut кtre attribuйe а la fois au concupiscible, en tant que l’homme hait le pйchй, et а l’irascible, en tant qu’il s’irrite contre le pйchй, se proposant d’en tirer vengeance.

 

,& On voit dиs lors clairement la solution aux troisiиme, quatriиme et cinquiиme arguments.

 

La volontй ne se meut pas en mкme temps а la poursuite de choses contraires ; mais elle peut se mouvoir en mкme temps а la fuite de l’un et а la poursuite de l’autre, surtout si la poursuite de l’un est la raison de la fuite de l’autre.

 

La grвce est donnйe а celui qui est digne, non en sorte que l’on soit suffisamment digne avant d’avoir la grвce, mais parce que, du fait mкme qu’elle est donnйe, elle rend l’homme digne ; il est donc digne de la grвce en mкme temps qu’il a la grвce.

 

Pour qu’une forme soit reзue successivement en un sujet, ce n’est pas son plus ou moins d’intensitй dans le sujet qui fait quelque chose, mais le plus ou moins d’intensitй de la forme contraire ou du terme opposй. Or la privation de la grвce ne reзoit le plus ou le moins que par accident, en raison de sa cause, comme on l’a dйjа dit ; voilа pourquoi il n’est pas nйcessaire que la grвce soit reзue successivement dans le sujet. Si elle diminuait en intensitй dans le sujet, cela pourrait contribuer а ce que la grвce soit abandonnйe successivement ; mais la grвce ne diminue pas en intensitй dans le mкme sujet ; voilа pourquoi elle n’est ni abandonnйe successivement, йtant donnй qu’elle-mкme ne diminue pas en intensitй, ni introduite successivement, йtant donnй que sa privation ne diminue pas en intensitй.

 

 La solution ressort de ce qui prйcиde : car on ne dit pas que la mutation est en un instant pour signifier que ses deux termes existeraient au mкme instant, comme on l’a dit.

 

10° Le devenir d’une rйalitй permanente peut se prendre de deux faзons. D’abord proprement ; et dans ce cas, on dit qu’une rйalitй devient, tant que dure le mouvement dont le terme est la gйnйration de la rйalitй ; et ainsi, dans les rйalitйs permanentes, ce qui devient n’existe pas, mais le devenir de la rйalitй existe а travers la succession, suivant ce que dit le Philosophe au sixiиme livre de la Physique : « ce qui devient, devenait et deviendra ». Ensuite, le devenir se dit improprement : de la sorte, on dit d’une chose qu’elle devient, au premier instant oщ elle est faite ; et ce, parce que cet instant, en tant qu’il est le terme du temps antйrieur oщ elle devenait, s’approprie ce qui est dы au temps antйrieur. Et dans ce cas, il n’est pas vrai que ce qui devient n’est pas, mais il est vrai qu’il existe maintenant pour la premiиre fois, et avant cela, n’existait pas ; et c’est ainsi qu’il faut comprendre que, pour les choses qui adviennent subitement, le devenir et l’кtre accompli sont en mкme temps.

 

11° Le mouvement n’est pas pris ici en tant qu’il est un passage de la puissance а l’acte, car dans ce cas il est mesurй par le temps ; mais « mouvement du libre arbitre » dйsigne son opйration mкme, qui est l’acte du parfait, comme il est dit au troisiиme livre sur l’Вme ; et ainsi, il peut avoir lieu en un instant, de mкme que l’кtre parfait est en un instant.

 

12° А l’instant oщ l’homme est justifiй, il est nйcessaire qu’il ait une contrition non pas de chaque pйchй en particulier, mais de tous en gйnйral, la contrition spйciale de chaque pйchй ayant lieu avant ou aprиs.

 

13° Aprиs que l’homme est tombй dans la faute, il ne peut y avoir de mйdium entre la grвce et la faute, car la faute n’est фtйe que par la grвce, ainsi qu’il ressort de ce qu’on a dйjа dit ; et la grвce n’est perdue que par la faute ; bien qu’avant la faute il y ait eu un йtat intermйdiaire entre la grвce et la faute, suivant l’opinion de certains.

 

14° Il ne faut pas admettre de dernier instant en lequel la faute a existй, mais un dernier temps, comme on l’a dйjа dit.